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Full text of "Musée des familles : lectures du soir"

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V. 


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iC    /^s 


MUSEE 


DES  FAMILLES, 


LECTURES  DU  SOIR. 


COLLABORATEURS  DU  MUSËE  DES  FAMILLES. 


MM. 

ABRANTÈS  (Mœ'la  ducheîsc  d' ),  œuvres  pos- 
thumes. 

AIMÉ-MARTIN. 

AL'DIBERT. 

BALZAC  (de). 

BERTSCH  (Auguste). 

DEN  (Paul). 

BLAZE  (Henry). 

BOGAERTS  (Félix). 

BOITARD. 

BORY-SAINT-VIXCEXT. 

CASTIL-BLAZE. 

CHOPIN. 

DEBOUT  (docteur  E.). 

DELWIGNE  (Casimir),  œuvres  posthumes. 

DESBORDES-VAl.MORE  (M""). 

DESCIIAMI'S  (Emile). 

OESCllAMPS  (Autony). 

DUMAS  (Alexandre). 

ÊTlEiN.NEZ  (Hippolyle;. 


TEXTE. 

MM. 
GAUTIER  (Théophile). 
GAY  (Mm*  Sophie). 
GIRARDIN  (Mm«  Emile  de). 
GOZLAX  (Léon). 
CRAMER  DE  CASS.\GNAC. 
HERBI.N"  (Victor). 
HUGO  (Victor). 
JACOB  (le  bibliophile). 
JAL  (historiographe  de  la  manne). 
JAMN  (Jules). 
JUBIXAL  (Achille). 
KARR  (Alphonse). 
KOCK  (Paul  de). 
LABAT  (Eugène). 
LAFO.NT  (Charles). 
LAMARTI.NE  (Alphonse  de). 
LECLERC  (Edmond). 
MARCO  DE  SAINT-IIILAIRE  (Emile). 
MARIE  DE  BLAIS. 
MORF.AU  (M"' Elise). 


MM. 

MORREN  (Ch.) 
MO.VNAlS  (Edouard). 
MOXXIER  (Henri). 
XICOLLE  (Henri). 
PARFAIT  (Noël). 
PITRE-CHEVALIER. 

POXGERVILLE,  de  l'Académie  française. 
ROGER  DE  BEAUVOIR. 
ROMAX. 
SAIXTIXE. 

SALVAXDY  (de),  depu:c. 
SCRIBE,  de  l'Académie  [raDçaisc. 
SOULIE  ^Frédéric). 
SUE   Eugène). 
TASTU  (.Mni«  Amable). 
URBIXO  DA  MANTOVA. 
VAX  HASSELT  (André), 
VIARDOT  (Louis). 

IVIGXY  (comte  Alfred  de),  de  i  AcaJinu' 
I    çaise. 


lr..U' 


MM. 

BIARD. 

BOULANGER  (Clément). 

BRASCASSAT. 

FOUSSEP.EAU. 

CAVARNI. 


DESSI^S. 


MM. 

gEkard-séguix. 

GIGOUX. 
JACQUAND. 
LEEIIMAXX. 
MOXXIER  (Henry). 


MM. 

MOREL-FATIO. 
VERNET  (Horace). 
watier. 


GRAVURES. 

ANDREW,   BEST,   LELOIR 


ABOS.NEMESTS  ANNIEI.>. 

12  numéros  par  ai),  payc.s  on  soiiiinnnt 
Prix  :  aux  bureaux  d'abonncinenl .  . 
VoKT -.envoi  par  la  fosiE 


CONDITIONS    D'ABONNEMENT  i 

ABON.NEMENTS   MENSUELS. 


G  W. 

1  ir.  :>oc. 


l'n  ntimcio  de  32  pnges  publié  le  2â  de  chaque  mois. 
Tris  :  aux  bureaux  d'abonnement.  ...  io  . 

l'oRT  :  envoi  par  la  poste,  20  c.  en  sus.  . 


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L'abonnement  part  du  l*^'  octobre. 

A  Pans,  au  bureau  de  la  direclion,  50,  rueNeuve-des-Pelils-Champs. 
Dans  les  doparlcmcnts,  chez  tous  les  libraires  et  les  directeurs  des  postes. 


TREIZE   VOLUMES  ONT  P.M\U. 


Prix  de  chaque  volume. 

Pour  les  déparlcmenls,  par  la  poste,  le  volume  broché.  . 


6fr. 

7  fr.  50  c. 

7  fr.  50  c. 


Nota.  La  poste  ne  se  charge  pas  des  volumes  reliés. 


AVIS,  Messieurs  les  abonnés  au  Musée  des  Familles  sont  priés  de  vouloir  bien  renouveler  leur  abonne- 
monl  avant  le  15  octobre  prochain  ,  afin  de  ne  pas  éprouver  de  retard  dans  l'envoi  du  numéro. 


IMPIPERIE    DE    IlC.N.MJYrn    ET  C".  ,   HUE  LEMEHCIBn,    2i.   BATICNOLLES. 


Il  [DIS  mmuM 


Octobre  isi5. 


Un  futur  riiillionn;i!i c 


::^ 


1    TREIZIÈME    VOI.U>!E. 


MUSEK  DES  FAMII.UKS. 


SANS-FEr-NI-LIEU. 


Tout  le  monde,  à  Pans,  se  souvient  encore  du  brillant 
mariage  de  M.  André  J..-,  un  des  plus  riches  bamjuiers  de 
la  Cbaussée-d'Antin  ,  avec  M"*  de  V...,  fille  unique  du 
marquis  de  V...,  ancien  ambassadeur  et  pair  de  France  ; 
mariage  célébré  l'hiver  dernier  avec  une  si  grande  pompe 
à  la  chapelle  du  palais  du  Luxembourg  et  daus  le  magni- 
fique hôtel  de  M.  J...  Mais  tout  le  monde  n'a  pas  su  l'é- 
trange et  charmant  épisode  qui  a  marqué  les  fêtes  de  cet 
hymen  aristocratique,  et  qui  a  fait  au  mari,  dans  les  salons 
de  la  banque,  une  réputation  d'originalité  sans  égale. 

C'était  le  matin  du  mariage.  Les  équipages  de  M.  An- 
dré J...  l'attendaient  dans  la  cour,  et  lui-même  attendait 
ses  témoins  dans  un  salon  doré  du  haut  en  bas,  lorsqu'un 
valet  de  chambre  annonça  :  les  tailleurs  de  monsieur. 

Dix  tailleurs  entrèrent,  en  effet,  chacun  portant  un  gros 
paquet  sous  le  bras,  et  tous,  comme  les  augures  romains, 
ne  pouvant  se  regarder  sans  rire. 

Ces  dix  tailleurs  apportaient  cinquante  costumes  de  ra- 
moneurs savoyards,  tailles  variées  de  huit  à  quatorze  ans, 
qu'ils  déposèrent  sur  les  brillants  fauteuils  du  salon... 
M.  J.,.  examina  en  connaisseur  cette  collection  de  gilets, 
de  vestes  et  de  culottes  de  bure,  se  déclara  satisfait  et  dis- 
tribua deux  mille  francs  aux  tailleurs,  qui  se  retirèrent 
avec  un  air  stupéfait. 

Après  les  tailleurs  vinrent  les  chapeliers  avec  cinquante 
bonnets,  puis  les  chemisiers  avec  cinquante  chemises,  puis 
les  sabotiers  avec  cinquante  paires  de  sabots,  puis  enfin 
les  luthiers  avec  cinquante  vielles.  Tous  s'en  allèrent  gran- 
dement payés,  mais  plus  ébahis  les  uns  que  les  autres,  et 
se  demandant  si  c'était  une  gageure  ou  une  mystification. 

M.  J...  fit  alors  venir  tous  ses  garçons  de  bureaux,  et 
leur  parla  de  la  sorte  : 

—  Vous  allez  vous  répandre  dans  tous  les  quartiers  de 
Paris.  Vous  inviterez  à  dîner  chez  moi  tous  les  ramoneurs 
que  vous  rencontrerez.  Vous  promettrez  un  louis  à  tous 
ceux  qui  accepteront,  et  quand  vous  eu  aurez  cinquante, 
vous  les  amènerez  ici.  Vous  trouverez  dans  ma  salle  de 
bain  loutce  qu'il  faudra  pour  les  débarbouiller  des  pieds  à 
la  tète...  Cette  opération  finie,  vous  leur  ferez  prendre  ces 
costumes,  chacun  suivant  sa  taille,  puis  ils  se  mettront  à 
table  dans  ce  salon ,  tandis  que  nos  autres  convives  dîneront 
dans  la  salle  contiguë. 

Les  garçons  de  bureaux  restèrent  abasourdis,  se  firent 
répéter  Tordre  pour  s'assurer  que  ce  n'était  pas  un  rêve,  et 
s'en  allèrent  l'exécuter  sans  y  rien  comprendre. 

C'était  une  des  matinées  les  plus  rudes  de  l'hiver.  La 
gelée  avait  succédé  à  la  neige.  Un  paie  soleil  éclairait  le 
verglas  sans  le  dissoudre...  11  faisait  un  temps  à  mettre  le 
feu  à  toutes  les  cheminées,  en  un  mot  un  vrai  temps  de 
ramoneurs.  Les  messagers  de  M.  J...  n'eurent  donc  pas  de 
peine  à  trouver  nos  savoyards  criant  à  tue-tête  : 

Haut  en  bas  :  haut  en  bas  ! 

Raraonez-la,  ramonez-la 

La  cheminée  du  haut  en  bas  ! 

D'autres  chantaient  sur  les  toits  les  chansons  de  la  cui- 
sinière ou  des  chin  chous.  D'autres  balayaient  la  neige  en 
criant  au  moindre  passant  :  «  Un  petit  sou,  mon  colonel  ! 
mon  général  !  mon  prince  !  mon  empereur  !  »  etc.,  jusqu'à 
ce  que  le  petit  sou  les  fit  taire  ;  car  nul  ne  sait  et  n'exerce 
mieux  que  le  Savoyard  la  puissance  de  limportuni.é. 

Figurez-vous  donc  la  surprise  de  nos  gamins  lorsqu'au 


lieu  de  leur  donner  un  sou  on  leur  promettait  un  louis,  à 
la  seule  condition  de  venir  faire  un  diner  de  noces...  La 
bonne  nouvelle  courut  de  cheminée  en  cheminée,  comme 
une  dépêche  tt'légra[)hique  :  en  moins  de  deux  heures,  on 
eût  à  peine  renc(mlré  un  Savoyard  place  Maubert  ou  rue 
Guérin-Boisseau.  Toutes  les  cheminées  (jui  comptaient  sur 
eux  ce  jour-là  furent  menacées  d'un  incendie. 

N'ayant  que  l'embarras  du  choix,  les  émissaires  du  ban- 
quier prirent  bravement  les  plus  noirs,  les  plus  sales  et 
les  plus  déguenillés,  et  quand  ils  firent  leur  entrée  dans  le 
bel  hôtel  de  M.  J...,  on  eût  du  le  palais  de  Jufiiter  enlevé 
d'assaut  par  Vulcain.  Le  contraste  fut  d'autant  plus  frap- 
pant que  nos  mirmidons  se  rencontrèrent  avec  la  file  d'é- 
qui()agesqiii  ramenaient  le  cortège  nuptial  du  Luxembourg. 
D'un  côlé,  les  livrées  d'or  et  d'argent,  les  habits  de  soie  et 
de  velours,  les  dentelles  et  les  bijoux,  les  dandys  les  plus 
élégants  et  les  plus  jolies  femmes  de  Paris;  de  l'autre,  les 
visages  couverts  de  suie  et  de  fumée,  les  cheveux  en  brous- 
sailles, les  haillons  sur  des  corps  demi-nus. 

Pendant  que  les  brillants  convives  détournaient  les  yeux 
en  se  demandant  ce  que  cela  signifiait,...  M.  J...  fixa  sur 
les  Savoyards  un  long  regard  mélancolique,  et  sembla  se 
dire  en  lui-même  :  t  Le  bonheur  est-il  ici  ou  est-il  là?  » 

—  Il  est  ici  !  répondirent  ses  lèvres  en  se  posant  sur  la 
main  de  sa  charmante  femme. 

Et  il  l'introduisit  comme  une  reine  dans  son  palais,  non 
sans  faire  signe  à  ses  gens  d'avoir  soin  des  ramoneurs... 

Une  heure  après,  un  ruisseau  noir  comme  de  l'encre  tra- 
versait la  cour  et  allait  rejoindre  l'égoiit  de  la  rue...  C'était 
le  savonnage  des  cinquante  Savoyards  qui  au  même  in- 
stant sortaient  du  bain,  comme  de  la  cuve  d'Eson,  d'au- 
tant plus  blonds  et  plus  blancs,  d'autant  plus  potelés  et 
plus  frais,  qu'ils  avaient  fait  littéralement  peau  neuve,  et 
que  celle-ci  voyait  pour  la  première  fois  l'air  et  le  soleil. 
On  eût  dit  une  troupe  d'affreux  démons  convertis  en  Ché- 
rubins ou  en  Amours, 

Cependant  l'heure  du  festin  était  venue.  Mille  feux,  jail- 
lissant de  l'or  et  du  bronze,  éclairaient  l'hôtel.  Après  avoir 
traversé  les  appartements  des  époux,  enrichis  de  tout  ce 
que  peut  rêver  le  goût  d'un  millionnaire,  les  convives  ve- 
naient de  se  ranger  autour  d'une  table  servie  par  Chevet, 
et  avaient  parfaitement  oublié  l'apparition  des  ramoneurs. 

Tout  à  coup,  les  deux  battants  d'une  grande  porte  s'é- 
cartent. Le  salon  s'ouvre,  illuminé  comme  la  salle,  garni 
comme  elle  d'un  banquet  splendide,  et  comme  elle  rempli 
d'une  foule  de  joyeux  convives...  On  eût  dit  une  décora- 
tion de  théâtre  ou  le  coup  de  baguette  d'une  fée. 

A  la  vue  de  cette  double  noce,  tout  le  inonde  poussa  uu 
cri  de  surprise,  excepté  M.  André  J...  et  sa  femme,  qui 
échangèrent  un  sourire  d'intelligence.  Mais  il  fallut  bientôt 
en  croire  ses  yeux  en  même  temps  que  ses  oreilles,  et  re- 
connaître les  affreux  petits  Savoyards  du  matin  changés  en 
marmots  les  plus  jolis  du  monde,  tous  en  veste  neuve , 
en  sabots  neufs,  en  bonnet  neuf,  tous  dansant  et  chan- 
tant au  son  de  leurs  vielles  neuves,  et  s'apprétant  ainsi  à 
manger  dans  l'argent  et  à  boire  dans  le  cristal... 

C'était  comme  une  vision  de  la  Savoie,  telle  que  la  re- 
présentent les  poètes  et  les  peintres...  11  n'y  manquait  que 
les  cabanes  fumantes  et  les  monts  couronnés  de  neige... 
D'une  main  M.  J...  serra  celle  de  sa  femme,  et  de  l'autre  il 
cacha  ses  yeux  remplis  de  larmes... 


LECTURES  DU  SOIR. 


—  Mes  amis,  dit-il  à  ses  riches  invités,  pardonnez-raoi 
cette  fantaisie.  Me  trouvant  aujourd'hui  le  plus  heureux 
des  hommes,  j'ai  voulu  faire  partager  mon  bonheur  aux 
plus  malheureux. 

Cette  noble  explication  fut  applaudie  par  tous;  mais  on 
soupçonna  qu'elle  ne  soulevait  qu'un  coin  du  voile,  et  en 
attendant  le  dénoûment  de  la  scène,  petits  et  grands  con- 
vives dînèrent  à  qui  mieux  mieux.  Les  petits  surtout  se 
dédommagèrent  en  une  heure  de  tous  les  jours  de  jeûne 
qui  avaient  déjà  marqué  leur  courte  vie...  Les  viandes  suc- 
culentes, les  fins  gibiers,  les  ragoûts  exquis,  les  fruits  exo- 
tiques, et  même  les  vins  de  tous  les  crûs  trouvèrent  à  qui 
parler  !  Surveillés  toutefois  par  les  valets,  pas  un  n'abusa 
de  l'abondance,  et  tous  avaient  à  peu  près  leur  raison... 
Quand  M.  André  J...  se  leva  au  milieu  du  plus  profond 
silence  : 

—  Eh  bien,  mes  enfants,  demanda-t-il  aux  ramoneurs, 
ai-je  atteint  mon  but?  êtes-vous  heureux? 

Les  enfants  répondirent  par  des  trépignements  et  des 
cris  de  joie  qui  ne  [)oavaient  laisser  aucun  doute. 

—  Nous  nous  sommes  amusés...  pour  toute  notre  vie, 
s'écria  un  des  plus  grands,  qui  ne  croyait  pas  dire  une  chose 
aussi  triste... 

—  Non  pas  pour  toute  votre  vie  !  reprit  le  banquier  ; 
car  vous  pouvez  aussi  être  heureux  par  vous-mêmes  et 
faire  à  votre  tour  le  bonheur  des  autres,  si  le  bonheur  est 
dans  la  richesse.  Je  vais  vous  le  prouver  en  vous  contant 
une  histoire  qui  vous  apprendra  comment  les  ramoneurs 
deviennent  millionnaires. 

A.  ce  mot  électrique,  les  cent  petites  oreilles  se  dressè- 
rent comme  celles  des  jeunes  chevaux  prêts  à  courir  au 
combat. 

—  Oui,  mes  amis,  poursuivit  M.  André  J..,  il  ne  tient 
qu'à  vous  d'avoir  aussi  un  grand  hôtel,  des  salons  dorés, 
de  fringants  équipages,  et  de  diner  chaque  jour  comme 
vous  venez  de  le  faire...  Écoutez  l'histoire  d'un  Savoyard 
que  j'ai  connu  plus  misérable  que  vous  tous.  Cette  leçon 
vaut  bien  un  gala  de  noces. 

«  CVlait  donc  un  petit  ramoneur  de  votre  âge.  On  !o  nom- 
mail  Sans  feu-ni-lieu,  parce  qu'il  n'avait  plus  de  péro,  plus 
de  mère,  plus  d'asile.  Lt!S  gens  de  son  village  lui  donnèrent 
une  raclette  et  des  genouillères,  une  cage  et  un  épcrvior, 
lui  mirent  un  pain  sous  lu  bras  et  un  biilon  à  la  main,  lui 
montrèrent  1 1  l'rance  à  Tliorizon  et  lui  dirent  :  «  Maiclie,  à 
«  la  grice  de  Dieu  !  »  Saus-l'eu-ni-lieu  partit  assez  cotilcnt, 
perdit  do  vue  son  clocher...,  ménagea  son  pain,  le  partagea 
avec  son  oiseau...,  mais  en  trouva  bientôt  la  fin...  Il  vécut 
alors  do  village  en  village,  chantant  (>our  un  sou  .  dansant 
pour  deux,  ramonant  une  cheminée  pour  un  peu  i\c  soupe, 
et  coucliaiU  avec  les  vaches...  ou  à  la  belle  étoile...  Il  avait 
fait  ainsi  plus  de  cent  lieues,  quand  il  fut  surpris  par  la  neige 
au  milieu  d'une  grande  forêt...  Il  eut  beau  marcher,  mar- 
cher, tant  qu'il  eut  de  janihes,..,  il  ne  put  arriver  aux  liahi- 
talions.  La  neige  s'amoncela  devant  lui  ;  la  faim  se  jt)ignit  à 
la  fatigue...  Il  n'avait  mangé  depuis  trois  jours  que  quelques 
racines...  Bref,  il  se  crut  abandonné  de  Dieu,  il  posa  son 
émoucliel  à  terre,  se  laissa  tomber  au  pied  d'un  arbre,  cacha 
ses  mains  gelées  dans  sa  poitrine,  et  s'évanouit  d'inanition... 
C'en  était  fait  de  Sans-leu-ni-lieu.  La  neige  louihail  tou- 
jours et  commençait  à  ren>evelir...,  lorsqu'une  douleur  ai- 
guë le  réveille  un  instant...  Celait  son  épervier  qui  le  mor- 
dait a  l'oreille...  Il  croii  que  sou  oiseau  vent  lu  manger,  et 
celle  terreur  le  ranime...;  niais  quelle  esl  sa  sur|)rise  en 
voyant  suspendu  au  bec  de  l'animal  un  ((uartier  de  lièvre 
lôli.  tout  funiani  encore  el  loul  dorc^!...  L'emouchel,  alTamé, 
avail  ouvert  sa  cage  el  s'en  était  aile  dérober  celle  proie  au 
festin  de  quelques  charbonniers.  Vous  jugez  du  régal  do 
l'enfant  el  de  l'oiseau.  Sans  feu-ni-lieu  vil  qu'il  ne  fallait  ja- 
mais désespérer  de  la  Providence  :  il  la  remercia  à  deux  ge- 
noux, jura  de  s'aider  comme  Dieu  l'aidait,  el  d'arriver  à  loul 
par  la  palience...  Il  arriva  d'abord  à  la  ville  voisine,  où  il 
travailla  si  bien  <pi'il  gagna  ime  vielle.  Avec  celle  vielle,  il 
gagna  un  habit  neuf  el  enln  joveusemenl  à  Lvon.  Ilylrouva 


un  maître  qui  ne  l'écorcha  pas  trop.  Il  mil  de  côté  vingt  francs 
avec  lesquels  il  apprit  à  lire,  à  écrire  el  à  compter.  Or,  un 
jour  qu'il  ramonait  chez  un  bourgeois,  il  voit  uu  garçon  de 
seize  ans  pleurant  à  chaudes  larmes,  parce  qu'il  ne  pouvait 
faire  un  grand  calcul  que  lui  avail  demande  son  père...  Le 
ramoneur  laisse  là  la  raclette,  faille  calcul  en  cinq  minutes,  et 
va  chanter  sur  le  toit.  Mais  en  descendant,  il  trouve  le  bour- 
geois qui  avait  tout  découvert.  Celui-ci  le  regarde  des  pieds 
à  la  tête,  el  lui  demande  :  «  Combien  gagnes-tu  par  mois? — 
«  De  dix  à  trente  francs,  sans  compter  la  vielle.  — Eh  bien, 
«  lu  gagneras  cent  francs  si  lu  voux  travailler  chez  moi.» 
Le  lendemain,  Sans-feu-ni-lieu  avail  un  bel  habit  et  une 
jolie  chambre.  Il  entrait  commis  chez  le  bourgeois,  qui  était 
un  grand  mécanicien...  Quand  il  eut  dix-huit  ans,  ses  appoin- 
tements furent  doublés.  Bientôt  il  perfectionna  une  machine 
invenlée  par  son  maître,  el  celui-ci  lui  lii  cadeau  du  brevet, 
qui  lui  rapporta  cinquante  mille  francs.  Puis,  à  la  mort  du 
père,  il  s'associa  au  tils,  et  tous  deux  réalisèrent  cent  mille 
écus.  Vous  enviez  déjà  le  ramoneur,  mes  amis?  Eh  bien,  la 
faillite  d'un  confrère  le  ruina,  el  il  se  retrouva  encore  Sans- 
feu-ni-lieu...  Savez-vous  ce  qu'il  fil  alors?  Il  remonta  à  la 
source  de  sa  fortune,  il  devint  sans  rougir  ouvrier  mécani- 
cien, et  si  bon  ouvrier  qu'il  rede%inl  mailre,  el  qu'au  lieu  de 
cinq  cent  mille  francs  il  gagna  un  million.  C'est  avec  celte 
somme  qu'il  vint  à  Paris  et  passa  de  la  mécanique  à  la  fi- 
nance... Il  avait  réfléchi  que  tant  de  machines  ruinaient  bien 
des  ouvriers,  el  il  avail  juré  de  n'en  plus  faire,  se  souvenant 
de  sc-n  premier  état...  Dieu  l'a  recompense  de  cet  bonorable 
scrupule.  Aujourd'hui  il  a  décuplé  son  million,  il  est  un  des 
premiers  banquiers  de  Paris...;  mais  il  n'a  oublié  ni  son 
origine  ni  ses  malheurs...,  el  la  preuve,  mes  enfants,  c'est 
qu'il  vous  a  invités  à  sa  noce  pour  vous  raconter  son  histoire, 
car  Sans-feu-ni-lieu  s'appelle  aujourd'hui  M.  .\ndre  J...;  il 
vient  de  mettre  le  comble  à  son  bonheur  en  épousant  la  fille 
du  marquis  de  V...  » 

—  Et  ce  bonheur,  il  ne  le  doit  encore  qu'à  lui-même, 
s'écria  noblement  M"«  de  V...,  qui  tendit  les  deux  mains  à 
son  mari. 

Cette  confidence  publique,  qui  n'était  point  nouvelle  pour 
l'épouse  et  pour  les  intimes  de  M.  André,  avait  été  faite 
par  lui  avec  tant  de  dignité  et  de  bon  goût,  que  ses  plus 
fiers  convives  se  glorifièrent  d'embrasser  l'ancien  ramoneur, 
et  que  la  voix  des  pairs  de  France  se  confondit  avec  celle 
des  Savoyards  dans  une  même  et  commune  acclamation. 

—  Et  maintenant,  mes  amis,  reprit  le  iianquier,  il  faut 
que  je  vous  montre,  avant  de  vous  congédier,  les  instru- 
ments de  ma  fortune  ;  vous  jugerez  par  vos  yeux  qu'ils  sont 
à  la  portée  de  chacun  de  vous. 

Tout  le  monde  suivit  .M.  J...  dans  son  cabinet.  Il  ouvrit 
son  grand  cofTre-fort  de  bronze,  divisé  en  deux  comparti- 
ments. 

—  Voici  mes  millions,  dit-il,  et  voilà  ce  qui  les  a  pro- 
duits !... 

On  vit  —  dans  le  haut  trente  portefeuilles  gonflés  de  billets 
de  banque,— et  dans  le  bas  un  pauvre  costume  de  ramoneur, 
un  émouchet  empaillé,  une  vielle  et  des  sabots,  puis  des 
outils  de  mécanique,  des  limes,  des  marteaux,  des  compas, 
et  des  instruments  de  précision,  tous  rangés  et  entretenus 
soigneusemeni  par  M.  .André  lui-même. 

—  Joignez  à  cela,  mes  amis,  dit-il,  deux  autres  outils  ad- 
mirables :  la  PERSÉVÉRANCE,  l'ÉcooMiE,  et  VOUS  élèverez 
comme  moi  votre  fortune,  dont  voici  la  première  pierre. 

Il  remit  à  chaque  enfant  uu  louis  et  un  livret  de  cinq 
cents  francs  sur  lu  caisse  d'épargne  ;  el  après  une  nonvelle 
exécution  des  danses  du  pays,  nos  cinquante  Savoyards  se 
retirèrent  en  criant  :  «  Vive  M.  .André  J...  !  » 

Depuis  ce  jour,  tous  se  sont  montrés  dignes  de  leur 
bonne  fortune...  Les  uns  font  uu  commerce,  les  autres  ont 
un  état;  plusieurs  enfin  sont  entrés  garçons  de  bureaux 
cbez  le  banquier,  pour  y  apprendre  de  plus  près  comment 
les  ramoneurs  deviennent  millionnaires.  Le  plus  habile  vient 
de  g;tcner  cinq  mille  francs,  en  négociant  des  actions  du 
chemin  de  fer  du  Nord. 

PITKE-CHEVALIEFÏ. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


(0 


LA  MER  ET  LES  MARINS   . 


LA    MER. 


Uomliaidtmrnf  de  Tanger. 


Qu'esl-ce  (jue  la  mer? 

—  C'est  l'amas  des  eaux,  répond  la  Genèse. 

Les  savants  nous  donneront  des  définitions  moins  sim- 
ples et  moins  grandioses. 

Le  grammairien,  qui  tient  à  distinguer,  nous  apprend 
que  le  nom  de  mer  s'applique  seulement  aux  eaux  qui 
environnent  les  continents. 

Le  naturaliste  nous  déclare  que  c'est  un  assemblage  im- 
mense d'eau  salée. 

Le  physicien  s'emporte,  et  parle  déjà  de  phénomènes, 
de  marées,  de  trombes,  de  pesanteurs,  d'équilibre,  de 
courants. 

—  C'est,  dit  le  chimiste,  un  volume  incommensurable 
de  protoxyde  d'hydrogène  tenant  en  dissolulion  du  chlorure 
de  sodium  dans  la  proportion  de  4  pour  iOO,  et  renfermant 
en  outre  des  molécules  de  sulfate  d'oxyde  de  sodium,  des 
atomes  presque  inappréciables  de  ce  sulfate  d'oxyde  de 

(l)  Voir  le  numéro  d'août  1845. 


magnésium  connu  par  sa  déli(|uescence,  et  enfin  des  par- 
ticles  iodurées  et  ammoniacales. 

—  C'est  une  goutte  d'eau  dans  l'infini,  s'écrie  le  philo- 
sophe. 

Un  poëte  pourrait  être  jaloux  d'une  pareille  réponse  ; 
mais,  s'il  est  classique,  l'arsenal  de  la  mythologie  grecque 
lui  est  ouvert.  11  a  le  choix  entre  une  multitude  de  dieux 
et  de  déesses  :  Océan ,  Thétis  et  les  Océanides,  le  vieux 
Nérée,  les  jeunes  Néréides,  les  Tritons,  Éole  et  bien  d'autres 
encore  lui  fourniront  à  l'envi  des  périphrases  maritimes. 
La  mer  ou  plutôt  la  plaine  liquide  sera  tout  à  la  fois  pour 
lui  le  sein  d'Amphylrite  et  le  domaine  de  Neptune. 

S'il  a  rompu  avec  les  formes  de  l'école  sans  adopter  pour 
son  usage  quelque  mythologie  peu  connue,  s'il  ne  veut  ni 
de  Pratchéta,  ni  des  Vaiousen  remplacement  des  divinités 
olympiques  démodées,  la  mer  deviendra  pour  lui,  tout  au 
moins  :  la  ceinture  azurée  de  l'univers,  l'antique  berceau 
du  monde,  ou,  quoiijuc  l'expression  soit  virgilienne,  l'onde 


LI-CTl  l\ES  m-  SOTR. 


amère  et  l'abime  salé  ;  il  la  fera  sourire  et  chauter  comme 
une  jeune  reine,  il  nous  dira  qu'elle  est  blonde  et  pleine 
d'amour;  il  la  traitera  tour  à  tour  d'amante  perfide,  de 
marâtre  inhumaine,  de  lionne  échevelée.  En  présence  de 
l'immensité,  la  mer,  s'écriera-t-il,  c'est: 

Une  larme  d'eofant  qui  roule  dans  l'espace, 
Cne  larme  qui  Tuii,  une  larme  qui  passe 
Et  qu'un  toupir  du  temps  desséchera. 

Ceci  vaut  bien  la  goutte  d'eau  du  philosophe. 

Pour  le  voyageur,  pour  le  spéculateur,  pour  le  commer- 
çant, la  mer  est  une  grand'route. 

Pour  l'homme  d'Élat  et  le  diplomate,  c'esL  une  question. 

Pour  les  rois,  c'est  un  em|)ire. 

Pour  les  peuples,  un  champ  de  bataille. 

Le  peintre  va  vous  dire  que  c'est  un  magnifique  sujet 
d'étude ,  à  moins  qu'il  n'y  voie  simplement  un  foud  de 
tableau. 

Le  géomètre  avouera  que  c'est  un  corps  dont  on  ne  peut 
calculer  que  la  surface,  et  encore,  dans  sa  naïveté  scien- 
tifique, il  ajoutera  que  l'opération  serait  fort  difficile. 

La  mer,  pour  l'historien ,  est  l'arène  où  se  sont  vidées 
les  plus  fameuses  querelles  des  temps  anciens  et  modernes  ; 
c'est  le  but  vers  lequel  ont  tendu  les  plus  énergiques  efforts 
de  l'esprit  humain. 

L'obstacle,  en  apparence  invincible,  lentement  vaincu 
par  de  téméraires  tentatives ,  est  devenu  le  moyen  d'ac- 
complir des  entreprises  plus  téméraires  s'il  est  possible. 
Car  la  mer  rappelle  celte  merveilleuse  série  de  voyages, 
de  guerres,  de  batailles,  de  découvertes  et  de  conquêtes, 
qui  commence  à  l'expédition  semi-fabuleuse  des  Argo- 
nautes et  qui  se  poursuit  de  nos  jours  dans  l'Océanie  et 
autour  des  deux  pôles. 

La  mer,  c'est  la  nef  Argo,  que  construisit  Minerve  elle- 
même. 

La  mer,  c'est  Salamine,  les  guerres  puniques,  Actium, 
les  incursions  des  Sarrasins,  les  invasions  des  Normands, 
les  croisades,  Lépante  ;  c'est  le  cap  Bévésier  [Beachy-Head]^ 
la  Hogue,  Aboukir,  Trafalgar,  ISavarin,  Alger,  le  bombar- 
dement de  Tanger  et  de  Mogador.  Dans  un  autre  ordre  d'i- 
dées historiques,  c'est  Carlhage,  Rome,  Venise,  Gènes, 
le  Portugal,  l'Espagne  de  Charles-Quint,  la  Hollande,  la 
France  de  Louis  XIV  et  do  Colbert,  la  puissance  Britan- 
nique. Faut-il  parler  des  chevaliers  de  Malte  ;  faut-il  citer 
les  conquérants  du  Nouveau-Monde  et  les  Qibustiers  ses 
vengeurs? 

Au  nom  de  la  mer,  les  âges  nous  présentent  une  pha- 
lange serrée  de  héros  ou  d'hommes  de  génie  qui  ont  leur 
place  au  premier  rang  parmi  les  plus  illustres  renommées 
le  la  terre. 

C'est  la  mer  qui  a  fait  Christophe  Colomb! 

Après  un  tel  nom,  l'historien  pourrait  garder  le  silence  ; 
mais  il  poursuit,  écoutons  : 

—  Les  marins,  dit-il,  les  grands  navigateurs,  dont  on  ne 
comprend  pas  tout  le  génie,  seraient  en  droit  de  répondre 
à  l'humanité  ce  que  Cortez,  méconnu,  répondit  à  Charles- 
Quint,  quand  l'empereur,  impatienté  de  le  voir  se  frayer 
un  passage  à  travers  les  courtisans,  demanda  très-haut: 

—  Quel  est  donc  cet  homme? 

—  Dites  à  Sa  Majesté,  répliqua  le  vainqueur  du  Mexique, 
que  c'est  un  homme  qui  lui  a  conquis  plus  de  royaumes 
que  ses  ancêtres  ne  lui  ont  laissé  de  provinces. 

Qu'est-il  resté  des  travaux  d'Alexandre,  de  César,  de 
Charlemagne?  Si  ces  grands  guerriers  n'avaient  jamais 
existé,  quelle  lacune  lai.sseraient-ils  dans  l'histoire  du 
inonde?  il  en  est  tout  autrement  des  grands  découvreurs. 


Christophe  Colomb  nous  a  donné  les  Amériques;  Gama, 
l'Afrique  et  les  Indes  ;  leurs  illustres  successeurs  ont  ou- 
vert à  la  civilisation,  à  la  science  ,  au  christianisme,  tous 
les  continents  et  toutes  les  îles.  Lés  véritables  conquêtes, 
celles  qui  restent,  celles  qui  appartiennent  non  à  un  peu- 
ple ,  mais  à  tous  les  peuples,  ont  été  faites  par  les  marins  ; 
nous  en  avons  été  dotés  par  la  mer. 

Ainsi  parle  l'historien  s'il  n'est  pas  descendu  du  sommet 
élevé  d'où  il  doit  planer  sur  les  révolutions  des  empires, 
et  s'il  ne  s'est  pas  laissé  aveugler  par  de  mesquines  consi- 
dérations fort  à  la  mode  aujourd'hui. 

La  mer  sera  donc  pour  lui  la  source  de  la  plus  grande 
gloire  qu'il  soit  donné  à  l'homme  d'acquérir  par  des  œu- 
vres purement  humaines. 

Si  nous  interrogions  maintenant  le  géographe,  l'hydro- 
graphe, l'astronome,  le  jurisconsulte,  le  médecin,  aucun 
d'eux  ne  resterait  court,  et  chacun  pourtant,  à  son  point 
de  vue  spécial,  vous  montrerait  la  mer  sous  une  face  nou- 
velle ;  mais  nous  avons  hâte  de  prendre  enfin  la  parole. 

Pour  nous,  humble  romancier,  la  mer  e^t  d'abord  uu 
gigantesque  théâtre  sur  lequel  s'agitent  les  passions  hu- 
maines modifiées  par  une  existence  exceptionnelle;  puis 
c'est  tout  ce  qu'elle  est  pour  les  acteurs  de  ce  théâtre,  pour 
les  marins,  pour  les  populations  maritimes;  car  il  faut 
nous  identifier  avec  nos  personnages,  nous  devons  voir  ce 
qu'ils  voient,  sentir  ce  qu'ils  sentent,  penser,  aimer,  haïr, 
jouir,  souffrir,  comme  ils  pensent,  comme  ils  aiment, 
comme  ils  haïssent,  comme  ils  jouissent,  comme  ils  souf- 
frent! 

Et  pour  les  marins,  la  mer  n'est  pas  simplement  une 
carrière,  une  profession,  un  métier,  ce  qui  serait  déjà  beau- 
coup, puisque  autour  de  ces  mots  surgissent  l'orgueil, 
l'ambition,  l'amour  de  la  gloire,  l'espoir  de  la  fortune,  l'en- 
vie, la  paresse,  le  découragement  ;  la  mer  est  encore  :  tan- 
tôt un  asile,  une  mère  nourrice,  une  seconde  patrie  ;  tantôt 
une  habitude  et  l'objet  d'une  passion  singulière  qu'il  faut 
appeler  la  passion  de  la  mer.  Pour  ceux-ci,  la  mer  est  un 
besoin  impérieux,  ils  ne  peuvent  vivre  sans  naviguer  ;  pour 
ceux-là  qu'entraîne  la  nécessité,  la  mer  est  une  ennemie, 
la  mer  est  un  tourment,  c'est  l'esclavage,  l'exil,  la  prison, 
le  tombeau. 

Dans  tous  nos  ports  il  y  a  une  hauteur,  une  jetée  ou 
un  bout  de  rempart  qui  domine  la  rade  et  d'où  l'on  aper- 
çoit les  mouvements  des  navires  ;  c'est  là  que  s'assemblent 
les  marins  ou  leurs  familles;  c'est  là  qu'on  apprend  les 
nouvelles  de  mer,  nouvelles  souvent  trompeuses,  à  en  ju- 
ger par  les  noms  de  Butte-Menteuse  ou  de  Pointe-aux- 
Blagueurs,  que  la  sagesse  populaire  a  imposés  à  ces  lieux 
de  rendez-vous. 

Il  est  bien  rare  que  le  monticule  soit  entièrement  déserf. 
Vous  y  rencontrerez  au  moins  de  vieux  navigateurs  en 
retraite,  qu'une  longue  habitude  attire  au  bord  de  la  mer; 
car  la  mer  fut  leur  jeunesse,  sur  la  mer  s'écoulèrent  leurs 
meilleures  années.  Elle  leur  donna  des  émotions,  des  pé- 
rils et  de  la  gloire,  ils  viennent  à  présent  lui  demander  des 
souvenirs. 

Ils  étaient  athlètes  autrefois,  ils  sont  aujourd'hui  juges 
du  camp,  et,  à  les  croire,  tout  a  singulièrement  dégé- 
néré. Les  navires  ont  perdu  leurs  formes  élégantes  et  leurs 
pompeux  ornements,  ils  ne  marchent  plus,  ils  manœu- 
vrent mal ,  ils  ont  un  air  lourd  et  embarrassé  ;  les  vaisseaux 
ont  l'aspect  de  catafalques  ;  les  frégates  n'ont  plus  d'ailes 
et  ne  méritent  plus  l'honneur  de  porter  le  nom  de  l'oiseau 
des  mers. 

Les  marins  de  leur  temps,  ajoutent-ils,  étaient  des  géants, 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


ils  avaicnl  des  allures  mâles  et  fières,  ils  ne  connaissaient 
que  leur  bord,  et  même  que  certaines  parties  du  l)ord  :  un 
gabier  ne  descendait  jamais  de  sa  hune,  un  caiier  ne  sortait 
jamais  de  la  cale.  Il  y  avait  tels  matelots  qui  ne  se  rencon- 
traient pas  une  seule  fois  l'un  l'autre  en  quatre  ans  de  cam- 
pagne; mais  aujourd'hui  les  gens  de  mer  sont  des  musca- 
dins sans  vigueur  qui  sentent  plus  souvent  la  pommade 
que  le  goudron! 

Les  vieux  causeurs  ne  tarissent  pas  sur  les  magnifiques 
escadres  qu'ils  ont  vues  jadis  dansées  mêmes  eaux,  et  les 
comparent  avec  dédain  à  nos  maigres  divisions  navales. 
Ils  n'ont  pas  tout  à  fait  tort.  Mais  il  ne  faut  pas  les  enten- 
dre parler  de  la  marine  à  vapeur,  leur  antipathie  et  leur 
plastron.  La  langue  maritime,  qu'ils  n'ont  point  oubliée, 
ne  fournit  pas  de  termes  assez  méprisants  pour  flétrir  les 
machines,  les  roues,  les  chaudières,  inventions  infernales 
qui,  à  les  croire,  porteront  le  dernier  coup  à  la  marine. 

Si  vous  abondez  dans  leur  sens,  ils  finiront  par  vous 
déclarer  franchement  que  la  mer  elle-même  est  en  déca- 
dence. On  conçoit  qu'adversaires  systématiques  du  pro- 
grès, ils  n'aspirent  pas  à  voir  le  jour  où  l'Océan  ne  sera 
que  légèrement  acidulé  comme  une  sorte  de  limonade. 

Causer  ainsi  au  bord  de  la  mer,  critiquer  les  manœuvres 
des  bâtiments  qui  mettent  sous  voiles  ou  qui  viennent  au 
mouillage,  est  pour  nos  vétérans  une  jouissance  quoti- 
dienne ;  ainsi  la  mer  est  leur  distraction,  leur  spectacle  par 
excellence. 

D'ordinaire  la  butte  est  peuplée  par  une  foule  nombreuse 
d'hommes,  de  femmes  et  d'enfants.  La  mer  les  appelle 
tous.  Les  uns  guettent  un  canot ,  les  autres  un  navire  ; 
ceux-ci  cherchent  une  espérance,  ceux-là  recueillent  un 
dernier  adieu. 

L'ami  qui  compte  sur  le  retour  d'un  ami ,  la  mère  in- 
quiète, la  femme,  les  enfants  du  marin  absent  se  rendent 
tour  à  tour  à  la  Pointe ,  et  jettent  un  regard  d'attente  sur 
l'horizon. 

Si  vous  veniez  alors  demander  à  l'une  de  ces  femmes  ce 
que  c'est  que  la  mer,  la  mer  qu'elle  regarde  ainsi  avec  des 
larmes  aux  yeux,  un  nom  bien  cher,  n'en  doutez  pas,  s'é- 
chapperait de  ses  lèvres. 

A  quoi  pense-t-elle  depuis  deux  mortelles  années  cha- 
que fois  qu'elle  entend  parler  de  la  mer?  A  qui  songe- 
t-elle  toutes  les  fois  que  le  vent  souffle  avec  furie,  quand  les 
lames  grandissent,  se  dressent,  se  tordent  et  roulent  à  la 
grève  blanches  d'écume  comme  des  coursiers  haletants? 

Autrefois,  lorsfpi'il  était  à  terre,  elle  s'agenouillait  pieu- 
sement et  récitait  une  prière  pour  les  pauvres  voyageurs 
de  la  mer  ;  maintenant  elle  se  précipite  à  genoux ,  lève  des 
mains  suppliantes  vers  le  ciel,  et  murmure  avec  effroi  le 
nom  bien-aimé.  Car  la  mer,  c'est  lui;  la  tempête,  le  nau- 
frage, c'est  lui,  toujours  lui! 

Pressez-la  de  questions,  forcez-la  de  prêter  l'oreille  à 
votre  demande  réitérée  : 

—  .Mon  (ils,  monsieur,  mon  fils  est  sur  la  Cigale,  annon- 
cée depuis  plus  d'un  mois!  Chaque  jour,  voyez-vous,  je 
viens  ici  et  je  pleure  ;  il  a  fait  si  gros  temps  !  Et  la  mer  est 
si  grande!  et  son  navire  est  si  petit! 

Attendez,  on  hisse  un  signal  à  la  tour  du  large. 

—  Si  c'était  lui! 

Voyez,  elle  tremble,  elle  espère,  elle  essuie  ses  larmes, 
elle  s'appuie  plus  fortement  au  bras  de  sa  fille. 

Non  loin  d'elles  se  trouvent  bien  des  indifférents  qui  sont 
venus  chercher  une  récréation  au  lieu  où  se  porte  la  foule. 
Que  leur  fait  à  eux  ce  signal  qui  flotte  et  désigne  un  bâti- 
ment caché  par  la  terre?  Ils  causent  froidement  ;  ils  calcu- 
lent les  probabilités  du  retour  de  tel  ou  tel  navire. 


—  C'est  peut-être  la  Cigale,  dit  tout  haut  un  flâneur. 

—  Ou  le  Caméléon,  reprend  un  autre. 

—  Flamme  3,  pavillon  4!  ajoute  un  marin  qui  regarde 
dans  sa  longue-vue  ;  non,  ce  n'est  pas  une  goélette,  ce  n'est 
pas  une  gabarre.  Je  parierais  pour  la  Sémillante,  qui 
vient  (le  la  Martinique. 

La  pauvre  mère  a  tout  entendu  : 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  murmure-t-elle,  si  ce  n'était  pas  lui  ! 

A  deux  pas  de  là,  d'autres  cœurs  battent  pour  la  Sémil- 
lante. Un  vieux  maître  décoré,  une  hôtesse  de  matelots, 
deux  orphelins  qui  ont  perdu  leur  mère  le  mois  dernier; 
le  premier  attend  son  fils,  l'autre  son  frère ,  les  autres  leur 
père. 

La  voile  apparaît  enfin. 

—  C'est  la  Sémillante! 

Un  cri  de  joie,  mais  aussi  des  sanglots  répondent  au 
nom  qu'on  vient  de  prononcer  ainsi. 

Demain,  celle  qui  compte  les  heures  de  retard  de  la  Ci- 
gale, reviendra  seule  au  bord  de  la  mer.  Dieu  veuille  que 
le  petit  navire  n'ait  été  que  retardé  dans  sa  route,  et  que 
cette  même  jetée,  où  tant  de  fois  elle  a  pleuré  sur  son  fils 
absent,  soit  témoin  de  ses  embrassements  maternels! 

Ainsi  la  mer  est  encore  le  canevas  de  mille  drames  in- 
times, pleins  d'angoisses  et  de  mystères,  qui  commencent 
le  jour  de  l'appareillage  par  de  touchants  adieux,  et  qui 
se  terminent  trop  souvent  par  d'incomparables  douleurs. 

Au  retour  d'une  longue  campagne,  combien  de  fatales 
nouvelles  sont  réservées  à  ceux  qui  arrivent  joyeux  dans 
le  port!  La  mort  ou  l'oubli  ont  fauché  leurs  plus  douces 
espérances  :  ceux  qui  les  attendaient  ne  sont  plus  ;  d'au- 
tres, qui  avaient  promis  d'attendre,  se  sont  lassés;  car  la 
mer,  c'est  l'absence,  et  malheur  aux  absents! 

Enfin  ne  faut-il  pas  qu'il  y  ait  des  noms  effacés  sur  le 
rôle  d'équipage?  Au  sud  du  cap  Horn,  un  sabord  s'est  ou- 
vert pour  livrer  passage  à  un  cadavre  ;  c'était  un  jeune 
homme  du  pays,  il  avait  des  parents,  des  amis,  une  fiancée 
qui  ne  se  lassaient  pas  d'attendre. 

Le  premier  matelot  qui  mettra  pied  à  terre  sera  inter- 
rogé sur  son  compte  : 

—  Comment  se  porte-t-il?  Descendra-t-il  à  terre  aujour- 
d'hui? Que  fait-il?  Vous  a-t-il  remis  une  lettre  pour  nous? 

Le  matelot  balance  tristement  la  tète  sans  oser  répondre. 
L'inquiétude  renaît,  les  questions  se  pressent: 

—  Est-il  à  bord,  au  moins? 

—  Non. 

—  Est-il  débarqué?  A-t-il  été  retenu  à  Valparaiso?  Par- 
lez, monsieur,  où  est-il?...  Vit-il  encore? 

Hélas!  il  faut  bien  qu'on  apprenne  la  vérité  :  son  âme 
est  à  Dieu,  son  corps  à  la  mer  ! 

Nous  connaissons  force  bonnes  gens  pour  qui  la  mer 
n'est  que  le  domicile  des  turbots  et  des  sardines,  le  séjour 
des  morues  et  la  nourrice  des  huîtres.  Au  nom  de  la  mer, 
l'eau  leur  vient  à  la  bouche. 

Ceux-ci  sont  des  gastronomes;  qu'ils  ouvrent  Brillât- 
Savarin  et  qu'ils  dînent  chez  Véry  ! 

Une  autre  variété  de  Béotiens  connaît  surtout  la  mer  par 
le  grand  serpent  cornu  qui  fit  si  longtemps  la  fortune  de 
l'ancien  Constitutionnel. 

Leur  première  question  est  de  vous  demander  des  nou- 
velles de  ce  fameux  reptile,  long  de  quatre  myriamèlres, 
si  notre  mémoire  est  fidèle. 

La  seconde  question  "est  relalive  aux  baleines. 

—  Avez-vous  vu  des  baleines?  de  grosses  baleines?  de 
véritables  baleines? 

—  Mais  oui,  monsieur,  tout  comme  je  vous  vois. 


8 


LECTURES  DU  SOIR. 


—  Oli  !  le  bel  élat  que  celui  de  marin  !  il  a  vu  des  baleines 
en  vie. 

—  Il  sait  le  grec,  ma  sœur  ! 

—  F,l  les  requins?  el  les  marsouins?  comme  quoi  c'esl-il 
gros?  comme  un  bœuf,  pas  vrai? 

—  Et  les  poissons-volanis,  eu  avcz-vous  vu? 

—  J'en  ai  mangé,  monsieur. 

—  Est-il  possible  que  j'aie  devant  les  yeux  un  homme 
qui  a  mangé  des  poissons-volants!  Décidcnieut,  je  mettrai 
mon  fils  dans  la  marine. 

Voici  des  gens  pour  (jui  les  poissons  el  la  mer  sont  une 
seule  rt  même  chose.  Nous  en  savons  d'aulres  qui,  bien 
pénétrés  de  leur  Télémaque  el  de  leur  Jiobinson ,  n'y 
voient  que  tempêtes  : 

—  Vous  avez  assurément  essuyé  des  tempêtes,  mon- 
sieur le  marin?  demandent-ils  d'un  air  bonasse. 

—  Mais  oui,  monsieur,  mais  oui,  quelquefois! 

—  Avez-vous  jamais  chaviré  ? 

—  Si  j'ai  chaviré,  monsieur,  trois  fois  de  suite! 

—  Bah  !  et  qu'arriva-t-il? 

—  Peu  de  chose;  nous  jouions  aux  cartes,  l'as  de  pique 
fut  perdu  ! 

Là-dessus,  le  marin  prend  son  chapeau  et  s'enfuit. 
Us  sont  très-intéressants,  ces  officiers  de  marine,  dit  le 
bourgeois,  abasourdi  de  la  réponse. 

Dans  un  autre  sens,  plus  sérieux,  et  qu'on  ne  saurait 
l)asser  sous  silence,  la  mer  est  l'activité  par  opposition  à 
l'inaction,  le  mouvement  par  opposition  au  repos.  On  dit: 
prendre  la  mer,  être  à  la  mer,  tenir  la  mer,  et  ces  expres- 
sions impliquent  l'idée  d'une  des  trois  phases  principales 
de  l'existence  maritime. 

Le  port,  la  rade,  la  mer,  sont  en  effet  trois  termes  cor- 
rélatifs qui  répondent  chacun  à  toute  une  série  de  faits. 

Tour  le  navire,  le  port  représente  dix  élats  bien  divers, 
depuis  la  mise  en  chantier  jusqu'à  la  démolition  com|)lète  : 
la  construction,  le  lancement,  l'amarrage  bord  à  c|uai,  le 
premier  équipement,  l'armement  définitif;  au  retour  d'une 
longue  campagne,  le  désarmemenl,  puis  la  n)i5C  en  répa- 
ration, le  bassin,  la  refonte  ;  ensuite,  si  l'on  n'a  pas  besoin 
de  ses  services,  l'abandon,  l'immobilité,  le  silence,  le  som- 
meil ;  il  est  emmagasiné,  que  va-t-on  en  faire?  une  voile, 
une  caserne  ou  un  ponton!  Pour  les  bàlimcnls  de  com- 
merce, le  port  est  l'époque  du  chargement  et  du  déchar- 
gement. Le  port  enfin  c'est  l'agonie,  car  d'ordinaire  le  vieux 
vaisseau  vient  mourir  aux  lieux  qui  l'ont  vu  nailre,  la  no- 
ble carène  qui  a  labouré  toutes  les  mers,  le  glorieux  vété- 
ran qui  tant  de  fois  a  bravé  le  feu,  l'air,  la  terre  el  l'eau , 
n'est  plus  qu'un  pauvre  invalide  ;  une  consultation  de  pra- 
ticiens va  prononcer  sur  son  sort,  une  commission  d'in- 
génieurs et  d'officiers  s'assemble,  ou  IcNisile,  on  le  sonde, 
on  l'examine  froidement,  el,  s'il  est  condamné,  rien  ne  le 
sauvera  du  fer  des  démolisseurs. 

En  rade,  le  navire  vit  de  sa  vie  propre  ,  il  a  son  équi- 
page, SCS  officiers,  son  capitaine;  il  est  complètement  or- 
ganisé. Au  mouillage,  sur  ses  ancres  ou  siu-  les  ancres 
d'emprunt  d'un  corps-vwrl,  il  slalionne  ou  il  attend  l'or- 
dre du  départ,  il  est  en  relâche  ou  en  faction.  1,'état  de 
rade,  peu  connu  des  bâtiments  marchands,  (|ui  n'ont  pas 
de  temps  à  perdre ,  est  en  quebjiie  sorte  l'état  normal  des 
navires  de  guerre,  comme  on  le  verra  plus  tard. 

Faut-il  dire  qu'il  y  a  des  ports  sans  rade,  et  des  rades 
.sans  ports,  et  (pi'ainsi  les  deux  positions  maritimes  qu'on 
mdique  rapidement  ici  se  confondent  sou\ent  entre  elles? 
mais  elles  n'en  sont  pas  moins  trcs-dislincles.  D'ailleurs, 


dans  ces  études,  physiologiques  avant  tout,  ce  n'est  pas  à 
la  description  purement  matérielle,  c'est  à  la  peinture 
pittoresque  et  morale ,  à  proprement  parler,  que  nous 
nous  attacherons.  Dès  lors,  la  différence  existe  constam- 
ment, puisqu'il  y  a  les  mœurs  de  la  rade  et  les  mœurs 
du  port  bien  dissemblables  entre  elles.  Un  navire  de  guerre 
est-il  oblige,  faute  de  trouver  un  ancrage  convenable,  de 
s'amarrer  dans  un  port,  si  le  service  de  rade  est  maintenu 
à  son  bord,  ce  sera  pour  nous  un  navire  en  rade.  Et,  par 
analogie,  nous  serons  conduits  à  dire  qu'un  bâtiment  de 
commerce  est  au  port ,  chaque  fois  que  nous  le  verrons 
effectuer  son  déchargement  ou  son  chargement,  serait-il 
mouillé  sur  ses  ancres  faute  d'avoir  trouvé  un  quai  bien 
abrité  pour  s'y  amarrer  à  l'aise. 

Le  navire  à  la  mer,  on  le  voit  maintenant,  n'est  donc 
pas  simplement  un  navire  à  flot. 

Pour  être  à  la  mer,  il  faut,  en  langage  de  marin,  avoir 
levé  l'ancre,  avoir  franchi  les  passes,  être  en  cours  de 
voyage. 

Aussitôt,  à  bord,  les  devoirs  et  les  usages  se  modifient; 
certains  soins  nouveaux  sont  nécessaires;  d'autres  soins, 
naguère  indispensables,  deviennent  inutiles.  Ainsi,  par 
exemple,  plus  de  batelage,  plus  de  communications,  plus 
de  signaux  avec  la  terre. 

Alors,  si  le  bâtiment  navigue  seul,  comme  nous  le  suppo- 
serons d'abord  pour  plus  de  simplicité,  le  capitaine,  maître 
après  Dieu,  dispose  du  sort  de  tous  les  gens  embarqués 
sous  ses  ordres. 

Nous  venons  de  nommer  le  capitaine. 

Cette  grande  figure  maritime  ne  peut  être  séparée  de  la 
mer,  car,  sur  le  plus  grand  des  vaisseaux,,  sur  la  plus  pe- 
tite des  barques,  il  y  a  également  tin  capitaine. 

Quel  que  soit  son  titre  ou  son  grade,  qu'on  l'appelle  com- 
mandant, qu'on  l'appelle  patron,  qu'il  occupe  dans  la  hié- 
rarchie navale  le  grade  de  capitaine  de  vaisseau  (1),  de 
capitaine  de  corvette  ("2),  de  lieutenant  de- vaisseau  (5,  ou 
d'enseigne  (4),  qu'il  soit  capitaine  au  long  cours  ou  sinqile 
maître  au  cabotage,  dès  qu'il  commande,  c'en  est  assez, 
il  est  capitaine,  il  est  roi  ;  ses  volontés  sont  des  ordres,  ses 
pouvoirs  sont  immenses,  el,  s'il  en  abuse,  nul  à  bord  ne 
peut  lui  opposer  une  résistance  légitime. 

Cependant,  bàtons-nous  de  le  dire,  il  faut  qu'il  en  soit 
ainsi. 

Du  jour  où  le  capitaine  ne  serait  plus  pourvu  d'une  auto- 
rité sans  bornes,  du  jour  où  il  subirait  à  bord  le  contrôle 
d'un  censeur  ou  d'un  conseil ,  la  navigation  deviendrait 
impossible. 

Ee  régime  maritime  ne  peut  être  qu'une  monarchie  abso- 
lue, sauf,  i)ien  entendu,  le  recours  de  chacun  par-devant 
la  justice  ou  auprès  des  chefs  directs  du  capitaine  lorsque 
le  régime  maritime  cesse,  c'esl-à-dire  lorsqu'on  cesse  d'e/re 
à  la  mer. 

Être  à  la  mer,  c'est  donc  enfin  être  à  la  discrétion  d'un 
homme  que  nous  allons  maintenant  regarder  face  à  face, 
car  ici,  grâce  à  Dieu,  il  n'est  que  notre  égal. 

G.  DE  LA  LANDELLE. 


(i)  Le  grade  de  c.ipiiaine  de  vaisseau  correspond  à  celui  de  co- 
\c:\e\. 

(3)  Celui  de  capitaine  de  corveue  correspond  au  grade  de  chef  de 
baiaillon. 

(3)  Le  lieulenanl  de  vaisseau  est  assimilé  au  capitaine  des  armes 
spéciales. 

(4)  L'enseigne  de  vji<seau  est  assimilé  au  'i<?»>ienani  des  armes  ipé* 
ciales. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


ESQUISSES  DE  MOEURS. 


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Le  réveil  de  M.  Flànanville. 


M.  Flàuanville  a  bien  la  quarantaine;  il  n'est  ni  beau 
ni  laid,  ni  grand  ni  petit,  ni  gras  ni  maigre,  ni  spirituel  ni 
bêle.  C'est  un  de  ces  personnages  que  l'on  ne  remarque  ni 
à  la  promenade  ni  dans  un  salon ,  ni  dans  un  concert  ni  au 
bal  ;  de  ces  gens  qui  passent  partout  et  qui  ne  sont  positi- 
vement déplacés  nulle  part;  que  l'on  invite  à  une  soirée  si 

(I)  La  reproduction  de  cet  article  eil  formelletaenl  interdite. 
OCTOBRE  1845. 


Ton  craint  de  manquer  de  danseurs;  à  un  diner,  pour  ne 
pas  être  treize  à  table. 

Cependant  M.  Flànanville  a  une  spécialité  :  il  est  l'homme 
le  plus  occupé  de  Paris.  Demandez-lui  quelque  chose,  il 
n'a  jamais  le  temps  de  rien  faire.  Priez-le  pour  une  soirée: 
il  ne  sait  pas  s'il  aura  le  temps  d'y  aller.  Demandez-lui  ce 
qu'il  pense  de  la  pièce  nouvelle  :  il  n'a  pas  encore  eu  le 
temps  de  la  voir. 

—  a  —  TKtUIÈME  VOLUME. 


le 


LECTURES  DU  SOIR. 


Quel  est  donc  l'emploi,  le  commerce,  Part  que  cultive  ce 
monsieur  qui  n'a  jamais  un  moment  à  lui? 

Il  n'a  aucun  emploi.  Il  vit  de  ses  rentes.  Il  est  marié,  il 
a  un  petit  garçon  et  assez  d'aisance  pour  être  heureux. 

Sa  femme  est  économe,  bonne  ménagère,  point  coquette, 
et  donne  les  plus  grands  soins  à  leur  intérieur. 

A  la  vérité,  il  s'est  chargé  de  faire  lui-même  l'éducation 
de  son  fils. 

Mais  son  fils  a  près  de  dix  ans,  et  il  ne  sait  rien. 

Vous  allez  me  demander  encore  ce  que  fait  ce  monsieur 
pour  être  si  occupé. 

Je  pourrais  vous  répondre  qu'il  lit  beaucoup  de  jour- 
naux, qu'il  est  abonné  à  la  Gazette  des  Tribunaux,  qu'il 
a  une  grande  faiblesse  pour  le  dialecte  des  voleurs;  que 
tout  en  blâmant  les  gens  qui  parlent  argot,  les  journa- 
listes qui  rapportent  ce  langage  et  les  auteurs  qui  s'en 
servent  dans  leurs  pièces,  il  lui  arrive  parfois  de  s'échap- 
per et  de  lâcher  quelques  mois  de  celte  langue  dans  la  con- 
versation. Mais  pour  bien  savoir  ce  que  lait  ce  monsieur, 
je  trouve  qu'il  est  plus  simple  de  le  prendre  chez  lui  au 
saut  du  lit,  de  le  suivre  pendant  toute  une  journée;  nous 
verrons  alors  à  quoi  il  passe  son  temps. 

Il  est  l'heure  du  déjeuner,  ceci  me  fait  souvenir  qu'il  y 
a  des  gens  qui  ont  assez  d'audace  ou  plutôt  assez  d'esto- 
mac pour  vous  dire  :  «  Déjeunez  comme  si  vous  ne  deviez 
pas  diner  ;  dinez  comme  si  vous  n'aviez  pas  déjeuné.  » 

Cette  maxime  peut  être  consolante ,  mais  elle  est  fort 
dangereuse. 

A  Paris,  on  déjeune  bien  moins  qu'en  province  et  que 
dans  un  grand  nombre  de  villes  étrangères;  c'est-à-dire 
que  pour  la  plupart  des  Parisiens,  occu|)és  de  leurs  affaires 
ou  de  leurs  plaisirs,  fatigués  d'une  soirée  qui  s'est  prolon- 
gée tard,  d'un  bal  (|ui  a  duré  jusqu'au  matin,  ou  de  la  re- 
présentation d'un  grand  drame  (lesquels  finissent  rarement 
le  même  jour  qu'ils  commencenl),  l'heure  du  déjeuner 
arrive  et  l'on  n'a  point  d'appétit  ;  aussi  fait-on  ce  repas  très- 
vite,  très-brièvement  et  comme  une  chose  dont  il  faut  se 
débarrasser. 

Il  est  rare  de  trouver  à  Paris  des  gens  qui  déjeunent 
comme  en  Allemagne,  en  Suisse,  en  Belgique,  où  ce  repas 
a  presque  l'importance  d'un  dîner,  où  l'on  y  mange  de  la 
viande,  du  poisson,  des  légumes,  du  dessert,  puis  du  café 
ou  du  thé;  vous  jureriez  que  c'est  un  diner  si  l'on  y  ser- 
vait du  potage. 

Dans  Paris,  où  nous  réservons  notre  appétit  pour  le  di- 
ner, un  grand  déjeuner  est  une  chose  qui  sort  de  nos  habi- 
tudes. Le  café,  ce  poison  lent  que  Voltaire  chérissait  et  que 
M"»»  de  Sévigné  traitait  si  mal,  le  café  est  le  déjeuner  le 
plus  généralement  adopté  par  les  Parisiens. 

Dans  presque  toutes  les  classes  on  prend  du  café.  La 
grisette  va  tous  les  matins  acheter  sa  petite  cruche  de  lait 
et  sa  demi-once  légèrement  mélangée  de  chicorée.  Le  petit 
rentier  en  fait  autant,  en  y  joignant,  le  dimanche,  un  mo- 
deste pain  mollet,  sur  lequel  il  étend  avec  volupté  une  cou- 
che de  beurre  frais.  La  garde-malade  veut  son  café  tous 
les  matins.  La  portière  en  prend  plein  une  soupière  ou  un 
saladier. 

Ce  qui  sans  doute  surprendra  davantage ,  c'est  que 
l'usage  du  café  ait  aussi  passé  parmi  le  peuple.  C'est  ce- 
pendant un  fait  avéré.  Des  artisans,  des  ouvriers  préfèrent 
souvent  le  café  au  lait  à  un  canon  avec  un  morceau  sur 
/e  pouce,  et  «-eux  qui  déjeunent  ainsi  ont  le  travail  plus 
agile,  la  tête  plus  nette  (|ue  ceux  qui  prennent  leur  repas 
chez  le  marchand  de  vin. 

Passez  au  point  du  jour  à  la  Halle,  à  la  Porte  Saint- 
Denis  ou  Saint-Martin,  vous  v  mtitz  une  femme  envelop- 


pée dans  une  grande  pelisse  de  toile,  dont  le  capuchon  re- 
couvre la  tête,  assise  sur  une  chaise,  les  deux  pieds  posés 
sur  un  gueux,  les  deux  mains  sur  un  autre  gueux  qu'eWe 
tient  entre  ses  genoux  ;  à  côté  d'elle  est  une  table  couverte 
de  grandes  jattes  de  faïence  et  une  petite  fontaine  en  fer- 
blanc  semblable  à  celles  des  marchands  de  coco.  La  fon- 
taine, qui  est  placée  sur  un  réchaud  de  braise  allinnée,  con- 
tient une  espèce  de  café  au  lait  tout  sucré.  Je  dis  espèce, 
car  vous  devez  bien  penser  que  ce  café-là  ne  sent  guère  le 
moka.  Cela  n'empêche  pas  qu'il  ne  s'en  fasse  une  grande 
consommation.  Pour  deux  sous  on  vous  emplit  une  des 
tasses.  C'est  tout  chaud ,  tout  préparé,  vous  n'avez  plus 
qu'à  le  boire.  El  ce  sont  les  charretiers,  les  maraîchers  et 
les  porteurs  de  la  Halle  qui  sont  les  habitués  de  ces  cafés 
en  plein  vent. 

Mais  tout  ceci  nous  a  fait  oublier  M.  Flànan ville  ;  le  café 
nous  entraînait  :  on  se  laisse  facilement  aller  avec  ce  qu'on 
aime. 

Les  bonnes  ménagères  aiment  à  déjeuner  dès  qu'elles 
sont  levées,  et  M"»  Flananville  élait  de  ce  nombre.  A  peine 
hors  du  lit,  elle  ordonnait  à  sa  domestique  d'apprêter  le 
café,  elle  n'avait  point  de  cesse  que  le  déjeuner  ne  fût  sur 
la  table.  Alors  elle  appelait  son  mari. 

Mais  M.  Flananville  est  essentiellement  paresseux,  il  a 
beaucoup  de  peine  à  se  tirer  du  lit,  même  quand  il  ne  dort 
plus. 

Madame  dit  à  sa  bonne  :  —  Avertissez  donc  monsieur 
que  le  déjeuner  est  servi.  Il  m'a  dit  hier  au  soir  qu'il  avait 
beaucoup  à  faire  ce  matin,  et  il  est  déjà  tard. 

La  bonne  pénètre  dans  la  chambre  à  coucher  et  aperçoit 
le  chef  de  son  maître,  dont  les  yeux  sont  encore  à  demi 
fermés.  Elle  crie  :  —  Monsieur  !  le  déjeuner  est  sur  la  table. 

Monsieur  étend  les  bras,  bâille,  ouvre  tout  à  fait  un  œil, 
et  murmure  : 

—  Mais  qu'est-ce  qu'on  a  donc  toujours  à  m'empécher  de 
dormir?...  Ma  femme  est  cruelle;  du  moment  qu'elle  ne 
dort  plus,  il  ne  faut  pas  que  les  autres  sommeillent!  Je 
faisais  le  plus  beau  rêve!...  J'allais  à  cheval  dans  les  airs 
comme  Roland  le  furieux.  C'est  bon,  je  me  lève  ;  j'y  vais. 

La  bonne  va  dire  à  sa  maîtresse:  —  Monsieur  se  lève. 

Au  bout  d'un  quart  d'heure  personne  n'ayant  papu,  ma- 
dame envoie  son  (ils  .\nastase  réveiller  son  père.  M.  Anas- 
tase  est  très-bruyant,  très-gourmand,  irès-meuteur  et  très- 
répondeur. 

Ses  parents  le  trouvent  iem|>ii  de  moyens.  Il  a  en  effet 
tous  les  moyens  voulus  pour  devenir  un  mauvais  sujet. 

Il  entre  dans  la  chambre  de  son  père  en  tenant  à  sa  main 
un  sac  de  papier  qui  est  vide.  Il  souffle  dans  le  sac  de' 
façon  à  l'emplir  de  vent,  referme  vivement  la  mam,  puis 
va  crever  le  sac  contre  l'oreille  de  son  père.  Celte  fois 
celui-ci  fait  un  saut  de  carpe  dans  son  lit,  en  s'écriant  : 

—  Ah!  mon  Dieu!  le  canon!...  on  lire  le  canon!  Qu'est- 
ce  qu'il  y  a  donc?...  Est-ce  qu'Abdel-Kader  serait  enlin 
pincé? 

M.  .\nastase  rit  comme  un  fou,  en  murmurant  : 

—  C'est  moi  qui  ai  tiré  le  canon  avec  un  sac  de  papier. 
—  Ah!  c'est  vous,  monsieur  Tanase,  qui  vous  permettez 
ce  bruit  à  mes  oreilles!...  vous  êtes  bien  hardi. — .Maman 
veut  que  tu  viennes  déjeuner. — C'est  terrible!  enfin,  on 
n'a  pas  même  le  temps  de  dormir  ici!...  Tanase,  avez- 
vous  fait  vos  devoirs? — Lesquels.'  —  Ceux  que  je  vous 
ai  donnés.  —  Tu  ne  m'as  rion  donné  à  faire.  —  Vous  de- 
viez au  moins  appieudre  une  fable.  —  .\h!  je  îa  sais  ma 
fable...,  tu  vas  voir. 

Et  M.  Anastase  commence  à  chanter  : 

llalirc  cerbcau,  sur  un  arbre  perché... 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


Il 


—  C'est  bien,  c'est  bien...,  tu  me  la  diras  plus  tard;  je 
n'ai  pas  le  temps  de  l'entendre  à  présent.  —  Mais  puisque 
je  la  sais...  —  Mais  puisque  je  ne  puis  pas  t'écouler  main- 
tenant...—  C'est  pas  la  peine  de  me  faire  apprendre  par 
cœijr,  tu  ne  me  fais  jamais  rien  réciter.  — Je  crois  que  vous 
raisonnez,  polisson!  Allez  ap|)rendre  par  cœur  le  verbe 
raisonner;  vous  le  conjuguerez  entièrement  devant  moi. 

Le  petit  garçon  s'éloigne  en  faisant  la  moue.  M.  Flà- 
naDville  prend  un  pantalon  ;  il  le  rejette,  puis  va  en  cher- 
Cher  un  autre  dans  un  tiroir  ;  il  passe  une  jambe  dans  celui- 
ci  ,  et  le  rejette  encore  pour  en  prendre  un  autre. 

Il  eu  est  à  son  sixième  pantalon  lorsque  sa  femme  entre 
dans  sa  chambre. 

—  Mon  ami,  vous  ne  voulez  donc  pas  venir  déjeuner  au- 
jourd'hui? —  Pardonnez-moi,  ma  chère  amie  ;  mais  on  n'a 
donc  même  pas  le  temps  de  s'habiller,  ici...  —  Il  y  a  là  un 
monsieur  qui  demande  à  vous  parler.  —  Oh!  c'est  impos- 
sible... Renvoie-le,  ma  bonne  amie;  dis-lui  de  revenir... 
Il  faut  que  je  m'habille,  que  je  déjeune...,  et  j'ai  des  cour- 
ses importantes  à  faire  ce  matin.  Renvoie  ce  monsieur. 

Madame  s'éloigne  en  haussant  légèrement  les  épaules. 
Monsieur  en  fait  autant  pour  mettre  un  gilet  que  pour  pas- 
ser un  pantalon.  Le  café,  qui  était  servi  depuis  longtemps, 
est  donc  parfaitement  froid  quand  il  vient  pour  le  prendre; 
mais  il  y  fait  peu  attention  :  les  hommes  très-occupés  ne 
remarquent  pas  de  telles  misères. 

Monsieur  examine  son  carnet,  tout  en  disant  :  — II  faut 
que  j'aille  consulter  un  avoué,  ou  un  avocat,  ou  un  clerc  de 
notaire,  relativement  à  noire  ferme,  dans  laquelle  on  veut 
percer  un  chemin...  Je  crois  qu'on  n'a  pas  le  droit...  Je 
plaiderai  peut-être...  —  Vous  n'avez  donc  pas  consulté? 
Vous  deviez  le  faire  hier.  —  Je  n'ai  pas  eu  le  temps.  J'irai 
ce  matin.  —  Et  pour  ce  placement  de  fonds  avantageux, 
avez-vous  vu  l'homme  d'affaires? — Je  n'ai  pas  eu  le  temps; 
je  le  verrai  aujourd'hui.  —  N'oubliez  pas  non  plus,  mon 
ami,  que  c'est  la  fêle  de  votre  oncle.  Vous  savez  comme  il 
est  susceptible,  comme  il  tient  aux  égards,  aux  visites.  Si 
vous  n'alliez  pas  lui  souhaiter  sa  fêle  aujourd'hui,  il  serait 
capable  de  se  fâcher  tout  à  fait;  et  vous  devez  ménager 
votre  oncle.  — C'est  juste;  un  vieux  garçon  très-riche,  dont 
nous  hériterons.  Ah!  fichtre!  que  d'affaires  aujourd'hui! 

Le  petit  Anaslase  se  présente  d'un  air  piteux  devant  son 
père,  et  se  met  à  murmurer  : 

—  Je  raisonne,  tu  raisonnes,  il  raisonne... 

—  Ah!  c'est  bien,  Tanase;  je  sais  ce  que  c'est.  Tu  me 
conjugueras  cela  une  autre  fois...  Je  ne  puis  pas  t'écouter 
à  présent.  —  Mais,  papa,  pendant  que  tu  déjeunes. . . 

Je  raisonnerai ,  tu  raisonneras,  nous  raisonnerons. 

—  Taisez-vous!  silence  donc!....  Est-ce  que  j'ai  le  temps 
de  vous  entendre? — f^ous  raisonnerez...  —  Ah!  que  je 
t'entende  encore  raisonner...  Va  t'habiller,  cela  vaudra 
mieux;  je  t'emmènerai  avec  moi  souhaiter  la  fête  à  mon 
oticle;  cela  fera  plaisir  à  ce  vieillard...  En  route,  je  t'ap- 
prendrai un  compliment  pour  lui.  —  Et  ma  leçon  d'écri- 
ture? —  Est-ce  que  je  puis  t'en  donner  à  présent!... 

—  Si  vous  n'aviez  pas  dormi  si  tard  !  dit  M™*  Flànan- 
ville.  —  Ma  chère  amie,  Beus  nobis  hœc  otia  fecin... 
Anaslase,  traduisez  cela  à  voire  mère.  —  Moi  !...  est-ce  que 
je  comprends  ce  que  cela  veut  dire  ?  —  Ah  !  c'est  juste ,  tu 
ne  sais  pas  encore  le  lutin  ;  mais  je  te  l'apprendrai...,  oh!  je 
te  l'apprendrai!  Je  veux  même  que  tu  deviennes  très-forl, 
que  lu  traduises  Virgile,  Ovide  et  Tibulle...  Tibulle  est  un 
peu  libertin,  mais  il  est  bien  aimable!...  Je  t'apprendrai 
aussi  l'italien,  pour  que  tu  traduises  le  Tasse...,  délicieux 
poêle  qui  exprime  un  grand  amour  avec  tant  de  modestie  : 

Brama  assai,  poco  spera,nulla  chiede.'... 


Dis  à  ta  mère  ce  que  cela  signide, 

M.  Anaslase  s'occupe  en  ce  moment  à  fourrer  ses  doigts 
dans  son  nez  en  murmurant:  —  Que  nous  raisonnions, 
que  vous  raisonniez,  qu'ils  ou  qu  elles  raisonnent. 

—  Eh  !  mon  ami,  comment  voulez-vous  qu'il  m'explique 
cela?  s'écrie  la  maman.  Vous  devez  toujours  apprendre  une 
foule  de  choses  à  cet  enfant,  vous  avez  voulu  vous  charger 
seul  de  son  éducation,  mais,  si  cela  continue,  ce  sera  un 
âne,  et  par  votre  faute. 

—  Est-ce  que  j'ai  le  temps  de  faire  tout  ce  que  je  me  pro- 
pose! Ma  bonne  amie,  ce  vers  italien  veut  dire:  il  désire 
beaucoup,  il  e.spère  peu,  il  ne  demande  rien...  C'est  joli, 
hein?  c'est  chevaleresque. 

—  Le  tailleur  est  là  qui  apporte  un  habit  neuf  pour  mon- 
sieur.—  C'est  bien  ;  je  n'ai  pas  le  temps  de  l'essayer  en  ce 
moment.  Qu'il  laisse  l'habit  el  repasse  plus  tard. 

La  bonne  sort,  et  M"»'  Flànanville  dit  à  son  mari  :  —  Allez 
donc  achever  de  vous  habiller,  mon  ami,  et  surtout  n'ou- 
bliez pas  de  porter  un  bouquet  à  votre  oncle. 

—  Sois  tran(]uille,  ma  chère  amie...  Tiens,  si  je  mettais 
rhabit  qu'on  vient  de  m'ap|)orter  pour  faire  mes  \isites... 
Ça  ne  ferait  pas  de  mal,  ceux  que  j'ai  sont  vieux  et  peu  à 
la  mode,  et  on  a  beau  dire,  la  toilette  fait  quelque  chose 
sur  le  vulgaire...  et  même  sur  les  gens  d'esprit.  Je  n'ai  pas 
envie  de  me  conduire  comme  Chapelain ,  l'auteur  de  la 
Pucelle,  et  qui  était  surnommé  ,  par  quelques  académi- 
ciens, le  chevalier  de  l'ordre  de  l' araignée-,  il  faut  que 
je  te  conte  pourquoi... 

—  Allez  donc  vous  habiller,  mon  ami...  —  Tu  sauras 
que  Chapelain  avait  un  habit  tellement  rapiécé  et  recousu, 
que  le  fil  formait  dessus  comme  le  travail  d'une  araignée. 
On  prétend  que  se  trouvant  un  jour  chez  le  grand  Condé, 
où  il  y  avait  une  réunion  nombreuse,  une  araignée  vint  à 
tomber  des  lambris  ;  on  crut  qu'elle  ne  pouvait  venir  de  la 
maison  parce  que  tout  y  était  d'une  excessive  propreté  ; 
alors  toutes  les  dames  s'écrièrent  d'une  commune  voix  que 
l'araignée  ne  pouvait  sortir  que  de  la  perruque  de  Chape- 
lain. Quoique  vieux,  il  n'avait  jamais  porté  que  cette  per- 
ruque. On  prétend  qu'il  était  si  avare  ,  quoique  jouissant 
de  quinze  mille  livres  de  rente...  on  comptait  par  Hvres 
alors,  qu'il  essuyait  ses  mains  sur  un  balai  de  joncs  pour 
épargner  les  serviettes.  Son  avarice  fut  même  cause  de  sa 
mort;  il  aima  mieux  traverser  la  rue  pleine  d'eau,  un  jour 
qu'il  se  rendait  à  1'  cadémie,  que  de  donner  un  liard  pour 
passer  le  ruisseau  sur  une  planche  qu'on  y  avait  jelée.  Le 
froid  le  saisit,  et  il  en  mourut...  A  présent,  au  lieu  de  mou- 
rir, on  dit  claquer ,-  c'est-4-dire  ce  sont  les  polissons,  les 
mauvais  sujets  qui  se  servent  de  ces  expressions...  Anas- 
tase,  je  vous  défends  Yargot,  c'est  un  langage  que  je  ne 
vous  apprendrai  jamais...,  fi  donc!...  Je  vais  m'habiller... 
On  n'a  pas  une  minute  à  soi,  ici!... 

M.  Flànanville  se  décide  enfin  à  terminer  sa  toilette; 
mais  lorsqu'il  veut  mettre  son  habit  neuf,  il  ne  peut  pas 
entrer  dedans,  les  manches  sont  trop  étroites.  11  peste,  i. 
jure  après  son  tailleur. 

—  Si  du  moins  vous  l'aviez  essayé  devant  lui,  dit  ma- 
dame, il  aurait  sur-le-champ  r'arrangé  cela.  —  Est-ce  que 
j'avais  le  temps! 

Enfin  M.  Flànanville  est  sorti  avec  un  vieil  habit  et  tenant 
son  fils  par  la  main.  Madame  lui  a  crié: 

A  cinq  heures  le  diner  sera  prêt. 

Et  il  a  répondu  :  —  .Mon  Dieu!  ma  chère  amie,  vous  sa- 
vez bien  que  je  suis  l'exactitude  même...,  à  moins  que  le 
torrent  des  affaires  ne  m'entraîne. 

Arrivé  dans  la  rue,  M.  Flànanville  dit  à  son  fils  : 

—  Nous  allons  prendre  par  les  boulevards  ;  c'est  peut- 


12 


LECTURES  DU  SOIR. 


être  un  peu  plus  long,  mais  le  chemin  est  dallé,  bitumé, 
c'est  charmant  ;  on  marche  comme  si  on  se  promenait  dans 
un  salon  ;  je  ne  désespère  pas  même  de  voir  un  jour  les 
boulevards  cirés,  frottés  et  mis  en  couleur. 

Le  père  et  le  fils  se  mettent  en  marche.  Sur  les  boule- 
vards, ils  s'arrêtent  devant  toutes  les  boutiques  de  gravu- 
res ,  de  caricatures ,  de  tableaux  et  d'oiseaux.  Ils  mettent 
une  heure  pour  parcourir  deux  boulevards.  Arrivés  à  la 
Porte  .Saint-Denis,  M.  Flànanville  dit  à  son  fils:— Tiens, 
voilà  un  commerce  qui  n'existait  pas  sous  Henri  iV,  qui 
cependant  avait  promis  la  poule  au  pot  à  ses  sujets.  Lis 
ce  qu'il  y  a  au-dessus  de  cette  boutique. 

M.  Anastase  s'arrête  devant  la  boutique,  allonge  les  lè- 
vres, ouvre  les  yeux,  élargit  ses  narines  et  épelle: 

—  Bou...  boubou...  bottillons  à  do...  à  dodo...  à  do- 
mi...  —  Ah!  mon  fils,  vous  n'êtes  pas  fort  sur  la  lecture... 
—  J'aime  mieux  te  réciter  mon  verbe...  —  Taisez-vous.  Il 
yaécritlà,  mon  fils:  Bouillon  à  domicile!...  Car  mainte- 
nant, pour  prendre  un  bouillon,  il  n'est  plus  nécessaire 
d'entrer  chez  un  traiteur  ou  dans  un  café-restaurant;  on 
cherche  une  boutique,  peu  garnie  au  coup  d'oeil;  on  lit: 
CoMPACME  HOLLANDAISE,  BouHlon  à  domicHe  et  sur  place, 
à  la  tasse  et  au  litre.  Et  si  l'on  éprouve  une  faiblesse  d'es- 
tomac, on  entre,  on  demande  un  litre  de  bouillon  ou  de 
consommé...,  et  l'on  consomme...  Veux-tu  tortiller  un 
bouillon?  Je  veux  dire  prendre,  boire  ;  tortiller  est  un  de  ces 
vilains  mots  d'argot  que  je  te  défends  de  jamais  employer 
dans  la  conversation,  et  qui,  dans  le  dictionnaire  des  filous, 
veut  dire  manger...  Entrons  prendre  un  bouillon,  ceci  est 
pour  ton  instruction. 

Le  père  et  le  fils  entrent  dans  la  boutique  tenue  par  la 
Compagnie  hollandaise.  Ils  s'attablent,  et,  pendant  qu'on 
les  sert,  .M.  Flànanville  continue  de  faire  l'éducation  de  son 
fils. 

—  On  peut,  comme  tu  le  vois,  Tanase,  prendre  un 
bouillon  dans  rétablissement,  ou  l'emporter  chez  soi  :  il  y 
a  des  personnes  qui  mettent  beaucoup  moins  souvent  le 
pot-au-feu  depuis  que  l'on  a  la  facilité  de  se  procurer  du 
bouillon  sans  être  oblige  de  manger  du  bœuf  liouilli... 
Pour  les  artisans,  pour  les  petits  marchands  qui  n'ont  p.ns 
le  moyen  de  tenir  un  ménage,  c'est  une  invention  fort  utile 
que  celle-ci.  Combien  de  pauvres  gens  qui  ne  mangeaient 
habituellement  que  de  la  soupe  maigre  et  qui  font  gras  de- 
puis que  le  bouillon  se  vend  en  détail!  Dans  les  quartiers 
où  il  n'y  a  pas  encore  de  compagnie  hollandaise,  les  habi- 
tants vont  quelquefois  fort  loin  pour  se  procurer  du  bouil- 
lon. Je  me  souviens  de  m'étre  trouvé  un  jour  dans  un  om- 
nibus avec  une  femme  qui  tenait  à  sa  main  une  tasse  pleine 
de  bouillon  qu'elle  venait  certainement  d'acheter  loin  de 
son  domicile.  C'était  un  voisinage  fort  désagréable,  qui  me 
faisait  trembler  à  chaque  cahot  de  la  voiture...,  et  d'autant 
plus  que  la  femme  qui  tenait  la  tasse  semblait  a\oir  envie 
àe  pioncer  sur  mon  épaule...  Pioneer  veut  dire  dormir, 
dans  cet  infâme  langage  qu'on  n'a  pas  craint  d'imprimer 
dans  \ç.  Journal  des  Débats...  Songe  bien,  .Anastase,  à  ne 
jamaisuser  de  cette  locution!...  Bref,  je  dis  à  cette  femme  : 
«  Madame,  quand  on  porte  du  bouillon  dans  un  omnibus, 
on  devrait  au  moins  se  prémunir  d'une  boite  en  fer-blanc 
comme  les  laitières...  »  Elle  me  regarda  en  riant,  et  j'eus 
une  grande  tache  sur  mon  habit. 

La  leçon  paternelle  est  interrompue  par  l'arrivée  des 
bouillons  flanqués  de  petits  pains.  Le  petit  garçon  prend 
son  consommé,  taudis  que  son  père  lui  dit  : 

—  Que  ceci  te  serve  de  leçon,  mon  (ils,  il  y  a  dans  Paris 
des  hommes  qui  se  mettent  fort  bien,  qui  ont  toujours  dos 
bottes  parfaitement  cirées,  du  linge  blanc...  du  moins  ce- 


lui qui  se  voit...,  qui  portent  des  gants  jaunes,  une  canne 
à  pomme  d'argent  ciselé,  et  qui  dînent  avec  un  bouillon 
de  quatre  sous...,  il  faut  dire  vingt  centimes  maintenant, 
dans  lequel  ils  trempent  une  livre  de  pain...,  il  faut  dire 
un  demi-kilo.  Quand  vous  rencontrez  dans  les  rues  de  tels 
individus,  ô  mon  fils,  qui  vous  toisent  d'un  air  insolent, 
se  donnent  des  manières  de  lion,  de  petits  maîtres  et  vous 
jetteraient  par  terre  plutôt  que  de  se  déranger,  alors  vous 
pensez  avoir  vu  quelqu'un  d'important,  quelque  haut  per- 
sonnage, et  vous  êtes  loin  de  vous  douter  que  ce  monsieur 
qui  fait  tant  d'embarras  a  diné  avec  un  bouillon  et  un  petit 
ou  un  gros  pain.  Défiez-vous  de  ces  gens  qui  font  les  ri- 
ches, les  puissants,  les  arrogants.  Ceux  que  la  fortune  ou 
le  mérite  ont  le  plus  favorisés  ont  presque  toujours  des 
dehors  fort  simples.  Certainement  vous  êtes  bien  libre  de 
diner  rien  qu'avec  un  bouillon,  si  tel  est  votre  bon  plaisir, 
ou  si  vos  moyens  ne  vous  permettent  pas  de  prendre  autre 
chose;  le  ridicule  n'est  point  là.  Du  reste,  l'invention  des 
bouillons  à  domicile  est  tout  à  la  fois  philanthropique,  gas- 
tronomique et  économique.  11  y  a  des  gens  qui  ont  voulu 
la  critiquer,  la  faire  tomber,  et  pour  tâcher  de  dégoûter  les 
consommateurs,  ilsontosé  dire  que  dans  ces  établissements 
on  fai.sait  du  bouillon  sans  viande  et  rien  qu'avec  des  os. 
A  cela,  les  entrepreneurs  de  bouillons  à  domicile  ont  ré- 
pondu de  la  façon  la  plus  simple  et  la  plus  noble  :  en  ven- 
dant à  très-bas  prix  tout  le  bœuf  cuit  qui  leur  a  servi  à  faire 
du  bouillon  :  Salon  et  Sénèque  n'auraient  pu  faire  mieux. 

M.  Anastase  a  paru  goûter  le  discours  de  son  père  et 
très-satisfait  du  bouillon.  Mais  lorsqu'il  a  fini,  M.  Flànan- 
ville s'empare  d'un  journal,  car  le  journal  se  glisse  partout, 
même  dans  les  compagnies  hollandaises.  Pendant  qu'il  le 
lit,  son  fils,  qui  s'ennuie  dans  la  boutique  où  il  ne  prend 
plus  rien,  sort  et  va  se  promener  sur  le  boulevard. 

Ce  n'est  qu'après  avoir  entièrement  dévoré  le  journal, 
qui  est  d'une  dimension  colossale,  que  M.  Flànanville  s'a- 
perçoit que  son  fils  n'est  plus  près  de  lui.  11  sort  et  regarde 
de  tous  côtés.  Il  s'aventure  à  droite.  Il  n^perçoit  point 
.\nastase,  il  revient  sur  ses  pas  et  va  chercher  à  gauche. 
Enlin,  après  plus  d'une  heure  de  courses  et  de  pas  dans 
tous  les  sens,  M.  Flànanville  aperçoit  son  fils  en  admira- 
tion devant  un  théâtre  de  marionnettes  et  Polichinelle  ros- 
sant le  commissaire. 

Le  papa  [irend  son  fils  par  l'oreille  en  lui  disant: 

—  C'est  ainsi  que  tu  me  fais  perdre  mon  temps!... 
quand  j'ai  tant  à  laire.  —  Comme  vous  lisiez  le  journal, 
j'ai  pensé  que  vous  n'étiez  pas  pressé.  —  Je  crois  que  ce 
petit  drôle  se  permet  encore  de  raisonner. 

—  Je  raisonne...,  tu  raisonnes...,  il  rai... —  Silence, 
drôle,  et  doublons  le  pas. 

.\près  avoir  marché  quelques  minutes,  .M.  Flànanville 
aperçoit  du  monde  rassemblé,  tous  les  yeux  sont  fixés  sur 
le  troisième  étage  d'une  maison.  Les  uns  disent  :  —  11  y 
est  !  les  autres  :  —  Non,  il  n'y  est  plus  !  —  Je  crains 
qu'on  ne  parvienne  pas  à  le  prendre...  —  Oh  !  quel  dom- 
mage !  tout  à  l'heure  il  y  a  un  monsieur  qui  était  sur  le 
point  de  mettre  sa  main  dessus ,  lorsqu'il  s'est  encore 
échappé. 

M.  Flànanville  s'est  glissé  parmi  les  badauds;  il  écoute 
ce  qu'on  dit,  et  lorsque  son  fils  lui  demande  ce  qu'il  y  a, 
il  lui  répond  :  —  Il  paraîtrait  que  c'est  un  voleur  qui  s'est 
sau\é  et  que  l'on  voudrait  rattraper...  —  Oh  !  un  voleur! 
comment  donc  est-ce  fait,  papa"?  —  Eh  !  mon  Dieu  !  mon 
cher  ami,  c'est  fait  absolument  comme  tout  le  monde... 
Opendant  Lavaler  prétend  qu'ils  ont  quelque  chose  dans 
les  veux...  de  plus  dilaté...  Quand  j'aurai  le  temps,  je  te 
ferai  étudier /.aia/fr.  Au  reste,  nous  pouvons  nous  infor- 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


13 


mer...  Madame,  mille  pardons,  mais  celui  que  l'on  cherche 
a-t-il  l'air  farouche? 

La  femme  à  qui  M.  Fiànanville  adressait  cette  question 
était  coiffée  d'un  immense  chapeau  de  paille  qui  pouvait 
au  besoin  servir  d'auvent;  elle  portait  à  son  bras  gauche 
un  vieux  cabas  d'où  sortaient  deux  queues  de  merlan.  Elle 
répond  en  sortant  de  son  cabas  un  vieux  mouchoir  rouge 
plein  de  tabac  : 

—  Mais,  monsieur...  pour  farouche,  oui,  il  a  l'air  pas 
mal  farouche,  mais,  du  reste,  ah  !  il  est  bien  gentil  !  — 
Ah  !  il  est  gentil...  Il  est  donc  jeune?  —  Je  ne  sais  pas  son 
âge,  mais  il  est  tout  vert  et  tout  bleu. 

—  Ah!  papa!  lu  ne  m'avais  pas  dit  que  les  voleurs 
étaient  verts  et  bleus,  s'écrie  Anastase. — Ma  foi,  mon  cher 
ami,  c'est  que  je  n'en  savais  rien  moi-même...  Il  faut  que 
ce  soit  une  nouvelle  mode. . .,  on  voit  des  choses  si  singu- 
lières dans  le  monde  !  Par  exemple,  les  dames  du  Japon  se 
dorent  les  dents,  et  celles  des  Indes  se  les  rougissent.  Les 
dents  les  plus  noires  sont  estimées  les  plus  belles  dans  le 
Guzuratte  et  dans  quelques  endroits  de  r.\mérique.  Dans 
le  Groenland,  les  femmes  se  peignent  le  visage  de  bleu  et 
de  jaune.  Quelque  teint  frais  que  puisse  avoir  une  Mosco- 
vite, elle  se  croirait  laide,  si  elle  n'était  pas  couverte  de 
fard.  La  petitesse  des  pieds  n'a  pas  d'agrément  pour  les 
Chinoises,  s'ils  ne  sont  petits  comme  ceux  des  chèvres. 
Dans  l'ancienne  Perse,  le  nez  aquilin  était  jugé  digne  de  la 
royauté.  Les  mères  l'écrasent  dans  certains  pays  à  leurs 


enfants.  Les  Turcs  et  les  Anglais  aiment  les  cheveux  roux; 
on  a  mis  de  la  poudre  dans  la  coiffure  de  manière  à  la  ren- 
dre entièrement  blanche...  D'après  cela,  je  ne  vois  pas 
pourquoi  les  voleurs  n'auraient  point  adopté  un  costume 
vert  et  bleu...;  ça  me  parait  assez  logique. 

M.  Fiànanville  regarde  la  femme,  qui  a  replacé  son  mou- 
choir sur  ses  merlans,  et  reprend  :  —  A-t-on  été  chercher 
la  garde? —  Pourquoi  faire  la  garde?  —  Mais  pour  tâcher 
de  l'arrêter.  —  Ah  !  il  se  moque  de  la  garde.  —  Par  où  donc 
s'est-il  sauvé?  —  Par  cette  fenêtre  du  troisième.  —  Ah  ! 
mon  Dieu!  il  faut  être  bien  hardi.  —  Il  a  volé  ensuite  au 
quatrième  et  dans  les  mansardes.  —  Il  parait  qu'il  a  volé 
dans  toute  la  maison,  ce  gaillard-là  !  — Mais  dans  ce  mo- 
ment on  ne  l'aperçoit  plus. 

M.  Fiànanville  regarde  en  l'air.  Son  fils  en  fait  autant. 
Ils  ne  veulent  pas  s'éloigner  sans  avoir  vu  arrêter  le  voleur 
vert  et  bleu.  Au  bout  d'un  certain  temps,  tout  le  monde 
s'écrie  :  «  Il  est  là  sur  l'arbre  !  > 

Aussitôt  un  gamin  grimpe  à  l'arbre  en  disant  :  —  Je 
l'aurai  ! 

Et  M.  Fiànanville  dit  à  son  Gis  :  —  Voilà  un  gamin  qui 
s'expose  beaucoup,  c'est  un  trait  de  courage  qui  lui  fera 
honneur...  Grave-le  dans  ton  esprit,  Tanase! 

Bientôt  le  gamin  redescend  de  l'arbre  en  criant  :  —  Je 
le  tiens  ! 

Eu  effet,  il  tenait  dans  une  main  un  fort  beau  perroquet 
vert  et  bleu. 


Le  voleur  vert  et  bleu. 


—  Eh  quoi  !  s'écrie  M.  Fiànanville,  il  s'agissait  d'un 
perroquet!.,.  Anastase,  nous  sommes  floués... — Qu'est-ce 
que  cela  veut  dire?  papa.  —  Cela  veut  dire  :  trompé,  at- 
trapé, fait  au  même;  c'est  un  affreux  mot  dont  il  ne  faut 
iamals  te  servir. . .  Allons,  en  route... 

Ah!  voilà  Dupont...,  bonjour,  Dupont...  Comment  se 


portent  ta  femme,  ta  fille  et  tes  trois  chiens,  Dupont?  tu 
es  maigri,  Dupont;  je  te  trouve  le  fond  des  yeux  jaune, 
est-ce  que  tu  couves  une  maladie?... 

Le  monsieur  auquel  Fiànanville  s'est  adressé  essaye  de 
placer  quelques  paroles  : 

—  Tu  ne  viens  pas  me  voir...  Je  comptais  sur  toi,  pour 


14 


LECTLRES  DU  SOTÏÏ. 


avoir  une  recommandation  près  d'un  chef  de  bureau  que 
tu  connais... 

—  Mais,  mon  cher,  est-ce  que  j'ai  le  temps  ! . . .  demande 
àTanase  si  j'ai  un  moment  à  moi  dans  la  journée...,  des 
affaires  par-dessus  la  tête!... 

Et  M.  Flànanville  bavarde  pendant  trois  quarts  d'heure 
dans  la  rueavecson  ami  Dupont  :  c'est  celui-ci  qui  le  quitte, 
sans  quoi  il  causerait  encore. 

Le  père  et  le  fils  se  sont  remis  en  marche.  Tout  à  coup 
M.  Flànanville  s'arrête  en  regardant  en  l'air  et  s'écrie  : 

—  Le  feu!...  le  feu  !...  il  y  a  le  feu  dans  cette  maison  ! 
Chacun  se  presse  autour  de  lui,  on  regarde,  on  aperçoit 

en  effet  un  nuage  de  fumée  qui  a  quelque  intensité  et  qui 
s'élève  assez  haut  dans  les  airs. 

—  C'est  dans  la  maison  derrière  celle-ci...  Oh  !  sentez- 
vous  l'odeur  de  la  suie  !...  C'est  un  feu  de  cheminée,  mais 
ils  sont  parfois  fort  dangereux.  Anastase,  reste  là,  je  vais 
chercher  les  pompiers. 

Et  M.  Flànanville  plante  son  fils  au  milieu  de  la  rue, 
court  s'informer  où  est  le  poste  de  pompiers  le  plus  voisin 
et  s'empresse  d'aller  requérir  leur  secours.  Bientôt  il  re- 
vient avec  une  escouade  de  pompiers  qui  traînent  avec  eux 
leurs  pompes  parce  qu'on  leur  a  dit  que  le  feu  était  violent. 
Ils  frappent  à  la  maison  que  Flànanville  leur  indique.  Ce- 
lui-ci dit  au  concierge:  — Chezquiestle  feu?— Quel  feu?... 
— Celui  qu'on  voit  d'en  bas,  la  fumée  s'élève  derrière  votre 
maison. — C'est  le  tuyau  du  four  du  fabricant  de  porcelaine, 
c'est  tous  les  jours  comme  cela,  il  n'y  a  pas  le  moindre  feu. 

M.  Flànanville  se  pince  les  lèvres.  Les  pompiers  le  re- 
gardent de  travers,  il  s'esquive  et  cherche  son  fils.  Ce  n'est 
qu'au  bout  d'une  heure  qu'il  parvient  à  découvrir  son  reje- 
ton dans  la  boutique  d'un  pâtissier.  Il  paye  la  galette  que 
l'enfant  mangeait  pour  passer  le  temps  et  se  remet  en  route 
avec  lui  en  s'écriant  : 

—  Fichtre  !  ne  nous  amusons  pas  en  route  !  nous  avons 
affaire  au  faubourg  Saint-Germain,  nous  sommes  en  re- 
tard. J'ai  envie  que  nous  prenions  un  cabriolet  pour  nous  hâ- 
ter... en  voilà  justement  un  qui  passe...  Oh  !  eh  !  cocher... 
Oui,  arrêtez. 

M.  Flànanville  et  son  fils  montent  en  cabriolet.  Le  jeune 
Anastase  est  très-joyeux  d'aller  en  voiture  et  son  père  se 
dispose  à  lui  raconter  l'origine  des  cabriolets  qui,  suivant 
lui,  ont  commencé  par  des  brouettes,  lorsque  tout  à  coup 
il  s'interromp  pour  dire  au  cocher  : 

—  Ne  prenez  pas  par  là,  c'est  le  plus  long  ;  vous  n'êtes 
pas  à  l'heure,  vous  ne  devez  pas  tenir  à  prendre  le  plus 
long.  Prenez  cette  petite  rue,  nous  biaiserons,  c'est  le  plus 
court. —  Mais,  monsieur,  par  ce  chemin-là  il  y  a  pres(|ue 
toujours  des  embarras  de  voitures,  et  on  est  quelquefois 
obligé  d'attendre  longtemps.  —  Allez  donc,  je  vous  réponds 
de  tout. 

Le  cocher  cède  aux  désirs  de  son  bourgeois,  mais,  ainsi 
qu'il  l'avait  prévu,  en  tournant  devant  Saint-Eustache,il  est 
obligé  de  s'arrêter  derrière  un  fiacre,  qui  est  arrêté  par  un 
milord,  qui  a  devant  lui  une  charrette,  qui  est  derrière  une 
citadine, qui  est  accrochée  à  un  tombereau  chargé  de  pierre, 
etletomboreau, en  voulant  aider  la  citadine  à  se  décrocher, 
s'est  tourué  en  travers  de  manière  que  ce  qui  restait  de 
passage  dans  la  rue  se  trouve  barré,  et  que  sur  une  seconde 
file  on  aperçoit  un  porteur  d'eau,  un  camion,  un  fiacre, 
un  omnibus  et  plusieurs  cabriolets  (]ui  atlendeut  leur  tour. 

Le  cocher  qui  mène  M.  Flànanville  et  son  fils  jure  d'une 
façon  très-énergique,  en  s'écriant:  — Là!  qu'est-ce  que 
j'avais  dit!  ça  ne  manque  jamais  par  ici. 

—  Oh  !  cela  ne  va  pas  êlre  long,  dit  M.  Flànanville.  Cinq 
minutes  s'écoulent.  Au  lieu  de  se  détacher,  les  deux  voitu- 


res semblent  plus  empêtrées  que  jamais  l'une  dans  l'autre, 
et  quelques  voitures  de  derrière  ayant  voulu  essayer  d'a- 
vancer, ont  encore  augmenté  l'embarras  en  diminuant 
l'espace  nécessaire  pour  parvenir  à  décrocher  celles  qui  se 
tiennent. 

Le  cocher  jure  plus  fort.  M.  Flànanville  lui  dit  :  —  Au 
fait  je  crois  qu'il  vaut  mieux  retourner  et  prendre  un  autre 
chemin.  L'automédon  met  sa  tète  en  dehors  de  la  capote 
et  jure  à  faire  tomber  la  foudre,  en  murmurant  : 

—  Oui,  retournez  donc  à  présent  !...  Plus  de  vingt  voi- 
tures derrière  nous,  nous  sommes  bloqués!  Nous  v'ià  ici 
jus(iu'à  ce  soir...  nom  d'un  nom!  d'un  nom  !  d'un  nom!... 

M.  Flànanville  regarde  à  son  tour.  La  rue  est  entière- 
ment encombrée  de  voitures,  de  porteurs  de  meubles,  de 
brancards,  de  maraîchers  ;  enfin,  de  gens  à  pied  et  à  che- 
val qui  attendent  que  le  passage  soit  rétabli,  et  à  chaque 
minute  la  bagarre  augmente,  parce  que  dans  ce  quartier 
populeux  et  très-fréquenté  les  curieux,  les  badauds  et  les 
oisifs  viennent  encore  augmenter  l'encombrement  et  qu'il 
arrive  toujours  de  nouvelles  voitures  par  devant  et  par  der- 
rière. 

Bientôt  les  cochers  s'impatientent,  les  charretiers  se 
mettent  en  colère,  les  porteurs  de  brancards  les  injurient, 
les  voituriers  leur  répondent,  souvent  les  piétons  prennent 
parti  pour  l'un  ou  pour  lautre,  tout  le  monde  crie,  et  on 
entend  ces  phrases  : 

—  Dis  donc  toi,  là  bas!...  est-ce  que  tu  vas  nous  faire 
coucher  ici?  —  De  quoi  qu'il  se  mêle  celui-là!...  Est-ce 
que  tu  nous  apprendras  not'  métier?  malin!  —  Si  vous 
aviez  appuyé  un  peu  à  gauche  en  faisant  reculer  le  porteur 
d'eau,  on  aurait  pu  passer. 

—  Voyez-vous  cha!  qu'est-ce  qua  voula  que  je  recula, 
celui-là!  pour  que  mon  tonna  il  soya  brisa.  —  As-tu  fini, 
charabia!  —  Allons,  fichtre  charretier,  finissons-en!  — 
Laissez  au  moins  un  peu  de  place  pour  les  piétons,  ils  vont 
nous  écraser  tous  ! 

—  Gnia  pas  de  danger!  Passez  donc,  ma  petite  mère, 
faites  vous-même.  —  Si  cette  dame  passe  là,  le  tonneau 
pourrait  bien  y  passer. ..  Eh  !  eh  !  eh  !  —  Il  faut  avouer  qu'il 
y  a  des  gens  bien  manants,  bien  grossiers.  —  Veux-tu  taire 
ta  coloquinte,  toi  là-bas... 

—  Eh  bùl...  eh  hù,  dia!...  hîi  dia!...  hû  dia!... sacré 
mille... 

Ici  les  jurements  deviennent  tellement  énergiques  que 
M.  Anastase  a  peur  et  se  meta  pleurer  en  disant  :  Je  veux 
m'en  aller. 

—  Tu  as  raison,  mon  fils...  d'ailleurs  je  ne  puis  pas  voir 
fouetter  une  bête  comme  cela,  ça  me  fait  mal.  Tenez,  cocher, 
voilà  vingt  sous...  nous  descendons. 

El  M.  Flànanville  descend  du  cabriolet  avec  son  fils  sans 
écouter  les  cris  de  son  cocher  qui  prétend  qu'il  devrait  au 
moins  lui  payer  l'heure. 

Après  avoir  manqué  dix  fois  d'être  écrasé  lui  et  son  re- 
jeton, .M.  Flànanville  est  parvenu  à  sortir  de  la  bagarre; 
mais  il  marche  au  hasard,  il  ne  sait  plus  où  il  va  tant  cette 
scène  l'a  impressionné  ;  enfin,  le  père  et  le  fils  se  trouvent, 
sans  trop  savoir  comment,  devant  l'entrée  des  Tuileries. 

M.  Flànanville  et  Anastase  traversent  le  jardin,  mais 
alors  le  papa  veut  régaler,  son  fils  de  la  vue  des  poissons 
rouges  qui  sont  dans  le  grand  bassin.  Ce  n'est  qu'après 
avoir  eutendu  l'horloge  du  château  sonner  cinq  heures  que 
M.  Flànanville  s'écrie  : 

—  Cinq  heures!  ah  bah!...  pas  possible  !...  et  ta  mère 
qui  nous  a  dit  que  le  diuer  serait  servi  à  cette  heure-là... 
Il  faut  rentrer  bien  vite...,  il  faut  même  prendre  une  voi- 
ture pour  ne  pas  être  trop  en  retard. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


15 


ï 


M.  Flànanville  quitte  à  repret  les  poissons  rouges;  il  con- 
duit son  fils  à  une  place  de  fiacres,  n'en  prend  |)as,  parce 
que  celte  fois  il  veut  un  niilord,  fait  ainsi  trois  places  sans 
trouver  de  milord,  et  finit  par  prendre  un  cabriolet.  Il  se 
fait  conduire  chez  lui  et  y  arrive  à  six  heures  passées. 

Le  diner  a  été  réchauffé  plusieurs  fois  ;  madame  est  de 
mauvaise  humeur. 

—  Au  moins,  dit-elle,  j'espère  que  tu  as  fait  toutes  tes 
visites  et  n'as  pas  oublié  ton  oncle. 

—  Eh  !  mon  Dieu  !  cela  m'a  été  impossible ,  répond 
M.  Flànanville.  —  Tu  n'as  pas  été  chez  ton  oncle?  —  Ni 
chez  les  autres  ;  demande  à  ton  fils  si  j'ai  eu  le  temps,  si  j'ai 
eu  un  moment  à  moi  dans  la  journée.  Puisque  nous  avons 
été  obligés  de  prendre  une  voilure  pour  revenir. 

—  Ah  !  ça,  c'est  vrai  !  dit  M.  Anastase;  nous  avons  été 


floués  dans  nos  courses...  moi  je  n'ai  pas  faim,  je  n'ai  ce- 
pendant/or<ii/^  qu'un  bouillon  et  six  sous  de  galette,  mais 
je  suis  fatigué  à  en  claquer...,  aussi  j'ai  bien  envie  de  pion- 
cer!... 

M™»  Flànanville  regarde  son  fils  avec  étonnement  et  dit  à 
son  mari  :  — Ah!  quelle  horreur!...  qu'est-ce  que  j'en- 
tends? grand  Dieu  !  est-ce  là  l'éducation  que  vous  donnez 
à  votre  fils?  —  l*ar  exemple  !  je  lui  ai  défendu  ces  mots-là, 
au  contraire. — Mais  si  vous  ne  les  aviez  pas  ditsdevant  lui... 
— Ma  chère  amie,  quand  on  est  aussi  occupé  que  je  le  suis, 
on  ne  fait  pas  toujours  attention  à  ce  qu'on  dit.  Mais  sois 
tranquille...,  je  me  charge  de  l'éducation  d'Anastase...,  il 
faut  seulement  que  j'aie  un  peu  de  temps  à  moi. 

Paul  de  KOCK. 


laMS  FÊTES  BE  WMMll 


mmmm  m  la  découverte  de  la  conjuration  de  harin'o  faliero. 


En  l'an  de  grâce  i5S4,  Venise  tout  entière  pleurait  son 
doge  André  Dandolo,  mort  en  emportant  les  regrets  uni- 
versels. Ce  prince  n'avait  pas  été  seulement  l'un  des 
hommes  les  plus  savants  de  son  siècle,  le  premier  et  le 
meilleur  historiographe  de  sa  patrie  et  l'un  des  plus  chers 
amis  de  l'immortel  Pétrarque  ;  ses  qualités  personnelles 
lui  avaient  encore  valu  la  confiance  et  la  vénération  de  ses 
sujets  ;  il  les  avait  gouvernés  avec  sagesse  ;  ses  lumières 
et  sa  science  profonde  l'avaient  popularisé  même  à  l'é- 
tranger. 

Le  Conseil  des  électeurs  avait  remarqué  que  la  sage  ad- 
ministration du  dernier  prince  avait  plutôt  été  le  résultai 
de  sa  prudence  et  de  la  pénétration  de  son  esprit  que  de 
ses  vertus  guerrières,  lesquelles  sont  quelquefois  plus  nui- 
sibles que  profitables  à  un  Etat.  Il  rechercha  donc  quel- 
qu'un qui  fût  digne  sous  tous  les  rapports  de  remplacer 
Dandolo.  Quoiqu'il  fût  âgé  de  quatre-vingts  ans,  Marino 
Faliero  fut  élu  à  l'unanimité.  Ses  talents  exercés  longlemps 
dans  les  principales  charges  de  la  république,  l'activité 
dont  il  avait  fait  preuve  dans  les  ambassades  et  dans  le  gou- 
vernement des  provinces,  son  éloquence  entraînante  et  son 
savoir  profond  justifiaient  amplement  un  pareil  choix. 

Au  moment  de  son  élection,  Marino  Faliero  se  trouvait  à 
Avignon  (2),  auprès  du  pape  Innocent  VI,  où  il  était  chargé 
de  conclure  un  traité  de  paix  avec  les  ambassadeurs  de 
Gènes  et  les  alliés  de  cette  ville.  On  lui  envoya  une  députa- 
tion  de  douze  patriciens  pour  lui  annoncer  sa  nomination, 
et  lui  servir  de  corlége  pendant  son  voyage. 

Faliero  partit  aussitôt,  et,  arrivé  à  Pile  de  Saint-Clément, 
il  y  trouva  le  Bucenlaure  et  un  grand  nombre  de  barques 
qui  venaient  à  sa  rencontre  pour  le  conduire  à  Venise 
comme  en  triomphe.  Ce  fut  le  S  octobre  de  cette  même 
année  1334  qu'il  arriva  à  Venise.  Le  lendemain  il  fut  mis 
en  possession  de  la  suprême  dignité  dans  l'église  Saint- 
Marc,  puis  couronné  dans  le  palais,  aux  applaudissements 
de  la  multitude. 

(1)  Voir  le  numéro  de  mars. 

(2)  A  Rome,  orateur  prèa  du  légal  du  pape,  dit  Marin  Sanulo.  (Vite 
de'  duchi  di  Venezia.)  Faliero  éiail  chevalier  el  comle  de  Val  de 
Uarino.  {Le  trad-) 


Les  commencements  de  son  règne  furent  heureux.  Il 
parvint  à  rendre  à  Venise  la  tranquillité  au  dehors,  et  ces 
premiers  succès  furent  considéré.s  comme  d'un  heureux 
présage.  Mais  la  tempête  devait  bientôt  troubler  le  calme 
et  la  pureté  de  cet  horizon. 

En  parlant  du  Jeudi  gras,  nous  avons  dit  que  le  soir 
de  ce  jour  on  donnait  au  palais  ducal  une  fête  à  toute  la 
noblesse.  L'époque  de  cette  fêle  arrivée,  le  nouveau  doge 
ne  négligea  rien  pour  la  célébrer  somptueusement.  La  do- 
garesse  était  jeune,  belle  et  spirituelle;  aussi  fit-elle  les 
honneurs  avec  une  courtoisie  exquise.  Parmi  les  nobles 
invités,  se  trouvait  un  jeune  homme  nommé  Michel  Sténo. 
Ce  jeune  patricien  se  permit,  avec  une  demoiselle  qu'il  ai- 
mail  éperdument  el  qui  se  trouvait  également  au  bal  du 
doge,  certaines  privautés  qui  déplurent  à  ce  dernier.  Con- 
sidérant ces  écarts  comme  un  outrage  à  lui-même  et  à  la 
dignité  du  lieu,  Faliero  fit  chasser  Sténo  du  palais.  Les 
écuyers,  dit-on,  exécutèrent  cet  ordre  avec  beaucoup  de 
brutalité.  Quoi  qu'il  en  soit.  Sténo,  blessé  au  vif  de  l'af- 
front public  qu'il  venait  de  recevoir,  courut  de  la  salle  du 
bal  dans  celle  du  collège,  et,  d'une  main  tremblante  de  fu- 
reur, il  inscrivit  ces  sanglantes  paroles  sur  le  propre  siège 


du  doge  : 


Marin  Pallier  dalla  bella  mugier, 
Altri  la  gode  e  lu  la  maniien  (i). 


Ces  deux  vers  ne  furent  aperçus  que  le  lendemain.  Le 
doge,  en  les  lisant,  devint  livide  de  colère,  et  somma  les 
avogadori  del  comune  de  rechercher  le  coupable,  et  la 
quarantia  de  le  punir  sévèrement. 

Michel  Sténo  fut  arrêté.  Il  avoua,  sans  hésiter,  qu'ai- 
guillonné par  le  désir  de  la  vengeance,  en  se  voyant  igno- 
minieusement expulsé  du  festin  ducal,  sous  les  yeux  mêmes 
de  celle  qu'il  aimait,  il  avait  voulu  rendre  outrage  pour  ou- 
trage. On  le  condamna  à  deux  mois  de  prison  et  à  un  exil 
d'une  année  (2). 

(0  Navagiero  dit  que  ces  mots  étaient  :  Becco  Marino  Fallier  dalla 
bella  mugier.  (Hisioria  Veueziana.)  {Le  trad.) 

(2)  Michel  Sténo  elail  chef  des  Quarante,  dit  Marin  Sanuto.  {Vite 
dei  dogi  de  Venezia,  p.  63i).  Il  futbaliu  avec  une  queue  de  renard  et 
condamné  i  deux  mois  de  prison  et  un  an  d'exil.  (Le  trad.) 


16 


LECTURES  DU  SOIR. 


En  considérant  la  jeunesse  et  l'inexpérience  de  Sténo, 
la  fougue  et  l'ardeur  de  sa  passion,  on  trouvera  ce  châti- 
ment bien  rigoureux  ;  mais  le  doge  ne  pensa  point  ainsi.  11 
eût  voulu  pour  le  coupable  une  punition  plus  sévère.  11  se 
considéra  comme  non  moins  outragé  par  l'indulgence  des 
juges  que  par  l'infâme  diatribe  de  Sténo;  dès  lors  ce 
vieillard,  modèle  de  prudence  et  de  sagesse,  déploya  un 
caractère  tout  opposé.  La  colère  fit  bouillonner  son  sang, 
et  lui  rendit  toute  l'impétuosité  d'un  jeune  homme.  Cepen- 
dant, son  indignation  n'eût  sans  doute  point  éclaté  si  ter- 
rible, sans  un  nouvel  incident  qui  vmt  y  donner  une  forte 
Impulsion. 

Un  gentilhomme  de  la  maison  Barbara  se  rendit  un 
jour  à  l'arsenal,  pour  demander  on  ne  sait  trop  quelle  fa- 
veur à  Hernaccio  Isarello  (i)  qui  en  était  l'amiral.  Sur  le 
refus  de  celui-ci,  le  patricien,  homme  d'un  caractère  vio- 
lent et  irascible,  s'emporta  jusqu'au  point  de  le  frapper  au 
visage  et  d'en  faire  jaillir  le  sang  (2).  Isarello  s'adressa  au 


'  "flc  ir\ 


Rarbaro  soufflellanl  isarello. 


doge  pour  lui  demander  justice  de  cet  affront  ;  mais  celui- 
ci,  encore  courroucé  de  la  faible  satisfaction  qu'il  avait  ob- 
tenue, lui  répondit  qu'il  ne  pouvait  rien  faire  pour  un 
homme  du  peuple,  puisque  lui,  doge,  n'a\ait  pu  obtenir 
justice  pour  lui-même.  Il  est  présumable  qu'il  cherchait,  par 
celle  réponse,  à  irriter  l'amiral  contre  le  gouvernement,  en 

(0  Navagiero  le  nomme  BtrJucci  Isdrafllo,  mais  Marin  Sanuto  ne 
donne  point  le  nom  de  l'amiral  et  dit  que  Beriucci  Isarello  était  un  in- 
génieur et  un  homme  trè«-adroit  qui  conspirait  avec  le  doge  et  l'a- 
miral. (Le  trad.) 

(a)  Il  lui  donna  un  coup  de  poing  dans  l'œil  et  le  blessa  avec  l'in- 
ncau  qu'il  portail  au  doigl.  (/(/.)  (/.e  trml.) 


se  ménageant  ainsi  le  bras  d'un  autre  pour  servir  sa  ven- 
geance (1).  Rien  n'est  plus  propre,  en  effet,  à  exciter  à  la 
révolte  que  la  vue  des  règlements  et  des  lois  rendus  inutiles 
enlre  les  mains  des  magistrats.  Les  paroles  de  Faliero 
produisirent  tout  l'effet  qu'il  en  attendait.  L'amiral  déses- 
péré s'offrit  de  lui-même  pour  mettre  un  terme  à  l'arro- 
gance de  la  noblesse,  pourvu  que  le  doge  voulût  le  se- 
conder dans  ses  desseins.  Loin  de  repousser  cette  proposi- 
tion, le  prince  le  combla  d'éloges;  il  interrogea  Isarello 
sur  les  moyens  dont  il  pouvait  disposer  pour  l'exécution, 
et  écouta  avec  un  vif  intérêt  toutes  ses  réponses.  Il  le  con- 
gédia ensuite  sans  prendre  de  détermination,  et  en  rennet- 
lant  l'affaire  à  une  occasion  plus  favorable  (2). 

Enhardi  par  l'accueil  du  doge,  Isarello,  qui  brûlait  d'ail- 
leurs de  venger  son  offense,  résolut  de  laver  son  affront 
dans  le  sang  de  son  insulteur.  Mais  son  projet  ne  put  rester 
S'  caché  que  Barbaro  n'en  eût  vent.  Le  patricien  se  tint  au 
secret  dans  son  palais,  et  écrivit  au  doge  pour  l'informer 
du  guel-apens  dont  il  était  menacé  :  «  Un  lel  attentat,  ajou- 
lail-il,  s'il  n'était  réprimé,  donnerait  un  exemple  funeste 
pour  la  sécurité  de  la  noblesse  entière.  » 

Le  doge  ne  pouvait,  sans  se  trahir,  fermer  les  yeux  sur 
cette  affaire.  11  cita  donc  l'amiral  par-devant  son  collège, 
et  là,  en  présence  des  magistrats  réunis,  il  admonesta  sé- 
vèrement Isarello,  ajoutant  que  s'il  avait  des  griefs  con- 
tre quelqu'un,  il  devait  avoir  recours  aux  voies  ordinaires 
de  la  justice,  ouvertes  à  tous.  Il  finit  par  l'engager  à  s'abste- 
nir de  toute  violence  coupable  que  la  république  de  Venise 
ne  laisserait  certainement  pas  impunie.  Isarello  promit 
d'obéir,  mais  le  doge  s'aperçut  bien  que  ce  n'était  qu'à 
contre-cœur,  et  que  sa  rancune  était  plus  profonde  que 
jamais.  La  nuit  suivante,  il  fil  introduire  Isarello  dans  ses 
appartements,  et  là,  seul  avec  lui,  il  se  justifia  de  la  sévé- 
rité qu'il  avait  montrée  au  tribunal  à  sou  égard.  Il  amena 
ensuite  la  conversation  sur  le  projet  de  révolte.  Isarello  lui 
développa  son  plan  avec  beaucoup  d'éloquence.  Il  s'agi.<- 
sait  de  choisir  dix-sept  chefs  qui  se  posteraient  dans  les 
tlifférents  quartiers  de  la  ville,  suivis  chacun  de  quarante 
hommes  ignorant  ce  qu'ils  auraient  à  faire  jusqu'au  mo- 
ment décisif  1^3).  Le  jour  fixé,  on  sonnerait  les  cloches  de 
.Saint-Marc  qu'on  ne  pouvait  mettre  en  branle  sans  un 
ordre  du  doge.  A  ce  son  inattendu,  on  verrait  accourir  sur 
la  place  les  principaux  citoyens  désireux  d'en  connaître  la 
cause,  ou  supposant  que  ce  signal  anuont;ail  l'apparition 
d'une  flotlc  génoise;  l'étal  d'hostilité  où  l'on  était  avec  la 
républiipic  de  Gènes  rendait  un  pareil  fait  pour  le  moins 
fort  probable.  Une  fois  les  gentilshommes  réunis  sur  la 
place,  les  chefs  de  la  révolte  devaient  les  cerner  cl  les  tailler 
en  pièces.  Après  l'exposé  de  ce  plan,  Isarello  nomma  les 
personnes  sur  lesquelles  il  croyait  pouvoir  compter  de  pré- 
férence ;  c'étaient  pour  la  plupart  des  lioiuuies  jouissant 

(i)  Voici  les  paroles  de  l'amiral  au  doge,  qui  détruisent  cette  sup- 
position diclée  à  l'aulcur  par  son  patriotisme  •  •<  .Mcs^ire  le  doge,  si 
vous  voulez  devenir  seigneur  et  faire  couper  en  morceaux  tous  rcs 
gentilshommes,  je  me  sens  capable ,  si  vous  me  prêtez  secours,  de 
vous  faire  seigneur  de  cette  terre  ;  et  alors  vous  pourrez  châtier  tous 
ces  gens.  —  Comment  cela  peut-il  se  faire'»  demanda  Faliero,  et 
l'amiral  exposa  son  plan,  (f.e  irad.) 

{2)  Avant  de  congédier  l'amiral,  le  doge  envoya  chercher  Brrluccl 
Faliero,  son  propre  neveu,  qui  demeurait  avec  lui  dans  le  palais  ducal, 
et  rhilippe  Calendaro  .Marin,  jouissant  d'une  grande  popularité.  Ber- 
tiicci  Isarello,  ingénieur  et  homme  irés-adroit ,  se  conceria  avec  eux 
et  organisa  le  complot.  Le  résultat  de  leur  conférence  fut  de  faire 
a  eriir  d'autrei  citoyens  de  se  rendre  au  palais,  la  nuit  suivante.  (Mar. 
San.,  p.  631.)  ^Letrad.^ 

(S)  Ils  devaient,  dit  Sanuto,  feindre  une  dispute  afin  de  donner  on 
motif  pour  sonner  le  tocsin,  auquel  signal  ils  devaient  toui  se  diriger 
vers  la  place  oïl  1rs  nobles  ne  manqueraient  pas  d'accourir  pour  con- 
naître la  cause  du  trouble.  t,làid.^  {Le  trad.) 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


d'une  grande  innuence  parmi  le  peuple.  11  prononça  entre 
autres  un  nom  qui  détermina  le  doge  à  se  jeter  dans  la 
conspiration,  dont  il  commença  à  espérer  la  réussite  du  mo- 
ment où  Philippe  Caicndano  (1)  en  faisait  partie.  CeCa- 
lendario,àla  fois  architecte  et  sculpteur,  avait  sous  ses 
ordres  toute  une  armée  d'ouvriers  adroits  et  robustes.  Outre 
tes  immenses  travaux  qu'il  avait  entrepris  pour  le  compte 
(le  particuliers,  il  avait  été  chargé  par  le  gouvernement  de 


la  construction  du  nouveau  palais  ducal  ;  car  c'était  un 
homme  d'un  remarquable  talent,  et  jouissant  d'une  répu- 
tation bien  méritée.  En  effet,  que  de  génie  ne  fallait-il  pai 
pour  asseoir,  sur  un  sol  ondoyant  comme  celui  de  Venise, 
les  fondements  d'un  aussi  vaste  édifice!  Quelle  hardiesse 
d'intelligence  pour  élever  le  colosse  sur  des  colonnes  élan- 
cées! Salovauté  l'avait  fait  estimer  de  ses  concitoyens,  sa 
justice  le  faisait  aimer  de  ses  ouvriers,  et  le  doge  avait  rai- 


Lc  doge>larino  Faliero  et  Isarello,  l'ainiial,  se  jurant  fidclilé  et  discrétion. 


son  de  compter  sur  un  tel  auxiliaire.  Enfin  Isarello  ne  né- 
gligea rien  pour  prouver  au  doge  que  l'effet  de  son  plan 
était  immanquable,  et  se  fit  fort  de  mener  à  bien  toute 
cette  révolte.  La  conférence  se  prolongea  jusqu'au  matin. 
En  se  séparant,  le  doge  et  Isarello  se  jurèrent  mutuellement 
discrétion  et  fidélité. 

(i)  Il  y  a  évidemment  méprise  entre  Philippe  Calendario  et  Ber- 
lucci  Isarello.  (Voir  ci-dessus  la  noie  (î)  p.  8,  col.  2».) (te  irad.) 

OCTOBRE    i8i5. 


Pendant  les  nuits  suivantes,  ils  se  rassemblèrent  avec 
d'autres  conjurés ,  et,  quoique  leur  nombre  allât  grossis- 
sant chaque  jour,  rien  ne  transpira  au  dehors;  personne 
ne  soupçonna  le  sujet  de  ces  réunions.  Enfin,  lorsque  tout 
fut  disposé  suivant  le  projet  d'Isarello,  on  choisit  pour  son 
exécution  le  matin  du  IS  avril  (1). 

(i)  La  nuit  du  16,  pendant  laquelle,  dit  Navagiero  {Ist.Venet., 
p.  1038),  on  devail  ouvrir  les  cachols  privés  où  se  trouvaient  les  Gé- 

—  3    —   TREIZIÈME    VOI.l'ME. 


\ 


18 


LECTURES  DU  SOIR. 


Avant  d'enlamer  le  récit  de  cette  conjuration,  il  est  né- 
cessaire de  faire  connaître  au  lecteur  une  particularité  pro- 
pre aux  usages  vénitiens,  qui  joua  un  grand  rôle  dans  cette 
circonstance. 

Depuis  un  temps  immémorial,  chaque  patricien  avait, 
à  Venise,  un  ou  deux  citadins  dont  il  s'intitulait  le  protec- 
teur. Ceux-ci  lui  étaient  dévoués  corps  et  âme,  et  se  glo- 
rifiaient d'être  appelés  ses  créature  ou  amorevoli  (créa- 
tures ou  affectionnés).  Des  deux  côtés  on  se  consacrait 
mutuellement  tous  les  secours  dont  on  pouvait  disposer. 
C'était  un  échange  réciproque  de  bons  offices  entre  le 
maître  et  ses  amorevoli.  L'histoire  ancienne  nous  donne 
à  la  vérité  quelques  exemples  de  ces  liaisons;  mais  qui, 
plus  restreintes  d'ailleurs,  sont  loin  d'avoir  la  naïveté  de 
la  coutume  vénitienne.  Les  amants  de  la  Grèce  étaient  des 
jeunes  gens  d'égale  condition,  et  leurs  devoirs  ne  s'éten- 
daient pas  au  delà  de  leur  phalange.  Au  surplus,  ces  sortes 
d'intimités  ne  tardèrent  pas  à  dégénérer  et  à  marquer  comme 
une  tache  honteuse  dans  l'histoire.  Romulus,  dans  sa  con- 
stitution, voulut  que  chaque  patrice  se  fit  le  patron  d'un 
homme  du  peuple.  Ce  législateur  d'une  ville  de  bandits 
avait  admirablement  compris  que  le  patriciat  cesserait 
d'exister  si  l'on  n'avait  soin  d'établir  une  sorte  de  confé- 
dération ou  de  ligue  défensive  entre  lui  et  le  peuple,  qui, 
sous  le  titre  de  client,  devenait  son  obligé  et  servait  d'in- 
strument à  la  puissance  du  maître. 

Sous  le  régime  féodal,  le  faible  crut  trouver  un  appui  en 
se  consacrant  volontairement  à  celui  qu'il   redoutait.  Il 
cherchait  un  refuge  auprès  de  son  tyran ,  afin  de  recu- 
ler autant  que  possible  l'instant  de  sa  perte,  et  ne  se  croyait 
en  sûreté  qu'en  vouant  son  bras  et  sa  personne  à  tous  les 
crimes  ordonnés  par  son  protecteur.  L'intérêt  enchaînait 
les  instincts  féroces  de  celui-ci,  et  le  sentiment  de  la  pro- 
priété l'attachait  à  la  conservation  des  êtres  qu'il  possédait. 
Ainsi,  comme  on  le  voit,  partout,  excepté  à  Venise,  les 
noms  de  protecteur  et  de  client  ne  représentaient  que  l'idée 
du  pouvoir;  d'un  côté  l'abus,  et  de  l'autre  un  honteux  et 
dégradant  esclavage,  à  l'exclusion  de  toute  pensée  noble  et 
généreuse.  A  Venise,  au  contraire,  cette  institution  n'était 
imposée  par  aucune  loi  ;  elle  n'entraînait  avec  elle  aucune 
idée  de  suprématie,  de  féodalité  ou  de  vasselage.  L'huma- 
nité, la  bienfaisance  et  un  sentiment  bien  entendu  de  l'in- 
térêt commun ,  en  avaient  inspiré  la  pensée.  Bien  avant 
que  les  gens  de  guerre,  dans  leur  enthousiasme  chevale- 
resque, eussent  créé  entre  eux  des  liens  d'amitié  et  de  pro- 
tection mutuelle,  en  se  donnant  le  titre  de  frères  d'armes, 
les  habitants  de  Venise  avaient  organisé  une  fraternité 
plus  digne  de  la  nature  et  de  la  société.  Ce  besoin  ne  se 
fit  point  sentir  aux  Vénitiens  au  milieu  des  horreurs  d'une 
bataille,  de  sorte  que  les  devoirs  qu'ils  s'imposèrent  n'im- 
pliquaient point  le  sacrifice  de  la  vie,  que  réprouvent  la 
justice  et  la  raison.  Ils  contractèrent  ce  lien  en  tenant  un 
enfant  sur  les  fonts  baptismaux,  ce  qui  leur  faisait  confé- 
rer le  titre  de  compare  di  san  Zuane  (compère  de  saint 
Jean  ).  Cette  parenté  spirituelle  était  l'objet  d'un  respect 
tout  religieux,  et  l'on  se  faisait  une  telle  loi  des  obligations 
qu'elle  comportait,  que  l'on  ne  reculait  devant  aucun  sa- 
crifice, aucun  dévouement  lorsqu'il  s'agissait  du  compare 
di  San  Zuane.  On  pourrait  affirmer,  sans  crainte  d'un  dé- 


noii,  Pl  les  prisons  publiques  oO  élaicnl  écroués  les  bandits,  et  sonner 
ensuite  le  tocsin  pendant  que  l'on  crierait  dans  les  rues  que  l'encadre 
génoise  était  dans  le  port.  Puis  lorsque  les  nobles  arriveraient  sur  la 
place,  on  les  égorf^erait  tous,  on  pillerait  leurs  palais,  on  deshonore- 
rait leurs  fcmmei  et  leurs  Allés,  on  tuerait  leurs  tils  et  l'on  remettrait 
le  gouTernement  suprême  aux  mains  du  doge  Kaliero.  —  Marin  Sa- 
DUlo  dit  le  mercredi  13&S.  (Leirad.) 


menti ,  qu'il  n'y  eut  jamais  d'exemple  à  Venise  d'un  indi- 
vidu ayant  faussé  un  serment  basé  sur  cette  alliance.  Il  est 
donc  bien  permis  d'admirer  une  institution  qui,  indépen- 
damment des  autres  bons  effets  qu'elle  pouvait  produire, 
établissait  une  sorte  d'union  religieuse,  mariant  la  plèbe 
à  la  noblesse,  et  donnant  ainsi  à  la  république  un  nouveau 
gage  de  concorde  et  d'unité.  Ce  qui  arriva  lors  de  la  con- 
juration de  Faliero  le  prouvera  d'ailleurs  suffisamment,  et 
c'est  à  cet  usage  que  Venise  dut,  dans  cette  circonstance, 
de  ne  pas  voir  les  eaux  de  ses  lagunes  feintes  du  sang  de 
ses  enfants,  et  le  gouvernement  qui  faisait  sa  gloire,  ren- 
versé pour  toujours. 

Or  donc,  un  des  chefs  des  conjurés  était  compare  d'un 
patricien  nommé  Niccolô  Lioni.  L'homme  du  peuple,  qui 
se  nommait  Bertrando  Bergamaso{\),  voulant  soustraire 
son  protecteur  à  la  mort  qu'on  réservait  à  tous  les  nobles, 
se  rendit  chez  lui  le  soir  du  14  avril,  demandant  à  l'entre- 
tenir d'une  affaire  de  la  dernière  importance.  Après  lui 
avoir  fait  jurer  le  secret,  Bertrando  le  conjura  de  ne  pas  quit- 
ter sa  maison  le  lendemain,  le  prévenant  qu'il  courrait  de 
graves  dangers  s'il  eu  franchissait  le  seuil.  Lioni,  stupéfait 
d'une  pareille  confidence ,  lui  demanda  le  motif  de  cette 
précaution.  Bergamaso  refusa  longtemps  de  le  lui  confier; 
mais  enfin,  serré  de  près,  et  voyant  que  son  protecteur  était 
déterminé  à  ne  pas  suivre  son  conseil  s'il  n'en  connaissait 
la  cause,  il  céda  à  son  affection  pour  Xioni ,  et  lui  révéla 
tout  le  complot.  Niccolô  le  remercia  beaucoup,  et  continua 
à  l'interroger  sur  tous  les  points,  afin  d'acquérir  une  con- 
naissance plus  parfaite  de  l'affaire.  Lorsqu'il  eut  satisfait  à 
toutes  ces  questions,  Bergamaso  voulut  se  retirer,  mais 
Lioni  ne  lui  en  laissa  pas  la  liberté  ;  il  ordonna  à  ses  do- 
mestiques de  le  garder  à  vue  avec  le  plus  grand  soin.  Alors 
il  se  mit  à  chercher  en  lui-même  un  remède  à  l'effroyable 
désastre  qui  allait  fondre  sur  sa  patrie.  Dans  l'impossibilité 
de  s'adresser  au  doge,  puisqu'il  était  à  la  tète  de  la  conspi- 
ration, il  ne  trouva  rien  de  mieux  que  de  s'en  ouvrira  l'un 
des  principaux  sénateurs,  Giovanni  Gradenigo,  dont  il  con- 
naissait depuis  longtemps  le  patriotisme  et  l'habileté.  (Voir 
la  note  précédente.)  Il  se  rendit  ensuite,  en  compagnie  de 
celui-ci,  au  palais  d'un  vénérable  magistrat,  Marco  Corner. 
De  là  ils  s'acheminèrent  tous  trois  vers  la  demeure  de  Lioni, 
afin  d'y  obtenir  de  nouveaux  renseignements.  On  dressa 
procès-verbal  de  toutes  les  réponses  de  Bergamaso,  et  lors- 
que les  noms  des  principaux  conjurés  leur  furent  connus, 
ils  se  transportèrent  au  couvent  de  San-Salvatore ,  et  de  là 
envoyèrent  quérir  les  avogadors ,  les  conseillers ,  tous  les 
membres  du  Conseil  des  Dix,  et  enfin  les  principales  autori- 
tés, à  l'effet  d'y  délibérer  en  commun  sur  les  mesures  à 
prendre  en  un  danger  aussi  imminent  (2).  Au  bout  de  (juel- 
que  temps,  tous  ceux  qui  avaient  été  mandés  se  trouvèrent 
réunis,  et  l'on  décida  à  l'unanimité  que  le  procès  serait  dé- 


(1)  Cn  ceruin  Beltrame,  dit  Nayagiero  (Storia  Fcnci.),  jadis  mar- 
chand papetier  et  maintenant  fort  riche,  qui,  étant  ani  intime  du 
mrsser  Niccolô  Lioni,  lui  raconta  tout  ce  qu'il  saTail  du  complot, 
c'est-à-dire  tout  ce  qui  ne  concernait  pas  le  doge  dont  il  ignorait  la 
participation.  Lioni  alla  chei  Faliero  et  lui  révéla  ce  secret,  maisnob- 
tenanl  pas  de  lui  des  mesures  efficaces,  il  le  communiqua  au  Conseil 
des  Dix.  Ceux-ci  convoquèrent  les  principales  autorités,  firent  arrêter 
les  chefs  du  romplot  et  leur  arrachèrent  par  la  torture  l'aveu  de  It 
complicité  du  doge,  lequel ,  arrête  à  son  tour  et  applique  *  la  ques- 
tion, avoua  une  trahison  que  révélait  déji,  du  reste,  un  écrit  trouvé 
sur  lui  (p.  1041).  Marin  Sanuto  le  nomme  Beliramo  Bergamasco  el 
dit  simplement  que  c'était  ud  habitue  de  la  maison  de  messire  Niccolô 
Lioni  de  San  Siefano  i,p.  631).  [le  irad.) 

(21  Ils  interrogèrent  de  nouveau  Beliramo,  puis  firent  appeler  lea 
chefs  des  quaraniies ,  les  seigneurs  de  la  Nuit,  lea  chefs  dea  .sw<ieii 
^quartier  ou  aectioos)  el  les  Cinq  de  la  k'aix.  (Mtr.  San.,  p.  633. J  i.U 
trad.) 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


19 


féré  au  Conseil  des  Dix,  auquel  on  adjoignit,  vu  la  dé- 
licatesse et  la  célérité  qu'exigeait  la  chose,  vingt  nobles 
choisis  parmi  les  plus  riches  sénateurs.  On  transmit  en- 
suite des  ordres  aux  différents  corps  de  sbires,  qui  furent 
charges  de  l'arrestation  de  chacun  des  complices  dans  leur 
domicile. 

Lorsque  tout  fut  ainsi  disposé,  la  noble  assemblée  se 
sépara  et  quitta  le  cloilre  de  San  Salvatore  pour  se  diri- 
ger vers  le  palais  ducal  dont  on  fit  garder  toutes  les  issues, 
en  faisant  défense,  sous  les  peines  les  plus  sévères,  de  tou- 
cher aux  cloches  de  Saint-Marc.  A  chaque  nouvelle  arres- 
tation parmi  les  conjurés,  on  envoyait  de  toutes  parts  des 
messagers  réclamant  au  nom  du  gouvernement  l'assistance 
des  citadins  et  des  nobles  les  plus  éprouvés,  en  les  préve- 
nant qu'ils  eussent  à  se  rendre  armés  de  pied  en  cap  au 
palais  atîn  d'y  protéger  la  chose  publique  en  péril. 

L'exécution  de  ces  dispositions  prit  une  bonne  partie  de 
la  nuit,  et  ne  put  être  conduite  à  terme  sans  que  les  conju- 
rés en  conçussent  quelque  alarme.  Beaucoup  d'entre  eux, 
instruits  de  ce  qui  se  passait,  prévinrent  par  la  fuite  l'ordre 
de  leur  arrestation,  de  telle  sorte  qu'on  ne  put  d'abord  met- 
tre la  main  que  sur  seize  d'entre  eux.  Au  nombre  de  ces 
derniers  se  trouvaient  Isarello  et  l'architecte  Calendario, 
auquel  ses  mérites  et  ses  talents  ne  furent  alors  d'aucune 
utilité.  La  République  aima  mieux  perdre  un  grand  artiste 
que  de  laisser  impuni  un  crime  de  haute  trahison.  Tous 
deux,  à  peine  arrivés  au  palais,  furent  soumis  à  la  torture,  et 
pendus,  immédiatement  après  l'aveu  de  leur  crime,  devant 
cette  même  fenêtre  de  laquelle  le  doge  avait  naguère  as- 
sisté aux  fêtes  du  jeudi  gras.  Les  autres  prévenus  furent 
relâchés,  mais  huit  ou  neuf  autres  conjurés,  que  le  gouver- 
neur de  Chioggia  avait  fait  arrêter  et  reconduire  à  Venise, 
partagèrent  le  sort  de  l'illustre  artiste  et  de  l'amiral. 

Il  restait  encore  à  procéder  au  jugement  du  chef  du 
complot.  Toutes  les  dépositions  étaient  contre  lui  ;  il  en 
résultait,  à  la  vérité,  que  la  conjuration  n'avait  point  été 
imaginée  par  lui,  mais  on  ne  pouvait  nier  qu'elle  u'eiit  été 
conduite  de  son  consentement  et  avec  sa  coopération.  Le 
crime  était  donc  patent;  il  ne  restait  plus  qu'une  décision 
à  prendre  sur  son  auteur.  Si  sa  dignité  commandait  le  res- 
pect, son  crime  excluait  tout  égard.  Après  une  longue  et 
mûre  délibération,  on  décida  que,  quoique  le  doge  fût  le 
chef  de  l'État,  il  n'était  dans  le  fait  que  le  premier  citoyen 
de  la  République,  et  comme  tel  soumis  à  toute  la  rigueur 
des  lois  qu'il  avait  encourue  en  se  rendant  coupable  de 
haute  trahison  envers  sa  patrie.  Toutefois  un  semblable 
jugement  exigeait  autant  de  prudence  que  de  formalités  (1). 
On  voulut  donc  le  mûrir  de  telle  sorte  que  la  postérité  n'y 
trouvât  rien  à  reprendre  et  ne  fût  pas  tentée  dans  la  suite 
de  le  qualifier  de  rigueur  ou  de  partialité.  Les  débats  durè- 
rent toute  la  journée  du  15  avril.  A  la  nuit,  on  fit  ame- 
ner le  prisonnier  que  l'on  avait  jusqu'alors  gardé  à  vue 
dans  son  palais.  Faliero  parut  devant  ses  juges  revêtu  de 
la  toge  ducale  et  répondit  à  l'interrogatoire  avec  fermeté. 
Mais  accablé  par  le  nombre  des  accusations,  écrasé  par 
des  preuves  accablantes,  il  ne  put  persister  plus  longtemps 
dans  la  négative.  Il  avoua  donc  son  crime  et  fut  reconduit 
dans  ses  appartements.  On  remit  la  délibération  au  lende- 
main. 

Le  matin  du  16,  on  procéda  au  jugement.  Tous  votèrent 

(i)  Le  Conseil  des  Dii  s'adjoignit,  comme  on  l'a  dit,  pour  celle 
affaire  vingt  des  principaux  personnages  de  la  ville  qui  devaient  assis- 
ter au  Conseil,  mais  sans  voix  delibérative.  Le  tribunal  qiii  prononça 
l'arrût  du  doge  se  composait  donc  de  tous  les  membres  du  Conseil 
des  Dix,  des  avogadori  del  comune,  des  avogadori  du  Conseil  ei  dei 
vingt  Doublet  cboiiii  parles  Dix.(Mar.  San.,  p.  634.) (L«  irad.) 


pour  la  mort.  La  noblesse  avait  récompensé  les  services 
de  Faliero  en  le  comblant  d'honneurs  et  en  le  créant  en 
dernier  lieu  chef  de  TÉtat;  Faliero,  cwipable  de  haute  tra- 
hison, cessait  d'être  pour  eux  l'homme  de  la  patrie  et  n'était 
plus  qu'un  criminel  digne  de  mort. 

Le  17,  de  grand  matin,  on  ferma  toutes  les  portes  du 
palais.  Le  Conseil  des  Dix  entra  dans  l'appartement  du 
doge  et  fit  dépouiller  Faliero  de  tous  les  insignes  du  pou- 
voir. Puis,  après  celte  dégradation,  on  le  conduisit  sur  tm 
balcon  du  palais  public  où  le  bourreau  lui  trancha  la  tête 
qui  alla  rougir  de  son  sang  cet  escalier,  lequel  avait  vu  tant 
de  fois  les  chefs  de  la  République  passer  triomphants  (1  ) . 

Aussitôt  après  l'exécution,  l'un  des  membres  du  Conseil 
des  Dix  se  présenta  à  l'une  des  fenêtres  du  palais  qui  don- 
nent sur  la  place  Saint-Marc,  et  là,  montrant  au  peuple 
l'épée  ensanglantée  qui  venait  de  trancher  une  vie,  il  pro- 
nonça à  haute  voix  ces  paroles  : 

«  E statafattagiustizia  al  iraditor délia patria{'i)'.* 

Puis  les  portes  du  palais  s'ouvrirent  et  il  fut  donné  au 
peuple  de  contempler  le  cadavre  du  doge  gisant  encore  à 
la  place  du  supplice.  Le  soir,  ces  restes  mortels  furent  pla- 
cés dans  une  gondole  qui  les  porta  furtivement  à  leur  der- 
nière demeure  (3) ,  sur  laquelle  on  inscrivit  ce  distique 
formant  épitaphe  : 

«  Dux  Venetumjacet  hic,  palriam  qui  perdere  lenlans, 
«  Sceptra,decus,  censum,  perdiditatque  caput(4).  ■• 

Dans  la  salle  de  la  bibliothèque  publique,  où  sont  appen- 
dus  les  portraits  de  tous  les  doges,  on  trouve  à  la  place  de 
celui  de  Faliero  un  tableau  voilé  d'une  gaze  noire  sur  la- 
quelle on  lit  : 

Hic  est  locus  Marini  Falierii  decapitati  pro 
criminibus  (b). 

C'est  ainsi  que  la  prudence  des  gouvernants  fit  avorter 
cette  conjuration  avant  même  que  la  ville  en  eût  connais- 
sance. Toutefois  les  Vénitiens,  attribuant  cette  heureuse 
issue  à  l'intervention  de  la  divine  Providence,  ordonnèrent, 

i  afin  de  perpétuer  la  mémoire  d'un  tel  bienfait,  que  tous  les 
ans,  le  jour  de  Saint-Isidore,  on  ajouterait  aux  cérémonies 

j    religieuses  de  ce  jour  une  procession  solennelle  de  toutes 

I  les  confréries,  à  laquelle  interviendraient  les  comendadori 
du  doge,  portant  chacun  un  cierge  renversé  pour  symbo- 

I    User  en  quelque  sorte  les  funérailles  du  doge  Marino  Fa- 

;    liero. 

I  C'était  à  la  fois  une  leçon  pour  le  doge  régnant  et  un 
haut  enseignement  pour  tous  les  citoyens.  A  l'un  elle  di- 
sait :  «  Tu  n'es  point  le  maître  de  Venise,  puisque  Venise 
peut  disposer  de  ta  vie  !  »  et  aux  autres  :  «  Résistez  au  désir 
de  la  vengeance  qui  conduisit  à  sa  perte  le  chef  même  de 
la  République  sérénissime.  » 


URBINO  DA  MANTOVA. 


{Traduit  de  l'italien.) 


I    I 


(0  Au  haut  de  l'escalier  de  marbre  sur  lequel  les  doges  prêtent  ser- 
ment lorsqu'ils  entrent  pour  la  première  fois  dans  le  palais,  (ibid.) 
[Le  trad.) 

(2)  Justice  a  été  faite  au  traître  à  la  pairie!  —  Cependant  Sanuio 
rapporte  différemment  cette  phrase,  qui  serait  ainsi  conçue,  suivant 

ui  :  £  staia  fatta  la  gran  giusiizia  del  iradiiore.  La  grande  justice  du 
irallrea  été  faite.  {Le  trad.) 

(3)  A  San  Giovanni  e  Paolo.  (Le  trad.) 

(4)  Ci-gtt  le  chef  des  Vénitiens,  qui,en  cherchant  à  perdre  sa  pairie, 
a  perdu  son  sceptre,  son  honneur,  sa  fortune  et  sa  tOte.  {Le  irad.) 

(5)  Ceci  est  la  place  de  Marino  Faliero  décapité  pour  ses  crimes. 
Le  trad.) 


CFIAPITPxE  PREMIER. 

LA  TERRE  CLASSIQUE  DE  LA  LIBERTÉ. 

—  Non,  mon  cher  oncle,  disait  Emile  de  Pcreuse  au 
Tieux  baron  d'Héricourt  en  prenant  l'altitude  d'un  martyr 
exposé  aux  bétes  féroces,  je  ne  ferai  pas  lâchement  le  sa- 
crifice de  mon  indépendance,  de  ma  volonté  d'homme,  à 
l'emploi  subalterne  de  secrétaire  d'ambassade. 

—  Mais  tu  la  sacrifierais  bien  mieux,  ton  indépendance, 
si  je  consentais  à  ton  mariage  ;  si  je  laissais  épouser  un 
enfant  de  seize  ans  par  un  étourdi  de  vingt-deux  qui  s'en 
repentirait  à  vingt-trois. 

—  Distinguons,  mon  oncle:  ma  cousine  Marie  est  la 
femme  de  mon  choix,  je  l'aime  ;  personne  ne  me  l'impose, 
au  contraire.  Précisément  parce  qu'elle  est  fort  jeune,  son 
caractère  sera  plus  souple,  plus  docile;  elle  adoptera  mes 
goûts,  mes  pensées,  se  laissera  guider  par  mon  expérience, 
et  j'aurai  ainsi  en  partage  tout  le  bonheur  de  l'amour  sans 
aliéner  mon  indépendance. 

—  Je  n'oppose  que  peu  de  mots  à  ce  beau  discours: 
Marie  est  ma  pupille.  Je  ne  sais  ce  qu'exige  le  soin  de  con- 
server ta  noble  indépendance ,  mais  je  sais  parfaitement 
ce  qu'exige  mon  devoir.  Je  ne  hasarderai  pas  le  bonheur 
de  Marie.  Deux  ans  d'épreuve!  tu  les  abrégeras  si  lu  ac- 
ceptes la  place  que  mon  affection  t'a  ménagée. 

—  Mon  oncle,  le  temps  des  épreuves  chevaleresques  est 
p.'^ssé.  Que  ne  me  condamnez-vous  à  passer  doux  ans  .sans 


parler;  ceci  était  fort  à  la  mode  du  temps  de  YAstrée,  e 
m'atlacher  à  la  diplomatie  rentre  assez  dans  celte  mélbodc. 

—  Emile!  tu  comptes  un  peu  trop  sur  ma  tendresse,  et 
tu  oublies  que,  sous  certains  rapports,  les  oncles  aussi  sont 
indépendants. 

—  Si  ma  résolution  n'eût  pas  été  irrévocable,  celte 
phrase  me  déciderait. 

Et  Emile,  se  redressant  fièrement,  passa  deux  doigts  dans 
sa  chevelure  bouclée,  avança  l'autre  bras  avec  une  dignité 
romaine. 

—  Je  refuse,  mon  oncle,  dit-il,  je  refuse  pour  mériter 
votre  estime. 

M.  d'Héricourt  sortit  en  fermant  un  peu  vivement  la 
porte  du  salon,  et  le  lendemain  Emile  était  parti  pour  V\n-^ 
gleterre. 

—  Voilà,  murmurait-il  en  s'endormant  dans  la  malle- 
poste,  le  malheur  d'être  l'unique  héritier  d'un  oncle  riche 
et  passablement  entêté.  Je  l'aime,  au  fond...,  mais  lui  cé- 
der!... Fi  donc!  cela  ressemblerait  à  une  spéculation;  et 
avec  une  âme  noble,  un  caractère  indépendant,  on  re- 
pousse les  méprisables  calculs. 

En  mettant  le  pied  sur  le  paquebot ,  Emile  commençt 
une  très-belle  apostrophe  à  la  terre  de  la  liberté,  qu'il  aper- 
cevait en  perspective.  Malheureusement  il  était  à  peine 
à  l'exorde  de  ce  morceau  d'éloquence,  lorsqu'un  asseï  vio- 
lent roulis  produisit  son  etîet  accoutumé  et  l'arrêta  court. 
Vainement  l'énergie  de  la  volonté  lutta  contre  une  ignoble 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


21 


souffrance,  le  philosophe  fut  obligé  d'appeler  au  secours  , 
et,  après  s'être  jeté  vingt  fois  en  travers  sur  les  lits  de  la 
cabine,  avoir  maudit  la  mer,  le  vent,  le  paquebot  et  un 
tant  soit  peu  l'Angleterre,  il  lui  fallut,  lorsqu'enfin  ou  tou- 
cha au  rivage ,  se  faire  remorquer  à  terre  par  deux  mate- 
lots. 

Emile  s'était  bien  gardé  de  se  munir  de  lettres  de  re- 
commandation. D'abord,  il  était  parti  brusquement;  puis, 
n'était-ce  pas  se  créer  des  devoirs  à  remplir,  se  préparer 
des  chaînes,  gêner  le  libre  essor  de  sa  volonté,  auquel  il 
serait  si  heureux  de  se  livrer! 

Cependant,  jeté  seul  au  milieu  de  Londres,  et  parlant 
anglais  de  manière  à  n'être  entendu  par  aucun  des  habi- 
tants de  la  Grande-Bretagne,  Emile,  après  avoir  parcouru 
Ilyde-Park  dans  tous  les  sens,  déchiffré  les  inscriptions  de 
Westminster,  visité  la  Tour  de  Londres,  regardé  couler  la 
Tamise  et  bâillé  immodérément  à  l'Opéra,  s'aperçut  un 
beau  jour,  eu  regardant  à  travers  l'élégant  filet  qui  conte- 
nait ses  finances,  que  sa  bourse  marchait  en  sens  inverse 
de  son  ennui. 

Il  sortit,  profondément  absorbé  par  des  paraphrases  sur 
ce  texte,  et,  marchant  la  tête  baissée,  il  se  heurta  contre 
un  ancien  ami  de  son  oncle  :  celui-ci,  établi  pour  quelques 
mois  à  Londres  chez  des  parents,  ne  le  savait  point  en  ré- 
volte, et  l'accueillit  avec  le  plus  affectueux  intérêt,  11  lui 
proposa  son  patronage  s'il  désirait  être  présenté  dans  le 
monde  et  profiter  de  son  court  séjour  pour  connaître  la 
société  anglaise. 


Emile,  ne  croyant  pas  sa  liberté  compromise  dans  celte 
occasion,  accepta  avec  effusion  des  offres  si  bienveillantes. 

D'ailleurs,  après  quinze  jours  d'isolement  complet,  le 
pauvre  Emile  ressemblait  à  ce  sauvage  de  Delille  au  Jardin 
des  Plantes,  et  la  vue  d'un  Français  opéra  sur  lui  l'effet  du 
palmier  sur  le  pauvre  habitant  des  forêts. 

Après  un  cordial  serrement  de  mains  et  un  joyeux  Au 
revoir,  Emile  revint  chez  lui  dans  une  situation  d'esprit 
beaucoup  plus  satisfaisante  : 

—  Au  fait,  se  disait-il  à  lui-même,  je  n'ai  vu  Londres 
que  sous  les  rapports  matériels  :  je  n'ai  eu  commerce  jus- 
qu'ici qu'avec  les  choses  ;  c'est  maintenant  que  je  vais  sa- 
vourer avec  délices  tous  les  raffinements  de  la  civilisation 
et  du  luxe,  dégagés  des  entraves  dégradantes  que,  sous 
d'autres  gouvernements,  l'usage,  les  préjugés  et  les  lois 
placent  sans  cesse  sur  votre  route.  Ici,  une  sage  liberté  en- 
tourant l'homme  moral  de  sa  puissante  sauvegarde,  il  peut 
exercer  sans  restriction  sa  volonté,  ses  facultés  intellec- 
tuelles et  agrandir  ainsi  le  cercle  de  ses  actions  et  de  ses 
pensées. 

Rentré  dans  son  appartement,  Emile  se  sentit  le  besoin 
d'exhaler  son  contentement,  et  n'ayant  personne  à  qui  par- 
ler, il  tira  son  violon  de  la  boîte  poudreuse  où  il  gisait  de- 
puis son  arrivée.  Bientôt  les  plus  gracieuses  variations  se 
déroulèrent  sous  ses  doigts  agiles... 

A  peine  les  sons  se  furent-ils  répétés  d'échos  en  échos 
dans  les  corridors  et  les  escaliers,  que  le  maître  de  l'hôtel, 
rouge  et  haletant,  se  précipita  dans  la  chambre,  et,  saisis- 


sant le  bras  d'Emile  comme  s'il  eût  aouIu  arrêter  un  coup 
d'épée  prêt  à  transpercer  un  homme  : 

—  Monsieur,  s'écria-t-il,  ne  savez-vous  oonc  pas  que 
c'est  aujourd'hui  dimanche? 

Puis,  entraînant  Emile  vers  la  fenêtre,  il  lui  montre 
quelques  personnes  qui  désignaient  du  doigt  la  maison 
avec  un  air  irrité. 


Le  violon  interrompu. 

—  Qu'est-ce  que  cela  signifie,  monsieur  Smith? 


•  Cela  signifie...  Ignorez-vous  qu'on  ne  doit  pas  faire 
de  musique  le  dimanche?  vos  airs  d'opéra  vont  faire  mon- 
ter le  constable  et  mettre  tous  les  voisins  en  émoi. 

Il  arriva  de  celte  explication  ce  qui  arrive  toujours  en 
semblable  occasion ,  la  résistance  enflamma  le  désir,  et 
Emile,  qui  n'avait  pas  songé  à  la  musique  depuis  quinze 


22 


LECTURES  DU  SOIR. 


jours,  sentit  tout  à  coup  qu'il  était  impossible  de  vivre  le 
dimanche  saiisjouerdu  violon.  Aussi  se  montra-t-il  d'abord 
intraitable,  et  il  aurait  exécuté  dix  concertos  sans  repren- 
dre haleine,  si  son  hôte  n'avait  eu  l'heureuse  idée  d'em- 
ployer la  prière  et  les  formules  les  plus  attendrissantes 
pour  sauver  l'honneur  de  sa  maison.  Emile  se  laissa  fléchir  ; 
trouva  la  journée  d'une  longueur  interminable,  et  eut  la 
faiblesse  de  penser  tout  bas  qu'une  religion  accusée  d'in- 
tolérance avait  bien  doucement  bercé  son  enfance,  et  ne 
s'était  jamais  montrée  à  lui  sous  des  formes  aussi  rigou- 
reuses. 

Le  lendemain  le  nuage  s'était  dissipé,  et  Éraile  s'ache- 
minait joyeusement  vers  la  demeure  de  M,  de  Brémont, 
lorsque,  arrêté  par  un  rassemblement  dans  la  rue,  la  cu- 
riosité le  fit  avancer  dans  le  groupe ,  qui  s'épaississait  de 
minute  en  minute.  Il  se  trouva  enfin  pris  dans  un  cercle 
compact,  et  un  singulier  spectacle  s'offrit  à  ses  yeux. 

Deux  hommes,  nus  jusqu'à  la  ceinture,  la  tête  entourée 
par  des  mouchoirs,  les  poings  serrés  et  l'œil  ardent,  s'avan- 
çaient l'un  sur  l'autre  avec  fureur.  Vainement  Emile  vou- 
lut s'échapper,  le  cercle  s'était  resserré  derrière  lui,  il  fal- 
lut se  résigner  à  contempler  cette  horrible  lutte.  Bientôt 
l'un  des  assaillants  asséna  un  coup  si  violent  à  son  adver- 
saire entre  les  deux  yeux,  que  celui-ci  tomba  à  la  ren- 
verse, eu  apparence  privé  de  vie. 

A  l'aspect  de  cette  figure  bleue,  meurtrie,  ensanglantée, 
Emile,  entraîné  par  un  irrésistible  mouvement  d'horreur 
et  de  pitié,  s'élança  pour  secourir  le  malheureux;  mais 
aussitôt  un  cri  général  d'indignation  s'éleva  dans  la  fouie 
des  spectateurs.  Les  plus  rapprochés  se  jetèrent  sur  lui, 
et  son  beau  mouvement  d'humanité  allait  le  faire  assom- 
mer sur  la  place,  si  un  constable  étant  survenu  ne  l'avait 
arraché  des  mains  d'une  multitude  enragée,  que  sa  qua- 
lité d'étranger  adoucissait  très-peu  en  sa  faveur. 

Après  de  longs  débats,  le  pauvre  Emile  parvint  à  com- 
prendre qu'il  était  expressément  défendu  d'intervenir  dans 
les  luttes  de  ce  genre ,  et  qu'à  moins  d'être  complètement 
ignare  dans  le  grand  art  de  boxer,  on  savait  que  c'était  l'af- 
faire du  combattant  de  se  remettre  sur  ses  pieds  ou  de 
passer  de  cette  vie  à  l'autre,  sans  gêne  et  sans  obstacle. 

On  l'entrainait  chez  le  magistrat  pour  expliquer  sa  dé- 
fense, lorsque  son  estomac  réveilla  si  vivement  en  lui  un 
souvenir  de  déjeuner,  qu'il  tira  de  sa  poche  la  carte  de 
M.  de  Brémont,  en  réclamant  avec  instance  la  liberté  de  se 
rendre  oiî  il  était  attendu.  Lorsqu'on  vit  siu-  celle  carte 
l'indication:  a  Chez  sa  seigneurie  lord  Kenmore,  Saint- 
James-Square  »,  la  physionomie  du  constable  s'adoucit,  et, 
dégageant  Emile  de  la  foule,  il  le  conduisit  hors  de  toute 
atteinte,  et  le  salua  civilement. 

A  l'heure  convenable,  M.  de  Brémont  introduisit  Emile 
dans  le  petit  salon  de  lady  Kenmore,  où  déjà  quelques  per- 
sonnes étaient  rassemblées;  mais,  au  grand  étonnement 
d'Emile,  aucune  d'elles  ne  parut  s'apercevoir  de  son  exis- 
tence. L'aimable  niaitresse  du  logis  l'accueillit  avec  une 
distinction  (|ui  trahissait  un  peu  sou  origine  française; 
mais  bientôt  une  nouvelle  visite  détournanl  de  lui  latten- 
tion  de  lady  Kenmore,  Emile,  par  conlenancc,  essaya  d'a- 
dresser (iuel(]ues  mots  à  sa  plus  proche  voisine.  Un  regard 
étonné  fut  la  seule  réponse  (]u'il  obtint,  et  sa  position  se- 
rait devenue  intolérable,  si  lady  Kenmore,  avertie  par  un 
sourire  de  M.  de  Brémont,  ne  l'eût  tout  à  coup  tiré  de  cet 
embarras  en  le  nommant  à  chacune  des  personnes  qui 
composaient  le  cercle  de  cette  matinée.  Alors  son  bras 
ayant  été  convenablement  secoué  par  les  honmies,  ses  pro- 
fonds saluts  aux  feiiiiues  payés  par  de  légères  inclina- 
tions de  lèlo  plus  ou  monis  gracieuses,  il  lui  fui  permis 


d'écouter  des  histoires  dont  les  héros  lui  étaient  inconnus, 
et  de  glisser  des  réflexions  et  des  questions  qui  possédaient 
dix  chances  contre  une  de  n'avoir  pas  le  sens  comnntn. 

Cependant,  comme  Emile  avait  le  bonheur  d'être  habillé 
à  Paris  par  un  excellent  tailleur,  et  qu'il  nouait  remarqua- 
blement bien  sa  cravate,  les  hommes  lui  trouvèrent  de  la 
solidité  dans  le  jugement,  et  les  femmes  rendirent  justice 
à  la  bonne  grâce  aisée  de  ses  manières.  Aussi  lady  Ken- 
more l'invita  à  dîner  pour  le  lendemain,  et  la  duchesse  de 
Kingston  l'avertit,  avec  un  sourire  gracieux,  qu'elle  don- 
nait un  bal  le  jour  d'après. 

Emile  dîna  chez  lady  Kenmore,  emprisonné  entre  les 
deux  personnages  les  plus  formalistes  de  l'Angleterre,  à 
qui  son  ignorance  profonde  des  usages  reçus  inspirait  une 
pitié  très-voisine  du  mépris,  et  comme  le  terme  moyen  de 
la  durée  d'un  diner  anglais  est  de  trois  ou  quatre  heures, 
on  peut  juger  de  l'agrément  de  cette  journée  pour  l'infor- 
tuné, obligé  de  soumettre  son  indépendance  à  une  si  rude 
contrainte. 

—  Au  moins  demain,  se  dit-il  en  revenant  chez  lui  un 
peu  étourdi  par  la  durée  d'une  circulation  de  vins  de 
France  qui  avaient  excité  parmi  les  convives  une  intaris- 
sable éloquence  sans  altérer  leur  gravité,  la  liberté  du  bal 
me  permettra  de  m'amuser  à  mon  gré. 

Funeste  déception. 

Lorsqu'à  grand  renfort  de  coups  de  coude  et  d'épaule 
Emile,  habitué  en  France  à  ce  manège,  fut  parvenu  au 
milieu  de  la  salie  de  bal,  il  promena  ses  regards  ra\is  sur 
un  essaim  de' jeunes  beautés,  dont  les  cous  de  cygne  et  les 
épaules  satinées  n'étaient  dérobés  à  l'admiration  par  aucun 
voile  envieux.  Pendant  quelque  temps,  incertain  parmi 
tant  de  merveilles,  il  n'osait  arrêter  son  choix,  lorsque, 
voyant  M.  de  Brémont  s'avancer  vers  lui,  et  craignant 
quelque  atteinte  à  sa  liberté,  il  s'avança  vers  une  aimable 
figure  souriante,  dont  le  doux  regard  semblait  appeler  les 
danseurs;  mais  à  peine  eut-il  adressé  son  invitation,  que 
le  gracieux  visage  prit  l'expression  la  plus  froide,  et  un 
refus  sec  et  laconique  fut  tout  ce  qu'il  obtint. 

—  Qu'avez-vous  fail?  lui  dit  à  demi-voix  M.  de  Brémont, 
qui  le  tirait  vainement  par  le  bras  depuis  quelques  instants, 
vous  n'avez  pas  été  présenté  à  celte  jeune  personne,  elle 
ne  peut  danser  avec  vous;  mais,  tenez,  voici  la  duchesse 
qui  vous  envoie  désigner  une  danseuse. 

En  efl"el,  une  des  personnes  chargées  de  faire  les  hon- 
neurs du  bal  s'avança  vers  Emile,  le  prit  par  la  main  en 
lui  disant  à  l'oreille: 

—  C'est  une  parente  de  la  duchesse  de  Kingston,  il  sera 
poli  de  lui  demander  d'être  votre  danseuse  pour  la  soirée 
entière. 

Emile  leva  les  yeux,  et  vit  devant  lui  une  figure  longue, 
sèche  et  pâle,  dont  les  formes  anguleuses  et  la  tournure 
provinciale  le  glacèrent  d'effroi  ;  mais,  sans  (ju'on  s'intpiié- 
tàtdeson  consentement,  il  fut  présenté,  nommé,  engagé, 
accepté,  et  n'eut  qu'à  s'incliner  en  silence.  Pour  comble 
d'infortune,  sa  partenaire,  en  dépit  de  sa  physionomie  lu- 
gubre, était  une  danseuse  infatigable  et  une  bavarde  inta- 
rissable. Le  malheureux  Emile  ne  put  même  jouir  de  sa 
liberté  pendant  les  intervalles  de  repos,  car  alors  il  était 
obligé  de  pourvoir  à  des  exigences  multipliées  et  de  renou- 
veler sans  cesse  de  pénibles  promenades ,  qui  se  termi- 
naient toutes  au  buffet. 

Ses  souffrances  ne  furent  cependant  pas  sans  fruit;  une 
taule  de  sa  danseuse,  chargée  de  la  chaperonner  pendant 
cette  soirée,  el  charmée  de  pouvoir,  grâce  à  l'aclivilé  d'E- 
mile, se  livrer  à  son  goût  pour  le  jeu,  l'invita,  ainsi  que 
M.  de  Brémont,  à  venir  pa.^scr  huit  jours  dans  son  cbà- 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


23 


teaii,  où  elle  retournait,  la  saison  de  Londres  s'avançant. 

Emile,  enchanté  de  cette  occasion  de  contempler  Taris- 
tocratie  anglaise  sous  son  plus  bel  aspect,  se  hâta  d'accep- 
ter, et  trouva  d'assez  beaux  yeux  à  sa  danseuse. 

Mais  là,  comme  à  Londres,  le  chapitre  des  désappointe- 
ments l'attendait. 

Promenades  symétriques  le  matin,  toilette  de  bal  tous  les 
jours ,  diiiers  interminables,  et  musique  atroce  pour  clore 
la  soirée.  Pas  une  heure  de  liberté!  pas  uu  instant  de  ce 
doux  laisser-aller  de  la  vie  de  campagne,  qui  donne  même 
à  des  indifférents  rassemblés  Tappareuce  d'une  réunion 
d'amis.  Enlin,  le  huitième  jour  arriva,  et,  malgré  l'explo- 
sion d'un  effroyable  orage,  malgré  la  pluie,  le  vent  et  la 
foudre,  M.  de  Brémont  déclara  que,  la  mort  dùt-elle  s'en- 
suivre, il  était  impossible  de  rester  neuf  jours  chez  des 
Anglais  quand  on  était  invité  pour  huit. 

Les  chevaux,  épouvantés  par  le  tonnerre,  versèrent  les 
deux  voyageurs  au  beau  milieu  de  la  route.  Emile  en  fut 
quitte  pour  une  énorme  bosse  au  front,  un  œil  complète- 
ment poché,  deux  sé\ères  écorchures  au  genou  et  un  poi- 
gnet foulé.  M.  de  Brémont  n'avait  à  déplorer  que  la  perte 
de  sa  perruque.  Donnant  le  bras  à  son  compagnon,  il  par- 
vint à  le  traîner  jusqu'à  un  village  voisin,  où,  dans  la  plus 
misérable  auberge  qui  jamais  eût  servi  de  refuge  à  des 
'conducteurs  de  bœufs  fatigués,  ils  passèrent  le  reste  du 
jour  à  faire  des  compresses  et  à  philosopher  sur  les  cou- 
tumes anglaises,  tandis  qu'on  raccommodait  leur  chaise. 

Emile  garda  sa  chambre  huit  jours,  et  le  premier  usage 
qu'il  fit  de  ses  jambes  et  de  ses  yeux,  fut  d'aller  assurer 
son  départ  pour  Paris. 

CHAPITRE    DEUXIÈME. 

LES  TïRANS  d'dN  HOMME  LIBRE. 

Emile  sentit  un  tel  transport  de  joie  en  touchant  le  sol 
de  la  France,  en  pensant  qu'il  pourraitjouer  du  violon  tant 
qu'il  lui  plairait,  secourir  les  blessés  quand  il  en  aurait  fan- 
taisie, s'asseoir  à  table  à  côté  d'uu  ami,  prier  au  bal  la  plus 
jolie  danseuse,  rester  un  jour  de  plus  à  la  campagne  lors- 
que l'orage  le  menacerait,  qu'il  oublia  pendant  quelques 
moments  toutes  les  horreurs  de  sa  position  dépendante  ; 
mais  bientôt  une  terrible  fantasmagorie  fit  voltiger  devant 
lui  la  figure  irritée  de  son  oncle,  la  mine  boudeuse  de  sa 
jolie  cousine,  et  donna  un  corps  aux  mille  contrariétés  de 
toute  espèce  qu'il  avait  ou  crovait  avoir  ressenties,  et  il 
arriva,  rassemblant  toute  son  énergie  pour  résister  au  choc 
du  premier  accueil.  Mais  quelle  est  sa  surprise  !  M.  d'Hé- 
ricourt  lui  tend  les  bras,  et  parle  du  voyage  sans  la  plus 
légère  nuance  de  mécontentement. 

—  Pendant  ton  absence,  mon  cher  Emile,  lui  dit-il  enfin, 
j'ai  fait  de  sérieuses  réflexions.  Nous  autres  vieillards,  nous 
avons  presque  toujours  le  travers  de  laisser  la  marche  de 
nos  idées  se  ralentir  comme  celle  de  nos  jambes;  nous  ne 
savons  plus  suivre  nos  contemporains,  non  pas  d'âge, 
mais  de  siècle ,  et  nous  ne  comprenons  pas  que  le  temps 
amenant  d'autres  mœurs,  d'autres  sensations,  le  bonheur 
De  s'atteint  plus  par  les  mêmes  moyens.  Je  conviens  donc 
que  tu  avais  raison  de  vouloir  sui\Te  ta  propre  impulsion 
plutôt  que  ma  vieille  expérience,  qui  ne  te  servirait  guère 
mieux  qu'une  perruque  à  la  Louis  XIV.  Loin  de  vouloir 
porter  atteinte  à  ton  indépendance,  je  vais  l'assurer  à  ja- 
mais. Voici  le  contrat  d'une  bonne  et  jolie  terre ,  dont  le 
revenu  dépasse  de  beaucoup  les  besoins  d'un  philosophe. 
Maintenant  tu  es  complètement  maître  de  ta  destinée,  et 
de  Af»uv«Ik«  relations  vont  s'établir  entre  nous. 


Ton  appartement  était  trop  près  du  mien,  il  en  devait 
résulter  de  la  gêne  pour  toi  et  pour  moi.  Je  t'ai  fait  arran- 
ger celte  aile  entièrement  séparée;  désormais  fuiras,  vien- 
dras, partiras,  resteras,  sans  que  j'en  prenne  le  plus  léger 
souci;  car  moi  aussi  je  veux  vivre  indépendant.  J'ai  assuré 
ton  bonheur;  me  voilà  donc  quitte  de  cette  sollicitude  qui 
me  faisait  veiller  sur  toi  avec  un  si  vif  intérêt.  Je  songerai 
à  moi  sans  distraction. 

Emile,  stupéfait,  balbutie  des  remerciements  fort  inco- 
hérents; mais,  aussitôt  qu'il  est  seul,  il  forme  avec  ravis- 
sement cent  projets  pour  essayer  sa  liberté.  Le  premier, 
c'est  de  voler  vers  sa  cousine  et  de  mettre  sa  nouvelle  for- 
tune à  ses  pieds. 

Mais  combien  il  est  difficile  d'exécuter  ce  qui  ne  pré- 
sente nul  obstacle!  et  n'a-t-on  pas  quelquefois  envie  de 
penser  que  Tantale  était  le  plus  heureux  des  hommes?  Une 
réflexion  subite  arrête  l'élan  d'amour  et  d'enthousiasme. 
Quoi  !  enchaîner  si  vite  cette  liberté  dont  il  n'a  pu  jouir 
encore?  Au  fond,  son  oncle  avait  raison  :  il  est  bien  jeune, 
et  sa  cousine  est  presque  un  enfant.  Il  faut  avant  tout  en- 
treprendre ce  voyage  en  Italie  qui  depuis  tant  d'années 
était  l'objet  de  ses  plus  ardents  désirs,  et  ne  donner  à 
l'amour  que  le  temps  nécessaire  pour  faire  sa  paix,  avec 
Marie  et  obtenir  d'avance  le  pardon  d'une  nouvelle  absence. 
Il  hâte  donc  une  élégante  toilette  qui  lui  semble  devoir 
ajouter  à  l'effet  de  ses  discours  pour  courir  près  de  sa  cou- 
sine ;  mais  à  l'instant  où,  les  cheveux  bien  bouclés  et  le 
cœur  ému,  il  allait  se  précipiter  dans  l'appartement  qu'oc- 
cupent Marie  et  son  institutrice,  il  se  trouve  en  face  de  son 
ami  Charles  d'Alby  et  Albert  de  Bertouville. 

Emile  s'empresse  de  raconter  à  ces  deux  auditeurs  émer- 
veillés sa  nouvelle  position  ;  mais,  impatient  de  revoir  sa 
cousine ,  il  veut  abréger  l'entretien,  et  leur  explique  le 
motif  de  sa  précipitation. 

—  Mais  tu  ne  peux  nous  quitter  maintenant,  dit  Albert 
avec  gravité ,  je  venais  te  chercher  pour  t'emmener  à  la 
course  au  clocher.  Cernay  tient  un  pari  considérable,  c'est 
notre  ami  à  tous,  et  dans  une  journée  qui  compromet  sa 
bourse  et  sa  vie ,  tu  ne  peux  te  dispenser  de  lui  donner 
une  marque  d'intérêt. 

—  Mais  j'irai  vous  rejoindre  ;  je  veux  avant  tout  voir  ma 
cousine. 

—  Je  ne  t'accorde  pas  une  minute.  Que  penserait  Cer- 
nay? Si  ton  oncle  avait  conservé,  comme  les  anciens  par- 
lements, le  droit  de  remontrance,  passe  encore  ;  mais  te 
voilà  libre,  indépendant,  tu  peux  faire  tout  ce  qui  te  plaît, 
et  certainement  il  te  plaît  de  venir  avec  nous. 

—  Mais... 

—  Mais;  veux-tu  exercer  ta  liberté,  oui  ou  non?  alors 
suis-nous. 

Sans  doute  Marie  était  douce,  bonne,  sensible  et  sincè- 
rement attachée  à  son  cousin  ;  mais  il  y  a  jusque  dans  nos 
meilleurs  sentiments  une  petite  part  pour  l'amour-propre, 
et  peut-être  serait-il  fâcheux  qu'elle  lui  fût  enlevée;  car  l'en- 
vie de  valoir  plus  ne  naît-elle  pas  de  la  pensée  qu'on  vaut 
quelque  chose?  Ainsi  Marie,  dont  le  cœur  avait  tressailli  de 
joie  au  bruit  de  l'arrivée  de  son  cousin,  fut  piquée  lorsque 
la  première  heure  s'écoula  sans  que  le  coupable  parût  ;  à  la 
seconde,  la  faute,  qu'on  était  disposée  à  pardonner,  parut 
très-grave;  et  à  la  troisième,  Emile  était  inexcusable. 

—  Eh  bien,  ma  chère  Marie,  dit  M.  d'Héricourt  en  ren- 
trant, il  faut,  je  crois,  nous  décider  à  dîner  sans  Emile.  Je 
l'ai  aperçu  au  milieu  d'un  groupe  qui  se  disposait  à  fêter 
les  vainqueurs  de  la  course  dans  quelque  banquet  plus 
somptueux  et  plus  gai  que  le  simple  dioer  de  famille. 


24 


LECTURES  DU  SOIR. 


Marie  pencha  sa  tête  sur  son  métier  et  parut  très-occupée 
à  finir  une  fleur  qui  n'avançait  guère. 

—  Au  surplus,  ajouta  M.  d'Héricourt,  je  m'applaudis  de 
plus  en  plus  de  mes  nouvelles  conventions  avec  lui.  Peut- 
être  ne  le  verrons-nous  pas  bien  souvent  ;  mais  un  jeune 
homme  inoccupé  a  tant  d'affaires!...  Allons,  ma  nièce,  imi- 
tons-le aujourd'hui  ;  ne  songeons  qu'au  plaisir.  Tu  sais  que 
tu  dois  ta  soirée  à  M""'  de  Servan  ;  je  n'ai  pu  te  refuser  aux 
instances  de  sa  fille,  quoique  cette  fête  soit  bien  brillante  et 
bien  bruyante  pour  une  si  jeune  fille  et  un  si  vieil  homme! 
mais  tandis  que  ta  danseras  sous  la  garde  de  la  bonne 
M™*  Dumont,  je  prendrai  patience  en  faisant  un  whist  dans 
un  coin.  J'avais  déposé  sur  la  cheminée  de  ton  cousin  l'in- 
vitation de  M""»  de  Servan  :  peut-être  nous  rejoindra-t-il  au 
bal. 

Marie,  le  cœur  gros,  les  yeux  remplis  de  larmes,  suivit 
Bçn  oncle  dans  la  salle  à  manger;  mais  le  dîner  ne  fut 
égayé  que  par  les  plaisanteries  de  M.  d'Héricourt  sur  les 
suites  inévitables  d'une  course  au  clocher. 

A  la  fin  Marie,  appelant  la  fierté  à  son  aide,  releva  son 
beau  front,  et  ses  yeux  brillants  annoncèrent  le  dessein 
formel  de  paraître  le  soir  assez  jolie,  assez  séduisante  pour 
ramener  ou  punir  un  ingrat. 

Pendant  ce  temps,  Emile,  entouré  par  une  douzaine 
d'amis  dont  chacun  était  plus  despote  et  plus  entêté  que  dix 
oncles,  s'était  vu  entraîné  de  la  course  au  café  de  Paris, 
et  du  café  de  Paris  au  balcon  de  l'Opéra,  pour  assister  au 
début  d'une  danseuse  qui  lui  était  parfaitement  inconnue. 

—  Mais  je  dois  retourner  diner  chez  mon  oncle,  avait-il 
répété  sur  tous  les  tons. 

—  Tu  ne  dois  rien  ;  ne  te  souvient-il  plus  que  tu  es  libre  ? 

—  Mais  je  veux... 

—  Tu  neveux  pas  davantage;  cette  fantaisie  est  un  reste 
de  mauvaise  habitude  d'écolier.  Use  de  ton  indépendance. 

Et  un  bras  passé  sous  le  sien  compléta  l'argument  en 
l'entrainant  malgré  lui. 

N'était-il  pas  libre  ? 

Le  diner  fini,  Emile,  malgré  les  déviations  que  le  vin  de 
Champagne  et  le  punch  faisaient  subir  à  la  ligne  de  ses 
idées,  méditait  une  fuite  adroite;  mais  ses  amis  Tentrainè- 
rent  à  l'Opéra  pour  assurer  le  succès  d'une  danseuse  qui 
possédait  des  titres  incontestables  à  leur  intérêt. 

Bref,  Emile  arriva  chez  M"»*  de  Servan  juste  à  temps 
pour  recevoir  des  mains  du  laquais  de  son  oncle  le  manteau 
de  sa  cousine  et  le  lui  présenter  à  sa  sortie  du  bal. 

Les  deux  fiancés  se  quittèrent  furieux  l'un  contre  l'autre, 
et  l'orgueil  irrité  d'Emile  lui  rendit  le  service  d'aider  son 
esprit  à  inventer  une  foule  d'excellentes  raisons  toutes 
amenant  forcément  cette  conclusion  :  que  ses  amis  étaient 
les  plus  discrets  du  monde,  et  que  sa  cousine  voulait  exer- 
cer sur  lui  une  insupportable  tyrannie. 

Emile  rentra  à  cinq  heures  du  matin,  ayant  fait  des  ef- 
forts inouïs  pour  s'amuser  sans  pouvoir  y  parvenir.  Son 
sommeil  fut  agité  par  une  foule  de  rêves  incohérents;  mais 
à  travers  ces  images  confuses  reparaissaient  toujours  le 
sourire  malicieux  de  M.  d'Héricourt  et  les  yeux  courroucés 
de  Marie. 

Au  réveil,  Rome,  Venise  et  Naples  s'offrirent  dans  toute 
leur  splendeur  à  l'imagination  d'Emile,  et  pensant  que  ce 
nouveau  voyage  serait  une  très-noble  vengeance,  il  ne  son- 
gea plus  qu'au  départ  ;  mais  Charles  d'Alby  en  avait  décidé 
autrement. 

.,  Sa  vie  s'employait  tout  entière  à  la  solution  d'un  pro- 
blème difficile  :  satisfaire  de  nombreux  goûts  de  dépense 
avec  un  revenu  plus  que  modique  ;  et  le  généreux  abandon 
fait  à  Emile  par  M.  d'Héricourt  lui  apparut  tout  à  coup 


comme  une  formule  algébrique  propre  à  faciliter  ses  cal- 
culs. 

Sa  famille  se  composait  d'une  mère  dont  le  caractère  était 
faible  et  l'esprit  nul  ;  plus,  une  sœur  coquette  et  jolie  qui, 
même  pendant  la  durée  d'un  plaisir,  songeait  avec  un  re- 
gret dévorant  au  plaisir  qui  lui  échappait.  Charles  se  dit 
que  mieux  valait  un  beau-frère  avec  quatre  cent  mille  francs» 
que  l'espoir  lointain  de  la  maison  plus  brillante  d'un  ami. 

Son  plan  fut  bientôt  arrêté,  et  sa  sœur  se  promit  de  le 
seconder  de  tout  sou  pouvoir.  H  employa  toute  son  adresse 
à  entretenir  une  sorte  d'aigreur  entre  Emile  et  sa  cousine, 
et  .M"^  d'Alby,  stimulée  par  l'espoir  d'un  mariage  avanta- 
geux, déploya  tout  son  génie  dans  la  manière  adroite  dont 
elle  manœuvra  pour  se  trouver  sans  cesse  sur  les  pas 
d'Emile. 

Un  soir  enfin,  Gertrude  d'Alby  murmura  si  tendrement  dd 
nocturne  à  deux  voix  qu'elle  chantait  avec  Emile,  elle  accom- 
pagna un  morceau  de  violon  avec  une  intention  si  évidente 
de  le  laisser  briller  à  ses  dépens  ;  la  mère  fut  si  sottement 
empressée  et  affectueuse,  que  tout  à  coup  Emile,  averti  du 
danger  par  sa  propre  faiblesse,  comprit  que  la  fuite  était  sa 
meilleure  ressource,  et  il  annonça  sans  affectation  son  dé- 
part pour  le  surlendemain. 

Gertrude  pâlit  et  sembla  se  soulever  avec  effort  pour  re- 
gagner, dans  un  coin  du  salon,  un  groupe  de  jeunes  per- 
sonnes où  bientôt  l'effroi  se  manifesta  :  M"'  d'Alby  venait 
de  s'évanouir.  Emile,  troublé  par  les  pensées  qui  venaient 
l'assaillir,  s'esquiva  dès  qu'il  le  put  décemment,  et  la  nuit 
il  rêva  que,  métamorphosé  en  cheval  sauvage,  il  franchis- 
sait avec  rapidité  de  vastes  steppes  sans  limites. 

H  jouissait  avec  orgueil  de  sa  liberté  ;  le  vent  se  jouait 
dans  sa  crinière  ;  il  aspirait  avec  délices  le  parfum  des  hau- 
tes herbes  que  froissaient  ses  pieds  agiles  ;  tout  à  coup  un 
ennemi  invisible  lance  sur  lui  le  fatal  lacet;  vainement  il  se 
débat  contre  les  nœuds  multipliés  dont  il  se  sent  enveloppé; 
un  dernier  et  terrible  effort  va  terminer  sa  vie  ou  rompre 
ses  liens!...  il  se  réveille  tout  haletant...,  et  voit  avec  stu- 
péfaction, devant  son  lit,  Charles  d'Alby  qui  se  précipite 
dans  ses  bras. 

—  Qu'est-il  arrivé  ?  s'écrie  Emile  effrayé. 

—  H  est  arrivé  !  répond  Charles  avec  un  accent  guttural; 
ce  que  j'aurais  dû  prévoir  depuis  longtemps?...  J'ai  eu  à 
soutenir  d'horribles  combats  entre  une  délicatesse  peut-être 
exagérée  et  mes  affections  les  plus  chères;  maintenant  le 
silence  me  paraîtrait  coupable,  lorsque  d'ailleurs  il  n'est 
plus  commandé  par  les  mêmes  motifs. 

Ici  Charles  s'arrêta  par  un  artifice  oratoire,  s'assit  d'un 
air  sombre  près  d'Emile,  qui  l'écoutait  avec  anxiété,  la  tête 
appuyée  sur  sa  main  ;  puis  ces  mots  semblèrent  s'échapper 
péniblement  du  fond  de  sa  poitrine  : 

—  Ma  sœur  t'aime...  Je  me  confie  à  l'honneur  d'un  ami... 
Le  pauvre  Emile  ouvrit  trois  fois  la  bouche  :  aucun  son 

ne  sortit. 

—  Ne  me  réponds  pas,  s'écria  habilement  son  interlocu- 
teur, je  ne  veux  pas  profiter  de  l'émotion...,  de  l'entraine- 
mentdu  moment;  mais  suspends  ton  départ;  voyons-nous 
souvent  ;  étudie  le  caractère  de  ma  sœur,  et  si  tu  crois 
pouvoir  lui  confier  ton  bonheur...,  (Ici  sa  voix  s'attendrit.) 
songe  à  tout  celui  que  j'éprouverai  de  pouvoir  joindre  le 
dévouement  d'un  frère  à  l'affection  d'un  ami. 

En  finissant  ces  mots,  il  serra  convulsivement  la  main 
qu'il  tenait  dans  les  siennes,  et  sortit. 

Emile,  écrasé  sous  le  poids  de  celte  confidence,  et  con- 
vaincu, comme  l'ont  assuré  tous  les  habiles  physiologistes, 
que  la  position  horizontale  est  celle  qui  convient  le  mieux 
dans  les  grandes  crises  de  l'ànie,  rejeta  sa  couverture  sur 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


25 


sa  tèle.  Bientôt  son  imagination  lui  rendit  le  service  de  faire 
défiler  successivement  dans  cette  manière  de  chambre  noire, 
son  oncle,  un  contrat  à  la  main  ;  sa  cousine  levant  vers  lui 
ses  beaux  yeux  adoucis  ;  le  Vésuve,  dont  la  fumée  argentée 
montait  en  colonne  vaporeuse  et  diaphane  vers  un  ciel 
d'azur  qui  se  répétait  dans  le  miroir  d'une  mer  unie  et 
calme  ;  le  Colysée  retrouvant  à  la  clarté  douce  et  incertaine 
de  la  lune  ses  antiques  splendeurs  ;  la  place  Saint-Marc  et 
les  gondoles  silencieuses.  Puis,  toutes  ces  images  pâlis- 
saient, s'effaçaient  peu  à  peu,  et  des  contours  plus  vifs, 
plus  arrêtés,  retraçaient  les  traits  de  Gertrude  animés  par 
l'espérance  et  la  joie  ;  un  doux  regard  cherchait  sou  regard; 
une  voix  émue  répondait  à  la  sienne;  lorsque  tout  à  coup 
ces  beaux  yeux  se  ferment,  les  lèvTCS  qui  laissaient  échap- 
per des  sons  si  harmonieux  se  décolorent,  les  longues  tres- 
ses entrelacées  de  fleurs  se  délachent  et  tombent  en  désor- 
dre sur  des  épaules  qui  s'affaissent... 

—  C'est  à  devenir  fou  ?  s'écrie  Emile  en  se  précipitant 
au  milieu  de  la  chambre. 


CHAPITRE  TROISIÈME. 

LE  PLAISIR  ET  LE  BOî<HElR. 

Emile  employa  une  partie  de  la  journée  à  délibérer  sur 
ce  qu'il  voulait  faire ,  et,  comme  tous  ceux  qui  ont  la  pré- 
tention de  se  diriger  par  leur  propre  impulsion  ,  il  finit  par 
prendre  le  parti  vers  lequel  il  se  sentait  le  moins  entraîné. 
L'humanité,  la  politesse  même  ne  lui  prescrivaient-elles 
pas  d'aller  chez  M™«  d'Aiby?  il  céda  à  ces  considérations 
secondaires. 

Gertrude  parut  troublée  à  son  aspect  ;  et  sa  rougeur , 
son  apparente  confusion  lui  donnèrent  des  grâces  nou- 
velles auxquelles  l'amour-propre  flatté  prêta  tant  de  forces, 
que  le  pauvre  Emile,  à  la  fin  de  la  soirée,  parlait  du  voyage 
d'Italie  comme  d'un  projet  vague  et  lointain. 

Charles,  satisfait  de  ce  premier  succès,  ne  fit  aucune 
allusion  à  la  scène  du  matin ,  et  se  contenta  de  ne  pas 
quitter  son  ami  d'une  minute.  Mais  lorsque,  livré  à  lui- 


Gertrude. 


même  dans  la  solitude  de  son  appartement ,  Emile  vit  les 
fenêtres  de  Marie  ;  lorsque,  mettant  sa  dignité  à  couvert 
derrière  son  rideau  ,  il  suivit  de  l'œil  l'ombre  légère  qui 
se  dessinait  sur  celui  de  sa  cousine,  alors  le  remords  le 
saisit.  Un  sentiment  sincère  l'éclaira  sur  sa  propre  fai- 
blesse, et  lui  fit  entrevoir  le  piège  tendu  à  sa  vanité  ;  mais 
au  lieu  de  comprendre  qu'il  userait  bien  plus  victorieu- 
sement de  sa  volonté  en  avouant  ses  torts  qu'en  les  pro- 
longeant ,  il  recula  avec  effroi  devant  cette  prétendue  dé- 
gradation. Enfin,  après  de  longues  méditations,  il  crut 
trouver  un  admirable  moyen  terme. 
M.  d'Héricourt,  enveloppé  dans  une  robe  de  chambre  de 
OCTOBRE  18ib. 


molleton,  lisait  son  journal ,  les  pieds  sur  les  cbenel;j ,  et 
à  demi  englouti  dans  son  grand  fauteuil  à  roulettes,  lors- 
que Emile,  entrant  avec  impétuosité,  lui  demanda  son  en- 
tremise auprès  de  sa  cousine.  L'oncle  écoute  avec  beaucoup 
de  froideur  le  récit  animé  de  griefs  qui  lui  sont  fort  con- 
nus, et  posant  ses  lunettes  sur  la  cheminée  : 

—  Mon  cher  enfant ,  dit-il  doucement,  lorsque  j'ai  abdi- 
qué toute  espèce  d'influence  sur  toi ,  c'était,  tu  t'en  sou- 
viens et  je  t'en  ai  averti ,  pour  jouir  aussi  de  mon  indépen- 
dance, vivre  à  ma  guise  ,  et  ne  plus  m'embarrasser  l'esprit 
de  tous  les  petits  incidents  qui  fourmillent  dans  la  vie  d'un 
jeune  homme.  Il  y  a  de  ce  marché  à  peine  huit  jours,  et  déjà, 

—  -4  —  TUFIZI^.ME   VOLUME. 


26 


LECTURES  DU  SOIR. 


manquant  à  l'une  des  clauses  ,  tu  veux  que  j'intervienne 
dans  tes  querelles  d'amour  !  Je  ue  suis  plus  ton  guide  ,  tu 
n'as  pas  besoiu  de  conseiller  ;  et  quant  au  rôle  de  confident, 
je  ne  puis  l'accepter.  Je  ne  me  sentais  de  talent  que  pour 
l'emploi  de  père.  Arrange  tes  affaires  toi-même  ;  et,  dût 
le  résultat  être  peu  favorable,  tu  auras  toujours  l'immense 
avantage  d'exercer  ta  volonté ,  cette  noble  faculté  de 
l'homme  libre...  Maintenant,  permets-moi  d'achever  mon 
journal. 

Emile,  un  peu  confus,  n'osa  pas  insister,  et  rentrant 
chez  lui  dans  un  transport  de  colère  qui  n'attendait  pour 
éclater  que  l'absence  de  témoins ,  il  arpenta  sa  chambre 
à  grands  pas.  Cette  marche  précipitée  lui  fit  heurter  sa  malle 
ouverte  dans  un  coin,  et  attendant  le  terme  de  ses  irrésolu- 
tions. Ce  fut  pour  lui  ce  qu'est  la  lumière  soudaine  d'un 
phare  pour  le  pilote  incertain  et  perdu  dans  l'obscurité, 
près  d'une  côte  semée  d'écueils.  Il  sonne  vivement,  se  met 
avec  ardeur  à  rassembler  tout  son  bagage  de  voyageur ,  et 
espère  à  force  de  diligence  échapper  à  la  surveillance  de 
Charles  d'Alby  ;  mais  Albert  de  Bertouville  entra  subite- 
ment : 

—  J'allais  m'excuser  de  venir  te  déranger  si  matin , 
mon  cher  Emile  ;  mais  je  vois  que  je  n'avais  en  effet  pas 
un  moment  à  perdre.  J'ai  appris  que  tu  projetais  un 
voyage  en  Italie ,  et  je  suis  venu  te  prier  de  changer  quel- 
que chose  à  ton  itinéraire.  J'ai  reçu  l'ordre  de  me  rendre 
prochainement  à  Pétersbourg,  et  je  serais  heureux  de 
voyager  avec  toi. 

—  Mais ,  mon  cher  ami,  tu  me  proposes  un  singulier 
moyen  de  voir  l'Italie? 

—  Que  t'importe?  libre  comme  tu  l'es ,  tu  voyages  pour 
ton  instruction  et  pour  ton  plaisir?  Eh  bien  !  étudier  le 
Nord  ou  le  Midi,  n'est-ce  pas  le  même  résultat?  et  je  me 
flatte  qu'une  association  avec  un  ami  te  sera  plus  agréable 
qu'une  excursion  solitaire ,  dans  laquelle  tu  n'auras  per- 
sonne qui  partage  tes  sensations,  écoute  tes  remarques; 
l'admiration  a  besoin  de  s'exhaler ,  sinon  elle  se  refroidit 
et  s'éteint.  Puis  une  idée  jaillit  d'une  autre  idée,  comme 
l'étincelle  sort  du  caillou  sous  le  fer  qui  le  frappe.  Ton 
voyage,  terne,  languissant,  sera  sans  aucun  fruit. 

—  .Mais,  mon  cher,  enfin,  j'aime  les  arts,  tu  le  sais,  et 
un  voyage  en  Italie... 

—  Allons  donc,  routine  que  tout  cela!...  Les  arts..., 
l'Italie,  sont  des  mots  qu'on  a  coutume  d'atteler  ensemble; 
mais  n'esl-il  pas  mille  fois  plus  piquant  pour  un  amateur 
éclairé  des  arts  d'aller  observer  leur  progression  vers  le 
Nord  ,  que  leur  décroissance  dans  le  Midi  ? 

—  Mais  le  climat?... 

—  Ah  !  j'étais  sûr  que  tu  allais  me  jeter  le  ciel  bleu  à  la 
tête  !  Mon  cher  ami,  tout  le  monde  a  vu  le  soleil  ;  moi,  j'en 
ai  la  saliélé  du  soleil  !  Mais  traverser  ces  belles  forêts  de 
pins  qui  semblent  ne  devoir  jamais  secouer  leurs  blanches 
chevelures  de  frimas  ;  mais  parcourir  avec  la  rapidité  de 
la  pensée  ces  larges  routes  silencieuses  et  glacées  qui 
conduisent  à  la  ville  des  géants ,  voilà  de  grands  et  magi- 
ques spectacles;  voilà  ce  qui  doit  causer  des  émotions 
neuves  et  profondes.  D'ailleurs  l'amitié,  dis-moi,  n'a-t-elle 
pas  quelques  droits?  Et  ne  peux-tu,  pour  me  causer  une 
grande  joie  ,  substituer  une  fantaisie  à  une  autre  fantaisie? 
Car  si  j'allais  au  Midi ,  le  mérite  eût  été  grand  de  m'accor- 
der  la  permission  de  faire  suivre  à  ma  voiture  l'ornière  de 
la  tienne!...  Un  dernier  mot,  je  te  laisse  la  matinée  pour 
réfléchir;  ce  soir,  ton  consentement,  ou  brouillés  pour  la 
vie... 

Albert  sortit  avec  vivacité ,  et  Emile  Pavait  à  peine 
perdu  de  vue  qu'il  courut  à  son  antichambre. 


—  Je  n'y  suis  pour  personne ,  cria-t-il  de  toute  la  force 
de  ses  poumons  ,  sans  exception...  entendez-vous. 

Et  deux  bons  verroux  tirés  sur  lui  augmentant  sa  sé- 
curité, il  se  mil  à  réfléchir  avec  calme  à  sa  situation.  Tout 
à  coup,  une  idée  nouvelle  illumine  son  esprit. 

—  Comment  n'avais-je  pas  songé  plus  tôt  à  cette  excel- 
lente ressource?  se  dit-il  joyeusement.  Je  me  sauve  dans 
ma  terre  !  je  vais  savourer  le  charme  de  la  propriété  et 
les  plaisirs  de  la  campagne  pendant  ce  reste  d'automne. 
D'ailleurs  ,  il  était  messéant  de  montrer  tant  d'indifférence 
pour  le  beau  présent  de  mon  oncle.  Je  vais  prendre  pos- 
session ;  la  chasse ,  la  pêche,  les  soins  à  donner  à  mon 
domaine  rempliront  délicieusement  mes  journées,  et  j'é- 
chapperai ainsi  à  la  sollicitude  trop  empressée  de  mes 
amis  ;  car  je  veux  m'esquiver  sans  bruit  et  m'entourer  du 
plus  sévère  incognito. 

Ce  plan  bien  arrêté  ,  Emile  donna  Tordre  à  son  valet  de 
chambre  de  hâter  les  préparatifs  de  son  départ ,  et  écrivit 
à  son  oncle  un  billet  pour  l'informer  de  sa  résolution  ; 
puis,  jetant  un  regard  de  regret  sur  les  fenêtres  de  Marie , 
il  rassembla  quelques  livres  destinés  à  remolir  le  loisir  de 
ses  soirées. 

Une  lettre  qu'on  vint  lui  remettre  interrompit  ses  tra- 
vaux. Il  l'ouvrit  avec  un  sentiment  d'impatience  et  de 
contrariété  qui  l'eût  fait  croire  doué  de  la  seconde  vue,  et 
voici  ce  qu'il  lut. 

«  Mou  cher  Emile  ,  l'intérêt  constant  que  vous  m'avez 
toujours  montré  me  fait  recourir  à  vous  dans  une  circon- 
stance qui ,  malgré  sa  futilité  apparente ,  peut  décider  du 
destin  de  toute  ma  vie. 

€  Vous  connaissez  la  princesse  Sercof  ;  vous  savez  aussi 
que  j'aime  passionnément  sa  cousine,  et  qu'elle  exerce  sur 
le  père  d'Isaure  une  influence  sans  bornes  ;  cette  influence 
est  au  moment  d'arracher  un  consentement  refusé  jus- 
qu'ici ;  mais  l'enfant  de  la  princesse  ,  si  longtemps  ma- 
lade, doit,  dit-on,  compléter  sa  guérison  par  quelques 
baius  de  mer  ;  malgré  la  saison  si  avancée  ,  on  envoie  la 
princesse  à  Dieppe.  Elle  a  vainement  cherché  une  habita- 
tion convenable. 

€  Tout  à  coup,  j'ai  songé  à  la  belle  terre  qu'on  vient  de 
vous  donner  à  la  porte  de  Dieppe.  J'en  ai  parlé  à  la  prin- 
cesse ;  elle  a  saisi  cette  espérance  avec  transport.  Si  vous 
consentez  à  la  louer,  elle  y  passera  jusqu'à  l'hiver  ;  elle 
compte  même  m'y  réunir  à  Isaure  et  à  son  frère,  et  amener 
ainsi  la  conclusion  de  mon  mariage. 

€  Je  ne  perdrai  pas  d'inutiles  paroles  à  vous  démontrer 
les  conséquences  funestes  qu'aurait  sans  doute  pour  moi 
la  destruction  de  ce  plan.  Vous  n'habitez  pas  votre  terre  ; 
mais  dussiez-vous  abandonner  quelque  projet  champêtre  , 
vous  n'hésiterez  pas  ,  j'en  suis  certain  ,  entre  la  certitude 
d'amener  le  bonheur  d'un  ami ,  et  le  sacrifice  de  vos  plai- 
sirs. Je  connais  votre  cœur,  mou  cher  Emile  ,  et  c'est  à  lui 
que  je  confie  mon  sort  avec  sécurité. 

«  LiciEN  DE  Cernât.  » 

—  Ah  !  c'en  est  trop  !  s'écria  Emile  en  froissant  la  lettre 
avec  fureur  :  ma  cousine  est  offensée  ,  mon  oncle  m'aban- 
donne ,  mes  projets  les  plus  chers  sont  contrariés  ,  et  me 
voilà  enfin  chassé  de  ma  propre  terre,  sous  peine  de  passer 
pour  un  être  égoïste  et  inhumain  ! 

Cette  énumération  de  ses  griefs  contre  le  sort  attendrit 
tellement  le  pauvre  Emile  sur  sou  propre  compte,  qu'Use 
laissa  retomber  sans  force  près  de  son  bureau,  et,  la  tête 
appuyée  dans  ses  mains ,  il  se  livra  à  de  profondes  ré- 
flexions, et  à  un  tardif  examen  de  conscience  dont  le  ré- 
sultat fut  une  courageuse  résolution.  Relevant  donc  son 


MUSÉE  DES  FAMILLES, 


27 


front  avec  énergie, il  vit  devant  lui...  Charles  d'A!by,à  qui 
une  malheureuse  inspiration  avait  fuit  forcer  sa  porte. 

—  J'ai  appris  ,  mon  cher  Emile,  dit-il  d'un  air  affec- 
tueux, l'incartade  d'Albert,  et  j'ai  pensé  qu'elle  avait  dû 
te  causer  de  l'ennui;  pourtant,  rieu  de  si  simple (juc  de 
te  débarrasser  de  lui  en  n'allant  ni  à  Pétersbourg  ni  à 
Kome ,  et  il  me  semblait ,  ajouta-t-il  en  souriant,  que  tu 
penchais  vers  ce  projet.  Du  reste ,  ne  nous  occupons  pas 
de  cela  maintenant;  je  te  préviens  que  j'ai  disposé  de  ta 
matinée.  Tu  n'as  sans  doute  pas  oublié  cette  délicieuse 
Polonaise ,  la  comtesse  Cerkowitz  ,  dont  la  maison,  temple 
des  aris  et  de  l'élégance,  n'est  ouverte  qu'à  un  petit  nom- 
bre d'élus  !  Eh  bien,  elle  a  été  tellement  ravie  du  nocturne 
que  tu  as  chanté  l'autre  soir  avec  ma  sœur  (et  il  est  certain 
que  jamais  deux  voix  ne  se  sont  unies  plus  harmonieuse- 
ment), qu'elle  a  improvisé  une  charmante  matinée  musicale 
pour  aujourd'hui,  et  qu'elle  a  supplié  ma  mère  d'obtenir  de 
Gertrudeet  de  toi  une  seconde  représentation  du  nocturne. 

Toutes  ces  flatteries  restèrent  sans  effet ,  Emile  ne  l'é- 
coutait  pas  ;  il  s'avança  d'un  pas  ferme  vers  son  secré- 
taire ,  en  lira  le  contrat  reçu  il  y  avait  bien  peu  de  temps 
avec  ivre-sse,  et  le  déchira  froidement. 

—  Que  fais-tu  ?  s'écria  Charles  épouvanté. 

—  Je  renonce  à  mon  indépendance  pour  assurer  ma 
liberté  ,  répondit  Emile,  je  vais  de  ce  pas  porter  ces  lam- 
beaux-à  31.  d'Héricourt,  et  le  supplier  de  redevenir  mon 
oncle,  comme  par  le  passé. 

Charles  resta  pétrifié!...  Après  un  moment  de  silence , 
il  saisit  brusquement  son  chapeau. 

—  Un  fou  ,  dit-il,  ne  mérite  ni  l'affection  d'une  femme, 
ni  l'intérêt  d'un  ami  ;  ma  sœur,  j'espère,  saura  l'oublier, 
et  pour  mieux  la  persuader,  je  joindrai  l'exemple  au  pré- 
cepte... Adieu!... 

Emile ,  appréciant  la  valeur  d'une  amitié  si  prompte- 
meul  dissipée ,  courut  chez  M.  d'Héricourt  ;  il  lui  présenta 
le  contrat  anéanti ,  et  se  précipitant  dans  ses  bras  : 

—  Reprenez  vos  dons  ,  mon  cher  oncle,  dit-il,  et  rendez- 
moi  votre  tendresse ,  j'aurai  fait  un  admirable  échange. 

Les  yeux  du  bon  M.  d'FIéricourt  se  mouillèrent,  etserrant 
Emile  sur  son  cœur  : 

—  Je  ne  puis ,  répondit-il ,  te  rendre  ce  que  tu  n'avais 
jamais  perdu  ;  mais  je  vais,  ajouta-t-il  en  souriant,  te  pro- 
poser un  autre  échange...  Une  espèce  de  manie  épistolaire 
s'est  introduite  dans  la  maison  ;  il  s'établit  des  correspon- 
dances d'une  chambre  à  l'autre ,  et  voici,  en  retour  de  tes 
papiers,  une  lettre  que  je  te  permets  de  lire. 

Emile,  reconnaissant  l'écriture  de  sa  cousine,  prit  avec 
émotion  la  feuille  ouverte  que  M.  d'Héricourt  lui  tendait. 

€  Mon  bon  oncle  ,  disait  Marie,  il  est  convenu  qu'on  écrit 
ce  qu'on  n'ose  dire  ;  cependant ,  une  espèce  de  mauvaise 
honte  m'a  tant  fait  souffrir  ces  derniers  temps,  que  j'aurais 
bien  su  la  vaincre,  si  la  crainte  de  vous  affliger  ne  m'eût 
rendue  muette  indéfiniment.  Il  me  faut  ne  plus  me  sentir 
sous  votre  regard  si  pénétrant  et  si  tendre,  ne  plus  vous 
entendre  dire  avec  un  si  doux  accent  :  Chère  Marie!... 
pour  avouer  que  j'ai  eu  bien  du  chagrin.  Et  pourquoi  tout 
ce  chagrin  ?  Parce  que  j'ai  été  sotte ,  extravagante,  que 
j'ai  laissé  étouffer  par  la  vanité  tous  mes  bons  sentiments. 
Dix  fois  j'ai  bien  vu  qu'Emile  attendait  un  mot  d'encoura- 
gement pour  revenir  à  moi ,  et  c'était  un  mot  piquant  qui 
arrivait.  Je  ne  voulais  pas  lui  permettre  d'amour-propre  , 
et  je  sacrifiais  tout  au  mien  ;  je  ne  voulais  pas  me  souvenir 
qu'on  dit  aux  hommes  en  naissant  :  Soyez  fiers ,  et  aux 
pauvres  femmes:  Soyez  humbles  et  soumises.  C'était  bien 
injuste  !  aussi  je  payais  cher,  je  vous  assure  ,  mes  belles 
épigrarames  ,  et  mon  cœur  se  serrait  à  m'éloufTer  ,  tandis 


que  je  ne  sais  quel  mauvais  démon  me  soufflait  ces  mé- 
chantes paroles;  et  maintenant  que  le  repentir  est  venu  , 
Emile  va  partir  !  Emile  aura  la  pensée  que  mon  orgueil  l'a 
emporté  sur  mon  affection  pour  lui,  sur  tous  mes  souvenirs 
d'enfance  !  Oh  !  mon  Dieu  !  que  faire  pour  éviter  ce  mal- 
heur? Mon  bon  oncle,  vous  prendrez  pitié  de  votre  petite 
Marie.  Emile  saura  par  vous  ce  que,  j'en  suis  sûre,  j'au- 
rais le  courage  de  lui  dire  s'il  était  là ,  et  je  serai  moins  à 
plaindre  pendant  son  absence.  Oh  !  cette  Italie,  je  la  hais  I 
Mais  vous ,  cher  oncle ,  combien  je  vous  aime  î  » 

La  voix  d'Emile,  un  peu  tremblante  au  commencement 
de  cette  lecture,  s'affaiblit  tellement  peu  à  peu,  que  les 
dernières  phrases  devinrent  inintelligibles  ;  M.  d'Héri- 
court le  prit  doucement  par  la  main,  et  l'entraîna  chez 
Marie  ;  elle  était  devant  ce  métier  qui  servait  de  prétexte  à 
ses  rêveries. 

—  Mon  enfant,  lui  dit-il,  j'ai  trouvé  nos  courriers  trop 
lents  ,  j'apporte  la  réponse. 

Emile  se  précipita  aux  pieds  de  sa  cousine. 

—  Marie ,  s'écria-t-il,  ne  haïssez  pas  l'Italie,  car  je  vou- 
drais la  voir  un  jour  avec  vous ,  et  je  sens  que  je  ne  pour- 
rai plus  aimer  que  ce  que  vous  aimez. 

Marie  lui  tendit  la  main  en  pleurant. 

—  Le  seul  pays  où  je  ne  pourrais  pas  vivre,  dit-elle, 
c'est  celui  qui  nous  verrait  brouillés  ;  mais  cela  n'arrivera 
pas,  reprit-elle  avec  son  naïf  sourire,  car  maintenant  je 
demanderai  pardon  avant  d'avoir  tort. 

Emile  couvrit  de  baisers  la  petite  main  qui  lui  était  li- 
vrée ;  puis  se  levant  d'un  air  grave  : 

—  Mon  oncle ,  dit-il ,  s'il  en  est  temps  encore ,  je  suis 
prêt  à  prendre  l'emploi  que  vous  me  destiniez  ;  rien  ne 
me  coûtera  pour  obtenir  Marie. 

—  Mon  cher  enfant ,  dit  M.  d'Héricourt,  j'ai  parlé  d'une 
épreuve...  eh  bien,  tu  l'as  subie  victorieusement,  je  n'en 
veux  pas  d'autre.  Ne  nous  quittons  plus  ,  et  raconte -moi 
les  vicissitudes  de  tes  quinze  jours  de  liberté. 

Emile  fit,  avec  assez  de  gaieté,  le  récit  de  ses  douleurs, 
et  des  exigences  de  ses  amis. 

—  Je  me  réserve  la  morale,  se  hâta  d'ajouter  M.  d'Héri- 
court, c'est  que  des  liens  respectés  et  chéris,  des  affections 
vives  et  sûres,  sont  des  tyrans  moins  absolus  que  les  ca- 
prices et  régoïsjj;îe  mal  déguisé  de  prétendus  amis. 

D'ailleurs,  déjà  ton  cœur  te  l'a  révélé  ,1a  plus  noble  comme 
la  plus  douce  manière  d'exercer  sa  volonté,  c'est  de  la 
soumettre  quelquefois  à  ceux  qu'on  aime  ;  car  non-seule- 
ment on  partage  le  bonheur  qu'on  donne ,  mais  on  jouit 
intérieurement  du  mérite  de  son  sacrifice. 

Maintenant,  après  la  leçon  la  récompense.  Tu  voudras 
bien  accepter  comme  dot  la  terre  que  tu  repoussais  avec 
tant  de  désintéressement  ;  nous  ferons  tous  ensemble  le 
voyage  que  tu  souhaites,  et  pendant  ce  temps  tu  prêteras 
ton  château  à  la  princesse,  pour  ne  pas  porter  malheur  à 
ton  mariage,  en  réduisant  au  désespoir  un  amour  vrai ,  ou 
de  calcul,  peu  nous  importe. 

—  Mon  cher  oncle,  s'écria  Emile  en  serrant  tendrement 
les  deux  mains  de  M.  d'Héricourt  dans  les  siennes,  mettez 
le  comble  à  vos  bontés;  permettez-moi  d'être  seulement  le 
fermier  et  non  le  propriétaire  de  vos  généreux  dons.  Au 
lieu  de  cultiver  les  hommes  je  cultiverai  les  champs,  et 
j'y  recueillerai ,  j'en  suis  certain  ,  plus  de  bonheur. 

—  Soit ,  quant  à  la  culture  bien  entendu  ,  car  la  terre 
n'est  plus  à  moi  ;  mais  n'exagérons  rien  pour  que  nos 
sentiments  soient  durables.  Charge  le  monde  de  ton  amu- 
sement ,  il  remplira  très-bien  sa  tâche.  Ne  demande  ton 
bonheur  qu'à  nous,  il  sera  certain. 

Mary  TELI.ER. 


28 


LECTURES  DU  SOIR. 


LES  CONTES   DE   LA  FAMILLE. 


(KINDER  IND  HAUSMÂRCHEN  :  CONTES  POUR  LES  ENFANTS  ET  POUR  LA  MAISON.) 

Par   les  frebes   GRIIHITI. 


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PREFACE. 

'histoire  de  ces  contes  formerait  elle-même 
un  conte  charmant,  si  elle  n'était  vraie 
d'un  bout  à  l'autre. 

Il  y  avait  une  fois  deux  frères  très-sa- 
vants', ce  qui  se  voit  souvent  en  Allemagne, 
et  très-unis,  ce  qui  ne  se  voit  presque 
nulle  part.  Ces  deux  frères  portaient  un 
nom  célèbre  depuis  plus  de  cent  ans  :  ils 
s'appelaient  Griram. 

Us  firent  leurs  études  ensemble  à  l'Uni- 
versité de  Gœttingue,  aimés  de  leurs  pro- 
fesseurs et  de  leurs  camarades,  l'aîné  in- 
struisant le  plus  jeune  dans  leurs  travaux, 
le  plus  jeune  amusant  l'ainé  dans  leurs 
jeux.  Us  se  partageaient  tous  les  prix  à  la 
fin  de  l'année;  mais  ils  triomphaient  sans 
envie ,  car  leur  modestie  égalait  leur  mé- 
rite, et  il  était  encore  honorable  de  vaincre 
après  eux. 

Quand  nos  enfants  furent  des  hommes, 
et  nos  écoliers  des  docteurs,  ils  se  dirent  : 
«Qu'allons-nous  faire?  Le  commerce cloulTe 
l'esprit  ;  le  barreau  dessèche  le  cœur  ;  la 
médecIRe  est  une  loterie  ;  la  diplomatie , 
une  école  de  mensonge;  la  guerre,  un 
coupe-gorge.  Les  voyages  lointains  nous 
sépareraient ,  et  puis  nous  aimons  tant 
notre  pays  !  Restons  ensemble  à  Gœttingue 
et  soyons  professeurs.  Nous  aimerons  ms 
élèves  comme  nos  maîtres  nous  ont  aimés, 
et  nos  élèves  nous  aimeront  comme  nous 

avons  aimé  nos  maîtres.  » 
Ce  qui  fut  dit  fut  fait,  et  les  deux 

frères  s'attachèrent  à  l'Université  de 

Gœttingue,  dont  ils  devinrent  bientôt  la 

lumière  et  la  gloire. 
Cependant,  tout  en  instruisant  les 


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autres,  ils  continuèrent  de  s'instruire  eux 
mêmes.  La  science  n'est-elle  pas  un  esca- 
lier sans  fin,  qui  se  perd  dans  les  cieux? 
Nos  professeurs  s'arrêtèrent  prudemment 
à  un  échelon,  mais  au  plus  solide  et  au 
plus  varié  :  l'étude  de  la  vieille  langue, 
de  la  vieille  littérature  et  des  vieilles  cou- 
tumes germaniques.  Us  s'y  livrèrent  avec 
une  ardeur  toute  filiale,  et  publièrent  des 
travaux  du  plus  grand  prix ,  notamment 
une  grammaire  qui  ferait  rougir  nos  gram- 
maires françaises,  un  livre  merveilleux  sur 
la  mythologie  des  peuples  du  Nord,  et  un 
traité  des  origines  et  des  institutions  de 
l'Allemagne,  véritable  monument  national. 

Bref,  du  nom  illustre  qu'ils  portaient, 
nos  deux  savants  firent  un  nom  populaire. 

Or,  tout  en  fouillant  leur  mine  souter- 
raine, MM.  Grimra  en  firent  jaillir  des 
rayons  qui  offusquèrent  le  gouvernement... 
Il  y  a  des  gouvernements-  hiboux  qui  ont 
peur  du  soleil.  Un  jour  l'aîné  reçut  une 
lettre  qui  lui  enlevait  du  même  coup  son 
titre  et  sa  place ,  les  honneurs  et  la  for- 
tune... 

Il  court  chez  son  frère,  et  lui  dit  : 

—  Je  suis  destitué,  je  n'ai  plus  que  ton 
foyer  pour  asile  et  ton  cœur  pour  soutien 

—  Alors  embrassons-nous,  frère,  répond 
le  cadet,  car  je  suis  destitué  aussi. 

Et  voilà  nos  professeurs,  déjà  consolés, 
se  demandant  pour  la  seconde  fois:  «  Qu'al- 
lons-nous faire?  » 

La  même  idée  leur  vint  à  tous  deux  en 
même  temps  : 

—  X3n  nous  chasse  de  la  grande  maison 
de  l'Université,  allons  vivre  sur  les  grandes 
roules.  Ou  nous  ôte  le  sceptre  des  profes- 
seurs ,  prenons  le  bourdon 
des  pèlerins...  Nous  en  savons 

-     et  nous  en  avons  déjà  dit  bien 
^   long  (I)  sur  les  vieilles  tradi- 
'^  lions  de  notre  pavs,  mais  les 
1-  bonnes  femmes,  fes  pâtres  et 
les  mendiants  en  savent  en- 
core plus  long  que  nous... 
Allons  les  visiter  et  les  inter- 
roger. Nous  parcourrons  ainsi 
toute  r.\llemague,  et  nous  en 


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\        (TjMM.  Grimm  avaient  commen- 

^     ce  avant  leur  destitution  à  publier 

-      les  Contes  ratniliers  de  l'Allomagoe. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


99 


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réunirons  tous  les  contes  populaires.  Nous  écouterons  les 
mariniers  du  Rhin,  les  chasseurs  de  la  Hesse,  les  char- 
bonniers de  la  Forêt-Noire,  les  aventuriers  de  la  Bohème, 
les  vignerons  du  Palatinat.  Nous  ferons  parler  les  anciennes 
cathédrales  et  les  anciens  palais.  Nous  dénicherons  les 
légendes  au  sommet  des  tourelles,  sous  la  pierre  des  tom- 
beaux oubliés,  dans  les  ogives  et  les  meurtrières  des  vieux 
burgs,  entre  la  ruine  croulante  et  le  lierre  qui  la  festonne. 
Nous  graverons  tout  cela  dans  notre  mémoire;  nous  en 
ferons  un  livre  sans  égal,  et  ce  sera  le  couronnement  léger 
de  notre  imposant  édi(ice. 

Bientôt  les  deux  frères  sortirent  de  Gœttingue,  leur  bâ- 
ton à  la  main.  Ils  regardèrent  où  soufflait  le  vent  et  ils  se 
dirigèrent  de  ce  côté, —  non  sans  avoir  dit  adieu  à  M°"  Bet- 
tina  d'Arnim,  l'illustre  protectrice  de  leur  disgrâce. 

Charmant  voyage  qu'un  voyage  à  pied,  ainsi  lait  à  deux, 


à  loisir  et  à  plaisir,  avec  un  crayon  pour  bagage  et  la  fan- 
taisie pour  guide...  Victor  Hugo  l'a  dit  il  y  a  trois  ans,  tout 
en  suivant  au  bord  du  \ih\a  les  traces  des  frères  Grimm  :  *  A 
pied  !  on  s'appartient,  on  est  content,  on  est  tout  entier  aux 
incidents  de  la  route,  à  la  ferme  où  l'on  déjeune,  à  l'arbre 
où  l'on  s'abrite,  à  l'église  où  l'on  se  recueille.  On  part,  oa 
s'arrête,  on  repart.  On  va  et  on  rêve  devant  soi.  La  marche 
berce  la  rêverie,  la  rêverie  voile  la  fatigue.  La  beauté  du 
paysage  cache  la  longueur  du  chemin.  On  ne  voyage  pas, 
on  erre.  A  chaque  pas  qu'on  fait,  il  vous  vient  une  idée  ; 
car  il  n'est  point  d'imagination  plus  ailée,  plus  riche  et  plus 
joyeuse  que  celle  d'un  homme  à  pied.  Musa  pedestrix  I  » 
Ainsi  nos  deux  frères  parcoururent  l'Allemagne  dans 
tous  les  sens,  se  levant  avec  le  soleil  et  marchant  dans  la 
rosée,  écoutant  les  moissonneurs  à  l'ombre  pendant  la  cha- 
leur, et  les  fileuses  à  la  veillée  sur  la  luerre  de  l'àlrc,  con- 


Chanteur  de  légendi 


solant  la  veuve  du  batelier  entraîné  par  les  ondes  dans  les 
tourbillons  de  Pfaffermutb  ou  de  Groswertb,  descendant 
jusqu'au  fond  de  ces  gouffres  où  les  mineurs  habitent  avec 
es  esprits  de  la  terre,  partageant  tour  à  tour  la  table  ou  le 
lit  du  pauvre  et  du  riche,  reçus  partout  comme  des  génies 
familiers  et  populaires,  payant  à  chaque  conteur  son  récit, 
avec  1  obole  du  pèlerin  ou  le  sourire  de  l'amitié. 

Que  ie  pots  de  bière  et  de  flacons  de  vin  du  Rhin  échan- 
gei  ^  les  villages  et  dans  les  châteaux  contre  autant 
d  bi  s  de  fées  ou  d'enchanteurs,  de  récits  à  faire  rire 
du  1.  .      r.ii  soa-  »H  H  fajfe  trembler  du  soir  au  matin  ! 


Les  sonneurs  d'Aix-la-Chapelle  leur  racontèrent  com- 
ment le  diable  donna  un  million  d'or  aux  bourgmestres  de 
celte  ville  pour  bâtir  leur  église,  à  condition  qu'il  enlèverait 
la  première  âme  qui  en  franchirait  la  porte,  et  quel  bon 
tour  lui  jouèrent  lesdits  bourgmestres  en  faisant  entrer  d'a- 
bord un  loup  dans  ladite  église.  Puis  ils  leur  montrèrent  le 
fauteuil  de  pierre  où  dort  depuis  sept  cents  ans  le  spectre 
de  Barberousse,  transporté  de  Syrie  en  Allemagne  par  les 
bergers  du  Cydnus. 

En  fait  de  spectres,  combien  n'en  virent-ils  pas  de  mil- 
liers autour  du  beffroi  de  la  cathédrale  de  Coln-no,  des 


30 


LECTURES  DU  SOTR. 


vingt-sept  clochers  qui  lui  servent  de  satellites,  et  des  sept 
montagnes  qu'on  embrasse  de  son  campanile! 

Ils  recueillirent  autant  de  légendes  qu'il  passe  de  flots 
dans  le  Rhin,  autant  de  contes  qu'il  réflécliit  de  belles 
villes  et  de  jolis  villages,  de  montagnes  couvertes  de  grap- 
pes d'or  et  de  forêts  échevelées,  —  tout  en  suivant  le  cours 
du  grand  fleuve  depuis  sa  source  jusqu'à  son  embouchure, 
et  en  interrogeant  l'écho  des  innombrables  ruines  qui 
laissent  tomber  dans  ses  ondes  les  derniers  fleurons  de 
leurs  créneaux. 

Ils  rencontrèrent  successivement  l'ombre  de  César,  de 
Charlemagne,de  Roland,  d'Othon,des  quatre  électeurs,  de 
Charles-Quint,  de  Frédéric,  de  Napoléon.  Ils  entendirent 
gazouiller,  comme  des  oiseaux  dans  leurs  nids,  ces  fa- 
bliaux merveilleux  qui  peuplent  les  vieux  châteaux  gothi- 
ques de  belles  filles  et  de  chevaliers ,  d'ondins  et  de 
gnomes,  de  tous  les  esprits  des  rochers ,  des  bois  et  des 
fontaines. 

Il  ne  tint  qu'à  eux  de  causer  la  nuit  avec  le  chasseur 
noir  monté  sur  son  grand  cerf  à  sept  andouillers  ;  avec  les 
six  pucelles  du  marais  Rouge;  avec  Wodon,  le  Dieu  qui 
avait  dix  bras  et  dix  mains;  avec  la  pie  qui  racontait  l'his- 
toire de  sa  grand'mère  ;  avec  les  joyeux  marmousets  de 
Zeitelmoos;  avec  Éverard  le  Barbu,  qui  remettait  en  che- 
min les  chasseurs  égarés  ;  avec  cet  ange  et  ce  démon  de 
Gemsback,  qui  avaient  placé  leurs  chaires  sur  les  deux 
rives  en  face  l'une  de  l'autre  ;  avec  les  fées  de  la  Wisper, 
petites  et  fourmillantes  comme  des  sauterelles  ;  avec  ce 
diable  Urian,  qui  laissa  bêtement  tomber  aux  portes  d'Aix 
la  montagne  qu'il  apportait  de  Leyde  pour  écraser  la  ville 
impériale  ;  avec  cette  légion  d'aventuriers  dont  parle  le 
poêle  cité  tout  à  l'heure,  €  personnages  à  demi-enfoncés 
dans  l'impossible,  et  tenant  à  peine  par  le  talon  à  la  vie 
réelle,  qui  vont  et  viennent  dans  tous  les  contes  de  bonnes 
femmes,  perdus  au  milieu  des  bois  sur  leur  lourd  cheval, 
suivis  de  leur  lévrier  efflanqué,  regardés  entre  deux  bran- 
ches par  des  lanes,  et  accostant  dans  l'ombre  tantôt  quel- 
que noir  charbonnier  assis  près  d'un  feu,  qui  n'est  autre 
que  Satan  entassant  dans  un  chaudron  les  âmes  des  tré- 
passés; tantôt  des  nymphes  à  demi  nues  qui  leur  offrent 
des  cassettes  pleines  de  pierreries;  tantôt  de  petits  hommes 
vieux  qui  leur  font  retrouver  leur  fiancée  sur  une  monta- 
gne, endormie  dans  un  lit  de  mousse,  au  fond  d'un  beau 
pavillon  tapissé  de  coraux  et  de  coquilles;  tantôt  quelque 
puissant  nain  qui,  disent  les  vieux  poèmes,  tient  parole 
de  géant.  » 

A  Velmick,  dans  la  nuit  du  18  janvier,  ils  entendirent 
sonner  sous  terre  la  cloche  que  le  seigneur  de  Falkenstein 
avait  jetée  dans  son  puits  avec  le  prieur-chapelain. 

Du  haut  de  la  terrible  tour  de  la  Souris  (die  Maus), 
ils  virent  les  fantômes  de  Gela,  fiancée  de  Barberousse,  et 
d'llildeg;irde,  épouse  de  Charlemagne,  herboriser  dans  les 
vallons  pour  les  pauvres  et  les  malades;  et  ils  apprirent 
comment  le  géant  Kuno  avait  fait  manger  le  chat  par  la 
souris,  en  élevant  ses  tourelles  au-dessus  du  burg  de  die 
Katz  (le  chat). 

Ils  n'oublièrent  point  le  village  des  barbiers,  peuplé 
jadis  par  les  Figaros  que  le  diable  laissa  tomber  de  son  sac 
en  allant  raser  l'empereur  Barberousse;  ni  les  ravins  de 
Saint-Goar  et  de  Lurley,  où  d'un  coup  de  pistolet  l'écho 
fait  sept  coups  de  canon;  ni  Lorch,  où  la  fée  Ave  imagina 
l'art  de  la  draperie  pour  vêtir  son  amant,  le  frileux  Hep- 
pius  ;  ni  le  Falkenburg,  tout  |)lein  des  souvenirs  do  Guntran 
et  de  Liba,  ces  deux  époux  séparés  par  la  jalouse  pucelle 
du  château  de  la  forêt,  (]ui,  après  s'être  peignée  près  d'une 
tombe  ouverte,  y  fit  tomber  l'infidèle  en  le  louchant  de  sa 
main  glacée;  ni  la  Maiisethurm,  où  l'cvêque  Hatto  fut 
mangé  par  les  rats  pour  avoir  laissé  mourir  de  faim  le  peu- 
ple de  Mayence;  ni  le  Rœmcr  de  Francfort,  où  Charlema- 
gne passe  chaque  nuit  la  revue  des  empereurs  autour  de  la 
table  de  cuir;  ni  le  Schwalbennest  (nid  d'hirondelles),  où 
Bligger,  le  féroce  burgrave,  tomba  raide  mort  sous  l'ex- 
communication du  pape;  ni  le  gros  tonneau  de  Heidelberg 
qui  contient  cinq  cent  soixante-six  mille  quatre  cents  bou- 
teilles de  vin  ;  d\  tous  les  manoirs  de  ce  pays  fabuleux,  où 


les  statues  dorment  le  jour  immobiles,  et  s'éveillent  la  nuit 
pour  errer  dans  les  décombres. 

Quels  contrastes  observés  par  nos  voyageurs  dans  cette 
longue  course,  depuis  les  ballades  gracieuses  du  Rhin  jus- 
qu'aux efl'royables  histoires  des  montagnes  où  Goethe  a 
placé  le  sabbat  de  ses  sorcières  ;  depuis  les  bois  inexplorés 
de  la  BohêiYie  jusqu'aux  célèbres  ombrages  de  la  Forêt- 
Noire;  depuis  ce  Danube  dont  les  rives  tremblent  encore  du 
passage  d'Attila  et  des  Huns,  jusqu'à  celle  Moselle  qui  va 
jeter  les  idées  françaises  dans  ce  Rhin  qui  veut  rester  alle- 
mand, comme  nous  allons  infuser  dans  notre  langue  re- 
belle les  naïfs  récits  des  professeurs  germains. 

Parmi  les  conteurs  que  nos  pèlerins  mirent  à  contribu- 
tion, les  plus  savants  et  les  plus  diserts  furent  ces  musiciens 
et  chanteurs  ambulants  qu'on  voit  encore  sur  les  grandes 
routes  d'Allemagne  avec  l'ancien  costume  national ,  le 
pourpoint  à  crevés,  la  fraise  et  le  petit  manteau,  le  large 
chapeau  orné  de  la  pipe  de  terre,  les  longs  cheveux  sur  le 
cou,  le  violon  sur  l'épaule  et  le  chien  sur  les  talons  (comme 
celui  dont  nous  offrons  à  nos  lecteurs  le  portrait  scrupu- 
leux), journaux  vivants  et  chroniques  parlantes  du  pays, 
infatigables  buveurs  de  bière  qui  ne  connaissent  pas  plus 
le  fond  de  leur  estomac  que  le  fond  de  leur  mémoire. 

Après  ces  chanteurs  ,  vinrent  les  commères  ,  si  même 
elles  n'eurent  pas  le  premier  rang,  car  qui  oserait  dispu- 
ter la  palme  du  conte  aux  commères  de  village? 

Il  en  est  une  surtout  que  les  frères  Grimm  écoutèrent 
pendant  un  mois  entier...,  et  qu'ils  écouteraient  encore, 
sans  la  nécessité  de  borner  toute  chose.  Cette  brave  femme 
dont  la  langue  a  trouvé  le  mouvement  perpétuel,  celte  des- 
cendante des  fées  et  des  nains,  qui  a  tout  appris  sans  rien 
oublier,  habite  un  petit  village  de  la  Saxe  aux  environs  de 
Cassel.  Nos  auteurs  lui  doivent  leurs  meilleurs  récits,  et 
dans  leur  reconnaissance  ils  ont  publié  son  portrait,  que 
nous  ferons  graver  à  notre  tour.  Nos  jeunes  lecteurs  trou- 
veront certes  que  la  bonne  femme  de  Saxe  est  bien  digne 
de  l'inimorlalité. 

Quand  MM.  Grimm  rentrèrent  au  logis  et  déposèrent  le 
bâton  de  voyage,  après  avoir  fini  cette  patiente  cueillette 
de  légendes  et  de  traditions,  ils  firent  soigneusement  un 
bouquet  des  plus  fraîches  et  des  plus  parfumées,  et  ils  pu- 
blièrent leur  recueil  sous  le  simple  titre  de  Kinder  und 
flausmdrchen  [Contes  pour  les  enfants  et  pour  la  mai- 
son). 

Ce  fut  un  succès,  une  voeue,  une  fureur,  dont  rien  ne 
peut  donner  l'idée...  Après  Te  premier  volume,  il  en  fallut 
un  second,  et  six  éditions  parurent  coup  sur  coup,  tirées 
à  des  milliers  d'exemplaires.  Grands  et  petits  savouraient 
à  l'envi  le  livre  national.  Les  vieillards  v  retrouvaient  leurs 
souvenirs  les  plus  purs  ;  les  enfants  leurs  rêves  les  plus 
merveilleux  ;  les  poètes  leurs  fantaisies  les  plus  chariaan- 
tes  ;  tous  une  lecture  délicieuse  et  irrésistible. 

Les  contes  du  chanoine  Schmidt,  si  aimés  pourtant,  fu- 
rent abandonnés  pour  les  contes  des  frères  Grinun.  El  celle 
supériorité  s'expli(}ue  d'elle-même  :  les  contes  du  chanoine 
Schmidt  ont  été  faits  par  lui,  tandis  que  ceux  des  frères 
Grimm  ont  été  faits  par  fout  le  monde.  Or,  quel  homme 
pourrait  lutter  d'imagination  avec  tout  un  peuple,  et  avec 
un  peuple  comme  les  Allemands? 

Eh  bien  !  chose  incroyable  !  les  contes  du  chanoine 
Schmidt  sont  le  livre  le  plus  populaire  en  France,  et  les 
contes  des  frères  Grimm  n'ont  pas  encore  eu  l'honneur 
d'une  traduction  ! 

Cette  bonne  fortune  était  réservée  aux  lecteurs  du  Musée 
des  familles,  —  enfants  grands  et  petits,  —  à  qui  nous 
allons  donner  successivement  les  chefs-d'œuvre  les  plus 
amusants  des  professeurs  de  Gœttingue,  illustrés  avec  toute 
la  fantaisie  et  toute  Vhumour  qu'ils  comportent,  et  tra- 
duits en  collaboration  avec  M.  N.  Martin,  ce  poétique  en- 
fant de  r.Mlcmagne  adopté  par  la  France,  ce  gracieux  au- 
teur iVAriel,  des  Cordes  graves,  et  des  excellentes  études 
germaniques  publiées  dans  V^rtisie  et  dans  la  Revue  de 
Paris. 

Nous   choisissons   d'abord ,  comme  échantillons ,  un 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


31 


r 


conte  domestique,  un  conte  satirique,  un  conte  philoso- 
phique et  un  conte  fantastique.  P.  C. 

l'aïeul  et  le  petit-fils. 

Il  y  avait  une  fois  un  homme  vieux,  vieux  comme  les 
pierres.  Ses  yeux  voyaient  à  peine,  ses  oreilles  n'enten- 
daient guère,  et  ses  genoux  chancelaient.  Un  jour,  à  table, 
ne  pouvant  plus  tenir  sa  cuiller,  il  répandit  de  la  soupe 
sur  la  nappe,  et  même  un  peu  sur  sa  barbe.  Son  lils  et  sa 
bru  en  prirent  du  dégoût,  et  désormais  le  vieillard  mangea 
seul,  derrière  le  poêle,  dans  un  petit  plat  de  terre  à  peine 
rempli.  Aussi  regardait-il  tristement  du  côté  de  la  table,  et 
des  larmes  roulaient  sous  ses  paupières;  si  bien  qu'un  au- 
tre jour,  échappant  à  ses  mains  tremblantes,  le  plat  se 
brisa  sur  le  parquet.  Les  jeunes  gens  grondèrent,  et  le 
vieillard  poussa  un  soupir.  Alors  ils  lui  donnèrent  pour 
manger  une  écuelle  de  bois.  Or,  un  soir  qu'ils  soupaient  à 
table,  tandis  que  le  bonhomme  était  dans  son  coin,  ils  vi- 
rent leur  fils,  âgé  de  quatre  ans,  assembler  par  terre  de 
petites  planches. 

—  Que  fais-tu  là?  lui  demandèrent-ils. 

—  Une  petite  écuelle,  répondit  le  garçon,  pour  faire 
manger  papa  et  maman  quand  je  serai  marié... 

L'homme  et  la  femme  se  regardèrent  en  silence...;  des 
larmes  leur  vinrent  aux  yeux.  Puis  ils  rappelèrent  entre 
eux  l'aïeul  qui  ne  quitta  plus  la  table  de  famille. 

le  docteur  universel. 

Il  y  avait  une  fois  un  pauvre  paysan  nommé  Écrevisse. 
Ayant  porté  une  charge  de  bois  chez  un  docteur,  il  remar- 
qua les  mets  choisis  et  les  vins  fins  dont  se  régalait  celui- 
ci,  et  demanda,  en  ouvrant  de  grands  yeux,  s  il  ne  pour- 
rait pas  aussi  devenir  docteur? 

—  Oui  certes,  répondit  le  savant;  il  suffit  pour  cela  de 
trois  choses  :1°  procure-toi  un  abécédaire,  c'est  le  point 
principal  ;  2°  vends  ta  voiture  et  tes  bœufs  pour  acheter 
une  robe  et  tout  ce  qui  concerne  le  doctorat;  3°  mets  à  ta 
porte  une  enseigne  avec  ces  mots  :  Je  suis  le  docteur 
universel. 

Le  paysan  exécuta  ces  instructions  à  la  lettre.  A  peine 
exerçait-il  son  nouvel  état,  qu'une  somme  d'argent  fut  vo- 
lée à  un  riche  seigneur  du  pays.  Ce  seigneur  fait  mettre  les 
chevaux  à  sa  voiture  et  vient  demander  à  notre  homme 
s'il  est  bien  le  docteur  universel. 

—  C'est  moi-même,  monseigneur. 

—  En  ce  cas,  venez  avec  moi  pour  m'aider  à  retrouver 
mon  argent. 

— Volontiers,  dit  le  docteur  ;  mais  Marguerite,  ma  femme, 
m'accompagnera. 

Le  seigneur  y  consentit,  et  les  emmena  tous  deux  dans 
sa  voiture.  Lorsqu'on  arriva  au  château,  la  table  était  ser- 
vie ;  le  docteur  fut  invité  à  y  prendre  place. 


—  Volontiers,  répondit-il  encore;  mais  Marguerite,  ma 
femme,  y  prendra  place  avec  moi. 

Et  les  voilà  tous  deux  attablés.  Au  moment  où  le  pre- 
mier domestique  entrait  portant  un  plat  de  viande,  le  pay- 
san pousse  sa  femme  du  coude  et  lui  dit: 

—  Marguerite,  celui-ci  est  le  premier. 

Il  voulait  dire  le  premier  plat;  mais  le  domestique  com- 
prit le  premier  voleur,  et  comme  il  l'était  en  eflet,  il  pré- 
vient en  tremblant  ses  camarades  : 

—  Le  docteur  sait  tout  !  notre  affaire  n'est  pas  bonne  ; 
il  a  dit  que  j'étais  le  premier! 

Le  second  domestique  ne  se  décida  pas  sans  peine  à  en- 
trer à  son  tour;  à  peine  eut-il  franchi  la  porte  avec  son 
plat,  que  le  paysan,  poussant  de  nouveau  sa  femme  : 

—  Marguerite,  voici  le  second  ! 

Le  troisième  eut  la  même  alerte,  et  nos  coquins  ne  sa- 
vaient plus  que  devenir.  Le  quatrième  s'avance  néanmoins, 
portant  un  plat  couvert  (c'étaient  des  écrevisses).  Le  maître 
de  la  maison  dit  au  docteur  : 

—  Voilà  une  occasion  de  montrer  votre  science.  Devinez 
ce  qu'il  y  a  là-dedans. 

Le  paysan  examine  le  plat,  et,  désespérant  de  se  tirer 
d'affaire  : 

—  Hélas!  soupire-t-il,  pauvre  Ecrevisse!  (On  se  rap- 
pelle que  c'était  son  premier  nom.) 

A  ces  mots,  le  seigneur  s'écrie  : 

—  Voyez-vous,  il  a  deviné!  Alors  il  devinera  qui  a  mon 
argent  ! 

Aussitôt  le  domestique,  éperdu,  fait  signe  au  docteur  de 
sortir  avec  lui.  Les  quatre  fripons  lui  avouent  qu'ils  out 
dérobé  l'argent,  mais  qu'ils  sont  prêts  à  le  rendre  et  à  lui 
donner  une  forte  somme  s'il  jure  de  ne  les  point  trahir; 
puis  ils  le  conduisent  à  l'endroit  où  est  caché  le  trésor.  Le 
docteur,  satisfait,  rentre  et  dit  : 

—  Seigneur,  je  vais  maintenant  consulter  mon  livre,  afin 
d'apprendre  où  est  votre  argent. 

Cependant  un  cinquième  domestique  s'était  glissé  dans 
la  cheminée  pour  voir  jusqu'où  irait  la  science  du  devin. 
Celui-ci  feuillette  en  tous  sens  son  abécédaire,  et,  ne  pou- 
vant y  trouver  un  certain  signe  : 

—  Tu  es  pourtant  là-dedans ,  s'écrie-t-il  avec  impa- 
tience, et  il  faudra  bien  que  tu  en  sortes! 

Le  valet  s'échappe  de  la  cheminée,  se  croyant  découvert, 
et  crie  avec  épouvante  : 

—  Cet  homme  sait  tout! 

Bientôt  le  docteur  montra  au  seigneur  son  arpent,  sans 
lui  dire  qui  l'avait  soustrait;  il  reçut  de  partet  d'autre  une 
forte  récompense,  et  il  fut  désormais  un  homme  célèbre. 

Mettez  ensemble  un  peu  de  hasard  et  beaucoup  d'aplomb, 
vous  aurez  presque  toute  la  science  des  sorciers. 

PITRE-CHEVALIER  et  N.  MARTIN. 

{La  suite  au  prochain  numéro.) 


(du  12  septembre  au  12  octobre.) 

Académies  :  Le»  pommes  de  terre.  MM.  Lemaire,  nojeT-CoWard.  —  Essais  de  M.  Saint-Marc  Girardin.  —  M.  Charles  T.abiue.  —  Biawx-Arts: 
Grands-prix  ei  envois  de  Rome.  Statue  de  Beethoven  et  de  Jean  Barl.  —  La  Fièvre  des  Chemins  de  fers.  —  Litres  :  la  Finlande,  les  Bretons, 
les  Premières  feuilles,  les  Roses  de  Bourgogne.  —  Theatbbs. 


Toutes  nos  académies  savantes  sont  ab- 
sorbées depuis  lieux  mois  par  la  maladie 
des  pommes  de  terre.  Celle  question  est 
fort  intéressante  assurément,  mais  comme 
Mercure  n'est  pas  grand  agriculteur,  il  at- 
tendra que  l'Institut  passe  à  d'autres  exer- 
cices. Nous  avons  remarqué  dans  un 
Mémoire  cette  admirable  naïveté  d'un  in- 
dustriel :  «  Les  pommes  de  terre  gâtées, 
dit-il.  sont  encore  bonnes  pour  faire  do 
ta  fécule;  mais  il  ne  faut  pas  attendre 
qu'elles  soient  tout  à  fait  pourries,  car 


alors  il  est  très-difficile  de  les  broyer.  » 
(Texluel.)  Nous  engageons  nos  lecteurs  à 
s'abstenir  d'ici  à  longtemps  de  tia  fécule 
de  pommes  de  terre. 

—  La  mère  de  la  célèbre  dynastie  des 
Arago,  vient  de  mourir  à  Estagel,  petit 
village  dos  Pyrénées-Orientales,  d'où  les 
invitations  reitérées  de  ses  enfants  n'a- 
vaient jamais  pu  l'arracher.  ' 

—  L'Académie  de  beaux-arls  a  nommé 
M.  Lemaire,  scul[)teur,  à  la  place  de 
M.  Bosio.  —  Quelques  jours  après,  l'A- 


cadémie française,  la  Chambre  des  pairs 
etIaSorbonne  perdaient  M.  Royer-Collard, 
ce  patriarche  des  doctrinaires,  qui  balança 
pendant  la  Restauration  la  gloire  politique 
de  M.  de  Chateaubriand,  et  qui,  depuis 
1830,  passait  sa  vie  à  faire  des  mots  pro- 
fonds à  rinsiitutet  au  Luxembourg.  C'est 
M.  Royer-Collard  qui  appelait  les  oisifs  : 
la  réserve  de  la  France.  MM.deBroglie 
et  de  Remusat  se  disputent  son  fauteuil. 
—  Nous  ne  pouvons  quitter  l'Académie 
française  sans  parler  des  Essais  de  litté- 


35 


LECTURES  DE  SOIR. 


rature  et  Je  morale,  que  vient  de  publier  1  que,  de  la  statue jle  Jean  Bart,  ce  chef- 
un  de  ses  plus  jeunes  et  de  ses  plus  illus-  ■■  '  "'  ""-  ' 
très  membres,  M.  Saint-Marc  Girardin. 
Ces  deux  volumes,  nouveau  trésor  de  la 
Bibliothèque  Charpentier,  renferment  la 
plupart  des  petits  chefs-d'œuvre  semés 
depuis  vingt  ans  par  le  spirituel  et  savant 
professeur  dans  les  colonnes  du  Journal 
des  Débats,  à  la  Sorbonne  et  à  l'Acadé- 
mie française.  Deux  de  ces  morceaux  sont 

en  quelque  sorte  l'alpha  et  l'ôme-^a  de  la  !  procesiion  de  matelots  et  de  mateloltes, 
brillante  et  laborieusecarrièredeM.  Saint- 1  —  pécheurs  et  pêcheuses,  en  çrand  cos- 
tume, portant  leurs  filets  sur  le  dos.  " 


d'œuvre  de  M.  David,  que  nous  avons 
reproduit  dans  noire  numéro  de  mars  der- 
nier. A  défaut  du  gouvernement,  les 
Dunkerquois  ont  honoré  le  terrible  en- 
nemi des  Anglais,  d'arcs  de  triomphe, 
dilluminaiions,  de  concerts  et  de  tro- 
phées. Le  fameux  carillon  de  Dunkerque 
s'est  uni  aux  canons  du  port  et  à  la  mu- 
sique militaire.  Il   y  a  eu  une  curieuse 


I 

.Marc  Girardin  :  le  premier  est  un  Eloge 
de  Bossuet .  qui  fut  couronné  par  l'In- 
■sliiut  au  concours  de  18Î7;  le  seconM  est 
<-eue  biographie  si  élégante  et  si  iiue  de 
M.  Campenon.  prononcée  par  le  lauréat 
d'il  V  a  dix-huit  ans  le  jour  de  sa  récep- 
lion'parmi  ses  anciens  juges.  N'y  a-i-il 
pas  là  toute  une  leçon  de  justice  et  de 
persévérance  à  l'adresse  de  notre  généra- 
tion littéraire?  Ceîte  çén.raiion  n'a  pas 
aujourd'hui  de  maître  plus  dévoué  ni  de 
modèle  plus  accompli  que  M.  Saint-.Marc 


On 
lisait  sur  une  maison  de  la  rue  Rover  : 
Jci,  le  17  avril  ITOC.  est  mort  Jean  Bart 
dont  le  nom  ne  mourra  jamais  ! 

—  La  fièvre  des  spéculations  sur  les 
chemins  de  fer  s'est  emparée  de  tout 
le  monde.  On  ne  se  dit  plus  dans  les 
rues  de  Paris  :  —  Comment  vous  portez- 
vous  ?  mais  :  —  y^vez-vous  des  actions  du 
Nord  ?  Avez-vous  des  actions  de  Lyon  ? 
Dernièrement,  un  rentier  du  laubourg 
Saint-Germain  reçoit  brusquement  la  de- 
Girardiii.  |  a  preuve  en  est  à  chaque  page  ,  mission  de  son    valei   de  chambre  :  — 


lies  Cataeries  en  Horbonne,  la  partie  la 
plus  substantielle  et  non  la  moins  char- 
mante des  Essais  lilltrnires.  On  sait  les 
actives  et  hautes  fonctions  que  l'auteur 
remplit  à  la  Chambre  des  depulés.  Eh 
bien,  les  combats  de  la  politique  et  les 
succès  de  la  Irihimo  ne  sauraient  arraclur 
Se  professeur;!  sa  ihaiieei  à  son  auditoire. 
«  J'aime  par-i!e>sus  tout,  s'ecrie-l-it,  le 
droit  et  le  devoir  qui  m'est  déjiarli  de 
causer  avec  les  jeunes  gens,  de  leur  faire 
aimer  le  Iwn  et  le  beau  eu  liUéraiure  cl 


Pourquoi  me  quitles-tu,  François?  —  J'ai 
lait  quelques  économies.  — Eh!  comment 
cela? —  En  jouant  sur  le  chemin  du 
Nord  ?  —  Conibien  as-tu  gagne?  —  Mais 
à  peu  près  trois  cent  mille  francs.  —  Tu 
peux  me  (luiller  tu  effet,  s'écria  le  ren- 
tier, car  mon  valet  s<.r.iit  plus  riche  que 
son  maître.  On  a\ait  grand  tort  de  dire  : 
Les  rois  s'en  vont.  —  S'ils  s'en  étaient 
allés,  les  voilà  qui  reviennent.  Les  rois 
de  France  à  celle  heure  sont  MM.  les 
banquiers 


en  nv.ralo.  »  NoMe  et  g.'ni-reux  exemple  j  _  voici  la  saison  que  les  libraires  ap- 
|.i>ur  tant  de  profescurs  que  les  affaires  pelient  la  rentrée.  Les  publications  litté- 
ont  enlevt^s  à  l'enseignemeni  !  —  ^'*>us  j  f-jj^es  reprennent  i-cu  a  peu  leur  cours 
ouvrirons  bieiitol  notre  galerie  des  Tour* 


-I 


delà  Sorbontie,  pjr  le  portnut  et  1  ana- 
lyse des  leçons  dj  M.  Saint  Marc  Girar- 
<lin(l).Quenos  jfunes  lecteurs,  en  aiien 
danl,  lisent  et  ni.dileut  les  Essais. 

—  Les  deuils  se  succèdeni  rapidement  a  I 
l'Université  :  apixs  M.  Royer-Collard ,  ' 
mort  ociogtnaiie,  voici  M.  Charles  La-  j 
bitte,  piotesseur  de  poésie  latine  au  col- 
lège de  Franc,  qui  descend  dans  la  ionil)o  ! 
à  rrente-nouf  ans.  M.  Labitle  était  une  [ 
des  plus  solides  es|x.rances  de  la  Faculté.  [ 

—  Les  concours  i>our  l'Ecole  des  Ivjaux- 
arts  ont  eu  lien.  M.  Thomas,  de  Nantes,  a 
remporte  le  prix  d'architecture;  M.  Guil-  | 
laume,  le  prix  de  sculpture;  M.  Char- 
les Benouvillc,  le  prix  de  paysage.; 
.M.  Leonlleuouville.  le  prix  de  pointure 
historique,  vivement  disputé  par  M.  Ca-  ; 
banel.  Les  tableaux  de  ces  deux  derniers, 
le  Christ  au  prétoire,  feront  époque  dans 
les  grands  prix.  Ils  surpassent  tous  les 
envois  faits  par  les  élèves  de  Rome,  envois 
aussi  faibles  cette  année  que  les  concours 
ont  ete  forts  à  Paris.  11  faut  pourtant  dis- 
tinguer Mutius  Scavola,  énergique  sta- 
tue de  M.  Gruyère;  — quelques  détails 
du  grand  tabW-au  d'une  Martyre  sous 
Dioclélien;—  la  Salmacys.  de  M.  Bien- 
•nourry  ;— une  Femme  chantant  et  jouant 
de  la  'harpe;  — ei  l'Orphie  aux  enfers, 
.dessin  remarquable  de  M.  Hébert. 

Le  vent  a  souffle  aux  beaux-arts  pen- 
dant toute  cette  saison;  après  les  fêles 
.■splendides  de  l'inauguration  de  la  statue 
île  Beethoven  à  Bonn,  sont  venues  les 
fêles,  moins  brilbnles,  mais  non  moins 
populaires  de  l'inauguration,  à  Diinker- 

'!>  Cène  promesse  servir»  de  réponse  aui 
hoDorablei  abonnés  qui  nous  ont  demande 
pourquoi  nous  avions  mterronapu  noire  série 
de»  Couri  publics  dam  un  fauteuil.  C'était  tout 
MoplemeDl  i  «aose  de*  vacances  de  la  Facalte. 
La  i^ie  t«  rouvrira  naiurellenaent  avec  les 
Cours.  Nous  repreo'lroos  aussi  la  Galerie  des 
pridicaiews,  pcodani  l'Aveoi  el  le  Cartote. 


reprei 
M.  Jules  Labitle  ouvre  la  marche  a\ec 
la  Finlande,  par  M.  Lcouzon  Le  Duc,  un 
d<-s  plus  savants  et  des  plus  curieux  ou- 
vrages qui  aient  paru  depuis  longtemps. 
C'est  un  voyage  littéraire,  politique  el 
monl ,  à  travers  un  monde  inconnu. 
Personne,  en  effet. ne  s'était  encore  occupé 
siTieusement  de  ces  pays  et  de  ces  i>eu- 
ples  finnois,  exclus  par"  leur  climat,  par 
leur  langue  et  p.ir  leurs  ma>urs,  du  mou- 
vement et  de  raitention  de  l'Europe. 
L'œuvre  de  M.  Le  DiiC  est  donc  à  la  fois 
une  œuvre  de  justice,  de  courage  et  de  la- 
lent.  Il  a  brave,  pour  l'accomplir,  tontes  les 


rigueurs  de  ces  régions  hyperboreennes; 
il  s'est  rompu  à  toutes  les  dilhculits  d'une 
langue  primilive,  à  toutes  les  privations 
d'une  existence  sauvage.  Aussi,  tel  est  le 
cachet  original  empreint  dans  son  livre, 
que  chaque  page  est  pour  le  lecteur  uue 
surprise  saisissante.  Nous  renonçons  à  en 
tracer  l'analyse,  il  faut  le  lire  d'un  bout 
à  l'autre  pour  se  figurer  tout  ce  qu'il  y  a 
d'e;range  cide  naïf,  de  sublime  el  de  gra- 
cieux, d'inattendu  et  de  varié  dans  les 
mœurs,  les  usages,  les  poésies  de  la  Fin- 
lande, et  surtout  dans  sa  grande  épopée 
du  Kalcwala,  traduite  et  commentée 
par  notre  auteur.  Si  celte  publication  ne 
posait  pas  M.  Le  Duc  au  premier  rang 
parmi  nos  critiques  et  nos  moralistes,  elle 
le  rangerait  parmi  nos  écrivains  les  plus 
amusants .  car  nous  ne  sachions  pas  un 
roman  nouveauqui  nousailcapiive  comme 
la  Finlande.  Du  reste,  M.  Le  Duc  publie 
en  même  temps  un  roman  des  plus  vifsel 
des  plus  spirituels:  Une  saison  de  bains 
au  Caucase,  imité  du  célèbre  écrivaio 
russe  Lermonloff. 

—  M.  A.Brizeui  le  Virgile  armoricain, 
s'est  enfin  décide  à  laisser  paraître  chez 
Masgana.  le  poème  des  Bretons,  auquel 
il  travaillait  depuis  tant  d'années.  CTesl 
aussi  doux,  aussi  fin,  aussi  délicieux  aue 
Marie;  et  c'csl  beaucoup  plus  fort  et  plus 


énergique  :  loute  la  vie  si  poétique  dos 
Bas-Bretons,  et  tous  les  paysages  si  sévè- 
res ou  si  frais  qui  l'encadrent,  sont  résu- 
més dans  les  vingt-quatre  chanls  du 
poète.  Pas  un  enfant  de  la  Bretagne  ne 
lira  sans  pleurer  le  Pardon,  \es  Noces  de 
Nona,  les  Lutteurs,  la  Baie  des  Tré- 
passés, les  Pèlerins,  la  Charrette  de  ia 
Mort,  le  Convoi  du  Fermier,  les  Fileu- 
ses,  les  Réfractaires,  etc.  Et  tout  étran- 
ger qui  aura  ce  poème  dans  sa  bibliothè- 
que fera,  sans  quitter  le  coin  de  son  feu, 
le  plus  charmant  voyage  en  basse  Breta- 
gne ;  car,  mieux  que  jamais  et  mieux  que 
personne.  M.  Briscux  a  exprimé  ici,  dans 
une  coupe  grevoue,  les  P.eurs  les  plus  pu- 
res et  ks  parfums  les  plus  exquis  de  l'A  r- 
morique. 

—  Les  Premières  feuilles,  poi-sies  de 
M.  Ilenride  Bornier,  promettent  cl  tien- 
dront des  fruits.  Il  y  a  là  une  facililé  en- 
traînante, un  sentiment  delii"at,  un  cn- 
ihousiasme  ardent,  qui  annoiicenl  la 
muse.  Témoin,  ces  ve:-s  sur  Chateau- 
briand : 

i  Fidè'e  a  son  teiiie,  on  1c  voit    rire  etrmpSe.' 
Ktsier  Ju$<iu'a  U  lin  >;:e<Mlid«.  s<iu  pir«i'. 
Poîit»  défini  l'an,  cbreiiea  driani  i<  teinte, 
Aiçte  tous  lei  feui  du  iolciL 

—  Dos  feuilles  aux  fleurs,  il  n'y  .i  pas 
loin.  Disons  donc  que  les  Roses  de  l'.onr- 
gagne,  publiées  à  Auxonne,  par  M"«  M.i- 
rie  de  Blays.  forment  un  boiique:  <:e  i«<'- 
tites  nouvelles  qui  n'ont  de  la  prti\iiue 
que  son  charme  naïf,  cl  qu'on  dimit  ra- 
ri-iennesà  leur  siyleaisé,  à  leurs  |  iqnants 
détails,  à  leur  correction  rare.  Ce  char- 
mant volume  eût  fait,  il  y  a  cinijuanlc 
ans,  la  réputation  d'une  femme,  .aujour- 
d'hui même,  il  ne  sera  pas  absorbe  dans 
la  foule,  el  il  saura  bien  aller  droit  aux 
cœurs  purs,  aux  âmes  d'élite,  a  tous  ces 
amis  inconnus  des  poètes,  et  particu- 
lièrement aux  jeunes  tilles  à  qui  nous  le 
recommandons  avec  confiance.  Nous  vou- 
lions encore  parler  des  Fables  religieuses 
et  morales  de  M"*  Caldelar;  mais  l'a- 
bondance des  nuitières,  cette  impitopble 
ennemie  des  auteurs,  ajourne  celui  ci 
au  prochain  numéro. 

—  Aux  approcher  de  la  saison  froide,  le 
gai  génie  des  ihrùires  secoue  ses  grelots. 

Et  d'abord  le  théâtre  élégant  par  ex- 
cellence, les  Italiens  viennent  de  rouvrir 
leur  cage  dorée  à  leurs  rossignols  onli- 
naires.  Les  Puritains  avec  Mario,  Ij- 
blache,  Ronconi  et  Grisi,  ont  été  cou- 
verts de  bravos  el  de  fleurs.  En  voilà  pour 


SIX  mois  de  vogue  et  de  fanatisme  !  Heu- 
reux directeur  que  M.  Valel  !  mais  aussi 
directeur  habile,  qui  a  le  talent  d'eu- 
chaîner  la  mode! 

Les  pièces  fantastiques  se  succèdeni 
au  boulevard  du  crime,  où  la  Biche  au 
bois  règne  encore.  Le  Vaudeville  renaît 
plus  malin  sous  la  direction  de  M.  Hippo- 
lyte  Cogniard. 

Les  Français  ont  donné  une  comédie, 
l'Enseignement  mutuel,  en  attendant  Fé- 
line, par  l'auteur  de  la  Ciguë.  Le  Méné- 
trier de  M.  Labarre  attire  à  la  salle  Fa- 
vard  tous  les  amateurs  de  belle  musique. 
Le  Grand-Opera  fait  le  lîiable  à  quatre 
avec  le  ballet  de  ce  nom.  Mais,  il  faut 
l'avouer,  le  théâtre  le  [>lus  suivi  en  ce 
temps  de  vacances,  est  le  théâtre  enfan- 
tin de  M.  Comte.  Au  lieu  d'être  le  plus 
petit  de  tous,  il  serait  le  plus  grand,  qu'il 
ne  pourrait  encore  loger  la  foule  imberbe 
qui  assiège  ses  portes  pour  aller  trembler 
et  rire  à  cette  merveilleuse  féerie  des^S"»^!- 
ogres,  dont  se  souviendront  tous  les  col- 
1  legieos  de  ISii. 

I  P.-C. 


Imprimerie  de  IIKS.\UYKR  et  Tll.PIN.  rue  Lrairrcicr,  îl   DalignoMes. 


II. 


MUSE1<:  DES  FAMILLES. 


33 


LES  PEINTRES   CELEBRES 


(i) 


APELLES, 


Le  Triomphe  J'AIexandre,  traprès  Lebrun.  (Tableau  du  Louvre.) 

de  fleurs  ;  dès  son  enfance  le  beau  avait  frappé  ses  regards, 
il  s'y  était  habitué  comme  à  une  chose  familière;  aussi, 
aux  premiers  essais  de  son  pinceau,  l'école  attique  recon- 
nut-elle qu'elle  allait  posséder  le  plus  grand  de  ses  maîtres 
passés  et  à  venir. 

—  il  —  TRF.IZIÈMr:   VOLl-MF. 


Apcllcs  cî;iit  lie  Cos  ;  \i  naquit  sous  ce  beau  ciel  à  la  lu- 
mière duquel,  six  cents  ans  auparavant,  Homère  avait  ou- 
vert les  yeux.  Sa  patrie,  ainsi  que  la  Vénus  qu'il  devait 
ceindre,  sortait  du  sein  des  mers,  pareille  à  une  corbeille 

(I)  Voir  le  tome  XII,  page  23. 

NOVEMMIK    18i?). 


34 


LECTURES  DU  SOîR. 


Apelles  vit  la  fia  du  siècle  de  Périclès  et  le  commence- 
ment du  siècle  d'Alexandre ,  c'est-à-dire  tout  ce  qu'il  y  a 
eu  de  plus  grand,  peut-être,  dans  le  monde.  Ses  contem- 
porains étaient  Protogène,  sur  lequel  il  n'avait,  disait-il, 
qu'une  supériorité,  celle  de  savoir  ôterà  temps  la  main  de 
dessus  ses  tableaux;  Amphion  et  Asclépiodore,  auxquels 
il  se  reconnaissait  inférieur,  au  premier  pour  l'ordonnance, 
et  au  second  pour  les  mesures  ;  enfin  Aristidesde  Thèbes, 
par  l'étude  duquel  il  apprit  à  peindre  l'homme  moral,  c'est- 
à-dire  à  ne  faire  du  corps  qu'une  enveloppe  diaphane,  à 
travers  laquelle  on  aperçoit  Tàme  et  ses  passions. 

Apelles  est  le  point  culminant  de  l'art  grec  ;  en  lui  tout  est 
réuni,  sentiment,  ordonnance,  exécution  :  ses  portraits  tra- 
duisent si  exactement  la  ressemblance  des  personnes  qu'ils 
représentent,  qu'un  devin  eût  prédit  ce  qui  devait  arriver  à 
ces  personnes,  comme  s'il  eût  étudié  leur  destinée  sur  elles- 
mêmes  :  si  les  raisins  de  Zeuxis  trompent  les  oiseaux,  les 
chevaux  d'Apelles  font  hennir  les  cavales;  enfin  chez  lui, 
comme  chez  Homère,  Diane  se  mêle  à  la  troupe  dansante 
des  jeunes  filles  qui  célèbrent  un  sacrifice  en  son  honneur, 
et  il  rend  à  l'aide  du  pinceau  si  heureusement  la  descrip- 
tion du  poète,  que  le  poète  est  vaincu. 

Parmi  les  privilèges  ordinaires  du  génie,  Apelles  avait 
celui  de  beaucoup  produire.  Il  est  vrai  de  dire  qu'il  ne  pas- 
sait pas  un  jour  sans  travailler,  sinon  à  ses  tableaux,  du 
moins  à  ses  esquisses  ou  à  des  dessins;  aussi  ce  qu'il  a 
fait  est  innombrable.  Ceux  de  ses  tableaux  qui  étaient  les 
plus  connus  sont  :  la  Pompe  sacrée  de  Mégabise,  pontife 
de  Diane  à  Éphèse;  Clilus  se  préparant  au  combat  et 
prenant  son  casque  des  mains  de  son  écuyer  ;  l'Homme 
efféminé,  qui  appartenait  aux  Samiens  qui  le  gardaient 
comme  un  trésor  ;  son  Ménandre,  roi  de  Carie,  qui  était 
la  propriété  des  Rhodiens.  Ses  chefs-d'œuvTe  étaient  dis- 
persés par  toute  la  terre  :  Alexandrie  avait  son  Gorgo- 
sthénes,  le  tragédien;  Ephèse  avait  son  Alexandre  le 
Grand  tenant  la  foudre,  qui  avait  été  payé  vingt  talents 
attiques,  non  point  que  l'auteur  eût  fixé  le  prix  à  ce  ta- 
bleau, mais  parce  que,  lorsqu'il  s'agit  de  l'estimer,  on  le 
couvrit  de  pièces  d'or,  et  que  toutes  ces  pièces  firent  en- 
semble 48,000  francs  de  notre  monnaie  (1).  Enfin  Rome 
avait  ses  Dioscures,  sa  Victoire  et  son  Alexandre  le 
Grand,  sa  Bellone  enchaînée  au  char  du  roi  de  Macé- 
doine, si  bien  que  du  temps  de  Néron  on  voyait  encore  ces 
deux  tableaux  dans  la  partie  la  plus  fréquentée  du  Forum 
d'Auguste  ;  seulement,  à  la  tête  du  vainqueur  de  Darius, 
Claude  avait  fait  substituer  celle  du  vainqueur  d'.\ntoine. 

Outre  ces  tableaux,  on  connaissait  encore  d'Apelles  un 
roi  Antigone,  qu'il  avait  peint  de  profil  parce  qu'il  était 
borgne  ;  un  Aéoptolême  combattant  à  cheval  contre  les 
Perses;  Archétaus  en  compagnie  de  sa  femme  et  de  sa 
fille;  un  Hercule,  vu  de  dos  et  retournant  la  tète,  dont  le 
visage,  quoique  inachevé  (on  ignore  pour  quelle  cause), 
était  aussi  expressif  que  s'il  eût  été  exécuté  avec  le 
fini  le  plus  précieux;  enfin  son  chef-d'œu>Te,  la  Fénus 
Anadyoméne,  qui  fut  dédiée  par  Auguste  dans  le  temple 
de  son  père  César,  mais  qui,  endommagée  par  l'humidité, 
's'écailla  et  tomba  en  morceaux  ;  si  bien  que  Néron,  quel- 
que temps  après  qu'il  fut  monté  sur  le  trône,  se  trouva 
•forcé  de  lui  en  substituer  un  autre  de  la  main  de  Doro- 
thée. 

Comme  s'il  eût  deviné  le  sort  qui  attendait  ce  tableau, 
Apelles  était  à  Cos,  sa  patrie,  occupé  à  peindre  une  seconde 


(I)  C'éUit  ce  ubieia  qui  lai  faisait  dire  orgueilleusement  qu'il  y 
irait  au  monde  deux  Alexandre  :  l'un  invincible,  qui  eUit  fili  de  Phi- 
lippe; et  l'autre  ininiuble,  qui  était  Gli  d'Apelles. 


F'énus  qui,  d'après  son  opinion,  devait  être  encore  supé- 
rieure à  la  première,  lorsque  la  mort  le  surprit.  La  tête  et 
la  poitrine  seulement  étaient  finies,  le  reste  n'était  qu'ébau- 
ché; mais  ce  qui  en  existait  fut  unanimement  reconnu  si 
merveilleux,  qu'aucun  peintre  n'osa  accepter  la  tâche  d'a- 
chever ce  chet-d'œuvre  interrompu. 

Comme  Zeuxis,  Apelles  eut  son  Parrhasius  et  son  Ti- 
manthe;  l'un  se  nommait  Protogène  et  était  de  Caunus, 
l'autre  se  nommait  Aristide  et  était  de  Thèbes. 

Protogène  était  resté  longtemps  pauvre  et  dans  l'obscu- 
rité; car,  toujours  mécontent  de  ce  qu'il  avait  fait,  il  retou- 
chait sans  cesse,  et  il  était  arrivé  à  l'âge  de  cinquante  ans, 
assure-t-on,  qu'on  ne  connaissait  encore  de  lui  que  ses 
peintures  navales  du  Propylion;  mais  enfin  parut  le  Ja- 
listus,  dont  parlent  Cicéron,  Pline  et  Strabon,  et  qui,  de 
leur  temps,  était  à  Rome  dédié  au  temple  de  la  Paix.  Ja- 
listus  était  le  fondateur  de  Rhodes,  comme  Cadmus  de  Thè- 
bes et  Thésée  d'Athènes,  et  le  peintre  avait  choisi  le  moment 
où  Jalistus  reçoit  de  la  ville,  sa  fille,  la  palme  due  aux 
bienfaiteurs  des  peuples. 

Rhodes  seule  possédait  ce  tableau  ;  mais  la  Grèce  tout 
entière  le  connaissait  si  bien,  que  le  roi  Démétrius  Polior- 
cète étant  venu  assiéger  la  ville,  n'osa  y  mettre  le  feu,  de 
peur  de  brûler  ce  chef-d'œuvre  ;  et,  pour  épargner  une 
peinture,  il  se  retrancha  une  viitoire. 

Ce  ne  fut  pas  le  seul  hommage  que  Démétrius  rendit  à 
Protogène  :  comme  l'atelier  du  peintre  était  dans  un  des 
jardins  du  faubourg  de  Rhodes,  cest-à-dire  au  milieu 
même  du  camp  des  assiégeants,  le  roi  apprit  que  Pr'>to- 
gène  (qui  alors  travaillait  à  un  tableau  représentant  un  sa- 
tvre  amoureux  et  jouant  de  la  double  flûte)  n'avait  point 
interrompu  son  ouvrage  malgré  le  tumulte  du  siège  ;  il  le 
fit  appeler  aussitôt  et  lui  demanda  d'où  lui  venait  une  pa- 
reille tranquillité.  Alors  Protogène  répondit  qu'il  savait  bien 
que  Démétrius  faisait  la  guerre  aux  Rhodiens,  mais  non 
aux  arts.  La  réponse  plut  au  roi.  et  pour  que  Protogène 
pût  continuer  de  travailler  avec  tranquillité,  il  mit  des  sen- 
tinelles à  sa  porte,  et  de  temps  en  temps  l'envoyait  cher- 
cher pour  causer  avec  lui  ;  mais  voyant  que  de  cette  façon 
il  lui  faisait  perdre  trop  de  temps,  il  finit  par  aller  le  visiter 
lui-même  entre  deux  assauts.  Cette  circonstance,  comme 
on  le  pense  bien,  ne  contribua  point  médiocrement  à  la  ré- 
putation de  ce  tableau. 

Protogène  fit  encore  une  Cydippe,  un  Thépoléme.,  Phi- 
lisque,  l'auteur  tragique,  méditant;  un  athlète  ;  le  roi 
Antigone,  père  de  ce  même  Démétrius  Poliorcète,  dont  il 
était  devenu  l'ami  ;  et  enfin  la  mère  du  philosophe  Aris- 
tote^  qui  lui  persuade  d'entreprendre  une  série  de  ta- 
bleaux représentant  les  actions  principales  d'Alexan- 
dre le  Grand. 

Ce  dernier  tableau  porta  la  renommée  de  Protogène  à  un 
si  haut  degré,  qu'.\pelles,  qui  ne  le  connaissait  que  de  ré- 
putation, résolut  d'aller  lui  faire  une  visite  à  Rhodes  qu'il 
habitait.  Nous  avons  déjà  dit  quelle  était  l'opinion  du  pein- 
tre de  Cos  sur  celui  de  Caunus,  et  ces  éternelles  retouches 
dont  l'accusait  Apelles  étaient  d'autant  plus  inutiles  qu"A- 
pelles  seul  avait  la  main  plus  sûre  que  Protogène. 

.\pelles  débarqua  à  Rhodes,  et  se  rendit  droit  à  l'atelier 
de  Protogène.  Le  peintre  était  absent.  Une  vieille  était 
seule  préposée  à  la  garde  d'une  tablette  immense  destinée 
à  un  tableau  et  sur  laquelle  il  n'y  avait  encore  rien  de 
peint.  La  vieille,  interrogée,  répondit  que  Protogène  était 
absent,  et  demanda  ce  qu'il  y  aurait  à  lui  dire  à  son  retour. 
Apelles,  pour  toute  réponse,  prit  un  pinceau,  le  trempa 
dans  la  couleur,  et  traça  sur  toute  la  longueur  de  la  tablette 
un  trait  d'une  telle  hardiesse  et  d'une  telle  ténuité,  qu'on 


MUSEE  DES  FAIMILLES. 


35 


eût  dit  qu'il  avait  été  tiré  avec  un  crayon  et  à  l'aide  d'une 
règle,  puis  il  dit  à  la  vieille  : 

—  Quand  Protogène  rentrera,  vous  lui  montrerez  ce 
trait,  et  voilà  tout. 

Mais  lorsque  Protogène  rentra,  avant  même  que  la  vieille 
eût  ouvert  la  bouche,  il  s'écria  : 

—  Apelles  est  venu  ! 

Alors  Protogène  prit  le  même  pinceau  et  conduisit  sur 
le  trait  déjà  tracé  un  linéament  d'une  autre  couleur,  mais  si 
subtil  que  la  couleur  primitive  le  débordaitde  chaque  côté; 
puis  il  dit  à  la  vieille  que  si  l'étranger  revenait,  elle  n'avait 
qu'à  lui  montrer  la  tablette  et  à  lui  dire  :  Voilà  ce  que  vous 
cherchez, 

Apelles  ne  manqua  pas  de  revenir,  et  la  vieille  obéis- 
sante s'acquitta  de  sa  commission.  Mais  pour  être  surpassé, 
Apelles  n'était  point  vaincu;  il  reprit  le  pinceau,  et,  le 
trempant  dans  une  troisième  couleur,  il  traça  un  troisième 
trait  qui  tranchait  par  le  milieu  les  deux  autres  lignes,  ne 
laissant  plus  d'espace  intermédiaire  où  tracer  un  quatrième 
linéament  si  subtil  qu'on  le  supposât  ;  en  voyant  cette  mi- 
raculeuse fermeté  de  pinceau.  Protogène  s'avoua  vaincu  et, 
cessant  la  lutte,  courut  sur  le  port  chercher  son  rival. 

Dès  lors  Protogène  ne  voulut  rien  peindre  sur  celte  ta- 
blette qu'avait  deux  fois  retouchée  Apelles,  et  le  tableau 
blanc  (à  l'exception  des  trois  lignes  tracées)  resta  ainsi  un 
objet  d'étonneraent  pour  les  curieux  et  presque  d'incré- 
dulité pour  les  artistes  ;  si  bien  qu'on  le  vit  à  Rome,  dans 
la  maison  qu'Auguste  possédait  au  Palatin,  au  milieu  des 
chefs-d'œuvre  de  l'école  grecque,  jusqu'au  moment  où,  avec 
les  plus  beaux  tableaux,  cette  maison  fut  consumée  par  un 
incendie.  La  maison  fut  rebâtie  moyennant  une  contribu- 
tion volontaire  d'un  denier  par  personne,  tant  Auguste 
était  populaire  à  cette  époque  ;  mais  les  chefs-d'œuvre  qui 
la  décoraient,  et  parmi  lesquels  étaient  l'^épollon  des  san- 
dales (1)  et  le  Jupiter  tragédien,  furent  à  tout  jamais 
perdus. 

C'est  ainsi  qu'on  peut  voir  aujourd'hui  encore  dans  la 
Farnésine,  au  milieu  des  gracieuses  compositions  de  Ra- 
phaël, la  tête  colossale  du  Jupiter  Olympien  charbonnée  par 
Michel-Ange. 

Le  second  rival  d'Apelles  était  Aristide,  auquel  il  prit, 
comme  nous  l'avons  dit,  l'expression  des  grandes  passions; 
en  effet  Aristide,  auquel,  selon  Pline,  on  reprochait  seule- 
ment un  peu  trop  de  dureté  dans  les  couleurs,  s'était  ap- 
pliqué surtout  à  rendre  les  perturbations  de  l'àme  dans  les 
crises  suprêmes.  Ainsi  son  plus  beau  tableau  était  celui  qui 
représentait  une  ville  prise  d'assaut,  et  qui  avait  pour  sujet 
une  mère  blessée  et  mourante,  vers  laquelle  son  enfant  se 
traînait;  mais,  comme  c'était  au  sein  même  que  la  mère 
avait  été  frappée,  le  peintre  avait  exprimé  sur  son  visage 
la  crainte  que  son  enfant  ne  suçât  son  sang  au  lieu  de  son 
lait.  Après  la  prise  de  Thèbes,  ce  tableau  fut  transporté  par 
Alexandre  le  Grand  à  Pella,  sa  patrie. 

Outre  ce  tableau,  Aristide  peignit  encore  des  Quadriges 
en  course;  un  Suppliant,  dont  on  croyait  entendre  la 
plainte;  un  Bacchus  et  une  Ariadne,  dans  lesquels  on 
distinguait  l'ivresse  du  dieu  et  l'ivresse  de  la  femme  ;  une 
Biblis  morte  d'amour  pour  son  frère  Caunus,  au  mo- 
ment même  où  elle  venait  d'expirer  ;  un  Tragédien  ac- 
compagné d'un  jeune  garçon,  qui  resta  suspendu  au 
temple  d'Apollon  jusqu'à  ce  que  le  préteur  Marcus  Junius, 
vers  l'époque  des  jeux  apollinaires  (qui,  selon  Macrobe,  se 
célébraient  tous  les  ans  à  Rome  au  mois  de  juillet),  l'ayant 

(1)  Ainsi  nommé  parce  qu'il  avait  élé  d'abord  placé  daos  le  quar- 
tier de  Rome  appelé  des  Sandaliarii,  Hist.  de  la  Peinture,  t.  I. 


donné  à  restaurer  à  un  peintre,  ce  pemtre  le  gala,  soit  p.ir 
maladresse,  soit  par  jalousie  ;  un  Vieillard  qui  montre  à 
un  enfant  à  jouer  de  la  flûte,  dédié  au  temple  de  la  Foi, 
que  les  vieux  Romains  avaient  bâti  sur  le  Capitole,  à  coté 
de  celui  de  Jupiter  Très-Bon  et  Très-Grand,  afin  de  faire 
comprendre  que  celui  qui  manquait  à  sa  parole  manquait 
aux  dieux  ;  une  Bataille  dans  laquelle  il  y  avait  plus  de 
cent  figures,  et  qui  lui  fut  payée  par  Mnason,  tyran  d'KIate, 
mille  drachmes  par  figures  ;  et  enfin  une  figure  représen- 
tant un  malade,  que  le  roi  Atlale  paya  cent  talents,  c'est-à- 
dire  240,000  francs  de  notre  monnaie. 

Et  cependant  Apelles  dépassa  tout  cela  ;  les  rois  se  dis- 
putaient ses  ouvrages,  et  peut-être  plus  d'une  fois,  comme 
fit  Charles  V  pour  le  Titien,  Alexandre  le  Grand  ramas- 
sa-t-il  son  pinceau  ;  car  Alexandre  était  non-seulement  le 
protecteur,  mais  encore  l'ami  d'A|)elles,  et  il  fallait  que  cela 
fût  pour  que  celui-là  qui  avait  tué  Clitus  dans  un  moment 
de  colère  donnât  Campaspe  à  Apelles  dans  un  moment  de 
pitié. 

Aussi  est-ce  à  Apelles  que  s'arrête  la  période  ascendante 
de  l'art  grec.  Zeuxis  avait  déjà  trouvé  le  grand,  A|)elles 
chercha  le  beau  ;  après  ces  deux  maîtres,  qui  vécurent  à 
soixante  ans  de  distance  à  peu  près  l'un  de  l'autre,  les  au- 
tres peintres,  n'ayant  plus  rien  à  inventer,  imitèrent,  et  la 
décadence  commença  avec  l'imitation. 

Et  puis  aussi,  faut-il  le  dire,  cet  état  florissant  de  l'art, 
qui  allait  sans  cesse  grandissant  du  siècle  de  Périclès  au 
siècle  d'Alexandre,  fut  peut-être  dû  (car  les  choses  s'en- 
chaînent entre  elles)  à  l'état  florissaut  de  la  politique.  En 
effet,  comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  ce  flot  de  barbares 
qui,  à  la  suite  de  Xercès,  était  venu  inonder  la  Grèce,  de 
Troie  à  Salamine,  avait  été  refoulé  par  Thémistocles,  Pau- 
sanias  etCiraon,  et  avait  laissé,  en  se  retirant,  la  capitale  de 
l'Attiqiie  presque  détruite  ;  mais  après  les  généraux  qui 
avaient  fait  la  Grèce  libre,  vint  l'homme  d'État  qui  devait 
faire  Athènes  grande ,  et  Périclès  devait  semer  les  chefs- 
d'œuvre  sur  cette  terre  engraissée  par  le  sang  de  l'ennemi . 

Les  Grecs,  pour  avoir  sans  cesse  devant  les  yeux  le  dan- 
ger auquel  ils  avaient  échappé,  et  pour  que  ce  danger  en- 
tretint le  patriotisme  dans  la  jeunesse,  avaient  décidé  qu'on 
ne  relèverait  ni  les  temples  abattus,  ni  les  maisons  brûlées; 
mais  après  trente-cinq  ou  quarante  ans,  ces  ruines  com- 
mencèrent à  fatiguer  les  yeux,  et  Périclès,  comme  Néron, 
vit  moyen  de  faire  sortir  de  la  ville  détruite  une  ville  plus 
belle.  Alors  Athènes  fut  le  rendez-vous  de  tous  les  artistes  : 
on  vit  s'élever  à  la  fois  des  temples,  des  théâtres,  des  aque- 
ducs et  des  ports;  le  Parthénon,  l'Odéum  et  le  Céramique 
jaillirent  de  terre  ;  Phidias,  l'auteur  du  Jupiter  Olympien, 
Praxitèles,  l'auteur  de  la  Fénus  de  Cnide,  Scopas,  l'auteur 
de  V Apollon  palatin,  luttèrent  ensemble. 

Il  y  eut  bien  au  milieu  de  tout  cela  la  guerre  du  Pélopo- 
nèse  entre  Sparte  et  Athènes,  qui  dura  vingt-sept  ans,  je 
crois,  et  dont  Thucydide  nous  a  laissé  l'histoire;  mais, 
comme  le  dit  Winkelmann,  ces  guerres  entre  villes  d'un 
même  pays,  entre  peuples  voisins,  entre  hommes  parlant 
la  même  langue  et  adorant  les  mêmes  dieux,  ressemblaient 
plutôt  à  des  querelles  d'amour,  qui  ouvrent  l'esprit  et  en- 
flamment le  cœur,  qu'à  ces  luttes  mortelles  dont  elle  était 
sortie  victorieuse  mais  sanglante.  En  effet,  Athènes  et 
Sparte  luttaient  non-seulement  avec  l'épée,  mais  avec  le 
mai'let  et  le  pinceau  :  comme  aux  temps  plus  rapprochés 
de  nous,  où  les  républiques  de  l'Italie  rivalisaient  entre 
elles  de  grandes  actions  et  de  grands  monuments,  Sparte 
et  Athènes  déployaient  leurs  plus  grandes  ressources  pour 
faire  pencher  la  balance  chacune  de  son  côté  ;  et  tandis 
qu'Athènes  élevait  son  Parthénon,  son  Odéumetson  Céra- 


36 


LECTURES  DU  SOIR. 


mique,  Sparte  achevait,  avec  les  dépouilles  de  Salamine, 
son  portique  des  Perses,  où,  mêlées  aux  statues  des  libé- 
rateurs de  la  patrie,  étaient  sculptées  les  images  des  géné- 
raux barbares  qu'ils  avaient  vaincus. 

Puis,  pendant  tout  le  temps  que  dura  cette  guerre  (et 
Diodore  de  Sicile  prend  soin  de  nous  le  dire),  pas  un  instant 
les  artistes  ne  perdirent  de  vue  le  grand  jour  où  leurs  ou- 
vrages, exposés  aux  yeux  de  toute  la  Grèce,  étaient  sou- 
mis au  jugement  de  leurs  contemporains  :  ces  jours  étaient 
ceux  des  jeux  olympiques,  qui  revenaient  tous  les  cin- 
quante mois,  et  ceux  des  jeux  isthmiques,  qui  revenaient 
tous  les  trois  ans.  Alors,  d'une  convention  unanime,  du  cap 
Ténare  au  mont  Paugie,  de  Céphalonie  à  Chios,  toutes  les 
hostilités  cessaient  ;  les  armes  sanglantes  étaient  déposées 
pour  revêtir  les  habits  de  fête  ;  de  toutes  les  parties  de  la 
Grèce  on  s'acheminait  joyeusement  vers  Elis  ou  vers  Co- 
rinthe;  et  pour  que  nul  ne  fût  privé  d'un  spectacle  si  at- 
tendu et  si  désiré,  pendant  ce  grand  jour  il  y  avait  trêve, 
même  pour  les  bannis  ;  ainsi  confondus  dans  cette  grande 
fête  artistique,  les  Grecs  de  tous  les  partis  et  de  toutes  les 
nations  oubliaient  un  instant  les  malheurs  passés  et  les  maux 
à  venir,  pour  ne  penser  qu'à  la  splendeur  que  le  concours 
de  tant  de  grands  hommes  allait  répandre  sur  la  patrie. 

Aussi  les  grands  hommes,  exacts  au  rendez-vous  donné, 
parurent-ils  presque  tous  à  la  fois.  Vers  la  soixante-quin- 
zième olympiade,  le  philosophe  Phérécide  commença  d'é- 
crire en  prose;  vers  la  quatre-vingt-unième  olympiade, 
Hérodote,  quittant  la  Carie,  vint  lire  en  Elide  son  histoire 
aux  Grecs  assemblés.  Vers  le  même  temps,  Eschyle,  reposé 
de  la  bataille  de  Salamine,  donnait  la  première  tragédie 
régulière  qui  eût  été  faite  depuis  la  soixante-unième  olym- 
piade, époque  où  l'art  dramatique  avait  été  inventé  ;  Epi- 
pharmes,  poète  et  philosophe,  faisait  jouer  les  premières 
comédies,  et  Simonide,  excité  par  les  vers  d'Homère  qu'a- 
vait, dans  la  soixante-neuvième  olympiade,  commencé  de 
chanter  le  rapsode  Cynélhus  de  Syracuse,  achetait  par  ses 
poèmes  et  ses  élégies  cette  protection  de  Castor  et  de  Pol- 
lux  qui  lui  valut  le  surnom  û'aimé  des  dieux.  Alors  tout 
marchait  à  la  perfection,  qui  est  le  but  de  tout  ;  dans  la 
bouche  de  Gorgias,  l'éloquence,  qui  jusque-là  n'avait  été 
qu'un  instinct,  devenait  une  science;  Athénagoras  ou- 
vrait son  école  et  donnait  des  leçons  publiques  de  phi- 
losophie à  Athènes  ;  Pindare  et  Corinne  se  disputaient 
le  prix  de  la  poésie,  qu'enlevait  cinq  fois  Corinne  ;  Sophocle 
succédait  à  Eschyle,  et  Euripide  à  Sophocle  ;  enfin  lorsque 
éclata  la  guerre  du  Péloponùse,  Socrate  avait  déjà  quarante 
ans,  Hippocrate  en  avait  trente,  Aristophane  en  avait 
quinze,  Antisthène  était  né  et  Platon  était  sur  le  point  de 
naître. 

Enfin  quatre  cent  trente-un  ans  avant  le  Christ,  cinquante 
ans  après  l'expédition  de  Xcrcès,  l'année  même  où  Phidias 
achevait  sa  statue  de  Pallas ,  la  guerre  fut  déclarée  entre 
Sparte  et  Athènes  ;  et  telle  était  la  richesse  de  cette  der- 
nière ville  que,  lors  de  son  alliance  avec  Thèbes  contre 
Lacédémone,  on  leva  sur  elle  et  sur  son  territoire  une 
contribution  de  b,700  talents  attiques ,  c'est-à-dire  de 
13,800,000  francs  de  notre  monnaie. 

Ce  fut  la  première  année  de  cette  guerre  qu'eut  lieu, 
sur  le  théâtre  d'Athènes,  le  combat  d'Euripide,  de  Sopho- 
cle et  d'Euripion,  dont  chacun  avait  fait  une  tragédie  de 
Médée.  Euripide  l'emporta  sur  ses  rivaux,  et,  au  dire  de 
Plutarque,  l'amour  des  Athéniens  pour  les  jeux  scéniques 
était  tel,  que  les  représentations  successives  des  Bacchan- 
tes, des  Phœntsses,  d'OEdipe,  à^Anligone  et  à'' Electre, 
leur  coûtèrent  plus  cher  que  ne  leur  avait  coûté  la  guerre 
contre  les  Perses.  Trois  ans  après  la  repré.senlaiion  de 


Médée,  Eupolis  donna  ses  comédies.  Dans  la  quatre-vingt- 
septième  olympiade,  Aristophane  lU  jouer  ses  Guêpes,  et 
pendant  l'olympiade  suivante,  on  représenta  la  Nuées  et 
les  Acharniens .  Ces  représentations  portèrent  le  goût  des 
Athéniens  pour  ces  spectacles  à  une  telle  rage,  que,  vers 
la  fin  de  la  guerre  du  Péloponèse,  c'est-à-dire  au  moment 
où  Athènes  était  ruinée,  il  fut  fait  une  distribution  d'argent 
d'une  drachme  par  tête,  pour  que  les  citoyens  qui  n'avaient 
pas  de  quoi  manger  pussent  tromper  leur  faim  en  assis- 
tant aux  représentations  théâtrales. 

Et  tout  marchait  du  même  pas  :  Phidias  faisait  son  Ju- 
piter Olympien,  Polyclète  sa  statue  de  Junon  d'Argos, 
Scopas  sa  A'io6é{l),  Ctésilaùs  son  héros  blessé  mourant, 
chez  lequel,  au  dire  de  Pline,  on  pouvait  voir  ce  qui  lui 
restait  d'àme  dans  le  corps  ;  et  Myron  ses  bœufs  magnifi- 
ques, que  l'empereur  Auguste  avait  fait  ranger  autour  de 
l'autel  placé  dans  l'avant-cour  du  temple  d'Apollon  bâti  sur 
le  mont  Palatin. 

Après  vingt-sept  ans,  la  guerre  du  Péloponèse  avait 
cessé ,  mais  pour  faire  place  à  celle  entre  Thèbes  et  Lacé- 
démone, dans  laquelle  Athènes,  délivrée  de  ses  tyrans  par 
Thrasybule,  fut  l'alliée  de  Sparte  ;  enfin  ,  vers  la  cent  qua- 
trième olympiade,  c'est-à-dire  363  ans  avant  le  Christ,  les 
batailles  de  Leuctres  et  de  .Manlinée  amenèrent  cette  glo- 
rieuse paix,  ensanglantée  par  la  mort  d'Épaminondas. 

C'était  l'époque  où  fleurissaient  Parrhasius,  Zeuxis,  Pam- 
phile  et  Thimanic.  Nous  avons  dit  quels  étaient  ces  grands 
hommes,  nous  avons  énuméré  les  chefs-d'œuvre  qu'ils 
avaient  produits  ;  ils  s'éteignaient  au  moment  où  la  Macé- 
doine, restée  jusqu'alors  dans  l'obscurité,  commençait  à 
s'élever  par  le  génie  de  Philippe,  et  quelques-uns  d'eux 
virent  encore  peut-être,  avant  de  fermer  les  yeux,  ce  fol 
incendie  du  temple  de  Diane ,  qui  éclaira  la  naissance 
d'.^lexandre. 

Appelles  était  né  à  cette  époque.  Comment  le  roi  de  Pari 
fit  alliance  avec  le  roi  de  la  guerre ,  comment  le  grand 
homme  devint  l'ami  du  héros,  on  l'ignore  :  seulement,  ce 
qu'on  sait,  c'est  qu'.Vlexandre  visitait  familièrement  Apel- 
les,  puisqu'un  jour  qu'Alexandre  parlait  de  peinture  dans 
son  atelier,  et  raisonnait  à  tort  et  à  travers  sur  les  arts, 
Apelles  lui  conseilla  en  souriant  de  se  taire,  attendu  que 
les  petits  garçons  qui  broyaient  les  couleurs  dans  un  coin 
riaient  de  l'entendre  parler  ainsi  :  observation  qui  n'empê- 
cha point  Alexandre  de  lui  donner  Campaspc,  la  plus  belle 
de  ses  esclaves ,  qui  lui  avait  servi  de  modèle  pour  sa 
Fénus  Anadyoméne ,  et  de  rendre  une  loi  qui  concédait 
au  seul  .\i)elles  le  droit  de  le  peindre. 

Enfin,  333  ans  avant  le  Christ,  comme  Darius  Codoman, 
continuant  l'œuvre  de  ses  prédécesseurs  (qui  dopais  cent 
cinquante  ans  tenaient  en  servitude  la  Grèce  d'Asie  et  atta- 
quaient la  Grèce  d'Europe,  tantôt  avec  des  millions  d'hom- 
mes, tantôt  avec  l'or  et  l'intrigue),  rêvait  une  troisième 
invasion,  Alexandre  (après  avoir  détruit  Thèbes,  à  l'excep- 
tion de  la  seule  maison  de  Pindare)  lève  trente  mille  hom- 
mes d'infanterie,  quatre  mille  cinq  cents  cavaliers,  ras- 
semble une  flotte  de  cent  soixante  galères,  se  munit  de 
soixante-dix  talents,  prend  des  vivres  pour  quarante  jours, 
dit  adieu  à  .\pelles,  part  de  Pella  sa  patrie,  longe  les  côtes 
d'Amphipolis ,  passe  le  Strymon  ,  franchit  l'IIèbre,  arrive 
en  vingt  jours  à  Sestos,  débarque  sans  opposition  sur  le 
rivage  de  l'Asie-.Mineure,  visite  le  royaume  de  Priam,  cou- 
ronne de  fleurs  le  tombeau  d'.Vchille,  son  aïeul  maternel, 
traverse  le  Granique,  bat  les  satrapes,  tue  Mithridale,  sou- 


r  Une  épigramme  grecque  aiiribuc  la  Mol'i  ^  Vraùii-ks,  miit 
Pline  dil  posiiivemcni  qu'elle  est  de  Scopa». 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


37 


inetlaMysieetlaLydie,  prend  Sardes,  Milet,  Ilalicarnasse, 
s'empare  de  laGalalie,  traverse  la  Cappadoce,  subjugue  la 
Cilicie,  rencontre  dans  les  plaines  d'Issus  les  Perses,  qu'il 
chasse  devant  lui  comme  une  poussière  ;  monte  jusqu'à  Da- 
mas, redescend  jusqu'à  Sidon,  prend  et  saccage  Tyr,  fait 
trois  fois  le  lourdes  murailles  de  Gaza,  traînant  à  son  char 
son  commandant  Bœlis,  comme  fit  autrefois  Achille  à  Hec- 
tor; va  à  Jérusalem  et  à  Memphis,  sacrifie  à  Jéhovah  et  à 
Isis,  redescend  le  Nil,  visite  Canope,  fait  le  tour  du  lac  Ma- 
riotis,  arrive  sur  son  bord  septentrional ,  et,  frappé  de  la 
beauté  de  cette  plage  et  de  la  force  de  sa  situation,  se  décide 
à  donner  une  rivale  à  Tyr  qui  tombe,  et  à  Cartbage  qui 
s'élève,  et  charge  l'architecte  de  lui  bâtir  une  ville  qui  s'ap- 
pellera Alexandrie ,  tandis  qu'il  fera  une  pointe  dans  le 
désert  pour  aller  prier  au  temple  de  son  père ,  Jupiter 
Ammon, 

C'était  l'âge  des  merveilles  :  tout  insensé  que  parût  un 
pareil  ordre,  Alexandre  est  obéi,  et  l'architecte  trace  une 
enceinte  de  quinze  mille  pas,  à  laquelle  il  donne  la  forme 
d'un  manteau  macédonien;  dresse  son  plan  par  deux  rues 
principales ,  dont  l'une  aura  onze  cents  pas,  l'autre  cinq 
mille  pas  de  longeur,  toutes  deux  cent  pas  de  large;  et  la 
ville  s'élève,  non  pas  pci  à  peu,  comme  ont  coutume  de 
s'élever  les  villes,  mais  sort  tout  armée  comme  Minerve  du 
cerveau  de  Jupiter. 

Le  jeune  vainqueur  revient,  et  trouve  sa  ville  bâtie  et 
habitée  :  elle  a  des  dieux  dans  ses  temples,  un  peuple  dans 
ses  rues,  des  vaisseaux  dans  ses  ports.  L'Egypte  nouvelle 
va  succéder  à  la  vieille  Egypte,  à  cette  Egypte  mystérieuse 
descendue  de  l'Ethiopie  avec  le  Nil,  et  qui  n'existe  plus 
que  dans  les  ruines  d'Éléphanline  et  de  Thèbes.  Memphis 
la  troyenne,  qui  leur  a  succédé,  va  bientôt  passer  à  son 
tour;  si  bien  que  la  belle  cité  grecque  n'a  pas  de  rivale  à 
craindre,  et  que,  sûr  de  ses  destins,  son  fondateur  peut 
marcher  à  de  nouvelles  victoires. 

Couchée  entre  son  lac  et  ses  deux  ports,  baignant  ses 
pieds  dans  le  golfe  Cyrénaïque  et  mirant  son  front  dans  la 
mer  de  Syrie,  Alexandrie  écouta  le  retentissement  de  ses 
pas,  qui  s'enfonçaient  vers  l'Euphrate  et  le  Tigre;  une 
bouiïée  du  vent  oriental  lui  apporta  le  bruit  de  la  bataille 
d'Arbelles,  elle  entendit  comme  un  écho  sombre  de  la  chute 
de  Babylone  et  de  Suse  ;  elle  vit  rougir  à  l'horizon  l'mcen- 
die  de  Persépolis,  puis  enfin  cette  rumeur  lointaine  se  per- 
dit derrière  Ecbatane,  dans  les  déserts  de  la  Médie,de  l'au- 
tre côté  du  fleuve  Arius. 

Huit  ans  après,  Alexandrie  vit  entrer  dans  ses  murs  un 
char  funèbre  roulant  sur  deux  essieux,  autour  desquels 
tournaient  quatre  roues  à  la  persane,  dont  les  rayons  et  les 
jantes  étaient  dorés  :  des  têtes  de  lion  d'or  massif,  dont  la 
la  gueule  mordait  une  lance ,  formaient  l'ornement  des 
moyeux,  et  il  y  avait  quatre  timons,  à  chacun  desquels 
était  attaché  un  quadruple  rang  de  jougs,  et  quatre  mulets 
étaient  attelés  à  chaque  joug;  chaque  mulet  avait  sur  la 
tète  une  couronne  d'or,  des  sonnettes  d'or  aux  deux  côtés 
de  la  mâchoire,  et  autour  du  cou  des  colliers  chargés  de 
pierres  précieuses;  sur  ce  char  était  une  chambre  d'or 
voùice,  large  de  huit  coudées  et  longue  de  douze  :1e  dôme 
était  orné  de  rubis,  d'escarboucles  et  d'émeraudes;  au- 
devant  de  cette  chambre  régnaii  un  péristyle  d'or  soutenu 
par  des  colonnes  d'ordre  ionique,  et  dans  ce  péristyle 


étaient  appendus  quatre  tableaux.  Le  premier  de  ces  ta- 
bleaux représentait  un  char  richement  travaillé  :  un  guer- 
rier y  était  assis  tenant  en  main  un  sceptre  magnifique,  et 
autour  de  lui  marchait  la  garde  macédonienne  et  le  batail- 
lon des  Perses,  avec  leur  avant-garde  formée  par  les  Ho- 
plites. Le  second  tableau  se  composait  du  train  des  élé- 
phants armés  en  guerrre,  portant  sur  leur  cou  les  Indiens, 
et  en  groupes  les  macédoniens  couverts  de  leurs  armes. 
Dans  le  troisième,  on  avait  figuré  le  corps  de  cavalerie  imi- 
tant les  manœuvres  et  les  évolutions  du  combat.  Enfin  le 
quatrième  représentait  des  vaisseaux  en  ordre  de  bataille  et 
prêts  à  attaquer  une  flotte  que  l'on  voyait  dans  le  lointain. 
Au-dessus  de  cette  chambre,  c'est-à-dire  entre  le  plafond 
et  le  toit,  tout  l'espace  était  occupé  par  un  trône  d'or,  carré, 
orné  de  figures  en  relief  d'où  pendaient  des  anneaux  d'or, 
et  dans  ces  anneaux  d'or  étaient  passées  des  guirlandes  de 
fleurs  qu'on  renouvelait  tous  les  jours,  au-dessus  du  faite 
était  une  couronne  d'or  d'une  assez  grande  dimension  pour 
qu'un  homme  de  haute  taille  pût  tenir  debout  dans  le  cercle 
qu'elle  formait,  et  lorsque  la  lumière  du  soleil  frappait  des- 
sus, elle  lui  renvoyait  ses  rayons  en  éclairs.  Enfin,  dans 
cette  chambre,  qui  formait  le  centre  du  char,  était  couché 
sur  des  aromates,  le  cadavre  d'Alexandre. 

Celui  qui  se  disait  un  dieu  avait  fait  à  Babylone  un  excès 
de  table,  et  la  mort,  à  trente-deux  ans,  était  venue  lui  rap- 
peler (ju'il  n'était  qu'un  homme. 

C'était  un  des  dix  capitaines  que  la  mort  de  leur  général 
avait  fait  roi,  et  un  des  quatre  qui  devaient  conserver  leur 
royaume,  qui  menait  le  deuil.  Dans  ce  grand  partage  du 
monde  accompli  autour  du  cercueil ,  Plolémée  ,  fils  de 
Mayus,  qui  se  vantait  d'être  le  frère  d'Alexandre,  et  qui 
était  certainement  l'un  de  ses  plus  chers  favoris,  avait  pris 
pour  lui  l'Egypte,  la  Cyrénaïque,  la  Palestine,  la  Phénicie 
et  l'Afrique  ;  puis,  comme  un  palladium  qui  devait  pen- 
dant trois  siècles  et  demi  conserver  l'empire  chez  ses  des- 
cendants, il  avait  détourné  de  sa  route  le  corps  d'Alexan- 
dre, et  le  ramenait  demander  une  tombe  à  la  ville  à  laquelle 
il  avait  donné  un  berceau. 

Voilà  donc  ce  que  vit  Apelles.  Quoiqu'on  ignore  l'épo- 
que précise  de  sa  mort,  il  est  certain  qu'il  survécut  à 
Alexandre,  puisque  Pline  raconte,  comme  une  preuve  de 
son  habileté  à  saisir  la  ressemblance ,  qu'une  tempête 
l'ayant  jeté  sur  la  côte  d'Egypte,  et  contraint  de  débarquer 
à  Alexandrie,  d'autres  peintres,  jaloux  de  lui,  subornèrent 
le  boufl'on  du  roi,  qui  l'invita  faussement  à  venir  souper 
avec  son  maître: sans  doute  Plolémée,  tout  auteur (1)  et 
tout  amateur  des  sciences  et  des  arts  qu'il  fût,  n'aimait 
point  personnellement  Apelles,  car  à  peine  l'eut-il  aperçu, 
qu'il  se  leva  furieux,  et,  montrant  à  l'artiste  ses  vocatores, 
il  lui  demanda  lequel  d'entre  eux  l'avait  invité  de  sa  part. 
Apelles  alors  prit  au  foyer  un  charbon  éteint,  et  commença 
de  tracer  un  portrait  sur  la  muraille  ;  mais  avant  même  que 
la  tête  ne  fût  finie,  Ptolémée  l'arrêta;  aux  premiers  traits 
il  avait  reconnu  son  boulTou. 

Alexandre  DUM.\S. 
[Prochainement  les  peinires  d'Italie.) 

(I)  Piolùméf  avaii  écriï  une  rrlaiion  des  campagnes  d'Alexandre 
qui  a  clé  perdue. 


38 


LFXTURES  DU  SOIR. 


LE   DRACR,   LEGEÎNDE   DU   QLERCY. 


Un  jeune  enfant,  à  la  vesprée, 
S'en  allait  jouant  dans  le  val; 
Sur  la  pelouse  diaprée 
Un  guerrier  survient  à  cheval. 

—  Où  vas-tu  si  tard  dans  la  plaine, 
Tout  seul  ainsi,  petit  enfant? 

Viens  au  bois  pour  reprendre  haleine. 

—  Non  ;  ma  mère  rae  le  défend. 

—  Tu  n'en  diras  rien .  —  Oh  !  raa  mère 
Sait  ce  que  je  fais  sans  le  voir. 

•—  Quel  est  son  métier?  —  Lavandière  ; 
Euteudez  d'ici  son  lavoir. 

—  Mais  ne  crains-tu  pas,  mon  bel  ange, 
Le  loup  qui  rôde  par  les  champs? 

—  Beau  cavalier,  le  loup  ne  mange 
Que  les  petits  qui  sont  méchants. 

—  Cependant,  si  tu  veux  m'en  croire, 
Il  ne  faut  pas  trop  s'y  fier  : 

On  dit  que  quand  la  nuit  est  noire 

—  Que  dit-on,  seigneur  cavalier? 

—  Qu'il  est  plus  sCir  d'aller  ensemble; 
Avec  moi  ne  crains  aucun  mal  ; 

Tu  dois  être  las,  il  me  semble  : 
Veux-tu  monter  sur  mon  cheval? 

—  J'en  ai  peur  :  il  a  l'œil  si  rouge! 
Il  est  noir,  noir  comme  la  nuit! 

Et  puis,  voyez!  toujours  il  bouge. 
Et  ses  pieds  ne  font  aucun  bruit! 

—  C'est  que,  sur  le  sol  qu'il  effleure, 
Il  a  peine  à  se  contenir: 

Il  peut  aller,  en  moins  d'une  heure, 
Au  bout  du  monde  et  revenir. 

—  Alors,  oh  !  que  de  belles  choses 
On  pourrait  voir  en  un  moment! 

—  Plus  qu'au  printemps  il  n'est  de  roses, 
Et  d'étoiles  au  lirmameut! 

Ce  sont  les  fleurs  les  plus  étranges. 
Et  des  fruits  d'un  goût  sans  pareil; 
Des  orangers  tout  plein  d'oranges 
Dans  des  champs  tout  pleins  de  soleil. 

Ce  sont  des  rois,  ce  sont  des  reines, 
Assis  au  milieu  de  leur  cour; 
Ce  sont  des  villes  si  sereines 
Que  dans  la  nuit  il  y  fait  jour. 

On  voit  tout  ce  qui  peut  surprendre: 
Des  hommes  de  toutes  couleurs  ; 

(0  Le  Drack  esl  le  ravisseur  d'enrants,  le  roi  des  aulnes  du  Quercy. 


Des  oiseaux  qui  se  laissent  prendre 
Avec  la  main  comme  des  fleurs. 

Ici,  dans  des  forêts  sauvages. 
Paissent  des  troupeaux  d'éléphants; 
Là,  les  perles,  sur  les  rivages. 
Servent  de  jouet  aux  enfants. 

On  voit  les  monts,  on  voit  les  plaines 
Où  l'or  se  trouve  par  monceaux  ; 
La  mer,  où  nagent  des  baleines 
Aussi  grandes  que  des  vaisseaux! 

Eh  bien  !  ce  merveilleux  spectacle, 
L'univers  !  va  s'offrir  à  toi, 
En  un  moment  et  par  miracle, 
Si  tu  veux  venir  avec  moi. 

Et  l'enfant,  que  le  charme  enivre, 
Près  du  cavalier  vient  s'asseoir  : 

—  Vous  dites,  si  je  veux  vous  suivre. 
Que  je  peux  revenir  ce  soir? 

—  Oui,  ce  soir  même,  enfant  ;  mais  songe 
Qu'il  est  déjà  tard;  tu  m'entends. 
Partons  :  vois  l'ombre  qui  s'allonge! 
Bientôt  il  ne  serait  plus  temps. 

Et  son  œil,  plein  d'inquiétude, 
Suit  du  val  le  sentier  battu  ; 
Rien  ne  trouble  la  solitude, 
Mais  l'écho  du  lavoir  s'est  tu! 

L'enfant  alors: —  Pour  que  je  moutc, 
Approchez-vous  de  l'escalier 
Que  cette  croix  ici  surmonte. 
La  voyez-vous,  beau  cavalier? 

Le  cheval  recule  et  se  cabre... 

—  Comme  il  a  frémi  tout  à  coup 
Votre  cheval!  Tirez  le  sabre. 
Peut-être  qu'il  a  vu  le  loup! 

—  Il  l'a  vu,  sans  doute  ;  et  je  liemble  : 
Que  de\itndrais-tu  là,  tout  seul? 
Viens,  cher  enfant  ;  allons  ensemble 
Derrière  cet  épais  tilleul. 

Et  l'enfant,  tendant  sa  main  blanche, 
Suit  le  cheval,  cède  à  l'attrait... 
Le  cavalier  vers  lui  se  penche. 
Le  jette  en  croupe  et  disparaît. 

Un  long  cri  traversa  la  plaine !.„ 
La  mère  accourt  ;  soins  superflus  : 
Pour  l'aller  voir  à  la  fontaine, 
Son  pauvre  enfant  ne  revint  |)lus. 

S.  PÉCONTAL. 


ETUDES   SOCIALES. 


LES   CllECHES. 


Dans  ce  Paris  plein,  comme  on  l'a  dit,  de  grandeur  et  de 
misère,  s'il  est  quehiue  chose  qui  console  de  bien  des  con- 


trastes, c'est  la  charité.  Quand,  dans  sa  voiture  dorée  el  bla- 
sonnce.le  riche  passe  emporté  mollement,  nous  regardons 


MUSÉE  DES  FAMILLES 


39 


cepau>Te  homme  pliantsous  le  faix,  que  le  brillant  équipage 
vient  d'éclabousser,  et  nous  nous  écrions  :  «  Que  d'injus- 
tices ici-bas  !  »  Mais  si  le  pauvre  homme  vous  dit  :  «Ma  femme 
avait  froid  l'hiver  dernier,  ce  riche  que  vous  venez  de  voir 
lui  a  apporté  une  couverture;  mes  enfants  avaient  faim, 
c'est  par  lui  que  Dieu  leur  a  donné  le  pain  de  tous  les  jours. 
C'est  lui  qui  nourrit  ma  famille,  qui  m'a  fait  trouver  l'ou- 
vrage dont  je  manquais.  »  Alors,  loin  de  blasphémer,  on 
bénit  et  la  résignation  du  pauvre  et  la  bonté  du  riche,  et 
Ton  dit  :  «  Puisque  Dieu  a  voulu  que  les  biens  de  ce  monde 
soient  inégalement  partagés,  qu'il  laisse  ces  biens  aux 
mains  de  ceux  qui  en  font  un  bon  usage.  » 

Ces  derniers  mots  formulent  à  peu  près  l'idée  qui  m'est 
venue  à  l'esprit  en  visitant  dernièrement  une  de  ces  fon- 
dations éminemment  charitables,  je  veux  dire  l'une  des 
crèches  du  premier  arrondissement  de  Paris. 

Depuis  quelque  temps  déjà,  dans  chaque  arrondisse- 
ment un  ou  plusieurs  asiles  reçoivent,  pendant  la  journée, 
les  jeunes  enfants  des  ouvriers  pauvres  ;  après  l'asile,  vient 
l'école  primaire;  après  l'école  primaire,  l'apprentissage. 
Mais  une  lacune  existe  au  moment  le  plus  important  de 
ces  jeunes  existences.  L'asile  ne  reçoit  son  petit  peuple 
que  depuis  l'âge  de  deux  ans  accomplis  à  six  ans.  Jusqu'à 
la  deuxième  année ,  que  faire  de  cette  petite  créature  qui, 
plus  que  jamais,  a  besoin  de  sa  mère,  et  plus  que  jamais 
cependant  la  gène  et  l'entrave  dans  ses  travaux? 

Celle-ci  laissera  l'enfant  dans  sa  pauvre  demeure,  glacée 
l'hiver,  brûlante  l'été,  quitte  à  le  retrouver  bleu  de  froid  le 
soir  ou  à  demi  étouffé  dans  ses  langes 

Cette  infortune,  en6n  révélée  par  un  honnête  homme,  a 
ému  dernièrement  bien  des  cœurs.  Je  n'insisterai  pas  sur 
la  fondation  de  la  première  crèche  à  Chaillot.  Je  ne  parlerai 
pas  du  zèle  de  ceux  qui  contribuèrent  avec  M.  Marbeau  à 
créer  cette  crèche.  Vous  trouverez  tous  ces  détails  contés 
d'une  manière  touchante  dans  un  petit  livre  qui  se  vend  au 
proût  de  l'institution.  Je  vous  dirai  seulement  que  l'œuvre 
a  prospéré,  qu'une  seconde,  puis  une  troisième  crèche  se 
sont  établies,  et  je  vous  raconterai  ma  visite  à  l'une  d'entre 
elles. 

Ma  curiosité  un  peu  tardive  avait  été  excitée  à  la  nou- 
velle de  ces  deux  fondations,  postérieures  de  quelques  mois 
à  la  première.  Je  gagnai  la  rue  Saint-Lazare,  dépassai 
l'hôtel  du  chemin  de  fer,  et  demandai  dans  quelques  bou- 
tiques voisines  des  renseignements  sur  ce  que  je  cherchais. 
Nulle  part  on  ne  put  me  l'indiquer. — Je  ne  connais  pas. 
—  Ce  n'est  pas  dans  ce  quartier.  —  Voyez  à  Chaillot. 

Cet  obstacle ,  qui  m'eût  arrêté  en  toute  autre  circon- 
stance, me  fit  persévérer;  cette  simplicité  même  me  char- 
mait. Qui  donc  dans  Bethléem  eût  pu  indiquer  aux  bergers 
et  aux  Mages  l'étable  où  venait  de  naître  Jésus-Christ?  De 
porte  en  porte,  j'arrivai  au  numéro  1-44.  Doutant  à  demi 
de  ma  mémoire ,  à  demi  certain  que  c'était  là,  j'entrai.  Je 
cherchai  un  bâtiment  neuf,  point;  une  galerie,  une  entrée, 
quelque  chose  qui  se  fit  remarquer.  Rien  de  tout  cela.  A 
gauche,  un  atelier,  deux,  trois  ateliers;  à  droite,  encore  le 
travail  ;  seulement  un  petit  tableau  que  je  finis  par  aper- 
cevoir, portait  ces  mots  modestes  : 

CRÈCHE  DE  SAINT-LOtlS  d'a.NTDI. 

Un  simple  escalier  de  bois  bien  ordinaire,  mais  parfai- 
tement propre ,  conduisait  au  premier;  je  le  montai,  et, 
ouvrant  une  porte  vitrée,  je  me  trouvai  dans  la  crèche. 

Je  demandai  la  permission  de  jeter  un  coup  d'œil. 

—  La  crèche  est  l'œuvre  de  tous,  me  répondit  la  pre- 
mière berceuse,  tous  sont  admis  à  la  visiter. 


J'avais  sous  les  yeux  plus  de  vingt  enfants,  les  uns  en- 
dormis, les  autres  éveillés  ;  les  uns  tranquilles,  les  autres 
jouant,  d'autres  criant ,  mais  aussitôt  calmés  par  des  soins 
attentifs.  Il  n'y  avait  là  rien  d'apprêté,  rien  que  de  natu- 
rel; quatre  berceuses,  revêtues  d'un  costume  simple  qui 
n'est  plus  celui  de  la  ville  et  pas  encore  celui  de  la  campa- 
gne ,  moins  sombre  que  celui  des  sœurs ,  mais  qui  en  garde 
l'austérité.  Puis,  dans  cette  grande  pièce,  bien  nette,  bien 
claire,  vingt  et  quelques  berceaux  en  fer  qui,  emboîtés 
d'un  côté  dans  le  mur,  et  soutenus  de  l'autre  par  un  pied 
également  en  fer,  fiché  dans  le  sol,  ne  risquent  pas  d'être 
renversés,  et,  malgré  celte  solidité,  peuvent  cependant  être 
mis  en  mouvement  par  un  souffle.  Dans  ces  berceaux  gar- 
nis de  rideaux  blancs,  de  couvertures  blanches,  de  jeunes 
enfants,  l'un  à  bonne  grosse  figure,  l'autre  un  peu  amai- 
gri; celui-là  en  petit  vêtement  gris  d'indienne,  celui-ci 
avec  de  petits  bas  reprisés,  cet  autre  en  brassière  bleue, 
tous  en  habillements  bien  mesquins  sans  doute,  mais  aussi 
tous  si  propres  que,  s'il  y  a  encore  là  de  la  pauvreté,  du 
moins  on  n'y  retrouve  plus  la  misère. 

Je  restai  une  heure  à  considérer  les  moindres  détails. 

Un  gros  garçon  éveillé,  mais  bien  sage^  me  regardait  en 
ou>Tant  ses  grands  yeux  étonnés. 

Une  petite  fille  s'agitait  et  rejetait  sa  couverture  ;  la  ber- 
ceuse venait  et  d'une  voix  doucement  grondeuse  : 

—  Eh  bien!  mademoiselle,  voulez-vous  bien  rester  tran- 
quille ;  est-ce  qu'on  se  conduit  comme  ça  devant  les  mes- 
sieurs ! 

On  ou\Tit  une  porte,  je  passai  dans  la  lingerie,  non  moins 
bien  tenue  que  le  reste.  Puis  je  vis  la  liste  des  fondatrices 
et  celle  des  inspectrices,  et  quel  fut  mon  étonnement  quand 
je  retrouvai  presque  tous  les  mêmes  noms  sur  ces  deux 
listes  !  Oui,  ces  femmes  pieuses  qui  ont  donné  leur  or  d'a- 
bord, qui  ont  sacrifié  un  bijou  pour  sauver  une  famille  de 
la  misère,  ont  compris  qu'il  fallait  plus  encore,  et  chacune 
d'elles  a  son  jour  d'inspection.  Oui,  des  mères  de  nobles 
familles,  des  femmes  du  monde,  des  dames  de  haut  lieu, 
celles  que  les  ouvriers  appellent  de  grandes  dames,  vien- 
nent tour  à  tour  inspecter  leur  fondation.  Un  enfant  pleure 
en  attendant  l'instant  où  sa  laborieuse  mère  va  venir  l'al- 
laiter. Une  inspectrice  est  là,  elle  le  prend  dans  ses  bras 
pour  le  calmer.  Cette  inspectrice,  c'est  M"*  la  comtesse  de 
Montjoie ,  M"*  Muron ,  M"»»  la  comtesse  de  Kersaint; 
vienne  la  mère,  elle  va  lui  rendre  son  enfant.  Touchantes 
sollicitudes,  par  combien  de  reconnaissance  vous  êtes 
payées!  Le  peuple  soufifre,  et  ceux  qui  souffrent  sont  sen- 
sibles plus  que  tous  les  autres. 

Après  la  liste  des  inspectrices  et  des  fondatrices,  on  me 
montra  encore  celle  des  enfants  inscrits  ;  le  registre  où  les 
inspectrices  inscrivent  chaque  jour  l'état  dans  lequel  elles 
trouvent  la  crèche,  puis  le  registre  des  visiteurs.  Sur  ce 
dernier,  parmi  de  touchantes  pensées,  j'ai  trouvé  ces  vers 
d'un  de  nos  meilleurs  poètes ,  M.  Emile  Descharaps  : 

Pauvrei  eoranls,  chers  petits  anges. 
Lorsque,  pour  le  travail,  après  chaque  repas. 
Vos  mères  vous  laissaient  au  logis,  n'est-ce  pas. 

Qu'en  proie  à  des  terreurs  étranges, 
Voussanglotier;  et  puis,  qu'à  force  d  être  seul», 
Od  tous  retrourait  froids  et  muets  dans  tos  langes. 

Comme  des  morts  dans  leurs  linceuls  ?... 
Maintenant  plus  d'absence  aux  longues  agonies  ; 
Car  la  crèche,  agréable  aux  yeux  de  l'Éternel, 
Avec  ses  chants,  ses  fleurs,  ses  images  t>énies. 
Vous  garde  souriants  jusqu'au  sein  DDaternel. 

Et  TOQS,  riches,  donnez,  donnez,  pour  que  la  crèche 
L'hiver,  soit  toujours  chaude,  et  l'été  toujour*  fraîche. 

J'avais  oublié  un  tabWu  encore,  celui  des  médecins  qui 


40 


LECTURES  DU  SOIR. 


donnent  gratuitement  leurs  soins  quotidiens  à  la  crèche  ; 
puis  la  liste  des  prescriptions  hygiéniques  qui,  avec  une 
prudence  toute  maternelle,  défendent  les  bonbons,  les  gâ- 
teaux hors  des  repas,  les  joujoux  peints,  etc. 

J'allais  partir,  quand  je  m'aperçus  que  chaque  lit  portait 
un  écriteau.  J'en  demandai  la  raison. 

—  Toute  personne  qui  fournit  un  berceau  complet  a  son 
nom  attaché  à  ce  berceau,  afin  que  le  pauvre  sache  à  qui 
il  a  obligation. 

—  Et  que  coûte  le  berceau? 

—  Berceau,  rideaux,  couvertures,  le  tout  coûte  trente- 
huit  francs. 

Mettons  quarante;  n'est-ce  pas  de  la  charité  au  rabais? 
Avoir  son  nom  inscrit  sur  une  bonne  œuvre  pour  quarante 
francs  ! 

Je  fis  encore  une  fois  le  tour  de  la  salle  pour  voir  les 
noms  des  personnes  qui  avaient  donné  des  berceaux. 

Combien  je  fus  surpris  et  touché  en  lisant  les  plaques 
suivantes  sur  différents  lits  : 

Les  élèves  de  l'institution  Loubens.  —  Monsieur  le  curé 
de  Saint-Louis  d'Antin.  —  Madame  la  comtesse  de  Cu- 
mont.  —  Les  ouvriers  et  les  apprentis  de  MM.  Jouaust  et 
Guiraudet.  —  Mademoiselle  d'Artigues.  —  Mademoiselle  de 
Vercy,  etc.,  etc. 

Ainsi,  sur  le  terrain  commun  de  la  charité,  jeunes  éco- 
liers joueurs,  pieuses  mères  de  famille,  digne  prélat,  labo- 
borieux  ouvriers,  jeunes  filles  aussi  bonnes  que  belles, 
s'unissent  fraternellement  pour  faire  le  bien! 

Et  savez-vous  le  résultat  de  tout  ceci?  Ces  pauvres 
mères  qui  jadis  ne  pouvaient  suffire  à  élever  leurs  enfants, 
pour  avoir  ces  pauvres  petits  lavés  deux  fois  le  jour,  pei- 
gnés une  fois,  tenus  toujours  avec  une  exlrètne  propreté, 


toujours  soignés,  rafraîchis,  réchauffés  à  temps  ;  pour  les 
faire  garder  quatorze  heures ,  car  la  crèche  est  ouverte 
depuis  cinq  heures  et  demie  du  matin  jusqu'à  huit  heures 
et  demie  du  soir  ;  enfin,  pour  avoir  leurs  nourrissons  aussi 
bien  traités  que  le  pourraient  être  ceux  des  meilleures  fa- 
milles, et  cela  sous  la  surveillance  de  l'élite  de  la  société, 
ces  mères  ne  payent  que  vingt  centimes!  Encore  ce  prix 
n'est-il  exigé  que  pour  conserver  à  la  mère  le  droit  de  dire  : 
«  Je  n'ai  pas  renoncé  à  mon  enfant  ;  c'est  par  moi  qu'il  re- 
çoit ces  soins  que  mes  mains  ne  peuvent  lui  prodiguer.  Si 
je  travaille  pour  lui  le  jour,  je  le  reprends  le  soir,  et  la  nuit 
je  ne  le  quitte  pas.  Je  suis  toujours  bien  sa  mère. 

Par  la  même  excellente  raison,  la  crèche  est  fermée  les 
jours  de  fêtes  et  les  dimanches,  pour  que  la  mère  et  l'enfant 
se  retrouvent  en  ces  jours  de  repos. 

Et  maintenant,  si  ces  lignes  ont  eu  pour  vous  quelque 
intérêt,  allez  et  voyez  par  vous-mêmes.  Et  quand  vous 
aurez  vu,  si  vous  êtes  comme  nous  des  hommes  de  bonne 
volonté,  aidez  aux  bons  par  votre  parole  comme  nous 
tâchons  de  le  faire  par  notre  plume.  Car  les  trois  crèches 
déjà  fondées  sont  toutes  trois  dans  un  seul  arrondissement 
de  Paris  ;  les  onze  autres,  parmi  lesquels  les  plus  pauvres, 
en  manquent  encore  et  les  attendent,  comme  les  attendent 
aussi  toutes  nos  villes  manufacturières,  les  travailleurs  de 
nos  villages  et  les  pêcheurs  de  nos  côtes. 


Adolphe  DELAIIAYE. 


Juillet  1843. 


P. -S.  Depuis  que  cet  article  est  écrit,  de  nouvelles  crè- 
ches se  sont  fondées  à  Paris,  à  Belleville,  etc.,  les  grandes 
villes  s'occu[)ent  d'imiter  la  capitale,  et  le  vœu  de  l'auteur 
sera  bicnlùt  rempli  dans  toule  la  France. 


■  rni?w     ■•'•^  <%-^^ 


Vue  de  1.»  iicchc  de  la  rue  S.unl-Lizarc,  u'"  i-i  i. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


41 


HISTOIRE  DE  L\   DA^SE. 


PREMIERE    PARTIE. 


Danse  égyptienne  autour  du  bœuf  Apis. 


I.  —  LE    LA    UA>St    CiiKZ    LES    ÉGYPTIENS. 

La  danse  est  sans  contredit  le  plus  ancien  des  arts  ;  on 
pourrait  même  ajouter  qu'il  en  est  le  plus  noble. 

C'est  du  moins  ce  qu'ont  affirmé  tous  les  auteurs  qui 
ont  écrit  sur  la  danse,  et  notamment  le  philosophe  Lucien, 
qui  nous  a  laissé  un  ouvrage  remarquable  sur  ce  sujet. 

D'après  ce  philosophe,  l'origine  de  la  danse  remonte  à  la 
naissance  de  l'univers.  11  faut  avouer  qu'il  en  est  peu  de 
plus  anciennes.  L'assemblée  des  astres,  la  conjonction  des 
planètes  et  des  étoiles  fixes,  leur  harmonie,  ont  servi  de 
base  aux  préceptes  de  cet  art. 

^OVEMBRE  18i5. 


Ce  qui  est  certain,  c'est  que  la  danse  avait  primitivement 
un  caractère  purement  religieux;  elle  était  exclusivement 
consacrée  au  culte  de  la  Divinité;  les  prêtres  seuls  avaient 
le  droit  de  se  livrer  à  ce  pieux  exercice. 

Les  choses  ont  bien  changé  depuis,  comme  vous  voyez. 

Les  Égyptiens,  ce  peuple  si  longtemps  considéré  comme 
le  plus  vieux  et  le  plus  sage  de  l'anliiiuité,  faisaient  un  tel 
cas  de  la  danse,  et  l'empluyaient  si  fréquemment  dans  les 
mystères  des  initiations,  qu'ils  appelaient  dessau/ewr*  ou 
infidèles  à  la  danse  ceux  qui  trahissaient  ces  mystères. 

Ils  avaient  deux  danses  particulièrement  célèbres,  dont 
Platon,  Lucien  et  d'autres  auteurs  nous  ont  rapporté  des 

—  G  —  TKErilf.ME   VOLl.ME. 


42 


LECTURES  DU  SOIR. 


merveilles.  La  première  a  été  nommée  la  danse  astrono- 
mique. Nous  la  retrouverons  plus  tard  en  Grèce,  où  elle 
fut  transportée  par  le  divin  Orphée,  et  en  Itiilie,  où  elle  fut 
apportée  par  Pythagore.  Les  chœurs  des  tragédies  grecques 
cl  romaines  nous  en  ont  appris  tous  les  mouvements. 

Dans  cette  danse,  un  autel,  placé  au  centre,  représentait 
le  soleil;  les  danseurs,  figurant  les  signes  du  zodiaque,  les 
sept  planètes,  les  constellations,  exécutaient  les  dilTérentes 
révolutions  des  corps  célestes,  en  tournant  à  l'entour. 

Mais  la  danse  la  plus  fameuse,  la  plus  solennelle  de  toute 
rÉgypte,  était  celle  que  l'on  célébrait  en  l'honneur  du  dieu 
Apis. 

Rien  que  je  ne  puisse  supposer  qu'd  y  ait  parmi  mes 
lecteurs  des  gens  qui  ne  connaissent  pas  ce  dieu  cornu,  il 
n'est  pas  hors  de  propos,  je  pense,  de  donner  ici  quelques 
détails  sur  ce  divin  quadrupède,  car  la  race  en  est  complè- 
tement perdue. 

Le  dieu  Apis  était  un  bœuf,  mais  ce  n'était  pas  un  bœuf 
comme  un  autre. 

Il  fallait  qu'il  eût  le  poil  du  corps  noir,  sur  le  dos  la  fi- 
gure d'un  aigle,  celle  d'un  escargot  sous  la  langue,  les  poils 
de  la  queue  doubles,  et,  sur  le  côté  gauche,  une  marque 
blanche  semblable  à  uu  croissant. 

On  comprend  qu'un  pareil  bœuf  ne  pouvait  naître  à  la 
façon  vulgaire  des  autres  bœufs,  ses  semblables  ;  une  gé- 
nisse devait  l'avoir  conçu  d'un  coup  de  tonnerre. 

Le  dieu,  une  fois  trouvé,  était  nourri  pendant  quarante 
jours  sur  les  bords  du  Nil,  et  servi  par  des  femmes  qui  n'a- 
vaient pour  ornement  que  la  simple  nature.  De  là  on  le 
conduisait  à  Memphis. 

A  son  entrée  à  Memphis,  la  grande  danse  des  prêtres 
d'Egypte  commençait.  Le  sujet  ou  ballet  était  l'histoire 
d'Osiris,  la  première  divinité  d'Egypte.  Pendant  la  marche, 
on  peignait  par  des  mouvements  lents  ou  passionnés  et  au 
sou  de  mille  instruments  la  naissance  miraculeuse  du  dieu, 
les  folàtreries  de  son  enfance,  ses  amours  et  son  mariage 
avec  Isis.  Ensuite  on  représentait  la  conquête  et  la  civilisa- 
tion des  Indes  par  Osiris,  le  retour  de  ce  conquérant  en 
Egypte,  la  mort  de  ses  perfides  frères,  punis  de  sa  main. 

Au  moment  où  la  procession  arrivait  au  temple,  les  dan- 
ses redoublaient  de  vivacité;  le  peuple  lui-même  témoignait 
son  enthousiasme  et  se  livrait  à  tous  les  transports  d'une 
folle  allégresse. 

Mais,  hélas  !  le  dieu  Apis,  tout  dieu  qu'il  était,  avait  ses 
jours  comptés;  bœuf,  il  ne  devait  vivre  que  ce  que  vivent 
les  bœufs,  et  la  divinité  ne  tardait  pas  à  se  changer  en  vic- 
time. 

Le  jour  venu,  les  prêtres  saisissaient  le  dieu,  et  le  me- 
naient jusqu'au  bord  du  Nil,  où  ils  lui  demandaient  fort 
rcvércncieusement  la  permission  de  le  noyer.  Le  plus  ordi- 
nairement le  dieu  ne  faisait  aucune  objection  ;  on  procédait 
immédiatement  au  sacrifice.  On  dansait  à  sa  mort  comme 
on  avait  dansé  à  son  apothéose;  seulement  ces  danses  fu- 
nèbres étaient  aussi  lugubres  que  les  premières  avaient  été 
gaies. 

II.  — DE  LA  DANSE  CHEZ  LES  UÉIiREUX. 

Les  Hébreux  prirent  un  grand  nombre  de  coutumes  aux 
Égyptiens  pendant  le  séjour  qu'ils  firent  parmi  ces  peuples  ; 
ils  leur  empruntèrent  notamment  plusieurs  danses;  ces 
danses  étaient  également  des  danses  religieuses. 

La  première  danse  sacrée  dont  il  est  parlé  dans  la  Bible 
est  celle  de  la  prophétesse  Marie.  Après  le  passage  de  la 
mer  Houge,  Marie  prit  un  tambour,  et  toutes  les  femmes 
la  suivirent  en  dansant. 


Quelques  années  plus  tard,  Aaron,  son  frère,  entra  lui- 
même  en  danse,  mais,  cette  fois,  bien  mal  en  prit  à  ceux 
qui  l'imitèrent;  trois  mille  personnes  en  moururent.  Il  est 
vrai  que  ce  n'était  point  au  Dieu  d'Israël  que  s'adressaient 
ces  hommages,  mais  bien  à  un  veau  d'or.  C'était  un  souve- 
nir et  une  imitation  du  culte  qu'ils  avaient  vu  rendre  en 
Egypte  à  un  bœuf;  le  premier  pas  dans  le  crime  est  tou- 
jours timide. 

La  danse  la  plus  célèbre  dont  parle  l'Écriture  est  la  danse 
de  David  devant  l'arche.  *  David  ayant  appris,  dit  le  texte, 
a  que  le  Seigneur  avait  béni  Obededom  et  toute  la  maison 
«  de  ce  pieux  lévite  depuis  que  l'arche  y  était  entrée,  eut 
«  la  confiance  delà  faire  transporter  à  Jérusalem.  Lorsqu'on 
«  se  fut  rendu  à  la  maison  d'Obededom,  David,  environné 
«  de  sept  chœurs  de  musique,  faisait  arrêter  l'arche,  portée 
«  parles  sacrificateurs, à  chaque  sixième  pas,  et  faisait  im- 
«  moler  un  bœuf  et  un  bélier.  Pendant  ce  temps-là,  il 
«  dansait  devant  l'arche  de  toute  sa  force,  parmi  les  cris 
«  de  joie  et  au  son  des  trompettes.  » 

Plusieurs  des  commentateurs  de  la  Bible,  et  entre  autres 
le  docte  Dom  Calmet,  bénédictin,  ont  profondément  disserté 
sur  cette  danse.  Ce  dernier  en  a  laissé  une  description  aussi 
détaillée  que  s'il  y  eût  assisté;  il  en  a  même  fait  graver  le 
dessin. 

D'après  le  texte,  David  était  vêtu  d'une  simple  chemise 
de  lin,  ce  qui  lui  attira  de  vifs  reproches  delà  part  deMi- 
chol,  la  fille  de  Saul,  qui  l'avait  vu  passer  de  sa  fenêtre. 
David  lui  répondit  que  la  chemise  répondait  suffisamment 
de  la  pureté  de  ses  intentions,  et  que  le  vent  seul  était 
coupable  en  cette  circonstance. 

Du  reste  les  Juifs  avaient  une  passion  désordonnée  pour 
la  danse  ;  Dieu  lui-même  la  leur  permettait,  i  0  vierge 
c  d'isiaël,  dit-il  à  son  peuple  pour  lui  annoncer  la  fin  de 
«  la  captivité,  je  te  rendrai  tes  tambours,  et  tu  retourneras 
«  danser  dans  tes  joyeuses  assemblées.  »  On  voit  en  effet 
par  le  psalmiste  que  ces  danses  étaient  toujours  accompa- 
gnées du  son  des  instruments  et  surtout  du  tambourin.  Jé- 
rémie,  faisant  des  vœux  pour  le  rétablissement  de  Jérusa- 
lem, demandait  également  le  retour  de  ses  chants  et  de  ses 
danses.  Enfin,  les  trois  temples  de  Jérusalem,  de  Garizim 
et  d'Alexandrie,  avaient  tous  un  lieu  nommé  chœur,  dis- 
posé comme  une  espèce  de  théâtre,  et  destiné  à  la  danse. 
Les  premières  églises  chrétiennes,  celles  de  Saint-Pancrace 
et  de  Saint-Clément,  par  exemple,  ont  été  construites  sur 
ce  modèle. 

Les  Juifs  avaient  aussi  des  danses  politiques.  La  plus 
célèbre  est  celle  qui  fut  instituée  par  les  Machabées  pour 
solenniser  la  restauration  du  temple.  Quand  la  belle  Judith 
eut  coupé  le  cou  à  Holopherne,  les  Juifs  (iront  une  fête  pu- 
blique, terminée,  dit  le  Napolitain  Zuccaro,  célèbre  pro- 
fesseur en  l'art  gymnastique,  par  une  espèce  de  bal  que 
Judith  elle-même  présida.  C'était  trop  juste. 

Le  peuple  organisait  asse?  'ouventdes  danses  aux  envi- 
rons des  villes.  Les  filles  dt  Silo  dansaient  à  l'ombre  des 
palmiers,  quand  les  jeunes  ens  de  la  tribu  de  Benjamin, 
à  qui  on  les  avait  refusées  pour  épouses,  les  enlevèrent  de 
force,  sur  l'avis  des  vieillards  d'israèl. 

«  Voici  la  fête  du  Seigneur,  dit  le  texte,  allez  vous  ca- 
«  cher  dans  les  vignes,  et  quand  les  filles  de  Silo  dan- 
€  seront  selon  l'usage ,  sortez  de  votre  embuscade,  pre- 
«  nez  chacun  une  épouse,  et  fuyez  vers  la  terre  de  Ben- 
•  jamin.  > 

On  voit  par  là  que  Romulus  connaissait  son  histoire 
sainte,  et  que  rcnlèvemcnt  des  Sabines  n'est  qu'un  véri- 
table plagiat. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


43 


III.  —  DE  LA  DANSE  CHEZ  LES  GRECS. 

De  l'Egypte  et  de  la  Judée  il  nous  faut  passer  en  Grèce. 
La  Grèce  est  le  berceau  de  la  poésie  et  des  arUî,  la  patrie 
du  goût,  la  terre  classique  du  plaisir  et  de  la  beauté.  Là, 
les  Grâces,  mêlées  aux  nymphes  des  bois,  frappaient  la 
terre  en  cadence  à  la  douce  et  mélancolique  clarté  de  la 
lune;  les  chastes  vierges  descendaient  en  dansant  du  Cy- 
théron,  portant  sur  leurs  têles  les  corbeilles  sacrées;  les 
filles  de  Sparte,  couvertes  de  leur  seule  pudeur  comme 
d'un  voile,  imitaient  dans  leurs  jeux  les  jeux  sanglants  de 
Mars;  les  bacchantes  bondissaient  de  joie  autour  du  vieux 
Silène. 

II  est  certain  qu'aucun  peuple  ne  professa  jamais  un 
plus  grand  culte  pour  la  daiise;  ils  la  faisaient  naître  avec 
l'amour,  dont  elle  est  toujours  restée  la  compagne  ;  Apollon 
lui-même,  par  la  voix  de  sa  prophétesse,  en  dictait  les  lois. 

Tous  les  poètes  à  l'envi  célébraient  l'excellence  de  cet 
art. 

Homère,  en  parlant  des  plaisirs  les  plus  honnêtes,  ne 
parle  que  du  sommeil,  de  l'amour  et  de  la  danse  ;  et  encore 
cette  dernière,  suivant  lui,  est-elle  le  seul  qui  mérite  le 
uom  d'irréprochable  :  il  en  représente  l'image  sur  le  bou- 
clier de  son  héros. 

Hésiode,  qui  avait  vu  lui-même,  au  lever  de  l'aurore,  les 
Muses  danser  en  chœur  autour  de  l'autel  de  leur  père,  et 
leurs  pieds  délicats  fouler  en  cadence  les  bords  semés 
de  violettes  de  la  fontaine  d'Hippocrène,  assure  que 
la  danse  est  le  plus  beau  présent  que  nous  aient  jamais 
fait  les  dieux. 

Pindare  donne  à  Apollon  le  titre  de  danseur,  et  consacre 
à  l'immortalité  les  noms  de  ceux  qui  excellent  dans  cet  art. 

Platon,  ce  poète  d'une  autre  espèce,  ce  philosophe  aus- 
tère et  profond,  n'hésite  pas  à  placer  la  danse  avant  toutes 
les  sciences,  et  veut  qu'on  s'occupe  à  régler  le  corps  avant 
de  former  l'esprit.  Il  considère  la  danse  comme  une  disci- 
pline qui  doit  conduire  l'homme  à  la  vertu.  La  raison  qu'il 
en  donne,  est  que  cet  art  dissipe  la  tristesse,  qui  est,  suivant 
lui,  la  passion  la  plus  dangereuse.  On  a  aujourd'hui,  il  est 
vrai,  des  idées  un  peu  différentes  sur  les  passions. 

Enfin  Socrate,  le  plus  sage  des  hommes,  au  dire  d'Apol- 
lon qui  devait  s'y  connaître,  non  content  de  donner  des 
éloges  à  la  danse,  voulut  encore  l'apprendre;  il  était  pour- 
tant dans  un  âge  très-avancé.  Le  plus  sage  des  hommes 
prit  Aspasie  pour  professeur. 

Épaminondas  lui-même  désira  s'initier  aux  secrets  de  la 
danse.  L'histoire  n'a  pas  dédaigné  de  nous  transmettre  le 
nom  de  son  maître;  on  le  nommait  Calliphron. 

On  accordait  alors  à  la  danse  une  portée  bien  autrement 
élevée  que  celle  qu'on  lui  attribue  de  nos  jours.  La  danse 
n'était  plus  seulement  un  art  purement  religieux,  les  prê- 
tres grecs  la  considéraient  comme  un  puissant  moyen  de 
moralisation. 

Agamemnon,  prêt  à  partir  pour  Troie,  ne  crut  pouvoir 
mieux  faire  pour  engager  Clytemuestre  à  rester  pendant 
son  absence  dans  la  ligne  de  ses  devoirs,  que  de  placer 
auprès  d'elle  un  danseur,  qui  lui  rappelât  sans  cesse  par 
ses  exercices  et  ses  danses  les  obligations  qui  lui  étaient 
imposées.  Malheureusement...  on  sait  ce  qui  arriva.  Cly- 
teranestre  commença  par  tromper  son  mari  ;  puis,  pour 
réparer  sa  faute,  elle  l'assassina.  Sans  aucun  doute  Aga- 
memnon avait  fait  choix  d'un  mauvais  danseur. 

Les  Grecs  avaient  un  grand  nombre  de  danses  ;  ces  dan- 
ses étaient  ou  publiques  ou  privées  ;  les  danses  publiques 
étaient  ou  religieuses,  ou  lyriques,  ou  scéniques.  Il  y  avait 
deux  sortes  principales  de  danses  religieuses  :  les  dyoni- 


siaques,  danses  turbulentes,  vives,  expressives,  ordinaire- 
ment consacrées  à  Bacchus;  les  corybantiaques,  qui,  plus 
graves,  se  célébraient  en  l'honneur  de  Jupiter.  Les  danses 
lyriques  se  divisaient  également  en  deux  branches  :  les 
gymnopédies,  dans  lesquelles  les  jeunes  gens,  entièrement 
nus,  représentaient  tous  les  mouvements  gymnasliques, 
comme  ceux  de  la  lutte  ou  du  pugilat,  et  las  pyrrhiques, 
dans  lesquelles,  armés  de  toutes  pièces,  ils  simulaient  l'i- 
mage de  la  guerre. 

Une  des  danses  grecques  les  plus  anciennes  était  la  danse 
des  matassins  ou  des  bouffons.  Les  danseurs,  vêtus  de 
corselets,  armés  de  l'épée  et  du  bouclier,  la  tète  couverte 
de  morions  dorés,  les  jambes  garnies  de  sonnettes,  se  li- 
vraient à  toutes  sortes  de  contorsions  comiques  ou  guer- 
rières, qui  portaient  successivement  la  gaieté  ou  l'effroi 
dans  Tànie  des  spectateurs. 
I  Les  danses  armées  remontaient  également  à  une  très- 
{  haute  antiquité.  Ces  danses  s'exécutaient  avec  l'épée,  le  ja- 
I  velot  et  le  bouclier.  Les  Grecs  les  appelèrent  d'abord  dan- 
ses memphitiques,  et  les  disaient  inventées  par  Minerve, 
pour  célébrer  la  victoire  remportée  par  les  dieux  sur  les 
Titans.  Ces  danses  étaient  graves  et  austères.  Elles  étaient 
presque  tombées  en  désuétude,  lorsque  Pyrrhus  en  re- 
nouvela l'usage  et  leur  donna  son  nom.  Les  jeunes  guer- 
riers grecs  se  livraient  avec  ardeur  à  la  danse  pyrrhique, 
j  pour  se  désennuyer  de  la  longueur  du  siège  de  Troie  ;  tou- 
!  tes  les  évolutions  militaires  entraient  dans  cette  danse  ; 
aussi  plusieurs  auteurs,  et  notamment  Lucien,  n'hésilent- 
ils  pas  à  attribuer  à  cet  exercice  !e  triomphe  des  Grecs  et 
la  ruine  de  la  ville  de  Priam. 

Donc,  ce  n'est  pas  l'amour  qui  perdit  Troie. 

Les  danses  armées  étaient  nombreuses.  En  voici  une 
dont  le  détail  nous  a  été  fidèlement  transmis  par  un  histo- 
rien. 

«  Ensuite  les  Œniens  et  les  Magnètes  parurent,  et  dan- 
«  sèrent  la  carpœa  sous  les  armes.  Voici  le  thème  ordi- 
«  naire  de  cette  danse  :  un  homme  s'avance,  quitte  la  cui- 
€  rasse  et  le  bouclier  et  se  met  à  semer  et  à  labourer;  mais 
«  au  milieu  de  ce  travail,  il  se  retourne  à  chaque  moment, 
«  comme  s'il  craignait  quelque  ennemi;  tout  à  coup  un 
«  voleur  se  présente;  à  peine  le  laboureur  l'aperçoit,  qu'il 
«  court  à  ses  armes  et  combat  devant  ses  bœufs,  le  tout  au 
«  son  des  instruments.  Le  voleur  finit  par  lier  l'homme  et 
€  enlever  les  bœufs.  D'autres  fois  le  laboureur  a  la  victoire, 
€  il  se  saisit  du  voleur,  l'attache  avec  ses  bœufs,  et  le  con- 
e  duit  ainsi,  les  mains  liées  derrière  le  dos.  » 

Dans  les  panathénées,  c'étaient  des  danseuses  armées 
de  toutes  pièces  qui  représentaient,  en  procession  et  au 
son  de  la  flûte,  le  combat  de  Minerve  contre  les  Titans. 

Par  opposition  aux  danses  armées,  les  Grecs  avaient  aussi 
des  danses  que  l'on  peut  appeler  danses  pastorales. 

Celles  inventées  par  le  dieu  Pan  se  dansaient  dans  les 
forêts;  elles  étaient  vives  et  gaies;  les  danseurs  étaient  de 
jeunes  filles  et  de  jeunes  garçons,  couronnés  de  branches 
de  chêne,  et  portant  des  guirlandes  de  fleurs,  qui  leur 
descendaient  de  l'épaule  gauche  et  étaient  rattachées  sous 
le  côté  droit. 

On  trouve  la  description  d'une  de  ces  danses  dans  le 
roman  deDaphnis  et  Chloé;  voici  la  traduction  naïve  d'A- 
myot. 

e  Ce  vieillard,  ayant  si  bien  et  si  gentiment  fait  son  de- 
«  voir  de  danser,  à  la  fin  alla  baiser  Daphnis  et  Chloé, 
«  lesquels  incontinent  se  relevèrent  et  dansèrent  le  conte 
«  de  Lamon,  Daphnis  contrefaisant  le  dieu  Pan,  et  Chloë 
«  la  belle  Syringe.  Il  lui  faisait  sa  requête,  et  elle  s'en 
«  riait:  elle  s'en  fouyait,  et  il  la  poursuivait,  courant  sur  le 


44 


LECTURES  DU  SOIR. 


€  bout  des  arteuils  (orteils)  pour  mieux  contrefaire  les  pieds 
«  de  chèvre  de  Pan  ;  elle  faisait  semblant  d'être  lasse  de 
€  courir;  et,  au  lieu  de  se  jeter  entre  des  rouseaux,  elle 
«  s'allait  cacher  dans  les  bois  ;  et  IWiphnis,  prenant  la  grande 
€  flûte  de  Philétas,  en  tira  un  son  languissant  comme  celui 
«  d'un  amoureux,  un  son  passionné  comme  d'un  qui  veult 
t  toucher,  un  son  de  rappel,  comme  d'un  qui  va  cher- 
€  chant.  »  En  tout  trois  sons. 

Le  renouvellement  des  saisons,  les  moissons,  les  ven- 
danges, tous  les  événements  de  la  vie  rustique  servaient 
ainsi  de  thème  aux  danses  pastorales. 


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Dryas  dansant  la  ^endaIlgo. 

«  Cependant  Dryas,  dit  encore  Amyot,  dansa  une  danse 
€  de  vendanges,  faisant  des  mines,  comme  s'il  vcncl.mgoait 
«  le  raisin,  le  portait  dans  des  paniers,  le  foulait  dedans  la 
«  cuve,  entonnait  le  vin  dedans  les  vaisseaux  et  connue 
«  s'il  eût  bu  du  vin  nouveau.  » 

Autrefois,  comme  aujourd  hui,  les  repas  étaient  termi- 
nés par  des  fêtes  ;  on  faisait  venir  dos  musiciens  et  des 
danseurs,  et  souvent  les  convives  se  confondaient  avec 
eux,  quand  les  vapeurs  du  vin  commençaient  à  échauffer 
les  imaginations. 

L'invention  de  ces  danses  est  attribuée  à  Conius  |>ar 
Philostrate,  à  Terpsychore  par  Diodore,  et  suivant  d'au- 
tres à  Bacchus.  C'est  l'origine  de  nos  bals.  Si  le  bal  est  un 
mal,  il  faut  avouer  du  moins  que  nous  ne  manquons  pas 
de  précédents  pour  faire  excuser  noire  faute. 

Parmi  ces  danses,  une  des  plus  remarquables  est  la 
danse  des  Lapilhes,  inventée,  croit-on,  par  Pirilhoiis  ; 
elle  avait  pour  objet  de  représenter  les  combats  des  Cen- 
taures et  des  Lapilhes,  ce  qui  en  faisait  un  exercice  exces- 
sivement pénible  et  difficile,  pour  ceux  surtout  qui  jouaient 
le  rôle  des  Centaures.  Aussi  fut-elle  dans  la  suite  complè- 
tement abandonnée  aux  paysans. 

En  voici  une  autre  que  nous  trouvons  décrite  dans  Xé- 
Dophon  : 

Les  danseurs  étaient  au  nombre  de  quatre  :  un  Syracu- 
sain,  qui  dirigeait  les  autres,  une  joueuse  de  flûte,  une 
danseuse  exercée  aux  sauts  périlleux,  et  un  jeune  homme 
qui  jouait  de  la  lyre.  La  danseuse  commença  par  exécuter 
quelques  tours  extraordinaires  avec  des  cerceaux  et  des 
épées;  le  jeune  homme  dansa  ensuite  une  danse  noble  et 
gracieuse;  ils  furent  imités  ou  plutôt  chargés  d'une  ma- 


nière grotesque  par  un  parasite  qui  était  au  nombre  des 
convives,  espèce  de  bouffon  qui,  chez  les  anciens,  servait 
de  jouet  -a  l'assemblée  et  payait  son  écot  en  grimaces  et 
en  quolibets.  Le  Syracusain  ferma  la  danse  par  une  sorte 
de  pantomime  qu'il  exécuta  avec  la  danseuse,  et  dont  le 
sujet  éiait  tiré  des  amours  d'Ariane  et  de  Bacchus. 

En  Grèce,  chaque  événement  de  famille  était  célébré  par 
une  danse  particulière.  La  danse  de  l'hymen,  que  l'on 
dansait  pendant  les  mariages,  était  une  danse  douce,  gra- 
cieuse et  modeste,  exécutée  par  une  troupe  de  jeunes  gar- 
çons et  déjeunes  filles  couronnées  de  fleurs.  Homère  dit 
qu'elle  était  une  de  celles  gravées  sur  le  bouclier  d'Achille. 
Mais  la  danse  des  funérailles  était  la  plus  brillante,  sur- 
tout lorsqu'il  s'agissait  d'un  homme  fameux  par  sa  nais- 
sance, sa  fortune  ou  ses  dignités.  Tous  ceux  qui  faisaient 
l>artie  du  convoi  étaient  vêtus  de  longues  robes  blanches; 
ils  portaient  des  couronnes  et  des  branches  de  cyprès. 
Deux  rangs  de  jeunes  garçons  marchaient  en  dansant  de- 
vant le  char  funèbre;  deux  rangs  de  jeunes  vierges  l'en- 
touraient. Le  chant  des  prêtres  accompagnait  les  danses  ; 
le  convoi  était  ferme  par  des  pleureuses  couvertes  de  longs 
manteaux  noirs. 

Deux  danses  particulières  aux  Grecs  mérilent  encore  une 
mention  ;  la  première,  nommée  Yascoliame,  consistait  à 
sauter  avec  un  seul  pied  sur  des  outres  pleines  d'air  et 
frottées  d'huile;  dans  la  seconde,  nommée  la  dipode,  il 
était  permis  d'employer  les  deux  pieds. 

Indépendamment  de  ces  danses,  communes  à  toute  la 
Grèce,  il  en  était  beaucoup  d'autres  particulières  aux  dif- 
férents peuples  qui  habitaient  celle  contrée. 

Dans  l'ile  de  Délos,  les  nauloniers,  après  avoir  mordu 
l'écorce  d'un  olivier,  avaient  couiume  de  danser  au- 
tour d'un  autel  en  se  frappant  à  grands  coups  de  fouet  Qui 


Danse  du  fuuct. 

sait  si  le  jeu  du  sixbol,  qui  amuse  tant  nos  enfants,  ne  lir« 
pas  de  là  son  origine  et  ne  partage  pas  ainsi,  avec  le  jeu 
de  l'oie,  rhonneiir  d'être  renouvelé  des  Grecs? 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


45 


La  danse  des  Cretois,  inventée  par  Rhéa,  s'exécutait  en 
frappant  de  grands  coups  de  lance  sur  des  boucliers.  On 
sait  l'usage  qu'en  firent  les  Corybantes  et  les  Curetés  ;  ce 
fut  par  elle  qu'ils  sauvèrenlJupiter,  en  empêchant  ses  va- 
gissements de  parvenir  aux  oreilles  du  vieux  Saturne,  cet 
ogre  mythologique,  qui  le  cherchait  pour  le  dévorer. 

Mais  de  tous  les  Grecs,  les  Lacédémoniens  furent,  sans 
contredit,  ceux  qui  donnèrent  le  plus  de  soin  à  l'art  de  la 
danse. 

«  Les  I-accdcmoniens,  dit  Lucien,  ne  font  rien  sans  l'as- 


€  sistance  des  muses;  ils  combattent  au  son  de  la  flûte  et 
t  en  mesure,  et  marchent  d'un  pas  réglé.  Chez  ces  peu- 
€  pies,  la  flûte  donne  le  premier  signal  du  combat,  et  ils 
€  ont  toujours  été  vainqueurs  quand  ils  ont  été  conduits 
«  par  la  flûte.  » 

A  quoi  tient  pourtant  la  valeur? 

Les  danses  usitées  à  Sparte  étaient  fort  nombreuses. 

La  caryalique,  qui  s'apprenait  à  Carye,  dans  la  I,aco- 
nie,  avait  été  enseignée  aux  Lîjf'pdpnioniens  par  Castor  et 
Pollux. 


Danse  des  corvl  anlcs. 


La  (/an.<c  du  collier  leur  iHait  propre;  c'est  ù  Sjiarle 
même  qu'elle  avait  été  inventée.  Dans  celle  danse,  dit 
Lucien,  le  chœur  était  conduit  d'un  cùlé  pnr  un  jeune 
homme  qui  dansait  avec  la  vigueur  de  son  sc\e,  comme  il 
devait  le  faire  par  la  suite  à  la  guerre;  une  trou|)c  déjeu- 
nes garçons  le  suivait  en  ré|)élant  ses  pas.  Derrière  eux, 
venaient  des  bandes  de  jeunes  filles  dansant  d'une  façon 
lenle  et  modeste,  comme  il  convient  aux  femmes;  tout  à 
coup,  à  un  signal  donné,  les  jeunes  gens  se  retournaient 
vivement,  et  représentaient  ainsi  (dit  toujours  Lucien,\ 
l'union  de  la  force  et  de  la  faiblesse. 

La  danse  de  l'hormus  était  d'une  autre  espèce  ;  elle 
était  évidemment  empruntée  à  la  danse  astronomique  des 
Égyptiens.  De  jeunes  filles  et  de  jeunes  garçons,  se  tenant 
alternativement  par  la  main,  dansaient  en  rond,  pour  imi- 
ter le  mouvement  des  astres.  Cette  danse  était  accompa- 
gnée de  chants,  et  ces  chants  étaient  divisés  en  strophes, 
antistrophes  et  épode.  Pendant  qu'on  chantait  les  stro- 
phes, les  danseurs  tournaient  d'orient  en  occident,  c'est-à- 
dire  de  droite  à  gauche;  ils  tournaient  d'occident  en  orient 
pendant  les  antistrophes,  et  s'arrêtaient  brusquement  pen- 
dant l'épode.  Homère  donne  une  description  de  cette  danse 
dans  sa  peinture  du  bouclier  d'Achille;  il  représente  les 
jeunesfilles  vêtues  de  robes  de  gaze  etcouronnées  de  fleurs; 


les  garçons  portent  des  vêlements  d'étoffes  lustrées,  des 
épées  d'or  et  des  baudriers  d'argent  ;  au  centre,  deux  sau- 
teurs font  des  bonds  merveilleux. 

Il  y  avait  encore  à  Sparte  une  dar.se  fort  renommée  et 
très-ancienne;  on  l'appelait  la  danse  di  l'innocence. 
Celle  danse  était  exécutée  par  de  jeunes  filles  nues  devant 
l'auîel  de  Diane.  Ce  fut  là  que  Thésée  et  Paris  virent  pour 
la  première  fois  Hélène,  et  formèrent  le  projet  de  l'enlever; 
ce  qu'ils  firent  tour  à  tour. 

Lycurgue  en  profila  pour  exclure  à  l'avenir  tous  les 
étrangers  du  spectacle  de  celle  danse. 

Ce  grave  et  profond  législateur,  qui  régénéra  Sparte,  ne 
dédaigna  point  de  modifier  quelques  danses  et  d'en  insti- 
tuer de  nouvelles.  La  (lymnopéilie  esl  de  son  invention. 
Cette  danse  était  composée  de  deux  chœurs,  l'un  d'hom- 
mes faits,  l'autre  d'enfants  ;  ils  dansaient  nus  et  armés  de 
javelots,  d'épées  et  de  boucliers;  ceux  qui  menaient  les 
chœurs  étaient  couronnés  de  palmes. 

Les  vieillards  avaient  aussi  des  danses  particulières  en 
l'honneur  de  Saturne. 

On  comprend,  d'après  tout  ce  qui  précède,  combien  les 
danses  armées  durent  être  particulièrement  en  honneur  à 
Lacédémone.  Les  pyrrhiques  y  étaient  dansées  avec  l'ap- 
pareil le  plus  guerrier. 


46 


LECTURES  DU  SOIR. 


Les  Athéniens  aimaient  aussi  beaucoup  la  danse,  sur- 
tout celle  qui  s'exécutait  après  les  repas.  De  toutes  leurs 
danses,  Platon  n'en  approuvait  qu'une  seule,  grave  et  ma- 
jestueuse; mais  les  Athéniens  n'en  faisaient  usage  que 
pour  la  forme.  Ils  préféraient  les  tnénades,  danses  furi- 
bondes dans  lesquelles  les  danseuses  étaient  travesties,  ou 
les  lamprotères,  danses  folâtres,  dont  parle  Homère  dans 
le  seizième  livre  de  V Odyssée. 

Ils  mirent  à  la  mode  la  danse  pyrrhique,  non  pas  celle 
des  Lacédémoniens,  mais  une  danse  particulière  dans  la- 
quelle, au  lieu  de  glaives  et  de  javelots,  les  danseurs  ne 
portaient  que  des  thyrses,  des  bouquets,  des  ûeurs  et  des 
flambeaux.  Apulée  nous  en  a  donné  la  description. 

Ils  avaient  encore  une  danse  nommée  Vemmélie^  qui 
devait  être  dansée  très-gravement.  Les  anecdotes  sont  ra- 
res dans  l'histoire  ancienne,  surtout  comme  on  les  veut 
aujourd'hui  ;  cependant  en  voici  une,  telle  quelle,  que  nous 
avons  lue  dans  Hérodote  au  sujet  de  celle  danse  : 

Clysthène,  roi  de  Sycione,  désirant  marier  sa  fille,  avait 
invité  tous  les  hommes  riches  et  puissants  de  la  Grèce  à  se 
rendre  à  Sycione  pour  y  disputer  la  main  de  la  belle  .^ga- 
riste.  Smyndiride  de  S\baiis,  Laocède  d'Argos,  Laphanès 
d'Arcadie,  étaient  au  nombre  des  prétendants;  mais  on  re- 
marquaitsurtoutdeux  Athéniens, Mégaclès,  fils  d'Alcmène, 
et  Hippoclide,  qui  passait  pour  le  plus  riche,  le  plus  agréa- 
ble et  le  plus  beau  des  Athéniens.  Le  dernier  jour  des  fêtes 
était  arrivé  ;  Hippoclide,  que  jusqu'alors  Clysthène  sem- 
blait préférer,  fait  tout  à  coup  apporter  une  table;  il  y 
monte  et  se  met  à  danser  l'emmélie,  non  pas  gravement, 
comme  ce  devait  être,  mais  à  la  manière  de  la  sycinnis, 
autre  danse  d'un  genre  bouffon  complètement  abandonnée 
aux  histrions  et  aux  baladins. 

—  Fils  de  Tisandre,  dit  Clysthène,  tu  viens  de  danser  la 
rupture  de  ton  mariage. 

—  Ma  foi,  seigneur,  répondit  le  jeune  homme,  Hippo- 
clide ne  s'en  soucie  guère. 

Et  depuis  ce  temps,  ajoute  l'historien,  cette  réponse  est 
passée  en  proverbe. 

Qu'on  doute  encore  de  l'esprit  des  Athéniens! 

Nous  avons  rapproché  à  dessein  l'histoire  de  la  danse  à 
Athènes  et  à  Lacédémone,  pour  qu'on  puisse  apprécier 
d'un  coup  d'œil  le  caractère  distinctif  des  deux  nations. 

Les  Grecs,  on  le  voit,  excellaient  dans  la  danse  religieuse 
et  dans  la  danse  lyrique  ;  cependant  leur  plus  beau  titre  de 
gloire  est  d'avoir  mvenlé  la  danse  scénique. 

Quelques  auteurs  s'efforcent  en  vain  d'en  attribuer 
l'honneur  aux  Égyptiens.  Le  ballet,  né  en  Egypte  si  l'on 
veut,  ne  fut  transporté  sur  le  théâtre  qu'en  Grèce.  Là  en- 
core, il  est  vrai,  et  comme  il  est  facile  de  le  reconnaître  à 
la  division  des  choeurs  des  tragédies  grecques  en  strophes, 
aniistrophcs  et  épodes,  il  eut  longtemps  pour  objet  de  re- 
présenter le  cours  des  astres;  mais  il  perdit  bientôt  même 
jusqu'à  cette  similitude  avec  les  cérémonies  égy|)tieunes. 
Thésée  fut  l'auteur  de  cette  innovation.  Dans  ces  danses, 
instituées  en  l'honneur  de  la  mort  du  Minotaure,on  voyait 
Ariane  remettre  aux  mains  du  héros  le  fil  libérateur,  et  les 
mouvements  confus  des  danseurs,  tournant  en  rond  et  dans 
des  sens  contraires,  peignaient  les  détours  inextricables  du 
labyrinthe.  On  nomma  cette  danse  la  danse  de  la  grue, 
parce  que,  dit  Plutarque  dans  la  Vie  de  Thésée,  les  dan- 
seurs s'y  suivaient  à  la  file,  comme  font  les  grues  lors- 
qu'elles volent  en  troupe. 

Les  ballets  des  Grecs  furent  constamment  attachés  à 
leurs  tragédies  et  à  leurs  comédies,  dans  lesquelles  ils  rem- 
placèrent les  chœurs  chantants;  mais  ils  ne  furent  jamais 
employés  que  comme  intermèdes  entre  les  actes  ou  les  piè- 


ces, et  n'avaient  aucune  espèce  de  rapport  avec  l'action 
principale. 

Les  Grecs  avaient  quatre  espèces  de  danseurs  :  les  hy- 
larodes,  les  simodes,  les  lysiodes  et  les  magodes;  ces 
derniers  se  servaient  de  timbales,  s'habillaient  en  femmes, 
et  en  remplissaient  les  rôles,  ainsi  que  ceux  des  hommes 
ivres  et  des  débauchés  ;  c'étaient  les  bouffons  proprement 
dits. 

Quelquefois  aussi  des  citoyens,  même  des  plus  notables, 
montaient  sur  le  théâtre  et  exécutaient  des  danses  en  pré- 
sence du  public.  Eschyle  et  Sophocle  nous  en  fournissent 
un  exemple.  C'était  après  la  victoire  de  Salamine.  Sophocle 
prit  le  masque  d'une  des  suivantes  de  Nausicaa  et  dansa 
au  son  de  la  lyre  autour  des  trophées. 

On  voit  par  là  que  les  danseurs  se  servaient  alors  de 
masques,  comme  les  autres  acteurs. 

IV.  —  DE  LA  DANSE  CHEZ  LES  ROMAINS. 

Longtemps  les  Romains  ne  connurent  que  les  danses 
sacrées,  parmi  lesquelles  la  plus  célèbre  était  la  danse  des 
Saliens. 

Cette  danse  barbare  avait  été  instituée  par  Numa  Pom- 
pilius  en  l'honneur  de  Mars.  Ce  roi,  qu'il  faut  considérer 
comme  le  fondateur  de  la  religion  à  Rome,  choisit,  parmi 
les  plus  nobles  de  ses  sujets,  douze  prêtres  qu'il  nomma 
saliens, ûu  sel  qu'on  jetait  dans  le  feu  lorsqu'on  brûlait  les 
victimes.  Ces  prêtres,  revêtus  de  riches  broderies  d'or, 
armés  de  cuirasses  d'airain,  portant  le  javelot  d'une  main 
et  le  bouclier  de  l'autre,  dansaient  dans  le  temple  pendant 
les  sacrifices,  et  dans  les  marches  solennelles.  Leur  chef 
portait  le  nom  àeprcesul,  mot  qui  voulait  dire  alors  sau- 
teur, comme  plus  tard,  et  l'on  verra  pourquoi,  il  signifia  : 
prélat. 

Toutes  les  autres  danses  étaient  bannies  de  la  république, 
et  c'était  une  honte  à  un  Romain  de  se  permettre  ce  plaisir. 

Cicéron  fit  de  vifs  reproches  au  consul  Gabinius  pour 
avoir  dansé  en  public.  Il  est  vrai  que,  plus  tard,  il  défendit 
Muréna,  accusé  de  la  même  faute  ;  mais  il  donna  pourrai- 
son  que  l'atrocité  même  du  délit  en  détruisait  la  vraisem- 
blance; Cicéron  était  un  grand  avocat  ! 

Peu  à  peu  cependant,  l'art  de  la  danse  pénétra  au  sein 
de  l'empire  ;  il  était  écrit  que  la  danse  ferait  le  tour  du 
monde  bien  avant  la  liberté.  Mais  ce  n'était  plus  cet  art  si 
chaste  et  si  pur  dont  les  Grecs  avaient  fait  leur  culte  et 
leurs  délices  :  le  plus  noble  des  arts  s'était  complètement 
émancipé  en  chemin. 

Comme  les  Grecs,  les  Romains  eurent  leur  danse  des 
vendanges  ;  Tacite  nous  en  a  laissé  la  description  pour 
l'édification  de  la  postérité. 

C'était  dans  des  jardins  magnifiques,  à  la  lueur  des  tor- 
ches, aux  portes  de  Rome.  On  croyait  voir  les  pressoirs 
remplis  ;  les  dames  romaines,  couvertes  de  peaux  de  bêtes, 
appelant  Racchus  à  grands  cris,  semblaient  fouler  les  rai- 
sins sous  leurs  pieds  nus.  Au  milieu  d'elles,  Messalinc, 
échevelée,  agitait  le  thyrse  sacré,  tandis  que  Silius,  son 
favori,  se  couronnait  de  lierre. 

Malheureusement  Claude  voulut  se  mêler  à  ces  sortes  de 
fêtes;  il  ordonna  qu'on  lui  amenât  les  principaux  acteurs 
et  les  fit  tous  décapiter.  Cet  empereur  ne  savait  pas  s'amu- 
ser. 

Comme  les  Grecs,  les  Romains  eurent  leur  danse  de 
l'hymen  ;  mais  cette  danse  subit  une  étrange  modification 
entre  leurs  pieds;  les  historiens  ont  cru  devoir  lui  donner 
une  désignation  particulière  ;  ils  l'appellent  la  danse  nup- 
tiale. Le  caractère  de  cette  danse  était  tel  que,  sous  Ti- 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


47 


bère,  le  sénat  chassa  de  Rome,  par  arrêt  solenuel,  tous 
ceux  qui  faisaient  profession  de  l'enseigner.  Cinquante  ans 
à  peine  plus  tard,  Domitien  exclut  du  sénat  même  des  pè- 
res conscrits  qui  s'étaient  avisés  de  la  danser  en  public. 
11  n'est  pas  prouvé  que,  dans  la  suite,  elle  n'ait  pas  été 
exécutée  par  des  empereurs. 

Comme  les  Grecs,  les  Romains  eurent  leur  danse  des 
funérailles;  c'était,  ou  jamais,  l'occasion  de  rire  et  de 
plaisanter;  ils  y  introduisirent  un  bouffon.  Ce  bouffon, 
nommé  Varchimime ,  revêtu  des  habits  du  défunt,  cou- 
vert d'un  masque  qui  reproduisait  ses  traits,  imitant  son 
air  et  sa  démarche,  et  représentant,  dans  une  sorte  de  pan- 
tomime animée,  ses  faits  et  ses  habitudes,  marchait  en 
avant  du  cercueil. 

iNous  ne  parlons  ni  des  saturnales,  ni  des  bacchanales  : 
on  ne  peut  parler  de  tout. 

A  ces  danses,  les  Romains  en  ajoutèrent  deux  autres  de 
leur  invention. 

La  première  se  nommait  la  danse  de  Flore. 

Un  jour  Caton  rencontra  quelques  femmes  qui  la  dan- 
saient :  Caton  n'osa  passer. 

L'autre  est  la  danse  du  premier  jour  de  mai. 

Des  jeunes  gens  des  deux  sexes  sortaient  de  la  ville  au 
point  du  jour,  et  allaient,  en  dansant  avec  des  instruments, 
cueillir  dans  la  campagne  des  rameaux  verts,  ils  les  rap- 
portaient de  la  même  façon  et  en  ornaient  les  portes  des 
maisons  de  leurs  parents.  Ceux-ci  les  attendaient  dans  les 
les  rues  avec  des  tables  couvertes  de  mets.  Ce  jour-là, 
les  travaux  cessaient  ;  tout  le  monde  portait  un  rameau 
vert;  n'en  point  avoir  était  une  honte.  Celte  danse,  dont 
la  trace  s'est  perpétuée  jusqu'à  nous,  commença  d'abord 
avec  l'aurore  et  se  termina  avec  le  jour  ;  mais  bientôt  elle 
se  prolongea  fort  avant  dans  la  nuit. 

C'est  le  moment  de  passer  à  autre  chose. 

La  danse  théâtrale  fut  à  Rome  l'occasion  d'une  gloire 
nouvelle.  \  la  vérité,  si  Ton  en  croit  les  auteurs,  les  Ro- 
mains poussèrent  cet  art  à  un  point  de  perfection  qui  laissa 
bien  loin  derrière  eux  même  les  Grecs,  leurs  modèles. 

Du  temps  de  Cicéron,  la  poésie  dramatique  était  encore 
seule  en  possession  du  théâtre  ;  Esope  et  Roscius,  les  deux 
plus  grands  déclamateurs  de  l'antiquité,  semblaient  lui  as- 
surer, par  leur  talent,  une  vogue  élerneile.  Mais  tout  ce 
qui  ne  s'appuie  que  sur  les  hommes  tombe  avec  eux.  Ils 
moururent;  la  tragédie  et  la  comédie  les  suivirent  dans  la 
tombe. 

Ce  fut  alors  que  deux  danseurs  célèbres,  deux  Grecs, 
Pilade  de  Ciiicie  et  Bathylle  d'Alexandrie,  tentèrent  d'in- 
troduire la  danse  sur  la  scène  romaine.  L'expérience  en 
avait  déjà  été  faite,  mais  ce  n'avait  été  qu'une  gageure. 
Un  nommé  Livius  Andronicus,  Grec  de  naissance,  comme 
presque  tous  les  acteurs  de  Rome,  bon  poète  d'ailleurs, 
excellent  tragédien,  ayant  perdu  la  voix  par  accident,  pré- 
tendit exprimer  par  les  gestes  les  idées  qu'il  avait  jusque- 
là  traduites  à  l'aide  de  la  parole.  Le  peuple  avait  paru 
charmé  de  cet  essai. 

La  nouvelle  tentative  n'eut  pas  un  moindre  succès;  à 
partir  de  ce  moment,  on  cessa  complètement  de  parler  et 
de  chanter  sur  les  théâtres  d'Italie,  et  la  pantomime  y  ré- 
gna seule  en  souveraine. 

Ce  genre  nouveau,  composé  des  trois  éléments  de  la 
danse  grecque,  Vemmélie,  la  sycinnis  et  la  cordace,  lé- 
gèrement modifiés,  prit  le  nom  de  danse  italique. 

Pilade  et  Bathylle  firent  comme  tous  les  amis  ;  après 
avoir  été  longtemps  unis,  ils  devinrent  rivaux  et  se  sépa- 
rèrent. Chacun  avait  son  théâtre   ^t^  par  suite,  l'art  de  la 


pantomime  se  divisa  en  deux  écoles  qui  eurent  également 
leurs  partisans  et  leurs  détracteurs. 

Bathylle  excellait  à  peindre  les  grâces  et  la  volupté;  les 
dames  romaines  s'éprirent  de  lui  au  point  qu'elles  ne  pou- 
vaient, au  milieu  même  des  spectacles  publics,  modérer 
l'expression  de  leur  engouement.  Juvénal  rapporte,  et  lui 
seul  pouvait  rapporter,  les  transports  que  Bathylle  excitait 
dans  le  rôle  de  Léda. 

Pilade  était  plus  réservé,  et  en  même  temps  plus  fier. 
Son  insolence  devint  telle  qu'Auguste  se  vit  dans  la  néces- 
sité de  le  bannir;  mais  il  ne  tarda  pas  à  revenir  ;  et  son 
prestige  était  si  grand  qu'à  la  suite  d'une  lutte  avec  un  de 
ses  élèves,  nommé  Hylas,  qui  avait  voulu  lui  disputer  sa 
renommée  dans  le  rôle  d'Agamemnon,  le  même  empereur 
qui  l'avait  envoyé  en  exil  le  combla  de  présents  et  le  décora 
du  titre  de  décurion,  qu'où  ne  donnait  jamais  qu'aux  sé- 
nateurs. 

Hylas,  au  contraire,  fut,  par  ordre,  fouetté  dans  tous  les 
lieux  publics  de  Rome. 

Pilade  et  Bathylle  avaient  fondé  des  écoles  ;  après  eux, 
elles  furent  dirigées  par  leurs  élèves.  On  ajouta  aux  repré- 
sentations toute  la  pompe  dont  elles  étaient  susceptibles. 
D'abord  un  seul  pantomime  représentait  plusieurs  person- 
nages dans  une  même  pièce;  bientôt  on  eut  des  troupes 
complètes;  tragédie,  comédie,  satire,  tout  fut  traité  par 
elles.  Les  acteurs  principaux  étaient  accompagnés  d'un 
chœur  magnifiquement  vêtu  et  d'un  nombreux  orchestre 
qui  les  secondait.  L'enthousiasme  qu'ils  excitèrent  parmi 
les  Romains,  dit  Baron  dans  ses  lettres  sur  la  danse,  égala 
presque  le  fanatisme  des  guerres  civiles.  Les  factions  du 
théâtre,  distinguées  par  des  livrées  diverses,  ensanglantè- 
rent Rome.  L'empire,  dans  lequel  Pilade^et  Bathylle  avaient 
déjà  introduit  une  dissension  ridicule  à  leur  sujet,  se  trouva 
de  nouveau  divisé  entre  les  bleus  et  les  verts.  Cette  fois 
plusieurs  personnages  importants  y  perdirent  la  vie. 

Effrayés  de  ces  désordres  qui  se  renouvelaient  sans 
cesse,  Tibère,  Caligula,  Néron,  chassèrent  successivement 
de  Rome  tous  les  pantomimes;  mais  ils  étaient  obligés  de 
les  y  rappeler  presque  aussitôt.  Les  Romains  ne  pouvaient 
plus  se  passer  d'eux.  On  publia  plusieurs  édits  pour  défen- 
dre aux  sénateurs  de  leur  rendre  visite,  aux  chevaliers  de 
leur  faire  cortège,  aux  dames  romaines  de  leur  donner  le 
pas  (c'est  l'expression  que  je  trouve  dans  l'auteur  que  je 
transcris)  ;  mais  ces  édits  même  furent  inutiles  :  trois  im- 
pératrices, Messaline,  Domitia  et  Faustine,  ne  cessèrent 
de  donner  le  pas  aux  pantomimes. 

Trajan  se  montra  plus  sévère  et  parvint  à  purger  Rome 
de  ces  auteurs  de  troubles  et  de  discordes  ;  mais  ce  ban- 
nissement ne  se  prolongea  guère  au  delà  de  son  règne. 
Sous  ses  successeurs,  quelques-uns  obtinrent  l'emploi  de 
prêtre  d'.\pollon,  toujours  brigué  par  les  plus  puissantes 
familles;  et  quand  Constance  chassa  les  philosophes  de 
Constanlinople,  sous  le  prétexte  d'une  famine,  il  y  con- 
serva trois  mille  danseurs. 

A  la  vérité,  ces  danseurs  étaient  d'une  habileté  merveil- 
leuse. On  les  appelait  les  sages  des  pieds  et  des  mains. 

Suidas,  Aristophane,  Eustathius  citent  une  célèbre  dan- 
seuse, nommée  Empuse,  qui  avait  un  telle  mobilité  et 
tournait  avec  tant  de  prestesse  que  ses  jambes  et  ses  bras 
se  dérobaient  bientôt  aux  yeux  des  spectateurs  les  plus 
attentifs,  et  l'on  finissait  par  ne  plus  la  voir.  Ils  la  compa- 
rent à  la  roue  d'un  char. 

Prenant  leur  comparaison  au  sérieux,  je  soupçonne  fort 
que  la  célèbre  Empuse  faisait  tout  bonnement  la  roue 
comme  nous  la  voyons  faire  de  nos  jours  à  des  baladins 
sur  nos  places  publiques,  et  qu'elle  s'en  allait  disparaître 


-18 


LECTLRES  DU  SOIR. 


ainsi  dans  la  coulisse  ;  ce  qui  explique  tout  naturellement 
comment  on  6nissait  par  cesser  de  l'apercevoir. 

Les  danseurs  plus  sérieux  triomphaient  parTintelligence 
et  la  clarté  de  leur  jeu.  Aussi  quelles  études  n'exigeait-on 
pas  d'eux  ! 

«  Un  danseur,  dit  Lucien,  doit  connaître  le  rhythmeetia 
«  musique,  pour  cadencer  ses  mouvements  ;  la  géométrie, 
n  pourdessinersespas;  la  philosophieellarhétorique,pour 
«  peindre  les  mœurs  et  émouvoir  les  passions  ;  la  peinture 
€  et  la  sculpture,  pour  grouper  et  dessiner  les  personnages. 
«  Quant  à  l'histoire  et  la  mythologie,  il  doit  savoir  parfaite- 
€  ment  tout  ce  qui  s'est  passé  depuis  le  chaos  et  la  naissance 
€  du  monde  jusqu'à  Cléopàtre,  reine  d'Egypte.  »  Qu'on  s'é- 
tonne après  cela,  comme  Diderot,  que  les  grands  danseurs 
soient  si  rares  ! 

L'effet  qu'ils  produisaient  sur  leur  public  devait  néces- 
sairement répondre  à  leur  mérite.  Lucien  rapporte  que  les 
habitants  d'une  ville  grecque,  anrès  une  représentation  de 
VAndroméde  d'Euripide,  devinrent  fous,  mais  réellement 
fous  de  tragédie.  La  fièvre  les  prit,  et  ils  se  mirent  à  courir 
les  rues,  pâles,  maigres,  .nus,  déclamant  à  haute  voix, 
avec  d'effrayantes  contorsions,  un  certain  monologue  de 
la  pièce.  L'approche  de  l'hiver  et  un  saignement  de  nez 
abondant  parvinrent  seuls  à  dissiper  cette  étrange  maladie. 
Quelquefois,  à  la  vérité,  ces  danseurs  se  laissaient  em- 
porter par  la  passion  et  sortaient  des  limites  d'une  imita- 
tion sage  et  réglée.  C'est  ce  que  Lucien  appelle  une  imita- 
tion vicieuse. 

Pilade  s'oublia  un  jour,  dans  le  rôle  d'Ilercule,  au  point 
de  lancer  des  (lèches  sur  les  speclaleurs  eux-mêmes. 

«  Je  me  rajipelle,  dit  Lucien,  avoir  vu  donner  dans  un 
«  excès  semblable  un  danseur  qui  avait  pourtant  joui  jus- 
«  qiie-lù  d'une  grande  célébrité,  qui  était  d'ailleurs  très- 
«  inlelligent  et  méritait  à  tous  égards  qu'on  admirât  fort 
«  ses  talents.  Il  représentait  Ajax  furieux  d'avoir  été  vaincu 
€  par  Ulysse,  et  de  fait  il  entra  dans  une  fureur  si  réelle 
«  qu'il  déchira  l'habit  de  l'un  de  ceux  qui  battent  la  me- 
«  sure  avec  une  sandale  de  fer,  arracha  à  un  flùlcur  son 
t  instrument,  et  en  frapi)a  Ulysse,  qui  était  près  de  lui  en- 
«  core  tout  fier  de  sa  \  icloire,  de  façon  à  lui  fendre  la  tète, 
t  De  là,  il  prit  sa  course,  descendit  sur  le  milieu  du  théâtre 


€  et  alla  s'asseoir  dans  l'endroit  destiné  aux  sénateurs, 
t  entre  deux  personnages  consulaires  qui,  renonçant  sou- 
t  dain  au  plaisir  de  voir  la  6n  du  spectacle,  levèrent  le 
«  siège  et  gagnèrent  la  porte  au  plus  tôt. 

€  Pendant  ce  temps-là,  continue  Lucien,  les  spectateurs 
€  sautaient,  criaient,  jetaient  leurs  habits  bas;  mais  c'é- 
«  talent  des  gens  du  peuple,  des  hommes  d'un  esprit  borné, 
«  qui  ne  connaissaient  pas  les  lois  de  la  décence.  » 

Quoi  qu'en  dise  Lucien,  cette  scène  était  parfaitement 
dans  le  goût  non-seulementde  la  populace,  mais  encorede  la 
noblesse  ;  car  les  Romains  avaient  fait  à  celte  époque  de  pro- 
digieux progrès  dans  la  science  des  émotions.  Les  meurtres 
simulés  ne  leur  suffisant  plus,  des  criminels  prenaient  les 
habits  et  le  masque  des  principaux  acteurs,  au  déncùment 
des  pièces,  et  étaient  vérilablementempoisonués  ou  égorgés 
à  leur  place.  Martial  cite  un  acteur  qui,  dans  le  rôle  de  .Scé- 
vola,  se  brûla  effectivement  la  main  sur  un  brasier.  D'après 
Tertullicn ,  les  personnages  de  Dédale,  de  Lauréoliis  cl 
d'Orphée  étaient  réellement,  le  premier  dévoré  par  un  ours, 
le  second  crucifié,  et  déchiré  par  un  vautour  ;  le  troisième 
écartelé  et  mis  en  pièces  par  des  bacchantes.  Toutes  cho- 
ses, suivant  moi,  assez  contraires  aux  lois  de  la  décence. 

Les  Romains  faisaient  aussi  danser  des  nains  difformes, 
monstres  à  grosse  tête,  que  Suétone  désigne  sous  le  nom 
de  distorli.  Domitien  s'en  servit  dans  un  spectacle  d'une 
effroyable  immoralité  qu'il  donna  sur  un  théâtre  public. 
D'aufres  nains,  miniatures  bien  proportionnées,  pygmécs 
remplis  de  gentillesse,  dansant  et  jouant  des  castagnettes, 
figuraient  aussi  dans  les  ballets.  Pour  les  obtenir,  on  pla- 
çait des  enfants  en  bas  âge  dans  des  espèces  de  moules  où 
se  consumait  ainsi  toute  leur  jeunesse;  on  en  manquait 
beaucoup,  mais  ceux-là  on  les  tuait. 

Après  de  pareilles  excentricités,  que  peut-il  rester  à 
dire?  Tout,  si  l'on  veut  moraliser  (ce  dont  Dieu  nous 
garde!  convaincu  que,  dans  l'esprit  de  nos  lecteurs,  c'e.-t 
déjà  fait)  ;  mais  rien,  si  l'on  ne  veut  que  décrire  et  raconter; 
car  les  Barbares,  qui  arrivèrent  sur  ces  entrefaites,  gué- 
rirent singulièrement  les  Romains  du  goût  de  la  danse. 

HirrOLYTE  ÉTIENNEZ 


(         (La  suite  prochainement.) 


Duise  ro  I) 


/  /  /•  -I 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


49 


L'ABBAYE  DU   VERGER. 


Jeanne  de  naon  Mirel  partageait  son  temps  entre  la  prière  et  le  travail. 

I.  —  LE    RIDDER   DE   RAKENGHEM  (1). 


A  l'époque  du  traité  de  Cambrai,  surnommé  la  paix  des 
dames,  parce  qu'il  fut  conclu  par  la  duchesse  d'Angouléme 
et  Marguerite  d'Autriche,  un  grand  nombre  de  seigneurs 
flamands  cessèrent  de  prendre  part  aux  affaires  publiques 
et  se  retirèrent  lans  leurs  châteaux.  Ils  avaient  compris 
que  la  prospérité  de  leur  pays  dépendait  de  sa  réunion  dé- 
finitive à  la  France.  La  renonciation  de  François  I"  à  la 
suzeraineté  de  la  Flandre  et  de  l'Artois  brisa  leurs  espé- 
rances. Fatigués  de  la  domination  espagnole,  quelques-uns 
entrèrent  au  service  du  roi  de  France  ;  d'autres,  plus  sages , 
accrochèrent  leur  harnais  de  guerre  aux  murailles  de  leur 
salle  d'armes  et  ne  franchirent  plus  les  limites  de  leiirs  do- 
maines. Ce  furent,  en  général,  ceux  qui  avaient  passé  leur 
vie  dans  les  camps. 

Parmi  ces  derniers,  on  comptait  un  vieux  capitaine  nom- 
mé Jean  de  Mirel.  Ses  vassaux  ne  le  désignaient  jamais  au- 
trement que  par  le  titre  de  margrave,  mot  flamand  qui  si- 
gnifie à  peu  près  -îomte  des  marches.  Son  château  s'élevait 
à  une  lieue  environ  de  l'endroit  où  fut  bàlie  depuis  l'abbaye 

(1)  Ridder,  mot  flamand  qui  signine  chevalier.  ■ 
NOVEMBRE  1845. 


du  Verger,  au  milieu  d'immenses  marais  que  les  gens  du 
pays  nomment  des  claires,  à  cause  de  la  transparence  des 
eaux.  C'est  le  lit  fécond  de  ces  marais  qui  fouruit  des  tour- 
bes à  une  quantité  de  villages  des  frontières  de  Flandre  et 
d'Artois  depuis  un  temps  immémorial.  Jean  de  Mirel,  ou 
plutôt  le  margrave  des  Claires,  était  le  rejeton  d'une  de  ces 
races  nobles,  mais  obscures,  dont  Pantiquité  remontait  aux 
temps  les  plus  reculés.  Ses  domaines  immenses,  quoique 
peu  productifs,  se  composaient  de  bois  et  de  marais  à  peu  piés 
inhabités.  Us  formaient  une  étendue  de  plus  de  vingt  lieues 
de  tour.  Les  Claires,  divisées  par  chaînes  qu'interrompaient 
les  bois  de  Bloquerre,  de  Puy,  du  Quesnoy,  d'Ubia,  com- 
mençaient au  Bac-aub-en-Cheul  et  baignaient  les  villages 
de  Brunemont,  Paluel,  Arleux,  Marquion,  Sauchy-Cauchy, 
Sauchy-Lestrées  ,  tcourt-Saint-Quentin  ,  l'Écluse,  etc. 
Tout  cela  était  peuplé  de  tourbiers,  de  pêcheurs,  de  bûche- 
rons, de  chasseurs,  gens  rudes  et  farouches,  mais  portant 
au  margrave  un  respect  qui  allait  jusqu'à  l'adoration. 

Jean  de  Mirel  était  un  homme  pieux  et  loyal,  et  sa  rude 
bienveillance  s'harmoniait  parfaitement  avec  le  caractère 
des  gens  qui  l'entouraient.  11  professait  un  culte  admiratif 
pour  François  1"  et  une  profonde  haine  contre  les  Espa- 

—  7  —  TI\EIZ1KME    VOLLME. 


50 


LECTURES  DU  SOIR. 


gnols.  11  passait  son  temps  à  la  chasse,  comme  presque 
tous  les  gentilshommes  du  Nord,  et  n'avait  guère  d'autre 
compagnie  que  celle  de  ses  deux  enfants. 

Le  premier,  Jean  de  la  maison  Mirel,  ou  plutôt  Jean  de 
mon  Mirel,  comme  disent  encore  par  abréviation  les  ha- 
bitants des  frontières  de  Flandre,  était  un  homme  d'une 
trentaine  d'années,  mais  à  la  gravité  de  ses  traits  on  lui  en 
eût  donné  davantage.  Quoiqu'il  fût  grand  et  robuste,  il 
n'avait  jamais  songé  à  rejoindre  son  père  à  l'armée.  Il  était 
resté  auprès  de  sa  mère  et  de  sa  sœur,  et  comme  le  vieux 
margraveétait  rentré  dans  ses  foyers  à  la  mort  de  sa  femme, 
qui  eut  lieu  peu  de  temps  avant  la  paix  des  dames,  Jean 
n'eut  point  à  lutter  contre  les  désirs  de  son  père. 

Mais  par  quel  motit  un  jeune  homme  habile  dans  le  manie- 
ment des  armes  et  dans  tous  les  exercices  qui  composaient 
alors  l'éducation  d'un  gentilhomme,  préférait-il  une  vie  oi- 
sive aux  vaillantes  occupations  de  l'armée  et  aux  plaisirs  de  la 
cour?  Pourquoi  Jean  de  mon  Mirel,  dans  ses  courses  journa- 
lières au  milieu  des  bois  et  des  claires,  au  lieu  de  se  livrer 
au  plaisir  de  la  chasse,  recherchait-il  les  lieux  les  plus  soli- 
taires, et,  déposant  son  arquebuse,  se  livrait-il  à  la  lecture 
et  à  la  méditation  jusqu'au  coucher  du  soleil?  Durant 
l'absence  du  margrave,  le  vénérable  prieur  de  l'abbaye 
d'Enchin  venait  souvent  au  manoir  de  Brunemont' appor- 
ter des  consolations  à  la  châtelaine  isolée.  Il  prit  en  amitié 
les  deux  entants  et  s'eQbrça  d'élever  leur  âme  par  des  étu- 
des sérieuses.  Jean  surtout  trouva  dans  la  lecture  des  livres 
saints  une  pâture  pour  son  imagination  ardente,  et,  grâce 
aux  leçons  du  prieur,  il  porta  bientôt  dans  l'examen  des 
dogmes  de  la  religion  une  intelligence  éclairée  et  pleine  de 
conviction. 

Jeanne,  sa  sœur,  resta  ce  qu'elle  avait  toujours  été,  une 
douce  et  pieuse  jeune  (îlle,  partageant  son  cœur  entre  sa 
mère  infirme  et  son  frère,  et  son  temps  entre  la  prière  et 
le  travail.  Lui,  de  son  côté,  dépouillait  en  présence  de  cette 
enfant  son  flegme  habituel  ;  lorsque  son  regard  humide  se 
posait  longuement  sur  Jeanne,  il  y  avait  dans  ce  grave  et 
doux  regard  un  sentiment  presque  paternel. 

A  l'époque  où  commence  l'épisode  dramatique  de  ce  ré- 
cit, Jean  de  mon  Mirel  avait  trente  ans.  A  quoi  devait  abou- 
tir son  existence  méditative  ?  C'est  ce  que  l'on  ignorait,  et 
son  père  lui-même  professait  pour  lui  une  sorte  de  respecl 
qui  l'empêchait  de  le  questionner  à  cet  égard.  Quant  à 
Jeanne,  c'était  alors  une  belle  fille  blonde,  moulée  d'après 
les  plus  beaux  types  de  femmes  flamandes.  On  devinait 
néanmoins  sous  cette  riche  apparence  une  constitution 
faible  et  délicate. 

Le  vieux  margrave  touchait  au  dernier  période  de  l'exis- 
tence, mais  il  avait  conservé  cette  vigueur  de  corps  et  cette 
fermeté  d'esprit  qui  indiquent  une  vie  et  des  mœurs  pures. 
La  chasse  au  courre  était  devenue  trop  fatigante  pour  lui, 
mais  il  montait  encore  à  cheval  et  chassait  au  vol.  Lorsqu'il 
partait  dès  l'aube,  le  teint  animé  par  son  coup  du  matin,  la 
contenance  du  vieux  gentilhomme  frappait  d'admiration. 
Sa  belle  barbe  blanche  tombait  sur  son  justaucorps  taillé 
à  l'ancienne  mode  flamande  par  haine  des  pourpoints  et  des 
manteaux  espagnols. 

Ses  compagnons  ordinaires  de  promeaade  et  de  chasse 
étaient  d'abord  sa  fille  Jeanne,  qu'il  avait  habituée  à  l'exer- 
cice du  cheval,  et  un  gentilhomme  du  voisinage,  le  ridder 
(chevalier)  de  Rakenghem.  Le  ridder,  véritable  type  de  la 
gentilhommerie  flamande  au  seizième  siècle,  était  un  joyeux 
garçon,  grand  amateur  de  chasse,  brave  jusqu'au  dernier 
soupir,  si  l'occasion  s'en  fût  présentée,  mais  las,  comme 
tous  ses  compatriotes,  d'une  lutte  inutile  contre  une  domi- 
nation supérieure.  Il  préférait  vivre  tranquille,  plutôt  que 


de  prendre  part  aux  révoltes  fomentées  dans  les  Pays-Bas 
par  des  esprits  ardents ,  et  qui  devaient  un  jour  attirer 
aux  Gantois  un  rude  châtiment  de  la  main  de  Charles-Quint. 
Et  ce  jour  n'était  point  éloigné  ;  il  allait  se  lever  avec  la 
prochaine  aurore.  L'empereur,  se  confiant  habilement  dans 
la  loyauté  chevaleresque  de  François  I",  traversait  la 
France,  et  l'on  annonçait  son  entrée  dans  Cambrai  pour  le 
lendemain. 

L'intimité  du  margrave  des  Claires  et  du  ridder  de  Ra- 
kenghem avait  du  reste  un  motif  sérieux.  Le  ridder  avait 
demandé  Jeanne  en  mariage.  Heureux  de  fixer  sa  fille  près 
de  lui,  le  vieillard  accepta.  Et  puis,  le  ridder  lui  tiendrait  en 
quelque  sorte  lieu  de  fils,  car  Jean  de  mon  Mirel  ne  parais- 
sait point  devoir  changer  de  manière  de  vivre. 

Lorsque  Jean  connut  les  intentions  du  ridder,  il  le  prit  à 
part  et  causa  longtemps  avec  lui.  Cet  entretien  secret  ne 
fut  connu  de  personne,  mais  toujours  est-il  que  le  ridder 
se  retira  fort  ému,  pénétré  de  reconnaissance  et  d'admira- 
tion pour  son  futur  beau-frère,  dont  il  baisa  respectueuse- 
ment la  main  en  partant. 

Depuis  ce  jour,  comme  le  mariage  devait  être  célébré 
prochainement,  le  ridder  de  Rakenghem  quittait  chaque 
matin  la  tour  du  Forestel,  son  habitation,  située  à  une  lieue 
de  la  résidence  du  margrave,  dans  les  claires  d'Arleux, 
pour  venir  au  château  de  Brunemont,  et  il  ne  remontait  à 
cheval  qu'à  la  nuit  close.  Jeanne  accompagnait  son  fiancé 
jusqu'au  seuil  de  la  porte,  lui  tendait  sa  main,  et  lors- 
qu'elle lui  avait  dit:  «Bonsoir,  ridder.  Dieu  vous  garde!  > 
la  porte  se  refermait.  Le  ridder  de  Rakenghem  enfonçait 
alors  ses  éperons  dans  les  flancs  de  son  cheval  et  traver- 
sait au  grand  galop  l'avenue  du  manoir,  emportant  les  dou- 
ces paroles  de  Jeanne  comme  un  talisman  contre  les  dan- 
gers de  la  route.  Il  fallait  qu'il  trouvât  son  chemin  à  travers 
les  fondrières  et  les  marécages  voisins  des  claires,  mais  le 
ridder  ne  craignait  ni  le  diable  ni  les  hiboux  :  c'était  un 
hardi  cavalier  qui  savait  trouver  une  langue  de  terre  ferme 
pour  les  pieds  de  son  cheval. 

Uo  soir  de  février  de  l'an  1539,  le  ridder  partit  plus 
tard  que  de  coutume  du  château  de  Brunemont.  L'arrivée 
de  Charles-Quint,  qui  devait  passer  le  lendemain  à  Cam- 
brai pour  aller  châtier  les  Gantois  révoltés,  occupait  tous 
les  esprits.  La  conversation  s'était  animée  d'une  exaltation 
maccoutumée^  car  l'approche  des  Espagnols  échauffait  le 
sang  du  vieux  margrave,  et  sa  haine  enthousiaste  contre 
les  dominateurs  réveilla't  son  ardeur.  On  ne  s'était  donc 
séparé  que  vers  le  coup  de  minuit,  après  être  convenu 
d'une  chasse  au  vol  pour  le  lendemain  matin. 

Jeanne  accompagna  comme  de  coutume  son  fiancé  jus- 
qu'au seuil  du  château.  Elle  entr'ouvrit  la  porte,  la  nuit 
était  d'une  obscurité  profonde  et  le  vent,  s'engouflrant 
dans  l'avenue,  poussait  des  mugi.«sements  dans  les  ra- 
meaux dépouillés  des  ormes.  La  jeune  fille  jeta  un  coup 
d'œil  timide  vers  le  préau  et  tressaillit. 

—  Mon  Dieu!  fit-elle,  comme  la  nuit  est  noire  ! 

—  Adieu,  Jeanne,  à  demain  ?  répondit  le  ridder  en  ser- 
rant autour  de  sa  robuste  taille  les  plis  d'un  épais  man- 
teau. 

—  Prenez  garde  à  vous,  ridder  !  les  chemins  sont  effon- 
drés, méfiez-vous  de  rouler  dans  les  claires. 

—  Je  songerai  à  vous,  Jeanne,  et  Dieu  et  monsieur  saint 
Julien  me  protégeront...  Bonsoir  et  à  demain  I 

Il  pressa  son  cheval  qui  traversa  le  préau  et  l'avenue  à 
bride  abattue.  Grâce  à  l'habitude  qu'avait  le  cavalier  de 
parcourir  ces  lieux  déserts,  tout  alla  bien  durant  quelque 
temps.  Le  ridder  franchit  une  demi-lieue,  chevauchant 
sur  des  langues  de  terre  ménagées  par  les  tourbiers  entre 


Mt^SÉK  DES  FAMILLES. 


51 


les  claires.  Mais  bientôt  il  s'aperçut  que  son  cheval  ralen- 
tissait sa  course  et  semblait  glisser  à  chaque  pas,  puis  il 
s'embourba  et  refusa  positivement  d'avancer.  Le  ridder 
eut  beau  lui  labourer  les  flancs  de  ses  éperons,  il  ne  fit 
que  le  fatiguer.  Il  y  avait  donc  impossibilité  physique.  Le 
ridder  plongea  son  œil  perçant  dans  l'obscurité  afin  de  voir 
en  quel  lieu  il  se  trouvait  :  la  nuit  était  «si  profonde  qu'on 
distinguait  à  peine  les  objets.  Seulement  il  aperçut  au  loin 
sur  le  ciel  sombre,  dans  la  direction  d'Arleux,  une  tache 
rougeàtre  pareille  à  la  réverbération  d'un  incendie.  Cette 
découverte  lui  causa  quelque  inquiétude. 

Voyant  donc  qu'il  ne  pouvait  triompher  de  l'obstination 
de  son  cheval,  il  mit  pied  à  terre.  Mal  lui  en  prit,  car  il 
enfonça  soudain  jusqu'au-dessus  du  genou  dans  une 
bourbe  tellement  épaisse  qu'il  se  trouva  pour  ainsi  dire 
cloué  à  terre  :  ses  grandes  bottes  semblaient  rivées  au  sol. 
Le  ridder  était  un  homme  hardi  et  prudent  à  la  lois,  comme 
le  sont  les  Flamands;  il  repoussa  de  suite  un  mouvement 
de  colère  insensée  et  s'efforça  d'observer  avec  calme  et 
sang-froid  le  lieu  où  il  se  trouvait. 

Ce  moyen  lui  réussit  mieux  que  le  premier.  11  finit  par 
apercevoir  une  clarté  pâle  pareille  à  celle  que  jette  la  surface 
de  l'eau  dans  les  nuits  sombres.  Le  cheval  avait  donc  dévié 
de  sa  route  et  s'était  enfoncé  dans  les  terrains  bourbeux 
au  bord  des  tourbières.  Cette  clarté  d'acier  dépoli  n'était 
donc  autre  chose  qu'une  des  vastes  claires  qu'on  rencon- 
tre de  Paluel  à  Bruneraont. 

Le  ridder  chercha  à  s'orienter.  Le  résultat  de  ses  ré- 
flexions fut  qu'il  ne  s'était  pas  beaucoup  écarté  de  sa  route 
et  qu'il  se  trouvait  probablement  au  bord  de  h  claire  des 
Bios  (1),  ainsi  nommée  parce  que  de  nombreux  ruisseaux 
s'échappent  de  son  vaste  bassin.  A  auoi  lui  servait-il  d'avoir 
constaté  sa  position? 

Heureusement  pour  lui  il  se  souvint  alors  qu'un  affûteur 
de  Brunemont,  nommé  Van-Hoëk,  rôdait  presque  toutes  les 
nuits  dans  ces  environs.  Cet  homme  demeurait  sur  les  do- 
maines du  margrave,  mais  son  humeur  farouche  et  vaga- 
bonde l'entraînait  toujours  hors  des  occupations  régulières. 
Tantôt  il  giboyaitavec  les  chasseurs  à  la  hutte  ;  tantôt,  ca- 
ché dans  le  creux  d'un  aune  chevelu,  il  affûtait  son  arque- 
buse entre  deux  branches  et  attendait  que  quelque  grasse 
loutre  vînt  barboter  au  bord  de  la  claire. 

Le  ridder  mit  donc  ses  deux  mains  à  sa  bouche  en  forme 
de  porte-voix  et  cria  de  toute  la  force  de  ses  robustes  pou- 
mons: 

—  Van-Hoëk  ?  Van-Hoëk  » 

Mais  rien  ne  lui  répondit ,  rien  excepté  la  rafale  qui  se 
lamentait  dans  les  oseraies  des  claires. 

Pour  surcroît  de  malheur,  le  vent  depuis  une  heure  souf- 
flait d'Ecosse,  comme  on  dit  en  Flandre,  ce  qui  signifie 
qu'il  venait  du  Nord.  Le  temps  tournait  à  la  gelée,  et  le 
ridder  de  Rakenghem  sentait  une  humidité  glacée  lui  péné- 
trer les  jambes.  Son  cheval  n'était  pas  plus  à  l'aise,  et 
poussait  à  diverses  reprises  des  hennissements  plaintifs. 

Le  cheval  fut  plus  heureux  que  l'homme,  car  on  enten- 
dit une  voix  du  milieu  de  la  claire  des  rios  s'écrier  d'un 
ton  rude  : 

—  Ohé  !  qui  va  là? 

—  C'est  moi,  Van-Hoëk  !  répondit  le  ridder. 

—  Qui  diable  chevauche  à  cette  heure  dans  les  bourbes 

(I)  Mot  eipagnol  qai  lignifie  rivière.  On  trouve  encore  fréquem- 
meoi  dans  le  paiou  actuel  de  la  Flandre  d'harmonieux  mots  espa- 
gnols qui  brillent  encbisses  dans  ce  rude  idiome  comme  des  diamants 
«nr  le  manche  de  fer  d'un  poignard  de  Tolède.  Ce  sont,  avec  les  mo- 
numents religieux,  les  derniers  vestiges  de  cette  domination  féconde 
qui  a  prêté  i  U  Flandre  toute  la  poésie  dont  elle  étincelle  aujourd'hui. 


au  risque  d'aller  boire  son  dernier  coup  ?  reprit  Van-Hoèk. 
Est-ce  point  vous,  monsieur  le  ridder  de  Rakenghem? 

—  Oui,  c'est  moi,  mon  homme.  Moi  et  mon  cheval  nous 
sommes  embourbés.  Viens  ra'aider  ;  la  nuit  est  noire. 

—  Noire  tout  de  même  !  dit  Van-Hoëk.  Je  suis  à  vous, 
seigneur  ridder. 

Le  profil  aminci  d'une  barque  glissa  silencieu-sement  sur 
le  sombre  miroir  de  la  claire  des  nos  et  disparut  derrière 
une  touffe  d'oseraies.  Un  instant  après,  l'affûteur  sauta  sur 
l'étroit  sentier  dont  s'était  écarté  le  cheval  du  ridder.  Il 
prit  trois  ou  quatre  fagots  abandonnés  par  des  tourbiers  et 
les  jeta  sur  la  bourbe;  il  se  fraya  ainsi  un  chemin  à  peu 
près  solide  jusqu'à  l'endroit  où  se  trouvait  le  ridder.  Il  saisit 
le  cheval  par  la  bride,  le  tira  vigoureusement,  et  après  l'a- 
voir excité  de  la  voix  et  du  geste,  il  parvint  à  le  remettre  sur 
le  chemin.  Il  prêta  ensuite  son  aide  au  cavalier  qui,  par- 
venu à  dégager  une  de  ses  jambes  au  risque  d'abandonner 
sa  botte,  posa  le  pied  sur  les  fagots  et  parvint,  en  s'atta- 
chant  au  poignet  vigoureux  de  Van-Hoëk,  à  reconquérir  le 
libre  exercice  de  son  autre  pied. 

Cette  opération  terminée,  le  ridder  de  Rakenghem  ré- 
compensa Van-Hoëk  et  remonta  à  cheval. 

—  Si  vous  retournez  à  la  tour  du  Forestel,  seigneur  rid- 
der, dit  Van-Hoëk  en  s'éloignant,  vous  n'aurez  pas  besoin 
de  torche  pour  éclairer  votre  route. 

Et  il  étendit  le  bras  vers  Arleux. 

Le  ridder  de  Rakenghem  se  souvint  alors  de  cette  réver- 
bération rougeàtre  qu'il  avait  aperçue  au  ciel  ;  il  tourna  de 
nouveau  son  regard  dans  cette  direction. 

L'incendie,  car  on  ne  pouvait  plus  douter  de  la  nature 
de  cette  clarté,  avait  fait  d'immenses  progrès.  Le  vent  du 
nord  chassait  vers  le  sud  des  nuages  de  fumée  épaisse 
d'où  sortaient  des  flammes  gigantesques.  On  les  voyait  on- 
doyer comme  le  panache  d'un  casque  et  lécher  le  ciel  de 
leurs  langues  sanglantes.  Des  flots  d'étincelles  bondissaient 
en  pétillant  de  ce  vaste  foyer  qui  répandait  dans  la  nuit 
sombre,  sur  les  plaines  et  les  marécages,  une  lueur  fantas- 
tique et  lugubre. 

—  Le  feu  est  aux  maisons  d'Arleux,  s'écria  le  ridder  de 
Rakenghem. 

—  Ma  foi  oui,  répondit  tranquillement  l'affûteur;  c'est 
la  ferme  de  Monté-Couvé  qui  brûle...  Il  faut  bieu  que  tôt 
ou  tard  ce  qui  a  été  bâti  par  le  diable  retourne  au  feu  {\). 

(0  Ce  passage  fait  allusion  à  une  légende  très-répandue  en  Flan- 
dre et  que  l'on  applique,  je  crois,  à  plus  d'une  habitation.  Voici  la 
version  la  plus  connue,  telle  qu'elle  nous  a  été  dite  un  jour  en  chemi- 
nant de  .Marquion  i  .\rras  : 

A  deux  lieues  de  vire-en- Artois,  frontière  de  Flandre,  il  existe  une 
vieille  et  vaste  ferme  au  pignon  de  laquelle  il  manque  une  brique. 
Mon  compagnon  de  route,  brave  cultivateur  qui  s'en  allait  vendre  un 
chariot  de  grains  à  la  ville,  me  le  fit  observer  et  me  conta  ce  qui 
(Uit  : 

«  Il  y  avait  une  fois  un  fermier  riche,  très-riche  ;  mais  des  bandits 
survinrent,  lui  volèrent  aon  argent,  lui  ravagèrent  ses  champs  et  in- 
cendièrent sa  maison.  Il  se  trouva  sans  un  sou  pour  payer  ses  ferma- 
ges et  reconstruire  sa  ferme.  Abrités,  lui,  sa  femme  et  ses  enfants, 
dans  une  mauvaise  étable  qui  avait  échappé  aux  flammes,  ils  perdaient 
le  temps  en  vaines  lamentations,  oubliant  le  sage  proverbe  qui  dit  : 
Aide-toi  el  Dieu  t'aidera.  Enfin,  exaspéré  par  le  malheur,  le  fermier 
s'écria  dans  un  moment  d'aberration  : 

M  —  Je  donnerais  mon  âme  au  diable  s'il  voulait  rebâtir  ma  ferme 
avant  que  le  coq  ne  chante.' 

«  A  peine  avait-il  prononcé  ces  paroles  qu'un  homme  de  mauvaise 
mine,  vêtu  en  matire  maçon,  entra  et  dit  au  fermier  : 

«  —  Tu  m'as  promis  ton  âme  si,  avant  le  chant  du  coq,  (a  ferme 
était  rebâtie  :  j'accepte  le  marché;  songe  à  tenir  le  tien; 

«  Le  pauvre  fermier,  frappé  de  terreur,  n'avait  pas  ou  le  temps  de 
répondre,  que  déjà  le  maître  maçon  s'élaitévanoui,  quoique  la  porle 
fût  restée  fermée. 

«  On  entendit  alors  un  grand  vent  auquel  se  mêlaient  des  voix 
étranges  et  le  bruit  des  truelles  frappant  contre  les  briques,  l.--  f.i- 
mier,  tremblant,  mit  l'œil  i  l'une  des  fentes  de  la  porte  et  vit,  i  la 


52 


LECTURES  DU  SOIR. 


Le  ridder  sourit,  car  en  dépit  delasuperstition  populaire, 
les  titres  de  propriété  constataient  que  la  ferme  de  Monté- 
Couvé  avait  été  bâtie  par  un  de  ses  aïeux  et  non  par  le 
malin  esprit. 

—  Et  qui  donc  a  mis  le  feu?  dit-il. 

—  L'avant-garde  espagnole  qui  marche  déjà  vers  Douai, 
repondit  Van-Hoëk.  Les  coquins  ont  pris  la  traverse  sous 
prétexte  d'abréger  le  chemin,  mais  en  réalité  pour  faire  la 
maraude...  Ils  ont  déjà  ravagé  Paluel...  Alors  moi,  Van- 
Hoëk,  j'ai  senti  mon  sang  s'échauffer  et  j'ai  poussé  ma  bar- 
que sur  la  claire  qui  baigne  Arleux...  Bien  pensé!...  Dès 
que  j'ai  entendu  venir  mes  hommes,  je  me  suis  affûté  der- 
rière un  saule  et  j'ai  lâché  une  arquebusade  dans  le  ventre 
du  chef...  Les  gredins  ont  commencé  par  se  venger  en 
mettant  le  feu  à  la  ferme  de  Monté-Couvé...  Je  n'en  sais 
pas  davantage...  De  sorte  que  je  suis  cause  en  partie  de 
l'incendie,  mais  une  maison  bâtie  par  le  diable,  il  n'y  a  pas 
grand  mal,  n'est-ce  pas,  monsieur  le  ridder? 

—  Tu  oublies,  drôle,  que  cette  ferme  est  une  de  mes 
propriétés. 

—  Pardon,  seigneur,  mais  je  n'avais  pas  mauvaise  in- 
tention, répondit  naïvement  l'affûteur  ;  la  preuve,  c'est  que 
je  voulais  seulement  tuer  un  Espagnol. 

—  Et  (ju'ont  fait  les  gens  d'Arleux? 

—  Ils  ont  pris  leurs  fourches  et  leurs  faux. 

—  Monte  en  croupe  derrière  moi,  s'écria  le  ridder,  ces 
braves  gens  ont  peut-être  besoin  d'un  coup  de  main. 

L'affûteur  courut  quérir  son  arquebuse  laissée  dans  sa 
barque  et  sauta  en  croupe  derrière  le  ridder  de  Rakenghem. 
Aussitôt,  le  cheval  reposé  partit  au  galop  raaJgré  sa  double 
charge. 

L'incendie  éclairait  les  chemins  et  colorait  de  ses  fauves 
reflets  les  murs  sombres  de  la  tour  du  Forestel,  manoir  du 
ridder,  A.  l'aide  de  ce  sinistre  fanal  il  n'y  avait  aucun  dan- 
ger de  se  tromper  de  route.  Aussi  nos  voyageurs  arrivè- 
rent-ils bientôt  à  Arleux.  Ils  jugèrent  prudent  de  prendre 
un  chemin  détourné  pour  entrer  dans  le  village.  Cette  pré- 
caution ne  fut  point  inutile,  car  ils  aperçurent  une  bande 
de  soldats  espagnols  groupés  à  peu  de  distance  de  l'incen- 
die. Une  bande  de  paysans  était  attroupée  au  pied  de  l'é- 
glise. Ils  semblaient  discuter  vivement  ;  leurs  gestes  animés 
indiquaient  qu'il  se  passait  quelque  chose  d'important. 

lueur  de  flammes  rougeâlres,  une  bande  de  diables  noirs  traraillant  à 
rebâtir  la  ferme.  Et  les  murs  s'élevaient  avec  une  rapidité  surnatu- 
relle, et  l'on  voyait  grandir  à  vue  d'œil  une  ferme  magnifique. 

«  Le  fermier,  désespéré,  demanda  pardon  à  Dieu  et  s'arracha  les 
cheveux  de  désespoir.  Sa  femme  pleurait,  et  les  enfants  poussaient 
des  cris  déchirants.  La  seule  servante  qui  leur  fût  restée  fidèle  con- 
servait un  peu  de  sang-froid,  el  réfléchissait  au  moyen  d'échapper  au 
vœu  fatal. 

•<  Mais  la  ferme,  vaste  el  belle,  était  déjà  bâtie  jusqu'au  loil.  Le  jour 
ne  paraissait  point.  Bien  qu'il  fût  i  peine  minuit,  le  pauvre  fermier 
allait  à  chaque  instant  voir  à  la  porte  ;  il  faisait  nuil  noire. 

»  —  Mon  Dieu  .'  s'écriait-il,  le  coq  ne  chantera  point,  el  les  diables 
en  sont  déjà  au  pignon  de  la  maison  ! 

><  —Attendez,  noi'  maître,  répliqua  soudain  la  servante;  Dieu  a  en- 
tendu vos  prières,  cl  peut-être  me  donnera-t-il  moyen  de  sauver  votre 
âme  el  de  gagner  une  belle  ferme. 

«  Elle  courut  au  poulailler,  el  se  pril  à  contrefaire  le  coq.  Aussi- 
tôt le  coq  chanta. 

«  Tout  à  coup  les  flammes  s'éteignirent,  el  les  diables  prirent  la 
fuite  dans  l'obscurité  en  poussant  des  hurlements  de  rage. 

«  Le  fermier  el  sa  famille  remercièrent  le  bon  Dieu,  et  dès  que  le 
jour  fut  venu,  ils  virent  une  grande  et  belle  ferme  sur  les  ruines  de 
l'ancienne  ;  mais  en  regardant  au  pignon,  ils  s'aperçurent  qu'il  y  man- 
quait une  seule  brique,  la  dernière.  H  était  temps.' 

•  —  Vous  voyez,  ajouta  gravement  mon  compagnon  de  roule,  qu'il 
manque  en  effet  une  brique  au  pignon  de  cette  maison.  » 

On  m'a  alTirmo  que  les  maçons  avaient  pu  oublier  de  poser  celle 
brique  ou  qu'elle  s'était  détachée  dans  un  coup  de  vent.  Qui  doit-on 
croire  ?  Toujours  est-il  que  les  fermes  auxquelles  il  manque  la  der- 
nière brique  du  pignon  ont  en  Flandre  fort  mauvaise  réputation. 


En  apercevant  le  ridder  de  Rakenghem  ils  poussèrent 
des  cris  de  joie  et  le  supplièrent  de  se  mettre  à  leur  tête. 
Celui-ci  s'informa  de  tout  ce  qui  s'était  passé,  et  voyant 
qu'une  collision  devenait  inévitable,  il  examina  les  forces 
des  deux  partis.  Les  soldats  espagnols  étaient  peu  nom- 
breux, mais  bien  armés,  tandis  que  les  gens  d'Arleux,  quoi- 
que en  nombre  beaucoup  plus  considérable,  n'avaient  guère 
d'autres  armes  que  leurs  instruments  de  travail.  Cependant 
quelques  huttiers  et  affûteurs  étaient  arrivés  avec  leurs  ar- 
quebuses de  chasse. 

Le  ridder  n'ignorait  point  que  le  sort  d'un  combat  dé- 
pend souvent  de  la  manière  d'engager  l'action.  Il  ordonna 
donc  une  arquebusade  générale,  en  recommandant  qu'on 
se  repliât  immédiatement  sur  la  tour  du  Forestel  si  les  Es- 
pagnols faisaient  raine  d'user  de  représailles.  Ceux-ci 
étaient  trop  loin  pour  que  cette  décharge  leut  fit  aucun 
mal,  mais  ils  crurent  leurs  adversaires  beaucoup  plus  forts 
qu'ils  ne  l'étaient  et  battirent  en  retraite  vers  les  lieux  boi- 
sés des  claires. 

Le  procédé  du  ridder  de  Rakenghem  avait  eu  un  plein 
succès.  Il  se  retira  satisfait  et  comblé  de  bénédictions. 

—  C'est  égal,  dit  le  vieux  Van-Hoëk  en  franchissant  le 
sombre  portail  de  la  tour  du  Forestel,  je  me  trompe  fort  si 
nous  n'avons  point  une  affaire  demain.  Je  connais  les  Es- 
pagnols ;  ils  sont  comme  les  loups  :  quand  ils  ne  se  croient 
point  en  nombre,  ils  courent  chercher  du  renfort  pour  re- 
venir à  la  charge. 

Le  ridder  ne  répondit  point,  mais  il  devint  pensif.  Dès 
qu'il  fut  rentré,  il  changea  d'habits  et  se  coucha  tout  vêtu. 
Le  château  de  Brunemont  n'était  point  éloigné  du  passage 
des  détachements  d'avant-garde  des  troupes  espagnoles,  el 
l'isolement  du  manoir  pouvait  tenter  les  bandes  en  ma- 
raude. Qui  donc  défendrait  Jeanne  et  le  margrave  contre 
ces  hordes  indisciplinées?  Jean  de  mon  Mirel  était  seul  en 
état  de  commander  les  gens  du  château,  mais  il  ignorait  ce 
qui  se  passait  alors  et  partait  dès  l'aube  pour  ne  rentrer 
qu'à  la  nuit  close. 

Ces  réflexions  engagèrent  le  ridder  de  Rakenghem  à  ne 
prendre  de  repos  que  juste  ce  qu'il  en  fallait  pour  réparer 
ses  forces,  et  à  partir  pour  le  château  de  Brunemont  avant 
le  lever  du  soleil. 

II.  —  LA  CHASSE  AU  FAUCON. 

Le  ridder  se  leva  avant  que  l'aube  eût  blanchi  les  bru- 
mes des  claires.  Il  s'arma  d'une  bonne  arquebuse  el  monta 
à  cheval  accompagné  de  Van-Hoëk.  11  avait  gelé  durant  la 
nuit,  et  le  passage  des  marais  était  beaucoup  plus  facile 
que  la  veille.  L'affûteur  trouva  donc  le  temps  convenable 
pour  la  chasse,  et  quitta  le  ridder  à  la  claire  des  Rios. 

Le  fiancé  de  Jeanne  poursuivit  son  chemin  et  ne  tarda 
pas  à  arriver  au  manoir  de  Brunemont.  11  ne  jugea  point 
à  propos  de  raconter  au  margrave  ce  qui  s'était  passé  la 
veille.  A  l'âge  du  vieux  soldat  (il  avait  alors  quatre-vingts 
ans),  toute  émotion  violente  peut  devenir  mortelle. 

Jeanne ,  le  margrave  et  le  ridder  de  Rakenghem  mon- 
tèrent à  cheval,  suivis  d'un  seul  valet  de  fauconnerie.  Us 
se  rendirent  vers  un  lieu  favorable  à  la  chasse  du  faucon  et 
nommé  le  Plat-Marais.  C'était  à  mi-chemin  du  manoir  de 
Brunemont  et  de  la  claire  des  Rios.  Au  nord  du  Plat- 
Marais,  on  voyait  s'élever  la  sombre  bordure  du  bois  du 
Quesnoy,  lequel  s'étendait  jusqu'à  deux  ou  trois  portées 
de  fusil  d'Arleux.  Ces  bois  avaient  pu  servir  de  retraite 
aux  soldats  espagnols,  aussi  le  ridder,  qui  ne  s'était  point 
séparé  de  son  arquebuse,  se  promit-il  bien  de  surveiller 
les  buissons  qui  nouaient  les  marécages  à  la  lisière  du  boiç. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


53 


I 


Le  temps  était  sec  et  froid,  mais  la  gelée  n'avait  cristal- 
lisé que  l'épiderme  des  flaques  les  plus  tranquilles  qui 
entourent  les  grands  bassins.  Le  vent  du  nord  ridait  tris- 
tement la  surface  de  la  claire  des  Rifcs  et  poussait  des 
plaintes  monotones  dans  les  aunaies  et  dans  les  roseaux. 
Un  ciel  gris  comme  une  plaque  d'étain  couvrait  ce  sombre 
paysage,  que  n'égayait  pas  même  un  blafard  rayon  du  so- 
leil d'hiver.  C'est  à  peu  près  le  seul  aspect  de  la  Flandre 
durant  la  mauvaise  saison. 

Dès  qu'ils  furent  arrivés  au  Plat-Marais ,  les  chasseurs 
suivirent  chacun  séparément  la  rive  d'un  des  nombreux 
fossés  qui  sillonnaient  ce  marécage,  de  manière  à  embras- 
ser le  plus  de  terrain  possible  et  à  faire  lever  les  hérons. 
Ils  portaient  sur  le  poing  un  oiseau  de  proie  bien  chape- 
ronné et  faisant  vaillamment  sonner  sa  sonnette. 

La  fauconnerie,  comme  on  le  sait,  était  un  des  plus  vifs 
amusements  de  nos  ancêtres.  Cette  chasse  avait  ses  prin- 
cipes, ses  règles  non  moins  compliquées  que  celle  du  cerf, 
du  loup  et  du  renard.  Il  existait  dans  la  fauconnerie  sept 
vols  différents  qui  voulaient  leur  oiseau  de  proie  particu- 
lier: le  gerfaut  pour  le  milan,  le  sacre  pour  le  héron,  le 
tiercelet  de  gerfaut  et  plus  souvent  le  faucon  pour  la  cor- 
neille, le  faucon  de  rivière  pour  les  oiseaux  d'eau,  Vémé- 
rillon  et  le  hobereau  pour  les  champs,  le  lanier  pour  le 
lièvre  et  le  tiercelet  pour  la  pie.  Il  y  avait  encore  :  le  fau- 
con pèlerin,  le  faucon  gentil  de  passage,  \e  faucon  niais, 
\e  faucon  royal,  le  faucon  sort,  \e  faucon  de  repaire,  le 
faucon  hagard  et  le  faucon  branchier.  Chacun  avait  des 
qualités  à  utiliser  et  des  vices  à  dompter  ;  mais  on  ne  peut 
contester  que  des  oiseaux  de  leurre  ne  soient  plus  difficiles 
à  dresser  que  des  limiers.  11  fallait  les  choisir,  puis  les 
affaiter,  les  acoulumer  au  leurre  ;  apprendre  à  les  lancer, 
à  les  forcer  de  s'élever  de  terre,  faire  ses  observations,  les 
instruire  aux  différents  vols,  les  maintenir  en  santé ,  les 
mettre  en  mue,  connaître  leurs  nombreuses  maladies,  les 
moyens  de  les  guérir  et  de  les  panser  après  le  combat. 

La  chasse  du  héron  est  peut-être  une  des  plus  intéres- 
santes, parce  que  le  héron  se  défend  au  point  de  faire  à  son 
ennemi  de  mortelles  blessures.  Le  vol  prend  ainsi  le  ca- 
ractère d'une  lutte.  Quelquefois  un  gerfaut,  dans  l'ardeur 
du  choc,  se  casse  la  cuisse  ou  la  patte,  se  froisse  l'aile  ou 
se  démonte  une  serre  pour  vouloir  trop  avillonner  son 
gibier. 

Outre  les  faucons,  on  se  servait  encore,  pour  le  vol  de 
la  perdrix,  du  canard  et  du  lapin,  de  quatre  espèces  d'au- 
tours :  Vautour  branchier.  Vautour  niais.  Vautour  pas- 
sager et  Vautour  fourcheret.  Parmi  les  diverses  sortes  de 
faucons  et  d'autours,  les  niais  sont  les  meilleurs;  car, 
comme  on  les  prend  au  nid,  il  est  plus  facile  de  les  dres- 
ser. Il  faudrait  du  reste  un  cours  complet  de  fauconnerie 
pour  dire  à  quel  point  la  chasse  au  vol  peut  intéresser  et 
justifier  les  soins  que  demandent  les  oiseaux  de  leurre. 

Les  chasseurs  n'avaient  pas  encore  exploré  la  moitié  du 
Plat-Marais,  que  le  chien  du  valet  de  volerie  tomba  en  arrêt 
devant  un  héron,  qu'on  ne  tarda  pas  à  découvrir  au  bord 
d'une  eau  vive.  Debout  sur  une  de  ses  longues  pattes,  il 
levait  la  tête  d'un  air  inquiet  au-dessus  des  roseaux.  Jeanne 
la  première  l'aperçut,  et  lui  jeta  un  hausse-pied  pour  le 
forcer  à  s'essorer  ;  c'est-à-dire  qu'elle  lui  envoya  le  sacret 
qu'elle  tenait  sur  le  poing,  afin  qu'il  vînt  le  chatouiller.  Le 
néron  s'enleva  en  effet,  et  le  sacret,  qui  est  fort  petit,  essaya 
un  instant  une  lutte  inutile  et  fit  mine  de  prendre  motte. 

Le  ridder  de  Rakenghem  n'attendit  pas  qu'il  fût  à  terre 
pour  déchaperonner  son  sacre  et  le  lancer  du  poing.  On 
nomme  cet  oiseau,  qu'on  jette  au  secours  du  premier,  tom- 
bisseur.  Le  teneur,  c'est-à-dire  celui  qui  termine  le  com- 


bat, est  ordinairement  un  gerfaut.  C'est  un  oiseau  fier  et  ' 
hardi,  le  plus  fort  après  l'aigle;  il  a  le  manteau  fauve,  le 
bec  et  les  jambes  bleus,  les  griffes  ouvertes  et  les  doigts 
longs.  Le  vieux  margrave  portait  sur  son  poing  un  magni- 
fique teneur,  bien  atrempé  et  bigarré  d'aiglures.  Deux  gros- 
ses sonnettes  pendaient  à  côté  de  ses  clefs  ou  doigts  de 
derrière. 

Le  tombisseur  du  ridder  commença  à  voler  en  rondon, 
décrivant  des  cercles  rapides  autour  du  héron,  qui,  tenu 
en  haleine  et  tournant  aussi  pour  faire  face  à  l'ennemi, 
montait  lentement  sans  oser  s'essorer.  Nonobstant,  le  sacre 
ne  se  sentait  point  de  force  à  attaquer  franchement  un 
adversaire  aussi  redoutable,  et  peu  à  peu  il  se  mit  à  che- 
vaucher le  vent. 

—  Votre  oiseau  va  ventolier,  ridder!  s'écria  le  mar- 
grave ;  affriandez-le  pour  qu'il  revienne  au  leurre,  et  vous 
ferez  bien  de  l'abaisser,  car  il  est  trop  gras. 

Le  margrave  déchaperonna  soudain  son  teneur,  qui  vola 
en  pointe  vers  le  ciel  et  finit  par  disparaître  dans  les  nuages. 
Le  héron,  se  croyant  libre,  se  mit  alors  à  voler  en  long 
pour  prendre  la  fuite;  mais  il  fut  soudain  empêché  par  le 
tombisseur,  qui,  se  voyant  secondé  du  gerfaut,  cessa  de 
ventolier,  et  revint  exécuter  autour  de  l'ennemi  ses  cer- 
cles fatigants,  qu'il  brisait  parfois  pour  le  souffleter  du 
bout  de  ses  pennes.  Le  héron  ne  put  alors  ni  s'essorer 
dans  la  crainte  du  gerfaut,  qu'il  savait  bien  être  au-dessus 
de  lui,  ni  filer  en  long  à  cause  du  tombisseur. 

Le  vol  touchait  à  son  plus  haut  intérêt.  Effectivement  le 
gerfaut,  après  avoir  fourni  son  dernier  degré  ou  temps 
d'élévation,  commença  son  esplanade.  En  regardant  atten- 
tivement, on  pouvait  l'apercevoir  immobile  au  sein  des 
nuages  et  paraissant  gros  comme  un  hanneton.  Il  demeura 
là  quelques  minutes,  puis  on  le  vit  grossir  avec  une  rapi- 
dité inimaginable.  Il  faisait  sa  descente  et  fondait  en  ron- 
don, c'est-à-dire  qu'il  tombait  sur  son  gibier  pour  l'assom- 
mer. Une  flèche  chassée  par  un  arc  donnerait  à  peine  une 
idée  de  la  vitesse  avec  laquelle  le  gerfaut,  les  ailes  en  ar-  * 
rière,  fendait  l'air  du  bout  de  son  bec  pour  dérompre  sa 
proie.  Le  héron  prévit  le  coup  et  tendit  son  bec  vers  le 
gerfaut;  tous  deux  tombèrent  rudement  à  terre.  Le  héron 
était  mort;  mais  le  gerfaut,  enferré  dans  le  long  bec  de  sa 
victime,  se  débattait  dans  les  convulsions  de  l'agonie.  Le 
tombisseur,  qui  avait  voulu  profiter  du  moment  où  le  te- 
neur faisait  sa  descente  pour  attaquer  le  héron  sous  le  ven- 
tre, reçut  un  tel  soufflet ,  qu'il  tomba  à  cinquante  pas , 
étourdi  de  ce  terrible  choc. 

Jusqu'alors  la  chasse  n'avait  point  été  troublée,  mais  au 
moment  où  les  chasseurs  se  précipitaient  vers  le  gerfaut, 
une  voix  lointaine  s'écria  soudain  : 

—  Ridder,  prenez  garde  à  vous! 

Cette  voix  semblait  sortir  du  sein  d'un  aune  large  et 
trapu,  planté  isolément  entre  le  Plat-Marais  et  la  claire  des 
Rios. 

Les  chasseurs,  surpris,  relevèrent  la  tête,  mais  ils  ne 
virent  personne. 

—  C'est  la  voix  de  l'affûteur,  dit  le  margrave.  Pourquoi 
ne  se  montre-t-il  pas,  et  que  signifie  ce  cri  d'alarme? 

—  Holà!  monsieur  le  ridder  de  Rakenghem,  répéta  la 
voix  qui  partait  du  saule,  les  Espagnols  vous  ont  reconnu. 
Piquez  droit,  vous  et  les  vôtres,  vers  la  claire  des  Rios;  il 
n'y  a  pas  de  temps  à  perdre! 

—  Les  Espagnols  !  fit  le  vieux  margrave. 

—  C'est  aujourd'hui  que  Charles-Quint  entre  à  Cambrai, 
répondit  le  ridder,  et  ces  Espagnols  sont  sans  doute  quel- 
ques détachements  d'avant-garde  qui  vont  à  la  maraude. 
Nous  n'avons  rien  à  craindre,  ce  me  semble;  néanmoins 


54 


LECTURES  DU  SOIR. 


l'avis  de  cette  voix  inconnue ,  que  ce  soit  celle  de  Vaa- 
Hoêk  ou  d'un  autre,  me  parait  bon  à  suivre. 

—  Monsieur,  répliqua  le  margrave  en  redressant  sur  sa 
selle  sa  taille  raide,  voûtée  par  Fes  années,  quand  tous  les 
Espagnols  du  monde  seraient  ici,  je  ne  bougerais  point.  Je 
suis  sur  mes  terres,  et  je  voudrais  bien  voir  qu'un  de  ces 
misérables... 

Le  ridder  haussa  imperceptiblement  les  épaules  et  pro- 
mena uQ  regard  inquiet  vers  la  sombre  lisière  des  bois  du 
Quesnoy. 

—  Hàtez-vous!  hàtez-vous!  cria  Van-Hoëk. 

Le  fiancé  de  Jeanne  fit  une  seconde  tentative  pour  déci- 
der le  margrave  à  pousser  vers  la  claire  des  Rios  ;  mais  le 
vieillard  l'interrompit  par  un  geste  qui  n'admettait  point 
de  réplique,  et  s'écria  : 

—  Jeanne,  venez  derrière  votre  père;  je  vous  défends 
de  fuir...  Toi,  Robert,  dit-il  au  valet  de  volerie,  va  cher- 
cher mon  arquebuse.  Quant  à  vous,  monsieur,  ajouta-t-il 
en  s'adressant  au  ndder,  l'espace  est  libre,  faites  comme 
bon  vous  semblera. 

Et,  croisant  les  bras  sur  sa  poitrine,  le  vieillard  attendit 
froidement  la  manileslation  du  danger.  Le  ridder,  désolé 
d'avoir  froissé  sa  susceptibilité,  se  trouva  dans  une  singu- 
lière perplexité.  Il  craignait  que  sa  présence  n'attirât  sur 
Jeanne  et  son  père  une  partie  de  Taoïmosité  que  sa  con- 
duite de  la  veille  avait  excitée  parmi  les  Espagnols,  et,  d'un 
autre  côté,  il  ne  pouvait  lu.r  vers  la  claire  des  Rios,  de 
peur  que  le  margrave  n'attribuât  cette  sage  précaution  à 
la  crainte  et  ne  rompit  la  promesse  qui  devait  l'unir  avec 
Jeanne. 

La  voix  de  l'affûteur  vint  le  tirer  de  c^tte  incertitude,  en 
s'écriant  : 

—  Armez- vous.  Il  est  trop  tard! 

Au  même  instant,  on  vit  se  glisser  entre  les  buissons  du 
bois  du  Quesnoy  une  troupe  d'hommes  costumés  à  l'espa- 
gnole et  armés  en  campagne.  Ils  s'arrêtèrent  un  moment 
pour  causer  à  voix  basse,  et  leurs  regards  semblaient  se 
diriger  vers  le  ridder  deRakenghem.  Jeanne  attira  aussi 
leur  attention. 

—  Camarades,  dit  l'un  d'eux,  cette  fille  est  sa  femme  ou 
sa  sœur  sans  doute  ;  enlevons-la,  on  nous  payera  une  bonne 
rançon. 

—  Il  y  a  eu  du  sang  de  versé,  il  faut  du  sang  avant  tout  ! 
répondit  un  autre. 

Ce  colloque  n'alla  pas  plus  loin.  Les  soldats  se  mirent 
en  marche,  profitant  des  buissons  qui  pouvaient  les  mas- 
quer et  des  moindres  inégalités  du  sol.  Arrivés  aux  der- 
nières limites  du  bois,  un  des  maraudeurs  s'avança  et 
coucha  en  joue  le  ridder.  Mais  avant  (ju'il  eût  allumé  sa 
mèche,  un  coup  d'arquebuse  partit  du  saule  placé  entre  le 
Fiat-Marais  et  la  claire  des  Rios,  et  l'Espagnol  tomba  mort. 

—  Bien ,  Van-Hoek  !  très-bien ,  mon  vieux  !  s'écria  le 
margrave.  Si  ce  drôle  de  Robert  m'avait  apporté  mon  ar- 
quebuse, les  coquins, verraient  beau  jeu. 

Les  Espagnols  poussèrent  un  cri  d'étonnement;  ils  ne 
savaient  d'où  partait  ce  coup  qui  venait  de  terrasser  un 
des  leurs.  Cet  incident  les  alarma,  et  ils  restèrent  quelque 
temps  indécis,  ne  sachant  s'ils  devaient  se  replier  vers  le 
bois  ou  continuer  l'attaque.  Mais  un  deux  s'élança  en 
avant  et  mit  l'arquebuse  à  l'épaule.  Une  seconde  détona- 
tion sortit  du  sein  de  l'aune  de  la  claire  des  Rios,  et  le  sol- 
dat tomba  sur  le  dos  en  poussant  un  cri  de  mort.  Un  autre 
s'avança  aussitôt,  mais  le  ridder,  qui  a\ait  gardé  son  coup 
d'arquebuse  pour  une  occasion  pressante ,  prouva  qu'il 
était  aussi  bon  tireur  que  vaillant  homme,  et  cassa  l'épaule 
àsonenuemi. 


—  Bien  tiré,  ridder!  s'écria  le  margrave.  Allons,  moQ 
ami,  je  vois  que  ceci  n'est  point  une  plaisanterie.  Puisque 
je  suis  désarmé,  nous  ferons  bien,  je  pense,  de  suivre  l'a- 
vis de  Van-Hoëk,  qui  nous  prêtera  sa  barque  pour  échap- 
per à  ces  misérables.  Avant  la  fin  du  jour,  nous  aurons 
armé  nos  hommes  et  fait  une  battue  en  règle.  J'appren- 
drai à  ces  gredins  à  respecter  le  pays,  et  nous  verrons  s'il 
en  reste  un  pour  aller  se  vanter  d'avoir  mis  le  pied  sur 
mes  domaines. 

Le  margrave ,  sa  fille  et  le  ridder  piquèrent  des  deux 
vers  la  claire  des  Rios  ;  mais  ils  avaient  à  peine  traversé  la 
moitié  du  Plat-Marais,  qu'une  terrible  arquebusade  se  fit 
entendre ,  et  une  grêle  de  balles  passèrent  en  sifflant  au- 
dessus  de  leur  tête. 

—  Ces  drôles  de\Taientau  moins  apprendre  à  tirer  juste 
avant  d'endosser  une  casaque  de  soldat,  dit  le  vieux  mar- 
grave avec  ce  flegme  qui  n'abandonne  jamais  le  Flamand 
dans  le  plus  imminent  danger...  Ferme,  ne  ménagez  pas 
les  chevaux  !  Nous  aurons  notre  tour. 

Les  maraudeurs  avaient  compris  quelle  faute  immense  ils 
venaient  de  commettre  en  se  présentant  séparément  aux 
coups  de  leur  invisible  ennemi,  et  ils  se  précipitèrent  tous 
en  avant,  bien  résolus  à  couper  la  retraite  aux  fuyards. 
L'avantage  était  à  eux,  car,  pour  regagner  le  château  de 
Brunemont,  il  fallait  suivre  un  chemin  difficile,  dont  Tune 
des  crêtes  est  adossée  au  bois  du  Quesnoy.  D'un  autre  côté 
l'Agache,  petite  rivière  qui  vient  des  prairies  de  Mar- 
quion ,  de  Brichambault  et  de  Palluel,  fermait  le  Plat- 
Marais  en  s'en  allant  rejoindre  la  Scarpe  au  lieu  où  s'élève 
aujourd'hui  le  hameau  de  l'Abbaye-du-Verger.  Il  ne  restait 
aux  fugitifs  que  la  claire  des  Rios  et  la  barque  de  Van- 
Hoék. 

Les  Espagnols  n'avaient  qu'une  portée  d'arquebuse  à 
parcourir  pour  barrer  le  passage  aux  fugitifs;  mais  au  bout 
de  cinq  minutes  il  fut  évident  que  les  chevaux  gagnaient 
du  terrain.  Les  maraudeurs  s'en  aperçurent  et  changèrent 
de  tactique.  Us  envoyèrent  une  arquetiusade  qui  ne  parut 
pas  d'abord  mieux  dirigée  que  la  première,  mais  dont  on 
vit  uQ  instant  après  les  terribles  effets.  Le  cheval  du  mar- 
grave ralentit  soudain  sa  course,  puis  le  vieillard  pâlit, 
chancela  sur  la  selle  ;  Jeanne  et  le  ridder  se  précipitèrent 
vers  lui  en  s'écriant  : 

—  Au  nom  du  Ciel!  qu'avez-vous? 

—  J'ai  trois  balles  dans  la  poitrine,  répondit  l'octogé- 
naire d'une  voix  éteinte  mais  calme.  Ridder,  sauvez  ma 
fiile...,  sauve  ta  femme. 

—  Il  faut  avant  que  je  vous  venge ,  s'écria  le  ridder  en 
s'agenouillant,  l'arquebuse  à  l'épaule,  de  manière  à  proté- 
ger à  la  fois  le  vieillard  expirant  et  sa  fille,  qui  lui  soute- 
nait la  tête  et  lui  présenuit  sa  croix  d'or  pour  l'aider  à 
mourir. 

Dans  le  même  instant  un  cri  éclatant  sortit  du  bois  du 
Quesnoy,  et  trois  coups  d'arquebuse  couchèrent  sur  l'herbe 
trois  Espagnols.  L'un  fut  tiré  par  le  ridder,  l'autre  par  Van- 
Uoek,  et  le  troisième  partit  du  sein  du  bois,  de  l'endroit 
même  où  avait  retenti  ce  formidable  cri. 

La  terreur  s'empara  alors  des  Espagnols,  et  ils  s'arrêtè- 
rent au  milieu  du  Plat-Marais ,  ne  pouvant  ni  avancer  ui 
reculer,  car  ils  étaient  pris  entre  trois  feux.  Deux  de  leurs 
ennemis  échappaient  à  leurs  regards,  et,  quoiqu'ils  n'eus- 
sent que  trois  hommes  à  comlmttre,  ils  avaient  déjà  perdu 
six  de  leurs  camarades.  Tandis  qu'ils  discutaient  sur  le 
parti  qu'ils  devaient  prendre,  trois  nouveaux  coups  de  feu 
leur  ravirent  autant  de  compagnons. 

Le  margrave  n'avait  point  encore  rendu  le  dernier  sou- 
pir ;  la  vengeance  (|ui  s'accomplissait  le  retenait  sur  le  seuil 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


55 


de  la  mort.  Jeanne  pleurait  et  récitait  lentement  les  prières 
des  agonisants.  Le  ridder,  à  genoux  comme  une  statue  sur 
son  bloc,  aux  pieds  du  moribond,  rechargeait  son  arque- 
buse avec  une  telle  précision,  qu'on  eût  dit  qu'il  s'agissait 
d'un  tir  à  l'oiseau.  Seulement  sa  joue  était  pâle,  son  œil 
étincelant  et  ses  fortes  mâchoires  serrées  l'une  contre  l'au- 
tre au  point  de  gonfler  les  muscles  de  sa  joue. 

Tout  à  coup  de  longs  cris  retentirent  non  loin  du  bois, 
et  une  qurantaine  de  soldats,  reste  de  l'avant-garde  inti- 
midée la  veille  [)ar  l'allitude  menaçante  des  gens  d'Arleux, 
se  précipitèrent  vers  leurs  camarades,  qui  poussèrent  un 
hurra  de  joie.  Le  ridder  ne  bougea  point;  il  vit  bien  que 
tout  était  perdu,  mais  il  était  de  ces  hommes  qui  suivent 
leur  idée  comme  le  bœuf  son  sillon.  Cependant  il  tourna 
un  peu  la  tête  et  dit  à  sa  fiancée  : 

—  Jeanne,  recommandez  votre  âme  à  Dieu! 

Puis  il  tira  son  coup  d'arquebuse.  Un  homme  tomba,  et 
il  rechargea  derechef  son  arme,  tandis  que  deux  messages 
de  mort  sortaient,  l'un  du  saule  de  la  claire  des  Rios,  l'autre 
du  bois  du  Quesnoy. 

Les  maraudeurs  avaient  enfin  pris  un  moyen  infaillible 
pour  se  débarrasser  de  ces  trois  ennemis  acharnés,  ils  lâ- 
chèrent une  arquebusade  générale  dans  le  saule  de  la  claire 
des  Rios.  Les  branches  volèrent  en  éclats  et  un  homme 
tomba  à  terre.  C'était  Van-Hoëk.  11  ne  poussa  pas  un  gé- 
missement, mais  il  grommela  entre  ses  dents: 

—  Bon!  j'ai  mon  compte...  Maintenant  que  les  autres 
fassent  leur  devoir. 

Et  l'affûteur,  qui  n'avait  point  abandonné  son  arque- 
buse, se  traîna  jusqu'à  sa  barque,  laissant  derrière  lui  une 
large  trace  de  sang.  Deux  détonations  lui  apprirent  qu'il 
était  vengé. 

—  Ça  fait  toujours  plaisir,  murmura-t-il  en  se  couchant 
au  fond  de  son  bac. 

Pendant  ce  temps,  un  homme  sortant  du  bois  du  Ques- 
noy, à  l'endroit  d'où  étaient  partis  plusieurs  coups  d'arque- 
buse, se  dirigeait  en  rampant  vers  l'aune  de  l'affûteur.  Ce 
lieu  était  favorable  pour  tirer  en  s'abritant  derrière  le  tronc, 
et  l'on  avait  encore  la  ressource  de  luir  en  barque.  L'homme 
parvint  à  son  but  avant  que  les  Espagnols  eussent  re- 
chargé leurs  armes  ;  alors  il  se  redressa  de  toute  sa  hauteur, 
et  l'on  vit  le  sombre  visage  de  Jean  de  mon  Mirel. 

—  La  place  n'est  pas  bonne,  monseigneur,  lui  cria  Van- 
Hoëk.  Venez  sur  mon  bac,  et  poussez  au  large. 

Jean  de  mon  Mirel  ne  répondit  pomt,  mais  il  montra  d'un 
geste  désespéré  le  groupe  que  formaient  au  milieu  du  Plat- 
Marais  son  père  expirant,  sa  sœur  et  le  ridder  de  Raken- 
ghem,  qui  rechargeait  encore  son  arme. 

La  ténacité  de  cet  homme  qui  persistait  à  combattre, 
bien  qu'il  fût  seul  à  côté  d'un  moribond  et  d'une  jeune  fille, 
irrita  les  maraudeurs.  Ils  trouvèrent  plaisant  de  le  cribler 
de  balles  et  utile  de  s'en  débarrasser.  Soixante  canons 
d'arquebuse  se  dirigèrent  donc  vers  le  ridder,  qui,  sans  se 
déconcerter,  se  mit  en  devoir  de  faire  feu  en  même  temps 
que  ses  ennemis. 

Et  dans  ce  moment  oiî  la  mort  était  inévitable,  on  ne  vit 
pas  sa  main  trembler,  bien  qu'elle  soutint  depuis  plus 
d'une  heure  une  lourde  arquebuse.  Mais  le  ridder  de  Ra- 
kenghem  avait  dans  sa  large  poitrine  un  vrai  cœur  fla- 
mand ,  un  cœur  qui  ne  bat  trop  vite  ou  trop  lentement  que 
lorsque  la  vie  s'en  échappe.  Le  vieux  sang  des  frontières 
coulait  dans  ses'veines,  il  descendait  de  ces  hommes  va- 
leureux qui  firent  des  prodiges  pour  la  défense  de  leurs  li- 
bertés dans  les  guerres  de  Flandre  au  moyen  âge. 

A  cet  instant  suprême  il  tourna  un  regard  d'adieu  vers 
Jeanne ,  et  lui  dit  d'une  voix  triste  et  douce  : 


—  Au  revoir,  Jeanne,  nous  ne  serons  unis  qu'au  ciel. 

—  Que  la  volonté  de  Dieu  soit  faite  !  répondit-elle. 

Et  par  une  sainte  pudeur  elle  abaissa  sur  son  risage  de 
madone  son  voile  pour  mourir. 

D'un  commun  accord  les  deux  fiancés  entonnèrent  à 
haute  voix  le  De  profundis ,  et  le  vieux  margrave  y  mêla 
sa  voix  expirante.  Avec  l'aide  de  sa  fille  il  avait  essayé  de 
s'agenouiller.  Tous  trois  étaient  donc  dans  l'humble  pos- 
ture de  la  prière  ;  mais  le  ridder  de  Rakenghem,  tout  en 
chantant  à  genoux  le  chant  de  mort ,  tenait  toujours  bra- 
quée sur  ses  ennemis  son  arme  menaçante. 

La  majesté  de  ce  spectacle  imposa  tellement  aux  Espa- 
gnols qu'ils  hésitèrent  à  tirer  ;  mais  avant  qu'ils  eussent 
pris  un  parti ,  une  épouvantable  décharge  de  mousqueterie 
éclata  de  tous  les  points  du  Plat-Marais.  Les  coups  de  feu 
semblaient  sortir  de  terre  ;  on  ne  voyait  personne ,  seu- 
lement les  bourreaux  devinrent  victimes,  car  une  tren- 
taine d'Espagnols  roulèrent  dans  la  poussière.  Les  autres 
oublièrent  de  faire  usage  de  leurs  armes.  Et  d'ailleurs ,  sur 
qui  auraient-ils  tiré?  on  ne  voyait  dans  le  Plat-Marais  que 
le  ridder,  le  margrave  et  Jeanne  stupéfaits  de  voir  tomber 
ceux  dont  ils  attendaient  la  mort. 

En  regardant  attentivement  on  aurait  pu  distinguer  çà 
et  là ,  depuis  le  bois  du  Quesnoy  jusqu'aux  rives  de  l'A- 
gache,  des  tètes  noires  et  des  canons  d'arquebuse  dépassant 
les  crêtes  des  fossés  qui  zèbrent  le  Plat-Àlarais  dans  toute 
sa  longueur.  Les  défenseurs  inattendus  étaient  en  partie 
des  gens  du  château  de  Brunemont  prévenus  par  le  valet  de 
volerie.  Le  reste  se  composait  de  huttiers  et  d'affûteurs  des 
claires,  attirés  par  la  mousqueterie  et  qui,  envoyant  le 
danger  que  courait  leur  seigneur  déjà  blessé ,  s'étaient  ap- 
prochés en  rampant  du  lieu  du  combat  avec  l'adresse  et 
l'agilité  d'hommes  habitués  dès  longtemps  aux  surprises 
de  guerre  et  de  chasse.  On  en  aurait  pu  compter  une  soixan- 
taine ;  il  en  était  venu  du  Haut-Broeklandt,  des  Fonds- 
Mariva,  de  la  claire  des  Rios  et  autres  lieux  plus  éloignés 
encore. 

Un  silence  mortel  suivit  cette  détonation,  on  entendit 
un  instant  après  les  gémissements  des  blessés.  Les  Espa- 
gnols ,  pâles  de  frayeur,  ne  savaient  où  fuir  ;  leurs  ennemis 
formaient  autour  d'eux  une  enceinte  invisible  et  gardaient 
un  silence  de  mort.  Le  ridder  de  Rakenghem  continuait 
seul ,  avec  un  flegme  imperturbable  de  charger  et  décharger 
son  arquebuse,  et  à  chaque  coup  un  homme  tombait. 

Chacun  des  maraudeurs  était  alors  trop  occupé  de  son 
propre  salut  pour  pensera  venger  son  compagnon.  Ils  se 
formèrent ,  au  nombre  de  vingt-cinq,  en  bataillon  serré  et 
partirent  au  pas  de  charge  vers  le  bois  du  Quesnoy.  Mais 
une  nouvelle  explosion  plus  épouvantable  que  la  première 
se  fit  entendre ,  et  celte  lois  ils  eurent  en  outre  à  essuyer 
le  feu  des  veneurs  forestiers  du  margrave,  gens  d'une 
adresse  consommée.  Tous  les  Espagnols  tombèren»,  à  l'ex- 
ception d'un  seul,  qui  battit  l'air  de  ses  bras  et  promena 
autour  de  lui  un  œil  hagard  et  insensé. 

Van-Hoëk  l'aperçut  du  fond  de  sa  barque ,  il  se  souleva 
péniblement,  et  épaulant  son  arquebuse,  il  fit  feu  en  mur- 
murant avec  l'expression  d'une  haine  profonde  : 

—  Tiens  !  ce  n'est  pas  pour  moi ,  mais  c'est  pour  le 
margrave. 

Le  coup  partit ,  et  l'Espagnol,  après  avoir  fait  un  bond 
comme  un  daim  blessé  ,  tomba  à  côté  de  ses  compagnons 
d'armes;  pas  un  seul  n'était  demeuré  debout.  Au  reste, 
ces  gens-là  savaient  mourir  ;  après  le  premier  cri  arraché 
par  la  douleur,  ils  s'embossaient  dans  leur  cape  et  atten- 
daient silencieusement  la  mort. 

Dès  que  l'œuvre  sanglante  fut  terminée,  on  vit  des 


66 


LECTURES  DU  SOIR. 


hommes  se  dresser  de  tous  les  côtés  du  Plat-Marais  comme 
s'ils  fussent  sortis  de  terre.  A  l'exception  des  gens  du  châ- 
teau et  des  veneurs  forestiers,  ils  portaient  presque  tous 
le  costume  des  huttiers  affûteurs,  c'est-à-dire  le  large 
feutre ,  la  casaque  de  toile  bleue  et  les  longues  guêtres  de 
cuir.  Ces  gens  avaient  un  aspect  rude  et  farouche.  La  plu- 
part mouraient  sans  avoir  jamais  franchi  les  solitudes  sau- 
vages des  claires  ,  excepté  pour  vendre  ,  une  fois  l'an  , 
quelques  fourrures  dont  le  prix  leur  servait  à  acheter  de 
la  poudre  et  du  plomb. 

Ces  hommes,  donnant  alors  des  signes  d'une  douleur 
sombre  et  contenue ,  entourèrent  le  margrave  octogénaire 
dont  la  poitrine  percée  de  trois  balles  laissait  échapper  des 
flots  de  sang.  11  était  soutenu  par  son  Ois  Jean  de  mon  Mirel 
et  par  le  ridder  de  Rakenghem.  Jeanne  priait  et  s'appuyait 
défaillante  à  l'épaule  de  son  frère. 

—  Mes  amis,  dit  le  vieillard  en  tournant  un  regard  af- 
faibli vers  le  cercle  pressé  de  ses  vassaux ,  vous  m'avez 
vengé;  merci  !...  notre  sol  a  encore  une  fois  bu  du  sang 
espagnol...  Mes  amis,  que  Dieu  vous  garde;  adieu  ! 

—  Adieu  ,  monseigneur  !  répondit  la  foule  d'une  seule 
voix. 

Le  margrave  des  Claires  étendit  alors  une  main  défail- 
lante au-dessus  de  son  fils,  de  Jeanne  et  du  ridder  pour 
les  bénir  ;  puis  il  baisa  la  croix  de  son  poignard  et  rendit 
le  dernier  soupir. 


Personne  ne  bougea,  mais  Van-Hoëk  qui,  malgré  une 
large  blessure  à  la  cuisse ,  s'était  traîné  jusqu'aux  pieds  de 
son  seigneur  expirant ,  poussa  un  sanglot  rauque  et  guttu- 
ral qui  tàt  tressaillir  la  foule.  On  vit  alors  plus  d'une  larme 
couler  sur  des  joues  bronzées  qui  n'avaient  jamais  été 
mouillées  que  par  l'eau  du  ciel. 

Après  cet  élan  de  douleur  on  construisit  à  la  hâte  une 
civière  où  fut  déposé  le  corps  du  vieillard,  et  le  funèbre 
convoi,  gardant  un  religieux  silence,  prit,  à  pas  lents,  le 
chemin  du  manoir  de  Brunemont. 

L'endroit  où  furent  exterminés  les  maraudeurs  espa- 
gnols garde  encore  aujourd'hui  le  nom  pittoresque  et  bi- 
zarre de  :  Où  les  hommes  ont  été  tués.  Un  chemin  qui 
passe  par  là  et  va  se  perdre  dans  les  bois  d'Ubia  porte  le 
même  nom  par  extension.  Seulement  il  est  peu  de  gens  du 
pays  qui  sachent  l'origine  de  cette  appellation. 

La  troupe  de  veneurs ,  huttiers  et  affûteurs  eut  bientôt 
quitté  le  Plat-Marais,  et  le  convoi  arrivait  à  peine  sur  les 
rives  de  l'Agache,  que  déjà  des  nuées  de  corbeaux  et  de 
choucas  fondirent  sur  les  cadavres  encore  chauds.  C'était 
bien  souvent  alors  l'unique  et  triste  sépulture  des  gens  de 
guerre. 

G.  HippoLYTE  CASTILLE. 
{La  fin  au  prochain  numéro.) 


LES  CONTES  DE  LA  FAMILLE 


(i) 


Par  les  frères  GRIMM. 


rose-d'églantier  (2). 

Au  bon  vieux  temps  vivaient  un  roi  et  un  reine,  qui 
disaient  chaque  jour  :  «  Ah  !  si  Dieu  daignait  nous  accor- 
der un  enfant  !  »  Et  pourtant  l'enfant  ne  venait  jamais.  Il 
arriva  qu'un  jour,  tandis  que  la  reine  se  baignait,  une  gre- 
nouille mit  sa  tête  hors  de  l'eau,  et  lui  dit  : 

—  Tes  désirs  seront  satisfaits  ;  tu  mettras  au  monde  une 
fille. 

Ce  que  la  grenouille  avait  prédit  arriva  ;  la  reine  mit 
au  monde  une  fille,  une  fille  si  belle  que  le  roi  ne  se  sentit 
plus  de  joie,  et  commanda  une  grande  fête.  Il  y  invita  non- 
seulement  ses  parents,  ses  amis  et  ses  connaissances,  mais 
encore  les  fées,  afin  de  rendre  celles-ci  douces  et  favorables 
à  l'enfant.  Ces  fées  étaient  au  nombre  de  treize  dans  le 
royaume;  mais  comme  le  roi  n'avait  que  douze  assiettes 
d'or  à  leur  faire  servir,  l'une  d'elles  ne  put  pas  être  invitée. 
Les  conviés  arrivèrent,  et,  lorsque  la  fêle  toucha  à  sa  fin, 
les  fées  firent  chacune  à  l'enfant  un  don  merveilleux  :  l'une 
lui  donna  la  vertu,  l'autre  la  beauté,  la  troisième  la  ri- 
chesse, et  chacune  des  autres  un  présent  précieux.  La 
douzième.venaitàpeinede  fairesoncadeau,  que  la  treizième 
entra  dans  la  salle.  Elle  voulait  se  venger  de  n'avoir  point 
été  invitée,  et,  sans  regarder  ni  saluer  personne,  elle  cria 
d'une  voix  forte  : 


(i)  Voir  le  numéro  d'octobre  dernier.  —  Les  Contes  de  la  Famille 
paraîtront  le  moii  prochain  chez  MM.  Jules  Renouard  et  Comp. 

(2)  Ce  conte,  un  des  plus  charmants  tableaux  des  frt^rcs  Grimni, 
n'est  autre  que  la  Bell  eau  Bois  dormant,  traitée  à  la  façon  alle- 
mande. On  verra  combien  cotte  version  surpasse  celle  de  Perrault  en 
poésie  naïve  et  en  ex(|uisc  Tanlaisie. 


—  La  fille  du  roi  doit,  dans  sa  quinzième  année,  se  pi- 
quer avec  un  fuseau  et  tomber  morte. 

Cela  dit,  elle  se  retourna  et  quitta  la  salle.  Tous  les  as- 
sistants étaient  saisis  d'épouvante;  mais  la  douzième  fée,  à 
qui  il  restait  encore  un  vœu  à  faire,  et  qui,  impuissante  à 
détruire  le  charme  jeté  par  sa  rivale,  pouvait  du  moins  en 
adoucir  la  rigueur,  s'empressa  d'ajouter  : 

—  Mais  celte  mort  que  devra  subir  la  jeune  princesse, 
ne  sera  qu'un  sommeil  qui  durera  cent  ans. 

Le  roi,  dans  l'espoir  de  préserver  sa  chère  enfant  d'un 
sort  si  cruel,  donna  l'ordre  de  faire  disparaître  les  fuseaux 
dans  toute  l'étendue  de  son  royaume. 

Cependant  les  dons  faits  par  les  fées  à  la  jeune  fille  por- 
taient tous  leurs  fruits,  et  elle  était  si  belle,  si  sage,  si  ai- 
mable, si  intelligente,  que  tous  ceux  qui  la  voyaient  ne 
pouvaient  s'empêcher  de  l'aimer. 

Mais  il  arriva  que  le  jour  même  où  la  jeune  princesse  eut , 
quinze  ans,  le  roi  et  la  reine  étaient  absents  du  palais.  La; 
jeune  fille,  restée  seule,  parcourut  le  château  en  tous  sens,  ' 
visita  tous  les  cabinets  et  toutes  les  chambres,  et  monta 
enfin  dans  une  vieille  tour.  On  y  arrivait  par  un  escalier 
fort  étroit,  qui  aboutissait  à  une  petite  porte.  Il  y  avait  sur 
la  serrure  une  vieille  clef,  toute  couverte  de  rouille.  La  jeune 
princesse  ne  l'eut  pas  plutôt  tournée  que  la  porte  s'ouvrit, 
et  qu'elle  aperçut  dans  un  cabinet  étroit  une  vieille  femme 
occupée  à  filer. 

—  Que  fais-tu  donc  là,  bonne  vieille  mère?  demanda  la 
jeune  fille. 

—  Je  file,  répondit  la  vieille  en  hochant  la  tête. 

—  Que  cela  tourne  drôlement  !  dit  la  jeune  fille,  qui  prit 
le  fuseau  et  voulut  essayer  de  filer. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


57 


Mais  à  peine  eut-elle  touché  le  fuseau,  que  le  charme 
jeté  par  la  méchante  fée  opéra,  et  que  la  jeune  princesse  se 
piqua  au  doigt. 

Dès  qu'elle  se  fut  fait  cette  légère  blessure,  elle  tomba 
dans  un  sommeil  profond.  Et  ce  sommeil  étendit  son  in- 
fluence sur  tout  le  palais  :  le  roi  et  la  reine,  qui  venaient  de 
rentrer,  s'assoupirent,  ainsi  que  toutes  les  personnes  dont 
se  composait  la  cour.  Et  les  chevaux  aussi  s'endormirent 
dans  récurie,  les  chiens  dans  leurs  niches,  les  pigeons  sur 


le  toit,  les  mouches  contre  le  mur.  Et  le  feu  lui-même,  qui 
flamboyait  dans  l'àtre,  arrêta  soudain  ses  flammes  et  s'en- 
dormit ;  et  les  viandes  cessèrent  de  rôtir  ;  et  le  cuisinier,  qui 
allait  prendre  aux  cheveux  le  marmiton  qui  avait  gâté  une 
sauce,  oublia  tout  à  coup  sa  colère  et  s'endormit.  Et  le  vent 
enfin  cessa  de  souffler,  et  il  n'y  eut  plus  même  une  seule 
petite  feuille  qui  frissonnât  encore  à  la  cime  des  arbres 
voisins. 
Qui  pourrait  dire  les  rêves  étranges  qui  traversèrent  ce 


Igng  sommeil  de  Rose-d'Églantier?  Elle 
eut  des  visions  de  naufrages ,  d'ogres, 
d'enfants  et  de  sorcières.  Le  monde  réel 
et  le  monde  fantastique  passèrent  tout 
entiers  devant  sou  imagination. 

Cependant  une  haie  d'épines  se  mit  à 
pousser  autour  du  château ,  et  tous  les 
ans  elle  devenait  plus  haute,  et  enfin  elle 
cacha  si  bien  tout  le  palais,  que  les  pas- 
sants cessèrent  de  l'apercevoir.  On  ne 
vit  plus  même  les  étendards  plantés 
au  sommet  des  toits.  Mais  le  bruit  se 
répandit  bientôt  dans  le  pays  qu'un  som- 
meil magique  s'était  emparé  de  la  belle 
Rose-d'Églantier,  car  on  appelait  ainsi 
la  jeune  princesse,  si  bien  que  de  temps 
en  temps  arrivaientdes  princes  qui  vou- 
laient se  frayer  un  passage  à  travers  la 
haie  afin  de  pénétrer  dans  l'intérieur. 
Mais  leurs  efforts  étaient  impuissants, 
car  les  rameaux  se  tenaient  eutacés 
comme  autant  de  mains,  et  les  malheu- 
reux jeunes  gens  demeuraient  suspendus 
parmi  les  épines,  et  périssaient  miséra- 
blement. Après  beaucoup  d'années,  un 
prince  arriva  de  nouveau  dans  le  pays, 
et  un  vieillard  lui  parla  de  la  haie  d'é- 
pines ,  en  l'assurant  qu'il  devait  se 
trouver  derrière  un  palais  dans  lequel 
une  jeune  princesse  d'une  merveilleuse 
beauté,  appelée  Rose-d'Églantier,  gisait 
endormie,  et  avec  elle  toutes  les  person- 
nes dont  se  composait  la  cour.  Ce  vieil- 
lard se  souvenait  d'avoir  entendu  dire  à 
son  grand'père  qu'un  grand  nombre  de 
princes  avaient  déjà  essayé  de  se  frayer 
un  passage  à  travers  cette  haie,  mais 
qu'ils  étaient  restés  suspendus  aux  épi- 
nes, et  qu'ils  avaient  péri  malheureuse- 
ment. Le  jeune  homme  répondit  : 

— Cela  ne  doit  pas  m'effrayer  ;  je  veux 
pénétrer  dans  le  palais  et  voir  la  belle 
Rose-d'Églantier. 

Le  vieillard  eut  beau  le  détourner  de 
son  dessein,  le  jeune  homme  fut  inébran- 
lable. 


Les  rêves  de  Rose-d'Églantier. 


Les  rêves  de  Rose-d'Églantier. 


n  se  trouvait  que  ce  jour  même  complétait  les  cent  ans 
pendant  lesquels  devait  durer  le  charme  jeté  parla  méchante 
iëe.  Aussi,  dès  que  le  jeune  prince  s'avança  vers  la  haie 
d'épines,  celle-ci  se  changea  en  une  innombrable  quantité  de 
fleurs  ravissantes  qui  s'entr'ou\Tirent  d'elles-mêmes  afin 
de  lui  livrer  passage;  puis  quand  il  fut  entré,  elles  se  re- 
fermèrent de  nouveau  en  haie  brillante  derrière  lui.  Il  en- 
KOVEMBRE  1845. 


tra  dans  le  palais  ;  au  milieu  de  la  cour  étaient  étendus  les 
coursiers  et  les  lévriers,  tous  en  traiu  de  dormir  ;  sur  le 
toit  étaient  posés  les  pigeons,  la  tête  abritée  sous  leurs  ailes; 
et  quand  il  pénétra  dans  les  appartements,  les  mouches 
dormaient  contre  les  murs  ;  dans  la  cuisine,  le  cuisinier 
avait  toujours  la  main  levée  comme  s'il  voulait  saisir  le  mar- 
miton, et  la  senante  était  assise  tenant  encore  un  poulet 

—  8  —  TREIZIÈME   VOLIUE. 


58 


LECTURES  DU  SOIR. 


qu'elle  semblait  vouloir  plumer.  11  continua  d'avancer,  et 
dans  la  grande  salle  il  vit  tous  les  courtisans  endormis  sur 
leurs  sièges  ;  et  plus  haut  le  roi  et  la  reine  également  im- 
mobiles sur  leur  trône.  Il  continua  de  marcher,  et  tout  était 
si  calme  qu'on  aurait  pu  entendre  le  bruit  de  sa  respiration; 
enfin  il  arriva  dans  la  tour  et  ouvrit  la  porte  du  petit  cabi- 
net dans  lequel  sommeillait  Rose-d'Églantier.  Elle  était  si 
belle  qu'il  ne  pouvait  détourner  d'elle  ses  regards;  il  se 
pencha  vers  son  gracieux  visage  et  y  déposa  un  baiser.  A 
peine  ce  baiser  eut-il  effleuré  sa  joue,  que  Rose-d'Églanlier 
ouvrit  les  yeux,  se  réveilla,  et  le  regarda  avec  un  charmant 
sourire.  Puis  ils  descendirent  ensemble,  et  le  roi  se  réveilla, 
puis  la  reme,  puis  les  courtisans,  et  tous  s'entre-regardèrent 
avec  de  grands  yeux  ;  et  les  coursiers  se  levèrent  dans  la 
cour  en  secouant  leur  crinière  ;  les  chiens  de  chasse  se 
mirent  à  sauter  et  à  aboyer  ;  les  pigeons  qui  étaient  sur  le 
toit  dégagèrent  leurs  têtes  de  dessous  leurs  ailes,  regardè- 
rent autour  d'eux  et  s'envolèrent  dans  la  campagne  ;  les 
mouches  sauiillèrent  sur  les  murs;  le  feu  se  ranima  dans 
l'àtre,  se  mit  à  ronfler  et  à  cuire  les  mets  ;  les  rôtis  pétil- 
lèrent, et  le  cuisinier  pinça  l'oreille  du  marmiton  qui  poussa 
un  cri  ;  et  la  servante  dépouilla  le  poulet  de  ses  plumes,  et 
on  célébra  avec  la  plus  grande  pompe  les  noces  du  jeune 
prince  et  de  Rose-d'Églantier,  qui  vécurent  heureux  jus- 
qu'à la  fin. 
Le  Succès  est  fils  de  l'A-propos  et  de  la  Persévérance. 

LES   QUATRE   FRÈRES   HABILES. 

Il  y  avait  une  fois  un  pauvre  homme  qui  avait  quatre 
fils  ;  quand  ceux-ci  furent  grands,  il  leur  dit  :  —  Mes  chers 
enfants,  il  vous  faut  quitter  la  maison  pour  vous  lancer 
dans  le  monde,  car  je  n'ai  rien  à  vous  donner.  Parlez  donc, 
apprenez  un  métier  et  cherchez  à  faire  votre  chemin. 

Les  quatre  frères  prirent  leur  bâton  de  voyage,  dirent 
adieu  à  leur  père  et  sortirent  de  la  ville.  Quand  ils  eurent 
marché  quelque  temps,  ils  arrivèrent  au  croisement  de 
deux  routes,  formant  quatre  chemins  opposés.  —  C'est  ici 
qu'il  faut  nous  séparer,  dit  l'ainé  des  frères  ;  mais,  avant 
d'aller  tenter  la  fortune  chacun  de  notre  côté,  promettons 
de  nous  retrouver  tous  ici  dans  quatre  ans,  à  pareil  jour  et 
à  pareille  heure.  Ce  serment  fut  échangé  solennellement, 
et  chacun  des  quatre  frères  prit  une  des  quatre  routes. 

Or,  l'ainé  ne  tarda  pas  à  rencontrer  un  homme  qui  lui 
demanda  où  il  allait.  —  Je  vais  je  ne  sais  où,  apprendre  je 
ne  sais  quel  métier,  répondit-il.  L'homme  reprit  alors  : 

—  Viens  avec  moi,  et  sois  voleur.  —  Non,  repartit  le  frère, 
ce  métier  n'est  pas  honnête ,  et  c'est  une  chanson  qui  se 
termine  par  une  corde  au  cou.  —  Ah!  dit  l'homme,  il  ne 
s'agit  point  ici  d'avoir  peur  de  la  potence  :  je  t'apprendrai 
à  trouver  des  choses  introuvables  et  à  ne  redouter  aucun 
rival.  Ces  paroles  malheureusement  décidèrent  notre  voya- 
geur, et,  grâce  aux  leçons  de  sou  maître,  il  devint  un  vo- 
leur si  adroit,  que  rien  n'était  plus  en  sûreté  dès  qu'il 
voulait  l'avoir. 

Cependant  le  deuxième  frère  avait  aussi  rencontré  sur 
sa  route  un  homme  qui  lui  demanda  ce  qu'il  allait  appren- 
dre dans  le  monde.  — Je  ne  le  sais  pas  encore,  répondit-il. 

—  Alors  suivez-moi,  et  devenez  astronome  :  il  n'y  a  pas  de 
métier  au-dessus  de  celui-là.  —  Plus  rien  de  caché  pour 
l'œil  qui  lit  dans  le  ciel  !  Ces  belles  promesses  séduisirent 
notre  jeune  homme,  qui  devint  bientôt  un  astronome  si 
habile  que,  lorsqu'il  eut  terminé  son  apprentissage,  son 
maître  lui  donna  un  livre  et  lui  dit  :  —  Avec  cela,  tu  peux 
voir  tout  ce  qui  se  passe  dans  la  terre  et  dans  le  ciel. 

Le  troisième  frère  reçut  les  leçons  d'un  chasseur  con- 


sommé ,  qui  l'instruisit  de  tous  les  secrets  de  son  art. 
Quand  il  le  quitta,  son  maître  lui  donna  un  fusil,  en  lui  di- 
sant :  —  Tout  ce  que  tu  coucheras  en  joue  avec  cette  arme, 
tu  seras  sûr  de  l'atteindre. 

Enfin  le  plus  jeune  rencontra  un  inconnu,  qui  lui  pro- 
posa de  devenir  tailleur.  —  Je  n'y  verrais  pas  d'inconvé- 
nient, répondit  le  jeune  homme,  s'il  ne  fallait  rester  assis 
les  jambes  croisées  du  matin  au  soir,  tirer  l'aiguille  sans 
relâche  et  se  brûler  les  doigts  avec  le  fer  à  repasser.  —  Tu 
ne  m'as  pas  compris,  dit  l'inconnu  :  l'état  que  je  t'ensei- 
gnerai n'aura  rien  de  ces  misères,  je  ferai  de  toi  un  tail- 
leur comme  on  n'en  voit  pas.  Notre  jeune  homme  se  laissa 
persuader  et  suivit  l'inconnu,  qui  lui  enseigna  en  effet  la 
couture  transcendante.  Lorsqu'ils  se  séparèrent,  son  maître 
lui  donna  une  aiguille,  en  lui  disant  :  —  Avec  ceci  tu  pour- 
ras rattacher  ensemble  tous  les  morceaux  que  tu  voudras, 
fussent-ils  fragiles  comme  un  œuf  ou  durs  comme  de  l'a- 
cier, et  ton  ouvrage  sera  si  net,  qu'on  n'y  découvrira  pas 
la  moindre  trace. 

Quand  les  quatre  années  convenues  furent  écoulées,  les 
quatre  frères  se  rencontrèrent  au  même  jour  et  à  la  même 
heure  au  croisement  des  deux  routes,  et,  après  s'être  ten- 
drement embrassés,  ils  se  rendirent  ensemble  à  la  maison 
de  leur  père,  ils  lui  racontèrent  leurs  aventures  et  comment 
ils  avaient  appris  chacun  un  métier. 

En  s'entretenant  de  la  sorte,  ils  s'étaient  assis  en  face 
de  la  maison  sous  l'ombrage  d'un  grand  arbre.  —  Or  çà, 
dit  le  père,  je  veux  vous  mettre  à  l'épreuve,  et  juger  de  ce 
que  vous  savez  faire. 

En  même  temps  il  leva  les  yeux,  et  demanda  au  second 
de  ses  fils  :  —  Là-haut,  au  sommet  de  cet  arbre,  entre  deux 
branches,  se  cache  un  nid  de  pinson  :  dis-moi  combien 
d'œufs  s'y  trouvent? — L'astronome  prit  son  >erre,  regarda 
vers  la  cime  de  l'arbre,  et  dit  :  —  Il  y  en  a  cinq. 

Le  père  s'adressant  alors  à  l'ainé:  —  Toi,  reprit-il,  va 
nous  chercher  ces  œufs ,  sans  que  la  mère  qui  les  couve 
s'en  aperçoive. — L'habile  voleur  grimpa  sur  l'arbre,  et  dé- 
roba sous  le  ventre  de  l'oiseau,  sans. l'éveiller,  les  cinq 
œufs,  qu'il  apporta  à  son  père. 

Celui-ci  les  prit,  en  posa  un  à  chaque  coin  de  la  table 
elle  cinquième  au  milieu;  après  quoi,  il  dit  au  chasseur: 
—  Tu  vas  me  les  couper  en  deux  tous  les  cinq  d'un  même 
coup  de  fusil.  —  Le  chasseur  plaça  son  arme  contre  son 
épaule,  et  d'un  seul  coup,  ainsi  que  le  désirait  son  père, 
il  fit  des  cinq  œufs  dix  parties  égales.  —  A  ton  tour  main- 
tenant, continua  le  vieillard  en  se  tournant  vers  son  plus 
jeune  fils,  recouds  ensemble  ces  œufs,  de  telle  sorte  que 
les  petits  qui  s'y  trouvent,  à  moitié  éclos,  n'éprouvent  au- 
cun dommage.  — Le  tailleur  prit  son  aiguille  et  fit  ce  qui 
lui  était  commandé. 

Quand  ce  travail  fut  achevé,  le  voleur  dut  encore  aller 
replacer  les  œufs  sous  le  veulre  de  la  mère.  Celle-ci  con- 
tinua de  les  couver  sans  se  douter  de  rien,  et  quelques  jours 
après  elle  vit  éclore  ses  petits,  qui  avaient  au  cou  une  pe- 
tite raie  rouge  :  c'était  la  place  où  le  chasseur  avait  partagé 
les  œufs  et  où  le  tailleur  les  avait  recousus. 

—  Mes  enfants,  dit  alors  le  vieillard,  je  dois  avouer  que 
vous  avez  bien  employé  votre  temps,  et  que  chacun  de 
vous  connaît  à  fond  son  métier  :  il  m'est  impossible  de  dé- 
cider qui  de  vous  quatre  est  le  plus  habile.  Puissiez-vous 
seulement  trouver  bientôt  l'occasion  de  vous  faire  connaî- 
tre, et  puisse  l'aîné  d'entre  vous  employer  honnêtement  sa 
dextérité  ! 

Peu  de  temps  après,  le  bruit  courut  dans  le  pays  que  la 
fille  du  roi  avait  été  enlevée  par  un  dragon.  Le  roi  en  avait 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


59 


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perdu  le  repos,  et  il  fit  savoir  que  celui  qui  lui  ramènerait 
sa  fille  deviendrait  son  gendre.  Les  quatre  frères  se  dirent 
entre  eux  :  Voilà  une  bonne  occasion  pour  nous,  et  ils 
tirent  le  projet  de  rendre  la  liberté  à  la  fille  du  roi. 

—  Je  saurai  bientôt  où  elle  est,  dit  l'astronome.  Puis  il 
regarde  à  travers  son  instrument,  et  s'écrie  :  Je  la  vois! 
elle  est  assise  bien  loin  d'ici,  sur  un  rocher  au  milieu  des 
mers,  et  le  dragon  qui  l'a  ravie  est  à  ses  côtés. 

Aussitôt  il  va  trouver  le  roi,  lui  demande  un  navire  pour 
lui  et  pour  ses  frères,  et  fait  voile  avec  eux  vers  la  prison 
de  la  jeune  fille. 

Quand  ils  y  arrivèrent,  le  dragon  dormait,  la  tète  ap- 
puyée sur  les  genoux  de  la  princesse.  Le  chasseur  dit: 
—  Je  n'ose  pas  tirer,  je  pourrais  tuer  la  captive  du  même 
coup  que  le  monstre.  —  Essayons  un  peu  notre  talent,  dit 
le  voleur;  et  il  se  mit  à  dégager  la  princesse  avec  tant  de 
légèreté  et  de  promptitude,  que  le  monstre  ne  s'aperçut  de 
rien  et  continua  de  ronQer. 

On  devine  avec  quelle  joie  ils  regagnèrent  le  navire  et 
ramèrent  vers  la  pleine  mer!  Mais  le  dragon,  ne  trouvant 
plus  la  princesse  à  son  réveil ,  prit  son  vol  à  la  poursuite 
des  ravisseurs ,  et  bientôt  son  souffle  enflammé  résonna 
dans  l'air  au-dessus  d'eux. 

Par  bonheur,  au  moment  où  il  allait  fondre  sur  le  navire, 
le  chasseur  le  couche  en  joue,  et  lui  envoie  au  milieu  du 
cœur  une  balle  qui  le  fait  tomber  mort  sur  le  pont  du 
bateau.  Mais  telle  était  l'énorme  pesanteur  du  monstre, 
que  sa  chute  fait  voler  le  navire  en  éclats,  et  qu'il  reste  à 
peine  à  dos  cinq  passagers  quelques  planches  pour  se  tenir 
sur  l'abîme.  Ce  fut  alors  que  le  tailleur  employa  son  talent. 
Il  saisit  sa  merveilleirse  aiguille,  rattache  les  planches  au 
moyen  de  quelques  gros  points,  se  place  sur  cette  espèce 
de  radeau,  et  recoud  de  la  sorte  les  diverses  parties  du  na- 
vire. Quand  tout  fut  ainsi  réparé ,  il  ne  fallut  pas  long- 
temps à  nos  voyageurs  pour  regagner  le  port. 

On  se  figure  la  joie  du  roi  en  revoyant  sa  fille  chérie  ! 
Fidèle  à  sa  parole,  il  dit  aux  quatre  frères  :  —  Un  de  vous 
doit  épouser  la  princesse;  c'est  à  vous  de  décider  lequel  y 
a  le  plus  de  droit. 

Alors  un  vif  débat  s'engage  entre  les  quatre  frères  ; 
l'astronome  dit  :  Si  je  n'avais  pas  vu  où  était  la  jeune  fille, 
tous  vos  talents  n'auraient  servi  de  rien  :  c'est  donc  à  moi 
qu'elle  doit  appartenir.  —  Le  voleur  reprend  :  Que  nous 
aurait  importé  ton  verre,  si  je  n'avais  pas  enlevé  la  prin- 
cesse de  dessous  la  tête  du  dragon?  C'est  donc  à  moi  de 
l'épouser.  —  Le  chasseur  à  son  tour  :  Vous  auriez  été  tous, 
et  la  princesse  avec  vous,  mis  en  pièces  par  le  monstre,  si 
mon  fusil  ne  vous  eût  sauvés  de  la  mort  ;  c'est  donc  à  moi 
d'être  son  mari.  —  Enfin  le  tailleur  :  Et  si  mon  aiguille  en- 
chantée n'eût  pas  recousu  ensemble  les  mille  morceaux 
du  navire,  n'auriez-vous  pas  tous  été  noyés  misérablement? 
C'est  donc  à  moi  que  revient  la  princesse. 

Après  ce  débat,  le  roi  reprit  la  parole  :  — Vous  avez  tous 
en  effet  les  mêmes  droits,  c'est  incontestable,  dit-il  ;  mais 
comme  ma  fille  ne  peut  pas  avoir  quatre  maris,  elle  n'épou- 
sera aucun  de  vous  !  Je  vais  seulement,  pour  vous  récom- 
penser, vous  donner  à  chacun  une  part  de  mon  royaume. 

Ce  jugemen  t  plut  d'abord  aux  quatre  frères,  qui  se  dirent  : 
Un  profit  assuré  vaut  bien  mieux  que  toutes  nos  querelles 
pour  un  profit  incertain.  Le  roi  remit  donc  à  chacun  une 
portion  de  ses  États ,  et  ils  vécurent  assez  longtemps  avec 
leur  père  dans  la  richesse  et  le  bonheur...  Mais  un  jour  le 
voleur  ayant  entrepris  de  dépouiller  les  autres,  ceux-ci  le 
dépouillèrent  lui-même,  et  lui  firent  subir  le  sort  qu'il  mé- 
ritait. 

Ce  sera,  si  vous  le  voulez,  la  morale  de  cette  histoire. 


LES   MESSAGERS   DE   LA   MORT. 

Il  y  a  bien  longtemps,  bien  longtemps,  un  géant  passait 
sur  la  grande  route.  Tout  à  coup  un  inconnu  s'élance  en 
face  de  lui  en  criant:  —  Halte-là!  —  Comment  1  dit  le 
géant,  un  nain  ,  que  j'écraserais  entre  mes  doigts,  oserait 
me  barrer  le  chemin  !  Qui  donc  es-tu  pour  t'exprimer  avec 
un  telle  audace? — Je  suis  la  Mort,  répond  l'inconnu;  per- 
sonne ne  me  résiste,  et  toi  aussi  tu  dois  obéir  à  mon  com- 
mandement.—  .Mais  le  géant  ne  tint  pas  compte  de  ces  pa- 
roles, et  il  engagea  une  lutte  avec  la  Mort. 

Ce  fut  un  combat  long  et  acharné.  A  la  fin  pourtant,  le 
géant  asséna  un  coup  si  violent  à  la  Mort ,  que  celle-ci 
tomba  sur  une  pierre.  Le  géant  poursuivit  son  chemin,  et 
la  Mort  gisait  vaincue  sur  le  sol,  et  si  faible  qu'elle  ne  pou- 
vait se  relever.  —  Qu'arrivera-t-il,  pensait-elle,  si  je  reste 
étendue  ainsi  dans  un  coin?  personne  ne  mourra  plus  sur 
la  terre,  et  elle  s'emplira  de  tant  d'habitants,  qu'ils  finiront 
par  n'y  plus  trouver  place. 

Cependant  un  jeune  homme  vint  à  passer,  un  jeune 
homme  frais  et  brillant  de  santé;  il  chantait  et  regardait 
autour  de  lui.  A  peine  eut-il  aperçu  la  pauvre  victime,  qu'il 
s'approcha  d'elle  avec  compassion,  lui  aida  à  se  relever, 
lui  fit  boire  dans  sa  gourde  un  vin  généreux,  et  ne  la  quitta 
que  lorsqu'elle  eut  repris  ses  forces.  —  Sais-tu  bien  qui  je 
suis?  dit-elle  alors  en  se  redressant;  sais-tu  bien  qui  tu  as 
aidé  à  se  remettre  sur  ses  jambes?  —  Non,  repartit  le  jeune 
homme,  je  ne  te  connais  pas.  —  Je  suis  la  Mort,  reprit-elle, 
tu  sais  que  je  n'épargne  personne,  et  je  ne  puis  même  pas 
faire  d'exception  en  ta  faveur;  mais  pour  te  prouver  ma 
reconnaissance,  je  te  promets  de  ne  pas  venir  te  prendre 
à  l'improviste;  je  t'enverrai  mes  messagers  avant  de  venir 
te  chercher  moi-même.  — Merci,  répondit  le  jeune  homme, 
c'est  toujours  cela  de  gagné  ;  je  saurai  du  moins  à  quoi  m'en 
tenir.  — Cela  dit,  il  continua  sa  route  joyeux  et  content,  et 
vécut  sans  souci. 

Mais  la  jeunesse  et  la  santé  s'en  allèrent  bientôt;  puis 
vinrent  les  maladies  et  les  douleurs  de  la  vieillesse.  —  Je 
ne  mourrai  pas,  pensait  toutefois  noire  homme,  car  la  Mort 
doit  m'envoyer  d'abord  ses  messagers  ;  je  voudrais  seule- 
ment voir  finir  ces  mauvais  jours  de  maladie.  —  A  peine 
fut-il  de  nouveau  bien  portant,  qu'il  recommença  son  joyeux 
train  de  vie.  Mais  voilà  qu'un  jour  quelqu'un  lui  frappe  sur 
l'épaule;  il  se  retourne,  et  voit  la  Mort  debout  devant  lui. 
—  Suis-moi,  lui  dit-elle;  l'heure  de  quitter  le  monde  est 
venue.  —  Comment!  répond  le  vieillard,  voudrais -lu 
manquer  à  ta  promesse?  Ne  m'as-tu  pas  promis  de  m'en- 
voyer tes  messagers  avant  de  te  présenter  toi-même?  Je 
n'en  ai  vu  aucun.  —  Silence  !  s'écrie  la  Mort;  ne  les  ai-je 
pas  dépêchés  vers  toi  l'un  après  l'autre?  Ne  te  souviens- 
tu  pas  de  la  fièvre  qui  vint  te  coucher  dans  ton  lil?  Est-ce 
que  la  goutte  ne  t'a  pas  tordu  tous  les  membres?  N'as- 
tu  pas  entendu  bourdonner  tes  oreilles?  les  maux  de  dents 
ne  sont-ils  pas  venus  te  gonfler  les  joues?  les  ténèbres  ne 
se  sont-elles  pas  abaissées  devant  tes  yeux?  Et,  mieux  que 
tout  cela,  est-ce  que  mon  frère  bien-aimé,  le  Sommeil,  ne 
t'a  pas  averti  chaque  jour  de  songer  à  moi?  Ne  gisais-tu 
pas  alors  dans  la  nuit  comme  si  tu  eusses  été  déjà  plongé 
dans  les  ombres  éternelles? 

Notre  homme  ne  sut  que  répondre;  il  s'abandonna  à  sa 
destinée,  et  suivit  la  Mort. 

Les  messagers  de  la  Mort  sont  les  Douleurs  de  la  Vie. 
Le  sage  les  reconnaît  et  comprend  leur  langage. 

PITRE-CHEVALIER  et  N.  MARTIN. 


PAROLES  DE  M.  H.  DE  LA  MORVONNAIS. 


Monte,  Alouette! 

Homnncc. 


MLSIQLE  DE  M.  P.  SCLDO. 


Andantino,  avec  mélancolie. 


CHANT. 


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Suit  le    tien        sous   le    ciel  bleu.  Alouette, 


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Tu   suis,  mu  -  si-que  cham  pê-tre, 
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u-ne    douce  er  -  reur; 


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Il        voit 


un     so-Ieil  de       fè  -  te 


A  tra-vers       ton chantd'a -dieu. Alouette, 


I 


62 


LECTURES  DU  SOIR. 


(du   12  OCTOBRE  AU  12  NOVEMBRE.) 

SciEHCBSBT  arts:  Le  Kmwaft.  —  Découverte  de  deui  chef» -d'œurre.  —  L'Eldorado  de  Bahia.  —  Inauguration  du  chemiD  de  ferd'Orléan*  i 
Toun.  — Nbcrglogib  :  L'amiral  Ver-Huel  ;  L'rhan  ;  Armand  Gouffé  —  Le  coo^rës  médical.  —  Le  cxar  Mco 


Les  Sàloni.— Les  Livres  ^'ouvBAUX. 


icolas  à  Parla. —  Les  Théâtres.  — 


L'influence  des  vacances  s'est  fait  sen- 
tir jusque  dans  les  académies,  qui  ont  la 
prétention  d'être  sans  vacances.  Pendant 
tout  le  mois  d'octobre,  les  entreprises 
scientifiques  ont  été  dans  le  marasme, 
comme  dirait  Odry-Biiboquet. Enregistrons 
cependant  la  nomination  de  M.  Petitot,  à 
la  place  de  M.  Bosio,  dans  la  chaire  des 
beaux-arts,  et  la  candidature  si  éminente 
et  si  infaillible  de  M.  Macarel,  professeur 
de  droit  administratif,  au  fauteuil  de 
M.  Berriat  Saint-Prix,  Académie  des 
sciences  morales  et  politiques. 

—  Les  nouvelles  des  ans  et  des  décou- 
verles  sont  plus  abondantes.  M.  le  comte 
d'Orsay,  ce  Parisien  qui  règne  sur  la  fa- 
shion  de  Londres,  a  donne  au  musée  du 
Louvre  le  fameux  tableau  du  Aritnah, 
que  tous  les  musées  européens  nous 
envieront  comme  un  spécimen  inestimable 
de  la  peinture  chinoise. 

—  On  va  satisfaire  au  vœu  de  la  France 
entière,  en  élevant  aux  quatre  cent  cin- 
quante braves  tombés  à  Djemmàa-Gha- 
zaouat,  un  monument  sur  lequel  tous 
leurs  noms  passeront  à  la  postérité. 

—  Le  12  octobre,  a  été  fondue,  dans  la 
fonderie  royale  de  Munich,  la  poitrine  de 
la  colossale  statue  de  la  Bavière.  On  a 
employé  à  cette  œuvre  près  de  quarante 
mille  livres  de  métal,  et  il  a  fallu  un  feu 
alimenté  pendant  quarante  heures  pour 
meure  la  masse  en  fusion.  Vers  minuit, 
le  métal  est  devenu  liquide.  La  fonte  a 
complètement  réussi,  et  les  spectateurs 
de  cette  belle  opération  n'ont  pu  retenir 
les  démonstrations  d'une  joie  bruyante. 
La  poitrine  de  la  Bavaria  est  la  plus 
grande  pièce  qui  ait  été  exécutée  en 
bronze  dans  les  temps  modernes.  Or, 
qu'on  se  figure  le  poids  total  d'une  statue 
dont  la  poitrine  seule  pèse  quarante  mille 
livres!  Il  n'y  a  que  l'artiste-roi,  de  Ba- 
vière, pour  exécuter  de  tels  monuments. 

—  On  vient  de  découvrir  en  Iialie 
deux  chefs-d'œuvre  dérobés  depuis  des 
siècles  à  l'admiration  publique.  Le  pre- 
mier est  une  Cène  des  apôtres,  vaste  fres- 
que d'un  couvent  de  Florence,  peiule  et 
signée  par  Raphaël,  en  1511.  On  a  trouvé, 
en  achevant  le  nelioyagc,  cette  date  et  le 
nom  du  grand  peintre  stir  la  bordure  de  la 
tunique  d'un  des  apôtres.  M.  Raoul  Ro- 
chette  a  olDcieilemeni  annoncé  cette  heu- 
reuse nouvelle  à  l'Académie  des  beaux- 
arts.  La  fresque  est  merveilleusementcon- 
servée.  Elle  appartient  à  la  première  ma- 
nière de  Raphaël,  qui  avait  à  peine  vingt  et 
un  ans  lorsqu'il  l'exécuta  durant  son  pre- 
mier séjour  à  Florence.  La  seconde  décou- 
verte aété  faiteà  Orvietto  (États  Romains). 
Depuis  longtemps,  le  jonr  de  l'Assomp- 
tion, on  tirait  dans  la  cathédrale  de  cette 
ville  un  feu  d'arlitice  légué  par  une  dame 
qui  avait  cru  devoir  cet  étrange  hommage 
à  la  .>;ainte  Vierge.  Une  épaisse  couche  de 


suie,  résultant  de  cette  opération,  avait 
fini  par  dérober  entièrement  une  fresque 
admirable  de  Luca  Signorelli.  Instruits 
par  des  vieillards  de  l'existence  de  ce 
chef-d'œuvre ,  deux  peintres  allemands, 
MM.  Bothe  et  Pfannenschmidt,  sont  par- 
venus à  le  remettre  en  lumière  dans  toute 
sa  perfection.  La  ville  d'Orvietto  les  a  ré- 
compensés par  la  bourgeoisie  honori- 
fique, et  renoncera  désormais  sans  doute 
à  enfumer  sa  cathédrale  avec  des  feux 
d'arlitice  testamentaires. 

—  Mais  une  découverte  qui  fait  plus  de 
bruit  que  tous  les  chefs-d'œuvre  du 
monde,  c'est  celle  des  mines  d'or  et  de 
diamants  de  Bahia,  dans  le  Brésil.  La 
première  once  d'or  et  la  première  pierre 
furent  trouvées,  il  y  a  dix-huit  mois,  dans 
cette  province  déserte,  et  l'on  y  compte 
aujourd'hui  plus  de  quarante  mille  habi- 
tants, qui  se  disputent,  le  fer  à  la  main, 
les  richesses  de  cet  Eldorado.  Un  seul 
paquebot  a  dernièrement  emporté  de  Ba- 
hia 2,666,000  fr.  de  diamants  bruts.  Un 
esclave  avait  découvert  le  premier  cet  im- 
mense trésor.  Il  se  trahit  en  allant  vendre 
au  loin  sa  charge  de  diamants,  et  l'on 
mit  à  sa  suite  des  espions  qui  arrivèrent 
aux  filons  précieux.  Ils  furent  d'abord 
exploités  par  des  aventuriers,  voleurs, 
assassins,  repris  de  justice,  apportant 
avec  eux  le  brigandage  et  l'incendie.  Puis 
unrent  des  spéculateurs  réguliers  qui  im- 
provisèrent une  population  de  sept  vil- 
lages ;  et  maintenant  des  armées  entières 
de  mineurs  fouillent  dans  tous  les  sens 
les  montagnes  de  Sincura  et  les  bords  de 
Paragassu.  Le  puint  central  est  la  bour- 
gade de  Lancoës,  qui  compte  à  elle  seule 
vingt  mille  âmes.  L'échange  des  dia- 
mants se  fait  le  dimanche  à  Paragassu, 
contre  des  armes,  des  vêtements  et  de 
l'or  apportés  par  les  marchands  de  Ba- 
hia. Les  pierres  de  Paragassu  sont  gé- 
néralement brunes  et  irrégulières  ;  celles 
de  Lancoës  sont  blanches  on  d'un  vert 
j  léger,  et  de  forme  octaèdre.  On  les  re- 
cherche par-dessus  toutes.  Il  faut  creu- 
•  ser  le  sol  d'un  à  quatre  mètres  pour  ar- 
j  river  au  catcaille  ou  gisement.  Le  prix 
courant  varie  à  Bahia  de  67  à  13i  fr.  le 
karat  du  pays,  qui  est  de  sept  et  demi 
pour  cent  moins  fort  que  le  karat  fran- 
çais. La  mine  donne  à  peu  près  mille 
quatre  cent  cinquante  karats  par  jour. 
Le  Brésil  entier  nedonnait  auparavant  que 
six  ou  sept  kilogrammes  par  année.  Les 
troisicinquièmes  du  nouveau  produit  vont 
en  Angleterre;  le  reste  se  partage  entre 
le  Brésil,  la  France  et  l'Allemagne;  mais 
tous  les  lapidaires  ne  sulBront  pas  à  tail- 
ler la  moitié  des  pierres  de  Sincura.  On 
voit  d'ici  quelle  baisse  énorme  et  univer- 
selle vont  éprouver  les  diamants.  Toute- 
fois les  gros  diamants  pourront  se  main- 
tenir, car  la  nouvelle  mine  n'en  a  encore 


donné  que  de  petits.  On  sait  qu'il  n'y  a 
dans  le  monde  que  cinq  ou  six  diamants 
qui  pèsent  plus  de  vingt  grammes  :  celui 
d'Agra,  le  plus  gros  de  tous,  va  jusqu'à 
cent  trente-trois  grammes;  —  celui  du 
rajah  de  Mathon,  soixante-dix-huit  gram- 
mes; —  celui  de  l'empereur  du  Mogol, 
soixante-troisgrammes; — celui  de  France, 
le  Régent,  le  plus  joli  de  forme,  vingt- 
huit  grammes.  Il  pesait  quatre-vingt-sept 
grammes  avant  la  taille,  qui  a  coûté  deux 
années  de  travail.  —  Jusqu'ici  la  mine  de 
Sincura  forme  une  colonie  indépendante 
au  sein  du  Brésil.  L'empereur  lui  laissera 
probablement  les  lois  qu'ont  improvisées 
ses  habitants. 

—  En  attendant  que  les  diamants  nous 
pleuvenl,  voici  le  merveilleux  spectacle 
que  nous  avons  rencontré  le  30  octobre, 
sur  les  rives  delà  Loire,  en  revenant  d'un 
voyage  en  Vendée.  Pendant  que  le  bateau  à 
vapeur  sur  lequel  nousremontions  le  Ûeuve 
soufflait  et  fumait  péniblement  en  faisant. 
à  peine  quatre  lieues  à  l'heure, une  espèce! 
de  navire  aérien,  long  de  deux  à  troiSi 
cents  pieds  et  articule  comme  un  scarabée 
immense,  nous  est  apparu  sur  les  coteaux 
de  la  Loire ,  faisant  miroiter  au  soleil 
l'or  et  les  peintures  de  sa  carcasse  ,  dé- 
ployant et  traînant  dans  le  ciel  un  pana- 
che en  tourbillon,  mêlé  de  flammes  et 
de  fumée,  reveillant  de  ses  mugisse- 
ments diaboliques  les  innombrables  échos 
des  deux  rives,  tantôt  suivant  la  rive 
gauche  avec  la  rectitude  d'une  flèche , 
tantôt  franchissant  un  pont  léger  pour 
gagner  la  rive  droite,  et  sur  l'une  comme 
sur  l'autre  filant  avec  une  vitesse  de 
quinze  lieues  à  l'heure,  sans  s'arrêter 
autre  part  qu'aux  abords  des  villes  qui  le 
saluaient  d'acclamations  joyeuses.  Cette 
vision  n'était  autre  chose  que  l'inaugura- 
tion de  la  première  voie  d'Orléans  à 
Tours,  officieusement  es.sayée  parM.  Ma- 
kensie,  en  compagnie  d'une  centaine  de 
personnages  anglais  et  français.  Parti 
d'Orléans  à  huit  heures  du  matin,  ce 
convoi  d'éliie,  après  quelques  poses  le 
long  de  la  roule ,  est  arrivé  à  Tours  vers 
midi,  au  bruit  des  fanfares  militaires  et 
des  cris  du  peuple  des  campagnes  ,  ac- 
couru de  tous  les  poinls  de  la  Loire  pour 
contempler  ce  miracle  du  génie  humain. 
Un  somptueux  banquet  a  eu  lieu  à  Tours. 
Puis  le  convoi ,  reparti  à  deux  heures  et 
demie,  est  rentré  à  cinq  heures  et  demie 
dans  la  gare  d'Orléans. 

On  assure  que  cette  première  voie  sera 
en  activité  dans  quelques  semaines ,  et 
que  les  deux  voies  fonctionneront  au 
printemps  prochain. 

Les  chemins  de  Rouen  au  Havre  et  de 
Paris  au  .Nord  seront  inaugurés  aussi 
vers  la  même  époque. 

—  Un  homme  vient  de  mourir,  à  qui 
il  n'a  mau(|uoqu'un  caprice  de  la  gloire, 


I 


I 


MUSEE  DES  FAMILLES 


63 


pour  avoir  la  popularité  de  Jean  Bart. 
C'est  le  vice-amiral  comte  Ver-Htiel, 
pair  de  France.  Voici  un  des  moindres 
exploits  de  ce  loup  de  mer  de  l'Empire  : 
Lors  du  fameux  projet  de  descente  en 
Angleterre  ,  Ver-Huel ,  conduisant  une 
flottille  à  Dunkeniue,  fut  attaqué  par  les 
forces  supérieures  du  célèbreamiral  Sid- 
ney-Smith.  Le  combat  fut  acharné  de 
part  et  d'autre;  mais  accablées  par  le  nom- 
bre, trois  chalDupes  canonnières  fran- 
çaises allèrent  s'échouer  à  la  côte.  Que 
fait  alors  Ver-Huel,  décidé  à  enlever  à 
tout  prix  cette  proie  aux  Anglais?  Il  se 
jette  dans  un  canot ,  traverse  tout  le 
champ  de  bataille  sous  une  pluie  de  bou- 
lets rouges,  et  va  commander  le  feu  de 
ses  trois  canonnières,  jusqu'à  ce  qu'elles 
soient  dégagées  par  sa  flottille  victorieuse. 
Cet  homme  avait  eu  cent  combats  pareils; 
Napoléon  l'avait  comblé  d'honneurs,  et 
il  vient  de  mourir  presque  ignoré  !  Le 
bruit  que  font  les  marchands  d'actions 
de  chemins  de  fer  à  la  Bourse,  a  couvert 
le  dernier  soupir  d'un  des  plus  grands 
hommes  de  mer  de  notre  époque... 

—  En  même  temps  que  l'amiral  Ver- 
Huel,  M.  Peltier,  l'ingénieux  et  savant 
physicien,  enfant  de  son  courage  et  de  ses 
œuvres,  est  mort  dans  celte  humble  re- 
traite de  la  rue  Poissonnière,  d'où  il  ob- 
servait avec  tant  de  patience  et  de  succès 
les  phénomènes  météorologiques.  La  so- 
ciété philomatique,  dont  il  était  l'hon- 
neur, lui  a  fait  de  dignes  funérailles,  et 
M.  Milne-Edwards,  de  l'Institut  ,  a  ra- 
conté sur  sa  tombe  les  efforts  et  les 
triompiiosde  sa  vie  laborieuse. 

—  Deux  autres  morts,  bien  différentes, 
ont  encore  eu  lieu  le  même  jour:  celle 
de  M.  Chrétien  Urhan,  le  puritain  de 
l'orchestre  de  l'Opéra,  et  celle  de  M.  Ar- 
mand Gouffé,  le  joyeux  chansonnier  du 
Caveau.  Quel  étrange  dialogue  auront  eu 
ces  deux  âmes,  si  elles  ont  fait  route  en- 
semble vers  l'autre  monde!  Figurez- vous 
un  duo  du  couplet  bachique  et  de  l'hym- 
ne des  Séraphins.  Instrumentiste  à  l'O- 
péra depuis  longues  années,  M.  Urhan 
n'en  était  pas  moins  un  catholique  des 
premiers  âges.  Il  se  résignait,  pour  vivre, 
au  service  de  Satan,  comme  les  martyrs 
d'autrefois  se  livraient  aux  bètes  féroces. 
Il  faisait  chaque  soir  sa  partie  en  con- 
science, mais  une  fois  cette  partie  achevée, 
il  fermait  les  yeux,  la  bouche,  les  oreil- 
les, et  son  âme  s'en  retournait  au  ciel. 
En  vain  les  danseuses  pirouettaient  dans 
leurs  maillots  couleur  de  chair;  en  vain 
les  belles  dames  se  penchaient  décolle- 
tées sur  le  bord  des  loges;  en  vain 
madame  Stollz  etDuprez  exhalaient  dans 
les  Huguenots  ou  dans  la  Favorite  tou- 
tes les  ardeurs  de  la  passion;  M.  Ur- 
han, la  tête  inclinée,  les  mains  sur  les 
yeux,  ne  voyait  rien,  n'entendait  rien, 
ne  savait  rien,  et  ne  s'éveillait  de  son 
extase  mélancolique  qu'au  signal  de 
l'archet  de  M.  Habeneck.  On  assure  que 
Fanny  Elssler,  Carlotta  Grisi ,  Taglioni 
elle-même,  cette  céleste  danseuse,  n'ont 
pas  obtenu  un  seul  regard  de  cet  ana- 
chorète, qui  passait  à  leurs  pieds  la  moi- 
tié de  sa  vie.  Pendant  ces  conversations 
avec  les  anges,  Urhan,  qui  était  un  sa- 


I  vant  compositeur,  avait  surpris  et  noté 
'quelques  chants  d'en  haut;  mais  per- 
.sonne  n'a  su  interpréter  ici -bas  ces 
mélodies  transmondaines,  de  sorte  que 
ce  grand  artiste  est  mort  littéralement 
incompris.  —  Représentez-vous  au  con- 
traire le  fondateur  le  plus  débraillé  du 
Caveau,  mais  débraillé  noblement  à  la 
façon  de  l'ancien  régime  ;  un  poëte  de 
table,  qui  faisait  des  chansons  sur  tout, 
comme  M.  Jovial,  et  qui  eût  improvisé 
un  couplet  sur  les  débris  du  monde  :  tel 
était  Armand  Gouffé.  Un  de  nos  amis,  qui 
en  fait  de  bons  vers  eût  pu  lui  rendre 
raison,  nous  le  dépeignait  ainsi,  au  mo- 
ment du  succès  de  Phrotine,  c'est-à- 
dire  au  plus  joyeux  point  de  sa  joyeuse 
vie:  grand  et  bel  homme,  figure  ouverte 
et  souriante,  politesse  aimable  envers 
tout  le  monde,  habit  à  la  française,  cu- 
lotte courte  et  bas  irréprochables,  cheveux 
poudrés  à  frimas,  main  fine  et  blanche, 
un  chien  bichon  sur  le  bras  gauche,  et 
des  gimblettes  dans  la  main  droite.  C'est 
dans  ce  gracieux  appareil  qu'Armand 
Gouffé  lançait  ces  couplets,  qui  vivront 
aussi  longtemps  que  le  vin  de  son  pays 
(Il  était  de  Beaune). 

Francs  bareari  qae  Bacchns  lUIre 
Dans  ces  retraites  qu'il  chérit, 
Atgc  mol  Tenez  boire  et  rire. 
Plus  on  est  de  fous,  plus  od  rit,  etc. 

Et  la  fameuse  boutade,  Que  faime  à 
voir  un  corbillard  ! 

Malgré  sa  passion  pour  le  corbillard , 
Gouffé  n'y  est  monté  qu'à  quatre-vingts 
ans,  après  une  longue  et  douce  vieillesse, 
c'est-à-dire  après  une  chanson  continuel- 
le, au  milieu  du   vignoble  natal. 

— Les  temps  sont  passés,  où  Molière  se 
moquait  des  médecins  avec  tant  d'esprit 
et  de  succès.  Que  dirait  aujourd'hui  l'au- 
teur du  Malade  imaginaire,  s'il  assistait 
au  Congrès  que  viennent  de  former  à  Pa- 
ris les  membres  les  plus  éminenls  ou  les 
plus  actifs  de  toutes  nos  Facultés  de  mé- 
decine? Il  serait  stupéfait,  non-seulement 
de  la  science  spéciale,  mais  des  connais- 
sances universelles,  et  surtout  de  la  vive 
éloquence  des  successeurs  de  MM.  Pur- 
gon  et  Diafoirus.  C'est  vraiment  une  chose 
imposante  que  ce  concile  de  docteurs,  as- 
semblé pour  régler  l'enseignement  et 
l'exercice  de  la  médecine,  et  remuant  à 
ce  propos  les  plus  graves  intérêts  de  la 
société.  On  est  tenté  seulement  de  se  de- 
mander, pendant  ces  longues  séances,  ce 
que  deviennent  les  malades  de  ces  mes- 
sieurs? Les  uns  peuvent  mourir  tandis 
qu'on  discute  sur  les  meilleurs  moyens  de 
les  sauver;  et  les  autres  seront  obligés  de 
se  guérir  tout  seuls,  ce  qui  serait  fort 
dangereux...  pour  la  médecine. 

—Les  médecins  nous  rappellent  Sa  Ma- 
jesté l'impératrice  de  Russie  qui  rétablit 
sa  santé  à  Palerme,  tandis  que  sa  tille,  l;i 
grande-duchesse  Olga ,  éblouit  de  se^ 
charmes  tous  les  yeux  qui  la  contemplent, 
et  que  mille  bruits  indiscrets  font  voya- 
ger le  czar  Nicolas  incognito,  jusque  dans 
les  rues  de  Paris.  Le  fait  est  que,  depuis 
plusieurs  mois,  l'ambassade  russe  tient  un 
vaste  appartement  prêt  à  recevoir  un  per- 
sonnage mystérieux  dans  notre  capitale. 
Rien  ne  manque  aux  originales  magnifi- 


cences  de  ce  palais  en  expectative,  pas 
même  le  simple  matelas  de  crin  et  de  cuir 
de  Russie  qui  forme  la  couche  habituelle 
du  géant  du  Nord.  En  attendant  que  Ni- 
colas vienne  occuper  cet  appartement,  une 
partie  de  la  population  pari>ienne  s'est 
persuadé  qu'il  se  promène  comme  un 
bourgeois  du  Marais  sur  l'asphalte  des 
boulevards;  et  aucun  pouvoir  humain  ne 
saurait  arracher  cette  conviction  de  la 
tête  obstinée  de  nos  braves  gens!  Si  vous 
possédez  les  avantages  d'une  stature  co- 
lossale et  d'une  physionomie  guerrière, 
vous  ne  pouvez  plus  vous  montrer  dans 
les  lieux  publics  sans  y  produire  une  sen- 
sation impériale. 

—  Le  voilà!  c'est  lui!  le  voyez-vous? 

—  Qui? 

—  Eh  parbleu!  le  czar  de  toutes  les 
Russies!... 

Et  les  yeux  et  les  lorgnons  de  se  bra- 
quer sur  quelque  grand  monsieur,  fort 
étonné  d'exciter  un  intérêt  si  général. 

—  Pourquoi  sommes- nous  suivis  et  re- 
gardés par  tant  de  monde?  me  demandait 
hier  un  officier  de  mes  amis,  au  foyer  de 
l'Opéra;  est-ce  que  j'ai  mis  mon  paletot 
à  l'envers,  ou  quelque  gamin  m'a-t-il  at- 
taché une  inscription  entre  les  deux 
épaules? 

— Non,  mon  cher,  lui  répondis-je,  mais 
tu  as  six  pieds  de  taille  et  trois  pouces  de 
moustaches.  Tu  poses  à  celte  heure  en 
empereur  Nicolas! 

Un  personnage  ayant  la  tête  nue  et  le 
corps  dans  un  manteau  de  fourrure,  était 
occupé  l'autre  soir  à  regarder  l'eau  couler 
sous  le  Pont-Riiyal.  Un  jeune  poêle  que 
nous  pourrions  nommer  l'aborde  en  ta- 
pinois, déroulant  un  grand  papier  attaché 
d'un  ruban  rose. 

—  Sire!  j'ai  reconnu  Votre  Majesté! 
Pardonnez  à  mon  audace,  et  acceptez  cet 
hommage  à  votre  gloire! 

En  même  temps,  le  jeune  homme  s'é- 
loigne discrètement,  et  le  personnage  au 
manteau  déroule  une  pièce  de  quinze 
cent  soixante-treize  vers  :  ^u  petit-fils 
de  Pierre  le  Grand  .'.'.' 

Le  petit-fils  de  Pierre  le  Grand  n'était 
autre  (ju'un  ex-écuyer  de  l'Hippodrome, 
aujourd'hui  figurant  dans  les  chœurs  mi- 
litaires du  Cirque-Olympique,  et  qui  ce 
soir-là  cherchait  à  gagner  un  rhume  de 
cerveau  pour  se  faire  une  voix  de  basse- 
taille. 

Ces  reconnaissance*  ne  sont  pas  tou- 
jours aussi  flatteuses.  Le  tambour-major 
de  la  deuxième  légion  a  été  assailli  nui- 
tamment par  des  réfugiés  polonais,  qui 
l'ont  accablé  de  coups  de  poings...,  des- 
tinés au  tyran  de  la  Pologne. 

L'empereur  Nicolas  ne  viendra  réelle- 
ment à  Paris  que  lorsque  les  badauds  au- 
ront cessé  de  croire  à  sa  présence.  Son 
incognito  se  trouvera  ainsi  assuré  par  les 
i  efforts  mêmes  qu'on  aura  faits  pour  le  tra- 
hir. En  fait  de  diplomatie,  la  Russie  a 
toujours  pris  la  France  pour  dupe. 
!     — Le  Théâtre-Italien  adonné  la  pre- 
mièrereprésenlation  du  Nabuchodonosor 
de  Verdi,  en  présence  de  cette  brillante 
société ,  résumé  de  toutes  les  sommités 
(lu  monde  européen,  que  M.  Vatel  a  le 
I  privilège  de  réunir  à  ses  fêtes.  L'opéra 


64 


LECTURES  DU  SOIR. 


nouveau  a  obtenu  un  succès  d'enthou- 
siasme. Dérivis  et  M"«  Brambilla  ,  qui  y 
débutaient,  ont  inégalement  réussi.  Dé- 
rivis a  fait  d'énormes  progrès  à  Milan; 
mais  son  émotion  paralysait  sa  belle  voix, 
qui  a  pris  sa  revanche  aux  représenta- 
lions  suivantes.  M"' Brambilla  a  triomphé 
sans  conteste,  et  d'un  boula  l'autre  de 
son  rôle.  Ajoutons  que  Ronconi  dansiVa- 
buchodonosor  s'est  surpassé  lui-même  et 
comme  chanteur  et  comme  comédien. 

—  Le  Vaudeville,  où  la  rentrée  d'Ar- 
na)  dans  Robinson  a  ramené  la  foule , 
vient  de  fustiger  le  travers  du  jour,  l'a- 
giotage, dans  une  pièce  intitulée  :  la 
grande  Bourse  et  les  petites  bourses. 
Cette  bluette  a  pris  de  l'importance  en 
servant  de  début  à  un  jeune  artiste  du 
plus  grand  avenir,  M.  Têtard,  que  le  di- 
recteur du  Vaudeville  a  enlevé  judiciai- 
rement, et  judicieusement,  à  la  scène  des 
Délassements  -  Comiques.  Nous  avions 
prédit  à  M.  Têtard  qu'il  prendrait  rang 
parmi  les  célèbres  comiques  dont  il 
sculpte  les  portraits-charges  avec  tant 
d'esprit  et  de  vérité.  Il  ne  pouvait  mieux 
réaliser  notre  prophétie,  qu'en  jouant 
comme  il  vient  de  le  faire  dans  les  Pe- 
tites Bourses  et  dans  les  Intimes ,  et 
en  méritant  les  bravos  du  public  à  côté 
d'Arnal  et  de  Bardou. 

— Mais  l'événement  dramatiquedumois 
est  le  succès  des  Mousquetaires  de  M. 
Alexandre  Dumas,  notre  illustre  colla- 
borateur, au  théâtre  de  l'Ambigu-Comi- 
que.  Voici  une  scène  qui  donnera  quel- 
que idée  de  l'intérêt  saisissant  de  la 
pièce,  et  qui  fait  tous  les  soirs  crouler  la 
salle  d'applaudissements.  La  femme  du 
roi  Charles  1»^  est  incognito  chez  Crom- 
well  ;  celui-ci ,  avec  sa  fourberie  puri- 
taine, se  déclare  le  sujet  le  plus  soumis 
de  Sa  Majesté ,  mais  l'engage  à  presser  le 
départ  du  roi  : 

—  S'il  ne  quitte  pas  l'Angleterre  il  est 
perdu,  dit-il;  les  temps  sont  mauvais  pour 
la  royauté.  La  reine  soutient  le  contraire, 
et  ce  terrible  dialogue  s'établit  entre  les 
deux  personnages  : 

—  Madame!  je  suis  l'homme  de  la  fa- 
talité !  il  y  a  dix  ans  j'allais  m'embar- 
quer  pour  l'Amérique.  J'avais  le  pied 
sur  le  navire,  quand  le  roi  m'ordonna 
de  rester  en  Angleterre,  où  le  destin 
m'attendait!  Que  Sa  Majesté  parte! 

—  Pourtant! 

—  Madame!  à  Tàge  de  quinze  ans, 
une  femme  m'est  apparue,  tenant  à  la 
main  une  tête  coupée  et  couronnée.  Elle 
prit  la  couronne  sur  cette  tête,  et  elle  la 
posa  sur  la  mienne  !  Que  Sa  Majesté 
parte  ! 

—  Vous  avouez  donc... 

—  Madame!  ma  nourrice  avait  à  l'é- 
paule une  tache  de  sang  qui  lui  descendait 
iusqu'au  sein;  de  sorte  qu'en  suçant  son 
lait,  j'avais  l'air  de  boire  du  sang!  Que 
Sa  Majesté  parte  !  Qu'elle  parte  ! 

La  reine  épouvantée  se  résigne.  Crom- 
well  lui  remet  un  sauf-conduit,  au  moyen 
duquel  dans  deux  heures  elle  pourra  re- 
joindre Charles  l"  et  gagner  la  France 
avec  lui.  La  reine  sort.  — El  que  dit 
Cromwell  resté  seul: 

—  Dans  deux  heures,  il  sera  trop  tard, 
mais  le  conseil  n'en  aura  pas  moins  été 
donné!... 

Le  succès  des  Mousquetaires  a  été 
pour  M.  Dumas  l'occasion  d'un  bon  mou- 
vement de  conscience.  On  sait  que  M. 
Augu.ste  Maquel  fait  une  partie  des  œu- 
vres de  M.  Dumas,  sans  être  nommé  : 
Chacun  prend  son  plaisir  où  il  le  trouve. 
Suivant  l'usage,  le  nom  seul  de  M.  Du- 
mas devait   être   offert  aux    bravos  du 


public  de  l'Ambigu.  M.  Maquet  s'était 
résigné  d'avance  k  l'anonyme.  Or,  au 
quatrième  acte,  M.  Dumas,  voyant  ap- 
plaudir les  plus  beaux  traits  de  son  ami , 
dit  tout  bas  à  Mélingue  :  —  Je  n'ai  ja- 
mais laissé  nommer  personne  avec  moi, 
mais  aujourd'hui ,  vous  pouvez  nommer 
Maquet  ;  c'est  une  marque  d'amitié  que  je 
veux  donner  à  lui  seul...  Le  moment 
venu,  en  effet,  Mélingue  jette  au  public 
applaudissant  et  trépignant  les  noms 
d'Alexandre  Dumas  et  d  Auguste  Maquet. 
On  se  figure  la  charmante  surprise  de  ce- 
lui-ci! il  faillit,  dit-on,  s'évanouir  de  joie. 
Ce  trait  ne  fait  pas  moins  d'honneur  à  M. 
Dumas  que  les  meilleures  scènes  des 
Mousquetaires. 

—  La  saison  des  fêtes  parisiennes  s'est 
ouverte  solennellement  au  ministère  des 
finances ,  à  l'occasion  du  mariage  de 
M"«  Laplagne  avec  M.  Durrieu,  receveur- 
général.  Ministres,  ambassadeurs  et  hom- 
mes d'Etat  étaient  là  en  famille,  et  cha- 
cun allait  tour  à  tour  du  contrat  à  la 
corbeille.  Celle-ci  était  composée  tout  à  la 
fois  avec  la  plus  grande  richesse  et  avec 
la  plus  grande  simplicité.  On  reconnais- 
sait à  ce  luxe  de  bon  goût  la  délicatesse 
exercée  de  la  main  maternelle,  —  comme 
on  reconnaissait  le  tact  exquis  de  son  es- 

(  prit,  à  la  grâce  parfaite  de  la  fiancée  et  à 
la  haute  distinction  du  futur.  Le  signal 
donné  par  M.  Laplagne  a  été  entendu. 
Les  salons  se  rouvrent  peu  à  peu.  Tout 
le  monde  parisitn  va  rentrer  en  danse. 

—  Le  jeune  et  déjà  célèbre  auteur  des 
Mystères  de  Londres  et  des  amours  de 
Paris  publie,  sous  ce  titre.  Les  Contes 
de  nos  pères,  toutes  les  petites  histoires 

3u'il  contait  si  lestement  avant  de  faire 
e  superbes  romans  en  dix  volumes.  Cela 
sent  sa  jeunesse  et  sa  Bretagne  d'une  lieue, 
c'est-à-dire  que  cela  est  frais,  naïf,  gracieux 
et  amusant  au  possible.  M.  Bertall  s'est 
chargé  d'enrichir  le  tout  de  gravures  tou- 
chantes ou  spirituelles;  de  sorte  que  les 
sens  ne  jouissent  pas  moins  que  l'esprit 
à  cette  lecture,  et  qu'on  y  pleure  d'un 
œil  tandis  qu'on  y  sourit  de  l'autre.  Les 
Contes  de  nos  pères  feront,  à  l'époque 
des  éirennes,  les  délices  de  nos  enfants. 

—  A  nos  enfants  aussi  les  Fables  mo- 
rales et  religieuses  de  M™«  Caldelar, 
riche  volume  illustré  par  M.  Lorsay.  Le 
meilleur  éloge  que  nous  puissions  faire 
de  ce  livre,  c'est  d'assurer  qu'il  justifie 
son  titre.  Les  mères  de  famille  n'en  de- 
manderont pas  davantage.  Ajoutons  ce- 
pendant que  l'élégance  de  la  forme  ré- 
pond souvent  à  la  solidité  du  fond,  témoin 
cet  apologue-maxime,  qui  résume  heureu- 
sement toute  la  vie  humaine: 

Un  joar  p«r  le  DmIId  aui  quatre  Ifu  dlfera 
Quatre  Instrumeou  furent  oITertj. 
L'Enfaoce  prit  le  kaléidoscope  ; 
Do  prisme  s'eiBpara  la  Jeunesse  aussitôt; 
L'Age  mûr  safemeni  flt  cboli  du  télescope. 
A  la  Vieillesse,  pour  son  lot. 
Il  demeura  le  microscope. 

—  A  côté  des  beaux  livres  parus,  nous 
pouvons  annoncer  un  beau  livre  à  paraî- 
tre :  ce  sont  les  Portes  contemporains 
de  l'Allemagne  que  le  chantre  >ÏAriel 
et  dos  Cordes  graves,  M.  N.  Martin,  va 
publier  dans  quinze  jours  chez  te  savant 
éditeur  Jules  Renouard.  En  attendant  que 
nous  leur  rendions  compte  de  celte  bril- 
lante revue  de  l'Allemagne  poétique,  nos 
lecteurs  s'en  formeront  une  idée  par  cette 
remarquable  peinture  du  Rhin  : 

a  Le  Rhin  est  limage  la  plus  majes- 
tueuse de  la  vie  humaine.  Vous  l'aTcz  vu, 
à  sa  source,  descendre  du  mont  Gothard, 
pareil  à  l'enfani  qvii  doute  de  ses  forces 
et  craint  de  quitter  l'abri  du  seuil  natal, 


au  moment  de  parcourir  une  longue  car- 
rière. Cependant  il  s'enhardit  à  chaque 
pas  et  prend  goût  it  sa  course  aventu- 
reuse. Ce  n'est  déjà  plus  l'enfant,  c'est 
l'adolescent  qui  s'élance  avec  une  curio- 
sité avide,  c'est  le  jeune  homme  qui  se 
précipite  tête  baissée  dans  les  hasards.  En 
vain  le  lac  de  Constance  espère  le  retenir 
dans  la  molle  étreinte  de  ses  eaux  dor- 
mantes, il  ne  daigne  pas  même  s'y  mêler, 
ni  lui  prendre  une  goutte  de  son  onde 
qu'il  franchit  d'un  bond  superbe.  C'est 
seulement  à  Bonn  que  le  noble  fleuve 
parait  suspendre  sa  course  pour  se  re- 
poser un  peu  de  tant  de  travaux.  Il  s'é- 
loigne à  regret  de  ce  beau  pays,  témoin 
des  exploits  de  sa  jeunesse,  pour  descen- 
dre toujours  plus  lentement  désormais 
vers  la  mer,  c'est-à-dire  vers  la  mort,  où 
vont  s'engourdir  les  hommes,  les  fleuves 
et  les  choses.  Le  dernier  irait,  et  le  plus 
frappant  de  ce  symbole,  c'est  que  le  Rhin 
après  tant  d'efforts,  de  bienfaits  et  de 
gloire,  vient  s'engloutir  de  vieillesse  dans 
les  sables  de  la  Hollande,  à  quelques  pas 
de  l'Océan  qui  aurait  dû  le  recevoir  tout 
entier.  C'est  ainsi  que  Napoléon  est  allé 
mourir  à  Sainte-Hélène,  au  lieu  de  trou- 
ver à  Waterloo  le  seul  trépas  qui  fût  di- 
gne de  son  destin!  » 

—  Encore  un  mot  sur  lîn  livre  qui  n'a 
aucune  prétention  littéraire,  et  qui  s'a- 
dresse tout  simplement  à  l'estomac  : 
Science  du  bien  vivre,  ou  Monographie 
de  la  cuisine,  par  M.  Paul  Ben.  C'est 
une  nouvelle  Physiologie  du  goût,  moins 
transcendante  que  celle  de  Brillât-Sava- 
rin, et  mise  à  la  portée  de  toutes  les  maî- 
tresses de  maison.  Il  y  a  là  des  causeries 
spirituelles,  des  théories  utiles,  de  la  pra- 
tique plus  utile  encore ,  des  gravures  à 
foison,  des  chansons  avec  leur  musique, 
de  tout  enfin,  et  d'autres  choses  encore. 
La  Science  du  bien  vivre  réussira  certes 
auprès  des  gourmands;  c'est-à-dire 
quelle  obtiendra  un  succès  universel. 

—  Une  charmante  matinée  musicale  a 
été  donnée  le  30  octobre,  chez  M.  Erard. 
Le  beau  poëme  biblique  de  Ruth,  par 
M.  Alexandre  Guillemin,  a  inspiré  à 
M.  César -Auguste  Franck  une  musique 
savante  et  tout  à  fait  digne  des  paroles.  La 
première  audition  de  cette  œuvre  a  eu 
un  véritable  succès.  M»*  Mondutaigny 
a  chanté  le  rôle  principal  avec  talent. 
Nous  avons  admiré  aussi  la  voix  sympa- 
thique et  puissante  de  M™«  Moisson , 
qui  a  prêté  un  grand  charme  au  person- 
nage de  Noêmi.  Les  suffrages  d'une  as- 
semblée d'elitc,  où  nous  avons  remarqué 
M"»  la  princesse  Belgiojoso,  MM.  Spoa- 
lini,  Liszt,  Antoni  Deschamps, Vartel, etc., 
décideront  sans  doute  les  auteurs  à  se 
produire  devant  un  public  plus  nom- 
breux. 

—  M°>«  Ollion,  née  Delisle,  vient  de 
publier  deux  quadrilles  qui  se  recom- 
mandent à  tous  les  pianos  élégants  :  Ce 
sont  le  Parisien  et  la  Chatne  d'or,  ou- 
vrages aussi  gracieux  et  aussi  distingués 
que  k'urs  titres. 

—  L'auteur  du  Cavalier  hadjoute ,  de 
la  Fleur  de  l'âme  et  de  la  bille  romance 
Larmes  du  cœur,  insérée  dans  le  lî*  vo- 
lume du  Musée,  M.  Joseph  Vimeux,  vient 
aussi  de  publier  deux  charmantes  mé- 
lodies :  Pauvre  fille,  pauvre  Colombie 
et  le  Fagabond  (pour  basse);  ces  nou- 
velles romances  sont  dignement  interpré- 
tées par  MM.  Audran  et  Tagliafico,  dans 
les  premiers  salons  qui  ouvrent  la  saisoa 
musicale. 

P.-C. 


Imprinaerie  de  IIENNOYER  el  TUflPIN,  rue  Lemercier,  34.  Baiignollei. 


i 


HISTOIRE  DES  POUPEES,  DES  MARIONNETTES 

ET  AUTRES  JOUETS  DE  L'ENFANCE, 
CHEZ   LES    PEUPLES  DE   L'AMIQUITÉ. 


-t_-i 


pii    m    \\\\      Tiï' 


^orrate  jouant 
Caton  fai 
dada. — 


à  la  clochelte. — Arislote  jonglant  avec  des  globules  argentés. — Antigone  faisant  la  toilelle  à  sa  poupée. — 
sanl  aller  un  pantin. — Cornélie  habillant  les  Gracques  en  soldats  romains. — Saint  Jérôme  ù  cheval  sur  un 
Newton  soufflant  des  bulles  de  savon. 


es  choses  les  plus  fri- 
voles en  apparence  ont 
souvent  leur  côté  sé- 
rieux; souvent,  si  elles 
amusent,  c'est  pour 
instruire;  telles  qu'une 
fleur  qui,  sous  sa  pa- 
rure d'un  jour,  cache 
un  fruit  délicat  ou  une 
graine  féconde.  Ceci 
est  applicable  surtout 
à  la  bagatelle  histori- 
que. Ce  n'est  pas  seu- 
lement par  les  grands 

DSCEMBRB     iS4S 


faits  que  se  révèle  l'histoire  ;  les  petits  événements,  les 
petites  institutions,  les  petites  créations  sont  aussi  ses  or- 
ganes; elle  a  ses  colosses,  mais  elle  a  encore  ses  minia- 
tures. Et  que  de  faits  se  sont  rencontrés  qui,  chétifs  en 
apparence ,  étaient  néanmoins  dépositaires  de  grands  se- 
crets! A  ceux  qui  les  négligeaient,  l'histoire  se  montrait 
ingrate,  inabordable;  pour  eux,  son  sanctuaire  était  fermé, 
ses  oracles  étaient  muets.  Aussi  le  P.  Lupi,  à  qui  appar- 
tient celte  dernière  pensée ,  et  dont  les  recherches  savan- 
tes nous  ont  fourni  l'idée  mère  et  les  principaux  dévelop- 
pements de  ce  travail ,  le  P.  Lupi ,  en  parlant  des  poupées 
et  des  marionnettes,  croyait  non- seulement  intéresser 
ses  lecteurs,  mais  encore  ne  pas  être  indiiïéront  à  l'utilité 
de  la  science. 

—   9    —   TRF.IZIÈWE    VOLUME. 


66 


LECTURES  DU  SOIR. 


Voilà,  n'est-il  pas  \Tai,  un  début  bien  grave  pour  un 
sujet  dont  le  titre  semblait  annoncer  tout  le  contraire.  Tou- 
tefbis,  ne  vous  effrayez  pas  trop,  enfants,  vous  pour  qui, 
surtout,  j'écris  ces  choses  !  Le  jour  de  Tan  est  un  jour  essen- 
tiellement gai  ;  je  me  garderai  bien  d'assombrir,  par  une 
raine  trop  sérieuse,  le  sourire  qu'il  fait  naître  sur  vos  lè- 
vres ;  je  sèmerai  de  fleurs  les  aspérités  même  de  la  route  à 
travers  laquelle  je  vais  vous  conduire. 

Donc  il  s'agit  de  l'antiquité,  au  point  de  vue  des  pou- 
pées et  des  marionnettes. 

Les  anciens  n'étaient  pas  plus  misanthropes  que  nous; 
ils  l'étaient  moins  peut-être ,  car  le  monde  de  leur  tenjps 
ayant  moins  vécu  que  le  nôtre,  était  moins  riche  d'ennuis 
et  de  désespoirs.  Les  anciens  étaient,  comme  nous,  excel- 
lents pères.  Us  aimaient  leurs  enfants ,  ils  les  choyaient, 
ils  les  amusaient  ;  rien  n'était  éjwrgné  pour  eux  ;  aussi , 
dès  l'antiquité,  les  joujoux  avaient-ils  de  l'importance.  Si 
l'on  en  croit  Varron,  Perse  et  saint  Jérôme,  cet  homme  si 
grave  et  d'une  vertu  si  austère,  ils  étaient  variés  à  l'infini. 
C'étaient  des  globules  d'or  ou  d'argent,  c'étaient  des  clo- 
chettes d'airain,  c'étaient  surtout  des  poupées,  des  poupées 
de  carton,  ou  de  bois  précieux,  ou  d'ivoire.  «Qu'on  leur 
«donne,  dit  saint  Jérôme,  toutes  les  douceurs  les  plus 
«  exquises,  ce  qu'il  y  a  de  plus  suave  au  goût,  de  plus  frais 
«  dans  les  fleurs,  de  plus  radieux  dans  les  pierreries,  de 
«  plus  charmant  dans  les  poupées. 

La  civilisation  antique,  dans  tout  ce  qui  regarde  la  spé- 
cialité des  poupées,  n'avait  donc  rien  à  envier  à  la  délica- 
tesse moderne.  Au  contraire,  combien  d'enfants  de  nos 
jours,  au  milieu  de  leurs  jouets  les  plussplendides,  eussent 
jalousé  peut-être  le  destin  plus  fortuné  des  petits  Grecs  et 
des  petits  Romains! 

Chers  enfants,  mes  lecteurs,  vous  qui  savez  déjà  tant 
soit  peu  d'histoire,  vous  qui  déjà  vous  êtes  fatigué  les  yeux 
sur  plus  d'un  auteur  grec  et  latin ,  vous  êtes-vous  jamais 
figuré  le  grave  Socrate,  le  divin  Platon,  le  vieux  Caton 
surtout,  la  grande  personnification  du  sérieux  antique,  cou- 
rant les  rues  de  Rome  et  d'Athènes  un  hochet  à  la  main 
et  agitant  la  clochette!  Cela  vous  fait  rire?  c'est  qu'en 
effet  cela  est  fort  plaisant. 

Toutefois ,  nous  n'osons  garantir  qu'il  en  ait  été  ainsi. 
Les  grands  hommes  se  ressemblent  quelquefois,  et  l'on  sait 
que  Newton  dédaigna,  lui,  tous  les  jouets  de  l'enfance,  et 
en  particulier  les  bulles  de  savon,  avec  lesquelles  il  ne  se 
réconcilia  enfin  que  lorsqu'il  y  vit  un  moyen  d'expérimen- 
ter et  de  justifier  ses  théories  scientifiques. 

Mais  voici  uu  autre  tableau.  C'est  l'appareil  du  sacrifice 
offert  à  Vénus  par  les  jeunes  filles  avant  de  contracter 
mariage.  Là  se  révèle  d'une  manière  plus  manifeste  le  grand 
rôle  de  la  poupée  dans  les  amusements  de  l'enfance.  A 
vrai  dire,  ce  n'était  point  pour  elle  un  hochet  arbitraire , 
c'était  comme  le  symbole  de  sa  spécialité,  comme  son  ca- 
ractère naturel  et  distinctif.  Aussi  la  grande  offrande ,  le 
solennel  sacrifice  des  vierges  romaines  à  Vénus,  au  mo- 
ment de  se  marier,  n'était  autre  chose  qu'une  poupée  (1). 

Par  là  elles  espéraient  se  rendre  la  d^  esse  favorable  et 
obtenir  d'elle  un  hymen  fortuné  ;  c'est  la  pensée  de  J.  Rond, 
pensée  originale  et  singulière  dans  la  manière  dont  il  l'ex- 
prime (2). 


(i)  «  Veoeri  donats  1  rirgine  pops  (Pêne,  Satire  u).  —  SolehiDl 
Tirgioes  ouplurs  luai  pupas,  imaguQCulas  puellares  Veoeri  ofTerre.  » 
(Lubio  in  Pen.,  Sat.  ui.) 

(3)  «Uoi  fuit  al  virgioe*  auptura  lua*  pupas  Veneri  donareiil,  iode 
iperantei  fauituni  fuiarum  aibi  œalrimoDium,  al  bravi,  Veoeru  be- 
aeQcio,  t 


Par  là  aussi,  ajoute  Plaute  ,  le  commentateur  de  Perse, 
elles  disaient  adieu  au  passé,  rompaient  à  jamais  avec  l'en- 
fance, et  avec  les  habitudes  dissipées  et  folâtres,  et  pro- 
testaient qu'à  l'avenir,  retirées  dans  le  sanctuaire  de  leur 
famille,  elles  seraient  tout  entières  aux  occupations  graves, 
au  sérieux  de  la  vie  ;i}. 

C'est  une  chose  bien  remarquable  chez  les  anciens  que 
la  fréquence  des  sacrifices.  Us  accompagnaient  tout  acte 
important  de  la  vie  ;  on  ne  les  omettait  point,  surtout  lors- 
qu'on désertait  une  profession  pour  en  embrasser  une 
autre  ou  pour  se  li>Ter  au  repos.  Ainsi ,  ce  n'étaient  pas 
seulement  les  jeunes  filles  qui  sacrifiaient  leurs  poupées  à 
Vénus,  les  jeunes  garçons,  parvenus  à  l'âge  de  puberté, 
consacraient  aux  dieux  pénates  les  jouets  de  leur  enfance, 
ces  globules  d'or  ou  d'argent  dont  nous  avons  parlé  (2). 

Les  athlètes,  renonçant  à  leur  art,  consacraient  leurs 
cestes,  témoin  le  fameux  Véjanius,  qui  tant  de  fois  mérita 
dans  l'arène  les  applaudissements  des  Romains  (3). 

Horace,  lui-même,  disant  adieu  à  la  poésie,  suspend  sa 
lyre  aux  murs  du  temple  (4). 

Les  joujoux,  les  poupées  surtout,  étaient  si  bien  dans 
l'opinion  des  anciens  l'attribut  distinctif  de  l'enfance,  que 
non-seulement  on  les  lui  prodiguait  pendant  la  vie  ,  mais 
qu'on  n'osait  même  l'en^éparer  après  la  mort.  Entrez  dans 
ce  tombeau  dont  la  voie  est  encore  jonchée  de  fleurs,  levez 
cette  pierre  que  recouvre  une  inscription  dorée  ;  un  jeune 
enfant  y  repose,  et  auprès  de  lui  une  petite  clochette  à  la 
voix  argentine,  une  poupée  splendidement  parée,  et  tous 
les  joujoux  de  sa  vie.  «  Va,  mon  fils,  lui  avait  dit  sa  mère, 
«  la  mort  te  ravit  à  mon  amour  ;  mais,  qu'arrivé  aux  champs 
«  du  bonheur,  tu  aies  de  quoi  charmer  ton  enfance  et  rap- 
«  peler  à  ton  cœur  ton  séjour  parmi  tes  amis  de  la  terre  !  » 

Comme  cette  coutume  est  touchante  et  pleine  de  suave 
poésie!...  Elle  fut  conservée  par  les  chrétiens  des  pre- 
miers siècles ,  et  c'est  dans  leurs  tombeaux  qu'on  doit  pren- 
dre l'idée  des  tombeaux  antiques.  Telle  est  en  effet  la 
remarquable  réflexion  de  M.  Raoul  Rochette  :  «  Il  est  beau- 
«  coup  d'objets  qui,  n'étant  pas  de  pur  ornement  ou  d'une 
«  nécessité  absolue,  expriment  certainement  des  idées  sym- 
«  boliques,  et  quand  ces  objets  apparaissent  ou  matérielle- 
«  ment  antiques,  ou  positivement  imités  de  l'antiquité,  il  y 
«  a  tout  lieu  de  croire  que  c'est  par  un  effet  des  mêmes 
«  opinions,  ou  par  une  tradition  des  mêmes  habitudes  fu- 
«  néraires  que  de  pareils  objets ,  fournis  d'abord  par  les 
«  tombeaux  antiques,  se  rencontrent  dans  les  cimetières 
«  chrétiens.  » 

Or,  c'est  dans  ces  cimetières  que  des  jouets  d'enfants 
ont  été  trouvés.  Us  étaient  nombreux  et  variés ,  attachés 
soit  au  dedans  soit  au  dehors  des  sépultures  des  enfants 
des  deux  sexes.  On  les  conserve  aujourd'hui  dans  le  Mu- 
séum christianum  du  Vatican. 

Les  jouets  d'enfants  consistaient  d'abord  en  poupées 
d'ivoire  ou  d'os,  telles  qu'il  s'en  rencontra  un  grand  nom- 
bre dans  le  cercueil  de  Marie,  fille  de  Slilicon,  et  femme 
de  l'empereur  Honorius,  lequel  fut  découvert  intact,  en 


(1)  «  Eral  coniuetudo  ul  puells  matrimoniani  daceniea  popat 
Veneri,  ul  felix  fauiiuaique  esiei,  coodonareot,  tanquam^amfNwrh 
libus  ittfptiu  VaUdicturœ.  > 

(3)  Qudm  prinûm  parido  custoi  mibi  parpnra  cetiit, 
BuLaqut  succinciis  laribus  donata  pependU-  (Perte,  Ml.  v.) 

(3) Vfjaniu»  armis 

Bercuia  ad  potiem  fixis,  laiei  abOiiut  agro 

Ne  populuiD  extremi  UKiei  exorel  areol.  \Bot.,  Ub.  I,  ep.  I.) 

(4)  Nunc  arma  dcfunctnmque  l>ello 

Barbiion  Me  pana  hai>eb%t.  (Od.,  lib.  III,  ixn.) 


MUSÉE  DES  FAMILLES, 


67 


1544,  dans  le  cimetière  du  Vatican.  Le  corps  de  cette  jeune 
princesse  reposait  enveloppé  de  riches  tissus  d'or;  à  ses 
côtés,  une  cassette  d'argent  renfermant  les  objets  de  toi- 
lette qui  avaient  été  à  son  usage  ;  puis  enfin  des  poupées 
d'ivoire,  dont  la  présence  ne  peut  s'expliquer  ici  que  par 
cet  usage  ancien,  suivant  lequel  les  jeunes  filles  consa- 
craient leurs  poupées  à  Vénus.  Du  reste ,  si  ce  trait  de 
mœurs  chrétiennes,  si  frappant  par  son  rapport  avec  les 
coutumes  antiques,  n'avait  d'autre  preuve  que  la  circon- 
stance à  laquelle  nous  l'avons  rapporté,  peut-être  pourrait- 
on  douter  de  la  valeur  que  nous  lui  attribuons.  Mais,  sur 
ce  point,  les  exemples  sont  si  nombreux,  que  le  savant 
Boldelti,  qui  s'est  occupé  à  les  recueillir,  est  pleinement 
d'accord  avec  nos  assertions.  Buonarotti  lui-même,  à  qui 
sa  position  avait  permis  d'observer,  dans  le  Musée  Carpe- 
gua,  de  ces  poupées  d'os  provenant  des  catacombes  et  des 
cimetières  Saint-Calixte  et  Sainte-Priscille,  ne  fait  pas  dif- 
fixîulté  d'y  reconnaître  l'imitation  de  l'antiquité,  et  avoue 
que  toute  autre  explication  est  impossible. 

L'invention  des  poupées  n'est  donc  pas  nouvelle;  c'est, 
comme  tant  d'autres,  un  héritage  de  l'antiquité. 

11  en  est  qui  se  sont  évertués  à  chercher  l'idée  philoso- 
phique qui  a  présidé  à  l'invention  des  poupées.  Us  ont 
voulu  y  voir  une  révélation  instinctive  de  ce  sentiment  de 
sa  propre  excellence  que  l'homme  porte  au  fond  de  lui- 
même,  et  qui ,  malgré  lui,  domine  tous  les  autres.  Selon 
eux,  l'homme  a  inventé  les  poupées  parce  que,  toujours 
raisonnable,  même  lorsqu'il  s'amuse,  il  est  porté  à  recher- 
cher ce  qui  est  le  plus  digne  de  sa  nature.  Or,  quoi  de  plus 
digne  de  l'homme,  dans  l'ordre  de  ses  amusements,  que 
ces  imitations  de  lui-même,  que  ces  types  qui  reprodui- 
sent ses  traits,  ses  allures  et  tout  son  extérieur!...  Nous 
n'envisagerons  point,  nous,  la  question  sous  ce  point  de 
vue  ;  elle  ne  nous  parait  point  mériter  cette  importance. 
Ce  qui  attire  notre  attention,  ce  sont  ces  soins  si  dévoués, 
si  minutieux  des  petites  filles  pour  leurs  poupées.  Elles 
les  choient,  elles  les  caressent,  elles  les  parent  ;  tous  leurs 
trésors  leur  sont  consacrés.  Leurs  poupées,  c'est  là  leur 
vie ,  leur  gloire ,  leur  bonheur.  Aussi  le  docteur  Gall  n'a 
pas  dédaigné  d'appliquer  son  regard  observateur  à  ces  ha- 
bitudes de  l'enfance,  et,  palpant  la  tête  de  la  petite  fille,  il 
y  a  senti  s'élever  déjà  la  bosse  de  l'amour  maternel.  Quel 
trait  de  lumière! 

Jusqu'ici  nous  n'avons  considéré  la  poupée  que  dans  son 
immobilité.  Allons  plus  loin  :  la  voilà  qui  s'anime,  qui 
s'agite.  La  poupée  s'est  transformée  en  marionnette. 

Les  marionnettes!  que  ce  nom  éveille  de  joyeuses  sym- 
pathies! Quel  est  l'enfant  qui,  mille  fois  dans  sa  vie,  n'a 
vu  jouer  les  marionnettes?  Si  les  sombres  menaces  de  Cro- 
quemitaine,  si  la  voracité  gloutonne  de  Gargantua  laissent 
dans  son  esprit  des  souvenirs  de  terreur  ou  d'admiration, 
les  marionnettes  ne  lui  rappellent  que  des  heures  d'hila- 
rité et  de  bonheur.  Que  de  fois,  dressé  sur  la  pointe  du 
pied,  l'œil  fixe,  la  bouche  béante,  il  oublia,  auprès  du  théâ- 
tre ambulant,  et  l'école,  et  ses  leçons,  et  les  commissions 
de  sa  mèrel...  A  ses  yeux, était-il  quelque  chose  de  plus 
joli,  de  plus  beau,  de  plus  ravissant,  de  plus  digne  de  son 
admiration  tout  entière? 

Eh  bien  1  ces  merveilleuses  marionnettes,  non  plus  que 
les  poupées,  ne  sont  une  invention  moderne.  C'est  encore 
un  présent  des  siècles  anciens. 

Athènes  et  toutes  les  cités  de  la  Grèce  connaissaient  les 
marionnettes.  C'était  le  spectacle  du  petit  peuple,  et  il  n'é- 
tait pas  rare  d'y  voir  les  grands  eux-mêmes  et  les  citoyens 
les  plus  honorables. 


Telle  était  dès  lors  leur  popularité,  que  les  (.'rands  his- 
toriens n'ont  pu  les  passer  sous  silence,  et  que  les  poètes  et 
les  prosateurs  philosophes  y  ont  cherché  des  termes  de 
comparaison  pour  rendre  plus  saisissables  leurs  principes 
et  leurs  théories  humanitaires. 

Xénophon,  dans  son  livre  intitulé  du  Fejtin,  met  en 
scène  Socrate  dialoguant  avec  un  bateleur.  «  Pourquoi,  lui 
«  demande  le  philosophe,  l'attacher  à  un  métier  aussi  ché- 
«  tif  que  celui  de  faire  jouer  des  marionnettes?  — 11  faut 
«  vivre,  répond  le  bateleur,  et  ce  métier  m'en  donne  les 
c  moyens,  car  le  peuple  est  assez  simple  pour  accourir  au 
«  spectacle  que  je  lui  présente  et  s'y  amuser.  »  Socrate 
n'eut  rien  à  répliquer.  Il  connaissait  sans  doute  l'axiome 
fondamental  :  Prius  est  vivere. 

Mais  ici  une  réflexion  se  présente  ;  nous  n'avons  pas 
beaucoup  gagné  sur  nos  ancêtres.  Si  le  peuple  d'Athènes 
et  de  Rome  se  pressait  si  fort  au  jeu  des  marionnettes,  en 
est-il  autrement  de  nos  jours?  Tant  il  est  vrai  que  le  peu- 
ple est  toujours  enfant,  que  toujours  il  sera  enfant! 

L'étude  la  plus  curieuse  au  sujet  des  marionnettes  anti- 
ques, c'est  celle  de  leur  forme.  La  perfection  en  était  pous- 
sée très-loin ,  et  l'on  voit  par  là  que  les  ressources  de  la 
mécanique  étaient  dès  lors  prodigieusement  développées. 
Tel  de  nos  artistes  qui  se  targue  aujourd'hui  d'un  brevet 
d'invention  ou  de  perfectionnement,  aurait  passé  peut-être, 
à  cette  époque  reculée,  pour  un  homme  d'un  talent  mes- 
quin ou  du  moins  d'un  talent  fort  ordinaire. 

Si,  d'après  le  principe  de  M.  Raoul  Rochette,  nous  de- 
mandons aux  souvenirs  des  cimetières  et  des  catacombes 
des  notions  sur  les  marionnettes  antiques,  nous  verrons 
qu'elles  ressemblaient  tout  à  fait  à  celles  de  notre  temps. 

C'étaient,  dit  Buonarotti,  de  petites  statuettes  aux  arti- 
culations brisées ,  et  auxquelles  un  fil  distribué  avec  art 
communiquait  une  mobilité  merveilleuse  (1). 

M.  Raoul-Rochette ,  à  la  huitième  planche  de  son  mé- 
moire, en  donne  un  spécimen  ;  et  pour  dire  la  vérité,  la 
figure  qu'il  y  représente  ne  serait  pas  indigne  de  figurer 
parmi  les  acteurs  des  théâtres  ambulants  qui  couvTcnt  nos 
modernes  Champs-Elysées. 

Boldetti,  plus  fécond  en  recherches  comme  en  décou- 
vertes, donne  aussi  dans  son  ouvrage  le  dessin  de  deux 
marionnettes  trouvées  dans  les  cimetières  chrétiens,  et  y 
joint  leur  description. 

Selon  lui  ces  deux  marionnettes  avaient  de  hauteur  en- 
viron six  pouces  {di  circa  sei  in  piu  once),  d'épaisseur 
une  palme,  et  elles  étaient  composées  du  buste,  du  cou, 
des  jambes  et  des  bras  disjoints,  mais  rendus  mobiles  dans 
toutes  leurs  parties  par  un  fil  de  métal  {mobile  in  cias- 
cuna  sua  parte). 

Boldetti  ajoute  que  c'était  là  le  jouet  des  petits  enfants, 
et  les  vrais  acteurs  des  théâtres  de  marionnettes  (2). 

Telles  sont  les  données  que  nous  offrent  sur  la  forme 
des  marionnettes  les  tombeaux  chrétiens.  Ces  données  sont 
parfaitement  conformes  à  celles  que  nous  ont  transmises 
les  auteurs  les  plus  anciens.  On  peut  consulter  à  ce  sujet 
Hérodote  au  livre  d'Eulerpe,  Aristote  au  livre  du  Monde, 
Marc-Aurèle  et  Favorinus. 

Le  poëte  Horace  confirme  les  récits  et  descriptions  de 
tous  ces  auteurs,  lorsque  s'élevant,  dans  ses  satires,  contre 

(i)  «  lo  credo  che  possano  esiere  alcune,  corne  certi  buralliai 
d'osso,  colle  gambe  et  braccia  staccato,  et  de  allacarsi  insieme,  in 
cbe  si  muovaDo  coo  ua  filo  di  saoae.  » 

(3)  M  Con  queste  iœagineue  giucando  i  fauciulli,  soleano  divertirii 
muovendole  coo  fili  a  guisa  (diceino  cosi)  di  butiUini  loalrali.  » 


6S 


LECTURES  DU  SOIR. 


les  hommes  au  caractère  flottant  et  sans  énergie,  il  les 
compare  aux  marionnettes  : 

Ouceris  ut  nervis  alienis  mobile  lignum. 

(Salir,  vu,  lib.  II.) 

(  Vous  voux  laissez  conduire  comme  cet  instrument  de  bois  qu'un 
fil  étranger  fait  mouvoir.) 

Toutefois,  il  faut  le  dire,  les  commentateurs  ne  sont 
point  d'accord  sur  l'interprétation  de  ce  vers  du  poëte 
latin.  Nous  les  laisserions  volontiers  se  débattre  à  l'aise,  si 
la  question  par  eux  agitée  ne  nous  ofTrait  une  révélation 
nouvelle  sur  un  certain  jouet  bien  commun  de  nos  jours 
et  bien  apprécié,  bien  chéri  des  enfants. 

Il  en  est  donc  qui  prétendent  que  le  vers  que  nous  avons 
cité  ne  doit  s'entendre  en  aucune  manière  des  marion- 
nettes, qu'Horace  a  voulu  y  parler  seulement  de  la  toupie 
ou  turbot,  cet  instrument  léger  qui  tourne  sur  lui-même, 
et  que  l'enfant  fait  mouvoir  à  l'aide  d'un  fouet  bruyant. 
Ils  ajoutent  que  le  vers  en  question  doit  être  rapproché  de 
ces  vers  de  Virgile,  auxqviels.  selon  eux,  il  est  impossible 
de  donner  un  autre  sens  : 

lile  aclus  habeni 

Curvalis  fertur  spatiis. 

{Chassé  par  le  fouet,  il  décrit  des  courbes  dans  l'espace.) 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  ne  prendrons  parti  pour  per- 
sonne. A  défaut  du  témoignage  d'Horace,  tant  d'autres 
sont  pour  nous!  Seulement,  il  résulte  de  celle  controverse 
un  fait  intéressant  pour  notre  thèse,  c'est  l'anliquilé  de  la 
toupie.  En  vérité,  c'est  le  cas  de  le  dire,  il  n'est  rien  de 
nouveau  sous  le  soleil.  Peut-être  vendait-on  à  Athènes  ou 
à  Rome  la  plupart  des  joujoux  qu'étalent  aujourd'hui  avec 
orgueil  nos  marchands  de  nouveautés. 

Jusqu'à  présent  les  divers  écrivains  que  nous  avons  in- 
terrogés ne  nous  ont  donné  sur  la  forme  des  marionnettes 
qu'une  idée  générale.  Ils  ne  sont  point  entres  dans  cette 
analyse  détaillée  ,  nécessaire  pourtant,  pour  juger  de  leur 
perfection.  A  nous  donc  de  creuser  plus  avant  et  de  recou- 
rir à  de  nouvelles  sources. 

Aristote,  au  livre  déjà  cité,  nous  offre  sur  ce  sujet  des 
données  curieuses.  Il  parle  de  marionnetles  si  parfaite- 
ment confectionnées  qu'elles  agitent  tantôt  la  tète  et  les 
mains,  tantôt  les  épaules  et  même  les  yeux,  quelquefois 
tous  les  membres  ensemble  ;  et  cela  avec  une  certaine 
gentillesse  et  une  harmonie  de  mouvement  ravissantes. 

Cardanus  va  plus  loin.  Il  assure  avoir  vu  des  marion- 
nettes qui  pouvaient  défier  les  plus  habiles  danseurs.  Au- 
cun geste,  aucune  espèce  de  tours  qui  leur  fussent  étran- 
gers (1). 

C'est  en  Italie  surtout  que  le  génie  des  marionnettes,  si 
je  puis  m'exprimer  de  la  sorte,  a  remporté  les  plus  belles 
couronnes.  La  gloire  dont  il  avait  entouré  Archimède  et 
Etésilius  y  suscita  des  artistes  célèbres.  On  y  vit  surgir 
entre  autres  le  fameux  Commandinus,  auquel  la  poésie 
consacra  des  vers  : 

O  corne  l'arte  imilatrice  ammiro 

Onde  con  modo  iousilato  el  sirano 

Muovesi  il  legno,  e  l'uom  ne  pende  innuoto  !.' 

Les  Italiens  ont  hérité  plus  immédiatement  que  nous  des 
antiquités  romaines  et  grecques ,  et  il  est  à  croire  que  dans 
leur  héritage,  les  marionnettes  et  la  manière  de  les  faire 

(i)  <•  Qui  nullum  saltationis  genus  non  smulabanlur,  gesliculantei 
miriJ  modit,  capite,  cruribus,  pedibus  et  bracliiis.  »  (De  rentm  lahe- 
late,  lih.  xni,  cap.  LXiii;  et  De  subtil.,  lib.  XVII  ) 


jouer  ont  été  comprises.  Nulle  part,  en  effet,  les  marion- 
nettes ne  méritent  plus  d'attirer  la  foule  à  leurs  théâtres 
qu'en  Italie.  Là,  elles  jouent  non-seulement  des  farces  et 
des  proverbes,  mais  des  charades,  mais  des  vaudevilles, 
mais  des  drames,  voire  même  des  tragédies,  et  tout  cela 
avec  une  gentillesse  mignonne,  une  délicatesse  fine,  une 
suavité  tendre,  et  aussi  une  gravité  noble,  une  majestueuse 
dignité.  On  ne  peut  se  faire  une  idée  de  tout  ce  que  ces 
spectacles  en  miniature  ont  de  charmant  et  de  délicieux. 
Pour  faire  juger  par  un  seul  trait  de  l'habileté  de  leurs  ac- 
teurs, on  a  vu  un  Polichinelle  fumer  sa  cigarette  avec  au- 
tant de  grâce  et  d'aplomb  que  le  lion  le  plus  fringant  du 
boulevard  des  Italiens  ou  du  Palais-Royal. 

Toutes  ces  marionnettes  intéressantes  auxquelles  les  an- 
ciens vouaient  un  culte  si  empressé,  étaient  faites  ordinai- 
rement de  bois,  d'os,  de  carton  ou  d'ivoire.  Cependant,  les 
artistes  voulurent  attacher  leur  gloire  à  des  monuments 
plus  solides.  Us  firent  des  marionnettes  d'or  et  d'argent. 
Et  qu'on  ne  pense  pas  que  l'excellence  du  travail  fut  com- 
promise par  le  prix  de  la  matière  ;  au  contraire,  il  grandit 
eu  perfection,  et  son  triomphe  dans  les  difficultés  nouvelles 
le  fit  briller  d'un  plus  vif  éclat.  Pétrone,  contemporain  de 
Néron,  raconte  que,  dans  un  festin  donné  par  Trimalcion, 
on  apporta  sur  la  table  une  statuette  d'argent  qui,  ainsi  que 
les  autres  marionnettes,  avait  les  articulations  brisées  el 
mobiles.  Elle  fit  devant  les  convives  une  foule  d'évolutions 
curieuses.  Les  sentiments  de  Trimalcion  à  cette  vue  sont 
remarquables. 

—  Ilélas  !  hélas  !  s'écrie-t-il,  infortunés,  voilà  donc  ce 
que  c'est  que  l'homme! — Rien! — Ainsi  nous  serons  tous 
quand  le  trépas  nous  aura  enlevés  à  la  terre. 

Heu  !  heu  !  nos  misères,  quàm  lotus  bomuncio  nihil  eit  7 
Sic  erimus  cuncii  poslquam  nosauferet  Orcus. 

Après  avoir  étudié  l'histoire  des  poupées  et  des  marion- 
netles, on  se  demande  naturellement  quel  est  le  nom  de 
l'homme  fameux  qui,  le  premier,  les  inventa.  Sur  ce  point, 
nous  n'avons  guère  que  des  incertitudes.  11  en  est  des  ma- 
rionnettes, à  peu  près,  comme  du  vieil  Homère,  plusieurs 
auteurs  se  disputent  la  gloire  de  les  avoir  découvertes  ;  Pla- 
ton l'attribue  à  Dédale,  ce  mécanicien  si  célèbre  de  l'anti- 
quité (1). 

Aulu-Gelle,  dans  ses  Nuits  altiques,  l'attribue  à  Archi- 
tas  de  Tarente  ;  Plutarque,  dans  sa  A'i c  li' Alexandre,  à 
Eudoxe.  On  conçoit  la  difficulté  de  se  décider  dans  une 
question  de  celte  nature  ;  nous  la  laisserons  donc  telle  quelle 
sur  le  tapis;  ce  sera  assez  pour  nous  de  jouir  du  bienfait, 
sans  nous  inquiéter  de  connaître  la  main  qui  le  distribue. 

Longtemps  les  marionnettes  ont  amusé  d'autres  enfants 
que  ceux  de  notre  belle  France.  Pour  trouver  l'époque  où 
elles  commencèrent  à  s'introduire  et  à  se  populariser  chez 
nous,  il  faut  remonter  seulement  au  dix-septième  siècle. 
C'est  alors  que  Jean  Brioché  et  son  fils  y  jetèrent  les  fonde- 
ments de  leur  gloire. 

Voilà  donc  notre  grave  question  terminée.  N'est-il  pas 
vrai  qu'elle  a  eu  quelque  intérêt?  De  même  que  la  nature, 
l'histoire  ne  se  montre  pas  moins  admirable  dans  les  petites 
créations  que  dans  les  grandes.  Les  unes  et  les  autres  sont 
le  fruit  du  génie  des  peuples.  Les  grandes  révèlent  leur  ma- 
jesté et  leur  puissance,  les  petites  leurs  mœurs  douces  et 
polies  ;  et  qu'on  y  fasse  attention,  c'est  à  ces  dernières  sur- 
fout, c'est  à  elles  seules  peut-être  qu'il  faut  s'adresser  pour 
avoir  une  appréciation  juste  de  la  civilisation.  On  peut  ren- 
contrer de  grands  faits,  de  grandes  institutions  chez  les 

(i)  .<  Dsdali  ilaluas...  quoniam  nisi  ligenlur  disccduot  atque  aufu- 
giuot,  ligatœ  permanent.  >'  [Dintog.  de  tiemnon.) 


MUSEK  DES  FAMILLES. 


69 


peuples  inénie  les  plus  barbares  ;  les  peliles  perfections,  les 
petits  chefs-d'œuvre  n'appartienuent  qu'aux  peuples  civi- 
lisés; et  plus  la  pcrfeclion  est  grande,  plus  le  chef-d'œuvre 


est  détaillé,  plus  il  est  fini,  et  plus  aussi  le  degré  de  civili- 
sation est  avancé. 

LÉOLZON-LEDIC. 


Jeune  Grcci|iie  oiïranl  sa  poupée  à  Vénus. 


Horace  et  Virgile  fouettant  une  toupie. 


Le  tombeau  de  Marie,  fille  de  Slilicou  et  femme  de  l'empereur  Ilonorius,  ouvert  en  1344,  dans  le  cimetière  du  Vatican. 

IBRAHni-PACHAç  FILS   DE  MÉhÉHIET-ALI. 


Puisque  cet  illustre  personnage,  qui  sera  le  premier 
Loninie  de  l'Orient  après  la  mort  de  son  père,  vient  étudier 
et  visiter  la  France,  comme  autrefois  Pierre  le  Grand,  c'est 
le  moment  de  tracer  son  portrait  et  sa  biographie  au  passage. 

El  d'abord,  que  de  révolutions  dans  cette  simple  nouvelle  : 
«  Ibrahim-Pacha,  le  fils  du  vice-roi  d'Eg^'pte,  le  vainqueur 
de  Saint-Jean-d'AcreetdeNézib,  vient  en  France  prendre 
les  eaux  des  Pyrénées!  »  Comme  les  dieux  et  les  rois,  les 
Turcs  et  les  Arabes  s'en  vont,  ou  plutôt  ils  viennent  à  nous. 
11  y  a  quarante  ans,  un  pacha  était  pour  notre  imagination 
un  grand  lama,  couvert  d'or  et  de  pierreries,  caché  au  fond 
d'un  harem  avec  cent  femmeset  mille  esclaves,  recevant  tous 
les  matins,  au  milieu  des  nuages  du  narguileh,  un  tribut 
de  tètes  ennemies  que  le  zabil  versait  à  ses  pieds.  Tout 


cela  n'existe  plus  que  dans  les  Mille  et  une  Nuits.  Les 
pachas  d'à  présent  s'affublent,  comme  nous,  de  paletots- 
sacs  et  de  pantalons  à  sous-pieds.  Ils  ont  déroulé  leurs  tur- 
bans de  cachemire  pour  se  commander  des  bonnets  grecs 
dans  la  rue  Saint-Denis.  Ils  sont  en  extase  devant  les 
tuyaux  de  poêle  que  nous  portons  sous  prétexte  de  coiffure. 
Ils  fument  sur  l'asphalte  du  trottoir  des  cigares  à  vingt- 
cinq  centimes,  et  se  font  servir,  en  guise  de  tètes  de  chré- 
tiens, des  tètes  de  veau  à  la  poulette.  Ils  se  marient  au 
premier  arrondissement  de  Constanlinople  ou  du  Caire, 
sont  fidèles  à  leur  épouse  comme  des  bourgeois  du  Marais, 
et  font  élever  leurs  enfants  suivant  la  méthode  Jacotot... 
Les  deux  inconvenances  les  plus  affreuses  devant  Mahomet 
étaient  naguère  de  boire  du  vin  et  d'avoir  chez  so^  des  ta- 


70 


LECTURES  Db  SOIR, 


bleaiix.  Or,  il  faut  voir  à  cette  heure  les  secrétaires  de 
l'amliassacle  turque  avaler  nos  vins  de  Champagne  frappés 
à  la  glace  !  Et  ils  ne  font  qu'imiter  en  cela  leur  dernier 
maitre,  le  sultan  Mahmoud,  qui  du  vin  était  passé  à  Teau- 
de-vie,  de  l'eau-de-vie  à  l'alcool,  et  de  l'alcool  à  l'éther. 
t  Lorsqu'on  prend  de  la  civilisation,  disent-ils,  on  n'en 
saurait  trop  prendre.  »  Quant  aux  tableaux,  Rechid-Pa- 
cha, l'ambassadeur  ottoman,  aujourd'hui  premier  ministre, 
posait,  la  veille  de  son  départ,  chez  M.  Maxime  David,  le 
miniaturiste  privilégié  des  grands  personnages  ;  et  comme 
Son  Excellence  se  connaît  en  chefs-d'œuvre,  elle  a  fait  litho- 
graphier  son  portrait  à  trois  cents  exemplaires,  pour  le  dis- 
tribuer à  Constantinople  et  à  Paris  !  Si  Rechid  s'était  passé 
une  telle  fantaisie  il  y  a  vingt  ans,  le  Grand-Seigneur  lui 
aurait  envoyé  le  cordon  de  soie,  avec  ordre  de  se  pendre. 

Mais  revenons  à  Ibrahim -Pacha,  qui,  en  attendant  qu'il 
se  fasse  peindre,  se  mire  dans  les  sources  vives  des  Pyré- 
nées, et  au  lieu  du  vin  de  Champagne,  qu'il  a  trop  aimé, 
savoure  à  jeun  deux  ou  trois  litres  d'eau  ferrugineuse. 

La  vie  de  cet  homme  et  celle  de  son  père  forment  cepen- 
dant un  admirable  conte  oriental. 

L'islamisme,  resserré  de  siècle  en  siècle  depuis  Soliman, 
allait  périr  sous  les  étreintes  de  la  Russie,  lorsqu'en  1769, 
— en  cette  année  qui  vit  naître  Napoléon,  Canning,  Cuvier, 
Schiller  et  Walter  Scott, — la  Cavale,  petite  ville  de  la  Ma- 
cédome,  patrie  d'Alexandre  et  de  Ptolémée,  donna  le  jour 
à  un  enfant  inconnu.  Seizième  fils  d'un  pauvre  chef  de  la 
garde  des  routes,  cet  enfant  perdit  bientôt  son  père  et  fut 
recueilli  d'abord  par  un  oncle,  puis  par  le  gouverneur  de 
sa  bourgade  natale.  Un  négociant  de  Marseille,  M.  Lion, 
remarqua  sa  gentillesse  et  lui  donna  des  soins  qui  gagnè- 
rent à  jamais  son  coeur  à  la  France.  Dès  ce  moment,  l'or- 
phelin rêva  de  hautes  destinées.  Il  se  souvint  d'un  songe 
qu'avait  eu  sa  mère  lorsqu'elle  le  portait  dans  son  sein,  et 
que  orCs  bohémiens  lui  avaient  expliqué  en  prédisant  à  son 
enfant  le  comble  de  la  puissance.  Un  jour  donc  (il  avait  alors 
quinze  ans),  son  protecteur  ne  pouvant  obtenir  l'impôt 
d'un  village  voisin  :  —  Donnez-moi  six  hommes,  lui  dit-il. 
Le  gouverneur  le  regarde  avec  surprise,  et,  frappé  de  sa 
résolution,  lui  accorde  sa  demande.  Le  jeune  capitaine 
part  avec  sa  petite  troupe,  va  droit  à  la  mosquée  du  village 
invoquer  le  prophète,  mande  les  quatre  principaux  rebelles 
sous  un  prétexte  qui  les  intéresse,  les  fait  garrotter  par  ses 
hommes,  et  les  amène  ainsi  à  la  Cavale,  en  contenant  du 
poignard  les  habitants  ameutés.  Le  lendemain  les  prison- 
niers furent  libres...,  mais  l'impôt  était  payé. 

Ce  trait  d'habile  audace  plut  tellement  au  gouverneur, 
qu'il  maria  son  protégé  à  l'une  de  ses  parentes.  Celle-ci  lui 
donna  bientôt  un  fils  (1789),  et  l'Egypte  dut  tressaillir  à 
cette  naissance,  car  le  père  s'appelait  Méhémet-Ali,  et  l'en- 
fant Ibrahim-Pacha. 

Méhémet  faisait  avec  succès  le  commerce  des  tabacs, 
lorsque  legouverneur  de  la  Cavale  l'envoya  avec  trois  cents 
hommes  contre  les  Français  qui  occupaient  Alexandrie.  On 
sait  l'affaire  d'Aboukir,  l'assassinat  de  Kléber,  et  l'évacua- 
tion de  l'Egypte,  abandonnée  aux  Turcs,  aux  Mameluks  et 
aux  Albanais.  Méhémet,  jeté  seul  et  nu,  après  la  bataille, 
sur  le  rivage  égyptien,  résolut  dès  lors,  en  riant  dans  sa 
barbe,  de  renverser  les  Turcs  par  les  Mameluks,  les  Mame- 
luks par  les  Albanais,  et  de  se  rendre  maître  de  l'empire. 

Pour  exécuter  une  telle  entreprise,  il  fallait  une  énergie 
et  une  habileté  à  jouer  sous  jambe  tous  les  Richelieu  et 
tous  les  Talleyrand  de  l'époque,  il  fallait  en  même  temps 
un  renard  et  un  lion,  un  général  et  un  diplomate,  un  créa- 
teur et  un  administrateur  ;  il  fallait  eu  un  mot  l'honmiequi 
disait,  eu  écoulant  la  lecture  de  Machiavel  :  «  Les  Turcs 


en  savent  plus  long,  et  j'en  sais  plus  long  que  les  Turcs.  » 
Notez  que  Méhémet-Ali  ne  savait  pas  encore  lire.  Il  n'en 
disait  pas  moins  vrai,  et  la  conquête  et  l'organisation  de 
l'Egypte  ont  justifié  cette  immense  gasconnade  ! 

L'aventurier  de  la  Cavale  séduisit  et  chassa  coup  sur 
coup  quatre  vice-rois.  L'expulsion  de  Kourschyd  fut  son 
chef-d'œuvre.  Les  cheiks,  adroitement  soulevés,  se  pré- 
sentent chez  Méhémet  : 

—  Nous  ne  voulons  plus  obéir  à  Kourschyd,  nous  allons 
le  déposer  aujourd'hui. 

—  Et  qui  mettrez-vous  à  sa  place? 

—  Vous-même,  parce  que  vous  aimez  le  bien  1 
Méhémet  feint  de  refuser,  les  cheiks  insistent  ;  il  accepte  ; 

on  lui  jette  la  pelisse  d'honneur  et  on  le  promène  à  cheval 
dans  le  Caire.  Le  voilà  enfin  vice-roi!  La  Porte  apprend 
qu'à  défaut  du  droit,  notre  homme  a  la  force  en  main  ;  et 
elle  confirme  son  usurpation,  faute  de  pouvoir  la  punir. 

En  s'élevant  au  trône  d'Egypte,  Méhémet  avait  fait  un 
chef-d'œuvre;  en  s'y  maintenant,  il  fit  un  miracle.  C'est 
ici  qu'il  trouva  dans  son  fils  Ibrahim  un  instrument  digne 
de  lui-même.  Il  le  méconnut  d'abord  cependant,  et  lui  pré- 
féra Toussoun,  son  frère  cadet,  jusqu'à  la  mort  de  celui-ci. 

—  Je  n'eus  une  entière  confiance  en  Ibrahim,  disait- il 
depuis,  qu'en  voyant  sa  barbe  s'allonger  et  grisonner. 

Il  l'employa  d'abord  aux  levées  de  l'impôt  ;  car  il  fallait 
de  l'argent  pour  acheter  l'Egypte  !  Ce  pays  est  à  l'encan, 
disait  Méhémet,  celui  qui  donnera  la  dernière  bourse  et  le 
dernier  coup  de  sabre,  y  restera  le  maître. 

Le  dernier  coup  de  sabre  du  vice-roi  fut  pour  ses  bons  amis 
les  mameluks,  devenus  ses  tyrans  après  avoir  été  ses  com- 
plices. C'était  le  i"  mars  1811  ;  tous  les  mameluks  se  trou- 
vaient réunis  au  Caire  pour  voir  donner  la  pelisse  du  com- 
mandement au  fils  de  Méhémet.  Ils  arrivèrent  à  la  forteresse 
dès  le  matin,  dans  leurs  plus  brillants  costumes  et  sur  leurs 
plus  beaux  chevaux.  I^  pacha,  dit  son  biographe,  les  re- 
çoit avec  son  affabilité  ordinaire,  et  le  défilé  commence 
vers  la  ville.  Un  corps  de  delhis  marche  en  avant,  et  les 
mameluks  viennent  à  la  suite.  Or,  au  bout  du  chemin  taillé 
dans  le  roc,  la  porte  du  Caire  s'ouvre  aux  delhis  et  se  re- 
ferme sur  les  mameluks,  qui  se  trouvent  pris  entre  des 
murs  infranchissables.  En  même  temps,  le  canon  donne 
le  signal  de  leur  mort,  et  des  Albanais  embusqués  de  toutes 
parts  les  fusillent  comme  des  bêtes  fauves  dans  une  ca- 
verne. De  plusieurs  milliers  qu'ils  étaient,  pas  un  seul 
n'échappa.  Retiré  dans  son  harem  pendant  cette  exécution, 
le  vice-roi  n'avait  point  ce  calme  altier  que  lui  a  prêté 
M.  Vernet  dans  son  tableau.  11  était  pâle,  inquiet,  effaré; 
il  ne  se  rassura  qu'à  la  vue  des  têtes  de  ses  victimes.  Alors 
il  demanda  un  verre  d'eau  et  remercia  le  prophète... 

Ce  massacre  d'une  armée  est  affreux,  sans  doute;  mais 
il  ne  faut  pas  le  juger  avec  nos  idées  européennes.  Entre 
le  pacha  et  les  mameluks  c'était  une  guerre  à  mort  :  s'il  ne 
les  eût  pas  tués  ce  jour-là,  ils  l'eussent  tué  le  lendemain. 

Ainsi  débarrassé  de  ses  ennemis  du  dedans,  le  vice-roi 
chargea  Ibrahim  d'exterminer  ses  ennemis  du  dehors,  et  le 
jeune  pacha  déploya  dans  cette  mission  le  courage  et  l'ha- 
bileté paternelles.  Avant  sa  première  campagne  contre  les 
Arabes  Wahabites,  il  alla  jurer  sur  le  tombeau  du  Prophète, 
à  Médine,  de  ne  point  remettre  son  cimeterre  au  fourreau 
qu'il  ne  l'eût  trempé  dans  le  sang  du  dernier  rebelle;  il 
promit  en  outre  d'immoler,  après  sa  victoire,  trois  raille 
moutons  sur  le  mont  Arafat,  et  il  fit  en  attendant,  à  Ma- 
homet, une  libation  de  cent  bouteilles  de  rhum  et  de 
Champagne,  dont  on  l'avait  gratifié  au  Caire.  Il  avait  alors 
vingt-six  ans  et  toute  la  ferveur  musulmane  qu'il  n'a  plus. 
Combien  de  fois,  depuis,  il  a  bu  des  ûols  de  Champagne 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


71 


«Tpc  ses  soldats,  au  lieu  de  les  sacrifier  ainsi  au  Prophète! 
Il  faut  dire  que  raDathème  du  Coran  porte  particulière- 
ment sur  le  vin  rouge  ;  et  voilà  pourquoi  Peau-de-vie,  les 
vins  blancs,  et  surtout  le  ebampagne,  ont  tant  de  succès 
en  Orient  depuis  quelques  années.  Quoi  qu'il  en  soit, 
Ibrahim  fit  honneur  à  son  serment;  il  mit  à  feu  et  à  sang 
tout  le  Nedjed,  décapita  ou  jeta  dans  les  fers  les  chefs  Wa- 
bal>ites,  reçut  le  titre  de  Pacha  des  Villes  Saintes,  et  ren- 
tra en  triomphe  au  Caire  après  trois  années  d'absence. 

Un  grand  changement  s'était  opéré  chez  le  père  et  chez 
le  fils.  Les  fatigues  de  la  guerre  avaient  blanchi  les  cheveux 
blonds  et  la  barbe  rouge  d'Ibrahim,  et  Méhémet  avait  appris 
à  lire  et  à  écrire  avec  une  esclave  lettrée  de  son  harem. 

A  partir  de  ce  jour,  l'Egypte  fit  des  pas  de  géant  dans  la 
civilisation.  Le  vice-roi  se  souvint  qu'un  Français,  M.  Lion, 
avait  instruit  et  soigné  son  enfance  ;  qu'un  autre  Français, 
M.  Mengin,  lui  avait  ouvert  les  portes  du  Caire  en  payant 
ses  soldats.  Il  choisit  donc  la  France  pour  modèle  et  les 
Français  pour  instruments  de  toutes  ses  entreprises.  Il 
appela  M.  Lion  en  Egypte,  et  celui-ci  étant  mort  à  .Mar- 
seille, il  envoya  10,000  fr.  à  sa  sœur  ;  il  confia  l'éducation 
militaire  de  son  fils  à  M.  Selve,  ancien  officier  de  l'Empire, 
aujourd'hui  major-général  égyptien  sous  le  nom  de  Soli- 
man-Pacha. Et  durant  vingt  ans,  le  génie  inculte  et  or- 
gueilleux d'Ibrahim  s'est  assoupli,  sous  la  direction  de 
notre  compatriote,  à  toutes  les  ressources  de  la  tactique 
et  à  toutes  les  règles  de  la  discipline. 

11  est  donc  tout  naturel  de  voir  aujourd'hui  le  fils  du 
vice-roi  rendre  visite  à  la  France,  surtout  après  le  voyage 
qu'un  de  nos  princes  vient  de  faire  en  Egypte. 

Lorsque  le  capitaine  Selve  forma  son  premier  c^mp 
d'instruction,  sur  les  limites  de  la  Nubie,  loin  des  yeux 
fanatiques  des  Turcs,  Ibrahim  ne  fut  pas  l'adversaire  le 
moins  acharné  des  innovations  françaises.  Figurez-vous, 
en  effet,  le  vainqueur  des  Wahabites  obligé,  pour  étudier 
la  charge  en  douze  temps,  de  prendre  place  à  son  rang  de 
taille  (il  est  de  petite  stature),  à  la  queue  d'un  bataillon 
commandé  par  un  chrétien  !  Eh  bien  !  non-seulement  notre 
compatriote  dompta  l'orgueil  d'Ibrahim  et  de  ses  soldats, 
mais  il  s'en  fit  aimer  à  tel  point,  qu'il  obtint  d'eux  tout  ce 
qu'il  voulut.  Il  parvint  à  enrégimenter  des  Turcs,  à  faire 
porter  la  carabine  à  des  fellahs  (cultivateurs),  à  substituer 
le  simple  commandement  aux  coups  de  cravache! 

De  son  côté,  Ibrahim  fit  un  autre  tour  de  force;  ce 
fut  l'admission  des  Arabes  aux  grades,  qui  étaient  le 
privilège  des  Turcs.  Il  obtint  ce  résultat  par  une  super- 
cherie curieuse.  —  Nous  manquons  de  caporaux,  dit-il  un 
jour  en  riant  à  ses  soldats;  le  grade  de  caporal  à  qui 
courra  le  mieux!  Convaincus  de  leur  supériorité  sur  les 
Arabes,  les  Turcs  acceptent  la  plaisanterie  de  leur  général, 
et  voilà  le  concours  ouvert  à  toutes  jambes.  Mais  les  Arabes 
arrivent  les  premiers  et  enlèvent  le  grade  à  la  force  du  jar- 
ret. Ils  peuvent  s'élever  aujourd'hui  jusqu'au  rang  de  ca- 
pitaine; et  Ibrahim  les  porterait  plus  haut  sans  le  dicton 
prudent  de  son  père: — N'oublions  jamais  que  nous  ne 
sommes  que  quinze  mille  Turcs  en  Egypte! 

En  ce  moment,  Ibrahim  a  sous  la  main  cent  trente  mille 
hommes  organisés  à  l'européenne,  et  peut  en  lever  le  double 
sur  les  Bédouins,  les  ouvriers  des  ports,  les  écoles  mili- 
taires et  les  gardes  nationales  ;  car  (ô  abus  de  la  civilisation 
française  !  )  il  y  a  des  gardes  nationaux,  bizets  et  non  bi- 
zets,  sur  la  terre  des  Pharaons  !  Les  petits-fils  des  Ptolé- 
raées  {infandum!)  ont  leurs  factions  au  pied  des  pjTamides, 
leur  conseil  de  discipline  et  leur  Hôtel  des  haricots! 

On  connaît  la  guerre  de  Morée,  si  funeste  à  l'empire 
ottoman  !  Après  avoir  promené  son  sabre  victorieux  sur 


toute  cette  contrée,  Ibrahim  vif,  en  1827,  la  flotte  de  son 
père  brûlée  avec  la  flotte  turque  à  Navann.  Il  n'en  fut  pas 
moins  reçu  en  triomphe  au  Caire,  et,  deux  ans  après, 
Méhémet  avait  ressuscité  si  marine.  Deux  Français  étaient 
encore  là  :  M.  de  Cerizy  et  Besson-Bey. 

Grâce  à  eux,  trente  et  un  bàtimpni-,  mrntés  par  s«ize 
mille  hommes,  garnissent  le  port  d'Alexandrie  ! 

Pour  suffire  à  ces  immenses  travaux,  le  vice-roi  a  des 
moyens  à  lui.  Il  confisque  toutes  les  propriétés  de  son  em- 
pire, et  voici  comment  :  il  demande  aux  moultezims  et 
aux  ulémas  leurs  titres,  sous  prétexte  de  les  vérifier  ;  puis 
quand  il  les  tient,  il  les  garde,  et  jette  une  aumône  à  ceux 
qui  crient  trop  haut.  De  cette  façon,  l'Égy  pte  n'est  plus 
qu'un  vaste  domaine  exploité  par  et  pour  un  seul  homme  (1  ). 
Méhémet  a  aussi  le  monopole  de  toutes  les  industries  et  de 
tous  les  commerces  ;  ses  sujets  ne  consomment,  n'achètent 
et  ne  vendent  rien  qui  ne  sorte  de  ses  royales  manufactu- 
res. Joignez  à  cela  les  subsides  perçus  de  tous  côtés  par 
une  armée  formidable,  espèce  de  pompe  aspirante  et  fou- 
lante, qui  tire  jusqu'à  la  dernière  piastre  de  la  sacoche  du 
dernier  fellah.  Telle  est  aujourd'hui  l'Egypte,  nation  d'es- 
claves, incarnée  dans  un  despote  de  génie  ;  monarchie 
orientale  habillée  à  l'européenne,  où  la  misère  se  drape  de 
civilisation,  où  le  revenu  se  décuple  quand  la  population 
se  décime  (2)  ;  œuvre  la  plus  gigantesque  et  spectacle  le 
plus  fantastique  qu'aient  offert  les  sociétés  modernes. 

La  dernière  conquête  d'Ibrahim  a  été  celle  de  la  Syrie, 
convoitée  depuis  si  longtemps  par  le  v|ce-roi.  Profitant 
d'une  querelle  avec  le  pacha  de  Saint-Jean-d'.^re,  le  fils 
de  Méhémet  prit,  en  1831,  cette  ville  que  Napoléon  n'avait 
pu  prendre.  La  Porte,  effrayée,  voulut  l'arrêter  avec  cin- 
quante mille  hommes.  11  les  extermina  àKonieh,  et  ouvrit 
à  son  père  la  route  de  Constantinople.  Moment  décisif,  où 
Méhémet  n'avait  qu'à  marcher  pour  saisir  et  relever  l'em- 
pire ottoman!  Mais  il  s'arrêta  ébloui,  désenchanta  l'Europe 
sur  sa  puissance,  et  perdit  une  occasion  qui  ne  se  retrou- 
vera plus.  Toutefois  la  nouvelle  et  grande  victoire  d'Ibra- 
him à  Nezib,  en  1839,  assure  à  son  père  la  moitié  de  la 
Svrie  pour  le  présent,  et  la  Syrie  entière  pour  l'avenir..., 
si  l'Angleterre  ou  la  Russie  n'est  pas  le  troisième  larron. 

H  nous  reste  à  faire  le  portrait  de  notre  illustre  visiteur; 
le  voici  tel  qu'un  homme  qui  le  voit  de  près  nous  le  com- 
munique :  Ibrahim-Pacha  a  cinquante-six  ans,  mais  en 
porte  davantage  ;  il  est  de  taille  médiocre  (environ  cinq 
pieds  deux  pouces),  mais  largement  constitué.  Son  viisage 
allongé,  sanguin-bilieux,  est  gravé  de  petite  vérole;  son 
nez  gros,  mais  accentué,  se  recourbe  sur  ses  épaisses 
moustaches  ;  son  énorme  barbe  blanche,  partant  comme 
une  cascade  de  deux  grosses  lèvres,  descend  jusqu'au  mi- 
lieu de  sa  poitrine  et  lui  donne  une  physionomie  de  lion  qui 
lui  sied  à  merveille.  Un  génie  sauvage  et  ardent  étincelle 
dans  ses  yeux  d'un  gris  clair.  11  tient  habituellement  la 
main  gauche  sur  la  poignée  de  son  sabre,  à  la  manière 
orientale.  Son  abord  est  grave  et  imposant  pour  ne  pas  dire 
terrible.  Il  doit  être  magnifique  à  voir  lorsqu'il  entraine 
ses  soldats  à  la  bataille,  en  leur  criant  de  sa  forte  voix  : 
c  Jah  !  voléte  !  aferim  !  (Allons,  enfants,  courage  !)  »  On 
conçoit  l'ascendant  napoléonien  qu'il  exerce  sur  eux.  Dans 
l'intimité,  la  sévérité  d'Ibrahim  s'oublie,  dit-on,  jusqu'à 
l'hilarité  familière.  C'est  un  des  plus  vaillants  buveurs  de 
vin  de  Champagne  qu'on  ait  jamais  vus;  il  sait  affronter 
un  excès  de  table,  comme  un  excès  de  fatigue  ou  de  péril. 
En  campagne,  il  couche  avec  ses  soldats  sur  la  terre  nue, 

(i)  Biographie  des  Contemporains  illustres,  par  un  tiomme  Je  rien. 
(2)  Le  reTenu  est  raonté,  lous  Méhémet,  de  i  à  7,  tandu  que  la  po- 
pulation a  diminue  d'un  lier*.  L'histoire  Jugera  «évérement  ce  fait. 


78 


LECTURES  DU  SOIR. 


et  arrive  à  son  but  à  travers  le  feu  ou  la  glace,  comme  à 
travers  les  balles  et  les  coups  de  sabre.  Clot-bey  assure 
qu'il  est  aussi  clément  après  la  victoire  que  féroce  pendant 
le  combat.  Son  intelligence  n'est  pas  moins  active  que  sa 
personne.  11  écrit  et  parle  toutes  les  langues  de  l'Orient,  et 
sait  à  fond  l'histoire  de  son  pays.  11  déteste  les  flatteurs, 
mais  il  s'attache  vivement  à  ses  amis  ;  son  bonheur  est  de 
se  délasser  le  soir  avec  eux  des  travaux  du  jour,  entre  sa 
pipe,  son  eau-de-vie  et  son  café.  Ibrahim  porte  le  tarbouch 


(nouveau  bonnet  égyptien),  le  gilet  brodé,  la  ceinture  de 
cachemire,  l'ample  dolman  et  les  culottes  bouffantes.  A 
Marseille  et  à  Toulon  il  s'est  montré  couvert  d'or  et  de 
pierreries.  L'étiquette  du  divan  s'observe  chez  lui  même  en 
voyage.  Il  salue  le  premier  ses  inférieurs,  en  portant  la  main 
droite  sur  la  poitrine  ou  à  la  hauteur  de  la  bouche.  Ceux  qu'il 
reçoit,  laissent  à  sa  porte  des  souliers  qu'on  leur  prête  tout 
exprès,  et  se  retirent  à  reculons  pour  ne  pas  lui  tourner  le 
dos.  Le  café  se  prend  solennellement  dans  sa  chambre,  au 


tELO^R. 


Portrait  d'Ibrahim-Pacha. 


signal  qu'il  donne  à  haute  voix,  en  de  petites  lasses  posées 
sur  des  coquetiers  d'or  ou  d'émail,  quelquefois  ornés  de 
diamants.  11  offre  de  sa  main  le  chibouk  (la  pipe)  aux  grands 
personnages  qu'il  veut  honorer;  les  autres  le  reçoivent 
de  ses  serviteurs,  qui  posent  d'abord  la  noix  à  terre, 
puis,  faisant  décrire  un  cercle  au  tuyau,  amènent  gra- 
cieusement le  bouquin  à  la  hauteur  des  lèvres.  Quand  le 
fumeur  se  relire,  la  pipe  est  culcvcc  de  la  même  façon. 


On  dit  que  suivant  le  rit  musulman,  Ibrahim  ne  salue  pas 
les  dames  ;  mais  il  fera  sans  doute  une  exception  pour  les 
Parisiennes,  car  voici  la  preuve  qu'il  est  tKs-galant  :  Ictcr- 
rogé  par  le  mari  d'une  jolie  femme,  et  devant  celle-ci,  sur  le 
nombre  de  ses  épouses  :  *  Je  n'en  aurais  qu'une,  répondil- 
il,  si  elle  était  aussi  belle  que  la  tienne.  > 

C.  DE  CHATOl'VHXE. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


mu  m^m  iii  miasaiôiiia; 


FRAGMENT  DU  JOURNAL  D'UN  VOYAGEUR. 


Le  bivouac  interrompu.  Combat  d'hommes  cl  de  siî 


—  Ah  parbleu!  voici  un  excellent  endroit  pour  y  éta- 
blir notre  bivouac  !  m'écriai-je  en  mettant  pied  à  terre,  et 
étendant  mes  bras  et  mes  jambes  engourdis  par  uue  longue 
course. 

C'était  en  effet  un  de  ces  sites  privilégiés  de  la  nature, 
où  les  fées  se  plaisent,  dit-on,  à  prendre  leurs  nocturnes 
ébats  ;  un  vallon,  ou  plutôt  un  ravin  solitaire,  ombragé  par 
de  grands  acajoux  et  tapissé  de  la  riche  et  vivace  végéta- 
tion de  ces  régions  tropicales  :  un  petit  ruisseau,  tombant 
de  cascade  en  cascade  du  haut  d'un  rocher,  se  frayait  un 
passage  à  travers  les  hautes  herbes,  indiquant  par  son 
cours  la  pente  insensible  du  terrain,  qui,  un  peu  plus  loin, 
s^abaissaittout  à  coup. 

DÉCESltUE  1845. 


—  Voici  un  excellent  endroit  pour  y  établir  noire  bi- 
vouac ! 

Mon  compagnon  de  voyage  fit  un  signe  d'assentiment. 
Quanta  nos  muletiers  et  domestiques  mexicains,  véritable 
engeance  de  fainéants,  ils  commencèrent  sans  mot  dire,  et 
avec  une  insouciance  toute  nationale,  à  faire  les  disposi- 
tions nécessaires  pour  passer  la  nuit.  Les  misérables  !  je 
crois.  Dieu  me  le  pardonne!  que  s'ils  nous  avaient  vus 
prêts  à  nous  coucher  dans  quelque  bourbier,  côte  à  cote 
avec  un  alligator,  ils  nous  auraient  laissés  faire,  sans  pren- 
dre la  peine  de  nous  adresser  une  observation.  Ces  métis 
mexicains,  moitié  Indiens,  moitié  Espagnols,  quelquefois 
croisés  de  sang  nègre,  sont  devenus  par  habitude  tellement 

—  10  —  TUElZltUE  VOLUME. 


74 


LECTURES  DU  SOIR. 


indifférents  aux  inconvénients  que  présentent  leur  sol  et 
leur  climat,  qu'ils  ne  paraissent  pas  comprendre  que  nous 
autres  étrangers  puissions  avoir  la  peau  moins  dure  et  le 
sang  plus  impressionnable,  et  que  les  niguas,  les  mousti- 
ques et  le  voviito  prielo  ne  sont  pas  des  bagatelles  ;  sans 
parler  des  serpents,  des  scorpions,  des  crocodiles  et  autres 
créatures  de  cette  espèce,  qui  infestent  leur  étrange,  sau- 
vage et  pourtant  magni6que  pays. 

J'étais  venu  au  Mexique  avec  un  de  mes  amis,  Valentin 
de  Nerville  :  c'était  un  jeune  gaillard  de  six  pieds  de  haut, 
taillé  comme  un  Hercule,  avec  des  épaules  à  renverser  un 
mur.  Nous  avions  beaucoup  entendu  vanter  la  beauté  du 
pays  ;  mais  nous  fûmes  d'abord  un  peu  désappointés,  et 
nous  arrivâmes  à  la  capitale  sans  avoir  nen  vu,  à  Texccp- 
tion  de  quelques  parties  de  la  province  de  Yera-Cruz,  qui 
pût  justifier  les  descriptions  enthousiastes  qu'on  nous  avait 
faites  des  merveilles  pittoresques  du  Mexique.  Mais  à  quel- 
que distance  au  sud  de  Mexico,  l'aspect  du  pays  changea 
tout  à  coup  et  réalisa  nos  plus  vives  espérances.  Les  val- 
lées se  peuplèrent  de  forêts  de  palmiers,  d'orangers,  de  ci- 
tronniers, de  bananiers;  les  terrains  bas  et  marécageux 
étaient  couverts  d'acajoux  et  d'immenses  fougères.  La  na- 
ture entière  était  sur  une  échelle  gigantesque  ;  les  monta- 
gnes se  perdaient  dans  les  nues,  et  le  sol,  profondément 
accidenté,  était  sillonné  en  tous  sens  de  barrancas  ou  ra- 
vins, quelquefois  nus,  le  plus  souvent  garnis  d'une  végé- 
tation aussi  variée  que  vigoureuse.  Le  ciel  était  de  ce  bleu 
foncé  particulier  aux  tropiques,  azur  brillant  qui  semble 
bruni  d'or.  Mais,  comme  je  1  ai  dit  plus  haut,  ce  climat  ar- 
dent et  ce  sol  si  riche  ont  aussi  leurs  inconvénients  :  des 
insectes  et  des  reptiles  de  toute  espèce,  des  fièvres  mor- 
telles, rendent  les  basses  terres  inhabitables  pendant  huit 
mois  de  l'année.  Cependant  on  trouve  de  grandes  étendues 
de  pays  qui  sont  comparativement  exemptes  de  ces  fléaux; 
ce  sont  de  véritables  jardins  d'Eden,  où  la  vie  seule,  le 
sentiment  de  l'existence  au  milieu  de  cette  nature  enchan- 
tée est  une  jouissance  positive  et  réelle  :  le  cœur  semble 
bondir  de  joie  etràmr>  se  dilater  à  l'aspect  de  ces  régions 
d'une  magnificence  féerique. 

La  plus  célèbre  de  ces  heureuses  contrées  est  la  vallée 
d'Oaxaca,  dans  laquelle  on  distingue  surtout  les  deux  dis- 
tricts montagneux  de  Mistecca  et  de  Tzapoteca.  Nous  nous 
trouvions  alors  dans  cette  immense  vallée,  qui  a  près  de 
trois  cents  lieues  de  longueur  et  pour  horizon  les  plus 
hautes  montagnes  de  l'Amérique  centrale.  Nous  étions  re< 
devables  à  l'obligeance  de  notre  ministre  de  toutes  les  fa- 
cilités nécessaires  pour  voyager  dans  un  pays  qui  était,  à 
cette  époque,  bien  rarement  visité  par  des  étrangers  ;  nous 
étions  munis  de  nombreuses  lettres  de  recommandation 
pour  les  alcades  et  les  autorités  des  villes  et  villages  clair- 
semés dans  les  provinces  méridionales  du  Mexique;  nous 
devions  avoir  des  escortes  au  besoin,  et  trouver  partout, 
suivant  la  formule,  aide  et  protection.  Mais  comme  ni  les 
autorités,  ni  le  ministre  de  Sa  Majesté  très-chrélienne  ne 
pouvaient  faire  qu'il  y  eût  des  auberges  et  des  maisons  là 
où  il  n'en  existait  pas,  nous  étions  fort  souvent  obligés  de 
coucher  à  la  belle  étoile,  sans  autre  ciel  de  lit  que  la  voûte 
du  firmament.  Et  c'était  vraiment  un  beau  spectacle  que 
ce  ciel  des  tropiques  avec  ses  constellations  toutes  nou- 
velles pour  nous  et  ses  étoiles  prodigieusement  grossies  par 
l'effet  de  l'atmosphère.  Mars  et  Saturne,  Vénus  et  Jupiter 
avaient  disparu  ;  on  voyait  encore  la  grande  et  la  petite 
Ourse,  puis  au  loin,  dans  les  profondeurs  de  l'espace,  le 
navire  Argo  et  le  brillant  Centaure,  et  par-dessus  tout  le  glo- 
rieux symbole  du  christianisme,  la  colossale  Croix  du  sud, 
se  détachant  dans  tout  son  éclat  sur  un  sombre  fond  d'azur. 


Nous  voyagions  à  la  mode  mexicaine,  c'est-à-dire  avec 
un  certain  luxe  :  notre  suite  se  composait  d'une  demi-dou- 
zaine de  mulets,  conduits  par  une  couple  d'arrieros  ou 
muletiers,  d'un  topith  ou  guide,  avec  un  cuisinier  et  un 
ou  deux  autres  valets.  Tandis  que  ces  derniers  suspendaient 
nos  hamacs  aux  branches  inférieures  d'un  arbre  (car,  dans 
cette  partie  du  Mexique,  il  n'est  pas  très-prudent  de  cou- 
cher sur  la  terre,  à  cause  des  serpents  et  autres  animaux 
malfaisants),  notre  cocjnrro  alluma  du  feu  contre  le  rocher, 
et,  au  bout  de  quelques  instants,  un  iguane  que  nous 
avions  tué  dans  la  journée  avait  été  mis  à  la  broche,  et  tour- 
nait devant  la  flamme  pétillante.  C'était  quelque  chose 
d'assez  curieux  à  voir  que  cette  bête  hideuse,  moitié  lézard, 
moitié  dragon,  se  tordant  à  la  lueur  du  feu,  et  son  aspect 
eût  suffi  pour  ôter  l'appétit  à  plus  d'un  gastronome;  mais 
nous  savions  par  expérience  qu'il  n'y  a  rien  de  meilleur 
qu'un  iguane  rôti.  Nous  fimes  donc  un  excellent  souper, 
après  quoi  nous  grimpâmes  dans  nos  hamacs  ;  les  Mexi- 
cains s'étendirent  par  terre,  la  tête  appuyée  sur  les  selles 
de  leurs  mules,  et  maîtres  et  gens  ne  lardèrent  pas  à  s'en- 
dormir. 

Il  pouvait  être  environ  minuit,  lorsque  je  fus  réveillé  par 
un  indéfinissable  sentiment  de  malaise  et  d'oppression  :  on 
eût  dit  que  nous  n'étions  plus  dans  l'air  atmosphérique, 
mais  au  milieu  d'exhalaisons  délétères.  En  effet,  de  l'extré- 
mité inférieure  du  ravin  dans  lequel  nous  étions,  des  va- 
peurs épaisses  et  méphitiques  s'avançaient  leutemeut  vers 
nous  et  déjà  nous  avaient  complètement  enveloppés  :  c'était 
le  vomito  prielo,  la  fièvre  jaune  elle-même,  incorporée  sous 
la  forme  d'un  brouillard.  Au  même  instant,  et  comme  je 
faisais  des  efforts  pour  respirer,  il  me  sembla  voir  une 
sorte  de  nuage  s'abattre  et  se  fixer  sur  moi,  et  des  milliers 
d'aiguillons  acérés  pénétrèrent  à  la  fois  dans  mes  mains, 
dans  mon  visage,  dans  mon  cou,  dans  toutes  les  parties  de 
mon  corps  qui  n'étaient  pas  protégées  par  un  triple  rem- 
part de  vêtements.  J'étendis  machinalement  les  bras,  et 
fermant  les  mains,  je  saisis  des  centaines  de  moustiques. 
L'air  était  littéralement  obscurci  par  un  innombrable  es- 
saim de  ces  insectes,  dont  le  bruissement  monotone  était 
assourdissant,  et  dont  les  piqûres  venimeuses  et  redou- 
blées causaient  une  douleur  insupportable  :  c'était  une 
véritable  plaie  d'Egypte. 

Nerville,  dont  le  hamac  était  suspendu  à  quelques  toises 
du  mien,  ne  tarda  pas  à  donner  signe  de  vie  :  je  l'entendis 
se  débattre,  tempêter  et  jurer  avec  une  vivacité  et  une 
énergie  que  j'eusse  trouvées  très-comiques  en  toute  autre 
circonstance;  mais  la  situation  n'était  rien  moins  que 
plaisante.  La  torture  (je  ne  saurais  l'appeler  autrement) 
occasionnée  par  les  piqûres  incessantes  des  moustiques, 
et  l'effet  des  vapeurs  pestilentielles  qui  s't  ;ienl  de 

moment  en  moment  autour  de  nous,  m\-^.^^.  ...is  dans 
un  état  d'excitation  fébrile;  j'étais  tour  à  tour  brûlant  et 
transi  de  froid,  ma  langue  était  sèche,  le  sang  faisait  bat- 
tre mes  [laupières,  et  mon  cerveau  semblait  être  en  feu. 

Le  bruit  sourd  d'un  corps  tombant  résonna  sur  la  terre  : 
c'était  Nerville  qui  sautait  à  bas  de  son  hamac. 

—  Malédiction  I  s'écria-t-il  ;  où  sommes-nous  donc?  sur 
terre  ou  sous  terre  ?  ce  doit  être  ici,  c'est  à  coup  sûr  leur 
purgatoire  mexicain.  Holà!  muletiers!  Pablo  !  Matteo  ! 

En  ce  moment  un  cri  perçant,  un  cri  qui  exprimait  la 
terreur  portée  à  son  plus  haut  degré,  retentit  à  quelques 
pas  de  moi.  Je  m'élançai  hors  de  mon  hamac,  et  à  peine 
étais-je  sur  mes  pieds  que  deux  blanches  et  sveltes  figures 
de  femmes  passèrent  auprès  de  moi  avec  la  rapidité  de  l'é- 
clair, criant  d'une  voix  déchirante  : 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


75 


—  Socorro  !  tocorro  !  por  Dxos  !  au  secours  !  au  se- 
cours !  pour  l'amour  de  Dieu! 

Au  même  instant,  nous  vîmes  bondir  sur  leurs  pas  trois 
ou  quatre  corps  noirs  et  indistincts,  qui  ne  ressemblaient  à 
rien  de  terrestre.  Ils  avaient  bien  à  peu  près  la  forme  hu- 
maine ;  mais  leur  aspect  était  si  étrange  et  si  repoussant, 
que  cette  rencontre  soudaine,  dans  un  ravin  sauvage,  au 
milieu  de  l'obscurité  qui  nous  environnait,  n'était  rien 
moins  que  rassurante.  Nous  demeurâmes,  pendant  une 
seconde,  immobiles  de  surprise;  mais  un  nouveau  cri, 
plus  perçant  encore  que  le  premier,  nous  rendit  toute  notre 
présence  d'esprit.  Une  des  femmes,  tombée,  soit  acciden- 
tellement, soit  de  fatigue,  était  étendue  par  terre  :  le  vêle- 
ment de  sa  compagne  était  déjà  dans  les  mains  d'un  de  ces 
fantômes  ou  diables,  quels  qu'ils  fussent,  lorsque  Nerville, 
s'élançant  sur  le  monstre,  lui  porta  un  coup  terrible  de 
son  machelio  [i). En  même  temps,  et  sans  que  je  puisse  ex- 
pliquer comment  cela  se  fit,  je  me  trouvai  aux  prises  avec 
une  autre  de  ces  créatures.  Mais  la  partie  n'était  pas  égale: 
nous  avions  beau  frapper,  nos  adversaires  étaient  protégés 
par  un  cuir  épais  et  revêtu  de  poils  rudes  et  hérissés,  dans 
lequel  nos  couteaux,  quoique  pointus  et  affilés,  pouvaient 
difficilement  pénétrer.  D'un  autre  côté,  nous  nous  trouvions 
enlacés  dans  de  longs  bras  nerveux  et  velus,  terminés  par 
des  mains  et  des  doigts  dont  les  ongles  étaient  aussi  aigus 
et  aussi  forts  que  les  serres  d'un  aigle.  Je  sentis  ces  horri- 
bles griffes  s'enfoncer  dans  mon  épaule  :  le  monstre,  m'at- 
tirant  fortement  à  lui,  m'étreignaitdans  un  embrassement 
semblable  à  celui  d'un  ours  ;  son  mufle  hideux,  moitié 
homme,  moitié  brute,  effleurait  mon  visage,  et  la  colère 
s'y  manifestait  par  toutes  sortes  de  grincements  de  dents, 
de  roulements  d'yeux  et  de  grimaces  convulsives. 

—  Grand  Dieu  !  voilà  qui  est  intolérable  !  à  moi,  Ner- 
ville ! 

Mais  Nerville,  malgré  sa  force  de  géant,  était  aussi  im- 
puissant qu'un  enfant  dans  l'étreinte  de  ces  terribles  anta- 
gonistes. Je  l'entrevoyais  à  quelques  pas  de  moi,  se 
débattant  contre  deux  d'entre  eux  et  faisant  des  efforts  sur- 
humains pour  ressaisir  son  couteau,  qui  était  tombé  ou  qui 
lui  avait  été  arraché  de  la  main. 

—  Ah!  celui-ci  compte  !  dis-jeen  plongeant, avec  toute 
l'énergie  du  désespoir,  mon  machetto  dans  le  flanc  de  mon 
ennemi. 

Mais  ce  triomphe  faillit  me  coûter  cher.  Le  monstre, 
poussant  un  hurlement  de  douleur  et  de  rage,  me  serra 
avec  un  transport  de  fureur  contre  son  corps  nauséabond; 
ses  griffes  aiguës,  pénétrant  plus  avant  dans  mon  dos,  dé- 
chirèrent mes  chairs  :  cette  sensation  était  insupportable  ; 
ma  vue  se  troubla,  et  je  me  sentis  prêt  à  défaillir.  Tout  à 
coup  paf!  paf!  deux ,  puis  successivement  une  douzaine 
de  coups  de  feu,  accompagnés  d'un  concert  de  clameurs, 
de  hurlements  et  de  rires  sauvages.  A  ce  bruit,  le  monstre 
qui  m'étouffait  tressaillit  et  lâcha  légèrement  prise:  un  bras 
passa  devant  ma  figure,  un  éclair  de  lumière  fut  immédia- 
tement suivi  d'une  détonation  et  d'un  cri  terrible,  et  je 
tombai  par  terre,  délivré  de  l'étreinte  de  mon  adversaire, 
mais  sans  connaissance. 

Quand  je  revins  à  moi,  je  me  trouvai  étendu  sur  quel- 
ques couvertures,  sous  une  espèce  de  berceau  de  feuillage. 
II  faisait  grand  jour,  l'air  était  eubaumé  du  parfum  des 
fleurs,  les  oiseaux-mouches  étincehiient  dans  les  rayons  du 
soleil.  Un  Indien,  debout  à  mes  côtés,  et  dont  la  ligure 
m'était  inconnue,  me  présentait  une  noix  de  coco  remplie 
de  quelque  liquide;  je  la  saisis  avidement  et  la  vidai  d'un 
trait.  Ce  breuvage  (c'était  un  mélange  de  jus  de  citron  et 

(i)  Couteau  meiiraiD. 


d'eau)  acheva  de  me  ranimer;  et,  me  soulevant  sur  mon 
coude,  quoique  avec  beaucoup  de  peine,  je  promenai  mes 
regards  autour  de  moi  et  me  trouvai  au  milieu  d'une  scène 
de  vie  et  de  mouvement,  que  je  cherchais  vainement  à  rat- 
tachera mes  souvenirs  encore  confus.  J'étais  sur  un  coteau, 
sur  lequel  était  établie  une  sorte  de  camp.  Des  mulets  et 
des  chevaux  erraient  en  liberté,  tandis  que  d'autres,  atta- 
chés à  des  arbres  ou  à  des  buissons,  mangeaient  le  grain 
qu'on  avait  placé  devant  eux.  Les  uns  portaient  desselles 
riches  et  commodes,  les  autres  des  bats,  destinés  selon 
toute  apparence  au  transport  d'une  multitude  de  sacs,  de 
caisses,  de  porte-manteaux,  qu'on  voyait  épars  de  tous  cô- 
tés. Çà  et  là  des  fusils  et  des  carabines  étaient  appuyés 
contre  les  troncs  d'arbres  ;  plusieurs  individus  chargeaient 
des  bagages  sur  les  mulets  ;  d'autres  fumaient,  étendus  par 
terre,  et  un  groupe  assez  nombreux  entourait  un  feu  où  se 
faisait  la  cuisine.  A  peu  de  distance  de  moi  était  une  autre 
couche  semblable  à  la  mienne,  occupée  par  un  homme  en- 
veloppé dans  des  couvertures,  et  qui  me  tournait  le  dos. 

—  Qu'est-ce  que  tout  ceci?  dis-je.  Où  suis-je?  où  est 
Nerville?  et  notre  guide?  que  sont-ils  tous  devenus? 

—  Nonentiendo,  répondit  mon  ganymède  au  teint  ba- 
sané, secouant  la  tète  avec  un  sourire  bienveillant. 

—  Adonde  estamos?  repris-je  en  espagnol  ;  où  som- 
mes-nous? 

—  fn  el  valle  de  Chihuatan,  diez  léguas  de  Tarifa. 
Dans  la  vallée  de  Chihuatan,  à  dix  lieues  de  Tarifa. 

En  ce  moment,  l'individu  qui  était  couché  sur  l'autre 
lit  fit  un  mouvement  et  se  retourna  de  mon  côté.  Sa  figure 
était  comme  une  masse  informe  de  chair  saignante,  sillon- 
née de  nombreuses  balafres.  Il  était  impossible  d'en  dis- 
tinguer les  traits;  mais  un  vague  pressentiment  ne  me 
permit  pas  de  maîtriser  plus  longtemps  ma  curiosité: 

—  Qui  êtes-vous?  qui  donc  êtes-vous  ?  m'écriai-je. 

—  Je  suis  Nerville,  répondit  une  voix  lamentable  ;  du 
moins  je  l'étais,  si  ces  diables  ne  m'ont  pas  métamorphosé. 

—  Bon  Dieu  !  repartis-je  en  réprimant  avec  peine  une 
violente  envie  de  rire;  l'ont-ils  donc  scalpé  tout  vif  ?  ce 
n'est  pas  là  Nerville. 

L'Indien,  qui  était  allé  donner  à  boire  à  cette  figure  hé- 
téroclite qui  prétendait  s'appeler  Nerville,  ouvrit  une  va- 
lise qui  était  par  terre;  il  en  tira  un  petit  miroir,  et,  me 
l'apportant,  il  le  présenta  devant  mon  visage.  Ce  fut  alors 
seulement  que  je  compris  que  ce  masque  de  chair  humaine 
qui  m'avait  répondu  pouvait  bien  être  en  effet  Nerville.  Il 
était  peut-être  encore  moins  défiguré  que  moi.  Mes  yeux 
étaient  presque  fermés;  mes  lèvres,  mon  nez,  toute  ma 
figure,  étaient  prodigieusement  enflés  et  parfaitement  mé- 
connaissables. Cette  vue  de  ma  propre  image,  eu  me  for- 
çant à  faire  un  triste  retour  sur  moi-même,  me  rendit  peu  à 
peu  la  mémoire,  et  les  événements  de  la  nuit  se  représen- 
tèrent successivement  à  mon  esprit.  Mais  ces  femmes,  cette 
lutte  avec  des  bêtes,  des  monstres,  des  diables  incarnés, 
étaient  encore  une  énigme  pour  moi.  Ce  n'était  pas  une 
vision,  un  rêve  ;  mon  dos  et  mes  épaules  se  ressentaient 
encore  des  blessures  infligées  par  leurs  griffes,  et  je  m'a- 
perçus que  diverses  parties  de  mon  corps  étaient  envelop- 
pées de  bandages  mouillés.  Je  recueillais  mon  espagnol 
pour  demander  à  mon  Indien  l'explication  de  ce  mystère, 
lorsque  je  remarquai  un  mouvement  extraordinaire  dans 
le  petit  camp  :  tout  le  monde  s'empressait  à  la  rencontre 
d'un  groupe  de  gens  qui  débouchaient  des  hautes  fougères, 
et  parmi  lesquels  je  reconnus  nos  arriéras  et  nos  valets. 
Ils  avaient  au  milieu  d'eux  quelque  chose  qu'ils  paraissaient 
traîner  par  terre;  plusieurs  femmes,  jeunes  pour  la  plupart, 
précédaient  cette  troupe,  se  retournant  de  temps  en  temps 


76 


LEa'LRES  DU  SOIR. 


pour  regarder  derrière  elles  avec  des  gestes  qui  exprimaient 
à  la  fois  l'horreur  et  le  triomphe.  Elles  avaient  toutes  à  la 
main  des  rosaires,  dont  les  grains  circulaient  rapidement 
entre  leurs  doigts,  et  elles  baisaient  fréquemment  la  croix 
ou  se  signaient  sur  la  poitrine. 

—  Un  zambo  muerto  !  un  zambo  mutrto  !  crièrent- 
elles  en  s'avançant  de  notre  côlé. 

—  Ils  ont  tué  un  zambo  !  répéta  mon  Indien,  transporté 
de  joie. 

La  petite  troupe  s'approcha  de  nous  ;  les  femmes  se  ran- 
gèrent de  côté,  poussant  des  éclats  de  rire ,  faisant  des 
gambades  et  des  signes  de  crois,  et  répétant  : 

—  L'n  zavibo  !  un  zambo  muerto  I 

Le  groupe  s'ouvrit  et  nous  laissa  voir,  étendu  sans  vie 
sur  la  terre,  un  de  nos  antagonistes  de  la  nuit  précédente. 

—  Bon  Dieu!  qu'est-ce  que  cela?  nous  écriàmes-nous 
en  même  temps,  Nerville  et  moi.  Elst-ce  un  démon? 

—  Perdonen  vos  stnores,  c'est  un  zambo.  Ce  sont  de 
terribles  singes  que  ces  zambos  ! 

—  Des  singes  !  esclaraai-je. 

—  Des  singes  !  répéta  le  pau>Te  Nerville,  se  soulevant  à 
l'aide  de  ses  mains.  Des  singes,  par  Jupiter  !  nous  nous  som- 
mes escrimés  avec  des  singes,  et  ce  sont  eux  qui  nous  ont 
aorommodés  de  cette  façon!  Eh  bien!  Valentin  de  Nerville, 
mon  ami,  c'était  bien  la  peine  de  venir  au  Mexique  pour 
faire  le  coup  de  poing  avec  un  singe!  un  vilain  singe  avec 
une  queue  !  Mais  il  y  a  là  de  quoi  perdre  un  galant  homme 
de  réputation  !  avec  un  singe! 

Et  le  ridicule  de  celle  idée  surmontant  toutes  ses  autres 
sensations,  il  se  laissa  retomber  sur  sa  couche,  en  proie  à 
un  bruyant  accès  d'hilarité. 

J'eus,  je  l'avoue,  quelque  peine  à  me  persuader  que  ce 
corps  mort,  étendu  devant  moi,  n'eût  jamais  été  habité  par 
une  âme  humaine.  C'était  une  chose  humiliante  à  voir  que 
l'élroile  affinité,  l'air  de  famille  qui  existait  entre  ce  singe 
monstrueux  et  notre  propre  espèce  :  sans  la  queue,  qui 
avait  particulièrement  excité  l'indignation  de  mon  ami, 
j'aurais  pu  me  figurer  que  j'avais  sous  les  yeux  le  cadavre 
de  quelque  chasseur  des  prairies  de  l'Amérique  du  Nord, 
velu  de  peaux  de  bêtes.  Il  ressemblait  à  un  homme  ro- 
buste et  de  forte  taille;  et  il  y  avait  même,  dans  l'expres- 
sion de  ses  traits,  plus  de  mauvaises  passions  humaines 
que  d'instinct  animal.  Ses  pieds  et  ses  cuisses  étaient  ceux 
d'un  homme  musculeux;  les  jambes  un  peu  trop  arquées 
et  dépourvues  de  mollets,  quoique  j'aie  vu  des  nègres  qui 
n'étaient  guère  mieux  partagés  sous  ce  rapport  :  les  nerfs 
elles  tendons  des  mains  formaient  des  saillies  noueuses, 
et  les  ongles  étaient  aussi  longs  que  des  griffes  de  tigre. 
Nous  devions  donc  nécessairement  succomber  dans  notre 
lutte  contre  ces  brutes  :  il  n'y  avait  pas  de  puissance  capa- 
ble de  leur  résister.  Les  bras  velus  de  celui-ci  étaient 
comme  des  faisceaux  de  cordes,  tout  muscles  et  tout  nerfs, 
et  ses  longues  mains  étaient  si  fortement  jointes,  que  les 
efforts  de  cinq  ou  six  Indiens  ne  purent  les  séparer. 

Ce  qui  restait  encore  d'obscur  dans  nos  aventures  noc- 
turnes fut  bientôt  éclairci.  Notre  guide,  soit  ignorance,  soit 
étourderie,  nous  avait  laissé  établir  notre  bivouac  dans  le 
voisinage  presque  immédiat  d'un  des  marécages  les  plus 
dangereux  de  tout  le  canton.  A  peine  étions-nous  endor- 
mis, qu'une  caravane  de  voyageurs  mexicains  était  survenue 
et  s'était  installée  à  quelques  centaines  de  mètres  de  nous, 
mais  sur  un  terrain  plus  élevé,  où  elle  avait  été  à  l'abri  des 
exhalaisons  pestilentielles  du  marécage  et  des  moustiques 
qui  nous  avaient  assaillis.  Pendant  la  nuit,  deux  des  fem- 
mes, s'étant  un  peu  écartées  du  ramp,  avaient  été  sur- 
prises par  les  zambos  ou  hommes  des  bois,  communs  dans 


quelques  parties  du  sud  du  Mexique  :  se  trouvant  séparées 
de  leurs  compagnons,  elles  s'étaient  enfuies  au  hasard,  et 
avaient  pris,  fort  heureusement  pour  elles,  la  direction  de 
notre  bivouac.  Leurs  cris  et  les  éclats  de  rire  diaboliques 
des  zambos  avaient  amené  les  Mexicains  à  notre  secours. 
Les  singes  avaient  disparu  après  la  première  décharge  d'ar- 
mes à  feu  :  plusieurs  d'entre  eux  avaient  dû  être  blessés  ; 
mais  celui  que  nous  avions  devant  les  yeux  était  le  seul 
qui  fût  resté  sur  le  champ  de  bataille. 

Les  Mexicains  au  milieu  desquels  le  hasard  nous  avait 
jetés  étaient  du  Tzapoteca,  et  faisaient  le  commerce  de  co- 
chenille; c'étaient  les  meilleures  gens  qu'il  fût  possible  de 
rencontrer.  Ils  croyaient  ne  pouvoir  pas  faire  assez  pour 
nous;  les  femmes  surtout,  et  particulièrement  les  deux  que 
nous  avions  voulu  soustraire  aux  violences  des  singes ,  ne 
savaient  comment  nous  témoigner  leur  reconnaissance. 

On  nous  prodigua  tous  les  soins  imaginables  :  on  nous 
éventait  avec  de  grandes  feuilles  de  palmier,  des  boissons 
rafraîchissantes  étanchaient  notre  soif  et  réparaient  nos 
forces;  nos  blessures,  pansées  avec  soin,  étaient  envelop- 
pées de  compresses  et  de  bandages,  nos  membres  et  nos 
visages,  enflammés  par  les  piqûres  des  moustiques,  étaient 
lavés  avec  du  baume  et  des  jus  exprimés  des  plantes;  en 
un  mot,  il  eût  été  impossible  de  trouver  des  gardes- 
malades  plus  empressées  et  plus  ingénieuses.  Nous  ne  lar- 
dâmes pas  à  ressentir  l'effet  de  ces  tendres  attentions,  et 
bientôt  nous  pûmes  nous  mettre  sur  notre  séant  :  nous  évi- 
tions néanmoins  de  nous  regarder  l'un  l'autre,  car  nous 
ne  pouvions  nous  habituer  à  l'aspect  repoussant  de  nos 
traits  enflés,  meurtris  et  marbrés  de  taches  violàtres.  De 
l'éminence  sur  laquelle  nous  nous  trouvions,  nous  pou- 
vions voir  l'affreux  marécage  sur  les  bords  duquel  nous 
avions  campé  :  les  vapeurs  qui  s'en  élevaient  incessam- 
ment, comme  d'une  immense  chaudière,  formaient  une 
couche  épaisse,  au-dessus  de  laquelle  on  a|)ercevait,  çà  et 
là,  la  cime  de  queli]ues  grands  arbres.  Les  vautours  et 
d'autres  oiseaux  carnassiers  tournoyaient  au-dessus  de  ce 
gouffre  infect ,  ou  bien  se  perchaient  au  sommet  des  pal- 
miers gigantesques  qui  s'épanouissaient  comme  d'énormes 
ombrelles.  Du  marécage  même  on  entendait  sortir  les  cris 
confus  et  discordants  des  alligators,  des  grenouilles  mons- 
tres et  des  myriades  de  bêtes  immondes  auxquelles  il  ser- 
\ait  de  repaire. 

L'air  était  devenu  lourd  et  étouffant;  il  nous  semblait 
entendre,  par  intervalles,  les  roulements  d'un  tonnerre 
éloigné.  Les  Mexicains  délibéraient  entre  eux  sur  la  pos- 
sibilité de  continuer  leur  voyage,  auquel  notre  position 
paraissait  être  le  principal  obstacle.  D'après  ce  que  nous 
pûmes  saisir  de  leur  conversation,  il  leur  répugnait 
beaucoup  de  nous  abandonner  dans  cette  partie  dangereuse 
du  pays,  à  la  merci  d'un  guide  qui  ne  méritait  évidemment 
aucune  confiance.  Cependant  il  paraissait  que  quelque  cir- 
constance impérieuse  ne  permettait  pas  de  faire  un  plus 
long  séjour  en  cet  endroit.  Quelques-uns  des  Mexicains, 
les  plus  âgés,  qui  semblaient  avoir  la  direction  de  la  cara- 
vane, vinrent  à  nous  et  nous  demandèrent  si  nous  nous 
sentions  en  état  de  supporter  la  fatigue  du  voyage  ;  ils  ajou- 
tèrent que,  d'après  certains  signes  qu'on  remarquait  sur  la 
terre  et  dans  l'air,  ils  craignaient  un  orage,  et  que  l'habi- 
tation ou  l'abri  le  plus  proche  était  encore  à  plusieurs  lieues 
de  distance.  Grâce  aux  soins  de  nos  aimables  infirmières, 
nos  souffrances  étaient  bien  calmées  :  uous  ressentions  seu- 
lement une  certaine  faiblesse  et  un  appétit  assez  vif.  Nous 
répondimesque,  dans  une  demi-heure,  nous  serions  prêts 
à  nous  mettre  en  roule,  et  ayant  ordonne  à  nos  gens  de 
nous  apporter  à  manger,  nous  nous  disposâmes  à  faire 


MUSÉE  DES  FAMILLES 


honneur  à  notre  déjeuner,  tandis  que  nos  muletiers,  ainsi 
que  les  Mexicains,  s'occupaient  à  charger  leurs  bêtes  et  à 
tout  préparer  pour  le  départ. 

Nous  commencions  à  peine  notre  repas,  lorsque  nous 
vîmes  un  homme  qui  descendait  en  courant  du  haut  de  la 
colline,  avec  une  branche  d'arbre  dans  chaque  main. 

—  Siete  horas!  (Sept  heures,  et  pas  davantage  !  )  cria- 
t-il  du  plus  loin  qu'il  put  se  faire  entendre. 

—  Sept  heures!  répétèrent  en  chœur  les  Mexicains  sur 
tous  les  tous  possibles  d'étonnement  et  d'alarme.  La  San- 
iissima  nos  guarde!  il  nous  en  faut  plus  de  dix  pour  ga- 
gner le  village. 

—  Qu'est-ce  que  tout  cela  signifie?  dis-je,  la  bouche  en- 
core pleine,  à  Nerville. 

—  Le  diable  m'emporte  si  j'y  comprends  rien!  Quel- 
qu'une de  leurs  jongleries  indiennes,  je  présume. 


—  Que  es  esto?  (Qu'est-ce?)  demandai-je  alors  assez 
négligemment. 

—  Que  es  esto!  répéta  un  vieillard  dont  la  chevelure 
grise,  s'échappant  en  boucles  de  dessous  son  sombrero, 
retombait  sur  ses  épaules,  et  dont  la  physionomie,  bien 
que  portant  l'empreinte  des  ravages  du  temps,  était  régu- 
lière et  expressive.  Ce  qu'il  y  a?  Dans  sept  heures  l'ou- 
ragan ! 

—  Partons!  partons!  Por  la  Santissima!  (  pour  l'a- 
mour de  la  Irès-sainfe  Vierge!  )  s'écrièrent  les  Slexicains, 
poussant  deux  rameaux  veris  jusque  dans  notre  visage. 

—  D'où  viennent  ces  branches?  demandai-je. 

—  De  l'arbre  qui  annonce  la  tempête!  Kn  route!  en 
route!  nous  n'avons  pas  un  instant  à  perdre! 

Et  tous,  maîtres,  muletiers  et  valets,  s'agitaient,  cou- 
raient çà  et  là  dans  le  plus  grand  désordre  et  en  donnant 


^^^ 


Mexicains  annonçant 


'orage. 


les  signes  de  la  frayeur  la  plus  vive.  On  emballait  pêle- 
mêle  les  vivres  et  les  effets,  on  chargeait  les  mulets,  on  se 
hâtait  de  monter  ;  et,  sans  nous  laisser,  à  Nerville  et  à  moi, 
le  temps  de  nous  reconnaître,  on  nous  arracha  brusque- 
ment à  notre  déjeuner,  on  nous  hissa  sur  nos  montures, 
et  nous  nous  trouvâmes  en  selle  sans  trop  savoir  com- 
ment. Il  n'y  avait  pas  trois  minutes  que  l'alarme  avait  été 
donnée,  que  toute  la  caravane  était  en  route,  formant  une 
longue  ligne  irrégulière. 

La  rapidité  et  l'excitation  de  celte  marche  précipitée  ne 
tardèrent  pas  à  nous  faire  entièrement  oublier  nos  souf- 
frances, et  bientôt  nous  ne  songeâmes  plus  à  la  fièvre,  aux 
zambos  ni  aux  moustiques.  Il  y  allait  maintenant  de  notre 
vie,  et  nos  chevaux  semblaient  avoir  le  sentiment  instinc- 
tif de  la  gravité  des  circonstances. 


Dans  la  confusion  qui  avait  accompagné  la  levée  du 
camp,  on  nous  avait  en  effet  montés  sur  des  chevaux  au 
lieu  de  nous  placer  sur  nos  propres  mules,  et  ces  chevaux 
étaient  de  nobles  animaux.  Ils  semblaient  surmonter  en  se 
jouant  les  divers  obstacles  que  nous  rencontrions  dans  no 
tre  chemin  :  monts  et  vallées,  marécages  ou  ravins,  c'étai 
toujours  la  même  sûreté  de  pied,  la  même  aisance  de  mou 
vements  ;  ils  effleuraient  avec  la  légèreté  du  chat  les  ter- 
rains mous,  gravissaient  avec  la  souplesse  du  serpent  le! 
montées  âpres  et  escarpées ,  et  s'élançaient  de  toute  leui 
vitesse  aussitôt  que  la  nature  du  sol  le  permettait.  Cepen- 
dant leur  allure  semblait  être  toujours  la  même,  et  nouî 
nous  serions  trouvés,  sur  nos  larges  selles  espagnoles, 
aussi  confortablement  que  dans  des  fauteuils,  si  nous  n'a- 
vions été  sans  cesse  obligés  de  baisser  la  tête  et  do  noui 


78 


LECTURES  DU  SOIR. 


courber  pour  éviter  les  lianes  et  autres  plantes  rampan- 
tes qui,  entortillées  ensemble,  et  souvent  entremêlées  de 
grosses  pointes  épineuses  de  la  longueur  du  bras,  se  ba- 
lançaient en  longs  festons  en  travers  du  chemin  :  ces  for- 
midables épines  croissaient  sur  les  arbres,  dont  elles  hé- 
rissaient le  tronc  comme  autant  de  baïonnettes,  et  elles 
eussent  transpercé  un  homme  d'outre  en  outre.  Nous  avan- 
cions cependant,  toujours  à  la  file,  suivant  les  deux  guides 
qui  marchaient  en  tète,  et  traversant  des  endroits  par  les- 
quels un  chat  sauvage  aurait  eu  peine  à  se  frayer  un  pas- 
sage, d'épais  fourrés  de  raangliers,  de  mimosas,  de  hautes 
bruyères  et  de  cactus  aux  longues  feuilles  armées  d'ai- 
guillons. De  temps  à  autre,  quelque  accident  de  terrain 
nous  permettait  d'embrasser  de  l'œil  toute  la  colonne  de 
marche ,  qui  offrait  l'aspect  le  plus  pittoresque.  Mais,  à 
^Tai  dire,  nous  n'avions  guère  le  temps  de  nous  occuper 
du  pittoresque,  et  nos  compagnons  avaient  soin  de  nous  le 
rappeler.  Vamos,  por  Dios,  vamos!  (Avançons,  pour 
l'amour  de  Dieu  !  )  criaient-ils  aussitôt  qu'un  de  nous  sem- 
blait ralentir  le  pas;  et,  à  ces  mots,  nos  chevaux  s'élan- 
çaient en  avant  avec  un  redoublement  d'ardeur. 

Nous  avancions  toujours ,  montant  et  descendant,  nous 
enfonçant  dans  les  profondeurs  des  ravins,  traversant 
des    marais    fétides ,   puis  gravissant  de  nouveau  des 
pentes  abniptes.  Cette  vallée  d'Oaxaca  n'est  pas  plus  une 
vallée  que  les  Vosges  ou  les  Pyrénées  :  partout  ailleurs  on 
l'appellerait  une  chaîne  de  montagnes.  A  chaque  pas  sur- 
gissent des  pics  de  deux  raille  pieds  d'élévation  au-dessus 
du  sol  et  de  quatre  à  cinq  mille  au-dessus  du  niveau  de  la 
mer  ;  mais  ces  inégalités  s'effacent  et  disparaissent  en  quel- 
que sorte  lorsqu'on  les  compare  aux  cimes  nuageuses  qui 
entourent  la  vallée  de  tous  cotée.  Et  quel  magnifique  cadre 
que  ces  montagnes,  avec  leur  riche  variété  de  formes  et  de 
couleurs!  Ici  resplendissant  comme  de  l'or  bruni,  là  pas- 
sant au  bronze  foncé,  se  diaprant  plus  bas  de  toutes  les 
nuances  de  vert,  de  cramoisi,  de  pourpre,  de  violet  et  de 
jaune,  de  blanc  et  d'azur,  produites  par  des  millions  de 
paullinies,  de  convolvulacées  et  d'autres  plantes  en  fleurs, 
réseau  brillant  sous  lequel  le  sol  a  disparu  :  sur  leurs  flancs 
s'élève  le  majestueux  palmier,  sultan  de  ce  harem,  qui 
domine  de  son  turban  verdoyant  toute  cette  luxuriante 
végétation  ;  puis  les  acajoux,  les  chicozapotes,  et,  plus  bas 
encore  dans  les  ravins,  les  cactus,  semblables  à  de  grands 
candélabres,  et  les  énormes  chênes  noueux.  C'était  un 
changement  continuel  de  plantes,  d'arbres  et  de  climats. 
Depuis  cinq  heures  que  nous  étions  en  selle,  nous  avions 
déjà  changé  trois  fois  de  température,  et  nous  nous  trou- 
vions alor«  sous  les  feux  de  la  zone  torride,  baignés  de 
sueur,  rôtis  et  bouillis  à  la  fois  par  une  chaleur  de  43  de- 
grés Réaumur.  Nous  étions  au  milieu  d'un  monde  nou- 
veau de  plantes  et  d'animaux.  Le  borax,  les  manglicrs  et 
les  bruyères  atteignaient  ici  à  la  hauteur  des  arbres  des 
forêts,  tandis  que  ceux-ci  s'élançaient  dans  les  airs  comme 
des  clochers.  Les  massifs  que  nous  traversions  étaient  peu- 
plés de  tigres  noirs  ;  on  y  voyait  aussi  des  iguanes  de  trois 
pieds  de  long,  des  écureuils  doubles  en  dimensions  des 
écureuils  d'Europe,  des  sangliers,  des  jaguars,  des  singes 
de  toute  espèce  et  de  toute  dénomination,  qui,  perchés  sur 
les  branches  des  arbres,  nous  accueillaient  par  toutes  sortes 
de  démonstrations  hostiles. 

Mais  quel  est  cet  objet  qu'on  aperçoit  là-bas ,  à  droite , 
qui  se  détache  en  blanc  sur  le  bleu  foncé  du  ciel  et  sur  les 
flancs  bronzés  des  rochers? 

—  C'est  une  ville. 

—  Et  son  nom  ? 

—  Quidricovi. 


Nous  avions  bien  fait  cinq  à  six  grandes  lieues,  et  nous 
commencions  à  croire  que  nous  avions  échappé  à  l'oura- 
gan, dont  la  seule  idée  avait  si  fort  terrifié  nos  amis  les 
Mexicains.  Nerville,  qui  chevauchait  en  grognant,  exprima 
l'opinion  qu'il  n'y  aurait  pas  de  mal  à  laisser  souffler  nos 
montures  pendant  quelques  minutes.  Il  est  certain  que  la 
rapidité  de  notre  marche  et  le  changement  continuel  de 
pas,  nécessité  par  l'inégalité  de  la  route,  ou  plutôt  du  sen- 
tier, que  nous  suivions,  étaient  devenus  horriblement  fa- 
tigants pour  les  hommes  et  pour  les  bêtes.  Quanta  la  con- 
versation, il  ne  pouvait  en  être  question. 

—  Famos  !  por  la  santissima  Madré,  vamos!  crièrent 
nos  guides,  et  ce  cri  fut  répété  par  les  Mexicains  sur  un 
ton  aigre  et  sauvage  qui  fit  tressaillir  nos  chevaux.  Ils  s'é- 
lancèrent de  nouveau  en  avant.  Nous  poursuivons  à  tra- 
vers les  broussailles,  les  lianes  et  les  ronces,  qui  nous 
fouettent,  nous  déchirent  et  mettent  nos  vêtements  en  lam- 
beaux. Pour  peu  que  cela  dure ,  nous  serons  tous  nus. 
C'est  une  véritable  course  au  clocher.  Toute  la  troupe  est 
pèle-mèle  ;  mais  Nerville  et  moi ,  qui  avons  été  les  moins 
pressés  de  repartir,  nous  nous  trouvons  former  l'extrême 
arrière-garde. 

—  Famos!  por  la  Santitrima!  las  aguas!  las  aguas! 
crièrent  encore  une  vingtaine  de  voix. 

—  La  peste  soit  des  braillards,  avec  leurs  vamos!  Nous 
ne  devons  plus  guère  avoir  que  deux  lieues  à  faire  pour 
arriver  au  rancho  ou  village  dont  ils  nous  parlaient,  et  les 
apparences  n'ont  encore  rien  de  bien  alarmant.  Il  est  vrai 
que  l'air  semble  s'épaissir  un  peu;  mais  ce  n'est  rien,  ce 
ne  sont  que  les  exhalaisons  d'un  de  ces  maudits  marécages 
dont  nous  approchons  encore,  car  on  peut  entendre  la 
musique  des  grenouilles  monstres  et  des  alligators.  En  voilà 
justement  deux  qui,  pour  nous  voir,  élè\ent  hors  de  la 
vase  leurs  longs  museaux  effilés.  Le  voisinage,  à  ce  qu'il 
parait,  n'est  pas  très-sûr;  heureusement  le  sentier  est  bon 
et  ferme,  tracé  avec  soin,  évidemment  par  des  Indiens  :  il 
n'y  a  que  des  Indiens  qui  puissent  voyager,  wvrt  et  travail- 
ler habituellement  dans  cette  atmosphère  pestilentielle. 
Dieu  soit  loué!  nous  en  voilà  dehors,  nous  foulons  encore 
une  fois  le  sol  de  la  forêt,  nous  nous  retrouvons  au  milieu 
des  palmiers  et  des  acajoux. 

Mais  tout  à  coup  un  nouveau  paysage,  plus  riche,  plus 
brillant  que  tout  ce  que  nous  avions  vu,  se  déploie  à  nos 
yeux  enchantés.  De  chaque  côté  se  dressent  d'énormes 
montagnes,  celles  de  gauche  dans  une  ombre  profonde, 
celles  de  droite  revêtues  d'une  robe  de  lumière,  sur  laquelle 
les  couleurs  les  plus  vives  se  jouent  avec  une  étincelanie 
mobilité,  chaque  arbre,  chaque  branche,  chaque  feuille 
paraissant  frémir  et  scintiller  dans  l'atmosphère  transpa- 
rente. A  nos  pieds  se  déroule  la  vallée  dans  toute  sa  ma- 
gnificence tropicale,  comme  une  nappe  de  verdure  et  de 
fleurs,  parsemée  de  palmiers,  dont  quelques-uns  s'élan- 
cent à  cent  cinquante  et  cent  quatre-vingts  pieds  de  haut  : 
des  milliers,  des  millions  de  convolvulus,  de  bignonias,  de 
paullinies,  de  dendrobiums,  grimpant  des  fougères  aux 
troncs  des  arbres,  des  troncs  aux  branches  et  des  branches 
au  sommet,  retombent  en  grappes  fleuries  et  pendent  en 
gracieux  festons  sur  les  parois  des  rochers.  Celte  vue  ra- 
vissante nous  frappa  comme  un  tableau  féerique  au  mo 
ment  où  nous  sortions  de  l'obscurité  de  la  forêt. 

Mais  nous  n'eûmes  pas  le  temps  de  nous  livrera  l'admi» 
ration  qu'un  pareil  spectacle  était  fait  pour  nous  inspirer. 

—  Misericordia!  miserieordia  !  audi  nos  peccadoresl 
Alisericordia!  las  aguas!  s'écrièrent  à  la  fois  tous  les 
Mexicains,  accompagnant  ces  exclamations  de  gestes  qui 
indiquaient  la  terreur  et  le  désespoir. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


t^ 


Nous  regardâmes  autour  de  nous. 

—  Qu'y  a-t-il?  nous  ne  voyons  rien;  rien,  si  ce  n'est 
un  nuage  qui  commence  à  poindre  entre  ces  deux  contre- 
forts qui  s'avancent  dans  la  vallée  comme  deux  grands  pro- 
montoires. 

—  Qu'y  a-t-il  de  nouveau?  demandâmes-nous. 

—  Por  la  sanla  Firgen!  répondirent  une  douzaine  de 
voix,  avançons,  avançons  :  ce  n'est  pas  le  moment  de  cau- 
ser. Nous  avons  encore  trois  bonnes  lieues  à  faire,  et  l'ou- 
ragan sera  ici  avant  une  heure. 

Et  ils  recommencèrent  à  hurler  en  chœur:  Misericor- 
dia!  audi  nos  peccadores  !  et  à  se  recommander  à  la  très- 
sainte  Vierge  et  à  tous  les  maints  du  paradis. 

—  Sont-ils  donc  fous,  avec  toutes  leurs  litanies?  s'écria 
Nerville.  El  quand  vos  aguas  arriveraient,  poltrons  que 
vous  êtes  !  elles  ne  vous  fondront  pas.  Vous  n'êtes  faits  ni 
de  sel  ni  de  sucre.  Qu'importe  une  averse  de  plus  ou  de 
moins? 

Cependant,  en  jetant  les  yeux  autour  de  nous,  nous 
fûmes  involontairement  frappés  du  changement  soudain 
qui  s'était  opéré  dans  l'apparence  du  ciel.  Ce  riche  fond 
d'azur  que  nous  admirions  naguère  encore,  s'effaçait  sous 
une  morne  teinte  grise.  La  nature  même  de  l'air  avait 
changé;  il  avait  perdu  sa  légèreté  et  son  élasticité,  il  sem- 
blait peser  sur  nous  comme  du  plomb.  Bientôt  le  nuage 
sombre,  continuant  de  s'élever  â  l'horizon,  dépassa  le  som- 
met des  montagnes,  puis  s'étendit  comme  un  rideau  sur 
toute  la  vallée.  Nous  apercevions  toujours  sur  la  droite  les 
toits  et  les  murs  de  Quidricovi ,  qui  paraissaient  mainte- 
nant très-rapprochés. 

—  Pourquoi  ne  pas  aller  à  Quidricovi?  criai-jeà  un  des 
voyageurs ,  qui  se  trouvait  en  ce  moment  à  portée  de  ma 
voix  ;  nous  ne  devons  pas  en  être  très-éloignés. 

—  Nous  en  sommes  à  plus  de  quatre  lieues,  répondit 
l'homme  à  qui  je  m'étais  adressé,  secouant  la  tête  et  regar- 
dant avec  inquiétude  le  nuage  orageux  qui  s'avançait  tou- 
jours, de  plus  en  plus  sombre  et  menaçant.  On  eût  dit  de 
quelque  monstre  fabuleux ,  projetant  au  loin  son  ombre 
gigantesque  sur  les  monts  et  les  vallées,  sur  les  plaines  et 
les  forêts,  et  portant  partout  les  ténèbres  et  la  terreur.  A 
droite  et  derrière  nous ,  les  montagnes ,  encore  éclairées 
par  le  soleil,  reflètent  sa  lumière  dorée  ;  mais  sur  la  gauche 
et  devant  nous,  tout  est  triste  et  noir. 

Les  habitants  de  l'air,  les  hôtes  des  bois  poussent  des 
cris  et  des  hurlements  confus ,  voltigent  et  bondissent  de 
tous  côtés,  comme  s'ils  cherchaient  un  refuge  contre  quel- 
que danger  qui  approche.  Nos  chevaux  eux-mêmes  s'ar- 
rêtent tout  à  coup,  hennissent,  se  cabrent,  puis  s'élancent 
de  nouveau.  Le  monde  animal  est  agité  et  évidemment  en 
proie  à  quelque  terreur  pani(]ue.  La  forêt  regorge  d'êtres 
vivants.  Les  vautours  qui,  quelques  minutes  auparavant, 
tournoyaient  au  haut  des  airs,  ont  cherché  un  abri  dans  le 
feuillage  des  acajoux  :  singes  et  tigres,  oiseaux  et  reptiles, 
tout  ce  qui  a  vie,  court,  fuit,  se  précipite. 

—  ramos!  por  ta  Santissima!  En  avant,  ou  nous 
sommes  tous  perdus  ! 

Et  nous  avançons,  nous  doublons  le  pas,  nous  précipi- 
tons noire  course.  Quartiers  de  rochers,  ronces  et  brous- 
sailles, troncs  d'arbres  renversés,  rien  ne  peut  nous  arrê- 
ter :  nous  franchissons  tous  les  obstacles,  fuyant,  avec 
toute  l'énergie  du  désespoir,  devant  un  danger  dont  la 
nature  n'est  pas  bien  déBnie ,  mais  que  nous  sentons  être 
grand  et  imminent.  Jetant  un  rapide  regard  en  arrière , 
nous  apercevons  pour  la  dernière  fois  le  disque  du  soleil, 
d'un  rouge  de  sang ,  qui  disparaît  l'iûstant  d'après  der- 
rière le  formidable  nuage. 


Nous  avançons  toujours.  On  ne  sent  pas  un  soufïle  d'air, 
et  cependant  la  nature  entière,  plantes  et  arbres,  hommes 
et  bêtes,  semble  frissonner  d'appréhension.  Nos  che- 
vaux, haletants,  se  précipitent  en  avant,  les  naseaux  ou- 
verts, les  yeux  hagards,  couverts  de  sueur  et  tremblants  de 
tous  leurs  membres;  ils  n'obéissent  plus  au  frem;  leurs 
écarts  et  leurs  bonds  désordonnés  ressemblent  à  ceux  d'un 
tigre  poursuivi  par  les  chasseurs. 

Les  Mexicains  continuaient  sans  intermission  leurs  li- 
tanies et  leurs  exclamations.  L'épouvante  était  sur  tous  les 
visages.  Pendant  quelques  instants,  un  calme  extraordi- 
naire, un  silence  de  mort  régna  autour  de  nous  :  on  eût 
dit  que  les  éléments  retenaient  leur  haleine  et  rassem- 
blaient leurs  forces  ;  c'était  comme  le  prélude  de  quelque 
effroyable  explosion.  Puis  on  entendit  un  bruit  sourd  et  in- 
distinct, qui  semblait  sortir  des  entrailles  de  la  terre.  L'avis 
était  significatif. 

—  Arrêtez!  arrêtez  !  criâmes-nous  aux  guides.  Arrêtez 
et  mettons-nous  à  l'abri  quelque  part. 

—  En  avant  !  nous  répondit-on  ;  en  avant,  pour  l'amour 
de  Dieu! 

Le  Ciel  soit  loué  !  le  chemin  s'élargit ,  nous  arrivons  à 
une  descente  qui  nous  conduit  encore  une  fois  hors  des 
bois.  Si  l'orage  avait  éclaté  tandis  que  nous  étions  parmi 
les  arbres ,  nous  aurions  couru  le  risque  d'être  écrasés 
par  la  chute  des  branches.  Nous  voilà  tout  près  d'un  bar- 
ranca. 

—  Alerio!  alerto!  vociférèrent  les  Mexicains.  Madré 
de  Dios  !  Dios  !  Dios  ! 

Et  vraiment  c'était  le  cas  d'appeler  Dieu  à  leur  aide.  Le 
nuage  s'entr'ouvrit  et  darda  des  langues  de  feu  ,  dont  l'é- 
clat livide  contrastait  horriblement  avec  les  épaisses  ténè- 
bres du  sein  desquelles  elles  s'échappaient.  Cette  décharge 
électrique  fut  immédiatement  suivie  d'un  coup  de  tonnerre 
qui  sembla  ébranler  la  terre ,  puis  d'une  pause ,  pendant 
laquelle  on  n'entendait  que  le  souffle  de  nos  chevaux  qui, 
après  avoir  traversé  le  barranca  de  toute  leur  vitesse, 
commençaient  à  gravir  le  flanc  escarpé  d'un  petit  coteau. 
Le  nuage  se  déchira  de  nouveau  :  pendant  une  seconde  tout 
fut  éclairé.  Un  autre  coup  de  tonnerre  assourdissant  ;  puis, 
comme  si  les  portes  de  sa  prison  se  fussent  ouvertes  tout 
à  coup ,  arriva  l'ouragan  dans  toute  sa  fureur  et  toute  sa 
puissance,  brisant,  broyant,  balayant  tout  ce  qui  se  trou- 
vait sur  son  passage.  Les  arbres  de  la  forêt  se  balancèrent 
pendant  un  instant  sur  leur  base ,  comme  s'ils  eussent 
voulu  faire  un  effort  pour  soutenir  le  choc  de  la  tempête, 
mais  ce  fut  en  vain  :  l'instant  d'après ,  des  arpents  entiers 
de  ces  grands  arbres  étaient  cassés,  déracinés,  hachés  en 
morceaux,  avec  un  fracas  semblable  à  la  détonation  de  cinq 
cents  pièces  d'artillerie  ;  ce  n'était  plus  une  forêt,  mais 
un  vaste  abattis ,  un  chaos,  un  océan  de  branchages  et 
de  troncs  mutilés,  bouleversés  comme  les  vagues  de  la 
mer,  ou  lancés  dans  l'air  comme  des  pailles  légères  :  l'at- 
mosphère n'offrait  plus  qu'un  immense  tourbillon  de  pous- 
sière, de  feuilles  et  de  branchages. 

— Dieu  ait  pitié  de  nous!  Nerville,  où  êtes-vous ?  Pas  de 
réponse.  Que  sont-ils  devenus  ? 

Mais  l'ouragan  semble  encore  redoubler  de  violence. 
Les  montagnes  résisteront-elles  ?  Non,  par  le  Tout-Puis- 
sant !  La  terre  tremble,  la  colline  sur  le  flanc  de  laquelle 
nous  sommes,  a  été  ébranlée...  L'air  est  suffocant,  plein 
de  poussière,  de  salpêtre  et  de  soufre  :  il  est  impossible  de 
respirer.  Autour  de  nous  tout  est  noir  comme  la  nuit.  On 
ne  distingue  rien,  on  n'entend  que  le  mugissement  de  la 
tempête,  les  éclats  redoublés  de  la  foudre,  et  le  craquement 
des  arbres  qui  tombent  en  s'eotre-cboquaQt  de  tous  côtés. 


80 


LECTURES  DU  SOIR. 


Tout  à  coup  l'ouragan  s'arrête ,  et  tout  se  tait  :  mais  ce 
calme  subit  a  quelque  chose  de  sinistre.  On  dirait  d'une 
pause  soudaine  au  milieu  d'une  bataille,  alors  que  les  com- 
battants se  préparent  à  se  charger  de  nouveau. 

Un  coup  de  pistolet  a  éclaté,  puis  un  second,  puis  un 
troisième,  puis  des  centaines,  puis  des  milliers.  Ce  sont 
les  eaux,  las  aguas  ;  les  balles  ne  sont  autre  chose  que 
des  gouttes  de  pluie,  mais  quelles  gouttes  !  Elles  sont  de  la 
grosseur  d'un  œuf.  Elles  frappent  avec  la  force  d'énormes 
grêlons,  elles  nous  étourdissent  et  nous  aveuglent.  Bien- 
tôt on  ne  peut  plus  distinguer  les  gouttes  :  les  réservoirs 
du  ciel  sont  ouverts;  ce  n'est  plus  une  pluie,  mais  un 
déluge,  une  cataracte,  un  Niagara.  La  colline,  minée  par 
les  eaux,  cède  et  s'affaisse  sous  moi  ;  en  moins  de  dix  se- 
condes, je  me  trouve  au  milieu  du  barranca,  converti  en 
torrent  ;  j'ai  été  enlevé  de  mes  élriers,  je  ne  sais  comment, 
et  mon  cheval  est  allé  je  ne  sais  où.  J'aperçois  à  peu  de  dis- 
tance de  moi,  Nerville,  également  démonté  et  luttant  con- 
tre les  eaux  qui  déjà  sont  à  la  hauteur  de  notre  ceinture  ; 
elles  charrient  de  grosses  branches  et  des  arbres  entiers, 
qui  menacent  à  chaque  instant  de  nous  entraîner  avec  eux 
ou  de  nous  briser  contre  les  rochers.  Nous  évitons  cepen- 
dant ce  double  danger,  et  nous  faisons  de  violents  efforts 
pour  gagner  le  flanc  du  ravin  ;  mais  il  est  si  escarpé ,  que 
nous  ne  pouvons  guère  espérer,  lors  même  que  nous  réus- 
sirions, de  l'escalader  sans  aide.  Et  d'où  nous  viendra  cette 
aide?  Les  Mexicains  ont  disparu;  peut-être  sont-ils  tous 
noyés  ou  tués.  Ils  étaient  au-dessus  de  nous  sur  la  col- 
line, ils  ont  dû  être  balayés  avec  d'autant  plus  de  force, 
et  probablement  emportés  par  l'inondation.  C'est  là  sans 
doute  aussi  le  sort  qui  nous  attend.  Affaiblis  par  la  fièvre 
et  par  les  fatigues  de  la  nuit  précédente,  épuisés  par  no- 
tre longue  course  ,  nous  ne  sommes  pas  en  état  de  soute- 
nir longtemps  cette  lutte  inégale  contre  les  éléments  dé- 
chaînés. Pour  un  pas  en  avant,  nous  en  faisons  deux  en 
arrière.  Cependant  l'eau  monte  toujours,  elle  atteint  pres- 
que nos  aisselles  et  nous  soulève. 

—  C'en  est  fait,  Nerville!  recommandons  noire  âme  à 
Dieu  cl  mourons  avec  courage. 

Nerville  était  presque  à  mes  côtés.  Il  ne  me  répondit  rien, 
mais  me  regarda  avec  un  sourire  calme  et  mélancolique  ; 
puis,  cessant  les  edorts  qu'il  avait  f;iits  jusqu'alors  pour  ré- 
sister au  torrent  et  gagner  le  bord,  il  jeta  les  yeux  en  haut 
et  autour  de  lui,  comme  pour  dire  un  dernier  adieu  à  ce 
monde.  Le  courant  l'emportait  rapidement  vers  moi , 
quand  tout  à  coup  il  poussa  un  hourrah  sauvage,  et  recom- 
mença à  lutter  plus  énergiquement  que  jamais  contre 
les  eaux,  s'efforçant  de  tenir  pied  sur  le  lit  glissant  et  iné- 
gal du  torrent. 

—  Tengal  ienga!  crièrent  à  la  fois  une  douzaine  de 
voix  qui  semblaient  appartenir  aux  esprits  de  l'air. 

Au  même  instant,  quelque  chose  siffla  à  mes  oreilles  et 
me  fouetta  assez  vivement  la  figure.  Avec  l'instinct  d'un 
homme  qui  se  noie,  je  saisis  le  lasso  qu'on  nous  avait  jeté  : 
Nerville  fit  de  même.  Le  lasso  fut  aussitôt  tendu,  et  à  l'aide 
de  ce  point  d'appui,  nous  parvînmes  à  gagner  le  bord  et 
commençâmes  à  escalader  péniblement  le  flanc  du  ravin, 
formé  de  roches  qui  n'offraient  que  des  planstrès-inclinés, 
sur  lesquels  il  était  di(Ticile  de  prendre  pied.  Pourvu  que 
ce  lasso  soit  solide  !  la  tension  est  effrayante.  Sur  quelques 
points  de  notre  périlleuse  ascension,  les  rocs  sont  presque 
perpendiculaires  et  aussi  unis  qu'un  mur:  nous  sommes 
obligés  de  nous  cramponner  de  toute  notre  force  au  lasso, 
qui  semble  s'allonger,  craquer  et  s'amincir  sensiblement. 
Entre  nous  et  une  mort  terrible  sur  les  pointes  des  rochers 
et  dans  les  eaux  écumantes  qui  mugissent  sous  nos  pieds 


et  réclament  leur  proie  ,  il  n'y  a  qu'une  lanière  de  cuir. 
Mais  le  lasso  tient  bon,  et  le  plus  fort  du  danger  est  passé  ; 
nous  avons  à  peu  près  pied ,  nous  rencontrons  çà  et  là 
une  saillie  du  roc,  une  racine  d'arbre,  pour  nous  y  accro- 
cher. Encore  une  secousse  imprimée  au  lasso,  un  dernier 
et  violent  effort,  et  viva  !  On  nous  saisit  sous  les  bras,  on 
nous  hisse  en  haut,  nous  nous  trouvons  pendant  un  mo- 
ment sur  nos  pieds,  puis  nous  retombons  épuisés  par  terre, 
au  milieu  des  Mexicains  ,  des  mulets  ,  des  muletiers ,  des 
guides  et  des  femmes,  tous  réunis  et  à  l'abri  de  la  tempête 
dans  une  espèce  de  caverne  naturelle. 


Le  torrent. 

Au  moment  où  le  monticule  s'était  affaissé  sous  Ner- 
ville et  sous  moi,  qui  étions  un  peu  en  arrière  de  nos 
compagnons  de  voyage,  ceux-ci  avaient  eu  le  bonheur  de 
prendre  pied  sur  une  large  plate-forme  de  granit,  dépen- 
dant du  précipice  qui  flanquait  le  ravin,  et  ce  plateau  leur 
avait  offert  un  refuge  inespéré  sous  quelques  grands  rocs 
qui  formaient,  en  se  projetant,  une  sorte  de  voûte.  C'est 
de  là  qu'en  regardant  dans  le  ravin,  ils  nous  avaient  aper- 
çus nous  débattant  contre  le  torrent;  et  c'est  alors  qu'en 
nouant  plusieurs  lassos  au  bout  l'un  de  l'autre,  ils  étaient 
parvenus  à  nous  porter  secours  et  à  nous  tirer  de  cette  af- 
freuse situation.  Mais  ce  secours  était-il  arrivé  à  temps 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


pour  nous  sauver  la  vie  ?  C'était  une  question  encore  dou- 
teuse. Nous  étions  étendus  là,  immobiles,  semblables  à 
deux  corps  inanimés,  n'ayant  qu'une  faible  et  indistincte 
perception  de  ce  qui  se  passait  autour  de  nous.  La  fatigue, 
la  (îèvre,  l'immersion  dans  l'eau  froide  au  moment  où  nous 
étions  baignés  de  sueur,  les  souffrances  de  toute  espèce  que 
nous  avions  endurées  depuis  vingt  heures,  nous  avaient 
jetés  dans  un  état  complet  de  prostration  et  d'anéantisse- 
ment. 

Cependant  la  violence  de  l'ouragan  s'était  apaisée  ;  il 
avait  poursuivi  sa  carnère  et  porté  plus  loin  ses  fureurs, 
laissant  partout  la  désolation  sur  son  passage.  Les  Mexi- 
cains se  remirent  en  route,  à  l'exception  de  quatre  à  cinq 


81 


qui  restèrent  avec  nous,  ainsi  que  nos  muletiers  et  nos  do- 
mestiques. Le  village  vers  lequel  on  se  dirigeait  n'était  plus 
éloigne  que  d'une  lieue  ;  mais  cette  distance  était  encore  au- 
dessus  de  nos  forces.  Ces  braves  gens  nous  firent  avaler 
des  cordiaux,  nous  dépouillèrent  de  nos  vêtements  trempes 
d  eau  et  en  lambeaux,  et  nous  enveloppèrent  dans  une 
quantité  de  couvertures.  Nous  tombâmes  dans  un  sommeil 
profond,  qui  se  prolongea  toute  la  soirée  et  la  plus  'rande 
partie  de  la  nuit,  et  qui  nous  ranima  si  bien,  qu'une^'heure 
environ  avant  le  jour  nous  pûmes  reprendre  notre  marche 
lentement,  il  est  .Tai,  et  souffrant  cruelk-ment  de  tous  nos 
membres  meurtris,  à  chaque  mouvement  un  peu  rude  des 
muleli  sur  lesquels  nous  étions  accrochés  plutôt  qu'assis 


La  caravane  en  marche 

La  roule  que  nous  suivions  serpentait  à  travers  des  col- 
lines et  des  vallons.  Nous  sortîmes  bienlôt  de  la  zone  qui 
avait  été  ravagée  par  l'ouragan  de  la  veille,  et  après  une 
heure  de  marche  environ  nous  nous  arréiàmes  au  bord 
d'une  descente  assez  rapide,  au  pied  de  laquelle,  nous  di- 
rent nos  guides,  était  la  terre  promise,  le  rancho  tant  dé- 
sire. Tandis  que  nos  muletiers,  avant  de  s'engager  dans 
cette  descente,  examinaient  les  sansles  de  leurs  bêtes  et 
s  assuraient  que  leur  bagage  était  solidement  attaché,  Ner- 
ville  et  moi,  enveloppés  dans  de  erands  manteaux  mexi- 
cains, suivions  des  yeux  l'étoile  du  matin,  qui  s'abaissait 
de  plus  en  plus  pâle,  à  l'horizon.  Tout  à  coup  l'orient  com- 
mença a  s'eclaircir,  et  un  point  lumineux  parut  dans  l'ouest; 

DÉf.KIIRFE    184S. 


.  Paysage  mexicain. 

ce  n'était  qu'un  point,  pas  plus  gros  qu'une  étoile,  et  ce- 
pendant ce  n'était  pas  une  étoile;  sa  couleur  était  beaucoup 
plus  rose.  L'instant  d'après,  un  autre  point  brillant  se 
montra  près  du  premier,  et  s'étendit  bientôt,  comme  une 
espèce  de  langue  de  feu  qui  semblait  lécher  la  crête  ar- 
gentée de  la  montagne  couronnée  de  neige.  Pendant  que 
nous  contemplions  ce  spectacle,  cinq,  dix,  vingt  sommets 
se  colorèrent  de  celte  même  teinte  rosée;  en  un  moment 
ce  fut  comme  autant  de  bannières  de  pourpre  déployées 
dans  le  ciel,  tandis  que  des  lames  d'or,  des  gerbes  étince- 
lantes,  jaillissaient  tout  à  l'enlour,  s'élançant  de  cime  eu 
cime,  comme  des  signaux  qui  s'allument.  Il  v  avait  à  peine 
cinq  minutes  que  les  sommets  lointains  des  montagnes 

—  Il    —  TRFT7lf;MF   VPÎCHIÎ, 


«^ 


LECTURES  DU  SOm. 


nous  apparaissaient  comme  de  grands  fantômes  blanchâ- 
tres, se  dessinant  vaguement  sur  le  fond  sombre  du  6rma- 
roent  étoile;  maintenant  toute  cette  immense  chaîne  en  feu 
offrait  l'image  d'une  multitude  de  volcans  revêtus  d'une 
lave  enflammée,  élevant  leurs  tètes  au-dessus  des  ténèbres 
qui  couvraient  encore  leurs  flancs  et  leur  base,  —  témoi- 
gnages visibles  de  la  toute-puissance  de  celui  qui  dit  : 
«  Que  la  lumière  soit  ?»  et  la  lumière  fut. 

En  haut,  tout  était  grand  jour  et  soleil  ;  en  bas,  tout  était 
nuit  noire.  Çà  et  là,  des  faisceaux  de  lumière,  faisant  irrup- 
lion  par  les  interstices  des  montagnes,  tombaient  au  milieu 
des  ombres,  brisaient  leurs  masses,  les  refoulaient  au  fond 
de  la  vallée,  les  déchiraient  et  les  dispersaient  comme  de 
légers  tissus  de  toile  d'araignée.  A  mesure  que  le  flanc  des 
montagnes  s'illuminait,  on  voyait  apparaître  et  se  déve- 
lopper successivement  les  différents  plans  du  plus  riche 
tableau  ;  d'abord  le  bleu-indigo  des  tamarins  et  des  chico- 
zapoies,  puis  le  vert  brillant  des  cannes  à  sucre  ;  plus 
bas,  le  vert  foncé  des  nopals  ;  plus  bas  encore  le  blanc,  le 
vert  et  le  jaune  doré  des  massifs  d'orangers  et  de  citron- 
niers, et  au-dessus  de  tout,  les  majestueux  palmiers-éven- 
tails, les  dattiers  et  les  bananiers;  tous  étincelant  de  mil- 
lions de  gouttes  de  rosée,  qui  les  couvraient  comme  un 
voile  de  gaze  semé  de  diamants  et  de  rubis.  Et  pourtant  la 
vallée  voisine  était  encore  plongée  dans  une  obscurité  pro- 
fonde. 

Nous  étions  assis,  muets  et  immobiles. 

Bientôt  le  soleil  s'éleva  dans  le  ciel,  et  un  torrent  de  lu- 
mière inonda  toute  la  vallée,  qui  était  à  quelques  centaines 
de  pieds  au-dessous  de  nous.  Elle  offrait  un  de  ces  ravis- 
sants paysages  que  nos  froides  imaginations  du  Nord  ont 


peine  à  comprendre;  magnifique  jardin  de  cannes  à  sucre, 
de  cotonniers  et  de  nopals,  entremêlés  de  bouquets  de  gre- 
nadiers et  d'arbousiers,  d'orangers,  de  figuiers,  de  citron- 
niers, géants  de  leur  espèce,  chaque  arbre  formant  de  la 
base  au  sommet  une  pyramide  de  fleurs.  Tout  était  lumière, 
fraîcheur  et  beauté;  chaque  objet  semblait  danser  et  se  ré- 
jouir dans  l'atmosphère  claire,  élastique  et  tiède.  C'était 
un  paradis  terrestre  sortant  des  mains  du  Créateur,  et 
nous  ne  pûmes  d'abord  apercevoir  aucune  trace  de  Phomme 
ni  de  ses  œuvres.  Enfin  nous  découvrîmes  le  village  pres- 
que à  nos  pieds,  avec  ses  maisonnettes  de  pierre  revêtues  de 
verdure  et  de  fleurs  et  presque  cachées  parmi  les  arbres. 
L'église  elle-même  semblait  sortir  du  milieu  d'un  bouquet 
d'orangers  ;  des  lianes  et  des  plantes  rampantes  à  fleurs 
étoilées  tapissaient  ses  murs  et  grimpaient  jusqu'à  la  petite 
croix  qui  surmontait  sa  tour  blanche  et  carrée.  Comme 
nous  regardions,  les  premiers  signes  de  vie  se  montrèrent 
dans  le  hameau  :  une  fumée  bleuâtre  s'éleva  en  spirale,  et 
la  cloche  du  matin  invita  les  fidèles  à  la  prière.  Nos  Mexi- 
cains tombèrent  à  genoux  et  se  signèrent  en  répétant  leur 
Ave  Maria.  Nous  nous  découvrîmes  involontairement,  et 
murmurâmes  des  actions  de  grâces  au  Seigneur  qui  ne 
nous  avait  pas  abandonnés  à  l'heure  du  danger  et  qui  se 
manifestait  si  visiblement  dans  ses  œu\Te8. 

Les  Mexicains  se  levèrent. 

—  f^amos,  sftiores!  dit  l'un  d'eux,  saisissant  la  bride 
de  mon  mulet.  Allons,  messieurs  !  notre  déjeuner  nous  at- 
tend au  rancho. 

Et  nous  descendîmes  lentement  dans  la  vallée. 

A.  BORGHERS 
(  Traduit  de  l'anglais.) 


L'ABBAYE  DU  VERGER 


(I) 


11! .  —  JEANNE  ET  LES   LOUPS. 

Après  les  funérailles  du  margrave  des  Claires,  le  manoir 
de  Brunemont  devint  triste  et  silencieux.  Le  vieillard  dont 
la  joyeuse  humeur  donnait  la  joie  aux  gens  de  la  maison 
n'était  plus,  et  dès  lors  chacun  tombait  dans  une  mélanco- 
lie oisive. 

Et  puis  le  ridder,  respectant  la  douleur  de  Jeanne,  ne 
venait  plus  que  deux  fois  par  semaine  au  château.  On  n'en- 
tendait plus  le  galop  de  son  cheval  retentir  à  l'aube  et  au 
soleil  couchant  sur  le  sol  caillouteux  de  l'avenue.  Il  atten- 
dait que  les  larmes  eussent  cessé  de  couler  avant  de  parler 
d'union  heureuse  et  de  tranquilles  félicités  du  coin  du  feu. 
Et  celte  retenue  prouvait  qu'il  n'était  point  seulement  un 
homme  brave  comme  l'acier,  mais  encore  un  cœur  initié 
aux  pures  délicatesses  de  l'àmc.  En  effet,  comment  parler 
des  joies  domestiques  à  ceux  qui,  les  yeux  pleins  de  lar- 
mes, contemplent  près  du  foyer  éteint  le  fauteuil  vide  et 
tiède  encore  où  s'asseyait  un  père? 

I.e  ridder  de  Rakenghem  quittait  pourtant  chaque  jour 
la  tour  du  Forestel  et  errait  aux  alentours  du  château  de 

(i;  Voir  le  numéro  de  novembre  I84s. 


Brunemont.  Il  tâchait  de  patienter  ainsi  jusqu'à  ce  que  la 
douleur  de  Jeanne  s'apaisât,  et  que  la  sérénité  de  l'âme  lui 
revînt  avec  le  premier  rayon  du  soleil  de  mai,  ou  plutôt 
avec  la  consolation,  cet  autre  rayon  qui  vient  de  Dieu.  En 
attendant,  il  contemplait  à  travers  les  brouillards  le  toit 
qui  abritait  sa  fiancée  ;  ou  bien  il  se  plaisait  à  parcourir  les 
lieux  où  naguère  il  accompagnait  à  la  chasse  le  vieux  mar- 
grave et  sa  fille.  Mais  lorsqu'en  suivant  les  rives  chevelues 
de  l'Agache,  il  passait  près  du  Plat-Marais,  on  le  voyait 
détourner  la  tète  avec  un  sentiment  douloureux,  comme  un 
fils  qui  découvTc  le  lit  où  mourut  son  père.  Quelques  jours 
avaient  suffi  pour  nettoyer  complètement  le  champ  de  ba- 
taille; les  corbeaux,  les  choucas  et  les  loups  s'en  étaient 
chargés.  Les  forestiers  et  les  afl"ùteurs  en  avaient  vu  rôder 
deux  ou  trois  bandes  du  côté  de  la  claire  des  Rios  et  du  bois 
du  Quesnoy. 

La  tristesse  du  ridder  de  Rakenghem  eût  été  bien  plus 
grande  encore  s'il  avait  pu  voir  les  ravages  que  la  douleur 
oausait  à  la  sanlé  de  Jeanne.  Mais  quand  la  jeune  fille  en- 
tendait le  galop  du  cheval  dans  l'avenue,  elle  se  bâtait  de 
passer  de  l'eau  fraîche  sur  ses  beaux  yeux  rougis  par  les 
larmes  et  de  réparer  le  désordre  de  sa  chevelure;  de  sorta 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


83 


que  le  ridder,  en  entrant,  voyait  sa  fiancée,  sinon  gaie,  du 
moins  calme  et  en  apparence  résignée;  et  il  angurail  bien 
du  temps  qui  cicatrise  toutes  les  plaies  de  l'àuie. 

Mais  s'il  avait  pu  voir  Jeanne  seule  dans  sa  chambre,  les 
cheveux  dénoués,  agenouillée  devant  son  prie-Dieu  et  pleu- 
rant, il  aurait  eu  peur  que  cette  douleur  n'atteignit  comme 
un  ver  le  calice  de  celte  fleur  de  santé  peinte  aux  joues 
de  la  fille  du  marsrave.  En  effet,  ce  n'était  point  une 
douleur  vulgaire.  Quand  ceux  que  nous  aimions  ne  sont 
plus,  nous  savons  seulement  alors,  au  vide  qui  se  fait  en 
notre  cœur,  quelle  place  ils  y  occupaient. 

Cette  douleur  finit  par  prendre  un  caractère  alarmant, 
car  Jeanne  fit,  comme  Niobé,  de  ses  yeux  deux  fontaines. 
Elle  pleurait  sans  cesse,  et  bien  souvent,  ivre  de  larmes, 
elle  ne  savait  plus  ce  qui  faisait  tomber  tant  de  pleurs  sur 
sa  joue;  et  les  lignes  pleines  de  son  col  et  de  son  «-isage 
couraient  maintenant  fuyantes  et  amaigries.  Son  œil,  d'un 
bleu  céleste,  acquérait  la  transparence  du  cristal,  tandis 
qu'elle  pâlissait  comme  une  rose  du  Bengale  qui  s'étiole. 
Parfois  sa  peau  neigeuse  se  colorait  d'une  pourpre  pareille 
à  celle  de  ces  fleurs  d'été  que  la  canicule  fait  éclore  pour 
les  décorer  le  lendemain. 

Jean  de  mon  Mirel  vit  d'abord  dans  ce  chagrin,  que 
lui,  homme  fort,  domptait  par  la  prière,  une  effusion 
naturelle  à  l'âme  tendre  d'une  jeune  fille.  Nonobstant, 
lorsque  Jeanne,  pâle  et  fiévreuse,  s'alaoguit  chaiiue 
jour,  d'ardentes  inquiétudes  vinrent  l'assiéger  jusque  dans 
le  for  de  ses  méditations.  Il  cessa  ses  courses  solitaires  et 
studieuses  dans  les  sites  sauvages  des  claires  et  ne  quitta 
presque  plus  le  château.  Là  il  veillait  sur  sa  sœur  avec  une 
sollicitude  presque  paternelle. 

D'ailleurs,  depuis  la  mort  de  son  père,  Jean  de  mon  Mi- 
rel  semblait  plus  sérieux  encore  que  de  coutume.  Son  front 
grave  et  serein  roulait  des  projets  mystérieux  qu'il  nour- 
rissait depuis  dix  ans.  Le  vénérable  prieur  de  l'abbaye 
d'Enchin  faisait  au  manoir  de  très-fréquentes  visites,  et  il 
avait  avec  Jean  de  mon  Mirel  de  longues  et  secrètes  con- 
férences. 

Préoccupe  par  ses  réflexions,  Jean  oubliait  quelquefois 
sa  sœur.  Mais  une  nuit  qu'il  méditait  agenouillé,  son  grand 
front  dans  ses  deux  mains,  il  entendit  une  toux  stridente 
et  opiniâtre  qui  semblait  venir  de  la  chambre  de  Jeanne. 
Ce  bruit  le  fit  tressaillir,  et  il  s'en  alla,  pieds  nus,  coller  son 
oreille  à  la  porte  de  la  jeune  fille.  La  toux  continuait.  Une 
sueur  froide  couvrit  son  visage. 

—  Ma  sœur,  ma  sœur  !  s'écria-t-il,  qu'as-tu  donc? 

—  Oh  !  rien  !  répondit  Jeanne  ;  je  brûle  et  j'ai  froid. 

—  Couvre-toi  bien,  répondit-il,  cène  sera  rien. 

11  regagna  son  lit,  mais  il  ne  dormit  point,  et  de  sombres 
inquiétudes  troublèrent  pour  la  première  fois  la  placidité 
de  sou  cœur.  Le  lendemain,  dès  que  Jeanne  fut  levée,  il 
courut  s'informer  de  sa  santé.  Elle  était  mieux,  et  même 
elle  se  trouva  si  bien  qu'elle  résolut  de  sortir.  Jean  lui  of- 
frit de  la  faire  accompagner  ou  de  l'accompagner  lui-même, 
mais  elle  refusa,  disant  qu'elle  voulait  faire  seule  la  sur- 
prise d'une  visite  au  pau\Te  Van-Hoëk,  encore  malade  de 
la  blessure  qu'il  avait  reçue  au  combat  du  Plat-Marais,  et 
lui  porter  du  bouillon,  du  vin,  un  peu  d'argent,  et  sa  douce 
et  bienfaisante  présence. 

Ce  petit  projet  avait  tellement  séduit  Jeanne  qu'elle  re- 
trouva ses  fraîches  couleurs  et  sa  gaieté  d'autrefois.  Jean 
de  mon  Mirel,  ravi  de  la  voir  ainsi,  ne  voulut  point  la  pri- 
ver du  plaisir  de  porter  un  peu  de  joie  à  de  pauvres  gens. 
D'ailleurs  le  temps  était  sec,  froid,  convenable  à  la  prome- 
nable,  et  la  hutte  de  l'affûteur  s'élevait  à  rai-chemiu  du 


manoir  et  de  la  claire  des  Rios.  Cela  faisait  à  peine  un  quart 
de  lieue  ;  il  n'y  avait  pas  de  quoi  la  fatiguer. 

L'habitation  de  Van-Iloëk  était  située  non  loin  des  rives 
de  l'Agache,  dans  un  des  lieux  les  plus  solitaires  qui  avoi- 
sincnt  le  Plat-ilarais.  Cette  chaumière  s'accroupissait  au 
milieu  d'une  pâture  peuplée  de  saules  rabougris  dont  on  a 
coutume  de  rogner  les  branches  jusqu'au  tronc,  ce  qui  leur 
fait  peu  à  peu  une  énorme  tête  sur  un  corps  maigre  et 
difforme.  Le  soir,  au  clair  de  lune,  on  les  prendrait  pour  des 
pains  fantastiques  dansant  dans  la  prairie  des  rondes  irré- 
gulières. L'été,  lorsque  la  pâture  s'émaillait  de  margueri- 
tes et  de  boutons  d'or,  lorsqu'on  voyait  de  grandes  vaches 
rousses  meugler  d'un  air  pensif  et  doux  ou  paitre  dans 
l'herbe  jusqu'au  ventre,  quand  une  chevelure  verte  et  touf- 
fue poussait  sur  la  tête  contrefaite  des  aunes,  quand  la 
mousse  du  chaume  se  moirait  comme  un  tissu  de  velours 
aux  rayons  du  soleil  de  mai,  alors  la  chaumière  de  l'affû- 
teur était  vTaiment  ravissante  à  voir  avec  son  toit  brun  et 
ses  murs  blanchis  à  la  chaux  qu'on  apercevait  à  travers  un 
flottant  rideau  de  verdure.  Mais  l'hiver,  la  maisonnette 
semblait  frissonner,  les  aunes  prenaient  des  poses  lamenta- 
bles, quelques  saules  pleureurs  pleuraient  dans  l'eau  verte 
de  l'Agache  des  larmes  cristallisées,  et  un  duvet  glacé  cou- 
vrait l'herbe  et  le  squelette  amaigri  des  arbres. 

L'intérieur  de  la  chaumière  était  plus  triste  encore  que 
l'extérieur,  mais  on  y  remarquait  cette  excessive  propreté 
qui  doune  aux  plus  misérables  masures  de  Flandre  un  air 
d'aisance  et  de  bonheur.  Au-dessus  du  buffet  de  chêne  poli 
par  l'usage  et  le  frottement,  on  voyait  luire  des  plats  d'étain, 
de  cuivre  et  de  grossière  poterie.  C'est  dans  l'ordre  et  la 
netteté  de  cette  espèce  d'étagère  que  la  ménagère  flamande 
place  son  orgueil.  Deux  arquebuses  soigneusement  huilées 
pendaient  accrochées  au-dessus  du  manteau  de  la  chemi- 
née. Un  vaste  feu  de  tourbe  joignait  sa  clarté  aux  faibles 
rayons  que  le  jour  envoyait  à  travers  une  petite  croisée  à 
vitraux  étroits  et  crasseux,  lien  résultait  un  jour  faux  qui 
donnait  un  éclat  merveilleux  au  buffet  et  à  tous  ces  objets 
polis  par  le  frottement,  étages  contre  la  muraille. 

Le  lit  de  Van-Hoek  remplissait  un  enfoncement  ménagé 
à  l'un  des  coins  de  la  salle.  .Au  fond  de  celte  alcôve  on  voyait 
pendre  à  la  muraille  un  vieux  crucifix  grossièrement  sculpté 
et  surmonté  d'un  rameau  de  buis  bénit.  Deux  images  de  la 
Vierge  accompagnaient  ce  pieux  trophée.  Il  y  avait  encore 
un  rameau  de  buis  à  la  fenêtre,  mais  en  dehors,  sans  doute 
pour  préserver  la  maisonnette  de  l'orage  (I). 

Jeanne  quitta  le  château  et  marcha  vite,  d'abord  parce 
que  l'air  était  vif,  et  ensuite  parce  que  les  pieds  deviennent 
légers  et  infatigables  lorsqu'ils  courent  à  une  bonne  ac- 
tion. 

Elle  arriva  rouge  et  essoufflée  à  la  chaumière  de  l'affû- 
teur, frappa  un  petit  coup  à  la  porte,  tira  la  chevilletle  et 
ouvrit. 

Nous  ne  saurions  exprimer  la  surprise  de  Van-Hoëk  à 
une  visite  aussi  inattendue.  Il  se  frotta  les  yeux  comme  s'il 
rêvait;  mais  sa  femme  avait  déjà  reconnu  la  fille  du  mar- 
grave, et  exprimait  sa  joie  à  la  manière  bruyante  des  bon- 
nes fenmiesde  Flandre,  lesijuelles  ne  sont  pas  aussi  sobres 
de  paroles  que  leurs  maris  (2). 

Cl)  Au  dimanche  des  Rameaui,  les  fermiers  flamands  ne  manquent 
point  de  fa\re  bénir  une  grande  quantilé  de  buis.  Ils  en  meilenl  d'a- 
bord à  leur  fenêire  pour  préserver  la  ferme  de  l'orage.  Ils  font  en- 
suiie  u«e  tournée  dans  la  campagne,  s'agenouillent  dans  chaque 
champ  qui  leur  appartient,  y  plantent  une  branche  de  buis  et  prient 
Dieu  de  préserver  leurs  récoltes  de  la  grêle. 

(t)  On  raconte  dans  te  Nord  une  anecdote  qui  peint,  avec  exagé- 
ration il  est  vrai,  la  laciturniiè  des  paysans  de  Flandre. 

Deux  campagnards  «"en  allaient  de  Lille  i  Douai.  Dès  qu'ils  eurent 


84 


LECTURES  DU  SOIR. 


I»  ^ 


Jeanne  s'assit  sur  un  escabeau  et  écouta,  le  sourire  aux 
lèvres,  les  remerciements  diffus  de  la  femme  de  l'affCiteur. 
Van-Hoëk  plaçait  de  temps  en  temps  dans  la  conversation 
un  rauque  monosyllabe  ;  mais  outre  qu'il  n'était  point  par- 
leur, l'émotion  lui  serrait  la  gorge.  Il  voulut  que  sa  femme 
reconduisît  Jeanne  jusqu'au  château,  regrettant  que  sa 
blessure  l'empêchât  de  marcher,  parce  qu'il  avait  entendu 
hurler  des  loups  durant  toute  la  nuit.  Jeanne  le  remercia  en 
riant  et  partit  seule. 

Lorsqu'elle  eut  traversé  la  pâture,  elle  prit  un  petit  sen- 
tier qui  conduisait  au  château  par  un  chemin  un  peu  plus 
long  que  celui  qu'elle  avait  suivi  en  allant  à  la  chaumière. 
Ce  sentier  côtoyait  une  langue  de  terre  remplie  de  buissons, 
nommée  les  fourcières.  C'est  un  lieu  triste  et  sauvage  en 
hiver. 

Jeanne  se  repentit  d'avoir  pris  ce  chemin  qui  allongeait 
sa  course  plus  qu'elle  ne  croyait  d'abord,  et  se  retourna 
pour  découvrir  un  sentier  qui  lui  permît  de  regagner  les 
rives  de  l'Agache.  Mais  en  tournant  la  tête,  elle  aperçut,  à 
une  centaine  de  pas  derrière  elle,  deux  énormes  loups  qui 
la  suivaient  lentement.  La  terreur  lui  ôla  la  voix  et  lui 
paralysa  les  jambes  ;  elle  s'arrêta,  et  les  loups  s'arrêtèrent 
également,  fixant  sur  elle  leurs  yeux  élincelants  et  affamés. 
Elle  fit  un  violent  effort  et  se  mit  à  courir  aussi  vite  qu'elle 
put,  mais  en  courant  elle  entendit  derrière  elle  un  bruit 
pareil  au  trot  de  deux  gros  chiens  sur  un  sol  battu  et  durci 
par  la  gelée.  Les  loups  la  suivaient. 

Jeanne  poussa  des  cris  perçants  et  redoubla  de  vitesse. 
Un  cri  clair  et  puissant,  un  cri  d'homme,  répondit  à  son 
appel,  mais  il  venait  de  si  loin  qu'elle  n'osa  tourner  la  tête 
dans  la  crainte  d'apercevoir  le  terrible  profil  des  deux  loups. 
Elle  continua  de  courir  en  appelant  du  secours  ;  mais  les 
loups  n'avaient  pas  besoin  de  se  presser  pour  suivre  la 
jeune  lîlle,  etl'on  entendait  toujours  le  sinistre  tapotement 
de  leur  trot  égal  et  tranquille. 

Cette  voix  qui  avait  répondu  à  Jeanne  était  celle  du  ridder 
de  Rakenghem.  Au  moment  où  sa  fiancée  sortait  de  la  ca- 
bane de  Van-Hoèk,  le  ridder  se  trouvait  précisément  au 
sommet  d'une  colline  située  au  bord  du  bois  du  Qucsnoy 
et  qui  domine  les  claires  de  Bruuemont  et  du  Bac-aub-en- 
Cheul.  De  là,  son  œil  rêveur  pouvait  suivre  dans  la  brume 
le  profil  raide  des  toits  du  château,  aspect  cher  à  son  cœur. 
L'Agache  et  la  Scarpe  se  déroulaient  comme  deux  rubans 
verdàtres  entre  des  rives  poudrées  de  grésil,  et  la  claire  des 
Rios  élincelait  comme  une  plaque  de  plomb  fondu  à  travers 
une  vapeur  légère.  Le  ridder,  dominant  toute  la  vallée, 
n'eut  point  de  peine  à  découvrir  Jeanne,  à  entendre  ses 
cris  et  à  en  apercevoir  la  cause.  Deuxloups,  deux  énormes 
loups  la  suivaient  ;  et  le  ridder  connaissait  la  ruse  de  ces 
animaux  :  trop  lâches,  lorsqu'ils  ne  sont  pas  en  nombre, 
pour  attaquer  Thomine  tant  qu'il  demeure  debout,  ils  le 
suivent  vite  ou  doucement  selon  qu'il  va  vite  ou  doucement, 
s'arrêtent  quand  il  s'arrête,  jusqu'à  ce  qu'il  tombe  épuisé 
de  frayeur  et  de  fatigue.  Au  premier  faux  pas  tout  est  fini, 
car,  dès  que  l'homme  est  à  terre,  ils  se  jettent  dessus  et 
l'étrangleut  (i). 

dépassé  la  forêt  de  moulins  à  vent  qui  avoisine  la  porte,  l'un  des  deux 
80  tourne  vers  l'autre,  cl  lui  montrant  los  blés  : 

—  Touneau  de  grâce  !  dit-il,  que  biaux  blés  ! 

L'autre  garda  le  silence  jusqu'à  la  porte  de  Douai,  pendant  sept 
lieues.  Se  tournant  alors  vers  son  compagnon  : 

—  El  guernus  qui  sont!  lui  répondit-il. 

(I)  On  raconte  qu'un  ménùtrier  revenant,  le  violon  sous  le  bras, 
dune  kermesse  voisine  où  il  avait  bourré  ses  poches  de  gâteaux, 
s'aperçut,  en  rase  campagne,  qu'il  était  suivi  par  un  énorme  loup.  Il 
»«  mit  d'aborilà  fuir  de  louie  la  vitesse  de  ses  jambes,  mais  le  loup 
rourail  au>si  vile  que  lui.  Alors  le   pauvre  diablo.  sentant  len  force» 


Le  ridder  poussa  un  long  cri  pour  avertir  Jeanne  qu'elle 
avait  un  défenseur,  mais  il  eut  beau  lui  faire  signe  de  ne 
point  user  ses  forces  dans  la  crainte  d'un  accident,  et  d'aller 
moins  vite  pour  qu'il  eiît  le  temps  de  la  rejoindre,  elle  n'osa 
se  retourner  :  la  vue  des  loups  l'etit  fait  tomber,  et  bien 
qu'elle  ne  connût  point  les  détails  que  nous  venons  de 
donner,  un  vague  instinct  l'avertissait  de  prendre  garde  à 
une  chute. 

De  sou  côté,  le  ridder  courait  avec  l'agilité  d'un  che- 
vreuil. Ses  pieds  ne  posaient  point  et  semblaient  dévorer 
l'espace.  Mais  un  obstacle  insurmontable  auquel  il  n'avait 
point  songé  se  présenta  devant  ses  pas  :  la  claire  des  Rios. 
il  s'arrêta  désespéré  sur  la  rive,  cherchant  de  l'œil  une 
barque.  A  cette  époque  de  Tannée  les  tourbiers  ont  en- 
foncé leurs  bacs  au  fond  de  l'eau  afin  de  les  mieux  con- 
server, et  les  claires  ne  sont  guère  fréquentées  que  par  les 
bultiers  et  affûteurs,  gens  qui  rôdent  la  nuit  seulement  ou 
tout  au  point  du  jour.  Van-IIoëk  s'y  trouvait  presque  per- 
pétuellement, mais  à  cette  heure  Van-Hoèk  gisait  blessé 
sur  son  grabat ,  et  son  bac  était  amarré  sur  l'autre  rive.  Le 
ridder  jeta  vers  Jeanne  un  regard  désespéré  et  s'arracha 
les  cheveux.  Mais  en  la  voyant  serrée  de  près  par  les  deux 
loups,  il  n'écouta  que  son  courage  et  résolut  de  faire  le 
tour  de  la  claire  en  passant  par  le  Plat-Marais,  et  de  gagner 
les  rives  de  l'Agache  d'où  il  pourrait  peut-être  se  servir  de 
son  arquebuse.  Ce  détour  doublait  la  distance. 

Pendant  ce  temps,  Jeanne  courait  toujours,  éperdue, 
hors  d'haleine.  Le  sang  lui  refluait  au  cœur,  et  son  haleine 
courte  et  brûlante  s'échappait  en  sifflant  de  sa  poitrine. 
Elle  sentit  soudain  les  forces  lui  manquer,  et,  de  peur  de 
tomber,  elle  s'arrêta  brusquement.  Les  loups  firent  encore 
quelques  pas  et  s'arrêtèrent  aussi,  mais  à  une  distance  plus 
rapprochée  que  la  première  fois.  Jeanne  ne  les  vit  pas,  elle 
les  pressentit. 

Un  sourd  grognement  la  fit  reprendre  sa  course. 

On  ne  peut  se  figurer  quelle  force  la  frayeur  mettait  aux 
jambes  de  cette  frêle  créature.  Elle  volait  plutôt  qu'elle  ne 
courait,  mais  sans  direction,  sans  but,,  sans  autre  but  du 
moins  que  celui  de  fuir  une  mort  atroce  ;  et  cette  course 
insensée  allongeait  son  chemin,  et  bien  que  le  château  fût 
à  peine  éloigné  de  dix  minutes  de  marche,  il  lui  arrivait  de 
s'en  écarter  imprudemment  lorsque  la  griffe  des  loups, 
frappant  sur  un  caillou  sonore,  retentissait  à  son  oreille. 
D'autres  fois  elle  sentait  avec  d'indescriptibles  défaillances 
de  cœur  les  plis  flollants  de  sa  robe  s'entrelacer  entre  ses 
jambes  et  la  menacer  d'une  chute. 

Un  faux  pas  la  contraignit  de  s'arrêter  une  dernière  fois. 
Les  deux  loups  étaient  biep  plus  près  d'elle  encore  qu'à 
son  autre  balte.  Ils  s'agitaient  en  poussant  de  petits  gémis- 
sements d'impatience  et  passaient  avec  bruit  leurs  langues 
altérées  sur  leurs  mufles  amaigris. 

La  mort  était  proche,  Jeanne  le  comprit.  Alors,  joignant 
les  mains,  levant  les  yeux  au  ciel,  elle  adressa  mentalement 
à  Dieu  une  de  ces  prières  comme  en  trouve  le  naufragé 
qui ,  après  avoir  nagé  sans  découvrir  la  terre  ,  sent  ses 
forces  défaillir  et  le  linceul  glacé  des  flots  se  refermer  sur 
sa  tète. 

Ce  que  Jeanne  dit  à  Dieu  dans  ce  moment  suprême,  per- 
sonne n'aurait  pu  le  savoir,  car  ses  lèvres  ne  remuèrent 

diminuer,  s'avisa  de  laisser  tomber  ses  gâteaux  tout  en  courant.  Lo 
loup  s'arréla  pour  les  dévorer,  mais  il  l'eut  bientôt  rejoint.  Le  mcoë- 
trier  était  hors  d'haleine;  sur  le  point  de  tomber  de  lassitude,  il  se 
retourne,  !>ai$it  son  violon  d'une  main  convulsive  et  le  racle  en  dés- 
espéré. L'instrument  n-ndit  de  si  horribles  sons  que  loup  épouvanté 
s'enfuit  et  court  encore. 

Le  bonhomme  regagna  ton  village  en  déplorant  aiBéreœenl  la  perle 
do  SCS  plieaui. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


85 


point.  Mais  vœu  ou  prière,  la  voix  de  son  cœur  dut  être 
plus  solennelle  que  la  parole  d'un  mourant  dont  l'âme  va 
s'échapper.  C'était  l'agonie  dans  la  force. 

Les  deux  loups  s'agitèrent. 

Jeanne  laissa  retonaber  ses  bras,  jeta  les  yeux  vers  le 
manoir  paternel  à  peine  éloigné  de  cinq  minutes  de  che- 
min, et  reprit  la  fuite. 

Sa  course  était  beaucoup  plus  lente,  car  la  force,  quelle 
que  soit  sa  surexcitation,  a  son  terme.  Les  deux  loups,  au 
contraire,  prévoyant  sans  doute  la  chute  prochaine  de  leur 
victime,  marchaient  un  peu  plus  vite.  Jeanne  entendit  leur 
trot  devenir  de  plus  en  plus  distinct.  Bientôt  même  elle  vit 
une  ombre  pointue  courir  devant  ses  pieds.  C'était  l'ombre 
allongée  des  oreilles  des  loups  que  le  soleil  couchant  faisait 
réfléchir  sur  la  terre  ;  et  pour  dernière  et  terrible  preuve 
que  les  loups  prévoyaient  l'heure  de  la  curée  et  gagnaient 
du  terrain,  elle  vit  bientôt  l'ombre  de  la  tète  entière,  avec 
sa  gueule  entr'ouverte  et  sa  langue  pendante,  glisser  en 
bondissant  devant  ses  pas. 

Durant  les  divers  incidents  que  nous  venons  de  racon- 
ter, le  ridder  de  Rakenghem,  maudissant  le  hasard  fatal 
qui  l'avait  fait  sortir  à  pied  ce  jour-là,  courait  comme  un 
forcené  sur  les  rives  de  la  claire  des  Rios  ;  et  tout  en  cou- 
rant il  suivait  Jeanne  et  les  loups  du  regard,  mesurait  la 
distance  et  secouait  désespérément  la  tète. 

Il  vit  la  jeune  fille  s'arrêter  une  première  fois  d'abord, 
et  songea  que  s'il  tirait  un  coup  d'arquebuse,  ce  bruit 
pourrait  être  entendu  des  loups  et  les  effrayer.  Mais  aussi, 
dans  le  cas  contraire,  il  perdrait  du  temps  à  recharger  son 
arme  sur  laquelle  il  comptait  plus  que  sur  toute  autre 
chose  ;  et  il  courut  plus  vite  que  jamais. 

Quand  Jeanne  adressa  à  Dieu  sa  prière  mentale,  le  ridder 
avait  tourné  la  claire  et  entrait  dans  le  Plat-Marais.  Il  eut 
alors  une  seconde  fois  la  tentation  de  décharger  son  arque- 
buse, mais  il  y  résista  et  tâcha  d'y  suppléer  par  ses  cris, 
quoique  la  rapidité  de  sa  course  assourdit  sa  voix.  Il  fut 
bientôt  contraint  de  courir  sans  crier  afin  de  ménager  son 
haleine. 

Deux  portées  d'arquebuse  le  séparaient  encore  de  sa 
6ancée,  lorsqu'il  faillit  rouler  dans  l'eau.  Il  se  cramponna  à 
un  arbrisseau  et  vit  avec  désespoir  l'eau  verte  et  glacée  de 
r.\gache  couler  devant  ses  pas.  L'Agache  est  étroite,  mais 
profonde  et  encombrée  de  roseaux,  ce  qui  la  rend  fatale 
aux  nageurs.  Les  rives  étaient  alors  en  cet  endroit  hautes 
et  escarpées.  Le  ridder  calcula  qu'en  se  jetant  à  la  nage,  il 
risquait  de  mouiller  la  poudre  de  son  arquebuse  et  perdait 
un  temps  infini  à  gravir  la  crête  dure  et  glissante  à  cause 
du  grésil  ;  et  pour  trouver  un  pont  il  fallait  aller  jusqu'au 
pied  de  la  grille  de  l'avenue  du  château. 

Use  tordit  les  mains. 

Ses  yeux  se  tournèrent  de  nouveau  vers  Jeanne  ;  les  om- 
bres des  loups,  rendues  gigantesques  par  l'effet  du  soleil 
couchant,  dépassaient  de  la  tète  les  pieds  alourdis  de  la 
jeune  fille. 

Deux  fois  il  porta  son  arquebuse  à  l'épaule...,  mais  la 
laissa  retomber,  il  espérait  que  Jeanne,  en  fuyant,  se  rap- 
procherait de  la  rivière,  et  une  espèce  de  fatalité  poussait 
la  jeune  fille  à  s'en  écarter,  bien  qu'elle  dût  traverser  le 
pont  pour  entrer  au  château. 

Le  ridder  de  Rakenghem,  laissant  tomber  ses  bras,  vit 
bien  alors  que  tout  était  perdu,  et  il  s'écria  dans  un  naïf  et 
profond  désespoir  : 

—  Hélas  !  je  passerai  ma  vie  seul,  car  ma  fiancée  va  être 
mangée  des  loups  ! 

Mais  l'homme  qui,  en  chantant  à  genoux  le  de  profundis 
devant  soixante  bouches  à  feu  tournées  contre  lui,  déchar- 


geait encore  son  arquebuse  sur  les  ennemis,  ne  devait  point 
renoncer  à  sa  tache.  Le  ridder  de  Rakenghem  possédait  ce 
patient  courage  qui  poursuit  son  œuvre,  même  quand  le 
dernier  rayon  d'espoir  s'est  éteint. 

I!  prit  sa  course  vers  le  pont. 

La  pauvre  Jeanne,  comme  une  biche  percée  au  flanc, 
perdait  ses  forces  de  minute  en  minute.  L'ombre  des  loups 
grandissait  devant  elle,  et  leurs  grognements  d'impatience 
redoublaient  à  mesure  que  l'instant  de  la  curée  approchait. 

Une  sueur  glacée  couvrit  le  front  de  Jeanne,  elle  tourna 
un  œil  fixe  et  horriblement  ouvert  du  côté  de  la  grille  du 
château  et  se  rapprocha  instinctivement  des  rives  de  l'A- 
gache.  Un  pont  s'offrit  devant  ses  pas,  elle  le  traversa. 

Les  loups  redoublèrent  de  vitesse,  et  craignant  sans 
doute  que  leur  victime  ne  leur  échappât,  ils  sautèrent  par 
dessus  l'Agache  pour  abréger  le  chemin.  Jeanne  tourna 
involontairement  la  tête  et  les  vit  efflanqués  et  nerveux, 
grands  comme  des  ànous,  bondir  à  trois  pas  de  distance. 
Elle  poussa  un  cri,  heurta  contre  le  seuil  de  la  grille  et 
tomba  en  embrassant  les  barreaux.  Ses  yeux  se  fermèrent, 
elle  sentit  des  griffes  ardentes  déchirer  sa  robe,  mais  sou- 
dain un  coup  de  feu  retentit  et  l'un  des  loups  roule  blessé 
à  mort,  tandis  que  l'autre  s'enfuyait  en  hurlant. 


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Le  ridder,  Jeanne  cl  le  loup. 

Bien  que  la  gueule  du  loup  touchât  déjà  la  gorge  de 
Jeanne,  la  main  du  ridder  de  Rakenghem  n'avait  pas  trem- 
blé ;  il  avait  atteint  le  crâne  de  l'animal. 

Quand  Jeanne  reprit  ses  sens,  elle  était  soutenue  par 


86 


LECTURES  DU  SOIR. 


son  fiancé.  Le  loup,  déjà  mort,  gisait  sanglant  à  ses  pieds. 

—  Merci,  ridder  !  lui  dit-elle  en  pressjjnt  sa  main  large 
et  nerveuse.  Vous  m'avez  sauvé  la  vie. 

Elle  ouvrit  lentement  la  grille  et  la  referma  sur  elle.  Un 
profond  soupir  s'échappa  de  sa  poitrine,  et,  fixant  sur  son 
fiancé  un  regard  plein  de  reconnaissance  et  de  douleur, 
elle  lui  dit: 

—  Ridder,  il  ne  faut  plus  venir  au  château  de  Brune- 
mont... 

En  achevant  ces  mots,  elle  s'enfuit  et  disparut  derrière 
les  arbres  de  l'avenue. 

Le  ridder  de  Rakenghera  resta  un  instant  debout  colié 
contre  la  grille  dans  une  stupéfaction  profonde.  Mais 
comme  la  nuit  venait,  il  mit  son  arquebuse  en  bandou- 
lière. Il  reprit  tristement  le  chemin  du  Forestel,  se  deman- 
dant en  quoi  il  avait  pu  déplaire  à  Jeanne  et  pour  quel 
motif  elle  l'engageait  à  ne  plus  venir  au  château  de  Brune- 
mont. 

IV.  —  l'abbesse. 

Jeanne,  en  rentrant  au  château,  se  jeta  dans  les  bras  de 
son  frère  et  lui  raconta  les  événements  que  l'on  vient  de 
lire  ;  mais  à  certain  point  de  son  récit,  elle  se  pencha  vers 
l'oreille  de  Jean  de  mon  Mirel  et  lui  parla  à  voix  basse. 
Cette  confldence  parut  faire  sur  lui  la  plus  vive  impression, 
c'était  un  sentiment  de  bonheur  auquel  se  mêlait  quelque 
regret. 

—  Songes-y  bien,  dit-il,  tu  pourras  t'en  repentir,  et 
peut-être  Irouverait-on  moyen  de  te  dispenser... 

—  A  quoi  bon?  interrompit  Jeanne  avec  un  doux  et  mé- 
lancolique sourire.  Mon  frère,  êtes-vous  aveugle,  et  ne 
voyez-vous  donc  point  sur  mon  visage  des  traces  qui  ne 
présagent  rien  d'heureux?... 

Elle  crut  en  avoir  trop  dit,  et  s'enfuit  dans  sa  chambre 
où  elle  se  coucha,  brisée  par  les  horribles  émotions  de  cette 
journée. 

Jean  de  mon  Mirel  demeura  consterné. 

—  La  volonté  de  Dieu  soit  faite  !  murmura-t-il. 

Il  était  do  ces  hommes  qui  s'abandonnent  aux  ordres  de 
la  Providence,  convaincus  qu'elle  veille  paternellement  sur 
nous.  Quand  la  souffrance  présente  était  trop  vive,  il  avait 
recours  à  la  prière,  source  profonde  d'où  jaillissent  les 
consolations. 

Le  lendemain  malin  il  .sortit  pour  s'en  aller  à  la  tour  du 
Forestel.  Son  front  était  chargé  de  rides  comme  lorsqu'on 
va  porter  un  triste  message  à  un  ami. 

En  franchissant  la  grille  de  l'avenue,  il  vit  à  terre  le 
cadavre  du  loup  hideusement  contracté  par  la  mort,  et 
frissonna  en  pensant  au  péril  qu'avait  couru  la  pauvre 
Jeanne. 

Un  bruit  de  pas  lui  fit  relever  la  tête,  il  vit  le  ridder  de 
Rakenghem,  dont  le  visage,  ordinairement  ouvert,  était  alors 
sombre  comme  une  nuit  de  décembre.  Ses  traits  oiïraient 
un  mélange  de  tristesse  amère  et  d'anxiété  douloureuse. 

—  Salut,  ridder,  dit  Jean  de  mon  Mirel  en  lui  tendant 
la  main.  J'allais  précisément  à  lu  tour  du  Forestel  pour  vous 
voir. 

—  Et  moi,  répondit  le  ridder  de  Rakenghem,  je  venais 
au  château  de  Brunemont. 

Et  il  avança  le  bras  pour  ouvrir  la  grille;  mais  Jean  de 
mon  Mirel  l'arrêta,  et  lui  saisissant  la  main  : 

—  Uuider,  lui  dit-il,  n'allez  pas  plus  loin,  je.  sais  pour- 
quoi vous  venez. 

—  Si  vous  le  savez,  dit  le  ridder,  à  quoi  bon  m'arrê- 
te i? 

—  C'est  pour  vous  épargner  une  entrevue  douloureuse. 


Le  fiancé  de  Jeanne  tressaillit,  et  Jean  de  mon  Mirel  re- 
prit avec  émotion  : 

—  Monsieur  le  ridder  de  Rakenghera,  Jeanne  n'oubliera 
jamais  que  vous  lui  avez  sauvé  la  vie,  et  moi,  que  je  vous 
dois  une  sœur.  Votre  nom  sera  toujours  prononcé  dans  nos 
prières  comme  celui  d'un  bienfaiteur... 

—  Où  en  voulez-vous  venir  ?  interrompit  le  ridder  alarmé 
par  ce  préambule. 

—  Écoutez-moi,  répondit  Jean  de  mon  Mirel,  et  soyez 
homme  :  il  faut  renoncer  à  Jeanne,  elle  ne  sera  ni  à  vous, 
ni  à  personne... 

Le  ridder  chancela  sur  ses  robustes  jambes  et  s'appuya 
contre  un  des  piliers  qui  soutenaient  la  grille. 

—  Monsieur,  monsieur  !  s'énria-t-il,de  quel  droit  venez- 
vous  délier  les  promesses  de  votre  père? 

—  11  y  a  des  promesses  plus  sacrées  que  celles  d'un 
père. 

Le  front  du  ridder  de  Rakenghem  rougit  de  colère,  et  il 
s'écria  en  faisant  un  pas  en  avant: 

—  Je  ne  connais  rien  au  monde,  monsieur,  de  plus  sacré 
que  la  parole  d'un  gentilhomme!  Tant  pis  pour  vous,  si 
vous  pensez  autrement  ! 

Un  triste  et  doux  sourire  eCBeura  la  lèvre  de  Jean  de  mon 
Mirel,  qui  répondit  : 

—  Je  pense  autrement. 

—  Honte  à  vous,  alors  !  s'écria  le  ridder,  vous  n'êtes 
point  le  fils  de  votre  race  ! 

A  cette  grave  insulte  Jean  de  mon  Mirel  baissa  la  tète 
sur  sa  poitrine  avec  une  mélancolique  résignation  et  ne 
prononça  pas  un  mot. 

—  Monsieur,  riposta  le  ridder,  vous  n'êtes  pour  rieu 
dans  tout  ceci  ;  c'est  à  Jeanne  elle-même  que  je  veux  de- 
mander l'explication  de  cette  étrange  conduite. 

Et  il  fit  mine  d'ouvrir  la  grille.  Jean  de  mon  Mirel  l'en 
empêcha: 

—  Votre  présence  la  tuerait,  lui  dit-il  d'un  ton  calme. 

—  Arrière!  s'écria  le  ridder  de  Rakenghem,  votre  père 
ne  m'aurait  jamais  fermé  sa  porte.  11  y  avait  plus  de  loyauté 
dans  le  cœur  du  vieux  margrave...  J'entrerai,  vous  dis-je, 
vous  n'avez  pas  le  droit  de  m'en  empêcher.  Vous  ne  comp- 
tez pour  rien  dans  tout  ceci  !...  Ce  n'est  pas  vous  qui  avez 
sanctiiinné  mes  fiançailles  par  une  parolede  gentilhomme!... 
J'ai  plus  fait  pour  Jeanne  que  vous!...  Elle  m'appartient 
plus  qu'à  vous,  car  je  lui  ai  sauvé  la  vie,  et  vous  n'êtes  que 
son  frère  !...  Arrière,  vous  dis-je  !  Je  veux  entrer,  dussé-je 
pa.sser  sur  votre  corps!... 

Le  ridder,  hors  de  lui,  dégaina  son  épée  et  l'agita  impé- 
tueusement. 

Jean  de  mon  Mirel  avait  écouté  ces  violentes  paroles  avec 
un  sang-froid  qui  ne  se  démentit  pas  un  instant.  Il  s'atten- 
dait à  ces  sanglantes  récriminations  arrachées  par  le  déses- 
poir, et  il  opposait  un  front  calme  à  la  menace,  un  doux  sou- 
rire à  l'insulte.  On  l'eût  pris  pour  un  médecin  écouljnt 
tranquillement  les  injures  d'un  malade  à  qui  la  fièvre  fait 
dire  des  paroles  insensées.  Mais  lorsqu'il  vit  l'arme  du  rid- 
der à  deux  doigts  de  sa  poitrine,  il  fit  un  pas  en  arrière  et 
mit  Pépée  à  la  main. 

—  Fort  bien  !  s'écria  le  ridder,  voilà  ce  que  je  voulais  ? 
Allons,  en  garde  I...  défendez-vous! 

11  poussa  une  botte  furieuse  contre  la  poitrine  de  son 
adversaire.  Jean  de  mon  Mirel  se  détourna  pour  éviter  le 
coup. 

—  Vous  êtes  fou!  s'écria-l-il.  Rengainez  !  pourquoi  ré- 
pandre du  sang  ? 

-—  Défonds-toi,  to  dis-je,  ou  jo  le  cloue  ou  pilier!  s'écria 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


87 


le  ridder,  rendu  plus  furieux  encore  par  le  calme  de  son 
adversaire. 

En  achevant  ces  mots,  il  se  mit  à  ferrailler  avec  une  telle 
violence,  que  Jean  de  mon  Mirel  se  vit  contraint  de  se  met- 
tre sérieusement  sur  la  défensive. 

Comme  il  arrive  presque  toujours  en  pareille  circon- 
stance, la  fureur  du  ridder  de  Rakenghem  nuisit  à  la  jus- 
tesse de  ses  coups,  tandis  qu'au  contraire  le  sang-froid  de 
Jean  de  mon  Mirel  ne  le  quittant  pas  un  instant,  il  lui  fut 
facile  de  parer  les  bottes  de  son  ennemi.  Mais,  loin  de  pro- 
fiter de  l'avantage  que  lui  donnait  son  calme  pour  le  bles- 
ser, il  saisit  un  moment  propice,  et  fouettant  adroitement 
l'épée  du  ridder,  il  la  fit  voler  à  dix  pas. 

—  Tuez-moi  donc  !  s'écria  le  ridder  un  peu  confus,  je 
serais  honteux  d'être  épargné  par  vous. 

—  A  Dieu  ne  plaise,  répondit  doucement  Jean  de  mon 
Mirel  en  rengainant,  à  Dieu  ne  plaise  que  je  tranche  une 
aussi  précieuse  vie!  Ramassez  votre  épée,  ridder,  et  gar- 
dez-la pour  une  meilleure  occasion.  Oubliez  cette  ridicule 
querelle,  il  ne  peut  en  exister  entre  nous,  et  donnez-moi 
la  main. 

—  Monsieur,  répondit  le  ridder  avec  cet  entêtement  qui 
formait  un  des  points  saillants  de  son  caractère  de  Flamand, 
je  ramasserai  mon  épée,  mais  ce  sera  pour  me  battre  de 
nouveau  contre  vous  jusqu'à  ce  qu'un  de  nous  deux  pé- 
risse!... A  moins  que  vous  ne  m'expliquiez  le  motif  de 
notre  rupture. 

—  Eh  bien  !  dit  Jean  de  mon  Mirel ,  revenez  d'aujour- 
d'hui en  un  an  au  château  de  Bruneraont,  et  vous  aurez 
l'explication  que  vous  demandez.  Si  elle  ne  vous  satisfait 
point,  je  vous  donne  ma  parole  de  gentilhomme  que  je  me 
battrai  avec  vous  jusqu'à  ce  que  mort  s'ensuive. 

—  J'accepte,  répondit  le  ridder  de  Rakenghem.  Adieu 
donc,  monsieur;  dans  un  an  je  viendrai  régler  nos  comptes. 

—  Adieu,  ridder,  que  le  Seigneur  soit  avec  vous!  ré- 
pondit doucement  Jean  de  mon  Mirel. 

Le  ridder  de  Rakenghem  ferma  l'oreille  à  cette  courtoise 
parole,  et  fut  détacher  son  cheval  retenu  par  la  bride  à  un 
arbre  voisin  ;  puis,  montant  en  selle,  il  rabattit  son  feutre 
sur  son  front  sombre,  et  partit  au  triple  galop  pour  la  tour 
du  Forestel. 

Jean  de  mon  Mirel  le  suivit  des  yeux  jusqu'à  ce  qu'il  dis- 
parut dans  les  aunes  des  Claires. 

—  Quel  dommage  I  murmiira-t-il  en  soupirant,  ma 
pauvre  Jeanne  eût  été  si  heureuse  avec  un  si  brave  cœur  ! 

Et  il  rentra  dans  l'avenue  en  essuyant  une  larme. 

Quelques  jours  après  cette  rencontre,  des  bandes  d'ou- 
vriers maçons,  charpentiers  et  autres,  arrivèrent  de  toutes 
les  villes  voisines.  Ces  hommes  s'arrêtèrent  à  une  demi- 
lieue  du  château  de  Rrunemont,  autour  d'une  prairie  se- 
mée d'arbres  fruitiers,  et  qu'on  nommait,  à  cause  de  cela, 
le  Verger.  Ils  abattirent  d'abord  quelques  arbres ,  et  se 
construisirent  une  espèce  de  camp  sur  les  domaines  du 
margrave  des  Claires,  autour  de  ce  lieu  riant  et  fertile  au- 
quel l'A  gâche,  avec  sa  bordure  de  frais  peupliers,  forme 
une  enceinte  naturelle. 

Le  lendemain  on  vit  cette  troupe  laborieuse  s'agiter  en 
tous  sens,  les  terrassiers  ouvrirent  dans  le  verger  d'im- 
menses tranchées,  les  carriers  se  répandirent  dans  les  bois 
d'Ubia,  du  Quesnoy,  de  Bloquerre  et  de  Puy,  pour  en  ex- 
traire d'énormes  blocs  de  pierre,  que  des  bœufs  traînaient 
sur  des  chariots  ou  que  des  bateaux  amenaient  par  l'Aga- 
che.  On  vit  bientôt  s'élever  avec  une  magique  rapidité  les 
vastes  murailles  d'un  édifice  qui  promettait  d'être  aussi 
magnifique  qu'étendu. 

Un  an  après,  les  travaux  étaient  terminés,  les  ouvriers 


de  tout  genre  avaient  levé  leur  camp,  et  l'on  voyait  s'éle- 
ver, dans  ces  prairies  jadis  solitaires,  les  toits  imposants 
d'une  superbe  abbaye  que  les  gens  des  frontières  commen- 
cèrent à  nommer  l'abbaye  du  /^erger,  parce  qu'on  l'avait 
bâtie  dans  des  pâturages  ombragés  de  pommiers. 

Durant  cette  longue  année,  le  ridder  de  Rakenghem  ne 
tenta  pas  une  seule  fois  d'entrer  au  château  de  Brunemont. 
11  n'en  approchait  même  pas.  Seulement ,  à  travers  la  brume, 
on  l'apercevait  quelquefois  assis  immobile  sur  son  cheval 
comme  une  statue  équestre,  au  sommet  de  cette  colline 
d'où  il  avait  vu  Jeanne  poursuivie  par  les  loups.  Ce  lieu  lui 
était  cher. 

De  là,  on  apercevait  aussi  les  toits  de  l'abbaye  du  Verger. 
Sans  s'en  rendre  compte,  l'aspect  du  monastère  lui  serrait 
le  cœur.  Il  était  temps  que  le  jour  des  éclaircissements 
arrivât. 

Ce  jour  vint.  Le  soleil  se  leva  magnifique;  le  printemps 
avait  empiété  sur  l'hiver.  Dès  que  l'aube  frappa  les  vitraux 
du  Forestel ,  le  ridder  jeta  son  manteau  sur  ses  robustes 
épaules,  et  s'élança  sur  son  cheval  qui  l'attendait  tout  sellé 
dans  la  cour. 

Bien  que  les  chemins  fussent  défoncés  par  les  pluies  qui 
terminent  quelquefois  l'hiver,  le  ridder  mit  à  peine  une 
demi-heure  pour  arriver  au  château  de  Brunemont.  Il  ou- 
vrit la  grille  de  l'avenue,  elle  était  couverte  de  rouille,  et 
les  gonds  rendirent  un  grincement  sinistre.  Les  arbres  de 
l'avenue  commençaient  à  bourgeonner,  et  le  printemps  sa- 
turait lair  d'effluves  embaumés.  L'aspect  de  ces  arbres 
séculaires,  qu'il  n'avait  pas  vus  depuis  un  an,  lui  serra  le 
cœur.  Il  se  souvint  que  du  temps  du  vieux  margrave,  c'é- 
tait avec  de  bien  autres  pensées  qu'il  traversait  celte  ave- 
nue. Au  bout  de  la  sombre  voûte  des  arbres,  le  manoir, 
éclairé  par  un  rayon  de  soleil,  semblait  lui  sourire,  et  l'a- 
venir souriait  aussi.  L'herbe  courte  du  préau  était  plus 
douce  qu'un  tapis  sous  les  pieds  de  son  cheval,  et  les  cris 
joyeux  de  la  meute  saluaient  son  arrivée.  Temps  passé  ! 
Heureux  temps  ! 

Il  releva  son  front  incliné,  et  regarda  tristement  le  châ- 
teau. Toutes  les  fenêtres  étaient  lermées ,  un  silence  de 
mort  régnait  dans  la  cour,  et  l'herbe  encadrait  les  pavés. 
Il  frissonna,  il  lui  prit  une  crainte  vague  de  ne  trouver 
personne.  Et,  dans  la  crainte  d'apprendre  trop  tôt  un  mal- 
heur, il  n'osa  frapper  son  cheval  qui,  lui  aussi,  marchait 
triste  et  morne. 

Il  lui  fallut  cependant  traverser  le  préau  et  la  cour 
d'honneur.  Les  pieds  de  sa  monture,  en  frappant  les  pavés 
barbus,  rendirent  un  bruit  sourd  auquel  un  écho  solitaire 
répondit  tristement.  Le  ridder  mit  pied  à  terre,  et  attacha 
son  cheval  à  un  anneau  rouillé  de  la  muraille. 

— Dans  le  bon  temps,  pensa-t-il,  cet  anneau  n'était  point 
rouillé.  La  bride  s'y  nouait  assez  souvent  pour  rendre 
brillant  ce  fer  grossier. 

Il  se  dirigea  vers  la  porte,  elle  était  fermée.  Il  souleva 
en  soupirant  le  marteau  et  le  laissa  retomber.  Le  bruit  en 
retentit  longuement  dans  les  vastes  corridors,  mais  per- 
sonne ne  vint.  Le  ridder  poussa  la  porte,  elle  s'ouvrit  seule. 
Il  traversa  lentement  la  galerie  sonore,  puis  le  vestibule 
désert,  et  arriva  dans  la  salle  où  jadis  le  vieux  margrave, 
assis  dans  son  grand  fauteuil  au  coin  de  la  cheminée,  près 
du  perchoir  de  son  faucon  favori...,  (ce  faucon  était  mort 
le  même  jour  que  lui,  et  comme  lui  mort  victorieux...), 
l'attendait  chaque  jour  pour  vider  en  causant  un  pot  de 
bière  forte,  —  et  où  Jeanne  travaillait  près  de  la  fenêtre... 

Le  ridder  ouvrit  brusquement  la  porte;  il  avait  un  instant 
espéré  de  voir  encore  Jeanne  assise  à  sa  place,  mais  la  place 
était  vide.  Il  tourna  plus  lentement  les  yeux  vers  celle  du 


88 


LECTURES  DU  SOIR. 


margrave,  et  vit  un  homme  assis  dans  le  fauteuil  hérédi- 
taire ;  c'était  Van-Hoëk. 

—  Je  vous  attendais,  monsieur  le  ridder,  dit  Taffûteur 
en  se  levant;  si  vous  le  voulez,  nous  partirons  de  suite. 

Le  ridder  ne  répondit  point,  mais  il  suivit  machinale- 
ment son  guide,  qui,  arrivé  à  la  porte,  lui  tendit  l'étrier, 
saisit  la  bride  du  cheval,  et  prit  à  grands  pas  le  chemin  de 
l'avenue  dont  il  ferma  la  grille  à  double  tour. 

Tant  de  pensées  lugubres  agitaient  alors  le  fiancé  de 
Jeanne,  qu'il  se  laissa  conduire  sans  même  adresser  une 
question  à  son  guide.  Sa  tête  inerte  s'abandonnait  au  mou- 
vement du  cheval,  et  ses  bras  vigoureux  pendaient  comme 
s'ils  eussent  été  paralysés.  Il  chevaucha  ainsi  durant  un 
grand  quart  d'heure.  Tout  à  coup  un  éclair  sinistre  illumina 
sa  face  immobile. 

— Van-Hoëk  !  s'écria-t-il  d'une  voix  rauque,  est-ce  qu'elle 
est  morte? 

—  Non,  répondit  l'affûteur,  vous  allez  lavoir. 

—  Va  plus  vite  alors,  fit-il  en  s'animant. 

—  C'est  inutile,  nous  sommes  arrivés. 

En  levant  les  yeux,  le  ridder  vit  devant  lui  le  portail 
de  l'abbaye  du  Verger.  11  était  ouvert  à  deux  battants.  L'af- 
fûteur attacha  le  cheval  et  dit  au  ridder  qui  avait  mis  pied 
à  terre  : 

—  Suivez-moi. 

Ils  traversèrent  une  vaste  cour  entièrement  déserte,  et 
comme  le  bruit  de  leurs  pas  s'amortissait  sur  le  sable,  ils 
purent  entendre  les  graves  accords  d'une  musique  reli- 
gieuse. Un  instant  après  Van-Hoék  ouvTit  une  porte,  et 
laissa  le  passage  libre  au  ridder  de  Rakenghem,  qui  se 
trouva  soudain  dans  une  magnifique  chapelle  toute  pleine 
de  monde. 

Dans  le  premier  moment,  ses  yeux  éblouis  ne  purent 
distinguer  les  détails  du  tableau;  mais  lorsque  les  batte- 
ments de  son  cœur  se  furent  apaisés,  il  put  observer  ce  qui 
se  passait  autour  de  lui.  On  célébrait  la  messe.  Le  prieur 
de  l'abbaye  d'Enchin  officiait  assisté  de  quelques  hauts 
personnages  du  clergé  de  Douai  et  de  Cambrai.  L'archevê- 
que de  cette  dernière  ville  occupait  une  des  stalles  du  chœur, 
à  côté  de  lui  se  tenait  une  religieuse  portant  le  costume  des 
carmélites.  Elle  s'appuyait  d'une  main  sur  une  crosse  ab- 
batiale. C'était  sans  doute  Tabbesse  de  la  nouvelle  com- 
munauté, car  une  foule  de  religieuses  emplissait  le  chœur. 
L'abbessc  paraissait  faible  et  défaillante,  un  bénédictin 
de  l'abbaye  d'Enchin  la  soutenait.  Le  reste  de  l'église  était 
envahi  par  les  gens  des  Claires,  depuis  Palluel  jusqu'à  Bru- 
nemont.  Leur  altitude  était  grave  et  triste. 

Le  cœur  du  ridder  se  serra.  Sans  s'en  rendre  compte,  il 
ne  pouvait  détacher  ses  yeux  de  l'abbesse  et  du  bénédic- 
tin, il  lui  était  impossible  de  voir  les  traits  de  la  première, 
dont  le  visage  était  tourné  vers  l'autel  ;  quant  au  moine,  un 
vaste  capuchon  lui  couvrait  la  tète,  de  façon  qu'on  n'aper- 
cevait guère  que  sa  longue  barbe  noire. 

Au  bout  d'un  quart  d'heure  la  messe  fut  terminée.  L'ab- 
besse, toujours  soutenue  par  le  bénédictin  et  suivie  des 
religieuses,  passa  dans  une  grande  salle  attenante  à  la  sa- 
cristie. La  foule  se  répandit  dans  la  cour. 

Le  ridder  était  resté  seul  au  fond  de  l'église,  plongé  dans 
ses  méditations,  lorsqu'il  sentit  une  main  s'ap[tu\er  sur 
son  bras,  il  se  retourna,  et  vit  près  de  lui  le  bénédictin. 
I       —  Venez  avec  moi,  dit  le  religieux. 

—  Qui  êtes-vous  donc?  s'écria  le  ridder. 

Le  bénédictin  releva  son  capuchon,  et  le  ridder  put  voir 
la  grave  et  calme  figure  de  Jean  de  mon  Mirel. 

—  Je  vous  dois  une  explication,  dit-il  avec  un  doux  et 


triste  sourire,  hâtez-vous  de  me  suivre  si  vous  voulez  l'a- 
voir complète. 

—  Guidez-moi  donc,  répondit  rudement  le  ridder. 

Le  bénédictin  prit  le  devant,  traversa  la  sacristie  et  en- 
tra dans  une  petite  salle  de  côté. 

L'abbesse  du  nouveau  monastère  était  assise  ou  plutôt 
couchée  dans  un  vaste  fauteuil  placé  près  de  la  fenêtre  qui 
l'éclairait  tout  entière.  Son  voile  était  relevé,  et  le  ridder  ne 
put  retenir  un  cri  de  douloureuse  surprise  en  reconnaissant 
Jeanne. 

Sa  surprise  n'avait  pas  seulement  pour  motif  les  habits 
monastiques  dont  il  voyait  sa  fiancée  revêtue,  il  existait 
dans  ses  traits  de  quoi  exciter  un  triste  étounement.  Sa 
figure  n'offrait  plus  qu'un  galbe  amaigri,  laissant  percer 
des  pommettes  recouvertes  d'une  peau  blanche  comme  la 
cire.  Ses  lèvres,  ses  cheveux  eux-mêmes  semblaient  avoir 
pâli,  et  ses  yeux,  rayonnantes  étoiles,  étaient  éteints;  ils 
s'ouvraient  larges  et  déserts  sous  l'arcade  saillante  des 
sourcils.  Quand  le  ridder  entra,  elle  souleva  difficilement 
une  main  osseuse  et  défaillante,  et  lui  fit  signe  de  s'asseoir; 
mais  lui  ne  put  que  tomber  à  genoux,  et  se  traîner  ainsi 
près  d'elle  en  s'écriant  d'une  voix  pleine  de  larmes  : 

—  Jeanne,  Jeanne,  dans  quel  état  vous  retrouvé-je  ! 

Les  lèvres  pâles  de  la  jeune  abbesse  esquissèrent  un  fai- 
ble et  doux  sourire,  et  elle  répondit  d'une  voix  si  faible 
qu'on  l'entendait  à  peine  : 

—  Ridder,  je  suis  heureuse  que  Dieu  m'ait  laissé  vivre 
assez  pour  vous  remercier  de  tout  ce  que  vous  avez  fait 
pour  moi,  et  vous  assurer  que  je  ne  l'ai  jamais  oublié... 

La  fatigue  la  força  de  faire  une  pause  durant  laquelle 
elle  abandonna  une  de  ses  blanches  mains  au  bénédictin  et 
l'autre  au  ridder. 

—  Mon  ami,  dit-elle  à  ce  dernier,  vous  n'avez  pu  ou- 
blier ce  terrible  jour  où  je  fus  poursuivie  par  deux  loups; 
durant  cette  horrible  fuite,  l'épuisement  me  força  de  m'ar- 
rêter  plusieurs  fois.  A  la  dernière  de  ces  haltes,  voyant  bien 
qu'il  n'y  avait  plus  d'espoir  qu'en  Dieu,  je  fis  vœu  de  me 
consacrer  à  son  culte  si  j'échappais  à  celte  affreuse  mort. 
Ce  sacrifice  était  peu  de  chose,  je  portais  déjà  mon  mal  là... 

Elle  indiqua  sa  poitrine  affaissée. 

—  Dieu  m'entendit  sans  doute,  reprit-elle,  car  il  vous 
envoya  et  j'échappai  au  danger...  Vous  dûtes  me  trouver 
bien  ingrate  lorsque  vous  me  vîtes  refermer  sur  vous  la 
grille  de  l'avenue...  Je  souffrais  autant  que  vous,  et,  cachée 
derrière  un  arbre,  je  vous  regardai  partir... 

Une  rougeur  légère  colora  les  joues  de  la  mourante,  et 
elle  continua  : 

—  Mais  songez-y,  j'avais  un  vœu  à  accomplir,  et  ne  va- 
lait-il pas  mieux  éviter  une  scène  douloureuse?...  Et  puis 
vous  m'eussiez  vue  dépérissant  chaque  jour...  cela  vous 
eût  fait  bien  mal...,  tandis  qu'ainsi,  tout  d'un  coup... 

La  voix  de  la  malade  devint  si  faible,  que  le  ridder,  con- 
tenant ses  sanglots,  dut  approcher  son  oreille  pour  enten- 
dre. 

—  Mon  frère,  dit-elle,  s'opposa  à  l'accomplissement  de 
mou  vœu  tant  qu'il  crut  mon  mal  curable,  mais  lorsqu'il 
vit  que  nulle  puissance  humaine  ne  pouvait  me  sauver,  il 
pensa  comme  moi  qu'il  valait  mieux  pour  vous  renoncer  à 
un  projet  qui  n'eût  mis  qu'une  morte  dans  votre  couche 
nuptiale.  Votre  bonheur  m'était  trop  cher  pour  le  sacrifier 
à  la  joie  d'èlre  votre  épouse  un  instant... 

Les  sanglots  du  ridder  soulevèrent  sa  poitrine  puissante 
et  bondirent  hors  de  sa  gorge.  Deux  grosses  larmes  rou- 
laient sur  les  joues  de  Jean  de  mon  Mirel,  qui  essayait 
vainement  de  prier. 

—  Si  vous  pleurez  ainsi,  murmura  Jeanne  en  essnvanl 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


89 


de  leur  presser  les  maiDS,  vous  allez  me  rendre  faible  pour 
mourir.  Soyez  homme,  ridder  ! 

Elle  dut  s'arrêter,  oppressée  qu'elle  était  par  l'approche 
de  la  mort. 

—  J'avais  encore  bien  des  choses  à  vous  dire...,  6t-elle, 
mais  il  n'est  plus  temps,  mon  ami...  Voici  mon  reliquaire 
qui  pend  sur  ma  poitrine...,  c'est  un  médaillon  qui  me 
vient  de  ma  sainte  mère  que  je  vais  rejoindre...;  il  contient 
un  morceau  delà  vraie  croix,  et  fut  rapporté  de  Palestine 
par  un  de  nos  ancêtres...  Quand  je  serai  morte,  ridder..., 
dans  un  instant,  vous  le  prendrez...  C'est  ce  que  j'ai  de  plus 
précieux...;  portez-le  en  souvenir  de  moi...  Adieu,  mon 
frère;  vous  qui  êtes  fortd'àme...,  consolez-le...  Vous  prie- 
rez Dieu  pour  moi...  Adieu,  ridder...,  adieu,  mon  ami...; 
mon  avant-dernière  pensée  est  pour  vous...,  et  l'autre... 
pour...  pour  Dieu  !... 

Elle  se  tut  et  ferma  les  yeux.  Quelques  instants  après, 
son  frère  et  le  ridder,  inquiets  de  ne  plus  l'entendre  parler 
et  respirer,  levèrent  les  yeux  vers  elle,  tout  était  uni.  La 
première  abbesse  de  l'abbaye  du  Verger  était  morte  le  jour 
même  de  l'inauguration  du  couvent.  On  en  choisit  une  au- 
tre parmi  les  nobles  dames  qui  composaient  le  nouveau 
monastère.  Jeanne  fut  inhumée  dans  la  chapelle  de  l'ab- 
baye. Sa  statue  sépulcrale  se  voit  encore  aujourd'hui  en- 
foncée en  terre  jusqu'à  la  ceinture,  devant  le  cabaret  du 
Pot  qui  mousse.  Chaque  enfant  passant  par  là  lui  jette  une 
pierre  sans  trop  savoir  pourquoi.  Mais  leurs  grands-pères 


leur  ont  souvent  conté  leurs  exploits  durant  la  Révolution, 
et  ces  enfants,  fiers  aujourd'hui  d'avoir  un  maître  d'école 
qui  leur  enseigne  les  principes  de  l'égalité  absolue,  crèvent 
les  yeux  de  Jeanne  de  mon  Mirel  parce  que  ce  fut  une  châ- 
telaine. 

Jean  de  mon  Mirel  mourut,  dans  un  âge  fort  avancé, 
prieur  de  l'abbaye  d'Enchin.  Il  avait  abandonné  ses  biens 
et  ses  titres  à  un  parent  rapproché,  qui  continua  jusque 
sous  Louis  XV  la  race  des  margraves  des  Claires.  Con- 
trairement aux  règles  du  monastère,  son  corps  fut  trans-  ( 
porté  à  l'abbaye  du  Verger,  à  côté  de  celui  de  Jeanne.  Les' 
démolisseurs  de  93  ont  posé  face  contre  terre  sa  pierre  sé- 
pulcrale, et  en  ont  fait  un  banc  où  viennent  s'asseoir  les 
ivrognes  du  Pot  qui  mousse. 

Il  exista  longtemps  à  l'armée  de  François  I«»  un  brave 
capitaine  surnommé  le  capitaine  Sombre,  sans  doute  à 
cause  de  la  mélancolie  profonde  que  l'on  remarquait  sur 
ses  traits.  Il  avait  pour  varlet  un  homme  rude  et  farouche, 
parlant  fort  mal  le  français,  et  que  l'on  connaissait  sous  le 
nom  peu  harmonieux  de  Van-Hoèk.  Le  capitaine  Sombre 
mourut  sur  le  champ  de  bataille  en  vrai  gentilhomme.  Le 
chirurgien  qui  vint  s'assurer  de  sa  mort  trouva  sur  sa 
poitrine  un  reliquaire  en  argent,  contenant  un  morceau  de 
bois  qu'on  supposa  être  du  bois  de  la  vraie  croix.  Cette 
relique  fut  déposée  dans  une  église  des  frontières ,  où  elle 
est  encore. 

C.  HirroLYTE  CASTILLE. 


Les  luups  vl  les  cLiens  du  ridder. 


DÉCEMBKB     184à. 


—    12   —  TREIZIEME  VCLUMB. 


90 


LECTURES  DU  SOIR. 


ÉTUDES   RELIGIEUSES. 


VIXGT-QLATRE  HEURES  A  LA  TRAPPE  DE  BELLEFON'TAIKE. 


BnToi.  Grande  nooTelle!  Sacre  d'utf  abbé.  ArriTéf  i  la  Trappe.  La  ré- 
ception. Le  silence  éternel.  Le  père  JJarie-Berojrd.  Visue  du  cou- 
Tent.  La  cour.  Les  clolires.  Le  cimetière.  Mort  et  funérailles  du 
trappiste.  Le  chapitre  des  Coulpes-  Le  réfectoire.  Le  dortoir.  L'of- 
fice de  nuit.  Le  Salve,  Regina  Les  ateliers  et  le  travail.  Bonheur 
et  santé  des  trappistes.  Erreurs  et  préjuges.  Paysage.  La  voilure  de 
monseigneur  !  Les  cent  vingt  moines.  L'histoire  du  comte  de  la 
Forit-Divonne. 

A  MADAHE  LA  MARQl'ISE  DE  MaLESTROIT  DE  BrCC, 
AU  CHATEAU  DE  LA  NOE. 

Paris,  2S  novembre  I84S. 

Madame, 

Lorsque  assis  à  votre  noble  foyer,  où  rayoDDent  toutes 
les  vertus  et  toutes  les  gloires  bretonnes,  oii  sourient  tou- 
tes les  grâces  et  toutes  les  distinctions  françaises,  je  vous 
ai  raconté  mon  pèlerinage  du  mois  dernier  à  la  Trappe  de 
Bellefontaine,  j'avais  (pardonnez-moi  cette  franchise)  Pes- 
prit  disirait  par  mille  sentiments,  dont  le  plus  vif  était  ma 
reconnaissance  pourvotrecharmante  hospitalité.  D'ailleurs, 
le  moven  de  ramener  intérieurement,  sur  l'étroit  horizon  de 
mes  souvenirs,  mes  yeux  éblouis  par  ce  panorama  de  dix 
lieues  qu'on  embrasse  de  la  colonnade  grecque  de  votre  châ- 
teau? Néanmoins  vous  avez  alors  écouté  mon  récit  avec  une 
attention  si  profonde  et  si  flatteuse,  qu'au  moment  de  le 
compléter  aujourd'hui  à  tête  reposée,  —  sans  autre  horizon 
que  ce  coin  de  ciel  parisien  qui  tient  dans  un  carreau  de 
fenêtre,  sans  autre  diversion  que  ce  bruit  de  cent  mille 
voitures  auquel  on  s'habitue  comme  vos  meuniers  au  tictac 
de  leur  moulin, — je  me  fais,  madame,  un  devoir  précieux 
de  vous  dédier  le  1  J;'eau  dont  vous  avez  agréé  l'esquisse. 

J'avais  déjà  vu  Id*  ■  rappe  de  Bellefontaine  en  des  circon- 
stances trop  chèrement  douloureuses  pour  être  livrées  au 
public.  Vous  savez  que  mon  plus  intime  ami  d'enfance, 
esprit  éminent  et  cœur  généreux  s'il  en  fut,  repose  dans  le 
cimetière  de  ce  couvent,  enveloppé  de  la  robe  blanche  des 
frères  de  chœur,  et  couvert  de  la  petite  croix  noire  qui 
confond  tous  les  citoyens  de  cette  république  sacrée.  En- 
core agité  de  ces  émotions  impérissables,  je  dinais.  le  di- 
manche 2ti  octobre,  chez  M""»  la  marquise  de  la  Bretèche, 
—  en  ce  château  du  Couboureau,  non  moins  célèbre  par  sa 
gracieuse  hospitalité,  que  par  ses  perspectives  rivales  de 
celles  de  Clisson,  —  lorsqu'on  m'annonça  que  le  sacre  du 
nouvel  abbé  de  la  Trappe,  fixé  d'abord  au  12  novembre, 
aurait  lieu  le  surlendemain,  28  octobre.  Je  savais  que  cet 
abbé  était  un  personnage  arraché  volontairement  au  grand 
monde,  qu'tin  iniérèt  mystérieux  s'attachait  à  sa  naissance, 
à  son  histoire  et  à  son  élection  même...  Je  savais  enfin 
qu'une  consécration  abbatiale  est  la  plus  curieuse  et  la  plus 
rare  cérémonie  qui  se  puisse  voir  en  France  au  dix-neu- 
vième siècle...  Je  résolus  donc  de  me  trouver,  à  tout  prix, 
le  Î7  octobre,  à  Bellefontaine,  avant  larnvée  de  l'évèque 
d'Angers,  dont  la  réception  ne  serait  pas  le  moindre  épi- 
sode de  la  fête.  Je  voulais  aussi  étudier  à  fond,  pour  nos 
lecteurs,  ce  fameux  ordre  de  la  Trapf>€ ,  sur  lequel  on  n'a 
jamais  donné  que  des  détails  faux  ou  incomplets. 

Je  partis  le  soir  même  pour  Mortagne,  après  avoir  salué 
dans  l'ombre  la  colonne  mutilée  de  Torfou.  Au  lieu  de 
gratter  sur  ce  monument  les  noms  ineffaçables  de  Bon- 


champs,  de  Charette,  de  Lescure  et  d'EIbée,  pourquoi  n'y 
avoir  pas  ajouté  le  nom  de  Rléber,  ce  glorieux  vaincu  des 
géants  vendéens?  Il  est  temps  d'écrire  enfin  cette  grande 
histoire  de  l'Ouest  autrement  qu'avec  les  petites  passions 
contemporaines!  A  Mortagne,  la  Sèvre  me  déroba  ses 
charmes  sous  un  impénétrable  brouillard.  En  vain  le  soleil 
essaya  de  venir  à  mon  aide ,  la  jolie  nvière  refusa  obstiné- 
ment de  lever  son  voile.  Je  ne  fis  que  traverser  Cbollet,  et 
j'arrivai,  le  27,  à  trois  heures,  au  monastère  de  Bellefon- 
taine. 

Il  est  situé  à  deux  lieues  de  Beaupréau,  près  de  cette 
fameuse  lande  de  Bégrolle,  où  tant  de  Vendéens  tombèrent 
le  16  octobre  1793,  à  côté  de  MM.  d'EIbée  et  de  Bonchamps 
blessés  à  mort.  Grâce  au  labeur  infatigable  des  moines,  cette 
lande  inculte,  inondée  de  sang,  se  couvre  aujourd'hui  de 
moissons  dorées.  Et  peut-être,  dit  M.  Muret,  la  charrue  du 
trappiste  heurte  encore  des  débris  d'armes  et  des  osse- 
ments de  soldats.  Le  religieux  prie  alors  pour  ces  chrétiens 
inconnus,  sans  se  demander  s'ils  étaient  blancs  ou  bleus. 
Ce  touchant  spectacle  de  la  prière  dans  le  travail,  en  pleine 
campagne,  frappe  inévitablement  le  voyageur,  aux  appro- 
ches du  couvent.  Les  frères  convers  sont  épars  dans  les 
champs, courbés  sous  leurs  épais  frocs  bruns,  maniant  la 
pioche,  le  soc  ou  la  faucille,  et  arrosant  la  terre  de  leurs 
sueurs  fécondes.  Tout  à  coup  la  cloche  de  l'église  sonne. 
A  cette  voix  du  ciel,  les  moines  se  redressent,  les  bras  s'ar- 
rêtent, les  instruments  tombent,  et  les  cœurs  s'élèvent  à 
Dieu.  Ces  muettes  invocations  se  renouvellent  d'heure  en 
heure. 

Le  voyageur  se  sent  déjà  transporté  loin  de  notre  siècle 
et  de  notre  monde  ;  mais  c'est  bien  autre  chose  lorsqu'il 
franchit  le  portail  de  l'abbaye!  Il  entre  alors  de  plain-pied 
dans  le  moyen  âge,  et  toutes  les  merveilles  de  l'ancienne 
foi  revivent  à  ses  yeux. 

Une  foule  d'invités  et  de  curieux  affluant  ce  jnur-là  au 
couvent,  la  cérémonie  de  la  réception  était  supprimée. 
Voici  en  quoi  elle  consiste  :  Tout  homme  (1  )  qui  se  présente 
à  la  Trappe,  clerc  ou  laïque,  prince  ou  mendiant,  croyantou 
impie,  est  accueilli,  nourri  et  logé  pendant  trois  jours.  Le 
portier  le  salue  du  nom  de  frère,  sans  lui  demander  qui  il 
est  ni  d'où  il  vient  ;  il  le  débarrasse  de  son  bagage  et  de  son 
bâton  de  pèlerin,  et  se  prosterne  devant  lui  sur  les  mains 
en  implorant  sa  bénédiction.  Puis  il  le  conduit  dans  la  salle 
de  réception,  où  les  deux  frères  de  semaine,  sans  lui  adres- 
ser la  parole,  tombent  aussi  à  se5  pieds,  le  front  contre 
terre.  Ceux-ci  le  conduisent  à  la  chapelle,  y  font  une  prière 
mentale,  le  ramènent  à  la  salle  de  réception,  lui  lisent  un 
passage  de  l'Imitation  de  Jésus-Christ,  et  le  confient  au 
père  hôtelier  qui,  seul  avec  les  portiers  et  l'abbé,  rompt 
l'éternel  silence  du  cloître.  Il  offre  d'abord  aux  étrangers 
l'ordinaire  de  l'hôtellerie:  des  légumes,  des  œufs,  des 
fruits  et  du  vin,  modeste  mais  excellent  repas,  toujours 
servi  à  tous,  et  souvent  des  mains  de  l'hôtelier  même  ;  après 
quoi  il  se  met  à  leurs  ordres  pour  la  visite  du  courent. 

(I)  Les  femmei  d«  «ont  admiiei  1  la  Trappe  que  lorsqu'on  j  con- 
lacre  une  nourelle  église.  Mais  en  dehors  du  courent,  b  cturité  àti 
rdigieui  ne  dijtioguc  ro<<ii  '?>  seici. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


91 


Le  père  Sfarie-Bernard,  hôtelier  de  Bellefontaine,  est  un 
type  accompli  de  lionne  grâce  et  de  Itienveillance,  d'es- 
prit et  de  distinction.  Dans  son  fia  sourire,  dans  ses  belles 
manières  et  dans  son  aimable  conversation,  on  reconnaît  à 
la  fois  l'homme  de  mérite  et  l'homme  du  monde.  Ami  intime 
de  celui  que  nous  pleurions,  il  m'a  comblé  de  prévenances 
que  je  n'oublierai  jamais.  Ne  pouvant  me  loger  à  l'hôtelle- 
rie, déjà  pleine  de  prêtres  des  environs,  son  premier  soin 
futde  mettre  à  ma  disposition  la  maisonnette  du  garde, où 
je  trouvai  un  bon  lit  de  plume,  quatre  murs  blanchis 
avec  soin,  une  belle  Vierge  dorée  dans  sa  niche,  et  une  pe- 
tite fenêtre  au  soleil  levant. 

Après  avoir  pris  possession  de  ce  gîte,  je  me  hâtai  de 
visiter  le  monastère,  avant  qu'il  fût  encombré  parla  foule. 
L'hôtellerie,  qui  est  près  du  portail,  se  compose  de  la  salle 
de  réception,  d'une  salle  à  manger,  et  de  quelques  cham- 
bres pour  les  voyageurs.  Toutes  ces  pièces  sont  blanchies 
à  la  chaux,  garnies  de  simples  meubles,  de  chaises  de 
paille,  et  ornées  de  gravures  et  d'inscriptions  religieuses. 
La  table  commune,  disposée  eu  fer  à  cheval,  peut  recevoir 
trente  ou  quarante  convives.  Une  pancarte,  affichée  au- 
dessus,  invite  les  étrangers  à  ne  s'adresser  qu'au  père  hô- 
telier, tout  autre  religieux  ne  pouvant  leur  répoudre  ;  à 
garder  eux-mêmes  le  silence  dans  l'église,  au  réfectoire, 
au  dortoir,  au  chapitre,  à  la  cuisine  et  dans  les  cloîtres  ;  à 
ne  point  chercher  à  voir,  à  ne  pas  même  reconnaître  les 
amis  ou  les  parents  qu'ils  auraient  dans  le  monastère. 

Ce  renoncement  des  trappistes  à  leur  propre  famille  est 
sans  doute  leur  plus  cruel  sacrifice.  Toutes  les  lettres  qu'on 
leur  adresse  sont  ouvertes  par  l'abbé,  qui  les  confisque  ou 
les  leur  remet,  suivant  qu'il  le  juge  à  propos.  Lorsque  l'un 
d'eux  a  perdu  son  père  ou  sa  mère,  s'il  est  assez  fort  pour 
étouffer  cette  douleur,  on  lui  annonce  à  part  la  fatale  nou- 
velle ;  si  l'on  se  défie  de  son  courage,  la  communauté  réunie 
au  chapitre  apprend  qu'un  frère  vient  de  perdre  un  de  ses 
parents.  L'orphelin,  dit  la  règle,  évite  ainsi  une  distraction 
fâcheuse,  et  tous  prient  pour  le  mort  sans  savoir  son  nom. 

De  la  porte  de  l'hôtellerie,  on  embrasse  la  cour  du  mo- 
nastère, dont  l'aspect  est  tout  à  fait  celui  d'une  grande 
ferme.  Les  écuries  sont  à  gauche,  les  remises  et  les  granges 
à  droite  ;  au  milieu,  les  meules  de  paille  et  de  foin  ;  dans  le 
fond,  les  ateliers  de  forge,  de  menuiserie,  de  charpente,  etc. 
Car  les  trappistes  fabriquent  eux-mêmes  tous  les  objets 
qu'ils  emploient.  Mais  l'agriculture  est  leur  état  et  leur 
travail  essentiel,  et  personne  n'en  pousse  aussi  loin  qu'eux 
la  perfection.  On  voit  les  uns  toucher  les  bœufs  ou  les  va- 
ches, les  autres  préparer  leur  nourriture  et  leur  litière, 
ceux-ci  conduire  la  charrue,  ceux-là  ployer  sous  le  faix  des 
récoltes,  d'autres  surveiller  la  basse-cour,  d'autres  le  jar- 
din, d'autres  le  bois; — tout  cela  avec  une  ardeur  et  une  ac- 
tivité qui  ne  se  reposent  que  dans  la  prière,  au  milieu  d'un 
silence  à  peine  interrompu  par  quelques  signes  à  la  ma- 
nière des  sourds-muets  ; —  et  tout  cela  encore  pour  héber- 
ger et  nourrir  chaque  année  des  centaines  de  voyageurs  et 
des  milliers  d'indigents.  Car  chaque  trappiste  ne  dépense 
personnelleraentqu'environcentquarante  francs  par  année! 

Que  diraient,  à  cette  vue,  les  badauds  qui,  sur  la  foi  de 
Rabelais,  se  figurent  tous  les  moines  comme  des  fainéants 
égoïstes  et  intempérants? 

De  la  cour,  l'hôtelier  me  conduisit  dans  les  cloîtres, 
longues  galeries  cintrées  qui  servent  aux  processions,  aux 
méditations  particulières  et  aux  lectures  publiques.  Ils 
forment  un  carré  autour  du  cimetière,  qui  doit  être  le  cen- 
tre et  pour  ainsi  dire  le  salon  du  couvent.  Les  yeux  et  les 
pas  y  aboutissent  de  tous  les  points  :  de  la  chapelle,  du 
chapitre,  du  réfectoire,  du  dortoir,  etc.  C'est  que  toutes  les 


|)Pnscc8  et  tous  les  vœux  des  trappistes  y  aboutissent  éga- 
lement. Ces  hommfs-là  n'existent  qu'en  vue  de  la  mort. 
Jeunes  et  vieux  fiassent  une  partie  du  jour  à  contempler  la 
fosse  où  ils  aspirent.  Ce  cimetière  est  vériLiblement  le 
charnp  du  Seigneur,  comme  disent  les  Allemands.  Ces 
rangs  de  tomi)es  vertes  sont  bien  des  sillons  disposés 
pour  une  moisson  prochaine.  I^s  corps  y  germent  dans  la 
corruption  pour  en  sortir  incorruptibles.  Pas  d'autre  orne- 
ment que  l'épais  gazon,  de  petites  croix  noires,  et  des  in- 
scriptions comme  celle-ci,  qui  m'est  chère  entre  toutes  : 
Ici  repose  le  père  Pierre- Marie- Bernardin ,  décédé  le..., 
d'âge  trente- trois  ans,  de  profession  un  jour.  Dans  la 
mort  comme  dans  la  vie,  le  nom  de  la  famille  et  du  monde 
disparaît.  A  côté  de  cette  tombe  de  mon  ami,  la  dernière 
fermée,  s'ouvrait  la  fosse,  toujours  béante,  qui  attend  le 
premier  qu'appellera  le  Seigneur.  C'est  surtout  au  bord  de 
cette  fosse  que  viennent  méjditer  les  trappistes,  et  voilà  ce 
qui  a  fait  dire  à  tort  qu'ils  creusaient  chaque  jour  leur 
tombe.  Ils  ne  se  disent  point  non  plus  entre  eux  :  Frère,  il 
faut  mourir,  puisqu'ils  ne  se  parlent  jamais.  Cette  allocu- 
tion appartenait  à  des  frères  du  bien-mourir. 

J'ai  vu  la  mort  d'un  trappiste,  ce  spectacle  si  envié  par 
M.  de  Chaleaubriaud  !  Voici  ce  que  j'ai  remarqué  à  travers 
mes  larmes  et  ce  que  raon  émotion  a  laissé  dans  ma  mé- 
moire. Après  avoir  reçu  à  l'infirmerie  tous  les  secours  de 
la  science  et  de  la  chanté  (1),  le  mourant  est  revêtu  de  son 
habit  religieux,  porté  dans  le  chœur  de  l'église,  étendu  sur 
un  lit  de  paille  et  de  cendre,  les  yeux  tournés  vers  le 
saint-sacrement.  Tous  les  frères  s'agenouillent  autour  de 
lui,  et  psalmodient  les  prières  des  agonisants.  Ensuite, 
cet  homme  muet  depuis  si  longtemps  prend  la  parole  au 
bord  de  la  tombe,  et  tandis  que  la  cloche  tinte  sa  dernière 
heure,  élevant  avec  effort  «  une  voix  qui  résonne  déjà  en- 
tre ses  ossements  ■»,  il  appelle  ses  égaux  et  ses  supérieurs 
à  la  pénitence,  il  leur  montre,  du  seuil  de  l'éternité,  le 
néant  de  cette  vie;  il  leur  enseigne  enfin  à  mourir  comme 
lui-même,  heureux  de  quitter  la  terre  d'exil  pour  la  véri- 
table patrie.  Quand  ses  compagnons  ont  ainsi  recueilli  son 
dernier  sou|)ir,  ils  lui  ferment  les  yeux,  mais  ils  ne  le 
quittent  pas.  Ils  restent  un  jour  et  une  nuit  près  de  son 
corps,  récitant  à  deux  chœurs  ces  lamentables  psaumes 
dont  les  cris  douloureux  se  marient  si  bien  à  l'écho  des 
voûtes  saintes,  au  demi-jour  de  la  lampe  funèbre,  et  aux 
visions  qui  surgissent  autour  d'un  cadavre.  L'heure  des 
obsè{|ues  arrivée,  le  mort  est  replacé  dans  la  chapplle, 
ayant  son  froc  blanc  pour  tout  linceul,  la  tête  rasée,  hors 
du  capuchon,  les  pieds  nus  sur  les  dalles,  une  croix  de 
bois  entre  les  mains.  Il  demeure  ainsi  pendant  tout  le  ser- 
vice, dont  on  se  figure  la  terrible  solennité;  puis,  quatre 
religieux  l'emportent  sur  leurs  bras,  et  les  autres  le  suivent 
jusqu'à  la  tombe  ouverte  au  cimetière.  Là,  si  le  mort  était 
prêtre,  on  lui  met  une  élole  par-dessus  son  froc,  et  d;ins  ce 
froc,  pour  toute  bière,  on  l'inhume  après  de  longues  orai- 
sons. A  ce  moment  du  dernier  adieu,  tous  les  frères,  en 
même  temps  et  trois  fois  de  suite,  se  jettent  la  face  contre 
terre,  dans  la  rosée,  dans  la  neige  ou  dans  la  fange,  en 

(l)  C'est  une  grande  erreur  de  croire  que  les  trappistes  méprisent 
la  santé  au  point  de  laisser  les  malades  awi  secours.  AfFraiirhls  des 
rigueurs  de  la  réiile,  ceux-ci  roçoiveni  au  coniraire,  jusqu'au  dernier 
moment,  les  soins  les  plus  éclairés  et  les  plus  délicats.  Il  y  a  des  mé- 
decins du  premier  mérite  dans  toutes  les  maisons  de  l'Ordre,  notam- 
ment à  la  Trappe  du  Pcrchi»,  où  s'est  retiré  l'un  des  plus  célèbres 
docteurs  de  Paris.  Les  pauvres  en  savent  quelque  chose  à  dix  lieueS 
à  la  ronde.  La  règle  s'adoucit  pour  les  trappistes  mabdes,  non-seule- 
ment jusqu'à  leur  permettre  toute  espèce  de  nourriture,  excepté  les 
friandises,  mais  jusqu'à  les  autoriser  à  causer  avoc  I  inGrmier  dans  un 
parloir  attenant  à  l'inOrmerie,  et  jusqu'à  recommander  â  ce  dernier 
de  soigner  son  frère  soudrant,  comme  si  c'était  Jésus-Christ. 


92 


LECTURES  DU  SOIR. 


criant  d'une  seule  et  forte  voix  :  Domine,  miserere  super 
peccatore!  (Seigneur,  ayez  pitié  du  pécheur  !)  Après  quoi, 
l'un  d'eux  ouvre  une  fosse  nouvelle,  tandis  que  les  autres 
comblent  celle  du  défunt.  —  Jamais  je  n'avais  senti  à  ce 
point  la  vanité  de  la  dépouille  humaine  !  Quand  la  terre 
tombe  sur  une  bière,  elle  jette  encore  un  bruit  sourd,  der- 
nière apparence  de  vie.  Ici  la  terre  tombe  sans  bruit  sur  ce 
corps  enveloppé  de  laine.  On  cesse  de  l'entendre  en  même 
temps  qu'on  cesse  de  le  voir...  Il  s'engloutit  dans  l'éter- 
nité, comme  une  pierre  dans  l'eau.  C'est  le  néant  dans 
tout  son  néant  ! 

Il  n'y  a  qu'un  pas  du  cimetière  au  chapitre.  Dans  cette 
vaste  salle  aux  murs  blancs  garnis  d'inscriptions,  au  long 
banc  circulaire,  avec  un  pupitre  au  milieu,  les  frères  se 
réunissent  chaque  jour  pour  se  proclamer,  c'est-à-dire 
pour  se  confesser  à  haute  voix.  C'est  ce  qu'on  appelle  le 
chapitre  des  coulpes.  Et  chacun  dénonce  ici,  non-seule- 
ment ses  fautes,  mais  encore  celles  d'autrui  ;  et  quelles 
fautes,  s'il  vous  plaît?  d'être  resté  une  minute  de  trop  au 
chauffoir,  d'avoir  croisé  ses  jambes  ou  appuyé  ses  coudes 
sur  ses  genoux,  ou  adossé  ses  épaules  au  mur,  d'avoir 
laissé  choir  ses  outils  ou  de  s'être  blessé  en  travaillant. 
Cette  solidarité  des  coulpes  est  le  nerf  de  la  discipline. 
Tout  frère  proclamé  doit  remercier  son  accusateur  et  prier 
pour  lui  jusqu'au  soir.  Si  l'accusateur  s'est  mépris,  il  fait  à 
deux  genoux  réparation  à  l'accusé.  Toute  cette  cérémonie 
est,  du  reste,  fort  curieuse.  D'abord,  les  religieux  se  pro- 
sternent tous  ensemble;  puis,  chacun  vient  à  son  tour  sur 
le  tapis,  se  prosterne  de  nouveau,  se  confesse  publique- 
ment, reçoit  à  genoux  une  pénitence  de  l'abbé,  et  se  retire, 
à  moins  qu'on  ne  le  proclame.  Si,  dans  ce  cas,  il  protestait 
par  un  seul  geste,  fùt-il  accusé  à  tort,  toute  la  commu- 
nauté s'humilierait  jusqu'à  terre  pour  expier  tant  d'or- 
gueil ! 

C'est  aussi  au  chapitre  qu'a  lieu  chaque  samedi  le  lave- 
ment des  pieds.  Deux  religieux,  à  tour  de  rôle,  rendent  cet 
humble  office  à  tous  les  autres.  Ils  arrivent  ceints  d'un 
linge  blanc,  le  bassin  d'une  main  et  la  cruche  de  l'autre. 
Ils  commencent  par  l'abbé,  et  continuent,  selon  l'ancien- 
neté de  profession,  jusqu'au  dernier  frère,  celui-ci  versant 
l'eau,  celui-là  essuyant  les  pieds,  et  tous  deux  saluant  et 
salués  avant  et  après  l'opération.  Pendant  ce  temps-là,  la 
communauté  chante  en  chœur  le  récit  évaugélique  du  la- 
vement des  pieds  des  apôtres  par  Jésus-Christ.  Cette  scène 
et  ce  chant  sont  une  admirable  représentation  de  la  charité 
chrétienne. 

On  n'est  admis  au  dîner  des  trappistes,  leur  seul  repas, 
que  par  une  insigne  et  rare  faveur.  Toute  l'austérité  de  leur 
vie  se  résume  dans  ce  tableau  saisissant.  Une  chaire  et  un 
crucifix,  trois  rangées  de  tables  et  de  bancs  grossiers,  des 
cruches  de  terre,  des  écuelles  et  des  cuillers  de  bois,  voilà 
tout  leur  réfectoire  ;  —  une  lecture  édifiante,  des  légumes 
cuits  au  sel,  jamais  de  viande,  ni  de  poisson,  ni  d'oeufs,  ni 
de  beurre,  ni  d'épices,  ni  de  vin  (1),  huit  onces  de  pain 
bis,  quelques  fruits,  du  lait  et  de  l'eau,  voilà  toute  leur  ré- 
fection. Pendant  une  partie  de  l'année,  ils  y  ajoutent,  le 
soir,  quatre,  onces  de  pain.  L'alibé  mange  à  part,  mais 
comme  les  autres.  Sa  table  occupe  le  haut  bout;  celles  des 
frères  de  chœur  longent  les  murs  latéraux  ;  celle  des  frères 
convers  est  au  milieu.  De  longues  psalmodies  à  deux 
chœurs  ouvrent  et  ferment  le  repas.  Tant  qu  il  dure,  les 
religieux  tiennent  leur  capucc  rabattu  et  lcur.=  yeux  bais- 
sés comme  pour  un  acte  honteux.  De  temps  en  temps, 
l'abbé  sonne,  le  lecteur  se  lait,  tout  mouvement  et  tout 

(I)  La  viande,  le  sucre  el  le  vin  ne  sont  lolùrés  qu'à  l'infirmerie 
comme  remëUes. 


bruit  cesse,  et  chacun  réprime  par  une  oraison  l'aiguillon 
de  l'appétit.  Quelquefois  un  frère  va  quêter  à  genoux  sa 
nourriture  ;  un  autre,  souvent  une  tête  blanche,  baise  suc- 
cessivement les  pieds  de  tout  le  monde  ;  un  troisième  se 
tient  la  face  contre  terre  devant  l'abbé,  jusqu'à  ce  que  ce- 
lui-ci le  relève.  Mais  ces  pénitences  sont  assez  rares.  Lors- 
qu'un hôte  est  admis  au  dîner  des  trappistes,  le  supérieur 
lui  donne  à  laver  à  l'entrée  de  la  salle.  On  m'a  dit  que  des 
crânes  et  des  ossements  humains  étaient  peints  à  fresque 
sur  les  murs  du  réfectoire  de  Mortagne.  Au  fait,  Méhul  pla- 
çait bien  une  tète  de  mort  sur  son  piano  pour  exalter  sa 
verve,  et  les  Égyptiens  d'autrefois  mangeaient  bien  autour 
d'un  cadavre... 

Après  avoir  donné  presque  tout  le  jour  au  travail  et  au 
jeûne,  les  trappistes  donnent  presque  toute  la  nuit  à  la 
prière,  surtout  les  frères  de  cha'ur.  En  toute  saison,  ils  se 
couchent  de  sept  à  huit  heures,  et  se  lèvent  de  minuit  à 
une  heure  et  demie,  suivant  la  solennité  du  lendemain. 
Leurs  lits,  cercueils  anticipés,  se  composent  d'une  planche 
nue,  d'un  traversin  de  paille,  et  d'un  rideau  de  séparation, 
car  ils  n'ont  plus  de  cellules.  Il  va  sans  dire  qu'ils  dorment 
tout  habillés.  Relevés  à  l'heure  indiquée  ci-dessus,  ils  tra- 
versent leurs  cloîtres  comme  des  fantômes  au  plus  profond 
de  la  nuit;  ils  se  rangent  dans  leur  chapelle  éclairée  d'une 
seule  lampe  comme  un  tombeau;  et  tandis  que  le  monde 
entier  dort  et  pèche,  tandis  que  la  natureelle-même  repose, 
ils  continuent  l'hymne  de  la  nature  à  Dieu,  ils  veillent  et 
prient  pour  le  monde  entier. 

Cet  office  nocturne  à  la  Trappe  est  d'un  effet  musical  et 
religieux  dont  toute  la  magie  du  plus  grand  opéra,  dont 
toutes  les  solennités  d'une  cathédrale  ne  sauraient  donner 
l'idée...  Éveillé  par  ces  voix  fortes  et  graves  qui  remplis- 
sent tout  le  monastère  et  dominent  le  silence  universel, 
l'étranger  tressaille  à  l'hôtellerie  dans  son  lit  moelleux,  et 
se  demande  s'il  est  au  ciel  ou  sur  la  terre,  s'il  entend  des 
anges  ou  des  hommes...  Les  paroles  et  les  airs  de  ces 
hymnes  catholiques  sont  si  admirables  et  si  divinement 
appropriés  à  l'heure  !...  Profana  dum  silentloca,  divitia 
templa  personent  !  Ce  sont  alternativement  des  éclats  d'al- 
légresse et  des  lamentations  déchirantes,  des  élans  d'actions 
de  grâces  et  des  cris  de  miséricorde,  des  accents  inouïs  de 
repentir,  d'amour  et  d'adoration,  toutes  les  merveilles  de 
l'ancien  Testament  el  tous  les  miracles  du  nouveau.  Figurez- 
vous  de  tels  chants,  à  une  heure  du  matin,  sous  les  sombres 
arceaux  du  sanctuaire,  aux  pâles  reQels  de  la  lampe  et  des 
ornements  de  l'autel,  dans  la  bouche  de  cent  vingt  moines, 
en  robes  noires  et  blanches,  tour  à  tour  debout  et  immo- 
biles, à  genoux  et  le  front  sur  les  dalles,  jusqu'au  moment 
où  les  premières  clartés  de  l'aurore  arrivent  à  ce  poétique 
appel  des  laudes  :  Ecce  jam  noctis  tenuatur  umbra,  lucis 
aurora  rutilans  coruscat  ! 

L'office  de  nuit  linit  à  quatre  heures.  Le  reste  de  la  jour 
née  se  partage  entre  la  méditation,  la  prière  et  le  travail, 
lequel  est  toujours  de  cinq  à  six  heures  au  moins  (1).  A 
sept  heures  du  soir,  a  lieu  le  fameux  Salre,  liegina. 

Les  hôtes  qui  ne  pourraient  assister  à  Toflicc  de  nuit,  se 
le  rcpréscnteroiil  d'après  le  Salve,  /îf^i/ia,  chanté  aux  der- 
niers rayons  d'un  jour  d'automne  ou  de  printemps,  par 
toutes  les  voix  dos  moines  réunies  en  une  seule  voix ,  et 
sur  un  crescemlo  qui  devient  une  clameur  sublime  à  ces 
paroles  :  Ad  teclamamus,  exulcs  filii  Ecœ...,  gementcs  et 
llentcs  in  hac  lacrtjmarum  valle  !  (Nous  crions  vers  vous, 
Marie,  enfants  d'Eve,  exilés  et  gémissant  dans  cette  vallée 
de  larmes  !  )  La  Sainte  Vierge  est  la  reine  el  la  patronne 

(i)  Pendant  l'élé.  Il  y  a  sept  heures  de  travail  au  lieu  de  cinq,  cl 
pondant  les  moissons  davantage  encore. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


93 


des  trappistes,  l'amour  céleste  de  ces  cœurs  déshérités  des 
terrestres  amours.  On  ne  saurait  croire  tout  ce  qu'ils  met- 
tent de  passion  brûlante  et  de  langueur  douloureuse  dans 
cette  invocation  du  Salve,  Regina.  Ce  n'est  pas  seulement 
un  chant,  c'est  une  pantomime  des  plus  expressives  :  gé- 
missements tirés  du  fond  des  enlraiiles,  exclamations  à 
briser  la  voûte  du  temple,  et  puis  interruptions  mornes  et 
silences  accablés,  prostrations  soudaines  jusqu'à  terre,  et 
supplications  étouffées  par  les  sanglots...  J'ai  remarqué  là 
une  voix  de  coryphée  qui  surpasse  en  force  et  en  douceur 
tout  ce  que  j'ai  ouï  sur  les  théâtres. 

J'écoutais  encore  ce  chant  du  Salve,  que  déjà  les  frères 
avaient  disparu  dans  l'ombre.  Bientôt  je  les  entendis  psal- 
modier au  chapitre  le  Miserere.  Abattus  tous  ensemble 
comme  par  la  foudre,  au  signal  du  supérieur,  ils  restent 
ainsi  durant  tout  le  psaume.  Puis,  à  un  second  signal,  ils 
se  relèvent  dans  leurs  frocs  blancs,  et  l'on  dirait  des  res- 
suscites dans  leurs  suaires.  Alors  chacun  d'eux  vase  metire 
à  genoux  devant  l'abbé,  en  reçoit  l'eau  purifiante  et  gagne 
la  planche  de  son  lit. 

Je  terminai  mon  exploration  du  couvent  par  la  visite  aux 
ateliers,  à  la  forge,  où  se  fabriquent  tous  les  outils,  à  la  me- 
nuiserie, où  se  confectionnent  tous  les  meubles,  à  la  cuisine 
et  à  la  boulangerie,  qui  nourrissent  le  pauvre  et  le  pèlerin, 
à  la  laiterie,  connue  des  hôles  par  des  fromages  délicieux, 
à  l'imprimerie,  où,  trop  pauvres  pour  acheter  des  presses, 
les  religieux  composent  leurs  livres  de  chœur  avec  des  ca- 
ractères volants.  J'admirai  à  la  bibliothèque  plusieurs  de 
ces  livres,  et  des  manuscrits  dignes  du  moyen  âge,  ran- 
gés avec  plusieurs  milliers  de  volumes  de  théologie,  d'his- 
toire et  de  haute  littérature. 

J'ai  déjà  dit  que,  sauf  quelques  exceptions  de  rigueur, 
le  trappiste  ne  parle  à  ses  frères  qu'en  mourant,  pour  les 
inviter  à  le  suivre.  Cet  éternel  silence  est  observé  jusque 
dans  le  travail  le  plus  actif.  Les  religieux  se  rendent  aux 
ateliers  processionnellement,  leurs  outils  sous  le  bras,  com- 
mencent leur  tâche  au  signal  du  directeur,  la  suspendent  et 
la  finissent  de  même,  et  n'échangent  que  des  signes  rares 
et  rapides.  Ces  exercices  seraient  représentés  assez  exacte- 
ment par  ceux  d'un  régiment  bien  discipliné. 

Après  le  tableau  d'une  vie  si  laborieuse  et  si  austère,  qui  ne 
se  figurerait  les  trappistes  comme  autant  de  spectres  livides 
et  décharnés?  Il  n'en  est  rien  cependant.  Les  passions  et  le 
luxe  font  plus  de  victimes  dans  le  monde  qu'ici  la  conti- 
nence et  les  privations.  La  plupart  des  visages  de  la  Trappe 
sont  maigres,  il  est  vrai,  mais  sains  et  vigoureux.  Ceux 
des  vieillards,  et  même  des  octogénaires,  brillent  surtout 
d'un  éclat  vermeil.  Les  maladies  et  les  morts  précoces  sont 
chez  eux  assez  rares.  Les  exemples  de  longévité  y  sont 
très-fréquents  au  contraire.  Toutes  les  épidémies,  et  le  cho- 
léra lui-même,  les  ont  respectés.  Enfin,  dans  aucune  réu- 
nion d'hommes,  la  mortalité  n'est  aussi  faible  qu'à  la 
Trappe.  Tant  il  est  vrai  que  la  paix  de  l'âme  est  la  première 
santé  du  corps,  que  les  besoins  sont  toujours  en  rapport 
avec  les  désirs,  et  que  la  régularité  dans  la  vie  la  plus  dure 
est  préférable  au  désordre  dans  la  plus  douce  existence. 
Après  tout,  ces  maximes  d'hygiène  et  de  morale  n'ont  rien 
de  nouveau.  Le  christianisme  n'a  fait  que  diviniser  ici  les 
humaines  doctrines  de  Lycurgue  et  de  Pythagore. 

C'est  encore  une  erreur  de  voir  dans  les  trappistes  de 
grands  coupables  entraînés  d'une  fougue  à  une  autre,  des 
excès  mondains  à  une  pénitence  sauvage. 

D'abord  ,  malgré  toutes  leurs  austérités,  les  trappistes 
n'ont  rien  de  fougueux  ou  de  sauvage  ni  dans  le  fond,  ni 
dans  la  forme.  Ils  résolvent  le  problème  de  se  montrer  so- 
ciables même  en  dehors  de  la  société  et  jusqu'au  milieu  du 


silence.  Un  sourire  fraternel  anime  tous  leurs  signes  entre 
eux,  et  ce  sourire  prend  une  mansuétude  infinie,  si  leurs 
signes  s'adressent  à  un  étranger,  par  exemple,  à  un  voya- 
geur qui  les  interroge  sur  son  chemin.  Sauf  la  parole  et  le 
bruit,  ce  sont  les  travailleurs  les  plus  heureux  et  les  plus 
délibérés  qu'on  puisse  voir.  L'expression  dominante  de 
leur  physionomie  est  le  calme  intérieur,  le  dévouement  à 
tous  et  l'amour  de  leur  état...  On  a,  du  reste,  remarqué  de 
tout  temps  que  les  règles  les  plus  sévères  sont  celles  qui  atta- 
chent le  plus  fortement  les  religieux,  en  les  séparant  irré- 
vocablement du  monde.  Les  termes  moyens  n'engendrent 
que  des  résultats  médiocres.  Dans  leurs  rapports  conti- 
nuels avec  les  pauvres,  les  malades  et  les  pèlerins,  les 
trappistes  sont,  en  la  personne  de  leurs  hôteliers  et  de 
leurs  aumôniers,  tout  ce  qu'on  peut  imaginer  de  plus 
aimable  et  de  plus  aflectueux.  Convaincus,  suivant  le  grand 
principe  de  la  solidarité  chrétienne,  qu'ils  font  pénitence 
pour  les  gens  du  siècle,  ils  comblent  ceu.x-ci  de  toutes  les 
aises  et  de  toutes  les  douceurs  dont  ils  se  privent  eux- 
mêmes.  Eu  un  mot,  l'hospitalité  et  la  charité  ne  tiennent 
pas  moins  de  place  dans  leur  vie  que  la  prière  et  le  travail. 
C'est  avec  ces  vertus,  décuplées  par  l'obéissance,  que  les 
moines  ont  défriché  et  civilisé  la  moitié  du  globe,  créé  par 
l'action  ou  par  l'exemple  toutes  les  communes,  tousies  gou- 
vernements et  toutes  les  armées.  Qui  oserait  dire,  après 
une  telle  œuvre,  qu'ils  sont  devenus  inutiles  au  monde,  — 
quand  on  les  voit  aborder  l'Afrique  barbare  comme  ils 
avaient  abordé  l'Europe  païenne?  La  charrue  et  la  chante 
des  trappistes  de  Staouéli  ne  feront-elles  pas  plus  pour  la 
civilisation  de  l'Algérie  française  que  le  sabre  de  nos  soldats 
et  la  cupidité  de  nos  colons  ?  L'histoire  du  passé  est  là  pour 
garantir  de  l'histoire  de  l'avenir. 

Quant  aux  grands  coupables,  ils  étaient  nombreux  à  la 
Trappe  au  temps  où  le  diable  se  faisait  ermite,  où  les  cour- 
tisans et  les  officiers  de  Louis  XIV  mouraient  sous  le  froc, 
où  M"'  de  La  Vallière  finissait  à  la  Visitation,  et  Rancé  à  la 
Meilleraie,  où  Saint-Simon  faisait  des  retraites  avec  Bos- 
suet  chez  l'illustre  réformateur.  Mais  aujourd'hui  que  le 
diable  meurt  dans  l'impénilence,  les  célèbres  pécheurs 
sont  des  exceptions  à  la  Trappe.  Elle  est  moins  un  port 
de  salut  pour  les  naufragés  qu'une  arche  d'abri  pour  les 
justes.  Elle  se  peuple  surtout  d'enfants  du  monde  qui 
fuient  de  bonne  heure  la  contagion,  de  jeunes  prêtres  ef- 
frayés dos  périls  du  sacerdoce,  et  de  vieillards  qui  veulent 
terminer  saintement  une  pieuse  vie. 

D'ailleurs,  il  n'est  pas  aussi  facile  qu'on  le  croit  d'être 
reçu  trappiste.  Les  épreuves  sont  assez  longues  et  assez 
rudes  pour  décourager  les  vocations  capricieuses. 

L'entrée  de  Bellefontaine,  du  côté  de  la  route,  est  triste 
et  nue  ;  mais  la  porte  opposée  débouche  sur  un  paysage 
qui  explique  le  doux  nom  de  l'abbaye.  C  cot  un  r-îviii  Sir 
nueux  et  solitaire,  tapissé  d'une  herbe  épaisse,  où  les  bes- 
tiaux beuglent  de  joie  ,  et  bordé  d'un  bosquet  naissant, 
déjà  plein  d'ombres  mystérieuses.  L'été,  un  ruisseau  y  ga- 
zouille sur  les  fleurs  ;  l'hiver,  un  torrent  y  roule  entre  les 
cailloux.  Une  chapelle  de  la  Vierge,  ouverte  à  tous  et  à 
toute  heure,  s'élève  près  de  cette  source  d'eau  vive,  au 
centre  de  la  fraîche  Thébaïde.  Un  vieux  pont  de  bois  de 
l'effet  le  plus  pittoresque  en  est  à  la  fois  la  limite  et  l'issue. 
J'ai  passé  là  une  heure  délicieuse  à  marcher  dans  les  feuilles 
mortes  et  à  écouter  la  cloche  du  monastère,  tandis  que  le 
soleil  disparaissait  derrière  les  arbres  dépouillés... 

Lorsque  je  rentrai  au  couvent,  la  nuit  tombait,  mais  un 
grand  mouvement  animait  la  cour.  Une  foule  de  curieux 
s'y  condensait... Prêtres,  laïques  et  paysans  arrivaient  en 
voiture,  à  cheval  et  à  pied.  Les  moines,  silencieux  et  em- 


94 


LECTURES  DU  SOIR. 


pressés,  faisaient  toutes  sortes  de  préparatifs...  L'hôtelier 
m'annonça  l'approche  de  monseigneur  Angebault,  l'évèijue 
d'Angers,  qui  devait  présider  la  cérémonie  du  lendemain, 
et  que  le  nouvel  al)bé  allait  recevoir  à  la  tète  de  son  trou- 
peau... Bientôt,  en  effet,  le  garde  du  cloître  accourt  en 
criant  :  *  La  voiture  de  monsngneur  !  » 

Soudain,  les  cloches  sonnent  à  grande  volée,  l'altbaye 
semble  tressaillir  d'allégresse.  Les  moines  épars  disparais- 
sent comme  par  enchantement,  et  reparaissent  aussitôt, 
défilant  deux  à  deux,  en  grand  costume,  l'al'bé  en  tête, 
vêtu  d'une  chape  blanche  à  broderies  d'or,  escorté  de 
l'abbé-général  de  Mortagne,  de  l'abbé  de  la  Meilleraie  et  de 
l'abbé  de  StaouëTi,  venu  tout  exprès  d'Afrique.  La  croix  et 
le  dais,  l'encensoir  et  le  bénitier  les  précèdent,  portés  par 
cinq  frères  en  surplis  de  mousseline.  La  procession  tra- 
verse toute  la  cour  et  s'arrête  à  l'entrée  du  couvent,  l'abbé 
récipiendaire  sur  le  seuil,  les  abbés  assistants  à  ses  côtés, 
et  tous  les  moines  derrière  eux,  sur  deux  lignes  dont  l'ex- 
trémiié  se  perd  dans  l'ombre. 

Admirable  occasion  pour  juger  le  coup  d'œil  général  et 
les  divers  aspects  de  la  communauté!  J'ai  déjà  dit  qu'il  y 
a  cent  vingt  moines  à  Bellelontaine.  Les  frères  de  chœur, 
ou  pères,  qui  ouvraient  la  marche,  ont  la  têle  rase,  sauf 
une  mince  couronne  au-dessus  des  tempes;  ils  portent  une 
robe  blanche  sur  laquelle  ils  mettent  une  ceinture  de  cuir 
et  un  scapulaire  brun  pour  le  travail  ;  tout  cela  était  re- 
couvert en  ce  moment  de  la  robe  de  chœur  ou  coule 
blanche,  aux  larges  plis,  aux  manches  pendantes,  au  ca- 
puchon pareil.  Les  frères  convers,  ou  travailleurs,  ont  la 
tète  rase  sans  couronne  ;  ils  portent  en  brun  tout  ce  que 
les  frères  de  chœur  portent  en  blanc.  Leur  coule  a  la 
forme  d'un  grand  manteau,  et  reçoit  le  nom  de  chape. 
Les  uns  et  les  autres  ont  les  jambes  entortillées  de  laine 
blabche  ou  brune,  de  gros  souliers  aux  pieds,  et  sur  la 
peau,  ra'a-t-on  dit,  une  chemise  de  serge,  espèce  de  ciliée 
permanent.  Le  costume,  comme  la  règle,  ne  varie  en  rien 
pour  aucun  supérieur.  Les  trappistes  réalisent  une  égalité 
que  les  plus  purs  républicains  rêveraient  à  peine.  Là  tou- 
tes les  distinctions  disparaissent  sous  le  même  froc,  et  les 
noms  les  plus  illustres  sous  les  noms  de  frère  Pierre  ou  de 
frère  Paul.  Là  le  dernier  paysan  peut  s'asseoir  un  demi- 
siècle  à  côté  du  plus  grand  seigneur,  sans  savoir  seulement 
comment  celui-ci  s'appelait  dans  le  monde. 

Tout  en  contemplant  ces  deux  files  de  moines  blancs  et 
noirs,  je  demandai  à  un  habitant  du  pnys  l'histoire  du 
nouvel  abbé.  La  voici  dans  sa  simplicité  touchante. 

—  Il  y  a  trente-six  ans,  une  des  plus  nobles  familles  du 
Jura  était  dans  l'allégresse.  M.  le  comte  de  Laforèl-Divonne, 
officier  des  gardes  du  roi,  venait  d'avoir  un  fils,  un  héri- 
tier de  sa  fortune  et  de  son  nom.  Tout  ce  qu'on  peut  rêver 
debosheJi  tiàuiain  fut  prédit  à  cet  enfant.  Toutes  les  fées 
qui  proiuetteut  la  gloire  et  la  richesse  suspendirent  leurs 
dons  à  son  berceau.  Le  futur  comte  reçut  une  éducation 
qui  lui  assurait  la  palme  dans  toutes  les  carrières...  Mais 
au  moment  m  elles  allaient  s'ouvrir  devant  ses  pas,  il 
quitta  le  monde  et  sa  famille  à  seize  ans,  étouffant  les  rêves 
paternels  sous  les  plis  d'un  froc.  Le  comte  de  la  Forêt 
serait  mort  de  chagrin,  si  Dieu  ne  lui  eût  envoyé  un  se- 
cond fils...  Il  reporta  toutes  ses  espérances  sur  celui-ci, 
et  lui  donna  une  éducation  plus  brillante  encore  qu'au 
premier;  mais  à  seize  ans  aussi,  cet  enfant  imita  l'autre, 
et  s'ensevelit  à  son  tour  au  couvent...  Celle  fois,  M.  de 
Divonne  mourut,  j'imagine;  du  moins  on  n'entendit  plus 
parler  de  lui;  et  la  pieuse  comtesse  offrit  à  Dieu  son  nom 
et  sa  fortune  éteinte,  ses  deux  fils  morts  et  vivants  tout  à  la 
fois. 


—  Et  l'un  de  ces  deux  fils?...  deraandai-je  à  mon  inter- 
locuteur. 

—  Vers  le  milieu  de  cette  année,  poursuivit-il,  l'abbc  de  la 
Trappe  de  Bellefontaine,  appelé  à  Rome,  se  démit  de  sa 
charge  pour  celle  de  procureur  de  l'ordre.  II  fallut  donc 
élire  un  nouveau  supérieur.  Tous  les  moines,  spontané- 
ment, jetèrent  les  yeux  sur  le  frère  Augustin-Marie  qui, 
bien  qu'âgé  à  peine  de  trente-six  ans,  donnait  depuis  vingt 
ans  à  la  communauté  l'exemple  de  toutes  les  vertus  :  l'é- 
lection eut  lieu  le  50  juin  dernier,  en  présence  d'un  notable 
laïijue  du  pays,  suivant  l'usage.  Au  premier  lourde  scru- 
tin, le  frère  Augustin-Marie  eut  toules  les  voix,  moins  la 
sienne,  unanimité  bien  éloquente  au  milieu  de  cent  vingt 
hommes  qui  n'avaient  pu  s'entendre.  Mais  loin  de  se  glo- 
rifier d'un  tel  honneur ,  le  jeune  père  s'en  afflige  et  s'en 
épouvante.  On  sait  que  les  abbés  ont  le  rang,  lautorilé  et 
les  insignes  des  évêques.  Ils  étaient  même  plus  puissants 
qu'eux  par  le  fait  au  temps  de  l'opulence  des  couvents.  Se 
voyant  donc  élevé  ainsi  au  trône  é|)iscopal,  lui  qui  n'avait 
quitté  le  monde  que  pour  s'humilier,  le  frère  Augustin 
prie  les  trappistes  de  recommencer  l'élection...  Nouvelle 
épreuve  et  nouvelle  unanimité.  Cette  fois,  l'humble  élu  se 
jette  à  genoux,  les  raaius  jointes,  se  traîne  aux  pieds  de 
ses  frères  en  pleurant,  et  les  conjure  l'un  après  l'autre  d'é- 
pargner une  telle  charge  à  sa  faiblesse.  Mais  lu  troisième 
épreuve  confirme  les  deux  autres,  et  dom  Augustin  se  sou- 
met à  la  volonté  de  Dieu.  Or,  au  moment  même  où  cette 
scène  avait  lieu  dans  le  chapitre,  par  un  de  ces  rapproche- 
ments dont  la  Providence  a  le  secret,  trois  femmes  arrivées 
de  l'autre  bout  de  la  France,  pâles  et  tremblantes  de  faiigue 
et  d'émotion,  frappaient  à  la  porte  du  couvent,  sans  rien 
soupçonner  de  ce  qui  s'y  passait.  Arrêtées  en  dehors  par  la 
barrière  infranchissable  à  leur  sexe,  elles  annoncent  au 
portier  qu'elles  sont  la  mère  et  les  deux  sœurs  du  frère  Au- 
gustin-Marie, que  l'une  ne  l'a  pas  vu  depuis  vingt  ans, 
que  les  autres  ne  l'ont  jamais  vu,  et  qu'elles  le  supplient  de 
venir  les  embrasser.  Si  le  trouble  des  trois  pèlerines  était 
déjà  difficile  à  décrire,  comment  raconter  ce  qu'elles  de- 
vinrent, en  apprenant  que  leur  fils  et  leur  frère  était  abbé 
depuis  cinq  minutes!...  Toutes  les  trois  tombèrent  à  ge- 
noux, n'ayant  que  la  force  de  lever  les  mains  au  ciel...,  et 
dom  Augustin  les  trouva  noyées  de  larmes  lorsqu'il  vint 
les  relever  en  les  embrassant.  Il  comprit  sans  doute  alors 
que  pour  supporter  de  telles  émotions,  ce  n'était  pas  trop 
de  toutes  les  vertus  abbatiales!... 

—  Mais  enfin,  ce  père  Augustin?  ra'écrlai-je,  attendri 
moi-même;  ce  comte  de  la  Forèt-Divonne?... 

—  Est  devant  vous,  à  la  tête  de  la  communauté,  dit 
mon  interlocuteur  en  me  montrant  le  nouveau  supérieur  de 
Bellefontaine. 

—  Et  son  frère  cadet?... 

—  Est  devant  vous  aussi,  au  dernier  rang  des  moines  de 
chœur.  Ces  deux  transfuges  du  monde  suivent  le  même 
chemin  dans  la  solitude.  L'un  ouvre  la  marrhe,  l'autre  la 
ferme,  et  tous  deux  se  portent  envie  :  l'abbc  au  frère  de 
chœur,  parce  que  celui-ci  est  le  dernier  sur  la  terre  ;  le 
cadet  à  l'aîné ,  parce  que  celui-ci  arrivera  le  premier  au 
ciel... 

Je  cherchais  à  distinguer  dans  l'ombre  les  deux  visage.s 
fraternels ,  lorsque  des  pas  de  chevaux  ébranlèrent  la 
roule,  un  grand  bruit  se  fil  dans  la  cour,  les  cloches  redou- 
blèrent leurs  volées,  et  tous  les  religieux  se  prosternèrent... 

L'équipage  de  l'évêque  venait  de  s'arrêter  devant  le 
portail. 

PITRE-CHEVAUER. 

{La  fin  au  prochain  numéro.) 


MUSÉE  DES  FAMILLES 


95 


(du  12  NOVEMBRE  AU  12  DÉCEMBRE.) 

L'élofçe  de  f  jrrey.  —  Ferncy-Voltaire.  —  Le  manteau  du  comte  Roy.  —  Lei  voleurs  Tolés.  —  Le  club  da  cercueil.  —  Un  roman  en  action.  — 
Le«  loteries.  —  Les  étreones.  —  L'architecture  amusante. —  Les  métiers  parisiens.  —  La  Séance  acDuelle  de  i'Academie.  —  Une  uouTcUe 
i  laquelle  Mercure  prend  le  plus  vif  intérêt. 


L'événement  académique  de  ce  mois 
est  l'éloge  de  Larrey,  le  fameux  médecin 
des  armées  impériales,  prononcé  par 
M.  Parisel  à  l'Académie  de  médecine. 
Cet  éloge  est  tout  simplement  un  chef- 
d'œuvre.  L'on  n'écrit  et  l'on  ne  dit  pas 
mieux  à  l'Académie  française  :  nous  re- 
grettons d'arriver  trop  tard  pour  citer  le 
discours  de  M.  Pariset  que  tout  le  monde 
en  Europe  sait  déjà  par  coeur. 

—  M.  Griolel,  le  célèbre  député -ma- 
nufacturier de  Paris,  vient  de  sauver,  en 
rachetant  à  haut  prix,  le  domaine  de  Fer 
ney-Voltaire.  Ceci  prouve  qu'il  y  a  des 
négociants  qui  ont  le  sentiment  des  arts, 
et  cette  action  de  M.  Griolet  compense 
bien  des  niaiseries  et  bien  des  cruautés  du 
vandalisme  industriel .' 

—  Voici  le  contraste  frappant  de  la 
générosité  de  M.  Griolet  :  des  voleurs  , 
introduits  chez  M.  le  comte  Roy,  pair  de 
France,  et  le  plus  riche  propriétaire  du 
royaume ,  ont  enlevé  son  manteau  brodé 
d'or,  ne  trouvant  rien  autre  chose  à  pren- 
dre. Or,  jugez  de  la  mystification  de  ces 
voleurs,  lorsqu'ils  ont  vu  que  l'or  du 
manteau  de  M.  le  comte  était  de  faux  or! 

—  Chacun  est  original  à  sa  manière,  l'o- 
riginalité des  Anglais  vaut  bien  celle  de  M. 
Roy.  Il  existe  à  Londres  (West-House), 
un  Co/]^f»-c/uè  (Club  du  cercueil  ).  Moyen- 
nant une  cotisation  hebdomadaire,  cha- 
que aflSIié  reçoit  une  belle  et  bonne  bière 
qu'il  garde  précieusement  chez"  lui.  Un 
de  ces  messieurs,  ayant  fait  son  lit  de 
la  sienne ,  ne  s'en  est  séparé  qu'avec  le 
plus  grand  regret,  au  profit  d'un  con- 
frère qui  en  avait  besoin  pour  aller  dans 
l'autre  monde. 

—  Il  est  décidé  que  Mercure  sera  cos- 
mopolite aujourd'hui  ;  après  les  excen- 
tricités françaises  et  anglaises ,  voici 
une  fantaisie  moscovite  qui  est  un  ro- 
man complet.  Il  y  avait  le  mois  dernier 
une  comtesse  russe,  célèbre  par  sa  nais- 
sance, par  son  esprit,  par  sa  fortune  et 
par  sa  beauté.  Fille  de  la  maison  prin- 
cière  des  Palhen  et  veuve  du  comte  de 
Somaïlof ,  elle  remarqua  dans  la  foule  de 
ses  courtisans  un  jeune  homme  sans  for- 
tune et  sans  nom ,  mais  que  son  mérite 
et  sa  distinction  personnels  faisaient  aux 
yeux  de  la  noble  dame  l'égal  des  plus 
grands  seigneurs.  C'était  M.  A.  Perry , 
docteur  médecin  .d'une  famille  honorable 
de  Bordeaux.  A  l'amour  qu'il  osait  à 
peine  exprimer,  M°"de  Somaïlof  répon- 
dit :  —  Non-seulement  je  vous  aime  , 
mais  voici  ma  main  ,  ma  puissance  et  mes 
millions,  si  vous  voulez  me  permettre  de 
m'appeler  M"'  Perry!  —  Le  docteur  crut 
d'abord  rêver;  —  mais  il  fallut  bien  croire 
ses  yeux  et  ses  oreilles.  Et  comment  dou- 
ter d'une  passion  capable  de  dominer 


ainsi  le  préjugé?  — Les  fiançailles  furent 
arrêtées  en  Italie,  et  chacun  partit  pour 
la  France.  Au  moment  de  s'embarquer, 
M™«  de  Somaïlof  dit  à  M.  Perry  :  —  Nous 
ne  sommes  encore  que  deux  amis ,  je 
peux  mourir  dans  celte  traversée:  accep- 
tez ce  gage  de  bon  souvenir.  C'était  un 
million  et  demi  en  portefeuille.  —  M. 
Perry  refusa  noblement  :  —  Si  je  vous 
perdais,  répondit-il,  votre  souvenir  vau- 
drait mieux  que  cela,  et  je  ne  veux  pas 
autre  chose.  —  Bref,  le  mariage  a  été  cé- 
lébré l'autre  jour  à  Paris,  et  M.  Perry 
règne  à  cette  heure  dans  l'hôtel  ou  plutôt 
dans  le  palais  Somaïlof  (  car  peu  de  mai- 
sons royales  sont  aussi  splendides  ) ,  et 
en  prenant  possession  de  ce  palais,  il  en 
a  trouvé  les  richesses  innombrables  mar- 
quées à  son  chiffre,  par  les  soins  délicats 
de  M™e  Perry.  Il  va  sans  dire  que  ce  Pac- 
tole a  débordé  sur  les  membres  les  plus 
chers  et  les  moins  aisés  de  la  famille  de 
l'époux ,  le  tout  avec  celte  façon  de  don- 
ner qui  double  le  prix  de  ce  qu'on  donne, 
—  même  en  donnant  à  pleines  mains 
comme  la  fille  des  Palhen.  Tout  Paris  qui 
avait  tenu  celle  histoire  pour  un  conte,  a 
été  obligé  d'y  croire  samedi  dernier ,  en 
voyant  M.  et  M"»  Perry  dans  leur  grande 
loge  aux  Italiens.  Une  telle  avenlure,  au 
milieu  de  nos  tripotages  de  bourse,  ne 
ressemble-t-elle  pas  à  une  page  éblouis- 
sante de  poésie  dans  un  livre  de  comptes- 
faits? 

—  L'exposition  et  le  succès  des  loteries 
de  MoDville,  de  Petit-Bourg  et  de  l'Asile- 
Fénelon,  rappellent  les  plus  beaux  jours 
de  cette  ancienne  loterie,  que  les  portiers 
et  les  rentiers  du  Marais  regrettent  si 
amèrement.  —  M.  Victor  Hugo,  dont  les 
moindres  paroles  ont  une  portée  philoso- 
phique, faisait  un  de  ces  dimanches  dans 
son  salon  une  observation  très-profonde 
sur  l'ancienne  loterie. — C'était ,  disait-il, 
la  fortune  à  venir  de  tous  les  pauvres.  En 
l'abolissant,  on  leur  a  ôté  l'espérance.  Je 
ne  sais  si  c'est  bien  moral,  mais  c'est  évi- 
demment très-cruel. «El  voilà  ce  qui  fait 
le  succès  des  loteries  de  bienfaisance.  Les 
hommes  sont  des  entants; — qu'y  faire?— 
les  traiter  en  enianls  ! 

— Quelle  meilleure  occasion  d'appliquer 
notre  maxime, que  le  jour  de  l'an,  c'est- 
à-dire  le  jour  des  étrennes?  Tout  le  monde, 
en  effet,  n'est-il  pas  enfant  ce  jour-là?  — 
Allez  plutôt  voir  les  charmantes  bagatelles 
qui  encombrent  les  bazars  de  Susse  et  de 
Giroux  :  livres  dorés,— bronzes,— plâtres, 
musique , — tableaux  ,— boites ,— meubles 
superflus ,  joujoux  utiles,  pour  tous  les 
âges  ,  entre  deux  mois  et  quatre-vingts 
ans  ;  depuis  les  statuettes  charmantes  de 
Barye  et  de  Pradier,  jusqu'aux  polichi- 
nelles fumant  des  cigarettes, — dernier 
perfectionnement  du  polichinelle  antique, 


célébré  par  M.  Le  Duc  en  tête  de  ce  nu- 
méro. 

— En  fait  de  joujoux  utiles, — la  mer- 
veille de  l'exposition  -  Giroux  est,  sans 
contredit,  VArchiUcture  amusante  de 
M.  Bullier,  le  menuisier  mathématicien. 
M.  Bullier  est  un  de  ces  hommes  de  mé- 
rite qu'une  humble  position  dérobe  au 
monde  ;  il  ne  lui  manque  qu'une  occasion 
pour  sortir  de  la  foule. — Cousin  du  sa- 
vant Carnot,  savant  lui-même,  autant 
qu'on  peut  le  devenir  en  faisant  sa  propre 
éducation,  sous-officier  impérial  couvert 
de  blessures,  c'est  lui  qui  a  construit,  en 
simple  bois,  les  plans  morcelés  de  villes 
et  de  monuments  qui  ont  amusé  le  duc  de 
Bordeaux,  et  ceux  qui  amusent  encore  le 
comte  de  Paris.  Les  dynasties  passent, 
le  ciseau  et  le  compas  restent.— C'est  en- 
core M.  Bullier  qui  a  sculpté  aux  Tuile- 
ries un  cabiuet  gothique  d'une  perfection 
telle  que  sa  main  seule  peut  en  démonter 
les  pièces.  Mais  le  chef-d'œuvre  de  cet 
artiste-artisan  est  son  modèle  d'architec- 
ture en  mille  pièces,  si  justement  appelée 
amusante.  Avec  cette  boîte  magique, l'en- 
fant ou  l'homme  le  plus  ignorant  peut 
élever  et  démolir  au  coin  du  feu  des  cen- 
taines d'édifices  divers.  L'ouvrier  apprend 
la  coupe  des  pierres,  l'artiste  le  jeu  des 
ombres,  l'écolier  la  géométrie  et  la  sté- 
réométrie, etc. 

—  Quant  aux  étrennes  des  dames,  les 
chefs-d'œuvre  de  l'utile  et  de  l'agnable 
sonl  les  Métiers  parisiens  dont  le  Musée  a 
donné  un  dessin  dans  le  numéro  de  mai 
1844.  Tout  Paris  en  peut  voir  un  fort  joli 
modèle  en  palissandre,  offert  par  l'inven- 
teur, M"«  Chanson,  à  la  loterie  de  Mon- 
ville. 

—Point  de  nouveaux  succès  aux  théâ- 
tres. Au  lieu  d'aller  voir  les  éléphants  et 
les  ours  plus  ou  moins  littéraires  qui  s'y 
produisent  en  celte  saison, — asseyez-vous, 
mesdames,  devant  vos  pianos,  et  jouez  les 
quadrilles  à  six  mains  de  M.  Aristide 
Hignard  :  innovation  musicale  des  plus 
heureuses  et  qui  deviendra  célèbre  dans 
les  bals  de  cet  hiver.  M.  Hignard  a  mis 
ainsi  tout  un  orchestre  dans  le  piano. 
Jouez  aussi  sa  brillante  valse  de  Miranda, 
une  des  fantaisies  les  plus  adorables  qui 
puissent  l>ercer  la  tête  d'une  jolie  valseuse 
au-dessus  de  l'épaule  d'un  jeune  cavalier. 

—  A  demain  la  séance  annuelle  de  l'A- 
cadémie française  et  la  distribuliou  des 
prix  de  poésie  et  de  vertu,  dont  parlera  le 
prochain  Mercure. 

—  Encore  une  nouvelle  à  laquelle  Mer- 
cure porte  le  puis  vif  intérêt  : 

Le  Théâtre-Français  vient  de  recevoir, 
à  l'unanimité,  un  drame  en  trois  actes, 
en  vers,  de  M.  Galoppe  d'Onquaire,  au- 
teur d'Une  Femme  de  quarante  ans,  et  de 
votre  très-humble  serviteur.         P.-C. 


96 


LECTURKS  DU  SOIR. 


MODES. 

Depuis  noire  dernier  bulleiin  (  n"  de  mars 
18i5),  que  de  révolulions  dans  les  modes 
d'hommes!  Lorsque,  l'hiver  dernier,  lesba- 
daudset  les  niais  qui  essayent  les  premières 
modes  au  profil  des  lailleurs  adoptèrent 
les  pantalons  sans  sous-pieds,  à  jambes 
d'éléphants,  les  gilets  ouverts  jusqu'au 
ventre  et  descendant  en  proportion,  les 
habits-vestes  en  queue  de  morue ,  à  la 
taille  indéfinie,  et  les  petits  chapeaux 
anglais,  suprême  effort  du  tuyau  de 
poêle  vers  le  ridicule;  —  un  homme  d'es- 
prit de  notre  connaissance  s'écria  à  celle 
vue  :  —  Voilà  une  mode  qui  obtiendra 
un  succès  colossal ,  car  c'est  la  plus  ab- 
surde qu'on  ail  imaginée  depuis  les  in- 
croyables du  Directoire!  — Notre  ami 
était  un  prophète!  A  l'heure  qu'il  est,  les 
jeunes  gens  les  plus  distingués  ont  exac- 
tement la  tournure  de  leurs  domestiques 
de  Tannée  dernière.  Pour  compléter  la 
ressemblance,  ils  portent,  en  guise  de 
cannes,  une  petite  baguette  à  battre  les 
habits.  Espérons  que  cette  salurnalede  la 
garde-robe  ne  se  prolongera  pas  au  delà 
du  carnaval.  Déjà  les  habits  s'allongent  ti- 
midement. Les  gilets  remontent  peu  à  peu; 
et  les  chapeaux  commencent  à  reprendre 
figure  humaine.  Les  pantalons  conservent 


la  ganse  ou  le  cordonnet  de  soie,  el  s'ob- 
stinent à  proscrire  les  sous-pieds.  Ceci 
a  du  moins  une  sorte  de  raison  :  c'est 
fort  laid,  mais  plus  commode.  Du  reste, 
Les  cravates  longues  cèdent  la  place 
aux  cravates  courtes.  Les  gilets  droits  en 
piqué  blanc ,  brodés  ou  unis,  triomphent 
en  soirée.  Les  gilets  de  Casimir  noir , 
bleu  ou  vert ,  à  petites  basques  et  à  bou- 
tons dorés,  font  merveille  le  matin. 

Arrivons  aux  dames,  c'est-à-dire  à  la 
grâce  el  à  l'élégance.  D'abord  les  cha- 
peaux à  la  Paméla  sont  morls...  Qu'ils 
reposent  éternellement!  Leurs  succes- 
seurs ont  toutefois  gardé  leur  forme  sur- 
baissée et  quelque  chose  deleur  petitesse. 
Ce  n'est  pas  ce  qu'ils  ont  fait  de  mieux. 
Les  capotes  en  satin  gris  sont  très  comme 
il  faut  le  malin,  avec  des  ornements  de 
couleur  tranchante;  ainsi  que  les  robes 
redingotes  ouvertes,  avec  revers  en  cœur 
sur  une  chemisette  brodée.  Cependant  les 
corsages  droits  sont  de  meilleure  compa- 
gnie. Affaire  de  caprice.  Mais  voici  les 
deux  grandes  innovations  :  1"  les  ca- 
racos \sn  velours,  avec  petites  basques 
arrondies  dans  le  genre  des  surcots 
moyen  âge  ;  2°  les  manteaux  -  visites  ; 
mais  ici  distinguons  s'il  vous  plall  !  Il  y 
a  le  manteau  grec,  échancré  du  cou  ,  à 
larges  manches,  relevées  de  passemen- 


terie :  —  assez  gracieux.  Il  y  a  le  manteau, 
dit  pèlerine ,  serré  à  la  taille,  avec  grand 
collet  :  — très-disgracieux.  Il  y  a  enfin  le 
manteau  russe,  sans  taille  ni  ceinture,  à 
manches  avec  parements  doublés  de  cou- 
leur vive  comme  le  corps  du  manteau  :  — 
assez  majestueux.  En  tout  ceci,  la  passe- 
menterieet  les  boulons  dominent  à  l'excès. 
Les  passementiers  vont  s'enrichir  comme 
des  administrateurs  de  chemins  de  fer. 
En  fait  d'elegance,  n'oublions  pas  une 
nouvelle  amazone  Louis  XIII  avec  cor- 
sage à  petites  basques.  Celle  simple  ré- 
volution a  fait  de  l'amazoe  une  loilelte 
délicieuse,  —  surtout  si  l'on  y  joint  le 
chapeau  à  forme  ronde ,  à  larges  bords 
relevés  sous  une  plume  flottante.  Voulez- 
vous  une  grande  parure  de  soirée  ou  de 
bal?  Choisissez  du  moiré  blanc  garni 
d'une  grecque, ou  de  la  gaze  ornée  de  den- 
telles, le  tout  à  corsage  plat,  avec  grandes 
basques  sur  les  hanches. 

Les  enfants  élégants  portent,  avec  grand 
succès  :  —  les  garçons  le  gilet  arrondi  du 
devant,  orné  de  passementerie,  el  le  feu- 
tre rond  à  bords  relevés;  les  filles,  le 
caraco  comme  leurs  mères,  le  manteau 
russe  cl  le  chapeau  de  pluche  grise  ou 
bleue.  Les  Anglais  y  ajoutent  force  plu- 
mes ,  mais  le?  Français  ne  sont  pas  obliges 
d'en  faire  autant.  KyyA  db  B 


Impriineria  île  IIK.SM  Vi  R  n  C'.  r  i<>  l.rm  rc;rr,  "H.  liaiignollcs. 


IV. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


97 


iaj8ï(ûMïï  iPiiOTwaspa  m  m  mmmmm. 


Portraits  de  Gutenberg ,  Fust  et  Sohœiïer. 


DEPUIS  l'invention  jusqu'a  l'an  1500. 

Le  but  de  la  série  d'articles  que  nous  commençons  dans 
le  Musée  des  familles  est  de  suivre  dans  ses  développe- 
ments et  dans  ses  transformations  successives  l'art  admi- 
rable dont  Gutenberg,  Jean  Fust  et  Pierre  SchœfTer  s'attri- 
buent la  paternité;  nous  apprécierons  sa  valeur  morale  et 
nous  donnerons  une  idée  de  ses  procédés  matériels.  Cette 
étude,  dont  nous  tempérerons  autant  que  possible  la  sécbe- 
JANVIER  1846. 


resseen  fuyant  la  technicité,  fera  briller  dans  tout  son  jour 
la  gloire  des  inventeurs;  car,  si  les  siècles  ont  apporté  quel- 
ques perfectionnements  de  détails  dans  l'art  typographique, 
le  principe  est  resté  intact  ;  au  point  qu'après  quelques 
jours,  quelques  heures  peut-être  d'observations  et  d'é- 
preuve ,  un  ouvrier  compositeur  du  temps  d'Aide  Manuce 
ou  de  Jean  Amerbach  serait  en  état  de  travailler  utilement 
dans  l'imprimerie  de  Firmin  Didot  ou  de  Lacrampe... 
Cette  histoire  se  rattache  intimement  à  l'histoire  intellec- 

—  13  —  TREIZIÈire  VOLUMK. 


98 


LECTURES  DU  SOIR. 


tuelle  et  littéraire  des  temps  modernes,  dont  elle  peut  ser- 
Tirà  6xer  l'ère  véritable;  ce  n'est  pas  que  la  découverte  de 
l'imprimerie  ait  beaucoup  servi,  comme  on  l'a  trop  répété, 
la  cause  de  l'affranchissement  de  la  pensée  ;  son  rôle  n'était 
pas  là.  En  effet,  mstrument  docile,  mais  inerte,  elle  a 
transmis  indifféremment  aux  masses  les  doctrines  des  op- 
presseurs comme  les  plaintes  des  opprimés;  semblable  au 
chemin  de  fer  qui,  s'il  peut  rapidement  porter  sur  la  fron- 
tière une  armée  nationale,  peut  également  conduire  au 
cœur  même  du  royaume  les  étrangers  et  l'invasion. 

D'ailleurs,  il  faut  le  dire,  la  pensée  n'a  jamais  été  réelle- 
ment asservie  que  dans  une  certame  limite;  les  censures 
de  tous  les  temps  n'ont  égratigné  que  son  côte  le  plus  esté- 
rieur  et  le  plus  terre  à  terre  ;  les  grands  philosophes  et  les 
sublimes  poètes  surent  toujours  soustraire  leurs  ailes  aux 
ciseaux  et  aux  tenailles.  Dante,  Abailard,  Rabelais,  Mon- 
taigne, Bacon,  Descartes,  Pascal,  Molière,  Locke,  Leibnitz, 
Newton,  Rousseau,  de  Maistre,  Chateaubriand  se  sont-ils 
trouvés  supprimés  ou  seulement  amoindris? 

L'imprimerie  n'a  point  eu  ce  caractère  de  propagande 
exclusivement  protestante  et  révolutionnaire  qu'on  cherche 
à  lui  attribuer;  nous  en  trouvons  l'irrécusable  preuve  dans 
ce  fait  que  nulle  des  grandes  puissances  temporelles  et 
spirituelles,  pape,  empereur  ou  roi,  ne  s'en  alarmèrent  ni 
ne  la  combattirent. 

Dès  1467,  UdalricdeMayence.  Hans,  Conrad  Suvenheim 
et  Arnold  Pannarts  s'établirent  à  Rome  sous  la  protection 
du  pape  Paul  II,  qui  les  logea  dans  le  palais  des  Maximis. 
Ils  y  imprimèrent  en  1467  la  Cité  de  Dieu,  de  saint  Au- 
gustin, une  Bible  latine  et  les  Offices  de  Cicéron.  11  existe 
un  arrêt  du  Parlement  de  Paris,  en  date  de  1462,  qui  pro- 
clame l'excellence  de  la  nouvelle  découverte,  et  un  privi- 
lège de  l'empereur  Maximilien,  qui  la  qualifie  de  chose 
merveilleuse  et  presque  ditrine. 

D'ailleurs,  l'inattendu,  la  singularité  et  l'admirable  sim- 
plicité de  l'art  tApographique  frappèrent  seuls  les  esprits  ; 
on  ne  soupçonna  même  pas  qu'il  y  eût  autre  chose  la  qu'une 
heureuse  modification  dans  le  mode  de  propagation  des 
œuvres  écrites;  longtemps  après  Gutenberg,  les  esprits 
sérieux  et  les  savants  à  barbe  grise  préféraient  les  manu- 
scrits aux  plus  belles  impressions;  lorsque  Fust  vint  à  Pa- 
ris pour  la  première  fois,  il  apporta  six  ou  sept  exemplaires 
magnifiques  de  sa  Bible  latine,  dite  de  1462  ;  ils  étaient  ti- 
rés sur  peau  de  vélin  premier  choix,  avec  illustrations  et 
lettres  ornées  peintes  au  pinceau  en  couleur  et  en  or;  pour 
compléter  l'illusion,  les  caractères  qui  avaient  servi  pour 
composer  ce  chef-d'œuvre  imitaient  scrupuleusement  la 
forme  de  l'écriture  usuelle  ;  et  Fust  ne  panint  à  vendre 
les  Bibles  de  sa  collection  qu'en  les  faisant  passer  pour 
manuscrites.  Cependant  les  acheteurs  se  convainquirent 
bientôt  qu'il  n'en  était  rien;  ils  devinrent  furieux  et  pour- 
suivirent ce  grand  homme  d'abord  comme  voleur  et  faus- 
saire, puis,  ce  qui  devenait  plus  grave,  comme  magicien. 
Fust  pouvait  aisément  se  justifier,  mais  en  dévoilant  un 
secret  qu'il  voulait  garder  précieusement.  Il  ne  lui  restait 
donc  d'autre  parti  que  la  fuite;  aussi  retourna-t-il  dili- 
gemment à  2t!ayence,  où  il  attendit  en  sûreté  le  résultat  des 
poursuites  dirigées  contre  lui.  Le  Parlement  fut  saisi  de 
l'affaire;  ses  délibérations  durèrent  plusieurs  mois;  sur 
ces  entrefaites, divers  oumers  imprimeurs,  Martin  Crantz, 
UlricGering,  natif  de  Constance,  et  Michel  Friburger  ap- 
portèrent leur  industrie  à  Paris  et  fonctionnèrent  publi- 
quement dans  les  salles  basses  de  la  Sorbonne  ;  c'est  alors 
qu'intervint  l'arrêt  auquel  nous  faisions  allusion  plus  haut, 
qui  lava  complètement  Jean  Fust  des  imputations  de  ses 
ennemis,  et  rendit  hommage  à  l'excellence  de  son  art. 


D'un  autre  côté,  Polydore  Virgile,  l'un  des  hommes 
distingués  du  quinzième  siècle,  ne  craignait  pas,  en  1499, 
de  s'exprimer  en  ces  termes  (Ij  : 

e  Cecy  (les  bibliothèques)  fut  jadis  un  grand  bénéfice  du 
«  ciel,  octroyé  aux  mortels  :  mais  qui  ne  doit  estreesgallé 
«  en  rien  à  celuy  de  nostre  temps,  auquel  on  a  trouvé  une 
«  manière  nouvelle  d'escrire,  par  laquelle  un  seul  homme 
«  imprimera  plus  en  un  jour  que  plusieurs  ne  sçauroieat 
«  escrire  tout  le  long  d'une  année...  Déparier  plusd'icelle 
«  j'en  fais  surseance,  me  suffisant  d'avoir  monstre  et  l'in- 
«  venteur  et  le  lieu  d'où  avant  elle  nous  a  esté  aportée, 
«  laquelle  a  esté  de  grand  proufit  au  commencement 
«  comme  chose  admirée  pour  sa  nouveauté,  mais  la- 
«  quelle  comme  j'estime  sera  avilie  pour  estre  trop  com- 
€  mune  et  divulguée.  » 

On  conçoit  que,  sous  l'influence  de  pareilles  idées,  l'im- 
primerie ne  put  devenir  de  longtemps  une  spéculation 
lucrative  ;  à  peine  les  frais  d'exploitation  se  troirvaient-ils 
couverts;  les  premiers  imprimeurs  qui,  de  1462  à  1470, 
se  répandirent  dans  les  principales  villes  d'Europe,  étaient 
de  simples  oumers  qui  cherchaient  seulement  à  utiliser 
leur  travail  manuel  pour  gagner  au  jour  le  jour  un  modi- 
que salaire.  Après  eux,  grandit  une  seconde  génération 
plus  intelligente,  plus  lettrée;  les  imprimeurs  furent  de 
savants  hommes  qui,  passionnés  pour  ce  qu'on  appelait 
alors  les  belles-lettres,  ne  voyaient  dans  l'exercice  de  leur 
profession  qu'un  moyen  d'arracher  à  un  oubli  éternel  les 
chefs-d'œuvre  de  J'antiquité  qui  les  avaient  séduits.  Leur 
gloire,  gloire  réelle  et  pure,  consistait  à  livrer  aux  érudits, 
aux  doctes  de  leur  siècle,  des  éditions  irréprochables  dans 
lesquelles  les  textes  favoris  étaient  soigneusement  resti- 
tués, rectifiés,  expurgés,  commentés,  expliqués;  la  qualité 
d'imprimeur  impliquait  alors  celle  d'helléniste  ou  de  lati- 
niste consommé;  la  pléiade  antique  n'a  pas  eu  de  sco- 
liastes  plus  amoureux  et  plus  entendus  que  les  EIzevirs, 
les  Aide,  les  Eslienne,  les  Junte  et  les  Amerbach. 

Un  imprimeur  parisien,  Jean  Camusat,-se  modelant  sur 
le  célèbre  Jean  Froben,  poussa  plus  loin  la  conscience  et  le 
fanatisme  littéraires  :  il  s'était  fait  un  devoir  de  ne  s'occuper 
que  de  livres  d'une  valeur  intrinsèque  incontestable,  et 
parmi  les  meilleurs  il  faisait  encore  un  choix  ;  ainsi  Tacite 
pouvait  avoir  ses  sjTnpathies,  mais  pour  rien  au  monde  il 
n'eût  réimprimé  Eonius;  Térence  faisait  ses  délices,  mais 
Plaute  lui  paraissait  grossier  et  trop  indigne  d'une  nation 
polie.  Aussi  cet  homme  estimable  eût-il  pu  dire  comme 
Mozart  à  propos  de  Don  Giovanni  .-  «  J'imprime  pour 
moi  et  deux  ou  trois  de  mes  amis.  > 

Par  une  conséquence  nécessaire  de  cet  état  de  choses, 
tout  imprimeur  était  libraire,  du  moins  en  thèse  générale  ; 
les  édiis  et  règlements  de  Louis  XIV  sur  leur  corporation 
semblent  encore  considérer  comme  une  exception  rare  la 
séparation  de  ces  deux  professions. 

En  résumé,  c'est  par  une  illusion  d'optique  que  l'on  at- 
tribue généralement  à  la  découverte  de  l'imprimerie  ce  qui 
n'appartient  réellement  qu'à  la  dernière  période  du  dix- 
neuvième  siècle  ;  la  presse ,  quatrième  pouvoir  de 
VEtat,  est  née  avec  le  gouvernement  constitutionnel,  dont 
elle  est  une  des  manifestations  extérieures;  c'est  une 
forme  extraordinaire  et  spéciale  du  régime  sous  lequel  nous 
vivons;  il  ne  nous  appartient  pas  de  rien  prophétiser  quant 
à  sa  durée  ;  mais  ce  que  nous  pouvons  affirmer  et  soute- 
nir, c'est  que  rien  de  semblable  n'exista  dans  le  passé. 

(0  Chaque  foii  qne  doui  itooi  Jagé  utile  de  citer  des  oarragei 
erigiiuiremeat  ècnu  en  Uofue  l^tioe,  Doai  dooi  •omnief  leMi  du 
texte  de  la  traduction  la  ploa  accrédita,  uuti  la  milfeiwr  loraqu'eile 
noua  parai! «ail  reellemeot  èioifoée  du  TérilaMe  i 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


99 


Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  les  inventeurs  eux- 
mêmes  et  leurs  contemporains  virent  dans  l'art  typographi- 
que une  découverte  peut-être  plus  curieuse  qu'utile,  et  ne 
lui  attribuèrent  pas  une  importance  sociale  beaucoup  plus 
grande  que  nous  n'en  attachons  à  l'électro-chimie  et  à  la 
dorure  par  le  procédé  Ruolz. 

Rien  n'est  d'ailleurs  plus  confus,  moins  explicable  et 
moins  authentique  que  l'histoire  des  premiers  essais  du 
quinzième  siècle;  on  verra  bientôt,  si  nous  sommes  assez 
heureux  pour  rendre  visibles  et  tangibles  à  nos  lecteurs 
les  objets  que  nous  allons  décrire,  que  le  principe  et  ses 
déductions  les  plus  immédiates  et  les  plus  saillantes  n'é- 
taient rien  par  eux-mêmes,  si  les  accessoires  n'étaient 
pas  simultanément  créés  tout  d'une  pièce  ;  pour  con- 
cevoir la  première  tentative  à  peu  près  réussie,  il  faut  sup- 
poser l'existence  de  ces  accessoires,  non  pas  en  germe  ou 
seulement  informes,  mais  complets  et  parfaits.  Nous  le  ré- 
pétons, à  part  certaines  consolidations,  certaines  améliora- 
tions dans  des  détails  minimes,  la  typographie  n'a  pas 
marché  depuis  Fust  et  SchœfTer.  La  Bible  dite  des  qua- 
rante-deux lignes  et  les  Offices  de  Cicéron  imprimés  par 
Jean  Amerbach  ont  exigé  autant  d'invention  et  de  génie 
dans  les  matériaux  d'exécution  que  les  plus  splendides 
éditions  illustrées  de  nos  jours;  bien  mieux,  les  typogra- 
phes d'aujourd'hui  n'ont  rien  trouvé  qui  ne  dût  être  connu 
dès  le  jour  où  la  première  page  imprimée  fut  produite. 
Nous  n'exagérons  rien  ;  car  le  caractère  mobile  étant  donué, 
plus  ou  moins  régulier,  plus  ou  moins  juste,  mieux  ou 
plus  mal  combiné,  à  quoi  servait-il  sans  la  facilité  de  le 
rassembler  en  pages  uniformes,  surtout  de  l'y  maintenir, 
difficulté  qu'on  ne  soupçonne  plus  maintenant  que  le  long 
usage  a  dissipé  la  faculté  d'étonueraent,  mais  qui  était  tout 
un  monde  à  franchir?  et,  tous  ces  obstacles  aplanis,  quel 
profond  praticien,  quel  chimiste  inspiré  trouva  la  clef  de 
voûte  sans  laquelle  l'édifice  s'écroulait,  ou,  bien  plutôt, 
n'existait  pas,  qui  donc  trouva  l'encre  d'imprimerie? 

Plus  nous  envisageons  la  question  à  ce  point  de  vue,  qui 
est  le  véritable,  et  plus  nous  constatons  sûrement  que  la 
force  de  génie  surhumame  qui  coordonna  cette  masse  de 
découvertes  prodigieuses  ne  se  peut  être  manifestée  en  un 
seul  jour,  il  est  mipossible  de  méconnaître  ici  la  lente  éla- 
boration des  siècles  ;  le  doigt  du  temps  se  manifeste  évi- 
demment. Cela  se  passe  ainsi  de  toute  éternité;  une  idée 
germe  sourdement,  travaille,  étend  ses  fortes  racines  sous 
le  sol  dont  elles  aspirent  le  suc  ;  elle  grandit  parmi  les  her- 
bes sauvages  dont  nul  ne  la  distingue  encore,  elle  pousse 
mille  rameaux;  puis  un  jour  la  fleur  éclôt  splendide  et 
odorante,  et  l'on  se  persuade  qu'elle  a  poussé  comme  cela 
pendant  la  dernière  nuit.  La  vapeur  a  été  découverte 
vingt  fois  avant  la  découverte  délinitive  de  James  Watt, 
et  pourtant  c'est  à  lui  qu'en  revient  le  légitime  honneur, 
puisque  lui  seul  a  été  assez  fort  pour  faire  reconnaître  sa 
puissance.  Ainsi  Gutenberg  et  les  autres  profitèrent  de 
travaux  antérieurs  qu'Us  complétèrent  et  qu'ils  menèrent 
à  maturité.  Et  ce  que  nous  disons  là  n'atténue  en  rien  leur 
mérite;  l'invention  consiste  moins  dans  une  idée  laissée 
stérile  et  sans  souffle  vital  que  dans  le  développement  et  la 
fécondation  du  germe  abandonné.  Dans  un  autre  ordre  de 
faits,  les  grands  poètes  ont  ainsi  procédé  :  Homère  a  sucé 
vingt  lliades  antérieures  dont  il  a  fait  la  sienne  ;  Dante  Ali- 
ghieri  absorbe  dans  son  poème  vingt  Divines  Comédies, 
œufs  desséchés  gisant  sur  un  sahle  aride,  mais  où  son  ar- 
dent génie  a  fait  éclore  la  poésie,  la  grande  aigle  aux  ailes 
éployées. 

Puis  il  arrive  un  instant  fatal  et  climatérique  où  toute 
idée  fertile  est  dans  l'air;  cbacua  la  respire  par  tous  les 


pores;  mais  les  uns  la  dédaignent  ou  la  méconnaissent,  ou 
la  subissent  instinctivement,  sans  rien  chercher  au  delà  ; 
un  ou  deux  hommes  seulement  la  comprennent,  s'en  em- 
parent; elle  est  à  eux  de  par  le  droit  du  plus  fort,  de  par 
le  droit  du  génie... 

Mais  avant  de  pénétrer  plus  profondément  dans  le  cœur 
du  sujet,  il  nous  faut,  de  toute  nécessité,  faire  bien  com- 
prendre sur  quelle  base  repose  l'art  typographique,  et  cir- 
conscrire d'une  manière  très-exacte  la  limite  de  l'invention 
chez  Laurent  Coster  de  Haarlem,  Gutenberg,  Fust  et 
ScboelTer. 

Depuis  longtemps  sans  doute  ou  était  possédé  de  cette 
idée  qu'une  figure,  qu'un  dessin  quelconque,  sculpté  en 
relief  sur  un  morceau  de  bois  ou  sur  une  plaque  de  métal 
couverte  d'un  enduit  humide  et  coloré,  se  décalquerait 
parfaitement  sur  un  plan  uni  comme  l'est  une  feuille  de 
parchemin  ou  de  papier,  qu'ainsi  le  même  dessin,  la  même 
figure  fourniraient  un  nombre  illimité  d'exemplaires  iden- 
tiques. Voilà  quel  est  le  principe  élémentaire  de  toute  im- 
pression. L'application  offrait  une  difficulté  unique,  mais 
qui  dut  paraître  longtemps  insurmontable  ;  on  avait  re- 
connu tout  d'abord  que  l'encre  ordinaire  ne  pouvait  être 
d'aucun  usage  :  à  la  fois  trop  pâle  et  trop  fluide,  elle  ne 
gardait  pas  avec  précision  les  contours  de  la  ligne  sculptée, 
et  ne  pouvait  donner  qu'une  épreuve  effacée  et  confuse , 
tout  au  plus  propre  à  représenter  les  capricieux  dessins 
que  font  les  nuages  quand  le  veut  souffle.  Il  fallait  donc 
trouver  une  composition  noire  et  résistante,  épaisse  sans 
empâtement,  liquide  sans  fluidité,  qui  pût  s'étendre  avec 
régularité  sur  la  surface  entière  de  la  gravure  à  reproduire, 
sans  couler  dans  les  vides  calculés  pour  rester  blancs,  et 
qui,  sous  une  forte  pression,  ne  s'etalàt  point  en  taches 
indécises. 

L'encre  d'imprimerie,  connue  dès  Gutenberg,  remplit 
toutes  ces  conditions;  c'est  un  mélange  d'huile  et  de  noir; 
on  convertit  cette  huile  en  vernis  par  la  cuisson  et  on  la 
broie  très-exactement  avec  du  noir  qui  se  tire  de  la  poix 
résine  brûlée  dans  une  bâtisse  spéciale  nommée  sac  à  noir; 
les  huiles  de  noix  et  de  lin  sont  les  seules  propres  à  faire 
de  bonne  encre  ;  les  autres  font  maculer  l'impression  et 
jaunissent  rapidement. 

A  qui  revient  l'honneur  de  cette  invention  remarquable? 
Nul  ne  le  sait  ;  mais  dès  lors  la  gravure  sur  bois  fut  créée. 

Le  plus  ancien  spécimen  de  cet  art  est  VEnfanl  Jésus 
sur  les  épaules  du  géant  saint  Christophe  ;  celte  estampe 
porte  la  date  de  1423  ;  on  n'en  connaît  plus  guère  que  deux 
épreuves,  l'une  chez  lord  Spencer  à  Londres,  la  seconde  à 
la  Bibliothèque  royale  de  Paris. 

Rien  de  plus  rude,  de  plus  grossier,  de  plus  rustique- 
ment  naïf  que  ces  premiers  essais  ;  mais  ils  se  perfection- 
nèrent rapidement;  les  contours  devinrent  moins  heurtés, 
la  perspective  s'améliora;  on  expliqua  le  sujet  par  des  in- 
scriptions taillées  en  relief  dans  la  marge  ou  au  bas  de 
l'estampe;  l'explication  devint  longue  et  verbeuse,  la  poé- 
sie s'y  introduisit;  l'espace  devint  grand  pour  le  texte,  res- 
treint pour  le  dessin,  et  l'on  arriva  insensiblement  à  des 
notions  qui  guidèrent  le  hardi  génie  de  Gutenberg  vers  la 
découverte  qui  l'a  illustré. 

Les  Chinois  ont  mis  ces  procédés  en  usage  dès  les  temps 
les  plus  reculés,  en  les  appliquant  non  pas  seulement  aux 
gravures  et  aux  dessins,  mais  encore  à  l'écriture,  c'est-à- 
dire  à  l'impression  des  livres. 

C'est  ici  que  prennent  place  les  travaux  prétendus  de 
Laurent  Coster  de  Haarlem,  en  qui  les  Hollandais  persis- 
tent à  voir  le  père  de  l'art  typographique. 


100 


LECTURES  DU  SOIR. 


Voici  sommairement,  mais  exactement,  toutes  les  notions 
reçues  concernant  ce  personnage  : 

Jean-Laurent  Coster  naquit  à  Haarlem  vers  1370.  II  était 
garde  ou  concierge  du  palais  royal  de  cette  ville.  Entre  au- 
tres contes  ridicules,  ses  panégyristes  ont  affirmé  qu'il 
descendait  de  la  maison  princière  de  Brédérode,  chose,  ce 
nous  semble,  fort  indifférente  dans  Pespèce.  Oo  raconte 
que  Laurent  Coster,  se  promenaot  dans  les  forêts  qui  en- 
viroonent  Haarlem,  imajiinB  <iz  tailler  en  bois  de  hêtre  des 
lettres  isolées,  dont  il  hnprima  des  sentences  et  des  maxi- 
mes «irpps  de  l'Écriture-Sainte,  pour  l'instruction  de  ses 
petits-enlants  ;  il  perfectionna  peu  à  peu  ses  procédés, 
monta  un  atelier,  et  imprima  divers  livres,  entre  autres 
le  Specuhii^  htmanœ  salvationis  ;  ensuite  il  inventa  les 
matrices  et  la  fonderie.  Mais  la  veille  de  Noël  \Hi,  pen- 
dant que  Coster  et  toute  sa  famille  étaient  à  la  messe  de 
minuit,  un  de  ses  ouvriers,  nommé  Jean  Fust,  s'enfuit  en 
emportant  la  collection  des  poinçons  et  des  matrices,  et 
alla  s'établir  à  Mayence  où  il  s'associa  Gutenberg  et  Schœf- 
fer.  Le  premier  ouvrage  qui  sortit  de  cette  nouvelle  officine 
fut  le  Doctrinœ  Alexandri  Galli  (Mayence,  1442). 
Coster  mourut  peu  de  temps  après  ;  ses  fils,  André,  Pierre 
et  Thomas  Coster,  continuèrent  et  accrurent  la  nouvelle 
industrie,  qui  prospéra  malgré  le  nouveau  vol  dont  ils  fu- 
rent victimes  :  un  autre  ouvrier,  nommé  Frédéric  Cor- 
selles,  suivit  l'exemple  de  Jean  Fust,  et  passa  en  Angleterre, 
où  il  fit  connaître  l'imprimerie,  vers  l'année  1559. 

Nous  avons  réuni  dans  les  quelques  lignes  ci-dessus 
toutes  les  fables  accréditées  avec  une  rare  audace  par  les 


écrivains  hollandais  des  siècles  derniers.  Chaque  mot,  cha- 
que fait,  chaçie  iatc  porte  en  soi  la  preuve  matérielle  de 
sa  faussclé. 

Jean  Fust  ne  fut  jamais  ouvrier  ;  c'était  un  riche  orfèvre 
de  Mayence;  des  actes  authentiques  établissent  que  dès 
1437  il  habitait  cette  ville,  dans  laquelle  d'ailleurs  il  était 
né.  Il  déroba  bien  peu  les  poinçons  et  les  matrices  de  l'im- 
primerie de  Haarlem,  car  cette  intéressante  partie  de  l'art 
typographique  lui  resta  bien  longtemps  étrangère;  le  mé- 
rite ne  lui  en  revient  même  pas,  comme  nous  le  verrons 
tout  à  l'heure,  et  l'invention  des  matrices,  au  surplus,  ne 
date  sérieusement  que  de  1452. 

Il  n'existe  pas  un  seul  ou>Tage  portant  le  nom  de  Lau- 
rent Coster  ou  de  ses  enfants.  A  la  vérité,  la  même  objec- 
tion se  présente  pour  Gutenberg,  qui  n'a  pas  attaché  son 
nom  à  un  seul  monument  (  nous  expliquerons  ce  phéno- 
mène en  temps  et  lieu)  ;  mais  du  moins  il  existe,  en  faveur 
du  gentilhomme  strasbourgeois,  une  tradition  contempo- 
raine et  vivante,  tellement  précise,  tellement  vraisemblable, 
tellement  incontestée,  qu'on  ne  peut,  sans  injustice,  se 
refuser  à  la  tenir  pour  vraie. 

L'histoire  de  Laurent  Coster  est,  au  contraire,  une  fic- 
tion toute  moderne,  inventée  par  des  écrivains  néerlandais, 
pour  le  besoin  de  leur  gloire  patriotique  ;  ils  ont  métamor- 
phosé les  tentatives  incertaines  de  Laurent  Coster  en  créa- 
tions complètes  et  .supérieures  ;  ils  ont  appuyé  leurs  affir- 
mations sur  des  documents  entachés  de  faux  et  d'interpo- 
lalion,  ou  même,  ce  qui  est  plus  fort,  parfaitement  imagi- 
naires et  fantasmagoriques;  ils  ont  exalté  l'opinion  publique 


Système  d*  Cosior.  Iiiiprirnerie  sur  bois. 


incalculable,  matériel  sans  cesse  croissant  et  d'une  con- 
servation embarrassante  et  difficile  ;  nulle  régularité,  par 
conséquent  nulle  élégance  dans  les  types  employés;  ma- 
tière première  peu  abondante  et  d'un  prix  élevé;  correc- 
tions   inexécutables,  outrées,    dispendieuses;   nécessité 


d'imprimer  page  à  page,  soit  des  frais  sans  bornes  de  tirage 
(quatre  fois,  huit  fois,  seize  fois,  vingt-quatre  fois  plus 
considérables,  selon  le  format,  que  par  le  mode  actuel)  ;  en 
somme,  dépense  de  temps  et  prix  de  revient  aussi  élevés, 
sinon  plus  considérables,  que  ceux  des  manuscrits. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


101 


Erasme,  jaloux  comme  il  était  de  rillustration  de  sa  patrie, 
eût  difficilement  ignoré  des  faits  si  glorieux  pour  elle,  et 
les  eût  même  probablement  acceptés  sans  un  bien  scrupu- 
leux examen;  il  faut  convenir  que  ce  silence  conclut  mé- 
diocrement pour  les  Coster.  Les  Hollandais  diront  à  cela 
que  c'est  un  malheur  de  plus  dont  est  victime  cette  inté- 
ressante famille,  si  outrageusement  volée  et  revolée  par 
d'indignes  ouvriers. 

Expliquons-nous  maintenant  sur  le  second  vol  dont  se 
plaignent  les  infortunés  Coster.  Outre  que  ce  Frédéric  Cor- 
selles  avait  tort  grandement  de  leur  dérober  un  secret  déjà 
divulgué  par  toute  l'Europe,  il  faut  qu'Adrien  Junius  et  le 
savant  Bornhonius,  les  deux  Homères  de  ces  autres  Pélo- 
pides,  aient  mis  en  avant  quelque  chose  comme  une  très- 
fausse  date.  A  les  en  croire,  Frédéric  Corselles  porta  l'im- 
primerie en  Angleterre  vers  1459  :  comment  donc  alors  le 
premier  livre  imprimé  dans  ce  pays  est-il  marqué  du  mil- 
lésime MccccLxxxxi?  De  deux  choses  l'une  :  ou  les  frères 
Coster  ne  furent  volés  qu'en  1490  ou  91,  époque  où  l'art 
typographique  était  connu  dans  quatre  ou  cinq  cents  villes 
dilTérenies,  et  alors  le  dommage  fut  minime  ;  ou  bien  la 
date  de  1 439  est  la  bonne,  et  les  secrets  costériens  n'étaient 
pas  assez  merveilleux  pour  enfanter  un  résultat  quel- 
conque. 

Nous  ne  dirons  qu'un  mot  des  livres  qu'on  leur  attribue  : 
ils  sont  indubitablement  sortis  des  presses  de  Nicolas  Ke- 
telaer  et  de  Gérard  de  Leempt,  qui  florissaient  à  Utrechtde 
1473  à  1492. 


Reste  le  Spéculum  humanœ  salvationis,  la  pierre  an- 
gulaire du  système  hollandais.  Ce  livre  fameux,  que  nous 
n'avons  pu  nous  procurer,  en  dépit  des  recherches  les  plus 
actives,  se  composait,  au  dire  des  divers  auteurs,  de  deux 
cents  pages  imprimées  sur  le  recto  seulement  et  collées 
verso  sur  verso,  de  manière  à  ne  pas  laisser  de  pages 
blanches,  ce  qui  caractérise  essentiellement  le  mode  de 
tirage  sur  planches  gravées  ;  Junius  lui-même  convient  que 
le  Spéculum  fut  effectivement  taillé  sur  bois  à  la  manière 
des  anciennes  estampes,  ce  qui  nous  rejette  vers  la  Chine, 
bien  loin  de  Guteuberg  et  de  Schœffer. 

Un  jour,  le  doyen  Malenkrot  prétendit  avoir  retrouvé 
les  maximes  de  TÉcriture-Sainte,  premiers  essais  de  Lau- 
rent Coster;  c'étaient  de  petites  bandes  de  parchemin  col- 
lées soigneusement  une  à  une  sur  du  papier  blanc.  Mais 
le  vénérable  professeur  reconnut  depuis  que  sa  religion  de 
savant  avait  été  surprise,  et  que  cette  collection  curieuse 
résultait  d'une  fraude  aussi  pieuse  que  hollandaise,  assez 
adroitement  pratiquée  par  des  imprimeurs  eontemporains. 

En  résumé,  il  est  possible  que  Jean-Laurent  Coster  de 
Haarlem  ait  réellement  imprimé  le  Spéculum,  mais  ce  au 
moyen  de  planches  gravées  en  relief;  par  conséquent, 
cette  tentative  reste  tout  à  fait  en  dehors  du  procédé  typo- 
graphique tel  que  l'a  compris  Gutenberg,  et  tel  que  nous 
allons  le  définir. 

On  devine  les  inconvénients  sans  nombre  de  la  méthode 
de  Coster  :  autant  de  planches  gravées  que  de  pages  dans 
un  volume,  c'est-à-dire  travail  immense,  perle  de  temps 


..  Si'"; 

/■!'■        Ç\i  ; 


sy  •   I    .  I  '  '  •  '  • 


Syslème  de  Gulenberg.  Caractères  mobiles. 


au  point  de  Tamener  à  dresser  une  statue  à  Coster,  décoré 
du  titre  piquant  de  Cadmu5  ne>r/anda»5.  Et  maintenant, 
lorsqu'on  veut  discuter,  les  Hollandais  répondent  imper- 
turbablement :  «  La  preuve  que  Laurent  Coster  a  inventé 


l'imprimerie,  c'est  que  nous  lui  avoos  élevé  des  statues,  t , 
Quant  à  l'atelier  de  Laurent  Coster  et  de  ses  enfants,; 
avouons  qu'il  a  bien  du  malheur,  car  ni  Erasme  ni  aucun 
des  contemporains  ne  l'a  connu  ni  n'en  a  fait  niectioD  ; 


102 


LECTURES  DU  SOIR. 


Ce  quon  appelle  communément  la  découverte  de  Tim- 
primerie  consiste  dans  rinvenlion  du  caractère  mobile  ; 
il  n'y  a  plus  de  pages  d'un  seul  morceau;  chacune  des  let- 
tres e5t  détachée,  isolée,  mobile  ;  on  obtient  les  mots  en 
mettant  l'une  contre  l'autre  les  lettres  nécessaires  ;  chaque 
ligne,  en  juxtaposant  les  mots  ainsi  composés  ;  chaque  page, 
en  superposant  les  lignes  ;  cette  opération  s'appelle  com- 
position. 

Désormais,  plus  d'entraves  ;  lorsqu'une  page  est  impri- 
mée, les  lettres  qui  ont  entré  dans  sa  formation  servent  à 
composer  d'autres  pages,  et  ainsi  de  suite  à  l'inBni.  Plus 
de  gravure  spéciale  pour  chaque  ouvrage  ;  les  caractères 
employés  dans  une  œuvre  profane  vont  tout  à  l'heure  se 
combiner  pour  le  texte  des  Saintes-Écritures  ;  latin,  fran- 
çais, espagnol,  italien,  anglais,  tout  se  compose  et  s'im- 
prime avec  la  même  collection  de  signes;  un  assortiment 
de  deux  cent  mille  lettres  environ  suffit  à  la  reproduction 
de  toutes  les  bibliothèques  du  monde. 

Cette  magnifique  simplification,  qui  est  à  elle  seule  l'art 
typographique  tout  entier,  semble  devoir  être  attribuée  à 
Gutenberg,  peut-être  même  à  Fust  ;  mais  tout  admirable- 
ment ingénieuse  que  fût  cette  méthode,  elle  soulevait  les 
objections  que  chacun  de  nos  lecteurs  vient  de  faire  sans 
doute.  Deux,  trois,  quatre  ou  cinq  cent  milles  lettres  à 
sculpter  en  relief,  n'est-ce  donc  rien  que  cela?  Et  celte  ir- 
régulanté  de  dessin  dont  nous  accusions  les  pages  gravées 
ne  subsiste-t-elle  pas  dans  le  système  nouveau?  En  effet  ; 
c'étaient  là  de  graves  imperfections;  ajoutez  à  cela  que 
d'aussi  petits  objets  qu'une  lettre,  un  o  ou  un  «  par  exemple, 
sculptés  à  l'extrémité  d'une  petite  tige  de  bois  de  hêtre, 
manquaient  de  symétrie,  de  parallélisme  et  d'aplomb  ; 
d'où  il  suit  qu'à  l'impression  les  mots  étaient  mal  alignés, 
les  mots  darisaient,  comme  on  dit  en  termes  du  métier  ; 
les  lettres  n'approchaient  pas  assez  l'une  de  l'autre  et  lais- 
saient à  travers  les  mots  du  blanc  désagréable  à  l'œil  ;  les 
caractères  étaient  forcément  d'une  grosseur  au-dessus  de 
la  moyenne  et  ne  se  prêtaient  pas  à  l'emploi  d'un  autre 
format  que  l'in-folio  démesuré.  En  somme,  ces  essais 
étaient  encore  empreints  d'une  grande  barbarie. 

L'œuvre  était  incomplète ,  ce  que  deux  hommes  de  génie 
avaient  entrepris ,  un  autre  homme  de  génie  pouvait  seul 
l'achever;  il  parut,  cet  homme  providentiel  :  ce  fut  Pierre 
Schœffer  de  Gernsheim. 

Ainsi  donc  à  cette  trinité,  Gutenberg,  Fust  et  Sohœfifer, 
revient  tout  l'honneur  de  la  découverte  de  l'imprimerie,  que 
nous  appellerons  désormais  et  invariablement  typographie; 
le  mo\  imprimerie  est  à  la  fois  trop  général,  trop  vague  et 
trop  restreint;  car  il  s'applique  également  à  toute  nature 
d'impression,  même  à  des  arts  tout  à  fait  étrangers, comme 
l'apprêt  des  étoffes  d'habillement  et  d'ameublement,  et  ne 
désigne  pas  nettement,  comme  le  mot  typographie,  la  re- 
production de  l'écriture  par  des  types  invariables  et  cepen- 
dant mobiles  (rjiruç,  fpaçu-»)  ;  puis  il  exclurait  de  notre 
travail  les  arts  accessoires,  mais  indispensables  à  la  typo- 
graphie, le  frappage  des  matrices,  la  fonderie,  la  stéréo- 
typie  et  la  clicherie,  dont  nous  aurons  nécessairement  à 
nous  occuper. 

L'.\Ilemagne  fut  le  berceau  des  trois  inventeurs  ;  Jean 
Gutenberg  vit  le  jour  à  Strasbourg,  Fust  et  Schœfl'er  à 
Maycnce  ;  nous  allons  esquisser  rapidement  leur  existence, 
et  faire  connaître  dans  quelles  circonstances  le  hasard  les 
réunit. 

Jean  Sulgeloch,  seigneur  de  Gansûeich  et  de  Gutenberg, 
naquit  en  139,,  à  Strasbourg,  alors  ville  libre  impériale, 
d'une  famille  patricienne,  mais  peu  riche  ;  il  étudia  ce  qu'on 
nppelait  alors  les  sciences  occultes,  c'est-à-dire  la  physique. 


mais  surtout  la  chimie;  ses  études  le  conduisirent  à  des 
résultats  sans  doute  intéressants;  car  en  liôl,  il  forma 
avec  quelques  bourgeois  de  Strasbourg  une  association 
ayant  pour  but  d'exploiter  *  certains  secrets  tenant  du 
merveilleua:  »,  dans  lesquels  la  typographie  était  com- 
prise, ce  qu'affirment  légèrement  peut-être  les  biographes 
modernes.  Le  fait  est  que  nous  n'avons  aucune  donnée 
exacte  sur  ce  point;  nous  supposons  pourtant  qu'il  était 
question  de  tout  autre  chose ,  car  l'association  donna  des 
bénéfices,  ainsi  qu'il  résulte  du  procès  intenté  à  Gutenberg 
en  \Âôi  par  André Dryzehn,  filsde Pierre Dr^zehn, l'un  des 
associés,  qui  venait  de  mourir  ;  cet  André  réclamait  la  part 
de  son  père  dans  les  bénéfices  de  la  société,  et  les  tribunaux 
lui  donnèrent  gain  de  cause.  C'est  alors  que  Gutenberg 
alla  s'établir  à  Mayence;  il  y  acheta  une  maison  et  se  fit 
accorder  le  droit  de  bourgeoisie  ;  son  titre  de  bourgems  de 
Mayence  a  seul  causé  l'erreur  longtemps  accréditée  qui 
lui  donnait  Mayence  pour  patrie;  il  est  bien  constaté  au- 
jourd'hui que  Strasbourg  le  vit  naître  ;  aussi  cette  ville  lui 
a-t-elle  érigé  une  statue  due  au  ciseau  du  célèbre  David, 
et  inaugurée  en  1841. 

Nous  rétablissons  ici  la  véritable  orthographe  du  nom 
de  Gutenberg,  trop  souvent  défiguré  par  les  divers  auteurs 
qui  l'ont  appelé  Guttemberg,  Gutemberg,  Guttenberg,  ou 
même  Cuthemberg,  comme  Polydore  Virgile  ;  Gutenberg 
est  le  seul  nom  conforme  à  l'étymologie  et  à  l'orthographe 
allemande  [gute,  bonne,  berg,  montagne,  du  nom  d'une 
de  ses  seigneuries). 

Jean  Fust  était  un  riche  orfèvre  de  Mayence  ;  or,  dans  ce 
temps-là,  quiconque  disait  orfèvre,  disait  artiste,  sculpteur 
et  ciseleur;  la  première  pensée  de  l'art  nouveau  vint-elle 
de  lui  et  la  communiqua-t-il  à  Gutenberg  dont  l'esprit  in- 
génieux et  fertile  pouvait  lui  venir  efficacement  en  aide  ;  ou 
bien,  comme  on  l'assure,  Gutenberg,  privé  des  ressources 
nécessaires,  ne  vit-il  dans  Fust  qu'un  intelligent  bailleur 
de  fonds,  c'est  ce  qu'il  n'est  pas  facile  d'éclaircir.  Il  n'en  est 
pas  moins  \Tai  qu'ils  s'associèrent,  et  tirèrent  parti  de 
l'invention  des  caractères  mobiles  en  imprimant  la  fameuse 
Bible  latine  dite  des  quarante-deux  lignes,  qui,  fatalité 
décevante  pour  la  curiosité  des  bibliophiles,  ne  porte  ni 
date  ni  nom  d'imprimeur. 

On  affirme,  sur  la  foi  du  'fritkfmianarum  hisloriarum 
Breviarium  (Mayence,  1515,  année  de  la  bataille  dePavie), 
que  la  brouille  entre  Gutenberg  et  Fust  survint  à  propos  de 
cette  Bible  ;  Fust  réclamait  ses  avances,  que  le  débit  du  livre 
n'avait  pu  couvrir,  et  Gutenberg  se  trouvait  hors  d'état  de 
les  lui  rembourser;  bref  ils  se  séparèrent  en  U5i;  Guten- 
berg rentra  dans  la  retraite,  et  l'établissement  tout  entier 
resta  aux  mains  de  Fust. 

L'atelier  de  ce  dernier  renfermait  alors  un  ouvrier  jeune, 
intelligent,  bien  fait,  passionné  pour  son  art  autant  que 
pour  la  belle  Christine,  la  fille  de  l'orfèvre;  c'était  Pierre 
Schœffer  de  Gernsheim.  Il  osa  rêver  une  alliance  bien  dis- 
proportionnée; mais,  en  homme  de  cœur,  il  voulut  la  réali- 
ser non  par  des  moyens  vulgaires  ou  hontenv,  nvWc  rv-.r  sa 
seule  vertu  et  par  l'éclat  de  son  talent.  L  les 

beaux  travaux  de  son  maître  et  de  Gutenberg,  dont  il  en- 
viait le  génie,  il  tenta  de  placer  tout  d'un  coup  Part  typo- 
graphique à  des  hauteurs  inespérées;  il  eut  confiance,  il 
chercha,  et  de  ses  méditations  naquit  la  fonderie  en  carac- 
tères. 

Par  bonheur,  Jean  Fust  était  un  homme  réellement  supé- 
rieur; il  comprit  la  beauté  et  la  hardiesse  de  cette  découverte; 
loin  d'en  profiter  pour  lui  seul  et  de  jalouser  son  auteur,  il 
l'associa  à  sa  maison,  et  peu  de  temps  après,  combla  ses 
vœux  en  l'unissant  à  la  l»elle  Christine. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


103 


La  mémoire  de  ce  fait  véridique,  quoique  un  peu  roma- 
nesque, est  conservée  dans  une  note  finale  du  Trithemia- 
narum,  etc.,  ainsi  conçue  : 

«  Ce  présent  ouvrage  de  chronique  a  été  achevé  d'im- 
€  primer  en  1515,  en  la  noble  et  fameuse  ville  de  Mayence 
«  (où  l'art  de  l'Imprimerie  a  été  premièrement  inventé) 
«  par  Jean  Schœffer,  petit-fils  d'honneste  homme  Jean  Fust, 
€  citoyen  de  Mayence,  premier  auteur  de  cet  art,  qui  le 
€  trouva  par  son  invention,  et  qu'il  commença  d'exercer 
€  en  1450,  induction  treizième,  étant  empereur  Frédé- 
€  rie  III,  et  archevesque  de  Mayence  Thierry  Pincerna  de 
€  Ehrbach,  prince  et  électeur.  En  1452,  il  perfectionna  cet 
€  art  avec  l'aide  de  Dieu  et  de  Pierre  Schœffer  de  Gern- 
«  sheim,  qui  trouva  plusieurs  choses  nécessaires  pour  l'aug- 
€  mentation  de  cet  art,  auquel,  pour  récompense  de  tous 
c  ses  travaux  et  inventions,  il  donna  sa  fille  Christine  Fust 
«  en  mariage.  » 

Voilà  sans  doute  un  témoignage  irrécusable,  cette  note 
ayant  été  vraisemblablement  rédigée  par  l'imprimeur  lui- 
même,  fils  de  Christine  et  de  Schœffer. 

L'invention  de  Schœffer  est  réellement  les  colonnes 
d'Hercule  de  la  typographie  ;  elle  frappe  surtout  par  sa  sim- 
plicité sublime  ;  le  dessin  en  creux  d'une  lettre  quelconque 
étant  fixe  dans  un  moule  ad  hoc,  on  obtient  très-rapide- 
ment, en  y  coulant  du  métal  en  fusion,  autant  de  lettres  du 
même  type  qu'on  le  désire,  dix  mille,  cent  mille,  un  mil- 
lion, toutes  exactement  semblables  de  modèle  et  de  forme, 
puisqu'elles  viennent  d'un  seul  type  une  fois  gravé,  et  d'une 
justesse  d'alignement  parfaite. 

Gutenberg  tressaillit  de  joie  en  voyant  ainsi  porté  au  plus 
haut  degré  de  perfection  l'art  qu'il  avait  créé.  Il  voulut  à 
toute  force  sortir  de  son  repos  ;  grâce  aux  bons  offices  de 
Conrard  Hanequis,  échevin  de  Mayence,  il  ouvrit  en  1453 
un  atelier  qu'il  dirigea  seul  ;  il  se  réconcilia  néanmoins  avec 
Fust ,  s'approvisionna  de  caractères  fondus  par  Pierre 
Schœffer,  reconnaissant  ainsi  noblement  le  génie  de  l'élève. 
Gutenberg  fut  imprimeur  aussi  habile  qu'il  avait  été  grand 
inventeur.  Le  Psautier,  qui  sortit  de  ses  presses  en  1461, 
sera  considéré  dans  tous  les  temps  comme  le  chef-d'œuvre 
de  la  typographie.  Vers  cette  époque,  l'électeur  Ernest  de 
Gotha  le  nomma  gentilhomme  ordinaire  de  sa  chambre  et 
lui  assura  une  pension  suffisante  avec  une  retraite  à  Gotha; 
Gutenberg,  vieux  et  brisé  par  les  secousses  de  sa  vie  agitée, 
accepta  avec  empressement;  il  se  retira  près  du  duc  et  s'y 
éteignit  doucement  en  juin  1463.  Son  imprimerie  devint  la 
propriété  de  Conrard  Hanequis. 

Le  secret  de  l'art  nouveau  avaitété  jusqu'alors  fidèlement 
gardé,  et  personne  n'en  avait  pu  pénétrer  le  mystère.  Mais 
en  1462,  l'électeur  de  Saxe,  soutenu  par  Paul  11,  fondit  sur 
la  ville  libre  de  Mayence  et  la  dépouilla  de  tous  ses  privilè- 
ges. Cette  révolution  dans  le  gouvernement  causa  une  émi- 
gration générale;  les  ateliers  se  fermèrent,  et  les  ouvriers 
dispersés  portèrent  leur  industrie  en  différents  pays.  Paris 
et  Rome  profitèrent  d'abord  de  cette  divulgation. 

Dans  ces  circonstances,  Fust  voulut  lui-même  voir  la 
France,  et  nous  avons  dit  quelle  fortune  il  y  rencontra  ; 
sa  Bible  de  1462  lui  joua  de  mauvais  tours,  et  il  revint 
promptement  à  Mayence. 

Comme  tous  les  premiers  livres  imprimés,  cette  Bible 
était  nue  et  sans  aucun  ornement  imprimé,  c'est-à-dire 
sans  premières  pages,  sans  titres,  sans  chapitres  ni  gran- 
des lettres.  On  les  laissait  en  blanc  pour  les  faire  faire  à  la 
main  ou  en  miniature,  afin  que  les  li\Tes  passassent  tou- 
jours pour  des  manuscrits.  Ils  n'étaient  ni  chiffrés  ni  si- 
gnatures au  bas  des  pages  par  les  lettres  de  l'alphabet, 
comme  on  le  fit  quelques  années  après  ;  cela  donnait  bien 


de  la  peine  au  relieur  qui,  s'il  n'était  exact  ni  intelligent, 
risquait  fort  de  transposer  les  feuilles. 

Complètement  rassuré  par  les  bonnes  dispositions  du  roi 
Louis  XI  et  du  Parlement,  Fust  revint  à  Paris  en  1464, 
y  gagna  quelque  argent,  et  se  disposait  en  1466  à  en  aller 
jouir  dans  sa  patrie,  quand  il  mourut  de  la  grande  peste 
qui  ravageait  alors  notre  pays. 

Pierre  Schœffer,  désormais  seul  chef  de  l'imprimerie  de 
Mayence,  la  fit  prospérer,  et  l'agrandit  bientôt  en  la  réu- 
nissant à  celle  de  Conrard  Hanequis.  Ils  imprimèrent  en- 
semble les  Offices  de  Cicéron  et  la  Cité  de  Dieu,  livres 
qui  eurent  un  succès  prononcé,  c'est-à-dire  un  grand  débit. 
Malgré  la  propagation  rapide  de  la  typographie,  les  presse» 
de  Mayence  avaient  une  supériorité  réelle  et  une  renom- 
mée générale.  L'office  de  Martin  Crantz  à  Paris  ne  nuisait 
nullement  aux  intérêts  de  Schœffer,  qui  avait  dans  cette 
ville  des  gens  à  ses  gages  chargés  de  vendre  les  produits  de 
son  atelier  (1). 

Pour  compléter  l'histoire  de  la  typographie  du  quin- 
zième siècle,  il  ne  nous  reste  qu'à  indiquer  quelles  villes 
se  pourvurent  d'imprimeries  de  1462,  époque  de  la  dis- 
persion, jusqu'à  l'an  1500. 

De  1462  à  1480.  —  Rome,  Paris,  Strasbourg,  Venise, 
Rutlingen,  Cologne,  Niiremberg,  Augsbourg,  Spire,  Ralis- 
bonne,  Naples,  Parme,  Bologne,  Vérone,  Louvain,  Ulm, 
Padoue. 

Pierre  Mauser,  natif  de  Rouen,  y  établit  la  première  im- 
primerie en  1476. 

(1)  Ceci  résulte  d'une  ordODDance  de  Louii  XI  que  nous  illoni 
traMcrire  en  partie.  Ce  morceau  est  curieux  à  plus  d'un  litre,  en  ce 
qu'il  donne  la  meiure  de  la  bienveillance  de  Louis  XI  pour  la  typo- 
graphie, etquec'eit  le  premier  monument  judiciaire  ou  législatif  qui 
fasse  mention  de  cet  art  : 

Lettres  gui  accordent  une  exemption  de  droict  d'aubayne  en  faveur 
de  deux  habitants  de  Uaïence,  inventeurs  de  l'imprimerie,  pour 
encourager  cet  art. 
Paris,  31  avril  1475. 

LoDTS,  etc.  De  la  part  de  nos  chers  et  bienamés  Conrart  Hanequis 
et  Fierre  Scheffre,  marchands  bourgeois  de  la  cité  de  Maïence  en  Al- 
lemagne, nous  a  esté  exposé  qu'ils  ont  commis  à  Paris  plusieurs 
geniz  pour  vieulx  livres  vendre  et  distribuer,  et,  entre  autres,  de- 
puis certain  temps  en  ce  commirent  et  ordonnèrent  pour  eux  un 
nommé  Berman  de  Stathœn,  natif  du  diocèze  de  Munster  en  Alle- 
magne, auquel  ils  baillèrent  et  envoyèrent  certaine  quantité  de  livres 
pour  iceulx  vendre  \à  où  il  ireuveroii  au  proOcl  desdils  Corart  Hane- 
quis et  Pierre  Scheffre,  auxquels  ledit  Siaibœn  seroit  tenu  d'en  tenir 
compte,  et  est  cet  iceluy  Staihoen  allé  de  vie  à  trespas  en  nosire  dicte 
ville  de  Paris  ;  et  pour  ce  que,  par  la  loi  générale  de  nosire  royaume, 
toustes  fois  que  aucun  estranger  va  de  vie  i  trespassement,  sans 
lettres  de  naiuralité,  tous  les  biens  qu'il  a  en  nosire  dict  royaume, 
nous  compétent  et  appartiennent  par  droit  d'aubenage,  nostre  pro- 
cureur ou  autres  nos  officiers  ou  commissaires  furent  prendre,  sai- 
sir et  arresier  tous  les  livres  et  autres  biens  qu'il  avoit  avec  lui, 
et  les  deniers  qui  en  sont  venus,  ont  été  distribuez,  après  lesquelles 
choses  ledit  Conrart  Hanequis  et  Pierre  Scheffre  se  sont  tires  par 
devers  nous  et  les  gens  de  nostre  conseil. 

Nous,  ayant  considération  de  la  peine  et  labeur  que  lesdicts  expo- 
sans  ont  prins  pour  le  dict  art  et  industrie  de  l'impression,  et  au 
profict  et  utilité  qui  en  vient  et  peut  venir  à  toute  la  chose  pu- 
blique, tant  pour  l'augmentatir/n  de  la  science  que  autrement,  et 
combien  que  toute  la  valeur  et  estimation  desdicis  livres  et  autres 
biens  qui  sont  venus  à  nosire  cognoissance  ne  montent  pas  de  grand 
chose  ladicte  somme  de  2,42S  escus  et  3  sols  tournois,  à  quoi  les- 
dicis  exposans  les  ont  eslimés,  néanlmoins,  pour  les  considération! 
susdittes  et  autres  à  ce  nous  mouvants ,  sommes  libéralement 
condescendus  de  faire  restituer  auxdicts  Conrart  Hanequis  et  Pierre 
Scheffre  ladicie  somme  de  2,425  escus  et  3  sols  tournois,  et  leur 
avons  accordé  et  octroyé,  accordons  et  octroyons  par  ces  présentes, 
que  sur  les  deniers  de  nos  finances  ils  ayent  et  prennent  la  somme  de 
800  livres  pour  chacun  an,  à  commencer  la  première  année  au  pre- 
mier iour  d'octobre  prochain  venant,  et  continuer  d'an  en  an  d'aller 
en  avant  jusques  à  ce  qu'ils  soient  entièrement  payés  de  ladite  somme 
de  3,42S  escus  et  3  sols  tournois.  Si  vous  mandons,  etc. 

Par  le  roy,  l'évesque  d'Evreui  et  plusieurs  autre*  préieni. 


104 


LECTURliS  DL  SOIR. 


Ensuite  vinrent  :  Vicence,  Trévise,  Pavie,  Lyon  (1478), 
Bruxelles  (1478),  Mantoue,  Zwool,  Bresse,  Langres,  Reg- 
gio,  Sienne,  Modène,  Erford,  en  Allemagne  ;  Vienne  (en 
Dauphiné). 

L'imprimerie  de  Genève  débuta,  en  1478,  par  le  Traité 
des  anges,  du  cardinal  Xiraenès;  c'est  à  Pignerol  que  pa- 
rurent pour  la  première  fois  les  Satires  de  Juvénal  en  la- 
tin, in-folio,  1479. 

Amerbach  s'établit  à  Bàle  en  14S8  et  fit  venir  pour  le 
seconder  Jean  Froben,  qui  lui  succéda  par  la  suite.  Ce 
dernier  se  distingua  par  une  probité  scrupuleuse  et  refusa 
constamment  d'imprimer  les  libelles  qui  firent  la  fortune 
des  typographes  de  Hollande. 

La  petite  ville  d'EssIing,  si  célèbre  dans  un  autre  siècle 
et  à  des  titres  plus  terribles,  se  distingua  de  1475  à  1477 
par  une  singulière  spécialité;  elle  n'imprima  que  des  livres 
contre  les  Juifs,  entre  autres  Pétri  Nigri  de  Judeorum 
perfidid  tractatus,  et  un  Traité  contre  les  Juifs,  par  le 
frère  Pierre  Bruder,  de  l'ordre  des  Frères  prêcheurs. 

De  1480  0  1500.  —  Londres  (1481);  Bruges  imprima 
Ovide  en  1484;  Florence  fit  paraître  en  1482  le  traité  de 
Platon  sur  l'immortalité  de  l'âme;  Pise,  Ferrare,  Crémone, 
Valence;  Abbeville  commença  à  imprimer  en  1486,  et  fit 
paraître  en  1497  f Histoire  de  la  papesse  Jeanne,  in- 
folio avec  gravures,  imprimée  par  Laurent  le  Rouge,  de 
Valence. 

Séville  (1491),  Dôle  (1492),  Ingolstadt,  Turin. 

I.a  ville  de  Saloniqiie  en  Grèce  avait  une  imj)rimerie  dès 
li95. 


Angoulême  (1493).  Dans  cette  même  année,  l'Imitation 
de  Jésus-Christ,  par  Thomas  à  Kempis,  vit  le  jour  à 
Lunebourg  pour  la  première  fois. 

Madrid  (1494),  Tolède,  Toulouse,  Eichstadt,  Tubingen, 
Anvers,  Haguenau  ,  Fribourg,  Barcelone,  Pampelune, 
Grenade,  Pise,  Westminster,  Devenler,  Montferrat,  Hei- 
dellierg,  Provins  (1497),  Burgos  et  Bombery  (1499),  Caea 
et  Bourges (1500)  (1). 

Cet  immense  développement  de  la  typographie  rendit 
un  grand  service  à  la  religion  pendant  ce  siècle,  en  n'im- 
primant guère  que  des  Bibles  et  les  œuvres  des  Pères,  qui 
commencèrent  dès  lors  à  se  répandre  universellement. 

Dans  le  prochain  article,  nous  mettrons  nos  lecteurs  au 
courant  des  détails  de  la  typographie  et  de  l'aspect  maté- 
riel des  livres  jusqu'aux  Elzevirs,  aux  Aide  et  aux  Es- 
tienne. 

Auguste  VITU. 

(0  L'auteur  eût  pu  signaler,  dans  celle  savante  énumération,  plu- 
sieurs villes  de  Bretagne,  el  même  de  Basse-Bretagne,  pays  aussi 
avancé  jadis  en  civilisation  qu'il  est  arriéré  aujourd'hui.  L'art  typo- 
graphique y  était  cultivé  avec  succès  depuis  plusieurs  années,  lors- 
qu'en  i480  l'évéque  de  Nantes  fit  imprimer  à  Vannes,  cher  François 
Uenner  de  Hailbrun,  un  bréviaire  sur  velin,  format  in->2,  «  orné  de 
singularités  »,  el  paginé  en  chiffres  arabes.  Avant  celte  époque,  les 
prêtres  allaient  lire  à  l'église  des  bréviaires  manuscrits  attachés  avec 
des  chaînes  de  for.  Travers  pense  que  le  Bréviaire  de  Vannes  fut  le 
premier  qui  parut  en  France  et  même  en  Europe  ;  mais  son  patrio- 
tisme exagère  peut-être.  En  M93,  Etienne  Larcher,  imprimeur  i 
Nantes,  publia  les  Lunelles  des  princes,  poésies  de  Jehan  .Meschinoi, 
granl  maistre  d'hostel  de  la  Rovne  Anne. 

(Bretagne  ancienne  eimoderne,  de  M.  riirp-Cl.cvalicr4 


Altributsdo  ranoicnne  iiiiprimerie. 


ÉTUDES   MORALES. 


L'J^I^GÉSOB. 


LÉGENDE. 


La  bohémienne  monlram  du  doigi  à  Kn)ni^,  oùcmii  I  al'édnr. 


Ce  soir -là,  la  bonne  Berthe  chantait,  tout  en  fai- 
sant tourner  son  rouet  au  coin  du  feu.  Il  faut  vous  dire 
que  r.erlhe  passait  pour  la  meilleure,  comme  elle  était  la 
plus  respeclée  des  femmes  de  Francheville,  en  l'an  de 
grâce  ioôO.  Francheville  est  un  j.li  v.llage  du  Lyonnais, 
dans  la  position  la  plus  pilloresque  qu'on  puisse  imaginer, 
hàti  sur  le  penchant  d'une  colline,  avec  des  bois  au-dessus, 
des  prairies  en  bas  jusqu'au  fond  de  la  vallée,  des  vignes, 
des  troupeaux  et  un  horizon  de  montagnes  en  perspective. 
Entre  toutes  les  chaumières  de  Francheville,  la  chaumière 
de  la  bonne  Berthe  était  la  plus  propre,  la  plus  coquette  et 
la  mieux  située.  L'aurore  la  saluait  de  son  premier  regard, 
un  noyer  la  protégeait  de  son  ombre,  un  frais  ruisseau 
murmurait  à  deux  pas.  Pour  d'autres  pays,  Berthe  n'en 
atait  jamais  vu,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  de  trouver  le 
JAiNVItR   1846.  — - 


sien  le  plus  beau  de  tous,  et  la  bonté  de  Dieu  inépuisable. 
Elle  avait  cependant  connu  des  jours  encore  plus  heureux, 
du  temps  de  son  défunt  mari,  de  son  pauvre  Georges, 
comme  elle  disait;  mais  il  avait  plu  au  Ciel  de  le  lui  pren- 
dre, et  depuis  elle  était  seule  au  monde,  avec  un  fils  qui 
était  bien  le  plus  geolil  enfant  de  quinze  ans  qu'on  pùl 
voir,  au  point  qi;?  les  autres  mères  en  étaient  jalouses.  Et 
pourtant  la  beauté  d  llemi  éiail  encore  rehaussée  par  sa 
douceur,  sa  grâce  et  son  obéissance  à  sa  vieille  mère. 

Cela  dit,  nous  allons  vous  raconter  par  quelle  suile  d'a- 
ventures il  parvint  à  trouver  Talgédor. 

C'était  par  une  soirée  d'automne  bien  triste  et  bien 
sombre  ;  le  vent  gémissait  dans  les  bruyères  ,  de  larges 
gouttes  de  pluie  tombaient  jus  pie  dans  l'àlre;  le  tonnerre 
grondait  dans  le'lointain,  et  parfois  le  ciel  semblait  se  dé- 
chirer aux  reûets  brûlants  de  l'éclair. 

—  14  —  TREIZIÈME  VOLUME. 


106 


LECTURES  DU  SOIR. 


En  ce  moment  on  frappa  à  la  porte  de  la  cabane.  Henri 
crut  entendre  la  voix  d'un  homme  qui  demandait  Fhospi- 
talité.  La  porte  s'ouvrit  et  donna  passage  à  un  chevalier 
armé  de  toutes  pièces. 

—  Salut,  bonne  mère,  dit-il  en  entrant;  ne  vous  effrayez 
pas  si  je  vous  surprends  si  tard.  Je  suis  le  comte  de  La  Ca- 
dière,  dont  vous  avez  sans  doute  entendu  parler  quelque- 
fois. Une  importante  affaire  m'avait  amené  dans  ces  mon- 
tagnes ;  l'orage  a  dispersé  ma  suite,  et  je  suis  heureux  d'a- 
voir rencontré  un  toit  hospitalier;  au  surplus,  bonne  mère, 
je  n'ai  jamais  oublié  de  récompenser  un  bienfait. 

Pendant  que  Berthe  ranimait  le  feu  mourant,  Henri  con- 
sidérait le  chevalier.  Sa  taille  était  haute,  ses  épaules  larges, 
et  lorsqu'il  eut  quitté  le  casque  où  venaient  se  réfléchir  les 
lueurs  de  l'éclair,  ses  cheveux  noirs  flottèrent  en  boucles 
épaisses,  ajoutant  à  la  majesté  de  sa  personne  ;  jamais 
Henri  n'avait  vu  ce  seigneur,  dont  le  nom  pourtant  ne  lui 
était  pas  inconnu.  Il  passait  dans  le  pays  pour  un  maître 
généreux  autant  que  respecté,  et  du  haut  de  la  colline  qui 
dominait  Francheville,  on  pouvait,  par  un  ciel  bien  pur, 
apercevoir  les  tours  de  son  château. 

De  son  côté,  le  comte  de  LaCadière  admirait  cette  blonde 
et  naïve  (igure  que  l'enthousiasme  naissant  environnait 
d'une  auréole.  Après  avoir  fait  honneur  au  petit  souper 
préparé  par  Berthe,  il  rompit  le  silence. 

—  Bonne  mère,  est-ce  là  toute  votre  famille? 

—  Hélas  !  noble  seigneur,  Dieu  a  pris  son  père,  mon 
pauvre  Georges;  depuis  dix  ans  bientôt,  je  suis  restée  seule 
avec  mon  Henri.  '     ""^  * 

—  Votre  Henri  !  je  suis  charmé  qu'il  porte  ce  joli  nom  ; 
je  me  sens  de  l'affection  pour  votre  fils.  Henri,  voulez- 
vous  venir  avec  moi?  ""     ■*' 

—  Avec  vous!  s'écria  Berthe  en  pâlissant;  mais,  mon 
bon  seigneur... 

—  Oui,  avec  moi,  dans  mon  château  de  La  Cadière;  je 
ferai  de  votre  fils  un  page,  un  gentil  page  qui  me  suivra  à 
la  guerre ,  à  la  chasse ,  partout.  Plus  tard  ,  il  sera  mon 
écuyer,  il  montera  comme  moi  un  beau  cheval  de  bataille. 
Henri,  voulez-vous  venir? 

Henri  ne  répondait  rien,  mais  son  cœur  battait  violem- 
ment, sa  tête  était  en  feu.  Page!  gentil  page!  écuyer! 
De  la  guerre,  de  la  gloire,  des  vassaux,  des  castels,  de  lon- 
gues épées,  des  chevaux  de  bataille...  Le  sentiment  lui 
revint,  Berthe  pleurait. 

«  Ma  mère  !  oh  !  ma  mère  !  sois  tranquille,  je  ne  te  quit- 
terai pas  !  », 

Le  comte  sourit  à  la  vue  de  ces  épanchements. 

— Ecoutez,  bonne  mère,  songez  qu'en  me  refusant,  vous 
refuserez  pour  votre  (ils  la  gloire,  la  richesse,  le  bonheur 
peut-être.  Il  viendra  avec  moi,  mais  il  pourra  vous  visiter 
toutes  les  semaines.  Je  suis  père,  et  je  sais  ce  que  c'est  que 
de  voir  son  enfant.  Maintenant  je  vais  dormir  sur  cette 
paille  ;  rassurez-vous,  j'ai  connu  des  lits  plus  rudes;  adieu 
jusqu'à  demain  matin.  Henri,  préparez-vous  à  m'accora- 
pagner. 

Cette  fois-ci,  la  pau\Te  Berthe  n'osa  plus  rien  dire,  elle 
se  contenta  de  pleurer.  Elle  voyait  bien  qu'il  fallait  se  ré- 
soudre, et  qu'Henri,  tout  en  lui  disant  :  •  Je  ne  partirai 
pas  >,  ne  pouvait  s'emoccher  de  tressaillir  aux  promesses 
du  comte. 

S' arrachant  aux  caresses  de  son  fils  : 

—  Va  dormir,  dit-elle,  et  demain...  demain,  je  serai 
veuve  pour  la  seconde  fois  ! 


n. 

Le  soleil  s'était  levé  plus  radieux  que  d'habitude,  l'oi- 
seau chantait  déjà  sur  la  branche,  tout  était  joyeux  dans 
la  nature,  tout,  excepté  le  cœur  de  Berthe,  qui  allait  quitter 
son  enfant.  Déjà  le  noble  chevalier  est  sorti,  il  vient  de 
remettre  son  casque,  il  a  sellé  son  cheval,  il  a  laissé  dans 
un  coin  de  la  chaumière,  —  est-ce  par  oubli? — une  bourse 
toute  pleine  de  belles  pièces  d'or. 

Qui  pourrait  dire  la  séparation  déchirante  de  la  vieille 
mère  et  de  son  flls? 

— Adieu,  mon  enfant;  que  la  Vierge  et  les  saints  te  con- 
duisent! Pour  moi...,  j'ai  assez  vécu,  je  puis  mourir! 

La  pauvre  Berthe  prononça  bien  bas  ces  dernières  pa- 
roles, tandis  que  nos  voyageurs  s'éloignaient  rapidement. 

Ils  arrivèrent,  sans  rien  dire,  en  face  du  château  de  La 
Cadière;  un  beau  château  assurément,  avec  ses  tours  mas- 
sives, ses  fossés,  ses  mâchicoulis,  ses  créneaux  et  le  pa- 
villon rouge  écartelé  d'azur  qui  flottait  sur  la  tour  du  bef- 
froi ;  rien  n'y  manquait,  pas  même  le  nain  qui  donna  du 
cor  à  l'approche  des  voyageurs.  A  ce  son,  le  jeune  homme 
sortit  de  sa  rêverie  et  regarda  le  manoir  qui  garnissait  toute 
la  perspective  de  sa  majestueuse  façade.  Quelle  différence 
entre  ce  féodal  édifice  et  la  chaumière  de  Francheville; 
entre  cette  avenue  de  chênes  séculaires  et  le  noyer  mo- 
deste sous  lequel  il  allait  s'asseoir!  Que  ces  hommes  d'ar- 
mes sont  imposants  avec  leurs  haches  et  leurs  pertuisanes! 
Henri  faisait  mentalement  toutes  ces  réflexions  pendant  que 
le  pont-levis  s'abaissait  sous  ses  pas.  Il  entra  avec  le  comte 
dans  la  grande  cour,  et  là  une  jeune  fille  vint  se  jeter  au 
cou  du  noble  seigneur. 

— Mon  père!... 

—  Ma  fille  !  mon  Emma  !  »  s'écrièrent-ils  ensemble, 
pendant  que  le  page,  tremblant,  attendait  l'ordre  du  châte- 
lain. Mais  tout  entier  à  son  amour  paternel,  le  comte  de  La 
Cadière  oubliait  en  ce  moment  son  protégé  de  la  veille. 

Personne  n'était  plus  capable  qu'Emma  de  justifier  cette 
tendresse.  A  peine  âgée  de  quatorze  ans,  elle  était  déjà 
belle,  elle  était  plus  que  belle,  elle  était  pleine  de  grâces  et 
de  séductions.  Sans  doute  les  ménestrels  du  temps  com- 
paraient ses  yeux  à  des  escarboucles,  sou  sourire  à  un 
rayon  du  soleil  levant,  ses  lèvres  roses  à  deux  bandes  de 
corail,  le  son  mélancolique  de  sa  voix  aux  soupirs  de  la 
brise  dans  les  forêts  enchantées.  Ils  avaient  raison  ;  jamais 
le  luth  n'avait  résonné  sous  des  doigts  plus  parfaits  ;  ja- 
mais mantille  n'emprisonna  de  taille  plus  légère  ;  jamais 
toque  de  velours  ne  se  posa  sur  une  plus  riche  chevelure. 

ilenri  la  contemplait  avec  admiration,  un  sentiment  tout 
nouveau  faisait  battre  son  cœur,  le  rouge  montait  pour  la 
première  fois  à  son  front,  et  lorsque  le  soir  il  se  retrouva 
seul,  rêvant  sur  sa  couche  modeste  à  sa  mère,  à  sou  vil- 
lage, à  tout  ce  qu'il  aimait  au  monde,  une  image  plus  gra- 
cieuse encore  vint  se  mêler  à  toutes  les  autres,  un  nom 
bien  doux  vint  errer  sur  ses  lèvres,  un  nom  qu'il  devait 
répéter  désormais  dans  tous  ses  songes. 

IH. 

Cinq  ans  s'étaient  écoulés  depuis  cette  époque.  Le  beau 
page  était  devenu  un  écuyer  vaillant  à  la  guerre,  à  la 
chasse,  aux  tournois.  Sa  bonne  mine  était  renommée  i 
l'égal  de  son  courage,  et  plus  d'une  noble  dame  ne  pou- 
vait s'empêcher  de  rougir  en  l'abordant.  Pour  la  vieille 
Berthe,  chaque  fois  qu'elle  revoyait  son  fils,  c'étaient  des 
transports  et  des  exclamations  sans  fin,  dans  lesquels  elle 
faisait  entrer  tous  les  saints  du  calendrier.  Il  est  inutile  d'a- 
jouter qu'Henri  était  toujours  aussi  tendre,  aussi  empressé 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


107 


pour  sa  mère,  et  toujours  aussi  amoureux  de  la  belle 
Emma.  Or,  écoutez  ce  qui  arriva  sur  ces  entrefaites. 

Le  comte  de  La  Cadière  était  parti  pour  aller  combattre 
à  un  tournois  qui  se  donnait  à  Vienne  en  Daupbiné.  Henri 
l'avait  accompagné  dans  ce  voyage  avec  la  plus  grande 
partie  de  sa  suite;  mais  sa  fille,  souffrante,  était  restée  au 
château.  Chaque  jour  on  attendait  le  comte,  et  chaque 
jour,  du  haut  de  la  tourelle  la  plus  élevée ,  les  yeux 
d'Emma  interrogeaient  toutes  les  routes.  Un  matin  qu'elle 
regardait  ainsi,  un  nuage  de  poussière  s'éleva  au  loin 
dans  le  vallon,  et  dans  le  sein  de  ce  nuage  elle  crut  voir 
jaillir  des  reflets  d'armes  et  flotter  des  panaches.  C'était 
assez;  elle  descendit  à  la  hâte,  appelant  à  grands  cris  Alice, 
sa  gouvernante,  puis  elle  fit  baisser  lepont-levis  et  s'élança 
sur  le  chemin,  dans  l'impatience  d'embrasser  son  père. 
Mais  elle  n'aperçut  rien  qu'une  troupe  de  bohémiens  va- 
gabonds, aux  vêtements  bizarres,  au  teint  basané.  Leur 
chef  paraissait  être  une  vieille  femme,  de  gra  ide  taille  et 
txès-droite  malgré  son  âge.  Une  écharpe  rouge  était  nouée 
autour  de  sa  tête,  laissant  s'échapper  quelques  mèches  de 
cheveux  grisonnants  ;  sa  robe,  semée  de  paillettes  d'or,  dis- 
simulait mal  ses  formes  amaigries  ;  dans  ses  yeux  noirs  et 
enfoncés  éclatait  un  feu  sombre.  S'avançant  seule  vers 
Emma,  elle  prit  le  bas  de  son  voile,  le  porta  à  ses  lèvres, 
et  dit  : 

—  Que  Dieu  vous  protège,  noble  demoiselle;  souffrez 
qu'on  nous  donne  ici  un  refuge  pour  la  nuit.  Le  réduit  le 
plus  humble  sera  bon  pour  le  bohémien. 

—  Entrez,  dit  Emma,  entrez  avec  tous  vos  compagnons; 
ce  n'est  pas  vous  que  j'attendais,  à  vrai  dire,  mais  à  la 
place  de  tout  ce  que  j'aime,  le  Ciel  m'envoie  une  bonne  action 
à  faire.  Entrez,  vous  trouverez  dans  ces  miu-s  asile  et  pro- 
tection. 

En  achevant  ces  mots,  la  jeune  châtelaine  s'éloigna  pré- 
cipitamment, puis  elle  revint  accompagnée  de  plusieurs  do- 
mestiques portant  du  paiu,des  fruits  et  quelques  flacons  d'un 
vin  généreux.  Elle  parcourut  elle-même  les  rangs  immondes 
des  bohémiens,  veillant  à  ce  qu'aucun  d'eux  ne  fiit  ou- 
blié dans  la  distribution,  donnant  des  caresses  aux  plus 
jeunes  et  d'affectueux  sourires  à  tous.  La  reconnaissance 
brillait  dans  ces  yeux  sauvages  et  sur  ces  figures  bronzées 
par  les  feux  du  Midi. 

—  Ce  n'est  pas  une  femme, c'est  un  ange!  se  disaient-ils 
tout  bas,  pendant  que  leur  chef  ouvrait  une  cassette  mys- 
térieuse. Elle  en  tira  des  bijoux,  des  essences,  des  sachets 
parfumés,  desécharpes  soyeuses,  des  colliers  de  perles... 

— Tenez,  noble  demoiselle,  et  que  Dieu  joigne  à  nos  tri- 
buts ce  qu'il  n'est  pas  au  pouvoir  des  bohémiens  de  vous 
donner!  Nous  avons  vu  bien  des  pays,  mais  il  nous  res- 
tait à  rencontrer  une  dame  aussi  belle,  aussi  bonne  que 
vous.  Tenez,  ces  objets  sont  plus  précieux  qu'on  ne  le  croit 
dans  vos  climats  glacés.  Le  bohémien  est  misérable,  et 
pourtant  plus  d'un  chevalier  donnerait  son  château  pour 
cette  cassette. 

—  Gardez  vos  présents,  ils  vous  serviront  peut-être  à 
toucher  des  cœurs  plus  durs.  Le  bonheur  de  faire  du  bien 
est  une  assez  douce  récompense.  Je  veux  seulement  vous 
acheter  ce  beau  collier.  Je  m'en  parerai  aux  jours  de 
grande  fête.  Maintenant,  reposez-vous  et  dormez  tranquilles 
jusqu'à  demain. 

Emma  se  retirait  lentement,  lorsque  la  bohémienne  la 
retint  avec  force  : 

—  Arrêtez,  noble  dame  ;  il  ne  sera  pas  dit  que  vos  bien- 
faits resteront  sans  récompense. 

Et  elle  poursuivit  d'un  accent  inspiré,  qui  captiva  l'es- 
prit de  la  jeune  fille  : 


—  Il  fut  un  temps  où  le  plus  fier  potentat  aurait  embrassé 
mes  genoux  pour  avoir  un  trésor  dont,  seule  peut-être  en 
Europe,  je  connais  l'existence.  Je  devais  révéler  ce  trésor 
à  la  plus  belle  et  à  la  plus  pure  d'entre  les  filles  des  hom- 
mes. Le  Ciel  me  dit  que  c'est  vous.  Ecoutez-moi  donc. 

—  Parlez  î  s'écria  la  châtelaine,  quel  est  ce  trésor? 

—  Par  l'âme  de  mon  père,  il  y  a  longtemps  que  je  le  pos- 
séderais moi-même,  si  l'innocence  pouvait  rentrer  dans 
mon  âme.  Hélas  !  il  est  inutile  de  former  ce  vœu,  jamais 
la  pauvre  Gildara  ne  retrouvera  la  paix  de  ses  jeunes  an- 
nées, jamais  je  ne  serai  digne  du  mystérieux  algéiior! 

—  L'algédorîje  necom[)rends  pas,  bonne  mère... 

—  Oui,  vous  êtes  la  plus  belle  et  la  plus  pure  !  Pour 
vous  je  trahirai  le  secret  que  je  croyais  emporter  dans  la 
tombe. 

«  Dans  mon  beau  pays  d'Orient,  continua  la  bohémienne 
avec  une  exaltation  que  rien  ne  saurait  exprimer,  sur  la 
montagne  de  Serendih,  il  croit  une  fleur  plus  charmante 
et  plus  suave  que  toutes  les  autres.  Celui  qui  la  porte  sur 
son  sein  ne  peut  avoir  à  redouter  ni  maladies,  ni  dou- 
leurs. La  mort  seule  est  plus  puissante  que  ce  talisman 
sans  égal.  Autour  de  son  blanc  calice  s'étend  une  auréole 
d'un  rouge  vif  nuancé  de  vert.  Mais  la  main  qui  la  cueille 
doit  être  innocente,  le  pied  qui  foule  la  montagne  de  Se- 
rendih doit  être  libre  ;  le  cœur  qui  reçoit  ce  bouclier  divin 
doit  n'avoir  jamais  palpité  de  coupables  désirs. 

—  L'algédor  !  répétait  Emma,  fascinée  par  la  devine- 
resse, je  ne  connaissais  pas  ce  doux  nom;  pourtant  j'ai 
passé  bien  des  nuits  à  lire  des  légendes  et  des  histoires 
miraculeuses. 

—  J'ai  dit,  noble  dame,  et  que  ne  puis-je  vous  prouver 
que  Gildara  n'a  jamais  menti  !  Mais,  hélas  !  acheva  la  bo- 
hémienne, comme  si  elle  eût  voulu  détruire  l'effet  de  ses 
premières  paroles,  et  avec  le  trouble  d'une  pythonisse  qu'a- 
bandonne l'inspiration,  hélas!  l'Orient  est  bien  loin,  l'algédor 
se  fane  sur  sa  tige  ignorée.  A  défaut  de  ce  talisman.  Dieu 
vous  récompensera  et  vous  bénira.  Adieu  !  tâchez  d'ou- 
blier ce  que  vient  de  dire  la  pauvre  bohémienne.  On  en 
rirait  dans  votre  Europe  incrédule  ! 

Emma  ne  riait  certes  point.  Le  récit  merveilleux  de  Gil- 
dara avait  absorbé  cette  jeune  imagination,  habituée  à 
voyager  au  pays  des  chimères.  Déjà  la  nuit  envelop- 
pait le  château  de  son  ombre,  et  la  chronique  rapporte 
qu'Emma  restait  encore  toute  pensive. 

Les  bohémiens  partirent,  le  comte  de  La  Cadière  revint. 
Sa  fille  le  reçut  avec  sa  tendresse  accoutumée;  mais  un 
souvenir  habitait  désormais  son  cœur  et  occupait  tous  ses 
rêves.  Elle  y  revoyait  l'algédor  enchanté,  la  blanche  fleur 
à  la  verte  auréole ,  parfois  même  sa  main  s'apprêtait  à 
la  cueillir.  Vain  effort!  le  réveil  chassait  toujours  une  illu- 
sion trop  douce. 

Sous  le  poids  de  cette  angoisse,  les  joues  d'Emma  se 
fanèrent,  l'éclat  de  ses  yeux  pâlit,  une  lente  consomp- 
tion menaçait  de  flétrir  cette  autre  fleur  d'où  s'exhalaient 
tant  de  parfums  célestes.  Vainement  son  père  appela-t-il 
au  secours  de  sa  fille  les  médecins  les  plus  célèbres  :  que 
pouvaient  leurs  remèdes  contre  un  mal  qui  avait  sa  racine 
dans  le  cœur?  Vainement  l'homme  de  Dieu  qui  recevait 
ses  plus  secrètes  confidences  s'efforça-t-il  de  calmer  par 
de  douces  paroles  les  angoisses  de  sa  pénitente. 

— Je  sens,  disait-elle,  je  sens,  mon  père,  que  j'en  mour- 
rai, Dieu  me  punit  sans  doute  d'avoir  ouvert  mon  cœur  à 
des  rêves  impies,  d'avoir  écouté  cette  païenne;  mais 
quand  je  ne  serai  plus,  consolez  ceux  qui  resteront,  dites- 
leur  que  j'ai  enfin  trouvé  l'algédor,  la  fleur  enchantée  qui 
rend  à  jamais  heureux  ! 


108 


LECTURES  DU  SOIR. 


—  Non,  raa  chère  fille,  non,  vous  ne  mourrez  pas! 

Elle  ne  mourut  pas  en  effet.  Le  jeune  écuyer,  qui  l'ado- 
rait depuis  longtemps  sans  oser  le  dire,  Henri  vint  à  bout 
de  découvrir  la  cause  des  douleurs  d'Emma.  La  vieille 
gouvernante  lui  révéla  tout,  malgré  la  défense  de  sa  maî- 
tresse, car  elle  trouvait  qu'un  couple  si  charmant  était  fait 
pour  s'aimer;  puis,  n'était-ce  pas  bien  triste  de  voir  mou- 
rir si  gentille  demoiselle,  sans  essayer  de  tous  les  remèdes 
qui  pouvaient  la  rappeler  à  la  vie? 

IV. 

Le  couvre-feu  venait  de  sonner,  tout  dormait  au  château 
de  La  Cadière,  tout,  excepté  la  triste  Emma.  Debout  à  sa 
fenêtre,  elle  contemplait  au  milieu  d'une  vague  rêverie  le 
spectacle  si  beau  d'une  nuit  d'été.  Quelques  nuages  dorés 
par  les  lueurs  naissantes  de  l'aube  erraient  dans  l'immen- 
silé  des  cieux,  comme  des  ilôts  balancés  à  la  surface  d'une 
mer  argentée.  Les  yeux  de  la  jeune  fille  suivaient  dans 
Tespace  leurs  capricieuses  évolutions,  lorsqu'une  voix  pure 
et  fraîche  s'éleva  des  fossés  du  château;  elle  chantait  sur 
un  mode  mélancolique  : 

Cbâtelaioe  dolente 
D'u[i  liecrel  désespoir 
Au  fond  de  son  manoir 
Se  mourait  de  mon  lente. 

Mais  un  pauvre  vassal, 
yui  dans  l'ombre  l'adore. 
Apprend  qu'il  est  encore 
Un  remède  à  son  mal. 

Sur  la  terre  el  sur  l'onde 
Il  va  pren.ire  l'essor  : 
Il  aura  l'algédor. 
Fût-il  au  bout  du  monde: 

Biais  un  gage  d'amour 
Abrégerait  sa  route  ; 
l'ouK  ange  quilecuuie, 
Est-ce  trop  en  retour  >... 

La  voix  cessa  de  se  faire  entendre.  Grande  était  la  sur- 
prise, l'émotion  d'Emma;  son  secret  n'existait  plus  désor- 
mais; sans  doute  Alice  l'avait  trahi;  bien  plus,  un  simple 
écuyer  osait  lui  faire  une  déclaration  !  Mais  en  interrogeant 
son  cœur,  la  pauvre  affligée  trouva  mille  motifs  de  par- 
donner au  téméraire  qui  allait  se  dévouer  pour  elle.  Si  l'on 
en  croit  même  la  chronique,  une  bague  détachée  de  sa 
main  fui  pour  lleuri  ce  gage  de  reconnaissance  qui  devait 
l'encourager  et  le  soutenir  dans  la  recherche  de  lalgédor. 


D'après  les  récits  de  la  bohémienne,  c'était  dans  l'Asie 
qu'il  fallait  chercher  la  fleur  mystérieuse;  Henri  tourna 
donc  du  côté  de  l'Asie.  Après  un  bien  long  voyage  rempli 
du  souvenir  .d'Emma,  il  arriva  dans  la  grande  ville  d'Alep 
et  se  fit  conduire  chez  le  gouverneur. 

—Noble  émir,  j'ai  traversé  l'Europe  et  l'Asie,  cherchant 
partout  la  fleur  enchantée,  l'algédor;  on  m'a  dit  qu'elle 
croissait  dans  ce  beau  pays. 

—  Chrétien,  que  le  Ciel  t'éclaire,  car  ton  cœur  est  celui 
d'un  infidèle,  et  ton  bras  est  faible  devant  ceux  dos  vrais 
musulmans.  Tu  parles  de  fleur  enchantée  :  apprends  qu'oilo 
est  dans  nos  murs.  Demain,  si  tu  l'oses,  demain  dans  la 
plaine  d'Yacoub  tu  peux  coniballre,  mais  sans  espoir  de  la 
conquérir.  » 

Henri  sortit  tout  pensif;  cette  réponse  lui  paraissait  obs- 
cure, il  apprit  toutefois  bientôt  le  sens  des  paroles  de 
l'émir. 


La  fleur  enchantée  dont  il  parlait  était  la  belle  Zaïda,  la 
fille  du  vieux  sultan  d'Alep  ;  un  oracle  révéré  voulait 
qu'elle  fût  fiancée  au  plus  beau  comme  au  plus  brave  des 
enfants  de  l'Islam,  les  plus  nobles  cavaliers  de  l'Asie 
étaient  accourus  pour  se  disputer  cette  conquête. 

Henri  soupira  ;  ce  n'était  pas  là  l'algédor  qu'il  cher- 
chait. Pourtant  il  se  rendit  dans  la  plaine  d'Yacoub,  il  fil 
plus,  il  combattit  en  l'honneur  de  la  dame  de  ses  pensées, 
et  fut  vainqueur  de  tous  ses  rivaux.  On  le  conduisit  devant 
le  trône  otî  siégeait  la  belle  Zaïda  à  côté  de  son  père. 

€  Fils  d'un  infidèle,  lui  dit  le  vieux  sultan  ,  j'ai  donné 
ma  parole,  elle  sera  sacrée  :  que  ton  front  ceigne  le  turban, 
et  ma  fille  est  à  toi.  Lève  les  yeux  et  juge  de  la  récom- 
pense qui  l'attend  ! 

Henri  leva  les  yeux  ;  la  belle  Zaïda  venait  d'ôter  son 
voile.  Un  cii  d'admiration  s'élevait  de  toutes  parts;  on  at- 
tendait avec  anxiété  la  réponse  du  vainqueur. 

— Prince,  j  ai  voulu  prouver  ce  que  peut  le  bras  d'un 
chevalier  chrétien;  juge  de  ce  que  peut  son  amour.  Pour 
celle  que  j'aime  je  refuse  la  main  de  ta  fille.  Calme- 
toi,  je  refuserais  l'empire  du  monde.  Assez  d'autres,  sans 
renier  leur  croyance,  se  disputeront  un  si  beau  prix;  pour 
moi,  rien  ne  m'arrêtera  désormais  dans  ces  lieux  ;  je  re- 
tourne chercher  l'algédor. 

Quoiqu'on  ne  comprit  pas  bien  ces  dernières  paroles,  il 
était  évident  que  c'était  un  blasphème.  Les  vieux  ulémas 
se  regardèrent,  mais  Henri  était  beau,  jeune  et  amoureux; 
on  lui  pardonna  sa  victoire,  et  la  belle  Zaïda  ne  put  s'em- 
pêcher de  soupirer  pendant  qu'il  s'éloignait  saus  même 
détourner  la  fêle. 

Il  partit  d'Alep,  traversa  le  désert  avec  d'incroyables  fa- 
tigues et  arriva  dans  la  Perse.  On  n'y  avait  pas  entendu 
parler  de  la  fleur  enchantée  ;  un  disciple  de  Zoroastre  vou- 
lut prouver  par  les  similitudes  et  les  différences  que  ce 
pouvait  être  la  logique;  Henri  le  laissa  au  milieu  de  sa  dé- 
monstration et  poursuivit  son  voyage.  Après  la  Perse  ve- 
nait rinde,  il  pouvait  espérer  quelques  renseignements  des 
brachmanes;  il  s'avança  dans  la  directioii  de  l'Inde.  La 
roule  était  longue,  les  rivières  étaient  débordées,  les  forêts 
presque  impraticables  ;  mais  l'amour  triomphe  de  tout. 
Après  six  mois  de  périls  et  de  fatigues,  il  arriva  dans  l'em- 
pire des  Mogols.  De  tous  les  collèges  de  brachmanes,  le 
plus  renommé  était  celui  deCuélaor;  de  tous  les  brach- 
manes de  ce  collège,  aucun  ne  pouvait  être  comparé  au 
vieux  Misouf.  Sa  bouche  était  un  puits  de  science,  et  son 
œil  perçait  les  abîmes.  Henri  se  fit  indiquer  sa  cellule  ;  c'é- 
tait l'heure  du  diner,  il  le  trouva  mangeant  avec  sérénité 
des  pois  secs  dans  une  écuelle  de  bois. 

—  Vénérable  brachmane,  vous  à  qui  rien  n'échappe,  ap- 
prenez-moi où  je  pourrai  trouver  la  montagne  de  Seren- 
dih,  et  la  fleur  enchantée,  le  mystérieux  algédor? 

—  Mon  fils,  je  n'ai  pas  entendu  parler  de  la  montagne 
de  Serendih,  non  plus  que  de  l'algédor;  mais  je  puis  vous 
apprendre  où  se  trouve  la  fleur  enchantée.  Rrama  lui- 
même  l'apporta  dans  noire  monde,  après  avoir  accompli 
sa  sixième  incarnation.  Enlrez  dans  noire  collège,  méditez 
pendant  dix  ans  sur  nos  livres  sacrés.  Alors,  si  vous  en 
êtes  jugé  digne... 

Henri  uc  le  laissa  pas  achever;  il  s'éloigna  en  gémissant 
de  Guélaor  el  du  vieux  Misouf.  Le  sulian  d'Alep  lui  pa- 
raissait bien  plus  raisonnable.  L'Inde  ne  possédait  pas  l'al- 
gédor, il  n'avait  donc  plus  qu'à  revenir  en  Europe  pour  y 
mourir  de  désespoir  aux  pieds  d'Emma. 

Un  voyageur  lui  parla  du  Khorassan,  il  essaya  de  celle 
dernière  ressource.  Arrivé  dans  ce  pays,  il  lui  sembla  que 
l'air  y  était  plus  doux  et  la  nature  plus  belle  que  partout 


i 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


109 


ailleurs.  On  lui  montra  le  palais  du  khao,  il  était  bâti  sur 
une  colline  délicieuse,  et  tout  brillant  de  marbre  et  de  por- 
phyre. Une  galerie  de  cent  vingt  colonnes  d'albâtre  l'en- 
tourait de  ses  frais  arceaux,  des  fontaines  jaillissantes 
murmuraient  nuit  et  jour  sous  cette  enceinte.  Tout  autour, 
à  quelque  distance,  un  bois  d'orangers  déployait  son  ri- 
deau d'ombre  et  de  parfums;  une  multitude  d'esclaves  ri- 
chement vêtus  se  pressaient  dans  ses  vastes  cours.  Sans 
aucun  doute,  l'algédor  avait  dû  passer  par  là,  du  moins 
c'est  ce  que  pensait  notre  jeune  homme,  en  attendant  l'au- 
dience du  souverain.  Aussi,  dès  qu'il  parut: 

«  Grand  prince,  s'écria-t-il,  je  vois  bien  que  Dieu  vous 
a  donné  le  talisman  précieux  que  je  cherche  depuis  si  long- 
temps. J'ai  parcouru  la  Perse,  la  Syrie,  le  Kurdistan,  l'im- 
mensité des  Indes  ;  nulle  part  je  n'ai  vu  de  pays  aussi 
beau,  de  monarque  aussi  riche  que  dans  le  Khorassan. 
Veuillez  me  donner  des  guides  pour  que  j'aille  cueillir  sans 
retard  le  céleste  algédor. 

Chrétien,  tu  parles  d'algédor,  je  ne  sais  ce  que  tu  veux 
dire;  pour  le  reste, la  vérité  vient  de  parler  par  ta  bouche. 
Mon  royaume  est  riche,  et  je  suis  plus  riche  encore.  Dix  mille 
hommes  composent  ma  garde  noire  et  veillent,  nuit  et  jour, 
autourdemon  palais;  mille  jeunes  beautés, belles  comme  les 
houris  du  saint  prophète,  remplissent  mon  harem.  L'Ara- 
bie n'a  pas  de  coursiers  plus  rapides  que  les  miens  ;  les 
diamants  de  Golconde  pâlissent  à  côté  de  mes  aigrettes. 
Si  c'est  là  le  talisman  dont  tu  veux  parler,  Dieu  le  donne 
à  ceux  qu'il  aime. 

—  Voilà  un  bonheur  de  païen,  se  dit  tout  bas  Henri. 
J'aimerais  mieux  un  sourire  d'Emma  que  toute  sa  garde 
noire.  Mais  comment  oser  reparaître  à  ses  yeux? 

Pendant  dixjours  il  erra,  plongé  dans  ces  réflexions.  Le 
malin  du  onzième,  il  arriva  au  pied  d'une  montagne  es- 
carpée, et  la  regardait  eu  soupirant.  Un  marchand  juif,  qui 
pas.sait  sur  la  roule,  lui  demanda  respeclueu.sement  la 
cause  de  son  émotion. 

— En  regardant  cette  montagne,  je  soiihailais  que  ce  fût 
celle  de  Sereudih,  je  souhaitais  d'avoir  à  la  gravir,  fiit- 
clledix  fois  plus  haute,  pour  y  trouver  la  fleur  euchantie 
que  je  cherche  depuis  si  longtemps. 

—  Noble  seigneur,  félicilez-vous,  car  vous  touchez  au 
terme  de  vos  désirs.  Voici  la  montagne  dont  vous  parlez. 
A  son  sommet  se  trouve  une  grosse  pierre  Manche,  et  dans 
le  creux  de  cette  pierre,  à  Pheure  de  midi,  vous  verrez 
une  fleur  s'épanouissant  sur  la  roche  dure  ;  hàtez-vous  de 
la  cueillir,  une  heure  plus  tard  vos  recherches  seraionl 
inutiles. 

Henri  ne  se  le  fit  pas  dire  deux  fois;  il  quitta  sa  riche 
armure,  qui  aurait  pu  le  gêner,  et  la  remit  en  garde,  avec 
son  cheval,  entre  les  mains  du  juif  compatissant,  puis  il 
monta  jusqu'au  sommet  de  la  montagne.  Mais  c'est  en  vain 
qu'il  chercha  de  tous  les  côtés  ;  point  de  blanche  pierre, 
point  de  fleur  mystérieuse.  Il  redescendit  à  la  fin,  pensant 
qu'il  s'était  peut-être  égaré  dans  sa  roule.  Désespoir  !  Ee 
juif  avait  disparu  avec  le  cheval  confié  à  sa  garde.  Ce  der- 
nier coup  était  cruel. 

—  Je  renonce  à  poursuivre  une  chimère  ,  s'écria  Henri 
douloureusement;  puis  d  reprit  le  chemin  de  l'Europe, 
déguisé  eu  pèlerin.  11  passa  par  Jérusalem,  pleura  sur  le 
tombeau  du  Sauveur,  et  obtint,  par  charité,  place  sur  un 
vaisseau  qui  faisait  voile  de  Jaffa  pour  Venise. 

VL 

A  peine  débarqué  à  Venise,  Henri  continua  sa  route.  Il 
était  déjà  arrivé  sur  ces  montagnes  qui  bornent  Lyon  du 


côté  du  nord,  et  s'abaissent  en  pente  douce  jusqu'aux  portes 
de  la  ville.  A  cette  époque  elles  n'étaient  pas  encore  cou- 
vertes des  beaux  vignobles  dont  la  richesse  leur  a  fait  don- 
ner plus  tard  le  nom  de  Mont-d'Ur,  mais  on  y  jouissait 
déjà  de  cette  perspective  enchanteresse  que  ne  saurait  ou- 
blier celui  qui  l'a  vue,  et  dans  les  premières  vapeurs  du 
soir,  tout  l'horizon  s'éclairait  d'une  teinte  plus  adoucie  et 
plus  conforme  à  la  disposition  d'esprit  de  notre  voyageur. 
A  ses  pieds,  la  Saône  endormie  entre  ses  îles,  sur  lesquelles 
la  tour  de  la  Belle-Allemande  (1)  jetait  parfois  une  ombre 
mélancolique;  plus  loin,  derrière  une  colline  boisée,  le  cours 
majestueux  du  Rhône,  le  vieux  Lyon  tout  hérissé  de  clo- 
chers et  de  tours,  la  chapelle  de  Fourvières,  les  montagnes 
du  Vivarais,  les  plaines  du  Dauphiné,  et  dans  le  fond  de  la 
scène,  immobile  sur  sa  base  de  granit,  la  silhouette  nei- 
geuse du  Mont-Blanc;  Henri  contemplait  ce  panorama  ma- 
gique, lorsque  la  nuit,  plus  sombre,  le  força  à  chercher  un 
asile. 


Tout  (irès  de  là,  sur  un  plateau  verdoyant,  un  saint 
lioiimie,  un  ermite  avait  construit  sa  cellule.  A  rencontre 
des  anciens  solitaires  qui  ne  trouvaient  pas  d'endroit  assez 
affreux  pour  y  faire  pénitence,  le  père  Jérôme  (car  c'était 
son  nom)  avait  su  réunir  dans  le  choix  de  sa  demeure  le 
pittoresque  et  l'utile.  Un  rocher  à  pic  la  garantissait  des 
vents  du  nord,  une  haie  vive  courait  autour  de  son  petit 
jardin  ;  quelques  arbres  disposés  en  berceaux  inclinaient 
leurs  cimes  du  côté  de  la  plaine,  qu'on  apercevait  de  ces 
hauteurs  ;  une  source  d'eau  claire  et  limpide  jaillissait  au 

0)  CoUe  lour,  dont  le  nom  rappelle  une  tradition  touchante,  le 
trouve  n  une  deniHicuo  de  Lyon. 


110 


LECTURES  DU  SOIR. 


pied  du  rocher.  Je  dois  pourtant  dire  que  cette  dernière 
circonstance  paraissait  assez  insignifiante  au  père  Jérôme, 
grâce  à  certaine  cave  bien  fournie  sur  laquelle  la  langue 
des  médisants  trouvait  à  s'exercer.  Quoi  qu'il  en  soit,  tous 
rendaient  justice  à  sa  charité,  à  son  indulgence,  et  à  ce 
que,  dans  notre  siècle,  on  eût  appelé  sa  douce  philosophie. 

Cefut  à  son  ermitage  qu'Henri  crutdevoirdemanderl'bos- 
pitalité.  Il  frappa,  et  le  père  Jérôme  se  hâta  d'ouvrir  sa 
porte.  Sa  taille  était  haute,  et  l'âge  ne  l'avait  pas  encore 
courbée;  sa  figure  respirait  la  douceur,  ses  yeux  étaient 
pleins  de  vivacité;  enfin,  le  sourire  imperceptible  qui  ve- 
nait souvent  errer  sur  ses  lèvres,  donnait  parfois  à  sa  phy- 
sionomie une  expression  de  finesse  et  d'inDOcente  raillerie. 
Dès  qu'il  aperçut  le  jeune  homme: 

— Entrez,  mon  fils,  dit-il,  et  reposez-vous  jusqu'à  demain 
sur  ce  lit  de  fougère;  voyez,  le  mien  n'est  pas  plus  doux, 
maison  y  dort  tranquille.  Vous  partagerez  auparavant  mon 
repas  du  soir,  l'appétit  vous  le  fera  trouver  bon. 

Henri  s'inclina  plein  de  reconnaissance  pour  son  hôte;  ils 
mangèrent  en  silence,  et,  après  les  grâces,  l'ermite  s'en- 
dormit sur  sa  couche  modeste.  Son  compagnon,  moins 
heureux,  ne  put  reposer  ;  aussi,  dès  le  point  du  jour,  il  se 
leva  et  se  disposait  à  partir,  non  sans  remercier  avec  effu- 
sion l'homme  charitable. 

— Mon  fils,  vous  oubliez  que  je  n'ai  fait  que  remplir  un 
devoir;  c'est  là  ma  récompense,  en  attendant  que  Dieu 
daigne  m'en  donner  une  autre;  voilà  trente  ans  que  je  de- 
meure dans  cet  ermitage,  j'ai  eu  le  bonheur  de  rendre 
service  à  beaucoup  d'infortunés.  Hier  encore,  j'ai  donné 
asile  à  deux  pèlerins  comme  vous. 

—  Pèlerin  !  je  né  le  suis  pas,  mon  père,  aussi  Dieu  n'a 
pas  béni  mon  voyage.  Adieu,  le  récit  de  mes  aventures  ne 
doit  pas  attrister  les  autres. 

—  Mon  fils,  peut-être  aurais-je  pu  vous  donner  quelques 
consolations. 

—  Il  n'en  est  pas,  mon  père,  sans  espérance,  et  je  ne 
puis  plus  en  avoir.  Une  noble  demoiselle  (  pardonnez  ! 
Dieu  sait  si  je  l'aimais  avec  pureté),  une  noble  demoiselle 
se  mourait  d'un  désir  qu'elle  n'osait  avouer  à  son  père. 
Pour  la  sauver,  j'ai  quitté  mon  pays,  j'ai  parcouru  le  monde, 
cherchant  partout  le  talisman  qui  devait  la  ramener  à  la 
vie,  aujourd'hui  je  reviens... 

—  Mais  ce  talisman,  mon  fils  ? 

—  Peut-être  que  son  nom  n'est  pas  parvenu  jusqu'à 
vous;  moi-même,  avant  ce  jour  fatal,  je  n'avais  pas  en- 
tendu parler  de  l'algédor? 

—  L'algédor? 

—  Oui,  l'algédor,  cette  fleur  mystérieuse  qui  doit  pré- 
server de  tous  les  maux  celui  qui  la  possède.  Mais  non,  je 
le  vois  bien,  la  bohémienne  nous  avait  trompés ,  une  pa- 
reille fleur  n'existe  pas  dans  ce  monde...  Vous  souriez,  mon 
père?... 

— Je  pensais,  mon  fils,  que  rien  n'est  impossible  à  Dieu. 
Qui  sait  s'il  n'aura  pas  pitié  de  votre  amour,  qui  sait  si  vous 
ne  trouverez  pas  le  trésor  que  vous  cherchez? 

—  De  grâce!  ne  flattez  pas  un  malheur  sans  remède! 

—  Écoutez,  l'histoire  nous  raconte  qu'un  pauvre  homme, 
à  la  suite  d'un  songe,  se  mit  en  route  pour  chercher  le 
bonheur.  Il  visita  successivement  tous  les  pays  sans  pou- 
voir y  trouver  ce  qu'il  avait  rêvé.  A  la  fin,  désespéré,  ma- 
lade, il  revint  au  foyer  de  ses  pères,  et  ce  fut  là... 

—  Je  comprends,  bon  ermite,  ce  fut  là  qu'il  trouva  le 
bonheur.  Mais  quel  rapport  voyez-vous  entre  son  histoire 
et  la  mienne? 

—  Venez,  mon  fils. 

L'ermite  ayant  dit  ces  derniers  mots,  ouvrit  une  petite 


porte  et  introduisit  son  hôte  dans  un  jardin  soigneusement 
cultivé.  Au  centre  du  jardin  se  trouvait  une  plate-bande 
garnie  de  mille  fleurs.  Henri  les  dévorait  des  yeux. 

—  Voyez,  reprit  l'ermite,  voilà  bien  des  fleurs  ;  elles  sont 
comme  les  hommes ,  celles  qui  brillent  le  plus  ne  sont 
souvent  pas  les  plus  précieuses.  Tenez,  par  exemple,  à  côté 
de  cette  belle  rose,  vous  n'auriez  jamais  remarqué  cette 
fleur  modeste,  qui  semble  vouloir  refermer  son  calice  d'un 
jaune  brun.  Et  cependant,  ajouta-t-il  avec  solennité,  et 
cependant  on  ne  la  trouve  ni  dans  la  Syrie ,  ni  dans  la 
Perse,  ni  dans  les  Indes,  ni  dans  le  Khorassan!... 

—  Mais  l'algédor,  mon  père,  l'algédor? 

—  Eh  bien  !  mon  fils,  l'algédor  est  comme  le  bonheur, 
on  le  cherche  bien  loin  et  on  le  trouve  tout  près  ;  celte  fleur 
modeste  que  je  viens  de  vous  montrer,  c'est  celle  que  vous 
cherchez  avec  tant  de  patience. 

—  Oh!  bon  ermite!... 

—  Calmez-vous,  et  permettez  à  un  vieillard,  qui  ne  vous 
reverra  peut-être  pas,  de  vous  dire  encore  quelques  pa- 
roles. Dieu  a  été  bon  pour  vous,  il  vous  a  conduit  hier  soir 
sur  ces  montagnes ,  et  demain  il  n'eût  plus  été  temps. 
L'algédor  ne  fleurit  qu'une  fois  toutes  les  cinq  années ,  et 
seulement  pendant  l'espace  d'un  jour.  Vous  serez  donc 
reconnaissant  envers  Dieu.  De  plus,  il  faut  que  vous  appre- 
niez que  cette  précieuse  fleur  donne  la  santé  et  la  richesse  ; 
mais  la  santé  de  l'àme,  mon  fils,  la  sagesse,  la  patience  et 
la  charité:  n'oubliez  pas  que,  sans  ces  vertus-là,  l'algédor 
ne  servirait  qu'à  faire  des  infortunés.  Allez  maintenant; 
je  vois  votre  impatience  et  je  vous  pardonne,  car  moi  aussi 
j'ai  été  jeune!...  Si  les  vœux  d'un  pauvre  ermite  peuvent 
contribuer  à  la  félicité,  vous  serez  heureux,  vous  et  votre 
Emma!... 

VU. 

Le  jeudi  6  juin  de  l'année  1331,  le  château  de  La  Cadière 
présentait  un  spectacle  inaccoutumé.  Une  foule  de  gentils- 
hommes voisins  et  de  vassaux  remplissaient  ses  vastes  cours; 
devant  la  grande  porte,  sur  la  pelouse  que  bordait  l'ave- 
nue,  s'allongeaient  d'immenses  tables  chargées  de  vins, 
de  fruits  et  de  toutes  sortes  de  viandes  ;  autour  de  ces  ta- 
bles se  pressaient  plusieurs  centaines  de  malheureux, 
hommes,  femmes,  enfants  et  vieillards.  Jamais  peut-être 
ils  n'avaient  assisté  à  pareille  fête,  aussi  profitaient-ils  de 
cette  bonne  fortune  avec  toute  l'insouciante  joie  que  donne 
trop  souvent  la  pauvreté. 

Un  pèlerin  s'était  mêlé  à  leurs  rangs,  et  paraissait  écou- 
ter avec  intérêt  une  conversation  animée  qui  venait  de  s'en- 
gager au  centre  d'une  des  tables. 

—  Je  vous  dis,  maître  André,  que  notre  demoiselle  ne  se 
marie  que  pour  obéir  à  son  père  ;  souvent  j'ai  entendu  dame 
Alice  causer  là-dessus,  et  si  je  révélais  même  tout  ce  que 
je  sais  à  ce  sujet... 

—  Quel  mariage  ?  demanda  le  pèlerin. 

— 11  parait  que  vous  sentez  furieusement  l'étranger, 
reprit  l'orateur.  Apprenez  donc  que  le  comte  de  La  Cadière 
doit  marier  aujourd'hui  sa  fille  à  un  noble  baron  du  Dau- 
phiné,  le  seigneur  de  Rocheville.  Avec  la  meilleure  volonté 
du  monde,  ajouta-l-il  en  remplissant  son  verre,  je  ne 
pourrais  dire  du  mal  du  futur.  Il  y  a  trente  ans,  ce  devait 
être  un  assez  beau  garçon;  et  puis,  le  vin  de  sa  noce  est 
un  vin  de  roi.  Mais  n'importe,  la  fiancée  est  bien  pâle, 
bien  triste,  et  je  doute  qu'elle  lui  fasse  longtemps  honneur. 

—  Sait-on  quelle  est  la  cause  de  cette  tristesse? 

—  Il  y  avait  ici  l'année  dernière,  au  château,  un  jeune 
écuyer,  le  fils  de  queKpie  grande  dame  mystérieuse,  que 
le  comte  de  La  Cadière  semblait  avoir  adopté,  et  qui  méri- 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


111 


tait  bien  vraiment  d'être  aimé  pour  sa  bravoure,  sa  géné- 
rosité et  sa  bonne  mine.  Notre  noble  maîtresse,  à  ce  qu'il 
paraît,  n'avait  pu  se  défendre  pour  lui  d'un  peu  d'affec- 
tion. Tant  il  est,  qu'un  beau  jour  le  bel  écuyer  disparut, 
et  que,  depuis  ce  temps,  le  comte  n'a  pu  venir  à  bout  de 
rendre  un  peu  de  gaieié  à  sa  fille.  Fasse  le  Ciel  qu'il  n'ait 
pas  choisi  pour  cela  le  pire  des  remèdes!  Mais  pardon, 
voici  la  noce  qui  sort  du  château,  et  pour  rien  au  monde 
je  ne  voudrais  manquer  à  la  bonne  offrande! 

D'après  une  ancienne  coutume  du  Lyonnais,  les  sei- 
gneurs, en  se  mariant ,  devaient  recevoir  de  chacun  de 
leurs  vassaux  un  présent  quelconque,  et  c'était  pour  obéir 
à  cet  usage,  qu'Emma  venait  de  paraître  sur  la  pelouse, 
accompagnée  de  son  père,  du  baron  de  Rocheville  et  de 
tous  les  autres  invités.  Elle  était  triste,  si  triste,  que  c'était 
pitié  de  la  voir  avec  une  couronne  de  fleurs  sur  la  tète  et 
une  longue  robe  blanche,  qu'on  eût  volontiers  prise  pour 
un  linceul.  Malgré  sa  tristesse,  elle  essayait  de  sourire,  et 
recevait  avec  bonté  les  offrandes  de  toutes  ces  pauvres  gens. 
C'était  du  blé,  des  fruits,  des  fleurs,  de  blancs  agnelets, 
des  tourterelles,  et  je  sais  que  pour  mon  compte  je  les  au- 
rais préférés  aux  plus  riches  bijoux. 

Le  pèlerin  s'avança  comme  les  autres.  Un  large  chapeau 
cachait  sa  figure ,  mais  Emma  vit  sa  main  trembler  pen- 
dant qu'il  lui  présentait  une  boîte  de  modeste  apparence. 
Elle  l'ouvrit  en  tremblant  elle-même. 

Au  fond  de  la  boîte,  dans  un  peu  de  terre,  s'épanouis- 
sait une  fleur. 

—  Merci,  bon  pèlerin,  lui  dit-elle  de  sa  voix  la  plus  douce, 
je  veux  garder  votre  présent,  il  me  portera  bonheur. 

—  Gardez-le,  noble  dame,  il  m'en  a  coulé  assez  cher 
pour  vous  l'apporter;  mais  j'ai  reçu  déjà  une  bien  belle 
récompense,  ajouta-t-il  en  montrant  sur  une  de  ses  mains 
l'anneau  qu'Emma  n'avait  pu  lui  refuser  le  soir  de  son 
départ. 

Vin. 

Vous  devinez  tous  ce  qui  arriva  dans  ce  moment  solen- 
nel, l'évanouissement  d'Emma,  la  surprise  des  assistants, 
la  douleur  du  baron  de  Rocheville,  l'efTroi  du  comte  de  La 
Cadière  et  la  joie  mêlée  de  terreur  d'Henri.  Peu  à  peu  on 
s'expliqua;  ceci  se  passait  au  temps  de  la  chevalerie  la 
plus  pure  :  le  prétendu,  qui  avait  toujours  été  galant  homme, 
trouvant  les  titres  de  son  rival  préférables  aux  siens,  aban- 
donna toute  prétention  sur  sa  belle  fiancée  ;  le  comte  de 
La  Cadière,  de  son  côté,  se  laissa  fléchir  ;  bref,  au  bout 
d'un  mois,  le  pauvre  écuyer  chaussa  les  éperons  d'or  et 
devint  l'époux  de  la  châtelaine,  à  la  grande  satisfaction  de 
tous  ceux  qui  connaissaient  leur  histoire.  Les  noces  furent 
somptueuses,  et  la  bonne  Berthe  faillit  mourir  de  joie. 

Il  semblerait  que  notre  histoire  dût  finir  là  ;  que  désirer 
en  effet  de  plus  pour  nos  deux  héros?  Ils  s'aimaient  de  jour 
en  jour  davantage  ;  tout  prospérait  dans  leurs  domaines  ; 
une  charmante  famille  croissait  autour  d'eux,  comme  de 
jeunes  rameaux  à  l'ombre  des  grands  chênes.  C'était,  dans 
les  enfants,  la  même  beauté,  la  même  grâce,  la  même 
bonté,  tout  cela  baptisé  des  plus  doux  noms,  Adalbert, 
Edvige,  Marie,  en  attendant  celle  qu'on  devait  nommer 
Berthe,  comme  la  sainte  qui  était  maintenant  dans  le  ciel. 
Mais  il  était  écrit  que  l'afHiction  viendrait  encore  les  vi- 
siter. 


Un  matin  Emma  ne  trouva  plus  l'al^'édor  dans  le  reli- 
quaire où  elle  le  mettait  pendant  la  nuit. 

Personne,  au  château,  ne  put  savoir  ce  qu'il  était  de- 
venu. Sans  doute  il  y  avait  là  quelque  tour  de  l'esprit  mal- 
faisant. La  douleur  d'Emma  fut  grande  comme  la  perte 
qu'elle  venait  de  faire.  Henri  s'efforçait  de  la  consoler,  tout 
en  ne  voyant  lui-même  dans  l'avenir  que  tristesse  et  mal- 
heurs. Le  premier  jour  fut  bien  long  à  s'écouler,  et  le  soir 
il  se  disait  tout  bas  : 

—  Que  va-t-il  nous  arriver  demain?... 

Le  lendemain  passa,  et  avec  lui  d'autres  jours,  sans  que 
rien  parût  changé  dans  la  nature.  Le  soleil  était  toujours 
aussi  beau,  les  collines  aussi  vertes,  Emma  aussi  douce 
et  ses  enfants  aussi  bénis  de  Dieu.  Mais  la  joie  ne  pouvait 
revenir  dans  son  cœur  : 

—  Allons  trouver  le  père  Jérôme ,  il  y  a  bien  longtemps 
que  nous  ne  l'avons  vu  ;  peut-être  saura-t-il  nous  consoler. 

—  Allons,  dit  Emma,  et  les  voilà  en  route. 

Us  trouvèrent  le  vieillard  assis  devant  sa  porte,  se  ré- 
chauffant aux  feux  du  matin. 

—  Mon  père,  s'écria  Henri,  priez  Dieu  qu'il  ait  pitié  de 
nous! 

—  Que  vous  est-il  donc  arrivé,  mon  fils? 

—  Oserai-je  vous  le  dire?  Cette  fleur  enchantée,  l'al- 
gédor... 

—  Vous  ne  l'avez  plus... 

—  Pardonnez,  mon  père,  à  deux  infortunés;  le  Ciel 
nous  est  témoin  qu'il  n'y  a  pas  de  notre  faute... 

—  Je  le  crois,  mon  fils,  et  je  vous  pardonne.  Mais  ne 
vous  laissez  pas  trop  abattre  ;  vous  savez  que  Dieu  est 
disposé  à  secourir  l'infortune.  L'avez-vous  toujours  bien 
servi  ? 

— Je  n'ose,  hélas  !  le  dire,  mon  père  ;  pourtant  je  n'avais 
jamais  oublié  ce  que  vous  m'aviez  dit  en  me  donnant  l'al- 
gédor.  Il  nous  conservait  la  santé  du  corps,  je  me  suis 
efforcé  d'y  joindre  celle  de  l'âme. 

—  Bien,  mon  fils,  car  c'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  précieux, 
et  pour  cela  vous  aurez  encore  à  bénir  la  Providence.  Vous 
avez  perdu  l'algédor,  mais  je  puis  le  remplacer  avantageu- 
sement. 

—  0  Ciel!  serait-il  possible?... 

—  Écoutez  :  lorsque  vous  êtes  venu  chercher  un  asile 
dans  ma  cellule,  je  fus  touché  de  votre  douleur,  et  le  Ciel 
m'inspira,  je  crois,  une  ruse  innocente.  Je  vous  donnai  une 
fleur  qui  n'était  rien,  en  y  joignant  un  conseil  qui  était 
tout.  Vous  avez  perdu  la  fleur,  mais  vous  avez  observé  le 
conseil,  Dieu  n'en  demande  pas  davantage.  Il  a  mis  à  la 
portée  de  tout  le  monde  un  algédor,  qui  ne  se  flétrira  pas, 
je  l'espère,  dans  vos  âmes.  La  sagesse,  voilà  sa  tige,  la 
patience  et  la  charité,  voilà  ses  riches  couleurs.  Elles  sont 
plus  éclatantes  que  celles  de  la  rose ,  et  cette  fleur  n'a  pas 
d'épines.  Vivez  heureux ,  et  que  vos  enfants  apprennent 
de  vous  celte  maxime. 

Algédor  signifie  bon  conseil.  Rien  n'est  plus  facile  à  trou- 
ver qu'uu  bon  conseil,  pour  celui  qui  veut  s'y  conformer. 
N'allez  pour  cela  ni  dans  l'Inde,  ni  dans  la  Perse,  ni  dans 
le  Khorassan;  si  vous  avez  un  ami  fidèle,  consultez-le;  si 
vous  n'avez  pas  d'ami ,  adressez-vous  à  votre  conscience. 

Xavier  LANÇON. 


112 


LECTURES  DU  SOIR. 


LES  PEINTRES  CELEBRES 


(1) 


CIMABUE.  -  GIOTTO. 


Jean  de  Cimabué  naquit  à  Florence,  en  12i0,  d'une  fa- 
mille noble  qui  portait  aussi  le  nom  de  Guallieri.  Son  père, 
reconnaissant  en  lui  un  esprit  vif  et  facile,  voulut  qu'il  re- 
çiît  une  étlucation  lettrée,  et,  à  cet  effet,  l'envoya  chez  un 
de  ses  parents  qui  était  professeur  des  novices  au  couvent 
des  dominicains  de  Sainle-Marie-Nouvelle;  mais  Cimabué, 
au  lieu  d'apprendre  à  décliner  les  substantifs  et  à  conju- 
guer les  verbes,  passait  toute  la  journée  à  illustrer  les  mar- 
ges de  ses  livres  de  dessins  à  la  plume,  représentant  tout 
ce  qui  lui  tombait  devant  les  yeux;  de  là  sans  doute  chez 
lui  cet  amour  du  dessin  d'après  nature,  qui  lui  fit  dépasser 
bientôt  les  maîtres  grecs,  qui  n'étaient  que  des  copistes. 

Ces  maîtres  grecs  avaient  été  appelés  à  Florence  pour 
peindre,  non  pas  la  chapelle  des  Gondi,  comme  le  dit  par 
erreur  Vasari  (car  cette  chapelle  ne  fut  bàlie  qu'en  13o0, 
c'est-à-dire  environ  un  siècle  après),  mais  une  crypte  qui 
était  au-dessous  de  cette  chapelle.  Comme  on  avait  fait 
prand  bruit  de  ces  peintres,  et  que  la  lutte  commençait  à 
s'engager  entre  les  peintres  nationaux  et  eux,  la  nouvelle 
de  leur  arrivée  avait  pénétré  jusque  dans  les  dortoirs  de 
Sainto-Marie-Nouvelle  ;  il  en  élait  résulté  dans  l'esprit  de 
Cimabué  une  telle  curiosité,  qu'au  risque  de  punitions, 
qu'on  ne  lui  épargnait  pas,  aussitôt  qu'il  pouvait  se  sauver 
il  courait  à  la  chapelle,  où  du  reste  on  élait  sûr  de  le  re- 
trouver, essayant  d'imiter  avec  des  plumes,  des  crayons, 
de  la  craie,  ce  qu'il  voyait  fait.  Un  pareil  dégoût  pour  la 
grammaire  et  une  si  visible  disposition  pour  la  peinture 
délerminèrent  enfin  son  père  à  lui  permettre  de  troquer  ses 
plumes  contre  des  pinceaux  ;  dès  lors  l'enfant  fut  heureux, 
et  au  lieu  d'être  obligé  de  le  contraindre  à  travailler,  comme 
on  faisait  par  le  passé,  on  était  forcé  de  l'arracher  à  ses 
dessins  lorsque  venait  l'heure  de  se  mettre  à  table  ou  au  lit. 

Griice  aux  études  acharnées,  et  surtout  à  l'habitude  qu'il 
avait  prise  d'étudier  non  pas  les  tableaux  de  ses  devan- 
ciers, mais  tout  ce  qui  s'offrait  à  lui,  hommes,  chevaux, 
meubles,  arbres,  maisons,  paysages,  il  arriva  bientôt,  non- 
seulement  dans  le  dessin,  mais  encore  dans  le  coloris,  à 
surpasser  ses  maîtres,  et  à  se  faire  pardonner  même  par 
son  père  la  carrière  qu'il  avait  choisie,  si  peu  en  harmonie 
qu'elle  fût  avec  sa  naissance  et  les  idées  aristocratiques 
de  sa  famille. 

Cependant  le  talent  du  jeune  homme,  tout  supérieur  qu'il 
fût  pour  le  dessin,  pour  l'animation  des  têtes,  pour  les  plis 
des  vêlemenls,  pour  la  composition  même  des  sujets,  à 
celui  de  ses  prédécesseurs,  ne  se  développait  pas  du  cùié 
gracieux  ;  c'était  quelque  chose  de  raide  et  de  sévère  connue 
le  siècle  où  il  vivait.  Aussi  ses  meilleures  tètes  u'étaient- 
elles  ni  celles  des  femmes,  ni  celles  des  jeiuies  gens;  c'é- 
taient celles  des  hommes  où  la  virilité  avait  empreint  sa 
force,  ou  celles  des  vieillards  où  l'âge  avait  empreint  sa  ma- 
jesté. Aussi  le  premier  ouvrage  de  lui  qui  fit  vraiment  épo- 
que fut-il  un  saint  François,  pour  lequel  (chose  inaccou- 
tumée alors)  il  avait  pris  modèle.  Ce  saint  François  était 
peint  sur  fond  d'or,  et  entouré  de  vingt  tableaux  représen- 
tant toute  l'histoire  de  sa  vie,  avec  des  figurines  aussi  sur 

(I)  Voyez  les  numéros  d'août  1844,  d'octobre  It44  et  de  noTeno- 
bre  i84s. 


fond  d'or  ;  et  il  eut  un  tel  succès  qu'il  valut  à  Cimabué  force 
commandes,  et  entre  autres,  de  la  part  des  moines  de  la 
Vallombrose,  une  grande  Noire-Dame  tenant  l'Enfant  Jésus 
dans  ses  bras  et  entourée  d'anges  en  adoration;  et  de  la 
part  du  gardien  des  Minori  Conventuali  de  Pise,  un  grand 
crucifix  de  bois,  qui  réussit  avec  tant  de  bonheur  qu'il  lui 
valut  la  demande  d'un  second  saint  François,  auquel  Ci- 
mabué apporta  plus  d'attention  encore  qu'au  premier,  si 
bien,  dit  Vasari,  qu'une  fois  achevé  il  fut  tenu  par  le  peu- 
ple pour  une  chose  fort  rare,  attendu  qu'il  avait  donné  au 
saint  un  air  de  tête  tellement  nouveau,  qu'il  sortait  de  tout 
ce  qu'on  avait  fait  jusque-là;  en  outre,  les  plis  des  vête- 
ments avaient  une  tournure  nouvelle,  pleine  de  naturel  et 
de  grâce  qu'on  n'avait  jamais  remarquée  jusqu'alors  non- 
seulement  chez  les  artistes  grecs,  mais  encore  chez  les 
artistes  italiens  qui  avaient  précédé  Cimabué.  Ce  ne  fut 
pas  tout.  L'abbé  de  Saint-Paul,  sur  la  rive  d'Arno,  profi- 
tant de  ce  que  Cimabué  était  à  Pise,  lui  commanda  un  ta- 
bleau de  sainte  Agnès  tout  entouré,  comme  celui  qu'il 
avait  fait  de  saint  François,  d'autres  petits  tableaux  re- 
présentant les  différents  événements  de  la  vie  de  cette 
sainte. 

Cependant  la  renommée  de  Cimabué  grandissait;  c'était 
déjà  beaucoup  que  d'avoir  été  appelé  à  Pise,  qui,  comme 
Sienne,  plus  hàlive  dans  son  organisation  politique,  avait 
donné  des  peintres  nationaux  quand  Florence  n'avait  en- 
core que  des  Grecs  ou  des  imitateurs  des  Grecs.  Mais  il 
obtint  un  honneur  plus  grand,  il  fut  appelé  à  Assise,  où 
nous  verrons  tour  à  tour  se  rendre  tous  les  grands  peintres, 
car  .\ssise  est  le  sanctuaire  de  Fart,  Assise  est  le  Saint- 
Pierre  du  treizième  et  du  quatorzième  siècle. 

Là,  Vasari  raconte  que  Cimabué  travailla  avec  les  maî- 
tres grecs,  puis  ensuite  seul,  il  indique  même  quelles  sont 
les  fresques  qu'il  exécuta;  mais  les  travaux  récents  et  con- 
sciencieux de  Rumohv  et  de  Rio  démontrent  que  c'est 
sans  le  moindre  fondement  que  les  fresques  dont  parle  Va- 
sari sont  attribuées  à  Cimabué. 

Mais  ce  qui  est  incontestable,  c'est  le  succès  immense 
qu'obtint  la  grande  Madone  entourée  d'anges,  qui  se  trouve 
encore  aujourd'hui  à  Sainte-Marie-Nouvelle,  et  qui,  quoi- 
qu'elle n'eût  encore  été  vue  par  personne,  enfermée  qu'elle 
était  dans  l'atelier  du  peintre,  fut  montrée  par  les  Floren- 
tins à  Charles  d'Anjou  comme  une  des  merveilles  de  leur 
ville  ;  et,  (|u'on  le  remarque  bien,  ce  ne  fut  point  le  peintre 
qui  apporta  humblement  son  tableau  chez  Charles  d'An- 
jou, ce  fut  Charles  d'Anjou  qui  alla  en  grande  pompe  visi- 
ter le  tableau  dans  l'alelier  du  peintre.  Or,  pour  qu'on  sache 
bien  la  mesure  de  l'honneur  qui  était  fait  à  Cimabué,  di- 
sons un  peu  ce  que  c'était  que  Charles  d'Anjou,  et  quel 
était  le  rôle  qu'il  jouait  alors  en  Italie. 

Charles,  en  sa  qualité  de  fils  de  France,  avait  eu  pour 
apanage  le  comté  d'Anjou  ;  do  là  le  nom  ajouté  à  son  nom. 
Par  sa  femme,  quatriènae  fille  de  Raymond  de  Déranger, 
qui  n'avait  point  eu  de  fils,  il  était  souveram  de  Provence, 
quoiqu'il  n'eût  épousé  qu'une  quatrième  fille,  parce  que 
les  trois  sœurs  aînées  de  sa  femme  avaient  épousé  les  sou- 
verains de  France,  d'Angleterre  et  d'Allemagne.  Charles 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


n3 


d'Anjou  se  trouvait  donc  deux  fois  frère  de  saint  Louis,  et 
beau-frère  de  Henri  III  et  de  Richard,  comte  deCornouaii- 
les.  Or,  comme  la  Provence  était  le  plus  grand  (ief  de  la 
couronne  de  France,  Charles  d'Anjou  était  donc,  après  les 
rois  d'Europe,  le  plus  grand  prince  de  la  chrétienté. 

Maintenant,  après  avoir  jeté  un  coup  d'œil  sur  sa  posi- 
tion, voyons  ce  qu'il  était  comme  homme.  «  C'était,  dit 
Villani,  un  guerrier  sage  et  prudent  dans  les  conseils,  fort 
dans  les  armes,  inébranlable  dans  l'adversité,  ferme  cl  fi- 
dèle dans  ses  promesses,  magnanime  et  plein  de  hautes 


pensées,  sévère  et  redouté  de  tous  les  rois  du  monde  ;  du 
reste  parlant  peu,  agissant  beaucoup,  ne  riant  presque  j.i- 
mais,  pudique  comme  un  religieux,  zélé  calholique,  jubic, 
mais  chez  lequel  la  justice,  par  la  férocité  naturelle  de  sou 
regard,  prenait  l'apparence  de  la  haine.  Sa  taille  était  grande 
et  nerveuse,  sa  couleur  olivâtre,  son  nez  long;  si  bien  que 
plus  qu'aucun  autre  seigneur  de  son  temps,  il  paraissait 
fait  pour  la  majesté  royale;  d'ailleurs  ne  dormant  presque 
point,  el  ne  prenant  jamais  olaisir  ni  aux  mimes,  ni  aux 
troubadours. 


Matione  deCiiiial»ué.  — T>ibleau  du  I.ouvie. 


Voilà  l'homme  auquel  une  lies  feus  les  plus  grandes  que 
crurent  dfmncr  les  Florentins,  fui  de  le  conduire  à  l'atelier 
de  Cim.diué. 

Ce  fut  vers  le  mois  de  juillet  12G7  que  cette  visite  eut 
lieu  :  Charles  se  rendait  à  Naples  où  il  était  appelé  par 
Clément  IV,  et  ne  faisait  que  passer  par  Florence  autant 
pour  voir  cet  homme  extraordinaire,  peul-èlre,  que  pour 
voir  la  Madone  de  Cimabué.  Toute  la  ville  le  suivit,  el  cela 
en  si  grande  joie,  que  les  environs  de  la  maison  du  peintre 
{i\{ù  était  située  dans  les  jardins  hors  de  la  porte  Saint- 
Pierre)  prirent,  de  la  grande  gaieté  qui  éclata  ce  jour-là 
autour  d'elle,  le  nom  de  Borgo  allegri  ou  de  Bourg  joyeux, 
qu'ds  ont  conservé  depuis  cette  époque;  une  nouvelle  en- 
ceinte ayant  été  formée,  ils  se  trouvèrent  enclavés  dans 
les  murs  de  la  ville. 

Cette  visite  faite,  Charles  d'Anjou  s'en  alla  faire  trancher 
la  tête  de  Conradin  à  Naples. 

jANvirn    ISî'i. 


Quanta  Cimai)ué,  il  acheva  son  tableau,  qui  eut  un  tel 
succès,  que  les  principaux  de  la  ville  le  portèrent  en  pro- 
cession solennelle,  accompagnés  de  trompettes  et  de  toutes 
sortes  d' instruments,  à  l'église  de  Sainle-Marie-Nouvelle, 
à  laquelle  (comme  nous  l'avons  dit)  il  était  destiné. 

Cimabué  avait  alors  vingt-sept  à  vingt-huit  ans.  A  par- 
tir de  ce  moment  la  vie  de  Cimabué  fut  une  suite  de 
triomphes;  de  sorte  qu'il  mourut  à  l'âge  de  soixante  ans, 
croyant  tenir  le  sceptre  de  la  peinture,  qui,  au  dire  du 
Dante,  lui  fut  ravi  par  Giotlo. 

Il  fut  enterré  dans  l'église  de  Sainte-Marie-del-Fiore, 
dont  il  avait  aidé  Arnolphe  de  Lapi  à  faire  le  pian,  et  l'on 
grava  sur  son  épitaphe  ces  deux  vers  latins: 

Credidit  ut  Cimabos  picturae  sccpira  lenere, 
Sic  leDuit  viveDS  ;  nuDC  lenet  astra  poli. 

C'était,  dit  un  auteur  contemporain  (puisque  cet  au'.cur 


—  i: 


Tr.n  :f;vr  voi.trv:;. 


114 


LECTURES  DU  SOIR. 


écrivait  en  1334  et  avait  par  conséquent  pu  connaître  Ci- 
raabué,  qui  était  mort  vers  1300),  un  homme  noble  de 
naissance,  instruit  dans  son  art  plus  qu'homme  du  monde, 
et  si  fier  et  si  arrogant,  que  si  quelqu'un  lui  faisait  remar- 
quer un  défaut  dans  un  de  ses  tableaux  et  qu'il  reconnût 
que  ce  défaut  était  réel,  quand  même  le  défaut  eût  été  in- 
dépendant de  sa  volonté,  comme  venant  par  exemple  ou 
des  couleurs,  ou  du  bois  employés,  il  abandonnait  à  l'in- 
slant  même  ce  tableau,  et,  si  cher  qu'il  lui  fût,  le  retour- 
nait contre  le  mur  et  ne  le  voulait  plus  voir. 

Le  portrait  de  Ciraabué ,  fait  par  Simon  Memmi  et  tracé 
de  profil,  se  voit  à  la  grande  chapelle  de  Sainte-Marie- 
Nouvelle,  dite  des  Espagnols  dans  l'^wfojre  de  la  Foi; 
c'est  celui  de  l'homme  qui  a  le  visage  maigre,  la  barbe  pe- 
tite, roussàtre  et  pointue,  et  qui,  selon  l'usage  du  temps, 
est  coiffé  d'un  capuchon  qui  lui  encadre  la  tête. 

Maintenant  prenons  toute  chose  à  sa  juste  valeur,  et 
mettons  de  côté  l'argument  de  Vasari  et  l'mjustice  du  père 
Délia- Valle  ;  faisons  la  part  des  deux  flambeaux  qui  com- 
mencèrent d'éclairer  l'art  à  sa  naissance,  et  examinons 
Cimabué  non  pas  comme  Panique  restaurateur  de  la  pem- 
ture,  mais  comme  le  successeur  heureux  et  progressif  de 
Giunta  de  Pise  et  de  Guido  de  Sienne. 

Comme  nous  l'avons  dit,  Florence  était  en  arrière  de  ses 
deux  voisines,  Pise  et  Sienne,  non-seulement  dans  les  pro- 
grès de  l'art,  mais  encore  dans  la  marche  politique  des  na- 
tions. Vers  la  fin  du  onzième  siècle,  Pise,  déjà  établie  en 
république  et  puissante  sur  terre  et  sur  mer,  bâtissait  son 
dôme;  Sienne,  protégée  par  la  Vierge,  à  laquelle  elle  s'é- 
tait donnée,  était  florissante  dès  le  commencement  du 
treizième  siècle;  Florence  seule  accomplissait  sa  genèse, 
et  ne  devait  atteindre  l'apogée  de  sa  puissance  que  dans  le 
quatorzième  et  le  quinzième  siècle. 

On  comprend  donc,  dans  une  époque  où  les  amours- 
propres  municipaux  étaient  excités  au  plus  hau»  degré 
par  le  voisinage  des  villes  rivales,  ce  que  dut  être  l'appa- 
rition longtemps  attendue  d'un  homme  dont  les  premiers 
essais  promettaient  de  faire  oublier  Giunta  et  Guido,  dont 
Pise  et  Sienne  faisaient  parade  depuis  près  de  cinquante 
ans,  en  reprochant  à  Florence  sa  stérilité.  En  effet,  Florence 
n'avait  encore  donné  le  jour  qu'à  un  seul  peintre,  des  œu- 
vres duquel  rien  n'a  survécu,  et  dont  on  retrouve  seule- 
ment le  nom  cité  dans  les  archives  du  Chapitre;  ce  pein- 
tre, qu'écrasait  la  réputation  de  Giunta  et  de  Guido,  s'ap- 
pelait Fidanza- 

Aussi  les  premiers  essais  de  Cimabué  (qui  sans  l'égaler 
encore  aux  deux  peintres  que  nous  venons  de  citer,  leur 
promettaient  au  moins  un  rival)  furent-ils  accueillis  avec 
tout  l'enthousiasme  de  l'espérance.  Giunta  et  Guido  imi- 
taient servilement  les  Grecs,  Giunta  surtout;  on  sut  donc 
un  gré  infini  à  Cimabué  des  efforts  qu'il  faisait  pour  s'en 
écarter,  car  ses  efforts,  tout  craintifs  qu'ils  étaient,  pro- 
mettaient quelque  chose  de  nouveau  ;  et  une  invention 
quelconque,  dans  cette  époque  primitive,  était  une  supério- 
rité. 

Aussi  n'y  eut-il  plus  de  limites  à  l'enthousiasme  lors- 
que, par  son  saint  /^ranpoi*,  Cimabué  eut  égalé  au  moins 
ses  adversaires,  et  lorsque  sa  Madone  les  surpassa  ;  et  ce- 
pendant tout  ce  progrès  se  bornait  à  un  ton  plus  clair 
dans  les  chairs,  à  un  air  plus  noble  dans  les  physionomies, 
à  des  plis  moins  raides  dans  les  vêtements  ;  c'est  surtout 
entre  la  Madone  de  la  Trinité  et  celle  de  Sainle-Marie- 
Nouvelle  que  cette  différence  est  visi'ole;  il  y  avait  progrès 
réel,  et  deux  ou  trois  tètes  d'anges  même  sont  les  premières 
çù  l'on  re  »rarque  cette  grâce  «>nfaolu)e  et  céleste  que  les 


successeurs  de  Cimabué  perfectionnèrent  sans  doute ,  mais 
qu'ils  empruntèrent  de  lui. 

Cela  explique  les  éloges  de  Ghiberti,  de  Dante  et  de  Vil- 
lani,  qui  met  Cimabué  au  nombre  des  hommes  illustres  de 
Florence.  Ses  succès  et  surtout  ses  innovations  firent  mou- 
rir de  chagrin  un  vieux  peintre,  nommé  Margaritone,  qui 
avait  eu  lui-même  de  grands  succès  en  suivant  la  manière 
grecque,  et  en  modelant  en  relief,  avec  une  pâte  qu'il  do- 
rait ensuite,  les  auréoles  de  ses  saints  et  les  couronnes  de 
ses  Madones  ;  le  pauvre  vieillard  expira  en  se  plaignant 
d'avoir  vécu  assez  longtemps  pour  voir  porter  atteinte  à 
l'art  qu'il  avait  reçu  pur  de  ses  pères,  et  qu'il  comptait 
léguer  pur  à  ses  eufants. 

Maintenant,  passons  à  ce  Giotto  qui  devait,  au  dire  de 
Dante,  enlever  à  son  maître  le  sceptre  de  la  peinture,  et 
qui  était  né  une  année  avant  que  Margaritone  ne  mourût. 

Un  jour  que  Cimabué  s'en  allait  de  Florence  à  Vespi- 
gnano,  marchant  tristement  et  la  tète  basse  (car  il  se  faisait 
déjà  vieux,  et  n'avait  point  d'élèves  à  qui  léguer  l'œuvre  de 
régénération  commencée  par  lui),  il  vit  un  petit  pâtre  de 
dis  à  douze  ans  qui,  tout  en  gardant  son  troupeau,  dessi- 
nait sur  une  ardoise.  Il  s'approcha  de  lui  et  \it  que  ce  qu'il 
dessinait  était  une  de  ses  brebis,  dont  il  avait  reproduit 
avec  un  bonheur  étrange  non  seulement  la  forme,  mais 
encore  la  pose  :  il  prit  alors  l'ardoise  des  mains  de  l'enfant, 
la  regarda  un  instant  avec  attention,  puis,  se  retournant 
vers  le  petit  berger  : 

—  Veux-tu  venir  avec  moi?  lui  dit-il. 

—  Avec  vous?  demanda  l'enfant;  qui  êtes-vous? 

—  Je  suis  peintre. 

—  Et  vous  m'apprendrez  à  dessiner?  s'écria  l'enfant 
avec  joie. 

—  Oui. 

—  Eh  bien,  demandez  à  mon  père  la  permission  de 
m'emmener,  et  je  vous  suis. 

—  Conduis-moi  donc  chez  lui,  dit  Cimabué. 

Et  l'enfant,  joyeux  et  sans  se  le  faire  redire,  toujours 
courant  devant  le  maître,  le  conduisit  à  une  petite  ferme 
qu'habitait  et  qu'exploitait  son  père.  Cimabué  se  nomma, 
exposa  sa  demande,  qui  lui  fut  accordée,  et  l'enfant,  con- 
fiant et  joyeux  comme  on  l'est  à  son  âge,  vint  à  Florence 
et  le  même  soir  fut  iustallé  dans  lalelier  de  Cimabué. 

Cet  enfant,  c'était  Giotlo. 

La  semence  tombait  en  bonne  terre,  et  l'élève  était  digne 
du  maître.  Habitué  à  dessiner  d'après  nature,  Cimabué 
l'encouragea  à  continuer  ses  éludes  ;  c'était  une  de  ces  or- 
ganisations heureuses  qui  ont  l'instinct  du  beau  ;  aussi 
comprit-il  à  la  première  vue  tout  ce  qu'il  y  avait  de  faux  et 
de  défectueux  dans  la  manière  des  Grecs. 

Aussi  ce  fut  d'abord  dans  les  portraits  que  Giotto  excella  : 
il  fit  ceux  de  Dante  et  de  Corso  Donati  qu'on  vient  de  re- 
trouver dans  la  chapelle  du  liargelio  ;  celui  de  Bruneîlo 
Lalini,  maître  de  Dante;  et  celui  de  Clément  V,  le  fameux 
Bertrand  de  Goust,  élu  par  Philippe  le  Del  dans  la  forêt  de 
Saint-Germain  (1).  Puis,  comme  sa  renommée  grandissait 
avec  sou  talent,  il  fut  successivement  appelé  dans  toutes 
les  villes  de  l'Italie  :  à  Assise,  pour  peindre  à  fresque  la  vie 
de  saint  François  ;  à  Pise,  pour  y  peindre  au  Cani|»o-Santo 
six  tableaux  de  la  vie  de  Job;  à  Rome,  pour  y  peindre  à 
Saint-Pierre  les  cinq  histoires  de  la  vie  du  Christ,  l'ange 
qui  est  au-dessus  de  l'orgue,  et  le  grand  crucifix  de  la  Mi- 
nerve; à  An  iguon,  pour  y  peindre  toute  une  chambre  du  pa- 
lais des  papes  qui  venait  d'y  être  bâti;  à  Vérone,  pour  y 

(0  Vauri  dit  que  ce  tulle  portrait  de  Clément  IV  que  fit  Giotto; 
mais  la  choie  en  impoiiibie,  Clément  IV  eiaii  mort  cinq  «d<  aTaal 
que  Giotto  oe  fût  ne. 


M  USE  H  DFS  FAiMILI.rS. 


11.') 


peindre,  dans  le  palais  des  seigneurs  Délia  Scala,  le  por- 
trait de  ce  fameux  Can  Grande,  que  Dante  devait  immorta- 
liser par  deux  vers;  à  Havenne,  pour  y  peindre,  sous  les 
yeux  et  avec  les  conseils  de  Dante,  diflérenls  traits  de  la  vie 
de  Jésus-Christ  ;  à  Arezzo,  pour  y  peindre,  dans  la  grande 
chapelle  de  Tévêché,  un  saint  Martin  tpii  coupe  son 
manteau  en  deux  pour  le  donner  à  un  pauvre; à Lucques, 
pour  y  peindre  un  Christ  dans  les  airs,  et  les  quatre 
saints  protecteurs  de  la  ville,  saint  Pierre,  saint  Martin, 
saint  Régulus  et  saint  Paulin,  lesquels  s'occupent  à  rac- 
commoder uu  pape  et  un  empereur,  prohablement  Frédé- 
ric de  Bavière  et  Nicolas  V,  l'antipape.  Puis  il  revint  à  Flo- 
rence, où  un  message  du  roi  Robert  de  Naples,  adressé  à 
son  fils  Charles  de  Calabre  (lequel  message  lui  recomman- 
dait de  lui  envoyer  Giotto  à  quelque  prix  que  ce  fût),  le 
trouva  occupé  à  exécuter  à  fresque,  pour  le  couvent  des 
dames  de  Faenza,  quelques  peintures  tirées  de  l'Ancien- 
Testament.  Alors  il  partit,  tout  fier  d  être  appelé  ainsi  par 
un  roi,  et,  arrivé  à  Naples,  peignit  dans  le  monastère  de 
Sainte-Claire  plusieurs  sujets  de  l'Ancien  et  du  Nouveau- 
Testament,  ainsi  que  l'histoire  de  l'Apocalypse, et  toute  une 
chapelle  du  château  de  TClEuf.  Ce  fut  l'époque  heureuse  de 
sa  vie,  car  le  bonheur  de  l'artiste  est  dans  l'orgueil  satisfait, 
et  là  chaque  jour  le  sien  éprouvait  quelque  satisfaction  nou- 
velle, puisque  chaque  jour  le  roi  le  venait  voirtravailler,  cau- 
sant famihèrement  avec  lui,  tantôt  échangeant  avec  lui  de 
joyeuses  et  plaisantes  reparties,  tantôt  approfondissant  des 
questions  d'art  ou  de  théologie;  aussi  !il-il  là  force  chefs- 
d  œuvre  que  le  roi  Alphonse  détruisit  ensuite,  et  parmi  ces 
chefs-d'œuvre  il  y  avait  une  salle  pleine  de  portraits  de 
grands  hommes  au  milieu  desquels  Giotto,  avec  la  naïve 
confiance  du  génie,  avait  mêlé  le  sien. 

Enfin  il  lui  fallut  partir,  mais  c'était  à  regret  qu'il  s'éloi- 
gnait de  cette  ville  dont  le  roi  avait  voulu  le  faire  le  premier; 
aussi  s'arrèla-t-il  à  Gaële  pourcouvrir  encore  quelque  mu- 
raille, et  peindre  un  crucifix  au  pied  duquel  il  se  repré- 
senta comme  priant  ;  à  Rimini,  où  Malatesta  était  seigneur 
et  où  il  fit,  dans  l'église  de  Saint-François,  force  belles  pein- 
tures que  Gismondo,  fils  de  Pandolphe  Malatesta,  jeta  bas 
lorsqu'il  fit  rebâtir  cette  église  ;  et  en  outre,  dans  le  cloître 
de  la  même  église,  une  composition  que  Vasari  regarde 
comme  son  chef-d'œuvre,  et  qui,  en  effet,  devait  convenir 
admirablement  au  pinceau  à  la  fois  chaste  et  expressif  du 
Giotto.  C'était  l'histoire  de  la  bienheureuse  Micheline. 

Comme  les  lecteurs  français  surtout,  chez  lesquels  cette 
sainteest  peu  connue,  pourraient  ignorer  le  fait  que  repro- 
duisit le  pinceau  de  Giotto,  no;is  allons  le  raconter. 

Une  des  épreuves  qui  furent  envoyées  à  la  belle  Miche- 
line, pendant  qu'elle  accomplissait  sur  cette  terre  le  pèleri- 
nage de  vertu  qui  la  conduisait  au  ciel,  fut  de  mettre  au 
jour  un  enfant  si  parfaitement  noir  que,  quelque  confiance 
que  son  mari  eût  de  sa  chasteté,  cette  confiance  reçut  un  si 
rude  coup  qu'il  l'accusa  d'adultère. 

Le  moment  représenté  par  Giotto  est  celui  où  la  belle 
Micheline,  la  main  sur  les  saints  Évangiles,  les  yeux  sur  les 
yeux  de  son  mari,  jure  que  l'enfant,  si  insolite  que  soit  la 
couleur  sous  laquelle  il  se  présente,  n'est  et  ne  peut  être 
que  de  lui. 

Le  succès  du  peintre  fut  complet;  il  y  avait  une  si 
grande  pudeur  dans  cette  femme  obligée  de  défendre  pu- 
bliquement son  honneur  par  un  serment,  il  y  avait  dans  le 
regard  qu'elle  fixait  sur  son  mari  une  si  grande  expression 
de  douloureuse  chasteté,  que  chacun  était  prêt  à  jurer  avec 
l'accusée  qu'elle  était  innocente,  pour  dissii)er  le  dernier 
Toile  de  doute  et  de  suspicion  qui  couvrait  le  front  du  soup- 
(ODoeux  époux. 


Il  va  sans  dire  que  sainte  Miclieiine  fut  crue  sur  parole, 
et  cela  avec  d'autant  |)Ius  de  remords  de  la  part  de  ceux 
qui  l'avaient  soupçonnée,  que  le  Seigneur  lui  ht  la  grâce  de 
ne  plus  lui  envoyer  d'épreuves  du  même  genre. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  dans  l'expression  des  figures 
que  Giotto  avait  non-seulement  surpassé  tout  ce  qui  s'était 
fait  jusqu'alors,  mais  encore  s'était  surpassé  lui-même; 
c'était  dans  le  dessin  des  mains  et  des  pieds,  ce  grand 
écueil  des  peintres  primitifs,  c'était  dans  l'ajustement  des 
habits,  dans  les  plis  des  manteaux,  et  enfin  dans  l'intro- 
duction de  cette  grâce  inconnue  jusqu'alors,  et  dont  Giotto 
est  l'unique  créateur. 

Ce  tableau  achevé,  Giotto  s'arrêta  encore  quelque  temps 
à  Rimini;  il  résulta  de  ce  séjour  deux  autres  fresques  qui 
ne  sont  point  inférieures  à  la  première,  et  dans  lesquelles 
on  remarque  pour  la  première  fois  l'emploi  des  raccour- 
cis. Il  sortit  enfin  de  la  ville,  s'arrètant  presque  à  la  porte 
pour  peindre  à  Saint-Cataldo  un  5am/  Thomas  d'Aquin, 
qui  fait  la  lecture  à  ses  frères  ;  puis  il  continua  sa  route, 
couvrit  en  passant  à  Ravenne  toute  une  chapelle  de  peintu- 
res, et  revint  à  Florence,  où  l'évèque  de  Sainte-Marie-del- 
Fiore  l'attendait  pour  élever  le  magnifique  campanile  de  la 
place  du  Dôme,  l'une  des  plus  merveilleuses  choses  que 
l'architecture  du  moyen  âge  nousait  laissées  ;  et  cependant, 
tel  (]u'il  est,  le  campanile  est  incomplet;  une  pyramide  de 
cinquante  brasses  devait  le  surmonter  encore  en  s'élan- 
çant  de  sa  plate-forme;  mais  les  architectes  italiens  dis- 
suadèrent Giotto  de  suivre  son  premier  modèle,  en  lui  di- 
sant (pie  cette  pyramide  superposée  élait  dans  le  goût  alle- 
mand, et  par  conséquent  indigne  du  goût  italien. 

Ce  chef-d'œuvre  valut  du  reste  à  Giotto  le  titre  de  citoyen 
de  Florence  et  une  rente  annuelle  de  cent  florins  d'or. 

Giotto  n'eut  pas  la  joie  de  voir  achever  le  campanile  ;  à 
son  retour  d'un  voyage  à  Milan,  il  tomba  malade  et  mou- 
rut, à  la  grande  douleur  de  tous  ceux  qui,  l'ayant  connu, 
l'aimaient  pour  lui-même,  et  de  tous  ceux  qui,  ne  l'ayant 
pas  connu,  l'aimaient  pour  son  génie.  Comme  son  maître 
Cimabué,  il  venaitd'atteindre  sa  soixantième  année;  comme 
lui  aussi,  il  fut  enterré  dans  le  dôme. 

Quant  à  Giotto,  son  mérite  n'a  soulevé  aucune  contro- 
verse, et  chacun,  contemporain  ou  postérité,  s'est  plu  à 
rendre  hommage  à  son  génie.  Nous  savons  déjà  ce  qu'en 
pensait  Dante,  dont  il  était  l'ami;  maintenant,  voyons  ce 
qu'en  pensait  Pétrarque.  L'opinion  du  poète  est  suprême: 
c'est  celle  qu'il  exprime  dans  son  testament. 

«  Passons  à  d'autres  dispositions  (dit-ilj  :  Je  donne  et 
lègue  à  monseigneur  François  de  Carrara,  seigneur  de  Pa- 
doue,  comme  la  chose  la  plus  digne  de  lui  être  offerte  entre 
toutes  celles  que  je  possède,  un  tableau  représentant  l'his- 
toire de  la  bienheureuse  vierge  Marie,  œuvre  de  l'excellent 
peintre  Giotto,  tableau  qui  m'a  été  envoyé  par  mon  ami 
Michel  de  Vannis  de  Florence,  tableau  enfin  dont  les  igno- 
rants ne  comi)reunent  peut-être  pas  la  beauté,  mais  devant 
lequel  les  maîtres  de  l'art  s'inclinent  dans  une  religieuse 
stupéfaction.  » 

De  son  côté,  Boccace,  dans?6  Décameron,  sixième  jour- 
née, quinlième  nouvelle,  dit  qu'il  n'y  a  rien  dans  la  nature 
que  Giotto  n'imite  jusqu'à  l'illusion.  C'est  aussi  l'opinion 
exprimée  par  Michel-Ange  en  face  d'une  Mort  de  Nolre- 
/vame, dont  le  corps  est  entouré  par  les  apôtres, que  Giotto 
peignit  pour  les  frères  Umiliati  de  Borgo-Ognissanti.  Jean 
Villani  le  met  au-dessus  de  tous  les  peintres  pour  la  perfec- 
tion de  sou  dessin.  Enlin  Vasari  dit  que  c'était  une  mer- 
veille, pour  le  temps  où  Giotto  vivait,  que  surtout  n'ayant 
en  quelque  sorte  point  eu  de  maiires,  ses  œuvres  eussent 
pu  atteindre  à  une  pareillr  j.'-rf"         , 


116 


LECTLTxES  DU  SOIR. 


Aussi  Giotto  fit-il  revolulion  par  toute  l'Italie  que,  comme 
un  apôtre  de  l'art  nouveau,  il  parcourut  tout  entière,  la  pa- 
lette et  le  pinceau  à  la  main,  et  en  laissant  partout  sa  pa- 
role matérialisée  par  l'exemple. 

Malheureusement  de  tous  ces  travaux  exécutés  à  Avi- 
gnon, à  Milan,  à  Vérone,  à  Ferrare,  à  Rimini,  à  Ravenne, 
à  Florence,  à  Assise,  à  Rome,  à  Naples,  à  Padoue,  à  Luc- 
ques  et  à  Gaëte,  la  plus  grande  partie  a  disparu,  soit  dans 
la  chute  des  édifices  eux-mêmes,  soit  pour  faire  place  aux 
peintures  des  siècles  postérieurs,  car  il  y  eut  une  époque 
en  Italie  où  ce  furent  les  murailles  qui  manquèrent  aux 
peintres,  et  où  l'on  fut  obligé  de  superposer  les  chefs- 
d'œuvre;  et  des  autres  il  ne  reste  plus  que  des  fragments 
que  l'on  puisse  regarder  comme  authentiques.  Les  seules 
pages  à  peu  près  complètes  qui  soient  resiées  sont  les  pein- 
tures de  la  petite  chapelle  de  l'Arena  de  Padoue,  la  voûte 
qui  est  au-dessus  de  Saint-François  à  Assise,  les  fresques 
duCampo-Santo  à  Pise,  et  le  tableau  (le  seul  signé  de  son 
nom)  que  possède  léglise  de  Sainte-Croix  de  Florence,  et 
qui  représente  le  Couronnemfnt  de  la  Fierge. 

Ceux  qui  voudraient  étudier  les  progrès  que  Giotto  a  fait 
faire  à  l'art,  n'ont  qu'à  examiner  avec  soin  ce  tableau  :  ils 
y  verront  que  de  là  aux  maîtres  grecs  il  y  a  un  abime  ; 
qu'un  retour  vers  eux,  possible  encore  après  la  mort  de 
Cimabué,  est  impossible  après  celle  de  Giotto;  que  le  voile 


qui  couvrait  le  beau  est  levé,  et  que  la  voie  qui  mène  à  la 
perfection  est  ouverte. 

En  effet,  le  type  grec  a  complètement  disparu  :  la  Vierge 
et  l'Enfant  Jésus  sont  délicieux.  l'Enfant  Jésus  de  jeunesse 
et  de  naïveté,  la  Vierge  de  maternité  et  de  pudeur;  quant 
aux  anges  des  quatre  compartiments  qui  tiennent  des  in- 
struments de  musique  entre  les  mains,  ils  sont  délicieux, 
et  leur  pose  et  leurs  formes  rompent  tout  à  fait  avec  les 
lourdes  et  disgracieuses  figures  des  maîtres  byzantins. 
Quant  au  progrès  de  l'exécution  matérielle,  il  est  au  moins 
égal  au  progrès  de  la  pensée;  le  coloris  en  est  plus  beau, 
plus  clair  et  plus  transparent  qu'il  ne  s'est  montré  encore 
dans  l'école  florentine,  car  pour  celui  des  écoles  de  Sienne 
et  de  Pise,  nous  n'en  parlons  pas,  tant,  vers  la  même  épo- 
que, il  est  plombé  dans  les  ombres,  et  jaunâtre  dans  la  lu- 
mière. 

Quant  aux  Christ  en  croix  qu'on  attribue  à  Giotto,  et 
dont  le  nombre  s'élève  par  toute  l'Italie  à  soixante  ou  qua- 
tre-vingts peut-être,  nous  ne  les  croyons  pas  de  Giotto 
lui-même,  mais  copiés  d'après  lui  par  son  élève  Puccio 
Capanna,  qui,  au  dire  de  Vasari,  fit  pour  toute  l'Italie  force 
copies  de  celui  que  Giotto  avait  exécuté  sur  bois  pour  les 
frères  Umiliati  deBorgo-Ognissanti  à  Florence. 

Alexandre  DUMAS. 


mi  mil  5B13B3  mm  m  iKwim 


^\ 


M.   SAI\T-MARC-GIR\RDIN 

PROFESSEUR  DE  POÉSIE  FRANÇAISE  A  LA  SORBONXE. 


Voici  le  moment  de  revenir  aux  Cours  publics,  car  ja- 
mais ils  n'ont  fait  plus  de  bruit  qu'à  présent.  Nous  laisse- 
rons toutefois  les  tapageurs  du  collège  de  France  se  dé- 
dommager du  silence  de  M.  Quiuet  en  allant  brailler  à  la 
Sorbonne  au  cours  de  M.  Lenormand,  et  nous,  qui  avons 
horreur  des  tumultes  de  la  foule  —  Odi  projanum  vulgus 
et  arceo, —  nous  entrerons  avec  la  jeunesse  studieuse  au 
cours  de  poésie  française  de  M.  Saint-Maro-Girardiu,  qui 
saura  nous  instruire  et  nous  amuser  sans  nous  casser  bras 
ou  jambes. 

Suivant  notre  usage,  nous  tracerons  le  portrait  du  pro- 
fesseur avant  d'analyser  ses  leçons.  Si  ni>us  pouvons  rendre 
ce  portrait  parlant,  nous  serons  sûr  de  plaire  à  nos  lecteurs. 

M.  Saint-Marc-Girardin  est  né  à  Paris,  le  21  février  1 801 . 
Il  fit  ses  études  à  l'institution  Hailays-Dabot,  dont  il  fut  le 
meilleur  élève,  en  attendant  qu'il  en  devînt  le  meilleur 
maître.  Le  lycée  Napoléon,  dont  il  suivait  le  cours  avec  ses 
camarades,  est  devenu  depuis  le  collège  Henri  IV.  Avant 
le  jeune  Saint-Marc,  MM.  Victor  Leclerc  et  Villemain  avaient 
brillé  aux  concours  généraux.  Le  jeune  Saint-Marc  y  fut 
couronné  comme  eux,  et  se  fraya  ainsi  à  leur  suite  la  route 
qui  devait  le  mener  au  conseil  royal.  Un  de  ses  plus  terri- 
Ues  concurrents  lui  venait  alors  du  collège  Bourbon.  C'était 
il.  Vilet,  qui  l'i  rejoint  l'année  dernière  à  l'.\radémie. 
•  Dans  la  \ie  des  collèges,  a  dit  queli^ue  part  M.  Labitte,  la 
rhétorique  est  l'année  des  grandes  victoires.  Le  jeune 
Saint-Marc  battit  la  plupart  de  ses  rivauï  ;  et  comme  pour 
s'habituer  tout  de  suite  au  succès  qui  en  tout  devait  lui 

Cl)  Voir  les  naméros  de  férrier  el  d'stril  II4S. 


être  facile,  il  revint  de  la  Sorbonne  au  collège  Henri  IV, 
avec  ce  prix  de  discours  qu'avait  naguère  manqué  M.  Vil- 
lemain,  et  avec  ce  prix  de  vers  latins  que  M.  Sainte-Beuve 
allait  avoir  l'année  d'après.» 

Ceci  prouve,  soit  dit  en  passant,  que  les  triomphes  du 
collège  ont  bien  leur  valeur.  Les  paresseux  et  les  sots, 
qui  sont  partout  en  majorité,  ont  nus  l'opiDion  contraire  à 
la  mode  ;  mais  soyez  sûrs  qu'au  collège  comme  ailleurs,  à 
l'œuvre  on  connaît  l'ouxTier,  et  qu'un  bon  écolier  contient 
un  homme  de  talent,  si  la  société  sait  l'en  faire  sortir. 
Toutes  les  fois  que  vous  enteudrcz  un  esprit-fort  de  salon 
se  mo:]uer  des  lauréats  universitaires,  priez  simplement  ce 
monsieur  de  se  retourner,  et  vous  reconnaîtrez  le  renard 
à  qui  l'on  a  coupé  la  queue...,  c'est-à-dire  un  écolier  qui 
n'eut  jamais  de  prix. 

Ce  prix  de  vers  latins  est  une  date  importante  dan.s  la 
vie  de  M.  Saint-Marc.  C'était  en  181  G.  Les  événements  de 
l'année  précédente  ayant  empêché  le  concours  général  (les 
jeux  de  Bellone  mettent  toujours  les  Muses  en  déroute],  on 
décida  que  les  élèves  exclus  par  leur  âge  auraient  cette  fois 
le  bénéfice  d'une  année.  Notre  tiève  profita  de  cette  justice 
et  concourut,  mais  quand  on  vint  à  l'application,  sa  com- 
position fut  écartée.  H  se  plaint  à  un  de  ses  parents,  M.  Ho- 
chet, secrétaire  du  Conseil  d'État.  M.  Hochet  montre  les 
vers  exclus  à  .M.  Villemain.  M.  Villemain  les  trouve  excel- 
lents, et  note  seulement,  a\ec  cette  malice  du  critique  qui 
pointe  sous  la  robe  du  professeur,  je  ne  sais  quelle  faute  de 
quantité  échappée  à  la  précipitation  de  la  plume.  Le  futur 
lauréat  accourt  chez  l'illustre  protecteur,  et,  ne  le  trou- 
vant point,  lui  laisse  quelques  Ignés  d'explicatioo.  Ces 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


117 


lignes,  netles  et  liimiDCuses,  révèlent  à  M.  Villemain  l'a- 
venir de  son  protégé. 

—  Jeune  homme,  lui  dit-il,  vous  savez  par  cœur  la  cor- 
respondance de  Voltaire. 

C'était  vrai!  A  l'âge  où  l'on  ûolte  encore  dans  les  brouil- 
lards, M.  Saint-Marc  planait  déjà  dans  la  lumière.  Le  bon 
sens  avait  mis  le  frein  à  son  imagination.  M.  Villemain  le 
fil  rentrer  au  concours,  et  il  remporta  le  prix. 

Au  sortir  du  collège,  en  1820,  M.  Saiot-Marc-Girardin 
entra  dans  la  litlérature  par  la  polémique.  C'était  aller  droit 
à  son  but  et  suivre  sa  vocation  sans  perdre  une  minute. 
Combien  peu  d'hommes  en  ont  fait  autant!  Qui  ne  com- 
mence en  eiïet  son  état  par  l'école  buissonnièrc  ?  M.  Saiut- 
Marc  n'écrivit  pas  même  une  tragédie,  ce  premier  péché  de 
toutes  les  intelligences  !  Sa  plume  alerte,  judicieuse  et 
tempérante  s'essaya  d'abord  dans  le  petit  journal  l'Echo 
du  soir.  Bientôt  son  Éloge  de  Lesage  obtint  un  accessit  à 
l'Académie.  11  abandonna  son  droit  commencé,  et  concou- 
rut pour  l'agrégation  dès  1823  ;  de  sorte  que  cet  habile 
professeur  et  ce  législateur  éloquent  a  probablement  l'hon- 
neur de  n'être  point  avocat.  C'est  là,  de  notre  temps,  une 
véritable  distinction.  Suppléant  dans  les  collèges  de  Paris, 
M.  Saint-Marc  devint  suspect  de  libéralisme,  et  alla  exer- 
cer, sur  le  Rhin,  en  Belgique  et  en  Suisse,  cette  intelligente 
badauderie  qui  consiste  à  voir  pour  voir  et  à  s'instruire 
sans  étudier,  comme  il  l'a  si  bien  dit  lui-même. 

En  1826,  il  reparut  avec  avantage  dans  l'Université. 
Cette  réintégration  fait  le  plus  grand  honneur  à  M.  de 
Frayssinous.  M.  Saint-Marc  se  permit  alors  un  de  ces  traits 
d'audace  qui  ne  réussissent  qu'aux  Achilles.  Nommé  pro- 
fesseur à  la  Société  des  bonnes-lettres,  il  improvisa  sa  pre- 
mière leçon  et  se  fit  applaudir  de  tout  son  auditoire.  On 
reconnut  le  disciple  de  M.  Villemain,  qui  allait  devenir  son 
émule. 

La  nouvelle  école  faisait  déjà  très-grand  bruit  dans  le 
monde.  M.  Saint-Marc,  qui  fit  toujours  moins  de  bruit  que 
de  besogne,  cria  tout  de  suite  haro  «sur  le  monstrueux, 
masqué  d'énergie  1  »  Curieux  et  plaisant  souvenir  de  guerre, 
aujourd'hui  (jue  la  paix  est  signée,  —  aujourd'hui  que 
M.  Saint-Marc  a  été  reçu  à  l'Académie  par  M.  Victor  Hugo  ! 
Tant  il  est  vrai  que  de  part  et  d'autre  le  soleil  de  la  vérité 
finit  toujours  par  sortir  des  nuages  du  malentendu  !  Au 
reste,  le  critique  du  Mercure  ei  du  Journal  des  Débats  pré- 
voyait sans  doute  que  cette  lutte  de  mots  se  terminerait 
par  une  accolade,  car  il  frappait  sur  les  ultra-classiques  et 
sur  les  ultra-romantiques  avec  le  même  bon  sens,  raillant  le 
tatouage  du  style  aussi  bien  que  le  néant  des  périphrases, 
et  s'arrangeant  pour  avoir  tellement  raison,  comme  parle 
M.  deSacy,  qu'on  ne  pût  lui  donner  tort  sans  se  faire  in- 
jure à  soi-même... 

La  plume  de  AL  Girardin  fut  bientôt  taillée  des  deux 
bouts,  littéraire  aujourd'hui,  politique  demain,  et  toujours 
un  peu  politique  en  littérature  et  très-littéraire  en  poli- 
tique. Au  moment  même  où  son  Éloge  de  Bossuet,  cou- 
ronné par  l'Académie,  révélait  tout  ce  qu'il  y  a  de  vigou- 
reux et  d'ingénieux  (1)  dans  ce  style  jusqu'alors  brillant 
et  léger,  le  jeune  triomphateur  s'élevait  du  feuilleton  des 
Débats  au  premier-Paris,  sous  les  auspices  de  M.  de  Fé- 
letz.  Od  se  souvient  de  ce  qu'était  alors  le  Journal  des  Dé- 
bats, rédigé  par  M.  de  Chateaubriand  I  M.  Saint-Marc  s'y 
montra  le  digne  lieutenant  d'un  tel  capitaine,  pendant  les 
dernières  années  de  la  Restauration.  Il  n'épargna  pas  à 
celle-ci  les  avertissements  salutaires  ni  même  les  prophé- 
ties redoutables.  Ce  fut  lui  qui,  en  1829,  après  le  fameux 
article  de  Déquet:  Malheureuse  France  !  malheureux  roi! 

(I)  Expressions  de  M.  V.Uugo  dans  sa  réponse  à  M.  Saint-Marc. 


caractérisa  la  funeste  trinilé  ministérielle  en  trois  mots,  qui 
rappellent  le  Mane,  thécel,  phares  ;  il  appela  M.  de  Poli- 
gnac  Cublentz,  M.  de  Bourmont  Waterloo,  et  M.  de  la 
BourdonnayelSlS.  Puis,  les  défiant  d'aller  jusqu'aux  coups 
d'Ftat  :  Savez-vous  bien,  leur  disait-il,  qu'il  y  pourrait 
périr  encore  des  trônes  et  des  dynasties  ?  Hélas  !  il  ne 
croyait  pas  dire  si  vrai.  On  sait  comment  ses  adversaires 
se  chargèrent,  en  1830,  de  réaliser  sa  prédiction  ! 

La  révolution  de  Juillet  fit  du  journaliste  qui  l'avait  an- 
noncée un  homme  politique.  Nommé  maître  des  requêtes, 
et  produit  chez  MM.  de  Talleyrand,  Mole,  de  Broglie,  etc., 
M.  Saint-Marc  s'éleva  en  même  temps  dans  l'ordre  univer- 
sitaire, sans  pourtant  renoncer  à  ses  travaux  de  critique  et 
de  polémique  dans  les  Débats.  Toujours  souple,  étincelant 
et  varié,  traitant  les  affaires  sur  ce  ton  de  causerie  qui  les 
débrouille  mieux  que  les  grandes  phrases,  il  révéla  le  pre- 
mier les  charmantes  fantaisies  d'Hoffmann,  il  enrichit  de 
ses  improvisations  la  Revue  française  et  la  Revue  de  Pa- 
ris, et  monta  enfin  dans  la  chaire  de  M.  Guizot,  comme 
professeur  sup])léant  d'histoire.  Bientôt ,  grandissant  à 
chaque  épreuve,  il  devint  professeur  titulaire  en  Sorbonne, 
député,  conseiller  d'Étal  et  membre  du  conseil  royal. 


M.  Saint-Marc-Girardifl.' 

Mais  avant  de  quitter  le  journaliste,  citons  en  passant  un 
de  ses  petits  chefs-d'œuvre,  celte  satire  des  héros  du  len- 
demain de  juillet,  les  Solliciteurs  ou  l'Insurrection  intri- 
gante, page  digne  de  La  Bruyère,  et  dont  la  finesse  causti- 
que va  bien  plus  avant  que  les  'iambes  furieux  de  la  Curée  : 

<  Les  bataillons  d'habiis  noirs  s'élancent  de  tous  les  cô- 
tés pour  faire  le  blocus  des  ministères.  Les  six  chevaux 
des  diligences  soufflent,  attelés  à  tant  d'intrigues.  Tout  se 
remue,  s'ébranle,  se  hâte,  le  nord,  l'orient,  l'occident.  Et 
pour  comble  de  maux,  la  Gascogne,  dit-on,  n'a  pas  encore 
donné...  Les  victimes  abondent,  il  y  en  a  de  toutes  les  épo- 
ques. Les  héros  aussi  pullulent.  Lesuas  se  snqt  battus  en 


118 


LECTURES  DU  SOIR. 


personne,  lisez  le  journal  où  leurs  noms  sont  cilés  ;  mais 
ne  lisez  pas  PerraUim  du  lendemain,  car  les  belles  aciions 
rapportant  quelque  chose,  tout  le  monde  veut  les  avoir 
failes,  et  il  y  a  des  exploits  qui  ont  cinq  ou  six  maî- 
tres... Ceux  qui  ne  se  sont  pas  battus  ont  aussi  leurs  titres: 
l'un  a  un  parent  mort  à  l'attaque  du  Louvre,  l'autre  est 
cousin  d'un  élève  de  l'École  Polytechnique.  L'Intimé  au- 
jourd'hui ne  dirait  plus  :  «  Monsieur,  je  suis  bâtard  de  votre 
«  apothicaire.  »  Il  sérail  bâtard  d'un  des  vainqueurs  de  la 
Bastille,  oncle  d'un  des  braves  du  pont  de  la  Grève,  et  à  ce 
titre,  l'Intimé  demanderait  une  place  de  receveur-général.» 

Et  plus  loin  :  «  Ilippias,  le  24  juillet,  s'est  foulé  le  bras 
en  tombant  de  cheval.  11  est  resté  >ix  jours  dans  sa  chambre. 
Le  septième  jour,  il  est  sorti,  le  bras  en  écharpe,  et  le  hui- 
tième, il  a  été  nommé  administrateur-général.  Ajoutons 
qu'il  a  renvoyé  le  valet  qui  l'accompagnait  le  jour  de  sa 
chute.  » 

Ce  fut  à  Saint-Yriex,  en  483i,  que  M.  Saint-Marc  fut 
élu  député  pour  la  première  fois;  il  avait  précédemment 
remplacé  M.  Laya  comme  professeur  de  poésie  fran- 
çaise à  la  Sorbonne.  Nous  avons  déjà  dit(l)  combien 
il  aime  sa  chaire  et  son  auditoire.  11  y  est  rivé  depuis 
dix  ans  par  un  tel  charme  et  par  de  tels  succès, 
qu'aucun  honneur,  aucun  emploi  ne  sauraient  l'en  arra- 
cher... Orateur  et  rapporteur  infatigable  à  la  Chambre,  ad- 
ministrateur assidu  au  conseil  de  l'Université,  rédacteur  eu 
service  extraordinaire  au  Journal  des  Débals,  il  trouve  le 
temps  de  faire  son  cours  avec  une  exactitude  et  un  soin 
que  laissent  à  désirer  beaucoup  de  suppléants  oisifs.  Et 
hier  encore  nous  lui  entendions  dire  :  €  S'il  me  fallait  opter 
entre  ma  chaire  et  le  conseil  royal,  je  garderais  ma  chaire.» 
Admirable  exemple,  unique,  hélas  !  à  la  Faculté  de  Paris  ! 
car  de  tous  les  professeurs  hommes  d'État,  M.  Girardin 
seul  est  resté  à  son  poste. 

Il  est  vrai  que  personne  n'enseigne  avec  plus  d.e  grâce  et 
de  facilité,  avec  plus  d'esprit  et  de  bonheur.  La  parole  de 
M.  Girardin  est,  comme  ses  idées,  d'une  limpidité  transpa- 
rente. C'est  le  bon  sens  en  robe  et  le  naturel  en  chaire. 
M.  Villemaia  ne  s'était  pas  trompé  :  cet  écolier,  qui  lisait 
si  bien  Voltaire,  en  a  réellement  retrouvé  la  langue.  II  n'y  a 
pas  jusqu'à  la  belle  physionomie  de  M.  Saint-Marc  qui  ne 
vienne  compléter  cet  ensemble  par  une  expression  toujours 
ouverte  et  par  un  sourire  toujours  lumineux.  Chez  lui  tout 
est  fin  sans  subtilité,  abondant  sans  exubérance,  et  mali- 
cieux avec  bonhomie.  Il  pousse  le  scrupule,  à  cet  éiiard, 
jusqu'à  trembler  que  son  portrait  ne  lui  donne  l'air  téné- 
breux et  farouche  qu'on  a  mis  à  la  mode. 

—  Laissez-moi  surtout,  disait-il  à  nos  dessinateurs,  lais- 
sez-moi l'air  d'un  bon  bourgeois  de  Paris. 

Homme  de  famille  (2)  autant  qu'homme  d'Etat,  M.  Gi- 
rardin, dans  sa  chaire,  est  moraliste  autant  que  littérateur. 
Derrière  les  livres  qu'il  étudie,  il  cherche  le  cœur  en  même 
temps  que  l'esprit  humain.  Il  ramène  les  théories  littéraires 
à  la  pratique  de  la  vie.  Pour  lui  plus  que  pour  personne,  le 
style  c'est  l'homme!  N'allez  pas  croire  toutefois  que  ses 
discours  ressemblent  à  des  sermons  ;  loin  de  là  !  Sa  morale 
procède  par  conslrastes  et  souvent  par  plaisanteries.  Elle 
admet  la  médisance,  cet  inépuisable  amusement,  et  surtout 
l'à-propos, ce  critérium  du  succès!  Par  exemple,  en  expli- 


(i)  Mercure  de  novembre  dernier. 

(1)  M.  Gutilfow,  dans  «es  Lettres  de  Paris,  s'riprime  ainsi  sur  ro 
poinl  :  M  Les  dernières  heures  que  je  passais  .^  Versailles  appjrie- 
naienl  i  M.  Sainl-Uarc.  Je  le  Irouvai  au  milieu  de  sn  faniille,  devant 
le  feu,  cnlourc  de  ses  cticrs  pelils  enfanls,  qui^  A  huit  lieiircj,  \>- 
naieni  pentimeni  donner  la  main  el  dire  bonsoir.  Je  compris  qu'on 
France  aussi  on  pculMre  hcurci;x  parmi  les  siens.  » 


quant  les  poètes  el  les  philosophes  des  deux  derniers  siii- 
cles,  il  faut  voir  le  journaliste  professeur  fustiger  nos  rêveurs 
incompris,  nos  dévouements  de  contrebande,  nos  génies 
en  prospectus,  nos  réformateurs,  qui  oublient  de  se  réfor- 
mer! Rien  d'excellent  pour  dégriser  une  tête  exaltée,  soit 
en  politique,  soit  eu  lilléralurc,  comme  une  leçon  de  M.  Gi- 
rardin. 

J'avoue,  dit  M.  Labilte,  que  l'enthousiasme  est  souvent 
froissé  par  cette  inexorable  logique.  —  Et  ce  n'est  pas  nous 
qui  défendrons  M.  Saint-Marc  contre  une  critique  aussi 
amicale.  Notre  professeur  de  poésie  oublie  quelque  peu 
d'en  |»rècher  l'uscige  pour  en  coniballre  les  abus.  A  force 
de  vouloir  des  poètes  raisonnables,  il  les  transformerait  en 
prosateurs.  La  fantaisie  est  notre  dixième  Muse,  et  c'est  la 
tuer  que  de  lui  couper  les  ailes...  Mais  il  faut  le  dire,  ceci 
est  la  faute  de  notre  temps  non  moins  que  celle  de  M.Saiat- 
Marc-Girnrdiu...  En  voyant  tant  de  maîtres  de  la  jeunesse 
poussera  l'exagération,  cet  esprit  simple  et  droit  n'a  pu  se 
défendre  d'exagérer  la  simplicité  même.  Le  mal  n'est  pas 
grand  après  tout,  car  notre  âge  réclame  le  frein  bien  plus 
que  l'aiguillon.  Et  d'ailleurs  M.  Labitte  à  son  totir^t  allé  trop 
loin  quand  il  a  reproché  à  M.  Saint-Marc  de  pnsser  sous 
silence  tous  nos  poètes  lyriques  d'aujourd'hui.  S'il  a  com- 
mis cette  injustice  ou  cet  oubli  envers  les  chefs-d'œuvre  de 
M.  Victor  Hugo,  nous  l'avons  vu,  en  1838,  lorsque  parut 
Jocelyn,  quitter  Voltaire  pour  M.  de  Lamartine,  et  louer 
en  pleine  chaire,  deux  jours  durant,  notre  grand  poète  et 
son  œuvre,  avec  une  chaleur  et  un  abandon  qui  prouvent 
que  la  folle  du  logis  garde  un  petit  coin  chez  le  professeur. 
Un  autre  jour,  l'éloquence  de  M.  Girardin  s'est  attendrie 
jusqu'aux  larmes...  Il  venait  de  lire  à  ses  auditeurs  la  re- 
traite des  dix  mille  par  Xénophon.  Il  voulut  ra|)prochcr  de 
ce  modèle  antique  un  chef-d'œuvre  moderne,  et  il  choisit 
naturellement  la  retraite  de  Moscou  par  M.  de  Ségur.  Xé- 
nophon  avait  captivé  l'esprit  et  enlevé  l'admiration  du 
maître  et  des  élèves.  M.  de  Sécur  fut  plus  heureux  encore, 
il  fit  battre  leur  cœur  et  excita  chez  eux  une  émotion  pro- 
fonde... Aux  premières  lignes,  M.  Saint-Marc  fii.ssouna... 
A  la  première  page,  il  devint  pâle...  A  la  seconde,  sa  voix 
s'affaiblit  et  trembla...  A  la  troisième,  des  larmes  tombè- 
rent sur  le  livre...  A  la  quatrième,  le  livre  lui-même  roula 
du  haut  de  la  chaire.  Et  l'auditoire  enliT  pleurait  comme 
le  professeur!  Voilà  de  ces  triomphes  qui  sufTiraicnt  à  la 
gloire  d'un  poète  ;  on  sent  donc  combien  celui-ci  flatta 
l'historien  de  la  campagne  de  Russio  î  II  va  sans  dire  (]ue 
le  lecteur  el  les  disciples  se  remireut  au  bruit  d'un  tonnerre 
d'applaudissements... 

M.  Sainl-.Marc,  épris  de  la  littérature  du  dix-huitième 
siècle,  lui  a  cons>.cré  plusieurs  années  de  son  cours.  De- 
puis 1840,  il  a  traité  des  passions  au  Théâtre  français.  Là 
surtout  le  moraliste  a  brillé  de  tout  son  éclat,  el  le  critique 
a  montré  toute  sa  finesse.  C'est  une  véritable  découverte, 
et  des  plus  heureuses,  que  d'aborder  ainsi  l'histoire  litté- 
raire, non  plus  par  siècles  ni  par  auteurs,  mais  par  les 
ressorts  même  de  l'humanité.  Quand  le  maitre,  jtrenant 
l'amour  ou  la  jalousie,  en  suivait  l'expression  chez  tous 
nos  grands  poètes  dramatiques,  eu  expliquait  les  dévoue- 
ments ou  les  crimes,  en  distillait  les  pleurs  et  eu  traduisait 
les  sanglots,  ses  leçons  résumaient,  pour  ainsi  dire,  tout  l'in- 
térêt des  scènes  émouvantes  qu'il  pas.sait  en  revue...  On 
eût  dit  que  la  toile  se  levait  tour  à  tour  sur  le  théâtre  de 
Molière  couvert  de  marquis,  sur  le  théâtre  d'Arouet  plein 
de  philosophes,  sur  le  théâtre  de  Beaumarchais  fourmillant 
de  révolutionnaires,  sur  le  théâtre  de  Talma  couronne  de 
rois  et  de  reines.  C'était  un  spectacle  inouï,  composé  de 
lous  les  grands  spectacles  des  deux  derniers  siècles.  Aussi 


MUSÉE  DES  FAMILLES 


119 


quels  concours  et  quels  succès!  Imprimées  en  Cours  de 
littérature  dramatique,  ces  leçons  ont  ouvert  d'emblée  à 
W.  Sdiot-Marc  les  portes  de  l'Académie  française. 

Le  professeur  s'occupe  encore,  cette  année,  de  poésie 
dramatique.  Il  passe  en  revue  les  tragédies  d'Euripide  et 
de  Sophocle,  c«rnparées  aux  pièces  de  Sénèque  et  aux  imi- 
tations du  Théàlie  français.  L'Œdipe  et  VAntigone  lui  ont 
déjà  fourni  les  rapprocbemenls  les  plus  instructifs  et  aussi 
les  plus  malicieux.  Car,  à  propos  des  chefs-d'œuvre,  le  cri- 
tique sabre  d'autant  mieux  les  médiocrités.  Le  diable  n'y 
perd  jamais  rien,  comme  dit  le  proverbe.  Ennemi  des  pa- 
radoxes, M.  Sainl-Marc  lient  à  donner  raison  aux  proverbes. 

A  tous  ses  mérites  littéraires,  le  cours  de  M.  Saint-Marc 
joint  un  autre  mérile,  qui  devient  depuis  deux  ans  un  phé- 
nomène. Il  est  à  la  fois  célèbre  et  modeste,  populaire  et 
tranquille.  Quand  les  maîtres  les  plus  suivis  de  laSorbonne 
et  du  collège  de  France  ont  tant  de  peine  à  dominer  l'en- 
thousiasme ou  la  réprobation  de  leurs  élèves  ;  quand 
M.  Quioet  se  retire  étouffé  par  les  bravos,  comme  cet  ama- 
teur de  jardins  écrasé  par  l'ours  son  ami;  quand  M.  Lenor- 
mand  ne  maintient  plus  sa  liberté  qu'à  force  de  sergents  de 
ville,  rien  de  curieux  comme  de  voir  M.  Girardin  manier  à 
plaisir  sesjeunes  auditeurs...  Et  cependant  jamais  il  ne  leur 
a  fait  une  concession,  ni  une  flatterie...  Ce  n'est  pas  lui  qui 
épouserait  la  popularité,  cette  courtisane  fallacieuse  !...  Il 
la  captive  eu  la  taquinant...;  il  dompte  ses  colères  par  une 
plaisanterie;  il  la  cravache  avec  tant  de  grâce  qu'elle  en  rit 
la  première...  Personne  ne  donne  plus  vivement  la  férule 
aux  travers,  aux  ridicules,  aux  engouements  de  la  foule,  et 
la  foule  revient  tous  les  jours  tendre  la  main  avec  un  nou- 
vel empressement.  Il  faut  remonter,  pour  trouver  dans 
noire  littérature  un  pareil  tour  de  force,  jusqu'aux  roués  du 
dix-huitième  siècle  applaudissant  Figaro,  jusqu'aux  courti- 
sans de  Louis  XIV  riant  aux  Fâcheux  de  Molière. 

Et  M.  Saint-Marc  n'a  pas  besoin  d'un  caprice  royal  pour 
appuyer  son  franc-parler.  Il  ne  veut  pas  même,  il  a  hor- 
reur de  l'intervention  administrative...  *  Moi  seul  »,  dit-il 
comme  Médée.  Et  c'est  assez,  il  le  sait  bien  ! 

Au  temps  des  grandes  émeutes,  un  jour  que  les  écoles 
rugissaient  dans  tout  le  quartier  latin,  M.  Saint-Marc  allait 
s'élancer  en  chaire,  lorsqu'un  personnage  vêtu  de  noir 
l'aborde  solennellement... 

—  Qui  êtes-vous,  monsieur? 

—  Un  inspecteur  de  la  police. 

—  Que  venez-vous  faire  ici? 

—  Surveiller  vos  élèves  qui  doivent  faire  du  bruit.  J'ai 
déjà  répandu  mes  agents  dans  l'amphithéâtre. 

—  Ah  !  et  combien  sont-ils,  vos  agents? 

—  Une  trentaine. 


—  Eh  bien,  monsieur,  veuillez  les  faire  sortir  devant 
moi,  l'un  a|très  l'autre,  afin  que  je  m'assure  qu'il  n'en  reste 
pas  un  seul. 

—  Cependant,  monsieur,  s'il  y  a  une  émeute? 

—  Je  me  charge  de  la  calmer...  Obéissez  vite,  ou  j'an- 
nonce à  tout  le  monde  que  la  police  ayant  envahi  la  salle,  je 
ne  ferai  pas  mon  cours  aujourd'hui.  A  chacun  son  système, 
monsieur  ;  moi,  c'est  par  la  liberté  que  je  maintiens  l'ordre. 

L'inspecteur  se  hâta  de  renvoyer  sa  troupe  ;  mais  il  resta 
lui-même  aux  portes  de  l'amphilhéàlre...  il  s'attendait  à  le 
voiréclater  comme  un  volcan...  Jugez  de  sa  stupéfaction... 
Il  entendit  à  peine  quelques  murmures  étoufl'és  par  des 
éclats  de  rire...  Il  comprit  que  l'orateur  avait  mis  les  rieurs 
de  son  côté,  et  que  ces  agent.s-là  valent  mieux  que  ceux  de 
la  police...  Il  salua  avec  admiration  M.  Saint-Marc  quand  il 
le  vit  sortir  au  milieu  des  acclamations... 

Et  comment  le  professeur  gouverne-t-il  ainsi  son  audi- 
toire? par  la  diversion,  ce  frein  des  enfants  grands  et 
petits.  Il  éteint  les  émeutes  les  plus  menaçantes  avec  un 
bon  mot,  comme  les  sorciers  qui  apaisent  les  tempêtes  avec 
une  goutte  d'huile. 

En  1832,  il  osa  nommer  les  révoltes  de  Paris  une  contre- 
façon des  barricades,  et  il  se  fit  applaudir  de  ceux  même 
qui  venaient  de  casser  les  réverbères... 

Un  jour  qu'il  devait  parler  dans  la  petite  salle,  ses  élèves 
se  font  ouvrir  de  force  la  grande,  et  les  voilà,  tout  enivrés 
de  leur  triomphe,  prêts  à  se  venger  sur  les  premières  pa- 
roles du  maître.  M.  Girardiu  commence  ainsi,  avec  un  sou- 
rire narquois  : 

—  Et  maintenant  que  nous  voilà  dans  le  grand  amphi- 
théâtre... 

Une  explosion  de  rires  l'interrompit,  et  chacun  remit, 
pour  claquer  des  mains,  sa  clef  forée  dans  sa  poche... 

Un  autre  jour,  quelques  mutins  avaient  mis  leurs  cha- 
peaux, et  refusaient  de  les  ôter  devant  les  sommations  de 
la  salle.  Les  rumeurs  allaient  dégénérer  en  clameurs... 

—  Messieurs,  dit  M.  Girardin,  du  ton  de  la  plus  grande 
politesse,  je  demanderai  à  ceux  qui  sont  découverts  la  per- 
mission de  me  coiffer. 

Les  factieux  rougirent  jusqu'aux  oreilles,  et  les  chapeaux 
tombèrent  par  enchantement. 

Un  chef  d'émeute  entrait  dans  l'amphithéâtre,  le  poing 
sur  la  hanche,  en  frappant  du  pied. 

—  Quel  est  ce  tyran  de  mélodrame  ?  dit  M.  Girardin. 
Et  le  tyran  disparait  comme  par  une  trappe  de  théâtre. 
Il  est  vrai  que  ces  charmants  moyens  ne  sont  pas  à  la 

portée  de  tout  le  monde.  Ils  exigent  tout  l'esprit  de  la  bonne 
foi ,  toute  l'adresse  de  l'expérience  et  tout  l'aplomb  de  la 
renommée.  UN  BACHELIER  DE  PARIS. 


ETUDES   RELIGIEUSES. 


VlNGT.QU.\TItE  HEURES  A  LA  TRAPPE  DE  RELLEFONTAINE(I). 


A  MADAME  LA  MARQUISE  DE  MALESTROIT  DE  BRLC , 
AU  CHATEAU  DE  LA  NOE. 

Récpplion  de  l'évêque.  —  Cn  Vo\age  au  moven  âge.—  Le  Souper  dei 
moines  en  vacances.  —  La  Polka.  —  La  Venlee  chez  le  garde.  — 
Hi§ioire  de  la  Trappe.—  Raocé.—  La  Réforme.— 1793.—  Opinion  de 
Napoléon  sur  les  Trappisiej.  _  Noviciat  et  vélure.  —  Le  Sacre  de 
l'abbede  Divonne.—  Inierrogaioire.—  Prière  des  moris.—  iDveati- 
lure —  loiroDuaiiOD.  —  Diaer  de  ceui  emquanie  couverts. 

Deux  grands-vicâires  descendirent  d'abord  de  la  voiture 

(1)  Voir  la  première  partie  dans  le  numéro  de  décembre  1M5. 


épiscopale,  puis  monseigneur  Angebault,  noble  et  belle  tête 
blanche,  parut  en  robe  violetle,  la  queue  traînante,  la  croix 
d'or  au  cou,  l'anneau  pastoral  au  doigt.  Après  avoir  donné  sa 
bénédiction  à  la  communauté  et  à  la  foule  agenouillée,  il 
s'agenouilla  lui-même  sur  un  prie-Dieu  de  velours  à  crépines 
d'or.  Puis  ses  officiers  le  vêtirent  sur  place  d'un  roche! 
brodé,  d'une  riche  étole,  et  lui  mirent  en  main  sa  crosse 
épiscopale...  Alors,  toutes  les  cloches  s'arrêtèrent  et  toutes 
les  voix  se  turent  ;  l'abbé  récipiendaire  s'avança  vers  mon- 


120 


LECTURKS  DU  SOIR. 


seigneur  et  lui  adressa  un  discours  plein  d'éloquente  mo- 
destie, le  remerciant  des  grâces  divines  qu'il  allait  répandre 
sur  sa  propre  insuffisance...  Je  sentis  à  cette  improvisation 
quels  trésors  d'intelligence  le  comte  de  Divonne  avait  en- 
fouis à  la  Trappe,  et  comment  la  douleur  de  son  père  avait 
dû  être  inconsolable...  Chose  remarquable  et  touchante! 
cette  jeune  voix,  qui  se  tait  depuis  vingt  ans,  a  conservé 
toute  la  rudesse  de  l'accent  natal.  La  réponse  de  l'évèque  fut 
ce  que  sont  toutes  les  paroles  de  monseigneur  Angebault,  un 
modèle  de  cette  onction  pénétrante  qui  est  l'éloquence  du 
cœur...  Aussitôt,  les  moines  lui  offrirent  l'eau  bénite  et 
l'encens,  il  donna  l'accolade  à  l'abbé  qui  devenait  son  égal, 
se  plaça  avec  lui  sous  le  dais,  dont  les  abbés  assistants  pri- 
rent les  bâtons;  et,  traversant  les  deux  files  de  robes  noi- 
res et  blanches  qui  se  replièrent  à  sa  suite,  d'une  main  te- 
nant sa  crosse  au  sommet  enroulé  de  feuilles  d'or,  et  de 
l'autre  bénissant  encore  toutes  les  tètes  inclinées  à  droite 
et  à  gauche,  il  dirigea  la  longue  procession  vers  l'église, 
au  nouveau  bruit  des  cloches  remises  en  branle  et  des 
chants  joyeux  de  toute  la  communauté. 

Figurez-vous,  si  vous  pouvez,  ce  tableau  que  je  n'ou- 
blierai de  ma  vie,  mais  qu'il  me  serait  impossible  de  ren- 
dre :  cet  évêque  en  cheveux  blancs,  ce  groupe  de  quatre 
abbés,  ce  défilé  de  cent  vingt  moines,  le  crâne  hors  du  ca- 
puce,  les  mains  jointes  sur  la  poitrine,  et  les  voix  mon- 
tant au  ciel...  Joignez-y  la  multitude  agenouillée  par  terre, 
des  troupes  de  femmes  blanchissant  sur  les  hauteurs  voi- 
sines, le  demi-jour  fuyant  et  le  silence  mystérieux  d'un 
soir  d'automne,  les  dernières  rougeurs  du  couchant  enca- 
drées dans  l'arche  du  portail,  les  premières  étoiles  épa- 
nouies sur  l'azur  derrière  la  flèche  du  cloître,  les  cloches 
réveillant  à  toute  volée  les  échos  du  val  de  Bellefontaine  ; 
et  ne  direz-vous  [las  ici  comme  j'ai  dit  en  commençant, 
que  c'était  là  un  voyage  en  plein  moyen  âge,  à  quatre  ou 
cinq  cents  ans  du  dix-huitième  siècle?... 

J'allais,  au  sortir  de  la  chapelle,  emporter  cette  vision, 
quand  une  douce  main  me  retint  sur  la  porte. 

—  Restez,  me  dit  tout  bas  le  père  Marie-Bernard  ;  vous 
souperez  avec  monseigneur,  les  trois  abbés  et  une  dizaine 
de  l^rères  en  vacance  ;  vous  serez  seul  laïque,  et  cette  réu- 
nion vous  intéressera. 

C'était  m'offrir  de  toucher  ma  vision  du  doigt...  J'accep- 
tai avec  la  plus  vive  reconnaissance. 

Une  demi-heure  après,  j'étais  à  table  entre  l'abbé-général 
de  Mortagne  et  un  jeune  frère  de  la  Meilleraie.  J'avais  en 
face  de  moi  l'évèque  elles  abbés...  Le  récipiendaire  n'était 
point  là;  il  se  livrait  sans  doute  au  jeûne  et  à  la  prière. 
Sur  les  dix  religieux  qui  complétaient  la  réunion,  il  n'y  en 
avait  pas  non  plus  un  seul  de  Bellefontaine.  Nous  étions 
servis  par  l'hôtelier  et  par  sou  acolyte.  Le  souper  se  com- 
posait d'œufs  et  de  légumes,  de  riz  et  de  pâtisseries,  de 
fruits  et  de  vin  rouge.  La  table  était  éclairée  par  des  bou- 
gies dans  des  flambeaux  argentés. 

Mon  frac  noir  m'aurait  embarrassé  peut-être  au  milieu 
de  toutes  ces  robes  blanches,  mais  l'évèque  eut  à  peine  dit 
le  Benedicite,  que  mes  voisins  engagèrent  avec  moi  la  con- 
versation la  plus  aimable.  Us  me  parlèrent  voyages,  his- 
toire, littérature  et  même  journaux.  (Cette  lecture  est  un 
privilège  des  abbés.)  Le  frère  Joachim,  de  la  Meilleraie, 
m'avoua  qu'il  s'appelait  naguère  M.  Beaucbènc,  et  je  re- 
connus un  des  avocats  les  plus  brillants  du  barreau  d'.\n- 
gers. 

—  Ma  vocation  ne  date  pas  de  loin,  nous  dit-il  en  sou- 
riant de  la  meilleure  grâce.  Je  suis  mort  au  monde  le  jour 
où  la  polka  est  née  dans  la  capitale  de  l'Anjou.  Je  l'ai  dan- 


sée jusqu'à  minuit,  dans  un  grand  bal.  la  veille  même  de 
mon  départ  pour  la  Trappe. 

Un  trappiste  parlant  de  la  polka  !  Jugez  si  ma  vision 
s'évanouit  à  ces  mots  !  Mais  en  retombant  ainsi  du  moyen 
âge  au  dix-neuvième  siècle,  je  ne  faisais  que  passer  d'un 
étonnement  à  un  autre.  Mes  convives  ne  m'épargnèrent 
pas  les  contrastes  de  ce  genre,  et,  sauf  la  retenue  de  leur 
appétit  et  de  leurs  paroles,  je  pus  me  croire  dans  un  cercle 
d'hommes  du  monde  déguisés  en  religieux.  Je  ressemblais 
à  ce  lièvre  de  la  fable  qui  avait  retourné  la  lunette.  Ce  qui 
me  paraissait  maintenant  une  illusion,  c'étaient  ces  grands 
frocs  et  ces  têtes  rases,  et  celte  cloche  du  couvent  qui  tin- 
tait le  Miserere... 

Mais  bientôt  chacun  se  tut  pour  écouter  l'abbé  de  Staouèli, 
hoîiime  énergique  et  pâle,  sec  et  musculeux,  aux  traits 
fortement  accentués,  au  regard  sombre  et  pénétrant.  Il 
nous  raconta  l'installation  des  trappistes  dans  la  campagne 
d'Alger,  leurs  travaux  de  défrichement  et  de  construction, 
leurs  rapports  avec  les  colons  et  les  Arabes,  le  respect  de 
ceux-ci  pour  leurs  robes  blanches,  la  sympathie  de  l'armée 
et  surtout  du  maréchal  gouverneur,  leur  espérance  de  faire 
un  peu  de  bien  dans  cette  nouvelle  patrie,  d'y  mourir  en 
travaillant  à  la  vigne  du  Seigneur,  et  de  sentir  un  jour  les 
racines  de  la  croix  descendre  dans  leurs  tombeaux... 

A  ce  mol,  j'examinai  la  figure  maigre  et  livide  du  nar- 
rateur, ses  joues  remplies  d'ombres  et  ses  yeux  cerclés  de 
noir;  je  remarquai  qu'il  n'avait  pas  goûté  d'un  seul  mets, 
et  j'interrogeai  mon  voisin  sur  sa  santé... 

—  Depuis  deux  mois,  me  répondit-il  à  l'oreille,  l'insom- 
nie dévore  ses  nuits  et  la  fièvre  ses  jours.  En  ce  moment, 
sa  main  brûlerait  la  vôtre  comme  un  fer  rouge.  Il  n'en  suit 
pas  moins  ses  travaux  et  ses  pèlerinages...  Il  ne  s'arrêtera 
qu'en  touchant  son  but  ou  la  tombe.  C'est  une  foi  à  trans- 
porter les  montagnes,  une  volonté  à  soulever  le  monde... 
Le  climat  d'.Afrique  a  déjà  tué  ses  frères  les  plus  vigou- 
reux... Lui-même  n'est  soutenu  que  par  son  courage,  mais 
ce  courage  fait  reculer  la  mort  ! 

Je  restai  transi  d'admiration,  comme  dit  Montaigne,  et  je 
me  demandai  ce  que  sont,  près  d'un  tel  conquérant,  ceux 
qui  frappent  avec  l'épée. 

Le  souper  fini,  l'évèque  récita  les  grâces,  les  frères  échan- 
gèrent le  baiser  de  paix,  et  chacun  gagna  sou  lit.  Tout 
dormait  déjà  dans  le  couvent  si  agité  naguère,  pas  un 
bruit  n'y  troublait  la  profondeur  du  silence.  Le  clocher,  les 
édifices,  le  bois  et  la  campagne  nageaient  dans  un  éblouis- 
saut  clair  de  lune... 

En  rentrant  chez  le  père  Colon  (c'est  le  sobriquet  du 
garde,  mon  hôte),  je  trouvai  la  famille  assemblée  autour 
du  grand  foyer  vendéen.  Le  père,  assis  à  droite  de  l'àlre, 
coiffé  d'un  bonnet  qui  justifiait  amplement  son  nom  ;  la 
mère,  à  côté  de  lui,  filant  une  quenouillée  de  lin,  et  les 
filles  à  l'autre  bout,  achevant  quelque  ouvrage  pour  les 
bons  pères.  Il  y  avait  sur  cet  intérieur  propre  et  aisé,  comme 
un  reflet  du  calme  et  de  la  sérénité  du  cloître.  Un  soldat  de 
Larochejacquelein  anima  la  veillée  par  ses  souvenirs  de  la 
guerre  des  géants,  et  par  ses  regrets  nullement  dissimulés 
de  l'ancienne  cour,  où  il  avait  été  reçu  dans  son  costume 
de  villageois  et  embrassé  par  toute  la  famille  royak.  Je  re- 
connus dans  ce  vieillard  la  noble  indépendance  des  Ven- 
déens, ces  républicains  de  la  monarchie...  11  avait  dit  à 
Charles  X  de  bonnes  vérités  pour  sa  gouverne;  mais 
Charles  X  avait  ri  de  son  franc  parler,  et  l'avait  oublié  le 
lendemain,  et  le  lendemain ,  c'était  le  26  juillet  1830  !... 

Je  me  relirai  à  onze  heures  dans  ma  petite  chamltre  aux 
blanches  murailles,  et  je  m'endormis  sous  l'œil  de  la  ma- 
done aux  habits  dores,  en  faisant  une  lecture  de  circon- 


4 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


lît 


stance  dans  la  Trappe  mieux  connue,  parl'ablié  Péquinot. 

Ce  simple  et  savaut  ouvrage  résume  parfaitement  l'his- 
toire de  l'ordre.  Trois  grands  noms  la  dominent  :  samt  Be- 
uoit  comme  régulateur,  saint  Bernard  comme  fondateur, 
et  Bancé  comme  réformateur.  La  première  trappe  fut  éta- 
blie en  France,  vers  H40,  dans  la  vallée  de  ce  nom,  par 
Roirou  II,  comte  du  Perche.  Après  trois  siècles  de  prospé- 
rité, les  trappistes,  comme  tous  les  moines,  tombèrent 
dans  le  relâchement,  jusqu'à  l'époi^ue  où  Rancé  devint  leur 
abbé  commendataire.  On  nommait  ainsi  les  abbés  qui  n'en 
avaient  que  le  titre  et  les  revenus,  et  qui  s'amusaient  dans 
le  monde  pendant  que  leurs  frères  s'amusaient  au  couvent. 

La  vie  et  la  conversion  de  Rancé  sont  assez  célèbres 
pour  qu'il  suffise  d'en  rappeler  quelques  circonslances. 
Armand  le  ni.uihillier  de  Rancé  naquiten  iG2l),  d'une  des 
plus  illuslres  familles  du  royaume.  Le  cardinal  de  Richelieu 
fut  son  parrain.  A  huit  ans,  il  lisait  les  poêles  de  la  Grèce 
et  de  Rome,  et  il  concourait  avec  des  larbons  pour  un  bé- 
Défîce.  Le  père  Caiissin,  son  examinateur,  lui  présenta 
l'Iliade  qu'il  traduisit  à  livre  ouvert.  Le  jésuite  crut  qu'il 
lisait  sur  le  lalin  placé  en  regard  du  texte.  Il  mit  dessus  les 
gants  du  bambin;  mais  celui-ci  continua  sans  broncher  sa 
traduction.  Alors  le  père  l'embrassa  avec  enthousiasme,  et 
Rancé  eut  le  bénéfice.  A  douze  ans,  il  publia  une  version 
d'Anacréon  avec  un  très-savant  commentaire  ;  il  vainquit 
Bossuet  dans  son  examen  de  licence.  Il  brilla  bientôt  à 
Lhôtel  Rambouillet,  et  lâcha  la  bride  à  toutes  ses  passions 
et  à  tous  ses  talents.  Tantôt  à  la  cour  de  Versailles,  tantôt  à 
sa  magnifique  terre  de  Veretz,  près  de  Tours,  il  allait  de 
fête  en  fête  et  de  plaisir  en  plaisir.  «  Un  jour,  dit  M.  de 
Chateaubriand,  avec  trois  gentilshommes  de  son  âge  ,  il 
résolut  d'entreprendre  un  voyage,  à  l'imitation  des  cheva- 
liers de  la  Table-Ronde  ;  ils  firent  une  bourse  en  commun 
et  se  préparèrent  à  courir  les  aventures  :  le  projet  s'en  allu 
en  fumée.  Il  n'y  avait  pas  loin  de  ces  rêves  de  la  jeunesse 
aux  réalités  de  la  Trappe.  Un  autre  jour,  derrière  Notre- 
Dame,  à  la  pointe  de  l'ile,  il  abattait  des  oiseaux  :  d'au- 
tres chasseurs  tirèrent  sur  lui  du  bord  opposé  de  la  ri- 
vière; il  fut  frappé;  il  ne  dut  la  vie  qu'à  la  chaîne  d'scier 
de  sa  gibecière  : 

—  Oue  serais-je  devenu,  dit-il,  si  Dieu  m'avait  appelé 
dans  ce  moment? 

Ce  fut  là  son  premier  mouvement  de  conversion.  Prêtre 
ileiiuis  IGol,  il  n'en  continua  pas  moins  sa  vie  désordonnée, 
€  chassant  le  matin  comme  un  diable,  et  prêchant  le  soir 
comme  un  ange  »,  portant,  au  lieu  de  la  soutane  de  bure, 
un  justaucorps  de  velours  violet,  deux  émeraudes  à  ses 
manchettes,  un  diamant  de  prix  à  son  doigt,  l'épée  au 
côté,  des  pistolets  à  l'arçon  de  sa  selle,  les  cheveux  sur 
les  épaules,  frisés  et  parfumés.  »  S  il  prenait  un  justaucorps 
de  velours  noir,  avec  des  boulons  d'or,  il  croyait  beaucoup 
faire,  dit  dom  Gervaise.  Pour  la  messe,  il  la  disait  peu.  » 

Ce  fut  alors  qu'il  se  lia  avec  cette  belle  duchesse  de 
Montbazon,  qui  voulait  qu'on  la  jetât  dans  la  rivière  à  trente 
ans,  comme  n'étant  plus  bonne  à  rien.  Elle  abusa,  dit-on, 
de  la  bourse  autant  que  de  la  passion  de  Rancé.  Le  fait  est 
que  cette  passion  absorba  sa  vie  entière.  «  11  passait  sou- 
vent, continue  le  père  Gervaise,  les  nuits  au  jeu  ou  avec 
elle.  Cette  familiarité  fit  bien  des  jaloux.  On  en  pensa  et 
l'on  en  dit  tout  ce  qu'on  voulut,  peut-être  trop...  > 

Tout  à  coup  Rancé  apprend  que  M"»  de  Montbazon  est 
malade.  Il  accourt  effrayé,  s'élance  dans  son  appartement, 
etqu'y  trouve-t-il?  la  tête  adorée,  déjà  séparée  du  corps 
par  les  médecins  !  Tel  fut  son  délire,  à  cette  vue,  qu'il  jura 
de  quitter  le  monde,  emporta  le  crâne  de  la  duchesse,  et 
passa  trente-sept  ans  aie  contempler  dans  la  solitude, 


Il  faut  dire  que  ce  récit,  popularisé  par  Daniel  Larroque, 
a  été  démenti  par  Saint-Simon.  Suivant  ce  dernier,  Rancé 
assista  à  la  mort  de  son  amie,  la  vit  recevoir  les  sacre- 
ments, et  fut  si  louché  de  son  repentir,  que,  déjà  tiraillé 
entre  Dieu  et  les  hommes,  il  résolut  d'être  enfin  tout  à 
Dieu.  €  Il  ne  serait  pas  néanmoins  invTaisemblable ,  dit 
M.  de  Chateaubriand  ,  qu'après  le  décès  de  il""*  de  Mont- 
bazon, Rancé  eût  obtenu  la  relique  qu'il  avait  tant  aimée.» 
Bossuet  ne  faisait-il  pas  allusion  à  celte  relique,  lorsque 
envoyant  au  réformateur  ses  oraisons  funèbres  de  lareiue 
d'Angleterre  et  de  M""  Henriette,  il  lui  disait  en  son  style 
formidable  :  t  Vous  pouvez  les  regarder  comme  deux  têtes 
de  mort  assez  touchantes.  »  On  a  prétendu  enfin  qu'après 
la  mort  de  Rancé  lui-même  on  montrait  encore  à  la  Trappe, 
dans  la  chambre  de  ses  succe.«.seurs,  le  crâne  de  .M""  de 
.Monlbazon;  mais  ce  fait  est  repoussé  avec  énergie  par 
tous  les  supérieurs  de  l'ordre,  jusqu'à  M.  le  comte  de  Di- 
Yonne  inclusivement. 


M.  te  comte  de  la  Forèt-Divoiine,  abbé  de  la  Trappe  de 
Dellefoniaine,  installé  le  28  octobre  1815. 

Quoiqu'il  en  soit,  Rancé  ne  put  oublier  la  belle  duchesse. 
Retiré  à  Veretz,  il  passa  les  jours  et  les  nuits  à  l'appeler 
par  son  nom.  Il  demanda  aux  sciences  occultes  un  moven 


ii'i 


LECTURES  DU  SOIR. 


de  ressiiscilor  son  fanlôme  (1).  Puis  voyant  f]u'e//e  était 
allée  à  l'infidélité  éternelle,  il  quitta  ses  habits  de  cour 
pour  le  froc  de  bure,  et  il  entreprit  de  réformer  ainsi  que 
lui-même  l'ordre  perverti  dont  il  était  abbé. 

Lorsqu'il  arriva  à  la  grande  Trappe,  elle  ressemblait  à 
imc  prison  ravagée  par  des  bandits.  Les  planchers  étaient 
pourris  et  rompus,  les  escaliers  remplacés  par  des  échelles, 
les  loils  concaves  et  pleins  d'eau,  le  dortoir  habité  par  les 
oiseaux  de  nuit,  la  chapelle  en  ruine,  le  jardin  et  les  chanijs 
en  friche,  les  salles  changées  en  écuries,  les  cloîtres  en 
celliers,  le  réfectoire  en  jeu  de  boule.  Chacun  se  logeait  où 
il  pouvait  et  où  il  voulait.  Plus  de  règle,  ni  de  travail,  ni 
de  prière,  ni  de  silence.  Les  frères  passaient  les  jours  à 
boire  et  à  manger,  à  chasser  et  à  rire,  pêle-mêle  avec  les 
séculiers  et  surtout  avec  les  séculières.  Leur  négligence 
avait  converti  une  eau  vive  en  marais  qui  empestait  l'air,  si 
bien  qu'ils  n'étaient  plus  que  sept  à  dépenser  le  reste  de 
leurs  revenus. 

11  était  plus  difficile  de  débrouiller  un  tel  chaos  que  de 
créer  une  nouvelle  abbaye...  liancé  y  parvint  cependant, 
mais  avec  quelles  peines  et  quels  périls!  Ses  moines  l'in- 
sultèrent, le  battirent,  voulurent  l'empoisonner  et  le  jeter 
dans  les  étangs.  Un  colonel  de  cavalerie  lui  offrit  main- 
forte.  11  refusa,  jurant  de  vaincre  avec  les  armes  spirituelles. 
Il  obtint  enfin  la  retraite  des  sept  démons,  moyennant  une 
pension  viagère,  et  il  les  remplaça  par  des  Irères  de  l'É- 
troite-Observance  de  Citeaux ,  qui  purgèrent  cette  étable 
d'Augias,  Rancé  s'imposa  comme  à  eux-mêmes  toutes  les 
rigueurs  de  sa  réforme,  qui  devint  et  qui  est  encore  la  règle 
de  toutes  les  maisons  de  la  Trappe.  L'amant  de  M""«  de 
Montbazon  mourut  à  soixanle-dix-sept  ans,  sur  la  paille  et 
sur  la  cendre,  dans  la  quarantième  année  de  sa  dure  péni- 
tence... 

Lors  de  la  suppression  des  maisons  religieuses,  en  1590, 
toutes  les  communes  voisines  des  couvents  de  la  Trappe  en 
demandèrent  la  conservation.  Les  rapporteurs  à  l'Assem- 
blée nationale  convinrent  que  la  religion  seule  remplissait 
l'àme  des  frères,  que  la  plupart  étaient  d'une  piété  calme 
et  touchante,  et  que  tous  aimaient  du  fond  du  cœur  leur 
étal,  «  qui,  en  effet,  doit  bien  avoir  ses  cAarmM.»  (Textuel.) 
Si  la  Révolution  avait  osé  faire  une  exception,  elle  aurait 
donc  épargné  les  trappistes  ;  mais  il  fallut  les  envelopper 
dans  la  règle  générale,  et  dom  Augustin  de  Lestrange,leur 
futur  abbé,  les  assemblant  dans  la  fameuse  grotte  de  Saint- 
Bernard,  les  décida  à  le  suivre  aux  monts  hospitaliers  de 
rilelvétie. 

Les  moines  arrosèrent  de  larmes  le  tombeau  de  Rancé, 
et  se  mirent  en  roule  avec  un  sac  de  nuit  pour  chacun,  une 
charrette  pour  les  faibles  et  les  malades,  un  bàtou  pour  les 
forts,  et  la  grâce  de  Dieu  pour  tous...  Ils  firent  ainsi  les 
centaines  de  lieues  qui  les  séparaient  du  terme  de  leur  pè- 
lerinage. 

Spectacle  édifiant  au  milieu  de  l'orgie  révolutionnaire, 
que  cette  solitude  ambulante  où  se  pratiquaient  sur  les 
grands  chemins  tous  les  exercices  de  la  règle  :  le  silence, 
la  lecture,  l'office  de  jour  et  de  nuit,  le  chapitre  des  coul- 
pes,  et  le  travail  même,  qui  consistait  à  faire  de  la  charpie 


(i)  «  Un  jour  qu'il  se  promenait  dans  l'avenue  de  son  château,  il 
lui  sembla  voir  un  grand  feu  qui  avait  prii)  aux  b.liimenis  de  la  l>.is8e- 
cour.  Il  y  vole.  1-e  feu  diminue  i  mesure  qu'il  en  approchi' ;  à  une 
certaine  distance,  l'embrasement  disparaît  et  se  chaiipe  en  un  lac  de  fou 
au  milieu  duquel  g'elève  Â  demi-corps  une  femme  dévorée  par  lei 
flammes.  I  a  frayeur  le  saisit  ;  il  reprend  en  courant  le  chemin  de  la 
maison  ;  en  arrivant,  les  forces  lui  manquent,  il  se  jette  sur  un  lit  :  il 
était  tcllemnii  hors  de  lui,  qu'on  De  put  dans  le  premier  momeni  lui 
arracher  une  parole.  » 


pour  les  malheureux  qu'on  allait  adopter  sur  la  terre  étran- 
gère... 

Souvent  raillés  et  persécutés  le  long  de  la  route,  mena- 
cés plus  d'une  fois  de  la  prison  et  de  la  mort,  les  moines 
pas.^ent  enfin  la  frontière  sains  et  saufs.  Us  gagnent  alors 
un  bois  écarté,  s'y  embrassent  avec  eflusion  et  remercient 
Dieu  à  deux  genoux...  Puis  ils  l'implorent  pour  la  terre  qui 
les  chasse  et  pour  celle  qui  les  accueille.  Enfin  ils  arrivent 
d'étape  en  étape,  c'est-à-dire  de  prière  en  prière,  jusqu'à 
la  Val-Sainte,  au  canton  de  Fribourg.  Là,  ces  humbles  con- 
quérants plantent  une  croix  de  bois,  centre  et  base  de  leur 
nouvel  empire,  et  ils  fondent  le  monastère  qui  a  donné 
tant  de  colonies  à  l'Angleterre,  à  la  Belgique,  au  Piémont 
et  à  l'Espagne. 

Dès  que  Napoléon  fut  sacré  par  le  pape,  Augustin  de 
Lestrange  vint  lui  demander  le  rétablissement  des  trap- 
pistes. 

—  Rentrez  en  France,  répondit  le  grand  homme,  il  faut 
un  asile  aux  douleurs  irréparables  et  un  refuge  aux  ima- 
ginations exallées  ! 

Et  lui-même  dota  de  sommes  considérables  toutes  les 
trappes  de  son  vaste  empire.  Malheureusement,  les  des- 
potes sont  capricieux.  Napoléon  persécuta  bientôt  pour  son 
indépendance  l'homme  qu'il  avait  si  bien  reçu,  il  l'incar- 
céra, mit  sa  tête  à  prix,  dispersa  sou  troupeau,  et  M.  de 
Lestrange,  après  avoir  erré  jusqu'au  fond  de  l'Amérique, 
ne  revint  en  France  qu'en  1817. 

Ce  fut  alors  que  les  trappistes  réintégrés  se  partagèrent 
entre  les  couvents  de  Mortagne  dans  le  Perche,  de  Meille- 
raie  en  Bretagne,  et  de  Bellefontaine  en  Vendée. 

Dire  combien  leurs  commencements  furent  misérables 
serait  chose  impossible.  (I  ne  restait  plus  de  la  grande 
Trappe  qu'un  amas  de  débris  où  croassaient  les  oiseaux  de 
proie,  où  les  bêles  fauves  avaient  creusé  leurs  tannières.  Le 
lierre  et  la  ronce  festonnaient  les  ruines  de  la  chapelle.  Les 
tombes  mêmes  avaient  été  violées  et  la  cendre  des  morts  je- 
tée au  vent.  Il  fallut  loger  le  roi  des  rois  dans  une  grange  qui 
dut  lui  rappeler  Bethléem.  Les  frères  eux-mêmes  gîtèrent 
comme  ils  purent  dans  les  étables,  et  souffrirent  ainsi  les 
glaces  de  l'hiver  et  les  ardeurs  de  l'été.  Cependant  ils 
avaient  leurs  bras  et  leur  courage,  ils  se  mirent  à  l'œuvre 
avec  la  patiente  adresse  des  castors,  et  ils  releNèrent  pierre 
à  pierre  leurs  couvents  démolis.  .Vujourd'bui  les  nouvelles 
églises  .sont  consacrées,  et  les  édifices  en  parfait  état  ;  les 
terres,  rachetées  pièce  à  pièce,  les  landes  fertilisées  ont 
retrouvé  leurs  épis  d'or;  et  les  religieux  des  trois  monastè- 
res, à  côté  de  leurs  lits  de  planches,  de  leur  tombe  ouverte 
et  de  leur  pain  bis,  ont  des  aumônes  pour  tous  les  pauvres, 
des  soins  pour  tous  les  malades,  un  bon  feu,  un  bon  lit  et 
une  bonne  table  pour  tous  les  voyageurs. 

Il  va  sans  dire  que  le  nombre  des  moines  s'est  accru 
d'année  en  année  depuis  trente  ans.  Il  se  décuplerait  à 
Bellefontaine,  s'il  n'était  limité  par  re.«pace  et  par  les  diffi- 
cultés de  l'admission.  Nous  l'avons  déjà  dit,  n'est  pas  trap- 
piste qui  veut.  La  longueur  du  noviciat  en  est  la  meilleure 
preuve. 

L'aspirant  n'est  d'abord  admis  qu'à  l'hôtellerie  comme 
simple  observateur.  S'il  persiste,  on  lui  fait  renouveler  sa 
demande  et  on  lui  permet  de  sunre  les  exercices  du  cou- 
vent. S'il  |)ersisie  encore,  on  l'appelle  au  chapitre  devant 
toute  h  communauté. 

—  Que  demandez-vous?  {quid  petis?)  lui  dit  le  supé- 
rieur. 

—  La  miséricorde  de  Dieu  et  la  vôtre,  répond-il,  la  face 
contre  ferre. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


123 


Néanmoins,  il  conserve  encore  longtemps  les  habits  sé- 
culiers ;  puis  il  revèl  la  rolie  des  novices.  On  lui  explique 
chaquejour  les  sévérités  de  la  règle  ;  on  lui  fait  renouveler 
tous  les  trois  mois  ses  pétitions  solennelles  ;  on  lui  rappelle 
à  chaque  fois  qu'il  est  encore  libre  et  combien  ses  engage- 
ments seront  rigoureux.  A  la  dernière  fois  enfin,  on  lui  ré- 
pète qu'ils  vont  devenir  irrévocables,  et  on  lui  laisse  en- 
core huit  jours  pour  rester  ou  se  retirer.  Alors  seulement 
il  est  admis  à  la  vêture.  Il  s'y  présente  avec  l'habit  qu'il 
portait  autrefois  :  en  frac,  s'il  a|)parlenait  au  monde  ;  en 
soutane,  s'il  tenait  au  clergé  ;  en  uniforme,  avec  ses  armes 
et  ses  décorations,  s'il  était  militaire.  Cette  dernière  cir- 
constance est  particulièrement  saisissante  ,  car  le  renon- 
cement à  la  gloire  est  ce  qui  coûte  le  plus  à  l'homme. 

—  Que  demandez-vous?  lui  dit  pour  la  dernière  fois 
l'abbé. 

—  La  miséricorde  divine,  répond-il  encore. 

Aussitôt  ses  cheveux  tombent  sous  le  rasoir,  ses  habits 
et  ses  insignes  sont  déchirés  et  brûlés. . .  Le  froc  de  laine  les 
remplace,  et  sera  désormais  son  linceul,  comme  on  le  lui 
indique  en  récitant  les  prières  des  morts...  Mais  souvent 
l'abbé  refuse  au  novice  la  profession  pendant  de  longues 
années.  Après  six  ans  d'épreuves  les  plus  édiûantes,  et  à 
cause  de  l'ardeur  même  de  sa  vocation,  mon  ami,  le  frère 
Bernardin,  n'a  pu  faire  ses  vœux  qu'en  mourant,  sur  le 
lit  de  paille  et  de  cendre. 

On  sait  que  la  révolution  de  Juillet  a  respecté  tous  les 
couvents  de  la  Trappe,  sauf  l'exclusion  des  étrangers  de  la 
Meilleraie,  et  quelques  visites  domiciliaires,  fort  inutiles, 
en  1852.  Là  où  Ton  cherchait  des  fusils  et  de  la  poudre,  on 
ne  trouva  de  caché  que  des  cilices  et  des  disciplines.  Quant 
aux  Irlandais  chassés  de  Bref.igoe,  ils  ont  formé  dans  leur 
pays  un  établissement  qui  prospère  de  jour  en  jour. 

Bercé  par  les  souvenirs  de  cette  lecture,  je  rêvai  toute  la 
nuit  de  robes  blanches  et  de  robes  noires .  I>e  lendemain  les 
cloches  du  couvent  me  réveillèrent  au  point  du  jour.  J'allai 
voir  le  soleil  se  lever  dans  les  grandes  bruyères,  et  arriver, 
des  quatre  points  de  l'horizon,  le  concours  de  prêtres,  de 
châtelains  et  de  paysans  qui  affluaient  pour  la  cérémonie. 
Toutes  les  opinions,  comme  toutes  les  classes,  s'y  étaient 
donné  rendez-vous.  D'un  côté,  venaient  M.  de  Rivière,  parti 
le  matin  du  Couboureau,  M.  Tristan-Martin,  le  savant  6!s 
(iu  lieutenant  de  Charette,  M.  le  marquis  de  Civrac,  descen- 
dant de  l'accusé  de  1853,  M.  Moricet,  qui  reçut  dans  ses 
bras  Cathelineau  assassiné  ;  de  l'autre  côté,  s'avançaient  les 
oiticiers  de  la  garnison  de  Beaupréau,  courtoisement  invi- 
tés par  les  révérends  pères,  et  MM.  les  bous  gendarmes 
qui  s'invitent  eux-mêmes  à  toutes  les  fêtes. 

En  descendant  de  leurs  humbles  équipages,  les  pasteurs 
villageois  donnaient  l'accolade  aux  religieux,  puis,  tirant 
de  leur  sac  de  nuit  surplis  et  bonnets  carrés,  la  plupart 
faisaient  en  plein  air  leur  toilette  sacerdotale...  Tous  ceux 
qui  voulaient  déjeuner  trouvaient  leur  couvert  à  l'hôtel- 
lerie. 

Enfin  huit  heures  sonnèrent  et  la  grande  cérémonie  com- 
mença. Quand  j'entrai  dans  la  chapelle,  les  cent  vingt 
moines  occupaient  leurs  stalles  dans  la  nef,  les  frères  blancs 
le  long  du  mur,  et  à  leurs  pieds  les  frères  noirs.  Au  centre 
étaient  assis  une  centaine  de  prêtres  en  surplis  et  en  bon- 
nets carrés.  Les  deux  bas-côtés  étaient  occupés  par  tous 
les  assistants  laïques,  au  premier  rang  desquels  l'hôtelier 
m'avait  réservé  une  place  excellente. 

A  gauche  du  maitre-autel ,  décoré  des  armes  épiscopales, 
le  Irône  de  l'évèque  s'élevait  sous  un  dais  de  soie  rouge. 
A  droite  était  dressée  une  table  entourée  de  mousseline,  et 
supportant  des  objets  symboliques,  dont  le  sens  me  fut 


expliqué  plus  tard  :  c'étaient  un  pain  et  un  baril  dorés,  un 
pain  et  un  baril  argentés.  On  y  voyait  aussi  les  gants  de 
l'abbé  récipiendaire,  en  peau  blanche  brodée  d'argent,  sa 
mitre  en  argent  moiré,  et  sa  crosse  euébèneà  feuilles  d'i- 
voire. 

L'évèque,  outre  ses  officiers  ordinaires,  était  entouré  de 
plusieurs  frères  de  chœur,  l'un  porte-crosse,  l'autre  porte- 
mitre,  celui-<;i  porte-livre,  celui-là  porte-queue,  etc.  L'abbé 
Augustin-Marie  avait  le  même  cortège,  sans  compter  les 
deux  abbés  assistants.  Toutes  ces  coules  blanches,  aux 
larg'  s  plis,  faisaient  un  merveilleux  eflet  dans  le  chœur, 
à  côté  des  ornements  d'or  et  d'argent  éclairés  par  un  beau 
soleil,  dont  les  rayons  traversaient,  comme  des  regards 
curieux,  le  kaléidoscope  des  vitraux. 

Après  s'être  fait  habiller  par  ses  officiers  sur  son  trône, 
l'évèque  donna  les  ordres  mineurs  à  deux  jeunes  frères. 
Chacun  d'eux  alla  sonner  la  cloche,  en  signe  de  leur  en- 
trée au  service  du  Seigneur,  et  puis  fermer  à  clef  les  portes 
de  la  chapelle,  en  signe  de  leur  emprisonnement  dans  le 
sanctuaire. 

Cette  courte  cérémonie  achevée.  l'évèque  renouvela  sa 
foilletle  au  grand  autel,  et  les  abbés  assistants  firent  celle 
du  récipiendaire  à  l'un  des  autels  latéraux.  Des  deux  côtés, 
c'était'nt  les  mêmes  ornements  :  les  sandales  brodées, 
l'aube  de  dentelle,  le  mantelet  de  soie,  l'élole  et  la  chape. 
Mais  tout  était  rouge  et  brodé  d'or  pour  l'évèque,  tout  était 
blanc  et  brodé  d'argent  pour  l'abbé.  Celui-ci,  dépouillé 
seulement  de  sa  coule,  avait  gardé  son  froc  et  son  scapu- 
laire.  Les  supérieurs  assistants  s'habillèrent  à  leur  tour  et 
pareillement  devant  deux  autres  autels. 

Quand  les  quatre  personnages  se  trouvèrent  en  grande 
tenue,  on  mit  un  fauteuil  devant  l'autel,  et  l'évèque  s'y 
assit  la  mitre  en  tête  et  la  crosse  à  la  main.  Alors  les  trois 
abbés  en  chape,  entourés  des  aines  du  couvent ,  se  pré- 
sentèrent solennellement  à  monseigneur,  et  lui  demandè- 
rent de  vouloir  bien  ordonner  le  nouveau  supérieur  de 
Bellefontaine.  M.  Angebault  reçut  le  procès-verbal  de  l'élec- 
tion, et  le  père  Augustin  se  prosterna  devant  lui  sur  la 
dernière  marche  de  l'autel.  Aussitôt  le  porte  livre,  age- 
nouillé, ouvrit  le  Pontifical  romain  qu'il  appuya  sur  sa 
tète,  et  le  dialogue  suivant  s'établit  entre  le  vieux  prélat 
et  le  jeune  abbé.  (  Il  va  sans  dire  que  nous  traduisons  tout 
ceci  du  latin)  : 

—  Voulez-vous  observer  et  faire  observer  à  vos  frères 
la  règle  reconnue  à  Notre-Dame  de  la  Trappe? 

—  Je  le  veux  [volo). 

—  Voulez-vous  observer  et  faire  observer  à  vos  frères 
la  charité,  la  sobriété,  l'humilité  et  la  patience? 

—  Je  le  veux. 

—  Voulez-vous  distribuer  aux  pauvres  et  aux  étrangers 
tout  le  fruit  de  vos  travaux  et  de  ceux  de  vos  frères? 

—  Je  le  veux. 

—  Voulez-vous  rester  et  maintenir  vos  frères  dans  l'o- 
béissance et  dans  la  fidélité  à  notre  saint  Père  le  pape  et  à 
ses  successeurs,  à  l'évèque  de  ce  diocèse  et  à  ses  succes- 
seurs? 

—  Je  le  veux,  etc.,  etc. 

Le  récipiendaire  baise  la  main  de  monseigneur,  se  relève 
etregagne  l'autel  latéral.  Nouvelle  toilette  de  partetd'autre. 
Cette  fois  la  chasuble  remplace  la  chape,  et  l'évèque  et 
l'abbé  commencent  la  messe  en  même  temps.  Cette  double 
cérémonie  est  d'une  solennité  particulière. 

Au  bout  d'un  quart  d'heure,  l'abbé,  toujours  avec  ses 
assistants,  revient  au  bas  du  maitre-autel.  Il  se  couche  de 
son  long  sur  les  marches,  avec  tous  ses  ornements,  comme 
un  mort  renversé  dans  sa  bière.  Puis  l'évèque  entonne  les 


124 


LECTURES  DU  SOIR. 


prières  fu^cbres ,  et  toutes  les  voix  de  la  communauté  les 
psalmodient  à  deux  chœurs.  Elles  récitent  ainsi  lentement 
le  Miserere,  le  De  profuridis  et  les  litanies.  Il  faut  avoir 
entendu  ces  voix  solennelles  et  terribles,  pour  s'en  figurer 
Teffet  dans  un  tel  moment,  sur  cet  homme  enseveli  dans 
l'argent  et  dans  la  soi?,  devant  ce  prélat  et  ces  officiers 
ruissela:! là  d'or,  en  présence  de  celte  multitude  en  féie.  aa 
milieu  de  cette  chapelle  éblouissante  de  soleil!  C'étaient 
toutes  les  lamentations  de  la  pénilence  et  de  la  mort,  au 
sein  de  lotiles  les  splendeurs  de  la  richesse  et  de  la  vie. 
Jamais  le  renoncement  au  monde  ne  fut  représenté  par 
des  contrastes  plus  saisissants. 

L'al'bé  ressuscite  en6n,  mais  pour  s'humilier...  il  donne 
à  laver  à  monseigneur,  et  les  deux  messes  continuent. 
Bientôt  un  frère  va  prendre  les  pams  et  les  barils  dores  et 
argentés  sur  la  table,  dei:x  autres  frères  l'escortent,  per- 
lant d'énormes  cierges  allumés.  L'abbé  roNient  entre  eux 
s'agenouiller  aux  pieds  de  l'évèque  et  lui  présente  les  barils 
el  les  pains.  Celui-ci  les  reçoit,  les  bénit,  et  ils  sont  déposés 
sur  l'autel.  Cette  otTrande,  m'a  dit  un  prctre,  esl  le  sym- 
bole du  saint  sacrifice.  Elle  pourrait  bien  être  aussi  le  sou- 
venir de  l'hommage  féodal  que  les  abbés  rendaient  jadis  aux 
évoques. 

.\  partir  de  ce  moment,  le  prélat  seul  continue  la  messe, 
l'abbé  la  suit  devant  un  prie-dieu,  au  centre  du  chœur, 
toujours  entre  ses  deux  assistants.  La  communion  arrive, 
et  c'est  là  le  sublime  de  la  cfrémonie.  L'abbé  va  le  premier 
recevoir  l'hostie  des  mains  de  l'évèque,  les  abbés  assistants 
le  suivent,  cl  tous  trois  regagnent  leurs  places.  Alors  le 
premier  frère  blanc  quitte  sa  stalle,  salue  le  second  fr^Jre 
et  lui  donne  le  baiser  de  paix.  Le  second  frère  salue  le 
troisième  et  l'embrasse  à  son  iiuir,  et  ainsi  de  s;iile  jusqu'au 
dernier  novice...  Au  fur  et  à  nie,<ure,  et  dans  le  même  or- 
dre, les  frères  vont  s'agenouiller  et  communier,  quatre  par 
quatre,  au  pied  de  l'aulel.  Puis  ils  resîent  prosternés  daus 
le  chœur,  qui  se  trouve  ainsi  tout  plein  des  cent  vingt 
robes  ncires  et  blanches,  .aucune  panle  ne  remirait  un  tel 
tableau  ;  il  y  laudrail  le  pinceau  de  Uibera  ou  de  Lesueur. 

1^  communion  finie,  les  moines  regagnent  leurs  slalles, 
comme  ils  les  avaient  quittées,  et  l'on  procède  à  l'investi- 
ture de  la  milre,  de  la  crosse,  des  gants  et  de  l'anneau. 

Pour  la  quatrième  fois,  l'abbé  s'incline  devant  le  prélal, 
le  porle-mitre  et  le  porie-ganls  à  sa  droite,  le  porte-crosse 
et  le  pnrle-aaneau  à  sa  gauche.  Monseigneur  le  coiffe  de 
la  milre  en  lui  disant: 

«  Reçois  le  casque  de  la  force,  avec  les  défenses  de  l'un  et 
de  l'autre  Testament  ^coruibus  utriusquc  Testamenli.]  afin 
que,  le  visage  orné  el  la  tète  armée,  tu  apparaisses  lemLle 
aux  ennemis  de  la  foi.  » 

Puis  lui  remettant  la  crosse  d'ivoire  •  «  Reçois  le  bâton 
pasloral  pour  conduire  et  châtier  ton  troupeau. 

«  Reçois  les  gants  qui  doivent  conserver  tes  mains  sans 
tache,  suivant  le  précepte  el  l'exemple  de  Jésus-Chri??. 

«  Reçois  l'anneau,  signe  d'alliance  et  de  fidélité,  el  reste 
uni  au  Sauveur,  comme  l'Église,  son  inséparable  épouse.  » 

L'abbé  se  relève  alors,  investi  de  tous  ses  insignes; 
moines,  prêtres  et  assislanls  se  Ijvenl  comme  lui,  et  l'évè- 
que, suivi  des  supérieurs  et  des  officiers  de  l'autel,  !e  con- 
duit au  fauteuil  abbatial,  cù  il  l'intronise  à  la  Icte  de  la 
communauté. 


t  Reçois,  lui  dit-il,  le  libre  et  plein  pouvou"  de  gouver- 
ner ce  monastère  selon  sa  règle  et  selon  la  loi  divine.  » 

Aussitôt  loules  les  cloches  sont  mises  en  branle,  et  toutes 
les  voix  entonnent  léchant  triomphal  du  Te  Deum. 

Le  fauteuil  abbatial  étant  jusle  en  face  de  moi,  je  pus 
observer  à  l'aise  le  comte  de  Divonne.  Cest  un  bel  homme, 
aussi  jeune  que  son  âge,  au  visage  brun,  maigre  el  coloré, 
au  nez  très-effilé,  aux  pommelles  saillantes,  à  l'œil  noir  el 
profond,  aux  lèvres  minces  et  serrés  comme  par  le  silence. 
L'émotion  qu'il  dominait  à  peine  empourprait  vivement 
ses  joues,  el  donnait  à  toute  sa  personne  une  expression 
de  modeste  abattement. 

Je  reconnus  l'humble  moine  qui  avait  repoussé  le  sceptre 
avec  tant  de  larmes,  mais  aussi  l'homme  de  cœur  et  d'es- 
prit capable  de  le  porter  avec  douceur  cl  fermeté.  Son 
jeune  frère,  qui  l'avait  accompagné  pendant  toute  la  céré- 
monie, était  debout  à  sa  droite,  les  yeux  baissés  el  les  mains 
jointes.  Vous  sentez  avec  quel  intérêt  je  l'examinai  aussi.  Il 
porte  encore  ses  cheveux  de  dix-huit  ans,  el  il  réunit  tout 
ce  qi;i  fait  les  idoles  du  monde.  Il  a  préféré  l'obscurité  du 
cloilre,  aux  portes  duquel  il  a  laissé,  m'a-t-on  dit,  un  mil- 
lion. Eh  bien,  je  ne  fus  pas  tenté  de  le  regretter  pour  lui, 
tant  il  me  parut  heureux  de  son  sacrifice! 

.\près  le  Te  Deum,  l'abbé  intronisé  donna  la  bénédiction 
aux  assistants,  au  clergé  et  à  la  conununaulé.  Puis,  chaque 
frère  vint  à  son  tour  baiser  à  genoux  son  anneau  et  l'em- 
brasser dans  son  fauteuil.  Lui-même  alla  recevoir  à  l'autel 
l'accolade  de  l'évèque  ;  après  quoi  tous  deux  se  déshabillè- 
rent en  même  temps.  Quittant  l'argent  el  la  soie  qu'il  ne 
doit  plus  re\ctir  que  pour  aller  en  terre,  le  comte  de  Di- 
vonne reprit  sa  coule  de  grosse  laine  blanche,  el  adressa 
un  discours  de  remerciement  à  monseigneur  .\ngcbault. 
L'évèque  y  répondit  par  une  allocution  pathélique,  et  tout 
le  monde  laissa  le  nouveau  pasteur  avec  son  troupeau.  Il 
était  près  de  midi.  La  cérémonie  avait  duré  environ  trois 
heures. 

Une  heure  après,  un  diner  de  cent  cinquante  couverts 
élait  dressé  dans  le  réfectoire  des  moines.  Prélats,  curés, 
militaires,  châtelains  el  paysans  s'y  assirent  péîe-mèle. 
L'hôtelier  ser\  il  les  petits,  tandis  que  les  portiers  servaient 
les  grands.  On  mangea  tout  ce  qu'un  couvent  peut  apprê- 
ter de  légumes,  d'œufs,  de  fruits,  de  pâtisseries  el  de  fro- 
mages ;  le  tûuisaus  porcelaine  el  sans  argenterie,  mais  non 
sans  abondance  et  sans  délicatesse.  Un  religieux  lut  en 
chaire  avec  à-pro[»os  les  impressions  d'un  visiteur  à  la 
Trappe,  el  au  bout  de  vingt  minutes  de  réfection,  monsei- 
gneur Angebault  donna  le  signal  du  départ...  Les  appétits 
qui  n'avaient  pas  eu  le  temps  de  se  satisfaire  commencèrent 
ainsi  l'apprentissage  de  la  pénitence... 

J'allai  faire  mes  adieux  à  !a  tombe  de  mon  ami,  pendant 
que  la  foule  s'écoulait  par  toutes  les  routes,  el  je  parus  à 
mon  tour,  aprè^  avoir  embrassé  l'abbé  de  Divonne  el  le 
père  hôtelier, —  emportant  de  Bellcfontaine  un  souvenir 
ineffaçable ,  avec  la  plus  pressante  iavitation  d'y  revenir 
bientôt. 

Je  ne  sais,  madame,  si  j'ai  réussi  à  vous  faire  partager 
l'intérêt  du  souvenir.  Quant  à  l'invitation,  j'aurai  une 
charmante  raison  pour  m'y  rendre  :  c'est  que  le  château 
de  la  Nôc  esl  sur  :a  roule  du  couvent  de  Bellefonlaine. 

riTRE-CHEVAL!r:R. 


-MISÉE  Di:S  FA>III.LF„S. 


riô 


MSBC17ZIS  3D30  yHAïîCEa 

(du   12  DÉCEMBRE  AU  12   JANVIER.) 

TrtiTKKs  :  Diogêne,  J  l'Odéon.  -  Hiiloire  et  anecdotei.  -  acadbmiw  :  Les  prix  Montyon  et  Gobert.  —  M.  de  Rémnut  -  KicuoLor m  •  Umt  iwi. 
i.roch..  -  MM.  Charlet  et  Mennechet.  -  Lei  cbemini  de  fer  enropéew.  -  Le/chuiei.  -  Lei  relique.-  "ocTEtL«WTBMu 


L'ovénsm(>nl  liliéraire  du  mois  est  le 
succès  (iu  Diogêne  de  M.  F.  Pyal  au  se- 


Diogènc,  d'jiprès  Rembrandt. 

cond    Théâire-Françai?.  Le  tableau  ci- 
dessus  semble  avoir  été  fait  par  Rembrandt 


pour  représenter  la  scène  capitale  de  la 
nouvelle  comédie,  celle  où  Diogône,  vi- 


126 


LECTURES  DU  SOIR. 


sit6  dans  son  tonneau  par  le  cortège  d'As- 
pasie  :  Alcibiaile,  Demosthène,  Lysippe 
et  toutes  les  célébrités  d'Alliéncs,  leur 
porte  sa  lanterne  au  visage  sans  trouver 
un  seul  homme  dans  ces  illustres  bipè- 
des. C'est  le  cas  de  rappeler  l'elrange  vie 
du  philosophe  cynique,  dont  les  princi- 
paux traits  ont  été  mis  en  scène  par 
M.  Pyal  avec  cette  verve  mordante  qu'on 
lui  connaît. 

Diogéne  était  fils  d'un  changeur  de  Si- 
nope,  ville  de  l'Asie  Mineure.  Il  suivit 
d'abord  l'état  de  son  père,  et  si  bien  ou 
plutôt  si  mal,  que  tous  deux  furent  con- 
damnés pour  altération  de  monnaie.  Dio- 
géne s'enfuit  a  Athènes,  où  il  se  fit  dis- 
ciple d'Antislhène,  malgré  celui-ci ,  qui 
le  mit  à  la  porte  à  coups  de  bâton.  Dio- 
géne rentra  par  la  fenêtre,  et  lui  dit  qu'il 
ne  trouverait  jamais  de  bâton  assez  dur 
pour  sa  peau.  On  sait  qu'il  poussa  la  doc- 
trine de  Socrale  jusqu'au  cynisme,  vivant 
littéralement  comme  un  chien,  couvert  de 
quelques  haillons,  logé  diins  un  tonneau, 
avec  une  besace  pour  tout  bagage  et  une 
écuelle  pour  tout  mobilier.  Encore,  voyant 
un  jour  un  chien  boire  à  une  fontaine,  il 
bri.sa  son  tcuelle  comme  chose  superflue. 
Il  mendiait  sa  nourriture  aux  passants, 
et  quelquefois  aux  statues,  pour  s'habi- 
tuer aux  refus,  disait-il.  Une  fois  il  de- 
manda une  mine  (90  Ir.)  à  un  prodigue  : 
«  Pourquoi  tant  exiger  de  moi  quand  tu 
n'attends  des  autres  qu'une  obole?  — 
C'e.st  que  les  autres  pourront  encore  me 
donner  demain,  pendant  qu'il  ne  te  res- 
tera pas  même  une  obole.»  Le  riche  Mi- 
dias  l'ayant  souHleié  en  pleine  rue,  lui  dit 
d'aller  toucher  3,000  drachmes  chez  son 
banquier.  Le  lendemain,  il  s'arme  d'un 
gantelet  d'athlète,  assomme  Midias  et  lui 
rend  les  3,000  drachmes.  Il  raillait  tous 
les  autres  philosophes,  et  surtout  Platon. 
On  sait  que  ce  dernier  définit  l'homme 
un  animal  à  deux  pieds  sans  plumes  : 
Diogène  jeta  un  coq  plumé  dans  son 
école,  en  disant:  «Voilà  l'homme  de  Pla- 
ton.» Pris  dans  sa  vieillesse  par  des  pi- 
rates, Diogène  fut  acheté  par  le  Corintliicu 
Xéniade,  dont  il  éleva  les  fils  à  la  fa- 
çon d'Achille.  Il  revint  finir  ses  jours  au 
gymnase  de  Corinihe,  où  il  eut  sa  fa- 
meuse rencontre  avec  Alexandre.  «  De- 
mande-moi tout  ce  que  tu  voudras,  dit  le 
conquérant.  —  Ole-toi  de  monsoliil,  ré- 
pondit le  cynique.  —  Et  Alexandre  de 
s'écrier  :  Si  je  n't>l;iis  Alexandre,jo  vou- 
drais être  Diogène.»  Un  malin,  on  le 
trouva  mort  sur  la  place.  Il  avait  (juatre- 
vingt-dix  ans.  On  l'enterra  près  de  la 
porte  de  Corinihe,  et  l'on  mitsursatomte 
un  chien  en  marbre  de  Paros.  Ses  jilus 
célèbres  disciples  furent  Craies  et  Menan- 
dre. 

M.  Pyat,  dont  la  comédie  est  la  plus 
rude  satire  que  noire  scène  ait  vue  de- 
puis Molière,  a  fait  du  cynique  le  seul 
honnête  homnie  d'Athènes,  et  notrissani 
par  lui  les  lâches  et  les  voleurs  de  loui 
temps,  déguises  en  Athéniens,  il  a  donne 
au  philosophe  le  prix  de  la  vertu  dans 
l'amour  d'Aspasie.  Voilà  certes  delà  har- 
diesse, si  jamais  il  en  fut  !  Eh  bien  !  tout 
cela  est  si  généreux  dans  le  fond  et  si  ex- 
cellent dans  la  forme,  nue  "oui  c<la  a  été 


applaudi  sans  opposition. — Qu'on  dise  en- 
core que  les  œuvres  philosophiques  et  lit- 
téraires sont  impossibles  au  théâtre!— Il 
est  vrai  que  M.  Bocage  .s'est  surpassé  dans 
le  rôle  de  Diogène.  Il  faut  le  voir  en  son 
tonneau  sur  l'Agora,  pour  se  figurer  jus- 
qu'où peuvent  aller  la  chaleur  et  la  fi- 
nesse, la  profondeur  et  la  naïveté  dans  le 
jeu  d'un  comédien. 

M.  Pyat,  qui  fait  à  Sainte-Pélagie  ses 
six  mois  de  Jules  Janin,  a  appris  le  succès 
de  Diogène  par  le  directeur  même  de  sa 
prison,  qui  est  resté  à  l'Odéon  jusqu'à 
minuit  pour  rapporter  la  bonne  nouvelle 
à  son  pensionnaire...  El  comme  un  bon- 
heur ne  vient  jamais  seul,  on  répèle  déjà 
au  Palais-Royal  une  parodie  qui  pourrait 
bien  \aloir  la  pièce  en  son  genre,  si  elle 
est,  comme  on  nous  l'assure, de  MM.Vilu 
ei  Théodore  de  Banville.  Nous  n'en  vou- 
lons pour  garantie  que  les  nouvelles  poé- 
sies de  ce  dernier,  —  les  Stalactites,  que 
nous  venons  de  lire  en  épreuves  et  qui 
sont  tout  uniiuent  des  chefs-d'œuvre  de 
rhythme,  de  sentiment  et  de  fantaisie.  On 
ne  faisait  pas  mieux  les  vers  en  pleine 
Grèce,  et  si  Diogène  cherchait  aujour- 
d'hui ,  non-seulement  un  homme,  mais 
encore  un  poète,  il  éteindrait  certes  sa 
lanterne  en  lisant  les  Slalaclites. 

—  La  Bretagne  a  eu  les  honneurs  de  la 
vertu  à  la  séance  annuelle  de  l'Académie 
française,  en  la  personne  de  Jeanne  Jugan, 
domi'.-ti(ine  à  Saint-Servan,  près  Saiut- 
Malo,  et  d'Anne  Le  Sears,  femme  Le 
Taridec,  native  d'Ergué-Armel  (Finistère). 
La  première,  sans  autre  richesse  que  le 
travail  de  ses  mains,  a  trouvé  moyen  de 
fonder  et  d'entretenir  un  véritable  hos- 
pice pour  soixante-cinq  pauvres  et  ma- 
ladies, tous  logés,  nourris  et  soignés  par 
elle-même.  La  seconde  a  élevé  dans  sa 
petite  ferme,  de  80  fr.  d'arrérages,  seize 
enfants  trouvés, —  et  non-seulement  éle- 
vé, mais  instruit,  placé  et  dote  conve- 
nablement. —  Conunent  cela  ?  s'est  écrié 
M.  Dupin.  La  Providence  est  grande. 
Anne  et  Jeanne  sont  infatigables,  élo- 
quentes. Elles  ont,  outre  leur  travail,  les 
prières  et  les  larmes.  Elles  ont  leur  panier 
qu'elles  emporlent  sans  cesse  à  leur  bras, 
et  qu'elles  rapi'ortent  toujours  rempli  par 
la  charité  publique. 

De  telles  vertus  ne  mériteraient  pas 
seulement  le  prix  Montyon  ,  mais  les 
privilèges  d'une  sorte  de  noblesse  qui  en 
consacrerait  et  en  perpétuerait  la  tradition 
dans  les  fau)illes. 

—  M.  Ponsard  a  reçu  dans  cette  séance 
son  prix  tragique  de  10,000  fr  ,  non  sans 
quelques  restrictions  assez  rudes  de 
M.  Villemain  sur  le  mérite  de  Lucrèce.  Le 
premier  prix  GobcrI  ,  de  9,000  fr.  de 
renie,  a  été  continiu' à  M.  Aug.  Thierry, 
et  le  second,  de  1,000  fr.,  à  M.  Bazin. 

—  M.  de  Utmusai,  l'elcgant  disciple  de 
M.  Royi'r-Colhird,  vient  d'être  installé 
sans  conciinence  dans  le  fauteuil  acadé- 
mique lie  son  maître. 

— Tous  les  arts  ont  pris  le  deuil  de  M"" 
Paul  Delaroche,  fille  d'Horace  Vernel, 
que  l:t  mort  vient  deniever,  à  trente  ans, 
dans  la  fleur  de  la  jeunesse,  du  lalenl  et 
(le  la  venu.  Beauté  idéale,  musicienne 
consommée,  femme  angelique,  madame 


Delaroche  est  morte  deux  fois  pour  son 
mari.  Après  lui  avoir  fermé  les  yeux,  il 
lui  mettait  touies  ses  bagues  aux  doigts, 
suivant  sa  dernière  volonté,  lorsqu'il  la 
sentit  respirer,  remuer,  renaître  à  la  vie. 
Cruelle  joie,  qui  devait  doubler  la  dou- 
leur; le  lendemain,  madame  Delarocheex- 
pirail  pour  la  seconde  fois  et  sans  retour  ! 
Quelle  gliire  peut  consoler  un  homme 
d'une  semblable  épreuve! 

—  Le  Bélanger  de  la  peinture,  Charlel 
vient  aussi  de  mourir  avant  l'âge.  Ce  nom, 
si  justement  populaire,  n'a  pas  besoin  d'é- 
loges ;  mais  la  vie  et  le  caractère  de  Char- 
lel méritent  une  élude  spéciale.  On  la  trou- 
vera dans  le  prochain  numéro  du  Musée, 
avec  un  des  derniers  chefs-d'œuvreéchap- 
pésà  la  main  défaillante  de  Cbarlet. 

— Encore  une  mort  prématurée,  des  plus 
regrettables  !  c'est  celle  de  M.  Edouard 
Mennechet,  dont  nos  lecteurs  n'ont  pas 
oublié  les  Contes  charmanis.  Ancien  se- 
crétaire des  rois  LouisX  VIII  et  Charles X, 
M.  Mennechet  avait  sacrifié  en  1830  ses 
intérêts  à  sa  fidélité,  en  refusant  une 
belle  position  que  lui  offrait  M.  de  Tal- 
leyrand.  «  Je  vous  croyais  un  homme 
d'esprit  !  s'écria  le  diplomate.  —  Vous 
saurez  que  je  suis  un  homme  de  cœur!» 
répondit  l'homme  de  Icllres.  Cet  lu  roïs- 
me  est  chose  rare  de  nosjours.Depiiisls:iO, 
M.  Mennechet,  déployant  un  taloiii  égal 
à  son  courage,  avait  publié  le  magnifirjue 
Plutarque  français,  une  excellente  His- 
toire de  France ,  des  Contes  et  des  Comé- 
dies exquises.  Enfin,  il  avait  fondé,  on 
sait  avec  quel  éclat,  les  Matinées  littéraires 
où  tout  Paris  allait  l'entendre.  Le  cours 
qu'il  y  professait  va  paraître.  Nous  en 
rendrons  compte  à  nos  lecteurs,  à  (pii  d'a- 
vance nous  le  recommandons  en  toute 
sécurité.  Si  M.  Mennechet  n'était  pas  mort 
à  cinquante  ans,  il  avait  sa  place  marquée 
à  l'Académie  française.  H  était  complele- 
menl  le  vir  bonus  dicenJi  peritus  de  Cicé- 
ron  ;  l'homme  chez  lui  valait  l'auteur. 
C'est  un  témoignage  que  lui  rendent  les 
larmes  d'un  compatriote  et  d'un  ami. 
Puisse-t-il  adoucir  un  |k.'u  l'inconsolable 
douleur  de  sa  famille  ! 

—  Puisque  les  chemins  de  fer  sont  tou- 
jours la  furia  francese,  voici  un  relevé 
qui  intéressera  tout  le  monde  :  c'est  celui 
de  la  grande  ligne  vertébrale  qui  se  for- 
me en  Europe  depuis  l'embouchure  du 
Tage  jusqu'à  Kœnigsberg ,  capitale  de  la 
Prusse  orientale. 

Voiciledénombremenlet  les  longueurs 
des  tronçons  qui  composeront  cette  ligne 
gigantesque: 

1°  De  Lisbonne  à  Madrid,  par  Alcan- 
lara  ,  Almaraz,  Talavera,  Escalona,  ki- 
lomètres      560 

2»  De  Madrid  à  la  frontière  de 
France  près  Bayonne,  par  C^latayud 
et  Pam|»elune iOO 

30  De  Bayonne  à  Bordeaux 180 

i»  De  Bordeaux  à  Orléans  par.\n- 
goidême ,  Poitiers ,  Tours i60 

b'>  D'Orléans  i  Paris ,  ouvert  à  la 
circulation  depuis  18i3 t33 

tj"  La  grande  ligne  du  Nord,  de 
Paris  par  Creil,  Clermonl,  Amiens, 
Arras,  it  Lille  et  Valenciennes 33« 


MUSEF-  DES  FAMITJ.ES. 


127 


7°  De  la  frontière  de  France,  ou 
plutôt  de  Valencienuesà  Bruxelles.      84 

8*'  De  Bruxelles  à  Liège,  exécuté 
par  le  gouvernement  belge 76 

9°  De  Liège  à  Aix-la-Cliapelle  et 
à  Cologne;  livré  à  la  circulation  de- 
puis 18i3 166 

10°  De  Cologne  par  Minden ,  Ha- 
novre, Hidelsheiui  à  Brunswick;  en 
construction 336 

il»  De  Brunswick  par  Magde- 
bourg  à  Berlin  ;  terminé 160 

120  ue  Berlin  à  Steliin,  sur  la  mer 
Baltique  ;  totalement  termine 144 

130  De  Stettiu  par  Stolpe,  Dantzig. 
Elbing  à  Kœnigsberg;  en  exécution 
sous  la  conduite  des  ingénieurs  du 
gouvernement  prussien 385 

Longueur  totale  de  la  grande  li- 
gne européenne  ,  de  Lisbonne  par 
Madrid  ,  Bayonne  ,  Bordeaux  ,  Or- 
léans, Paris,  Bruxelles,  Aix-la-Cha- 
pelle, Cologue,  Hanovre,  Brunswick, 
Berlin,  Stettin,  Dantzig  à  Kœnigs- 
berg, trois  mille  quatre  cent  vingt 

kilomètres.  

3,4-20 

Outre  cette  grande  vertèbre  de  fer, 
nous  voyons  encore  se  former  à  travers 
l'Europe  deux  autres  lignes  longitudi- 
nales non  moins  importâmes,  mais  beau- 
coup moins  avancées.  La  première  serait 
la  ligne  centrale  partant  de  l'embou- 
chure de  la  Loire  et  passant  par  Pa- 
ris,  arrivant  au  Rhin  près  Mayence, 
traversant  les  provinces  intérieures  de 
l'Allemagne,  c'est-à-dire  la  Hesse,  la 
Turinge  et  la  Saxe,  coupant  la  Silesie  et 
passant  par  Breslau.  Cette  grande  ligne 
arriverait  sur  le  territoire  polonais,  près 
Wielun,  pour  se  souder,  à  Petrickau,avec 
la  ligne  de  Varsovie  à  Cracovie,  qui  est 
aujourd'hui  en  construction.  De  Varso- 
vie, cette  grande  ligne  centrale  euro- 
péenne devra  se  prolonger  à  travers  la 
Lithuanie  et  la  Russie  Blanche  jusqu'à 
Moscou  et  au  delà ,  pour  rencontrer  la 
grande  artère  navigable  des  États  de 
l'empereur,  la  mère  des  eaux  de  la  Rus- 
sie, le\Volga(en  russe,  Matuchka-VVolga). 

Quand  toutes  ces  lignes  seront  exécu- 
tées,  et  cela  ne  tardera  guère,  au  train 
dont  elles  marchent,  il  est  évident  qu'une 
grande  révolution  s'opérera  dans  les  com- 
munications des  peuples.  Les  guerres,  par 
exemple,  deviendront  très-difficiles  ou 
très-courtes,  et  le  commerce  internatio- 
nal prendra  des  dimensions  et  une  acti- 
vité qui  effrayent  l'imafiination;  à  moins 
cependant  que  les  viaducs  de  ces  belles 
lignes,  s'écroulant  comme  vient  de  faire 
celui  de  Barentinsur  le  chemin  du  Havre, 
n'engloutissent  des  milliers  de  voyageurs 
sous  leurs  débris,  et  que  les  catastrophes 
de  chemins  de  fer  ne  déciment  les  popu- 
lations, comme  autrefois  la  guerre,  la 
peste  et  la  famine... 

—  Les  chasses  sont  très-nombreuses 
et  très-brillantes  depuis  que  le  soleil  veut 
bien  nous  payer  l'arriére  de  la  dernière  sai- 
son. Eu  Vendée  surtout,  on  chasse  le 
loup,  le  cerf  et  le  sanglier  avec  tout  l'ap- 
pareil et  toute  l'ardeur  du  moyen  âge. 
Fatigues  de  l'inaction  d'une  longue  paix, 
les  (ils  de  ces  grands  capitaines  vendéens 


que  Napoléon  nommait  des  géants,  dé- ] 
chargent  le  trop  plein  de  leur  bravoure  r 
sur  les  jHJtites  et  grosses  bèies  du  bocage  1 
et  des  Marches  angevines.  Les  derniers  ] 
beaux  jours  des  mois  d'octobre,  de  novem-  > 
bre  et  de  décembre  1845ont  vu,dans  le  parc  ' 
Soubise  et  dans  la  forêt  de  Vezin  des  équipa- 
ges de  chasseurs,  de  pi(|ueurs  et  de  chiens 
(jui  .se  comptaient  par  centaines,  et  ou'iin  ■ 
brillant  cortège  de  châtelaines  accompa-  ' 
gnail  en  calèche,  à  travers  dix  et  quinze 
lieues  de  pays,  jusqu'au  solennel  et  terri-  j 
ble  moment  du  dernier  soupir  de  la  bète.  ' 
A  la  tète  de  ces  infatigables  cavalcades 
figure   ordinairement  le  général   de  La 
Rochejaquelf  in,  avec  sa  merveilleuse  ba-  j 
lafre  de  la  Moskowa;  et  rien  qu'à  voir  la  j 
superbe  façon  dont  il  lance  et  domine  ses  ; 
chevaux  et  ses  chiens,  dont  il  manie  la 
carabine  et  le  couteau  de  chasse,  on  re- 
connaît ce  digne  frère  du  héros  vendéen, 
dont  l'Empereur  fil  malgré  lui  un  de  ses 
meilleurs  capitaines. 

—  Le  prince  Albert,  mari  de  la  reine 
Victoria,  a  dernièrement  acheté  3,800  fr. 
l'habit  que  portait  l'amiral  Nelson  à  la 
bataille  de  Trafalgar.  On  a  rappelé  à  celte 
occasion  le  prix  excessif  de  quelques  re- 
liques illustres.  L'habit  de  Charles  XII 
à  Pultawa  fut  vendu,  en  1825,  à  Edim- 
bourg, 560,000  francs;  en  1816,  lord 
Shaffesbury  paya  16,550  fr.  une  dent  de 
Newton  qu'il  porte  encore  sur  une  bague. 
Un  Anglais  offrit,  sous  la  Restauration, 
100,000fr.  d'unedent  d'Héloïse,  lorsqu'on 
^transporta  ses  restes  aux  Petits-Augustins. 
Le  crâne  de  Descaries,  ô  contraste!  fut 
donné  à  Stockholm,  en  1820,  pour  99  fr.! 
une  canne  de  Voltaire  a  été  vendue  500  fr.; 
une  vt-ste  de  J.-J.  Rousseau,  959  fr.  ;  sa 
montre  en  cuivre,  500  fr.  ;  la  perruque  de 
Kant,  200  fr.;  celle  de  Sterne,  5,350  fr. 
On  se  souvient  enfin  que  le  chapeau  de 
Napoléon  a  la  bataille  d'EyIau  a  été  acheté, 
en  1835,  1,920  fr.  par  le  docteur  Lacroix. 
Il  resuite  de  ce  relevé  que  les  Anglais  ont 
toujours  eu  la  palme  entre  les  amateurs 
de  bric-à-brac. 

—Quoi  de  nouveau  encore  ?  Que  le  car- 
naval secoue  déjà  ses  grelots  plus  folle- 
ment que  jamais;  —  qu'on  danse  à  corps 
perdu  chez  M.  de  Rambuteau  et  chez 
M.  de  Rothschild,  dont,  par  parenthèse, 
l'acteur  Têtard  vient  de  faire  la  plus  mi- 
robolante charge  en  plâtre  doré,  couron- 
née d'une  locomotive,  avec  cette  inscrip- 
tion :  Nord.  Roi  de  la  Banque  !  —  que  le 
grand  événement  de  la  cour  est  la  dé- 
fection de  trois  illustres  noms  légitimis- 
tes, notamment  de  la  duchesse  de  Gr..., 
disgraciée,  dit-on,  par  la  duchesse  d'An- 
goulème,  pour  avoir  attenté  au  cœur  du 
duc  de  Bordeaux  ?  —  que  rambas>adeur 
de  Maroc  est  le  lion  de  Paris,  en  atten- 
dant que  les  Parisiens  relournent  bom- 
barder son  maître?  —  qu'on  fail  ((ueue 
au  café  Frascali,  boulevard  Montmartre, 
pour  contempler  la  belle  limonadière, 
exposée  aux  amateurs  par  son  honnête 
époux,  moyennant  un  petit  verre  ou  une 
demi-iasse?  —  que,  pour  le  même  prix  à 
peu  près,  pourl  franc,  on  peut  voir  cent 
chefs-il'œuvre  de  MM.  Ingres,  Delaroche, 
Vernel,  Scheffer,  Charlet.  Coiguet,  etc., 
exposés  au   bazar  Bonne-Nouvelle ,  au 


profit  de  la  Société  des  artistes?  —  que 
les  étudiauLb  et  les  congréganisles  se  bat- 
tent au  cours  de  M.  Lenormand,  à  coups 
de  bonneis  de  soie  et  de  bonnets  de  co- 
lon? —  que  M™*  Ollion,  née  belisle,  vient 
de  livrer  aux  chanteurs  et  aux  |>lanistes 
une  nouvelle  mélodie  et  le  brillant  qua- 
drille du  Rappel?  —  qu'il  vient  de  partir 
de  Poitiers,  de  la  main  de  M.  de  Lattre, 
une  satire  inùiulée  :  Statistique  de  la 
France,  qui  rappelle  à  la  fois  toute  la 
vigueur  de  res[)rit  de  Boileau  et  toutes 
les  richesses  de  sa  rime? — enlin  que  l'au- 
teur de  la  jolie  fable  La  Chenille  et  le  Pa- 
pillon, publiée  dans  notre  numéro  de  juin 
1845,  M.  de  Boullret,  vient  de  faire  pa- 
raître, chez  M.  Vaton,  un  nouveau  recueil 
de  poésies  et  un  recueil  de  comédies,  qui 
méritent  les  suffrages  de  tous  les  gens  de 
goût? 

Les  poésies  de  M.  de  Bouffret  sont  in- 
titulées :  Vaiiétés  poétiques,  et  les  comé- 
dies sont  intitulées  :  Comédies,  tout  court. 
On  voit  que  l'auteur  craint  les  liires  pré- 
tentieux :  première  preuve  de  bon  goût. 
Ici,  d'ailleurs,  le  sac  est  assez  richement 
rempli  pour  n'avoir  aucun  besoin  des  bc- 
ductions  de  l'étiquette.  Les  Variétés  poé- 
tiques renferment  près  de  quatre-vingts 
sujets,  très-divers,  en  effet,  de  forme  et 
de  fond.  On  ne  saurait  passer  plus  leste- 
ment du  grave  au  doux,  du  plaisant  au 
sévère.  Nous  avons  remarqué  surtout  \'É- 
pitre  sur  l'esprit  des  femmes,  la  Journée  de 
printemps,  VArbi'eet  le  jardinier,  les  Yeux, 
Y  Hypocrisie ,  le  Spéculateur,  l;i  Prière... 
Arrêtons-nous;  nous  allions  tout  citer. 
Les  Comédies  sont  au  nombre  de  huit , 
toutes  en  vers,  excepté  deux.  La  Rivalité 
supposée  serait  un  charmant  lever  de  ri- 
deau pour  le  Théâtre-Français...,  et  le 
Diable  boiteux  ferait  fortune  au  Vaude- 
ville. Jugez  par  la  de  la  souplesse  du  ta- 
lent de  l'auteur  !  Joignez  à  ce  talent  le 
ton  parfait  et  le  tact  exquis  de  l'homme 
du  monde,  et  vous  aurez  une  idée  des 
Comédies  de  .M.  de  Boullret.  Faites  mieux 
encore,  lisez-les,  relisez-les;  et,  quand 
vous  les  saurez  par  cœur,  jouez-les  dans 
votre  salon.  Vos  amis  se  croiront  au  théâ- 
tre... du  temps  de  Marivaux. 

ŒUVRES  DE  GAVARNI. 

Voici  un  nom  populaire,  si  jamais  il  en 
fut!  Les  lecteurs  du  iWusee  doivent  sur- 
tout le  connaître,  eux  qui  ont  eu  les 
premiers  essais  et  peut-èire  les  premiers 
chef>-d'œuvre  de  Gavarni.  A  propos,  on 
nous  assure  que  ce  joli  nom  n'est  qu'un 
pseudonyme.  En  ce  cas,  le  véritable  nom 
de  Gavarni  pourrait  bien  être  Molière,  ou 
pluiùt  Poquelin,  puisque  Molière  aussi 
est  un  pseudonyme.  Ne  criez  pas  à  l'exa- 
gération, ouvrez  plutôt  les  deux  |)remier3 
volumes  des  Œuvres  choisies  de  Gavarni, 
que  vient  de  publier  l'éditeur  Heizel;  ou 
si  vous  êtes  une  denu)i>elle  mineure, 
priez  votre  père  ou  votre  mère  de  les  ou- 
vrir pour  vous;  —  et  dites-nous  ensuite  si 
depuis  Sganarelle  et  Pourceaugnac,  on  a 
fail  de  medleures  comédies  que  ces  co- 
médies au  crayon  :  les  Enfants  terribles, 
Traduction  en  langue  vulgaire,  les  Actrices, 
les  Fourberies  de  femmes,  Cliehy,  Paris  U 


123 


LECTURES  DU  SOIR. 


soir,  etc.  Toute  la  vie  parisienne,  c'esi-à- 
dire  tous  les  abus  du  dix-neuvième  siècle, 
sont  passes  en  revue  dans  ces  gravures 
parlantes;  —  parlantes  à  double  titre, 
car  au  bas  de  chaque  croquis,  le  dessina- 
teur se  fait  écrivain  dans  une  inscription 
qui  est  toujours  un  trait  sanglant.— Ecou- 
lez celte  légion  d'enfants  icrribles,  philo- 
sophes sans  le  savoir,  qui  révèlent  à  cha- 
cun ses  fautes  ou  ses  sottises,  ses  vices  ou 
ses  ridicules. 

—  Qu'est-ce  donc  qui  l'a  inventée  la  pou- 
dre, monsieur?  que  papa  dit  que  ce  n'est 
pas  vous. 

—  N'est-ce  pas ,  monsieur  Prud'homme, 
qu'il  ne  faut  pas  mettre  un  H  à  omelette  ? 
Là,  vois-tu,  maman. 

—  C'est  vous  qu'êtes  le  grand  sec  qui 
vient  toujours  pour  diner  ?  Monsieur,  papa 
n'y  est  pas. 

'"  Je  le  dirai,  Gugusse.  que  l'as  encore 


pris  dans  le  petit  pot  du  rouge  que  maman 
se  met! 

Et  ce  mot  liché  en  pleine  table,  au 
momcnl  où  l'amphitryon  va  cHrir  une 
aile  de  poulet  à  son  hôie  : 

—  Mère,  est-ce  qtie  c'est  le  crevé  de  ce 
matin,  que  l'as  dit  que  ça  serait  toujours 
assez  bon  pour  lui? 

—  Est-ce  que  c'est  vrai,  monsieur  d'Alby, 
que  tu  couperais  des  liards  en  quatre?  Sa- 
pristi !  comment  donc  que  tu  peux  faire  ? 

Et  ce  dialogue  aux  Tuilerie^  é  i're  une 
petite  fille  et  un  monsieur  qui  désirt  faire 
les  yeux  doux  à  sa  mère  : 

—  Petit  amour,  comment  s'appelle  ma- 
dame votre  maman  ?  —  Maman  n'est  pas 
une  dame,  monsieur,  c'est  une  demoiselle. 

Et  cet  autre  dialogue  entre  doux  men- 
diants: 

—  J'ai  demandé  au  sortir    de   Vêpres. 


j'ai  rien  eu.  —  iloi,  j'ai  demandé  où  on 
danse,  j'ai  pas  mal  eu 

Il  faut  voir  les  figures  qui  lancent  ces 
traits  et  celles  qui  les  reçoivent!  Elles  en 
disent  quelquefois  plus  que  les  légendes 
elles-mê^mes,  et  l'on  ne  sait  lequel  est  le 
plus  malin  de  la  plume  ou  du  crayon  de 
Gavarni. 

Depuis  dix  ans,  toutes  ces  petites  mer- 
veilles avaient  été  semées  par  l'auteur  en 
vingt  recueils  plus  ou  moins  éphémères. 
M.  Helzel  a  eu  l'excellente  idée  de  les 
réunir  en  volumes,  avec  des  préfaces 
charmantes  de  MM. Gautier,  Laurant-Jan, 
Lircux  et  Léon  Gozian.  Le  spirituel  édi- 
teur a  été  récompensé  par  un  succès  uni- 
versel. Les  Œuvres  de  Gavarni  sonl  au- 
jourd'hui dans  toutes  les  main? ma- 
jeures.—En  voici  un  charmant  échantil- 
lon, .mprunté  à  la  prison  pour  dettes  de 
Clicliv. 


ClICHY,  TRISOM  rOLR  DETTE. 

—  Maïs  comment  as-lu  pu  te  laisser  prendre  comme  ça? 

—  Demande  aux  canards  sauvages  comment  ils  se  laissent  prendre.  Il  a  lire  sur  moi  le  1"  mars;  on  m'a  ramassé  le 

S  avril  ;  voilà  comment  ça  se  fait. 

Imprlmcnr   de  lIlNXUVtK  el  TCRPIN.  rue  Irm-tcior,  71    Haiiçno'loj. 


MISÉE  DES  FA!MII.Li:S. 


159 


SIMPLE  VOYAGE  EN  ITALIE 


^'ue  d'Italie  —  laMeau  de  M   Coigniet.  (Salon  de  1815  ) 

I  'iiii>e,  fcdDs  apprêts,  en  {,'ens  simples,  qui  veulent    |    s  il  est  possible. 

FÉvRiF.n  18JG.  ._ 

—  17  —  TRtlZlf.Mt:  VOLIME. 


130 


LECTURES  DU  SOIR. 


Après  tant  de  visiteurs  illustres,  tant  de  touristes  de 
toute  condition  et  de  tout  âge,  poètes,  philosophes,  histo- 
riens, artistes,  archéologues,  parcourir  l'Italie  sans  pré- 
tention, avec  des  vues,  je  n'ose  dire  bourgeoises,  mais 
tout  au  moins  simples  et  familières,  est  peut-être  le  moyen 
le  plus  sûr  de  ne  pas  se  traîner  sur  la  trace  d'autrui. 

Peut-être  les  lecteurs  du  Musée  se  souviennent-ils  encore 
que,  pour  faire  notre  voyage  en  Suisse  (1),  nous  n'avions 
que  peu  de  temps  et  peu  d'argent  à  dépenser  :  il  en  sera 
de  même  de  notre  voyage  en  Italie.  C'est  pourquoi  nous 
n'avons  rien  de  mieux  à  faire  que  de  nous  mettre  en  che- 
min dès  à  présent,  afin  d'atteindre  notre  but  le  plus  vite 
possible.  Toutefois,  comme  nous  prétendons  voyager  à  la 
fois  avec  économie  et  conscience,  nous  devons  dire  d'avance 
que  notre  intention  est  de  négliger  les  accessoires,  les 
détails,  ces  prétendues  curiosités  oiseuses,  qui  ne  man- 
quent guère  dans  la  plupart  des  voyages,  pour  nous  atta- 
cher surtout  aux  points  importants  et  aux  choses  vraiment 
intéressantes  et  mémorables. 

1. — LA  SAVOIE.  LE  VOITURIN.  LE  MONT  CEMS. 

Mais  à  peine  avons-nous  franchi  les  barrières  de  Lyon, 
qu'une  question  grave,  décisive  pour  l'ensemble  de  notre 
voyage,  s'est  dressée  devant  nous  :  Pour  nous  transporter 
en  Italie,  quelle  route  choisirons-nous?  Deux  voies  noussont 
ouvertes  ;  celle  de  terre  et  celle  de  mer.  La  voie  de  mer  est 
représentée  par  les  paquebots  à  vapeur  français  qui  font 
le  service  de  Marseille  à  Naples  ;  la  voie  de  terre,  par  les 
Messageries,  qui  se  rendent  en  Sardaigne  en  traversant 
paisiblement  ces  fameuses  montagnes  qui  ne  s'abaissèrent 
qu'à  regret  devant  l'armée  d'Annibal. 

N'en  déplaise  à  la  plupart  des  touristes  qui  adoptent 
généralement  aujourd'hui  le  trajet  par  mer,  et  se  rendent 
tout  d'un  trait  de  Marseille  à  Gènes,  à  Livourne,  souvent 
même  à  Naples,  nous  préférons  l'ancien  mode  de  trans- 
port, c'est-à-dire  la  route  par  terre  ;  nous  croyons  ainsi 
arriver  plus  naturellement  au  pays  des  surprises  et  des 
merveilles  vers  lequel  nous  tendons. 

Arriver  en  Italie  par  mer,  c'est  la  brusquer,  pour  ainsi 
dire  l'envahir  plutôt  qu'y  aborder.  Un  conquérant  ou  un 
commerçant  s'embarquera,  je  le  conçois,  sans  s'inquiéter 
s'il  livre  aux  brises  de  la  Méditerranée  un  grand  nombre 
d'émotions  dispersées  et  perdues  sans  retour.  Mais,  croyez- 
nous  bien,  un  artiste,  un  poète,  ou  même  un  simple  rê- 
veur, s'en  ira  toujours  par  les  montagnes. 

Nous  voici  déjà  en  pleine  Savoie,  triste  pays  criblé  de 
rochers,  à  peine  rafraîchi  par  quelques  rivières  mornes  et 
malsaines,  qui  dorment  au  milieu  de  leurs  rives  arides.  Il 
nous  faut  traverser  la  Maurienne,  où  nous  rencontrons 
parfois  des  villages  entièrement  goitreux.  Pauvres  habi- 
tants! qu'ont-ils  fait  au  Ciel  pour  avoir  reçu  en  partage 
cette  patrie  ingrate  et  vraiment  marâtre,  qui  semble  ne  les 
avoir  mis  au  monde  que  pour  végéter  et  souffrir?  Mais, 
tout  en  plaignant  le  sort  de  ces  populations  malheureu- 
ses, nous  admirerons  les  beautés  sans  nombre  répandues 
sur  cette  montée  du  Cenis,  ces  torrentsqiii  tombent  en  pluie 
dans  les  vallées,  ces  rochers  suspendus  qui  semblent  vouloir 
nous  fermer  le  passage, et  s'élargissent  tout  à  coup  d'eux- 
mêmes,  comme  les  arbres  des  jardins  d'Armide  ;  celte  route 
qui  s'enfonce  comme  un  ruban  dans  des  précipices,  et 
laisse  parfois  à  peine  assez  d'espace  pour  les  roues  de  l'é- 
quipage du  voituriu. 

Car,  pour  qu'on  le  sache  bien,  c'est  en  voiturin  que  nous 
faisons  cette  traversée  du  mont  Cenis.  Le  voiturin  est  un 

(i)  Voir  lei  numéros  do  janvier  cl  de  février  i845. 


entrepreneur  d'un  genre  particulier,  qui,  pour  une  somme 
fixée  d'avance,  s'engage  à  vous  transporter  d'un  lieu  à 
l'autre,  et  à  vous  nourrir  et  vous  coucher  pendant  la  du- 
rée du  voyage.  Oo  conçoit  que  les  gîtes  qu'il  vous  choisit, 
les  repas  qu'il  vous  offre  ne  sont  pas  toujours  les  plus 
sensuels,  ni  les  plus  délicats.  On  est  plus  d'une  fois  obligé 
de  coucher  sur  la  dure  et  de  dîner  à  la  lacédémonienne. 
Ensuite,  on  voyage  à  petites,  et  à  très-petites  journées  : 
sept  ou  huit  lieues  par  jour  représentent  le  maximum  de 
ce  qu'un  voiturin,  même  avec  un  attelage  en  bon  état, 
est  à  même  d'entreprendre.  Pourquoi  donc  avons-nous 
choisi  ce  lent  et  laborieux  équipage  de  préférence  à  tout 
autre?  Vous  le  comprendrez,  si  vous  aimez  les  lacs,  les 
beaux  arbres,  les  cimes  couvertes  de  mousse,  les  lieux 
pittoresques,  enfin,  si  vous  avez  fait  avec  nous  le  voyage 
de  Suisse. 

Grâce  à  l'allure  pacifique  des  bêtes  que  notre  Aulomé- 
don  mène  du  train  des  brebis  que  l'on  conduit  au  pâtu- 
rage, nous  avons  pu  descendre  de  voiture  suivant  notre 
bon  plaisir,  nous  arrêter  devant  chaque  perspective,  nous 
reposer  sous  les  loits  de  refuge  que  la  chanté  chrétienne 
a  semés  le  long  de  ces  montagnes  tristes  et  farouches, 
écouter  le  bruit  des  cascades,  étudier  un  point  de  vue, 
dessiner,  herboriser  même,  si  tel  est  notre  goût.  Pou- 
vions-nous voyager  de  la  sorte  dans  quelque  voiture  of- 
ficielle qui,  ayant  à  transporter  des  dépêches  en  même 
temps  que  nous,  ne  nous  eût  guère  permis  ces  stations, 
ces  baltes  si  douces,  si  essentielles  même  à  quicon- 
que sait  voyager  ?  Du  reste,  nous  aurons  à  revenir  sur 
le  compte  du  voiturin,  qui  joue  un  certain  rôle  dans  un 
voyage  en  Italie.  Nous  le  retrouverons,  dans  la  suite,  in- 
finiment plus  rusé,  plus  insidieux  que  celui  qui  vient  de 
nous  conduire  :  le  voiturin  savoyard  étant,  en  général,  loyal, 
honnête  et  rangé  de  sa  nature. 

Mais  voici  deux  jours  et  plus  que  nous  cheminons  sur 
cette  route  étroite,  au  milieu  des  rochers,  des  brouillards, 
des  neiges,  sans  soleil,  presque  sans  ciel,  n'ayant  que  de 
loin  en  loin  de  brusques  échappées  de  lumière. 

Cependant ,  nous  sentons  la  pente  escarpée  que  nous 
avons  suivie  jusqu'alors  s'adoucir  par  degrés  ;  puis,  au 
bout  de  cette  vallée  étroite,  bordée  de  deux  rangs  de 
hautes  montagnes  couvertes  de  sapins  et  de  neige,  nous 
apercevons  tout  à  coup  un  point  lumineux,  un  reflet  de 
soleil,  un  rayon  vif  et  pur  qui  s'étend  et  s'élargit  par  de- 
grés :  —  ce  rayon ,  ce  point  lumineux  dans  l'espace,  c'est 
l'Italie.  Là  commence  une  campagne  admirable,  un  pay- 
sage dont  nous  pouvons  déjà  pressentir  les  beautés;  enfin, 
cette  plaine  de  la  Lombardie,  si  riche,  si  variée,  qui  s'é- 
tend jusqu'à  l'Adriatique. 

Regretterons-nous  maintenant  les  fatigues  et  les  aspé- 
rités de  la  route  que  nous  venons  de  suivre?  Certains 
voyageurs  prétendent  que  le  mont  Cenis  et  la  Maurienne 
sont  des  ombres  excellentes  pour  faire  valoir  l'admirable 
tableau  que  déploie  le  premier  aspect  de  la  nature  italienne. 
Il  est  certain  que,  pour  éprouver  ce  transport  d'extase,  ce 
premier  saisissement  de  bonheur  que  produit  la  vue  de 
cette  campagne  lombarde  si  délicieuse,  et  qui  commence 
au  pied  même  des  montagnes  que  nous  venons  de  fran- 
chir, il  est  presque  indispensable  d'avoir  passé  par  les 
horreurs  des  sites  de  la  Savoie.  Du  reste,  l'entrée  en  Italie 
par  le  mont  Cenis  n'est  pas  la  seule  qu'il  faille  recom- 
mander. On  sait  tout  ce  qu'il  va  d'imposant  et  de  magni- 
fique dans  ce  passage  du  Simplon,  ce  chef-d'œuvre  de 
l'induslne  moderne,  que  l'on  a  comparé  avec  raison  aux 
plus  célèbres  monuments  romains.  Les  avalanches,  les 
torrents,  les  amas  de  neige,  toutes  les  sublimes  beautés  de 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


m 


la  Suisse  se  retrouvent  sur  cette  route  que  tant  de  voya- 
geurs poètes  ont  célébrée. 

Mais  n'oublions  pas  que  nous  avons  enfin  franchi  les 
monts.  Une  allée  imposante,  qui  fait  face  au  beau  dôme 
de  la  Superga  et  a  plus  de  deux  lieues  d'étendue,  nous 
conduit  à  Tune  des  villes  les  plus  considérables  de  rilalie,  à 
Turin,  la  capitale  du  Piémont,  ville  ancienne  et  que  Pline 
regarde  comme  la  cité  la  plus  vieille  de  la  Ligurie.  Toutefois 
avant  d'entrer  dans  cette  ville,  si  régulière,  si  riche  en 
grands  et  spacieux  édifices,  recueillons-nous  un  instant; 
car,  après  le  chemin  rude  et  montueux  que  nous  venons 
de  faire  en  quelques  pages,  il  nous  est  assurément  bien 
permis  de  reprendre  haleine. 

II.  —  TURIN.   LA  PIAZZA  CASTELLO.  LA  SUPERGA. 

Fidèles  à  notre  plan,  nous  ne  ferons  que  nommer,  sans 
nous  y  arrêter,  certains  lieux  que  nous  rencontrerons,  plus 
célèbres  dans  l'histoire  que  curieux  à  visiter;  tels  que  Ri- 
voli, Marengo,  Castiglione.  Dans  l'une  des  iles  Borroraées, 
que  nous  nous  proposons  de  visiter  dans  la  suite,  on  re- 
marque un  magnifique  quinconce  composé  de  lauriers  aux 
troncs  élancés,  et  aussi  gros  que  les  plus  forts  peupliers 
d'Italie.  Peu  de  temps  après  la  bataille  de  Marengo,  un 
jeune  général  français,  au  teint  jaune  et  sec,  et  dont  on 
devinera  le  nom  sans  peine,  visita  cette  île,  et  inscrivit 
sur  l'écorcedeTunde  ces  lauriers  un  seul  mot  :  battaglia. 
Quand  le  voyageur  passe  par  Marengo  ou  Rivoli,  qu'a-t-il 
de  mieux  à  faire  que  d'écrire  aussi  battaglia  sur  les  murs 
de  ces  villes,  et  de  passer  outre? 

En  entrant  à  Turin,  nous  commencerons  à  faire  preuve 
d'une  franchise  dont  nous  ne  nous  départirons  pas  dans  le 
cours  de  nos  pérégrinations. 

Et  d'abord,  avouons  sans  détour  qu'au  premier  aspect 
la  ville  de  Turin  n'a  rien  qui  séduise.  La  correction  semble 
seule  avoir  présidé  à  la  construction  de  ces  édifices  alignés 
BU  cordeau,  bâtis,  pour  la  plupart,  sur  le  même  plan,  ayant 
juste  le  même  nombre  de  cheminées,  de  fenêtres  et  de 
portes.  Il  y  a  sans  doute  de  belles  rues  à  Turin,  si  l'on 
veut  accorder  ce  titre  de  beau  à  ce  qui  est  spacieux  et  sy- 
métrique ;  mais  dans  ces  deux  issues  si  larges,  que  l'on 
appelle  la  rue  du  Pô  et  la  rue  Neuve,  on  ne  peut  s'empê- 
cher de  désirer  un  simple  accident  d'architecture,  une 
diversité  quelconque  dans  un  toit,  une  façade,  un  cham- 
branle, quelque  chose  enfin  qui  procure  à  la  vue  une  cer- 
taine distraction. 

Pour  apprendre  à  aimer  et  admirer  Tarchiteclure  ita- 
lienne, ce  n'est  pas  à  Turin  qu'il  faut  s'attacher.  Mais  on 
n'en  éprouve  pas  moins  une  impression  de  surprise  et  de 
grandeur,  quand  on  se  trouve  sur  la  grande  place  appelée 
Piazza  Castello,  où  l'on  remarque  le  palais  des  ducs  de 
Savoie,  qui  est  réuni  à  celui  du  roi  par  une  galerie  que 
Fou  peut  comparer  à  celle  de  notre  Louvre  ;  puis  le  palais 
du  prince  de  Carignan,  et  enfin,  le  Grand-Théâtre,  que 
Ton  regarde  avec  raison  comme  un  des  plus  vastes  et  des 
mieux  construits  de  l'Italie.  Si  l'on  joint  à  la  vue  de  ces 
monuments  imposants,  du  moins  par  leur  masse,  celle  du 
Pô,  fleuve  impétueux  qui  bouillonne  à  l'extrémité  de  l'une 
des  rues  principales;  des  visites  dans  les  principales  égli- 
ses, qui,  sans  être  de  premier  ordre,  ne  laissent  pas  d'of- 
frir plus  d'un  morceau  précieux  de  sculpture  et  d'archi- 
tecture, on  comprendra  que  nous  n'ayons  pas  à  regretter 
le  temps  qu'il  nous  a  fallu  séjourner  à  Turin  pour,  de  là, 
prendre  notre  course  vers  les  autres  villes  d'Italie  qui  nous 
appellent  de  loin  et  semblent  nous  tendre  les  bras. 
Mais  avant  de  prendre  congé  de  Turin,  nous  ne  pouvons 


nous  dispenser  de  faire  une  visite  à  cette  curieuse  église 
appelée  la  Superga,  et  que  nous  avons  déjà  saluée  en  pas- 
sant. On  suit,  toujours  en  montant,  une  route  charmante, 
d'abord  sur  la  chaussée  entre  le  Pô  et  une  branche  du 
fleuve  détournée  pour  donner  de  l'eau  an  villape  delta 
Madonnn  del  Pilonc;  puis  on  chemine  au  milieu  des  bois, 
parmi  les  émanations  des  arbustes  en  fleurs.  Après  deux 
heures  de  marche,  on  se  trouve  sur  le  plateau  où  a  été 
construite  l'église  de  la  Superga,  d'où  l'on  découvre  une 
admirable  perspective,  toute  cette  campagne  de  Turin 
que  l'on  prendrait  pour  un  jardin  cultivé. 

Déjà,  eu  contemplant  cette  église,  nous  pouvons  avoir 
l'idée  des  formes  élégantes  et  gracieuses  de  l'art  italien. 
Quoi  de  plus  léger  et  de  plus  hardi  que  ces  huit  colonnes 
qui  forment  le  péristyle  de  l'église  ;  et  cette  rotonde  inté- 
rieure si  claire,  si  limpide,  que,  dans  les  beaux  jours  d'été, 
elle  semble  inondée  par  la  lumière  du  soleil!  Rappelons 
seulement  que  cette  église  fut  construite  pour  l'accomplis- 
sement d'un  vœu  fait  en  1706,  par  Victor-Amédée,  quand 
les  Français  assiégeaient  Turin.  Le  tableau  où  le  vœu  est 
représenté  est  considéré  comme  un  chef-d'œuvre;  on  ad- 
mire aussi  deux  bas-reliefs,  dont  l'un  représente  l'Annon- 
ciation, et  l'autre  la  naissance  du  Sauveur.  Ainsi,  nous 
voilà  déjà  au  milieu  des  merveilles  ;  des  marbres  d'une 
délicatesse  extrême,  des  vierges  divines,  une  église  con- 
struite, on  peut  le  dire,  dans  les  nues,  puisqu'elle  est  si- 
tuée au  sommet  d'une  montagne  de  trois  lieues,  et  réalise 
ainsi  le  phénomène  fabuleux  de  cette  ville  aérienne  que 
le  facétieux  Ésope  s'était  un  jour  engagé  à  construire. 

Cependant,  nous  n'en  sommes  encore  qu'à  la  préface 
de  notre  voyage  ;  car,  pour  beaucoup  de  pèlerins  un  peu 
trop  exclusifs,  il  faut  l'avouer,  l'Italie  véritable  ne  com- 
mence qu'au  delà  de  Turin.  Reprenons  donc  notre  course 
buvons  une  dernière  fois  de  ce  vin  à^Asti,  qui  est,  par 
parenthèse,  le  seul  vin  d'Italie  qu'un  palais  français  puisse 
se  permettre  de  déguster,  et  rendons-nous  à  Gènes,  la 
première  ville  importante  qui  se  présente  à  nous,  d'après 
la  loi  de  l'itinéraire  régulier  et  fidèle  que  nous  nous  sommes 
tracé. 

III.  — GÊNES.    PALAIS  DORIA.  l'aNNONZIATA.  SCÈNES  DE 
MOEURS. 

II  y  a  de  cela  cent  ans  et  plus  :  un  homme  de  petite 
taille,  aux  jambes  courtes,  au  ventre  proéminent,  à  la  phy- 
sionomie vive  et  mobile,  se  dirigeait  aussi  vers  la  ville  de 
Gênes ,  qu'il  s'apprêtait  à  visiter  à  la  fois  en  érudit,  en 
historien  et  en  artiste.  Cet  homme,  beaucoup  moins  connu 
qu'il  ne  mérite  de  l'être,  et  qui  a  eu  parfois,  au  milieu  d'un 
savoir  éminent,  des  éclairs  de  vivacité  et  d'esprit  dignes 
de  Voltaire,  s'appelait  le  président  de  Brosses.  Que  ne 
pouvons-nous  le  suivre,  ce  vif  et  gai  président,  dans  les 
diverses  excursions  qu'il  entreprend  vers  toutes  les  parties 
de  l'Italie  en  compagnie  de  son  docte  et  modeste  ami 
Sainte-Palaye,  l'un  des  hommes  les  plus  véritablement  in- 
struits du  dix-huitième  siècle! 

Si  nous  osions  conseiller  un  livre  aux  voyageurs  en  Ita- 
lie, si  nous  ne  pensions  pas  que  tout  le  bagage  des  rela- 
tions, des  guides  et  des  descriptions,  est  à  peu  près 
superflu,  nous  indiquerions  assurément  les  lettres  du  pré- 
sident de  Brosses,  écrites  seulement  pour  ses  amis  et  réim- 
primées de  nos  jours  avec  un  grand  zèle,  sous  ce  titre  un 
peu  romanesque  :  VJtalie  il  y  a  cent  ans.  On  peut  dire 
que,  dans  ces  lettres  précieuses  et  d'un  style  si  heureuse- 
ment négligé,  l'Italie  se  retrouve  tout  entière  avec  ses 
mœurs,  ses  costumes,  ses  arts,  ses  monuments  observés  ei 


132 


LECTURES  DU  SOIR. 


décrits  de  main  de  maître.  On  y  remarque  ce  grain  de  cen- 
sure qui  nous  semble  indispensable  dans  toute  relation 
véridique,  surtout  lorsqu'il  est  répandu  par  un  esprit  \Tai- 
ment  supérieur. 

Entrons  donc  à  Gênes  par  le  faubourg  de  San-Pietro- 
d'Arena  avec  le  président  de  Brosses,  que  nous  avons  pour 
un  moment  choisi  pour  cicérone.  Saluons  avec  lui  ce 
phare  très-élevé,  construit  par  ordre  du  roi  Louis  XII  pour 
guider  la  nuit  à  l'entrée  du  port.  On  sait  que,  d'après  la 
tradition ,  Gênes  est  appelée  communément  la  ville  des  mar- 
bres. €  Il  n'y  a  que  les  plus  menteurs  qui  disent  et  les  niais 
qui  croient  que  Gênes  est  tout  bâti  de  marbre,  s'écrie  l'im- 
pétueux président  qui,  dans  une  lutte  d'intrigue  et  de 
plume,  ne  craignit  pas  de  tenir  tête  à  Voltaire  lui-même  ; 
en  tout  cas,  ce  ne  serait  pas  une  grande  prérogative,  puis- 
qu'on n'a  guère  ici  d'autre  pierre,  et  qu'à  moins  d'être  po- 
lie, elle  n'est  pas  plus  belle  que  d'autres.  » 

Ainsi  tombe  de  lui-même  ce  témoignage  de  certains 
voyageurs  qui  feraient  volontiers  croire  que  Gênes  est  une 
cité  toute  fabuleuse,  construite  sur  le  plan  du  palais  d'Ala- 
din.  Le  fait  est  que  l'aspect  général  de  Gènes  est  sombre, 
triste;  plusieurs  rues  sont  étroites,  mal  éclairées;  d'autres 
sont  d'un  aspect  ridicule.  *  Gênes  est  tout  peint  à  fresque, 
dit  notre  savant  cicérone  du  dernier  siècle,  les  rues  ne  sont 
autre  chose  que  d'immenses  décorations  d'opéra.  Les  mai- 
sons sont  tout  autrement  élevées  qu'à  Paris  ;  mais  les 
rues  sont  si  étroites  qu'elles  n'ont  guère  pour  la  plupart 
qu'une  aune  de  large,  quoique  bordées  de  maisons  à  sept 
étages;  de  sorte  que  si,  d'un  côté,  cette  ville  est  beaucoup 
plus  belle  pour  les  bâtiments  que  Paris,  elle  a  le  désavan- 
tage de  ne  pouvoir  montrer  ce  qu'elle  vaut  par  le  méchant 
emplacement...  » 

Voici  pour  les  mauvais  côtés  delà  ville;  mais  elle  en  a 
aussi  d'admirables.  Citons  en  première  ligne  la  rade,  que 
plusieurs  personnes  mettent  au-dessus  de  celles  de  Naples 
et  même  de  Constantinople.  11  est  certain  qu'il  est  peu 
de  spectacles  plus  magnifiques  et  plus  imposants  que 
celui  de  ces  maisons  de  campagne  disséminées  en  amphi- 
théâtre et  qui  semblent  se  confondre  avec  les  édifices  de 
la  ville  elle-même,  comme  des  perles  éparpillées  autour 
d'un  diadème.  Les  palais  de  Gênes  sont  célèbres  dans  le 
monde  entier.  Mais  nous  ne  saurions  donner  même  un 
simple  aperçu  des  richesses  qu'ils  renferment.  Qu'il  nous 
suffise  de  rappeler  qu'on  y  voit  des  morceaux  d'élite  des 
Carrache,  du  Guide ,  de  Rubens,  de  Vau-Dyck,  du  Domi- 
niquin,  du  Caravage,  etc.. 

Bien  que  nous  n'ayons  guère  l'intention  de  chercher  en 
route  les  enseignements  de  l'histoire,  il  faut  cependant  que 
nous  nous  arrêtions  quelques  instants  pour  visiter  le  palais 
du  fameux  Doria,  qui  tient  tout  un  côté  de  la  rue.  On  se 
souvient  encore  du  grand  rôle  que  joua  au  seizième  siècle 
cet  amiral,  dont  le  nom  s'est  trouvé  mêlé  à  l'histoire  des 
deux  monarques  les  plus  puissants  et  les  plus  belliqueux 
de  l'Europe.  N'étant  encore  que  simple  particulier,  Doria 
entretenait  déjà  une  flotte  de  vingt-deux  galères  qui  lui 
valut  l'honneur  de  voir  les  empereurs  et  les  républiques 
se  disputer  sa  faveur.  Il  suivit  d'abord  le  parti  de  Fran- 
çois 1",  mais  bientôt  il  déserta  sa  cause  et  se  joignit  à  l'em- 
pereur Charles-Quint  pour  l'aider  à  chasser  les  Franç^iisde 
l'Italie. 

Du  reste,  la  figure  du  vieux  doge  s'est  conservée  dans 
les  jardins  du  palais,  où  l'on  voit  un  grand  bassin  de  mar- 
bre d'où  partent  toutes  sortes  de  jets  d'eau  et  où  l'on  a 
semé  à  profusion  les  nymphes,  les  tritons  et  les  monstres 
marins.  Au  milieu  de  ce  cortège  mythologique  s'élève  un 
Neptune,  le  trident  à  la  main,  la  face  menaçante,  et  ce 


gros  diable  de  Neptune,  comme  dit  de  Brosses,  n'est  autre 
que  le  vieux  doge  lui-même. 

C'est  de  là  qu'il  conduisit  un  jour  Charles-Quint  à  bord 
d'une  galère  où  il  lui  offrit  le  plus  magnifique  repas  qui  ait 
jamais  été  servi  de  mémoire  de  souverain.  On  n'y  fit  usage 
que  de  vaisselle  d'or  et  d'argent,  et  afin  que  personne  ne 
pût  jamais  se  vanter  d'avoir  mangé  dans  la  même  assiette 
ou  touché  au  même  plat  que  l'empereur,  le  doge,  après  le 
repas,  fit  jeter  à  la  mer  tout  le  service  sous  les  yeux  de  son 
auguste  convive.  Charles-Quint  fut  étonné,  et  quiconque 
connaît  le  caractère  des  nobles  génois,  qui  n'eurent  pendant 
longtemps,  malgré  leurs  énormes  richesses,  ni  habits,  ni 
équipages,  ni  jeux,  ni  tables,  ni  chevaux,  partagera  sans 
doute  l'étonnement  de  l'empereur.  Mais  il  est  bon  d'ajouter 
aussi  que,  suivant  le  témoignage  de  la  chronique,  le  doge 
avait  eu  la  précaution  de  faire  tendre  d'avance  près  du  vais- 
seau des  filets  dans  lesquels  on  repêcha  toute  cette  vais- 
selle précieuse  dès  que  l'empereur  fut  parti. 

On  remarque  dans  le  palais  Doria,  outre  les  magnifi- 
cences de  l'intérieur,  des  plafonds  et  des  tableaux  de 
Perino  del  Vaga.  Mais  rien  n'est  plus  curieux  peut-être  que 
ces  jardins  situés  de  l'autre  côté  de  la  rue  et  formés  par  des 
terrasses  immenses  construites  en  marbre  de  Carrare.  On 
voit  à  Gênes  un  grand  nombre  de  ces  jardins  plantés  sur 
ces  sortes  de  constructions  qui,  bâties  ou  ménagées  exprès 
à  côté  des  appartements,  réparent  à  grands  frais  le  défaut 
d'air  qui  règne  dans  la  ville.  En  voyant  cette  verdure,  ces 
fleurs,  ces  arbres  qui  se  trouvent  ainsi  de  plain-pied  avec 
des  édifices  d'une  élévation  considérable,  on  songe  malgré 
soi  aux  fameux  jardins  de  Babylone. 

Aprèsavoir  successivement  visité  les  églises  de  Gênes,  qui 
semblent  vouloir  rivaliser  entre  elles  d'éclat  et  de  richesse, 
les  unes  revêtues  de  marbre  blanc  et  noir,  les  autres  rem- 
plies de  lampes  d'argent  qui  restent  éveillées  le  jour  et  la 
nuit,  et  pour  la  plupart  toutes  brillantes  de  jaspe,  d'or  et 
de  pierreries,  nous  nous  arrêterons  surtout  dans  l'église  de 
l'Annunziat a,  qui  est  considérée  comme  la  plus  belle  de 
toutes  sous  le  rapport  de  la  construction  et  de  l'ordonnance 
générale.  Elle  est  soutenue  par  deux  rangs  de  colonnes 
jaspées  de  blanc  et  de  rouge,  et  on  admire  aux  chapelles 
des  croisées  des  pilastres  d'agate  qui  sont  des  merveilles  de 
magnificence.  Mais  au  milieu  des  œuvres  des  grands  maî- 
tres qui  décorent  ces  temples,  ne  nous  sera-t-il  pas  per- 
mis de  rappeler  avec  un  certain  orgueil  qu'une  des  statues 
les  plus  admirées  est  sortie  de  la  main  d'un  sculpteur 
français?  Le  Saint-Sébastien  du  Puget,  que  l'on  remarque 
à  Sainte-Marie-de-Carignan,  est  considéré  par  les  connais- 
seurs comme  une  des  œuvres  les  plus  sublimes  de  l'art 
moderne. 

Mais  que  les  édifices,  les  palais,  les  églises  ne  nous  fas- 
sent pas  oublier  un  point  du  voyage  qui,  trop  souvent, 
reste  dans  l'ombre  dans  la  plupart  des  relations,  nous  vou- 
lons parler  de  l'extérieur,  des  mœurs,  de  la  physionomie 
de  la  population,  qu'il  est  aussi  curieux  et  intéressant  de 
connaître  que  les  palais  et  les  églises  de  chaque  ville.  On  a 
souvent  parlé  du  caractère  génois;  on  s'est  étendu  longue- 
ment sur  l'astuce,  l'obliquité  naturelle  du  caractère  natio- 
nal. Nous  pouvons  assurer  que  ce  fond  de  ruse,  s'd  est  vrai 
qu'il  existe  à  un  aussi  haut  degré  qu'on  le  prétend,  se 
trouve  uni  à  un  penchant  très-prononcé  à  la  crédulité,  qui , 
du  reste,  n'est  pas  toujours  inconciliable  avec  la  feinte  et 
l'artifice. 

Mais  tout  ce  que  nous  pourrions  dire  sur  les  instincts  du 
peuple  ne  vaudrait  pas  une  scène  de  mœurs  nationales  qui 
se  passe  en  ce  moment  sous  nos  yeux  et  montre  assez  où 
en  sont  aujourd'hui ,  en  fait  de  civilisation  et  de  lumiè- 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


133 


res,  les  (lescendaDts  des  Christophe  Colomb  et  des  Doria. 

Kous  nous  trouvons  sur  la  Piazza  amorosa,  et  bientôt 
nous  voyons  déboucher  de  l'une  des  rues  principales  un 
brillant  équipage  dont  les  harnais  sont  entièrement  dores, 
ornés  de  housses,  de  franges  et  de  plumets,  comme  ceux 
des  chevaux  des  traîneaux  russes.  Les  domestiques  sont  à 
l'avenant,  le  cocher,  babillé  comme  un  maréchal  de  France, 
tient  les  rênes,  en  velours  rouge  ;  derrière  lui  se  trouvent 
deux  héduques  avec  de  longues  barbes  et  des  bâtons  à 
pomme  dargent.  Dansla  voiture,  on  remarque  un  homme 
d'une  quarantaine  d'années,  la  tète  haute  et  effrontée,  velu 
d'un  habit  de  soie,  deux  longues  chaînes  de  montre,  épée 
d'acier,  poudre,  claque,  éventail  dans  la  main  gauche.  Il 
est  entouré  de  petites  fioles  d'or  et  d'argent,  de  plats,  de 
bassins,  de  boites  et  de  caisses  de  toutes  grandeurs.  Il  fait 
arrêter  sa  voiture  au  milieu  de  la  place,  et  quand  la  foule 
déguenillée  et  bruyante  qui  se  presse  autour  de  lui  s'est 
un  peu  calmée,  il  fait  entendre  à  la  multitude  le  discours 
suivant  que  nous  abrégeons,  mois  dont  nous  pouvons  ga- 
rantir raulhenticilé  quant  au  fond  et  à  la  plupart  des  dé- 
tails : 

—  Nobles  citoyens  de  cette  célèbre  ville  de  Gènes,  qui  a 
reçu  dans  tout  le  monde  le  surnom  de  la  Fière,  la  Superbp, 
la  Brillante,  la  réflexion  est  le  [)lus  beau  privilège  qui  dis- 
tingue l'homme  de  la  béte.  C'est  par  la  réflexion  que  votre 
illustre  compatriote  et  concitoyen  Christophe  Colomb  a  dé- 
couvert un  nouveau  monde.  A  quoi  ne  doit-on  pas  s'atten- 
dre si  vous  continuez  à  réfléchir  avec  autant  d'alîention 
que  vous  l'avez  fait  jusqu'à  présent?  Certes,  ce  n'est  pas  le 
hasard  ou  une  simple  curiosité  qui  vous  a  conduits  ici, 
mais  bien  plutôt  la  réflexion,  peut-être  même  un  décret  du 
Ciel,  ou  bien  la  volonté  de  noire  bienheureuse  Signera  (ici 
l'orateur  fait  une  profonde  révérence  et  les  assistants  élè- 
vent leurs  bonnets)  ;  car  sans  son  appui,  toutes  les  ré- 
flexions ne  serviraient  de  rien.  Moi-même,  qui  pendant 
plus  de  vingt  an?  ai  rédcchi  jour  et  nuit  sur  l'art  de  rendre 
les  hommes  heureux,  je  ne  dois  mes  faibles  connaissances 
qu'au  secours  de  la  bienheureuse  mère  de  Dieu.  (Nouvelles 
révérences  et  nouveaux  signes  de  croix.)  Or,  comme  je 
vois  que  vous  avez  non-seulement  l'amour  de  la  réflexion, 
mais  encore  celui  de  la  dévotion,  il  est  de  mon  devoir  de 
ni'occuperdc  votre  bien-être  corporel  avec  l'affection  (|u'im 
père  peut  avoir  pour  ses  enfants.  D'après  cela,  si  qu;!  ju'un 
d'entre  vous  éprouve  un  mal  quelconque,  une  maladie, 
ime  souffrance  ou  à  b  tète,  ou  aux  pieds,  ou  au  cœur,  ou 
à  lestomac,  ou  aux  oreilles,  ou  aux  dents,  ou  aux  pou- 
mons ,  il  n'a  qu'à  prendre  quelques  gouttes  de  ce  spéci- 
fique et  il  sera  pour  toujours  délivré  de  son  mal ,  etc. 

Aussitôt  hommes  et  femmes  se  pressent  autour  de  sa 
voilure,  et  lui,  ouvrant  sa  pharmacie  avec  une  impertur- 
bable gravité,  se  met  à  distribuer,  avec  autant  d'attention 
que  s'il  eiît  eu  affaire  à  des  princes  ou  à  des  ambassadeurs, 
des  fioles,  des  pilules  et  des  opiats,  en  ayant  soin  de  faire 
d'avance  déposer  le  payement  dans  un  plat  d'argent.  Dès 
qu'il  ne  se  présente  plus  de  malades,  t7  signor  ciarlatano 
(est-il  besoin  de  le  nommer?)  emballe  ses  boites  et  ses 
fioles  d'un  air  empressé,  comme  s'il  avait  un  long  voyage  à 
faire  ou  comme  s'il  était  attendu  eu  queKjue  autre  lieu  avec 
impatience.  Cependant,  si  nous  nous  rendons  à  la  place  la 
plus  voisine,  nous  retrouverons  le  même  homme,  monté 
sur  la  même  voiture,  entouré  de  malades  et  débitant  dans 
les  mêmes  termes  le  discours  que  nous  lui  avons  entendu 
prononcer.  Il  en  sera  de  même  les  jours  suivants,  tant  que 
les  patients  se  présenteront  et  que  son  éloquente  imjirovi- 
salion  fixera  l'attention  de  la  foule. 

A  cette  scène  de  mœurs  publiques  et  qui  nous  semble 


représenter  fidèlement  le  côté  simple  et  crédule  de  la  po- 
pulation génoise,  il  serait  curieux  peut-être  d'opposer  un 
tableau  d'un  tout  autre  genre,  mais  qui  fournit  aussi  de  cu- 
rieux renseignements  sur  ce  peuple  italien  que  l'on  ne  sau- 
rait mieux  étudier  que  dans  les  actes  de  sa  vie  extérieure. 

Il  y  a  un  siècle  à  peine  qu'un  voyageur  rendait  compte, 
en  ces  termes,  d'une  cérémonie  publique  dont  il  venait 
d'être  le  témoin  : 

«  Le  hasard  nous  a  fait  arriver  à  Gênes  le  plus  beau 
jour  de  l'année.  Toutes  les  rues  sont  illuminées  de  lam- 
pions du  haut  en  bas.  On  ne  peut  se  représenter  la 
beauté  de  ce  coup  d'œil.  Tout  le  monde,  hommes  et 
femmes,  en  robes  de  chambre  ou  en  vestes  et  en  pan- 
toufles, courent  les  rues  et  les  cafés...  Le  jour  de  la 
Sainl-Jean  est  un  des  cinq  de  l'année  où  le  doge  a  la  per- 
miision  de  sortir  pour  aller  à  la  messe  en  cérémonie.  Les 
troupes  ouvrent  la  marche;  les  grenadiers,  avec  de  gros 
bonnets,  marchent  les  premiers,  suivis  des  Suisses  de  la 
gnrde,  en  culottes  à  la  suisse,  fraises,  etc.,vêtus  de  rouge, 
galonnés  de  blanc;  ensuite  les  pages  du  doge,  magnifique- 
ment habillés  d'un  pourpoinlde  velours  rouge,  les  chausses 
et  les'bas  verts,  le  manteau  rouge  doublé  de  satin  vert,  et 
la  toque  rouge  ;  le  tout  entièrement  chamarré  d'or,  tant  en 
dedans  qu'en  dehors.  Ensuite  venait,  accompagné  de  deux 
massicrs,  un  sénateur  portant  sur  son  épaule  l'épée  de  la 
république,  démesurément  longue,  dans  un  fourreau  de 
vermeil.  Le  général  des  armes,  en  épée  et  en  robe  de  pa- 
lais, marchait  immédiatement  devant  le  doge,  qui  était 
vêtu  d'une  robe  longue  de  damas  rouge  sur  une  veste  de 
même  couleur,  et  coiffé  d'une  vastissime  perruque  carrée. 
Il  portait  à  la  main  une  espèce  de  bonnet  carré,  rouge,  ter- 
miné par  un  bouton  au  lieu  de  houppe.  Les  sénateurs, 
deux  à  deux,  marchaient  à  la  suite  du  doge.  Ils  se  rangèrent 
de  chaque  côté  du  chœur  dans  des  fauteuils;  l'archevêque 
avait  son  trône  et  son  dais  du  côté  de  Tépitre,  près  de  l'au- 
tel, et  le  doge,  son  trône  et  son  dais  de  l'autre  côté,  près 
de  la  nef.  Le  doge  ne  marche  pas  sans  un  écuyer  qui  lui 
donne  la  main.  Les  chanoines  étaient  en  soutane  et  en 
rochet.  Ce  qui  me  plut  davantage,  ce  fut  un  abbé  à  talons 
rouges  et  un  éventail  à  la  main,  qui,  pendant  la  commu- 
nion, joua  supérieurement  de  la  serinette.  » 

En  lisant  les  détails  d'une  pareille  fêle,  croirait-on  en 
être  séparé  d'un  siècle  seulement,  et  ne  semble-t-il  pas 
plutôt  que  l'on  assiste  à  l'accomplissement  de  quelque  so- 
lennité du  moyen  âge?  Ainsi,  le  peuple  de  Gênes,  qui  se 
pressait  il  y  a  cent  ans  encore  sur  les  pas  du  cortège  des 
doges,  s'agite  aujourd'hui  et  se  rassemble  autour  de  la 
voiture  d'un  charlatan.  Sans  chercher  un  rapprochement 
puéril  ni  forcé,  ne  peut-on  pas  dire  que  depuis  un  siècle 
ce  peuple  n'a  guère  changé  de  superstition  ? 

Mais  c'est  assez  nous  arrêter  à  Gênes;  et  en  raison  des 
villes  qu'il  nous  reste  à  visiter,  les  voyageurs,  qui  con- 
naissent le  prix  du  temps,  pourront  peut-être  nous  accuser 
à  bon  droit  d'avoir  séjourné  bien  longtemps  dans  la  ville 
des  marbres. 

iV. — LES  AUBERGISTES.  PAVIE.  MILAN.   LES  ÉGLISES. 
LES    TUÉATRES. 

C'est  encore  le  président  de  Brosses  qui  s'écrie,  en  sor- 
tant de  la  ville  de  Gênes,  que  parmi  les  plaisirs  que  la  ville 
peut  procurer,  ou  doit  compter  pour  un  des  plus  grands 
celui  d'en  être  dehors;  et  pour  justifier  celle  boutade,  il 
énumère  les  friponneries  insignes  qu'il  lui  a  fallu  subir  de 
la  part  des  marchands,  des  aubergistes,  des  valets,  et  de 
tous  les  Génois  à  (jui  il  a  eu  affaire,  et  qu'il  qualifie,  dan? 
son  langage  énergique, de  termine  de  républicains. 


134 


LECTURES  DU  SOIR. 


La  plupart  des  voyageurs  se  plaignent  dans  leurs  rela- 
tions de  la  rapacité  et  de  la  mauvaise  foi  des  aubergistes. 
Sans  vouloir  ici  en  rien  nous  porter  caution  pour  les  au- 
bergistes d'Italie,  ni  en  général  pour  ceux  d'aucun  pays, 
nous  dirons ,  pour  en  finir  avec  cette  question,  qu'il  y  a 
souvent  un  peu  de  la  faute  des  étrangers  qui  séjournent 
dans  certaines  auberges  qu'ils  qualifient,  non  sans  raison 
sans  doute,  de  cavernes  de  brigands.  Pourquoi  tombent- 
ils  précisément  dans  ces  cavernes?  On  peut  affirmer  qu'il 
n'est  guère  de  ville  d'Italie  qui  ne  contienne  au  moins  un 
bon  hôtel,  c'est-à-dire  une  maison  honnête  et  réglée,  où 
l'on  est  à  peu  près  sûr  de  ne  payer  les  choses  qu'au  tarif 
ordinaire.  Quoi  de  plus  simple  que  de  s'adresser  à  cet  hô- 
tel, qu'il  est  si  facile  de  connaître  d'après  les  renseigne- 
ments des  voyageurs  précédents,  ou  même  d'après  les  ha- 
bitants du  pays? 

Ce  que  nous  disons  des  aubergistes  s'applique  aussi  bien 
aux  voiturins.  Oui,  sans  doute,  le  vetturino  italien  n'a 
guère  d'autre  pensée  ni  d'autre  but  que  de  friponner  le 
voyageur  qu'il  conduit,  et  là-dessus,  le  préjugé  ordinaire 
n'est  que  trop  bien  fondé.  Mais  avec  un  peu  de  prudence 
et  surtout  quelques  avis  préalables,  il  est  aisé  de  déjouer 
les  artifices  même  du  plus  cauteleux  ou  du  plus  retors  des 
conducteurs  napolitains  ou  génois.  Règle  générale,  ne  vous 
fiez  en  rien  à  aucune  des  paroles  de  celui  qui  vous  trans- 
porte; considérez  comme  autant  de  mensonges  et  de  du- 
peries toutes  les  belles  protestations  de  zèle  et  de  promp- 
titude qu'il  essayera  de  vous  faire.  Contentez-vous  de 
dresser  avec  lui  un  contrat  que  vous  ferez  signer  à  lui  ou 
à  son  maître,  où  toutes  les  conditions  du  voyage  seront 
indiquées  en  détail,  l'heure  et  le  jour  du  départ,  l'heure  et 
le  jour  de  l'arrivée,  le  nombre  des  repas  que  vous  aurez  à 
faire,  tout,  jusqu'à  la  bonne  main  dont  vous  fixerez  le 
chiffre,  avec  un  supplément  facultatif  soumis  au  plus  ou 
moins  de  zèle  apporté  à  l'cxéculion  de  l'engagement. 
Nanti  d'un  pareil  traité,  vous  pouvez  vous  mettre  en  roule 
en  toute  sécurité,  et  vous  défieriez  Sinon  lui-même,  dans 
le  cas  où  il  lui  prendrait  fantaisie  de  sortir  de  l'enfer  des 
imposteurs  pour  vous  transporter,  à  titre  de  voiturin ,  de 
Gènes  à  Milan. 

Nous  voici  donc  en  route  pour  Milan,  et  nous  ne  nous 
arrêterons  eu  chemin,  devant  la  sombre  et  antique  Pavie, 
que  pour  visiter  celte  fameuse  Chartreuse  fondée  par  les 
Visconti,  où  ils  ont  répandu  avec  tant  de  profusion  les 
merveilles  et  la  variété  de  leur  luxe.  Comment  décrire  uu 
pareil  édifice,  où  l'on  trouve  un  maitre-aulel  tout  de  pier- 
res précieuses  orientales  ;  où  l'albàlre,  le  jaspe-sanguin  et 
le  lapis-lazuli  se  font  à  peine  remarquer  parmi  d'autres 
pierres  plus  belles  ;  où  les  chapelles  sont  recouvertes  de 
mosaïques  comparables  aux  plus  belles  tapisseries;  où 
l'on  voit  enfin  un  plafond  du  plus  beau  bleu  d'outre-mer, 
paAemé  d'étoiles  d'or?  Toutefois,  dans  cette  église  tant 
vantée,  on  chercherait  vainement  quelques-uns  de  ces 
chefs-d'œuvre  de  sculpture  et  de  peinture  qui  font  souvent, 
dans  d'autres  villes,  un  séjour  divin  de  telle  chapelle  obs- 
OMre.  Un  tableau  du  Pérugin  est  presque  le  seul  morceau 
qui  mérite  de  fixer  l'attention  au  milieu  de  cette  profusion 
de  toiles  et  de  statues.  C'est  pourquoi,  le  premier  vertige, 
le  premier  moment  d'éblouissemeut  une  fois  dissipé, 
nous  poursuivrons  notre  route  sans  nous  arrêter  plus 
longtemps  dans  cette  riche  église  dont  la  vue  ne  nous  a 
guère  procuré  plus  de  plaisir  que  l'aspect  d'un  magnifique 
écrin. 

Mais  nous  admirerons  sans  réserve  le  chemin  qui  con- 
duit de  Pavie  à  Milan,  et  que  l'on  a  justement  comparé  à 
une  grande  allée  de  jardin  l'icn  subléo,  bordée  de  deux 


rangs  d'arbres  et  de  canaux  de  chaque  côté.  Tout  le  pays 
est  beau  et  vert  à  plus  de  dix  lieues  à  la  ronde.  Déjà,  nous 
pouvons  apprécier  dans  toute  leur  beauté  ces  plaines  de  la 
Lombardie  si  riantes  et  si  fertiles.  La  vigne  n'est  plus, 
commeenFrance,altachéetristementàun maigre  échalas  et 
disposée  suivant  la  loi  d'une  froide  monotonie,  qui  donne  tant 
de  tristesse  aux  sites  de  nos  pays  vignobles.  Elle  est  entre- 
lacée avec  les  oliviers  et  forme,  en  courant  d'un  arbre  à 
un  autre,  de  ravissants  festons  de  verdure.  C'est  donc  par 
une  route  enchantée  que  nous  arrivons  à  Milan,  la  capitale 
de  la  Lombardie,  la  ville  d'Italie  la  plus  élégante  et  la  plus 
agréable  à  habiter  sans  contredit,  si  l'on  n'y  sentait  de 
toutes  parts  et  dans  les  moindres  détails  de  la  vie  le  triste 
fardeau  du  joug  autrichien. 

Mais  nous  voici  dans  l'intérieur  de  la  ville,  empressons- 
nous  de  mettre  à  profit  le  temps  que  nous  pouvons  lui 
consacrer.  Après  avoir  rendu  justice  à  la  beauté  de  cer- 
taines rues,  à  l'air  d'aisance  et  de  propreté  répandu  dans 
tous  les  quartiers,  et  qui  devrait,  par  parenthèse,  faire  rou- 
gir plus  d'une  de  nos  villes  de  France,  nous  irons  droit  au 
monument  fameux  que  l'on  considère  comme  une  des  mer- 
veilles de  rilalie.  On  devine  que  nous  voulons  parler  du 
Dôme,  de  cette  cathédrale  qui  est,  après  Saint-Pierre  de 
llome,  la  plus  grande  église  du  monde,  sans  en  excepter 
Sainle-Sopliie  de  Constautiuople. 

C'est  en  effet  le  plus  vaste  morceau  de  gothique  que  l'on 
puisse  voir,  mais  bien  que  nous  fassions  surtout  profession 
de  simplicité  dans  notre  voyage,  nous  n'irons  pas  jusqu'à 
fuir  les  impressions  qui  pourraient  nous  élever  au-dessus 
de  la  contemplation  ordinaire  des  objets.  D'ailleurs,  en 
Italie,  on  a  beau  cherchera  conserver  sa  froideur  d'homme 
du  Nord,  il  est  bien  difficile  d'échapper  à  l'enthousiasme. 

Nous  ne  craindrons  donc  pas  de  choisir  uu  beau  clair  de 
lune  pour  aller  contempler  ce  fameux  dôme,  en  nous  pla- 
çant du  côté  du  palazzu  Reggio.  Là,  nous  jouirons  d'un  ad- 
mirable spectacle  en  suivant  du  regard  ces  forêts  d'aiguilles, 
ces  pyramides  de  marbre  blanc,  si  gothiques  et  si  minces, 
s'élançant  dans  les  airs  et  se  détachant  sur  le  bleu  sombre 
d'un  ciel  du  Midi,  couvert  de  mille  étoiles  scintillantes.  Un 
homme  d'esprit  a  dit,  en  parlant  du  Dôme  de  Milan  :  »  Cette 
architecture  brillante  est  du  gothique  sans  l'idée  de  la  mort, 
c'est  la  gaieté  d'un  cœur  mélancolique.  »  Cette  phrase  un 
peu  paradoxale  exprime  parlailemeut  les  sensations  qu'on 
éprouve  devant  cet  étonnant  édifice  qui,  tout  en  étant  du 
style  golliiijue,  ne  communitiue  cependant  pas  de  ces  ima- 
ges tristes  et  solennelles  que  l'on  trouve  sur  la  façade  de 
Saint-Ouen  de  Rouen,  des  cathédrales  de  Reims,  d'An- 
vers, de  Cologne  et  de  Cantorbéry.  Pour  être  sincère,  nous 
déclarerons,  tout  en  rendant  justice  aux  beautés  sans  nom- 
bre contenues  dans  celte  cathédrale,  qu'elle  étonne  plus 
qu'elle  ne  iilait,  qu'on  la  voudrait  moins  étendue,  afin  d'en 
mieux  saisir  rcnsenible,  et  qu'enfin  l'œil  se  perd  plus  d'une 
fois  dans  ce  monde  de  moulures,  de  pilastres,  d'ogives  et 
de  statues.  Toutefois,  ces  critiques  ne  viennent  à  l'esprit 
que  plus  lard,  et  devant  cet  étonnant  ouvrage  de  plusieurs 
siècles,  la  première  impression  est  rélounenienl,  l'admi- 
ration, la  sensation  du  grand  et  du  merveilleux. 

Nous  visiterons  aussi  les  autres  égluses  de  Milan,  toutes 
curieuses  par  certains  côtés,  mais  eu  en  plaçant  plu- 
sieurs dans  la  même  journée.  Nous  admirerons  l'élé- 
gante architecture  de  Saint-Fidclc  et  celle  de  Saint-Lau- 
rent, si  hardie  cl  si  singulière.  Nous  passerons  surtout  de 
longues  heures  dans  la  galerie  de  tableaux  de  la  Brera. 
Sans  entrer  dans  les  détails  des  tableaux  et  des  peintres, 
nous  dirons  seulement  qu'un  tableau  de  Raphaël,  fait  dans 
sa  première  manière  et  représentant   le  Mariage  de  la 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


135 


Vierge  avec  saint  Joseph,  nous  y  attend.  Voilà  de  ces  œu- 
vres qu'il  faut  se  contenter  d'indiquer  dans  un  voyage  tel 
que  le  nôtre.  Un  touriste  allemand  a  dit  «  qu'il  aimait 
mieux  décrire  la  chute  du  Kbin  à  Schaffouse  que  l'ex- 
pression de  la  madone  de  Raphaël.  »  Nous  ne  décrirons 
donc  pas  cette  vierge  de  Raphaël,  non  plus  que  la  fameuse 
Cène  de  Léonard  de  Vinci,  ce  grand  peintre  qui  fut,  pour 
ainsi  dire,  le  père  de  tous  les  autres,  et  fut  en  même  temps 
un  des  hommes  les  plus  spirituels  et  les  plus  singuliers  de 
son  temps.  La  copie  de  cette  Cène  est  partout.  Napoléon 
en  a  fait  faire  une  en  mosaïque.  Mais  hélas  ?  comment  ne 
pas  gémir  en  songeant  aux  indignités  que  ce  chef-d'œuvre 
a  eues  à  subir?  Un  prieur  de  couvent,  désirant  sans  doute 
raccourcir  le  chemm  qu'il  avait  à  faire  pour  se  rendre  au 
réfectoire,  fit  percer  une  porte  dans  le  mur,  ce  qui  détrui- 
sit une  partie  des  pieds  du  Sauveur.  Ensuite,  pendant  les 
guerres  de  la  Révolution,  cette  salle  servit  tour  à  tour  de 
magasin  à  foin,  d'écurie,  d'bôpital  et  de  prison.  Les  sol- 
dats se  moquèrent  du  Christ  et  des  apôtres  et  leur  jetèrent 
des  pierres.  Plus  tard,  l'humidité  détériora  le  mur,  et  ce 
fut  seulement  sous  la  vice-royauté  du  prince  Eugène  qu'on 
s'occupa  de  sauver  ce  qui  restait  du  tableau  ;  encore  la 
restauration  fut-elle  mauvaise  et  contribua  presque  à  alté- 
rer les  traits  du  pinceau  de  Léonard.  Ainsi,  on  peut  dire 
que  l'un  des  chefs-d'œuvre  de  la  peinture  moderne  a  failli 
périr  en  grande  partie  par  la  faute  des  hommes. 

Après  avoir  visité  les  églises,  les  cloîtres,  les  palais,  tous 
les  lieux  oii  nous  appelaient  quelques  chefs-d'œuvre,  nous 
nous  transporterons  devant  l'arc- de-triomphe  construit 
à  l'entrée  de  la  route  du  Simplon ,  commencé  par  Napo- 
léon et  continué  par  l'empereur  François.  On  y  a  rem- 
placé partout  la  figure  du  vainqueur  d'Austerlitz  par  celle 
de  l'empereur  d'Autriche.  De  là,  plusieurs  contre-sens 
assez  singuliers.  Ainsi,  dans  la  scène  où  Napoléon  prête 
serment  à  la  constitution  accordée  au  royaume  d'Italie,  il 
se  trouve,  par  suite  de  ce  changemeut  de  personnes  qui  a 
vraiment  quelque  chose  de  dérisoire,  si  l'on  songe  au  sort 
des  provinces  lombardes,  que  ce  serment  est  prêté  par 
l'empereur  d'Autriche.  11  semble  que  le  marbre,  en  refu- 
sant de  se  plier  à  ce  changement  de  destination,  ait  voulu 
protester  contre  c«tte  sorte  d'apostasie  qu'on  lui  imposait. 

Mais  n'oublions  pas  que  Milan  est,  avec  Naples,  la  pre- 
mière ville  d'Italie  pour  la  musique,  si  même  les  Milanais 
ne  surpassent  pas,  en  fait  de  dilettantisme,  les  Napolitains 
qui,  comme  l'a  dit  spirituellement  l'auteur  des  Promena- 
des dans  Rome,  sont  trop  Africains  pour  sentir  la  musique 
tendre  et  passionnée.  Voici  qui  nous  conduit  tout  naturel- 
lement au  fameux  théâtre  de  la  Scala,  renommé  non-seu- 
lement parce  qu'il  est  un  des  plus  vastes  que  l'on  connaisse, 
mais  aussi  parce  qu'on  y  entend  les  meilleurs  chanteurs 
que  l'Italie  peut  fournir.  C'est  là  que  s'est  faite  la  renom- 
mée des  Pasta,  des  Rubini,  des  Tamburini,  desLablache. 
Mais  vous  entendez  souvent  parler  de  succès,  de  transports, 
de  triomphes  sans  fin  en  faveur  de  tel  virtuose  ou  de  tel 
compositeur.  Pour  vous  édifier  sur  le  sens  réel  de  ces  scènes 
d'enthousiasme,  ne  faites  que  cette  simple  question  : 
€  Est-ce  à  Milan  que  ces  idoles  ont  été  consacrées  ?  »  S'il 
en  est  ainsi,  vous  pouvez  y  croire,  car  le  parterre  milanais 
est  peut-être  le  premier  du  monde  pour  l'entente  de  la 
musique  ;  on  y  trouve,  avec  l'ardeur  et  l'impétuosité  des 
intelligences  italiennes,  un  mélange  de  finesse  française  et 
de  bon  sens  allemand  qui  assure  sa  supériorité.  Mais  il  ar- 
rive souvent  que  l'on  confond  les  succès  de  Modène,  de 
Ferrare  ou  même  de  Florence  avec  ceux  de  Milan  ou  de 
Naples,  et  de  là  certains  mécomptes  qui  surviennent  à  l'é- 
gard de  tel  ou  tel  demi-dieu  du  chant  qui  se  trouve  être,  à 


son  arrivée  à  Paris,  un  artiste  au-dessous  du  médiocre. 

Quant  au  théâtre  de  la  Soala  considéré  comme  architec- 
ture, il  n'a  rien  de  remarquable  à  l'extérieur.  La  façade  a 
été  construite  vers  1778,  époque  où  l'architecture  était  loiD 
de  prospérer  en  Italie,  et  ne  se  ressent  que  trop  du  mauvais 
goût  et  de  la  mesquinerie  du  temps.  A  l'intérieur,  on  se 
trouve  dans  une  enceinte  d'une  magnificence  vraiment 
extraordinaire,  bien  que  la  première  impression  ne  soit 
pas  toujours  favorable.  On  ne  songe  pas  à  restaurer  les 
peintures  assez  fréquemment,  et  l'éclairage  ordinaire  est 
loin  d'être  suffisant.  Mais  les  jours  de  fête,  ou,  comme  on 
dit  à  Milan,  les  jours  de  gala,  on  jouit  d'un  coup  d'oeil 
éblouissant. 

On  peut,  du  reste,  se  convaincre  à  ce  théâtre  qu'il  y  a 
beaucoup  d'exagération  dans  ce  qu'on  rapporte  en  France 
des  licences  des  loges  italiennes  qui  servent,  suivant  le 
rapport  de  certains  voyageurs,  à  la  fois  de  salle  à  manger, 
de  salon  de  réception,  de  salle  de  jeu,  etc..  S'il  est  vrai 
que  les  spectateurs  italiens  aient  jamais  eu  l'habitude  de 
diner  au  spectacle ,  l'aristocratie  milanaise  actuelle  est 
beaucoup  trop  élégante  et  délicate  pour  ne  pas  avoir  de- 
puis longtemps  Venoncé  à  cet  usage.  Mais  il  est  certain  que 
les  loges  de  théâtre  senent  toujours  de  lieux  de  réception. 
Les  nobles  milanais  n'ayant  pas  voulu  ouvrir  leurs  salons 
pour  ne  pas  avoir  à  y  admettre  les  officiers  de  la  garnison 
autrichienne,  reçoivent  dans  leurs  loges  leurs  amis  ou  les 
étrangers  de  distinction.  La  plupart  des  loges  ne  pouvant 
guère  contenir  que  sept  ou  huit  personnes,  il  est  d'usage 
que  le  dernier  venu  se  place  sur  le  devant  à  côté  de  la  mai- 
tresse  de  la  maison  ou  plutôt  de  la  loge.  A  mesure  qu'un 
nouveau  venu  se  présente,  il  remonte  d'un  cran  sur  les 
banquettes,  où  l'on  se  trouve  placé  obliquement  comme 
dans  les  omnibus.  A  la  Scala,  le  fameux  précepte  de  l'É- 
vangile trouve  sou  application  naturelle  :  les  derniers  sont 
les  premiers  ;  et  ces  déplacements,  qui  pourraient  sembler 
étrangers  à  nos  usages  français,  ue  choquent  en  rien  les 
Milanais  ;  la  vanité  même  dans  les  classes  élevées  n'étant 
que  bien  rarement  admise. 

Parmi  les  scènes  secondaires,  il  en  est  une  qui  nous  sem- 
ble mériter  particulièrement  les  honneurs  du  compte-rendu. 
Ce  théâtre,  d'un  genre  particulier,  a  le  bon  esprit  de  ne 
point  distribuer  d'aftiches,  ce  qui  du  moins  n'expose  pas 
son  public  aux  mécomptes  et  aux  séductions  trompeuses. 
La  comédie  que  nous  venons  de  voir  représenter  avec  une 
simplicité  et  un  naturel  admirables,  a  pour  héros,  ou,  pour 
parler  le  langage  du  pays,  pour  protagoniste,  un  Piémontais 
qui  représente  un  personnage  analogue  à  celui  de  notre 
Pourceaugnac,  berné,  joué,  raillé,  battu,  exposé  à  toutes 
sortes  de  mésaventures.  H  faut  savoir  que  les  Milanais,  qui 
en  sont  toujours  aux  rivalités  et  aux  aversions  du  moyen 
âge,  font  jouer  à  leurs  voisins  du  Piémont  le  même  rôle 
que  les.\nglais  aux  Irlandais  et  les  Berlinois  aux  habitants 
de  Meisseo,  c'est-à-dire  le  rôle  de  dupes  et  de  victimes. 
Après  la  comédie  est  venu  un  ballet ,  et,  bien  que  les  dan- 
seurs et  les  danseuses  fussent  en  général  de  fort  petite 
taille,  il  était  impossible  de  s'élever  plus  haut,  d'exécuter 
des  entrechats  plus  hardis,  des  pirouettes  plus  longues.  On 
les  eût  pris  pour  des  sylphes  ou  des  démons,  à  voir  avec 
quelle  facilité  ils  voltigeaient,  se  disloquaient,  laissant  de 
bien  loin  derrière  eux  les  grands  danseurs  et  les  virtuoses 
de  premier  ordre  que  nous  avions  vus  figurer  la  veille  à  la 
Scala.  Ce  spectacle  si  curieux  est  celui  du  fameux  Gero- 
lamo,  et  nous  venons  d'assister  à  une  représentation  de 
marionnettes. 

Arnollt  FRÉ.MY. 
(  La  suite  prochainement.) 


I3G 


Li-;c'rLni:s  j)i)  soik. 


HISTOIRE  DE  LA   DANSE. 


DEUXIÈME   PARTIE  (1) 


Danse  de  chevaux,  aux  trompelles  el  aux  cl;.:ron.s. 


V.  —  DE   LA  DANSE  SACUÉE  CHEZ  LES  CHRÉTIENS. 

Ainsi  que  nous  l'avons  vu,  tous  les  peuples  de  l'anti- 
quité célébraient  le  culte  de  leurs  dieux  par  des  danses 
sacrées.  Les  premiers  chrétiens  adoptèrent  ces  coutumes 
en  les  purifiant. 

Pendant  les  persécutions,  des  congrégations  nombreuses 
d'hommes  et  de  femmes  se  retiraient  dans  les  déserts,  à 
l'exemple  des  thérapeutes,  et  dansaient  les  jours  de  fêles. 

Quand  l'orage  fut  passé,  ils  bâtirent  des  temples,  et, 
dans  ces  temples,  des  chœurs,  espèce  de  tlicàlres  comme 
on  en  voit  encore  à  Kome  dans  les  églises  de  Saint-Clé- 
ment et  de  Saint-Pancrace.  Tous  les  fidèles,  prêtres  ou  lai- 
(jues ,  s'y  réunissaient  pour  danser.  Les  évêques  mêmes, 
suivant  Scaliger,  ne  furent  nommés  prœsulcs  que  parce 
que,  comme  le  chef  des  prêtres  saliens,  ils  avaient  l'hon- 
neur d'ouvrir  la  danse. 

(I)  Voir  le  Duméro  df  novembre  iSts. 


Ou  dansait  aussi  devant  la  porte  des  églises  el  dans  les 
cimetières. 

La  fête  des  Agapes  ou  festins  de  charité,  instituée  dans 
la  première  Église  en  mémoire  de  la  cène,  pour  cimenter 
l'union  des  chrétiens  qui  avaient  abandonné  le  judaïsme 
et  de  ceux  qui  avaient  renoncé  au  paganisme,  était  égale- 
ment entremêlée  de  danses. 

Dans  le  principe,  les  pontifes  eux-mêmes  encourageaient 
ces  singulières  pratiques.  Les  Pères  de  l'Église  le  témoi- 
gnent en  plusieurs  endroits  de  leurs  écrits.  On  cite,  entre 
autres,  ce  mot  de  saint  Grégoire  de  Naziance  à  l'empereur 
Julien,  qui,  tout  philosophe  et  stoïcien  que  l'histoire  nous 
le  représente,  semble,  d'après  cela,  avoir  été  un  des  plus 
chauds  partisans  de  la  danse  :  «  Si  vous  vous  livrez  à  la 
«danse,  si  votre  penchant  vous  entraîne  dans  ce^  félcs, 
«  que  vous  paraiïsez  aimer  avec  fureur,  dansez,  j'y  con- 
*s(ns;  mais  pourquoi  renou>cltr  les  danses  licencieuses 
«  de  la  barbare  llérodiadc?  Que  u'excculez-vous  plutôt  ces 
•  diui.>es  respcclul-ks  du  roi  Dav id  devant  l'areho?  Ces 


MVSEE  Dl-S  FAMILLLS. 


137 


«  exercices  de  piété  el  de  paix  sont  dignes  d'un  empereur 
«  el  d'un  chrélien.  • 

Bientôt  pourtant  de  graves  abus  s'introduisirent  dans 
ces  danses  ;  leur  but  sacré  ne  suffit  pas  à  les  sauver  de  la 
corruption;  il  fallut  les  défendre. 

La  fêle  des  Agapes  fut  supprimée  la  première,  en  l'an- 
née 397,  par  résolution  du  concile  de  Carthage,  sous  le  pon- 
tiûcal  de  Grégoire  le  Grand. 

En  7ti,  un  décret  du  pape  Zacharie  défendit  l'usage  de 
la  danse  dans  toute  l'étendue  de  l'Église. 

Odin,  évêque  de  Paris,  porta  une  prohibition  spéciale 
contre  les  danses  exécutées  dans  les  cimetières. 


EnGn  Dieu  lui-même  manifesta  sa  réprobation  d'une  ma- 
nière éclatante.  «  Vers  le  milieu  de  l'année  1373,  dit  Méze- 
«  ray,  le  peuple  fut  attaqué  d'une  passion  maniaque  ou  fré- 
«  nésie  inconnue  aux  siècles  précédents.  Ceux  qui  en  étaient 
»  atleiuts  se  dépouillaient  tout  nus,  se  mettaient  une  cou- 
«  ronne  sur  la  tète,  et,  se  tenant  par  la  main,  ils  allaient 
«  par  bandes,  dansant  dans  les  rues  et  les  églises,  chantant 
€  et  tournoyant  avec  tant  de  raideur,  qu'ils  en  tombaient 
«  par  terre  hors  d'haleine.  Ils  s'enflaient  si  fort  par  cette 
t  agitation,  qu'ils  eussent  crevé  sur  place,  si  on  n'eût  pris 
c  le  soin  de  leur  serrer  le  ventre  avec  de  bonnes  bandes. 
«  Ce  qui  était  surprenant,  c'est  que  ceux  qui  les  regar- 


La  danse  de  saint  Jean. 


«  daienl  avec  attention  étaient  bien  souvent  surpris  de  la 
«  même  frénésie ,  que  le  vulgaire  nonima  la  danse  de 
*  saint  Jean.  » 

Mais  malgré  toutes  ces  défenses  et  l'espèce  de  sanction 
que  le  Ciel  lui-même  avait  pris  soin  de  leur  donner,  les 
danses  n'en  continuèrent  pas  moins  comme  devant,  et, 
chose  singulière,  les  pontifes  et  les  dignitaires  de  lEglise 
ne  furent  pas  les  derniers  à  donner  le  mauvais  exemple. 

Un  évêque,  dit  l'histoire,  propriétaire  d'un  vaste  terrain 
prè5  de  la  Baltique,  le  céda  à  une  troupe  de  brives  gens, 
dont  la  joyeufe  piété  venait  bondir  en  ce  lieu.  Il  leur  accor- 
da autant  d'espace  qu'ils  en  pourraient  embra??cr  eu  se 
tenant  par  la  n)ain  et  en  dansant  en  rond.  Ceux-ci  y  élevè- 
rent une  ville  cl  la  nommèrcal  Dantzich,  en  souvenir  de 


son  origuif. 


iÊvr,!fp.  \S\Ct. 


Le  dernier  concile,  convoqué  d'abord  par  le  pape  Paul  III, 
àJIantoue,  en  1537,  et  ensuite  à  Trente,  en  1313,  se  ter- 
mina ea  déccmlTC  lo61,  sous  Pie  VI,  par  un  grand  l>al, 
auquel  prirent  part  tous  les  cardinaux. 

Le  père  Ménétrier,  jésuite,  qui  vivait  au  dix-septième 
siècle,  raconte,  <ians  son  Trailé  des  ballets,  avoir  vu,  dans 
quelques  cathédrales,  le  jour  de  Pàijues,  les  chanoines 
prendre  les  enfants  de  chœur  par  la  main  el  danser  dans 
le  chœur  de  l'église  avec  eux. 

k  la  même  époque,  les  prêlres  et  tous  les  habitants  de 
Limoges  dansaient  en  rond  dans  le  chœur  de  l'église  Sainl- 
Léonard,  ea  chantant: 

S.im  Varciau,  prr^aa  fprit-z)  pernou?, 
H  nous  espir.garen  (sauterons)  |>cr  bous. 

—  IS  —  TP.KlilfcME   VOLLMt. 


138 


LECTURES  DU  SOIR. 


Le  traducteur  des  œuvres  de  Noverre  nous  dit  qu'un  de 
ses  amis  lui  avait  assuré  qu'étant  au  colley  à  Huy,  près  de 
Liège,  lui  et  ses  camarades  dansaient  publiquement  dans 
le  chœur  de  l'église  collégiale,  à  certaines  fêtes;  après 
quoi  on  donnait  à  chacun  d'eux,  en  récompense  de  son 
talent,  un  petit  pain  tout  chaud.  Nul  doute  que  les  profes- 
seurs ne  partageassent  ce  plaisir,  comme  les  bonnes  d'en- 
fants ont  coutume  de  partager  les  tartines  de  leurs  mar- 
mots. 

En  Espagne,  les  moines  mettaient  des  masques  et  dan- 
saient dans  l'église  à  plusieurs  fêtes  solennelles. 

Enfin,  bien  que  les  papes  eussent  depuis  longtemps 
proscrit  les  danses  sacrées,  le  cardinal  Ximenès  les  ramena 
dans  la  cathédrale  de  Tolède  en  rétablissant  la  danse  des 
muss  arabes,  instituée  par  Isidore,  évêque  de  Séville ,  et 
qui  se  dan.«ait  dans  la  nef. 

De  nouvelles  danses  furent  même  ajoutées  aux  anciennes. 
Beaucoup  de  vieillards  se  rappellent  encore  les  brandons, 
espèces  de  danses  qu'on  dansait,  le  premier  dimanche  de 
carême,  sur  les  places  publiques,  autour  de  feux  qu'on  y 
allumait,  et  les  baladoires,  que  Ton  dansait  le  premier 
jour  de  l'an  et  le  premier  jour  de  mai.  Ces  danses  étaient 
fort  licencieuses  et  avaient  soulevé  plusieurs  fois  contre 
elles  les  saints  canons  de  l'Église;  mais  le  Parlement  de 
Paris,  malgré  son  fameux  arrêt  du  3  septembre  1667,  fut 
impuissant  à  les  détruire,  et  il  fallut  que  la  révolution  sup- 
primât Dieu  lui-même  pour  les  abolir  tout  à  fait. 

Elles  tenaient  bon,  comme  vous  voyez. 

VI. — BALLETS  AMBULATOIRES. 

Ces  danses  furent  Torigme  de  fêtes  assez  bizarres,  aux- 
quelles on  a  donné  le  nom  de  ballets  ambulatoires ,  et 
parmi  lesquelles  il  faut  compter  la  fête  des  Fous,  celle  des 
Anes,  de  la  mère  Sotte,  la  procession  d'Arles  et  tant  d'au- 
tres, dont  on  trouve  la  description  dans  nos  vieux  histo- 
riens. 

Ces  ballets  consistaient  en  promenades  et  en  danses  que 
l'on  exécutait  tantôt  sur  la  mer,  tantôt  sur  les  places  et  dans 
les  rues  des  villes.  C'était  une  imitation  de  la  pompe  tyr- 
rhénienne  décrite  par  Appian  Alexandrin. 

Une  des  plus  célèbres  fut  celle  dans  laquelle  on  célé- 
bra, à  Lisbonne,  la  canonisation  du  cardinal  Charles  Bor- 
roraée. 

«Un  vaisseau  richement  orné,  dit  M.  Castil-Blaze,  ûottant 
sous  des  voiles  de  diverses  couleurs,  des  cordages  de  soie, 
des  pavillons  magnifiques,  portait  l'image  du  saint,  sous 
un  dais  de  brocart  d'or.  Il  se  présente  dans  la  rade  ;  tous 
les  vaisseaux  du  port,  en  superbe  appareil,  s'avancent  à  sa 
rencontre  et  lui  rendent  les  honneurs  militaires  ;  on  le  ra- 
mène en  grande  pompe  au  bruit  de  toute  l'artillerie  des 
forts.  Les  châsses  des  patrons  du  Portugal,  portées  par  les 
grands  de  l'Élat,  et  suivies  de  tous  les  corps  religieux,  ci- 
vils et  militaires,  reçurent  le  nouveau  saint  à  son  débar- 
quement. La  marche  commença  :  quatre  chars,  d'une  gran- 
deur extraordinaire,  étaient  distribués  sur  la  ligne  immense 
du  cortège.  Le  premier  représentait  le  palais  de  la  Renom- 
mée, le  second  la  ville  de  Milan,  le  troisième  le  Portugal  et 
le  dernier  l'Église.  Autour  de  ces  machines  roulantes,  des 
troupes  de  mimes  et  de  danseurs  exécutaient,  au  son  des 
instruments,  les  actions  les  plus  remarquables  du  saint,  et 
ceux  qui- étaient  sur  le  char  de  la  Renommée  marquaient 
par  leurs  altitudes  qu'ils  allaient  prendre  la  volée  pour  les 
apprendre  à  l'univers.» 

J'avoue  que  je  me  représente  mal  ces  attitudes. 

La  fameuse  procession  de  la  Fèle-Dieu  que  le  roi  René 
d'Anjou,  comlc  de  i'rovencc,  établit  à  Aix  in  146i,  était 


également  un  véritable  ballet  ambulatoire ,  composé  d'un 
grand  nombre  de  scènes  allégoriques,  appelées  entremets. 

Ces  entremets  étaient  une  espèce  de  spectacle  mimique, 
avec  des  machines  et  des  décorations  où  l'on  voyait  des 
hommes  et  des  bêtes  représenter  une  action.  Quelquefois 
des  jongleurs  et  des  bateleurs  y  faisaient  leurs  tours  et  dan- 
saient au  son  des  instruments.  On  leur  donnait  ce  nom, 
parce  qu'ils  avaient  été  imaginés  pour  occuper  agréable- 
ment les  convives  d'un  grand  festin  pendant  l'intervalle 
des  services.  Les  entr'actes  de  nos  premières  tragédies 
étaient  remplis  de  cette  manière  ;  on  peut  voir  dans  les 
œuvTCS  de  Baïf  les  entremets  de  la  tragédie  de  Sopho- 
nisbe.  Plus  de  quinze  cents  bateleurs,  saltimbanques,  co- 
médiens et  bouffons ,  firent  leurs  tours  et  prouesses  à  la 
cour  plénière,  tenue  à  Rimini,  pour  armer  chevahers  des 
seigneurs  de  la  maison  de  Malatesta  et  d'autres.  C'est  de 
ce  mot  que  nous  avons  fait,  par  corruption,  intermèdes. 

La  fête  de  la  procession  d'Aix  était  donc  composée  de 
deux  parties  bien  distinctes,  la  procession  et  les  entremets  ; 
elle  durait  deux  jours. 

«  Le  premier  jour,  continue  M.  Castil-Blaze,  auquel  nous 
empruntons  la  plus  grande  partie  de  ces  détails,  la  Re- 
nommée, à  cheval,  ayant  des  ailes  à  la  tête  et  sur  le  dos, 
parcourait  la  ville  en  sonnant  de  la  trompette.  Une  troupe 
de  chevaliers  armés  de  lances  la  suivait  tambours  battants, 
enseignes  déployées.  Le  duc  et  la  duchesse  d'Urbin,  mon- 
tés sur  des  ânes,  venaient  ensuite.  Ceci  était  une  malice 
du  bon  roi  René,  à  l'endroit  du  général  des  troupes  de  sa 
sainteté  Pie  II,  qui  s'était  laissé  battre  par  le  comte  Pis- 
cinnino,  commandant  de  l'armée  du  fils  du  roi,  autrement 
dit  le  duc  de  Calabre  ;  elle  dura  trois  siècles.  Saturne  et 
Cybèle,  Mars  et  Minerve,  Neptune  et  Amphitrite,  Pluton 
et  Proserpine,  et  beaucoup  d'autres  divinités  dont  l'énu- 
mération  serait  trop  longue ,  chevauchaient  après  le  duc 
et  la  duchesse  d'Urbin  ;  les  faunes,  les  dryades,  les  tritons, 
les  suivants  de  Diane,  dansant  au  son  du  tambourin,  des 
fifres  et  des  crotales,  précédaient  un  char  magnifique,  re- 
présentant l'Olympe,  et  dans  lequel  on  voyait  Jupiter,  Ju- 
non,  Vénus,  l'Amour,  les  Ris,  les  Jeux  et  les  Plaisirs.  Les 
trois  parques  fermaient  la  marche.  Parmi  toutes  ces  puis- 
sances mythologiques,  on  remarquait  les  acteurs  qui ,  le 
lendemain,  devaient  jouer  les  entremets  dans  les  rues,  tels 
que  léis  fiazcasséln,  lou  Jué  d'oou  Cat,  léis  Tiras- 
souns,  etc.  ;  puis  les  bâtonniers  et  les  troupes  réglées  que 
la  ville  d'Aix  avait  en  disponibilité.  » 

Les  entremets  du  grand  jour  méritent  une  description 
particulière.  Il  y  en  avait  de  plusieurs  sortes. 

Ici,  des  diables  à  longues  cornes,  avec  des  masques  hi- 
deux, couverts  d'une  jaquette  à  ûammes  rouges,  où  pendent 
une  centaine  de  clochettes,  tourmentaient  le  roi  Hérode. 
On  voit  que  les  deux  journées  avaient  un  caractère  bien 
différent.  Une  grande  diablesse,  et  ce  n'était  certainement 
pas  la  moins  acharnée,  faisait  partie  de  la  troupe  dansante. 
Hérode  parait  les  coups  de  fourche  avec  son  sceptre  et  se 
démenait  comme  un  possédé.  Il  ne  parvenait  à  échapper 
à  ses  adversaires  qu'en  sautant  hors  du  cercle  qu'ils  for- 
maient autour  de  lui. 

Plus  loin ,  d'autres  diables  —  on  en  mettait  partout  — 
s'efforçaient  d'enlever  une  àine  vigoureusement  défendue 
par  son  ange  gardien.  Les  historiens  ne  nous  ont  point 
appris  comment  était  vêtue  la  pauvre  àme,  mais  l'auge 
gardien  avait  pour  cuirasse  une  planche  et  des  coussins. 
Bien  lui  eu  prenait,  car  les  démons,  tout  ange  qu'il  fût, 
lui  frappaient  le  dos  à  grands  coups  de  massue.  Enfin , 
comme  de  juste,  la  victoire  restait  au  bon  génie,  qui  exé- 
cutait alors  une  danse  joyeuse,  en  serrant  sur  son  cœur  la 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


139 


petite  àme,  animula,  qu'il  venait  d'arracher  aux  démons. 

Notez  que  les  acteurs  qui  jouaient  le  rôle  de  diable 
avaient  grand  soin,  le  matin ,  d'asperger  leur  têtière  d'eau 
bénite,  dans  la  crainte  de  voir,  comme  cela  était  arrivé  uue 
fois,  un  véritable  suppôt  de  l'enfer  se  mêler  à  leur  troupe 
et  prendre  part  à  leurs  jeux. 

Les  Juifs  dansant  autour  du  veau  d'or;  la  reine  de  Saba, 
suivie  de  ses  dames  d'atours;  les  innocents,  représentés 
par  des  enfants  qui  tombaient  aux  pieds  d'IIérode,  et  se 
traînaient  dans  le  ruisseau  à  chaque  coup  de  fusil  que  ce 
roi  faisait  tirer  par  ses  grenadiers;  les  Mages,  suivant  naï- 
vement une  magnifique  étoile  portée  au  bout  d'une  perche, 
formaient  les  sujets  d'autant  d'entremets. 

On  voyait  aussi  les  apôtres  aidant  Jésus-Christ  à  porter 
sa  croix;  saint  Siméon,  en  mitre  et  en  chape,  tenant  un 
panier  d'œufs  à  la  main  ;  saint  Luc,  coiffé  d'une  têtière  de 
bœuf,  avec  de  belles  cornes,  des  cornes  de  deux  pieds  ;  saint 
Christophe,  respectueusement  entouré  des  Bazcassètes , 
se  peignant  et  se  grattant  les  uns  les  autres,  pour  repré- 
senter les  lépreux  ;  puis  la  Mort,  la  terrible  Mort,  armée  de 
sa  faux,  qu'on  rencontre  toujours  à  la  fin  de  toutes  choses, 
et  qui  suit  les  joyeux  cortèges  comme  le  corbeau  suit  les 
armées. 

Le  prince  d'Amour,  ses  mignons,  chevaliers,  porte-ensei- 
gnes, le  roi  de  la  Basoche  et  sa  cour,  l'abbé  de  la  ville, 
chef  des  artisans,  assistaient  à  la  procession  avec  leur  suite 
nombreuse,  leurs  musiques  et  leurs  bâtonniers.  De  grandes 
corbeilles  de  ûeurs  étaient  portées  par  les  varlets  du  prince 
d'Amour,  qui  distribuait  des  bouquets  aux  dames.  Alors, 
comme  aujourd'hui,  il  était  fort  onéreux  d'être  prince 
d'amour. 

On  comprend  avec  quel  soin  les  dames  se  paraient  de  leurs 
plus  belles  toilettes  pendant  ces  joyeux  jours  de  fête.  Dans 
le  siècle  dernier,  ce  siècle  des  poufs,  des  chignons  et  des 
frisures,  l'encombrement  était  tel  à  Aix,  que  des  légions 
poudreuses  de  perruquiers  s'y  rendaient  de  plus  de  vingt 
lieues  à  la  ronde,  et  étaient  obligés  de  se  mettre  à  l'œuvre 
plus  d'une  semaine  avant  l'événement,  pour  avoir  le  temps 
de  parer  toutes  les  têtes.  Des  milliers  de  dames ,  coiffées 
avec  le  plus  brillant  appareil,  frisées,  graissées  et  poudrées, 
la  tète  couverte  de  fleurs,  de  plumes  et  de  pompons,  se 
résignaient  à  passer  plusieurs  nuits ,  les  coudes  appuyés 
sur  une  table  et  le  front  dans  les  mains,  pour  ne  pas  dé- 
ranger le  galant  édifice  et  pouvoir  l'exhiber  au  jour  con- 
venu dans  toute  sa  fraîcheur. 

Le  roi  René,  dit-on,  composa  lui-même  ce  ballet  :  la  mise 
en  scène,  les  airs  de  danse,  les  marches,  tout  était  de  lui, 
et  cette  musique  a  toujours  été  fidèlement  conservée  et 
exécutée.  Aujourd'hui  encore,  les  ménétriers  provençaux 
la  jouent  sur  le  galoubet  avec  accompagnement  de  tam- 
bourin, en  faisant  le  tour  de  l'arène  où  doivent  combattre 
les  lutteurs. 

La  procession  d'Aix,  dont  les  frais  généraux  se  payaient 
avec  les  revenus  que  le  roi  René  avait  destinés  à  cet  objet, 
fut  maintenue  dans  toute  sa  pompe  jusqu'à  la  Révolution  ; 
mais  à  cette  époque,  elle  fut  emportée  avec  toutes  les  au- 
tres traditions  que  nous  avait  laissées  le  moyen  âge.  Une 
seule  représentation  extraordinaire  en  fut  donné  depuis, 
en  l'honneur  de  la  princesse  Pauline  Borghèse,  en  1805 
ou  1806. 

Un  ballet  ambulatoire  non  moins  célèbre  fut  celui  qui 
eut  lieu,  au  commencement  du  dix-septième  siècle,  à  Notre- 
Dame  de  Lorette,  à  l'occasion  de  la  béatification  d'Ignace 
de  Loyola,  fondateur  des  jésuites.  Voici  les  détails  de  ce 
ballet,  tels  qu'on  les  trouve  dans  un  ouvrage  du  temps. 

«Le3  janvier  1610,  après  l'office  solennel  du  malin  et  du 


soir,  sur  les  quatre  heures  après  midi ,  deux  cents  arque- 
busiers se  rendirent  à  la  porte  de  Notre-Dame  de  Lorette, 
où  ils  trouvèrent  une  machine  de  bois  d'une  grandeul 
énorme  qui  représentait  le  cheval  de  Troie.  Ce  cheval  com- 
mença dès  lors  à  se  mouvoir  par  des  ressorts  secrets,  tandis 
qu'autour  de  ce  cheval  se  représentaient  en  ballets  les  prin- 
cipaux événements  de  la  guerre  de  Troie.  Ces  représenta» 
lions  durèrent  deux  bonnes  .heures,  après  quoi  on  arriva 
à  la  place  de  Saint-Roch ,  où  est  la  maison  professe  des 
jésuites.  Une  partie  de  celte  place  représentait  la  ville  de 
Troie  avec  ses  tours  et  ses  murailles.  Aux  approches  du 
cheval,  une  des  murailles  tomba,  et  les  soldats  grecs  sor- 
tirent de  cette  machine,  i)uis  les  Troyens  de  leur  ville , 
armés  et  couverts  de  feux  d'artifices,  avec  lesquels  ils  se 
livrèrent  un  combat  merveilleux.  Le  cheval  jetait  des  feux 
contre  la  ville,  la  ville  contre  le  cheval,  et  l'un  des  plus 
beaux  spectacles  fut  la  décharge  de  dix-huit  arbres  cou- 
verts de  semblables  feux. 

Le  lendemain,  d'abord  après  le  dîner,  parurent  sur  mer, 
au  quartier  de  Pampugiia,  quatre  brigantins  richement  pa- 
rés et  dorés  avec  quantité  de  banderoles  et  de  grands 
chœurs  de  musique.  Quatre  ambassadeurs,  au  nom  des 
quatre  parties  du  monde,  ayant  appris  la  béatification  d'I- 
gnace de  Loyola,  pour  reconnaître  les  bienfaits  que  toutes 
les  parties  du  monde  avaient  reçus  de  lui,  venaient  lui  faire 
hommage  et  lui  offrir  des  présents  avec  les  respects  des 
royaumes  et  des  provinces  de  chacune  de  ces  parties.  Tou- 
tes les  galères  et  les  vaisseaux  du  port  saluèrent  ces  brigan- 
tins. Étant  arrFvés  à  la  place  de  la  Marine,  les  ambassadeurs 
descendirent,  et  montèrent  en  même  temps  sur  des  chars 
superbement  ornés  ;  et,  accompagnés  de  trois  cents  cava- 
liers, ils  s'avancèrent  vers  le  collège,  précédés  de  plusieurs 
trompettes.  Après  quoi,  les  peuples  des  diverses  nations, 
vêtus  à  la  manière  de  leur  pays,  faisaient  un  ballet  très- 
agréable,  composant  quatre  troupes  ou  quadrilles  pour  les 
quatre  parties  du  monde.  Les  royaumes  et  les  provinces, 
représentés  par  autant  de  génies,  marchaient  avec  les  na- 
tions et  les  peuples  différents  devant  les  ambassadeurs  de 
l'Europe,  de  l'Asie,  de  l'Afrique  et  de  l'.imérique,  dont 
chacune  était  escortée  de  soixante-dix  cavaliers.  La  troupe 
de  l'Amérique  était  la  première  :  entre  ces  danses,  il  y  en 
avait  une  plaisante  de  jeunes  enfants  déguisés  en  singes, 
en  guenons,  en  perroquets.  Devant  le  char  étaient  douze 
nains  montés  sur  des  haquenées.  Ce  char  était  traîné  par 
un  dragon.  La  diversité  et  la  richesse  des  habits  ne  fai- 
saient pas  le  moindre  ornement  du  ballet,  quelques-uns  des 
acteurs  ayant  sur  eux  pour  plus  de  deux  cent  mille  écus  de 
pierreries. 

VIL  —  ORIGINE  DES  GRANDS  BALLETS. 

La  danse  sacrée  était  donc  la  seule  qui  eût  survécu  aux 
danses  grecques  et  romaines.  En  effet,  toutes  les  autres 
danses  avaient  disparu  avec  l'invasion,  et  ce  ne  fut  que 
vers  le  milieu  du  quinzième  siècle  qu'on  chercha  à  en 
faire  de  nouveau  l'accompagnement  des  fêtes  et  des  plai- 
sirs. 

Simplicius,  tel  est  le  nom  de  celui  qui  tenta  le  premier 
cet  essai.  Cet  homme,  d'un  talent  éi)rouvé  dans  plus  d'un 
genre,  comptait,  pour  réussir,  sur  la  protection  du  cardi- 
nal Riatti,  neveu  du  pape  Sixte  IV,  et  connu  par  son  goût 
éclairé  pour  les  arts.  Mais  Sixte  IV  n'était  rien  moins  qu'un 
danseur,  et  la  tentative  avorta. 

La  gloire  de  restaurer  la  danse  était  réservée  à  un  sim- 
ple gentilhomme  de  Lombardie ,  nommé  Bergonzio  di 
Botta. 


140 


LECTURES  DU  SOIR. 


Ce  gentilhomme  avait  été  chargé  d'organiser,  dans  la 
ville  de  lortone,  une  fête  en  rhonncur  de  Galéas,  duc  de 
Milan,  et  d'Isabelle  d'Aragon,  son  épouse  ;  c'était  en  1489; 
Toici  comment  il  la  composa. 

Dans  un  magnifique  salon,  entouré  d'une  galerie  où 
étaient  distribués  plusieurs  joueurs  de  divers  instruments, 
on  avait  dressé  une  table  tout  à  fait  vide.  Bergonzio  pre- 
nait la  chose  de  loin.  Au  moment  où  le  duc  et  la  duchesse 
parurent,  on  vit  Jason  et  les  Argonautes  s'avancer  fière- 
ment sur  une  symphonie  guerrière.  Ils  portaient  la  fa- 
meuse toison  d'or,  dont  ils  couvrirent  la  table  en  guise  de 


nappe,  après  avoir  dansé  une  entrée  noble  qui  exprimait 
leur  admiration  à  la  vue  d'une  princesse  si  belle  et  d'un 
prince  si  digne  de  la  posséder.  Celte  troupe  céleste  céda 
la  place  à  Mercure  ;  il  chanta  un  récit  dans  lequel  il  ra- 
contait l'adresse  dont  il  venait  de  se  servir  pour  ravir  à 
Apollon,  qui  gardait  en  ce  moment  les  troupeaux  d'Ad- 
mète,  un  veau  gras  dont  il  faisait  hommage  aux  nouveaux 
mariés.  Bien  que  ce  veau  fût  le  produit  d'un  vol,  ceux-ci 
l'acceptèrent;  il  y  a  des  gens  qui  acceptent  tout.  Pendant 
qu'on  le  mettait  sur  la  table,  trois  quadrilles  qui  le  sui- 
vaient exécutèrent  une  entrée. 


Origine  des  grands  ballets 

Diane  et  ses  nymphes  succédèrent  à  Mercure; la  déesse 
faisait  suivre  une  es[»èce  de  brancard  doré  sur  lequel  on 
voyait  un  cerf  :  c'était,  disait-elle,  Actéon  qui  était  trop 
heureux  d'avoir  cessé  de  vivre,  puisqu'il  allait  être  ofTert 
à  une  nymphe  aussi  aimable  et  aussi  .«âge  qu'Isalieile. 
Nous  doutons  fort  que  ce  fût  là  la  véritable  pensée  d'Ac- 
téon. 

Dans  ce  moment,  une  symjjhonic  mélodieuse  attira  l'at- 
tention des  convives.  Elle  annonçait  le  chantre  de  la 
Thrace  ;  on  le  vit  jouant  de  sa  lyre  et  chantant  les  louanges 
de  la  jeune  duchesse,  t  Je  pleiirais,  dit-il,  sur  le  mont 
Apennin,  la  mort  de  ma  tendre  Eurydice.  J'appris  l'union 
de  deux  amants  dignes  de  vivre  l'un  pour  l'autre,  et  j'ai 
senti  pour  la  première  fois  depuis  mon  malheur  quchiucs 
mou\einenls  de  joie.  Mes  chants  ont  changé  avec  les  sen- 
timents de  mon  canir ,  une  foule  d'oiseaux  a  \olé  pour 


fête  chez  le  duc  de  Milan. 

m'eatendrc  ;  je  les  offre  à  la  |)lus  belle  princesse  de  la  terre, 
puisijue  la  charmante  Eurydice  n'est  plus.  » 

C'était  là,  si  je  ne  me  trompe,  une  belle  et  bonne  infidé- 
lité ;  mais  si  les  morts  vont  vile,  c'est  surtout  lorsqu'ils  se 
font  oublier. 

Des  sons  éclatants  interrompirent  cette  mélodie.  Ata- 
lante  et  Thésée,  coudui.sanl  avec  eux  une  troupe  leste  et 
brillante,  rcpréscnlèrent  par  des  danses  vives  une  chasse 
à  grand  bruit.  Elle  fut  tormiuée  par  la  mort  du  sanglier 
de  Calydon  qu'ils  offrirent  au  jeune  duc  en  exécutant  des 
ballets  de  triomphe. 

En  speclacle  magnifique  succéda  à  celle  entrée  pitto- 
resque. Ou  vil,  d'un  côlé,  Iris  sur  un  char  traîné  par 
des  paons,  et  suivie  do  plusieurs  nymphes  velues  d'une 
gaze  légère,  qui  |)orlaieul  des  plats  couverts  de  ces  super- 
bes oiseaux.  Ea  jounc  llébc  parut,  de  l'autre,  portant  le 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


141 


nectar  qu'elle  verse  aux  dieux  ;  elle  était  accompagnée  des 
bergers  d'Arcadie,  chargés  de  toutes  espèces  de  laitage, 
et  de  Vertumne  et  Pomone,  que  servirent  toutes  sortes 
de  fruits. 

Dans  le  même  temps,  l'ombre  du  délicat  Apicius  sortit 
de  terre.  Il  venait  prêter  à  ce  superbe  festin  toutes  les  fi- 
nesses qu'il  avait  inventées,  et  qui  lui  avaient  acquis  la 
réputation  du  plus  voluptueux  des  Romains. 

Ce  spectacle  disparut,  et  il  se  forma  un  grand  ballet 
composé  de  tous  les  dieux  de  la  mer  et  des  fleuves  de 
Lombardie  ;  ils  portaient  les  poissons  les  plus  exquis,  et  ils 
les  servirent  en  exécutant  des  danses  de  différents  carac- 
tères. Puis  vinrent  Orphée,  les  Amours,  les  Grâces,  la  Foi 
conjugale,  qui  mit  en  fuite  Hélène,  Cléopàtre,  etc. 

Lucrèce,  Pénélope,  Thomiris,  Porcie  et  Sulpicie  les 
remplacèrent  en  présentant  à  la  jeune  princesse  les  palmes 
de  la  pudeur  qu'elles  avaient  méritées  pendant  leur  vie. 
Leur  danse  noble  et  modeste  fut  adroitement  coupée  par 
Bacchus,  Silène  et  les  Egypans,  qui  venaient  célébrer  une 
noce  si  illustre,  et  la  fête  fut  ainsi  terminée  d'une  manière 
aussi  gaie  qu'ingénieuse.  Notez  que  c'est  le  narrateur  qui 
ledit. 

Cette  fcte  bizarre,  qui  rappelle,  mais  sur  un  plan  plus 
vaste,  plus  riant  et  mieux  ordonné,  le  festin  de  Trimalcion, 
dans  Pétronne,  eut  un  succès  prodigieux  en  Italie  ;  on  en 
répandit  la  description  dans  toutes  les  villes;  les  imita- 
teurs surgirent  en  foule  ;  ce  futl'origine  àesgrands  ballets. 

Les  anciens,  à  la  vérité,  semblent  bien  avoir  eu  quelque 
chose  d'à  peu  près  semblable.  Leurs  danses,  si  l'on  s'en 
souvient,  rejtrésentaient  une  action  qui,  jadis,  avait  été 
exprimée  par  un  récit  en  vers,  mais  dont,  depuis,  les  pa- 
roles avaient  disparu  pournelaisser  subsister  que  les  gestes 
et  les  mouvements  dont  les  acteurs  accompagnaient  dans 


l'origine  leur  déclamation.  Quelques  |)rogrammes  de  ces 
représentations  nous  sont  même  parvenus.  Ici,  c'est  une 
Ériphanis,  éprise  de  Ménalque,  qui  le  poursuit  en  vain  et 
fait  partager  sa  douleur  aux  bois  et  aux  montagnes  ;  les  ar- 
bres s'arrachaient  les  feuilles,  les  montagnes  se  déchiraient 
le  flanc  de  désespoir;  là,  c'est  une  Calice  qui,  ne  pouvant 
vaincre  rindin"érence  d'Érasius,  se  précipite  dans  la  mer, 
toujours  sensible  aux  peines  des  amoureux  ;  plus  loin, 
c'est  un  jeune  Boréus,  enlevé  par  les  nymphes,  et  que  re- 
demande à  grands  cris  sa  famille  désolée;  tant  déjà,  dès 
ce  temps-là,  la  réputation  des  nymphes  était  détestable. 
Mais  tout  cela  ne  nous  ofl'ie  pas  encore  exactement  l'idée 
que  nos  pères  attachaient  aux  grands  ballets. 

Les  grands  ballets  se  divisaient  en  ballets  historiques, 
fabuleux  et  poétiques;  tantôt  les  ballets  poétiques  repré- 
sentaient des  objets  de  la  nature,  comme  les  Saisons,  les 
Ages,  les  Éléments  ;  tantôt  ils  faisaient  allusion  à  quelque 
événement,  comme  les  Plaisirs  troublés,  les  Proverbes, 
ou  à  quelque  usaire  particulier,  comme  les  Cris  de  Paris, 
les  Passe-temps  du  carnaval  ;  quelques-uns  enfin  étaient 
de  pur  caprice,  comme  le  ballet  des  Postures,  les  Moyens 
de  parvenir. 

Les  grands  ballets  étaient  généralement  en  cinq  actes; 
chaque  acte  était  composé  de  trois,  six,  neuf,  ou  même 
douze  entrées  ;  on  appelait  entrées,  un  ou  plusieurs  qua- 
drilles de  quatre,  huit,  et  jusqu'à  douze  danseurs  revêtus 
le  plus  souvent  du  même  costume,  et  qui,  par  leurs  gestes, 
leurs  attitudes,  exprimaient  l'intention  du  ballet. 

Le  grand  ballet,  né  en  Italie  comme  nous  venons  de  le 
voir,  devint  donc  un  spectacle  des  plus  à  la  mode;  mais 
il  fut  exclusivement  réservé  pour  les  plaisirs  des  monar- 
ques et  des  princes  ;  chacun  d'eux  voulut  eu  introduire 
l'usage  dans  sa  cour. 


La  ycrita  raini!\gu. 


Un  des  pbis  célèbres  est  celui  de  la  Mérita  raminga, 
•la  Vérité  vagabonde,  qui  fut  représenté  à  Venise.  Dans  ce 


ballet,  la  Vérité  parait  sous  la  ligure  d'une  femme  pauvre, 
maigre,  harassée,  poursuivie  et  maltraitée  par  des  avocats 


142 


LECTURES  DU  SOIR. 


des  procureurs,  des  plaideurs,  un  médecin,  un  apothicaire, 
un  cavalier  et  un  capitan  fanfaron.  On  aurait  pu  y  ajouter 
des  journalistes,  mais  ils  n'étaient  pas  encore  inventés.  Une 
entrée  de  villageois  terminait  la  première  partie;  ces  vil- 
lageois voient  la  vérité  sans  la  craindre,  sans  la  fuir,  mais 
aussi  sans  s'intéresser  à  elle.  Aujourd'hui  les  villageois 
connaissent  mieux  le  prix  de  la  vérité,  c'est  pour  cela  qu'ils 
la  cachent.  Dans  la  deuxième  partie,  un  négociant,  un  fi- 
nancier, des  femmes  jeunes,  belles  et  coquettes,  s'éloignent 
tour  à  tour  de  la  Vérité,  jusqu'à  ce  qu'enfin  la  muse  du 
théâtre  l'aperçoit;  elle  l'accueille,  lui  fait  changer  non- 
seulement  d'habit,  mais  aussi  de  maintien,  de  geste  et  de 
langage,  et  la  revêt  enfin  de  ce  manteau  brillant  et  de  cou- 
leurs diverses,  sous  lequel,  depuis,  elle  nous  la  montre 
chaque  jour  pour  castigare  ridendo  moret. 

La  cour  d'Angleterre  eut  aussi  un  ballet  fameux.  Bran- 
tôme rapporte  que  le  grand-prieur  de  France  et  le  conné- 
table de  Montmorency  étant  venus,  à  leur  retour  d'Ecosse, 
saluer  la  reine  Elisabeth,  Sa  Majesté  leur  donna  un  souper 
après  lequel  les  dames  de  la  cour  jouèrent  un  ballet. 
Le  sujet  était  les  f^ierges  sages  et  les  Vierges  folles  de 
l'Évangile.  Les  danseuses  formèrent  deux  quadrilles;  les 
premières  avaient  des  lampes  allumées  et  pleines  d'huile; 
leslampes  des  autres  étaient  vides;  toutes  ces  lampesétaient 
d'argent  parfaitement  travaillé.  Les  dames  invitèrent  les 
Français  à  danser  avec  elles,  et  la  reine  elle-même,  de  la 


meilleure  grâce. 


Enfin  la  France  eut  bientôt,  elle  aussi,  ses  danses  pro- 
pres et  ses  ballets. 

VIII.  — INTRODUCTION  DD  GRAND  BALLET  EN  FRANCE. 

Ce  fut  Catherine  de  Médicis  qui,  la  première,  introduisit 
le  grand  ballet  en  France.  Avant  elle,  les  tournois  étaient 
les  seules  fêtes  où  les  cavaliers  pussent  déployer  l'adresse 
et  la  galanterie,  et  les  dames  la  grâce  et  la  beauté  ;  mais, 
depuis  le  tournoi  fatal  où  Henri  II  perdit  la  vie,  en  1539, 
ces  dangereux  divertissements  furent  très-rares.  Il  n'y  en 
eut  que  quatre  jusqu'en  1612,  et  encore  l'un  d"eux  fut-il 
ensanglanté  par  la  mort  de  Henry  de  Bourbon,  marquis  de 
Baupréau. 

D'abord  ces  ballets,  dans  lesquels  le  récit  se  mêlait  à  la 
danse,  étaient  composés  sans  goût.  Baltasanni,  plus  connu 
sous  le  nom  de  Beaujoyeux  qu'il  prit  ensuite  en  France, 
apporta  le  premier  une  certaine  régularité  dans  ce  genre 
de  spectacle.  Le  maréchal  de  Brissac,  gouverneur  du  Pié- 
mont, avait  envoyé  cet  Italien  à  Catherine  avec  une  bande 
de  violons.  La  reine  l'avait  nommé  son  valet  de  chambre, 
et  dès  lors  il  était  devenu  l'ordonnateur  de  tous  les  festins, 
ballets,  concerts  et  représentations  de  la  cour. 

Ce  fut  lui  qui,  en  1381,  composa  le  fameux  Ballet  co- 
mique de  la  reine,  pour  les  noces  du  duc  de  Joyeuse  avec 
Marguerite  de  Lorraine,  belle-sœur  du  roi.  Beaulieu  et 
Salmon,  maîtres  de  musique  de  Henri  III,  composèrent  la 
musique,  Lachénaye,  aumôuier  du  roi,  donna  les  paroles, 
Jacques  Patin,  peintre  du  roi,  fournit  les  décorations. 

Voici  comment  le  journal  de  l'Estoile  rend  compte  de  cette 
fête. 

«  Les  habillements  du  roi  et  du  marié  étoient  semblables, 
«  tant  couverts  de  broderies,  de  perles,  pierreries,  qu'il 
€  n'étoit  possible  de  les  estimer;  car  tel  accoustrement  y 
€  avoit  qui  coùtoit  dix  mille  écus  de  façon  ;  et  toutefois. 
€  aux  dix-sept  festins  qui  de  rang  et  de  jour  à  autre,  par 
«  ordonnance  du  roi,  furent  faits  depuis  les  noces  par  les 
«  princes  et  seigneurs  parents  de  la  mariée,  et  autres  des 
«  plus  grands  de  la  cour,  tous  les  seigneurs  et  dames  cban- 


«  gèrent  d'accoustrement,  dont  la  plupart  étoient  de  toile 

<  et  drap  d'or  et  d'argent  enrichis  de  broderies  et  de  pier- 
€  reries  en  grand  nombre  et  de  grand  prix. 

«  Le  mardi  10  octobre,  le  cardinal  de  Bourbon  fit  son 
«  festin  en  l'hôtel  de  son  abbaye  de  Saint-Germain-des- 
«  Prés,  et  fit  faire  à  grands  frais,  sur  la  rivière  de  Seine, 
«  un  superbe  appareil  d'un  grand  bac  accommodé  en  forme 
«  de  char  triomphant,  dans  lequel  le  roi,  princes,  princes- 
€  ses  et  mariés  dévoient  passer  du  Louvre  au  pré-au-Clercs 
«  en  pompe  solennelle.  Ce  beau  char  devoit  être  tiré  sur 
«  l'eau  par  d'autres  bateaux  déguisés  en  chevaux  marins, 
«  tritons,  dauphins,  baleines  et  autres  monstres  marins  en 
«  nombre  de  vingt-quatre.  En  avant  des  quels  étoient  por- 
«  tés  à  couvert,  au  ventre  des  dits  monstres,  trompettes, 
«  clairons,  cornets,  violons,  hautbois  et  plusieurs  musi- 
€  ciens  d'excellence,  même  quelques  tireurs  de  feux  arti- 
«  ficiels,  qui,  pendant  le  trajet,  dévoient  donner  maints 
c  passe-temps  tant  au  roi  qu'à  cinquante  mille  personnes 
€  qui  étoient  sur  le  rivage. 

«  Mais  le  mystère  ne  fut  pas  bien  joué,  et  ne  put-on  faire 
«  marcher  les  animaux  ainsi  qu'on  l'avoit  projeté.  De  façon 
«  que  le  roi  ayant  attendu  depuis  quatre  heures  du  soir 
«  jusqu'à  sept,  aux  Tuileries,  le  mouvement  et  achemine- 
€  ment  de  ces  animaux,  sans  en  apercevoir  aucun  effet, 
n  dépité,  dit  qu'il  voyoit  bien  que  c'étoient  des  bétes  qui 
€  commandoientà  d'autres  bêtes. 

«  Et,  étant  monté  en  coche,  s'en  alla  avec  les  reines  et 

<  toute  la  suite  au  festin  qui  fut  le  plus  magnifique  de  tous. 
«  Nommément  en  ce  que  le  dit  cardinal  fit  représenter  un 
€  jardin  artificiel  garni  de  fleurs  et  de  fruits,  comme  si  c'eût 
«  été  en  mai  ou  en  juillet  ou  en  août. 

«  Le  dimanche  15,  festin  de  la  reine  dans  le  Lou^Te,  et, 
«  après  le  festin,  le  ballet  de  Circé  et  de  ses  njTnphes.  » 

Ce  ballet,  représenté  dans  la  grande  salle  de  Bourbon 
par  la  reine,  les  princesses  et  tous  les  seigneure  de  la  cour, 
avait  commencé  à  dix  heures  du  soir  et  il  n'était  pas  fini 
le  lendemain  à  trois  heures  du  matin.  Lorsqu'il  fut  terminé, 
la  reine  et  les  princesses,  qui  y  avaient.figuré  sous  la  forme 
de  naïades  et  de  néréides,  donnèrent  des  médailles  d'or  à 
devises  aux  seigneurs,  qui,  sous  la  figure  de  tritons,  avaient 
dansé  avec  elles.  C'était  bien  le  moins  qu'il  pût  arriver  en- 
tre naïades  et  tritons. 

Mais  le  journal  continue  : 

«  Le  lundi  16,  en  la  belle  et  grande  lice  dressée  et  bâtie 
«  au  jardin  du  Lou>Te,  se  fit  un  combat  de  quatorze  blancs 
«  contre  quatorze  jaunes,  à  huit  heures  du  soir  aux  flam- 
«  beaux. 

€  Le  mardi  17,  autre  combat  à  la  pique,  à  l'estoc,  au 
«  tronçon  de  la  lame,  à  pied  et  à  cheval. 

«  Le  jeudi  19,  fut  fait  le  ballet  des  chevaux,  au  quel  les 
*  chevaux  d'Espagne,  coursiers  et  autres  en  combattant 
«  s'avançoient,  se  retournoient,  contournoient  au  son  et  à 
€  la  cadence  des  trompettes  et  clairons,  y  ayant  été  dressés 
«  cinq  mois  auparavant.  » 

Ceci,  soit  dit  en  passant,  pourrait  naturellement  m'enga- 
ger  à  dire  quelques  mots  sur  la  danse  des  animaux,  et  no- 
tamment sur  celle  des  éléphants  dont  parle  Pline  dans  son 
histoire,  ou  sur  celle  des  serpents  qui  excite  à  un  si  haut 
point  l'étonnement  des  Européens  dans  l'Inde.  Mais,  mal- 
gré tout  le  déiir  que  j'en  ai,  je  m'abstiens.  Restons  donc 
sur  nos  chevaux,  puisqtie  nous  y  sommes,  et  disons  seu- 
lementque  les  Romains  connaissaient  parfaitement  ce  genre 
de  spectacle;  ils  en  attribuaient  l'invention  aux  Sybarites. 

Le  pas,  pour  un  cheval,  se  compose  d'une  cabriole, 
d'un  saut  et  d'une  courbette. 

llirp.   ETIENNEZ. 


LECTURES  DU  SOIR. 


M.i 


I.ES  FÊTES  BE  "WWMIBM 


(Il 


AllïEBSAIBE  DE  LA  TRA\SLATI()\  DU  CORPS  DE  SAIM  MARC  A  VEMSE. 


Une  tradition ,  dont  l'origine  se  perd  dans  la  nuit  des 
temps,  portait  que  le  Saint-Esprit  avait  jadis  annoncé  à 
saint  Marc,  par  l'entremise  d'un  ange,  que  ses  os  repo- 
seraient un  jour  au  milieu  des  lagunes  de  Venise.  On  pré- 
tendait en  outre  que  la  République,  du  moment  où  elle 
aurait  les  restes  de  l'évangéliste  pour  palladium,  atteindrait 
au  plus  haut  degré  de  sa  splendeur  et  de  sa  puissance 
pour  s'y  maintenir  à  jamais. 

Cette  prophétie  était  pour  les  Vénitiens  un  motif  irré- 
sistible de  chercher,  par  tous  les  moyens,  à  acquérir  cette 
précieuse  relique  que  quelques  moines  gardaient  avec  soin 
dans  Alexandrie.  Si  les  progrès  de  la  navigation  et  de  fré- 
quentes expéditions  vers  ces  parages  rendaient  facile  l'ac- 
complissement de  ce  projet,  la  ténacité  des  moines  alexan- 
drins, bien  plus  que  leur  piété ,  y  formait  un  obstacle 
insurmontable.  Tous  les  efforts  des  Vénitiens  restèrent  donc 
longtemps  sans  résultat,  lorsque  enfin  le  hasard  effectua 
ce  que  la  volonté  de  tout  un  peuple  n'avait  pu  réaliser  jus- 
que-là. 

En  828,  deux  marchands,  Bocco  di  Malamocco  et 
Jtustico  di  Torcello,  partis  sur  des  bâtiments  qu'ils  avaient 
eux-mêmes  frétés,  jetèrent  l'ancre  dans  le  port  d'Alexan- 
drie. Leur  première  visite  fut  pour  l'église  où  reposait  le 
corps  de  saint  Marc.  Ils  remarquèrent  que  les  moines 
chargés  de  la  garde  des  reliques  étaient  fort  tristes.  A  leurs 
questions  ceux-ci  répondirent  que  les  Sarrasins  venaient 
d'enlever  du  temple  quantité  de  marbres  d'un  prix  inesti- 
mable, pour  les  employer  à  la  construction  d'un  palais  des- 
tiné au  calife  d'Alexandrie.  Les  Vénitiens  parurent  affligés 
et  s'indignèrent  hautement  contre  ce  rapt  sacrilège;  puis 
ils  manifestèrent  avec  adresse  de  nouvelles  craintes  pour 
l'avenir. 

—  Qui  sait?  disaient-ils;  les  infidèles  ne  se  contenteront 
peut-être  point  de  ce  premier  succès  ;  ils  peuvent  revenir 
à  la  charge  et  aller  un  jour  jusqu'à  s'emparer  du  corps  de 
saint  Marc.  Cette  seule  idée  les  faisait  frémir  de  colère  et 
de  terreur  à  la  fois.  Ne  serait-il  pas  plus  prudent  de  leur 
confier,  à  eux,  ces  restes  sacrés,  afin  qu'ils  les  missent  en 
lieu  de  sûreté,  à  l'abri  des  mécréants  ? 

La  proposition  était  sage  et  méritait  considération  ;  aussi 
produisit-elle  quelque  effet  sur  l'esprit  des  religieux,  sans 
toutefois  les  déterminer  encore  à  se  dessaisir  de  cette  bien- 
heureuse relique,  source  inépuisable  d'énormes  revenus 
pour  la  communauté.  Les  Vénitiens  eurent  beau  prodiguer 
toutes  les  ressources  de  leur  éloquence  afin  de  prouver  à 
ces  moines  que  leur  reconnaissance,  celle  de  la  République 
et  les  récompenses  célestes  indemniseraient  amplement 
l'église  de  ce  pieux  sacrifice,  les  révérends  pères  ne  se 
laissèrent  ébranler  que  par  des  espérances  plus  positives, 

(1)  Toir  lei  Duméroi  de  mari  ei  de  mai  i84s. 


par  l'offre  que  les  marchands  leur  firent  d'une  grosse  somme 
en  bons  écus  d'or  au  coin  de  la  République. 

Cet  obstacle  surmonté,  il  restait  encore  d'autres  difficul- 
tés à  vaincre.  Il  fallait  cacher  cette  soustraction  aux  fidèles 
d'Alexandrie  et  aux  préposés  du  port  qui  ne  l'auraient  cer- 
tes pas  permise.  On  substitua  secrètement,  pendant  une 
nuit,  le  corps  de  saint  Claude  à  celui  de  saint  Marc  ;  puis, 
pour  éluder  la  vigilance  des  employés  des  portes  de  la  ville, 
on  plaça  la  sainte  relique  au  fond  d'un  panier  qu'on  emplit 
ensuite  jusqu'aux  bords  de  quartiers  de  chair  de  porc. 
L'horreur  bien  connue  des  Mahométans  pour  cet  animal 
immonde  fit  qu'à  la  vue  de  ce  panier  ils  détournèrent  les 
yeux,  en  criant  aux  porteurs  de  passer  promptement.  Ce 
fut  ainsi  que  les  marchands  vénitiens  parvinrent  à  embar- 
quer heureusement  le  dépôt  sacré  que  la  République  con- 
voitait depuis  si  longtemps. 

On  leva  l'ancre  aussitôt,  et  le  vaisseau  sortit  du  port. 

Le  voyage  fut  d'abord  heureux  :  le  temps  était  calme,  les 
vents  favorables  ;  mais  bientôt  une  tempête  furieuse  vint 
compromettre  la  sûreté  du  navire.  Les  marins,  heureuse- 
ment, ne  redoutaient  pas  un  naufrage;  le  corps  de  saint 
Marc  était  là  pour  les  sauver.  Cette  confiance  doubla  leurs 
forces  et  leur  courage  ;  ils  y  puisèrent  pour  leurs  manœu- 
vres une  énergie  qui  les  tira  du  danger.  Enfin,  après  une 
longue  tourmente,  les  flots  se  calmèrent,  et  les  voyageurs 
parvinrent  à  Venise  où  ils  firent  annoncer,  avant  leur  ar- 
rivée, de  quel  précieux  fardeau  ils  revenaient  chargés.  A 
celte  nouvelle,  le  doge,  le  clergé  et  le  peuple  en  foule  ac- 
coururent sur  la  plage  afin  d'y  recevoir  ces  dépouilles, 
objet  de  tons  les  souhaits.  Une  brillante  procession  ac- 
compagna jusqu'à  la  chapelle  ducale  le  corps  du  saint  qui 
fut  placé  dans  un  coffre  sous  le  maitre-autel. 

La  joie  des  Vénitiens,  devenus  possesseurs  de  ce  trésor, 
est  indicible.  A  partir  de  ce  jour,  saint  Marc  fut  proclamé 
le  patron  de  la  viUe.  L'image  du  saint  et  de  son  lion  ornè- 
rent les  armoiries  de  tous  les  monuments  publics,  le  dra- 
peau des  flottes,  le  coin  des  monnaies.  Ce  tout-puissant 
mobile  fit  accomplir  toutes  les  entreprises  qui  devaient 
amener  la  prospérité  de  la  République. 

Les  législateurs,  pour  entretenir  le  foyer  d'une  aussi 
féconde  dévotion,  instituèrent  une  fête  qui  se  célébrait  tous 
les  ans  le  3i  janvier,  jour  mémorable  de  l'arrivée  à  Venise 
du  dépôt  désiré.  Cette  fête  fut  observée  jusqu'à  nos  jours, 
mais  elle  ne  consistait  que  dans  une  messe  solennelle  où 
assistaient  le  doge  et  toute  la  seigneurie. 

Nous  ne  saurions  décrire  les  cérémonies  qui  témoignè- 
rent de  l'allégresse  des  Vénitiens  au  premier  jour  de  l'insti- 
tution. Toujours  est-il  que  la  République  les  trouva,  sans 
doute,  encore  insuffisantes,  puisqu'elle  se  détermina  à  dé- 
dier un  nouveau  temple  à  saint  Marc  afin  d'y  déposer  ses 


144 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


resles.  L'emplacement  choisi  à  cet  effet  fut  celui  de  la  petite 
église  de  Saint-Théodore,  jusqu'à  ce  jour  le  seul  patron  de 
Venise.  Ce  choix  était  heureux,  il  avait  le  mérite  de  joindre 
le  nouveau  temple  au  palais  ducal  déjà  en  construction, 
réalisant  ainsi  le  précepte  de  David  qui  voulait  que  la  jus- 
tice fût  étroitement  alliée  à  la  paix  et  à  la  religion.  L'église 
fut  promptement  achevée,  mais  des  976  un  affreux  incen- 
die la  détruisit  presque  entièrement.  Il  fut  aussitôt  décidé 
qu'un  nouveau  temple  serait  construit,  lequel  surpasserait 
tous  les  autres  en  richesse  et  en  magnificence.  Quoiqu'il  y 
eût  dès  lors  à  Venise  d'excellents  artistes,  on  en  consulta  de 
tous  les  pays,  car,  dans  une  affaire  d'une  telle  importance, 
on  estima  qu'il  était  plus  sage  de  m.ettre  en  concours  les 
avis  du  plus  grand  nombre.  A  cette  époque  Constantinople 
était  le  foyer  de  l'art  chrétien,  et  les  plus  grands  maîtres 
semblaient  s'y  être  donné  rendez-vous.  On  fit  venir  de 
celte  métropole  des  architectes  renommés,  et  on  leur  com- 
manda le  projet  d'une  église  qui  n'eût  pas  sa  pareille  au 
monde.  L'ordre  fut  exécuté,  l'un  des  dessins  approuvé  ,  et 
l'œuvre  colossale  commença  en  977  sous  les  auspices  du 
doge  Pierre  Orseolo.  L'aire  était  trop  mesquine,  on  agran- 
dit l'ancien  emplacement,  et  il  offre  encore  aujourd'hui  un 
développement  égal  à  celui  du  Jupiter  Capitolin  à  liome. 
L'évêquede  Venise  en  posa  la  première  pierre  sous  les  yeux 
du  doge  et  du  peuple.  Le  travail  dura  près  de  trois  siècles 
pendant  lesquels  on  ne  cessa  de  faire  venir  de  Grèce  les 
marbres  les  plus  rares  et  les  plus  précieux. 

Il  serait  trop  long  de  parler  ici  des  colonnes  de  porphyre 
et  des  merveilleuses  sculptures  qui  ornent  le  tem|)Ie  au 
dedans  et  au  dehors.  La  façade,  quoique  moins  estimée 
que  le  reste  au  point  de  vue  architectural,  se  recouimande 
toutefois  à  la  curiosité  par  les  gracieuses  fantaisies  et  les 
arabesques  sans  nombre  qtii  la  décorent.  On  y  aperçoit, 
parmi  les  statues  et  les  bas-reliefs,  les  héros  du  christianisme 
mêlés  à  ceux  du  polythéisme;  les  créations  mystiques  y 
coudoient  les  sensuelles  imaginations  de  la  mythologie.  Il 
y  a  un  peu  de  tout,  dit  Temanza,  mais  ce  tout  est  un  trésor, 
un  écrin  des  plus  beaux  joyaux  de  l'art.  Parmi  les  statues, 
il  s'en  trouve  des  premiers  siècles  de  la  République,  puis  de 
toutes  les  époques  jusqu'au  célèbre  Sansovino.  On  ne  doit 
l)as  non  plus  oublier  la  mosaïque  remarquable  qui  figure 
également  sur  la  façade.  Le  sujet  qu'elle  représente  est 
tout  à  fait  de  circonstance.  C'est  la  translation  du  corps  de 
saint  Marc,  et  l'on  y  admire  l'habileté  de  l'artiste  qui  a  su 
donner  tant  de  vérité,  de  ressemblance  et  de  spontanéité  à 
la  physionomie  et  à  l'attitude  de  ses  personnages.  Au  mi- 
lieu de  la  façade  on  voit  l'effigie  de  saint  Marc  avec  son 
lion  ailé  en  bronze  doré.  Le  portrait  de  ce  lion  se  multiplia 
à  l'infini,  non-seulement  dans  la  ville,  mais  encore  dans 
tous  les  pays  dépendant  de  la  République.  Pour  les  Véni- 
tiens, le  lion,  c'est-à-dire  le  nom  de  saint  Marc,  s'identifia 
tellement  avec  celui  de  l'Etat,  qu'il  produisait  sur  eux  plus 
d'effet  que  le  nom  des  victoires  remportées  par  la  Répu- 
blique. Ils  y  attachèrent  un  sentiment  de  respect  et  d'af- 
fection tout  à  la  fois  qui,  aujourd'hui,  les  fait  encore  pal- 
piter de  tendresse  ou  de  douleur,  en  en  contemplant  les 
images.  Ce  qui  eut  lieu  en  •179tJ,  lorsque  la  reine  de 
l'Adriatique,  en  déposant  sa  couronne,  dut  aussi  renoncer 
à  son  glorieux  emblème,  prouve  tout  rattachement  que  les 
sujets  d'une  république  si  déplorablement  anéantie  axaient 
conservé  pour  ce  lion  de  Saint-Marc  dont  le  seul  prestige 
avait  décidé  tant  de  victoires. 


Par  le  traité  de  Campo-Formio,  la  Dalmatie  devait  pas- 
ser à  l'Autriche.  En  conséquence ,  le  général  Rukovina 
reçut  l'ordre  d'en  prendre  po.^session.  Le  22  août  179t)  il 
arrivait  avec  sa  flotte  et  débarquait  mille  hommes  de  ligne 
à  Pettana,  à  un  mille  et  demi  de  Perasto.  Les  Dalmales, 
consternés  et  voyant  qu'il  ne  restait  plus  d'espoir,  voulu- 
rent au  moins  rendre  les  derniers  honneurs  au  grand  gon- 
falon  de  Saint-Marc.  Les  habitants  de  Perasto  et  des  en\i- 
rons  se  rassemblèrent  donc  devant  le  palais  du  capitaine 
commandant.  Ce  dernier,  suivi  de  douze  gardes  nationaux 
armés,  de  deux  enseignes  et  d'un  lieutenant,  se  rendit  dans 
la  salle  où  se  trouvaient  le  gonfalon  et  le  drapeau  de  cam- 
pagne que,  depuis  plusieurs  siècles,  la  République  avait 
confiés  à  la  fidélité  des  braves  Dalmates.  Ces  gardes  étaient 
chargés  d'enlever  les  deux  bannières,  mais,  au  moment 
d'y  porter  la  main,  ils  s'arrêtèrent,  le  cœur  leur  manqua  et 
ils  ne  purent  que  pleurer.  Le  peuple  qui  les  attendait  sur 
la  place  ne  savait  que  penser  de  ce  retard.  Il  envoya  un 
des  juges  du  pays  pour  en  savoir  la  cause;  mais  le  juge, 
aussi  ému  que  les  autres,  à  la  vue  du  lion  ailé,  fondit  en 
larmes  et  resta  cloué  au  sol.  Enfin  le  capitaine  vint  le  pre- 
mier à  bout  de  maîtriser  son  émotion  ;  il  arrache  les  deux 
drapeaux  du  mur,  les  fixe  sur  deux  piques,  les  met  dans  la 
main  des  enseignes  qui,  seulement  alors,  franchissent  le 
seuil  de  la  salle  et  descendent  sur  la  place  suivis  de  leurs 
compagnons.  A  peine  le  peuple  aperçoit-il  les  deux  éten- 
dards chéris  que  sa  douleur  fait  explosion  simultanément; 
hommes,  femmes,  enfants,  tous  éclatent  en  sanglots.  Ce 
n'est  plus  dans  toute  cette  multitude  qu'une  plainte  univer- 
selle, déchirante,  infinie. 

A  ce  moment  le  fort  amène  à  son  tour  le  drapeau  bien- 
aimé  et  en  salue  la  déchéance  de  vingt  et  un  coups  de  ca- 
non. Deux  vaisseaux  stationnant  dans  le  port  répondent  à 
cette  salve,  et  tous  les  bâtiments  marchands  à  l'ancre  dans 
la  rade  font  entendre  un  lugubre  et  dernier  adieu  à  la  prin- 
cipauté de  Venise. 

Les  deux  étendards  furent  placés  alors  sur  un  plateau 
que  le  lieutenant  reçut  en  présence  dés  juges,  du  comman- 
dant et  du  peuple,  puis  on  s'achemina  tristement  vers 
l'église  où  le  clergé  tout  entier,  son  abbé  en  tète ,  atten- 
dait. On  lui  remit  le  dépôt  sacré  qui  fut  respectueusement 
placé  sur  le  maître-autel.  Le  capitaine  commandant  et 
monseigneur  l'abbé  prononcèrent  ensuite  chacun  un  dis- 
cours souvent  interrompu  par  les  sanglots  des  assistants. 
Tous  deux  accusèrent  le  sort  qui  leur  enlevait  le  paternel 
gouvernement  de  Venise;  toux  deux  ne  trouvaient  d'autre 
consolation  à  leur  immense  douleur  que  la  conscience 
d'avoir,  eux  et  leurs  compatriotes,  toujours  servi  la  Répu- 
blique avec  zèle,  fidélité  et  dévouenient.  L'un  et  l'autre 
terminèrent  en  disant  que  le  plus  noble  tombeau  pour  leur 
reine,  c'était  le  cœur  de  ses  sujets.  Cette  naïve  et  mélan- 
colique éloquence  arrachait  des  larmes  à  tous  les  yeux. 

Quand  ces  deux  touchantes  élégies  eurent  cessé  de  rem- 
plir de  tristesse  les  voûtes  du  temple,  le  capitaine  le  pre- 
mier, et  tout  le  peuple  après  lui,  baisèrent  le  drapeau,  qui 
fut  ensuite  religieusement  déposé  dans  une  caisse  sous  le 
maître-autel,  tandis  que  le  dernier  cri  de  désespoir  de  tout 
un  peuple  allait  peut-être  demander  au  Ciel  cette  vengeance 
dont  les  Anglais  furent  le  bras,  et  dont  l'instrument  fut 
un  rocher  aride  battu  par  les  flots  de  rOcéan. 

URBINO  DA  MANTOVA 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


h: 


ACADÉMIE  FRANÇALSE. 


RÉCEPTION    DE    M.    ALFRED    DE    VIGNY. 


l\f.  le  conilc  Alfred  de  Vigny  est  né  à  Loches,  en  Tou- 
r  iiio,  d'une  ancienne  el  nol)le  famille.  Il  fut  élevé  en 
r..  :uicc,  au  vieux  cliàleau  du  Tronchet,  que  possédait  son 
gi  ind-pÙT.  Il  acheva  ses  études  comme  tout  le  monde 
diins  un  collège  de  Paris.  L'enfance  de  M.  de  Vigny  fut 
entourée  du  grand  bruit  de  guerre  dont  Napoléon  remplis- 
sait alors  loule  PEurope.  «  .I'ap|)arliens,  a-t-il  dit  dans 
Scrvititcle  et  Grondeur  militaires,  à  cette  génération  née 
avec  le  siècle,  qui,  nourrie  de  bulletins  par  l'Empereur, 
avait  toujours  devant  les  yeux  une  épée  nue,  et  vint  la 
prentire  au  moment  où  la  France  la  remettait  dans  le 
fourreau  des  lîourbons...  J'aimai  toujours  à  écouter,  et, 
quand  j'étais  tout  enfant,  je  pris  de  bonne  heure  ce  goût 


sur  les  genoux  blessés  de  mon  vieux  père.  Il  me  nourrit 
d'abord  de  l'histoire  de  ses  campagnes,  et,  sur  ses  genoux, 
je  trouvai  la  guerre  assise  à  côté  de  moi;  il  me  montra  la 
guerre  dans  ses  blessures,  la  guerre  dans  les  parchemins 
et  le  blason  de  ses  pères,  la  guerre  dans  leurs  grands 
portraits  cuirassés  suspendus  dans  son  vieux  château.  Je 
vis  dans  la  noblesse  une  grande  famille  de  soldats  hérédi- 
taires, et  je  ne  pensai  plus  qu'à  m'clevcr  à  la  taille  d'un 
soldat...  Je  fus  donc,  sur  la  fin  de  l'Empire,  un  lycéen 
distrait.  Le  tambour  étouffait  à  nos  oreilles  la  voix  des 
maîtres,  et  la  voix  mystérieuse  des  livres  ne  nous  parlait 
qu'uîi  langage  froid  et  pédantosque.  Les  logarithmes  et 
les  tropes  n'él.iiont  à  nos  yeux  que  des  degrés  pour  mon- 


ter à  l'étoile  de  la  Légion-J'llonneur,  la  plus  belle  étoile 
descieux  pour  des  enfants...  Lorsqu'un  de  nos  frères,  sorti 
depuis  quelques  mois  du  collège,  reparaissait  en  uniforme 
de  hussard  et  le  bras  en  écharpc,  nous  rougissions  de  nos 
livres  et  nous  les  jetions  à  la  tête  des  maîtres.  Nos  maîtres 
eux-mêmes  ressemblaient  à  des  hérauts  d'armes,  nos 
salles  d'étude  à  des  casernes,  nos  récréations  à  des  ma- 
nœuvres, et  nos  examens  à  des  revues.  Il  me  prit  alors 
plus  que  jamais  un  amour  désordonné  de  la  gloire  des  ar- 
nu's,  passion  d'autant  plus  malheureuse,  que  c'était  le 
FÉVRIER  184G. 


M.  le  comte  Alfred  de  Vigny.      ^ .. 

temps  où  précisément,  comme  je  l'ai  dit,  la  France  com- 
mençait à  s'en  guérir...  » 

Tous  ces  rêves,  en  effet,  s'évanouirent  avec  l'Empereur, 
et  M.  de  Vigny,  qui  avait  pris  l'épée  pour  la  porter  sur  les 
champs  de  bataille,  fut  réduit  à  mener  la  vie  de  garnison, 
de  1815  à  1823.  Ne  nous  en  plaignons  pas,  comme  il  le 
fait  lui-même.  Un  grand  poète  vaut  mieux  aujourd'hui 
qu'un  grand  capitaine.  Successivement  lieutenant  de  ca- 
valerie dans  une  compagnie  rouge,  puis  officier  dans  un 
régiment  d'infanterie,  puis  capitaine  du  55»  de  ligne,  il  ne 

—  10  —  TnKIZltilE  VOLrUK. 


146 


LECTURES  DU  SOIR. 


quitta  le  service  cpi'en  1828,  fatigué  de  ne  connaître  de  la 
vie  militaire  que  la  servitude  sans  la  grandeur.  Il  s'était 
déjà  fait  un  nom,  en  donnant  le  premier  l'essor  à  la  nou- 
velle école  par  la  publication  de  ses  Poèmes  antiques, 
écrits  de  garnison  en  garnison  et  pour  ainsi  dire  du  bout 
de  l'épée.  N'ayant  alors  d'autre  lecture  qu'une  Bible,  en- 
fermée pendant  les  marches  dans  le  sac  d'un  soldat,  inscri- 
vant au  hasard  ses  pensées  sur  un  album,  il  composa 
ainsi,  entre  l'exercice  et  la  parade,  ses  premiers  chefs- 
d'œu^Te  :  Moïse,  le  Déluge,  la  Seige,  la  Sérieuse,  etc.  Réu- 
nies bientôt  avec  l'épopée  d'Éloa,  ces  poésies  ouvrirent  avec 
éclat  l'ère  littéraire  de  la  Restauration,  et  M.  de  Vigny,  qui 
en  quatorze  ans  n'avait  pu  devenir  colonel  dans  l'armée, 
devint  tout  à  coup  général  en  littérature.  Il  était  déjà  illus- 
tre en  1826,  lorsque  son  admirable  roman  de  Cinq-Mars 
le  rendit  populaire. 

Après  avoir  renouvelé  la  poésie  et  le  roman,  M.  de  Vigny 
renouvela  le  théâtre ,  en  produisant  VOthello  de  Shaks- 
peare  dans  toute  sa  farouche  beauté.  A  la  suite  du  More  de 
Venise  vint  la  Maréchale  d'Ancre,  qui  réussit  à  l'Odéon 
comme  Othello  avait  réussi  au  Théâtre-Français. 

Ainsi  couronné  d'une  triple  palme,  M.  de  Vigny  donna  le 
plus  noble  exemple,  en  renonçant  à  foutes  les  ambitions  qui 
pouvaient  l'écarter  de  la  littérature;  et  enfermé  depuis  lors 
dans  une  solitude  méditative  et  laborieuse,  rivant  pour  sa 
pensée  et  par  sa  pensée,  au  milieu  d'un  cercle  d'amis 
dévoués  à  l'art  comme  lui-même,  il  a  rais  le  comble  à  sa 
renommée  par  la  publication  de  deux  nouveaux  ouvra- 
ges, dans  lesquels  la  philosophie  la  plus  généreuse  et  la 
poésie  la  plus  exquise  se  trouvent  mariées  avec  une  origi- 
nalité puissante.  On  reconnaît  Stello  et  Servitude  et 
Grandeur  militaires.  Stello  a  paru  doublement,  sous  la 
forme  romanesque  et  sous  la  forme  dramatique  ;  et  toute 
la  jeunesse  de  ce  siècle  a  frémi  et  pleuré  devant  le  sublime 
orgueil  et  les  fatales  douleurs  de  Chatterton.  Aucun  type 
ne  sunivTa  plus  fortement  à  notre  âge  matérialiste, que  ce 
type  de  la  pensée  pure  et  de  la  poésie  idéale. 

Depuis  dix  ans  l'opinion  publique  ouvrait  à  deux  bat- 
tants les  portes  de  l'Académie  à  l'auteur  de  Stello.  Il  n'a 
été  élu  que  l'année  dernière,  après  une  longue  résistance, 
et  il  vient  d'y  faire  son  entrée  solennelle  le  29  janvier. 

Au  discours  élégant  et  profond  de  M.  Alfred  de  Vigny, 
qui  restera  comme  un  monument  académique,  M  Mole  a 
répondu,  on  ne  sait  pourquoi,  par  une  satire  éloquente,  en 
passant  sous  silence  les  plus  beaux  titres  du  récipiendaire, 
ses  poésies.  Nos  lecteurs  nous  sauront  gré  de  réparer  cet 
oubli,  en  mettant  sous  leurs  yeux  le  chef-d'œuvre  suivant  : 

DOLORIDA. 

Ses  bras  nus  à  sa  tète  offrent  un  mol  appui, 

Mais  ses  yeux  sont  ouverts,  et  bien  du  temps  a  fui 

Depuis  que  sur  l'émail,  dans  ses  douze  demeures 

Ils  suivent  le  compas  qui  tourne  avec  les  heures. 

Que  fait-il  donc  celui  que  sa  douleur  attend? 

Sans  doute  il  n'aime  pas,  celui  qu'elle  aime  tant. 

A  peine  chaque  jour  1  épouse  délaissée 

Voit  un  baiser  distrait  sur  sa  lèvre  empressée 

Tomber  seul,  sans  l'amour;  son  amour  cependant 

S'accroît  par  les  dédains  et  souffre  plus  ardent. 

Près  d'un  constant  époux,  peut-être,  ô  jeune  femme? 

Quelque  infidèle  espoir  eût  égaré  ton  âme; 

Car  l'amour  d'une  femme  est  semblable  à  l'enfant 

Qui,  las  de  ses  iouets,  les  brise  triomphant, 

Foule  d'un  pied  volage  une  ro."5e  immobile 

Et  suit  l'insecte  ailé  qui  fuit  sa  main  débile. 

Trois  heures  cependant  ont  lentement  sonné; 


La  voix  du  temps  est  triste  au  cœur  abandonné, 
Se5  coups  y  réveillaient  la  douleur  de  l'absence: 
Et  la  lampe  luttait ,  sa  flamme  sans  puissance 
Décroissait  inégale,  et  semblait  un  mourant 
Qui  sur  la  terre  encor  jette  un  regard  errant. 
A  ses  yeux  fatigués  tout  se  montre  plus  sombre. 
Le  crucifix  penché  semble  agiter  son  ombre; 
Un  grand  froid  la  saisit,  mais  les  fortes  douleurs 
Ignorent  les  sanglots,  les  soupirs  et  les  pleurs  ; 
Elle  reste  immobile,  et  sous  un  air  paisible. 
Mord,  d'une  dent  jalouse,  une  main  insen>ible. 
Que  le  silence  est  long!  Mais  on  entend  des  pas; 
La  porte  s'ouvre,  il  entre  :  elle  ne  tremble  pas! 
Elle  ne  tremble  pas,  à  sa  pâle  figure. 
Qui  de  quelque  malheur  semble  apporter  l'augure; 
Elle  voit  sans  effroi  son  jeune  époux,  si  beau. 
Marcher  jusqu'à  son  lit  comme  on  marche  au  tombc."ii. 
Sous  les  plis  du  manteau  se  traîne  sa  faiblesse  ; 
Même  sa  longue  épée  est  un  poids  qui  le  blesse. 
Tombé  sur  les  genoux,  il  parle  à  demi-voix  : 

«  —  Je  viens  te  dire  adieu  ;  je  me  meurs,  tu  le  vois. 
Dolorida,  je  meurs!  une  flamme  inconnue, 
Errante,  est  dans  mon  sang  jusqu'au  cœur  panenue. 
Mes  pieds  sont  froids  et  lourds,  mon  œil  est  obscurci; 
Je  suis  tombé  trois  fois  en  revenant  ici. 
Mais  je  voulais  te  voir  ;  mais,  quand  l'ardente  fièvre 
Par  des  frissons  brûlants  a  fait  trembler  ma  lèvre. 
J'ai  dit  :  je  vais  mourir  ;  que  la  fin  de  mes  jours 
Lui  fasse  au  moins  savoir  qu'absent  j'aimais  toujours. 
Alors  je  suis  parti,  ne  demandant  qu'une  heure 
Et  qu'un  peu  de  soutien  pour  trouver  ta  demeure. 
Je  me  sens  plus  vivant  à  genoux  devant  toi. 

—  Pourquoi  mourir  ici,  quand  vous  viviez  sans  moi? 

—  0  cœur  inexorable!  oui,  tu  fus  offensée  ; 
Mais  écoute  mon  souffle, et  sens  ma  main  glacée; 
Viens  toucher  sur  mon  front  cette  froide  sueur; 
Du  trépas  dans  mes  yeux  vois  la  triste  lueur. 

Donne,  oh  !  donne  une  main  ;  dis  mon  nom.  Fais  entendre 
Quelque  mot  consolant,  s'il  ne  peut  être  tendre. 
Des  jours  qui  m'étaient  dus  je  n'ai  pas  la  moitié; 
Laisse  en  aller  mon  âme  en  rêvant  ta  pitié! 
Hélas!  devant  la  mort  montre  un  peu  d'indubence! 

—  La  mort  n'est  que  la  mort,  et  n'est  pas  la  vengeance. 

—  0  dieux!  SI  jeune  encor  tout  son  cœur  endurci  ! 
Qu'il  t'a  fallu  souffrir  pour  devenir  ainsi! 

Tout  mon  crime  est  empreint  au  fond  de  ton  langage. 

Faible  amie,  et  ta  force  horrible  est  mon  ouvrage. 

Mais  viens,  écoute-moi,  viens,  je  mérite  et  veux 

Que  ton  âme  apaisée  entende  mes  aveux. 

Je  jure,  et  tu  le  vois,  en  expirant,  ma  bouche 

Jure  devant  ce  Christ  qui  domine  ta  couche. 

Et  si  par  leur  faiblesse  ils  n'étaient  pas  liés. 

Je  lèverais  mes  bras  jusqu'au  sang  de  ses  pieds  ; 

Je  jure  que  jamais  mon  amour  égarée 

N'oublia,  loin  de  toi,  ton  image  adorée  ; 

L'infidélité  même  était  pleine  de  toi. 

Je  te  voyais  partout  entre  ma  faute  et  moi  ; 

Et  sur  un  autre  cœur  mon  cœur  rêvait  te^  charmes. 

Plus  touchants  par  mon  crime,  et  plus  beaux  par  tes  larmes. 

St'duit  par  ces  plaisirs  qui  durent  peu  de  temps. 

Je  lus  bien  criminel.  .Mais,  hélas!  j'ai  vingt  ans!... 

—  T'a-t-elle  vu  pâlir  ce  soir  dans  tes  souffrances? 

—  J'ai  vu  son  désespoir  passer  tes  espérances. 

Oui,  sois  heureuse,  elle  a  sa  part  dans  nos  douleurs; 
Quand  j'ai  crié  ton  nom,  elle  a  versé  des  pleurs; 
Car  je  ne  sais  quel  mal  circule  dans  mes  veines. 
Mais  je  t'appelais  seule  avec  des  plaintes  vaines. 
J'ai  cru  d'abord  mourir  et  n'avoir  pas  le  temps 
D'appeler  ton  pardon  sur  mes  derniers  instants. 
Oh  !  parle,  mon  cœur  fuit!  Quitte  ce  dur  langage. 
Qu'un  regard  !...  Mais  quel  est  ce  blanchâtre  breuva^ 
Que  tu  bois  à  longs  traits  et  d'un  air  insensé? 

—  Le  reste  du  poison  qu'hier  je  t'ai  versé  !... 

Comte  Alfued  be  VIGNY. 


AIIJSKE  DKS  FAMILLES. 


LA.  TRÉS-VÉRIDIQUE  HISTOIRE 


DES 


DIX-NEUF  liXFORTUIVES  DE  JANNOT  LE  HARPONXEUR. 


Un  jour,  c'était  vers  la  fin  du  mois  de  septembre  der- 
nier, ma  pauvre  vieille  mère  paraissait  un  peu  plus  gaie 
que  de  coutume,  ce  qui  fut  cause  que,  après  déjeuner,  nous 
restâmes  à  table  un  quart  d'heure  de  plus  qu'à  l'ordinaire. 
Je  profilai  de  l'occasion  pour  la  consulter  sur  un  projet  qui 
me  tourmentait  depuis  longtemps. 

—  Mère,  lui  dis-je,  c'est  une  bien  belle  chose  que  les 
voyages. 

—  Hé!  hé!  répondit-elle  en  hochant  la  tête,  oui...,  quand 
on  en  est  revenu. 

—  On  acquiert  de  la  gloire,  de  la  célébrité!  on  fait  pro- 
gresser la  science!  Regarde  M.  L....n,  il  a  découvert  deux 
espèces  d'écureuil  en  faisant  une  seule  fois  le  tour  du  monde  ; 
M.d'0....y  a  trouvé  un  dauphin  d'eau  douce  dans  un  fleuve 
de  l'Amérique;  M.  R....n  a  découvert  le  pinchaque,  qui  est 
presque  une  nouvelle  espèce  de  tapir;  M.  G...y  s'est  assuré 
que  Xequ,u,&  bisulcus  de  Molina  n'est  point  un  cheval,  mais 
un  cerf  ;  un  autre,  M.  Mar..  .s,a  décrit  une  souris  des  neiges  ; 
un  autre,  M.  B s,  a  rapporté  des  Cordillères  une  nou- 
velle espèce  de  hanneton  ;  M.  Mac.d  a  importé  trois  mou- 
ches de  la  Belgique  !  Tous  ces  gens-là  ont  ainsi  rendu  d'im- 
menses services  à  leur  pays,  et  ont  acquis  une  gloire 
immortelle,  une  célébrité  européenne. 

—  Ha!  ha!  Je  ne  les  connais  pas,  ces  messieurs,  mais 
cela  m'est  bien  indifférent. 

—  Dis  donc,  bonne  mère  :  si  ce  n'était  le  chagrin  de  te 
laisser,  triste  et  aveugle,  livrée  aux  soins  d'étrangers,  j'au- 
rais bien  envie  de  voyager  aussi,  d'aller  au  Brésil,  par 
exemple. 

Ma  pauvre  mère  bondit  sur  sa  chaise  en  entendant  ces 
derniers  mots  ;  elle  tourna  de  mon  côté  ses  yeux  à  jamais 
fermés  à  la  lumière,  étendit  vers  moi  sa  main  tremblante, 
chercha  mon  bras  en  tâtonnant,  le  saisit  avec  force  comme 
pour  me  retenir,  et  elle  dit  : 

—  Mon  Dieu!  mon  Dieu!  ai-je  bien  entendu?  Quoi!  tu 
voudrais  quitter  ton  pays,  tes  amis,  ta  famille,  pour  courir 
après  une  vaine  fumée  qui  n'a  rien  de  réel  ni  d'utile? 

—  Songe  donc,  mère,  que  les  moufettes  sont  si  mal  con- 
nues !  Quelle  gloire  pour  celui  qui  débrouillerait  leur  syno- 
nymie sur  les  lieux  mêmes  où  elles  vivent! 

—  Eh  !  qu'importe  les  moufettes?  Je  gage  que  sur  trente- 
quatre  millions  de  Français,  il  ne  se  trouverait  pas  dix  per- 
sonnes qui  voulussent  se  donner  la  peine  de  se  baisser  pour 
en  ramasser  une  dans  le  ruisseau  de  la  rue.  Tiens,  petit 
(notez  que  le  petit  de  ma  mère  a  cinq  pieds  cinq  pouces  et 
cinquante-six  ans),  je  trouve  que  tu  deviens  doublement 
bêle,  comme  un  classificateuret  un  nomenclaleur,  depuis 
que  tu  l'es  fourré  cette  malheureuse  science  dans  la  tète.  Tu 
étais  si  gentil  autrefois,  avec  tes  jolis  cheveux  blonds  bou- 
cles, tes  petites  mains  blanches  et  potelées  dont  lu  me  ca- 
ressais la  figure,  tes  petits  mots  charmants  que  tu  com- 
mençais à  peine  à  pouvoir  articuler.  Alors,  tu  ne  pouvais 
pas  encore  marcher,  et  je  te  portais  dans  mes  bras,  et 
tu  pleurais  quand  on  voulait  t'enlever  de  dessus  mon  sein  ! 
Aujourd'hui... 


En  achevant  ces  mots  d'une  voix  émue,  la  pauvre  vieille 
femme  passa  sa  main  sur  ses  yeux  aveugles  pour  me  dé- 
rober une  larme. 

—  Je  comprends,  mère,  et  je  sens  dans  mon  cœur  que 
j'ai  eu  tort  de  parler  ainsi.  Autrefois  tu  me  portais  avec 
bonheur  dans  tes  bras  parce  que  je  ne  pouvais  marcher, 
aujourd'hui  c'est  à  moi  à  diriger  tes  pas,  puisque  la  lu- 
mière des  cieux  t'est  fermée.  Je  le  ferai  avec  joie,  avec  bon- 
heur et  toujours.  Allons ,  donne-moi  le  bras  et  partons , 
nous  allons  voyager  ensemble. 

—  Vois-tu,  mon  enfant,  ne  me  parle  plus  d'autres  voya- 
ges que  ceux  que  tu  peux  faire  avec  moi.  Regarde  ton 
camarade  Jannot,  le  beau  garçon,  comme  nous  l'appelions 
autrefois,  quoiqu'il  eût  le  nez  un  peu  court  et  les  lèvres  un 
peu  grosses  :  il  avait  les  mêmes  pensées  que  toi,  il  est  parti 
par  amour  pour  la  science,  et  depuis  quatre  ans  on  n'en  a 
pas  eu  de  nouvelles.  Mais  où  vas-tu  me  conduire? 

—  Nous  allons  voyager  au  jardin. 

—  A  la  bonne  heure  ;  voilà  qui  est  raisonnable,  et  je 
pense  pouvoir  te  le  prouver.  Dis-moi  :  connais-tu  tous  les 
êtres  que  tu  peux  trouver  dans  ton  jardin?  sais-tu  leurs 
formes,  leur  nature,  leur  organisation ,  leurs  propriétés, 
leurs  mœurs, les  lois  générales  et  spéci.iles  qui  les  régissent, 
leurs  rapports  entre  eux,  leur  utilité  dans  la  nature  et  pour 
l'homme,  leurs  habitudes,  leur  intelligence,  leur  instinct? 

—  Non,  mère. 

—  Eh  bien!  mon  ami,  si,  au  péril  de  ta  vie,  tu  parfais 
pour  une  terre  étrangère  afin  d'étudier  des  êtres  que  Dieu 
a  placés  à  deux  mille  lieues  de  toi,  tandis  que  tu  ne  con- 
nais pas  ceux  qui  t'entourent  et  que  tu  as  toujours  eus  sous 
la  main,  tu  me  ferais  absolument  l'elTet  de  l'astrologue  qui 
tombe  dans  un  puits  en  observant  les  astres. 

J'admirai  convbien  l'amour  maternel  est  ingénieux,  car 
c'était  pour  la  première  fois  de  ma  vie  que  j'entendais  la 
vieille  mère  parler  science.  Sans  croire  à  ses  sophismes 
inspirés  par  l'affection  ,  je  pris  la  ferme  résolution  de  ne 
voyager,  quanta  présent,  que  dans  mon  jardin,  qui  a  vingt 
pas  de  largeur  et  trente  de  longueur.  Et  ne  vous  imaginez 
pas  que  ce  voyage  n'ait  pas  ses  dangers,  ses  écueils  et 
ses  tempêtes.  Plus  d'un  écrivain,  vous  le  savez  aussi  bien 
que  moi,  a  fait  naufrage  sans  même  sortir  de  son  cabinet, 
et  s'est  noyé  à  tout  jamais  dans  son  encrier.  Nonobstant 
cela,  je  mets  à  la  voile,  je  pars,  et  je  prie  bien  humblement 
mes  lecteurs  de  ne  pas  faire  chavirer  ma  frêle  nacelle 
scientifique. 

La  première  chose  que  j'observai  fut  une  toile  d'arai- 
gnée, que  je  reconnus,  à  la  vue  de  son  propriétaire ,  être 
celle  de  I'épeire  diadème  {epeira  diadema,  Walck).  Cette 
toile  était  suspendue  verticalement  entre  deux  arbres  et 
formait  un  réseau  régulier,  composé  de  spirales  concen- 
triques, croisées  par  des  rayons  droits  partant  d'un  centre 
commun.  Les  fils  soyeux  étaient  très-fins,  et  ils  avaient  à 
peine  une  force  suffisante  pour  arrêter  une  grosse  mouche 
ordinaire  ;  tandis  que  les  toiles  de  quelques  épeires  exotiques 
sont  assez  fortes  pour  arrêter  des  colibris  et  autres  petits 


148 


LECTUKliS  DU  SOIR. 


oiseaux.  Comme  l'araignée  était  placée  en  embuscade  au 
milieu  de  sa  toile,  c'est  par  elle  que  je  commençai  mes 
observations. 

L'épeire  diadème,  si  commune  dans  nos  jardins  en  au- 
tomne, peut  être  considérée  comme  le  type  de  son  genre. 
Elle  appartient,  selon  Latrciile,  à  Tordre  des  araignées  pul- 
monaires, famille  des  fileuses  et  section  des  orbilèles.  Les 
crochets  de  ses  mandibules  sont  gros,  repliés  le  long  de 
leur  côté  interne  ;  les  libères  extérieures,  placées  vers  l'ex- 
trémité de  l'abdomen,  sont  presque  coniques,  peu  sail- 
lantes, disposées  en  rosette  ;  la  première  et  la  seconde  paires 
de  pattes  sont  les  plus  longues,  la  troisième  est  la  plus 
courte.  Elle  a,  sur  son  thorax  ou  corselet,  huit  yeux,  dont 
quatre  intermédiaires  formant  un  carré,  et  les  autres  rap- 
prochés par  paire ,  une  de  chaque  côté ,  ainsi  g  oo  =  • 

Ses  mâchoires  sont  droites,  dilatées  dès  leur  base  en 
forme  de  palettes.  Le  thorax  est  fortement  tronqué  en  avant. 
L'abdomen  a,  de  chaque  côté,  près  de  sa  base,  une  éléva- 
tion charnue  eu  forme  de  tubercule  peu  ou  point  apparent 
en  avant  ;  il  est  très-gros,  ovale  allongé,  avec  une  rangée 
longitudinale  de  points  jaunes  ou  blancs,  traversée  par  trois 
autres  lignes  semblables  en  croix  et  une  raie  festonnée  de 
chaque  côté.  Quanta  la  couleur,  il  varie  beaucoup  :  il  peut 
être  rougeàtre,  mélangé  de  rouge  et  de  brun,  entièrement 
noir  avec  les  taches  et  les  points  jaunes  ou  blancs. 

La  plupart  des  araignées,  peut-être  toutes, ont  les  cro- 
chets des  mandibules  percés  d'un  trou  par  lequel,  lors- 
qu'elles mordent,  elles  font  couler  une  liqueur  venimeuse 
qui  peut  sur-Ic-cbamp  faire  mourir  une  mouche,  mais  qui, 
au  moins  en  Europe,  n'a  pas  assez  d'énergie  pour  causer 
à  l'enfant  le  plus  délicat  des  accidents  aussi  graves  que 
ceux  que  produit  la  piqûre  d'un  cousin.  C'est  donc  bien 
à  tort  que  certaines  personnes  se  donnent  le  ridicule  d'être 
horriblement  eiïrayées  à  la  vue  d'une  araignée.  Un  de  nos 
astronomes  célèbres,  M.  Delalandc,  n'avait  pas  ce  ridicule- 
là,  car  il  mnngeait  autant  d'araignées  qu'il  en  pouvait  attra- 
per, et  il  leur  trouvait,  disait-il,  un  goût  de  noisette  déli- 
cieux. Je  connais  encore  maintenant  un  homme,  du  reste 
très-aimable,  qui  est  fort  enchanté  quand  un  ami,  invité 
par  lui  à  diner,  lui  fait  la  galanterie  de  porter,  pour  le  des- 
sert, une  boite  pleine  d'araignées  et  de  cloportes. 


Mais  revenons  il  mon  voyage.  La  toile  dont  je  vous  ai 
parlé  était  suspendue  entre  deux  arbres  éloignés  de  plus  de 


cinq  mètres  l'un  de  l'autre,  et  séparés  par  un  petit  ruis- 
seau qui  coulait  entre  eux  deux,  etque  l'épeire  n'avaitcertes 
pas  pu  traverser.  Comment  avait-elle  donc  fait  pour  atta- 
cher aux  branches  de  ces  deux  arbres  les  câbles  qui  soute- 
naient sa  toile?  Rien  de  plus  simple. 


Toile  de  l'épeire  diùJciuo. 

Par  un  instinct  vraiment  admirable,  elle  él.iil  monlce  sur 
l'arbre  et  s'était  placée  au  bout  d'une  branche;  là,  elle  se 
tient  ferme  sur  ses  pattes  de  devant,  et,  avec  ses  pattes 
postérieures,  elle  tire  de  ses  mamelons  un  fil  très-long 
qu'elle  laisse  flotter  dans  l'air.  Ce  fil,  très-léger,  es!  pousse 
par  le  moindre  vent  vers  un  corps  sulide,  c'est-à-dire  a  ers 
une  branche  du  second  arbre,  contre  laquelle  il  se  culle 
de  suite  à  l'aide  du  gluten  dont  il  est  enduit,  et  voilà  un 
pont  de  communication  établi.  Pour  s'assurer  que  le  !•! 
est  solidement  fixé,  l'épeire  le  tire  à  elle  de  temps  en  temps, 
et  lorsqu'elle  en  est  certaine  par  la  résistance  qu'elle 
éprouve,  elle  le  bande  et  le  colle  à  Tendroil  où  elle  se  trouve. 
Alors  il  faut  placer  sous  ce  premier  cordage,  dans  une 
position  presque  parallèle,  Tin  second  câble  ;  car  c'est  entre 
les  deux  que  la  toile  doit  être  tendue  verticalement.  Pour 
y  parvenir,  l'épeire  se  suspend  à  un  fil  qu'elle  allonge  à  me- 
sure qu'elle  descend.  .\ussilôt  qu'elle  a  rencontré  une  feuille 
ou  autre  corps  solide,  à  un  demi-mètre,  plus  ou  moins,  au- 
dessous  du  câble,  elle  colle  un  fil,  puis  elle  l'allonge  à  me- 
sure qu'elle  remonte  à  son  câble.  Au  moyen  de  ce  dernier, 
elle  traverse  sur  l'autre  arlrc,  toujours  en  allongeant  le 
second  fil,  mais  en  ayant  le  soin  qu'il  ne  se  colle  pas  au 
premier.  Arrivée  au  second  arbre,  elle  coupe  le  câble, 
mais  en  le  retenant  avec  ses  pattes;  puis  elle  fixe  un  se- 
cond fil,  auquel  elle  se  suspend,  et  elle  l'allonge  en  se  lais- 
sant descendre  jusqu'à  ce  qu'elle  rencontre  un  corps  solide, 
auquel  elle  lixe  à  la  fois  cl  son  fil  et  le  second  câble;  elle 
tend  celui-ci  comme  le  premier,  et  voilà  les  bases  solides 
de  sa  toile  parfaitement  établies. 

Vous  remarquerez  qu'en  agissant  ainsi  la  toile  sera  tou- 
jours dans  une  position  verticale ,  car,  en  descendant  des 
deux  extrémités  du  premier  câble  pour  fixer  les  deux  cxiré- 


RIUSÉE  DES  FAMILLES. 


149 


mités  du  second,  elle  s'est  toujours  laissée  tomber  le  long 
d'un  Dl,  et  son  corps  suspendu  lui  a  servi  de  Tinslrument 
que  les  maçons  appellent  un  01  à  plomb. 

Les  deux  câbles,  quoique  plus  gros  et  plus  forts  que  les 
autres  fils,  peuvent  néanmoins  ne  pas  offrir  une  solidité 
suffisante  s'ils  ont  une  grande  longueur.  Pour  leur  en  don- 
ner davantage,  elle  leur  ajoute  des  bras  de  force,  c'est-à- 
dire  quelques  nouveaux  fils  qui  s'attachent  aux  câbles  à 
de  certains  points  par  une  de  leurs  extrémités,  tandis  que 
l'autre  va  se  fixer  à  quelques  feuilles  de  l'arbre.  Ces  bras 
de  force  servent  encore  à  tendre  les  câbles  et  â  empêcher 
la  toile  de  tomber  si  les  câbles  étaient  rompus  par  un  acci- 
dent. 

Toutes  ces  préparations  terminées,  l'épcire  va  se  placer 
au  milieu  du  câble  de  dessus,  elle  y  atîache  un  fil,  elle  s'y 
suspend  et  l'allonge  jusqu'à  ce  qu'elle  rencontre  le  câble 
de  dessous,  auquel  elle  le  colle.  .\  côié  de  ce  fil,  à  nu  ou 
deux  travers  de  doigt  de  distance,  plus  ou  moins,  elle  fixe 
un  second  fil  qui  croise  le  piemicr  et  s'y  attache  vers  le 
milieu  de  sa  longueur,  et  ce  milieu  devient  le  centre  de  la 
toile,  d'où  un  grand  nombre  de  Cis  rayonneront  comme  on 
le  voit  dans  la  figure  que  nous  donnons. 

Lorsque  tous  les  rayon.< ,  partant  du  centre  commun , 
sont  placés  et  attaches  soit  aux  câbles,  soit  à  des  bras  de 
force  plus  ou  moins  obliques,  il  s'agit  de  former  le  réseau 
qui  doit  arrêter  les  moucherons  au  ])assage.  Pour  cela, 
elle  tend  de  nouveaux  fi!s  concentriques,  en  cercles  ou  en 
spirale,  très-rapprochés  les  uns  des  autres,  et  rien  n'est 
curieux  que  de  la  voir  fixer  ces  fils  aux  rayons.  A. 
mesure  qu'elle  tourne  autour  de  sa  toile ,  le  fil  sort  de  sa 
filière  ;  l'épeire  s'arrête  à  chaque  rayon ,  mesure  de  l'œil 
la  distance  pour  rendre  les  cordes  d'arc  à  peu  près  paral- 
lèles, puis,  avec  une  patte  de  derrière,  elle  saisit  le  fil  près 
du  mamelon,  le  tend  et  le  pousse  contre  le  rayon  au  point 
juste  auquel  il  faut  qu'il  se  colle.  La  toile  achevée,  l'arai- 
gnée construit  souvent  entre  deux  feuilles,  qu'elle  rappro- 
che face  à  face,  près  d'une  des  extrémités  du  câble  supé- 
rieur, une  petite  loge  de  soie  où  elle  se  cache  quand  elle  se 
croit  menacée  d'un  danger;  elle  s'y  met  à  l'abri  de  la  pluie 
et  y  passe  la  nuit. 

Pour  chasser,  l'épeire  se  place  au  centre  de  sa  toile,  et 
là,  elle  attend  avec  une  patience  admirable  qu'un  mouche- 
ron vienne  par  étourderie  se  jeter  dans  ses  filets.  Elle  s'a- 
perçoit de  sa  capture  à  l'ébranlement  que  l'insecte  donne 
à  la  toile  en  se  déballant;  aussitôt  elle  s'élance  vers  lui, 
le  saisit  avec  ses  crochets,  et  l'emporte  avec  la  même  rapi- 
dité pour  le  dévorer  au  centre  de  sa  toile,  si  c'est  un  petit 
moucheron  qui  ne  puisse  lui  faire  aucune  résistance.  Si 
c'est  une  mouche  un  peu  forte,  elle  l'attaque  avec  précau- 
tion, la  mord  pour  l'empoisonner,  puis  elle  la  saisit  avec 
ses  quatre  patles  de  derrière,  la  place  près  des  mamelons 
de  sa  filière,  la  fait  tourner  cinq  à  six  tours  et  la  couvre 
ainsi  d'une  cinquantaine  de  fils  qui  entourent  la  pauvre 
mouche  et  lui  forment  un  maillot  qui  lui  serre  le  corps  et 
les  membres  au  point  qu'elle  ne  peut  plus  faire  le  moindre 
mouvement.  Dans  cet  état,  l'araignée  l'emporte  et  la  mange 
avec  la  plus  gi'ande  facilité.  En  ce  cas ,  j'ai  vu  les  six 
mamelons  de  la  filière  produire  à  la  fois  plus  de  cinquante 
fils  extrêmement  fins  et  parfaitement  distincts  les  uns  des 
aulres. 

Si  l'insecte  pris  dans  les  filets  est  gros,  une  guêpe,  par 
exemple,  et  que  la  toile  soit  menacée  d'être  déchirée,  l'é- 
peire sacrifie  sa  voracité  à  sa  prudence  :  au  lieu  d'essayer 
d'emmaillotter  l'animal ,  elle  se  hâte  de  couper  elle-même 
les  fils  qui  le  retiennent  et  de  le  délivrer  de  ses  chaînes. 

Comme  ces  araignées  tendent  leur  toile  dans  des  endroits 


passagers,  il  arrive  très-souvent  qu'un  homn)e,  un  chien, 
un  oiseau  ou  un  accident  quelconque  la  déchirent  entière- 
ment, et  cela  arrive  au  moins  une  fois  par  jour.  Si  la  toile 
n'est  qu'un  peu  endommagée,  l'araignée  se  borne  à  la  rac- 
commoder; si  le  dommage  est  très-grand ,  elle  la  recon- 
struit tout  entière.  11  m'est  arrivé  bien  souvent  de  détruire 
complélement,  deux  ou  trois  fois  par  jour,  ce  réseau  qui 
lui  coûte  tant  de  travail  et  de  peine,  et  toujours,  quelques 
heures  après,  je  le  trouvais  rétabli.  Comment,  me  disais-jc, 
peut-elle  tirer  de  ses  filières  une  aussi  grande  quantité  de 
soie?  Il  me  semblait  qu'après  avoir,  dans  un  très-court 
espace  de  temps,  em|)loyé  plus  de  matière  soyeuse  que  si>n 
abdomen  tout  entier  ne  pourrait  en  contenir,  ses  réservoirs 
sécréteurs  devaient  être  é|)uisés,  comme  le  croient  les  na- 
turalistes. Il  n'en  est  rien  cependant,  et  voici  pourijuoi. 
Lorsque  ce  malheur  arrive  à  l'araignée,  elle  se  cache  pour 
éviter  le  danger;  mais  bientôt  après,  lorsqu'elle  n'est  plus 
menacée,  elle  revient  sur  le  lieu  du  désastre,  ramasse  avec 
le  plus  grand  soin  jusqu'au  plus  [telit  débris,  au  plus  petit 
fil  de  sa  toile  détruite,  et  le  mange.  Celte  soie  passe  de 
sou  estomac,  sans  que  je  puisse  dire  comment,  dans  le  ré- 
servoir qui  communique  avec  les  mamelons  de  ses  filières, 
et  elle  se  trouve  de  suite  propre  à  être  employée  à  la  fabri- 
cation d'une  nouvelle  toile.  Je  pense,  mais  sans  en  être 
certain  ,  que  ce  réservoir  est  l'organe  que  Tréviranus  a 
pris  pour  le  foie,  d'autant  plus  que  dans  les  essais  qu'il  a 
tentés  sur  la  liqueur  que  fournit  cet  organe,  il  l'a  trouvée 
alcaline,  et  a  reconnu  la  présence  d'une  certaine  quantité 
d'albumine. 

Celle  observation  m'a  conduit  à  en  faire  une  aulre  :  l'é- 
peire s'accouple  vers  la  fin  de  l'été,  et  pond,  en  automne, 
un  très-grand  nombre  d'oeufs  d'un  beau  jaune,  enveloppés 
dans  un  cocon  d'un  tissu  serré.  Ce  cocon  est  lui-même  en- 
touré d'une  épaisseur  considérable  d'une  bourre  de  soie 
lâche  et  jaunâtre.  Au  printemps  suivant,  les  petits  éclosent, 
et  alors  ils  sont  jaunes  avec  une  tache  brune  sur  l'abdo- 
men ;  ils  restent  ensemble  jusqu'à  ce  qu'ils  aient  assez 
de  force  pour  vivre  de  proie  chacun  isolément.  Je  me  suis 
demandé  de  quoi  ils  vivaient  pendant  ce  premier  temps, 
et  une  observation  minutieuse  et  certaine  m'a  appris  qu'ils 
ne  se  nourrîssent  pas  d'autre  chose  que  de  la  suie  et  de 
la  bourre  du  cocon  qui  les  renfermait. 

Chacun  est  maître  chez  soi,  et  j'ai  souvent  reconnu  chez 
l'épeire  la  vérité  de  cet  axiome.  Quand  vient  la  fin  de  la 
saison,  et  que,  dans  mon  jardin,  je  me  lasse  d'observer 
ces  araignées  aussi  féroces  qu'industrieuses,  j'ai  pour  habi- 
tude de  les  faire  se  dévorer  les  uues  les  autres,  jusqu'à  ce 
qu'il  n'en  reste  plus  qu'une.  Je  ne  choisis  pas  la  plus  grosse, 
mais  celle  qui  me  parait  la  plus  alerte  et  la  plus  coura- 
geuse pour  être  mon  bourreau  d'office.  Avec  un  bâtonnet 
je  prends  une  de  ses  voisines,  quelquefois  deux  ou  trois 
fois  plus  grosse,  et  je  la  porte  sur  sa  toile.  Il  faut  voir, 
quand  celle  que  je  transporte  devine  mon  intention,  quelle 
frayeur  la  saisit  dès  qu'elle  approche  de  la  toile  fatale  !  elle 
se  laisse  tomber  par  terre  et  fait  la  morte  ;  elle  glisse  tout  à 
coup  le  long  d'un  fil  ;  elle  va  et  vient  sur  mon  bâtonnet 
avec  l'égarement  de  la  peur,  enfiu  elle  emploie  tous  les 
moyens  imaginables  pour  éviter  une  lutte  qu'elle  craint  à 
l'égal  de  la  mort.  Dès  qu'elle  est  déposée  sur  la  toile  de 
son  ennemi,  elle  fuit  à  toutes  jambes  ;  mais  mon  bourreau 
s'élance  à  sa  poursuite,  l'atteint,  la  perce  de  ses  crochets 
empoisonnés,  l'emmaillotte  et  la  mange,  le  tout  en  aussi 
peu  de  temps  que  j'en  mets  à  vous  le  raconter.  Je  n'ai  ja- 
mais vu  que  l'araignée  étrangère,  quelque  grosse  qu'elle 
fût,  ait  été  vainqueur  de  la  propriétaire  de  la  toile  ,  et  il 
est  même  bien  rare  qu'elle  lui  oppose  une  véritable  rési- 


i:>o 


LECTURES  DU  SOIR. 


slanoe.  Cependant  quelquefois  elles  se  mordent  mutuelle- 
ment, et  le  vainqueur  meurt  peu  de  temps  après  avoir  dé- 
voré le  vaincu. 

Il  y  a  quelques  années  qu'on  a  fait  des  essais  industriels 
sur  la  soie  qui  enveloppe  le  cocon  de  Tépeire  diadème,  et 
Ton  s'est  assuré  que,  préparée  et  cardée  convenablement, 
sans  avoir  le  brillant  do  la  soie  du  ver-à-soie ,  elle  en  a^-ait 
la  force.  Aussitôt  les  gobe-mouches  du  temps  de  publier 
des  mémoires,  des  pians  dateiiers,  de  métiers,  de  dévi- 
doirs, etc.,  pour  préparer  cette  nouvelle  richesse  de  la 
France.  J'ai  lu  plus  de  vingt  brochures  sur  ce  sujet.  Mal- 
heureusement ces  industriels  n'étaient  pas  aussi  gobe- 
mouches  que  je  l'ai  dit,  câr  jamais  ils  n'ont  pu  trouver  le 
moyen  d'attraper  assez  de  mouches  pour  élever  et  nourrir 
quelque  trentaine  de  milliers  d'araignées,  qui  auraient 
pu  fournir  une  once  de  mauvaise  soie.  Si  c'était  aujour- 
d'hui!... ils  n'auraient  pas  attrapé  plus  de  mouches,  mais 
ils  auraient  attrapé  des  actionnaires,  et,  qui  sait?  cela  aurait 
peut-être  fait  du  tort  aux  agioteurs  des  chemins  de  fer,  et 
le  mal  ne  serait  pas  grand. 

Je  vous  disais  donc...  J'en  étais  là  lorsque  ma  sonnette  6t 
un  carillon  du  diable.  Un  homme,  tatoué  au  visage,  chauve, 
borgne,  manchot,  boiteux  et  bossu,  pousse  la  porte,  entre, 
rae  voit  au  jardin,  se  précipite  à  ma  rencontre,  et,  sans 
avoir  le  temps  de  me  reconnaître ,  je  me  trouve  dans  les 
bras...,  c'est-à-dire  dans  le  bras,  car  il  n'en  avait  plus 
qu'un,  de  cet  homme  en  guenilles  et  à  moitié  mutilé.  Après 
les  premières  embrassades,  je  jugeai  à  propos  de  deman- 
der à  cet  excellent  ami  quel  était  son  nom. 

—  Quoi!  tu  ne  reconnais  pas  ton  ami  de  collège  Jannot? 

—  Toi,  Jannot!  Jannot  le  beau  jeune  homme? 

^ Hélas!  oui,  autrefois;  mais  aujourd'hui  Jannot  le 
harponneur. 

Je  me  retourne  vers  le  banc  où  j'avais  assis  ma  bonne 
vieille  mère,  et,  dans  l'elTusion  de  ma  joie,  je  m'écrie  : 

—  Eh  bien  !  mère ,  c'est  Jannot ,  c'est  lui  en  chair  et  en 
os  ;  le  reconnais-tu  à  sa  voix? 

—  Oui,  oui,  je  l'entends,  et  je  suis  bien  contente  de  son 
retour.  Cela  ferait  grand  plaisir  à  sa  mère,  si  le  chagrin  de 
son  départ  n'avait  pas  fait  mourir  la  pauvre  femme  il  y  a 
trois  ans!  Mais  je  n'en  persiste  pas  moins  dans  mes  idées. 

Après  dîner,  je  m'avisai,  pour  la  première  fois,  d'exami- 
ner mon  pauvre  ami,  que  j'avais  vu  si  fashionable,  si  beau, 
si  complet  (passez-moi  le  mot],  quatre  ans  auparavant.  Il 
s'aperçut  du  regard  scrutateur  que  je  jetai  sur  ce  qui  res- 
tait de  son  aocieune  personne. 

—  Que  veux-tu,  me  dit-il,  j'ai  perdu  tout  ce  qui  me 
manque  dans  mes  voyages,  et,  en  compensation,  j'ai  rap- 
porté la  misère  sans  acquérir  la  science  après  laquelle  je 
courais  :  je  vais  te  conter  cela.  Je  ne  te  dirai  pas  aujour- 
d'hui mes  longues  pérégrinations  autour  du  globe ,  mais 
seulemeut  les  accidents  qui  mont  réduit  à  l'élat  où  était 
le  célèbre  maréchal  Rantzau,  qui  n'a\ait  qu'un  de  ce  dont 
les  autres  ont  deux.  Par  où  veux-tu  que  je  commence  : 
par  l'oreille,  par  l'oeil,  par  le  bras,  par  la  jambe  ou  par  la 
bosse? 

—  Hélas!  mon  cher,  commence  par  où  tu  voudras. 

—  En  ce  cas ,  je  vais  procéder  par  ordre  de  dates. 

Tu  sais  que,  il  y  a  près  de  cinq  ans,  je  m'embarquai,  au 
Havre,  sur  le  Discret,  joli  petit  bâtiment  de  commerce  frété 
d'une  cargaison  de  librairie  achetée  au  poids  du  papier 
dans  les  rebuts  des  magasins  de  Paris,  et  destinée  pour  la 
Guyane  française.  Mon  intention  était  d'aller  dans  l'Amé- 
rique tropicale  pour  étudier  des  mammifères  d'autant  plus 
intéressants ,  que  leur  synonymie  est  Irès-embrouillée  ei\ 
Europe.  Tu  comprends  que  je  veux  parler  des  moufettes. 


—  Des  moufettes  1  s'écria  ma  vieille  mère  avec  une  émo- 
tion visible;  des  moufettes!  De  grâce,  mon  cher  Jannot, 
ne  nous  parlez  pas  de  vos  stupides  moufettes  ;  il  n'y  a  rien 
que  je  haïsse  au  monde  comme  les  odieuses  moufettes  ! 
J'ai  les  moufettes  en  horreur! 

—  Soit;  n'en  parions  plus.  Nous  sortîmes  très-heureu- 
sement de  la  Manche,  et,  pour  distraire  les  ennuis  d'une 
longue  navigation,  je  me  mis  à  bouquiner  dans  la  cargai- 
son du  navire.  Chaque  soir  je  m'endormais  doucement  au 
moyen  des  excellents  ouvrages  de  nos  sommités  scienti- 
fiques et  littéraires,  et  je  passai  la  ligne  sans  baptême  et 
sans  malencoutre.  Seulement  je  remarquai  que  le  capi- 
taine, au  lieu  de  pointer  le  compas  vers  l'ouest,  le  poin- 
tait constamment  vers  le  sud  depuis  que  nous  avions  i>assé 
les  Açores  ;  mais  comme  je  n'entendais  rien  à  la  naviga- 
tion, cela  ne  m'inquiétait  pas,  et  ce  fut  là  ma  première 
infortune. 

Un  jour,  par  un  calme  plat,  comme  j'étais  sur  le  pont, 
j'aperçus  de  très-loin  quelque  chose  de  noirâtre  qui  flottait 
sur  les  ondes  et  qm  semblait  s'approcher  de  nous.  Je  fis 
remarquer  cet  objet  au  capitaine,  qui  braqua  sa  lunette  du 
côté  que  je  lui  montrais  avec  mon  doigt. 

—  C'est  une  baleine  ou  un  énorme  cachalot,  me  dit-il. 

—  Une  baleine  ou  un  cachalot!  m'écriai-je  avec  joie. 
Quoi  !  dès  les  premiers  jours  de  navigation  j'aurais  le  plai- 
sir de  voir  un  cachalot,  un  énorme  cachalot! 

—  Martin,  dit  le  capitaine  en  se  retournant  vers  un  vieux 
matelot,  n'avons-nous  pas  quelque  harpon  à  fond  de  cale? 

—  Oui,  capitaine  ;  mais  il  n'y  a  pas  à  bord  un  seul  homme 
qui  sache  s'en  servir. 

—  Eja  ce  cas,  profitons  de  la  brise  qui  s'élève,  laissons  là 
le  monstre  et  filons  quelques  nœuds. 

Cette  résolution  me  désespérait,  car  j'aurais  donné  tout 
au  monde  pour  voir  de  près  un  cachalot.  Le  désu"  rend  in- 
génieux et  menteur  dans  bien  des  circonstances,  et  j'en  fus 
la  preuve. 

—  Capitaine,  dis-je  avec  toute  l'assurance  d'un  natura- 
liste efironté  qui  n'aurait  jamais  quitté  le -Jardin  des  Plantes, 
je  conoais  beaucoup  le  cachalot,  j'en  ai  fait  une  étude  ap- 
profondie, et,  de  plus,  c'est  moi  qui  ai  rédigé  l'article  Pêche 
dt  la  baleine  dans  le  Dictionnaire  de  d'Orbigny.  Tenez, 
voilà  ce  que  c'est  :  le  cachalot,  physeler  macrocephalta 
de  G.  Clvi£k,  est  un  mammifère  cétacé,  qui  diflëre  essen- 
tiellement de  la  baleine  par  ses  mâchoires,  munies  de  dents 
et  non  ilo  fanons.  Sa  tète  est  très-volumineuse  et  fait  au 
moins  la  moitié  de  la  longueur  de  l'animal  ;  elle  est  exces- 
sivement renflée,  surtout  en  avant;  la  mâchoire  supérieure 
manque  de  dents,  ou,  si  elle  en  a,  elles  sont  très-petites  et 
cachées  dans  la  gencive;  mais  la  mâchoire  inférieure, 
étroite,  allongée  et  s'enchàssant  dans  un  sillon  de  la  supé- 
rieure, est  armée  de  chaque  côté  d'une  rangée  de  dents 
coniques  et  d'une  grandeur  énorme.  C'est  dans  de  grandes 
cavités  placées  sur  sa  tête  que  se  trouve  cette  sorte  d'huile 
qui  se  fige  et  devient  dure  comme  de  la  cire  blanche  en  se 
refroidissant.  Nous  autres  savants,  dis-je  en  me  rengor- 
geant comme  un  académicien  de  la  \eille,  nous  donnons  à 
cette  matière  le  nom  de  cétine ,  mais,  dans  le  commerce, 
elle  est  connue  sous  le  nom  de  sperma-céti,  de  blanc  de 
baleine ,  aJipocire,  etc.  C'est  aussi  le  cachalot  qui,  dil-on, 
élabore  dans  ses  intestins  cette  substance  odorante  que 
vous  appelez  ambre  gris.  Quoi  qu'il  en  soit,  ce  monstrueux 
aiiimal  n'a  qu'un  évent,  qui  se  dirige  \ers  le  côié  gauche, 
sur  le  devaut  de  son  museau  qui  est  comme  tronqué  pres- 
que carrément.  L'œil  gauche  est  aussi  un  peu  plus  petit 
que  le  droit,  ce  qui  fait  que  les  habiles  harpoaneurs  atta- 
quent toujours  l'animal  de  c^  côté. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


151 


—  Parbleu,  me  répoudit  le  capitaine,  il  rae  parait  que 
vous  eateudcz  très-bien  cette  partie-là;  voulez-vous  le 
harponner? 

—  Volontiers,  rcpondis-jc,  mais  d'une  voix  un  peu 
émue,  parce  (jue  le  monstre  s'était  approché  de  nous,  et 
que  je  pouvais  déjà  juger  de  sa  grandeur  qui  dépassait 
soixante  pieds. 

'  Le  capitaine  ordonna  aussitôt  qu'on  descendit  les  deux 
canots  à  la  mer,  et  iMarlin  me  mil  à  la  main  un  vieux  har- 
pon rouillé,  monlé  sur  un  manche  qui  me  parut  celui  d'un 
balai.  A  la  boucle  du  harpon  on  attacha  une  ligne  de  la 
grosseur  du  petit  doigt  et  longue  de  quelques  centaines  de 
brasses.  Je  t'avoue,  mon  cher,  que  je  n'étais  pas  trop  ras- 
suré et  que  je  sentais  battre  mon  cœur  plus  fort  que  de 
coutume;  mais  la  vanité  parisienne  l'emporta  sur  la  pru- 
dence, et,  moi  sixième,  je  descendis  dans  le  petit  canot. 
Pendant  qu'un  des  matelots  tenait  le  gouvernail,  et  que 
les  quatre  autres  ramaient  avec  le  moins  de  bruit  possible, 
je  rae  tenais  ûèremeut  debout  sur  l'avant,  avec  mon  harpon 
à  la  main. 

Nous  approchâmes  tout  près  de  l'horrible  monstre  sans 
qu'il  eût  l'air  de  nous  apercevoir.  Grand  Dieu  I  j'en  fris- 
sonne encore  quand  j'y  pense.  Figure-toi,  si  tu  le  peux, 
une  gueule  rouge  de  vingt  pieds  d'ouverture  et  de  quinze 
de  profondeur,  dans  laquelle  une  chaloupe  montée  de  douze 
hommes  serait  entrée  tout  entière.  Quand  je  fus  à  quatre  pas 
de  cette  épouvantable  gueule,  je  ne  rae  sentis  plus,  et  il  ne 
me  resta  plus  que  le  courage  désespéré  de  la  peur.  Je  bran- 
dis mon  harpon  en  l'air,  et  je  le  lançai  entre  l'œil  fauve  et  la 
nageoire  de  l'animal  de  toute  la  force  qui  rae  restait.  Alors 
il  ouvrit  son  effroyable  gueule,  bondit  et  éleva  la  moitié  du 
corps  à  trente  pieds  au-dessus  de  la  surface  des  ondes, 
comme  une  tour  prête  à  nous  tomber  sur  la  tète  ;  je  fer- 
mai les  yeux,  puis  je  sentis  une  affreuse  secousse  ;  il  me 
sembla  que  j'étais  broyé,  coupé  en  deux  entre  ses  énormes 
mâchoires,  et  je  m'évanouis.  Ma  frayeur  fut  si  grande  que 
ma  bile  se  mêla  avec  mon  sang,  et  depuis  ce  moment-là 
ma  peau  est  toujours  restée  jaune  comme  celle  d'un  sau- 
vage des  bords  du  Missouri.  Ce  fut  là  ma  seconde  infor- 
tune. 

Lorsque  je  revins  à  raoi,  je  me  trouvai  étendu  tout  de 
mon  long  dans  le  grand  canot,  entre  les  mains  de  nos  ma- 
telots qui  s'efforçaient  de  me  rappeler  à  la  vie.  Dès  que  j'eus 
ouvert  les  yeux,  et  qu'ils  furent  rassurés  sur  mon  exis- 
tence, ils  se  mirent  à  rire  insolemment  et  à  se  moquer  de 
moi  avec  toute  la  grossièreté  des  gens  de  mer.  On  rae 
monta  à  bord,  où  le  vieux  requin  de  capitaine  rae  reçut 
avec  un  sourire  plus  piquant  encore,  en  me  complimen- 
tant ironiquement  sur  mon  adresse  et  sur  mon  courage. 
Il  me  raconta  que  le  cachalot,  après  avoir  submergé  notre 
frêle  embarcation,  était  bravement  parti  avec  mon  harpon, 
sans  exercer  d'autre  vengeance.  Un  de  mes  cinq  matelots 
m'avait  soutenu  à  la  surface  de  l'eau  pendant  que  les  au- 
tres avaient  gagné  à  la  nage  le  grand  canot  qui  venait  à 
mon  secours.  Le  capitaine,  dans  sa  gaieté,  me  nomma 
Jannot  le  harponneur,  et  depuis  ce  temps-là  je  suis  connu 
dans  toute  la  marine  française  sous  ce  malheureux  nom. 
C'est  la  troisième  de  mes  infortunes. 

Nous  continuâmes  notre  voyage  avec  un  temps  très-fa- 
vorable, mais  toujours  en  nous  dirigeant  vers  le  sud,  ce 
qui  m'étonnait  beaucoup.  Quand  nous  eûmes  atteint  le  18" 
degré  de  latitude  australe,  nous  pçotilàmes  d'un  calme 
pour  faire  une  manœuvre  à  laquelle  je  ne  m'attendais 
guère.  Sur  le  commandement  de  notre  capitaine,  que  je 
vis  pour  la  première  fois  sortir  de  sa  chambre  avec  deux 
pistolets  à  sa  ceinture  et  une  hache  d'abordage  à  la  main, 


les  matelots  se  rairent  tranquillement  à  jeter  notre  cargai- 
son de  livres  à  la  mer,  et  j'eus  la  douleur  de  voir  les  œu- 
vres les  plus  nouvelles  de  presque  tous  les  romanciers  de 
Paris  dispersées  et  déchirées  par  les  requins  avant  d'être 
entièrement  submergées ,  et  périr  ainsi  misérablement  un 
an  plus  tôt  qu'elles  l'auraient  fait  chez  l'épicier,  si  elles  n'é- 
taient pas  sortis  de  Paris.  Puis,  six  pièces  de  canon,  cachées  à 
fond  de  cale  sous  les  ballots  de  livres,  furent  montées  dans 
l'entrepont,  dont  on  décloua  les  sabords,  et  deux  cents 
chaînes  de  six  pieds  de  longueur,  munies  chacune  de  ca- 
denas, de  menottes  et  de  carcans,  furent  apportées  sur  le 
pont  où  on  les  dérouilla  tant  bien  que  mal.  Après  cela,  on 
mit  le  cap  au  sud-est  au  lieu  de  le  mettre  à  l'ouest.  Hélas  ! 
je  m'aperçus  alors,  mais  trop  lard,  que,  croyant  ra'êlre 
embarqué  sur  un  honorable  navire  marchand,  j'étais  monté 
sur  un  infâme  vaisseau  négrier.  Ce  fut  là  ma  quatrième  in- 
fortune, et  elle  était  d'autant  plus  grande  que  je  n'osai  pas 
m'en  plaindre  devant  l'honnête  compagnie  avec  laquelle  je 
me  trouvais  compromis. 

Nous  arrivâmes,  sans  faire  de  mauvaise  rencontre,  dans 
un  petit  port  sans  nom  à  quelque  distance  au  sud  de  Loango; 
je  formai,  aussitôt  que  je  pus  apercevoir  la  terre  inhospita- 
lière d'Afrique,  le  projet  de  m'évader  à  la  première  occasion, 
et  de  gagner  à  pied,  avec  un  guide  que  j'espérais  trouver, 
le  comptoir  européen  le  plus  près.  Pendant  que  nos  gens 
faisaient  la  traite,  moi ,  sous  le  prétexte  de  chasser  et  de 
recueillir  des  objets  d'histoire  naturelle,  tous  les  jours  je 
descendais  à  terre,  armé,  comme  un  véritable  forban,  d'un 
coutelas,  de  deux  pistolets  et  de  mon  fusil  double.  Je  ne  tar- 
dai pas  longtemps  à  m'apercevoir  que  je  trouverais  diffici- 
lement un  guide,  parce  que  je  n'entendais  pas  un  mot  de  la 
langue  sauvage  du  pays.  Cependant,  un  jour  que  je  me 
promenais  tristement  sur  le  rivage,  je  vis  un  pauvre  nègre 
esclave  que  nos  négriers  avaient  enchaîné  à  un  rocher  pour 
venir  le  reprendre  après  une  excursion  qu'ils  avaient  été 
faire  dans  l'intérieur  du  pays.  Je  m'approchai  de  la  triste 
victime  pour  la  considérer,  quand,  à  ma  grande  surprise, 
ce  malheureux  se  mit  à  me  parler  dans  un  jargon  mêlé  de 
français,  d'anglais,  d'un  peu  de  portugais,  d'espagnol  et 
d'italien,  etc.,  dont  je  comprenais  quelques  mots.  11  me  dit, 
tant  bien  que  mal,  moitié  gestes  et  moitié  paroles,  qu'il 
avait  servi  longtemps  d'interprète  à  des  négriers  anglais 
et  français,  à  Loango. 

Aussitôt  une  idée  lumineuse  me  passa  par  la  tète,  et  je 
compris  tout  le  parti  que  je  pouvais  tirer  de  cet  homme. 
Je  lui  demandai  à  combien  de  distance  nous  étions  du  pre- 
mier comptoir  européen,  et  il  me  dit  qu'il  y  en  avait  un  à  trois 
journées  de  marche.  Je  le  fis  jurer  sur  un  fétiche  qu'il  m'y 
conduirait  fidèlement  si  je  le  délivrais  de  ses  fers,  ce  qu'il 
accepta.  Avec  quelque  peine  je  rompis,  au  moyen  de  mon 
coutelas,  l'anneau  qui  le  retenait  par  un  pied,  et  nous  par- 
tîmes aussitôt. 

Nous  nous  dirigeâmes  au  sud-est,  en  nous  éloignant  de 
la  côte  pour  n'être  pas  rencontrés  par  mes  bons  amis  les 
négriers  qui,  dans  ce  cas,  nous  auraient  fusillés  tous  les 
deux  sans  autre  forme  de  procès.  Nous  marchâmes  pendant 
trois  jours  à  travers  le  désert,  couchant  dans  des  cavernes 
ou  des  cases  abandonnées,  et  vivant  du  gibier  que  j'abat- 
tais à  coups  de  fusil.  11  me  semblait,  vers  la  fin  du  troi- 
sième jour,  que,  loin  d'entrer  dans  un  pays  habité,  la  con- 
trée devenait  encore  plus  déserte  qu'avant.  Ce  jour-là  je  vis 
l)lusieurs  autruches,  et  mon  guide,  qui  me  montrait  beau- 
coup de  reconnaissance  et  de  fidélité,  en  prit  une  fort  jeune 
dans  un  buisson.  C'était  la  première  fois,  depuis  que  nous 
étions  ensemble,  que  je  lui  permettais  de  s'éloigner  de 
moi  jusqu'à  demi-portée  de  mon  fusil,  quoique  je  fusse 


ir,^> 


LECTURES  DU  SUIR. 


bien  certain  qu'il  n'abuscrail  pas  de  la  liberté  que  je  lui 
avais  rendue.  Tu  sais  d'ailleurs  combien  je  suis  ncgro- 
phile,  et  avec  quelle  éloquence  je  parlais,  dans  nos  clubs 
philanthropisants,  en  faveur  de  TaboliiioD  de  Tesclavage. 
11  est  vrai  qu'alors  je  n'avais  pas  encore  bouquiné  dans  la 
cargaison  de  rebut  de  notre  navire,  que,  par  conséquent, 


je  n'avais  pas  encore  lu  les  admirables  élucubralions  du 
docteur  V...y,  et  que  j'ignorais  que  les  nègres  ne  sont  pas 
de  notre  espèce.  Quoi  qu'il  en  soit,  nous  mangeâmes  Toi- 
seau,  et  nous  le  trouvâmes  excellent.  Je  commençais  à 
me  consoler  de  ma  pèche  au  cachalot;  mais  cette  consola- 
tion ne  devait  pas  durer. 


La  pêche  au  cachalot. 


L'aulruche  (sirulhio  camelus.  Lin.)  est  le  géant  des 
oiseaux,  et  atteint  jusqu'à  sept  et  huit  pieds  de  hauteur. 
Elle  est  commune  dans  tous  les  déserts  sablonneux  de 
l'Afrique,  vit  en  grandes  troupes,  pond  àes  œufs  presque 
de  la  grosseur  de  la  tète  d'un  enfant,  et  pesant  jusqu'à 
trois  livres.  On  a  dit,  mais  à  tort,  que  dans  les  pays  très- 
chauds  elle  en  abandonne  l'incubation  à  la  chaleur  du  so- 
leil, mais  qu'elle  les  couve  au  delà  et  en  deçà  des  tropiques. 
11  est  certain  qu'elle  les  couve  partout,  même  avec  le  plus 
grand  soin,  et  que  le  mâle  partage  avec  la  femelle  les  soins 
de  l'incubation.  Ses  ailes,  courtes,  garnies  de  plumes  lâches 
et  flexibles,  ne  lui  permettent  pas  de  voler,  mais  elles  lui 
aident  à  courir;  le  bec  est  court,  large,  plat,  émoussé  à  la 
pointe;  son  œil  grand,  à  paupières  munies  de  cils;  ses 
jambes  et  ses  tarses  très-élevés,  et  ses  pieds  munis  de  deux 
doigts  seulement.  Tout  le  monde  connaît  l'élégance  de  ses 
belles  plumes  à  tiges  très-minces,  dont  les  barbes,  quoique 
garnies  de  barbules,  ne  s'accrochent  point  ensemble.  L'au- 
truche vit  d'herbage  et  de  graine,  et,  quoi  qu'en  dise 
G.  Cuvier,  son  goût  n'est  pas  plus  obtus  que  celui  des  au- 
tres oiseaux.  Si  elle  avale,  comme  il  le  dit,  des  cailloux, 
des  morceaux  de  fer  et  de  cuivre,  c'est  pour  aider,  dans 
son  estomac,  à  la  trituration  des  aliments,  et  tous  les  oi- 
seaux en  font  autant  ;  seulement,  comme  ils  sont  infini- 
ment moins  grands,  au  lieu  d'avaler  des  petits  cailloux, 
comme  l'autruche,  ils  avalent  des  grains  de  sable  plus  ou 
moins  gros  et  proportionnés  à  la  capacité  de  leur  estomac. 

Vers  le  soir,  mon  nègre  me  fit  signe  de  garder  le  silence 
et  de  me  baisser,  pour  ne  pas  eiïrayer,  me  dit-il ,  une  jeune 
autruche  qu'il  apercevait  dans  de  hautes  herbes  et  qu'il 
espérait  saisir  comme  la  première.  Je  fis  ce  qu'il  me  dit, et 
me  bornai  a  le  suivre  des  yeux.  Je  le  vis  se  glisser  dans 
l'herbe  avec  la  plus  grande  précaution  ;  tantôt  il  rampait 


comme  un  serpent,  tantôt  il  marchait  à  quatre  pattes 
comme  une  panthère;  ensuite  il  s'arrêtait  un  moment  pour 
observer  l'oiseau,  puis  il  recommençait  sa  manœuvre.  11 
arriva  ainsi  à  quatre  pas  de  la  haute  touffe  d'herbe.  Alors 


L'esciave  de  Loacgo. 

il  s'élança  d'un  bond,  et  je  vis  une  énorme  autruche  se 
lever  tout  d'un  coup,  ayant  à  cheval  sur  son  dos  mon  fi- 
dèle nègre  qui  la  talonnait  de  toute  sa  force  pour  lui  faire 
hâter  sa  fuite.  Elle  courait  avec  une  si  grande  vitesse  que 
le  meilleur  coursier  arabe  n'aurait  pas  pu  l'atteindre,  et  je 
fus  si  stupéfait  de  ce  spectacle,  que  je  ne  pensai  pas  même 
à  lâcher  un  coup  de  fusil  à  mon  drôle  pour  lui  faire  mes 
adieux.  J'avais  bien  lu  dans  deux  ou  trois  relations  de 
voyageurs  que  les  nègres  montent  des  autruches  apprivoi- 
sées et  s'en  servent  pour  voyager,  mais  jusqu'à  ce  moment 
je  ne  l'avais  pas  cru.  Je  me  trouvai  seul,  abondooué  et 


I\Il  SKr-:  DES  FAÎMIM.ES. 


ir>rî 


■  1«T-1 


perdu  dans 
et  ce  fut  là 


d'immenses  déserls  r(MTi;)lis  de  bêtes  féroces, 
ma  cinquième  infortune. 


L'autruche  et  rescia ve  de  Loang-j. 

Je  restai  fort  longtemps  plongé  dans  le  désespoir;  mais 
enfin  je  réfléchis  f|uc  la  désolalion  t!o  me  conduirait  à  rien 
de  bon,  et  je  repris  un  peu  de  courage.  J'avais  encore 
quelques  heures  de  jour,  je  les  mis  à  profit  pour  sortir  de 
la  vaste  plaine  sablonneuse  où  je  me  trouvais,  et  dans  la- 
quelle je  ne  dc\ais  espérer  aucun  abri,  soil  pour  me  pré- 
server de  l'atteinte  des  animaux  féroces,  soit  pour  passer 
la  nuit.  Je  me  mis  donc  aussitôt  eu  marche  en  me  diri- 
geant vers  une  forêt  que  j'apercevais  dans  le  lointain,  et 
j'y  arrivai  à  la  nuit  tombiinle.  Je  suivis  un  petit  sentier 
frayé,  qui  me  conduisit  auprès  d'un  arbre  très-gros,  siir 
lequel  je  vis  une  cabane  de  feiull;ige  très-arlii-tement  faite. 
On  pouvait  y  monter  au  moyen  des  chicots  de  branches 
cassées  qui  formaient  comme  une  échelle,  mais  ne  sachant 
pas  quelle  sorte  de  gens  l'habitaient,  je  l'avoue  que  j'hési- 
tai un  instant.  Enfin  je  rédéchis  que  j'étais  parfaitement 
armé,  que  la  cabane  ne  pouvait  contenir  que  deux  ou  trois 
personnes,  et  je  connaissais  la  lâcheté  des  nègres  de  celte 
partie  de  l'Afrique.  lùi  conséfiuencc  je  pris  mon  coutelas 
entre  mes  dents,  j'armai  mon  fusil  et  mes  pistolets,  et  je 
moulai  bravement. 

11  n'y  avait  personne  dans  la  cabane,  où  je  n'aperçus 
que  quelques  fruits  épars  sur  le  plancher,  et  un  lit  de 
mousse,  de  foin  cl  de  feuilles  sèches.  Je  mangeai  les  fruits 
elje  me  couchai,  car  j'avais  grand  besoin  de  repos.  Pour 
éviter  toute  surprise,  je  laissai  mes  pistolets  à  ma  ceinture, 
et  je  |)laçai  mon  fusil  entre  mes  jambes.  Malgré  tous  mes 
chagrins  je  m'endormis  profondément,  et  il  faisait  grand 
jour  quand  je  me  réveillai  le  lendemain  matin. 
KLvnitR  1846. 


Mais,  ô  mon  ami,  juge  de  ma  terreur  lorsque  je  vis,  en 
ouvrant  les  yeux,  un  être  aussi  singulier  qu'horrible,  accrou- 
pi à  côté  de  mon  lit,  et  me  considérant  attentivement.  Dans 
le  premier  moment  je  me  demandai  si  ce  n'était  pas  plutôt 
un  diable  sorti  de  l'enfer  qu'une  créature  humaine,  qui  me 
regardait  ainsi.  Figure-toi  un  être  de  cinq  pieds  de  hauteur 
à  peu  près,  noir  comr\ie  du  charbon,  ayant  toutes  les  for- 
mes humaines,  et  le  corps,  excepté  le  ventre,  les  fesses, 
les  mains,  la  figure  et  la  poitrine,  entièrement  couvert  de 
poils  longs  et  rudes.  Sa  tête  était  hérissée  de  cheveux  en 
désordre  qui  lui  tombaient  sur  le  front  et  les  épaules;  ses 
oreilles,  faites  comme  les  nôtres,  étaient  rougeâtres,  fort 
grandes,  à  conque  écartée  de  la  tête  ;  ses  yeux,  un  peu  rap- 
prochés, étaient  vifs  et  brillants,  son  front  court  était  rejeté 
en  arrière  comme  celui  d'un  idiot.  Son  nez  écrasé,  son  mu- 
seau avancé  et  sa  figure  ridée  donnaient;!  son  visage  assez 
de  ressemblance  avec  celui  d'une  vieille  llottentote.  Ses 
bras,  assez  longs  pour  atteindre  le  bas  de  sa  cuisse,  se  ter- 
minaient par  de  grosses  mains  faites  comme  celles  d'un 
homme,  mais  à  pouce  un  peu  plus  court.  Enfin  ses  pieds 
étaient  plus  longs,  i)his  larges  et  plus  plais,  munis  d'un 
•pouce  opposable  aux  autres  doigts.  J'ai  appris  plus  tard 
(|ue  cet  être  étrange  se  nominait,  dans  le  pays,  hojas  mo- 
row,  ce  qui  signifie  lilîéralement,  dans  la  langue  de  Loango, 
/tomme  des  bois.  Dans  le  Congo,  où  il  se  trouve  égale- 
ment, on  le  nomme  enjoho,  ou  le  muet,  et  BufTon,  selon 
son  habitude,  a  défiguré  ce  nom,  ainsi  que  Cuvier,  qui  lo 
nomme  chimpanzé,  tandis  qu'en  Guinée  sou  nom  cstfcjm- 
pézey,  mot  qui  signifie  homme  des  forcl.f. 

—  Je  le  connais,  dis-je  en  inlerromi)ant  Januot  le  har- 
ponneur;  c'est  le  iroglodiles  nùjcr,  Geoff.,  simia  tro- 
glodytes, LiN.,  \ejoko  et  le  pongo  de  DulTon. 


Le  kimpézey. 

—  C'i-st  cela  même,  reprit  Jannof.  Si  le  docteur  V...y  fait 
du  nègre  une  autre  espèce  que  la  nôtre,  en  compensation 
M.  Ees..n  enrichit  la  famille  humaine  de  l'orang-outang  et 
du  kimpézey,  total  :  quatre  espèces.  Tu  ne  peux  te  figiu-er 
combien  je  fus  effraye  quand  je  vis  cctic  horrible  bête, 

—  -0  —  lI.MZÎtMK  VOI.L'Mb" 


1Ô4 


LECTURES  DU  SOIR. 


dont  j'avais  pris  le  domicile  sans  le  savoir,  jeter  sur  moi 
des  yeux  très-expressifs,  se  lever,  s'approcher  et  se  pen- 
cher sur  raon  ht  dans  rinteniion  de  me  témoigner  sa  bonne 
amitié  par  une  cordiale  embrassade.  C'était,  je  crois,  une 
femelle.  Je  repoussai  le  monstre  avec  horreur,  en  le  frap- 
pant de  toute  ma  force,  et,  dans  ma  frayeur  et  ma  surprise, 
j'oubliai  de  me  servir  de  mes  pistolets.  Le  kimpézey,  se 
voyant  maltraité,  entra  dans  une  colère  affreuse,  et  alors 
commença  une  lutte  corps  à  corps  vraiment  épouvantable. 
Je  m'aperçus  de  suite  que  cet  animal,  quoique  plus  petit 
que  moi,  était  au  moins  six  fois  plus  fort;  il  me  renversa 
sur  le  plancher  et,  avec  ses  dents,  me  saisit  une  oreille 
qu'il  me  coupa  net,  comme  tu  peux  le  voir,  et  qu'il  me 
cracha  à  la  figure.  Je  me  croyais  perdu,  quand  le  plus  heu- 
reux des  hasards  me  sauva.  Le  singe,  en  me  saisissant, 
mit  la  main  sur  la  détente  d'un  de  mes  pistolets,  qui  partit 
sans  nous  blesser  ni  l'un  ni  l'autre.  L'animal,  eflrayé  par 
le  feu,  la  fumée  et  la  détonation,  se  précipita  hors  de  la 
cabane  et  se  sauva  en  poussant  des  cris  aigus.  Quoique 
souffrant,  je  ramassai  mes  armes,  je  descendis  lestement  de 
l'arbre,  et  je  me  mis  à  courir  vers  la  plaine,  tout  enchanté 
d'enètre  quitte  pour  une  oreille. Cet  accidentestma  sixième 
infortune. 

Déjà  j'approchais  des  bords  de  la  forêt  et  je  me  croyais 
bauvé  -,  mais  hélas!  je  comptais  sans  mes  hôtes  des  bois, 
comme  tu  vas  le  voir.  Je  m'arrêtai  un  moment  pour  respi- 
rer dans  une  clairière,  lorsqu'une  pierre  lancée  par  un 
bras  vigoureux  siffla  dans  les  airs,  à  si.x  pouces  de  l'oreille 
qui  me  restait.  Je  me  retournai  vivement,  et  je  vis  une 
douzaine  de  kimpézeys  qui  me  poursuivaient,  armés  de 
pierres  et  d'énormes  bâtons.  Ces  animaux  sont  éminem- 
ment grimpeurs,  et  d'une  agilité  surprenante  quand  ils  sont 
sur  dos  arbres,  mais,  et  ce  fut  fort  heureux  pour  moi,  il 
n'en  est  pas  de  même  sur  terre  ;  ils  marchent  avec  assez  de 
difficulté,  en  s'aidant  d'un  bâton.  Malgré  cela,  ceux  qui  me 
poursuivaient  faisaient  des  bonds  si  prodigieux,  qu'ils  ne 
pouvaient  tarder  de  m'alteindre,  si  je  n'eusse  un  peu  re- 
froidi leur  ardeur  en  abattant  d'un  coup  de  fusil  celui  qui 
était  à  la  tête  de  la  troupe.  Tous  s'arrêtèrent  pour  porter 
secours  au  blessé,  et,  pendant  ce  temps-là,  je  gagnai  de 
l'avance. 

Il  faut  que  je  te  cite  un  passage  que  j'ai  lu  sur  ces  sin- 
guliers animaux  :  t  Presque  toutes  les  fois  que  les  voya- 
geurs en  ont  rencontré,  dit  l'auteur,  le  mâle  et  la  femelle 
marchaient  ensemble,  d'où  on  peut  penser,  avec  quelques 
naturalistes  anglais,  que  cet  animal  est  monogame  et  ne 
change  pas  de  femelle.  Quand  il  est  à  terre,  il  se  tient  debout 
et  marche  avec  un  bâton  qui  lui  sert  à  la  fois  d'appui  et 
d'arme  offensive  et  défensive  ;  il  se  sert  aussi  de  pierres 
qu'il  lance  avec  adresse  pour  repousser  l'attaque  des  nè- 
gres, ou  pour  les  attaquer  lui-même  s'ils  osent  pénétrer 
dans  les  lieux  solitaires  qu'il  habite.  Ces  animaux  >iventen 
petites  troupes  dans  le  fond  des  forêts;  ils  savent  fort  bien 
se  construire  des  cabanes  de  feuillage  pour  s'abriter  des 
ardeurs  du  soleil  et  de  la  pluie.  Ils  forment  ainsi  de  pe- 
tites bourgades,  où  ils  se  prêtent  un  mutuel  secours  pour 
éloigner  de  leur  canton  les  hommes,  les  éléphants  et  les 
animaux  féroces.  Dans  ces  attacjues,  si  l'un  des  leurs  est 
blessé  d'un  coup  de  flèche  ou  de  fusil,  ses  camarades  reti- 
rent de  la  plaie,  avec  beaucoup  d'adresse,  le  fer  de  la  flèche 
ou  la  I  «lie  ;  puis  ils  pansent  la  blessure  avec  des  herbes 
mâchées,  et  la  bandent  avec  des  lanières  d'écorce.  Mais  ce 
qu'il  y  a  de  plus  singulier  dans  ces  animaux,  ce  qui,  à 
mon  avis,  dénote  chez  eux  une  intelligence  très-perfec- 
tioniiée,  c'est  qu'ils  donnent  une  sépulture  à  leurs  morts. 
Us  étendent  le  cadavre  dans  une  crevasse  de  la  terre,  et  le 


recouvrent  d'un  épais  amas  de  pierrailles,  de  feuilles,  de 
branches  et  d'épines,  pour  empêcher  les  hyènes  et  les  léo- 
pards d'aller  les  déterrer  pendant  la  nuit.  Le  voyageur 
Batel  raconte  qu'un  négrillon  de  sa  suite  ayant  été  enlevé 
par  des  kimpézeys,  vécut  douze  à  treize  mois  en  leur  so- 
ciété, et  revint  gros  et  gras,  en  se  louant  beaucoup  du  trai- 
tement de  ses  ravisseurs.  » 

—  Dis-moi  vrai,  mon  cher  Jannot  ;  as-tu  lu  ce  passage 
dans  un  livre  de  la  cargaison  de  ton  vaisseau  ? 

—  Je  crois  que  oui. 

—  Ah  !  diavolo,  c'est  contrariant! 

—  Pourquoi  cela? 

—  C'est  que  ce  passage  est  de  moi.  C'est  égal, c'est  égal, 
continue  ton  récit. 

—  Ma  foi,  mon  ami,  si  too  livre  était  là,  il  ne  pouvait 
être  en  meilleure  compagnie  :  de  l'histoire  naturelle  im- 
mensément, depuis  certaines  annales  du  Muséum  eo  60 
volumes  in-4°,  jusqu'au  modeste  abrégé  universitaire  de 
géologie  in-i8;  de  l'érudition  de  collège  considérablement; 
de  la  philosophie  Cousin  en  masse  ;  de  la  littérature  Hugo 
beaucoup  ;  et  de  la  politique  transcendante,  écrite  dans  de 
misérables  galetas,  encore  plus.  Mais  puisque  tu  le  veux, 
je  reviens  à  mes  infortunes. 

J'avais  perdu  de  vue  depuis  un  quart  d'heure  les  ani- 
maux qui  étaient  à  ma  poursuite  et  je  m'en  croyais  débar- 
rassé, lorsque,  tout  à  coup,  je  les  vis  me  barrer  le  chemin 
et  se  disposer  à  m'attaquer  corps  à  corps.  J'en  abattis  un 
avec  le  coup  de  fusil  qui  me  restait  à  tirer,  car  je  ne  m'étais 
pas  donné  le  temps  de  recharger.  Je  tirai  encore  sur  la 
troupe  mes  deux  pistolets  qui  ne  produisirent  aucun  effet, 
et  je  me  vis  réduit  à  mon  coutelas  pour  me  défendre,  car 
ces  affreuses  bêtes  avançaient  avec  leurs  bâtons  noueux. 
Malgré  toute  ma  résistance  c'en  était  fait  de  moi  si,  dans 
l'instant  même  où  j'allais  être  assailli,  quinze  à  vingt  coups 
de  fusil  n'étaient  partis  d'un  fourré  de  gommiers  et  n'a- 
vaient jeté  par  terre  quatre  ou  cinq  de  mes  assaillants  ; 
les  autres  se  lancèrent  sur  les  arbres  voisins  et  disparurent 
en  un  clin  d'œil  en  sautant  de  branche  en  branche. 

J'étais  délivré  de  ma  septième  infortune,  mais  hélas  ! 
c'était  pour  tomber  de  Charybde  en  Scylla,  comme  dirait 
un  classique.  Mes  libérateurs  n'étaient  autres  que  l'équi- 
page du  négrier  le  Discret,  qui,  le  capitaine  à  sa  tète, 
s'était  mis  sur  mes  traces  aussitôt  qu'on  s'était  aperçu 
de  ma  fuite  avec  l'esclave  nègre.  L'intention  de  ces  hon- 
nêtes gens  était  de  s'assurer  de  ma  discrétion  relativement 
à  leur  petit  négoce  de  contrebande,  et  ils  ne  pensaient  pas 
qu'il  y  eût  de  moyen  plus  inlaillible  pour  cela  que  celui  de 
m'envoyer,  de  douze  pas,  sept  à  huit  balles  dans  la  tète. 

Cette  résolution  prise  par  eux,  l'exécution  ne  pouvait 
tarder  d'arriver.  L'on  m'avait  dépouillé  de  mes  habits, 
placé  un  bandeau  sur  les  yeux  et  fait  mettre  à  genoux  sur 
le  sable,  sans  i]ue  j'eusse  dit  une  seule  parole  pour  ma  dé- 
fense, car,  outre  que  j'en  comprenais  parfaitement  l'inuti- 
lité, le  malheur,  auquel  je  n'étais  pas  encore  accoutumé, 
m'avait  dégoûté  de  la  vie,  et  je  serais  mort  sans  regret.  Le 
capitaine  avait  déjà  fait  charger  les  armes  et  placé  ses  hom- 
mes en  un  peloton,  lorsque,  au  lieu  décommander  le  feu, 
il  partit  d'un  grand  éclat  de  rire  et  s'approcha  de  moi. 

—  Parbleu,  lieutenant,  dit-il  en  se  tournant  du  côté  d'un 
sacripant  à  barbe  rousse,  regardez-moi  le  nez  épaté,  le 
museau  avancé  et  les  grosses  lèvres  de  ce  boule-dogue,  ne 
trouvez-vous  pas  qu'il  a  un  peu  la  ligure  d'un  Congo  ? 

—  En  elTet,  capitaine,  il  y  a  de  l'analogie. 

—  Eh  bien,  sa  face  hétéroclite  lui  sauve  la  vie.  Qu'il  se 
relève,  qu'on  lui  ôte  sou  bandeau,  qu'on  lui  mette  les  me- 
nottes, et  partons. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


155 


Je  t'ai  dit,  iuoq  cher,  que  la  mort  ne  m'effrayait  pas,  et 
cependant  l'émotion  que  j'é|)rouvai  pendant  que  j'étais  à 
genoux,  à  attendre  le  commandement  «  feu!  »  cette  émo- 
tion, dis-je,  fut  si  violente,  que  mes  cheveux  blanchirent 
en  vingt-quatre  heures  et  tombèrent  en  huit  jours.  Depuis 
ce  temps-là  je  suis  chauve,  et  je  pense  que  je  peux  regar- 
der cet  événement  comme  ma  huitième  infortune. 

Je  ne  comprenais  pas  comment  mes  grosses  lèvres  et 
mon  nez  un  peu  camard  avaient  pu  me  sauver  la  vie  ;  mais 
je  ne  tardai  pas  à  savoir  le  mol  de  l'énigme.  Dès  que  nous 
fûmes  arrivés  au  navire,  fa  première  chose  que  fit  le  capi- 
taine fut  de  me  faire  enlever  mes  habits  qui  furent  rem- 
placés par  un  pagne  de  sauvage  ;  on  me  riva  un  anneau  à 
la  jambe,  et  on  y  attacha  une  chaîne  de  six  pieds  de  lon- 
gueur, dont  une  extrémité  fut  cadenassée  à  un  anneau 
fixé  au  vaisseau.  En  un  mot,  on  me  traita  comme  un  es- 
clave nègre,  et  l'on  me  logea  avec  eux  dans  l'entrepont.  Le 
lendemain,  un  vétérinaire  gascon,  qui  remplissait  à  bord 
l'office  de  chirurgien,  vint  me  soumettre  à  une  torture  af- 
freuse. Il  commença  par  me  percer  le  cartilage  formant  la 
cloison  médiane  du  nez,  puis  il  plaça  dans  le  trou  un  petit 
bâtonnet  dont  les  bouts  dépassaient  d'un  demi-pouce  de 
chaque  côté  de  mon  nez.  Ensuite,  au  moyen  de  deux  ai- 
guilles fines  et  attachées  ensemble,  il  me  tatoua  deux  étoiles 
sur  chaque  joue,  un  soleil  sur  le  front  et  une  lune  sur  le 
menton  ;  puis  il  passa  sur  les  piqûres  de  la  poudre  de  ver- 
millon, d'où  il  résulte  que  ces  figures  bizarres  ne  s'efface- 
ront jamais.  Il  me  laissa  ainsi  pendant  quelques  jours, 
jusqu'à  ce  que  mon  visage  fût  désenflé  et  mes  piqûres  par- 
faitement guéries,  ainsi  que  mon  oreille  et  mon  nez,  tou- 
jours orné  de  son  bâtonnet.  Alors  on  apporta  un  énorme 
bacjuet  rempli  d'une  teinture  d'un  brun  noirâtre,  et  l'on  me 
plongea  dedans  à  plusieurs  reprises.  Avec  une  éponge  on 
eut  soin  de  me  passer  cette  infâme  liqueur  sur  le  visage  et 
sur  ma  pauvre  tète  chauve,  et  cette  opération  fut  répétée 
pendant  cinq  jours  de  suite;  au  bout  de  ce  temps-là,  j'étais 
noir  comme  le  plus  noir  des  enfants  de  l'Afrique,  et  la  tein- 
ture contenait  un  mordant  si  solide,  que  je  n'ai  repris  ma 
couleur  naturelle  que  plus  de  six  mois  après.  Avec  un 
morceau  de  peau  de  mouton  noir,  couverte  de  sa  laine 
frisée,  on  me  tailla  une  perruque  que  le  maudit  vétéri- 
naire me  colla  si  adroitement  sur  le  crâne,  qu'il  n'y  avait 
pas  la  plus  petite  différence  entre  un  nègre  de  Guinée  et 
moi. 

Jusque-là  je  ne  devinais  pas  où  celte  farce  de  carnaval 
devait  aboutir;  mais  un  jour  le  capitaine  descendit  auprès 
de  moi. 

—  Jannot  le  harponneur,  me  dit-il  eu  ouvrant  le  cade- 
nas de  ma  chaîne,  tu  vas  me  suivre  sur  le  pont  ;  mais 
souviens-toi  bien  que  s'il  t'arrive  de  dire  le  moindre  mot, 
de  faire  le  moindre  geste  qui  puisse  faire  deviner  que  tu 
es  un  Congo  du  quartier  Saint-Jacques  à  Paris,  je  te  casse 
la  tète  d'un  coup  de  pistolet,  et  je  fais  jeter  ta  carcasse  à 
l'eau  pour  engraisser  les  chiens  de  mer. 

Je  connaissais  trop  bien  le  capitaine  pour  douter  un  in- 
stant qu'il  exécutât  ponctuellement  ce  qu'il  me  promettait, 
et  je  me  décidai  à  obéir  à  ses  ordres,  faute  de  pouvoir  faire 
autrement;  je  me  résignai  donc  à  être  nègre  jusqu'à  nou- 
velle occasion.  Je  le  suivis  sans  rien  dire,  et  je  trouvai  sur 
le  pont  deux  ou  trois  boers  hollandais  du  cap  de  Bonne- 
Espérance,  qui  étaient  venus  en  contravention  et  clandes- 
tinement, du  nord  de  la  colonie,  pour  acheter  des  esclaves 
de  contrebande.  Ils  me  trouvèrent  assez  mal  tourné  pour 
un  nègre  ;  j'avais,  disaient-ils,  les  talons  Irop  courts,  les 
mollets  trop  bas,  le  nez  trop  long,  les  mâchoires  trop  cour- 
tes et  le  froul  trop  bombé,  mais,  nonobstant  ces  défauts, 


ils  m'achetèrent  pour  la  somme  de  trois  cents  francs.  lU 
me  firent  descendre  dans  leur  petite  embarcation  avec 
d'autres  esclaves,  et  nous  mimes  à  la  voile  pour  gagner 
l'embouchure  d'Oliphants-rivier,  parce  que  leurs  habita- 
lions  étaient  situées  au  pied  des  montagnes  d'Elands- 
Kloof.  Tu  m'avoueras  que  je  peux  bien  compter  mon  es- 
clavage pour  une  infortune  ;  c'était  la  neuvième. 

Comme  le  vent  nous  fut  constamment  favorable  et  que 
noire  petite  bagarre  nageait  comme  un  cvgne,  nous  ne 
mimes  que  quinze  jours  pour  faire  noire  travereée.  J'avais 
une  si  grande  fra\  eur  d'être  rec  «nduit  à  mon  capitaine  né- 
grier, si  on  venait  à  me  reconnaître,  que,  pendant  ti.ut  ce 
temps-là,  je  n'ouvris  pas  la  bouche.  Mais,  aussitôt  que 
nous  fûmes  à  terre,  je  me  jetai  aux  pieds  de  mon  boer,  et, 
dans  cette  humble  altitude,  je  me  mis  à  lui  raconter  mes 
malheurs.  Hélas  !  il  ne  comprenait  pas  plus  le  français  que 
moi  le  hollandais,  et  il  crut  que  je  lui  parlais  une  langue 
du  Congo.  Conçois-tu,  mon  cher  ami,  qu'on  puisse  prendre 
la  langue  harmonieuse  de  Lamartine  pour  du  congo?  Si  je 
lui  avais  donné  du  Victor  Hugo,  encore  passe  !  Pour  me 
faire  relever  et  couper  court  à  mon  éloquence,  il  m'appli- 
qua sur  les  épaules  cinq  ou  six  coups  vigoureux  d'une 
grosse  courroie  de  peau  de  rhinocéros,  et  les  autres  escla- 
ves et  moi  nous  nous  mimes  tristement  en  roule  pour  le 
suivre  dans  sou  habitation,  à  onze  ou  douze  lieues  de  là. 
Ce  fut  ma  dixième  infortune. 

Je  ne  te  dirai  pas,  raon  ami,  toutes  les  misères  que  j'ai 
éprouvées  à  Bakoven,  nom  que  portait  la  ferme  de  mon 
boer.  Il  te  suffira  de  savoir  qu  il  m'avait  commis  à  la  garde 
d'un  troupeau  de  cinquante  bœufs  à  demi  sauvages  et  de 
cent  moulons  hébétés,  que  j'étais  obligé  de  conduire  tous 
les  jours  au  pâturage  à  une  assez  grande  distance.  Pour 
défendre  ces  animaux  indociles  contre  la  voracité  des  hyè- 
nes, des  lions  et  des  léopards,  mon  maître  m'avait  donné 
un  arc  et  des  flèches  dontje  ne  savais  nullement  me  servir, 
et  une  sorte  de  lance  longue  de  cinq  pieds,  do  la  grosseur 
du  pouce,  et  que  les  Hottentots  nomment  sagaie.  Toutes 
les  fois  que  le  léopard  me  prenait  un  agneau,  et  cela  n'ar- 
rivait que  trop  souvent,  mon  maître,  aussitôt  que  j'en- 
trais à  la  ferme,  ne  manquait  jamais  de  m'uppliquer  cin- 
quante coups  de  courroie  sur  le  dos,  afin  de  stimuler  ma 
surveillance,  et  de  renforcer  ma  vocation  pour  l'état  de 
berger. 

Quelquefois,  quand  les  pâturages  autour  de  la  ferme 
étaient  carrow,  c'est-à-dire  brûlés  par  la  sécheresse,  j'étais 
obligé  de  conduire  mon  troupeau  jusqu'à  une  ou  deux 
lieues  de  la  ferme,  sur  le  bord  de  quelque  rivière.  Alors 
je  couchais  à  la  belle  étoile  et  ne  rentrais  à  l'habitation  que 
tous  les  deux  ou  trois  jours.  Mon  boer  avait  parmi  ses  es- 
claves une  jeune  Hottentole  de  dix-neuf  ou  vingt  ans, 
nommée  Natzi,  assez  gentille  comparativement  à  ses  com- 
pagnes. Elle  était  chargée  de  m'apporler  aux  champs  ma 
triste  pitance,  consistant  en  lait  aigre  et  eu  quelques  lam- 
beaux de  chair  d'éléphant,  de  rhmocéros  ou  de  zèbre,  des- 
séchée au  soleil  ;  alors  nous  ne  manquions  jamais  de 
faire,  par  gestes,  une  conversation  au  moyen  de  laquelle 
nous  avions  fini  par  nous  comprendre  assez  bien.  Natzi 
était  coquette  :  un  bâtonnet  comme  le  mien,  mais  en  ivoire 
bien  poli,  lui  traversait  le  nez;  de  beaux  anneaux  de  cui- 
vre pendaient  à  ses  oreilles  et  ornaient  ses  bras  et  ses  jam- 
bes ;  elle  portait  avec  grâce,  un  peu  sur  le  côté  de  la  tête, 
une  belle  rosette  de  plumes  mêlées  à  des  piquants  de  porc- 
épic;  son  kros,  ou  manleau,  était  d'une  propreté  intacte 
ainsi  que  son  pagne  orné  avec  profusion  de  grains  de  ver- 
roterie, et  tout  son  corps  était  soigneusement  enduit  chaque 
jour  avec  de  la  graisse  de  mouton  et  poudré  avec  du  bou- 


156 


LECTURES  DU  SOIR. 


kou.  Natzi  comprit  que  ces  derniers  soins  de  toilette  ne 
rae  plaisaient  pas,  et  dès  ce  jour  elle  cessa  de  s'oindre  la 
peau;  je  lui  en  sus  gré,  parce  que  j'en  conclus  qu'elle  m'ai- 
mait, ce  qui  flattait  plus  ma  vanité  que  mon  cœur. 

La  jeune  HoKentote,  qui  jusque-là  avait  constamment 
refusé  de  se  marier,  avait  un  caractère  ferme  et  déterminé. 


Nalzi ,  jeune  fille  Hotlentole. 

Elle  crut  que  je  Taiinais,  parce  qu'elle  prit  ma  politesse 
parii?iennc  pour  des  signes  d'amour.  Elle  fut  délibéré- 
ment en  parler  au  boer,  et  le  prier  de  nous  marier  le  plus 
tut  possible.  Celui-ci,  qui  ne  demandait  pas  mieux,  parce 
que  les  enfants  de  Nalzi  devaient  augmenter  ses  esclaves, 
envoya  chercher  une  façon  de  sorcier  hotlentot  qui  de- 
meurait dans  le  voisinage,  et  n)C  (it  comparaître  devant 
lui  avec  iNutzi.  Quand  on  m'eut  fait  comprendre  ce  dont  il 
s'agissait,  je  voulus  y  mettre  opposition  ;  mais  le  boer,  à 
grands  coups  do  courroie,  me  (it  promitlement  passer  mes 
velléités  de  désol-.éissance  et  de  célibat.  Une  demi-heure 
après  je  fus  marié  selon  le  rit  hottenlot,  et  l'on  m'envoya 
coucher  dans  la  cabane  de  ma  tendre  épouse.  Pendant  un 
mois  je  jouis  de  toutes  les  douceurs  de  la  lune  de  miel, 
et  je  fus  adoré  par  ma  femme.  Mais  un  accideni,  que  j'au- 
rais dû  prévoir,  vint  jeter  une  grande  perlurbalion  dans 
mon  ménage. 

La  rosée  des  nuits,  la  transpiration,  le  grand  air  et  le 
temps  qui  mord  sur  toul,  mordirent  aussi  sur  ma  couleur 
qui,  de  noire  qu'elle  était,  tourna  d'abord  au  bisire  foncé, 
du  bisire  au  brun,  et  du  brun  foncé  au  brunâtre.  I.cs  coiqis 
de  courroie  aidant,  mon  dos  était  devenu  fuligineux  et 
ensuite  d'un  roux  jaunâtre,  d'où  mon  é|)ouse  conclut  que 
j'avais  une  maladie  de  peau  très-désagréable,  et  qu'elle  au- 
rait beaucoup  mieux  fait  de  rester  (ille  que  de  se  marier 
avec  moi.  Cette  pensée  la  tenait  constamment  de  mauvaise 
humeur,  et  son  caractère,  naturellement  acariâtre,  s'aigrit 
au  point  qu'elle  passait  toutes  ses  matinées  à  pleurer,  et 
tout  le  resle  du  jour  à  crier  ou  à  faire  le  diable  à  quaire. 
Un  malin,  par  surcroit  de  malheur,  ma  perruque  de  peau 


de  mouton  se  décolla  sous  sa  main  brutale,  vola  à  dix  pas 
de  moi,  et  laissa  mon  pauvre  crâne  chauve  exposé  aux  in- 
jures, non  du  temps,  mais  de  ma  femme,  qui  entra  dans 
une  fureur  de  lionne  à  ce  spectacle  inattendu.  Ce  fut  là 
ma  onzième  infortune,  qui  me  détermina  à  prendre  une 
grande  résolution. 

Le  lendemain,  de  bon  matin,  sous  prétexte  de  conduire 
mon  troupeau  aux  champs  et  de  le  défendre  contre  un  lion 
qui,  depuis  quelques  jours,  dévastait  la  contrée,  je  m'em- 
parai d'un  fusil,  je  plantai  là  les  bœufs,  la  ferme,  le  boer 
et  ma  chère  femme  ;  j'enlilai  sans  rien  dire  la  route  du  Cap, 
et  je  marchai  pendant  quinze  jours,  au  milieu  de  fatigues 
et  de  dangers  de  tous  genres,  me  nourrissant  de  gibier,  de 
racines,  de  sauterelles  et  de  fourmis  blanches,  comme  un 
pauvre  bosclijesman  marron.  Enfin  j'arrivai  à  la  ville  aussi 
blanc  que  je  le  suis  aujourd'hui,  parce  que  les  rivières  que 
je  fus  obligé  de  traverser  à  la  nage,  et  les  torrents  de  pluie 
qui  m'inondèrent  en  route,  achevèrent  d'enlever  le  peu  de 
teinture  qui  me  restait. 

Je  ne  te  dirai  pas  comment  je  fus  assez  heureux  pour 
trouver  au  port  un  navire  français  dont  le  capitaine, 
homme  plein  d'humanité,  m'accueillit,  me  refit  ma  garde- 
robe,  et  m'emmena  aux  Grandes-Indes  avec  lui,  en  qualité 
de  matelot.  C'était  peu  pour  le  savant  naturaliste,  c'était 
beaucoup  pour  le  pauvre  esclave  d'un  boer  africain.  J'ai 
parcouru  avec  cet  excellent  homme  le  Bengale,  le  Malabar 
et  le  Coromandel.  Dans  cette  dernière  partie  de  l'Inde,  je 
trouvai  un  rajah  puissant  auquel  je  plus;  il  me  prit  à  son 
service,  et  je  crus  ma  fortune  faite  quand  je  me  vis  le  cos- 
tume indien  et  un  turban  pour  cacher  ma  tête  chauve.  Un 
jour,  quatre  de  mes  camarades  de  service  me  proposèrent 
une  promenade  sur  un  beau  lac  bordé  par  une  antique  fo- 
rêt vierge.  Nous  montâmes  dans  un  canot,  et  nous  traver- 
sâmes le  lac.  Comme  il  faisait  une  chaleur  étoulTante,  l'exer- 
cice de  la  rame  nous  eut  bientôt  fatigués  ;  nous  gagnâmes 
une  petite  baie  enfoncée  dans  la  forêt,  nous  amarrâmes  le 
canot  à  un  arbre  magnifique  qui  ombrageait  les  ondes 
transparentes,  et  mes  quaire  camarades  descendirent  à 
terre  pour  aller  dormir  sur  le  gazon  frais  du  rivage.  Quant 
à  moi,  j'avais  une  si  grande  frayeur  des  panthères,  des  ti- 
gres et  autres  animaux  féroces,  qui  passaient  pour  être 
très-communs  dans  cette  parlie  de  l'Inde,  que  je  résolus 
de  faire  ma  sieste  sans  sortir  de  l'embarcation,  dans  laquelle 
je  m'élcndis  de  mon  long.  J'avais  remarqué,  un  peu  avant 
de  me  coucher,  quelque  chose  d'assez  gros  qui  flottait  à 
quelques  pas  du  canot,  et  même  semblait  s'en  approcher 
doucement  ;  mais  je  remarquai  aussi  que  cet  objet  était 
couvert  d'écaillés  et  avait  deux  gros  yeux  jaunes,  ce  qui 
me  tranquillisa.  J'étais  sûr  que  ce  n'était  pas  un  tigre,  et 
je  savais  que  la  panthère  craint  l'eau.  Je  ne  doutai  pas  que 
ce  ne  fût  la  tcle  d'un  gros  poisson  qui  venait  humer  l'air 
à  la  surface  des  ondes,  et,  n'ayant  ni  harpon  ni  hameçon 
pour  le  prendre,  je  ne  m'en  occupai  plus  et  je  m'endormis 
tranquillement. 

Je  ne  sais  combien  il  y  avait  de  temps  que  je  sommeil- 
lais, quand  je  sentis  quelque  chose  qui  me  serrait  la  taille 
et  (jui  me  saisit  la  jambe  gauche.  Je  me  réveillai  en  sursaut 
et  j'ouvris  les  yeux...  Croyez,  mon  ami,  qu'un  honune  ne 
meurt  pas  de  terreur,  puisijue  j'ai  survécu  à  cet  aiïreux 
moment.  J'avais  le  corps  élrcint  dans  les  horribles  replis 
d'un  serpent  de  la  grosseur  d'une  moyenne  poulre  et  de 
trente-cinq  à  quarante  pieds  de  longueur;  mon  pied  gauche 
était  déjà  enfoncé  presijue  jusqu'au  genou  dans  son  épou- 
vaulable  gueule,  et  je  sentais  mes  côtes  et  mes  autres  os 
(]iii  commençaient  à  craquer,  tant  il  me  serrait  la  poitrine. 
Je  vis  sa  tète  :  c'était  la  même  que  j'avais  aperçue  flotter,  un 


MUSKK  DES  FAMILLES. 


1.')? 


moment  avant,  auprès  du  canot.  Heureusement  que  la 
terreur  qui  me  glaçait  le  cœur  ne  m'ôta  pas  la  faculté  de 
crier,  et  aussitôt  la  forêt  retentit  des  cris  aigus  de  mon  dés- 
espoir. Mes  braves  compagnons  ne  m'abandonnèrent  pas 
dans  ma  détresse,  et,  au  péril  de  leur  vie,  ils  accoururent 
à  mon  secours.  Deux  attaquèrent  le  monstre  hideux  à 
coups  de  hache,  un  autre  lui  enfonça  à  plusieurs  reprises 
son  criik  dans  les  flancs,  tandis  que  le  quatrième  cherchait 
à  l'assommer  en  le  frappant  avec  une  rame  du  canot. 

Le  serpent,  qui  voulait  hénignemenl  m'avaler  tout  vivnnt 
en  commençant  par  un  pied,  comme  une  couleuvre  fuit  à 
une  grenouille,  entra  en  fureur  quand  il  se  sentit  blessé. 
Il  me  broya  la  jambe  entre  ses  dents,  puis  il  redressa  sa 
tète  en  sifflant  d'une  manière  horrible,  en  menaçant  ses 
assaillants  de  sa  gueule  ensanglantée.  Mais  dans  le  moment 
où,  m'ayaut  quitté,  il  allait  s'élancer  sur  l'im  d'eux,  il  re- 
çut sur  la  tête  un  coup  de  rame  qui  l'étourdit,  et  il  eut  le 
corps  partagé  en  tronçons  avant  d'avoir  eu  le  temps  de  se 
remettre.  H  mourut  en  ouvrant  une  gueule  baveuse  et  fé- 
tide, armée  de  dents  longues,  crochues,  et  aussi  fortes  que 
celles  d'une  panthère. 

C'était  le  serpent  que  les  Malais  nomment  oularsaiva, 
et  les  naturalistes  python  molure  [python  molurus,  Grai, 
coluber  molurus,  Lin.,  boa  castanea,  Sciip.neid.,  etc.). 
Ce  gigantesque  ophidien  a  la  tète  déprimée,  surtout  dans  la 
partie  antérieure  du  museau  qui  est  large  et  arrondi  ;  Tori- 
lice  des  narines  regarde  le  ciel  ;  il  a  le  dessus  et  les  côtés  de 
la  tête  d'un  blanc  fauve  glacé  de  rose  ;  le  front  et  le  museau 
jaune  ou  vert,  une  tache  brune  en  fer  de  lance  sur  la  nuque, 
et  plusieurs  taches  noires  dont  une  commence  à  la  narine, 
s'étend  vers  l'œil,  sur  la  tempe,  et  va  finir  au  coin  de  la 
bouche.  Le  dessus  de  son  corps  est  jaunâtre,  avec  une 
longue  série  de  taches  brunes  glacées  de  jaune,  ou  noires 


à  reflcls  bleuâtres  ;  les  côtés  du  corps  sont  d'un  blanc  gri- 
sâtre, et  le  ventre  est  blanc. 

Ce  terrible  animal  atlaque  principalement  les  cochons, 
les  cerfs  munijacs,  et  d'autres  mammifères  de  celte  taille. 
11  se  tient  de  préférence  dans  les  endroits  marécageux  ou 
inondés,  sur  le  bord  des  étangs  et  des  lacs.  Là  il  se  met  en 
embuscade,  en  enroulant  sa  queue  autour  d'un  arbre, 
submergeant  son  corps  dans  l'étang,  cl  ne  laissant  molle- 
ment flotter  que  sa  tête  hors  de  l'eau.  Quand  ua  malheu- 
reux animal  vient  pour  se  désaltérer,  il  lesaisil  à  l'impro- 
viste,  l'enlace  de  son  corps,  le  presse  contre  un  tronc 
d'arbre,  lui  broie  les  os  et  les  pétrit  de  manière  à  assouplir 
et  allonger  beaucoup  son  cadavre,  le  couvre  d'une  bave 
gluante  et  l'avale.  Si  l'animal  est  trop  gros  pourèlrc  avalé 
en  entier,  il  n'en  engloutit  que  la  moitié;  l'autre  moitié 
reste  dans  sa  gueule  béante  jusqu'à  ce  que  la  première  en 
soit  digérée.  Comme  toutes  les  couleuvres,  il  a  les  mâ- 
choires dilatables  et  disposées  de  telle  manière  qu'il  peut 
avaler  un  objet  considérablement  plus  gros  que  lui.  Du 
reste,  il  ne  se  nourrit  que  de  proie  vivante,  et  il  a  cela  de 
commun  avec  tous  les  serpents. 

J'en  reviens  à  l'histoire  qui  constitue  ma  douzième  in- 
fortune. Mes  camarades  me  transportèrent  dans  un  de  ces 
hôpitaux  que  la  charité  indienne  entretient  dans  toutes  les 
villes,  et,  grâce  aux  soins  généreux  que  me  prodigua  un 
chirurgien  européen,  ma  jambe  guérit  assez  promptement, 
mais  je  restai  boiteux  pour  toute  ma  vie.  Quand  le  rajah 
me  vit  marcher  eu  clochant,  il  me  dit  qu'il  méprisait  autant 
un  homme  estropié  qu'un  éléphant  sans  queue,  et  il  me  (il 
jeter  à  la  porte  de  son  palais  sans  me  payer  mes  gages.  Ce 
fut  là  ma  treizième  infortune. 

BOITARD. 

(La  fin  au  prochain  numéro.) 


A  PROPOS  DU  CHAPTAL. 


Notre  à-propos  est  déjà  de  l'histoire  ancienne.  Voilà 
tout  à  l'heure  deux  mois  qu'il  nous  vint  en  tête;  nous  l'é- 
crivons aujourd'hui,  que  le  lecteur  nous  le  pardonne. 

Il  y  avait  fête  ce  jour-là  parmi  les  Parisiens,  il  semblait 
que  leur  rêve  fût  réalisé  ;  Paris  était  port  de  mer.  Les  cano- 
tiers de  la  gare  de  Bercy,  des  parages  de  Saint-Cloud  et  de 
l'archipel  de  Neuilly ,  tous  braves  jeunes  gens,  enfants  du 
plancher  des  vaches,  qui  jouent  le  dimanche  au  marin  le 
plussérieusemenl  du  monde,  pouvaient  se  faire  illusion.  On 
lançait  dans  la  Seine,  au  port  d'Anières,  un  véritable  ba- 
teau à  vapeur  construit  en  fer  et  de  la  force  de  230  che- 
vaux. Le  Chaptal est  le  nom  qu'on  lui  a  donné. 

Dès  le  matm,  on  vint  pour  nous  prendre,  mais  nous 
nous  en  défendîmes.  Le  port  de  mer  où  notre  enfance  s'est 
passée  nous  a  laissé  des  souvenirs  trop  précieux  de  pa- 
reilles cérémonies,  pour  que  nous  puissions  nous  risquer 
jamais  à  assister  à  leur  parodie. 

C'est  que,  dans  une  ville  maritime,  un  lancement  de  na- 
vire est  un  événement.  Ouvriers,  peuple  et  bourgeois,  tout 
le  monde  en  parle  à  l'avance,  et,  le  jour  venu,  l'on  met  ses 
beaux  habits.  Les  fanfares  sont  prêtes;  les  autorités  en 
grand  costume  vont  au-devant  du  clergé  qui  s'avance,  la 
bannière  déployée  et  la  croix  en  tête,  pour  donner  le  bap- 
tême au  vaisseau.  Les  dames  en  toilettes  élégantes  sont 
assises  dans  la  tente  réservée,  que  la  marine  a  pris  soin 
d'orner  de  ses  plus  beaux  pavillons.  Les  matelots  assez 
heureux  pour  en  avoir  obtenu  la  faveur  grimpent  leste- 
ment et  joyeusement  sur  le  navire,  passent  leurs  tètes  par 


les  sabords  et  se  préparent  à  crier  de  vigoureux  vice  le 
roi!  en  agitant  leurs  chapeaux  en  l'air  lorsque  le  bàliincnt 
s'ébranlera.  L'ingénieur  se  pose  devant  la  masse  imposante 
que  ses  calculs  et  ses  plans  ont  élevée  et  préparée  pour  ce 
grand  jour.  Il  a  le  porte-voix  du  commandement  à  la  main, 
et  sur  l'échelle  graduée  qui  plonge  dans  l'eau,  il  guette  le 
moment  où  la  mer  aura  atteint  la  hauteur  nécessaire.  C'est 
l'instant  de  son  triomphe,  tous  les  yeux  sont  tournés  vers 
lui,  et  les  ouvriers  attendent,  la  hache  levée,  ses  ordres 
pour  couper  le  dernier  câble. 

Un  navire,  pour  un  marin,  c'est  plus  que  le  cheval  pour 
le  cavalier.  Ce  sera,  dans  les  combats ,  l'honneur  de  la 
France,  ce  sera  le  piédestal  d'une  gr.indc  gloire  ou  le  tom- 
beau de  cœurs  généreux.  C'est  à  lui  que  l'on  confiera  ses  es- 
pérances et  ses  craintes,  et  c'est  lui  qui  vous  ramènera  le 
bonheur  ou  le  désespoir.  Quand  il  sera  bien  loin,  berçant, 
la  nuit,  dans  ses  entreponts,  le  sommeil  de  tous  ceux  qui 
l'habitent  et  qui  sont  votre  père,  vos  fils,  vos  frères,  votre 
époux  ou  votre  promis,  ne  le  suivrez-vous  pas?  votre  pen- 
sée et  votre  cœur  ne  seront-ils  point  avec  lui?  Aussi  tout 
le  monde  est  là,  tout  le  monde  veut  le  voir  lancer,  tout  le 
monde  Tira  visiter,  afin  d'en  bien  connaître  l'emménage- 
ment :  on  vit  mieux  avec  les  absents  lorsqu'on  sait  se  re- 
présenter les  lieux  qu'ils  habitent  et  les  objets  extérieurs 
qui  les  entourent. 

D'ordinaire,  afin  de  rendre  la  cérémonie  plus  imposante, 
on  attend  une  occasion  solennelle,  la  présence  d'un  prince 
ou  d'un  roi. 


158 


LECTURES  DU  SOIR. 


Nous  garderons  toujours  mémoire  du  lancement  du 
Su/fren,  ce  noble  vaisseau  dont  le  nom  se  trouve  déjà 
mêlé  aux  glorieux  souvenirs  de  notre  marine  ;  c'était 
en  1829,  au  mois  de  septembre.  Le  duc  d'Angoulêmc, 
dans  un  voyage  qu'il  faisait  alors  en  Normandie,  avait 
voulu  visiter  le  port  militaire  de  Cherbourg.  La  mise  à  la 
mer  du  vaisseau  faisait  partie  du  programme  des  fêtes  que 
la  ville  donnait  au  dauphin. 

Ce  jour-là,  il  faisait  grand  vent,  et  les  nuages,  chassés 
avec  trop  de  violence,  retenaient  la  pluie  dans  leur  linceul  ; 
tout  était  noir  au  ciel,  tout  était  gris  sur  la  terre.  Une  heure 
avant  le  lancement,  la  tente  préparée  pour  le  duc  et  sa 
suite,  la  tente  d'honneur,  fut  enlevée  par  une  rafale.  On 
n'eut  que  le  temps  de  la  relever  et  d'en  mieux  assurer  les 
étais.  C'était- presque  un  présage,  un  avertissement  d'en 
haut.  La  bourrasque  semblait  défendre  au  Bourbon  de  po- 
ser le  pied  sur  le  port  de  la  Manche.  Ne  dirait-on  pas  en 
effet  que  la  fatalité  est  attachée  au  port  de  Cherbourg?  Tous 
les  souverains  qui  l'ont  successivement  visité  ont  vu  leur 
puissance  s'écrouler  et  le  malheur  arracher  la  pourpre  de 
leurs  épaules  :  Louis  XVI  est  mort  sur  l'échafaud,  Napo- 
léon à  Sainte-Hélène  et  Charles  X  dans  l'exil. 

En  1829,  le  dauphin,  précédé  de  son  piquet  d'honneur, 
entouré  d'officiers,  le  chapeau  à  la  main,  reçu  par  les  fan- 
fares et  les  vivat  des  ouvriers  du  port,  prit  place  devant 
la  cale  du  Suffren. 

Déjà,  l'an  du  constructeur  dédaignait  l'armature  de  bois 
qu'on  nommait  berceau  ;  le  navire  était  pris  dedans,  comme 
un  enfant  dans  ces  petits  appareils  à  roulettes  qui  servent 
à  lui  faire  faire  ses  premiers  pas,  qui  le  soutiennent  et  lui 
permettent  d'avancer  en  même  temps.  Lorsque  le  câble 
était  coupé,  toute  la  machine  se  mettait  en  mouvement; 
le  navire,  soutenu  de  chaque  côté,  voyait  alors  glisser  avec 
lui,  sur  le  plan  incliné  et  sur  deux  poutres  parallèles  à  la 
rainure  où  s'engage  la  quille,  ce  lourd  berceau  protecteur 
de  sa  marche  chancelante.  11  entrait  dans  la  mer  avec  lui, 
et  ne  s'en  débarrassait  qu'après.  Maintenant  le  navire , 
quels  que  soient  son  rang,  sa  force  ou  son  tonnage ,  s'a- 
vance seul  et  sur  son  propre  équilibre. 

Les  premiers  commandements  de  Tingénieur  avaient 
déjà  vu  tomber  les  béquilles  du  vaisseau.  Ce  dernier  ne  pa- 
raissait plus  tenir  à  rien.  L'ingénieur  s'approcha  du  Dau- 
phin. 

—  Monseigneur,  lui  dit-il,  quand  vous  voudrez  voir  le 
Suffren  partir,  veuillez  agiter  votre  mouchoir. 

Et  tout  aussitôt  il  alla  se  poser  de  nouveau  devant  son 
œuvre. 

—  Maintenant!  ordonna  le  duc  en  déployant  son  mou- 
choir blanc. 

L'ingénieur  n'était  point  encore  remonté  sur  le  quai, 
que  déjà  le  S«/frcn  glissait  tranquillement,  comme  un  con- 
quérant qui  va  prendre  possession  de  sa  conquête  :  le  Suf- 
fren prenait  possession  de  la  mer. 

Le  momentoù  cette  immense  construction,  haute  comme 
une  maison  de  Paris,  caserne  immense,  forteresse  flottante, 
qui  portera  dans  ses  vastes  (laucs  une  population  de  douze 
cents  matelots,  et  qui  pour  parler  empruntera  la  voix  puis- 
sante de  cent  vingt  canons,  le  moment  où  cela  passe  de- 
vant vos  yeux,  en  équilibre  sur  une  quille  de  moins  de  deux 
pieds,  est  un  moment  de  religieux  silence;  c'est  de  la 
crainte,  de  la  terreur  et  de  l'admiration  tout  à  la  fois.  Il 
suffirait  d'une  erreur  de  calcul,  d'une  mesure  fausse  de 
quelques  centimètres,  pour  voir  l'édifice  tomber  et  vous 
écraser,  vous  présents  à  dix  pieds  de  lui,  sous  ses  débris. 
Mais  non,  le  voilà  qui  plonge  dans  l'eau  bouillonnante,  il 
laisse  la  fumée  du  frottement  se  dissiper  derrière  lui,  et  les 


petites  barques  qui  l'attendaient  se  balancent  sur  les  flots 
qu'il  vient  de  soulever  ;  les  marins  qui  les  montent  se  tien- 
nent d'une  main  à  quelque  cordage  pour  saluer  de  l'autre 
en  criant  h'urrah!  au  nouveau  venu.  Un  instant  après  tout 
est  dit,  la  foule  se  retire,  la  cale  est  vide,  et  le  lendemain, 
à  cette  même  place ,  on  entreprendra  quelque  nouveau 
navire  par  vingt-et-unièmes. 

En  1850,  tout  était  bien  changé  :  ce  même  duc  d'An- 
goulême  entrait  de  nouveau  dans  le  port  de  Cherbourg, 
cette  fois,  à  la  suite  de  la  dynastie  tombée.  Le  canon  n'an- 
nonçait pas  leur  présence.  Deux  voitures,  aux  stores  baissés, 
étaient  entourées  d'un  petit  nombre  de  fidèles  de  la  garde 
royale  qui  les  escortaient,  se  tenant  en  rangs  pressés  auprès 
des  portières,  penchés  sur  leurs  chevaux,  et  semblant  re- 
douter encore  l'écho  de  l'orage  qui  venait  de  grondera  Paris. 

Le  drapeau  tricolore,  qui,  depuis  la  veille,  flottait  sur  la 
porte  des  arsenaux  et  à  l'entrée  du  port  militaire,  avait  été 
descendu  par  les  ordres  du  préfet  maritime.  Les  ouvriers 
du  port,  qui  le  matin  encore  essayaient  les  paroles  de  la 
Parisienne  qu'un  journal  avait  envoyées,  les  ou\Ticrs  se 
turent  ;  ils  semblaient  comprendre  ce  grand  malheur  qui 
passait,  et  tous  se  découvrirent  sur  le  passage  de  la  voiture 
du  roi. 

Le  navire  attendait  la  famille  royale  ;  il  venait  d'Ancle- 
terre  et  portait  à  son  grand  màt  les  deux  pavillons 
d'Henri  IV  et  d'Angleterre. 

Le  roi  descendit  le  premier;  il  salua  les  personnes  qui 
se  trouvaient  là,  et  mit  le  pied  sur  le  pont  volant  qui  réu- 
nissait le  bâtiment  au  quai.  M-"»  la  duchesse  d'Angoulême 
vint  après  ;  son  visage  était  triste,  néanmoins  elle  retenait 
ses  pleurs.  Il  semblait  que  sa  fierté  se  révoltât  à  l'idée  de 
les  montrer  devant  ce  peuple  qu'elle  accusait  de  tous  ses 
malheurs,  et  à  qui  son  cœur,  généreux  cependant  et  bien- 
faisant, n'avait  jamais  pu  pardonner  le  drame  sanglant  du 
Temple. 

La  duchesse  de  Berry,  vêtue  d'une  amazone  de  drap  noir, 
un  feutre  gris  sur  la  tète,  et  laissant  flotter  son  voile  vert 
au  vent,  marchait  assez  résolument,  tenant  son  fils  par  la 
main  et  précédée  de  Mademoiselle.  Tout  dans  leur  mise  in- 
diquait la  grande  hâte  de  leur  départ,  la  précipitation  de 
leur  fuite.  La  nécessité  les  avait  surpris  au  milieu  de  la 
tranquillité.  Le  duc  de  Bordeaux  portait  un  pantalon  blanc, 
une  petite  veste  sur  laquelle  tranchait  un  col  entouré  d'une 
cravate  noire  nouée  à  la  Colin. 

Quant  au  Dauphin,  il  fermait  la  marche.  On  eût  dit  qu'il 
avait  essuyé  déjà  trop  d'infortunes  et  que  cette  dernière, 
comblant  la  mesure,  dépassait  sa  raison  ;  il  ne  semblait  pas 
la  comprendre. 

Charles  X  fit  appeler  l'officier  supérieur  de  la  garde 
royale  qui  lui  avait  servi  d'escorte.  L'officier  obéit,  et  lors- 
qu'il fut  sur  le  pont,  le  roi  se  tourna,  la  tête  découverte,  du 
côté  du  quai ,  adressa  un  signe  d'adieu  à  ses  soldats,  puis 
il  ouvrit  ses  bras,  et  tint  leur  chef  un  instant  embrassé 
contre  sa  poitrine. 

Bientôt  le  navire  quitta  le  bord  :  ce  fut  alors  un  moment 
de  morne  et  religieux  silence.  Plus  d'une  larme  fugitive 
glissa,  le  long  des  joues,  sur  la  moustache  des  soldats.  L'é- 
motion gagna  les  dames  présentes  et  plusieurs  agitèrent 
leur  mouchoir  en  signe  d'adieu. 

Un  instant  après,  le  bâtiment  avait  quitté  le  port ,  ses 
voiles  tombaient  et  le  vent  les  enflait.  La  garde  royale  re- 
prit, au  grand  trot  et  sans  s'arrêter,  la  route  de  Valognes. 
La  foule  s'écoula  :  le  drapeau  tricolore,  qu'un  sentiment 
de  haute  convenance  avait  un  instant  dérobé,  fut  arboré  de 
nouveau,  e(  tout  fut  dit. 

Henpi  NICOLLE. 


MU^t^I^  DES  FAMILLES 


i.'.g 


MERCURE  DE  FRANCE. 

(DD  10  JANVIER  AC  10  FÉVRIER.) 

Académies  .- Les  eaux  de  Vemel.  —  Li  Ciii5*v*L  :  Le»  bals  masqués.  —  Anecdotes.  —  Les  plaisir»  da  monde.  —  Baias  russes  —  Bi's  de  la 

Liste  civile  et  des  artistes.  —  Tueitbes. 


Il  y  a  longtemps  qtie  Mercure  n'est  en- 
tré à  l'Acadcmie  des  sciences.  Il  n'aurait 
vu  que  du  feu  à  la  polarisation  de  la  lu- 
mière. Mais  voici  une  nouvelle  scienlifi- 
que  dont  il  doit  faire  part  à  ses  lecteurs. 
Comme  tout  le  monde  peut  avoir  mal  à 
la  poitrine,  tout  le  monde  s'intéressera  à 
la  lettre  écrite  par  le  docteur  Lallemand 
à  M.  Arago,  sur  l'établissement  thermal 
de  Vernet  (Pyrénées),  illustré  à  cette 
heure  par  la  présence  d'Ibrahim -Pacha. 

Nulle  part,  fait  observer  M.  Lallemand, 
on  ne  peut  administrer  en  hiver  les  eaux 
thermales,  pas  même  dans  les  localités  les 
plus  favorisées  du  ciel.  Cependant,  s'il  est 
une  saison  dans  laquelle  il  soit  plus  utile 
de  lutter  contre  les  affections  de  poitrine, 
c'est  l'hiver,  parce  qu'alors  elles  sévis- 
sent plus  cruellement ,  et  que  les  rechu- 
tes sont  plus  faciles  et  plus  fréquentes. 
Il  faut  traiter  ces  affections  pendant  la 
saison  qui  leur  est  la  plus  contraire,  afin 
que  la  convalescence  coïncide  avec  les 
conditions  atmosphériques  les  plus  pro- 
pres à  consolider  la  cure.  Mais,  pour  que 
les  eaux  thermales  puissent  être  adminis- 
trées en  hiver,  il  faut  que  tout  l'établis- 
sement soit  tenu  à  une  température  con- 
slanle  d'environ  iifi,  effet  qu'on  ne  peut 
obtenir  à  l'aide  des  cheminées  et  des  poê- 
les ,  qui  d'ailleurs  nécessitent  des  cou- 
rants d'air,  et  ne  peuvent  être  maintenus 
au  même  degré  d'activité  la  nuit  comme 
le  jour.  Il  n'y  a  que  le  système  de  chauf- 
fage par  l'eau,  celui  que  M.  Duvoir  a  ap- 
pliqué avec  tant  d'avantage  à  la  Chambre 
des  pairs,  qui  remplisse  toutes  ces  condi- 
tions. Mais  ce  système  serait  trop  dispen- 
dieux, si  la  tempt'rature  de  l'eau  circu- 
lant dans  les  tubes  devait  être  entretenue 
au  moyen  du  combustible.  Il  faut  donc 
recourir  à  l'eau  thermale  elle-même.  Pour 
cela,  il  faut  que  la  source  ait  au  moins 
60°,  et  qu'elle  soit  très-abondante;  il  faut 
aussi  qu'elle  soit  plus  élevée  que  le  bâ- 
timent, pour  pouvoir  y  circuler  partout  ; 
il  faut  encore  que  les  appartements  des 
baigneurs  soient  unis  à  ^élabli^sement 
thermal.  Il  faut  enfin  que  l'établissem.  nt 
thermal  pour  l'hiver  soit  dans  un  pays 
tempéré.  D'après  l'auteur  de  la  commu- 
nication, l'établissenit'nt  de  Vernet  réu- 
nirait tous  ces  avantages. 

Plusieurs  praticiens  avaient  déjà  imr- 
giné  divers  moyens  de  faire  re>pirer  aux 
malades  de  l'air  chargé  de  principes  mé- 
dicamenteux. Ces  essais  n'ont  pas  été  sui- 
vis de  succès,  parce  que  la  respiration 
avait  lieu  à  travers  des  tubes  plongeant 
dans  les  vapeurs  destinées  à  pénétrer 
dans  les  poumons.  Il  en  est  toujours  ré- 
sulté une  gêne  dans  la  respiration  ,  qui 
ne  permetuil  pas  de  prolonger  la  ikuu- 
tive  au  delà  de  quelques  minutes. 


Pour  obvier  à  cet  inconvénient,  M.  Lal- 
lemand a  imaginé  de  faire  vivre  les  ma- 
lades dans  l'atmosphère  même  des  eaux 
sulfureuses, en  leur  réservant  un  immense 
local,  dans  lequel  la  vapeur,  arrivant  par 
en  bas  et  s'échappant  par  le  haut ,  entre- 
tient la  température  de  ce  courant  con- 
tinu à  18  ou  20°.  Dans  le  principe,  on  n'y 
reste  qu'une  heure  ou  deux,  matin  et 
soir  ;  mais  on  s'y  habitue  bientôt,  de 
manière  à  y  rester  douze  heures  par  jour 
sans  la  moindre  incommodité.  Dès  les 
premiers  jours,  les  malades  éprouvent 
un  effet  sensible.  En  ce  moment,  affirme 
le  docteur,  il  y  a  dans  l'établissement 
plusieurs  phthisiques  qui  sont  guéris  de- 
puis trois  ou  quatre  ans,  et  qui  y  revien- 
nent passer  les  plus  mauvais  jours  de 
l'hiver. 

M.  Lallemand  déclare  qu'il  s'agit  de 
phthisies  tuberculeuses,  qui  ont  été  dû- 
ment constatées  par  l'auscultation  ,  et 
dont  quelques-unes  étaient  parvenues  à 
la  troisième  période. 

Si  ces  faits  heureux  se  confirment ,  la 
France  aura  dérobé  à  l'Italie  son  climat 
libérateur.  Il  n'y  avait  déjà  plus  de  Py- 
rénées ,  suivant  Louis  XIV;  suivant 
M.  Lallemand ,  les  Alpes  n'existeront 
plus. 

—  Les  bals  masqués  jouent  cette  année 
leur  va-tout,  car  on  parle  de  les  suppri- 
mer l'année  prochaine.  Sur  cette  crainte, 
tout  le  monde  veut  aller  les  voir  une  der- 
nière fois,  et  c'est  à  qui  ira  s'encanailler 
une  heure  ou  deux  ,  surtout  au  bal  mas- 
qué de  l'Opéra.  Les  déguisements,  les  nez 
et  les  barbes  postiches,  y  défigurent  des 
visages  qui  rougiraient  fort  d'être  recon- 
nus. C'est  le  malheur  qui  est  arrivé  sa- 
medi à  un  de  nos  honorables  puritains  de 
la  Chambre.  Il  se  reconnaîtra  ici ,  sans 
que  nous  le  nommions,  et  il  nous  saura 
gré  de  lui  rendre  l'incognito  qu'il  avait 
perdu. 

Alléché  par  les  étranges  merveilles 
qu'on  raconte  des  bals  de  l'Opéra,  et 
dont  le  bruit  parvient  souvent  jusqu'aux 
bureaux  du  Palais-Bourbon,  notre  per- 
sonnage avait  pris,  entre  deux  voles,  la 
résolution  de  voir  les  choses  de  ses  pro- 
pres yeux.  Il  confia  son  hardi  projet  à  un 
de  ses  neveux,  jeune  tigre  fort  au  cou- 
rant des  folies  du  jour,  et  celui-ci  se  char- 
gea de  commander  le  faux  nez  et  le  cos- 
tume qui  devaient  sauver  l'honneur  de  la 
représentation  nationale.  Le  costume  fut 
un  habit  de  marquis  au  grand  complet  ; 
ce  dont  le  député  se  scandalisa  tout  d'a- 
bord, étant  de  ceux  qui  represtntent  l'é- 
légance française  en  r^ingote  vert- 
pomme. 

^  Mais  on  me  prendra  pour  un  vil 
courtisan  !  ut  s'écria-i-il  indigné,  mettant 


la  main  dans  son  gilet  de  poil  de  chèvre. 

—  Tant  mieux  !  puisqu'il  s'agit  de  vous 
déguiser  !  répondit  le  neveu  avec  une 
flatterie  ironique.  Et,  pendant  que  le  pu- 
ritain se  résignait  à  devenir  marquis  ,  le 
jeune  tigre  se  métamorphosait  en  dame 
de  la  halle.  Nouvelle  réclamation  de  l'ho- 
norable à  la  vue  de  cette  témérité  ;  mais 
on  le  calma  cette  fois  par  des  raisons  de 
convenance,  et  on  partit  pour  le  bal.  Là, 
quand  l'oncle  eut  tout  inspecté  dans  la 
salle,  le  neveu,  qui  était  venu  pour  agir, 
lui  proposa  d'entrer  en  lice.  On  passe  du 
foyer  à  la  salle  ;  on  circule  parmi  les  qua- 
drilles, on  se  mêle  à  la  foule  joyeuse;  et, 
en  se  voyant  examiné  à  travers  son  nez  de 
carton,  le  député  frémit  pour  son  départe- 
ment. 

—  Allons  !  dit  le  jeune  homme,  il  faut 
vous  dé^'uiser  jusqu'au  bout  ;  et  le  meil- 
leur moyen  de  sauver  votre  dignité,  c'est 
de  la  perdre  tout  à  fait!...  Vous  êtes  mon 
cavalier,  je  suis  votre  dame  ;  en  avant 
deux,  et  haut  le  pied!... 

Voilà  le  représentant  national  en  danse, 
et  suivant  son  neveu ,  non  passibus  cequis. 

Celui-ci  se  croit  si  bien  obligé  de  don- 
ner l'exemple,  et  cette  folie  lui  monte 
tellement  à  la  tête,  qu'il  se  comporte  en 
digne  habitué  de  l'Opéra ,  et  attire  l'at- 
tention d'un  honnête  sergent  de  ville. 

—Que  fais-tu,  malheureux,  répète  l'ho- 
norable en  le  retenant. 

—  Je  vous  déguise,  mon  oncle,  je  vous 
déguise,  soyez  tranquille. 

—  Mais  tu  me  déguises  trop  !  reprend  le 
député  avec  effroi. 

Et  le  déguisement,  en  effet,  allait  si  loin 
que  le  sergent  de  ville  jrrêta  danseuse  et 
cavalier.  Fcrce  fut  alors  au  maniuis  de 
suivre  la  dame  de  la  halle  au  po>te  voi- 
sin, où  il  ne  fallut  pas  moins,  pour  les 
relâcher  tous  les  deux,  que  la  reconnais- 
sance du  sexe  de  l'un  et  de  la  médaille  de 
l'autre. 

Cette  petite  aventure  a  fait  grand  bruit 
dans  les  bureaux  de  la  Chambre. 

—  Mercure  aussi  a  voulu  voir  les  bals 
masqués,  et  voici  un  accident  arrivé  à  son 
compagnon  d'exploration. 

Il  faut  que  vous  sachiez  d'abord  que  ce 
compagnon  est  l'un  des  officiers  les  plus 
fiers  de  France  et  de  Navarre  ,  M.  le  vi- 
comte ...  de  T.***,  pour  ne  pas  l'appeler 
par  son  nom.  Figurez-vous  un  raffiné  du 
tempsde  Charles  IX,  avec  une  taille  de  six 
pieds,  des  moustaches  analogues  et  l'as- 
surance que  peuvent  donner  trois  duels 
terminés  avantageusement.  Inutile  d'a- 
jouter que  personne  n'est  plus  chatouil- 
leux que  M.  le  vicomte  sur  le  point  d'hon- 
neur, et  que  si  l'on  a  le  malheur  do  le 
heurter  du  coude,  il  faut  s'empresser  d< 
lui  faire  ses  excuses. 


IGO 


LECTURES  DU  SOIR. 


Nous  nous  promenions  donc  tous  deux 
au  milieu  des  pierrclles  et  des  débardeurs 
de  l'Opéra,  quand  soudain  mon  ami  re- 
çoit une  secousse  violente  et  laisse  échap- 
per un  épouvantable  juron,  tandis  que 
son  visage  rougit  jusqu'aux  oreilles. 

—  Eh  bien  !  qu'avez-vous  donc,  lui  dis- 
je,  et  que  vous  est-il  arrive? 

— Ce  qui  ne  m'éiait  jamais  arrivé  en- 
core, répond-il  en  se  retournant  vive- 
ment; la  plus  sanglante  injure  qu'un 
homme  d'honneur  puisse  recevoir...  après 
un  soufflet. 

—  C'est-à-dire  l'opposé  d'un  soufflet? 
repiis-je. 

—  Diamétralement ,  mon  cher!  un  af- 
freux coup  de  pied...  dans  les  reinsi 

—  Le  terme  est  honnête,  mais  la  chose 
ne  l'est  pas.  El  quel  est  le  pierrot  qui  vous 
a  gralifié  de  ce  présent? 

—  C'est  un  pierrot,  en  effet,  car  j'en 
ai  vu  les  manchelios;  mais  voilà  tout  ce 
que  j'en  ai  remarqué  par  malheur,  et  je 
vais  chercher  le  misérable  jusqu'à  de- 
main. 

—  Vous  ne  le  trouverez  pas,  et  vous  le 
prenez  sur  un  ton  trop  dramatique.  A  la 
guerre  comme  à  la  guerre,  mon  ami,  et 
au  bal  masqué  comme  au  bal  masqué! 

—  Je  le  trouverai,  et  je  lui  couperai  la 
gorge!  s'écria  le  vicomte ,  en  homme  con- 
vaincu de  son  déshonneur,  et  décidé  à  le 
laver  dans  le  sang!... 

Je  lui  prêchai  en  vain  la  moralité  du 
carnaval  ;  il  fallut  le  suivre  dans  ses  sin- 
gulières recherches.  Il  va  sans  dire  qu'el- 
les furent  parfailement  inutiles,  et  que  la 
tête  de  mon  officier  ne  ût  que  s'en  exal- 
ter davantage. 

—  Il  faut  pourtant  que  je  me  venge, 
morbleu!...  s"écria-t-il  d'une  voix  étouf- 
fée  par  le  coup  de  pied  qui  lui  restait 

sur  le  cœur.  Puisque  je  no  peux  mettre 
la  main  sur  mon  ennemi,  je  vais  m'en 
prendre  à  tous  ses  confrères  ;  et  le  pre- 
mier qui  aura  le  malheur  de  lui  ressem- 
bler saura  ce  que  pèse  un  coup  de  pied,... 
n'importe  où  ! 

Parlant  ainsi ,  M.  de  T. ..  avise  un  pier- 
rot qui  se  dandinait  au  milieu  d'un  qua- 
drille... 

—  Tiens!!!  dit-il,  lui  rendant  ce  qu'il 
avait  reçu ,  et  se  campant  derrière  lui  en 
homme  qui  attend  une  provocation. 

Mais  (luelle  e>t  la  surprise  du  vicomte, 
lorsqu'il  voit  lepierrol  se  détournera  peine 
en  criant  :« Merci  !  »  et  lui  adresser,  pour 
toute  réponse,  un  joyeux  ricanement  , 
accompagné  de  la  grimace  et  du  geste  fa- 
miliers aux  gamins... 

—  Voilà  ce  que  vaut  une  injure  au  bal 
masqué  !  dis-je  à  mon  ami,  confondu  et 
calmé  comme  i)ar  enchantement.  Profitez, 
pour  l'avenir,  de  cette  leçon ,  qui  vaut 
bien  un  coup  de  pied,  sans  doute. 

—  Quand  vous  lirez  l'histoire  de  ces  fo- 
lies, nous  serons  en  carême...  Ainsi  pas- 
sent les  plaisirs  du  bal  masqué...  Ce  n'est 
pas  à  dire  que  le  carême  ferme  à  Paris 
les  maisons  où  l'on  s'amuse.  Tout  au  con- 
traire! On  va  danser  plus  que  jamais  jus- 
qu'à Pâques.  Et  cet  hiver  aura  été  un  des 
|ilus  joyeux  qu'ail  vus  Paris  depuis  long- 
li'inps. 

C'est  donc  le  moment  de  retracer  le 


tableau  véritable  de  ce  qu'il  est  convenu 
d'appeler  les  plaisirs  du  monde. 

Vous  connaissez,  de  réputation  du 
moins,  ces  sortes  de  bains  nommés  bains 
russes,  où  l'on  passe,  à  travers  tous  les 
agréments  du  massage,  des  glaces  du 
pôle  nord  à  la  chaleur  des  tropiques?  Ces 
bains  sont  l'image  des  plaisirs  du  monde, 
et  le  détail  d'une  soirée  parisienne  suffira 
pour  vous  en  convaincre.  Après  avoir  mal 
dîné  sur  les  sept  heures  (voire  cuisinier 
craint  toujours  de  vous  charger  l'estomac 
quand  vous  devez  aller  au  bal),  vous  di- 
gérez plus  mal  encore  entre  les  mains  d'un 
coiffeur  et  d'un  valet  de  chambre,  et  vous 
vous  habillez  en  raison  inverse  des  exi- 
gences de  la  température.  Cette  opéra- 
tion, terminée  à  dix  heures,  vous  quittez 
(première  épreuve  du  bain  russe)  votre 
chambre  bien  chaude  pour  une  voilure 
parfaitement  glacée.  Vous  y  passez  dix 
minutes,  un  quart  d'heure,  une  demi- 
heure,  suivant  la  longueur  de  la  dislance, 
l'eiat  de  vos  chevaux  et  l'humeur  de  votre 
cocher.  Vous  arrivez,  froid  conmie  un 
marbre,  au  rendez-vous  du  plaisir,  et 
vous  repassez  alors  (second  bain  russe) 
des  rigueurs  de  l'hiver  aux  douceurs  de 
l'été.  Bientôt  la  chaleur  augmente  ainsi 
que  la  foule,  et  le  massage  se  compli(iue 
avec  un  bain  de  vapeur.  Ballotté  du  salon 
à  la  chambre  à  coucher,  de  la  chambre  à 
coucher  au  cabinet,  pressé,  coudoyé, 
foulé,  étouffé  de  plus  en  plus,  vous  pas- 
sez trois  ou  quatre  heures  à  percher  sur 
l'orteil,  à  regarder  et  à  écouler  par  des- 
sus l'épaule  de  quelque  géant,  à  recevoir 
et  à  rendre  des  coups  do  pied  et  des  écla- 
boussures  de  sorbets,  à  écraser  votrr  cha- 
peau et  le  chapeau  de  votre  voisin,  à  rou- 
gir comme  une  écrovisse  dans  l'eau  bouil- 
lante, et  à  respirer  comme  un  damné 
dans  l'enfer...  Alors  il  est  d'usage  que 
ijuelque  dame  se  trouve  mal,  et  l'on  vous 
prie  d'enlr'ouvrir  la  fenêtre  qui  est  der- 
rière vous.  Ceci  constitue  votre  troisième 
bain  russe,  et  vous  procure  naturelle- 
ment un  gros  rhume  de  cerveau.  La  fenê- 
tre refermée,  d'ailleurs,  vous  vous  dé- 
dommagezeu  retombant  dans  la  fournaise, 
et  vous  recommencez  à  cuire  de  plus 
belle,  c'est  le  mot,  jusqu'à  ce  que  votre 
femme  ou  votre  fille  vous  donne  le  signal 
du  départ.  Quatrième  bain  russe  en  at- 
tendant votre  manteau  dans  l'anlicham- 
bre,  en  attendant  votre  voilure  au  bas  de 
l'escalier,  en  ailondanl  le  réveil  de  votre 
portier  cl  de  vos  dome.sliqucs,  miséra- 
bles «lui  dorment  profondément  et  chau- 
dement, loin  des  plaisirs  mon  lains  in- 
ventés pour  vous  seul!...  Bref,  vous  vous 
couchez  au  moment  où  le  bruit  du  matin 
ne  permet  plus  de  fermer  l'œil,  et  le  len- 
demain vous  avez  le  choix  entre  une 
courbature,  un  rhumatisme,  une  fluxion 
de  poitrine...  ou  de  nouveaux  plaisirs. 

Celle  cohue  de  la  plupart  des  sociétés 
parisiennes  vient  de  deux  causes  :  la  ma- 
nie de  recevoir  tout  le  monde,  et  la  ma- 
nie d'aller  chez  tout  le  monde.  Quand  on 
veut  renfermer  une  chose  dans  une  autre, 
il  est  d'usage  de  proportionner  le  conte- 
nant au  cou'.enu  Ainsi  ne  font  poini  les 
gens  qui  ouvreni  leurs  salons  et  ceux  qui 
viennenl  ks  remplir;  peu  leur  importe 


la  grandeur  de  l'appartement ,  pourvu 
qu'on  y  soit  les  uns  sur  les  autres.  Cha- 
cun compare  philosophiquement  sa  mai- 
son à  la  maison  de  Socrate,  et  veut  qu'elle 
soit  toute  pleine  d'amis  ;  moi,  je  la  com- 
pare vulgairement  à  ces  culottes  du  co- 
médien, qui  ne  convenaient  au  ci-devanl 
jeune  homme  que  lorsqu'il  lui  était  im- 
possible d'y  entrer.  Ainsi  on  se  dispute 
une  chaise  dans  un  salon,  comme  une 
stalle  de  banquette  au  théâtre;  on  désire 
que  sa  voisine  se  trouve  mal,  afin  de  lui 
dérober  sa  place.  On  en  laisse  si  peu  à  la 
circulation  de  la  livrée,  qu'on  embrasse 
domestiques  cl  plateaux  au  passage.  On 
passe  des  heures  entières  dans  l'anti- 
chambre, sans  pouvoir  approcher  l'am- 
phitryon. Il  n'y  a  pas  jusqu'aux  immenses 
salons  des  Tuileries,  de  rHôlel-de-Ville 
et  de  l'ambassade  anglaise ,  où  l'on  n'é- 
touffe au  milieu  des  plaisirs  du  bal. 

— Parlez-nous,  pour  l'espace  et  les  aises, 
des  Iwls  de  la  Liste  civile  el  des  artistes, 
qui  prennent  pour  salle  un  théâtre,  avec 
toutes  ses  loges  et  toutes  ses  galeries  pour 
y  épancher  le  trop-plein.  Le  bal  de  l'As- 
sociation des  artistes  à  l'Odéon  a  été  sur- 
tout magnifique;  s'il  y  avait  moins  de 
diamants  qu'au  bal  de  la  Liste  civile,  il  y 
avait  plus  de  beaux  yeux.  Et  quel  diamant 
égale  les  feux  d'une  jeune  prunelle?  La 
toile  du  fond,  peinte  exprès  pour  celle 
fête  et  représentant  un  quadrige  entouré 
des  personnifications  des  arts,  a  excité 
l'admiration  générale. 

La  foule  se  presse  toujours  à  l'exposi- 
tion du  bazar  Bonne-Nouvelle,  improvi- 
sée par  la  même  Association.  Les  tableaux 
de  M.  Ingres  y  obtiennent  un  loi  succès, 
que  le  mallre  est,  dit-on,  réconcilié  avec 
le  public,  auquel  il  refusait  depuis  sopt 
ans  la  vue  de  ses  tableaux  ;  cela  est  de 
bon  augure  pour  te  prochain  Salon  du 
Louvre. 

—  Un  événement  étrange  s'esl  passé 
l'autre  jour  au  Théàlrc-Ilalien  On  avait 
subslituc  sur  l'affiche  la  SomnambuUi  au 
Matrimonio  segrettc.  Les  speclalcurs  fu- 
rieux ont  demandé  le  direcleur,  ont  jelé 
leurs  étuis  de  lorgnettes  sur  la  scène,  cl  se 
sont  livrés  à  toutes  les  exceniricités  qui 
étaient  jusqu'ici  le  privilège  de  l'Ambigu- 
Comique.EnfinM.  Valol  a  paru,  cl  sa  pa- 
role habile  a  calmé  celle  tempête.  Mais 
quel  sera  désormais  le  théiirc  des  gens 
comme  il  faut,  si  le  public  des  Italiens  se 
permet  de  telles  violences?  La  reprise  du 
Matrimonio  segretto  n'en  a  pas  moins  ob- 
tenu un  grand  succès. 

—  L  Opéra-Comique  a  trouvé  aussi  un 
succès  de  vogue  dans  les  Mousquetaires  de 
la  retne,  de  MM.  Saint-Georges  ci  Halevy. 
Carlo  Beatia  été  moins  heureux  au  Vau- 
deville, malgré  le  jeu  désopilant  d'Arnal. 
Les  Pommes  de  terre  malades  font  toujours 
fureur  au  Palais-Royal. 

Au  Théâtre -Français,  on  a  pu  voir 
dans  le  drame  de  Jean  de  Bourgogne 
jusqu'où  s'élève  l'admirable  énergie  de 
M.  Beauvalet  cl  de  M™*  Voinys,  jusciu'où 
va  la  finesse  élégante  de  M.  Leroux,  le 
jeune  sociolaire;  combien  la  diction  de 
M.  Maubaul  est  juste  et  sa  tenue  distin- 
guée; enfin  que  Mi"Rimblol  est  la  digne 
élève  de  M.  Beauvalet.  P.-C 


Imprimcrio  J<-  1IKNXI"VF.I\  n  C',  rue  l.om.rcifr,  ■2i    Ujugno.loj 


v^'Vi.r    ■'&  I 


Arlilleur  à  cheval,  dessiné  moi-  Char 


MARS    JSifî. 


LET,  qiieliiues  jours  ov.-i ni  sa  n  on. 

îl     —    TRBIZIK.ME    VOMME. 


w 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


ARTISTES    CONTEMPORAIÎNS 


NICOLAS-TOUSSAINT   CHARLET. 


Nicolas-Toussaint  Charlet  naquit  à  Paris  en  1792.  Son 
père,  dragon  dans  les  armées  de  la  République,  lui  donna 
pour  parrain  François  Dubois,  maître  d'armes  de  son  régi- 
ment. Sa  mère  n'était  guère  remarquable  que  par  une 
grande  gaieté,  une  profonde  sensibilité,  et  surtout  par  un 
attachement  fanatique  à  l'empereur  Napoléon.  Malgré  la 
médiocrité  de  leur  position,  les  parents  de  Charlet  ne  né- 
gligèrent pas  de  lui  faire  donner  de  l'éducation,  et  ils  le 
placèrent  dans  un  lycée  de  Paris.  L'enfant  qui,  dans  la 
maison  paternelle,  avait  contracté  les  goûts  et  les  habi- 
tudes militaires,  put  très-difficilement  se  plier  à  la  stu- 
dieuse discipline  d'un  collège,  et  très-souvent  son  carré  de 
papier,  délivré  pour  un  thème  ou  pour  une  version,  était  sa- 
crifié à  la  représentation  d'un  vieux  troupier  de  la  Républi- 
que, ou  d'un  grognard  de  la  garde.  Néanmoins,  le  temps 
des  études  de  Charlet  ne  fut  pas  entièrement  perdu  pour  la 
littérature,  comme  on  l'a  dit,  et  quoiqu'il  ne  pût  passer 
pour  un  érudit,  il  connaissait  passablement  ses  auteurs 
classiques. 

Nous  citerons  un  fait  qui  le  prouve.  Lors  de  sa  plus  grande 
célébrité,  un  de  ses  plaisirs  était  d'improviser  en  charge, 
avec  ses  amis,  des  drames  et  des  tragédies,  et  certes  il  était 
facile  de  voir  dans  ces  simples  jeux  qu'il  n'était  pas  neuf 
sur  les  points  les  plus  difficiles  de  la  littérature;  mais  son 
caractère  perçait  souvent,  et  on  le  voyait,  au  milieu  de  la 
tirade  la  plus  ambitieuse,  s'arrêter  net  pour  s'écrier  en 
riant  :  «  Mon  Dieu!  que  c'est  donc  amusant  d'être  bête!  » 

Sorti  du  collège,  les  parents  de  Charlet  obtinrent  pour 
lui  une  petite  place  de  huit  cents  francs  d'appointements 
à  la  mairie  du  deuxième  arrondissement.  Le  jeune  homme, 
emporté  par  son  goût  pour  les  arts,  ne  chercha  jamais  à 
obtenir  de  l'avancement,  et  le  temps  qu'il  dérobait  à  son 
bureau,  il  le  passait  dans  l'atelier  de  Gros,  chez  lequel  il  fit 
la  connaissance  de  Géricaull;  on  sait  comment  tous  deux 
furent,  en  talent  et  en  célébrité,  les  héritiers  du  maître, 
mais  avec  un  génie  et  une  manière  tout  à  fait  différents. 

La  révolution  de  4813  arriva,  et,  après  avoir  payé  de  sa 
personne  à  la  barrière  de  Clichv.  Charlet  vit  tomber  tout  à 


française  dans  ces  jours  de  grandes 
dévouements  :  il  n'était  pas  de  ceux  c 
ressortir  une  grande  6gure  par  l'obi 
ils  laissent  les  masses  ;  son  crayon  é 
protestation  contre  l'oubli  impardon 
séquestre  l'activité  et  l'abnégation  d 
les  grandes  choses. 

Ce  n'est  pas  seulement  un  admirab 
que  Charlet,  c'est  aussi  un  grand  et 
Combien  ses  nombreuses  charges  ne  c 
connaissance  intime  de  nos  passion: 
Comme  Molière,  il  a  le  tact  de  la  bon 
fine  critique,  et  même,  dans  ses  carii 
santés,  il  attaque  toujours  le  ridicule, 
aux  personnes.  Il  était  bon  jusqu'à 
dans  son  amitié,  généreux  jusqu'à  la 
il  n'a  connu  un  sentiment  de  haine  t 
à  voir  la  simplicité  de  ses  manières, 
ni  son  mérite,  ni  sa  célébrité.  Son  es 
d'une  gaieté  imperturbable,  un  peu 
terie  et  à  l'épigramme  inoffensive, 
rapporter  qu'un  ami  auquel  il  avait 
mal  de  lui.  <  Je  sais  bien,  dit-il,  que 
très-mauvaise  langue  ;  que  voulez-v 
maladie,  et  l'on  ne  peut  pas  en  vouloi 
malades.  »  Le  lendemain,  L.  vint  lui 
d'argent  ;  Charlet  n'en  avait  pas.  Il  fit 
petit  dessin,  représentant  des  Joueur 
le  vendre,  mil  l'argent  dans  sa  poche 
de  Charlet. 

Son  atelier  était  le  rendez-vous  d' 
flâneurs,  à  peine  de  sa  connaissanc 
monie,  venaient  chaque  jour  lui  fairi 
Pour  se  débarrasser  des  plus  enni 
charge  sur  un  album  déposé  chez  soi 
avant  de  répondre  si  monsieur  y  él 
consultait  l'album,  reconnaissait  le  p 
dait  en  consénuence. 


164 


LECTURES  DU  SOIR. 


—  Je  vous  payerai  tout  ce  que  vous  voudrez,  et  si  1,500 
francs  pouvaient  vous  être  agréables?... 

—  Je  vous  l'ai  dit,  je  ne  peins  plus. 

L'individu  ne  se  tient  pas  pour  battu;  il  voit  dans  l'ate- 
lier un  habit  de  grenadier  de  la  vieille  garde;  il  l'endosse 
sans  dire  mot;  il  couvre  sa  tète.d'un  vieux  bonnet  à  poil, 
saisit  un  fusil  et  prend  une  de  ces  attitudes  que  Cbarlet 
savait  si  bien  rendre. 

«  Eh  bien  !  me  reconnaissez-vous,  monsieur  Charlet? 

—  Oh  I  parbleu  oui,  répond  l'artiste  :  vieille  garde  !  » 

Et  Charlet  fit  le  tableau  ;  et  ce  tableau  était  l'enseigne 
d'un  cabaretier!  Et  l'enseigne  fit  la  fortune  du  maître!  ! 

Que  dirions-nous,  que  chacun  ne  sache,  du  talent  de  cet 
artiste  ?  Ses  productions  ne  sont  pas  de  celles  qui  vont  s'en- 
fouir dans  le  salon  d'une  vanité  enrichie,  ou  qui  sont  cla- 
quemurées dans  un  Musée  officiel  :  elles  tapissent,  pour 
ainsi  dire,  la  voie  publique;  elles  sont  constamment  sous 
le  coup  de  la  critique  ;  le  feuilletoniste,  le  rapin,  l'ouvrier, 
peuvent  exercer  leur  verve  ;  et  tout  le  monde  admire  I  tout 
le  monde  se  reconnaît  dans  ces  francs  et  pétulants  écoliers 
à  blouse  bleue,  à  calotte  grecque  ;  le  tourlourou  conscrit, 
l'invalide  en  exercice,  le  troupier  galant  ;  toute  cette  armée 
ancienne  et  moderne  se  mire  dans  ses  dessins  comme 
dans  une  glace  fidèle.  L'homme  du  peuple,  si  souvent 
odieusement  travesti,  ne  réclame  pas  ici  contre  la  ressem- 
blance ;  c'est  bien  lui,  avec  sa  rudesse,  il  est  vrai,  son  gros 
tablier  de  cuir  et  ses  mains  calleuses,  mais  avec  ses  fran- 
ches et  loyales  allures,  son  bras  prêt  à  défendre  la  patrie, 
sa  bourse  ouverte  à  tout  venant. 

Charlet,  même  dans  ses  œuvres  les  plus  comiques,  a 
toujours  copié  fidèlement  la  nature,  non  pas  en  cherchant 
des  monstruosités  exceptionnelles,  comme  on  le  fait  sou- 
vent de  nos  jours,  mais  en  prenant  le  caractère  général  pour 
type. 

Dans  sa  vie  privée,  Charlet  était  d'une  simplicité  qui  al- 
lait jusqu'à  la  bonhomie.  En  sortant  des  brillants  salons 
du  jeune  et  malheureux  duc  d'Orléans,  dont  l'amitié  l'ho- 
norait, Charlet  quittait  l'uniforme  d'aide  de  camp,  avec  le- 
quel il  avait  suivi  le  prince  dans  sa  campagne  de  Belgique, 
et,  endossant  la  blouse  d'artiste,  il  allait,  tous  les  jeudis, 
dîner  dans  une  chaumière  à  quelque  distance  de  la  bar- 
rière du  Mont-Parnasse.  Dans  cette  guinguette  il  trouvait 
presque  tous  les  hommes  de  lettres  du  faubourg  Saint- 
Germain,  parmi  lesquels  figuraient  plusieurs  de  nos  célé- 
brités littéraires,  et  même  un  homme  qui,  depuis,  fut 
ministre.  Notre  artiste  avait  entraîné  la  joyeuse  société 
dans  cette  très-modeste  maison,  uniquement  parce  qu'elle 
était  toute  la  fortune  d'un  pauvre  invalide  nommé  Saguet. 

Il  serait  impossible  d'énumérer  le  nombre  prodigieux 
des  œuvres  de  Charlet.  Ses  dessins,  ses  aquarelles,  ses  sé- 
pias,  ses  lithographies  se  trouvent  partout.  Mais,  parmi 
ses  peintures,  les  plus  remarquables  sont  :  V Episode  de  la 
guerre  de  Russie,  le  Passage  du  Rhin,  et  son  dernier  ta- 
bleau, le  Ravin,  exposé  au  salon  de  18-43.  Ces  trois  chefs- 
d'œuvre  de  vérité,  de  nature  et  d'effet,  prouvent  suffisam- 
ment que  le  génie  de  Charlet  pouvait  atteindre  à  la  plus 
haute  poésie  de  la  peinture. 

Si  cet  homme  extraordinaire  eût  vécu  plus  longtemps, 
on  l'eût  vu  avec  surprise  peut-être  se  placer  à  un  rang 
assez  distingué  parmi  les  écrivains  ;  on  en  peut  juger 
par  les  deux  premières  livraisons  d'un  ouvrage  qu'il  pu- 
blia peu  de  temps  avant  sa  mort,  et  qui  porte  pour  titre  : 
L'Empereur  et  la  Garde  impériale.  On  en  pourra  juger 
encore  par  des  lettres  de  lui,  qui  doiventêtrc  publiées  in- 
cessamment dans  le  journal  l'Artiste. 

Ce  fut  en  1843  que  Charlet  sentit  les  premières  atteintes 


de  la  funeste  maladie  de  poitrine  qui  vient  de  le  conduire 
au  tombeau  le  mois  dernier,  à  l'âge  de  cinquante-trois 
ans.  Nul  n'a  supporté  avec  plus  de  courage  et  de  philoso- 
phie les  longues  souffrances  d'une  lutte  désespérée  contre 
la  mort  ;  il  n'a  pas  cessé  un  instant  de  conserver  cette  gaieté 
spirituelle  dont  il  restera  le  type  à  tout  jamais. 

Professeur  de  dessin  à  l'Ecole  Polytechnique,  dans  les 
derniers  jours  de  sa  vie  on  le  montait  mourant  à  son  fau- 
teuil. Dès  qu'il  y  était  parvenu,  ses  yeux  s'animaient  par 
degrés,  la  parole  lui  revenait,  et  sur  son  pâle  visage  brillaient 
encore  la  vie  et  le  génie.  Entouré  de  ses  nobles  élèves,  qui 
l'adoraient,  il  retrouvait  la  force  et  répondait  avec  l'élan 
qui  le  caractérisait  à  leurs  généreuses  sympathies.  Ses 
idées,  ses  démonstrations  ne  se  ressentirent  jamais  de  ses 
souffrances;  mais  une  fois  la  leçon  donnée,  celte  énergie 
factice  s'éteignait  par  degrés,  et  on  le  remportait  chez  lui 
mourant.  Là  il  essayait  encore  de  reprendre  la  vie  en  se 
faisant  apporter  ses  crayons. 

Il  travaillait,  quelques  heures  à  peine  avant  la  dernière 
qui  ait  sonné  pour  lui,  à  réunir,  dans  un  seul  monument  à 
la  Grande  Armée,  toutes  les  pages  qu'il  lui  avait  dédiées  çà 
et  là.  Il  terminait  un  Napoléon  à  cheval:  «  Oh!  pour  le 
«  coup  »,  dit-il  en  appelant  sa  femme ,  «  tiens,  regarde, 
cela  vaut  Géricault.  » 

Ce  fut  sa  dernière  œuvre  et  son  dernier  souvenir.  Géri- 
cault, ainsi  que  nous  l'avons  dit,  avait  été  son  camarade. 

Parmi  ses  nombreux  amis,  M.  David,  grand  artiste 
comme  lui,  sorti  des  mêmes  rangs,  élevé  dans  les  mêmes 
principes,  est  venu  adoucir  de  tristes  et  douloureux  mo- 
ments. Le  célèbre  sculpteur  a  noblement  rempli  sa  mission, 
et,  grâce  à  sa  généreuse  amitié,  les  obsèques  du  peintre  po- 
pulaire ont  été  dignes  de  lui. 

Charlet  a  laissé  sans  fortune  une  femme  et  deux  enfants. 
Puisse  son  nom  couvert  de  gloire  leur  venir  en  aide  !  Et 
pourrait-on  l'oublier ,  le  narrateur  fidèle  de  notre  gloire 
passée?  Son  souvenir  est  indissolublement  lié  aux  plus 
belles  pages  de  notre  histoire  ;  il  sera  durable  comme  elle  ! 

LoiisE  LENEVEUX. 

Nous  ajouterons  à  l'intéressante  notice  de  M"»"  Leneveux, 
la  lettre  suivante,  écrite  par  Charlet,  quelque  temps  avant 
sa  mort,  à  M.  de  la  C...,  qui  a  bien  voulu  la  communiquer 
à  V  Artiste. 

«  Ne  pouvant,  quant  à  présent,  me  livrer  à  des  travaux 
de  peinture  qui  me  fatiguent,  je  me  suis  remis  à  crayonner. 
Il  m'est  venu  en  tête  de  faire  une  Galerie  militaire  depuis 
92,  en  y  joignant  même  quelques  hommes  de  Louis  XVI  : 
les  gardes-du-corps,  suisses,  gardes-françaises,  etc.,  ceux 
qui  ont  figuré  dans  les  principaux  événements  de  la  Révo- 
lution. J'y  mets  l'Empereur  dans  toutes  les  phases  de  sa 
vie,  à  l'École  militaire,  à  Toulon,  et  jusqu'à  Sainte-Hélène. .. 
J'ai  évité  le  froid  costume,  en  donnant,  ou  du  moins  en 
cherchant  bien  à  donner  le  caractère  à  chaque  époque,  puis 
en  mettant  une  action  qui  se  rattachât  au  temps.  Il  me 
faudra  deux  ans  pour  exécuter  cette  collection  ^Taiment 
nationale...  J'y  mettrai  les  Vendéeus  et  l'armée  deCondé, 
noblement  vue,  en  philosophe  qui  a  fait  ses  écoles  et  ac- 
quis à  ses  dépens,  comme  tous  les  cœurs  un  peu  honnêtes.  » 

Non-seulement  cette  lettre  explique  merveilleusement 
l'œuvre  suprême  de  Charlet,  mais  la  dernière  phrase 
montre  combien  le  libéralisme  de  cet  homme  était  élevé 
et  généreux.  Cette  phrase  pourra  étonner  bien  de  petits 
esprits,  mais  elle  grandira  le  nom  de  Charlet  devant  toutes 
les  opinions  impartiales. 

N.  B.  L'artilleur  à  cheval  que  nous  donnons  en  tête  de 
ce  numéro  a  été  dessiné  par  Charlet  quelques  jours  avant 
sa  mort. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


1G5 


ETUDES   HISTORIQUES. 


LE  DERNIER  DES  STCRLE. 


Vue  d'Islande. 


Il  existe  dans  les  annales  de  l'Islande  une  époque  de 
guerre  civile  et  d'anarchie  désignée  sous  le  nom  de  temps 
des  Sturle.  Les  Sturie  formaient  une  race  puissante  dont 
l'bistoire  est  longuement  racontée  dans  la  Sturlunga  saga . 
Celle  ambitieuse  famille,  cause  en  grande  partie  de  la  dé- 
cadence de  l'Islande,  s'éteignit,  vers  le  commencement  du 
treizième  siècle,  au  milieu  des  luttes  qu'elle  avait  soule- 
vées et  dans  lesquelles  elle  prenait  une  part  très-active. 
Les  hommes  de  la  race  des  Sturle,  cités  pour  leur  force  et 
leur  indomptable  énergie,  s'amoindrirent  peu  à  peu,  lais- 
sant chaque  jour  quelques-uns  de  leurs  partisans  sur  la 
sanglante  arène  des  batailles.  La  dispersion  fut  bientôt 
complète ,  des  meurtres  isolés  achevèrent  leur  perte , 
et  de  cette  puissante  génération  il  ne  resta  plus  qu'un  seul 
homme,  le  farouche  Styr.  Poursuivi  par  d'implacables 
vengeances,  il  réunit  les  restes  épars  de  ses  partisans,  et, 
accompagné  de  son  Cdèle  ami,  le  blond  Thormod,  il  alla 
s'établir  au  nord  du  BorgarGordiir  (1).  Styr  éleva  une 
forteresse  au  sommet  d'une  colline  sauvage,  Thormod  bâ- 
tit sa  demeure  au  fond  d'une  vallée  voisine,  sur  les  bords 
d'un  lac  qu'entouraient  de  verts  pâturages.  La  bonne  in- 
telligence ne  régna  pas  longtemps  entre  les  deux  fugitifs. 

[i)  Dislrici  d'IslanJe. 


Styr  se  repentit  d'avoir  choisi  pour  résidence  une  colline 
entourée  de  bruyères  incultes,  parmi  lesquelles  ses  vaches 
maigres  trouvaient  à  peine  une  chétive  nourriture.  Du  haut 
de  sa  forteresse,  il  contempla  avec  envie  les  nombreux 
troupeaux  de  Thormod  qui  paissaient  dans  le  creux  de  la 
vallée.  Dès  lors  on  remarqua  dans  les  paroles  qu'il  adres- 
sait à  son  ami  une  étrange  amertume,  et,  un  soir,  les  ser- 
viteurs de  Thormod  ne  trouvèrent  point  leur  maître  assis 
à  la  table  â  sa  place  accoutumée.  11  ne  revint  plus,  et  l'on 
présuma  qu'il  était  tombé  la  nuit  au  fond  de  quelque  pré- 
cipice. A  dater  de  cet  événement  tragique,  les  manières 
rudes  de  Styr  prirent  quelque  chose  de  plus  sauvage  en- 
core, et  on  ne  le  vit  plus  s'a  andonner  à  la  joie  lorsqu'il 
vidait  sa  profonde  coupe  de  corne  (I).  Il  quitta  sa  forteresse 
et  vint  prendre  possession  de  la  demeure  et  des  troupeaux 
de  Thormod,  mais  l'opulence  ne  lui  rendit  pas  la  tranquil- 
lité de  l'âme.  Il  paraissait  agile  d'une  fièvre  continuelle,  on 
l'entendait  dans  le  silence  de  la  nuit  proférer  des  paroles 
terribles,  et,  bien  que  depuis  deux  cents  ans  la  race  des 
Sturle  eût  embrassé  le  christianisme,  on  le  soupçonna  de 
professer  un  culte  secret  pour  les  anciennes  divinités  du 

(0  Les  anciens  Islandais  buvaient  dans  des  coupes  faites  avec  des 
cornes  d'animaux. 


166 


LECTURES  DU  SOIR. 


Nord.  On  l'entendit  invoquer  le  puissant  nom  d'Odin  ;  quel- 
ques-uns prétendirent  même  qu'il  tenait  caché  dans  une 
caverne,  pratiquée  entre  deux  rochers  escarpés,  une  statue 
du  dieu  Thor,  et  qu'il  allait  quelquefois  la  nuit  lui  sacrifier 
des  bœufs  ou  des  agneaux.  11  ne  sortait  plus  de  sa  demeure 
que  vêtu  d'une  longue  jaquette  noire  et  armé  d'une  forte 
bacbe  ;  quand  il  marchait  ainsi  le  soir,  au  sommet  des  ro- 
chers, l'œil  hagard  et  les  sourcils  contractés,  il  semblait 
un  homme  poursuivi  par  la  malédiction  du  Ciel. 

Quelque  temps  après,  une  passion  d'un  autre  genre  vint 
agiter  l'âme  de  Styr  :  dans  ses  courses  aventureuses  il  avait 
quelquefois  rencontré  une  jeune  fille  que  Ion  nommait 
Katla  la  Blanche.  Ses  yeux  étaient  bleus  comme  un  lac 
dans  les  jours  d'été,  et  elle  possédait  tant  de  majesté  dans 
sa  démarche,  que  lorsqu'elle  parcourait  la  vallée  au  clair 
de  la  lune,  on  l'eût  prise  pour  la  fille  du  roi  des  Aulnes. 
Katla  était  tille  unique  du  vieux  MagnusGudmundur,  chef 
d'une  famille  riche  et  vaillante  du  Borgarfiordûr. 

Styr  envoya  quelques-uns  de  ses  partisans  demander  la 
jeune  fille  en  mariage  ;  mais  le  vieillard  répondit  que  ja- 
mais sa  race  ne  se  mêlerait  à  la  race  des  Sturle,  génération 
fatale  aux  libertés  de  l'Islande. 

Lorsqu'on  lui  rapporta  cette  hautaine  réponse,  le  bouil- 
lant descendant  des  Sturle  frémit  de  colère;  il  décrocha 
son  bouclier  d'azur  (1),  le  teignit  en  noir,  ceignit  sa  large 
épée,  et  frappant  la  terre  du  bois  de  sa  lance,  il  poussa  un 
jurement  terrible  emprunté  aux  formules  du  paganisme. 
Bien  que  la  nuit  fût  à  peine  à  la  moitié  de  sa  course  et  que 
les  étoiles  brillassent  encore  au  ciel,  il  réveilla  aussitôt  ses 
partisans  plongés  dans  le  sommeil. 

—  Levez-vous,  compagnons  !  s'écria-l-il,  il  faut  qu'au 
point  du  jour  nous  foulions  les  bruyères  du  Borgarfiordûr. 
En  avant  !  demain  nous  nous  battrons  à  coups  d'épée,  de- 
main nos  glaives  se  teindront  de  sang  ! 

A  ce  bruyant  appel,  les  partisans  de  Styr  s'élancèrent  de 
leurs  couches,  saisirent  leurs  armes  et  se  réunirent  autour 
de  leur  chef.  La  troupe  partit  alors  et  parcourut  en  silence 
les  ravins  obscurs  et  les  hautes  collines.  Ils  marchaient 
tantôt  dans  les  plaines,  tantôt  au  bord  des  précipices,  à  la 
lueur  mourante  des  astres  et  des  torches  incendiaires. 

Avant  le  lever  du  soleil,  ils  arrivèrent  dans  le  Borgar- 
fiordûr et  surprirent  Magnus  encore  endormi  ;  ils  pénétrè- 
rent dans  sa  demeure,  égorgèrent  ses  deux  fils,  mirent  le 
feu  à  sa  maison ,  et  entraînèrent  avec  eux  la  blanche 
Katla.  Ils  revinrent  au  déclin  du  jour  ;  mais  au  lieu  de  ren- 
trer dans  l'ancienne  demeure  de  Thormod,  Styr  s'enferma 
dans  sa  forteresse  solitaire  et  célébra  sa  victoire  par  un 
festin  somptueux.  On  immola  des  bœufs  et  des  agneaux  ; 
les  tables  de  chêne  furent  chargées  de  viandes  et  la  bière 
coula  à  flots  dans  les  cornes  profondes.  Styr  fit  asseoir  la 
fille  de  Magnus  à  sa  droite,  mais  elle  ne  voulut  point  man- 
ger, et  les  pleurs  ne  cessèrent  point  de  couler  de  ses  beaux 
yeux.  Néanmoins,  sa  tristesse  n'arrêta  point  la  joie  des 
convives ,  et  à  la  fin  du  repas  un  scalde  vagabond  chanta 
les  exploits  de  la  race  des  Sturle.  Sa  voix  se  mêla  aux  sif- 
flements de  la  rafale  et  fit  entendre  des  accents  plus  sau- 
vages qu'harmonieux.  Il  raconta  avec  enthousiasme  les 
hauts  faits  de  cette  génération  guerrière  ;  mais  lorsqu'il  en 
vint  à  parler  de  l'avenir,  sa  langue  resta  muette  et  sa  harpe 
silencieuse  ;  puis  il  se  sentit  tourmenté  d'un  esprit  pro- 
phétique et  s'écria  que  la  race  des  Sturle  s'éteindrait  lors- 
que le  dernier  de  ses  rejetons  se  souillerait  du  meurtre 
d'un  ami.  A  ces  mots,  Styr  se  leva  l'œil  en  feu,  prêt  à  frap- 

(i)  lAê Sagas  repréieoteol  lea  iDCieos  guerrieri  de  l'Idaode  arméi 
duD  bouclier  Icinl  eo  bleu  el  d  une  lance  garnie  d'or. 


per  l'audacieux  de  son  épée  ;  mais  refoulant  ses  orageuses 
passions,  il  emplit  sa  coupe  et  la  vida  d'un  seul  trait. 

Le  festin  se  prolongea  jusqu'au  milieu  de  la  nuit  ;  exalté 
par  l'ivresse,  Styr  osa  parler  de  mariage  à  Katla.  Piqué  du 
froid  dédain  de  la  jeune  fille,  il  s'approcha  d'elle  d'un  air 
menaçant,  quand  soudain  frappé  d'épouvante ,  il  lui  sem- 
bla voir  la  forme  d'un  ange  armé  d'une  croix  se  dresser 
entre  lui  et  la  fille  de  Magnus.  Au  même  instant ,  il  tomba 
comme  s'il  eût  été  frappé  par  une  main  invisible ,  et  ses 
compagnons,  le  croyant  ivre  mort,  le  portèrent  sur  sa 
couche. 

Le  lendemain,  Styr  se  réveilla,  résolu  à  ne  point  différer 
son  union  avec  la  fille  de  Magnus,  et  fit  venir  un  prêtre 
afin  de  célébrer  son  mariage.  Voulant  aussi  que  ses  noces 
fussent  somptueuses ,  il  rassembla  quelques-uns  de  .«es 
compagnons  pour  aller  à  la  pêche. 

Ils  partirent  et  arrivèrent  sur  les  grèves  lorsque  les  der- 
niers rayons  du  soleil  doraient  la  crête  des  vagues.  Malgré 
leur  activité,  la  lune  montrait  déjà  son  disque  pâle  à  l'ho- 
rizon, avant  qu'ils  eussent  lancé  leur  bai  que  au  milieu  des 
flols.  La  pèche  ne  fut  point  favorable,  longtemps  ils  ten- 
dirent leur  filet  sans  que  le  moindre  poisson  s'y  trouvât 
pris.  Dans  l'espoir  de  rencontrer  des  eaux  plus  poisson- 
neuses, ils  dirigèrent  leur  barque  vers  une  petite  baie 
étroite  encaissée  entre  deux  rochers.  Celte  baie  se  trouvait 
à  l'abri  du  vent,  les  flots  y  étaient  calmes  et  il  y  régnait  une 
tranquillité  merveilleuse.  Cette  vue  rendit  l'espoir  aux  pê- 
cheurs ;  ils  apprêtèrent  de  nouveau  leur  filet,  et  Styr  lui- 
même  le  jeta  dans  les  flots;  lorsqu'il  voulut  le  retirer,  il 
sentit  qu'il  pesait  beaucoup  plus  que  de  coutume,  mais 
à  peine  le  filet  fut-il  hors  de  l'eau,  qu'il  vit  que  ce  poids 
inconnu  n'était  autre  chose  qu'une  grosse  pierre. 

—  Par  le  marteau  de  Thor!  s'écria-l-il  avec  rage,  il  faut 
qu'un  magicien  ait  jeté  un  sort  sur  nos  filets. 

A  peine  achevait-il  ces  mots,  que  la  barque  s'agita  comme 
si  elle  eût  frémi;  puis  le  miroir  de  l'eau  se  rida  el  il  en  vit  sor- 
tir la  chevelure  verte  et  les  blanches  épaules  d'une  femme 
de  mer.  I^a  Ilavfrue  (1)  fixa  sur  Styr  ses  yeux  glauques 
qui  brillaient  d'un  éclat  malicieux  et  surnaturel,  et  avant 
qu'il  fût  revenu  de  sa  surprise,  elle  lui  chanta  les  paroles 
suivantes  d'une  voix  pareille  au  murmure  des  vagues,  lors- 
qu'elles bruissent  musicalement  dans  les  rochers. 

—  Le  vent  retient  sa  douce  haleine  dans  le  creux  des 
montagnes  ;  la  lune  détache  de  sa  couronne  les  rayons  ar- 
gentés qu'elle  jette  sur  les  flots  dansants  ;  l'air  est  pur 
comme  le  souffle  d'une  jeune  vierge  ;  le  ciel  ressemble  à 
un  manteau  d'azur  brodé  d'or;  les  phoques  et  les  baleines 
se  jouent  au  sein  de  leurs  humides  demeures;  les  mer- 
maid  (sirènes)  quittent  leurs  grottes  profondes  pour  venir 
chanter  avec  les  vagues.  Les  flots  sont  calmes  ;  tout  est 
calme  dans  la  nature,  excepté  le  cœur  du  meurtrier. 

La  femme  de  mer  jeta  alors  loin  d'elle  le  peigne  d'or  avec 
lequel  elle  peignait  en  chantant  sa  verte  chevelure;  ses 
yeux  malins  prirent  soudain  une  expression  menaçante,  el 
s'approchaiit  davantage,  elle  posa  sa  main  blanche  sur  le 
bord  de  la  barque.  Aussitôt,  comme  si  cette  frêle  main  eût 
possédé  une  force  irrésistible ,  la  barque  chavira  et  préci- 
pita Styr  et  ses  compagnons  dans  les  flots. 

Tous  gagnèrent  la  côle  à  la  nage  ;  lorsqu'ils  furent  arri- 
vés sur  la  grève  et  qu'on  se  fut  assuré  qu'il  ne  manquait 
personne  ,  Styr  d'une  voix  sourde  demanda  à  ses  compa- 
gnons s'ils  avaient  vu  et  entendu  Ilavfrue.  Us  le  regardè- 
rent avec  surprise  et  lui  répondirent  que  la  barque  avait 

(  I  ]  DiTinilé  du  Nord,  qui  ofTre  une  grande  analogie  arec  )ri  sirèori. 
On  trouve  encore  ce  nom  dans  Ici  iradiiiona  danoiaca.  auéduite*  et 
uor?ogicnne8,  anierieurei  i  ri'l.ib!i$»fm''ni  du  rhr  fiianisnie. 


I 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


16: 


chaviré  en  touchant  contre  un  rocher  sous-marin.  Néan- 
moins Styr,  en  s'éloignaot,  ne  put  s'empêcher  de  jeter  un 
regard  sur  la  baie  :  les  flots  étaient  calmes  et  rien  ne  s'of- 
frait à  la  surface  des  eaux. 

StjT  reprit  dès  lors  toutes  ses  superstitions  païennes.  Il 
crut  voir  dans  l'étrange  aventure  qui  venait  de  lui  arriver 
un  signe  de  la  colère  des  dieux  ;  il  rêva  au  moyen  de  les 
apaiser.  A  la  chute  du  jour  il  saisit  sa  hache,  franchi! 
l'enceinte  de  sa  forteresse,  et  fut  choisir  le  plus  bel  ani- 
mal de  ses  troupeaux.  C'était  un  superbe  taureau  noir  et 
sans  tache,  il  lui  passa  une  forte  corde  dans  les  cornes,  et 
se  dirigea  vers  une  chaîne  de  collines  arides. 

Après  deux  heures  de  marche,  il  arriva  dans  une  plaine 
au  milieu  de  laquelle  s'élevaient  d'énormes  quartiers  de  ro- 
chers rangés  en  cercles  à  peu  près  à  égale  distance  l'un  de 
l'autre  (1).  Slyr  entra  dans  l'enceinte  de  la  chambre  de 
géants  et  se  dirigea  vers  un  amas  de  roches  plus  grosses 
encore  et  placées  au  centre  les  unes  sur  les  autres.  Il  s'ar- 
rêta ensuite  au  bord  d'une  caverne  dans  laquelle  la  lune 
répandait  une  clarté  indécise.  Le  sol  de  cette  grotte  était 
couvert  d'ossements  blanchis,  parmi  lesquels  on  distin- 
guait plusieurs  membres  humains,  et  la  terre  était  humide 
de  sang  comme  celle  de  l'antre  de  Cacus.  Bien  qu'il  eût 
souvent  visité  ce  lieu,  Styr  frissonna;  il  entra  nonobstant, 
et  se  trouva  en  présence  de  l'autel  de  Thor.  La  statue  du 
dieu  était  gigantesque  et  grossièrement  sculptée  en  bois. 
Thor  était  assis  sur  une  borne  ;  sa  tète,  surmontée  de  deux 
cornes  en  forme  de  croissant,  ses  longs  cheveux  et  sa  barbe 
hérissée  lui  donnaient  un  aspect  redoutable.  D'une  main, 
il  tenait  les  sept  planètes  et  la  petite  Ourse  ;  de  l'autre,  il 
levait  son  marteau  avec  lequel  il  protégeait  jadis  les  dieux 
contre  les  attaques  des  géants  (i).  Styr  leva  la  tète,  et  ses 
yeux  rencontrèrent  ceux  du  dieu  qui  semblaient  lui  jeter 
un  regard  courroucé  ;  néanmoins  il  se  raffermit,  et  tirant 
la  corde  qui  attachait  sa  victime,  il  s'écria  en  levant  sa 
hache  : 

—  Je  te  dévoue  à  Thor  (3) . 

Mais  le  taureau  lit  un  bond  si  puissant  qu'il  évita  le 
coup,  entraîna  Styr  hors  de  la  caverne,  brisa  sa  corde  et 
s'enfuit  en  poussant  des  beuglements  moqueurs  et  surna- 
turels. 

Styr  le  poursuivait  depuis  longtemps,  quand  il  s'aperçut 
qu'au  lieu  d'un  animal  choisi  parmi  ses  troupeaux,  celui 
qui  fuyait  devant  lui  n'était  autre  que  Gloesir  (4),  le  taureau 
gris  des  marécages.  A  cette  vue,  il  tomba  le  visage  contre 
terre  et  s'évanouit  d'épouvante  et  de  fatigue. 

Lorsque  Styr  ouvTit  les  yeux ,  il  se  trouva  au  sommet 
d'une  colline  couverte  de  bruyères  ;  une  douzaine  de  nains 
aux  traits  irréguliers  dansaient  autour  de  lui  en  se  tenant 
par  la  main,  et  réglaient  leurs  pas  silencieux  sur  les  accords 
d'une  lyre  d'argent  qu'un  Hosgspelar  [o]  caché  dans  les  ro- 

(0  On  Toil  en  Danemarck,  près  de  Saro,  une  de  ces  enceintes,  lon- 
gue de  loiianie-dix  pieds,  large  de  douïe  et  baate  de  trois.  Eile  se 
compose  de  quatre-vingt-neuf  blocs.  Les  païens  y  célébraient,  dit-on, 
de  mystérieuses  cérémonies.  Elles  sont  formées,  rapporte  M.  Mar- 
mier  dans  son  Histoire  d'Islande,  comme  les  dolmen  de  Bretagne,  de 
blocs  de  pierre  énormes;  et  le  peuple  qui  n'a  pu  comprendre  com- 
ment ces  masses  colossales  avaient  pu  être  transportées  dans  un 
même  lieu  et  rangées  symélriquemenl,  attribua  ces  constructions  à 
une  force  surhumaine,  et  les  appela  chambre  det  géants. 

[1]  A  Cpsal,  dit  la  Chronique  rimée  de  Suède,  i  l'endroit  otl  s'élève 
anjourdhui  la  cathédrale,  on  voyait  jadis  un  temple  doré  oii  le  peuple 
allait  rendre  hommage  i  trots  dieui.  Le  plus  élevé  des  trois  était 
Thor.  On  le  représentait  assis  et  nu  comme  un  enfant,  tenant  à  la  main 
Jes  sept  planètes  et  U  petite  Ourse;  i  ses  côtés,  éuient  Odhan  (Odin; 
et  Frigga.  {Scripiores  rerum  suecicarum  medii  œvi,  t.  I,  p.  252.) 

(3)  Formule  qu'on  employait  avant  d  égorger  le*  victimes. 

(4)  Etre  surnaturel  de  la  mythologie  islandaise. 

(s;  Esprit  des  eaux.  Les  Hog«pelar  babiiaicni'es  cascadesel  les  tor- 
rents. 


seaux  d'une  cascade  voisine  faisait  vibrer  doucement.  Siyr 
voulut  s'en  fuir,  car  il  se  rappela  que  ceux  qui  dansaient  avec 
les  Elfes  tombaient  en  langueur  et  mouraient  (1).  Mais  lors- 
qu'il voulut  sortir  du  cercle  magique,  les  nains  tourbillon- 
nèrent autour  de  lui  avec  tant  de  rapidité  qu'il  lui  fut  impos- 
sible de  fuir.  Alors  il  recula  et  tout  à  coup  la  6Ile  du  roi  des 
Aulnes  s'avança  vers  lui  ;  elle  était  pâle  comme  la  patronne 
des  glaciers  ;  une  robe  tissue  de  ûLs  de  la  vierge  et  blanchie 
avec  le  clair  de  lune  l'entourait  de  ses  plis  aériens. 

—  Viens,  Styr,  lui  dit-elle, ^-epose-toi;  la  rosée  de  la 
fatigue  découle  de  ton  front.  Repose-toi  et  prends  part  à 
nos  jeux. 

—  Non,  répondit  Styr,  je  veux  partir,  car  celui  qui  danse 
avec  les  Elfes  languit  et  meurt. 

—  Si  tu  veux  danser  avec  moi ,  répliqua-t-elle ,  je  te 
donnerai  des  éperons  d'or  et  une  tunique  en  soie. 

—  Laisse-moi,  les  nornes  (Parques)  n'ont  pas  encore  filé 
toute  la  trame  de  mes  jours  (2). 

Il  voulut  s'enfuir,  mais  la  fille  du  roi  des  Aulnes  lui  ten- 
dit sa  main  blanche  et  glacée  et  l'entraîna  dans  le  cercle. 
En  vain  voulut-il  résister,  il  fut  contraint  de  se  laisser  al- 
ler au  torrent  qui  l'emportait.  Mais  tandis  qu'il  dansait, 
une  idée  lui  vint  :  il  se  rappela  le  dieu  dont  il  abandon- 
nait le  culte,  et  dégageant  subitement  une  de  ses  mains,  il 
fît  le  signe  de  la  croix.  Au  même  instant  la  harpe  cessa  ses 
accords,  la  fille  du  roi  des  Aulnes  le  repoussa  rudement, 
rejoignit  les  Elfes  qui  abandonnaient  la  colline,  et  il  vit  la 
troupe  dansante  disparaître  peu  à  peu  dans  un  brouillard. 

Styr  respira  longuement  et  promena  ses  regards  autour 
de  lui  pour  découvrir  sa  forteresse,  mais  il  ne  vit  que  le 
ciel  et  les  bruyères.  Il  descendit  alors  la  colline  et  rencon- 
tra les  petits  hommes  de  la  montagne  (3).  Styr  leur  de- 
manda sa  route,  mais  les  nains  se  prirent  à  rire,  et  l'un 
d'eux  lui  répondit  d'une  voix  semblable  au  bruit  que  fait 
l'argent  en  tombant  sur  la  pierre. 

—  Nous  ne  te  dirons  pas  ton  chemin,  car  nous  mépri- 
sons les  traîtres.  Lorsque  le  blond  Thormod  est  tombé  du 
haut  de  la  roche  escarpée,  nous  l'avons  reçu  dans  nos  bras 
et  déposé  doucement  sur  le  gazon  du  précipice.  Puis,  lors- 
que Katia,  la  blanche  fille  de  Magniis  revint  le  soir  de  vi- 
siter ses  pâturages,  nous  avons  attiré  ses  pas  dans  ce  lieu 
et  Kalla  a  emmené  Thormod  dans  la  maison  de  son  père. 

Le  nain  se  prit  à  rire  d'un  air  sardonique  et  moqueur,  et 
tous  ensemble  répétèrent  : 

—  Va,  traître!  va  de  la  colline  à  la  plaine  et  de  la  plaine 
à  la  colline  !  marche  toujours,  ou,  si  tu  le  veux ,  demande 
ta  route  au  hasard  ;  nous  ne  te  dirons  pas  ton  chemin. 

Styr  marcha,  marcha  longtemps,  et  ce  ne  fut  qu'au  le- 
ver de  l'aurore  qu'il  arriva  enfin  au  pied  des  murs  de  sa 
forteresse.  Lorsqu'il  entra,  il  était  pâle  comme  un  linceul, 
et  ses  partisans  lui  demandèrent  : 

—  D'où  venez-vous  ?  votre  visage  est  plus  blanc  que  l'é- 
cume des  mers! 

—  Hélas  !  répondit  Styr  d'une  voix  faible,  je  viens  de  la 
colline  à  la  plaine  et  de  la  plaine  à  la  colline.  Plaignez- 
moi  ;  j'ai  dansé  avec  les  Elfes,  je  sens  une  invincible  lan- 
gueur dans  tous  mes  membres. 

—  Il  faut  que  notre  chef  ait  perdu  la  raison,  murmurè- 
rent entre  eux  les  partisans,  ou  qu'il  ait  bu  dans  une  coupe 
bien  profonde. 

(i)  Saperstiiion  populaire. 

(2)  Les  Volkslieder  de  l'.xUemagne,  les  Kamperiser  du  Danemarck  et 
les  FoIkTiscr  de  la  -su^de  offraient  plusieurs  ballades  dans  le  genre  de 
re  passage  de  notre  récit. 

(3)  Génies  bons  et  compatissants  qui  se  plaisent  à  remettre  eo 
son  chemin  le  voyageur  égaré. 


168 


LECTURES  DU  SOIR. 


—  Vous  vous  trompez,  répondit  froidement  Styr  qui  les 
avait  entendus.  Je  n'ai  approché  aucune  coupe  de  mes  lè- 
vres depuis  hier,  et  je  ne  boirai  plus  longtemps  avec  vous. 
Reconduisez  Katla  la  blanche  à  son  père  Magnus  ;  je  n'ai 
plus  maintenant  d'autre  fiancée  que  la  cruelle  Hela  (I). 

On  s'aperçut  alors  que  Styr  dépérissait  à  vue  d'oeil,  le 
feu  de  ses  regards  s'éteignait,  et  ses  bras,  jadis  si  vigoureux, 
pouvaient  à  peine  soutenir  sa  hache  de  combat. 

Sur  ces  entrefaites,  les  messagers  qu'il  avait  envoyés  vers 
Magnus  lui  apportèrent  l'ordre  de  comparaître  devant  VAl~ 
thing  (2},  pour  rendre  compte  des  ravages  commis  dans  le 
Borgarfiordùr.  Cette  circonstance  semblaéveiller  l'ancienne 
ardeur  de  Styr;  il  arma  tous  ses  partisans,  revêtit  sa 
noire  tunique,  saisit  sa  hache  et  partit.  Il  arriva  en  peu  de 
jours  au  Thing^\'ellir  (3).  Le  vieux  Magnus  Gudmundur  y 
était  déjà  à  la  tête  de  six  cents  de  ses  partisans. 

Quand  Styr  s'y  présenta  suivi  des  siens,  les  glaives  s'a- 
gitèrent, et  il  devint  impossible  au  lôgsôgumadr  (4)  de 
rendre  sa  sentence.  La  confusion  augmenta  ;  Styr  osa 
même  s'avancer  au  milieu  de  l'arène  et  leva  sa  hache  sur 
les  cheveux  blancs  du  vénérable  Magnus.  Peut-être  eût-il 
accompli  le  meurtre  si  un  vieux  juge  ne  s'était  écrié  sou- 
dain d'une  voix  terrible  et  menaçante  : 

—  Honte  et  malédiction  sur  toi  !  honte  à  celui  qui  vient 
souiller  l'enceinte  sacrée  de  l'Althing  ! 

Les  deux  parties  convinrent  enfin  de  terminer  leur  dif- 
férend par  un  combat  dans  lequel  le  dernierd  homme  des 
Sturle  lutterait  contre  un  des  partisans  de  Magnus, 

(1)  Déesse  de  la  mort,  reine  des  enfers. 

(2)  Assemblée  nationale  où  les  quatre  provinces  d'Islande  étaient 
Teprésenlées  chacune  par  trois  députés.  L'Althing  était  régi  par  un 
président.  On  portait  devant  celte  assemblée  toutes  les  questions 
d'intérêt  général  et  l'on  jugeait  aussi  les  actes  de  violence. 

^3)  Celait  un  ravin  profond  et  sauvage,  eniouré  de  roches  escar- 
pées, au  sein  duquel  I  Altbiog  avait  lieu.  Les  représentants  s'y  abri- 
taient sous  des  tentes. 

H)  Président  de  l'Althing.  narrateur  de  la  loi;  il  aaTait  les  lois  par 
cœur  elles  récitait  chaque  année  au  peuple. 


Le  lendemain  donc,  au  point  du  jour ,  les  troupes  se 
trouvèrent  en  présence  au  milieu  d'une  plaine  immense. 
Styr  sortit  d'abord  des  rangs  et  s'avança  pour  soutenir  le 
défi  ;  son  regard  avait  encore  son  orgueilleuse  fierté  ; 
mais  on  observa  que  son  visage  était  d'une  pâleur  ef- 
frayante. Une  incompréhensible  lenteur  régnait  dans  ses 
mouvements,  et  il  put  à  peine  se  traîner  jusqu'à  la  lice. 

Le  vieux  Magnus  s'écria  alors  : 

—  Compagnons,  voici  l'homme  qui  a  tué  mes  deux  fils 
et  incendié  nos  demeures  ;  je  donne  ma  fille  Katla  à  ce- 
lui qui  noircira  son  glaive  du  sang  de  ce  traître! 

Cent  épées  sortirent  du  fourreau  ;  mais  on  vit  tout  à  coup 
un  jeune  homme  aux  cheveux  blonds,  au  bouclier  d'azur 
et  à  la  lance  dorée,  se  précipiter  dans  l'arène  et  courir  au 
devant  de  son  adversaire. 

Styr  ne  l'eut  pas  plutôt  aperçu  qu'un  tremblement  con- 
vulsif  parcourut  tous  ses  membres. 

—  Lâche!  s'écria  le  jeune  homme,  je  suis  Thormod!  je 
ne  t'avais  pas  abandonné  dans  le  malheur,  et,  pour  récom- 
pense, tu  m'as  précipité  du  haut  d'une  roche  lorsque  je 
marchais  près  de  toi  sans  défiance.  Dieu  a  conservé  ma  vie 
afin  que  je  vinsse  le  demander  compte  de  tes  crimes! 

A  ces  mots,  il  tira  sa  lance  pour  frapper  Styr  à  la  poi- 
trine, mais  avant  qu'il  eût  abaissé  le  bras,  le  dernier  des 
Sturle  tomba  mort. 

On  pensa  naturellement  que  Styr  était  mort  d'épou- 
vante à  la  vue  de  l'homme  qu'il  croyait  avoir  assassiné; 
cependant,  lorsque  huit  jours  après  Thormod  conduisit  ^ 
l'autel  la  blanche  fille  de  Magnus,  les  vieilles  femmes,  eu 
les  voyant  passer,  se  disaient  à  l'oreille  : 

—  Voici  le  blond  Thormod  !  son  bras  est  fort  et  son 
cœur  plein  de  courage  ;  mais  il  n'a  pas  eu  besoin  de  com- 
battre pour  vaincre,  car  le  farouche  Styr  est  mort  parce 
qu'il  a  dansé  sur  la  colline  avec  les  Elfes  ! 

C.-HippOLVTE  CASTir.LE. 


J'I'IIWIK&t.l.Ifk 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


169 


Lk  TRES-VERIDIOUE  HISTOIRE 


DES 


DIX-NEUF  INFORTUNES  DE  JANNOT  LE  UARPONNEUll. 


Chasse  à  rhippopotanie. 


Pendant  que  j'étais  souffrant  à  l'hospice,  un  tchalourvédi 
me  prit  en  affection  et  résolut  de  m'initier  dans  les  saints 
mystères  de  la  religion  de  Manou. 

—  Je  t'avoue,  mon  cher  Jannot,  que  je  ne  sais  ce  que 
0  est  qu'un  tchalourvédi. 

Le  tchalourvédi  est  un  brahmane  qui  a  étudié  les  quatre 
Fédas  ou  livres  saints  ;  tandis  que  le  trivadi  n'en  a  étudié 
que  trois  et  le  dvivédi,  deux  ;  en  un  mot,  c'est  un  savant 
théologien.  Comme  son  instruction  était  toujours  précé- 
dée de  quelques  petites  pièces  de  monnaie  qu'il  mettait 
dans  ma  main,  je  l'écoutais  avec  la  plus  grande  patience. 

Il  m'expliqua  d'abord  ce  que  c'était  que  les  quatre  Vé- 
das,  ou  livres  comprenant  toute  la  religion  indienne.  Dans 
l'origine,  ils  ne  faisaient  qu'un  seul  corps  de  doctrine,  ré- 

(i)  Voir  le  numéro  de  février. 
M\RS  1840. 


vêlé  par  Brahraa  lui-même,  et  qui  se  transmettait  par  la 
tradition  orale.  Mais  un  sage  nommé  Vya'sa  écrivit  cette 
doctrine  et  la  divisa  en  quatre  parties  ou  Fédas,  nommées 
Ritch,  Yadjouch,  Sdman,  et  A'tharvan'a.  Cependant, 
quelques  savants  docteurs  doutent  que  Va'lharvana  soit 
véritablement  un  Véda,  et  voici  la  raison  qu'ils  en  donnent. 
Le  Ritch-réda,  disent-ils,  tire  son  origine  du  feu  ;  le  Fad- 
jouch-f^éda,  de  l'air  ;  le  Sâman-Véda,  du  soleil.  Or,  quelle 
serait  donc  l'origine  de  VA'tharvan'a  ?  Il  ne  peut  pas  en 
avoir  !  —  Voilà,  j'espère,  ce  qui  s'appelle  puissamment 
raisonner  ! 

—  En  effet,  mon  cher  Jannot,  nos  docteurs  de  Sorbonne 
ne  diraient  pas  mieux. 

— Eh  puis,  mon  ami,  ce  qui  a  jeté  un  peu  de  confusion 
dans  les  Fédas,  c'est  probablement  que  les  perdrix  in- 

TREIZltilE    VOLUME. 


^^ 


170 


LECTURES  DU  SOIR. 


diennes  n'ont  guère  plus  de  cervelle  que  les  aigles  de 
Paris. 

—  A  propos  de  quoi  les  perdrix  se  trouvent-elles  ici? 

—  C'est  tout  simple.  Le  Kadjouch-f^éda,  par  exemple, 
fut,  dans  son  origine,  enseigné  par  le  sage  Vais'arapa'yana. 
Or,  un  certain  jour,  dans  un  petit  mouvement  de  vivacité, 
le  sage  assassma  bravement  son  neveu,  le  propre  61s  de  sa 
sœur.  Il  fut  ensuite  trouver  un  de  ses  disciples,  et  le  pria 
de  prendre  la  moitié  du  péché  sur  son  compte,  ce  que 
celui-ci  refusa  tout  net.  Vais'ampa'yana,  furieux  de  ce  man- 
que d'égards,  lui  ordonna  aussitôt  de  lui  rendre  la  science 
qu'il  lui  avait  inculquée.  Le  disciple  obéit  et  se  mil  à  vomir 
la  science  sous  formes  corporelles  ;  et  à  mesure  qu'il  en 
vomissait  des  fragments,  des  perdrix  qui  se  trouvaient  là, 
et  qui  étaient  aussi  les  disciples  de  Vais'ampa'yana,  les  ava- 
laient ;  elles  les  rendirent,  mais  par  un  passage  indécent  à 
nommer,  et  qui  les  souilla  ;  d'oii  ces  textes  ont  pris  le  nom 
de  f^édas  noirs. 

Le  disciple,  qui  se  nommait  Ya'djnawalkya,  ne  perdit 
pas  la  tète  après  son  vomissement;  il  eut  recours  au  so- 
leil; cet  astre,  sous  la  forme  d'un  cheval,  lui  envoya  une 
nouvelle  révélation,  qui  est,  pour  cette  raison,  nommée  le 
blanc  Vadjouch-Véda. 

—  Et  que  disent  ces  védas  ? 

—  Mon  savant  brahmane  m'a  endormi  si  souvent  avec 
le  Ritch'Féda,  que  je  peux,  si  cela  t'amuse,  te  citer  pres- 
que littéralement  l'histoire  de  la  création  du  monde  et  des 
dieux,  ou  celle  très-pittoresque  du  dernier  déluge;  car  les 
Indiens  croient  que  la  terre  a  éprouvé  plusieurs  cata- 
clysmes. 

«  Originairement,  cet  univers  n'était  qu'ame  (Brahma); 
rien  autre  chose  n'existait,  d'actif  ou  d'inactif.  Lui  eut  celte 
pensée  :  Je  veux  créer  des  mondes.  C'est  ainsi  qu'il  créa 
les  mondes  divers,  l'eau,  la  lumière,  les  êtres  mortels  et 
les  eaux.  L'eau  est  la  région  au-dessus  du  ciel,  et  que  le 
ciel  soutient;  l'atmosphère  contient  la  lumière;  la  terre  est 
mortelle,  et  les  régions  au-dessous  sont  les  eaux.  Lui  eut 
celte  pensée  :  f^otlà  donc  des  mondes;  je  veu.x  créer 
des  gardiens  des  mondes.  Ainsi  il  lira  des  eaux  et  forma 
un  être  revêtu  d'un  corps. 

t  II  le  regarda,  et  de  cet  être  ainsi  contemplé  la  bouche 
s'ouvrit  comme  un  œuf;  de  la  bouche  sortit  la  parole  ;  de 
la  parole  procéda  le  feu.  Les  narines  s'étendirent  ;  par  les 
narines,  le  souffle  de  la  respiration  passa;  par  le  souffle  de 
la  respiration,  l'air  fut  propagé.  Les  yeux  s'ouvrirent;  des 
yeux  sortit  un  rayon  lumineux  ;  de  ce  rayon  lumineux  fut 
produit  le  soleil.  Les  oreilles  se  dilatèrent  ;  des  oreilles 
vint  l'ouïe  ;  de  l'ouïe,  les  régions  de  l'espace.  La  peau  s'é- 
tendit ;  de  la  peau  sortit  le  poil  ;  du  poil  furent  produits 
les  herbes  et  les  arbres.  La  poitrine  s'ouvrit  ;  de  la  poitrine 
procéda  l'esprit,  et  de  l'esprit,  la  lune.  Le  nombril  s'épa- 
nouit; du  nombril  vint  la  déglutition;  de  celle-ci,  la  mort. 
Un  autre  organe  apparut  ;  à  cet  organe  les  eaux  doivent 
leur  origine. 

«  Ces  déités  étant  ainsi  formées,  tombèrent  dans  ce  vaste 
océan  ;  et  elles  vinrent  à  lui  avec  soif  et  faim  ;  et  elles 
s'adressèrent  ainsi  à  lui  :  accorde- nous  un  corps  plus 
petit,  dans  lequel  habitant ^  nous  puifsions  manger 
des  aliments.  Lui  leur  offrit  la  forme  d'une  vache  ;  elles 
dirent  :  Cela  n'' est  pas  suffisant  pour  nous.  Il  leur  montra 
la  forme  humaine,  et  elles  s'écrièrent  :  Très-bien!  ah! 
admirable! 

€  Lui  leur  fit  occuper  leurs  places  respectives.  Le  feu, 
devenant  la  parole,  entra  dans  la  bouche  ;  l'air,  devenant 
souffle,  pénétra  dans  les  narines  ;  le  soleil,  devenant  vue, 
pénétra  dans  les  yeux  ;  l'espace  devint  ouïe,  et  occupa  les 


oreilles  ;  les  herbes  et  les  arbres  devinrent  les  cheveux  et 
la  barbe,  et  s'implantèrent  dans  la  peau  ;  la  lune,  deve- 
nant l'esprit,  entra  dans  la  poitrine  ;  la  mort,  devenant  la 
déglutition,  pénétra  par  le  nombril,  et  l'eau  occupa  la 
vessie.  »  Telle  fut  l'origine  d'un  grand  nombre  de  dieux. 

—  Mais,  mon  bon  Jannot,  tout  ce  que  tu  me  débites  là 
est  d'une  bêtise  atroce. 

—  Va  dire  cela  à  un  membre  de  la  Société  asiatique,  et 
tu  seras  gentiment  reçu!  Puisque  r/^i7orcyo-.4'ran'ya, 
ou  deuxième  livre  du  Ritch-Féda,  ne  te  plait  pas,  je  vais 
le  donner  quelque  chose  de  mieux.  Tu  n'as  pas  lu  le  Mahà- 
bhàrata? 

—  Dieu  m'en  garde  ! 

—  Eh  bien,  voilà  :  Waïvaswata,  ou  le  fils  du  soleil,  est 
le  septième  Manon  (dieu)  de  la  théogonie  indienne.  Ce 
monarque-dieu  se  livrait  aux  plus  rigoureuses  austérités, 
sans  que  mon  brahmane  ait  bien  su  me  dire  pourquoi  un 
dieu  avait  besoin  de  faire  pénitence.  Un  jour  qu'il  se  livrait 
à  ses  pratiques  de  dévotion  sur  les  bords  riants  et  fleuris  de 
la  Virini,  un  petit  poisson ,  un  goujon  sans  doute,  lui 
adressa  la  parole  pour  le  prier  de  le  retirer  de  la  rivière, 
parce  qu'il  y  était  sans  cesse  exposé  à  la  voracité  des  pois- 
sons plus  gros  que  lui.  Waïvaswata  le  prit  et  le  plaça  dans 
un  vase  plein  d'eau,  destiné  à  des  poissons  rouges,  il  finit 
par  grossir  tellement,  que  le  vase  ne  pouvait  plus  le  con- 
tenir, et  le  Manou  fut  obligé  de  le  transporter  successive- 
ment dans  un  lac,  puis  dans  le  Gange,  et  enfin  dans  la 
mer,  le  poisson  continuant  toujours  à  grossir.  Chaque 
fois  que  le  Manou  le  changeait  de  place,  le  poisson,  tout 
énorme  qu'il  élait,  devenait  facile  à  porter,  et  fort  agréable 
à  toucher  et  à  flairer.  Lorsqu'il  fut  dans  la  mer,  il  dit  au 
saint  personnage  :  «  Dans  peu,  loul  ce  qui  existe  sur  la 
terre  sera  détruit;  voici  le  temps  de  la  submersion  des 
mondes;  le  moment  terrible  de  la  dissolulioD  est  arrive 
pour  tous  les  èlres  mobiles  et  immobiles.  Tu  construiras 
un  fort  navire,  pourvu  de  cordages,  dans  lequel  lu  t'em- 
barqueras avec  les  sept  richis,  après  avoir  pris  avec  toi 
toutes  les  graines.  Tu  m'attendras  sur  ce  navire,  et  je  vien- 
drai à  toi,  ayant  sur  la  tête  une  corne  qui  me  fera  recon- 
naître. » 

Waïvaswata  obéit  ;  il  construisit  un  navire,  s'y  embar- 
qua et  pensa  au  poisson,  qui  se  montra  bientôt.  Le  saint 
attacha  une  forte  corde  à  la  corne  du  poisson,  qui  fit  vo- 
guer le  vaisseau  sur  la  mer  avec  la  plus  grande  rapidité, 
malgré  l'impétuosité  des  vagues  et  la  violence  de  la  tem- 
pête. L'ouragan  était  si  furieux,  que,  pendant  un  grand 
nombre  d'années,  Waïvaswata  ne  pouvait  distinguer  ni  le 
ciel  ni  la  mer.  Enfin  il  fil  aborder  le  vaisseau  sur  le  sommet 
le  plus  haut  d'Himavat  (des  llimalayas),  où  il  ordonna  aux 
richis  (saints)  d'amarrer  le  navire.  «  Je  suis  Brahma,  sei- 
gneur des  créatures,  dit-il  alors;  aucun  être  ne  m'est  supé- 
rieur, et  je  m'en  vante.  Sous  la  forme  d'un  poisson,  je  vous 
ai  sauvés  du  danger.  Manou,  que  voici,  va  maintenant  opé- 
rer la  création.  »  Ayant  ainsi  parlé,  il  disparut,  et  Waïvas- 
wala,  après  avoir  pratique  de  nouvelles  austérités,  se  mil 
à  créer  tous  les  êtres.  Cependant  Brahma  se  réserva  la 
création  de  l'homme,  si  les  Védas  ne  tombent  pas  dans  une 
triple  contradiction. 

Du  reste,  mon  cher,  je  ne  finirais  plus  si  je  voulais  le  ra- 
conter toutes  les  superstitions  et  les  légendes  stupides  itu 
peuple  le  plus  immuable  qu'il  y  ait  sur  la  terre,  sans  mtme 
en  excepter  les  Chinois.  Les  Indiens  croient  à  la  métemp- 
sycose. Les  âmes  des  saints,  c'est-à-dire  des  prêtres,  mon- 
tent droit  au  ciel,  el  vont  se  fondre  dans  celle  de  Brahma, 
pour  jouir  d'une  béatitude  éternelle;  celles  des  brahmanes, 
quand  elles  ne  monlenl  pas  au  ciel,  vont  animer  le  corps 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


171 


des  bœufs,  des  vaches  et  autres  SDiroaux  vénérés  ;  celles 
des  kcbatr^as,  ou  des  rajabs  et  nababs  sont  emprisonnées 
dans  le  corps  de  certaines  espèces  de  singes  fort  considérés; 
celles  des  vaisyas,  bourgeois,  négociants  ou  industriels, 
passent  dans  le  corps  d'animaux  immondes,  pour  se  puri- 
fier par  une  nouvelle  vie  de  misère  ;  celles  des  soudras  ou 
parias....  Ma  foi,  mon  cher,  ces  pauvres  parias  sont  ou- 
bliés en  Orient  comme  en  Occident  ;  il  n'est  pas  du  tout 
question  de  leur  àme  dans  les  Védas,  et  on  ne  voit  guère 
figurer  leurs  noms  que  sur  les  rôles  des  corvées  et  con- 
tributions. 

Et  cependant,  si  je  m'en  rapportais  aux  portières  et  aux 
bonnes  femmes  de  Dénarès,  les  parias  auraient  aussi  une 
àme  ;  mais  elle  irait  habiter  les  corps  fantastiques  des  ràk- 
cbasas,  génies  malfaisants  très-nombreux  et  dont  on  con- 
naît plusieurs  sortes ,  les  uns,  comme  Ravana,  sont  des 
géants  monstrueux,  peu  à  craindre  pour  les  hommes, 
parce  qu'ils  sont  constamment  occupés  à  faire  la  guerre 
aux  dieux,  qu'ils  croquent  de  temps  à  autre,  sans  cepen- 
dant en  diminuer  le  nombre  d'une  manière  sensible  ;  les 
autres,  comme  Hidimbba,  hantent  les  furets  et  les  cime- 
tières ;  ainsi  que  les  vampires,  ils  sont  avides  du  sang  des 
jeunes  filles,  qu'ils  sucent  pendant  la  nuit,  ou  ils  mangent 
les  petits  enfants,  à  la  manière  de  nos  ogres  croque- 
mitaines. 

Si  tu  veux  te  donner  la  peine  de  lire  le  Manava- 
dharma-sastra  (ou  les  lois  de  Manou),  voilà  ce  que  tu  ap- 
prendras sur  ces  êtres  fantastiques  :  Les  sept  pradjàpatis, 
ou  seigneurs  des  créatures,  après  être  sortis  des  mains  de 
Brabma,  créèrent  sept  autres  Manous,  les  dévas  ou  dieux, 
et  des  maharchis  doués  d'un  immense  pouvoir.  Ils  créèrent 
en  outre  :  1»  les  yakchas,  gardiens  des  trésors,  comme 
nos  gnomes  ;  2°  les  rakchasas,  dont  je  viens  de  te  parler  ; 
3°  les  pisalchas  ou  vampires  ;  4°  les  gandharbas  ou  mu- 
siciens célestes,  qui  font  partie  de  la  cour  d'Indra,  roi  du 
firmament  ;  5°  les  absarâs,  bayadères  ou  courtisanes  du  ciel 
d'Indra,  et  leur  naissance  est  assez  curieuse  pour  que  je  te 
la  raconte.  Comme  Vénus,  elles  sortirent  de  la  mer  dans 
l'instant  où  les  dévas  et  les  asouras  la  barattaient  pour  en 
faire  du  lait  de  beurre;  6"  les  asouras,  sans  cesse  eu 
guerre  contre  les  dieux  ;  7°  les  nagas,  qui  ont  la  queue 
et  le  corps  d'un  serpent,  avec  une  tète  humaine;  8°  les 
tarpas;  9°  les  souparnas,  oiseaux  divins,  dont  le  chef, 
nommé  Garouda,  sert  de  moulure  à  Vicbnou,  etc.,  etc.  ; 
sans  oublier  cependant  les  pitris,  qui  habitent  dans  la 
lune. 

—  Tu  me  permettras,  Jannot,  de  trouver  toutes  ces  his- 
toires fort  ridicules. 

—  Et  cependant,  mon  cher,  elles  sont  la  base  fondamen- 
tale de  la  religion  la  plus  absurde,  la  plus  ancienne  et, 
ce  qui  est  plus  singulier,  la  plus  durable  qu'il  y  ait  eu  sur 
la  terre.  Les  Védas,  ou  livres  de  prières,  remontent  au 
moins  à  trois  raille  deux  cents  ans,  c'est-à-dire  au  temps  de 
Moïse;  et  peut-être  même  plus  haut,  si,  ainsi  que  le  dit 
certain  auteur,  Vécriture  a  devancé  la  parole,  ce  qui  se- 
rait vraiment  fort  gentil  ! 

—  Et  surtout  fort  extraordinaire. 

—  Hé  non  !  hé  non!  Je  me  rappelle  qu'en  lisant,  bou- 
quinant et  furetant  dans  les  ouvrages  de  la  cargaison  de 
mon  navire  négrier,  il  m'a  très-souvent  été  démontré  qu'on 
peut  écrire  sans  pensées  ;  or,  la  pensée,  mon  cher,  c'est 
la  parole.  Si  tu  vas  écouter  certain  professeur  d'analyse 
de  l'École  normale,  il  t'apprendra  que  «  Vhomme  ne  pense 
que  parce  qu'il  parle;  »  moi,  pauvre  Jannot,  je  croyais 
tout  juste  le  contraire,  c'csl-à-dire,  que  l'homme  nt  parle 


que  parce  qu'il  pente.  Mais  je  suis  revenu  de  mon  er- 
reur, ce  qui  a  beaucoup  augmenté  mon  estime  pour  les 
perrocjuets  du  Jardin  des  Plantes,  et  beaucoup  aussi  ma 
compa.ssion  pour  les  sourds-muels  de  nos  campagnes,  aux- 
quels je  supposais  un  peu  plus  de  pensées  qu'à  des  buitres, 
avant  de  savoir  ces  belles  choses. 

—  Mou  cber  voyageur,  ne  pourrais-tu  nous  tenir  quittes 
de  ta  philosophie  métaphysique? 

—  Ça  me  va  ;  mais  cependant,  mon  cher  ami,  je  te  jure 
que,  quoi(iue  voyageur  et  venant  de  lom,  je  te  dis  la  pure 
vérité.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  couleur  jauuàire  de  ma  peau 
me  donnait  de  l'inquiétude,  car  je  n'avais  aucun  protec- 
teur, et  je  craignais  que  quelque  avare  nabab  anglais  ne  fit 
semblant  de  me  prendre  pour  un  Indien,  afin  de  me  mettre 
au  nombre  de  ses  esclaves. 

—  De  ses  domestiques,  tu  veux  dire? 

—  De  ses  esclaves,  je  dis. 

—  Bah  !  laisse  donc  !  Les  Anglais,  si  fermes  soutiens  de 
l'abolition  de  l'esclavage  des  nègres,  si  tendrement  négro- 
pbiles,  si  déterminés  à  soutenir  les  droits  imprescriptibles 
que  les  noirs  africains  ont  à  la  liberté!  ce  n'est  pas  possi- 
ble, mon  cher. 

—  Qui  le  parle  de  noirs  africains,  de  nègres  et  de  négro- 
philes?  Est-ce  que  je  suis  un  nègre,  moi? 

—  A  plus  forte  raison. 

—  Du  tout,  du  tout.  Les  Anglais  sont  négrophiles,  j'en 
conviens;  mais  une  philanthropie  noire  n'a  rien  de  com- 
mun avec  une  philanthropie  jaune,  comme  c'est  prouvé 
par  le  fait,  puisqu'il  n'est  pas  un  de  ces  braves  nababs  an- 
glais qui  n'ait  au  moins  une  centaine  d'esclaves  indiens 
jaunes  ou  blancs,  et  non  pas  noirs.  Mais  si  les  Anglais 
n'ont  pas  poussé  à  la  réforme  de  l'esclavage  dans  Tlude, 
ils  n'en  ont  pas  moins  bien  mérité  de  l'huinaniié  en  pro- 
scrivant, autant  qu'il  était  en  leur  pouvoir,  ces  horribles 
sacrifices  humains,  qui  s'obtenaient  en  fanatisant  de  mal- 
heureuses jeunes  femmes,  au  point  de  les  déterminer  à  se 
brûler  volontairement  avec  le  cadavre  de  leur  mari.  Quand 
je  dis  volontairement,  il  ne  faut  pas  me  prendre  tout  à  fait 
à  la  lettre,  car  j'ai  été  témoin  d'une  de  ces  abominables 
cérémonies  dans  le  Coromandel,  et  je  puis  t'atïirmer  que 
la  pauvre  jeune  femme  fut  brûlée  vive  bien  malgré  elle, 
malgré  ses  cris  de  détresse,  et  malgré  les  efforts  déses- 
pérés qu'elle  fit  pour  échapper  à  ses  bourreaux.  Quoiqu'on 
eût  pris  la  précaution  de  l'enivrer  avec  une  forte  dose 
d'opium  et  d'autres  liqueurs,  la  frayeur  dissipa  son  étour- 
dissement,  et  elle  sortit  trois  fois  du  milieu  des  flammes 
en  poussant  d'horribles  hurlements  ;  trois  fois  les  prêtres 
la  rejetèrent  dans  le  fatal  brasier  avec  une  férocité  dont  tu 
ne  peux  te  faire  une  idée  :  c'était  un  spectacle  aussi  affreux 
qu'indescriptible. 

—  Et  le  peuple  indien,  que  faisait-il? 

—  Il  chantait  des  cantiques  à  Indra,  le  dieu  suprême,  et 
il  maudissait  la  malheureuse  à  cause  de  ce  qu'il  appe- 
lait sa  rébellion  contre  le  Ciel. 

—  Ma  foi,  mon  cher  Jannot,  je  commence  à  comprendre 
pourquoi  les  Anglais  n'ont  pas  ce  que  tu  appelles  la  philan- 
thropie jaune;  un  tel  peuple  est  digne  de  l'esclavage,  et 
une  telle  civilisation,  tout  antique  qu'elle  est,  ne  vaut  pas 
la  sauvagerie  des  noirs  enfants  de  la  Guinée  et  du  Congo. 
Laissons  là  ces  horreurs,  et  revenons-en  à  l'histoire  de  tes 
infortunes. 

J'errai  longtemps  dans  l'Inde,  tantôt  vivant  d'aumônes, 
tantôt  du  travail  de  mes  mains,  et  toujours  misérablement. 
Un  jour  que  j'étais  à  6énarès-la-Sainte,  j'assistai  à  un  sasti. 
Les  Indiens  nomment  ainsi  le  sacrifice  qu'un  homme  fait 
de  sa  vie  pour  plaire  à  une  des  trois  ou  quatre  millions  de 


172 


LECTURES  DU  SOIR. 


divinités  qu'on  adore  dans  ce  pays-là,  et  pour  gagner  le 
ciel  tout  droit,  sans  que  l'àme  ait  besoin  de  passer  dans  le 
corps  d'un  ou  de  plusieurs  animaux  pour  s'épurer.  Mais, 
malheureusement  pour  moi,  je  ne  savais  pas  alors  ce  que 
c'était  qu'un  sasti.  Tout  le  peuple  était  assemblé  sur  une 
place  publique  et  semblait  attendre  avec  une  vive  impa- 
tience un  grand  événement.  Comme  un  véritable  badaud 
de  Paris,  je  me  mêlai  à  la  foule,  et  j'attendis  avec  la  même 
impatience  que  les  autres,  sans  savoir  quoi.  Tout  à  coup 
on  ouvrit  les  portes  d'un  temple  de  Brahma,  et  il  en  sortit 
un  immense  chariot,  devant  lequel  celui  qui  transporta 
les  cendres  de  Napoléon  aux  Invalides  ne  serait  qu'un  jou- 
jou d'enfant.  Dans  ce  chariot,  qui  s'élevait  en  forme  de 
chapelle  ou  de  pagode,  étaient  les  statues  des  six  Manous 
(dieux),  descendants  de  Swàyambhouva,  savoir  :  Swarot- 
chicha,  Ottomi,  Tamasa,  Raivata,  le  glorieux  Tchakchou- 
cha,  etle  fils  de  Vivaswat  {Lois  de  Manou,  liv.  I,  vers  61 
et  62).  L'on  devait  promener  processionnellement  ces  ima- 
ges dans  la  ville.  Aussitôt  la  foule  se  précipita  vers  le  tem- 
ple, chacun  saisit  une  partie  de  la  corde  attachée  au  char, 
et  trois  mille  personnes  au  moins  se  mirent  à  tirer  la  lourde 
machine,  qui  se  mit  en  mouvement  pour  parcourir  la  ville. 


Un  sasti  indien. 

Je  ne  jugeai  pas  à  propos  de  m'alteler  à  la  voiture,  mais  je 
me  mêlai  à  quelques  dévots  qui  marchaient  à  côté  d'elle, 
et,  dans  le  but  d'obtenir  quelques  aumônes  des  prêtres  ou 
brahmanes  qui  suivaient  le  cortège,  j'imitai  leur  religieux 
recueillement.  Mon  costume  et  la  couleur  bilieuse  de  mon 
teint  me  faisaient  prendre  pour  un  Indien  de  la  troisième 
caste,  c'est-à-dire  pour  un  Vaisya,  car  voici  ce  que  dit  le 
Véda  des  lois  de  Manou  :  «  Pour  la  propagation  de  l'espèce 
humaine,  de  sa  bouche,  de  son  bras,  de  sa  cuisse  et  de  son 
pied,  Brahma  produisit  le  noble  brahmane,  le  kchatriya,  le 
vaisya  et  le  soùdra.  •  Cette  physionomie  indienne  fut  une 
chose  fort  heureuse  pour  moi,  comme  tu  vas  le  voir,  car 
sans  cela  ou  m'aurait  assommé. 


Je  remarquai  qu'un  des  dévots  qui  marchaient  à  côté  de 
moi,  c'est-à-dire  à  quatre  pas  en  avant  du  char,  se  retour- 
nait souvent  pour  examiner  les  roues  larges  et  massives  sur 
lesquelles  roulait  la  lourde  machine.  Cet  homme  pâlit  et 
se  mit  à  crier  :  c  sasti  !  sasti  !  »  puis  tout  à  coup  il  va 
tomber  en  trébuchant  positivement  devant  la  première  roue 
et  le  corps  eu  travers  du  char.  Je  crus  qu'il  avait  eu  un 
éblouissement  et  que  sa  chute  était  le  résultat  d'un  ac- 
cident; je  me  précipitai  aussitôt  vers  lui,  je  le  saisis  par 
une  jambe,  et  j'allais  le  tirer  de  dessous  la  roue  qui  avan- 
çait lentement,  quand  un  brahmane,  furieux  de  ma  bonne 
action,  s'élance  sur  moi  et,  dans  sa  sainte  fureur,  me  frappe 
sur  la  tête  avec  son  bâton  de  vih  a  ou  de  palàsa  (1  )  ;  il  me  prit 
à  bras  le  corps  et  me  jeta  sous  le  char,  âcôté  du  sasti,  tan- 
dis que  lo6  chants  des  prêtres,  les  tam-tams,  les  tambours, 
les  trompettes,  les  clairons,  les  flûtes  et  les  hautbois  fai- 
saient un  tintamarre  épouvantable  pour  étoufTer  les  cris  dou- 
loureux de  la  victime.  Fort  heureusement  pour  moi,  je  ne 
perdis  pas  la  présence  d'esprit,  et  au  moment  où  la  roue  du 
char  écrasait  le  malheureux  dévot,  qui  poussait  des  hurle- 
ments épouvantables,  je  Os  un  soubresaut  qui  me  jeta  tout 
à  fait  sous  le  char  dans  le  sens  de  sa  longueur,  et  les  quatre 
roues  passèrent  sans  me  broyer  le  ventre  et  la  colonne  ver- 
tébrale. Cependant  je  ne  fus  pas  assez  leste  pour  empêcher 
qu'elles  ne  me  frottassent  un  peu  trop  fort  les  épaules, 
d'où  il  est  résulté  que  j'eus  une  omoplate  fracassée,  et  que 
je  suis  resté  bossu  pour  toute  ma  vie.  Ce  fut  ma  quator- 
zième infortune. 

Mon  sasti  ne  toucha  pas  beaucoup  les  pieux  Indiens, 
parce  que,  n'ayant  pas  eu  le  bonheur  d'être  tué  sur  la  place, 
ils  en  conclurent  que  j'avais  commis  quelque  péché  offensant 
pour  la  sainte  trinité  indienne,  Brahma,  Vichnou  et  Siva  ; 
en  conséquence,  ils  me  laissèrent  mourant  sur  le  pavé. 
Quelques  soudràs,  qui  suivaient  le  char  de  loin,  parce  que 
les  hommes  de  leur  caste  sont  trop  impurs  pour  oser  ap- 
procher des  choses  saintes,  eurent  pitié  de  moi  ;  ils  me  ra- 
massèrent et  me  portèrent  à  l'hôpital.  Quand  je  leur  de- 
mandai pourquoi  les  dévots  m'avaient  abandonné. 

—  C'est  que  c'est  la  coutuine  immémoriale,  et  on  n'y 
peut  rien  changer  jusqu'à  la  consommation  des  siècles, 
car  la  coutume  immémoriale,  en  toute  chose,  est  déclarée 
sainte  par  le  srouti  (la  révélation),  par  le  smriti  (la  tradi- 
tion), et  par  les  Yédas  de  Manou. 

Ceci  t'explique  parfaitement,  mon  cher  ami,  pourquoi 
la  demi-civilisation  de  l'Inde  est  restée  stationnaire,  et 
pourquoi  elle  le  restera  toujours. 

Dégoûté  à  tout  jamais  des  absurdités  d'un  peuple  lâche 
et  cruel  par  fanatisme ,  je  résolus  d'employer  toutes  les 
forces  qui  me  restaient  pour  tâcher  de  revenir  en  Europe. 
Dès  que  je  fus  guéri,  je  me  mis  en  roule,  et,  à  travers  tou- 
tes sortes  de  misères,  j'arrivai  en  Perse.  Là,  je  trouvai  une 
caravane  qui  se  rendait  en  Egypte  par  la  Syrie  et  l'isthme 
de  Suez;  je  me  fis  conducteur  de  chameaux,  et,  clopin- 
clopant,  j'arrivai  au  Caire,  mais  sans  un  sou  dans  ma  poche, 
et  sans  aucun  moyen  de  payer  ma  traversée  pour  revenir 
en  France. 

Je  fis  par  hasard  connaissance  d'un  jeune  lord  anglais 
fort  riche,  venu  exprès  de  Londres  en  Egypte  pour  chasser 
le  lièvre  dans  les  plaines  d'.\lexandrie.  Je  lui  racontai  mes 
quatorze  infortunes,  et  celle  du  cachalot  lui  plut  tellement, 

(i)  De  œgle  marmelos  ou  de  butea  frondosa.  Les  brahmanes,  se- 
lon les  lois  de  Manou,  ne  peuvent  pas  porter  de  bilon  fait  d'un  autre 
bois.  Celui  d'un  guerrier  ou  kchairi}a  doit  être  de  vatj  {ficus  iiidica), 
ou  de  khadira  {mimosa  catechu^;  celui  d'un  marchand  ou  vaisya  doit 
6tre  de  pilou  (careya  arborea),  ou  d'oudoumbara  {ficus  glomcraia). 
Quant  au  pauvre  soùdra  ou  paria,  la  loi  de  Manou  ne  daigne  pas  eo 
parler. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


1:3 


que  depuis  il  ne  m'a  jamais  appelé  que  John  le  harponneur. 
Comme  il  cherchait  un  domestique, il  voulut  bien  mépren- 
dre à  son  service,  malgré  ma  bosse  et  ma  jambe  courte. 
Tu  comprends,  mon  ami,  que  lorsqu'on  a  été  l'esclave  d'un 
paysan  africain,  on  peut  bien  glisser  sur  les  désagréments 
de  la  domesticité  européenne.  Cependant  je  regarde  ce  con- 
trat de  servitude  que  la  nécessité  me  contraignit  de  faire, 
comme  une  de  mes  infortunes,  et  c'est  la  quinzième. 

Mon  jeune  lord  prit  un  jour  fantaisie  d'aller  faire  une 
excursion  dans  la  haute  Égvpte,  non  pas  pour  visiter  les 


ruines  de  Thèbes  ou  de  Luxor,  non  pas  pour  aller  voir  les 
célèbres  cataractes,  non  pas  pour  découvrir  les  sources  du 
Nil,  mais  pour  une  chose  qui  lui  paraissait  bien  plus  im- 
portante, pour  aller  chasser  des  crocodiles  et  des  hippopo- 
tames. Je  t'avoue ,  mon  cher,  que  ce  ne  fut  pas  sans  cha- 
grin que  je  me  disposai  à  quitter  la  magnifique  maison 
turque  que  mon  mailre  avait  louée  au  grand  Caire,  parce 
que,  outre  que  nous  y  étions  logés  très-confortablement , 
j'avais  quelque  funeste  pressentiment  d'une  nouvelle  in- 
fortune. 


Intérieur  d'une 

Tu  sais,  mon  cher  ami,  que  les  crocodiles  sont  dee  rep-  ' 
liles  sauriens  ou  grands  lézards  aquatiques,  qui  forment 
une  petite  famille  très-naturelle  divisée  par  G.  Cuvier  en 
trois  genres,  savoir  :  les  caïmans,  les  gavials  et  les  croco- 
diles proprement  dits.  Ces  derniers  se  distinguent  aisé- 
ment des  premiers  par  les  quatrièmes  dents  de  la  mâchoire 
inférieure  qui  passent  dans  une  échancrure  de  la  mâchoire 
supérieure,  et  ne  sont  pas  logées  dans  un  creux  de  cette 
mâchoire  comme  dans  les  caïmans  ;  ils  diffèrent  des  gavials 
par  leur  museau  plus  gros  et  plus  court,  non  allongé  en 
forme  de  bec. 

Le  chamsés  des  anciens  Égyptiens,  le  temsach  des 
Égyptiens  modernes,  le  crocodile  d'Hérodote,  ce  père  des 
historiens  antiques,  le  lacerta  crocodilus  de  Linné,  le 


maison  turque. 

crocodile  du  Nil,  en  un  mot,  est  un  animal  horrible,  qui 
atteint  jusqu'à  trente  pieds  de  longueur.  Son  énorme  corps, 
verdàtre  et  taché  de  noir,  est  entièrement  couvert  d'une 
épaisse  et  dure  cuirasse  d'écaillés  et  de  plaques  carénées 
qui  le  mettent  à  l'abri  de  la  flèche  et  même  de  la  balle  du 
fusil.  Pour  le  blesser  il  faut  le  frapper  à  quelque  joint  ou 
dans  les  parties  mal  armées.  Sa  gueule  énorme  est  garnie 
de  soixante-huit  dents  coniques,  pointues,  plus  grosses  et 
plus  longues  que  celles  du  plus  grand  lion.  Sa  queue  est 
comprimée  sur  les  côtés,  et  lui  sert  de  gouvernail  pour  na- 
ger. Ses  larges  pieds  ayant  de  l'analogie  avec  ceux  d'un 
crapaud,  ont  leurs  doigts  palmés.  Sa  force  lui  donne  de 
l'assurance  pour  l'attaque,  et  sa  voracité  est  insatiable. 
Comme  les  anciens  Égypîiens  en  avaient  peur,  ils  en  firent 


174 


LECTURES  DU  SOIR. 


up  dieu  et  lui  élevèrent  des  temples  selon  l'usage  de  tous 
les  peuples  fétichistes,  et,  quoi  qu'on  en  dise,  les  anciens 
Égyptiens  n'étaient  rien  autre  chose.  Les  crocodiles,  en 
général,  se  tiennent  ordinairement  dans  les  eaux  douces, 
et  en  sortent  quelquefois  pour  venir  se  chauffer  et  dormir 
au  soleil  sur  le  sable  du  rivage,  ou  s'embusquer  dans  les  • 
roseaux  pour  saisir  au  passage  les  animaux  dont  ils  se  nour- 
rissent, les  entraîner  dans  le  fleuve,  les  y  noyer,  et  les  dé- 
vorer ensuite.  Dans  l'antiquité  ils  étaient  si  nombreux 
dans  tout  le  cours  du  Nil,  que  les  femmes  n'osaient  pas 
aller  puiser  de  l'eau  sur  ses  bords,  ni  les  hommes  s'y  laver 
les  pieds.  Depuis  qu'on  se  sert  d'armes  à  feu,  ces  terribles 
animaux  se  sont  retirés  vers  la  haute  Egypte ,  et  ils  ne 
sont  guère  communs  aujourd'hui  qu'au-dessus  des  gran- 
des cataractes. 

Quant  à  rhippopotame  (  hippopoiatnut  atnphibius , 
Lin.),  il  appartient  à  l'ordre  dos  mammifères  pachydermes, 
et,  après  l'éléphant  et  le  riiinocéros,  c'est  le  plus  grand 
des  quadrupèdes.  Il  parait  avoir  été  bien  connu  dès  la  plus 
haute  antiquité,  et  sans  affirmer,  comme  l'a  fait  Buffon  sur 
la  foi  de  Bochart,  qu'il  est  le  béhémoth  dont  il  est  parlé 
dans  le  livre  de  Job,  il  est  certain  que  le  plus  ancien  des 
historiens,  Hérodote,  l'a  décrit  d'une  manière  très-recon- 
naissable.  Cet  animal  énorme  atteint  quelquefois  jusqu'à 
onze  pieds  de  lougueursur  dixde  circonférence.  Ses  formes 
sont  massives,  ses  jambes  courtes,  grosses,  et  son  ventre 
touche  presque  à  terre  ;  ses  pieds  ont  tous  quatre  doigts 
munis  chacun  d'un  petit  sabot  ;  sa  tête  est  énorme,  termi- 
née parun  large  rauffle  renflé  ;  sa  gueule  est  démesurément 
grande,  armée  de  canines  énormes,  longues  quelquefois  de 
plus  d'un  pied  ;  ses  yeux  sont  petits,  ainsi  que  ses  oreilles; 
sa  peau  est  nue  et  d'une  grande  épaisseur,  d'un  roux  tanné, 
ou  noirâtre. 

Cet  animal  est  très-lourd,  marche  mal  sur  la  terre,  mais 
il  nage  et  plonge  avec  une  extrême  facilité.  Lorsqu'il  vient 
sur  le  rivage  pour  paître,  car  il  ne  se  nourrit  que  de  végé- 
taux, s'il  entend  le  plus  petit  bruit  et  se  croit  menacé  du 
moindre  danger,  il  gagne  aussitôt  le  fleuve,  s'y  plonge,  et 
ne  reparaît  à  la  surface  qu'à  une  très-grande  distance.  Il 
est  très-farouche,  et  néanmoins  il  n'attaque  pas  l'homme 
s'il  n'en  est  pas  insulté;  cependant,  en  cas  d'agression,  il 
se  défend  avec  autant  de  courage  que  de  brutalité,  et  mal- 
heur à  l'homme  qu'il  saisirait,  car  il  le  couperait  infailli- 
blement en  deux  d'un  seul  coup  de  dent.  Mais,  le  plus  sou- 
vent, sa  stupidité  ne  lui  permet  pas  de  distinguer  son 
agresseur  de  la  chaloupe  ou  du  canot  qui  le  porte,  et  lors- 
qu'il a  renversé  l'embarcation  ou  brisé  le  bordage,  il  ne 
porte  pas  plus  loin  sa  vengeance.  Cet  animal  était  autrefois 
assez  commun  dans  le  Nil,  surtout  aux  environs  de  Da- 
miette  ;  mais  il  a  fait  comme  le  crocodile,  depuis  l'inven- 
tion des  armes  à  feu,  il  a  fui  vers  la  haute  Egypte. 

Milord  se  mit  dans  la  tête  l'idée  de  faire  son  voyage  à 
cheval,  quoiqu'il  y  eût  beaucoup  moins  de  danger  pour 
nous  de  remonter  le  fleuve  en  bateau.  Il  obtint  du  vice-roi 
un  firman;d'lbrahim-Pacha  une  petite  escorte  de  cavale- 
rie; et  tous  ses  domestiques,  au  nombre  desquels  j'étais, 
montèrent  sur  des  chameaux  dont  quelques-uns  portaient 
des  vivres  et  des  bagages.  Pour  éviter  d'être  inquiétés  por 
les  Arabes,  ce  qui  n'aurait  pas  manqué  d'arriver  s'ils  nous 
eussent  reconnus  pour  des  chrétiens  ou,  comme  ils  disent, 
des  roumi,  nous  primes  tous  le  turban  et  le  costume  de 
mamelouks.  Je  ne  te  dirai  pas  ce  qui  nous  arriva  pendant 
notre  long  voyage,  et  je  viens  de  suite  au  funeste  événe- 
ment (|ui  fut  ma  seizième  infortune. 

Un  jour,  nous  élevâmes  nos  tentes  sous  des  palmiers 
qui  ombrageaient  les  bords  verdoyants  du  Nil,  et  milord 


nous  déclara  que  son  intention  était  de  camper  quelques 
jours  en  ce  lieu,  parce  que  des  Arabes  lui  avaient  dit  qu'on 
y  voyait  tous  les  jours  des  hippopotames  et  des  crocodiles. 
Nous  étions  donc,  selon  les  idées  du  maître,  sur  le  théâtre 
de  nos  exploits  de  chasse.  La  vérité  est  que  pendant  les 
trois  jours  que  nous  sacrifiâmes  au  repos,  nous,  nos  che- 
vaux et  nos  chiens,  nous  entendions  à  chaque  instant  dans 
les  roseaux  qui  bordent  le  fleuve,  tantôt  la  voix  douce  et 
flûtée  des  crocodiles,  tantôt  les  hennissements  des  hippo- 
potames que  nos  Arabes  appelaient  foras-Vbar,  ce  qui  si- 
gni6e,  je  crois,  ainsi  que  le  nom  grec  hippo-potame,  cheval 
de  rivière.  Milord,  qui  était  infatigable,  passa  son  temps  à 
espionner  ces  dangereux  animaux,  à  étudier  le  terrain,  et 
à  combiner  son  plan  d'attaque.  Je  croyais  bénévolement 
que  nous  allions  assaillir  ces  monstres  à  coups  de  fusil  et 
de  loin,  et  j'attendais  avec  impatience  le  moment  de  com- 
mencer une  chasse  qui  me  promettait  beaucoup  de  plaisir; 
mais  lorsque  milord  m'eut  fait  part  de  ses  projets,  j'avoue 
que  je  changeai  complètement  d'idée.  Notre  jeune  homme, 
dans  ses  pensées  chevaleresques,  ou  plutôt  originales  et 
folles,  avait  décidé  que  nous  les  attaquerions  avec  des  ar- 
mes courtoises,  c'est-à-dire  avec  le  yatagan  ou  poignard, 
et  la  lance.  D'une  chose  amusante  il  faisait  tout  simplement 
un  combat  dangereux. 

Au  lever  de  l'aurore  du  quatrième  jour,  il  vit  sortir  du 
Nil  et  se  cacher  dans  une  immense  toufîe  de  roseaux  un 
énorme  hippopotame.  Milord  disposa  aussitôt  son  monde 
pour  l'attaquer,  et  voici  quelles  étaient  ses  dispositions. 
Pour  empêcher  cet  animal  de  rentrer  dans  le  fleuve,  il 
arma  ses  domestiques  de  fortes  lances  et  de  yatagans,  et 
nous  envoya  faire  un  long  détour  pour  gagner  le  rivage  et 
nous  placer  entre  le  Nil  et  les  roseaux,  de  manière  à  for- 
mer un  cordon  et  à  couper  la  retraite  au  monstre  en  cas 
de  besoin.  Quant  à  lui,  armé  absolument  comme  nous,  il 
monta  sur  un  excellent  cheval  arabe  et  se  6t  accompagner 
par  deux  Arabes  bien  montés  qui  eurent  le  courage  de  le 
suivre.  J'avoue  qu'en  prenant  mon  poste,  j'étais  fort  peu 
rassuré;  mais  comme  nous  étions  une  quinzaine,  je  ne 
voulus  pas  paraître  poltron  devant  mes  camarades  qui,  je 
le  crois,  n'étaient  pas  plus  tranquilles  que  moi. 

Milord  partit  alors  au  galop  avec  ses  deux  cavaliers  et 
ses  chiens  de  chasse  pour  attaquer  le  monstre  de  trois 
côtés  à  la  fois,  et  nous  nous  mimes  tous  en  même  temps 
à  pousser  de  grands  cris,  dans  l'intention  de  le  faire  re- 
brousser chemin  s'il  cherchait  à  gagner  le  fleuve.  Je  ne 
peux  vous  peindre,  mon  ami,  l'épouvantable  mêlée  qui  eut 
lieu  une  minute  après.  L'hippopotame  vint  droit  à  moi. 
Un  de  mes  camarades  et  moi  nous  lui  présentâmes  nos 
lances  pour  lui  barrer  le  passage,  mais  il  les  brisa  entre  ses 
dents  comme  s'il  eût  rompu  deux  brins  de  paille,  et  le  choc 
fut  si  violent  que  nous  en  fûmes  renversés.  Il  fut  assailli 
au  même  instant  par  nos  chiens  et  nos  cavaliers.  Les  che- 
vaux, dans  le  premier  moment,  hennirent  de  frayeur  en 
apercevant  le  monstre,  et  ils  reculèrent  en  soufflant  et  ou- 
vrant les  naseaux  ;  mais,  rassurés  et  excités  par  leurs  mai 
très,  ils  revinrent  aussitôt  à  la  charge,  se  précipitèrent  sur 
lui  et  l'attaquèrent  eux-mêmes  avec  fureur  en  le  frappant 
des  pieds  de  devant,  et  le  mordant  comme  faisaient  les 
chiens.  Un  cheval  arabe  a  véritablement  un  instinct  admi- 
rable, dont  nos  chevaux  d'Europe  ne  peuvent  nous  donner 
aucune  idée. 

Mon  camarade  et  moi,  renversés  l'un  près  de  l'autre,  fû- 
mes saisis  de  la  crainte  d'être  foulée  aux  pieds  par  le 
I    monstre  ou  par  les  chevaux  ;  nous  aperçûmes  à  deux  pas 
I    un  gros  tronc  d'arbre  renversé,  et  nous  nous  glissâmes  au- 
I    près  pour  en  être  protégés.  Mais,  béias  !  à  peine  le  tou- 


MUSEE  DES  FAMILLES 


175 


cbions-nnus,  que  le  prétendu  tronc  d'arbre  se  mit  à  ram- 
per et  nous  ouvrit  une  gueule  aussi  grande  et  aussi  ter- 
rible que  celle  de  rhippopotarae.  Dans  notre  épouvante, 
nous  avions  pris  le  corps  d'un  crocodile  pour  un  tronc 
d'arbre. 

J'avais  ouï  raconter  que  certains  nègres  osaient  attaquer 
cet  animal  en  lui  enfonçant  verticalement  entre  les  deux 
mâchoires,  au  moment  où  il  ouvre  la  gueule,  un  bâton 
armé  d'un  fer  pointu  aux  deux  bouts  ;  le  monstre,  en  vou- 
lant la  fermer,  s'enferre  lui-même  et  reste  ainsi  bâillonné 
et  impuissant  à  nuire.  Ce  conte  me  revint  à  l'esprit  à  l'in- 
stant même  où  le  crocodile,  se  tournant  de  mon  côté,  ou- 
vrait la  gueule  pour  me  saisir.  Prompt  comme  l'éclair,  je 
pris  mon  long  poignard  par  le  milieu  de  la  lame,  et  le  lui 
enfonçai  verticalement  entre  les  mâchoires.  Mais  mon  yata- 
gan n'était  pointu  que  d'un  côté;  le  manche  glissa  sur  la 
langue  épaisse  de  l'animal  ;  ses  mâchoires  se  refermèrent; 
ma  main  droite  ainsi  que  mon  poignard  restèrent  dans  sa 
gueule,  et  il  les  emporta  dans  le  fleuve  où  il  se  plongea 
après  nous  avoir  passé  sur  le  corps  et  déchiré  avec  ses 
griffes.  C'est  depuis  ce  jour-là  que  je  suis  manchot,  et  je  le 
serai  probablement  toute  ma  vie,  à  moins  qu'il  ne  me  re- 
pousse un  nouveau  bras,  comme  aux  écrevisses  et  aux  sa- 
lamandres. Ce  fut  ma  seizième  infortune. 

Pendant  ce  temps-là,  l'hippopotame  se  défendait  vail- 
lamment et  pour  ainsi  dire  sur  mon  corps;  mais,  harcelé 
par  les  chiens,  assailli  par  les  chevaux,  frappé  par  les  ca- 
valiers, ne  pouvant,  à  cause  de  sa  pesanteur,  ni  esquiver 
les  coups  ni  saisir  un  de  ses  ennemis,  criblé  de  coups  de 
lance  et  même  de  coups  de  poignard,  il  ne  put  gagner  le 
fleuve;  il  succomba  sous  mille  blessures,  et  en  tombant  il 
écrasa  mon  camarade.  Rien  ne  peut  te  donner  une  idée  de 
cette  scène  d'horreur  digne  du  pinceau  de  Rubens,  et  qui 
se  passa  en  moins  de  temps  que  je  n'en  ai  mis  à  te  la  racon- 
ter. J'étais  estropié,  un  homme  était  tué,  mais  ces  baga- 
telles n'empêchèrent  pas  les  Arabes  de  chanter  victoire.  Je 
dois  dire,  à  la  louange  de  milord,  que,  loin  de  partager  le 
plaisir  du  triomphe,  il  fut  longtemps  inconsolable  d'avoir, 
par  son  imprudence,  causé  ce  funeste  accident,  et  depuis 
il  ne  fut  plus  tenté  de  faire  des  chasses  chevaleresques. 
Son  chirurgien  pansa  ma  plaie  avec  beaucoup  d'adresse  ; 
on  me  plaça  sur  le  chameau  le  plus  doux,  et  nous  revîn- 
mes au  Caire  où  je  fus  guéri  au  bout  de  trois  mois. 

Milord  me  fil  alors  venir  auprès  de  lui  et  me  dit  : 

—  Jannot,  un  crocodile  et  un  hippopotame  sont  encore 
l)lus  dangereux  à  harpouner  qu'un  cachalot,  comme  tu  en 
as  fait  la  triste  expérience.  Je  suis  la  cause  de  ton  malheur, 
mon  pauvre  John  le  harponneur,  et  je  dois  le  réparer  au- 
tant qu'il  est  en  mon  pouvoir.  Si  mon  service  te  plaît,  tu 
peux  rester  auprès  de  ma  personne  toute  ta  vie  ;  si  tu  aimes 
mieux  retourner  dans  ta  belle  patrie,  il  ne  tient  qu'à  toi  ; 
mais  dans  un  cas  ccmme  dans  l'autre,  et  à  dater  de  ce  jour, 
je  te  fais  une  pension  viagère  de  deux  cents  livres  sterling 
(cinq  mille  francs),  et  en  voici  le  premier  trimestre,  ajouta- 
t-il  en  me  mettant  une  bourse  pleine  de  guinées  dans  la 
main.  Mon  intention  est  de  retourner  bientôt  en  Angle- 
terre, et  aussitôt  arrivé  je  ferai  régulariser  le  contrat  de 
cette  pension. 

Je  fus  si  touché  de  celte  bonté  de  milord,  que  le5  larmes 
me  vinrent  aux  yeux,  et  je  lui  jurai  du  fond  de  mon  cœur 
Ue  ne  jamais  le  quitter. 

Il  n'y  avait  pas  huit  jours  que  je  jouissais  de  ma  petite 
fortune,  et  déjà  nous  faisions  nos  préparatifs  de  départ, 
lorsque  mon  maître  fut  inviié  à  déjeuner  chez  un  négo- 
ciant anglais  établi  au  Caire.  On  servit  du  café  assez  mé- 
diocre, que  notre  hôte  nous  donna  pour  du  moka.  Milord, 


tout  en  le  déclarant  fort  bon,  par  politesse,  soutint  que  ce 
ne  pouvait  èlredu  café  d'Arabie,  et  il  s'éleva  entre  eux  une 
assez  vive  discussion. 

—  Parbleu!  dit  le  négociant,  nous  en  aurons  le  cœur 
net;  milord,  vous  partez  pourl'turope,  eh  bien,  au  lieu 
de  prendre  la  Méditerranée  et  de  passer  par  le  détroit  de 
Gibraltar,  vous  prendrez  la  mer  Rouge  et  vous  passerez  le 
détroit  de  Babel-Mandel.  Je  vous  accompagnerai  avec  une 
livre  de  mon  «afé  jusqu'à  Moka,  et  nous  le  comparerons 
sur  les  lieux.  Une  proposition  aussi  originale  ne  pouvait 
que  plaire  à  mon  maître,  aussi  l'accepta-t-il  avec  empres- 
sement. 

Un  mois  après  nous  prenions  le  café  de  Moka  à  Moka 
même,  et  trois  autres  mois  après  nous  flottions,  sur  un 
navire  anglais,  au  beau  milieu  de  l'Océan  Pacifique.  Ce 
n'était  guère  la  route  la  plus  courte  pour  aller  en  Angle- 
terre ;  mais  voici  ce  qui  était  arrivé.  Le  capitaine  de  ce  na- 
vire ,  que  nous  avions  rencontré  en  station  dans  un  port 
d'Arabie,  était  un  ami  de  mon  maître,  et  l'invita  à  déjeu- 
ner à  son  bord  le  matin  même  du  jour  où  il  devait  partir 
pour  faire  le  tour  du  monde,  par  ordre  pressé  de  l'amirauté. 
Après  le  déjeuner,  les  deux  amis  commencèrent  une  par- 
tie d'échecs,  et  le  vent  s'éleva  avant  que  la  partie  fût  finie. 
On  mit  à  la  voile,  et  milord  aima  mieux  rester  sur  le  na- 
vire et  faire  le  tour  du  monde  que  de  renoncer  à  sa  partie, 
qu'il  perdit,  et  aux  nombreuses  revanches  que  le  capitaine 
lui  ofTrit  très-gracieusement  tant  que  nous  fûmes  sur  son 
bord  ,  et  voilà  pourquoi  nous  nous  trouvions  sur  l'Océan 
Pacifique  au  lieu  d'être  dans  la  Manche. 

J'étais  un  jour  à  côté  de  milord ,  qui  fumait  tranquille- 
ment sa  cigarette  sur  le  pont,  lorsque  nous  vîmes  s'appro- 
cher des  flancs  du  navire,  mais  avec  beaucoup  de  circon- 
spection, une  pirogue  très-élégante  venant  de  Vanikoro, 
dont  nous  n'étions  pas  loin,  et  montée  par  une  douzaine  de 
citoyens  français  marquisins.  C'étaient,  ma  foi,  de  très- 
beaux  hommes,  à  haute  stature ,  bien  proportionnés  et  à 
formes  herculéennes.  Leur  peau  était  d'un  jaune  bistré 
clair,  à  peu  près  comme  la  mienne  ;  leur  tête  large  et  leurs 
traits  fortement  accentués.  Ils  avaient  les  yeux  gros,  à  fleur 
de  tête,  pas  excessivement  doux,  et  recouverts  par  d'épais 
sourcils;  leurs  oreilles  étaient  remarquablement  petites, 
leur  nez  gros  et  épaté,  leur  bouche  grande,  fermée  par  de 
grosses  lè>Tes.  Leur  costume  me  paraissait  assez  à  l'avenant 
de  leur  figure  :  sur  leurs  cheveux,  rudes  et  hérissés,  était 
posée  une  sorte  de  casque  tressé  en  feuilles  de  palmier,  et 
enrichi  de  plumes  et  de  coquillages  ;  un  court  jupon  ou 
maro  leur  tombait  jusqu'au  genou  ,  et  l'étoffe  en  était  faite 
avec  l'écorce  de  l'arbre  que  tu  connais  sous  le  nom  de 
broussonetier  ou  mûrier  à  papier;  un  long  manteau  de  la 
même  étoffe,  accroché  sur  le  haut  de  la  poitrine  et  cou- 
vrant leurs  larges  épaules ,  retombait  derrière  eux  avec 
assez  de  grâce  ;  presque  toutes  les  parties  nues  de  leur 
corps  étaient  tatouées  en  bleu  et  en  rouge,  et  offraient  les 
dessins  les  plus  bizarres  et  les  plus  compliqués  ;  enfin  leurs 
longues  lances,  leurs  boucliers  d'osier  et  surtout  les  col- 
liers de  dents  humaines  qui  leur  pendaient  au  cou,  annon- 
çaient chez  eux  des  habitudes  guerrières  et  féroces. 

Un  matelot  anglais  qui  parlait  le  marquisin,  langage  qui 
n'est  rien  autre  chose  qu'un  léger  dialecte  du  taïtien,  les  héla 
dans  leur  langue,  et,  sans  plus  hésiter,  ils  vinrent  s'amar- 
rer au  flanc  du  navire  pour  échanger,  contre  des  couteaux, 
les  fruits  à  pain,  les  cocos,  les  bananes,  les  cochons  et  les 
volailles  qu'ils  avaient  apportés.  Ils  nous  apprirent  que  le 
gouverneur  Bruat  était  actuellement  dans  leur  ile ,  et  ils 
nous  offrirent  galamment  de  nous  conduire  daos  leur  pi- 
rogue si  nous  voulions  lui  aller  rendre  visite 


ro 


LECTURES  DU  SOIR. 


—  Eh  bien!  John  le  harponneur,  me  dit  milord,  que 
penses-tu  de  cela? 

A  l'idée  de  revoir  des  Français ,  mon  cœur  battit  avec 
violence  dans  ma  poitrine,  et  j'acceptai  avec  empressement 
cette  malheureuse  invitation.  Mon  maître  proposa  au  ma- 
telot qui  servait  d'interprète  de  nous  accompagner,  un 
autre  Anglais  se  joignit  à  nous,  et  tous  quatre  nous  des- 
cendîmes dans  la  pirogue,  qui  aussitôt  fit  force  de  rames 
pour  s'éloigner  du  navire.  Pendant  cette  courte  navigation, 
je  remarquai  que  notre  embarcation  se  dirigeait  vers  la 


partie  la  plus  déserte  de  l'île  de  Vanikoro;  cela  me  donna 
quelque  inquiétude  et  j'en  fis  part  à  milord.  Mais  il  se  mo- 
qua de  mes  craintes ,  et  me  fit  observer  que  nous  étions 
trop  bien  armés  pour  redouter  dix  à  douze  misérables  sau- 
vages. 

Nous  abordâmes  sur  une  côte  stérile ,  déserte,  monta- 
gneuse, où  la  civilisation  française  n'avait  encore  empreint 
aucune  trace.  Les  sauvages  qui  nous  servaient  de  guides 
dans  les  étroits  défilés  où  ils  nous  enfonçaient,  marchaient 
un  peu  en  avant,  en  causant  entre  eux  d'un  air  fort  animé, 


el  nous  rciiiai{]uàmes  que  de  temps  à  autre  de  nouveaux 
venus  grossissaient  leur  troupe,  au  point  qu'avant  d'avoir 
fait  une  demi-lieue,  ils  étaient  au  moins  une  soixantaine. 
Alors  ils  ralentirent  leur  marche,  et  bientôt  nous  nous  trou- 
vâmes au  milieu  d'eux.  Sans  y  mettre  d'afTeclalion ,  ils 
parvinrent,  tout  en  marchant,  à  nous  isoler  les  uns  des 
autres  et  à  nous  serrer  de  près  dans  les  groupes  qui  envi- 
ronnaient chacun  de  nous.  Tout  à  coup,  à  un  signal  donné 
par  un  chef,  ils  se  précipitèrent,  nous  enlevèrent  nos  ar- 
mes, nous  attachèrent  les  pieds  et  les  mains,  et  nous  cou- 
chèrent sur  le  gazon,  les  uns  à  côté  des  autres.  Milord  seul 
essaya  de  faire  de  la  résistance,  et  elle  lui  valut  dans  la 
poitrine  un  coup  de  lance  qui  l'étendit  raide  mort.  Si  la 
douleur  que  me  causait  la  malheureuse  fin  d'un  aussi  bon 
maître,  et,  avouons-le,  la  frayeur  que  j'éprouvai ,  m'eus- 
sent laissé  la  liberté  d'esprit  nécessaire,  j'aurais  certaine- 


ment admiré  la  prestesse  a\ec  laquelle  ils  nous  dépouillè- 
rent en  un  tourdemain.  Ce  fut  là  ma  dix-septième  infortune, 
et  elle  était  grande,  car  elle  m'enlevait  à  la  fois  le  meilleur 
des  amis  et  mes  cinq  mille  francs  de  rente. 

Mais  que  devins-je,  grand  Dieu!  quand  je  vis  ces  abo- 
minables insulaires  allumer  un  immense  foyer,  découper 
milord  avec  toute  l'adresse  qu'un  boucher  de  Paris  met  à 
dépecer  un  mouton,  et  étendre  ses  membres  encore  palpi- 
tants sur  les  charbons  du  brasier  pour  en  faire  un  épou- 
vantable repas  !  Après  avoir  hurlé,  chanté  et  dansé  pen- 
dant la  cuisson  de  mon  pauvre  maître ,  l'un  d'eux ,  avec 
son  couteau,  arracha  l'œil  droit ,  qui  lui  paraissait  cuit  à 
point,  le  mit  très-proprement  sur  une  feuille  de  bananier, 
el  fut  en  faire  hommage  à  un  chef,  qui  le  mangea  avec  beau- 
coup de  satisfaction  ;  car  on  sait  à  Vanikoro  que  les  meil- 
leurs morceaux  humains,  ceux  dont  la  saveur  plaît  le  plus 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


177 


à  un  palais  marqiiisin ,  sont  l'œil  et  la  joue  ;  mais  l'œil  est 
le  morceau  le  plus  honorable,  et  se  nomme  le  manger  du 
chef.  Le  cuisinier  d'ofTice  enleva  ensuite  l'œil  gauche,  et 
le  présenta  de  la  même  manière  à  un  autre  chef;  mais  ici 
il  y  eut  une  discussion  très-vive. 

Il  se  trouvait  encore,  en  troisième,  un  autre  chef  qui 
éleva  des  prétentions  sur  l'œil  gauche.  Il  en  résulta  une 
querelle,  et  déjà  ils  saisissaient  leurs  lances  pour  la  vider, 
quand  je  vis  le  cuisinier  leur  parler  avec  force  gestes  et 
force  grimaces.  Je  ne  pouvais  comprendre  ce  qu'il  disait, 
mais  je  jugeai  qu'il  avait  beaucoup  d'éloquence,  car  les 
deux  chefs  s'apaisèrent  sur-le-champ  et  reprirent  leurs 
places  autour  du  foyer.  Quand  il  eut  fini  son  discours,  le 
cuisinier,  le  couteau  à  la  main,  s'approcha  de  nous  autres 
pauvres  prisonniers,  et  nous  considéra  l'un  après  l'autre 
très-attentivement,  sans  doute  pour  voir  auquel  des  trois 
il  donnerait  une  fatale  préférence  ;  je  crois  même  qu'il  nous 
tàta  les  côtes  pour  reconnaître  lequel  était  le  plus  gras. 
Cette  revue  nous  fit  passer  un  frisson  jusqu'à  la  moelle 
des  os.  Enfin  il  s'approcha  de  moi,  me  mit  un  genou  sur 
la  poitrine,  me  posa  la  main  sur  le  front  pour  me  mainte- 
nir la  tête  appuyée  sur  la  terre,  puis,  avec  la  pointe  de  son 
couteau,  il  m'arracha  l'œil  gauche  de  son  orbite,  et  le  porta 
tranquillement  cuire  sur  des  charbons  ardents.  Ceci  fut  ma 
dix-huitième  infortune,  et  tu  sais  maintenant  comment  je 
suis  devenu  borgne. 

Pendant  cette  cruelle  opération ,  je  poussais  des  hurle- 
mrnts  affreux,  et  elle  n'était  pas  encore  achevée,  que  j'avais 


entièrement  perdu  connaissance,  de  manière  que  je  ne  sais 
pas  comment  cette  scène  d'anthropophagie  s'est  terminée. 
Lorsque  je  revins  à  moi,  je  me  trouvai  dans  une  petite 
maisonnette  fort  propre  et  dans  un  lit  assez  bon,  entouré 
de  soldats  français  et  soigné  par  un  chirurgien  de  la  ma- 
rine royale.  On  me  raconta  qu'au  moment  où  nous  descen- 
dions du  vaisseau  anglais  dans  la  pirogue,  M.  le  gouver- 
neur Bruat,  qui  nous  observait  avec  une  excellente  lunette, 
eut  quelque  soupçon  de  la  perfidie  des  sauvages ,  surtout 
quand  il  les  vit  diriger  l'embarcation  vers  le  point  de  la 
côte  le  plus  désert.  Il  envoya  aussitôt  une  compagnie  de 
soldats  pour  nous  protéger,  mais  ils  arrivèrent  trop  lard 
pour  sauver  milord.  Quand  je  fus  parfaitement  rétabli,  on 
me  renvoya  en  France  sur  un  bâtiment  de  l'Etat,  et  ce  fut 
à  Rochefort,  où  j'ai  des  parents,  que  j'appris  la  mort  de 
ma  pauvre  mère.  Cette  nouvelle  fut  la  dix-neuvième  et  la 
plus  cruelle  de  mes  infortunes. 

—  Et  j'espère,  mon  ami,  qu'elle  sera  la  dernière,  dis-je 
à  Jannot  le  Harponneur. 

—  Oui,  oui,  dit  ma  vieille  mère  en  hocliant  la  tête  d'un 
air  d'incrédulité,  il  faut  espérer  que  ce  sera  la  dernière. 
C'était  une  bonne,  une  excellente  femme  que  votre  mère, 
et  elle  ne  manquait  pas  de  bon  sens,  quoiqu'elle  aimât  un 
peu  trop  les  proverbes  populaires  ;  en  voici  un,  par  exem- 
ple, qu'elle  répétait  très-souvent  :«  Pierre  qui  roule  n'a- 
masse pas  mousse.  » 

COITAr.D. 


FI.N. 


Tortue. 


BIOGRAPHIES  CONTEMPORAINES. 


L'EMPEREUR  MCOLAS. 


Vous  avez  déjà  sûrement  entendu  dire  que  l'empereur 
Je  Russie  est  le  plus  bel  homme  de  ses  États  ;  l'expression 
est  exacte  et  l'éloge  mérité.  Sa  taille  est  fort  élevée,  bien 
proportionnée,  et  ses  traits  sont  d'une  régularité  parfaite. 
Ce  qui  le  rend  bien  plus  remarquable  à  mes  yeux ,  c'est 
l'expression  noblement  sérieuse  de  son  visage,  la  majesté 
de  ses  attitudes,  l'harmonie  enfin  de  toute  sa  personne. 


Représentez-vous  la  grandeur  personnifiée.  Celui  qui  aper- 
cevrait l'empereur  Nicolas  pour  la  première  fois,  le  vit-il 
au  milieu  d'un  état-major  nombreux,  entouré  d'officiers- 
généraux  portant  le  même  uniforme  que  lui,  le  reconnaî- 
trait pour  le  czar,  pour  le  chef  d'une  grande  nation.  Il  en 
est  qui  assurent  qu'il  doit  à  l'habitude  du  commandement 
ce  jeu  de  physionomie,  ces  airs  de  tête  si  souverainement 
—  5"  —  Tnnzi^MF  voi  (Mr. 


ITS 


MXTLRKS  DU  SOIR. 


majestueux;  je  ne  suis  pas  de  leur  ans.  J'ai  vu  d'autres 
souverains  pouvant  dire  aussi  :  Je  le  veux,  sans  craindre 
la  Charte  et  la  presse,  et  pourtant  ils  sont  loin  de  porter 
empreintes  sur  leur  front  auguste  la  volonté,  la  force  et  la 
I)uissance.  il  faut  que  la  nature  ait  fait  un  peu  plus  pour 
l'empereur  Nicolas  que  pour  li  s  autres. 

Tout  jeune,  il  se  faisait  distinguer  par  les  mêmes  qualités 
extérieures  au  milieu  des  nombreux  enfants  de  Paul  I". 
Jamais  pourtant,  je  crois,  de  plus  beaux  rejetons  ne  s'as- 
sirent sur  les  marches  d'un  trône.  Leur  mère,  l'impératrice 
Marie,  était  fort  belle  ;  la  plupart  de  ses  enfants  lui  ressem- 
blaient. A  présent  même  qu'elles  ne  sont  plus,  on  se  sou- 
vient de  la  beauté  d'ange  de  quelques-unes  des  grandes- 
duchesses  :  la  reine  de  Wurtemberg,  la  femme  de  l'arcliiduc 
Palatin  sont  toujours  citées  comme  le  type  de  la  plus  suave 
beauté.  Voici  comment  je  l'ai  appris.  Un  soir,  j'entends 
annoncer  dans  un  salon  aristocratique  une  jeune  femme 
qui  faisait  son  entrée  dans  le  monde  sous  les  auspices  d'un 
grand  nom,  d'une  fortune  colossale  et  d'une  flatteuse  ré- 
putation de  beauté.  Lorsqu'elle  fut  partie  : 

—  Comment  la  trouvez-vous?  deraandai-je  à  une  femme 
âgée  dont  j'avais  l'honneur  d'être  connu. 

—  Délicieuse!  me  répondit-elle,  ravissante!  Elle  a  les 
yeux  et  le  sourire  de  la  feue  reine  de  Wurtemberg. 

Le  czar  actuel  ne  semblait  nullement  destiné  à  régner. 
Troisième  ù\s  de  l'empereur  Paul,  deux  frères  devaient 
passer  avant  lui  ;  peut-être  même  devait-il  voir  le  sceptre 
porté  par  la  main  d'une  sœur.  La  loi  salique  ne  pouvait 
être  sitôt  établie  après  le  glorieux  règne  de  Catherine  II, 
c'eût  été  de  l'ingratitude;  ce  règne  donnait  pour  quelque 
temps  encore  raison  aux  femmes. 

Cène  fut  donc  pas  \ers  le  grand-duc  Nicolas  que  se 
tournèrent  les  regards  des  courtisans  ambitieux.  La  pré- 
dilection de  l'impératrice,  sa  grand'mère,  se  porta  naturel- 
lement sur  l'aiué  de  sa  race,  sur  celui  qui  devait  un  jour 
continuer  l'œuvre  de  civilisation  qu'elle  avait  si  habilement 
conduite.  Ainsi  l'on  peut  dire  que  l'empereur  Alexandre 
fut  encore  un  peu  l'impératrice  Catherine. 

Les  autres  princes  furent  confiés  à  des  gens  d'intentions 
bonnes  et  honnêtes;  mais  peu  capables,  sous  certains  rap- 
l^orts,  de  former  des  rois.  Toutes  les  qualités  que  l'empe- 
reur Nicolas  possède  à  cet  égard,  il  les  doit  donc  à  lui- 
même.  Rien  n'a  été  épargné  pour  fausser  son  jugement, 
pour  troubler  en  lui  cette  voix  intérieure  qui,  chez  l'enfant 
surtout,  demande  de  la  justice,  de  la  raison  dans  ceux  qui 
le  dirigent.  Ainsi,  puni,  humilié,  on  va  jusqu'à  dire  frappé 
dans  l'intérieur  de  ses  appartements,  à  peine  avaii-il  passé 
le  seuil  d'une  salle  de  réceptioa  que  tout  lui  était  permis, 
et  q'.i'il  voyait  s'incliner  obséquieusement  devant  lui  ces 
mêmes  individus  qu'un  instant  auparavant  il  craignait 
comme  des  juges.  Fatale  contradiction  !  Il  advint  de  ce 
système  ce  qui  devait  en  advenir  :  les  précepteurs  perdi- 
rent leur  influence,  leur  autorité;  l'indépendance  naturelle 
du  jeune  prince  prit  le  dessus  sans  qu'aucune  intervention 
de  l^amille  vint  en  modérer  les  effets. 

La  mort  de  Paul  l",  l'avéneraent  d'Alexandre  au  trône, 
les  difficultés  mystérieuses  des  premières  années  de  son 
règne,  attiraient  invinciblement,  et  sans  partage,  l'atten- 
tion de  tous.  L'empereur  de  Russie  doit  ses  défauts  à  ces 
din"érentcs  causes. 

Cependant  Alexandre,  marié  à  une  princesse  de  Bade, 
perdait  ses  enfants ,  et  le  grand-duc  Constantin  se  trou- 
vait dès  lors  appelé  à  régner  après  lui.  La  brusquerie  de 
ses  manières,  les  inégalités,  l'irritabilité  de  son  humeur 
ne  laissaient  pas  que  de  donner  des  inquiétudes  sur  l'ave- 
nir de  la  Russie.  Dieu  sembla  regarder  ce  pays  d'un  œil 


miséricordieux  :  vivement  épris  d'une  belle  et  jeune  femme, 
Constantin  désirait  l'épouser;  il  vint  &n  sujet  soumis  de- 
mander r.igrément  de  l'empereur.  La  personne  était  Polo- 
naise, ce  qui  compliquait  encore  la  question.  La  réponse 
de  l'empereur,  comme  l'on  détail  s'y  attendre,  fut  d'abord 
un  refus.  .Mais  Constantin  leva  toutes  les  difficultés  en  pré- 
férant le  bonheur  au  trône. 

—  J'y  renonce,  s'écriait-il ,  j'y  renonce  avec  joie  en  fa- 
veur de  mon  frère. 

Au  grand  contentement  d'Alexandre,  l'acte  de  renoncia- 
tion fut  dressé,  signé,  déposé  au  Sénat,  et,  depuis  ce  jour, 
le  grand-duc  Nicolas  fut  considéré  comme  l'héritier  pré- 
somptif de  l'empire. 

Ici  se  révèle  une  nuance  fine  et  délicate  du  caractère  de 
ce  prince.  Au  lieu  de  chercher  à  s'immiscer  dans  les  affaires 
publiques,  ainsi  qu'aurait  pu  l'y  autoriser  sa  position  nou- 
velle, il  demeura  totalement  étranger  à  la  direction  du  gou- 
vernement. Marié  en  1817,  époux  et  père  parfaitement 
heureux,  il  trouvait  dans  son  intérieur  ses  jouissances 
les  plus  grandes.  La  grande-duchesse,  sa  femme,  était 
une  princesse  accomplie.  Bonne,  belle,  gracieuse,  on  la 
reconnaissait  facilement  pour  la  fille  de  cette  reine  de  Prusse, 
si  grande  dans  le  malheur  que  Napoléon  lui-même,  ébloui 
de  sa  gloire,  ne  sut  pas  la  comprendre.  A  Sainte-Hélène, 
il  a  dû  lui  rendre  justice,  j'en  suis  certain. 

En  1816,  après  la  tourmente  qui  avait  jeté  pendanlquinze 
ans  les  peuples  les  uns  coutre  les  autres,  l'Europe  se  mit 
à  respirer,  lasse  de  tant  de  sacrifices.  Les  souverains,  re- 
venus chez  eux ,  pouvaient  travailler  à  guérir  les  blessures 
faites  à  leurs  peuples  par  la  guerre.  Nul  ne  s'y  appliqua 
avec  plus  de  soin  que  l'empereur  Alexandre.  On  sait  qu'il 
ne  fut  pas  secondé,  et  ce  fut  le  motif  de  la  profonde  tris- 
tesse qui  s'empara  de  lui. 

Tout  à  coup,  en  1825,  une  nouvelle  circula  dans  le  pu- 
blic et  y  fit  une  vive  impression  :  l'impératrice,  dont  la 
santé  délicate  donnait  des  inquiétudes  sérieuses  à  ses  mé- 
decins, allait  partir  pour  la  Crimée,  et  l'empereur  devait 
y  passer  l'hiver  avec  elle.  La  famille  impériale,  quoique 
profondément  affligée  de  ce  projet ,  n'osa  pourtant  faire 
une  objection.  Il  est  vraisemblable  même  qu'elle  espéra 
beaucoup  du  climat  du  Midi,  de  l'éloignemeat  des  affaires, 
pour  vaincre  les  tristes  dispositions  d'esprit  du  sûurerain, 
du  fils  et  du  frère  le  plus  aimé  qui  ait  jamais  porte  une 
couronne.  Le  départ  devint  officiel.  Le  jour,  l'instant  arrê- 
té, les  adieux  entre  les  illustres  afifligés  furent  déchirants. 
L'impératrice  mère  éprouva  un  de  ces  serrements  de  cœur 
qui  portent  avec  eux  de  si  terribles  appréhensions. 

Nécessairement  la  position  du  grand-duc  Nicolas  avait 
dû  changer  par  l'absence  de  l'empereur.  Désormais  il  avait 
une  large  part  dans  les  affaires.  Il  l'avait  acceptée  loyale- 
ment; il  remplit  sa  tâche  de  même.  Chaque  jour  un  cour- 
rier chargé  d'une  relation  détaillée  de  tous  les  actes  accom- 
plis en  son  nom  était  envoyé  à  Alexandre  par  son  frère, 
qui  répondait  à  son  tour  par  des  observations  sur  les  corps 
d'armée  qu'il  visitait  dans  ses  différentes  courses. 

Cet  état  de  choses  ne  devait  pas  durer  longtemps.  On 
apprit  que  l'empereur  était  souffrant.  Bientôt  la  gravité  de 
son  état  ne  fut  plus  un  mystère.  Les  courriers  se  succé- 
daient avec  rapidité.  La  crainte  était  dans  tous  les  cœurs, 
son  nom  sur  toutes  les  lè>Tes,  lorsqu'une  lettre,  écrite  par 
l'impératrice  sa  femme,  vint  donner  de  l'espoir  à  sa  famille 
comme  à  tout  le  peuple  dans  l'attente. 

En  reconnaissance  de  celte  bonne  nouvelle ,  des  prières 
publiques  furent  ordonnées  à  l'église  de  Casan  pour  le  len- 
demain ,  9  décembre.  La  famille  impériale,  la  cour,  les 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


179 


populations  éraues,  s'y  portèrent  avec  un  égal  8entin)ent 
de  foi  confiante. 

Déjà  les  prières  étaient  commencées,  lorsqu'un  officier, 
les  vêtements  couverts  de  givre ,  les  traits  bouleversés , 
s'avance  à  travers  la  foule  et  remet  au  grand-duc  Nicolas 
un  pli  caclietc  de  noir.  Sans  prononcer  une  parole,  il  reste 
devant  lui,  immobile,  la  tête  baissée;  car  il  a  prorapte- 
ment  détourné  la  vue  des  yeux  interrogateurs  du  grand- 
duc.  Tremblant,  le  prince  ouvre  la  lettre;  son  regard,  trou- 
blé, hésite,  cherche,  puis  s'arrête  enfin  sur  ces  mots  tracés 
par  la  main  de  l'impératrice  Elisabeth  :  «  Notre  ange  est  au 
ciel!...» 

Jamais  la  vérité  n'emprunta  d'expression  plus  touchante  ! 
La  lettre  s'échappe  de  la  main  de  Nicolas,  un  profond  gé- 
missement se  fait  entendre  pendant  que  ses  genoux  flé- 
chissent et  qu'il  tombe  prosterné  sur  le  marbre  du  parvis. 
La  stupeur  est  générale:  les  chants  cessent,  le  service  di- 
vin est  interrompu  ;  un  lugubre  silence  s'établit. 

C'est  ainsi  que  la  noble  famille,  la  cour,  le  peuple  appri- 
rent que  le  czar  de  Russie  s'appelait  désormais  Nicolas  I". 

Les  premiers  moments  de  celui-ci  furent  absorbés  par 
une  douleur  profonde.  Il  comprit  néanmoins  que  son  de- 
voir exigeait  qu'il  la  surmontât,  et  l'histoire  lui  tiendra 
compte  de  la  grandeur  de  ses  procédés  envers  un  frère 
vivant ,  comme  de  l'amertume  sincère  de  ses  larmes  sur 
un  frère  mort. 

Le  Sénat,  instruit  de  la  foudroyante  nouvelle ,  se  ras- 
semble sans  perdre  de  temps,  afin  de  procéder  à  l'ouver- 
ture des  différents  paquets  que  l'empereur  défunt  lui  avait 
remis  avec  injonction  de  n'en  prendre  connaissance  qu'à 
sa  mort.  C'était,  outre  l'acte  d'abdication  du  grand-duc 
Constantin,  l'ordre  formel  de  faire  à  l'instant  même  recon- 
naître le  grand-duc  Nicolas  comme  souverain  de  toute  la 
Russie. 

Porté  à  l'obéissance  par  la  conviction  du  bien  qui  devait 
en  résulter,  le  Sénat  se  rendit  eu  corps  au  palais  pour  faire 
part  à  qui  de  droit  de  ces  pièces  irrécusables  et  sans  appel. 
Mais  quel  fut  l'étonnement  général,  lorsqu'on  vit  le  grand- 
duc  repousser  impérieusement  une  couronne  que  personne 
ne  semblait  pouvoir  lui  contester  ! 

—  Non,  messieurs,  répondit-il  aux  discours  qui  le  trai- 
taient déjà  de  roi,  il  n'en  peut  être  ainsi.  Vous  me  dites 
que  l'acte  de  renonciation  du  grand-duc  Constantin  établit 
mes  droits  d'une  manière  absolue;  je  ne  suis  pas  de  votre 
avis  :  qui  peut  me  répondre  que  ce  prince  ne  regrette  pas 
maintenant  une  résolution  prise  il  y  a  déjà  bien  des  an- 
nées? Quant  à  moi,  j'agirai  dans  le  sens  de  cette  supposi- 
tion. Afin  que  toute  facilité  soit  donnée  à  mon  frère  pour 
ressaisir  le  sceptre,  demain  la  garde  entière  le  saluera  em- 
pereur à  mon  exemple. 

La  chose  se  passa  telle  que  Nicolas  l'avait  annoncée. 

De  son  côté,  le  grand-duc  Constantin  ne  demeurait  point 
en  reste.  Ayant  appris  à  Varsovie  la  mort  d'Alexandre,  à 
l'instant  même  il  renouvela  la  renonciation,  y  joignant  une 
lettre  qui  ne  pouvait  laisser  à  son  frère  aucun  doute.  Le 
grand-duc  Michel,  porteur  de  ces  dépêches,  fut  le  premier 
à  saluer  son  frère  du  titre  d'empereur. 

Le  24  décembre,  Nicolas  publia  une  relation  exacte  de 
ce  qui  s'était  passé  entre  le  grand-duc  Constantin  et  lui. 
Il  déclarait  en  même  temps  accepter  la  couronne,  datant 
son  règne  du  7  décembre.  Il  indiquait  le  26  pour  la  pres- 
tation du  serment. 

L'esprit  de  révolution  aristocratique  qui  fermentait  en 
Russie  depuis  quelques  années  avait  aussi  choisi  ce  jour-là 
pour  jeter  le  gant  à  l'absolutisme.  Il  fut  convenu  parmi  les 
conjurés  qu'ils  tâcheraient  de  décider  quelques  troupes. 


dont  leurs  officiers  disposaient,  à  refuser  le  serment  au 
nouvel  empereur  :  ils  devaient  mettre  en  avant  le  prétexte 
de  rester  fidèles  au  grand-duc  Constantin,  en  ayant  l'air  de 
considérer  Nicolas  comme  un  imposteur  que  réloignemenl 
de  son  frère  enhardissait  à  l'usurpation. 

A  mesure  que  les  régiments  sortirent  de  leurs  casernes 
et  vinrent  se  ranger  sur  la  place  du  palais  d'hiver,  on  cher- 
cha à  les  ébranler  sous  ce  prétexte.  Les  uns  résistèrent, 
quelques  autres  fléchirent;  l'émeute  grandit,  les  chefs 
courent  d'un  escadron  à  un  autre  pour  tâcher  de  les  ani- 
mer. Des  paroles  inquiétantes  sont  prononcées  par  ces 
hommes;  les  vociférations  y  succèdent;  des  menaces  de 
mort  se  font  même  entendre.  Les  généraux  restés  fidèles 
comprennent  enfin  qu'il  ne  dépend  plus  d'eux  de  mainte- 
nir la  discipline;  ils  frémissent  de  leur  responsabilité. 
Après  un  conseil  tenu  entre  eux,  le  général  B...  se  détache 
pour  aller  instruire  l'empereur  d'un  état  de  choses  dont 
jusqu'alors  ils  avaient  voulu  dissimuler  la  gravité.  Il  entre 
chez  l'empereur,  qui  était  entouré  de  toute  sa  famille  : 

—  C'est,  dit  celui-ci,  un  moment  d'erreur,  dont  je  ne 
veux  point  avoir  connaissance.  Ils  vont  s'apaiser.  Un 
quart  d'heure  de  réflexion,  et  j'en  réponds. 

—  Non,  sire,  reprit  le  général  B...,  loin  de  là;  l'exaspé- 
ration augmente,  et  les  dernières  paroles  que  j'ai  entendues 
étaient  des  menaces...  Permettez  que  nous  agissions,  ou 
tout  est  à  craindre. 

—  Vous  croyez  ?  allons  donc  !  dit  l'empereur. 

D'un  regard  il  prit  congé  des  siens,  et  s'achemina  vers 
la  porte,  à  la  suite  du  général  B...,  avec  cette  fermeté  dont 
il  devait  donner  tant  de  preuves.  A  cette  vue,  l'impératrice 
éperdue  se  jette  à  genoux  sur  son  passage  : 

—  Arrêtez  !  s'écrie-t-elle  en  saisissant  la  main  de  l'em- 
pereur, arrêtez  ! 

On  la  voit  employer  les  supplications  les  plus  tendres 
pour  le  retenir.  Ses  enfants  l'entourent  aussi,  le  pressent, 
le  sollicitent  ;  à  travers  les  larmes  et  les  sanglots,  les  crain- 
tes les  plus  vives  lui  sont  manifestées;  les  suppositions  les 
plus  sinistres  lui  sont  retracées  sous  toutes  les  formes, 
avec  les  couleurs  les  plus  som[)res  et  les  angoisses  le^  plus 
poignantes.  Son  cœur  fut  déchiré,  mais  ne  faiblit  pas  un 
instant.  Il  releva  l'impératrice,  cherchant  à  la  rassurer  par 
quelques  mois;  puis,  détournant  la  tête,  il  sortit,  calme  et 
résolu.  L'impératrice  était  retombée  à  genoux,  élevant  les 
mains  au  ciel  pour  lui  demander  la  conservation  de  celui 
qu'elle  aimait  plus  que  la  vie.  Depuis  ce  jour,  depuis  cette 
heure,  elle  est  sujette  à  un  tremblement  nerveux  qui  lui 
fait  hocher  la  tête  d'une  manière  sensible. 

Lorsque  l'empereur  parut,  au  lieu  de  la  soumission  qu'il 
pensait  inspirer,  il  trouva  la  rébelliou  agressive.  Les  insur- 
gés, soutenus  par  la  lie  du  peuple,  s'ébranlent;  ils  com- 
incncent  le  feu.  L'empereur  l'essuie  courageusement,  puis, 
aussitôt  après,  il  harangue  les  coupables.  Ses  efforts  demeu- 
rent sans  succès.  Il  fait  approcher  le  métropolitain,  à  la  tête 
de  son  clergé,  qui  parle  à  son  tour  le  langage  du  devoir  et  de 
l'indulgence.  Les  soldats  restent  inflexibles.  Une  nouvelle 
décharge  vient  prouver  leurs  intentions.  Alors,  toute  autre 
ressource  épuisée,  l'ordre  est  donné  de  répondre  au  feu 
par  le  feu.  La  mêlée  s'engage  ;  mais  une  heure  après  tout 
était  fini  :  les  chefs  de  la  révolte  se  trouvaient  au  pouvoir 
du  nouvel  empereur. 

Il  paraîtrait  que  le  souvenir  de  cette  journée  terrible 
pesait  encore  de  tout  son  poids  sur  l'esprit  comme  sur  le 
cœur  de  Nicolas  à  l'époque  de  son  sacre.  Cette  cérémonie 
eut  lieu  à  Moscou  le  3  septembre  1826.  Le  soir,  entre 
l'heure  du  diner  et  celle  qui  devait  appeler  l'empereur  aux 
fêtes  de  la  ville,  seul  avec  ses  frères  (car  le  grand-duc  Con- 


180 


LECTURES  DU  SOIR. 


stantin  avait  voulu  affermir  par  sa  présence  la  couronne 
sur  un  front  si  bienfait  pour  la  porter),  seul,  dis-je,  avec 
ses  frères  et  le  général  B...  : 

—  Savez-vous,  s'écria-t-il  d'un  air  mélancolique  et  pé- 
nétré, savez-vous  que  c'est  un  lourd  fardeau  qu'un  sceptre 
impérial  ;  la  force  d'un  homme  ne  suffit  pas  pour  le  porter 
dignement.  Il  faut  y  être  aidé  par  la  bonne  foi  et  la  vérité 
de  ceux  qui  nous  entourent.  Vous,  continua-t-il  en  se  re- 
tournant vers  ses  frères,  je  suis  bien  sûr  de  votre  assis- 
tance ;  mais  vous  serez  un  peu  comme  moi ,  vous  ne  sau- 
rez pas  grand'chose.  C'est  à  toi,  Alexandre,  acheva-t-il  en 
prenant  la  main  du  général  B...,  c'est  à  toi  de  me  dire 
toujours  la  vérité  !  Promets-le-moi  ! 

Quoi  que  j'eusse  résolu  de  ne  point  empiéter  sur  l'his- 
toire, je  me  suis  laissé  aller  à  vous  retracer  ces  traits  qui 
peignent  le  caractère  de  l'empereur  Nicolas;  maintenant  je 
laisserai  de  côté  les  événements  de  son  règne  pour  ne  vous 
parler  que  de  sa  vie  privée,  de  ses  rapports  intimes  avec  sa 
famille,  la  noblesse  et  son  peuple.  Je  commencerai  ce  ta- 
bleau d'intérieur  au  moment  où  la  cour  rentre  en  ville, 
c'est  ordinairement  vers  le  5  ou  le  8  novembre. 

Tous  les  membres  de  la  famille  impériale  habitent  le 
même  palais  :  cette  magnifique  résidence,  située  sur  le  quai, 
en  face  et  à  peu  de  distance  de  la  Neva,  est  connue  en  Eu- 
rope sous  le  nom  de  palais  d'hiver.  C'est  là  que  l'impéra- 
trice, quoique  toujours  souffrante,  est  plus  qu'ailleurs, 
peut-être,  Tàme  de  son  intérieur.  C'est  un  mot  étrange  que 
celui-là  appliqué  à  l'existence  d'une  souveraine  ;  je  le  main- 
tiendrai cependant;  car  il  est  ici  parfaitement  à  sa  place. 
.\utour  d'elle  viennent  se  ranger  avec  autant  d'amour  que 
de  respect,  son  fils  aîné,  le  grand-duc  héritier,  sa  femme  et 
deux  charmants  enfants;  ses  trois  autres  fils,  les  grands- 
ducs  Constantin,  Nicolas  et  Michel  ;  la  grande-duchesse 
Marie  et  le  duc  de  Leuchtemberg,  son  époux,  leurs  enfants, 
et  la  grande-duchesse  Olga,  non  encore  mariée. 

Il  y  a  quelques  mois  à  peine,  un  ange  de  beauté  et  de 
douceur,  la  grande-duchesse  Alexandra,  unie  au  prince 
de  Hesse,  jetait  sur  cet  ensemble  tout  le  charme  de  l'àme 
la  plus  tendre,  de  l'es  rit  le  plus  séduisant;  mais  à  dix- 
huit  ans  elle  a  été  enlevée  à  ce  monde  dans  toute  sa  fraî- 
cheur et  son  éclat  comme  une  fleur  atteinte  par  la  faucille. 
Ici  la  mort  fut  l'impitoyable  moissonneur.  A  présent,  une 
morne  tristesse  a  rempl.icé  cette  quiétude  et  ce  bonheur 
dont  jouissaient  en  Russie  les  princes  du  sang  impérial. 
C'est  donc  leur  genre  de  vie  avant  ce  cruel  événement  que 
je  vais  vous  tracer.  Depuis  leur  douleur,  la  santé  plus  que 
chancelante  de  l'impératrice  a  détruit  cette  harmonie,  cette 
régularité  d'existence  qu'il  faudra  du  temps  pour  rétablir, 
mais  que  la  force  des  choses  ramènera  sans  doute. 

L'hiver,  l'empereur  se  lève  avant  le  jour  ;  il  prend  du  thé 
chez  lui  et  se  met  ensuite  à  travailler  avec  les  différents  mi- 
nistres auxquels  il  a  donné  rendez-vous.  A  dix  heures,  il 
descend  chez  l'impératrice  où  il  trouve  ses  enfants  rôunis. 
Après  avoir  passé  auprès  d'eux  une  demi-heure,  il  se  rend 
au  conseil  de  l'empire,  ou  bien  continue  son  travail  avec 
les  chefs  d'emploi  qu'il  a  mandés  à  cet  effet.  Tous  les  jours, 
infailliblement,  on  voit  Nicolas  dans  les  rues  de  sa  capi- 
tale. Ordinairement ,  c'est  d'une  heure  à  trois.  Soit  qu'il 
aille  visiter  une  école  de  cadets  ou  un  établissement  de 
charité,  soit  qu'il  se  rende  à  une  manœuvre  ou  qu'il  s'em- 
presse d'accomplir  un  acte  de  politesse  envers  quelque 
grande  dame  de  la  société,  il  traverse  en  voiture  décou- 
verte les  quartiers  les  plus  populeux.  Quoique  cela  lui 
donne  fort  à  faire,  il  est  constant  qu'il  est  toujours  le  pre- 
mier à  saluer  le  noble  ou  le  serf,  n'importe  celui  qui  porte 


les  yeux  vers  lui.  Quand  il  sort  à  pied,  il  en  est  de  même. 
Je  l'ai  vu  parcourir  dans  toute  sa  longueur  la  perspective 
de  Newsky  sans  cesser  un  instant  de  faire  le  geste  qui  con- 
stitue le  salut  militaire. 

On  est  tellement  accoutumé  à  cette  façon  d'agir  que  son 
apparition  ne  cause  jamais  cette  émotion  curieuse  qui,  en 
d'autres  pays,  encombrerait  le  passage  du  souverain  (fût-il 
même  roi  constitutionnel),  s'il  se  mêlait  aussi  familière- 
ment aux  habitudes  de  ses  sujets.  On  ne  craint  point  l'em- 
pereur cependant.  Nul  ne  se  sauve  ni  ne  s'écarte  à  sa 
venue.  Après  l'avoir  salué,  il  est  d'usage  de  passer  tran- 
quillement son  chemin. 

Les  jeunes  grands-ducs  ne  jouissent  pas  des  mêmes 
prérogatives.  Ils  se  promènent  à  pied,  quelque  froid  qu'il 
fasse,  et  leur  cortège  se  grossit  à  mesure  de  tous  les  ga- 
mins qu'ils  rencontrent  à  tous  les  coins  de  rue.  Il  faut,  du 
reste,  rendre  justice  à  cette  escorte  improvisée  :  elle  revêt 
un  certain  air  de  dignité  qui  n'est  point  dans  ses  habitu- 
des ordinaires.  De  leur  côté,  les  grandes-duchesses  sortent 
avec  leur  mère  ou  leurs  demoiselles  d'honneur.  On  les  voit 
affronter  en  traîneau  la  neige  et  le  froid  le  plus  rigoureux. 
Il  serait  fort  inconvenant  de  ne  point  les  saluer  ;  au  reste, 
personne  n'y  manque,  pour  mille  raisons  dont  la  meilleure 
est,  sans  contredit,  leur  beauté  et  l'affabilité  dont  elles  font 
preuve  dans  toutes  les  occasions. 

A  trois  heures,  le  dîner  impérial  est  servi.  La  famille 
seule  y  est  généralementconviée  ;  pourtant  quelques  grands 
dignitaires  ont  parfois  l'honneur  d'y  être  admis.  La  tenue 
habituelle  de  l'empereur  ne  change  nullement,  qu'il  soit 
seul  avec  les  siens  ou  que  le  cercle  habituel  se  trouve  aug- 
menté de  deux  ou  trois  personnes.  Il  ne  quitte  jamais  la 
redingote  militaire.  Pour  la  rendre  moins  gênante,  il  en 
détache  les  lourdes  épaulelles  que  son  oukase  prescrit. 
C'est  la  seule  contravention  qu'il  se  permette  à  ses  propres 
ordres.  Vienne  le  soir,  son  uniforme  pourra  lutter  de  rigi- 
dité avec  celui  du  premier  officier  récemment  sorti  des  ar- 
rêts encourus  pour  crime  de  négligence. 

Jamais,  pas  plus  un  jour  que  l'autre,  l'empereur  ni  los 
grands -ducs  ne  sont  autrement  qu'en  habits  militaires. 
La  seule  distraction  qu'ils  peuvent  apporter  à  cette  règle 
c'est  de  changer  souvent  d'uniforme.  Ils  n'y  manquent 
pas. 

Le  dîner  est  court.  La  table  impériale  n'a  rien  de  somp- 
tueux. Le  repas  terminé,  selon  que  l'empereur  est  content 
ou  peu  satisfait  des  rapports  qui  lui  sont  faits  par  le  gou- 
verneur des  jeunes  princes,  il  joue  avec  eux  (ils  ont  douze 
et  onze  ans),  ou  les  tient  à  distance  par  un  regard  pendant 
qu'il  cause  avec  l'impératrice  ou  les  autres  personnes  de 
son  entourage. 

Chaque  semaine  on  remet  à  l'empereur  des  notes  écri- 
tes, fournies  par  les  divers  professeurs  qui  concourent  à 
l'éducation  de  ses  fils.  L'on  m'a  assuré  que  lorsqu'il  en  est 
mécontent,  les  corrections  populaires  ne  leur  sont  pas 
épargnées.  Ce  dont  je  puis  répondre,  c'est  qu'il  est  d'une 
grande  bonté  pour  eux  lorsque  leur  conduite  le  mérite. 

Vers  quatre  heures  et  demie,  l'empereur  remonte  cheziui. 
II  s'occupe  dans  son  cabinet,  souvent  seul,  parfois  avec  l'hé- 
ritier du  trône,  jusqu'à  l'heure  où  se  décide  l'emploi  de  la  soi- 
rée. Quand  n'est  pas  encore  arrivée  la  saison  des  bals,  tous 
les  membres  de  la  famille  impériale  vont  souvent  au  spec- 
tacle. Le  Théâtre-Français,  l'Opéra  italien  ou  allemand  les 
attirent  volontiers.  Par  celte  raison,  la  société  y  est  fort 
assidue.  Ils  ont  au  théâtre  plusieurs  loges  contiguês,  ce  qui 
leur  donne  la  facilité  d'aller  se  faire  des  visites  pendant  les 
entr'acte^  et  de  changer  de  place  quand  cela  leur  plaît. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


181 


Aux  différentes  représeotalions  où  je  les  ai  vus,  ils  sem- 
blaient fort  attentifs  à  la  scène. 

Depuis  le  mois  de  janvier,  c'est,  entre  les  grands  sei- 
gneurs russes,  à  qui  aura  l'honneur  de  recevoir  son  sou- 
verain. Il  ne  faut  pas  croire  que  cela  soit  donné  à  tous. 
L'étiquette  exige  que  l'amphitryon  soit  revêtu  de  quelque 
grande  charge.  Alors,  non-seulement  l'empereur,  mais 
l'impératrice,  mais  tous  les  princes  et  princesses  de  la  fa- 
mille vont  assister  aux  fêtes  brillantes  qui  leur  sont  offer- 
tes, se  mêlant  à  la  société  comme  de  simples  particuliers. 
A  son  tour,  outre  les  réceptions  solennelles  qui  s'effectuent 


quatre  fois  par  an  :  le  6  décembre,  le  jour  de  l'an,  à  Pâ- 
ques et  pour  la  fête  de  l'impératrice,  l'aimable  souveraine 
donne  presque  tous  les  dimanches,  dans  le  palais  d'Etnil- 
chkoff,  des  bals  où  elle  réunit  l'élite  de  la  cour  et  de  la 
ville.  Le  carême  venu,  à  8  heures  du  soir,  l'empereur 
quitte  ses  travaux  pour  revenir  chez  l'impératrice,  où  il 
trouve  réunies  à  sa  famille  la  demoiselle  d'honneur  de  ser- 
vice et  quelques  personnes  reçues  sur  le  pied  d'une  iali- 
raiti  parfaite.  Son  arrivée  fait  cesser  le  jeu  ou  la  lecture 
commencée.  A  moins  qu'il  ne  veuille  s'associer  à  l'un  ou  à 
l'autre,  on  se  rassemble  autour  de  lui  pour  causer. 


L'empereur  Nicolas. 


A  neuf  heures,  le  souper  est  annoncé,  et  c'est  à  dix  que 
l'on  se  sépare  ;  ainsi  l'exigent  les  médecins  qui  soignent 
l'impératrice. 

Pourtant  le  soleil  devient  chaud,  les  neiges  fondent,  les 
lilas,  du  jour  au  lendemain,  se  montrent  couverts  de  bour- 
geons et  de  feuilles  ;  la  Neva  a  traîné  ses  glaçons  brisés  jus- 


qu'à la  Baltique;  le  palais  d'hiver,  habité  six  mois  par  ses 
hôtes  illustres,  prend  un  air  d'animation  qui  annonce  qu'il 
va  être  abandonné.  En  effet,  les  fourgons,  les  voitures,  les 
chevaux  se  croisent  à  toute  heure,  stationnent  à  ses  difTé- 
rentes  issues.  Vers  le  commencement  de  mai,  un  jour, 
une  heure  sont  indiqués,  et  ce  jour,  à  cette  heure,  la  famille 


1S2 


LECTURES  DU  SOIR. 


impériale  quitte  sa  résidence  d'hiver  pour  le  palais  de 
Tzarkoë-Célo,  que  l'on  appelle  avec  quelque  raison  le  Ver- 
EaiMes  de  la  Russie.  La.  cour  revient  seulement  vers  le  13 
assistera  une  revue  de  la  garde  qui  se  passe  au  Champ-de- 
Mars  avec  toute  la  pompe  que  Ton  peut  attendre  d'un  pays 
essenliellement  militaire. 

Le5  goûts  de  l'empereur  se  rc  al  en  ceci  de  ceux 

du  grand-duc  Michel  :  la  tenue  l  .  aents,  la  précision 
de  leurs  exercices,  la  spontanéité  de  leurs  manœuvres 
tiennent  une  grande  place  dans  ses  délassements.  Il  s'en 
occupe  avec  un  redoublement  d'activité  à  Tzarkoe-Célo 
pendant  les  deux  mois  qu'il  y  passe.  Cela  tient  les  troupes 
en  haleine  et  les  prépare  à  merveille  pour  le  camp  qui  doit 
les  réunir  vers  la  fin  de  juin  à  portée  de  la  résidence  de 
Péterhoff.  C'est  à  cause  de  cela  que  la  famille  impériale  ne 
manque  jamais  de  quitter  à  cette  époque  le  magnifique  pi- 
lais de  Tzarkoè-Célo  pour  le  cottage  qui  doit  la  recevoir  sur 
les  bords  du  golfe  de  Finlande.  Du  reste,  il  est  aisé  de  com- 
prendre qu'elle  préfère  Alexandrie  à  tout  autre  séjour.  Fi- 
gurez-vous une  chaumière  dans  le  golit  anglais,  réunissant 
par  conséquent,  sous  les  apparences  les  plus  rustiques, 
tout  le  confortable  possible.  Ce  n'est  à  Teotour  que  fleurs 
et  que  verdure  :  elle  est  posée  au  milieu  d'un  parc  immense 
dont  les  accidents  de  terrain  livrent  à  la  fois  aux  re^rds 
charmés  la  mer  en  face,  Pétersbourg  avec  ses  coupoles  do- 
rées à  droite,  et  Cronstadt  et  ses  flottes  à  gauche.  Si  votre 
imagination  vous  sert  bien,  vous  aurez  une  idée  de  cet  en- 
semble, incomparable  selon  moi. 

A  Péterhoff  également  il  existe  un  beau  palais.  N'étant 
pas  habité,  il  perd  extrêmement  de  son  intérêt  aux  yeux  des 
voyageurs  qui  n'ont  eu  ni  le  temps  ni  l'occasion  de  se 
mettre  au  fait  des  grands  événements  qu'il  rappelle.  Sa  si- 
tuation lui  fait  dominer  la  mer.  Ses  salies  de  réception  sont 
belles  et  ornées  dans  le  style  Louis  XV.  Elles  font  un  bel  et 
noble  effet  lorsque,  le  1"  de  juillet,  jour  de  la  fête  de  l'im- 
pératrice, un  bal,  qui  réunit  indistinctement  l'aristocratie 
et  le  peuple,  fait  briller  ses  girandoles,  éclaire  l'or  et  les  pein- 
tures qui  couvrent  ses  murailles.  Les  fenêtres  ouvertes,  les 
balcons  découpés  laissent  voir  les  jardins  rafraîchis  par  des 
cascades  magnifiques,  et  la  féerique  illuminatiou  qui  fait 
ressortir  à  l'envi  les  arbres  séculaires,  les  statues  d'or  et 
les  nappes  d'eau  qui  se  détachent  les  unes  sur  les  autres. 

Vous  ne  devez  pas  croire  que  le  palais  soit  exclusive- 
ment résené  aux  fêles.  C'est  là  que  l'empereur  a  son  ca- 
binet de  travail  ;  tous  les  matins ,  après  son  déjeuner,  il 
traverse  à  pied  le  parc  d'.\lexandrie ,  les  jardins  de  Péter- 
hoff, pour  se  rendre  au  palais,  où  les  ministres  et  les  gé- 
néraux l'attendent.  11  y  passe  une  partie  de  la  journée. 
Bien  des  fois  j'ai  rencontré  les  princesses,  à  pied  ou  à  che- 
Tal,  venant  le  prendre  vers  l'heure  du  diner.  Quand  il  ne 
va  pas  au  camp  passer  une  revue  ou  donner  une  alerte,  on 
le  voit,  de  six  à  sept  heures,  en  char-à-bancs  ou  en  calèche 
découverte,  avec  toute  sa  famille,  suivi  par  d'autres  voi- 
tures où  sont  placés  les  aides  de  camp,  les  demoiselles 
d'honneur  de  service,  même  quelques  personnes  invitées. 
Toute  cette  bnllante  compagnie  va  prendre  le  thé  dans  un 
des  chalets  jetés  au  milieu  des  parcs  qui  entourent  Péter- 
hoff. Quelquefois  elle  se  dirige  vers  le  palais  de  la  du- 
chesse de  Leuchtemberg,  qui  n'est  qu'à  une  demi-heure  de 
distance.  Trop  heureuse  d'échapper  à  l'étiquette,  cet  escla- 
vage des  rois ,  on  voit  ici  toute  cette  famille  souveraine 
jouir  à  plein  cœur  des  plaisirs  bourgeois  autorisés  par  la 
campagne.  On  joue  à  colin-maillard,  à  la  mer  agitée,  en- 
fin à  tous  les  jeux  qui  charment  les  années  de  l'enfance. 
L'empereur  se  mêle  à  ces  folies  intimes  avec  un  entrain 
qui  ne  le  laisse  pas  du  tout  en  arrière  des  jeunes  grands- 


ducs.  Quand,  après  la  promenade,  on  rentre  chez  l'impért- 
trice,  on  fait  de  la  musique  ou  bien  l'on  danse  sans  céré- 
monie. Ces  petites  soirées  improvisées  sont  charmantes  de 
laisser-aller  et  de  bonne  humeur  ;  elles  font  beaucoup  den- 
neux,  et  il  y  a  de  quoi. 

Les  premiers  jours  d'août  on  s'agite  de  nouveau,  la 
garde  impériale  a  quitté  ses  tentes.  Ses  manœuvres,  après 
dix  jours  de  marche,  la  ramènent  à  Tzarkoë-Célo,  qui  est 
leur  point  de  départ.  L'empereur  doit  la  passer  en  revue 
avant  de  renvoyer  les  régiments  dans  leurs  garnisons  res- 
pectives; puis,  le  soir,  un  grand  bal  réunira  les  officiers 
au  palais  de  Bopcha,  qui  en  est  voisin.  La  cour  doit  s'y 
rendre  pour  \  ingt-qualre  heures  ;  ce  déplacement,  qui  s'ac- 
complit régulièrement  chaque  année,  quoique  annuel,  met 
tout  le  service  en  émoi. 

Le  signal  du  départ  définitif  de  Péterhoff  se  fait  peu 
attendre  maintenant.  Le  1"  septembre,  on  se  retrouve  de 
rechef  installé  à  Tzarkoè-Célo  pour  deux  mois.  Ce  nouveau 
séjour  est  coupé  par  un  voyage  à  Gatchina,  où  l'on  mène 
pour  le  coup  vie  impériale  tout  à  fait.  Les  chasses,  la  co- 
médie, les  bals  parés  en  font  les  frais.  Le  grand  château 
de  briques  rouges,  les  prairies  à  perte  de  vue ,  les  tran- 
quilles étangs,  les  mélancoliques  rangées  de  peupliers  re- 
prennent alors  pour  quelque  temps  une  apparence  de  vie 
qui  leur  manque  complètement  le  reste  de  l'année.  Quant 
à  moi,  si  j'avais  eu  à  choisir,  j'aurais  voulu  venir  à  Gatchina 
pour  y  penser  dans  le  silence  et  la  solitude.  Mais  peut-être 
le  devoir  des  princes  est-il  de  tout  animer  autour  d'eux. 

On  vous  dira  que  l'empereur  est  violent  :  c'est  vrai,  je 
vous  en  ai  déjà  prévenu;  c'est  son  éducation  qui  en  est 
coupable.  Autrement  dirigée,  ce  défaut  eût  disparu  sans 
aucun  doute.  Je  n'en  veux  pour  preuve  que  ce  fait,  dont 
je  puis  garantir  l'exactitude. 

Aprèa  une  revnt  à  ce  même  camp  de  Tzarkoë-Célo, 
dont  je  viens  de  vous  parler,  Nicolas  se  laissa  aller  vis-à- 
vis  de  l'un  de  ses  officiers-généraux  à  des  paroles  blessan- 
tes au  dernier  point.  Le  lendemain  le  vieux  soldat,  navré, 
lui  envoya  sa  démission,  sans  un  mot  de  commentaire. 
L'empereur,  frappé  du  laconisme  de  cette  démarche,  ré- 
fléchit à  sa  conduite,  et  de  sa  propre  main  il  manda  le  gé- 
néral dans  sa  tente  pour  l'heure  où  tout  l'état-major  vient 
à  l'ordre.  A  peine  est-il  arrivé  que  l'empereur  l'aperçoit  et 
s'approche  de  lui  : 

—  S...,  lui  dit-il,  je  te  fais  des  excuses  de  la  manière 
dont  je  t'ai  traité  hier;  j'espère  q  le  tu  l'oublieras;  quanta 
moi,  je  ferai  tout  ce  qui  sera  en  mon  pouvoir  pour  te  le 
faire  oublier. 

L'empereur  Nicolas  n'a  siiremenl  jamais  de  sa  vie  péné- 
tré plus  av*ant  dans  le  cœur  de  ses  sujets  qu'en  cette  cir- 
constance. Le  bruit  de  cette  démarche  se  répandit  avec 
rapidité  dans  toutes  les  classes,  excitant  l'admiration  de 
tous  ceiu  qui  en  eurent  connaissance. 

Une  autre  fois,  mais  plus  tard,  il  devait  de  même  ren- 
contrer publiquement  la  vive  sympathie  de  ses  sujets.  La 
mort  de  sa  fille  la  grande-duchesse  AlexanJra  lui  a  fourni 
la  triste  occasion  d'apprécier  à  quel  point  il  est  aimé.  Lors- 
que, accompagnant  la  dépouille  mortelle  de  cette  jeune  et 
belle  princesse,  de  Tzarkoe-Célo  à  la  forteresse  de  Péters- 
borg,  Nicolas  a  passé  au  travers  des  populations  éplorées, 
accourues  de  dix  lieues  à  la  ronde  pour  mêler  leurs  larmes 
à  sa  douleur,  il  aurait  pu  se  dire  ce  mot  qui  renferme  pro- 
bablement l'avenir  de  son  pays  :  «  Avec  le  cœur  de  son 
peuple,  un  souverain  peut  tout.  » 

L.  DE  MONCASTRE. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


T83 


DÉCEPTIONS  DE  VOYAGES. 


AUX  BORDS  DU  Rlim. 


I. 

Les  pires  co;.seillers,  les  plus  méchauls  guides  pour  un 
touiisti',  sont  assurcmeut  l'iuililTérence  d'un  esprit  froid, 
la  misanthropie  et  ramertume  d'un  cœur  désabusé  de  tout, 
même  de  la  nature.  Se  mettre  en  roule  avec  un  parti  pris 
de  dénigrement  et  de  critique,  est  un  dessein  qui  uc  peut 
prendre  racine  que  dans  une  âme  vulgaire,  séduite  par  le 
médiocre  avantage  de  sembler  originale  à  tout  pri.x  Je  pré- 
fère encore  l'artiste,  le  poëte  moins  judicieux  que  passionné, 
qui,  s'abandonnant  à  la  fougue  d'une  admiration  sans  dis- 
cernement, in)patiente  et  fait  sourire  quelquefois,  mais  ne 
mulile  et  n'avilit  jamais  ses  modèles. 

Ce  qui  vaudrait  mieux  encore,  c'est  la  vérité,  c'est  le  juste 
sentiment  de  la  grandeur,  delà  beauté  des  choses,  régula- 
risé en  quelque  sorte,  et  contenu  par  l'expérience,  par  la 
sagacité  d'un  voyageur  ardent,  mais  sensé,  et  plus  épris  de 
la  nature  même  ou  des  œuvres  des  hommes,  que  des  va- 
niiés  de  l'hyperbole  et  des  créations  de  sa  plume. 

Nous  ne  pensons  pas  que  les  objets  sur  lesquels  s'exerce 
la  pensée  de  l'artiste  aient  besoin,  sortant  des  mains  de 
Dieu,  des  embellissements  de  la  prose  ou  des  exagérations 
du  style;  loin  de  là,  au  milieu  des  descriptions  brillantes 
et  recherchées,  dans  la  savante  peinture  desquelles  notre 
littérature  tend  de  plus  en  plus  à  oublier  le  drame  pour  le 
tableau,  l'homme  pour  le  théâtre,  j'ai  constamment  observé 
que  ce  genre  d'études  est  susceptible  d'intéresser  sans  le 
secours  de  l'étrange,  de  l'imprévu,  et  avec  les  plus  simples 
éléments.  Ainsi,  les  déceptions,  si  parfois  elles  atteignent 
un  honnête  voyageur  de  bonne  foi,  proviennent,  à  notre 
sens,  des  conteurs  qu'il  a  écoutés,  des  récits  qu'il  a  lus, 
des  erreurs  qu'il  lui  faut  redresser,  des  prestiges  dont 
il  doit  rabattre. 

Il  n'existe  assurément  aucune  comparaison  entre  les  ri- 
ves poétiques  du  Rhin  et  les  plaines  de  la  Beauce,  dont  la 
monotonie  est  devenue  proverbiale;  ceiicndant,  itreiiez  la 
roule  de  Chartres  par  un  beau  jour  de  juillet,  coiiteniplez 
du  haut  d'une  diligence  ou  d'un  moulin  à  vent,  aux  feux 
étincelanis  du  soled  qui  s'abiiisse,  l'or  ondoyant  dos  blés 
mûrs,  que  le  vent  agite  cl  fait  moutonner  comme  les  flots 
d'une  mer,  vous  serez  saisi ,  au  milieu  de  cet  océan  de 
vermeil,  comme  sur  l'autre  océan  d'azur,  de  l'éclat  de  la 
lumière  et  du  sentiment  de  rimmcnsité.  Si  l'on  parcourait 
ainsi  les  bords  du  Hhin,  sans  préventions  trop  favorables, 
sans  posséder  en  soi  des  peinlures  toutes  faites  cl  des  ad- 
mirations théoriques,  l'on  rencontrerait  souvent  de  ces 
émotions  soudaines  et  de  ces  élans  ."spontanés;  mais  les 
idées  préconçues  et  les  comparaisons  que  l'on  a  dans  l'es- 
prit font  que  l'on  est  souvent  trompé  dans  son  attente. 
L'on  comptait  sur  un  certain  spectacle  et  l'on  en  trouve  un 
autre. 

Le  Rhin,  sur  lequel  la  France  a  les  yeux  tournés  avec 
regrets,  avec  espoir,  repré.-^onlc  trois  causes  d'intérêt:  les 
souvenirs  historiques  qui  s'y  rattachent  et  en  font  la  poé- 
sie; le  caractère  particulier  du  paysage  et  des  sites;  enfin 
la  question  de  nationalité  (juc  le  congrès  de  Vienne  a  sus- 
pendue peut-être  en  croyant  la  résoudre.  Ainsi,  d'un  côté, 
la  nature,  exposée  aux  tictions,  aux  arabes(]ues  de  la  lé- 


gende ;  de  l'autre,  les  cités,  les  mœurs,  les  hommes,  su- 
bordonnés, sous  le  crayon  des  observateurs,  à  toutes  les 
illusions  fortuites,  à  tous  les  mensonges  intéresses  que 
comporte  une  question  politique. 

Ces  erreurs,  les  déceptions  qu'elles  entraînent,  on  les 
pressent  en  mettant  le  pied  sur  le  territoire  prussien,  lors- 
qu'on aborde  le  Rhin  par  la  Belgique  :  Aix-la-Chapelle,  la 
ville  de  Charleraagne,  le  berceau  des  empereurs  carlovin- 
giens,  Aix-la-Chapelle  est  étranger  à  nos  mœurs  et  a  ou- 
blié notre  langue.  En  y  pénétrant,  l'on  se  sent  brusquement 
plongé  dans  la  vieille  Allemugne.  Te!  est,  au  surplus,  le 
caractère  de  la  plupart  de  ces  villes,  qu'un  patriotisme  aveu- 
gle nous  représente  comme  françaises  par  le  cœur,  par  le 
souvenir,  par  les  regrets  :  ce  sont  là  de  vaines  chimères  au 
moyen  desquelles  on  consola  longtemps  notre  gloire  humi- 
liée, et  qui,  d'ailleurs,  présentent  les  chances  d'une  popu- 
larité facile  ;  mais  il  faut  l'avouer  enfin,  quelques  détours 
que  l'on  prenne  :  ce  qu'il  y  a  de  plus  allemand  dans  toute 
l'Allemagne,  ce  sont  les  villes  du  Rhin.  C'est  là  que  sont 
épars  les  grands  souvenirs  de  l'histoire,  c'est  là  que  se 
transmet  le  vieil  esprit  germanique  dans  toute  sa  ferveur  : 
c'est  à  Hernslieim,  c'est  à  Manheim  que  Schiller  passa  une 
partie  de  sa  jeunesse;  les  marécages  de  Worms  ont  nourri 
le  dragon  des  Niebelung;  Bonn  a  donné  le  jour  à  Betho- 
wen;  Francfort  à  Goethe;  Gernshcim  vit  naître  SchaelTer, 
et  Mayence  Guttemberg;  c'est  à  Francfort  qu'on  élisait  les 
empereurs,  c'est  à  Aix-la-Chapelle  qu'on  les  couronnait; 
Mayence  et  Cologne  étaient  régis  par  des  électeurs  puis- 
sants, qui  étendaient  la  main  sur  les  trônes  de  l'Allemagne; 
c'est  des  bords  du  Rhin  que  s'élança  Frédéric  Barberoussc; 
c'est  à  Worms,  enfin,  que  fut  consacré  Luther,  c'est-à-dire 
la  réforme  religieuse  et  la  littérature  nationale  ;  toute  leur 
histoire  est  là,  et  ils  se  souviennent.  Ces  cités  que  l'on  veut 
croire  françaises,  sont  en  quelque  sorte  le  berceau  sacré 
de  l'unilé  germanique. 

De  là  vient  l'intérêt  qui  s'empare  du  voyageur,  lorsqu'il 
visite  ces  anciennes  villes  féodales;  les  grands  noms  de 
Charlemagne,  d'Olhon,  de  Frédéric  Barberoiisse,  de  Char- 
les-Quint s'olTreut  sans  cesse  à  sa  pensée;  il  se  laisse  en- 
traîner à  ces  séductions  de  la  poésie  des  anciens  âges,  que 
ne  lui  offriraient  ni  l'élégante  et  moderne  capitale  de  la 
Bavière,  qui  attend  l'illuslration  de  ses  arlistes  naissants, 
ni  Vienne  avec  ces  belles  bâtisses  neu\es,  entourée  de 
jardins  anglais  parsemés  de  kiosques;  ni  Berlin,  caprice 
d'un  encyclopcdisle  couronne  à  qui  Vollairc  enseignait  le 
bon  goût.  La  nationalilé  allemande  a  le  Rhin  pour  em- 
blème. 

Cependant,  quand  on  en  parcourt  les  rives,  on  est  sou- 
vent dans  la  nécessité  de  recourir  à  l'imagination  ;  le 
temps,  la  guerre  et  le  mauvais  goût  des  badigconneurs 
pires  encore,  ont  fait  plus  de  ruines  ici  qu'en  aucun  lieu  : 
la  coupole  d'Aix-la-Cliapelle  où  brillaient  les  fameuses  co- 
lonnes de  granit  de  rim|)ératrice  Hélène,  et  que  Léon  III 
consacra,  au  milieu  de  trois  cent  soixaute-einq  évê(]ues, 
parmi  lesquels  il  y  en  eut  deux  qui,  suivant  la  légende, 
se  soulevèrent  de  leurs  tombeaux  pour  remplacer  leurs 
confrères  absents,  cette  coupole,  qui  vit  s'asseoir  tant 
d'empereurs  sur  le  siège  en  marbre  de  Charlemagne,  est 


IS'i 


LECTURES  DU  SOIR. 


dans  un  état  de  délabrement  déplorable.  Les  vieux  cin- 
tres byzantins  ont  été  ridiculement  affublés  d'empâtements 
jansénistes,  sur  lesquels  s'enroulent  des  macarons,  des 
guirlandes  et  des  fleurettes  en  plâtre  entremêlées  de  pein- 
tures que  désavouerait  le  dernier  des  élèves  de  Vanloo.  Il 
se  prépare  ici  un  projet  de  restauration,  nouveau  sujet  de 
crainte  ;  mais  on  ne  pourra  faire  pis.  La  grande  salle  de 
l'Hôtel-de-Ville,  élevée  sur  les  débris  d'un  palais  impérial 
dont  les  Romains  avaient  marqué  la  place,  procure  aux 
curieux  une  déception  plus  amère  encore;  les  traces  des 
oripeaux  du  Congrès  de  1748  y  sunt  partout  écrites,  ron- 
gées de  cette  moisissure  que  défient  les  grandes  choses 
construites  pour  des  siècles,  mais  qui  s'attache  aux  vieille- 
ries et  les  pulvérise.  Toulefois,  au  milieu  des  portraits  de 
souverains  allemands  réunis  dans  cette  salle,  entre  Charle- 
magae,  François  !«' et  Joseph  11,  l'on  rencontre,  royale- 
ment adossée  aux  augustes  panneaux,  l'image  du  protec- 
teur de  la  Confédération  du  Rhin,  de  Napoléon,  et  celle  de 
Joséphine.  On  la  retrouve  de  même  au  Musée  de  Mayence, 
entre  celle  du  duc  régnant  de  Nassau,  et  le  portrait  de 
M"«  Sabine  Heinefetter,  une  comédienne  fort  bien  nourrie; 
ces  Allemands  sont  hospitaliers. 

La  position  de  notre  empereur,  dans  ces  contrées,  a 
besoin  qu'on  l'explique.  Sur  les  deux  rives  du  Rhin,  ce 
nom  est  aussi  populaire  qu'en  France;  le  portrait  de  l'em- 
pereur règne  sans  opposition  chez  les  particuliers  comme 
dans  les  lieux  publics,  et  les  princes  eux-mêmes  ne  crai- 
gnent pas  d'en  décorer  leurs  châteaux.  On  n'attache  à  ce 
nom  aucun  sens  politique;  il  n'est  plus  un  emblème  de  la 
France  ou  un  symbole  des  idées  françaises  :  Napoléon  fi- 
gure là  comme  un  ancien  et  très-glorieux  souverain  du 
pays,  entre  Charles-Quint,  Joseph  IF,  et  le  père  de  Marie- 
Louise;  on  l'a  relégué  dans  le  domaine  de  l'histoire,  on  en 
fait  une  sorte  de  héros  quasi-national,  et  l'on  peut  suppo- 
ser que,  dans  la  suite  des  temps,  les  Allemands  s'appro- 
prieront par  la  légende  ce  nouveau  Charlemagne,  qu'ils 
feront  naître,  comme  l'ancien,  à  Andernach  ou  à  Aix-la- 
Chapelle.  Du  reste,  ils  n'établissent  aucune  relation  d'idées 
entre  le  règne  de  Napoléon  et  la  France  actuelle  ;  de  là 
l'illusion  de  bien  des  voyageurs.  Parlez  de  l'Empereur  aux 
bonnes  gens  du  Rhin  qui  ont  admiré  et  servi  leur  prince 
<în  sa  personne,  vous  risquerez  de  les  croire  Français;  |»ar- 
les-leur  du  présent  et  de  l'avenir  de  la  P'rance,  vous  les 
trouverez  purement  Allemands. 

Après  le  retour  de  l'ile  d'Elbe,  quand  la  Chambre  des 
représentants  voulait  obtenir  de  l'Empereur  des  garanties 
libérales,  les  royalistes  lui  prêtaient  dérisoirement  celle 
réponse  burlesque  :  «  Ne  me  parlez  pas  de  faire  des  con- 
cessions, celle  faiblesse  a  perdu  mon  oncle!  » 

Et  chacun  de  se  demander  quelles  concessions  avait 
pu  faire  le  cardinal  Fesch...  ;  mais  l'oncle  auquel  ils  faisaient 
allusion,  c'était  l'époux  de  la  tanle  de  Marie-Louise,  c'était 
Louis  XVI.  Cela  était  plaisant;  eh  bien,  celte  raillerie  est 
aujourd'hui  prise  au  sérieux  en  Allemagne,  dans  certaine 
classe  qui  considère  en  Napoléon  le  gendre  de  l'empereur 
d'Autriche.  En  général,  ce  pays  a  du  respect  pour  les  têtes 
couronnées,  et  n'étaient  les  prétentions  libérales  des  gens 
avancés,  que  déguisent  mal  des  questions  religieuses  fort 
élasli(jues,  dans  un  pays  d'où  l'unité  chrétienne  a  été  bannie 
depuis  Luther,  le  roi  de  Prusse  n'éprouverait  pas  plus 
d'opposition  que  le  grand-duc  de  Toscane.  Mayence  fait 
exception  et  se  souvient  d'avoir  été  française;  plus  tard 
nous  dirons  pourquoi. 

Au  surplus,  ces  discords  qui  se  maintiennent  sourde- 
ment entre  les  Prussiens  el  leur  prince  n'ont  rien  d'élrange: 
la  querelle  des  jeunes  peuples  contre  les  anciens  trônes  se 


poursuit  d'une  manière  lenle  et  fatale,  et  s'il  y  a  lieu  de 
s'en  occuper,  c'est  pour  signaler  l'erreur  où  nous  entraî- 
nent ces  signes  d'effervescence.  La  lutte  est  entre  le  prin- 
cipe et  le  fait;  elle  a  pour  prétexte  une  ulopie  d'unité  que 
chacun  sape  en  croyant  la  défendre.  Mais  la  France  n'est 
pour  rien  là-dedans  :  les  riverains  du  vieux  fleuve  sont 
plus  Allemands  que  leurs  souverains;  voilà  tout.  Si  la  vé- 
rité n'a  rien  qui  nous  flatte,  du  moins  l'aveu  ne  saurait 
réjouir  la  cour  de  Berlin  :  le  vœu  de  l'Allemagne  est  de 
laissera  chacun  de  nous  une  écaille. 

Revenons  à  Aix-la-Chapelle  :  ce  que  son  antique  église, 
si  honteusement  mutilée,  offre  de  plus  remarquable,  c'est 
le  trésor  de  ses  reliques.  Il  y  a,  dans  la  sacristie,  une 
grande  armoire  bise,  barbouillée  d'anges  rococos  et  de 
guirlandes  ridicules.  Un  prêtre  que  j'avais  longtemps  at- 
tendu entra  précipitamment,  tira  d'un  coffre  deux  ou  trois 
clefs,  et  enlr'ouvrit  les  battants  de  l'armoire,  dans  laquelle 
les  rayons  du  soleil  se  précipitant,  se  brisèrent  sur  les 
facettes  clincelanles  d'une  quantité  de  châsses,  de  ciboires, 
de  bas-reliefs,  de  reliquaires  en  or  constellés  de  pierre- 
ries. J'en  fus  ébloui  tout  â  coup  ;  ce  buffet  contenait  les 
débris  d'un  soleil.  A  peine  avais-je  eu  le  temps  d'entrevoir, 
que  l'abbé  rejoignant  à  demi  les  panneaux  d'un  air  défiant, 
me  demanda  brusquement  si  j'avais  donné  quatre  francs. 

—  Non,  répondis-je,  on  ne  m'a  rien  demandé,  mais  je 
suis  tout  prêt  à  me  conformer  à  l'usage. 

—  Donnez  quatre  francs,  inlerrompit,  en  refermant 
l'armoire,  le  bon  vicaire  qui  attendit  que  j'eusse  satisfait 
le  sacristain. 

Ainsi,  l'on  vend  donnant-donnant  la  vue  des  restes  de 
Charlemagne.  L'os  de  son  énorme  bras  est  enchâssé  dans 
un  brassard  de  crislal  dont  les  plaques  sont  soudées  avec 
des  lames  d'or;  son  crâne,  brun  et  luisant,  que  des  mains 
vulgaires  ont  poli,  est  emboîlé  dans  une  grosse  tète  en  ar- 
gent batlu  ;  son  cor  de  chasse,  fait  d'une  dent  d'éléphant, 
gil  à  côté  de  la  lèlc  ;  ou  voit  aussi  la  croix  qu'il  portait  pen- 
due à  son  cou,  et  près  de  deux  admirables  châsses  d'ar- 
gent, incrustées  d'or  et  de  pierreries,  l'une  byzantine  el 
l'autre  goilii(iuc,  les  bas-reliefs  en  or  qui  garnissaient  le 
fauteuil  en  marbre  du  grand  empereur.  A  peine  me  fut-il 
permis  de  jeter  un  coup  d'oeil  sur  ces  raretés  :  le  vicaire 
(|ui  les  montrait  et  les  nommait  successivement,  les  faisait 
disparaître  avec  une  rapidité  cruelle;  mes  prières  furent 
inutiles,  il  referma  l'armoire  et  s'enfuit,  me  laissant  ébahi, 
mécontent,  et  ne  gardant  de  toutes  ces  merveilles  qu'une 
impression  à  la  fois  vague  et  profonde  ;  je  n'avais  eu  qu'une 
vision  fugitive,  j'avais  vu  éclater  dans  les  ténèbres  un  éclair 
sculpté. 

En  quittant  la  sacristie  avec  moi,  le  sacristain  m'offrit 
de  me  montrer  la  chaire,  moyennant  un  demi-florin;  il  me 
fit  \oir  aussi  le  sépulcre  romain  de  Charlemagne,  lequel 
représente  l'enlèvement  de  Proserpine;  je  ne  puis  que 
nommer  ces  objets,  si  minutieusement  décrits  par  Victor 
Hugo.  Après  quoi,  je  fus  livré  à  un  commissionnaire  qui, 
moyennant  certains  kreulzers,  me  conduisit  auprès  d'un 
suisse.  Celui-ci,  pour  un  florin,  me  guida  par  un  escalier 
délabré,  jusqu'à  la  galerie  de  la  coupole  d'Olhon  III,  où  se 
trouve  le  tronc  lumulaire  du  héros  carlovingieu;  quatre 
plaques  de  marbre  de  Paros,  dénuées  d'ornements.  Il  y 
avait  là  deux  dames,  l'une  âgée,  l'autre  jeune,  et  un  jeune 
homme  qui  contemplait  ce  monument  dans  une  altitude 
respectueuse:  le  suisse  nous  invitait  à  nous  asseoir  sur  ce 
siège  auguste,  et  je  ne  sais  quelle  religieuse  pudeur  nous 
clouait  à  notre  place  ;  ce  que  voyant,  la  jeune  femme  esca- 
lada les  quatre  degrés  sur  lesquels  le  trône  est  élevé,  et  s'y 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


185 


plongea  sans  cérémonie,  en  s'écriant  avec  toute  la  gra- 
cieuse intrépidité  de  la  sottise  qu'une  jolie  bouche  a  cou- 
tume de  déguiser  :  «  Les  dames  sont  partout  à  leur  place.  » 

Je  saluai  ma  |)atrie  en  la  personne  de  cet  aimable  re- 
présentant de  Tesprit  français  si  bien  retrempé  dans  la 
chevalerie  du  vaudeville,  et  je  gagnai  la  rue. 

C'était  l'heure  du  départ  pour  Cologne  :  impatient  de 
découvrir  le  Khin,  je  m'acheminai  vers  la  station  du  che- 
min de  fer  à  travers  des  rues  tirées  au  cordeau,  bordées  de 
maisons  roses  et  proprettes,  revêtues  pour  la  plupart  d'un 
cailloulage  simulant  du  granit.  Dès  que  je  fus  arrivé  au  bu- 
reau des  voitures,  les  employés  de  l'administration,  mi- 
partie  de  Prussiens  et  de  Belges,  se  hâtèrent  de  me  deman- 
der, non  mon  passe-port,  mais  où  en  était  chez  nous  la 
question  des  jésuites.  Il  fallut  leur  improviser  un  premier- 
Paris  du  Constitutionnel  qui  parut  les  réjouir  infiniment. 


Ces  sortes  de  renseignements  sont  sollicités  partout,  et  par 
les  gens  du  peuple.  Ici,  comme  en  Belgique,  les  basses 
classes  sont  fort  occupées  de  politique  ;  ce  texte  éternel 
des  esprits  lourds  et  de  l'oisiveté  loquace  les  captive  et  les 
stimule.  Ils  se  font  à  cet  égard  des  illusions  réjouissantes; 
la  plus  singulière  est  celle  qui  leur  représente  les  trois 
pouvoirs  de  la  France  aux  genoux  de  M.  Eugène  Sue,  at- 
tendant ses  lumières,  pratiquant  ses  théories,  et  prenant 
le  Juif  errant  pour  manuel  d'économie  politique.  La  con- 
trefaçon reproduit  ce  livre  sous  tous  les  formats,  depuis 
riD-4°  solennel  jusqu'à  l'in-lS  en  papier  d'almanach  que 
l'on  débite  à  quarante  centimes.  Pour  peu  que  le  célèbre 
romancier  soit  affamé  de  banquets  et  d'ovations,  il  n'a  qu'à 
promener  sa  gloire  à  travers  les  Flandres  ;  le  veau  rôti  le 
cherchera  sans  cesse,  et  les  populations  empressées  détè- 
leront  ses  chevaux  à  la  porte  des  villes. 


La  cathédrale  de  Cologne. 


I  a  floche  du  cLemin  de  fer  me  délivra  de  ces  politiqueurs 
fastidieux,  et  bientôt  nous  commençâmes  à  franchir  ces 
grandes  plaines  monotones  qui  séparent  Aix-la-Chapelle 
de  Cologne.  J'avais  d'abord  le  projet  de  descendre  à  Dus- 
seldorf,  mais  le  pays  que  nous  traversâmes  a  un  aspect  si 
MARS  1846. 


tristement  septentrional  que  je  ne  me  sentis  pas  le  courage 
de  l'affronter  longtemps.  A  travers  ces  terrains  bas,  maré- 
cageux, entremêlés  de  joncs,  de  saules  nains  et  de  hou- 
blons, on  songe  involontairement  aux  steppes  de  la  Russie; 
ce  sol  blême  semble  attendre  la  neige  et  en  avoir  conservé 

^-  ?4  TRF.IZlfcMR    VOI.tUE. 


186 


LECTURES  DU  SOIR. 


les  reflets;  çà  et  là  des  flaques  vertes  réfléchissent  un  ciel 
houleux  ;  les  oiseaux  sont  rares,  le  silence  est  partout,  et 
Ton  n'aperçoit  dans  les  champs  que  quelques  cigognes 
n)élancoliques.  A  deux  lieues  de  Cologne,  on  arrive  au 
point  culminant  d'un  plateau  peu  élevé,  et,  après  avoir 
passé  entre  deux  maisons  de  campagne  chargées  de  fleurs 
dont  les  murs  sont  drapés,  et  au  milieu  desquelles  s'épa- 
nouissaient comme  en  famille  deux  ou  trois  tètes  blondes 
de  jeunes  tillts,  on  découvre  tout  à  coup  le  Rhin,  l'uyaol  à 
perle  de  vue  sur  la  droite,  couché  sur  Therbe  qu'il  semble 
foulera  peine,  entre  deux  rives  si  bien  aplaties,  qu'il  pa- 
rait non  pas  enfermé  dans  sou  lit,  mais  déroulé  sur  le  sol 
comme  une  immense  pièce  de  moire  gris  de  perle.  L'œil 
le  perd  dans  les  brumes  lointaines  au  fond  desquelles  il  se 
confond  avec  elles.  Deux  ou  trois  clochetons  épars  dans  la 
plaine  attirent  l'attention,  parmi  lesquels  on  distingue  une 
sorte  de  tour  massive,  coiflee  d'un  objet  si  étrange,  que, 
de  cette  distance,  on  ne  saurait  l'assimiler  qu'à  un  pot  da-ns 
lequel  est  plongée  la  hampe  d'un  pinceau,  (-et  objet  est  la 
cathédrale  de  Cologne,  dont  la  tour  inachevée  porte  depuis 
deux  siècles  la  lige  inclinée  d'un  énorme  pied-de-chèvre. 

II. 

/Pour  se  rendre  du  débarcadère  de  Cologne  au  quartier 
où  se  trouvent  la  plupart  des  hôtels,  il  faut  traverser 
toute  la  ville,  qui  est  d'une  étendue  fort  grande,  rem- 
plie de  monde,  et  dont  les  rues  sont  bordées  de  mai- 
sons anciennes  pour  la  plupart,  ayant  pignon  sur  le  de- 
vant, et  d'une  architecture  trèsornée.  Ce  premier  aperçu 
de  la  cité. d'.^grippine  est  séduisant;  les  rues  forment  un 
dédale  tout  à  fait  imprévu,  et  se  distinguent  par  une  variété 
charmante.  La  première  observation  qu'il  me  fut  donné  de 
faire,  des  hauteurs  de  l'omnibus  au  sommet  duquel  on 
m'avait  juché,  fut  celle-ci  :  presque  tout  le  monde,  à  Co- 
logne, se  nomme  Farina,  et  plus  ou  moins  Jean  -Marie, 
mais  inévitablement  J.-M.  Farina.  Tous  ces  Farina,  vous 
le  devinez,  sont  parfumeurs.  Chacun  d'eux  a  trouvé  moyen 
de  faire  savoir,  sur  son  enseigne,  qu'il  est  le  seul  descen- 
dant autographe  du  véritable  inventeur  de  l'eau  de  Colo- 
gne, et  d'insinuer  par  là  que  ses  rivaux  sont  des  faussaires. 
Leurs  arguments  à  tous  m'ont  paru  également  concluants. 
L'un  exorne  sa  boutique  d'un  portrait  vénérable,  encadré 
dans  une  perruque  superbe,  autour  duquel  serpcnie  une 
légende.  Un  autre  a  peint  un  voyageur  au  long  cours, 
vêtu  à  la  Louis  XV,  qui  débarque  en  tendant  les  bras  à 
la  terre  à  laquelle  il  semble  dire  :  ô  terre  trois  fois  heu- 
reuse, je  l'apporte  la  félicité  des  cieux  en  bouteille!  Un  troi- 
sième a  fait  peindre  la  maison  de  Farina  l'ancien;  celui-ci 
se  met  sous  la  protection  de  la  pourlraiture  d'un  alambic 
à  vieille  encolure  cabalistique,  ...  àpreuve.  Celui-là,  paysa- 
giste, oHre  une  vue  de  la  ville  de  Cologne,  telle  qu'on  la 
voit  sur  les  plus  anciens  flacons.  Il  en  est  qui  se  bornent 
à  de  grands  tableaux  de  littérature  probante,  en  lettres  jau- 
nes sur  tond  bleu,  dont  le  besoin  se  taisait  depuis  long- 
temps sentir;  et  tous  d'ajouter  :  au  seul  véritable,.,,  l'u- 
nique neoeu,...  le  descendant  du  filleul,...  le  véritable 
acquéreur,...  etc.,  etc. 

Chacun  de  ces  industriels  possède,  parmi  les  facchini 
du  iiort  ou  du  débarcadère,  et  parmi  les  garçons  de  place, 
des  créatures  qui  s'emparent  des  étrangers,  se  disputent 
l'honneur  de  les  conduire  au  bon  coin,  vantant  leurs  pa- 
trons respectifs,  et  montant  parfois  l'enthousiasme  de  leurs 
plaidoiries  contradictoires,  jusqu'à  la  preuve  à  coups  de 
poing.  Ceci  prouve  que  le  nombre  des  badauds  est  inlini. 
Ce  commerce  est  très-considérable  dans  tout  le  Nord  :  on 

Irouveraitdiiricilementeu  Belgique,  en  Hollande,  en  Pru>M\ 


en  Suisse  et  dans  toute  l'Allemagne,  un  rouleau  d'eau  de 
Cologne  portant  une  autre  adresse  que  celle  de  l'un  de  ces 
seuls  vrais  Farina  plus  ou  moins  (Jean-Marie). 

Je  me  suis  laissé  conter  que  la  première  concurrence  qui 
atteignit  Tinvenleur  de  la  chose  en  question,  eut  pour  au- 
teurs des  geus  qui  débutèrent  par  parcourir  l'Italie  dans  le 
but  d'y  aviser  un  homme  du  nom  de  Farina.  C'est  au  milieu 
d'un  champ  où  il  gardait  des  moulons,  qu'ils  rencontrèrent 
ce  mortel  prédestiné.  On  le  décrasse,  on  paye  son  nom  fort 
cher,  on  le  commandite,  on  le  lait  roi  fainéant  d'une  bouti- 
que superbe,  et  trois  Farina  pur-sang  en  expirent  de  dou- 
leur. 

Celte  singularité,  de  trouvera  Cologne  autant  d'eau  de 
Cologne ,  me  frappa  comme  un  fait  unique.  J'avais  de- 
mandé des  choux  de  Bruxelles  dans  la  capitale  de  la  Bel- 
giqu&où  ilssont  inconnus.  Je  savais  qu'on  ne  trouve  pas 
de  laitage  en  Suisse,  point  de  pêches  à  Monlreuil.  guère 
de  raisin  dans  les  sapins  de  Fontainebleau;  que  Montmo- 
rency n'a  des  cerises  que  les  jours  où  il  en  va  chercher  au 
marché  des  Innocents  où  on  les  fabrique;  que  Romainville 
est  sans  lilasel  Fontenay  sans  roses;  l'expérience  m'avait 
montré  combien  le  poisson  est  rare  au  bord  de  la  mer,  et  que 
les  huîtres  d'Ostende  naissent  au  rocher  de  Cancale  qui 
n'existe  presque  plus,  même  à  Paris.  De  telles  épreuves 
rendent  incrédule,  et  je  l'étais;  l'eau  de  Cologne  m'a  vaincu. 

Je  me  livrais  à  ces  réflexions,  bien  plus  importantes 
qu'on  ne  le  pense,  développant  avec  complaisance  lecôlé 
inutile  de  la  question,  soin  si  fort  recommandé  aux  écri- 
vains, aux  orateurs  politiques  de  toutes  les  couleurs,  et 
ces  idées  me  souriaient  d'autant  plus  que  nul  souci  ne  ve- 
nait ra'alteindre  ;  j'avais  abdiqué  mon  propre  gouverne- 
ment; j'ignorais  absolument  où  me  conduisait  l'omnibus 
qui  avait  enlevé  d'autorité  ma  malle,  et  m'avait  enjoint  de 
la  suivre.  C'est  là  que  je  reconnus,  pour  la  première  fois, 
l'avantage  d'ignorer  la  langue  du  pays;  si  je  l'avais  sue, 
il  eût  fallu  Indiquer  le  lieu  de  ma  destination,  et  dire  où  je 
prétendais  m'arrêler;  or,  je  n'en  savais  rien  du  tout. 

Quand  la  voiture,  veuve  de  tous  ses  voyageurs,  fut  lasse 
de  me  promener,  elle  s'arrêta.  Ma  malle  lut  déposée  pro- 
prement sur  le  pavé;  je  me  déposai  sur  ladite  malle,  et 
l'omnibus  s'en  alla  au  petit  pas.  J'étais  sur  un  quai.  Le 
Rhin  courait  sous  mes  yeux.  A  gauche  élail  un  pont  de 
bateaux  ;  à  droite,  la  lourde  Baïen  terminait  la  perspective 
des  mai-ons;  derrière  moi  s'élevaient  de  hautes  murailles 
noires  éi:ayées  par  des  enseignes  d'hôtelleries.  Au  delà  du 
Rhin,  dont  la  largeur  étonne,  le  soleil  du  soir  dorait  les 
édifices  et  les  jardins  du  bourg  de  Deutz.  Pendant  que  j'é- 
tais là,  j'entendis  quelqu'un  derrière  moi  qui  parlait  alle- 
mand; joue  me  détournai  point.  La  même  voix  poursuivit 
en  anglais,  ce  qui  ne  m'émut  guère;  enfin  l'on  arlii-ula 
presque  à  mon  oreille,  en  français  qu'un  accent  prononcé 
travestissait  à  l'allemande  : 

—  Eh  bien,  voilà  l'heure  ;  allons-nous  dîner? 

C'est  bien  à  moi  que  s'adressait  ce  discours,  émané  d'une 
bouche  que  je  n'avais  jamais  vue.  Comme  je  regardais  d'un 
air  ébahi  l'étranger,  vêtu  confortablement,  mais  sans  élé- 
gance, en  bon  jeune  bourgeois  du  Rhin,  il  répéta  du  ton 
le  plus  naturel  du  monde  : 

—  Oli,  c'est  bien  l'heure... 

—  Ponsez-vous?  lui  dis-je. 

—  la,  ui,  ui. 

—  Alors,  parlons. 

Des  commissionnaires  se  précipitèrent  sur  ma  malle  ; 
mon  ami  les  éloigna  d'un  air  dédaigneux,  saisit  le  colTre 
par  un  bout,  me  fit  signe  de  le  prendre  de  l'autre,  et  nous 
fùinos  ainsi  à  la  recherche  d'un  hôtel.  Notre  houjiuc  allait 


MUSEE  DHS  FAMILLES. 


187 


toujours  tout  droit,  tant  et  sibieD  que  la  courroie  me  cou- 
pait les  doigts.  Nous  élioDS,  quand  cela  m'adviot,  sur  une 
grande  place  au  centre  de  laquelle  s'élèvent  un  massif  corps 
de  garde,  et  la  Bourse  qui  sert  parfois,  le  soir,  de  salle  de 
concert.  En  face  de  ce  monument,  aussi  laid  que  doit  l'èlre 
une  Bourse,  s'élève  Ibôtel  du  IViin,  où  je  m'arrêtai. 

Ayant  annoncé  lintenlion  de  diner,  je  fis,  sans  m'en 
douter,  une  injure  morlelle,  impardonnable  à  mon  bote... 
en  lui  demandant  de  la  bière.  Mon  compagnon,  qui  parais- 
sait s'intéresser  vivement  à  moi,  me  toucba  le  coude;  mais 
il  était  trop  tard,  le  blasphème  était  prononcé.  A  ce  mot, 
les  garçons,  si  j'ose  qualifier  ainsi  ces  petits  messieurs  en 
habit  noir  qui  m'avaient  reçu  d'un  air  si  important,  s'éloi- 
gnent de  nous;  le  maître,  un  grand  et  gros  gaillard,  assez 
grossier  d'ailleurs,  devient  rouge  comme  un  coq,  et  d'un 
air  menaçant  me  fait  en  allemand  une  si  insolente  réponse, 
que  mon  compagnon  va  se  promener  dans  la  rue  et  m'a- 
bandonne. L'hôte,  enfin,  daigna  ra'injurier  en  français,  et 
me  demander  si  je  prenais  sa  maison  pour  une  brasserie. 
J'eus  beau  lui  représenter  que  les  vins  du  Rhin  me  ren- 
daient malade,  et  que  je  ne  pouvais  supporter  l'eau  en 
mangeant,  il  fut  intraitable,  et  me  signifia  que  j'eusse  à 
boire  son  vin  ou  à  ne  rien  boire  du  tout  ;  bref,  malgré  toute 
la  mansuétude  que  j'opposai  à  son  indignation,  il  me  laissa 
partir.  J'eus  l'imprudence  de  lui  laisser  mon  bagage,  et 
j'allai  chercher  fortune  ailleurs.  Mon  compagnon  me  rejoi- 
gnit et  me  fit  entendre  que  dans  tous  les  hôtels  je  recesrais 
un  accueil  semblable;  l'orgueil  des  aubergistes  sur  ce 
point  est  inflexible  :  or,  il  n'est  rien  qui  approche  de  la 
sotte  vanité  et  de  la  susceptibilité  des  bons  Allemands. 

Mon  commensal  improvisé  me  fit  traverser  le  Rhin,  et 
me  conduisit  à  Deutz  où  nous  nous  attablâmes  dans  un 
jardin  en  face  de  la  rivière.  Le  soleil  allait  se  coucher,  la 
foule  des  promeneurs  émaillait  au  loin  la  rive;  des  étu- 
diants, des  bourgeoises  guillerettes  buvaient  de  la  bière 
autour  de  nous,  et  un  orchestre  faisait  retentir  sur  le  Rhin 
des  valses  de  Strauss  Au  loin  les  édifices  de  Cologne,  ruis- 
selants d'une  chaude  lumière,  se  miraient  dans  le  fleuve  où 
ils  semblaient  baigner.  Celte  scène  flamande  était  d'une 
gaieté,  d'une  couleur  admirables.  Mon  singulier  compa- 
gnon commandait,  ménageant  avec  soin  la  bourse  com- 
mune et  jouissant  avec  naïveté  du  plaisir  qu'il  m'avait 
procuré.  Il  m'avait  abordé,  autant  que  je  pus  le  compren- 
dre, parce  qu'il  n'aimait  pas  à  diner  seul.  Il  voulut  à  toute 
force  me  réconcilier  avec  le  vin  du  Rhin  qui  lui  déliait  la 
langue,  et  nous  passâmes  une  soirée  fort  plaisante,  à  nous 
promener  bras  dessus  bras  dessous.  Ce  brave  garçon  pos- 
sédait bien  cinquante  mots  de  la  langue  française  et  tenait  à 
babiller  sans  cesse.  11  me  parlait  donc  en  allemand  où  je 
n'entends  rien,  je  répondais  en  français  qu'il  ne  comprend 
pas,  et  nous  étions  toujours  d'accord.  Cela  dura  ainsi  trois 
heures  sans  le  fatiguer,  ce  qui  m'inspira  celte  réflexion 
judicieuse  :  comme  nous  n'aimons  rien  tant  que  nos  pro- 
pres paroles,  et  rien  moins  que  la  contradiction,  il  n'est 
rien  de  tel  pour  bien  s'entendre  que  de  ne  pas  se  comiuen- 
dre,  et  rien  ne  nous  agrée  comme  les  discours  inintelligi- 
bles, parce  que  nous  leur  prêtons  le  sens  qui  nous  plail. 
Telle  est  peut-être  la  cause  du  succès  de  la  plupart  des  phi- 
losophes et  des  modernes  socialistes. 

Mon  homme  partait  pour  Bonn  le  soir  même;  je  le  con- 
duisis au  bateau;  il  me  sauta  au  cou,  me  donna  rendez- 
vous  chez  lui  à  Nuremberg,  et  disparut. 

Cologne  est  abondamment  pourvu  de  monuments  et  de 
galeries  de  peintures  qu'où  ne  visite  pas  sans  perdre  beau- 
r/iup  de  temps.  Le  caractère  formaliste  des  habitants,  leur 
autour  de  l'importance  et  du  despotisme  bourgeois,  mul- 


tiplient les  entraves  et  les  sottes  formalités.  Pour  visiter, 
à  rHôlel-de-Ville,  la  salle  de  la  liante,  vieux  galetas  go- 
thique qui  répond  mal  à  la  célébrité  dont  il  juuit,  il  me 
faillit  solliciter  la  mansuétude  du  bourgmestre,  qui  me  fil 
valoir  la  haute  faveur  dont  on  m'honorait,  et  les  difTioullés 
périlleuses  qu'il  trouvait  apparemment  à  prendre  une  vieille 
clef  dans  un  tiroir,  pour  ouvrir  la  porte  d'un  vieux  taudis 
où  de  vieux  bouquins,  pêle-mêle  entassés,  masquent  des 
vitraux  peints,  et  où  des  rayons  poudreux  vont  s'élever 
devant  les  statues  des  sept  villes.  La  cour  de  cet  Uôlel-de- 
Ville  est  fort  curieuse;  elle  est  environnée  d'arcades  soute- 
nant des  fnses  romaines  d'une  antiquité  pure  :  la  tour  qui 
surmonte  le  monument  est  une  des  plus  singulières  que 
j'aie  vues;  le  portail  est  de  la  renaissance,  la  décoration  in- 
lérieure  du  dix-septième  et  du  dix-huitième  siècle  :  une 
des  salles  est  tapissée  de  paysages  d'après  Wouvermaus  , 
en  tissu  des  Gobelins,  dont  mon  guide  me  vantail  l'incon- 
testable mérite,  en  ces  termes  :  t  L'effel  en  est  vraiment 
illusoire  »,  phrase  qu'il  avait  lue  dans  la  traduction  du 
Bhtn  du  docteur  Schreiber,  par  le  sieur  Scharwz  de  Co- 
logne. Ce  qu'on  montre  avec  prédilection  aux  étrangers,  à 
riIôlel-de-Ville,  ce  sont  certains  tableaux  de  Mesquida,  re- 
présentant des  sujets  historiques  à  l'usage  de  l'amour- 
propre  du  lieu,  lesquels  sont  les  croûtes  les  plus  fades  que 
l'on  puisse  voir. 

La  fameuse  cathédrale  de  Cologne  jouit  de  celte  grande 
réputation  qui,  souvent,  poétise  les  grandes  choses  qui 
n'existent  pas.  Quelle  merveille  que  ce  AJùnsler!  s'il  était 
seulement  un  peu  bâti!  Ce  fantastique  édifice  a  donné  lieu 
à  un  dicion  populaire  :  pour  exprimer  l'idée  d'une  chose 
interminable  ou  impossible:  «  Elle  aura  lieu, dit-on, quand 
la  cathédrale  de  Cologne  sera  achevée.  » 

C'est  renvoyer  l'exécution  assez  loin.  J'avais  lu  de  nom- 
breuses notices  sur  celte  église,  qui  a  vieilli  à  l'état  de 
projet,  sans  pouvoir  me  rendre  compte  de  la  réalité.  Aussi, 
comme  son  achèvement  est  une  des  ambitions,  un  des  rêves 
du  roi  de  Prusse  et  de  son  peuple,  je  l'ai  soigneusement 
explorée. 

Le  temple  actuel  se  compose  d'un  chœur,  d'une  abside  et 
d'une  seule  des  murailles  latérales  des  basses-nefs;  tout  le 
reste  est  en  planches  provisoires.  La  contre-nef  de  droite 
n'existe  pas;  le  vaisseau  tout  entier  est  à  construire,  et, 
quant  aux  flèches,  destinées  à  s'élever  à  cinq  cents  pieds, 
la  base  de  l'une  eu  a  déjà  deux  cent  trente,  et  celle  de 
l'autre  vingt-cinq.  Le  portail,  en  conséquence,  n'est  pas 
commencé.  Les  proportions  du  monument  sonl  énormes  : 
il  s'agit  de  quatre  cents  pieds  de  long,  sur  cent  soixante-un 
de  largeur;  la  hauteur  de  la  nef,  à  en  juger  par  celle  du 
chœur,  sera  considérable.  Il  y  a  six  cents  ans  que  Conrad 
de  Hochsledten  fil  entreprendre  ce  travail,  qui  fut  aban- 
donné vers  ioOO.  L'unique  mur  de  basse-nef  qu'elle  pos- 
sède est  percé  de  magnifiques  verrières,  représentant  des 
apôtres  et  des  princes  d'Allemagne.  Derrière  le  chœur,  elles 
reproduisent  les  portraits  en  pied  de  Maximilien,  de  Charles- 
Quint,  de  Louis  XII  et  de  François  1".  C'est  près  de  là  que 
l'on  foule  une  pierre  carrée,  dans  laquelle  est  scellé  un 
pesant  anneau,  tombe  obscure  et  modeste  de  Marie  de 
Médicis,  que  Richelieu,  trop  bien  instruit  peut-être  des 
circonstances  de  la  mort  de  Henri  le  Grand,  maintint  dans 
un  exil  perpétuel.  Le  chœur  de  Cologne  est  orné  d'une  ma- 
nière odieuse,  et  ridiculement  peinturluré.  Un  artiste  de 
l'école  de  Munich  exécute  en  ce  moment,  sur  les  tympans 
qui  surmontent  les  arceaux,  des  figures  d'un  ton  criard, 
d'un  style  fade  et  d'un  goût  pesant.  Derrière  les  stalles,  on 
entrevoit  des  débris  de  peintures  dont  la  restauration  sera 
diflicile.  Outre  le  monument  des  trois  rois,  merveille  d'or- 


188 


LECTURES  DU  SOIR. 


févrerie  souvent  décrite,  et  à  Taide  de  laquelle  se  pratique 
une  spéculation  assez  dégoûtante,  vu  la  sainteté  du  lieu, 
il  faut  remarquer  encore  le  tableau  dit  des  patrons  de  la 
ville,  saint  Géréon  et  ses  guerriers.  Ce  gothique,  d'une 
couleur  vive  et  éclatante,  d'un  moelleux  inconnu  parmi  les 
artistes  du  temps,  et  d'un  dessin  digne  de  la  vieille  école 
florentine,  est  d'un  auteur  lucoonu.  On  l'attribue,  soit  à 
un  Guillaume  Kalf,  qui  n'était,  je  pense,  qu'uu  armurier; 
soit  à  Van  Herle,  ce  qui  est  impossible  ;  soit  à  Steffen,  opi- 
nion qui  a  pour  appui  celle  d'Albrecht  Durer.  Quoi  qu'il  en 
soit,  ce  monument  est  d'une  grande  importance.  Le  trésor 
de  la  cathédrale  est  splendide  ;  comme  il  a  été  décrit  à  di- 
verses reprises,  nous  n'en  parlerons  pas. 

En  ce  moment,  les  travaux  se  poursuivent  avec  activité, 
d'après  le  plan  primitif  que  l'on  possède  encore  ;  mais  dans 
l'état  précaire  et  agité  où  se  trouve  actuellement  l'Alle- 
magne, au  milieu  des  dissidences  qui  de  toutes  parts  écla- 
tent, n'est-il  pas  téméraire  d'espérer  l'achèvement  d'une 
de  ces  œuvres  que  la  foi  des  âges  de  simplicité  et  d'unité 
chrétienne  a  seule  menées  à  fin?  Sous  un  roi  romantique 
à  la  façon  de  nos  marchands  de  pendules  et  de  prie-Dieu 
gothiques  en  palissandre,  l'esprit  d'imitation  peut  produire 
quelques  stériles  ouvrages  de  mode.  Mais  ce  qu'on  ne 
saurait  singer  longtemps,  c'est  une  croyance,  c'est  la  per- 
sévérance que  donne  seule  une  pensée  ardente  et  sincère. 
On  rajuste  les  créneaux  de  Stolzeufels,  et  on  le  badigeonne 
en  vieux,  quand  on  a  lu  Waller  Scott  :  mais  on  n'achève 
pas  la  cathédrale  de  Cologne,  quand  on  ne  sait  plus  épeler 
dans  le  livre  où  lisaient  saint  Sfbalt,  Ervvin  de  Steinbacb, 
Pierre  de  Montreuil,  maître  Arnold  et  Nicolas  de  Bùren. 

Cologne  compte  encore  un  grand  nombre  d'églises  dont 
les  Qèches,  les  tours  et  les  dômes  festonnent  agréablement 
l'horizon,  quand  on  contemple  la  ville  des  jardins  de  la 
rive  droite.  L'une  des  plus  curieuses  est  Saiut-Géréon,  or- 
née d'une  frise  et  d'une  corniche  entièrement  composées 
de  tètes  de  morts.  Dans  la  crypte,  on  foule  encore  des 
mosaïques  romaines  assez  curieuses.  Saint-Pierre, que  per- 
sonne ne  visite,  renferme  un  beau  tableau  de  llubens  qui, 
dit-on,  fut  baptisé  là.  Le  sujet  de  celle  composition  est  le 
crucifiement  du  prince  des  apoires.  Cette  peinture,  que 
les  victoires  de  l'einpire  avaient  amenée  a  Paris,  y  exerça 
la  pédanterie  des  critiq'  es,  comme  elle  exerce  encore  celle 
des  Zoïles  germaniques.  Les  par:isans  du  bon  goût  se 
croient  en  droit  de  reprocher  à  Il-.ibens  de  s'être  mépris 
sur  le  choix  de  la  situation  où  il  a  représenté  le  saint  (at- 
taché à  la  croix,  la  tèle  à  (erre  et  les  pieds  en  haut).  D'au- 
tres jugeurs,  tout  aussi  outrecuidants,  en  disent  autant  du 
tableau  de  Guido  Réni  qui  représente,  au  Vatican,  le  mémo 
sujet,  compris  de  même.  Le  supplice  de  saint  Pierre  n'of- 
frant que  celte  circonslance  remarquable  et  qui  distingue 
sa  mort  de  celle  de  tous  les  autres  martyrs,  il  faudrait  être 
aussi  inepte  qu'un  critique,  et  aussi  froid  que  le  bon  goût 
des  rhéteurs  d'académie,  pour  sacrifier  la  clarté  et  le  fait 
à  un  préjugé  puéril.  Que  j'aime  à  voir  des  penseurs  comme 
le  sieur  Schreiber  ou  feu  Dupaty  faire  la  leçon  à  Guide  et  i 
lUibens  ? 

Le  plus  curieux  des  monuments  de  Cologne  me  parait 
être  Sainte-Marie-du-Capitole,  fondée  par  PIcctrude,  mère 
de  Charles-Martel.  Un  antique  bas-relief,  scellé  dans  le  mur 
derrière  le  chœur,  la  représente  en  pied.  Les  monuments 
de  l'époque  mérovingienne  sont  fort  rares  :  le  chœur,  le 
péristyle  et  l'une  des  croisées  de  cette  basilique  sont  du 
huitième  siècle.  Cette  architecture  est  d'une  austère  sim- 
plicité :  des  blocs  tout  unis  tiennent  lieu  de  chapiteaux  ; 
les  colonnes,  à  la  fois  hautes  et  massives,  portent  des  cin- 
tres que  le  poids  des  siècles  a  surbaissés  ;  les  seuls  orne- 


ments consistent  en  certaines  galeries  à  colonnettes,  sous 
lesquelles  le  jour  ne  pénètre  pas  et  qui  forment  un  double 
chapelet  de  piliers  clairs  et  de  trous  d'ombre.  A  l'inter- 
section des  transepts  s'élève  une  petite  coupole  à  trois 
étages  de  fenêtres  à  plein  cintre,  sans  arabesques.  De 
temps  en  temps,  aux  clefs  de  voûte,  sont  appendus  quel- 
ques masques  grossièrement  indiqués,  la  bouche  béante  et 
les  traits  symétriquement  épatés,  comme  certaines  figurines 
de  Palenqué  ou  de  Mitla. 

Les  monuments  de  ce  style  sont  communs  au  bord  du 
Rhin,  où  le  goût  gothique  est  plus  rare  que  le  byzanlin. 
Sainte-Marie-du-Capitole  est  le  plus  antique,  le  plus  sim- 
ple, et  en  quelque  sorte  le  plus  sauvage  de  tous,  et  le  plus 
sinistre.  Il  n'a  pas  de  portail,  l'entrée  est  latérale  ;  l'édifice, 
assez  analogue  à  une  forteresse,  était  soigneusement  en- 
châssé au  milieu  des  cloîtres  et  des  bâtiments  capitulaires. 
Sainte-Marie  possède  un  tableau  à  double  face  d'.\lbrecbt 
Durer,  l'un  des  plus  importants  de  ce  maître,  assez  rare 
dans  nos  musées  français.  La  Mort  de  la  Vierge  et  la  Dis- 
persion des  Apôtres  sont  remarquables  et  comme  compo- 
sition, et  comme  couleur,  et  comme  style,  ce  qui  est  moins 
commun  dans  la  vieille  école  allemande. 

La  tradition  des  onze  raille  vierges  de  sainte  Ursule  a 
donné  lieu  à  l'église  placée  sous  ce  patronage.  La  légende 
est  peinte  le  long  des  murs,  et  les  parois  de  la  partie  infé- 
rieure de  la  nef  sont  tapissées  de  crânes  et  d'ossements  de 
ces  saintes  qu'il  est  permis  de  considérer  comme  apocry- 
phes, puisque  l'Église,  à  l'exception  de  sainte  Ursule,  ne 
les  a  pas  reconnues.  Dans  le  Calendarium  coloniense  se- 
culi  IX,  on  trouve  la  mention  du  martyre  de  onze  jeunes 
filles,  €  Sanctarum  XI.  M.  Virginum,  Ursulœ,  Sen- 
ciœ,  etc..  »  La  lettre  M  qui  suit  le  chiffre  signifie  marty- 
rum  et  non  millia,  comme  on  l'a  cru,  et  la  preuve,  c'est 
que  la  légende  nous  transmet  les  noms  de  toutes  ces  fem- 
mes, qui  sont  au  nombre  de  onze,  sans  plus.  Telle  est  l'o- 
rigine de  la  fameuse  tradition  des  onze  mille  vierges. 

Très-las  à  la  suite  de  ces  excursions,  et  de  diverses  au- 
tres qu'il  faut  passer  sous  silence  de  peur  d'arriver  à  la 
monotonie  en  traitant  une  série  de  sujets  trop  analogues, 
je  fis  choix,  non  loin  du  Miinster.,  d'un  cabaret  de  maigre 
apparence,  p;>ur  y  déjeuner,  espérant  que  ce  lieu  modeste 
ne  dédaignerait  pas  la  boisson  nationale.  Hélas, 

Tou!  prince  a  des  ambatsa Jours; 

ce  petit  guingueltierest  plus  fier  qu'un  gros;  il  fallut  boire 
de  l'eau  toule  nue.  Je  sortis  de  là  très-calme,  avec  deux 
belles  grandes  pièces  de  monnaie  fausses,  que  l'hôie  avait  eu 
l'adresse  de  me  glisser  en  échange  d'un  napoléon.  Comme 
l'erreur  me  fut  signalée  après  quelques  minutes,  je  m'em- 
pressai de  retourner  chez  mon  hôte.  H  fut  si  indigné  de  voir 
qu'on  m'avait  trompé,  montra  une  assurance  si  candide,  si 
lourdement  vertueuse,  il  me  fit  un  si  bel  élrge  de  sa  con- 
science, de  sa  délicatesse,  que  je  me  retirai  en  le  saluant 
avec  respect,  tout  honteux  d'avoir  été  volé  par  un  si  hon- 
nête homme. 

A  quelques  pas  de  là,  je  passai  près  d'une  maison  en 
construction,  où  des  maçons  me  crièrent  des  injures  en 
me  menaçant  du  poing,  je  ne  sais  trop  pourquoi  ;  les  pas- 
sants les  encourageaient,  et  je  craignis  un  instant  d'avoir 
affaire  à  ces  drôles  (lui  avaient  reconnu  en  moi  un  Français; 
crainte  d'autant  mieux  fondée  que,  deux  officiers  s'élant 
arrêtés,  parurent  prendre  à  ce  petit  spectacle  un  plaisir 
d'assez  mauvais  goût.  Je  me  rendais  dans  la  rue  de  l'Étoile, 
au  logis  Jabach  :  c'est  ainsi  qu'on  nomme  la  maison  de 
Rubcns,  où  mourut  la  mère  de  Louis  XUL  C'est  un  grand 
hôtel  d'un  style  pesant  et  pauvre,  sale,  délabré,  et  tout 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


189 


empuanti  de  marchands.  Une  servante ,  que  je  saluai 
comme  si  elle  eût  été  la  feue  reine  Médicis,  m'avait  permis 
de  monter  les  degrés,  où  je  rencontrai  un  monsieur  qui  se 
mit  à  m'invectiver  en  allemand.  Mon  peu  d'intelligence  de 
ce  doux  langage  me  rendait  fort  patient  ;  je  le  saluai 
comme  j'eusse  salué  Rubens.  Mais  lui,  me  voyant  bénin, 
m'intima  l'ordre  de  descendre,  ce  qu'il  appelait  démonter, 
assaisonnant  cette  injonction  de  quelques  injures  françai- 
ses. J'obéis,  en  m'inclinant  avec  mansuétude,  et  me  rendis 
dans  la  rue,  où  j'étais  à  épeler  les  inscriptions  gravées  sur 
le  mur,  quand  mon  malotru  ressort  avec  un  de  ses  commis, 
et  commence  contre  moi  une  catilinaire  illustrée  de  gestes 
fort  impolis.  Son  compagnon  me  riait  au  nez  en  haussant 
les  épaules.  Poussé  à  bout,  j'arrive  à  lui,  et  la  main  à  la 
hauteur  de  mon  visage  et  du  sien,  je  lui  demande  rude- 
ment ce  qu'il  me  veut. 

—  Oh  !  rien  tu  tut  !  s'écria  le  commis  avec  un  effroi 
comique. 

—  Eh  bien,  ajoutai-je,  en  lui  montrant  le  bureau,  ôtez- 
vous  de  là...  et  vite! 

Il  me  donna  la  satisfaction  de  le  chasser  devant  moi 
dans  sa  propre  maison  où  je  rentrai.  Le  patron  avait  pru- 
demment pris  les  devants.  Quand  je  ressortis,  des  visages 
me  contemplaient  derrière  une  porte  vitrée,  effarouchés 
comme  ceux  des  naïades  du  Rhin,  quand  Louis  XIV  che- 
vauchait innocemment  au  pied  du  mont  Adule,  entre  mille 
roseaux. 

De  retour  à  l'hôtel,  je  demande  la  note  ;  on  me  fait  payer 
le  dîner  que  j'avais  refusé  de  prendre  la  veille,  sous  ce  faux 
prétexte  qu'il  était  commandé.  Les  réclamations  furent 
superflues  ;  l'aubergiste  du  Rhin  tenait  à  se  venger  d'avoir 
été  pris  pour  un  brasseur.  Sachant  que  je  me  proposais  de 
prendre  le  chemin  de  fer  de  Ronn,  et  que  je  n'avais  pas  de 
temps  à  perdre,  il  m'offrit  l'arbitrage  de  la  justice.  Je  sup- 
posai que  la  justice  du  lieu  tient  des  auberges  comme  tout 
le  monde,  et  je  payai  ce  fripon.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux, 
c'est  qu'un  des  garçons,  après  avoir  pris,  contre  moi,  part 
à  ce  débat,  me  suivit  jusqu'à  la  porte,  où  il  me  tendit  la 
main.  C'est  un  devoir,  à  mon  sens,  que  de  consigner  ces 
sortes  de  détails,  pour  l'édification  de  ceux  qui  se  propo- 
sent de  voyager  :  si  de  tels  accidents  étaient  peu  ordinaires, 
on  en  supprimerait  le  récit;  mais,  à  moins  que  l'on  ne  soit 
très-prudent,  très-circonspect,  la  vie  est  émaillée  de  ces 
sortes  de  fleurs  le  long  des  rives  enchanteresses  du  Rhin. 
Les  bons  Allemands  me  sont  presque  partout  apparus 
doués  de  cette  gentillesse.  Ce  pays  tout  entier  n'est  qu'une 
auberge,  desservie  par  les  juifs  les  plus  rapaces  et  les  plus 
rogues.  Avec  eux,  il  faut  tout  prévoir,  tout  stipuler  d'a- 
vance. Tout  homme  à  qui  vous  demandez  un  renseigne- 
ment, une  indication,  se  transforme  à  l'instant  en  mendiant. 
Intéressés  jusqu'à  la  bassesse,  ils  sont  en  outre  d'une  vanité 
pointilleuse  insupportable.  Les  étudiants  même  et  de  jeu- 
nes artistes  vous  tendent  quelquefois  la  main  ;  ils  recevront 
votre  aumône  sans  rougir,  et  vous  diront  que  l'Allemagne 
vous  dédaigne. 

Leur  vorace  orgueil  mange  de  tout,  cherche  sa  pâture 
partout,  et  se  manifeste  avec  une  suffisance  impatientante. 
Nos  artistes,  aux  fêtes  de  Bonn,  ont  fait  l'expérience  de 
leur  morgue,  de  leur  humeur  provoquante,  quand  ils  sont 
en  nombre  ;  de  l'improbité  qui  règne  dans  les  établissements 
publics,  et  de  leur  grossière  inhospilalité. 

Il  est  à  remarquer  que  la  France,  indulgente  pour  tous 
les  peuples  voisins  qu'elle  voit  en  beau,  et  parmi  lesquels 
elle  se  plaît  à  reconnaître  des  sympathies  imaginaires,  est 
par  eux  chargée  du  fardeau  de  leurs  vices  naturels,  qu'elle 
a  parfois  la  bonhomie  d'assumer.  Les  Anglais  nous  accu- 


sent d'égoïsme,  les  Italiens  de  légèreté,  les  Espagnols  de 
fanfaronnade,  les  Russes  de  duplicité,  les  Allemands  de  fa- 
tuité et  surtout  de  loquacité.  Or,  pour  s'en  tenir  à  ces  deux 
derniers  points,  je  ne  connais  rien  de  plus  infatué,  de  plus 
glorieux  que  les  bons  Allemands.  Quant  à  leur  loquacité, 
rien  n'en  approche  parmi  tous  les  peuples  du  monde  ;  j'en 
prends  à  témoins  tous  ceux  qui  l'ont  affrontée.  Ce  sont  les 
seules  gens  que  j'ai  ouïs  se  vanter  quatre  heures  d'horloge 
sans  fatigue,  les  seuls  aussi  qui  ne  se  puissent  louer  avec 
satisfaction,  s'ils  ne  déblatèrent  en  même  temps  contre  per- 
sonne. On  a  beaucoup  à  souffrir  de  leur  épaisse  et  rustique 
ironie,  qu'il  faut  essuyer,  même  parmi  les  gens  des  classes 
distinguées. 

Qu'elle  est  grande  l'erreur  des  écrivains  ou  des  voya- 
geurs qui,  après  avoir  traversé  silencieux  ces  contrées,  ne 
s'attachant  qu'à  la  poésie  de  l'histoire  et  des  ruines,  sans 
se  mêler  aux  hommes,  s'en  reviennent  en  rêvant  des  al- 
liances futures,  des  transactions  pacifiques  et  une  fusion 
des  opinions,  des  intérêts  et  des  esprits!  La  vieille  Alle- 
magne nous  redoute  par  souvenir,  et  la  jeune  nous  hait  par 
jalousie,  comme  on  déteste  le  modèle  que  l'on  copie,  quand 
on  ne  l'avoue  pas. 

A  Bonn,  j'ai  vu  des  étudiants,  cette  jeunesse  que  nous 
croyons  enthousiaste,  pleine  de  feu  et  d'amour  pour  les 
belles  et  les  nobles  choses.  Quelle  différence,  mon  Dieu,  de 
ces  écoliers  si  vantés,  avec  les  nôtres  que  l'on  célèbre  peu, 
avec  les  nôtres  si  précoces  toutelois  sous  le  rapport  du 
jugement,  si  ardents  aux  bonnes  études,  si  gracieux  et  si 
spirituels  dans  leurs  plaisirs!  Je  m'étais  logé  au  bas  de  la 
ville,  non  loin  du  bac,  chez  une  brave  femme  qui  héberge, 
nourrit  et  désaltère  quantité  d'élèves  de  l'Université.  Quel- 
ques traditions  françaises  des  époques  héroïques  et  fabu- 
leuses de  notre  siècle  se  sont  perpétuées  dans  son  langage  ; 
elle  nous  accueille  comme  des  souvenirs  de  jeunesse  et 
chérit  ses  jeunes  locataires  comme  ses  enfants  légitimes. 
Ceux-ci  se  réunissent  volontiers  dans  la  salle  commune 
pour  y  prendre  leurs  repas,  voire  pour  travailler.  Ces  mes- 
sieurs m'observèrent  longtemps  du  coin  de  l'œil  en  chu- 
chotant, et  je  conjecturai  que  l'on  me  chercherait  que- 
relle, comme  il  arrive  souvent  pour  les  intrus  qui  pénètrent 
dans  le  sanctuaire  de  la  basoche.  Après  une  demi-heure, 
deux  de  ces  jeunes  gens  s'approchèrent  de  moi  peu  à  peu, 
et  l'un  d'eux  m'adressa  la  parole  en  allemand.  Je  répondis 
en  latin;  mais  il  fut  impossible  de  s'entendre  à  l'aide  de 
cette  langue;  mes  interlocuteurs  n'étaient  pas  de  force. 
J'eus  à  constater  plus  d'une  fois,  à  cet  égard,  la  faiblesse 
de  messieurs  les  étudiants.  Bientôt,  survinrent  trois  cama- 
rades, parlant  notre  langue  avec  facilité,  qui  engagèrent 
l'entretien  par  une  interminable  série  des  questions  les  plus 
oiseuses  et  parfois  les  moins  discrètes.  L'une  des  premières 
fut  celle-ci,  que  chacun  vous  adresse  sur  ces  bords  du  Rhin 
si  fort  parcourus  des  curieux  : 

—  Vous  faites  dans  le  commerce  ;  que  vendez-vous? 

Ils  ne  peuvent  s'imaginer  qu'un  homme  puisse  voyager 
sans  vendre.  Puis,  les  plus  fatigantes,  les  plus  puériles  in- 
terrogations. —  D'où  venez-vous?  —  Comptez-vous  vous 
coucher  de  bonne  heure?  —  Boit-on  de  bonne  bière  à  Pa- 
ris?—  Vous  voudriez  bien  avoir  la  rive  gauche  du  Rhin? 
—  Êtes-vous  chasseur?  —  Avez-vous  vu  la  statue  de  Gu- 
tenberg?  —  Connaissez-vous  M.  Paul  de  Kock?  —  La 
Seine  est-elle  aussi  large  que  le  Rhin?  —  M.Eugène  Sue 
est-il  gras...,oupe(if  ?.,.  etc. 

Je  répondais,  tout  courant,  comme  au  catéchisme  ;  puis, 
impatienté,  je  dis  au  plus  vorace  de  mes  inquisiteurs  : 

—  Je  trouve  que  vous  questionnez... 

Il  comprit  et  s'abstint;  mais  dès  lors  il  commença  la 


100 


LECTURES  DU  SOIR. 


giierre  contre  la  France,  à  laquelle  il  reprit  successivement 
l'Alsace,  la  Flandre,  la  Lorraine,  et  jusqu'à  la  Franche- 
Comté.  C'est  alors  seulement,  et  pour  cause,  que  j'entrai 
en  révolte.  Ma  première  campagne  fut  contre  le  vin  du 
Rhin  que  j'immolai  au  bourgogne.  Grâce  à  plusieurs  di- 
gressions de  ce  genre,  je  finis  par  les  chasser  du  territoire. 
Frôre  Jean  des  Entommeûres  n'eût  pas  mieux  fait. 

En  résumé,  cette  brillante  jeunesse  (et  je  renouvelai 
l'expérience  à  Heidelberg)  s'occupe  peu  de  notre  litté- 
rature, n'entrevoit  notre  politique  que  sous  un  horizon 
brumeux  et  reculé;  s'occupe  très-médiocrement  d'art,  de 
philosophie  davantage,  et  se  claquemure  dans  un  roman- 
tisme suranné.  Ce  goût  se  traduit  jusque  dans  leurs  cos- 
tumes :  ceux  d'Heidelberg  arrangent  leur  visage  à  la  mode 
du  moyen  âge,  et  portent  des  façons  de  pourpoints  dont  les 
manches  à  crevés  laissent  bouillonner  la  chemise.  S'agit-il 
de  leur  politique  nationale,  ils  se  jettent  dans  la  violente 
hyperbole  et  acceptent  avec  gravité  les  plus  frénétiques 
exagérations.  En  voici  un  exemple  :  L'émeute  de  Leipzig 
était  toute  récente,  suscitée  par  les  Amis  des  lumières, 
pendant  une  revue  du  prince  Jean,  qui  fut  contraint  de 
fuir  devant  les  factieux,  et  qui  ne  put  rétablir  l'ordre  qu'en 
employant  la  force;  déplorable  extrémité  dont  les  consé- 
quences sont  toujours  fort  tristes.  A  cette  nouvelle,  le  grand 
poète  Freiligratb,  qu'ils  comparent  à  Victor  Hugo  (c'est  se 
gêner  trop  peu),  s'mdigne,  et  sa  strophe  lugubre  accourt 
soufïler  la  flamme  dans  les  âmes  patriotes.  L'échaufTourée 
eut  lieu  le  13  août.  Le  poète  reçoit  la  visite  de  la  Nuit  de 
la  Saint-Barthélémy,  qui  lui  tient  à  peu  près  ce  langage  : 

K  Je  suis  la  nuit,  U  nuit  de  Sainl-Barthélemy, 
«  Mon  pied  est  teint  de  sang,  et  ma  tête  est  voilée .' 
•  Vn  pouvoir  souverain  de  l'Allemagne 
«  M'a  fêlée  douze  jours  trop  tôt. 

«  Quinze  cent  soixante  et  douze!  Ah!  comme  la  fumée 
«  de  la  poudre  noircit  les  murailles  !  Ah  !  comme  il  se  pen- 
€  chait  à  sa  fenêtre,  le  roi  Charles  IX,  l'arquebuse  au 
€  poing;  horreur  !  animant  de  ses  cris  les  bourreaux  sli- 


«  pendiés  !  Il  regarda  tomber  sur  le  sol  les  huguenots 
«  égorgés  sans  défense  ! 

«  11  y  eut  cette  fois  moins  de  sang.  —  Qu'importe?  La 
«  balle  siffla,  des  victimes  tombèrent.  —  Treize,  ou  trente 
«  mille,  que  fait  le  nombre?  Le  feu  partit  sur  l'ordre  d'un 
«  prince  ;  des  cris  d'angoisses  sillonnèrent  mes  ténèbres  ; 
«  le  meurtre,  6dèle  esclave  qui  frappe  dans  le  dos,  etc. 

«  Je  luis  U  nuit,  la  onit  de  Sainl-BarthéleniT,  etc.  » 

Ces  jeunes  gens  me  traduisirent  ces  vers  pour  me  les 
faire  admirer;  ils  les  redisaient  avec  un  air  de  mélodrame, 
le  poing  serré,  le  sourcil  sur  les  cils,  la  bouche  en  fer  à 
cheval,  et  les  dents  croisées  en  ciseaux. 

C'était  pillé. 

—  Chez  nous,  leur  dis-je,  on  est  moins  théâtral,  et  l'on 
agit.  A  Paris,  on  ne  fouetterait  pas  un  chat  pour  votre 
émeute,  et  l'on  rirait  de  votre  poète. 

—  Vous  êtes  si  légers  en  France... 

—  Il  n'appartient  pas  à  tout  le  monde  d'être  lourd.  Mais 
nous  possédons  cette  unité  que  vous  rêvez  dans  la  discorde; 
nous  sommes  libres,  et  vous  ne  l'êtes  pas. 

La  vanlerie  germanique  prit  le  dessus,  et  ils  me  prou- 
vèrent qu'ils  sont  plus  libres,  plus  heureux  que  nous. 

—  Alors  pourquoi  jetez-vous  l'anathème  aux  tvTans? 
pourquoi  vociférer  à  tout  propos  le  choral  de  Luther  et  le 
chant  des  brigands  de  Schiller? 

Je  les  laissai  noyés  dans  cette  argumentation,  et  quand 
je  gagnai  le  quai  pour  prendre  l'air,  je  les  entendis  de  loin 
criant  tous  à  la  fois.  J'avais  fourni  matière  à  l'ébattemenl 
général  et  simultané  des  langues  ;  c'est  tout  ce  qu'ils  sou- 
haitaient; le  tumulte  protégea  ma  fuite.  Le  fleuve  courait 
majestueux,  emportant  la  mobile  image  des  étoiles  ;  les 
lumières  de  la  rue  montueuse  et  endormie  s'éteignaient 
une  à  une,  et  les  éclats  lointains  de  la  voix  des  étudiants 
attardés  descendaient  intermittents  sur  la  rive,  et  se  per- 
daient dans  les  oml'res  silencieuses  de  la  vallée  du  Rhin. 

Francis  WEY. 


MERCURE  DE  FRANCE. 

(du   10  FÉVRIER  AU  10  MARS.) 

ACADiMiB  vr.a  scIE^cpJ  :  —  La  jeune  nite  clerlrique.  —  La  coquetterie  en  action.  —  La  monlatne  en  travail  eafiiote  une  souns.  —  Chaleur 
précoce.—  ('.omi^le  à  di^ui  têtes. —  Éclipses.  —  Animaire  lie  M.  Arago.  —  Anecdotes  curieuses  —  Théâtres.  —  Le  théâtre  Alexandre  Du- 
mas, etc.  —  LivRis  ,  VHisiotre  du  peuple  de  t.yon.  —  Le  Glaive  rhwiique.  —  Les  Chantt  populaire*  de  la  Bretagne.  —  La  Quiquengrogrte . 
—  La  Bibliothèque  religieuse.  —  One  bonne  charge.  —  Concert  Bessems. 


Cotte  fois,  l'.\cadémie  des  sciences  a 
manqué  dV^ire  le  théâtre  des  merveilles. 
On  a  crti  que  M.  .\rago  allait  faire  con- 
currence à  rameur  îles  Mille  et  une  nuits. 
MM.  Comte,  Roberl  Houdin,  Risley  el  la 
naine  de  Lillipiit,  ont  été  men.icos  d'ime 
éclipse  totale  par  le  passape  d'un  phéno- 
mi^-ne  à  trois  queues.  Voici  l'histoire,  ou 
plutôt  le  roman. 

11  y  avait  une  fois  une  jeune  tille  de 
treize  ans,  nommée  Angélique  Cotiin, 
pauvre  villageoise  du  département  du  Fi- 
nistère, ouvrière  dans  une  tahrique  de 
gants  en  filet  pour  dames.  Celle  jeune 
tille  vint  à  Paris  le  mois  dernier,  el  les 
journaux  .«c  mirent  à  raconter  quelle  n'é- 
tait ni  plus  ni  moins  qu'une  torpille  intel- 


li;;ente,  une  pile  de  Voila  en  chair  et  en 
os,  une  machine  électrique  organisée. 

Elle  fait  éprouver,  disait  son  médecin, 
à  tous  les  corps  qui  l'approchent,  et  avec 
lesquels  elle  est  mise  en  coniacl  par  un 
conducteur  (  tel  qu'un  fil  de  soie  ou  l'ex- 
trémité de  se^  vêlements),  un  mouvement 
de  répulsion  qui  les  déplace  el  tend  à  les 
renverser  ;  en  mémo  temps,  elle  éproure 
une  aitraction  instantanée  el  irrt'^isiible  ' 
qui  l'entraîne  vers  les  objets  qui  fuient  î 
(levant  elle.  | 

Vous  voyez  d'ici  le  houleversement  phy- 
sique et  moral  que  la  petite  personne  de- 
vait pr(Hluire  partout  où  elle  passait. 
Vous  la  irouviez  aimable,  el  vous  vous 
approchiez  d'elle  en  souriant  :  loulàcoup! 


vous  étiez  lancé  contre  le  mur.  la  tète  la 
première  ou  les  pieds  en  haut.  Vous  vous 
releviez  épouvanté,  et  vous  vouliez  fuir  à 
toutes  jaml)es  ;  mais  la  jeune  fille  courait 
après  vous  comme  l'aimant  après  l'acier, 
el  TOUS  relançait  de  nouveau  jusqu'à  ex- 
linciit.n  de  forces  el  d'electricilé.  Celait 
la  coquetterie  mise  en  action,  telle  que 
la  définit  le  poêle  : 

Dm  qas  Tooila  •alTet.lf  Irompras*  tooj  fait; 
Dm  que  Touf  la  fayti,  la  raaiitqs*  toos  rail. 

Grande  rumeur  à  l'Académie  des  scien- 
ces, qui  nomme  une  Commission  {>our 
vérifier  le  prodige. 

Malheureusement,  mademoiselle  Aug<^ 
lique  n'est  pas  plutôt  amenée  desaul 
celte  Commission  ,  que  voilà  son  élecirl- 


MVSFAZ  DES  FAMIFJJîS. 


101 


cité  qui  l'aliandonne,  el  que  de  tous  les 
corps  qu'elle  devait  mettre  en  danse,  pas 
un  si'ul  ne  boiip;c  de  sa  place.  I.cs  aradt'-- 
micicns  les  moins  fermes  sur  leurs  jam- 
bes louchent  les  vêtements  el  la  main  de 
kla  jeune  fille  sans  faire  la  moindre  cul- 
liule,  cl  s'éloignent  ou  se  rapprochent 
d'elle  sans  qu'aucun  pouvoir  la  précipite 
dans  leurs  bras. 

On  divisait  les  phénomènes  annoncés 
en  trois  classes  :  premièrement,  disait-on, 
quand  la  jeune  fille  s'assied  sur  une  chaise 
et  pose  ses  pieds  à  terre,  la  chaise  esl  pro- 
jetée avec  une  violence  extraordinaire  con- 
tre la  muraille,  tandis  qu'Angélique  est 
jetée  d'un  autre  côté. 
M.  Arago  a  bien  vu,  dans  une  première 
■    expérience,  se  produire  des  mouvements 
"     d'une  extrême  violence.    Mais,  à  cette 
expérience,  on  oppose  les  résultats  obte- 
nus par  un  jeune  physicien,  qui  ne  brille 
ni  par  une  force  herculéenne,  ni  par  une 
habileté  de  prestidigitateur,  et  qui  pour- 
tant aurait  effi'Ctuc,  par  un  simple  tour 
de  main,  des  mouvements  tout  à  fait  ana- 
^    logues. 

M  l.a  seconde  série  des  phénomènes  était 
P  relative  à  l'action  exercée  par  l'aimant. 
On  annonçait  que  la  jeune  Angélique  sa- 
vait parfaitement  distinguer  le  pôle  sud 
c'n  i)ôle  nord,  par  la  sensation  de  chaleur 
produite  lorsque  le  pôle  nord  louchait  sa 
main  gauche.  La  Commission  de  l'Aca- 
démie n'a  pas  pu  constater  la  réalité  de 
cette  observation. 

Enfin,  la  troisième  série  des  phénomè- 
nes était  la  plus  extraordinaire,  la  plus 
merveilleuse.  Ce  n'était  plus  la  jeune  lille 
qui  devait  s'asseoir  sur  la  chaise  pour  la 
projeter:  des  guéridons,  des  tables,  des 
coures,  sur  lesquels  trois  hommes  seraient 
assis,  devaient  être  mis  en  mouvement 
par  le  simple  contact  de  ses  vêlements. 
Bien  plus  :  «  Nous  avons  touché  le  gué- 
ridon, disait  le  médecin  d'Angélique, 
avec  le  bas  de  sa  robe  et  avec  son  tablier, 
l'expérience  a  toujours  réussi.  Nous  lui 
avons  tenu  les  mains  et  les  pieds,  toujours 
le  contact  de  ses  vêtements  a  suffi  pour 
ébranler  la  masse  de  meubles  et  les  trois 
hommes.  » 

Encore  un  coup,  rien  de  i.arcil  n'a  été 
constaté  par  la  Commission,  el  les  parents 
et  le  médecin  confondus  se  sont  retran- 
chés dans  une  intermiilence  du  pouvoir 
électrique.  Les  torpilles,  en  effet,  sont 
elles-mêmes  sujettes  à  ces  moments  d'ou- 
bli. Rcsigiions-nous  donc  à  attendre  de 
nouvelles  expériences,  avant  de  croire 
tout  à  fait  que  mademoiselle  Coliin  a  voulu 
assister  au  carnaval  parisien  sous  prétexte 
d'électricité. 

—  Les  savants  expliquent  de  diverses 
manières  les  chaleurs  prématurées  qui 
l'ont  éclore  nos  lilas  et  fleurir  nos  arbres 
un  mois  plus  tôt  que  de  coutume.  Les 
uns  attribuent  cette  précocité  charmante 
du  printemps  de  1846  à  un  trou  forme 
dans  le  soleil  par  l'explosion  d'un  volcan  ; 
les  autres  en  voient  la  cause  dans  la  fa- 
meuse comète  à  deux  têtes  qui  effectue 
son  passage...  au-dessus  des  nôtres; d'au- 
tres, enlin,  s'en  prennent  aux  éclipses  de 
lune  et  de  soleil  dont  nous  sommes  me- 
nacés pour  celte  R.iison.  Peu  nous  impor- 


tent les  causes,  pourvu  que  les  résultats 
soient  heureux,  pourvu  que  les  gelées  ne 
viennent  point  tuer  nos  fruits  dans  leurs 
germes,  que  les  pommes  de  terre  malades 
se  guérissent  à  ce  beau  soleil,  et  que  les 
raisins  de  la  Guyenne  el  de  la  Chami)agne 
en  retrouvent  les  rayons  cet  automne 
pour  .se  changer  en  vins  délicieux. 

—  A  propos  d'éclipsés,  M.  Arago  vient 
de  publier  dans  VAnnuaire  du  Bureau 
des  Longitudes  pour  1846,  une  notice 
pleine  d'inlcrêl  sur  la  fameuse  éclipse  de 
1812,  observée  par  lui-mcrneà  Perpignan. 
Rien  de  plus  curieux  que  les  effets  pro- 
duits sur  les  animaux  par  la  transition 
de  la  lumière  à  l'obscurité:  on  reconnaît 
à  ces  anecdotes  l'habilelé  de  M.  Arago  à 
rendre  amusantes  les  choses  les  plus  abs- 
traites. 

M.  de  C...,  de  Perpignan,  priva,  à  des- 
sein, son  chien  de  nourriture,  à  partir 
de  la  soirée  du  7  juillet.  Le  lendemain 
malin,  au  moment  où  l'édipse  totale  allait 
avoir  lieu,  M.  de  C. ..  jeta  un  morceau 
de  pain  au  pauvre  animal,  qui  commen- 
çait à  le  dévorer  lorsque  les  derniers 
rayons  du  soleil  disparurent.  Aussitôt  le 
chien  laissa  tomber  le  pain  ;  il  ne  le  re- 
prit qu'au  bout  de  deux  minutes,  après  la 
fin  de  l'obscurité  totale,  et  le  mangea 
alors  avec  une  grande  avidité. 

Des  chevaux,  des  bœufs  et  des  ânes, 
attelés  à  des  charrues,  à  des  charrettes, 
et  portant  des  fardeaux,  s'arrêtèrent  toul 
court  quand  l'éclipsé  totale  arriva,  se 
couchèrent  et  résistèrent  obstinément  à 
l'action  du  fouet  ou  de  l'aiguillon.  Des 
moulons,  dispersés  sur  la  prairie,  se  réu- 
nirent précipitamment  comme  dans  un 
danger.  Des  bœufs  qui  paissaient  libre- 
ment, se  rangèrent  en  cercle  adossés  les 
uns  aux  autres,  les  cornes  en  avant, 
comme  pour  ré.sister  à  uue  attaque.  Quant 
aux  chevaux  de  diligence  qui  couraient 
sur  les  routes,  ils  donnèrent  tout  aussi 
peu  d'attention  au  phénomène  que  les  lo- 
comotives dos  chemins  de  fer. 

Des  chauves-souris,  croyant  la  nuit  ve- 
nue, quittèrent  leurs  retraites;  un  hibou 
sorti  d'une  tour  de  Saint-Pierre  à  Mont- 
pellier, traversa  en  volant  la  place  du 
Peyron;  à  Venise,  des  oiseaux  voulant 
s'enfuir  et  n'y  voyant  pas,  allaient  se 
heurter  contre  les  cheminées  des  maisons 
ou  contre  les  murs,  et,  étourdis  [lar  le 
coup,  ils  tombaient  sur  les  toits,  dans  les 
rues  ou  dans  les  lagunes;  des  poules  aban- 
donnèrent subitement  le  millet  qu'on  ve- 
nait de  leur  donner,  et  se  réfugièrent 
dans  une  étable;  une  poule  entourée  de 
ses  poussins  s'empressa  de  les  appeler  el 
de  les  couvrir  de  ses  ailes;  des  canards 
qui  nageaient  dans  une  mare  se  massè- 
rent et  se  blottirent  dans  un  coin. 

Les  insectes  n'échappèrent  pas  aux  im- 
pressions que  l'éclipsé  produisit  sur  les 
quadrupèdes  et  sur  lesoiseaux.M.Fraisse 
aine,  de  Perpignan,  s'était  assis  devant 
un  petit  sentier  tracé  par  ues  fourmis. 
«  Elles  travaillaient,  dit-il,  avec  leur  vi- 
vacité accoutumée;  toutefois,  à  mesure 
que  le  jour  diminuait,  leur  marche  se 
ralentissait;  elles  paraissaient  éprouver 
de  l'hésitation.  A  l'instant  où  le  soleil 
disparut  entièrement,  les  fourmis  s'arrê- 


tèrent, mais  sans  abandonner  les  far- 
deaux qu'elles  traînaient.  Leur  immobi- 
lité cessa  dès  que  la  lumièn;  eut  repris 
une  certaine  force,  et  bientôt  elles  se 
mirent  en  roule,  p 

Dos  abeilles  qui  avaient  quitté  leur 
ruche  en  grand  nombre,  au  lever  du  so- 
leil, y  rentrèrent  même  avant  le  commen- 
cement de  l'éclipsé  lotale,  cl  allendireni 
pour  en  sortir  de  nouveau  que  l'astre 
éclipsé  eiU  repris  tout  son  éclat. 

Un  pauvre  enfant  de  la  commune  de 
Sièyes  gardait  son  troupeau.  Ignorant 
complètement  l'événement  qui  se  prépa- 
rait, il  vit  avec  inquiétude  le  soleil  s'ob- 
scurcir par  degrés,  car  aucun  nuage,  au- 
cune vapeur,  neluidonnaienli'ex|ilication 
de  ce  phénomène.  Lorsque  la  lumière 
disparut  tout  à  coup,  le  pauvre  enfant, 
au  comble  de  la  frayeur,  se  mit  à  pleu- 
rer et  à  appeler  ausecours  !....  Ses  larmes 
coulaient  encore  lors<iue  le  soleil  donna 
son  premier  rayon.  Rassuré  à  cet  aspect, 
l'enfani  croisa  les  mains  en  s'écriant  :  0 
beou  souleou  { ô  beau  soleil  !  ) 

—  Les  cent  voix  de  la  Renommée  ra- 
content déjà  des  merveilles  du  nouveau 
théùtre  que  M.  Alexandre  Dumas,  notre 
collaborateur,  va  ouvrir  sur  le  boulevard 
du  Temple.  On  assure  qu'il  n'y  aura  pas 
à  Paris  un  théâtre  plus  spacieux,  plus 
confortable  et  plus  élégant.  La  salle  sera 
plus  grande  que  celle  de  l'Opéra;  elle 
pourra  contenir  deux  mille  quatre  cents 
personnes  commodément  assises;  toutes 
les  places,  depuis  les  premières  jusqu'aux 
plus  infimes,  seront  numérotées  et  pour- 
ront être  louées;  les  premières  coûteront 
5  fr.,  les  dernières  12  sous. 

La  salle  pleine  fera  4,200  fr.  sans  loca- 
tion, 5,000  fr.  avec  location.  Les  pre- 
mières places  seront  sans  communication 
avec  les  dernières.  Il  y  aura  un  salon 
derrière  chaque  loge  et  une  vaste  galerie, 
garnie  de  fleurs  et  de  tableaux,  réservée 
aux  premières  loges,  aux  avant-scènes  et 
aux  baignoires.  On  arrivera  à  ces  places 
par  des  escaliers  particuliers.  La  scène 
aura  deux  fois  et  demie  la  largeur  de  son 
ouverture;  elle  sera  absolument  dans  les 
mêmes  conditions  que  celle  de  l'Opéra. 
Un  traité  esl  déjà  passé  avec  MM.  Séchen 
el  C«,  qui  seront  en  même  temps  machi- 
nistes et  décorateurs. 

On  sait  déjà  que  M.  Dumas  doit  son 
privilège  à  M.  le  duc  de  Montpensier.  Le 
nouveau  théâtre  s'appellera,  dit-on,  par 
reconnaissance,  Théâtre-Mont pensier. 

—  Le  carême  est  favorable  aux  publi- 
cations, el  surtout  aux  publications  sé- 
rieuses ;  nous  indiquerons  celles  qui  nous 
semblent  mériter  rattenlion  générale. 

M.  de  Chateaubriand  a  dit  dans  ses 
Eludes  Historiques  :  «  Ce  n'est  qu'avec 
l'histoire  de  nos  provinces  qu'on  peut 
faire  une  bonne  histoire  de  France.  »  De- 
puis quelques  années,  beaucoup  d'hom- 
mes de  talent  se  sont  voués  à  celte  œu- 
vre consciencieuse.  Nul  ne  s'en  acquitte 
avec  plus  de  mérite  el  de  succès  que 
M.  Alphonse  Balleydier,  auteur  de  l'His- 
toire folilique  et  militaire  du  peuple  de 
Lyon  pendant  la  révolution  française. 
Nous  ne  potivous  parler  ici  que  de  la  moitié 
de  cet  nu\r;i;.:o  dont  la  publication  dure 


19*? 


LECTURES  DU  SOIR. 


encore  ;  mais  ce  premier  volume  donne 
une  idée  suflisante  de  la  manière  de  Tau- 
leur.  C'est  un  mélange  de  calme  et  d'é- 
nergie, d'exactitude  et  d'élégance,  d'é- 
nidiiion  et  d'intérêt,  qui  sans  rien  ôter 
à  THistoire  de  sa  gravité,  lui  prête  le 
charme  du  conte  et  l'émotion  du  drame. 
Et  quel  drame,  en  efifet,  que  la  révolution 
française  à  Lyon,  de  1789  à  1795  !  Nous  ne 
savons  de  comparable  à  cela  que  la  même 
révolution  dans  l'Ouest  de  la  France. 

Or,  en  tous  les  récits  que  nous  venons  de 
lire  et  qui  vont  jusqu'au  fameux  siège 
de  Lyon,  M.  Balleydier  s'est  consiam- 
ment  tenu  à  la  hauteur  de  son  sujet.  Il 
n'est  pas  un  historien  célèbre  qui  ne  si- 
gnât avec  honneur  le  massacre  du  châ- 
teau de  Poleymieux,  —  les  Troubles  de 
septembre,  —  le  Portrait ,  la  Vie  et  la 
mort  de  Challicr, — le  Tableau  et  les  Séan- 
ces des  sections  lyonnaises,  —  toute  la 
lutte  de  la  Montagne  et  de  la  Gironde 
■Jans  le  Midi,  enfin  les  préparatifs  et  le 
commencement  du  grand  siège. 

VHistoire  du  peuple  de  Lyon  obtient 
dans  cette  ville  un  succès  légitime,  qui 
trouvera  de  Techo  dans  tout  le  reste  de  la 
France.  Nous  re  viendrons  surcet  excellent 
ouvrage,  lorsque  le  second  volume  aura 
paru;  en  attendant,  nous  le  recomman- 
dons vivement  à  nos  lecteurs. 

—  Nous  leur  recommandons  aussi  la 
quatrième  édition  des  Chants  populaires 
delà  Bretagne,  que  M.  de  LaViilemarqué 
publie  chez  Tédiieur  Franck,  successeur 
de  Brokhaus  et  Avénarius.  Un  livre  ar- 
rivé en  si  peu  de  temps  à  sa  quatrième 
édition  n'a  pas  besoin  d'éloges.  Cepen- 
dant M.  de  La  Yillemarqué  n'est  pas  au 
bout  de  la  noble  mission  qu'il  s'est  don- 
née. Les  chants  bretons  qu'il  a  si  patiem- 
ment recueillis  et  si  habilement  popula- 
risés seront  bientôt,  non-seulement  dans 
toutes  les  bibliothèques,  mais  dans  toutes 
les  mains  françaises.  Quelques-uns  même 
seront  un  jour  dans  toutes  les  bouches, 
grâce  à  la  musique  originale  dont  l'au- 
teur a  enrichi  sa  publication.  Cette  révé- 
lation authentique  du  génie  breton  em- 
prunte un  cruel  intérêt  aux  circonstan- 
ces qui  en  effacent  les  derniers  vestiges 
dans  le  pays.  Q\iand  les  chemins  de  fer 
auront  achevé  d'assimiler  la  Bretagne  à  la 
France,  le  recueil  de  M.  de  La  Villemar- 
qué  deviendra  un  monument  inestimable. 

—  Il  faut  appliquer  le  même  éloge  au 
grand  drame  religieux  de  la  Suède,  que 
vient  de  traduire  et  de  commenter  M. 
Léouzon  Le  Duc,  avec  cette  exactitude  et 
cette  élégance  qu'il  avait  déjà  montrées 
dans  la  reproduction  du  Kaleicala  de  la 
Finlande.  Le  Glaive  rhunique.  par  le  poète 
Nicander,  est  la  lutte  en  action  du  paga- 
nisme Scandinave  contre  le  christianisme 
dans  les  pays  du  Nord.  On  y  trouve  réuni, 
grâce  aux  notes  de  l'ingénieux  traducteur, 
tout  ce  que  la  science,  l'histoire  et  la  poé- 
sie nous  ont  légué  de  positif  et  d'intéres- 
sant sur  ces  peuples  si  mal  connus.  Au- 
cune lecture  n'est  plus  remplie  d'instruc- 
tion, de  surprises  et  d'intérêt.  C'est  un 
voyage  complet  dans  un  monde  ignoré. 
Aussi  le  Glaive  rhunique  réussit-il  auprès 
des  gens  du  monde,  tout  autant  qu'au- 
près des  érudits  et  des  critiques.  Il  a  valu 


à  M.  Le  Duc  une  haute  mission  dans  le 
Nord,  qui  lui  permettra  de  compléter  ses 
curieux  travaux  sur  ces  contrées.  Notre 
savant  collaborateur  n'achèvera  pas  ce 
voyage  sans  en  adresser  aux  lecteurs  du 
Musée  les  plus  intéres.^nles  impressions. 

—  Et  maintenant  vous  souvient-il  de 
cette  Quiquengrogne,  si  longtemps  annon- 
cée par  les  éditeurs  de  M.  Victor  Hugo, 
et  qui  devait  former  le  pendant  de  !\'otre- 
Dame  de  Paris,  —  si  un  tel  chef-d'œuvre 
peut  jamais  avoir  un  pendant?Que  signifie 
ce  titre  rébarbatif  de  Quiquengrogne?  se 
demandaient  depuis  quinze  ans  tous  les 
lecteurs  de  notre  grand  poète,  —  c'est-à- 
dire  tous  les  lecteurs  du  monde.  Et  le 
grand  poète  semblait  renoncer  à  satisfaire 
l'impatience  universelle  ; —  si  bien  que  ses 
éditeurs  eux-mêmes  avaient  cessé  d'an- 
noncer la  Quiquengrogne.  Or,  voici  qu'un 
jeune  homme  de  talent, aussi  inconnu  que 
M.  Victor  Hugo  est  célèbre ,  s'est  chargé 
de  donner  un  corps  à  ce  fantôme  de  ro- 
man,et  un  très-joli  corps, ma  foi! en  deux 
volumes  in-8°,  couverts  d'élégant  papier 
beurre  -  frais.  Ce  spirituel  usurpateur, 
M.  Emile  Chevalet,  a  dédié  sa  Quiquen- 
grogne à  M.  Victor  Hugo  lui-même, — 
qui  l'en  a  remercié  par  une  lettre  char- 
mante, préface  toute  trouvée  pour  l'ou- 
vrage! Vous  voyez  d'ici  l'empressement 
des  cabinets  de  lecture  à  se  ruer  sur  celte 
proie!  Tout  ce  qui  sait  par  cœur  Notre- 
Dame  de  Paris  veut  dévorer  la  Quiquen- 
grogne...Et  voilà  M.  Emile  Chevalet  aux 
prises  avec  un  million  de  juges  aussi  im- 
pitoyables qu'affamés...  Eh  bien!  telle  est 
la  modestie  des  explications  de  l'auteur, 
telle  est  la  conscience  de  son  travail,  tel 
est  le  charme  entraînant  de  son  récit , 
qu'il  n'est  pas  écrasé  par  la  comparaison, 
qu'il  triomphe  des  préventions  les  plus 
sévères,  et  qu'en  fermant  son  livre  on  en- 
gage tout  le  monde  à  l'ouvrir.  C"e,«t  ce  que 
nous  faisons  nous-mênie  sans  plus  d'ana- 
lyse, afin  de  vous  laisser  le  plaisir  de  voir 
de  vos  propres  yeux  se  réaliser  cette  Qui- 
quengrogne que  vous  avez  entrevue  sur 
tant  de  couvertures  jaunes  et  gris  de  lin. 
M.  Chevalet  peut  maintenant  appeler  ses 
romans  comme  il  lui  plaira...  Il  tient  ses 
lecteurs,  et  il  a  tout  ce  qu'il  faut  pour  les 
garder. 

Mais  revenons  aux  livres  sérieux  ,  et 
parlons  de  la  belle  Bibliothèque  religieuse 
(édition  Curmer)  que  le  Musée  des  Fa- 
milles a  prise  sous  son  patronage.  C'est 
déjà  dire  que  tous  les  volumes  qui  ta  com- 
posent peuvent  être  mis  avec  confiance 
dans  les  mains  de  la  jeunesse.  Il  y  a  là , 
d'ailleurs ,  plus  d'un  chef-d'œuvre  consa- 
cré par  l'admiration  des  siècles  :  la  Vie 
de  sainte  Thérèse,  écrite  par  elle-même; 
V Éducation  des  filles ,  par  Fénelon  ,  char- 
mant oracle  des  mères;  le  Traité  de  la  vie 
chrétienne,  par  saint  Bernard  ;  les  Lettres 
de  saint  Jérôme.  V Esprit  de  saint  François 
de  Sales.  V Esprit  de  Bossuet ,  les  Saintes 
de  France  recueil  de  légendes  tour  à  tour 
gracieuses  et  terribles,  qui  forment  une 
véritable  histoire  nationale  au  point  de 
vue  catholique.  Tous  ces  ouvrages  sont 
enrichis  d'encadrements  coloriés  dans  le 
goût  du  moyen  âge.  Rien  de  plus  solide 
et  (le  plus  brillant  à  offrir  à  la  jeune  fille 


pieuse ,  à  poser  sur  le  velours  d'un  prie- 
Dieu  gothique,  à  ranger  sur  le  rayon  des 
livres  de  chaque  jour.  Et  la  Bibliothèque 
religieuse  est  à  la  portée  de  tout  le  monde 
par  l'étonnante  modicité  de  ses  prix  :  ce 
qui  n'est  pas  le  moindre  mérite  <^f  cette 
belle  collection. 

—  Les  nouveautés  se  soccèdent  rapi- 
dement sur  les  théâtres ,  d'autant  plus 
rapidement  que  leur  succès  ne  les  main- 
tient guère  sur  l'aflBche.  La  Scaramuccia 
de  M.  Ricci  fait  cependant  bonne  figure 
aux  Italiens  ,  sous  la  perruque  mirobo- 
lante et  l'incroyable  costume  de  I-ablache, 
cet  énorme  comédien.  La  Chasse  aux  fri- 
pons de  M.  Camille  Doucet,  malgré  ses 
vives  allures  et  ses  jolis  vers,  n'a  obtenu 
aux  Français  qu'un  succès  honorable  pour 
l'auteur  ,  c'est-à-dire  indiffèrent  pour  le 
théâtre  ;  car  il  est  malheureusement  de 
plus  en  plus  vrai  de  dire  que  les  pièces 
littéraires  ne  sont  pas  les  pièces  lucrati- 

1  ves.  M"*  Racbel  seule  fait  mentir  ce  fâ- 
I  cheux  proverbe  :  elle  vient  de  galvaniser, 
par  son  merveilleux  talent,  une  élégie  en 
cinq  actes,  la  Jeanne  d'Arc  de  M.  Alexan- 
dre Soumet.  Mais,  il  faut  l'avouer,  la  vo- 
gue la  plus  triomphante  est  en  ce  moment 
I  à  la  Porte-Saint-Martin,  où  le  Michel  Bré- 
\  mond  de  M.  Viennet,  sous  la  figure  inspi- 
rée de  Frédérik  Lemallre,  attire  à  la  fois 
la  multitude  et  les  gens  du  monde. 
I  — Les  concerts  spirituels  et  non  spiri- 
:  tuels  retentissent  de  tous  côtés.  Les  amis 
',  de  la  grande  musique  et  du  vrai  talent 
!  ont  remarqué  entre  tous  le  concert  donné 
le  U  février  dernier  par  M.  Bessems. 
M.  Bessems  a  déjà  un  très-beau  nom 
parmi  nos  violonistes  les  plus  distingués; 
mais  il  n'aurait  qu'à  faire  comme  tant 
d'autres  un  petit  tour  dans  le  Nord  pour  en 
l'apporter  une  célébrité  européenne. 
!  —  Nous  avions  prt'dit  qu'on  danserait 
jusqu'à  Pâques.  Tout  Paris  se  charge  de 
justifier  notre  prédiction.  Aux  bals  parés 
et  travestis  ont  succédé  les  bals  entremê- 
lés de  musique,  et  les  bals  à  tombolas. 
Par  exemple,  on  tirait,  l'autre  jour,  une 
loterie  dans  une  soirée  d'artistes.  Tout 
à  coup  entre  un  commissaire  de  po- 
lice, armé  de  son  écharpe,  et  qui  se  met 
en  devoir  de  saisir  les  lots...  Stupéfaction 
I  et  réclamation  générales...  Inflexibilité  du 
magistrat  de  la  police  :  —  Les  loteries 
sont  interdites,  mesdames...  Avez-vous 
une  autorisation  en  règle?— L'amphitryon 
convient  qu'il  n'y  a  pas  même  songe... 
Et  le  commissaire  de  police  arrache  les 
plus  beaux  lots  aux  dames  qui  venaient 
de  les  gagner...  Les  cavaliers  s'apprêtent 
à  la  résistance...  Le  commissaire  menace... 
La  foule  tient  bon..  On  va  en  venir  aux 
mains...  lorsque  les  plus  furieux  partent 
d'un  éclat  de  rire  en  reconnaissant  Levas- 
sor  sous  l'habit  du  commissaire!...  Le  spi- 
rituel acteur  était  payé  pour  faire  des 
charges...  L'amphitryon  en  avait  eu  pour 
son  argent...  Le  plaisant,  dit-on,  c'est 
que  lui-même  n'était  pas  dans  le  secret! 

—  Le  Cercle  catholique  a  donné  une 
grande  soirée  littéraire ,  où  nous  avons 
entendu,  avec  300  personnes,  un  discours 
de  M.  Rapetii.  et  un  poème  très-remar- 
quable de  M.  Jules  de  Francbeville. 

PITRE-CHEVAI.IER. 


I  - 


tmpriraerie  do  HF.NNUYKR  et  C«,  me  Lemorcier.  ?♦.  Bjlignollfs. 


VII. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


193 


MUSÉE  DE  L'HOTEL   DE  CLUNY 


(l) 


Chapelle  de  l'hôlel  de  Cluny. 

Semblables  aux  pieux  artistes  du  moyen  âge,  qui  com- 
mençaient leurs  œuvres  par  une  prière",  nous  dirigerons 
(i)  Voir  lei  numéros  d'avril  ei  de  mai  ms. 
vvniL   t8iG. 


nos  premiers  pas  vers  la  vieille  ch;i|)i'lle  ùcs  ai)Ucs  de  Cluny, 
où  nous  attendent  tant  de  souvenirs  saciés  cl  profanes. 
Traversons  donc  rapidement  celle  cour  d'honneur,  toute 
—  2.^)  —  Tnri;'ii:Mi   voi  ;  vr. 


194 


LECTURES  DU  SOIR. 


remplie  jadis  d'hommes  d'armes,  de  religieux  et  d'écoliers 
en  robe  courte,  la  dague  et  la  plume  à  la  ceinture;  mar- 
chons à  travers  ces  salles  basses,  où  l'on  dressait  autrefois 
la  table,  tantôt  frugale  et  tantôt  splendide,  des  abbés  et  de 
leurs  hôtes  ;  passons  par  cette  porte  dont  une  face  est  cin- 
trée en  ogive  et  l'autre  en  anse  de  panier,  caractère  tran- 
sitoire si  remarquable  et  si  peu  remarqué.  Entrons  dans  ce 
jardin  où  l'on  n'a  d'autre  ombrage  que  celui  des  vieux  murs, 
laissons  à  notre  droite  ces  deux  figures  en  pleurs  qui  ont 
été  détachées  de  la  porte  Saint-Antoine,  et  qui  semblent, 
comme  des  Jérémides,  donner  des  larmes  aux  misères 
d'une  autre  Jérusalem  ;  jetons  un  regard  sur  les  tympans 
des  croisées,  où  l'on  aperçoit  à  peine  quelques  restes  confus 
des  armoiries  de  la  famille  d'Amboise  :  c'est  ainsi  que  s'ef- 
face et  disparait  l'aristocratie  des  grands  noms,  et  que 
toute  gloire  contestée  tombe  enfin  dans  l'oubli;  admirons 
la  légèreté  de  cette  saillie  que  forme  le  chevet  de  la  cha- 
pelle, et  qui  se  termine,  avec  tant  de  hardiesse,  par  un 
encorbellement  assis  sur  un  pilier  au  monogramme  de 
Charles  VIII,  ce  qui  indiquerait  que  les  constructions, 
interrompues  par  la  mort  de  Jean  de  Bourbon,  avaient  été 
commencées  de  ce  côté,  si  l'architecture  ne  l'attestait  pas 
suffisamment;  levons  la  tète,  et  nous  apercevrons,  au- 
dessous  de  l'ancienne  toiture  de  plomb,  ces  abominables 
gargouilles  qui,  les  jours  de  mauvais  temps,  inondaient 
nos  bons  aïeux  en  leur  faisant  la  grimace  ;  montons  cet 
élégant  escalier  à  vis,  taillé  à  jour,  qui  se  trouve  devant 
nous ,  poussons  cette  lourde  porte  où  sont  sculptés  en 
demi-bosse  des  sujets  religieux,  et  nous  sommes  dans  la 
chapelle. 

Inclinons-nous  devant  la  majesté  de  ses  hautes  ogives, 
et  découvrons-nous,  là  où  s'est  agenouillé  Georges  d'Am- 
boise, priant  Dieu  de  lui  donner  la  tiare;  où  s'est  age- 
nouillée aussi  Marie  d'Angleterre,  veuve  de  Louis  X'II,  de- 
mandant à  Dieu  de  la  laisser  régner  sur  la  France;  mais 
Dieu  n'écouta  point  leurs  prières  intéressées  :  Georges 
mourut  cardinal ,  et  Marie  repartit  pour  l'Angleterre.  Un 
autre  cardinal-ministre,  Charles  de  Lorraine,  vint  encore 
prier  à  deux  genoux  sur  les  dalles  de  cette  chapelle,  et 
humilier  son  front  naguère  si  orgueilleux.  C'était  en  1565, 
après  le  fameux  concile  de  Trente,  où  furent  repris  un  à  un 
tous  les  articles  du  droit  canon,  et  où  l'on  voulut  guérir  cette 
grande  plaie  de  l'Église,  la  pluralité  des  béDéfices  et  le 
mariage  des  prêtres,  que  la  réforme  avait  rendue  toute  sai- 
gnante en  y  posant  le  doigt;  mais  l'Église  d'alors  ressem- 
blait à  ces  malades  opiniâtres  qui  repoussent  les  remèdes 
qui  leur  déplaisent  et  gardent  leurs  infirmités.  Ce  grand 
concile  donc  venait  de  se  terminer  après  un  sommeil  de 
vingt-un  ans  divisé  en  vingt-cinq  sessions  (1),  lorsqu'à 
son  retour  'le  cardinal  de  Lorraine ,  tout  fier  des  succès 
qu'il  y  avait  eus,  voulut,  au  mépris  des  ordonnances,  en- 
trer dans  Paris  environné  de  ses  hommes  d'armes  et  de  la 
petite  cour  qui  le  suivait  partout,  montrant  en  cela  que  de 
tout  temps  il  y  a  eu  des  ministres  disposés  à  se  placer  au- 
dessus  des  lois.  Mais  François  de  Montmorency,  qui  était 
l'ennemi  des  princes  lorrains  depuis  que  Catherine  de 
Médicis  ,  soumise  à  leur  influence,  lui  avait  fait  céder  sa 
charge  de  grand-maitre  de  France  au  duc  de  Guise,  se 
servit  de  sa  qualité  de  gouverneur  de  Paris  pour  se  venger 
d'une  manière  éclatante  :  il  attendit  le  cardinal  dans  la  rue 
Saint-Denis,  où  il  le  chargea  avec  tant  de  fureur,  qu'il  se 
réfugia  tout  éperdu  dans  l'arrière-boutique  d'un  épicier  de 
la  rue  Trousse- Vache,  et  qu'il  n'échappa  aux  actives  rech^r- 

(0  Paul  Sarpi,  plus  connu  lous  le  nom  de  Fra  Paolo,  dit  dans  son 
Bii(oire  du  Concile  de  Trente,  livre  VII,  que  «  ce  concile  dormait  si 
••  profondément,  qu'on  ne  savait  pas  s'il  ét<ilt  vivant  ou  mort.  •■ 


ches  des  archers  qu'en  se  blottissant  sous  le  lit  d'une  ser- 
vante ;  de  là  il  se  sauva  nuitamment  dans  l'hôtel  de  Cluny, 
puis  il  se  retira  peu  après  dans  son  diocèse,  emportant 
avec  lui  le  souvenir  d'une  grande  offense ,  qui  aurait  dû 
être  celui  d'une  grande  leçon.  Quant  au  maréchal  de  Mont- 
morency, il  eut  sans  doute  raison  de  faire  respecter  la  po- 
lice d'une  ville  qui  lui  était  confiée,  mais  avec  quelle  énergie 
ne  fait-on  pas  son  devoir  lorsqu'il  se  trouve  d'accord  avec 
ses  intérêts! 

Découvrons-nous,  car  c'est  encore  au  pied  de  ce  même 
autel  qu'Angélique  Arnauld ,  cette  abbesse  de  Port-Royal 
qui  sut  faire  revivre  dans  son  ordre  la  discipline  de  saint 
Bernard,  vint  implorer  la  protection  de  Dieu  contre  une 
puissance  occulte  dont  les  coups,  pour  être  cachés,  n'en 
étaient  que  plus  sûrs  et  plus  redoutables  ;  mais  que  pou- 
vait espérer  une  faible  femme  poursuivie  par  une  faction 
qui  venait  d'immoler  Henri  IV  sous  le  prétexte  de  sa  re- 
ligion? En  vérité,  il  y  a  des  hommes  qui  ne  parlent  de 
Dieu  que  pour  le  braver  plus  en  face. 

Mais  ne  l'oublions  pas,  c'est  ici  même  que  les  Valois 
(rameau  d'Orléans-Angoulêrae)  ont  conquis  leur  cou- 
ronne sur  cette  Marie  d'Angleterre ,  dont  nous  parlions 
tout  à  l'heure.  Elle  savait  que  son  mariage  d'un  instant 
avec  UD  vieillard  qui  mourait  sans  postérité  masculine 
ne  lui  laissait  aucun  droit;  seulement,  elle  pensait  qu'en 
France  toute  jolie  femme  est  reine ,  et  que  ses  beaux 
yeux  valaient  bien  un  sceptre.  Peu  s'en  fallut  qu'elle  n'eût 
raison,  et  que  le  jeune  duc  dWngoulême,  ce  gros  gar- 
çon qui  devait  tout  gâter,  au  dire  de  Louis  Xil,  ne  s'é- 
prît sérieusement  des  dix-huit  printemps  et  de  la  bonne 
raine  de  la  reine  douairière  ;  mais  les  regards  d'une  mère, 
cette  providence  des  enfants,  veillaient  sur  les  actions  du 
duc,  et  Louise  de  Savoie  se  connaissait  trop  bien  en  fait 
de  coquetterie  pour  se  laisser  prendre  au  petit  manège 
d'une  princesse  britannique.  Elle  faisait  donc  surveiller 
celle  qui  voulait  à  tout  prix  jouer  le  rôle  de  reine-mère, 
lorsqu'elle  apprit  que  Marie  devait  recevoir  secrètement  à 
l'hôtel  de  Cluny  Charles  Brandon ,  fils  de  sa  nourrice  et 
son  premier  amant;  aussitôt  elle  en  avertit  le  duc  d'Angou- 
lème  en  l'exhortant  à  venger  son  amour  outragé ,  et  à  sau- 
ver la  couronne  de  France  prête  à  tomber  en  des  mains 
étrangères  à  l'aide  des  moyens  les  plus  bas  ;  car  l'ambition 
est  mauvaise  conseillère.  Le  jeune  duc  courut  à  l'hôtel  de 
Cluny,  et,  s'étant  fait  ouvrir  aussitôt  toutes  les  portes  des 
appartements,  il  surprit  la  reine  avec  son  favori.  L'in- 
stant était  propice,  et  Louise  de  Savoie  l'avait  deviné 
avec  cet  instinct  de  femme  qui  vaut  mieux  bien  sou- 
vent que  les  combinaisons  des  hommes  d'État  ;  elle  jugeait 
qu'une  femme  qui  déshonore  son  deuil  n'est  plus  ni  reine 
ni  femme,  que  ce  n'est  rien  ;  aussi  avait-elle  suivi  son  (ils, 
accompagnée  des  quatre  seigneurs  les  plus  influents  et 
d'un  prêtre  :  les  seigneurs  constatèrent  le  fait,  et  le  prêtre 
le  consacra  en  mariant  la  reine  et  son  amant  dans  cette 
vieille  chapelle  où  nous  sommes  à  présent,  et  devant  cet 
autel  poudreux  qui  est  là,  devant  nous...  De  ce  mariage  par 
ordre  naquit  le  père  de  Jeanne  Gray,  de  cette  infortunée 
princesse  qui  descendit  du  trône  pour  monter  sur  l'écba- 
faud  ;  son  aïeule  en  était  descendue  par  un  mariage  ;  il  est 
vrai  que  c'était  en  France ,  et  que  l'on  n'y  aime  que  les 
aventures  qui  finissent  bien. 

Les  désordres  de  la  Ligue  ayant  fait  abandonner  l'hôtel, 
des  comédiens  vinrent  s'y  fixer,  et  la  chapelle  leur  servit 
de  salle  d'accessoires;  il  n'y  avait  point  là  de  profanation, 
les  comédiens  étaient  en  paix  avec  l'Église  (1),  et  le  temps 

(i)  Chronique  de  Metr,  annie  i437. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


195 


n'était  pas  loin  où  l'on  voyait  des  curés  tenir  salle  ouverte 
et  diriger  les  représentations  des  mystères. 

L'origine  de  notre  théâtre  est  toute  sacrée,  car  c'est  à 
Constantinopie,  au  quatrième  .siècle,  que  ces  représenta- 
tions des  sujets  tirés  de  l'Écriture  sainte  furent  imaginées 
par  saint  Grégoire  de  Nazianze,  dit  le  Théologien,  qui 
voulait  les  opposer  au  théâtre  grec  ;  mais  ce  fut  bien  inu- 
tilement; et,  quoiqu'on  s'y  exerçât  en  Italie,  en  Allema- 
gne, puis  en  France,  cet  art  resta  toujours  dans  l'enfance. 
Banni  de  toute  l'Europe,  il  est  allé  s'éteindre  au  fond  de  la 
Calabre,  où,  il  n'y  a  pas  longtemps  encore,  les  bergers  se 
promenaient,  pendant  la  semaine  sainte,  en  représentant  la 
naissance  et  la  mort  de  Jésus-Christ. 

Quoiqu'on  ait  pris  plus  tard  l'inhumaine  coutume  d'ex- 
communier les  acteurs,  ils  n'en  sont  pas  moins  tous  sortis, 
comme  on  le  voit,  du  giron  de  notre  sainte  mère  Église. 
Toutefois,  ces  comédiens  furent  bientôt  chassés  de  l'hôtel  de 
Cluny  en  vertu  du  privilège  des  confrères  de  la  Passion, 
qui  leur  donnait  le  droit  déjouer,  exclusivement,  toutes  les 
moralités  et  mystères  de  l'ancien  et  du  Xouveau  Testament, 
avec  une  farce  au  bout  pour  récréer  les  spectateurs.  La 
bonne  chose  qu'un  privilège  pour  les  paresseux  et  les  mal- 
adroits! Avec  cela  on  ruine  un  confrère  intelligent  et  actif 
qui  peut  faire  mieux. 

Mais  celle  chapelle  n'est  pas  seulement  intéressante  par 
les  souvenirs  qui  s'y  rattachent,  elle  l'est  encore  par  sa 
structure.  Où  vit-on  jamais  réunies,  dans  un  si  petit  espace, 
tant  de  merveilles  de  l'art?  où  verra-t-on  un  pilier  plus 
svelte,  plus  gracieux  et  plus  solide  à  la  fois  que  ce  char- 
mant palmier  dont  le  sommet  supporte  la  retombée  de 
ces  quatre  voûtes  ogives  aux  proportions  si  belles,  si  im- 
posantes ?  et  ces  douze  dais  de  pierre,  sculptés  avec 
tant  de  finesse  et  de  goût,  qui  décorent  les  murailles,  où 
l'on  voyait  jadis  les  statues  de  la  famille  d'Amboise;  puis 
ces  ornements  en  ressaut,  formant  corniche,  et  celte  poterne 
à  jour  qui  décore  un  des  angles  de  la  chapelle,  ne  sont- 
ce  pas  là  des  chefs-d'œuvre  d'un  autre  âge,  que  nous  ad- 
mirons, mais  que  nous  n'imitons  plus?... 

Ces  sculptures  sont  assez  généralement  attribuées  à  Paul 
Ponce:  on  se  trompe  cependant,  car  ce  sculpteur  florentin  ne 
vint  en  France  que  plus  tard  ;  d'ailleurs,  le  style  de  la  chapelle, 
on  le  reconnaîtra  facilement,  n'a  pas  subi  l'influence  du 
-goût  italien  :  cette  pièce  est  toute  gothique,  sauf  le  pilier, 
dont  la  forme  dodécagone  est  byzantine,  et  la  poterne  à 
jour,  qui  est  d'un  travail  plus  récent.  Celte  chapelle  est 
une  des  dernières  inspirations  tombées  du  ciseau  de  ces 
confréries  d'artistes  qui  donnaient  leurs  oemTes  moyennant 
une  fondation  de  messes  ;  aussi  vivaient-ils  misérablement  : 
leur  récompense  n'était  pas  de  ce  monde;  et  ils  semblaient 
défier  cette  foule  d'artistes  étrangers,  accoutumés  au  luxe 
et  à  la  mollesse,  qui  bientôt  allait  nous  inonder  de  toutes 
parts, —  en  disant  :  •  Ils  feront  autrement,  mais  feront-ils 
mieux?...  » 

Cependant,  les  Allemands  s'étaient  rendus  célèbres  de- 
puis longtemps  dans  la  sculpture  sur  bois,  dans  le  travail 
de  l'or,  du  cuivre  et  du  fer  ;  les  Italiens  dans  Torfé^Terie, 
et  les  Arabes  dans  le  damasquiné.  Chaque  nation,  comme 
on  le  voit,  a  son  savoir,  son  industrie,  et,  avec  des  aptitu- 
des si  différentes,  un  peuple  doit  toujours  dépendre  d'un 
autre  d'une  manière  quelconque.  Voilà  de  quoi  nous  ap- 
prendre à  ne  pas  être  trop  fiers  de  nos  talents ,  puisque 
nous  ne  pouvons  les  réunir  tous,  et  qu'il  nous  reste  toujours 
quelque  chose  à  envier.  Pendant  plusieurs  siècles,  nous 
n'avons  pas  été  égalés  dans  la  peinture  sur  verre,  mais, 
au  quatorzième  siècle,  nous  fûmes  surpassés  par  l'Allema- 
gne, et,  lorsque  cet  art  fut  abandonné  chez  nous,  Van  I  .inge 


le  transporta  en  Angleterre.  La  HéforniP,  en  abolissant  le 
culte  des  images,  dont  la  sublime  morale  prenait  le  chemin 
des  yeux  pour  entrer  dans  le  cœur,  avait  porté  un  coup 
morlel  à  la  peinture  sur  verre,  ef,  pendant  que  cet  art 
disparaissait  peu  à  peu,  les  épiscopaux  lui  ouvraient  à  deux 
battants  les  portes  de  leurs  temples  ;  c'est  là  qu'il  fallut 
l'aller  chercher,  lorsqu'en  182fi  on  voulut  le  réédifier  (1). 
Le  musée  de  l'hôtel  de  Cluny  renfermant  un  très-grand 
nombre  de  vitraux  de  toutes  les  époques,  on  ne  nous  saura 
sans  doute  pas  mauvais  gré  de  nous  arrêter  un  instant  sur 
l'histoire  de  la  peinture  sur  verre;  ce  sera  d'ailleurs  notre 
méthode  :  c',.aque  objet  aura  son  livre  et  chaque  art  son 
histoire  ;  à  côté  du  pourquoi  nous  mettrons  toujours  le 
parce  que;  certes,  ce  n'est  pas  chose  facile,  mais  tant  pis 
pour  nous,  nous  aimons  les  difficultés  qui  peuvent  être 
utiles  à  nos  lecteurs. 

On  a  beaucoup  recherché  quelle  avait  été  l'origine  de  la 
peinture  sur  verre,  et  on  lui  attribuait  communément  celle 
des  mosaïques  dont  les  quadratarii  romains  couvraient  le 
sol  et  jusqu'aux  murailles  des  édifices,  quoique  l'on  ue 
comprit  pas  trop  leur  analogie  ;  mais  l'antiquaire  Buona- 
rota,  dont  les  recherches  sont  malheureusement  peu  con- 
nues, nous  l'apprend  d'une  manière  certaine  :  cet  art  a  pris 
naissance  chez  les  premiers  chrétiens,  qui  se  servaient 
dans  leurs  repas  de  fragments  de  vases  de  verres  sur  les- 
quels on  peignait  des  sujets  religieux,  afin  d'avoir  constam- 
ment sous  les  yeux,  même  lorsqu'ils  vaquaientaux  besoins 
de  la  vie,  le  symbole  sacré  qui  les  unissait,  ou  les  vérités 
saintes  qu'ils  devaient  propager.  Le  verre  était  une  ma- 
tière fort  rare  alors  ;  ces  fragments,  pour  être  des  débris 
tombés  de  la  table  des  grands,  n'en  devaient  pas  moins 
sembler  extrêmement  précieux,  ce  qui  explique  pourquoi 
on  en  fit  choix  plus  tard,  lorsque  l'on  rechercha  ce  qui  pou- 
vait rendre  l'intérieur  des  églises  plus  magnifique.  C'est 
sous  le  règne  de  Caligula  que  le  verre  a  remplacé  les  pier- 
res transparentes  dans  la  clôture  des  fenêtres.  Les  baies 
des  premières  églises  étaient  closes  avec  des  pierres  plates 
transparentes,  comme  le  girasol  ou  pierre  du  soleil,  le  lapis- 
lazuli  et  la  pierre  d'iris,  qui  imite  les  couleurs  de  l'arc-en- 
ciel.  D'après  Grégoire  de  Tours  et  Fortunat,  les  premières 
églises  qui  possédèrent  des  vitraux  enchâssés  dans  des 
rainures  de  bois  furent  celles  de  Brioude  et  de  Tours,  et 
elles  étaient  peintes  de  deux  ou  trois  couleurs,  afin  d'imi- 
ter les  feux  du  soleil  levant;  les  vitraux  représentant  des 
figures  sont  du  onzième  siècle.  Le  vitrail  de  la  chapelle 
offre  aux  regards  un  très-beau  panneau  représentant  un 
Portement  de  croix  du  quinzième  siècle,  c'est-à-dire  de 
l'époque  où  cet  art  était  à  son  apogée;  aussi  les  tons  en 
sont  très-moelleux,  les  tètes  ont  beaucoup  de  sentiment, 
et  le  jour  qu'il  tamise  est  plein  de  mystère.  Les  deux  au- 
tres panneaux  sont  du  seizième  siècle  ;  le  verre  alors  ne  se 
teignait  plus  dans  la  masse,  on  se  bornait  à  appliquer  les 
couleurs,  ce  qui  explique  pourquoi  les  vitraux  peints  de 
celte  manière  deviennent  si  pâles  lorsqu'ils  ont  subi  l'in- 
fluence hygrométrique  de  l'air. 

Tout  auprès  de  cet  autel,  où  l'on  voit  des  arabesques 
d'un  bel  arrangement,  on  remarque  des  bâlons  de  chantre, 
dont  un,  parfaitement  exécuté,  représente  à  son  sommet 
une  fuite  en  Egypte;  et  im  autre,  plus  curieux  à  cause  de 
son  ascétime,  est  terminé  par  une  croix  vivante.  Cette 


(  I  )  Toutefois,  les  arlisles  anglaii  que  M.  de  Chabrol  a  fait  tenir  i  celle 
époque  se  soBl  trouves  bien  au-dessous  des  eipéraoces  qu'ils  avaient 
fait  coocevoir,  et  les  trois  figures  qu'ils  ont  exécutées  i  Sainte-Elisa- 
beth, la  Foi,  y  Espérance  et  la  Charité,  ont  paru  .i  tout  le  naonde,  ex- 
cepté cependant  à  M.  Brongniard,  être  du  plus  fâcheux  effet. 


196 


LECTURES  DU  SOIR. 


coutume  venait  des  Hébreux,  qui  tenaient  le  bâton  de  pas- 
teur en  mangeant  l'agneau  pascal. 

Le  flambeau  de  fer  placé  près  de  là,  qui  se  compose  de 
faisceaux  et  de  porte-cierges  divergents,  présente  beau- 
coup d'intérêt,  non  pas  seulement  à  cause  de  sa  forme  à  la 
fois  si  simple  et  si  élégante,  mais  par  l'usage  auquel  il  ser- 
vait :  le  cierge  pascal,  que  l'on  y  allumait  depuis  le  samedi 
saint  jusqu'à  l'Ascension,  faisait  connaître,  au  moyen  des 
petites  tablettes  de  cire  que  l'on  y  attachait,  outre  les  fêtes 
mobiles,  l'épacte,  le  cycle  solaire  et  la  lettre  dominicale, 
tous  les  événements  qui  intéressaient  l'Église  ;  les  calen- 
driers et  les  gazettes  n'ont  pas  eu  d'autre  origine,  et,  au 
lieu  de  prendre  le  chemin  de  la  Bourse  et  des  cafés,  les 
nouvellistes  du  moyen  âge  prenaient  tout  simplement  le 
chemin  de  l'église. 

Les  deux  chaires  surmontées  d'un  dais,  que  l'on  voit 
adossées  aux  murailles,  sont  du  quinzième  siècle  ;  le  style 
en  est  gothique,  et  l'exécution  en  est  belle  ;  elles  sont  l'œu- 
vre de  ces  patients  imagiers  ou  folliagiers,  ou  même  hu- 
c/iers,  qui,  primitivement,  avaient  appris  leur  art  dans  les 
couvents,  et  conservaient  depuis  les  habitudes  de  leurs 
anciens  maîtres  en  se  réunissant  par  confréries  d'arti- 
sans. 

Le  banc  d'oeuvre  à  trois  stalles,  placé  près  de  là,  est 
d'un  style  transitoire;  le  goût  italien  s'y  révèle  dans  les 
pilastres  chargés  d'arabesques  et  de  détails  d'un  très-bel 
arrangement.  Ne  semblerait-il  pas  que  ces  stalles  si  pro- 
pres, si  luisantes  et  si  riches,  attendent  encore  ces  bons 
religieux  de  Cluny,  qui  priaient  si  commodément  et  avec 
beaucoup  de  ferveur  sans  doute,  d'abord  pour  les  morts, 
puis  pour  les  vivants?  mais  à  présent  leurs  lèvres  restent 
muettes  au  fond  du  cercueil,  et  c'est  au  tour  des  vivants  à 
prier  pour  eux. 

Le  grand  rétable  en  bois  doré  attaché  à  la  travée  du  mi- 
lieu est  un  travail  flamand,  remarquable  par  la  finesse  de 
l'exécution  de  son  ciel  d'architecture  et  l'ajustement  de  ses 
compartiments  ;  la  composition  est  aussi  fort  curieuse  :  les 
l)ersonnages  y  abondent,  il  y  en  a  partout;  la  foule  est  aux 
fenêtres,  elle  est  dans  la  rue,  dans  le  cénacle,  dans  l'église; 
à  l'église,  le  Christ  apparaît  dans  l'eucharistie,  c'est  le  mi- 
racle de  la  présence  réelle  à  la  messe  des  cardinaux  ;  au 
cénacle,  on  sanctifie  la  Pàque  chrétienne;  et  dans  la  rue, 
enfin,  c'est  un  prince  régnant  qui  abaisse  son  caractère 
devant  celui  d'un  évêque.  Pauvre  humilité  chrétienne, 
combien  de  fois  n'as-tu  pas  gémi  !  N'est-ce  pas  seulement 
au  pied  des  autels  qu'on  doit  s'agenouiller,  et  un  prélat 
eût-il  jamais  dû  recevoir  pour  lui-même  un  hommage  qui 
n'appartient  qu'à  la  Divinité?... 

Les  peintures  que  l'on  voit  aux  parois  du  sanctuaire  ont 
été  exécutées  sur  pierre,  et  sans  aucune  préparation  appa- 
rente; toute  la  richesse  de  couleur  de  l'encaustique  s'y 
montre  unie  à  la  solidité  des  anciennes  fresques.  Le  style 
laisse  à  désirer;  toutefois,  la  figure  de  sainte  qui  est  à 
gauche  a  du  sentiment  et  du  mouvement  ;  mais  c'est  à 
tort  que  ces  peintures  ont  été  attribuées  à  des  artistes 
italiens ,  elles  appartiennent  évidemment  à  l'école  fla- 
mande. 

Les  salles  que  nous  allons  parcourir  en  sortant  de  lu 
chapelle  semblent  avoir  été  placées  sous  Vinvocation  de 
trois  reines  et  d'une  favorite  qui  fut  reine  plus  que  toutes 
les  autres  :  c'étaient  Anne  de  Bretagne,  Louise  de  Savoie, 
Catherine  de  Médicis  et  Diane  de  Poitiers  :  à  chaque  m- 
stant  leur  souvenir  s'ofl're  à  l'esprit  sous  mille  formes  di- 
verses, soit  par  des  objets  qui  ont  été  à  leur  usage,  soit 
par  leur  chiffre ,  sculpté  en  entrelacs  sur  des  écussons 
fleurdelisés ,  soit  enfin  par  de   séduisantes  allégories  où 


elles  ont  été  divinisées  sous  le  pinceau  du  Primatice  ou  le 
ciseau  de  Germain  Pilon. 

Quant  à  la  gracieuse  image  d'Anne  de  Bretagne  ,  elle 
n'apparaît  nulle  part  dans  ce  musée ,  ni  peinte  ni  sculptée  ; 
mais  sa  présence  n'y  semble  pas  moms  réelle  :  comme 
une  puissance  occulte,  son  influence  s'étend  partout,  sur 
l'art  breton  ,  qui  s'y  trouve  si  largement  représenté ,  et 
enfin  sur  l'art  tout  entier,  que  l'on  vit  refleurir  sous  son 
règne.  Cependant,  on  voudrait  pouvoir  contempler  cette 
blonde  tête,  au  front  vaste  et  saillant,  qui  fut  tant  aimée  de 
Louis  XII,  puisque  son  amour  pour  elle  lui  fit  quitter  sa  pre- 
mière femme.  11  ne  l'aimait  pas,  il  est  vrai  ;  toutefois,  Jeanne 
de  France  était  si  bonne  et  si  vertueuse  qu'il  ne  pouvait  la 
répudier  sans  se  couvrir  de  honte.  Mais  sous  un  pape  tel 
qu'Alexandre  Lenzoli,  qui,  par  ambition,  s'était  fait  appeler 
Borgia,  du  nom  de  sa  mère,  lorsque  son  oncle  maternel, 
CalixtellI,  fut  élu,  un  lien  sacré  pouvait  se  rompre  sans 
pudeur;  toute  ambition  et  toute  honte,  quelles  qu'elles 
fussent,  restaient  effacées  par  l'ambition  et  par  la  honte 
du  pontife.  Néanmoins, Louis  sacrifia  à  sa  nouvelleépouse 
ses  anciennes  galanteries,  qui  le  rendaient  si  heureux  au- 
trefois; il  l'aima  sans  partage,  et  malgré  son  avarice.  (Au 
moins  se  plaisait-on  à  lui  prêter  ce  défaut  dans  les  farces 
de  tréteaux  qui  se  jouaient  alors ,  où  on  le  représentait 
comme  un  malade  entouré  de  médecins  en  consultation  ; 
sur  leur  déclaration  ,  on  faisait  avaler  au  moribond  de  l'or 
potable ,  et  aussitôt  il  se  frottait  le  ventre  et  l'estomac , 
comme  un  homme  qui  vient  de  boire  une  liqueur  délecta- 
ble ;  puis,  se  sentant  guéri,  il  poursuivait  l'apothicaire, 
en  lui  faisant  signe  qu'il  voulait  encore  goûter  de  ce  re- 
mède, pour  lequel  il  semblait  éprouver  une  soif  inextin- 
guible.) Malgré  cette  avarice  donc,  Louis  avait  abandonne  à 
Anne  les  revenus  de  son  duché  de  Bretagne;  mais  aussi , 
jamais  l'argent  d'une  province  ne  reçut  un  plus  digne  em- 
ploi, car  il  se  répandit  en  largesses  surtout  le  royaume; 
elle  s'acquit  un  droit  inaltérable  à  la  reconnaissance  univer- 
selle ,  et ,  lorsqu'elle  mourut ,  «  tous  les  peuples  de  Trance, 
«  dit  un  écrivain  du  temps,  ne  poùvoient  se  saouler  de  la 
«  plorer  etregreter.  ^ 

Parmi  les  meubles  blasonnés  qui  se  voient  dans  le  musée 
de  l'hôtel  de  Cluny,  on  en  distingue  quelques-uns  portant 
des  écus  partis,  affectés  aux  armoiries  de  femmes;  le  plus 
important  est  l'écu  mi-partie  de  lis  et  d'hermine  qui  for- 
mait les  armes  particulières  d'Anne  de  Bretagne  et  de  son 
duché  après  le  mariage  de  celte  princesse  avec  Charles  VIII , 
car  l'écu  de  France  était  immuable ,  au  moins  depuis 
Charles  V  ;  Louis  XI,  il  est  vrai,  portait  un  cygne  sur  un 
champ  de  gueules,  Charles  VIII  avait  pris  le  cerf  dans  ses 
armes;  Louis  XII,  un  porc-épic,  puis  des  abeilles  d'or 
sans  nombre;  François  I",  une  salamandre;  Henri  IV, 
la  massue  d'Hercule,  et  Louis  XIV,  enfin,  un  soleil  avec 
la  devise  Nec  pîuribus  impar  ;  mais  ce  n'étaient  que  des 
armoiries  de  fantaisie.  Cette  blanche  hermine  de  Bretagne, 
que  le  musée  nous  présente  en  plus  d'un  lieu,  c'est  pour  nous 
la  reine  Anne  à  la  taille  inclinée  comme  la  tige  d'un  lis(i), 
et ,  quoiqu'à  proprement  parler  son  image  n'y  existe  nulle 
part,  nous  la  retrouvons  partout,  imposante  par  son  or- 
gueil ,  et  touchante  par  sa  bonté. 

En  passant  le  seuil  de  la  chapelle  ,  nous  entrons  dans  !»" 
chambre  de  la  reine  Blanche  ou  de  Marie  d'Angleterre,  qui 
était  venue  passer  dans  cet  hôtel  l'cpoque  de  son  deuil. 
Nous  ferons  remarquer  cependant  que,  pour  les  reines,     | 
l'usage  de  porter  le  deuil  en  blanc  avait  cessé  au  règne     ' 


(i)  Brantôme  noui  apprend  qu'elle  boitait  ;  mais  si  pfu,  dit-il,  que 
c'tMait  plutôt  un  agrément  qu'une  infirmité. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


197 


I 


précédent,  où  Anne  de  Bretagne,  en  perdant  Charles  VIII, 
se  vêtit  tout  de  noir  pour  mieux  faire  juger  de  l'immen- 
sité de  ses  regrets  :  dès  lors  cette  partie  du  cérémonial  fut 
changée;  mais  le  peuple,  qui  tient  à  ses  habitudes,  n'en 
continua  pas  moins  à  donner  le  nom  de  reines  blanches 
aux  veuves  de  nos  rois. 


Charles-Quint  et  François  1"  visitèrent  ces  lieux  :  sans 
doute  ce  fut  avec  étonnement  que  Ton  ^it  la  Droiture 
cheminer  de  compagnie  avec  la  Mauvaise-Foi.  et  toutes 
deux  être  de  bon  accord. 

Celte  salle,  décorée  du  temps  de  Henri  II  et  restaurée 
depuis ,  est  dans  le  goût  italien  ;  à  la  travée  du  milieu  ,  il  y 


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Crédencé  et  vases  du  musée  de  Cluny. 


a  une  espèce  ae  ironton  proBlé  en  rouge  :  c'est  là  qu'était 
placé  le  lit  de  Marie  d'Angleterre,  muet  témoin  de  ses  rêves 
de  gloire  et  d'amour;  mais,  de  ces  doux  songes,  il  n'y  a 
que  l'amour  qui  soit  resté  ;  chez  les  femmes  ce  sentiment 
a'est  pas  toujours  une  illusion ,  tandis  que  toute  gloire  est 
vaine. 

Ici  siégeait  en  1793  la  section  des  Cordeliers,  et  certes, 
parmi  celles  qui  se  sont  le  plus  signalées  au  jour  de  nos  dis- 
cordes civiles,  on  peut  la  mettre  au  premier  rang  ;  elle  sym- 
pathisait avec  le  club  du  même  nom ,  et  Danton,  Camille 
Desmoulin  ont  souvent  marché  à  leur  tête.  La  volonté  de  ces 
hommes  ardents  était  suivie  dans  la  section  comme  au 
club  ;  souvent  même ,  avant  de  faire  une  proposition  à  la 


Convention,  ils  l'essayaient  dans  ces  assemblées  tumul- 
tueuses, puis  ils  lui  trouvaient  des  champions,  et  ensuite 
le  décret  projeté  était  enlevé  de  vive  force  :  ce  qui  nous 
prouve  qu'il  y  a  des  succès  parlementaires  qui  ne  sont  pas  de 
meilleur  aloi  que  les  succès  littéraires  ;  d'ailleurs,  ce  n'est 
que  trop  vTai,  pour  réussir  il  faut  souvent  plus  d'adresse 
que  de  véritable  mérite.  Combien  de  fois  la  voix  puissante 
de  Danton,  de  ce  tribun  fait  à  la  taille  des  Gracques,  a-t-elle 
fait  vibrer  les  échos  de  cette  salle  si  paisible  aujourd'hui! 
combien  de  fois  Camille  Desmoulin  y  est-il  venu  bégayer 
une  maxime  de  morale  pour  appuyer  une  mesure  sangui- 
naire ,  et  combien  de  fois  tous  deux  y  ont-ils  été  salués  par 
les  acclamations  et  les  applaudissements  de  cette  foule  de 


198 


LECTURES  DU  SOIR. 


sectionnaires  aveuglés  !  vains  triomphes  qui  n'ont  pu  con- 
jurer l'orage ,  car  ces  hommes  sont  morts  ainsi  que  meu- 
rent bien  souvent  les  héros  de  la  rue,  dans  la  rue. 

Marat  aussi  est  venu  s'asseoir  sur  les  bancs  qui  garnis- 
saient cette  salle,  et  plus  d'une  fois,  après  la  séance,  il  y 
crayonna,  sur  l'épaule  même  d'un  sectionnaire,  un  article 
pour  son  journal  l'Ami  du  peuple;  puis,  lorsqu'il  tomba 
sous  les  coups  de  Charlotte  Corday,  on  donna  à  cette  as- 
semblée le  nom  de  section  de  Marat ,  comme  on  avait 
donné  à  Montmartre  celui  de  Mont-Marat  ;  mais  ce  n'est 
pas  la  seule  extravagance  qu'on  eût  commise  à  son  sujet  : 
le  cœur  de  Marat,  placé  dans  une  urne,  fut  porté  proces- 
sionnellement  au  jardin  du  Luxembourg ,  dans  l'avenue  des 
Chartreux,  où  on  lui  a\  ait  dressé  un  autel  avec  celte  légende 
sacrilège  :  «  Sacré  cœur  de  Jésus,  sacré  cœur  de  Marat , 
vous  avez  les  mêmes  droits  à  nos  hommages...»  El  l'on 
se  proposait  d'ouvrir  des  temples  à  cette  divine  Raison  que 
l'on  outrageait...  quelle  aberration!... 

Les  vitraux  de  cette  salle,  qui  proviennent  du  château 
d'Ecouen ,  ont  été  exécutés  par  Bernard  Palissy  ;  sans  doute 
ce  n'est  pas  dans  celte  partie  qu'il  réussissait  le  mieux , 
mais  s'd  n'a  pas  égalé  les  Jean  Cousin  et  les  Pinaigrier 
dans  leur  art,  nul  n'a  approché  de  lui  dans  le  sien  ('). 

Tournons  nos  regards  vers  cette  large  cheminée  dont  le 
chambranle  est  orné  de  moulages  en  bronze;  à  présent  que 
l'industrie  a  étouffé  l'art  sous  son  mercantilisme,  nous 
avons  trop  rarement  occasion  d'admirer  de  pareils  ouvrages 
pour  que  nous  n'en  protitions  pas  ;  c'est  qu'alors  on  ne 
confiait  de  tels  travaux  qu'à  des  architectes  ou  à  des 
sculpteurs  en  renom  :  aussi  ne  se  réunissait-on  jamais, 
dans  les  demeures  seigneuriales,  que  sous  le  vaste  man- 
teau d'une  cheminée  sortie  des  mains  d'un  Philibert  De- 
lornie,  d'uu  Jean  Goujon  ou  d'un  Germain  Pilon.  Les  frères 
Trabucbi  auxquels  nous  devons  ce  beau  monument  de  terre 
cuite,  connu  sous  le  nom  de  Lanterne  de Démosthène  (2),  que 
le  premier  Consul  a  fait  élever  dans  le  parc  de  Saint-Cloud , 
au  milieu  même  de  tant  de  chefs-d'œuvre,  parmi  lesquels 
il  se  distingue  encore,  les  frères  Trabuchi,  disons-nous,  sont 
les  derniers  qui,  dans  cette  partie,  aient  su,  par  une  heu- 
reuse alliance  de  l'art  avec  l'industrie  ,  produire  de»  ou- 
vrages dignes  des  anciens;  depuis  eux,  nous  n'avons  plus 
que  des  artisans  plus  ou  moins  adroits,  plus  ou  moins  in- 
ventifs, mais  qui  sont  tout  à  fait  étrangers  à  l'art. 

Sur  cette  cheminée,  on  voit  un  bas-relief  de  marbre  re- 
présentant Diane  de  Poitiers,  personnifiée  dans  la  déesse  de 
la  chasse  ;  ce  travail,  qui  est  dans  la  manière  de  Jean  Gou- 
jon, peut,  sans  exagération,  être  attribué  à  ce  maître.  La' 
belle  figure  en  bois  placée  au-dessus  a  été  sculptée  par  Du- 
quesnois,  plus  connusous  le  nomde  François  Flamand;  elle 
représente  V Enfant  Jésus  bénissant  le  monde;  en  vérité, 
rien  n'égale  la  grâce  naïve  de  cette  délicieuse  création  ,  ni 
la  souplesse  de  ses  formes,  ni  le  moelleux  de  ses  chairs. 

La  grande  glace  placée  derrière  VEnfant  Jésus  est  une 
des  premières  qui  soient  venues  en  Fiance  avec  les  Médicis; 
elle  provient  de  ces  fameuses  manufactures  de  Venise  qui 
faisaient  l'admiration  du  monde  entier.  Pendant  longtemps 
ces  objets  de  luxe  ont  été  d'un  prix  excessif;  toutefois, 
Colbert  avant  nationalisé  cette  industrie,  ils  devinrent  d'un 


(i)  Voir  noire  article  nisloire  de  la  porcelaine,  Musée  à  ioiil  itii. 

(2)  Nous  apprenons  avec  peine  que  ce  monumeot,  le  plus  extraor- 
dinaire qu'aient  produit  ooa  arts  céramiques,  menace  ruine  i  se  pour- 
railil  que  nos  inspecteurs  de  lart  ingligeasseat  i  te  point  un  ou>  rage 
enric  de  l'Europe  entière,  et  dont  Napoléon  lui-même  était  si  jaloux, 
qu'il  donna  ordre  d'en  briser  les  modèles,  aGn  qu'on  ne  le  reproduisit 
point  \  . .  Avant  de  couvrir  de  ruines  les  lieux  illustres  par  nos  pères, 
il  faudrait  pouvoir  éRaler  leun  travaux. 


usage  assez  commun.  Avant  cette  époque,  on  se  servait 
de  miroirs  en  métal  ou  en  jais,  et,  quoiqu'ils  nous  parais- 
sent insuffisants,  il  n'est  point  de  coquette  qui  ne  fût  heu- 
reuse de  s'y  voir.  L'encadrement  de  cette  glace,  taillé  à  la 
meule,  est  d'une  grande  richesse  et  d'un  fini  précieux; 
mais,  quelle  qu'en  soit  la  valeur,  on  peut  être  certain  que 
l'imagination  en  décuplera  le  prix,  car  toutes  les  dames  de 
la  cour  de  Henri  II  sont  venues  sourire  devant  cette  glace, 
et  le  sourire  d'une  grande  dame  vaut  toujours  son  prix, 
même  après  qu'il  s'est  effacé. 

Entre  tous  les  meubles  qui  garnissent  cette  salle,  il  faut 
préférer  le  grand  coffre  vénitien,  sculpté  en  haut  relief  sur 
fond  or  dans  le  beau  stjle  de  la  renaissance  ;  il  servait  à 
l'usage  des  épousées,  dont  il  renfermait  le  trousseau;  une 
mère  le  gardait  précieusement  pour  sa  fille,  et  celle-ci  pour 
la  sienne,  en  y  plaçant  toutefois  quelque  secrète  instruc- 
tion sur  son  nouvel  état  et  sur  les  devoirs  qu'il  lui  impo- 
sait ;  en  sorte  qu'en  rappelant  une  mère  bien-aimée  à  son 
enfant,  ce  meuble  transmettait  encore  le  souvenir  de  ses 
vertus. 

On  remarque  au-dessus  de  ce  coffre  deux  sculptures; 
l'une  représente  Diane  de  Poitiers  sous  la  figure  de  Vénus 
s'appuyant  sur  un  dauphin,  qui  fait  ici  allusion  à  Henri  11, 
parce  qu'il  l'aimait  avant  de  monter  sur  le  trône  ;  et  l'autre 
est  Catherine  de  Médicis,  personnifiée  dans  l'épouse  de  Ju- 
piter; ce  genre  de  flatterie  était  ce  qu'il  y  avait  de  plus 
fort,  et,  malgré  son  exagération,  on  la  gotitait  beaucoup, 
car,  en  fait  de  flatterie,  la  plus  forte  semble  toujours  la 
meilleure.  Ces  deux  ouvrages,  qui  proviennent  d'un  châ- 
teau des  bords  de  la  Loire,  sont  attribués  à  Germain  Pilon  ; 
mais  nous  ne  les  croyons  pas  du  même  maître,  parce  que 
le  style  en  est  tout  à  fait  différent  :  la  Vénus  est  trop  froide, 
et  le  mouvement  d'abduction  de  la  jambe  droite  ne  nous 
parait  ni  assez  heureux,  ni  d'assez  bon  gotit  pour  apparte- 
nir à  ce  sculpteur.  La  figure  de  Junon  seulement  rappelle 
sa  manière  par  la  beauté  des  chairs,  le  moelleux  de  ses 
contours  et  le  mouvement;  cependant  la  composition  nous 
semble  un  peu  tourmentée,  et  le  style  de  Germain  Pilon 
est  plus  calme  et  plus  simple. 

II  y  a  dans  cette  salle  ,un  bas-relief  en  faïence  émaillée, 
du  quinzième  siècle,  qui  est  extrêmement  curieux  par  sa 
matière  et  par  son  exécution,  assez  bonne  pour  le  temps  ; 
il  représente  la  Vierge  et  l'enfant  Jésus.  Les  émaux,  il  est 
vrai,  sont  fort  anciens,  mais  l'art  d'émailler  sur  terre,  beau- 
coup plus  récent ,  n'a  été  inventé  qu'au  commencement 
du  quinzième  siècle,  à  Florence,  par  Lucas  délia  Robbia, 
l'auteur  du  bas-relief  qui  est  sous  nos  yeux.  Ce  procédé  se 
perfectionna  dans  la  Romague,  à  Faenza,  dont  la  célèbre 
manufacture  s'était  attaché  Raphaël  et  Michel-.\nge  ;  ce- 
pendant on  n'y  employait  que  deux  couleurs,  le  blanc  et  le 
noir.  Le  portrait  de  Clément  Vil,  attaché  à  la  travée  du 
fond,  est  en  émail  de  Limoges,  où  cet  art  s'agrandit  encore, 
car  on  remarque  dans  ce  médaillon  l'emploi  de  trois  cou- 
leurs, le  blanc,  le  bleu  et  le  carmin,  pour  les  chairs.  Ce  n'est 
que  sous  le  règne  de  Louis  XIV,  que  le  célèbre  Petitot  éleva 
cet  art  au  niveau  de  la  grande  peinture.  L'exil  fut  le  prix 
de  ses  travaux  ;  ce  n'est  pas  tout  d'être  glorieux  pour 
mériter  de  donner  son  nom  à  son  siècle,  il  faut  encore  être 
juste. 

Charles  TISSOT. 
{La  suite  prochainemeni.) 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


I  ^>«J 


ÉTUDES   DRAMATIQUES. 
LES  PETITS  THÉÂTRES  DE  PARIS. 


l. 

LE   BOULEVARD   DU  TEMPLE. 

La  critique,  la  critique  dramatique  surtout,  est  611e  de 
notre  époque.  Autrefois,  le  public  était  juge  souverain  en 
matière  de  théâtre  et  de  littérature;  aujourd'hui  la  muse 
du  feuilleton,  jeune  muse  inventée  récemment  par  un 
homme  de  beaucoup  d'esprit,  tient,  à  défaut  de  lyre,  le 
sceptre  et  la  main  de  justice.  Comme  jadis  Clio,  elle  enre- 
gistre les  victoires  et  conquêtes  contemporaines.  Grâce  à 
elle,  on  sait  sans  sortir  de  chez  soi  comment  pleure 
M"«  Georges,  comment  rit  Alcide  Tousez ,  comment  se 
mouchent  Ligier  et  Frederick  Lemaitre.  Nous  avons  une 
description  exacte  de  la  perruque  de  Talma ,  et  on  a  noté 
la  déclamation  suave  de  M"'^  Mars  avec  des  dièzes  à  la  clef. 

Mais  tandis  que  le  feuilleton  du  lundi  nous  initie  à  tous 
ces  secrets ,  tandis  qu'il  analyse  pour  nous  avec  soin  l'émo- 
tion de  Bouffé  et  l'organe  de  Beauvallet,  tandis  qu'il  com- 
pare le  jeu  puissant  de  M"«  Sloltz  aux  douleurs  infinies  de 
la  Malibran ,  et  qu'ouvrant  pour  nous  la  porte  interdite  aux 
profanes,  il  nous  fait  pénétrer  dans  ce  monde  de  soleil  et 
de  fange,  de  rire  et  de  pleurs,  d'impuissance  et  de  génie 
qui  s'appelle  le  théâtre,  il  reste  un  autre  monde  plus  cu- 
rieux, une  autre  coulisse  plus  fermée,  un  autre  désert  plus 
inexploré,  qui  cependant,  plus  que  l'autre  encore,  est  riche 
en  émotions,  en  surprises  ,  en  antithèses  cruelles,  en  ho- 
rizons nouveaux  et  pittoresques.  Nous  voulons  parler  des 
petits  théâtres. 

Ce  qui  peut  donner  l'idée  la  plus  juste  de  Paris  au  der- 
nier siècle,  ce  ne  sont  ni  les  hôtels  princiers  de  l'ile 
Saint-Louis,  ni  le  foyer  de  la  comédie,  plein  pourtant  de 
traditions,  ni  le  foyer  de  la  danse,  où  le  buste  de  la  Gui- 
mard  sourit  encore  au  souvenir  des  aventures  d'autre- 
fois. Si  quelque  chose  à  Paris  pouvait  nous  rappeler  ce 
temps  de  noblesse  et  d'insouciance,  de  grandeur  et  de  vice, 
d'esprit  facile  et  vraiment  français,  ce  serait  cette  belle 
esplanade  que  nos  édiles  nous  ont  laissée  devant  les  petits 
théâtres  du  boulevard  du  Temple.  En  vain  Paris  se  fait 
grave  et  triste,  les  jeunes  gens ,  autrefois  gais  et  spirituels , 
ont  eu  beau  prendre  pour  défaut  habituel  l'économie  sor- 
dide ;  le  drap  noir  du  deuil  a  remplacé  la  soie,  le  velours  et 
l'or  ;  les  filles  d'Opéra  se  marient,  mettent  à  la  Caisse  d'é- 
pargne et  sollicitent  des  demi-bourses  pour  leurs  enfants. 
On  a  introduit  une  parcimonie  prudente  jusque  dans  la 
débauche;  mais  le  boulevard  du  Temple  est  seul  resté  gai, 
libre ,  insouciant,  joyeux ,  facile  à  vivre  comme  autrefois. 
Les  marchands  de  fruits  avec  leur  lanterne  de  papier  rouge, 
leurs  oranges  de  Malte  et  leurs  propos  avenants,  rappellent 
les  anciennes  poissardes,  si  célèbres  au  temps  du  jeune 
Fronsac;  les  jolies  griselles  du  Marais  fredonnent  un  re- 
frain à  larûode  en  revenant  de  l'atelier,  et,  sans  paraître 
écouter  les  propos  galants  qu'on  leur  jette  au  passage,  se 
pavanent  avec  une  fierté  modeste  sous  leur  joli  petit  bon- 
net chiffonné,  leur  guimpe  unie  et  leur  tablier  de  foulard. 
La  lumière  qui  dore  çà  et  là  le  feuillage;  le  bruit,  la  foule, 
la  vie  sur  cette  promenade  fraîche  et  ombragée ,  tout  invite 
à  la  flânerie  et  au  doux  nonchaloir. 


Et  pourtant,  hélas!  le  boulevard  du  Temple  n'est  plus 
rien  aujourd'hui  auprès  de  ce  que  nos  pères  l'ont  vu  il  y  a 
quelques  années  encore.  Comme  la  Rome  des  empereurs, 
il  est  veuf  de  ses  héros  et  de  ses  gloires;  il  a  vu,  comme 
Niobé,  ses  meilleurs  fils  tomber  en  un  jour  à  ses  côtés.  Il 
lui  reste  Déburau  et  la  parade  dans  la  salle  ;  Gilles  et  Arle- 
quin; Colombine  et  le  combat  à  la  hache;  mais  il  a  perdu 
la  grande,  la  seule,  la  vraie  parade,  la  parade  en  plein  vent, 
échevelée,  riante,  ivxe  à  moitié,  qui  se  barbouille  de  lie  et 
n'a  que  faire  du  sel  attique!  Les  belles  bâtisses  éclairées 
au  gaz,  les  théâtres  réédifiés  en  fer,  les  trottoirs  d'asphalte 
ont  remplacé  les  échopes,  les  cafés  borgnes  et  les  bara- 
ques de  bois,  si  bien  qu'en  contemplant  tristement  cette 
nouvelle  rue  de  Rivoli,  le  vieux  Brazier  s'écriait  avec  dou- 
leur :  t  Ils  m'ont  gâté  mon  boulevard  du  Temple.  »  Parodie 
ingénieuse  du  mot  de  Nodier  sur  Napoléon  :  «  Le  malheu- 
reux!... il  m'a  gâté  mes  Alpes!  » 

Nos  pèresont  vu  commencer  et  grandir  ce  boulevard  dont 
le  nom  est  européen.  Semblable  à  une  kermesse  parisienne, 
il  rappelait  alors  ces  fêtes  de  ballets  et  de  féeries  dans  les- 
quelles le  plaisir  sollicite  les  yeux  de  tous  côtés.  Telles 
étaient  les  merveilles  de  ce  caravansérail,  qu'on  y  croirait 
à  peine  aujourd'hui,  dans  un  temps  où  Tom-Pouce  et  les 
Indiens  loways  ont  pu  faire  courir  tout  Paris.  Alors  les 
sauvages  se  comptaient  à  la  douzaine  ;  les  géants  étaient 
plus  communs  que  les  vaudevilles  ;  à  chaque  pas  on  mar- 
chait sur  un  nain.  Sans  bourse  délier,  on  pouvait  voir  des 
oiseaux  qui  faisaient  l'exercice,  des  lièvres  qui  battaient  la 
caisse  mieux  que  le  Huron  du  café  des  aveugles,  des  man- 
geurs de  sabres,  des  femmes  pesant  huit  cents  livres  et 
des  carrosses  à  six  chevaux  traînés  par  des  puces.  De 
blondes  jeunes  filles  dansaient  sur  des  barres  de  fer  rouge 
comme  une  aimée  sur  des  tapis  de  roses.  C'est  laque  bril- 
lèrent le  chien  Munito,  et  Bobèche,  et  Rousseau,  paillasse 
classique,  et  Rose,  et  la  célèbre  Malaga ,  à  la  crapaudine 
sur  un  plat  d'argent! 

L'homme  squelette  déclarait  d'une  voix  éteinte  qu'il 
n'avait  jamais  été  malade,  et  le  père  Rousseau,  le  patriar- 
che de  la  grosse  gaieté,  lui  répondait  par  son  éternel  re- 
frain : 

G'esl  dans  la  rade  de  Bourdeaux 
Qu'esl  z'arrivé  trois  gros  vaisseaux. 
Les  matelots  qu'étioni  dedans, 
Vrai  Dieu  !  c'était  dei  bont  earans. 

Le  père  Rousseau  avait  une  figure  rouge,  pleine  et  bour- 
geonnée;  ses  clignements  d'yeux,  sa  tournure  grotesque, 
ses  grimaces,  sa  voix  rauque  et  brisée,  ses  prodigieux  quo- 
libets, débités  avec  une  hardiesse  perdue  depuis,  et  entre- 
mêlés de  hoquets  avinés;  tout  en  lui  étonnait  et  charmait 
naïvement.  C'était  le  peuple,  hâbleur,  fainéant,  ivrogne, 
querelleur,  bon  et  brave  par-dessus  le  marché.  C'était  tout 
à  la  fois,  et  dans  un  seul  homme,  le  bon  sens,  la  fantaisie 
et  la  passion  vulgaire.  C'était  Turlupin  et  Polichinelle  ; 
c'était  Mascarille  et  c'était  Faisfaff.  En  le  voyant,  on  com- 
prenait le  chariot  fabuleux  de  Thespis. 

A  coté  de  Rousseau,  et  grands  encore  après  lui.  Bobèche 


•200 


LECTURES  DU  SOIR 


et  Galitnafré,  ces  niais  illustres,  eDcbantaient  la  foule.  Od 
peut  dire  de  Bobèche,  et  bien  plus  justement,  ce  qu'on  a 
dit  des  conteurs  arabes  :  il  tenait  ses  auditeurs  suspendus 
à  ses  lèvres.  Sous  la  perruque  rousse  et  la  veste  écarlate, 
personne  n'a  égalé  la  verve  caustique  de  ce  grand  Jocrisse. 
Son  sourire  en  disait  plus  que  ses  paroles ,  son  geste  était 
merveilleux  d'à-propos  et  de  bêtise  ;  il  a  rendu  célèbre 
comme  le  petit  chapeau  de  l'Empereur  son  tricorne  gris 
surmonté  d'un  papillon  symbolique.  C'est  lui  et  non  pas 
Arnal,  non  pas  Ravel,  non  pas  même  MM.  Ouvert  et  Lau- 
zanne,  ces  vaudevillistes  incroyables,  c'est  lui  tout  seul 
qui  a  créé  ce  genre  excessif  et  paradoxal  auquel  nous  don- 
nerions l'épithète  nouvelle  de  supercoquenlieuœ ,  si  nous 
ne  craignions  les  foudres  académiques;  ce  genre  qui  con- 
siste à  détourner  la  langue  et  le  sens  des  mots  de  toutes  les 
voies  usitées,  et  à  pousser  sans  vergogne  la  périphrase  de 
Delille  jusqu'à  l'hyperbole  la  plus  sauvage.  Si  Bobèche  n'a- 
vait pas  existé,  Odry  ne  dirait  pas  aujourd'hui  ce  viscère 
pour  désigner  le  cœur. 


Quant  à  Galimafré,  c'était  un  niais  académique,  un  Gilles 
pompeux.  Il  débitait  la  parade, comme  Montfleury  etM"'  de 
Beauchateau  débitaient,  à  l'hôtel  de  Bourgogne,  les  alexan- 
drins mélodieux  de  Racine.  Cette  emphase  naïve  et  cette 
enflure  si  bouffonne  faisaient  de  lui  un  Cassandre  inimita- 
ble ;  seuls  aujourd'hui  Lepeintre  jeune  et  le  père  Laplacc 
des  Funambules  en  peuvent  donner  une  idée.  Dans  la  cé- 
lèbre parade  intitulée  le  Voyage,  au  moment  où  Paillasse 
rend  compte  de  ses  excursions  ,  Galimafré  faisait  rire  au.\ 
larmes.  Voici  le  texte  : 

PAILLASSE. 

Oui,  Rotterdam...,  chez  M''«  Virginie,  M"«  Cécile, 
M"'Malaga... 

CASSANDRE. 

Dans  la  Virginie,  dans  la  Sicile,  à  Malaga! 

Dans  cette  réplique  si  simple,  si  peu  comique  en  elle- 
même,  Galimafré  mettait  tant  d'outrecuidance,  tant  de  pi- 
tié pour  l'ignorance  de  Paillasse,  tant  d'orgueil  de  son 


i/^^Lt\ 


Bobèche  et  Galimafré. 


propre  savoir,  qu'il  arrivait  aux  dernières  limites  du  gro- 
tesque. Son  auditoire  riait  littéralement  à  se  décrocher  les 
mâchoires. 

Las  un  jour  d'avoir  dépensé  si  longtemps,  sans  compter, 
plus  d'esprit,  d'imagination  et  de  style  qu'il  n'en  faut  pour 
faire  la  réputation  de  vingt  vaudevillistes.  Bobèche  voulut 
enfin  connaître  les  grandeurs  et  la  fortune.  Lui,  le  premier 
comédien  de  l'époque,  il  renia  la  vaine  gloire  et  la  popu- 
larité menteuse;  il  jeta  bravement  par-dessus  les  moulins 
son  tricorne  gris,  sa  pcrru(]ue  rouge  et  sa  veste  rouge; 


il  rendit  la  liberté  au  papillon  captif  que  depuis  si  long- 
temps un  lien  de  fer  retenait  au  sommet  de  Tilluslre  tri- 
corne. Sa  main,  cette  même  main  qui  avait  donné  et  reçu 
avec  gloire  tant  de  soufflets  dramatiques,  tint  le  sceptre 
directorial,  et  Bobèche  se  constitua  monarque  absolu  d'un 
théâtre  de  province,  à  Rouen,  je  crois.  Il  ne  revint  jamais 
de  cette  ile  d'Elbe.  Seul  parmi  tous  les  rois  de  ce  temps. 
Jocrisse  n'a  pas  eu  sa  resiauratioo. 

Galimafré,  lui,  se  fit  garçon  machiniste  à  rO|>éra-Comi- 
quc.  Là  il  ne  perdit  rien  de  la  dignité  gra\c  qui  convenait 


MUSÉK  DES  FAMILLES 


201 


à  soQ  emploi.  On  le  voyait  remuer  un  châssis  ou  disposer 
un  praticable  avec  la  fière  résignation  de  Samsoo  tournant 
la  meule  chez  les  Philistins.  C'est  ainsi  que  Bobèche  et 
Galimafré  se  sont  éteints  loin  l'un  de  l'autre.  Paillasse  a 
quitté  Cassandre  et  son  service  sans  verser  de  pleurs  ni 
réclamer  de  gages  ;  il  a  rompu  avec  ce  bon  maître,  malgré 
les  bons  traitements  et  les  coups  de  pied  traditionnels 
qu'il  en  avait  reçus,  et  Cassandre  a  laissé  partir  Paillasse. 
Cassandre  a  pu  renoncer  à  ce  digne  valet  qui  lui  témoi- 
gnait tant  d'affection  et  le  jetait  si  souvent  par  terre.  Après 
cela  que  peut-il  y  avoir  d'éternel  en  ce  monde,  et  comment 
pourrait-on  s'étonner  des  révolutions  qui  brisent  les  trônes 
et  partagent  les  empires? 


De  quoi  s'étonner  en  effet ,  lorsqu'on  a  vu  dans  leur 
grande  gloire  les  deux  célèbres  danseuses  du  boulevard  du 
Temple,  M"'  Rose  et  la  jeune  Malaga,  et  qu'on  cherche 
en  vain  aujourd'hui  un  spectateur  reconnaissant  qui  se 
souvienne  même  de  leur  nom? 

La  jeune  Malaga  était  une  charmante  jeune  ûlle  aux  che- 
veux abondants,  à  la  bouche  fraîche  et  souriante,  aux  yeux 
pleins  d'expression.  Née  funambule,  elle  aimait  avec  pas- 
sion son  art,  dans  lequel  elle  avait  su  introduire  cette  chas- 
teté de  gestes  et  de  poses  qu'on  admira  tant  plus  tard  dans 
Marie  Taglioni.  La  jeune  Malaga  était  parfaitement  décente 
et  pudique,  et,  chose  peut-être  étrange  pour  une  danseuse, 
elle  se  conduisait  bien.  Son  père,  vieillard  respectable,  à 


Paraissez,  jeune  Malaga  ! 


grandes  manières,  ressemblait  à  un  grand  seigneur  déchu, 
et  avait  conservé  dans  sa  misère  les  grandes  traditions 
aristocratiques.  C'était  lui  qui  faisait  le  boniment.  On 
appelle  boniment,  en  termes  de  petits  théâtres,  la  dé- 
monstration emphatique ,  l'énumération  pompeuse  des 
merveilles  offertes  au  spectateur  et  l'invitation  pressante 
à  en  jouir  ;  le  tout  fait  à  la  porte  avec  force  métonymies, 
paronomases, antonomases,  antithèses,  catachrèses et  hy- 
perboles, par  un  orateur  populaire,  payé  tant  par  jour 
aux  frais  de  l'administration.  Le  boniment  a  été  un  art  com- 
plet ;  il  a  eu  sa  poétique ,  ses  règles ,  son  répertoire ,  ses 
rengaines  et  ses  audaces.  Mais  ce  grand  art  s'est  perdu  de 
jour  en  jour  ;  et  maintenant  on  ne  dit  plus  à  la  porte  d'au- 
cun théâtre  : 

AVRIL  ISiG. 


«  Entrez,  messieurs  !  Nous  donnerons  aujourd'hui ,  par 
extraordinaire,  une  représentation  du  Festin  de  Pierre 
ou  l'athée  foudroyé,  comédie  en  cinq  actes  du  grand 
Corneille ,  avec  changements  à  vue,  engloutissement  et 
pluie'de  feu  au  cinquième  acte.  Le  citoyen  d'Hauterive 
jouera  don  Juan  avec  toute  sa  garderobe.  Premier  acte, 
habit-veste,  culotte  en  satin  vert-pomme  brodée  en  or  et 
en  diamants.  Deuxième  acte,  qui  se  passe  à  la  campagne, 
habit  gorge  de  pigeon  doublé  de  saumon,  avec  la  veste 
gris  de  souris  effrayée.  Quatrième  acte,  habit  mordoré 
pour  recevoir  le  commandeur,  avec  la  veste  de  toile  d'ar- 
gent, jabot  et  manchettes  en  dentelles  de  Flandre.  Faites 
voir  l'habit  du  quatrième  acte  !  Cinquième  acte,  il  se  re- 
pent,  tout  en  velours  noir!...  etc.  » 

—  26—   TREIZIÈME  VOLUUE. 


•lO'î 


LECTURES  DU  SOIR. 


Le  père  de  MaUga  cïcellail  à  faire  le  boniment.  U  ap- 
portait dans  resercice  de  ces  fonctions  une  dignité  et  une 
conviction  qui  étaient  d'un  puissant  effet  sur  son  public 
en  plein  vent.  Après  avoir  détaillé  aux  spectateurs  les  mer- 
veilleux exercices  qui  leur  seraient  offerts,  le  vénérable 
orateur  achevait  son  discours  en  ces  termes  : 

«  Maintenant,  messieurs,  nous  allons  vous  présenter  la 
<  jeune  Malaga  elle-même,  et  vous  pourrez  vous  assurer 
«  par  vos  propres  veux  que  sa  beauté  n'est  point  une  chi- 
«  mare  !  Paraissez,  jeune  Malaga  !  > 

Mais  n'oublions  pas  M*^  Rose,  dont  la  gloire  est  inti- 
mement liée  à  celle  de  Malaga.  Ces  deux  charmantes  dan- 
seuses partagèrent  les  faveurs  de  la  foule  au  théâtre  des 
Patagoniens  et  au  spectacle  nommé  le  théâtre  dt  la  jeune 
Malaga.  Rose  avait  un  brillant,  une  désinvolture,  un 
hmmour  inimitables.  Nulle  danseuse  n'a  porté  plus  folle- 
ment les  habits  de  soie  bariolés,  les  tresses  pendantes  ornées 
de  pièces  d'or  et  le  beau  collier  de  verre  des  femmes  véni- 
tieuMS.  Nulle  n'a  su  se  renverser  avec  plus  de  grâce  en 
faisant  chanter  les  mille  docbettes  du  tambour  de  basque. 
Rose  était  une  habile  danseuse  ;  mais  elle  fut  avant  tout 
une  funambule  comme  Malaga,  et  toutes  les  planches  du 
monde  ne  râlaient  pas  à  ses  yeux  une  bonne  corde  tendue. 
Elle  regardait  la  terre  arec  le  souTerain  mépris  que  pro- 
fessant pour  notre  élément  les  marins  et  les  oiseaux.  Rose 
était  plus  brillante  que  Malaga;  mais  la  jeune  Malaga  avait 
en  elle  plus  de  charme  et  de  poésie  ;  Pune  représentait  la 
danse  échevelée  et  foUe  du  Midi  ;  l'autre,  s'il  est  permis  de 
s'exprimer  ainsi,  la  danse  iiéaliste.  A  elles  deux,  elles 
formaient  un  tout  complet  et  charmant  qui  satisfaisait  à  la 
fois  l'esprit  et  les  sens ,  comme  autrefois  la  Camargo  et 
M*^'  Salle,  comme  depuis  Fanny  Elssler  et  Marie  Taglioni, 
comme  à  présent  la  Cerrito  et  Lucile  Grahn. 

M"«  Rose  a  renouvelé  et  rajeuni  les  célèbres  exercices 
de  la  belle  Tourntuse ,  qui  ont  fait  tant  de  bruit  en  leur 
temps,  et  elle  a  pour  un  momeot  hérité  de  son  surnom. 
Voici  comment  les  contemporains  racontent  les  exercices 
de  la  belle  Tiyurnmse  .-  Die  arait,  disent-ils,  un  air  très- 
imposant  et  très-noble.  Elle  s'avançait  seule  sur  le  théâtre 
et  dansait  d'abord  une  sarabande  ;  puis  elle  demandait  des 
épées  de  longueur  aux  cavaliers,  et  s'en  piquait  trois  dans 
le  coin  de  chaque  œil.  Alors  elle  s'enlevait  avec  une  vigueur 
inouïe,  et  tournait  pendant  un  quart  d'heure  au  moins  avec 
une  rapidiié  telle,  que  les  yeux  en  étaient  éblouis  et  fati- 
gués, c  Lorsqu'elle  me  rendit  mon  épée,  qui  était  très- 
lourde,  ajoute  le  narrateur,  je  remarquai  que  la  pointe  en 
était  im  peu  ensanglantée.  >  M.  Bonnet,  ancien  payeur  des 
gages  du  Parlement,  qui  dédia,  en  1723,  au  duc  d'Orléans 
une  Histoire  générale  (U  la  Danse  sacrée  et  profane , 
suivie  d'un  parallèle  entre  la  peinture  et  la  poésie,  s'ex- 
prime en  ces  termes  au  sujet  des  exercices  de  la  belle 
Tourneuse  .- 

«  Taurais  cru  que  ces  danses  auraient  été  surnaturelles, 
si  l'abbé  Ârchambaut,  qui  a  beaucoup  d'érudition,  ne  m'a- 
vait fait  souvenir  qu'elles  tiraient  leur  origine  de  la  danse 
sacrée  des  Salions ,  prêtres  de  Mars ,  instituée  chez  les 
Romains,  que  j'ai  rapportée  en  son  lieu  ;  comme  celle  des 
ballets  des  Suisses,  qui  se  fait  au  bruit  et  au  cliquetis  des 
sabres,  tire  son  ongine  de  la  danse  pmhique.  > 

Non  -  seulement  M^*  Rose  exécutait  comme  la  belle 
Ttfurnmse  le  tour  des  épées,  mais  elle  allait  jusqu'à  tour- 
ner plus  de  vjDgt  minutes  sur  elle-même  en  posant  la 
pointe  des  épées  sur  sa  gorge  ou  dans  ses  narines. 

Alors  Rose,  presque  oubliée  maintenant,  était  le  sujet 
de  toutes  les  conversations  ;  et  sa  camarade  Maliga  éuit 
arrivée  à  une  telle  cékbrilé ,  que  tous  les  vaudevillistes 


d'alors  s'empressaient  de  consacrer  sa  gloire  par  leurs  flon- 
flons poétiques.  On  venait  de  donner  à  l'Odéon ,  avec  un 
grand  succès,  les  Trois  Philibert  de  Picard.  La  Porte 
Saint-Martin  joua  une  parodie  intitulée  les  Trois  Phili- 
bertea.  M"«  Jenny  Vertpré,  fort  jeune  alors  ,  jouait  It 
principal  rôle  dans  ce  vaudeville,  et  représentait  une  jeune 
femme  nouvellement  mariée,  à  laquelle  son  mari  détaille 
d'avance  tous  les  plaisirs  de  la  capitale.  Voici  le  couplet  qui 
se  chantait  sur  l'air  du  vaudeville  des  Deux  Edmond, 
air  que  Béranger  illustra  par  sa  chanson  Fieux  habits: 
vieux  galons! 


LI  MAJLI. 

Aux  FriB^aû  doiu  Terrom  ZaSrt, 
k  Fej'rieaa  bou  Terrons  zemire, 
Iplàfemte  à  ropéra. 

Là  ruuo. 

Ça  ■'MBoiera  'bit). 
ixamt  mieux  Fanekon  Im  vieUeuse, 
Akrahmm  et  la  Pie  volaae, 
El  pais  la  je— e  Halaga. 

I  ça  ■TaBnaen  ((ù). 


Outre  ses  bateleurs  et  ses  Jocrisses ,  outre  ses  hardies 
danseuses  de  corde,  ses  animaux  vivants,  ses  marionnettes 
commençant  à  midi  ;  outre  ses  cabinets  de  physique,  ses 
cafés  dramatiques  et  son  salon  de  figures  qui  existe  encore, 
le  boulevard  du  Temple  a  eu  deux  curiosités  qui  valaient 
i  elles  seules  toutes  les  autres,  Fanchon  et  Louise  Masson. 
Le  boulevard  a  gardé  la  mémoire  de  ces  6gures  poétiques 
que  nous  voyons  aujourd'hui  i  travers  la  gaze  ti'anspa- 
rente  de  la  rêverie,  comme  Esméralda  et  Mignon. 

Fanchon  était  une  jolie  fille  de  Savoie  qui  parcourait  les 
cabarets  du  boulevard  et  chantait  des  couplets  au  dessert. 
On  connaît  sa  touchante  histoire,  son  innocence  méconnue 
par  800  père,  qui  la  maudit,  ne  pouvant  se  figurer  qu'on 
pût  gagner  tant  d'or  avec  une  vielle  ;  ses  longues  amours, 
si  longtemps  malheureuses,  avec  un  jeune  gentilhomme, 
dont  la  mère  fut  touchée  enfin  par  tant  de  constanee. 
MM.  Bouilly  et  Joseph  Pa}-n  firent,  arec  l'histoire  de  Fan- 
chon, un  \'audeville  intitulé  Fanchon  l*  vielleiise,  qui  fut 
joué  avec  le  plus  grand  succès  au  théâtre  du  Vaudeville. 
Cette  pièce,  rhabillée  par  M.  Gustave  Lemoine  et  M.  Den- 
nery,  il  y  a  quelques  années,  sous  le  titre  de  la  Grâce  de 
Dieu,  attira  beaucoup  de  monde  i  la  Gai  té. 

Quant  à  Louise  Masson,  elle  avait  été  une  reine  de  théâ- 
tre ;  elle  avait  régné  un  jour  comme  régnaient  les  courti- 
sanes sous  l'ancien  régime.  Après  avoir  jeté  à  ses  folles 
fantaisies  la  fortune  d'un  roi ,  après  avoir  épuisé  tous  les 
luxes  de  chevaux  et  d'équipages  ;  après  avoir jfu  un  salon 
comme  Aspasie  et  comme  Ninon,  déchue  enfin  et  misérable, 
▼étae  d'une  robe  de  gaze  en  hiver,  la  pauvre  Louise  venait 
chanter  pour  quelques  sous  sur  ce  même  boulevard  qui 
avait  TU  tous  ses  triomphes.  Un  ancien  conédieB  de  pro- 
vince raœompagnait ,  et  ils  chantaient  les  dow  du  Ta- 
bleau parlant  et  de  Biaise  et  Babet.  Louise  raclait  une 
mauvaise  guitare.  Quand  la  scène  était  jouée,  le  rietUard 
faisait  la  quête  en  disant  : 

— Messieurs,  ayez  pitié  de  M"*  Louise  Masson,  qui  a 
fait  courir  tout  Pvis  chez  Audinot,  dans  la  Belle  au 
Bois  dormant  ! 

Voici  la  liste  des  principaux  théâtres  qui  ont  existé  sur 
le  boulevard  du  Temple  et  dans  ses  environs  depuis  Tan- 
née 17^,  où  la  liberté  absolue  du  théâtre  fut  prodamée. 
Ce  sont  : 

Le  Théâtre  d' audinot,  qui  de\int  r.\mbigu-Comiquei 

Le  théâtre  des  Délassements  Cowùfues; 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


•203 


Le  Théâtre  patriotique.  C'est  celui  des  Associés  qui 
avait  pris  ce  titre  au  moment  de  la  Révolution.  Il  fut  de- 
puis le  Théâtre  de  M"""  Saqui,  puis  le  Théâtre  de  M.  Dor- 
say.  En  dernier  lieu,  il  a  pris  à  son  tour  le  titre  de  Délas- 
sements-Comiques ; 

Le  Théâtre  des  élèves  de  Thalie,  qui  servit  aux  élèves 
de  l'Opéra  pour  la  danse,  et  fut  appelé  plus  tard  Variétés 
amusantes  ;  Lazzari  en  était  directeur  quand  la  salle  fut 
incendiée  en  1798; 
Le  Théâtre  de  Nicolet; 

Le  Théâtre  du  Lycée  dramatique.  Cette  petite  salle  en 
bois  fut  appelée  plus  tard  Théâtre  des  Patagoniens ,  et , 
plus  tard  encore ,  servit  aux  exercices  de  mesdemoiselles 
Rose  et  Malaga,  et  de  plusieurs  autres  danseuses  et  danseurs 
de  corde  ; 

Le  Théâtre  du  café  Yon ,  qui  était  situé  à  côté  de  la 
maison  où  Fieschi  a  placé  sa  machine  infernale.  On  y  chan- 
tait des  ariettes  et  l'on  y  représentait  les  vaudevilles  et  opé- 
ras à  trois  personnages,  tels  que  la  Clochette^  la  Ser- 
vante maîtresse ,  l'Enrôlement  supposé^  les  Chasseurs 
et  la  Laitière,  le  Devin  de  village. 

Il  y  avait  encore,  rue  Culture-Sainte-Catherine,  au  Ma- 
rais, un  petit  théâtre  nommé  Théâtre  du  Marais,  sur  le- 
quel Baptiste  aîné  créa  Robert  chef  de  brigands  ;  rue 
Notre-Dame-de-Nazarelh ,  un  spectacle  nommé  Théâtre 
d'émulation;  et,  boulevard  du  Temple,  au  coin  de  la  rue 
d'Angoulème,  une  toute  petite  salle  dont  le  nom  ne  nous 
est  pas  parvenu. 

Nous  dirons  un  mot  de  ces  différents  théâtres  et  des 
principaux  d'entre  les  petits  spectacles  qui  ont  existé  à 
Paris,  quand  nous  nous  occuperons  de  ceux  qui  les  ont 
remplacés.  Nous  disons  remplacés,  car  tous  les  théâtres 
que  nous  venons  de  nommer  sont,  hélas!  transformés  ou 
morts,  oubliés  ou  méconnaissables. 

Mais  si  M"«  Rose  ne  se  montre  plus  en  équilibre  sur  un 
chandelier  et  la  jeune  Malaga  à  la  crapaudiue  sur  un  plat 
d'argent;  si  le  farouche  Golo  n'est  plus  couvaincu  d'avoir 
persécuté  la  vertueuse  Geneviève,  et  Cadet-Roussel  d'être 
esturgeon;  si  cet  âge  d'or  n'est  plus,  si  toute  cette  belle 
fantaisie  est  morte,  les  théâtres  qui  sont  nés  de  toutes  ces 
cendres  ne  sont  ni  moins  étranges  ni  moins  curieux  à  étu- 
dier que  leurs  devanciers  sur  le  fantastique  boulevard  du 
Temple.  C'est  là  le  royaume  de  la  fantaisie;  elle  y  règne 
et  y  régnera  toujours  fatalement,  car  c'est  son  droit.  La 
fantaisie  est  morte,  vive  la  fantaisie! 

Les  petits  théâtres  qui  existent  aujourd'hui  sur  le  bou- 
levard, sont  :  les  Folies-Dramatiques,  le  spectacle  des  Fu- 
nambules, les  Délassements-Comiques,  Lazary  et  le  théâtra 
Beaumarchais. 

Quoique  presque  tous  ces  théâtres  ou  spectacles  aient 
été,  à  des  époques  plus  ou  moins  éloignées,  consacrés  au 
ballet  et  à  la  pantomime,  que  jouent  seuls  aujourd'hui 
l'Académie  royale  de  musique  et  les  Funambules,  nous  ne 
donnerons  point  ici  l'histoire  de  la  pantomime  et  des  types 
grotesques  en  France.  Cette  partie  de  notre  travail  sera 
mieux  placée  dans  l'article  que  nous  destinons  au  petit 
théâtre  actuel  de  la  Foire  Saint-Laurent. 

De  tous  les  petits  théâtres  actuels  que  nous  avons  nom- 
més, le  plus  curieux,  le  plus  original,  le  plus  vivant  est,  à 
coup  sûr,  le  théâtre  ou  plutôt  le  spectacle  des  Funambules, 
pour  parler  comme  l'exigent  les  règlements  ad  hoc.  Los 
Funambules  existent  nécessairement,  parce  qu'ils  répon- 
dent à  un  besoin  de  l'esprit  ;  ce  besoin  de  rompre  violem- 
ment avec  la  prose  de  la  vie  réelle  pour  se  reposer  et  errer 
au  hasard  dans  le  poëme  d'une  comédie  idéale.  C'est  ce 
besoin,  ou  c«  sentiment,  comme  on  voudra  l'appeler,  qui 


a  produit  la  pantomime  et  le  ballet,  la  féerie  du  Pied  de  Mou- 
ton et  le  théâtre  fantastique  de  Shakspeare;  c'est  lui  qui 
a  produit  et  baptisé  les  Léandres,  les  Valères ,  les  Clilan- 
dres,  les  Aramintes,  les  Isabelles,  les  Éliantes  et  les  belles 
Dorimènes,  qui  font  porter  par  de  petits  pages  la  queue  de 
leur  robe  dorée. 

Tout  le  monde  a  rêvé  une  heure  au  moins  dans  sa  vie 
au  milieu  de  cet  univers  de  poésie  et  d'enchantements  créé 
par  le  divin  poète  anglais  ;  tout  le  monde  s'est  plu  â  s'éga- 
rer dans  ce  pays  impossible,  où  tout  est  charme,  lumière, 
harmonie,  fantaisie  imprévue  ;  dans  ce  pays  où  les  héroïnes 
de  dix-sept  ans  se  promènent  au  clair  de  lune,  en  habits 
de  pages ,  dans  des  forêts  de  France ,  où  l'on  trouve  des 
sangliers  redoutables,  des  sonnets  attachés  aux  arbres  et 
des  bergers  en  casaque  vert-pomme.  Des  chaudronniers 
anglais,  des  fées  amoureuses  et  des  lutins  de  l'air  y  jouent 
la  comédie  pour  des  ducs  d'Athènes  et  des  princes  de  La- 
cédémone.  Heureux  théâtre,  à  qui  le  clair  de  lune  sert  de 
rampe  et  de  lustre,  les  fleurs  de  comparses,  et  qui  a  pour 
orchestre  la  chanson  du  bouvreuil  et  la  chanson  des  étoiles, 
la  brise  murmurante,  les  feuillages  et  les  ruisseaux,  toutes 
les  voix  de  la  nature! 

Certes,  par  le  vaudeville  et  le  mélodrame  qui  court,  ce 
serait  là  un  art  et  une  tragédie  peu  goûtés  sur  nos  théâ- 
tres. Mais  si  quelque  chose  peut  en  donner  une  idée  confuse 
et  rappeler  au  rêveur  ce  splendide  poëme,  comme  un  por- 
trait vague  et  un  peu  effacé  rappelle  une  personne  aimée, 
ce  serait  à  coup  sûr  cet  incroyable,  ce  fabuleux,  cet  impos- 
sible spectacle  des  Funambules,  ce  théâtre  sans  pareil  qui 
ressemble  â  tout  et  ne  ressemble  à  rien,  qui  n'a  eu  ni  mo- 
dèles ni  imitateurs,  et  qui  allie  si  bizarrement,  dans  des 
œuvres  sans  nom ,  l'ignoble  au  sublime ,  le  gracieux  au 
grotesque,  le  doux  au  terrible,  la  rêverie  au  drame,  la  fan- 
taisie à  l'action.  Ce  serait  enfin  ce  spectacle  unique  si  sou- 
vent raconté  et  si  rarement  compris,  qui  a  exercé  de  notre 
temps,  et  quelquefois  en  vain,  tant  de  plumes  savantes. 
L'etTet  produit  sur  l'âme  et  sur  l'esprit  par  cette  poésie  tout 
exceptionnelle,  tout  en  dehors  des  combinaisons  accou- 
tumées et  des  idées  reçues,  est  tellement  étrange,  tellement 
compliqué  et  insaisissable,  qu'il  devient  très-difficile  d'ana- 
lyser ses  propres  sensations  et  surtout  de  les  faire  passer 
dans  l'esprit  des  autres.  Nous  essayerons  cependant  d'ac- 
complir cette  tâche  laborieuse ,  persuadé ,  malgré  notre 
infériorité,  que  nous  serons  assez  heureux  pour  initier  nos 
lecteurs  à  quelques  détails  négligés  ou  inaperçus  jusqu'à 
présent  par  les  critiques. 

Tout  dans  le  spectacle  des  Funambules  est  bizarre  et  inu- 
sité, à  commencer  par  son  origine.  Ce  fut  d'abord  un  théâtre 
de  chiens  savants.  Barbets,  caniches,  molosses,  lévriers, 
bassets,  épagneuls,  dogues,  mâtins,  carlins  et  gredins,  tel 
était  le  personnel  de  la  troupe,  troupe  complète  avec  pre- 
miers rôles  et  doubles,  sociétaires  et  pensionnaires,  jfune 
premier,  roi,  père  noble,  comique,  frontin,  soubrette, 
amoureuse,  corps  de  ballets  et  figurants  des  deux  sexes; 
une  véritable  république  de  comédiens  organisée  sur  le 
modèle  de  la  Comédie-Française  et  de  l'Académie  royale 
de  musique ,  avec  d'heureuses  modi6cations  cependant. 
Les  plus  habiles  écrivains  d'alors  ne  dédaignèrent  pas  de 
composer  des  canevas  pour  ces  hardis  comédiens,  qui,  pa- 
reils aux  acteurs  anglais ,  excellaient  à  rendre  les  œuvres 
franches,  simples,  dans  lesquels  la  passion  se  développe 
sans  entraves  avec  un  parti  pris  violent,  sans  toutes  ces 
barricades  de  petits  moyens,  ces  échafaudages  de  finesses, 
ces  roueries  d'enchevêtrement  dans  lesquels  s'enferma 
plus  tard  la  petite  comédie  sentimentale.  Nous  sommes 
assez  heureux  pour  pouvoir  donner  ici  quelques  échan- 


204 


LECTURES  DU  SOIR. 


tillons  des  drames  que  fit  vivre  le  génie  de  ces  célèbres 

mimes. 

Une  jeune  princesse  russe  (épagneule  à  longues  soies) 
est  retenue  prisonnière  dans  un  château,  sous  la  garde  d'un 
tyran  (boule-dogue)  : 

La  Trinilê  se  passe, 
Marlborough  oe  revieal  pu. 

Et  «  Anne,  ma  sœur  Anne  ».  L'amant  (jeune  caniche)  rôde 
avec  désespoir  au  pied  de  la  tour  où  gémit  l'idole  de  sa 
ûamme  : 

Je  l'aurai  par  terre, 
Je  l'aurai  par  mer 
Ou  par  trabuoo. 

Bientôt  il  rassemble  son  armée  pour  faire  le  siège  du 
château  ! 

Ami(,  lecoDdez  ma  vaillance. 

Et,  grâce  à  la  valeur  de  ses  braves  soldats  (barbets,  cani- 


ches, lévriers  et  bassets),  il  défait  l'armée  ennemie  (danois, 
griffons,  carlins  et  roquets). 

Le  fort  est  emporté  et  la  princesse  délivrée  par  son  che- 
valier : 

CbaniODi,  cëlëbrooi  la  victoire. 

Et  le  tyran  (boule-dogue)  emmené  prisonnier  avec  tout 
les  honneurs  dus  a  son  rang. 

Dans  ce  drame,  comme  on  le  voit,  l'action  ,  action  hé- 
roïque et  chevaleresque,  marche  rapidement  à  son  but, 
selon  le  grand  précepte  dramatique  :  Semper  ad  eventum 
festina.  En  voici  un  autre  non  moins  terrible  et  plus 
touchant,  dans  lequel  le  poêle  a  fait  vibrer  de  préférence 
la  corde  sentimentale.  Après  la  terreur  la  pilié.  (i)cSc;ftai 

Monsieur  et  madame  Denis  (un  griffon  et  une  épagneule), 
lui  avec  son  habit  de  velours  et  sa  culotte  en  bouracan,  elle 
mise  en  satin  blanc  (comme  on  s'en  souvient  )  passent  dans 
une  rue,  suivis  de  Carlin ,  leur  jockey,  qui  porte  le  serin 


./•7-  '^^ô^ 


M.  et  M"»  Denis,  avec  leur  jockey  et  le  serin  de  madame. 


de  madame.  (Exposition  naturelle,  simple,  large  comme 
celles  de  Shakspeare,  et  prise  au  cœur  même  de  la  vie 
réelle.)  Entre  le  guet  (troupe  de  caniches),  qui  arrête  un 
déserteur  (autre  caniche).  (Nœud  fortement  serré;  l'ac- 
tion tragique  s'engage  d'une  façon  puissante.  )  A  peine 
arrêté,  le  déserteur  passe  devant  un  conseil  de  guerre. 
(Assemblée  de  barbets).  Il  est  condamné  à  mort.  (Péripétie 
féconde  en  émotions  poignantes.  Le  poète  a  légèrement  in- 
diqué qu'une  passion  malheureuse  pour  M"»  Denis  a  seule 


poussé  le  héros  à  une  légèreté  coupable.)  Cinquième  acte, 
le  déserteur  est  conduit  sur  le  préau  aux  sons  d'une  musi- 
que lamentable.  Il  est  fusillé,  et  tombe  en  murmurant  un 
nom  qu'on  n'entend  pas.  Quelques  minutes  avant  l'instant 
fatal,  il  a  parlé  bas  à  un  de  ses  anciens  frères  d'armes  (cani- 
che comme  lui).  On  suppose  qu'il  l'a  chargé  de  couper  une 
mèche  de  ses  cheveux  et  de  la  porter  à  l'ange  trop  aimé.  (Dé- 
noùment  bien  plus  terrible  que  celui  d'Antigone ,  parce 
qu'il  est  plus  vrai  et  plus  simple.  L'intérêt  ne  peut  s'épar- 


MUSÉE  DES  FAMILLES 


205 


piller  sur  plusieurs  personnages,  et  la  catastrophe  a  lieu 
sous  les  yeux  du  spectateur,  moyen  tragique  dont  l'effet 
ne  saurait  être  douteux.) 

On  voit  combien  notre  poëte  est  ici  supérieur  au  grand 
Racine,  qui,  emprisonné  par  les  langes  de  son  époque,  n'a 
point  osé  mettre  en  action  la  mort  d'Hippolyle. 

Mais,  hélas!  comme  Bobèche,  comme  Galimafré, comme 
mesdemoiselles  Rose  et  Malaga,  les  chiens  savants  quittè- 
rent un  beau  jour  ce  public  enthousiaste  qui  les  avait  tant 
aimés. 

Les  illustres  artistes  furent  remplacés  par  des  paillasses 
obscurs  et  sans  gloire,  des  femmes  sauvages,  des  avaleurs 


de  sabres,  Vhomtne  géant  et  le  joueur  de  harpe,  etc.  Mais 
un  jour,  n'importe  qui  (le  nom  du  protecteur  est  resté  en 
blanc  dans  le  li>Te  de  l'histoire),  n'importe  qui,  disons- 
nous,  fil  entrer,  grâce  à  son  influence,  au  théâtre  des  chiens 
savants,  un  paillasse  encore  plus  obscur  et  inconnu  que 
le  reste  de  la  troupe. 

Ce  Gilles  s'appelait  tout  bonnement  Jean-Gaspard  DéLu- 
rau. 

C'est  ici  que  commence  la  véritable  histoire  des  Funam- 
bules. 

Théodore  de  BANYII.F.F. 

(La  fin  prochainement.) 


LE  VINGT-QUATRE  MARS  MIL-HUIT-CENT-QUATORZE. 

PETITE  RECTIFICATION  D'UNE  GRANDE  ERREIR. 


Tous  les  auteurs  qui  ont  écrit  sérieusement  l'histoire  de 
Napoléon  se  sont  gravement  trompés  sur  un  fait  d'autant 
plus  important,  qu'on  peut  en  tirer  des  déductions  sur  le 
véritable  caractère  d'un  des  plus  grands  hommes  qui  aient 
pesé  sur  l'Europe  entière. 

Tous,  en  racontant  ce  qui  s'est  passé  à  Fontainebleau 
dans  la  nuit  du  14  mars  1814,  ont  fait  du  roman  et  débité 
une  fable  qui  a  eu  d'autant  plus  cours,  que  personne, 
hors  le  baron  Yvan  mon  père,  et  moi,  ne  pouvait  la  réfu- 
ter. Mille  fois  mon  père  m'a  raconté  jusqu'aux  plus  petits 
détails  de  cette  scène  douloureuse  :  mais  pendant  toute  sa 
vie,  il  n'eut  jamais  d'autres  conGdents  que  moi,  et  le  lec- 
teur en  comprendra  facilement  la  raison  quand  il  aura  lu 
cette  notice.  Maintenant  que  mon  père  n'existe  plus,  je  re- 
garde comme  un  devoir  de  rétablir  la  vérité  des  faits  si 
légèrement  dénaturés  par  des  hommes  qui  ont  la  préten- 
tion d'avoir  tout  vu,  de  tout  savoir,  et  qui,  par  un  amour- 
propre  mal  entendu,  compromettent  les  historiens. 

Sur  le  point  de  partir  pour  la  trop  mémorable  campa- 
gne de  Russie,  Napoléon  eut  une  sorte  de  prévision  des 
revers  qui  devaient  lui  arriver,  et  il  fut  saisi  par  la  crainte 
de  tomber  lui-même  entre  les  mains  de  ses  ennemis.  En 
conséquence,  il  fit  venir  dans  son  cabinet  son  chirurgien 
favori,  le  docteur  baron  Yvan,  et  après  lui  avoir  fait  part 
de  ses  craintes,  il  lui  demanda  s'il  ne  pourrait  pas  faire 
préparer  un  poison  assez  actif  pour  tuer  promptement  et 
sans  trop  de  douleur,  il  ajouta  qu'il  le  porterait  constam- 
ment sur  lui,  dans  un  cachet,  pour  en  faire  usage  si  la  for- 
tune le  réduisait  à  cette  extrémité.  Mon  père  voulut  lui 
faire  quelques  observations,  mais  l'empereur  lui  ordonna 
d'un  ton  si  impératif  d'exécuter  ses  ordres,  qu'il  fut  obligé 
d'obéir. 

Le  baron  Y'van  fit  de  suite  venir  M.  Rouyer,  pharma- 
cien-major de  la  maison  de  l'Empereur,  et  fit  préparer  im- 
médiatement devant  lui  une  poudre  composée  de  bella- 
done et  d'ellébore  blanc.  La  composition  peu  active  de  ce 
poison  est,  comme  on  le  voit,  une  conséquence  des  idées 
qu'avait  mon  père  quand  il  osa  faire  des  observations  à 
l'Empereur. 

Cette  préparation  fut  placée  dans  un  cachet  et  remise  à 
Sa  Majesté.  Pendant  la  désastreuse  campague,  Napoléon 
perdit  ce  bijou,  et,  revenu  à  Paris,  il  ordonna  de  nouveau 
à  son  docteur  de  lui  préparer  la  même  dose  de  poison. 
Cette  fois  le  bijoutier  de  la  couronne  fit  une  petite  casso- 


lette dans  laquelle  M.  Rouyer  mit  le  composé  que  l'Empe- 
reur devait  toujours  porter  dans  la  poche  de  son  gilet,  et 
qui  fut  encore  plus  vite  perdue  que  le  cachet. 

Dans  la  soirée  du  14  mars,  après  l'abdication,  l'Empe- 
reur fit  mander  auprès  de  lui  les  officiers  de  sa  maison, 
et,  voulant  récompenser  tous  ceux  qui  lui  étaient  restés 
fidèles,  il  distribua  à  chacun  une  part  des  deux  millions  en 
or  qu'il  avait  déposés  au  Trésor.  Puis,  tout  le  monde  en 
pleurs  se  retira,  et  l'Empereur  ne  garda  auprès  de  lui  que 
lliomme  qu'il  appelait  alors  son  ami,  le  docteur  Yvan. 

11  lui  demanda  brusquement  s'il  le  suivrait  à  File  d'Elbe. 
Mon  père,  que  des  affaires  de  famille,  pour  lui  de  la  plus 
haute  importance,  attachaient  à  Paris,  hésita  dans  sa  ré- 
ponse et  balbutia  la  demande  d'un  congé  de  deux  ou  trois 
mois.  L'Empereur  interpréta  mal  cet  embarras,  et  lui 
dit  avec  bonté  :  t  Mon  cher  Y'van,  vous  êtes  fatigué  de  la 
«  guerre  :  restez  chez  vous.  Vous  n'avez  jamais  songé  à 
«  votre  fortune  ni  à  celle  de  votre  famille  :  je  donne  à  cha- 
«  cun  de  vos  enfants  cent  mille  francs.  Quant  à  vous,  mon 
€  ami,  prenez  cette  croix  de  commandeur  de  la  Légion- 
«  d'Honneur,  comme  récompense  de  votre  dévouement,  et 
«  de  plus,  je  vous  ai  porté  pour  la  somme  de  quarante  mille 
t  francs  sur  les  deux  millions  que  je  viens   de  dislri- 
«  huer.  > 
Mon  père,  accablé  de  tant  de  bienfaits,  ne  trouva  pas  un 
!    mot  à  répondre;  l'Empereur  lui  tendit  la  main  qu'il  serra 
avec  effusion,  et  le  baron,  sans  qu'il  ait  été  le  moindre- 
1    ment  question  de  poison,  se  relira,  laissant  sur  la  cheminée 
I    la  croix  de  commandeur  et  la  note  que  l'empereur  y  avait 
j   jointe  pour  la  Chancellerie.il  en  est  résulté  que  mon  père 
est  resté  toute  sa  vie  officier  de  la  Légion-d'Honneur. 

Comme  je  l'ai  dit,  ceci  se  passait  le  14  au  soir,  et,  après 
le  départ  de  l'Empereur,  mon  père  resta  seul. 

Vers  deux  heures  du  matin,  Roustan,  qui  était  couché  en 
travers  de  la  porte,  entendit  des  soupirs  douloureux.  Mal- 
gré la  défense  expresse  de  Sa  Majesté,  il  pénétra  dans  la 
chambre,  et  vit  l'Empereur  assis  sur  son  lit,  tenant  encore 
à  la  main  un  verre  dont  il  venait  de  boire  le  contenu.  Na- 
poléon était  pâle  et  ne  proférait  aucune  parole.  Roustan  ne 
comprenant  rien  à  ce  qui  pouvait  s'être  passé,  effrayé  de 
l'air  de  stupeur  de  son  maître,  courut  aussitôt  éveiller  le  duc 
deVicence.legénéralGourgaudet  le  baron  Yvan.  Us  entrè- 
rent tous  les  trois  ensemble  chez  l'Empereur  qui  était  tou- 
jours dans  la  même  attitude,  l'œil  morne  et  fixe.  En  en- 


206 


LECTURES  DU  SOIR. 


I 


tendant  du  bruit,  Sa  Majesté  se  retourna  vers  ces  messieurs, 
et  s'adressant  à  son  médecin  :  *  Hé  bien,  Yvan,  lui  dit-il, 
«  le  poison  que  tu  m'as  donné  ne  produit  point  d'effet.  » 

Il  y  a  dans  ces  paroles  quelque  chose  de  très-singulier 
que  je  livre  à  la  méditation  des  lecteurs. 

Mon  père,  ne  pensant  pas  qu'il  pouvait  être  question  du 
poison  qu'il  avait  donné  lors  de  la  campagne  de  Moscou, 
voulut  se  défendre  d'en  avoir  donné  la  veille;  mais  l'Em- 
pereur lui  imposa  vivement  silence.  Le  docteur,  après 
avoir  tàté  le  pouls  de  l'Empereur,  reconnut  l'approcbe 
d'une  de  ces  crises  nerveuses  auxquelles  Sa  Majesté  était 
sujette,  et  après  avoir  fait  une  prescription,  il  se  retira  au- 
près de  la  cheminée. 

En  entendant  l'Empereur  parler  froidement  au  duc  de 
Vicence  et  au  général  Gourgaud  de  son  empoisonnement, 
il  vint  dans  l'esprit  de  mon  père  que,  malgré  le  manque 
absolu  des  symptômes  d'empoisonnement,  il  serait  possi- 
ble que  Sa  Majesté  se  fût  procuré  d'un  autre  médecin  un 
poison  minéral  ou  autre,  dont  les  effets  ne  se  produisent 
que  quelques  heures  après  l'avoir  pris.  Cette  idée  effraya 


tellement  mon  père,  qui  se  voyait  déjà  accusé  d'avoir  em- 
poisonné son  souverain,  qu'il  perdit  complètement  la  tête, 
sortit  de  la  chambre,  descendit  le  grand  escalier,  et,  pour- 
suivi par  cette  idée  funeste,  il  prit  un  cheval  tout  sellé  dans 
les  écuries,  et  s'élança  au  grand  galop  sur  la  route  de  Paris. 
Un  mouchoir  blanc  attaché  autour  de  son  bras  lui  permit 
de  passer  à  travers  les  lignes  des  alliés.  Jamais  l'Empereur 
ne  lui  pardonna  ce  moment  de  faiblesse. 

Tout  le  monde  sait  la  fin  de  cette  nuit  terrible  et  ce  que 
dit  l'Empereur.  Quant  à  mon  père,  dont  l'air  égaré  et  les 
habits  couverts  de  boue  nous  effrayèrent  beaucoup  ma 
sœur  et  moi,  sa  raison  ne  tarda  pas  à  lui  revenir.  Alors  il 
voulut  retourner  à  Fontainebleau  ;  mais  hélas  !  il  n'était 
plus  temps.  Pendant  tout  le  reste  de  sa  vie  il  ne  put  ja- 
mais se  pardonner  d'avoir  abandonné  le  grand  homme  qui 
se  montra  toujours  pour  lui  un  ami  et  un  père,  et  jusqu'à 
ses  derniers  instants  il  regretta  de  n'avoir  pas  été  mourir 
avec  lui  sur  la  terre  étrangère... 

Mais  il  n'a  jamais  cru  à  un  empoisonnement. 

Baron  YVAN. 


FABLES. 


L'AVENEMENT  DU  LION. 

C'était  deuil  aux  forêts  :  sa  majesté  Lionne 
Avait  subi  le  sort  des  choses  d'ici-bas  : 

Porte-faix  et  porte-couronne 

Sont  égaux  devant  le  trépas  ! 
Encor,  si  nous  laissions  des  regrets  sur  la  terre  , 
Celte  nécessité  semblerait  moins  amère  ; 

Mais  les  regrets ,  le  plus  souvent , 

Hélas!  ne  durent  qu'un  moment: 
Car  il  est  un  revers  à  toutes  les  médailles, 

La  fête  après  les  funérailles , 

Après  le  deuil  l'avènement; 

Bientôt  la  gaieté  se  réveille. 

Bientôt  s'envole  le  chagrin. 
Et  déjà  l'on  peut  voir  sous  les  pleurs  de  la  veille 

Le  sourire  du  lendemain  ! 
Aussi,  quand  du  défunt  la  dépouille  mortelle 
Eut  été  mise  en  terre  avec  solennité. 
Bien  vite  on  oublia  l'ancienne  majesté 
Pour  songer  à  fêter  la  majesté  nouvelle  ; 
Et  lorsque  du  vieux  roi  le  jeune  successeur 

Pour  montrer  sa  face  royale 
Parcourut  à  pas  lents  sa  vaste  capitale, 

On  applaudit  avec  fureur  ; 

C'était  dans  la  gente  animale 
Des  élans,  des  transports,  des  larmes  de  bonheur! 
Un  sage,  un  vieux  renard  vivant  dans  la  retraite, 
Retiré  loin  des  cours  et  du  bruit  importun, 

S'était  mis  aussi  de  la  fête , 
Criait,  battait  des  mains ,  et  plus  fort  que  chacun. 

«  Et  vous  aussi ,  lui  dit  quelqu'un , 
Vous  partagez  cette  aveugle  allégresse 
Et  joignez  votre  voix  à  ces  cris  insensés? 
Applaudir  sans  savoir  qui  vous  applaudissez  ! 

Est-ce  donc  là  votre  sagesse? 
—  Mon  ami ,  répliqua  le  Nestor  des  forêts. 

Si  je  me  réjouis  ,  c'est  par  expérience  : 
Voulez-vous  être  heureux  ,  faites  ce  que  je  fais , 


Soyez  heureux  de  confiance  ; 

Car  le  bonheur  c'est  l'espérance  ; 
En  ce  bas  monde  avant  vaut  toujours  mieux  qu'après, 
Et  vous  risquerez  fort  de  n'applaudir  jamais 

Si  vous  n'applaudissez  d'avance  !  » 

LA  CONVERSION  DU  LOUP. 

Un  vieux  loup  de  mauvaise  vie. 

Connu  par  ses  exploits  gloutons, 

Un  beau  jour  fut  pris  de  l'envie" 
D'aimer  Dieu  désormais  en  place  des  moutons. 

L'intention  était  honnête  : 
Notre  loup ,  tout  d'abord ,  pensa  l'affaire  faite 
Et  voulut  dans  le  bien  jusqu'au  cou  se  jeter. 

Certain  renard  qu'il  aimait  fréquenter. 
Grand  mangeur  de  poulets  ,  du  reste  bonne  bête. 

Renard  de  pensée  et  de  tête , 
Et  renommé  pour  son  esprit  profond, 
Voulut  le  modérer  dans  ses  transports  sublimes: 
Pensait-il  donc,  tout  sortant  de  ses  crimes, 

Tout  frais  du  sang  de  ses  victimes, 

Entrer  au  ciel ,  et  d'un  seul  bond 
Passer  ermite  saint  de  brigand  vagabond? 

Il  en  dit  encor  davantage , 
Mais,  nouveau  converti,  le  loup  n'était  pas  sage 
Et  voulut  être  saint  à  la  barbe  des  gens. 
Le  voilà  donc ,  retiré  loin  des  champs , 
Vivant  d'eau  fraîche  et  des  fruits  de  la  terre, 

Les  yeux  baissés,  la  mine  austère, 

N'osant  regarder  un  mouton 

Par  repentir et  par  précaution, 

Jeûnant  exactement  pendant  tout  son  carême, 
Ses  quatrc-tenips,  ses  vigiles,  et  même 

Encore  au  delà,  disait-on. 
Tout  alla  bien  d'abord  ;  mais  hélas  !  la  raison 
Est  faible....  chez  les  loups  ;  et  le  nôtre,  tout  blême, 
Conmiençaità  trouver  du  mal  à  faire  bien; 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


907 


Kt  puis,  on  n'est  pas  loup  pour  rieu  ! 
Un  jour  enfin  ,  jetant  là  son  beau  zèle , 
Il  perdit  sa  vertu  par  quelque  coup  de  deul 
Et  redevint  brigand  comme  devant. 
Mais  la  morale,  quelle  est-elle? 
La  voici  :  Si  d'un  mal  vous  voulez  vous  guérir, 
Laissez  tout  doucement  se  fermer  la  blessure  ; 

Pour  être  sûr  de  réussir, 
Il  faut  savoir  en  tout  garder  une  mesure. 

L'LMMORTELLE  ET  LES  ÉPLS. 

Vaine  de  ses  nombreu.x  printemps, 

Et  relevant  sa  tète  altière, 
L'immortelle  raillait  des  épis  jaunissants 
Qui  près  d'elle  tombaient  sous  la  faux  meurtrière 


c  Je  vous  ai  vus  naître  en  ces  champs , 
Et  vous  mourez,  et  je  vis,  disait-elle, 
Et  ce  jour  n'aura  point  pour  vous  de  lendemain; 

Mais  pour  moi,  la  fleur  immortelle. 
Le  printemps  de  retour  me  retrouve  nouvelle. 
Et  bien  loin  est  le  jour  qui  verra  mon  déclin.  » 
Un  épi  répondit  :  «  Ne  soyez  point  si  vaine 

D'échapper  toujours  au  trépas  : 

Car  si  vous  en  valiez  la  peine 

On  ne  vous  épargnerait  pas. 

D'un  amas  de  printemps  stériles 

Cessez  de  tirer  vanité  : 
Mieux  vaut  une  mort  prompte  après  des  jours  utiles 

Qu'une  vaine  immortalité! 

Anitole  DR  SÉGUR. 


LES  NOCES  VENDEENNES. 


On  distingue  en  Vendée  la  Plaine,  le  Bocage  et  le  Marais. 
Le  Marais  et  le  Bocage  sont  les  points  les  plus  curieux  du 
pays,  sous  le  rapport  pittoresque  et  sous  le  rapport  moral. 

Les  gens  du  Marais  ne  tranchent  pas  moins  par  le  cos- 
tume que  par  le  caractère  sur  le  reste  des  Vendéens.  Ils 
portent  de  larges  pantalons,  rehaussés  de  ceintures  écar- 
lates,  des  vestes  en  drap  fin,  à  boutons  argentés,  d'énormes 
chapeaux  entourés  de  velours  et  quelquefois  de  rubans. 
Les  femmes  étalent  un  véritable  luxe  d'étoflès  éclatantes, 
de  soieries  et  de  dentelles,  de  dorures  et  de  bijoux.  Leur 
coifle  altière,  élevée  de  deux  pieds,  rappelle  les  fameux 
hennins  du  quatorzième  siècle.  Un  gros  cœur  en  or  pend 
au-dessous  de  leur  épais  chignon  sur  l'opulente  carna- 
tion de  leur  cou.  Des  chaînes  d'argent  attachent  les  clefs 
du  ménage  à  leur  ceinture.  Des  boucles  du  même  métal 
brillent  sur  leurs  souliers,  dont  la  forme  coquette  fait  va- 
loir les  bas  à  fourchettes  rouges. 

Même  richesse  à  l'intérieur  des  habitations  :  grands  lits 
de  bois  peints,  bourrés  de  plume  jusqu'au  ciel  ;  piles  de 
linge  blanc  parfumé  dans  les  armoires  ;  vaissellier  garni 
de  faïence  de  toutes  les  couleurs  ;  cellier  rempli  de  vin  de 
la  Plaine,  de  la  Saintonge  ou  de  l'Anjou  ;  table  toujours 
couverte  de  pain  blanc,  de  beurre  frais  et  de  poisson  déli- 
cat, quelquefois  d'une  oie  grasse  ou  d'un  excellent  canard, 
avec  un  service  d'argenterie  massive.  Et  puis  aux  jours 
de  foire  et  de  marché  un  train  complet  de  voyage  pour  aller 
à  Beauvoir,  à  Challans  ou  à  Machecoul  ;  autant  de  maîtres, 
autant  de  juments  bien  nourries,  autant  de  lourds  valets 
montés  comme  leurs  maîtres. 

Ce  bien-être,  cependant,  n'est  pas  le  lot  de  tous  les  raa- 
raichains,  mais  seulement  des  riches  cultivateurs  connus 
sous  le  nom  de  cabaniers.  Le  Marais,  qui  est  le  pays  des 
contrastes,  offre  à  côté  d'eux  les  pauvres  pêcheurs  du  ma- 
rais mouillé,  qu'on  nomme  huttiers,  du  nom  de  leurs  mai- 
sons de  terre  et  de  branchages,  mais  dont  la  demeure  vé- 
ritable est  leur  batelet,  auquel  ils  semblent  incorporés 
comme  le  centaure  antique  à  son  cheval.  Le  huttierviten 
effet  sur  l'eau  les  deux  tiers  de  l'année.  11  nait  et  s'élève,  tra- 
vaille et  voyage,  se  marie  et  meurt  dans  la  case  étroite  de 
sa  barque.  Il  la  quitte  à  peine  quelques  instants  pour  ven- 
dre sa  chasse  ou  sa  pêche  au  rivage  prochain.  Il  la  fait  vo- 
ler sur  les  eaux  au  moyen  d'une  perche  ou  rame  appelée 
pégouille.  11  court  avec  elle  au-devant  du  gibier  qu'il  abat  à 


coup  sûr,  ou  du  poisson  qu'il  enveloppe  dans  ses  longs  filets. 

Rien  d'étrange  à  voir  comme  les  promenades  des  hut- 
tiers, par  un  beau  jour  de  fête,  sur  la  vaste  nappe  argentée 
dont  l'Océan  couvre  leur  pays.  Le  village  s'élève  sur  un 
monticule  au-dessus  du  marais...  Un  gai  carillon  ébranle 
le  clocher  réfléchi  dans  l'onde...  A  ce  signal,  les  huttes 
éparses  tressaillent  sur  leurs  tertres  lointains...  Des  coiffes 
blanches  s'en  détachent  par  groupes,  comme  des  goélands 
effleurant  le  sol  de  leurs  ailes  blanches...  Chaque  famille 
s'installe  dans  son  bateau,  chaque  bateau  se  rallie  au  bateau 
voisin,  et,  de  tous  les  îlots  de  cette  mer  tranquille,  vingt 
ûottilles  prennent  leur  essor  vers  le  centre  commun.  Les 
bateaux  cinglent  d'ordinaire  deux  à  deux,  et  tellement  rap- 
prochés que  ceux  qui  les  remplissent  ont  l'air  de  marcher 
sur  l'eau  en  se  donnant  le  bras.  Ainsi  les  huttiers  vont  au 
baptême  de  leurs  enfants,  à  l'enterrement  de  leurs  pères, 
au  mariage  de  leurs  filles.  Ainsi  leurs  prêtres  vont  leur 
porter  les  secours  de  la  religion,  leurs  médecins  les  secours 
de  l'art,  et  leurs  amis  les  secours  de  l'amitié. 

Nous  avons  vu  chez  eux  le  spectacle  d'une  noce,  et  nous 
ne  l'oublierons  jamais.  Dès  le  matin,  la  barque  nuptiale 
fut  entourée  de  toutes  les  yoles  d'alentour,  pavoisées  de 
rubans  et  de  feuilles  de  tamarin,  montées  par  les  huttiers 
et  les  huttières  dans  leurs  plus  beaux  habits  de  fête.  Le 
signal  du  départ  fut  donné  par  la  veze,  qui  réveilla  mille 
échos  joyeux  à  perte  d'ouïe...  Les  chants  et  les  coups  de 
fusil  alternaient  avec  la  musette  champêtre.  Le  soleil  levant 
changeait  le  Marais  en  une  plaine  de  nacre  enflammée. 
Après  la  messe,  le  repas  eut  lieu  sur  la  flottille.  Deux  bar- 
ques, chargées  de  vivres,  allaient  de  rang  en  rang  servir 
les  autres,  puis  elles  s'établirent  au  centre  ;  on  se  serra 
tout  à  l'entour,  et  les  bateaux  devinrent  une  grande  table 
flottante.  La  fête  se  termina  par  des  chants,  des  coups  de 
fusil,  des  danses  même,  et,  le  soir  venu,  par  une  joule 
entre  les  barques  illuminées...  Les  époux  furent  conduits, 
sur  les  onze  heures,  à  la  hutte  de  famille.  Leur  bateau  y 
entra  sans  peine,  car  l'eau  s'élevait  jusqu'à  la  moitié  des 
nuKs.  Ils  n'eurent  qu'un  mouvement  à  faire  pour  passer 
de  ce  batelet  dans  le  lit  nuptial...  Et  barques  et  convives, 
chants  et  musique  se  dispersèrent  et  s'évanouirent  dans 
toutes  les  directions... 

Voici  maintenant  le  tableau  d'une  noce  chez  les  paysans 
du  Bocage. 


208 


LECTURES  DU  SOIR. 


Les  jeunes  gens  se  recherchent  et  se  connaissent  aux 
assemblées  du  dimanche,  consacrées,  le  matin,  à  la  quête 
des  domestiques,  et,  le  soir,  au  plaisir  et  à  la  danse.  Ici, 
comme  dans  toutes  les  campagnes,  l'amour  se  fait  à  coups 
de  pied  et  à  coups  de  poing,  et  se  traduit  par  des  niches 
et  des  surprises  à  casser  bras  et  jambes. 

Quand  les  deux  familles  sont  d'accord,  chacun  invite  à 
la  noce  tous  ses  parents,  alliés  et  amis,  c'est-à-dire  pres- 
que tout  le  village.  Le  matin  du  grand  jour,  les  jeunes  filles 
revêtent  la  mariée  de  la  robe  en  drap  de  Silésie  bleu,  de 
la  ceinture  argentée  que  le  mari  seul  pourra  défaire,  et  de 
la  coifTe  à  longues  barbes,  où  toutes  celles  qui  veulent  se 
marier  dans  l'année  fichent  une  épingle.  Autrefois  le  fian- 
cé se  poudrait  ce  jour-là  comme  son  seigneur.  On  retrouve 
encore  cet  usage  en  quelques  cantons. 

Le  cortège  se  rend  à  l'église.  Le  parrain  et  la  marraine 
de  la  future  marchent  derrière  elle,  le  parrain  portant  un 
énorme  gâteau  à  bénir,  la  marraine  portant  une  épine 
lilanche  garnie  de  rubans  et  de  fruits,  et  une  quenouille 
avec  son  fuseau.  Avant  d'unir  les  époux,  le  prêtre  bénit, 
outre  les  anneaux,  treize  pièces  d'argent  que  l'homme 
donne  à  la  femme.  Tous  ces  symboles  s'expliquent  d'eux- 
mêmes  ;  l'épine  et  les  fruits,  ce  sont  les  joies  et  les  dou- 
leurs d'ici-bas;  la  quenouille,  c'est  le  travail;  le  gâteau, 
c'est  la  communion  du  ménage;  l'argent,  c'est  la  protection 
du  mari.  Au  milieu  de  l'office,  les  cloches  sonnent  le  glas 
funèbre,  toutes  les  voix  chantent  le  libéra,  et  tous  les  cœurs 
prient  pour  l'àme  des  morts. 

Au  sortir  de  l'église,  la  mariée  s'arrête  et  reçoit  le  baiser 
d'adieu  de  sa  famille  et  de  ses  amis.  Les  garçons  la  saluent 
de  coups  de  pistolet  et  de  coups  de  fusil.  Chasseur  par 
état  et  soldat  par  souvenir,  le  Vendéen  ne  connaît  pas 
d'autre  sérénade  que  l'explosion  de  la  poudre  enflammée. 
Soit  qu'elle  marche,  soit  qu'elle  chevauche,  soit  qu'on  la 
porte  à  travers  les  chemins  creux,  l'épouse  doit  se  rendre 
de  l'église  à  la  maison  par  la  ligne  la  plus  directe.  Si  elle 
|)renait  le  moindre  détour,  elle  abandonnerait  le  sentier  de 
ia  vertu.  Arrivés  sur  le  seuil  conjugal,  on  présente  aux 
mariés  du  vin,  du  beurre  et  du  pain  frais.  A  jeun  et  fati- 
gués, ils  acceptent  ce  premier  repas.  En  même  temps, 
une  pyramide  de  fagots  s'élève  dans  le  pré  voisin,  on  y 
met  le  feu,  et  la  flamme  tourbillonne  en  l'air  au  bruit  des 
détonations. 

C'est  le  signal  des  premières  danses;  la  veze  et  souvent 
le  violon  y  répondent.  La  foule  joyeuse  se  divise  en  cou- 
ples. Aux  courantes  succèdent  les  rondes,  aux  rondes  le 
pichefrit  national.  Deux  jeunes  gars  et  deux  jeunes  filles 
.se  font  vis-à-vis  ;  chaque  danseur  est  derrière  sa  danseuse 
immobile.  Par-dessus  l'épaule  de  celle-ci,  il  provoque  son 
adversaire  en  s'agilant  sur  une  mesure  croissante...  Tout 
à  coup  les  deux  rivaux  s'élancent,  se  donnent  la  main, 
dansent  ensemble  ou  séparément,  et  se  placent  devant 
leurs  danseuses  qui  recommencent  le  même  exercice.  S'il 
faut  en  croire  M.  Massé-Isidore,  qui  nous  fournit  quelques- 
uns  de  ces  détails,  le  pichefrit  remonte  aux  danses  guer- 
rières des  anciens  Agésinales. 

Mais  voici  l'heure  du  dîner.  Sous  une  vaste  tente  de  toile 
blanche,  tout  le  monde  se  range  autour  d'une  table  char- 
gée d'assiettes  d'ctain  ,  de  bouteilles  et  de  plats  homériques. 
Le  couvert  de  la  mariée  est  le  seul  qui  mérite  ce  nom. 
L'époux  la  sert  debout,  la  serviette  sur  le  bras  ,  jusqu'au 
dessert.  Alors  cessent  les  chansons  qui  ont  accompagné 
le  lepas  (t).  On  apporte  les  gâteaux  offerts  aux  mariés  par 
leurs  parrains  et  leurs  marraines.  Ce  sont  de  véritables 
monuments  dans  lesquels  entrent  deux  boisseaux  de  fa- 
rine. Les  plus  vigoureux  garçons  de  la  noce  les  soulèvent 


sur  leurs  bras  et  les  portent  en  dansant  autour  des  tables. 
Tous  les  convives  les  imitent ,  armés  de  leurs  assiettes  d'é- 
tain  qu'ils  enlre-choquent  en  l'air ,  —  non  sans  détacher  au 
vol  et  manger  quelques  parcelles  des  gâteaux.  Encore  un 
souvenir  de  l'antiquité,  qui  fait  rêver  à  la  danse  des  Cory- 
bantes.  Des  cadeaux  de  toute  espèce  sont  offerts  de  la  même 
sorte  aux  époux:  du  linge,  de  la  vaisselle,  de  l'argent, 
de  petits  sabots  et  des  bonnets  enfantins. 

Nouvelles  danses  jusqu'au  souper,  et  après  le  souper 
nouvelles  cérémonies.  Une  porte  s'ouvre.  Une  troupe  de 
jeunes  filles  s'avance  ,  soutenant  un  énorme  bouquet  d'é- 
pines, chargé  de  rubans,  de  fruits  et  de  fleurs.  Elles  le 
présentent  tristement  à  l'épousée.  Celle-ci  tombe  en  pleu- 
rant dans  les  bras  de  sa  mère  ;  l'émotion  gagne  toute  l'as- 
sistance, et  les  jeunes  filles  chantent  celte  fameuse  chan- 
son de  la  mariée ,  qui  se  retrouve  dans  toutes  les  campagnes 
de  rOuest,  avec  quelques  variantes.  C'est  l'adieu  de  l'a- 
mour à  l'hymen ,  du  plaisir  au  devoir,  de  la  virginité  à  la 
maternité.  L'expression  en  est  tour  à  tour  impi'ov  abie  et 
touchante  : 


Ce  bouquet  fruilager 

Que  ma  main  vous  présente. 

Il  e^t  fait  de  façon 

A  vous  faire  comprendre , 

Que  tous  ces  vains  honneurs 

Passent  comme  les  fleurs. 

Vous  n'irez  plus  au  bal. 


Au  bal,  aux  assembl6<>s; 
Vous  resterez  à  la  maison 
Pendant  que  nous  irons. 
Adieu,  chiteau  brillant. 
Beau  château  de  mon  p^re. 
Adieu  la  liberté, 
Il  n'en  fautplus  pirler!  etc. 


Et  la  chanson  n'exagère  pas.  Le  sort  de  la  paysanne  est 
en  effet  l'opposé  du  sort  de  la  femme  du  monde.  La  liberté 
et  la  joie  de  celle-ci  commencent  avec  son  mariage.  L'es- 
clavage et  les  peines  de  celle-là  datent  du  jour  de  ses  noces. 

Tandis  que  la  mariée  fond  en  larmes,  le  plus  jeune  de 
ses  frères ,  se  glissant  sous  la  table ,  lui  dérobe  sa  jarretière 
rouge....  Ses  sanglots  redoublent  à  ce  vol  symbolique, 
mais  déjà  les  toasts  joyeux  les  couvrent.  La  jarretière  est 
coupée  en  petits  morceaux ,  et  chaque  convive  en  décore 
sa  boutonnière.  Parfois,  le  jeune  frère  enlève  aussi  un 
soulier,  qu'il  adjuge  au  plus  offrant.  Le  marié  le  rachète  à 
ce  dernier ,  et  le  prix  retourne  au  trésor  fraternel. 

Tout  à  coup  on  entend  frapper  à  la  porte.  *  Ce  sont  des 
étrangers  qui  demandent  l'hospitalité.  Qu'on  les  connaisse 
ou  non,  peu  importe,  ils  sont  invités  et  admis  au  banquet 
conjugal.  Deux  d'entre  eux  portent  dans  ime  corbeille  cou- 
verte d'un  voile  blanc,  ce  qu'on  appelle  le  Moumon  :  c'est 
ordinairement  une  colombe ,  une  tourterelle ,  ou  un  jeune 
lapin  enjolivé  de  rubans.  Us  posent  leur  corbeille  sur  la 
table ,  sans  la  découvrir  ni  proférer  une  seule  parole  ;  si  on 
veut  savoir  ce  qu'elle  contient,  on  la  joue  aux  caries.  Si 
les  voyageurs  la  gagnent,  ils  la  remportent  sans  la  décou- 
vrir ,  mais  s'ils  la  perdent ,  ils  lèvent  le  voile ,  et  le  Moumon 
s'échappant  au  milieu  des  plats  et  des  assiettes  excite  la  plus 
vive  hilarité.  »  (Massé-Isidore). 

Dans  certains  cantons ,  la  nuit  entière  se  passe  en  réjouis- 
sances. Dans  quelques  autres ,  les  époux  s'échappent  vers 
quatre  heures  du  matin,  et  vont  se  cacher  dans  une  maison 
voisine.  Mais  bientôt  toute  la  noce  se  met  à  leur  recherche, 
et  finit  par  les  découvrir.  Alors  on  leur  présente  une  soupe 
à  l'oignon,  qu'ils  mangent  au  bruit  des  éclats  de  rire  et  des 
coups  de  fusil ,  —  à  moins  que  la  mariée  ne  la  renverse  ou 
ne  la  jette  au  visage  des  plaisants  :  —  ce  qui  annonce  au 
futur  ménage  une  série  d'orages  domestiques. 

riTUE-CHEVALIER. 

(1)  Il  7  en  a  une  sar  la  bouillie  de  millet,  une  autre  sur  l'oiseiD 
que  Ion  fait  envoler  dune  soupière,  vingt  autre»  sur  vingt  sujets  da 
mCme  genre  :  le  tout  entremêlé  des  lazzis  intarissables  du  ménestrel, 
dont  la  triple  fonction  e«t  d'amuser,  <le  faire  danjer,  et  de  boire  toute 
la  journée. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


509 


r  y 


SCULPTEURS   CELEBRES. 


I 


FRANÇOIS   GIRARDOIV. 


Tombeau  du  cardinal  de  Richelieu,  par  François  Girardon  (Chapelle  de  la  Sorbonue), 


L'histoire  des  hommes  qui  se  sont  illustrés  dans  les  arts 
de\Tait  toujours  renfermer  ces  deux  grandes  conditions 
d'intérêt  :  utilité  spéciale  pour  plusieurs,  utilité  morale 
pour  tous.  Aux  efforts  opiniâtres  pour  atteindre  à  l'idéal 
des  formes  qui  tourmente  leur  pensée,  les  maîtres  de\Taient 
joindre  toujours  des  aspirations  sublimes  vers  l'idéal  spiri- 
tuel qui  est  la  source  des  grandes  vertus.  Leur  historien 
devrait  toujours  constater  en  eux,  comme  nous  pourrons 
le  faire  dans  la  vie  de  Girardon,  cette  généreuse  fermenta- 
tion du  cœur  qui  fait  accomplir  le  bien,  tout  en  rêvant  le 
beau. 

François  Girardon  naquit  à  Troyes  le  jeudi  16  mars  1628 
(d'autres  disent  1627  et  1630),  de  Nicolas  Girardon  et 
d'Anne  Saingevin.  A  peine  fut-il  dans  l'âge  de  comprendre 
et  de  raisonner,  que  des  voix  intérieures  commencèrent  à 
murmurer  dans  son  âme.  Il  restait  des  heures  entières  en 
AVRIL  1845. 


contemplation  devant  la  nature  ;  puis,  une  fièvre,  qui  devait 
être  plus  tard  du  génie,  lui  faisait  chercher,  dans  d'inno- 
centes parodies  à  la  plume  ou  au  crayon,  cette  interpréta- 
tion du  monde  extérieur  qui  le  tourmentait.  L'instinct  de 
l'idéal  rendait  ce  jeune  front  pensif.  Le  soufïle  de  Dieu,  qui 
féconde  l'inspiration  humaine,  agitait  déjà  cette  jeune 
poitrine.  Sa  vocation  d'artiste  était  décidée  ;  le  petit  Girar- 
don n'avait  plus  qu'à  grandir. 

Ici  se  place  l'histoire  de  cet  inévitable  martjTe  que  la 
famille  a  toujours  fait  souffrir  au  génie  précoce. 

Nicolas  Girardon ,  honnête  fondeur  de  métaux ,  avait 
amassé  quelque  argent  dans  le  but  de  donner  à  son  fils  de 
l'éducation,  et  de  lui  assurer,  par  suite,  dans  le  monde,  une 
position  supérieure  à  la  sienne.  Ce  qui  revient  à  dire  qu'il 
lui  avait  fait  apprendre  à  écrire,  et  qu'il  ne  rêvait  rien 
moins,  pour  notre  héros,  qu'une  place  de  procureur.  En 

—  27  —  Tr.EIZlÈME   VOLITJK 


210 


LECTURES  DU  SOIR 


couséquence,  il  le  prit  un  beau  jour  par  la  main,  et  après 
une  revue  des  témoignages  calligraphiques  qui  attestaient 
ses  excellentes  études,  il  le  conduisit  et  l'installa,  plein  de 
confiance,  dans  l'étude  de  Pierre  Geoffroy,  procureur  à 
Troyes,  dont  la  femme  avait  bien  voulu  être  sa  marraine. 
D'abord,  tout  alla  bien.  L'obéissance  comprima  quelque 
temps  la  vocation  ;  Girardon  faisait  sa  besogne ,  maître 
Geoffroy  était  content,  et  le  fondeur  n'osait  regarder  l'ave- 
nir, tant  il  le  trouvait  éblouissant!  Cependant,  peu  à  peu, 
le  jeune  clerc  laissa  échapper  des  signes  non  équivoques 
de  distraction,  d'indifférence,  si  ce  n'est  d'antipathie.  Il 
fut  surpris  faisant  des  copies  sur  des  papiers  surchargés 
d'ornements  qui  ne  pouvaient  guère  remplacer  le  timbre 
royal.  On  n'eut  aucun  scrupule  de  porter  une  main  sacri- 
lège sur  les  innocents  barbouillages  dont  il  commençait  à 
emplir  l'étude  de  maître  Geoffroy  ;  son  père  fut  mandé ,  le 
procureur  se  plaignit  vivement ,  et  le  coupable  vint,  la 
tête  baissée,  entendre  les  touchantes  récriminations  du  fon- 
deur, qui  sentait  chanceler  son  ferme  espoir  dans  la  desti- 
née de  son  fils.  Comme  Girardon,  pendant  le  cours  des  do- 
léances paternelles,  n'avait  cessé,  avec  un  soin  extrême, 
de  tenir  ses  deux  mains  sur  ses  deux  poches,  maître  Pierre 
Geoffroy,  très-expert  en  fait  d'instruction  criminelle,  soup- 
çonna quelque  chose  ;  il  fouilla  lui-même  le  jeune  prévenu, 
et  trouva  dans  les  susdites  poches  une  énorme  quantité  de 
morceaux  de  craie  auxquels  le  jeune  artiste  essayait,  à 
l'aide  de  son  couteau,  de  donner  une  forme  quasi  humaine. 
Le  délit  de  sculpture  était  flagrant.  Maître  Geoffroy  hocha  la 
tête,  remit  gravement  les  pièces  de  conviction  dans  les 
mains  dangereuses  du  fondeur,  et  dit  qu'il  voyait  bien  que 
cet  enfant  serait  incorrigible;  qu'il  fallait  renoncer  à  en 
faire  un  procureur;  il  était  trop  frivole;  il  n'avait  pas  cette 
àpreté  nécessaire  à  la  profession  qu'on  lui  destinait.  Le  pro- 
cureur pressentait  que  l'antre  obscur  de  la  chicane  ne  de- 
vait guère  convenir  à  celui  qui  rêvait  déjà  peut-être  le 
grand  soleil  et  les  grandes  avenues  pour  ses  œuvres.  Le 
fondeur  s'en  revint  donc  chez  lui,  bien  désolé,  avec  son 
fils  qui  souriait,  il  y  eut  une  grande  scène  de  reproches  et 
de  menaces  dans  laquelle  le  bon  père  Gt  l'irrité,  joua  la 
colère,  et  parla  de  mettre  l'enfant  ingrat  en  apprentissage 
chez  son  voisin  Baudesson,  sculpteur  et  menuisier.  Un 
éclair  de  joie  que  ne  put  éteindre  assez  tôt  le  jeune  rebelle, 
et  qui  parut  un  défi  aux  yeux  du  pauvre  fondeur,  déter- 
mina ce  dernier  à  mettre  ses  menaces  à  exécution.  Dieu 
préside  toujours  aux  colères  injustes  des  pères.  Comme  il 
veut  que  le  chef  de  la  famille  demeure  vénéré,  même  dans 
ses  erreurs,  il  permet  souvent  que  le  châtiment  dévie,  et 
que  le  mal  reste  dans  l'intention.  Certes,  c'était  une  étrange 
faconde  punir  Girardon  que  de  l'envoyer  chez  un  menui- 
sier sculpteur  !  On  eut  beau  recommander  de  ne  lui  don- 
ner que  des  ouvrages  fatigants  et  capables  de  le  rebuter,  le 
jeune  néophyte  regarda  ce  rude  labeur  comme  une  pré- 
cieuse initiation.  Il  travailla  sans  se  plamdre,  sans  murmu- 
rer, et  il  ne  lui  vint  pas  à  l'esprit  de  demander  à  quitter 
l'humble  marteau  d'apprenti  menuisier  pour  reprendre  la 
plume  de  procureur.  Il  était  là  dans  son  centre.  Cette  acti- 
vité mal  contenue  chez  maître  Geoffroy  déborda  tout  à 
coup,  si  bien  que  Baudesson  s'en  fut  chez  son  voisin  le  fon- 
deur, et  lui  dit  que  ce  serait  un  crime  de  lui  re|irendre  Gi- 
rardon. Cet  enfant-là  avait  uue  aptitude  et  une  facilité  qui 
tenaient  de  la  prédestination;  il  était  inutile  de  lutter  plus 
longtemps  contre  le  démon  intérieur  qui  le  tourmentait  ;  il 
fallait  le  laisser  aller,  il  irait  loin.  Le  père,  honteux  et  fâché 
de  voir  sa  feinte  si  mal  réussir,  ne  voulut  plus  tenter  «ine 
seconde  épreuve.  Il  consentit,  non  sans  peine,  et  aban- 
donna, disait-il,  son  fils  François  à  son  malheureux  sort. 


Girardon  put  donc  se  livrer  enfin,  sans  contrainte,  à 
toute  son  inclination.  Il  se  mit  à  étudier  avec  ferveur,  et  il 
avait  à  peine  quinze  ans,  lorsqu'il  peignit  la  vie  de  sainte 
Jules  dans  une  chapelle  érigée  en  l'honneur  de  cette  sainte 
près  de  la  porte  de  la  Madeleine,  à  Troyes;  chapelle  entiè- 
rement détruite  aujourd'hui,  et  que  nous  aurions  voulu 
voir  conserver  comme  un  pieux  monument,  comme  le 
premier  jalon  d'une  route  glorieuse.  Girardon,  par  son 
amour  pour  son  pays,  a  ôté  pour  jamais  à  Troyes  le  droit 
d'être  ingrate  envers  lui.  Pourquoi  a-t-on  laissé  détruire 
ces  peintures  naïves,  d'un  mauvais  goût  même,  s'il  faut 
en  croire  des  contemporains,  mais  qui  n'en  étaient  pas 
moins  les  tâtonnements  du  génie?  Ces  ébauches  ressem- 
blaient aux  lueurs  premières  et  timides  que  projette  le  so- 
leil. A  cette  clarté  encore  incertaine,  les  couleurs  sont 
douteuses,  les  ombres  mal  placées  ;  mais  le  voyageur  se 
retourne  déjà  avec  joie  et  avec  respect  pour  saluer  le  grand 
jour  qui  se  lève  derrière  la  montagne. 

Girardon  eut  bientôt  compris  que  les  leçons  du  sculpteur 
chez  lequel  il  travaillait  ne  lui  suffisaient  pas.  .\lors,  il  lui 
arriva  souvent  de  quitter  l'atelier,  et  d'aller  dans  les  égli- 
ses se  recueillir  et  rêver.  Souvent,  l'extase  lui  faisait  ployer 
le  genou  sous  les  superbes  arceaux  de  la  cathédrale,  et  il 
se  mettait  à  prier,  conlondant  dans  son  adoration  le  Dieu 
qui  inspirait  si  magnifiquement  les  artistes,  et  les  artistes 
qui  savaient  si  bien  honorer  Dieu.  Il  entendait  ce  poëme 
sublime  chanté  par  toutes  ces  ogives  et  par  tous  ces  vi- 
traux ;  et  en  sortant  de  cette  retraite  mystique,  l'œil  en 
feu,  le  front  agrandi,  Girardon  étendait  les  bras  vers  l'a- 
venir et  criait  le  fameux  :  e  Moi  aussi  I  »  qui  a  toujours 
été  la  révélation  des  grands  hommes. 

Troyes  possédait  dans  ce  temps-là,  en  plus  grand  nom- 
bre qu'aujourd'hui,  des  ouvrages  de  deux  sculpteurs  célè- 
bres, François  Gentil  et  Messer  Domenico.  François  Gentil 
était  Troyen,  et  Domenico  était  de  Bologne,  élève,  dit-on, 
du  Primatice,  auquel  François  I"  avait  donné  à  Troyes 
l'abbaye  de  Saint-Mariin-ès-aires.  Girardon  développa  ses 
heureuses  dispositions  par  l'analyse <ies  œuvres  de  ces  deux 
maîtres  :  œuvres  qui  avaient  déjà  éveillé,  avant  lui,  le  sen- 
timent de  Pierre  Mignard  ;  œuvres  si  belles  et  si  abondan- 
tes, au  dire  des  contemporains,  que  le  chevalier  Bernin 
passa  deux  mois  à  les  copier,  et  avoua  en  partant  que  Troyes 
était  une  petite  Rome.  Hélas  !  qu'esl-elle  devenue,  celte 
Rome?... 

Girardon,  nous  l'avons  dit,  se  servit  utilement  de  ces 
grands  modèles,  et  quand  son  àme  se  fut  assez  échauffée, 
quand  il  se  crut  digne  enfin  de  toucher  le  ciseau,  il  prit  un 
bloc  de  pierre  et  en  tira  une  image  de  Vierge,  empreinte 
de  timidité  et  d'aimable  gaucherie,  ébauche  dont  la  grâce 
naïve  ferait  sourire,  et  que  le  jeune  sculpteur  oflrit,  en 
tremblant  de  joie,  comme  un  pieux  hommage  à  sa  sœur. 
Le  premier  pas  était  marqué  dans  la  carrière,  et  il  n'avait 
plus  qu'à  continuer,  lorsqu'une  occasion  comme  la  Provi- 
dence en  tient  en  réserve  pour  les  belles  inle''  -.  lui 
fournit  les  moyens  de  compléter  son  éducalu'  |ue. 

Son  maître,  Baudesson,  travaillait  pour  M.  le  chancelier 
Séguier,  dans  son  château  de  Saint-Lyébaut,  à  quelijues 
lieues  de  Troyes  ;  Girardon  l'y  accompagna.  Son  air  rêveur, 
sa  jeune  figure  doucement  préoccupée,  son  regard  voilé, 
qui  semblait  lire  inlérieuremeul,  tout  enfin  frappa  le  chan- 
celier. Il  alla  droit  à  cet  enfant  qui  avait  la  gravité  d'un 
homme,  et  le  fit  causer.  Girardon,  ému  de  celte  démarche, 
parla  avec  attendrissement  et  amour  de  la  sculpture,  ou- 
vrit son  àme,  et  se  révéla  tel  qu'il  a  toujours  été  depuis, 
passionné  pour  son  art,  et  cependant  doux  et  modeste, 
plein  de  cette  candeur  et  de  cette  urbanité  champenoises 


MrjSÉÉ  DES  FAMILLES. 


211 


dont  on  a  pu  se  moquer,  mais  qui  n'en  sont  pas  moins  les 
glorieuses  marques  d'une  intelligence  sereine  et  élevée. 
M.  le  chancelier  se  prit  d'affection  pour  Girardon,  et,  sur  • 
le  bon  témoignage  que  Baudesson  lui  rendit  de  son  élève, 
il  le  fit  partir  pour  Rome,  s'enj^iageant  à  suppléer,  pendant 
fout  le  temps  que  ses  études  l'y  retiendraient,  aux  petits 
secours  qu'il  lirait  de  sa  famille. 

Le  voyage  de  Rome  est  le  pèlerinage  obligé  pour  tous 
ceux  qui  veulent  s'initier  aux  secrets  de  l'art.  Ce  n'est  que 
là-bas,  parmi  les  ruines  immenses  du  monde  païen  ,  sous 
ce  ciel  qui  a  vu  passer  tant  de  légions  de  grands  hommes, 
qui  a  abrité  de  sa  tente  d'azur  tous  les  empires,  toutes  les 
royautés,  qui  a  doré  du  même  rayon  le  fronton  du  premier 
Capitole  et  la  coupole  de  Saint-Pierre,  qui  a  servi  de  por- 
tique à  l'Olympe  et  d'auréole  au  Calvaire,  ce  n'est  que  là- 
bas,  sur  celte  terre  prédestinée  où  Raphaël  a  marché ,  et 
des  flancs  de  laquelle  Michel-Ange  a  fait  surgir  ses  œuvres 
de  Titan,  ce  n'est  que  là-bas  que  l'esprit  s'exalle  assez  par 
la  contemplation  pour  sentir  souffler  en  lui  cet  autre  esprit 
invisible  et  éternel  qui  devient  une  partie  de  Pâme  des 
grands  poètes,  des  grands  peintres,  des  grands  musiciens, 
des  grands  sculpteurs,  et  qui  n'est  autre  chose  que  l'âme 
entière  du  monde!  Partout  on  peut  étudier  les  règles;  mais 
à  Rome,  elles  se  transfigurent  et  deviennent  des  routes  lu- 
mineuses où  l'on  se  sent  emporté  par  l'aile  de  Dieu. 

Girardon,  lui  aussi,  allait  visiter  la  cité  immortelle.  Il 
partait  jeune  et  plein  de  courage,  le  cœur  desséché  de  celte 
6oif  d'apprendre  qui  tue  quand  elle  n'est  pas  satisfaite.  11 
trouva  à  Rome  Philippe  Tbomassin,  son  compatriote,  qui 
l'accueillit  avec  bonté,  voulut  le  loger,  se  chargea  de  le  di- 
riger dans  ses  éludes,  le  lia  avec  tous  les  maîtres  les  plus 
célèbres  et  lui  ouvrit  l'antiquité.  A  cette  source  féconde , 
Girardon,  altéré,  but  à  longs  traits.  Mais  disons-le  en  pas- 
sant, et  pour  y  revenir  plus  lard,  ce  n'élait  pas  l'anliquilé 
qui  devait  le  plus  inspirer  notre  jeune  artiste  ;  ces  lignes 
droites  et  nues,  cette  sévérité  de  la  pose  l'intimidaient  un 
peu,  et  il  interrompait  ses  éludes  en  face  des  majestueuses 
et  froides  statues  pour  marcher  dans  la  campagne,  pour 
sentir  sur  son  front  ce  soleil  qui  fait  bouillonner  le  sang 
dans  les  veines,  et  qui  peut  rendre  fou  s'il  ne  donne  pas  le 
génie!  Nous  le  répétons,  ce  qui  distmguail  Girardon,  c'é- 
tait la  tendresse.  Il  avait  plus  besoin  de  la  mélancolie ,  de 
l'extase  dans  les  temples  et  de  la  vue  du  ciel ,  que  de  l'ana- 
lyse des  chefs-d'œuvre  antiques. 

Quoi  qu'il  en  soit,  quand  il  revint  en  1632,  il  était  digne 
de  se  joindre  au  cortège  qui  commençait  à  rayonner  autour 
du  jeune  roi  Louis  XIV;  mais  il  consacra  une  année  aux 
amis  du  pays.  Avant  d'aller  prendre  sa  place  parmi  les 
demi-dieux  de  la  cour  de  France,  Girardon  passa  une  année 
tout  entière  à  travailler  humblement  pour  ses  concitoyens. 
Ceci  est,  par-dessus  tout,  digne  d'éloges.  Il  n'a  pas  cette 
impatiente  ambition  de  la  jeunesse.  Lui,  qui  revient  de 
Rome,  tout  brûlant  d'inspiration,  il  n'est  pas  désireux  d'un 
plus  grand  théâtre  que  sa  vieille  ville;  il  donne  une  pre- 
mière offrande  de  son  talent  à  ses  compatriotes;  il  fait  des 
bustes  pour  un  M.Quinot,des  statues  pour  des  cheminées; 
il  n'est  pas  pressé  de  briller  autre  part;  on  dirait  qu'il  a 
le  sentiment  de  sa  force  et  le  pressentiment  de  sa  longue 
carrière,  et  que,  certain  d'arriver  toujours,  il  juge  inutile 
de  se  hâter.  Il  se  repose  dans  sa  famille ,  et  il  attend.  Ce- 
pendant ses  amis,  ambitieux  pour  lui,  l'excitent;  on  lui 
donne  des  lettres  pour  Colbert  et  pour  Mignard,  qui  venait 
d'achever  les  peintures  du  Val-de-Gràce ,  et  on  l'envoie  à 
Paris.  Une  fois  à  Paris,  dans  cette  atmosphère  glorieuse 
qui  dilatait  alors  les  poitrines,  quand  il  a  serre  la  main  de 
Mignard,  coudoyé  Mohère  et  rencontré  PujK,  il  comprend 


que  c'est  là  son  terrain,  qu'il  a  aussi  de  grandes  choses  k 
accomplir,  et  il  se  met  à  l'œuvre.  Ln  1600,  il  remporte  un 
prix  de  trois  cents  louis  d'or.  Ce  succès  l'enhardit  ;  Mignard 
se  sert  de  son  crédit  pour  le  pousser  avec  éclat;  les  faveur.s 
du  roi  viennent  le  trouver  ;  des  amitiés  illustres  emplis.sent 
sa  demeure;  La  Fontaine  et  l'.oileau  le  nomment  leur  Phi- 
dias, Sanleuil  le  chante  en  latin;  Versailles,  qu'il  a  vu 
commencer  et  finir,  le  demande  pour  peupler  ses  solitu- 
des, et,  en  1687,  l'Académie  lui  ouvre  ses  portes. 

Maintenant,  jusqu'à  sa  mort,  qui  n'arriva  qu'en  1715, 
toute  sa  vie  fut  une  longue  suite  de  triomphes.  Aimé  du 
roi,  aux  volontés  duquel  il  fui  constamment  dévoué,  estimé 
de  tous  ses  rivaux,  il  garda  au  front  pendant  tout  le  cours 
de  son  existence  patriarcale,  sans  aucun  nuage,  cette  pré- 
cieuse auréole  dont  il  n'élait  fier  qu'en  pensant  à  son  pays! 
Ah!  l'amour  de  son  pays,  ce  fut,  après  la  sculpture,  la 
grande  passion  de  Girardon.  Au  milieu  des  innombrables 
travaux  qu'il  accomplissait;  dans  cette  grande  quantité  de 
statues,  de  fontaines,  de  vases  et  de  bas-reliefs  qu'il  ré- 
pandait dans  les  jardins  royaux,  et  notamment  â  Versailles, 
il  gardait  toujours  dans  un  coin  de  son  atelier  un  bloc  de 
marbre  choisi  dont  il  faisait,  en  cachette  et  avec  dévotion, 
un  chef-d'œuvre  pour  son  pays.  En  1687,  il  vint  à  Troyes 
avec  un  grand  médaillon  de  marbre  blanc  représentant 
Louis  XIV,  que  le  maire  et  les  échevins  allèrent,  à  la  tête 
de  toutes  les  compagnies,  recevoir  de  ses  mains.  Ce  jour- 
là,  Girardon  se  sentit  bien  heureux.  En  entendant  les  accla- 
mations et  les  applaudissements  du  peuple,  il  se  prit  à 
pleurer  en  souriant.  Ce  fut,  dit-il,  le  plus  beau  jour  de  sa 
vie;  l'amitié  du  grand  roi  lui  donna  moins  d'orgueil.  Ce 
médaillon  fut  placé  en  1090  dans  la  grande  salle  de  l'hôtel 
de  ville,  où  il  est  encore  maintenant. 

L'année  suivante  il  fit  fermer  d'une  grille  de  fer,  faite  à 
ses  frais  et  sur  ses  dessins,  le  devant  du  chœur  de  l'église 
de  Sainl-Remy,  où  il  avait  été  baptisé,  et  le  50  mars  1690 
il  vint  lui-même  placer  au-dessus  de  celte  grille  un  Christ 
en  bronze,  qui  est  regardé  comme  un  de  ses  plus  beaux 
ouvrages.  Ces  voyages  à  Troyes  et  ces  surprises  étaient 
les  distractions  du  grand  artiste.  Environ  dans  le  même 
temps,  il  exécuta  de  grands  travaux  au  maître-autel  de 
l'église  Saint-Jean  ;  et  là,  remarquons  encore  un  trait  ca- 
ractéristique de  cette  âme  pieuse  et  reconnaissante.  Il  avait 
fait  ses  premières  études  sur  les  dessins  de  François  Gen- 
til, il  ne  l'oublia  pas,  et  trouva  moyen  de  placer  dans  son 
œuvre  deux  statues  de  son  premier  maître.  C'était  une  fa- 
çon d'acquitler  sa  dette  et  d'associer  l'avenir  au  passé  ! 

Les  églises  n'étaient  passeulesà  jouir  de  sa  munificence. 
Il  avait  conçu,  avant  la  mort  de  Colbert,  un  projet  qu'il 
ne  put  réaliser.  Il  voulait  se  servir  de  la  proteclion  du  mi- 
nistre pour  faire  bâtir  devant  l'IIôlel-de-Ville  une  place  au 
noilieu  de  laquelle  il  aurait  mis  une  statue  équestre  de 
Louis  XIV.  En  1692,  il  eut  l'intention  d'orner  la  biblio- 
thèque publique  des  bustes  des  grands  hommes  de  Troyes. 
Il  avait  déjà  fait  ceux  de  Passerai  et  d'Urbain  IV,  mais  ses 
ouvrages  pour  le  roi  l'empêchèrent  d'achever  cette  entre- 
prise. Ses  amis  particuliers  recevaient  aussi  des  marques 
glorieuses  de  son  souvenir.  I!  avait  exécuté  pour  le  châ- 
teau de  Villacerf,  appartenant  aux  Colbert,  ses  premiers 
protecteurs,  des  bas-reliefs  et  des  bustes,  parmi  lesquels 
on  remarquait  ceux  de  Louis  XIV  et  de  la  reine  Marie- 
Thérèse  (maintenant  au  Musée  de  Troyes).  Ils  sont  en 
marbre  blanc, d'une  ravissante  délicatesse  et  d'une  incroya- 
ble perleclion  de  détails. 

Celle  passion  dominante  de  Girardon  pour  tout  ce  qui 
tenait  à  la  Champagne,  lui  fit  choisir  une  femme  parmi  ses 
compatriotes.  Il  épousa,  en  167.,  Catherine  Ducbemin . 


212 


LECTURES  DU  SOIR. 


célèbre  par  sa  beauté  et  par  la  vérité  avec  laquelle  elle  pei- 
gnait les  fleurs  et  les  fruits.  Ce  fut  là  une  touchante  et  sainte 
union  !  Ces  deux  âmes  d'artistes  se  fondirent  en  une  seule. 
Du  jour  où  elle  épousa  Girardon,  Catherine  Duchemin  se 
dit  que  c'était  assez  de  lui  pour  glorifier  la  maison  ;  et,  sa- 
crifiant ses  grands  talents  à  ses  devoirs,  elle  laissa  les  pin- 
ceaux, se  fit  épouse  économe,  mère  dévouée,  se  contentant 
d'admirer  son  mari,  de  lui  donner  parfois  des  conseils,  et 
ne  se  laissant  jamais  surprendre  par  un  regret,  par  un 
soupir  sur  cet  art,  auquel  elle  avait  irrévocablement  re- 
noncé. 

11  me  semble  voir  d'ici  ces  deux  figures  calmes  et  sou- 
riantes dans  l'atelier  du  sculpteur.  On  cause  de  la  chère 
province,  des  vendanges  qu'on  ira  y  faire  au  mois  de  sep- 
tembre et  que  Girardon  ne  manque  jamais  d'aller  surveil- 
ler. On  emmènera  La  Fontaine  pour  rire  un  peu  ;  M.  Simon, 
l'intendant  de  M.  de  La  Feuillade,  a  promis  que  le  P.  Bou- 
hours  et  Fontenelle  y  seraient  ;  on  fera  de  ravissantes  pro- 
menades à  Rosière,  qui  rappellera  un  peu  Versailles, 
comme  un  bosquet  rappelle  une  forêt  ;  on  ira  revoir  tous 
les  vieux  amis  ;  les  amis  de  chair  et  d'os  qui  peuvent  mou- 
rir, et  les  amis  de  pierre  et  de  marbre,  que  la  mort  a  plus 
de  peine  à  emporter.  Girardon  accomplira,  comme  tous  les 
ans,  son  pèlerinage  aux  fresques  de  Sainte-Jules,  qu'il 
cherche  à  défendre  contre  les  douces  railleries  de  sa  femme; 
et  l'entretien  se  prolonge  longtemps  ainsi,  et  les  larmes 
viennent  aux  yeux  des  deux  époux,  qui  se  quittent  à  grand'- 
peine,  l'un  pour  aller  où  l'appellent  les  devoirs  de  chance- 
lier de  l'Académie  et  d'inspecteur-général  des  ouvrages  de 
sculpture  ;  et  l'autre,  qui  a  été  autrefois  aussi  de  l'Académie, 
pour  porter,  heureuse  mère,  heureuse  épouse,  le  surplus 
de  ses  caresses  à  ses  enfants.  Sur  le  seuil  de  l'atelier  ou  sa 
retourne,  on  jette  un  long  regard  à  tous  les  hôtes  qui  sont 
là ,  attendant  le  dernier  coup  de  ciseau  qui  doit  les  déta- 
cher du  tronc  et  leur  donner  la  vie,  et  on  ne  peut,  en  se 
séparant,  s'empêcher  d'adresser  un  salut  respectueux  à 
Louis  XIV,  à  cheval,  dépassant  de  la  moitié  de  son  corps 
tout  un  peuple  de  dieux  et  de  déesses  qui  forment  sa  cour. 
Oui,  ces  deux  êtres  privilégiés,  ces  deux  cœurs  d'élite,  ont 
dû  avoir  ensemble  de  saintes  et  ravissantes  causeries, 
commençant  par  l'art  et  finissant  par  la  famille,  deux  re- 
ligions pour  ces  deux  anges! 

Girardon  survécut  à  sa  femme,  morte  en  1698.  Il  la 
pleura  chrétiennement,  et,  après  l'avoir  cousue  dans  son 
linceul,  il  se  recueillit  gravement,  comme  Tintoret  devant 
sa  fille  morte,  songeant  à  lui  donner  un  cercueil  de  marbre 
qui  fût  digne  de  sa  gloire  et  de  son  amour  pour  elle. 

Comme  notre  sculpteur  se  faisait  vieux  alors,  et  que  sa 
main  tremblait,  il  a  confié  l'exécution  de  sa  tâche  sacrée  à 
deux  de  ses  élèves,  Nourrisson  et  Le  Lorrain  ;  mais  c'est 
lui-même  qui  a  fait  le  dessin  ;  c'est  lui  qui  a  présidé  au  tra- 
vail; c'est  lui  qui  d'avance,  et  avec  ses  larmes,  amollissait 
pour  le  ciseau  le  sarcophage  où  reposait  l'autre  moitié  de 
lui-même!  Ce  tombeau,  élevé  dans  l'église  de  Sanit-Lan- 
dry,  représentait  Jésus-Christ  descendu  de  la  croix  et  la 
Sainte  Vierge  offrant  son  fils  au  Père  Éternel.  Touchante 
image,  qui  allait  bien  au  tombeau  de  la  femme  chrétienne  ! 

Il  semble  que  Girardon ,  comme  La  Fontaine ,  son  can- 
dide ami,  cl  comme  tous  les  profanes  honnêtes  de  ce  temps- 
là,  demandait  pardon  à  Dieu,  dans  ses  derniers  ouvrages, 
d'avoir  si  longtemps  consacré  son  ciseau  aux  dieux  païens. 
H  n'avait  pas  assez  fait  de  Christs  pour  toutes  les  Vénus  et 
fioUT  fous  les  Amours  qu'il  avait  fait  sourire  et  s'embrasser 
dans  les  bosquels  de  Versailles!  L'approche  de  ces  bords 
glacés  et  sinistres,  où  chacun  vient  aborder  à  son  tour,  étei- 
gnait en  lui  cette  chaude  inspiration  qui  s'était  répandue 


si  longtemps  sur  les  pas  de  Le  Nôtre.  A  la  fin  de  sa  vie, 
on  le  voit  préoccupé  de  travaux  d'église;  sainte  expiation 
de  la  faute  innocente  d'avoir  donné  des  chefs-d'œuvre  à  la 
France  ! 

11  vécut  encore  dix  ans  après  sa  femme ,  toujours  le 
même,  plus  triste  seulement,  mais  toujours  affable,  toujours 
simple,  malgré  l'immense  renommée  dont  il  jouissait;  et 
quand  il  sentit  qu'il  avait  fini  son  magnifique  pèlerinage; 
quand  le  patriarche  qui  avait  vu  naître  et  mourir  tous  les 
sculpteurs  du  dix-septième  siècle  comprit  qu'il  n'avait  plus 
qu'à  refermer  sur  lui  la  porte,  il  rassembla  ses  dernières 
forces  pour  accomplir  un  dernier  voyage  à  Troyes  ;  et  là, 
comme  ses  jambes  ne  pouvaient  plus  le  soutenir,  il  se  fit 
porter  dans  un  fauteuil  en  face  du  portail  de  l'église  de 
Saint-Nicolas,  et  se  mit  à  le  contempler  tout  à  son  aise. 
C'était  son  adieu  à  l'art  et  à  sou  berceau,  c'était  son  salut  à 
la  tombe.  11  revint  ensuite  auprès  de  son  roi  bien-aimé,  qui 
semblait  l'avoir  attendu,  et,  la  même  année,  le  même  mois, 
le  même  jour,  peut-être  à  la  même  heure,  le  1"  septem- 
bre 1715,  ces  deux  augustes  vieillards ,  ces  deux  fronts 
couronnés,  le  roi  Louis  XIV  et  le  sculpteur  Girardon ,  par- 
tirent ensemble,  appuyés  l'un  sur  l'autre,  pour  aller  se  faire 
juger  par  l'autre  roi  du  ciel,  qui  avait  donné  à  chacun  sa 
mission  et  son  génie! 

Si  maintenant  nous  examinons  les  nombreux  ouvrages 
que  Girardon  a  laissés,  l'influence  incontestable  qu'il  a 
exercée  sur  son  époque  par  sa  renommée  et  par  la  charge 
d'inspecteur-général  des  travaux  de  sculpture,  dont  il  fut 
revêtu  à  la  mort  de  Lebrun;  la  paix  profonde  dont  il  a 
joui ,  le  silence  admirable  qui  régna  au  dedans  et  au  dehors 
de  sa  demeure;  si  nous  considérons  que  soixante  années 
de  cette  glorieuse  vie  furent  employées  sans  relâche  à  fa- 
çonner le  marbre,  à  consacrer  les  fontaines  des  jardins 
royaux ,  à  mettre  toujours  son  nom  à  côté  de  celui  de 
Louis  XIV,  qui  a  mis  le  sien  partout,  on  conviendra  que 
jamais  existence  ne  fut  plus  digne  d'envie  ! 

Aussi  voyez  comme  les  contemporains  l'admirent!  Tous 
les  sculpteurs,  ses  rivaux,  se  proclament  ses  élèves,  et 
abaissent  respectueusement  devant  lui  leur  ciseau,  ne  re- 
connaissant d'autres  ordres  que  les  siens,  d'autre  inspira- 
tion que  la  sienne.  Tous,  excepté  Pujet,  trop  d'un  seul 
bloc  pour  obéir  à  quelqu'un ,  tous  défilent  silencieusement 
devant  lui:  Auguier,  Coysevox,  Renaudin,  Coustou,  sont 
ses  courtisans,  et,  soit  par  déférence,  soit  par  conviction, 
s'emparent  de  sa  manière,  multiplient  ses  formes,  et  n'ont 
pas  d'autre  originalité. 

Le  tombeau  de  Richelieu,  qu'on  voit  encore  à  la  Sor- 
bonne,  passe  généralement  pour  son  chef-d'œuvre.  Quel- 
ques-uns ont  prétendu  qu'il  avait  exécuté  ce  mausolée  sur 
les  dessins  de  Lebrun  ;  mais  cette  opinion  est  sans  fonde- 
ment; et  s'il  était  vrai  que  Lebrun  y  fût  pour  quelque 
chose,  Girardon  était  trop  loyal  pour  mettre  au  bas  du  mo- 
nument l'inscription  FGT  invenit  et  fecit ,  et  Lebrun 
trop  jaloux  pour  la  souffrir.  Il  avait  fait  fondre  en  bronze 
et  d'un  seul  jet  une  statue  équestre  de  Louis  XIV,  qui  dé- 
corait la  place  des  Victoires.  Cette  statue  fut  détruite  en 
1792,  avec  tant  d'autres  choses,  hélas  !  qui  n'étaient  pas  de 
bronze  et  qu'on  croyait  plus  solides  encore. 

L'Enlèvement  de  Proserpine,  la  Fontaine  de  Saturne, 
la  figure  de  l'/Iiier,  des  bustes  nombreux  de  Louis  XIV, 
celui  de  Boileau ,  un  médaillon  représentant  le  grand 
Condé,  et  auquel  il  ne  manquait,  disait  le  neveu  du  héros, 
qu'un  peu  de  tabac  au  bout  du  nez  pour  que  la  ressem- 
blance fût  parfaite;  tels  sont  les  morceaux  de  lui  qui  mé- 
ritent surtout  l'admiration  de  tous  et  l'examen  approfondi 
des  adeptes.  Noijs  ne  donnerons  point  ici  la  description  de 


MUSEE  DES  FAIMILLES 


213 


ces  ouvraf^es ,  qu'on  peut  trouver  indiqués  dans  tous  les 
catalogues,  et  que  chacun  peut  visiter  à  Versailles  et  dans 
les  musées  ;  mais  nous  résumerons  ce  travail  sur  Girardoa 
par  l'exposé  de  l'opinion  que  nous  nous  sommes  formée 
de  sa  manière  et  de  l'école  dont  il  est  le  chef. 

Comme  nous  l'avons  dit  dans  le  cours  de  ce  récit,  l'an- 
tiquité sévère  ne  devait  pas  éveiller  les  sympathies  du  doux 
sculpteur  troyen  ;  et  d'ailleurs,  les  besoins  de  son  temps 
dispensaient  de  la  copier.  Girardon  vint  à  une  époque  de 
luxe  et  de  galanterie  où  l'amour  passait  des  mœurs  dans 
les  arts.  Pour  égayer  les  feuillages  animés  déjà  des  poéti- 
ques visions  de  M'"=  de  La  Vallière  et  de  tant  d'autres,  ce 
que  demandait  Louis  XIV,  ce  n'étaient  pas  ces  figures 
graves  et  froides,  au  nez  grec,  aux  bras  glissant  le  long 
du  corps,  aux  altitudes  compassées  ;  ce  qu'il  fallait,  c'était, 
dans  le  marbre ,  cette  coquetterie  que  l'on  applaudissait 
dans  le  monde  ;  c'étaient  ces  bras  arrondis,  ces  gestes  gra- 
cieux, ce  voluptueux,  eu  un  mot,  qui  détend  l'àme  et  fait 
doucement  soupirer. 

Il  y  a  deux  façons  d'atteindre  à  l'idéal  :  par  l'énergie 
et  par  l'amour.  Pujet  était  dans  la  sculpture  à  peu  près  ce 
que  Corneille  était  dans  l'art  dramatique.  Ses  conceptions 
avaient  celte  beauté  mâle  qui  étonne  ;  il  taillait  des  héros 
qu'on  admirait,  mais  auxquels  la  sympathie  n'était  pas  tou- 
jours fidèle.  Ils  étaient  trop  en  dehors  de  nos  proportions. 
Comme  Corneille ,  Pujet  devait  son  triomphe  à  ses  har- 
diesses ;  comme  Corneille,  il  était  plus  grand  que  vrai,  plus 
surhumain  que  tendre.  Girardon,  au  contraire,  comme 
Racine,  avait  cette  beauté  qui  trouble  Tàme,  beauté  hu- 
maine ,  et  cependant  divinement  harmonieuse ,  moins 
grande  que  l'autre  et  plus  vraie.  Tous  les  deux  arri- 
vaient au  génie,  l'un  par  l'élan  de  la  pensée,  l'autre  par 
sa  flamme.  Corneille  drape  ses  amants,  Racine  les  fait 
pleurer;  Pujet  déride  rarement  ses  figures,  Girardon  les 
laisse  rareinent  calmes.  Corneille  et  Pujet  sont  Romains  en 
France;  Racine  et  Girardon  sont  Français  à  Rome.  Les  deux 
premiers  imposent  l'admiration  ;  les  deux  derniers  la  lais- 
sent doucement  venir  à  la  suite  de  l'émotion.  Les  deux 
premiers  sont  des  Titans  qui  veulent  faire  de  leurs  enfants 
des  dieux  ;  les  deux  derniers  sont  des  Prométhées  qui  met- 
tent dans  leurs  œuvres  le  feu  du  ciel.  Girardon,  en  un  mot, 
n'eut  pas  cette  réflexion ,  cette  exactitude  de  la  pose  qui 
distingue  la  statuaire  antique  ;  mais  il  eut  à  un  degré  su- 
blime l'instinct  des  sensibilités  de  la  chair.  Quand  on  frôle 
les  moelleux  contours  de  ses  statues,  on  croit  les  sentir 
tressaillir,  et  on  tressaille  soi-même. 

Qu'il  nous  soit  permis  de  dire  ici  toute  notre  pensée. 


Pujet  et  Corneille  ont  travaillé  surtout  pour  les  philoso- 
phes ;  Racine  et  Girardon  surtout  pour  les  amoureux  ;  et 
comme,  en  somme,  il  y  a  au  monde  plus  d'amoureux  que  de 
philosophes,  nous  croyons  que  le  magnifique  à-propos  des 


Portrait  de  François  Girardon. 

derniers  compense  la  majestueuse  profondeur  des  pre- 
miers, et  que  ces  quatre  génies  brillent  au  ciel  de  l'art  d'un 
éclat  fraternel .' 

Louis  ULBACH. 


SCENES  DE  LA   VIE   MILITAIRE. 


QUELQUES  AFFAIRES  D'HONNEUR', 


Napoléon  n'aimait  pas  les  duels;  aussi  les  empêchait-il 
autant  qu'il  était  en  lui.  Il  avait  un  trop  grand  besoin  de 
ses  officiers  pour  vider  ses  querelles  avec  l'Europe ,  bien 

(0  La  reproductioa  de  cet  article  est  [ormellemeot  interdite. 


autrement  importantes  que  les  querelles  particulières  de 
quelques  amours-propres  froissés.  Cependant  il  ne  fit  ja- 
mais revivre  les  anciennes  lois  contre  les  duellistes  et  n'en 
institua  pas  de  nouvelles. 


m 


LECTURES  DU  SOIR. 


Lorsqu'il  apprenait  qu'une  affaire,  comme  on  avait  alors 
coutume  d'appeler  ces  sortes  de  diiïérends,  avait  eu  lieu  dans 
son  armée,  il  en  témoignait  tout  baut  son  raécontenlement. 


1. 


Ainsi,  le  lendemain  de  ce  fameux  duel  entre  Junot,  qui 
n'était  encore  que  son  premier  aide  de  camp,  et  le  général 
Lannes  (ce  dernier  n'avait  pas  non  plus  reçu  le  bâton  brodé 
d'abeilles,  puisque  c'était  pendant  la  campagne  d'Egypte), 
et  lors(]ue  Desgeneltes  vint  raconter  au  général  en  chef 
Bonaparte  les  détails  de  ce  condiat,  en  lui  apprenant  que 
Junot,  avant  de  recevo»-  cet  effroyable  coup  de  sabre  qui 
mit  ses  jours  en  danger,  avait  failli  ouvrir  le  crâne  à  son 
antagoniste.  Napoléon  devint  furieux: 

—  Eh  quoi  !  s'écria-t-il  avec  indignation,  ils  vont  s'égorger 
entre  eux!...  Us  ont  été  là,  au  milieu  des  roseaux  du  Nil , 
le  disputer  en  férocité  aux  crocodiles  et  leur  abandonner 
le  cadavre  de  celui  des  deux  que  la  mort  aurait  frappé!... 
N'ont-ils  pas  assez  des  Arabes,  des  Mamelouks,  de  la  faim, 
de  la  soif  et  de  la  peste  ! ...  Us  mériteraient  que  je  les  fisse 
venir  devant  moi,  et  que...  Mais  non,  ajouta-l-il  après  un 
silence,  je  ne  veux  pas  les  voir!...  Je  veux  même  qu'on  ne 
me  parle  plus  d'eux! 

Ces  paroles  de  blâme,  dans  la  bouche  de  Napoléon,  fu- 
rent plus  puissantes  et  plus  efficaces  contre  les  duels  ijue 
ne  l'eussent  été  les  plus  sévères  punitions. 


n. 


Peu  de  temps  après  la  création  de  l'Empire,  eut  lieu  une 
rencoiilre  qui  fil  beaucoup  de  bruit  par  la  qualité  des  cham- 
pions. 

L'Empereur  venait  d'autoriser  la  formation  d'un  régi- 
ment composé  d'étrangers  qu'il  voulait  admettre  au  ser- 
vice de  France  (le  régiment  d'Aremberg).  Malgré  la  déno- 
mination de  ce  corps,  la  plupart  des  officiers  qui  y  furent 
admis  étaient  Français.  C'était  comme  une  porte  ouverte  à 
quelques  jeunes  gens  riches  et  distingués  qui,  en  achetant 
une  compagnie,  avec  l'autorisation  du  ministre  de  la  guerre, 
pouvaient  ainsi  franchir  les  premiers  grades  et  arriver  plus 
vite. 

Parmi  les  officiers  de  ce  nouveau  régiment  se  trouvaient 
M.  Charles  de  Sainte-Croix,  qui  avait  abandonné  la  car- 
rière diplomatique  pour  prendre  celle  des  armes,  et  M.  de 
Marioles,  jeune  homme  charmant,  assez  proche  parent  de 
l'impératrice  Joséphine.  Il  parait  que  le  grade  de  capitaine 
leur  ayant  été  promis  à  tous  les  deux,  bien  qu'il  n'y  eût 
qu'un  seul  brevet  à  donner,  et  ni  l'un  ni  l'autre  ne  voulant 
abandonner  ses  prétentions,  ces  jeunes  gens,  disons-nous, 
résolurent  de  se  disputer  ce  brevet  les  armes  à  la  main, 
et  M.  de  Marioles  succomba.  Sa  mort  fut  pendant  huit 
jours  le  sujet  de  toutes  les  conversations  du  faubourg  Saint- 
Germain. 

La  famille  de  M.  de  Marioles  se  réunit  pour  porter  plainte 
à  l'Empereur,  qui,  déjà  courroucé  contre  M.  de  Sainte- 
Croix,  parlait  de  le  faire  enfermer  à  Vincennes,  en  atten- 
dant qu'une  commission  nommée  ad  hoc  instruisit  son 
procès  ;  mais  ce  dernier  s'étaut  prudemment  caché  pendant 
le  premier  éclat  de  celte  aventure,  les  limiers  de  la  police 
impériale,  malgré  leur  adresse,  ne  purent  le  découvrir, 
car  Fouché,  qui  venait  de  rentrer  au  ministère  de  la  po- 
lice, le  protégeait  d'une  manière  toute  spéciale,  à  cause 
des  liens  d'amitié  qui  l'unissaient  à  la  mère  du  jeune 
homme.  M"»  de  Sainte-Croix.  Cette  fois,  tout  se  borna  donc 
à  des  menaces  de  la  part  de  Napoléon  ;  Fouché  Im  ayant 


fait  observer  que,  s'il  exerçait  un  tel  acte  de  rigueur,  inu- 
sité jusqu'alors,  les  maheillants  ne  manqueraient  pas  de 
dire  qu'il  accomplissait  moins  un  acte  de  justice  qu'un 
acte  de  vengeance  personnelle,  la  famille  de  la  victime 
ayant  l'honneur  de  lui  être  alliée.  L'affaire  en  resta  là,  et 
même  par  la  suite  Napoléon  témoigna  beaucoup  d'amitié 
au  jeune  Sainte-Croix,  qui  obtint  dans  l'armée,  par  sa  va- 
leur et  ses  talents  militaires,  un  avancement  aussi  brillant 
que  rapide. 

Entré  au  service  en  1804,  à  peine  âgé  de  vingt-deux  ans, 
U  en  avait  tout  au  plus  vingt-huit  lorsqu'il  fut  tué  en  Por- 
tugal, étant  déjà  parvenu  au  grade  de  général  de  brigade. 
M.  de  Sainte-Croix  était  petit  de  taille,  d'une  charmante 
figure  et  d'une  complexion  délicate;  à  son  air  de  candeur, 
on  l'eût  pris  pour  une  jeune  fille  plutôt  que  pour  un  intré- 
pide soldat.  Les  traits  de  son  visage  étaient  si  fins  et  si 
réguliers,  ses  joues  si  rosées,  ses  cheveux  d'un  blond  si 
soyeux  et  si  naturellement  bouclés,  et  enfin  ses  manières 
étaient  si  modestes  et  son  langage  si  doux,  que  Napoléon, 
lorsqu'il  était  de  bonne  humeur,  ne  désignait  jamais  autre- 
ment ce  brave  officier-général  qu'en  l'appelant  mademoi- 
seile  de  Sainte-Croix. 


m. 


Une  autre  fois  il  advint  que  l'Empereur  joua  le  rôle  de 
conciliateur  entre  deux  sous-officiers  qui,  s'élant  épris  de 
la  même  beauté,  allaient,  comme  jadis  les  preux,  se  la  dis- 
puter en  champ  clos. 

Noire  armée  occupait  Vienne  :  c'était  peu  de  temps  après 
la  bataille  de  Wagram,  un  sergent  et  un  fourrier,  apparte- 
nant tous  deux  à  un  régiment  de  ligne,  avaient  fait  choix 
d'une  prairie  coupée  de  bosquets  de  bois  avoisinant  Schœn- 
bruon,  où  résidait  alors  l'Empereur.  Les  deux  adversaires 
avaient  déjà  mis  le  sabre  à  la  main  et  commençaient  à  fer- 
railler chaudement,  quand  Napoléon,  qui  se  promenait  à 
pied,  accompagné  seulement  de  l'aide  de  camp  de  service, 
vint  à  passer  devant  eux.  Qu'on  juge  de  l'effroi  des  témoins 
et  des  deux  champions  à  la  vue  de  l'Empereur!...  Les 
armes  leur  tombent  des  mams. 

Napoléon  s'arrête  et  s'iuforme  du  sujet  de  la  querelle. 
Or,  le  hasard  voulut  que  les  deux  rivaux  fussent  connus 
de  l'aide  de  camp  de  l'Empereur,  qui  lui  apprit  que  tous 
deux  étaient  d'anciens  soldats  de  l'armée  d'Italie,  et  même 
qu'ils  avaient  été  proposés  depuis  peu  par  leur  colonel 
pour  avoir  la  croix.  Napoléon  leur  ordonna,  sous  peine  de 
se  voir  retirer  leurs  galons,  de  s'embrasser  sur-le-champ; 
puis  il  leur  dil  : 

—  Mes  enfants,  la  femme  est  capricieuse  comme  la  for- 
tune; el  puisque  vous  étiez  avec  moi  en  Italie,  il  est  inu- 
tile de  faire  de  nouvelles  preuves  :  je  vous  connais.  Retour- 
nez à  votre  cantonnement  ;  soyez  amis,  el  ne  vous  battez 
jamais  que  contre  les  ennemis  de  la  France,  ou,  sinon, 
c'est  à  moi  que  vous  aurez  affaire  ! 

Le  lendemain,  les  deux  sous-officiers  recevaient  en 
même  temps  leur  brevet  de  chevalier  de  la  Légion-d'Hon- 
neur. 

rv. 

Mais  un  duel  qui  trouva  l'Empereur  bien  moins  indul- 
gent, fut  celui  qui  eut  lieu  à  Hurgos,  entre  le  général  Fran- 
cheschi,  aide  de  camp  du  nouveau  roi  d'Espagne  Joseph 
Bonaparte,  el  Filangieri,  colonel  de  sa  garde,  tous  deux 
écuyers  ordinaires  du  frère  de  l'Empereur.  Le  sujet  de  la 
querelle  fut  à  peu  près  le  même  que  celui  qui  avait  existé 
entre  MM.  de  Marioles  el  de  Sainte-Croix ,  puisqu'ils  se 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


Ï15 


disputaient  la  place  de  prand-écuyer  de  Joseph ,  chacun 
d'eux  prétendant  que  celle  dignilé  lui  avait  été  promise  par 
le  roi  lui-même,  ce  qui  n'était  malheureusement  que  trop 
vrai. 

Or,  il  n'y  avait  pas  un  quart  d'heure  que  Napoléon  avait 
pris  possession  du  palais  de  Burgos,  lorqu'on  vint  lui  don- 
ner les  détails  de  celte  affaire,  qui  s'était  passée  dans  le 
parc  même,  une  heure  avant  son  arrivée. 

Pour  que  la  hiérarchie  militaire  ne  souffrit  pas  de  leur 
rencontre,  les  deux  adversaires  s'étaient  battus  en  costume 
d'écuyer.  Le  général  Francheschi  avait  été  tué.  L'esprit  de 
Napoléon  fut  vivement  frappé  de  ce  qii'une  mauvaise  nou- 
velle était  la  première  qu'il  reçût  en  entrant  dans  ce  pa- 
lais. Avec  ses  instincts  de  superstition  et  sa  croyance  à  la 
fatalité,  cet  événement  pouvait  exercer  sur  son  imagina- 
tion une  certaine  influence.  L'ordre  de  lui  amener  le  colonel 
Filangieri  fut  aussitôt  donné. 

—  Un  duel,  monsieur  !  toujours  des  duels  !  s'écria  l'Em- 
pereur d'un  ton  si  courroucé,  dès  qu'il  aperçut  le  colonel, 
que  tous  ceux  qui  étaient  présents  ne  purent  s'empêcher 
de  trembler  pour  lui;  vous  savez  que  je  n'en  veux  pasi... 
vous  savez  que  je  les  abhorre!...  Je  dois  punir!... 

—  Sire,  que  Votre  Majesté  me  lasse  juger  si  elle  le  veut; 
mais  au  moins  qu'elle  daigne  m'écouter...  Je... 

—  Je  neveux  rien  savoir!...  interrompit  brusquement 
Napoléon  ;  et  que  pourriez-vous  me  dire ,  tète  de  Vésuve 
que  vous  êtes?...  Je  vous  ai  déjà  pardonné  votre  affaire 
avec  Saint-Simon  ;  mais  celle  fois  il  n'en  sera  pas  de  même. 
Eh  quoi  1  monsieur,  au  moment  d'entrer  en  campagne, 
quand  tout  le  monde  devrait  être  uni ,  vous  vous  battez? 
et  avec  qui  encore?  avec  un  officier  au-dessus  de  vous  par 
son  grade?...  Cela  est  d'un  exemple  déplorable;  je  dois 
punir,  vous  dis-je,  et  vous  serez  puni. 

Ici  Napoléon  garda  un  moment  le  silence  comme  pour 
entendre  la  justification  du  colonel  ;  mais  voyant  que  celui- 
ci  restait  les  yeux  baissés  et  ne  proférait  pas  une  parole, 
tant  il  était  anéanti,  il  reprit  d'un  ton  moins  courroucé: 

—  Oui,  vous  avez  une  tête  de  Vésuve  !  Quelle  belle  équi- 
pée, n'est-ce  pas?  J'arrive,  et  la  première  chose  que  je 
trouve  dans  mon  palais,  c'est  du  sang! 

Et  après  une  nouvelle  pause  et  d'un  ton  presque  pa- 
ternel : 

—  Voyez,  monsieur,  ce  que  vous  avez  fait  :  mon  frère  a 
besoin  de  ses  braves  officiers,  et  voilà  que  vous  lui  en  enle- 
vez deux  du  même  coup,  Francheschi,  que  vous  avez  tué, 
et  vous  ;  car  vous  sentez  que  vous  ne  pouvez  plus  rester  à 
son  service. 

Ici  Napoléon  se  tut  encore  quelques  secondes,  pendant 
lesquelles  il  sembla  réfléchir,  puis  enfin  il  ajouta  avec  un 
geste  d'impatience  : 

—  Allons!  retirez-vous,  partez!  Rendez-vous  prison- 
nier à  la  citadelle  de  Turin  ;  vous  y  attendrez  mes  ordres. 
Ou  bien  faites-vous  réclamer  par  Murât;  il  a  aussi  du  Vé- 
suve dans  la  tète,  lui!...  Le  roi  de  Na()les  ne  peut  man- 
quer de  vous  bien  accueillir  ;  il  sait  ce  que  c'est  que  ces 
sortes  d'affaires!...  Allons!  monsieur,  partez  tout  de  suite, 
vous  dis-je,  et  que  je  n'entende  jamais  parler  de  vous. 

Le  colonel  Filangieri  quilta  Burgos  le  jour  même. 
Cet  événement  causa  un  vif  chagrin  à  Napoléon,  car  le 
soir  il  répéta  à  plusieurs  reprises  : 

—  Des  duels  1...  des  duels  en  campagne!...  c'est  une  in- 
■dignilé!...  Ce  n'est  pas  du  courage,  c'est  de  la  fureur  de 
cannibale!... 

Si  Napoléon  s'était  un  peu  radouci  en  cette  occasion , 
c'est  qu'il  aimait  beaucoup  Filangieri  à  cause  de  son  père, 
qu'il  estimait  d'une  façon  toute  particulière.  Et  puis,  ayant 


fait  élever  ce  jeune  homme  à  ses  frais  au  Prytanée  français 
(aujourd'hui  collège  Louis-le-Grand),  il  le  considérait 
comme  un  de  ses  enfants  d'adoption,  d'autant  plus  qu'il 
était  filleul  de  sa  sœur,  M"«  Mural  .-enfin,  il  avait  appris 
que  cet  officier  avait  refusé  le  grade  de  colonel  d'un  régi- 
ment au  service  de  Naples,  alors  qu'il  n'était  encore  (|ue 
simple  lieutenant  dans  la  garde  des  consuls,  et  que  son 
protégé  n'avait  consenti  à  redevenir  Napolitain  que  lors- 
qu'un frère  de  l'Empereur  avait  été  appelé  à  régner  sur  des 
Italiens.  \ 


Ce  qui  nous  reste  à  dire  maintenant  au  sujet  des  affaires 
d'honneur  ressemble  un  peu  à  la  petite  pièce  que  l'on  re- 
présente après  une  tragédie: 

Quelques  propos  légers  avaient  été  tenus  par  un 'capi- 
taine des  grenadiers  de  la  garde  sur  le  compte  de  la  sœur 
d'un  de  ses  camarades,  comme  lui  capitaine  dans  le  même 
régiment.  Ce  dernier  avait  voulu  qu'il  adressât,  en  pré- 
sence de  sa  famille  assemblée,  des  excuses  à  sa  sœur  ;  l'au- 
tre s'y  étant  refusé,  prétendant  qu'il  n'y  avait  eu  de  sa  part 
aucune  offense,  on  résolut  de  se  battre. 

On  se  rendit  au  bois  de  Boulogne;  car  la  mode  voulait  à 
cette  époque  que  ce  fût  dans  ce  lieu  que  ces  sortes  d'affai- 
res se  vidassent.  Les  témoins,  qui  étaient  également  des 
camarades  officiers  dans  la  garde ,  essayèrent  encore  une 
fois  le  rôle  de  pacificateurs;  mais  les  deux  champions  ne 
voulurent  rien  entendre  ;  les  eflorts  des  témoins  semblaient 
au  contraire  les  irriter  davantage.  Les  épées  étaient  donc 
tirées,  lorsqu'un  ouvrier,  que  jusqu'alors  personne  n'avait 
aperçu ,  s'avança,  et,  s'adressant  aux  combattants,  leur  dit 
d'un  ton  piteux: 

—  Hélas  !  mes  chers  officiers,  je  suis  un  pauvre  menui- 
sier sans  ouvrage  et  père  de  famille. 

—  Eh  !  mon  brave  homme,  retirez-vous,  s'écrie  l'un  des 
témoins  ;  nous  n'avons  pas  le  temps  de  vous  faire  l'aumône  : 
vous  voyez  bien  qu'on  vase  couper  la  gorge! 

—  C'est  pour  cela,  mes  braves  officiers,  que  je  viens  vous 
demander  la  préférence. 

—  Quelle  préférence? 

—  Celle  de  faire  les  cercueils  de  ces  deux  braves  offi- 
ciers ;  je  suis  un  pauvre  menuisier,  père  de  famille,  sans 
ouvrage... 

A  ces  mots,  les  deux  capitaines  se  regardèrent,  immo- 
biles et  indécis  ;  un  éclat  de  rire  leur  échappa  à  tous  deux 
en  même  temps,  puis  ils  se  tendirent  la  main  et  s'embras- 
sèrent amicalement.  Chacun  des  assistants  avant  ensuite 
donné  une  pièce  de  cinq  francs  au  pauvre  menuisier,  père 
de  famille,  sans  ouvrage,  on  alla  terminer  le  différend,  la 
fourchette  à  la  main,  chez  Gillef,  restaurateur  à  la  porte 
Maillot,  l'un  des  plus  grands  pacificateurs  des  temps  mo- 
dernes. 

Celte  affaire  n'ayant  fait  couler  que  le  Champagne,  Na- 
poléon n'en  sut  rien  ;  mais,  à  quelques  jours  de  là,  un  offi- 
cier supérieur  des  dragons  de  l'impératrice,  bien  que 
n'ayant  pas  la  réputation  d'être  excessivement  brave,  n'en 
eut  pas  moins  un  duel  très-sérieux  avec  un  de  ses  cama- 
rades, qui  le  blessa  dangereusement  d'un  coup  de  pistolet. 

Le  grand-maréchal  en  apprend  la  nouvelle  à  l'Empereur  : 

—  Sire,  lui  dit-il,  ce  pauvre  **■*  a  bien  décidément  une 
balle  dans  le  ventre. 

—  Lui  !  une  balle  dans  le  ventre!...  répliqua  Napoléon; 
allons  donc,  c'est  impossible!...  A  moins  cependant  qu'il  ne 
l'ait  avalée,  ajouta-t-il  avec  un  demi-sourire. 

ÉinLE  M.4RC0  DE  SAINT-HILAIRE. 


S16 


LECTURES  DU  SOIK. 


CHRO-MQUE  DU  PONT-NEUF 


(1) 


XI.  —  Tabarin. 

Nous  voici  en  présence  d'une  des  plus  grandes  célébrités 
de  l'époque.  Ce  théâtre,  que  vous  voyez  construit  en  plein 
vent  et  adossé  contre  une  des  maisons  qui  forment  l'entrée 
de  la  place  Dauphine,  est  le  théâtre  de  Tabarin.  Ces  quel- 
ques planches  grossièrement  ajustées,  et  surmontées  d'un 
large  paravent,  ont  le  merveilleux  privilège  d'attirer  une 
foule  de  spectateurs;  et  quels  spectateurs!  gens  de  tous 
états  et  de  toutes  conditions,  depuis  l'homme  de  cour  jus- 
qu'au plus  infime  prolétaire- 
Là,  chaque  jour,  entre  quatre  et  six  heures  du  soir,  on 
accourt  de  tous  les  quartiers  de  la  ville,  on  accourt,  on 
se  presse  pour  acheter  les  drogues  inoffeasives  du  docteur 
Monder,  et  écouter  les  excellentes  rencontres  du  farceur 
Tabarin. 

Inutile  dulci,  pourrait-on  écrire  au  fronton  du  petit  théâ- 
tre. Par  malheur  le  théâtre  n'a  pas  de  fronton,  et  les  seules 
inscriptions  qu'on  y  lise,  sont  deux  quatrains  tracés  sur 
deux  pancartes  d'égale  dimension,  accrochées  à  chaque 
bout  de  la  scène.  En  les  lisant,  vous  reconnaîtrez  sans  peine 
que  les  auteurs  ont  la  prétention  non-seulement  de  divertir, 
mais  aussi  de  moraliser  leur  auditoire.  J'ai  bien  peur  qu'ils 
n'aient  jamais  accompli  que  la  première  moitié  de  leur 
tâche.  Voici  les  deux  quatrains: 

Le  monde  nesi  que  tromperie 
Ou  du  moins  cbarlalanerie; 
Nous  agitons  notre  cerveau 
Comme  Tabarin  son  chapeau. 

Chacun  joue  son  personnage; 
Tel  se  pense  plus  que  lui  sage 
Qui  est  plus  que  lui  charlatan. 
Messieurs,  Dieu  vous  donne  bon  an  : 

Probablement  parmi  les  drogues  qu'ils  vendaient,  nos 
bateleurs  ne  se  piquaient  pas  de  débiter  de  la  bonne  poésie; 
mais,  comme  on  voit  aussi,  ils  en  usaient  assez  cavalière- 
ment avec  leur  public,  qui,  loin  de  leur  garder  rancune, 
riait  aux  éclats  et  applaudissait  avec  frénésie.  Ce  n'est  que 
de  loin  en  loin,  par  écrit,  et  sous  le  voile  de  l'anonyme, 
que  quelques  esprits  chagrins  essayaient  de  protester  con- 
tre l'entraînement  de  la  multitude.  La  multitude  ne  lisait 
point  les  pamphlets,  et  la  vogue  de  Tabarin  ne  faisait  que 
s'en  accroître. 

duel  était  donc  cet  homme  qui  occupait  ainsi  l'attention 
de  ses  contemporains,  et  qui,  sans  le  vouloir,  sans  le  savoir 
peut-être,  était  devenu  l'objet  de  l'empressement  général 
et  le  sujet  de  tous  les  entretiens?  Cet  homme,  tour  à  tour 
baladin,  orateur,  bouffon  et  poète,  prôné  par  les  uns,  atta- 
qué par  les  autres,  et  répondant  à  tous  par  des  quolibets 
ou  des  sarcasmes;  cet  homme  qui,  faisant  revivre  sur  le 
Pont-Neuf  de  Paris  les  hardiesses  desPasquin  et  des  Mar- 
forio,  préparait  peut-être  les  voies  à  la  véritable  comédie, 
qui  était-il?  d'où  venait-il? 

Nous  avons  fait  de  vaines  recherches  pour  pénétrer  ce 
mystère. 

Comme  Homère,  le  plus  illustre  de  ses  devanciers,  et 
Bobèche,  le  dernier  de  ses  imitateurs,  Tabarin  a  disparu 
sans  qu'on  ait  pu  savoir  le  lieu  et  la  date  de  sa  naissance. 

Il  semble  que  cette  obscurité  qui  enveloppe  l'origine  et 
la  fin  de  quelques  hommes  des  temps  passés,  s'attache 

(I)  Voir  les  numéros  de  juin  et  d'août  i845. 


plus  particulièrement  aux  comédiens  et  aux  artistes,  qui 
vivent  pour  ainsi  dire  sous  les  regards  du  public.  Il  y  a 
tant  de  lumière  sur  le  milieu  de  leur  carrière,  que  le  reste 
se  perd  dans  les  ténèbres  et  échappe  souvent  aux  investi- 
gations les  plus  patientes.  Pour  des  spectateurs  habitués  à 
ne  considérer  les  hommes  qu'en  raison  du  plaisir  qu'ils  en 
retirent,  le  comédien  n'a  d  autre  existence  que  celle  qu'il 
mène  sur  les  planches  de  son  théâtre  ;  leur  sollicitude  ne 
va  point  au  delà. 

Faisons  comme  le  public  du  Pont-Neuf,  et,  sans  nous 
préoccuper  d'un  mystère  qu'il  s'est  montré  si  peu  sou- 
cieux d'approfondir,  occupons-nous  du  célèbre  bouffon 
au  moment  où  sa  renommée  brille  du  plus  vif  éclat,  et  où 
pourtant  il  va  subitement  disparaître  de  la  scène  qu'il  a  si 
longtemps  illustrée. 

Nous  sommes  au  mois  d'août  1654.  Tabarin  n'est  plus 
ce  jeune  et  infatigable  bateleur  qui,  dès  l'année  1617,  dé- 
buta avec  tant  de  succès  sur  le  théâtre  de  Mondor.  Ta- 
barin s'est  fait  homme.  Sous  l'enveloppe  du  baladm  et 
du  bouffon  il  y  a,  dit-oa,  un  cœur  qui  sent  et  qui  souf- 
fre. Aussi  sa  gaieté  est-elle  moins  au  fond  qu'à  la  sur- 
face, et  ses  lazzis  ont-ils  periJu  en  vivacité  communicative 
ce  qu'ils  ont  gagné  en  à-propos  et  en  justesse.  C'est  qu'en 
effet  Tabarin  a  fait  un  dur  apprentissage  de  la  vie.  Devenu 
l'époux  d'une  femme  j^nine,  jolie  et  quelque  peu  légère,  il 
a  quitté  brusquement  Paris  pour  courir  la  province,  et 
maintenant  que  le  voilà  de  retour  après  plusieurs  années 
d'absence,  on  accourt  vers  lui  avec  un  empressement  plein 
de  joie  et  d'enthousiasme. 

Aussi,  dès  son  entrée  sur  la  scène,  quels  cris!  quels  tré- 
pignements frénétiques!...  N'est-ce  pas  toujours  le  bon,  le 
facétieux  Tabarin  d'autrefois?...  Oui,  en  effet,  le  voilà  bien 
avec  son  immense  chapeau  surmonté  d'un  panache,  la  fi- 
gure couverte  du  masque  comique,  son  manteau  fièrement 
drapé  sur  les  épaules,  son  large  pantalon,  et  sa  batte  d'ar- 
lequin passée  dans  sa  ceinture. 

Tandis  qu'il  répond  par  de  respectueuses  salutations  aux 
applaudissements  de  l'assemblée,  Mondor  s'avance  à  son 
tour,  et  parait  attendre,  pour  prendre  la  parole,  que  le  calme 
soit  entièrement  rétabli.  Cependant  les  musiciens  prennent 
place  au  fond  du  théâtre,  une  espèce  de  nain,  coiffé  d'une 
toque,  se  tient  debout  devant  le  coffre  où  sont  les  drogues 
du  charlatan,  et  sur  le  dernier  plan,  à  droite,  on  aperçoit 
les  personnages  qui  doivent  se  montrer  dans  le  spectacle  du 
jour. 

Or,  ce  spectacle  est  invariablement  divisé  en  deux  par- 
ties distinctes  :  la  parade  d'abord,  la  farce  ensuite,  avec 
distribution  de  drogues  pour  intermède;  la  parade, durant 
laquelle  Tabarin  pose  à  son  maître  des  questions  auxquelles 
celui-ci  répond  longuement,  lentement,  comme  il  convient 
à  un  docteur  qui  sait  le  prix  des  choses  qu'il  débite.  Le 
valet  l'écoute  d'abord  avec  patience,  puis  enfin  il  l'inter- 
rompt pour  donner  lui-même  la  solution  vainement  cher- 
chée par  le  maître.  En  général,  ces  solutions  ont  quelque 
chose  d'inattendu,  de  piquant,  d'épigrammatique,  qui 
manque  rarement  d'exciter  les  rires  et  les  bravos  de  l'as- 
semblée. 

—  Maître,  dit  Tabarin,  quels  gens  trouvez-vous  les  plus 
courtois  du  monde? 

—  J'ai  été  en  Italie,  répond  emphatiquement  celui-ci, 


MUSFE  DES  FAMIU.ÏÏS. 


217 


j'ai  vu  les  Espagnes  et  traversé  une  grande  partie  des  Alle- 
magnes,  mais  je  n'ai  jamais  remarqué  tant  de  courtoisie 
qu'en  France.  Vous  voyez  les  Français  qui  s'embrassent, 
se  caressent,  se  bienveilleut,  s'ôtentle  chapeau...  ;  enfin  je 
n'ai,  entre  toutes  les  contrées  où  je  me  suis  trouvé,  vu,  ni 
remarqué  gens  si  courtois  qu'en  France. 

—  Appelez-vous  un  trait  de  courtoisie  que  d'ôler  le  cha- 
peau? 

—  La  coutume  d'ôter  le  chapeau  en  signe  de  bienveil- 
lance est  ancienne,  Tabarin,  pour  témoigner  l'honneur,  le 
respect  et  l'amitié  qu'on  doit  à  ceux  qu'on  salue... 

— De  façon  que  toute  l'essence  de  la  courtoisie,  vous  la 
jugez  consister  àôter  le  chapeau!...  Eh  bien,  voulez-vous 
savoir  qui  sont  les  gens  les  plus  courtois  du  monde? 

—  Qui,  Tabarin? 

—  Ce  sont  les  tireurs  de  laine  (voleurs)  de  Paris  ;  car  ils 
ne  sont  pas  seulement  contents  de  vous  ôter  le  chapeau, 
mais  le  plus  souvent  ils  vous  ôtent  le  manteau  quand  et 
quand  (1)... 

Tabarin  demande  ensuite  à  son  maître  lequel  il  aimerait 
mieux  d'être  cheval  ou  âne? 

—  Sans  contredit,  la  condition  du  cheval  est  plus  noble, 
et  par  conséquent  préférable,  répond  celui-ci. 

—  Eh  bien,  moi,  je  préfère  celle  de  l'àne,  reprend  Ta- 
barin ;  parce  que  les  chevau.x  ont  la  peine  de  courir  les  bé- 
néfices, et  le  plus  souvent  ce  senties  ânes  qui  les  pren- 
nent (2). 

Maintenant,  mon  maître,  continue-t-il,  aiguisez  le  tran- 
chant de  vos  résolutions,  je  m'en  vais  emmancher  la  serpe 
d'une  subtile  demande  :  Si  vous  aviez  enclos,  dans  un  grand 
sac,  un  sergent,  un  meunier,  un  tailleur  et  un  procureur, 
qui  est-ce  de  ces  quatre  qui  sortirait  le  premier,  si  on  lui 
faisait  ouverture? 

—  A  la  vérité,  il  faut  que  je  confesse  ingénument  que 
je  suis  bien  empêché  à  résoudre  cette  demande,  ou  que  je 
ne  vois  surgir  aucune  raison  qui  me  fasse  connaître  lequel 
des  quatre  sortirait  le  premier.  Cela  est  iudilTérent,  et  les 
actions  qui  sont  indifférentes  ne  peuvent  pas  se  résoudre 
facilement.  Car  les  philosophes  disent  que  toutes  les  fois  que 
deux  causes  sont  tellement  préparées  à  produire  un  effet 
que  non  est  major  ratio  unius  quam  alterius,  tune  non 
datur  aclio,  l'effet  ne  suit  pas.  Aussi  faut-il  qu'il  y  ait 
quelque  disposition  qui  dispose  l'agent  à  sortir  son  effet 
extra  causas.  Moi  je  ne  rencontre  aucune  raison  formelle 
pourquoi  l'un  sortirait  plutôt  que  l'autre,  puisque  omnia 
sunt  paria,  sinon  que  je  dis  que  celui  qui  serait  le  plus 
proche  de  l'embouchure  du  sac  sortirait  le  premier. 

—  Je  vois  qu'il  faut  que  je  vous  enseigne  ce  secret,  mon 
maître,  à  condition  que  vous  payerez  pinte  ? 

—  Il  n'y  a  chose  qu'un  homme  vertueux  ne  doive  pra- 
tiquer pour  apprendre  quelque  science. 

—  Eh  bien  donc...  le  premier  qui  sortirait  du  sac,  si  un 
sergent,  un  procureur,  un  meunier  et  un  tailleur  étaient 
dedans,  c'est  un  voleur,  mon  maître...  Il  n'y  a  rien  de 
plus  assuré  que  ce  que  je  dis  (3). 

Ainsi  discouraient  Mondor  et  son  illustre  compère.  Ce 
jour-là,  Tabarin  avait  eu  plus  de  succès  encore  que  de 
coutume;  et  soit  qu'il  se  trouvât  naturellement  dans  de 
bonnes  dispositions,  soit  (ce  qui  nous  paraît  plus  probable) 
qu'en  cherchant  à  vaincre  la  mélancolie  profonde  qui  de- 

(i)  Inventaire  universel  des  œuvres  de  Tabarin,  conlenanl  ses  fan- 
laisics,  dialogues,  paradoxes,  farces,  rcnconlres,  conceptions,  oïl, 
parmi  les  subtilités  labariniques,  on  voit  l'éloquente  doctrine  deMon- 
dor;  22«  question,  i"  partie,  p.  63. 

(2)  Ibid.,  2»  partie,  question  16,  p.  53. 

(3)  Fantaisie  47. 

AVRIL  1846. 


puis  quelque  temps  s'était  emparée  de  lui,  il  se  fiit  jeté 
dans  un  excès  contraire,  jamais  on  ne  l'avait  vu  jouer  avec 
plus  de  verve,  d'entrain  et  de  folle  gaieté.  Jamais  aussi 
Mondor  n'avait  eu  un  tel  débit  de  baumes,  d'ouguents,  de 
drogues  de  toute  sorte.  Spectateurs  et  bateleurs  étaient  tous 
contents  les  uns  des  autres;  tous...  à  l'exception  peut-être 
de  celui  qui  avait  excité  ces  vifs  transports  de  joie. 

Maintenant,  dit  Mondor,  il  s'agit  de  remercier  l'honora- 
ble assemblée,  en  lui  annonçant  que  nous  allons  représen- 
ter devant  elle  la  farce  de  Francisquine,  suivie  des  Mer- 
veilleuses aventures  et  amours  du  capitaine  Rodomont... 

—  Rodomont  !  s'écria  Tabarin  d'un  ton  qui  contrastait 
singulièrement  avec  l'air  de  joyeuse  humeur  qu'il  avait 
montré  jusque-là...  Rodomont  !  reprit-il,  comme  si  ce  nom 
l'eiit  rappelé  tout  à  coup  au  sentiment  de  quelque  douleur 
assoupie. 

—  Oui,  Rodomont,  fit  le  maître;  Rodomont,  qui  revient 
de  l'armée  tout  couvert  de  lauriers  el  de  gloire  ! 


Le  capitaine  Rodomont,  glorieux  et  crotté. 

—  Glorieux  et  crotté,  murmura  Tabarin,  cherchant  à 
cacher  sous  un  rire  forcé  l'émotion  qui  le  dominait  en  ce 
moment. 

—  Vertu  Dieu?  qu'osez-vous  dire?...  Apprenez,  faquin, 

—  28  —  TRKIZIÈME  VOLUME. 


218 


LECTURES  DU  SOIR. 


que  le  brave,  l'invincible  capitaine  Rodomont  n'a  sur  soi 
que  la  poussière  amassée  au  cbamp  de  i'bonneur  ;  poussière 
un  peu  détrempée  peut-être  par  le  brouillard  de  la  Seine, 
mais... 

—  C'est  ce  que  je  voulais  dire,  interrompit  Tabarin... 
Et  à  ce  propos,  maître,  voulez-vous  me  permettre  de  vous 
adresser  une  seule  question  ? 

—  Parlez,  Tabarin,  parlez,  je  vous  écoute. 

—  Comment  se  fait-il  que...  le  brave  capitaineRodomont, 
comme  vous  dites,  revienne  de  larmée  couvert  de  lauriers 
et  de  t;loire,  puisqu'il  n'y  a  eu  ni  bataille,  ni  guerre  depuis 
plus  de  deux  ans  ?.. 

—  L'observation  me  plaît  ;  et  bien  qu'elle  provienne  des 
lénébrosités  d'un  cerveau  étroit,  je  ne  laisserai  pas  d'y 
répondre. 

—  Voyons,  dit  Tabarin,  car  à  mon  tour  je  vous  écoute. 

—  Premièrement;  j'ai  parlé  d'armée  et  non  point  de 
guerre,  deux  choses  qui  se  touchent,  diiïérentes  pourtant. 
Secondement,  quand  j'ai  dit  que  Rodomont  revenait  cou- 
vert de  gloire  et  de  lauriers,  je  me  suis  servi  d'une  expres- 
sion courtoise  pour  peindre  la  vaillance  du  capitaine,  et 
l'honneur  qu'il  était  capable  d'acquérir...  un  jour  ou 
l'autre... 

—  Oui,  sans  compter  le  tour  de  bâton...,  comme  qui  di- 
rait une  branche  de  laurier  moins  les  feuilles. 

—  Pour  ce  qui  est  de  la  guerre,  poursuivit  Mondor  sans 
prendre  garde  à  l'interruption  de  son  interlocuteur,  bella! 
horrida  bella!...  bella  matribus detestata I  non-seulement 
il  n'y  en  a  pas  en  ce  moment,  Dieu  merci  !  mais  il  n'y  en 
aura  plus  jamais. 

—  Est-ce  que  par  hasard  tous  les  hommes  seraient  de- 
venus sages  en  une  nuit? 

—  Tous?  non...  mais  quelques-uns,  et  c'est  déjà  beau- 
coup, initium  sapientiœ  stultitia  carume...  Or,  de  toutes 
les  sottises  la  plus  sotte  sans  contredit,  de  toutes  les  folies 
la  plus  folle  et  la  plus  criminelle,  n'est-ce  point  de  s'entr'é- 
gorger  pour  des  motifs  qu'on  ignore  ou  des  intérêts  qu'on 
ne  comprend  pas? 

—  Oui,  vous  avez  raison,  mon  maître...  C'est  là  une 
grande  vérité...  Il  ne  s'agit  que  de  la  faire  comprendre  à 
tout  le  monde  en  même  temps,  sans  quoi  je  crains  fort  que 
les  plus  raisonnables  ne  payent  l'amende. 

—  Ne  faut-il  pas  que  les  premiers  convaincus  fassent 
les  premiers  sacrifices? 

—  A  ce  compte-là,  si  une  armée  ennemie  se  présente 
à  la  frontière,  au  lieu  de  la  repousser,  il  faudra  donc  lui 
ouvrir  passage? 

—  Sans  aucun  donte. 

—  Mais  alors  elle  envahira  notre  territoire... 

—  D'accord. 

—  Elle  dévastera  nos  champs,  s'emparera  de  nos  villes. . . 

—  Fort  bien. 

—  Saccagera  nos  maisons,  pillera,  volera,  violera... 

—  Cela  va  sans  dire. 

—  Et  il  ne  sera  pas  permis  de  repousser  la  force  par  la 
force  ? 

—  Non,  certes. 

—  De  répondre  à  des  coups  de  fusil  par  des  coups  de 
fusil?... 

—  Il  n'y  faut  pas  songer. 

—  Et  de  chercher  à  tuer  ceux  qui  s'efforcent  de  nous 
tuer  nous  et  les  nôtres? 

—  Tuer  des  ennemis,  bone  Deus!  quel  crime  abomina- 
ble!... Il  vaut  bien  mieux  les  laisser  faire. 

—  Ah! 

—  Sauf  à  les  désarmer  plus  tard  à  force  de  courtoisie. 


à  les  faire  mugir  de  leur  erreur,  et  à  les  livrer  ensuite  aux 
remords  de  leur  conscience. 

—  Et  s'ils  n'ont  pas  de  conscience? 

—  Ne  faut-il  pas  que  quelqu'un  donne  le  bon  exemple?... 
Vois-tu,  mon  pauvre  Tabarin,  le  moment  n'est  pas  éloigné 
où  l'on  n'entendra  plus  parler  ni  de  batailles,  ni  de  sang 
répandu...  Si  on  lutte  encore,  ce  sera  à  force  de  politesses... 
Les  seuls  assauts  possibles  seront  des  assauts  de  bons 
procédés;  enfin,  il  n'y  aura  plus  que  des  expéditions  phi- 
lanthropiques el  des  guerres...  d'agrément. 

—  Comme  ce  sera  agréable]  fit  Tabarin  ébahi. 
Lorsque  deux  armées  se  rencontreront,  continua  Mondor 

tout  entier  au  développement  de  son  idée,  au  lieu  de  se 
tirer  des  coups  de  fusil,  elles  se  tireront  des  coups  de  cha- 
peau; au  lieu  de  se  disputer  les  positions  avantageuses, 
elles  se  disputeront  l'honneur  de  se  céder  le  pas. 

—  Absolument  comme  Messieurs  du  Chàtelet  et  delà 
Grand'Chanibre. 

—  Dans  le  siège  des  villes,  on  n'emploiera  plus  ni  pé- 
tards, ni  mines,  ni  bombardements,  moyens  qui  ne  sont 
bons  (]u'à  détruire  les  murailles  et  à  troubler  le  repos  des 
habitants.  Tout  au  contraire,  l'armée  assiégeante  s'empres- 
sera de  changer  les  lames  de  sabre  el  les  fers  de  lance  en 
socs  de  charrue,  pour  cultiver  les  champs  où  elle  sera  éta- 
blie. Les  batteries  d'artillerie  ^cela  va  sans  dire)  seront 
transformées  en  batteries...  de  cuisine,  lesquelles  vomiront 
sans  cesse  dans  les  murs  assiégés,  non  des  boulets,  mais 
des  poulets,  non  des  bombes,  mais  des  dindons  suivis  de 
jambons,  de  saucisses,  et  de  bonnes  marmites  pleines  de 
consommés  exquis. 

—  Tudieu  !  s'écria  Tabarin,  que  ne  sommes-nous  assié- 
gés de  la  sorte,  mon  maître  !...  nous  n'aurions  pas  besoin 
de  faire  le  métier  que  nous  faisons...  Mais  j'y  songe,  Henri 
de  Navarre  aurait  bien  dû  agir  comme  vous  dites,  pendant 
le  dernier  siège  de  Paris... 

Ignorant  que  tu  es!  n'as-tu  pas  ouï  raconter  que  préci- 
sément ce  prince  fit  entrer  dans  la  ville  des  charrettes  char- 
gées de  farine  pour  nourrir  les  habitants... 

—  Ce  qui  fit  dire  à  quelques-uns  qu'il  avait  voulu  leur 
jeter  de  la  poudre  aux  yeux. 

—  C'est  possible,  mon  fils...  Toujours  est-il  que  le  pro- 
cédé inventé  par  Henri  quatrième,  d'autres  l'emploieront, 
rétendront,  le  perfectionneront...  Et  voilà  justement  com- 
ment, grâce  à  la  philanthropie  moderne,  les  hommes  seront 
tous  heureux  et  libres  ;  comment  la  gloire  sera  mise  à  la 
portée  de  chacun,  et  comment  enfin  les  lauriers  naîtront 
sans  culture  sur  le  terrain  immaculé  de  l'honneur  et  de  la 
vertu!... 

Un  tonnerre  d'applaudissements  accueillit  cette  dernière 
phrase  de  Mondor,  comme  si  la  foule  eût  pensé  que  les 
fastueuses  promesses  du  charlatan  allaient  se  réaliser  à  ses 
yeux. 

—  Eh  bien,  voulez-vous  que  je  vous  dise,  moi,  ajouta 
Tabarin  lorsque  le  calme  fut  un  peu  rétabli. 

—  Parle,  parle,  mon  fils,  dit  Mondor  encore  tout  gonflé 
du  succès  qu'il  venait  d'obtenir,  parle,  nous  t'éooutons  \o- 
lontiers  et  avec  intérêt... 

—  Eh  bien  donc,  reprit  Tabarin,  je  crois  que  vos  préten- 
dus philanthropes  sont  encore  plus  charlatans  que  vous  et 
moi.  mon  maître...;  que  leurs  viandes  sont  creuses,  creuses 
comme  leurs  cerveaux  et  leurs  théories;...  et  que  le  beau 
système  que  vous  venez  d'exposer  n'est  qu'un  nouveau 
leurre,  un  nouveau  plat  de  leur  fa(;on...  La  guerre  est  une 
cruelle  nécessité,  j'en  conviens,  mais  c'est  une  nécessité...  ; 
el  puisqu'il  faut  la  subir...,  à  la  guerre  comrtïf  à  la  guerre, 
dit  le  proverbe.  D'ailleurs,  elle  n'est  pa^  auj^sl  affligeante 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


219 


I 


pour  rbumanité  qu'on  veut  bien  le  faire  croire;  si  elle  en- 
traine des  malheurs,  elle  engendre  aussi  de  grandes  cho- 
ses. Supprimez-la,  que  metlrez-vous  à  la  place  de  ces  no- 
bles et  généreuses  passions  qui  naissent  en  elle  et  par 
elle?  En  vérité,  je  n'ose  ici  le  dire.  Et  au  lieu  de  ces  beaux 
noms,  de  ces  héroïques  caraclèrcs  qui  sont  la  force  et  l'or- 
Igueil  du  pays,  qu'aurez-vous,  grand  Dieu  !  des  champions 
'de  bas  étage,  des  héros  de  balcons  ou  de  ruelles,  prêts  à 
porter  le  trouble  dans  nos  maisons,  à  attenter  à  l'honneur 
de  nos  ûlles  et  de  nos  femmes,  comme... 

En  prononçant  ces  mots,  Tabarin  jetait  de  sombres  re- 
gards sur  les  deux  personnages  qui  occupaient  le  fond  du 
théâtre,  et  dont  toute  l'attention  paraissait  absorbée  par  le 
charme  d'ime  causerie  iulime. 

Or,  de  ces  deux  personnages,  l'un  était  Francisquine,  la 
jeune  femme  de  Tabarin,  et  l'autre  le  capitaine  Rodomont, 
une  espèce  de  cadet  de  Gascogne  qui  s'était  attaché  à  Mon- 
dor  pendant  sa  dernière  tournée  en  province,  et  avait  lin! 
par  entrer  dans  sa  troupe ,  moins  peut-être  par  vocation 
pour  la  comédie  que  par  amour  pour  la  comédienne. 

C'est  là  du  moins  ce  que  Tabarin  avait  cru  reconnaître  ; 
et  depuis  ce  moment,  il  était  en  proie  à  tous  les  tourments 
de  la  jalousie.  Voilà  pourquoi  les  dernières  paroles  qu'il 
venait  de  prononcer  étaient  empreintes  d'une  si  profonde 
amertume. 

—  Allons,  fit  Mondor,  feignant  de  n'en  pas  comprendre 
toute  la  portée,  il  ne  faut  point  désespérer  ainsi,  mon  pau- 
vre Tabarin.  ^  Le  monde  n'a  pas  été  fait  en  deux  jours... 
C'est  un  peu  de  temps  à  attendre... 

—  Et  une  sotte  épreuve  à  subir,  répondit  celui-ci. 

—  Bah  !  qui  vivra  verra. 

—  Oui,  qui  vivra...,  dit  Tabarin  avec  une  expression 
d'indéfinissable  tristesse. 

Cette  fois,  Mondor  comprit  qu'il  était  temps  de  couper 
court  aux  fâcheuses  préoccupations  de  son  compère.  En 
conséquence,  il  renonça  (non  sans  regret  peut-être)  aux 
belles  choses  qu'il  lui  restait  à  dire  sur  la  guerre  et  sur  la 
paix,  sur  la  philanthropie  et  laconcorde  imiverselle;  et  s'ap- 
prochant  du  bord  du  théâtre,  il  annonça  à  l'assemblée 
qu'on  allait  représenter  devant  elle  la  pièce  en  vogue ,  la 
farce  de  Francisquine,  revue,  augmentée  pour  le  plus 
grand  divertissement  des  badauds  de  la  capitale,  et  corri- 
gée pour  la  formelle  édification  de  messieurs  les  habitants 
de  la  Cité  (1). 

Avant  d'aller  plus  loin,  il  convient  de  faire  observer  que 
les  pièces  imprimées  dans  le  recueil  des  œuvres  de  Tabarin 
ne  sauraient  donner  une  idée  exacte  de  leur  représenta- 
tion. Ce  ne  sont  point  là,  tant  s'en  faut,  des  pièces  de 
théâtre  dans  l'acception  ordinaire  du  mot  ;  mais  simplement 
des  sujets,  des  thèmes  à  improvisations,  des  sortes  de  ca- 
nevas semblables  à  ceux  qui  furent  adoptés  plus  tard  par 
la  comédie  italienne,  et  qui,  renfermant  les  acteurs  dans 
un  cadre  tracé  à  l'avance,  leur  permettaient  néanmoins  de 
donner  un  libre  essor  à  leur  verve  comique,  et  de  se  livrer 
sans  trop  de  risques  aux  hasards  de  l'inspiration.  Les  écri- 
vains du  temps,  ceux  qui  ont  critiqué  Tabarin  comme  ceux 
qui  ont  fait  son  éloge,  sont  d'accord  sur  ce  point,  qu'il  va- 
lait beaucoup  mieux  l'entendre  que  de  le  lire  (2).  Essayons 

(i)  A  celte  époque,  en  effet,  les  babitaols  de  la  Cilé  venaient  de 
présenter  requéie  au  Parlement  pour  se  plaindre  des  choses  mes- 
sianies  et  scandaleuses  que  débitaient  sur  leurs  théâtres  les  charla- 
tans du  PoDi-Neuf. 

(î)  «  yaTez-voQs  point  »u  et  lu  les  Questions  de  Tabarin?  dit  un 
des  personuaiçes  dans  l'écrit  ioiiiulé  :  le  Caquet  de  Caccouchee. 

—  Oui,  madame,  répond  la  femme  d'un  secrétaire  du  roi,  je  les  ai 
loes  il  n'y  a  pas  un  mois  ;  mais  je  n'y  prends  pas  beaucoup  de  plai- 


de faire  comme  eux,  et  s'il  se  peut,  laissons  là  le  rôle  de 
lecteur  pour  prendre  celui  de  spectateur. 

Le  théâtre  représente  une  place  publique;  décor  tout 
trouvé  pour  un  théâtre  dressé  au  milieu  du  Pont-Neuf. 
Quant  à  l'action,  voici  en  quoi  elle  consiste  : 

Lucas  est  parti  pour  les  Indes,  laissant  à  Tabarin  la 
garde  de  sa  pupille  Isabelle.  Pendant  son  absence,  la  vigi- 
lance de  Tabarin  a  été  mise  en  défaut.  Le  capitaine  Rodo- 
mont  a  trouvé  moyen  de  s'introduire  dans  la  place,  à  la  fa- 
veur de  plusieurs  déguisements  que  le  fidèle  argus  n'a  pas 
su  reconnaître.  En  dernier  lieu,  il  s'est  avisé  d'un  étrange 
expédient.  Renfermé  dans  un  sac,  il  s'est  fait  porter  de- 
vant la  maison  d'Isabelle,  où  on  l'a  déposé  en  attendant  le 
moment  de  l'y  introduire.  Mais  Isabelle  est  absente,  et 
l'entreprenant  capitaine  attend  avec  une  vive  impatience 
que  la  main  de  sa  maitresse  le  délivre  de  sa  prison. 

Lucas  arrive  sur  ces  entrefaites;  personne  pour  le  re- 
cevoir ! 

—  Tabarin!  Tabarin!...  point  de  réponse.  Misérable 
valet,  est-ce  ainsi  que  tu  veilles  sur  le  dépôt  qui  te  fut 
confié?...  Et  Isabelle,  où  peut-elle  être  à  cette  heure?... 

Tandis  qu'il  cherche  et  furète  de  tous  côtés,  il  aperçoit 
le  sac,  et  s'imagine  que  c'est  là  un  des  ballots  de  marchan- 
dises qu'il  a  expédiés  en  arrivant  en  France.  Pour  mieux 
s'en  assurer,  il  délie  les  cordons;  le  sacs'enlr'ouvre,  et  le 
vieillard  se  trouve  face  à  face  avec  le  capitaine  Rodo- 
raont...  Stupéfaction  de  part  et  d'autre. 

—  Rodomont  ! 

—  Monsieur  Lucas!...  déjà  de  retour  de  votre  voyage  ! 

—  Comme  vous  voyez. 

—  Et...  vous  portez-vous  bien, monsieur  Lucas? 

—  Parfaitement,  monsieur  Rodomont... 

—  J'en  suis  bien  ai.-e. 

—  Et  moi  je  serais  bien  aise  à  mon  tour  de  savoir  ce  que 
vous  faites  là,  dans  ce  sac? 

—  Dans  ce  sac?...  j'étais  en  train  de  m'ennuyer  beau- 
coup, je  vous  jure. 

—  Ah  !...  eh  bien,  alors,  pourriez-vous  me  dire  pourquoi 
vous  y  êtes  entré  ? 

—  Pourquoi  ?...  je  ne  sais  si  je  dois.  .  .\u  fait,  vous  êtes 
un  galant  homme,  monsieur  Lucas,  et  je  crois  qu'on  peut 
compter  sur  votre  discrétion. 

—  Oui,  oui,  voyons,  parlez... 

—  Eh  bien,  mon  cher  monsieur  Lucas...,  un  autre  vous 
ferait  là-dessus  mille  histoires  plus  surprenantes  les  unes 
que  les  autres...  Il  vous  dirait  qu'il  est  entré  dans  ce  sac 
pour  se  mettre  à  l'ombre,  se  dérober  aux  regards  indis- 
crets, ou  bien  encore  pour  se  livrer  plus  librement  à  la  mé- 
ditation... Il  pourrait  chercher  à  vous  faire  croire  que  c'est 
l'accomplissement  d'un  vœu...,  un  essai  de  retraite  et  de 
solitude...,  une  manière  de  voyager,  comme  en  Arabie,  en 
portant  sa  tente  avec  soi...  Quant  à  moi,  je  vous  dirais  que 
je  me  promène...,  vous  ne  voudriez  pas  me  croire...,  non, 
vous  ne  le  voudriez  pas...  Loin  donc  d'avoir  recours  à  de 
pareils  subterfuges,  j'aime  mieux  avouer  franchement 
toute  la  vérité...  Sachez  donc... 

Et  il  lui  raconte  coufulculiellement  qu'une  jeune  veuve 
qui  l'adore  l'a  fait  enlever  et  mettre  dans  ce  sac  pour  le  faire 
porter  chez  elle  dès  que  la  nuit  sera  venue.  Il  s'agit  de  for- 


iir  ;  car  on  m'a  dit  qu'il  y  a  bien  à  dire  de  ce  que  dit  Tabarin,  et  de  ce 
qu'on  a  ocni  sous  son  nom  ;  et  qu  il  n'y  a  rien  de  tel  que  de  l'ouïr. 

—  vrami,  mademoiselle,  dit  la  femme  d'un  médecin,  je  l'ai  onïdire 
aussi  i  mon  mari.  » 

Trpùiime  aprés-àiitee,  p.  to.) 


220 


LECTURES  DU  SOIR. 


cer  par  un  coup  d'éclat  un  oncle  fort  riche,  et  de  qui  la 
dame  dépend,  à  consentir  à  leur  mariage. 

—  Ah!...  et  celte  jeune  veuve  est-elle  jolie? 

—  Charmante  !...  une  taille  !  des  pieds  !  des  mains  !  une 
bouche  et  des  yeux  !... 

—  Et  riche? 

—  A  plusieurs  millions. 

—  Eh  Lien,  alors,  pourquoi  ne  l'épousez-vous  pas? 

—  Pourquoi?...  j'en  aime  une  autre. 

—  Vous  en  aimez  une  autre?...  Il  me  vient  une  idée, 
ajoute  Lucas...  Je  voulais  épouser  Isabelle...;  mais,  ma 
foi,  je  commence  à  croire  que  la  veuve  ferait  mieux  mon 
affaire...  Vous  vous  appelez  Rodomont,  je  m'appelle  Lucas; 
vous  êtes  gros,  je  suis  maigre...;  vous  êtes  jeune,  et  je 
suis...  riche;  je  ne  vois  donc  pas  trop  quelle  différence... 
d'ailleurs,  la  nuit,  comme  on  dit,  tous  les  chats... 

—  Bien  pensé!...  interrompt  le  capitaine  saisissant  la 
balle  au  bond. 

—  La  jeune  veuve,  poursuit  Lucas,  sera  bien  un  peu 
étonnée...  d'abord  :  mais  elle  finira  par  trouver  le  tour 
excellent,  et,  ma  foil... 

—  Elle  ne  pourra  pas  résister. 

—  Non,  elle  ne  le  pourra  pas. 

Lucas  entre  dans  le  sac,  et  le  capitaine  l'y  enferme  en 
lui  recommandant  de  ne  pas  bouger,  quoi  qu'il  arrive... 
Ceci  ne  rappelle-l-il  point  la  fable  du  bouc  et  du  renard? 

Le  renard  sort  du  puits,  hiisse  son  compagnon, 
El  vous  lui  fait  un  beau  sermon 
Pour  l'exhorler  à  palience. 

Cependant  arrivent  Isabelle  et  Tabarin.  Rodomont  leur 
dit  tout  bas  qu'il  y  a  dans  le  sac  un  voleur  qui  cherche  à 
s'introduire  chez  eux  pour  y  dérober  tout,  pendant  la  nuit, 
et  attenter  à  l'honneur  d'Isabelle. 

Tabarin,  indigné,  prend  un  bâton  et  frappe  à  coups  re- 
doublés sur  Lucas,  qui  d'abord  garde  le  silence,  de  peur 
de  se  trahir,  mais  qui,  forcé  par  la  douleur,  fait  entendre 
des  cris  plaintifs  et  finit  par  demander  grâce...  Isabelle 
s'empresse  de  délier  le  sac,  et  s'enfuit  aussitôt  en  voyant 
apparaître  le  malheureux  Lucas  meurtri  de  coups  et  à  demi- 
mort  de  frayeur. 

—  Oimè  !  che  prodigio,  miracolo  grande  !  s'écrie  Taba- 
rin, en  reconnaissant  son  maître. 

Et  il  lui  demande  pardon  de  la  liberté  grande...  C'était 
pour  défendre  son  bien  et  l'honneur  d'Isabelle. 

—  Il  n'était  pas  besoin  de  m'assommer  pour  cela. 
Tabarin  proteste  qu'il  a  agi  eu  bon  et  fidèle  serviteur. 

Ce  qu'il  a  fait,  il  l'a  fait  en  conscience  et  dans  l'intérêt  de 
son  maître. 

-'•  Mon  intérêt,  mon  intérêt!...  me  rouer  de  coups  par 
intérêt, murmura  le  vieillard...  Allons,  voyons,  drôle,  fais- 
moi  venir  Isabelle. 

—  Isabelle?...  fait  Tabarin,  étonné  de  ne  pas  la  voir  près 
de  lui... 

Puis  il  s'éloigne  comme  pour  exécuter  les  ordres  de  son 
maître,  mais  en  réalité  pour  vérifier  un  affreux  soup(;on  qui 
vient  de  traverser  son  àme. 

Pendant  son  absence,  plus  longue  qu'elle  n'aurait  dû  l'ê- 
tre, Lucas,  livré  à  lui-même,  entretient  le  public  sur  l'incon- 
vénient des  lointains  voyages  et  le  danger  des  retours  im- 
prévus. 

Tabarin  revient  enfin,  mais  tout  eu  lui  dénote  le  trouble 
et  l'inquiétude. 

—  Eh  bien,  Isabelle?  dit  Lucas. 

—  Isabelle,  répond  Tabarin  d'un  air  effaré...  Isabelle  ! 


reprend-il  comme  si  la  voix  lui  manquait  pour  en  dire  da- 
vantage. 

—  Répondras-tu  ?  voyons,  où  est  Isabelle  ?  s'écrie  le 
vieillard  impatienté. 

—  Isabelle... 

—  Eh  bien?... 

—  Partie  !  dit  Tabarin,  arrivant  d'un  bond  et  sans  tran- 
sition au  seul  mot  qui  pût  rendre  l'état  de  son  àme. 

—  Partie?...  que  me  dis-tu  là,  Tabarin?  voyons,  as-tu 
perdu  la  raison? 

—  Pliit  au  Ciel  !  murmura  sourdement  celui-ci. 

—  Il  est  vrai,  mon  pauvre  garçon,  que  tu  n'aurais  pas 
perdu  grand'chose,  reprit  Mondor,  incapable  de  laisser 
échapper  une  occasion  de  placer  une  mauvaise  plaisanterie. 

Puis,  s'adressant  au  public  : 

—  Messieurs  et  dames,  fit-il,  ne  soyez  pas  surpris  de 
l'air  tragique  de  notre  cher  Tabarin  ;  c'est  une  manière  à 
lui,  un  détour  qu'il  prend  pour  mieux  vous  faire  rire. 

—  Rire,  rire!  s'écria  Tabarin  presque  fou  de  douleur  ; 
vous  croyez  donc  que  je  veux  rire!...  Si  c'est  ce  masque 
ridicule  qui  vous  fait  parler  ainsi,  tenez,  ajouta-t-il  en  ar- 
rachant celui  qui  lui  couvrait  la  figure  et  le  foulant  aux 
pieds  avec  fureur...  Hcgardez-moi  bien  maintenant,  dircz- 
vous  encore  que  je  veux  rire?... 

Mondor  recula  saisi  d'étonnemeut  et  d'effroi,  car  les  traits 
de  Tabarin  étaient  bouleversés,  sa  voix  éclatait  en  sanglots, 
et  de  grosses  larmes  roulaient  dans  ses  yeux. 

La  foule  cependant  croyait  assister  à  une  véritable  repré- 
sentation. Jamais  elle  n'avait  vu  sou  bouffon  chéri  feindre 
aussi  bien  la  douleur  et  la  colère  ;  et,  charmée  de  celle  nou- 
velle preuve  de  talent  qu'elle  découvrait  en  lui,  elleap|)lau- 
dissait  avec  transport  et  répondait  par  de  longs  rires  aux 
cris  de  désespoir  du  malheureux  Tabarin. 

Mondor  lui  dit  quelques  mots  à  l'oreille,  et  comme  il 
paraissait  hors  d'état  de  rien  entendre  : 

—  Messieurs  et  dames,  ajoula-t-il  en  s'avançant  sur  le 
bord  du  théâtre.,.,  décidément,  le  pauvre  garçon  a  perdu 
le  peu  de  raison  que  Dieu  lui  avait  départie...  Que  Dieu  la 
lui  rende  !...  En  attendant  et  pour  aujourd'hui,  la  farce  est 
finie...  Demain,  vous  et  moi  peut-être  en  saurons-nous 
davantage. 

Et,  prenant  par  le  bras  Tabarin,  qui  était  resté  immobile 
au  milieu  de  la  scène,  il  l'entraîna  derrière  le  rideau  du 
fond. 

Le  lendemain,  la  foule  était  plus  compacte,  plus  pressée, 
plus  curieuse  que  jamais  autour  des  tréteaux  de  Mondor  et 
de  Tabarin.  A  l'heure  fixée  pour  l'ouverture  des  représenta- 
tions, on  apercevait  bien  sur  la  scène  les  comparses  ordi- 
naires, les  musiciens  et  le  nain  distributeur  de  drogues, 
mais  les  principaux  acteurs  ne  se  montraient  pas  encore, 
et  les  musiciens  avaient  beau  redoubler  d'énergie  pour 
tromper  à  force  de  bruit  l'impatience  publique,  rimpaticnce 
ne  faisait  que  croître  de  moment  en  moment. 

—  Tabarin  !  Tabarin  !  criait-on  de  toutes  paris. 
Après  une  longue  attente,  Mondor  parut  enfin,  mais  seul 

et  de  l'air  effaré  d'un  homme  qui  voit  s'anéantir  sa  dernière 
ressource  ;  à  sa  vue,  les  cris  éclatèrent  avec  une  nouvelle 
violence  : 

—  Tabarin  !  Tabarin  !  nous  voulons  voir  Tabarin  !... 
Mondor  fit  quelques  pas  en  avant  comme  pour  haran- 
guer l'assemblée  : 

— Tabarin  !  fit-il  tristement  en  appuyant  un  doigt  sur  le 
front  et  désignant  de  l'autre  un  cabaret  fort  connu  des  ha- 
bitués de  la  place  Dauphine,  Tabarin  !...  ayez  pitié  de  lui 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


2fl 


et  de  moi...  le  papvre  diable  I...  Il  cherche  au  fond  d'un 
broc  sa  raison  égarée  ! 

A  ces  mots,  une  partie  de  rassemblée  se  précipita  en 
grand  tumulte  vers  le  lieu  désigné.  Tabarin  était  là,  en  effet, 
assis  devant  une  cruche  vide,  les  coudes  appuyés  sur  la 
table,  la  lête  entre  ses  deux  mains,  immobile,  inerte,  et 
comme  enseveli  dans  une  torpeur  profonde.  Néanmoins,  au 
bruit  qui  se  fit  tout  à  coup  autour  de  lui,  à  la  voix  connue 
de  cette  multitude  qui  l'appelait  avec  une  sorte  d'enthou- 
siasme frénétique,  il  parut  s'arracher  à  un  rêve  pénible  ;  il 
releva  la  tète,  regarda  un  moment  sans  rien  voir;  puis,  il 
tressaillit  involontairement.  On  eût  dit  que  le  sentiment 
d'artiste  s'éveillait  en  lui  plus  fort  que  sa  douleur  d'amant 
et  d'époux.  Use  leva  donc,  s'avança  en  chancelant  jusque 
sur  le  seuil  de  la  porte  et  dit  : 

—  Me  voilà  ! 

C'en  était  fait.  Sans  qu'il  s'en  doutât  peut-être,  Tabarin 
retombait  sous  le  charme  qui  l'avait  fait  l'idole  ou  plutôt 
l'esclave  de  la  multitude.  Le  baladin  allait  retrouver  ces 
tréteaux  qu'il  croyait  avoir  quittés  pour  toujours. 

Sitôt  qu'il  y  reparut,  un  long  murmure  d'approbation 
parcourut  toute  l'assemblée  ;  tous  les  regards  étaient  fixés 
sur  lui;  toutes  les  poitrines  respiraient  plus  librement 
comme  délivrées  de  l'anxiété  orageuse  qui  avait  pesé  sur 
elles  quelques  instants  auparavant.  Quant  à  lui,  il  semblait 
avoir  repris  sa  gaieté  ordinaire,  et  soit  qu'il  fut  encore  un 
peu  sous  l'empire  de  l'ivresse,  soit  qu'il  voulût,  par  une 
sorte  d'à-propos  puisé  dans  le  fond  même  de  la  situation, 
faire  excuser  par  son  seigneur  et  maître,  le  public,  l'acte 
d'irrévérence  qu'il  venait  de  commettre  à  son  égard,  il  en- 
tra sur  la  scène  d'un  pas  légèrement  aviné  et  chantant  à 
tue-tête  ce  couplet  d'un  vau-de-vire  d'Olivier  Basselin  : 

Oo  m'a  défendu  l'eau,  du  moins  en  beurerie, 
De  peur  que  je  ne  tombe  en  une  hydropisie  ; 

Je  rac  perds  si  j'en  boy. 
En  l'eau  n'y  a  saveur...  Prendrai-je  pour  breuvage 
Ce  qui  n'a  point  de  gousl  ?  mon  voi.<in,  qui  est  sage, 

Ne  le  fait,  que  je  croy... 

Ensuite,  ramené  brusquement  à  la  réalité  par  quelques 
interpellations  qui  lui  étaient  adressées  du  milieu  de  la 
foule  sur  les  incidents  de  la  veille  et  du  jour  même,  il  se 
mit  à  raconter  l'histoire  d'un  bateleur,  d'un  paillasse  qui 
avait  fait  l'insigne  sottise  d'épouser  une  femme  jeune  , 
jolie,  et  coquette.  Cette  femme  n'avait  pas  tardé  (c'est  Ta- 
barin qui  parle)  à  faire  ce  que  font  les  femmes  exposées 
chaque  jour  aux  empressements  de  mille  adorateurs.  Grâce 
aux  légèretés,  aux  étourderies  de  la  belle,  le  pauvre  pail- 
lasse était  devenu  le  plus  malheureux  et  le  plus  ridicule 
des  maris.  Le  voyez-vous,  en  effet,  lui,  le  railleur  par  ex- 
cellence, exposé  aux  railleries  de  chacun?  lui,  qui  s'était  si 
follement  diverti  et  avait  tant  fait  rire  les  autres  sur  ce 
thème  inépuisable  des  infortunes  conjugales,  attaché  à  son 
tour  au   banc  de  douleur  et  souffleté  sans  pitié  par  les 


sarcasmes  de  la  foule  à  qui  il  a  appris  lui-même  à  être  im- 
pitoyable? En  cet  état,  plus  de  repos,  plus  de  merci.  Il  di- 
rait en  pleurant  sa  misère  et  sa  souffrance,  qu'on  ne  le 
croirait  pas.  Il  montrerait  son  cœur  saignant  et  déchiré..., 
on  ne  ferait  qu'en  rire.,,  rire..., tenez, ..comme  vous  faites 
en  ce  moment!.. 

Et  en  effet,  l'assemblée  tout  entière,  loin  de  prendre  au 
sérieux  l'histoire  racontée  par  le  pauvre  bateleur,  riait  aux 
éclats  et  battait  des  mains  à  la  vérité  du  tableau  qu'il  venait 
de  tracer  et  à  la  singulière  énergie  de  son  langage. 

Aussi  Tabarin,  refoulant  sa  douleur  au  fond  de  son  âme 
et  passant  la  main  sur  ses  yeux  pour  essuyer  quelques  lar- 
mes involontaires,  se  mit  à  pousser  un  éclat  de  rire  qui 
domina  tous  ceux  de  l'auditoire,  et  se  retira  en  entonnant 
d'une  voix  qu'il  s'efforçait  de  rendre  joyeuse  le  dernier 
couplet  de  la  chanson  qu'il  avait  commencée  : 

Qui  aime  bien  le  vin  est  de  bonne  nature. 
Les  morts  ne  boivent  plus  dedans  la  sépulture. 

Eh  !  qui  sait  s'il  vivra 
Peut-être  encor  demain  »...  Chassons  mélancolie  ! 
Je  vais  boire  d'autant  à  cette  compagnie... 

Suive  qui  m'aimera  ! 

.\  dater  de  ce  jour,  Tabarin  ne  reparut  plus  sur  le  théâtre 
du  Pont-Neuf;  à  dater  de  ce  jour  aussi,  commence  pour 
lui  cette  première  mort  de  l'artiste  qu'on  appelle  obscurité, 
oubli. 

Et  maintenant,  faut-il  dire  avec  quelques  historiens  que, 
frappé  au  cœur  par  l'abandon  de  sa  femme,  Tabarin  mou- 
rut peu  de  temps  après  dans  l'isolement  et  la  misère? 

Ou  bien  faut-il  adopter  l'opinion  de  ceux  qui  prétendent 
que  le  pauvre  baladin  du  Pont-Neuf  ayant  perdu  d'un  seul 
coup  ce  qui  faisait  le  bonheur,  l'orgueil  et  le  but  de  sa 
vie,  tomba  dans  un  découragement  profond,  et  se  livTa 
sans  réserve  à  la  brutale  passion  de  l'ivrognerie?  Et  de- 
vons-nous répéter,  d'après  un  ingénieux  et  spirituel  bio- 
graphe, le  récit  dramatique  où  il  le  fait  mourir  sous  la 
table  d'un  cabaret  à  la  suite  d'un  duel  bachique  contre  un 
colporteur  piémontais  (i)  ? 

D'ailleurs,  qu'est-ce  qui  empêche  de  croire  que,  touchée 
de  repentir,  Francisquine  vint  retrouver  l'époux  qu'elle 
avait  délaissé,  et  qu'ils  vécurent  encore  longtemps  ensem- 
ble, terminant  par  une  fin  heureuse  et  calme  une  existence 
si  diversement  agitée  ? 

Nous  Pavons  déjà  dit,  il  n'existe  rien  d'authentique  tou- 
chant la  vie  et  la  mort  du  célèbre  baladin.  Est-ce  une  rai- 
son pour  se  jeter  à  cet  égard  dans  l'absurde  ou  l'extraor- 
dinaire? Hypothèse  pour  hypothèse,  nous  préférons  celle 
qui  console  à  celle  qui  contriste. 

Eugène  LABAT. 

{La  suite  prochainen^ent.) 

(i)  Voir,  tome  I»'  du  monde  dramatique,  le  curieux  et  intéressant 
article  publié  par  M.  E.  Alboize,  auteur  de  rmsioire  des  prisons. 


SALON  DE  1846. 


Celte  année,  comme  les  années  précé- 
dentes, l'ouverturedu  Salon  a  été  signalée, 
à  la  façon  des  cérémonies  antiques,  par 
an  cbœur  d'imprécations  et  par  un  chœur 
de  bénédictions  ;  chœur  de  bénédictions 
des  artistes  reçus  par  le  jury,  choeur  d'im- 
précations des  artistes  refusés.  Il  en  sera 


malbeurcuscment,  mais  nécessairement 
ainsi,  tant  qu'il  y  aura  des  réprouvés  et 
des  élus,  quelle  que  soit  d'ailleurs  l'é- 
quité ou  l'iniquité  des  jugements.  Qui 
pourrait  enlever  aux  conilaninés  le  droit 
de  se  plaindre,  même  d'une  sentence  mé- 
ritée? D'un  autre  côté,  le  moyen  d'ad- 


mettre au  Salon  toutes  les  monstruosités 
qui  s'y  présentent,  à  en  juger  par  quel- 
ques-unes de  celles  qui  y  pénètrent  à 
travers  le  crible  de  l'examen?  Il  est  seu- 
lement à  regretter  que  les  artistes  accep- 
tés du  public  n'aient  pas  une  garantie 
contre  les  distractions  ou  les  préventions 


222 


LECTURES  DU  SOIR. 


du  jury.  Par  extMTiplc,  pourquoi  refuser 
des  tableaux  de  MM.  SclieCFer,  Delacroix, 
Guciin,  Diaz,  Pernol?  Pourquoi  rejeler 
nic^nie  lout  artiste  ayant  dtjà  exposé  deux 
fois,  ayant  reçu  des  récompenses  ou  des 
travaux  du  gouvernement?  Pourquoi 
laisser  à  la  porte  tel  système  au  nom  de 
tel  autre;  la  couleur  au  nom  du  dessin, 
le  dessin  au  nom  de  la  couleur,  etc.? 
Comme  si  le  Salon  n'était  pas  essentielle- 
ment une  lice  ouverte  à  tous  les  systèmes, 
à  toutes  les  écoles  et  même  à  toutes  les 
fantaisies. 

Un  membre  du  jury  nous  expliquait 
hier,  d'une  manière  assez  pi(iuante,  les 
contradictions  de  ce  savant  tribunal.  Il  se 
divise  en  deux  partis  inconciliables  : 
ceux  qui  veulent  tout  admettre  et  ceux 
qui  veulent  juger  sévèrement.  Quand  les 
premiers  siègent  en  majorité,  ils  laissent 
passer  sans  contrôle  toutes  les  croûtes 
qui  vont  remplir  la  galerie  noire.  Quand 
les  seconds  dominent  au  contraire,  ils 
repoussent  les  Scheffer,  les  Gudin  et  les 
Delacroix  qui  leur  semblent  manques. 

Quelquefois  même  ils  sévissent  contre 
des  Académiciens  en  personne,  témoin 
M.  Pradier,  à  qui  on  refusait  dernièrement 
une  statuette.  Heureusement,  le  célèbre 
sculpteur  entra  à  l'instant  même  et  vit 
son  ouvrage  parmi  les  plâtres  de  rebut, 
«  Mes  cbers  collègues,  dit-il  en  souriant, 
vous  faites  erreur:  c'est  ici  que  vous 
vouliez  placer  cette  statuette.  »  Et  l'at- 
tirant du  lot  condamné,  il  la  mit  au  pre- 
mier rang  des  œuvres  admises.  Les  juges 
sourirent  à  leur  tour,  et  passèrent  outre; 
mais  tous  les  artistes  méconnus  ne  sont 
pas  là  pour  faire  comme  M.  Pradier. 

On  se  souvient  de  l'obstination  des  tour- 
lourous,  qui  voyaient,  l'année  dernière, 
la  Bataille  d'Isly  dans  la  Prise  de  la  Smahla, 
et  qui,  apercevant  dans  un  autre  cadre  le 
portrait  de  M.  Bugeaud,  reprochaient  à 
M.  Vernel  d'avoir  exclu  de  son  tableau 
l'illustre  maréchal.  Cette  fois  les  tour- 
lourous  seront  contents  du  peintre  de  nos 
victoires.  Voici  bien  dans  le  grand  Salon 
la  vraie  bataille  d'Isly  et  le  vrai  maré- 
chal Bugeaud,  avec  sa  casquette  et  son 
manteau  blanc.  L'artiste  a  choisi  le  mo- 
ment où  le  colonel  Yusuf  présente  au 
maréchal  les  étendards  de  l'ennemi  vaincu 
et  ce  fameux  parasol  du  lils  de  l'empereur 
de  Maroc,  que  tout  Paris  a  vu  dt-liler  le 
long  du  quai  des  Tuileries.  Il  y  a  là  vingt 
portraits  d'une  ressemblance  frappante, 
des  mouvements  bien  rendus,  d'excel- 
lentes figures  de  troupiers,  des  chevaux 
qui  sortent  au  galop  de  la  toile;  mais  y 
a-t-il  réellement  une  bataille,  et  surtout 
une  bataille  orientale?  Cela  nous  semble 
douteux. 

Si  nous  suivons  l'admiration  de  la  foule, 
nous  passerons  du  tableau  de  M.  Vernet 
à  ceux  de  M.  Ary  Scheffer.  Il  y  en  a  .sept, 
tout  autant;  et  le  premier,  V Enfant  cha- 
ritable, est  dans  le  grand  Salon,  [)rès  du 
Portrait  du  roi,  de  M.  Winterhalter.  On 
reconnaît  d'abord  ici  la  poétique  intelli- 
gence de  M.  SchelTer,  cet  habile  traduc- 
teur de  Goethe.  «  Il  y  eut  un  jour,  dit 
l'auteur  du  Gcelz  de  Berlichingen,  un  en- 
fant bien  pieux,  qui,  allant  à  l'école,  ren- 
conlra  un  pauvre  vieillard  auquel  il  donna 


son  déjeuner.  Ixi  vieillard  était  un  ange 
qui,  ayant  repris  sa  forme  véritable,  doua 
l'enfant  du  pouvoir  de  guérir  les  malades 
qu'il  loucherait.  Aussitôt  l'enfant  courut 
vers  sa  mère  grandement  malade  et  la 
guérit.  L'enfant,  depuis,  guérit  des  rois 
cl  des  empereurs  cl  fonda  un  beau  cou- 
vent. » 

Comme  expression,  ce  tableau  est  ad- 
mirable. L'enfant  est  d'une  naïveté  char- 
mante; on  voit,  de  cette  figure  vermeille, 
la  vie  passer  au  visage  défaillant  de  la 
mère.  Mais  si  l'on  examine  l'exécution, 
tout  est  noyé  dans  une  sorte  de  vapeur, 
au  milieu  de  laquelle  les  chairs  ressem- 
blent à  du  carton,  et  les  contours  aux  vi- 
sions d'un  rêve.  Les  fanatiques  de  M. 
Scheffer  liouvenl  que  cela  couiplète  l'i- 
doal  de  ses  tableaux  et  que  telle  est  la  con- 
dition essentielle  de  son  talent.  C'est 
peut-être  vrai. 

Les  six  autres  ouvrages  de  ce  peintre 
sont  réunis  dans  la  grande  galerie.  On  y 
remarque  deux  Christ,  qui  ressemblent 
trop  aux  Faust,  leurs  voisins ,  et  deux 
Marguerites;  l'une  au  Jardin  (c'est  la 
meilleure),  l'autre  au  sabbat,  eu  compa- 
gnie d'un  admirable  corbeau  ;  mais  le  vé- 
ritable chef-d'œuvre  «le  M.  Scheffer,  c'est 
saint  Augustin  et  sainte  Monique,  sa  mère, 
en  extase  et  se  donnant  la  main. 

«  Nous  étions  seuls,  conversant  avec 
«  une  ineffable  douceur  et  dans  l'oubli 
«  du  passé,  dévorant  l'horizon  de  l'ase- 
«  nir;  nous  cherchions  entre  nous,  en 
«  présence  de  la  vérité  que  vous  êtes, 
«  quelle  sera  pour  les  saints  cette  vie 
«  éternelle  que  l'œil  n'a  pas  vue,  que  l'o- 
«  reille  n'a  pas  entendue,  et  où  n'atteint 
«  pas  le  cœur  de  l'homme.  »  {Confessions 
de  SAINT  AUGOSTiN,  liv.  IX,  cbap.  x.) 

L'effet  de  ce  tableau  est  véritablement 
contagieux.  On  tombe  en  extase  avec  les 
deux  saints  personnages.  On  voit  comme 
eux  se  dérouler  à  perte  de  vue  les  pro- 
fondeurs du  ciel...  et  on  oublie  complè- 
tement que  les  bras  du  saint  Augustin 
ne  tiennent  pas  à  son  corps. 

Le  portrait  de  l'abbé  de  Lamennais  res- 
pire bien  Thumeur  chagrine  amassée  au 
fond  de  cette  âme  orageuse  par  les  misè- 
res publiques  et  les  douleurs  particuliè- 
res. Cependant  les  rides  qui  séparent  les 
yeux  nous  semblent  exagérées,  et  l'étin- 
celle du  génie  manque  à  ces  petits  yeux, 
très-pénelranls  d'ailleurs. 

Tout  à  côté  des  tableaux  de  M.  Schef- 
fer est  placé,  violent  contraste,  un  tableau 
de  M.  Decamps  :  la  réalité  à  côte  du  rêve, 
le  sok'il  à  côte  du  brouillard,  la  Turquie 
d'Asie  à  côté  de  la  cellule  de  Lamen- 
nais. M.  Decamps  a  exposé  quatre  toiles, 
où  l'on  retrouve  sa  manière  solide  et 
nette,  éclatante  et  brutale,  avec  une  va- 
riété de  tons  qui  est  un  progrès  heureux. 
Celte  variété  se  fait  surtout  sentir  entre 
le  Retour  du  Berger,  effet  de  pluie,  et  la 
Salle  d'asile  de  l  Asie  Mineure.  Ceite  der- 
nière œuvre  est  tout  simplement  un  bi- 
jou (l).Un  soleil  vif  éclaire  cet  inlerieurgris 
et  tranquille,  et  dessine  un  prisme  ardent 
sur  la  nudité  des  murailles.   Au  centre, 

(1)  La  gravure  de  ce  tableau  de  M.  De- 
ramps  paraîtra  dans  le  pructiain  numéro  du 
Mus^e  avec  te  Linné  de  M.  Biard. 


sur  un  pauvre  divan,  un  vieux  pédago- 
gue turc  esl  assis  sur  ses  jambes  maigres; 
son  caftan  élail  jadis  \iolet,  l'âge  en  a 
rendu  la  couleur  incertaine;  la  robe  n'a 
pas  moins  souffert  des  injures  des  ans.  Il 
se  console  de  cette  décadence  avec  la 
longue  pipe  qu'il  tient  à  la  main,  et  qu'il 
remplira  bientôt  de  l'excellent  tabac  ren- 
fermé dans  les  vases  coloriés  qui  ornent 
son  bahut.  En  attendant,  les  enfants  con- 
fiés à  sa  garde  sont  éparpillés  autour  de 
lui  dans  les  postures  les  plus  pittores- 
ques. En  voici  un  installé  sans  façon  sur 
la  manche  du  bonhomme;  en  voilà  un 
autre  qui ,  pour  mieux  déchiffrer  une 
page  d'écriture,  s'est  couché  dessus  à  plat 
ventre,  «comme un  lézard  sur  une  feuil- 
le sèche.  »  Un  troisième,  d'une  ravis- 
sante physionomie,  pense  à  jouer  beau- 
coup plus  qu'à  écouter  le  maUre.  Il  y  a 
là  aussi  un  groupe  de  cinq  ou  six  négril- 
lons, à  calottes  rouges  et  blanches,  qu'il 
est  impossible  de  regarder  sans  rire.  Nous 
reprocherons  seulement  à  l'un  d'entre 
eux  d'avoir  ôté  ses  babouches  jaunes 
pour  montrer  des  pieds  qui  manquent 
de  linesse  et  de  grâce.  C'est  l'unique  dé- 
faut que  l'œil  le  plus  sévère  puisse  trou- 
ver dans  celle  charmante  toile. 

M.  Eugène  Delacroix  n'avait  jamais  ex- 
cité peut-être  d'aussi  violents  débats 
entre  ses  fanatiques  et  ses  détracteurs. 
Pour  ceux  qui  le  jugent  sans  partialité, 
ceci  esl  une  nouvelle  preuve  de  sa  puis- 
sance, mais  aussi  de  son  incorrection. 
M.  Delacroix  se  trompe  souvent,  mais 
c'est  toujours  un  homme  de  génie.  Tel 
esl  le  caractère  des  Adieux  de  Bornéo  et 
de  Juliette,  de  \' Enlèvement  de  Rebecca,  et 
de  ^Marguerite  à  l'église.  Certes,  Romeo 
etJulielie  sont  laids,  mais  quelle  passion 
mêlée  de  tendresse  et  d'inquiétude  ! 
comme  ce  paysagtj  bleuâire  rend  merveil- 
leusement l'heure  indécise  où  le  chant 
de  l'alouetle  succède  au  chant  du  rossi- 
gnol! Marguerite  à  l'église  n'est  pas  plus 
belle  que  Juliette  sur  le  balcon;  mais 
dans  ce  corps  détaillant  et  penché,  quel 
trouble  et  quel  désordre,  quelles  affres  et 
quelles  luttes  sur  ce  vis.ige  decompo.se  ! 
El  quel  sourire  vraiment  diabolique  sur 
celui  do  Mephisiophélèsl  Ces  deux  ta- 
bleaux sont  d'autant  plus  remarquables, 
qu'ici  M.  Delacroix  n'était  pas  sur  son 
terrain.  Ce  qu'il  lui  faut,  ce  sont  les 
grands  horizons  et  les  grands  drames,  les 
batailles  et  les  naufrages.  Aussi  sa  meil- 
leure esquissedecetteannee(caron  ne  peut 
l'appeler  un  tableau),  est-elle <'£>W«v»mrflf 
de  HéUcca  par  les  ordres  du  templier 
Boisguilberl.  Tout  le  monde  connaît  cette 
magiiitique  sct-ne  de  Flvanohé  de  Waller 
Scott.  Le  peintre  en  a  saisi  le  moment  le 
plus  terrible.  Déjà  le  château  de  Fronde- 
bœuf  brûle  dans  le  fond.  Sur  le  devant, 
un  esclave  à  cheval  reçoit  en  croupe  le 
beau  corps  renversé  de  Rebecca.  Le  con- 
traste de  celte  jeune  lillo  brisée  comme 
une  fleur,  et  de  ces  guerriers  violents 
comme  lorage,  est  admirablement  rendu. 
Il  y  a  dans  tout  ce  groupe  un  mouvement 
et  une  vie  prodigieuse.  l£ cheval  s'élance, 
les  hommes  s'agitent,  les  flammes  mon- 
tent, le  château  s'écroule,  au  piiinl  de  faire 
illusion  au  regard.  Ce  b'«M  plus  ua  U- 


MUSEE  DES  FAMILLES 


253 


bleau,  c'est  la  scène  elle-même  avec  ses 
acteurs  et  ses  accidenis  réels.  Pour  arri- 
ver à  de  tels  eQ'eis,  il  faut  necessairemenl 
improviser.  De  là  toutes  les  erreurs  et 
toutes  les  gaucla-ries  de  la  brosse.  De 
1j,  par  exemple,  cet  esclave  debout  qui 
ne  lient  pas  sur  ses  jambes  et  dont  la 
-tète  semble  appartenir  à  un  autre  corps; 
Otais  derrière  tant  de  négligences,  il  y  a 
■  le  géuie  de  la  peinture;  à  travers  tant  de 
lâches,  on  reconnaît  le  soleil. 

M.  Théophile  Gautier,  qui  fait  si  bien 
./danser  les  W'iUis,  ne  les  aurait  pas  mieux 
peintes  que  .M.  Gendron. 

Les  tableaux  de  Henri  Lehmann  sont 
toujours  un  peu  froids,  surtout  i'Ham- 
let;  mais  le  dessin  est  parfait  et  les  cou- 
tours  gracieux,  notamment  dans  les  Océa- 
nides,  i'Ophélia,  et  le  portrait  de  M"«  la 
comtesse  d'Agoul. 

Autant  vaudrait  analyser  une  palette 
féerique  que  d'expliquer  les  toiles  de 
M.  Diaz.  Le  Jardin  des  amours,  VAbati' 
don,  Ks  Délaissées,  la  Sagesse,  sont  autant 
de  caprices  délicieux,  d'impossibilités 
ravissantes,  d'ébauches  qui  ressemblent 
à  du'S  chefs-d'œuvre.  M.  Diaz  est  assu- 
rément un  grand  poète,  s'il  n'est  pas  un 
grand  peiutre.  On  ne  saurait  pousser  plus 
loin  la  rêvfrie  de  la  couleur. 

L'espace  \a  nous  manquer  et  pour- 
tant que  d'ouvrages  à  signaler  encore! 
Le  Christ  dans  la  barque,  de  M.  Pils,  un 
des  meilleurs  tableaux  religieux  du  Salon  ; 
un  Portrait  d'homme  et  le  Selon  de 
M.  Papely;  les  peintures  officielles  de 
M.  Winiorhalter;  les  Contrebandiers  et  les 
Faneuses,  de  M.  Adolphe  Leleux,  natures 


prises  sur  le  fait  ;  la  Halte,  de  M.  Hédouin, 
digne  émule  du  précèdent;  la  charmante 
Primavera,  de  M.  Muller  ;  les  portraits  ex- 
cellents de  MM.  Flandrin,  lissier,  A.  Du- 
val.Pt-rignon,  elc.Les  paysages  si  fraiselsi 
chauds  (le  MM  Cabat,  Tluiillier,  Lapierre, 
Leroux,  Noyon,  Chevandier,  Malathier, 
Bultura,  Fleury,  etc.;  les  raisins  de  M. 
S;iini-Jean,  qui  font  venir  l'eau  à  la  bou- 
che; les  immenses  et  innombrables  mari- 
nesde  M.Gudin.qui  peinlsurmerà  toutes 
voiles,  comme  M.  Vernet  peint  sur  terre 
au  grand  galop;  les  toiles  remarquables 
de  MM.  Nanieuil,  Glaire,  Gué,  Corot, 
Bréard,  Girardet,  Hafner,  Granet,  Rous- 
seau, Philipoiaux,  Coignet,  Dedreux,  Le- 
poitevin,  Grolig...,  et  tant  d'autres  qu'il 
faut  renvoyer  au  prochain  numéro! 

Nous  citerons  cependant  le  touchant 
et  consciencieux  tableau  de  M.  Duboy  delà 
Verne  :  Saint  Vincent  de  Paul,  chez  la 
veuve  de  la  rue  Saint -Landry,  délivrant 
les  orphelins  des  mains  mercenaires  pour 
les  confier  à  M"*  Legras  et  aux  sœurs  de 
charité.  Ce  sujet  figurait  très-dignement 
dans  la  belle  église  de  Saiot-Viocent-de- 
Paul. 

Encore  un  coup  d'oeil  aux  miniatu- 
res, qui  sont  tout  à  fait  remarquables 
cette  année.  M.  Maxime  David  rivalise 
de  plus  en  plus  heureusement  avec  M"*  de 
Mirbel.  Si  celle-ci  à  plus  d'adresse  et  de 
métier,  celui-là  a  plus  de  conscience  et 
d'art.  La  grâce  et  la  distinction  sont  égales 
de  part  et  d'autre.  Ce  qui  complétera  le 
triomphe  de  M.  David,  c'est  le  temps,  juge 
en  dernier  ressort.  Les  cinq  miniatures 
exposées  par  ce  maître,  sous  le  n»  1912, 


et  surtout  les  portraits  de  M"»*»  D...,  de 
M.  de  L...,  de  M.  D...  et  de  M.  le  comte 
Ferdinand  de  Lasteyrie,  député,  sont  tra- 
vailles tellement  à  fond,  qu'ils  ne  pour- 
ront que  gagner  à  vieillir,  comme  tous 
les  bons  ouvrages.  Nous  avons  été  surpris 
de  ne  pas  trouver  dans  le  cadre  de  M.  Da- 
vid ses  beaux  portraits  du  prince  Napo- 
léon Jérôme  et  de  Réchid  Pacha.  L'un  se 
sera  envolé  en  Italie,  et  l'autre  à  Conslan- 
tinople.  Ce  n'est  pas  tout  agrément  de 
peindre  les  illustres  personnages.  Les  mi- 
niatures de  M"-»  Herbelein  et  de  M.  Pomai- 
rac  sont  aussi  de  véritables  œuvres  d'art. 
Le  jury  s'est  montré  sévère  pour  les 
grands  pastels.  Il  en  a  renvoyé  quatre  à 
M.  Eugène  Tourneux,  le  poétique  émule 
de  M.  Maréchal,  sous  prétexte  que  le  jeune 
artiste  n'a  qu'un  pas  à  faire  pour  arriver  à 
la  peinture  à  l'huile.  M.  Tourneux  est 
homme  à  répondre  à  cette  sommation 
par  quelque  admirable  tableau.  On  peut 
déjà  donner  ce  nom  à  son  pastel  admis 
sous  le  n»  2088:  la  Fuite  en  Egypte.  Il  y  a 
là  toutes  les  qualités  de  la  plus  grande 
peinture  :  richesse  et  harmonie  de  cou- 
leurs, science  profonde  de  l'arrangement, 
merveilleux  emploi  de  la  lumière,  et  par- 
dessus tout,  ce  je  ne  sais  quoi  qui  fait  les 
vrais  talents,  ce  que  les  anciens  appe- 
laient le  feu  du  ciel,  ce  que  Boileau  ap- 
pelait l'influence  secrète,  et  Voltaire,  le 
diable  au  corps.  Comme  le  jury,  nous 
donnons  rendez-vous  à  M.  Tourneux,  pour 
l'an  prochain,  aux  meilleurs  rangs  de  la 
galerie  des  tableaux. 

C.  DE  CHATOUVILLB. 
(la  fin  au  prochain  numéio.) 


MERCURE  DE  FRA.NCE. 

(du    10   MARS  AU  10  AVRIL.) 

ScicscES.  —  InauguralioD  du  chemin  de  fer  de  Tours.  —  Théâtres  ,  Livkes  8t  Mcsiqui  —  l'ne  année  dans  le  Levant.  Sous  les  ombrages- 

La  Jeune  Angleterre.  Les  Paysans.  ~-  Longcbamps. 


Quoique  l'abondance  des  matières,  et 
surtout  l'article  du  Salon  ,  ait  terrible- 
ment rogné  les  ailes  de  Mercure,  il  a 
trouvé  moyen  de  voler  jus<iu'a  Tours.... 
il  est  vrai  que  c'était  avec  la  vapeur,  qui 
dépasse  aujourd'hui  les  oiseaux.  L'inau- 
guration du  chemin  de  fer  d'Orléans  à 
Tours  a  été  une  grande  et  belle  fc'.e  ;  mille 
échos  en  ont  déjà  porté  le  récit  à  nos  lec- 
teurs; mais  il  est  un  détail  que  nous  si- 
gnalerons, r>arce  que  tout  le  monde  a  né- 
gligé de  le  faire.  Nous  voulons  parler  du 
confortable  croissant  qui  s'établit  dans  les 
wagons.  Ceux  qui  ont  transportée  Tours 
les  princes  et  les  invités  de  l'administra- 
tion sont  de  véritables  boudoirs.  Il  y  a  là- 
dedans  des  sièges  contournés  si  molle- 
ment, qu'on  irait  entre  leurs  bras  jusqu'à 
Saint  -  Pétersbourg  ,  sans  s'apercevoir 
qu'on  eût  changé  de  place.  L'habile  et 
renommé  fabricant  qui  bous  a  fait  ces 
douceurs,  M.  Jeanselme,  achève  en  ce 
moment  des  wagons-postes  qui  seront  la 
merveille  du  genre.  Le?  murailles  et  les 


bureaux  circulaires  sont  en  chêne  sculpté, 
et  les  plafonds  en  érable  avec  incrustations. 
Les  employés  ambulants  de  M.  Conte  trou- 
veront dans  ces  bureaux-miniatures  tout 
ce  qu'il  faut  pour  écrire,  distribuer  et 
cacheter  leurs  paquets,  pour  saisir  les  let- 
tres au  vol  ou  les  semer  de  station  en 
station.  Espérons  que  les  voyageurs  ne 
larderont  pas  à  être  traités  comme  les  di- 
recteurs des  postes,  et  que  nous  inaugu- 
rerons bientôi  les  wagons-restaurants,  les 
wagons-dortoirs  et  les  wagons-salons, 
que  Mercure  prédisait,  il  y  a  quelques 
mois,  sans  se  croire  aussi  prophète.  Qui 
sait  si  nous  n'aurons  pas  bientôt  des  wa- 
gons-théâtres, sur  la  porlière  desquels  on 
lira  :  Tel  jour  ou  telle  nuit,  de  Paris  à 
Tours,  M"e  Rachel  jouera  Jeanne  d'Arc, 
M.  Dupré  chantera  Robert  le  Diable,  ou 
M"'  Carlotta  Grisi  dansera  Giselle? 

— En  aiiendanlces  comédies  et  cette  mu- 
sique ambulante,  les  pièces  et  les  con- 
certs se  succèdent  rapiilement,  du  Théâtre- 
Français  à  la  salle  de  Hertz.  M.  Alexandre 


Dumas  vient  de  faire  une  chose  qui  lui 
semblait  impossible  depuis  longtemps , 
c'est  de  ne  pas  réussir.  Ce  triomphateur 
universel  a  vu  chanceler  sa  Fille  du  Ré- 
gent sur  les  eaux  orageuses  de  la  Comé- 
die-Française. Mais  on  sait  que  les  échecs 
de  M.  Dumas  seraient  des  succès  pour  les 
autres.  Il  y  a  encore  dans  la  Fille  du  Ré- 
gent assez  de  passion  et  d'esprit  pour  un« 
cinquaniainede  représentations.  M.  Scribe, 
lui ,  réussit  toujours  ,  témoin  sa  Gene- 
viève, qui  remplit  la  salle  du  Gymnase. 
Les  Mousquetaires  de  la  Rein»  font  tou- 
jours fureur  à  l'Opéra-Comique;  quant  à 
ceux  de  l'Ambigu,  ils  en  sont  i  leur  cent 
cinquantième  représentation  !  La  popula- 
rité de  ces  héros  s'étend  jusqu'à  la  bou- 
cherie. Nous  avons  vu  hier  dans  un  étal 
un  superbe  mousquetaire  dessiné  sur  un 
veau,  avec  celte  inscription  :  Porthos.  Ce 
que  c'est  que  la  gloire  ! 

—  M.  Alexis  de  Valon  vient  de  publiera 
la  librairie  de  J.  Labitte  un  livre  fort  in- 
téressant.   Une  Année  dans  le  Levant,  tel 


224 


LECTURES  DU  SOIR. 


est  le  litre  de  ces  deux  volumes  qui  font 
connaître  à  merveille  la  Sicile,  Malte,  la 
Grèce  et  la  Turquie.  L'auteur  nous  intro- 
duit avec  une  aisance  toute  gracieuse 
dans  ces  belles  contrées  de  l'Orient,  où  il 
sait  découmr  des  aspects  nouveaux  et 
dont  il  décrit  les  paysages  avec  beaucoup 
de  fraîcheur  et  de  poésie.  Il  aborde  sans 
crainte,  chemin  faisant,  les  questions  sé- 
rieuses qu'il  rencontre,  fait  dans  le  pre- 
mier volume  un  éloquent  résumé  de  l'his- 
toire de  la  Grèce  pendant  ces  dernières 
années,  et  explique  avec  lucidité  dans  le 
second  la  silualion  commerciale  de  la 
Turquie.  Au  reste,  nos  lecteurs  connais- 
sent M.  Alexis  de  Valon.  Un  des  plus 
agréables  chapitres  de  son  voyage,  Rhodes 
et  Patkmos,  a  été  publié  ici  même,  l'an- 
née dernière,  et  c'est  dans  le  }{usée  que  le 
jeune  écrivain  a  débuté,  en  avril  18i3, 
par  une  jolie  nouvelle,  intitulée  :  Fran- 
çois de  Ctn'.ie. 

—  On  chante  toujours  avec  fureur  les 
fables  de  La  Fontaine  travesties.  Mais  voici 
venir  un  champion  du  grand  fabuliste; 
M.  Vinieux  qui ,  dans  son  La  Fontaine 
vengé,  fustige  avec  esprit ,  sur  l'air  du 
Tra,  la,  la,  le  servum  pecus  des  imitateurs. 
Il  va  sans  dire  que  le  fusligateur  n'a  pas 
moins  de  succès  que  les  fustigés. 

— M^'Ollion,  née  Delille,  publie  aussi 
un  nouveau  quadrille,/^  Jfour^gue,  et  une 
mélodie  pour  piano  qui  font  leur  chemin 
dans  les  salons... 

—  Mais  la  grande  nouvelle  musicale, 
c'est  l'apparition  chez  l'éditeur  Brulle  des 
Paysans,  chants  rustiques  de  M.  Pierre 
Dupont,  un  de  nos  jeunes  poètes  les  plus 
distingués,  qui,  un  beau  malin,  s'est  re- 
Teillé  compositeur.  Les  Bœufs,  le  Chien 
du  Berger,  les  Louis  d'or,  le  Braconnier, 
la  Musette  neuve  et  la  Fête  du  Village  sont 
à  la  fois  des  perles  de  poésie  exquise  et 
des  mélodies  qu'attend  la  popularité.  Par- 


dessus tout,  cela  est  entièrement  neuf  et 
original.  Nous  prédisons  aux  Paysans 
un  succès  de  cent  mille  exemplaires;  — 
et  nous  reviendrons  en  détail  sur  leurs 
mérites.  j 

—  Parmi  les  livres  illustrés  qui  vont 
prendre  le  chemin  des  châteaux,  il  faut 
noter  :  socs  les  ombrages,  simples  récits, 
par  M.  Alfred  Désessarts.  L'auieur  s'est 
déjà  fait  connaître  par  de  nombreux  écrits 
toujours  empreints  du  cachet  de  la  dis- 
tinction ;  on  n'a  pas  oublié  ses  beaux  vers 
sur  le  Monument  de  Molière  et  la  Civilisation 
chrétienne  en  Orient,  couronnés  par  l'A- 
cadémie française.  M.  A.  Désessarts  joint 
les  qualités  du  prosateur  à  celles  du  poète; 
on  s'en  convaincra  par  la  lecture  des  Om- 
brages. Il  n'est  personne  qui  ne  s'intéresse 
à  la  Sofur  ainée.  aux  Deux  anges,  à  Jean 
Ciudad.  Le  Trésor  de  l'émigré  est  un  petit 
drame  palpitant.  Ajoutons  que  ce  livre 
est  parfaitement  digne  d'être  mis  entre 
les  mains  de  la  jeunesse. 

—  Il  y  a  en  Angleterre  «n  homme  po- 
litique, M.  d'Israêli,  qui  s'amuse  à  faire 
des  romans.  Ces  romans  se  tirent  à  cent 
mille  exemplaires  et  rapportent  des  mil- 
lions à  l'auteur.  Eh  bien  !  ces  romans  qui 
agitent  depuis  cinq  ans  les  trois  royaumes, 
n'étaient  encore  connus  que  de  nom  en 
France.  M''«  Sobry  vient  de  nous  les  ré- 
véler par  son  excellente  traduction  de  la 
Jeune  Angleterre.  On  appelle  ainsi  le 
groupe  de  torys  libéraux  qui  combattent 
les  idées  de  Robert  Peel  de  l'autre  côté  de 
la  Manche.  Sous  ce  litre  et  sous  la  forme 
d'un  récit  dramatique,  M.  Israëli  déroule 
toutes  les  intrigues  qui  remuent  les  Cham- 
bres et  la  nation  anglaise.  Une  élégante 
notice  de  M.  Chasles,  et  des  clefs  qui  don- 
nent le  nom  de  tous  les  masques,  ajoutent 
un  intérêt  piquant  à  la  lecture  de  la 
Jeune  Angleterre. 

—  Les  concerts  se  multiplient  tellement, 


que  les  ailes  de  Mercure  lui-même  ne 
peuvent  les  suivre.  Du  reste,  nos  rossi- 
gnols par  excellence,  les  chanteurs  du 
Théâtre-Italien,  viennent  de  s'envoler. 
Un  très-petit  nombre  de  salons  privilé- 
giés ont  reçu  leurs  adieux  d'amis.  Mario 
a  fait  entendre  les  siens,  de  la  façon  la 
plus  mélodieuse,  chez  M"»  Adrien  Benolt- 
Champy,  qui  joint  toujours  le  luxe  des 
arts  aux  charmes  de  ses  gracieuses  récep- 
tions. 

—  Le  concert  monstre  de  la  saison  a 
été  celui  de  M.  Prudent  au  grand  Opéra. 
Décidément  M.  Prudent  tient  celte  année 
le  sceptre  du  piano  ;  qu'il  garde  bien  cette 
royauté  fugitive.  Nous  savons  plusieurs 
mains  agilesqui  la  lui  disputent  de  leurs  dix 
doigts;  et  parmi  ces  mains  rivales,  deux 
des  plus  habiles  sont  sans  contredit  celles 
de  M"e  Martin,  qui  prépare  aussi  son 
concert.  En  attendant,  elle  reçoit  dans  ses 
beaux  salons  sa  clientèle  enthousiaste, 
c'est-à-dire  la  meilleure  et  la  plus  bril- 
lante société.  El  là,  entre  un  morceau  de 
harpe  de  Huerta  et  un  air  de  Duprez,  la 
jeune  pianiste  exécute  les  chefs-d'œuvre 
des  maîtres,  avec  une  justesse  et  une 
grâce,  avec  une  force  et  une  légèreté  qui 
enlèvent  les  bravos  de  M.  Prudent  lui- 
même.  PITRE-CHEVALIER. 

—La  promenade  de  Longchamps  vient 
de  s'acherer  au  milieu  des  flots  de  pous- 
sière et  des  rayons  de  soleil.  On  y  a  vu, 
comme  de  coutume,  beaucoup  de  beaux 
chevaux,  peu  de  belles  femmes,  encore 
moins  de  beaux  habits  ;—leshommes  s'ob- 
stinent à  se  vêtir  de  fracs  sans  queue  et 
de  gilets...  sans  bornes.  En  revanche,  les 
femmes  et  les  enfants  s'habillent  avec  un 
goût  parfait.  Tout  le  monde  a  remarqué, 
par  exemple,  aux  Champs-Elysées  les  ra- 
vissants costumes  d'enfants,  sortis  de  la 
maison,  si  justement  renommée,  de 
MM.  Morlet  et  Rebours. 


-.^^ 


Oui,  madame,  j'ai  eu  l'honneur  de  faire  la  gnerre, 
et  la  chance  d'en  revenir. 


Avis  au  pubiic. 

Une  personne  désirerait  se  défaire  d'une  deot. 

S'adrejser  me  des  Douleur»,  4 .  écrire  franco. 


Imprimerie  de  IIFS.NOYER  ci  C«,  rue  l.emercier,  i*.  BJiifnolles. 


Mil. 


MUSEE  DES  lAiMlLLES. 


2^5 


SIMPLE  VOYAGE  EN  ITALIE 


(l) 


Vue  de  la  place  Saint-Marc,  à  Venise. 


V.  —  ILES  BOKROUÉES.  VENISE. 

Quittons  Milan,  puisqu'il  nous  faut  suivre  le  cours  de  no- 
tre rapide  voyage  ;  Milan,  la  ville  franche,  ouverte,  hospita- 
lière par  excellence,  où  l'on  apprend  à  connaître  sous  tous 
ses  beaux  côtés  le  caractère  italien  si  souvent  méconnu, 
calomnié  à  l'étranger ,  parce  qu'on  le  juge  sur  quel- 
ques rares  et  indignes  exceptions.  Mais  avant  de  prendre 
congé  de  la  Lombardie,  ne  consacrerons-nous  pas  un  jour 
ou  deux  à  visiter  les  îles  Borromées,  comparables  aux  iles 
Fortunées  des  anciens?  Si  vous  nous  demandez  ce  que  sont 

(i)  Voyei  lo  numéro  de  février  dernier. 
MAI  1846. 


ces  iles,  nous  vous  répondrons  :  figurez-vous  des  lacs  purs 
comme  le  ciel,  et  couronnés  de  vignes  en  amphithéâtres, 
des  corbeilles  de  fleurs  flottantes,  des  terrasses  tapissées 
de  jasmins,  d'orangers  et  de  grenadiers,  des  palais  de  mar- 
bre cachés  dans  la  verdure,  un  voyage  au  milieu  des  par- 
fums, des  marbres,  des  fleurs  et  des  lauriers.  L'une  de  ces 
iles  s'appelle  l'ile  Belle.  Laquelle  est  la  plus  belle?  à  la- 
quelle des  trois  accorder  la  palme,  sans  rendre  les  autres 
sœurs  justement  célèbres?  Jean-Paul,  l'illustre  rêveur,  le 
poëte-fantaisie  par  excellence,  s'est  imaginé  de  décrire  ces 
iles  sans  les  avoir  vues  et  comme  Platon  a  peint  les  champs 
Élysées,  seulement  d'après  les  tableaux  de  ses  fantaisies  et 

—  2f>  —  TREIZIÈME   VOI.UMK. 


52G 


LECTURES  DU  SOIR. 


de  sou  imagination.  Mais  il  a  eu  beau  accumuler  les  teintes 
les  plus  vives,  les  merveilles  de  Tart,  et  tous  lesencbante- 
meuts  de  la  nature  ;  quand  on  visite  ces  iles,  on  reconnaît 
qu'elles  sont  encore  au-dessus  de  la  description  du  poète: 
que  peut-on  dire  de  plus  à  leur  louange? 

A  présent  Venise  nous  attend,  Venise,  autre  merveille 
toute  différente  de  celles  que  nous  avons  admirées  jusqu'a- 
lors, et  que  tant  de  relations,  de  poèmes  et  de  strophes 
n'ont  pu  parvenir  à  gâter. 

Sur  notre  route,  plusieurs  villes  célèbres  se  rencontrent, 
mais  nous  ne  ferons  que  les  visiter  en  passant.  Nous  ne 
saurions  trop  souvent  répéter  qu'on  ne  peut  tout  voir  dans 
un  premier  voyage  en  Italie,  et  qu'il  est  bien  des  choses 
que  l'on  est  forcé  de  renvoyer  au  prochain  pèlerinage.  C'est 
ainsi  que  nous  ne  ferons  que  visiter  au  passage  Mantoue, 
la  patrie  de  Virgile,  où  l'on  ne  trouve  pas  même  un  monu- 
ment élevé  à  la  mémoire  du  poète,  mais  où  Ton  admire,  en 
revanche,  les  plus  belles  choses  qu'ait  laissées  Jules  Ro- 
main, cet  élève  de  Raphaël,  qui  serait  peut-être  le  premier 
peintre  du  monde  si  son  maître  n'eût  pas  existé.  Nous  ne 
ferons  guère  plus  de  séjour  à  Vérone,  la  patrie  de  Roméo 
et  Juliette,  où  nous  remarquons  cependant  quelques  beaux 
restes  d'antiquités.  Nous  prendrons  à  peine  le  temps  de 
visiter  à  Vicence  le  théâtre  si  curieux  que  Palladio  fit  con- 
struire sur  le  modèle  des  théâtres  grecs,  et  sans  lequel  il 
est  bien  difficile  de  comprendre  la  mise  en  scène  des  tragé- 
dies d'Eschyle  et  de  Sophocle.  Padoue  ne  nous  arrêtera 
pas  plus  longtemps,  la  ville  n'ayant  en  soi  rien  de  bien 
curieux,  et  notre  manière  de  voyager  ne  nous  permettant 
pas  de  nous  appesantir  sur  tout  ce  que  son  Université,  si 
fameuse  dans  toute  l'Italie,  peut  avoir  d'intéressant  aux 
yenx  des  doctes  de  profession. 

Mais  déjà  nous  voici  sur  le  canal  de  la  Brenta,  qui  doit 
nous  conduire  droit  à  Venise.  Le  bâtiment  qui  nous  trans- 
porte a  nom  le  Bucentaure,  et  n'est,  comme  on  le  pense 
bien,  que  le  très-indigne  petit-fils  du  fameux  Bucentaure 
qui  servit  autrefois  à  transporter  les  doges.  Ce  bâtiment 
se  compose  d'une  petite  antichambre,  suivie  d'une  cham- 
bre tapissée  en  noir,  avec  une  table  et  deux  estrades  garnies 
de  maroquin.  Voilà  qui  nous  donne  déjà  l'idée  de  l'intérieur 
de  la  plupart  des  gondoles,  qui  seraient  bientôt  gâtées  par 
l'eau  de  la  mer,  si  on  n'eût  choisi  des  couleurs  sombres 
pour  les  décorer.  Le  Bucentaure  nous  conduit  rapidement 
en  vue  de  Venise,  et  nous  n'avons  plus  qu'à  nous  convain- 
cre par  nos  propres  yeux  si  tout  ce  qu'on  raconte  de  cette 
ville  surprenante  est  au-dessus  ou  au-dessous  de  la  réalité. 
Disons-le  cependant  avec  franchise,  beaucoup  de  voya- 
geurs, en  entrant  à  Venise,  ne  sont  pas  autant  surpris  qu'ils 
s'y  étaient  d'avance  attendus  ;  nous  avons  même  entendu 
des  gens  de  bonne  foi  avouer  que  l'entrée  par  le  grand 
canal  ne  leur  a  guère  causé  plus  d'impression  que  celle  de 
Lvon  ou  de  Paris  par  la  rivière.  Mais  quand  on  est  une 
fois  dans  la  ville,  qu'on  voit  sortir  de  l'eau,  de  tous  côtés, 
des  palais,  des  églises,  des  hôtels  et  des  rues,  car  on  ne 
peut  faire  un  pas  sans  avoir  un  pied  dans  la  mer,  alors,  on 
se  sent  vraiment  émerveillé  et  comme  entraîné  loin  du 
monde  réel.  Parcourons  donc  cette  ville  étrange  où  les  rues 
se  succèdent  et  s'entrelacent  comme  les  issues  d'un  laby- 
rinthe, où,  pour  se  rendre  d'un  quartier  à  un  autre,  il  faut 
souvent  franchir  jusqu'à  vingt  ponts.  .\  chaque  pas,  ce 
sont  des  palais  d'une  architecture  pleine  d'élégance  et  de 
coquetterie,  où  le  goût  de  l'Italie  se  trouve  heureu.sement 
allié  au  goût  byzantin  ;  puis  les  lagunes  (|ui  varient  et  ani- 
ment tout.  Ce  n'est  pas  qu'elles  soient  absolument  exemp- 
tes de  roprorho.'^  :  elles  sont  souvent  noirâtres,  troubles, 
et  exhalent  mèm?   en  été  rerlainps  odeurs  félide«!.  Mai-=. 


telles  iju'elles  sont,  elles  n'en  offrent  pas  moins  le  plus  cu- 
rieux spectacle  que  l'on  puisse  voir.  Quoi  de  plus  singu- 
lier, en  effet,  que  d'avoir  sous  ses  fenêtres  un  bras  de  mer 
qui  s'insinue  entre  chaque  maison?  Une  dame  priait  un 
jour  un  officier  français  de  lui  dire  au  juste  de  ce  qu'était 
Venise,  t  Madame,  lui  répondit-il ,  figurez-vous  un  bain 
de  pied  sur  lequel  vous  ferez  flotter  des  coquilles  de  noix, 
et  vous  aurez  une  parfaite  idée  de  ce  qu'est  Venise.  « 

Mais  il  est  bien  temps  de  faire  notre  premier  voyage  en 
gondole,  et  de  faire  plas  ample  connaissance  avec  cet  équi- 
page, dont  tout  le  monde  parle  d'après  le  témoignage  tou- 
jours un  peu  enjolivé  des  barcarolles  et  des  opéras  comi- 
ques. 

La  gondole  est  longue  et  étroite  comme  un  poisson;  au 
milieu ,  se  trouve  une  espèce  de  caisse  de  carrosse,  basse, 
faite  en  berlingot  ;  il  n'y  a  qu'une  seule  portière  au  devant, 
par  où  l'on  entre.  Il  y  a  place  pour  deux  personnes  dans 
le  fond,  et  pour  deux  autres  de  chaque  côté  sur  une  ban- 
quette, qni  ne  sert  presque  jamais  que  pour  étendre  les 
pieds  de  ceux  qui  occupent  le  fond.  L'intérieur  est  ouvert 
de  tous  côtés  et  se  ferme  quand  on  veut,  soit  par  des  glaces, 
soit  par  des  panneaux  de  bois  recouverts  de  drap  noir.  Le 
bec  d'avant  de  la  gondole  est  armé  d'un  grand  harpon  en 
col  de  grue,  garni  de  six  larges  dents  de  fer.  Tout  le  bateau 
est  peint  en  noir  et  verni;  la  caisse  doublée  de  velours  noir 
en  dedans  et  de  drap  noir  en  dehors,  avec  les  coussins  de 
maroquin  de  même  couleur,  sans  qu'il  soit  permis  aux 
plus  grands  seigneurs  d'en  avoir  une  différente  en  quoi 
que  ce  soit  de  celle  du  petit  particulier;  de  sorte  qu'il  ne 
faut  pas  songer  à  deviner  qui  peut  être  dans  une  gondole 
fermée.  L'habileté  des  gondoliers  vénitiens  est  proverbiale; 
ils  glissent  plutôt  qu'ils  ne  voguent  sur  les  lagunes,  et 
tournent  en  un  coup  de  main  cette  longue  barque  comm« 
sur  la  pointe  d'une  aiguille.  Le  nombre  des  gondoliers  est 
infini,  et  l'on  ne  compte  pas  moins  de  soixante  mille  per- 
sonnes qui  vivent  de  la  rame,  soit  gondoliers  ou  autres. 

Quant  à  la  ville  de  Venise  considérée  dans  son  ensem- 
ble, tout  en  l'appelant  avec  les  romanciers  et  les  poêles 
Venise  la  belle,  l'enchantée,  nous  croyons  qu'on  peut  rap- 
peler aussi  Venise  la  muette  et  la  silencieuse.  En  effet,  on 
n'est  pas  peu  surpris,  en  parcourant  ces  rues  étroites,  de 
n'entendre  d'autre  bruit  que  le  cri  monotone  et  régulier 
des  hommes  qui  se  promènent  du  soir  au  matin  en  propo- 
sant aux  baltitants  de  l'eau  fraîche,  denrée  que  la  position 
de  la  ville  au  milieu  des  mers  rend  toujours  précieuse.  On 
a  dit  avec  raison  qu'à  Venise  les  affaires,  les  actes  ordinai- 
res de  la  vie  se  font  comme  par  enchantement  :  chacun  s'y 
meut  par  des  ressorts  invisibles;  on  va,  on  vient,  on  se 
croise,  on  se  rencontre,  par  un  mouvement  d'existence 
régulier,  monotone;  il  semble  que  l'on  vive  à  bord  d'un 
vaisseau. 

Mais  après  avoir  erré  au  hasard  dans  les  rues,  sur  les 
quais  et  les  ponts  de  Veni.<e,  nous  nous  trouvons  tout  à  % 
coup  transportés  sur  cette  fameuse  place  Saint-Marc,  que 
l'on  peut  considérer  sinon  comme  la  plus  belle,  du  moins 
comme  la  plus  curieuse  et  la  plus  variée  de  toutes  les  places 
du  monde.  Elle  est  terminée  des  deux  bouts  par  les  églises 
Saint-.Marc  et  San-Geminiano,  et  des  côtés  par  les  procu- 
raties  vieilles  et  neuves.  On  a  donné  ce  nom  de  procuraticj: 
à  des  galeries  couvertes  qui  régnent  autour  de  la  place,  et 
qu'on  ne  saurait  mieux  comparer  qu'aux  arcades  de  notre 
Palais-Royal.  C'est  là  que  se  réunissent  les  oisifs,  les  gens 
du  bel  air,  les  étrangers,  les  causeurs.  Il  faut  voir  la  place 
Saint-Marc  par  un  beau  soir  d'été,  vers  dix  heures,  toute 
on  fou,  toute  en  joie,  alors  que  les  conversations  bourdon- 
nent autour  des  cafés,  que  les  promeneurs  vont  et  viennent, 


MUSKE  DES  FAMILLES. 


2-27 


qu'on  entend  dp  tous  côtés  ces  mille  rumeurs  de  la  vie 
élégante  et  mondaine,  tandis  que  dans  le  fond  de  quelque 
lagune  lointaine  retentit  le  cri  sauvage  du  gondolier,  qui 
avertit  les  rameurs  survenants  de  se  garer  au  détour  des 
rues. 

Une  autre  place  plus  petite  que  la  première,  et  célèhre 
dans  tant  de  romans  sous  le  nom  de  Piazzelta^  conduit  di- 
rectement à  la  mer.  Comment  décrire  le  mouvement,  l'em- 
pressement singulier  et  toute  celle  bigarrure  de  costumes, 
de  gestes  et  de  maiuliens,  qui  forme  autour  de  ce  petit  em- 
placement le  plus  curieux  mélange  de  terre,  de  mer,  de 
gondoles,  de  boutiques,  de  vaisseaux  et  d'églises,  de  gens 
qui  parlent  et  arrivent  à  chaque  instant  ?  Comment  surtout 
nous  arrêter  à  décrire  tous  les  lieux  que  nous  visitons  avec 
cette  heureuse  incohérence  du  voyageur  à  Veni.«e,  qui 
flotle  sans  cesse  du  Bialto,  ce  pont  si  merveilleux,  à  l'é- 
glise Saint-Marc,  du  palais  des  doges  au  grand  canal? 
L'église  Saint-Marc  à  elle  seule  demanderait  tout  un  vo- 
lume de  description  :  c'est  une  église  à  la  grecque  du  temps 
de  Byzance,  basse,  presque  impénétrable  à  la  lumière,  cou- 
verte de  sept  dômes  revêtus  en  dedans  de  mosaïque  à  fonxl 
d'or.  Beaucoup  de  gens  critiquent  le  style  de  cette  église, 
qui  est  en  effet  fort  éloigné  du  goût  des  anciens;  niais  telle 
qu'elle  est,  elle  n'en  représente  pas  moins  un  édifice  inté- 
ressant et  curieux,  dont  on  a  peine  à  se  détacher  dès  qu'on 
y  est  introduit. 

On  y  voit  de  très-vieilles  mosaïques,  qui  remontent  à 
l'origine  de  la  peinture  moderne;  non-seulement  les  murs 
cl  les  plafonds  en  sont  couverts,  mais  même  le  pavé,  qui 
n'est  autre  chose  qu'un  composé  de  petites  pièces  de  mar- 
bre, jaspe,  lapis,  agate,  serpentine,  cuivre,  etc.  .\près 
avoir  longtemps  admiré  et  médité  dans  l'intérieur  de  cette 
église  mystérieuse,  nous  sortirons  pour  contempler  au 
portail  ces  quatre  chevaux  de  bronze,  qui  furent,  dit-on, 
fondus  par  Néron,  et  que  l'on  se  souvient  d'avoir  vus,  sous 
l'Empire,  rayonner  au  sommet  de  l'.Arc  de  Triomphe  du 
Carrousel.  Puis  nous  monterons  en  haut  de  la  grande  tour, 
d'oij  l'cR  découvre  toute  l'étendue  de  Venise,  les  îles  et 
petites  villes  et  mer  qui  l'accompagnent,  les  bâtiments  qui 
couvrent  les  lagunes,  toute  la  côte  d'Italie  depuis  Comac- 
chio  jusqu'à  Trévise,  le  Frioul,  les  Alpes,  la  Carinthie, 
rislrie  et  le  commencement  de  la  Dalmatie,  unique  et  eni- 
vrante perspective  dont  lord  Byron  ne  pouvait  rassassier. 
ses  yeux. 

Nous  ne  nommerons  pas  même  les  églises  sans  nombre 
où  se  pressent  les  chel's-d'œuvre  de  l'école  vénitienne,  ni 
les  palais  d'une  magnificence  inouïe  qui  se  trouvent  autour 
du  grand  canal.  Faites  souvent,  pouvons-nous  dire  aux 
voyageurs  qui  nous  suivront,  la  promenade  que  nous 
avons  accomplie  chaque  soir  depuis  notre  arrivée,  sur  ce 
canal  dent  on  ne  peut  se  lasser  d'admirer  les  beautés. 
Perdu  dans  le  fond  d'une  gondole  nonchalante,  laissez 
défiler  devant  vos  yeux  ces  édifices  s(»lendides  qui  datent 
de  plusieurs  siècles,  et  dont  l'architecture  n'a  pas  élé  en- 
core surpassée.  Laissant  de  côté  les  souvenirs  fastueux, 
l'histoire,  les  doges  et  leur  palais  si  imposant  :tsi  som- 
bre, livrez-vous  aux  émotions  de  cette  promenade  du  soir, 
au  milieu  des  autres  gondoles  qui  glissent  furtivement  au- 
tour de  la  vôtre,  vous  contenlant  d'aspirer  les  brises  de  la 
Breota,  qui  jouent  et  circulent  autour  de  vous;  écoutez 
les  chants  réguliers  des  gondoliers  qui  reviennent  du 
Lido,  n'ayant  d'autre  pensée  que  de  s.ivourer  pleinement 
les  délices,  l'extase  de  cette  promenade  qui  se  fait  pour 
ainsi  dire  entre  le  ciel  et  la  terre.  C'est  en  revenant  d'une 
pareille  course  que  vous  saurez  ce  que  vaut  un  séjour  à 
Venise,  que  vous  aurez  rapporté  de  ces  pensées  et  de  ces 


impressions  qui  Souvent  ornent  toute  une  existence  arec 
les  réminiscences  d'im  seul  vovatre. 

Mais  nous  nous  étions  [troniis  de  ne  pas  perdre  de  temps, 
et  nous  devrions  avoir  quitté  Venise  déjà  depuis  plusieurs 
jours,  sous  peine  de  ne  plus  faire  qu'etlleurer  ce  qui  nous 
reste  à  voir.  Hegagnons  donc  au  plus  vile  l'embouchure  de 
la  Brenla,  donnons  un  dernier  coup  d'œil  à  nos  chers  pa- 
lais que  nous  ne  reverrons  plus,  et  comme  l'a  dit  Millon, 
un  des  plus  vieux  voyageurs  en  Italie  ,  «  troquons  les  gon- 
doles contre  les  chaises  de  poste,  et  le  grand  canal  de  Ve- 
nise contre  les  Apennins.  » 


VL 


Noi;s  irons  tout  d'une  traite,  et  sans  nous  arrêter  en 
ri  ule,  de  Venise  à  Bologne,  renvoyant,  comme  nous  l'avons 
fait  jusqu'à  présent,  la  description  de  beaucoup  de  choses  à 
un  autre  voyage.  Nous  ne  ferons  donc  que  nommer  en 
passant  l'antique  et  sombre  Fénare,  où  nous  aurions  pour- 
tant, si  nous  avions  plus  de  temps  à  nous,  à  saluer  le 
tombeau  de  l'Arioste  que  l'on  trouve  dans  une  des  églises. 
Nous  arriverons  droit  à  Bologne,  belle  ville  toute  remjdie 
de  portiques  sous  lesquels  on  peut  faire  trois  ou  quatre 
lieues  à  couvert  et  sans  crainte  de  la  pluie.  Ces  portiques 
voùlés  sont  soutenus  par  des  colonnes  de  toutes  sortes 
d'ordres,  et  par  des  pilastres  carrés.  Les  voyageurs  ne  sont 
pas  d'accord  sur  l'effet  général  de  ces  galeries  :  les  uns  les 
trouvent  sombres,  tristes,  et  se  plaignent  que  la  ville  em- 
prunte à  ces  constructions  régulières  un  air  de  monotonie 
et  d'austérité  que  l'on  reproche  à  certaines  villes  de  Suisse; 
d'autres  y  voient  au  contraire  un  ensemble  imposant,  qui 
offre  à  la  vue  une  file  de  bâtiments  pleins  de  noblesse.  Il 
est  juste  d'ajouter  que  les  maisons  soutenues  par  ces  piliers 
sont  généralement  d'une  grande  beauté,  et  que  plusieurs 
méritent  d'être  citées  comme  des  modèles  d'architecture 
italienne. 

Mais  engageons-nous  dans  la  ville,  et  d'al  ord  admirons 
cette  curieuse  tour  deqli  Astinelli,  droite  et  menue  comme 
un  cierge,  la  plus  haute  tour  d'Italie,  on  peut  le  dire,  et 
peut-être  même  une  des  plus  hautes  de  l'Europe.  De  là, 
nous  nous  rendrons  sur  cette  place  principale  de  Bologne, 
où  nous  attend  la  plus  belle  fontaine  de  marbre  et  de  bronze 
que  nous  ayons  encore  vue.  Cette  fontaine  est  dominée  tout 
entière  par  un  Neptune  colossal,  accompagné  de  quatre 
petits  Amours  montés  sur  autant  de  dauphins,  et  plus  bas 
de  quatre  grandes  figures  de  femmes  qui  jettent  incessam- 
ment de  l'eau  fraîche  parle  bout  des  mamelles;  cette  fon- 
taine est  l'œuvre  du  fameux  sculpteur  Jean  de  Bologne. 
Plusieurs  palais  d'une  grande  magnificence,  la  célèbre 
église  de  San-Petronio,  nous  fixeront  longtemps  sur  celte 
place,  qui  e?f,  on  peut  le  dire,  le  lieu  de  rendez-vous  de 
l'admiration  voyageuse.  La  plupart  des  villesd'ltalie,  Rome, 
Bologne,  Florence,  Venise,  Naples,  ont  ainsi  une  place 
d'élite  qui  peut  être  considérée  comme  une  scène  privilé- 
giée où  les  merveilles  des  arts  se  sont  donné  rendez-vous. 
Ces  places  sont  de  plus  le  théâtre  des  mouvements  les  plus 
vifs  elles  plus  animés  de  la  population. 

On  remarquera  que  jusqu'à  présent  nous  avons  presque 
évité  de  parler  de  peinture,  le  terrain  dans  lequel  nous 
nous  trouvons  circonscrits  étant  vraiment  trop  limité  pour 
qu'un  si  grand  sujet  pût  y  être  traité  dignement. 
Toutefois  nous  n'oublierons  pas  que  Bologne  est  le  chef 
d'ordre  des  peintures  de  l'école  de  Lombardie,  comme 
Venise  l'est  de  l'école  vénitienne.  C'est  dans  ceite  ville  que 
se  trouvent  les  principaux  chefs-d'œuvre  des  Carraches, 
du  fiuide,  du(iuerchin,  del'Albane,  etc.  De  m^me  que  nous 


228 


LECTURES  DU  SOIR. 


avons  couru  rapidement,  ou  même  enjambé  par-dessus  les 
tableaux  de  Venise,  nous  ne  dirons  rien  ou  presque  rien 
de  ceux  de  Bologne,  ou  de  ceux  de  toutes  les  autres  villes 
où  il  s'en  trouve  une  aussi  grande  quantité.  Toutefois,  il 
nous  faut  au  moins  recommander  aux  visiteurs  les  églises 
Saint-Pierre,  Saint-Paul,  Saint-Dominique,  où  l'on  admire 
des  chefs-d'œuvre  de  tous  les  peintres  du  pays  et  plusieurs 
statues  de  Michel-Ange.  Si  nous  citons  les  couvents,  qui 
passent  pour  les  plus  beaux  de  l'Italie  (après  ceux  de  Mi- 
lan toutefois),  les  palais  Fantuzzi,  Magnani,  Malvezzi,  qui 
sont  des  merveilles  d'architecture,  nous  aurons  rappelé  ce 
que  Bologne  contient  de  plus  important  en  fait  d'édifices 
publics. 

Mais  après  avoir  examiné  l'ensemble  et  les  détails  de 
l'intérieur,  nous  nous  rendrons  dans  la  campagne  pour 
admirer  la  position  de  la  ville  adossée  à  des  collines  qui 
regardent  le  nord.  Entre  elles,  s'étend  la  magnifique  vallée 
de  la  Lombardie,  la  plus  vaste  qui  existe  dans  les  pays  ci- 
vilisés. A  Bologne,  une  maison  bâtie  sur  la  colline,  avec 
fronton  et  colonnes,  comme  un  temple  antique,  forme  de 
vingt  endroits  de  la  ville  un  point  de  vue  à  souhait  pour  le 
plaisir  des  yeux.  Cette  colline,  qui  porte  le  temple,  a  l'air 
de  s'avancer  au  milieu  des  maisons,  et  est  garnie  de  bou- 
quets comme  un  peintre  pourrait  les  dessiner.  On  peut  se 
figurer  par  là  de  quelles  riantes  et  gracieuses  perspectives 
cette  heureuse  ville  est  entourée. 

Mais  nous  nous  sommes  promis  de  ne  point  nous  atta- 
cher seulement  aux  sites  et  aux  édifices  que  nous  déploient 
les  différentes  villes  que  nous  visitons,  nous  voulons  aussi 
saisir  au  vol,  de  temps  à  autre,  quelques-unes  de  ces  figures 
italiennes  si  curieuses  à  étudier  dans  leur  cadre,  c'est-à- 
dire  dans  les  pays  qu'elles  habitent.  Ainsi,  avant  de  quitter 
Bologne,  nous  n'oublierons  pas  de  remarquer  ce  singulier 
fond  de  fierté  et  d'amour-propre  national  qui  compose  le 
caractère  bolonais,  et  rend  le  plus  simple  bourgeois  de  la 
ville  intraitable  dès  qu'il  entend  un  étranger  censurer  un 
poète,  un  peintre  ou  un  sculpteur  de  sa  nation.  Ce  senti- 
ment d'orgueil  qui  ne  veut  pas  qu'on  avoue  les  torts  du 
pays  où  l'on  est  né,  se  retrouve  même  chez  les  gens  du 
peuple,  qui  apportent  dans  leurs  relations  avec  les  supé- 
rieurs une  sorte  de  dignité  ombrageuse  que  l'on  est  si  loin 
de  rencontrer  chez  les  artisans  ou  les  employés  subalter- 
nes des  grandes  villes  d'Angleterre,  d'Allemagne  et  même 
de  France. 

L'homme  du  peuple  de  Bologne  se  retrouve  tout  entier 
dans  le  caractère  et  la  manière  d'être  du  bottier  Ronchetli, 
qui  jouit  de  tant  de  renommée  vers  181S,  et  dont  le  nom 
n'est  pas  encore  effacé  des  souvenirs  de  la  noblesse  bolo- 
naise. Tout  bottier  qu'il  était,  ce  Ronchetli  aimait  les 
beaux-arts  en  connaisseur,  sachant  au  besoin  disserter 
peinture,  sculpture  et  musique  avec  autant  de  délicatesse 
et  de  jugement  qu'un  grand  seigneur  ou  qu'un  artiste  de 
profession.  Mais,  par  un  phénomène  assez  rare  chez  les 
artisans-artistes,  RoHchetti  ne  négligeait  en  rien  son  état, 
et  l'exerçait  avec  un  véritable  fanatisme,  qui  le  plaçait 
même  avec  ses  pratiques  sur  une  sorte  de  pied  d'égalité 
dans  tout  ce  qui  avait  rapport  à  la  chaussure.  Un  seul  fait 
donnera  l'idée  de  son  humeur  et  de  ses  instincts  particu- 
liers. Murât,  qui  était  comme  on  sait  fort  amoureux  de  la 
beauté  de  son  pied,  avait  souvent  répété  qu'on  ne  pouvait 
le  chausser  qu'à  Paris,  et  ne  cessait  de  citer  Astley  comme 
le  seul  bottier  qui  lui  eût  confectionné  des  bottes  vraiment 
dignes  de  lui.  Il  ne  laissa  pas  de  s'adresser  à  Ronchetli 
en  désespoir  de  cause  ;  mais  celui-ci  ayant  entendu  parler 
(les  préventions  de  son  auguste  client,  et  indigné  de  n'être 
piis  que  comme  un  artiste  de  rebut,  ne  voulut  jamais  faire 


qu'une  botte;  il  est  juste  de  dire  que  cette  botte  était  ad- 
mirable, et  pouvait  être  considérée  comme  un  chef-d'œu- 
vre. Le  roi,  émerveillé,  après  avoir  essayé  la  première 
demandait  la  seconde  :  *  Sire,  répliqua  Ronchetti,  faites- 
la  faire  dans  votre  Paris  »  ;  et  rien  au  monde  ne  put  lui 
faire  changer  de  résolution.  Ainsi  le  roi  de  Naples  se  vit 
condamné  au  sort  de  Cendrillon  pour  avoir  méconnu  tout 
ce  qui  pouvait  se  loger  de  fierté  nationale  et  de  dignité 
froissée  dans  le  cœur  d'un  cordonnier  de  Bologne. 

Mais  pendant  le  temps  que  nous  avons  mis  à  rapporter 
cette  histoire,  nous  nous  trouvons  tout  naturellement 
transportés  sur  la  route  de  Bologne  à  Florence,  car  on  sait 
que  rien  n'abrège  les  distances  comme  une  anecdote  con- 
tée bien  ou  mal  dans  le  cours  d'un  voyage.  Nous  ne  dé- 
crirons pas,  nous  qui  avons  été  forcés  déjà  de  laisser  de 
côté  tant  de  rares  et  belles  choses,  les  montées  et  les  des- 
centes qu'il  nous  faut  faire  en  traversant  les  Apennins. 
Nous  supposons  donc  qu'un  doux  sommeil  nous  a  surpris 
en  quittant  Bologne,  et  nous  a  couverts  de  ses  pavots  pour 
nous  empêcher  de  voir  de  petites  villes  assez  insignifian- 
tes du  reste,  telles  que  Firenzuola,  et  d'autres  qui  ne  valent 
assurément  pas  l'honneur  'd'être  nommées.  Nos  yeux  ne 
se  rouvrirent  que  pour  contempler  la  vallée  Scarpieria  qui 
nous  donne  un  avant-goût  des  beautés  admirables  des 
paysages  de  la  Toscane.  Nous  franchirons  encore  une 
montagne  du  haut  de  laquelle  nous  commencerons  à  dé- 
couvrir toute  cette  belle  terre  de  promission  ;  et  puis,  à 
force  de  laisser  nos  yeux  s'égarer  de  site  en  site  et  de 
colline  en  colline,  nous  nous  trouverons  presque  sans 
nous  en  douter  aux  portes  de  Florence. 

Que  l'on  nous  accuse  tant  qu'on  le  voudra  de  froideur 
et  d'indifférence,  mais  à  coup  sûr  nous  ne  changerons 
pas  notre  manière  de  voyager  toute  simple,  et,  on  peut  le 
dire,  toute  négligée.  Nous  aborderons  donc  cette  belle  et 
fameuse  Florence  comme  nous  avons  fait  pour  les  autres 
villes,  sans  exclamations,  sans  superlatifs,  laissant  venir  à 
nous  les  enchantements  et  les  cris  d'enthousiasme  suivant 
leur  ordre  et  sans  la  moindre  contrainte.  Ce  n'est  pas  quand 
les  choses  les  plus  ravissantes  et  les  plus  sublimes  vous 
attendent  qu'il  faut  sortir  de  la  simplicité  ;  le  mieux  est,  au 
contraire,  de  rester  aussi  vrai  et  aussi  naturel  que  possible. 

Une  fois  dans  la  ville,  la  première  ruelle  qui  s'offre  à 
nos  yeux  nous  conduit  droit  à  la  place  du  Grand-Duc, 
cette  place  merveilleuse,  à  la  fois  riche  en  sculpture  comme 
un  musée,  majestueuse  et  décorée  comme  la  cour  du  plus 
beau  palais,  animée,  vivante,  comme  le  point  de  réunion 
où  l'élégance  et  le  loisir  se  mêlent  si  heureusement  avec 
l'aspect  d'une  population  qui  semble  avoir  conservé  toutes 
les  allures  libres  et  brusques  de  l'existence  des  républiques 
du  moyen  âge. 

Mais  comment,  tout  en  évitant  de  plonger  dans  l'histoire 
et  le  domaine  des  Hntcs,  ne  pas  se  dire,  avec  une  sorte 
d'émotion  involontaire,  que  c'est  dans  l'enceinte  de  cette 
ville  qu'ont  vécu  Dante,  Michel-Ange,  Léonard  de  Vinci? 
C'est  là,  peut-on  dire  aussi,  que  la  civilisation  moderne  a 
réellement  commencé.  Laurent  de  Médicis  a  joué  à  Flo- 
rence le  rôle  de  roi,  et  tenu  une  cour  où,  pour  la  première 
fois  depuis  Auguste,  le  mérite  militaire  ne  dominait  pas. 
Mais  laissons  de  côté  ce  qu'était  la  ville  dans  le  passé,  et 
voyons  ce  qu'elle  est  maintenant. 

Florence,  pavée  de  grands  blocs  de  pierre  blanche  de 
furme  irrégulière,  est  d'une  rare  propreté.  Si  l'on  excepte 
quelques  bourgs  hollandais,  elle  est  peut-être  la  ville  la 
plus  propre  de  l'univers,  et  certes,  on  ne  pourrait  accorder 
indistinctement  cette  louange  h  toutes  les  villes  de  l'Italie, 
qui  sont,  pour  la  plupart,  plus  négligées  qu'il  n'est  permis 


MLSEE  DES  fAAllJ.LES. 


220 


de  l'être  même  à  des  villes  du  Midi.  L'architecture  gréco- 
gothique,  qui  domine  dans  la  plupart  des  rues  de  Florence, 
a  toute  la  propreté  et  le  fini  d'une  belle  miniature.  On  re- 
marque, dans  plusieurs  endroits  de  la  ville,  un  caractère  de 
grandiose  et  de  mélancolie  que  l'on  ne  peut  attribuer  qu'à 
un  mélange  de  civilisation  primitive  et  d'art  perfectionné, 
qui  tient  à  l'origine  et  aux  destinées  du  peuple. 

Ainsi,  puisque  nous  sommes  sur  cette  place  du  Grand- 
Duc,  où  Florence  se  trouve  pour  ainsi  dire  résumée  dans 
toute  sa  beauté,  observons  d'un  côté  le  Palais-Vieux,  cette 
forteresse  bàlie  en  1298  par  les  dons  volontaires  des  négo- 
ciants, qui  élève  fièrement  ses  créneaux  de  brique  et  ses 
murs  d'une  hauteur  immense;  puis,  aux  environs,  ces 
chefs-d'œuvre  de  l'architecture  et  de  la  sculpture,  qui  sem- 
blent se  jouer  autour  de  cet  édifice  imposant  :  le  Persée, 
de  Benvenuto  Cellini  ;  VHercule,  de  Bandinelli  ;  le  David, 
de  Michel-Ange  ;  la  jolie  galerie  de  Vasari,  la  statue  éques- 
tre d'un  Médicis,  le  charmant  portique  de  Lanzi,  etc.. 
Quel  édifice  d'architecture  grecque  pourrait  dire  à  l'imagi- 
nation et  au  souvenir  autant  de  choses  que  cette  forteresse 
du  moyen  âge,  pleine  de  force  et  de  rudesse,  dont  la  masse 
semble  lutter  contre  un  siècle  déjà  poli  et  éclairé? 

De  la  place  du  Grand-Duc  nous  nous  rendrons  à  celle  de 
la  Cathédrale,  la  seconde  de  Florence,  et  qui  ne  peut  être 
comparée  qu'à  celle  de  Pise  pour  la  beauté.  Comme  sur 
cette  dernière,  on  voit  une  cathédrale,  un  baptistaire  et  un 
clocher,  formant  trois  édifices  distincts.  Il  n'y  manque  que 
le  Campo  Santo;  mais  avons-nous  le  droit  de  le  regretter, 
quaud  nous  nous  trouvons  devant  ces  portes  du  baptistaire, 
faites  par  Ghiberti,  et  si  belles,  si  parfaites,  que  Michel- 
Ange  les  appelait  les  portes  du  paradis  ?  Mais  puisque  nous 
ne  pouvons  que  traverser  toutes  ces  églises  de  Florence, 
où  l'histoire  de  la  peinture  et  de  l'art  moderne  se  trouve 
écrite  en  caractères  immortels,  arrêtons-nous  du  moins 
sous  les  voûtes  divines  de  cette  église  de  Santa-Croce,  si 
négligée,  si  rustique  à  l'extérieur,  mais  qui  contient  dans 
son  enceinte  des  trésors  que  toutes  les  richesses  des  sou- 
verains de  l'Europe  ne  sauraient  payer. 

Le  toit  de  cette  église  est  en  simple  charpente,  sa  façade 
n'est  pas  même  achevée  ;  mais,  dès  qu'on  a  dépassé  le 
seuil  de  la  porte,  on  trouve,  adroite,  le  tombeau  de  Michel- 
Ange;  plus  loin,  celui  d'Alfieri,  par  Canova;  puis  le  tom- 
beau de  Machiavel  ;  et  vis-à-vis  de  Michel-Ange  repose 
Galilée.  Quels  hommes  !  Et  la  Toscane  pourrait  y  joindre 
le  Dante,  Boccace  et  Pétrarque  !  Mais  ne  quittons  pas  cette 
église  sans  contempler  cette  admirable  chapelle  des  Nicco- 
lini,  toute  simple,  faite  en  entier  de  marbre  de  Carrare, 
sans  autres  ornements  que  cinq  statues  de  la  même  ma- 
tière. Si  nous  passons  dans  le  cloître,  nous  trouverons  la 
chapelle  des  Pazzi,  d'ordre  corinthien  :  quelle  louange 
pourrons-nous  lui  donner,  et  quel  récit  aurons-nous  à  en 
faire,  quand  nous  aurons  rappelé  que  ^Vinckelmann  assure 
dans  une  de  ses  lettres  qu'il  ne  la  donnerait  pas ,  tout 
imparfaite  qu'elle  est,  pour  le  temple  d'Éphèse  ! 

A  Saint-Laurent,  autre  église,  nous  trouvons  les  Médi- 
cis, qui  sont  en  grande  partie  de  la  main  de  Michel-Ange. 
Il  faut  renoncer  à  donner  même  une  faible  idée  de  ces 
statues  allégoriques,  le  Jour,  l'Aurore,  la  Nuit,  le  Cré- 
puscule, qui  sont  des  chefs-d'œuvre  de  grandeur  et  de 
beauté.  C'est  à  Saint-Laurent  que  se  trouve  cette  chapelle, 
vaste  comme  une  église,  si  remplie  de  pierres  précieuses, 
travaillées  avec  tant  de  soin  et  si  polies,  qu'on  éprouve  au 
premier  aspect  un  véritable  éblouissement.  Les  murs  re- 
présentent des  nappes  de  pierreries,  le  ciel  du  dôme  est 
de  lapis-lazuli  étoile  d'or.  Chaque  angle  a  dans  son  encoi- 
gnure un  pilastre  d'albâtre,  à  corniche  de  bronze  doré,  et 


chaque  face  une  grande  niche  de  pierre  de  touche,  dans 
laquelle  est  alternativement  un  tombeau  de  granit  et  de 
porphyre.  Sur  le  tombeau,  un  oreiller  de  jaspe  rouge, 
bordé  d'émeraudes  et  de  diamants;  sur  l'oreiller  une  cou- 
ronne d'or,  et  dans  le  haut  de  la  niche  une  statue  de  bronze 
de  celui  des  grands-ducs  dont  cette  chapelle  forme  la  sé- 
pulture ! 

Mais  quoi  !  nous  nous  étions  promis  de  ne  nous  arrêter 
en  rien  aux  détails,  et  voici  que  nous  nous  occupons  mal- 
gré nous  à  décrire  une  chapelle  qui  est  à  la  vérité  une 
des  merveilles  du  monde.  Mais  que  serait-ce  donc  si  nous 
voulions  rappeler  seulement  ce  que  nous  avons  vu  dans 
ce  célèbre  palais  degli  Uffizi,  où  se  trouve  la  collection 
principale  des  tableaux  et  des  statues  que  possède  Flo- 
rence ;  ou  seulement  dans  cette  fameuse  Tribune,  cette 
petite  pièce  octogone  dont  le  pavé  est  en  marbre,  le  plafond 
en  nacre  de  perle,  et  où  l'on  voit  réunis /es  deux  Lutteurs, 
la  Vénus  de  Médicis,  l'Apollon,  le  jeune  Faune,  le  Rémou- 
leur, enfin  les  plus  précieux  morceaux  que  nous  ait  laissés 
la  statuaire  antique!  Que  dirons-nous  des  autres  salles  où 
l'on  admire  la  Niobé,  les  portraits  de  Raphaël,  de  Michel- 


Portrait  de  Michel-Ange. 

Ange,  de  Léonard  de  Vinci ,  peints  par  eux-mêmes,  sur 
tous  les  plafonds  des  arabesques  iuimiiables  exécutées  par 
les  meilleurs  élèves  de  Raphaël  ;  les  plus  admirables  pein- 
tures mêlées  à  des  tables  de  fleurs  figurées  en  pierres  de 
rapport;  des  cabinets  formés  en  colonnes  de  jaspe,  de  lapis 
et  d'or  ;  des  porcelaines  du  Japon  les  plus  rares  ;  des  ou- 
vrages de  cristal  de  roche  d'un  travail  exquis;  des  diamants 
et  des  pierreries  d'un  prix  inestimable  ! 


230 


LECTURES  DU  SOIR. 


Pour  communuiuer  de  la  galerie  du  palais  Pitli  où  loge 
le  grand-duc,  cl  qui  est  assez  éloigné,  on  a  jelé  par-dessus 
les  maisons  el  jiar-dessus  les  [lonts  de  tris-Iuiigs  corridors. 
Ce  palais  donne  sur  une  place  longue  el  élroile,  dont  il 
occupe  un  des  grands  côtés.  La  cour  intérieure  est  d'un 
dessin  magnifique;  quant  aux  salieS  du  palais,  (|u'il  nous 
suffise  d'assurer  qu'on  y  voit  la  Ueur  des  chefs-d'œuvre  de 
Titien,  de  Corrège,  d'André  del  Sarte,  de  Raphaël,  duDo- 
rainiquin,  de  Canova,  enfin  de  tout  ce  que  l'Italie  a  pro- 
duit de  |)lus  sublime  en  fait  d'artistes.  Nous  sommes  ol)l  gés 
de  nous  en  tirer  avec  le  fialais  Pifli  un  peu  comme  avec 
tous  les  musées,  dômes,  palais  et  cloîtres  que  nous  avons 
visités  jusqu'à  présent,  c'est-à-dire  de  compter  beaucoup 
sur  les  pérégrinations  futures  de  nos  lecteurs,  qui  auront 
nécessairement  à  compléter  une  foule  d'inijtressious  que 
nous  ne  faisons  qu'éveiller  ou  même  qu'indiquer  ici. 
-  Mais  pour  nous  reposer  de  la  peinture  et  de  l'architecture, 
qui  pourraient  bien  nous  fatiguera  la  longue,  nous  nous 
mxuperoDs  inaiuleuant  à  connaître  im  peu  la  ville  elle- 
même,  considérée  indépendamment  des  collections  et  des 
musées.  Nous  visiterons  d'abord  les  rives  de  l'Arno,  ce 
fleuve  aimé  des  poêles,  el  qu'ils  nous  ont  fait,  par  paren- 
thèse, beaucoup  plus  limpide  et  pur  qu'il  n'est  en  réalité. 
Nous  dirons,  nous,  en  notre  qualité  de  simple  prosateur, 
que  l'Arno  est  le  plus  souvent  d'une  couleur  sale  et  jau- 
nâtre, qui  lui  donne  beaucoup  d'analogie  avec  la  teinle  de 
notre  Loire,  (|uenous  avons  vue,  pour  notre  part,  presque 
toujours  chargée  dé  sable.  A  part  ce  léger  inconvénient, 
'Arno  a  des  rives  charmantes  et  de  ravissants  points  de 
vue,  qui  justifient  amplement  tous  les  Sonnets  et  les  vers 
descriptifs  et  cbfltnpêlres  que  les  poêles  de  tous  les  temps 
ont  pu  lui  adressê^. 

Mais  c'est  surtout  à  Florence  que  l'on  peut  observer  les 
scènes  curieuses  de  celle  vie  on  plein  air  que  mène  une 
certaine  partie  de  la  population  dans  plusieurs  villes  d'ila- 
lie.  Tandis  que  les  personnes  des  classes  élevées  se  ren- 
dent au  théâtre  de  la  Pergola^  qui  est  à  Florence  ce  que  la 
Scala  est  à  iMilon,  San-Carto  àNaples,  ta  Fenice  à  Ve- 
nise, c'est-à-dire  le  premier  théâtre  de  la  a  ille  ;  les  gens  du 
peuple,  artisans,  connnissionnaires,  tous  ces  bohémiens  des 
grandes  villes  trouvent  leiir  comédie  dans  les  marchés  et  les 
rues.  Nous  connaissons  déjà  la  place  du  Grand-Duc  ]>ar  les 
chefs-d'œuvre  et  les  monuments  qu^elle  jiossi'de,  mais  si 
nous  l'observons  aux  difTérentes  lieufes  de  la  journée,  nous 
verrous  qu'elle  peut  de  plus  être  considérée  comme  une 
sorte  de  panorama  vivant,  un  véritable  théâtre  en  perma- 
nence, où  se  passe  toujours  une  représeotalioo  quelcon- 
que. La  vente  du  poisson,  des  légumes  et  des  autres  den- 
rées, a  été  reléguée  dans  des  rues  obscures  et  étroites,  alin 
de  laisser  sur  les  grandes  places  l'espace  nécessaire  pour 
les  représentations  en  plein  vent. 

Nous  voici  donc  sur  la  place  du  Grand-Duc,  sans  autre 
intenlionquedejouir  des  divers  spectacles  que  nous  avons 
sous  les  yeux.  Dès  le  point  du  jour,  une  lronq)eUe  eniouée 
se  fait  entendre  accompagnée  d'un  tambour,  tandis  qu'un 
ciarlatano^  le  chapeau  à  trois  cornes  sur  la  tète,  Tépée  au 
côlé,  est  monté  sur  un  cheval  d'une  maigreur  apocalypti- 
que. Nous  connaissons  déjà  le  charlatan  génois,  nous  n'a- 
vons même  pas  craint  de  transcrire  un  modèle  de  sou  genre 
d'éloiiuencc  ;  mais  le  charlatan  florentin  possède  un  masque 
bien  plus  comique  que  le  premier.  Son  improvisation  est 
aussi  plus  brillante  et  plus  audacieuse.  Il  faut  le  voir,  après 
qu'il  a  su  se  concilier  l'auditoire  par  un  exorde  digne  de 
Cicéron  et  d'Hortensius,  s'emparer  d'un  paysan  qui  s'a- 
vance vers  lui  en  miillipliaiit  les  .«saints  les  plus  resprr- 
tueux,  tirer   une   pnire  iW  pinces  de  su  poche  a> ce   une 


imperturbable  gravité,  retourner  le  paysan  comme  s'il 
voulait  lui  rompre  le  cou,  et,  en  un  clin  d'œil,  montrer  à 
1j  foule,  d'un  air  triompliant,  la  dent  qu'il  vient  d'arracher. 
Mais  la  foule  ne  reste  pas  longtemps  (îdèle  à  cet  incompa- 
rable opérateur.  Sur  un  autre  point  de  la  place,  des  équi- 
libristes  étonnent  les  spcctaleuis  jiar  la  vivacité  de  leurs 
danses  et  la' hardiesse  de  leurs  sauts  périlleux  {salti  mor- 
tali).  Il  est  même  des  bateleurs  qui,  pour  attirer  la  foule, 
ne  craignent  pas  de  recourir  aux  expédients  le^  plus 
bouffons. 

Ainsi,  sur  celle  même  place,  il  n'est  pas  rare  de  voir  un 
homme  à  coiffure  fantastique  se  prendre  de  qu»"relle  avec 
un  autre  personnage  qui  n'est  autre  qu'un  compère;  bien- 
tôt la  querelle  dégénère  en  bataille.  Le  compère  roule  sur 
le  pavé,  et,  menacé  en  apparence  d'une  prompte  mort,  se 
met  à  crier  de  toutes  ses  forces  :  ajuta!  ajula!  A  l'instant 
même,  la  foule  se  rassemble  autour  des  deux  combattants, 
et  le  vainqueur,  qui  lient  le  pied  sur  le  cou  .du  vaincu,  lui 
tend  la  main  de  bonne  grâce  pour  l'aider  à  se  relever,  et 
annonce  aussitôt  aux  assistants  que  son  adversaire,  eût-il 
succombé  à  la  lutte  terrible  qui  vient  de  s'engager,  on 
l'eût  vu  à  l'instant  même  se  remettre  sur  ses  pieds  de  lui- 
même,  plus  frais  et  plus  dispos  que  jamais,  pour  peu  qu'on 
eût  placé  sur  ses  lèvres  quelques  gouttes  de  l'incomparable 
élixir  qui  guérit  inrailliblemenl  blessures,  contusions,  fou- 
lures, fractures,  cl  dont  voici  les  derniers  échantillons 
contenus  dans  ces  fioles,  etc. 

Où  serions-nous  conduits  s'il  nous  fallait  rapporter  en 
détail  tous  les  jeux  et  les  divertissements  de  celle  Italie 
toujours  si  insouciante  el  si  joyeuse  malgré  la  grandeur  de 
ses  souvenirs  et  la  triste  réalité  de  son  présent?  Mais  nous 
ne  saurions  quitter  Florence  sans  visiter  du  moins  quel- 
ques-unes de  ses  belles  promenades,  si  nombreuses  qu'on 
en  peut  choisir  une  nouvelle  presque  tous  les  soirs.  La 
|)lus  fré(juenlée  de  ces  promen.ides  s'appelle  le  Casciney 
et  doit  sou  nom  aux  fermes  établies  par  le  grand-duc  Léo- 
pold  à  la  fia  du  siècle  dernier.  En  sortant  de  la  porte  du 
Prato,  on  trouve  des  allées  d'arbres,  el  sur  les  bords  de 
l'Arno  des  bois  où  l'on  a  ménagé  mille  sentiers  agréables 
pour  les  piétons.  Dans  l'intérieur  de  la  ville  se  déploient 
les  jardins  Boboli,  qui  sont  dessinés  avec  magnificence  et 
a|ri)artiennent  au  palais  Pitli.  Mais  de  toutes  les  promena- 
des des  environs  de  Florence,  celle  qui  l'emporie  sur  les 
autres  est  peut-êlre  Bello  Squardo,  délicieuse  colline  d'où 
l'on  découvre  la  ville,  la  vallée  de  FArno  el  les  collines  de 
Fiesole,  qui  sont  le  plus  bel  ornement  du  pays,  ainsi  que 

I  foules  les  collines  des  alentours,  qui  sont  tapissées  d'oli- 
viers. 

Mais,  nous  dira-t-on,  avec  tant  d'heureux  privilèges  de 
la  nature  el  de  l'art,  Florence  est-elle  donc  une  ville  par- 
faite ?  Non  assurément  ;  il  faul  même  avouer  que  la  ville 
est  plutôt  intéies.sanlc que  belle,  qu'elle  a  plusieurs  quartiers 

j  (jui  passeraient,  ailleurs  qu'en  Italie,  pour  décidément  laids; 
tiue  daus  ses  environs,  si  variés  et  si  pittoresques,  on  vou-" 
drail  trouver  quelque  cbose  de  plus  majestueux  elde  plus 
ample.  La  population  elle-même  n'est  pas  exempte  de  tout 
reproche  :  le  Florentin,  avec  toutes  ses  qualités  aimables, 
est  souvent  enclin  à  la  sécheresse  cl  au  calcul  ;  il  se  voit  un 
peu  trop  lui-même  dans  toutes  choses,  et  ne  fait  jamais 
entièrement  oublier  qu'il  est  le  descend.ml  d'une  répuldi- 
que  marchande.  On  s'est  plaint  aussi  parfois  que  la  ville 
était  un  peu  trop  mêlée  d'Anglais.  Il  est  certain  que  les 
.\nglais  résident  en  grand  nombre  à  Florence,  comme  du 
reste  dans  loule  l'Italie;  mais  est-ce  bien  là  véritablement 
un  mal?  Quant  à  nous,  n.'us  ne  voyons  pas  trop  quel  b!;ine 
sérieux  il  e?l  periiii^  iPiflL-^rr  ;mi\  Aiivliis  bois  de  l 'i  ■; 


IVIUSEE  DES  FAMILLES 


•iU 


eux,  si  ce  n'est  peut-être  de  posséder  l'intelligeDce  du 
voyage  à  un  si  haut  degré,  qu'il  est  rare  que  les  meilleurs 
lits,  les  meilleures  auberges,  les  meilleures  voilures  et  les 
meilleurs  repas  ne  soient  pas  d'avance  accaparés  par  eux. 
Florence  n'est  donc  pas  une  ville  parfaite,  tant  s'en  faut, 
et  pourtant  elle  sera  toujours  la  ville  privilégiée  des  étran- 
gers ;  c'est  surtout  à  elle  que  l'on  rêve,  lorsqu'au  retour 
on  se  met  à  tourner  l'œil  du  regret  vers  sa  chère  Italie 
qu'on  se  plaint  d'avoir  si  peu  vue.  On  voudrait  pouvoir 
revenir  sans  cesse  à  Florence,  y  séjourner,  y  vivre,  ne 
plus  connaître  d'autres  mœurs,  d'autres  habitants  que  ceux 
de  cette  ville  charmante.  Ft  c'est  presque  toujours,  hélas! 
lorsqu'on  commence  à  peine  à  sentir  et  à  goûter  les  jouis- 
sauces  du  pays,  qu'il  faut  songer  à  s'en  séparer. 

VII. 

Un  touriste  moderne  a  eu  la  franchise  d'écrire  sur  ses 
tablettes  :  «  Je  voyage,  non  pour  connaître  l'Italie,  mais 
«  pour  me  faire  plaisir.  »  Telle  est,  comme  on  a  dû  s'en 
apercevoir  déjà,  notre  devise  constante  dans  le  cours  de 
nos  excursions.  On  remarquera  cependant  que  notre  mé- 
thode n'est  pas  tellement  libre  et  arbitraire,  que  nous 
marchions  au  hasard  et  suivant  notre  fantaisie.  On  a  pu 
voir  que  nous  suivons  un  itinéraire  assez  rigoureux, 
et  qui  ne  permet  guère,  pour  peu  qu'on  s'y  conforme  lit- 
téralement, de  revenir  sur  ses  pas  ni  de  repasser  par  les 
lieux  que  l'on  a  déjà  parcourus.  Nous  déployons  donc  cet 
itinéraire  en  sortant  de  Florence,  et  nous  voyons  que  la 
ville  vers  laquelle  nous  devons  tendre  maintenant  n'est  rien 
moins  que  Rome,  et  l'on  conviendra  sans  peine  qu'à  ce 
nom-là  seul  il  y  aurait  tant  de  choses  à  dire,  que  le  mieux 
est,  quant  à  présent^  de  garder  le  silence  et  de  poursuivre 
notre  route. 

Nous  continuerons  même  à  garder  ce  silence  éloquent 
et  à  conserver  la  contenance  la  plus  simple  et  la  plus  na- 
turelle, quand  nous  nous  trouverons  transportés  dans  cette 
fameuse  campagne  de  Rome,  qui  n'a  rien  en  vérité  en  soi 
de  surnaturel,  si  ce  n'est  les  souvenirs  et  les  idées  qu'on 
y  rattache.  A  l'approche  des  autres  capitales  de  l'Europe, 
on  rencontre  de  nombreuses  maisons  de  plaisance  et  uu 
grand  mouvement  de  piétons,  de  voyageurs  et  de  voi- 
tures. Autour  de  l'éternelle  Rome,  on  ne  voit  absolument 
que  des  champs  tristes  et  silencieux  comme  un  cime- 
tière. Ce  grand  calme,  il  faut  bien  l'avouer,  porte  directe- 
ment sur  l'àme,  et  l'homme  le  plus  froid  ne  peut  se  dé- 
fendre d'une  certaine  émotion  en  contemplant  ces  quelques 
collines  couvertes  de  broussailles  et  de  bruyères,  ces 
plaines  à  perle  de  vue,  et,  dans  un  lointain  vaporeux,  le 
dôme  de  Saint-Pierre  qui  s'élève  de  toutes  ses  proportions 
gigantesques  au-dessus  des  autres  édifices  placés  autour 
de  lui. 

Puisqu'il  est  convenu  d'avance,  entre  nos  lecteurs  et 
nous,  que  nous  laissons  de  côlé  les  villes  de  passage  et  les 
lieux  de  transition,  nous  n'avons  plus  qu'à  rouler  rapi- 
dement sur  le  large  pavé  de  l'ancienne  voie  Flaminicnne, 
et  à  descendre  la  dernière  colline  qui  conduit  vers  le 
ponte  Molle  construit  sur  le  Tibre. 

Voici  déjà  les  septs  collines  qui  se  déploient  à  nos 
yeux,  les  palais,  les  dômes,  le  Colisée,  les  pins  et  les  cy- 
près des  jardins  et  des  villa,  et  une  foule  d'autres  lieux 
qui  ne  nous  avaient  été  connus  jusqu'alors  que  par  Horace 
et  Tibulle. 

Nous  entrons  dans  Rome  par  la  porte  du  Peuple,  et  la 
place  qui  se  présente  à  nous,  et  que  l'on  a  également 
dédiée  au  peuple,  ne  nous  donne,  guère,  par  .son  élc- 
^ance  et  même   par  sa  coquellerie,    l'idée  d'une  place 


pontificale.  Trois  rues  s'ouvrent  en  face  de  la  porte  que 
nous  venons  de  franchir:  celle  du  milieu,  la  plus  belle  et 
la  plus  large,  est  celte  fameuse  rue  du  Corso,  qu'il  faut 
voir  quand  le  carnaval  la  remplit  de  ses  fêtes  si  animées 
et  si  bruyantes.  Mais,  sans  nous  laisser  aller  à  notre  ca- 
price dans  cette  ville  où  l'on  passerait  aisément  des  années 
entières  si  l'on  avait  la  prétention  de  tout  connaître  et 
de  tout  contempler  à  loisir,  profitons  du  peu  de  temps  qui 
nous  est  accordé,  et  que  chacune  de  nos  journées  con- 
tienne le  plus  grand  nombre  possible  de  musées,  de  pa- 
lais, d'églises,  de  statues  et  de  ruines. 

Nous  parcourrons  allernativement  les  endroits  mar- 
quants de  Rome  moderne,  et  ces  restes  magnifiques,  ces 
décombres  immortels  que  l'on  appelle  Rome  l'antique. 
Nous  saluerons  la  colonne  Antonine,  que  nous  nous  gar- 
derons bien  de  confondre,  après  tant  d'autres  voyageurs, 
avec  la  colonne  Trajane;  puis  nous  nous  rendrons  droit 
au  Capitole,  (pie  nous  devons  connaître  déjà  d'extérieur, 
du  moins  d'après  tant  de  tableaux  et  de  descriptions.  Ce 
n'est  pas  que  cette  co!:.ne  enfoncée,  avec  ses  palas  mo- 
dernes, son  église  resserrée,  ses  escaliers  sans  noblesse  et 
sans  grâce,  réponde  précisément  à  l'image  grandiose  que 
nous  avions  pu  nous  en  tracer  à  l'avance.  Mais  nous  ad- 
mirerons, pour  la  grandeur  du  moins,  l'eMalier  du  centre, 
assez  large  pour  que  trois  quadriges  y  p'  -«ent  monter  de 
front  ;  puis  ces  trophées,  ces  statues,  ces  ,  erres  milliaires, 
et  surtout  la  statue  en  bronze  de  l'empereur  Marc-Aurèle, 
l'un  des  beaux  ouvrages  de  l'antiquité.  Trois  palais,  con- 
struits sur  les  plans  de  Michel-Ange,  s'élèvent  aux  trois 
côtés  de  la  place.  Mais  rien  n'est  plus  frappant  que  la  per- 
spective dont  on  jouit  des  degrés  du  temple  de  Jupiter 
Capitolin  :  cet  arc  de  triomphe,  affaissé  dans  le  terrain  qui 
s'élève  du  fond  de  la  vallée  ;  ces  rangées  de  colonnes  dont 
les  chapiteaux  sont  réunis  par  des  blocs  de  marbre  ;  pui> 
ces  façades  de  plusieurs  temples  romains,  auxquels  on  a 
adossé  des  églises  et  des  chapelles  chrétiennes. 

De  là,  nous  nous  rendrons  au  Forum,  que  l'inélégance 
moderne  n'a  pas  craint  de  uomiuer  Campo  vaccino  (le 
champ  des  vaches),  yui  eùl  dit,  hélas!  (jue  cet  emplace- 
luenl  célèbre,  théâtre  des  débals  politiques  du  peuple  ro- 
main, où  Cicéron  prononça  ses  Catilinaires,  où  César  et 
Auguste  célébrèrent  leurs  triomphes,  dùl  recevoir  de  l'in- 
difTérente  postérité  celte  appellation  barbare,  digne  des 
Huns  et  des  Goths?  Plus  loin,  voici  l'arc  de  triomphe  de 
Septime-Sévère,  aux  proportions  si  élégantes  ;  puis  des 
colonnes  de  granit  oriental,  derniers  débris  du  temple  à  la 
Concorde,  et  qui  témoignent  encore  de  la  beauté  de  l'édi- 
fice; puis  un  autre  arc  élevé  à  Titus,  et  le  plus  admiré  de 
tous  :  les  rosaces  du  plafond  et  les  bas-reliefs  représentent 
le  triomphe  de  Titus  après  la  prise  de  Jérusalem.  Enfin, 
pour  couronner  notre  promenade,  nous  entrerons  dans  le 
Colisée,  qui  est  encore  un  de  ces  monuments  éternels  qui- 
n'ont  rien  à  redouter  de  l'exaltation  et  des  louanges  des 
voyageurs,  tant  ils  sont  toujours  assurés  de  demeurer  au- 
dessus  de  tous  les  récits.  Cette  enceinte  immense  se  sou- 
tient par  son  propre  poids,  malgré  le  peu  de  soin  qu'on 
en  a  et  les  pierres  qui  pendent  des  corniches.  L'amphi- 
théâtre  de  Vérone,  qui  n'est  guère  que  le  tiers  du  Colisée, 
contient  plus  de  50,000  personnes  :  qu'on  juge,  d'après 
cela,  de  l'étendue  de  ce  dernier.  Quiconque  passe  quel- 
ques jours  à  Rome,  et  ne  songe  pas  à  aller  contempler, 
chaque  soir,  le  soleil  couchant  à  travers  les  lézardes  et  les 
ouvertures  du  Colisée,  ne  mérite  guère  de  faire  le  voyage 
d'Ilalie. 

An.NOLi  I)  FRfiMY. 
(La  fin  prochaiiienieiit.) 


232 


LECTURES  DU  SUlll. 


LE  CHATEAU  DE  MONTFORT. 


LEGENDE  DU  SEIZIEME  SIECLE. 


Dans  son  état  actuel  de  dégradation,  ce  château  offre  une 
des  ruines  les  plus  pittoresques  de  la  Bourgogne.  Précédé 
d'une  longue  avenue  de  noyers,  presque  tous  brisés  par 
les  vents  qui  soufflent  avec  impétuosité  sur  la  montagne, 
et  d'une  croix  gothique  mutilée  en  1793,  il  présente,  au 
midi,  en  arrière  d'un  vaste  préau,  trois  hautes  tours  octo- 
gones. Celles  dites  de  VEst&t  des  Ou6/îe(<es  défendent  un 
portail  en  ogive  bien  conservé  et  jadis  armé  de  herses, 
ponts-levis,  barbacanes  et  mâchicoulis.  La  troisième  tour, 
à  l'ouest,  dite  tour  d'Amélie,  est  jointe  aux  deux  autres 
par  une  forte  muraille.  Des  cuisines,  le  commun,  les  ma- 
gasins étaient  au  rez-de-chaussée  adroite;  à  gauche,  une 
immense  écurie  voûtée  et  soutenue  par  des  piliers  ornés 
de  sculptures  curieuses,  régnait  dans  toute  la  largeur  de  la 
cour  intérieure.  En  face,  un  vaste  bâtiment  contenait  les 
chambres  d'habitation,  et  s'élevait  à  pic  sur  le  ro(;her  qui 
sert  d'assiette  au  château.  Plusieurs  escaliers  conduisaient 
dans  les  trois  tours  de  la  façade,  et  dans  celles  moins  éle- 
vées qui  protégeaient  l'enceinte  de  ce  noble  manoir.  Au- 
dessus  du  portail,  à  droite,  on  trouve  la  chapelle,  jadis  or- 
née d'une  belle  rose  délicatement  sculptée,  et  dont  il  ne 
reste  que  quelques  fragments.  C'est  de  là  que,  suivant  la 
tradition,  le  dernier  des  palatins  arquebusa  un  jour  le  bailli 
d'Auxois,  qui,  revenant  de  Montbard  à  Semur,  chevau- 
chait, au  gré  du  sire,  un  peu  trop  sur  la  droite  de  la  route. 

Les  souterrains  étaient  également  magnitiques.  L'un 
d'eux  surtout,  soutenu,  comme  celui  de  Chillon,  par  sept 
piliers,  est  encore  dans  un  état  de  conservation  parfaite. 
La  salle  de  la  monnaie,  dont  la  voûte  repose  sur  un  seul 
pilier,  auquel  aboutissent  des  arceaux  pleins  de  hardiesse 
et  de  légèreté  ;  des  fourneaux  brisés,  des  statues  mutilées 
jonchent  le  sol  de  leurs  débris,  et  attestent  l'ancienne 
splendeur  de  ce  château.  Mais  revenons  à  la  tour  d'Amélie 
et  à  l'événement  tragique  dont  elle  fut  le  théâtre  il  y  a 
deux  siècles  et  demi. 

Il  semble  que  le  Ciel,  dans  ses  impénétrables  décrets,  se 
plaise  à  marquer  d'un  sceau  de  malheur  les  êtres  qu'il 
destine  à  éprouver  des  revers  qui  dépassent  la  mesure  ordi- 
naire. Amélie  d'Orange,  dont  nous  essayons  de  retracer  ici 
l'histoire,  était  d'une  famille  qui  semblait  vouée  au  destin 
le  plus  cruel.  Louise  de  Coligny,  sa  mère,  avait  vu  massa- 
crer sous  ses  yeux  le  héros  â  qui  elle  devait  le  jour.  L'an)i- 
ral  de  Coligny  venait  de  sceller  de  son  sang  l'attachement 
qu'il  portait  à  ses  croyances  religieuses,  et  de  tomber  vic- 
time de  la  faiblesse  de  Charles  IX  et  de  la  cruelle  duplicité 
de  Catherine  de  Médicis.  Le  jeune  et  beau  Théligny,  qu'il 
avait  donné  pour  époux  à  sa  fille,  venait  de  subir  le  même 
sort,  et  Louise  restait  veuve  et  orpheline  bien  jeune  en- 
core, avec  tous  les  avantages  de  naissance,  de  forlimeet 
de  beauté  qui  pouvaient  faire  de  sa  main  l'objet  des  désirs 
ambitieux  d'une  foule  de  prétendants. 

L'exemple  d'une  cour  corrompue  rendant  la  jeunesse 
peu  scrupuleuse  sur  les  moyens  de  réussir,  Louise  dut 
penser  à  faire  un  choix  qui  la  mit  à  l'abri  des  poursuites 
dont  elle  était  l'objet.  Parmi  les  seigneurs  qui  recherchaient 
son  alliance,  Guillaume  de  Nassau,  prince  d'Orange,  n'é- 
tait ni  le  plus  jeune,  ni  le  plus  beau  ;  mais  l'àme  de  Louise 


savait  apprécier  des  qualités  plus  solides,  et,  dès  que  le 
temps  du  deuil  de  son  veuvage  fut  expiré,  elle  donna  sa 
main  et  son  immense  fortune  au  héros  des  Pays-Bas,  dont 
le  nom  est  devenu  immortel  par  l'atTranchissement  des 
provinces  qu'il  arracha  à  la  domination  espagnole,  et  qui 
apportait  dans  la  communauté  conjugale  une  dot  de  gloire 
et  d'illustration  que  ne  pouvaient  égaler  les  avantages  do 
tous  ses  rivaux. 

Le  choix  si  sensé  et  si  digne  d'une  belle  âme  que  ve- 
nait de  faire  Louise  de  Coligny,  eut  pour  elle  des  suites 
heureuses.  A  la  fin  de  la  première  année  qui  suivit  son 
mariage,  elle  donna  le  jour  â  un  fils,  Maurice  de  Nassau, 
prince  d'Orange,  dont  les  qualités  héroïques  rendirent  le 
nom  fameux.  L'année  suivante,  Louise  devint  mère  d'une 
fille,  qu'elle  nomma  Amélie,  et  qui,  en  comblant  les  vœux 
de  ses  parents,  embellit  par  ses  jeux  enfantins  le  noble 
château  de  Montfort  qu'ils  avaient  choisi  pour  leur  rési- 
dence. 

Le  prince  Guillaume  adorait  la  jeune  et  charmante  Amé- 
lie, et,  lorsque  après  les  longues  absences  que  nécessitaient 
les  intérêts  de  la  Hollande,  il  revenait  déposer  ses  lauriers 
pour  n'êlre  plus  qu'époux  et  père,  son  bonheur  était  au 
comble  entre  une  femme  chérie  et  deux  enfants  dont  son 
cœur  paternel  aimait  à  suivre  les  jeux  innocents  et  à  admi- 
rer les  qualités  naissantes.  S'il  contemplait  avec  orgueil 
son  fils,  dont  le  jeune  front  semblait  déjà  rayonner  de 
gloire,  et  dont  les  amusements  guerriers  et  le  caractère 
bouillant  faisaient  présager  les  hautes  destinées  et  la  belli- 
queuse carrière,  c'était  avec  le  plus  profond  attendrisse- 
ment qu'il  serrait  sur  son  cœur  la  jeune  Amélie,  dont  la 
figure  céleste  et  l'angélique  douceur  semblaient  appartenir 
plutôt  au  ciel  qu'à  la  terre. 

Lorsque  des  raisons  d'État  arrachaient  Guillaume  d'O- 
range â  ses  affections  de  famille  pour  le  rendre  à  ses  glo- 
rieux travaux,  il  éprouvait  une  peine  que  n'étouffaient  pas 
ses  préoccupations  ambitieuses.  Cette  peine  avait  sa  source 
dans  l'attachement  qu'il  portait  à  sa  femme  et  à  ses  enfants. 
Le  cœur  d'un  époux  et  d'un  père  battait  toujours  sous  la 
cuirasse  du  noble  guerrier,  et  plus  d'une  fois,  au  monient 
des  adieux,  une  larme  vint  tomber  sur  la  brillante  écharpe 
brodée  par  Louise  et  Amélie,  et  trahir  l'émotion  de  cette 
âme  si  belle,  qui  savait  allier  les  plus  douces  affections  aux 
pensées  élevées  de  l'homme  d'État.  Sa  dernière  caresse 
était  toujours  pour  Amélie,  qui,  après  s'être  arrachée  de 
ses  bras,  se  hâtait  de  monter  sur  une  des  tours  de  la  façade 
du  château,  pour  voir  encore  son  [)ère  descendre  la  mon- 
tagne, entouré  de  sa  nombreuse  escorte,  et  lui  envoyer 
un  dernier  baiser  sur  une  touffe  de  liserons  roses,  arra- 
chée aux  créneaux. 

L'adolescence  d'Amélie  avait  fait  place  à  cet  âge  brillant 
de  la  jeunesse,  où  tous  les  trésors  de  la  beauté  viennent 
d'éclore.  Elle  achevait  son  seizième  printemps,  et  l'on  au- 
rait cherché  vainement  une  jeune  fille  plus  belle  et  plus 
richement  douée  de  tout  ce  qu'une  excellente  éducation 
peut  ajouter  aux  dons  de  la  nature.  Le  prince  Guillaume 
ne  l'avait  point  encore  emmenée  avec  lui  en  Hollande,  et 
c'était  dans  la  retraite  de  Montfort  que  s'étaient  écoulées 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


233 


les  heureuses  années  de  son  enfance,  sous  l'œil  vigilant 
de  sa  mère ,  dont  l'instruction,  supérieure  à  celle  des 
femmes  de  son  siècle,  pouvait  suppléer  près  d'Amélie  à 
toutes  les  leçons  qu'elle  eût  pu  recevoir  ailleurs.  Mais  le 
prince,  fier  de  sa  fille,  et  sachant  de  combien  de  dangers 
était  environné  le  rang  qu'elle  occupait,  se  décida  à  la  tirer 
de  la  douce  retraite  où  elle  avait  vécu  jusqu'alors,  et  à  la 


conduire  dans  une  sphère  où  elle  devait  trouver  un  époux 
digne  d'elle. 

Ce  ne  fut  pas  sans  une  pénible  émotion  qu'Amélie  reçut 
la  nouvelle  d'un  départ  qui  l'enlevait  à  ses  occupations  de 
jeune  fille,  à  ses  fleurs,  à  ses  oiseaux,  à  sa  biche  chérie, 
et  (disons  toute  la  vérité)  à  un  objet  que  son  cœur  avait 
distingué,  et  auquel,  presque  à  l'insu  d'elle-même,  elle 


Vue  du  château  de  Montfort  [i). 


donnait  des  regrets  qu'elle  n'eût  jamais  osé  laisser  voir. 

Parmi  les  seigneurs  des  environs,  qui,  de  temps  à  autre, 
venaient  visiter  les  nobles  habitants  de  Montfort,  le  prince 
Guillaume  avait  remarqué  le  jeune  baron  Olivier  de  Ra- 
gny,  orphelin  de  père  et  de  mère,  doué  d'une  raison  pré- 
coce et  de  toutes  les  qualités  qui  pouvaient  lui  mériter 
une  haute  renommée.  Olivier,  à  vingt-cinq  ans,  offrait 
l'heureux  assemblage  de  tout  ce  qui  peut  gagner  l'estime 
des  hommes  et  faire  impression  sur  le  cœur  des  femmes. 
Si  la  naissance  et  la  fortune  du  jeune  baron  n'étaient  pas 
égales  à  celles  du  prince  Guillaume,  cependant  la  bannière 
de  la  maison  d'Orange  aurait  pu,  sans  déroger,  unir  son 
lion  et  ses  léopards  couronnés  d'azur  aux  colombes  sym- 
boliques qui  ornaient  Técu  du  sire  de  Ragny;  mais"  un 
obstacle  plus  insurmontable  séparait  ces  deux  nobles  mai- 
sons :  le  prince  d'Orange  professait  hautement  la  religion 
réformée,  et  Olivier  de  Ragny  était  zélé  catholique  ;  ce  qui, 
dans  ces  temps  d'intolérance  religieuse,  était  un  motif  de 
rupture  des  plus  douces  afTeclions. 

Olivier  n'avait  pas  vu  deux  fois  Amélie  d'Orange  sans 

(I)  Extraite  du  Voyage  pilioresque  en  Bourgogne,  grand  in-folio, 
chez  Guaseo-Jobard,  éditeur,  rue  de  la  Liberté,  i  Dijon. 

MAI  1846. 


ressentir  le  pouvoir  de  ses  charmes  ;  mais,  connaissant 
rinflesibilité  des  principes  du  prince,  il  comprit  de  suite 
l'inutilité  des  espérances  qu'il  aurait  pu  concevoir  sans  cet 
obstacle.  En  homme  d'honneur,  il  crut  devoir  rendre  plus 
rares  des  visites  qui  n'auraient  servi  qu'à  alimenter  un 
sentiment  sans  espoir,  et  plusieurs  mois  se  passèrent  sans 
qu'il  revint  à  Montfort. 

Cependant  le  bruit  se  répandit  dans  tout  le  canton  que 
le  prince  d'Orange  allait  partir  pour  la  Hollande,  et  que 
cette  fois  les  deux  princesses  seraient  du  voyage.  Guillaume 
était  aimé  de  tous  ses  voisins,  et  ceux  mêmes  qui  ne  par- 
tageaient pas  ses  croyances  religieuses  rendaient  une  en- 
tière justice  à  sa  loyauté,  à  sa  bonté,  et  à  cette  charité 
évangélique  qui  faisait  trouver  à  tous  les  malheureux  un 
père  dans  sa  personne  et  un  asile  sous  son  noble  toit. 

Ce  fut  donc  un  concours  immense  de  visites  au  château 
de  Montfort  lorsqu'on  sut  le  départ  prochain  du  prince  et 
de  sa  famille.  Dans  cette  circonstance,  Olivier  de  Ragny 
ne  put  se  dispenser  de  suivre  l'exemple  de  toute  la  no- 
blesse du  voisinage.  Il  vint,  le  cœur  agité  par  un  trouble 
qu'il  parvint  pourtant  à  maîtriser,  surtout  lorsqu'en  en- 
trant dans  la  salle  d'honneur  un  coup  d'oeil  rapide  lui 

—  30  —   TRIIZ.IÈME  VOM'ME. 


234 


LECTURES  DU  SOIR. 


apprit  à  Tinslant  qu'Amélie  n*y  était  pas.  Le  prince  et  la 
princesse  lui  firent  un  accueil  affectueux,  et  l'invitèrent  à 
tester  au  château  jusqu'au  lendemain  ;  mais  il  s'en  excusa, 
dit  qu'il  venait  seulement  offrir  ses  vœux  et  ses  bomniiiges 
à  leurs  altesses,  et,  après  quelques  moments  de  conver- 
sation, il  partit  Tàme  oppressée  par  deux  sentiments  oppo- 
sés, le  regret  de  n'avoir  pas  vu  Amélie,  et  la  certitude  (jue 
son  absence  était  pour  lui  un  bienfait  du  Ciel,  puisqu'un 
seul  regard  de  cette  jeune  fille  eût  suffi  pour  raviver  la 
plaie  de  son  coeur,  et  le  rendre  le  plus  malheureux  des 
hommes. 

Olivier,  sous  l'empire  d'une  douloureuse  préoccupation, 
descendait  lentement  la  montagne,  laissant  aller  son  cour- 
sier au  petit  pas,  lorsqu'il  entendit  une  rumeur  du  côté 
du  village,  et  des  voix  de  femmes,  parmi  lesquelles  son 
cœur  plutôt  que  son  oreille  crut  reconnaître  celle  d'Amélie. 
Oubliant  aussitôt  ses  craintes  et  ses  résolutions,  il  pique 
des  deux,  arrive  près  d'un  groupe  de  paysans,  et  distingue 
au  milieu  d'eux  une  femme  à  genoux,  près  d'une  biche 
blessée  à  l'éjjaule,  et  dont  le  sang  coulait  en  abondance. 
A  sa  taille  légère,  à  ses  beaux  cheveux  blonds,  Olivier  à 
sur-le-champ  reconnu  Amélie  dont  il  ne  voit  pas  encore 
le  visage  ;  mais,  au  bruit  qu'il  fait  en  écartant  les  paysans, 
elle  se  retourne  et  lui  dit  : 

—  Ah  !  venez,  venez,  baron  de  Ragny,  voyez  ma  pauvre 
Léila  qu'on  a  (uée  !  j'allais  l'emmener  dans  quelques  jours 
avec  moi  en  Hollande;  mou  père,  à  ma  prière,  avait  or- 
donné qu'on  préparât  un  chariot  pour  elle,  et  des  mé- 
chants viennent  de  lui  tirer  uu  coup  de  fusil,  comme  si 
c'était  une  biche  sauvage. 

Olivier  s'était  approché;  avec  un  peu  d'eau  qu'il  trouva 
dans  un  fossé,  il  lava  la  plaie,  et  vit  avec  joie  que  le  joli 
animal  n'avait  reçu  qu'une  blessure  légère  dont  sa  peau 
seule  avait  souffert.  11  détacha  son  écharpe  et  demanda  à 
Amélie  la  permission  d'en  faire  un  bandage  pour  l'épaule 
de  Léïla,  en  allendaul  un  autre  pansement,  et  il  ramena 
le  sourire  sur  le  charmant  visage  de  la  jeune  fille,  en  lui 
donnant  la  positive  assurance  que  sa  biche  serait  en  état 
de  la  suivre  lorsque  le  jour  de  son  départ  arriverait. 

—  Vous  Voulez  donc  emporter  tin  souvenir  de  la  Bour- 
gogne, mademoiselle?  dit  Olivier  d'une  voix  émue. 

—  .\h!  sire  de  Ragny  ,  dit  Amélie,  je  n'aurais  pas  em- 
mené Léïla  avec  moi,  que  jamais  le  souvenir  des  lieux  où 
je  suis  née  ne  s'effacerait  de  ma  mémoire.  C'est  malgré  moi, 
croyez-le  bien,  que  je  quitte  ma  paisible  retraite  :  mais  vous 
êtes  le  seul  à  qui  j'aie  osé  le  dire,  car  la  volonté  de  mon 
père  sera  toujours  pour  moi  la  voix  du  Ciel. 

En  parlant  ainsi,  deux  larmes  s'échappèrent  de  ses  pau- 
pières et  vinrent  tomber  sur  la  main  d'Olivier  qui  avait 
sai.si  la  sienne,  et  qui,  emporté  par  un  sentiment  qu'il  ne 
put  maîtriser,  lui  dit  de  manière  à  n'èlre  entendu  que 
d'elle  : 

—  .Amélie!  ange  céleste!  ils  sont  ineffaçables  aussi,  les 
souvenirs  que  vous  laisserez  en  ces  lieux,  et  j'atte^te  le 
Ciel  qui  m'entend,  que  jamais  votre  image  ne  sortira  de 
mon  cœur,  quel  que  soit  le  destin  qui  nous  sépare. 

—  Adieu,  baron  de  Ragny  ,  dit  Amélie  avec  un  soupir 
mêlé  de  larmes,  vos  pensées  et  les  miennes  se  rencontre- 
ront sur  le  sommet  de  ces  tours,  et  si  je  suis  assez  heureuse 
pour  y  revenir  bientôt,  ce  sera  avec  bonheur  que  je  vous 
y  retrouverai. 

Olivier  baisa  respectueusement  la  blanche  main  qu'il 
tenait  encore  dans  les  siennes,  et  sans  |)roférer  une  parole 
de  plus,  il  remonta  sur  son  cheval  et  partit  au  galop.  Avant 
de  quitter  le  sentier  (pi'il  suivait  pour  atteindre  la  grande 
route,  il  tourna  la  tête  et  aperçut  Amélie  à  la  même  place. 


donnant  sans  doute  des  ordres  pour  faire  emporter  la  biche 
par  les  paysans.  Il  crut  voir  uu  mouchoir  blanc  s'agiter  en 
l'air,  comme  un  signe  d'adieu....  Était-ce  une  illusion? 
Dieu  seul  le  sait,  mais  ce  qui  est  bien  plus  certain,  c'est 
que  le  jeune  baron  emporta  dans  son  cœur  plus  d'amour 
qu'il  n'eût  été  à  souhaiter  pour  son  repos. 

Trois  jours  après  cet  entretien,  qui  laissa  dans  l'àme  de 
ces  jeunes  gens  des  traces  ineffaçables,  ont  vit  un  malin 
descendre  du  château  de  Montfort  une  compagnie  d'hom- 
mes d'armes,  au  milieu  de  laquelle  flottait  la  bannière  du 
prince.  Cette  troupe  précédait  un  coche  (c'était  le  nom 
qu'on  donnait  alors  aux  voilures  destinées  à  transporter  les 
dames  d'une  haule*condition}.  Ce  coche  était  doublé  en 
velours  bleu  de  ciel,  et  chaque  panneau  portait  en  riche 
broderie  l'écusson  d'Orange  et  celui  de  Chàlillon,  nom  de 
famille  de  Louise  de  Coligny.  A  la  portière  de  droite,  venait, 
sur  un  magnifique  palefroi,  le  prince  Guillaume,  couvert 
d'une  brillante  armure,  et  la  tête  ornée  d'un  léger  casque 
de  parade,  rehaussé  d'or  et  surmonté  d'un  panache  orange, 
bleu  et  blanc.  Derrière  le  coche  venaient  deux  haqueuées 
blanches,  couvertes  de  riches  housses,  et  destinées  aux 
deux  princesses,  dans  le  cas  où,  fatiguées  de  la  voiture, 
elles  désireraient  faire  une  partie  de  la  route  à  cheval.  Ve- 
naient ensuite  deux  fourgons  pour  les  femmes  de  service 
et  la  vaisselle  indispensable  dans  un  long  voyage,  attendu 
qu'à  cette  époque,  le  peu  d'hôtelleries  qu'où  trouvait  sur 
les  routes  n'étaient  pas  montées  de  manière  à  recevoir 
convenablement  de  tels  hôtes.  Enfin,  la  marche  était  fer- 
mée par  un  joli  chariot  couvert  en  toile  bleue  ,  brodée  en 
lame,  et  offrant  aussi  les  armoiries  d'Orange  et  de  Chàtillou. 
Les  roues  de  ce  chariot  étaient  basses  .  et  toute  sa  con- 
struction légère  et  gracieuse  comme  l'objet  auquel  il  était 
destiné  ;  c'était  le  char  de  voyage  de  Léïla.  Une  épaisse  et 
molle  litière  de  foin  frais  empêchait  la  jolie  blessée  de  sen- 
tir les  cahots  et  de  souffrir  de  la  route. 

Ce  cortège  presque  royal,  voyageant  à  petites  journées, 
mit  uu  assez  long  temps  pour  arrivera  Delft,  oùle  prince 
avait  un  palais  qu'il  préférait  à  ses  autres  résideuces.  En- 
fin on  arriva,  et  à  peine  la  nouvelle  en  fut-elle  connue,  que 
de  toutes  parts  ou  s'empressa  de  v^oir  offrir  au  prince  et 
aux  princesses  les  hommages  d'une  population  heureuse 
de  les  voir.  Des  fêtes  brillantes  leur  furent  offertes,  et  si  la 
jeunesse  hollandaise  n'avait  pas  les  grâces  légères  qui  «ie 
tout  temps  furent  le  partage  des  Français,  le  désir  de  pa- 
raître avec  avantage  aux  yeux  de  Louise  et  d'.4inélie  fil 
Aiire  de  grands  frais  de  toilette  et  d'équipement  à  tous  les 
jeunes  gens  dont  le  rang  et  la  fortune  leur  permettaient 
d'approcher  des  princesses. 

A  peine  la  jeune  Amélie  eut-elle  paru  dans  les  fêtes,  que 
le  bruit  de  sa  beauté  et  de  ses  manières  affables  se  répan- 
dit, non-seulement  dans  les  provinces  des  Pays-Bas,  mais 
encore  en  .Mlemagne  et  dans  tout  le  Nord  de  la  France.  De 
tous  côtés  il  arrivait  de  nouveaux  admirateurs  à  cette  jeune 
fille  si  modeste,  si  ignorante  de  sa  beauté,  et  dont  le  cœur 
gardait  un  doux  souvenir  qui  la  préservait  de  tout  autre 
attachement. 

Aucune  nouvelle  de  Montfort  n'arrivait  sans  qu'Amélie 
sentit  son  front  se  couvrir  de  rougeur.  On  attribuait  ce 
trouble  au  plaisir  qu'elle  éprouvait  à  entendre  parler  des 
lieux  qui  lui  étaient  chers  ;  mais  une  vague  espérance  cau- 
sait cette  émotion,  et  la  tendre  jeune  fille  pensait  qu'il  n'é- 
tait pas  impossible  qu'Olivier  de  Ragny  trouvât  le  moyen 
de  lui  faire  parvenir  indirectement  un  souvenir.  Son  at- 
tente toujours  déçue  devint  une  douleur  pour  cette  àme 
aimante,  et  une  grande  tristesse  s'empara  de  la  noble  fille 
dont  chacun  peut-être  enviait  le  sort. 


MÏJSÉli:  DKS  FAMILLES. 


235 


Selon  la  prévision  d'Olivier,  Léïla  avait  été  promptement 
piiérie,  et  sa  gentillesse  faisait  toujours  l'annisement  favori 
l!'Ainélic.  Klle  avait  gardé  et  serré  soigneusement  réc,liar[)0 
Idanche  et  violette  que  portait  le  sir  de  Haguy,  et  dont  il  s'é- 
tait servi  pour  panser  la  blessure  de  la  biche.  Cette  écharpe 
était  devenue  pour  Amélie  une  relique  précieuse,  qu'elle 
n'eût  pas  cédée  pour  le  |)bisricbe  écrin  ;  mais  ce  sentiment 
si  pur  et  si  caché  à  tous  les  yeux  devait  bientôt  faire  place 
à  toutes  les  exigences  du  devoir  qu'allait  dicter  la  volonté 
paternelle. 

.  Il  y  avait  à  peine  trois  mois  que  Guillaume  d'Orange 
était  en  Hollande  avec  sa  famille,  que  de  tous  côtés  vin- 
rent des  prétendants  se  mettre  sur  les  rangs  pour  deman- 
der la  main  d'Amélie.  Hélas!  une  haute  naissance  est  sans 
doute  un  brillant  avantage,  mais  souvent  aussi  elle  est  une- 
entrave  au  bonheur.  La  crainte  d'une  mésalliance  fait  éloi- 
gner l'homme  que  le  cœur  d'une  jeune  (ille  aurait  choisi, 
et,  par  respect  pour  les  convenances  du  rang,  on  sacrifie 
toute  une  vie  qui  aurait  pu  être  heureuse,  et  qui  ne  devient 
que  trop  souvent  un  enfer  anticipé. 

Le  comte  Frédéric-Casimir,  prince  palatin  de  Landsberg, 
âgé  de  cinquante  ans,  d'un  caractère  violent  et  jaloux, 
mais  richcmeni  partagé  du  côté  de  la  naissance,  de  la  for- 
tune et  des  talents  militaires,  vint  olTrir  son  alliance  à 
Guillaume  d'Orange,  avec  la  présomption  de  n'être  pas 
refusé. 

En  effet,  cette  proposition  offrait  tant  d'avantages  que  le 
père  d'Amélie,  ignorant  d'ailleurs  les  secrets  sentiments  de 
sa  fdle,  crut  devoir  passer  par-dessus  la  disproportion  d  âge 
en  faveur  d'une  union  qui  assurait  à  son  pays  un  allié 
puissant,  et  au  besoin  un  vaillant  défenseur  :  Casimir  fut 
donc  accepté. 

Lorsque  le  prince  annonça  à  Amélie  la  décision  qu'il 
a\ait  prise,  la  douce  et  timide  jeune  fdle  baissâtes  yeux 
pour  cacher  les  larmes  qu'elle  sentait  prêtes  à  couler,  et 
elle  salua  silencieusement  son  père  en  signe  de  soumission. 
Telles  étaient  les  mœurs  de  ce  siècle  et  le  respect  qu'on 
portait  à  la  puissance  paternelle.  Amélie,  pour  rien  au 
monde,  n'eût  osé  se  permettre  la  moindre  objection  :  un 
père  était  pour  elle  le  représentant  de  Dieu  sur  la  terre,  et 
elle  regardait  comme  sacrés  et  sans  appel  les  ordres  qui 
:  émanaient  de  sa  volonté.  La  mère  d'Amélie,  ne  voyant  que 
par  les  yeux  de  son  éjjoux  et  croyant,  comme  lui,  le  cœur 
de  sa  fdle  parfaitement  libre,  reçut  avec  joie  l'annonce  de 
son  prochain  mariage,  et  se  lit  une  douce  jouissance  d'en 
liàler  les  apprêts. 

Rien  ne  peut  donner  une  idée  de  la  magnilicence  des 
présents  que  reçut  la  jeune  liancée.  Pierreries,  dentelles, 
éloiïes  i)récieuses,  vaisselle  d'or  et  d'argent,  équipages 
somptueux,  chevaux  du  plus  grand  prix,  tout  fut  prodigué 
à  cette  jeune  fille  pour  cacher,  autant  que  possible,  à  ses 
yeux  ce  qui  manquait  à  son  futur  époux  en  agréments 
personnels.  Casimir  n'avait  cependant  rien  de  repoussant 
en  lui  :  il  avait  été  beau  à  vingt-cinq  ans,  mais  cet  âge  avait 
doublé,  et  sa  taille  é|)aissie,  ses  cheveux  blancs  et  rares,  son 
visage  bruni  par  les  travaux  guerriers,  pour  une  jeune  fille 
de  seize  ans  n'avaient  rien  d'attrayant.  Du  reste,  le  palatin 
eût-il  été  jeune  et  beau,  Amélie  s'en  serait  à  peine  aperçue. 

^Elle  obéissait  aveuglément  à  l'ordre  de  son  père,  et  jusqu'au 
jour  de  son  mariage,  ses  yeux  ne  s'étaient  jamais  levés  sur 
son  fiancé. 

La  cérémonie  nuptiale  fut  entourée  de  toute  la  pompe 
qui  pouvait  en  rehausser  la  solennité.  La  veille  au  soir,  le 
palais  de  Delft,  au  moment  de  la  signature  du  contrat,  res- 
plendissait de  mille  feux  de  couleurs,  étions  les  apparte- 
ments, remplis  de  la  plus  brillante  société, offraient  le  coup 


d'œil  féeri^iue  le  plus  animé.  Le  rbâteau  et  lu  terre  de 
Monlfort  fiu'ent  donné.s  en  dot  à  la  jeune  épouse,  cl  eo- 
cela,  son  père  voulut  lui  fane  un  présonl  agréable,  connaiss- 
sant  l'attachement  qu'elle  portait  au  berceau  de  son  en- 
fance, et  ne  se  doutant  pas  qu'd  la  rapprochait  d'un  lieU' 
fatal  à  son  repos. 

Dès  (jue  les  fêtes  du  mariage  furent  terminées,  le  palatin 
témoigna  le  désir  de  venir  prendre  possf;.'^sinn  de  son  châ- 
teau de  Montfort.  Le  motif  secret  de  ce  départ  précipité 
avait  sa  source  dans  ce  caractère  jalouH  et  ombrageux,  qui 
ne  pouvait  penser  sans  frémir  aux  hommages  que  recevait 
Amélie  à  la  cour  de  son  père.  Dissimulant  ce  honteux  sen- 
timent, Casimir  sut  colorer  son  départ  par  le  spécieux  jiré- 
texte  du  bonheur  qu'il  prétendais  devoir  goûter  dans  une 
retraite  où  il  serait  tout  à  sa  femme,  sans  qu'aucun  soin 
étranger  vînt  l'en  distraire.  Amélie,  toujours  soumise  et 
résignée,  suivit  son  époux  sans  se  plaindre,  et  dès  qu'elle 
fut  arrivée  dans  son  château,  elle  se  fil  un  genre  de  vie 
tout  à  fait  selon  les  goûts  de  Casimir,  passant  ses  journées 
dans  la  tour  où  était  son  appartement,  occupée  à  lire,  ou 
à  des  ouvrages  de  coulure  qu'elle  faisait  distribuer  par  son 
intendant  aux  pauvres  du  pays. 

Casimir  aurait  bien  voulu  pouvoir  se  dispenser  de  faire 
de  son  château  le  rendez-vous  de  la  noblesse  du  voisinage; 
mais  à  moins  de  passer  pour  un  sauvage,  ou  de  lai.sser 
deviner  sa  sombre  jalousie,  il  ne  pouvait  fermer  sa  porte  à 
ses  voisins,  et  rompre  toutes  relations  avec  eux.  Mais  iL 
prit  le  prétexte  de  la  sanlé  d'Amélie  qui  était  chancelante, 
pour  ne  jamais  la  laisser  paraître  lorsqu'il  arrivait  quel(]ues 
visites  au  château,  et  pour  ne  pas  la  conduire  avec  lui  dans 
celles  qu'il  rendait. 

Amélie  ne  voyait  donc  personne  que  son  mari,  et  le 
vieil  intendant  qui  l'avait  vue  naître,  et  qui  était  le  distri-i 
buteur  de  ses  aumônes.  Elle  aurait  regardé  comme  un  crime 
de  s'informer  de  ce  qu'était  devenu  le  sire  de  Ragny,  et  si 
parfois  un  souvenir  bien  involontaire  venait  traverser  sa 
mémoire,  la  chaste  épouse  de  Casimir  se  le  reprochait  et 
l'éloignait  comme  une  mauvaise  pensée.  • 

Malgré  celte  vie  presque  claustrale  que  menait  la  jeune 
châtelaine  de  Monlforl,  son  ombrageux  époux  trouvait  en- 
core quelque  chose  à  reprendre  dans  sa  conduite.  Avait-elle 
ouvert  sa  fenêtre  du  côté  de  l'avenue  le  jour  où  quchpic 
visiteur  était  venu  au  château ,  le  farouche  Casimir  y 
voyait  l'intenlion  de  se  faire  voir  aux  arrivants,  et  il  entrait 
dans  des  accès  de  fureur  qui  faisaient  trembler  la  malheu-» 
reuse  jeune  -femme.  11  lui  avait  ôté  sa  biche  favorite,  sa 
jolie  Léïla,  que  le  prince  d'Orange  avait  renvoyée  à  Mont^ 
fort  avec  les  fourgons  qui  contenaient  le  trousseau  d'Amé- 
lie. Cette  biche  devint  la  bêle  noire  du  palatin,  non -seu- 
lement parce  qu'il  était  jaloux  de  l'affection  que  sa  femme 
avait  pour  elle,  mais  encore  parce  que  le  plaisir  qu'elle 
avait  à  la  voir  courir  et  sauter  dans  la  cour  du  chàleau 
était  pour  Amélie  un  prétexte  de  descendre  et  de  quillcr 
la  tour  où  elle  était  confinée. 

Cet  état  de  choses  parut  si  injuste  au  vieil  intendant, 
qu'il  crut  devoir  en  infirmer  le  prince  d'Orange,  et  lui 
apprendre  combien  sa  jeune  maîtresse  était  malheureuse. 
Guillaume,  qui  avait  espéré  une  conduite  bien  ditrérente  de 
la  part  de  celui  qu'il  avait  choisi  pour  gendre,  crut  devoir 
s'en  explic^uer  avec  lui.  Sous  prétexte  de  lui  confier  une 
mission  imporlante  et  de  réclamer  l'appui  de  ses  talents 
diplomatiques,  il  lui  fit  parvenir  un  message  qui  l'invitait 
à  se  rendre  au  plus  tôt  en  Hollande,  mais  sans  lui  parler  du 
véritable  motif  qui  lui  faisait  désirer  sa  présence. 

Le  désir  de  briller  dans  un  poste  éminent  balançait  d.ms 
l'àme  du  palatin  la  honteuse  passion  de  la  jalousie.  Il  pensa 


i 


336 


LECTURES  DU  SOIR. 


qu'Amélie,  étant  près  de  devenir  mère,  ne  pourrait  songer 
à  sortir  ni  à  recevoir  des  visites.  Il  partit  donc,  et  sa  douce 
victime  put  respirer  en  paix  pendant  quelque  temps. 

Six  semaines  après  le  départ  du  palatin,  la  jeune  prin- 
cesse mit  au  monde  un  fils  qu'elle  nomma  Frédéric.  Ce 
moment  fut  pour  elle  une  joie  au  milieu  de  ses  peines.  En 
couvrant  de  baisers  la  figure  de  son  enfant,  elle  pardon- 
nait à  son  époux,  et  il  lui  semblait  qu'il  reviendrait  désor- 
mais avec  plus  de  douceur  et  de  confiance  en  elle,  lors- 
qu'il la  verrait  uniquement  occupée  à  soigner  et  à  élever 
son  fils. 

Le  bonheur  est  le  meilleur  baume  pour  la  santé.  Amé- 
lie, presque  heureuse,  osait  entrevoir  un  avenir  moins 
sombre;  imprévoyante,  comme  on  Testa  son  âge,  elle 
avait  repris  sa  fraîcheur  et  tout  l'éclat  de  sa  beauté.  N'é- 
tant plus  sous  la  garde  tyrannique  du  palatin,  elle  descen- 
dait souvent  dans  la  cour  du  château,  son  enfant  dans  ses 
bras,  suivie  de  la  biche  fidèle  qui  lui  avait  été  rendue.  Qui 
l'eût  vue  alors  si  belle,  si  jeune  et  si  gracieusement  calme, 
eût  cru  voir  une  des  belles  madones  de  Raphaël,  sortie  de 
son  cadre  et  animée  par  un  souffle  du  Créateur. 

Un  jour,  le  bon  intendant  lui  raconta  qu'un  ermite, 
dont  la  demeure  était  sur  une  montagne  parallèle  à  celle 
de  Montfort,  faisait  uu  bien  immense  dans  le  pays,  non- 
seulement  par  les  aumônes  qu'il  distribuait,  mais  encore 
par  les  remèdes  qu'il  donnait  aux  malades.  Ce  récil  inté- 
ressa vivement  Amélie.  Quoique  sa  religion  différât  de  celle 
de  l'ermite,  sa  charité  la  rapprochait  de  lui,  et  elle  désira 
le  voir  et  lui  porter  une  oflrande  pour  les  pauvres  qu'il 
connaissait  mieux  qu'elle.  Pendant  le  temps  du  sommeil 
de  son  enfant,  elle  prit  le  bras  de  l'intendant,  et  suivit  le 
sentier  qui  conduisait  à  l'ermitage.  Elle  traversa  le  jardin 
et  frappa  légèrement  à  la  porte  :  un  instant  après  l'ermite 
vint  ouvrir.  Il  avait  son  capuchon  rabattu  sur  les  yeux,  et 
on  ne  voyait  de  lui  que  ses  pieds  nus  dans  ses  sandales. 

—  Mon  père,  dit  Amélie,  si  je  viens  ici  troubler  votre 
solitude,  ce  n'est  pas,  croyez-le  bien,  une  curiosité  indis- 
crète qui  m'amène.  Je  sais  tout  le  bien  que  vous  faites  aux 
pauvres  de  mes  terres,  et  je  désirerais  faire  passer  par 
vos  mains  quelques  aumônes  que  vous  pouvez  distribuer 
mieux  que  moi,  qui  ne  sors  presque  jamais,  et  qui  ne  con- 
nais pas  ceux  qui  ont  besoin. 

En  entendant  cette  voix  d'ange,  l'ermite  chancela  sur 
ses  jambes,  et,  à  la  grande  surprise  d'Amélie,  il  tomba  sans 
mouvement  à  ses  pieds.  Dans  celte  chute,  le  capuchon 
qu'il  avait  sur  la  figure  se  renversa  et  offrit  aux  yeux  de 
la  princesse  éperdue  les  traits  amaigris,  mais  toujours 
présents  à  sa  pensée,  d'Olivier  de  Ragny.  Plus  morte  que 
vive,  elle  allait  appeler  l'intendant  qui  s'était  éloigné  par 
respect  ;  mais,  revenant  à  la  vie,  Olivier  se  jeta  à  ses  ge- 
noux et  lui  dit: 

—  C'est  donc  en  vain,  madame,  que  j'ai  voulu  me  ca- 
cher à  vos  yeux  et  cependant  vivre  près  de  vous  sous  ce 
déguisement?  Le  Ciel,  plus  fort  que  ma  volonté,  a  permis 
que  vous  ayez  reconnu  le  malheureux  qui  n'a  pu  trouver 
ni  la  mort,  ni  la  fin  de  son  amour,  en  apprenant  votre 
mariage. 

—  Sire  de  Ragny,  dit  Amélie  hors  d'elle-même,  laissez- 
moi  vous  fuir;  songez  à  ce  lien  dont  vous  parlez,  ce  lien 
qui  me  rend  criminelle,  si  je  reste  un  instant  de  plus. 

En  disant  ces  mots,  elle  jette  sur  une  table  une  bourse 
pleine  d'or,  et  s'échappe  en  courant,  le  visage  couvert  de 
larmes  et  bouleversé  par  l'effroi. 

Le  vieil  intendant  qui  était  resté  au  jardin,  ne  compre- 
nant rien  à  l'état  où  il  voyait  sa  maîtresse,  hasarda  quel- 
ques questions;  mais,  n'obtenant  aucune  réponse,  il  lui 


offrit  son  bras,  dont  le  secours  ne  vint  jamais  plus  à  pro- 
pos pour  soutenir  la  marche  tremblante  d'Amélie.  En  ren- 
trant au  château,  elle  courut  s'enfermer  dans  sa  chambre, 
puis  elle  prit  dans  ses  bras  son  enfant  endormi,  le  cou- 
vrit de  baisers  et  de  larmes,  et  lui  demanda  tacitement 
pardon  de  l'éclair  de  bonheur  qui  venait  de  traverser  son 
cœur,  en  retrouvant  si  près  d'elle  celui  dont  l'image  la 
suivait  sans  cesse,  malgré  ses  efforts  pour  l'oublier. 

Elle  était  encore  sous  le  poids  de  l'émotion  qu'elle  avait 
éprouvée,  lorsqu'on  vint  l'avertir  qu'un  courrier  de  Hol- 
lande venait  d'arriver.  Elle  ordonne  qu'on  le  fasse  entrer, 
et  son  sang  se  glace  en  voyant  un  homme,  couvert  d'ha- 
bits de  deuil,  qui  lui  présente  un  paquet  scellé  de  cire 
noire.  Elle  n'a  pas  la  force  d'interroger  cet  homme  ;  d'une 
main  tremblante  elle  brise  le  cachet,  et  à  peine  a-t-elle  lu 
les  premières  lignes  qu'elle  tombe  dans  d'horribles  con- 
vulsions, en  criant  d'une  voix  déchirante  :  €  Mon  père! 
mon  père  assassiné  !  »  On  relève  la  malheureuse  Amélie, 
l'intendant  lit  le  contenu  de  la  lettre,  et  l'affreuse  vérité 
est  connue.  Le  prince  Guillaume  d'Orange  venait  d'être 
assassiné  à  Deift,  à  la  porte  même  de  son  palais,  par  un 
forcené,  nommé  Balthazard  Gérard,  natif  de  Villefors,  en 
Franche-Comté.  La  haine  qu'il  portait  aux  opinions  reli- 
gieuses du  prince  l'avait  porté  à  cet  acte  de  fanatisme  et 
de  barbarie.  L'infortuné  Guillaume  était  mort  percé  de 
trois  balles  qui  lui  avaient  été  tirées  à  bout  portant,  et 
Amélie  perdait  un  père  adoré  et  un  protecteur  contre  les 
mauvais  procédés  de  son  époux. 

Tant  de  sensations  diverses  dans  le  même  jour  ne  pou- 
vaient manquer  de  porter  atteinte  à  l'organisation  si  déli- 
cate de  la  malheureuse  Amélie.  A  peine  deux  mois  s'é- 
taient écoulés  depuis  la  naissance  de  son  enfant,  le  lait 
se  porta  au  cerveau  et  sa  raison  s'égara.  Dans  son  délire, 
elle  invoquait  son  père,  le  suppliait  de  la  soustraire  à  la 
colère  du  palatin,  puis,  mettant  une  main  sur  son  cœur, 
et  parlant  bas,  comme  si  un  être  invisible  eût  pu  l'en- 
tendre ,  elle  murmurait  de  douces  .paroles ,  qu'aucune 
oreille  humaine  n'a  recueillies,  et  qu'il  n'est  donné  à  per- 
sonne de  deviner... 

Souvent  l'infortunée  était  plus  calme  :  dans  un  moment 
où  la  femme  qui  la  veillait  crut  pouvoir  céder  au  sommeil, 
elle  se  leva  sans  bruit,  donna  un  dernier  baiser  à  son  en- 
fant, et,  montant  rapidement  au  sommet  de  la  tour  qu'elle 
habitait,  elle  s'élança  du  haut  de  la  plate-forme,  et  ce  corps 
si  frêle  et  si  beau  vint  se  briser  sur  les  rochers  qui  for- 
ment l'esplanade  du  château  de  Montfort... 

Vingt  ans  après  ce  déplorable  événement,  Frédéric  de 
Landsberg,  baron  de  Montfort  et  fils  d'Amélie,  faisait  éle- 
ver un  monument  à  la  mémoire  de  sa  mère,  et  une  table 
de  marbre  blanc,  scellée  dans  un  mur  et  recouvrant  la 
bière  de  la  princesse,  retraçait  ses  vertus  et  ses  malheurs. 

Celle  qui  écrit  cette  histoire  a  vu  ce  que  la  Révolution  a 
laissé  de  ce  monument.  Ayant  souvent  parcouru  les  ruines 
du  château  de  Montfort,  elle  a  pris  sur  les  lieux  mêmes 
les  principaux  documents  qui  lui  ont  servi  à  retracer  des 
faits  dont  l'authenticité  peut  être  vérifiée  dans  les  riches 
archives  de  l'ancienne  province  de  Bourgogne. 

MxRit  DE  BLAYS. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


Î37 


LES  PETITS  THÉÂTRES  DE  PARIS 


(1) 


I.  —  LE  BOULEVARD  DU  TEMPLE.  (Suite.) 

Nous  ne  ferons  pas  ici  l'histoire  de  Déburau  ,  car  c'est 
toute  une  Iliade  et  toute  une  Odyssée;  une  Iliade  par  les 
combats,  une  Odyssée  par  les  voyages  entremêlés  d'aven- 
tures fabuleuses.  D'ailleurs,  tout  le  monde  connaît  le  cane- 
vas que  Jules  Janin  a  tracé  de  ces  épopées  encore  à  faire. 

Dcburau,  on  le  sait,  naquit  en  Bohème  ,  dans  la  patrie 
d'Esméralda  et  du  prince  de  la  Palférine.  C'est  au  milieu 
d'an  campement  que  naquit,  d'un  soldat  obscur,  le  fameux 
mime  destiné  à  figurer  dans  tant  de  pantomimes  et  para- 
des militaires.  On  connaît  l'histoire  de  ce  singulier  voyage 
d'acrobates  à  travers  l'Europe,  sur  un  cheval  de  dis-huit 
francs  qui  portait  cinq  personnes  ;  d'abord  le  vieux  soldat, 
puis  Déburau  et  son  frère,  les  deux  paillasses,  puis  leurs 
deux  sœurs  les  Bohémiennes. 

C'est  dans  ce  voyage  que  Déburau ,  clown  obscur,  réa- 
lisa deux  prodiges  sans  le  vouloir.  A  Constantinople,  il  vit 
par-dessus  un  rideau  et  du  haut  d'une  échelle  les  épouses 
sacrées  de  Sa  Hautesse;  sur  la  route  deParisàSaint-Cloud 
il  monta  dans  la  voilure  de  l'Empereur,  et  ces  deux  grands 
hommes  eurent  ensemble  une  conversation  que  les  dra- 
maturges futurs  auront  quelque  peine  à  rétablir. 


Napoléon  et  Déburau. 

Mais  nous  ne  voulons  suivre  Déburau  que  sur  la  scène 
qui  fut  son  champ  de  bataille  à  lui,  le  champ  de  bataille 
de  toutes  ses  victoires.  Et  d'abord,  parlons  à  nos  lecteurs 
de  la  salle  des  Funambules.  C'est  ici  qu'il  nous  faut  récla- 
mer l'indulgence.  Nous  voudrions  avoir  à  décrire  le  fa- 
meux amphithéâtre  d'Émilius  Scaurus,  composé  de  trois 
ordres  d'architecture,  et  soutenu  par  trois  cent  soixante 
colonnes,  les  plus  élevées  en  bois  doré,  celles  du  milieu  en 

(\)  VoTei  le  numéro  d'jvril  dernier. 


cristal  de  roche,  les  dernières  en  marbre  de  Crète.  Mais,  il 
nous  faut  l'avouer,  la  salle  des  Funambules  n'a  ni  voiles 
de  pourpre,  ni  jets  d'eau  de  senteur,  ni  allées  plantées 
d'arbres.  C'est  une  manière  de  boyau  éclairé  par  de  mé- 
chants quinquets,  et  orné  d'enluminures  à  la  fois  riches  et 
grossières,  comme  la  robe  d'une  sauteuse.  Excepté  aux 
avant-scènes,  où  le  public  est  un  peu  mêlé,  tout  l'amphi- 
théâtre regorge  de  vrai  peuple,  de  celui  qui  demande  du 
pain  et  des  jeux.  Si  l'on  doit  entendre  la  voix  de  Dieu 
quelque  part,  c'est  assurément  là,  ou  le  proverbe  serait 
bien  menteur.  Et  pourtant  ces  pauvres  banquettes  ont  vu 
Gérard,  Redouté,  Picard,  Charles  Nodier,  Charlet,  Béran- 
ger,  réunis  là  pour  applaudir  Déburau   qu'ils  aimaient 


tous.  M"*  Mars,  M»» 


Georges  et 


M""*  Malibran  s'v  sont 


trouvées  réunies  dans  la  même  loge.  Charles  Nodier  a  écrit 
pour  cette  scène  une  comédie,  le  Bœuf  enragé  ;  aux  autres 
théâtres  du  boulevard  il  n'avait  voulu  donner  que  des  mé- 
lodrames, gardant  pour  ses  livres  tout  le  meilleur  de  son 
esprit.  Plus  tard  Théophile  Gautier,  habitué  des  Funam- 
bules, est  venu  chercher  là  l'idée  de  son  plus  bel  article  de 
la  Revue,  Shakspeare  aux  Funambules.  C'est  là  qu'il  a 
appris  à  faire  les  pantomimes  comme  Giselle  et  la  Péri, 
deux  chefs-d'œuvre. 

On  voit  qu'aucune  illustration  n'a  manqué  à  cette  salle. 
Quanta  la  scène,  elle  est  machinée  comme  l'Opéra,  à  trois 
étages.  Les  planches  sont  mal  jointes,  les  machines  érein- 
tées,  les  trappes  incertaines,  mais  qu'importe.  Les  Funam- 
bules n'ont  jamais  reculé  devant  les  féeries  qui  semble- 
raient le  plus  inexécutables  à  un  autre  théâtre.  Jamais  le 
fantastique  du  décor  et  de  la  mise  en  scène  n'ont  été  pous- 
sés plus  loin.  On  voit  les  garçons  de  théâtre  qui  vi^nent 
changer  à  la  main  le  décor,  et  Cassandre  ou  Arlequin  se 
dérangent  tranquillement  de  leur  rôle  pour  ouvrir  quekjue 
trappe  qui  doit  servir  à  un  changement  à  vue  ou  à  une 
surprise.  Il  est  impossible  de  rendre  plus  clairement  l'al- 
lure naïve  du  poteau  shakspéarien  :  Ceci  est  un  palais. 
Tout  dernièrement,  nous  avons  vu  jouer  aux  Funambules 
un  mimodrame  intitulé  la  Caverne  des  serpenfs.  Au  dé- 
noùment,  un  Indien,  pour  se  venger,  jette  un  enfant  eu- 
ropéen dans  la  caverne  ;  sa  mère  se  précipite,  le  prend 
dans  ses  bras,  et  vient  mourir  avec  lui  sur  le  devant  de  la 
scène.  Eh  bien  !  le  croirait-on?  on  a  beau  voir  les  ficelles 
qui  font  mouvoir  les  serpents  de  carton  armés  de  dards 
écarlates,  le  ridicule  n'ôte  rien  au  sublime,  ni  le  terrible 
au  grotesque. 

Mais  les  drames  indiens,  les  pantomimes  militaires  or- 
nées de  combats  au  sabre,  et  les  mimodrames  moyen  âge 
ne  sont  aux  Funambules  que  l'exception  et  l'accident.  Le 
véritable  genre  du  théâtre,  celui  qui  a  fait  sa  gloire,  c'est 
h  pantomime-arlequinade- féerie;  l'affiche  ajoute  rfans /e 
genre  anglais.  Modestie  sublime  !  La  pantomime  des  Fu- 
nambules est  bien  véritablement  française,  aussi  française 
que  !e  Cid  et  V Étourdi,  à  qui  personne  ne  contestera  cette 
qualité  malgré  leur  origine  espagnole  et  italienne.  Je  sais 
bien  que  les  personnages  ont  des  noms  italiens  :  Cassandre, 
Arlequin,  Gille,  Léandre,  Colombine,  Isabelle.  Le  sujet 
est  le  même  que  dans  toutes  les  farces  anglaises  et  italien- 
nes. C'est  éternellement  Colombine,  enlevée  par  Arlequin, 
et  poursuivie  à  travers  des  pays  fantastiques  par  Cassandre, 


L 


238 


LECTURES  DU  SOIR. 


Gille,  soD  valet,  et  Léanilre,  sou  gendre.  A[irès  avoir  subi 
toutes  sortes  de  mésaventures,  Cassandre  consent  enfin  à 
unir  les  deux.  amant5,  grâce  à  la  protection  d'une  bonne 
fée,  qui  est  .toujours  du  parti  de  l'amour  et  de  li  jeunesse, 
et  qui,  sous  un  coslume  de  Pallas  en  cuirasse  d"or,  terrasse 
le  diable  dans  un  grrrand  combat  au  sabre.  Voilà  ce  que 
Déburau  a  pris  à  la  farce  étrangère  ;  mais  que  n'y  a-t-il 
pas  ajouté  !  Dans  la  farce  italienne,  Gille  est  un  lourdaud 
béte  et  méchant,  qui  reçoit  plus  de  coups  qu'il  n'en  donne, 
et  qui  rit  tout  seul  de  ses  grosses  malices  ;  dans  la  panto- 
mime anglaise,  Clown  est  un  gros  John  Rull  à  la  figure 
bariolée,  qui  a  bu  trop  de  gin  et  qui  vous  casse  la  tète  pour 
rire.  Avec  le  coup  d'œil  instantané  du  génie,  Déburau  a 
compris  que  ces  deux  personnages  si  drôles  ne  seraient 
pas  assez  comiques  pour  nous.  Il  a  pris  au  Pulcinclla  ita- 
lien sa  figure  maigre  et  blanche,  moins  le  nez  de  carton 
noir,  une  assez  misérable  facétie,  et  son  costume  moins  le 
chapeau  pointu,  usé  chez  nous  par  le  mélodrame,  il  a  in- 
venté un  Gille  froid,  sérieux,  railleur,  satirique,  qui  agit 
sans  raison,  sert  ses  ennemis  par  paradoxe,  et  bat  ses 
amis  par  excès  de  bon  goût.  Le  Gille  imaginé  par  Déburau 
vit  dans  une  action  dramatique,  et  la  traverse  incessam- 
ment, mais  sans  jamais  s'y  mêler  d'une  façon  sérieuse.  On 
voit  que  ce  Gille  est  un  galant  homme  qui,  forcé  de  faire 
partie  d'un  mélodrame,  sait  bien  qu'en  penser,  et  l'égayé 
en  le  critiqu;.nt  avec  esprit.  Tandis  que  les  poursuivants 
(mot  consacré)  s'acharnent  à  poursuivre  Colombine,  Gille 
s'amuse  à  lutler  corps  à  corps  avec  des  ours  danseurs,  à 
couper  en  deux  des  lézards  gigantesques,  et  à  voler  des 
gigots  de  carton  dont  il  n'a  que  faire.  11  tue  le  temps.  Quand 
ce  Gille  inouï  lut  créé  ,  Déburau  lui  donna  un  nom  froide- 
ment comique,  un  nom  vraiment  français,  il  l'appela  Pier- 
rot. Déburau  se  doute  à  peine  qu'il  a  fait  un  chef-d'œuvre, 
même  aujourd'hui  qu'on  le  lui  a  tant  répété.  Il  a  tout  sim- 
plement créé  le  seul  valet  qui  aurait  pu  convenir  à  Don 
Juan.  Quand  le  Commandeur  de  pierre  engloutit  sa  vic- 
time, Leporello  tremble  et  gémit,  Sganarelle  demande  ses 
gages.  Pierrot  aurait  profité  de  ce  moment  dramatique 
pour  dérober  avec  adresse  le  mouchoir  de  poche  du  com- 
mandeur. Heureux  ce  père  sculpté  s'il  avait  pu  même  ren- 
trer dans  sa  trappe  sans  attraper  quelque  horion!  Pierrot 
(grand  symbole  du  peuple)  ne  s'étonne  de  rien.  Ce  n'est 
que  par  complaisance  et  savoir-vivre  qu'il  consent  par 
intervalles  à  prendre  le  Commandeur  pour  un  vrai  com- 
mandeur. Il  sait  fort  bien  que  c'est  un  acteur  vêtu  de  cuir 
à  btifïleteries. 

Au  reste,  nos  observations  sur  Pierrot,  à  propos  de  Don 
Juan,  ne  sont  pas  restées  à  l'état  hypothétique;  un  libret- 
tiste a  eu  l'heureuse  idée  de  transporter  dans  je  ne  sais 
plus  quelle  pantomime  la  scène  de  la  statue.  Déburau  a 
étéincroyablederuse  et  de  scepticisme.  Les  gens  du  monde 
qui  n'ont  pas  vu  Déburau  ne  peuvent  s'en  faire  une  idée 
qu'en  songeant  au  comique  si  cruel  de  Daumier,  et  à  la 
fameuse  scène  d  Ilamlef. 

Outre  cette  pantomime,  celles  ou  Déburau  a  été  le  plus 
remarquable  sont  les  Trente-six  infortunes  de  Pierrot, 
Ma  mère  l'Oie  ou  Arlequin  et  l'oeuf  d'or,  le  Billet  de  mille 
francs,  pantomime  en  un  acte,  dans  laquelle  il  a  créé  un 
rôle  de  chifTonnier;  les  Jolis  soldats,  le  Diable  à  quatre, 
et  surtout  le  Songe  d'Or.  Le  Diable  à  quatre  est  tiré  d'une 
pièce  de  Sédaine,  la  même  dont  l'Opéra  vient  de  refaire, 
quinze  ans  après  les  l'unambules,  une  nouvelle  panto- 
mime. Le  Songe  d'or  a  fourni  à  M.  Rosier  l'idée  d'une 
comédie  pour  Frjêdérick,  r Avare  de  Florence.  Dans  le 
Diable  à  quatre,  Déburau  a  créé  le  rôle  du  savetier  avec 
une  ver\o,  une  originalité,  un  entrain  que  M.  Bouquets 


essayé  de  reproduire  dans  une  admirable  vignette  devenue 
fort  rare.  Dans  le  Songe  d'or,  il  joue  le  domestique  de 
l'avare.  Rien  n'est  plus  effrayant  et  plus  triste  que  cet  af- 
freux rôle  de  spectre  mourant  d'inanition  ;  riep  n'atteint  à 
un  plus  haut  degré  la  vérité  idéale  (1). 

Outre  Déburau,  deux  autres  grands  comédiens  ont  il- 
lustré la  scène  i]es  Funambules,  cejsont  Frederick  Lemai- 
tre  et  .M"»  Saqui.  Frederick  a  longtemps  été 'le  grand 
comédien  des  Funambules;  longtemps  il  a  distribué  cha- 
que soir  à  ce  public  sympathique  sa  ration  de  rire  et  de 
pleurs.  On  se  souvient  encore  de  la  terreur  qu'il  inspirait 
dans  le  rôle  d\4rimane,  et  dans  celui  du  Faux  ermite.  Un 
ordre  du  ministre,  qui  ordonnait  à  tout  acteur  des  Funam- 
bules de  danser  sur  la  corde  avant  de  faire  son  entrée, 
força  Frederick  à  tomber  de  la  pantomime  à  la  poésie.  Sil 
a  créé  avec  tant  d'àme,  de  passion  et  de  verve,  Méphisto- 
phelès,  le  Joueur,  le  Maréchal  d'Ancre,  le  Marchand  de 
Venise,  Gennaro,  Buy-Blas  —  des  chefs-d'œuvre,  —  il  ne 
faut  pas  lui  en  vouloir,  ce  n'est  pas  sa  faute  \ 

Quant  à  M"^"  Saqui,  elle  ne  parut  qu'une  fois  aux  Funam- 
bules, mais  les  habitués  n'oublieront  jamais  cette  soirée 
mémorable.  Pour  moi,  je  vivrais  cent  ans  sans  en  perdre 
le  souvenir.  Je  me  rendais  comme  de  coutume  aux  Fu- 
nambules, lorsque  l'affiche  colossale  attira  mes  yeux  ^ 
Pour  la  dernière  fois,  grands  exercices  de  .V"*  Saqui, 
accompagnée  de  M.  Lalanne.  Pour  la  dernière  fois  !  Je  me 
sentis  le  cœur  serré,  comme  plus  tard  à  la  représentation 
de  retraite  de  M"* Mars.  Je  n'avais  jamais  vu  M"'  Saqui; 
elle  n'avait  pas  paru  à  Paris  depuis  vingt  années,  mais 
mon  père  et  mou  grand-père  m'avaient  parlé  .«ouvent  de 
son  ancienne  gloire.  Je  savais  que ,  comme  Déburau  ,  elle 
avait  parlé  à  Napoléon  ;  je  savais  que  dans  la  force  de  son 
talent,  elle  avait  traversé  la  Seine  sur  une  corde  tendue, 
avec  un  drapeau  tricolore  dans  chaque  main.  L'Empereur, 
qui  reconnaissait  toutes  tes  supériorités,  avait  aimé  et  en- 
couragé celle-là.  Quand  j'entrai  dans  la  salle,  un  religieux 
silence  courbait  toutes  les  têtes.  On  causait  à  voix  basse. 
Voici  ce  que  j'entendis  conter  autour  de  moi.  Après  avoir 
moissonné  des  lauriers  dans  toute  la  France,  après  y  avoir 
ramassé  plus  d'or  que  ses  bras  robustes  n'en  pouvaient 
porter,  M°"  Saqui  venait  d'arriver  à  Paris,  pauvre  et  vieille 
enfin.  Sa  première  visite  avait  été  pour  M.  Dorsay,  qui 
devait  aux  bienfaits  de  la  grande  danseuse  le  théâtre  fondé 
par  elle.  M.  Dorsay  avait  été  ingrat  comme  les  autres.  Il 
avait  refusé  à  M"^»  Saqui  la  pern.  '  -  ' 

théâtre  à  elle,  sur  le  théàlie  qui  .-    ,, 
tre  de  J/»*  Saqui! 

Le  vaudeville  qui  servait  de  lever  de  rideau  fut  écoulé 
avec  une  impatience  impossible  à  décrire.  —  Puis  l'fnir'- 
acte.  —  Enfin  le  rideau  se  releva,  pour  la  vraie  pièce 
cette  fois.  Une  corde  tendue  au  fond  du  théâtre  venait 
s'attacher  à  la  première  galerie;  scène  périlleuse,  décor 
terrible  et  gros  d  émotions,  même  avant  l'entrée  des  acteurs. 

Il  se  fit  un  grand  silence. —  M"«  Saqui  parut. 

Oh  !  qui  pourra  dire  ce  qui  se  passa  alors  dans  l'àme  de 
ces  mille  spectateurs  immobiles  comme  un  seul  homme  ! 

Qu'on  se  figure  une  femme  de  soixante  ans,  maigre,  ri- 
dée, pâle  sous  son  rouge,  coiffée  d'une  perruque  à  la  Ninon 
cachant  mal  les  cheveux  blancs,  affublée  d'un  costume  de 
Pallas  avec  un  casque  et  une  cuirasse  en  carton,  recou- 
verts de  papier  doré.  Lorsqu'on  la  \it  entrer  eu  danseuse, 
vive  et  légère  comme  autrefois,  et  pourtant  fatiguée  et 
chancelante,  chacun  se  prit  ù  a>oir  pitié  de  cette  pauvre 
femme  jadis  svelte,  forte  et  agile  comme  les  guerrières 

(  r  On  dit  que  Déburau  virnt  d'èlre  aiurhé  par  M.  Dumas  au  Thélira 
Monlpenjirr. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


239 


antiques,  et  que  la  misère  forçait  à  revêtir  une  dernière 
fois,  pour  payer  son  voyage,  un  costume  devenu  hélas! 
ridicule  pour  elle.  Les  applaudissements  ébranlèrent  la 
salle. 

Souriante,  et  mordant  ses  pauvres  lèvres  {tàlies  pour  les 
rougir,  M°>'  Saqui  monta  sur  la  corde.  Là,  elle  se  retrou- 
vait sur  son  terrain.  Le  cœur  de  la  vieille  funambule  battit 
à  soulever  sa  cuirasse.  Alors  commença  une  série  de  tours 
effrayants,  des  difficultés  à  fuire  irémir  Auriol.  Le  succès 
dépassait  tout  ce  qu'on  avait  pu  rêver.  L'artiste  éclairée 
par  une  sorte  de  lumière  intérieure,  on  comprit  un  mo- 
ment ce  qu'elle  avait  dû  être  dans  sa  jeunesse. 

Moi,  Tavouerai-je?  je  négligeais  un  peu  d'admirer  les 
voltiges  et  les  écarts  pour  contempler  la  tête  de  la  dan- 
seuse, triste  débris  d'une  beauté  supérieure.  Tout  à  coup 
je  la  vis  pâlir,  ses  lèvres  se  crispèrent,  ses  yeux  s'injectè- 
rent de  sang;  un  murmure  de  pitié  et  de  sympathie  par- 
.counit  la  salle. 

M"*  Saqui  venait  de  manquer  un  de  ses  tours,  le  plus 
I>eau  de  tous.  .l'ai  oublié  comment  cela  s'appelle,  mais 
qu'importe?  D'ailleurs  j'étais  tout  au  drame  eflrayant  qui 
se  passait  sur  son  visage. 

Trois  fois  la  funambule  essaya  avec  d'horribles  efforts  de 
vaincre  la  difficulté  ;  trois  frois  ses  forces  épuisées  trahi- 
rent son  grand  cœur.  Rien  ne  peut  rendre  la  colère,  le 
désespoir,  le  regret  immense  qu'elle  essayait  de  cacher 
sous  un  sourire. 

Je  songeai  alors  qu'une  hésitation,  le  moindre  geste  eût 
perdu  cette  femme;  elle  se  fût  brisé  la  tête  en  tombant, 
elle  eût  tué  peut-être  les  spectateurs  au-dessus  desquels 
elle  voltigeait.  Elle  souriait  toujours,  pauvre  femme  !  Je 
compris  pour  la  première  fois  ce  que  doit  quelquefois  souf- 
frir un  roi  forcé  de  sourire  à  ses  courtisans. 

M™*  Saqui  fut  accablée  de  fleurs  et  de  bravos.  Mais  au 
moment  de  quitter  ce  public,  le  dernier  qu'elle  devait  voir 
jamais,  sa  fermeté  l'abandonna.  Elle  éclata  en  pleurs  et  en 
sangluls.  Après  le  spectacle,  comme  M™'  Saqui  dépouillait 
pour  la  dernière  fois  le  casque  doré,  un  de  ses  anciens 
amis,  un  grand  écrivain  mort  aujourd'hui,  me  présenta  à 
elle. 

—  Vous  voulez  être  poëte,  me  dit-elle  avec  un  sourire 
doux  et  triste,  voyez  pourtant  ce  que  c'est  que  la  gloire  ! 
Une  grosse  larme  tomba  sur  sa  joue,  et  je  me  retirai 
pénétré  de  respect. 

Dans  le  cours  de  sa  longue  carrière  d'acrobate.  M""»  Sa- 
qui a  parcouru  toutes  les  villes  du  monde,  elle  a  exploré 
toutes  les  contrées,  parlé  tous  les  langages,  dormi  sous 
toutes  les  étoiles  du  monde.  Rien  ne  lui  était  inconnu,  ni  le 
pavé  des  capitales  et  le  mauvais  lambeau  de  tapis  sur  le- 
quel, enfant  abandonné,  elle  faisait  ses  tours,  ni  les  palais 
des  plus  grands  rois  d'Europe,  où  l'on  a  dressé  pour  elle 
des  tentures  de  soie  et  d'or.  Elle  y  a  dansé  comme  Rubini 
y  chante. 

Dans  son  théâtre,  dont  elle  était  à  la  fois  la  directrice  et 
le  premier  sujet,  on  la  vénérait  comme  une  mère.  Cet  oi- 
seau, qui  n'appartenait  point  à  la  terre,  devenait  à  ses  heu- 
res un  directeur  babile  et  un  régisseur  audacieux.  Au  reste, 
ses  façons  avec  sa  troupe  étaient  toutes  patriarcales.  Le 
plus  souvent,  on  la  trouvait  au  foyer,  assise  dans  un  grand 
fauteuil  d'aïeule.  Un  rouet  devant  elle,  caressant  parfois 
les  cheveux  de  deux  nains  assis  à  ses  pieds,  l'acrobate, 
entourée  de  ses  premiers  sujets,  filait  laborieu-sement 
comme  une  reine  au  temps  d'Homère. 

Voici  une  anecdote  assez  curieuse  sur  Jean  Lalanne,  dit 
Xavarin  le  Fameux,  père  de  M^^  Saqui.  La  célèbre  fu- 


nambule aimait  à  raconter  cette  aventure,  qui  avait  jeté 
tant  de  renommée  et  de  gloire  sur  sa  famille. 

Jean  Lalanne  était  alors  le  premier  danseur  de  la  troupe 
de  Nicolet.  M""  Saqui  avait  cinq  ans. 

Un  jour,  quelques  sauteurs  étrangers  vinrent  proposer 
à  Nicolet  de  donner  une  représentation  sur  son  théâtre,  el 
de  lutter  avec  ses  premiers  sujets. 

On  s'y  porta  eu  foule,  à  cette  époque  le  funambulisme 
était  encore  en  honneur,  et  les  riches  uniformes,  les  babils 
chargés  de  brochettes  de  décorations,  les  parures  de  dia- 
mants étincelaient  aux  galeries  au  milieu  des  modestes 
costumes  bourgeois.  Une  partie  de  la  cour  avait  honoré  le 
spectacle  de  sa  présence. 

Il  y  eut  d'abord  assaut  entre  la  troupe  étrangère  et  la 
troupe  parisienne;  la  lutte  fut  rude,  les  avantages  parta- 
gés Mais  bientôt  un  choix  fut  fait  parmi  les  plus  forts 
danseurs,  et  les  paris  furent  ouverts. 

Chaque  banquette  fut  convertie  en  tapis  vert,  chaque 
spectateur  en  un  joueur  ardent,  effréné,  qui  voyait  devant 
lui  son  jeu  rapide,  vivant,  animé,  fantastique.  Tels  étaient 
la  rage  et  l'acharnement  des  danseurs  qu'ils  ne  semblaient 
plus  des  êtres  humains.  Ils  ressemblaient  plutôt  aux  créa- 
tions de  Callotet  d'Hogarth,  ou  bien  à  ces  marionnettes 
que  le  bon  Nodier  suspendait  au-dessus  de  son  lit.  et  fai- 
sait danser  au  moyen  d'une  ficelle  qui  mettait  en  branle 
tous  les  personnages.  Au  bout  d'une  demi-heure,  il  ne 
resta  plus  sur  le  théâtre  que  deux  sauteurs  dont  les  forces 
ne  fussent  pas  complètement  épuisées,  c'était  Jean  Lalanne 
et  un  des  sauteurs  étrangers  ;  tout  l'intérêt  des  paris  s'était 
réuni  sur  eux,  et  la  salle  entière,  muette  d'anxiété,  regar- 
dait celte  lutte  comme  autrefois  Albe  et  Rome  durent  con- 
templer le  combat  des  Horaces  et  des  Coriaces. 

Enfin  la  victoire  resta  à  Jean  Lalanne,  et  le  triomphe 
qui  la  suivit  fut  de  nature  à  faire  changer  d'avis  ceux  qui 
nomment  la  gloire  une  vaine  fumée.  Tous  ceux  qui  avaient 
parié  pour  Lalanne  le  firent  appeler  après  la  chute  du  ri- 
deau et  lui  remirent  le  gain  de  leurs  paris;  et  bon  nombre 
de  spectateurs,  entraînés  par  cet  exemple,  se  mirent  à  lui 
jeter  sur  la  scène  des  écus  de  six  et  de  trois  francs,  des 
pièces  de  monnaie  de  toutes  valeurs,  et  jusqu'à  des  sous  et 
des  liards,  modeste  offrande  du  vrai  public  Jean  Lalanne 
et  sa  femme  emportèrent  tout  ce  qu'ils  purent,  et  quand 
la  fatigue  les  prit  enfin,  avec  ce  qui  restait  d'argent  sur  la 
scène,  on  remplit  encore  deux  chapeaux  qu'on  porta  dans 
la  loge  de  Jean  Lalanne. 

Le  bruit  qu'avait  fait  cet  assaut  arriva  aux  oreilles  du 
roi,  et  M.  Nicolet  fut  mandé  à  Saint-Germain,  où,  comme 
jadis  M"*  Georges  à  Tilsitt,  les  acrobates  jouèrent  en  quel- 
que sorte  devant  un  parterre  de  rois.  Le  roi  prit  un  plaisir 
extrême  à  ce  divertissement,  et,  quelques  moments  avant 
de  se  retirer,  il  ordonna  qu'on  fit  venir  à  sa  loge  un  des 
sauteurs  qu'il  désigna.  C'était  Jean  Lalanne. 

—  Je  suis  content  de  toi,  mon  ami,  dit  le  monarque. 
Comment  te  nommes-tu? 

—  Sire,  Jean  Lalanne,  dit  Navarin. 

—  Navarin...  Pourquoi? 

—  Sire,  je  suis  né  en  Navarre,  dans  le  pays  des  ancêtres 
de  Votre  Majesté. 

—  Très-bien.  Je  suis  aise  de  voir  que  les  enfants  de  ce 
bon  pays  de  Navarre  n'ont  point  dégénéré  ;  à  dater  de  ce 
jour  tu  te  nommeras  Xavarin  le  Fameux. 

Le  roi  se  retourna  ensuite  vers  M.  Nicolet,  qui  se  tenait 
respectueusement  à  la  porte. 

—  Monsieur  Nicolet,  lui  dit-il,  je  dois  aussi  vous  témoi- 
gner ma  satisfaction  et  encourager  vos  efforts.  Je  vous  au- 


540 


LECTURES  DU  SOIR. 


torise  à  faire  prendre  dès  ce  jour  à  votre  troupe  le  titre  de 
premiers  danseurs  du  roi. 

Nicolet  était  radieux.  Il  fit  monter  à  cheval  un  de  ses 
hommes,  et  lui  ordonna  de  courir  à  Paris,  bride  abattue, 
et  d'aller  faire  changer  la  composition  de  l'afïiche.  Cinq  à 
six  jours  après,  un  piqueur  du  château  arriva  en  toute  hâte 
au  théâtre  des  Premiers  danseurs  du  roi,  et  remit  au  di- 
recteur un  ordre  de  la  Cour.  Cet  ordre  enjoignait  à  M.  Ni- 
colet d'envoyer  le  lendemain  sans  faute  aux  Tuileries,  vers 
midi,  le  sauteur  Lalanne.  Une  lettre  particulière  adressée 
au  fameux  Navarin  lui  ordonnait  de  se  munir,  en  se  ren- 
dant au  palais,  de  tout  l'atlirail  nécessaire  pour  une  danse 
de  corde.  Les  laquais,  qui  avaient  leurs  ordres,  introduisi- 
rent l'acrobate  dans  une  grande  salle  du  pavillon  Marsan. 
Tout  en  dressant  son  équipage  de  voltige.  Navarin  se  per- 
dait en  suppositions,  quand  les  battants  de  la  porte  s'ou- 
vrirent. Un  page  cria  : 
,  —  Monseigneur  le  comte  d'.Vrtois  ! 

Depuis,  le  prince  et  l'acrobate  se  virent  presque  chaque 
jour  pendant  près  d'un  mois.  La  cour  et  le  théâtre  des 
premiers  danseurs  s'épuisaient  en  conjectures,  car  Nava- 
rin le  Fameux  avait  été  discret. 

Un  jour  le  comte  de  Provence,  depuis  Louis  XVIII,  en- 
tra par  hasard,  et  trouva  son  frère  occupé  à  passer  un  six 
avec  l'aplomb  d'un  vétéran. 


—  Parbleu,  s'écria-t-il,  je  n'aurais  pas  deviné  celle-là. 
Plus  tard,  quand  la  future  M""*  Saqui  exerçait  sous  les 

yeux  de  son  père,  celui-ci  ne  manquait  jamais  de  lui  dire 
en  soupirant  : 

—  Ah!  ma  fille,  je  ne  souhaiterais  qu'une  chose  pour 
faire  ta  fortune,  c'est  une  jambe  aussi  brillante  que  celle  de 
monseigneur  le  comte  d'Artois! 

Après  M"'  Saqui,  le  théâtre  fondé  par  elle  passa,  comme 
nous  l'avons  dit,  à  M.  Dorsay,  qui  y  introduisit  le  vaude- 
ville et  le  mélodrame.  Quand  l'avènement  du  drame,  vers 
1829  ou  1830,  tua  aux  boulevards  le  mélodrame  pur,  le 
théâtre  Dorsay  devint  son  dernier  asile.  C'est  là  que  se  ré- 
fugièrent les  châteaux,  les  torrents,  les  chaumières,  les 
souterrains,  les  tyrans,  les  brigands,  les  chevaliers  et  les 
héroïnes  persécutées  de  cette  Allemagne  fantastique  inven- 
tée lors  de  la  première  révolution  par  les  faiseurs  de  mé- 
lodrames. Ce  théâtre  fut  abattu  il  y  a  quelques  années,  et 


on  éleva  sur  ses  ruines  un  théâtre  nouveau  qui  prit  l'héri- 
tage et  le  titre  des  anciens  Délassements-Comiques. 

La  coquetterie  de  la  salle,  et  les  jolies  actrices  qui  y 
abondent,  en  ont  fait  un  théâtre  à  Lions  et  à  Loge  infer^ 
nale  comme  les  Variétés,  toute  proportion  gardée,  bien 
entendu.  C'est  ici  le  lieu  de  dire  quelques  mots  sur  l'an- 
cien théâtre  des  Délassements-Comiques, 

Ce  théâtre,  bâti  longtemps  avant  la  Révolution,  pros- 
pérait sous  la  direction  de  Valcour ,  auteur  et  comédien 
comme  Molière,  lorsqu'un  incendie  vint  détruire  la  salle 
en  1787.  On  en  construisit  immédiatement  une  nouvelle, 
on  renouvela  le  matériel  avec  de  nombreuses  améliora- 
lions,  et  le  succès  couronna  bientôt  ces  nouveaux  efforts. 
Mais  ce  théâtre  était,  comme  tous  les  petits  spectacles,  en 
butte  à  la  jalousie  de  ses  voisins.  M.  Lenoir  rendit  une 
ordonnance  par  laquelle  il  était  enjoint  au  directeur  du 
Théâtre  des  Délassements-Comiques  de  ne  représenter  à 
l'avenir  que  des  pantomimes;  de  n'avoir  jamais  que  trois 
acteurs  en  scène,  et  d'élever  une  gaze  entre  eux  et  le  pu- 
blic. A  peine  cette  ordonnance  avait-elle  été  rendue  que 
la  Révolution  arriva  et  que  cette  gaze  fut,  dit  VAlmanach 
des  Spectacles  de  1792,  déchirée  par  les  mains  de  la  Li- 
berté. 

A  partir  de  ce  moment,  le  Ihéàtre  des  Délassements-Comi- 
ques eut, comme  tous  ses  confrères,  le  droit  de  jouer  tous  les 
genres,  et  les  joua  tous.  Aussi  eut-il  beaucoup  moins  de 
succès  qu'auparavant  avec  ses  simples  farces  et  ses  panto- 
mimes. Les  journaux  du  temps  rapportent  qu'en  1791  les 
Délassements  furent  obligés  d'appeler  à  leur  secours  un 
célèbre  physicien  nommé  Perrin ,  et  nous  ont  conserve 
celte  singulière  affiche  : 

Aujourd'hui  à  six  heures  et  demie,  dans  la  salle  des  Dé- 
lassements-Comiques, M.  Perrin,  physicien  célèbre,  don- 
nera une  représentation  de  ses  prestiges  :  1°  L'Encrier 
uniquement  et  parfaitement  isolé,  qui  fournit  à  volonté 
de  l'encre  rouge,  bleue,  verte,  lilas,  etc.,  etc.  2"  Le  grand 
tour  du  citron.  ô°  Le  grand  lourde  la  colombe,  qui  rap- 
porte une  bague  mise  dans  un  pistolet  véritable  et  tiré  par 
i    une  croisée.  4°  L'expérience  de  la  montre  pilée  dans  un 
:    mortier  et  retrouvée  aussi  belle  qu'auparavant,  etc. 
l       Grâce  aux  receltes  de  .M.  Perrin ,  le  théâtre  des  Délas- 
}    sements-Comiques  se  releva  un  peu  et  vécut  jusqu'en  1807 
i   époque  à  laquelle  il  fut  détruit  par  le  décret  impérial  qui 
'   supprima  d'un  coup  vingt- cinq  théâtres.  Le  théâtre  des 
Délassements,  où  on  jouait  l'opéra,  la  tragédie,  la  co- 
médie, le  drame,  le  vaudeville  et  le  ballet,  fut  le  berceau 
de  plusieurs  de  nos  gloires  littéraires  et  dramatiques.  C'est 
là  qu'a  débuté  Joanni,  qui  nous  a  laissé  de  si  beaux  souve- 
nirs dans  les  rôles  d'Auguste  de  Cinna,  de  Ruy  Gomez 
d'Hernani ,  du  quaker  de  Chatterton,  Potier  s'essaya  aussi 
tout  jeune  sur  cette  scène  du  boulevard.  M.  de  Rougemont, 
l'auteur  de  Lavaubalière,  y  donna  un  vaudeville  grivois 
intitulé  La  mère  Camus;  M.  Dumersan  le  numismate  et 
l'auteur  des  Saltimbanques,  y  fit  jouer  Gillesdans  un  poti- 
ron; M.  Simonin,  La  belle  aux  cheveux  d'or  et  Gracieuse  et 
Percinet.  Un  autre  homme  célèbre ,  dont  la  célébrité  du- 
rera longtemps,  aussi  longtemps  que  les  œuvres  de  Vol- 
taire, ilhistra  le  théâtre  des  Délassements.  C'est  maître 
André,  le  perruquier  poète,  qui  y  fit  jouer  sa  fameuse  tra- 
gédie intitulée  Le  tremblement  de  terre  de  Lisbonne.  On 
sait  quel  fut  l'avis  de  Voltaire.  Il  renvoya  le  manuscrit  à 
maître  André,  après  avoir  écrit  sur  chaque  feuillet  :  Faites 
des  perruques,  faites  des  perruques,  faites  des  perruques. 
Maître  André,  qui  était  un  homme  entêté,  ne  dédia  pas 
moins  sa  pièce  à  Voltaire  avec  une  épitre  commençant 
ainsi  : 


MUSEE  DES  FA!\IILLES. 


^H 


ÉPITRE 

A  Monsieur  l'illustre  et  célèbre  poêle 
Monsieur  de  Voltaire. 

«  Monsieur  et  cher  confrère  , 
€  C'est  un  écolier  novice  dans  l'art  de  la  poésie  qui 
«  s'hasarde  à  vous  dédier  son  premier  ouvrage,  vous 
«  ayant  toujours  reconnu  pour  un  de  nos  célèbres,  par  les 
«  pompeux  ouvrages  que  vous  avez  mis  et  que  vous  met- 
«  tez  journellement  au  jour,  etc.,  etc.  «  —  Nous  croyons 
que  Voltaire  a  eu  raison.  11  est  vrai  que  de  son  temps  les 
ouvriers  poêles  n'élaient  pas  encore  à  la  mode. 

A  côté  des  Délassements-Comiques,  on  remarque  un 
petit  théâtre  qui  occupe  le  rez-de-chaussée  d'une  maison 
à  six  étages.  C'est  le  théâtre  Lazary.  Rien  n'est  plus  triste 
et  plus  mélancolique  que  la  vue  de  ce  pauvre  spectacle 
qui  n'a  pas  de  quoi  avoir  une  baraque  à  lui  tout  seul.  Et, 
pourtant,  comme  tousses  confrères,  il  a  eu,  dans  son 
temps,  de  plus  hautes  destinées. 


Il  fut  fondé  en  1777  par  un  sieur  Teissier,  qui  le  des- 
tina aux  élèves  pour  la  danse  de  l'Opéra  et  du  Conserva- 
toire. I.a  troupe  fut  composée  de  quatre-vingts  élèves.  La 
Jérusalem  délivrée ,  grande  pantomime  à  spectacle ,  fut 
jouée  pour  l'ouverture.  Quelque  temps  après,  la  direction 
du  Théâtre  des  Élèves  de  rOpéra  passa  au  sieur  Parisof, 
qui  eut  l'honneur  d'y  recevoir  le  fameux  Paul  Jones.  Nous 
empruntons  cette  anecdote  aux  Mémoires  de  Bachau- 
mont. 

Paul  Jones  étant  à  Paris  en  1780,  alla  recevoir  les  ap- 
plaudissements des  Parisiens  dans  presque  tous  les  grands 
théâtres.  Ne  voulant  manquer  aucune  ovation  ,  il  se  rendit, 
le  18  mai,  aux  Élèves  de  l'Opéra.  Comme  le  public  en 
avait  été  prévenu,  une  foule  immense  se  pressa  sur  son 
passage.  Le  sieur  Parisot,  voyant  une  recette  assurée  par 
la  présence  d'un  des  amis  de  Washington  et  de  LaFayelie, 
avait  imaginé  de  suspendre  en  l'air  une  couronne  qui,  par 
une  poulie,  devait  se  hisser  au-dessus  de  la  tête  du  héros 
américain  et  puis  redescendre  s'y  placer.  Heureusement 


Parisot  et  les  élèves  de  TOpéra  reconduisant  Paul  Joncs  à  son  carrosse. 


Paul  Joues,  prévenu  à  temps,  obtint  du  directeur  qu'il  re- 
nonçât à  son  ingénieuse  idée.  On  jouait  ce  soir-là  le  Siège 
de  Grenade,  pantomime,  dans  laquelle  Parisot  remplissait 
le  rôle  du  Comte  d'Estaing.  A  la  fin  du  spectacle,  Parisot, 
toujours  en  costume  de  chef  d'escadre ,  reconduisit  Paul 
Jones  à  son  carrosse  avec  une  bougie  de  chaque  main. 

Toute  sa  vie  Parisot  pensa  à  l'honneur  que  lui  avait  fuit 
le  héros  et  en  conserva  un  légitime  orgueil.  Mais  la  gloire 
lui  fit  si  bien  négliger  l'argent  qu'il  ne  paya  plus  ni  les 
auteurs,  ni  les  comédiens,  ni  les  entrepreneurs ,  et  qu'un 
ordre  du  roi  lui  enjoignit  de  fermer  sa  salle. 

Le  théâtre  des  Élèves  de  l'Opéra  se  releva  pendant  la 
Révolution  ,  et  comme  les  Variétés  amusantes  avaient  été 
érigées  en  Théâtre-Français,  il  prit  leur  titre  sous  la  direc- 
tion de  l'italien  Lazzari.  Ce  célèl)re  arlequin  était  mimi- 
MAi  1846. 


table  dans  les  farces  et  féeries  italiennes  dont  il  composait 
lui-même  les  canevas.  Les  titres  de  qup|i|ucs-uncs  de  ces 
arlequinades  nous  sont  restés.  Ce  sont:  L'Amour  puni  par 
Vénus,  l'Esprit  follet,  la  Tartane  de  Venise  et  enfin  le 
Diable-à-Quatre ,  titre  si  souvent  employé  qu'il  parait  des- 
tiné à  rester  au  théâtre  tant  qu'il  y  aura  des  théâtres.  La 
foule  reviut  chez  Lazzari.  Mais,  par  une  étrange  desliiiée  , 
ce  spectacle  qui,  de  chute  en  chute,  s'était  toujours  relevé, 
fut  détruit  par  un  incendie  le  31  mai  1798,  au  moment 
même  où  les  succès  commençaient  à  y  devenir  fruc- 
tueux. 

Aujourd'hui  le  théâtre  Lazary  (  par  corruption  de  Laz- 
zari) occupe ,  comme  nous  l'avons  dit,  le  rez-de-chaussée 
et  l'entresol  d'une  maison  habitée.  Jamais  théâtre  plus 
microscopique  ne  servit  de  chapelle  à  Thalie ,  à  Terpsi- 

—   31    —  TRFI/lf-.ME    VOM-Vr. 


^ 


942 


LECTURES  DU  SOIR. 


chore  et  à  Melponiène.  La  lèle  du  premier  comique  touche 
littéralement  les  frises.  A  ce  propos,  voici  une  observation 
qu'il  n'est  pas  inutile  de  consigner  ici.  Dans  les  théâtres 
destinés  au  public  aristocratique ,  les  acteurs  chargés 
d'emplois  comiques  sont  généralement  maigres ,  mièvres, 
souffreteux;  chez  eux  l'âme  a  tué  le  corps,  comme  on  disait 
au  temps  de  la  littérature  romantique.  Us  sont  l'image  fi- 
dèle de  la  .société  qu'ils  représentent  et  à  laquelle  s'adresse 
leur  art.  Dans  les  théâtres  populaires  ,  au  contraire,  l'ac- 
teur, pour  plaire  au  peuple, doitavoir  été  créé  à  son  image; 
il  doit  avoir  sa  vigueur,  ses  instincts,  ses  rudes  appétits. 
Le  comique  du  théâtre  Lazary  est  un  géant;  il  a,  comme  son 
public,  des  cheveux  crépus,  un  bon  cœur  et  des  mains  cal- 
leuses. Goliath  semblerait  efféminé  auprès  de  M.  Adolphe, 
le  comédien  qui  a  remplacé  Déburau  avec  tant  de  succès 
pendant  que  Déburau  était  en  prison. 

Déburau  en  prison  !  Eh,  que  pouvait  vouloir  la  loi  à  ce 
joyeux  Bohême  qui  n'est  ni  propriétaire,  ni  juré,  ni  élec- 
teur, ni  éligible? 

Il  nous  faut  pourtant  raconter  cette  triste  histoire  de  Cour 
d'assises  que  nousavonsoubliée,  un  peu  à  dessein,  il  faut 
bien  le  dire.  Donc  un  dimanche,  par  unl)eau  soleil,  Déburau 
élait  allé  se  promener  dans  la  campagne  avec  sa  femme. 
Triste,  pâle  encore  de  sa  corvée  dramatique,  il  aspirait 
avec  bonheur  l'air  et  le  soleil.  Quel  beau  jour  pour  lui  ! 
Il  avait  sur  le  dos  un  habit  comme  l'habit  de  tout  le  monde, 
et  il  tenait  sous  le  bras  sa  femme,  son  épouse  légitime, 
non  plus  Isabelle  ou  Colombine,  cette  fille  volage  de  mon- 
sieur Cassandre,  qui  s'enfuit  toujours  avec  Arlequin  ;  il 
contemplait  un  vrai  soleil,  non  plus  un  soleil  de  quinquets 
et  de  toile  peinte,  et  de  vrais  arbres,  de  vrais  ruisseaux, 
une  nature  qu'on  n'a  pas  besoin  d'épousseter  !  Il  n'était 
plus  Pierrot  ni  Gille;  son  maître  n'était  plus  ce  vieil  avare 
qui  fait  diner  sa  famille  et  son  valet  avec  un  pain  de  seigle  ! 
Non ,  il  n'était  plus  Pierrot  ;  il  était  Jean-Gilles-Gaspard 
Déburau,  le  citoyen  ,  l'époux,  le  père,  et  un  peu  aussi  le 
joyeux  Bohême  à  qui  si  longtemps  avaient  appartenu  pour 
sa  part  le  sable  des  routes,  l'ombre  des  forêts  et  l'azur  se- 
mé de  cent  mille  étoiles!  Tout  à  coup  un  cri  plus  terrible 
que  ne  dut  être  pour  don  Juan  d'Aragon  le  cor  de  Ruy  Co- 
rnez, vint  siffler  à  son  oreille. 

—  Colombine!  criait  la  voix. 

Déburau  crut  avoir  mal  entendu.  Il  se  demanda  si  cette 
heureuse  journée,  si  ce  ciel  bleu,  ces  beaux  arbres,  si  tout 
cela  n'était  pas  un  rêve  et  s'il  n'était  pas  retombé  tout  à 
coup  dans  l'affreuse  réalité,  dans  ses  amours  avec  Colom- 
bine et  sa  rivalité  avec  Arlequin  ,  ce  mauvais  plaisant.  Il 
écouta. 

Une  troupe  de  gamins  et  d'ivrognes  avait  reconnu  le 
grand  mime.  Et  les  voix  criaient  toujours,  voix  railleuses, 
stridentes,  inexorables. 

—  Colombine,  Colombine,  Gille,  Pierrot,  criaient  les 
voix. 

— -  Et  ta  figure  blanche! 

—  Qu'a-t-il  fait  de  son  compère  Arlequin? 

—  Il  l'a  tué. 

—  Gille,  mon  ami  Gille ,  fais-nous  voir  ta  face  de  clair 
de  lune! 

—  Ohé,  Colombine! 

On  espérait  que  le  pauvre  Gille  allait  se  fâcher  et  que  sa 
colère  donnerait  la  comédie.  Mais  Déburau  avait  sou  parti 
pris.  Il  voulait  rester  dans  .son  beau  rêve  et  ne  s'apercevoir 
de  rien. 

Alors ,  au  heu  de  lui  dire  des  injures ,  on  lui  jeta  des 
pierres . 

Celte  fois,  le  but  fut  atteint.  Gille  se  mit  bien  véritable- 


ment en  colère;  mais  sa  colère  n'eut  rien  de  comique.  Il 
craignait  pour  la  vie  de  la  pauvre  femme  qui  se  pendait  à 
son  bras  plus  morte  que  vive.  Gille  qu'on  voulait  forcer 
à  avoir  de  la  mémoire,  se  souvint  qu'il  savait  se  servir 
d'une  canne  mieux  que  Charles  Lecour  lui-même.  Il  fit  le 
moulinet  avec  une  verve  terrible  au  moment  même  où  un 
plaisant,  plus  gai  que  tous  les  autres,  était  venu  le  narguer 
de  trop  près.  La  femme  eut  beau  arrêter  le  bras  de  son 
mari  ;  Déburau  lui-même  eut  beau  amortir  le  coup  autant 
qu'il  lui  fut  possible,  le  malheureux  tomba,  assommé 
comme  un  bœuf. 

L'examen  du  cadavre  constata  que  le  crâne  de  la  vic- 
time était  organisé  de  manière  à  ne  pouvoir  résister  à  la 
moindre  lésion.  Après  plusieurs  mois  de  prison  préventive 
le  pauvre  Déburau  passa  en  Cour  d'assises  et  fut  acquitté. 

C'est  pendant  sa  prison  préventive  qu'il  fut  remplacé 
par  M.  Adolphe,  le  comique  herculéen  qui  est  encore  au- 
jourd'hui le  coq  des  petits  théâtres,  et  qui  n'a  de  rival  pour 
la  force  et  l'agilité  que  son  ami  le  Goliath  du  théâtre 
Lazary. 

Le  théâtre  Lazary,  qui  est  le  dernier  dans  l'échelle  des 
petits  théâtres  du  boulevard,  est  tellement  pauvre  pour 
payer  ses  auteurs,  qu'il  doit,  la  plupart  du  temps,  se  con- 
tenter de  pièces  rarrangées.  Au  reste,  la  commission  des 
auteurs  dramatiques  (qui  ignore  peut-être  son  existence  ) 
ne  le  chicane  pas  pour  ses  empiétements  sur  le  répertoire 
de  la  Comédie-Française.  D'un  autre  côte,  comme  le  privi- 
lège exige  que  les  ouvrages  portent  le  nom  générique  de 
pièces,  soient  mêlés  de  couplets,  et  ne  dépassent  pas  deux 
actes ,  ces  rarrangements  produisent  l'effet  le  plus  singu- 
lier du  monde.  J'ai  vu  jouer  au  théâtre  Lazary  Shakspeare, 
Racine,  Molière,  Scribe,  Victor  Hugo  et  Alexandre  Dumas, 
réduits  en  deux  actes  et  mêlés  de  couplets.  Je  citerai  entre 
autres  V Alchimiste,  d'Alexandre  Dumas ,  et  le  Marchand 
de  Venise,  de  Shakspeare,  dans  lesquels  les  couplets  du  crû 
m'ont  semblé  bien  mal  à  l'aise. 

Le  théâtre  Lazary  est ,  avec  le  théâtre  des  Ombres  chi- 
noises de  M.  Séraphin,  le  dernier  théâtre  de  Paris  qui  ait 
conservé  un  aboyeur. 

L'aboyeur  est  un  employé,  pourvu  d'un  bel  organe,  qui 
vend  à  la  porte  des  billets  enfermés  dans  un  grand  sac  at- 
taché autour  de  sa  ceinture,  et  qui  invite  le  public  à  entrer, 
à  peu  près  de  la  façon  que  nous  avons  décrite  en  parlant 
du  père  de  la  jeune  Malaga;  mais  cependant  d'une  façon 
plus  familière  et  plus  provoquante. 

Avant  de  quitter  le  boulevard  du  Temple  ,  il  nous  reste 
à  entrer  dans  deux  petits  spectacles  ;  l'un  encore  à  peu  près 
inconnu,  l'autre  depuis  longtemps  célèbre. 

Ce  sont  :  le  Spectacle  pittoresque  et  maritime  et  le  Salon 
de  Curtius. 

Le  Spectacle  pittoresque  et  maritime  est  situé  dans  une 
toute  petite  salle.  Il  a  tout  à  fait  l'aspect  des  petits  théâtres 
d'autrefois  qui  déployaient  tant  de  séductions  à  la  porte. 
En  passant  devant,  on  est  frappé  de  la  gaieté  des  illumina- 
tions en  verres  de  couleurs  avec  des  réflecteurs  de  fer- 
blanc  à  facettes.  On  entend  avec  surprise  des  éclats  de  rire 
stridents  et  des  couplets  grivois  chantés  par  une  voix  rauque 
et  avinée.  On  cherche  d'où  peut  venir  ce  bruit, et  l'on  ne 
voit  pas  sans  étonnement  sur  le  rebord  extérieur  d'une 
fenêtre  un  horrible  petit  nain  surmonté  d'une  tête  gigan- 
tesque. Le  nain  interrompt  parfois  son  monologue  pour 
apostropher  les  badauds  et  faire  ainsi  de  la  satire  person- 
nelle ;  il  se  livre  tout  à  son  aise  sur  sa  fenêtre  à  la  comédie 
aristophanesque  sans  redouter  nullement  la  censure. 

Les  poètes,  les  esprits  rêveurs  (jui  acceptent  facilement 
toute  croyance ,  se  plaisent  aux  lazzis  de  ce  naio  inexpli- 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


543 


cable  dont  la  tête,  virile  et  ornée  de  mousiaches  excessives, 
s'appuie  sur  un  corps  d'enfant  au  berceau.  Quant  aux  es- 
prits inquiets  et  analyseurs  qui  veulent  tout  comprendre 
et  tout  expliquer,  ils  ne  tardent  pas  à  s'apercevoir  que  le 
prétendu  nain  est  un  saltimbanque  placé  derrière  la  fenêtre, 
en  dedans  de  la  baraque,  et  qui  fait  jouer  un  corps  pos- 
tiche. Mais  en  sont-ils  bien  plus  avancés? 

Vous  entrez;  le  théâtre  représente  la  mer.  Vous  voyez 
successivement  défiler  des  navires  de  guerre  et  de  com- 
merce avec  les  pavillons  de  toutes  les  nations;  il  y  a  jus- 
qu'à des  chaloupes  et  des  barques  de  pêcheurs.  Après  di- 
verses manœuvres,  les  navires  vous  donnent  le  spectacle 
d'un  grand  combat  naval,  et  le  tout  se  termine  par  une  ex- 
plosion générale.  Le  rideau  tombe. 

Ce  n'est  pas  tout.  Au  bout  de  quelques  instants  la  toile 
se  lève  de  nouveau.  Le  théâtre  représente  toujours  la  mer. 
Une  jeune  demoiselle  en  robe  blanche  avec  une  écharpe 
rose  (elle  se  nomme  Rose,  comme  l'associée  de  la  jeune 
Malaga)  vient  danser  un  pas  de  schall  au  milieu  des  flots 
agités.  Pourquoi  mademoiselle  Rose  vient-elle  faire  des  je- 
tés-battus dans  une  mer  de  carton  ?  A-t-on  voulu  repré- 
senter par  là  la  naissance  de  Cypris  ou  tout  antre  mythe 
païen?  C'est  une  difficulté  que  nous  livrons  aux  Saumaises 
présents  et  futurs. 

Le  Spectacle  pittoresque,  et  maritime  est  situé  le  premier 
sur  le  boulevard  du  Temple.  Nous  traversons  de  nouveau 
la  belle  esplanade  plantée  d'arbres  verts ,  égayée  par  les 
couleurs  variées  des  costumes  populaires  et  par  les  lan- 
ternes rouges  des  marchandes  d'oranges.  Nous  voici  au  Sa- 
lon de  Curtius. 

Voilà  un  théâtre ,  cette  fois ,  dans  lequel  nous  aimons  à 
nous  arrêter.  Voilà  un  théâtre  classique  et  fidèle  aux  tra- 
ditions. Depuis  soixante  ans  il  est  resté  noir  et  enfumé; 
depuis  soixante  ans  il  a  conservé  les  mêmes  costumes  et 
les  mêmes  draperies  pour  en. revêtir  les  héros  de  tous  les 
temps.  Je  crois  même.  Dieu  me  pardonne,  qu'il  n'a  pas 
changé  son  cicérone  enroué  ,  et  que  ce  vieillard  est  éternel 
comme  le  Salon  deCirrtius.  Quelques  personnes  affirment 
qu'il  est  lui-même  en  cire.  Comme  la  gloire  elle-même,  le 
Salon  de  Curtius  est  impartial  et  distribue  un  rameau  du 
même  laurier  à  toutes  les  célébrités.  Héros ,  savants ,  scé- 
lérats ,  monarques  et  prix-Montyon ,  tout  le  monde  a  sa 
place  dans  ce  pandaemonium.  Les  historiens  romains  ra- 
content que  dans  la  décadence  de  l'empire,  on  changeait 
si  souvent  d'empereur  que  les  sculpteurs  n'avaient  plus  le 
temps  d'exécuter  leurs  statues.  On  avait  pris  le  parti  de  ne 
renouveler  que  les  têtes  et  de  les  ficher  dans  les  anciens 
corps  au  moyen  d'un  pieu  en  fer.  De  même  au  Salon  de 
Curtius,  les  noms  et  les  vêtements  changent,  mais  jamais 
les  corps.  Il  est  vrai  qu'il  en  est  absolument  de  même  des 
têtes.  En  Italie  on  a  fait  des  saint  Joseph  avec  des  statues 
du  dieu  Mars  et  des  madones  avec  des  Vénus  grecques.  Au 
Salon  de  Curtius  les  transformations  sont  encore  plus 
complètes.  Ainsi  avec  une  vingtaine  de  figures  tout  au 
plus  on  nous  a  fait  voir  successivement  Charlemagne,  Ro- 
land ,  Geneviève  deBrabant,  la  bergère  d'Ivry,  Fénelon  , 
le  général  Foy,  Charlotte  Corday,  Jean  Bart,  Cléopàtre, 
Napoléon ,  Barnave ,  les  quatre  fils  Aymon  ,  les  sept  infants 
de  Lara  et  le  cruel  Eliçabide,  assassin  de  l'enfant  de  La 
Villette.  Ce  qui  surtout  n'a  pas  bougé  de  place  c'est  le  cou- 
vert où  mange  le  roi  et  son  auguste  famille.  On  y  a  vu 
Louis  XV  et  son  auguste  famille,  le  Directoire,  les  trois 
Consuls,  Napoléon,  Alexandre,  Guillaume,  François, 
Louis  XVIII ,  Charles  X ,  Louis-Philippe  et  leur  auguste 
famille  ! 

Il  y  a  là  aussi  une  poupée  qui  est  censée  dire  nuiman , 


mais  dont  la  voix  rappelle  bien  jiliitôt  celle  des  tourne- 
brorhe  et  des  petits  chiens  à  vingt-cinri  sous. 

Puis(iue  nous  avons  parlé  du  Salon  de  Curtius,  n'ou- 
blions pas  un  trait  caractéristique  ;  devant  la  porte  il  y  a 
deux  lampions.  Le  lampion,  on  le  sait,  est  le  symbole  de 
l'allégresse  publique.  Au  salon  de  Curtius  c'est  toujours 
fête. 

Quant  à  la  porte,  elle  est  gardée  par  un  factionnaire 
également  en  cire  dont  les  incarnations  ont  été,  je  crois, 
plus  nombreuses  que  celles  du  dieu  Vichnou.  Il  a  été  suc- 
cessivement garde-française ,  hussard  de  Ch'amboran ,  gre- 
nadier de  la  Convention  ,  trompette  du  Directoire  ,  guide 
consulaire,  lancier  polonais,  chasseur  de  la  garde  impé- 
riale, tambour  de  la  garde  royale,  gendarme,  sergent  de 
la  garde  nationale,  et  garde  municipal. 

Espérons,  pour  la  tranquillité  de  la  France,  que  là 
doivent  s'arrêter  les  transformations  du  soldat  en  cire. 

Puisque  nos  lecteurs  ont  bien  voulu  nous  suivre  pa- 
tiemment et  nous  accompagner  jusqu'au  bout  dans  cette 
laborieuse  exploration,  nous  les  aurions  bien  priés  d'accom- 
|)lir  avec  nous  le  voyage  de  la  Bastille  pour  entrer  au 
théâtre  Beaumarchais.  Mais,  hélas  !  comme  l'ancien  théâtre 
de  Bobino,  aujourd'hui  théâtre  du  Luxembourg,  déchu 
volontairement  du  rang  de  théâtre  de  marionnettes  pour 
jouer  comme  tout  le  monde  la  comédie  et  le  drame,  le 
théâtre  Beaumarchais,  quoique  rangé  parmi  les  tout  petits 
théâtres,  marche  tout  bonnement  sur  les  brisées  de  l'Am- 
bigu-Comique  et  de  la  Comédie-Française. 

C'est  pour  la  même  raison  que  nous  avons  passé  sous 
silence  le  théâtre  des  Folies-Dramatiques,  succursale  des 
Variétés  et  du  Palais-Royal. 

Constatons  cependant  en  deux  mots  les  titres  du  théâtre 
Beaumarchais. 

D'abord  il  a  été  à  une  époque  une  pépinière  de  très-jolies 
femmes  pour  les  grands  théâtres.  C'est  de  là  que  sont  sor- 
ties M"«'  Nathalie  et  Scriwanek. 

Ensuite,  au  milieu  de  tout  son  mauvais  bagage  drama- 
tique, il  nous  a  donné  un  drame  d'un  des  plus  grands 
poètes  de  ce  temps. 

Ce  poète  est  le  seul  qui  ait  conservé  dans  nos  siècles 
prosaïques  le  talent  d'improvisation  des  rapsodes  antiques, 
et  la  fantaisie  inépuisable  des  conteurs  arabes.  C'est  un 
homme  qui  tient  en  réserve  cent  mille  de  ces  prodigieuses 
histoires  de  brigrands  et  de  souterrains,  de  tigres  et  de 
serpents,  de  passions  échevelées  qu'aiment  tant  les  femmes 
et  les  enfants  de  tous  les  pays.  C'est  un  poète  qui  a  eu  le 
courage  de  faire  des  poèmes  épiques  à  une  époque  où  un 
sonnet  même  est  quelquefois  d'un  placement  difficile,  et 
qui,  en  l'an  de  grâce  •1845,  sait  encore  jouer  aux  échecs. 

Nous  avons  nommé  Méry. 

Pour  rendre  enfin  au  théâtre  Beaumarchais  tout  ce  qui 
lui  appartient,  rappelons  que  Victor  Hugo  y  a  eu  sa  loge  à 
l'année,  comme  Charles  Nodier  a  eu  la  sienne  aux  Funam- 
bules. 

Maintenant,  il  nous  reste  à  dire  un  mot  à  nos  lecteurs  du 
théâtre  de  la  Foire-Saint-Laurent,  du  théâtre  de  marionnet- 
tes du  sieur  Séraphin,  et  des  petits  spectai-Ies  des  Champs- 
Elysées,  et  nous  aurons  enfin  rempli  notre  cadre,  cadre 
restreint  sans  doute,  mais  où  nous  ne  nous  sommes  pas 
attaché  à  être  tout  à  fait  complet,  ne  désirant  entretenir 
nos  lecteurs  que  des  spectacles  qui  ont  conservé  une  indi- 
vidualité un  peu  excentrique. 

IL  —  THÉÂTRES   DIVERS. 

Au  bout  de  la  rue  de  Chabrol,  sur  l'emplacement  de  l'an- 
cienne foire  Saint-Laurent,  on  a  bâti,  il  y  a  quelques  an- 


244 


LECTURES  DU  SOIR. 


nées,  un  vaste  bazar  ou  caravansérail,  qui  a  redonné  de  la 
vie  et  du  mouvement  à  ce  quartier  un  peu  désert.  En  face 
de  la  principale  façade  de  ce  grand  édifice,  l'œil  du  prome- 
neur est  attiré  par  un  vaste  enclos  verdoyant  de  gazon  et 
fermé  par  une  palissade  en  bois.  Sur  ces  planches  disjoin- 
tes, une  affiche  rose,  écrite  à  la  main  et  dont  le  titre  seul 
est  imprimé,  étonne  le  regard.  Je  lus  sur  cette  affiche: 
Théâtre  de  la  Foire-Saint-Laurent .  —  Pierrot  somnam- 
bule, pantomime  en  deux  actes  à  la  manière  anglaise, 
mêlée  de  chants,  de  danses  et  de  travestissements,  jouée  par 
MM.  Bourgeois,  Laurent,  Charles,  Alphonse,  MM'^"  Ma- 
rie, Eugénie.  Le  spectacle  sera  terminé  par  la  Révolte  des 
nègres,  mimodrame  en  deux  actes  de  MM.  Alphonse  et 
Léon,  mêlé  de  combats  au  sabre  et  de  feux  d'artifice,  joué 
par  les  mêmes  acteurs. 

J'ouvris  une  barrière  ménagée  dans  la  palissade,  et  j'en- 
trai dans  l'enclos.  Le  milieu  était  occupé  par  une  cabane; 
de  tous  côtés,  parmi  Therbe,  paissaient  de  pauvres  mou- 
tons maigres  et  souffreteux.  Je  me  crus  la  dupe  d'une  mys- 
tification. Néanmoins,  je  me  dis  que  s'il  y  avait  en  effet  un 
spectacle  quelque  part,  ce  devait  être  dans  la  cabane,  et 
j'enlrai.  Les  premières  places  coûtaient  six  sous,  les  secon- 
des quatre  sous,  et  les  troisièmes  deux  sous.  Comme  c'é- 
tait un  dimanche,  il  y  avait  trois  représentations.  Les 
malheureux  comédiens  avaient  déjà  fait  deux  fois  ce  jour- 
là  le  métier  que  j'allais  leur  voir  faire. 

Ce  que  je  vis  alors  est  inénarrable.  Figurez-vous  une 
salle  un  peu  moins  grande,  y  compris  la  scène,  qu'une 
chambre  à  coucher  raisonnable.  Là,  devant  un  public 
grouillant,  de  pauvres  diables,  affublés  de  haillons  sans 
nom,  jouent  une  comédie  qui  a  l'air  d'un  mauvais  rêve. 
Us  jouent  cette  comédie,  qu'ils  ont  faite  eux-mêmes,  au 
milieu  de  prétendus  décors  qu'ils  ont  faits  eux-mêmes.  Le 
feu  d'artifice  est  exécuté  au  moyen  de  quatre  fusées  à 
deux  sous;  la  toiture  est  à  jour,  et,  lorsqu'il  pleut,  l'eau 
du  ciel  fait  ruisseler  sur  les  pauvres  comédiens  le  blanc  et 
le  noir  dont  ils  sont  barbouillés. 

Voilà,  hélas  !  ce  qu'est  devenu  l'héritage  de  ces  fameux 
théâtres  de  la  Foire,  dont  le  nom  seul  éveillait  des  souve- 
nirs magiques  1 

En  effet,  il  n'y  a  pas  cent  années  encore,  le  théâtre  de  la 
Foire -Saint-Laurent  faisait  une  rude  concurrence  aux 
comédiens  ordinaires  du  roi.  Les  bourgeois,  les  bourgeoi- 
ses surtout  venaient  admirer  les  rats  funambules,  les  cra- 
pauds mélomanes  et  les  ^(unitos  littéraires  du  chevalier 
Pellegrin,  de  Jean  Monnet,  des  frères  .\llard  et  de  LécUize. 
Elles  ne  cherchaient  pas  à  cacher  leur  sympathie  naïve 
pour  ce  spectacle  si  léger  à  l'intelligence,  et  qu'elles  pré- 
féraient au  marivaudage  déclamatoire  de  la  Comédie- 
Française.  On  y  était  moins  bien  assis  peut-être;  des  plan- 
ches raboteuses  figuraient  les  cloisons  élégantes  du  théâtre 
où  brillait  Mole;  des  toiles  grossières  remplaçaient  le  ve- 
lours ;  au  lieu  de  splendides  quinquets  à  l'huile,  de  fumeu- 
ses chandelles  éclairaient  la  scène  tant  bien  que  mal,  et  la 
salle  subsidiairement.  Mais  que  pouvaient  le  Glorieux,  le 
Dissipateur,  le  Mctromane  et  le  Bourru  bienfaisant,  con- 
tre des  athlètes  aussi  redoutables  que  Cassandre,  Zoroastre, 
le  grand  enchanteur  Merlin  ,  Pantalon  ,  Gille,  Paillasse,  le 
spirituel,  le  gracieux  Arlequin,  et  surtout  contre  l'ingé- 
nieux, l'illustre,  l'incomparable  seigneur  Polichinelle  ?  Po- 
lichinelle I  cet  éternel  symbole  du  satirisme  humain,  qui, 
sous  le  nom  romain  de  Maccus  et  sous  lejîseudonyme  ré- 
volutionnaire de  Mayeux,  n'a  cessé  de  réjouir  soixante 
générations  par  sa  raillerie  amèrement  bouffonne,  profonde 
ci  incisive  jusqu'à  la  cruauté  !  Les  atellannes  souvent  mé- 
diocres de  Fuzclior.  de  Dornoval,  de  Piron  même  et  du 


grand  Lesage,  interprétées  par  ces  comédiens  de  bois, 
prenaient  un  tel  caractère  d'originalité  comique  et  de  poésie 
populaire,  que  le  Théâtre-Français  vit  un  moment  son 
existence  compromise.  Au  nom  du  bon  goût,  de  l'art  et  de  la 
morale,  mais  au  fond  au  nom  de  leur  privilège  sérieusement 
attaqué,  les  comédiens  vivants  envoyèrent  aux  marionnettes 
une  compagnie  de  mousquetaires  et  de  gendarmes  durci. 
Paris,  ce  Paris  si  tranquille  et  si  bénin  alors,  ne  put  maî- 
triser son  indignation  contre  ce  procédé  sauvage.  Huit 
jours  durant,  la  foule  assiégea  les  baraques  de  la  Foire,  en 
réclamant  à  haute  voix  ses  baladins  chéris.  Huit  jours  la  - 
force  armée  campa,  le  mousqueton  au  poing,  sur  l'avant- 
scène  qui  faillit  se  transformer  en  champ  de  bataille.  Dire 
à  combien  d'exactions  Arlequin  et  Polichinelle  furent  en 
butte,  à  quelles  restrictions  mortelles  on  assujettit  leur 
verve  et  leur  gaieté  ;  détailler  leurs  ruses  et  leurs  épiques 
fourberies  pour  se  soustraire  à  ces  fourches  caudines,  ce 
serait  risquer  de  dépasser  les  bornes  étroites  de  cet  article, 
et  de  déflorer  un  sujet  mille  fois  plus  intéressant  et  plus 
grand  que  la  Batrachomyomachie  d'Homère  ;  sujet  qui 
tenta  jusqu'à  son  dernier  jour  Théodore  Hoffmann,  et  dont 
l'immensité  fit  toujours  reculer  son  génie. 

Mais  les  marionnettes  rencontrèrent  un  ennemi  plus  puis- 
sant que  la  Comédie-Française,  à  savoir,  l'Opéra-Comique, 
qui,  ne  pouvant  à  son  aise  faire  chanter  les  pauvres  acteurs 
de  bois,  les  vendit  comme  bois  de  chauffage,  lorsqu'à  force 
d'intrigues  il  fut  parvenu  à  s'emparer  de  la  Comédie-Ita- 
lienne. 

Les  marionnettes  sont  une  transition  toute  naturelle  pour 
arriver  au  théâtre  du  sieur  Séraphin.  Nous  disons  le  théâ- 
tre du  sieur  Séraphin,  quoique  ce  fameux  impressario  ait 
depuis  quelques  années  payé  son  tribut  à  la  nature  ;  mais, 
plus  heureux  que  le  sculpteur  qui  enfanta  la  divine  Vénus 
de  Milo,  il  a  pu  attacher  son  nom  à  son  œuvre.  Nous  n'a- 
nalyserons pas  le  drame  des  ombres  chinoises;  tout  le 
monde  se  souvient  des  émotions  charmantes  que  le  Pont 
cassé  nous  a  données  dans  notre  enfance.  On  se  rappelle 
aussi  le  fameux  couplet  :  Peut-on  passer  la  rivière  ? 

Les  canards  l'oni  bein  passée, 
Tirelire,  lire, 
Tirelire,  lonfa. 

Outre  les  Ombres  chinoises ,  avec  leur  décor  en  papier 
huilé,  leur  pantomime  savante  et  leurs  couplets  facétieux, 
le  théâtre  du  sieur  Séraphin  a  encore  une  troupe  complète  ; 
une  belle  troupe  bien  habillée  à  neuf,  habile  au  chant  et 
à  la  danse.  Les  premiers  sujets  ne  sont  pas  maigres  et  pâles 
comme  nos  premiers  rôles  de  drames;  ils  sont,  au  con- 
traire ,  dodus  et  bien  enluminés.  Us  ont  conservé  la  dé- 
marche pompeuse  des  comédiens  de  l'hôtel  de  Bourgogne 
et  la  fameuse  déclamation  chantée.  Le  jeune  premier  n'a 
pas  de  dettes ,  la  prima  donna  ne  part  jamais  pour  la  Rus- 
sie, et  le  ténor  n'est  nullement  fier  de  sonu/.  Us  chantent 
comme  M"»  Stolz  et  dansent  comme  laCerrilo  ;  ils  jouent 
la  pantomime  mieux  que  Carlotta  et  savent  faire  passer 
leur  public  enfantin  du  rire  aux  douces  larmes.  Qui  n'a  vu 
ces  charmants  comédiens  jouer  la  Belle  au  bois  dormant  ? 
Le  prince  est  bien  embarrassé  et  ne  peut  trouver  le  fameux 
château  enchanté  ;  mais  une  blanche  étoile  d'argent  parait 
au  ciel  et  le  guide  vers  sa  dame  inconnue ,  comme  jadis  les 
mages  vers  l'enfant  Jésus.  Le  château  est  entouré  de 
broussailles  de  cent  pieds  de  haut  et  défendu  par  Hercule, 
revêtu  de  sa  peau  de  lion  et  armé  de  sa  massue.  Mais 
grâce  à  son  courage  le  prince  triomphe  de  ces  enchante- 
ments et  réveille  par  un  baiser  la  belle  qui  dormait  depuis 
cent  ans  parmi  les  roses.  Odoux  souvenirs? 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


245 


Après  la  féerie  viennent  les  points  de  vue  mécaniques 
avec  les  voitures ,  les  chariots ,  les  ouvriers ,  les  soldats  , 
les  laveuses,  les  forgerons.  Tout  cela  se  remue  et  agite  qui 
sa  pioche,  qui  son  battoir,  qui  son  marteau.  C'est  une 
complication  à  faire  trouver  simple  la  fameuse  horloge  de 
la  cathédrale  de  Strasbourg.  On  vous  montre  enfin  le  pa- 
norama de  Nang-Kiug,  avec  différents  effets  de  soleil  et 
de  lune  ,  et  tout  est  dit.  11  faut  déjà  quitter  ce  monde  d'en- 
chantements et  de  féeries. 

Traversons  donc  le  Carrousel  et  les  Tuileries  ;  et  ren- 
dons-nous aux  Champs-Elysées ,  cette  patrie  de  Polichi- 
nelle. 

C'est  aux  Champs-Elysées  que  se  sont  réfugiés  les 
derniers  saltimbanques.  On  les  y  voit  encore  aux  fêtes  de 
Juillet  et  à  la  fêle  du  roi.  C'est  là  qu'on  joue  sur  deux 
théâtres  décorés  de  lauriers  des  pantomimes  militaires  où 
les  Français  sont  toujours  vainqueurs.  C'est  là  qu'on  trouve 
le  grand  serpent  boa,  la  femme  qui  tire  l'épée  comme 
Saint-Georges,  mademoiselle  Élisa  qui  pèse  deux  cents  li- 
^Tes,  et  les  sirènes  pêchées  vivantes  dans  la  mer  Glaciale. 
C'est  là  que  travaillent  les  Alcides  et  le  Cirque  de  la  fa- 
mille Bouthor.  C'est  là  qu'une  jeune  fille,  frêle  et  maladive, 
se  fait  rompre  sur  le  ventre  des  pavés  gros  comme  des 
maisons  !  Mais  que  voir ,  que  remarquer ,  que  choisir  parmi 
toutes  ces  merveilles,  quand  Polichinelle  est  là  qui  vous 
sollicite  ? 

Je  voudrais  bien  vous  parler  de  Polichinelle,  de  son  chat, 
de  ses  amours  et  de  sa  fin  tragique  ;  mais  qui  oserait  parler 
de  Polichinelle  après  Nodier?  Et  d'ailleurs,  vous  connais- 
sez tous  Polichinelle,  ce  don  Juan  des  carrefours,  et  vous 
vous  rappelez  sa  fin  tragique. 

Toute  la  ville  est  lasse  des  débordements  de  Polichinelle 
et  le  commissaire  vient  le  réprimander  11  tue  le  commis- 
saire et  on  le  mène  pendre.  Mais  Polichinelle  feint  de  ne 
pas  savoir  comment  on  s'y  prend  pour  être  pendu.  Quelle 
rouerie  !  Lui  qui  l'a  été  tant  de  fois  !  Le  bourreau  passe  sa 
tête  dans  le  nœud  coulant  pour  enseigner  à  Polichinelle  la 
manière  de  s'en  servir.  Polichinelle  pend  le  bourreau  à  sa 
place  et  s'endort  du  sommeil  du  juste.  Un  papillon  vient 
tourmenter  Polichinelle  dans  son  sommeil;  Polichinelle 


maltraite  le  papillon.  Mais  ce  pa|)illon,  c'était  le  diable  dé- 
guisé. Le  diable  emporte  Polichinelle.  Quel  drame  ! 

On  sait  quel  amour  le  bon  Nodier  portait  à  Polichinelle. 
Tous  les  jours  il  allait  perdre  quelques  heures  à  écouter 
ce  drame  éternel.  11  avait  fini  par  devenir  un  peu  l'ami  du 
directeur,  et  causait  avec  lui  lorsque  cet  industriel  sortait 
de  sa  baraque  pour  respijer  un  peu. 

—  Mon  ami,  lui  dit-il  un  jour,  comment  diable  faites- 
vous  pour  donner  à  Polichinelle  celte  voix  nasillarde  si 
comique,  toujours  la  même  et  toujours  égale?  Cela  doit 
être  bien  difficile. 

—  Difficile?  Oh,  non  !  11  faut  la  pratique. 

—  J'entends,  il  faut  de  l'habitude... 

—  La  pratique. 

—  Eh  bien  oui,  de  la  pratique,  de  l'habitude. 

—  Non,  la  pratique. 

—  Qu'est-ce  que  la  pratique  ? 

—  C'est  ce  petit  instrument. 

Nodier  mit  la  pratique  dans  sa  bouche  et  essaya  de  faire 
parler  Polichinelle.  Polichinelle  parla  comme  père  et  mère. 

—  Comme  c'est  commode  !  s'écria  Nodier  ravi. 

—  Comme  ça,  répondit  le  directeur.  Ces  pratiques,  c'est 
trop  petit,  on  est  sujet  à  les  avaler. 

—  Bah  !  Est-ce  que  vous  avez  déjà  avalé  celle-là  ? 

—  Trois  fois  ! 

Nodier  ôta  précipitamment  la  pratique  de  sa  bouche,  et 
se  promit  de  laisser  Polichinelle  parler  tout  seul  à  l'avenir. 

Je  crois  que  le  bon  Nodier  a  écrit  quelque  part  cette 
histoire,  mais  il  fallait  la  lui  entendre  conter. 

Puisque  nous  avons  nommé  Nodier,  arrêtons-nous  là. 
Au  reste,  nous  en  avons  fini  avec  les  petits  théâtres.  Un 
de  nos  amis,  investigateur  palient,  nous  a  bien  assuré  qu'il 
existe,  rue  Zacharie,  dans  le  quartier  de  l'Hôtel-Dieu,  un 
petit  théâtre  nommé  le  Théâtre  des  exploits  militaires. 
Mais,  nous  l'avouons  à  notre  honte,  il  nous  a  été  impos- 
sible de  le  trouver,  et  nous  sommes  en  ce  moment  dans 
la  position  de  la  plus  belle  fille  du  monde. 

TnÉODor.E  Dc  BANVILLE. 

FIN. 


Chai  les  Nodier  et  le  directeur  du  Ihéàlre  de  Polidiinclle. 


246 


LECTURES  DU  SOIR. 


POST-SCRIPTUM. 

L'article  qu'on  vient  de  lire  a  manqué  d'acquérir  une 
actualité  fatale  et  inattendue.  Il  était  déjà  écrit  et  im- 
primé, lorsqu'à  propos  de  la  signature  du  privilège  du 
Tbéàtre-Montpensier,  il  fut  question ,  comme  si  c'était 
possible ,  de  fermer  le  spectacle  (jes  Funambules  ;  c'est-à- 
dire  de  renverser  d'un  trait  de  plume  toute  cette  gloire, 
tous  ces  prodiges,  toutce  passé  éblouissant  de  souvenirs  !... 
Le  Constitutionnel,  lui-même,  s'émut,  et  demanda  à  Geor- 
ges Sand  un  article  sur  Déburau  ;  le  Charivari,  et  M.  Champ- 
fleury  dans  le  Corsaire-Satan,  furent  alors  très-spirituels. 
Quant  à  nous,  nous  eûmes  le  courage  de  ne  pas  croire  à 
cet  attentat,  devant  lequel  on  a  fini  par  reculer.  Cepen- 
dant nous  tremblons  à  l'idée  qu'on  osera  peut-être  un  jour 
revenir  à  ce  projet  insensé,  et  nous  pensons  que  le  temps 
est  venu  d'élever,  dans  nos  colonnes,  un  monument  pieux 
aux  grands  artistes  qui  entourent  Déburau,  et  qui  le  se- 
condent de  leur  science  et  de  leur  inspiration  inépuisable. 

Mais  peut-être  s'imagine-t-on,  d'après  quelques  feuille- 
tons ignorants  ,  que  Déburau  est  le  seul  grand  comédien 
du  Spectacle  des  Funambules  :  c  est  à  nous  qu'il  appartient 
de  tuer  ce  préjugé  gothique,  car  nul  don  Quichotte  ne  s'est 
plus  que  nous  escrimé  contre  les  moulins  à  vent  de  la 
rengaine,  et  nous  tenons  à  cette  gloire  chevaleresque,  de 
laquelle  nous  espérons  bien  nous  faire  quelque  jour  un 
titre  pour  entrer  à  l'Académie. 

Et  d'abord,  posons  en  principe  que  le  Spectacle  des  Fu- 
nambules est  l'union  intelligente  de  toutes  les  gloires,  de 
tous  les  talents,  nous  dirions  de  tous  les  génies,  si  le  génie 
n'était  pas  un  comme  le  soleil.  Les  Funambules,  grands 
dieux  !  figurez-vous  la  Comédie-Française  à  ces  glorieuses 
époques  où  la  force,  la  grâce,  la  pitié,  la  terreur,  l'esprit, 
l'amour,  la  poésie  tragique  et  comique  s'appelaient 
Champmeslé,  Clairon,  Sophie  Arnould...  Mais  à  quoi  bon 
répéter  ici  ces  noms  illustres,  lorsqu'une  indifférence  cou- 
pable a  failli  laisser  perdre  ceux  du  père  Laplace  et  de  Ca- 
rolina  Laponne!  Oui,  je  frémis  en  songeant  que  Jules 
Janin,  Georges  SandetCbampfleury  lui-même  ont  négligé 
de  nommer  Charles,  Cossard,  et  Reine,  et  Béatrix,  et 
le  père  Laplace,  et  Caroliua  Laponne!  C'est  que  c'est  bien 
autre  chose  en  vérité  que  Préville,  Fleury,  Talma,  Duga- 
zon,  Lekain,  Mole,  et  M"*  Georges,  et  M"«  Mars,  et  M™»  Dor- 
val,  et  M"«  Faucit  elle-même  !  Quant  à  moi,  qui  veux  être 
l'Homère  de  ces  comédiens  fameux,  je  vais  essayer  d'ana- 
lyser leurs  talenfs  divers  d'une  façon  consciencieuse. 

A  tout  seigneur  tout  honneur: commençons  par  le  père 
Laplace,  qui  a  créé  Cassandre,  comme  Déburau  a  créé 
Pierrot,  et  qui  a  fait  oublier  à  jamais  le  vulgaire  Pantalon 
des  farces  italiennes.  Le  père  Laplace  exècre  Pantalon,  ne 
lui  parlez  pas  de  Pantalon!  Le  père  Laplace,  qui  est  un 
homme  digne,  a  le  plus  profond  mépris  pour  ce  farceur; 
autant  vaudrait  lui  parler  de  M.  Arnal,  ou  de  M.  Alcide 
Tousez.  Le  père  Laplace  étonne  les  humains  par  cette  ap- 
parence majestueuse  que  les  peintres  ont  donnée  (peut- 
être  à  tort)  au  Zeus  grec  et  aux  bourgmestres  flamands; 
ce  qui  ne  l'empêche  en  aucune  façon  de  broder  des  cabrio- 
les à  faire  frémir  la  nature.  Figurez-vous  le  sérieux  de 
Brabma  uni  à  l'agilité  d'un  singe  des  lies  !  Le  père  Laplace 
attire  le  respect  par  son  crâne  chauve  comme  celui  d'Es- 
chyle, parsemé  de  rares  cheveux  d'argent,  par  ses  rides 
profondes  et  par  la  majesté  bourgeoise  répandue  sur  son 
visage.  Enfin  c'est  un  vieillard  impérial  dont  la  vieillesse 
de  théâtre  étonne  par  le  réalisme,  comme  autrefois  celle 
de  Joanny.  Ou  voit  qu'il  aurait  été,  s'il  l'avait  voulu,  Ju- 
piter à  la  Comédie-Française,  ou  juge  de  paix  (|uel(|iiepart. 


11  a  préféré  être  Cassandre,  ne  l'en  blâmons  pas  !  et  hono- 
rons en  lui  un  burgrave  fameux  parmi  tous  les  burgraves! 
L'histoire  de  ce  brave  homme  est  touchante  :  chef, 
comme  Abraham,  d'une  nombreuse  postérité,  il  a  amassé 
une  petite  terre  et  une  petite  rente  au  moyen  des  écono- 
mies qu'il  a  faites  dans  ses  deux  métiers,  car  il  a  deux 
métiers.  Il  est  artiste  dramatique  et  cordonnier  en  vieux; 
mais  quoi  de  plus  honorable  que  de  faire  sortir  de  sa  cen- 
dre, comme  un  phénix,  la  chaussure  de  son  prochain,  et  de 
distribuer  le  soir  à  ce  frère  en  Dieu  le  pain  de  la  poésie? 
C'est  ainsi  que  M.  Derosselle,  le  père  barbare  de  l'Odéon, 
est  un  célèbre  taillandier,  auteur  du  couteau  actuel  de  la 
guillotine  (je  ne  m'étonne  pas  si  Agnès  a  peur  de  lui).  Quant 
au  père  Laplace,  il  reçoit  huit  cents  francs  par  an,  pour 
avoir  chaque  soir  (et  deux  fois  le  dimanche)  la  tête  rompue, 
les  yeux  enfoncés,  les  côtes  brisées  et  les  articulations  dé- 
mises réellement.  Comme  Sénèque,  il  se  soumet  à  son  des- 
tin ;  il  sait  qu'un  Cassandre  doit  souffrir  et  se  taire  sans 
murmurer.  Horace  avait  deviné  le  père  Laplace,  quand  il 
écrivait  : 

...  impaviduon  ferieni  ruios. 

Bon  vieillard  !  ou  le  roule  autour  de  la  scène  dans  des 
tonneaux  défoncés,  il  saute  !  on  le  jette  dans  le  trou  du  souf- 
fleur la  tète  la  première,  il  rit  et  il  saute  !  on  lui  casse  sur 
la  tête  des  cruches  réelles,  il  saute  et  il  rit,  de  son  aflfreux 
petit  rire,  quelque  chose  d'effrayant  1 

M.  Cossard  est  bien  Arlequin,  comme  M"*  Reine,  sa  com- 
mère, était  bien  Colombine.  Ce  couple  fantastique  semblait 
avoir  reçu  par  la  métempsycose  l'àme  traditionnelle  de  ces 
deux  caractères.  Jamais  Arlequin  ne  fut  plus  fallacieux, 
plus  torpille,  plus  horrible  sans  masque  (caractère  typique 
de  la  race);  jamais  Colombine  ne  se  montra  plus  folle,  plus 
brune,  plus  pailletée,  et  n'eut  à  un  plus  haut  degré  les  lè- 
vres de  grenade  sanglante  et  la  tète  cochon  d'Inde  de 
l'emploi.  (  Nous  sommes  forcé  d'employer  ici  un  mot  de 
l'argot  technique;  qu'on  ne  voie  rien  de  blessant  dans  no- 
tre épithète.) 

Depuis  que  M"»  Reine  a  été  enlevée  aux  beaux-arts  par 
un  engagement  russe,  Arlequin  se  traîne  un  peu,  et  tâche 
en  vain  d'égayer  sa  nouvelle  commère.  M"*  Béatrix,  une 
jolie  enfant  encore  un  peu  étonnée  au  milieu  de  ce  drame- 
pétard  toujours  mêlé  de  surprises,  démolitions,  incendies, 
trappes  et  vers  lyriques  ! 

Quant  â  M.  Charles,  auteur  et  acteur,  qui  joue  lesLéan- 
dre  depuis  vingt  ans,  c'est  Léandre  lui-même.  Impossible 
de  rêver  une  tête  plus  stupidement  élégante  et  plus  niaise- 
ment prétentieuse. 

Personne,  mieux  que  Charles,  ne  sait  brûler  à  la  chan- 
delle un  jabot  de  papier  et  crever  en  s'asseyant  un  tonneau 
plein  d'encre.  Léandre  partage  avec  Cassandre  la  spécialité 
des  infortunes,  et  ils  s'en  acquittent  bien,  je  vous  jure  ! 
J'ai  vu,  moi  qui  vous  parle,  ce  pauvre  père  Laplace,  jouer, 
ACCROUPI!!!  un  rôle  de  fée  naine  dans  une  pantomime 
en  di.x-huil  tableaux  ! 

Mais  à  propos  de  naine,  n'allons  pas  oublier  ce  qu'il  y  a 
de  plus  prodigieux,  de  plus  inouï,  de  plus  merveilleux,  de 
plus  incroyable,  de  plus  Hoffmann  enfin  au  spectacle  des 
Funambules!  c'est  M"«  Carolina,  Laponne;  une  femme  de 
trente  ans,  haute  d'un  pied,  qui  a  des  cheveux  d'Andalouse, 
des  appas  de  reine  tragique,  et  quelle  voix!  cela  chante, 
dause,  joue  la  comédie,  la  tragédie,  les  premiers  rôles,  les 
amoureuses,  les  travestis,  les  génies  bleus,  roses,  de  l'air, 
du  feu,  de  l'eau,  d'or,  d'argent,  tout  ce  qu'on  veut  !  c'est  à 
faire  douter  de  Cuvier  et  de  Fourier.  Inutile  de  vous  dire 
que  l'ambition  de  ce  pauvre  cire  est  d'être  une  vraie 
femme,  hélas  ! 


MUSEE  DES  FAiMILLES. 


247 


Elle  me  rappelait  ces  vieillards  bossus,  crus  enfants,  que 
je  vois  depuis  dix  ans  (les  mêmes)  jouer  la  comédie  au 
Gymnase  enfantin  et  au  théâtre  Comte!  mais  ici  c'est  trop 
d'horreur  enfin,  et  je  renonce  à  vous  décrire  ces  pauvres 
petits  êtres  qui  sont  restés  à  huit  ans  et  qui  en  ont  quarante- 
cinq  I  Quelques  vieux  Parisiens  les  croient  de  bois  peint, 
et  affirment  qu'ils  appartiennent  à  quelque  chef-d'oeuvre  de 
sonnerie  allemande.  Le  fait  est  qu'ils  ont  un  pas  de  bois, 
nn  visage  de  bois,  un  rire  de  bois.  Chose  étrange  !  dans 


ces  théâtres  qui  déSeut  toute  physiologie,  les  hommes  ne 
dépassent  pas  la  taille  de  quatre  |)ieds,  tandis  que  les  jeunes 
personnes  atteignent  à  la  taille  monumentale  des  statues  de 
villes  exposées  sur  la  place  de  la  Concorde  !  si  bien  (|ue 
lorsqu'on  entre  là,  la  scène  vous  fait  l'effet  d'une  linrloi.'o 
de  Nuremberg  à  personnages,  prise  d'assaut  par  Hippolytf, 
reine  des  amazones,  suivie  de  son  état-major  ! 

ÏH.  DK  n. 


SALON  DE  1846 


(1) 


Nous  avions  commencé  au  hasard  notre  promenade  au 
Salon,  passant  de  la  peinture  au  pastel,  revenant  à  la  peinture 
par  la  miniature,  mêlant  le  profane  au  sacré  et  les  tableaux 
de  genre  aux  tableaux  d'histoire.  Aujourd'hui  que  nous 
savons  par  cœur  notre  grande  et  notre  petite  galerie,  nous 
allons  procéder  par  ordre,  en  rendant  à  tout  seigneur 
tout  honneur,  c'est-à-dire  eu  débutant  par  les  tableaux  re- 
ligieux. 

Voici  d'abord  un  sujet  vraiment  national,  traité  avec  ta- 
lent par  M.  Lecurieux.  C'est  Saint  Firmin  baptisant  nos 
idolâtres  aïeux  d'Amiens  et  de  Beauvais.  L'apôtre  étant 
hors  des  portes  de  la  ville,  sur  le  rivage  de  la  Somme,  près 
d'un  piédestal  où  une  statue  païenne  avait  été  brisée,  se 
disposait  à  conférer  le  baptême  à  la  foule  que  sa  parole 
venait  d'arracher  à  l'idolâtrie. 

A  sa  droite,  apparaissait  la  jeune  et  noble  Attilia, 
s'inclinant  sur  la  cuve  baptismale  pour  recevoir  l'eau  ré- 
génératrice que  le  saint  apôtre  allait  verser  sur  sa  tète. 

Du  même  côté  était  Faustinien  se  préparant  lui-même 
à  recevoir  le  sacrement  des  chrétiens,  en  dépouillant  ses 
épaules  de  la  loge  sénatoriale  ;  du  côté  opposé  se  trouvait 
sa  famille.  A  l'enlour  on  découvrait  la  foule  de  trois  mille 
convertis  en  moins  de  quarante  jours,  de  tout  âge,  de  tout 
sexe,  de  toute  condition,  dans  l'altitude  du  respect,  de  la 
surprise  et  de  la  componction. 

Comme  sentiment  et  comme  expression,  ce  tableau  est 
irréprochable.  L'exécution  pèche  seulement  par  la  confu- 
sion des  personnages,  — confusion  encore  augmentée  par 
la  hauteur  fâcheuse  à  laquelle  est  placée  la  toile. 

On  ne  peut  s'arrêter  sans  émotion  devant  VÈvanouisse- 
ment  de  la  Vierge,  par  M.  Yarcollier.  C'est  la  première  et 
la  dernière  œuvre  du  jeune  artiste.  11  est  mort  après  l'avoir 
achevée,  avant  qu'elle  fût  suspendue  aux  murailles  du 
Louvre.  Ce  tableau  annonçait  un  talent  sérieux  et  profond. 
La  tète  de  la  vierge  est  d'une  mélancolie  louchante. 
L'ange  qui  la  soutient,  la  Foi  qui  pleure  à  côté,  la  Rési- 
gnation qui  tient  une  couronne  d'épines  à  la  main  et  at- 
tend sa  récompense  dans  l'autre  monde,  tout  cela  est  conçu 
avec  une  gravité  magistrale,  et  rendu  avec  une  délicatesse 
rare.  Ce  tableau  suffira  pour  sauver  de  l'oubli  le  nom  de 
M.  Yarcollier. 

La  Résurrection  de  la  Vierge  a  moins  bien  inspiré 
M.  Claude  Thevenin. 

Trois  jours  après  la  sépulture  de  la  mère  du  Sauveur, 
saint  Thomas,  le  seul  des  apôtres  qui  n'eût  pjis  été  pré- 
sent à  celte  cérémonie,  désira  voir  une  fois  encore  le  visage 

(|)  Vojez  le  numéro  d'avril  dernier. 


de  son  auguste  reine.  Les  apôtres  y  consentirent.  Ils  s'as- 
semblèrent donc  autour  du  sépulcre,  et,  après  quehjues 
prières,  ils  en  détournèrent  la  pierre.  Mais,  au  lieu  de  trou- 
ver le  corps  céleste  qu'ils  cherchaient,  ils  n'y  trouvèrent 
que  les  suaires  et  des  fleurs.  Puis,  levant  les  yeux,  ils  aper- 
çurent Marie  montant  au  ciel,  qui  les  bénissait.  Des  an- 
ges l'accompagnaient,  chantant  des  louanges  et  répandant 
des  fleurs  dans  le  divin  tombeau. 

La  grâce  de  la  Vierge  est  un  peu  maniérée  pour  une 
sainte  qui  monte  au  ciel.  Les  anges,  au  contraire,  n'ont 
pas  assez  de  finesse  et  de  douceur  ;  mais  les  figures  des 
apôtres  sont  d"un  modèle  parfait  et  d'une  expression  très- 
juste. 

Nous  avions  indiqué  en  passant  le  Christ  de  M.  Isidore 
Pils  comme  le  meilleur  tableau  religieux  du  Salon.  Il  mé- 
rite donc  de  fixer  sérieusement  l'attention  de  la  critique. 

«  1 .  —  Un  jour  que  Jésus  était  sur  le  bord  du  lac  de  Ge- 
nezareth,  se  trouvant  accablé  par  la  foule  du  peuple,  qui 
se  pressait  pour  entendre  la  parole  de  Dieu, 

«  2.  —  Il  vit  deux  barques  arrêtées  au  bord  du  lac,  dont 
les  pêcheurs  étaient  descendus,  et  lavaient  leurs  filets. 

«  5.  —  Il  entra  donc  dans  l'une  de  ces  barques,  qui  était 
à  Simon,  et  le  pria  de  s'éloigner  un  peu  de  la  terre,  et, 
s'étant  assis,  il  enseignait  le  peuple  de  dessus  la  barque.  » 

Ce  tableau,  qui  sent  le  mailre  d'une  lieue,  fait  le  plus 
grand  honneur  à  l'Ecole  de  Rome,  dans  laquelle  M.  Pils  a 
complété  son  talent.  On  ne  dira  plus  que  celle  Ecole  est 
inutile  aux  progrès  de  l'art. 

De  même  que  M.  Varcoilier,  M.  Ch.  Lefebvre  a  traité 
V Evanouissement  de  la  Vierge.  Malheureusement,  le  jury 
a  plutôt  caché  qu'exposé  ce  tableau,  en  le  perchant  à  une 
hauteur  que  le  lorgnon  n'atteint  qu'avec  peine.  Nous  n'en 
avons  pas  moins  remarqué  la  facilité  de  l'exécution,  la  dé- 
licatesse des  détails,  et  surtout  l'expression  des  figures. 
La  Vierge  est  bien  la  mère  des  douleurs,  à  demi  morte  eu 
face  du  divin  Crucifié.  Saint  Jean  et  les  saintes  femmes 
conservent,  au  milieu  de  leur  abattement,  un  reste  d'es- 
poir qui  annonce  le  triomphe  de  la  résurrection.  Celte 
nuance  de  sentiment  est  d'une  grande  finesse,  et  n'appar- 
tient pas  à  une  intelligence  ordinaire.  M.  Lefebvre  a,  plus 
loin,  d'excellents  portraits,  qui  sont  placés  à  portée  de  vue, 
et  justement  appréciés  des  connaisseurs. 

Encore  deux  tableaux  peints  sans  bras  par  M.  Ducornef, 
c'est-à-dire  peints  avec  les  pieds  et  la  bouche  !  t  Saint  De- 
nis vint  à  Paris,  vers  Tan  2U),  au  temps  de  l'empereur 
Dèce  ;  accompagné  de  saint  Rustique  et  de  saint  Eleulhere, 
il  osait  Qunonier  la  morale  du  Jésus  sous  le  portique  même 


243 


LECTURES  DU  SOIR. 


du  temple  consacré  aux  divinités  du  paganisme.  »  Ce  ta- 
bleau n'est  pas  parfait  sans  doute.  Saint  Denis  est  un  peu 
froid  pour  un  apôtre  qui  joue  sa  vie,  et  ses  auditeurs  ne 
sont  pas  non  plus  très-animés  par  ses  paroles.  Mais  les 
détails  de  l'exécution  semblent  prodigieux,  quand  on  songe 
que  tout  cela  est  fait  à  coups  de  pieds!  Le  moyen  de  cri- 
tiquer un  artiste  qui  peut  vous  dire  :  —  Je  peins  avec  le 
gros  orteil  et  les  lèvres  !  Faites-vous  couper  les  deux  bras, 
et  essayez  de  faire  comme  moi,  avant  de  blâmer  mon 
ouvrage  ! 

La  Sainte  Plulomcne ,  la  célèbre  thaumaturge  du  dix- 
neuvième  siècle,  n'est  pas  un  tour  de  force  moins  surpre- 
nant que  \e  Saint  Denis. 

«  Ma  captivité  durait  depuis  trente-sept  jours,  quand, 
BU  milieu  d'une  lumière  céleste,  je  vois  Marie  tenant  son 
divin  Fils  entre  ses  bras.  €  Ma  fille,  me  dit-elle,  encore  trois 
•  jours  de  prison,  et  après  ces  quarante  jours,  tu  sortiras  de 
«  cet  état  pénible.  »  Une  si  heureuse  nouvelle  me  faisait  bat- 
tre le  cœur  de  joie  ;  mais  comme  la  reine  des  anges  m'eut 
ajouté  que  j'en  sortirais  pour  soutenir  d'affreux  tourments, 
un  combat  plus  terrible  encore  que  les  précédents,  je  pas- 
sai subitement  de  la  joie  aux  plus  cruelles  angoisses.  » 

Ce  programme  est  vraiment  rempli  avec  la  conscience  et 
l'babileté  d'un  homme  qui  aurait  dix  doigts  à  sa  disposition. 
La  figure  de  la  vierge  est  une  réminiscence  des  maîtres 
italiens,  mais  il  va  sans  dire  qu'elle  n'en  a  que  plus  de  va- 
leur et  de  beauté. 

M.  Cibot  a  eu  une  idée  très-ingénieuse,  c'est  de  repré- 
senter la  Reine  du  ciel  recevant,  avec  une  joie  mêlée  de 
respect,  la  couronne  des  mains  enfantines  de  son  divin  Fils. 
Cela  pouvait  être  maniéré,  et  cela  est  simple  et  naïf. 

Le  Calcaire,  de  M.  Aiffre,  témoigne  de  fortes  études  et 
d'excellentes  intentions.  IMais  les  résultats  sont  un  peu 
froids,  et  nous  oserons  dire  trop  académiques,  n'en  dé- 
plaise à  messieurs  du  Jury. 

L'Enfant  Jésus  au  milieu  des  docteurs,  de  M.  F.  Cassel, 
est  d'une  chaleur  de  ton  et  d'une  vigueur  de  contours  qui 
rappellent  les  maîtres  de  Venise.  La  foi  respire,  ainsi  que 
le  talent,  dans  cette  composition  vivement  inspirée. 

M.  Leger-Cherelle  est  élève  de  M.  Delacroix  ;  cela  se  voit 
de  loin.  On  reconnaît  dans  la  Sainte  Irène  attachée  au  pi- 
lier du  supplice,  quelques-unes  des  qualités  du  maître, 
avec  une  louable  intention  d'éviter  ses  défauts.  Mais  les  dé- 
fauts et  les  qualités  de  M.  Delacroix  se  tiennent  de  si  près 
qu'il  est  bien  difficile  de  les  séparer. 

M.  Dcssou  a  bravé  à  plaisir  toutes  les  traditions  de  la 
légende,  en  représentant  la  Madeleine  au  milieu  des  lam- 
pes, des  chaises,  des  colonnes  grecques,  des  tentures  ro- 
maines, des  rideaux  à  la  Louis  XIV,  des  étofTes  à  ramages, 
des  vases  du  Japon.  Fantaisie  d'artiste!  dira-t-il.  Mais  est-il 
permis  à  la  fantaisie  la  plus  magistrale  de  poser  la  Made- 
leine de  lEvangile  au  milieu  du  magasin  de  MM.  Susse  ou 
Giroux?  La  figure  de  M.  Besson  n'en  est  pas  moins  sédui- 
sante; seulement  il  ne  faut  plus  l'appeler  sainte,  et  il  faut 
changer  l'époque  :  c'est  une  Madeleine  du  dix-neuvième 
siècle  dans  un  boudoir  de  la  Chaussée-d'Antin. 

Passons  des  sujets  religieux  aux  marines.  La  mer  est 
infinie  comme  le  ciel,  et  nous  n'en  voulons  pour  preuve 
que  la  fécondité  de  M.  Gudin,  qui  occupe  à  lui  seul  plus  de 
cinq  pages  du  Livret!  total,  treize  tableaux.  Le  jury,  dit- 
on,  en  a  renvoyé  autant.  Malgré  la  fatalité  de  ce  nombre, 
M.  Gudin  garde  le  trident  de  Neptune.  Sourdis,  archevê- 
que de  Bordeaux,  chassant  les  Espagnols  du  port  de  Roses, 
le  26  mars  1 8il ,  est  vraiment  un  tableau  du  plus  vif  intérêt  : 

Le  cardinal-ministre  avait  mis  à  la  tête  de  l'armée  navale 
Sourdi»,  archevêque  de  Cordeaux,  qualifié  général  des 


armées  du  Levant,  avec  ordre  de  se  préparer  à  faire  voile 
vers  les  côtes  de  Catalogne  avec  les  vaisseaux  et  les  galères 
de  la  Méditerranée.  «Le  prélat,  dit  Levassor  dans  son  His- 
toire de  Louis  XIII,  qui  étudiait  plus  assidûment  le  céré- 
monial de  la  mer  que  les  rubriques  de  son  bréviaire  et  de 
son  missel,  et  auquel  le  bruit  du  canon  plaisoit  beaucoup 
plus  que  la  musique  et  le  son  des  orgues  de  son  église, 
exécuta  promptement  l'ordre  qu'on  lui  avoit  donné  de  se 
mettre  en  mer  avec  les  vaisseaux  et  les  galères,  et  de  se 
rendre  maître  du  cap  de  Quiers.  Le  IS  février  il  y  envoie 
trois  vaisseaux  avec  quatre  cents  hommes,  qui  s'emparent 
de  la  ville  et  de  trois  tours  sur  les  éminences  ;  il  fait  partir 
ensuite  dix  vaisseaux  de  guerre  avec  des  munitions,  et  huit 
cents  hommes  de  pied  qui  arrivent  le  12  mars.  Le  prélat 
général  d'armée  vient  enfin  lui-même  le  26  avec  douze  ga- 
lères, chasse  celles  des  Espagnols  et  leurs  vaisseaux  du 
port  de  Roses  et  des  autres  qu'ils  avoient  encore,  et  leur 
prend  quelques  vaisseaux  et  quelques  galères.  De  manière 
que  le  duc  de  Ferrandin ,  général  des  galères  d'Espagne, 
ou  trop  foible  ou  effrayé,  n'ose  sortir  du  port  de  Gênes 
pour  s'opposer  à  ce  premier  feu  de  l'archevêque.  » 

Époque  singulière  et  curieuse,  où,  tandis  qu'un  cardinal 
assiégeait  des  villes,  un  archevêque  prenait  des  vaisseaux 
à  l'abordage!  M.  Gudin  a  merveilleusement  rendu  ces  con- 
trastes du  profane  et  du  sacré  :  des  vêtements  sacerdotaux 
et  des  uniformes  militaires,  des  bénédictions  pastorales  cl 
des  décharges  de  la  mitraille. 

Sa  Bataille  du  Texel  (1675),  n'est  pas  moins  intéres- 
sante. 11  y  a  surtout  au  plus  fort  de  la  mêlée  un  certain 
pavillon  bleu  qui  est  à  lui  seul  tout  un  drame.  Écoutez 
plutôt  la  naïve  relation  de  Quincy,  l'historien  militaire  de 
Louis  XIV.  V 

La  flotte  du  célèbre  amiral  hollandais  Ruyter  était  aux 
prises  avec  celles  du  prince  anglais  Robert  et  du  comte 
d'Estrécs,  commandant  pour  la  France.  «  Le  prince  Robert, 
qui  avait  l'œil  à  tout,  voulant  aller  donner  du  secours  aius 
siens,  fut  entouré  de  vaisseaux  ennemis,  et  se  trouva  en  si 
grand  péril,  qu'il  fut  obligé  d'arborer  le  pavillon  bleu,  signal 
que  les  Anglois  ont  pour  demander  du  secours.  Mais  la 
fumée  aïant  empêché  pendant  quelque  temps  que  les  siens 
ne  le  pussent  découvrir,  le  danger  devint  si  grand,  qu'on 
fut  obligé  de  mettre  le  signal  tout  au  plus  haut  du  vaisseau, 
afin  qu'on  pût  le  voir  de  plus  loin.  Cette  vue  ne  manqua 
pas  de  faire  venir  plusieurs  vaisseaux  au  secours  du  prince; 
le  combat  recommença  en  cet  endroit  plus  furieux  qu'au- 
paravant, si  bien  qu'il  y  eut  en  un  moment  un  nombre  in- 
fini de  monde  tué  de  part  et  d'autre.  Pour  ce  qui  est  du 
comte  d'Estrées,  quand  il  vit  qu'une  escadre  ennemie  vou- 
loit  encore  percer  au  travers  de  la  sienne  pour  venir  acca- 
bler le  prince  Robert,  il  s'y  opposa  généreusement  sans 
avoir  pu  en  venir  à  bout  :  enfin  le  combat  n'auroit  point 
fini  entre  les  deux  chefs  qu'avec  la  perte  de  l'un  et  de 
l'autre,  si  l'on  ne  fût  venu  dire  au  prince  Robert  que  le  vice- 
amiral  Sprach,  qui  éloit  aux  mains  avec  le  vice-amiral 
Blaukert,  étoit  encore  en  plus  grand  danger  que  lui,  ce  qui 
obligea  ce  prince  de  faire  tant  d'efforts ,  qu'il  écarta  tous 
les  vaisseaux  qui  l'environnaient  pour  lui  aller  donner  se- 
cours ;  mais  il  arriva  un  peu  trop  tard,  car  le  vice-amiral 
Sprach,  après  avoir  soutenu  le  combat  avec  beaucoup  de 
courage,  et  avoir  changé  deux  fois  de  vaisseau,  s'étoit 
malheureusement  noyé.  H  fut  extrêmement  plaint  des  An- 
glois, qui  faisoient  une  grande  estime  de  sa  personne.  Ce- 
pendant, comme  la  nuit  approchoit,  on  ne  songea  plus 
de  part  et  d'autre  qu'à  sauver  les  vaisseaux  qui  étoienl  le 
plus  endommagés,  et  chacun  s'ctant  retiré  de  son  côté,  le 
combat  finit.» 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


249 


Dans  ces  tableaux,  destinés,  ainsi  que  leurs  voisins,  au 
Musée  de  Versailles,  on  retrouve  la  verve,  l'audace  et  la 
puissance  des  premières  marines  de  M.  Gudin  :  des  eaux 
d'une  transparence  à  faire  illusion,  des  poupes  de  vaisseaux 
d'une  richesse  fantastique,  un  mouvement  d'hommes  et 
de  barques  prodigieux,  des  effets  de  lumière  et  de  fumée 
toujours  saisissants,  sinon  toujours  naturels,  des  lointains 
oCi  l'œil  se  perd  à  travers  l'or,  la  nacre  et  la  pourpre... 
mais  aussi,  il  faut  le  dire,  des  parties  négligées  ou  bâclées 
avec  une  précipitation  par  trop  commerciale. 


M.  H.  Lehmann  nous  détourne  en  passant  des  marines; 
laissons-nous  aller  à  celle  diversion  séduisante.  Le  meil- 
leur moyen  de  faire  apprécier  VHamlet  et  VOphélia  de 
cet  éminent  artiste,  c'est  de  les  mettre  sous  les  yeux  de 
nos  lecteurs.  Ils  apprécieront  par  eux-mêmes  toute  la  vi- 
gueur du  premier  tableau,  toute  la  grâce  du  second,  toute 
la  poésie  et  toute  la  solidité  de  l'un  et  de  l'autre.  Il  y  a  déjà 
longtemps  que  M.  H.  Lehmann  est  au  rang  des  maîtres,  et 
ce  talent  consciencieux  n'est  pas  de  ceux  qui  s'élèvent 
pour  retomber. 


V  ''■  rovj'..5'iiL«- 


'^'PO-L'îif^   ,lf    ur.n-.:K 


KlUCtT 


Salo.n  de  1846.  —  Hamlet  et  Ophélia,  de  M.  IL  Lehmann. 


Revenons  de  Schakspeare  à  l'Océan.  M.  L.  Meyer  vise 
moins  haut  que  M.  Gudin,  mais  il  ne  manque  jamais  son 
but.  Cet  artiste  consciencieux  grandit  d'année  en  année, 
et  devient  un  rival  sérieux  pour  l'Horace  Vernet  de  l'Océan. 

L'évasion  de  Jean  Bart,  et  le  Chien  de  Terre-Neuve  sont 
deux  charmants  épisodes,  qui  valent  la  peine  d'être  racon- 
tés en  détail. 

Après  le  combat  sanglant  que  Jean  Bart  et  le  comte  de 
Forbin  eurent  à  soutenir  contre  les  Anglais  en  1689,  ils 
furent  tous  deux  faits  prisonniers,  après  s'être  défendus 
comme  des  lions  contre  une  force  plus  nombreuse  que  la 
leur.  Malgré  les  blessures  qu'ils  avaient  reçues  et  malgré 
leur  captivité,  les  deux  braves  marins  n'étaient  point  perdus 
pour  la  France.  Ils  usèrent  bientôt  d'adresse,  gagnèrent 
tout  d'abord  un  matelot  d'Ostende,  qui  leur  procura  une 
lime  à  l'aide  de  laquelle  ils  scièrent  peu  à  peu  les  barreaux 
MAI  iSiO. 


de  fer  de  leur  fenêtre;  ils  réussirent  à  cacher  leur  opéra- 
lion  jusqu'à  ce  que  leurs  blessures  commençassent  à  se 
fermer.  Ayant  ensuite  mis  dans  leurs  intérêts  deux  mous- 
ses qu'on  leur  avait  donnés  pour  leur  service,  ils  s'empa- 
rèrent, par  leur  intermédiaire,  d'un  canot  norwégien  dont 
le  batelier  élait  ivre-mort,  descendirent  une  nuit  par  la 
fenêtre  de  leur  prison  au  moyen  de  leurs  draps,  et  s'em- 
barquèrent sur  le  petit  canot  avec  autant  d'assurance  que 
si  c'eût  été  un  vaisseau  amiral.  Jean  Bart  maniait  l'aviron, 
aidé  des  deux  mousses,  Forbin  ne  le  pouvant  pas  à  cause 
de  ses  plaies  encore  saignantes.  Ils  traversèrent  ainsi  la 
rade  de  Plymouth,  au  milieu  de  vingt  bàliments  qui  criaient 
de  tous  côtés  :  «  Où  va  la  chaloupe?  »  et  auxquels  ils  ré- 
pondirent en  anglais  par  ce  seul  mot  :  «  Pécheurs.  »  En- 
fin, après  avoir  fait  sur  leur  chélive  embarcation  soixante- 
quatre  lieues  dans  la  Mnnche  en  moins  de  quarante-huit 

—    52  —    TP.IIZliiMr    VOLUME. 


550 


LECTURES  DU  SOIR. 


heures,  ils  prirent  terre,  avec  une  inexprimable  joie,  en  un 
village  à  six  iieues  de  Saiut-Malo.  La  France  avait  retrouvé 
deux  héros.  En  récompense  de  leur  dévouement  pour  sau- 
ver la  flotte  marchande,  Louis  XIV  les  nomma  Tun  et 
l'autre  capitaines  de  vaisseau.  Avant  la  fin  de  l'année  4689, 
Jean  Bart  et  ForLia  avaient  déjà  pris  kur  revanche,  en 
enlevant  dans  leurs  courses  incessantes  nombre  de  bâti- 
ments ennemis. 

L'histoire  du  Chien  de  Terre-Xeuve  est  moins  nationale, 
mais  n'est  pas  moins  touchante.  Elle  est  tout  à  l'ait  digne 
de  figurer  dans  la  Morale  en  action^  ou  dans  la  Biographie 
des  hétes  célèbres.  Eu  i82o,  le  bateau  à  vapeur  le  Cornet 
fut,  pendant  la  nuit,  rencontré  près  des  Gouroek  dans  le 
golfe  de  la  Clyde  (Ecosse)  par  l'Ayr,  autre  steamer,  qui 
faisait  une  route  contraire  à  la  sienne.  Les  deux  navires 
s'abordèrent,  et  le  choc  fut  si  violent  que  l'un  et  l'autre 
coulèrent  avant  que  les  passagers  eussent  pu  quitter  leurs 
cabines.  Sur  le  Cornet  était  un  chien  de  Terre-Neuve  ;  dans 
la  confusion  du  naufrage,  il  saisit  par  le  bras  une  jeune 
femme,  qui  avait  eu  le  temps  de  gagner  le  pont  du  bâti- 
ment où  les  flots  l'avaient  atteinte;  cette  dame  s'accrocha 
au  chien,  qui  la  porta  sur  le  rivage,  où  le  lendemain  elle 
fut  trouvée  et  rendue  à  la  vie.  Six  ans  encore  après  cet 
événement,  le  chien  de  Terre-Neuve  veillait  sur  la  côte  où 
il  avait  amené  la  naufragée,  il  y  mourut  sans  l'avoir  ja- 
mais quittée,  sans  avoir  voulu  s'attacher  à  aucun  des  ha- 
bitants de  la  localité  la  plus  voisine,  qui  cependant  eurent 
soin  de  lui  tant  qu'il  s'obstina  dans  cette  vie  solitaire. 

V Évasion  de  Jean  Bart  est  le  chef-d'œuvre  de  M.  Louis 
Meyer.  L'escadre  ennemie  couvre  les  eaux;  la  barque  de 
salut  passe  au  milieu  d'un  ravissant  clair  de  lune  ;  des  lu- 
mières brillent  çà  et  là  dans  les  entreponts  anglais  ;  la  scène 
entière  est  rendue  avec  une  conscience  de  détails  minu- 
tieuse; l'illusion  est  parfaite;  tout  est  bien  senti  et  bien 
exécuté. 

Le  Chien  de  Terre-Neuve  est  d'un  effet  saisissant  :  la 
tempête  gronde  encore,  la  mer  se  calme  à  peine  ;  un  rayon 
de  soleil  traverse  léteodue  ;  les  débris  du  navire  flottent 
autour  des  rochers;  le  chien  libérateur  contemple  la  femme 
qu'il  vient  d'arracher  à  l'abime,  et  attend  qu'elle  le  récom- 
pense par  un  regard  en  rouvrant  les  yeux  à  la  lumière... 
On  ne  peut  regarder  ce  tableau  sans  attendrissement  et 
sans  adniiratiou. 

M.  L.  Garneray  a  exposé  une  Vue  de  Barfleur  et  une 
Pèche  à  l'anguille,  qui  soutiennent  dignement  la  réputa- 
tion de  ce  maître. 

M.  Morel-Fatio  s'est  inspiré  de  M.  de  La  Landelle,  et  il 
ne  pouvait  mieux  faire  :  ['Incendie  de  la  Gorgone  est  une 
œuvre  considérable  ;  le  succès  du  tableau  égalera  celui  du 
roman. 

Nous  avons  remarqué  encore  le  Souvenir  de  Trouville, 
de  M.  Mozin  ;  le  Port  d'Ancone,  de  M.  Stanfield  ;  les  trois 
tableaux  de  M.  A.  Meyer,  et  surtout  son  petit  Port  du 
Conquet  ;  la  Pèche  aux  bogues  et  le  Soleil  couchant,  de 
M.  Barry,  qui  est  resté  cependant  au-dessous  de  sa  répu- 
tation; et  la  Marée  basse,  charmant  tableau  de  M.  A.  de 
Vauquelin. 

Abordons  enfin  la  terre,  et  saluons  les  fleurs  et  les  fruits 
de  M.  Saint-Jean  et  de  ses  nombreux  disciples.  Le  Cep  de 
vigne,  du  jeune  maître,  fait  littéralement  venir  l'eau  à  la 
bouche.  Ces  grappes  transparentes  et  ces  pampres  dorés 
entourant  un  tronc  d'arbre  n'ont  qu'un  seul  défaut,  c'est 
l'excès  de  la  perfection.  Cela  est  un  peu  trop  travaillé,  et 
n'a  pas  tout  l'abandon  et  toute  la  simplicité  de  la  nature, 
bu  reste,  on  d.rait  un  produit  du  soleil  et  de  la  rosée  plutôt 
que  de  la  palette  et  du  pinceau. 


L'École  de  Lyon,  dévouée  à  Flore,  grandit  chaque  an- 
née sous  l'impulsion  de  M.  Saint-Jean.  Il  y  a  des  progrès 
incontestables  dans  le  Panier  de  (leurs  de  M-  Régnier,  et 
dans  le  Berceau  de  fruits  de  M.  Grobon. 

On  reconnaît  dans  le  beau  vase  de  M"*  Delaporte-Bessin, 
l'élève  favorite  de  Redouté.  Cette  artiste  a  beaucoup  de  ri- 
vales habiles,  mais  aucune  n'égale  la  fraîcheur  et  l'aisance 
de  son  pinceau. 

Les  animaux  de  M.  Alfred  Dedreux,  de  M.  de  Montpe- 
zat  et  de  M.  de  Lansac,  sont  les  phénix  des  animaux... 
du  Salon.  Les  animaux  des  forêts  reconnaîtraient-ils  cette 
supériorité  ?  Nous  n'oserions  trop  l'affirmer,  du  moins  pour 
les  chevaux  et  les  chiens  de  M.  Dedreux. 

Outre  les  portraits  de  bêtes,  il  y  a  tant  de  portraits  d'hom- 
mes et  de  femmes  au  Louvre,  qu'autant  vaudrait  passer 
une  armée  en  revue. 

M.  Winterhalter  a  emprisonné  le  roi  Louis-Philippe  dans 
un  habit,  une  culotte,  une  jarretière  et  des  souliers  par  trop 
étroits,  il  y  a  vraiment  de  la  cruauté  à  joindre  un  tel  sup- 
plice aux  tourments  déjà  si  nombreux  du  rang  suprême. 
Ce  tableau  est,  du  reste,  assez  élégant  dans  ses  détails,  et 
obtiendra  un  succès  d'étiquette  à  la  cour  de  Windsor. 

Nous  avons  cité  précédemment  le  beau  portrait  de  la 
comtesse  d'A...,  par  M.  H.  Lehmann.  Celui  de  M»«  Al- 
phonse Karr  en  est  le  digne  pendant  sous  tous  les  rapports. 

M.  Court  a  reproduit  avec  sa  grâce  un  peu  maniérée  le 
charmant  visage  de  miss  E...  et  la  tête  patriarcale  du 
cardinal  de  Croï. 

Les  quatre  miniatures  de  W^*  Girbaud,  les  portraits  de 
M.  de  Niewkerque,  par  M.  Lehmann  ;  des  deux  jeunes 
princes  de  Galitzin,  par  M.  Decaisne  ;  des  enfants  de  M.  de 
Laborde,  parM.Muller;deM.  le  baron  Thénard,  par  M.  Rol- 
1er;  deM.deMarnier,  par  M.  Billardet;  deM.  Alph.  Koheo, 
par  M.  Lefebvre  ;  de  M»»  "',  par  M.  Aug.  Debay  ;  de 
M""  G.  D.  et  F.  C,  par  M.  Lepaulle;  de  M.  Diaz,  par 
M.  Charpentier;  de  M.  R...  et  de  la  jeune  Grecque,  par 
M.  Guet,  sont  d'une  ressemblance  ijui  fait  se  récrier  tous  les 
amis  des  modèles.  Quel  nieille^ir  éloge  leur  donner? 

Quant  aux  quatre  portraits  de  M.  Hipp.  Flandrin,  ils 
soot  plus  que  ressemblants.  Tranchons  le  mot,  ce  sont  des 
chefs-ii  œuvre. 

M.  Biard,  ce  talent  si  souple  et  si  varié,  a  exposé  huit 
tableaux  qui  captivent  plus  que  jamais  la  foule.  Le  Droit  de 
visite,  le  Peintre  classique,  l'Aveugle  etie  perroquet,  un 
Dessert  chez  le  curé,  soot  des  bijoux  d'observation  et  d'exé- 
cution, de  finesse  et  de  bonne  humeur.  L'ne  plume  plus  sa- 
vante que  la  nôtre,  et  depuis  longtemps  chère  au  iluséedes 
familles,  va  vous  dire  les  sérieux  mérites  de  la  Jeunesse  de 
Linnée. 

M.  0.  Penguilly  sera  le  Callot  de  notre  temps,  s'il  ne  l'est 
déjà.  Regardez  plutôt  son  Pierrot  et  sa  Sentinelle.  La 
verve  et  la  fantaisie  peuvent-elles  aller  plus  loin? 

il"''  Grun  a  depasié  dans  ses  excellentes  Etudes  de 
femme,  et  dans  son  Moine,  ce  que  nous  avions  prédit  de 
sou  avenir.  11  ne  faut  pas  beaucoup  de  progrès  >  '  '  '  'es 
pour  arriver  à  la  perfection.  Même  éloge  à  M.  I  <  ; 

ses  Jeunes  Filles  passant  un  gué  feront  leur  chemin,  et 
sa  Jeune  Malade  est  d'un  talent  plein  de  force  et  de  vie. 

Les  Derniers  moments  de  Napoléon,  de  M.  Georges  Rou- 
get, promettent  aussi  un  artiste  très-distingué,  il  y  a  déjà 
un  vrai  mérite  à  traiter  un  sujet  aussi  élevé,  sans  demeu- 
rer au-dessous.  Ce  tableau  a  obtenu  avec  justice  les  hon- 
neurs du  grand  Salon. 

M.  Hipp.  Bellangé  laisse  à  M.  Horace  Vernet  les  grandes 
pages  militaires,  mais  il  se  réserve  les  épisodes,  et  il  les 
traite  avec  une  entente  parfaite  du  genre.  La  Veille  de  Li 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


251 


bataille  de  la  Moskowa  est  uue  histoire  aussi  louchante  à 
raconter  à  la  plume  qu'au  pinceau. 

Ce  fut  sur  le  champ  de  bataille  qui  allait  être  illustré 
par  une  des  victoires  les  plus  disputées  et  les  plus  mé- 
morables dont  les  hommes  puissent  garder  le  souvenir,  que 
l'Empereur  reçut  pour  la  première  fois  le  portrait  de  ce 
(ils  sur  qui  reposait  tant  d'amour  et  d'espérances.  Un  of- 
ficier de  la  maison  impériale  le  lui  apporta.  Nous  laissons 
à  cet  officier  le  soin  de  retracer  cette  scène  intéressante  : 

«  J'arrivai,  dit  M.  de  Bausset,  le  6  septembre  à  sept 
heures  du  matin,  à  la  tente  de  Sa  Majesté.  Je  lui  remis  les 
dépêches  que  l'Impératrice  avait  bien  voulu  me  confier,  et 
je  lui  demandai  ses  ordres  relativement  au  portrait  de  son 
iils.  Je  pensais  qu'étant  à  la  veille  de  livrer  la  grande  ba- 
taille qu'il  avait  tant  désirée,  il  différerait  de  quelques  jours 
d'ordonner  l'ouverture  de  la  caisse  dans  laquelle  ce  por- 
trait était  renfermé...  Je  me  trompais  :  pressé  de  jouir 
d'une  vue  aussi  chère  à  son  cœur,  il  m'ordonna  de  le  faire 
porter  de  suite  à  sa  tente.  Je  ne  puis  exprimer  le  plaisir 
que  cette  vue  lui  fit  éprouver.  Le  regret  de  ue  pouvoir  ser- 
rer son  fils  contre  sou  cœur  fut  la  seule  pensée  qui  vint 
troubler  une  émotion  si  douce.  Ses  yeux  exprimaient  l'at- 
tendrissement le  plus  vrai.  Il  appela  lui-même  tous  les  of- 
ficiers de  sa  maison,  et  les  généraux  qui  atlendaieut  à  quel- 
que dislance  ses  ordres,  pour  leur  faire  partager  les  sen- 
timents dont  son  cœur  était  rempli.  «  Messieurs,  leur  dit-il, 
«  si  mon  fils  avait  quinze  ans,  croyez  qu'il  serait  ici,  au  mi- 
«  lieu  de  tant  de  braves,  autrement  qu'en  peinture.  »  Uu 
moment  après  il  ajouta  :  «  Ce  portrait  est  admirable.  « 

II  le  fit  placer  en  dehors  de  sa  tente,  sur  une  chaise, 
afin  que  les  braves  officiers  et  soldats  de  sa  garde  jiussent 
le  voir  et  y  puiser  uu  nouveau  courage.  Le  portrait  resta 
ainsi  toute  la  journée. 

M.  Bellangéa  rendu  cette  scène  avec  une  grande  viva- 
cité. Il  y  a  bien  un  peu  de  chauvinisme  dans  les  détails, 
mais  l'ensemble  a  de  la  grandeur  et  de  l'émotion  véritable. 

Le  moyen  de  voir  aussi  sans  émotion  l'assassinat  de 
Thomas  Becket,  archevêque  de  Canlorbéry,  représenté  par 
M.  Camille  Bouchet,  d'après  le  savant  historien  de  la  Con- 
quête de  l'Tingleterre? 

Quatre  chevaliers  ou  hommes  d'armes  du  palais,  Richard 
le  Breton,  Hugues  de  Morville,  Guillaume  deTraci  et  Re- 
gnault,  fils  d'Ours,  se  conjurèrent  ensemble  à  la  vie  et  à  la 
mort  et  partirent  subitement  pour  l'Angleterre  le  jour  de 
Noël...  Les  conjurés  entrèrent  dans  l'église,  armés  de  la 
tète  aux  pieds  el  brandissant  leur  épée  ;  l'un  d'eux,  Re- 
gnault,  s'était  saisi  dans  la  cour  d'une  hache  de  charpen- 
tier... Une  voix  cria  :  «  Où  est  le  traître?  »  Becket  ne  ré- 
pondit rien.  «  Où  est  l'archevêque?  —  Le  voici,  répondit 
Becket,  mais  il  n'y  a  pas  de  traître  ici.  Que  venez-vous  faire 
dans  la  maison  de  Dieu  avec  un  pareil  vêtement?  quel  est 
votre  dessein?  —  Que  tu  meures!  —  Je  m'y  résigne,  vous 
ne  me  verrez  point  fuir  devant  vos  épées;mais,au  nom  du 
Dieu  tout-puissant,  je  vous  défends  de  toucher  à  aucun  de 
mes  compagnons,  clerc  ou  laïque,  grand  ou  petit.  j^Dans 


ce  moment  il  reçut  par  derrière  un  coup  de  plat  d'épée  en- 
tre les  épaules,  et  celui  qui  le  lui  porla  lui  dit  :  *  Fuis  ou  tu 
es  mort.  »  Il  ue  fit  pas  un  mouvement  ;  les  hommes  d'ar- 
mes entreprirent  de  le  tirer  hors  de  l'église,  se  faisant 
scrupule  de  l'y  tuer.  Il  se  débattit  contre  eux  et  déclara 
fermement  qu'il  ne  sortirait  point  et  les  contraindrait  à 
exécuter  sur  la  place  même  leurs  intentions  ou  leurs  or- 
dres. Guillaume  de  Traci  leva  son  épée,  et  d'un  même  coup 
de  revers  trancha  la  main  d'un  moine  Saxon  appelé  Ldward 
Gryn,  et  blessa  Becket  à  la  tête  ;  un  second  coup  porté  par 
un  autre  Normand  le  renversa  la  face  contre  terre  ;  un 
troisième  lui  fendit  le  crâne,  et  fut  asséné  avec  une  telle 
violence  que  l'épée  se  brisa  sur  le  pavé. 

Tels  sont  les  procédés  des  révolutions.  Elles  sont  quel- 
quefois plus  cruelles  encore.  C'est  M"'  Louise  Desnos  qui 
nous  l'apprend,  avec  M.  Thiers,  en  nous  peignant  la  con- 
damnation de  M""»  de  Lamballe. 

C'était  à  la  Force  que  se  trouvait  l'infortunée  princesse 
de  Lamballe,  qui  avait  été  célèbre  à  la  cour  par  sa  beauté 
et  par  ses  liaisons  avec  la  reine.  On  la  conduit  mourante  au 
terrible  guichet.  «Qui  êtes-vous?  lui  demandent  les 
bourreaux  en  écharpe.  —  Louise  de  Savoie,  princesse  de 
Lamballe.  — Quel  était  votre  rôle  à  la  cour?  Connaissez- 
vous  les  complots  du  château? — Je  n'ai  connu  aucun  com- 
plot. — ^^  Faites  serment  d'aimer  la  liberté  et  l'égalité,  faites 
serment  de  haïr  le  roi,  la  reine  et  la  royauté.  —  Je  ferai  le 
premier  serment  ;  je  ne  puis  faire  le  second,  il  n'est  pas 
dans  mon  cœur. 

—  Jurez-donc,  lui  dit  uu  des  assistants  qui  voulait  la 
sauver.  Mais  l'infortunée  ne  voyait  et  n'entendait  plus 
rien.  «Qu'on  élargisse  madame,  »  dit  le  chef  du  guichet... 
Elargir  voulait  dire  égorger.  Ici,  comme  à  l'Abbaye,  on 
avait  imaginé  un  mot  pour  servir  désignai  de  mort. 

M"'  Desnos,  trop  énuie  elle-même  parce  sujet,  a  exa- 
géré un  peu  l'émotion  de  ses  personnages.  Le  contraste 
n'est  pas  non  plus  assez  vif  entre  les  bourreaux  et  la  vic- 
time, mais  la  beauté  de  celle-ci  est  d'une  grande  dignité 
et  d'une  touchante  candeur. 

Il  est  difficile  de  décrire  aux  lectrices  du  Musée  les  nu- 
dités de  la  statuaire  moderne.  Comment  ue  pas  dire  toute- 
fois que  la  Poésie  légère  de  M.  Pradier  est  une  merveille 
qu'admireront  les  siècles  à  venir,  comme  le  nôtre  admire  les 
chefs-d'œuvre  grecs?  Nous  pouvons  du  moins  recomman- 
der aux  regards  les  plus  scrupuleux  les  bustes  deM.  Dantan, 
de  MM.  Bonnassieux  et  Suc,  le  Cambronne  de.M.Debay, 
les  Vierges  de  MM.  Gaspard  Ollin  etLemaire,  le  Tabernacle 
de  M.  Moiehneht  et  le  Satan  de  M.  Toulmouche,  figure 
pleine  de  force  et  de  grandeur. 

Comment  oublier  aussi  la  Veuve  du  soldat  franck  de 
M.  Carie  Elshoèet  ?  Une  page  de  Tacite  taillée  dans  le  mar- 
bre français  !  Cela  palpite  et  fait  palpiter.  M.  David  est  ab- 
sent du  Salon  ;  M.  Elshoëet  le  remplace  avec  honneur.  Il 
entend  et  fait  comrre  lui  la  sculpture  nationale. 

C.deCHATOUVILI.E. 


UN  TABLEAU  DE   M.   BIARD. 

(EXPOSITION  DE  1846.) 


Que  pourrais-je  dire  de  neuf  sur  le  mérite  artistique 
d'un  peintre  dont  la  réputation  est  si  énormément  popu- 


laire? Vous  parlerai-je  de  son  immense  talent,  de  la  fraî- 
cheur, de  la  grâce  et  surtout  de  l'esprit  de  ses  charmantes 


252 


LECTURES  DU  SOIR. 


compositions?  vous  dirai-je  les  succès  de  ses  critiques  si 
fines,  si  gaies  et  néanmoins  si  délicates ,  que  nul  n'a  eu 
l'idée  de  s'en  fâcher,  même  en  se  trouvant  posé  à  Timpro- 
visle  sur  ses  toiles  malicieuses?  Vous  ferai-je  remarquer 
que  chaque  jour  on  découvre  dans  ce  grand  artiste  un  nou- 
veau genre  de  talent  qu'on  était  loin  de  lui  soupçonner, 
comme  celui  de  paysagiste,  par  exemple,  dans  lequel  il  a 
débuté  en  maître  cette  année?  Ma  foi,  je  ne  dirai  pas  un 
mot  de  tout  cela,  parce  que  je  n'aime  pas  à  rabâcher  jus- 
qu'à satiété,  à  la  manière  des  feuilletonnistes,  ce  que  tout 
le  monde  sait  aussi  bien  et  peut-être  mieux  que  moi.  Mais 
je  puis,  à  propos  de  la  jolie  gravure  que  vous  avez  sous 
les  yeux,  vous  raconter  une  histoire  bien  vieille  et  que  vous 
avez  peut-être  oubliée.  La  voici  : 

Il  y  avait  une  fois  un  ménage  honnête,  mais  pau^TC,  qui 
vivait  dans  un  village  de  la  province  de  Smolande ,  eu 
Suède.  Une  très-petite  rente  et  beaucoup  d'économie  suffi- 
saient à  peine  à  l'entretien  d'un  jeune  couple,  et  cepen- 
dant ce  fut  avec  la  plus  grande  joie  qu'il  reçut,  en  4707, 
le  fils  que  la  Providence  lui  euvoya  pour  être  sa  consola- 
tion sur  la  terre.  Charles,  tel  était  le  nom  qui  lui  fut  im- 
posé au  baptême,  Charles,  dis-je,  fut,  jusqu'à  sept  ans,  un 
enfant  fort  ordinaire,  mais  très-gai,  très-vif,  et  préférant 
de  beaucoup  à  l'étude  le  plaisir  de  courir  après  les  papil- 
lons ou  d'aller  cueillir  des  fleurs  dans  la  prairie.  Son  père, 
qui  lui-même  avait  le  goût  de  la  culture  des  plantes,  vit 
sans  chagrin  ce  penchant  se  développer  dans  son  fils,  et 
il  lui  permit  déplanter  dans  un  coin  du  jardin  les  margue- 
rites, les  primevères,  les  orchis  et  autres  plantes  sauvages 
que  l'enfant  allait  arracher  sur  la  lisière  des  bois. 

Un  jour  le  père  et  la  mère  de  Charles  partirent  de  leur 
modeste  habitation  pour  rendre  visite  à  un  de  leurs  parents, 
et  ils  laissèrent  l'enfant  sous  la  tutelle  d'une  bonne  vieille 
servante  qui  avait  vu  naître  Charles ,  et  qui,  en  consé- 
quence, le  gâtait  un  peu  plus  que  si  elle  eût  été  sa  mère; 
et  vous  allez  voir  les  belles  choses  qui  en  résultèrent! 

Après  quatre  jours  d'absence,  le  papa  et  la  maman  de 
Charles  revinrent  au  logis,  embrassèrent  leur  enfant  chéri, 
et,  après  avoir  visité  leur  modeste  asile,  ils  coururent  dans 
leur  petit  jardin  pour  voir  en  pleine  floraison  les  magnifi- 
ques tulipes,  les  superbes  renoncules,  les  jacinthes  et 
vingt  autres  espèces  de  fleurs  toutes  plus  belles  les  unes 
que  les  autres,  et  qu'ils  devaient  à  la  munificence  du  doc- 
teur Rothman,  de  Lunden.  Charles  les  conduisait,  et  son 
front  rayonnait  d'une  sorte  de  vanité  triomphante  et  mys- 
térieuse.—  Vois-tu,  mon  papa,  s'écria-t-il  avec  orgueil,  ton 
jardin  est  beau  maintenant,  et  c'est  moi  qui  ai  fait  tout 
cela! 

Le  jardin,  ses  belles  cultures,  ses  fleurs  si  doubles,  si 
brillantes,  la  joie  et  la  consolation  de  notre  jeune  couple, 
tout  était  bouleversé,  saccagé  à  tout  jamais.  La  flore  des 
bois,  des  montagnes  et  des  prairies,  modestement  parée  de 
ses  corolles  toujours  simples,  sans  éclat,  sans  odeur,  était 
venue  remplacer  les  magnifiques  mais  éphémères  mons- 
truosités que  nous  appelons  fleurs  doubles,  variétés,  etc., 
et  que  la  main  du  jardinier  n'obtient  qu'à  force  de  soins  et 
de  travaux.  La  place  des  brillantes  tulipes  de  Harlem  avait 
été  usurpée  par  la  tulipe  jaune  des  bois  ;  les  jacinthes  de 
Hollande  avaient  cédé  la  leur  aux  scilles  des  prairies;  les 
anémones  et  les  renoncules  aux  mille  couleurs  étaient  rem- 
placées par  le  bouton  d'or  des  prés  et  la  renoncule  acre  ; 
la  camomille  des  champs  s'était  emparée  des  massifs  où 
s'élevaient  naguère  les  tiges  orgueilleuses  des  anthémis  de 
l'Inde;  la  bugle  rampante,  la  bétoine  aux  fleurs  bleues, 
l'ortie  aux  piqûres  brûlantes,  le  lierre  terrestre  et  la  bar- 
ilane  aux  tètes  hameçonnccs,  s'étendaient  à  l'aise  sur  un 


sol  préparé  avec  le  plus  grand  soin  pour  recevoir  les  graines 
des  plus  précieuses  plantes  de  l'Inde,  de  la  Chine  et  du  Ja- 
pon ;  en  un  mot,  toutes  les  plantes  si  coûteuses,  si  brillantes, 
si  estimées  des  flores  étrangères,  avaient  été  impitoyable- 
ment arrachées  par  l'enfant. 

Vous  peindre  le  désespoir  et  la  fureur  des  parents  de 
Charles  est  impossible.  Vainement  l'enfant,  prosterné  à 
leurs  genoux,  implorait  le  pardon;  vainement  il  leur  disait 
qu'il  n'avait  arraché  que  les  monstruosités,  c'est-à-dire  les 
fleurs  doubles;  qu'il  avait  classé  les  autres  selon  une  mé- 
thode que  l'observation  de  la  nature  lui  avait  inspirée,  etc. 
Tout  fut  inutile,  et  le  lendemain  le  pauvre  enfant  fut  cla- 
quemuré chez  magister  Patridg,  maître  d'école  du  village. 
Alors  plus  de  promenades  dans  les  bois,  plus  de  papillons 
à  poursuiue,  plus  de  rossignols  ni  de  fauvettes  à  écouter 
sous  la  feuillée.  Le  pauvre  Charles  devint  triste  comme  son 
rudiment  et  presque  aussi  stupide  que  son  professeur. 

Six  mois  après,  magister  Patridg  vint  déclarer  au  père  et 
à  la  mère  qu'ils  pouvaient  retirer  leur  enfant  de  chez  lui,  et 
que  sa  conscience  professorale  ne  lui  permettait  pas  de  gar- 
der plus  longtemps  dans  sa  classe  un  idiot  dont  il  ne  ferait 
jamais  rien.  Il  leur  conseilla  charitablement  de  lui  faire 
apprendre  un  état  mécanique,  et  indiqua  celui  de  cordon- 
nier, comme  le  seul  qui  pouvait  s'harmoniser  avec  la  pau- 
vreté de  son  intelligence.  Les  parents,  persuadés  par  cet 
homme,  se  désaffection nèrent  entièrement  et  le  placèrent 
chez  maître  Ludger,  cordonnier. 

Charles  ne  montra  pas  plus  d'aptitude  à  façonner  un 
soulier  qu'à  apprendre  la  philosophie  scolastique,  et,  à 
quinze  ans,  après  avoir  été  roué  de  coups  par  son  maître, 
il  fut  mis  honteusement  à  la  porte.  11  n'osa  pas  retourner 
chez  ses  parents  qui  déjà  l'avaient  chassé  de  chez  eux,  et, 
sans  argent  comme  sans  espérance,  ce  qui  est  le  pire,  il 
s'achemina  vers  Lunden  et  fut  offrir  ses  services  au  doc- 
teur Rothman,  qui  l'accueillit  en  qualité  de  domestique. 

Le  docteur  aimait  la  botanique  et  s'occupait  un  peu 
d'entomologie.  Dans  ses  nombreuses  excursions  botani- 
ques, il  se  faisait  accompagner  par  le  jeune  Charles,  qui 
portait  les  filets  à  insectes,  la  boîte  d'herborisation,  un  vo- 
lume de  la  botanique  de  Tournefort,  et  le  havresac  dans 
lequel  étaient  les  petites  provisions  de  bouche. 

Un  jour  (et  ici  je  prie  le  lecteur  de  jeter  un  coup  d'œil 
sur  notre  gravure),  un  jour,  après  une  assez  longue  course, 
le  docteur,  assis  sous  un  frais  ombrage,  au  bord  d'une  fon- 
taine, se  met  à  faire  l'inventaire  des  minimes  richesses  vé- 
gétales qu'il  a  ramassées  pendant  la  promenade.  Regardez- 
le  :  il  s'occupe  minutieusement  à  étudier  avec  une  loupe 
les  petits  détails  d'une  fleur  qui  absorbe  toute  son  atten- 
tion. Certes,  voilà  un  botaniste,  mais  c'est  tout  :  la  loupe 
me  fait  deviner  l'homme.  Maintenant  voyons  Charles  :  la 
fleurette  qu'il  tient  dans  sa  main  l'occupe  sans  doute,  mais 
une  loupe  lui  serait  bien  inutile,  à  lui ,  car  c'est  dans  le  ciel 
qu'il  va  chercher  ses  inspirations.  La  petite  fleurette  élève 
son  esprit  jusqu'à  Dieu,  et  c'est  Dieu  qui  commence  à  lui 
révélerles  mystères  de  la  création  tout  entière!  Rothman 
n'a  plus  de  domestique,  il  vient  de  trouver  un  maître.  Le 
vieillard  lève  la  tête  ;  il  comprend  ce  que  je  viens  de  vous 
dire,  car  tout  le  monde  comprend  le  génie. 

La  scène  se  passe  en  Suède;  aussi  voyez  comme  Biard 
a  rappelé  les  souvenirs  de  ses  voyages  dans  le  Nord.  Ce 
n'est  plus  cet  éternel  ciel  d'Italie,  cette  végétation  chaude- 
ment colorée  que  trop  de  peintres  empruntent  aux  envi- 
rons de  Naples  pour  la  transporter  en  Normandie  ou  en 
Hollande  ;  c'est  un  paysage  frais,  un  vert  prononcé,  en 
un  mot,  la  vérité  du  Dancmarck  et  de  la  Suède. 

Rothman  recommanda,  non  plus  son  domestique,  mais 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


253 


son  jeune  ami  au  savant  Slobœus,  et  tous  deux  lui  procu- 
rèrent les  moyens  d'acquérir  de  l'instruction.  Lorsque 
Charles  se  crut  assez  fort  pour  enseigner  la  botanique  et 
l'eutomologie,  il  fut  à  Upsal,  où  il  vécut  quelque  temps  dans 
un  état  bien  près  de  la  misère.  S'étant  brouillé  avec  un 
médecin  puissant  de  cette  ville,  celui-ci  (il  fermer  ses  cours 
et  le  força  à  quitter  sa  pairie.  Longtemps  il  erra  misérable 
dans  diverses  parties  de  l'Europe,  lorsque  enfin,  en  Hol- 
lande, Boerhaave  le  rencontra,  le  devina,  et  lui  donna  la 
direction  du  jardin  de  Cliffort. 

Pendant  que  tout  ceci  se  passait,  la  misère  aux  dents 
longues  et  creuses  était  venue  frapper  rudement  à  la  porte 
de  la  chaumière  des  parents  de  Charles,  de  ce  pauvre  idiot 
qu'ils  avaient  complètement  oublié  depuis  bien  des  années. 

Il  y  avait  alors  à  Stockholm  un  grand  seigneur  dont  l'im- 
mense réputation  scientifique  remplissait  toute  l'Europe. 
Cet  homme  était  chevalier  de  l'Étoile  polaire,  favori  du  roi 
et  de  la  reine  de  Suède,  fondateur  et  premier  président  de 


l'Université  de  Stockholm,  professeur  de  l'Académie  d'Up- 
sal,  membre  des  Académies  de  toutes  les  capitales  de  l'Eu- 
rope, etc.,  etc.,  et,  ce  qui  vaut  mieux,  le  créateur  et  le  ré- 
formateur de  toutes  les  branches  de  Ihistoire  naturelle.  Le 
père  de  Charles  sollicita  une  audience  de  ce  grand  seigneur, 
et  il  ne  le  fit  qu'en  tremblant,  car  il  savait,  par  la  clameur 
publique,  que  ce  vaste  génie  avait  une  tache  comme  tous 
les  autres,  et  cette  tache  était  une  vanité  excessive,  pous- 
sée jusqu'à  la  puérilité  ;  nonobstant  cela,  il  fut  admis  de 
suite  en  audience  particulière.  Quand  il  traversa  les  appar- 
tements dorés  du  chevalier  de  l'Étoile  polaire,  son  cœur 
battait  d'une  manière  étrange.  Enfin  deux  huissiers  l'an- 
noncent; il  entre  et  se  trouve...  dans  les  bras  de  l'idiot, 
de  l'enfant  abandonné;  dans  les  bras  de  son  fils,  de  l'im- 
mortel Charles  Von  Linné.  Vous  savez  le  reste  si  vous 
avez  du  goût  pour  l'histoire  naturelle. 

BOITARD. 


Salon  de  1846. —  La  jeunesse  de  Linné.  Tableau  de  M.  Biard. 


MERCURE  DE  FRANCE. 

(du   10  AVRIL  AU  10  MAI.) 

Scjnce  aonuelle  des  Académies.  —  M.  Viennet,  M.  Arapo,  etc.  —  Les  nouveaux  décorés.  —  Ibrahim  Pacha.  —  Un  mol  de  Son  .\Urji«. 
—  Les  courses  de  chcYaux.  Les  Théâtres.  —  Les  Utru  .  La  Uiie  et  (a  siarûtre. 


Voici  pour  les  Académies  la  saison  des 
séances  annuelles.  Hier,  l'Académie  fran 


sic ,  le  sujet  proposé ,  la  Vapeur,  n'ayant 

,  , inspiré   dignement  aucun  lauréat,  pas 

çaise  remettait  à  I8i7  le  concours  de  poc-   même  M.  Bignan,  le  lauréat  perpétuel. 


Puis  M.  Viennet  oblonail  son  surccs  ac- 
coutumé avec  les  fables  si  mordantes  dont 
nos  lecteurs  connaissent  les  cclianlillons. 


254 


LECTURES  DU  SOIR. 


Nous  espérons  bien  puiser  encore  pro- 
chainement, pour  leur  plaisir,  dans  le 
poriefeuille  de  l'auteur.  Demain,  ce  sera 
M.  Arago  qui  lira  à  l'Ac.idémiedes  scien- 
ces l'éloge  de  Monge.  El  ne  croyez  pas 
que  cette  grave  séance  et  ce  grave  dis- 
cours endorment  les  auditeurs!  M.  Arago 
est  un  de  ces  beaux  diseurs  qui  ont  le  la- 
lent  de  dorer  les  pilules  scientifiques  les 
plus  amères,  et  d'amnser  les  ignorants 
eux-mêmes  en  leur  communiquant  les 
trésors  du  savoir. 

—  On  a  remarqué  aux  séances  académi- 
ques beaucoup  de  poitrines  constellées  de 
nouvellescroix  d'honneur;  quelques-unes 
sont  aussi  tombées  des  mains  littéraires  de 
M.  de  Salvandy  sur  la  poésie,  le  roman 
et  la  presse  :  on  cite  parmi  les  cheva- 
liers du  1"  mai  MM.  Léon  Gozlan,  Arsène 
Iloussaye,  Ilipp.  Lucas ,  Francis  Wey , 
Achille  Jubinal,  de  Bazancourt,  etc.  Nous 
applaudissons  de  grand  cœur  à  cette  ré-  I 
habilitation  des  jeunes  lettres,  si  maltrai- 
tées depuis  quinze  ans  par  les  hommes 
d'Etat;  mais  on  nous  permettra  de  citer 
la  réponse  d'un  historien-journaliste  à  qui 
l'on  demandait  avec  étonnemenl  pourquoi 
il  n'était  pas  décoré  :  «La  croix  est  fort 
agréable,  dit-il,  mais  elle  impose  une 
grande  privation.  —  Laquelle?  —  Celle  de  I 
ne  plus  pouvoir  regarder  les  décorés  sans 
rire.» —  Les  décorés  s'en  dédommagent,  ; 
reprit  une  femme  d'esprit,  en  riant  sous  ! 
cape  entre  eux,  comme  les  auguresde  l'an- 
cienne Rome. 

—  Nous  ne  nous  étions  pas  trompé  en 
annonçant,  il  y  a  deux  mois,  la  vive  at- 
tention qu'exciterait  à  Paris  Ibrahim 
Pacha.  L'admiration  que  le  vainqueur  de 
Nezib  inspire  à  la  capitale  de  la  France 
n'a  d'égale  que  l'admiration  que  cette 
grande  ville  lui  inspire  à  lui-même.  Rien 
n'échappe  ici  à  l'illustre  fils  de  Méhémet, 
et  il  ne  peut  à  son  tour  échapper  à  per- 
sonne. La  cour,  les  monuments  publics  , 
les  tribunaux  ,  les  Chambres,  les  théâ- 
tres, l'Hippodrome,  le  Champ-de-Mars , 
l'ont  vu  successivement.  Partout,  il  re- 
cherche et  reçoit  de  la  meilleure  grâce 
du  monde  <les  leçons  de  civilisation.  Ce- 
pendant celle  qui  l'attendait  au  Luxem- 
bourg lui  a  semblé  un  peu  rude.  Il  aper- 
çoit, dans  le  Musée,  le  célèbre  tableau  de 
M.  Horace  Vernet,  le  Massacre  des  Ma- 
melucks. 

—  Que  représente  cette  toile?  demaode- 
t-il  à  ses  ciceroni. 

—  Les  mamelucks...  au  Caire,  répon- 
dent ceux-ci,  fort  embarrassés. 

—  En  effet,  je  reconnais  leur  brillant 
costume.  Et  quel  est  cet  homme  à  la  fi- 
gure sombre  et  terrible? 

—  C'est. . .  c'est. ..  le  prince  qui  les  fait.. . 
massacrer  ? 

—  Mon  père!...  s'écrie  Ibrahim  en 
détournant  la  tète... 

Puis,  se  calmant  aussitôt,  il  ajoute 
avec  une  merveilleuse  présence  d'esprit: 

—  Mon  père  ne  ressemble  plus  à  ce 
portrait... 

Cela  voulait  dire:  —  Mon  père  ne  com- 
mettrait plus  aujourd'hui  une  telle  action. 
La  suite  du  pacha  comprit  et  ap|)laudit  sa 
noble  pensée. 

Le  même  jour,  en  effet,  on  venait  d'ap- 


prendre par  les  journaux  d'Egypte  que 
Mehémel-Ali,  ce  conquérant  qui  a  déci- 
mé tant  de  populations  par  le  bras  même 
de  son  fils,  va  donner  à  toutes  les  classes 
de  son  empire  la  liberté  et  l'égalité  de- 
vant la  loi,  et  faire  reconstruire  aux  dé- 
pens du  trésor  royal  les  habitations  insa- 
lubres des  pauvres  fellahs.  Cela  s'appelle 
rendre  leçon  pour  leçon  aux  gouverne- 
ments civilisés.  Combien  les  Etats  d'Eu- 
rope ,  et  la  France  elle-même,  n'auraient- 
ils  pas  de  villages  et  de  cités  à  rebâtir, 
pour  donner  aux  paysans  et  aux  ouvriers 
un  air  pur  et  une  vie  saine  ! 

— Voilà  les  vieilles  maisons  qui  tombent 
d'elles-mêmes,  pour  faire  appel  à  ce  pro- 
grès ,  comme  celle  de  la  rue  Mogador 
qui  s'est  écroulée  sur  vingt  locataires; 
heureusement,  au  lieu  de  les  broyer  tous, 
ainsi  qu'on  pouvait  le  craindre,  elle  s'est 
contentée  d'en  écraser  deux. 

—  En  attendant  qu'on  ramène  la  race 
humaine  à  sa  force  primitive,  on  s'occupe 
activement  d'améliorer  la  race  chevaline. 
Nous  avons  vu,  depuis  un  mois,  courir 
tant  de  bêtes  de  toute  sorte  au  Champ- 
de-Mars  et  à  la  Croix-de-Berny,  que  nous 
en  sommes  encore  essoufflés  pour  ces 
malheureux. 

M.  Alphonse  Karr  résume  ces  courses 
par  la  phrase  suivante,  curieux  spécimen 
de  la  langue  à  la  mode  :  «  Il  y  a  eu  un 
steeple-chase  sur  le  derby  du  Champ-de- 
Mars.  Les  gentkmen-riders,  les  membres 
dujokey'sclub,  et  toute  la  fashion  du  sport, 
étaient  sur  le  turf,  comme  en  un  raout. 
La  plupart  étaient  revêtus  de  twines  et 
de  leurs  grooms,  menant  à  la  main  les 
race-horse.  Les  dandys,  le  siud-book  i  la 
main,  réglaient  leurs  paris,  tandis  que 
les  grooms  se  préparaient  à  la  course 
avec  quelques  verres  de  grog,  àebrandy 
et  de  bishop.  Les  puffs  des  journaux  di- 
sent qu'il  était  venu  du  monde  de  fort 
loin,  par  \cs  railsways  et  les  steamers.  » 

Ce  qu'il  y  a  déplus  clair  dans  cette 
langue,  c'est  que  les  sportsmen  parlent 
français...  comme  des  chevaux  d'Angle- 
terre. 

Si  encore  les  sportsmen  n'amélioraient 
pas  les  chevaux  aux  dépens  des  hommes! 
Mais  sur  ces  magnifiques  bêtes,  élevées 
avec  tant  de  soins  dans  des  liaras  splen- 
didcs,  rien  de  plus  pileux  à  voir  que  ces 
misérables  jockeys,  réduits  à  l'étal  de 
nains  par  des  moyens  honteux.  On  les 
empêche  de  grandir  et  de  grossir,  comme 
certaines  espèces  de  chiens,  en  les  gor- 
geant  de  vinaigre  ou  de  liqueurs  fortes,  en 
les  faisant  transpirer  des  nuits  entières 
dan=  dc.^  couvertures  de  laine,  jusqu'à  ce 
qu'ils  ne  pèsent  plus  que  30  à  40  kilogr., 
poids  moyen  d'un  jockey  de  course.  Et  il 
y  a  des  mères  qui  livrent  leurs  fils  à  un 
lel  supplice;  et  cela  est  encouragé  et  sub- 
ventionné par  les  Chambres  et  par  les 
communes;  et  cela  se  fait  publiquement 
chez  une  nation  chrétienne,  où  l'on  ap- 
pelle barbares  les  Indiens  aplatissant  la 
tête  de  leurs  enfants  ! 

Il  faut  ajouter,  à  l'honneur  des  genlle- 
men-riders,  qu'ils  ne  se  ménagent  pas 
plus  que  leurs  jockeys.  11  y  a  deux  ans  , 
aux  courses  d'Avrancbes  où  les  Anglais 
viennent  toujours  et  trouvent  de  meil- 


leurs rivaux  qu'à  la  Croix-de-Berny,  M.  de 
Montécot,  gentilhomme  béricbon,  arriva 
sur  l'hippodrome,  boitant,  soutenu  par 
un  ami,  avec  une  balafre  sur  la  joue 
droite,  un  emplâtre  sur  l'œil  gauche: 
c'étaient  les  fruits  d'un  très-récent  steeple- 
chase  sérieux.  Dans  cet  état  de  délabre- 
ment, M.  de  Montécot  se  fit  porter  sur 
son  cheval,  recommença  à  franchir  les 
haies  et  gagna  le  prix.  Eh  bien  ,  ce  même 
sporstman  vient  de  se  surpasser  encore 
au  Champ-de-Mars.  Ecoutez  un  rappor- 
teur expert  : 

Le  signal  est  donné.  M.  le  ducd'Albu- 
féra  commande  la  charge.  Le  Roi  des  Bo- 
hémiens, monté  par  M.  Lancosme-Brèves, 
prend  la  corde  et  mène  la  course  en  bon- 
dissant. Il  semble  que  pour  huit  tours 
les  cavaliers  vont  ménager  leurs  bêles:  il 
n'en  est  rien:  le  trio  équestre  part  à  fond 
de  train.  Peu  à  peu,  M.  de  Lancosme- 
Brèves  dépasse  ses  rivaux.  Le  cavalier  de 
Grey  Hercules,  M.  MédricdeBonéxic.line 
moustache  bretonne,  se  laisse  distancer. 
Les  choses  continuent  ainsi,  avec  une  ra- 
pidité qui  semble  croître,  et  vers  la  moi- 
tié du  septième  tour,  un  tiers  de  l'hippo- 
drome sépare  Grey  Hercules  du  Roi  des 
Bohémiens.  A  ce  moment,  voici  que  Pot- 
teen,  montée  par  M.  de  Montécot,  fait  un 
etforl  et  commence  à  gagner  du  terrain,  et 
au  grand  applaudissement  du  public,  au 
tournant  de  l'Ecole-Militaire,  elle  va  dé- 
passer son  rival,  lorsque  tout  à  coup  le 
cheval  butle  et  le  cavalier  va  rouler  dans 
la  poussière.  Potteen,  serrant  de  trop  près 
la  corde,  s'était  pris  la  jambe  dans  un  po- 
teau. 

Voilà  donc  le  Roi  des  Bohémiens  triom- 
phant à  l'aise:  Grey  Hercules  est  toujours 
bien  loin  en  arrière.  Cependant  au  mo- 
ment où  il  passe  devant  le  but  pour  com- 
mencer le  dernier  tour,  M.  de  Lancos- 
me-Brèves entend  déjà  tout  près  de  lui 
le  galop  et  le  souffle  ardenl  d'un  cheval. 
C'est  Potteen,  c'est  M.  de  Monlécot.  Le  ca- 
valier résolu  s'est  relevé,  il  s'est  élancé 
sur  son  cheval  ;  ils  accourent  tous  deux 
pleins  de  passion  ;  M.  de  Monlécot  passe 
devant  les  tribunes,  tenant  sesélriers  à  la 
main  et  la  figure  tout  ensanglanlt^. 
Quel  triomphe  !  Sur  toute  la  ligne  des 
bulles,  l'émotion  a  couru  avec  un  im- 
mense hourra.  Tous  les  cœurs  étaient 
pour  l'énergique  Berrichon  ;  mais  voyez 
le  malheur  !  du  bout  de  l'horizon  voici 
poindre,  avancer,  arriver  le  fils  de  l'Ar- 
morique  sur  son  Hercule  gris  pommelé 
et  avec  sa  petite  moustache  castillane. 
Potteen,  qui  a  passé  lé  Roi  des  Bohémiens, 
se  voit  alloinle  par  Grey  Hercules.  Une 
lutte  admirable  s'engage  dans  le  dernier 
tournant;  un  frémissement  s'élève  de 
tout  le  Champ-de-Mars.  M.  de  Montécot 
arrive  aux  tribunes,  ses  étriers  toujours 
à  la  main  et  le  visage  plein  d  e  poussière 
et  de  sang  ;  mais,  vers  le  but,  il  est  vaincu. 
La  Bretagne  prend  le  pas  sur  le  Berry! 

Voilà  les  émotions  qui  entretiennent  la 
passion  des  courses,  et  qui  font  cette  an- 
née, comme  l'année  dernière,  le  succès 
de  l'Hippodrome.  On  y  voit,  du  reste, 
des  écuyères  fort  lestes,  sur  des  chevaux 
Irès-fringaiits  ;  tout  cela  couvert  d'ori- 
pe^iux  qui    rappellent  Tantiquité  par  leur 


MUSEE  DES  FAMIM.ES. 


255 


vieillerie  plutôt  que  par  leur  richesse  ; — 
mais  loul  cela  courant,  sautaiil,  caraco- 
lant avec  un  tel  entrain  et  un  tel  pêle- 
mêle,  que  les  spectateurs  éblouis  par 
l'ensemble  n'ont  pas  le  temps  de  remar- 
quer la  pauv.eté  des  détails. 

— L'Hippodrome  n'absorbe  pas  tellement 
la  foule  qu'il  n'en  reste  un  peu  pour  les 
autres  théâtres  de  Paris.  Les  dernières 
représentalionsde  M"*  Rachel  remplissent 
encore  la  Comédie-Française,  qui  se  con- 
solera du  départ  de  l'illustre  tragédienne 
en  comptant  les  100,000  Tr.  de  dommages- 
intéréLs  de  M"«  Plessy.  Celle-ci  se  conso- 
lera à  son  tour  avec  quelque  cadeau  de 
l'empereur  ou  de  l'impératrice  de  Russie, 
et  iors(|ue  la  jolie  transfuge  nous  revien- 
dra, elle  sera  reçue  à  bras  ouverts,  et  loul 
sera  pardonné. 

—  M"'  Sioltz  est  rentrée  en  triomphe  au 
Grand-Opéra.  Parmi  les  bouquets  qui  ont 
salué  le  retour  de  la  Favorite,  celui  du 
marquis  d'A...  était  tellement  gros  qu'il 
s'est  arrêté  à  moitié  chemin,  et  qu'avant 
d'arriver  aux  pieds  de  la  cantatrice,  il  a 
coiffé  au  passage  une  vingtaine  de  têtes 
du  parterre  et  de  l'orchestre.  M"«  Sloliz 
revient  d'autant  plus  triomphante  qu'elle 
apporte  la  promesse  formelle  d'un  opéra 
de  Rossini.  Ce  que  sollicitaient  en  vain 
depuis  quinze  ans  tous  les  rois  et  tous  les 
directeurs  de  théâtres,  un  sourire  de 
femme  l'a  obtenu.  La  première  représen- 
tation de  cet  opéra  sera  une  solennité  sans 
exemple  à  l'Académie  Royale  de  Musique. 
Elle  se  terminera,  dit-on,  par  l'inaugu- 
ration d'une  magnifique  statue  de  Rossini, 
en  marbre  italien,  que  M.  le  ministre  de 
l'intérieur  donne  à  noire  théâtre  lyrique, 
et  qui  se  dressera  sous  le  péristyle,  der- 
rière le  contrôle,  comme  la  statue  de  Vol- 
taire au  Théâtre-Français. 

—  Le  vent  souffle  à  la  féerie  sur  toute  la 
ligne  du  boulevard  :  féerie  au  Cirque, 
féerie  à  la  Gaîté,  féerie  à  l' Ambigu-Co- 
mique, féerie  à  la  Porte-Sainl-Mariin,  en 
attendant  les  féeries  du  théâtre  Montpen- 
sier.  Ici  toutefois  les  poêles  auront  le  pas 
sur  les  machinistes  et  en  profileront  lar- 
gement, témoin  le  drame  d'ouverture, 
JUonte  Christo,  qui  aura  dix  actes  en  vingt 
ou  trente  tableaux  et  dont  la  représenta- 
tion prendra  deux  soirées.  Pendez-vous, 
monsieur  Dumas!  celte  invention  n'est 
pas  de  vous.  Cela  se  fait  en  Espagne  de- 
puis deux  ou  trois  cents  ans,  et  nous  pour- 
rions citer  des  tragédies  bretonnes  qui 
durent  toute  une  semaine  dans  les  fêtes 
religieuses  de  Quimper  ou  de  Lannioo. 
C'est  le  cas  de  répéter  :  «  Rien  de  nou- 
veau sous  le  soleil.  > 

—  Parlez-nous  des  enfants  pour  trouver 
tout  nouveau  et  tout  beau.  Il  faut  voir  par 
exemple  les  petits  spectateurs  du  Théâtre 
Comte  se  pâmer  d'aise  en  écoutant  Ma- 
dame de  Genlis  ou  les  Deux  Rousseau,  les 
Enfants  jaloux,  le  Sourd,  etc.  M.  Comte 
est,  certes,  le  plus  heureux  impressario 
du  monde;  il  est  vrai  qu'il  n'est  pas  le 
moins  habile,  et  qu'il  sait  payer  de  sa 
personnes  l'occasion.  Quand  le  drame  ou 
le  vaudeville  languissent,  la  fantasmagorie 
ne  manque  jamais  ses  effets.  Aussi  la  salle 
enfantine  est-elle  toujours  remplie  du  par- 
terre au  cintre. 


—  Le  bruit  des  concerts  pi  pire  lente- 
ment. Deux  toutes  jeunes  (illes  viennent 
de  s'y  distinguer  entre  cent  rivales  : 
M"'  de  Lamorlière  et  M"'  Martin.  M"«  de 
Lamorlièrc  a  son  instrument  dans  son  go- 
sier, et  cet  instrument  a  fait  tant  de  pro- 
grès qu'on  va  bientôt  l'entendre  au  Grand- 
Opéra.  Nous  lui  souhaitons  l'éclatant 
succès  qu'elle  vient  d'obtenir  chez  Hertz 
dans  la  Velteda.  de  M.  Jean  Michaëli. 

M"'  Martin  n'a  pas  été  moins  applaudie 
à  son  concert  qu'à  ses  soirées  musicales, 
el  c'était  vraiment  justice.  L'ingrat  cla- 
vier du  piano  devient  tour  à  tour  sous  les 
doigts  magiques  de  M"'  Marlin  un  violon 
plaintif,  un  orgue  foudroyant,  une  voix 
perlée,  un  orchestre  complet. 

—  Nous  avons  entendu  encore  une  jeune 
voix  très-remarquable  à  l'ancienne  insti- 
tution Daubrée,  si  dignement  tenue  au- 
jourd'hui par  M"«  Lemaire.  On  lirait  une 
loterie  pour  les  pauvres;  M"*  Hugo  a 
charmé  le  brillant  auditoire  par  des  notes 
d'une  exquise  pureté  et  par  une  méthode 
réellement  magistrale. 

—Tout  le  monde  connaît  l'encyclopédie 
populaire  imprimée  sous  le  litre  de.Wa- 
nuels  Roret.  Cette  encyclopédie  si  utile 
vient  de  s'enrichir  d'un  Traité  complet 
d'architecture  religieuse,  par  M.  J.  P. 
Schmit,  ancien  chef  de  division  au  minis- 
tère des  cultes,  inspecteur  des  monuments 
religieux,  etmembre  du  Comité  historique 
des  arts  et  monuments.  C'est  dire  assez 
que  M.  Schmit  est  un  homme  d'expérien- 
ce, et  son  livre  le  prouve  encore  mieux 
que  ses  titres.  Il  a  pour  but  d'éclairer 
l'ignorance  et  d'arrêter  le  vandalisme  des 
démolisseurs  qui  sacrifient  le  passé  au 
présent,  la  pierre  au  moellon,  l'art  au 
métier,  le  pittoresque  à  l'alignement. 
Sans  doute,  dit  l'auteur,  il  faut  élargir 
nos  rues  étroites  et  redresser  nos  routes 
tortueuses,  mais  on  peut  le  faire  sans 
abattre  les  monuments  qui  font  le  juste 
orgueil  de  notre  pays.  Lorsqu'un  aligne- 
ment rencontre  un  édifice  religieux  ou 
historique  sur  son  chemin,  il  faut  que  ce 
soit  l'alignement  qui  cède  et  non  le  mo- 
nument; il  faut  que  celui-ci  serve  de 
jalon,  dût  la  rue  ou  la  route  tourner  à 
l'enlour.  Un  édifice  forme  toujours  un 
point  de  vue  pittoresque  au  bout  d'une 
longue  avenue...  Et  le  livre  entier  vient  à 
l'appui  de  cette  noble  proposition,  en  en- 
seignant dans  tous  ses  détails  l'art  de  bâ- 
tir et  partant  deconserver  les  monuments 
religieux.  M.  Schmit  joint  l'exemple  au 
précepte,  el  le  crayon  à  la  plume,  dans 
un  allas  dé  dessins  où  ses  leçons  parlent 
clairement  aux  yeux  les  plus  ignorants 
et  les  plus  rebelles.  —  Qu'il  soit  loué  el 
béni  d'avance  pour  toutes  les  églises  et 
toutes  les  chapelles  que  son  courageux  et 
docte  manuel  sauvera  de  la  destruction  ! 
—  Voici  encore  un  intrépide  champion  des 
monuments  historiques!  C'est  M.  Achille 
Jubinal,  membre  de  la  Société  royale  des 
antiquaires  de  France,  el  révélateur  de 
ces  Anciennes  tapisseries  historiées,  qui 
amusaient  naguère,  en  les  instruisant,  les 
lecteurs  du  Musée  des  Familles.  Celte  fois, 
dans  un  in-folio  d'un  luxe  royal,  édité  par 
M.  Didron,  M.  Jubinal  reproduit  el  ex- 
plique les  merveilles  de  la  Armeria  reai. 


Musée  d'artillerie  de  Madrid  Ce  Musée 
est  sans  contredit  un  des  plus  riches  et 
des  plus  vastes  de  l'Europe.  On  y  voit  un 
grand  nombre  de  bouclier»,  dont  pres-jue 
tous  les  ornements  sont  en  gravure  el  en 
ciselure,  ainsi  qu'un  grand  nombre  d'é- 
pt-es,  parmi  lesquelles  se  font  remarquer 
celles  qu'on  prétend  avoir  appartenu  à 
Pelage,  au  Cid,  à  Bernard  del  Carpio,  à 
Roland,  à  Gonzalve  de  Cordoue,  à  Pizarre, 
à  Corlez,  à  Ferdinand  le  Catholique,  à 
Charles-Quint,  à  François  I''.  La  plupart 
ont  des  poignées  et  des  fourreaux  enri- 
chis d'or,  d'argent,  d'émaux,  de  pierres 
précieuses,  et  portent  le  chiffre  ou  le  nom 
de  leur  premier  possesseur.  Tel  est  le  ma- 
gnifique présent  que  M.  Jubinal  offre  aux 
peintres  cl  aux  historiens  français,  com- 
me à  tous  les  amateurs  des  beaux  livres  el 
des  belles  gravures  !  Celles  de  la  Armeria 
real  sont  vraiment  dignes  du  sujet.  Elles 
sont  gravées  sur  acier,  sur  pierre  el  sur 
bois,  d'après  les  dessins  de  Gaspard  Sensi 
et  de  Victor  Sansonnetti,  ancien  élève 
de  M.  Ingres. 

—  Nos  lecteurs  se  souviennent  de  la 
charmante  légende  du  Drak ,  publiée 
dans  le  Musée  de  novembre  dernier,  par 
M.  Siméon  Péconlal.  Eh  bien!  ce  n'était 
là  qu'une  perle  du  riche  collier  que  l'au- 
teur livre  aujourd'hui  tout  entier  au  pu- 
blic, sous  l'heureux  titre  de  Ballades  et 
Légendes.  Ce  recueil  enrichit  notre  langue 
de  trésors  inconnus,  et  mérite  un  succès 
populaire. 

Jugez-en  par  la  légende  suivante.  Avec 
les  poètes  comme  M.  Pécontal,  l'éloge  le 
plus  sûr  est  la  citation.  P.-C. 

LA  MÈRE  ET  LA  MARATRE. 

LÉGENDE   DANOISE. 

L 

Dans  une  île  lointaine, 
Voyageant  vers  le  soir, 
Au  bord  d'une  fontaine 
Dyring  alla  s'asseoir. 

Près  de  l'eau  qui, ruisselle 
Christel  vint  reposer; 
Dyring  la  trouva  belle, 
Il  voulut  l'épouser. 

Ensemble,  en  un  village. 
Ils  vécurent  sept  ans, 
Et  de  leur  mariage 
Ils  eurent  sept  enfants. 

Mais  las!  la  mort  jalouse 
Entra  dans  la  maison , 
Et  moissonna  l'épouse 
En  sa  jeune  saison. 

U. 

Dans  une  île  lointaine. 
Voyageant  vers  le  soir, 
Au  bord  d'une  fontaine 
Dyring  alla  s'asseoir. 

Près  de  l'eau  qui  ruisselle 
Brunhil  vint  reposer; 
Dyring  la  trouva  belle, 
Il  voulut  l'épouser. 

Elle  devint  sa  femme; 
Mais  Bruuhil  par  malheur 
Était  bien  grande  dame  , 
Avait  bien  mauvais  cœur. 


^jB 


LECTURES  DU  SOIR. 


Quand  elle  entra,  hautaine, 
Sous  le  toit  de  l'époux , 
Les  sept  enfants  en  peine 
Priaient  à  deux  geuoux. 

Ils  priaient  devant  l'âlre, 
Pleurant,  c'était  piiié! 
La  méchante  maritre 
Les  repoussa  du  pied. 

Et  d'une  voix  cruelle 
Leur  refusant  du  paiu  : 
Plus  d'une  fois,  dit-elle, 
Vous  aurez  soif  et  faim. 

Puis  elle  leur  relire 

Les  coussins  bleus  du  lit  : 

—  La  paille  peut  suffire, 
L'édredon  amollit. 

Et  de  leur  réduit  sombre 
Éteignant  le  Qambeau  : 

—  Vous  resterez  dans  l'ombre 
Comme  dans  un  tombeau. 

Et  les  enfants  en  larmes 
Priaient  bien  tard  ,  la  nuit, 
Pleins  de  vagues  alarmes, 
Tremblant  au  moindre  bruit. 

Ils  appelaient  leur  mère. 
Elle  se  réveilla , 
Et  de  leurs  pleurs,  sous  terre 
Tout  son  corps  se  mouilla  ! 

—  Dieu!  quand  leur  voix  m'appelle 
Au  séjour  des  vivants. 

Que  ne  puis-je,  dit-ello. 
Aller  voir  mes  enfants! 

Ce  cri  perçant  de  mère 
Dans  le  ciel  s'entendit , 
Et  le  bon  Dieu  le  Père 
A  ces  vœux  répondit  : 

—  Pars  à  la  nuit  tombante, 
Va ,  mais  sois  de  retour 
Avant  que  le  coq  clianlc 
Pour  le  lever  du  jour. 


Alors  la  bonne  mère, 
Ne  perdant  pas  de  temps. 
Franchit  le  cimetière , 
Chemine  à  travers  champ?. 

Elle  arrive  au  village. 
S'en  va  le  long  des  murs  ; 
Elle  a  bien  du  courage. 
Mais  ses  pas  sont  peu  sûrs  ; 

Ses  jambes  sont  peu  fortes; 
Elle  craint  d'avancer  : 
Les  chiens  hurlent  aux  portes 
En  l'entendant  passer. 

Au  seuil  de  sa  demeure, 
Grâce  à  Dieu  ,  la  voilà. 
Son  aînée,  à  celle  heure, 
Triste  et  seule,  était  là. 

—  Que  fais-tu  là,  ma  fille, 
Les  yeux  rouges  de  pleurs? 
Comment  va  ma  famille. 
Tes  frères  et  tes  sœurs? 

—  Vous  êtes  grande  et  belle , 
Ma  mère  avait  vos  traits  ; 
Mais  vous  n'êtes  pas  elle. 

Je  vous  reconnaîtrais. 
Elle  était  rose  et  blanche, 
On  l'aimail  tout  d'abord, 
Et  vous,  votre  front  penche, 
Pâle  comme  la  mort. 

—  Et  comment,  ma  colombe, 
Aurais-je  un  teint  rosé? 

Si  longtemps  dans  la  tombe, 
Hélas!  j'ai  reposé! 

Elle  entre  dans  la  chambre 
Où  pleuraient  les  enfants. 
Sur  la  paille,  en  décembre. 
L'un  sur  l'autre  gisants. 

A  leurs  cris  son  cœur  saigne  ; 
Elle  s'approche  d'eux  ; 
Elle  en  prend  un,  le  |)eigne, 
Lui  tresse  les  cheveux; 


De  l'autre  avec  tendresse 
Elle  sèche  les  pleurs , 
Parle  à  tous,  les  caresse , 
Apaise  leurs  douleurs. 

Et  puis,  appelant  Claire  : 

—  Claire,  ma  chère  enfant. 
Va-t'en  dire  à  ton  père 

De  venir  à  l'instant. 

Quand  il  parut ,  la  mère  : 

—  Je  l'ai  laissé  du  paiu, 
Dit-elle  avec  colère. 

Et  mes  enfants  ont  faim. 

On  les  bat ,  on  les  raille  ; 
Ils  ne  peuvent  dormir. 
Et  sur  des  lits  de  paille 
Ils  ne  font  que  gémir. 

Ah!  lorsque  la  nuit  tombe , 
S'il  me  faut  chaque  soir, 
Dyring ,  quitter  ma  tombe 
Pour  remplir  ion  devoir. 

Et  si  Brunhil ,  ta  femme. 
Pour  mes  fils  sans  pitié. 
Des  soins  que  je  réclame 
Ne  prend  pas  la  moitié; 

Eh  bien  !  quand  viendra  l'heure 
De  me  séparer  d'eux , 
Dans  ma  sombre  demeure 
Vous  me  suivrez  tous  deux  ! 

La  marâtre  frissonne 
A  ces  mots  menaçants, 
Etdit  :  Je  serai  bonne  , 
Christel ,  pour  tes  enfants. 

Eldepulscejour-li,  quand  Dyring  et  sa  f.  mme 
Eiitendaienlvers  le  soirlesal>oieineDlidu  chien. 
Au  foyer  dos  enTanls  ils  ranimaient  la  flaaime, 
Cherchant  avccolTroi  s'ilneleur  manquaitrien: 
Et  quand  le  chien  hurlait  plus  fort  devani  la  porte 
Is  se  sauvaient  de  peur  de  voir  entrer  la  morte. 


Ah,  scélérat  !  ah,  coureur  :  je  vais  le  déflgurer,  |  uisqne 
tu  abuses  de  ton  physique. 


l°D  profond  penseur,  rédacteur  en  chif  du  Journal 
['Eclaireur. 


Imjirimrrir  'te  I1en>>  vn;  et  (>,  rue  i  emorrior.  ït.  Dalignolles. 


IX. 


MUSÉE  DES  FAMIM.ES. 


257 


SIMPLE  VOYAGE  EN  ITALIE 


(I) 


Vue  du  Col'sée. 


VIII. ROME.  LE   VATICAN.   TABLEAUX.    ENVIRONS  DE   ROME. 

Nous  quitterons  à  présent  les  antiquités  pour  jeter  un 
coup  d'oeil  sur  Rome  et  sur  Saint-Pierre,  du  haut  de  la 
promenade  qui  s'étend  de  l'Académie  de  France,  ci-devant 
villa  Médicis.  Rien  n'est  comparable  à  la  perspective 
dont  on  jouit  des  bords  de  la  fontaine  qui  s'élève  devant 
l'Académie.  Les  chênes  verts  sous  lesquels  on  se  trouve 
placé  forment  comme  une  haute  fenêtre  carrée  qui  sert 
de  cadre  au  dôme  que  l'on  aperçoit  dans  le  lointain  :  on 
se  croirait  dans  un  paysage  de  l'Albane,  si  l'écho  sonore 
des  gouttes  d'eau  de  la  fontaine  ne  rappelait  de  temps  à 
autre  le  sentiment  de  la  réalité. 

Mais,  tout  délicieux  qu'ils  soient,  ces  détails  sont  bien 
minces,  si  l'on  songe  que  nous  n'avons  pas  encore  visité 
l'église  Saint-Pierre,  qui  efface,  nous  pouvons  le  dire  sans 
exagération,  tout  ce  que  nous  avons  vu  jusqu'à  présent  en 
fait  d'églises  et  de  palais.  Mais,  quelle  que  soit  la  gran- 

(i)  Voir  les  noméros  de  férrier  el  d'avril  1845. 
JUIN  1846. 


deur  de  l'édifice,  on  ne  sent  pas  d'abord  tout  ce  qu'il  a 
d'imposant  et  de  gigantesque  ;  la  plupart  des  voyageurs 
se  seraient  crus,  en  entrant,  plus  éblouis,  plus  frappés, 
plus  accablés  qu'ils  ne  le  sont  réellement  ;  ce  n'est  qu'en 
avançant  par  degrés  et  s'emparant,  pour  ainsi  dire,  des 
détails  et  de  l'ensemble  de  cette  reine  des  mélropoles, 
qu'on  sent  ses  impressions  monter  et  grandir,  et  qu'on  ar- 
rive enfin  à  saisir  par  l'àme  et  les  yeux  toute  l'étendue  el 
la  beauté  de  ce  chef-d'œuvre  des  âges  modernes. 

Nous  ne  ferons  pas  comme  certains  voyageurs,  amis  des 
chiffres,  qui  inscrivent  scrupuleusement  sur  leurs  tablettes 
les  mesures  exactes  de  la  façade,  des  colonnes  et  du  vais- 
seau ;  nous  dirons  seulement,  pour  donner  quelque  idée 
des  proportions,  que  les  figures  placées  sur  la  balustrade 
supérieure,  et  qui,  vues  d'en  bas,  paraissent  de  grandeur 
naturelle,  ont  dix-sept  pieds  de  hauteur,  et  que  le  balcon 
d'où  le  pape  envoie  sa  bénédiction  au  peuple  est  d'une  élé- 
vation telle,  qu'il  est  fort  difficile  de  distinguer  les  traits 
du  souverain  pontife.  Quant  au  vestibule,  on  n'en  saurait 
donner  une  meilleure  idée,  qu'en  rappelant  ce  trait  bien 

—  33  —  TREIZIÈME   VOLUME. 


258 


LECTURES  DU  SOIB. 


■Miiiiiii— 1-1  -m 


connu  d'un  Anglais,  qui,  étant  venu  passer  huit  jours  à 
Rome  avec  l'intention  de  voir  tout  ce  que  cette  ville  ren- 
ferme de  remarquable,  envoya  à  un  de  ses  amis  une 
description  de  Saint-Pierre,  d'où  il  résultait  évidemment 
qu'il  s'imaginait  avoir  vu  l'église  tout  entière,  tandis  qu'il 
n'avait  pas  été  au  delà  du  vestibule. 

Mais  nous  avons  beaucoup  de  chemin  à  faire  pour  tra- 
verser la  nef  et  arriver  au  tombeau  de  saint  Pierre,  autour 
duquel  brillent  toutes  ces  petites  lampes  qui,  dit-on,  ne 
s'éteignent  jamais,  entourées  d'une  grille  dorée  et  d'un 
lit  de  fleurs  que  la  piété  des  fidèles  a  le  soin  de  renouveler 
sans  cesse.  Au-dessus  de  ce  tombeau  s'élève  le  dôme 
merveilleux  construit  par  Michel-Ange,  œuvre  sublime 
qui  fait  ressortir  le  mauvais  goût  du  dais  et  des  quatre  co- 
lonnes torses  du  maitre-autel,  ouvTage  de  Bernini,  artiste 
plein  de  hardiesse  et  de  mouvement,  mais  qui  est  sou^ 
vent  bien  éloigné  de  la  noblesse  et  de  la  simplicité  des 
beaux  temps  de  la  sculpture.  Mais  une  Transfiguration, 
de  Raphaël,  en  mosaïque,  d'un  travail  accompli,  et  un 
groupe  en  marbre,  de  Michel-Ange,  représentant  Marie 
tenant  sur  ses  genoux  le  corps  de  Jésus-Christ,  nous  ra- 
mènent bientôt  dans  les  régions  du  sublime. 

Nous  ne  nous  attacherons  pas  seulement  aux  beautés 
de  l'enceinte,  nous  jouirons  aussi  du  spectacle  unique  que 
la  place  déploie  à  l'extérieur,  et  où  l'on  remarque  cette 
célèbre  colonnade  au-dessus  de  tous  les  éloges  ;  et,  près 
d'un  obélisque  magnifique,  deux  fontaines  que  Ion  peut 
appeler  deux  feux  d'artifice  d'eau,  qui  jouent  toute  l'an- 
née, jour  et  nuit  sans  interruption.  Les  fontaines,  pour  le 
dire  en  passant,  sont  une  des  plus  belles  parties  de  Rome. 
On  en  rencontre  presque  à  chaque  pas,  et  il  en  est  qui 
semblent  envoyer  en  l'air  des  fleuves  entiers  ;  on  cite  sur- 
tout celle  de  la  place  Navone,  qui  est  en  effet  le  modèle  de 
ce  que  l'architecture  peut  réaliser  d'enchanteur  quand  elle 
emprunte  les  prestiges  de  l'eau  pour  seconder  les  res- 
sources de  son  art. 

Au  milieu  des  objets  sans  nombre  qui  nous  appellent 
et  nous  sollicitent  à  la  fois,  il  nous  faut  traiter  presque 
comme  un  édifice  ordinaire  ce  fameux  Panthéon,  qui  se 
fait  surtout  reconnaître  pour  un  monument  de  la  haute 
antiquité  romaine  à  son  vestibule  composé  de  seize  colonnes 
magnifiques.  Quand  on  entre  daps  l'intérieur,  on  est  d'a- 
bord frappé  de  l'effet  grandiose  de  cette  simple  voùle  cir- 
culaire :  les  marbres  les  plus  riches  couvrent  les  murs. 
Mais  nous  ne  saurions  nous  permettre  le  détail  des  objets 
d'art  qu'on  y  a  rassemblés,  sous  peine  de  ne  pouvoir  rien 
dire  du  Vatican,  qui  nous  attend  et  est  peut-être  en  droit 
déjà  de  s'étonner  de  nos  lenteurs. 

Un  jeune  Allemand,  qui  allait  faire  la  visite  à  laquelle  nous 
nous  préparons,  demanda  assez  naïvement  à  ses  compa- 
gnons ce  qu'ils  iraient  voir  après  avoir  tout  vu  dans  le 
Vatican.  Il  ne  put  revenir  de  son  étonnement  quand  on 
lui  eut  fait  comprendre  que,  dùt-il  rester  une  année  à 
Rome,  et  consacrer  cette  année  entière  au  Vatican,  il  lui 
serait  difficile  de  tout  voir  dans  ce  palais,  qui  contient 
onze  mille  salles  et  chambres,  et  où  l'on  admire  les  cha- 
pelles Sixtine  et  Pauline  de  Michel-Ange  ;  les  loges  et  les 
salles  de  Raphaël;  la  bibliothèque,  la  galerie  de  tableaux, 
plusieurs  milliers  de  statues  et  de  bas-reliefs  dans  le  Musée 
des  antiques,  et  une  foule  d'autres  objets  trop  longs  à  énu- 
mérer.  Bien  que  nous  ayons  confessé  d'avance  avoir  fort  peu 
de  temps  à  donner  à  cette  visite  comme  à  tant  d'autres, 
que  Dieu  nous  préserve  pourtant  d'avoir  aflaire  à  quel- 
ques-uns de  ces  ciceroni  officieux  et  incommodes,  qui 
s'engagent  à  vous  faire  voir  en  huit  jours  tout  ce  que  Rome 
et  ses  environs  offrent  de  plus  remarquable  ;  qui  vous  font 


visiter,  le  même  jour  et  d'une  seule  traite,  le  château 
Saint-Ange,  l'église  Saint-Pierre,  avec  ses  chapelles,  ses 
dômes  et  sa  croix  ;  le  Vatican  tout  entier,  avec  ses  milliers 
de  chambres  salles  et  galeries;  de  là  vous  traînent  au 
monte  Mario,  situé  à  une  lieue  de  Rome,  pour  voir  la  villa 
Milliniei  la  villa  Madonna.  Nous  nous  garderons  bien  de 
visiter  le  Vatican  de  la  sorte,  et  nous  préférons  de  beau- 
coup omettre  ou  négliger  une  infinité  de  choses,  plutôt 
que  de  ne  pas  contempler  à  loisir,  et  suivant  les  lois  ordi- 
naires de  la  jouissance  et  de  la  sensation,  celles  que  nous 
aurons  la  faculté  de  contempler. 

Notre  première  promenade  sera  consacrée  aux  loges  du 
Vatican.  L'avis  général  de  tous  les  artistes  et  des  amis  de 
ta  peinture  les  plus  éclairés  est  que,  pour  connaître  Ra- 
phaël, il  ne  suffit  pas  d'avoir  vu  ses  tableaux  épars  dans  les 
Musées  de  Paris,  de  Vienne,  de  Dresde  ou  des  autres  villes 
d'Italie,  il  faut  surtout  avoir  admiré  ses  peintures  à  fresque 
des  salles  du  Vatican.  Les  sujets  de  ces  fresques  ont  été  si 
souvent  reproduits  par  la  gravure,  que  nous  n'avons  rien 
à  en  dire,  et  qu'il  nous  suffit  de  rappeler  V Assemblée  dfs 
Pères  de  l'Église,  premier  ouvrage  exécuté  au  Vatican 
par  Raphaël,  avec  une  supériorité  telle,  que  le  pape  Jules  II 
donna  l'ordre  d'enlever  aussitôt  tous  les  tableaux  qui 
avaient  été  composés  par  Pérugin,  Signorelli,  Brumante, 
de  Milan,  etc.;  puis  le  Parnasse,  autre  chef-d'œuvre  où 
l'on  voit  Apollon  représenté  tenant  un  violon  à  la  main, 
et  tant  d'autres  compositions  immortelles,  dont  une  seule 
ferait  la  gloire  d'un  musée  et  d'une  ville. 

Après  avoir  traversé  une  grsnde  partie  de  la  galerie, 
nous  rencontrons  la  Transfiguration,  de  Raphaël,  et  nous 
soupirons  de  regret  et  d'admiration  en  songeant  que,  pen- 
dant plusieurs  années,  cette  toile  sublime  a  été  parisienne, 
ainsi,  du  reste,  que  la  plupart  des  chefs-d'œuvre  placés 
dans  les  six  pièces  qui  composent  la  galerie  du  Vatican. 
C'est  même  au  voyage  qu'ils  ont  fait  à  Paris  que  ces  ta- 
bleaux doivent  d'être  ainsi  réunis,  et  de  ne  pas  être  re- 
tournés dans  l'obscurité  de  leurs  églises  et  de  leurs  cha- 
pelles. 

Mais  où  nous  arrêterions-nous,  s'il  fallait  indiquer  seule- 
ment les  richesses  des  autres  galeries  de  Rome?  Celle  du 
palais  Borghèse,  entre  autres,  où  l'on  trouve  de  17  à  1800 
tableaux  originaux  des  premiers  maîtres;  celle  du  palais 
Farni'se,  qui  est  considéré  comme  le  plus  beau  palais  de 
Rome  et  qui  fut  construit  par  Sangallo,  Michel-.\nge  et 
Jacques  de  La  Porte?  Ce  magnifique  édifice  est  orné  d'un 
vestibule  qui  se  compose  de  douze  colonnes  doriques  de 
granit  égyptien;  les  Carrache,  les  Dominiquin  ont  semé  à 
profusion  les  trésors  de  leurs  pinceaux  sur  les  murs  des 
appartements  supérieurs. 

Le  président  de  Brosses,  dans  une  de  ses  lettres  sur 
Rome,  qu'il  adresse  à  son  ami,  M.  de  Quintin,  s'écrie  : 
€  Vous  êtes  né  coiffé,  monsieur  l'amateur  de  peintures  ; 
vous  allez  avoir  encore  du  Raphaël,  et  du  plu^  exquis. 
Pour  celui-ci,  ce  sont  mes  amours  particulières,  mieux 
que  le  Vatican,  mieux  que  Montorio  :  je  veux  parler  du 
petit  Farnèse  de  la  Longara,  où  se  trouvent  les  deux  sa- 
lons de  la  Psyché  et  de  la  Galalhéc...  » 

Et  à  ce  propos,  le  président,  que  nous  sommes  obligé 
d'abréger,  car  il  est  souvent  quelque  peu  verbeux  dans  ses 
histoires,  raconte  que  Raphaël  ayant  commencé  par  le 
salon  de  la  Galalhcc,  qui  est  celui  du  fond,  où  il  a  peint 
le  plafond  et  la  frise  en  aral>esques  et  en  jeux  d'enfant.-s, 
jeta  Rome  tout  entière  dans  l'enchantement  par  cette  seu'o 
frise.  Michel-Ange  la  vint  voir  en  son  absence;  il  ne  dit 
mot,  et  ayant  trouvé  du  noir  sur  une  palette,  en  uqe  dou- 
zaine de  coups  de  pinceau,  il  barbouilla  sur  la  muraille. 


MUSÉE  DES  FAMILLES 


259 


a  chiar  oscuro,  une  tête  démesurée  d'un  gros  jeune  homme 
tout  réjoui,  puis  s'en  alla.  Ilaphaël,  apercevant  à  son  re- 
tour cette  tête  raonslrueuse,  s'écria  :  —  Michel-Ange  est 
venu  ici;  qu'est-ce  donc  qu'il  a  dit? —  Rien  du  tout,  lui 
répliquèrent  ses  élèves  ;  il  a  fait  cette  tête,  puis  s'en  est 
allé. — J'entends,  dit  Haphaél;  il  a  raison,  mes  figures 
sont  trop  petites  ;  il  faut  me  rectifier  à  cet  égard  dans  le 
reste  de  l'ouvrage.  Et  là-dessus,  il  se  mit  à  repeindre  les 
murs  du  salon,  en  ayant  soin  d'interrompre  son  sujet  à 
l'endroit  de  la  tèle  noire,  sans  y  toucher;  si  bien  qu'elle  y 
est  encore,  et  qu'on  est  fort  étonné  de  l'effet  ridicule  que 
fait  là  ce  gros  visage  disparate,  mais,  du  reste,  admirable- 
ment bien  fait. 

Le  Triomphe  de  Galathée  se  promenant  sur  les  ondes 
est  un  morceau  sans  prix,  que  quelques  connaisseurs  re- 
gardent comme  le  plus  bel  ouvrage  qui  soit  sorti  des 
mains  de  Raphaël.  L'histoire  de  Psyché,  non  moins  admi^^ 
rable,  qui  est  représentée  en  dix  ou  douze  pièces,  est  con- 
sidérée, avec  la  Transfiguration,  comme  le  dernier  tableau 
que  Raphaël  ait  exécuté.  On  ne  sait  si  ce  fut  dans  ce  pa- 
lais que  l'artiste  mourut,  ou  dans  la  maison  que  l'on 
montre  rue  des  Coronari,  près  du  pont  Saint-Ange;  mais 
on  sait  que,  peu  de  temps  avant  sa  mort,  le  cardinal  Bib- 
bieno  lui  proposait  en  mariage  sa  nièce  et  son  héritière  : 
le  pape  le  voulait  faire  cardinal.  Ainsi,  on  eût  vu  un  car- 
dinal enlever  peut-être  des  mains  de  Raphaël  ces  pinceaux 
et  cette  palette  que  la  mort  est  venue  si  brusquement  lui 
arracher.  Lequel  est  le  plus  triste  et  le  plus  regrettable,  de 
voir  un  grand  artiste  succomber  au  faite  de  sa  gloire  et 
dans  la  plénitude  de  ses  triomphes,  ou  bien  de  le  voir  re- 
noncer, de  son  plein  gré  et  en  échange  d'honneurs  péris- 
sables, à  la  culture  de  son  art  et  aux  nouveaux  chefs- 
d'œuvre  que  son  génie  était  encore  à  même  d'enfanter? 

Ces  noms  de  Raphaël  et  de  Michel-Ange  nous  condui- 
raient loin,  si  nous  voulions  rappeler  tout  ce  qui  s'y  rat- 
tache :  la  seule  description  de  la  chapelle  Sixtine  mériterait 
tout  un  volume.  Les  églises  Saint-Jean,  Saint-Paul,  Sainte- 
Marie-Majeure,  celle  de  Saint-Pierre-aux-Liens ,  où  se 
trouvent  le  tombeau  de  Jules  11  et  la  célèbre  statue  de  Moïse, 
par  Michel-Ange,  méritent  tour  à  tour  de  nous  attirer  par 
les  singularités  de  l'architecture,  ou  par  les  chefs-d'œuvre 
du  Dominiquin,  du  Guide  ou  des  Carrache  qui  les  déco- 
rent intérieurement. 

Mais  si  nous  sortions  de  la  ville  pour  visiter  les  envi- 
rons en  détail  et  noter  tout  ce  qu'ils  offrent  de  curieux, 
c'est  alors  surtout  que  nous  pourrions  dire  que  notre  voyage 
ne  finirait  jamais.  Toutefois,  nous  ne  résisterons  pas  au 
plaisir  de  goûter  les  perspectives  admirables  dont  on 
jouit  de  Tivoli  et  de  Frascati,  bien  qu'on  y  ait  partout  sous 
les  yeux  cette  campagne  de  Rome,  toujours  un  peu  vide 
et  même  désolée,  et  qui  ne  convient  guère  qu'aux  âmes 
mélancoliques.  Mais  la  ville  de  Rome,  que  l'on  aper- 
çoit dans  le  lointain,  égayé  le  paysage  et  forme  un  digne 
horizon  au  tableau  que  l'on  a  sous  les  yeux.  Les  jardins 
de  Frascati,  si  vastes,  si  bien  plantés,  nous  délasseront 
des  impressions  vastes  et  grandioses  que  nous  a  causées 
la  vue  de  tant  d'édifices. 

Le  Belvédère  et  le  parc  Ludovisi  sont  deux  montagnes 
découpées  en  terrasses,  couvertes  de  verdure,  de  grottes 
et  de  superbes  cascades.  Quoi  de  plus  enchanteur  que 
le  grand  jet-d'eau  du  Belvédère,  qui  s'élance  avec  un 
bruit  effroyable  d'eau  et  d'air  entremêlés  ensemble,  et  la 
colline  du  Belvédère  elle-même,  taillée  à  trois  étages,  ornée 
de  grottes  et  de  façades  en  architecture  rustique,  garnies 
de  cascades  d'eau  jaillissante?  La  cascade  de  Ludovisi, 
surmontée  d'une  plate  -  foîTse  avec  un  vaste  bassin  en 


gerbe,  est  encore  plus  belle  que  celle  du  Belvédère.  On 
admire,  sur  le  pied  de  la  colline,  un  très-beau  morceau 
d'architecture  de  Jacrpies  de  La  Porte.  Les  avenues  d'en 
bas  sont  garnies  d'orangers  et  de  palissades  de  lauriers, 
de  terrasses  en  gradins,  de  balustrades  chargées  de  vases 
pleins  de  myrtes  et  de  grenadiers. 

Que  de  choses  il  nous  reste  à  visiter  encore  à  l'inté- 
rieur ou  dans  les  environs  de  Rome  !  Et  l'ancien  Tibur, 
cette  maison  de  campagne  d'Horace,  autour  de  laquelle  on 
croit  voir  le  dieu  des  bois,  de  retour  d'Arcadie,  courir 
de  son  pied  de  chèvre  pour  gagner  son  gite  ;  et  celte  chute 
de  l'Anio,  si  pittoresque  et  si  agréable  ;  et,  sur  le  pen- 
chant du  mont  Esquilin,  tant  de  ruines  vantées;  cette  co- 
lonne du  temple  de  la  Paix,  au  sommet  de  laquelle  est 
une  statue  de  la  Vierge,  morceau  d'antiquité  vraiment 
sublime  ;  et  cet  obélisque  de  granit,  tiré  du  tombeau 
d'Auguste,  et  que  Fontana  fit  placer  sur  cette  colline;  et 
cette  statue  exquise  de  sainte  Bibiane,  faite  par  le  Bernin, 
qui  suffît  pour  nous  réconcilier  avec  le  talent  de  cet 
artiste,  si  souvent  admirable  malgré  ses  défauts! 

Et  pourtant,  bien  que  nous  n'ayons,  pour  ainsi  dire, 
qu'un  faible  aperçu  des  magnificences  et  des  curiosités  de 
Rome,  l'heure  du  départ  a  sonné  pour  nous;  la  nature 
de  notre  voyage  ne  nous  permet  pas  un  plus  long  sé- 
jour; il  nous  faut  donc  aller  donner  un  dernier  coup  d'œil 
à  Saint-Pierre,  au  Vatican,  au  Panthéon,  au  Colisée,  à  la 
rue  du  Cours,  à  la  place  d'Espagne,  à  tout  ce  que  nous 
avons  admiré  et  que  nous  ne  devons  plus  revoir  peut-être. 

Est-ce  là  visiter  Rome  ?  nous  diront  certaines  personnes  ; 
pouvons-nous,  après  ce  pèlerinage  incohérent  et  rapide, 
nous  vanter  de  connaître  à  fond  cette  ville  que  l'on  n'a  ja- 
mais assez  vue?  Non  sans  doute;  mais  nous  pouvons, 
sans  trop  de  vanité,  nous  figurer  que  nous  en  savons  assez 
déjà  pour  avoir  le  vif  désir  d'y  retourner  bientôt.  Pour  vi- 
siter Rome,  il  faut,  dit-on,  une  année  entière.  Soit;  mais 
on  peut  dire  aussi  qu'il  est  permis  de  la  visiter  en  moins 
de  temps.  Le  vif  et  spirituel  Stendhal,  qui  a  fini  par  écrire 
sur  Rome  un  ouvrage  si  curieux  et  si  intéressant,  nous  a 
avoué  à  nous-même  n'avoir  séjourné,  à  son  premier  voyage 
dans  celte  ville,  que  trente-six  heures.  Mais  il  est  juste 
d'ajouter  aussi  que,  dans  la  suite,  il  y  était  retourné  plu- 
sieurs fois,  et  avait  même  fini  par  y  passer  près  de  trente 
années  de  sa  vie. 

IX. — LES  BRIGANDS.    NAPLES.  CHUJA.   POMPÉÏ.    TOMBEAU  DE 
VIRGILE.  CRIS  DE  NAPLES.  BAÏA.  LE  VÉSUVE.  THÉÂTRES. 

A  présent,  chers  lecteurs,  veillons  bien  sur  nous,  sur 
notre  suite,  nos  bagages,  noire  portefeuille  et  même  sur  nos 
personnes.  La  route  qui  doit  nous  conduire  de  Rome  à 
Naples  est,  dit-on,  la  terre  classique  des  brigands,  des 
vols  à  main  armée,  des  expéditions  nocturnes. 

Du  reste,  les  voyageurs  ne  sont  pas  absolument  d'ac- 
cord sur  le  compte  des  brigands  d'Italie;  les  uns  croient 
pieusement  à  leur  existence,  et  ne  doutent  pas  qu'en  tra- 
versant les  Étals  du  pape  ou  le  royaume  de  Naples  ils  ne 
soient  destinés  à  faire  quelques-unes  de  ces  rencontres 
peu  rassurantes  ;  heureux  s'ils  en  sont  quittes  pour  payer 
leur  tribut  à  ces  malfaiteurs  qui  leur  apparaissent  dans  la 
personne  de  chaque  voiturin  ou  de  chaque  piéton  que  le 
hasard  amène  sur  leur  passage!  D'autres,  au  contraire, 
sont,  sur  ce  chapilre-Ià,  d'une  incrédulité  complète;  ils 
prétendent  que  la  race  des  brigands  romains  ou  cala- 
brais est  détruite  depuis  longtemps,  et  qu'on  ne  voit  plus 
que  dans  les  romances  et  les  nouvelles  de  ces  individus  en 
culotte  courte  de  drap  bleu,  un  manteau  de  drap  brun  jeté 


260 


LECTURES  DU  SOIR. 


sur  l'épaule,  au  chapeau  de  feutre  roux,  pointu,  orné  de 
rubans  de  couleur  fauve,  ceinture  de  cuir,  carabine  sur 
l'épaule,  pistolets,  poignard  autour  des  reins,  etc.... 

Cependant,  s'il  est  vrai  que  les  brigands  italiens  ne 
soient  qu'une  espèce  purement  fabuleuse,  comment  s'ex- 
pliquer la  réalité  de  tant  de  personnages  qui  ont  acquis 
un  renom  malheureusement  trop  célèbre  :  Maïno,  d'A- 
lexandrie, entre  autres,  qui  se  faisait  appeler  Vempereur 
des  Alpes,  et  signait  de  ce  titre  les  proclamations  qu'il  fai- 
sait afficher  sur  la  route;  —  Parelia,  qui  fut  poursuivi 
pendant  trois  années  par  les  soldats  français,  et  ne  suc- 
comba que  par  suite  de  la  trahison  d'un  de  ses  domesti- 
ques;—  et  le  célèbre  Giuseppe  Mastrilli,  qui  ne  dut  son 
salut,  en  1789,  qu'à  son  étrange  ressemblance  avec  le  duc 
de  Calabre,  ce  qui  lui  fit  éviter  la  mort  au  moment  oli  il 
allait  être  attaché  au  gibet  ;  —  et  ce  Fra-Diavolo,  devenu 
depuis  un  héros  d'opéra-comique,  mais  qui,  en  1806,  jetait 
l'épouvante  sur  toute  la  côte  de  la  Méditerranée,  ex-moine, 
ex-galérien,  toujours  couvert  d'amulettes  et  armé  de  poi- 
gnards ;  —  et  enfin  le  trop  fameux  Gasparoni ,  dont  la 
bande  se  composait  de  deux  cents  hommes,  qui  a  commis 
jusqu'à  cent  quarante-trois  assassinats,  enlevé  des  cou- 
vents de  filles  d'un  seul  coup,  dévot  de  même  que  Fra- 
Diavolo,  observant  strictement  toutes  les  formes  extérieures 
de  la  religion,  se  gardant  bien  de  commettre  un  vol  ou 
un  meurtre  un  vendredi,  gardant  fidèlement  lejeiîne,  et 
allant  scrupuleusement  à  confesse  une  ou  deux  fois  par 
mois? 

Certes,  voilà  des  personnages  devenus  historiques  dans 
les  fastes  du  brigandage  italien,  et  dont  on  ne  niera  pas 
l'existence.  Mais,  pour  accorder  les  deux  opinions  qui 
nient  ou  affirment  la  réalité  des  malfaiteurs  à  main  armée 
dans  les  environs  de  Naples,  nous  dirons  que  si  les  bri- 
gands ne  sont  pas  entièrement  détruits  dans  ce  pays,  leur 
nombre  est  du  moins  fort  diminué,  et  la  preuve,  c'est  que, 
sans  avoir  pris  d'escorte  ni  de  précautions  d'aucun  genre, 
nous  avons  pu  nous  rendre  de  Rome  à  Naples  sans  avoir 
fait  aucune  rencontre  alarmante. 

Mais  SI  nous  avons,  dans  nos  excursions  précédentes, 
exprimé  de  justes  regrets  sur  la  rapidité  avec  laquelle  il 
nous  a  fallu  franchir  certaines  distances,  ces  regrets  ne 
nous  suivront  pas  sur  la  route  de  Naples.  A  l'exception  de 
la  voie  Appienne,  l'un  des  plus  beaux  monuments  de 
l'antiquité,  et  qui  a  le  privilège  de  joindre  à  l'utilité  la  ma- 
jesté et  la  grandeur,  nous  ne  trouverons  guère  sur  notre 
chemin  de  points  qui  méritent  de  nous  arrêter.  Nous  n'avons 
rien  à  dire  de  Velletri,  si  ce  n'est  qu'on  est  frappé  de  la 
beauté  et  même  de  la  majesté  de  la  plupart  des  femmes 
qu'on  y  rencontre.  A  Terracine,  le  seul  endroit  un  peu  re- 
marquable est  une  auberge  d'une  apparence  très-noble, 
et  infiniment  mieux  tenue  que  ne  le  sont  généralement  les 
auberges  de  passage  eu  Italie.  La  route  jusqu'à  Capoue 
est  assez  triste  et  uniforme,  et  les  louanges  que  mérite 
l'hôtel  de  Terracine  ne  sauraient  s'appliquer  aux  auberges 
de  cette  dernière  ville.  Il  faut  même  reconnaître  que  si 
les  soldats  d'Annibal  avaient  fait  dans  cette  ville,  jadis 
si  célèbre  par  ses  délices,  d'aussi  méchants  repas  que 
ceux  que  l'on  sert  aux  voyageurs,  ils  ne  s'y  seraient  pas 
autant  amollis,  et  le  monde  romain  aurait  fort  bien  pu 
avoir  d'autres  destinées. 

Lorsqu'on  approche  de  Rome,  on  traverse  pendant  une 
journée  entière  des  champs  de  fougère  ou  des  bruyères 
arides;  on  n'aperçoit  au  loin  ni  habitation  ni  groupes 
d'arbres,  ce  qui  donne  aux  plaines  romaines  un  caractère 
général  d'abandon,  et  fait  que  l'on  entre  dans  la  ville  éter- 
nelle au  milieu  du  silence  et  de  la  tristesse.  I.a  campagne 


de  Naples  est  toute  différente;  on  y  distingue  à  chaque 
pas  les  signes  de  la  fécondité  et  de  l'abondance  :  des  vi- 
gnes, des  arbres  verts,  des  orangers,  des  citronniers,  des 
pampres  qui,  de  même  que  dans  les  champs  de  la  Lom- 
bardie,  courent  en  festons  d'un  orme  à  l'autre,  et  don- 
nent un  air  de  joie  à  toute  la  contrée. 

La  situation  de  Naples  est  peut-être  la  plus  belle  du 
monde,  tant  pour  l'étendue  de  mer  qu'on  découvre  que 
pour  la  gaieté  du  port,  l'admirable  sérénité  du  ciel  et  cette 
immensité  de  la  rade,  qui  semble  construite  pour  recevoir 
les  vaisseaux  du  monde  entier. 

Mais  entrons  dans  cette  heureuse  ville,  comme  on  y  entre 
généralement,  c'est-à-dire  sans  se  douter  que  l'on  se  trouve 
dans  l'intérieur.  Naples  n'a  ni  portes  ni  murs  d'enceinte, 
et  l'on  éprouve,  en  traversant  les  rues  et  les  places  au  mi- 
lieu de  cette  multitude  qui  vous  presse  et  vous  coudoie, 
la  même  impression  que  si,  pendant  le  cours  d'un  voj  âge 
en  mer,  on  était  tout  à  coup  surpris  par  la  tempête  au 
milieu  d'un  calme  profond. 

Tout  ce  qu'on  a  pu  nous  dire  d'avance  de  cette  po- 
pulation, si  remuante  et  si  curieuse,  n'est  rien  auprès  du 
spectacle  que  nous  avons  sous  les  yeux.  Nous  voici  enga- 
gés dans  cette  fameuse  rue  de  Tolède,  qui  est  la  plus  lon- 
gue de  Naples,  et  représente,  pour  ainsi  dire,  la  ville  tout 
entière.  Ces  mille  cris  confus,  ces  voix  qui  se  choquent, 
ces  gens  à  l'air  empressé,  ce  tumulte  infernal,  feraient 
croire  à  une  rumeur  populaire,  une  émeute,  un  soulève- 
ment de  la  foule  à  la  voix  de  quelque  nouveau  .Mazaniello. 
Point  du  tout  ;  ce  bruit,  ce  brouhaha,  est  le  train  ordinaire 
de  la  population  napolitaine.  Si  nous  regardons  de  près 
ces  gens  bruyants,  nous  voyons  qu'ils  sont,  au  fond,  des 
gens  fort  paisibles,  qui  crient  seulement  pour  débiter  leurs 
marchandises,  et  s'efforcent  ainsi  d'attirer  l'attention  des 
passants. 

Nous  aurons,  dans  la  suite,  l'occasion  d'observer  de 
plus  près  ces  excellents  types  populaires  napolitains,  tant 
de  fois  reproduits  par  le  dessin  et  la  peinture,  mais  que 
l'on  ne  saurait  mieux  étudier  que  sur  leur  théâtre  même. 
Ce  sont  ces  mille  marchands  ambulants,  qui  n'ont 
d'autre  vêtement  qu'une  chemise  et  un  caleçon  de  grosse 
toile  ;  les  marchands  de  melons  d'eau,  de  petits  pois- 
sons et  de  coquillages,  qui  portent  toute  leur  fortune  dans 
une  corbeille  d'osier  placée  en  équilibre  sur  leur  tête; 
les  marchands  sédentaires  de  macaroni,  de  beignets  ;  les 
débitants  de  limonade  et  d'oranges,  dont  la  figure  se  perd 
au  milieu  des  guirlandes  de  fleurs,  d'oranges  et  de  rubans. 
Joignez  à  tout  cela  le  bruit  des  voitures  publiques  que  les 
conducteurs  mènent  au  grand  galop,  comme  s'il  s'agissait 
de  gagner  le  prix  de  la  course  ;  les  conversations  même 
des  passants  d'un  rang  distingué,  qui  se  font  presque 
toujours,  à  Naples,  à  voix  haute  ;  le  bourdonnement  des 
lazzaroni,  qui  chantent  du  matin  au  soir  en  se  berçant 
dans  leurs  corbeilles  d'osier,  et  vous  admettrez  sans  peine 
que  la  réputation  du  peuple  de  Naples,  d'être  le  plus 
bruyant  et  le  plus  tumultueux  de  la  terre,  n'a  rien  d'u- 
surpé. 

Bien  que  certains  voyageurs  aient  'prétendu  que  la  ville 
de  Naples  a  plus  de  prix  par  ses  accessoires  que  par  elle- 
même,  nous  n'en  donnerons  pas  moins  à  la  ville  toute  l'at- 
tention qu'elle  mérite.  Nous  nous  rendrons,  après  avoir 
descendu  la  rue  de  Tolède,  sur  la  place  Royale,  où  nous 
ne  trouverons  guère  à  satisfaire  notre  goût  pour  l'archi- 
tecture. Mais  nous  aurons  bientôt  l'occasion  d'admirer  cette 
baie,  d'où  l'on  embrasse,  d'un  côté,  le  Pausilippe  ;  de  l'au- 
tre, le  mont  Vésuve,  et  plus  loin,  le  cap  de  Sorrenle; 
en  face,  l'ile  de  Caprée. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


«61 


Nous  ferons  aussi  notre  première  promenade  dans  ce 
raagQifif|ue  quartier  appelé  Chiaja.  Nous  nous  repo- 
serons sous  les  ombrages  de  cette  délicieuse  promenade 
appelée  villa  Reale,  située  aussi  sur  le  bord  de  la  mer, 
et  que  l'on  peut  regarder  comme  la  reine  des  jardins 
publics.  Qu'on  se  représente  des  allées  de  chênes  verts, 
loufTus,  entremêlées  de  jardins  anglais,  de  terrasses,  de 
fleurs,  de  fontaines  jaillissantes,  et  enfin  la  mer,  qui  vient  se 
briser  contre  le  mur  extérieur.  Dans  un  rond-point  qui  se 
trouve  au  centre  du  jardin,  on  organise  souvent,  en  été, 
des  concerts  de  symphonie,  et  il  est  aisé  de  se  figurer  le 
charme  de  cette  musique  en  plein  air,  sous  ces  délicieux 
ombrages,  en  vue  de  cette  mer  enchantée  qui  semble,  elle 
aussi,  par  moments,  exhaler  des  soupirs  et  des  harmonies. 

Mais  de  toutes  les  sensations  neuves  et  inattendues  que 
le  séjour  de  Naples  fait  éprouver,  aucune  n'est  comparable 
peut-être  à  celle  du  premier  jour  du  réveil,  alors  que,  dès 
la  pointe  du  jour,  on  entend  les  cris  de  la  veille,  plus  éner- 
giques et  plus  perçants  que  jamais,  mêlés  au  braiement 
des  ânes,  au  mugissement  des  bestiaux  et  à  ces  mille  voix 
des  marchands,  que  nous  apprendrons  bientôt  à  distin- 
guer quand  nous  aurons  fait  avec  la  ville  une  plus  ample 
connaissanC. 


Nous  commencerons,  dès  à  présent,  nos  excursions  dans 
les  alentours,  revenant  à  la  ville  elle-même,  aux  habitants 
et  à  nos  chers  lazzaroni  ou  lazarielli  (les  deux  se  disent), 
suivant  les  hasards  de  nos  courses  et  les  diverses  haltes 
que  nous  serons  obligés  de  faire. 

Les  plans  en  relief  des  édifices  de  Pompéï,  que  nous 
rencontrons  de  tous  côtés,  doivent  nous  inspirer  un  vif  dé- 
sir de  connaître  cette  ville,  si  singulièrement  sortie  du  tom- 
beau. On  ne  peut  se  défendre  d'un  sentiment  particulier 
d'intérêt,  et  même  d'une  certaine  émotion,  quand  on  a 
sous  les  yeux,  au  Musée  de  Naples,  cette  collection  si  nom- 
breuse des  meubles,  des  outils  à  l'usage  des  anciens.  Dans 
une  salle,  on  remarque  les  ornements  de  toilette  à  l'usage 
des  dames,  les  bagues,  les  bracelets,  les  pendants  d'oreilles, 
les  peignes  à  dents  d'ivoire,  les  aiguilles  à  cheveux,  les 
boites  de  fard,  et  jusqu'à  des  rouets  à  filer.  Ailleurs,  ce  sont 
des  armes  grecques,  ornées  et  ciselées  avec  tant  de  per- 
fection ;  puis  des  vases  chargés  de  bas-reliefs  ;  puis  une 
collection  de  verreries  ,  plus  curieuses  que  vraiment 
belles  ;  car  il  faut  convenir  que  les  cristaux  des  anciens, 
presque  toujours  d'une  teinte  louche  et  verdàtre,  sont  de 
beaucoup  dépassés  par  ce  qui  se  fabrique  en  Bohême,  en 
Angleterre  et  même  en  France. 


Le  tombeau  de  Virgile. 

Visitons  maintenant  le  tombeau  de  Virgile,  car  il  n'est 
guère  possible  de  quitter  Naples  sans  avoir  au  moins  cueilli 


une  branche  de  laurier  sur  la  sépulture  du  poète.  On  aper- 


çoit sur  un  des  côtés  du  Pausilippe  une  vigne  d'un  aspect 
sauvage,  un  escalier  de  pierre  qui  conduit  à  la  porte  d'un 
jardin,  et,  après  avoir  traversé  plusieurs  sentiers  sinueux, 


262 


LECTURES  DU  SOIR. 


on  se  trouve  devant  un  petit  dôme  garni  de  niches,  où  l'on 
voyait  autrefois  des  urnes  cinéraires;  à  travers  certaines 
ouvertures  pratiquées  de  loin  en  loin,  on  aperçoit  l'enlrée 
de  la  grotte  du  Pausilippe,  comme  au  fond  d'un  vaste  pré- 
cipice. Le  petit  dôme  représente  le  monument  élevé  à  la 
mémoire  du  poète,  et  il  faut  reconnaître  que,  sans  le  nom 
de  Virgile  qui  le  protège,  il  n'aurait  par  lui-même  que  peu 
d'attrait,  surtout  pour  des  yeux  qui  viennent  de  contem- 
pler les  merveilles  architecturales  de  Florence,  de  Rome  et 
même  de  Naples. 

Nous  avons  déjà  parlé  des  crieurs  ambulants  qui  ont 
failli  nous  étourdir  pur  leurs  vociférations  à  notre  première 
entrée  dans  la  rue  de  Tolède.  A  présent  que  nos  oreilles 
sont  un  peu  faites  à  ce  bruit,  qui  du  reste  enchante  les 
Napolitains,  avides  surtout  de  ce  qui  étourdit  les  sens,  nous 
pouvons  établir  un  certain  classement  entre  ces  raille  voix 
qui  retentissent,  tonnent,  glapissent  à  la  fois.  Dans  d'au- 
tres villes,  à  Paris  par  exemple,  on  crie  presque  toujours 
par  leur  nom  les  objets  que  l'on  veut  vendre  :  à  Naples,  il 
est  rare  qu'on  n'ait  pas  recours  à  une  métaphore,  à  un 
trope,  à  une  figure  quelconque  de  cette  rhétorique  popu- 
laire qui  n'e^l  pas  un  des  traits  les  moins  curieux  de  cette 
population  à  part. 

Ainsi  le  marchand  de  marrons  annonce  sa  marchandise 
par  ce  cri  :  Ah!  che  belli  niastaccioli !  (ah  !  quels  beaux 
pains  d'épices)  parce  que  le  pain  d'épices  est  de  la  même 
couleur  que  les  marrons  ;  ou  bien  :  Ah  '.  che  viontagna  di 
soma!  (ah!  quelle  montagne  de  fardeau!)  pour  peindre 
le  poids  des  grappes  de  raisin.  Les  cerises  deviennent  du 
corail,  les  figues  du  miel,  le  pain  de  la  manne,  etc..  Par- 
fois, on  se  borne  à  une  recommandation  générale,  comme 
lorsque  l'on  crie  à  tue-tête  :  Alla  compra  a  buon  prezzo  ! 
(venez  acbtier  à  !  ou  marché!)  ce  qui  du  reste  pourrait 
s'entendre  de  la  plupart  des  marchandises  que  l'on  débile 
dans  les  rues  de  Naples  ;  ou  bien  :  Com'  e  fina  !  corn'  e 
fina  !  (comme  elle  est  fine  !  comme  elle  est  fine  !)  formule 
de  langage  à  laquelle  il  faut  être  initié  par  avance  pour 
comprendre  qu'il  s'agit  de  Teau-de-vie  que  l'on  propose 
aux  passants.  Un  cri  fort  commun  est  :  Ah  !  che  belle  cose! 
ah!  che  bellezza !  ce  qui  se  dit  souvent  d'objets  qui 
n'ont  pas  la  moindre  prétention  à  la  beauté;  mais  on  sait 
qu'à  Naples  tout  est  bello  ou  bravo.  Quelquefois  même  la 
figure  est  si  audacieuse  qu'elle  n'a  pas  le  moindre  rapport 
avec  l'objet  qu'on  propose.  Ainsi,  qui  pourrait  se  douter 
qu'on  lui  offre  de  la  morue  sèche  quand  on  crie  des  poules 
(galline),  ou  que  par  des  pâtés  de  cailles  [zampe  di  quaglie), 
il  faut  entendre  des  noix  ?  Tous  ces  cris  se  font  du  reste 
avec  de  si  grands  efforts  que  l'on  croit  à  chaque  instant 
que  le  crieur  marchand  va  se  rompre  les  reines  du  cou. 
Mais  le  plus  assourdissant  de  tous  est  sans  contredit  celui- 
ci  :  i4/ici.'  alici!  (des  anchois  !  des  anchois  !)  Ce  cri  se  fait 
entendre  depuis  le  point  du  jour  jusque  fort  avant  dans  la 
nuit.  Aussi,  quand  on  voit  venir  de  loin  un  lazzarone  qui 
revient  du  port  et  lient  sur  sa  tête  un  grand  panier  d'osier 
placé  horizontalement,  on  agira  prudemment  en  s'en  éloi- 
gnant, à  moins  d'être  doué  d'oreilles  vraiment  napolitaines. 

Mais  il  ne  faut  pas  que  les  cris  de  Naples,  si  curieux,  si 
variés,  et  qui  équivalent  à  une  comédie  perpétuelle,  nous 
fassent  oublier  nos  excursions  du  dehors.  On  peut  regar- 
der comme  une  des  pnrtie»  tel  plus  agréables  du  voyage  à 
Naples,  la  visite  que  l'on  fait  à  13aïa.  Nous  nous  engage- 
rons vaillamment  dans  le  chemin  percé  et  grouppé  à  tra- 
vers le  Pausilippe  par  où  l'on  gagne  l'autre  côté  de  la  col- 
line. Cet  étonnant  ouvrage,  qui  remonte  à  des  temps  fort 
anciens,  n'a  pas  toujours  été  du  goût  de  tout  le  monde. 
Sénèque,  dans  une  de  ses  lettres,  raconte  de  bonne  foi  la 


frayeur  que  lui  causait  ce  passage  obscur.  Pour  nous,  que 
la  traversée  des  tunnels  des  chemins  de  fer  a  rendus  plus 
braves,  nous  déclarerons  n'avoir  pas  ressenti  la  moindre 
impression  d  effroi  pendant  cette  traversée,  attendu  qu'on 
a  fait  à  la  voûte  une  ou  deux  grandes  lucarnes  qui  percent 
jusqu'en  haut  pour  donner  un  peu  de  jour.  L'issue  de 
la  caverne  nous  mène  droit  au  lac  Agnano,  où  l'eau  bout 
naturellement  sur  le  rivage  sans  être  chaude.  Nous  ren- 
controns bientôt  la  fameuse  grotte  du  Chien,  d'où  s'échappe 
une  vapeur  mortelle  pour  tous  les  animaux,  excepté  pour 
la  vipère. 

Nous  n'avons  que  peu  de  chemin  à  faire  pour  arriver  à 
Pozzuoli,  où  nous  avons  à  noire  arrivée  à  nous  défendre 
contre  cet  essaim  de  petits  lazzaroni  qui  veulent  vous 
faire  acheter  une  foule  de  petits  bronzes,  de  pierres  gra- 
vées, de  morceaux  de  statue  et  autres  chefs-d'œuvre  de 
rebut.  Mais  la  position  de  la  ville,  si  agréablement  assise  à 
l'extrémité  du  lac,  vaut  seule  le  voyage.  Nous  saluerons 
les  débris  d'un  temple  de  Jupiter,  puis  le  pnûldeCaligula, 
qui  s'étend  fort  avant  daus  la  mer  et  ferme  le  port  de  Poz- 
zuoli. Ce  môle  est  un  ouvrage  d'Antonin  le  Pieux  et  est 
encore  un  témoignage  de  la  hardiesse  et  de  la  grandeur  des 
travaux  des  anciens. 

Mais  empressons-nous  de  nous  rendre  dans  ce  golfe  de 
Baïa,  où  nous  appelle  la  poésie  moderne  et  où  nous  pou- 
vons encore  pénétrer,  malgré  les  esquifs  et  les  nefs  de  tous 
les  faiseurs  de  barcarolles,  de  méditations,  de  stances  et 
de  rêveries  rassemblés  dans  ce  lieu  chafOiBûl,  qui  sem- 
bleraient vouloir  nous  barrer  le  passage.  Le  golfe  de  Baïa 
et  sa  colline  en  demi-amphilhéàtre,  si  renommée  rbex  les 
Romains  pour  être  le  plus  voluptueux  endroit  de  l'Italie, 
e^t  comme  ces  vieilles  beautés  qui,  sur  un  visage  pâle  et 
miné,  laissent  encore  deviner  les  traces  de  leurs  charmes- 
Tout  ce  qu'on  pourrait  dire  à  la  louange  de  cette  baie  en- 
chanteresse et  de  celte  colline  couverte  de  bois,  qui  se  mire 
dans  une  mer  toujours  calme  et  limpide,  n'a  rien  d'exa- 
géré. On  aime  à  se  représenter  ce  que  devait  être  ce  terrain, 
plein  de  maisons  de  campagne  d'un  goût  eiquis,  de  jar- 
dins eu  amphiihéàlrc,  de  terrasses  sur  lamef,  de  temples, 
de  colonnes,  de  portiques,  de  statues,  de  monumenis,  du 
temps  de  Cicéron,  de  Pompée,  d'Horace,  de  Mécène,  de 
Catulle,  d'Auguste,  etc..  Quels  délicieux  repas  on  devait 
faire  après  une  promenade  à  pied  à  la  villa  de  Luculius, 
près  du  promontoire  de  Misène  !  Et  quel  spectacle  que 
celui  de  ces  barques  dorées,  ornées  de  banderoles  de  cou- 
leurs, et  étincelantes  de  mille  flambeaux;  cette  mer  cou- 
verte de  roses,  ces  bâtiments  pleins  de  courtisanes  »ux 
cheveux  épars,  ces  concerts  sur  l'eau  pendant  l'obMlifité 
de  la  nuit,  tout  ce  luxe  que  le  voluptueux  Sénèque  a  li  vi- 
vement décrit  et  si  sévèrement  censuré! 

L'admirable  piscine  que  Gt  construire  Agrippa  pour 
servir  de  réservoir  à  la  fl'^tte  qui  slationoiit  au  pro- 
montoire de  Misène,  l'ancienne  maison  de  carapairne  d'A- 
grippine,  l'ile  de  Procida,  cette  jolie  plaine  ioculle  et  né- 
gligée qui  passe  pour  être  les  Champs  Êlysées,  le  lac 
d'Averne  si  pur,  si  vermeil,  et  au-dessus  duquel  tes  oi- 
seaux volent  tant  qu'il  leur  plait  ;  la  maison  de  campi^e 
de  Cicéron,  où  il  écritit  ses  Questions  académiques:  tgilà 
de  ces  lieux,  et  itini  d'  pie  nous  visitons,  mais  (JU 'il 

ne  ûous  faut  faire  bL-..  i  ut  qu'effleurer,  si  noui  ne 
voulons  pas  allonger  notre  voyage  au  delà  des  proportions 
voulues.  Nous  renverrons  pour  toutts  ces  curiosités,  ainsi 
que  pour  Amaifi,  Herculanum,  Pompeï,  même  Sorrenlo, 
à  tiiutes  les  descriptions  de  l'Italie  anciennes  et  modernes. 
Nous  avons  en  effet  à  nous  acquitter  d'une  ascension  dont 
on  ne  peut  guère  se  dispenser,  pour  peu  que  l'on  séjourne 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


263 


quelque  temps  à  Naples  et  que  l'on  peut  même  nous  re- 
procher d'avoir  retardée  si  longtemps.  On  devine  sans 
doute  que  nous  voulons  parler  de  l'ascension  au  Vésuve. 

Mais,  pour  rassurer  d'avance  les  lecteurs  sur  les  dangers 
que  cette  expédition  nous  prépare,  nous. dirons  (|ue  les 
chances  du  cratère,  des  éruptions  et  même  des  tremble- 
ments de  terre  ne  sont  rien  auprès  des  violences  réelles 
qu'exercent  sur  les  voyageurs  ces  mille  ciceroni  officieux 
qui  viennent  leur  faire  des  offres  de  service  avec  une  ar- 
deur telle,  qu'ils  les  tirent  littéralement  l'un  |)ar  la  tête  ou 
le  collet  d'habit,  l'autre  par  les  jambes,  et  les  placent  de 
vive  force  sur  des  ânes  comme  des  ballots  de  marchandises. 
Une  fois  débarrassés  de  celte  cohorte  importune,  nous 
pouvons  contempler  à  loisir  la  montée,  bordée  des  deux 
côtés  de  vignobles,  où  de  jolies  vigneronnes  viennent  vous 
présenter  des  paniers  de  ce  raisin  délicieux  avec  lequel  on 
fait  le  fameux  vin  de  lacryma-christi.  La  perspective  s'é- 
tend à  mesure  que  l'on  monte  ;  à  gauche,  on  découvre  une 
suite  de  petites  villes  jusqu'à  Sorrente;  à  droite,  la  vaste 
cité  de  Naples  qui  s'élève  en  amphithéâtre  jusqu'au  couvent 
des  Camaldules,  et  couronnée  par  le  magnifique  château 
de  Caserte.  Mais  bientôt  la  végétation  cesse,  la  verdure 
dis|)araU,  et  on  ne  tarde  pas  à  apercevoir  celte  sombre  mer 
de  laves  qu'il  est  bien  difficile  d'aborder  sans  un  certain 
tremblement.  Les  glaciers  des  Alpes  sont  terribles  à  la  vé- 
rité, mais  du  moins  on  entend  le  bruit  des  torrents  et  des 
avalanches,  ainsi  que  la  clochette  des  troupeaux  des  envi- 
rons ;  tandis  que  sur  ces  cimes  volcaniques  on  n'a  d'autre 
impression  que  celle  de  l'immobilité  et  du  silence.  Si  nous 
montons  encore,  nous  ne  tarderons  pas  à  nous  trouver  sur 
le  bord  même  du  cratère,  dont  on  estime  la  profondeur 
à  peu  près  à  trois  cents  pieds.  Le  sol  du  fond  du  cratère  se 
compose  de  mille  couleurs  différentes,  qui  forment  un  ta- 
pis d'une  incomparable  beauté,  lorsqu'elles  sont  éclairées 
par  le  soleil;  mais  la  sensation  que  produit  ce  spectacle 
n'est  pas  complètement  agréable,  et  on  a  eu  raison  de  com- 
parer ce  tapis  à  la  tunique  bigarrée  de  quelque  animal  dan- 
gereux, léopard,  serpent  ou  panthère. 

Mais  après  avoir  pris  notre  part  de  témérité  soit  en  mar- 
chant autour  du  cratère  sur  un  sol  mou  et  pliant  comme  la 
cendre,  soit  en  nous  penchant  sur  l'entonnoir  au  risque 
d'avoir  le  sort  d'Empédocle  ou  d'être  surpris  par  quelque 
pluie  de  pierre,  nous  nous  délasserons  de  ce  spectacle  ter- 
rible en  contemplant  le  coucher  du  soleil  qui  s'enfonce  dans 
les  flots  derrière  Tile  d'Lschia.  Pour  peu  que  le  Vésuve 
fasse  alors  aux  contemplateurs  la  grâce  de  quelque  érup- 
tion, que  quelques  pierres  enflammées  soient  lancées  en 
l'air,  ou  que  des  colonnes  de  flammes  s'élèvent  du  cratère, 
on  jouit  d'un  spectacle  vraiment  magique  et  d'un  second 
coucher  de  soleil  à  l'aide  de  cette  illumination  soudame  qui 
répand  des  traînées  de  flamme  bleuâtre,  des  gerbes  d'étin- 
celles et  des  milliers  d'éclairs  au  milieu  des  ténèbres. 

Nous  nous  sommes  promis  de  ne  nous  perdre  dans  au- 
cune extase,  et  certes  ce  spectacle  ne  nous  fera  pas  man- 
quer à  notre  promesse.  C'est  pourquoi,  notre  ascension  une 
fois  accomplie,  nous  devons  nous  empresser  de  retourner 
à  Naples  que  nous  ne  quitterons  pas  sans  avoir  du  moins 
dit  quelque  chose  des  spectacles,  qui  sont  sans  contredit 
l'aflaire  la  plus  importante  et  la  plus  grave  de  la  popula- 
tion. 

La  salle  de  Saint-Charles  est  trop  connue  pour  que  nous 
ayons  une  description  bien  détaillée  à  en  faire.  Il  nous  suf- 
fira de  rappeler  qu'à  la  suite  d'un  incendie,  elle  fut  recon- 
struite en  1816  par  Barbaia,  qui  s'éleva  des  humbles  fonc- 
tions de  garçon  de  café  à  Milan  à  la  condition  d'entrepreneur 
plénipotentiaire  des  principales  scènes  d'Italie.  Voici  com- 


ment un  voyageur,  qui  se  trouvait  à  l'ouverture  de  cette 
salle,  a  rendu  compte  de  sa  première  impression  :  t  Je  me 
suis  cru  transporté  dans  le  palais  de  quelque  empereur 
d'Orient.  Mes  yeux  sont  éblouis,  mon  àrne  ravie  :  rien  de 
plus  frais,  et  cependant  rien  de  plus  majestueux,  deux 
choses  qui  ne  sont  pas  aisées  à  réunir...  La  salle  est  or  et 
argent,  et  les  loges  bleu  de  ciel  foncé.  Il  y  a  un  lustre  su- 
perbe, éliucelant  de  lumière,  qui  fait  resplendir  de  partout 
les  ornements  or  et  argent.  Rien  de  plus  magnifique  et  de 
plus  majestueux  que  la  grande  loge  du  roi,  au-dessus  de  la 
porte  du  milieu  :  elle  repose  sur  deux  palmiers  d'or  et  de 
grandeur  naturelle;  la  draperie  est  en  feuilles  de  métal 
d'un  rouge  pâle;  le  satin  bleu,  les  ornements  d'or  et  les 
glaces  sont  distribués  avec  un  goût  que  je  n'ai  vu  nulle 
part  en  Italie.  La  lumière,  qui  pénètre  dans  tous  les  coins 
de  la  salle,  permet  de  jouir  des  moindres  détails.  > 

Cette  description  courte  et  fidèle  suffit  pour  donner  une 
idée  de  ce  qu'est  l'intérieur  du  théâtre  Saint-Charles.  Quant 
à  la  musique  qui  s'y  fait,  il  suffit  de  rappeler  que  c'est 
pour  cette  scène  que  Rossini  a  composé  son  Otello,  et  que 
les  plus  grands  chanteurs  qui  ont  depuis  été  applaudis  par 
toute  rEiiro|)e  ont  fait  leurs  débuts  et  obtenu  leurs  pre- 
miers triomphes  au  grand  théâtre  de  Naples. 

Les  autres  théâtres  ,  tels  que  le  Fonda,  le  Théâtre-Neuf 
et  beaucoup  d'autres,  ne  sont  à  proprement  parler  que  les 
satellites  du  théâtre  Saint-Charles.  Nous  pouvons  donc  sans 
inconvénient  éviter  de  grossir  notre  relation  du  détail  des 
pièces  déclamées  ou  chantautées,  burlesques  ou  dramatiques 
que  nous  y  avons  vu  représenter.  Cependant,  nous  ne  sau- 
rions faire  un  meilleur  usage  de  l'une  de  nos  dernières  soi- 
rées, que  de  la  consacrer  au  théâtre  si  curieux  et  si  fran- 
chement napolitain  de  San-Carlino ,  qui  est  peut-être 
l'endroit  d'ilalie  où  l'on  joue  la  comédie  avec  le  plus  de  na- 
turel et  de  gaieté. 

On  monte  au  bureau  par  une  espèce  de  cave,  et  l'on  ar- 
rive de  là  au  parterre,  qui  est  tout  garni  de  stalles  fermées. 
Ou  ne  découvre  pas  sans  surprise,  dans  l'intérieur  de  ce 
petit  théâtre,  plusieurs  personnes  appartenant  à  la  meil- 
leure société  de  Naples.  Il  est  vrai  qu'on  trouve  à  San- 
Carlino  ce  que  n'offrent  pas  toujours  des  scènes  plus  éle- 
vées :  une  satire  franche  et  vive  des  mœurs  et  des  ridicules 
du  moment.  Tout  événement  de  la  journée,  qui  frappe 
ou  occupe  en  quelque  point,  devient,  pour  le  théâtre 
San-Carlino,  un  sujet  de  pièce  ou  plutôt  de  proverbe,  où 
figure  invariablement  l'incomparable  Pulcinella,  qui  dé- 
bite souvent,  sous  son  demi-masque  noir,  des  facéties 
pleines  de  sel  et  de  naïveté,  que  relève  encore  l'accent 
burlesque  du  patois  napolitain.  Pulcinella  a  pour  auxi- 
liaire une  amoureuse,  qui  est  ordinairement  d'une  corpu- 
lence colossale,  ce  qui  ne  laisse  pas  d'ajouter  beaucoup  au 
comique  de  ses  intentions.  La  parodie  joue  un  grand  rôle  à 
ce  théâtre  :  les  acteurs  des  autres  scènes,  les  chanteurs  en 
vogue,  souvent  même  des  personnages  publics  y  sont  imi- 
tés avec  un  naturel  parfait.  Il  est  vrai  de  dire  que  cette 
comédie  est  d'une  espèce  particulière.  A  Paris  même,  dans 
nos  moindres  théâtres,  on  reconnaît  dans  chaque  acteur 
un  art  et  une  étude  spéciale;  tandis  qu'à  Naples  on  croit 
voir  des  acteurs  de  société,  qui  tiennent  leur  talent  de  la 
nature,  et  vous  persuadent,  par  leur  manière  déjouer  libre 
et  familière,  qu'ils  vous  introduisent  dans  leur  intimité, 
et  ne  font  que  mimer  et  représenter  des  choses  qu'au  be- 
soin nous  pourrions  représenter  aussi  bien  qu'eux. 

11  est  onze  heures  du  soir,  nous  sortons  de  San-Carlino, 
et  comment  avouer  sans  confusion  que  nous  quittons 
Naples  demain  pour  retourner  en  France,  et  que  notre 
voyage  en  Italie  est  achevé?  Quoi  !  dira-t-on,  est-il  permis 


264 


LECTURES  DU  SOIR. 


de  conclure  une  aussi  grande  entreprise  par  une  visite  à 
un  petit  théâtre  qui,  dans  la  hiérarchie  dramatique,  oc- 
cupe UQ  rang  à  peu  près  égal  à  celui  des  scènes  de  ma- 
rionnettes? N'eùt-il  pas  mieux  valu  terminer  par  quelque 
résumé  général  sur  l'art  antique  et  l'art  moderne,  ou 
mieux,  par  des  considérations  sur  l'état  politique  de  l'Ita- 
lie, les  causes  de  son  état  d'asservissement,  les  symptômes 
d'une  rébellion  prochaine,  les  malheurs  de  la  division  en 
États  séparés,  la  nécessité  de  constituer  une  capitale  qui 
devienne  un  centre  commun  d'intérêts,  d'idées,  de  prin- 
cipes, etc.... 

Oui  sans  doute,  tout  cela  eût  mieux  valu  pour  finir  que  ce 
que  nous  avons  dit.  Nous  demandons  cependant  qu'on 
veuille  bien  se  rappeler  notre  titre  :  Simple  voyage  en 
Italie.  Nous  nous  somme  proposé,  non  pas  de  disserter, 


de  peindre  ni  de  discuter,  mais  seulement  de  voir  et  de 
voyager  en  peu  de  temps  et  à  peu  de  frais.  Avons-nous 
tenu  parole?  Vous  vous  en  convaincrez  si  vous  voulez 
bien  suivre  notre  itinéraire.  Nous  avons  voulu  prouver 
que,  sans  de  grandes  dépenses,  sans  une  dose  extraordi- 
naire de  savoir  ni  d'études  préalables,  il  était  permis  de 
voir  et  même,  jusqu'à  un  certain  point,  de  connaître 
l'Italie.  Si  Ton  veut  bien  reconnaître  que  nous  ne  nous 
sommes  pas  trop  écartés  de  notre  plan,  c'est  plus  que 
nous  ne  demandons,  et  la  bonne  foi  des  voyageurs  a  été 
si  souvent  suspectée,  qu'on  doit  leur  savoir  gré  d'être 
restés,  une  fois  du  moins,  fidèles  à  leur  programme. 

AR.N0LLT  FREMY. 
us 


LES  COUVENTS  DE  PARLS. 


L'ABBAYE-AIX-BOIS. 


Ce  couvent,  élevé  il  y  a  six  cents  ans,  sous  le  règne  de 
Phihppe  Auguste,  est  le  plus  ancien  de  Paris  comme  mo- 
nument (1).  A  l'époque  de  sa  fondation,  il  était,  ainsi  que 
son  nom  l'indique,  situé  au  milieu  des  bois.  Alentour  s'é- 
tendaient les  antiques  ombrages  qui  avaient  appartenu 
aux  forêts  druidiques;  à  peu  de  dislance  était  l'herbage  où 
on  amenait  paitre  les  troupeaux  sur  un  tertre  surmonté 
d'une  croix  rouge;  dans  le  lointain  on  apercevait  le  fleuve 
et  la  masse  informe  de  la  cité,  d'où  le  couvent  dans  sa  lon- 
gévité devait  voir  naître  et  s'élever  notre  Paris  moderne. 

Les  fenêtres  du  monastère,  tournées  à  l'occident,  ne 
découvraient  que  des  bois,  des  blocs  de  rocher,  des  cam- 
pagnes agrestes  et  primitives.  Sa  musique  religieuse,  ses 
chants,  ses  harpes  se  mêlaient  alors  aux  bruits  sauvages 
d'un  climat  rigoureux,  aux  murmures  élevés  des  vents, 
aux  mugissements  des  loups  errants  dans  leur  domaine  ; 
ces  voix  du  cloître  faisaient  entendre  la  note  d'amour  et 
de  piété  dans  le  concert  encore  barbare  de  la  nature. 

C'étaient  alors  des  pèlerins,  des  voyageurs  attardés,  des 
hommes  d'armes  blessés  qui,  sonnant  du  cor  à  ses  portes 
fortifiées,  venaient  demander  des  aumônes,  des  prières  et 
des  spécifiques,  composés  avec  des  plantes  précieuses  que, 
selon  la  tradition,  les  prières  des  saintes  ûJles  du  Christ 
faisaient  nailre  autour  du  monastère. 

Quelques  siècles  ont  passé,  et  maintenant  c'est  un  ho- 
rizon infini  d'habitations  humaines  qui  se  déroulent  devant 
!es  croisées  de  l'abbaye...  Sujet  de  méditation  plus  pro- 
fond, mais  moins  doux  que  la  nature  ;  ce  sont  de  brillants 
équipages  qui  roulent  dans  sa  cour,  des  femmes  élégantes, 
des  grands  du  monde  qui  viennent  à  ses  parloirs.  Tout  a 
changé,  s'est  renouvelé  alentour  avec  une  rapidité  con- 
stante, avec  une  activité  de  révolution  infatigable.  L'ab- 
baye a  vu  s'élever  et  tomber  des  générations  de  rues  et  de 
maisons,  comme  elle  voyait  aux  premiers  jours  se  renou- 
veler la  feuillée  des  bois. 

Celle  origine  antique,  cette  fixité  au  milieu  du  mouve- 
ment universel,  jointes  au  charme  indéfinissable  qui  s'at- 
tache à  certains  objets,  ont  donné  à  ce  lieu  une  espèce  de 
célébrité  sainte  :  de  toutes  les  maisons  religieuses  de  Paris, 
l'Abbaye-aux-Bois  est  la  plus  connue. 

(I)  Jean  de  Nesle,  cliâlelain  de  Bruges,  ei  Eustache  sa  femme  le  fi- 
reiii  biM  en  1202,  dans  un  lieu  qu  on  appelait  alor»  It  Baitz,  el  qui 
élail  liluë  au  diocèse  de  Noyon. 


Deux  communautés  d'ordres  différents  ont  habite  celte 
enceinte. 

Les  religieuses  de  sa  fondation  appartenaient  à  l'ordre 
de  Saint-Bernard.  -\u  dix-septième  siècle,  effrayées  du 
passage  dévastateur  des  gens  de  guerre,  des  incursions 
continuelles  des  ennemis,  elles  se  réfugièrent  dans  une 
demeure  isolée,  au  delà  du  faubourg  Saint-Antoine  ;  mais 
le  bâtiment  qu'elles  avaient  fait  relever  de  ses  ruines  fut 
peu  de  temps  après  consumé  par  un  incendie,  et  ce  nou- 
veau malheur  ramena  les  sœurs  émigrées  dans  leur  pre- 
mier asile. 

Anne  d'Autriche,  au  terme  des  guerres  civiles  qui  si- 
gnalèrent sa  régence,  dota  plusieurs  communautés;  en  ce 
temps-là,  elle  ratifia  les  titres  de  l'Abbaye-aux-Bois  et  lui 
accorda  de  nouveaux  privilèges.  Un  siècle  après,  00  voulut 
donner  à  ce  couvent  une  église  plus  vaste  et  plus  régu- 
lière, et,  en  1718,  la  duchesse  d'Orléans  en  posa  la  pre- 
mière pierre. 

Le  monastère,  ayant  vu  sa  croix  renversée  pendant  la 
Révolution,  demeura  quelque  temps  divisé  en  propriété 
particulière.  Sous  l'Empire,  son  église,  rendue  au  culte, 
devint  première  succursale  de  Saint-Thomas-d'Aquin,  et, 
en  I8I0,  les  religieuses  de  la  Congrégation  de  Xotre-Dame 
rachetèrent  et  vinrent  habiter  le  bâtiment  consacré  qui 
devait  toujours  conserver  sa  primitive  destination. 

L'ordre  de  la  Congrégation  de  Notre-Dame  prit  nais- 
sance à  Laon,  au  commencement  du  dix-septième  siècle. 
Pierre  Fourrier,  chanoine  de  Saint-Augustin,  curé  de  Ma- 
taincourt,  en  Lorraine,  et  la  dame  Alix  Leclerc  en  jetèrent 
d'abord  les  fondements  sous  la  forme  d'une  association 
sécidière,  destinée  à  l'instruction  de  la  jeunesse. 

Jamais  communauté  ne  se  forma  sous  de  plus  favora- 
bles auspices  ;  car  le  père  Fourrier,  objet  d'admiration  et 
de  respect  pour  toute  la  Lorraine,  célèbre  dans  des  temps 
de  trouble  où  régnait  un  mélange  terrible  d'oppression  et 
d'anarchie,  était  un  de  ces  héros  chrétiens  qui  se  donnent 
autant  de  peine  pour  secourir  les  hommes  que  les  autres 
s'en  donnent  pour  les  détruire. 

En  1617,  Alix  et  ses  compagnes,  sous  l'autorisation  du 
pape  Paul  V,  prirent  l'habit  religieux  et  vécurent  en  clô- 
ture sous  la  règle  de  Saint-.\ugustin.  Les  communautés  de 
cet  ordre  se  multiplièrent,  et,  en  1643,  l'une  d'elles  vint 
s'établir  à  Pans  où,  après  plusieurs  cbangemeutâ  de  do- 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


265 


micile  et  sa  suppression  passagère  amenée  par  la  Révolu- 
tion, elle  s'établit  à  l'Abbaye-aux-Bois. 

Cette  communauté  compte  en  ce  moment  cinquante  re- 
ligieuses. 

La  règle  primitive  est  demeurée  dans  toute  son  inté- 
grité. La  supérieure  triennale  peut  être  réélue  trois  fois, 
ce  qui  lui  fait  au  plus  un  règne  de  douze  années.  Le  cos- 
tume noir,  avec  la  guimpe  et  le  bandeau  blanc,  a  con- 
servé tout  le  caractère  antique.  Les  religieuses  de  cet  ordre 
ont  le  grand  bréviaire  romain,  et  portent  le  sacré  cœur  de 
Marie  suspendu  sur  leur  poitrine. 

La  piété  des  sœurs  de  la  Congrégation  de  Notre-Dame 
les  a  portées  à  joindre  à  la  règle  de  Saint-Augustin  une  des 
plus  anciennes  et  des  plus  saintes  pratiques  du  cloître. 
Deux  religieuses,  relevées  tour  à  tour,  prient  toutes  les 
nuits  dans  la  chapelle,  et  on  retrouve  ici  l'adoration  per- 
pétuelle, cette  belle  pensée  du  christianisme,  qui  efface  ce 
qu'il  y  a  de  borné  dans  les  forces  et  la  piété  humaine,  et 
offre  à  l'Eternel  un  hommage  sans  fin  comme  lui. 

La  communauté  de  la  Congrégation  de  Notre-Dame  a 
toujours  été  dirigée  par  des  femmes  d'un  grand  mérite  qui 
l'ont  sagement  conduite  dans  sa  voie.  M™*  de  Navarre  qui 
conçut,  il  y  a  trente  ans,  la  pensée  d'établir  ses  sœurs 
dans  l'antique  monastère  de  l'Abbaye-aux-Bois  réussit  dans 
cette  entreprise,  malgré  d'innombrables  obstacles  de  for- 
tune, grâce  à  un  courage  qui  ne  se  rebutait  devant  aucune 
épreuve,  et  à  cette  belle  vertu  de  l'espérance  avec  laquelle 
on  accomplit  tant  de  choses.  M°»«  de  Navarre  étendait  sa 
tendre  sollicitude  dans  toute  cette  maison  religieuse,  qui 
renferme  aussi  des  enfants  et  des  étrangères.  Son  souve- 
nir est  resté  vivant  et  paré  des  plus  beaux  traits  chez 


toutes  les  personnes  qui  l'ont  connue.  M"*  Saint-Xavier, 
la  supérieure  actuelle,  réunit  tous  les  suffrages  dans  la 
noble  tâche  dont  elle  est  chargée.  On  dirait,  en  effet,  que 
cette  jeune  supérieure  fut  formée  par  la  nature  exprès  pour 
le  cloître  :  elle  a  sur  les  traits  cette  beauté  idéale  qui  vient 
d'une  expression  angélique;  elle  conserve  la  plus  grande 
simplicité  dans  les  hauteurs  de  la  religion,  et  parle  des 
choses  du  Ciel  avec  les  accents  de  la  langue  maternelle. 

Les  dames  de  cette  congrégation  entretiennent  d'ailleurs 
dans  leur  intérieur  l'union  et  l'harmonie  qui  naissent  de  la 
bonté  et  de  la  douceur  naturelles,  rehaussées  par  la  reli- 
gion. Le  cœur  de  Marie  qu'elles  portent  sur  leur  poitrine 
n'est  point  un  vain  symbole. 

L'Abbaye-aux-Bois  est  le  type  du  monastère,  tel  que  nous 
aimons  à  nous  le  représenter  :  il  porte  le  cachet  antique 
et  consacré;  il  a  conservé  la  régularité  sainte;  et  il  n'a 
point  cet  aspect  sombre  et  austère  qu'il  est  tristement  inu- 
tile d'empreindre  sur  le  sanctuaire  où  Dieu  donne  l'hospi- 
talité à  la  vertu. 

L'édifice  est  divisé  en  plusieurs  corps  de  logis.  Au  cen- 
tre se  trouve  le  bâtiment  occupé  par  la  communauté,  le 
cloître  où  depuis  six  cents  ans  des  voiles  de  religieuses 
passent  sous  les  longs  arceaux  alignés  autour  du  préau 
planté  d'arbres  et  de  fleurs.  Puis  le  pensionnat,  dirigé  par 
les  dames  de  la  congrégation  et  dont  l'excellente  éducation 
a  été  souvent  signalée  comme  un  modèle  en  ce  genre.  Il  y 
a  aussi  dans  la  même  enceinte  une  école  gratuite  pour  des 
jeunes  filles  pauvres  dont  le  nombre  s'élève  ordinairement 
à  cent  cinquante  ou  deux  cents  élèves.  Les  ailes  de  bâti- 
ment qui  s'étendent  sur  la  cour  sont  habitées  par  les  da- 
mes pensionnaires  ou  simples  loc;Uaircs  de  l'abbaye. 


Portrait  de  M"»  Récaraier,  d'après  Gérard. 


Déjà  depuis  longtemps  une  célébrité  mondaine  est  venue 
réfléchir  sa  lumière  sur  l'antique  monastère,  M"'  Réca- 
mier  s'est  retirée  du  monde  dans  cette  maison  religieuse. 

JVLN  1846. 


La  présence  d'une  femme  aont  la  réputation  était  euro- 
péenne, dont  le  nom  se  trouvait  mêlé  à  l'histoire  du  temps, 
et  qui,  dans  sa  retraite,  attirait  encore  toutes  les  grandeurs 

—  34  —  TREIZIÈME  VOLUME. 


9^ 


LECTURES  DU  SOIR. 


du  jour  autour  d'elle,  appelait  dans  ce  cloître  une  splen- 
deur étrangère^  mais  assez  pure  pour  s'allier  à  celles  de 
la  religion. 

Depuis  ce  moment,  les  regards  ont  été  bien  plus  attirés 
vers  l'Abbaye-aux-Bois.  La  noble  recluse  embellissait  le 
monastère,  et  le  monastère  aussi  était  un  cadre  qui  la  fai- 
sait mieux  ressortir. 

On  pourrait  dire  de  M"""  Récamier  qu'elle  est  la  der- 
nière beauté  historique  :  elle  seule  représente  encore  au- 
jourd'hui ces  femmes  de  France,  puissantes  et  adorées,  qui 
comptaient  des  rois  parmi  leurs  sujets.  Nos  anciennes  an- 
nales sont  semées  de  noms  de  femmes  dont  l'esprit  et  la 
beauté  faisaient  la  guerre  et  la  paix,  les  orages  et  les  beaux 
jours,  et  qui  prenaient  place  dans  l'histoire  aussi  bien  que 
princes  el  capitaines.  Maintenant,  que  sont  devenues  ces 
gracieuses  puissances?  Depuis  le  dix-neuvième  siècle,  il 
ne  s'en  montre  pas  une  à  l'horizon;  les  femmes  out  aban- 
donné les  rênes  du  monde,  elles  ont  déserté  une  polili(iue 
aride,  abstraite,  un  ordre  de  choses  trop  au-dessus  ou  trop 
au-dessous  d'elles. 

M""*  Récamier  seule,  comme  les  femmes  célèbres  des 
temps  monarchiques,  a  marqué  aux  yeux  du  pouvoir,  a 
été  tour  à  tour  adulée,  redoutée,  exilée  par  lui,  et,  comme 
les  reines  d'aulrefois,  après  une  existence  brillante  et 
mouvementée,  elle  est  veuue  se  reposer  dans  un  cloître. 

Toutes  les  circonstances  fortuites  qui  forment  Teusem- 
ble  d'une  renommée  se  réunissaient  pour  la  rendre  célè- 
bre. Elle  avait  cette  beauté  parfaite  des  lilles  préférées  du 
Créateur.  Elle  apparaissait  dans  toutes  les  sphères  :  sa 
position  la  mettait  eu  rapport  avec  les  grands,  elle  avait  de 
douces  amitiés  parmi  les  têtes  couronnées;  sa  bienfai- 
sance la  conduisait  dans  les  plus  humbles  demeures,  elle 
restait  dans  le  souvenir  des  pauvres.  Une  supériorité  na- 
turelle d'esprit  et  de  raison  la  retranchait  dans  un  sanc- 
tuaire respecté  ;  et  elle  avait  en  même  temps  une  àme 
d'une  tendresse  et  d'une  douceur  exquises,  faite  pour  liii 
attirer  de  toute  part  la  sympathie  qui  entre  toujours  pour 
la  plus  grande  part  dans  la  gloire  des  femmes. 

Tous  les  nobles  amis  de  M™'  Récamier  lui  sont  restés 
fldèles,  et  elle  est  restée  fidèle  à  la  mémoire  de  ceux  qui 
ne  sont  plus,  ce  qui  lui  fait  un  large  cercle  d'aneclioiis. 

Sa  demeure  à  l'Abbaye-aux-Bois  a  un  luxe  toiil  idéal  et 
poétique.  Des  portraits  d'amis  célèbres,  des  objets  d'art  du 
plus  grand  prix  qui  sont  là  comme  des  dons  d'amitié, 
mille  reliques  précieuses  au  cœur  et  à  l'esprit  sont  amas- 
sées dans  ses  salons  :  d'illustres  souvenirs  décorent  ici  les 
lambris  comme  ailleurs  le  marbre  et  l'or. 

M.  de  Chateaubriand,  M.  Ballanche,  des  hommes  supé- 
rieurs el  distingués  viennent  chaque  jour  dans  ce  salon 
prendre  leur  place  habituelle  auprès  de  M"'«  Récamier  : 
ils  ont  prononcé  entre  ses  mains  le  vœu  d'une  amitié  en- 
thousiaste et  pure,  seul  sentiment  (jui,  par  son  élévation  et 
sa  durée,  mérite  d'être  compté  dans  la  vie. 

La  plupart  des  femmes  retirées  à  l'Abbaye-aux-Bois 
ont  aussi  marqué  dans  le  monde  d'une  manière  brillante. 
Occupées  maintenant  d'œtivres  de  bienfaisance,  elles  bril- 
lent encore  des  charmes  de  la  charité  aux  yeux  des  pau- 
vres et  des  affligés,  et  elles  pensetit  ù'aroir  rien  perdu. 

Dans  les  fastes  de  l'Abbaye-aux-Bois,  il  se  trouve  un 
nom  plein  d'intérêt.  M""^  de  Lavalette  avait  été  placée  dans 
cette  maison  religieuse  pendant  la  captivité  de  son  père. 
Le  jour  de  l'évasion  elle  était  près  de  sa  mère  dans  la  chaise 
à  porteurs  qui  se  rendait  à  la  Conciergerie,  et  après  la  vi- 
site où  s'accomplit  la  délivrance  du  prisonnier.  M"'  de  La- 
valette revint  à  l'Abbaye,  tandis  que  le  noble  condamné 
fuyait  et  qu'il  laissait  dans  la  prison  la  généreuse  femme. 


M.  l'abbé  Frayssinous  demeurait  à  l'Abbaye-aux-Bois 
dans  le  temps  de  sa  plus  grande  célébrité.  Ce  couvent  se 
rappelle  aussi  le  séjour  qu'y  lit  M™«  d'Âbrantès,  après  son 
éblouissante  fortune  et  avant  sa  regrettable  fin. 

11  y  eut  ici  une  destinée  moins  célèbre  dont  le  secret 
demeura  enfermé  sous  les  ombrages  parfumés  du  cloître, 
mais  dont  la  situation  bizarre  et  touchante  montre  que  bien 
souvent  dans  la  vie  le  roman  est  une  vérité. 

Quelques  jeunes  personnes  bien  nées  et  sans  fortune 
sont  recueillies  et  élevées  avec  une  boulé  toute  maternelle 
par  les  religieuses  de  l'abbaye  :  c'est  de  l'une  de  ces  filles 
adoptives  de  la  communauté  dont  il  s'agit. 

11  y  a  vingt  ans,  un  navire  venait  d'échouer  suf  une 
plage  déserte  du  Midi.  Ses  mâts,  ses  voiles,  ses  armures, 
fraîchement  brisés,  s'élevaient  en  monceau  sur  un  banc 
de  rocher,  ou,  entraînés  par  un  vent  violent  qui  restait  de 
la  tempête,  se  dispersaient  dans  la  plaine.  Il  ne  restait 
dans  ces  débris  ni  une  voix  humaine,  bi  aucun  vestige  in- 
dicateur qui  piit  faire  connaître  le  nom  du  vaisseau,  le 
port  qu'il  avait  quitté,  ni  le  lieu  de  .^a  destination. 

Un  vieux  matelot,  errant  seul  sur  la  grève,  contemplait 
ce  désastre  avec  une  sympathie  émue,  éveillée  en  lui  par 
des  scènes  qui  se  rallachaieut  à  son  aventureuse  carrière. 

Dans  un  instant,  il  s'éleva  de  Ces  décombres  un  triste  et 
doux  vagissement  qui,  malgré  sa  faiblesse,  glissa  au  mi- 
lieu des  bruils  de  l'ouragan.  Le  matelot  s'avança  guidé  par 
la  voix,  el  découvrit  une  jolie  petite  fille  d'un  an,  couchée 
sur  une  planche  brisée,  et  à  l'ombre  d'une  voile  qui  s'ar- 
rondissait encore  sur  sa  tête  comme  le  cintre  d'un  berceau. 

Le  vieux  marin  prit  dans  ses  bras  l'enfant  du  naufrage 
et  le  recueillit  eu  même  temps  dans  son  co&ur,  il  l'em- 
porta dans  sa  demeure  et  lui  servit  de  père  nourricier. 

A  quelque  temps  de  là,  h'  matelot  était  à  Paris,  uù  il 
avait  apporté  sa  petite  fille  daus  un  pan  de  son  manteau. 
Il  chérissait  cette  enfant  que  la  mer  lui  avait  apportée  : 
fnais  il  comprenait  que  s'il  avait  su  lui  donner  le  lait  né- 
cessai^e  à  ses  premiers  jours,  un  temps  viendrait  bien  vite 
où  il  ne  trouverait  plus  dans  son  rude  langage  les  paroles 
qu'il  faudrait  lui  apprendre,  ni  même  dans  son  boa  cœur 
tous  les  sentiments  qu'il  faudrait  lui  inspirer  :  il  songea  à 
la  remetife  entre  des  mains  plus  habiles  à  la  former. 

Un  jour  donc  le  vieux  marin  vint  sonner  à  l'Abbaye- 
aux-Bois,  et  déposa  sa  petite  fille  dans  le  tour  des  reli- 
gieuses. Il  faisait  cadeau  de  sa  bonne  œuvre  au  couvent. 

Blalgré  les  apparences  contraires,  il  y  avait  cependant 
un  lien  entre  le  vieux  marin  et  les  saintes  femmes  qu'il 
venait  trouver  :  la  vierge  Mai  ie ,  la  prolectrice  de  i'Ab- 
baye-aux-Bois,  est  aussi  la  douce  patronne  des  matelots. 

L'enfant  fut  reçue  avec  joie  parcelles  qui  sont  les  mères 
de  tous  les  infortunés.  Elle  grandit,  s'épanouit  dans  le  saint 
asile;  elle  y  fut  heureuse  et  belle.  Le  souffle  de  la  tempête 
qui  avait  jeté  le  vaisseau  sur  la  plage  savait  seul  d'où  ve- 
nait ce  vaisseau,  et  quels  étaient  les  passagers  qui  se  trou- 
vaient à  son  bord.  On  ne  connut  jamais  les  parents  de  la 
jeune  fille;  elle  n'eut  d'autre  famille  que  ses  bienfaitrices, 
d'autre  pays  que  le  monastère,  avec  ses  ombrages  bénis 
el  son  air  parfumé  d'encens  ;  ce  fui  là  qu'elle  aima  d'a- 
mour filial  et  d'amour  de  la  patrie. 

Une  excellente  éducation  ayant  perfectionné  tout  ce  que 
la  nature  avait  fait  pour  elle,  celte  jeune  personne  est  sor- 
tie dernièrement  de  l'abbàye  pour  prendre  place  parmi  les 
institutrices  d'une  maison  royale. 

La  Vierge,  protoclnce  des  mers,  n'avait  pas  failli  à  sa 
mis.sion  :  à  deux  cents  lieues  de  distance,  elle  avait  re- 
cueilli l'enfant  du  naufrage  dans  son  antique  sanctuaire  de 
l'Abbave-aux-Bois.  Ci.fîhence  HOBEBT. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


LETTRES  SUR  L4  BELGIQUE. 


PHYSIONOMIE  DU  PAYS  ET  DES   HABITANTS,  MOEURS,   USAGES, 
ARTS,    MONUMENTS,   INDUSTRIE. 

L 

De  Bruielles,  le...  184.. 

C'est  une  route  passablement  ennuyeuse  que  celle  qui 
conduit  de  Paris  à  Bruxelles.  Le  rat  de  La  Foutaiue  n'aurait 
su  y  rencontrer  de  ces  taupinées  qu'il  prenait  successive- 
ment tantôt  pour  les  Apennins,  taniôt  pour  le  Caucase; 
mais  il  aurait  fort  bien  pu  là  aussi  s'écrier,  en  voyant  ces 
plaines  sans  fin  qui  confinent  toujours  à  l'horizon  :  *■  Que 
le  monde  est  grand  et  spacicu.x  I  » 

La  distance  n'est  pourtant  pas  très-considérable;  quel- 
que soixante-dix  à  soixante-quinze  lieues.  Il  est  vrai  que  les 
postillons  savent  à  merveille  rallonger  par  leur  lenteur. 
Trente-trois  heures,  ni  plus  ni  moins,  pour  faire  le  trajet  : 
guère  plus  de  huit  kilomètres  à  l'heure  !  Juste  le  temps 
que  mettent  les  cochers  de  coucous  pour  aller  de  Paris  à 
Saint-Cloud  (1).  Je  dormis  une  grande  partie  du  chemin, 
ce  qui  fait  que  je  ne  puis,  à  ma  honte,  rien  vous  dire  ni  de 
la  jolie  cathédrale  de  Senlis,  dont  on  Voit  le  clocher  de  plu- 
sieurs lieues,  ni  du  pont  construit  à  Pont-Sainte-Maxeuce 
par  notre  célèbre  Péronnet,  qu'on  dit  être  fort  beau,  et 
dont  je  n'ai  aperçu  que  le  pavé  et  quatre  disgracieux  obé- 
lisques, dans  le  style  de  l'époque,  qui  sont  placés  aux  deux 
bouts  ;  ni  de  Roye,  violée  tant  de  fois  ;  ni  de  Péronne,  qui 
ne  l'a  jamais  été  ;  ni  du  monument  élevé  par  la  ville  de 
Cambrai  à  Fénelon.  J'avais  réservé  toute  mon  attention 
pour  la  Belgique. 

Je  commencerais  bien  par  vous  entretenir  de  Mons,  qui 
est  la  première  ville  qu'on  rencontre  avant  Bruxelles  ;  mais 
comme  je  n'ai  fait  que  la  traverser,  et  que  je  compte  m'y 
arrêter  à  mon  retour,  je  me  bornerai  à  vous  dire,  quant  à 
présent,  que  l'aspect  en  est  riant,  que  les  rues,  au  moins 
celles  que  j'ai  pu  apercevoir,  sont  larges,  bien  aérées,  bien 
entretenues,  et  que  l'autorité  municipale  a  eu  la  singulière 
idée  de  défendre  à  toute  voiture,  à  tout  cavalier,  d'y  cir- 
culer autrement  qu'au  pas.  Il  n'y  a  d'exception  que  pour 
la  malle-poste.  Ce  qui  est  plus  merveilleux  encore,  c'est 
qu'il  est  interdit  de  fumer  sur  la  voie  publique;  oh  n'use 
de  tolérance  que  pour  les  voyageurs  qui  passent.  M.  le 
bourgmestre  est  probablement  propriétaire  d'un  estaminet 
au  protit  duquel  il  exploite  le  précepte  :  Compelle  intrare  (2) . 

Parlons  donc  de  Bruxelles,  où  je  suis  déjà  établi  depuis 
plusieurs  jours,  que  j'ai  parcouru  dans  tous  les  sens,  et 
que  je  commence  à  savoir  un  peu  mieux  que  mon  Paris,  ce 
dont  vous  serez  étonné  faiblement.  Ce  qui  vous  surprendra 
peut-être  davantage,  c'est  qu'après  tout  ce  que  nous  avons 
lu,  tout  ce  que  nous  avons  entendu  raconter  sur  cette  ville 
si  fréquentée  par  nos  compatriotes,  vous  ne  la  connaissez, 
croyez-m'en,  guère  mieux  que  Quimper-Corenlin,  dont  on 
ne  parle  pas  souvent.  Je  ne  sais  si  je  réussirai  mieux  à  vous 
en  faire  comprendre  la  physionomie,  les  habitudes.  Vous 
me  trouverez  peut-être  un  peu  minutieux,  mais  c'est  le  ré- 
sumé de  mes  notes  journalières  que  je  vous  envoie  ;  et 

(0  Quaod  le  chemin  de  fer  de  Paris  i  Bruxelles  sera  terminé,  le 
trajet  n'exigera  plus  que  neuf  à  dix  heures. 

(2)  On  nous  certifie  que  ces  défenses  ne  subsistent  plus,  et  qu'on 
galope  et  qu'oa  fume  dans  les  mes  de  Mons,  à  voioalé,  ainsi  qu'il 
convient  à  un  pays  compléiement  civilisé. 


puis,  ce  qui  sera  dit  une  fois  sur  la  capitale  me  dispensera 
probablement  de  m'étendre  aussi  longuement  sur  ce  qui 
concerne  les  autres  villes  que  j'.iurai  occasion  de  visiter, 
car  il  y  a  de  ces  mœurs  et  de  ces  caractères  généraux  qui 
ne  varient  que  peu  d'une  province  à  une  autre,  et  qu'il 
suffit  de  citer  en  passant. 

Bruxelles  donc  est  une  jolie  ville  renfermant  de  i  00  à 
110,000  âmes  ;  qui,  pour  un  Français,  tient  à  la  fois  de  la 
capitale  et  de  la  province.  C'est  Paris  pour  le  luxe  et  quel- 
que peu  pour  le  bruit  ;  c'est  une  grande  ville  de  département 
pour  le  sentiment  d'ennui  qu'on  éprouve  tout  en  y  entrant. 
C'est  Paris  encore  pour  la  beauté  des  rues  principales  ;  c'est 
la  proviuce  pour  leur  détestable  petit  pavé  irrégulier  et  en 
têtes  de  doux,  sur  lequel  on  marche  comme  sur  des  œufs, 
au  grand  risque  de  gagner  des  entorses  si  l'on  est  trop 
pressé  ou  trop  préoccupe  pour  compter  ses  pas. 

Un  immense  avantage  que  Paris  devrait  lui  envier,  c'est 
une  propreté  extrême  due  en  premier  lieu  aux  mœurs  du 
pays,  en  second  lieu  à  la  situation  de  la  ville,  bàlie  sur  le 
penchant  d'une  montagne  dont  la  pente  rapide  favorise  le 
prompt  écoulement  des  eaus  (l)j  enfin  au  soin  que  prend 
la  police  urbaine  d'empêcher  tout  dépôt  d'ordures  sur  la 
voie  publique. 

Ici  les  habitants  ont  l'habitude  non  de  laver  en  jetant 
simplement  quelques  seaux  d'eau,  mais  de  récurer,  c'est 
le  mot  usité,  le  devant  de  leurs  maisons. Le  pavé  devient 
et  demeure  ainsi  fort  net,  mais  ses  joints  sont  constamment 
dégradés,  ce  qui  le  rend  rude  à  la  marche  et  le  transforme, 
quand  il  pleiil,  en  une  sorte  d'archipel  à  cent  mille  Ilots 
lilliputiens  à  travers  lesq'iels  il  est  diffic.le  de  se  diriger 
sans  prendre  de  fréquents  bains  de  pieds  aussi  peu  salutai- 
res qu'agréables.  Les  gens  du  pays  ne  s'aperçoivent  pas 
de  ces  inconvénients  ;  toutefois  ils  sont  obligés  de  porter 
de  fortes  chaussures  qui  ne  contribuent  pas  peu,  j'imagine, 
à  favoriser  le  développement  excentrique  des  pieds  des 
Bruxelloises,  ordinairement  assez  amples  pour  ne  pas  re- 
douter les  larges  interstices  du  pavé.  On  peut  croire 
aussi  que  c'est  à  celle  cause  qu'il  faut  attribuer  le  nombre 
remarquable  de  boiteux  qu'on  rencontre,  bien  que,  suivant 
certains  médecins,  cette  infirmité  tienne  davantage  à  une 
autre  cause  dont  je  vous  parlerai  peul-èlre  plus  tard. 

L'amour  de  la  propreté,  si  répandu  dans  toutes  les  pro- 
vinces du  nord  de  l'Europe  à  la  honte  des  pays  méridio- 
naux, ne  permet  pas  aux  Bruxellois  de  tolérer  une  muraille 
noircie  par  le  temps  ;  aussi  toutes  leurs  maisons,  tous  leurs 
édifices ,  les  statues  même  des  jardins  publics ,  j'allais 
presque  dire  les  arbres,  sont-ils  enduits  d'une  peinture 
blanchâtre  à  l'huile  fréquemment  renouvelée,  et  lessivée 
plus  fréquemment  encore.  Le  samedi  est  le  jour  du  grand 
débarbouillage,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi.  Vous  voyez 
alors  sur  toutes  les  portes  les  domestiques,  et  quelquefois 
les  maîtres,  quand  il  s'agit  d'habitations  de  marchands, 
occupés  à  lancer  de  l'eau  sur  la  devanture  des  maisons 
aussi  haut  qu'il  est  possible,  l'essuyer  après,  passer  ensuite 


(i)  Une  grande  partie  de  notre  12«  arrondissement  est  bâiie  comme 
ce  quartier  de  Bruxelles,  sur  une  montagne  as^ez  rapide,  et  n'en  est 
pas  plus  propre.  Il  faut  donc,  quoi  qu'il  en  coule  à  mon  cœur  de 
Français  et  de  Parisien,  reconnaître  dans  ces  difTerences,  qui  ne  soûl 
pas  à  notre  avantage,  l'influence  des  mœurs  nationales. 


268 


LECTURES  DU  SOIR. 


le  torchon  mouillé  sur  les  dalles  du  trottoir,  nettoyer  au 
tripoli  les  boutons  de  cuivre  des  portes  et  des  sonnettes, 
et  tout  cela  est  fait  avec  un  tel  soin  que  deux  minutes 
après  que  l'opération  est  terminée,  une  femme  parée  peut 
passer  sans  risquer  de  salir  le  bas  de  sa  robe  ou  ses  sou- 
liers de  couleur,  à  la  différence  de  ce  qui  se  passe  à  Paris, 
où  un  boutiquier  ne  peut  laver  la  devanture  de  son  maga- 
sin sans  laisser  comme  témoignage  de  sa  propreté  des  ma- 
res d'eau  bientôt  converties  en  mares  de  boue  qui  rendent 
le  passage  impraticable  durant  plusieurs  heures  dans  la 
saison  la  plus  sèche,  et  que  personne  ne  veille  à  faire  écou- 
ler. On  peut  dire  qu'à  Paris  les  jours  de  propreté  sont  ceux 
qui  rendent  la  ville  plus  sale. 

A  Bruxelles  point  de  soubassements  crottés,  point  d'in- 
scriptions ou  d'emblèmes  orduriers  sur  les  murailles,  point, 
ou  rarement,  de  ces  grands  étalages  d'affiches  de  toutes 
dimensions  et  de  toutes  couleurs  qui  couvrent  chez  nous 
le  pied  des  maisons,  de  façon  qu'on  pourrait  croire  que  les 
rez-de-chaussée  sont  construits  de  papier.  Mais  l'affiche 
peinte  sur  mur  a  eu  assez  de  succès  ;  l'industrie  belge  n'a- 
vait garde  de  manquer  à  l'inventer  à  son  tour. 


---5 
.Maison  de  Bruxelles. 

Le  goût  sans  bornes  du  badigeonnage,  désespoir  de  nos 
artistes,  surtout  de  nos  archéologues,  produit  un  assez 
étrange  effet  dans  ces  villes  belges  et  flamandes  encore 
peuplées  d'une  grande  quantité  de  conslructionsd'un  autre 
temps,  dans  les  formes  desquelles  domine  le  type  espagnol. 
Les  maisons  anciennes,  comme  les  nouvelles,  également 
revêtues  de  la  même  peinture,  empruntent  toutes  la  même 
apparence  de  juvénilité.  On  pourrait  donc  les  supposer 
toutes  simultanément  et  récemment  bâties,  en  sorte  que  la 


diversité  des  styles  ne  semble  être  que  le  résultat  d'un  ca- 
price. L'esprit,  au  milieu  de  ces  villes  blanches,  est  hors 
d'état  de  se  reporter  vers  le  temps  passé.  Il  n'y  a  pas  plus 
de  rêverie  possible  là,  même  lorsqu'on  est  entouré  des  plus 
anciens  monuments,  qu'au  milieu  des  plaines  sans  acci- 
dents et  sans  ombrages  qui  couvrent  le  pays. 


Maison  du  marché  au  bois,  à  Bruxelles. 

On  se  tromperait  grandement  au  reste  si  l'on  supposait 
que  ces  maisons,  construites  en  briques,  à  pignons  en  gra- 
dins, ou  arrondis  et  amortis  par  des  consoles  renversées, 
à  peu  près  dans  le  goût,  sauf  la  différence  des  proportions, 
de  la  partie  supérieure  du  portail  de  Saint-Gervais,  offrent 
le  charme  ou  la  variété  de  ces  jolies  maisons  de  bois  si  pitto- 
resques, si  capricieusement  décorées  dont  la  même  époque, 
du  quinzième  siècle  au  dix-seplième,  enrichissait  surtout 
nos  villes  de  la  Normandie,  de  la  Touraine  et  d'une  partie 
de  la  Bretagne.  Celles  des  provinces  belges  et  flamandes  ne 
s'écartent  guère  de  deux  ou  trois  modèles  fort  austères, 
et  qui  n'admettent  ni  sculptures  ni  fantaisies.  Toute  la  ri- 
chesse de  l'ornementation,  toutes  les  coquetteries  de  l'archi- 
tecture étaient  réservées  pour  les  édilices  publics,  encore 
assez  sobrement  pour  les  cathédrales  jusqu'au  dix-septième 
siècle,  mais  avec  un  luxe  dont  nous  nous  faisons  à  peine 
une  idée  pour  les  hôtels-de-ville. 

Le  pittoresque  est  donc  entièrement  exclu  même  des 
quartiers  qui  sembleraient  le  plus  devoir  s'y  prêter.  En 
compensation  (l'artiste  ne  trouverait  pas  que  c'en  fût  une), 
les  yeux  ne  rencontrent  nulle  part  de  ces  tristes  masures 
dont  l'état  de  délabrement  atteste  la  profonde  misère  de 
ceux  qui  les  habitent  et  dont  l'aspect  blesse  si  souvent  nos 
regards  jusque  dans  les  rues  aristocraticiues  du  faubourg 
Saint-Germain  et  de  la  Chausséc-d'Antin. 

il  est  un  autre  genre  de  propreté  que  recommandent  des 
inscriptions  placées  presque  à  chaque  coin  des  rues  prin- 
cipales ou  des  monuments,  tantôt  en  français,  tantôt  en 
flamand.  Quelquefois  la  poésie  s'en  mêle,  témoin  ce  sin- 
gulier distique  qu'on  lit  sur  la  porte  d'une  église  : 

Arrêliz  vos  ordure»  autour  du  temple  saint  : 
Faites-les  ailleurs  si  le  besoin  vous  contraint. 

Voici  un  exemple  de  style  lapidaire  : 

Les  chiens  hors  du 
Temple  de  Dieu. 


MTSÉE  DES  FAMIU.es. 


269 


I 


\ 


Je  ne  pense  pas  qu'il  faille  absolument  juger  des  muses 
belges  sur  ces  deux  échantillons. 

Les  rues  marchandes  sont  comparativement  en  petit 
nombre.  Dans  les  autres,  les  boutiques  sont  très-rares. 
Néanmoins,  comme  les  habitations  entre  cour  et  jardin 
sont  peu  communes,  attendu  que  la  cherté  du  terrain  ne 
permet  guère  d'avoir  ni  Tune  ni  l'autre,  à  l'exception  de 
quelques  cinq  ou  six  mètres  carrés  revêtus  d'un  gazon  hu- 
mide et  plantés  de  deux  ou  trois  arbustes  étiolés  qu'on  dé- 
core du  dernier  nom,  les  rez-de-chaussée  forment  partout 
des  appartements  bordant  la  voie  publique  et  occupés 
principalement  par  des  négociants,  des  notaires,  des  huis- 
siers, des  médecins,  dont  les  noms  sont  écrits  sur  des  pla- 
ques de  cuivre  posées  sur  le  ventail  de  la  porte,  quelquefois 
même  autour  de  la  patère  qui  reçoit  le  bouton  de  tirage  de 
la  sonnette,  car  les  marteaux  ou  heurtoirs  de  nos  portes- 
cochères  sont  inconnus  ici .  Comme  on  ne  peut  lire  ces  noms 
qu'en  les  voyant  d'assez  près,  on  trouve  diCRcilement  la 
personne  qu'on  cherche.  Si  l'on  n'a  pas  une  indication  très- 
précise,  il  faut  aller  de  porte  en  porte  d'un  côté  de  la  rue 
à  l'autre,  et  toutes  ces  portes  étant  fermées  constamment, 
sans  autre  portier  pour  les  ouvrir  q\ie  les  domestiques,  ce 
n'est  pas  sans  peine  qu'on  arrive  à  son  but.  Souvent  vous 
êtes  obligé  de  sonner  en  vous  recommandant  au  hasard. 
.■\pres  cinq  ou  dix  minutes  d'attente,  une  domestique  parait; 
mais  elle  ne  parle  que  le  flamand,  et  vous  ne  le  comprenez 
pas  plus  qu'elle  n'entend  le  français.  Alors  elle  appelle  sa 
maîtresse,  et  vous  êtes  tout  confus  en  apprenant  que  le  ha- 
sard vous  a  mal  servi,  qu'on  ne  saurait  vous  dire  au  juste 
où  vous  pourriez  mieux  vous  adresser,  qu'il  vous  faudra 
par  conséquent  renouveler  l'épreuve  deux  ou  trois  fois  aux 
mêmes  conditions  ;  vous  vous  retirez  en  vous  excusant  tout 
haut  de  votre  mieux,  en  maugréant  tout  bas  ;  mais  vous  vous 
impatientez  seul,  car  il  faut  convenir,  pour  rendre  hom- 
mage à  la  vérité,  que  nulle  part  on  ne  vous  témoigne  mau- 
vais gré  du  dérangement.  11  fait  partie  des  habitudes  du 
pays. 

Si  jamais  vous  venez  ici  et  que  pareille  chose  vous  ad- 
vienne, ce  que  je  vous  garantis,  n'oubliez  pas,  dans  la  con- 
fusion que  vous  pourrez  éprouver,  de  vous  retourner,  en 
sortant  de  la  maison,  pour  faire  uu  agréable  salut  de  re- 
merciement à  la  domestique  qui  vous  reconduit,  avant 
que  la  porte  de  la  rue  se  referme  sur  vous.  Outre  que  la 
politesse  est  toujours  de  bon  goût,  elle  peut  ici  vous  pré- 
server de  certain  accident  burlesque  qu'elle  m'eût  fait  évi- 
ter si  j'eusse  pris  le  conseil  pour  moi-même.  Je  suis  un 
peu  honteux  encore  en  vous  le  racontant,  et  peu  s'en  faut 
que  je  ne  le  passe  sous  silence.  Mais  la  charité  l'emporte. 
Je  vous  livre,  pour  le  besoin,  de  l'expérience  toute  faite 
et  que  j'ai  failli  paver  du  même  prix  que  le  renard  de  la 
fable. 

Figurez-vous  donc  que  je  sortais  d'une  de  ces  visites 
improvisées  dont  je  vous  parlais  à  l'instant,  et  dans  la- 
quelle j'avais  eu  le  bonheur  de  me  trouver  face  à  face  avec 
une  dame  on  ne  peut  plus  gracieuse  de  figure,  de  tour- 
nure et  de  langage,  qui  avait  mis  la  plus  aimable  com- 
plaisance à  me  donner  les  renseignements  nécessaires 
pour  me  diriger  sans  nouvel  encombre,  mais  dont  l'affa- 
bilité toute  séduisante  ne  pouvait  m'empêcher  d'aperce- 
voir un  petit  pli  railleur  assez  prononcé  aux  deux  coins  de 
la  bouche  la  plus  fraîche  du  monde.  J'y  crus  lire  un  indice 
de  certaine  impression  malicieuse  que  causait  à  ma  belle 
cicerona  mon  maintien  un  peu  décontenancé,  qui  n'en  de- 
venait pas  plus  assuré. 

En  descendant  l'escalier,  j'entendis,  ou  du  moins  je 
crus  entendre  comme  un  éclat  de  rire  qui  prend  sob  es- 


sor après  avoir  été  trop  longtemps  comprimé.  Je  n'étais 
pas  moins  empressé,  je  vous  le  certifie,  de  me  retrouver 
à  l'air  libre  de  la  rue,  et  dans  mon  empressement  j'eus  la 
grossièreté  de  m'élancer  parla  porte  à  peine  enfr'ouverte, 
sans  daigner  faire  un  signe  de  remerciement  à  la  grosse 
bonne  Flamande  qui  la  tenait.  Mais  j'avais  à  peine  touché 
du  pied  le  seuil  extérieur,  que  je  me  sentis  comme  attiré 
avec  force  en  arrière.  Je  crus  que  c'était  la  grosse  Flamande 
qui,  ne  pouvant  me  faire  comprendre  son  baragouin,  avait 
saisi  le  pan  de  ma  redingote  pour  m'averlir  que  sa  mai- 
tresse  me  rappelait.  Quelles  idées  me  passèrent  subitement 
par  la  tète,  avec  la  rapidité  de  l'éclair,  je  ne  saurais  vous 
le  dire ,  lorsqu'ea  détournant  la  tète  je  vis  tout  simple- 
ment que  la  porte  était  refermée  et  que  ma  redingote  était 
demeurée  prise  dans  l'ouverture.  J'allongeai  le  bras  pour 
tirer  la  sonnette  ;  vain  effort,  il  s'en  fallait  d'un  demi-pied, 
pardon,  de  quatorze  centimètres,  que  le  bout  de  mes  doigts 
pût  y  atteindre.  Oh!  si  j'avais  pu  y  ajouter  ce  que  ma 
mine  venait  de  gagner  subitement  en  longueur!  En  cet 
instant,  je  commençai  à  comprendre  quelque  chose  au  sup- 
plice de  Tantale. 


Ma  position  ne  laissait  pas  que  d'être  assez  critique. 
Rien  n'était  plus  facile  matériellement  pour  la  faire  cesser 
que  d'imiter  pour  un  moment  le  chaste  Joseph,  quoique 
mon  aventure  n'eût  de  commun  avec  la  sienne  que  le 
point  le  moins  important.  Mais  il  était  midi,  cela  se  passait 
dans  une  des  rues  les  plus  fréquentées  de  Bruxelles,  et  je 
ne  pouvais  me  résoudre  à  donner  ce  spectacle  aux  pas- 
sants. Je  ne  pouvais  pas  songer  davantage  à  frapper  à 
coups  de  poing  sur  la  porte.  Outre  qu'il  était  possible 
que  la  grosse  Flamande  fût  trop  éloignée  pour  m'entendre, 
il  était  probable,  d'autre  part,  que,  peu  accoutumée  à  cette 
manière  insolite  de  s'annoncer,  elle  n'y  donnerait  nulle  at- 
tention, et  que  je  n'attirerais  que  celle  des  badauds,  qui 
ne  tarderaient  pas  à  s'attrouper  autour  de  moi  pour  se  di- 
vertir à  mes  dépens.  Devais-je  d'ailleurs  risquer  par  ma 
bêtise  de  causer  un  scandale  à  la  porte  d'une  dame  pour 
prix  de  son  obligeance?  Et  puis  peut-être  redoutais-je  au 
fond,  encore  plus  que  tout  cela,  la  sotte  figure  que  j'allais 
faire  à  ses  yeux.  Personne  n'aime  à  être  pris  en  flagrant 
délit  de  ridicule  ;  et  si  j'allais  me  rencontrer  avec  elle  dans 
le  monde,  sans  cesse  poursuivi  par  ce  sourire  malicieux 


270 


LECTURES  DU  SOIR. 


que  je  connaissais  déjà,  et  qui  me  rappellerait  sans  cesse 
ma  piteuse  aventure!...  Il  me  restait,  il  est  vrai,  le  moyen 
héroïque  dont  use  le  castor,  ou  quelque  chose  de  sembla- 
ble. Mais  la  mode  des  spencers  est  passée  depuis  long- 
temps et  je  ne  jugeai  pas  à  propos  de  tenter  de  la  laire 
revenir. 

Je  me  résignai  donc  à  attendre  autant  qu'il  plairait  à 
Dieu  que  quelqu'un  vînt  à  sortir  ou  à  sonner;  et,  pour  ne 
pas  trop  attirer  l'attention,  je  pris  mon  agenda,  ayant  l'air 
de  le  consulter  avec  un  soin  minutieux  qui  dut  nie  faire 
prendre  pour  un  homme  occupé  des  plus  graves  aiïaires. 
Tandis  que  je  dissimulais  ainsi,  ni  plus  ni  moins  que  le 
chat  qui  attend  que  quelque  souris  arrive  à  la  portée  de  sa 
patte,  un  bon  génie,  sans  doute,  eut  pitié  de  moi,  car  je 
ne  sais  comment  ce  que  vingt  essais  n'avaient  pu  faire  se 
trouva  fait  tout  seul,  et  je  fus  fort  satisfait,  au  bout  d'une 
bonne  demi-heure,  de  me  sentir  absolument  rendu  à  la  li- 
berté avec  ma  redingote  saine  et  sauve. 

Ce  qui  vous  fait  maudire  encore  cet  usage  inhospitalier 
des  portes  de  maison  fermées  constamment,  c'est  l'impos- 
sibilité de  rencontrer  un  abri  momentané  si  vous  venez  à 
être  surpris  par  un  orage  ;  le  pauvre  piéton  n'a  rien  de 
mieux  à  faire,  en  pareil  cas,  que  de  se  résigner  au  baptême 
surabondant  que  le  ciel  lui  envoie,  et  dont  il  est  assuré  de 
ne  pas  perdre  une  seule  goutte. 

Ces  habitudes  de  clôture  permanente  ne  comprenn'int  pas 
les  portes  seules;  une  fenêtre  ouverte  est  une  singularité 
que  se  permet  rarement  un  vrai  Bruxellois;  aussi,  quand 
on  pénètre  dans  un  appartement  et  même  dans  une  bouti- 
que peu  achalandée,  où  le  mouvement  fréquemment  répété 
de  la  porte  ne  vient  pas  établir  une  ventilation  salutaire, 
on  se  sent  suffoqué.  Je  ne  serais  pas  surpris  que  le  teint 
couleur  farine  de  pois  des  femmes  de  Bruxelles,  leur  peau 
terne,  et  l'air  vieux  qui  succède  presque  sans  transition 
chez  elles  à  celui  de  la  première  jeunesse,  ne  fussent 
dus  à  cette  sorte  de  divorce  contracté  avec  l'air  ambiant. 

Ce  n'est  pas  cependant  que  les  femmes  y  soient  moins 
qu'ailleurs  entachéesdu  sentiment  qui  perdit  noire  première 
mère;  le  diable  trouve  toujours  son  compte.  Si  les  dames 
paraissent  moins  à  la  fenêtre  que  chez  nous,  elles  ont  ima- 
giné d'y  attacher  extérieurement  des  miroirs  qui  leur  per- 
mettent de  voir  tout  ce  qui  se  passe  dans  la  rue  sans  être 
vues.  Il  y  a  de  ces  réflecteurs  à  tous  les  étages,  et  l'on  ne 
saurait  croire  ce  qu'ils  ont  d'impatientant  pour  l'étranger 
qui  n'est  point  fait  à  cette  désobligeante  coutume.  Les  ha- 
bitants des  rez-de-chaussée  yen  joignent  une  autre,  celle 
de  garnir  les  vitres  inférieures  d'un  châssis  transparent  de 
dentelle ,  de  tissu  de  jonc,  ou  de  persiennes  à  lames  verti- 
cales, destinés  à  les  protéger  contre  les  regards  indiscrets 
des  passants,  sans  réciprocité.  Est-ce  encore  un  reste,  un 
souvenir  des  mœurs  espagnoles?  On  dirait  que  Bruxelles 
n'est  peuplée  que  de  gens  qui  se  cachent  et  sont  constam- 
ment aux  aguets. 

La  propreté  n'a  pu  manquer  de  s'introduire  de  la  rue  dans 
les  maisons,  ou  plutôt  c'est  des  maisons  qu'elle  est  sortie 
dans  la  rue.  Les  boutiques,  bien  entendu,  y  participent  ; 
on  n'en  voit  aucune,  même  parmi  celles  occupées  par  le 
genre  de  commerce  le  plus  infime,  offrir  cette  apparence 
repoussante  ou  cette  odeur  nauséabonde,  qui  font  qu'on 
n'entre  qu'avec  répugnance  chez  quelques-uns  de  nos 
marchands.  Par  une  conséquence  facile  à  déduire,  on  ne 
rencontre  point  au  dehors  de  ces  étalages  embarrassants 
pour  la  voie  publique,  ou  redoutables  pour  qui  tient  à  con- 
server intacte  la  netteté  de  ses  vêtements.  Mais,  d'autre 
part,  on  ne  connaît  point  encore  ici  ce  luxe  ruineux  de  gla- 
ces, de  dorure,  de  sculpture  ou  de  peinture,  grâce  auquel. 


à  Paris,  plus  d'un  marchand  est  déjà  en  faillite  avant  d'a- 
voir inauguré  son  splendide  magasin.  Ce  qui  vaut  mieux, 
c'est  qu'ici  tous  sont  d'une  politesse  exemplaire;  il  n'en 
est  pas  un  qui  ne  vous  remercie  d'être  entré  chez  lui, 
n'cussiez-vous  fait  qu'une  emplette  de  quelques  cents  (1). 
Cela  ne  prouve  point  qu'ils  ne  vous  trompent  pas  aussi  bien 
que  d'autres  moins  cérémonieux  ;  leur  habitude  générale, 
au  contraire,  est  de  surfaire,  même  pour  les  objets  les  plus 
usuels,  et  j'ai  été  raillé  par  une  ménagère  pour  avoir  donné 
les  dixcentimes  qu'on  me  demandait  d'une  boite  d'allumettes 
phosphoriques  que  j'aurais  pu  obtenir  pour  quatre  centi- 
mes. On  ne  voit  que  très-rarement  des  marchands  à  prix 
fixe.  Ceux  qui  vendent  des  objets  fabriqués  en  sont  encore 
à  étiqueter  leurs  marchandises  avec  des  signes  particuliers 
connus  d'eux  seulement,  et  que  continuent  seuls  d'em- 
ployer chez  nous  les  boutiquiers  spéculant  sans  honte  sur 
la  confiance  de  l'acheteur,  ou  sur  sa  timidité  à  rabattre  du 
prix  exagéré  qu'on  lui  fait. 

Sauf  ces  différences  plus  ou  moins  sensibles,  le  Parisien 
pur  sang  pourrait  se  croire  tout  au  plus  transporté  dans 
quelque  quartier  nouveau  de  sa  ville  natale  :  voici  des 
soieries  de  Lyon,  des  mousselines  de  Mulhouse,  des  coton- 
nades de  Rouen  ;  —  de  la  bijouterie  ,  de  l'orfèvrerie,  des 
bronzes  faits  exactement  sur  les  modèles  de  la  rue  de  la  Paix, 
de  la  place  de  la  Bourse  et  du  Palais-Royal  ;  à  la  porte  des 
libraires,  vous  voyez  les  caricatures  du  Charivari,  les  dos 
jaunes  de  tous  les  Manuels  Roret,  et  les  bandes  découpées 
portant  les  titres  des  romans  de  Paul  de  Kock,  d'Eugène 
Sue,  de  Georges  Sand,  des  Guêpes  d'Alphonse  Rarr,  des 
mille  et  une  phTjsiologies,  que  Dieu  maudisse  ce  mot,  qui 
fondent  sur  nous  comme  des  avalanches;  et  au  milieu  de 
tout  cela,  pour  dernier  trait  de  ressemblance,  vous  n'aper- 
cevez guère  plus  de  fruits  de  l'art  ou  de  la  littérature  belge 
qu'à  Paris  même. 

Mais  ce  qui  marque  la  différence  bien  prononcée  des 
deux  pays,  c'est  l'absence  de  ces  marchands  de  vin  qu'on 
rencontre,  dans  la  capitale  du  monde  civilisé,  de  quatre 
en  quatre  pas,  en  outre  des  coins  de  rue  qui  leur  appar- 
tiennent sans  partage  et  sans  distinction  de  quartier.  Les 
peuples  de  la  Flandre  ont  le  bonheur  d'être  privés  de  cette 
affreuse  et  homicide  boisson,  composée  de  jus  de  bette- 
rave, ou  de  décoction  de  bois  de  teinture  édulcorée  de  li- 
tharge  qu'on  vend  pour  du  vin  à  nos  ouvTiers.  Ils  s'eni- 
vrent avec  de  la  bière  et  du  tabac,  on  pourrait  même  être 
tenté  de  croire  qu'ils  se  nourrissent  de  cette  dernière  sub- 
stance, ou  du  moins  que  la  Belgique  est  en  possession  d'en 
fournir  le  monde  entier,  tant  est  grand  le  nombre  des 
marchands  de  cigares  qui  garnissent  les  deux  côtés  des 
rues  de  Bruxelles.  Une  boutique  de  tabac  à  Bruxelles  res- 
semble assez  à  nos  magasins  de  thés. 

Les  rues  sont  communément  tortueuses,  comme  toutes 
celles  des  villes  du  moyen  âge.  Il  faut  généralement  attri- 
buer ce  défaut  de  régularité  à  l'insouciance  de  l'ancienne 
police  édilaire;  mais  je  crois,  au  risque  d'avancer  un  pa- 
radoxe, que  cette  disposition  qui  nous  choque  si  fort  au- 
jourd'hui, ne  tenait  pas  moins  aux  mœurs  et  aux  nécessi- 
tés d'un  temps  où  les  populations  avaient  si  souvent  le.« 
armes  à  la  main.  On  évitait  la  ligne  droite  dans  le  perce- 
ment des  rues,  par  le  même  motif  qui  la  faisait  et  la  fait 
encore  prohiber  pour  les  abords  d'une  place  fortifiée.  Le 
bri.sement  de  !a  ligne  était  un  moyen  de  défense  pour  dp.« 
gens  habitués  aux  séditions  et  aux  barricades. 

Un  troisième  motif  existe  à  Bruxelles,  c'est  la  pente  ra- 
pide de  la  montagne  sur  laquelle  est  construite,  comme  je 

(i)  On  appfllp  riT/?  une  pi^ce  de  monnaie  de  deux  centimrj.  Ln 
Rclgei  ont  substaniifie  din<i  leur  Ungage usuel  l'abrériiiioD  3  ceol>. 


MLSEE  DES  FAMILLES 


2"1 


pense  Paroir  déjà  dit,  la  majeure  partie  de  la  ri!Ie,  et  qu'on 
oe  peut  adoucir  que  par  des  côloiemeols.  Une  rue  directe 
d:  "  UT  les  Toitures,  et 


hL.. 


.JDS.     I/'r    '-riiivn 


.:e 


du  sol  est  telle  que  le  grand  portail  de  la  . 

Sainte  :ite  à  mi-cùte,  à  une  rif  > 

porte  L.  .. 

Quelques-unes  de  ce5  rues  offreni,  à  un  point  quelcon- 
que, une  sorte  de  renflement  qu"  -  "  '  "  -e 
place.  Il  e5t  de  ces  places  si  peu  s 

cherche  encore  aprt^  les  avoir  dépassées. 

En  fait  de  places  r-'_   "  "     -  os  de 

six  qui  méritent  ce  d-.„  ;  . .;:  _._.  ._  . -.  -_;i?,  la 
place  dite  de  rAncien-Marché,  qui  n'a  rien  de  remarqua- 
ble; la  Grande-Piace,  sur  laquelle  s'élèvent  le  niagniiîqi:e 
Hôtel-de-Ville,  et,  vis-à-vis,  la  Mai&os  dc  Roi,  qu'on  appelle 
aussi  la  Maùon  au  pùin  ou  Broad-huysen  :  aux  deux  bouts, 
d'anciennes  maisons  de  corporations  assez  curieuses;  la 
place  de  la  Monnaie,  où  Ton  voit  en  effet  PHôtei  '?  "  n- 
naies  faisant  face  au  Grand-Théàîre  ;  enfin,  iâ  .  rs 

Martyrs,  qu'on  a  débaptisée  de  son  ancien  nom  de  Saint- 
Michel,  après  y  avoir  enterré  les  victimes  des  journées  de 
septembre.  Dans  la  ville  haute,  sont  la  place  écs  Barricades 
et  la  place  Royale  dont  vous  allez  trouver  U  description  ci- 
dessous.  Adieu  donc  pour  aujourd'hui. 

n. 

J'ai  terminé  ma  première  lettre  en  vous  parlant  du  haut 
quartier  ou  quartier  aristocratique  de  lîruxelles  :  permet- 
tez-moi de  TOUS  y  ramener  en  vous  faisant  monter  la  rue 
Moniagne-de-la-Cour.  Cette  rue  forme  comme  la  tète  d'un 
Iç.^  y      ...  i.  .    -,  -._.;  urètres  -  ■  *-  -  --:     -    -  - '-j_ 

s:  i::BS  la  t.  ;  aU 

nord-ouest,  et  dont  la  queue  aboutit  directesient  à  la  roule 
de  Gand.  C'est  Yî  iccourci,  de  la  erwàe 

voie  qui  s'étend  à  \^.  i  __  ?  S    .t-Martin  àlabar^ 

rière  Saint- Jacquei,  ou  plu  en  se  tortuani 

de  I^  Chapelle  à  la  barrière  tiEûiVr.  tj  ■        le 

sorte  la  co'.«^''--'^'r  comme '-      "  rr,-.  ,;. 

taie  de  la  ,  et  un 

querait  p:  a  que  c'est  en  edei  uo  type  des  épines 

dorsal  -  '  -    ------  assez  ennemies  de  la 

ligne  X .  c'est  que  cette  pro- 

pension au  zigzag  se  remarque  plus  volontiers  chez  les 
ff  -lient  orthopédique,  que  vient 

de  ^  :  .  _2iur  un  médecin  français,  pro- 
met-il de  prospérer.  Il  semble  que  tout,  choses  ou  gens,  a 
besoin  d'être  contrefait  pour  s'acclimater  ici. 

Si  vous  ajoutez  à  ceci  ce  que  j'ai  dit  cc^-  .,-,-.;  :--.^^ 
vous  en  conclurez  que  le  beau  sexe  ••  -r. 

Ce  n'est  pas  qu'on  ne  rencontre  assez  volontiers,  là 
comme  autre  part,  une  foule  de  jeunes  pers  -s 

et  roses,  beaucoup  trop  blanches  et  trop  r.  ;  ^       .ar 

la  rvunion  de  ces  couleurs  tendres,  qui  donnent  à  une  jeune 
Ê"  "ienne,  • 

iT' ,  -^  ::.-.-  .. -..    ^"uae  afî^......  ......^v 

désastreux  pour  la  beauté. 

Ici,  il  n'est  guère  de  transition  apparente  :  „e 

femme  entre  l'âge  de  dix-r  -  "  =  •:  '  ■='  -ds  et  i  d-=;  de 
quarante  ans;  on  dirait  qu"        .  ^nère  manque. 

On  m'assure  qu'il  n'en  est  pas  de  même  dans  les  auties 
t:''-i  Belgique;  je  Ter"  ,i. 

E:  ant,  j'ai  voulu  fd  i     ^   : .  ..  _„     ;je 

j'aperçois  à  la  promenade,  au  tljéàtre  ou  dans  une  bouti- 
que une  jeune  femn>e  de  vingt-cinq  à  trente  ans,  aux  yeux 


;e 


.  u     t  .JC*> 


brillants,  au  teint  frais,  i  la  taille  irréprochable,  au  rile- 
Uer  complet,  je  m'enquiers  de  son  pays,  et  l'os  me  ré- 
pond communément  :  Lûgeoise^  Ga/Uoiu^  quelquefois 
Pari-sir  :.7i/  ,   ']-irri:i'i  BnixtUoist. 

Ce.  :  dans  la  rue  de  la  MontJgne-de-la- 

Coiir  qu  uû  vo:i  en  plus  grand  nombre  de  ces  jolias  mar- 
chandes, parce  que  c'est  là  aussi  que  se  trouvent  les  plus 
belles  boutiques.  Je  ne  saurais  mieux  la  comparer,  pro- 
portion gardée  s'entend,  qu'à  notre  rue  Vivieone  ou  à 
c- "  '  '^  Velieu.  C'est  le  bazar  d'élite  de  tous  les  objets 
Ce  -ige  de  la  fanion  et  du  eomfortj  et  la  phis 

convenable  arrivée  au  quartier  vraiment  monumental  d'en 
haut,  au  quartier  de  la  Cour. 

La  rue  débouche  tout  vis-à-vis  l'église  moderne  de 
Saint-Jacques  sur  Caudeoberg,  sur  la  place  Royale,  espèce 
de  T  ou  plutôt  de  maillet  à  manche  tronqué,  qu'entourent 
sur  trois  côtés,  représentant  un  développement  de  quelque 
trois  cents  à  trots  cent  cinquante  mètres,  de  belles  nuisoBS 
d'une  grande  architecture  uniforme  et  mooumentaîe,  rap- 
pelant quelque  peu  celles  de  notre  place  Vendôme,  avec 
balcons  de  pierre  à  balustres.  Cest  sur  cette  place,  con- 
struite au  siècle  dernier,  devant  le  bâtiment  de  la  haute 
Cour  militaire,  que  se  réunissent  le  soir  les  tambours 
et  les  trompettes  de  la  gamison.  pour  préluder  à  la  retraite 
par  des  batteries  et  des  fanfares. 

Il  parait  que  chacune  des  trois  ouvertures  de  cette  place 
était  décofée  autrefois  d'une  espèce  d'arc  de  triomphe,  ou 
d'un  portique  à  eotoanes  qui  a  été  abattu;  de  même  qu'oa 
a  détruit  chez  nous,  il  y  a  peu  d'années,  les  deux  arcades 
hardies  qui  reliaient  notre  théâtre  ^  rodéon  aux  maisoas 
latérales,  et  donnaient  à  U  place  im  aspect  pittoresqne 
qu'il  iaut  regretter.  Notre  place  Royale,  qui  formait  un 
tout  si  complet  et  si  original,  vient  d'être  également  défi- 
gurée et  déshonorée.  Les  mutilateurs  sont,  dît-on,  plus  ra- 
res en  Belgi-que  qu'en  France  ;  je  veux  le  croire  ;  mais  on 
voit  que  quand  ils  s'y  mettent,  ils  ne  cèdent  en  rien  aux 
nôtres.  Re'  =■"''••!«  sur  la  place  Royale  de  Bruxelles. 

De  la  d.  ia  tète  du  maillet,  part  la  rue  de  la  Ré- 

0enee,  qui  conduit  au  chevet  de  la  belle  et  curieuse  église 
du  Grand-Sab!oD  ;  de  la  gauche  du  maillet  part  une  courte 
rue  de  la  même  architecture  que  la  place,  conduisant  à 
Touverfure  de  la  magnifique  rue  Royale,  longue  de  plus 
de  quinze  cents  mètres,  large  de  vingtrsçpt,  bordée  d^ul 
côté,  sur  un  tiers  de  sa  longueur,  par  le  Parc,  magnifique 
jardin  où  je  vous  mènerai  faire  un  tour  de  promenade,  sur 
l'autre  côté  par  des  jardins,  de  beaux  hôtels,  et  à  l'entrée 
de  laquelle  est  une  petite  place  latérale  où  s'élève  un  mo- 
nument à  la  mémoire  du  général  Beliiard,  non  encore 
achevé. 

Le  Parc,  qui  a  la  figure  d'an  paraUâogranuBe,  dont  la 
sommité  voisine  de  la  place  Royale  représente  une  ligne 
brisée  en  trois  parties  égaies,  est  entouré  sur  les  trois  au- 
tres par  les  beîles  rues  de  :  BeJlevuf,  qui  n'est  pas  moins 
large  que  la  rue  Royale,  et  sur  laquelle  donnent  l'entrée 
du  palais  du  roi,  ainsi  que  tes  fenêtres  des  appartements  ; 
Ducalt,  sur  laquelle  est  l'ancien  palais  du  prince  d  Orange; 
de  la  Loi,  occupée  en  entier  par  le  palais  de  la  Nation, 
faisant  face  à  celui  du  roi,  et  par  les  hôtels  de  phisieun 
ministères. 

Je  tâcherai  de  vous  donner  prochainement  une  idée  du 
ity  le  de  ces  divers  édifices,  mais  vous  pouvez  dès  à  présent 
vous  figurer  combien  leur  réunion  à  l'entour  d^ln  beau 
jardin  planté  de  grands  arbres  et  heureusemeat  distribué 
selon  un  sviîi^r-.p  m,-.:tié  anglais,  moitié  françùs,  et  par- 
faiteisent  :aue  on  entretient  tout  m  i 

peut  donner  d'eciat  i  cette  partie  de  la  ville. 


272 


LECTURES  DU  SOTR. 


Bruxelles  est  entourée,  sans  interruption,  de  boulevards 
formés  d'une  double  rangée  d'arbres,  présentant  un  dé- 
veloppement de  sept  mille  mètres  environ,  ouverts  de 
treize  portes,  dont  une  seule,  la  porte  de  Hal,est  monu- 
mentale. Je  vous  en  donnerai  les  dessins  plus  tard.  Plu- 
sieurs de  ces  portes  communiquent  à  des  faubourgs  po- 
puleux. 11  en  est  deux,  néanmoins,  qui  n'existent  guère 
encore  qu'en  principe,  ce  sont  le  quartier  Louise  et  le  quar- 
tier Léopold. 

La  basse  ville  est  traversée  par  deux  petites  rivières 
tortueuses  comme  ses  rues,  larges  seulement  de  quelques 
mètres,  qui  semblent  vouloir  être,  au  moins  par  le  nom, 
une  contrefaçon  de  Paris  ;  l'une  s'appelle  la  Senne,  l'autre 
la  petite  Senne.  Ces  rivières  sont  encaissées  par  des  mu- 
railles que  l'humidité  et  le  défaut  d'air  rendent  toutes  ver- 
tes; c'est,  je  crois,  le  seul  endroit  que  les  Bruxellois  aient 
oublié  de  badigeonner. 

Vous  savez  combien  sont  presque  toujours  pittoresques 
ces  percées  que  le  passage  d'une  petite  rivière  commande 
dans  les  rues  d'un  bourg  ou  d'un  village  ;  vous  apercevez 
là  d'un  coup  d'oeil  rapide,  de  votre  chaise  de  poste  ou  par 
la  lucarne  de  votre  diligence,  en  nassant  sur  un  pont  nue 


vous  trouvez  toujours  trop  court,  des  arbres  qui  se  mirent 
dans  l'eau,  opposant  leur  fraîche  et  mystérieuse  verdure  à 
la  verdure  desséchée  et  poudreuse  des  arbres  de  la  route, 
à  l'aspect  glacial  et  monotone  des  maisons.  Pour  animer  la 
scène,  se  trouvent  tout  à  point  un  pêcheur  qui  s'endort  sur 
sa  ligne  ;  une  jeune  fille  qui  vient  emplir  sa  cruche  comme 
la  pieuse  Rébecca,  ou  laver  son  linge  comme  la  belle  fille 
d'Alcinoùs  ;  des  oiseaux  aquatiques  dont  les  manœuvres 
tracent  sur  la  face  de  Tonde  de  longues  paraboles  concen- 
triques, et  remuent  une  multitude  de  paillettes  brillant  de 
tous  les  feux  du  spectre  solaire.  Le  voyageur  ne  manque 
jamais  en  passant  de  jeter  un  regard  complaisant  sur  ces 
points  de  vue  fugitifs,  empreints  d'une  apparence  de  calme 
et  de  paix  qui  lui  fait  regretter  de  ne  pouvoir  planter  sa 
tente  sur  ce  rivage  tranquille. 

Dans  une  ville  industrielle,  il  ne  faut  point  compter  sur 
le  pittoresque  ;  chaque  mètre  de  terrain  doit  produire  son 
revenu  ;  chaque  goutte  d'eau  courante  doit  faire  tourner 
une  roue.  Aussi,  j'ai  eu  beau  chercher  tout  le  long  des 
deux  Sennes,  je  n'y  ai  trouvé  à  faire  que  le  modeste  cro- 
quis que  je  vous  envoie. 


Ancienne  maison  de  Bruxelles. 


Les  promenades  favorites  sont  le  Parc,  le  boulevard 
Botanique  et  l'allée  Verte. 

Je  vous  ai  déjà  entretenu  du  premier,  et  probablement 
m'accusez-vous  d'être  peu  méthodique  lorsque  vous  me 
voyez  revenir  plusieurs  fois  sur  le  même  objet.  Observez, 
je  vous  prie,  que  je  n'ai  nullement  la  prétention  de  faire 
un  itinéraire,  que  je  couche  mes  idées  sur  le  papier  au  fur 
et  à  mesure  qu'elles  se  présentent  d'elles-mêmes,  ou  qu'elles 
sont  provoquées  par  quelque  circonstance  extérieure.  Ayez 
donc  la  bonté  de  les  accepter  comme  elles  me  viennent. 

Le  Parc,  pour  épuiser  ce  sujet,  est  un  jardin  qui  n'a 
guère  plus  de  quatre  cent  cmquante  mètres  de  long  sur 
deux  cent  cinquante  de  large  ;  mais  l'architecte  qui  l'a 
planté,  il  y  a  près  de  soixante-dix  ans,  a  fait  un  si  judi- 
cietix  mélange  du  style  sévère  du  jardin  français  et  du  style 
pittoresque  des  jardins  anglais,  évitant  ainsi  la  froideur 
qu'on  reproche  quelquefois  justement  aux  premiers ,  le 
décousu  des  autres,  qu'il  a  réussi  à  créer  un  ensemble 
à  la  fois  monumental  et  gracieux.  Il  est  bon  de  noter  que 
cet  architecte  était  un  Français,  du  moins  me  l'a-t-on  dit 


même  à  Bruxelles,  quoique  son  nom  de  Zinner  ne  semble 
pas  accuser  cette  origine. 

Je  vous  donne  ci-contre  un  petit  plan  de  ce  jardin. 

Figurez-vous,  pour  bien  le  comprendre,  que  tous  les 
grands  massifs  sont  plantés  sur  des  terrains  rapportés  de 
deux  mètres  de  hauteur,  qui  ajoutent  autant  à  l'élévation 
des  arbres  d'un  beau  jet,  je  vous  le  jure,  et  que  ces  mas- 
sifs, au  lieu  d'être  géométriquement  disposés  en  quin- 
conces comme  chez  nous ,  ce  qui  leur  donnerait  peu  de 
masse  eu  égard  à  la  médiocre  superficie  qu'ils  occupent, 
sont  entremêlés  d'arbres  plus  petits,  qui  leur  prêtent  l'ap- 
parence d'épais  fourrés  découpés  par  des  chemins  si- 
nueux. 

Par  opposition,  aux  deux  points  que  je  vous  ai  marqués 
A  et  B,  sont  deux  fonds  ou  entonnoirs  boisés  et  ombreux, 
formant  un  agréable  contraste  avec  les  allées  sablées  et  les 
ronds-points  exposés  au  soleil.  Une  simple  perche,  placée 
transversalement,  avertit  qu'on  ne  doit  pas  descendre  dans 
ces  fonds  où  beaucoup  d'inconvenances  pourraient  se  com- 
mettre, et  l'on  m'assure  qu'il  ne  vient  dans  l'idée  de  per- 


MTSKK  nrS  FAMILLES. 


sonnp,  même  des  gens  los  i)l!i.s  ]£îrossicr3,  d'enfreindre  la 
défense.  Cela  vous  paraîtra  d'autant  plus  extraordinaire, 
qu'il  n'y  a  pas  ombre  de  sentinelles  ni  aux  portes,  ni  dans 
l'intérieur  du  Parc;  que  les  surveillants  s'y  montrent  ra- 
rement, et  que  le  soir,  quand  le  son  d'une  cloche  a  annoncé 
la  fermeture  des  portes,  on  ne  voit  point,  comme  aux  Tui- 
leries, des  soldats  traquant  l'arme  au  bras  le  pauvre  monde 
pour  le  faire  sortir;  on  n'entend  pas  une  multitude  d'a- 
boyeurs,  hurlant  d'une  manière  sauvage  aux  oreilles  des 
promeneurs  paisibles,  comme  cela  se  pratique  au  Luxem- 
bourg. 

Il  en  résulte  bien  que  de  temps  en  temps,  ce  qui  est 
arrivé  à  votre  serviteur,  quelques  flâneurs  se  trouvent  en- 
fermés ;  mais  rien  n'est  si  facile  que  de  se  désemprisonner, 
le  jardin  n'étant  clos  que  d'une  mince  haie  vive  de  char- 
mille ne  dépassant  guère  la  hauteur  d'appui,  et  fortifiée 
au  dehors  par  une  simple  barrière  rustique  formée  de 
pieux  reliés  par  des  perches.  Eh  bien!  je  n'ai  pas  entendu 
dire,  quoique  la  fermeture  n'ait  lieu  généralement  qu'à  la 
nuit  tombée,  qu'on  ait  reconnu  le  besoin  de  prendre  des 
mesures  pour  empêcher  la  circulation  dans  l'obscurité  au 
milieu  des  fourrés  et  dans  les  autres  endroits  écartés  ou 
mystérieux.  Cependant  la  ville  de  Bruxelles;  dont  je  vous 
vantais  la  propreté  matérielle,  n'est  pas  plus  exempte 
qu'une  autre  grande  ville  de  ces  immondices  morales  qu'on 
est  presque  toujours  sûr  de  rencontrer  le  soir  en  tas  dans 
certaines  rues  tristement  privilégiées. 

L'art  du  statuaire  a  voulu  mêler  ses  œuvres  à  celles  de 
l'architecte  pour  la  décoration  du  Parc.  Al'entour  des  deux 
ronds-points  que  vous  voyez  sur  le  plan,  dont  l'un  est 
occupé  par  un  bassin,  l'autre  par  un  immense  parterre 
circulaire,  et  dans  quelques  allées  principales,  sont  placés 
(les  Termes  surmontés  de  têtes.  Le  style  des  termes  appar- 
tient incontestablement  au  goût  indigène  ;  l'échantillon  que 
je  mets  sous  vos  yeux  n'est  certes  pas  le  plus  ridicule. 


ierme  dans  le  Parc,  à  Bruxelles. 

Aux  deux  points  C  et  D,  sont  deux  groupes  portés  sur 
des  piédestaux  parallélogrammaliques,  à  bases  renflées, 
représentant,  l'un  le  Commerce,  l'autre  l'Agriculture. 
Ces  groupes  sont  composés  d'enfants  gios,  gras,  obèses, 
ressemblant  parfaitement  à  ces  figures  aérostaliques  qu'on 
fait  depuis  quelques  années  en  baudruche,  paraissant  de- 

juis  184G. 


voir  suer  le  faro  par  tous  les  pores,  si  Ton  n'y  metbit  bon 
ordre,  en  les  oignant  chaque  année  d'un  nouvel  enduit 
de  peinture  à  l'huile.  Vous  pouvez  vous  figurer  l'eiref. 

Le  petit  bâtiment  teinté  de  noir  que  vous  voyez  sur  un 
des  coins  du  jardin  est  ce  qu'on  appelle  le  Vauxhall,  qui 
n'a  rien  de  comparable  ni  à  celui  de  Londres,  ni  à  celui 
qu'on  voyait  il  y  a  peu  d'années  encore  à  Paris  vis-à-vis 
le  Diorama  incendié.  La  partie  donnant  sur  la  rue  de  la  Loi 
est  tout  simplement  un  théâtre  assez  mesquin  où  sont 
joués  les  vaudevilles  et  les  farces  de  nos  théâtres  de  la 
Bourse,  du  Palais-Royal  et  du  boulevard  Montmartre,  et 
assez  souvent,  aussi  souvent  du  moins  qu'il  est  possible, 
par  les  acteurs  de  ces  mêmes  théâtres.  Vous  voyez  que 
Paris  vous  suit  partout  sur  cette  terre,  que  tout  semble 
forcer  d'être  française  (I )  ;  l'autre  partie,  sur  le  Parc,  est 
un  café  fort  simple,  où  l'on  a  les  indicibles  avantages  de 
fumer  sous  la  verdure  à  la  vue  des  promeneurs  â  qui  cette 
jouissance  est  interdite,  et  d'entendre  une  musique  sopori- 
fique, exécutée  par  une  douzaine  de  musiciens  paraissant 
dormir  autour  d'une  longue  table  et  ne  jouer  que  par  ré- 
miniscence ;  après  chaque  morceau,  le  chef  d'orchestre 
vient  faire  la  cueillette  des  sous. 


Plan  du  Parc,  à  Bruxelles. 

Il  en  est  tout  autrement  au  côté  opposé  du  Parc  ;  là,  sous 
une  rotonde  à  Jour,  le  dimanche,  se  rend  la  musique  mi- 
litaire du  régiment  des  Guides,  pour  exécuter  des  mor- 
ceaux d'harmonie,  à  l'issue  de  la  messe  musquée.  C'est  là 
qu'il  faut  aller  pour  voir,  au  milieu  de  la  journée,  la  popu- 
lation élégante  bruxelloise  dans  sa  parure  de  ville. 

De  temps  à  autre,  ces  concerts  se  renforcent  d'un  or- 
chestre composé  d'amateurs  ou  artistes  formant  la  société 
dite  de  la  grande  harmonie.  Dans  ces  occasions  les  portes 
du  Parc  sont  fermées  au  public,  et  l'on  n'y  est  admis  que 
moyennant  une  rétribution  de  cinquante  centimes,  dont  le 
produit  est  destiné  aux  pauvres.  Ces  jours  ne  sont  pas  les 
moins  brillants,  ils  sont  très -profitables  à  ceux  à  qui 
ils  sont  dédiés,  et  je  ne  vois  pas  pourquoi  Paris,  qui 
adopte  avec  empressement  tant  de  sottises  étrangères,  n'a- 
dopterait aussi,  par-ci,  par-là,  quelques  bons  usages  tels 
que  celui-ci.  J'ai  assisté  à  quelques-unes  de  ces  matinées 
musicales.  J'aurais  juré  plus  d'une  fois,  je  ne  sais  par 
quelle  fatalité  ,  que  je  venais  d'entendre  des  quadrilles  de 
Musard,  ou  des  morceaux  de  la  Muette,  ou  des  Huguenots, 
de  Guillaume  Tell  ou  de  Robcrt-le-Diable  ;  mais  le  pro- 
gramme (I)  me  prouvait  péremptoirement  que  mon  érudi- 

(i)  Depuis  que  ces  lettres  ont  ôté  écrites,  Bruxelles  s'est  enrichio 
de  deux  nouveaux  théâtres,  l'un  dit  des  Nouveauiis,  l'autre  du  i'uu- 

—  ôri  —  TREI71FMF    VOMÎME. 


274 


LECTURES  DU  SOIFx. 


tion  musicale  était  en  défaut,  et  que  les  morceaux  exé- 
cutés étaient  bien  des  fruits  indigènes.  Ainsi  soit-il.  L'exé- 
cution m'a  paru  d'ailleurs  très-remarquable;  bien  supé- 
rieure, pour  ce  qui  concerne  la  musique  militaire,  à  ces 
symphonies  discordantes  que  nos  musiciens  de  régiments 
de  ligne  exécutent  aux  Tuileries  et  au  Luxembourg,  em- 
prisonnés dans  un  parterre  ou  mêlés  à  la  foule  qui  les  cou- 
doie, et  qui  peut  bien  s'attribuer  une  bonne  partie  des 
fausses  notes  qu'ils  se  permettent. 

Est-ce  que  notre  amour  pour  les  arts,  qui  nous  vaut  ces 
prétendus  concerts ,  ne  pourrait  pas  s'étendre  jusqu'aux 
concertants,  et  leur  procurer,  dans  l'un  et  l'autre  jardin, 
un  modeste  pavillon,  où  ils  n'auraient  pas  l'air  de  jouer 
par  charité,  comme  ces  artistes  qui  courent  les  rues? 

Je  viens  de  vous  parler  de  la  messe  musquée. 

«  On  appelait  ainsi,  dit  Mercier  (Tableau  de  Paris),  une 
messe  qui  se  disait,  il  y  a  quelques  années,  au  Saint-Esprit, 
à  deux  heures.  Le  beau  monde  s'y  rendait  en  foule  avant 
le  dîner....  L'archevêque  a  défendu  cette  messe,  et  Ton  a 
pris  le  parti  de  s'en  passer.  11  aurait  mieux  valu  ne  point 
abolir  la  messe  musquée.  » 

On  peut,  vous  le  savez,  voir  encore  à  Paris  quelque  ré- 
miniscence de  cette  messe  à  Saint-Roch,  à  Saint-Thomas 
d'Aquin,  à  Notre-Dame  de  Lorette  tous  les  dimanches, 
après  une  heure.  C'est  à  ce  moment  que  les  élégantes  de 
l'aristocratie  nobiliaire,  de  l'aristocratie  financière,  encom- 
brent les  rues  environnantes  de  leurs  équipages  et  de  leurs 
laquais,  parent  l'église  de  leurs  toilettes  mondaines  et 
inondent  l'atmosphère  de  leurs  parfums  peu  canoniques. 

Bruxelles  avait  oublié  de  nous  emprunter  une  mode  si 
confortable,  et,  par  suite  de  cette  lacune,  les  fidèles  peu 
raatineux  manquaient  souvent  l'office  ;  un  bon  chanoine 
de  Sainte-Gudule,  pour  concilier  leur  dévotion  arec  leur 
paresse  autant  que  faire  se  pourrait,  a  imaginé  ces  années 
dernières  de  fonder  une  messe  tardive  qui  a  eu  de  suite  le 
privilège  d'attirer  le  beau  monde,  les  belles  toilettes,  et  où 
l'on  n'étouffe  ni  plus  ni  moins  qu'à  Saint-Roch  à  la  même 
heure. 

N'allez  pas  vous  imaginer  qu'il  ne  s'agit,  comme  à  Paris, 
que  d'une  assistance  à  peu  près  entièrement  féminine.  Les 
hommes  ne  rougissent  pas  ici  d'assister  aux  offices;  la  po- 
pulation se  prétend  religieuse,  et  manifeste  sa  croyance. 
Les  médisants  prétendent,  de  leur  côté,  que  de  même  qu'à 
Séville  et  à  Grenade,  la  dévotion  n'est  pas  toujours  le 
seul  motif  qui  remplit  les  églises  des  villes  de  la  Belgique  , 
et  qu'il  ne  s'y  ébauche  pas  moins  de  mariages  que  dans  les 
soirées,  quoique  tous  ne  s'y  terminent  pas.  11  va  sans  dire 
que  la  messe  musquée  n'est  pas  la  moins  féconde  en  in- 
cidents de  ce  genre.  Au  reste,  l'intérieur  des  temples  offre 
pendant  la  célébration  du  service  divin  un  aspect  recueilli 
qui  fait  honte  à  un  Français  ;  on  n'y  voit  point  de  ces  pro- 
meneurs perpétuels,  qui  semblent  n'entrer  dans  une  église 
que  pour  lorgner  les  femmes  et  afficher  l'ignorance,  le 
dédain  des  pratiques  religieuses  et  insulter  à  Dieu.  Il  est 
absolument  interdit  de  circuler  dans  les  églises  dès  que 
l'office  est  commencé,  sinon  pour  aller  prendre  sa  place, 
et  des  avis  imprimés  en  gros  caractères,  affichés  à  toutes 
le  portes,  rappellent  cette  défense  à  ceux  qui  seraient 
tentés  de  l'oublier.  Les  suisses  tiennent  sévèrement  la 

deville.  Le  premier  eit  très-remarquable  par  son  système  nouveau 
d'éclairage,  qui  a  lieu  i  travers  un  plafond  de  verre  transparent, 
disposition  qui  fait  disparaître  l'inconvénient  de  1  énorme  lustre  sus- 
pendu, si  menaçant  pour  le  parterre,  si  incommode  et  si  pernicieux 
pour  la  vue  des  personnes  placées  i  son  niveau.  Il  }  a  dix  ou  douze 
ans,  un  architecte  de  Paris  avait  projeté  l'établissement  d'un  système 
aoaloRue  pour  les  théâtres  de  celte  capitale.  Nous  sommes  bien  aisr' 
e  prendre  date,  aOn  de  rendre  i  chacun  ce  qui  lui  est  dû. 


main  à  cette  règle  d'une  police  bien  entendue,  dont  ne 
paraissent  pas  se  douter  ceux  qui  devxaient  les  surveiller, 
ou  l'exercer. 

Si  le  Parc  est  la  promenade  du  milieu  du  jour,  l'allée 
Verte  est  celle  de  l'après-dînée. 

L'allée  Verte  est  située  tout  au  bas  de  la  ville ,  dans 
la  direction  de  la  route  de  Malines  et  d'Anvers,  de  Laken, 
qui  est  le  Neuilly  de  Bruxelles,  moins  les  belles  îles  sur  la 
rivière.  C'est  là  qti'est  le  palais  de  campagne  du  roi,  ce  palais 
où  Napoléon  signa  plus  d'un  décret. 

Cette  allée  Verte  est  une  longue  avenue  plantée  de 
quatre  rangées  d'arbres,  et  qui  a  près  d'une  demi-lieue  de 
longueur.  C'est  là  que  tous  ceux  qui  ont  des  chevaux,  des 
équipages,  la  plus  simple  demi-fortune,  vont  les  faire  ad- 
mirer, ou  tout  au  moins  exciter  l'envie  de  ceux  qui  n'en 
ont  pas.  A  Bruxelles,  le  luxe  est  grand  sur  ce  point  ;  c'est 
même  plus  qu'un  luxe,  c'est  une  passion  ;  il  y  a  une  sorte 
de  honte  pour  qui  sort  un  peu  du  commun  des  martyrs, 
de  .n'avoir  pas  sa  calèche  ou  pour  le  moins  son  tilbury. 
J'ai  entendu  parler  de  plus  d'une  maison,  dont  les  maîtres, 
possesseurs  de  six  ou  huit  mille  francs  de  revenus  tout  au 
plus,  se  nourrissent  en  cachette  de  pommes  de  terre,  de  ha- 
ricots, pour  pouvoir  entretenir  une  voiture.  Les  élégants 
du  second  ordre  font  comme  chez  nous  ;  ils  louent  des 
chevaux  pour  aller  caracoler  dans  l'allée  Verte,  ou  s'y  font 
promener  dans  des  vigilantes,  c'est-à-dire  des  cabriolets 
ou  des  calèches  de  place.  11  faut  dire  que  pour  la  plupart 
ces  chevaux  de  louage  sont  fort  supérieurs  à  nos  tristes 
locatis,  et  que  ces  voitures  sont  d'une  propreté  fort  in- 
connue de  nos  loueurs  de  véhicules  publics,  sans  que  les 
prix  soient  plus  élevés. 

Les  plus  modestes  promeneurs,  c'est-à-dire  les  plus  nom- 
breux, vont  à  pied  dans  la  contre-allée  de  droite,  celle  de 
gauche  qui  longe,  à  quelques  mètres  de  distance  seulement, 
le  canal  de  Charleroi,  est  beaucoup  moins  fréquentée. 
On  jouit  de  la  première  d'une  vue  champêtre  très-étendue 
et  fort  agréable,  quoiqu'elle  soit  unie  comme  une  table,  ce 
que  vous  savez  déjà  être  la  physiononrie  générale  du  pavs. 
Mais  ces  vastes  plaines  de  verdure  qui  ne  sont  que  des  ma- 
rais, le  voisinage  du  canal  de  Wilfebroeek  qui  la  longe  à  quel- 
ques mètres  seulement  de  distance,  l'épaisseur  des  arbres 
séculaires  de  l'allée  qui  s'entrelacent  comme  ceux  d'une 
forêt,  rendent  les  approches  de  la  soirée  humides  et  perni- 
cieuses pour  la  santé,  principalement  pour  les  femmes , 
plus  attentives  à  briller  par  de  légères  toilettes  qu'à  se 
garantir  contre  les  influences  d'une  mauvaise  atmosphère. 
Les  promenades  à  l'allée  Verte  et  les  privations  qu'on  s'im- 
pose pour  y  briller  sont  considérées  par  quelques  méde- 
cins comme  faisant  partie  des  causes  de  ce  mal  dont  je 
vous  ai  fait  connaître  les  funestes  effets.  Nonobstant  le 
nombreux  concours  qui  afflue  en  ce  lieu,  la  spéculation 
n'y  a  point  encore  établi  de  chaises  ;  elles  se  sont  jusqu'à 
présent  restreintes  au  Parc  sous  la  forme  de  sièges  à  fond 
de  bois,  [lourds,  carrés  et  incommodea.  Les  baucs  établis 
par  l'édilité  en  assez  grand  nombre  daos  ce  jardin  et  dans 
l'allée  Verte  sont,  au  contraire,  infiniment  plus  commodes 
que  les  nôtres,  tous  pourvus  d'un  dossier  légèrement  ren- 
versé et  d'accoudoirs  à  chaque  extrémité,  autre  améliora- 
tion que  je  voudrais  aussi  voir  introduire  chez  nous. 

.\u  bout  de  l'allée  Verte  est  un  jardin  public  portant  le 
nom  pompeux  de  Tivoli,  et  celui  plus  ambitieux  encore  de 
Jardin  des  Fées.  Les  délices  de  cet  Eden  comprennent  la 
locomotion  dans  des  allées  sablées,  dessinées  au  travers 
d'une  plantation  d'arbrisseaux /)a.«  plus  hauts  que  cela,  qui 
donnent  de  l'ombre  jusqu'à  la  rotule  du  genou ,  quand  le 
soleil  descend  sur  l'horizon  ;  la  promenade  en  bateau  sur 


MUSEE  DES  FAMILLES 


Î75 


un  prtit  niissnu  verdàuv,  Tusut  le  tour  d'un  tertre  sur 
lei^uel  on  a  bâti  un  easimo  cane,  fort  pea  archilectOBiqne 
surtout  dans  Fintérieiir,  au  milieu  de  gros  plâtras  tout 
biaacB  posés  oôle  à  côte,  qui  oot  la  prétention  de  figurer 
des  rocailles.  Là,  dans  un  corridor  qui  ^t  le  tour  de  Fé- 
difice ,  on  boit  du  faro  et  Poo  fume  le  cigare  de  r^ueor. 
Plus  loin,  eo  plein  renl,  une  aigre  musique  de  guinguette, 
exécutée  par  un  orchestre  en  blouse  installé  au  milieu 
des  sables  comme  une  pyramide  d'Ëgrpte,  ne  fait  dansn- 
personae.  On  allume,  le  soir  tcbu,  deux  ou  trois  cents 
Terres  de  couleur,  puis  on  tare  une  cinquantaine  de  fusées 
aux  acclamations  des  griseties,  des  commis  marchands  et 
même  de  la  bourgeoisie,  qui  ne  dédaigne  pas  de  venir  cher- 
cher là  des  divfrtissements  qu^elle  ne  saurait  rencontrer 
autre  part,  car  les  fées  belges  champêtres  semblent  avoir 
jeté  leurs  baguettes,  épuisées  des  efiwts  quelles  ont  faits 
pour  iDTeoter  de  si  belles  choses. 

Il  est  Trai  que  sous  ce  rapport  nous  ne  sommes  guère 
plus  riches  aujourd'hui  ;  si  je  ne  me  trompe,  la  Grande- 
Chaumière,  ce  paradis  des  étudiants,  est  tout  ce  qui  noas 
reste  comme  jardin  où  Ton  danse.  Mais  on  entend  parler 
encore  des  merveilleuses  ftles  qui  se  donnaient  dans  ces 
jardins  non  moins  merveilleux  de  Biroo,  de  Marbeuf,  du 
hameau  de  Cbantiliv,  de  Tivoli,  de  Frascati,  de  Beaujon, 
de  Ruggieri,  du  Delta  et  dans  beaucoup  d^autres  que  f  ou- 
blie. Notre  Grande-Chaumière ,  du  plus  loin  que  je  ine  la 
rappelle,  est  une  délicieuse  oasis  comparée  au  désert 
du  jardin  des  Fées  bruxelloises. 

lies  jouisBanoes  et  mes  expérimentatioBS  se  multiplient 
à  souhait. 

Un  honnHe  fouseQois  qui  m'a  aocueîDi  avec  une  cor- 
dialité toute  française,  vient  me  prendre  pour  ok  meaer 
à  la  Société  du  Commerce,  Que  diaUe  allex-^ons  fidre  là, 
vous  écrierer-Tous,  et  depuis  quand  vous  mêlez-Tous  de 
commerce  ?  Ife  vous  hâtez  pas  de  jugo*  du  contenu  du  sac 
sur  l'étiquette,  comme  font  les  Parisiens. 

Les  ^oixellots  aimait  beaucoup  jouer,  bdre  et  fumer; 
c>^t  ce  qui  les  a  engagés  à  fonder  plusiairs  sedélés  litté- 
raires, diont  la  principale  est  celle  du  Coimerce,  peutrètre 
par  aÛusion  à  ce  qu'ils  ne  considèrent  guère  la  bttérature 
que  du  point  de  vue  commercial.  En  fait  de  littérature 
donc,  on  trouve  d'abMd  dans  cette  sociélé,  comme  dans 
toutes  les  autres  :  1*  un  billard;  2*  des  cartes  ;  3*  des  tric- 
tracs ,  des  échecs  ;  4*  des  cigares.  Secondouent  des  jour- 
naux, surtout  des  journaux  de  Paris,  depuis  le  Moniteur 
universel  jusqu'au  Charivari  inclusivement.  Du  reste,  il  n'y 
est  jamais  question  ni  de  livres,  ni  d'arts,  ni  même  de 
commerce;  je  vous  dirai  tantôt  pourquoi. 

Ces  sociàés  littéraires  ne  font  auoin  tort  aux  estaminets, 
lesquds  sont  de  grandes  saHes  avant  pour  tout  «raonent 


bUancheur  des  DHirs,  pour  mobilier,  des  taUes,  desl 
et  un  comptoir  bien  tirés,  sans  compter  les  étagères  mi 
dressoirs  garais  d'une  infinité  de  mesures  d'élain,  I 
pobcs,  brillantes  cooBM  de  Taigent.  Cest  dans  ces  i 
que  les  robinets,  correspondant  au  cellier,  qui  régnent  tout 
le  long  du  comptoir  comme  des  pièces  d'artillerie  sur  le 
oouronnemoit  d^m  bastion,  versent  inceasamment  des 
flots  mousseux  de  faro,  de  bière  blanche  de  Louvain.  de 
Lambic  et  de  trois  on  quatre  antres  sortes  de  bières  ;  car 
on  n'a  pas  rhabitnde  ici  de  servir  la  bière  ea  bouteille 
comme  dans  nos  cales  ;  le  temps  manquerait  ainsi  que  la 
place.  Lorsque  répaisse  almos|àière  formée  par  la  fumée 
descigaren,  et  à  travers  laquelle  b  flamme  du  gaz  n'appa- 
raît que  comme  un  point  rouge,  «ient  à  se  dissiper  pour 
un  moment ,  vous  pouvez  apercevoir  autour  des  tables 
bon  nombre  de  bourgeois,  de  magistrats,  de  négodants 
qui  viennent  volontiers  partager  avec  les  gens  de  conditioBS 
fort  inférieures  les  plaisirs  de  b  niootiane  et  du  houblon. 

Ces  estaminels  ne  sont  pas  moins  brarants  et  sont  eer- 
tainonait  plus  fréquentés  que  les  cabarets  de  Paris; 
mais  au  Ueu  de  cette  gaieté  pétillante,  de  ces  joyeux  pro- 
pos, de  ces  lazzis  pleins  de  vore  que  l'homme  da  peuple, 
le  plus  grosBio-,  trouve  souvent  chez  nous  au  fond  dn 
verre,  Pivresse  du  buveur  de  faro  ne  se  manifeste  au  pre- 
mier degré  que  par  une  expansion  de  brait  qui  n'est 
qu'étourdissante,  â  son  degré  extrême  que  par  un  morne 
abrutisEem^t.  Je  serais  tenté  de  dire  qu'il  y  a  entre  ces 
deux  ivresses  b  même  diflérence  qu'entre  b  mousse 
froide  et  compacte  de  b  bèère  et  b  mousse  légère  et  fugi- 
tive du  vin  de  Champagne. 

Je  veux,  pour  vous  bisser  sur  b  bonne  bouche,  quant 
à  Particle  des  estaminets,  vous  faire  connaître  un  genre  de 
décoration  tout  à  fait  pastoral  que  vous  ne  vous  attendriez 
pas  à  rencontrer  dans  de  tels  endroits.  Ce  sont  des  couron- 
nes pboées  soigneusement  sous  verre  contre  les  murs  de 
b  salle,  et  ces  couronnes  sont  des  espèces  d'ex-«ofo  on 
de  primes  décernées  à  b  bienfaisance  par  les  pemiMMiaires 
de  rbospice  des  vîeilbrds,  au  profit  desquds  se  font  des 
collectes  le  soir  dans  ces  réunions  buvantes  et  fumantes. 
La  plus  bdie  couronne  se  donne  â  rétabfaawnqit  qui  a 
offert  b  plus  belle  coOecte.  Taime  mieux,  et  vous  partage- 
rez mon  sentiment,  ces  œuvres  de  charité,  que  ces  fcmUs 
d'hommeur  qui  ont  lieu  dans  certains  cafés  et  dans  certains 
estaminets  de  notre  bon  Paris,  qui  a  encore  beaucoup  à 
emprunter,  ainsi  que  vous  le  voyez,  à  ses  voisins,  tou- 
chant b  manière  dTaccTMtre  les  ressources  des  pauvres. 
Toid  un  des  cas  oij  b  contrefaçon  serait  licite,  et  il  serait 
noble  à  lui  de  s\  livrer,  pour  se  venger  de  celle  qu'on  fair 
ici  déloyalemeat  à  son  préjudice. 

SCHMIT. 


CHROMQIE  DU   POM->EUF 


Ih 


xa.  Le  rMt-Xe«r  •■  i«4«.  —  Lm  pHUps  red«ftn*s.— l««i«jfcU,  e»- 
tirr.  cwtfiMi»  4e  benne  *i  lirear*  de  lame.  —  Les  voiean 
rn—fifi1       Brtrrri-  lxmû  Xill.— SaMC««e  Pierre  Car- 

La  "--~*-  de  1640i16^>  est  d'une  grande  importance 
dans  de  France  et  dans  cdie  du  Pont-Neuf. 

Durant  ce  court  espace  de  dix  années,  Richelieu  mont, 

(I)  Voir  k»  ■Mtrw  et  i«ia  atCw**  iMS  et  €xrti  iMC 


Louis  Xm  meurt;  les  troubles  de  la  Fronde  mettent  aux 
imses  b  cour  et  le  Parlement  ;  et  le  Pont-5euf,  placé  en- 
tre le  palais  et  le  Louvre,  devient  le  théâtre  de  graves  évé- 
nemoits,  et  comme  le  champ  de  bataille  où  luttent  les  for- 
ces des  deux  partis. 

Avant  d'aborder  c^te  partie  sérieuse  de  notre  draûque, 
arrêtons-nous  un  moment  â  considérer  b  physionomie  éà 
Pont-Neuf  en  1640,  ou  plutôt  contentonanous  de  déerrre , 


2TG 


l.KCTURES  DU  SOIR. 


en  la  reproduisant,  à  la  page  suivante,  la  curieuse  gravure 
que  nous  avons  donnée  en  tête  de  cet  écrit. 

Cette  gravure  est  de  Stephano  délia  Bella,  artiste  floren- 
tin, ainsi  qu'il  nous  l'apprend  lui-même.  Elle  est  dédiée  au 
roi  Louis  XIII.  Rien,  dans  l'ensemble  ou  le  détail  des  scènes 
qu'elle  représente,  ne  signale  les  troubles  qui  éclalèrent  en 
1Gi4.  Rien,  par  conséquent,  ne  nous  empècbe  de  la  con- 
sidérer malgré  sa  date  (1646),  comme  répondant  à  une 
époque  de  quelques  années  antérieure. 

En  y  jetant  les  yeux,  on  est  frappé  tout  d'abord  de  la 
magnificence  du  point  de  vue  et  de  la  piquante  variété 
des  sujets  qu'elle  renferme.  Au  centre,  autour  de  la  statue 
de  Henri  IV,  des  charlatans  discourent  au  milieu  de  la 
foule  ébahie.  Non  loin  de  là,  les  promeneurs,  les  oisifs,  les 
nouvellistes  viennent,  selon  l'expression  du  poète  Saint- 
Amant,  faire  leur  cour  au  cheval  de  bronze,  c'est-à-dire, 
s'asseoir  au  soleil,  et  deviser  sur  les  grands  intérêts  de 
l'État.  C'est  la  petite  Provence  du  dix-septième  siècle.  A 
droite,  les  trottoirs  sont  couverts  de  marchands  de  toute 
sorte  :  marchands  de  vins,  marchands  de  fruits,  marchands 
de  friperie  et  menue  mercerie.  A  gauche,  des  spadassins 
se  battent  à  outrance,  tandis  que  le  guet  arrive  au  pas  de 
course  pour  séparer  ou  plutôt  pour  arrêter  les  combat- 
tants. 

Si  nous  ne  savions  déjà  combien,  en  dépit  des  édits  des 
rois  et  des  déclarations  du  Parlement,  les  duels  étaient 
dans  les  goûts  et  les  habitudes  de  l'époque,  nous  en  trou- 
verions ici  une  nouvelle  preuve  dans  l'indifférence  des 
spectateurs.  C'est  à  peine  si  les  plus  rapprochés  de  l'évé- 
nement daignent  y  prendre  garde.  Les  autres  poursuivent 
leur  chemin  tout  entiers  au  plaisir  de  la  promenade,  pen- 
sant sans  doute  que  les  plus  furieux  coups  d'épée  ne  sau- 
raient valoir  ni  un  couplet  de  chanson,  ni  un  tour  de  gobe- 
let, ni  une  vive  repartie.  Que  les  duellistes  se  battent  et 
s'égorgent,  qu'importe  ;  et  pourquoi  s'arrêter  pour  si  peu? 
c'est  l'affaire  du  guet  tout  au  plus.  Donc,  la  foule  insou- 
ciante passe  sans  détourner  la  tête,  sans  regarder  comment 
se  battent  les  duellistes,  sauf  à  se  dédommager  plus  tard, 
en  allant  voir  en  Grève  comment  on  les  punit  (1). 

(1)  Le  duel  élail  la  passion  des  classes  élevées.  La  jeune  noblesse 
lurloul  faisait  profession  de  batailler  sans  cesse,  à  tout  propos,  ou 
mCmc  sans  propos.  Pour  en  venir  aux  mains,  il  n'était  pas  nécessaire 
d'avoir  une  insulte  à  venger,  une  querelle  à  vider,  une  haine  à  satis- 
faire, non,  il  sufllsail  de  se  rencontrer,  de  se  regarder  d'une  certaine 
façon,  de  se  déplaire  au  premier  aspect,  sur  la  mine...  aussitôt  on  se 
mesurait  des  yeux,  on  se  provoquait,  les  épées  sortaient  du  four- 
reau, le  sang  coulait  par  les  rues,  sur  les  places  publiques,  et  le 
vainqueur  allait  réjouir  ses  cercles  habituels  du  récit  de  ses  belles 
prouesses.  —  Henri  II  avait  puissamment  contribué  à  mettre  le  duel 
en  honneur.  Henri  IV,  le  premier  entre  ses  successeurs,  entreprit  de 
réformer  cet  usage  barbare,  et  il  rendit  un  édil  portant  les  peines  les 
plus  sévères  contre  ceux  qui  oseraient  se  battre.  Il  était  temp*,  puis- 
que, d'après  l'Etoile,  au  mois  de  mars  1607,  on  aiail  donné  acis  au 
roi  que,  depuis  l'avènement  de  Sa  Majesté  à  la  couronne,  on  faisait 
compte  au  moins  de  quatre  mille  gentilshommes  tui's  en  ces  miscra- 
bles  rencontres.  —  Sous  Louis  XIII,  la  mode  des  duels  reprit  avec 
une  frénésie  que  la  sévérité  inflexible  du  cardinal  de  Richelieu  fut 
impuissante  à  réprimer.  Il  y  eut  d'éclatants  exemples  sans  doute  ;  les 
«ires  de  Boutevillc  et  Deschapelles  furent  exécutés  en  place  de  Grè- 
ve ;  mais  le  sang  versé  sur  les  échafauds  n'amortit  point  une  passion 
qui  consistait  à  braver  la  mort,  et  qui  dans  de  nouveaux  périls  sem- 
blait puiser  un  aliment  et  des  forces  nouvelles.  C'est  alors  que  bril- 
lèrent du  plus  vif  éclat  les  liodomonis  et  les  raffinés  d'honneur.  Dans 
les  lieux  publics,  partout  où  il  y  avait  presse  ou  tumulte,  on  les 
voyait,  disent  les  historiens  contemporains,  le  feutre  sur  l'oreille,  la 
tète  ombragée  d'un  volumineux  panache,  couverts  d'un  riche  man- 
teau de  velours  ou  de  talTelas,  le  pourpoint  et  le  haut  de  chausses  re- 
levés de  rubans  incarnats  et  de  passements  d'or  ou  d'argent,  les  bottes 
blanches  garnies  d'éperons,  la  longue  épée  pendue  à  la  ceinture, 
l'air  hautain,  la  démarche  décidée,  relevint  fièrement  leurs  mousta- 
ch;;s  avec  deux  doigts  ou  à  l'aiiie  d'une  baguette  qu'ils  avaient  sans 
cc.>se  it  la  main  ;  battant  le  pavé  ;  se  faisant  entendre,  même  au  mi- 
lieu du  plus  grand  tumulie,  t-i  provoquant  du  geste  ou  du  regard  tous 


La  chaussée  du  pont  est  encombrée  de  bêtes  de  somme, 
de  lourdes  charrettes  et  de  riches  carrosses  précédés  de 
coureurs  à  pied.  D'élégants  cavaliers  paraissent  çà  et  là, 
lançant  leurs  chevaux  au  galop,  ou  s'approchant  des  car- 
rosses pour  saluer  les  dames  dont  on  aperçoit  les  têtes  à 
travers  les  glaces  ou  les  portières.  Quelques  piétons,  four- 
voyés au  milieu  de  cette  immense  cohue,  se  hàtentd'échap- 
per  au  danger  en  se  réfugiant  sur  les  trottoirs.  C'est  là, 
dit-on,  que  le  père  Arnoux,  un  des  confesseurs  du  roi, 
passant  dans  un  somptueux  équipage,  faillit  écraser  un 
frère  minime  à  qui  il  dit,  pour  s'excuser  sans  doute  de  ne 
l'avoir  pas  aperçu  : 

Minime,  Minime,  semper  minimus  cris  (i). 
A  quoi  l'autre  riposta  sur-le-champ  : 

Jésuila,  jesuila,  non  Jésus  ibat  lia  (2}  ! 

On  rapporte  aussi  (mais  nous  hésitons  à  le  croire),  qu'un 
seigneur  étranger  passant  sur  le  Pont-Neuf,  sur  le  soir, 
son  cheval  s'abattit,  et  fut  presque  aussitôt  écrasé  ipar  un 
carrose  lancé  à  toute  vitesse.  Le  seigneur  ayant  mis  l'épée 
à  la  main,  pour  tirer  vengeance  de  cet  acte  de  barbarie, 
le  cocher,  effrayé,  ne  trouva  d'autre  excuse  à  donner  sinon 
qu'il  avait  pris  le  cheval  pour  un  homme. 

N'oublions  pas  de  mentionner,  comme  circonstance 
caractéristique  de  l'époque,  le  nombre  prodigieux  de 
caimans  (3)  ou  mendiants,  infirmes  ou  valides,  qu'on  voit 
répandus  sur  toute  la  surface  du  Pont-Neuf.  Les  uns, 
rangés  contre  les  trottoirs,  chantent  ou  crient  en  implorant 
la  pitié  des  assistants,  les  autres  se  pressent  autour  des 
brillants  équipages,  et  tous  se  parent  avec  ostentation  des 
infirmités  dont  leur  corps  est  couvert.  Pour  le  coup,  on  se 
croirait  dans  la  vallée  des  larmes  et  des  misères.  Mais  qu'on 
se  rassure,  ces  larmes  ne  sont  point  l'expression  de  la 
douleur,  et  ces  misères  ne  sont  le  plus  souvent  que  men- 
songe et  imposture.  Fussent-elles  vraies,  il  ne  faudrait  pas 
trop  s'en  attrister,  car,  comme  dit  Régnier,  le  poète  con- 
teiuporain  : 

Souvent  aux  malheureux  les  malhe;its  sont  propices, 
Puis,  les  gueux  en  gueusaot  trouvent  mille  délices. 

Laissons-les  donc  exploiter  leur  honnête  industrie,  et 

passons  outre. 

ceux  qui  se  trouvaient  sur  leur  passage.  —  A  la  cour  de  Louis  MU, 
les  plus  distingués  parmi  les  raffinés  d'honneur,  étaient  Balagni,  sur- 
nommé le  brave,  Pompignan,  Vegole,  le  cadet  de  Suze,  Monglas,  Vil- 
lemore,  Lafontaine,  le  baron  de  Monimorin,  Pétris,  etc. . .  tous  morts 
sans  utilité  ou  sans  gloire,  victimes  de  leurs  fausses  idées  sur  le  point 
d'honneur,  victimes  surtout  du  désir  d'avoir  des  prouesses  à  racon- 
ter, prouesses,  dit  d'Aubigné,  dont  l'histoire  ne  parlera  jamais  qu'a- 
vec mépris.  —  Pour  se  faire  une  idée  des  ravages  produits  par  celte 
déplorable  folie,  il  faut  lire  le  curieux  préambule  de  l'ordonnance  du 
mois  de  juin  I6i3,  oij,  faute  d'explication  meilleure,  on  attribue  la 
passion  du  duel  aux  suggestions  du  dcmon  :  «  Quand  on  considére- 
<■  rait  seulement  comme  roi,  fait-OD  dire  à  Louis  XIV  enfant,  le  sang 
u  de  notre  noblesse  répandu  par  la  fureur  des  duels,  nous  ne  pour- 
«  rions,  sans  être  touché  d'une  extrême  douleur,  voir  les  tragiques 
«  effets  d'une  passion  si  brutale  et  si  préjudiciable  à  la  France.  Mais 
«  la  qualité  de  roi  très-chrétien  nous  obllffcant  d'être  plus  sensible 
«  aux  intérêts  de  Dieu  qu'aux  nôtres,  nous  ne  saurions  penser  sans 
«  horreur  à  ce  crime  détestable  qui  pousse  nos  sujets  à  sacrifier  Uur 
«  corps  etleurâme  à  cette  idole  de  vanité  qu'ils  adorent  au  mépris  de 
«  leur  salut,  et  qui  n'est  autre  que  le  dimon,  qui,  se  présentant  i 
«  eux  sous  le  voile  d'un  faux  honneur,  les  éblouit  de  telle  sorte, 
«  qu'ils  aiment  mieux  se  précipiter  dans  un  ma'heur  éternel  que  de 
«  souffrir  une  honte  purement  imaginaire...  Il  faut  bien,  en  effet, 
<  que  le  dt'mon  les  ail  charmes  pour  leur  fdire  établir  le  plus  haut 
•I  point  de  la  valeur  en  des  combats  de  gladiateurs,  qui  n'étaient  au- 
«  trefois  pratiqués  que  par  les  plus  misérables  de  tous  les  esclaves.  • 

(i)  Minime,  Minime,  tu  seras  toujours  minime  (très-petit). 

(i)  Jesuiie,  Jésuite,  Jésus  n'allait  point  ainsi. 

(3)  Caïman  vient  de  l'ancien  mot  caimandcr,  que  nous  écrivoni 
aujourd'hui  quémander,  el  qui  signifie  demander  en  rarli>>llc,  raro- 
dier. 


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278 


LECTURES  DU  SOIR. 


Voici  des  cavaliers  qui  s'abordent  et  se  salucat,  l'iiii 
d'eux  porte  une  dame  en  croupe.  Plus  bas,  à  gauche,  une 
foule  d'étudiants,  par  l'odeur  alléchés,  entourent  un  mar- 
chand de  comestibles.  Viennent  ensuite  des  archers  du 
guet  la  hallebarde  sur  l'épaule,  des  blanchisseuses  qui  re- 
viennent du  lavoir,  des  magistrats  à  cheval  qui  se  dirigent 
du  côté  du  Louvre,  des  enfants  qui  se  battent,  un  porteur 
d'eau  dont  les  seaux  sont,  comme  aujourd'hui,  maintenus 
à  l'aide  d'un  cerceau. 

Le  premier  plan  est  occupé  à  gauche,  par  des  bohé- 
miens accroupis  au  pied  des  maisons,  à  droite,  par  des 
chanteurs,  et,  au  milieu,  par  des  marchands  d'engins  et 
de  chiens  de  chasse.  Un  seigneur  à  cheval  s'est  arrêté  de- 
vant eux  ;  on  lui  présente  des  milans,  des  éperviers,  des 
oiseaux  de  toute  sorte;  et  pendant  ce  temps,  une  femme 
jeune  et  belle  passe  lentement,  la  taille  svelte  et  souple,  le 
dos  cambré,  la  robe  retroussée,  le  regard  provocant...  C'est 
une  de  celles  qu'on  appelait  alors  demoiselles  du  Pont- 
Neuf.  Le  seigneur  ne  parait  point  faire  attention  à  elle. 
Peut-être  est-il  tout  occupé  à  débattre  les  conditions  de 
son  marché  avec  les  oiseleurs  ;  peut-être  aussi  pense-l-il 
qu'on  ne  doit  pas  courir...  deux  gibiers  à  la  fois.  Remar- 
quons, à  cette  occasion,  que  le  costume  des  femmes,  avec 
leurs  robes  vertugalles,  qu'on  appelait  aussi  vertugadins 
ou  vertu-gardiens,  leur  corsage  serré  et  montant,  leur 
colet  monté  à  plusieurs  étages,  et  leur  tête  ornée  de  plu- 
mes ou  de  pierreries,  offrait  un  ensemble  plein  de  distinc- 
tion et  d'élégance. 

Parmi  les  petites  industries  qui  s'exercent  librement 
dans  ce  vaste  bazar  du  Pont-Neuf,  il  en  est  une  dont  nous 
n'avons  pas  encore  parlé,  et  qui  se  distingue  par  l'activité 
et  l'étendue  de  son  exploitation.  Les  plus  habiles  bateleurs 
ne  sont  pas  sur  les  tréteaux;  les  charlatans  et  joueurs  de 
gobelets  ont  autour  d'eux,  et  parmi  la  foule  qui  circule, 
des  rivaux  qui  ne  leur  cèdent  ni  pour  la  prestesse  de  la 
main,  ni  pour  la  sûreté  du  coup  d'oeil,  ni  pour  la  variété 
des  tours  d'escamotage. 

Voyez,  en  effet,  tandis  que  le  charlatan  pérore,  tandis 
que  le  comédien  en  plein  vent  se  livre  à  ses  plus  étourdis- 
santes folies,  voyez  une  main  furtive  se  glisser  sous  le 
manteau  du  spectateur  attentif,  palper  discrètement  sa 
ceinture,  plonger  dans  son  haut-de-chausses  béant,  et  en 
ressortir  bientôt  munie  de  quelque  objet  précieux.  Cette 
main  est  celle  d'un  coupeur  de  bourse,  espèce  de  voleur 
fort  répandue,  et  dont  la  principale  industrie  consiste  à 
couper  ou  détacher  adroitement  les  bourses  que  la  mode 
a  suspendues  à  la  ceinture  des  gens  de  distinction.  Le 
coupeur  de  bourse  opère  en  plein  jour  et  au  milieu  de  la 
foule;  plus  elle  est  compacte,  plus  la  curée  est  abondante. 
Autant  qu'il  peut,  il  évite  le  bruit  et  le  scandale;  mais  si 
l'occasion  exige  qu'il  se  montre,  il  ne  recule  devant  aucune 
difficulté;  il  se  pose  résolument  en  honnête  homme,  en 
cicérone  officieux,  et  déploie  dans  tous  ces  rôles  un  talent 
et  une  verve  qui  feraient  honneur  aux  plus  habiles  comé- 
diens. 

Les  écrits  du  temps  sont  remplis  du  récit  de  ses  proues- 
ses. Ici,  c'est  un  pauvre  diable  qui  tout  à  coup  interrompt 
l)ar  ses  cris  de  détresse  le  silence  qui  se  fait  autour  des 
tréteaux;  là,  lespeeiacle  fini,  cinquante  spectateurs  s'aper- 
çoivent qu'ils  ont  été  complètement  dévalisés,  et  ils  se  re- 
gardent muets  d'étonnemenl.  Plus  loin,  un  homme  s'a- 
vance, qu'à  son  costume,  à  son  air  à  la  fois  curieux  et  circon- 
spect, on  reconnaît  sans  peine  pour  un  nouveau  venu  dans 
Paris.  Celui-là  sans  doute  ne  sera  pas  facile  à  surprendre, 
car  il  a  entendu  parler  des  voleurs  qu'on  rencouire  à  cha- 
que pas  dans  la  capitale  du  monde  civilisé;  il  sait  à  (jiioi 


on  s'expose  en  s'aventurant  parmi  la  foule;  et  il  se  tient 
sur  ses  gardes  comme  un  éclaireur  qui  met  le  pied  en  pays 
ennemi.  Quoi  qu'il  fasse  pourtant,  il  ne  peut  tellement  s'i- 
soler dans  un  lieu  aussi  fréquenté  que  le  Pont-Neuf,  qu'il 
ne  se  trouve  enfin  à  côté  de  quelqu'un  ;  il  ne  peut  assister 
à  un  spectacle  aussi  varié,  aussi  nouveau  pour  lui,  sans 
désirer,  sans  solliciter  les  éclaircissements  les  plus  indis- 
pensables. 11  avise  un  homme,  parmi  tous  ceux  qui  l'en- 
tourent, un  homme  au  maintien  réservé,  et  de  qui  le  cos- 
tume annonce  une  certaine  aisance.  C'est  à  lui  qu'il 
s'adresse.  Or,  voyez  le  bonheur  !  Celui-ci  est  précisément 
un  provincial  arrivé  depuis  peu  à  Paris,  dont  il  connaît 
déjà  toutes  les  merveilles,  mais  dont  il  redoute  les  séduc- 
tions et  les  périls.  Il  a  appris  à  ses  dépens  à  se  méfier  des 
larrons,  des  coupeurs  de  bourse.  Et  cependant,  il  se  mon- 
tre plein  de  politesse  et  d'obligeance  à  l'égard  de  celui  qui 
l'interroge.  11  lui  fait  passer  en  revue  tout  ce  que  le  Pont- 
Neuf  offre  de  curieux  et  d'intéressant.  Le  cheval  de  bronze 
et  la  Samaritaine,  les  choses  qu'on  voit  et  celles  qu'on  ne 
voit  pas,  les  mœurs  et  les  usages,  il  lui  raconte  tout,  il  lui 
explique  tout.  Il  lui  dit  la  qualité  et  le  nom  des  personna- 
ges qui  passent,  le  prix  réel  des  richesses  étalées  à  leurs 
yeux,  et  sur  tout  cela  lui  cite  quelques  anecdotes  qui  prou- 
vent qu'il  est  initié  aux  mystères  de  la  vie  parisienne. 
Bref,  il  tient  sou  auditeur  attentif  et  comme  enchaîné  sous 
le  charme  de  sa  parole. 

—  Ah  !  pionsieur,  s'écrie-t-il  transporté  d'un  soudain 
enthousiasme,  la  belle  ville  que  Paris!  le  délicieux  sé- 
jour!... Quel  dommage  qu'on  y  soit  exposé  sans  cesse  aux 
entreprises  de  gens  sans  cœur  et  sans  conscience!  Les  vo- 
leurs, monsieur  I...  Méfiez-vous  des  voleurs  ! 

Et  l'honnèle  provincial,  ramené  à  ses  idées  de  circon- 
spection par  le  discours  de  son  interlocuteur,  porte  la  main 
à  sa  ceinture,  et  la  trouve  veuve  de  la  bourse  qu'il  y  avait 
soigneusement  attachée. 

—  Au  voleur!  Au  voleur!  s'écrie-t-il  à  son  tour. 

Mais  voleur  et  donneur  d'avis  ont  disparu  en  même 
temps,  et  le  pauvre  détroussé  ne  voit  autour  de  lui  que 
gens  riant  de  sa  mésaventure. 

Une  autre  fois,  dans  un  groupe  fortuitement  formé  sur 
le  terre-plein  du  Pont-Neuf,  on  s'entrenait  des  mille  tours 
d'adresse  opérés  par  les  filous  et  les  coupeurs  de  bourse. 
Il  y  avait  là  un  homme  assez  richement  costumé,  et  qui, 
parce  qu'il  avait  beaucoup  vécu,  se  croyait  en  droit 
de  douter  de  toutes  ces  histoires  surprenantes.  Selon 
lui ,  les  voleurs  n'étaient  dangereux  que  pour  les  sots  ; 
un  homme  intelligent  et  sage  n'avait  rien  à  redouter 
de  leur  audace.  Et  pour  preuve  il  citait  son  exemple.  Il 
avait  longtemps  voyagé  sans  fâcheuse  rencontre.  Depuis 
qu'il  était  à  Paris,  il  n'avait  cessé  de  fréquenter  les  lieux 
publics,  de  se  mêler  à  la  foule,  et  jamais  il  n'avait  éprouvé 
la  moindre  disgrâce.  Pourtant  il  avait  ordinairement  sur 
lui  des  objets  qui,  par  leur  prix,  pouvaient  tenter  la  cupi- 
dité des  malfaiteurs.  Ce  disant,  il  montrait  un  drageoir  en 
argent  ciselé,  et  une  belle  canne  à  pomme  d'or  (  les  can- 
nes étaient  alors  fort  à  la  mode).  Pourquoi  ai-je  conservé 
cela?  ajoutait-il  orgueilleusement,  parce  que  je  l'ai  voulu, 
parce  que  j'ai  été  circonspect...  Que  diable!  on  tient  ce 
qu'on  tient. 

—  Vous  croyez  donc,  fil  un  interlocuteur,  qu'il  suffit  de 
tenir  »ine  chose  pour  être  sûr  de  la  conserver? 

—  Sans  aucun  doute...  On  voit  du  moins  celui  qui  vou- 
drait vous  la  ravir. 

—  Cela  fait-il  qu'on  ne  puisse  la  perdre?...  Je  ne  le 
pense  pas;  etmaijjré  tout  ce  que  vous  venez  de  nous  dire, 
je.  suis  convamcu  que  si  vous  j)ossédcz  encore  ce  riche 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


579 


drageoir  et  cette  magnifique  canne,  c'est...  qu'il  ne  s'est 
encore  trouvé  près  de  vous  personne  qui  ait  songé  sérieu- 
sement à  vous  en  débarrasser. 

—  M'en  débarrasser  !  Je  défierais  bien  le  plus  habile,  dit 
l'imprudent  vieillard. 

—  Eh  bien,  continua  l'autre,  supposez  qu'il  y  ait  ici  un 
voleur...,  pour  que  cette  supposition  ne  puisse  blesser 
personne,  je  consens  à  passer  pour  ce  voleur. 

—  Oh  !  monsieur...  Je  ne  me  permettrai  jamais... 

—  Mon  Dieu!  permettez  -  vous  toujours...,  ce  n'est 
qu'une  supposition...  Je  suis  donc  un  voleur...  et  j'arrive 
au  moment  même  où,  avec  celte  aimable  courtoisie  qui 
vous  dislingue,  vous  offrez  une  praline  à...  à  monsieur 
que  voilà...  Veuillez  ouvrir  votre  drageoir,  et  le  présenter 
à  monsieur... 

—  Eh  bien,  après?...  fit  le  vieillard  en  exécutant  le 
mouvement  qui  lui  était  indiqué. 

—  Après?...  Oh  !  maintenant  le  rôle  du  voleur  est  on 
ne  peut  plus  facile. 

—  Je  ne  vois  pas  cela... 

—  Vous  allez  le  voir...  Tandis  que  le  drageoir  est 
ainsi  placé  entre  vous,  qui  le  présentez  ouvert  à  monsieur, 
et  monsieur,  qui  y  plonge  les  deux  doigts  pour  en  retirer 
une  praline,...  moi...  le  voleur,  je  m'approche...  je  passe 
vivement  entre  vous  deux...  (remarquez  bien  ceci)  je 
m'empare  du  bijou  précieux,  et...  je  m'en  vais... 

En  parlant  ainsi,  il  avait  pris  le  drageoir,  et  avait  fait 
quelques  pas  dans  la  direction  de  la  place  Dauphine... 

—  Et  je  m'en  vais...  ajouta-t-il  en  continuant  à  s'éloi- 
gucr  lentement. 

—  Oh  !  le  plaisant  tour  !  disait  le  vieillard  incrédule  en 
haussantles  épaules  de  pitié...  Votre  voleur  est  un  mala- 
droit, monsieur...  Je  le  ferais  arrêter  à  l'instant  même, 
je  rattraperais  mon  drageoir,  et  lui  serait  pendu,  pendu 
sans  miséricorde...  Donc,  le  tour  ne  vaut  rien,  je  le  ré- 
pète,et  vous  pouvez  revenir... 

Mais  l'autre  s'éloignait  toujours...  Un  horrible  soupçon 
traversa  l'esprit  du  vieillard... 

—  Revenez,  monsieur,  revenez,  cria-t-il  d'une  voix 
fortement  émue  !... 

Pendant  ce  temps,  Thonîme  à  la  démonstration  a\  ait 
gagné  l'angle  des  premières  maisons,  et  avait  disparu  tout 
à  coup. 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  s'écria  le  vieillard  éperdu,  serait-ce 
un  véritable  voleur  ? 

—  Un  voleur  et  un  misérable,  fit  le  troisième  interlocu- 
teur rouge  de  colère!...  mais,  au  nom  du  grand  roi  qui 
est  là  sur  son  cheval  de  bronze,  je  jure  de  le  ramener  mort 
ou  vif  à  vos  pieds!... 

Et  s'emparant  de  la  canue  du  vieillard  immobile  de 
stupeur,  il  s'élança  sur  les  traces  de  son  complice,  et  .comme 
lui,  disparut  pour  ne  plus  revenir. 

Ainsi  faisaient  les  coupeurs  de  bourse,  ces  hardis  comé- 
diens. Mais  après  la  comédie,  la  tragédie  ;  après  les  cou- 
peurs de  bourse,  les  tireurs  de  laine.  L'œuvre  de  ceux-ci 
commençait  là  où  finissait  l'œuvre  de  ceux-là!  .\ux  uns 
l'empire  du  jour,  aux  autres  celui  des  ténèbres.  Or,  sitôt 
que  le  jour  avait  fui ,  nos  gentitshomntes  de  la  Jiuit  se 
mettaient  en  campagne  ;  se  blottissaient,  immobiles,  aux 
angles  des  rues,  aux  abords  des  ponts,  et  se  précipitaient 
de  là  sur  les  passants  attardés,  qu'ils  maltraitaient  en  leur 
arrachant  leurs  manteaux,  et  qu'ils  tuaient  même  en  cas 
de  résistance. 

Les  faits  de  ce  genre  se  renouvelaient  fréquemment  sur 
le  Pont-Neuf  et  ailleurs.  Racontés,  le  soir,  par  quelque 
raffiné  bel  esprit  ou  quelque  seigneur  blasé,  ils  faisaient 


les  délices  des  cercles  et  des  ruelles.  Car  peu  à  peu  le  sens 
moral  s'effaçait  dans  toutes  les  classes,  et  on  eût  dit  que 
la  société  française  assistait  en  riant  au  spectacle  de  sa 
propre  dégradation.  Sous  le  rapport  du  vol,  et  seulement 
sous  ce  rapport,  les  mœurs  publiques  tournaient  singuliè- 
rement au  Spartiate,  et  pour  peu  que  le  tour  fut  habilement 
exécuté,  pour  peu  que  le  voleur  montrât  ou  de  l'esprit  ou 
de  l'audace,  on  exaltait  son  action  presque  à  l'égal  d'un  trait 
d'héroïsme.  Les  maladroits  ou  les  malheureux  seuls 
étaient  réputés  dignes  du  plus  sévère  châtiment.  A  ceux-ci 
le  gibet,  aux  autres,  les  applaudissements  et  la  louange. 

Quoi  d'étonuant  dès  lors  qu'on  s'efforçât  d'imiter  ce 
qu'on  avait  admiré;  et  si,  après  avoir  complaisammeut 
recueilli  et  raconté  des  actions  d'une  aussi  affligeante  im- 
moralité, les  gens  de  haut  parage  cherchaient  à  changer 
de  rôle  en  devenant  héros  de  simples  historiens  qu'ils 
étaient. 

11  faut  le  dire  aussi,  le  mauvais  exemple  venait  de  haut 
et  de  loin.  A  la  suite  des  guerres  intestines  qui  avaient 
désolé  la  France  pendant  plus  d'un  siècle,  la  loi  était  tombée 
dans  un  tel  discrédit,  et  chacun  avait  pris  de  telles  habi- 
tudes de  violence  et  de  rapine,  que  les  plus  grands  sei- 
gneurs se  croyaient  tout  permis,  même  le  vol  et  le  bri- 
gandage. Qu'on  lise  les  registres  du  Parlement,  on  verra 
que  de  beaux  noms  flétris,  que  de  glorieux  blasons  ternis 
ou  traînés  dans  la  fange. 

Vers  les  derniers  jours  d'avril  1603,  la  Cour  suprême 
prononça  la  peine  de  mort  contre  La  Grange  Santerre, 
gentilhomme  de  grand  lieu,  dit  TElstoile,  et  insigne  voleur. 
Comme  on  demandait  sa  grâce  à  Henri  IV  :  «  Prouvez-moi, 
dit  ce  prince,  qu'il  n'a  jamais  volé  sur  les  grands  chemins, 
et  je  vous  l'accorde.  »  La  Grange  fut  exécuté  en  place  de 
Grève,  t  On  a  remarqué  de  lui  et  de  sa  maison  une  chose 
notable,  ajoute  l'Estoile,  t'est  que  son  grand-père  avait  été 
exécuté  pour  voleries,  que  son  père  était  en  prison  pour 
le  même  crime ,  et  que  ses  deux  frères  furent  décapités 
deux  jours  après  lui  (1).  » 

Qui  ne  connaît  l'histoire  du  maréchal  de  Raiz,  de  Guil- 
laume de  La  Marck,  de  M.  de  Cbarolais,  et  surtout  de 
M.  d'AngouIesme,  t  lequel,  selon  Talleman  des  Réaux, 
s^il  eût  pu  se  défaire  de  l'humeur  d'escroc  que  Dieu  lui 
avait  donnée,  aurait  été  un  des  plus  grands  hommes  de 
son  siècle.  »  En  lui  donnant  le  commandement  d'un  corps 
d'armée,  le  cardinal  de  Richelieu  eut  la  cruauté  de  lui 
dire  :  «  Monsieur,  le  roi  veut  que  vous  vous  absteniez  de... 
et  en  disant  cela,  continue  Talleman,  il  faisait  avec  sa 
main  la  patte  de  chapon  rôti,  lui  voulant  dire  qu'il  ne 
fallait  pas  griveller  (volera  » 

Ou  sait  que  dans  son  château  de  Grosbois,  il  avait  des 
faux  monnayeurs  à  ses  gages,  il  pensait  refaire  par  là  sa 
fortune,  et  payer  ses  créanciers.  Le  roi,  informé  de  ce  qui 
se  passait,  lui  ayant  demandé  un  jour  ce  qu'il  faisait  dans 
ses  terres,  il  répondit:  *  Sire,  je  fais  ce  que  je  dois,  i 
«  Avant  de  mourir,  dit  encore  Talleman  des  Réaux,  il 
montra  à  M.  d'Agamy,  de  qui  je  le  sais,  bon  nombre  de 
faux  louis  d'or  qu'il  confrontait  avec  de  bons  louis.  » 
Quand  ses  gens  lui  demandaient  leurs  gages,  il  leur  disait: 
€  Quatre  rues  aboutissent  à  l'hôtel  d'Angouléme  :  vous 
êtes  en  beau  lieu;  profitez-en. 

.K  la  fin  du  règne  de  Louis  XllI  et  au  commencement  du 
règne  suivant,  on  vit  un  prince  du  sang  prendre  plaisir  à 
s'embusquer  la  nuit  sur  le  Pont-Neuf,  et  à  détrousser  les 
passants.  On  lit  dans  les  Mémoires  du  comte  de  Rochefort, 
que  ce  prince  eisa  compagnie  ayant  enlevé  quatre  ou  cinq 
manteaux  de  la  sorte,  sur  la  plainte  d'uuodes  vicUuiesles 

1,1)  Joumut  de  Hitiri  IV,  30  avril  I603. 


2S0 


IKCrUKKS  DU  SOIR. 


archers  arrivèrent  pour  s'emparer  des  coupables.  A  leur 
approche,  les  nobles  voleurs  prirent  la  fuite.  Parmi  les 
coni|)lices  du  prince,  étaient  le  chevalier  de  Tucux  et  Uo- 
chcfort  lui-même.  Ceux-ci  s'étaient  réfugiés  sur  la  statue 
d'Henri  IV.  Le  chevalier  de  Rieux,  effrayé,  voulut  en  des- 
cendre. Il  posa  le  pied  sur  les  rênes  de  bronze,  elles  cédè- 
rent sous  son  poids  et  «  il  tomba  sur  le  pavé,  dit  le  comte 
do  Rochefort,  pendant  que  je  demeurais  perché  comme  un 
oiACcu  de  proie.  Les  archers  n'eurent  que  faire  de  lan- 
terne sourde  peur  nous  découvrir.  Le  chevalier  de  Rieux, 
qui  s'était  blesse,  se  plaignait  de  toute  sa  force.  Etant 
accourus  au  bruit,  ils  m'aidèrent  à  descendre  malgré  moi, 
et  nous  menèrent  au  Châtelet  {\). 

Ainsi,  à  la  face  du  ciel,  au  centre  de  la  ville,  et  presque 
sous  les  murs  du  palais  habité  par  le  roi,  on  osait  donner 
l'exemple  du  vol  et  du  brigandage. 

Pour  réprimer  de  tels  désordres,  l'cutorité  avait  beau- 
coup fait  sans  doute,  mais  seselTorts  demeuraient  impuis- 
sants. Les  anciens  recueils  de  lois  et  règlements  sont  là 
pour  en  rendre  témoignage.  A  chaque  crime  nouveau  qui 
vient  conlrister  la  cité,  le  roi  écrit  au  Parlement,  le  Parle- 
ment admoneste  le  Chàlelet,  le  Châtelet  met  sur  pied  tou- 
tes les  forces  dont  il  peut  disposer  ;  mais,  presque  dépourvu 
de  moyens  d'action  et  de  surveillance,  il  ne  peut  soutenir 
longtemps  le  rôle  qu'on  lui  impose.  Il  frappe  un  grand 
coup,  s'arrête,  et  les  crimes  recommencent. 

La  période  que  nous  venons  de  parcourir,  et  seulement 
en  ce  qui  rentre  dans  le  cadre  de  noire  chronique,  offre 
deux  dates  remarquables  par  leur  rapprochement.  Le  4 
décembre  1642,  le  cardinal  ministre  meurt  dans  son  pa- 
lais de  la  rue  Saint- Honoré,  et  son  cortège  funèbre  traverse 
le  Pont-Neuf,  se  dirigeant  vers  la  Sorbonne,  lieu  désigne 
pour  la  sépulture;  et  le  14  mai  1043,  le  roi  Louis  XIII 
meurt  au  Louvre,  d'où  son  corps  est  porté  à  Noire-Dame 
avant  d'être  déposé  dans  les  caveaux  de  Saint-Denis.  En 
sorte  que  maître  et  serviteur  se  suivent  à  quelques  mois 
de  dislance,  et  que  la  mort  réunit  coup  sur  coup  ceux  que 
la  fortune  avait  rapprochés,  et  que  la  politique  avait  rendus 
inséparables. 

(i)  ih'moires  du  comte  de  Rochefort,  p.  152. 

Nous  ne  voudrions  point  naultiplier  les  ciiaiions,  cependant  il  nous 
csl  impossible  de  passer  sous  silence  une  publication  de  ccUe  épo- 
que, VEspadun  satirique,  recueil  de  pièces  liaiis  lequel  un  genlil- 
homme,  le  sieur  d'Estcrnod,  avoue  ingénument  qu'il  fut  tenté  de 
faire  le  métier  de  voleur,  et  qu'il  aurait  cédé  à  la  teniaiion,  n'eût  été 
la  crainte  de  Dieu  et  des  sergents.  Encore,  dans  celle  double  crainte, 
lui  ferons-nous  honneur  d'une  bonne  moitié. 

Le  diable  me  tentait  d'arracher  des  manteaux, 

El  do  tirer  la  laine  à  quelques  cocardcaux, 

El  j'eus  touché  peut-être  en  ces  harpes  niodorncs. 

Si  l'on  ne  m'eût  connu  au  brillant  des  lanternes, 

El  si  je  n'eus  pas  craint  qu'un  chevalier  du  gnel 

M'eût  faii  faire  aux  prisons  mon  premier  coup  d'essai. 


11  y  a  dans  l'histoire  de  leur  vie  une  anecdote  fort  con- 
nue, et  qui  semble  s'être  fatalement  vérifiée  à  l'occasion 
de  leur  mort. 

On  raconte  que  Louis,  sortant  un  soir  de  son  apparte- 
ment pour  passer  dans  celui  de  la  reine,  marchait  précédé 
de  ses  pages,  et  s'entretenait  de  quelque  affaire  avec  le 
cardinal.  A  la  première  porte,  le  ministre  voulut  se  retirer 
pour  faire  place  au  roi  ;  «  Passez,  lui  dit  ce  prince  d'un 
air  chagrin,  passez,  n'étes-vous  pas  le  maître?  »  Richelieu 
prit  aussitôt  un  flambeau  de  la  main  d'un  des  pages,  el 
marcha  devant  le  roi,  en  disant  :  t  Sire,  je  ne  puis  passer 
devant  Votre  Majesté,  qu'en  faisant  la  fonction  du  plus 
humble  de  vos  serviteurs.  »  Chose  élrange  que  celle  scène 
se  soit  renouvelée  plus  lard  dans  une  forme  plus  solennelle, 
et  que,  devant  la  porte  du  lombeau  comme  devant  la  porte 
du  palais,  le  serviteur  ail  précédé  le  maitre! 

Au  surplus,  de  ces  deux  morts,  la  première  excita  des 
transports  de  joie  par  toule  la  France,  et  le  Pont-Neuf  se 
couvrit  de  feux  de  joie  devant  lesquels  ne  furent  point 
chantées  les  louanges  du  cardinal  défunt.  Quant  à  l'autre, 
elle  ne  fit  guère  plus  de  sensation  que  celle  d'un  simple 
particulier,  et  le  peuple  assista  aux  cérémonies  funèbres 
du  monarque  avec  celle  froide  indifférence  qu'il  n'a  que 
trop  manifestée  depuis  en  de  telles  occasions. 

Interprête  du  sentiment  public,  Pierre  Corneille  com- 
posa, sous  forme  d'épilaphe,  un  sonnet  dans  lequel  il  ap- 
précie le  roi  et  le  ministre,  et  que  nous  citons  d'autant  plus 
volontiers,  que  le  jugement  du  poêle  contemporain  a  clé 
précisément  sanctionné  par  la  postcrilé. 

Sous  ce  marbre  repose  un  monarque  françois, 
Que  ne  saurait  l'envie  accuser  d'aucun  vice. 
Il  fui  cl  le  plus  juste  et  le  meilleur  des  rois  : 
Son  règne  fut  pourtant  celui  de  l'injustice. 

Sage  en  tout,  il  oc  fit  jamais  qu'un  mauvais  choix, 
Dont  lon^temp^  nous  el  lui  portâmes  le  supplice. 
L'orgueil,  l'ambition,  l'inltrèi,  l'avarice, 
RevËlus  de  son  nom  nous  dounèrcnl  des  lois. 

Vainqueur  de  toutes  parts,  esclave  dans  sa  cour, 
Son  lyrau  et  le  nôtre  à  peine  son  du  jour, 
Que  dans  la  tombe  même  il  l'oblige  à  le  suivre. 

Jamais  pareils  malheurs  furent-Ils  entendus? 
Après  trente  et  trois  ans  sur  le  trône  perdus, 
Commençant  de  régner,  il  a  cessé  de  vivre. 

Ces  quelques  lignes  suffiraient  à  prouver,  selon  nous, 
à  quel  point,  dans  l'auteur  de  Cinna  et  des  Iloraces,  le  sens 
politique  se  trouvait  uni  au  sens  poétique.  Que  vous  en 
semble,  ami  lecteur?  Napoléon  n'avail-il  pas  raison  de 
dire  que  si  Corneille  eût  vécu  de  son  temps,  il  eu  aurait 
fait  un  premier  ministre? 

Ecc.tsL  LALAT. 
{La  suite  prochainement.) 


HISTOIRE   DE  LA.  DANSE. 


TROISIÈME   PARTIE  (1). 


IX.   —  DU   GRAND   BALLET   SOUS   HENRI   IV. 

Les  Béarnais  ont  passé  de  tout  temps  pour  d'excellents 
danseurs;  on  en  vit  six  exécuter,  aux  noces  d'Isabeau  de 
Bavière,  une  danse  du  pays, qui  eut,  au  dire  de  Froissart, 
un  Irès-grand  succès. 

Henri  IV  aimait  aussi  beaucoup  la  danse  ;  il  était  surtout 

(I)  Voir  le  num«ro  de  novembre  I8i5  cl  de  mars  1816. 


fameux  dans  les  tricolels;  il  ajouta  à  celle  danse  un  pas 
qui  a  conservé  son  nom  ;  c'est  un  trépignement  de  pieds 
qu'il  faisait  en  dansant  la  fin  du  dernier  couplet  de  l'air: 
Vive  Henri  IV;  ce  Irépigncmeut  marque  exactement  la  va- 
leur de  ces  mots  :  de  boire  et  de  battre. 

Si  l'on  en  croit  les  mémoires  du  temps  ,  plus  de  quatre- 
vingts  ballets  fiirrnl  oxéculès  sous  le  règne  de  ce  prince, 
c'est-à-dire  de  1580  à  1010;  le  grave  Sully  était  l'àmc  de 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


281 


tous  ces  divertissements;  il  rapporte  lui-même  que  le  roi 
trouvait  toujours  qu'il  y  manquait  quelque  chose,  quand 
Sully  n'y  était  pas. 

C'était  à  l'Arsenal  que  s'exécutaient  ces  jeux  et  ces  spec- 
tacles; Sully  y  avait  fait  construire  une  salie  spacieuse 
pour  cet  objet. 

X.    —   DU   GRAND   BALLET   SOLS   LOCIS   XIII. 

Louis  XIII  était  naturellement  triste,  par  goût  ou  par 
caractère  ;  la  cour  se  ressentit  de  cette  fâcheuse  disposition 
dVs[)ril  du  monarque.  Néanmoins  il  s'y  donna  plusieurs 
ha'lcls. 

Le  premier  dont  fassent  mention  les  auteurs  est  le  bal- 
let de  mailrc  Galimathias ,  pour  le  grand  bal  de  la  douai- 
rière de  Bilkhahaut  et  de  son  fan  fan  de  Sotteville.  Ce  ne 
fut  qu'une  bouffonnerie. 

Le  10  février  IGl 9,  Madame  Chrétienne  de  France  épousa 
le  duc  de  Savoie.  A  cette  occasion  ,  on  exécula  devant  elle 
le  ballet  gris  de  lin,  en  llionneur  de  sa  couleur  favorite. 
Dans  ce  ballet  l'Amour,  privé  depuis  longtemps  de  la  lu- 
mière, déchire  son  bandeau.  Ses  yeux  sontébloiiis  par  les 
couleurs  brillantes  qu'Iris  élale  devant  lui.  Ordinairement 
la  convoitise  suit  de  près  l'admiration  ;  l'enfant  mutin  veut 
aussitôt  s'attribuer  une  de  ces  couleurs,  et  son  choix  tombe 
sur  le  gris  de  lin.  11  ordonne  que  toutes  les  fleurs  s'en 
décorent  ;  il  veut  qu'il  brille  dans  les  pierres  les  plus 
précieuses,  que  les  oiseaux  les  plus  rares  en  parent  leur 
plumage,  qu'il  serve  d'ornement  aux  habits  les  plus  ga- 
lants et  qu'il  soit  le  symbole  de  l'amour  sans  fin. 

En  1630,  le  duc  de  Nemours  donna  un  ballet ,  appelé  le 
ballet  des  Goutteux.  Ce  prince ,  qui  avait  lui-même  la 
goutte,  au  point  de  ne  pouvoir  remuer,  se  lit  apporter  dans 
son  fauteuil  au  milieu  de  la  danse,  dont  il  marquait  la  me- 
sure avec  son  bâton. 

Le  cardinal  de  Savoie  était  alors  à  la  cour.  La  reine, 
toujours  à  la  recherche  de  ce  qui  pouvait  égayer  la  tristesse 
du  roi,  le  pria  d'inventer  pour  sa  majesté  ténébreuse  quel- 


Balltt  des  montagnards.  Le  Vent  et  le  Sun. 
[que  nouvel  et  original  divertissement.  Le  cardinal  s'adjoi- 
gnit le  comte  Philippe  d'Aglie,  Italien  renommé  pour  ces 
JLiN  1846. 


sortes  de  fêtes  ,  et  le  21  août  1631,  ils  donnèrent  à  Mon- 
ceaux, le  ballet  appelé  OU  abilatoridi  monti ,  autrement 
dit  les  Montagnards.  Le  théâtre  représentait  cinq  grandes 
montagnes  :  les  montagnes  venteuses,  les  montagnes  ré- 
sonnantes, les  montagnes  lumineuses,  les  montagnes  om- 
breuses et  lesAljies.  Ces  montagnes  s'ouvrirent  l'une  après 
l'autre;  de  la  première  sortirent  des  danseurs  vêtus  de 
couleur  de  chair,  portant  des  moulins  à  vent  sur  la  tête  et 
des  soufïlets  à  la  main  :  ces  messieurs  étaient  des  vents.  Du 
la  seconde  des  gens  armés  de  tambours,  ayant  une  cloche 
pour  ornement  de  tête  et  des  habits  couverts  de  grelots  ; 
ceux-ci  étaient  des  sons  ;  la  nymphe  Echo  les  conduisait. 
Les  montagnes  lumineuses  vomirent  des  danseurs  couverts 
de  lanternes  de  diverses  couleurs;  le  Mensonge,  caractérise 
par  une  jambe  de  bois  qui  le  faisait  clocher  en  marchant, 
par  un  habit  couvertde  plusieurs  masques  et  par  une  lanterne 
sourde,  dirigeait  ce  luisant  cortège  ;  les  habitants  des  mon- 
tagnes ombrageuses  étaient  conduits  par  le  Sommeil ,  que 
des  songes  de  toute  espèce  entouraient.  Ces  montagnards 
s'en  donnaient  à  cœur  joie  dans  la  vallée,  chacun  suivant  ses 
attributions,  lorsque  tout  à  coup  ils  furent  attaqués  et  mis 
en  fuite  par  neuf  cavaliers  français,  qui  descendirent  des 
Alpes,  conduits  par  la  Renommée. 

Le  cardinal  de  Richebeu  ne  voulait  être  étranger  à  au- 
cune gloire;  lui  aussi  eut  son  ballet,  et  le  16  février  1641, 
il  régala  la  cour  d'un  divertissement  intitulé  La /)ro5/3en7e 
des  armes  de  France. 

Comme  on  le  voit,  les  grands  seigneurs,  les  cardinaux 
même,  ne  dédaignaient  point  de  consacrer  leurs  loisirs  à 
l'art  chorégraphique.  Néanmoins  LouisXllI  avait  un  direc- 
teur des  ballets  ;  c'était  un  nommé  Durand,  courtisan  sans 
talent  et  sans  goût,  dont  le  principal  mérite  consistait  à 
jouir  de  la  faveur  du  cardinal  de  Richelieu. 

Louis  XIII  fut  le  premier  qui  établit  des  maîtrises  pour 
les  maîtres  de  ballet  et  les  joueurs  de  violon  ;  mais  cette  in- 
stitution nuisit  plutôt  qu'elle  ne  servit  à  la  danse.  Cet  art 
ne  fit  de  véritables  progrès  que  sous  le  règne  de  Louis  XIV. 

XL   —   DU   GRAND   BALLET  SOUS   LOUIS   XIV. 

Toutes  ces  compositions,  comme  on  le  voit,  n'étaient 
que  de  plates  bouffonneries  ou  de  fades  allégories,  dans 
lesquelles  l'auteur,  avant  tout,  s'évertuait  à  réjouir  ou  à 
flatter  le  maître;  c'était  beaucoup  sans  doute,  surtout  lors- 
'    qu'il  avait  le  bonheur  de  réussir;  mais  l'art  proprement  dit  ne 
pouvait  rester  longtemps  dans  cette  ornière.  Il  en  sortit  sous 
Louis  XIV.  Benserade,  alors  chargé  de  la  direction  des  fêtes 
j    (le  la  cour ,  ne  se  contenta  pas ,  comme  ses  prédécesseurs , 
!    d'emprunter  ses  personnages  à  l'histoire  ou  à  la  mytholo- 
gie ,  il  en  tira  également  ses  sujets.  Ce  fut  un  grand  pas  ; 
les  ballets  eurent  plus  d'unité  ;  et  les  allusions  que  l'on  con- 
tinua d'y  rencontrer,  à  la  grandeur  et  à  la  gloire  du  mo- 
narque, devinrent  nécessairement  plus  fines  et  plus  déli- 
cates en  devenant  plus  indirectes. 

C'est  dans  un  ballet  de  ce  poêle,  que  Louis  XIV  com- 
mença à  danser  en  public  ;  ceballet  était  intitulé  Cassaîidrr; 
c'était  en  1631  ;  le  roi  avait  alors  treize  ans.  Louis  devait 
être  un  jour  le  plus  bel  homme  de  sa  cour,  et  par  consé- 
quent de  son  royaume  ;  nous  n'ajouterons  pas  qu'au  mo- 
ment de  ses  débuts,  il  en  fut  le  plus  jeune;  mais  il  est 
certain  que  la  jeunesse  d'un  prince  appelé  à  une  pareille 
renommée  devait  avoir  des  grâces  en  rapport  avec  sa  des- 
tinée ;  son  succès  fut  un  succès  d'enthousiasme. 

Louis  XIV  dansa  dans  un  grand  nombre  de  ballets  ;  les 
principaux  sont  :  le  Triomphe  de  Bacchus,  le  Temps ,  les 
Plaisirs,  l'Amour  malade ,  Alcibiade,  la  Raillerie,  l'Im- 
patience, Vincennes,  les  Amours  déguisés.  Nous  ne  fali- 

—  56  —  Tr.EI/.IÈVE    VOM  ME, 


282 


LECTURES  DU  SOIR. 


gueroDS  point  nos  lecteurs  de  la  description  de  ces  fêtes, 
qui  se  ressemblaient  toutes ,  et  dont  d'ailleurs  les  inter- 
mèdes ou  entremets  des  pièces  de  Molière,  que  tout  le 
monde  a  entre  les  mains,  donnent  une  suffisante  idée.  Di- 
sons seulement  qu'on  les  désignait  souvent  sous  le  seul 
titre  de  Ballet  du  Roi. 

On  s'imagine  peut-être  que  Louis  XIV  s'y  attribuait 
toujours  le  rôle  le  plus  noble,  et  que  le  plus  grand  roi  de 
la  terre  ne  consentait  à  déposer  son  sceptre  que  pour 
prendre  la  foudre  du  plus  puissant  des  dieux;  c'est  une 
erreur.  Dans  le  Triomphe  de  Bacchus ,  par  exemple ,  Louis 
représentait  un  filou,  traineur  d'épée,  sortant  du  palais 
de  Silène,  échauffé  par  le  vin  (ce  sont  les  propres  paroles 
du  livret),  et  voici  le  couplet  que  lui  inspirait  son  nouvel 
élat: 

DaDt  le  métier  qui  dous  occupe, 
Nos  lenlimenta  sont  assez  beaux  ; 
Car  nous  prisons  plus  une  jupe, 
Que  nous  ne  ferions  vingt  maoleaux. 

Il  y  avait  du  vrai  dans  ces  paroles. 

Louis  aimait  passionnément  ces  genres  de  spectacles,  ce 
qui  s'explique  naturellement  par  l'immeuse  supériorité 
avec  laquelle  il  y  excellait.  Cependant  il  cessa  bientôt  de  s'y 
produire.  Le  ballet  de  Flore,  donné  en  1669,  est  le  der- 
nier ballet  dans  lequel  Louis  XIV  dansa  en  public  ;  Louis 
était  alors  dans  toute  la  force  de  l'âge  (  il  avait  environ 
trente  ans  ),  et  dans  toute  la  plénitude  de  sa  beauté;  mais, 
dit-on,  il  avait  été  frappé  de  ces  vers  que  Narcisse  adresse 
à  l'empereur  des  Romains,  dans  la  tragédie  de  Britan- 
nicus  : 

Pour  toute  ambition,  pour  vertu  singulière, 

Il  excelle  é  conduire  un  char  dans  la  carrière, 

A  disputer  des  prix  indignes  de  «es  mains, 

A  fc  donner  lui-même  en  spectacle  aux  Romains, 

A  venir  prodiguer  sa  voix  sur  un  tbëilre, 

A  réciter  des  chants  qu'il  veut  qu'on  idolâtre.  . . 

Il  n'en  avait  pas  fallu  davantage  pour  guérir  le  grand 
roi  de  ses  velléités  de  danseur. 

Quelques  historiens  ont  fait  un  grand  crime  à  Louis  XIV 
de  s'être  ainsi  prodigué  en  public  ;  cela  provient  d'une  er- 
reur de  mot ,  et  le  reproche  tombera  sans  doute  lorsqu'on 
saura  devant  quel  public  le  roi  consentait  à  se  donner  ainsi 
en  spectacle.  En  effet,  ces  ballets  n'étaient  jamais  repré- 
sentés que  sur  les  théâtres  de  la  cour,  à  Versailles  ou  à 
Saint-Germain ,  quelquefois  aux  Tuileries,  et  je  puis  assu- 
rer que  la  société  n'y  était  pas  mauvaise.  Il  est  facile  d'en 
juger  par  le  nom  seul  des  acteurs:  la  reine,  Monsieur, 
M"»  la  comtesse  de  Soissons,  M"«  de  Nemours,  les 
ducs  de  Sully  et  de  Saint- Aignan,  les  marquis  de  Nas- 
sau, de  Sancourt,  de  Genlis,  les  duchesses  de  Foix, 
de  Sully,  de  Créquy ,  de  Luynes,  M°"  de  Montespan, 
M""  de  Montansier,  d'Elbœuf,  d'Arquien  (depuis  reine 
de  Pologne  ) ,  de  Brancas  ,  de  Caraman ,  de  Sévigné  , 
et  une  foule  d'autres;  tels  étaient  à  cette  époque,  dit  le 
manuscrit  original  de  Despréaux,  les  sujets  de  la  danse 
employés  aux  fêtes  de  la  cour. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  le  goîit  de  Louis  XIV  pour  la  danse  ne 
fut  point  stérile  pour  l'art  ;  l'année  1661  siutout  doit  rester 
éteruellement  gravée  dans  le  souvenir  de  tous  les  admira- 
teurs de  la  pirouette  et  de  l'entrechat.  Ce  fut  cette  année 
que  Louis  XIV  fonda  l'Académie  de  danse,  dont  les  mem- 
bres jouissaient  de  tous  les  droits  d'ofTiciers  de  la  maison 
du  roi;  notez  aussi,  en  passant,  qu'il  n'y  avait  alors,  en 
France,  d'autre  académie  que  l'Académie  Française.  Les 
considérarits  des  lettres-patentes  portant  création  de  l'Aca- 
démie de  Danse  peuvent  servir  à  donner  la  mesure  de  la 


grande  estime  dans  laquelle  le  roi  tenait  l'art  chorégra- 
phique; voici  comment  il  s'y  exprime: 

«  Bien  que  l'art  de  la  danse  ait  toujours  été  reconnu 
l'un  des  plus  honnêtes  et  des  plus  nécessaires  à  former  le 
corps,  et  lui  donner  les  premières  et  les  plus  naturelles 
dispositions  à  toutes  sortes  d'exercices,  et  entr'autres  à 
ceux  des  armes,  et  par  conséquent  l'un  des  plus  utiles  à 
notre  noblesse  et  autres  qui  ont  l'honneur  de  nous  appro- 
cher ,  non-seulement  en  temps  de  guerre,  dans  nos  armées , 
mais  encore  en  temps  de  paix ,  dans  les  divertisse- 
ments de  nos  ballets  ;  néanmoins,  il  s'est,  pendant  le  dés- 
ordre et  la  confusion  des  dernières  guerres,  introduit  dans 
ledit  art,  coinme  dans  tous  les  autres,  un  grand  nombre 
d'abus  capables  de  les  porter  à  leur  ruine  irréparable...  A 
quoi  étant  nécessaire  de  pourvoir,  et  désirant  rétablir  ledit 
art  dans  sa  perfection,  et  l'augmenter  autant  que  faire  se 
pourra,  nous  avons  jugé  à  propos  d'établir,  dans  notre 
bonne  ville  de  Paris,  une  Académie  royale  de  Danse,  com- 
posée des  treize  membres  des  plus  expérimentés  dudit  art, 
savoir  : 

MM.  Galant  du  Désert,  maître  à  danser  de  la  reine. 
Prévôt,  maître  à  danser  du  roi. 
Jean  Renaud,  maître  à  danser  de  Monsieur. 
Guillaume  Raynal,  maître  à  danser  du  dauphin,  etc. 

En  même  temps,  une  salle  du  Lou\Te  fut  assignée  aux 
assemblées  de  la  nouvelle  et  déjà  illustre  compagnie;  mais, 
il  faut  le  dire,  les  modestes  académiciens  ne  crurent  pas 
devoir  déférer  à  cette  dernière  manifestation  de  la  bienveil- 
lance royale ,  et  ils  préférèrent  établir  le  lieu  de  leurs  réu- 
nions dans  un  cabaret  obscur,  qui  avait  pour  enseigne 
VEpée  de  bois. 

Cette  année  (1661  )  fut  célèbre  aussi  par  la  représenta- 
tion des  Fâcheux,  de  Molière,  comédie-ballet,  conçue, 
faite  et  apprise  en  quinze  jours,  pour  la  fête  fameuse 
donnée  au  roi,  le  17  aotit,  par  le  surintendant  Fouquet, 
dans  sa  magnifique  maison  de  Vaux.  Celait  la  première 
fois  que  l'on  mêlait  la  danse  à  une  action  dramatique.  Cette 
espèce  d'invention,  née  du  hasard  et  de  la  nécessité  — 
c'est  Molière  lui-même  qui  le  dit  dans  l'avertissement  placé 
en  tête  de  sa  pièce —  eut  beaucoup  de  succès;  et  Molière, 
par  la  suite,  en  lit  usage  toutes  les  fois  qu'il  reçut  du  roi 
l'ordre  de  composer  quelque  divertissement  pour  sa  cour. 

Les  Fâcheux  furent  représentés,  pour  la  seconde  fois,  à 
Fontainebleau;  puis,  quelques  mois  après,  à  Paris,  sur  le 
théâtre  du  Palais-Royal,  qu'occupait  alors  la  troupe  de  Mo- 
lière ;  mais  le  public  ne  put  encore  jouir  de  l'effet  de  ce 
nouveau  spectacle  ;  on  eu  avait  supprimé  les  divertisse- 
ments par  disette  de  danseurs. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  ce  fut  là  —  et  l'honneur  en  doit  reve- 
nir à  Molière  —  rorigine  du  ballet-opéra. 

XII.    —   DU   BALLET-OPÉRA. 

L'opéra  naquit  à  Florence.  Ottavio  Rinuccini,  célèbre 
compositeur  de  la  fin  du  seizième  siècle,  doit  en  être  con- 
sidéré comme  l'inventeur.  Invité  par  trois  seigneurs  flo- 
rentins à  mettre  en  musique  le  poème  de  Daphnè,  de  Gia- 
como  Péri,  il  se  surpassa  tellement  dans  cette  composition, 
que  le  grand-duc  lui-même  voulut  l'entendre,  et  que  l'on 
regarde  encore  aujourd'hui  cet  opéra  comme  le  modèle  du 
genre. 

L'opéra  ne  fut  introduit  à  Paris  qu'un  demi-siècle  plus 
tard.  En  1613,  le  cardinal  Mazario  fit  venir  d'Italie  une 
troupe  de  musiciens ,  qui  exécutèrent  sur  le  théâtre  du 
Pclit-Hourbon  une  pièce  toute  en  musique,  intilulée  Fitila 
pazza  (  la  Folle  supposée  ),  qui  attira  tous  les  curieux  par 
sa  Douveaulé.  Ce  théâtre  du  Pelit-Bourbon  était  situé  rue 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


583 


des  Poulies,  à  l'endroit  où  l'on  a  bâti  depuis  le  portail  du 
Louvre  qui  fait  face  à  la  petite  porte  de  Saint-Germaiu- 
l'Auxerrois. 

Le  succès  de  cette  nouveauté  lit  souhaiter  qu'on  travail- 
lât sur  des  paroles  françaises  ;  mais  la  réalisation  de  ce 
vœu  offrait  de  grandes  difficultés  ;  en  efTet,  il  manquait  en 
France ,  à  cette  époque ,  trois  choses  :  d'abord  des  poètes , 
puis  des  musiciens,  et  en  troisième  lieu  ues  chanteurs. 
Grâce  au  Ciel,  ils  n'y  sont  plus  aussi  rares  aujourd'hui  ! 
Néanmoins,  un  abbé,  nommé  Perrin,  se  décida  à  tenter 
l'épreuve.  Adjoint  à  Cambert,  alors  surintendant  de  la  mu- 
sique de  la  reine-mère  et  organiste  de  Saiut-Honoré ,  il 
composa  une  pastorale  en  cinq  actes,  qui  fut  représentée, 
le  17  avril  1639,  à  Issy,  dans  la  maison  de  M.  Delahaye,  le 
maître  d'hôtel  de  la  reine  Anne  d'Autriche.  Cet  essai  réus- 
sit à  souhait. 

Dans  ce  temps-là,  il  y  avait  à  Paris  un  marquis,  célèbre 
par  sa  fortune  considérable  et  par  son  goût  supérieur 
pour  les  sciences  mécaniques.  On  le  nommait  Alexandre 
de  Ilieux ,  Marquis  de  Sourdeac.  Déjà  en  1660  il  s'était 
avisé  de  faire  représenter,  dans  son  château  de  Neubourg, 
en  Normandie ,  une  pièce  toute  de  machines ,  intitulée  la 
Toison  d'or,  à  l'occasion  du  mariage  de  Louis  XIV.  Depuis, 
curieux  de  poursuivre  à  Paris  ses  travaux  en  ce  genre,  il 
avait  fait  construire,  dans  son  hôtel  de  la  rue  Garancière, 
un  théâtre  magnifique,  qui  pouvait  contenir  cinq  cents 
spectateurs.  Perrin  et  Cambert  l'allèrent  trouver,  ethii  of- 
frirent de  s'associer  avec  eux  pour  le  perfectionnement  de 
l'œuvre  qu'ils  avaient  entreprise.  L'offre  fut  acceptée,  et, 
dix  ans  après,  c'est-à-dire  le  28  juin  1669,  le  roi  leur  don- 
nait des  lettres-patentes  pour  établir  par  tout  le  royaume 
des  académies  d'opéra  ou  représentations  en  musique  en 
langue  française. 

C'est  ainsi  que  l'opéra  fut  institué. 

Cependant  il  fallait  un  théâtre.  Un  nommé  Cbampeau  se 
chargea  de  fournir  les  fonds  nécessaires,  et  bientôt  on  vit 
s'élever  sur  l'emplacement  d'un  jeu  de  paume  de  la  rue 
Mazarine  une  salle  magnifique  que  l'on  nomma  Hôtel  de 
Guénégaud.  Le  théâtre  construit,  on  s'aperçut  qu'on  man- 
quait de  comédiens  chanteurs  ;  Perrin  se  chargea  d'en 
trouver  ;  il  recruta  tous  les  chantres  de  cathédrales,  et  par- 
vint de  cette  façon  à'se  composer  une  troupe  assez  com- 
plète. Cambert,  de  son  côté ,  avait  engagé  plusieurs  pro- 
fesseurs de  danse.  Mais  alors  surgit  une  nouvelle  difficulté; 
les  chantres  ne  voulaient  point  paraître  sur  la  scène  en 
compagnie  de  leurs  camarades  les  danseurs,  et,  quand  ils 
devaient  y  paraître  seuls,  ils  refusaient  absolument  d'ac- 
compagner leur  chant  du  moindre  geste.  En  vain  l'abbé, 
qui  voyait  par  là  ses  efforts  avorter,  tâchait  de  lever  leurs 
pieux  scrupules.  Pendant  les  premières  répétitions  il  fallut 
essayer  une  nouvelle  combinaison;  on  plaça  les  chantres 
récalcitrants  dans  les  coulisses,  les  danseurs  sur  le  théâtre; 
ces  derniers  chargés  de  traduire  par  leurs  gestes  l'expres- 
sion des  paroles  que  les  premiers  auraient  chantées.  Rien 
n'était  moins  sûr  que  de  faire  accepter  ce  stratagème  par 
le  public.  Heureusement,  bientôt  ces  difficultés  s'aplani- 
rent, et,  le  2^  mars  1671,  le  nouveau  théâtre  fut  inauguré 
par  la  pastorale  de  Pomone,  le  premier,  par  ordre  de  date 
bien  entendu,  des  opéras  français  représentés  sur  un  théâtre 
public. 

La  place  de  parterre  coûtait  alors  un  demi-louis  d'or. 

H  en  est  souvent  de  l'amitié  comme  du  mariage  ;  on  n'est 
pas  plutôt  uni  qu'on  demande  à  se  séparer.  Deux  ans  à 
peine  après  leur  association  ,  la  discorde  se  mit  entre  les 
trois  amis.  Lully,  alors  surintendant  de  la  musique  du  roi , 
en  profila  pour  se  faire  concéder  leur  privilège.  Aussitôt  il 


lit  élever  dans  la  rue  de  Vaugirard,  en  face  du  Luxem- 
bourg, une  nouvelle  salle  qu'on  appela  le  théâtre  de  Bel- 
Air,  du  nom  du  jeu  de  paume  duut  il  prenait  la  place. 

C'est  de  là  qu'en  juillet  1673  l'opéra  passa  sur  la  salle 
du  Palais-Koyal,  construite,  comme  nous  l'avons  déjà  dit, 
par  le  cardinal  de  Richelieu,  pour  la  représentation  de  la 
tragédie  de  Mirame,  et  devenue  vacante  en  ce  moment  par 
la  mort  de  Molière.  Cette  salle  occupait  la  partie  des  bâti- 
ments situés  à  droite  en  entrant  dans  la  première  cour  du 
palais.  L'opéra  l'occupa  pendant  quatre-vingt-dix  ans. 
Brûlée  en  1763,  cette  salle  fut  reconstruite  sur-le-champ, 
puis  brûlée  de  nouveau  en  1781 ,  après  une  représentation 
de  VOrphée,  de  Gluck.  Décidément  la  place  n'était  pas  te- 
uable.  .\lors  l'opéra  alla  s'installer  sur  un  nouveau  théâtre 
que  le  lieutenant  de  police  Lenoir  avait  fait  bâtir  à  son 
intention,  en  soixante-quinze  jours,  près  la  Porte  Saint- 
Martin.  Treize  ans  plus  tard,  en  1794,  le  gouvernement  le 
transporta  sur  celui  que  la  demoiselle  Montansier  avait  éta- 
bli rue  de  Richelieu,  d'où,  chassé  par  suite  de  l'assassinat 
du  duc  de  Berry,  il  fut  transféré  provisoirement  à  la  salle 
Favart,  et  enfin  à  la  salle  Le  Pelletier  ,  qu'il  occupe  encore 
aujourd'hui. 

Cela  dit  en  passant,  revenons  à  Lully. 

La  révolution  qui  plaça  Lully  à  la  tète  de  l'Académie  de 
l'Opéra  fit  comme  toutes  les  révolutions,  elle  fit  table  rase. 
Le  poète  Berlin  fut  remplacé  par  Quinault,  le  marquis  de 
Sourdeac  par  le  machiniste  modénois  Vigarani,  et  le  musi- 
cien Cambert  par  Lully  lui-même.  Beauchamps,  seul,  maître 
à  danser  du  feu  roi,  que  Perrin  avait  chargé  de  la  compo- 
sition des  ballets,  conserva  son  emploi,  dont,  du  reste,  il 
s'acquittait  à  merveille.  On  assure  qu'il  composait  les  fi- 
gures de  ses  ballets  dans  son  pigeonnier,  en  s'inspirant  des 
diverses  évolutions,  des  groupes  variés  que  faisaient  ces 
animaux  en  se  précipitant  sur  le  grain  qu'il  leur  jetait.  H 
dansait  merveilleusement  lui-même,  et  était  surtout,  dit- 
on,  inimitable  en  tourbillon. 

Lully  était  l'homme  qui  convenait  à  l'opéra.  Ramassé  en 
Italie  par  le  chevalier  de  Guise,  à  qui  M"«  de  Montpensier 
avait  demandé,  en  partant,  de  lui  ramener  quelque  petit 
Italien ,  il  n'avait  pas  lardé  à  se  faire  remarquer  de  sa  maî- 
tresse, qui  l'admit  au  nombre  de  ses  musiciens,  pour  le 
violon  ;  il  avait  alors  dix  ans.  De  là  il  passa  au  service  du 
roi  ;  Louis  XIV  créa  exprès  pour  lui  une  nouvelle  bande 
de  violons,  qu'on  nomma  les  Petits  Violons  et  qui  en  peu 
de  temps  surpassa  la  fameuse  bande  des  vingt-quatre.  Enfin 
il  fut  nommé  surintendant  de  la  musique  de  Sa  Majesté. 

Personne,  dit  M.  de  Fresueuse,  ne  savait  mieux  que  lui 
conduire  une  troupe  d'acteurs.  Il  est  vrai  qu'il  leur  cassait 
de  temps  à  autre  des  violons  sur  la  tête,  mais  chacun  savait 
qu'un  instant  après  il  n'y  pensait  plus. 

Lully  et  son  poète  Quinault  peuvent  être  véritablement 
considérés  comme  les  fondateurs  du  ballet-opéra  en  France, 
par  les  perfectionnements  qu'ils  ont  apportés  à  ce  genre  de 
composition. 

Il  est  surtout  une  innovation  que  l'on  doit  à  Lully,  qui 
seule  suffirait  pour  le  recommander  à  la  reconnaissance  des 
amateurs  de  l'art  de  la  danse.  Avant  lui ,  aucune  danseuse 
n'avait  encore  paru  sur  un  théâtre  public.  Des  danseurs, 
déguisés  en  femmes,  en  remplissaient  les  rôles ,  et  cette 
substitution  ridicule  était  si  bien  admise,  que,  dans  le  bal- 
let des  Fêtes  de  l'Amour  et  de  Bacchus,  donné  en  1672,  le 
grand-écuyer ,  les  ducs  de  Montmouth  et  de  Villeroy  et  le 
marquis  de  Rossen,  dansant  en  présence  de  Louis  XIV,  ne 
crurent  pouvoir  mieux  faire  que  de  choisir  pour  partners 
les  danseurs  Saiut-Audré ,  Favière  Lapierre  et  Beau- 
champs. 


284 


LECTURES  DU  SOIR. 


Ce  fut  duns  le  ballel  inlitulé  le  Triomphe  de  l'Amour, 
donné  en  1G8J,  que  Lully  osa  donner,  pour  la  première 
fois,  au  public  ce  spectacle  extraordinaire.  Suivant  la  cou- 
tume, ce  l-.allet  avait  d'abord  été  représenté  à  Saint-Ger- 
main, devant  le  roi  ;  et  les  rôles  de  femmes  y  avaient  été 
remplis  par  la  dauphiue ,  par  Mademoiselle  ,  par  la  prin- 
cesse de  Conti  et  par  M"«  de  Nantes.  A  Paris,  Lully  rem- 
plaça ces  nobles  danseuses  par  M""  Lafonlaine,  Pesant, 
Carré  et  Leclerc.  On  comprend  quelle  vogue  eut  celte  au- 
dacieuse innovation.  Nous  ne  parlons  pas  d'une  foule  de 
filles  jeunes  et  jolies  qui  garnissaient  le  théâtre  et  repré- 
sentaient ainsi  les  cbœurs  nombreux  de  demoiselles  qui  fi- 
guraient habituellement  dans  les  ballets  de  la  cour. 

Ces  danseuses  reçurent  le  nom  àe  femmes  pantomimes, 
pour  les  distinguer  des  dilettante  titrées. 

Nous  ne  décrirons  pas  les  nombreux  et  divers  ballets 
donnés  à  la  cour  ou  à  Paris  sous  la  direction  de  Lully  ;  ce- 
pendant, outre  ceux  que  nous  avons  déjà  cités,  il  est  bon, 
je  crois,  de  menti-mncr  celui  à'Amadis ,  dans  lequel  on 
introduisit  pour  la  liremièrc  fois  les  vols,  et  où  le  danseur 
Berain  parut  avec  des  manches  de  veste  d'une  forme  telle- 
ment nouvelle,  que  leur  nom  (manches  Amadis)  a  sur- 
vécu à  leur  inventeur. 

Parmi  les  danseurs  célèbres  qui  ont  illustré  cette  époque, 
il  ne  faut  point  oublier  Pécourt,  le  successeur  de  Beau- 
champs  pour  Id  composition  des  ballets;  un  jour,  le  ma- 
réchal de  Choiseul  l'ayant  rencontré  chez  Ninon ,  à  une 
heure  où  il  ne  s'y  attendait  guère,  et  vêtu  d'un  habit 
équivoque  qui  ressemblait  assez  à  un  uniforme,  lui  de- 
manda depuis  quand  il  était  militaire,  et  dans  quel  corps 
il  servait. 

—  Maréchal,  répondit  Pécourt,  je  commande  dans  un 
corps  où  vous  servez  depuis  longtemps. 

Du  Meny,  qui  débuta  en  1677,  dans  le  Prologue  d'Isis, 
avait  précédemment  appartenu  à  M.  Foucault,  en  qualité 
de  cuisinier.  Il  avait  la  manie  de  piller  tous  les  rubans  de 
toutes  les  filles  d'opéra,  et  était  parvenu  à  se  composer  un 
ameublement  complet  qu'il  appelait  ses  souvenirs. 

M"'  Lafontaine,  dont  nous  avons  parlé  plus  haut,  eut 
aussi  beaucoup  de  talent  ;  elle  termina  sa  vie  dans  un  cou- 
vent. 

Peu  de  personnes,  je  pense,  savent  comment  mourut 
Lully.  C'était  à  la  fin  de  1GS6;  le  roi  venait  d'être  malade  ; 
toutes  les  églises  de  France  chantaient  des  Te  Deum  pour 
remercier  le  Ciel  de  sa  convalescence.  Lully  ne  fut  jias  dès 
derniers  à  faire  chanter  le  sien,  et  il  choisit  pour  cette  so- 
lennité l'église  des  Feuillants  de  la  rue  Saint- Honoré. 
Lully  dirigeait  lui-même  les  musiciens  cl  battait  la  mesure 
avec  sa  canne.  Dans  l'ardeur  de  l'action,  il  s'en  donna  un 
coup  léger  sur  le  bout  du  pied  ;  il  y  vint  aussitôt  un  petit 
ciron  qui  augmenta  peu  à  peu.  Lully  envoya  chercher 
M.  .Vlliot,  son  médecin. 

—  Docteur,  demanda-t-il ,  que  faut-il  faire? 

Le  docteur  considéra  attentif cuionl  la  blessure  et  hocha 
gravement  la  lèle. 

—  11  faut  vous  faire  couper  le  petit  doigt;  répomlil-il. 
Lully  se  retourna  brusquement  dans  son  lit.  Le  lende- 
main ,  le  docteur  revint  ;  la  douleur  persistait. 

—  Docteur,  demanda  Lully,  que  faut-il  faire? 
Le  docteur  regarda  de  nouveau  la  plaie. 

—  Il  faut  vous  faire  couper  le  pied  ;  répondit-il. 
Lully  ferma  les  yeux  et  feignit  de  dormir.  Le  surlende- 
main ,  le  docteur  revint.  Le  mal  empirait  à  vue  d'œil. 

.     —  Docteur ,  demanda  Lully,  que  faut-il  faire? 
Le  docteur  s'approcha  du  malide. 


—  11  faut  vous  faire  couper  la  jambe,  répondit-il. 

Lully  devint  pensif  et  garda  le  silence.  Le  jour  sui- 
vant, le  docteur  revint.  Lully  soufTrail  plus  cruellemeui 
encore. 

—  Docteur,  demanda-t-il,  que  faut-il  faire? 

Le  docteur  souleva  la  couverture ,  et  la  laissant  retom- 
ber sur-le-champ  : 

—  Rien  ;  répondit-il...  vous  êtes  un  homme  mort. 

En  effet ,  quelques  jours  après,  c'est-à-dire  le  22  mars 
1G87,  Lully  eut  une  convulsion  terrible  qui  l'emporta.  Il 
avait  alors  cinquante-quatre  ans. 

Le  roi  avait  comblé  Lully  de  bienfaits;  il  lui  avait  donné 
des  lettres  de  noblesse  ,  puis  plus  tard  une  charge  de  se- 
crétaire ;  après  sa  mort ,  il  concéda  le  privilège  de  l'Opéra  à 
son  second  fils,  Jean-Louis  Lully.  Mjis  Jean-Louis  eut  à 
peine  le  temps  de  jouir  de  cette  faveur,  étant  mort  au  mois 
de  décembre  de  l'année  suivante. 

Son  successeur,  Jean-Nicolas  de  Francine ,  eut  plus  de 
bonheur;  cest  sous  sa  direction,  en  1C'J7,  que  fut  repré- 
senté le  ballet  de  V  Europe  galante,  de  De  la  Motte;  ce  bal- 
let en  cinq  entrées  eut  un  succès  prodigieux  ;  on  le  regarde 
comme  le  chef-d'œuvre  des  ouvrages  de  ce  genre.  Ce  qui 
ajoute  encore  à  la  renommée  de  cette  composition,  c'est  que 
ce  fut  à  cotte  occasion  que  l'on  fixa  les  honoraires  des 
poètes  et  des  musiciens  qui  travaillaient  pour  la  scène  de 
lOptra.  Jusque-là  on  s'était  contenté  de  donner,  une  fois 
pour  toutes,  aux  auteurs  une  somme  débattue  à  l'avance. 
Delà  Motte,  et  Campra ,  son  collaborateur  pour  la  mu- 
sique, n'ayant  pu  s  entendre  avec  M.  de  Francine  sur  le 
chiffre  de  leur  rétribution ,  il  fut  convenu  qu'à  l'avenir  les 
compositeurs  de  tout  ballet  ou  de  tout  opéra  recevraient, 
chacun  en  particulier,  cent  livres  par  jour  des  dix  pre- 
mières représentations  de  leurs  pièces ,  et  cinquante  livres 
de  même  par  jour  jusqu'à  la.vingiième. 

A  cette  époque,  l'entrée  du  parterre  de  l'Opéra  ne  coû- 
tait que  trente  sous,  celle  des  secondes  loges  trois  livres, 
et  la  place  des  premières  six  livres;  mais,  sur  ces  entrefaites, 
[larut  un  arrêt  du  conseil  du  roi  qui  augmenta  ces  prix 
d'un  sixième  en  faveur  des  pauvres  de  l'hôpital. 

Ce  fut  sous  la  direction  de  M.  de  Francine  que  débuta  la 
célèbre  M"«  Maupin.  Cette  demoiselle,  nommée  Daubigny , 
avait  épousé  fort  jeune  un  particulier  de  Saint-Germain , 
nommé  Maupin.  Fatiguée  bientôt  de  son  mari ,  elle  l'expé- 
dia en  province  avec  une  commission  qu'elle  lui  avait  fait 
obtenir,  et  arriva  seule  à  Paris,  où  elle  fit  la  connaissance 
de  Sézaae,  le  plus  fameux  prévôt  de  salle  du   temps. 
I    M"'=  Maupin  acquit ,  sous  les  leçons  de  ce  maitre,  une  force 
I    prodigieuse  dans  le  maniement  des  armes.  Elle  prenait 
.    souvent  un  habit  d'homme,  et,  sous  ce  travestissement, 
j    il  lui  est  arrivé  nombre  d'aventures. 
j        Un  soir,  le  danseur  Du  Meny  lui  ayant  dit  quelques  pa- 
roles qui  lui  avaient  déplu,  elle  alla  l'attendre  dans  une 
rue ,  auprès  de  la  place  des  Victoires ,  et  l'abordant  sans  se 
faire  reconnaître,  elle  lui  proposa  de  mettre  l'épée  à  la 
main.  Du  Meny,  qui  n'avait  jamais  exercé  que  ses  jambes, 
jugea  plus  à  propos  de  leur  demander  ses  moyens  de  dé- 
fense et  prit  la  fuite.  Mais  la  Maupin  avait  eu  le  temps  de 
lui  dérober  sa  montre  et  de  lui  allonger  deux  ou  trois 
coups  de  flambcrge.  Le  lendemain,  qui  était  un  jour  d'o- 
péra. Du  Meny  ne  manqua  pas  de  raconter  son  aventure  à 
ses  camarades ,  en  ajoutant  que  cinq  ou  six  personnes  s'é- 
taient ruées  sur  lui. 

—  Tu  en  as  menti ,  dit  ia  Miupia ,  qui  parut  sur  ces 
entrefaites;  c'est  moi  seule  qui  t'ai  frappé  du  plat  de  mon 
épée,  et,  pour  preuve ,  voilà  ta  montre. 
Ajoutons ,  pour  la  moralité  de  l'histoire ,  que  M"«  Mau- 


MTÎSKR  DI-S  FAMILLES. 


585 


(lin  finit  p.ir  faire  revenir  son  mari  près  dVIle  ;  elle  était  en- 
core d'une  beauté  parfaite. 

En  voilà  assez  pour  donner  une  id«';e  de  ce  qu'était  la 
danse  à  cette  époque.  Néanmoins  nous  ne  voulons  pas  ter- 
miner ce  chapitre  sans  faire  mention  des  deux  célèbres 
danseuses  qui  illustrèrent  le  Lallct-opéra;  nous  voulons 
parler  de  M"«  Salle  et  Camargo. 

Il  n'est  |)prsonne  qui  ne  connaisse  le  madrigal  que  Vol- 
taire adressa  à  ces  deux  virtuoses  ;  le  voici  : 

Ah  .'  Camargo,  que  vous  6les  brillante  ! 
Mais  que  Salle,  grands  dieux  .'  esl  ravissante  ' 
Que  vos  pas  sonl  légers  et  que  les  siens  sont  doux  ! 
Elle  est  inimituLIc,  et  vous  Ctes  nouvelle  : 
Les  Nymphes  sautent  comme  vous. 
Et  les  Grâces  datiscnt  comme  elle. 

En  efTet  M"«  Salle  avait  une  grâce  parfaite  ;  sa  danse 
était  naïve,  gracieuse,  sans  gambades  ni  sauts.  On  sait  le 
succès  qu'elle  obtinten  Angleterre,  en  i741 ,  après  avoir 
quitté  rOpéra.  A  la  représenlation  donnée  à  son  bénéfice, 
ses  admirateurs  enthousiasmés  lui  jetèrent  pour  plus  de 
trois  ceut  mille  francs  de  guinécs  enveloppées  dans  des 
bank-notes,  coinme  des  bonbons. 


l.n  réputation  de  M"'  Camargo  ne  fut  pas  moins  grande, 
Marie-Anno  Ctipis  de  Camargo,  c'est  ainsi  qu'on  l'appelait, 
était  née  à  Bruxelles,  le  lo  avril  1710,  d'une  famille  noble, 
d'origine  espagnole.  Elle  avait  seize  ans  lorsqu'elle  débuta 
sur  la  grande  scène  de  l'Opéra.  Nous  ne  raconterons  point 
ici  son  enlèvement  par  M.  le  comte  de  Melun ,  ni  le  mé- 
moire présenté  au  roi,  à  ce  sujet,  par  M.  Cupis  de  Ca- 
margo ,  le  père.  Ce  qu'il  nous  importe  de  savoir,  c'est  que 
ce  fut  M"«  de  Camargo  qui,  la  première,  battit  des  enlrc- 
cliats  ;  il  est  vrai  qu'elle  ne  les  battit  qu'à  qualre,  tandis 
qu'aujourd'hui  on  voit  des  danseurs  les  frotter  à  seize  en 
avant.  Ce  fut  elle  aussi  qui  raccourcit  les  jupes  des  dan- 
seuses ,  ce  (jui ,  disent  les  Mémoires  du  temps,  scandalisa 
fort  une  partie  du  public. 

D'après  ce  que  nous  avons  vu ,  tous  les  ballets  dits  bal- 
lets-opéras n'étaient  autre  chose  que  des  opéras  coupés  de 
manière  à  donner  un  peu  plus  de  développement  à  la  danse; 
le  chant  n'en  était  pas  moins  l'objet  principal.  Noverre,  le 
premier,  donna  à  la  danse  la  position  qui  lui  était  due  sur 
nos  théâtres,  en  créant  le  ballet  d'action  ou  ballot  panto- 
mime, tel  que  nous  le  possédons  encore  aujourd'hui. 


IJallel-pat;toii.i  ne  :  I  e  Monde,  les  Fleuves,  la  Musique 


Xllf.    —   DU   BALLET  PANTOMIME. 

Noverre  était  le  chef  de  l'école  de  Stuttgard ,  d'oii  sont 
sortis  tous  les  grands  danseurs  de  l'époque.  Lorsqu'il  ar- 
riva pour  la  première  fois  à  l'Opéra,  il  trouva  bien  des  abus, 
bien  des  ridicules  à  réformer.  Parmi  ces  abus,  il  faut 
mettre  en  première  ligne  la  routine.  En  tout  opéra,  on 
avait  des  passe-pieds  au  prologue  ,  des  musettes  au  pre- 
mier acte,  des  tambourins  au  second,  des  chaconnes  au 
troisième,  des  passacailles  au  quatrième,  et  jamais  per- 
sonne n'avait  songé,  non-seulement  à  les  inoditior,  mais 


même  à  les  transposer.  Parmi  les  ridicules,  il  faut  compter 
les  costumes  et  les  masques ,  que  la  peinture  du  temps 
elle-même  semblait  avoir  consacrés. 

Ces  costumes  étaient  assez  bizarres  pour  qu'on  les  dé- 
crive, ils  offraient,  dit  M.  Caslil-Blazc  à  qui  nous  emprun- 
terons encore  quelques  citations,  un  mélange  confus  des 
babils  de  l'époque  et  de  ceux  de  l'anliquité. 

Armide,  dans  l'opéra  de  ce  nom,  ses  confidenlcs,  ses 
ny;ni)hcs,  paraissaient  en  robe  à  queue  de  soie  à  ramages, 
la  lailic.  longue  et  busquée,  les  manches  serrées  jusqu'aux 
coudes  ;   de  grandes   engageantes  de  dentelle   flouaient 


28G 


LECTURES  DU  SOIR. 


autour  de  leur  avaut-bras.  Une  espèce  de  cimier,  fait  en 
pain  de  sucre,  s'élevait  au-dessus  de  leur  tête;  un  voile 
qui  pendait  jusqu'à  terre  s'attachait  à  la  pointe  du  cimier. 

Les  héros  portaient  un  casque  chargé  de  plumes ,  avec  la 
grande  perruque. 

Dans  les  ballets,  on  eut  recours  aux  emblèmes  pour  ca- 
ractériser les  divers  personnages  et  les  faire  connaître  au 
public  au  moment  de  leur  entrée  en  scène.  Les  vents  por- 
taient un  masque  bouffi,  tenant  un  soufflet  d'une  main,  un 
éventail  de  l'autre.  La  Débauche,  coiffée  d'une  couronne 
dont  les  fleurons  étaient  des  verres  à  pied  ,  remplis  de  vin 
rouge,  blanc,  jaune,  orange,  portait  des  épaulettes  ,  une 
ceinture,  des  jarretières  dans  le  même  goiit;  et  enfin  des 
gobelets  disposés  en  caparaçon,  comme  les  grelots  sur  un 
mulet  d'Espagne.  Les  suivants  de  Silène  avaient  pour  cas- 
que une  pinte,  des  litres  pour  brassards  et  une  feuillette 
pour  cuirasse.  Le  Génie  de  la  musique  était  représenté  avec 
le  costume  de  M.  Somno,  couvert  des  clefs  de  G-ré-sol  et 
de  C-soL-UT  ;  il  avait  une  guitare  pour  couvre-chef,  le  cor- 
selet fait  d'une  basse  de  viole  et  deux  luths  en  manière  de 
cuissards.  Les  jardiniers  paraissaient  couverts  de  choux, 
de  carottes,  d'asperges  et  de  navets  enfilés  à  des  cordons 
ou  réunis  en  bottes  sur  leur  tète.  On  voyait  les  Fleuves  en 
grande  robe  de  chambre  verte ,  culotte  courte,  bas  de  soie, 
perruque  et  petit  chapeau  à  lampion,  ayant  cocarde,  nœud 
d'épée,  cordons  de  souliers  et  de  montre  en  roseaux  ver- 
doyants, et  les  poches  pleines  d'algues  et  de  joncs.  Le  Jeu 
se  présentait  entièrement  équipé  avec  des  brelans  d'as  et  de 
valets,  des  quintes  et  des  seizièmes  majeures,  etc.  La  Cra- 
pule (  c'était  un  des  personnages  des  ballets  du  roi  )  parais- 
sait avec  des  attributs  plus  singuliers  encore.  Enfin,  pour 
terminer  la  description  rie  cette  galerie  burlesque ,  disons 
que  le  Monde ,  car  le  Monde  dansait  aussi ,  avait  un  habit 
complet  peint  à  la  manière  des  cartes  de  géographie.  Sur 
son  cœur  on  lisait  France;  Espagne,  un  peu  plus  bas; 
Angleterre,  derrière  sa  manche  ;  Allemagne,  du  côté  op- 
posé; Italie,  le  long  d'une  de  ses  bottes;  Pôles,  vers  ses 
omoplates;  au  milieu  de  son  dos,  était  affiché  :  Terres 
australes  inconnues,  et  plus  bas  :  Iles  sous  le  vent. 

Les  dieux  n'étaient  guère  mieux  représentés.  Une  grande 
robe  traînante  de  taffetas  cramoisi-orange,  garnie  en  galons 
d'argent,  un  mantclet  de  drap  d'argent  flottant  sur  les 
épaules,  une  perruque  à  marteaux,  un  masque  doré,  cou- 
ronné par  les  rayons  du  soleil,  tel  était  le  costume  d'Apol- 
lon, dans  V Èpithalame pudique  de  d'Urfé. 

Noverre  luirmème,  le  réformateur  futur,  eut  à  subir, 
dans  les  commencements,  pour  ses  œuvres,  les  con.«;équen- 
ces  de  ce  mauvais  goût.  Dans  le  ballet  des  Horaces  et  des 
Curiaces,  de  sa  composition,  on  vit  paraître  Camille,  la 
sœur  des  Horaces,  avec  deux  monstrueux  paniers  de  cha- 
que côté  ;  sur  la  tête,  une  coiffure  de  deux  ou  trois  pieds 
de  haut,  farcie  d'une  prodigieuse  quantité  de  fleurs  et  de 
rubans.  Les  six  combattants  n'étaient  pas  en  reste  avec  la 
jeune  Romaine;  ils  s'avancèrent  avec  leurs  tonnelets  sur 
les  hanches  ;  les  Horaces  en  habit  de  drap  d'or,  les  Curia- 
ces en  habit  de  drap  d'argent;  tous  ayant  d'ailleurs  de 
chaque  côté  de  la  tète  cinq  boucles  de  cheveux  poudrés  à 
blanc,  et  un  toupet  prodigieusement  exhaussé,  qu'on  ap- 
pelait alors  toupet  à  la  grecque. 

Par  respect  pour  l'histoire,  il  faut  reconnaître  que,  lors- 
que Noverre  s'avisa  de  réformer  ces  absurdes  costumes, 
déjà  M"«  Clairon  avait  quitté  les  paniers  et  Lekain  les~ton- 
nelets. 

Comme  nous  l'avons  vu,  le  masque,  grotesque  imitation 
de  la  coutume  des  anciens,  faisait  toujours  partie  du  co.s- 
tume  des  danseurs  de  ce  temps.  Il  y  avait  des  masques 


nobles,  sérieux,  comiques,  etc.,  selon  les  différents  genres. 
Les  femmes,  bien  entendu,  s'étaient  modestement  abste- 
nues d'ajouter  ce  vain  ornement  à  leurs  charmes.  Ce  fut 
Maximilien  Gardel,  qui,  le  premier,  en  ITGG,  commença 
à  danser  sans  masque;  et,  le  croirait-on,  cette  innovation 
pensa  occasionner  une  émeute  au  parterre.  Il  fallut  reve- 
nir au  masque,  et  ce  ne  fut  qu'en  1773  que  celte  mode 
tomba  complètement  pour  ne  plus  reparaître. 

Mais,  quelque  mérite  qu'ait  eu  Noverre  à  purger  notre 
scène  de  ces  absurdités,  ce  n'est  pas  là,  nous  le  répétons, 
son  plus  grand  titre  de  gloire.  N'oublions  pas  que  nous 
lui  devons  le  ballet  d'action,  perdu  ou  du  moins  oublié 
depuis  l'invasion  des  barbares. 

Noverre  avait  la  plus  haute  idée  de  la  danse,  et  il  exi- 
geait absolument  de  ses  danseurs  toutes  les  qualités  que 
Lucien  demandait  à  ceux  de  son  temps. 

Les  premiers  ballets  pantomimes  de  Noverre  furent  re- 
présentés en  France  vers  l'an  176G;  plusieurs  fragments 
en  avaient  déjà  été  donnés  auparavant,  mais  sans  succès. 
Il  fallut,  pour  faire  goûter  au  public  ce  nouveau  genre  de 
composition,  que  Noverre,  alors  maître  de  ballets  à  Stut- 
gard,  vînt  lui-même  à  Paris  en  surveiller  l'exécution. 

Noverre,  à  vrai  dire,  se  trouva  parfaitement  secondé  par 
Maximilien  Gardel,  Dauberval  et  Vestris. 

La  famille  Vestris  est  une  vérilaMe  famille  royale,  parla 
beauté,  le  nombre,  le  talent  et  la  fierté  de  ceux  qui  la  com- 
posaient. Elle  était  originaire  de  Florence,  et  régna  pen- 
dant près  d'un  siècle  sur  la  scène  de  notre  Opéra. 

Gaétan  Vestris,  le  chef  de  cette  famille,  succéda  au  i^rand 
Dupré,  en  1748,  et  resta  au  théâtre  jusqu'en  1800.  Il  avait 
quatre  frères,  dont  on  le  distinguait  par  le  nom  de  beau 
Vestris. 

Son  fils  .\uguste  le  surpassa;  ce  que  du  reste  il  recon- 
naissait parfaitement,  car  il  le  surnommait  de  son  plein 
gré,  le  diou  de  la  danse. 

—  Si  Auguste  est  plus  fort  que  moi,  disait-il,  c'est  qu'il 
a  pour  père  Gaétan  Vestris,  avantage  que  la  nature  m'a 
refusé. 

—  Si  le  diou  de  la  danse,  disait-il  d'autres  foi.<,  veut 
bien  toucher  à  terre  de  temps  en  temps,  c'est  pour  ne  pas 
humilier  ses  camarades. 

Du  reste,  le  pore  Gaétan  ne  se  ménageait  pas  lui-même: 

—  Il  n'y  a  dans  ce  moment  que  trois  grands  hommes 
vivants,  disait-il  parfois,  moi.  Voltaire  et  le  roi  de  Prusse. 

Dans  cette  nomenclature,  il  paraissait  oublier  le  diou, 
mais  le  diou  n'était  pas  un  homme. 

Auguste  débuta  à  l'Opéra,  dans  la  Cinquantaine,  en  1 772, 
et  ne  se  retira  qu'en  1816.  Il  fut  le  professeur  de  M"«  Ta- 
glioni  et  de  Perrot. 

Auguste-Armand  Vestris,  son  fils,  monta  sur  la  scène 
en  1800;  Charles  Vestris,  son  élève  et  son  cousin,  parut 
en  1809.  Il  y  avait  aussi  plusieurs  demoiselles  Vestris,  qui 
se  distinguèrent  de  leur  côté  dans  le  même  art. 

A  ces  illustres  danseurs,  il  est  juste  d'ajouter  la  Guimard, 
celte  maigre  mais  ravissante  créature,  qui  faisait  de  son 
temps  tourner  toutes  les  têtes,  qui  avait  palais  à  la  ville, 
château  à  la  campagne,  et,  dans  chacune  de  ces  royales 
habitations,  un  théâtre  où  venaient  jouer  successivement, 
pour  son  seul  plaisir,  les  meilleurs  acteurs  des  trois  théâ- 
tres de  la  capitale.  —  M"'  Miller,  depuis  M">'  Gardel,  qu'on 
appelait  la  Vénus  de  Médicis  de  la  danse.  —  Enfin  M"*  Lion- 
nois,  qui  dansait  d'une  façon  si  remarquable  la  gargouil- 
lade. 

Mais,  peut-être,  ne  sait-on  pas  ce  qu'on  entend  par 
gargouillade?  La  gargouillade  était  un  pas  destiné  à  repré- 
senter les  vents  ;  car,  de  même  qu'on  chorcbait  à  déler- 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


28: 


miner,  par  le  costume,  le  caraclère  des  différents  acteurs, 
on  s'efforçait  aussi  d'expliquer  leurs  attributs  par  les  dif- 
férents mouvements  de  leurs  bras  et  de  leurs  jambes.  Ceci 
était  plus  raisonnable.  Voyons  pourtant  comment  on  procé- 
dait. 

«  La  gargouillade,  dit  le  Dictionnaire  encyclopédique, 
est  un  pas  consacré  à  l'entrée  des  vents.  Il  se  forme  en 
faisant,  du  côté  que  l'on  veut,  une  demi-pirouette  sur  les 
deux  pieds;  une  des  jambes,  en  s'élevant,  forme  un  tour 


de  jambes  en  dehors,  et  l'autre  un  tour  de  jambes  en  de- 
dans, presque  dans  le  même  temps.  Le  danseur  retomlw 
sur  celle  des  deux  jambes  qui  est  partie  la  dernière,  et 
forme  cette  demi-pirouette  avec  l'autre  jambe,  qui  reste  en 
l'air.  » 
Voilà,  il  faut  l'avouer,  un  vent  parfaitement  représenté. 


Hipp.  ÉTIENNEZ. 


[La  fin  prochainement.) 


MERCURE  DE  FRANCE. 


(du   iO  MAI  AU  iO  JUIN.) 


La  mort  du  pape.  —  La  guerre  à  l'Académie.  —  L'Iaditul  historique.  —  M.  Emile  Detchamps.  —  Le  chemin  de  fer  de  Sceaux. 

Les  Théâtres:  M.  de  Fretne. 


Tous  les  échos  du  monde  chrétien  ré- 
p«;lent  la  grande  nouvelle  :  Le  pape  est 
mort!  Le  cardinal  Camerlingue  a  frappé 
trois  fois  la  lêle  de  Grégoire  XVI  avec  le 
petit  marteau  d'argent  en  l'appelant  trois 
fois  parson  nom  de  baptême.  Puis  il  s'est 
tourné  vers  les  assistants,  et  a  dit:  Le 
pape  est  réellement  mort.  A  l'heure  qu'il 
est  on  porte  Sa  Sainteté  en  terre,  sur  un 
char  traîné  par  des  mules  blanches,  à  la 
lueur  des  torches  et  au  bruit  des  trom- 
pettes. Les  cardinaux  vont  se  réunir  en 
conclave  pour  élire  le  nouveau  chef  de 
l'Eglise  catholique.  Nous  décrirons,  dans 
notre  prochain  numéro,  les  curieuses  cé- 
rémonies de  celle  élection. 

—L'Académie  des  sciences  est  en  pleine 
guerre,  au  sujet  de  l'éloge  de  .Monge, 
dont  nous  avons  parlé  dans  notre  der- 
nier numéro.  Les  deux  champions  soûl 
M.  Arago  et  M.  Libri.  Comme  dans  la 
grande  scène  du  Dépit  amoureux,  les  deux 
illustres  savants  se  jettent  à  la  tête  toutes 
les  lettres  d'amilié  qu'ils  s'étaient  écrites 
autrefois.  Les  grands  journaux  en  «ont 
remplis  depuis  quinze  jours.  Nos  mo- 
destes colonnes  et  notre  humeur  pacifique 
ne  nous  permettant  pas  d'imiter  les  grands 
journaux,  nous  laisserons  ce  combat  finir 
de  lui-même,  et  nous  rentrerons  à  l'Aca- 
démie quand  les  portes  de  Janus  y  seront 
fermées. 

Voici  d'ailleurs  l'Institut  historique  qui 
nous  appelle  à  l'Hôtel-de-Ville.  L'insti- 
tut historique  grandit  d'année  en  an- 
née, et  ses  séances  rappellent  fort  les 
séances  du  palais  Mazarin.  Il  ne  se  croit 
pas  cependant  obligé  de  pousser  la  solen- 
nité jusqu'à  l'ennui,  et  la  preuve,  c'est  qu'il 
vient  de  choisir  pour  orateur  M.  Emile 
Deschamps,  l'écrivain  qui  s'entend  le 
mieux  à  rendre  la  science  amusante,  et 
l'homme  du  monde  qui  cache  le  fond  le 
plus  solide  sous  les  formes  les  plus  gra- 
cieuses. M.  Emile  Deschamps  est  la  Pro- 
vidence des  académies  qui  ne  savent  plus 
que  dire.  Cet  esprit  intarissable  est  tou- 
jours prêt  à  soutenir  quelque  noble  cause, 
et  ce  cœur  généreux  n'a  rien  à  refuser 
quand  il  s'agit  de  seconder  une  bonne 
action 

Dernièrement,  par  exemple,  une  so- 
ciété fondée  à  Lyon  pour  secourir  les  ar- 


tistes malheureux,  devait  tenir  une  séance 
solennelle,  et  ne  savait  comment  y  atti- 
rer l'élite  de  la  seconde  cité  de  France. 
Par  bonheur  elle  était  présidée  par  M.  le 
baron  Taylor,  cet  autre  champion  non 
moins  dévoué  de  la  littérature  et  des 
beaux-arts.  —  Adressons-nous  à  M.  Emile 
Deschamps,  s'écrie  M.  Taylor  ;  et  la  som- 
mation suivante  arrive  au  spirituel  écri- 
vain : 

«  Il  nous  faut  un  discours  de  vous, 
d'ici  à  trois  jours. 

«  Titre  :  —  Harangue  de  Molière  à 
Louis  XIV,  et  réponse  de  Louis  XIV  à 
Molière,  ou  vice  versd. 

«  Sujel  :  —  Notre  séance  du  ^5  avril 
1816,  à  Lyon,  en  faveur  des  artistes  mal- 
heureux. 

Facilités  :  —  Si  les  trois  jours  ne  vous 
suffisent  pas,  prenez  les  trois  nuits.... 

C'était  demander  l'impossible  ;  voilà 
pourquoi  M.  Emile  Deschamps  s'en  char- 
gea! Et  pour  rendre  la  chose  plus  impos- 
sible encore,  il  s'engagea  à  faire  le  double 
discours  en  vers! 

De  peur  de  perdre  un  feuillet  ou  une 
seconde,  n'ayant  pu  se  procurer  Pégase, 
égaré  depuis  Boileau  ou  tué  sous  VArt 
poétique,  on  mit  à  la  disposition  de 
M.  Deschamps  un  courrier  à  cheval,  qui 
s'installa  à  sa  porte,  bride  en  main,  prêt 
à  brûler  le  pavé... 

Tout  en  faisant  parler  Louis  XIV  et 
Molière,  le  poète  entendait  le  cheval  piaf- 
fer dans  la  cour,  et  chaque  coup  de  pied 
de  la  bêle  impatiente  était  un  coup  d'ai- 
guillon pour  l'infatigable  esprit...  Cette 
harmonie  monotone  faisait  tomber  les 
plus  belles  rimes  deux  à  deux,  comme 
le  bruit  du  van  sépare  les  grains  de  blé 
de  la  paille  et  de  la  poussière. 

Le  cheval  piaffa  si  bien  et  la  plume 
courut  si  vite  que  l'œuvre  fut  non-seule- 
ment terminée  mais  parfaite  à  l'heure 
dite,  et  que,  le  courrier  s'inspirant  de  la 
verve  du  poète,  le  lout  arriva  à  Lyon 
quelques  heures  avant  la  séance. 

Ce  fut  un  succès  que  vous  ne  sauriez 
vous  figurer...  Ce  succès  trouva  des  échos 
jusqu'à  Paris...  L'Artiste  publia  les  beaux 
vers  de  M.  Emile  Descliamps,  et  l'Institut 
historique  lui  demanda  un  nouveau  dis- 
cours 


Cette  fois  M.  Deschamps  a  traité,  dans 
une  prose  aussi  brillante  que  la  poésie, 
de  l  Influence  philosophique  et  sociale  de  la 
langue  française  sur  l'Europe,  depuis  deux 
siècles.  Jamais  la  grande  salle  de  l'Hôtel- 
de-Ville  n'avait  vu  de  plus  illustre  ni 
de  plus  gracieux  auditoire;  jamais,  sur- 
tout, elle  n'avait  retenti  de  plus  unani- 
mes applaudissements.  Les  aperçus  lu- 
mineux et  les  fines  saillies  se  succédaient 
sans  interruption...  Après  une  page  élo- 
quente sur  M.  Martinez  de  la  Rosa, 
l'ambassadeur-poëte  de  l'Espagne,  qui  se 
trouvait  précisément  à  la  séance,  M.  Des- 
champs disait  avec  son  aimable  sourire  : 
—  Tout  en  imposant  les  chapeaux,  la 
France  gouverne  les  têtes...  Et  les  jolies 
femmes,  comme  les  hommes  d'État,  bat- 
taient des  mains  à  qui  mieux  mieux. 

En  sortant  de  celte  séance,  tout  le 
monde  s'en  promettait  bientôt  une  autre 
en  plus  haut  lieu,  c'est-à-dire  à  l'.Aca- 
démie  française,  où  M.  Emile  Deschamps 
doit,  suivant  l'opinion  générale,  remplir 
la  première  vacance.  (Quand  nous  disons 
bientôt,  nous  n'entendons  hâter  la  mort 
d'aucun  immortel.)  Ce  jour-là,  il  n'y 
aura  ni  morts,  ni  blessés  dans  la  lice  aca- 
démique. Les  deux  écoles  se  donneront 
la  main  pour  accueillir  le  nouvel  élu, 
aussi  cher  à  l'ancienne  génération  par 
ses  traditions  et  ses  manières,  qu'à  la 
génération  actuelle  par  ses  sentiments  et 
ses  idées  (1). 

L'Institut  historique  ne  s'est  pas  borné 
à  s'enrichir  des  talents  reconnus,  il  a 
voulu  encourager  aussi  les  talents  qui  dé- 
butent. Et  il  ne  pouvait  mieux  choisir 
qu'il  n'a  fait,  en  couronnant  le  savant  et 
ingénieux  Mémoire  sur  \es  funérailles  an- 
tiques, par  M.  Léopold  deLatapie,  attaché 
à  la  Bibliothèque  royale. 

—  Dimanche  soir,  1  juin.  Nous  venons 

(I)  En  attendant  cette  suprême  consécration 
de  son  talent  et  de  sa  renommée,  M.  Emile 
Deschamps  nous  a  promis  pour  notre  pro- 
chain numéro,  une  de  ces  intéressantes  et 
gracieuses  Nourelles  dont  sa  plume  a  le  secret. 
Nous  n'avons  point  mis  de  courrier  à  cheval  i 
la  porte  de  l'auteur,  mais  nous  n'en  comp- 
tons pas  moins  sur  son  exactitude  accoutu- 
mée. Les  habiles  graveurs  du  Musée  des  Fa- 
milles achèvent  de  reproduire  pour  celle 
Nouvelle  UD  des  chefs-d'œuvre  les  plus  délicats 
du  burin  anglais. 


2SS 


LECTURES  DU  SOIR. 


d'assisler  à  une  grande  cl  cnricase  cérc-  i  vail  jelor  dans  ses  roues  à  pivot.  Il  a  bravé 
monie  :  à  l'iiiauguration  du  thcmin  de  fer  doscourbos  d'un  rayon  do  30  mètres  !  Il  a 
de  Sceaux.  Ce  polil  chemin  n'a  quellki-  tourné  les  champs  ei  les  maisons  que  l'an- 
lomèlres  de  long,  mais  il  fera  époque  dans  cien  système  eût  abattus  et  coupés  en 
l'histoire  desrails-ways.  Il  s'agit,  en  effet,  de«\.  Il  a  monte  et  descendu  les  collines 
d'un  système  tout  nouveau  et  des  plus  en  lacet,  tout  comme  eussent  fait  les  che- 
hardis.  j  mins  de  terre  les  plus  classiques  et  les  plus 

Dès  1837,  M.  .\rnou\  entreprit  de  remé-  •  rococos. 
dierà  l'énorme  dépense  qu'impose  dans  les  I  Mais  le  plus  grand  avantage  du  sys- 
pays  tourmentés  l'établissement  des  cour- 1  tème.\rnoux  c'est  l'économie.  Le  chemin 
bes  à  grand  rayon  sur  les  chemins  de  fer.  Il  j  de  Sceaux  n'a  coûté,  personnel  et  maté- 
se  pri>po-a  d'établir  des  trains  de  locomo- j  riel  compris,  que  quatre  millions,  soit 
tiveset  de  voitures,  qui  laissassent  aux  es- '  iOO.OOO  fr.  par  kilomètre.  Or,  tous  les 
sieux  lamobilitédonl  ils  jouissent  dans  les  ,  chemins  tracés  aux  environs  de  Paris  ont 
avant-trains  des  voituresordinaires,  et  qui  coûté  le  double  au  moins.  Si  le  procédé 
imprimassent  régulièrement  à  ces  essieux  qu'on  vient  d'inaugurer  avec  tant  de  suc- 
une  direction  loujoursperpendiculaireà  la  |  ces  doit  recevoir  la  consécration  de  l'a- 
voie,  quelque  sinueuse  que  celle-ci  pût  j  venir,  voici  un  petit  calcul  qui  servira 
èli-e,  par  l'action  même  de  ces  sinuosités,  i  d«î  moralité  à  notre  compte-rendu.  Nos 
.\  cet  effet,  il  attache  au  premier  essieu  [  Chambres  ont  vote  et  commencé  600,000 
du  convoi,  par-dessous,  un  appareil  direc-  kilomètres,  d'après  l'ancien  système.  Ces 
leur,  composé  de  quatre  disques  ou  galets  j  600,000  kilomètres  coûteront  à  peu  près 
qui  s'appuient  deux  à  deux  sur  chacun:  deux  milliarJs  et  demi.  Avec  le  système 


des  rails.  En  se  conformant  aux  sinuo- 
sités de  la  ligne,  cet  appareil  dirin^leur  en 
transmet  immédialemenl  les  effets  à  l'es- 
sieu dont  il  dépend;  plus  le  tournant  se 
courbe,  plus  l'essieu  s'oblique  relative- 
ment à  sa  position  première,  et  c'est  ainsi 
que  l'essieu  est  constamment  perpendi- 
culaire à  la  courl>e.  Du  premier  essieu  de 
la  voiture  à  l'essieu  de  derrière,  la  trans- 
mission du  mouvement  a  lieu  sur  des 
chaînes  croisées,  s'enroulant  sur  deux  i 


.\rnoux,  ont  eût  économise  600  millions! 
Cela  ne  valait-il  pas  la  peine  d'écouter  et 
d'e-ssayer  d'abord  les  propositions  du  mo- 
deste .>^vant,  qu'on  a  tenu  depuis  1837,  à 
la  porte  des  Académies  et  des  ministères? 

Attendons,  pour  nous  prononcer,  l'inau- 
gnrationdu  célèbre  chemin  de  fer  du  Nord 
et  celle  du  chemin  de  fer  atmosphérique 
de  Saint-Germain,  dont  notre  prochain 
numéro  vous  donnera  des  nouvelles. 

—  En  fait  de  nouveautés  dramai.qucs 


un  cèdre-géant  de  ses  rejetons;  M.   le 
comte  de  Salvandy,  qui  sait  donner  une 
main  au  passé  et  l'autre  à  l'avenir  ;  M.  le 
baron  de  Barante,  M.  le  duc  de  Noailles , 
MM.  de  Kergorlay,  M.  le  marquis  de  Cus- 
tines,  MM.  .\mpère  et  Lenormand,  M.  Va- 
tout,  M.   Léon   Pillet,    MM.  Théophile 
Gauthier,  Gérard  de  Nerval,  Charles  Di- 
dier, Hippolyte  Lucas  ;  M"«»  de  Bawr, 
Sophie  Gay,  Virginie  Ancelot,  Louise  Col- 
let, M"«  de Casa-Mayor,  qui  vient  défaire 
recevoir  au  Théâtre-Français  une  comédie 
politique;  en  un  mot,  toute  une  foule  de 
ministres  passés  ou  présents,  de  pairs  et 
de  députés,  de  professeurs,  de  journalis- 
tes, de  poètes  et  d'historiens,  de  duchesses 
et  de  marquises  françaises,  espagnoles, 
italiennes,  russes,  etc.,  etc.  Chacun  re- 
cevait en  entrant  un  programme  imprimé 
sur  vélin  et  intitulé  de  la  sorte  ■^Fragments 
de  Lénor,  opéra  en  i  actes,  paroles  de 
M.  Tessié  du  Motay;  musique  de  M.  Eu- 
gène de  Fresne  ;  — Fragments  de  Cymo- 
docée,  opéra  en  5  actes  (imité  des  Martyrs 
de  .M.  de  Chateaubriand  \  paroles  de  M.  Ti- 
tre Chevalier,  musique  de  M.  Eugène  de 
Fresne.  Et  cette  musique  était  exécutée 
par  qui?  —  par  les  artistes  mêmes  qui 
doivent  bientôt  la  clianter    au    Grand- 
Opéra  :  par  MM.  Baroilhet,  Gardoni  et 
Bessin;  M""  Stoltz  n'avait  pu  se  trouver  au 
rendez-vous,  mais  elle  était  vaillamment 
remplacée  parM"«  Lamorîière,  qui  se  pré- 
parait ainsi  à  jouer  la  Juive  et  la  Favorite. 
Les  chœurs  étaient  chantés  par  de  jeunes 
amateurs,  qui  s'en  sont  tirés  comme  s'ils 
eussent  passé  leur  vie  sur  les  planches. 
Le  concert  a  duré  deux  heures,  et  n'a  été 
interrompu  que  par  les  bravos  et  les  ap- 
plaudissements de  l'auditoire;  applaudis- 
sements significatifsetiiulîemen!  suspects, 
car  ils  étaient  prodigués  par  les  experts 
et  les  juges  du  camp,  directeurs  detbéù- 


couronnes  égales,  couchées  aplat  et  fixées  les  deux  premiers  théâtres  de  Paris  nous 

chacune  à  chacun  des  deux  essieux;  c'est  ont  ramenés,  l'un  au  temps  bib  ique  du 

un  mécanisme  exactement  semblable  à  ce-  roi  David  ,  l'autre  au  temps  antique  des 

lui  qui ,  dans  le  rouet  de  nos  ménagères  vestales  romaines.  David  était  repri^senle 

de  village,  transmet  le  mouvement  de  la  au  Grand-Opora  par  M^'Siollz,  et  la  Ves- 

graiide  roue  a  la  petite,  qui  porte  à  son  ta'e  était  jouée  à  la  Comédie-Française 

centre  la  broche  sur  laquelle  s'enroule  le  par  M"«  Rimblot,  élève  de  M.  Beauvallet. 

til.  Telle  est  la  conception  de  M.  Arnoux.  B'cn  que  cetîe  tragédienne  soit  moins  re- 

Sos  voitures  et   ses    locomotives,  ont,  ncmnKequeM^'Sîoitz.  la  TVs^ai^amieux 

comme  les  avant-trains  des  voitures  ordi-  réussi  que  le  roi  David.  Les  auteurs  de  !  ires,  commissaires  royaux,  feuilleton- 
uaires,  tous  leurs  essieux  mobiles  autour  la  première  pièce  sont  MM.  Elle  Sauvage  uistes  et  artistes.  On  a  justemen;  admiré 
d'une  cheville  ouvrière;  elles  ont  une  flè-  et  Duhaume;  les  auteurs  de  l'opéra  sont ,  la  grâce  et  l'énergie  des  vers  de  .M.  Tessie 
che.  Il  y  a  une  action  régulière  du  premier  .Alexandre  Soumet  et  M.  Mallehlle  pour^du  Motay,  esprit  audacieux  qui  fait  on 
essieu  de  chaque  voiture  sur  le  second,  et  les  paroles,  et  .M.  Merniet  jK)ur  la  musi- 
de  la  flèche  d'une  voiture  sur  le  premier  que.  Un  trouve  gémraleraentqueM.  Mer- 
essieu  de  la  voiture  suivante.  Le  tout  cède  meta  entrepris  au-dessus  de  ses  forces, 
à  l'influence  d'un  appareil  directeur  très-  Si  sou  œuvre  eût  été  un  petit  opéra,  au 
solidement  et  très-simplement  établi.  lieu  de  vouloir  être  un  grand  opéra,  elle 
Avant  d'arriver  à  la  réalisation  de  sa  eût  probablement  obtenu  un  succès  hono- 
découverte,  M.  .\rnoux  a  subi  toutes  les  rable.  Le  lendemain  de  la  première  repre- 
tortures  de  l'inventeur.  Il  a  dépensé  sentation.  M™'  Sioltz  s'est  fait  poser  les 
500.000  fr.  pour  un  essai  en  |K;til,à  Saint-  sangsues.— Auteur  infortuné! 
Mande.  11  a  passé  par  toutes  les  filières  si  — L'audace  réussit  pourtant  quelquefois; 
lonies  et  si  impitoyables  de  l'Institut  et  de  témoin  le  succès  récent  de  M.  Félicien 
l'Administration.  En  ISU  seulement,  il  a  David;  et  témoin  le  succès  tout  nouveau 
obtenu  du  gouvernement  la  concession  du  de  .M.  Eujiène  de  Fresne. 
chemin  de  fer  de  Sceaux,  et  il  vient  de  le  Ceci  est,  en  effet,  une  histoire  d'hier; 
livrer  à  la  science  et  au  public,  après  dix-  c'est-à-dire  de  samedi  dernier,  6  juin... 
huit  mois  de  travail  assidu.  Le  duc  de  Ne-  La  scène  se  passait  à  r.\bl)aye-au-Bois, 
mours,  les  ministres,  les  inspccteurs-gé-  dans  ces  beaux  salons  de  M™'  Recamier, 
néraux  des  pont  et  chaussées,  les  som-  tout  pleins  de  merveilleux  souvenirs;  es- 
mités  de  l'Académie,  du  génie,  de  la  pèoe  de  paradis  moitié  religieux,  et  moitié 
politique  et  des  arts  assistaient  à  cette  mondain,  où  il  y  a  si  peu  d'élus  parmi 
inauguration.  Un  banquet  a  eu  lieu  dans  tant  d'aspirants!  Là,  se  pressaient,  sur 
le  magnifique  parc  de  Sceaux.  Des  dis-  les  dix  heures,  tous  les  beaux  esprits  et 


cours  ont  été  prononcés  suivant  l'usage,  toutes  les  grtces  parisiennes  :  les  puis- 
Mais  rien  n'a  plus  satisfait  les  assistan's  sants  d'hier,  les  puissants  d'aujounl'hui, 
que  le  chemin  de  fer  lui-même.  On  petit  et  les  puissants  de  demain  :  M.  de  C!ia- 
dire  que  M.  Arnoux  s'est  joué  de  toutes  teaubriand,  tout  verd  encore  et  tout  ra- 
ies difficultés  de  son  entreprise,  qu'il  a  dieux  sur  ses  jambes  chancelantes,  et  en- 
brisé  d'avance  tous  les  bâtons  qu'on  pou-  touré  des  gloires  de  noire  siiVIe  comme 


même  temps  des  poèmes  et  des  machines 
atmosplicriiiues.  M.  Bessin  a  donné  les 
vibrations  les  plus  terribles  au  rôle  de 
Zimbris,  le  nécromancien  de  Lénor.  .M"' de 
Lamorîière  a  fait  verser  des  larmes  en  di- 
sant les  adieux  de  Cymodocee  à  son  père 
endormi.  Enliu.  M.  Baroilhet,  qui  avait 
déjà  rendu  le  rôle  de  W'ilhem  avec  cette 
puissante  douceur  dont  il  a  le  secret,  a  été 
véritablement  sublime  dans  le  grand  duo 
final  des  deux  nuirtyrs.  Jamais  le  paisible 
cnclosde  r.Vbbaye-au-Boisn'avait entendu 
des  battements  de  mains  et  des  tri-pigne- 
ments  semblable-s.  Les  jeunes  religieuses 
auront  rêvé  toute  la  nuit  de  chœurs  de 
démons mêlésà des  chœurs  d'anges.  Quant 
au  héros  de  celte  neble  fête.  .M.  Eu- 
gène de  Fresne.  il  ne  pouvait  dépouiller 
plus  à  propos  le  psemlonyme  de  Jean 
Micbaêli  qui  a  commence'  sa  réputation 
musicale.  Si  les  essais  de  Jean  Michaèli 
étaient  pleins  do  Ixlles  promesses,  les 
œuvres  do  M.  de  Fresne  tiennent  et  di-- 
passenl  toutes  ces  pivmesses  ;  et  Mercure, 
en  saluant  un  couiiH)siieur  de  palmier 
ordre,  ne  t'ait  que  servir  d'ccho  à  l'opi- 
nion des  mailresde  l'art. 

P.-C. 


Iini'riiTiPrio   de  llrWt'VFfî  el  C',  rue  I.omficior.  "ii    Cjiigno:!»-*. 


MUSER  DFS  FAMMJ.Kiî. 


539 


MADEMOISELLE  DU  RIBÂN. 


—  1635  — 


L'enlèvement  de  M"«  du  Riban. 


Sous  le  roi  Louis  XUf,  pendant  le  règne  du  cardinal  de 
Richelieu,  vivait,  dans  une  petite  ferme  entre  Tours  et 
Amboise,  la  famille  du  Riban  :  le  père ,  ancien  brigadier 
dans  un  régiment  de  dragons,  amputé  d'un  bras  au  siège 
de  La  Rochelle,  retiré  avec  une  pension  de  cinquante  écus 
et  l'un  des  moindres  fermiers  d'un  seigneur  très-riche  de 
la  Touraine  ;  la  mère,  d'une  pauvre  et  noble  maison  de  la 
Bretagne,  que  des  circonstances,  très-fort  à  l'avantage  de 
du  Riban,  avaient  unie  en  mariage  à  cet  estimable  rotu- 
Jl'III  FIT  iSiG. 


fier,  alors  jeune  possesseur  d'une  assez  belle  fortune,  ac- 
quise par  le  commerce,  et  perdue  depuis  par  une  impru- 
dente générosité;  une  fille  de  dix-sept  ans,  Éléonore, 
l'unique  fruit  de  cette  union  si  heureuse  et  si  cruellement 
éprouvée...  N'oublions  pas  Marianne,  autre  jeune  Bre- 
tonne de  vingt  ans,  l'enfant  d'une  vieille  servante  morte 
au  service  de  M"«  du  Riban  dans  les  jours  de  prospérité  ; 
cette  bonne  petite  Marianne  avait  voulu  rester  sans  gages 
dans  la  maison,  après  tous  les  désastres,  pour  que  ses  nn- 

—  '7   —  TRFI7lf:MF.  VOLUME. 


290 


LECTURES  DL'  SOIR. 


ciens  maîtres  fussent  encore  sen'is  ;  certes,  on  peut  bien 
la  compter  comme  de  la  famille. 

Dans  tout  le  voisinage,  on  avait  une  sorte  de  vénération 
pour  les  du  Riban.  Quoique  d'une  éducation  supérieure 
aux  autres  fermiers,  ils  ne  se  posaient  au-dessus  de  per- 
sonne, et  on  leur  accordait  tout  ce  qu'ils  ne  se  donnaient 
pas.  Les  grandes  dames  châtelaines,  à  la  messe  du  diman- 
che, admiraient  toutes  la  grâce  naïve  et  spirituelle  d'Éléo- 
nore,  ses  beaux  cheveux  blonds,  ses  beaux  yeux  bruns  et 
sa  tenue  décente  et  distinguée,  et  elles  en  faisaient  mille 
compliments  à  ses  parents,  qui  rougissaient  d'orgueil  et  de 
joie  ;  mais  ils  ne  répondaient  que  par  des  excuses  tecon- 
naissantes  aux  avances  des  maisons  riches  et  aristocrati- 
ques qui  s'ouvraient  d'elles-mêmes  à  leur  fille  ;  de  sorte 
que,  polis  et  convenables  avec  tous,  ils  restaient  toujours 
entre  eux,  ne  voulant  ni  se  mêler  avec  des  gens  de  mœurs 
inférieures,  ni  voir  des  familles  si  au-dessus  d'eux  par 
la  fortune.  Il  y  a  des  positions  qui  ne  sont  à  l'aise  que 
dans  la  solitude.  C'est  M"»  du  Riban  qui,  fière  au  fond  de  . 
l'àme  de  sa  naissance  et  modeste  à  cause  de  sa  destinée, 
avait  senti  tout  cela  d'abord,  et  avait  dicté  un  plan  de  con- 
duite si  réservé.  Du  reste,  elle  avait  donné  à  sa  fille  l'édu- 
cation et  l'instruction  dont  elle  était  douée  elle-même  :  la 
connaissance  des  langues  italienne  et  espagnole  et  des  arts 
du  dessin  et  de  la  musique,  ainsi  que  de  l'histoire  et  de  la 
philosophie  morale.  L'esprit  et  les  talents  d'Éléonore  char- 
maient les  veillées  de  la  ferme,  quand  tout  le  jour  avait  été 
aux  rudes  travaux. 

—  Mon  Éléonore,  dit  un  soir  du  Riban,  depuis  un  an 
avant  ta  naissance,  qu'un  bon  curé  bas-breton  m'a  uni  à 
ta  roère,  je  ne  me  rappelle  pas  un  seul  nuage  dans  nos 
cœurs ,  si  notre  ciel  a  été  chargé  de  tempêtes  ;  et  malgré 
tous  nos  malheurs,  je  plains  les  heureux  que  je  vois,  parce 
qu'ils  n'ont  pas  une  femme  douce  ,  tendre  et  courageuse 
comme  la  mienne.  Si  lu  savais  (eh!  mon  Dieu  !  il  faut  que 
tu  saches  tout,  pour  chérir  encore  plus  ta  mère),  si  tu  sa- 
vais tout  ce  qu'elle  a  fait  et  souffert  pour  moi  !... 

—  Allons,  mon  ami,  repnt  vivement  M"*  du  Riban, 
n'allez-vous  pas  encore  vous  perdre  en  gratitude,  quand 
c'est  moi  qui  devrais... 

—  Eh  bien!  non,  repartit  du  Riban  ;  mais  du  moins  il 
faut  que  notre  enfant  connaisse  avec  quelques  détails  exacts 
les  événements  de  notre  vie  et  de  son  enfance.  Elle  est 
d'âge  maintenant  à  les  comprendre  et  à  en  profiter.  Ne 
craignez  rien,  na  chère  femme,  je  ne  dirai  que  les  faits  ; 
ce  ne  sera  pas  ma  faute  s'ils  parlent  souvent  pour  vous. 

«Mon  père,  un  bon  Normand, avait  fait  de  brillantes  af- 
faires dans  le  négoce,  brillantes  et  loyales,  car  M.  de  Sully, 
qui  sV  connaissait,  l'avait  un  jour  présenté  au  roi  Henri, 
en  disant  à  Sa  Majesté  : 

—  Sire,  voilà  un  honnête  homme. 
A  quoi  le  roi  avait  répondu  : 

—  Merci,  mon  cher  duc,  c'est  ce  dont  nous  avons  le 
moins  à  Saint-Germain. 

Quand  Dieu  rappela  mon  père  (ma  mère  avait  perdu  le 
jour  en  me  le  donnant),  je  fus  effrayé  de  ma  solitude,  et  je 
voulus  faire  mon  tour  de  France  pour  distraire  mon  cha- 
grin. Je  commençai  par  la  Bretagne....  et  c'est  aussi  par  la 
Bretagne  que  je  finis  ;  car  j'y  rencontrai  ta  mère,  mon 
Éléonore,  ta  mère,  qui  était  absolument  comme  tu  es  au- 
jourd'hui. Mon  cœur  et  mon  sort  se  fixèrent  pour  tou- 
jours. Elle  était  noble,  j'étais  roturier,  mais  elle  crut  re- 
connaître que  mon  âme  n'avait  point  de  roture  ;  et  sa 
tendre  détermination  fut  plus  forte  que  les  préjugés  de  sa 
famille,  et  plus  éloquente  que  mes  pisloles,  qui  pourtant 


ne  plaidaient  pas  trop  mal  pour  mon  mariage  dans  une 
maison  ruinée  depuis  les  troubles  de  la  Ligue. 

J'emmenai  ma  femme  en  Normandie,  où  elle  s'accou- 
tuma en  souriant  aux  choses  du  commerce,  et  le  Ciel  nous 
récompensa  encore  de  notre  bonheur  en  nous  accordant  no- 
tre chère  Eléonore. Tout  alla  pour  le  mieux  pendant  six  ans, 
nous  n'avions  rien  à  désirer  :  c'est  alors,  hélas  !  qu'on  a 
tout  à  craindre.  Un  matin,  je  vis  entrer  dans  mon  comptoir 
le  marquis  de  Luxeul,  dont  mon  père  avait  éprouvé  main- 
te fois  l'obligeance  ;  il  était  pâle  et  défait;  il  me  dit  :  «Mon 
cher  du  Riban,  si  vous  ne  venez  à  mon  secours,  je  suis  un 
homme  abîmé,  déshonoré...;  j'ai  perdu  cette  nuit  au  jeu 
cinquante  mille  écus  que  je  ne  puis  payer.  J'ai  des 
biens  pour  plus  du  triple  de  cette  somme,  mais  il  me  la 
faut  dans  les  vingt-quatre  heures  ;  et  d'ailleurs,  à  cause  de 
ma  femme  et  de  mon  jeune  fils  encore  au  collège,  il  m'est 
impossible  d'avouer  une  pareiHe  sottise.  Si  vous  pouvez  me 
donner  ces  cinquante  mille  écus,  je  vous  ferai  en  échange 
une  promesse  de  vente,  sous  seing  privé,  de  tous  mes  im- 
meubles que  vous  connaissez  ;  vous  les  vendrez  ou  je  les 
vendrai  d'ici  à  deux  ans,  à  l'amiable  et  sans  avoir  l'air  d'y 
être  forcé,  vous  prélèverez  le  montant  de  votre  créance  en 
priicipal  et  intérêts  sur  le  prix  de  la  vente,  et  vous  m'au- 
rez sauvé  plus  que  la  vie.  »  Je  répondis  au  marquis  que  je 
n'avais  guère  en  tout  que  les  cinquante  mille  écus  qu'il  n'a- 
vait pas,  mais  que,  si  ma  femme  y  consentait,  je  les  lui  re- 
mettrais aux  conditions  proposées.  Elle  y  consentit,  puisque 
c'était  une  chose  belle  et  généreuse,  et  l'honneur  du  marquis 
de  Luxeul  fut  sauvé.  Nous  étions  encore  sous  le  coup  de 
cette  première  émotion,  lorsque  nous  apprîmes  que  le  mar- 
quis se  trouvait  compromis  dans  une  de  ces  conspirations 
de  cour  trop  communes  en  notre  époque,  et  que,  par  suite, 
il  avait  été  obligé  de  s'enfuir  inopinément,  et  qu'enfin  tous 
ses  biens  étaient  confisqués.  Je  voulus  faire  valoir  mon  acte 
de  promesse  de  vente,  mais  il  n'était  pas  en  forme  authen- 
tique, et  l'autorité  passa  outre  à  la  confiscation.  Nous  voilà 
ruinés  à  notre  tour  et  pouvant  à  peine  faire  honneur  à  nos 
affaires  ;  mais  j'étais  fort  de  santé  et  d'àme.  Je  connaissais 
le  colonel  du  régiment  des  dragons  de  la  Reine  ;  il  me  dit 
que  si  je  m'engageais  dans  son  corps,  il  me  promettait  un 
avancement  rapide.  Je  n'hésitai  pas,  je  remis  à  ta  mère, 
ma  pau\Te  Eléonore,  pour  elle  et  pour  toi,  le  prix  de  mon 
engagement,  et  je  partis  pour  le  siège  de  La  Rochelle,  com- 
mandé par  le  cardinal-ministre  en  personne.  Je  fus  fait  bri- 
gadier à  la  première  escarmouche...,  et  à  la  seconde  j'eus 
le  bras  gauche  emporté.  Obligé  de  quitter  le  senice  avec 
une  modique  pension,  je  cherchai  quelque  temps  à  quoi  je 
pourrais  être  bon  ;  enfip,  je  trouvai  à  louer  cette  petite 
ferme  en  Touraine...,  où  nous  vivons  assez  pau\Tement, 
mais  ensemble,  ce  qui  vaut  mieux  que  de  vivre  séparés 
dans  l'opulence  ;  et  pourvu  que  notre  propriétaire,  qui  m'a 
toujours  eu  l'air  d'un  honnête  t}omroe,  me  garde  pour  son 
fermier  jusqu'à  ce  que  je  n'en  puisse  plus  tout  à  fait,  j'es- 
père, mon  Eléonore,  pouvoir  t'établir  convenablement,  et 
je  fermerai  le^  yeux  sans  rien  regretter  que  de  ne  plus  vous 
voir,  toi,  ma  fille  chérie,  qui  es  ma  parure  et  mon  orgueil, 
et  toi,  ma  chère  femme,  qui  as  été  toujours  ma  consolation 
et  mon  admiration  ;  car  enfin,  quand  je  pense  que  tes  mains 
nobles  se  prêtent  sans  effort  et  sans  dégoût  à  tous  les... 
Allons,  allons,  vous  me  faites  encore  des  signes,  mon  amie, 
et  je  me  tais,  de  peur  que  vous  n'entendiez  quelques  éloges 
de  vous  ;  mais  du  moins  vous  ne  pouvez  pas  m'empècber 
de  pleurer...,  et  de  vous  embrasser. 

Et  ils  pleurèrent  et  s'embrassèrent  tous  les  trois. 

—  Merci,  mon  père,  dit  Eléonore,  je  ne  savais  tout 
cela  que  bien  iiu-oiiiplctement,  et  je  vous  aime  de  tous  vos 


MUSRR  DES  FAMILLES. 


Wl 


malheurs,  comme  de  toutes  vos  vertus  et  de  toutes  vos  bon- 
tés pour  moi;  mais,  dites,  n'avez-vous  jamais  entendu  par- 
ler du  marquis  de  I^uxeul? 

—  Ah  !  ma  fille,  si  fait!  il  s'était  enfui  jusfiu'en  Améri- 
que avec  sa  femme,  qu'il  perdit  bientôt,  et  son  jeune  fils.  Il 
m'écrivit  plusieurs  lettres  pour  me  témoigner  son  déses- 
poir; il  ne  songeait  pas,  me  disait-il,  à  sa  propre  infortune 
qu'il  ne  méritait  pas...,  le  roi  reconnaîtrait  un  jour  son  inno- 
cence ;  il  n'était  occupé  que  de  notre  ruine,  qui  se  dressait 
incessamment  devant  ses  yeux,  comme  un  remords  visible  ; 
et  si  j'ai  mis  aujourd'hui  la  conversation  sur  ce  sujet,  c'est 
un  peu  parce  que  j'ai  reçu  ce  matin  des  nouvelles  du  mar- 
quis de  Luxeul.  11  travaille,  me  dit-il,  pour  tâcher  de  ga- 
gner ce  qu'il  me  doit,  et  pour  ne  plus  me  le  devoir,  et  il 
instruit  son  fils,  qui  est  à  présent  un  grand  jeune  homme 
de  vingt-deux  ans,  à  lui  succéder  dans  sa  reconnaissance 
et  dans  ses  obligations  ;  mais  la  terre  d'exil  est  peu  féconde, 
et  jusqu'à  présent,  il  n'a  guère  pu  que  vivre  jour  à  jour. 

A  propos  de  ce  jeune  homme,  son  père  m'écrit  qu'il  est 
poète  (îinauvaise  chance  pour  faire  fortune),  et  il  nous  en- 
voie de  sa  part  des  vers,  qu'Éléonore  va  nous  lire. 

La  jeune  fille  obéit  avec  grâce,  et  les  vers  furent  trouvés 
charmants...  surtout  par  elle. 

—  Ma  mère,  reprit  Eléonore,  me  permettrez-vous  de 
joindre  cette  pièce  de  vers  aux  poésies  que  j'ai  déjà  rassem-* 
blées? 

— Tout  ce  que  tu  voudras,  mon  enfant,  répondit  la  mère  ; 
c'est  quand  la  réalité  n'est  pas  brillante  qu'il  faut  recourir 
aux  choses  d'imagination. 

Quinze  mois  s'étaient  écoulés  sans  événements  pour 
la  famille,  lorsque  M""»  du  Riban  fut  prise  d'un  mal  subit 
que  la  mort  suivit  de  près.  Deux  pauvres  cœurs  furent  bri- 
sés, et  se  serrèrent  plus  étroitement  encore  l'un  contre 
l'autre.  Eléonore  se  voua  tout  entière  au  culte  filial  ;  elle 
eût  donné  sa  vie  pour  que  celle  de  son  père  fiit  heureuse, 
ou  du  moins  pour  que  sa  vieillesse  eût  le  bien-être  dont 
on  a  tant  besoin  quand  l'âge  du  bonheur  est  passé. 

—  Mademoiselle,  lui  disait  Marianne,  je  ne  sais,  mais 
je  gagerais  qu'un  grand  et  riche  seigneur  vous  épousera 
bientôt,  et  que  vous  serez  la  Providence  de  votre  père, 
comme  vous  êtes  sa  joie  et  son  amour.  Je  vous  dirai  même 
que  j'ai  rêvé  cela  trois  fois. 

—  Vraiment,  Marianne?  mais  voilà  qui  devient  grave. 

—  Ne  riez  pas,  mademoiselle  :  moi,  d'abord,  je  crois  aux 
rêves  et  à  l'astrologie,  comme  la  reine  mère. 

Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  peu  de  tem  ps  après  cette 
dernière  conversation,  M.  du  Riban  reçut  un  billet  ainsi 
conçu  : 

«  Mopsieur  du  Riban, 

€  Voilà  six  mois  que  j'ai  vu  votre  fille  ;  voilà  six  mois 
que  je  l'aime  ;  j'ai  appris  toutes  ses  qualités  et  toutes  ses 
vertus.  Permettez-moi  de  lui  faire  ma  cour...  Elle  n'aura 
qu'un  mot  à  dire  pour  que  mon  nom  et  ma  fortune  soient 
à  ses  pieds. 

•  «  Comte  Robert  de  Mérolles.  » 

Le  comte  Robert  de  Mérolles,  maître  d'une  immense 
fortune  à  l'âge  de  trente-six  ans,  possédait  un  superbe 
château  du  côté  de  Saumur,  à  une  journée  de  marche  de 
la  ferme  du  Riban,  et  il  avait  une  des  premières  charges  à 
la  cour.  C'était  un  beau  dans  toute  la  force  du  terme, 
joueur,  danseur, chasseur. ..,  très-galant,  très-volage  et  très- 
insolent...  Mais  il  était  venu  passer  trois  semaines  dans  les 
environs  d'Araboise,  et  il  avait  aperçu  mainte  fois  Eléonore 
à  l'église,  belle  et  pure  et  priant  comme  un  an^e,  et  tout 
son  orgueil,  toute  sa  fatuité  avaient  fléchi  devant  cette  ado- 


rable image.  »  Enfin,  si  elle  est  un  jour  comtesse  de  Mé- 
rolles, s'était-il  dit ,  elle  égalera  en  aristocratie  toutes  les 
grandes  dames  qu'elle  surpasse  en  beauté.  Le  père  est  de 
trop  sans  doute...,  mais  ne  songeons  qu'à  la  fille  ;  je  puis 
tout  ce  que  je  veux...,  et  je  veux  qu'elle  soit  ma  femme  ; 
et  ceux  qui  ne  seraient  pas  contents,  je  me  chargerais  de 
les  mécontenter  encore  davantage.  » 

Du  Riban  répondit  que  sa  fille  et  lui  étaient  fort  honorés 
de  la  recherche  du  comte  de  Mérolles.  Il  vmt  à  la  ferme. 
Eléonore  n'avait  pas  une  grande  sympathie  pour  lui  ;  mais  elle 
était  reconnaissante,  elle  était  sûre  de  le  rendre  heureux, 
et  aussi  de  réhabiliter  les  vieux  jours  de  son  père  ;  et  elle 
se  décida  très-franchement  à  suivre  le  comte  de  Mérolles, 
comme  EstherAssuérus.  Quant  à  Marianne,  elle  triomphait. 
Le  jour  des  noces  fut  arrêté  ;  elles  devaient  se  faire  au 
château  de  Mérolles,  dont  le  vieux  chapelain  donnerait  la  bé- 
nédiction aux  jeunes  époux.  Le  comte  Robert,  en  échange 
de  tout  le  bien  qu'il  faisait,  ne  demanda  qu'une  chose,  c'est 
qu'Eléonore  prît  le  nom  de  famille  de  sa  mère  ;  elle  ne  vou- 
lait pas,  son  père  l'exigea,  et  on  ne  l'appela  plus  au  châ- 
teau 'de  Mérolles  et  dans  toute  la  société  du  comte  que 
Eléonore  de  Kérouan. 

La  veille  des  noces,  une  parente  du  comte  Robert  vint 
dans  son  coclie,  attelé  de  quatre  rhules,  chercher  la  mariée 
et  son  père...  Du  Riban  fut  saisi  instantanément  d'une 
cruelle  attaque  de  goutte.  Il  y  était  sujet  ;  ces  accès  duraient 
ordinairement  plus  de  trois  semaines  sans  qu'il  pût  bou- 
ger, mais  sans  aucun  péril  pour  sa  vie.  Il  ne  voulut  pas 
que  la  cérémonie  fût  retardée  pour  lui,  et  malgré  les  in- 
stances d'Eléonore,  il  ordonna  son  départ. 

—  Vous  voudrez  bien,  madame,  dit-il  à  la  parente  de  Ro- 
bert, servir  de  mère  à  ma  fille,  je  vous  la  confie...,  et  dans 
trois  jours  vous  me  ramènerez  la  comtesse  de  Mérolles. 

—  Adieu  donc,  mon  père,  reprit  Eléonore,  le  cœur  et 
les  yeux  gros  de  larmes...;  vous  obéir  est  presque  toujours 
mon  bonheur. . .,  et  toujours  mon  devoir  ;  mais  permettez- 
moi  d'emmener  Marianne,  elle  sera  la  demoiselle  d'hon- 
neur..., je  ne  croirais  pas  à  l'espérance  si  cette  chère  Ma- 
rianne n'était  pas  auprès  de  moi.  Docteur,  ajouta-l-elle,  en 
s'adressant  au  médecin  qu'on  avait  appelé,  je  vous  recom- 
mande mon  père ,  vous  le  ferez  garder  par  cette  bonne 
sœur  de  charité  qu'il  connaît  déjà...  Adieu,  adieu,  mon 
père,  bénissez-moi  ici,  puisque  vous  ne  pouvez  pas  me 
bénir  en  me  conduisant  à  l'autel...  » 

Et  les  trois  voyageuses  partirent.  Marianne  avait  soigneu- 
sement plié  et  enveloppé  les  parures  de  noces  ;  Eléonore 
avait  plus  soigneusement  encore  rassemblé  dans  un  petit 
portefeuille  son  trésor  de  poésies  qui  la  suivait  dans  la  poche 
de  toutes  ses  robes. 

On  arriva  devant  le  château  de  Mérolles  à  neuf  heures 
du  soir,  c'était  un  lundi  du  mois  de  mai  177S  ;  la  lune  bril- 
lait splendide,  et  argentait  merveilleusement  les  vieilles 
tourelles  et  le  haut  donjon  de  ce  manoir  gothique,  qui  avait 
été  bâti  par  la  reine  Blanche,  à  ce  que  disaient  les  paysans 
de  la  contrée  et  même  les  bourgeois  de  Saumur. 

H  n'y  a  pas  de  nom  plus  populaire  en  France  que  celui 
de  la  reine  Blanche.  Les  nourrices  ont  des  chansons  sur 
la  reine  Blanche,  avec  quoi  elles  endorment  les  petits  en- 
fants, et  quand  les  petits  enfants  se  réveillent,  le  premier 
mot  qu'ils  bégayent  après  papa  et  maman,  c'est  la  reine 
Blanche;  les  mariniers  parlent  de  la  reine  Blanche  autour 
des  feux  allumés,  le  soir,  sur  leurs  grands  bateaux;  les 
bûcherons  vous  montrent  les  vieux  arbres  sous  lesquels 
s'est  assise  la  reine  Blanche,  et  si  vous  demandez  à  un 
postillon  :QueI  est  cette  vieille  tour  ruinée?  il  vous  répon- 
dra :  C'était  le  château  de  la  reine  Blanche;  et  il  vous  ré- 


205 


MXTLTvRS  DU  SOI?.. 


pondra  rela  en  Auvergne,  en  Ciiampnpnc,  en  Nnrmandie, 
en  Artois  ou  en  Languedoc.  La  reine  Dianclie  était  partout. 
Elle  a  demeuré  dix  ans  dans  chacun  de  ses  quatre-vingts 
châteaux  ;  elle  s'est  mariée,  et  elle  est  morte  dans  je  ne  sais 
combien  de  tours  rondes  ou  carrées.  La  reine  Blanche,  c'est 
Phistoire  de  France  pour  toutes  les  bonnes  femmes,  et  le 
nombre  en  est  grand  de  cette  façon  ;  la  reine  Blanche 
est  comme  un  doux  fantôme  qui  revient  sans  cesse  à 
toutes  les  imaginations  du  peuple.  Du  reste,  ne  demandez 
pas  quand  elle  vivait,  où  elle  était  née,  de  qui  elle  était 
fille,  femme  ou  mère...  C'est  la  reine  Blanche!  cela  suffit. 

Mais  c'est  principalement  son  veuvage  de  treize  mois 
que  la  reine  Blanche  a  passé  à  Melun  comme  à  Cler- 
mont,  à  Pau  comme  à  Chantilly,  à  Evreux  comme  à  Di- 
jon, etc. 

Et  il  n'y  a  pas  à  en  douter,  car  de  père  en  fils  on  a  con- 
servé dans  tous  ces  lieux  la  tradition  d'une  reine  vêtue  de 
blanc  depuis  les  pieds  jusqu'à  la  tête ,  et  qui  pleurait  et 
priait  depuis  l'aurore  jusqu'au  crépuscule,  et  qui,  la  nuit, 
se  promenait  à  grands  pas  sur  la  plate-forme  de  la  grande 
tour,  en  appelant  l'àme  de  son  époux,  qui  ne  venait  pas 
toutes  les  lois... 

Et,  en  cflét,  tout  le  monde  a  raison,  quoique  chacun  ait 
tort.  Une  grande  vérité  -est  toujours  au  fond  des  erreurs 
populaires.  Les  veuves  des  rois  de  France  ont,  pendant 
plusieurs  siècles,  porté  le  deuil  en  blanc,  comme  les  rois 
eux-mêmes  le  portaient  en  violet.  De  là  viennent  toutes  les 
blanches  reines  qui,  par  un  calembour  historique  fort 
pardonnable,  sont  devenues  la  reine  Blanche  pour  les  vingt- 
neuf  millions  sept  cent  quatre-vingt  douze  mille  ignorants 
qui  restent  encore  parmi  les  trente  millions  de  Français, 
pour  tempérer  un  peu  l'éclat  des  lumières  du  siècle. 

Et  puis,  si  Blanche  de  Caslille,  mère  de  saint  Louis, 
morte  en  1253,  est  la  reine  Blanche  par  excellence,  n'ou- 
blions pas  Blanche  de  Bourgogne,  reine  de  France  aussi, 
et  femme  de  Charles  le  Bel,  qui  mourut  en  1526;  ni  Blan- 
che de  Navarre,  encore  reine  de  France ,  seconde  femme 
de  Philippe  de  Valois,  qui  mourut  en  1398;  ni  Blanche  de 
France,  reine  de  Bohême,  fille  de  Philippe  le  Hardi,  qui 
mourut  en  1303;  ni  l'autre  Blanche  de  France,  reine  de 
Castille,  fille  de  saint  Louis,  petite-fille  par  conséquent  de 
notre  Blanche  de  Castille,  qui  mourut  en  1320;  ni  Blanche 
de  Bourbon,  autre  reine  de  Castille,  qui  mourut  en  1361  ; 
ni  Blanche  d'Artois,  reine  de  Navarre,  qui  mourut  en  1302  ; 
ni  Blauche,  reine  de  Navarre,  fille  de  Charles  III,  roi  de  Na- 
varre, et  qui  mourut  en  1441  ;  ni  une  troisième  Blanche  de 
France,  fille  posthume  du  roi  Charles  IV,  mariée  à  Philippe 
de  France,  duc  d'Orléans,  et  qui  mourut  en  1392;  ni  Blan- 
che de  Sicile  ou  d'Anjou,  fille  de  Charles  de  France,  comte 
d'Anjou,  roi  de  Naples  et  de  Sicile,  qui  mourut  en  1272  ; 
ni  Blanche,  reine  d'Aragon,  qui  mourut  en  1310  ;  ni  Blan- 
che... Mais  voilà  bien  assez  d'érudition  pourex|>Iiquer  et 
motiver  tous  les  ignares  quiproquos  de  reines  Blanches,  dont 
les  trente-deux  mille  cinquante-six  communes  de  France 
sont  inondées,  de  manière  à  ne  pouvoir  jamais  s'en  tirer  ;  et 
pour  jeter  tous  les  doutes  et  toute  l'obscurité  possibles  sur 
l'origine  du  château  de  Mérolles. 

Le  fait  est  qu'il  était  très-aucien,  très-gothique,  très- 
imposant  et  magnifiiiuement  entretenu. 

Dès  que  le  coche  fut  signalé  de  loin  par  une  vedette  éta- 
blie sur  la  grande  tour,  une  nombreuse  cavalcade,  le  comte 
Robert  en  tète,  s'élança  au  grand  galop  sur  l'avenue  de  peu- 
pliers, avec  des  valets  portant  des  torches  allumées  ;  lorsque 
Robert  fut  à  la  distance  d'un  coup  dé  pistolet,  il  mit  pied 
à  terre  et  présenta,  par  la  portière,  un  bouquet  des  plus 
belles  fleurs  à  Elroivi  e;  nuis  il  remonta  sur  son  cheval  li- 


mousin, et  il  escorta  le  coche,  avec  toute  sa  suite,  jusqu'à  la 
cour  d'honneur  du  château.  On  n'en  fait  pas  plus  pour  les 
reines  Blanches  ou  non.  Les  ponts  s'abaissèrent,  et  aussitôt 
éclatèrent  des  fanfares  de  chasse  et  les  canons  des  rem- 
parts ;  puis  toutes  les  fenêtres  s'illuminèrent  spontanément, 
et  des  touffes  de  fusées  rougeàtres  se  croisèrent  dans  le  ciel. 

Après  quelques  moments  de  repos,  un  souper  royal  fut 
servi.  Eléonore  présenta  les  excuses  de  son  père,  qui  fu- 
rent bien  vite  acceptées,  et  tous  les  seigneurs  témoignaient 
par  leurs  regards  du  bon  goût  de  Robert,  et  approuvaient, 
en  souriant,  le  choix  de  son  cœur.  Le  souper  fini,  la  tante 
de  Robert  conduisit  Eléonore  dans  son  appartement,  et  lui- 
même,  ayant  pris  congé  de  sa  fiancée,  fit  de  nouveau  seller 
son  cheval,  car,  par  respect  et  convenance,  il  allait  passer 
la  nuit  dans  un  pavillon  à  deux  lieues  du  château. 

Eléonore  passa  la  sienne  en  prières  et  à  parler  de  son 
père  avec  Marianne. 

—  D'où  vient  donc,  disait-elle,  qu'entourée  de  tant  de 
splendeurs  et  de  félicités, je  ne  suispasgaie?...  Ah!  c'est 
que  mon  bon  père  n'est  pas  là,  et  que  sans  lui  tout  n'est 
rien  pour  moi. 

—Mais  dans  trois  jours  vous  l'embrasserez,  lui  répondait 
Marianne,  et  puis  vous  le  prendrez  avec  vous  pour  toute  la 
vie  ;  le  comte  Robert  l'a  promis.  Il  quittera  sa  ferme  pour 
habiter  votre  château. 

~  Marianne,  chère  Marianne,  j'ai  bien  besoin  de  celle 
assurance,  car  un  bonheur  que  mon  père  ne  partagerait  pas 
avec  moi,  me  serait  la  plus  affreuse  des  infortunes...,  et  je 
voudrais  que  la  mort  me  fermât  les  yeux,  si  je  ne  devais  pas 
le  voir  à  tout  moment.  Ah  !  quelle  fatalité  que  ce  marquis 
de  Luxeul  ait  entraîné  mon  pauvre  père  dans  sa  ruine  ! 
Cette  pensée  m'obsède  continuellement. 

—  Mais  quand  tout  se  répare  d'un  autre  côté  ,  reprenait 
Marianne,  pourquoi  se  créer  des  fantômes  lugubres?...  Moi, 
j'emploie  mieux  mon  imagination. 

—  Au  fait,  dit  Eléonore,  en  chassant  ses  vilaines  idées, 
je  suis  folle  à  force  de  raison. 

Et  les  deux  jeunes  filles  s'endormirent  comme  deux  co- 
lombes fatiguées. 

La  matinée  du  lendemain  fut  remplie  par  une  grande 
chasse  dans  la  forêt.  Eléonore  obtint  la  grâce  de  trois  bi- 
ches, et  même  d'un  sanglier,  avec  cette  différence,  qu'elle 
voulut  que  la  liberté  fût  rendue  aux  biches,  et  qu'on  n'accor- 
dât au  sanglier  que  la  vie  dans  une  détention  perpétuelle. 
Sa  clémence  était  encore  de  la  justice. 

Le  mariage  devait  avoir  lieu  à  minuit  dans  la  chapelle 
du  château,  et  ce  ne  fut  dans  la  soirée  que  musique  et 
jeux  de  toutes  sortes.  Tout  le  voisinage  noble  avait  été  coh- 
vié,  et  c'était  un  grand  amusement  de  voir  arriver  les 
dames  et  les  demoiselles,  et  leurs  frères  et  leurs  maris,  sur 
des  haquenées  ou  en  litière.  Que  de  vanités  et  de  ridicules 
descendaient  au  perron  !  Il  fallait  voir  et  les  révérences 
prétentieuses,  et  les  sourires  pinces,  et  les  compliments  hy- 
pocrites !...  Au  fond,  toutes  les  femmes  étaient  furieuses  cl 
ne  pardonnaient  pas  à  Eléonore  son  mariage.  Si  on  ôtait  l'en- 
vie et  la  colère  du  cœur  des  gens  qui  vous  font  des  politesses, 
il  n'y  resterait  pas  grand'chose. 

Il  ne  manquait  plus  que  le  vicomte  de  Mayret,  l'intime 
ami  de  Robert  et  un  de  ses  témoins.  On  commençait  à 
s'en  inquiéter,  lorsqu'on  le  vit  arriver  au  grand  galop  de 
son  cheval,  accompagné  d'un  autre  cavalier. 

—  Mon  cher  comte,  dit-il,  à  Robert,  pardon  de  mon  re- 
lard :  au  moment  où  j'allais  me  mettre  en  route,  le  jeune 
baron  de  Valbelle,  que  voici,  est  descendu  chez  moi,  ve- 
nant d'Espa'gnc.  Nos  deux  familles  sont  liées  depuis  long- 
tcntps,  et  j'ai  pensé  que  \ous  me  permettriez  de  l'amener 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


?93 


I 


ï 


\ 


avec  moi  ;  le  bonheur  est  indulgent,  et  mademoiselle  de 
Kérouan...,  madame  de  Mérolles,  ajouta-t-il  en  saluant 
Eléonore,  me  pardonnera  peut-être  cette  indiscrétion. 

—  Nous  ne  vous  pardonnerons  pas,  répondit  Robert, 
mais  nous  vous  remercierons.  Et  les  deux  arrivants  se  mê- 
lèrent à  la  foule  rassemblée  dans  les  salons.' 

Les  conversations  s'organisèrent ,  et  le  jeune  baron  de 
Valbelle  y  prit  une  part  active  et  modeste  à  la  fois.  Eléonore 
fut  frappée  des  nobles  sentiments  qu'il  émettait  et  de  la 
tournure  poétique  de  son  esprit.  Quelques  paroles  d'une 
haute  distinction  prononcées  par  Eléonore  n'échappèrent 
pas  non  plus  au  jeune  étranger.  Le  niveau  des  âmes  et  des 
intelligences  s'établit  si  vite!... 

Vers  onze  heures  du  soir,  Eléonore  se  retira  avec  Ma- 
rianne pour  aller  dans  sa  chambre,  compléter  sa  toilette  d'é- 
pousée. Comme  elles  passaient  toutes  les  deux  dans  un  cor- 
ridor du  premier  étage,  elles  entendirent  des  voix  dans  un 
appartement  voisin,  et  les  noms  de  du  Riban  et  d'Eléonore 
prononcés  avec  vivacité.  C'était  le  comte  Robert  qui  se  pré- 
parait également  pour  la  cérémonie,  et  trois  ou  quatre  de 
ses  amis  les  plus  élégants.  Comme  les  mêmes  noms  se  ré- 
pétaient encore,  et  qu'un  rire  équivoque  avait  accompagné 
celui  de  du  Riban,  les  deux  jeunes  filles  se  blottirent  dans 
un  petit  enfoncement  obscur  qui  se  trouvait  là,  et  elles  prê- 
tèrent l'oreille. 

—  Décidément,  mon  cher  comte,  vous  faites  à  merveille, 
disait  une  voix  ;  Eléonore  est  charmante,  et  il  faut  tout  faire 
pour  des  beautés  pareilles...,  même  les  épouser...  Quant 
au  du  Riban,  cela  est  moins  gai  ;  comment  vous  en  tirerez- 
vous?  En  vérité,  de  si  charmantes  filles  ne  devraient  jamais 
avoir  de  père,  et  surtout  des  pères  de  la  sorte...  (Rire  gé- 
néral.) 

—  Eh  !  mais,  répondit  Robert,  croyez-vous  que  je  n'y 
aie  pas  songé?  Par  la  sembleu!  que  dirait-on  de  moi  à  la 
cour,  si  j'allais  m'afîubler  d'un  pareil  beau-père?  Toute 
jolie  figure  est  noble  de  naissance  ;  Eléonore  marchera  de 
front  avec  les  duche.sses  ;  d'ailleurs  elle  portera  mon  nom, 
et  sa  mère  s'appelait  de  Kérouan.  La  chose  est  arrangeable  ; 
et  puis,  je  l'aime...,  mais  mon  amour  ne  va  pas  jusqu'à 
subir  et  accepter  le  père...  Elle  croit,  car  je  le  lui  ai  pro- 
mis, que  du  Riban  viendra  palriarcalement  habiter  avec 
nous...  Ah  !  ah  !  ah  !  nous  irons  lui  faire  après-demain  une 
longue  et  assommante  visite  de  deux  heures,  après  quoi  je 
déclare  à  ma  femme  que  nous  partons  pour  l'Italie,  et  qu'au 

retour  nous  prendrons  nos  arrangements  de  famille 

Nous  revenons  d'Ralie,  nous  ne  prenons  pas  d'arrange- 
ments, la  comtesse  de  Mérolles,  emportée  dans  le  grand 
tourbillon  des  voyages  et  du  beau  monde,  ne  pense  plus 
même  à  réclamer...  D'ailleurs,  j'aurai  fait  grandement  les 
choses  ;  le  du  Riban  aura  reçu  une  bonne  somme  qui  lui 
donnera  toute  facilité  pour  vivre  selon  ses  goûts,  qui  sont 
simples,  dans  quelque  petite  ville,  où  il  trouvera  une  par- 
lie  d'ombre  à  faire  tous  les  soirs...  Sa  fille,  si  l'envie  lui 
en  prend  encore,  pourra  l'aller  voir  de  temps  à  autre  dans 
la  vie;  mais  moi,  je  n'en  serai  pas  le  moins  du  monde  en- 
nuyé..., et  j'aurai  fait,  je  crois,  une  action  d'éclat  en  fait 
d'amour,  sans  compromettre  ma  dignité  de  gentilhomme. 

—  Bravo  !  bravo  !  crièrent  les  autres  voix. 

Eléonore  et  Marianne,  à  chaque  mot  de  cette  conversa- 
tion, se  serraient  la  main  de  stupeur,  et  leur  cœur  battait 
comme  une  horloge  ;  mais  entendant  que  Robert  se  dispo- 
sait à  descendre  avec  ses  amis,  elles  se  glissèrent  vite  et 
sans  bruit  dans  leur  appartement.  Là,  Eléonore  se  laissa 
tomber  sur  un  canapé  comme  anéantie,  puis,  se  relevant 
tout  à  coup  avec  l'audace  de  la  dignité  blessée  et  le  courage 
de  l'amwir  filial  : 


—  Marianne,  dit-elle,  je  ne  serai  jamais  la  femme  du 
comte  de  Mérolles,  de  cet  indigne,  dont  une  voix  secrète 
me  dénonçait  les  mauvais  sentiments...  Et  cependant, 
c'est  dans  une  heure  !...  Je  ne  veux  pas  d'esclandre,  point 
de  scène  à  effet...  Seule  de  mon  bord  ici,  je  n'aurais  pas 
la  force  de  combattre...  j'aurai  celle  de  fuir... 

—  Fuir,  mademoiselle  !  et  comment?...  Tenez,  on  vous 
appelle,  on  vient  vous  chercher;  vous  ne  pourriez,  sans 
être  vue,  franchir  les  portes  du  château...,  et  d'ailleurs  les 
ponts  sont  levés  à  cette  heure? 

—  J'ai  tout  prévu,  tout  imaginé,  tout  créé,  pendant  que 
j'écoutais  ces  horribles  propos...  Viens,  et  ne  t'inquiète 
pas...  Les  tourterelles  et  les  biches  ne  sont  plus  timides 
quand  elles  défendent  leurs  petits...  Oh!  mon  bon  père, 
oserai-je  moins  pour  toi  ! 

Alors,  ayant  mis  à  la  hâte  son  voile  et  son  bouquet,  elle 
redescendit  avec  Marianne  au  milieu  de  tout  le  monde, 
en  composant  son  visage  et  son  maintien.  Dès  qu'elle  eut 
aperçu  le  jeune  baron  de  Valbelle  : 

— Monsieur,  lui  dit  Eléonore  à  demi-voix,  j'ai  un  service 
immense  à  vous  demander.  Allez  dans  ce  cabinet  solitaire 
qui  donne  là  sur  les  fossés;  j'y  serai  sur  vos  pas...  Et 
silence  ! 

Le  jeune  étranger  obéit  sans  souffler.  Eléonore  le  sui- 
vit avec  Marianne. 

—  Monsieur,  lui  dit-elle,  les  instants  sont  chers;  vous 
avez  les  sentiments  d'un  chevalier  français,  je  l'ai  vu...  Je 
me  confie  à  votre  honneur...  Je  ne  pourrais  plus,  sans 
opprobre,  devenir  la  femme  du  comte  de  Mérolles...  Vous 
saurez  poun^iioi.  La  fuite,  et  ime  fuite  prompte  peutseule 
m'y  snu.-!i;i:i'.  Les  portes  et  les  issues  dudiàtcaumesont 
ioterdiics...  Je  n'aurais  d'espoir  que  ce  balcon  et  ces  fossés 
pleins  d'eau...  Mais,  seule  avec  mon  amie,  je  ne  puis 
rien...  Vovez...  Réfléchissez...  Pouvez-vous  me  secou- 
rir?... le  voulez-vous?    , 

—  Madame,  répondit  le  baron,  vous  commandez  et  j'o- 
béis aveuglément,  et  je  me  sens  digne  de  la  confiance  que 
vous  me  témoignez  et  de  l'honneur  que  vous  me  faites. 
Tenez-vous  avec  mademoiselle  aux  alentours  de  ce  cabinet; 
en  moins  d'un  quart  d'heure  je  serai  sous  le  balcon... 
Trois  coups  dans  la  main  seront  le  signal  ;  accourez  alors, 
je  me  charge  du  reste. 

Et  il  rentra  précipitamment  dans  le  salon,  puis  sortit 
par  le  perron  du  château  dans  la  grande  cour. 

Eléonore  et  Marianne  attendaient  avec  anxiété,  mêlées 
aux  groupes  des  conviés;  l'aiguille  de  la  grande  pendule 
avançait,  avançait...  Enfin  le  signal  se  fil  entendre...  Elles 
passèrent  rapidement  dans  le  cabinet,  dont  elles  fermèrent 
la  porte  au  verrou,  et  coururent  au  balcon.  Un  cheval  était 
au  bas,  ayant  de  l'eau  jusqu'au  poitrail  et  buvant  avec  avi- 
dité, tandis  que  son  cavalier,  droit  sur  les  élriers,  et  encore 
en  habit  de  gala,  levait  les  bras  pour  recevoir  Eléonore, 
qui  se  laissait  glisser  doucement  et  en  se  recommandant  à 
son  ange  gardien,  et  cependant  Marianne  imprimait  un  ten- 
dre et  respectueux  baiser  sur  sa  main  fugitive.  La  lune 
éclairait  d'un  rayon  caressant  ce  rapt  vertueux,  cette  fuite 
héroïque...  Ces  trois  personnages  formaient  ainsi  un  ta- 
bleau comme  en  rêvent  les  peintres  ou  les  poêles. 

—  Venez,  venez,  madame,  soupira  doucement  le  cava- 
lier ;  je  vais  vous  déposera  quelques  pas  d'ici,  sur  le  bord 
des  fossés,  dans  un  endroit  favorable,  et  je  reviendrai 
chercher  votre  compagne,  et  nous  verrons  alors  à  nous 
diriger  où  vous  l'ordonnerez... 

Les  voilà  tous  trois  dans  les  champs. 

—  Veuillez,  monsieur,  nous  conduire  jusqu'à  la  pro- 
chaine petite  ville;  là,  nous  trouverons  quelque  voiluriu, 


2^'i 


LECTURES  DU  SOIR. 


et  nous  achèverons  notre  route  sans  vous,  mais  non  sans 
le  souvenir  reconnaissant  de  voire  généreuse  assistance." 

Le  baron  de  Valbelle  avait  fait  monter  les  deux  jeunes 
femmes  sur  le  cheval  qu'il  menait  par  la  bride,  et  tout  en 
devisant  sur  les  causes  de  cette  fuite,  dont  Éléonore  raconta 
tout  ce  qu'elle  devait  raconter  sans  dire  son  vrai  nom,  ils 
arrivèrent  ainsi  à  la  ville  de  ***,  et,  s'adressant  à  la  Poste, 
on  leur  donna  une  carriole.  Quand  les  deux  voyageuses 
y  furent  installées  avec  un  bon  vieux  conducteur,  Éléonore 
dit  adieu  de  la  voix  et  du  geste  à  son  noble  protecteur. 

—  Ne  puis-je  du  moins  savoir,  madame,  où  vous  allez, 
et  qui  j'ai  eu  le  bonheur  de  secourir?  dit  timidement  le 
baron  de  Valbelle. 

—  Vous  le  saurez,  monsieur...,  un  jour...,  bientôt... 
Mon  père  l'écrira  à  l'ami  qui  vous  a  présenté,  et  dont  je 
sais  le  nom  et  le  château,  e^  il  joindra  pour  vous  une  lettre 
dont  les  expressions  de  profonde  gratitude  seront  puisées 
dans  mon  cœur...  Adieu!  et  soyez  béni  !... 

Puis  elle  dit  quelques  mots  tout  bas  au  conducteur,  et 
la  carriole  partit. 

Cependant,  quelques  papiers  étaient  tombés  de  la  poche 
d'Éléonore  au  moment  où  elle  montait  dans  cette  petite 
voiture,  sans  qu'aucun  s'en  aperçût.  M.  de  Valbelle  les 
trouva  après  le  départ,  et,  tout  en  les  ramassant  avec  dis- 
traction... 

—  Quel  ange  de  grâce  et  de  piété  filiale  !  se  disait-il  à 
lui-même.  Heureux  son  père!...  plus  heureux  qui  sera  son 
époux  ! 

Mais  tout  à  coup  il  frémit,  il  pâlit,  et  pousse  un  cri  de 
joie  inquiète...  Qu'a-t-il  donc  vu  sur  un  des  papiers  qu'il 
tient  en  main!...  Dieu  le  sait.  Toujours  est-il  qu'il  remonta 
vite  sur  son  cheval,  et  qu'il  se  mil  à  la  poursuite  de  la  car- 
riole. Il  avait  l'air,  tout  en  volant,  de  rassembler  et  de  com- 
biner raille  circonstances  dans  sa  tète...  Enfin,  arrivé  près 
de  la  voiture... 

—  Mademoiselle  du  Riban  !  cria-t-il. 

—  Qui  m'appelle  ?  répondit  Éléonore. 

—  Mademoiselle  de  Kérouan,  reprit-il  en  souriant,  voici 
quelques  vers  qui  sont  tombés  de  votre  poche. 

El  il  les  jeta  dans  la  carriole,  et  disparut. 
Eléonore  resta  stupéfaite... 

—  Comment,  c'est  lui  qui  me  nomme  M"«  du  Riban, 
quand  il  ne  m'a  entendu  appeler  que  M"'  de  Kérouan!... 
Et  ces  papiers  ne  disent  mon  nom  nulle  part!  Quej  est-il 
donc  lui-même?  Ce  nom  de  Valbelle  m'est  tout  à  fait  in- 
connu... 

Et  elle  se  perdait  en  conjectures,  pendant  que  le  cocher 
se  perdait  en  coups  de  fouet  et  en  paroles...  énergiques, 
pour  faire  trotter  un  cheval  qui  pouvait  à  peine  marcher. 

Cependant  le  comte  Robert  de  Mérolles  recevait  un  bil- 
let d'Éléonore,  écrit  à  la  Poste  tandis  qu'on  attelait  la  car- 
riole, et  qu'un  petit  palefrenier  avait  été  chargé  de  lui 
porter;  ce  billet  disait: 

€  Monsieur  le  comte, 

«  Je  m'enfuis  de  votre  château,  et  je  brise  l'union  si 
gloneXise  que  vous  m'aviez  offerte  avec  tant  de  générosité, 
je  ne  l'oublierai  pas.  Mais  rappelez-vous  vous-même  la 
conversation  que  vous  avez  eue  il  y  a  quelques  heures 
dans  votre  chambre...,  et  jugez  si  la  fille  de  M.  du  Riban 
pourrait  maintenant,  sans  crime,  devenir  la  femme  du 
comte  Robert  de  Mérolles. 

«  Éléonore.  » 

Le  château  était  tout  en  désarroi  quand  ce  billet  y  ar- 
ri\ii  ;  le  comte  Hobert  l'ouvril  ,  et  coiiL'i'dia  sis  hôlos  sans 


leur  rien  expliquer...  La  rage  couvait  dans  son  coeun,  et  la 
vengeance  devait  y  éclore. 

Laissons-le  dans  ces  funestes  dispositions,  et  retournons 
à  Éléonore.  Elle  approchait  de  la  ferme;  elle  apercevait  la 
bonne  sœur  de  charité  sur  la  porte... 

—  Eh  bien  !...  mon  père?  cria-t-elle. 

—  Il  va  mieux,  répondit  la  sœur,  mais  il  ne  peut  pas 
encore  marcher...  Venez,  venez,  votre  vue  le  ranimera. 

Éléonore  est  au  cou  de  son  ptj"e.  Que  de  choses  elle  avait 
à  lui  conter,  depuis  cette  affreuse  conversation  jusqu'à  sa 
fuite,  et  à  ce  mystérieux  baron  de  Valbelle!...  Du  Riban 
pleurait  de  chagrin,  de  joie,  d'admiration...,  de  tout  ce  qui 
fait  pleurer... 

Dix  jours  se  passèrent  ainsi  dans  les  tristesses  et  les  ten- 
dresses, sans  aucun  événement  extérieur...  Le  onzième 
se  levait  à  peine,  que  des  huissiers  vinrent  signifier  à 
du  Riban  de  quitter  la  ferme,  et  saisirent  tout  son  mobilier 
en  payement  de  fermages  arriérés  qu'il  n'avait  pas  pu  ac- 
quitter encore...  Il  l'avait  caché  à  sa  fille...  Mais  ce  qu'il 
ignorait  lui-même,  c'est  que  le  .comte  Robert  de  Mérolles 
s'était  rendu  acquéreur  de  la  ferme,  à  prix  d'or,  le  sur- 
lendemain de  la  noce  manquée,  et  c'était  en  son  nom  que 
les  huissiers  venaient  procéder...  Comme  ils  faisaient  leur 
rude  besogne,  au  milieu  des  larmes  d'Éléonore  et  de  Ma- 
rianne, et  de  la  douleur  muette  et  immobiie  du  pauvre 
goutteux...,  on  entendit  le  fouet  d'une  chaise  de  poste,  et 
l'on  vit,  une  minute  après,  entrer  le  baron  de  Valbelle, 
s'écriant  : 

—  Mes  amis,  je  suis  le  fils  du  marquis  de  Luxeul,  je 
l'ai  perdu  il  y  a  un  an...  Dévoré  du  désir  défaire  réhabiliter 
sa  mémoire,  et  d'acquitter  sa  dette  envers  vous,  généreux 
et  admirable  du  Riban  ,  j'arrivais  en  France  sous  un  nom 
supposé,  le  mien  étant  encore  proscrit;  j'ai  vu,  j'ai  appré- 
cié, j'ai  aidé  dans  sa  périlleuse  et  noble  imprudence,  ma- 
demoiselle Éléonore  de  Kérouan,  puis,  à  ces  poésies 
tombées  de  sa  poche,  et  à  quelques  autres  indices,  j'ai 
cru  la  reconnaître  pour  mademoiselle  du  Riban  ;  je  l'ai 
appelée  de  ce  nom,  elle  a  répondu...  L'espoir  m'a  donné 
des  ailes  ;  j'ai  couru  à  Paris  plus  vite  que  je  n'en  avais  le 
dessein,  j'ai  vu  le  cardinal-ministre,  je  lui  ai  donné  les 
preuves  de  l'innocence  de  mon  père...  Je  lui  ai  dit  des 
vers  et  j'ai  écouté  les  siens; —  il  vient  de  fonder  l'Académie 
française,  son  orgueil  est  de  bonne  humeur...  —  Bref,  il 
rend  l'honneur  au  nom  de  mon  père,  il  rend  tous  ses  biens 
à  son  fils,  c'est-à-dire  une  valeur  quatre  fois  plus  forte  que 
votre  créance,  dont  j'ai  déjà  réalisé  le  montant  ;  voici  un  por- 
tefeuille qui  le  contient.  Prenez,  monsieur  du  Riban,  et 
pardonnez  à  mon  père  tous  vos  chagrins,  dout  il  est  mort. 

Quant  à  vous,  messieurs,  dit-il  aux  huissiers,  vous  n'a- 
vez plus  rien  à  faire  ici,  voilà  ce  qu'il  vous  faut,  en  bonnes 
espèces,  et  M.  du  Riban  quittera  la  ferme  de  sa  propre 
volonté... 

Maintenaut,  si  mademoiselle  voulait  agréer  pour  son 
époux  celui  qu'elle  appelait  son  libérateur,  nous  vivrions 
tous  les  trois...,  tous  les  quatre,  reprit-il  en  souriant  à 
Marianne,  dans  mon  château  de  Luxeul.  Pardoncez-moi 
de  brusquer  ainsi  les  choses,  mais  quand  on  a  été  douze 
ans  malheureux,  on  ne  veut  pas  perdre  une  nainute  pour 
le  bonheur.  » 

Éléonore  regarda  tendrement  son  père... 

—  Embrassez-moi,  mes  enfants,  s'écria-t-il. 

—  Quand  je  vous  le  disais,  moi,  reprit  Marianne... 
Puis  des  sanglots  de  plaisir  la  suffoquèrent. 

Furent-ils  heureux  longtemps?  on  ne  le  dit  pas;  mais, 
certes,  ils  le  furent  toujours. 

ÉMii.K  DESCIfAMPS. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


Î95 


GRÉGOIRE  XVI  ET  PIE  IX, 

OU  LA  MORT  ET  L'ÉLECTION  DU  PAPE. 


Rome,  juin  1846. 
Le  pape  est  mort!  Vive  le  pape!  Autrefois  un  long  es- 
pace de  temps  séparait  ces  deux  cris  à  Rome.  Ils  viennent 
de  se  rapprocher,  à  l'étonnement  de  toute  l'Europe,  comme 
en  France  les  deux  cris  :  Le  roi  est  mort  !  Vive  le  roi  !  Vous 
me  demandez  le  tableau  des  cérémonies  qui  ont  accompa- 
gné ces  deux  acclamations,  c'est-à-dire  de  la  mort  et  des 
obsèques  de  Grégoire  XVI,  de  l'électiou  et  de  l'installation 
de  Pie  IX.  Ce  double  tableau  est  en  effet  la  chose  la  plus 
imposante  et  la  plus  curieuse  que  le  moyeu  âge  ait  léguée 
à  la  société  moderne.  Rien  n'approche  encore  d'une  telle 
solennité,  pas»  même  l'inauguration  de  vos  chemins  de  fer 
internationaux.  Jugez-en  par  le  simple  résumé  que  je  vous 
envoie  des  fêles  de  Rome,  en  réponse  au  brillant  récit  que 
vous  m'avez  adressé  des  fêtes  de  Lille  et  de  Bruxelles. 

Je  ne  vous  dirai  qu'un  mot  des  obsèques  de  Grégoire  XVI. 
Dès  que  le  cardinal  camerlingue  eut  vérifié  la  mort  du  pape, 
L  en  lui  donnant  trois  coups  de  marteau  sur  la  tête,  la  cloche 
'  majeure  du  Capitole  l'annonça  à  toutes  les  églises,  et  les 
ambassadeurs  étrangers  l'annoncèrent  à  tout  le  monde  chré- 
%  tien.  Quelques  jours  après,  le  corps,  embaumé  par  les  cu- 
m  biculaires  et  revêtu  des  habits  pontificaux,  fut  transporté 
F  du  Quirinal  au  Vatican,  par  la  voie  Papale,  sur  une  litière 
splendide  portée  par  des  mules  blanches,  caparaçonnées 
de  noir,  escortée  des  massiers  armés  de  torches,  des  péni- 
tenciers armés  de  flambeaux,  des  dragons,  des  Suisses, 
des  trompettes,  des  carabiniers  et  des  artilleurs  conduisant 
sept  pièces  de  canon.  Vous  dire  l'immense  effet  de  ce  con- 
voi militaire  et  religieux,  serait  aussi  difficile  que  de  vous 
nombrer  la  foule  qui  se  pressait  à  la  suite  de  ce  corps  vêtu 
de  blanc,  porté  entre  le  ciel  et  la  terre.  Le  lit  de  parade 
était  dressé  dafts  la  chapelle  Sixtine,  où  il  s'élevait  jusqu'aux 
fresques  de  Michel- Ange.  Figurez-vous  un  monument  co- 
lossal de  velours,  de  soie,  d'or,  d'argent  et  de  lumières. 
Grégoire  XVI  fut  posé  au  sommet,  la  tiare  en  tête,  la  crosse 
en  main...  On  eût  dit  qu'il  vivait  encore.  Après  trois  jours 
et  trois  nuits  de  psalmodie  continuelle,  autre  convoi  et 
nouveau  cortège  aussi  majestueux  que  le  premier.  Cette 
fois,  on  porta  le  corps  dans  la  grande  basilique  de  Saint- 
Pierre.  Une  estrade  l'attendait,  nop  moins  splendidement 
lugubre  que  le  lit  de  parade.  On  y  coucha  le  Saint-Père 
sur  un  plan  incliné,  de  façon  à  ce  que  tout  le  monde  pût  le 
voir  de  la  tiare  aux  babouches.  Puis  la  multitude  fut  ad- 
mise à  lui  baiser  les  .pieds,  placés,  à  cet  effet,  en  dehors 
de  la'grille  de  fer.  Cette  exposition  et  ce  baisementde  pieds 
durèrent  trois  jours,  pendant  lesquels  la  basilique  ne  dés- 
emplit pas  une  minute.  Jugez  par  là  des  milliers  de  lèvres 
qui  vinrent  se  poser  sur  les  pieds  de  l'auguste  cadavre! 
Le  quatrième  jour  enfin  (le  septième  des  funérailles),  le 
corps  fut  déposé  au  milieu  de  l'église,  sous  le  mausolée  où 
dormait  sbn  prédécesseur,  lequel  descendit  alors  dans  les 
caveaux  où  Grégoire  ira  le  rejoindre  à  son  tour.  L'oraison 
funèbre,  dernier  acte  de  ce  drame  lugubre,  fut  prononcée 
en  latin  ;  après  quoi  les  gardes-nobles  quittèrent  le  deuil, 
les  massiers  relevèrent  leurs  masses,  les  cardinaux  enten- 
dirent la  messe  du  Saint-Esprit,  et  allèrent  au  conclave 
élire  un  nouveau  pape. 
Le  mot  seul  de  conclave  définit  la  chose.  C'est,  en  ef- 


fet, ou  du  moins  ce  doit  être  la  prison  la  plus  com- 
plète, le  secret  le  plus  impénétrable.  Tous  les  cardinaux 
du  sacré  collège  s'enferment  au  Quirinal,  avec  leurs  aides 
conclavistes  et  leurs  médecins.  Lue  fois  entrés  là,  ils  n'en 
sortent  plus  qu'avec  un  pape.  Chaque  jour  on  toit  passer 
des  équipages  portant  leur  dîner  :  quelquefois  un  œuf  à  la 
coque,  escorté  de  quatre  chevaux  et  d'autant  de  piqueurs  ! 
On  introduit  cela  par  une  trappe  secrète,  et  c'est  la  seule 
communication  qu'on  ait  avec  le  dehors.  Toutes  les  portes 
et  toutes  les  fenêtres  sont  murées  hermétiquement.  L'air 
ne  vient  aux  cardinaux  que  par  le  ciel,  —  comme  les  in- 
spirations qu'ils  demandent  à  Dieu.  Chaque  votant  habite 
une  cellule  à  part,  mais  tousse  réunissent  pour  l'élection 
dans  la  chapelle  centrale  ;  il  y  a  trois  modes  d'élection  : 
1°  l'acclamation  ;  2°  le  compromis  ;  3°  le  scrutin.  L'accla- 
mation et  le  scrutin  s'expliquent  d'eux-mêmes.  Le  com- 
promis est  une  élection  au  second  degré.  Les  cardinaux 
s'entendent  alors  pour  nommer  entre  eux  des  délégués 
chargés  de  l'élection.  On  sait  que  le  pape  ne  peut  être  choisi 
qu'entre  les  cardinaux,  absents  ou  présents,  qui  composent 
le  sacré  collège.  Leur  nombre  pourrait  s'élever  jusqu'à 
soixante-dix;  mais  il  n'y  en  a  guère  ordinairement  que 
soi.vante,  et  les  deux  tiers  ou  la  moitié  seulement  se  ren- 
dent au  conclave.  Le  scrutin,  qui  est  la  forme  la  plus  ha- 
bituelle, s'exécute  ainsi  :  le  doyen  du  sacré  collège  vote  le 
premier.  Il  prend  dans  un  bassin  d'argent  un  bulletin  disposé 
d'avance ,  et  le  remplit  devant  une  des  tables  en  pupitre  , 
qui  sont  disposées  de  telle  façon  que  le  votant  soit  en  vue 
de  tous,  sans  qu'on  puisse  voir  ce  qu'il  écrit;  chaque  car- 
dinal accomplit  la  même  formalité.  Le  votant  prend  ensuite 
son  bulletin  entre  l'index  et  le  pouce,  l'élève  en  l'air,  de 
manière  qu'il  puisse  être  vu  de  tous,  et  se  dirige  vers  l'au- 
tel, où  il  prononce  ce  serment  :  «  Je  prends  à  témoin  Dieu, 
qui  doit  me  juger,  que  j'élis  celui  que  je  juge  devoir  être  élu.» 
Sur  l'autel  est  placé  un  grand  calice  d'argent  dont  la  coupe 
est  en  vermeil,  il  est  recouvert  d'une  large  patène  sur  la- 
quelle est  gravée  l'image  du  Saint-Esprit.  Le  votant  met  son 
bulletin  sur  h  patène,  et  le  fait  glisser  dans  le  calice  ;  puis 
il  retourne  à  sa  place.  Les  cardinaux  votent  par  rang  d'an- 
cienneté et  dans  l'ordre  hiérarchique,  évêques,  prêtres  et 
diacres.  Si  un  cardinal,  présent  dans  la  salle,  ne  peut  quit- 
ter sa  place  pour  aller  à  l'autel,  un  des  scrutateurs  porte 
son  billet  dans  le  calice.  Pour  les  cardinaux  retenus  dans 
leurs  cellules,  les  infirmiers  leur  portent  la  boite,  dont  ils 
laissent  la  clef  sur  l'autel,  et  un  des  bassins,  qui  contient 
autant  de  bulletins  qu'il  y  a  d'infirmes.  Si  un  malade  ne 
peut  écrire,  il  fait  écrire  par  un  tiers ,  qui  s'engage  par 
serment  au  secret.  Quand  tous  les  bulletins  ont  été  dépo- 
sés, le  premier  scrutateur  les  mêle,  le  dernier  les  compte, 
les  enlevant  un  à  un  du  calice  pour  les  mettre  dans  un 
autre.  Alors  les  cardinaux,  qui  ont  tous  devant  eux  une 
liste  imprimée  des  noms,  marquent  chaque  nom  prononcé. 
Ainsi  pour  tous  les  bulletins.  Si,  dans  cette  première  opé- 
ration, un  des  cardinaux  a  obtenu  le  nombre  suffisant  de 
voix  pour  l'élection,  il  est  aussitôt  déclaré  pape.  Il  faut 
réunir  les  deux  tiers  de  voix  pour  être  élu. 

Vous  savez  qu'en  toute  occasion  Rome  se  hâte  lentement. 
On  a  vu  des  conclaves  durer  jusqu'à  cinq  mois.  Au  milieu 


206 

es 


Lr:r,Tiiii:s  du  soir. 


ies  affaires  compliquées  de  l'Italie  actuelle,  je  m'attendais 
à  quelque  lenteur  de  ce  genre,  et  tandis  que  les  cardinaux 
de  France  s'acheminaient  à  petites  journées  vers  Rome, 
j'allais  tous  les  soirs,  par  simple  curiosité,  regarder  la  fu- 
mata,  sur  la  place  du  Quiriual.  Voici  ce  que  c'est  que  la  fu- 
mata.  Quand  les  cardinaux  ont  dépouillé  les  scrutins  du 
jour,  si  personne  n'a  obtenu  les  deux  tiers  des  voix,  les 
bulletins  sont  brûlés  dans  un  poêle  placé  derrière  l'autel, 
et  d'où  la  fumée  est  conduite  au  dehors  par  un  tuyau  qu'on 
aperçoit  de  la  place  du  Quirinai.  Si,  au  contraire,  quel- 
qu'un a  obtenu  la  majorité,  on  conserve  précieusement 
les  bulletins,  et,  comme  il  n'y  a  point  de  fumée  sans  feu, 
le  tuyau  du  poêle  demeure  intact  au  faite  du  palais.  Vous 
concevez  donc  avec  quelle  impatience  la  foule  attend  et 
observe  chaque  soir  la  fumata  du  Quirinai.  Des  milliers 
d'yeux  restent  fixés  en  l'air  jusqu'au  moment  solennel  du 
scrutin...  Si  à  ce  moment  le  petit  tourbillon  de  fumée  s'é- 
lève, les  Romains  se  disent  bonsoir,  et  vont  se  coucher.  Ils 
n'ont  point  encore  de  pape  et  le  scrutin  est  à  refaire. 

Le  premier  jour  nous  étions  fort  nombreux  à  guetter  la 
fumata,  et  nous  la  vîmes  s'élever  d'assez  bonne  heure  au- 
dessus  du  palais.  On  s'attendait  à  la  revoir  si  souvent,  que 
le  lendemain  les  curieux  étaient  clair-semés  sur  la  place.  Or, 
jugez  de  notre  surprise.,.,  lorsque  l'heure  solennelle  arrive 
sans  la  moindre  fumée...  Chacun  croit  à  un  retard,  et  tous 
les  yeux  restent  levés  de  plus  belle...  Mais  les  minutes, 
les  quarts  d'heure  s'écoulent...  Pas  plus  de  fumata  que 
sur  la  main  !  Et  cependant  le  moyen  de  croire  que  le  pape 
fût  élu  au  bout  de  quarante-huit  heures  !  Soudain  de  grands 
coups  de  marteau  retentissent  derrière  la  cloison  qui  fer- 
mait la  loge  (on  nomme  ainsi  le  balcon  du  Quirinai).  Celte 
cloison  tombe  par  morceaux,  avec  acclamation  du  peuple, 
et  le  maître  des  cérémonies  paraît  sur  le  balcon,  revêtu  de 
son  grand  costume  et  la  croix  à  la  main...  Il  annonce  d'une 
voix  sonore,  à  toute  la  population  de  Rome,<iccourue  dc- 
|)uis  un  instaut,  la  nomination  du  nouveau  pape  en  ces 
termes  :  «  Je  vous  apporte  la  nouvelle  d'une  grande  joie. 
Nous  avons  pour  pape  rémiuentissime  et  révérendissime 
comte  Mastaï  Ferretti,  arclicvèque-évêque  d'Imola,  lequel 
a  choisi  le  nom  vénéré  de  Pic  IX.  p 

l.es  acclamalions  recominoiicèreiit  et  redoublèrent  pour 
l'élu  du  conclave,  et  un  de  mes  voisins  me  les  expliqua  do 
la  sorte  : 

—  Il  y  a  quelque  trente  ans,  un  des  plus  beaux  et  des  plus 
biillants  cavaliers  de  l'Italie  aimait  une  jeune  personne 
plus  belle  encore,  et  qu'il  devait  épouser  prochainement. 
Ce  trésor  lui  fut  enlevé  tout  à  coup  par  la  mort  jalouse,  et 
tel  fut  son  désespoir,  qu'il  renonça  au  monde  et  se  fit  prêtre. 
Il  avait  porté  jusqu'alors  les  épauletlcs  au  service  de  l'Au- 
triche, et  acquis  la  réputation  du  meilleur  dilettante  qui 
fût  de  Naples  à  Milan.  Tout  cela  s'engloutit  sous  la  robe 
noire.  L'officier  devint  missionnaire  et  affronta  le  martyre 
dans  les  Indes...  Il  survécut  malgré  lui  à  tous  les  périls, 
revint  en  Italie,  ne  put  cacher  son  mérite,  fut  nommé  évèquc 
d'iniola,  puis  archevêque,  puis  cardinal...  Et  c'est  lui  que 
le  conclave  vient,  au  second  tour  de  scrutin,  d'élire  pape 
à  l'âge  de  cinquante-quatre  ai.?,  —  chose  presque  inouïe 
dans  les  fastes  du  sacré  collège  ! 

La  popularité  du  nouveau  pontife  me  fut  encore  mieux 
<lémontrée  le  jour  du  couronnement.  Ce  jour-là,  tandis  que 
SOI)  nom  retentissait  dans  toutes  les  bouches.  Pie  IX,  es- 
corté du  conclave  en  robes  rouges  et  en  barrettes,  fut  porié 
sur  lasedia,  du  Quirinai  à  Sainl-Pierre,  et  de  Saint-Pierre 
au  Vatican.  Là,  il  revèlil  les  habits  épiscopaux,.  la  chape  et 
la  mitre  d'argent,  et  au  bruit'des  canons  du  chiileau  Saint- 
Ange,  a<i  i»ilicii  lie  loiii  le  ciiiii-^  i\ç  |()iite  larmcc  v.\  ilc 


tout  le  peuple  romain,  il  fit  son  entrée  solennelle  dans  la 
basilique  tendue  de  damas  à  franges  d'or,  donna  ses  pieds 
à  baiser  aux  cardinaux,  aux  archiprêtres,  aux  prêtres  et 
aux  moines,  traversa  l'immense  nef  au  son  des  trompettes 
éclatant  du  haut  des  galeries,  vit  brûler  trois  fois  l'étoupe 
qui  lui  annonce  la  vanité  de  la  gloire  :  (Sic  transit  gloria 
mundi);  et,  remontant  enfin  sur  la  sedia  recouverte  du  dais 
papal,  alla  recevoir  la  tiare  (1)  dans  la  grande  loge  de 
Saint-Pierre,  au  centre  de  la  cour  de  Rome  et  du  sacré 
collège,  en  présence  de  l'innombrable  population  répandue 
sur  le  parvis. 

J'étais  là,  palpitant  d'émotion  ;  mais  comment  vous  pein- 
dre une  solennité  qui  est  sans  analogue  ici-bas?  comment 
surtout  vous  peindre  le  moment  de  la  bénédiction  Urbi  et 
Orbi  (à  Rome  et  à  l'Univers)  ?  Figurez-vous  cette  foule  ag- 
glomérée à  perte  de  vue,  ces  milliers  de  prêtres  et  de  moi- 
nes dans  tous  les  costumes  du  moyen  âge,  ce  sacré  collège 
et  cette  cour  en  robe  rouge  et  eu  barrette,  ce  bruit  des  clo- 
ches en  branle,  des  fanfares  militaires,  des  salves  de  l'ar- 
tillerie Saint-Ange  ;  et  au  milieu  de  tout  cela,  ce  pontife 
couvert  d'argent  et  de  pierreries,  la  tiare  au  front,  le  scep- 
tre à  la  main,  seul  debout  au-dessus  de  cent  raille  hom- 
mes agenouillés,  entr'ouvrant  les  bras  vers  les  quatre  points 
cardinaux,  et  bénissant  la  famille  de  Jésus-Christ  dans  tou- 
tes les  parties  du  monde  ! 

Puisse  cette  bénédiction  porter  la  clémence  à  tous  les 
rois,  la  liberté  à  tous  les  peuples,  la  consolation  à  tous  les  ' 
malheureux  !  Telle  est,  assure-t-on,  l'ambition  de  Pie  IX,  et  ' 
telle  sera,  s'il  plaît  à  Dieu,  la  gloire  de  son  règne. 

C.  DE  G. 

CO  La  tiare  ou  (riple  couronne  qui  sert  aujourd'hui  pour  la  cérc- 
moDie,  est  celle  dont  Napoléon  fit  présent  à  rie  VII.  Elle  est  en  ve- 
lours blanc.  Les  trois  couronnes  sonl  dessinées  en  saphirs,  en  éine- 
raudes,  en  rubis,  en  perles  et  en  diamants.  Sur  le  sommet  est  une 
lari;c  émeraudc  surmontée  d'une  croix  en  diamants.  Cette  tiare  est 
estimée  80,000  écus  romains,  ou  428,000  francs. 


roili.iii  de  Gicgoi'c  WF 


MUSEE  DES  FAMILLES 


29: 


t 


VOYAGE  EN  FRANCE  ''. 


liO  Dauphiné  (2). 


► 


Vue  de  l'église  de  Saint-Maurice  à  Vienne 


Nolre-Daine-de-la-ISalme.  —  Quelques  mots  sur  les  anciens  Dauphins. 

—  Monuments  de  Vienne.  —  Rives.  —  Caraclère  daiipliinois.  —  Lo 
lac  Palladru.  —  Sainl-.Marcellin  cl  ses  environs. —  Histoire  iragiquc. 

—  La  londcrie  de  Saint-Gervais.  —  Une  vogue.  —  Habitants  des  Tra- 
vers, —  Une  noce. 

Vers  le  milieu  du  mois  d'ami,  nous  quittâmes  LVon 
pour  explorer  le  Dauphiné,  en  commençant  par  l'Isère, 
ce  département  si  riche  en  curiosités  naturelles,  en  monu- 
ments anciens,  en  sites  riants  ou  agrestes,  et  en  produc- 
tions variées.  Nous  ne  nous  étions  pas  tracé  d'itméraire, 
préférant  ohéir  à  l'impulsion  qui  nous  serait  donnée  tantôt 

(1)  Voir  le  numéro  de  septembre  18  lô. 

(2)  La  reproduction  de  cet  article  est  interdite. 

JUILLET  1845. 


par  le  hasard,  tantôt  par  notre  fantaisie,  les  deux  meilleurs 
guides  que  puisse  suivre,  dans  ses  pérégrinations,  le  voya 
geur,  artiste  ou  poète...  Or,  M.  et  M""^  H...,  avec  lesquels 
je  faisais  cette  excursion,  étaient  l'un  et  l'autre. 

En  conséquence,  au  lieu  de  |)rendrc  la  route  de  Vienne, 
ainsi  que  n'eût  pas  manqué  de  le  faire  uu  touriste  métho- 
dique, nous  nous  rendîmes  d'abord  au  petit  village  de 
Notre-Dame  de-la-Balme  (1),  auprès  duquel  se  trouve  la 
fameuse  grotte  du  même  nom,  qui  comptait  jadis  parmi 

(t)  Balmc  ou  Caume  est  un  nom  communément  donné  dans  les 
provinces  du  .Midi  de  la  France  aux  rochers  à  pic  percés  d'anfraciuo- 
siics. 

—  38  —  rnrizii'^.Mi-:  voi.uwF.. 


298 


LECTURES  DU  SOIR. 


I 


les  merveilles  du  Dauphiné  et  est  aujourd'hui  l'une  de  ses 
plus  remarquables  curiosités.  La  Baline  est  situé  non  loin 
du  Rhône,  à  huit  lieues  au  nord  de  la  Tour-du-Pin,  et  à 
une  distance  à  peu  près  égale  de  Lyon.  En  sortant  du  vil- 
lage, on  suit  un  chemin  gazonné,  légèrement  monlueux, 
et  l'on  arrive  en  quelques  minutes  devant  un  rocher  à  pic 
dont  la  hauteur  est  de  130  pieds.  "C'est  dans  ce  rocher 
qu'existe  la  grotte  de  la  Balrae,  laquelle  a  été  évidemment 
creusée  par  les  eaux.' Son  ouverture,  dont  la  forme  se  rap- 
proche de  celle  d'un  arc  de  triomphe,  est  haule  de  cent 
pieds  et  large  de  trente.  En  entrant  dans  la  vaste  salle  qui 
sert  de  péristyle  à  deux  galeries,  on  voit  à  droite  la  chapelle 
dédiée  à  la  Vierge,  sous  laquelle  on  entend  murmurer  le 
ruisseau  qui  se  précipite  hors  de  la  caverne  et  va  ensuite 
arroser  les  prairies  environnantes.  Des  deux  galeries  pré- 
citées, l'une  mène  à  la  grotte  dite  du  Capucin,  qui  commu- 
nique avec  une  série  de  salles  où  l'on  remarque  diverses 
pétrifications  très-bizarres.  Ici ,  ce  sont  des  jambons,  là 
des  champignons...  La  stalagmite  qui  a  donné  son  nom  à 
la  grotte,  représente  un  capucin  ;  une  autre  ressemble  à 
un  orgue. 

Plus  loin,  on  admire  un  bassin  d'assez  grande  dimen- 
sion, exhaussé  de  deux  à  trois  pieds  au-dessus  du  sol,  et 
au  centre  duquel  s'élève  une  stalagmite  ayant  la  forme  d'une 
élégante  colonne,  dont  le  faîte  atteint  presqu'à  la  voûte  et 
le  long  de  laquelle  glissent  les  eaux  qui  comblent  le  bassin 
et  s'épandent  à  l'entour.  Mais  la  partie  dé  cette  caverne  la 
plus  curieuse  à  visiter  est  la  grotte  appelée  particulière- 
ment la  Balme,  au  fond  de  laquelle  on  voit  couler  Je  ruis- 
seau qui  aboutit  au  lac,  dont  nul  ne  connaissait  l'étendue 
avant  1782,  qu'un  jeune  savant  nommé  Bourret  imagina 
de  le  parcourir  à  la  nage,  afin  de  le  mesurer.  Ce  fut,  revêtu 
d'un  corselet  de  liège  et  muni  d'une  torche  qu'il  tenait  hors 
de  l'eau  dans  sa^ain  gauche,  qu'il  pénétra  seul  sous  ces 
voûtes  imposantes,  où  il  erra  pendant  une  Jjeure,  se  repo- 
sant de  temps  en  temps  sur  quel(|ue  bloc  de  rocher.  De- 
puis cette  époque,'  il  y  a  sur  le  ruisseau  qui  conduit  au 
lac,  un  bateau,  grâce  auquel  les  visiteurs  de  la  Balme  peu- 
vent se  promener  sans  danger  sur  cette  l^elle  nappe  d'eau 
si  transparente,  qu'à  la  clarté  des  flambeaux  on  peut  en 
apercevoir  distinctement  le  fond. 

En  parcourant  ce  vaste  bassin  naturel  qu'enserrent  et 
recouvrent  des  masses  de  roc  descjuelles  l'eau  siynte  in- 
cessamment et  se  cristallise  en  stalagmites  irrégulières, 
nous  nous  sentîmes  tellement  impressionnés,  qu'à  peine 
échangeâmes-nous  à  voix  basse  quelques  paroles  avec  nos 
bateliers.  Ce  fut  seulement  quand  nous  nous  retrouvâmes 
hors  de  la  caverne,  en  plein  soleil,  sur  l'herbe  embaumée 
et  fleurie  qui  tapisse  la  marge  du  ruisseau,  que  nous  nous 
communiquâmes  mutuellement  les  sensations  diverses  pro- 
duites sur  notre  esprit  par  cette  singulière  promenade 
aquatique. 

Après  avoir  déjeuné  dans  le  village,  nous  nous  fîmes 
conduire  à  un  débarcadère,  —  j'ai  déjà  dit  que  le  Rhône 
est  peu  distant  de  la  Balme,  —  et  nous  y  attendîmes  le 
passage  du  bateau  à  vapeur  sur  lequel  nous  descendîmes 
le  fleuve  jusqu'à  Vienne. 

Cette  antique  cité,  fondée  par  les  Allobroges,  habitants 
primitifs  des  terres  renfermées  entre  le  Rhône  et  les  Alpes, 
et  qui,  avant  d'être  érigée  en  comté,  avait  successivement 
eu  pour  maîtres  les  Romains,  les  Burgondes  et  les  Francs, 
fut  le  berceau  du  christianisme  dans  les  Gaules 

Guy  IV,  un  des  comtes  du  Viennois,  ayant  pris  en  lOSO 
le  titre  de  dauphin  (1),  que  ses  successeurs  adoptèrent 

(I)  L'étymologie  de  ce  titre  est  incerlaine.  Quelques  historiens  le 
fODt  dériver  des  Delphiiiéons,  nom  qui  fut  donne  aux  Allobroges  i 


également,  le  nom  de  Dauphiné  devint  celui  de  cette  pro- 
vince qui,  après  avoir  formé  à  deux  époques  le  royaume  de 
Bourgogne,  se  trouvait  alors  fractionnée  en  plusieurs  com- 
tés et  baronnies.  Plus  tard,  en  1349,  Humbert  II  ayant 
perdu  son  unique  enfant,  qui  tomba  sous  ses  yeux  d'une 
fenêtre  de  son  château  dans  l'Isère,  offrit  à  Philippe  de  Va- 
lois de  lui  céder  la  souveraineté  de  ses  États,  à  condition 
que  les  armes  et  les  titres  des  dauphins  seraient  conservés 
à  perpétuité,  et  qu'on  n'incorporerait  jamais  le  Dauphiné 
au  royaume  de  France.  Philippe  accepta  cette  oITre  pour 
son  pelit-fils  Charles,  et  ce  dernier  fut  mis  en  possession 
du  Dauphiné  par  Humbert,  qui  entra,  immédiatement  après 
cette  intronisation,  dans  Tordre  de  Saint-Dominique.  Lors- 
que Charles  régna  ensuite  sur  la  France,  le  titre  de  dau- 
phin fut  transféré  à  son  fils  aîné.  Celte  dernière  règle  a 
été  invariablement  suivie  par  tous  les  rois  de  France  jus- 
qu'à la  révolution  de  1830,  bien  que  depuis  celle  de  1789 
le  Dauphiné  eût  cessé  d'être  un  pays  à  États  et  fût  divisé 
en  trois  départements. 

Nous  débarquâmes  à  Vienne  dans  la  soirée.  En  entrant 
dans  l'hôtel  situé  sur  le  quai,  où  des  Lyonnais  de  nos  amis 
nous  avaient  conseillé  de  prendre  gîte,  nous  rencontrâmes 
un  individu  qui  s'arrêta  subitement  en  jetant  une  joyeuse 
exclamation  de  surprise.  C'était  un  ancien  camarade  de 
classe  de  M.  R...  au  collège  de  Lyon.  Habitant  de  Rives,  où 
il  retournait  à  l'instant  même ,  M.  H...  nous  pressa  si  vi- 
vement d'aller  visiter  sa  ville  natale,  dont  les  aciéries  et  les 
papeteries  ont  une  renommée  européenne,  que  nous  cédâ- 
mes à  ses  instances. 

—  A  après-demain,  dit-il  en  nous  quittant.  Une  journée 
vous  suffira  pour  connaître  les  monuments  de  Vienne, 
dont  les  environs  n'off'rent  guère  d'aliment  à  la  curiosité. 
•  Le  lendemain  matin  donc  nous  commençâmes  nos  cour- 
ses dans  la  ville.  Et  d'abord  nous  nous  rendîmes  à  la  ca- 
thédrale, dédiée  à  saint  Maurice,  et  regardée  comme  une 
des  plus  belles  et  des  plus  anciennes  églises  de  France.  On 
croit  qu'elle  fut  premièrement  érigée  en  l'honneur  des  Ma- 
chabées  par  l'apôtre  saint  Paul  ;  mais  la  construction  primi- 
tive de  cet  édifice  n'ofl'rait  rien  de  remarquable.  En  1052, 
l'archevêque  Léger,  seigneur  du  Viennois,  jeta  les  fonde- 
ments de  la  superbe  basilique  qu'on  admire  aujourd'hui  et 
qui  ne  fut  entièrement  achevée  qu'en  1533.  La  façade  en 
est  magnifique.  De  l'espèce  de  parvis,  où  l'on  monte  par 
vingt-huit  degrés  et  sur  lequel  donnent  les  trois  portails 
de  l'église,  les  regards  planent  sur  le  Rhône.  Plusieurs 
niches,  jadis  toutes  occupées  par  des  figures  de  saints,  les 
unes  de  petite  dimension,  les  autres  de  grandeur  presque 
naturelle,  ornent  cette  façade;  mais  la  plupart  de  ces  sta- 
tues ont  été  détruites  ou  mutilées  par  la  rage  aveugle  du 
féroce  baron  des  Adrets  (1),  ou  par  le  vandalisme  des  ré- 
volutionnaires de  93.  L'intérieur  de  la  cathédrale  n'est  pas 
moins  grandiose  que  son  extérieur.  Le  marbre  antique  a 
été  prodigué  dans  ses  ornements.  Quarante-huit  piliers 
d'une  imposante  hauteur  soutiennent  la  voûte.  Autour  de 
la  nef  et  au-dessus  des  arcs  des  bas  côtés,  règne  une  gale- 
rie décorée  d'une  balustrade  gothique.  Le  mausolée  de 
l'archevêque  de  Montmorin  est  placé  à  droite  du  grand 
autel. 

leur  retour  de  Delphes,  qu'ils  étaient  allés  assiéger  avec  les  Gaulois. 
D'autres  pensent  que  le  nona  de  Dauphiné  tire  son  origine  de  la  fi- 
gure d'un  dauphin  qu'un  comte  du  Viennois  Gt  représenter  sur  son 
écu.  Il }-  a  encore  i  ce  sujet  diverses  opinions  moins  accréditées  que 
nous  nous  dispenserons  de  rapporter. 

(I)  Ce  t«rrible  chef  de  huguenots  qui,  au  seizième  siècle,  Jeta  l'é- 
pouvante et  la  désolation  dans  le  Dauphiné,  ne  se  montra  pas  moins 
cruel  et  sanguinaire  après  sa  conversion  au  catholicisme.  Il  tourna 
alors  contre  ses  anciens  coreligionnaire'  la  rage  infernale  qui  sem- 
blait l'animer  contre  le  genre  humain  tout  entier. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


299 


Parmi  les  moDuments  dont  les  Romains  ont  doté  Vienne 
pendant  le  temps  qu'elle  a  été  soumise  à  leur  domination, 
le  mieux  conservé  est  le  cénotaphe  appelé  pyramide  de 
l'Aiguille,  et  situé  au  milieu  d'un  champ,  à  (juelques  pas 
de  la  ville.  Les  savants  ne  sont  pas  d'accord  sur  l'époque 
de  la  construction  ni  sur  la  destination  de  ce  monument 
funéraire. 

Quant  au  temple  érigé  en  l'honneur  d'Auguste  et  de  Li- 
vie,  et  dont  on  fit  ensuite  un  prétoire,  il  serait  aujourd'hui 
en  ruines  si  on  ne  l'avait  pas  consolidé  à  plusieurs  reprises 
par  des  ouvrages  de  maçonnerie.  Depuis  1822,  le  Musée 
des  antiques  y  est  établi.  Les  autres  témoignages  de  la 
puissance  et  de  la  splendeur  romaines  que  renferme  l'an- 
cienne capitale  de  l'Allobrogie,  sont  les  vestiges  encore  as- 
sez considérables  d'un  pont  sur  le  Rhône,  d'un  aqueduc,  ■ 
d'une  naumachie,  etc.  Il  y  a  encore,  aux  portes  de  la  ville, 
la  tour  de  Sainte-Colombe,  bâtie  par  les  ordres  de  Phili|)pe 
de  Valois;  et,  parmi  les  constructions  modernes,  on  cite  le 
nouveau  pont  en  fil  de  fer,  aussi  élégant  que  solide. 

Ainsi  que  nous  l'avions  proni's  à  M.  H...,  nous  ne  res- 
tâmes à  Vienne  que  trente-six  heures;  puis  nous  partîmes 
pour  Rives  où  nous  arrivâmes  vers  midi.  La  diligence,  dont 
nous  occupions  le  coupé,  s'arrêta  pour  relayer  devant  l'hô- 
tel de  la  Poste,  situé  dans  la  grande  ou,  pour  mieux  dire, 
dans  Punique  rue  du  bourg. 

Rives,  lieu  de  passage  que  traverse  la  route  de  Lyon  à 
Grenoble,  se  compose  de  deux  rangs  de  maisons  bâties  de 
chaque  côté  de  cette  route,  de  cinq  à  six  hameaux  dépen- 
dant de  la  même  commune,  et  de  diverses  manufactures. 

En  descendant  de  voiture,  nous  nous  trouvâmes  vis-à-vis 
de  M.  H...,  qui  était  venu  au-devant  de  nous.  L'aciérie 
dont  il  est  propriétaire  se  trouvant  isolée  de  Rives,  nous 
pûmes,  chemin  faisant,  admirer  la  ravissante  situation  de 
ce  bourg,  lequel  doit  son  nom  aux  nombreux  cours  d'eau 
qui  arrosent  ses  prairies  onduleuses,  parsemées  de  bou- 
quets de  bois  et  d'usines,  source  intarissable  de  prospérité 
pour  le  pays.  C'est  au  bord  du  Réaulmont  et  à  quelques  pas 
seulement  de  l'endroit  où  cette  petite  rivière,  à  la  fois 
calme  et  limpide,  se  relie  à  celle  du  Furcns,  qu'on  découvre 
la  fabrique  et  l'habitation  de  M.  H...,  à  demi-voilées  par 
un  rideau  de  peupliers  d'Italie,  et  dominées  par  un  coteau 
au  sommet  duquel  on  voit  les  ruines  de  l'ancien  château  de 
Rives. 

Présumant  que  nous  avions  besoin  de  prendre  quelques 
rafraîchissements,  notre  hôte  nous  fit  d'abord  entrer  dans 
sa  demeure  et  nous  introduisit  dans  la  salle  à  manger,  où 
était  servie,  sur  une  table  autour  de  laquelle  quinze  à  vingt 
convives  auraient  pu  trouver  place,  une  collation  dont 
nous  fûmes  un  peu  étonnés  qu'aucune  femme  ne  vint  nous 
faire  les  honneurs.  Nous  savions  que  notre  hôte  était  marié 
et  qu'il  avait  deu.x  filles.  L'absence  de  ces  dames  nous  parut 
d'autant  plus  énigmatique  que  M.  H...,  malgré  la  parfaite 
urbanité  de  ses  manières,  ne  nous  adressa  à  ce  sujet  ni  ex- 
cuse, ni  explication...  Probablement,  à  son  avis,  elles  eus- 
sent été  tout  à  fait  superflues.  Seulement  lorsque,  cédant 
à  ses  instances,  nous  nous  mimes  à  table,  il  dit  avec  ce 
sourire  dont  la  bonhomie  tempère  la  malice,  et  qui  est  un 
des  traits  distinctifs  de  la  physionomie  des  Dauphinois  : 

—  Tantôt  nous  serons  un  peu  moins  à  l'aise...  Mes  pa- 
rents sont  nombreux  et  mes  amis  aussi. 

Nous  comprîmes  que  l'hospitalier  fabricant  avait  invité 
à  dîner  pour  ce  jour-là  l'élite  de  la  société  rivoise,  et  que 
M""  H...,  excellentes  ménagères  comme  le  sont  les  Dau- 
phinoises de  toutes  les  classes  sans  exception,  aidaient  à  la 
préparation  du  repas.  Eflectivement,  en  sortant  de  la  salle 
à  manger  pour  nous  rendre  dans  les  appartements  qui 


nous  étaient  destinés,  —  nous  devions  coucher  la  nuit  sui- 
vante à  l'aciérie,  —  nous  aptrçùmes  dans  la  cuisine,  de- 
vant laquelle  nous  passâmes  et  dont  la  |)orte  se  trouvait 
entre-liàillé€,  une  dame  de  trente-cinq  à  quarante  ans  et 
deux  jeunes  personnes,  toutes  trois  en  négligé  du  matin  et 
tellement  absorbées  [»ar  leurs  occupations  culinaire.<! , 
qu'elles  ne  nous  entendirent  point  traverser  le  couloir  à 
quelques  pas  derrière  elles.  Plus  de  doute,  nous  étions  con- 
damnés à  subir  la  fatigue  et  l'ennui  inséparables  d'un 
grand  gala  de  province.  Cependant  le  mouvement  de  con- 
trariété que  nous  éprouvâmes  d'aliord  céda  promptement 
à  notre  gaieté  naturelle,  et  après  nous  être  reposés  quel- 
ques instants,  nous  passâmes  des  heures  fort  agréables  à 
visiter  plusieurs  usmes  et  à  parcourir  la  délicieuse  campa- 
gne dont  Rives  est  entouré. 

De  retour  à  l'aciérie,  nous  nous  hâtâmes  de  changer  nos 
habits  de  voyage  pour  d'autres  plus  convenables  à  la  cir- 
constance, et  nous  descendîmes  dans  le  salon  où  une  ving- 
taine de  personnes  se  trouvaient  déjà  réunies.  Les  femmes, 
dont  quelques-unes  nous  parurent  jolies,  étaient  aussi  pa- 
rées que  si  elles  eussent  été  conviées  à  une  noce.  Ce  fut 
seulement  au  moment  de  passer  dans  la  salle  à  manger, 
que  M™»  H...,  également  en  grande  toilette  et  esoortée  de 
ses  deux  ûlleS",  parut  dans  le  salon.  L'accueil  gracieux 
qu'elle  nous  fit  nous  prouva  que  nous  ne  nous  étions  pas 
trompés,  en  attribuant  sou  apparente  négligence  à  notre 
égard,  à  la  nécessité  de  vaquer  à  ses  devoirs  de  bonne  mé- 
nagère. Le  dîner  fut  aussi  splendide  qu'abondîmt,  et  les 
mets  aussi  délicats  que  variés.  Nous  n'eu  fûmes  point  sur- 
pris, sachant  combien  la  gastronomie  est  en  honneur  en 
Dauphiné. 

Contrairement  à  notre  attente,  ce  long  repas  ne  nous 
causa  pourtant  point  d'ennui.  Doué  d'une  intelligence  pres- 
que universelle  des  sciences  et  des  arts  sérieux,  d'une  re- 
marquable facilité  d'élocution  (1)  et  d'une  finesse  d'esprit 
que  son  caractère  indépendant  et  conséquemment  loyal 
retient  seul  sur  les  limites  de  la  ruse,  le  Dauphinois  réunit 
toutes  les  qualités  qui  constituent  le  causeur  par  excel- 
lence; et  comme  d'ailleurs  il  a  la  conscience  de  ses  avan- 
tages, il  n'est  point  empêché  d'en  tirer  parti  par  cette  fausse 
timidité  qui  prend  sa  source  dans  un  excessif  amour-propre 
saturé  de  méfiance.  Aussi,  bien  que  M"*  H...,  évidemment 
fatiguée  des  préparatifs  de  ce  festin,  et  de  plus  toute  préoc- 
cupée de  l'ordonnance  des  plats  et  de  la  surveillance  du 
service,  gardât  un  silence  qui,  dans  un  dîner  parisien, 
n'eût  pas  manqué  de  devenir  contagieu*,  la  conversation 
n'en  fut  pas  n^oins  soutenue  par  les  convives  avec  beau- 
coup d'enjouement  et  de  vivacité.  D'abord  chacun  s'enquit 
de  la  marche  que  nous  nous  proposions  de  suivre,  et  sur 
notre  réponse  que  nous  voyagions  sans  aucun  plan  arrêté, 
ce  fut  à  qui  nous  indiquerait  les  endroits  les  plus  curieux 
à  visiter. Celui-ci  nous  envoyait  à  la  Grande-Chartreuse; 
celui-là  à  Pont-en-Royans;  un  troisième  à  Allevard.  Notre 
hôte,  à  côté  duquel  j'étais  placée,  insistait  pour  que  nous 
visitassions  la  fonderie  de  canons  pour  la  marine,  établie  à 
Saint-Gervais,  tandis  que  mon  voisin  de  droite  plaidait  la 
cause  du  lac  Palladru,  qui  se  trouve  dans  les  environs  de 
la  Tour-du-Pin. 

Fort  embarrassés  de  choisir  parmi  tant  de  directions 
contradictoires,  nous  déclarâmes  vouloir  d'abord  nous  ren- 
dre à  Saint-Marcellin,  et  de  là  dans  les  montagnes,  à  tra- 
vers lesquelles  nous  chercherions  notre  chemin  jusqu'à 
Sassenage,  d'où  nous  descendrions  dans  la  vallée  du  Grai- 


(1)  Le  Dauphiné  a  fourni  à  la  France  plus  d'un  illustre  oratenr  « 
Hounier,  Barnavp,  ei  de  nos  jour?,  Garnier  l'Dgès. 


300 


LECTURES  DU  SOIR. 


sivaudan.  Cette  détermination  prise,  on  passa  à  un  autre 
sujet  à  peu  près  inévitable  pour  les  voyageurs  en  cette  pro- 
vince éminemment  patriotique,  et  qui  se  glorifie  à  juste 
titre  d'avoir  fourni  à  l'armée  française  cette  fameuse  SS"» 
demi-brigade  surnommée  la  Brave  par  Napoléon. 

—  Savez-vous,  me  dit  celui  de  mes  voisins  qui  nous 
avait  précédemment  engagés  à  diriger  nos  pas  vers  le  lac 
Palladru,  et  auquel  on  donnait  le  titre  de  colonel  depuis 
qu'il  avait  commandé  un  de  ces  corps  francs  qui,  lors  de 
la  première  invasion  des  alliés,  s'étaient  spontanément  for- 
més dans  les  d^^parteraents  frontières  ;  savez-vous  que 
VEmpereur  s'est  arrêté,  le  soir  de  son  passage,  à  Rives, 
dans  ce  même  hôtel  de  la  Poste  devant  lequel  vous  êtes 
descendus? 

—  Ah  !  fis-je  avec  l'accent  de  la  curiosité. 

Le  colonel  comprit  que  j'attendais  quelques  détails  sur 
ce  passage  dont  je  supposais  naturellement  qu'il  avait  été 
témoin,  et  ce  fut  plutôt  à  ma  pensée  qu'à  mou  exclamation 
qu'il  répondit  : 

—  J'étais  alors  aux  eaux  de  la  Motte,  où  mon  médecin 
m'avait  envoyé  me  guérir  d'un  rhumatisme  aigu  et  presque 
universel  dont  j'avais  été  subitement  atteint.  Mais  madame, 
ajouta-t-il  en  élevant  un  peu  la  voix  et  me  désignant  une 
dame  au  maintien  prétentieux  placée  vis-à-vis  de  moi,  à 
côté  de  M.  R...  avec  lequel  elle  conversait,  madame  vous 
racontera  volontiers,  j'en  suis  sûr,  plusieurs  particula- 
rités... 

—  Moit  interrompit-elle  d'un  ton  aigre,  en  vérité,  colo- 
nel, vous  êtes  étrangement  distrait!  A  l'époque  dont  vous 
parlez,  j'étais  encore  une  enfant. 

—  Une  enfant  de  dix-huit  ans,  me  glissa  à  l'oreille  mon 
sarcastique  voisin.  Elle  se  trouvait  au  nombre  des  dames  de 
la  ville  que  Napoléon  avait, —  peu  galamment,  je  l'avoue, — 
refusé  de  recevoir,  et  qui,  pour  avoir  accès  dans  la  salle  où 
on  lui  avait  servi  à  souper,  se  costumèrent  en  servantes 
d'auberge.  A  la  vérité,  plus  d'un  quart  de  siècle  s'est  écoulé 
depuis  ce  soir-là,  et  il  est  rare  que  la  mémoire  d'une  femme 
ait  assez  de  bonne  volonté  pour  remonter  si  haut.  J'ajoute- 
rai que  la  voisine  de  votre  compagnon  de  voyage  était  la 
seule  jeune  fille  qui  fit  partie  de  celte  députation  composée 
de  femmes  mariées.  Elle  dut  cette  faveur  à  l'influence  de  son 
père,  un  des  notables  habitants  de  Rives  et  qui,  en  l'ab- 
sence du  maire,  adressa  à  l'Empereur  exactement  le  même 
discours  qu'il  avait  débité,  peu  de  temps  auparavant,  au 
comte  d'Artois,  en  se  bornant  à  substituer  la  majesté  im- 
périale à  Valtesse-rorjale...,  expédient  d'ailleurs  familier 
aux  autorités  de  premier  comme  de  second  ordre. 

—  Vous  êtes  frondeur!  remarquai-je  en  riant. 

—  Je  suis  Dauphinois,  me  répondit-il  avec  un  sourire. 

—  Et  je  vous  préviens,  me  dit  M.  H...  d'un  ton  confi- 
dentiel, que  le  colonel  est  encore  un  très-habile  mystifica- 
teur. 

—  Alors,  repris-je,  tout  ce  que  vient  de  me  dire  mou- 
sieur... 

—  Est  historique,  se  hâta  d'affirmer  notre  hôte.  Le  colo- 
nel ne  mystifie  jamais  qu'en  action. 

—  Mon  cher,  reprit  l'ancien  chef  de  volontaires,  c'est 
mal  à  vous  de  révéler  ainsi  traîtreusement  à  madame  un 
défaut  dont  je  me  suis  depuis  longtemps  corrigé... 

—  Ne  vous  fiez  pas  trop  à  cdte  conversion,  murmura 
M.  II...  tandis  que  mon  autre  voisin  continuait  : 

—  Stupide  divertissement  auquel  je  ne  me  suis  jamais 
livré  que  par  esprit  d'imitation. . . 

—  Ou  de  rc|)résailles,  acheva  M.  II...  Croiriez-vous,  ma- 
dame, que,  dans  une  petite  ville  dont  je  vous  tairai  le  nom, 
des  femmes  appartenant  à  la  classe  distinguée  de  la  so- 


ciété, —  ce  fut  l'épouse  d'un  fonctionnaire  public  qui  ima- 
gina la  mystification  que  je  vais  vous  rapporter, —  trouvè- 
rent très-plaisant  de  faire  transporter,  une  nuit  pendant 
son  sommeil,  un  jeune  homme  du  caractère  le  plus  inof- 
fensif comme  le  plus  intrépide,  dans  un  fossé  rempli  de 
neige,  où  on  l'enterra  à  moitié?... 

—  Mais  il  aurait  pu  en  mourir!  m'écriai-je. 

—  Du  moins  a-t-il  failli  en  devenir  perclus,  dit  le  co- 
lonel. 

A  ce  moment  les  bouteilles  de  vin  de  VErmitage  et  de 
la  Côte  Saint-André  ayant  cessé  de  circuler,  M.  H...  se 
leva  de  table  et  pria  sa  femme  de  faire  servir  le  café,  sui- 
vant la  coutume  parisienne,  dans  le  salon. 

Désirant  reprendre  le  lendemain,  de  bonne  heure,  le 
*  cours  de  nos  pérégrinations,  nous  nous  retirâmes  des  pre- 
miers. M.  H...  s'étant  informé  de  la  manière  dont  nous 
nous  proposions  de  nous  rendre  jusqu'au  pied  des  monta- 
gnes, au  milieu  desquelles  on  ne  peut  voyager  que  sur  des 
mules,  ou  pédestrement,  nous  exprimâmes  notre  intention 
de  louer  une  voiture  quelconque  et  des  chevaux  pour  un 
ou  deux  jours. 

—  Dans  ce  cas,  nous  répondit-il,  permettez-moi  de  met- 
tre à  votre  disposition  notre  modeste  équipage  de  campa- 
gne, dont  vous  userez  aussi  longtemps  qu'il  vous  plaira. 

—  Vous  oubliez,  mon  cher,  objecta  le  colonel,  qui  eu 
entendant  ces  paroles  se  rapprocha  de  nous,  que  M""'!!... 
et  ses  filles  doivent  aller  visiter  prochainement  une  de 
leurs  parentes  à  Grenoble  ;  si  vos  aimables  hôtes  veulent 
me  faire  l'honneur  de  se  servir  de  ma  cariole,  qui  est 
d'ailleurs  beaucoup  plus  légère  (jue  votre  vieille  berline,  et 
trouvera  aussi  plus  sûrement  sa  voie  dans  les  chemins  de 
traverse,  je  leur  eu  aurai  une  obligation  infinie. 

Nous  ne  crûmes  pas  devoir  répondre  par  un  refus  à 
cette  offre  polie,  et  le  lendemain ,  après  un  déjeuner  ma- 
tinal, nous  montâmes  dans  la  cariole  qui  nous  attendait  à 
la  porte  de  la  maison  ,  et  dans  laquelle  notre  bagage  se 
trouvait  déjà  porté.  Grande  fut  alors  notre  surprise,  en 
voyant  le  colonel  prendre  place  sur  le  siège  de  devant  que 
nous  croyions  devoir  être  occupé  par  un  domestique  ,  et 
saisir  les  rênes  du  cheval.  Nous  nous  récriâmes  tous  trois, 
mais  il  interrompit  nos  exclamations  en  nous  expliquant 
que  son  cocher  était  malade,  son  cheval  un  peu  ombrageux, 
et  que  lui-même ,  le  colonel ,  avait  précisément  à  Saint- 
Marcellin,  où  nous  devions  passer,  des  amis  chez  lesquels 
il  s'arrêterait  à  son  retour.  Ces  diverses  raisons  nous  im- 
posèrent silence,  et  nous  quittâmes  Rives  sans  plus  de 
délai. 

Afin,  sans  doute,  de  doubler  les  agréments  de  notre 
voyage,  le  colonel  évita  presque  constamment ,  ainsi  qu'il 
nous  l'avait  fait  pressentir,  de  suivre  la  grande  route  ;  tan- 
tôt nous  longions  les  champs  dont  la  verdure  naissante  et 
uniforme  n'était  mélangée  d'aucune  fleur;  tantôt  nous  tra- 
versions des  prairies  dont  l'herbe  cependant  touffue  dis- 
paraissait entièrement  aux  regards  sous  la  profusion  de 
primevères,  de  petites  marguerites  et  surtout  de  violettes 
que  faisaient  éclore  les  rayons  vivifiants  d'un  soleil  de 
printemps.  Quelquefois  nous  tournions  une  colline  sur  le  j 
penchant  de  laquelle  de  rustiques  habitations  se  dessi-| 
naient  au  milieu  des  vignes  dont  les  pampres  d'un  vert 
gai  s'entremêlaient  aux  branches  des  cerisiers  couvertes 
de  bouquets  d'une  éclatante  blancheur.  Souvent  aussi  nous 
rasions  un  bois  de  châtaigniers,  des  plantations  de  noyers 
ou  de  mûriers  blancs  ;  et  de  dislance  en  dislance,  la  scène 
était  animée  par  Tappariiion  d'une  jeune  fille  que  le  bruit 
de  la  voiture  attirait  à  sa  fenêtre,  par  le  passage  ù  côté  de 
nous  d'un  joyeux  garçon  qui  chassait  devant  lui  des  pour- 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


301 


ceaux  noirs  ou  des  dindons,  en  fredonnant  une  chanson 
patoise,  et  par  les  éclats  de  voix  de  quelques  vieux  paysans 
qui  discutaient  à  la  porte  d'un  cabaret  les  conditions  du 
marché  (ju'ils  allaient  conclure. 

Tout  à  coup  notre  conducteur  arrêta  son  cheval  et  quitta 
son  siège  pour  nous  aider  à  sortir  de  la  cariole. 

Nous  ne  comprenions  pas  comment  nous  pouvions  être 
déjà  arrivés  à  Saint-Marcel  lin.  Notre  étonnement  s'accrut 
encore  lorsque,  après  être  descendus  de  voiture,  nous  vimes 
devant  nous,  non  pas  une  ville,  mais  une  nappe  d'eau 
dont  nos  yeux  n'apercevaient  pas  l'autre  extrémité  et  à  la 
surface  de  laquelle  se  reflétaient  les  paysages  gracieuse- 
ment disposés  en  amphithéâtre  sur  ses  bords. 

—  C'est  le  lac  Pailadru!  proclama  M"^  R...,  qui  possé- 
dait une  collection  de  tues  du  Dauphiné. 

—  Ah  çà  !  ajouta  son  mari  en  se  tournant  vers  le  colo- 
nel, vous  avez  donc  voulu  nous  faire  une  surprise? 


—  Ou  peut-être,  insinuai-je  à  demi-voix  et  en  souriant, 
une  mystification? 

L'ancien  chef  de  corps  francs  se  défendit  d'avoir  eu 
ni  l'une  ni  l'autre  des  intentions  que  nous  lui  prêtions.  Il 
n'avait  été  mù,  assura-t-il,  que  par  le  désir  de  nous  faire 
connaître  un  des  plus  beaux  sites  du  département,  moins 
fréquemment  visité  que  les  autres,  à  cause  de  son  éloisne- 
ment  des  parties  du  Dauphiné  universellement  explorées 
par  les  touristes.  Nous  feignîmes  d'ajouter  foi  à  celle  as- 
sertion. 

Le  lac  Pailadru  mérite  bien  en  effet  qu'on  se  dérange 
tout  exprès  pour  l'admirer.  Le  silence  qui  règne  sur  ses 
rives  solitaires  lui  imprime  un  cachet  tout  particulier  de 
grandeur  mystérieuse,  en  harmonie  avec  les  traditions,  les 
unes  authentiques,  les  autres  fabuleuses,  qui  se  rattachent 
à  son  histoire.  Parmi  les  premières,  nous  choisirons  celle 
qui  nous  apprend  qu'en  11G8,  le  bassin  de  ce  lai-,  alors 


Vue  du  lac  Pailadru  (Dauphiné). 


peu  vaste,  vit  son  éîeadue  doublée  par  un  tremblement  de 
terre  qui  engloutit  les  restes  de  la  ville  d'Ars,  saccagée 
un  demi-siècle  auparavant  par  Frédéric  Barberousse ,  et 
creusa  aiusi  un  abime  dans  lequel  les  eaux  se  répandirent. 
Parmi  les  secondes,  nous  citerons  la  croyance  populaire 


d'après  laquelle  on  entend,  les  jours  de  grandes  fêles,  vi- 
brer les  cloches  des  églises  submergées.  Ce  qu'il  y  a  de 
positif,  c'est  qu'il  existe  dans  le  lac  Pailadru  des  gouffres  et 
des  tournants  d'eau  dont  les  nageurs  et  les  pêcheurs  s'é- 
cartent avec  effroi. 


305 


LECTtRES  DU  SOIR. 


Cependant  le  colonel,  ayant  prorais  de  nous  accompa- 
gner jusqu'au  pied  des  montagnes  que  nous  voulions  par- 
courir, tenait  à  honneur  d'exécuter  sa  promesse.  En  con- 
séquence, après  nous  être  promenés  au  bord  du  lac,  nous 
primes  la  route  qui  mène  à  Saint-Marcellin,  en  passant  par 
Voiron  et  Moirans,  deux  petites  villes  fort  agréablement 
situées  dans  des  vallons  fertiles,  et  dont  la  première  est 
connue  pour  ses  toiles,  qui  font  concurrence  à  celles  de  la 
Hollande,  en  Amérique  et  en  Espagne.  Nous  couchâmes  ce 
jour-là  à  Moirans,  et  le  lendemain  à  Saint-Marcellin. 

Cette  dernière  ville,  qui  date  seulement  du  moyen  âge, 
eut  beaucoup  à  souffrir  des  guerres  religieuses  et  civiles  du 
seizième  siècle.  La  campagne  d'alentour  est  riante  et  la 
terre  productive.  Ses  vignobles  et  ses  bcis  de  mûriers  sont 
surtout  d'un  grand  rapport;  la  culture  en  grand  de  cet  ar- 
bre fut  introduite,  au  commencement  du  dix-huitième 
siècle,  dans  cette  localité,  par  François  Jubié,  qui  établit 
en  même  temps  à  la  Sône,  vjllage  situé  pour  ainsi  dire  à  la 
porte  de  Saint-Marcellin,  une  filature  et  un  moulinage  de 
soie,  lesquels  furent  à  la  fois  simplifiés  et  perfectionnés, 
en  l??!,  par  le  célèbre  Jacques  de  Vaucanson,  né  à  Gre- 
noble, et  inventeur  d'une  foule  de  machines  et  de  méca- 
nismes ingénieux.  Longtemps  incompris  en  France,  il  re- 
fusa pourtant  les  offres  brillantes  que  Frédéric  le  Grand 
lui  fit  pour  l'attirer  à  sa  cour. 

Nous  fîmes  part  à  notre  complaisant  conducteur  du  pro- 
jet que  nous  avions  (orme  d'aller  passer  une  matinée  à  la 
Sône,  pour  visiter  la  manufacture  et  le  château  bâti,  aux 
temps  les  plus  reculés  de  la  féodalité,  sur  une  roche  qui 
domine  l'Isère.  Nous  comptions  d'ailleurs  traverser  la  ri- 
vière sur  le  nouveau  pont  en  fer  construit  en  cet  endroit  ; 
mais  le  colonel  nous  pria  de  le  dispenser  de  nous  suivre 
dans  cette  excursion. 

—  Nous  nous  retrouverons,  si  vous  voulez,  aux  ruines 
de  Beauvoir,  nous  dit-il,  mais  je  ne  saurais  aller  jusqu'à  la 
Sône...  Encore  moins  pourrais-je  me  décider  à  franchir  le 
seuil  de  la  porte  de  ce  manoir  où  s'est  accompli  uu  de  ces 
drames  sanglants  qui  accompagnent  souvent  les  grandes 
commotions  politiques. 

—  Auguste  J...  fut  mon  intime  ami,  reprit  le  colonel 
après  une  courte  pause.  ' 

Il  avait  sans  doute  deviné,  à  l'expression  de  notre  phy- 
sionomie, que  la  crainte  de  raviver  dans  son  âme  de  péni- 
bles souvenirs  nous  empêchait  seule  de  le  questionner 
sur  ce  sujet. 

—  Nous  étions  à  peu  près  du  même  âge,  continua-t-il, 
et  nous  avions  fait  nos  études  ensemble.  D'un  caractère 
sérieux,  profond,  un  peu  arrogant,  Auguste  comptait  mal- 
heureusement à  la  Sône,  parmi  ceux  qui  n'avaient  pas  eu 
l'occasion  de  mettre  à  l'épreuve  la  bonté  de  son  cœur,  des 
ennemis  occultes.  Ceux-ci  n'attendaient  que  le  moment 
propice  pour  se  venger  de  quelques  procédés  hautains  res- 
sentis comme  une  insulte.  Ce  moment  arriva.  Un  jour  de 

.printemps,  un  bruit  tellement  incroyable  que  ceux  qui  les 
premiers  le  colportèrent  de  village  en  village  le  débitaient 
comme  une  fable  absurde,  se  répandit  parmi  les  popula- 
tions dauphinoises  qu'elle  électrisa  soudain...  Napoléon 
s'était  enfui  de  l'ile  d'Elbe...  Il  venait  de  débarquer  près 
d'Antibes...  Il  s'avançait  vers  Gap. 

—  Armons-nous,  et  courons  au-devant  de  l'Empereur! 
crièrent  presque  unanimement  les  habitants  de  la  Sône  en 
apprenant  cette  nouvelle. 

Et  une  vingtaine  des  plus  déterminés  d'entre  eux  .«se 
rendirent  au  château  pour  demander  à  Auguste  J...,  maire 
di'  la  commune,  de  la  poudre  et  des  balles...  Elles  leur  fu- 


rent déniées.  Alors  le  mécontentement  populaire  se  mani- 
festa par  de  sourds  murmures,  auxquels  succédèrent  bien- 
tôt des  cris  de  menace,  des  vociférations,  qui  n'ébranlèrent 
nullement  la  fermeté  du  jeune  maire.  Debout  sur  le  pre- 
mier degré  du  perron  qui  descendait  du  château  dans  la 
cour,  il  répétait  son  refus  par  un  signe  négatif;  sa  voix 
eût  été  couverte  par  les  clameurs  des  paysans,  clameurs 
d'autant  plus  alarmantes  que  plusieurs  de  ceux  qui  les 
poussaient  étaient  munis  de  piques  et  de  baïonnettes. 
M"*  J...,  aïeule  d'Auguste,  inquiète  de  cette  rumeur  inu- 
sitée qui  parvenait  jusqu'à  son  appartement,  et  dont  aucun 
de  ses  domestiques  ne  pouvait,  tant  ils  étaient  eux- 
mêmes  troublés,  lui  expliquer  la  cause,  accourut,  aussi  vite 
que  le  lui  permettaient  les  quatre-vingts  années  accumulées 
sur  sa  tête,  auprès  de  son  petit-fils...  Il  était  trop  tard... 
Auguste  venait  de  tomber  sous  les  coups  de  ces  forcenés, 
qui,  dans  leur  accès  de  frénétique  colère,  avaient  oublié 
et  les  nombreux  bienfaits  répandus  dans  le  pays  depuis  plus 
d'un  siècle  par  la  famille  J...,  et  les  services  rendus  à  la 
patrie  par  les  deux  frères  d'Auguste,  l'un  et  l'autre  officiers 
dans  la  garde  impériale,  et  les  preuves  de  bonté  soutenue 
que  donnait  incessamment  aux  indigents  de  la  commune  la 
vénérable  octogénaire  dont  ils  brisaient  le  cœur. 

Le  colonel  se  tut.  Nous  avions  écouté  en  silence  ce  triste 
récit,  que  la  voix  profondément  émue  du  narrateur  avait 
rendu  bien  autrement  saisissant  que  notre  plume  n'a  pu 
le  reproduire,  et  nous  renonçâmes,  nous  aussi,  à  aller  à  la 
Sône. 

Nous  sortîmes  de  Saint-Marcellin  et  nous  gagnâmes  le 
bord  de  l'Isère,  dont  nous  remontâmes  le  cours  jusqu'à  un 
bac  établi  à  peu  de  distance  des  ruines  de  ce  célèbre  châ- 
teau de  Beauvoir,  autrefois  résidence  favorite  des  dauphins 
de  la  troisième  race,  et  dont  il  ne  reste  plus  aujourd'hui 
que  des  amas  de  pierre  et  quelques  pans  de  muraille. 

Résolus  à  nous  laisser  guider  par  le  colonel,  qui  nous 
conseillait,  ainsi  que  l'avait  fait  précédemment  notre  hôte 
à  Rives,  de  visiter  la  fonderie  de  Saint-Gervais,  nous  pas- 
sâmes le  bac  et  côtoyâmes  l'Isère,  dont  les  eaux  toujours 
troubles  et  grisâtres  contrastent  avec  celles  presque  con- 
stamment claires  et  argentées  des  ruisseaux  torrentueux 
qui  y  afiBuent.  Bien  qu'en  suivant  les  nombreux  méandres 
de  la  rivière  nous  eussions  considérablement  allongé  notre 
chemin,  comme  nous  étions  partis  de  grand  matin  de 
Saint-Marcellin,  nous  arrivâmes  avant  dix  heures  au  port 
de  Saint-Gervais  ;  ainsi  on  nomme  le  petit  >'illagc  formé 
par  une  vingtaine  de  maisons  qui  se  groupent  autour  de 
la  fonderie,  sur  la  rive  gauche  de  llsère,  qu'on  peut  tra- 
verser en  cet  endroit,  pour  gagner  la  grande  route,  sur  un 
pont  suspendu.  Quant  au  hameau  de  Saint-Gervais,  il  se 
compose  de  chaumières  disséminées  au  pied  de  la  monta- 
gne, sous  des  châtaigniers  toutlus ,  à  un  quart  de  lieue 
environ  du  port.  C'est  toujours  dans  ce  dernier  endroit  que 
s'arrêtent  les  étrangers,  aussi  y  trouve-t-on  une  espèce 
d'auberge  ou  plutôt  de  cabaret  où  nous  entrâmes.  Puis, 
tandis  qu'on  nous  préparait  à  déjeuner,  nous  nous  prome- 
nâmes sur  l'espèce  de  quai  qui  défend  la  fonderie  contre 
les  fréquents  débordements  de  l'Isère. 

A  l'exception  du  port  proprement  dit,  dont  l'aspect  est 
peu  attrayant,  ce  petit  pays,  que  bornent  d'un  côté  la  ri- 
vière, de  l'autre,  de  hautes  montagnes,  anneau  détaché  de 
la  grande  chaîne  des  Alpes,  nous  parut  réunir  tous  les 
genres  de  séduction  :  de  délicieux  points  de  vue,  un  ter- 
rain singulièrement  accidenté,- une  végétation  vivace,  de 
magnifiques  ombrages,  et  des  eaux  aussi  fraîches  que  lim- 
pides, qui,  après  s'être  précipitées  en  torrents  impétueux 
du  haut  des  rochers,  poursuivent  paisiblement  leur  cours 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


:^03 


à  travers  les  prairies  et  les  champs  parsemés  de  vignes  et 
d'arbres  fruitiers. 

Comme  nous  nous  disposions  à  rentrer  à  l'auberge,  nous 
rencontrâmes  une  jeune  paysanne  de  quinze  à  seize  ans, 
dont  l'extérieur  agréable  attira  notre  attention.  Son  désha- 
billé d'indienne  de  couleur  sombre,  son  fichu  de  toile 
blanche  et  son  bonnet  de  linon  étaient  si  propres  et  si  bien 
attachés,  sa  voix  nous  parut  si  douce  quand  elle  dit  en 
faisant  une  petite  révérence  :  «  bonjour  la  compagnie  »,  et 
sa  physionomie  exprimait  tant  d'intelligence,  qu'elle  excita 
notre  curiosité.  Nous  lui  demandâmes  d'où  elle  venait ,  où 
elle  allait ,  qui  elle  était. 

—  Je  suis  la  petite-fille  de  la  mère  Grizard,  nous  répon- 
dit-elle; je  viens  vendre  ici,  comme  c'est  ma  coutume  toutes 
les  semaines,  le  beurre  et  les  œufs  des  habitants  de  la  Ri- 
vière qui  en  ont  de  trop  pour  leur  consommation. 

A  ce  moment,  elle  fut  interrompue  par  l'hôtelière,  qui, 
s'emparant  du  panier  que  la  jeune  fille  portait  à  son  bras, 
s'écria  : 

—  Quoi  !  Madeleine,  rien  que  deux  pains  de  beurre  et 
une  douzaine  d'oeufs  ! 

—  Ab  !  madame  Thomasset,  cela  ne  doit  pas  vous  éton- 
ner... C'est  demain  la  vogue  àe  La  Rivière,  et  chacun  garde 
son  beurre  et  ses  œufs  pour  faire  des  pognes... 

—  Heureusement  j'ai  d'autres  provisions ,  repartit 
M""*  Thomasset  en  mettant  dans  la  main  de  la  petite  pour- 
voyeuse une  trentaine  de  gros  sous.  Messieurs  et  mesda- 
mes, coutinua-t-elle  en  se  tournant  vers  nous,  votre  cou- 
vert est  rais. 

M™«  R...  et  moi  nous  fussions  volontiers  restées  encore 
quelques  instants  avec  Madeleine  Grizard,  qui  nous  char- 
mait autant  par  ses  gracieuses  façons  que  par  sa  gentille 
figure;  mais  nos  compagnons  de  voyage  avant  déjà  témoi- 
gné quelque  impatience  de  se  mettre  à  table,  nous  rentrâ- 
mes dans  l'hôtellerie.  En  traversant  la  cuisine,  nous  inter- 
rogeâmes au  sujet  de  cette  enfant  le  fils  de  la  cabaretière, 
qui,  tandis  que  celle-ci  veillait  à  la  cuisson  des  œufs  à  la 
crème,  qu'elle  venait  de  mettre  dans  un  plat  de  terre  sur 
le  feu,  retournait  sur  le  gril  des  pigeons  à  la  crapaudine, 
sans  quitter  toutefois  la  queue  d'une  poêle  pleine  d'huile 
de  noix  bouillante,  dans  laquelle  le  père  Thomasset  vint 
jeter  une  demi-douzaine  de  petites  truites. 

—  Mon  Dieu,  répondit  le  jeune  garçon,  Madeleine  n'est 
qu'une  pauvre  petite  fille  de  La  Rivière,  un  village  pas 
loin  d'ici,  qui  n'est  pas  beau  comme  le  port,  par  exemple!... 
Il  n'y  a  pas  une  seule  maison  bourgeoise  ! 

—  Et  qu'est-ce  que  la  vogue  ?  demanda  M"»  R. .. 

—  Vous  ne  savez  pas  ça!  C'est  la  fête  du  pays. 

—  Et  les  pognes  ? 

—  Oh!  c'est  quelque  chose  de  bien  bon,  dont  ma  mère 
vous  fera  certainement  goûter  demain. 

.  —  Nous  ne  devons  pas  coucher  ici,  objectai-je. 

—  En  ce  cas,  vous  ne  verrez  pas  couler  des  canons, 
c'est  aujourd'hui  jour  d'épreuve. 

Cela  disant,  le  jeune  garçon  prit  le  plat  d'œufsà  la  crème 
des  mains  de  sa  mère,  laquelle  saisit  la  poêle  dont  elle  se 
mit  en  devoir  de  retirer  le  poisson. 

Nous  passâmes  dans  une  pièce  voisine  où  ces  messieurs 
étaient  installés.  A  peine  avions-nous  commencé  notre  re- 
pas qu'une  épouvantable  détonation  se  fit  entendre... 
La  maison  des  Thomasset,  qui  en  réalité  n'était  qu'une 
bicoque,  sembla  prête  à  s'écrouler  ;  les  vitres  des  fenêtres 
tremblèrent,  et  l'une  d'elles,  qui  se  trouvait  un  peu  fêlée, 
fut  brisée  en  mille  morceaux;  M""»  R...  ne  put  retenir  un 
cri  de  frayeur;  quant  à  moi,  j^laissai  échapper  de  ma  main 
le  verre  que  je  portais  en  ce  moment  à  mes  lèvres. 


Quel  fracas  !  nous  écriâmes-nous.  4-t-OD  donc  tiré  douze 
canons  à  la  fois,  ou  serait-ce  que  les  échos  des  montagnes 
environnantes  décuplent  le  bruit  à  nos  oreilles  ? 

—  Nullement,  nous  répondit  le  colonel;  mais,  outre 
que  le  retentissement  produit  par  les  bouches  à  feu  de  la 
marine,  lesquelles  sont  en  fonte  et  d'un  gros  calibre,  doit 
être  beaucoup  plus  fort  que  celui  des  canons  pour  le  senice 
des  armées  de  terre,  on  les  charge  à  outrance,  afin  de  les 
éprouver,  et  d'être  sûr  qu'ils  n'éclateront  pas  quand  on  les 
tirera  à  bord  d'un  vaisseau. 

Comme  notre  cicérone  achevait  son  explication,  un  se- 
cond coup  de  canon  nous  assourdit  de  nouveau;  l'épreuve 
dura  près  d'une  demi-heure.  Quand  l'hôlelier  nous  eut  as- 
suré que  tout  était  fini,  nous  sortîmes  de  sa  maison,  fort 
indécis  sur  ce  qu'il  nous  convenaft  de  faire.  On  ne  devait 
couler  de  canons  que  le  lendemain  au  soir,  et  malgré  notre 
désir  de  voir  ce  spectacle,  —  il  n'y  a  en  France  que  trois 
fonderies  pour  la  marine,  —  nous  reculions  devant  la  né- 
cessité de  passer  deux  nuits  dans  la  misérable  demeure 
des  Thomasset.  Mais  notre  embarras  cessa  bientôt,  grâce 
à  la  prévoyance  du  colonel,  qui,  de  Saint -Marcellin, 
avait  envoyé,  à  notre  insu,  un  message  à  une  de  ses  paren- 
tes, propriétaire  d'un  bien  de  campagne  à  peu  de  distance 
de  Saint-Gervais.  Aussi  ne  tardâmes-nous  pas  à  voir  arri- 
ver un  jeune  homme,  qui,  après  avoir  serré  la  main  du 
colonel  en  l'appelant  «  cousin  »,  nous  invita  au  nom  de  sa 
mère  à  venir  nous  installer  à  l'instant  au  Lavoir,  où  l'on 
serait  heureux  de  nous  garder  pendant  plusieurs  jours.  Il 
est  peu  de  provinces  en  France  où  l'hospitalité  soit  aussi 
universellemeat  et  aussi  gracieusement  exercée  qu'en 
Dauphiné.  Dans  les  vallées  comme  dans  les  montagnes, 
dans  les  cabanes  comme  dans  les  châteaux,  le  voyageur 
se  voit  toujours  cordialement  accueilli.  Nous  acceptâmes 
donc  sans  cérémonie  cette  invitation  inattendue,  dont  nous 
remerciâmes  également  celui  qui  nous  la  faisait  et  celui 
qui  nous  l'avait  value,  et  nous  nous  rendîmes  aussitôt  au 
Lavoir.  Cette  propriété  doit  son  nom  à  un  bassin  qu'ali- 
mente une  source  dont  l'eau  ne  gèle  jamais,  quelque  ri- 
goureux que  soient  les  hivers. 

Nous  fûmes  reçus  par  la  parente  du  colonel  avec  moins 
d'apparat  mais  autant  d'empressement  que  par  le  proprié- 
taire de  l'aciérie  de  Rives.  Quelques  voisins  avaient  été 
invités  à  dîner  avec  nous;  le  repas  fut  entièrement  com- 
posé démets  dauphinois. 

Au  premier  service,  nous  eûmes  un  salmis  de  bartavel- 
les et  de  râles  de  genêt,  appelés  par  les  chasseurs  rois  des 
cailles,  un  barbeau,  poisson  blanc,  fort  commun  dans 
l'Isère,  et  dont  la  chair,  un  peu  fade,  était  relevée  par  une 
sauce  d'un  très-haut  goût,  des  rissoles  de  volaille,  et  une 
friture  de  grenouilles.  Puis  nous  vîmes  paraître  un  dindon 
rôti  d'une  grosseur  monstrueuse,  farci  de  marrons,  une 
salade  de  doucettes  ou  mâches  assaisonnées  avec  du  vi- 
naigre rouge  et  de  l'huile  de  noix  fine;  un  plat  de  courges 
au  sucre  et  à  la  fleur  d'oranger,  un  autre  de  pommes  de 
terre  pilées  et  mélangées  de  fines  herbes  et  de  fromage, 
tous  deux  cuits  au  four,  et  enfin  des  pognes  de  différentes 
espèces.  La  pogne  est  une  pâtisserie  légère,  ayant  ordinai- 
rement la  forme  d'une  tourte,  et  qu'on  garnit  soit  de  légu- 
mes, soit  de  fruits.  Celle  dont  je  goûtai  était  à  la  marmelade 
de  pommes  ;  mais  il  y  en  avait  d'autres  sur  la  table,  aux 
épinards  et  à  la  crème.  Vint  ensuite  le  dessert,  composé  de 
fromages  frais  de  lait  de  chèvre,  appelés  tomes,  et  d'au- 
tres salés,  dits  chevrières,  du  nom  d'un  village  situé  près 
de  Saint-Marcellin  où  on  les  fabrique  ;  de  châtaignes  séchéei 
et  bouillies  dans  du  lait,  de  superbes  pommes  de  reinette 
parfaitement  consenées,  et  de  confitures  de  ménage,  espèce 


h 


304 


i.ÉCTuncs  Dtj  soin. 


de  raisiné  dans  lequel  sont  mêlés  des  quartiers  de  coing, 
des  noix  vertes  et  de  petites  poires  extrêmement  parfu- 
mées. Les  vins  rouges  et  blancs  étaient  du  pays,  et  au- 
raient pu  soutenir  la  comparaison  avec  ceux  de  Bourgogne. 
Au  sortir  de  table,  le  colonel  prit  congé  de  nous,  laissant 
à  sa  parente  le  soin  de  nous  procurer  des  mules  et  un 
guide  pour  voyager  dans  les  montagnes.  Comme  on  avait 
diné  de  très-l)ônne  heure,  nous  aurions  pu  faire  une  ex- 
cursion dans  la  campagne  avant  le  tomber  de  la  nuit,  mais 
la  propriétaire  du  Lavoir  nous  ayant  proposé  de  visiter  son 
jardin,  nous  acceptâmes  son  offre. 

Néanmoins,  tandis  que  la  bonne  dame,  qui  ne  se  doutait 
pas  de  la  privation  qu'elle  nous  imposait,  nous  conduisait 
à  travers  les  détours  de  son  labyrinthe  en  charmille,  et 
signalait  à  notre  admiration  ses  plates-blandes  de  jacinthes 
de  toutes  nuances,  nous  jetâmes  plus  d'un  coup  d'oeil  fur- 
tif  hors  de  l'enclos  qu'entourait  seulement  une  haie  de 
buis...  D'un  côté,  nous  apercevions  derrière  les  arbres  le 
hameau  de  Saiol-Gervais,  de  l'autre,  celui  de  Rovon,  qui 
s'élève  sur  un  rocher  au  bord  de  l'Isère  ;  et  la  brise  du 
soir,  qui  commençait  à  souffler,  nous  apportait  avec  les 
senteurs  aromatiques  des  montagnes,  le  bruit  d'une  cas- 
cade voisine,  et  le  tintement  des  clochettes  suspendues  au 
cou  des  boucs  et  des  béliers  conducteurs  qui  ramenaient  les 
troupeaux  à  l'étable.  Puis,  quand  la  lune  se  leva,  nous  re- 
marquâmes à  la  cime  d'un  rocher  à  pic  une  ruine  si  haute 
et  si  lointaine,  qu'elle  semblait  se  profiler  sur  le  fond  bleu 
du  ciel.  Le  fils  de  noire  hôtesse  prétendait  que  c'étaient  les 
vestiges  d'un  château  bâti  par  les  Sarrasins,  lorsque,  for- 
cés par  Karl  .Martel  d'abandonner  en  fuyant  le  centre  de  la 
France,  ils  se  répandirent  dans  le  Dauphiné.  Mais  un  habi- 
tant de  llovon,  qui  avait  diné  avec  nous,  réfuta  cette  allé- 
gation, et  affirma  que  c'était  tout  simplement  une  roche 
dont  la  forme  bizarrement  accidentée  simulait  une  ruine. 

Nous  eûmes  quelque  velléité  d'aller  nous  assurer  par 
nos  propres  yeux  du  plus  ou  moins  de  justesse  de  ces 
deux  suppositions,  car  ni  l'un  ni  l'autre  de  «es  messieurs 
n'avait  encore  tenté  cette  ascension,  qu'ils  regardaient 
même  comme  impraticable,  et  dont  ils  réussirent  à  nous 
dissuader.  D'ailleurs  c'était  le  lendemain,  ainsi  que  l'avait 
annoncé  Madeleine  Grizard,  la  vogue  de  La  Rivière,  et  de- 
puis notre  entrée  en  Dauphiné,  nous  n'avions  pas  encore 
eu  le  gai  spectacle  d'aucune  fête  villageoise. 

En  conséquence,  nous  retournâmes  le  lendemain  matin 
au  port,  où  nous  nous  arrêtâmes  quelques  instants  pour 
regarder  une  troupe  d'enfants,  lesquels,  en  dépit  de  la 
défense  qui  leur  en  était  faite,  s'amusaient  à  bouleverser 
les  monceaux  de  minerai  disséminés  autour  de  la  fonderie, 
pour  y  chercher  de  petits  fragments  de  cristal  de  roche 
qui  s'y  trouvent  mêlés.  Les  mines  du  Dauphiné  renferment 
jtiusieurs  gites  de  cristal,  et  la  montagne  de  La  Grave, 
dans  le  pays  d'Oisans,  recèle  dans  ses  flancs  une  précieuse 
crislallière. 

Nous  suivîmes  ensuite,  en  remontant  l'Isère  dont  le 
bord  est  en  cet  endroit  fort  escarpé,  un  sentier  tortueux 
(|ui  nous  conduisit  au  village  de  La  Rivière.  En  voyant  ces 
maisons  éparses  dans  un  pré  où  se  groupent  çâ  et  là  des 
bouquets  d'arbres,  et  que  traversent  en  tous  sens  des  ruis- 
seaux bordés  de  touffes  d'amarantes  et  de  myosotis,  nous 
nous  demandâmes  comment  le  jeune  Thomasset  pouvait 
préférer  à  un  si  poétique  hameau  son  prosaïque  village  du 
port;  car  les  paysans  ne  sont  pas  aussi  insensibles  qu'on  le 
pense  généralement  aux  beautés  de  la  nature  ;  l'influence 
qu'exercent  sur  leur  moral  les  sites  riants  ou  sauvages  qu'ils 
ont  constamment  sous  les  yeux,  et  les  ravages  que  fait  la 
nostalgie  parmi  les  individus  nés  dans  des  pays  misérables 


mais  essentiellement  romantiques,  en  sont  des  preuves 
irréfragables. 

Si  l'on  eût  voulu  rechercher  la  source  du  dédain  des 
habitants  du  port  pour  ceux  de  La  Rivière,  on  l'aurait  in- 
dubitablement trouvée  dans  la  pauvreté  de  ces  derniers, 
pau\Teté  qui  cependant  n'a  rien  de  repoussant.  Chacun 
dans  cette  localité  a  sa  maisonnette  ou  sa  cabane,  composée 
au  plus  de  trois  pièces,  souvent  d'une  seule;  son  petit 
pré  où  paissent  quelques  chèvres  ou  une  vache,  et  son 
champ,  divisé  en  plusieurs  carrés  qui  fournissent,  l'un 
les  racines  et  les  favioles  pour  la  soupe,  les  autres,  du 
chanvre  en  quantité  suffisante  pour  que  les  propriétaires 
n'aient  jamais  besoin  d'acheter  une  pièce  de  toile,  du  blé 
noir  ou  sarrasin,  de  l'orge,  de  l'avoine  et  un  peu  de  fro- 
ment. 

Nous  arrivâmes  à  La  Rivière  vers  le  milieu  du  jour. 
C'était  sur  une  place  dont  la  terre  avait  été  préalablement 
battue  et  que  de  hauts  tilleuls  abritaient  de  leur  ombre, 
que  la  fête  avait  lieu.  Des  marchands  de  rubans,  de  fichus 
de  soie,  de  dentelles  communes  et  autres  afpquets,  allaient 
et  venaient,  s'arrèlant  devant  les  maisons  pour  tenter  les 
ménagères  qui  n'avaient  pas  encore  commencé  leur  toilette. 
Pendant  ce  temps,  les  hommes  d'un  âge  mûr  jouaient  à  la 
boule,  exercice  favori  des  Dauphinois;  les  vieillards  les  re- 
gardaient et  jugeaient  les  coups  douteux  en  buvant  du  vin 
ou  de  l'eau-de-vie  de  genièvre  ;  et  les  filles,  impatientes 
de  voir  commencer  la  danse,  occupaient,  serrées  les  unes 
contre  les  autres  et  se  tenant  par  le  bras,  tout  un  côté  de 
la  salle  de  verdure.  Quant  aux  garçons,  ils  arrivaient  par 
deux,  par  trois,  d'un  pas  lent,  qui  révélait  une  intention 
secrète  de  se  faire  désirer.  Le  costume  de  ceux-ci  et  de 
celles-là  se  rapproche  tellement,  dans  cette  partie  du  Dau- 
phiné, de  l'habillement  des  paysans  et  paysannes  des  envi- 
rons de  Paris,  qu'il  serait  tout  à  fait  superflu  de  le  décrire. 
La  coiffure  des  femmes  se  lait  seule  remarquer  par  l'épais 
chignon  qu'elles  forment  avec  leurs  cheveux  au-dessous 
de  leurs  bonnets,  à  la  naissance  du  cou. 

Après  avoir  vainement  cherché  autour  de  nous  la  gen- 
tille Madeleine,  nous  nous  inlormâmes  d'elle  à  une  jeune 
fille  qui  nous  parut  être  à  peu  près  de  son  âge,  et  qui  s'en 
allait  prendre  son  rang  parmi  les  danseuses. 

—  Oh  !  nous  répondit-elle,  Madeleine  ne  viendra  sû- 
rement pas  à  la  vogue...  Si  vous  voulez  lui  parler,  vous  la 
trouverez  assise  à  son  rouet,  auprès  de  sagrand'mère. 

Cela  disant,  la  petite  villageoise  nous  indiquait  du  geste 
une  cabane  à  la  porte  de  laquelle  on  voyait  une  demi- 
douzaine  d'enfants  dont  l'âge  s'échelonnait  depuis  cinq 
jusqu'à  douze  ans,  et  qui  jouaient  entre  eux  avec  des  quilles 
grossièrement  façonnées. 

Nous  nous  approchâmes  d'eux. 

—  Est-ce  ici  la  demeure  delà  mère  Grizard?  leur  dft- 
mandai-je. 

—  Oua,  oua,  me  répondirent-ils  tous  ensemble,  avec 
une  si  étrange  intonation  de  voix  qu'on  eût  dit  l'aboiement 
d'une  meute  de  jeunes  chiens. 

Puis,  le  plus  âgé  de  tous  se  précipita  dans  la  cabane, 
où  nous  l'entendiraes  du  dehors  baragouiner  en  patois 
quelques  mots  à  la  suite  desquels  une  vieille  femme  parut 
au  seuil  de  la  porte,  et  nous  invita,  dans  un  langage  demi- 
patois  demi -français,  à  entrer  dans  sa  demeure ,  dont  le 
mobilier  consistait  en  un  grand  lit,  une  vieille  armoire,  une 
maie,  des  bancs  de  bois  et  une  table  de  forme  carrée.  A 
côté  de  cette  chambre  de  pauvre  apparence,  était  une  pe- 
tite pièce  où  couchaient  sans  doute  les  enfants. 

En  ce  moment,  Madeleine  ne  filait  nas .  elle  était  occu- 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


?À)'f 


péc  à  couper  en  parts  égales  une  pogne  toute  chaude  qu'elle 
avait  pétrie  le  matin,  et  qu'une  voisine  s'était  chargée  de 
faire  cuire  avec  les  siennes  dans  son  four.  En  nous  aperce- 
vant, la  petite  Grizard  jeta  un  cri  de  surprise  et  vint  au- 
devant  (Je  nous.  Puis,  tout  en  essuyant  avec  le  coin  de 
son  tahlier  de  hure  un  haoc  qu'elle  approcha  de  la  tahie, 
nous  invitant  ainsi  tacitement  à  y  prendre  place,  elle  ex- 
pliqua à  sa  grand'mère  comment  elle  nous  connaissait. 

Nous  fûmes  d'ahord  stiqiéfails  de  la  dissemblance  qui 
existait,  sous  le  triple  rapport  du  physique,  des  manières 
et  du  langage,  entre  Madeleine  et  les  autres  enfants,  ses 


frères  et  sœurs,  qui  l'entouraient.  Ceux-ci  avaient  la  voix 
rude  et  gutturale,  le  regard  sauvage-,  et  quoiqu'ils  enten- 
dissent assez  bien  ce  que  nous  disions,  ils  étaient  hors 
d'état  de  nous  répondre.  Au  reste,  ces  anomalies  ne  sont 
pas  rares,  en  Dauphiné,  parmi  les  membres  des  familles 
appartenant  aux  classes  inférieures.  La  cause  en  est  fort 
simple  :  ceux  qui  se  trouvent  en  contact  plus  ou  moins 
fréquent  avec  lu  société  bourgeoise  ne  tardent  pas,  grâce 
à  leur  intelligente  nature,  à  se  policer,  tandis  que  les  au- 
tres, n'ayant  de  rapport  qu'avec  leurs  pareils,  s'abrutissent 
au  contraire  de  plus  en  plus. 


Costume  des  paysans  du  Dauphiné. 


ï 


Cependant,  la  mère  Grizard  avait  tiré  de  l'armoire  un 
pain  bis  non  encore  entamé  qu'elle  mit  sur  la  table,  en 
même  temps  que  sa  petite-fille  y  posait  une  de  ces  cruches 
en  terre  vernissée,  à  goulot,  et  à  anse  de  panier,  qui  sont 
d'un  usage  général  en  Dauphiné  où,  par  parenthèse,  on 
entend  parfaitement  l'art  de  la  céramique,  depuis  la  por- 
celaine et  la  faïence  jusqu'à  la. poterie  commune  et  la  tui- 
lerie. L'une  de  ces  cruches  contenait  du  lait,  l'autre  de  la 
piquette.  Madeleine  nous  servit  encore  dans  un  de  ces 
raoules  en  terre  brune  percés  de  trous,  qui,  en  ce  pays, 
remplacent  les  éclisses  d'osier,  une  tome  toute  fraîche. 

Craignant  de  blesser  ces  pauvres  femmes  par  un  refus, 

ll'ILLET   1846. 


nous  goûtâmes  à  leur  pain  bis  et  à  leur  fromage,  tout  en 
demandant  à  Madeleine  pourquoi  elle  n'était  pas  encore  à 
la  fête.  Elle  rougit  à  celte  question,  et  ce  fut  sa  grand'mère 
qui  se  chargea  de  nous  répondre. 

—  Qu'irait-elle  faire  à  la  vogue,  dit-elle  d'un  air  chagrin; 
personne  ne  la  ferait  danser.  Elle  n'a  pas  d'amoureux. 

—  Elle  est  pourtant  bien  gentille,  remarquai-je. 

—  Ça,  c'est  vrai,  repartit  la  vieille  ;  mais  les  garçons  sont 
vaniteux  et  intéressés...  Quand  une  jeune  fille  n'a  pas  seu- 
lement de  quoi  s'acheter  un  tablier  de  lafTelas,  ils  ne  se  sou- 
cient guère  de  s'adresser  à  elle... 

Ace  moment,  un  des  marchands  ambulants  que  j'ai  pré- 

—  39  —  TliEliltUi:  VOLLNE. 


30fi 


LECTURES  DU  SOIK. 


cédemment  mentionnés  parut  au  seuil  de  la  porte  de  la 
cabane.  La  mère  Grizard  lui  fit  un  signe  de  tête  négatif; 
mais,  du  regard,  nous  lui  enjoignîmes  de  rester,  et  naturel- 
lement ce  fut  à  nous  qu'il  obéit.  Tandis  que  M.  R...  essayait 
vainement  de  faire  accepter  à  la  bonne- femme  quelques 
pièces  de  monnaie  pour  le  goûler  qu'elle  venait  de  nous 
offrir,  nous  choisîmes  à  la  hàle,  M""  R...  et  moi,  dans  l'es- 
pèce d'éventaire  qui  servait  de  boutique  au  colporteur,  un 
tablier  de  soie  puce  et  un  collier  de  velours  noir  avec  le 
cœur  et  la  croix  en  argent,  que  nous  attachâmes  aussitôt, 
l'un  à  la  taille,  l'autre  au  cou  deMadeleinequi,  muette  de 
surprise  et  de  bonheur,  nous  laissait  faire  sans  nous  adres- 
ser un  mot  de  remerciement  ;  mais,  à  défaut  de  sa  voix, 
ses  yeux  nous  exprimaient  toute  sa  gratitude. 

Le  premier  mouvement  de  la  vieille,  en  voyant  sa  petite- 
fîlle  ainsi  parée,  fut  de  l'embrasser;  puis,  se  tournant  vers 
nous,  elle  dit  d'un  ton  où  perçait  un  sentiment  de  regi-et  : 

—  Nous  ne  pouvons  vraiment  pas,  mes  bonnes  dames, 
accepter  de  si  beaux  cadeaux. 

—  Ce  serait  vous  montrer  trop  fières,  lui  répondis-je  ; 
nous  n'avons  pas  refusé,  nous,  d'accepter  votre  repas. 

Cette  observation  ne  permettait  point  de  réplique, d'au- 
tant que  la  mère  Grizard  ne  demandait  pas  mieux  que  de 
se  laisser  persuader.  Nous  sortîmes  de  la  cabane,  après 
avoir  payé  nos  emplettes  au  colporteur,  lequel,  grâce  à  ce 
que  nous  n'en  avions  pas  d'abord  réglé  le  prix,  les  taxa  au 
double  de  leur  valeur.  Partout  et  toujours,  les  commer- 
çants, grands  et  petits,  savent  profiter  de  l'occasion. 

Avanlde  quitter  La  Ri>ière,  nous  eûmes  le  plaisirde  voir 
la  petite  Grizard  conduite  à  la  danse  par  le  plus  beau  gar- 
çon de  l'endroit,  et  d'entendre  les  autres  villageoises  mur- 
murer en  lui  jetant  des  regards  envieux  : 

—  Comme  Madeleine  est  donc  brave  aujourd'hui! 
Nous  ne  retournâmes  pas  au  Lavoir  par  le  même  chemin 

que  Dous  avions  pris  le  matin.  Nous  nous  enfonçâmes 
dans  un  travers...  C'est  le  nom  générique  des  hameaux 
situés  à  mi-côte  des  montagnes  de  celle  partie  du  Dau- 
phiné.  Celui  que  nous  visitâmes  se  com(»ose  de  douze  à 
quinze  huttes  adossées  à  des  blocs  de  rocher. 

Les  habitants  de  ces  misérables  demeures  ne  compren- 
nent pas  un  mot  de  français.  Ils  parlent  un  patois  que  son 
origine  celtique  rend  inintelligible,  même  à  beaucoup  de 
paysans  des  terres  basses,  dont  le  dialeote  est  un  mélange 
de  la  langue  romane  et  de  l'idiome  provençal.  Les  hommes 
passent  leur  vie  à  ramasser  le  bois  mort  dans  les  forêts 
des  régions  supérieures  et  à  pêcher  des  truites  dans  les 
petits  lacs  de  la  montagne  ;  le*  femmes  à  tricoter  des  bas 
bleus  ou  à  tresser  de  grossiers  chapeaux  de  paille  ;  les  en- 
fants, à  façonner  avec  de  l'écorce  d'arbre  des  paniers  dans 
lesquels  ils  vont  ensuite  vendre  les  fraises  qu'ils  récoltent 
en  assez  grande  abondance  dans  les  bois.  Presque  tous  ont 
une  physionomie  disgracieuse.  Sobres,  comme  le  devien- 
nent par  nécessité  d'abord,  puis  par  habitude,  les  gens  pa- 
resseux, ils  se  contentent,  pour  leur  nourriture,  d'un  mé- 
lange de  grains  d'orge  et  de  favioles,  ou  petits  haricots  de 
couleur,  cuits  simplement  dans  l'eau  avec  du  sel.  L'heure 
à  laquelle  nous  passâmes  dans  le  travers  étant  celle  du  dî- 
ner des  paysans,  la  plupart  de  ceux-ci  étaient  accroupis  au 
soleil  devant  la  porte  de  leurs  huttes,  tenant  sur  leurs  ge- 
noux une  écuelle  en  terre  pleine  de  cette  soupe  peu  appé- 
tissante, après  laquelle  quelques-uns  mangèrent  un  mor- 
ceau de  pain  si  noir  et  si  lourd,  que  la  farine  d'avoine  ou  de 
sarrasin  devait  y  être  entrée  au  moins  pour  moitié.  Ils  éta- 
lèrent dessus  un  peu  de  fromage  blanc  à  peine  égoutté  et 
probablement  fait  avec  le  lait  de  quelques  chèvres  qui  ca- 
briolaient sur  les  rochers  dans  les  interstices  desquels 


croissent  les  rares  herbages  qu'elles  broutaient  avec  avi- 
dité. 

Nous  ne  nous  arrêtâmes  pas  longtemps  au  milieu  de  cette 
population  farouche  dont  les  regards  méfiants  et  curieux 
épiaient  nos  moindres  mouvements. 

Le  soir  de  ce  même  jour,  nous  assistâmes  à  la  coulée 
d'un  canon,  curieux  spectacle  pour  celui  qui  en  est  témoin 
pour  la  première  fois.  Ces  ruisseaux  de  fonte  incandescente 
qui  s'élancent  hors  du  creuset  et  vont  se  jeter  dans  les  mou- 
lures en  sable  préparées  à  l'avance  pour  les  recevoir,  pré- 
sentent le  tableau  en  miniature  d'un  volcan  vomissant  des 
torrents  de  lave. 

Le  lendemain,  nous  primes  congé  de  nos  botes  ;  mais  le 
fils  de  la  propriétaire  du  Lavoir  voulut  nous  accompagner 
jusqu'à  une  ferme  qu'il  possédait  à  mi-côte  et  où  nous  de- 
vions trouver  des  mules  et  un  guide  pour  continuer  noire 
voyage  jusqu'à  Grenoble.  Ce  mol  de  mi-côte  ne  nous  pro- 
duisit pas  une  impression  agréable;  nous  nous  attendions 
à  retrouver  chez  ces  fermiers,  à  quelque  différence  près, 
l'aspect  misérable,  la  mine  rébarbative,  presque  sinistre, 
des  habitants  du  travers.  Nous  fûmes  donc  aussi  charmés 
que  surpris  lorsque,  après  avoir  suivi,  pendant  environ 
une  heure,  un  chemin  montagneux,  mais  large  et  facile, 
et  que  bordaient  des  buis  aussi  hauts  que  des  arbres,  nous 
entrâmes  dans  une  immense  prairie  encadrée  par  des  mas- 
sifs de  hêtres  et  de  chênes,  et  à  l'extrémité  de  laquelle  s'é- 
levait un  bâtiment  en  [lierre  entouré  de  plusieurs  autres 
beaucoup  plus  petits,  construits  en  bois,  et  servant,  celui-ci 
d'étable,  celui-là  de  bergerie,  le  troisième  de  grauge. 

Tout,  en  cet  endroit,  respirait  l'ordre,  l'aisance  et  ce 
confortable  rustique  qui  égave  plus  l'âme  que  le  luxe  des 
villes.  La  façade  du  bàtimenl  principal,  évidemment  la  de- 
meure du  fermier,  était  décorée  d'une  tenture  de  vigne  ;  de 
chaque  côté  de  la  porte  d'entrée,  on  voyait  un  large  banc 
de  pierre,  et  toutes  les  fenêtres  étaient  pourvues  de  contre- 
vents. L'n  rapide  ruisseau,  sans  doute  détaché  du  bassin 
dans  lequel  se  précipitait  non  loin  de  là,  avec  un  bruit  sourd 
et  monotone,  un  torrent  écumeux,  arrosait  la  prairie,  om- 
bragée çà  et. là  par  de  gros  châtaigniers  sous  lesquels  se 
reposaient,  en  ruminant  l'herbe  parfumée,  des  bœufs  vi- 
goureux. Ces  animaux  sont  employés  dans  ce5  contrées 
agrestes,  non-seulement  au  labour,  mais  aussi  au  transport 
des  récoltes. 

A  mesure  que  nous  approchions  de  la  ferme,  nous  en- 
tendions, de  plus  en  plus  distinctement,  un  bruit  de  voix 
dont  les  joyeux  éclats  semblaient  indiquer  qu'on  célébrait 
une  fête  de  famille.  Effectivement,  lorsque  arrivés  devant 
la  maison,  notre  introducteur  en  ouvrit  brusquement  la 
porte,  nous  reconnûmes  qii'il  nous  avait  amenée...  à  la 
noce. 

Dans  une  pièce  si  vaste,  que  nous  jugeâmes  qu'elle  de- 
va^,t  prendre  à  peu  près  tout  le  rez-de-chaussée  du  bâti- 
ment, plus  de  quarante  personnes  des  deux  sexes  etdàges 
différents  se  trouvaient  réunies.  En  nous  voyant  paraître, 
le  fermier  s'avança  pour  nous' souhaiter  la  bienvenue.  On 
nous  attendait,  la  propriétaire  du  Lavoir  ayant  répondu  au 
brave  homme,  qui  était  allé  ra>anl-veille  l'inviter  à  la  noce 
de  sa  fille  aînée,  que  son  fils  s'y  rendrait  peut-être  avec  des 
Parisiens,  momentanément  ses  hôtes.  La  fermière  s'appro- 
cha de  nous  à  son  tour,  et  nous  présenta  les  jeunes  mariés. 

Il  y  avait  au  plus  une  heure  que  la  famille  et  les  invités 
étaient  de  retour  de  l'église,  et  comme  la  paroisse  était  fort 
éloignée  etqu'on  avait  faiLle  trajet  à  |»ied,la  nouvelle  épouse 
paraissait  un  peu  fatiguée.  Celait  une  blonde  aux  yeux  noirs, 
à  laquelle  son  petit  bonnet  en  mousseline  brodée,  garni  de 
dentelle  et  serré  sur  sa  tète  par  un  large  ruban  de  satin 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


3<% 


blanc  dont  la  rosette  attachait  sur  le  côté  gauche  un  bou- 
quet {le  fleurs  d'orangers,  seyait  admirablement.  Klle  por- 
tait à  ses  oreilles  de  grands  anneaux  en  or,  comme  le  cœur 
et  la  croix  suspendus  par  une  chaîne  en  cheveux  à  son  cou, 
dont  cet  ornement  rendait  la  diiïormilé  plus  frappante, 
difTormité  d'ailleurs  trop  comnmne  dans  les  pays  monta- 
gneux, où  les  eaux  proviennent  en  grande  partie  de  la  fonte 
des  neiges,  pour  que  les  regards  des  habitants  en  soient 
choqués...  Ou  comprend  que  la  jeune  femme  avait  un 
goitre.  Son  mari,  grand  et  robuste  garçon  à  la  chevelure 
noire  et  aux  yeux  bleus,  était  (ils  d'un  charbonnier,  pos- 
sesseur de  plusieurs  hectares  de  bois  situés  sur  le  plateau 
de  la  montagne  que  nous  avions  commencé  de  gravir. 

La  présentation  des  mariés  faite,  nous  nous  assîmes  et, 
pour  ne  pas  interrompre  la  gaieté  de  ces  bonnes  gens,  qui 
s'étaient  tus  à  noire  entrée,  nous  liâmes  tout  de  suite  con- 
versation avec  eux.  Tout  en  causant,  nous  parcourions  du 
regard  ce  local  spacieux  qui  servait  à  la  fois  de  cuisine,  de 
salle  à  manger  et  de  salon.  Les  murs,  simplement  blanchis 
à  la  chaux,  étaient  garnis  de  planches  sur  lesquelles  devait 
être  habituellement  rangée  la  vaisselle  en  terre  vernissée  et 
en  faïence  à  fleurs  rouges  et  bleues  que  les  plus  jeunes  en- 
fants du  fermier  ache\aient  en  ce  moment  d'étaler  sur'la 
table  longue  et  étroite  qui  occupait  le  milieu.de  la  pièce, 
tandis  que  leur  mère,  aidée  de  ses  servantes,  s'occupait 
à  dresser  les  plats,  et  veillait  la  broche,  placée  devant  la 
haute  et  large  cheminée  dans  laquelle  brillait  un  feu  ard'ent. 
Il  y  avait,  à  l'extrémité  de  la  salle,  de  grandes  armoires  en 
noyer,  laissées  ouvertes  aûn  qu'on  pût  admirer  le  linge 
qu'elles  contenaient,  et  dans  un  coin,  nous  découvrîmes 
une  de  ces  anciennes  horloges  appelées  coucous. 

A  peine  eûmes-nous  terminé  notre  rapide  examen  de 
l'intérieur  de  cette  habitation,  que  nous  fûmes  invités  à 
nous  mettre  à  table.  Des  chaises  de  paille  avaient  été  pla- 
cées pour  nous  dans  le  haut  bout.  Tous  les  autres  convives 
s'assirent  sur  des  bancs  de  bois.  Nous  remarquâmes  aussi 
que  leurs  couverts  étaient  en  buis;  les  mariés  et  nous  seuls 
en  avions  d'argent.  Il  n'y  eut  qu'un  service  à  ce  repas. 


pour  lequel  on  avait  récemment  tué  un  porc,  ainsi  que 
cela  se  pratique  toujours  dans  les  fjrandes  solennités.  En 
conséquence,  nous  eûmes  des  saucissons,  des  andouilles, 
des  fricassées  de  boudin  et  un  énorme  rôti  de  porc  frais. 
véritable  régal  pour  les  montagnards,  qui  se  nourrissent 
habituellement  de  lard  et  de  chevreau.  Les  autres  meta 
étaient  exactement  les  mêmes  que  ceux  qui  avaient  com- 
posé le  dîner  l'avant-veille  au  Lavoir.  Il  y  eut  cependant  de 
plus  à  celui-ci  un  grand  bocal  plein  de  cerises  à  l'eau-de- 
vie  et  un  fromage  entier  de  Sassedage  posé  sur  un  plateau 
en  bois. 

Vers  la  fin  du  repas,  les  plus  jeunes  enfants  dps  deux 
familles  qu'unissaient  ce  mariage  nous  offrirentdes  draeées, 
tandis  que  les  parents  et  amis  des  nouveaux  époux  chan- 
taient des  couplets  de  circonstance  en  patois  montagnard; 
après  quoi,  ou  se  leva  de  table  et  l'on  alla  attendre  dans  la 
prairie  le  ménétrier  de  Sainl-Gervais  et  de  trois  ou  quatre 
autres  communes,  lequel  était  retenu  depuis  longtemps 
pour  ce  jour-là.  .Mais,  soit  qu'il  fût  tombé  subitement  ma- 
lade, soit  qu'on  l'eût  gardé  à  la  vogue  de  La  Rivière,  il  ne 
vint  pas  ;  on  se  consola  de  ce  manque  de  parole  en  dansant 
aux  chansons.  . 

Il  était  environ  deux  heures  de  l'après-midi,  lorsque 
nous  demandâmes  si  l'on  pouvait  nous  procurer  des  mu- 
les. On  nous  en  amena  aussitôt  six  qui  appartenaient  au 
charbonnier,  lequel  ne  devait  s'en  retourner  chez  lui  avec 
sa  femme,  son  fils  et  sa  bru  qu'après  avoir  passé  une  se- 
maine à  la  ferme,  et  il  nous  fallait  au  plus  deux  jours  pour 
gagner  Sassenage,  d'où  l'on  pouvait  se  rendre  en  voiture  à 
Grenoble.  Quatre  de'  ces  mules  étaient  destinées  à  nous 
servir  de  monture  ainsi  qu'à  notre  guide  ;  les  deux  autres  à 
porter  notre  bagage.  Il  faisait  un  temps  superbe,  et  nous 
partîmes,  bien  persuadés  que  nous  atteindrions  avant  la 
nuit  l'habitation  d'un  propriétaire  de  forêts,  ami  de  nos  hô- 
tes du  Lavoir,  et  chez  lequel  nous  devions  coucher. 


M»«  Camille  LEBRUN. 


(  La  fin  prochainement.) 


LES  ELECTIONS  EN  ANGLETERRE 


(1) 


Si  les  hommes  connaissaient  à  fond  et  par  eux-mêmes 
tout  ce  qu'ils  aiment  ou  admirent,  les  bosses  de  l'amour  et 
de  l'admiration,  comme  dirait  un  phrénoîogtste,  n'auraient 
guère  sur  leur  crâne  que  la  grosseur  d'une  lentille,  mais 
celle  de  l'indifférence  s'y  élèverait  au  volume  d'une  loupe 
monstrueuse.  A  moi  tout  le  premier,  hélas  !  j'applique  ce 
désolant  aphorisme  :  tous  les  objets  que  j'ai  aimés  et  ad- 
mirés, j'en  excepte  un  seul,  ont  vile  perdu  leurs  droits  à  ces 
deux  sentiments,  dès  que  je  les  ai  placés  en  face  de  ce 
verre  amoindrissant  qu'on  appelle  l'observation. 

Au  premier  rang  de  ces  objets  qui-ne  m'ont  laissé  qu^|p 
regret  de  les  avoir  connus,  était  autrefois  l'Angleterre  et  sa 
coustituliou  politique  :  tout  ce  que  j'avais  lu  et  entendu  de 
ce  pays  m'avait  passionné,  exalté,  au  point  que  j'étais  at- 

(0  Au  moment  où  tous  les  esprits  en  France  «ont  préoccupés  des 
élections  générales,  ce  curieux  tableau  des  élections  d'Angleterre, 
iœiié  d'un  spirituel  écrivain  de  ce  pays,  offrira  d'autant  plus  d'inté- 
rêt a  nos  lecteurs,  qu'en  politique  comme  en  géographie,  il  n'y  a 
guère  entre  les  deux  Etats  que  la  largeur  de  U  Manche.  Un  pourra 
YOir  toutefois  avec  un  certain  amour-propre  national  que  nos  moeurs 
•lecloralei  tout  eacorutoitau-desjus  dei  mœurs  aoglaiiei. 


teint  d'anglomanie  furieuse.  Le  plus  intime  et  le  meilleur 
de  mes  amis  était  fort  affligé  de  me  voir  dans  cet  étal;  car 
vingt  fois  nous  avions  été  sur  le  point  de  nous  brouiller  à 
jamais  dans  nos  continuelles  et  ardentes  discussions  sur  la 
prééminence  de  l'Angleterre  sur  la  France,  ou  de  la  France 
sur  l'Angleterre.  Moi,  je  soutenais  toujours  que  la  civilisa- 
tion en  Angleterre  était  en  avance  de  cinquante  ans  sur 
le  reste  de  l'Europe  ;  mais  mon  ami,  homme  d'esprit  et  de 
sens,  trouva  le  moyen  de  couper  le  mal  dans  sa  racine.  Il 
me  conseilla  un  voyage  en  .\ngleterre  à  l'époque  des  élec- 
tions, et  me  munit  de  lettres  de  recommandation  pour  un 
riche  négociant  hollandais,  établi  à  Londres  depuis  trente 
ans,  et  nommé  M.  Van  Krooeck.  , 

Me  voici  donc  dans  la  capitale  des  Trois-Royaumes,  dans 
la  ville  aux  dix-sept  cent  mille  habitants,  dans  l'entrepôt 
du  monde  entier,  dans  l'asile  inviolable  et  sacré  de  la  liberté 
humaine. 

Ce  dernier  privilège  surtout  m'enthousiasmait  tellement, 
qu'en  me  promenaul  dans  les  larges  rues  de  Londres,  je 
me  sentais  libre  et  léger  comme  un  homme  récemment 


'SOS 


LECTURES  DU  SOIR. 


délivré  des  chaînes  qui  chargeaient  ses  mains  et  entravaient 
ses  pieds.  Le  troisième  jour  de  mon  arrivée,  le  Hollandais 
auquel  j'étais  recommandé  me  conduisit  aux  élections  de 
la  Cité.  Comme  il  demeurait  à  l'extrémité  opposée  de  la 
ville,  nous  avions  un  long  chemin  à  faire,  ce  dont  il  voulut 
profiter  pour  commencer  ses  remarques  et  mon  instruction 
sur  les  Anglais  et  l'Angleterre. 

—  Tous  ces  hommes  que  vous  voyez  raides  et  silencieux 
sur  ces  larges  trottoirs,  me  dit-il,  portent  sur  leur  visage 
l'expression  du  sentiment  qui  est  la  source  de  leurs  vices 
et  de  leurs  vertus,  l'orgueil,  l'orgueil  immense,  sans  égal, 
effrayant.  L'Anglais,  monsieur,  aime  son  roi  comme  son 
ami,  mais  ne  veut  pas  reconnaître  d'autre  maître  que  les 
lois,  à  la  confection  desquelles  il  a  lui-même  contribué. 
L'Anglais  a  un  profond  mépris  pour  ces  peuples  qui  don- 
nent à  un  homme  une  liberté  illimitée,  pour  vivre  tous 
après  en  esclaves  sous  ses  ordres. 

—  C'est  en  effet  une  curieuse  position,  observai-je,  que 
celle  des  nations  qui  ont  des  gouvernements  absolus  :  elles 
inspirent  à  leur  tyran  une  continuelle  terreur,  et  tremblent 
en  même  temps  sous  son  pouvoir  qu'elles  croient  être  une 
délégation  du  Ciel. 


—  Cette  contradiction  de  fait  est  aussi  \Taie  que  singu- 
lière, répondit  le  vieux  Hollandais;  mais  elle  se  trouve  ea 
Angleterre  sous  une  autre  forme.  Ici  le  nom  de  liberté  re- 
tentit dans  toutes  les  assemblées  :  des  milliers  d'hommes 
sont  prêts  à  mourir  pour  ce  mot,  dont  à  peine  quelques- 
uns  comprennent  le  sens.  D'ailleurs,  la  liberté  est  ici  le  pri- 
vilège du  riche  et  du  richp  seul  ;  le  pauvre  ouvrier  en  parle 
dans  un  langage  digue  d'un  Caton  ou  d'un  Brulus,  s'en 
fait  le  vigilant  gardien,  et  ne  la  connaîtra  jamais.  Le  seul 
jour  où  il  peut  exercer  cette  magnifique  liberté,  c'est  le 
jour  des  élections,  et  ce  jour-là  il  la  vend  pour  quelques 
pots  de  bière  et  quelques  tranches  de  bœuf,  ou  quelques 
schellings. 

—  Cet  indigne  marché  est-il  donc  aussi  réel,  aussi  gé- 
néral qu'on  le  dit?  m'écriai-je,  en  regardant  attentivement 
mon  interlocuteur. 

—  Très-réel  et  très-général,  me  répondit-il  en  souriant. 
Eh  !  monsieur,  n'en  faites  pas  un  crime  à  ce  pauvre  peu- 
ple anglais;  pendant  sept  ans,  il  a  le  plaisir  politique  de 
parler  de  sa  liberté  ;  mais  ce  n'est  que  tous  les  sept  ans, 
à  l'époque  des  élections,  qu'il  a  le  plaisir  bien  plus  solide 
de  boire  de  bonne  bière  et  de  raancer  du  bœuf. 


Électeur  jouant  son  vote  contre  un  pot  de  bière. 


Nous  passions  justement  devant  une  taverne  oii  des 
électeurs  étaient  attablés,  les  cartes  à  la  main,  entre  des 
barriques  et  des  pots  énormes. 

Tenez,  me  dit  mon  cicérone,  voilà  de  braves  gens  qui 
jouent,  du  plus  grand  sérieux,  leurs  votes  contre  des  pots 
de  bière. 

Bientôt  nous  arrivâmes  auprès  d'un  grand  et  sombre  bâ- 
timent, qui  me  semblait  être  une  prison. 

—  Vous  ne  vous  trompez  pas,  me  dit  M.  Vàn  Krooeck, 
c'est  la  prison  pour  dettes.  Voyez  ce  malheureux  débiteur 
qui  cause  à  travers  les  barreaux  de  sa  fenêtre  du  rez- 
de-chaussée,  avec  ces  deux  hommes  qui  paraissent  très- 
animés  ;  voulez-vous  écouler  quelques  instants  leur  con- 
versation? Il  y  a  dix  à  parier  contre  un,  qu'ils  parlent  des 
élections,  et  discutent  à  leur  point  de  vue  les  chances  et 
les  mérites  de  chaque  candidat. 

—  Volontiers,  répliquai-je,  mais  pour  qu'ds  ne  s'aper- 
çoivent pas  que  nous  les  écoutons,  arrêtons-nous  à  l'étalage 
de  ce  marchand  de  vieilles  gravures,  comme  pour  voir  et 
acheter  quelques  pièces  de  sa  marchandise. 

L'im  des  deux  interlocuteurs  du  prisonnier  pour  dettes 


était  un  portefaix,  l'autre  un  soldat  de  marine,  portant  au 
front  une  énorme  balafre  ;  ce  que  nous  vîmes  aux  crochets 
suspendus  aux  épaules  du  premier  et  à  l'uniforme  un  peu 
râpé  du  second. 

—  Mes  amis,  leur  disait  le  prisonnier  à  travers  sa  fenê- 
tre grillée,  moi  je  n'ai  de  crainte  que  pour  notre  liberté,  et 
je  donnerai  ma  voix,  si  je  puis  sortir  d'ici  à  une  heure  de 
cette  prison  pour  aller  voter,  à  celui  des  deux  candidats 
qui  exposera  les  opinions  les  plus  tranchées  sur  la  liberté 
du  peuple. 

#  —  Vous  comptez  donc  sortir  sitôt  de  prison  ?  demanda 
le  soldat. 

—  Oui,  répliqua  le  prisonnier,  puisque  sir  Colinghrocke, 
qui  connaît  mon  opinion,  doit  à  l'heure  qu'il  est  avoir  payé 
la  dette  qui  me  fait  retenir  ici.  Oh  !  sir  Colinghrocke  est  un 
chaud  radical,  un  ami  de  la  liberté,  je  le  répèle;  aussi  ma 
voix  lui  appartient. 

—  Pour  moi,  dit  le  portefaix,  je  veux  le  bien  du  peuple, 
et  comme  ma  fille  et  moi  nous  sommes  du  peuple,  je  veux 
notre  bien-être  à  tous  deux.  Or,  le  concurrent  désir  Coling- 
hrocke, M.  Larker,  un  riche  négociant,  comme  vous  savez, 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


300 


I 


a  prorais  à  Hary  JenskiDs,  le  prétendu  de  ma  (ille,  la  place 
de  garde- magasins  chez  lui  ;  cela  vaut  par  an  cinquante 
livres  sterling,  ce  qui  nous  mettra  tous  fort  à  l'aise.  Je  vous 
laisse  à  penser,  mes  bons  amis,  si  ma  voix  peut  apparte- 
nir à  un  autre  qu'à  M.  Larker,  le  bienfaiteur  du  peuple  et 
de  ma  famille? 

—  Bon  !  s'écria  le  soldat,  voilà  qui  est  parler  stupide- 
ment !  il  faut  n'avoir  jamais  amorcé  un  fusil  ni  ébréché  un 
sabre  sur  la  tête  chauve  d'un  Chinois,  pour  donner  son 
suffrage  à  deux  cockneys  de  bourgeois  plutôt  qu'à  uu 
brave  militaire!  A  qui  convient-il  de  faire  les  lois,  je 
vous  prie,  si  ce  n'est  à  ceux  qui  les  défendent  ?  Mon  co- 
lonel, lord  Leveson,  serait  bien  plus  digne  d'être  élu,  lui 
qui  laissait  le  soldat  piller  à  discrétion  les  villes  prises 
d'assaut,  enlever  les  femmes  et  brûler  les  maisons.  On  dit 
qu'il  déteste  le  peuple  et  veut  à  tout  prix  le  maintien  de 
la  loi  des  céréales  ;  mais  il  se  fait  chérir  du  soldat  par  la 
liberté  qu'il  lui  accorde  hors  de  la  vieille  Angleterre.  Hourra 
pour  lui  !  Quand  il  se  portera  candidat  je  crierai  si  haut 
mon  vole  qu'il  en  vaudra  dix  ;  je  ne  vote  aujourd'hui  pour 
personne. 

Là-dessus,  les  trois  politiques  se  séparèrent,  bien  con- 
vaincus de  la  sincérité  et  du  désintéressement  de  leurs 
principes. 

—  Vous  venez  d'apprécier,  me  dit  alors  en  souriant, 
M.  Van  Krooeck,  dans  toute  sa  crudité  la  profonde  connais- 
sance des  Anglais  à  l'endroit  de  la  liberté.  Le  député  libé- 
ral est,  pour  ce  débiteur  insolvable,  celui  qui  lui  ouvrira 
les  portes  de  sa  prison  ;  le  portefaix  et  le  soldat  n'ont  pas 
une  autre  balance  pour  peser  le  mérite  du  candidat  de 
leur  choix. 

Je  témoignai  à  M.  Van  Krooeck  mon  extrême  surprise 
de  ce  que  je  venais  d'entendre. 


—  Monsieur,  ces  trois  hommes  sont  de  pauvres  diables 
à  qui  l'oppression  de  la  misère  parait  moins  insupportable 
que  celle  de  l'aristocratie  ;  leur  opinion  n'est  qu'une  excep- 
tion, voilà  tout.  Il  faut  croire  à  plus  d'élévation  et  de  dé- 
licatesse dans  la  masse,  n'est-ce  pas,  monsieur? 

—  C'est  ce  dont  vous  jugerez  bientôt,  monsieur,  répondit 
M.  Van  Krooeck  en  secouant  la  tête  ;  nous  voici  bientôt 
arrivés. 

En  effet,  après  un  quart  d'heure  de  marche,  nous  fûmes 
frappés  d'un  bruit  lointain  encore,  mais  pourtant  formida- 
ble, de  voix  humaines.  A  mesure  que  nous  approchions, 
ce  vacarme  augmentait  d'intensité,  et  nous  y  distinguions 
le  rire  désordonné,  la  douleur,  l'imprécation,  l'agonie; 
mais  c'était  peu  d'entendre  sans  voir.  Quel  spectacle, 
grand  Dieu,  frappa  mes  regards  effarés  ! 

—  Mais,  monsieur,  dis-je  à  mon  cicérone  néerlandais, 
ce  n'est  pas  une  opération  politique  qui  se  prépare  ici  ;  nous 
sommes  sur  un  champ  de  foire,  au  milieu  de  marchands 
gorgés  de  bière ,  qi^i  s'entre-déchirent  sans  savoir  pour- 
quoi. Je  vous  avoue  que  ce  spectacle  n'est  guère  amusant. 

—  Mais  il  est  instructif,  monsieur  le  Français. 

Nous  entrâmes,  mais  à  grand'peine  dans  une  de  ces 
immenses  auberges -cafés -restaurants,  que  les  Anglais 
appellent  tavernes. 

De  longues  tables  étaient  chargées  de  cadavres  de  toutes 
sortes  d'animaux,  empilés  comme  les  pierres  d'une  mai- 
son qu'on  va  bâtir.  Jamais  je  n'avais  vu  une  destruction 
d'êtres  animés  aussi  considérable,  aussi  variée,  aussi  ca- 
pable d'ôter  complètement  l'appétit  à  tout  autre  homme 
qu'à  un  Anglais. 

—  Voici  une  autre  face  des  mœurs  de  ce  pays ,  mon- 
sieur, me  dit  alors  M.  Van  Krooeck.  Il  n'y  a  point  au 
monde  un  peuple  aussi  mangeur  que  le  peuple  anglais,  et 


Premier  élément  politique  en  Angleterre. 

chez  ce  peuple  point  de  fêle  où  il  mange  davantage  qu'au   1    premier  élément  politique.  Depuis  trente  ans  que  j'habile  ce 
moment  Hps  élections.  Le  boeuf  gras  est  réellement  i.i  le    |    pays,  je  ne  cesse  point  de  m'éionnor  aux  n-pos  m-wKsii-s 


310 


LECTURES  DU  SOIR. 


do.  ce  peuple  ;  j'aurais  cinq  cents  têtes,  et  chacune  d'elles 
serait  munie  d'une  intelligence,  (lu'il  me  sçrait  encore  tout 
à  fait  impossible  de  compter  le  nombre  de  vaches,  de  bœufs, 
de  porcs,  d'oies  et  de  dindons  qui  depuis  ce  matin  sont 
morts  pour  le  bien  de  la  vieille  Ani:leterre,  leur  patrie. 

Pour  tout  dire  en  un  mot,  monsieur,  continua  M.  Van 
Krooeck,  manger  est  la  première,  la  plus  importante  chose 
que  font  les  Anglais,  en  toute  circonstance,  affaire, 
plaisir,  charité  ou  combat.  Veulent-ils  bâtir  une  église 
ou  doter  un  hôpital?  les  directeurs,  administrateurs  et 
Itrésidents  s'assemblent  pour  délibérer  sur  ce  sujet...., 
non,  mais  pour  manger  à  ce  sujet.  Ce  n'est  que  par  ce 
moyen  que  l'église  ou  la  dotation  de  l'hôpital  atrive  à  bonne 
fin.  Quand  une  société  de  bienfaisance  ou  de  tempérance 
projette  de  secourir  les  pauvres,  ou  de  corriger  l'ivrogne- 
rie, les  membres,  dont  l'office  est  de  distribuer  la  charité 
pubhque  à  des  gens  qui  ont  faim,  et  d'offrir  le  modèle  de 
la  tempérance  à  ceux  qui  s'enivrent,  commencent  par  se 
rassembler  pour  manger  eux-mêmes  et  boire  de  très-bons 
vins.  On  n'a  encore  jamais  vu,  en  ce  pays,  que  les  philan- 
thropes aient  apaisé  l'estomac  des  nécessiteux  avant  d'avoir 
rempli  le  leur.  Mais,  je  le  répète,  c'est  surtout  au  renou- 
vellement des  membres  de  la  Chambre  des  comhiunes  que 
cette  effrayante  anglo-gastronomie  s'étale  dans  sa  dévo- 
rante ampleur.  Le  mérite  d'un  candidat  se  mesure  souvent 
sur  le  nombre  des  plats  qu'il  fait  servir  à  ses  partisans  : 
aussi  les  suffrages  de  ceux-ci  s'adressent-ils,  non  aux  prin- 
cipes du  politique,  mais  à  la  succulente  table  de  l'amphi- 
tryon. 

—  Mais  ces  gens-là,  monsieur,  dis-je  à  mon  philosophe 
hollandais ,  doivent  mutuellement  se  moquer  les  uns  des 
autres,  et  en  face  ;  car  il  est  impossible  que,  des  deux  parts, 
on  ne  sente  pas  ce  qu'il  y  a  d'absurde  et  d'humiliant  dans 
une  pareille  machine  gouvernementale. 

—  Voilà  une  erreur,  répliqua  Van  Krooeck  ;  ces  gens-là, 
monsieur,  agissent  avec  le  plus  grand  sérieux  du  monde  : 
le  millionnaire  croit  aussi  légitime  d'acheter  une  conscience 
politique,  que  le  gueux  famélique  croit  naturel  dVheler 
quelques  bons  diners  avec  cette  même  conscience.  Ce- 
pendant, continua-t-il,  je  comprendrais  et  je  pardonnerais, 
quant  au  misérable  qui  a  faim,  cette  vente  d'un  prétendu 
privilège  de  citoyen  qui  lui  est  de  tous  points  parfaitement 
inutile;  j'irais  plus  loin,  je  dirai  que  c'est  un  penchant 
très-naturel,  universel  même,  chez  tout  homme,  de  man- 
ger le  plus  qu'il  peut,  quand  ce  qu'il  mange  ne  lui  coûte 
rien.  Mais  ce  qui  me  confond  ,  c'est  qu'ici  toute  cette  grasse 
bonne  chaire  ne  produit  chez  les  Anglais  ni  l'humeur  fa- 
cile, ni  la  gaieté.  Au  contraire,  chaque  morceau  qu'ils  ava- 
lent, chaque  pot  de  bière  qu'ils  entament  semble  enflam- 
mer leur  animosilé.  PJus  d'un  honnête  homme  ici,  doux 
et  inoffensif  comme  un  lapiu  avant  le  diner,  est,  en  sor- 
tant de  table  et  bien  repu,  aussi  dangereux  qu'une  cou- 
levrine  chargée  jusqu'à  la  gueule. 

M.  Van  Krooeck  achevait  à  peine  ces  réflexions  culinai- 
res, qu'un  fait  vint  leur  donner  toute  la  force  de  la  vérité. 
Près  de  nous  une  douzaine  de  gens  venaient«d'achever  un 
repas  de  Gargantua,  ou  du  moins  qu'on  pouvait  juger  tel 
à  l'énorme  quantité  d'os  rongés  et  mis  à  nu  qui  étaient 
amoncelés  sur  les  plats  et  les  assiettes  des  convives  :  tout 
à  coup  un  gros  petit  homme  rouge  et  joufilu,  qu'on  eût 
pris  pour  le  plus  débonnaire  des  mortels,  se  lève,  et  jetant 
sur  ses  commensaux  un  regard  courroucé  : 

—  Gentlemen,  leur  dit-il,  vous  le  savez,  je  ne  suis  qu'un 
simple  marchand  de  modes,  et  par  état  comme  pur  goût,  je 
voudrais  être  pacifique  avec  tout  le  genre  humain  ;  mais 
le  moyeu  de  l'être,  (juand  uu  misérable  pâtissier,  ce  grand 


blafard  dé  Cakeill,  que  vous  connaissez  tous,  ose  me  nar- 
guer chaqi^e  jour,  en  prédisant  le  succès  de  son  grand 
imbécile  de  sir  Colingbrocke  au  préjudice  de  notre  cher  et 
digne  M.  Larker?  Puis-je  souffrir  cet  affront?  continua  le 
forcené  marchand  de  modes,  et  le  souffrirez-vous,  mes 
bons  amis? 

—  Non,  par  le  diable!  s'écrièrent  ses  auditeurs  ;  l'outre- 
cuidance de  ce  pâtissier  est  intolérable  pour  tout  homme 
d'honneur. 

—  Eh  bien  !  sus  à  lui ,  vociféra  le  marchand  de  modes, 
car  le  voilà  là-bas,  au  milieu  d'une  troupe  de  nigauds 
comme  lui  ;  depuis  quelques  minutes  je  le  voyais  passer  et 
repasser  devant  cette  feuètre,et  voilà,  mes  bons  amis,  ce 
qui  a  troublé  ma  digestion  et  m'a  mis  en  fureur. 

—  Mort  au  pâtissier!  s'écrièrent-ils  tous  ensemble  en  se 
précipitant  hors  de  la  taverne  et  courant  au  pâtissier  et  à 
ses  amis  qui,  ne  se  méfiant  de  rien,  furent  entourés,  as- 
saillis, abîmés  de  coups  par  des  gens  qui  sortaient  de  table. 

Je  ne  voulais  pas  être  plus  longtemps  spectateur  de 
cette  scène  politico-gastronomique,  toute  comique  qu'elle 
pût  être,  parce  que  je  craignais  de  voir  quelque  tête 
cassée  ou  tout  autre  affligeant  malheur.  Mais  un  intérêt 
d'un  autre  genre  y  retint  mes  yeux  attachés  ;  le  féroce 
marchand  de  modes  et  les  convives  de  son  opinion  s'étant 
précipités  et  mis  à  courir  sur  la  place  sans  dire  un  mot  au 
maître  de  la  taverne,  celui-ci  crut  qu'ils  se  sauvaient  sans 
payer  leur  bon  déjeuner,  et  courut  après  eux  en  brandis- 
saut  le  bois  d'ua  cerf,  tué  ce  jour  même  pour  servir  ainsi 
doublement  aux  élections.  Les  garçons,  voyant  leur  maitre 
s'élancer  dans  la  foule  avec  cette  singulière  arme,  la  pre- 
mière qui  lui  était  tombée  sous  la  main,  à  son  exemple 
s'armèrent,  qui  d'une  cuiller  à  pot,  qui  d'une  longue, 
fourchette,  qui  d'une  broche,  et  suivirent  leur  maitre  pour. 
lui  prêter  main-forte.  Les  assaillants  furent  assaillis  à  leur 
tour,  et  lâchèrent  prise,  au  grand  contentement  du  pàtis- 
siéV  et  des  siens ,  qui ,  à  la  faveur  de  ce  secours  inattendu , 
prirent  l'offensive  et  étrillèrent  d'une  rude  façon  le  mar 
chand  de  modes  et  sa  bande. 

Quel  tableau!  quelles  mœurs!  pour  un  ét.'-anget  venu 
en  Angleterre  afin  d'y  admirer  une  civilisation  de  cin- 
quante ans  en  avance  sur  le  reste  de  l'Europe!  J'en  états 
pourtant  là,  et  j'en  pouvais  à  peine  croire  au  témoignage 
de  mes  yeux. 

—  Ah  !  monsieur  Van  Krooeck ,  dis-je  à  mon  cicérone 
sortons  d'ici,  l'épaisse  vapeur  des  viandes  fumantes  me 
suffoque  dans  cette  maison,  la  vue  du  sang  sur  cette  grande 
place  attriste  mes  regards,  .\llons-nous-en. 

—  Bah!  bah!  s'écria  mou  gros  Hollandais,  vous  êtes 
trop  susceptible  ;  il  faut  prendre  ces  choses  pour  ce  qu'elles 
sont,  une  comédie  étrange,  unique  au  monde,  et  qu'on 
doit  voir  au  moins  une  fois  en  sa  vie.  Allons  maintenant 
sur  les  hustings;  nous  saisirons  mieux  l'ensemble  de  la 
scène  et  nous  entendrons  causer  les  gens. 

Des  deux  côtés  de  la  place  s'élevaient  des  hustings  ou  écha- 
faudages forrfiésde  planches  ployant  et  prêtes  à  craquer  sous 
le  poids,  les  trépignements  et  les  luttes  des  bruyants  fils  d'Al- 
bion. Mais  c'était  le  milieu  de  la  place  qui  présentait  une 
scène  folle,  triste,  fantastique,  étourdissante  ;  des  groupe,*; 
nombreux  discutaient  ou  pUitùl  hurlaient  leurs  arguments 
en  faveur  de  leur  candidat,  d'autres  couraient  çà  et  là  un« 
bourse  à  la  main,  dont  ils  distribuaient  le  contenu  èd« 
pauvres  hères  à  la  mine  affamée.  Cette  vue  me  rappela  la 
distribution  de  gros  sous,  qu'à  un  jour  déterminé  de  la 
semaine,  font  à  leur  porte  avec  ostentation  certains  mil- 
lionnaires à  une  foute  déguenillée  et  grelotante,  qui  a  trotté 
parfois  deux  lieues  de  chemin  pour  venir  recevoir  dix 


^ 


IVTUSEE  DES  FAMILLES. 


311 


centimes.  Mais  dans  cette  compar.iison  l'avantage  restait 
aux  pauvres,  qui  recevaient  le  denier  de'Ia  charité  ou  de  la 
vanité,  comme  on  voudra  ;  tandis  que  le  citoyen  anglais 
vend  ,  lui,  et  à  vil  prix  ,  sa  chère  lilterlé.  Enfin,  il  y  en  avait 
une  foule  d'autres  qu'on  -ne  voyait  qu'en  partie,  cachés, 
enfouis,  perdus  qu'ils  étaient  dans  des  masses  informes  ou 
plutôt  dans  des  pelotons  d'hommes  se  bousculant,  se  traî- 
nant, se  déchirant  avec  la  furie  de  l'ivresse  et  de  la  colère, 
et  si  singulièrement  enchevêtrés  les  uns  sur  les  autres, 
qu'on  ne  voyait  de  l'un^qu'un  bras,  de  l'autre. qu'une 
jambe  en  l'air,  d'un  troisième  la  tète  ensanglantée,  d'un 
quatrième  enfin  le  bâton  à  moitié  rompu,  sans  apercevoir 
la  main  qui  le  tenait. 

—  Vous  voyez  bien  ces  hommes  graves  et  posés,  me  dit 
Van  Krooeck  en  me  montrant  une  autre  partie  des  huslings, 
qui  supposerait  qu'il  pût  jamais  s'élever  entre  eux  un  sujet 
de  dispute  et  de  batterie?  Il  y  en  a  mille  pourtant  qui 
peuvent  surgir  en  un  jour  :  car,  sachez-le,  l'.Anglais  est 
trop  poli  pour  battre  son  voisin  sans  une  raison,  ou  tout 
au  moins  sans  un-prétexte.  Mais,  tenez,  prêtez  l'oreille,  là, 
à  deux  pas  de  nous  ;  voyez-vous  ces  deux  hommes  au  vi- 
sage animé,  à  la  parole  haute?  Entre  eux  une  scène  se 
prépare. 

—  Je  vous  répète,  monsieur,  disait  l'un  des  deux  per- 
sonnages à  son  interlocuteur,  que  M.  I^arkernous  a  réga- 
lés à  la  fin  du  diner,  avec  du  gin  de  sa  propre  distillerie, 
et  qu'il  a  fait  en  cela  acte  de  bon  citoyen,  puisque  le  gin 
est  une  liqueur  indigène  et  nationale. 

—  Fort  bien,  répliqua  l'autre  avec  vivacité,  mais  quand 
sir  Colingbrocke  traite  ses  amis  avec  une  excellente  eau-de- 
vie  de  France,  agit-il  en- mauvais  Anglais,  lui  qui  achète 
fort  cher  cette  liqueur  étrangère,  ce  qui  fait  entrer  bien  de 
l'argent  dans  les  colTres  de  l'excise,  et  de  plus  ce  qui  en- 
tretient DOS  bonnes  relations  commerciales  et  politiques 
avec  nos  voisins  les  Français?  Qui  oserait  dire  après  cela 
que  sir  Colingbrocke  a  tort,  et  le  cède  en  bons  sentiments 
à  tout  habitant  des  Trois-Royaumes? 

—  Qui?  moi!  cria  le  partisan  de  la  bo*isson  indigène  ; 
mais  à  peine  avait-il  prononcé  cette  imprufleute  bravade, 
que  saisi  au  milieu  du  corps  par  son  redoutable  adversaire, 
il  allait  mesurer  la  hauteur  des  hustings  aux  pavés,  lorsque 
heureusement  un  bras  vigoureux  l'arrêta  sur  la  balustrade 
et  prévmt  une  chute  qui  eût  pu  être  mortelle. 

Nous  laissâmes  ces.  bons  citoyens  terminer  leur  querelle 
et  prouver,  à  grand  renfort  de  gourmades,  s'il  est  plus 
ou  moins  polilique  de  s'enivrer  avec^u  gm  anglais  ou  de 
l'eau-de-vie  de  France. 

M.  Van  Krooeck  me  fit  alors  remarquer  une  autre  partie 
au  drame  q  m  se  jouait  sur  la  place.  Plusieurs  de  ceux  qui  ne 
cessaient  d'affluer  sur  celte  place  ne  paraissaient  pas  en- 
core en  élat  d'ivresse,  et  plusieurs  de  ceux  qui  s'y  trou- 
vaient déjà  semblaient  tout  récemment  dégrisés  ;  mais  les 
uns  et  les  autres  se  jetaient  au  milieu  des  nombreux  com- 
battants qui  encombraient  le  passage,  et  comme  pour  les 
séparer  :  le  croirait-on?  leur  but,  comme  me  l'expliqua 
M.  Van  Krooeck,  n'était  que  d'attraper  quelques  horions 
pour  avoir  le  plaisir  d'en  rendre  à  leur  tour,  et  aussi  pour 
avoir  le  prétexte  d'aller  boire  aux  dépens  du  parti  vainqueur, 
•  auquel  ils  ne  manquaient  pas  de  se  rallier  après  la  victoire  ; 
puis,  sortis  des  tavernes  ivres  de  nouveau,  de  nouveau  ils 
se  dégrisaient  à  force  de  coups,  et  jouaient  ce  jeu  toute  la 
journée. 

—  Ces  gens-là,  dis-je  à  M.  Van  Krooeck,  peuvent-ils 
avoir  la  moindre  idée  de  l'importante  question  nationale 
qui  va  se  décider?  Ne  sont-ils  pas  plutôt,  en  pareille  cir- 
constance, un  embarras,  un  sujet  de  vergogne  pour  les 


candidats?  car  autant  vaudrait  se  dire  nommés  par  le» 
pavés  de  cette  place  que  par  des  électeurs  ivres-morta  qui 
discutent  à  cou(is  de  pomg? 

—  Le  sens  et  la  raison  des  hommes  ne  sont  rien  ici, 
monsieur,  répondit  le  Hollandais  ;  leur  afflueuce  seule  pro- 
duit l'elTet  qu'on  désire,  qui  est  d'avoir  des  noms,  beau- 
coup de  noms,  rien  que  des  noms.  Feu  importe  qui  ou  (pioi 
ces  noms  désignent  !  on  prendrait  les  noms  des  rues,  mon- 
sieur, à  défaut  d'autres  pour  en  faire  des  électeurs. 

Au  dernier  renouvellement  de  la  Chambre,  continua 
M.  Van  Krooek,  je  fis  une  excursion  dans  un  village  voisin 
où  m'appelait  une  affaire  ;  j'étais  loin  de  m'altendre  aux 
scènes  grotesques  dont  j'y  fus  témoin. 

A  Londres,  monsieur,  les  acteurs  du  singulier  spectacle 
qui  vous  étonne  appartiennent  pour  la  plupart  aux  plus  in- 
fimes classes  de  la  société  ;  les  plus  distingués  sont  de 
petits  marchands,  les  gentry,  c'est-à-dire  les  propriétai- 
res se  respectent  assez  en  général.  Mais  dans  les  petites 
villes,  dans  les  villages  de  comtés,  c'est  un  pêle-mêle  sans 
retenue,  un  oubli  complet  des  habitudes  distinguées  dues 
au  rang,  à  la  fortune,  à  l'éducation. 

Ainsi,  quand  le  candidat  à  la  représentation  de  ce  village 
parut  sur  la  place,  il  était  accompagné  de  madame  sa 
femme,  qui  distribuait  à  droite  et  à  gauche  de  gracieux 
sourires,  et  de  madame  la  femme  du  maire,  qui  donnait 
des  poignées  de  main  aux  artisans  et  aux  laboureurs.  Je 
dois  rendre  cette  justice  à  madame  la  femme  du  futur  dé- 
puté, qu'elle  n'avait  pas  bu  le  plus  petit  verre  de  wisky; 
quant  à  madame  la  mairesse,  quelques  spectateurs  disaient 
d'elle  qu'elle  était  une  fort  jolie  femme  avant  d'avoir  eu 
la  petite  vérole. 

Mais  j'oubliais  de  vous  dire,  continua  M.  Van  Krooeck, 
en  quel  étrange  cortège  ces  illi^tres  personnages  firent 
leur  entrée  sur  la  place  des  élections.  Us  étaient  précédés 
de  trois  joueurs  de  flûte  et  suivis  de  neuf  douzaines  de 
jambons  portés  par  leurs  domestiques  ;  comme  ils  avaient 
acheté  plus  de  liquide  que  n'en  pourrait  probablement 
consommer  la  population  électorale  du  lieu,  ils  avaient  fait 
venir  de  Londres  deux  douzaines  de  poètes  et  de  feuilleto- 
nistes, pour  être  les  utiles  auxiliaires  des  habitants  dans 
l'opcratiog  de  vider  les  barriques.  Dire  ce  que  la  multitude 
applaudit  avec  le  plus  de  force,  de  M.  le  député,  des  dames, 
des  écrivains  de  Londres,  de  la  bière  ou  des  jambons,  c'est, 
I  monsieur,  ce  qui  me  serait  tout  à  fait  impossible  ;  mais  vous 
comprenez  de  reste  qu'un  candidat  ainsi  appuyé  ne  pou- 
vait manquer  son  élection,  qui  fut  en  effet  emportée  d'em- 
blée. 

Comme  je  considérais  cette  espèce  de  mascarade  en  spec- 
tateur fort  tranquille  et  surtout  fort  indifférent,  un  hab'tant 
du  village  vint  droit  à  moi ,  piqué  sans  doute  qu'il  était  de 
voir  le  peu  d'intérêt  que  je  semblais  prendre  à  ce  qui  lui 
en  inspirait  un  si  vif  à  lui  ;  car  des  deux  candidats,  l'un 
était  un  riche  propriétaire  de  mines  de  houille,  l'autre  un 
non  moins  riche  propriétaire  foncier.  Or,  ces  deux  hommes 
pouvaient  à  leur  gré  affamer  le  pays, 'l'un  en  suspendant  le 
travail  de  ses  mines,  l'autre  en  refusant  de  vendre  son  blé 
ou  bien  en  le  vendant  à  un  prix  élevé. 

—  Monsieur,  me  dit  d'une  voix  assez  impérieuse  l'éltc- 
teur  essoufflé,  pour  qui  votez-vous,  pour  le  charbon  ou 
pour  le  blé  ? 

—r  Ni  pour  l'un  ni  pour  l'autre,  monsieur,  car... 
Je  n'eus  pas  le  temps  d'achever. 

—  Ah  !  quelle  honte  !  s'écria  l'électeur,  que  cette  indif- 
férence aux  intérêts  du  pays  !  Allez-vous-en  d'ici,  dit-il  eu 
me  lançant  un  regard  pfein  de  menace. 

Comme  j     ne  jugeai  pas  à  propos   d'obéir  à  cette  in- 


312 


LECTURES  DU  SOIR. 


jonction,  je  fus  en  un  instant  entouré  de  quinze  à  vingt 
personnes,  qui  se  fussent  inimédialcment  portées  à  des 
violences,  sans  le  bruit  d'un  incident  qui  vint  s'emparer 
de  toute  leur  attention.  C'était  un  combat  entre  la  vache 
d'un  partisan  de  la  houille  et  le  chien  d'un  partisan  du  blé, 
tous  deux  bien  connus  de  la  foule.  Ce  combat  leur  parut 
presque  aussi  intéressant  que  s'il  eût  eu  lieu  entre  les  maî- 
tres mêmes  de  ces  animaux,  et  que  si  l'élection  de  l'un  ou  de 
l'autre  candidat  en  eut  dû  dépendre.  Le  chien  de  l'électeur 
du  blé  resta  vainqueur,  à  la  grande  satisfaction  des  gens 
de  son  opinion,  à  qui  cette  victoire  parut  un  heureux  pré- 
sage. Tel  fut,  monsieur,  l'important  incident  auquel  je  dus 
de  n'être  pas  assommé,  et  qui  put  distraire  mon  agresseur 
des  graves  intérêts  du  pays  dont  il  semblait  occupé  au 
point  de  chercher  querelle  à  un  homme  paisible. 

A  l'instant  où  finissait  cette  histoire  d'une  élection  de 
village,  nous  entendîmes  un  grand  bruit  de  voix  qui 
criaient: 

—  Le  voilà!  le  voilà!  Hourra  pour  M,  Larker!  Hourra 
pour  sir  Colingbrocke  l 

C'étaient  les  deux  concurrents,  qiii  venaient  pour  la  se- 
conde fois  sur  la  place  où  le  malin  ils  n'avaient  fait  qu'ap- 
paraître. Et  la  foule,  de[)uis  lors,  était  restée  à  les  atten- 
dre, buvant,  jurafi.',  se  battant,  comme  j'ai  tâché  de  le 
peindre  plus  haut.  A  la  vue  des  héros  de  la  fête,  qui  tous 
deux  prirent  place  sur  les  hustings,  pour  y  débiter  chacun 
un  superbe  speech,  tout  cet  immense  tumulte,  qui  assour- 
dissait tout  à  l'heure,  s'apaisa  comme  par  enchantement. 
Les  dos  cessèrent  de  retentir  de  coups,  les  voix  de  vo- 
ciférer les  plus  effroyables  jurons,  dans  lesquels  je  remar- 
(]uai  que  le  diable  intervenait  inévitablement.  L'un  des 
(trateurs,  le  baronnet  Colingbrocke,  étendait  le  bras  pour 
parler,  lorsqu'il  fut  abordé  par  un  homme  fort  mal  vêtu, 
qui  lui  dit  très-familièrenrent  : 

—  Gentleman,  je  veux  faire  quelque  chose  en  votre  fa- 
veur; touchez  cette  main  qui  raccommode  des  souliers, 
pour  prouver  que  vous  ne  méprisez  pas  le  peuple  :  cela 
décidera  pour  vous  bien  dès  hommes  chancelants  à  qui  j'ai 
entendu  dire  que  vous  étiez  trop  fier  et  trop  dur  pour  rien 
faire  en  faveur  des  pauvres  prolétaires. 

—  Ils  mentent,  mon  ami,  ils  mentent  ou  ils  se  trom- 
pent; la  preuve,  la  voici.  Et  là-dessus ,  sir  Colingbrocke 
mit  sa  main  blanche  dans  la  main  calleuse  et  noire  du  sa- 
vetier. 

Comme  les  deux  personnages  avaient  parlé  fort  haut,  et 
que  leur  échange  de  courtoisie  sur  les  hustings  se  voyait 
de  partout,  la  foule  ne  perdit  rien  de  cette  petite  scène, 
cl  en  témoigna  sa  jubilation  par  des  hourras  et  des  applau- 
dissements frénétiques. 

Quant  au  savetier,  la  joie,  l'orgueil  d'avoir  publique- 
ment touché  la  main  d'un  gentleman,  n'était-ce  pas  pour 
lui  une  liberté  illimitée,  et  la  plus  grande  somme  de  bien 
qu'un  législateur  pût  faire  à  ses  concitoyens?  A  qui  donc 
fut  vraiment  utile  ce  jeu  de  la  ruse  hypocrite  et  de  la  sotte 
vanité?  Au  riche  gentilhomme,  à  qui  il  n'en  coûta  que  la 
peine  de  se  laver  les  mains  en  rentrant  dans  sa  somptueuse 
demeure. 

Sfi  poignée  de  main  prépara  la  foule  à  écouter  son  dis- 
cours emphatique  et  vide  de  sens,  cent  fois  mieux  que  ne 
l'eût  fait  le  plus  habile  cxorde.  Tout  ce  discours  roulait  sur 
la  tendance ,  de  plus  en  plus  prononcée ,  de  l'aristocratie  à 
se  rapprocher  du  pauvre  peuple  et  à  sympalhiser  à  ses 
souffrances.  Aussi  eut-il  un  succès  prodigieux. 

—  Je  crois,  dis-je  h  M.  Van  Krooeck,  que  ce  menteur  de 
baronnet  sera  le  candidat  heureux.  Qu'en  pensez-vous 
monsieur? 


—  Jusqu'à  présent,  les  chances  sont  en  sa  faveur,  ré- 
pondit-il ;  la  scène  de  son  début  a  été  d'un  puissant  effet, 
et  le  sujet  de  son  discours  est  un  rêve  qui  transporte  ce 
pauvre  peuple  dans  un  monde  idéal  de  félicités;  aussi  vous 
avez  pu  observer,  comme  moi,  que  tous  les  assistants» 
même  les  partisans  de  son  compétiteur ,  étaient  comme 
enchainésà  sa  parole.  J'en  ai  même  vu  plusieurs  qui  jetaient 
leurs  rubans  verts  pour  y  substituer  le  ruban  jaune  qui  est 
la  couleur  de  sir  Colingbrocke.  Cependant  la  connaissance 
que  j'ai  des  mœurs  anglaises  m'empêchait  de  parier  pour 
lui  jusqu'à  présent  :  le  moindre  incident ,  le  plus  insigni- 
fiant hasard  peut  lui  faire  perdre  en  un  instant  tout  ce  qu'il 
vient  de  gagner.  Ecoutons  maintenant  son  concurrent.  Le 
voilà  qui  tousse  et  crache  ;  il  va  parler. 


Portrait  de  M.  Larker,  candidat. 

M.  Larker  parla  en  effet,  et  dit  fort  lourdement  de  fort 
bonnes  choses.  Son  texte,  à  lui,  était  :  t  facilité  du  travail  pour 
le  peuple.»  Il  établissait  très-logiquement  que  cette  facilité 
de  travail  résullait  de  l'extension  du  commerce  extérieur, 
résultant  elle-même  de  l'abaissement  des  tarifs.  Celait  là 
véritablement  une  question  palpitante  de  vérité  et  d'intérêt 
pour  le  peuple.  Mais  à  sa  froideur  on  s'apercevait  aisément 
qu'il  n'en  jugeait  pas  ainsi.  Cela  pour  deux  raisons  :  d'a- 
bord parce  que  le  langage  traînant  et  pâteux  de  l'orateur 
dépréciait  le  fond  excellent  de  son  discours;  ensuite  parce 
que  ce  fond  même  était  moins  du  goût  de  ce  brave  peuple 
que  celui  de  l'adroit  baronnet. 

Que  promettait  ce  dernier,  en  effet?  Des  lois  favorables 
au  bien-être  général,  une  aristocratie  compatissante  qui 
abaisserait  l'échelle  mobile  des  céréales,  multiplierait  les 
sociétés  de  bienfaisance,  et  enfin  en  viendrait  peut-être  à 
distribuer  son  superfiu  aux  malheureux  en  leur  touchant 
dans  la  main.  Le  pauvre  peuple  jouirait  donc  d'un  facile 
bonheur  quand  viendraient  ces  jours  fortunés  promis  par 
sir  Colingbrocke. 

Que  promettait,  au  contraire,  la  grosse  logique  du  négo- 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


313 


ciant?  De  bonnes  lois ,  c'est  \Tai ,  mais  qui  imposaient  tou- 
jours au  peuple  la  dure  nécessité  du  travail  ;  ce  travail 
serait  sans  interruption,  c'est  vrai,  mais  la  fatigue  du  pauvre 
ouvrier  serait  sans  interruption  aussi ,  par  conséquent. 
Cette  perspective ,  à  tout  prendre,  était  bien  moins  sédui- 
sante que  l'autre;  et  après  le  discours  de  son  adversaire 
sir  Colingbrocke  avait  trois  chances  de  plus  qu'aupara- 
vant. 

—  Attendez,  voici  maintenant  le  plus  curieux,  me  dit  à 
l'oreille  M.  Van  Krooeck  :  depuis  quelques  années  l'Angle- 
terre a  fait  des  progrès  dans  la  voie  de  la  corruption  ;  et  il 
est  d'usage  aujourd'hui  qu'après  avoir  exposé  les  principes 
généraux  de  la  politique  qu'il  suivra  à  la  Chambre,  chaque 
candidat  fasse  personnellement  à  ses  électeurs  des  pro- 
messes brillantes,  qu'il  réalise  plus  ou  moina,  quelquefois 
nullement.  L'un  met  en  avant  sa  fortune,  l'autre  son  cré- 
dit ,  celui-ci  son  commerce ,  celui-là  sa  bonne  volonté. 
Tenez,  les  voilà  qui  commencent. 


—  Hommes  de  la  Cité,  disait  le  baronnet,  je  veux  faire 
bâtir  quarante  grandes  maisons  dans  vos  quartiers,  et  les 
louer  à  soixante-quinze  pour  cent  au-dessous  du  taux  ac- 
tuel des  loyers. 

—  iionnètes  habitants  de  la  Cité,  reprit  aussitôt  le  né- 
gociant ,  je  ferai  construire  un  dock  colossal  où  seront 
employés  quinze  cents  hommes  du  matin  au  soir. 

—  Moi ,  répli(]ua  le  baronnet,  j'ai  des  bois  immenses  où 
je  vous  permettrai  d'aller  ramasser  les  branches  mortes 
pendant  l'hiver. 

— Bravo  !  bravo  !  hourra  pour  le  baronnet,  cria  le  peuple. 

—  Et  moi,  cria  le  riche  marchand ,  j'ai  vingt  vaisseaux 
sur  les  mers,  douze  usines,  quinze  fabriques  de  coton; 
j'emploierailes  ouvriers  toute  l'année,  même  l'hiver,  et 
j'augmenterai  l«s  salaires  de  deux  pence  par  jour. 

D'assez  faibles  applaudissements  accueillirent  ces  libéra- 
lités qui  n'excluaient  pas  la  nécessité  du  travail. 

— JLt  moi,  enfin ,  reprit  le  baronnet,  je  vous  ferai  bâtir 


Promesses  électorales.  Spécimen  d'une  chapelle  anglaise. 

une  église,  dont  voici  le  spécimen,  daus  le  dernier  genre,    |   fenêtres  et  portes  ogives,  promenade  ombragée  alen- 
avec  pasteur  orné  de  sa  croix,  grande  nef  et  bas-côtés,    (   tour,  etc.,  etc. 

aiLLET  1S15.  —  40  —  TREIZIÈME  VOLUME. 


314 


LECTUKES  DU  SOm. 


En  racme  temps  le  baronnet  déroula  une  immense  gra- 
vure, représentant  en  effet  sa  promesse  électorale,  et  dont 
ses  agents  répandirent  sur  la  foule  des  milliers  d'exem- 
plaires. 

Cette  dernière  épreuve  de  la  séduction  fut  aussi  fa- 
vorable que  les  autres  à  sir  Colingbrocke,  et  M.  Van 
Krooeck  et  moi  nous  nous  attendions  définitivement  à  le 
voir  nommer  député. 

—  Voici  le  moment ,  me  dit  mon  gros  négociant  hol- 
landais, où  l'on  va  recueillir  les  suffrages  ;  mais  qu'est-ce 
qu'il  se  passe  donc  là-bas?  Quel  tumulte ,  bon  Dieu! 

—  Savez-vous  ce  que  c'est  ?  demanda-t-il  à  un  homme 
qui  venait  tout  essoufflé  se  reposer  près  de  nous  ou  peut- 
être  y  chercher  un  refuge  contre  quelque  menaçante 
agression. 

—  Il  y  a ,  répondit  l'homme ,  que  l'élection  de  sir  Co- 
lingbrocke, à  laquelle  je  m'intéressais  en  qualité  de  courtier, 
—  car  je  suis  un  de  ceux  qui  ont  distribué  son  argent  à 
ses  tidèles  électeurs,  —  que  cette  élection,  dis-je... 

Le  pauvre  homme  était  tellement  hors  d'haleine  qu'il 
pouvait  à  peine  parler. 

—  Eh  bien!  enfin  ,  que  cette  élection  est  fort  compro- 
mise. 

—  Comment  cela? 

—  Vous  savez,  messieurs,  que  le  ruban  jaune  est  la 
couleur  de  sir  Colingbrocke? 

—  Oui...  Eh  bien? 

—  Eh  bien  !  Ig  marchand  de  ruban  jaune  venait  d'en 
vendre  trois  aunes  à  vingt  électeurs  qui,  abandonnant  le 
parti  de  M.  Larker,  avaient  embrassé  soudainement  ce- 
lui de  mon  honorable  patron.  Vingt,  trente,  cent  autres 
allaient  sans  doute  les  imiter... 

—  Mais  ,  je  ne  vois  pas,  répondis-je,  que  ce  fait-là  soit 
un  cas  à  compromettre  l'élection  de  votre  patron ,  bien  au 
contraire. 

—  Monsieur,  je  serais  de  votre  avis ,  s'il  n'y  avait  pas 
autre  chose,  répondit  ingénument  le  pauvre  diable.  Mais 
il  y  a  autre  chose,  voyez-vous! 

—  Qu'esl-cè  donc  alors? 

—  Voilà.  Le  marchand  de  rubans  n'ayant  pas  à  rendre 
la  monnaie  d'une  guinée,  est  allé  la  chercher  avec  ses 
acheteurs  chez  le  marchand  de  gin  le  plus  voisii^.  Pendant 
ce  temps-là,  les  verts  partisans  de  M.  Larker,  indignés 
de  la  défection  qui  venait  de  faire  un  vide  dans  leurs  rangs, 
se  sont  JQtés  sur  la  petite  boutique  ambulante  du  marchand 
absent,  ont  fait  main-basse  sur  tous  ses  rubans  jaunes  et 
se  sont  enfuis  en  les  emportant  au  plus  vite.  En  vain  on  a 
cherché  du  ruban  jaune  dans  toutes  les  boutiques  de  la 
Cité  :  on  n'en  a  pas  trouvé  seulement  ce  qu'il  faudrait  pour 
attacher  le  bonnet  de  nuit  de  sa  seigneurie  le  lord-maire. 
C'est  sûrement  un  coup  monté  par  les  larkéristes  :  oui, 
oui,  les  triples  coquins,  ils  ont  accaparé  toute  notre  cou- 
leur pour  compromettre  notre  succès  et  nous  ruiner. 

—  Mais,  dis-je  à  l'homme  que  ce  tour  d'adresse  sera- 
l)lait  avoir  confondu  et  démoralisé,  ne  peut-on  voter  pour 
tel  ou  tel  candidat  sans  avoir  un  ruban  vert  ou  jaune  pendu 
à  sa  boutonnière  ou  à  son  chapeau? 

—  Sans  ce  signe,  monsieur,  comment  reconnaître  dans 
une  si  grande  foule  ceux  que  l'on  va  prendre  pour  les  me- 
ner voter?  Comment  se  concerter  avec  ses  amis?  A  qui 
distribuer  de  l'argent?  Sur  qui  taper  dans  la  bagarre?  Au- 
tant il  e^t  réjouissant  de  faire  tomber  son  poing  bien  serré 
sur  le  dos  d'un  adversaire ,  autant  il  serait  lamentable  d'en 
faire  sentir  le  poids  à  un  homme  qui  partage  vos  cjjnvic- 
tions  politiques.  N'est-ce  pas  bien  vrai ,  monsieur?...  Vous 


me  paraissez  étranger,  mais  la  justice  est  de  tous  les  pays  ; 
et  vous  pensez  comme  moi  là-dessus,  n'est-ce  pas? 

—  Sans  doute,  sans  doute,  mon  ami,  m'empressai-je 
de  répondre,  eu  riant,  pour  en  savoir  davantage  de  ce  sin- 
gulier homme  qui  pleurait  presque  de  douleur  à  la  vue  de 
son  parti  en  désarroi. 

—  Eh  bien!  monsieur,  outre  les  inconvénients  que  je  viens 
de  vous  signaler,  en  voici  d'autres  qui  vont  faire  échouer 
certainement  le  baron  sir  de  Colingbrocke.  Tous  ceux 
qui  allaieut  faire  défection  au  parti  de  M.  Larker,  et  grand 
en  était  le  nombre!  séduits  qu'ils  étaient  par  les  brillantes 
et  généreuses  promesses  de  l'honorable  baroanet;  tous  ces 
gens, dis-je,  n'ayant  plus  aucun  moyen  de  se  faire  con- 
naître à  nous ,  vont  demeurer  dans  leur  opinion  erronée , 
je  puis  mêmetlire  fausse,  ce  qui  ne  sera  pas  moins  préju- 
diciable aux  intérêts  de  la  vieille  Angleterre  qu'à  ceux  de 
sir  Colingbrocke. 

—  En  effet,  répondis-je,  l'Angleterre  va  perdre  beau- 
coup à  la  déconvenue  de  sir  Colingbrocke  ;  mais,  pour  lui, 
il  gagnera  tout  ce  qu'il  ne  donnera  pas ,  et  c'est  beaucoup , 
car  il  avait  fait  de  bien  larges  promesses. 

—  Et  il  les  aurait  tenues,  ajouta  piteusement  mon  inter- 
locuteur désolé...  Oui ,  il  les  aurait  tenues,  ces  promesses , 
et  voilà  le  comble  de  notre  infortune,  c'est  qu'il  ne  les 
tiendra  pas  s'il  n'est  pas  nommé.  Car... 

—  Car  il  n'aime  guère  le  peuple,  mon  brave  ami,  répon- 
dis-je sérieusement  à  ce  pauvre  homme,  dont  l'espèce  de 
bonne  foi  dans  l'erreur  et  l'égoïsme  me  faisait  pitié.  Non,  il 
n'aime  guère  le  peuple,  votre  sir  Colingbrocke  ,  qui ,  riche 
à  millions,  ne  donne  au  peuple  des  loyers  à  bon  marché  et 
les  branches  mortes  de  ses  bois  qu'en  retour  d'un  vote 
qui  se  trouve  être  ainsi  un  acte  de  mauvais  citoyen. 

—  Mais,  monsieur,  dit  l'homme  fort  étonné,  les  choses 
ont  toujours  été  ainsi  ;  et  il  n'est  pas  un  Anglais  qui  n'es- 
père bien  que  rien  n'y  sera  changé. 

—  Il  a  raison,  me  dit  M.  Van  Krooeck  ;  le  fait  ici  efface 
la  notion  du  droit  à  tel  point,  qu'une  révolution  sociale 
pourra  seule  rétablir  cette  notiou  dans  l'esprit  de  tout  un 
peuple. 

—  Enfin ,  demandai-je  au  courtier  d'élections ,  sir  Co- 
lingbrocke ,  dans  votre  opinion,  a  donc  à  présent  bien  peu 
de  chances? 

—  Oh  !  oui,  bien  peu ,  puisque  cent  cinquante  à  deux 
cents  électeurs,  qui  étaient  en  retard,  qu'on  attendait  d'un 
instant  à  l'autre  et  auxquels  on  devait  une  distribution  d'ar- 
gent, se  promènent  à  l'heure  qu'il  est  dans  la  foule  sans 
qu'on  ait  le  moyen  de  les  recoilnaître. 

—  Mais  ils  n'ont,  répliquai-je,  qu'à  se  présenter  eux- 
mêmes  pour  être  connus. 

—  Non,  monsieur,  non,  me  dit  Van  Krooeck,  la  forme 
est  toute-puissante  dans  ce  pays  :  le  fond  est  peu  de  chose 
ou  même  rien  sans  la  forme.  Les  gens  dont  nous  parle 
cet  homme  n'oseront  passe  présenter  sans  ruban  jaune  ; 
d'ailleurs,  sans  le  ruban  jaune  ils  ne  recevraient  pas  leur 
salaire  ,  et  sans  le  salaire  payé  d'avance  ces  ouvriers  con- 
stitutionnels ne  travaillent  pas.  Ils  font  grève,  comme  on 
dit  à  présent  en  France.  Mais  voilà  enfin  les  votes  qui  se 
prononcent  :  approchons -nous  pour  mieux  voir  et  en- 
tendre. 

Nous  nous  mêlâmes  donc  à  la  foule.  Quelle  langue  dira 
jamais  dans  sa  vérité  celte  scène  de  confusion!  Les  deux 
partis  semblaient  également  enflammés  de  fureur,  de  ja- 
lousie, de  patriotisme  et  de  punch. 

Tout  se  tournait  maintenant  contre  le  baronnet,  si  heu- 
reux d'abord.  Ses  partisans,  ravis  de  voir  son  succès  si 
bien  préparé  et  n'en  doutant  presque  plus,  étaient  tous 


RTUSEE  DES  FAMILLES. 


315 


allés  abreuver  leur  joie  avec  force  bière,  |)unch  et  liqueurs. 
Si  bien  qu'au  momeDt  de  voter,  ils  étaient  presque  tous 
privés  de  leurs  facultés  par  une  ivresse  complùle.  J'en  vis 
un  que  deux  hommes  soutenaient  par  les  bras:  on  eût  dit 
un  paralytique  digne  de  toute  pitié.  Comme  il  ne  put  pas 
seulement  lever  la  tète  pour  voir  où  il  était,  on  le  jeta  dans 
un  coin ,  et  un  autre  parut.  Celui-ci  marchait  encore,  mais 
pour  le  moment  ayant  perdu  l'usage  de  sa  langue,  il  de- 
meura muet  comme  un  poisson.  Un  troisième,  bien  ivre 
aussi,  mais  qui  pourtant  pouvait  marcher  et  parler,  inter- 
rogé sur  le  candidat  auquel  il  donnait  son  vole,  répondit 
en  soupirant  bien  haut  :  Tabac' et  eau-de-vie.  Un  qua- 
trième ,  enfin ,  aussi  zélé  pour  la  religion  que  pour  l'eau- 
de-vie ,  de  France .  à  ce  qu'il  parut ,  répondit  ainsi  à  la 
question  :  Pour  qui  votez-vous?  «  Moi,  dit-il,  que  le 
diable  me  rôtisse  pendant  mille  ans,  et  puisse-t-il  sefati- 
guer  à  cette  ingrate  besogne ,  si  je  ne  vote  pas  pour  sir  Co- 
lingbrocke,  l'ami  de  notre  respectable  religion!  »  Ce  vote 
fut  le  plus  explicite  et  le  plus  intelligible  de  tous  ceux 
qu'obtint  le  malheureux  baronnet;  la  plupart  de  ses  élec- 
teurs, les  moins  en  goguette,  n'ayant  pu  lui  donner  leurs 
voix,  faute  de  rubans  jaunes.  Et,  en  vérité,  ce  fut  justice 
que  ce  sir  Colingbrocke,  qui  n'offrait  au  peuple  que  des 


espérances  chimériques  ou  des  aumônes  humiliantes,  ne 
l'emportât  pas  sur  son  concurrent  qui  présentait  à  ce  même 
peuple  les  avantages  réels  et  dignes  d'un  travail  coâtinu 
et  bien  rétribué, 

—  Eh  bien  !  me  dit,  en  nous  en  allant,  M.  Van  Krooenk, 
vous  venez  de  voir  ce  que  c'est  qu'une  élection  en  Angle- 
terre, monsieur,  et  quel  rôle  y  jouent  l'amour  et  l'espoir 
de  la  liberté  et  du  bonheur  publics. 

—  Les  élections  sont  ici ,  répondis-je ,  un  théâtre  fort 
instructif  où  les  passions  les  plus  destructives  de  toute 
moralité  et  de  toute  grandeur  nationale  jouent  leur  rôle 
sans  déguisement  ;  c'est  une  école  où  une  multitude  de  fous 
deviennent  pires  ,  mais  où  l'homme  d'état  philosophe  peut 
recueillir  d'utiles  enseignements. 

Le  lendemain ,  je  pris  congé  de  M.  Van  Krooeck,  et  sans 
regret  je  quittai  l'Angleterre  ,  ce  pays  classique  de  la  li- 
berté à  propos  duquel  nulle  dispute  ne  s'éleva  plus  entre 
mon  ami  et  moi.  J'appréciais  mieux  la  France  où  les  mœurs 
politiques  ne  sont  pas  encore  aussi  avancées  que  chez  nos 
voisins  d'outre-Manche. 

François  CHARPENTIEK, 
Ancien  professeur  de  î^ Université. 


HISTOIRE    DE   LA    DANSE. 


QUATRIEME  ET  DERMERE  PARTIE  (i\ 


\iv. 


DE   LA    DA.NSE    PENDANT    LA    RÉVOLUTION. 


La  fièvre  révolutionnaire  qui  s'empara  des  esprits  pen- 
dant les  dix  dernières  années  du  dix-huitième  siècle  n'eut 
pas  sur  l'art  de  la  danse  l'influence  àjaquelle  on  était  en 
droit  de  s'attendre.  Tandis  qu'on  renversait  en  France  la 
plus  vieille  monarchie  du  monde,  tandis  que  l'étranger 
envahissait  nos  frontières,  et  que  la  guillotine,  dressée  en 
permanence  sur  nos  places  publiques,  plongeait  la  nation 
dans  l'épouvante  et  la  stupeur,  les  théâtres,  pour  ainsi  dire 
oubliés  au  milieu  de  ce  bouleversement  général,  conti- 
nuaient paisiblement  le  cours  de  leurs  représentations 
quotidiennes.  Le  21  janvier  1795,  le  soir  même  du  jour 
où  la  lète  de  l'infortuné  Louis  XVI  était  tombée  sur  lécba- 
faud,  toutesles  salles  furent  ouvertes,  comme  de  coutum'e; 
il  est  vrai  de  dire  qu'on  y  compta  fort  peu  de  spectateurs. 

Sur  ces  entrefaites,'  l'Opéra  prit  le  nom  de  Théâtre  des 
Arts. 

La  direction  en  fut  confiée  à  Payan,  agent  de  la  com- 
mune de  Paris.  On  était  alors  au  fort  de  la  terreur,  et,  bien 
qu'on  ne  payât  personne,  tout,  dit-on,  y  marchait  à  mer- 
veille.      ♦ 

Jusque-là  on  n'avait  encore  joué  à  l'Opéra  que  des  pièces 
mythologiques;  Payan  inventa  les  sans-culot t ides,  pièces 
révolutionnaires  à  grand  spectacle,  dans  lesquelles  on 
exaltait  les  vertus  de  la  République  ou  celles  des  héros. 

Dans  la  Rosière  républicaine,  Vestris,  en  sans-culotte, 
dansait  un  pa5  de  trois  avec  deux  religieuses 

Ce  fut  aussi  à  cette  époque  que  Gardel  le  jeune,  qu'il 
ne  faut  pas  confondre  avec  Maximilien,  eut  l'idée  de  mettre 
la  Marseillaise  en  action.  On  ne  peut  se  faire  une  idée  de 
la  sensation  que  produisait  cette  composition,   exécutée 

(1)  Voyez  le«  numéros  de  noYembre  1845,  mars  ei  juin  iH6. 


par  une  foule  nombreuse,  armée  de  haches,  de  piques,  de 
mousquets,  et  au  bruit  du  tocsin,  de  la  générale  et  du  ca- 
non. Pendant  la  dernière  strophe,  chantée  lentement,  à 
demi-voix,  comme  une  prière*  tous  les  spectateurs  tom- 
baieut  à  genoux. 

Si,  comme  nous  l'avons  dit,  la  République  négligea  le 
ballet-pantomime,  elle  rétablit  du  moins  le  ballet  aiubula- 
toir«,  depuis  longtemps  hors  d'usage.  Il  y  eut  un  grand 
nombre  de  ballets  de  ce  genre.  Le  plus  remarquable  est, 
sans.contredit,  la  FêteàV  Être  suprême;  il  fut,  comme  on 
sait,  dessiné  par  David  et  conduit  par  Robespierre.  Les 
détails  en  sont  troj)  coanus  pour  que  nous  prenions  la 
peine  de  les  reproduire. 

Robespierre  en  avait  promis  un  autre  en  l'honneur  d'A- 
gricole Viala  et  de  Barra;  mais,  cette  fois,  le  public  fut 
singulièrement  trompé  dans  son  attente.  Robespierre  lui 
joua  le  tour  de  se  faire  couper  la  tète,  la  veille  même  du 
jour  marqué  pour  la  cérémonie. 

Comme  on  le  pense  bien,  la  troupe  chantante  et  dansante, 
de  rOpéra  jouait  un  grand  rôle  dans  ces  ballets.  C'était 
d'elle  queje  plus  souvent  on  tirait  les  déesses  de  la  Raison 
et  celles^e  la  Liberté.  Parmi  les  danseuses  chargées  de  ces 
honorables  fonctions,  nous  ne  nommerons  que  M"'  Maillard 
et  M"'  Aubry,bien«|u'il  y  en  eût  d'autres;  car  la  Républi- 
que avait  des  déesses  de  rechange. 

M"'  Maillard  était  une  des  plus  belles  actrices  qui  eussent 
brillé  sur  la  scène  de  l'Opéra.  *.  On  n'avait  jamais  vu,  dit 
un  auteur  du  temps,  de  lète  plus  admirable  ni  de  plus 
magnifique  stature.  » 

Après  Ie9  thermidor,  une  réaction  violente  s'opéra  dans 
les  idées  et  dans  les  mœurs.  Les  carmagnoles,  les  bras 
nus,  les  bonnets  rouges  disparurent,  et  l'on  vit  surgir  à 


316 


LECTURES  DU  SOIR. 


leur  place  une  population  pleine  d'élégance  et  de  jeunesse. 
C'est  ce  qu'on  appela  la  jeunesse  dorée. 

Les  efTets  de  cette  réaction  s'étendirent  jusqu'aux  théâ- 
tres. Ouverts  jusque-là  au  seul  profit  des  sans-culottes,  ils 
furent  tout  à  coup  envahis  par  cette  foule  nouvelle  que  la 
terreur  tenait  depuis  longtemps  éloignée  de  cette  sorte  de 
plaisirs.  Les  sans-culottides  étaient  tombées  avec  leur  in- 
venteur. Gardel,  l'inépuisable  Gardel,  qui  avait  survécu  à 
la  tourmente,  leur  substitua  des  pièces  d'un  goût  plus 
épuré.  Ce  fut  alors  qu'il  fit  représenter  son  ballet  intitulé 
le  Jugement  de  Paris. 

Peu  à  peu,  le  ballet  reprit  donc  ses  anciennes  allures.  Il 
était  nécessaire  qu'il  fit  quelques  pas  en  arrière,  pour 
rentrer  dans  la  voie  qui  devait  le  conduire  à  la  perfection 
où  il  est  arrivé  aujourd'hui. 

XV.   —   DU  BAL. 

Le  bal,  comme  le  ballet,  fut  dans  l'origine  un  plaisir  ex- 
clusivement réservé  aux  cours,  tant  les  dépenses  qu'il 
occasionnait  étaient  considérables. 

Un  des  plus  beaux  bals  dont  il  soit  question  dans  l'his- 
toire, est  celui  que  Louis  XII  donna,  après  la  prise  de 
Milan,  aux  nobles  du  pays.  Dans  ce  temps-là,  c'étaient  les 
dames  qui  choisissaient  leurs  danseurs  ;  nous  avons  peine 
à  comprendre  qu'elles  aient  renoncé  à  ce  galant  privilège. 

Les  bals  donnés  par  Louis  XIV  furent,  sans  contredit, 
ceux  dans  lesquels  on  déploya  le  plus  de  magnificence. 
Nous  ne  citerons  que  celui  qui  eut  lieu  à  Versailles,  à  l'oc- 
casion du  mariage  du  duc  de  Bourgogne.  Le  roi  lui-même 
avait  invité  ses  gentilshommes  à  y  assister  dans  leurs  ha- 
bits les  plus  propres,  et,  pour  éviter  la  confusion,  on  avait 
établi  à  la  porte  un  moulinet. 

Dans  tout  bal  réglé  il  y  avait  un  roi  et  une  reine,  char- 
gés d'ouvrir  le  bal  et  d'en  faire  observer  les  règles.  La  reine 
ensuite  conviait  successivement  tous  les  cavaliers,  et  dési- 
gnait à  chacun  d'eux,  en  le  congédiant,  la  personne  qu'il 
devait  faire  danser.  Cette  reine  était,  comme  on  le  voit,  la 
protectrice  des  vieilles  et  des  laides  ;  mais  elle  a  disparu  de 
nos  assemblées  modernes,  les  vieilles  et  les  laides  seules 
nous  sont  restées. 

Il  existait  aussi  à  cette  époque  une  coutume  assez  sin- 
gulière, au  profit  de  ceux  ou  de  celles  qui,  par  goût  ou  par 
caractère,  se  présentaient  dans  un  bal  avec  l'intention  for- 
melle de  n'y  point  danser.  Les  hommes  s'enveloppaient 
dans  un  manteau,  les  dames  se  ceignaient  d'une  écharpe, 
et  l'on  reconnaissait  par  là  qu'ils  ne  se  proposaient  pas 
d'accepter  les  invitations  qu'on  leur  pourrait  faire.  C'était 
ce  qu'on  appelait  le  privilège  de  Vincognito. 

Cet  usage  donna  lieu  à  une  aventure  fort  extraordinaire. 

C'était  chez  M"'«  la  présidente  *t*,  qui  donnait  un  bal  à 
l'occasion  du  mariage  de  sa  fille.  Quatre  jeunes  seigneurs 
de  la  cour,  après  avoir  soupe  aux  Bons-Enfants,  s'avisè- 
rent d'aller  à  ce  bal,  enveloppés  de  manteaux  d'écarlate 
doublés  de  velours,  et  coillés  de  chapeaux  garnis  de  grands 
bouquets  de  plumes.  La  mariée,  qui  ignorait  sans  doute 
la  règle  du  bal,  crut  qu'il  était  de  la  bienséance  d'en  aller 
prendre  un  pour  danser;  elle  s'adressa  à  M.  le  marquis 
de  B....  Celui-ci  se  défendit  d'abord  avec  énergie,  sous  le 
prétexte-  qu'il  n'était  pas  en  habit  décent;  mais,  vaincu 
bientôt  par -l'insistance  de  la  jeune  femme,  il  entra  avec 
elle  dans  le  centre  du  bal,  et  laissa  tomber  son  manteau. 
Ce  ne  fut  qu'un  cri  ;  les  dames  coururent  à  leurs  éventails, 
les  hommes  à  leurs  cpées;  on  cria  de  fermer  les  portes; 
mais  ces  jeunes  seigneurs,  se  doutant  bien  de  ce  qui  devait 
arriver,  avaient  eu  la  précaution  d'ordonner  à  leurs  valets 


de  s'en  emparer;  ceux-ci  mirent  l'épée  à  la  main,  donnè- 
rent des  armes  à  leurs  maîtres,  de  sorte  qu'ils  se  firent 
jour  pour  sortir  sans  coup  férir.  L'événement  fit  grand 
bruit  dans  Paris,  et  le  roi  l'apprit  avec  uu  vif  méconten- 
tement ;  mais  il  en  excusa  néanmoins  les  auteurs,  sur  ce 
qu'ils  s'étaient  présentés  au  bal  incognito. 

La  société  galante  du  dix-huitième  siècle  était  éminem- 
ment faite  pour  le  bal.  L'usage  ne  tarda  pas  à  s'en  répan- 
dre, non-seulement  dans  la  noblesse,  mais  même  dans  la 
classe  la  plus  bourgeoise. 

Sur  ces  entrefaites,  la  Révolution  éclata.  On  peut  danser 
sur  un  volcan,  mais  encore  faut-il  qu'on  l'ignore.  Aussitôt 
tous  les  salons  se  fermèrent,  et  la  danse  descendit  dans  la 
rue;  à  mesure  que  les  hôtels  devenaient  déserts,  le  forum 
se  remplissait.  C'est  alors  qu'où  vit  danser  la  carmagnole 
sur  les  places  publiques,  autour  des  échafauds  et  des  arbres 
de  la  liberté  ! 

La  réaction  qui  suivit  le  9  thermidor  ne  s'opéra  pas 
seulement  au  profit  de  la  politique  et  des  théâtres,  il  tar- 
dait aux  femmes,  qui  avaient  passé  le  dernier  hiver  dans 
la  tristesse  et  dans  l'effroi,  d'égayer  celui-ci  par  des  fêles, 
des  concerts,  des  festins  et  des  bals,  et  de  faire  succéder 
la  richesse  et  l'éclat  des  parures  à  la  négligence  et  même  à 
la  malpropreté  dont  on  avait  fait  parade  pendant  la  ter- 
reur. 

Elles  adoptèrent  le  costume  grec,  marchèrent  les  jambes 
nues  et  seulement  ornées  de  cothurnes,  avec  des  diamants 
et  des  émeraudes  aux  doigts  des  pieds.  Une  tunique  dra- 
pée à  l'antique  dessinait  la  taille,  et  laissait  presqu'à  nu  la 
gorge  et  les  bras.  Les  jeuges  horhmes  portaient  les  che- 
veux noués  en  tresses  et  fixés  par  des  peignes,  à  la  ma- 
nière des  militaires,  des  habits  à  collets  noirs  ou  verts,  et 
des  cravates  énormes,  suivant  l'usage  des  chouans,  pour 
montrer  leur  sympathie  avec  ces  derniers.  Les  mains  dans 
les  poches  d'un  pantalon  qui  montait  jusqu'aux  aisselles, 
ils  avaient  assez  l'air  d'une  autruche;  ils  affectaient  de 
grasseyer  en  parlant,  ce  qui  leur  avait  fait  donner  le  nom 
à'' incroyables;  ils  se  faisaient  couper  les  cheveux  à  la  vic- 
time, et  saluaient  en'inclinant  la  tète  une  fois  et  brusque- 
ment, comme  lorsqu'elle  tombe,  par  allusion  au  supplice 
de  l'échafaud  presque  passé  en  habitude. 

M""®  Tallien  et  la  jeune  comtesse  de  Beauharnais  étaient 
l'âme  des  fêtes  de  cette  bizarre  époque. 

Parmi  les  bals  nombreux  qui  suivirent  celte  régénéra- 
tion de  la  société  française,  nous  ne  mentionnerons  que  le 
6a/  des  victimes,  donné  exclusivement  par  des  parents  des 
victimes  du  tribunal  révolutionnaire,  et  dans  lequel  on  ne 
fut  admis  qu'en  vêtements  de  deuil  et  le  crêpé  au  bras. 

Les  bals  de  VHôtel-dc-Ville  sont  d'une  très-ancienne 
origine  ;  ils  font  partie  des  réjouissances  par  lesquelles  les 
Parisiens  célèbrent  les  événements  heureux  pour  l'État, 
tels  que  la  naissance  des  princes,  leurs  fêtes,  les  victoires 
remportées  sur  l'ennemi,  etc. 

La  Ville  déployait  toujours  un  grand  luxe  dans  ces  oc- 
casions; quelquefois  même  il  lui  arriva  de  mal  calculer 
ses  dépenses.  Ou  cite  à  ce  sujet  un  mol  d'Henri  IV,  qui 
peinl  merveilleusement  le  cœur  de  ce  roi.  Il  s'agissait  de 
donner  un  bal  pour  fêter  les  ambassadeurs  suisses,  mais 
il  fallait  de  l'argent  pour  payer  les  violons.  Pour  faire  face 
aux  dépenses,  le  prévôt  des  marchands  et  les  échevins 
demandèrent  au  roi  un  impôt  sur  les  fontaines. 

—  Messieurs,  répondit  le  roi,  point  d'impôts  sur  les  fon- 
taines; cherchez,  pour  régaler  mes  alliés,  quelque  autre 
moyen  qui  ne  soit  pas  à  charge  à  mon  peuple.  Allez, 
messieurs,  il  n'appartient  qu'à  Dieu  de  changer  l'eau  en 
vin. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


317 


XVL  —  DES  BALS  MASQUÉS  OU  COSTUMÉS. 

Le  29  janvier  1393,  la  duchesse  de  Berry  donnait  dans 
son  château  des  Gobelins  une  mascarade  splendide,  à  la- 
quelle toute  la  cour  assistait.  Vers  minuit,  une  troupe  de 
masques,  déguisés  en  sauvages,  se  présenta;  leur  habille- 
ment était  fait  de  poils  collés  avec  de  la  poix.  Le  duc 
d'Orléans,  cherchant  à  deviner  un  des  masques,  et  entraîné 
par  une  imprudente  curiosité,  s'en  approcha  un  flambeau 
à  la  main,  et  mit  le  feu  à  son  habit.  En  un  instant  toute  la 
salle  est  en  flammes;  le  désordre  est  à  son  comble;  cha- 
cun fuit  épouvanté.  Soudain  le  cri  de  sauve  le  roi!  retentit 
de  toutes  parts.  En  effet,  le  roi  Charles  VI  faisait  partie  de  la 
bande  des  sauvages.  La  duchesse  d'Orléans  le  reconnaît  et  le 
sauve  d'une  mort  certaine,  en  étouffant  avec  sa  robe  le  feu 
qui  consumait  déjà  ses  habits.  Mais  le  comte  de  Jouy  et 
le  bâtard  de  Foix  furent  misérablement  brûlés;  le  jeune 
Nantouillet  eût  péri  comme  eux,  lui-même,  s'il  n'eût  ren- 
contré une  cuve  pleine  d'eau,  dans  laquelle  il  se  précipita. 
Un  événement  à  peu  près  semblable  arriva,  en  dSlO, 
à  l'hôtel  du  prince  de  Schwartzemberg,  ambassadeur 
d'Autriche,  pendant  un  bal  qu'il  donnait  à  l'empereur  Na- 
poléon. La  jeune  et  belle  princesse  y  perdit  la  vie  dans 
les  flammes,  en  voulant  sauver  son  enfant. 

D'après  ce  qui  précède,  on  voit  que  les  mascarades  étaient 
depuis  fort  longtemps  en  usage  à  la  cour  de  nos  rois.  Mais 
on  n'y  dansait  pas.  Ce  fut  Catherine  de  Médicis  qui,  la 
première,  ajouta  la  danse  à  ce  genre  de  divertissement. 
Le  roi  Henri  IV  s'y  divertissait  beaucoup. 

«  Le  dimanche  23  février  1397,  qui  était  le  premier 
dimanche  de  carême  (dit  le  Journal  de  UÉtûile),  le  roi 
Henri  (it  une  mascarade  de  sorciers,  et  alla  voir  les  com- 
pagnies de  Paris.  Il  fut  sur  la  présidente  de  Saint-André, 
sur  Zamet,  et  à  tous  pleins  d'autres  lieux,  ayant  toujours 
la  marquise  k  son  côté,  qui  le  démasquait  et  le  baisait  par- 
tout où  il  entrait.  » 

Louis  Xlll  donna  aussi  des  mascarades,  mais  celles  de 
Louis  XIV  sont  encore  les  plus  brillantes.  La  première  que 
ce  roi  dansa  eut  heu  chez  le  cardinal  Mazario,  le  2  janvier 
16no;  la  dernière  est  le  Carnaua/ de  Benserade,  qu'on 
exécuta  le  18  janvier  iGG8. 

A  cette  époque,  les  masques  jouissaient  d'un  grand  nom- 
bre de  privilèges  ;  ainsi  ils  avaient  le  droit  de  prendre  la 
reine  du  bal  pour  danser,  quel  que  fût  son  rang.  Un  mas- 
que, déguisé  en  paralytique,  enveloppé  d'une  vieille  cou- 
verture, parfumé  de  camphre  et  de  lavande,  invita  de  cette 
façon  la  duchesse  de  Bourgogne,  qui  présidait  un  bal  que 
Louis  XIV  donnait  à  Versailles,  et  cette  princesse  voulut 
bien  l'accepter  par  respect  pour  la  règle.  Ils  avaient  éga- 
lement le  droit  de  se  présenter  dans  toute  réunion,  après 
minuit,  et  alors  ils  étaient  complètement  maîtres  de  la 
maison.  Voici  une  anecdote  rapportée  dans  le  journal 
secret  des  divertissements  de  la  cour  de  Louis  XIV,  qui 
suffira  pour  donner  une  idée  de  la  licence  ù  laquelle  il 
était  permis  de  se  livrer  pendant  le  carnaval. 

Le  président  de  N***  donnait  un  bal  dans  la  rue  des 
,Blancs-Manteaux.  Vers  le  milieu  de  la  nuit,  trois  carrossées 
de  dames  et  d'hommes  déguisés  se  présentèrent  à  la  porte 
de  la  rue;  toute  la  livrée  était  en  surtout  gris  pour  n'être 
pas  reconnue.  Mais  les  suisses,  qui  avaient  ordre  de  n'ad- 
mettre que  les  masques  munis  de  billets,  refusèrent  l'en- 
trée, quoiqu'il  fût  uue  heure  du  malin.  Sur  ce  refus,  un 
des  personnages  masqués,  qui  paraissait  être  le  chef  des 
autres,  ordonne  de  mettre  le  feu  à  la  porte.  Aussitôt  la 
livTée  va  chercher  des  fagots  chez  un  fruitier  voisin,  on 
les  dresse  contre  la  porte,  on  les  allume  avec  des  flam- 


beaux. Les  suisses,  épouvantés  de  cette  attaque,  allèrent 
en  avertir  le  président,  qui  leur  ordonna  d'ouvrir  toutes 
les  portes,  se  doutant  bien  qu'il  fallait  que  ce  fût  des  per- 
sonnages de  la  première  qualité  pour  faire  une  action  si 
hardie.  Tout  le  cortège  défila  dans  la  cour,  et  l'on  vit  en- 
trer dans  le  bal  une  bande  de  douze  masques  magnifique- 
ment parés,  avec  une  infinité  de  grisons  masqués,  tenant 
un  flambeau  d'une  main  et  une  épée  de  l'autre.  M.  de  X'", 
sentant  qu'il  avait  une  faute  à  réparer,  fit  apporter  de 
grands  bassins  de  confitures  sèches  et  de  dragées  ;  ce  qui 
n'empêcha  point  une  dame  de  la  compagnie  de  donner  un 
coup  de  pied  dans  l'un  des  bassins  et  de  le  faire  sauter 
en  l'air.  Mais  cet  événement  n'eut  pas  de  suite.  Les  mas- 
ques dansèrent  tranquillement  le  reste  de  la  nuit,  et  sorti- 
rent sans  se  faire  reconnaître. 

Le  lendemain,  cette  aventure  fut  rapportée  au  dîner  du 
roi  et  de  la  reine-mère,  par  des  gens  qui  n'y  avaient  point 
participé.  Le  roi  leur  demanda  leur  opinion  sur  la  con- 
duite des  masques.  Tous  furent  d'avis  qu'ils  avaient  eu 
raison,  et  bien  leur  en  prit,  car  la  dame  qui  avait  renversé 
avec  le  pied  le  bassin  de  confiture  était  M'"  de  Montpen- 
sier,  et  celui  qui  avait  donné  l'ordre  de  mettre  le  feu  aux 
portes  était  le  roi. 

Les'bals  masqués  de  l'Opéra  sont  les  premiers  bals  de 
ce  genre  qui  aient  été  ouverts  au  public.  Ce  fut  le  duc 
d'Orléans,  alors  régent,  qui  les  institua  par  ordonnance 
du  51  décembre  1715.  Leur  succès  fut  prodigieux.  Les 
plus  grandes  dames,  les  plus  grands  seigneurs,  les  princes 
et  les  princesses  même  se  faisaient  une  véritable  fête  d'y 
assister.  Nous  sommes  fondés  à  croire,  du  reste,  que,  de 
nos  jours  encore,  beaucoupide  dames  se  donnent  ce  plai- 
sir; la  vertu,  comme  l'imagination,  aime  parfois  à  s'égarer. 
De  la  cour,  l'usage  du  bal  masqué  n'avait  pas  manqué 
de  se  répandre  dans  la  ville.  Mais  cet  usage  tomba  tout  à 
fait  dès  que  tout  le  monde  eut  la  faculté  d'être  admis  aux 
bals  masqués  de  l'Opéra.  Ce  genre  de  divertissement  ne 
fut  remis  à  la  mode,  dans  les  salons,  que  vers  la  fin  de  la 
Restauration,  par  Madame,  duchesse  de  Berry,  qui  donna 
plusieurs  bals  costumés  pendant  le  carnaval  de  4829. 

A  l'un  de  ces  bals.  Madame  perdit,  en  dansant  la  galoppe, 
une  frange  de  diamants  estimée  cinq  cent  mille  francs; 
mais  Madame  ne  parut  pas  s'en  préoccuper  un  instant.  11 
est  vrai  que  notre  expression  est  vicieuse.  Madî^ne  ne  per- 
dit pas  ses  diamants,  elle  les  laissa  tomber;  ils  furent  tous 
retrouvés  le  lendemain. 

XVIL   —  DES  BALS    CHAMPÊTRES. 

Le  peuple  parisien  a  des  goûts  éminemment  champê- 
tres; il  lui  faut  à  tout  prix  des  fleurs  et  du  gazon.  Il  ne 
lui  suffît  pas  d'en  avoir  sur  sa  fenêtre,  à  son  habit  ^  sur 
sa  cheminée  ;  dès  qu'un  rayon  de  soleil  vient  l'informer  du 
retour  de  la  belle  saison,  il  s'en  va  tondre  les  collines  et 
batifoler  sur  l'herbe,  aux  doux  sons  des  flageolets  et  des 
cornets  à  pistons. 

Ce  que  voyant,  les  frères  Iluggien,  cinq  frères  célèbres 
dont  les  descendants  sont  depuis  un  siècle  en  possession 
du  privilège  de  divertir  le  peuple  de  Paris,  conçurent  l'i- 
dée d'offrir  au  public,  dans  la  ville  même,  un  jardin  déli- 
cieux, où  il  pût  trouver  à  la  fois  tous  ses  goûts  satisfaits, 
tous  les  plaisirs  réunis.  Le  Jardin  Ruggieri  fut  ouvert  en 
1766,  rue  Saint-Lazare,  dans  le  quartier  alors  connu  sous 
le  nom  de  Porcherons.  Les  imitateurs  ne  tardèrent  pas  à 
surgir.  L'année  suivante,  un  nommé  Torré  fonda,  à  l'angle 
des  rues  de  Bondy  et  de  Lancry,  un  nouveau  jardin  qu'il 
surnomma  le  Vauxhall.  Quelques  années  plus  tard,  il  s'en 
établissait  un  troisième,  sous  le  nom  de  Colisée^  dans  les 


318 


LECTURES  DU  SOIR. 


Champs-tlysées,  après  le  carré  Marigny.  La  reine  Marie- 
Antoinette,  Monsieur,  le  comte  d'Artois  et  M"-"  Elisabeth 
honorèrent  plusieurs  fois  ce  jardin  de  leur  présence.  Le 
Ranelagh  du  bois  de  Boidogne  date  de  la  même  époque  ; 
il  fut  ouvert  le  lundi  25  juillet  illi.  On  sait  la  vogue 
que  lui  donna,  pendant  la  Restauration,  M"»  la  duchesse 
de  Berry. 

Nous  ne  parlerons  point  du  Cirque  royal,  de  la  Redoute 
chinoise,  du  Vauxhall  d'été,  dans  lequel  se  trouvait  un 
bassin  où  l'on  se  promenait  en  batelet;  ni  du  Panthéon,  ni 
du  Jardin  des  grands  marronniers,  ouvert  par  un  maître 
de  danse  nommé  Luquet,  et  nous  arriverons  de  suite  au 
jardin  de  Tivoli,  dont  le  nom  populaire  promet  de  se  per- 
pétuer, de  règne  en  règne,  jusqu'à  la  postérité  la  plus  re- 
culée. 

Le  premier  jardin  connu  sous  le  nom  de  Tivoli  fut  ou- 
vert en  1796,  par  Claude  Ruggieri,  dans  les  superbes 
jardins  du  fermier-général  Boulin,  qui  leur  avait  lui-même 
donné  ce  nom.  Ce  jardin,  dont  les  dimensions  surpassaient 
de  beaucoup  la  grandeur  ordinaire  de  ces  sortes  d'établis- 
sements, eut  une  vogue  extraordinaire;  l'empereur  d'Au- 
triche, l'empereur  de  Russie  et  le  roi  de  Prusse  le  visitè- 
rent tous  les  trois  dans  la  même  soirée,  en  1815,  ce  qui 
du  reste  ne  l'empêcha  point,  en  1826,  de  tomber  ^sous  la 
cognée  des  spéculateurs. 

Kn  face  des  propriétés  Boulinse  trouvaient  les  propriétés 
Labouxière.  A  peine  le  premier  jardin  était-il  détruit,  qu'on 
en  vit  s'ouvrir  un  second,  sous  le  nom  de  Nouveau  Tivoli. 
Mais  ce  dernier  n'eut  pas  une  durée  plus  grande  que  son 
prédécesseur;  depuis  deux  ans  ses  pelouses  se  sont  con- 
verties en  asphalte,  et  ses  grands  arbres  en  madriers. 

Enfin,  tout  récemment,  uq  troisième  Tivoli  vient  de 
s'ouwir  à  la  barrière  Rochechouart,  au  sommet  de  la 
chaussée  de  Clignancourt,  dans  le  parc  du  château  de 
britiues,  surnommé  le  Château- Rouge,  où,  dit-on,  Henri  IV 
et  la  belle  Gabrielle  se  donnaient  leurs  rendez-vous  d'a- 
mour. Nous  n'avons  rien  à  dire  de  cet  établissement,  qui 
appartient  exclusivement  à  l'histoire  contemporaine. 

l^armi  les  divertissements  variés  et  nombreux  que  ces 
jardins  offraient  au  public,  il  faut  mettre  eu  première  ligne 
la  danse.  Or,  la  danse  en  plein  air  a  toujours  eu  un  charme 
qu'on  Jui  demanderait  en  vain  dans  l'espace  étroit  et  au 
milieu  de  l'atmosphère  enflammée  des  salons.  Ajoutez  à 
cela  renlr|in  d'un  orchestre  bruyant,  l'éclat  d'une  illumi- 
nation féerique,  l'imprévu  des  rencontres,  quelques  allées 
sombres  et  tortueuses,  beaucoup  d'herbe  tendre,  et  vous 
comprendrez  avec  quel  empressement  la  foule  devait  se 
porter  dans  ces  réunions,  embellies  par  tout  ce  que  la  ca- 
pitale renfermait  de  plus  jeune,  de  plus  élégant  et  de  plus 
coquet. 

0  XVIIL  — DES  DANSES  NATIONALES. 

Les  plus  vieilles  danses  populaires  étaient  la  ronde,  le 
branle  et  le  menuet.  Ces  danses  étaient  fort  gaies,  et  par 
siiile  tout  à  fait  dédaignées  par  les  grands.  La  cour  et  les 
salons  avaient  des  danses  particulières,  graves,  raides, 
cérémonieilses,  coitime  le  commandaient  l'étiquette  et  le 
bon  Ion.  C'était  la  boccane,  les  Canaries,  les  passe-pieds, 
les  duchesses,  la  pavane,  la  chaconne,  la  sarabande,  les 
passacailles,  etc. 

La  boccane  avait  été  inventée  par  le  maître  à  danser 
d'Anne  d'Autriche,  qui  lui  avait  donné  son  nom  ;  les  Cana- 
ries avaient  été  tirées  d'une  mascarade  où  les  danseurs 
étaient  habillés  en  rois  de  Mauritanie  ou  sauvages;  on  y 
faisait ,  dit  Trévoux ,  des   pas  excessivement   gaillards. 

La  pavane  empruntait  son  nom  au  paon,  dont  elle 
était  chargée  de  représenlor  les  mouvements.  Deux  cardi- 


naux la  dansèrent  au  bal  dont  nous  avons  déjà  parlé,  et 
que  Louis  XII  donna  à  Milan.  Les  vêtements  que  portaient 
alors  les  danseurs  et  les  danseuses,  dit  M™»  Élise  Voïart, 
suffiraient  seuls  pour  annoncer  le  caractère  de  la  pavane. 
Dans  un  vieil  ouvrage  composé  à  celte  époque,  et  orné  de 
figures  et  d'airs  de  danse,  on  voit  les  cavaliers  le  chapeau 
bas,  une  longue  épée  au  côté,  un  ample  n\anleau  relevé 
sur  le  bras,  offrant  avec  toute  la  gravité  possible  la  main 
droite  à  leurs  dames.  Celles-ci,  bien  raides  et  bien  com- 
passées, portent  des  robes  si  longues,  si  amples,  si  char- 
gées d'or,  de  perles  et  de  pierreries,  qu'affublées  de  tels 
habits,  il  leur  était  impossible  de  donner  la  moindre  viva- 
cité à  leur  danse.  C'était  ce  qu'il  fallait.  Catherine  de  Mé- 
dicis  modifia  la  pavane  et  lui  ajouta  de  la  grâce;  mais, 
pour  cela,  un  grand  changement  dans  les  modes  fut  né- 
cessaire; ce  changement  s'opéra.  La  chaconne,  bien 
qu'empruntée  aux  Maures,  tire  son  nom  de  litalien  ciacona, 
qui  signifie  aveugle,  parce  que,  dit-on,  ce  fut  un  aveugle 
italien  qui  l'importa.  La  sarabande,  inventée  par  lasignora 
Sarabanda,  célèbre  comédienne,  se  dansait  ordinairement 
avec  la  guitare  ou  les  castagnettes;  l'air  en  était  si  agréa- 
ble, que  M.  des  Yveteaux,  âgé  de  quatre-vingts  ans  et  sur 
son  lit  de  mort,  se  le  fit  jouer  jusqu'à  ce  qu'il  trépassât. 
Enfin,  les  passacailles  étaient  ainsi  nommées,  parce  qu'on 
les  exécutait  sur  un  air  que  les  Espagnols  avaient  coutume 
de  jouer  sur  leur  guitare,  la  nuit,  en  se  promenant  dans 
les  rues. 

Bientôt,  pourtant,  les  danses  populaires  pénétrèrent 
dans  les  salons  et  à  la  cour  ;  cette  faveur  ne  leur  fut  pas 
accordée  sans  conditions,  et  les  conditions  étaient  dures. 
Mais  le  tout  était  de  pénétrer  ;  le  marché  fut  accepté.  Déjà, 
du  temps  de  Louis  XIV,  l'usage  était  de  commencer  le 
bal  par  un  grand  branle.  Un  cavalier  prenait  la  main  d'une 
dame,  faisait  quelques  pas  avec  elle  en  avant  et  eu  arrière 
sur  un  air  grave  et  mesuré,  puis  tous  les  danseurs  se  réu- 
nissaient en  cercle  pour  danser.  Peu  à  peu  le  branle  reprit 
son  premier  caractère.  Ce  fut  alors  qu'on  vil  apparaître 
le  branle  à  mener,  ainsi  nommé  parce  que  chacun  le  me- 
nait à  son  tour,  et  allait  se  ranger  à  Fa  suite  des  autres 
danseurs,  après  l'avoir  exécuté  ;  le  rond  de  Ronchard,  la 
boulangère,  le  branle  des  sabotiers,  le  branle  des  lavan- 
dières, où  l'on  frappait  dans  les  mains  comme  si  on  eut 
lavé  du  linge  ;  le  branle  des  chevaux,  celui  des  oies,  dans 
lesquels  les  danseurs  imitaient  par  leurs  mouvements  les 
sauts  et  les  attitudes  de  ces  animaux.  Ordinairement  c'était 
aux  chansons  que  l'on  menait  les  branles  ;  il  y  en  avait  un 
consacré  à  terminer  la  soirée,  et  que,  pour  celle  raison, 
on  appel.iit  branle  de  sortie;  mais  le  plus  remarquable 
était  le  branle  aux  flambeaux,  dans  lequel  tous  les  dan- 
seurs tenaient  à  la  main  un  flambeau  allumé. 

Vers  le  même  temps,  on  commença  à  danser  le  rigodon, 
la  gaillarde,  surnommée  la  romanesque,  la  gavotte,  origi- 
naire du  Lyonnais,  et  dans  laquelle,  dit  Trévoux,  on  bai- 
sait et  donnait  le  bouquet;  puis  les  danses  de  caractère, 
telles  que  Varlequin,  k  pierrot,  le  paysan,  Vivrogne,  le 
scaramouche,  le  sabotier. 

Le  menu^  est  originaire  du  Poitou.  Le  célèbre  Pécourt 
y  apporta  une  notable  modification,  en  remplaçant  la  figure 
de  rs,  qui  était  sa  première  forme,  par  celle  du  Z.  Ce  que 
c'est  que  d'être  un  grand -liomine! 

Le  menuet  seul,  fidèle  à  ses  engagements,  conserva  la 
dii-'nité  que  les  danseurs  du  grand  monde  lui  avaient  im- 
posée. Aussi  était-il  considéré,  malgré  l'envahissement 
des  danses  légères,  comme  la  danse  noble  par  excellence, 
et  maintenu  fermement  au  premier  rang  par  ses  passion- 
nés admirateurs. 


MUSKE  DES  FAMIIXES. 


319 


Le  menuet  tenait  encore  le  sceptre  dans  les  salons, 
quand  parut  une  aventurière,  qui  venait  on  sait  bion  d'où, 
mais  dont  rien  ne  légitimait  les  prétentions;  chacun  devine 
que  nous  vouions  parler  de  la  contredanse.  Ce  fut  en  1710 
que  s'opéra  cette  mémorable  révolution. 

La  contredanse  nous  vient  de  l'Angleterre,  où  son  nom 
signifie  danse  des  champs. 

La  contredanse  ne  s'implanta  pas  d'un  seul  bond  sur  nos 
panjuets;  elle  transigea  (l'abord,  s'il  est  permis  de  s'expri- 
mer ainsi,  avec  le  menuet,  et  lui  emprunta  les  chassés,  les 
traversés,  les  changements  de  main  et  \es  balancés  ;  mais 
ce  qui  est  bon  à  prendre,  dit  Beaumarchais,  est  bon  à  gar- 
der ;  dès  lors  c'en  lut  fait  du  menuet,  et  peu  à  peu  l'on  vit 
s'intronisera  sa  place  \a jalousie,  le  cotillon,  les  manches 
vertes,  les  rats,  la  cabaretiére,  le  testard,  le  rémouleur,  la 
belle  mariée,  la  ferlane,  la  blonde  et  la  brune,  Vaimable 
vainqueur,  toutes  autant  de  contredanses,  qui  jetèrent 
successivement  le  désespoir  dans  le  cœur  des  vieux  dan- 
seurs. 

Marcel,  célèbre  maître  à  danser  du  temps,  ne  contribua 
pas  |»eu  au  succès  de  la  contredanse.  C'était  un  homme  de 
belle  figure,  bien  fait,  et  en  même  temps  fort  original  et 
très-spirituel;  ce  qui  est  assez  singulier.  Il  prétendait  con- 
naître le  caractère  des  gens  à  leur  démarche.  Un  jour,  un 
homme  qui  se  disait  Anglais  vint  le  visiter. 

—  Vous,  Anglais,  monsieur  !  dit  Marcel...  A  ces  jambes 
pliantes,  à  ce  corps  voûté,  je  vous  avoue  que  je  n'aurais 
jamais  reconnu  l'habitaatd'un  pays  libre. 

Un  autre  jour,  la  main  a|)puyée  sur  le  front,  l'œil  lixe, 
le  corps  immobile  et  dans  l'altitude  d'une  méditation  pro- 
fonde, il  regardait  danser  Helvétius,  son  élève. 

—  Grand  Dieu  !  s'écria-t-il  tout  à  coup,  que  de  choses 
dans  un  menuet  ! 

Marcel,  il  faut  l'avouer,  avait  trop  bonne  idée  du  menuet 
et  de  la  liberté. 

La  vogue  de  Marcel  ne  tenait  pas  seulement  à  sa  belle 
figure  et  à  son  originalité.  C'était  lui  qui  avait  appris  aux 
dames  à  se  servir,  par  un  coup  de  talon  ou  par  un  écart 
entier,  de  leurs  longues  robes  de  cour  à  queue  traînante, 
et  les  dames  lui  en  savaient  gré.  Il  recevait  chez  lui  tout 
ce  qu'il  y  avait  de  plus  grand  à  Paris  et  à  l'étranger;  ses 
leçons  étaient  d'un  prix  fou;  les  moindres  révérences  se 


payaient  six  francs  ;  celles  de  présentation  à  la  cour  allaient 
jusqu'à  trois  cents  francs.  H  en  coûtait  cher  alors  pour 
avoir  des  grâces. 

Mais,  fragilité  des  choses  humaines!  Quelques  années  à 
peine  après  celte  époque,  on  rencontrait  Marcel,  rongé  de 
goutte,  portant  une  perruque  à  la  Louis  XIV,  et  appuyé 
sur  deux  laquais  qui  lui  servaient  de  béquilles.  Quelques 
années  encore,  et  on  ne  le  rencontrait  plus. 

La  même  gloire  et  la  même  fin  à  peu  près  étaient  ré- 
servées plus  lard  à  Trenitz,  autre  maître  à  danser,  qui  nous 
a  transmis  son  liom  entre  la  poule  et  la  pastourelle. 

La  contredanse  ne  se  contenta  pas  d'envahir  les  salons 
de  Paris;  elle  se  répandit  sur  la  France  entière,  où  elle 
remplaça  successivement  les  danses  des  différents  pays. 
Quelques  provinces  cependant  ont  encore  conservé  leurs 
danses  nalionjles.  A  Ponlivy,  près  de  Vannes,  on  danse 
une  espèce  de  branle  dont  le  nombre  des  figurants  est  illi- 
mité ;  aux  environs  de  Nantes,  chaque  couple  de  danseurs 
danse  les  bras  entrelacés.  Les  bourrées  sont  toujours  en 
usage  en  Auvergne  et  dans  les  montagnes  du  Dauphiné; 
les  danseuses  s'accompagnent  de  la  voix,  et  à  l'aide  d'un 
tambour  garni  de  grelots,  dont  elles  se  servent  avec  beau- 
coup de  dextérité.  Dans  le  Languedoc,  dans  la  Provence, 
et  en  général  dans  toutes  les  contrées  qui  bordent  la 
Méditerranée,  on  retrouve  les  farandoles,  les  bails,  les 
contrapas,  que  les  Maures  y  avaient  importés.  Enfin,  pour 
terminer  ce  chapitre,  nous  mentionnerons  une  danse 
bayonnaise,  très-gracieuse  et  très-vive,  que  l'on  appelle  le 
pamperqué. 

Nous  aurions  beaucoup  à  dire  encore  pour  compléter 
VHistoire  pittoresque  de  la  Danse.  Mais  les  Danses  étran- 
gères, la  Chorégraphie  et  V Influence  générale  de  la  Danse 
formeront  un  petit  article  à  part,  qui  trouvera  sa  place  dans 
le  prochain  volume  du  Musée.  Avec  la  conscience  d'un 
historien  qui  interroge  la  cendre  des  empires,  nous  avons 
conduit  nos  lecteurs,  ou  plutôt  nos  lectrices,  depuis  la 
danse  de  David  devant  l'arche  jusqu'à  la  contredanse  du 
bal  Mabille,  exclusivement.  Que  pourrait-on  nous  deman- 
der de  plus? 

fiirpOLYTE  ÉTIENNEZ. 


FIN. 


Le  chemin  du  Nord. 


MERCURE  DE  FRANCE. 

(do  10  JUIN  AU  10  JUILLET.) 

Diselte  de  nouvelles. —Le  trésor...  déniché.  —  Trois  milliards  qui  ne  valent  pas  un  millioD. 
MuQiniartri-  —  Le  ihéâire  de  Saint-Germain.  —M.  Romagnesi.  —  L'art  de  devenir  député. 


L'Opéra-Comique  à 


Nous  avions  préparé  de  belles  tirades 
sur  riiiauguration  du  chemin  de  fer  du 
Nord.  Mais  quoi  !  le  vin  de  Champagne 
est  bu;  les  harangues  sont  oubliées.  Ce 
chemin  de  fer  en  est  déjà  aux  caListrophes 
comme  les  autres.  Nous  n'avons  donc 
I)lii>  qu'un  mol  à  vous  dire:  Si  vous  ne 
<raignez  pas  de  tomber  dans  les  marais 
•le  Fampoux,  partez  le  matin  de  Paris 
avec  l'anicle  de  notre  collaborateur,  M. 
Schmii  (numéro  de  juin);  au  lieu  de 
rester  comme  lui  irenie-trois  heures  en 
roule,  vous  arriverez  en  dix  heures  à 
Bruxelles,  vous  dînerez  et  parcourrez  la 
ville,  le  Musée  des  famUles  à  la  main,  et 
vous  reviendrez  le  lendemain  déjeuner  à 
Paris,  si  vous  voulez  dormir  en  wagons. 
0  vapeur,  voila  de  les  coups  ! 


—  Voici,  du  reste,  le  temps  de  la  disette 
et  de  l'aridité  pour  les  journaux  connne 
pour  la  terre.  Plus  rien  de  nouveau.sous  le 
soleil,  si  ce  n'est  que  la  chaleur  est  acca- 
blante, que  tout  le  monde  s'enfuit  aux 
eaux  et  aux  baius  de  mer,  ou  du  moins  à  la 
campagne.  Les  journaux  seuls,  ces  Pari- 
siens a  perpétuité,  ne  peuvent  faire  comme 
tout  le  monde.  Il  faut  qu'ils  servent  à 
leurs  lecleurs,jusqu'au  fond  des  retraites 
les  plusreculées,  leur  contingent  ordinaire 
de  nouvelles  plus  ou  moins  dignes  de  ce 
nom.  Aussi,  on  entend  chaque  «jour  les 
grands  carrés  de  papier,  les  grands  jour- 
naux quotidiens  se  demander  les  uns  aux 
autres,  comme  dans  le  conte  de  Barbe- 
Bleue  :  «  Anne,  ma  sœur  Anne,  ne  vois- 
lu  rien  venir?  »  L'un  répond  par  des  ac- 


cidents de  chemins  de  fer,  l'autre  par 
des  assassinats;  celui-ci  parle  retour  du 
grand  serpent  de  mer,  et  celui-là  par  des 
pluies  de  crapauds  ,  presque  tous  enlin 
par  les  enfants  à  deux  tètes  qui  ne  man- 
quent jamais  d'occuper  la  place  de  nos 
députes  dans  l'inlervalle  des  sessions. 
Le  Constitutionnel  seul  a  trouvé  du  nou- 
veau :  c'est  un  trésor  à  Montmartre! 
L'histoire  remonte  au  delà  de  la  grande 
révolution.  En  voici  la  substance: 

Il  y  avait  en  ce  temps-là  un  comte 
Charlraire  de  Monligny,  qui  était  si  ri- 
che, si  riche,  qu'il  ne  pouvait  parvenir  à  se 
ruiner.  E  lire  autres  moyens  qu'il  em- 
ployait pour  cela,  il  fil  bâtir  à  Montmar- 
tre une  quantité  de  maisons  qu'on  nom- 
ma, selon   l'usage,   les  FoUes-Montiqny. 


320 


LECTURES  DU  SOIR. 


Notre  comte  se  rendit  ainsi  tellement  po- 
pulaire, que  lui  et  ses  maisons  furent 
épargnées  en  1793.  Toutefois,  il  jugea 
prudent  d'éniigrer,  en  confiant  la  garde 
des  Folies  à  un  domestique  incorruptible. 
Ce  valet  sans  pareil  s'appelait  Beucliot. 
Un  beau  jour,  ou  plutôt  une  affreuse  nuit, 
il  donna  asile  à  l'abbesse  de  Montmartre 
et  à  son  trésor,  menacés,  l'une  portant 
l'autre,  par  les  sans-culottes  de  l'endroit. 
Celte  abbesse,  ancienne  amie  du  comte 
Chariraire,  était  d'auianl  plus  opulente 
qu'elle  appartenait  à  l'illustre  maison  de 
Montmorency.  Elle  fut  enlevée  des  Folies 
et  guillotinée,  mais  son  trésor  demeura 
sous  la  garde  de  Beuchot.. 

Les  années  s'écoulèrent;  le  comte  Char- 
iraire mourut.  La  propriété  changea  de 
maîtres,  et  Beuchot  gardait  toujours  son 
secret.  Un  jour  cependant  il  mourut  à  son 
tour,  eten  mourant  il  confia  la  clef  du  trésor 
à  une  femme  de  ses  amies.  Cette  clef  était 
la  révélation  suivante  :  «  Creusez  sous  la 
«  serre  des  Folies-Monligny,  vous  trouve- 
«  rez  une  première  cave,  puis  une  se- 
«  conde,  puis  une  troisième.  Dans  cette 
«  troisième  cave,  vous  trouverez  une 
w  pierre  de  taille,  sous  cette  pierre  de 
«  taille  une  cachette ,  et  dans  cette  ca- 
«  chette  le  trésor  de  l'abbesse.  » 

L'amie  de  Beuchot  se  le  tint  pour  dit, 
et  guetta  l'occasion  d'arriver  à  la  pierre 
philosophale.  Celte  occasion  se  fil  attendre 
jusqu'en  18i6  !  —  La  bonne  dame  était  oc- 
togénaire, mais  mieux  vaut  tard  que  ja- 
mais! Après  avoir  passé  de  mains  en 
mains,  le  terrain  précieux  venait  d'être 
acquis  par  la  commune  !  La  dame  court  à 
la  mairie  de  Montmartre,  y  raconte  ce 
que  vous  venez  de  lire,  entreprend  les 
fouilles  à  son  compte  et  dépose  600  fr.  en 
espèces.  On  pioche  à  l'endroit  indiqué..., 
on  trouve  la  première  cave,  la  seconde, 
la  troisième...  Vous  jugez  dgs  palpitations! 
Voici  la  pierre  de  taille  qui  couvre  le 
trésor...  On  la  soulève.  Le  nid  était  bien 
là  !  mais  l'oiseau  avait  été  déniché  !  Par 
qui?  c'est  la  question  que  déballent  à 
celte  heure  toutes  les  commères  de  Mont 


de  jouer  à  Montmartre,  à  deux  pas  des  Fo- 
lies-Montigny,  un  charmant  opéra  comi- 
que, la  Télé  de  Méduse,  paroles  de  M.  Des- 
forges, et  musique  de  M.  Scard,  dont  nous 
publierons  bientôt  une  excellente  mélo- 
die. M.  Daudé,  l'ancien  chanteur  de  la 
salle  Favart,  s'est  surpassé  dans  le  prin- 
cipal rôle;  et  l'acteur  et  le  compositeur 
ne  tarderont  pas  à  briller  sur  une  plus 
grande  scène. 

—  LethéàlredeSaint-Gcrmain-en-Laye, 
'remis  à  neuf,  depuis  les  premiers  rôles 
jusqu'aux  dernières  loges,  vient  de  rou- 
vrir sous  l'habile  direction  de  M.  Sorant, 
et  sous  l'illustre  patronage  de  M.  Alexan- 
dre Dumas.  Notre  célèbre  collaborateur  a 
fixé  la  mode  à  Saint-Germain  en  y  éta- 
blissant ses  pénates.  Nous  vous  conterons 
bientôt,  à  la  plume  et  au  crayon,  les  mer- 
veilles de  l'ile  et  du  château  de  Monte- 
Christo,  créées  à  grands  frais  sur  le  plus 
délicieux  coteau  de  Saint-Germain.  En 
attendant,  M.  Dumas  reçoit  dans  sa  belle 
maison  du  Boulingrin,  tantôt  messieurs 
les  comédiens  du  Roi,  tantôt  la  troupe  de 
rAmbigu-Comique;etlesSainl-Germinois 
voient  représenter,  lesoir,  \es  Demoiselles 
de  Saint-Cyr  ou  les  Trois  Mousquetaires  ; 
les  Parisiens  qui  sont  venus  respirer  et 
dîner  au  pavillon  Henri  IV,  achèvent 
de  remplir  l'élégante  salle,  et  le  dernier 
convoi  du  chemin  de  fer  emmène  à  la  fois 
les  acteurs  et  les  spectateurs.  Heureuse- 
ment le  théâtre  reste,  et  les  indigènes 
vont  y  applaudir,  le  surlendemain,  leurs 
comédiens  ordinaires,  MM.  Sorant,  Mon- 
val.  Linge,  Château-Renaud,  et  mesdames 
Sorant,  Léonline,  Anaïs,  etc.,  qui  jouent 
;  fort  dignement  les  meilleures  nouveautés 
I  de  Paris. 

La  musique  vient  quelquefois  varier  le 
I  spectacle,  et  la  salle  tremble  encore  des 
applaudissements  qu'a  obtenus,  la  se- 
maine dernière,  le  beau  concert  de  M™'  D. 
Mengal.  H  est  vrai  que  cette  excellente 
chanteuse,  qui  est  en  môme  temps  une 
pianiste  accomplie,  était  secondée  par  son 
mari,  premier  cor  du  grand  Opéra,  c'est- 
à-dire  premier  cor  de  France,  par  la  voix 


inslitulions  religieuses.  Rien  de  plus  précis 
et  de  plus  complet,  de  plus  ingénieux  et 
de  plus  clair,  que  cette  méthode  de  M.  Ro- 
magnési.  Elle  enseigne  à  la  fois  ou  suc- 
cessivement la  manière  d'apprécier  la 
pensée  du  compositeur  et  la  manière  de 
l'exprimer  le  mieux  possible,  la  position 
et  le  développement  delà  voix,  la  pro- 
nonciation elTexpression  avec  toutes  leurs 
gradations  et  leurs  nuances  les  plus  déli- 
cates. M.  Romagnési  joint  l'exemple  au 
précepte,  en  dix  mélodies  nouvelles  de 
sa  composition  ,  si  bien  modulées  et  si 
bien  expliquées,  que  tous  ses  élèves 
pourront  les  chanter  comme  lui-même. 
Ce  petit  livre  deviendra  le  vade  mecum 
des  professeurs  et  des  pensionnaires,  el 
pleuvra,  sous  forme  de  prix,  dans  toutes 
les  maisons  d'éducalion. 

—  Il  vient  de  paraître  un  petit  volume 
qui  fait  du  bruit  dans  le  monde  politique, 
par  ce  temps  de  fièvre  électorale.  C'est 
L'art  de  devenir  député  et  même  ministre, 
par  un  oisif  qui  n'est  ni  l'un  ni  l'autre. 
L'analyse  d'un  tel  ouvrage  nous  écarte- 
rait de  nos  habitudes.  Tout  ce  que  nous 
en  pouvons  dire,  c'est  qu'il  est  fort  spiri- 
tuel et  irès-opporlun.  On  en  jugera  par 
ce  portrait  du  courtier  d'élections. 

«  Le  courtier  d'élections  est  le  second 
tome  du  courtier  de  commerce.  De  même 
que  lui,  il  a  un  cabriolet,  et  fatigue  trois 
chevaux  par  jour,  parle  douze  heures  de 
suite  sans  embarras,  sans  préparation,  dit 
vrai  et  ment  tour  à  tour  selon  les  besoins 
de  la  situation;  presque  toujours  enti-ainé 
par  la  situation  du  côté  le  moins  moral , 
il  saute  comme  un  saltimbanque,  se  blan- 
chit comme  un  pierrot,  se  barriole  comme 
un  arlequin,  arbore  effrontément  les  cou- 
leurs de  la  marchandise  qu'il  propose... 
et  sa  marchandise  à  lui,  c'est  un  candi- 
dat à  la  députation-  ses  preneurs  sont 
des  électeurs.  11  garantit  sa  marchandise; 
mais  il  n'est  pas  solvable.  La  marchan- 
dise une  fois  prise,  bonne  ou  mauvaise, 
il  faut  la  garder  ;  cela  ne  se  reprend  pas. 

«  Le  courtier  d'élections  a  fait  souvent  ses 
premières  armes  dans  le  maquignonnage. 


martre...  En  attendant  la  solution,  l'amie    si  puissante  de  M.  Warlel,  par  1  organe  si    ^^^^  termes  dont  il  se  servait  jadis  pouv 


(le  Beuchot  s'est  réveillée  ruinée,  de  son 
rêve  de  millionnaire...  La  pauvre  dame 
avait  emprunté  les  600  fr.  déposés  à  la 
mairie...,  et  il  lui  faudra,  pour  les  resti- 
tuer, vendre  son  lit  et  ses  chemises!  Mo- 
rale à  choisir  :  les  trésors  sont  des  chi 


exercé  de  M"'  Julienne,  par  le  hautbois 
de  M.  Verroust  et  par  la  clarinette  de 
M.  Berteux,  tous  artistes  distingués  de 
l'Académie  royale  de  Musique.  On  se 
croyait,  non  pas  à  Saint-Germain,  mais  à  ■ 
Paris,  rue  Lepelletier.  L'intervalle  n'est 


mères,  ou  les  valets  incorruptibles  soûl  pas  long,  du  reste,  el  M"«  Mengal  pourra 
des  mythes.  l '^  franchir  de  nouveau. 

—  A  moins  que  ces  trésors  ne  soient  vi-|  —C'est  ce  que  nous  avons  fait,  en  sens 
siblesel  palpables  comme  la  poudre  d'or  contraire,  pour  aller  entendre,  à  ruôlel- 
de  ce  fleuve  de  l'isthme  de  Panama,  où,  de-Ville,  un  charmant  pelil  prodige  , 
dit-on.  les  habitants  pèchent  à  la  main  cin-  M"«  Hcrminie  Seron,  jeune  Espagnole  de 
quanté  francs  par  jour,  et  où  les  ingé-  huit  ans,  dont  la  guitare  rappelle  le  vio- 
nieurs  de  l'Etat  se  préparent  à  draguer  Ion  précoce  des  .sœurs  Milanollo,  et  qui 
une  somme  de  trois  milliards.  Voilà  une  fera  Ihi  ver  prochain  les  délices  des  salons 
richenouvelle.s'ilen  fut  jamais!  Eh  bien,    de  Paris. 

Mercure,  qui  se  connaît  en  affaires,  don-  I  —Voici  M.  Romagnesi,  ce  roi  de  la  ro- 
uerait ces  trois  milliards  de  poudre  d'or  mance,  qui,  après  avoir  charmé  nos  mères, 
pour  un  simple  million  frappé  à  la  Mon-  vienl*;nseigner  son  charme  même  à  nos 
naie  de  France.  fil'c*-  M-  Romagnosi  a  résume  les  doubles 

—  Les  théâtres  chôment  plus  ou  moins  à  secrets  de  son  art,  et  comme  compositeur 
Paris  durant  celte  canicule;  mais  il  n'en  et  comme  chanteur,  dans  une  lo.ute  petite 
e^t  pas  de  même  en  province,  où  les  ha-  brochure  in-8.  intitulée:  la  Phijsiologtedu 
bitués  sont  de  toutes  les  saisons.  Et  sans  chant,  méthode  abrégée  de  l'art  de  chanter, 
aller  plus  loin  que  la  banlieue ,  on  vient    à  l'usage  des  collèges,  des  pensionnats  et  des 


vanter  un  cheval  lui  servent  également  au- 
jourd'hui pour  vanter  un  aspirant-député. 
Ainsi,  il  dira  aux  électeurs:  «C'est  du  pur 
sang  !  il  voit  bien,  se  tient  sur  un  pied 
ferme,  et  marche  droit  devant  lui! 

o  Les  électeurs  se  laissent  quelquefois 
prendre  à  ces  belles  paroles  el  ne  tardent 
pas  à  se  repentir  de  leur  faiblesse.  Le 
député  nommé  sous  celte  influence  e>l 
presque  toujours  poussif,  aveui^le,  peu- 
reux ou  fourbu  ;  el.  comme  je  l'ai  dit  plus 
haut,  pour  les  députés,  il  n'y  a  pas  de  cas 
rcdhibiloire.» 

PlTRE-CnEVAMEH. 

LebonLa  Fontaine,  quadrillepourpia- 

no  ou  oahestre.  par  Joseph  Vimelx.  Ce 
brillant  quadrille,  qui  n'exige  aucune 
élude,  vient  de  i^rallre  chez  J.  Meissorc- 
NiFR  el  (ils,  odiieurs,  rue  Dauphine.  On 
reconnaît  dans  cette  charmante  compo- 
sition le  talent  si  varié  de  l'auteur  du 
Cavalier  kadjoute,  de  Petit  Pierre  le  Ma^ 
rin,  etc. 


imprimerie  de  IIENNUVKP.  el  C,  rue  Leracrcier.  a*.  Balignolles. 


XI. 


MUSÉE  DES  FAMILLES, 


321 


SECRÉTAIRE  DE  HENRI  IV  ET  COMMODE  DE  MARIE  DE  MÊDICIS. 


MEUBLES  FLORENTINS  DU  SEIZIÈME  SIÈCLE,  RETROUVÉS  PAR  M.  DE  BALZAC. 


Secrétaire  de  Henri  IV,  retrouvé  par  M.  de  Balzac. 


Tous  les  cinq  ans,  à  l'époque  des  Expositions  de  Pln- 
dustrie,  on  est  convenu,  par  bail  d'admiration,  de  crier 
au  prodige  devant  les  commodes,  les  secrétaires  et  les  af- 
freux bonheur  du  jour,  étalés  dans  les  galeries  des  Champs- 
Elysées.  Rien  n'a  le  droit  de  se  comparer  à  ces  lits  à  ba- 
AOUT  1846. 


teau  semés  d'étoiles  d'or,  à  ces  fauteuils  en  palissandre 
incrustés  de  faïence  émaillée.  Le  roi  leur  sourit,  les  princes 
leur  envoient  descompliments,  mais  personne  ne  les  achète. 
Cette  crise  passée,  on  revient  bien  vite  à  la  vieille  et  sainte 
admiration  pour  les  beaux  meubles  du  seizième  et  du  dix- 

—  41  —  TREIZIÈME  VOLUIIE. 


322 


LECTURES  DU  SOIR. 


septième  siècle,  qu'on  ne  peut  pas  plus  imiter  et  refaire 
qu'on  ne  peut  refaire  et  imiter  te  Cid,  les  Satires  de  Boi- 
leSn,  et  les  Fables  de  La  Fontaine.  Tel  siècle,  telles  choses. 
Une  fois  ces  combinaisons  épuisées,  combinaisons  qu'a- 
mène le  hasard,  peut-être  la  sagesse  créatrice,  n'attendez 
plus  que  des  avortements  plus  ou  moins  brillants.  11  est 
bien  entendu  que  nous  ne  parlons  ici  que  de  l'enfantement 
de  produits  analogues  ;  car  chaque  époque  est  belle  de  sa 
propre  beauté,  de  fhème  que  chaque  nation  a  sa  matière 
de  prédilection  à  oinrer.  L'Egypte  s'attaque  à  l'argile  et 
au  granit,  la  Grèce  au  marby,  l'Italie  au  verre  et  aux  cou- 
leurs, la  France,  pauvre  en  matières  dves  et  brillantes, 
se  borne  à  tailler  et  à  ciseler  le  bois.  Le  cycle  de  ses  chefs- 
d'œuvre,  en  ce  genre  de  travail,  commence  au  moyen  âge, 
et  va  presque  sans  interruption  jusqu'à  Louis  XIV.  Le  dix- 
huitième  siècle  eut  bien  ses  caprices,  mais  ces  caprices 
sont  aux  grandes  pièces  d'ébénisterie  exactement  ce  que 
Watteau  est  au  Poussin  et  à  Lebrun.  C'est  le  joli  après  le 
beau,  la  chanson  après  le  poème.  La  Révolution  française 
guillotina  l'art  en  place  de  Grève  ;  les  sans-culottes  devaient 
être  naturellement  sans  fauteuils.  C'est  au  Consulat  que 
nous  sommes  redevables  des  sphinx  en  sapin  doré,  qui 
portent  les  cadenettes  à  la  hussarde,  témoignage  de  la  cam- 
pagne d'Egypte,  et  de  ces  honnêtes  tètes  de  lion  plaquées 
aux  commodes  en  merisier. 

La  Restauration  mérite  véritablement  ce  nom  de  la  re- 
connaissance des  arts.  Nous  lui  devons,  quelles  qu'aient 
été  ses  intentions  rétrogrades,  la  passion  des  beaux  meu- 
bles, dont  fut  saisie  la  France,  surtout  vers  les  dernières 
années  du  règne  du  roi  Charles  X.  Mais,  à  vrai  dire,  cette 
passion  eut  plus  de  surface  que  de  profondeinr;  elle  agita 
le  monde  artiste  sans  ébranler  la  routine  qui  continua  à 
adorer  l'acajou,  ce  faux  dieu  venu  d'Amérique,  cèdre  des 
épiciers.  Il  est  si  vrai  que  cette  passion  s'est  réduite  d'an- 
née en  année  à  la  raincité  d'une  fantaisie,  qu'aujourd'hui 
elle  est  presque  insensible,  et  ne  vit  guère  plus  avec  sa  pre- 
mière énergie  que  dans  l'âme  de  quelques  natures  d'élite. 
On  peut  en  dire  autant  de  l'art  tout  entier. 

Je  sais  que  l'Angleterre  ne  paye  l'art  que  sous  le  con- 
trôle de  la  France  ;  que  la  Russie  nous  enlève,  chaque  an- 
née, une  foule  de  grands  peintres  parfaitement  inconnus; 
que  la  Belgique  nous  suit  comme  un  filou  suit  une  poche; 
que  l'Allemagne,  que  nous  remorquons  par  une  chaîne 
d'un  denii-sièole,  invente  aujourd'hui  l'esprit  encyclopé- 
dique, moins  Voltaire  et  Diderot,  c'est-à-<lire  l'esprit  sans 
l'esprit.  Eh  bien  !  en  dépit  de  celte  universelle  acceptation 
de  notre  supériorité,  la  France  actuelle  se  soucie  fort  peu 
d'art  et  de  poésie.  Interrogez-la,  et  si  elle  est  franche,  elle 
TOUS  répondra,  la  main  sur  des  actions  de  chemins  de  fer, 
sa  croyance  du  moment  :  «  Non  !  je  ne  suis  pa?  "-'    '  \  » 

Au  milieu  des  combinaisons  industrielles  par  ,  s 
la  France  croit  s'enrichir,  parce  qu'elle  compte  soixante 
nouvelles  e-  ■  pianos,  comme  s'il  n'était  malheureu- 

sement pas  j^...  ...V  qu'un  piano  suppose  au  moins  dix  pia- 
nistes, il  est  donc  fort  heureux  qu'il  se  rencontre  çà  et  là 
quelques  esprits  curieux,  veillant  à  la  conservation  des 
reliques  de  l'art  que  le  public  détruit  par  sotiise,  ou 
laisse  périr  par  ignorance.  Les  riches,  ennuyée  ou  blasés, 
n'acceptent  que  les  choses  tarifées  à  dire  d'expert  ;  pour 
eux,  une  statue  n'est  qu'un  lingot  de  marbre;  un  tableau, 
qu'un  billet  de  banque  encadré.  Ils  ne  reconnaissent  pour 
bonnes  et  valables  que  les  peintures  signées  :  Garât... 

Une  toile  poudreuse  gisant  à  terre,  une  statue  oubliée 
dans  un  coin  ne  serajamais  relevée  par  un  amateur  millifui- 
naire.  Il  attendrait  plutôt,  comme  don  Juan,  que  la  statue 
quittât  son  socle  pour  l'inviter  à  souper.  Quelque  artiste 


paioTe,  quelque  poète,  adopteront  seuls  l'orphelin  de  l'art. 
MAL  Victor  Hugo,  Saurageot,  Devéria,  etc. ,  ont  sauvé 
plus  de  chefs-d'oeuvTe  de  la  destruction  que  M.  de  Cail- 
leux,  M.  de  Rothschild,  et  le  Musée  du  Sommerard  en- 
semMe. 

C'est  ainsi  que  la  fameuse  chapelle  de  Van  Heik  est  res- 
tée exposée  une  année  entière  en  plein  mur  sur  le  quai 
Malaquais  sans  trouver  un  seul  admirateur.  Il  est  juste  de 
convenir  que  tout  l'Institut  passe  là  du  matin  au  soir.  Cette 
chapelle  une  fois  reconnue  et  prônée,  c'est  à  qui  en  vou- 
lait une  bribe.  La  reine  en  acheta  le  fond,  un  banquier  prit 
un  volet  et  un  prince  l'autre  :  le  chef-d'œuvre  ainsi  dé- 
pecé rapporta  plus  de  vingt  fois,  à  son  heureux  Chris- 
tophe Colomb,  ce  qu'il  avait  été  payé  par  lui.  Mais  pour 
arriver  à  cette  gloire,  il  dut  passer  par  le  martvTe.  On  l'é- 
cartela. 

C'est  chez  ce  même  maKhand,  un  nommé  Dufour,  que 
les  splendides  tapissecies  du  lit  de  Louis  XIV,  à  Versailles, 
furent  retrouvées  après  avoir  été  refusées  pendant  deux 
ans  par  tous  les  visiteurs,  comme  des  imitations  d'étoffes 
mal  réussies. 

Chez  ce  marchand  enfin,  il  y  a  quelque  temps,  deux 
hommes,  un  prince  et  un  homme  de  lettres,  se  disputaient 
deux  meubles.  L'un  d'eux  marchandait,  c'était  le  prince 
K***  ;  l'autre  admirait,  c'était  M.  de  Balzac.  Le  premier 
tenait  au  bon  marché,  le  second  à  la  possession  ;  i'amant 
l'emporta. 

Ici  commence  l'historique  des  deux  meubles  dont  nous 
donnons  les  dessins. 

Il  faut  reconnaître  toutefois,  à  l'honneur  du  prince,  que, 
pour  lui,  ces  deux  magnifiques  raretés  n'avaient  qu'un  in- 
térêt d'art,  tandis  qu'à  leur  illustre  acquéreur  elles  offraient 
un  immense  intérêt  national. 

Ces  deux  meubles  sont  tout  simplement  ce  qu'on  ap- 
pellerait de  nos  jours  la  commode  de  Marie  de  Médicis  et 
le  secrétaire  de  Henri  IV;  c'est-à-dire  deux  merveilles  de 
l'école  florentine  au  plus  beau  temps  des  Médicis. 

D'une  architecture  élégante  et  pure,  ces  deux  divins 
morceaux  sont  en  ébène,  veinés  de  filets  dor.  La  com- 
mode, vrai  meuble  de  reine,  est  à  pans  brisés,  avec  pen- 
dentifs et  bases  tournées  et  spiralees  aux  angles.  Des  fi- 
gures de  sirènes,  incrustées  en  nacre  chatoyante,  comnje 
toute  la  décoration,  forment  le  milieu  des  ventaux  et  des 
tiroirs.  Au  milieu  daral)esques et  d'enroulements  fleuris, 
d'yne  délicatesse  miraculeuse  et  comme  en  rêvent  les  on- 
dinesdans  leurs  palais  transparents,  se  jouent  par  centaines 
des  oiseaux  dont  l'ornementation  est  telle  qu'on  les  croirait 
colorés  de  tous  les  feux  éblouissants  que  jette  l'opale.  Dix 
ans  de  la  vie  d'un  de  nos  plus  habiles  artistes  en  incrusta- 
tion ne  suivraient  pas  pour  accomplir  un  pareil  travail.  In 
seul  morceau  d"el>êue  recouvre  celle  commode  armonéc 
aux  armes  de  Fftnce  et  de  Florence.  La  couronne  qui  do- 
mine l'éciisson  est  celle  de  grande-du  "  '  '  '  '. 
si  hautement  significatif,  d^ne  à  croiro  ,-  ~  s 
sont  un  cadeau  du  grand-duc  François  II  à  sa  fille.  Quel 
souverain  pourrait  aujourd'hui  se  pemaellre  une  pareille 
preuve  de  tendresse? 

Le  secrétaire  était  composé  d'un  avant-corps  à  deux  ven- 
laux,  charcé  d'une  tablette  profilée  sur  laquelle  s'élève  la 
partie  supérieure,  écdement  divisée  en  deux  comparti- 
ments et  terminée  par  une  corniche  d'une  exquise  pureté 
de  moulures.  L'ornementation  de  ce  meuble,  où  les  mo- 
nogrammes de  Henri  et  de  Marie  sont  répétés  sur  les  deux 
étendards,  est  plus  sérieuse  que  celle  du  meuble  de  la  renie, 
mais  d'une  i>erfeclion  non  moins  rare.  Des  trophées  d'ar- 
mes, des  allégories  guerrières,  des  tètes  grimaçantes  ou 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


323 


(prribles  remplacent  la  fantaisie  plus  gracieuse  qui  décore 
la  commode.  La  prodigieuse  haltilelé  avec  laquelle  l'incrus- 
tation de  ces  deux  morceaux  est  obtenue,  est  si  effrayante 
comme  résultat,  qu'elle  provoque  le  parallèle  avec  la  mo- 
saïque en  pierre  dure  la  mieux  exécutée. 

Une  singularité  précieuse  donne  au  secrétaire  une  in- 
calculable valeur  historique.  L'écusson  de  Henri  IV  a  été 
arraché  d'un  des  ventaux,  et  témérairement  remplacé  par 
les  armes  de  Concini.  Ce  meuble  a  donc  été  donné  au  ma- 
réchal d'Ancre  par  la  reine  après  la  mort  de  Henri  IV.  Celte 
révélation,  du  reste,  ne  ferait  que  confirmer  les  supposi- 
tions des  historiens  elles  malices  des  mémoires  du  temps. 

Maintenant,  comme  tradition,  voici  ce  qui  doit  complé- 
ter l'authenticité  de  ce  fait.  Après  l'assassinat  du  maréchal 
d'Ancre,  ses  dépouilles  enrichirent,  comme  on  le  sait,  la 
maison  de  Luynes.  Or,  c'est  précisément  en  Touraine,  et 
près  de  la  petite  ville  de  Luynes,  que  ce  double  trésor  ar- 
chéologique a  été  découvert.  Il  est  à  présumer  qu'il  aura 
été  pris  par  un  patriotisme  intéressé  et  conservé  grâce  à 
un  civisme  prévoyant. 

Ainsi  voilà  deux  meubles  sans  prix  —  sur  lesquels  se  sont 
appuyés  Henriette  d'Angleterre,  Louis  XHl  et  Gaston  d'Or- 
léans, deux  miracles  de  l'art  au  seizième  siècle,  qui  est  lui- 
même  un  miracle,  deux  de  ces  curiosités,  poétiquement 
historiques,  qui,  sorties  d'une  chambre  de  reine,  du  palais 
d'un  grand  roi,  ne  devraient  se  retrouver  que  dans  le  Musée 
d'une  grande  nation  ou  dans  le  cabinet  d'un  souverain, — 
devenus  la  propriété  d'un  homme  de  lettres. 

Cet  homme  de  lettres,  si  grand  par  son  talent,  mais  dont 
la  bourse  n'a  pas  la  profondeur  de  son  génie,  a  fait  pour 
le  soTivenir  de  l'ancienne  France,  en  acquérant  à  prix  d'or 
ces  deux  ouvrages  d'un  si  prodigieux  mérite,  ce  que  la 
France  nouvelle  devrait  faire,  au  lieu  d'acheter  tant  de 
kilomètres  d'affreux  tableaux  de  batailles. 

Léon  GOZLAN. 


Nos  lecteurs  nous  sauront  gré  de  joindre  au  spirituel  ar- 
ticle de  M.  Léon  Gozian  une  notice  sur  les  illustres  person- 
nages dont  il  a  parlé. 

Marie  de  Médicis.  —  Concini.  — Albert  de  Iiuynes. 

Marie  de  Médicis,  qui  fut  successivement  reine  et  régente 
de  France,  était  fille  de  François  H  de  Alédicis,  grand-duc  de 
Toscane,  et  de  Jeanne,  archiduchesse  d'Autriche,  reine  de 
Hongrie  et  de  Bohème.  Dès  que  Henri  IV  eut  obtenu  du  pape 
la  dissolution  de  son  mariage  avec  Marguerite  de  Valois,  il 
lit  demander,  par  ses  ambassadeurs,  la  main  de  Marie  de 
Médicis.  Celle  union  fut  heureusement  conclue  et  pom- 
peusement célébrée.  Ferdinand,  frère  et  successeur  de  Fran- 
çois au  trône  de  Toscane,  reçut  la  procuration  du  roi  par 
le  duc  de  Bellegarde,  grand-écuyer  de  France,  et  épousa 
Marie  de  Médicis,  sa  nièce,  au  nom  de  Henri  IV,  le  5  oc- 
tobre de  l'année  J60^||||Suivant  l'usage  en  pareil  cas,  il  mit 
une  jambe  dans  le  lit  de  la  mariée.  La  cérémonie  fut  pré- 
sidée par  le  cardinal  Aldobrandini,  neveu  du  pape  Clé- 
ment VHL  Le  récit  des  fêtes  qui  suivirent  justifie  la  magni- 
ficence attribuée  aux  ducs  de  Toscane. 

La  représentation  d'une  seule  comédie  coûta  plus  de 
soixante  mille  écus.  Faut-il  s'étonner  dès  lors  que  Marie 
de  Médicis  ait  apporté  en  France  deux  meubles  qui  font 
encore,  après  deux  siècles  et  demi,  le  désespoir  de  nos 
artistes  et  l'admiration  des  hommes  de  goût? 

f  Lorsque  la  reine  fut  arrivée  à  Lyon,  le  roi,  qui  était 


occupé  èi  mettre  le  duc  de  Savoie  à  la  raison,  la  vint  join- 
dre en  cette  ville,  et  conclut  le  mariage  le  jour  même.  En- 
suite la  ville  de  Lyon  honora  cette  princesse  par  la  pompe 
d'une  magnifique  entrée.  »  , 

On  sait  que  le  ITJ  mai  1610  Iç  poignard  de  Ravalllac 
rendit  Marie  de  Médicis  veuve.  La  veille  de  ce  jour  fatal, 
Henri  IV,  avant  de  la  quitter  pour  un  grand  projet,  l'avait 
déclarée  régente  de  France,  et  fait  couronner  solennelle- 
ment comme  telle. 

La  régence  fut  confirmée  à  .Marie  de  Médicis  pendant  la 
minorité  de  Louis  XHI,  son  fils,  et  ce  fut  alors  que  tous  ses 
malheurs  commencèrent  par  la  faveur  de  Concino  Concini, 
et  de  Léonora  Galigaï,  sa  femme. 

Ces  deux  personnages  sont  les  exemples  les  plus  frap- 
pants du  caprice  des  destinées  et  de  l'ingratitude  des  cours. 
Né  dans  la  plus  basse  classe,  au  comté  de  Penna,  en  Tos- 
cane,Concini  avait  accompagné  Marie  de  Médicis  en  France 
en  qualité  de  simple  valet.  Léonora  Dori,  dite  Galigaï,  son 
épouse,  n'élait  pas  mieux  partagée  que  lui-même  du  côté 
de  la  naissance  et  de  la  fortune.  Fille  d'un  pauvre  menui- 
sier de  Florence  ,  elle  occupait  aussi  le  plus  humble  em- 
ploi dans  la  domesticité  de  la  reine...  Ce  qu'il  y  a  d'é- 
trange, c'est  qu'elle  était  la  femme  du  monde  la  plus  laide 
et  la  plus  maltraitée  de  la  nature.  Eh  bien,  malgré  tous  ces 
désavantages,  Léonora  devint  la  favorite  toute-puissante  de 
Marie  de  Médicis,  et  éleva  son  mari  au  rang  de  marquis 
d'Ancre,  de  gouverneur  de  Normandie  et  d'Amiens,  de 
maréchal  de  France,  et  presque  de  premier  ministre.  Par 
le  fait,  Concini  gouverna  le  royaume,  sous  le  nofn  de  la  ré- 
gente, pendant  les  premières  années  du  règne  de  Louis  XHI. 
—  Comment  avez-vous  acquis  tant  d'empire  sur  voire 
maîtresse?  demandait-on  à  la  maréchale  d'Ancre;  quel  |thil- 
tre,  quel  sortilège  avez-vous  employé?  —  Pas  d'autre,  ré- 
pondit-elle, que  l'ascendant  des  âmes  fortes  sur  les  àrues 
faibles.  Le  mot  était  d'une  justesse  profonde.  Léonora  était 
la  fermeté  et  l'énergie  incarnées.  Marie  de  Médicis  n'avait 
que  de  la  passion  et  de  l'entêtement.  Elle  le  montra  bien 
en  défendant  ses  deux  favoris  jusqu'au  pied  de  l'échafaud. 
De  là,  comme  dit  M.  Gozian,  ces  malices  des  mémoires  con- 
temporains qui  donnèrent  au  marquis  d'Ancre  un  titre  plus 
intime  que  celui  d'ami.  Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  assertion, 
(jui  n'a  jamais  été  démontrée  ,  Concini  s'empara  du  gou- 
vernement au  point  de  forcer  tous  les  ministres  à  prendre 
ses  instructions.  Sully  fut  le  seul  qui  affranchit  les  finances 
de  son  contrôle.  Mais  Concini,  ou  plutôt  sa  femme,  dilapida 
le  trésor  de  l'État  par  la  main  de  la  régente  elle-même. 
Léonora  vendit  les  grâces  et  les  privilèges,  trafiqua  de  son 
influence  sous  toutes  les  formes,  et  amassa  une  fortune  in- 
croyable :  outre  les  revenus  de  ses  charges  et  de  celles  de 
son  mari,  qui  montaient  à  un  million  de  livres,  chacun 
d'eux  avait  pareille  somme  dans  ses  coffres,  plusieurs  mil- 
lions placés  en  France  et  en  Italie,  deux  millions  en  meu- 
bles et  en  bijoux,  sans  compter  tout  ce  qui  fut  pillé  chez 
eux  par  le  peuple. 

Un  favori  de  Louis  XHI  renversa  les  Favoris  de  Marie  de 
Médicis  ;  ce  fut  Albert  de  Luynes,  homme  de  rien  comme 
son  rival,  habile  comme  lui  à  capter  la  confiance  de  ses 
maîtres.  Luynes  gagna  celle  du  jeune  roi  en  jouant  avec 
lui  à  la  fauconnerie  et  à  la  chasse,  et  de  gouverneur  des 
oiseaux  de  Sa  .Majesté,  il  devint  son  ministre  intime  et  son 
instrument  perfide.  Menacé  dans  sa  toute-puissance,  Con- 
cini osa  faire  le  rêve  que  l'on  attribua  plus  tard  à  Fouquet; 
il  fortifia  ses  places  et  ses  châteaux,  suborna  l'armée,  et 
se  fit  une  escwte  aussi  nombreuse  et  plus  redoutable  que 
celle  de  Louis  XIII.  Ce  fut  alors  que  celui-ci  l'abandonna 
à  Luynes,  et  que  Luynes  l'abamlonna  à  Vilry,  capitaine 


324 


LECTURES  DU  SOIR. 


des  gardes.  Le  luudi  24  avril  1617,  comme  le  maréchal 
d'Ancre  entrait  au  Louvre  pour  le  conseil,  Vitry  Paborde  et 
lui  demande  son  épée.  Concini  fait  un  mouvement,  soit 
pour  résister,  soit  pour  se  rendre...  Aussitôt  il  reçoit  trois 
coups  de  pistolet  dans  la  tète  et  dans  la  poitrine.  11  tombe 
mort  sans  prononcer  une  parole.  On  vit  alors  ce  que  c'est 
que  la  lidélité  des  courtisans...  Louis  XllI  s'étant  montré 
sur  le  balcon  du  palais,  pour  sanctionner  le  meurtre  du 
maréchal,  tous  les  amis  de  celui-ci  s'éloignèrent  de  son 
cadavre,  et  allèrent  se  ranger  autour  d'Albert  de  Luynes, 
le  nouveau  soleil!...  Ce  fut  à  qui  maudirait  le  plus  haut 
Concini,  à  qui  courrait  le  plus  vite  arrêter  sa  femme  et  en- 
fermer la  régente  dans  ses  appartements. 

Le  peuple,  toujours  prêt  à  insulter  ses  propres  idoles, 
surpassa  en  lâcheté  les  courtisans  eux-mêmes.  On  avait 
d'abord  jeté  le  corps  du  marquis  d'Ancre  dans  les  latrines, 
puis  on  l'avait  enterré  secrètement,  pendant  la  nuit,  à 
Saint-Germain-l'Auxerrois.  Un  de  ses  amis  de  la  veille 
découvre  sa  sépulture  et  l'indique  à  la  populace  ameutée... 
Alors  tous  ces  hommes  qui,  naguère,  baisaient  les  pieds  du 
favori,  se  ruent  comme  des  vampires  sur  sa  tombe,  en  ar- 
rachent son  corps  ensanglanté,  le  traînent  par  les  rues  et 
sur  les  places  publiques,  le  pendent  ici,  l'écartelleul  plus 
loin,  et  finissent  par  le  dépecer  avec  leurs  dents.  Ces  lam- 
beaux horribles  furent  mis  à  l'enchère,  et  trouvèrent  une 
multitude  d'acheteurs  ;  et  le  pauvre  Louis  XIII,  voyant  ces 
infamies,  se  persuada  qu'il  avait  bien  fait  de  tuer  un  homme 
si  détesté  de  tout  le  monde. 

La  Chronique,  si  savante  et  si  spirituelle,  du  Pont-Neuf, 
avait  dit  un  mot  de  ces  événements  à  nos  lecteurs  ;  nous 
leur  en  donnerons  bientôt  un  récit  détaillé,  écrit  par 
M.  Hippolyte  Castille  avec  une  vérité  saisissante. 


La  disgrâce  et  l'exil  de  Marie  de  Médicis  suivirent  immédia- 
tement la  mort  de  Concini.  A  cette  nouvelle,  l'étonnemenl 
de  la  régente  n'eut  d'égal  que  sa  douleur.  Elle  pleura  long- 
temps à  chaudes  larmes ,  et  s'accusa  d'avoir  été  jouée  par 
deux  enfants  comme  Luynes  et  Louis  XIII.  Puis,  se  flat- 
tant de  dominer  encore  celui-ci,  elle  résolut  d'en  appeler  à 
l'amour  filial.  C'était  en  appeler  au  néant,  car  l'amour  filial 
n'existait  point  dans  le  cœur  de  Louis  XIIL  En  ordonnant 
l'exil  de  sa  mère,  il  lui  refusa  le  baiser  d'adieu  !  Elle  n'obtint 
qu'à  grand'peine  de  le  saluer  au  milieu  des  ennemis  qui  la 
chassaient.  Au  moment  du  départ,  le  roi  se  rendit  dans  l'ap- 
partement de  la  régente.  Tout  ce  qu'ils  devaient  se  dire 
était  réglé  d'avance,  jusqu'aux  moindres  termes,  jusqu'aux 
moindres  gestes.  Après  avoir  balbutié  en  sanglotant  quel- 
ques regrets,  Marie  de  Médicis  voulut  ajouter  une  prière 
pour  Léonora,  détenue  depuis  la  mort  de  Concini  ;  Louis  la 
regarda  d'un  air  embarrassé,  et  s'éloigna  sans  lui  répondre 
un  mot.  Elle  fit  un  pas  pour  retenir  Luynes  qui  sortait 
avec  son  maître  ;  mais  le  roi  appela  trois  fois  son  favori 
d'un  ton  si  impérieux  qu'il  tourna  le  dos  à  la  reine.  Elle 
rentra  chez  elle  suffoquée  par  la  colère  et  les  pleurs,  se 
jeta  dans  son  carrosse,  la  tête  enveloppée  d'une  mante,  et 
partit  pourl'exilqui  devait  abréger  sa  vieillesse...  Louis  XIII 
la  suivit  des  yeux,  avec  la  joie  secrète  d'un  écolier  déli^Té 
de  son  pédagogue,  et  prenant  le  bras  de  Luynes,  il  s^amusa 
tout  le  reste  de  la  journée. 

Quelques  jours  après,  la  maréchale  d'Ancre  fut  condam- 
née à  mort,  décapitée  et  brûlée  en  place  de  Grève.  Il  va 
sans  dire  que  tous  ses  biens  confisqués  passèrent  au  duc  de 
Luynes...,  avec  la  belle  commode  que  lui  avait  donnée 
Marie  de  Médicis,  et  le  royal  secrétaire  sur  lequel  Concini 
avait  substitué  ses  armes  à  celles  de  Henri  IV. 


Commode  de  Marie  de  Médicis,  retrouvée  par  M.  de  Balzac. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


Î5.T 


(1) 


VOYAGE   EN   FRANCE  . 


LE     DAUPHINE. 


Bac  sur  l'Isère. 


li. 


On  orage.  —  Le  Lans.  —  Sassenage.  —  L'autocrate  du  Dauphiné.  — 
La  tour  Saint-vérain.  —  Grenoble.  — Vizille,  —  La  Grande-Char- 
treuse.—ChàleauBayard.— La  vallée  d'Allevard.— Le  pays  d'Oisans. 
Gap.  —  Les  ruines  de  Tallard.  —  Le  mont  Aiguille.  —  L'héroïne  de 
Nyons.—Grignan.— Valence.— Ponl-en-Royans.— Le  prince Dgem. 
—  Saint-Vallier. 

Pour  nous  rendre  à  Grenoble  par  les  montagnes,  nous 
devions  d'abord  gagner  le  Lans,  bourg  assez  considérable, 
situé  sur  un  plateau  fort  élevé  et  couvert  de  neige  pendant 
huit  mois  de  l'année.  Il  nous  eût  été  impossible ,  quand 
même  nous  ne  nous  fussions  pas  arrêtés  à  mi-côte,  d'at- 
teindre ce  village  avant  la  fin  du  jour.  En  conséquence,  il 
avait  été  convenu,  chez  les  fermiers  que  nous  venions  de 
quitter,  que  nous  demanderions  ce  soir-là  l'hospitalité  à 
un  propriétaire  de  forêts  dont  l'habitation  était  bien  con- 
nue de  Louis,  le  muletier  qui  nous  servait  de  guide. 

11  y  avait  déjà  trois  ht  ires  que  nous  montions,  à  la  file 
les  uns  des  autres,— <ar  les  mules  ne  marchent  pas  volon- 
(  I]  Voir  les  numéros  de  septembre  1845  et  de  juillet  1846. 


tiers  de  front, —  le  chemin  percé  à  travers  les  bois  de  chê- 
nes et  de  hêtres  entremêlés  de  buis  énormes,  auxquels  suc- 
cèdent, dans  les  régions  plus  âpres,  ceux  d'arbres  résineux 
de  diverses  essences,  lorsque  M.  R...  demanda  à  Louis, 
qui  s'avançait  en  tête  de  notre  petite  caravane ,  combien 
de  temps  s'écoulerait  encore  avant  que  nous  atteignissions 
la  maison  où  nous  devions  prendre  gîte  pour  la  nuit  sui- 
vante. 

—  Deux  heures  nous  suffiront,  répondit  le  muletier, 
qui,  quoique  montagnard,  s'exprimait  très-intelligiblement 
en  français  ;  deux  heures  nous  suffiront,  sH'orage  n'inter- 
rompt pas  notre  marche. 

—  L'orage  !  nous  écriàmes-nous  en  portant  simultané- 
ment nos  regards  vers  le  ciel,  que  dérobait  en  partie  à 
notre  vue  le  dôme  verdoyant  formé  au-dessus  de  nos  têtes 
par  les  rameaux  des  arbres  que  nous  côtoyions. 

Ce  que  nous  en  aperçûmes  alors  nous  fit  craindre  que 
les  prévisions  de  Louis  ne  se  vérifiassent. 
— "  Picssous  le  pas  de  nos  montures,  dis-je  en  cassant 


326 


LECTURES  DU  SOIR. 


une  branche  de  houx  dont  je  voulus  me  servir  en  guise  de 
cravache. 

Mais  au  lieu  de  se  hâter,  ma  mule,  au  premier  coup  de 
houssine  que  je  lui  donnai,  demeura  immobile;  au  second, 
elle  se  mit  à  ruer. 

—  Ah  !  s'écria  notre  conducteur,  si  vous  entamez  une 
lutte  avec  Gothon,  —  c'est  l'habitude  des  muletiers,  ainsi 
que  des  pâtres  des  montagnes,  de  donner  un  nom  à  cha- 
cune de  leurs  bêtes, —  vous  n'aurez  pas  le  dessus,  je  vous 
en  avertis.  Nos  mules  ont  le  caractère  aussi  indépendant 
que  le  pied  ferme  et  l'instinct  infaillible...  N'essayez  donc 
pas  de  moJifier  leur  paisible  allure,  ni  même  de  diriger 
leur  marche  ;  dans  les  passages  périlleu^  surtout,  ce  serait 
fort  imprudent. 

Suivant  les  avis  du  muletier,  je  jetai  ma  baguette  et  lais- 
sai flotter  les  rênes  sur  le  cou  de  Gothon,  qui  recommença 
aussitôt  de  cheminer  à  la  suite  de  la  mule  que  montait  no- 
tre guide. 

Cependant,  la  forêt  devenait  de  plus  en  plus  ténébreuse  ; 
des  nuages  noirs  s'amoncelaient  au-dessus  de  nos  taies  et 
déversaient  par  instants  de  larges  gouttes  d'eau  qui  péné- 
traient jusqu'à  nous,  en  dépit  des  branchages  feuillus  que 
projetaient  jusqu'au  milieu  de  la  route  les  arbres  dont  elle 
est  bordée.  Puis,  un  coup  de  tonnerre  strident  et  prolongé, 
que  décuplèrent  les  nombreux  échos  d'alentour,  (it  taire 
les  oiseaux  babillards  dont  le  gazouillement  est  toujours 
plus  animé  vers  le  lever  et  le  coucher  du  soleil,  et  fut 
comme  le  signal  d'une  pluie  torrentielle  qui  nous  eût  trans- 
])ercés,  si  nous  ne  nous  fussions  couverts  en  toute  hâte  des 
épais  manteaux  de  ratine  dont  nous  nous  étions  précau- 
lionnés  à  Saint-Marcellin.  Mais  la  pluie  augmentant  d'in- 
tensité, l'eau  sillonna  bientôt  de  rigoles  irrégulières  les  ta- 
lus de  gazon  qui  encaissaient  pour  ainsi  dire  le  chemin, 
lequel  se  trouva  en  quelques  minutes  transformé  eu  un 
ruisseau  peu  profond,  quoique  rapide. 

—  N'y  a-t-il  dans  les  environs  aucune  habitation  où  ces 
dames  puissent  s'abriter  pendant  la  durée  de  l'orage?  dit 
M.  U...  en  s'adressant  au  muletier. 

—  Si  fait,  répondit  celui-ci.  Nous  arriverons  tout  à  l'heure 
à  la  chaumière  d'un  bûcheron  de  ma  connaissance ,  un 
brave  homme  qui  ne  manque  jamais  de  m'oflnr  une  goutte 
de  genièvre  quand  il  me  voit  passer. 

Efleclivement,  nous  ne  tardâmes  pas  à  arriver  devant 
une  cabane  adossée  à  un  massif  de  chênes  séculaires  et 
élevée  sur  un  bloc  de  rocher  de  façon  à  braver  les  rafales 
qui,  en  toutes  saisons,  sont  fréquentes  sur  les  versants  des 
Al|)es.  La  porte  de  cette  rustique  demeure  s'ouvrait  avec 
un  simple  loquet  en  bois;  les  carreaux  de  l'unique  fenéire 
qui  éclairât  la  pièce  du  rez-de-chaussée  étaient  en  papier 
huilé  ;  quant  à  l'escalier  qui  conduisait  à  l'étage  supérieur, 
il  consistait  en  une  échelle  portative  qu'on  appliquait  con- 
tre le  mur  extérieur,  un  peu  au-dessous  d'une  ouverture 
servant  à  la  fois  de  porte  et  de  croisée,  et  que  fermait 
seulement  un  treillis  en  osier.  A  côté  de  cette  bicoque,  il  y 
avait  un  grand  hangar  où  séchaient,  empilés  les  uns  sur 
les  autres,  des  fagots  verts. 

Nous  viuics  tout  cela  d'un  coup  d'œil,  tandis  que  nous 
descendions  de  nos  mules.  Notre  conducteur,  qui  était  sauté 
le  premier  à  bas  de  la  sienne,  nous  introduisit  sans  céré- 
monie chez  le  bûcheron,  lequel  rentrait  précisément  alors 
avec  son  (ils.  Ce  dernier  essuyait  en  ce  moment  leurs  deux 
fusils  tout  ruisselants  de  l'eau  du  ciel,  pendant  que  le  père 
tournait  et  retournait  d'une  main  un  coq  de  bruyère  qu'il 
venait  de  tuer,  et  tendait  de  l'autre  à  sa  femme  un  gobelet 
d'étain  pour  qu'elle  y  versât  de  cette  eau-de-vie  de  genièvre 
dont  il  régalait  parfois  sou  ami  le  muletier.  Celui-ci  adressa 


quelques  mots  en  patois  à  la  famille  que  notre  .entrée  inat- 
tendue avait  soudainement  immobilisée  ;  mais  dès  que  ces 
braves  gens  eurent  compris  notre  situation,  ils  s'empres- 
sèrent à  l'euvi  les  uns  des  autres  de  nous  faire  les  honneurs 
de  leur  logis. 

La  mère,  tout  en  approchant  pour  nous  du  foyer  les  meil- 
leurs sièges  de  sa  pauvre  demeure,  fit  siiine  à  sou  i^arçon, 
qui  pouvait  avoir  quinze  à  seize  ans,  de  raviver  le  feu  avec 
un  fagot  de  broutilles  sèches.  Puis,  comme  l'intérieur  de 
la  cabane  était  déjà  extrêmement  sombre ,  elle  alluma 
la  mèche  d'une  lampe  en  kr,  pleine  d'huile  de  noix  com- 
mune, et  ressemblant  pour  la  forme  à  un  petit  bénitier. 
Cette  sorte  de  lanjpe  ne  peut  être  posée  à  plat,  on  l'ac- 
croche contre  le  mura  un  clou  ou  à  une  tringle  en  bois. 

Cela  fait,  la  bonne  femme  posa  sur  la  table  le  cruchon 
de  genièvre,  une  jatte  en  terre  brune  pleine  de  lait  de  chè- 
vre, et  trois  verres  qu'elle  alla  prendre  dans  une  grande  ar- 
moire en  chêne  tellement  artisoné,  qu'on  devinait  que  ce 
meuble  devait  avoir  lait  partie  du  mobilier  de  cinq  ou  six 
générations.  Pendant  ce  temps,  le  bûcheron  offrait  de  sa 
liqueur  favorite  à  M.  R...,  en  disant  : 

—  Si  ces  darnes,  qui  ne  se  soucient  peut-être  pas  de  se 
réchaufler  avec  une  goutte  d'eau-de-vie,  veulent  se  rafraî- 
chir avec  une  écuelle  de  lait,  en  voici  qui  vient  d'être  trait. 

Nous  remerciâmes  tous  trois  notre  hôte,  sans  toutefois 
accepter  ce  qu'il  nous  offrait,  et,  nous  débarrassant  de  nos 
manteaux,  nous  nous  rangeâmes  en  demi-cercle  autour  du 
foyer.  Nous  restâmes  quelques  instants  silencieux,  prêtant 
l'oreille  tantôt  à  la  crépitation  de  la  flamme  qui  brillait  dans 
la  cheminée  et  annihilait  complètement  la  faible  clarté  ré- 
pandue par  la  petite  lampe,  tantôt  au  fracas  du  tonnerre  et 
au  mugissement  du  vent  qui,  s'étant  tout  à  coup  élevé,  fai- 
sait tourbillonner  la  pluie  jusque  dans  l'intérieur  de  la  chau- 
mière, dont  notre  giùde  avait  omis  de  fermer  la  porte  en 
sortant  pour  aller  mettre  à  l'abri  sous  le  hangar  ses  mules 
et  notre  bagage.  Le  bûcheron,  s'en  étant  aperçu,  se  hâta 
de  la  fermer,  après  quoi  il  échangea  quelques  paroles,  tou- 
jours dans  le  dialecte  montagnard,  avec  sa  femme  et  son 
fils,  et  s'aSsit  auprès  de  nous. 

—  Dans  cette  partie  de  la  montagne,  nous  dit-il  ensuite, 
nous  n'avons  pas  souvent  occasion  d'exercer  l'hospitalité, 
c^rce  chemin,  très-fréquenté  par  les  charbonniers,  ne  l'e.-t 
guère  par  les  voyageurs.  Aussi  sommes-nous  fort  mal  ap- 
provisionnés; seulement,  comme  la  femme  a  mis  la  mar- 
mite âu  feu  aujourd'hui,  qu'elle  a  cuit  tout  récemment  et 
que  j'ai  tué  ce  soir  ce  coq  -de  bruyère... 

—  Comment!  interrompit  gaiement  M.  R...,  un  potage, 
du  pain  frais  et  un  rôti  de  gibier  !  mais  il  y  a  là  de  quiu 
souper  parfaitement  !  D'ailleurs,  la  pluie  cessera  peut-être 
bientôt  et... 

—  Elle  redouble  en  ce  moment,  annonça  le  muletier  en 
rentrant  dans  la  cabane. 

—  Où  donc  passerons-nous  la  nuit  ?  dcmandai-je. 

—  En  effet?  reprit  le  bûcheron,  vous  ne  serez  pas  trop 
à  votre  aise  ici... 

—  Et  nous  vous  gênerons  beaucoup,  ajoutai-je. 
J'avais  remarqué,  non  sans  quelque  étonnemeiit.ijue  la 

femme  de  notre  hôte,  tout  en  s'occupant  fort  aciivement 
de  plumer  le  co(i  de  bruyère  pour  lequel  son  lils  préparait 
une  broche  en  bois,  ne  nous  avait  pas  adressé  une  seule 
fois  la  parole,  circonstance  dont  j'inférais  naturellement 
que  notre  intrusion  sous  son  toit  la  contrariait  quelque  peu. 
Il  n'en  était  rien  pourtant  ;  le  silence  que  gardait  la  bonne 
femme  vis-à-vis  de  nous  provenait  de  l'impossibilité  où  elle 
était  de  parler  ni  de  comprendre  le  français.  Ainsi  en  est-il, 
dans  les  Alpes  dauphinoises,  de  tous  ceux  qui  n'ont  pas  des 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


327 


rapports  fréquents  soit  avec  les  habitants  des  i)Iaines,  soit 
avec  lesétranf,'ers  qui,  pendant  la  belle  saison,expIorentcettc 
belle  et  pittoresque  contrée.  Or,  la  plupart  des  touristes  ont 
l'habitude  de  suivre,  ,dans  les  pays  qu'ils  parcourent,  Titi- 
néraire  tracé  par  les  voyageurs  (]ui  les  y  ont  précédéSjd'où 
il  résulte  que  nous  fûmes  peut-être  les  |)re[niers  visiteurs 
de  la  fonderie  de  Saint-Gervais  auxquels  l'idée  vint  de  se 
rendre?  à  Grenoble  en  gravissant  les  nionta;;nes  dont  cet 
établissement  est  entouré.  Nous  ignorons  si  notre  bizarre- 
rie —  en  France  on  qualifie  de  bizarre  quiconque  ne  se 
montre  pas  routinier  —  a  eu  assez  de  retentissement  pour 
nous  valoir  des  imitateurs. 

Bien  que  notre  hôte  fût  natif  de  ces  montagnes,  comme  il 
avait  été  soldat,  il  savait  le  français  ;  mais  il  n'avait  pas  jugé 
utile  de  communiquer  aux  siens  l'instruction  qu'il  avait 
acquise  à  l'armée. 

—  Nous  vous  céderons  cette  chambre,  reprit  le  bûche- 
ron, et  noue  nous  relirer'ons,  ma  femme  et  moi, dans  celle 
d'en  haut  où  couche  habituellement  notre  fils,  qui  dormira 
cette  nuit  avec  Louis  sous  le  hangar. 

La  pluie  ne  discontinuait  pas  de  tomber,  ni  le  vent  de 
siffler,  ni  le  tonnerre  de  gronder.  Nous  jugeâmes  qu'en 
eflet,  il  n'y  aurait  pas  moyen  de  nous  remettre  en  route 
avant  le  lendemain  matin. 

Une  heure  environ  s'était  écoulée  depuis  noire  installa- 
'tion  dans  la  chaumière,  lorsque  la  femme  du  bûcheron 
servit  le  repas  du  soir.  Aux  mets  substantiels  mentionnés 
précédemment  par  notre  hôte,  la  ménagère  ajouta  des  noix 
sèches,  dont  il  y  avait  un  monceau  dans  un  coin  de  la  cham- 
bre, et  un  fromage  frais,  lequel,  assez  heureusement  pour 
nous,  se  trouva  excellent,  car  il  nous  fut  impossible  de 
goûter  au  bouillon  ni  au  bouilli  de  ces  bonnes  geas,  qui 
avaient  mis  le  pot-au-feu,  suivant  leur  coutume,  avec  un 
morceau  de  chevreau.  Nous  ne  pûmes  pas  non  plus  avaler 
une  seule  bouchée  du  coq  sauvage  rôti  à  notre  intention. 
Ce  volatile  avait  probablement  passé  sa  vie  dans  les  régions 
supérieures  de  la  montagne,  où  il  s'était  nourri  de  baies  de  ge- 
nièvre, car  sa  chair,  d'ailleurs  excessivement  coriace,  avait 
une  saveur  amère  dont  notre  palais  ne  voulut  point  s'ac- 
commoder. Quant  au  pain,  il  s'en  fallait  qu'il  fût  aussi  frais 
que  nous  nous  y  attendions  d'après  ce  que  nous  avait  dit 
notre  hôte.  La  cuisson  en  datait  au  moins  d'une  semaine, 
ce  qui  paraissait  récent  au  brave  homme,  les  montagnards 
ayant  l'habitude  de  cuire  seulement  une  ou  deux  fois  par 
mois. 

Peu  aprè^Ie  souper,  le  bûcheron,  qui  se  levait  tous  les 
jours  avant  l'aube,  se  retira,  ainsi  que  sa  famille  et  notre 
muletier,  nous  laissant  en  possession  du  rez-de-chaussée 
de  sa  chaumière,  où  nous  restâmes  à  causer  et  à  narrer, 
chacun  à  notre  tour,  des  histoires  à  faire  mourir  de  peur... 
ou  de  rire.  Le  temps  passe  vite  lorsqu'on  écoute  ou  qu'on 
raconte. 

A  peine  les  premières  lueurs  de  l'aurore  eurent-elles 
pénétré  dans  la  cabane  dont  nous  avions  ouvert  la  fenêtre, 
que  notre  guide,  qui  avait  pris  à  ce  sujet  nos  ordres  la 
veille,  vint  nous  avertir  que  tout  était  prêt  pour  le  départ. 
Depuis  quelques  heures  déjà  il  ne  pleuvait  plus,  et  les 
eaux,  qui  avaient  envahi  momentanément  le  chemin,  s'é- 
taient écoulées.  Si  la  terre  n'eût  pas  été  si  profondément 
humectée  que  nos  pieds  y  enfonçaient  jusqu'à  la  cheville, 
nous  aurions  préféré  marcher  pendant  quelque  temps,  bien 
que  la  montée  se  fit  de  plus  en  plus  rude  ;  mais  nous  étions 
tellement  las  du  repos  incomplet  auquel  nous  avait  con- 
damnés l'orage,  le  soleil  levant  colorait  le  feuillage  de  si 
riches  teintes  d'or  et  de  pourpre,  l'air  était  si  imprégné  de 
suaves  et  humides  parfums,  que,  dans  cette  lente  et  un 


peu  |)énil)Ie  ascension,  nous  eussions   ressenti  plui  de 
|)Iaisir  (|ue  de  fatigue. 

Nous  remontâmes  donc  à  regret  sur  nos  mules,  après 
avoir  remercié  nos  hôtes  de  leur  bon  accueil,  en  retour 
durpiel  il  nous  fut  impossible  de  leur  faire  accepter  aucune 
pièce  d'argent.  Lu  général,  les  montagnards  du  D.iuphiné 
se  montrent  très-désintéressés  dans  leurs  rapports  avec  les 
voyageurs.  Même  dans  les  cantons  renommés  pour  leurs 
sites,  leurs  châteaux  ou  leurs  ruines,  et  où,  par  consé- 
quent, les  artistes  et  les  étrangers  affluent,  le  berger  des 
Alpes,  bien  difl'érent  en  cela  de  celui  des  Pyrénées,  donne 
toujours  de  bon  cœur  et  sans  demander  de  rétribution,  au 
passant  harassé  ou  attardé,  un  abri  sous  son  toit  et  la 
moitié  de  son  frugal  repas. 

Avant  d'arriver  à  l'habitation  où,  sans  l'orage  qui  nous 
avait  surpris,  nous  eussions  passé  la  nuit,  il  nous  fallut 
traverser  un  de  ces  nombreux  ravins  creusés  dans  les  flancs 
des  hautes  montagnes  dauphinoises  parla  fonte  périodique 
des  neiges  qui,  durant  les  trois  quarts  de  l'année,  couvrent 
leur  cime.  La  plupart  de  ces  ravins,  dans  le  lit  desquels  on 
marche  à  pied  sec  pendant  les  ardentes  chaleurs  de  la  cani- 
cule, deviennent,  dans  la  saison  des  grandes  eaux,  des 
torrents  dévastateurs. 

Celui  qui  traversait  la  route  que  nous  suivions  se  trou- 
vait tellement  enflé  par  la  précédente  pluie,  que  nous  nous 
arrêtâmes  un  instant  au  bord  pour  nous  consulter  sur  la 
manière  dont  nous  le  franchirions.  Un  énorme  tronc  d'ar- 
bre aplati  était  jeté  d'une  rive  à  l'autre  ;  mais  quel  voyageur 
eût  été  assez  téméraire  pour  s'aventurer  sur  ce  pont,  dont, 
au  reste,  j'ai  vu  beaucoup  d'analogues  dans  ces  solitudes 
boisées,  et  que  les  habitants  du  pays  passent  très-leste- 
ment en  marchant  de  côté,  comme  font  les  enfants  lors- 
qu'ils s'amusent  à  courir  la  poste  aux  ânes.  Quant  à  nous, 
nous  n'eussions  certainement  pu  faire  un  pas  de  cette  fa- 
çon au-dessus  de  ce  rapide  cours  d'eau  sans  éprouver  des 
vertiges. 

Nous  eussions  bien  voulu,  au  risque  de  perdre  un  peu 
de  temps,  remonter  le  ravin  jusqu'à  ce  que  nous  trouvas- 
sions un  endroit  plus  guéable  ;  mais  les  rochers,  les  arbres 
et  les  buissons  étaient  tellement  agglomérés  en  cet  endroit, 
qu'ils  opposaient  à  notre  marche  une  barrière  infranchis- 
sable. 

Nous  nous  décidâmes  donc  à  nous  fier  à  la  sagacité  de 
nos  mules  pour  nous  transporter  sur  le  bord  opposé,  où 
nous  parvînmes  effectivement  sains  et  saufs;  mais  comme 
les  pauvres  bêtes  eurent  dans  ce  passage  de  l'eau  jusqu'au 
poitrail,  Aous  fûmes  trempés  jusqu'aux  genoux.  Heureu- 
sement il  ne  nous  restait  plus  qu'un  très-court  trajet  à 
faire  pour  gagner  la  maison  du  propriétaire  de  forêts. 
Bien  que  celui-ci  fût  absent,  les  domestiques  s'empressè- 
rent de  nous  préparer  des  lits  sur  lesquels  nous  nous  re- 
posâmes pendant  quelques  heures,  et  un  déjeuner  auquel 
nous  fîmes  tous  honneur. 

La  matinée  était  encore  peu  avancée  quand  nous  nous 
remîmes  en  marche  ;  vers  midi  nous  sortîmes  de  la  forêt 
et  traversâmes  des  prairigs  montueuses  couvertes  de  vio- 
lettes. Je  ne  pense  pas  qu'il  y  ait  aucun  pays  où  l'on  voie 
une  aussi  grande  profusion  de  ces  charmantes  flJurs  prin- 
tanières  qu'en  Dauphiné.  On  en  trouve  dans  les  bois  les 
plus  sombres,  dans  les  prés,  au  bord  des  ruisseaux,  par- 
tout enfin.  Leurs  nuances  varient  suivant  que  le  terrain  ' 
qu'elles  occupent  est  sec  ou  marécageux,  découvert  ou 
ombragé.  Il  y  en  a  de  blanches,  de  gris  de  lin,  de  couleiù* 
d'iris,  de  bleu  d'azur,  et  d'un  violet  si  foncé  que  de  loin  on 
les  croirait  noires. 

A  ces  pelouses  naturelles  où  régnait  un  air  vif  mais 


398 


LECTURES  DU  SOIR. 


pourtant  tempéré,  succédèrent  des  terres  incultes  parse- 
mées de  masses  de  rochers ,  de  bouquets  de  mélèzes,  de 
thuyas  et  de  sapins,  de  touffes  de  bruyère  blanche,  de  rho- 
dodendron et  de  genêt  sauvage.  Et  à  mesure  que  nous 
avancions,  la  température  devenait  plus  froide  et  le  terrain 
plus  humide,  car  nous  approchions  des  régions  oii  la  neige, 
commençant  seulement  à  fondre  sous  les  chauds  rayons 
du  soleil,  inondait  d'une  eau  glacée  la  pente  de  la  mon- 
tagne. 

Nous  arrivâmes  vers  trois  heures  de  relevée  à  une  sin- 
gulière montée,  au  bas  de  laquelle  mes  compagnons  de 
voyage  et  moi  nous  voulûmes  mettre  pied  à  terre.  Il  nous 
semblait  trop  imprudent  de  nous  hasarder  à  dos  de  mule 
sur  l'espèce  d'échelle  naturellement  taillée  dans  le  roc,  qui 
se  présentait  à  nous  comme  le  seul  moyen  de  parvenir  à 
l'immense  plateau  qui  nous  dominait.  Mais  Louis  arrêta 
notre  mouvement. 

—  Restez  sur  vos  bêtes,  nous  dit-il,  pourvu  que  vous 
ne  les  taquiniez  pas  en  essayant  de  les  diriger  à  votre 
guise,  vous  ne  courrez  nul  danger,  au  lieu  que  vous  tom- 
berez probablement  et  vous  vous  enrhumerez  à  coup  sûr, 
si  vous  vous  opiniàtrez  à  monter  à  pied  les  degrés  sur  les- 
quels ruisselle  une  eau  fangeuse. 

Comme  dans  les  précédentes  occasions,  nous  nous  con- 
formâmes aux  avis  de  noire  guide,  et,  en  effet,  nos  mules 
grimpèrent  sans  broncher  ces  échelons  de  granit  au  haut 
desquels  nous  vîmes  s'étendre  devant  nous  une  plaine  nei- 
geuse, si  vasie  que  nous  ne  lui  découvrîmes  pas  d'abord 
de  limite.  Là,  il  n'y  avait  plus  de  chemin  de  tracé;  notre 
conducteur  n'était  guidé  dans  sa  marche  que  par  les  énor- 
mes roches,  les  massifs  de  bouleaux  ou  de  genévriers  qui, 
de  distance  en  distance,  interrompaient  l'uniforme  blan- 
cheur de  ce  désert  dont  le  silence  n'était  troublé  que  par 
le  tintement  des  clochettes  appendues  au  cou  de  nos  mules, 
et  par  le  résonnement  de  nos  voix,  qui,  au  milieu  de  cette 
solitude,  paraissaient  étrangement  sonores. 

Bien  que  nous  nous  fussions  enveloppés  de  nouveau 
dans  nos  manteaux,  nous  ne  tardâmes  pas  à  ressentir  les 
atteintes  du  froid,  ayant  négligé  de  nous  pourvoir  de 
chaussons  et  de  gants  fourrés.  Aussi  éprouvâmes -nous 
tous  trois  une  vive  sensation  de  plaisir  en  apercevant  au 
loin  s'élever  assez  haut  dans  les  airs  une  spirale  de  fumée.. . 
Noire  guide  nous  apprit  que  nous  approchions  de  la  de- 
meure d'un  charbonnier,  dans  l'étable  duquel  il  comptait 
faire  reposer  un  instant  ses  mules,  qui  avaient  encore  à 
fournir  une  course  de  plusieurs  lieues  avant  d'atteindre  le 
Laos. 

La  demeure  de  ce  charbonnier  était  une  misérable  hutte 
de  moitié  moins  spacieuse  que  le  bâtiment  y  attenant  où 
logeaient  les  bestiaux.  A  la  vérité,  c'est  dans  ce  dernier 
endroit  que  les  habitants  pauvres  des  montagnes  passent 
la  journée,  et  font  la  veillée  pendant  les  huit  à  neuf  mois 
que  dure  l'hiver.  Ils  n'en  sortent  que  pour  aller  se  coucher 
ou  pour  préparer  leurs  repas.  Au  moment  où  nous  en- 
trâmes dans  cette,  cabane  ,  laquelle  ne  différait  guère 
de  celle  du  bûcheron  que  nous  aiions  quittée  le  matin,  la 
femme  du  charbonnier  venait  d'allumer  du  feu  pour  mettre 
cuire  les  légumes  secs  dont  devait  se  composer  le  souper 
de  la  famille. 

Voyant  combien  nous  avions  froid,  la  ménagère  jeta  dans 
la  cheminée  deux  grandes  pelletées  de  charbon,  qui,  s'em- 
brasant  presque  spontanément  au  contact  des  fagots  en- 
flammés, répandirent  autour  du  foyer  une  vivifiante  cha- 
leur. La  charbonnière  nous  offrit  ensuite  des  bas  et  des 
gants  tout  neufs  en  laine  grossièrement  tricotée  par  elle 
et  SCS  (illcs  ;  nous  nous  empressâmes  de  les  lui  acheter. 


Ainsi  prémunis  contre  les  effets  pernicieux  d'une  tempé- 
rature glaciale,  nous  remontâmes  sur  nos  mules. 

A  quelques  minutes  de  chemin  de  l'habitation  du  char- 
bonnier, nous  tournâmes  une  masse  de  rochers,  du  haut 
desquels  descendait  jusqu'à  nos  pieds  une  cascatelle  qui, 
dans  l'état  de  parfaite  congélation  où  elle  était  alors,  pré- 
sentait l'aspect  d'un  escalier  de  cristal,  auquel  la  réflexion 
des  rayons  du  soleil  prêtait  en  ce  moment  les  nuances 
changeantes  du  girasol.  Lorsque  nous  eûmes  dépassé  ces 
rochers,  nous  ne  rencontrâmes  plus  dans  la  plaine  de  neige 
que  nous  continuions  de  traverser,  que  quelques  pins  dont 
le  feuillage  noir  avait  été  dépouillé  en  plusieurs  endroits, 
par  le  vent,  de  l'enveloppe  de  neige  qui  le  couvrait.  Nous 
n'étions  pas  encore  sortis  de  ce  désert  glacé,  lorsque  la 
nuit  étendit  sur  la  terre  son  voile  sombre  ;  mais  bientôt  la 
lune  se  leva  et  nous  permit  d'apercevoir  dans  le  lointain  le 
village  du  Lans,  dont  le  maire  devait  être  notre  hôte  cette 
nuit-là.  Cependant  plus  d'une  heure  s'écoula  avant  que 
nous  atteignissions  le  bourg. 

Le  maire  de  la  commune,  ayant  été  prévenu  de  notre 
passage  au  Lans  par  une  lettre  de  son  ami  l'ex-colonel  de 
corps  francs,  nous  attendait;  aussi  trouvâmes-nous,  dans 
la  salle  où  il  nous  introduisit,  un  feu  splendide,  ce  qui 
n'empêchait  pas  que  l'atmosphère  de  cette  immense  pièce 
fût  glacée.  Nous  aurions  bien  préféré  qu'on  ne  nous  traitât 
pas  si  cérémonieusement,  et  qu'on  nous  reçût  dans  la 
cuisine,  où  les  habitants  aisés  de  ces  froides  régions  ont 
l'habitude  de  se  tenir  pendant  la  saison  des  neiges.  Nous 
regrettâmes  également  qu'on  ne  nous  laissât  pas  souper 
frugalement  avec  un  morceau  de  pain  et  une  tranche  d'un 
des  saucissons  que  nous  voyions  suspendus  au  plafond 
au-dessus  de  la  table  à  manger,  car  nous  étions  accablés 
de  fatigue  et  de  sommeil,  et  nous  aspirions  après  le  repos. 
Mais  il  n'en  fut  pas  ainsi  ;  au  bout  d'une  heure  environ 
d'attente,  ou  servit  une  collation  magnifique,  à  laquelle 
avaient  été  conviés,  toujours  dans  le  but  de  nous  faire 
honneur,  le  brigadier  de  gendarmerie,  le  juge  de  paix  et 
le  notaire  du  Lans...  Le  repas  se  prolongea  jusqu'à  près 
de  minuit! 

Bien  que  les  chambres  où  l'on  nous  installa  eussent  été 
préalablement  chauffées,  la  température  nous  en  parut  en- 
core moins  supportable  que  celle  de  la  salle  à  manger. 
Nos  lits,  qu'on  prit  soin  de  bassiner,  n'en  restèrent  pas 
moins  très-humides,  et  malgré  les  trois  lourdes  couvertu- 
res que  chacun  de  nous  eut  pour  se  couvrir,  nous  gre- 
lottâmes la  nuit  durant.  Néanmoins,  nous  nous  levâmes 
de  fort  bonne  heure,  voulant  arriver  à  Sassenage  dans  cette 
même  journée.  Notre  hôte,  après  nous  avoir  fait  les  hon- 
neurs d'un  déjeuner  presque  aussi  copieux  que  le  souper 
de  la  veille,  monta  sur  une  mule  à  lui  appartenant  et  nous 
accompagna  jusqu'à  une  ou  deux  lieues  du  village. 

A  mesure  que  nous  nous  éloignions  du  Lans,  nous 
voyions  avec  joie  la  nature  revêtir  le  manteau  d'un  vert  gai 
dont  chaque  printemps  la  pare.  La  déclivité  du  terrain, 
qui  devint  tout  à  coup  fort  rapide,  rendit  cette  transfor- 
mation vraiment  féerique. 

Les  si  tes  variaient  presqu'à  chaque  pas.  Au  sommet  do 
rochers  de  configurations  bizarres,  des  chèvres  bondis- 
saient follement  sur  une  mousse  aussi  fine  que  le  velours, 
tandis  que  des  brebis,  plus  paisibles,  broutaient  noncha- 
lamment au  bord  de  ruisseaux  torrentueux  l'herbe  nou- 
velle parfumée  de  thym,  de  mélisse  et  de  menthe.  Au 
souffle  déjà  attiédi  de  la  brise,  le  napcl  balançait  ses  Mies 
fleurs  bleues  à  côté  du  cytise  et  du  romarin.  La  perdrix 
des  montagnes  et  le  râle  de  genêt  au  plumage  rougeâtrc 
couraient  effarés  devant  nous,  et  l'abeille  butinait  en  bour- 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


320 


donnant  les  sucs  du  lis  orangé  et  d'autres  plantes  alpestres. 
Tout  à  coup,  après  avoir  longé  pendant  un  quart  d'heure 
environ  un  ravin  profond  et  large,  nous  nous  trouvâmes 
devant  un  bloc  de  granit  naturellement  taillé  en  biseau,  et 
qui  semblait  avoir  été  placé  là  par  quelque  mauvais  génie 
dans  le  but  d'arrêter  la  marche  du  voyageur  et  de  le  for- 
cer à  rebrousser  chemin,  car  des  bouquetins  seuls  eussent 
pu,  je  crois,  gravir  ce  roc  escarpé,  dont  la  base  était  en 
partie  baignée  par  les  eaux  du  torrent  qui,  à  deux  pas, 
.  tourbillonnaient  d'une  façon  effrayante. 

—  Pourquoi  nous  avez-vous  amenés  ici  ?  demandai-je 
à  notre  guide. 

—  Pourquoi  ?  répéta  le  muletier  d'un  air  étonné  ;  eh  ! 
parce  que  vous  m'avez  recommandé  de  vous  conduire  à 
Sassenage  par  le  chemin  le  plus  court. 

—  Mais  où  donc  est-il  votre  chemin?  dit  M.  R...;  le 
passage  est  barré  d'un  côté  par  le  roc,  de  l'autre,  par 
i'abime... 

—  Entre  le  roc  et  l'abîme  on  passe,  affirma  Louis,  et  il 
poussa  sa  mule  en  avant. 

Celle-ci,  en  effet,  entra  dans  l'eau,  et  franchit  en  cinq  à 
six  secondes  le  passage  périlleux  au  delà  du  quel  le  che- 
min continuait. 

—  Vous  voyez,  reprit  Louis,  en  élevant  un  peu  la  voix 
afin  d'être  distinctement  entendu  de  nous,  il  ne  s'agit  que 
de  laisser  vos  montures  suivre  leur  instinct,  et  de  ne  point 
regarder  l'eau  qui  tourne  autour  de  vous,  car,  ajouta-t-il 
plus  bas,  comme  s'il  appréhendait  que  ses  paroles  ne  par- 
vinssent à  l'oreille  de  quelque  farfadet,  il  y  a  dans  tous 
les  abîmes  des  esprits  invisibles  qui  tiennent  leurs  yeux 
fixés  sur  ceux  des  passants,  afin  de  les  fasciner  par  leur  re- 
gard et  de  les  entraîner  dans  leur  demeure  humide. 

—  Ces  dames  ne  redoutent  pas  les  esprits,  remarqua 
M.  R...,  mais  elles  peuvent  avoir  peur,  et... 

—  Nullement,  nous  écriàmes-nous  ensemble,  M"*  R.... 
et  moi. 

—  Louis,  ajoutai-je,  appelez  donc  Gothon. 

Le  muletier  m'obéit,  et  Gothon,  docile  à  la  voix  de  son 
maître,  s'avança  la  première  dans  le  torrent.  Mes  compa- 
gnons retinrent  leurs  mules,  craignant  qu'en  entrant  dans 
l'eau  en  même  temps  que  la  mienne,  elles  ne  gênassent  sa 
traversée;  mais  ils  ne  purent  empêcher  que  celles  qui 
portaient  notre  bagage,  marchassent  à  la  suite  de  leur 
compagne,  ce  dont  au  reste  Gothon  ne  parut  nullement 
s'émouvoir,  et  nous  eussions  effectué  très-paisiblement 
notre  passage,  si  un  mouvement  de  curiosité  presque  in- 
volontaire ne  m'avait  poussée  à  jeter  un  coup  d'oeil  sur  le 
tournant  d'eau  qui  mugissait  à  côté  de  moi.  Aussitôt,  j'eus 
un  étourdissement  ;  pour  ne  pas  tomber,  je  me  cramponnai 
des  deux  mains  au  cou  de  ma  mule...  Presque  en  même 
temps,  une  exclamation  de  terreur  dans  laquelle  les  deux 
voix  de  M.  et  de  M""*  R...  se  confondirent,  m'apprit  que 
j'avais  fait  faire  à  Gothon  un  pas  divergent  de  la  ligne 
droite  dont  elle  ne  devait  point  s'écarter...  Le  gouffre  béant 
nous  eût  infailliblement  engloutis,  si  une  main  vigoureuse 
n'eût  saisi  la  bride  de  ma  mule. 

En  me  voyant  pencher  la  tête  vers  l'abîme,  notre  con- 
ducteur avait  deviné  l'effet  que  cette  vue  produirait  sur 
mon  cerveau,  et  il  s'était  précipité  dans  le  torrent  pour 
m'arracher  à  une  mort  imminente. 

Dans  cette  brusque  évolution,  la  mule  chargée  de  nos 
porte-manteaux,  et  qui  suivait  Gothon  de  très-près,  éprouva 
un  tel  choc  qu'elle  dévia  d'un  pas  de  son  chemin  et  dispa- 
rut dans  le  tournant.  Occupé  de  me  sauver,  Louis  ne  put 
aller  à  son  secours. 

—  Pauvre  Mariette  ?  s'écria  le  brave  garçon  en  s'essuyant 


les  yeux  du  revers  de  la  raam,  et  avec  une  expression  de 
regret  si  douloureux  qu'on  eût  cru  qu'il  pleurait  une  sœur 
ou  une  épouse. 

Cette  perte  lui  causa  un  tel  chagrin,  que  depuis  ce  mo- 
ment jusqu'à  celui  où  il  nous  quitta,  nous  obtînmes  à  peine 
de  lui  quelques  monosyllabes  en  réponse  à  nos  questions. 


La  mule  dans  le  torrent,  avec  les  portie-manteaux. 

Nous  eûmes  ensuite  à  gravir  une  montagne  couverte  de 
bois,  à  travers  lesquels^tait  tracé  un  chemin  qui,  après 
nous  avoir  conduits  orbiculairement  jusqu'à  une  grande 
hauteur,  nous  fit  descendre  presque  verticalement  dans  un 
vaste  bassin  encaissé  par  des  roches  de  granit,  et  qui  doit 
avoir  été  uu  lac  à  une  époque  reculée.  Puis  nous  entrâmes 
dans  une  gorge  au  milieu  de  laquelle  coule  un  torrent, 
dont  les  bords  aréneux,  parsemés  de  fragments  de  quartz, 
n'offrent  qu'un  passage  bien  élroit  au  voyageur.  Au  sortir 
de  cette  gorge,  uou|  suivîmes  encore  pendant  quelque 
temps  un  chemin  agreste,  rocailleux,  inégal,  qui  se  fit 
graduellement  riant  et  fleuri...  Nous  approchions  de  Sas- 
senage. 

Ce  fut  dans  ce  bourg  que  nous  nous  séparâmes  de  notre 
guide,  à  qui  nous  remimes  pour  son  maître  le  montant  du 
prix  de  la  mule  abîmée  dans  le  torrent,  et,  pour  lui-même, 
une  récompense  en  argent  proportionnée  aux  éminents 
services  quil  nous  avait  rendus  pendant  ce  court  voyage. 

La  situation  de  Sassenage  est  charmante  ;  les  maisons 
de  ce  village  sont  propres  et  bien  bâties;  les  habitants 
prévenants  et  gracieux  ;  quant  à  la  beauté  des  sites  environ- 
nants, elle  a  été  si  souvent  constatée  et  décrite' par  le  crayon 
ou  la  plume  des  touristes,  que  je  crains  fort  de  n'avoir  rien 
à  apprendre  à  cet  égard  aux  lecteurs  de  cette  simple  nar- 
ration. 


330 


LECTURES  DU  SOIR. 


Bien  que  nous  fussions  très-faligués,  et  que  nous  eus- 
sions trouvé  un  logement  confortable  dans  une  petite  au- 
berge du  bourg,  nous  ne  voulûmes  pas  nous  reposer  avant 
d'avoir  visité  la  fameuse  grotte  de  la  magicienne  Mélusine, 
qui  était,  à  ce  qu'assure  la  chronique  dauphinoise,  moitié 
femme  et  moitié  serpent...  De  vieilles  traditions  font  des- 
cendre de  cette  sirène  l'ancieune  et  illustre  famille  de  Sas- 
senage. 

Avant  de  parvenir  à  la  grotte  de  Mélusine;  il  faut  d'abord 
prendre  un  sentier,  qui  part  de  la  place  du  village  et  abouUt 
à  un  défdé  bien  boisé,  au  milieu  duquel  le  Furon  court 
bruyamment.  On  continue  de  monter  en  suivant  toujours 
les  bords  ombragés  de  cette  rivière  furibonde.  De  distance 
en  distance  elle  offre,  aux  regards  du  promeneur,  le  spec- 
tacle de  magnifiques  cascades,  d'où  se  détachent  tantôt 
des  masses  d'écume,  qui  se  répandent  sur  la  pelouse  en 
larges  flocons,  tantôt  des  tourbillons  de  gouttes  d'eau  si 
fines  et  si  blanches,  qu'on  les  prendrait  de  loin  pour  des 
nuages  de  poussière,  s'ils  ne  s'éparpillaient  ensuite  au  gré 
du  vent,  à  l'entour  du  lit  du  Furon,  en  perles  transparen- 
tes. Le  fond  de  la  grotte  de  Mélusine  est  également  occupé 
par  une  chute  d'eau.  A  l'entrée  d'une  galerie  souterraine, 
dans  l'intérieur  de  laquelle  un  petit  nombre  seulement  de 
curieux  pénètrent,  setrouvent  les  deux  excavations  de  forme 
circulaire  creusées  dans  le  roc  par  la  nature,  et  qui  comp- 
taient jadis  parmi  les  merveilles  du  Dauphiné,  sous  le  nom 
de  cuves  de  Sassenage.  On  prétendait  qu'elles  ne  se  rem- 
plissaient d'eau  que  le  jour  des  Rois.  La  légende  fabuleuse 
nous  apprend  quune  de  ces  cuves  servait  de  baignoire  à 
l'enchanteresse  qui  avait  fixé  sa  résidence  en  cet  endroit. 
On  voit  aussi  un  peu  plus  loin  une  table  de  pierre  sur  la- 
quelle Mélusine,  qui,  toute  fée  qu'elle  était,  mangeait  à  ce 
(pril  parait  comme  une  simple  mortelle,  prenait  ses  repas. 

Quand  nous  eûmes  visité  la  demeure  de  la  célèbre  ma- 
gicienne, nous  retournâmes  au  bourg  par  un  autre  chemin 
que  celui  par  lequel  nous  y  étions  venus,  mais  qui  abonde 
également  en  points  de  vue  délicieux. 

C'est  dans  l'église  de  Sassenage  qu'ont  été  déposées,  en 
■18:22,  les  dépouilles  mortelles  du  plus  vaillant  et  du  plus 
habile  capitaine  du  seizième  et  aussi  du  dix-septième 
siècle,  car  François  de  Bonne,  duc  de  Lesdiguières,  con- 
nétable de  France,  et  l'on  pourrait  ajouter  autocrate  du 
Dauphiné,  ne  cessa  pas  de  combattre  depuis  l'âge  de  dix- 
huit  ans,  où  il  délmta  comme  sirftple  archer  danslacar- 
rière  militaire,  jusqu'au  jour  de  sa  mort,  qui  eut  lieu  en 
1626,  à  Valence,  où,  quoique  octogénaire,  il  s'était  rendu 
pour  soumettre  un  parti  de  huguenots,  ses  anciens  core- 
ligionnaires, contre  lesquels  il  avait  tourné  ses  armes  de- 
puis qu'il  était  rentré  dans  le  girôn  de  l'Église  catholique. 

Le  caractère  audacieusement  indépendant  et  cruellement 
despotique  de  ce  guerrier  à  la  fois  intrépide  et  sagace,  que 
le  duc  de  Savoie  appelait  le  renard  duDauphiné,  peut  être 
franchement  dépeint  eu  deux  traits. 

S'étant  emparé  de  Grenoble  sur  les  ligueurs,  qui  tenaient 
cette  ville  depuis  la  mort  du  duc  de  Guise,  Lesdiguières 
demanda  à  Henri  IV,  qui  régnait  alors,  de  lui  donner  Je 
gouvernement  de  cette  place...  Le  roi  le  lui  ayant  refusé, 
il  s'y  installa,  et  dépêcha  à  Paris  son  secrétj^ire  pour  si- 
gnifier au  Béarnais  que  s'il  ne  lui  convenait  pas  que  lui, 
Lesdiguières,  gouvernât  le  Dauphiné,  il  faÂait  trouver 
moyen  de  l'en  empêcher.  L'audace  du  duc  eut  d'autant 
plus  de  succès  qu'où  n'aurait  p.u  se  passer  de  ses  services. 

Le  fait  suivant,  beaucoup  moins  connu,  porte  un  cachet 
de  barbarie  féodale  presque  incroyable  pour  nous  autres 
humanitaires  du  dix-neuvième  siècle. 

Un  paysan  ayant  volé  une  truite  dans  l'étang  du  parc  de 


Vizille,  le  connétable  ordonna  qu'on  lui  tranchât  immédia- 
tement la  tète,  ce  qui  fut  exécuté...  En  ce  temps-là,  la  vie 
d'un  homme  n'avait  pas  plus  de  valeur  que  celle  d'un 
poisson.  Afin  de  corroborer  l'impression  produite  sur  ses 
vassaux  par  celte  sentence  arbitraire,  le  duc  fit  sculpter 
sur  tine  pierre  un  poisson  et  une  tète  d'homme.  Au  reste, 
les  Dauphinois  étaient  accoutumés  aux  manières  absolue^ 
de  leur  seigneur.  «  Viendrez  ou  brûlerez»,  —  c'est-à-dire 
serez  brûlés,  ne  manquait  jamais  d'ajouter  Lesdiguières 
chaque  fois  qu'il  imposait  quelque  corvée  à  ses  paysans. 
Et  ceux-ci  s'empressaient  d'obéir,  car  ils  connaissaient 
l'inflexible  rigueur  du  maître. 

Sassenage  est  situé  près  du  confluent  de  l'Isère  et  du 
Drac,  — en  langue  celtique,  Der-ach,  furieuse  rivière^  — 
et  à  une  lieue  euviron  de  Grenoble.  Néanmoins,  au  lieu  de 
nous  rendre  directement  dans  cette  ville,  nous  préférâmes, 
selon  notre  habitude  de  suivre  nos  inspirations  de  chaque 
jour,  aller  d  abord  à  Vizille,  dont  le  château  est  si  riche 
de  souvenirs.  Notre  bagage,  se  trouvant  diminué  de  moitié 
par  la  perte  de  la  mule  qui  en  portait  uue  partie,  n'était 
plus  très-embarrassant;  en  conséquence,  nous  louâmes 
une  espèce  de  char-à-bancs  fort  léger  et  fort  étroit,  et, 
après  avoir  passé  vingt-quatre  heures  à  Sassenage,  nous 
partîmes  pour  Vizille. 

Nous  nous  arrêtâmes  en  chemin  pour  jeter  un  coup 
d'œilsur  une  autre  prétendue  merveille  de  la  province,  — 
la  tour  Saus-Venin,  ou,  pour  parler  correctement,  Saint- 
Véraiu,  car  il  est  évident  que  cette  tqur  qui  s'élève  au 
sommet  d'un  rocher  escarpé,  et  sur  l'origine  de  laquelle 
les  savants  ne  sont  pas  d'accord,  doit  son  nom  à  une  cha- 
pelle située  à  peu  de  distance  et  dédiée  à  Saint-Vérain. 

Le  bourg  de  Vizille  s'étend  dans  une  petite  vallée  où 
serpente  la  llomanche,  à  deux  ou  trois  lieues  au  sud  de 
Grenoble.  Nul  n'a  encore  oublié  le  terrible  incendie  qui, 
en  1823,  réduisit  en  cendres  presque  toutes  les  maisons 
du  bourg,  la  manufacture  de  toiles  peintes  et  le  château. 
Un  furieux  ouragan,  qui  avait  terrassé  des  milliers  d'arbres 
dans  les  forêts  voisines,  rendit  infructueux  tous  les  efforts 
tentés  par  la  population  de  Grenoble  accourue  à  la  suite 
des  pompiers  pour  maîtriser  le  feu.  La  bienfaisance  natio- 
nale vint  au  secours  des  malheureux  habitants  de  Vizille; 
quant  aux  propriétaires  du  château  et  des  fabriques,  ils 
n'avaient  point  à  redouter  les  suites  de  ce  désastre,... 
leur  immense  fortune  leur  permettrait  d'en  réparer  de  plus 
considérables  encore. 

Vizille  appartient  à  la  famille  Périer  depuis  1773  que 
Claude  Périef,  négociant  de  Grenoble  et  père  du  célèbre 
ministre  qui  fut  une  des  premières  victimes  du  choléra, 
l'acquit  du  dernier  duc  de  Villeroi,  dans  la  maison  duquel 
elle  était  passée  par  succession  vers  la  fin  du  dix-septièmu 
siècle.  On  voit  encore  sur  un  rocher  qui  domine  la  vallée 
de  Vauloaveys,  les  ruines  de  l'ancien  château  que  les  dau- 
phins du  Viennois  possédaient  dans  ce  pays,  et  où  ils  ve- 
naient de  temps  en  temps  se  livrer  au  plaisir  de  la  chasse 
au  courre  ou  au  faucon.  Lesdiguières,  après  avoir  pacifié 
par  la -force  des  armes  le  Dauphiné,  si  longtemps  désolé 
parles  guerres  civiles  et  religieuses,  acheta  la  seigneurie 
de  Vizille,  et  fit  commencer,  en  1611,  la  construction  du 
superbe  manoir  qu'il  était  bien  loin  do  soupçonner,  ce  hau- 
tain seigneur,  devoir  un  jour  renfermer  dans  ses  murs  un 
établissement  industriel!  Lorsqu'en  1622  le  duc,  nommé 
connétable  par  Louis  Xlil,  abjura  le  calvinisme,  il  ajouta 
une  chapelle  à  cette  magnifique  demeure  féodale,  pour  la- 
(juelle  il  abandonna  dès  lors  son  château  de  Lesdiguières, 
près  Saint-Bonnet,  où  il  était  né  de  parents  nobles  mais 
pauvres.  Le  connétable  déploya  dans  sa  nouvelle  résidence 


I 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


331 


une  splendeur  souveraine  dont  rinléricur  des  bâtiments 
conservait  encore  de  Iteaux  vesli^'es  avant  l'incendie  qui 
les  dévasta.  Les  plafonds  aussi  bien  que  les  boiseries  de 
tous  les  appartements  étaient  décorés  d'arabesques  et  de 
peintures. 

Ce  château  de  Vizille  a  été  le  théâtre  de  plus  d'un  évé- 
nement remarquable.  C'est  là  qu'eut  lieu,  en  1788,  l'as- 
semblée extraordinaire  des  Étals  du  Daupbiné,  dont  le 
comte  de  Morpes  fut  président,  et  dans  laquelle  Mo.mier 
et  Barnave  rédigèrent  Vadrcsse  que  les  trois  ordres  de  la 
province  envoyèrent  au  roi  Louis  XVL 

Le  pape  Pie  VI,  enlevé  de  Rome  par  les  ordres  du  Direc- 
toire, se  reposa  dans  ce  manoir  un  jour  et  une  nuit  en  se 
rendant  à  Valence;  Napoléon,  lors  de  son  retour  de  l'ile 
d'FJbe,  s'y  arrêta  également;  le  comte  d'Artois,  depuis 
CharlesX,et  plus  tard  le  général  La  Fayette  le  visitèrent... 
Ainsi,  tous  les  représentants  des  idées  et  des  partis  qui 
depuis  plus  d'un  demi-siècle  ont  surgi  en  France,  se  sont 
succédé  dans  celte  résidence  quasi-royale. 

De  Vizille  nous  allâmes  à  Grenoble.  Cette  ville  s'appelait 
anciennement  Cularo  ;  lorsque  l'AIIobrogie  devint  une  pro- 
vince romaine,  elle  échangea  ce  nom  pour  celui  de  Gratia- 
nopolis,  par  reconnaissance  pour  l'empereur  Gralien,  qui, 
pendant  un  court  séjour  qu'il  y  fit,  donna  l'ordre  de  rele- 
ver ses  murs  d'enceinte  et  y  établit  un  siège  épiscopal... 
Comme  on  le  voit,  l'esprit  de  courtisanerie  ne  date  pas 
de  nos  jours.  La  langue  franque  a  métamorphosé  le  nom 
de  Gralianopolis  en  celui  de  Grenoble. 

Cependant,  malgré  la  protection  de  l'empereur  romain, 
Grenoble  n'acquit  une  certaine  importance  que  sous  la  do- 
mination des  dauphins,  qui  abandcfnnèreut  Vienne  pour  y 
fixer  leur  résidence. 

Bien  des  calamités  diverses  ont  pesé  sur  cette  ville  à 
ditrérentes  époques.  Selon  Chorier,  l'historien  du  Dau- 
pbiné, Grenoble,  après  avoir  passé  du  joug  des  Romains 
sous  celui  des  Burgondes,  puis  subi  l'invasion  des  Franks, 
aurait  été  saccagée  par  les  Maures  ou  Sarrasins,  qui,  vain- 
cus près  de  Tours  par  Karl  Martel,  s'étaient  répandus  dans 
le  Languedoc,  la  Provence  et  l'Embrunois.  Mais,  suivant 
d'autres  auteurs,  cette  irruption  des  Sarrasins  serait  fa- 
buleuse, sinon  à  l'égard  des  villes  des  Hautes-Alpes,  du 
moins  quant  à  celles  du  Graisivaudan  dont  Grenoble  faisait 
partie.  Les  mêmes  auteurs  prétendent  que  cette  belle  con- 
trée fut  envahie,  vers  le  milieu  du  dixième  siècle,  par  une 
armée  de  barbares  venus  de  la  Hongrie  en  Italie  sur  l'appel 
d'un  prince  nommé  Bérenger,  qui  disputait  l'empire  à 
Louis  l'Aveugle. 

Plus  tard,  sous  le  règne  d'Humbert,  quand  la  peste  et 
la  faminé*fee  réunirent  pour  désoler  le  Dauphiné,  Greno- 
ble vit  ses  habitants  décimés  par  ce  double  fléau.  Alors, 
comme  naguère  à  Saint-Pétersbourg  et  à  Paris  même 
quand  le  choléra  éclata,  le  peuple  ne  voulut  point  croire  à 
répidémie;il  accusa  les  juifs  d'avoir  empoisonné  les  eaux. 
€n  grand  nombre  de  ces  malheureux  périrent  victimes  de 
la  fureur  populaire,  à  laquelle  Humbert  ne  parvint  à  arra- 
cher quelques-uns  d'entre  eux  qu'en  les  faisant  jeter  en 
prison  et  en  confisquant  leurs  biens...  11  est  présumable 
que  cette  dernière  précaution  lui  fut  suggérée  autant  par 
son  propre  intérêt  que  par  un  sentiment  d'humanité. 

Un  autre  événement,  également  désastreux  et  peut-être 
plus  saisissant  encore,  avait  jeté  la  terreur  parmi  les  Gre- 
noblois en  1219. 

C'était  en  septembre,  pendant  une  foira  qui  avait  au 
moins  doublé  la  population  ordinaire  de  la  ville.  Il  pouvait 
être  environ  dix  heures  du  soir,  lorsque  les  eaux  d'un  lac, 
formé  trente  ans  auparavant  dans  une  vallée  de  l'Oisans 


par  une  inondation  de  la  Romanche,  rompireot  la  digue 
naturelle  qui  les  retenait  dans  le  bassin  où  ellps  s'étaient 
précipitées,  et  francbi.ssaul  avec  une  effrayante  rapidité  la 
distance  qui  les  séparait  de  l'Isèrei  allèrent  tomber  dans 
cette  rivière  déjà  grossie  par  de  précédentes  pluies.  Les 
deux  courants  firent  irruption  dans  la  ville...  H  est  plus 
facile  de  se, représenter  à  .soi-même  que  de  dépeindre  aux 
lecteurs  le  désordre  et  l'épouvante  que  répandit  à  une  pa- 
reille heure  dans  cette  cité,  dont  un  grand  nombre  dliabi- 
lanls  étaient  déjà  plongés  dans  le  sommeil,  ce  sinistre  im- 
prévu. Les  uns  se  réfugièrent  sur  les  toits  des  maisons, 
les  autres  sur  les  tours  des  églises;  un  grand  nombre  de 
ces  malheureux  essaya  de  sortir  de  l'enceinte  de  la  ville 
dont  à  cette  heure  les  portes  étaient  fermées.  Avant  qu'on 
eût  pu  les  ouvrir,  les  flots  avaient  envahi  toutes  les  rues  et 
submergé  des  milliers  d'individus.  Lorsipie  ensuite  les  eaux 
se  furent  écoulées,  il  n'y  eut  pas  une  seule  lamille  qui  ne 
comptât  des  victimes  parmi  ses  membres. 

A  l'exception  de  la  cj-ypte  ou  chapelle  souterraine  qui 
existe  au-dessous  de  l'église  Saint-Laurent,  Grenoble  ne 
possède  aucune  antiquité.  Le  monument  le  plus  ancien 
de  la  ville  est  l'hùlel  Lesdiguiêres,  bâtiment  vaste  et  irré- 
gulier qui  sert  maintenant  d'hôtel-de-ville  et  dont  les  jar- 
dins sont  devenus  une  promenade  publique.  Grenoble  était 
autrefois  une  ville  fort  laide  el  fort  triste,  n'en  déplaise  aux 
auteurs  de  livres  de  géogra[)hie,  qui  lui  accordaient  géné- 
reusement l'épilhète  de  jolie,  qu'au  reste  elle  méritera 
bientôt  si  elle  continue  de  marcher  dans  la  voie  d'embel- 
lissements où  elle  est  entrée  depuis  une  vingtained'années. 
Quelques  rues  nouvellement  percées,  dont  uneentre  autres 
porte  le  nom  de  Vaucanson,  se  font  remar(|uer  par  l'élé- 
gante construction  et  le  parfait  alignement  des  maisons.  Il 
esta  regretter  que  la  statue  colossale  en  bronze  qui  repré- 
sente Bayard  mourant,  ait  été  érigée  sur  une  petite  place 
tout  à  fait  en  désaccord  avec  les  proportions  grandioses  de 
ce  monument. 

Avant  de  quitter  Grenoble  pour  nous  rendre  à  la  Grande- 
Chartreuse,  nous  allâmes  voir  le  pont  de  Claix,  que  Lesdi- 
guiêres fit  construire,  en  1611,  sur  le  Drac  :  l'avenue  qui 
y  conduit  de  la  ville  a  une  lieue  de  long  ;  elle  est  bordée 
de  chaque  côté  par  une  contre-allée  ombreuse,  et  forme 
ainsi  une  promenade  fort  agréable.  La  structure  de  ce  pont 
est  extrêmement  hardie.  Il  est  soutenu  par  une  seule  arche 
massive  et  pourtant  gracieuse,  qui  s'élance  d'uu  rocher  à 
l'autre  au-dessus  de  la  furieuse  rivière.  Celte  gigantesque 
construction  n'est  pas  la  seule  dont  le  connétable,  qui  au 
reste  à  cette  époque  n'était  pas  encore  promu  à  celte  di- 
gnité, ait  doté  le  Drac  ;  le  Pont-Bernard,  situé  à  une  lieue 
du  château  de  Lesdiguiêres,  dans  les  Hautes-Alpes,  sur 
l'ancienne  route  de  Gap,  n'est  pas  moins  remarquable  (jue 
celui  de  Claix.  L'eflrayant  précipice  que  le  torrent  impé- 
tueux, gêné  dans,  sa  course  en  cet  endroit,  forme 'au-des- 
sous du  Pont-Bernard,  rend  son  aspect  encore  j)lus  impo- 
sant. Malheureusement,  comme  depuis  qu'on  a  ouvert  une 
autre  route  au  chef-lieu  de  préfecture  du  département,  ce 
passage  a  été  entièrement  abandonné,  on  laisse  tomber  en 
rui§es  un  des  plus  beaux  ouvrages  qu'ait  légués  à  la  posté- 
rité la  puissance  féodale.  Nous  étions  curieux  de  connaître 
l'étymologie  de  ce  nom  vulgaire  de  Bernai'd  donné  à  un 
pont  aussi  pittoresque,  dans  un  siècle  où  le  prosaïsme  n'é- 
tait pas  en  honneur  comme  dans  le  nôtre,  mais  personne 
ne  put  nous  renseigner  à  ce  sujet. 

Pour  aller  de  Grenoble  à  la  Grande-Chartreuse,  qui  en 
est  éloignée  de  six  lieues,  il  existe  deux  chemins...  Nous 
choisîmes  le  plus  long,  parce  qu'il  est  aussi  le  plus  horrible, 
je  veux  dire  le  plus  magnifique.  Après  avoir  gagné  Voreppe, 


332 


LECTURES  DU  SOIR. 


bourg  situé  au  nord  de  Grenoble,  nous  atteignîmes  le  défilé 
où  coule  le  Guiers-Mort,  ruisseau  torrentueux  qui  se  jette 
dans  le  Guiers-Vif,  près  de  la  frontière  de  Savoie.  A  l'en- 
trée de  ce  défilé,  qui  était  gardé  par  un  portier  au  temps  où 
les  chartreux  unissaient  le  pouvoir  à  la  richesse,  se  trouve 
le  hameau  deFourvoirie,  où  l'on  a  établi  des  usines.  Jadis, 
les  montagnes  qui  s'élèvent  de  chaque  côté  du  torrent  ne 
laissaient  pas  de  passage  au  voyageur  ;  cette  sombre  gorge 
était  entièrement  occupée  par  les  eaux  du  Guiers.  Les  reli- 
gieux firent  élargir  cette  voie  au  moyen  de  mines  savam- 
ment pratiquées.  Le  chemin  suit  d'abord  la  rive  gauche  du 
ravin  jusqu'à  un  gouffre  sur  lequel  est  jeté  un  pont  qui 
conduit  à  l'autre  bord.  Là  commence  une  ascension  difficile 
et  fatigante,  car  du  sentier  sinueux  et  de  plus  en  plus  glis- 
sant que  gravit  le  voyageur,  celui-ci  domine  des  précipices 
effroyables.  La  tristesse  lugubre  de  celte  solitude  s'aug- 
mente encore  de  l'impression  produite  sur  l'organe  auri- 
culaire par  les  mugissements  du  Guiers  qui  roule  ses  eaux 
tumultueuses  sur  un  lit  de  rochers,  et  par  les  cris  des  oi- 
seaux de  proie. 

Enfin  on  débouche  dans  un  vallon  latéral,  qui  présente 
aujourd'hui  l'aspect  d'une  belle  prairie,  mais  qui  n'était 
qu'un  affreux  désert  lorsque  saint  Bruno,  célèbre  docteur 
de  Cologne,  vint  s'y  établir  en  1084,  avec  quelques  amis 
comme  lui  dégoûtés  du  monde,  sous  la  protection  de  saint 
Hugues,  évéquede  Grenoble  (1). 

Le  premier  établissement  de  ces  pieux  solitaires  se  com- 
posait de  quelques  cabanes  au  milieu  desquelles  était  un 
oratoire.  L'emplacement  où  furent  construites  ces  humbles 
demeures,  est  celui  où  s'élève  actuellement  la  chapelle  dé- 
diée au  fondateur  de  cet  ordre  sévère,  dont  les  règlements 
se  transmirent  traditionnellement  d'un  prieur  à  l'autre, 
pendant  environ  quarante  ans.  Les  statuts  n'en  furent  ré- 
digés que  sous  Guignes,  cinquième  prieur  du  monasière  ; 
quant  au  titre  de  général,  il  fut  donné  au  supérieur  de  la 
Grande-Chartreuse ,  lorsque  ce  couvent  eut  acquis  assez 
d'importance  pour  devenir  le  siège  du  chef  de  toutes  les 
maisons  du  même  ordre  établies  dans  la  chrétienté. 

Les  cabanes  qui  avaient  été  la  première  retraite  des 
chartreux  furent  détruites  peu  d'années  après  leur  con- 
struction par  une  avalanche.  Le  bâtiment  en  bois  recou- 
vert de  chaume  qui  les  remplaça  fut,  à  différentes  époques, 
la  proie  des  flammes.  Après  le  dernier  incendie  qui  le  dé- 
vasta en  1676,  dom  Masson,  alors  général  de  l'ordre,  le  fit 
rebâtir  tel  qu'il  est  actuellement. 

Cette  maison,  que  M™«  R...  ni  moi,  ne  pûmes  visi- 
ter, l'entrée  en  étant  formellement  interdite  aux  femmes, 
se  compose  de  plusieurs  corps  de  logis  qui  communiquent 
les  uns  aux  autres  par  des  galeries.  L'église  n'a  i-ien  de  re- 
marquable que  son  extrême  simplicité.  Le  bel  autel  en 
marbre,  jadis  donné  à  ce  couvent  par  la  chartreuse  de 
Pavie,  et  qui  orne  maintenant  la  cathédrale  de  Grenoble, 
se  trouve  remplacé  par  un  autre  en  bois  peint  et  doré.  La 
partie  du  bâtiment  destinée  à  loger  les  étrangers  est  fort 
commodément  distribuée.  M.  R...  se  loua  beaucoup  de 
l'accueil  que  lui  firent  les  religieux.  Comme  le  jour  où  il 
pénétra  dans  le  monasière  était  un  jeudi,  il  put  conveftcr 
avec  les  frères  du  cloître,  desquels  il  apprit  les  précédents 
détails  qu'il  nous  transmit  ensuite.  On  sait  que  les  jeudis  et 
dimanches  de  chaque  semaine,  les  chartreux  jouissent  de 
quelques  heures  de  récréation,  pendant  lesquelles  ils  peu- 
vent se  promener  et  s'entretenir  ensemble  dans  un  lieu. 

(I)  Saint  Druno  n'acheva  passa  vie  à  la  Chartreuse.  Le  pape  Ur- 
bain H,  déstranl  le  fixer  auprès  de  lui,  l'appela  à  Home.  Mais  le  saint 
homme  aspirait  toujours  après  la  solitude,  qu'il  alla  de  nouveau  cher- 
cher dans  les  monts  de  la  Calabre,  où  il  mourut  en  iiui. 


dépendant  du  cloître  et  qu'on  appelle  spaciement.  Le 
reste  du  temps,  l'isolement  et  le  silence  le  plus  absolu  leur 
sont  imposés.  Des  jeûnes  fréquent^  et  rigoureux  leur  sont 
également  prescrits.  Pendant  plusieurs  mois  de  l'année,  ils 
ne  prennent  chaque  jour  qu'un  seul  repas,  et  trois  fois  par 
semaine,  ce  repas  consiste  en  un  morceau  de  pain,  du  sel 
et  de  l'eau.  La  viande  et  le  vin  pur  sont  en  tout  temps 
prohibés. 

Les  chartreux  ne  portent  point  de  linge,  mais  un  cilice 
en  crin  qu'ils  ne  quittent  jamais...  Ils  sont  vêtus  d'une 
longue  robe  en  serge  blanche,  sur  laquelle  ils  posent  une 
dalmatique  de  même  étoffe  dont  le  capuchon  couvre  leur 
tète  entièrement  rase. 

De  la  Grande-Chartreuse,  nous  n'avions  que  trois  lieues 
environ  à  faire  pour  nous  rendre  à  Pontcharra,  où  nous 
passâmes  la  nuit  suivante,  car  à  peu  de  distance  de  ce 
village  est  le  vieux  manoir  où  naquit  le  guerrier  sans  peur 
et  sans  reproche.  Bayard  restera  toujours  le  type  de  l'hé- 
roïsme chevaleresque,  comme  Lesdiguières,  de  la  puis- 
sance féodale. 

Le  château  de  Bayard,  ou,  comme,  on  l'appelle  habituel- 
lement, Chàteau-Bayard,  domine  le  fort  Barreaux.  C'est  de 
là  que  le  renard  du  Dauphiné,  qui  ne  mérita  peut-être 
jamais  plus  qu'en  celle  circonstance  le  surnom  dont  sou 
voisin  et  ennemi  l'avait  qualifié,  surveillait  complaisamment 
les  travaux  du  duc  de  Savoie,  fort  étonné  qu'il  ne  fit  aucun 
mouvement  pour  s'opposer  à  l'établissement  d'un  fort  sur 
les  terres  mêmes  de  la  France.  Il  comprit  le  motif  de  celte 
indifférence  et  de  celle  inaction,  lorsqu'une  nuit  Lesdi- 
guières, à  la  tête  de  s^  archers,  surprit  le  fort  complète- 
ment achevé  et  s'en  empara  presque  sans  coup  férir. 

De  Pontcharra,  nous  gagnâmes  la  contrée  rocheuse  au 
centre  de  laquelle  se  trouve  le  riche  pays  connu  sous  le 
nom  de  vallée  d'Allevard,  bien  que  ce  village  n'occupe  pas 
le  fond  d'une  vallée,  mais  un  plateau  fort  élevé  qu'enser- 
rent à  la  vérité  de  hautes  montagnes  aux  flancs  boisés,  à  la 


cime  neigeuse. 


L'une  de  ces  montagnes,  dite  des  Sept-Laus,  offre  l'i- 
mage saisissante  du  plus  effroyable  chaos.  Le  nom  de  mon- 
tagtie  abîmée,  que  les  habitants  des  environs  lui  ont  con- 
servé, suffit  à  indiquer  qu'elle  a  été  le  Ihéàtre  de  quelqu'une 
de  ces  convulsions  de  la  nature  qui,  en  l'espace  d'une  mi- 
nute, ouvrent  des  gouffres,  engloutissent  les  rochers,  inon- 
dent les  plaines,  et  parfois  aussi  livrent  passage  au  souffle 
pestilentiel  de  l'air  méphitique  que  la  terre  renferme  dans 
ses  entrailles.  La  montagne  des  Sept-Laus  est  parsemée 
d'un  grand  nombre  de  lacs,  la  plupart  trop  petits  pour  qu'on 
prenne  la  peine  de  les  énumérer.  « 

Le  canton  d'Allevard  est  Irès-fréquenté  par  les  touristes 
de  tous  pays  ;  à  chaque  instant  nous  rencontrions  des  com- 
pagnies nombreuses  composées  de  peintres,  de  naturalistes 
et  de  simples  curieux,  qui  venaient  admirer  comme  nous 
la  magnifique  cascade  du  Pichou,  les  ruines  de  la  chartreuse 
de  Saint-Hugon,  la  tour  du  Treuil,  dont  l'origine  est  incon- 
nue, les  pics  glacées  du  Grand-Charnier,  lequel  doit,  à  ce 
qu'on  prétend ,  son  nom  peu  romantique  à  un  terrible 
massacre  de  Sarrasins  qui  eut  lieu  en  cet  endroit,  el  la  fer- 
tile montagne  de  Brame-Farine,  dont  les  versants  sont 
couverts  de  champs  bien  cultivé's  et.de  verdoyantes  prairies. 

C'est  par  un  chemin  bordé  de  noyers  qu'on  arrive  au  vil- 
lage el  au  château  d'Allevard.  Le  parc  qui  entoure  ce  châ- 
teau est  un  des  plus  beaux  qu'on  puisse  voir;  il  est  tra- 
versé par  le  torrent  du  Breda  qui  y  forme  une  superbe  cas- 
cade. .\  la  vérité,  les  cascades  sont  choses  si  communes 
dans  celle  partie  du  Dauphiné,  que  les. habitants  n'y  fe- 
raient nulle  attention,  si  l'admiration  cfes  étrangers  ne 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


333 


forçait  la  leur.  Il  y  a  à  Alievard  des  mines  de  fer  dont 
l'exploitation  est  très-importante,  et  non  loin  desquelles  des 
forges  et  un  haut-fourneau  sont  établis.  Ces  usines  occu- 
pent beaucoup  d'ouvriers  ;  aussi  règne-t-il  à  Tentour  de  cet 
établissement  un  air  d'aisance  et  de  bien-être  qui  frappe 
tout  d'abord  le  voyageur. 

Bien  différente  fut  l'impression  que  nous  éprouvâmes 
en  parcourant  l'Oisans,  pays  d'ailleurs  fort  curieux  à  ex- 
plorer, qui  s'étend  à  l'est  de  Grenoble,  et  que  j'ai  déjà 
uommé  à  propos  de  l'inondation  de  cette  ville. 


Sans  doute,  il  est  dans  l'Oisans  des  côtes  où  le  sol  se 
montre  généreux  et  la  végétation  luxuriante  :  au  Bourg, 
par  exemple,  à  Livet  et  à  Séchilienne,  le  paysan  n'a  pas  de 
privations  à  endurer  ;  mais  à  mesure  qu'on  approche  du 
département  des  Hautes-Alpes,  on  est  péniblement  ému 
de  la  profonde  misère  où  sont  plongés  les  habitants  de  ces 
lieux  élevés,  riches  seulement  en  plantes  alpestres  et  en 
minéraux  précieux.  Il  existe,  dans  les  environs  de  la  Grave, 
une  cristallière  fort  belle,  une  carrière  de  marbre  blanc 
statuaire  et  une  mine  de  plomb  argentifère.  Mais  ces  ri- 


Une  vue  de  la  Grande-Chartreuse. 


chesses  n'empêchent  pas  que  l'hiver  y  soit  rude  et  long,  la 
terre  peu  productive,  le  combustible  très-rare  etconséquem- 
ment  très-cher. 

Pour  traverser  celle  contrée  sauvage,  nous  eûmes  encore 
recours  aux  paisibles  bêtes  qui  nous  avaient  servi  de  mon- 
tures pour  voyager  dans  les  montagnes  du  Lans  et  de  Sas- 
senage.  Dans  celles  d'AUevard  et  jusque  au  bourg  d'Oisans, 
les  routes  sont  assez  larges  pour  qu'on  puisse  y  circuler  en 
voiture,  à  l'exception  toutefois  de  certains  passages  escarpés 
qu'il  faut  franchir  pédestrement. 


Nous  cheminions  donc  de  nouveau  sur  des  mules,  en 
compagnie  d'un  guide  que  nous  avions  pris  à  Livet.  Nous, 
arrivâmes  ainsi  un  malin  dans  un  hameau  composé  de  dixj 
à  douze  chaumières.  L'air  élait  vif  et  froid,  et  quoique^ 
nous  ne  fussions  pas  dans  la  partie  la  plus  haute  du  pays, 
il  s'en  fallait  que  la  neige  fût  entièrement  fondue.  Toutes 
les  habitations  étant  hermétiquement  fermées,  nous  heur- 
tâmes à  la  porte  d'une  cabane  qui  nous  fut  aussitôt  ouverte 
par  une  petite  fille.  Supposant  qu'elle  n'entendait  que  le 
patois,  nous  chargeâmes  notre  guide  de  lui  demander  si 


334 


LECTURES  DU  SOIR. 


nous  pouvions  nous  réchauffer  et  nous  reposer  dans  sa 
demeure.  A  notre  grande  surprise,  elle  nous  répondit  en  bon 
français  que  si  nous  avions  bien  froid,  nous  ferions  mieux 
d'entrer  dans  Pétable. 

Aces  mots,  une  femraejeune  encore,  mais  vieillie  avant 
l'âge  par  les  privations,  quitta  une  table  devant  laquelle 
elle  se  tenait  en  ce  moment  debout,  entourée  de  trois  ou 
quatre  petits  garçons,  et  s'avança  vers  nous  une  hache  à  la 

main. 

—  Excusez,  nous  dit-elle,  l'incivilité delapetite...  Comme 

elle  préfère  de  beaucoup  demeiirer  dans  l'étable  que  dans 
la  maison,  elle  croyait  au  contraire  vous  faire  une  politesse. 
En  achevant  ces  mots,  la  brave  femme  alla  à  son  foyer, 
et  y  jeta  quelques  menus  brins  de  bouleau  sur  lesquels  elle 
entassa  une  douzaine  de  petites  mottes  faites  d'une  ma- 
tière noirâtre.  Quand  elle  y  eut  mis  le  feu  qu'elle  souffla 
avec  sa  bouche,  elle  ramassa  sa  hache  qu'elle  avait  posée 
à  terre  à  côté  d'elle,  efretournant  à  la  table  auprès  de  la- 
quelle étaient  restés  les  enfants,  elle  nous  dit  : 

—  Vous  permettez ,  monsieur  et  mesdames?  les  petits 
n'ont  pas  encore  déjeuné.  ^ 

En  même  temps  la  bonne  femme  prit  un  pain  dans  sa 
huche,  le  mit  sur  la  table  et  en  coupa  six  morceaux  au 
moyeu  de  l'instrument  tranchant  qu'elle  tenait  à  la  main; 
il  n'est  pas  probable  en  effet  qu'elle  en  fût  venue  à  ses  fins 
avec  un  couteau  ordinaire...  C'est  la  coutume  des  pauvres 
montagnards  de  ce  canton,  de  cuire  une  fois  l'année  seule- 
ment. En  apprenant  cela,  nous  ne  nous  étonnâmes  plus  que 
notre  hôte  le  bûcheron  nous  eût  présenté  comme  frais  du 
pain  d'une  semaine.  Celui  des  habitants  de  TOisans,  fait 
avec  de  la  farine  de  seigle  et  de  sarrasin,  ressemble  pour 
la  forme  au  pain  de  munition  et  pour  la  dureté  au  biscuit 
denier. 

Tous  les  enfants  trempèrent  ensemble  les  morceaux 
qu'on  venait  de  leur  distribuer  dans  une  terrine  pleine  de 
lait  (|ue  leur  mère  leur  abandonna  et  à  même  laquelle  ils 
burent  ensuite  chacun  à  leur  tour.  Nous  les  regardions 
manger  avec  une  gloutonnerie  qui  nous  prouvait  que  pour 
eux  ce  repas  était  un  régal,  lorsque  notre  odorat  fut  désa- 
gréablement affecté  par  une  fumée  nauséabonde  que  la 
cheminée,  dont  nous  étions  proches,  nous  envoyait  par 
bouffées.  Notre  guide,  qui  était  entré  avec  nous  dans  la  ca- 
bane, nous  expliqua  alors  que  les  mottes  qui  brûlaient  dans 
le  fover  étaient  faites  de  bouse  de  vache  séchée  au  soleil. 

—  Koson,  dit  la  mère  de  famille  à  l'enfant  qui  nous  avait 
introduits  dans  cette  pauvre  demeure,  monte  au  grenier, 
il  s'v  trouve  encore  deux  ou  trois  fagots  ;  tu  les  jetteras  par 
la  liirarne...  Tesfrèrea  les  ramasseront  et  ces  dames  auront 
un  feu  plus  à  leur  convenance. 

—  Oh!  non,  mère,  s'écria  la  petite  tille  avec  l'accent  de 
la  iiM-reur,  je  n'irai  pas;  j'ai  trop  peur  des  revenants. 

—  D'où  lui  vient  cette  crainte  de  rencontrer  des  reve- 
nants en  plein  jour  dans  un  grenier?  demandai-je  curieuse- 
ment à  la  pauvre  paysanne. 

•  —  Ça  n'a  pas  de  bon  sens,  me  répondit-elle.  .M.  le  curé 
leiiii  a  dit  cent  fois,  et  mon  mari  aussi,  qui,  sans  vanité, 
n'est  pas  un  ignorant  non  pUis...  mais  depuis  que  mon 
beau-|)ère  est  mort,  la  petite  ne  peut  se  décider  à  remettre 
•les  pieds  là-haut. 

—  Son  aïeul  y  habitait-il  donc? 

—  Non  pas  de  son  vivant.  .\h!  ajouta-t-elle,  en  voyant 
l'élonnement  se  peindre  sur  mou  visage,  vous  ne  savez 
peut-être  pas  que  dans  ce  canion  où.  pendant  plusieurs 
mois  de  l'année,  toute  communication  devient  impossible 
d'un  hameau  à  l'autre,  ceux  d'entre  nous  qui  nous  trouvons 
éloignés  de  l'église  j>aroissiale ,  sommes  forcés  de  garder 


dans  nos  demeures  les  corps  de  nos  parents  décèdes,  jusqu'à 
ce  que  les  chemins  redeviennent  praticables  et  la  terre  assez 
molle  pour  qu'on  puisse  la  creuser.  En  attendant  ce  mo- 
ment, nous  exposons  nos  morts  dans  les  combles  de  nos 
habitations,  à  l'air  glacé  qui  les  empêche  de  se  putréfier. 

Nous  avions  écouté  avec  un  sentiment  de  tristesse  indi- 
cible cette  explication  pendant  laquelle  notre  muletier, 
était  allé  chercher  les  fagots  mis  en  réserve  dans  le  gre- 
nier, de  sorte  que  nous  pûmes  nous  chauffer  tout  en  dé- 
jeunant avec  les  provisions  que  nous  avions  emportées  avec 
nous  et  dont  nous  laissâmes  la  plus  grande  partie  à  notre 
hôtesse. 

Pendant  notre  repas,  la  bonne  femme  nous  raconta  plu- 
sieurs histoires,  dont  les  avalanches,  les  chasses  aux  ours 
et  aux  chamois,  et  les  voyages  lointains  de  quelques  habi- 
tants aventureux  de  la  localité,  furent  les  principaux  sujets  : 
c'est  la  coutume,  parmi  ces  populations  pauvres,  d'aller 
exercer  divers  métiers,  notamment  celui  de  colporteur,  du- 
rant la  mauvaise  saison  ou  quelquefois  des  années  entières, 
soit  dans  d'autres  départements  de  la  France,  soit  dans  des 
pays  étrangers. 

Ces  hommes,  qui  reviennent  tous  achever  leur  vie  sur 
le  sol  natal,  rapportent  de  leurs  pérégrinations  un  pécule 
plus  ou  moins  considérable,  mais  toujours  honnêtement 
acquis,  et  une  certaine  instruction  qu'ils  se  plaisent  à  com- 
muniquer à  leur  famille  et  à  leurs  voisins.  Le  mari  de  notre 
hôtesse  était  un  de  ces  professeurs  ambulants  que  fournit 
principalement  le  département  des  Hautes-Alpes,  et  qui  par- 
courent les  campagnes  pendant  l'hiver,  s'arrêlant  plusieurs 
semaines  et  souvent  plusieurs  mois  dans  des  hameaux  ou 
dans  des  fermes  isolées,  pour  y  donner  des  leçons  de  lec- 
ture, d'écriture  et  de  calcul.  En  apprenant  ces  détails,  nous 
cessâmes  de  nous  étonner  de  la  facilité  avec  laquelle  cette 
famille  de  montagnards  s'exprimait  en  français. 

En  sortant  de  ce  hameau,  nous  nous  dirigeâmes  vers  le 
bourg  de  La  Grave.  Il  est  situé  sur  la  rive  droite  de  la  Ro- 
manche, au  milieu  d'un  paysage  extrêmement  agreste. 
Non  loin  de  ce  bourg  est  le  petit  village  de  Fraux,  fameux 
par  sa  chute  d'eau  d'un  volume  et  d'une  hauteur  remar- 
quables. 

Pe  La  Grave  à  Briançon,  il  n'y  a  que  neuf  lieues;  mais 
nous  renonçâmes  à  visiter  celte  ville,  ainsi  que  celle  d'Em- 
brun. Ne  pouvant  pas  consacrer  un  long  temps  à  notre 
tournée  en  Dauphiné,  nous  préférâmes  aller  immédiatement 
à  Gap. 

Celte  ville,  vue  à  distance,  offre,  par  sa  disposition  en 
hémicycle,  un  cou0  d'oeil  agréable.  Lorsque  nous  y  arrivâ- 
mes, le  soleil  couchant  dorait  de  ses  rayons  rougeàlrcs  les 
coteaux  fgliles  dont  elle  est  entourée^  et  sur  la  pente  des- 
quels se  dessinent  de  riantes  villas.  Celui,  entre  autres,  ap- 
pelé Puy-More,  en  souvenir  de  la  forteresse  qu'y  avaient  bâ- 
tie les  Siirrasins,  est  couvert  de  riches  vignobles.  Mais  l'inté- 
rieur de  cette  ancienne  cité  est  tout  à  fait  disgracieux  :  les 
rues  sjjntmal  percées  et  les  maisons  mal  construites.  Néan- 
moins, les  Gapenç|is  ne  parlent  jamais  qu'avec  un  .senti- 
ment d'orgueil  de  leur  ville,  qui  possède  depuis  1708  le 
mausolée  de  Lesdiguières,  et  dans  les  rours  de  laquelle 
Napoléon  s'est  reposé  une  nuit  en  revenant  de  l'Ile  d'Elbe. 

Le  tombeau  du  connétable  fut  construit  du  vivant  et  par 
les  ordres  de  ce  célèbre  capitaine  qui,  fidèle  à  ses  habitudes 
d'autocrate,  tint  renfermé  le  sculpteur  Jacob  Richer,  jusqu'à 
c  qu'il  eût  terminé  fe  chef-d'œuvre.  La  statue  qui  le  re- 
présente armé  de  pied  en  cap  et  couché  sur  un  sarcophage 
en  marbre  noir,  est  en  albâtre,  ainsi  que  les  bas-reliefs  du 
monument,  qui  réunit  dans  son  ensemble  comme  dans  ses 
détails  une  ^ande  vérité  d'exécution  et  un  fini  parfait. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


335 


En  nous  rendant  de  Gap  à  Nyons  ,  nous  aperçûmes,  à 
peu  de  dislance  de  la  Durançe,  une  imposante  masse  de 
ruines...  C'était  le  château  de  Taiiard,  qui  a  appartenu  ja- 
dis aux  princes  d'Orange,  puis  aux  chevaliers  de  Saint- 
Jean  de  Jérusalem,  et  ensuite  successivement  à  |)lusieurs 
illustres  maisons  du  Dauphiné.  C'est  de  ce  gigantesque  cas- 
tel  qu'il  est  dit  qu'on  y  comptait  autant  de  tours  que  de 
mois  dans  l'année,  de  portes  que  de  semaines,  de  fenêtres 
que  de  jours,  de  degrés  à  monter  que  d'heures. 

Nous  vîmes  aussi  dans  !e  lointain  le  Mont-Aiguille,  ap- 
pelé mont  inaccessible,  jusqu'à  ce  qu'un  officier  du  roi 
Charles  VIII,  ayant  nom  Antoine  de  Ville,  et  possesseur  de 
la  terre  de  Domjulien,  en  fit  le  premier  l'ascension,  le  28 
juin  1492,  par  les  ordres  de  son  souverain,  qui  se  trouvait 
alors  à  Grenoble.  Plus  de  trois  siècles  s'écoulèrent  ensuite 
sans  qu'il  se  trouvât  un  voyageur  assez  intrépide  pour  ten- 
ter une  seconde  fois  cette  escalade  périlleuse,  de  sorte  que 
la  montagne  reprit  son  ancien  nom  d'inaccessible.  Enfin 
en  1834,  un  individu  nommé  Jean  Liotard,  parvint  à  son 
sommet  et  en  redescendit,  les  vêtements  en  lambeaux,  le 
corps  ensanglanté  et  l'esprit  tellement  impressionné  par  les 
dangers  qu'il  avait  courus,  qu'on  craignit  un  instant  que 
sa  raison  ne  fût  égarée.  Un  repos  de  quelque  semaines  la 
lui  fit  heureusement  recouvrer. 

On  sait  que  le  Mont-Aiguille  est  un  énorme  rocher  à  pic, 
d'une  prodigieuse  hauteur,  ayant  à  peu  près  la  forme  d'une 
pyramide,  à  laquelle  une  autre  montagne  conique  sert  de 
piédestal. 

A  mesure  que  nous  avancions  dans  le  département  de  la 
Drôme,  nous  voyions  la  nature  changer  d'aspect.  Cette  par- 
tie du  Dauphiné  ressemble  beaucoup  à  la  Provence  ;  le 
territoire  de  Nyons  est  tout  planté  d'oliviers,  de  grenadiers, 
de  jujubiers  et  de  figuiers.  Les  habitants  de  ce  pays  van- 
tent surtout  la  salubrité  de  l'air  qu'on  y  respire.  EfTecti- 
vement,  aucune  des  maladies  pestilentielles  qui ,  à  diverses 
époques,  ont  dévasté  le  midi  de  la  France,  n'avait  en- 
vahi celte  terre  favorisée  du  Ciel...  Le  choléra  seul  osa  y 
faire  irruption. 

—  Le  pontias  ne  soufflait  malheureusement  pas  à  ce 
moment-là,  nous  expliqua  un  médecin  de  Nyons. 

Or,  le  pontias  est  l'antidote  du  vésine,  ou  mauvais  vent, 
qui,  de  même  que  le  simoun  de  r.\frique  et  le  sirocco  de 
l'Italie,  énerve  le  corps,  dessèche  les  plantes  et  arrête  les 
progrès  de  la  végétation.  Nous  demeurâmes  trop  peu  de 
temps  à  Nyons  pour  pouvoir  juger  par  nous-mêmes  des 
effets  opposés  produits  par  ces  deux  vents  particuliers,  à 
ce  qu'on  nous  a  assuré,  à  ce  charmant  vallon  au  milieu 
duquel  s'élève  la  ville. 

Nyons  se  glorifie  d'avoir  vu  naître  Philis  de  la  Tour-du- 
Pin  de  la  Charce,  femme  énergique  et  courageuse  qui  en 
1692,  lors  d'une  invasion  en  Dauphiné  du  duc  de  Savoie, 
se  couvrit  d'une  armure,  monta  à  cheval,  encourageant  par 
sa  présence  d'esprit  et  son  intrépidité  les  habitants  des 
campagnes,  marcha  à  leur  tête  contre  l'ennemi  de  la  France, 
lequel  avait  déjà  saccagé  Gap,  et  le  força  de  se  retirer. 

A  huit  lieues  de  Montélimart,  s'élève  au  mdieu  d'une 
vaste  plaine,  sur  une  roche  isolée,  exposée  au  souffle  de  la 
bise,  le  château  de  Grignan,  auquel  on  parvient  après  avoir 
traversé  le  village  dont  les  maisons  s'éparpillent  à  ses  pieds, 
et  gravi  une  ranape  fort  raide.  Nous  ne  nous  arrêterons 
pas  à  décrire  l'architecture  grandiose  de  ce  château,  dont  la 
tristesse  nous  parut  égaler  la  majesté.  Nous  nous  bornerons 
à  conduire  nos  lecteurs  dans  l'église  du  village ,  où  l'on 
voit,  sur  une  tombe  de  modeste  apparence,  une  tablette  de 
marbre  noir  avec  cette  inscription  :  s  Ci-;;it  Marie  de  Ra- 


butin-Chantal,  marquise  de  Sévigné,  décédée  le  18  avril 
1696.  . 

Nous  traversâmes  Montélimart,  ville  autrefois  fortifiée, 
que  des  bosquets  d'orangers,  de  lauriers  et  de  mûriers  en- 
tourent d'une  verte  ceinture,  et  le  bourg  d'Étoile,  qui  ap- 
partenait jadis  aux  sires  de  Poitiers.  La  duchesse  de  Valen- 
tinois  y  avait  un  château  qu'elle  abandonna  lorsqu'elle 
devint  la  favorite  d'Henri  II;  depuis  plus  de  deux  cents 
ans,  il  n'en  reste  pas  de  vestiges. 

Valence  ne  nous  retint  pas  longtemps;  elle  possède  ce- 
pendant quelques  antiquités,  dont  les  seules  vraiment  re- 
marquables sont  un  mausolée  romain,  petit  édifice  carré, 
orné  de  colonnes  corinthiennes,  de  sculptures  et  d'arabes- 
ques, et  une  maison  qui  date  du  quinzième  siècle,  et  dont 
la  façade  est  bizarrement  décorée  de  statues  et  de  figures, 
les  unes  mythologiques,  les  autres  grotesques...  Une  im- 
primerie est  maintenant  établie  dans  cette  maison. 

A  Valence,  l'idée  nous  vint  de  parcourir  le  Royannais, 
pays  montagneux,  situé  en  partie  dans  la  Drôme  et  en  partie 
dans  l'Isère.  Pont-en-Royans, principale  ville  du  Royannais, 
est  partagée  par  la  Rourne,  jolie  rivière  limpide,  de  chaque 
côté  de  laquelle  s'élève,  plaquée  contre  les  rochers  qui 
l'encaissent,  une  rangée  de  maisons,  d'où  l'on  voit  à  chaque 
instant  descendre  et  remonter  des  seaux  attachés  à  des 
cordes,  au  moyen  desquelles  les  habitants  puiseât  par  leurs 
fenêtres  l'eau  du  torrent. 

En  revenant  de  cette  courte  excursion,  nous  nous  dé- 
tournâmes un  peu  de  notre  chemin  pour  examiner  les 
ruines  de  Rochechinard ,  ancien  château  où  fut  détenu 
pendant  plusieurs  années  le  prince  Dgem,  appelé  Zizim 
par  les  Francs,  et  qui,  après  avoir  été  vaincu  par  son  frère 
Bajazet,  dans  les  plaines  de  Syrie,  dut  renoncera  faire  va- 
loir ses  droits  au  trône  ottoman. 

Zizim  s'était  réfugié  auprès  des  chevaliers  de  Rhodes 
qui,  suivant  les  annalistes  orientaux,  s'engagèrent  par  un 
traité  secret  avec  l'usurpateur  Bajazet  II,  à  le  retenir  dans 
leurs  possessions,  moyennant  une  rente  annuelle  de  qua- 
rante-cinq mille  ducats.  Afin  de  rendre  impossible  la  réu- 
nion de  Zizim  avec  ses  adhérents,  et  en  même  temps  mettre 
ce  prince  à  l'abri  des  tentatives  d'empoisonnement  ou  d'as- 
sassinat dont  le  menaçait  la  haine  de  son  frèro,  il  fut  décidé 
que  le  commandeur,  Charles -Alleman  Rochechinard, 
l'emmènerait  dans  une  de  .ses  terres  de  France. 

Je  ne  détaillerai  pas  ici  la  vie  fatalement  accidentée  de 
Zizim  qui,  de  sa  retraite  en  Dauphiné,  fut  transféré  dans 
une  forteresse  d'Auvergne,  de  là  dans  les  prisons  de  Rome, 
et  mourut  empoisonné  à  Terracine,  après  avoir  été  mis  en 
liberté  par  Charles  VIII,  roi  de  France.  Je  mentionnerai 
seulement  son  amour  pour  la  belle  Hélène  de  Sassenage, 
amour  auquel  la  noble  jeune  filfe  ne  se  montra  pas  insen- 
sible ,  et  que  l'attachement  de  chacun  des  deux  aman^g 
pour  sa  religion  respective  ne  leur  permit  pas  de  sceller 
par  un  mariage. 

Après  avoir  erré  au  milieu  des  ruines  de  Rochechinard, 
nous  voulûmes  visiter  le  gothique  manoir  de  Saint- Vallier, 
résidence  favorite  de  la  belle  Diane,  et  qui  s'élève  tout  près 
de  la  petite  ville  du  même  nom,  au  confluent  du  Rhône  et 
de  la  Galaure,  à  l'extrémité  nord  du  département  de  la 
Drôme.  Là  se  terminèrent  nos  pérégrinations  en  Dauphiné. 

M™^  Camille  LEBRUN. 


H.N. 


33G 


LECTURES  DU  SOIR. 


HISTOIRE  PITTORESQUE  DE  LA  TYPOGRAPHIE. 


DEUXIEME  PARTIE  (1). 


Dans  la  première  partie  de  ce  travail,  nous  avons  mon- 
tré les  inventeurs  à  l'œuvre  ;  nous  avons  dit  leurs  luttes, 
leurs  souffrances.  Pour  épurer  leur  gloire,  pour  la  faire 
briller  incontestable,  éclatante,  dégagée  par  la  discussion, 
nous  avons  débrouillé  les  traditions  confuses,  incertaines 
et  contradictoires.  En  choisissant  nos  matériaux,  nous 
avons  même  complètement  écarté  certaines  fables  plus 
madmissibles  encore  que  la  mythologie  des  Coster.  11  nous 
a  paru  sans  intérêt  d'examiner,  avec  un  grave  auteur,  si 
Saturne  ne  fut  pas  le  véritable  inventeur  de  l'imprimerie, 
et  de  disputer  sur  une  phrase  de  Cicéron,  peut-être  mal 
comprise.  Nous  avions  hâte  d'arriver  à  des  résultats  clairs 
et  positifs.  Désormais,  ce  tableau  succinct  ne  mentionnera 
que  des  faits,  et  abandonnera  complètement  la  dissertation 
critique. 

Comme  nous  l'avons  dit,  la  base  de  l'art  de  l'imprimerie, 
c'est  le  type  mobile.  Examinons  rapidement  le  concours 
des  industries  diverses  nécessaires  pour  féconder  ce  point 
de  départ. 

Il  faut  d'abord  dessmer,  puis  graver  en  relief,  au  bout 
d'un  poinçon  de  fer,  chaque  lettre  de  l'alphabet,  chaque 
signe  typographique.  La  pureté  du  dessin,  la  netteté  de  la 
gravure,  sont  les  premières  conditions  de  toute  beauté  ty- 
pographique. On  a  donc  une  collection  de  poinçons  équi- 
valant à  un  alphabet  complet,  et  l'on  procède  au  frappage 
des  matrices 

La  matrice  est  un  petit  billot  de  cuivre  doux,  dans  le- 
quel, par  un  procédé  mécanique,  on  enfonce  le  poinçon 
d'acier,  qui  donne  ainsi  "l'empreinte  eu  creux  de  la  lettre 
qu'il  porte  en  relief  à  son  extrémité. 

L'avantage  des  poinçons  sur  la  gravure  directe  des  ma- 
trices est  double;  d'abord  la  taille  creuse  au  burin  est 
moins  sûre  et  moins  égale  que  la  taille  en  relief;  en  second 
lieu,  le  poinçon  sert  à  frapper  une,  deux,  dix,  centmatri- 
ces,  et,  lorsque  les  matrices  sont  usées  par  la  production 
de  cinq  cent  mille  lettres,  le  poinçon  reste  neuf  et  intact, 
puisqu'il  n'a  donné  qu'un  petit  nombre  d'épreuves. 

Maintenant  commencent  les  opérations  de  la  fonte.  Pre- 
nons la  matrice  qui  représente  en  creux  la  lettre  a.  Celte 
matrice  est  fixée  au  fond  d'un  moule  d'une  espèce  particu- 
lière, moule  très-petit,  très-léger,  que  l'ouvrier  fondeur 
manie  aisément  de  la  main  gauche,  au  moyen  d'un  man- 
che double.  Cet  ouvrier  prend  avec  une  cuiller  un  peu 
de  métal  en  fusion  (alliage  de  plomb  et  d'antimoine),  et 
le  verse  dans  le  moule.  Puis  il  secoue  le  moule  sur  une 
feuille  de  papier  saupoudrée  d'cmeri,  et  il  en  tombe  une 
petite  lame  de  plomb  haute  de  neuf  à  dix  lignes,  et  dont 
l'extrémité  reproduit  en  relief  la  lettre  a  de  la  matrice.  Cette 
petite  lame  est  le  caractère  typographique. 

Lorsqu'on  a  fondu  un  nombre  suffisant  de  chaque  espèce 
de  lettres,  on  le  porte  dans  des  cornets  de  papier  à  l'impri- 
merie, et  les  ouvriers  compositeurs  en  remplissent  de 
grandes  boites  qu'on  appelle  des  casses,  dont  les  compar- 
timents se  nomment  cassetins.  Il  y  a  autant  de  cassetins 
que  de  lettres  et  de  signes  typographiques. 

L'apparent  désordre  de  ces  lettres,  de  ces  chiffres,  de 

(I)  Voir  le  numéro  de  janvier  I8tc. 


ces  signes,  est  profondément  calculé  pour  la  célérité  du 
travail  de  la  composition.  On  a  placé  plus  près  de  la  main 
du  compositeur  les  lettres  qui  se  reproduisent  le  plus  sou- 
vent dans  les  mots  de  la  langue  française,  ce  qui  explique 
aussi  la  différence  dans  la  dimension  des  cassetins. 

L'ouvrier  se  place  devant  cette  casse;  il  tient  dans  la 
main  gauche  un  instrument  de  fer  appelé  composteur, 
construit  de  telle  sorte  qu'au  moyen  de  l'écartement  de 
ses  branches,  on  obtient  la  longueur  fixe  qu'on  veut  don- 
ner aux  lignes. 

La  copie  (on  appelle  ainsi  le  manuscrit  de  l'auteur)  étant 
placée  sous  les  yeux  de  l'ouvrier,  il  prend  une  à  une  dans 
les  cassetins  les  lettres  nécessaires,  et  les  range  horizonta- 
lement dans  le  composteur  jusqu'à  ce  que  la  ligne  soit 
pleine.  Un  cran  uniforme,  que  portent  toutes  les  lettres, 
le  guide  dans  cette  opération,^  et  lui  permet  de  les  mettre 
dans  leur  vrai  sens  sans  l'obliger  à  les  regarder  une  à  une. 
Aussi  est-il  fort  rare  de  trouver  à  l'impression  des  lettres 
retournées.  Sa  ligne  étant  finie,  il  la  couvre  d'une  petite 
lame  de  plomb,  appelée  interligne  parce  qu'elle  produit 
un  peu  de  blanc  entre  chaque  ligne  de  composition  ;  et  il 
recommence  de  nouvelles  lignes.  Lorsque  le  composteur 
est  plein,  l'ouvrier  saisit  cette  poignée  des  deux  mains,  la 
retire  du  composteur  et  la  pose  sur  une  planche  ù  rebords 
qu'on  appelle  galée.  Quand  cette  galée  elle-même  est 
pleine,  il  passe  une  ficelle  autour  de  la  composition,  il 
serre  fortement,  et  fait  un  nœud  ;  la  page  ne  fait  plus 
qu'une  masse  solide  qu'il  pose  sur  le  marbre,  esjjèce  de 
table  en  pierre  dure  ou  en  fonte  polie. 

Lorsque  la  copie  est  terminée,  l'ouvrier  charge  des 
fonctions  de  metteur  en  pages  rassemble  tous  les  paqaets, 
les  divise  en  pages  d'égale  longueur,  dispose  les  titres, 
les  blancs,  etc. 

C'est  ici  le  lieu  d'indiquer  comment  s'obtiennent  les 
blancs  en  typographie.  On  met  du  blanc  entre  les  mois 
au  moyen  d'un  petit  morceau  de  plomb  de  même  épais- 
seur que  le  caractère,  du  même  point,  comme  on  dit  eu 
typographie,  mais  beaucoup  moins  haut  sur  lige,  de  sorte 
qu'à  l'impression  la  couche  d'encre  ne  l'atteint  pas.  Ces 
blancs  s'appellent  des  f.f/jacfs;  ils  permettent  au  composi- 
teur d'augmenter  ou  de  diminuer  l'intervalle  des  mots,  et 
de  donner  aux  lignes  une  égalité  mathématique;  c'est  ce 
qu'on  appelle  7u.<;////fr  la  ligne,  c'est-à-dire  la  rendre  juste. 
La  longueur  déterminée  pour  )es  lignes  d'un  même  ouvrage 
se  nomme  justification  (1). 

Le  petit  espace  blanc  par  lequel  commencent  invariable- 
ment tous  les  alinéas,  est  produit  par  un  morceau  de 
plomb  appelé  cadratin,  c'est-à-dire  petit  cadrât. 

(i)  Pour  loul  ce  qui  concerne  le  vocabulaire  typographique,  nous 
prions  nos  lecteurs  de  se  reporter  au  dictionnaire  élémentaire  qui 
terminera  noire  travail.  Nous  avons  promis  d'user  modérément  dei 
termes  techniques  ;  cependant  il  nous  fjut  quelquerois  y  avoir  re- 
cours, pour  éviter  des  répéliiions  de  mots  fatigantes,  et  par  suite 
obscures.  Nous  essayons  d'initier  les  abonnés  du  Musée  des  Familles 
aux  secrets  d'un  art  intéressant.  Jusqu'à  présent  on  l'a  décrit  de  naa- 
nière  à  ne  se  faire  comprendre  que  des  fteis  du  métier,  inconvcnienl 
grave,  dans  lequel  nous  souhaitons  de  n'être  pas  tombe.  Nous  faisons 
observer  encore  que  ces  éludes  ardues  font  céder  toute  préoccupa- 
tion liuéraire,  et  nous  demandons  grâce  pour  notre  style. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


337 


Pour  remplir  la  fin  d'un  chapitre,  ou  pour  faire  une  page 
rntièrement  blanche,  au  lieu  d'employer  des  paquets  d'in- 
lerlignes,  on  emploie  de  véritables  lingots  de  plomb,  qui 
atteignent  les  dimensions  les  plus  formidables.  Dans  ce 
cas,  on  y  fait  de  grands  trous  au  milieu  pour  en  diminuer 
le  poids.  Autrefois  on  se  servait  de  réglettes  en  bois ,  c'est 
à  MM.  Didot  qu'est  due  l'invention  des  garnitures  en  fonte. 

C'est  au  moyen  de  ces  grosses  pièces  que  se  font  les 
marges  intérieures,  c'est-à-dire  les  blancs  entre  les  pages 
elles-mêmes.  On  les  règle  sur  la  dimension  du  papier 
qu'on  devra  employer.  Cette  série  de  blancs  interpaginai- 
res,  construite  par  le  metteur  en  pages,  s'appelle  garniture. 
Les  pages  étant  posées  sur  le  marbre  et  garnies,  on  les 
entoure  d'un  châssis  de  fer  portant  une  barre  au  milieu. 


On  pose  le  long  et  au  bas  des  paj-'f-s  de  longs  morceaux  de 
bois  appelés  biseaux  à  cause  de  leur  forme,  et  l'on  enfonce 
des  coins  de  bois  entre  ces  biseaux  et  le  bord  du  châssis. 
Dès  lors  tout  se  tient  d'une  seule  pièce  comme  une  planche 
de  menuiserie,  et  peut  se  manier  ou  se  transporter  comme 
on  veut.  Le  châssis  contient  deux,  quatre,  huit,  douze, 
seize,  dix-huit,  vingt-quatre,  trente-deux  pages,  selon  que 
le  formai  est  in-folio,  in-quarto,  m-octavo,  in-douze,  in- 
seize,  in-dix-huit,  in-vingt-quatre  ou  in-trente-deux, 
c'est-à-dire  selon  que  la  feuille  de  papier  doit  se  plier  en 
deux,  en  quatre,  en  huit,  en  douze,  en  seize,  en  dix-huit, 
en  vingt-quatre  ou  en  trente-deux  feuillets,  et  contenir  par 
conséquent  quatre,  huit,  seize,  vingt-quatre,  trente-deux, 
trente-six,  quarante-huit  ou  soixante-quatre  pages. 


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1.  Casse.  2.  I^Composleur.  3  et  4.  Forme  in-s". 


Mais  pour  que  la  feuille  de  papier  puisse  se  plier  de 
manière  à  ce  que  les  pages  se  suivent,  il  faut  que  ces  pa- 
ges soient  disposées  dans  un  certain  ordre,  qu'on  appelle 
imposition,  en  partant  de  ce  principe  que  toute  feuille  de 
papier  s'imprime  des  deux  côtés,  verso  et  recto,  ce  qui 
l'ait  qu'on  classe  les  feuilles  en  deux  formes,  appelées  pre- 
mière et  seconde.  Nous  donnons  ci-dessous  l'imposition 
d'une  feuille  in-S",  composée  de  seize  pages,  huit  d'un 
côté,  huit  de  l'autre.  Cet  exemple  suffira  pour  faire  com- 
prendre le  principe. 

On  se  rend  facilement  compte  qu'à  l'impression  le  1 
tombera  sur  le  2,  le  IS  sur  le  16,  etc. 

Tout  ceci  étant  réglé  —  nous  passons  sur  les  opérations 
intermédiaires,  telles  que  la  correction  et  la  révision  des 
épreuves, —  on  livre  les  formes  aux  ouvriers  imprimeurs. 
Nous  renvoyons  à  la  troisième  partie  de  ce  travail  pour 
tout  ce  qui  concerne  les  presses  et  les  procédés  d'impres- 
sion typographique.  C'est  la  seule  branche  de  l'art  que 
l'industrie  moderne  ait  notablement  modifiée  et  réellement 
perfectionnée. 

AOUT  184G. 


On  s'étonne,  du  reste ,  on  hésite  à  prononcer  sur  les 
inventions  et  les  perfectionnements  modernes,  quand  on 
songe  qu'avec  des  presses  de  bois,  des  procédés  chimiques 
très-imparfaits,  et  des  balles  de  cuir  pour  distribuer  l'encre, 
les  anciens  ont  réalisé  ces  chefs-d'œuvre  exquis,  qui  font 
l'admiration  des  siècles  et  le  désespoir  des  imprimeurs 
modernes.  L'impression  était  autrefois  plus  longue  et 
plus  coûteuse  sans  nul  doute,  mais  l'attention  scrupu- 
leuse, la  sollicitude  paternelle  des  vieux  typographes  pour 
les  ouvrages  sortis  de  leurs  ateliers,  compensaient  large- 
ment l'imperfection  de  leur  matériel.  Parmi  les  grands 
hommes  qui  seront  éternellement  la  gloire  de  leur  art  et 
de  leur  nation,  il  n'en  est  pas  de  plus  célèbres  que  les 
Aide  Manuce,  les  Eslienne  et  les  EIzevier.  Ils  furent  non- 
seulement  d'éminents  artistes ,  mais  encore  des  savants 
illustres  et  des  hommes  de  bien.  Liés  avec  une  société 
d'élite,  protégés  parles  souverains  de  tous  pays,  ils  furent 
réellement  rois,  et  fondèrent  de  véritables  dynasties. 

Les  Aide  Manuce  régnèrent  pendant  cent  ans  à  Ve- 
nise; Venise,  alors  la  grande  cité,  la  reine  du  commerce, 

—  43  —  TRFIZIÈME  VOLUME. 


338 


LECTURES  DU  SOIR. 


le  foyer  de  civilisation  et  de  lumière;  Venise,  républi- 
que indépendante  et  fière,  riche  et  libre,  qui  régnait  sur 
ritalie  par  son  opulence  intelligente,  sur  les  mers  par  ses 
flatles  superbes  et  vaillantes,  par  ses  corsaires  rapides 
comme  l'aigle  et  forts  comme  le  lion.  Manuce  l'ancien,  le 
chef  de  la  famille  (AIdo  Pio  Manuzio)  était  un  docte  pro- 
fesseur de  princes,  un  amant  éclairé  de  la  belle  littérature 
de  l'antiquité.  Précepteur  du  prince  Alberto  Pio  de  Carpi, 
ami  et  compagnon  d'études  du  jeune  prince  Pic  de  la  Mi- 
randole,  de  ce  prodige  d'érudition  qui  soutint  la  fameuse 
thèse  de  omni  re  scibili  et  quibusdam  aliis ,  il  ne  se  fit 
imprimeur  que  dans  le  but  unique  de  répandre  et  de  faire 
aimer  ses  auteurs  favoris. 

Sa  patrie  était  Bassiano,  dans  les  États  du  pape  ;  mais  il 
jugea  Venise,  le  centre  du  commerce  et  la  véritable  cité 
reine  de  l'Italie,  un  lieu  plus  favorable  pour  l'établisse- 
ment qu'il  méditait.  Manuce  était  pauvre,  le  prince  de 
Carpi  et  Pic  de  la  Mirandole  lui  avancèrent  libéralement  les 
premiers  fonds;  dès  1492,  Aldo  était  fixé  à  Venise,  mais 
un  atelier  d'imprimeur  n'était  pas  facile  à  monter;  celui 
de  Manuce  ne  s'ouvrit  qu'en  1494.  Il  mit  à  profit  ces  deux 
années  pour  préparer  sa  vogue,  et  fonder  sa  réputation 
sur  des  bases  solides.  Il  fit  un  cours  public  de  grec  et  de 
latin.  Sa  parole  savamment  éloquente,  ses  vues  ingénieu- 
ses.et  nouvelles,  sa  critique  aiguisée  et  sagace  le  placèrent 
au  premier  rang  dans  l'estime  des  Vénitiens,  .\ussi  s'arra- 
cha-t-on  les  exemplaires  d'/Zero  et  Léandre,  édition  grec- 
que-latine, le  premier  ouvrage  qui  soit  sorti  des  presses 
maniizicnnes.  .\près  la  grammaire  grecque  de  Lascaris, 
qui  suivit  immédiatement,  vinrent  les  Œuvres  complètes 
d'Aristote,  qui  jusqu'alors  n'avaient  jamais  été  imprimées. 
C'est  là  surtout  le  grand  titre  de  gloire  d'AIdo  l'ancien. 
L'entreprise  était  hérissée  de  périls;  le  monde  savant  ne 
possédait  pas  un  seul  manuscrit  satisfaisant,  une  seule  le- 
çon correcte  des  œuvres  du  précepteur  d'Alexandre.  Il 
fallait  toute  l'ardeur  d'un  bibliomane,  toutes  les  lumières 
d'un  helléniste,  toute  la  pénétration  du  génie,  pour  recou- 
dre les  fragments,  épurer  les  textes  falsifiés,  combler  les 
lacunes,  expliquer  les  obscurités,  faire  enfin,  pour  une 
immense  composition  littéraire,  ce  que  Georges  Cuvier 
fit  quatre  cents  ans  plus  tard  pour  les  êtres  antédiluviens 
dont  il  reconstruisit  les  squelettes  épars.  Aldo  l'ancien  ne 
borna  pas  là  ses  bienfaits  ;  l'in-folio  et  l'in-quarto,  les  deux 
formats  primitifs  seuls  connus  de  Gutenberg,  étaient  évi- 
demment trop  incommodes  ;  il  publia  une  collection  in-oc- 
tavo ou  grand  in-douze  des  classiques  latins.  Les  poèmes 
de  Virgile  ouvrirent  la  série.  Manuce  suivit  le  texte  d'un 
manuscrit  copié  tout  entier  de  la  main  même  de  Pétrarque. 
11  eut  la  pensée  de  rendre  hommage  à  l'auteur  des  Canzone 
en  imitant  son  écriture  cursive  et  penchée,  qu'il  fit  dessi- 
ner et  graver  par  le  célèbre  François  de  Bologne.  Ces  nou- 
veaux types,  longtemps  connus  sous  le  nom  de  caractères 
aldins,  sont  encore  en  usage  aujourd'hui  sous  le  nom 
d'italique.  Ils  étaient  d'une  netteté  si  charmante  et  si  douce 
à  l'oeil,  que  les  exagérations  contemporaines  veulent  qu'ils 
fussent  gravés  sur  argent.  Simon  de  Colines,  habile  im- 
primeur de  Paris,  et  successeur  d'Henri  Estienne  dont  il 
avait  épousé  la  veuve,  les  introduisit  en  France  dans  les 
premières  années  du  seizième  siècle. 

Modeste  et  peu  confiant  dans  ses  lumières  cependant 
éprouvées,  d'ailleurs  surchargé  de  besogne  et  en  proie  à  des 
inquiétudes  d'argent,  Aldo  se  faisait  aider  dans  ses  tra- 
vaux par  des  savants  illustres  et  des  notabilités  de  tout 
genre.  C'est  ce  qu'on  appela  l'académie  Aldine.  Les  mem- 
bres de  celte  société  purement  et  noblement  littéraire, 
étaient  remarquables  à  plus  d'un  titre.  C'étaient  Alcyoneo 


le  rhéteur,  qui,  après  avoir  ajusté  à  ses  ouvrages  les  plus 
beaux  morceaux  du  traité  inédit  de  Glorid  de  Cicéron, 
brûla  le  manuscrit  original  afin  que  son  larcin  ne  fût  pas 
découvert.  Vers  le  commencement  de  ce  siècle,  on  repro- 
cha quelque  chose  d'analogue  à  Paul-Louis  Courier,  le 
pamphlétaire-vigneron.  Paul-Louis,  comme  on  sait,  fut  un 
grand  helléniste.  Il  découvrit,  dans  la  bibliothèque  du  Va- 
tican, uu  passage,  que  l'on  croyait  perdu,  du  roman  grec 
de  Daphnis  et  Chloé;  il  le  traduisit  avec  soin  ;  mais  quand 
il  rendit  le  manuscrit  précieux  dont  il  avait  savouré  la 
primeur,  le  passage  exploré  se  trouva  couvert  d'une  im- 
mense nappe  d'encre;  on  accusa,  non  sans  raison,  le  ja- 
loux helléniste  d'avoir  volontairement  monopolisé  la  décou- 
verte à  son  profit.  Courier  se  justifia  tant  bien  que  mal. 
Mais  on  ne  peut  nier  que  le  précédent  établi  par  le  délit 
avéré  d'Alcyoneo  ne  donne  quelque  poids  aux  accusations 
formulées  contre  le  spirituel  satiriste. 

A  côté  d'Alcyoneo,  brillait,  parune  singidarifé  plus  forte, 
Andréa  Navajero,  qui,  chaque  année,  brûlait  en  l'honneur 
de  Catulle  un  exemplaire  de  Martial  ;  puis  c'étaient  Bat- 
tistaEgnazio;  le  moine  Bolzani,  qui,  le  premier,  exposa  en 
langue  vulgaire,  c'est-à-dire  en  latin,  les  principes  de  la 
grammaire  grecque  ;  Démétrius  Chalcnndyles,  à  qui  l'on 
est  redevable  de  la  première  édition  d'Homère;  Alcandro, 
qui  devint  cardinal. 

Les  ateliers  d'AIdo  Manuzio  étaient  le  rendez-vous  de  ce 
qu'il  y  avait  de  noble,  de  lettré,  d'intelligent  ou  d'illustre 
à  Venise;  c'était  le  bon  ton  parmi  les  jeunes  désœuvrés 
d'aller  s'y  coudoyer  avec  les  vieillards  à  barbe  grise.  Il 
fallait  voir  comment  les  recevait  Aldo.  Une  farouche  in- 
scription, placée  au-dessus  de  la  porte  principale,  les  aver- 
tissait de  ne  pas  dire  une  parole  inutile  (1)  ;  et  le  maître  du 
logis  leur  tournait  le  dos  sans  facondes  qu'ils  voulaient  lui 
débiter  les  importantes  niaiseries  à  la  mode. 

Uu  jour,  Pierre  Bembo,  le  cardinal-poète,  un  des  fami- 
liers de  la  maison,  entra  mystérieusement  dans  le  cabinet 
d'AIdo;  il  était  accompagné  d'une  femme  aux  puissantes 
épaules,  à  la  tournure  virile,  au  regard  froid  et  clair,  à  la 
chevelure  blonde,  longue  à  lui  servir  de  manteau. 

—  Seigneur  Aldo,  dit-elle,  je  n'ai  pas  voulu  passer  à 
Venise  sans  voir  l'un  de  ses  plus  grands  hommes.  Votre 
imprimerie  vous  coûte  plus  qu'elle  ne  rend;  m'a-t-on  dit; 
permettez-moi  de  m'associer  à  votre  noble  entreprise,  et 
de  vous  aider  de  mes  deniers,  de  ma  protection  au  besoin. 

Aldo  accepta  avec  empressement  ces  offres  brillantes, 
et  partout  il  célébra  les  vertus  immaculées  de  sa  patronne 
inattendue.  Cette  femme  c'était  Lucrezia  Borgia. 

Quelque  temps  après,  le  typographe  reçut  une  nouvelle 
visite  presque  aussi  singulière.  Un  vieillard  inconnu,  au 
masque  railleur  et  sarcastique,  au  regard  vif  et  furetant, 
demanda  la  faveur  d'être  introduit  près  de  Manuzio.  Celui- 
ci,  fort  occupé,  laissa  faire  longtemps  antichambre  au 
nouveau  venu.  Enfin  il  le  fit  appeler.  C'était  F.rasme, 
le  Voltaire  hollandais,  qui  venait  contempler  Aldo  sur  le 
théâtre  de  sa  gloire,  et  le  remercier  de  sa  belle  édi- 
tion de  l'Éloge  de  la  Folie.  Aldo  s'excusa  de  son  mieux, 
reçut  Érasme  à  sa  table  et  l'hébergea  pendant  huit  jours. 
Mais  jamais  natures  plus  dissemblables  ne  s'étaient  trou- 
vées en  contact,  et  quand  ils  se  quittèrent  Érasme  et  Ma- 
nuzio étaient  brouillés  à  mort. 

Manuzio,  souvent  gêné  dans  ses  desseins  par  le  manque 
d'argent,  avait  épousé  en  1500.  la  fille  d'Andréa  Toresano 
d'Asola,  aussi  imprimeur,  et  de  plus  fort  riche.  Andréa  vint 

(I)  Amire  quiiquiihur  vpnii, 
Aui  agito  paurjp,  aul  abi, 
Aul  me  laborantem  adjuva. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


339 


souvent  au  secours  de  son  gendre;  l'étaMissement  de  Ve- 
nise prospérait  enfin,  quand  l:i  guerre,  ce  fléau  nécessaire 
comme  la  foudre  et  terrible  comme  elle,  cclala  sur  Venise. 
L'empereur  Maximilien  entra  en  armes  sur  le  territoire  de 
la  république;  cette  agression  avait  pour  but  d'obtenir 
vengeance  du  traité  d'alliance  conclu  par  les  Vénitiens 
avec  le  roi  Louis  XII.  Toutes  les  propriétés  de  Manuzio 
furent  pillées  et  dévastées  ;  Venise  offrit  une  grosse 
somme  à  Pempereur.  Maximilien  faisait  la  guerre  en 
vrai  soudard  ;  il  accepta  joyeusement  et  se  retira  de 
même.  Mais  alors  ce  fut  bien  une  autre  affaire  :  les  Fran- 
çais, qui  convoitaient  les  possessions  vénitiennes,  cherchè- 
rent querelle  au  sénat;  ils  prétendirent  qu'un  accommode- 
ment n'avait  pu  être  valablement  conclu  avec  l'empereur 
sans  l'assentiment  de  Louis  XH,  et  ils  déclarèrent  la  guerre 
à  leur  tour,  Aido  subit  pendant  quelques  années  d'étranges 
vicissitudes;  un  jour,  quittant  Milan,  il  tomba  aux  mains 
d'une  troupe  de  soldats  vénitiens,  qui  le  prirent  pour  un 
espion  ;  on  l'emmena  à  Caneto,  où  le  peuple  lui  eût  fait  un 
mauvais  parti,  sans  l'intervention  d'un  sénateur  nonniié 
Joffredo  Cacoli.  Entîn  la  paix  fut  conclue  ;  Aido  s'empressa 
de  rentrer  à  Venise,  mais  hélas!  plus  pauvre  encore  qu'il 
n'en  était  |)arti.  11  s'associa  avec  Andréa  d'.\sola,  en  restant 
le  chef  suprême  de  l'établissement,  qui  se  rouvrit  enfin  en 
ir5I2.  Brisé  par  Page  et  les  chagrins,  il  s'occupait  avec 
ardeur  de  son  art  favori,  et  préparait  la  première  Bi- 
ble polyglotte  (hébreu,  grec  et  latin),  lorsque  la  mort  le 
surprit  en  1515.  Il  avait  soixante-huit  ans.  La  seule  page 
de  cette  Bible  qui  ait  jamais  été  exécutée,  se  trouve  dans 
un  manuscrit  de  la  Bibliothèque  royale  de  Paris,  n"  3061. 

Paul  Manuzio  et  Manuzio  le  jeune  marchèrent  sur  les 
traces  de  leur  père  et  de  leur  grand-père.  En  1585,  le 
dernier  laissa  son  imprimerie  à  Nicolas  Manassi,  l'un  de 
ses  ouvriers. 

La  marque  distinctive,  nous  dirions  presque  les  armoi- 
ries des  Manuzio,  sont  une  ancre  autour  de  laquelle  s'en- 
roule un  dauphin  monstrueux,  la  tête  en  bas,  avec  le  mot 
ALDUS  coupé  en  deux  par  la  tige  de  l'ancre. 

On  voit  que  cette  famille  s'éteignit  assez  misérablement 
après  une  courte  durée.  Mais  depuis  quelque  temps  déjà, 
un  autre  astre  s'était  levé  à  l'horizon  et  brillait  du  plus  vif 
éclat:  nous  voulons  parler  de  la  dynastie  des  Estienne. 

Issus  d'une  bonne  famille  bourgeoise  de  Paris,  les  Es- 
tienne exercèrent  de  1503  à  1629,  c'est-à-dire  sous  les 
règnes  de  Louis  XII,  François  I",  Henri  II,  François  H, 
Charles  IX,  Henri  III,  Henri  IV  et  Louis  XIII.  Ils  firent  faire 
peu  de  progrès  à  la  typographie  ;  et  leur  renommée,  légi- 
time certainement,  tient  surtout  à  leurs  grandes  qualités 
personnelles ,  et  à  leurs  éditions  d'une  correction  rare 
et  soigneusement  expurgées. 

Henri  1",  le  chef  de  la  famille,  naquit  en  1470  et  mourut 
le24  juillet  1520;  il  avait  pour  niar(|ue  un  écu  chargé  de 
trois  fleurs  de  lis  ;  au-dessus  de  cet  écu,  une  main  sortant 
d'un  nuage  tient  un  livre  fermé  ;  la  devise  est  Plus  olei 
quam  vini  (plus  d'buile  que  de  vin).  Le  premier,  il  avertit 
ses  lecteurs  des  fautes  d'impression,  au  moyen  d'un  erra- 
timi  final.  En  somme,  le  plus  grand  mérite  d'Henri  1",  c'est 
d'avoir  donné  le  jour  à  Robert,  qui  fut  l'homme  illustre  de 
la  famille. 

Ce  grand  homme  naquit  en  1503,  et  ne  devint  impri- 
meur qu'après  la  mort  de  son  frère  François,  qui  exerça  de 
1520  à  1526.  Robert  débuta  par  les  Partitions  oratoires  àe. 
Cicéron,qui  portent  la  date  de  7  des  kalendes  de  mars  1 527. 
Puis,  d'année  en  année,  il  publia  quelque  belle  édition 
classique,  soigneusement  revue  par  les  savants  qui  fré- 
quentaient sa  maison.  Son  atelier  était  établi  près  de  la 


rue  Saint-Jacques;  il  avait  coutume,  rapporte  la  tradition, 
d'afficher  à  sa  porte  les  épreuves  des  livres  en  cours  d'im- 
pression, et  il  offrait  un  écu  d'or  de  récompense  aux  pas- 
sants qui  y  découvriraient  une  faute.  Sa  scrupuleuse  exac- 
titude était  si  bien  honorée,  que  François  l",  lui  rendant 
lin  jour  visite,  allpndit,  pour  l'avertir  de  sa  présence,  qu'il 
eût  achevé  la  correction  d'une  épreuve  qu'il  tenait  en  main. 

C'était  une  vie  toute  de  travail  et  de  vertus  intimes  que 
celle  de  Robert  Estienne.  La  science  brillait  même  à  son 
foyer  domestique.  Il  avait  épousé  Pétronille  Badius,  fille  de 
Josse  Badins.  Epouse  et  fille  de  savant,  cette  excellente 
femme  parlait  purement  et  facilement  le  latin  ;  elle  en  vou- 
lut inculquer  elle-même  les  éléments  à  ses  enfants  et  à  ses 
domestiques,  si  bien  que  tout  le  monde  dans  la  maison 
parlait  la  langue  cicéronienne. 

Comme  lesManuce,  Etienne  était  peu  riche;  cependant 
il  eût  mené  jusqu'au  bout  une  vie  tranquille  sinon  heu- 
reuse, mais  il  eut  maille  à  partir  avec  la  Sorbonne.  Ou  lui 
reprochait  son  édition  de  la  Bible  de  1532.  On  l'accusa 
de  schisme  et  d'hétérodoxie.  De  telles  accusations  avaient 
un  terrible  caractère  de  gravité  à  cette  époque;  les  pre- 
mières tentatives  de  la  Réforme  ébranlaient  sourdement 
le  monde  chrétien. 

Sans  le  ferme  appui  du  roi  François  I",  Robert  Estienne 
eût  été  forcé  de  quitter  la  France  dès  1533.  Mais  l'autorité 
du  roi  balançait  à  peine  celle  de  la  Sorbonne;  Estienne 
dut  se  soumettre  à  certaines  conditions  imposées,  il  prit 
notamment  Pobligation  de  ne  rien  imprimer  sans  le  con- 
sentement exprès  de  l'autorité  ecclésiastique.  Il  se  rejeta 
dans  les  études  purement  littéraires,  et  composa  son  fa- 
meux Tliesaurus  linguœ  latinœ,  ouvrage  excellent,  im- 
mense, qui  contient  la  substance  de  la  meilleure  latinité, 
et  dont  il  perfectionna  le  texte  dans  plusieurs  éditions  suc- 
cessives. 

•Mais  la  question  religieuse  était  pressante,  chacun  avait 
les  yeux  fixés  sur  la  réforme;  Luther  régnait  en  Allema- 
gne, Zwingli  venait  d'être  massacré  à  Zurich;  PÉglise 
catholique,  attaquée  par  la  force,  se  défendait  par  la  force; 
personne  ne  pouvait  rester  indiflércnt  ou  neutre  dans  un 
pareil  débat.  Estienne  descendit  encore  une  fois  dans  l'a- 
rène par  sa  nouvelle  Bible  de  1545  Le  roi  commençait  à 
se  refroidir.  Ennemi  personnel  de  la  religion  réformée,  il 
avait  des  motifs  tout  particuliers  d'être  (juelque  peu  fâché 
contre  son  imprimeur  (Robert  avait  reçu,  dès  1559,  le  titre 
d'imprimeur  du  roi  pour  le  latin  et  l'hébreu).  En  effet, 
François  I""  ne  pouvait  oublier  qu'en  1512,  Zwingli  ac- 
compagnait comme  aumônier  les  vingt  mille  Suisses  levés 
par  le  pape  Jules  II  contre  le  roi  Louis  XII;  en  1515, 
Zwingli  assistait  dans  le  camp  de  nos  ennemis  à  la  bataille 
de  Marignan;  lors  de  ses  démêlés  avec  Charles-Quint,  Fran- 
çois l"  voulut  obtenir  l'alliance  de  la  Confédération  helvé- 
tique ;  une  voix  éloquente  renversa  ses  projets  :  c'était  celle 
de  Zwingli.  Le  roi  de  France  pouvait  donc,  sans  injustice, 
s'offeuser  de  la  conduite d'Estienne;  il  lui  garda  longtemps 
rancune,  jusqu'au  jour  où  sa  clémence  naturelle  reprenant 
le  dessus,  il  arrêta  les  poursuites. 

A  cette  époque,  une  épouvantable  catastrophe  vint  jeter 
la  douleur  dans  l'àme  de  Robert;  son  confrère,  son  ami 
Estienne  Dolet  fut,  par  arrêt  de  la  Sorbonne,  brûlé  vif  en 
place  de  Grève,  le  3  août  1546. 

Dolot,  esprit  inquiet,  turbulent,  vindicatif,  incisif  et 
insolent  au  delà  de  toutes  bornes,  s'était  toute  sa  vie  attiré 
de  mauvaises  affaires.  A  Toulouse,  il  avait  traité  les  ma- 
gistrats d'ignorants,  de  barbares  et  de  cuistres,  dans  une 
discussion  sur  l'éducation  universitaire;  condamné  à  la 
prison,  il  multiplia  tollem*'nt  les  injures  qu'on  lui  lit  faire 


340 


LECTURES   DU  SOI  H. 


amende  honorable  dans  les  rues  de  Toulouse.  A  Lyon,  il 
mit  en  avant  des  propositions  luthériennes,  qui  compro- 
mirent encore  sa  liberté.  11  eut  une  querelle,  tua  un 
homme,  s'enfuit  à  Orléans,  vint  à  Paris,  se  présenta  har- 
diment à  François  I"  qu'il  charma,  obtint  sa  grâce  pleine 
et  entière,  et  retourna  à  Lyon.  Il  y  fonda  une  belle  impri- 
merie d'où  sont  sortis  quelques  traités  politiques  de  Claude 
Cottereau,  et  une  belle  édition  de  fti  Pandore,  par  Jean 
Olivier,  évêque  d'Angers.  Il  avait  pour  devise  une  main 
qui  polit  avec  une  doloire  un  tronc  noueux  et  informe,  avec 
ces  mots  à  l'entour  :  Scobra  et  impolita  adamussim  dolo 
atqueperpolio.  Dolet  parvint  bientôt  à  se  faire  emprisonner 
par  deux  fois.  Le  grand-aumônier  de  France,  Pierre  Du- 
chàtel,  lui  fit  encore  obtenir  des  lettres  de  grâce  ;  mais  la 
Sorbonne,  constamment  maltraitée  dans  les  écrits  de  Do- 
let, obtint  du  Parlement  qu'il  ordonnât  pour  condition  de 
l'entérinement,  que  les  livres  de  Dolet  seraient  brûlés 
par  la  main  du  bourreau.  Dolet  jeta  les  hauts  cris,  vomit 
des  torrents  d'injures  contre  tout  le  monde,  amis  et  enne- 
mis, et  finit  par  rester  aux  mains  terribles  de  l'inquisition. 
11  mourut  avec  un  grand  courage,  et  l'on  fit  courir  dans 
Paris  ce  mauvais  calembour  à  son  éloge  : 

Dolet  quisque  Dolel  ;  non  dolet  ipse  Dolet. 

Chacun  plaint  Dolet  ;  mais  Dolet  lui-même  ne  se  plaint  pas. 

Robert  Estienne,  qui  avait  réimprimé  quelques-uns  des 
anciens  ouvrages  de  Dolet,  ne  se  sentait  pas  à  son  aise; 
l'air  de  la  France  lui  devenait  dangereux.  Une  querelle 
théologique,  que  fit  naître  la  mort  de  François  I",  arrivée 
le  31  mars  15-47,  faillit  procurer  à  Robert  le  triste  honneur 
d'être  également  brûlé  à  la  requête  de  la  Sorbonne. 

Pierre  Duchàlel,  évêque  d'Orléans,  grand-aumônier  de 
France,  conseiller  familier  du  feu  roi,  fit  imprimer  chez 
Robert  une  Oraison  funèbre  de  François  I".  L'orateur  fai- 
sait entendre  que  l'illustre  défunt  s'en  était  allé  tout  droit 
de  cette  vie  dans  la  gloire  éternelle. 

—  Hérétique!  cria  la  Sorbonne  en  colère,  vous  niez 
donc  le  purgatoire? 

Une  députation  de  docteurs  fut  envoyée  au  nouveau 
roi  pour  faire  des  remontrances  et  appeler  son  attention 
sur  cette  grave  affaire.  «  Les  députés,  dit  un  auteur,  arri- 
vèrent à  Saint-Germain-en-Laye  au  milieu  des  intrigues  et 
des  agitations  du  nouveau  règne.  Ne  sachant  à  qui  s'adres- 
ser, ils  tombèrent  entre  les  mains  du  maître  d'hôtel  de 
Henri  H;  c'était  un  Espagnol  appelé  Mendoza,  esprit  libre 
et  plaisant,  qui  les  régala  bien.  Ils  parlèrent  à  table  du 
sujet  qui  les  amenait. 

—  Messieurs,  leur  dit  Mendoza,  on  est  un  peu  occupé 
ici.  Le  temps  n'est  pas  propre  pour  agiter  ces  matières; 
d'ailleurs,  entre  nous,  j'ai  fort  connu  le  caractère  du  roi, 
il  ne  savait  s'arrêter  nulle  part,  il  fallait  toujours  qu'il  fût 
on  mouvement;  je  puis  vous  répondre  que  s'il  a  été  en 
purgatoire  il  n'aura  fait  qu'y  passer,  ou  tout  au  plusgoûter 
le  vin  en  passant,  vous  ne  l'y  trouverez  plus,  p 

Les  députes  se  retirèrent  en  fulminant  contre  l'impiété 
de  la  cour  ;  et  Estienne,  après  avoir  vainement  lutté  con- 
tre ses  adversaires,  finit  par  se  retirer  à  Genève  avec  sa 
famille. 

Son  beau-frère,  Conrad  Radius  (1),  l'y  avait  précédé  de 
trois  ans. 

(1)  Conrad,  successeur  de  son  père  Jossc  Badiu«,  fut  un  fougueux 
ri'formisic  et  un  redoutable  adversaire  pour  les  ordres  rclipieux.  Il 
traduisit  VAlcoran  des  conltliers,  en  un  volume,  el  en  ajoula  un  se- 
cond avec  ce  lilre  singulier  :  ïlccueil  des  plus  tioiables  bourdes  et 
blasphèmes  impudents  de  ceux  qui  ont  est!  comparer  saint  François 
à  JÉsus-Chrisl,  tiic  du  grand  livre  des  Con/ormitt's,  jadis  coniposd 
par  frère  Barthélémy  de  Pise,  cordelieren  son  vivant  ;  parti  en  deux 


Robert  Estienne  mourut  le  7  septembre  1539,  après 
avoir  déshérité  son  fils  puîné,  Robert  (H),  qui  avait  refusé 
d'abjurer  le  catholicisme.  On  voit  que  la  Sorbonne  avait 
quelque  raison  de  soupçonner  son  orthodoxie, 

A  partir  de  Robert,  la  marque  des  Estienne  est  un  oli- 
vier dont  plusieurs  branches  rompues  tombent  à  terre.  Un 
grand  vieillard  essaye  vainement  d'atteindre  aux  fruits; 
une  banderole,  enroulée  dans  la  partie  droite  de  l'arbre, 
porte  cette  légende  :  NOLI  ALTVM  SAPERE.  Henri  (II) 
Estienne,  l'illustre  fils  de  Robert,  conserva  cette  marque, 
mais  en  lui  donnant  une  grandeur  double;  cette  nouvelle 
vignette  est  une  copie  fort  améliorée  de  la  première;  le 
vieillard  est  d'un  dessin  bien  moins  grossier,  et  les  drape- 
ries ont  quelque  chose  de  la  calme  simplicité  des  attitudes 
grecques.  Les  ouvrages  publiés  par  les  Estienne,  comme 
imprimeurs  du  roi,  sont  marqués  d'une  lance  autour  de  la- 
quelle s'entrelacent  un  serpent  et  une  branche  d'olivier. 
On  lit  au  bas  ce  vers  d'Homère  : 

BaffiXèi  t'  à^o-Ow  xpaTcpû  t'  al^uinT^ 
Au  roi  excellent  et  au  raillant  soldat. 


Henri  (H)  Estienne  fut  le  plus  grand  helléniste  de  son 
siècle.  Après  une  vie  errante  et  vagabonde,  il  mourut  fou 
à  riIôtel-Dieu  de  Lyon. 

Robert  III,  son  neveu,  fut  imprimeur  de  Henri  IV.  Il 
mourut  sans  postérité. 

Los  premiers  types  dont  se  servirent  les  Estienne  ne 
laissaient  pas  que  d'être  assez  miparfaits;  mais,  en  1532, 
Robert  en  fit  graver  d'une  forme  bien  plus  élégante,  qu'il 
employa  pour  la  première  fois  dans  sa  belle  Bible  latine. 

livres,  ^ouvellemenl  y  a  été  ajoutée  la  figure  d'un  arbre,  contenant 
par  Oranclies  la  conférence  de  saint  François  (i  JCsus-CItn^t,  le 
tout  nouveau,  revu  et  corrigé. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


341 


Il  tenait  beaucoup  à  la  beauté  du  dessin  typique,  et  c'est 
à  sa  demande  que  François  !"•  fit  fondre  les  beaux  carac- 
tères grecs  que  possède  encore  l'Imprimerie  royale. 

Le  Nord  eut  aussi  ses  Aide  et  ses  Estienne.  Chrisloplie 
Plantin  leur  est  peut-être  supérieur  à  certains  égards.  D'a- 
bord relieur  à  Paris,  Christophe  api)rit  la  typographie 
chez  Robert  Macé  àCaen;  les  disputes  religieuses  rempê- 
chèrent  de  se  fixer  en  France  ;  il  gagna  Anvers,  s'y  établit, 
et  malgré  la  concurrence  de  Bélier  ou  Cellier,  dont  la  ré- 
putation était  déjà  faite,  il  amassa  une  fortune  considéra- 
ble. Il  en  fit  le  plus  noble  usage  ;  sa  table  était  ouverte  à 
tous  les  savants  ;  il  les  employait  comme  correcteurs  et  les 
rétribuait  avec  largesse.  Philippe  II  lui  donna  le  titre 
iTarchi-typographe  du  roi,  et  le  chargea  de  donner  une 
nouvelle  édition  de  la  Bible  polyglotte  d'Alcala.  Elle  parut 
de  1369  à  1u72,  en  8  volumes  grand  in-folio.  La  Bibliothè- 
que du  roi,  à  Paris,  en  possède  un  magnifique  exemplaire 
sur  vélin.  «  En  ajoutanl,  dit  Raphelenge,  à  sa  réputation, 
ce  chef-d'œuvre  le  ruina  presque,  à  cause  de  l'excessive 
rigueur  que  mirent  les  ministres  espagnols  à  poursuivre 
le  remboursement  des  sommes  que  lui  avait  prêtées  le  tré- 
sor royal.»  Sa  marque  typographique  est  une  main  qui 
tient  un  compas  ouvert,  autour  duquel  on  lit  ces  mots: 
Labore  et  constantiâ  (l). 

Le  grand  mérite  des  Elzevier,  famille  trop  vantée,  et 
qui  ne  fournit  aucun  détail  intéressant  à  la  biographie,  est 
d'avoir  employé  de  beaux  types,  admirablement  gravés, 
et  d'avoir  donné  des  éditions,  petit  format,  d'une  irrépro- 
chable pureté  d'aspect.  Malheureusement  leurs  livres  sont 
peu  corrects;  la  science  faisait  défaut  aux  Elzevier,  qui 
n'étaient  que  des  juifs  marchands,  âpres  au  gain,  avides, 
et  ennemis  des  lettres.  Ils  ont  exercé,  de  Io92  à  1692,  à 
Leyde,  La  Haye,  Utrechtet  Amsterdam.  Louis  Elzevier  est 
le  premier  imprimeur  qui  ait  distingué  le  v  consonne  de 
Vu  voyelle;  Lazare  Zetner,  imprimeur  à  Strasbourg,  avait 
introduit,  dès  1619,  l'U  rond  et  le  J  consonne  à  queue 
dans  les  lettres  capitales.  Leur  marque  estune  aigle  éployce 


(0  Camus  rapporle  qu'en  traversant  les  rues  d'Anvers  on  passe 
devant  la  maison  de  Christophe  Planiin  ;  elle  appartient  aux  Slorelus 
ses  descendants  et  ses  successeurs.  Oa  y  imprime  encore.  La  cour 
est  ornée  des  bustes  de  Juste  Lipse  et  d'autres  savants  qui  soutiurent 
l'honneur  de  cette  maison. 


tenant  la  foudre  au  bec,  avec  celte  devise  :  Concordid  res 
parvœ  crescunt. 

On  peut  nommer  sans  crainte,  auprès  de  ces  illustres  im- 
primeurs : 

Jacques  Bellaert,  qui  imprima  le  premier  livre  paru  i 
Ilaarlem,  avec  la  dale,  le  nom  de  l'impruneur  et  de  la  ville  ; 

Laurent-François  Alopa,  imprimeur  vénitien,  grand  la- 
tiniste et  plus  grand  helléniste; 

Erhard  Ratdoltqui  naquit  à  Augsbourg, s'établit  àVenise, 
et  introduisit  l'usage  d'imprimer  des  figures  sur  bois  dans 
le  corps  même  de  l'ouvrage. 

Jean  Augereau,  imprimeur  à  Paris  (1o33\  un  des  pre- 
miers qui  abandonnèrent  le  caractère  gothique  pour  le 
romain  (En  réalité  c'est  à  Nicolas  Jenson  qu'est  due  la  créa- 
tion du  caractère  romain  encore  en  usage  maintenant}  ; 

Augustin,  imprimeur  de  Ferrare,  îi  qui  l'on  doit  la  pre- 
mière publication  des  Contes  de  Boccace  (147.4-1 475)  ; 

Jean  Barbou ,  imprimeur  à  Paris,  aulcur  de  l'édition 
princeps  de  Marot,  in-S",  ■lo39,  corrigée  par  l'auteur,  et 
portant  pouf  épigraphe  :  Mort  n'y  mord  ; 

Daniel  Bomberg,  né  à  Anvers  et  établi  à  Venise;  célè- 
bre par  ses  impressions  hébraïques  (Bomberg  imprima  trois 
fois  le  Talmud,  en  H  vol.  in-folio,  entreprise  qui  lui  coûta 
trois  cent  mille  écus.  Il  était  si  passionné  pour  la  langue 
hébraïque,  et  il  voulait  donner  tant  de  perfection  à  ses  édi- 
tions ,  qu'il  entretenait  et  payait  libéralement  un  grand 
nombre  de  juifs  qu'il  faisait  travailler  à  fixer  les  contesta- 
tions sur  les  points-voyelles.  Ces  frais  allèrent  si  loin  qu'il 
se  ruina)  ; 

Nicolas  Yivenay,  imprimeur  à  rhôlcl  de  Condé,  à  Pans, 
qui  fut  condamné  aux  galères  pour  avoir  vendu  des  pièces 
raazarinesques; 

Louis  Billaine,  qui  donna  la  première  édition  du  Glc:- 
saire  de  Ducange  ; 

Sébastien  Cramoisy,  l'un  des  plus  célèbres  typograpljts 
du  dix-septième  siècle.  (Sa  probité  et  ses  talents  tirent 
pleuvoir  sur  lui  les  dignités  et  les  récompenses.  Il  fut  é(lje- 
vin  ;  il  eut  lu  première  place  de  juridiction  consulaire, 
l'administration  des  hôpitaux,  et  fut  nommé  directeu'.*  de 
l'Imprimerie  royale ,  établie  au  Louvre  par  le  cardind  df 
Richelieu.) 

A.  VITU. 
(La  fin  au  prochain  numéro.) 


■'  '*'!|l!rlf^-'-'t!ii'tiî':*¥^ 


il 


François  1"'  chez  Henri  Eslienue. 


.l'f'î 


LECTURES  DU  SOIR. 


ÉTUDES  HISTORIQUES. 


LA    ROBE    ET    LÉPÉE, 

ou  LA  JEUNKSSE  DE  DU  GUAY-TROUIN. 


I.  —  SAINT-MALO. 

Nous  n'apprendrons  rien  à  la  plupart  de  nos  lecteurs  en 
leur  disant  (jue  l'aspect  et  la  position  de  Saiat-Malo  sont 
des  plus  magnifiques  et  des  plus  terribles  qu'on  puisse 
voir,  il  faut,  pour  les  apprécier  complètement,  arriver  par 
nier  dans  la  vieille  cité  d'Aaron  (1).  Mais  si  vous  ne  pou- 
vez vous  donner  ce  plaisir,  jetez  un  coup  d'oeil  sur  la  carte 
de  la  Manche.  îNon-seuleaient  Saint-Malo  domine  le  plus 
large  golfe  de  ce  petit  Océan:  mais  depuis  la  pointe  du 
Talberg  jusqu'au  cap  de  la  Hogue,  quelle  efl'rayante  série 
d'ilôts  et  de  promontoires,  de  bancs  et  de  .ochers,  de  forts 
et  de  canons!  Ne  dirait-on  pas  d'une  gueule  fantastique, 
ouverte  du  sud  au  nord  sur  un  arc  de  cinquante  lieues,  et 
hérissée  de  mille  dents  de  granit  blanchie*,  par  l'écume  ou 
noircies  par  la  poudre?  Or,  pour  descendre  jusqu'à  Saint- 
Malo  qui  occupe  le  fond  de  cette  gueule,  il  faut  braver  tous 
CCS  récifs  et  conjurer  tous  ces  tonnerres.  Et  une  fois  descen- 
dus là,  vous  trouvez  —  un  nid  d'aigles  sur  un  écueil,  une 
ville  aussi  compacte  et  aussi  sourcilleuse  que  le  roc  qui  la 
supporte,  cramponnée  à  ce  roc,  ainsi  qu'un  vaste  polype, 
avec  ses  tours  et  ses  bastions  crénelés,  une  ville  coiffée 
tous  les  malins  d'un  brouillard,  et  tous  les  soirs  d'un  orage, 
portant  un  collier  de  bouches  à  feu  par-dessus  sa  cuirasse 
de  pierres  de  taille,  attachant  à  ses  flancs  nus  la  mer  nion- 
laiile  comme  une  robe  d'azur  à  franges  d'argent,  secouant 
autour  d'elle  avec  une  cotiuelterie  farouche  l'écharpe  ruis- 
selante des  vagues,  lançaul  au  loin  son  môle  et  ses  forts 
comme  autant  de  défis  à  la  tempête,  ben;aul  dans  son 
port  une  armée  de  vaillants  matelots  sur  une  flotte  de  vail- 
lants navires,  et  dénouant  à  chacjue  marée  sa  ceiuture  écu- 
luaute,  pour  livrer  passage  aux  invincibles  enfants  de  Du 
Giiay-Trouin  et  de  Surcouf. 

Pendant  les  dernières  années  du  dix-septiènie  siècle,  sur 
le  déclin  du  soleil  de  Louis  XIV,  au  plus  fort  de  nos  guerres 
avec  l'Angleterre  et  la  Hollande,  Saint-Malo  régnait  sur  la 
Manche  dans  toute  sa  formidable  majesté  ! 

Seule  alors  et  nue  sur  son  rocher,  à  peine  attachée  à 
son  cable  de  pierre  (2),  quelquefois  rompu  par  l'oura- 
gan,  la  cité  d'Aaron  ne  portait  pas  encore  ses  lourdes 
chaussées  dont  le  génie  moderne  a  flancjué  ses  nmrailles. 
Saint-Servan,  son  fiancé  jaloux,  ne  lui  avait  point  mis 
au  côté  ce  bouquet  de  villas  fleuries  et  de  jardins  anglais 
dont  les  partums  offusquent  son  rude  orgueil.  Elle  respi- 
rait sans  mélange  l'arôme  du  goudron  pétillant  dans  ses 
chantiers,  ou  l'odeur  des  algues  sauvages  broyées  par  l'O- 
céan sur  sa  grève  d'or.  Elle  n'avait  d'autre  parure  que  ses 
longs  remparts  battus  de  l'onde,  ses  hautes  tourelles  bat- 
tues du  vent,  son  gothique  château  balafré  par  les  bou- 
lets, sa  noire  couronne  d'artillerie  foudroyante,  sa  meute 
de  bouledogues  hurlant  autour  de  ses  portes,  son  peuple 
de  mariniers  en  chemises  rouges  et  en  culottes  blanches, 

(i)  L'anachorèie  Aaron,  qui  «'elablil  le  premier  siir  leroclu-rdo 
Sainl-Malo,  osl  regarde  comme  le  fondateur  de  ceUc  ville. 

(■2,  Une  jeicc  iMroile  esl  le  seul  irail-d'union  eiilre  Sainl-.Malo  el  le 
(ouliiieiii. 


ses  vaisseaux  à  la  voile  dans  sa  rade  ou  à  l'ancre  dans  son 
bassin  ,  quelques  moulins  épars,  dont  l'ouragan  déchirait 
les  ailes,  et  aux  jours  de  bataille,  qui  étaient  ses  jours  de 
fête,  la  fumée  de  ses  canons  pour  panache,  la  flamme  de 
ses  brûlots  pour  feu  de  joie,  la  bombe  en  éclats  sur  sa  tête, 
et  la  mitraille  criblant  son  drapeau. 

Alors  tout  bourgeois  de  Saint-Malo  portait  l'épée,  gar- 
dait sa  ville  et  sa  maison,  armait  et  montait  son  navire..., 
et  faisait  la  course  entre  les  deux  mondes.  Au  premier  vais- 
seau qui  lui  criait  :  «  Qui  vive  !  »  ce  Vaisseau,  eùt-il  cent 
canons,  il  ne  répondait  ni  :  Breton,  ni  :  Français,  mais  :  Ma- 
louin  ;  il  arborait  au  grand  màt  son  pavillon  semé  d'her- 
mines, il  prenait  la  hache  d'une  main,  le  pistolet  de  l'au- 
tre ,  et,  le  poignard  aux  dents,  il  sautait  à  l'abordage  ;  puis 
il  amarinait  tranquillement  sa  prise,  l'amenait  au  port  en 
fumant  sa  pipe,  et  la  partageait  avec  le  roi.  Quand  il  avait 
ainsi  rempli  ses  coffres  et  ceux  de  l'État,  il  endossait  l'ha- 
bit de  drap  d'or,  allait  saluer  Louis  XIV  à  Versailles,  et  s'en 
revenait  gentilhomme  et  capitaine.  Si  quelque  trêve  ou 
quelque  blessure  le  retenait  à  terre,  il  élevait  un  hôtel  de 
granit  sur  son  rocher,  une  villa  royale  dans  ses  bois,  ajou- 
tait un  quartier  à  sa  ville,  un  bastion  à  ses  remparts,  un 
[)hare  à  son  rivage,  et  donnait  une  église  à  son  évêcjue,  ou 
un  hôpital  à  ses  compagnons. 

Toute  la  population  de  Salut-Malo  était  digne  de  ses 
négociants  et  de  ses  capitaines.  Né  avec  cette  ti-iple  cui- 
rasse que  prèle  le  poète  au  premier  navigateur,  chaque 
enfant  avait  une  nacelle  pour  berceau,. la  mer  pour  nour- 
rice, la  voile  et  l'aviron  pour  hochets.  Celui  qui  eût  trem- 
blé à  son  premier  combat  eût  été,  comme  le  fils  de 
Jean-Bart,  attaché  par  son  père  au  milieu  de  la  mitraille. 
Aussi  les  matelots  malouins  étaient-ils  connus  et  redoutés 
comme  les  plus  habiles  et  les  plus  intrépides,  toujours  les 
premiers  à  l'aliordage  et  les  derniers  sur  la  vergue.  Leur 
réputation  était  si  incontestable  qu'ils  composaient  exclu- 
sivement, par  ordonnance  du  roi,  l'équipage  du  vaisseau 
amiral  de  France,  portant  le  premier  pavillon  de  la  chré- 
tienté. 

Tel  était  Saint-Malo,  et  tels  étaient  ses  habitants,  au  mo- 
ment où  s'ouvrit  l'histoire  qu'on  va  lire. 

IL  —  MO.NSIEUR  RENÉ. 

C'était  le  soir  du  lundi  gras  de  l'année  1690.  Il  fallait 
aux  Malouins,  qui  célébraient  ce  carnaval,  une  singulière 
ardeur  pour  le  plaisir  ;  car  ils  venaient  d'apprendre  que  les 
-Vnglais  se  préparaient  à  bombarder  leur  ville  pour  la  troi- 
sième fois.  Exaspérée  des  victoires  de  ces  braves  corsaires, 
la  populace  de  Londres  s'était  portée  en  masse  au  Parle- 
ment, et  avait  menacé  les  lords  de  les  jeter  dans  la  Tamise, 
s'il  restait  sous  quinze  jours  pierre  sur  pierre  à  Saint-Malo. 
L'amirauté  anglaise  avait  donc  fait  bourrer  de  poudre,  de 
salpêtre  et  de  mitraille  le  plus  énorme  brûlot  qu'eût  encore 
invenlé  le  génie  de  la  destruction,  et  elle  avait  lancé  vers 
la  Bretagne  celle  machine  infernale,  escortée  de  huit  ou  di.x 
navires  de  guerre. 


AlUSEE  DES  FAMILLES. 


.'^4.3 


Malgré  celle  formidable  alleiilc,  le  lundi  gras  n'avail  ja- 
mais été  plus  brillant  à  Sainl-Malo.  Tous  les  navires  élaiiul 
pavoises  dans  le  port,  tous  les  cabarels  retentissaient  de 
cbauts  bachiques,  et  une  foule  de  inasijues  bariolés  amu- 
saient la  population  sur  les  (piais  et  sur  les  remparts. 

Le  chef  et  le  boute-eu-traiu  de  ces  bandes  joyeuses  élail 
un  beau  jeune  homme  de  dix-sept^ns,  chez  qui  la  valeur 
n'avait  pas  attendu  le  n(»mbre  des  années. 

Grand  et  vigoureux,  leste  et  découplé,  la  main  blanche 
et  (ine,  la  démarche  superbe,  la  mine  avenante  et  quelque 
peu  bravache,  de  longs  cheveux  bruns,  bouclés  et  flottants, 
la  moustache  eu  croc  et  vierge  du  rasoir,  le  teint  coloré 
par  un  sang  généreux,  le  nez  légèrement  aquilin,  les  yeux 
d'un  bleu  de  mer,  limpide  et  transparent,  les  sourcils é|)ais 
et  sombres,  le  Iront  large  et  découvert  ;  tel  était  le  gentil- 
homme. 

Ses  compagnons  l'appelaient  René  ou  Mo.nsieur  René, 
et  il  avait  sans  doute  de  bonnes  raisons  pour  cacher  son 
nom  de  famille,  car  il  imposait  silence  à  ceux  qui  s'avi- 
saient d'en  prononcer  la  première  lettre...  Du  reste,  on 
voyait  que  ce  simple  nom  :  monsieur  René,  était  singuliè- 
rement populaire  dans  toute  la  jeunesse  de  Sainl-Malo. 

Quant  à  nous,  qui  pouvons  être  indiscret  impunément, 
disons  bien  vile  au  lecteur  que  le  véritable  nom  de  ce  jeune 
homme  devait  être  un  des  plus  glorieux  du  grand  siècle  de 
Louis  XIV.  C'était  tout  uniment  René  Du  Guay  Trouin  (1), 
le  futur  vainqueur  de  tant  de  liatailles,  le  futur  conquérant 
de  Rio-Janeiro,  le  futur  chef  d'escadre  du  roi,  etc.,  etc. 

Loin  de  prévoir  alors  une  si  haute  destinée,  sa  famille 
voulait  en  faire  un  magistrat  ou  un  consul,  et  l'avait  en- 
voyé à  l'Université  de  Caen,  où  elle  le  croyait  affublé  de  la 
robe  et  penché  sur  le  Code  Justinien,  —  tandis  que  le  garne- 
ment tramait  la  cape  et  l'épée  de  foire  en  foire,  jouant  son 
or  sur  tous  les  tapis  verts,  son  cœur  contre  tous  les  beaux 
yeux,  et  sa  vie  sur  tous  les  écueils  de  la  Manche...  Il  avait 
enfin  couronné  tant  d'audace  en  venant  fêter  les  jours  gras 
à  Saint-Malo  pendant  une  absence  de  son  père... 

Suivi  des  enfants  de  la  noblesse,  de  la  bourgeoisie  et  du 
peuple,  comme  un  roi  l'eût  été  de  sa  cour  et  de  ses  sujets, 
monsieur  René  menait  donc  depuis  le  malin ,  de  folie  en 
folie,  son  cortège  de  carnaval,  jetant  l'esprit  à  pleine  bou- 
che et  l'argent  à  pleines  mains,  donnant  ici  des  sérénades, 
et  là  des  charivaris,  distribuant  aux  dames  les  dragées  et 
les  sourires,  aux  pères  et  aux  maris  les  mystifications,  aux 
insolents  les  bourrades  et  les  coups  d'épée,  faisant  rire  tous 
les  bons  diables  et  damner  tous  les  honnêtes  gens,  bravant 
à  la  fois  la  maréchaussée,  le  guet  et  la  garnison  ;  dirigeant 
un  combat  naval  en  costume  de  chef  d'escadre,  présidant 
aux  joules  du  port  sous  l'habit  d'un  simple  matelot,  con- 
duisant une  troupe  dansante  de  bayadères  sous  la  pelisse 
dorée  d'un  nabab,  et  jouant,  avec  la  robe  d'avocat,  la  per- 
ruque et  le  bonnet  carré,  une  farce  de  palais  que  Racine 
eût  ajoutée  aux  Plaideurs. 

Après  tous  ces  jeux  et  toutes  ces  transformations,  mon- 
sieur René  disparut  soudain  vers  cinq  ou  six  heures,  il 
alla  dans  une  auberge  ignorée  reprendre  ses  habits,  qui 
n'avaient  rien  de  commun  avec  ceux  de  la  basoche  :  les 
demi-bottes  molles  en  cuir  jaune,  les  amples  culottes  à  la 
Louis  XHI,  le  justaucorps  brun  sous  le  petit  manteau  noir, 
la  ceinture  écarlate  nouée  sur  la  hanche,  le  feutre  gris  re- 
levé par-devant,  la  plume  rouge  sur  l'oreille,  et  la  rapière 

(i)  Chaque  membre  de  la  maison  Trouin  se  dislinguail  par  un  liiro 
particulier.  L'alné  s'appelait  Trouin  de  la  Barbinais,  comme  sou  pèrr: 
noire  héros  pril  le  nom  de  Du  Guaj ,  du  village  où  il  avaii  éié  en  nour- 
rice. La  famille,  du  rcsie,  possédait  la  noblesiie,  et  Louis  \1V  ne  lit 
quelacouGrmer  plus  lard  i  son  itiustic  che(  d'escadre. 


au  coté.  Ainsi  équipé,  et  digne  d'être  peint  par  Van  Dyt;, 
notre  héros  courut  au  port,  se  jf  Ui  dans  un  canot,  le  pyiiaaa 
au  large,  saisit  deux  rames,  et  les  maniant  avec  autant  de 
force  que  d'adresse,  traversa  le  détroit  qui  s'étend  de  Saint- 
Malo  à  Dinard. 

Tout  voyageur  (|ui  enire  à  Sainl-Malo  ou  qui  en  sort  par 
l'ouest,  le  nord  et  le  sud,  est  obligé  de  franchir  c«Ue 
denii-lieuf.  de  mer,  qui  sert  d'embouchure  ;'i  la  Raucc.  Oo 
y  trouve  donc  à  preh(|ue  loule  heure  des  bateaux  prêts  a 
mettre  à  la  voile.  Une  conclue  marine  appelait  autrefois  les 
l)assagers;  aujourd'hui,  c'est  une  cloche  qui  remplit  cet 
ulfice. 

Si  monsieur  René  se  servit  à  lui-même  de  batelier,  c'est 
qu'il  voulait  arriver  plus  vite  et  partir  l'incognilo.  Il  fut 
Irornpé,  sans  le  savoir,  dans  celle  dernière  espérance;  il 
eut  beau  rabattre  son  grand  chapeau  sur  ses  yeux,  un 
homme  de  mauvaise  mine,  qui  i'avail  suivi  jusqu'au  port, 
le  reconnut  au  moment  où  il  s'einbaniuail. 

—  C'est  bien  lui  1  dit  cet  homme  avec  un  regard  d'oiseau 
de  proie... 

El  il  courut  avertir  une  dizaine  de  personnages,  non 
moins  hétéroclites  que  lui-même. 

III.  —  MAKIE-ANGE. 

Pendant  ce  temps-là,  René  fendait  les  vagues,  arrivait 
à  l'autre  bord,  y  allachait  son  canot  et  gagnait  la  plus  belle 
maison  de  Dinard. 

Située  au  sommet  occidental  de  la  côte,  celte  maison 
dominait  à  la  fois  le  village  et  la  route,  la  campagne  et  la 
mer,  et  le  petit  havre  animé  par  les  baleaux  de  passage. 
A  l'entour  régnait  un  jardin,  planté  de  légumes  et  de  Heurs, 
ombragé  d'une  forêt  d'arbres  à  fruits,  et  environné  de  ces 
talus  rehaussés  de  haies  vives,  qui  donnent  un  si  gracieux 
aspect  aux  fermes  bretonnes.  Cette  année-là,  le  printemps 
était  éclos  un  bon  mois  d'avance.  Aussi,  rien  n'était  char- 
mant à  voir,  aux  feux  du  soleil  couchant,  connue  ce  jardin 
tapissé  de  mousse  humide,  tendu  de  verdure  flottante, 
émaillé  de  fleurs  agrestes,  embaumé  de  parfums  sauvages. 
On  eût  dit  une  vaste  corbeille  d'épines  blanches,  d'églan- 
lines  roses,  de  pâles  marguerites  et  de  boulons  d'or,  —  sur 
laquelle  chaque  pommier,  se  dressant  comme  un  gros  bou- 
quet, laissait  pleuvoir,  au  souffle  du  soir,  une  neige  odo- 
rante. 

Eh  bien,  il  y  avait  dans  ce  joli  séjour  quelque  chose  de 
plus  joli  encore  :  c'était  une  jeune  fille  qui  venait  d'appa- 
raître, ou  plutôt  de  s'épanouir  à  une  croisée,  comme  la 
reine  des  fleurs  de  l'enclos.  Rapjielez-vous,  eu  efl"et,  tout 
ce  qu'il  y  a  de  plus  frais  et  de  plus  gracieux  dans  vos  sou- 
venirs :  les  joues  vermeilles  de  l'enlance,  une  bouche  à 
tromper  les  abeilles,  des  traits  à  décourager  la  miniature, 
des  cheveux  qu'on  eût  pris  pour  de  l'or  transparent  ;  et 
puis  celle  taille  à  la  fois  svelte  et  arrondie,  souple  et  vi- 
goureuse de  la  jeune  fille  prête  à  devenir  jeune  femme,  en 
un  mot  la  tête  de  l'Amour  sur  le  corps  de  sa  mère,  tout 
cela  dans  le  riche  costume  des  portraits  de  Largillière  et 
de  Mignard,  avec  certaines  formes  villageoises  qui  sem- 
blaient annoncer  Walleau. 

—  Bonsoir,  Marie-Ange ,  dit  René  sous  la  fenêtre  ,  à 
demi-voix  et  la  main  sur  ses  lèvres.  En  trois  pas  il  fut  dans 
la  chambre,  mais  la  surprise  le  cloua  sur  le  seuil.  Au  lieu 
d'accourir  à  lui,  comme  il  s'y  allendail,  Marie-Ange  lui  sou- 
rit à  peine  el  demeura  sur  sa  chaise.  Marthe,  la  vieille  ser- 
vante, ne  l'avait  pas  même  aperçu.  Elle  avait  un  air  abattu 
qui  tenait  de  l'idiotisme,  et  qui  Ibrmail  le  plus  étrange  con- 
traste avec  sa  figure  virile,  armée  de  bourgeons  et  de  mous- 
taches... Ce  fut  un  nouvel  cluiinomenl  pour  René,  (|ui  n'eu 


344 


LECTURES  DU  SOIR. 


trait  d'ordinaire  à  la  maison  qu'en  terrassant  ce  dragon 
femelle. 

—  Singulières  figures  de  carnaval  !  reprit-il  avec  sa  gaieté 
communicative...  Qu'avez-vous  donc,  petite  sœur?  Où  est 
M.  Bernard,  votre  père? 

Ace  nom,  Marie-Ange  saisit  la  main  de  René,  mais  elle 
laissa  échapper  un  torrent  de  larmes. 

Puis  elle  raconta  que  depuis  deux  jours  son  père  était 
disparu,  sans  que  personne  eût  pu  retrouver  sa  trace...  On 
le  supposait  noyé  dans  la  baie,  ou  enlevé,  sinon  égorgé  par 
des  corsaires. 

Il  faut  dire  que  M.  Bernard  était  lui-même  un  des  cor- 
saires les  plus  redoutés  de  Saint-Malo.  Après  vingt  ans  d'ex- 
pédilions  brillantes  et  lucratives,  il  s'était  retiré  dans  sa 
jolie  maison  de  Dinard,  où  il  se  reposait  en  exerçant  les 
fonctions  qui  avaient  commencé  sa  fortune,  celles  de  pilote 
hauturier  du  roi,  dont  ses  aïeux  se  glorifiaient  de  père  en 
fils.  Marie-Ange,  sa  fille  unique  et  son  idole,  était  la  sœur 
de  lait  du  jeune  Trouiu;  de  là,  l'intime  liaison  qui  existait 
entre  ces  deux  enfants,  et  qui  ne  laissait  pas  d'effaroucher 
depuis  quelque  temps  la  bonne  Marthe.  Plus  sa  maîtresse 
devenait  jolie,  plus  monsieur  René  lui  semblait  dangereux  ; 
car  il  ne  parlait  guère  de  mariage,  et  c'était  le  plus  mau- 
vais sujet  de  Saint-Malo.  L'honnête  dragon,  d'ailleurs,  gar- 
dait les  pommes  d'or  pour  un  rival,  d'autant  moins  suspect 
à  notre  héros,  qu'il  lui  touchait  de  plus  près...  Mais  ce  jour- 
là,  toutes  les  préoccupations  étaient  pour  M.  Bernard. 

Soit  légèreté  naturelle,  soit  égoïsme  d'amoureux,  René 
trouva  ces  préoccupations  exagérées. 

—  Allons  donc!  s'écria-t-il  en  essuyant  les  larmes  delà 
jeune  fille,  et  en  admirant  son  visage  embelli  encore  par 
celte  rosée,  votre  piété  filiale  bat  la  campagne,  ma  chère 
sœur.  Jamais  navire  ni  barque  n'ont  chaviré  sous  un  Ber- 
nard. Volrc  père,  d'ailleurs,  nage  comme  un  poisson... 
Quant  aux  corsaires,  il  sait  Irop  bien  les  prendre  pour  se 
laisser  prendre  par  eux.  Il  se  sera  tout  simplement  chargé  de 
la  conduite  d'im  vaisseau  ami,  et  il  n'aura  pas  eu  le  temps 
de  vous  prévenir  de  son  départ. 

—  C'est  ce  qu'il  n'a  jamais  fait!  dit  Marie-Ange,  voulant 
et  n'osant  espérer. 

—  Vous  savez  le  proverbe,  reprit  le  jeune  homme,  il  y 
a  commencement  à  tout.  Par  exemple,  ajoula-t-il  en  ser- 
rant les  blanches  mains  de  la  jeune  fille,  et  en  se  mirant 
dans  l'azur  de  ses  beaux  yeux,  vous  ne  m'avez  jamais  dit 
encore  que  vous  m'aimiez...,  autrement  qu'un  frère...,  à 
moi,  qui  ne  vous  parle  depuis...  six  semaines  que  de  mon 
amour...,  et  vous  allez  me  le  dire  aujourd'hui  pour  la  pre- 
mière fois,  afin  d'adoucir  l'amertume  de  nos  adieux! 

—  Vous  partez  !  s'écria  Marie-Ange.  Et  ce  mot  valut 
presque  celui  qu'on  implorait  d'elle. 

Il  réveilla  en  sursaut  la  pauvre  Marthe,  dont  tous  les 
bourgeons  llamboyèrent  d'indignation. 

—  11  faut  bien  que  je  parte,  hélas  !  continua  René  en  se 
rapprochant  de  Marie-Ange,  mon  père  arrive  ce  soir  ou 
demain  de  Brest,  avec  mon  frère  Luc,  et  vous  savez  que 
si  ce  cher  père  me  trouvait  à  Saint-Malo... 

—  Oui,  nous  savons  qu'il  vous  étrillerait  de  la  bonne 
manière!  interrompit  Marthe,  en  arrachant  René  de  son 
siège,  comme  pour  joindre  la  démonstration  à  la  parole. 
Ce  digne  M.  Trouin!  ajouta-t-elie,  les  bras  croisés  cl  les 
moustaches  frémissantes,  ce  digne  M.  Trouin,  qui  vous  croit 
l)longé  dans  les  lois  et  lesordomianccs  de  l'Université,  (juand 
depuis  deux  mois  on  ne  voit  que  vous  au  tripot  et  à  la  ta- 
verne, à  la  salle  d'armes  et  à  la  comédie,  partout  où  il  y  a  de 
l'argent  à  perdre,  des  vitres  à  casser,  du  sang  à  répandre 
et  de  pauvres  filles  à... 


Elle  n'acheva  pas  sa  phrase,  car  René  lui  en  fit  avaler  le 
reste,  et  la  rejeta  sur  sa  chaise  en  feignant  de  l'embrasser.. . 
C'était  sa  plaisante  manière  de  calmer  les  emportements 
de  la  bonne  femme. 

—  Tout  beau  !  ma  chère  Marthe,  lui  dit-il  avec  une  gra- 
vité qui  la  fit  rire  elle-même  et  la  désarma  suivant  l'usage. 
Apprenez  que  la  soupe  au  lait  qui  s'enlève  se  perd  dans 
les  cendres,  et  qu'un  vieux  proverbe  dit  :  Tu  te  fâches, 
donc  tu  as  tort  I  Voilà  tout  ce  que  je  possède  de  la  sagesse 
des  nations,  je  vous  l'offre  de  grand  cœur.  Quant  à  mon 
père,  il  oublie  aussi  que  le  naturel  chassé  par  la  porte  ren- 
tre par  la  fenêtre,  et  il  servira  d'exemple  à  ceux  qui  pren- 
nent la  vocation  de  leurs  enfants  à  rebours.  Il  a  beau  me 
destiner  à  la  robe,  venlrebleu,  je  suis  fait  pour  l'épée,  je 
ne  connaîtrai  jamais  d'autre  code  que  celui  de  la  mer,  d'au- 
tre tribunal  qu'un  bon  navire,  d'autre  plaidoirie  que  celle 
des  canons...,  et  d'autres  chaînes  que  celles  dontVéuusat- 
tachait  Mars,  ajouta-t-il  en  se  retournant  gracieusement 
vers  Marie-Ange. 

Puis,  tandis  que  la  duègne  grommelait  encore  entre  ses 
dents,  il  revint  s'asseoir  près  de  la  jeune  fille,  lui  répéta  à 
demi-voix  de  tendres  paroles,  et  finit  par  lui  présenter  une 
bague  enrichie  de  pierreries. 

Marie -Ange  rougit  en  hésitant,  essaya  la  bague  avec 
une  joie  naïve,  puis  la  relira  brusquement  et  la  rendit  avec 
un  soupir.  René  s'aperçut  alors  qu'elle  en  avait  une  autre 
au  doigt,  un  simple  anneau  d'or,  il  est  vrai,  mais  qui  rece- 
vait de  cette  préférence  un  prix  inestimable... 

—  Morbleu  !  dit-il  en  pâlissant  et  en  se  mordant  la  lèvre, 
qui  vous  adonné  cela,  Marie-Ange?  quel  qu'il  soit,  j'aurai 
sa  vie  ou  il  aura  la  mienne  ! 

—  Silence  !  fit  la  jeune  fille  épouvantée  ;  retirez  ce  blas- 
phème... qui  nous  porterait  malheur!  Parlez,  mon  frère, 
ajouta-t-elle ,  en  lui  serrant  convulsivement  la  main  , 
oubliez-moi  pour  toujours,  et  laissez-moi  pleurer  mon  père. 

Cette  scène  allait  finir  cruellement,  lorsqu'un  grand  bruil 
s'éleva  du  dehors. 

IV.  —  BERNARD. 

C'étaient  tous  les  pêcheurs  de  la  côte  qui  accouraient  en 
gesticulant  avec  colère,  et  en  criant  : 

—  Oui!  oui!  au  feu  la  maison  du  traître!  au  feu!  au 
feu!... 

Quelques  femmes  criaient  plus  fort  que  les  hommes,  et 
l'une  d'elles  avait  déjà  la  torche  à  la  main.  René,  qui  avait 
ouvert  une  fenêtre,  la  referma  avant  que  Marie-Auge  eût 
rien  compris...,  puis  il  fit  signe  à  Marthe  de  l'entraîner  dans 
la  salle  basse,  et  lui  donnant  le  change  par  qucKpies  mots 
adroits,  il  se  précipita  au-devant  de  Témeutc.  Il  était  temps 
qu'il  arrivât,  et  il  fallut  toute  l'audace  de  sa  mine  pour  ar- 
rêter les  plus  furieux. 

—  Le  premier  qui  approche  est  mort  !  dit-il,  en  se  cam- 
pant à  la  porte,  et  en  brandissant  son  épée  sur  sa  tète. 

— Monsieur  René!  c'csl inonsieur  /ît'ut;/ s'écrièrent  plu- 
sieurs voix,  et  ce  nom  fit  plus  d'effet  que  toutes  les  mcn;;- 
ces.  Néanmoins  les  fenmies  continuaient  de  hurler  : 

—  Point  de  grâce  !  au  feu  !  au  feu  la  maison  du  traître! 
René  saisit  une  de  ces  mégères,  lui  arracha  sa  torche, 

et  (il  reculer  la  bande  à  vingt  pas. 

Assuré  ainsi  que  Marie-Ange  ne  pouvait  plus  les  enten- 
dre : 

—  Voyons,  dit-il,  que  voulez-vous?  qu'est-il  arrive? 
quel  est  le  traître? 

—  C'est  M.  IJornard  !  il  est  passé  aux  Anglais?  il  nous  a 
vendus  jiour  luille  guinées!  c'est  lui  «pii  vient  mettre  Saiul- 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


345 


Malo  en  cendres!  mais  sa  maison  sera  brûlée  avant  les  nô- 
tres. Au  feu  !  au  feu  ! 

Et  René  fut  obligé  de  tirer  l'épée  pour  la  seconde  fois. 
Enfin,  il  arracha  le  mot  de  l'énigme  à  l'un  des  chefs,  tout 
en  repoussant  la  foule  jusqu'à  cette  place  du  village  d'où 
l'on  embrasse  la  plus  belle  vue  de  Saint-5Ialo. 

La  surveille,  un  schoner  sans  pavillon  s'était  montré  près 
de  la  côte.  Il  y  avait  déposé  nuitamment  un  espion  de  l'An- 
gleterre, chargé  d'offrir  mille  guinées  au  pilote  assez  lâche 
pour  guider  le  brûlot  infernal  sous  les  murs  de  Sainl-Malo  ; 


or,  M.  Bernard,  acceptant  ce  marché  infâme,  s'était  em- 
barqué avec  l'espion  sur  le  schoner  anglais. 

—  Et  vous  avez  pu  croire  une  telle  imposture  !  s'écria 
René  avec  le  plus  méprisant  éclat  de  rire...  M.  Bernard 
vendu  aux  Anglais  !  M.  Bernard  qui  les  tue,  les  prend  et 
les  brûle  sur  toutes  les  mers,  depuis  quarante  ans  !  M.  Ber- 
nard, si  fidèle  à  notre  rocher,  que  vous-mêmes  l'avez  sur- 
nommé le  Chien  de  Saint-Malo!  Au  nom  de  Dieu,  mes 
pauvres  amis,  qui  vous  a  fait  ce  conte  à  dormir  debout? 

—  C'est  moi,  répondit  un  jeune  marin,  au  front  ensan- 


Vue  de  Sainl-Malo. 


glanté,  moi  qui,  enlevé  de  force  par  les  Anglais,  ai  vu  de 
mes  yeux  M.  Bernard  sur  le  schoner,  et  me  suis  évadé  à  la 
nage,  sous  une  grêle  de  balles,  pour  annoncer  cette  trahi- 
son à  mes  compatriotes.  Vous  me  connaissez  bien ,  mon- 
sieur René,  Pierre-Marie  Le  Gall,  rélève  pilote  que  vous 
nommiez  votre  matelot...,  nous  avons  assez  péché,  ba- 
taillé et  navigué  de  conserve  en  cette  baie.  C'est  dans  mon 
canot  que  votre  père  vous  prit,  il  y  a  deux  mois,  pour  vous 
renvoyer  en  poste  à  l'École  de  Caen.  Je  lui  avais  bien  prédit 
que  vous  n'y  feriez  pas  long  séjour.  Mon  canot  est  tou- 
jours à  votre  disposition...,  mais  je  vous  prie  de  croire  à 
mes  paroles  I 

René  demeura  en  effet  confondu,  et  serr^  silencieusement 
la  main  de  son  matelot. 
AOLT  184C. 


—  Il  y  a  là,  dit-il  ensuite,  un  mystère  que  je  ne  puis 
comprendre! 

Mais  tous  deux  persuadèrent  aux  pêcheurs,  que  brûler  la 
maison  de  Bernard  serait  en  tout  cas  une  lâcheté  sans  objet. 
La  fille  du  pilule,  celle  ange  du  pays,  élail-elle  coupable 
du  crime  de  son  père?  et  ne  valait-il  pas  mieux  réserver 
aux  Anglais  toutes  les  vengeances?  Bref,  René  exalta  si 
bien  la  commisération  des  femmes  et  le  patriotisme  des 
hommes,  que  celles-ci  s'éloignèrent  en  criant  :  Vive  Marie- 
Ange!  et  ceux-là  en  criant  :  Mort  aux  Anglais  ! 

—  Oui,  mes  amis,  poursuivit  l'héroïque  jeune  homme, 
mort  aux  Anglais!  qu'ils  arrivent  avec  leur  machine  infer- 
nale, conduite  jinr  Bernard  ou  par  tout  autre,  et  moi  je  vien- 
drai vous  chercher  pour  défendre  nos  remparts!  J'allais 

—    ii  —  TRUIZItMi:   VOl.LMÇ. 


k 


346 


Ll'XrrUKKS  DU  SOIR. 


quitter  cette  nuit  Saint-Malo  !  mais  j'y  reste  pour  vaincre 
ou  mourir  avec  vousl 

— A  la  boune  heure!  répétèrent  deux  ou  trois  cents  voix, 
car  la  fouie  s'était  multipliée,  et  llené  la  maniait  enfin 
comme  un  seul  homme. 

—  Venez  nous  chercher  au  premier  coup  de  canon;  à 
bientôt,  monsieur  René  !...  Mort  aux  Anglais  I 

—  iMort  aux  Anglais  I  au  revoir  mes  amis  ! 

Cette  scène  avait  duré  près  d'une  demi-heure.  Notre  héros 
regagna  la  maison  de  Bernard,  en  réfléchissant  à  sa  trahi- 
son, sans  pouvoir  se  l'expliquer.  Comment  avaient  pu 
échouer  ainsi  eu  un  seul  jour  quarante  ans  de  patriotisme, 
de  gloire  et  de  vertu?  était-ce  un  accès  de  cupidité,  de 
vengeance  ou  de  folie?  René  se  perdait  dans  cet  abime et 
oubliait  ses  propres  émotions,  lorsqu'elles  furent  ravivées 
par  une  nouvelle  surprise. 

V.  —  LES  DEUX   FRÈRES. 

Il  avait  franchi  la  haie  de  l'enclos,  et  il  rentrait  à  l'im- 
proviste  par  le  jardin.  Arrivé  sous  un  massif  où  l'ombre 
commençait  à  s'épaissir,  il  entendit  par  la  fenêtre  de  la  salle 
basse  une  voix  mêlée  à  celle  de  Marie-Ange.  Il  crut  d'abord 
que  c'était  une  voix  de  femme,  tant  elle  était  douce,  tendre 
et  langoureuse...;  puis  il  s'approcha  sur  le  bout  du  pied, 
et  force  lui  fut  de  reconnaître  une  voix  d'homme... 

Alors  il  posa  la  main  sur  la  garde  de  son  épée,  et  se  pen- 
cha en  frémissant  de  colère...;  mais  il  se  recula  bientôt 
comme  frappé  au  cœur,  et  balbutia  d'une  voix  étouffée  : 
Mon  frère  L.uc  ! 

Puis  il  se  laissa  choir  sur  un  banc  de  gazon,  et  il  enten- 
dit le  dialogue  suivant: 

—  Je  précède  mon  père  de  quelques  heures  au  plus,  di- 
sait le  jeune  honune,  il  arrive  ce  soir  ou  cette  nuit  avec 
son  navire  tout  neuf,  armé  des  beaux  canons  qu'il  vient  dé 
jxendie  à  Brest,  et  portant  l'illustre  dame  (|iii  veut  bien 
ou  élre  la  marraine,  M'"^  la  coriitesse  Gabrielle  de  La  Bour- 
donnais. 

—  Cette  belle  et  riche  veuve  de  dix-sept  ans,  qui  a  perdu 
son  mari  l'an  passé,  le  matin  mêiuède  ses  noces? 

—  Précisément.  Vous  savez  que  le  canot  qui  les  portail 
à  Diuard  sombra  sous  voiles,  et  que  tous  deux  auraient 
péri  à  la  fois  sans  le  courage  d'un  de  leurs  invités,  qui 
sauva  la  jeune  femme  au  péril  de  sa  vie. 

—  Et  ce  généreux  sauveur  était  monsieur  René,  votre 
frère  ;  oh  !  je  n'ai  pas  oublié  cela  !  soupira  Marie-Ange... 

—  M""  de  La  Bourdonnais  ne  l'a  pas  oublié  non  plus. 
Elle  a  comblé  mon  père  d'honneurs  à  Brest;  elle  s'est  propo- 
sée d'elle-même  pour  marraine  de  sa  goélette,  et  elle  vient 
présider  à  la  bénédiction  de  la  Gabrielle,  ()ui  aura  lieu  de- 
main soir.  Vous  connaissez  la  magnilicence  de  M.  Tiouin  ; 
il  m'a  fait  prendre  les  devants  pour  ordonner  une  fête 
comme  on  n'en  vil  jamais  à  Saint-Malo  ;  un  bamiuet  de 
cinq  mille  livres,  un  feu  d'artifice,  des  coups  de  canon, 
une  course  de  bateaux ,  et  comme  c'est  le  mardi  gras,  un 
bal  masqué! 

—  Dont  M""*  de  La  Bourdonnais  sera  la  reine,  soupira 
encore  Marie-Ange. 

—  J'accours  remplir  les  intentions  de  mon  père,  mais 
j'ai  voulu  d'abord  me  remettre  à  vos  genoux,  m'assurer  que 
vous  aimez  toujours  votre  fiancé,  que  vous  avez  gardé 
mon  anneau,  comme  j'ai  gardé  le  vôtre,  et  que  vous  êtes 
prèle  à  combler  enfin  notre  bonheur.  Car  voilà  deux  grands 
mois  que  je  ne  vous  ai  vue,  Marie-Ange  !  Ah  !  si  vous  sa- 
viez combien  de  larmes,  de  prières  et  de  regrets  j'ai  confiés 
à  cette  bague  depuis  mon  départ  !... 

Ces  mots  furent  prononcés  avec  un  tel  accent  de  ten- 


dresse, que  René  sentit  une  larme  se  gonfler  sous  sa  pau- 
pière... 

— Vous  avez  ma  promesse.  Luc,  répondit  la  jeune  fille, 
et  dès  que  je  serai  tranquille  sur  le  sort  de  mon  père... 

—  Oh  1  dès  demain,  je  saurai  ce  qu'il  est  devenu  I  Dieu, 
qui  bénit  nos  serments,  n'empoisonnera  pas  notre  joie  par 
uu  malheur... 

—  Qu'il  vous  entende,  Luc  î  et  je  serai  heureuse  d'ap- 
partenir à  celui  (jui  m'aura  rendu  mon  père!  MaisM.Trouia 
qui  n'a  jamais  voulu  entendre  parler  de  notre  mariage,  étes- 
vous  sûr  d'obtenir  enfin  son  consentement? 

—  Oui,  car  je  suis  résolu  à  tous  les  sacrifices  pour  le  mé- 
riter !  Vous  savez  mon  aversion  pour  cet  état  de  marin  que 
l'on  m'impose,  comme  à  l'ainé  de  la  famille:  je  l'ai  toujours 
avoué  franchement...,  la  gloire  des  braves  m'effraye  plus 
qu'elle  ne  me  tente...;  ma  main  tremblanten'est  point  faite 
pour  porter  répée...;  l'odeur  de  la  poudre,  la  vue  du  sang, 
qui  réjouissent  les  héros,  me  soulèvent  le  cœur  et  m'arra- 
chent des  larmes. . .  Mon  pauvre  père,  qui  est  né  sur  l'Océan, 
et  qui  ne  comprend  pas  qu'un  Trouin  ne  soit  point  un  loup 
de  mer,  a  eu  beau  m'élever  à  la  façon  d'Achille,  me  trem- 
per tout  petit  dans  l'eau  salée,  m'attacher  au  mal  de  son 
navire,  m'apprendre  à  jurer,  à  fumer  et  à  boire  de  l'eau- 
de-vie...;  tout  cela  n'a  servi  qu'à  m'empêcher  décroître,  à 
me  donner  le  mal  de  mer  chronique  et  à  me  rendre  timide 
par  nature  et  par  système.  Mon  ambition  serait  d'être  un 
savant  et  un  bel  esprit...  Je  n'aime  qu'un  coin  du  navire 
où  l'on  m'a  traîné  de  force...,  c'est  celui  où  je  cache  mes 
livres  et  mes  papiers,  où  je  me  console  la  nuit  par  la  lec- 
ture des  grossières  occupations  du  jour  !  Eh  bien,  Marie- 
Ange  !  \  oyez  à  quel  point  je  vous  aime  !  je  vais  renoncer  à 
ces  études  qui  me  charment,  pour  embrasser  ces  travaux 
qui  me  dégoûtent.  Oui,  poursuivil-il  en  s'exallantde  plus 
en  plus,  je  me  déferai  de  loiiles  les  qualités  que  raille  mon 
père,  pour  afficher  tous  les  défauls  cpi'il  me  souhaite.  Il  me 
reproche  d'être  sage  comme  une  fille,  de  trembler  auprès 
des  dames  comme  auprès  de  l'ennemi,  de  ne  pas  oser  faire 
des  dettes,  d'éviter  les  cabarets,  les  académies  et  les  tripots. 
Eh!  bien,  je  ne  courtiserai  point  les  femmes,  car  je  ne  puis 
aimer  et  adorer  que  vous  seule,  mais  je  jetterai  l'argent  par 
les  fenêtres,  je  jouerai  un  jeu  d'enfer,  j'enverrai  mes  créan- 
ciers au  diable,  je  m'enivrerai  de  rhum,  de  tabac  et  de 
poudre,  je  prendrai  à  deux  mains  cette  épée  que  j'ai  en  hor- 
reur, et  les  yeux  fermés,  je  verserai  le  sang  humain...  Je 
serai  corsaire  en  un  mot,  je  serai  forban  !...  El  afin  de  me 
préparer  à  ce  rôle,  j'en  porterai  demain  le  costume  au  bal 
de  mon  père  I  Tout  cela  pour  enlever  son  consentement  à 
notre  mariage,  en  obtenant  de  lui  mon  premier  brevet  de 
commandement  (1). 

—  Pauvre  Luc  !...  balbutia  la  jeune  fille  avec  attendris- 
sement..., mais  je  ne  veux  pas  (]ue  mon  bonheur  soil  votre 
malheur!... Quelle  fatalité, ajoula-l-elle d'une  voix  indécise, 
que  M.  René  ne  soit  pas  à  votre  place  et  >ous  à  la  sienne! 

—  Ah  !  c'est  ce  que  je  me  dis  toujours,  et  je  vendrais 
mon  droit  d'aînesse  moins  cher  qu'Esau! 

—  M.  René  porte  l'épée  avec  tant  décourage  el  tant  de 
joie! 

—  Et  je  porterais  h»,  robe  avec  tant  de  convenance  et  de 
bonheur  ! 

—  Dieu  sait  où  il  arriverait  dans  la  marine  royale! 

—  El  moi  dans  la  magistrature  ou  la  diplomatie  ! 

—  Je  le  vois  d'Ici  capitaine  de  vaisseau...,  peut-être 
chef  d'escadre!... 

(i)Lo»  capitaines  cl  officipr»  corsaires  ne  subissaient  alors  d'aulrei 
épreuves  que  celle  de  l'experieiicc  ci  l'a|iprobaiion  des  armateurs  de 
leurs  navires. 


MUSEE  DES  FAMII.LES. 


347 


—  Et  rnoi,  président  à  mortier,  consul  ou  ambiissadeur. 
C'était  notre  rêve  d'enfance,  et  celui  de  notre  mère,  quand 
René  périssait  d'ennui  à  l'école,  et  moi  du  mal  de  cœur 
dans  cette  baie.  Je  faisais  ses  thèmes  et  ses  versions,  tan- 
dis qu'il  maniait  pour  moi  la  rame  et  le  gouvernail.  Mon 
père  nous  surprenait  et  nous  battait  tous  deux,  mais  nous 
recommencions  dès  le  lendemain.  On  m'enfermait  avec  le 
livre  des  Jugements  d'Oléron,  et  l'Histoire  héroïque  des  fli- 
bustiers, interdits  à  Hené  conune  des  poisons  mortels..., 
et  je  passais,  la  nuit,  ces  ouvrages  à  mon  frère,  qui  m'en- 
voyait en  retour  les  débris  de  son  Quinte-Curce  et  de  son 
Virgile.  Il  y  a  deux  mois,  n'a-t-il  pas  fait  mille  fois  plus  en- 
core? 0  dévouement  que  je  n'oublierai  jamais  !  n'est-il  pas 
allé  à  ma  place  attaquer  celle  canonnière  de  Plimoutb  (]u'il 
enleva  si  intrépidement  à  l'abordage  ?  Pendant  ce  temps-là, 
je  rédigeais,  dans  sa  chambre,  une  belle  amplilicalion  sur 
la  Gloire  d'être  avocat,  à  l'etret  d'obtenir  sa  rentrée  en  grâce 
à  l'Université  de  Caeu  !  Brave  et  excellent  René  !  quels 
furent  mes  remords,  mes  caresses  et  mes  larmes,  quand  je 
le  vis  reparaître,  tout  couvert  de  sang,  le  bras  déchiré  par 
ces  poignards  anglais  qu'il  avait  affrontés  pour  moi  !...  Ah! 
moi  aussi  j'ai  connu  en  ce  moment  l'ivresse  des  héros  ! 
je  demandais  une  épée,  des  pistolets,  des  canons  !  je  vou- 
lais vaincre  ou  mourir  pour  venger  mon  frère!  Et  lui,  il 
m'embrassait  en  riant  de  sa  blessure  et  de  mon  délire  ;  il 
me  remerciait  avec  effusion  de  lui  avoir  donné  le  plus  beau 
jour  de  sa  vie!  Ah!  j'en  pleure  encore  d'admiration,  de 
honle  et  de  reconnaissance. 

La  voix  du  jeune  homme  se  perdit,  en  effet,  dans  ses 
pleurs,  Marie-Ange  pleurait  aussi  de  toute  son  àme,  et  des 
soupirs  élouffés  parlaient  également  du  jardin. 

—  Notre  bonne  mère,  continua  Luc,  était  complice  de 
ces  changements  de  rôles,  et  nous  servait  de  bouclier  contre 
les  fureurs  paternelles  !  Elle  nous  aime  tant,  pauvre  mère  ! 
et  donnerait  si  volontiers  son  bonheur  pour  assurer  le  nôtre  ! 
mais  elle  n'a  pas  réussi  mieux  que  nous  à  changer  les  ré- 
solutions de  notre  pèr'e.  Il  faut  que  mon  frère  ronge  sa  chaîne 
sur  les  bancs  de  l'Université  jusqu'à  ce  qu'il  soit  devenu  le 
plus  détestable  avocat  de  France  ;  et  moi  je  dois  acheter  au 
prix  de  mes  goùls,  de  mou  repos,  et  peut-être  de  ma  vie,  ce 
brevet  exécré  qui  m'assurera  seul  votre  main  ;  bientôt,  je 
l'espère,  je  serai  lieutenant  sur  la  Gabrielle,  j'oublierai  alors 
tous  mes  chagrins  en  devenant  votre  mari...,  et  mon  exi- 
stence se  partagera  en  deux  portions  cruellement  inégales  : 
quelques  jours  de  bonheur  céleste  auprès  de  vous,  Alarie- 
Ange,  et  de  longs  mois  de  douleur  et  de  misère  sur  l'Océan  ! 

—  Non,  par  la  corbleu  !  cela  ne  sera  pas,  s'écria  tout  à 
coup  une  voix  énergique. 

Et  d'une  main  essuyant  ses  larmes,  de  l'autre  s'accro- 
chant  au  balcon,  René  s'élança  d'un  bond  dans  la  salle. 

VI.  —  RÉVOLUTION. 

L'apparition  d'un  revenant  sorti  de  terre  n'eût  pas  été 
plus  étourdissante,  et  ce  fut  alors  un  curieux  spectacle  que 
ces  trois  figures  si  étrangement  réunies.  Marie-Ange,  toute 
rouge  et  toute  tremblante  entre  les  deux  frères,  n'osait  plus 
envisager  ni  l'un  ni  l'autre...  René  considérait  tour  à  tour 
avec  tendresse  et  avec  envie  ces  fiancés  dont  il  venait  de 
surprendre  le  secret  et  dont  il  tenait  le  sort  dans  sa  main. 
Luc  se  croyait  le  jouet  d'une  hallucination  et  touchait  sou 
frère  pour  s'assurer  que  c'était  bien  lui... 

Luc  Trouin  avait  quelques  années  de  plus  que  René, 
maison  l'eût  pris  facilement  pour  son  cadet,  tant  il  lui  cé- 
dait en  force  corporelle.  C'était  cependant  la  même  taille, 
les  mêmes  traits,  les  mêmes  yeux,  le  même  timbre  de  voix, 
la  même  chevelure  et  à  peu  près  le  même  costume  ;  mais 


tout  cela  respirait  chez  l'un  la  bravoure,  l'iosouciaoce  et 

la  folie  ;  chez  l'autre,  la  liinidilé,  la  mélancolie  et  la  raison. 
En  un  mot,  Luc  semblait  être  l'ombre,  ou  plutôt  l'esprit 
de  René. 

Cependant  les  acclamalions  se  croisa'cnt  et  se  multi- 
pliiiicnl  entre  les  deux  frères  et  la  jeune  fille... 

—  Monsieur  René  ! 

—  Mon  frère  ici  ! 

—  Vous  nous  écoutiez  ! 

—  Depuis  quand  revenu  ? 

—  Moi  qui  vous  croyais  retourné  à  Saiot-Malo  ! 

—  Moi  qui  te  croyais  enfermé  à  Caen  ! 

Nous  ne  répéterons  pas  ce  dialogue  entrecoupé  d'inter- 
jections... Nous  expliquerons  plutôt  la  révolution  qui  ve- 
nait de  s'opérer  chez  notre  héros.  Son  amour  pour  sa  sœur 
de  lait  u'était  qu'un  ardent  caprice,  tandis  que  l'affection 
de  Luc  était  une  (juestion  de  bonheur  ou  de  malheur.  Faut- 
il  dire  aussi  que  le  nom  de  .M""  de  La  Bourdonnais  avait 
réveillé  chez  son  jeune  sauveur  un  songe  merveilleux? 
Croyons  plutôt  (|ue  ce  souvenir  ne  fut  pour  rien  dans  sa  ré- 
solution, car  il  ()assa  si  vaguement  dans  sa  tête,  que  lui- 
même  n'eût  pu  en  rendre  compte.  Brel",  arrachant  de  son 
cœur,  non  sans  le  faire  saigner,  sa  passion  pour  Marie-' 
Ange,  il  jura  de  sacrifier  cette  passion  à  l'amour  de  son 
frère...  Sacrifice  d'autant  plus  généreux,  mais  aussi  d'uu- 
tant  plus  opportun,  que  l'astre  de  René  (on  a  pu  le  voir 
comme  lui-même),  venait  de  faire  pâlir  celui  de  Luc,  aux 
yeux  fascinés  de  la  jeune  fille. 

Allant  donc  tout  droit  à  son  plan  qui  s'improvisait  dans 
son  cerveau,  et  répondant  à  peine  aux  cris  de  surprise  de 
son  frère  et  aux  questions  troublées  de  Marie-Auge  : 

—  Non,  mes  amis!  répéta  René,  qui  les  embrassa  tous 
deux  à  la  fois,  non,  vous  ne  serez  jamais  séparés,  jamais 
malheureux  !  Je  le  jure  sur  ma  volonté,  qu'aucune  autre  n'a 
fait  plier  encore  !  C'est  voire  faute  aussi,  sournois  et  ingrats 
que  vous  èles  !  vous  n'auriez  pas  tant  gémi  si  vous  m'aviez 
confié  vos  peines  ! 

Luc  serra  avec  effusion  la  main  de  son  frère ,  et  Marie- 
Ange  prit  eu  rougissant  celle  de  Luc.  La  leçon  si  délicate 
que  lui  donnait  lo  premier  avait  ranimé  toute  sa  tendresse 
pour  le  second... 

—  Allons,  reprit  René,  je  vous  pardonne,  et  je  me  charge 
de  vous  marier  ! 

—  Comment  cela?... 

—  Vous  le  verrez...,  bornez-vous  à  m'écouter  et  à  m'o- 
béir.  Vous,  Marie-Ange,  cessez  de  pleurer  votre  père,  ce 
n'est  point  sa  vie  qui  est  en  péril...  (René  comprima  un  sou- 
pir.) Bernard  reparaîtra,  j'espère,  tel  tju'il  a  toujours  été..., 
vous  saurez  alors  le  seret  de  sa  disparition...  Eu  attendant, 
silence  absolu!  Toi,  Luc,  tu  voulais  entreprendre  un  rôle 
au-dessus  de  tes  forces;  c'est  à  moi  de  le  jouer  à  ta  place! 
tu  me  céderas  demain  ton  nom  et  ton  costume  de  forban 
au  bal  masqué  de  M.  Trouin,  et  après-demain  Ion  poste  au 
combat  sur  le  pont  de  la  Gabrielle. 

—  J'y  consens,  mais  cette  fois,  je  serai  ton  partner!  s'é- 
cria vivement  Luc. 

—  Tu  le  seras  même  au  bal  si  tu  veux  ;  je  t'offre,  pour 
y  garder  l'incognito,  une  robe  mirobolante  et  un  étourdis- 
sant bonnet  de  président  à  mortier. 

—  Je  les  accepte...  eu  signe  d'heureux  augure. 

—  Je  ne  te  demande  eu  retour,  ajouta  Reué,  qu'un  petit 
service... 

—  Pourquoi  pas  un  grand?...  je  serais  si  heureux  de  me 
sacrifier  à  mou  tour... 

—  La  chose  au  contraire  te  profitera  comme  à  moi.  Il  s'a- 
git de  prendre  à  ton  compte  et  d'orner  de  ton  paraphe  les 


348 


LECTURES  DU  SOIR. 


noies,  mémoires,  exploits,  protêts,  saisies,  prises  de 
corps...  et  autres  billets  doux  que  voici... 

René  lira  de  son  pourpoint,  et  jeta  sur  la  table  une  liasse 
de  papiers  couverts  des  timbres  les  plus  sinistres  du  monde. 

—  Tes  dettes!  s'écria  Luc,  qui  recula  avec  un  ver- 
tueux effroi. 

—  Total  :  poursuivit  René  en  riant,  neuf  mille  trois 
cent  soixante-dix-sept  livres  neuf  sous  six  deniers,  frais 
compris!  une  vétille  pour  laquelle  des  nuées  de  recors  me 
harcèlent  depuis  quinze  jours,  tant  et  si  bien,  que  je  ne 
puis  plus  voir  le  soleil  qu'à  la  faveur  de  mille  déguise- 
ments, ce  qui  fait  de  mon  existence  un  carnaval  perpé- 
tuel, en  attendant  que  j'aille  passer  mon  carême  en  pri- 
son... 

—  Je  serais  heureux,  sans  doute,  d'y  aller  à  ta  place... 
J'aimerais  encore  mieux  cela  qu'un  voyage  au  long  cours... 
Mais  je  ne  comprends  pas  la  possibilité... 

—  Tu  ne  comprends  pas?  Notre  père  me  reproche  amè- 
rement de  faire  des  dettes,  et  à  toi  de  ne  pas  en  avoir... 
En  le  passant  les  miennes ,  je  le  satisfais  doublement.  Il 
nous  embrasse  l'un  et  l'autre,  il  paye  la  somme,  personne 
ne  va  en  prison...,  et  tout  le  monde  est  content...  même 
les  créanciers... 

Luc  ne  put  s'empêcher  de  rire  à  son  tour,  et  malgré 
sa  répugnance  à  tromper  M.  Trouin,  il  prit  une  plume  cl 
s'assit  devant  le  dossier  fatal...  Mais  il  n'avait  pas  tracé  les 
lettres  de  son  nom...,  que  son  frère  l'arrêta  en  disant  : 

—  Il  est  trop  tard  !  .\dieu  mes  beaux  plans. ..  Les  recors 
sont  comme  les  loups...  Quand  on  parle  de  la  Lcle,  on  en 
voit  la... 

V.  —  LES  CRÉANCIERS. 

Une  têle  sinistre,  eu  effet,  venait  de  paraître  à  la  croi- 
sée..., la  mètiio  qui  avait  suivi  René  à  Saint-Malo...  Dix 
autres  surgirent  aux  issues  de  la  maison  et  du  jardin. 
Bref,  notre  héros  reconnut  tous  les  limiers  de  la  justice..., 
et  vil  qu'il  était  bloqué  dans  les  règles... 

—  Ouvrez,  au  nom  du  roi!  dit  en  même  temps  une 
voix  formidable... 

Luc  et  Marie- Ange  tremblèrent  de  la  tête  aux  pieds... 
Marthe  accourut  toute  bouleversée  dans  la  salle...  René 
seul  garda  un  sang-froid  magnifique. 

—  Plus  qu'un  quart  d'heure  de  soleil ,  dit-il  eu  regar- 
dant le  couchant.  Rien  n'est  perdu  encore.  Nous  sommes 
quatre  contre  di.\  ;  mais  nous  avons  l'avantage  de  la  posi- 
tion. J'accepte  l'abordage... 

Se  posant  aussitôt  en  capitaine  qui  ordonne  le  branle- 
bas  de  combat  : 

—  A  vous,  Marthe,  la  défense  des  avant-postes...  Et 
voilà  l'occasion  d'illustrer  vos  moustaches  !...  A  vous,  frère 
et  sœur,  le  premier  étage!...  Et  à  moi  le  grenier,  dernier 
retranchement  !...  En  avant  les  paroles  adroites  et  les  bar- 
ricades solides!  Souvenez-vous  qu'un  quart  d'heure  de  ré- 
sistance suffit  au  salut  de  la  place! 

Et  pour  toute  réponse  à  la  troisième  sommation,  il  poussa 
les  verroux,  ferma  les  serrures,  s'empara  des  clefs  et  dis- 
parut... 

Alors  la  maison  subit  un  véritable  siège.  Les  assaillants 
cl  la  garnison  parlementèrent.  La  porte  fut  enfoncée,  la 
salle  envahie,  et  chaque  pièce  enlevée  d'assaut...  Marie- 
Ange  résistait  par  la  grâce,  Luc  par  la  persuasion,  et 
Marthe  par  la  force.  Croyant  qu'on  en  voulait  à  sa  mai- 
tresse,  la  brave  femme  joua  des  pieds,  des  mains  et  dos 
dents,  comme  le  meilleur  chien  de  garde...  Malheureuse- 
ment, il  était  impossible  de  soutenir  que  monsieur  René 
n'était  pas  là...  Les  recors  l'avaient  api r(;u  de  leurs  veux 


de  lynx.  Enfin  ils  arrivèrent  à  son  dernier  refuge,  et  ils  al- 
laient le  saisir  bel  et  bien...,  lorsqu'il  leur  échappa  par  la 
fenêtre,  en  se  laissant  glisser  le  long  d'une  corde.  Pas  un 
ne  le  suivit  dans  celte  voie  périlleuse,  mais  tous  redescen- 
dirent l'escalier  et  le  rejoignirent  dans  le  jarditi.  Là,  ce  fut 
une  lutte  de  vitesse,  où  il  triompha  sans  peine...  Mais  à 
l'extrémité  de  l'enclos,  sa  position  devint  alTreuse.  Devant 
lui  la  mer  battant  le  roc  à  vingt  pieds,  derrière  lui  ses  per- 
sécuteurs... à  cinquante  pas...  Son  incertitude  ne  dura 
qu'une  seconde...  En  un  tour  de  main  ses  vêtements  sont 
à  bas,  et  il  plonge  dans  le  gouffre  à  corps  perdu...  Marie- 
Ange,  qui  le  suivait  de  loin,  s'évanouit  d'épouvante,  elles 
recors  eux-mêmes  poussent  un  cri  d'horreur...  Us  accou- 
rent au  bord  et  ne  voient  qu'un  tourbillon  d'écume... 

—  Le  malheureux!  s'écrient -ils,  il  est  englouti  ou 
broyé  ! 

Mais  un  cri  joyeux  leur  répond,  le  cri  d'un  baigneur  qui 
jouit  de  la  fraîcheur  de  l'eau...  René  sort  triomphant  du 
tourbillon,  fend  les  vagues  comme  un  requin  ,  gagne  un 
rocher  qui  formait  une  petite  ile,  et  saluant  d'un  éclat  de 
rire  messieurs  les  gens  du  roi,  les  engage  ironiquement  à 
venir  lui  serrer  la  main. 

— Hâtez- vous,  messires,  leur  dit-il,  pendant  qu'ils  se 
regardent  ébahis  et  confondus...  Vous  savez  qu'une  fois  le 
soleil  couché,  il  sera  trop  tard...  Et,  tenez...,  voici  le  bel 
astre  qui  descend  majestueusement  vers  la  mer...  Il  lui 
donne  le  baiser  du  soir  et  fait  rougir  et  palpiter  toutes  ses 
ondes...  Il  entre  dans  son  lit,  messieurs;  vous  n'avez  plus 
qu'une  minute.  Le  voilà  qui  se  couche!  le  voilà  couché!.. 
Il  ferme  ses  rideaux  de  pourpre  et  d'or!  bonne  nuit,  et  à 
demain  !  Admirable  spectacle  pour  un  débiteur  poursuivi, 
acheva  René  on  donnant  le  coup  de  grâce  aux  recors.  Je 
ne  sache  rien  de  plus  agréable  à  voir,  messieiu's,  si  ce 
n'est  le  pied  de  nez  qui  orne  en  ce  moment  vos  figures... 

Les  gens  du  roi  se  retirèrent  sulToqués  de  honte  et  de 
rage,  el  notre  héros  triomphant  regagna  le  bord. 

Il  s'aperçut  alors  que  ses  ennemis  s'étaient  vengés  en 
lui  enlevant  ses  habits... 

—  Morbleu  !  s'écria-l-il,  le  tour  est  lâche,  mais  il  c.«>l 
bien  joué!  Après  avoir  pris  tant  de  costumes  aujourd'hui, 
je  ne  croyais  pas  achever  le  carnaval  dans  celui  de  noire 
premier  père...  Comment  rentrer  ainsi  chez  Marie-Ange? 
Ou  comment  retourner  à  Saint-Malo? 

Il  allait  appeler...  à  tout  hasard,  lorsqu'un  paquet,  lancé 
par  derrière,  lui  tomba  sur  la  tête. 

Il  reconnut  avec  joie  ses  vêtements,  et  aperçut  Marthe, 
cachée  dans  le  feuillage...  comme  la  Galatée  de  Virgile. 

—  Ces  corbeaux  enq)ortaienl  votre  dépouille,  dit-elle  en 
se  couvrant  pudiquement  les  yeux  ;  mais  je  la  leur  ai  ar- 
rachée pièce  à  pièce,  et  la  voilà!  Mademoiselle  y  a  joint 
un  peignoir  blanc  pour  vous  essuyer.  Elle  vous  attend  avec 
M.  Luc  dans  la  salle  basse. 

A  la  tendre  façon  dont  Marthe  prononça  ce  vionsieur 
Luc,  René  comprit  qu'il  devait  à  son  nouveau  rôle  ce 
dévouement  inattendu. 

Un  quart  d'heure  après ,  le  canot  de  René  regagnait 
Saint-Malo,  chargé  de  douze  personnes  :  i°  les  deux  frères, 
salués  de  loin  par  Marie-Ange;  2°  devinez  (jui?  Les  dfx 
recors  qu'ils  avaient  retrouvés  sur  la  grève... 

Les  voyant  chercher  un  bateau  de  passage,  comme  des 
âmes  en  peine  au  bord  du  Lélhé,  René  leur  avait  propose 
galamment  d'être  leur  Caron  : 

—  Passons  ensemble  le  fleuve  de  l'Oubli ,  leur  availil 
dit  avec  la  grâce  que  donne  la  victoire. 

Chemin  fai.'^ant,  la  substitution  de  Luc  à  René  (avec 
IMOiucsso  de  pavement  sous  \ingt-qualrc  heure.*),  fui  ac- 


MIJSEK  DES  FAMILLES. 


3>f9 


ceptée  et  signée  pour  les  diverses  créances,  —  hormis  celle 
du  tailleur-costumier,  le  plus  féroce  de  tous  malbeureuse- 
ment,  dont  le  représentant  n'était  point  là... 

Allégé  ainsi  des  trois  quarts  de  son  fardeau,  René  ne 
put  toutefois  renoncer  à  l'occasion  d'une  petite  vengeance. 

Comme  le  canot  abordait  le  quai,  couvert  encore  d'une 
foule  joyeuse  : 

—  Bain  pour  bain,  messieurs  les  gens  du  roi  !  dit-il  en 
débarquant  avec  son  frère...  Et  faisant  chavirer  l'embarca- 
tion d'un  coup  de  pied,  il  plongea  dans  l'eau  tous  les  re- 
cors, aux  grands  éclats  de  rire  des  assistants.. 

Ainsi  lînit  le  lundi-gras  de  René  Du  Guay-Trouin.  A  la 
faveur  du  crépuscule,  il  accompagna  son  frère  jusqu'à  la 
maison  parternelle. 

—  Au  revoir,  Luc,  lui  dit-il  en  le  quittant  sur  la  porte, 
embrasse  pour  moi  notre  bonne  mère  ;  prépare  tout  pour  la 
fêle  et  le  bal  de  M.  Trouin,  et  c'est  ici,  demain,  que  je  ga- 
gnerai ta  cause  et  la  mienne  ! 

Vlli, — l'affaire  d'honneur. 

Un  dernier  incident  devait  couronner  celte  journée  si 
pleine  d'aventures.  Luc  était  rentré,  et  René  allait  gagner 
son  auberge,  lorsque  apparut  dans  l'ombre  un  inconnu, 
porteur  d'un  pied  de  moustaches,  d'une  figure  de  potence, 
d'une  énorme  rapière  et  d'une  lettre  cachetée  de  rouge... 

—  M.  Luc  Trouin  n'est-il  pas  de  retour?  demanda  ce 
messager  rébarbatif,  en  se  posant  sur  la  hanche. 


René  pressentit  une  méchante  affaire,  et  répondit  bra- 
vement :  C'est  moi  ? 

—  Voilà  donc  ma  commission  faite,  reprit  l'inconnu  qui 
remit  la  lettre. 

René  pria  un  passant  d'arrêter  sa  lanterne,  et  lut  ce  qui 
suit. 

Monsieur  Luc  Trouin  de  la  Barbinais, 

Je  n'ai  pas  l'honneur  de  vous  connaître,  mais  j'ap- 
prends d'aventure  que  vous  avez  la  prétention  d'épouser 
M"«  Marie-Ange  Bernard...  Ayant  distingué  cette  demoi- 
selle à  la  dernière  foire  de  Dinan,  je  vous  fais  savoir  que 
je  désire  me  couper  incontinent  la  gorge  avec  vous,  et  que 
demain,  jour  de  mardi-gras,  je  me  rendrai,  à  cet  effet,  à 
Saint-Malo,  où  je  vous  somme  de  m'indiquer  un  rendez- 
vous.  Sur  ce.  Dieu  vous  ait  en  sa  sainte  garde. 

Le  chevalier  Alcide  de  la  Brillantaîs. 

—  Demain  soit,  repartit  René  sans  hésitation,  au  pied 
du  vieux  rempart,  à  sept  heures  du  soir.  Je  serai  exact, 
portez-en  l'assurance  à  M.  de  La  Brillantais... 

Le  messager  parut  surpris  de  la  fermeté  de  cette  réponse, 
et  s'éloigna  en  répétant:  —  A  demain. 

—  Le  [)remier  spadassin  de  Dinan  !  murmura  notre  héros 
en  continuant  sa  route...  Quel  bonheur  que  je  me  sois 
trouvé  là  pour  me  faire  tuer  à  la  place  de  ce  cher  Luc!... 

PITRE-CHEVALIF.R. 

{La  fin  au  prochain  numéro.) 


MERCURE  DE  FRANCE. 

(du  10  JIHLLET  au  10  AOUT.) 

Politique  TR^^■s^VRÉ^■ÉE^■^•B  :l'n  mal  de  jambe  diplomatique.  — Les  théâtres:  Incendie  de  l'Hippodrome.  —La  comédie  au  Palais.  — 
M.  Trinquelol,  professeur  de  langues.  —  Les  livres  :  M.N.  Marlin.— Ln  chanson  du  Lin.  —  L'n  gobelet  de  3,667  francs. —Les  filels  el  les  cas- 
seroles de  Rossini.  —  L'exposition  des  produits  chinois.  —  L'allelage  Bencrafi.  —  Avjs  aux  ABO.^^ES. 


A  l'heure  où  nous  écrivons  ces  lignes, 
il  n'y  a  plus  en  France  d'Académies,  de 
ihéâlres,  ni  de  salons;  il  n'y  a  quedescol- 
Iges  élecloraux  ;  il  n'y  a  plus  de  science, 
tle  liilérature,  ni  d'an  ;  il  n'y  a  que  de  la 
polilique.  Que  deviendra  donc  Mercure,  à 
qui  la  politique  est  interdite?  Eh  bien! 
il  fera  de  l'anecdote  sans  toucher  aux 
questions  politiques;  il  passera  les  P y lé- 
noes  pour  se  mettre  à  l'ordre  du  jour. 
Écoulez  plutôt. 

Le  mariage  de  la  jeune  reine  d'Espagne 
occupe" tous  les  Espagnols  :  c'est  bien  na- 
turel. Il  occupe  surtout  la  jeune  reine 
elle-même;  c'est  encore  plus  naturel. 
Mais  on  sait  ce  que  sont  les  mariages 
d'Etat,  mariages  de  raison  par  excellence, 
où  l'on  s'occupe  d'unir  les  royaumes  el 
non  les  cœurs,  où  l'on  fait  de  l'équilibre 
européen  el  non  du  bonheur  domestique. 
0.r,  l'équilibre  européen  désespère,  de- 
puis deux  ans  (à  ce  qu'on  dit),  la  jeune 
reine  d'Espagne.  L'Angleterre  veut  lui 
donner  un  mari,  la  France  veut  lui  en 
donner  un  autre,  l'Espagne  ne  veut  ni 
de  celui-ci  ni  de  celui-là,  el  la  reine,  qui 
a  sas  idées,  ne  veut  aucun  de  ceux  qu'on 
lui  propose.  Tandis  que  chaque  cabinet 
lui  crie  «  prenez  mou  ours»,  son  cœur 
parle  tout  bas,  et  parle  (toujours  à  ce 
qu'on  dit),  en  faveur  d'un  prince  espa- 
{;nol:quoi  de  plus  national?  d'un  cousin: 
(pioi  de  plus  simple?  en  un  mol,  de  l'in- 


fant ***,  quoi  de  plus  juste?  L'infant  *** 
est  jeune,  beau,  brave  et  galant.  Mais  si 
cela  suffit  pour  plaire  à  Isabelle,  cela  ne 
suffit  pas  pour  concilier  les  cabinets  eu- 
ropéens. Ils  repoussent  l'infant  ***  à  l'u- 
nanimité. La  diplomatie  est  bien  habile, 
mais  le  cœur  est  habile  aussi.  Après  une 
année  d'intrigues  et  de  contre-intrigues, 
l'infant  obtint  dernièrement  d'être  invité 
à  un  bal  de  la  reine.  On  avait  persuadé 
aux  ambassadeurs  de  toutes  les  puissan- 
ces que  celte  invitation  ne  compromet- 
trait en  rien  leurs  gouvernements.  La 
grande  question  du  mariage  resterait  en- 
tière après  comme  avant  le  bal.  Il  s'a- 
gissait de  danser,  et  voilà  tout.  M.  Biilwer, 
l'ambassadeur  anglais,  fut  le  seul  qui  ne 
voulut  point  entendre  raison;  il  jura  de 
briller  par  son  absence  à  la  fêle  où  pa- 
raîtrait l'infant*'*.Lejourarrivé,  M.  Bul- 
wer  s'excuse,  en  effet,  sur  un  très-grand 
mal  de  jambe.  Le  prétexte  pouvait-il  être 
mieux  trouvé  pour  s'absenter  d'un  bal? 
La  jeune  reine  sourit*el  adresse  une  se- 
conde lettre  à  M.  Bulwer.  Cette  fois,  il 
répond  qu'il  paraîtra  par  respect  pour  la 
reine;  mais  qu'il  disparaîtra  l'instant  d'a- 
près... Il  évitait  encore  ainsi  d'approuver 
par  sa  présence  celle  de  l'infant,— auquel 
il  tournerait,  pour  ainsi  dire,  le  dos,  après 
avoir  salué  la  reiue.  En  lait  de  grande 
diplomatie,  on  sait  qu'il  n'y  a  pas  de  pe- 
tites choses.  Le  bal  s'ouvre,  on  danse... 


L'infantarrive... M.  Bulwer  arriveaussi... 
Et,  surprise  étrange,  M.  Bulwer  reste!  Il 
est  même  salué  par  l'infant,  et  il  lui  rend 
son  salut!...  Que  dis-je!  il  cause  avec 
lui  pendant  deux  ou  trois  minutes!...  Puis, 
comme  son  mal  de  jambe  ne  pouvait  être 
guéri  depuis  le  matin,  il  va  s'asseoir  en 
boitant  avec  grùce  dans  un  coin  du  salon 
royal...  Tousses  collègues  sont  stupéfaits 
de  sa  présence,  et  plus  stupéfaits  encore 
de  la  voir  se  prolonger.  Décidément,  se 
dit  l'infant  ***,  un  bon  vent  a  souillé  de 
Londres,  l'Angleterre  est  pour  moi!  ma 
candidature  vogueà  pleines  voiles!. ..et  il 
dansa  toute  la  soirée  comme  un  bien- 
heureux... Mais  cela  n'était  rien  encore: 
—  où  s'arrête  l'ambition  d'une  teuime? 
La  reine  avait  fait  venir  M.  Buhver,  <pii 
ne  pouvait  marcher!  elle  avait  fjit  rester 
M.  Bulwer,  qui  devait  entrer  el  sortir! 
elle  avait  fait  parler  M.  Bulwer,  qui  ne 
pouvait  prononcer  un  mot!  elle  jura  de 
faire  danser  M.  Bulwer,  qui  ne  pouvait 
se  tenir  debout  !...  Elle  s'avance  vers  l'am- 
bassadeur impotent...  Elle  se  fait  inviter, 
comme  sait  le  faire  un  reine  ;  tous  deux 
prennent  place  dans  un  quadrille,  et 
M.  Bulwer  danse,  vis-à-vis  l'infant,  avec 
autant  de  légèreté  que  l'infant  lui-même! 
Pour  le  coup  c'était  à  n'y  rien  comprendre, 
à  en  perdre  la  lêle,  et  à  jeter  sa  langue  aux 
chiens...  C'est  ce  que  lirent  tous  les  am- 
bassadeurs confondus,  et  sérieuseineut 


350 


LECTURES  UTJ  SOI?.. 


furieux  contre  leur  colK^ue.  Celui-ci  ne 
repondit  à  leur  reproche  que  |^r  un  sou- 
rire et  par  ce  mot  de  Talleyrand  et  de  La 
Fontaine:  attendez  la  fin! 

La  tin,  puisqu'il  faut  abrt-ser,  fut  que 
la  reine  et  rinfant.  dans  rexcès  de  leur 
joie,  oublièrent  de  la  dissimuler,  que  le 
lendemain  c'était  la  nouvelle  de  tout  Ma- 
drid, le  surlendemain,  de  toute  l'Espagne, 
et  trois  jours  après,  de  toute  l'Europe  ; 
si  bien  que,  d'après  les  habiles  prévisions 
de  M.  Bulwer,  la  Peninsuleenlière,  et  tous 
les  cabinets,  et  tous  les  prétendants  s'in- 
surgèrent à  la  fois  contre  l'infant  ***,  et 
qu'il  fallut  l'exiler  au  bout  de  la  se- 
maine, pour  le  repos  de  l'Espagne  et  pour 
l'équilibre  européen. 

On  se  souvient  qu'il  a  passé  dernière- 
ment à  Paris,  où  sa  mélancolie  et  sa  figure 
ont  obtenu  les  plus  grands  succès.  Aux 
diplomates  qui  accouraient  en  souriant 
lui  faire  leurs  complinu'nis  de  condo- 
léance, il  répétait  en  souriant  à  l'unis- 
son,  ces  deux    maximes   poli'iques:  — 

1»  Quand  un  mal  de  jambe  ne  sert  plus 
à  rieH,qne  faut-il  faire? — Il  faut  danser! 

8»  Quand  on  ne  [>eui  plus  vaincre  ses 
ennemis,  quel  est  le  moyen  d'en  triompher? 
C'est  de  les  compromettre  ! 

—  Et  qui  vous  a  enseigné  ces  belles 
maximes?  lui  demandait-on. 

—  M.  Bulwer,  ambassadeur  d'Angle- 
terre en  Espagne,  qui  a  fait  mon  éduca- 
tion diplomaii(iue  entre  deux  contre- 
danses. 

— Jamais  les  théâtres  deParis  n'avaient 
lutté  plus  courageusement  contre  la  tem- 
pérature et  la  politique.  Le  nombre  des 
actes  et  des  tableaux  s'élève  en  même 
temps  que  le  thermomètre  de  l'ingénieur 
Cheralier.  Le  Grand-Opera  multiplie  de 
jour  en  jour  les  débuts.  M"'  Rai>i  a  ob- 
tenu un  succès  sérieux.  Au  Théâtre-Fran- 
çais MM.  Ballande  et  Bouchet  ont  été  les 
heureux  entre  les  débutants.  D'autres  au- 
raient mérité  le  même  bonheur,  surtout 
le  jeune  Monrose,  qui  a  gardé  quelque 
chose  de  la  verve  et  du  sourire  de  son 
père.  Frédéric  Lemalire  vient  de  créer  à 
la  Porte- Sainl-Martin,  dans  le  Docteur 
noir,  drame  en  s»'pt  actes,  un  de  ces 
rôles  monstres  qui  résument  tout  le  ta- 
lent et  toutes  les  forces  d'un  acteur.  Ce 
n'est  pas  peu  dire,  quan<l  il  s'agit  de  Fré- 
déric. Il  a  triomphe  des  quarante  degrés 
dechaleur  qui  n'gnaientdan«  la  salle,  mais 
il  n'a  pu  iriomi'her  de  la  longueur  de  la 
pi-'ve,  di">nt  le  snccès  est  demeure  au-des- 
sous du  ihermomètiv.  La  royauté  du  bou- 
l'vtr  !  reste  pour  quelque  temps  encore  à 
V Ambigu-Comique,  où  le  Marctté  de  Lon~ 
dres  continue  son  succès  de  double  et 
tnble  queue.  MM.  Sonveslre  et  Boursieois 
ont  p;.rlé  au  Vaudeville,  avec  un  grand  ta- 
lent d'omi^tion,  lesujet  si  terrible  et  si  tou- 
chant de  Werther.  Leur  Charlotte  fait 
ou  fera  pleurer  toutes  les  femmes.  Il 
y  a  dans  ce  petit  drame  une  grande  idée. 
Werther  se  manque  en  voulant  se  tuer, 
et  devient  rei>oux  de  Charlotte  à  la  lin 
du  premier  acte.  .\u  second  acte,  qu'ar- 
rive-t-il?  Werther  est  infidèle,  et  c'est 
Charlotte  qui  se  tue  de  désespoir.  Ou  voit 
que  la  morale  de  la  piètre  est  contn»  les 
mariages  de  \>assion.  Le  Gyn)nas«\  jaloux 


du  Vaudeville,  vient  de  ressusciter  Cla- 
risse Harlotce.  immense  succès...  pour 
Mii«  Rose  Chéri. 

—  Les  Fleurs  animées,  d'après  Gran- 
ville,  ont,  au  théâtre  de  la  Bourse,  un 
jardinier  très-naïf  et  très-amusant  dans 
la  personne  de  l'acteur  Têtard.  Ce  jeune 
homme,  plein  d'avenir,  s'élève  de  rôle  en 
rôle;  il  justifie  de  jour  en  jour  toutes  les 
espérances  qu'il  avait  données. 

—  Le  théâtre  des  Jeunes-Elèves,  dirigé 
par  M.  Comte,  a  donné  dernièrement  une 
brillante  représentation  au  bénéfice  d'.\l- 
fred,  son  vieux  i>ensionn3ire,  après  vingt- 
sept  années  de  service.  Riquet  à  la  houppe, 
coméfiie-feerie.  qui  faisait  partie  de  celte 
représentation,  a  excité  un  fou-rire  parmi 
les  nombreux  habitues  du  spectacle  en- 
fantin. La  foule  de  lycéens  en  vacances, 
qui  encombre  tous  les  soirs  l'entrée  de 
cette  jolie  salle,  ob>truait  tellement  le 
passage  Choiseul,  qu'elle  a  nécessité  l'a- 
grandissement du  vestibule.  Rien  n'est, 
dit-on.  plus  riche  ni  plus  gracieux  que  la 
nouvelle  entrée,  pour  laquelle  on  a  choisi 
un  style  d'architecture  à  la  fois  élégant  et 
original. 

—  El  l'Hippodrome  aussi  allait  de  suc- 
cès en  succès,  et  il  comptait  tellement 
sur  sa  prospérité,  qu'il  se  croyait  suffi- 
samment gardé  par  un  invalide,  —  san?  le 
moindre  pompier  ni  la  moindre  pompe. 
Sécurité  fatale .'  Le  feu  a  pris  une  belle 
nuit  au  magasin  des  costumes,  c'est-à- 
dire  à  des  monceaux  de  toile,  de  velours,  de 
soie,  degaze,  decarlon  et  de  papier.Tout  le 
tournoi  du  moyen  âge,  qu'on  repétait  en- 
core, y  a  passé...  Les  chevaux,  épouvan- 
tés par  la  flamme,  refusaient  de  sortir... 
Il  a  fallu  les  lancer  de  force  dans  toutes 
les  directions..,  et  puis  courir  après... 
M"«  Mogador  a  retrouvé  le  sien  à  deux 
lieues  de  la...  et  le  cheval  et  l'ecuyère  en 
pleurent  encore  de  joie...  Quant  aux  sin- 
ges, c'a  ete  un  véritable  combat.  Les  pau- 
vres bêtes  s'obstinaient  à  mourir  daus 
les  décombres.  Ils  luttaient  corps  à  corps 
avec  les  i>aysans  et  les  gardes  munici- 
paux. Enfin  on  a  alléché  l'un  d'eux  avec 
un  morceau  de  chair  lumante...  Il  s'est 
élance  dehors  et  tous  les  autres  l'ont  suivi. 
Qui  eill  jamais  cru  que  les  singes  fussent 
aussi  moutons  que  cela  ?  L'Hippodrome 
était  assuré;  il  renaît  donc  de  ses  cen- 
dres, comme  le  Phénix,  et  il  annonce  au- 
jourd'hui même  sa  réouverture. 

—  Nous  sortirons,  s'il  vous  plaît,  des 
théâtres...  par  le  Palais,  cet  éternel  spec- 
tacle des  mœurs.  La  comédie  n'est  pas 
souvent  amusante  aux  théâtres.  Elle  l'est 
toujours  À  la  policp  correctionnelle.  Si 
Mercure  n'avait  rien  à  faire,  il  passerait 
tous  les  jours  quelques  heures  à  la  7* 
chambre.  Il  y  est  aile  l'autre  jour  par 
hasarvl.  et  voici  ce  qu'il  a  vu  et  entendu  : 

M.  Trinqueloi  est  accusé  d'avoir  battu 
sa  femme,  et  accusé  par  sa  femme  elle- 
même.  C'est  un  énorme  monsieur  de  cin- 
quante ans.  gourme,  pince,  raide  comme 
un  pieu,  le  menton  enfoncé  dans  une 
haute  cravate  blanche,  dont  les  bouts  vol- 
tigent comme  deux  ailes,  à  la  mode  du 
Directoire.  M.  Trinqueloi  est  professeur 
de  langues,  et  resptvte  U':iucoup  |<lus  sa 
profession  que  sa  femme.  On  le  verra,  de 


reste,  au  choix  particulier  de  ses  expres- 
sions, à  l'égard  de  l'une  et  de  l'autre. 

«  M.  le  président,  dit-il  en  se  posant 
avec  dignité,  si  madame  Trinqueloi  avait 
le  moindre  souci  de  l'importance  du  nom 
que  je  lui  ai  conféré,  elle  se  fût  bien  gar- 
dée du  scandale  de  sa  poursuite.  Le  grand 
Napoléon,  dont  les  idées  se  sont  souvent 
rencontrées  avec  les  miennes,  disait  qn'il 
faut  laver  son  linge  sale  en  famille.  Ma 
femme  aurait  dû  se  rappeler  ce  f7>o/<,  que 
je  lui  ai  souvent  cite. 

—  Pourquoi  avez-vous  battu  votre 
femme?  demande  le  président. 

—  Je  me  garderai  bien  de  le  dire,  ré- 
pond M.  Trinqueloi  avec  un  surcroît  de 
majesté.  J'ai  trop  de  respect  pour  mon  ca- 
ractère sacré  d'homme,  de  mari  ei  de  pro- 
fesseur de  langnes.  Un  autre  illustre 
empereur,  que  l'on  pourrait,  à  certains 
égards,  comparer  au  grand  Napoléon, 
déjà  nommé,  et  avec  lequel  aussi  mes 
idées  se  sont  rencontrées  souvent,  a  dit 
quelque  part:  Iji  femme  de  César  ne  doit 
pas  même  être  soupçonnée. 

—  Ce  sont  là  des  insinuations  qne  rien 
ne  justifie.  Vous  avez  porté  au  visage  de 
votre  femme  des  coups  qui  ont  amené 
l'effusion  du  sang. 

—  Ceci,  monsieur  le  président,  est  une 
figure  de  rhétorique  que  nous  appelons 
exagération.  Le  fait  est  que  l'ongle  de 
mon  index  s'étant  trouve  en  contact  avec 
l'epiderme  de  la  joue  de  madame  Trin- 
queloi, une  gouttelette  rougeâtre  est  ap- 
parue... Si  c'est  là  une  effusion  de  sang, 
alors  je  n'ai  plus  aucune  teinture  de  la 
langue  de  Bossuel,  une  des  six  que  je 
professe. 

—  Nous  allons  entendre  les  témoins.  » 
Ceci  fut  le  seconil  acte  de  la  comédie. 

Un  (Kilit  homme  s'avance  à  la  barre,  sec, 
jaune,  nerveux,  claquant  des  dents  et 
tremblant  des  pieds  à  la  tète,  lln'aqu'une 
réponse  et  qu'un  refrain  :  Je  voudrais 
bien  m'en  aller! 

«  Vous  avez  vu  M.  Trinqueloi  battre  sa 
femme.  Dites  toute  la  vérité. 

—  Je  n'ai  rien  vu,  monsieur  le  prési- 
dent, et  je  coudraw  6ien  m'en  aller... 

—  Prenez  votre  temps  el  remeliez- 
vous. 

—  J'ai  un  frisson  de  l'occiput  à  l'or- 
teil... Ce  n'est  pas  ma  faute.  La  mère  dont 
je  suis  l'unique  fruit  m'a  lègue  son  uni- 
que tempérament  nerveux  et  impression- 
nable... L'auguste  appareil  de  la  justice, 
la  chaleur,  je  sens  que  je  me  dérobe...  7« 
voudrais  bien  m'en  aller.  » 

.\u  lieu  de  cela,  on  lui  donne  un  siège, 
et  il  reprend  en  s'y  laiss;int  choir  : 

«  Daignez  agréer  mes  excuses,  mais  j'ai 
IHJur  de  tout  !...  Le  pétard  le  plus  enfan- 
tin me  donne  des  frissonnements  intra- 
duisibles.C'esl  la  Révolution  qui  est  cause 
décela.  Cest  que  je  l'ai  traversée,  celle 
horrible  époque.  J'avais  vingt-neuf  mois 
lors  des  massacres  de  septembre... 

—  Cessez  de  divaguer  ainsi  el  répon- 
dez... 

—  Impossible,  monsieur,  impossible: 
je  sens  que  je  m'en  vas  sous  moi...  Per- 
mettez que  je  vous  lire  ma  révérence. 

—  .\^ez-vousvu  le  prévenu  baltre  sa 
femme,  oui  ou  non  ? 


MUSEE  DES  FAMIÎJ.ES. 


nr>i 


—  Allons,  voilà  que  ça  me  tient  dans 
le  ventre,  à  présent..  Les  émotions  me 
font  toujours  cet  effet...  Monsieur  le  pré- 
sident, vous  direz  tout  ce  que  vous  vou- 
drez, mais  il  faut  absolument  que  je  m'en 
aille...  » 

Et  le  petit  bonhomme  se  sauve,  en 
effet,  tenant  son  ventre  dans  les  deux 
mains.  la  ligure  aussi  écarlaie  qu'il  l'a- 
vait pâle  en  onlrant. 

Malheureusement  il  y  avait,  au  défaut 
de  témoignage,  un  certificat  de  médecin, 
et  M.  Trinquelot  fut  condamné  à  deux 
cents  francs  d'amende  et  aux  dépens, 
malgré  sa  vénération  pour  sa  personne 
et  son  état... 

Encore  une  fois,  nous  vous  jurons  que 
cette  comédie  valait  tous  les  spectacles 
qu'on  donne  en  ce  moment  à  Paris. 

—  Toute  la  littérature  est  aux  champs 
ou  en  voyage,  si  bien  qu'il  ne  paraît  plus  i 
de  nouveaux  livres...  Mais  les  anciens  re- 
paraissent et  les  meilleurs  sont  honorés 
d'une  seconde  édition.  C'est  ce  qui  vient 
d'arriver  aux  Poêles  contemporains  de  l'Al- 
lemagne, par  M.  N.  Martin,  ouvrage  ex- 
cellent publié  par  MM.  Renouard,  et  dont 
nous  avions  cité  à  nos  lecteurs  un  frag- 
ment si  remarquable.  Il  n'y  a  pas  plus  de 
cinq  à  six  mois  de  cela,  et  déjà  épuisés 
sous  le  format  in-S»,  les  Poètes  de  l'Alle- 
magne reçoivent  la  consécration  populaire 
du  format-Charpentier.  Ce  simple  fait  ne 
vaut-il  pas  tous  leséloges,  et  pouvons-nous 
mieux  recommander  à  nos lecteursl'ceuvre 
de  M.  Martin  ?  L'auteur,  du  reste,  en  étu- 
diant les  poètes,  ne  faitqucjugerses  pairs. 
Il  en  a  donné  mille  preuves  dans  ses  |)re- 
miers  ouvrages,  et  en  voici  une  de  plus 
qu'il  nous  envoie,  en  attendant  un  Voyage 
dans  le  Tyrbl  autrichien,  que  nous  parcour- 
rons bientôt  avec  lui.  La  Chansondulin  mé- 
rileraiti  par  sa  naïveté  poéli(iue,  d'être 
répétée  en  chœur  par  tous  les  paysans  et 
par  tous  les  ouvriers  qui  culliveiii  et  ira- 
vaillentcel  élément  de  tant  d'industries. 

LA  CHANSON  DC  LIN. 

Pourquoi  ne  pas  chanter  le  lin? 
Le  bit"  compte  assez  de  poêles. 

—  Plus  d'un  le  chantait,  dont  la  faim 
A  glacé  les  lèvres  muelUs. 

Je  chante  le  lin  qu'on  bénit 
Dans  les  vallons  et  les  montagnes; 
Le  lin  nourricier  (^ui  fournit 
Le  travail  aux  pauvres  campagnes; 

Le  lin  qui  protège  les  mœurs, 
En  rassemblant  au  seuil  tranquille. 
Les  parents,  les  fils  et  les  sœurs 
Autour  de  l'aïeule  qui  file. 
Sous  les  doigts  prompts  du  tisserand 
La  trame  se  remplit  sans  trêve  : 
Lundi  la  toile  s'«ntreprend, 
Samedi  soir  elle  s'achève. 

Puis  c'est  le  tour  du  blanchisseur. 
Le  lin  tissé,  dans  les  prairies 
S'étend,  sur  la  molle  épaisseur 
Des  herbes  hautes  et  fleuries. 

Aux  baisers  de  l'air,  du  soleil. 
Le  lin  qu'à  flots  clairs  l'onde  assiège, 
S'embellit  d'un  éclat  pareil 
Aux  vierges  flocons  de  la  neige. 

—  Et  le  prodige  est  accompli  ! 
Maintenant,  taillez  dans  la  toile; 


Comme  une  aile,  au  m.'it  assoupli 
Qu'elle  palpite,  blanche  voile! 

Qu'elle  brille  au  banquet  royal 
Sous  le  vermeil  qui  la  décore! 
Sous  le  chaume,  au  repas  frugal. 
Qu'elle  brille  bien  plus  encore! 
Honneur  plus  giand!  si  le  soldat, 
Blessé  d'une  balle  trop  sflre. 
S'arrache  sanglant  du  combat, 
Qu'on  l'effile  sur  sa  blessure  ! 
Linge  usé,  lambeau  sans  valeur, 
Sa  gloire  n'est  pas  éclipsée. 
Car  transformé  par  le  fouleur, 
Il  porte  eu  tous  lieux  la  pensée. 
N.  MARTIN. 

—  Il  y  a  quelque  temps,  on  vendait  un 
gobelet  à  Londres,  et  c'était  à  qui  met- 
trait son  enchère  sur  ce  gol)elet...  Il  monta 
à  cent  francs,  à  deux  cents,  à  mille,  à 
quinze  cents,  à  deux  mille,  enfin  à  trois 
mille  six  cent  soixante-sept  francs.  Il 
fut  adjugé  pour  cette  somme  énorme  à 
M.  Isachs,  marchand  de  bric-à-brac.  Quel 
est  donc  ce  gobelet,  et  qui  peut  lui  don- 
ner un  si  grand  prix?  D'abord  ,  il  a  près 
de  cent  ans.  En  176i,  le  maire  de  Straf- 
ford  l'a  offert  au  célèbre  comédien  Garrick. 
Celui-ci, ou  son  héritier,  le  céda  à  M.  Da- 
visson,  banquier  de  Londres,  et  c'était  la 
succession  de  ce  dernier  qui  le  faisait 
vendre  à  l'encan.  Voilà  pour  l'histoire. 
Quant  à  la  matière  et  à  la  forme,  le  go- 
belet est  fait  de  simple  bois  de  mû- 
rier,  entouré  de  cercles  de  vermeil,  et 
sculpté  sur  toutes  les  faces  et  sur  le  cou- 
vercle; le  tout  a  environ  onze  pouces  de 
haut...  Mais  encore  une  fois  pourquoi 
3,667  fr.?  C'est  que  les  sculptures  de  ce 
gobelet  représentent  les  principales  scènes 
des  pièces  de  Shakspeare;  c'est  qu'enfin 
ce  golxMet  a  été  taille,  en  1756,  par  l'hor- 
loger Scharp,  dans  le  bois  du  niflrier 
planté  en  1609  par  Shakspeare  lui-même, 
auprès  de  sa  maison  deStrafford!  El  voilà 
pourquoi  il  s'appelle  le  gobelet  de  Shaks- 
peare. 0  généreuses  illusions  de  la  gloire! 

—  A  propos  de  curiosités,  il  parait  qu'on 
va  vendre  à  Bologne  les  lignes,  les  lilets 
et  la  batterie  de  cuisine  de  Rossiiii.  Ce 
grand  homme,  qui  se  bornait  depuis  (|uinze 
ans  à  être  le  plus  inébranlable  pêcheur  à 
la  ligne  et  le  plus  adroit  cuisinier  des  cinq 
parties  du  monde,  vient  de  renoncer  à 
cette  gloire  et  à  tous  ses  fragiles  instru- 
ments, dans  un  beau  mouvement  d'ému- 
lation Il  s'est  souvenu  qu'un  personnage 
(le  son  nom  avait  fait  autrefois  Le  Bar- 
bier de  Sévilte,  Guillaume  Tellel  dix  autres 
chefs-d'u'uvro  de  musique,  (lui  lui  ont 
mérité  une  statue  dans  le  temple  de  l'har- 
monie parisienne,  et  il  s'est  mis  décidé- 
ment à  écrire  pour  notre  Académie  royale 
un  opéra  qui  égalera,  dit-on,  le  mérite 
et  la  renommée  de  ceux  de  l'ancien 
Rossini.  MM.  Niédermeyer  et  Gustave 
Vaëz  l'assistent  dans  son  travail,  et  en- 
voient toutes  les  semaines  un  bulletin  à 
M.  Léon  Pillet.  Le  grand  homme  est  au 
quatrième  acte ,  et  il  n'a  pas  encore  repris 
une  seule  fois  ses  lignes  et  ses  casseroles. 
Néanmoins  M.  Léon  Fillet  ne  sera  tout  à 
fait  tranquille  que  quand  ces  jouets  de 
l'Achille  musical  auront  été  vendus  à  l'en- 
can. Lui-même  offre  cinquante  pistoles 


du  four  de  campagne  et  dix  mille  livres 
de  la  ligne  de  fond. 

—  L'attention  des  Parisiens  qui  sont 
encore  à  Paris  s'est  vivement  fiortée  sur 
les  produits  rapportés  de  Chine  par  nos 
délégués  industriels,  et  exposés  depuis  le 
17  juillet  dans  la  rue  Neuve-Saint-Lau- 
rent. On  a  surtout  remarqué  les  joujous, 
les  albums  d'agriculture,  les  pipes  à  l'o- 
pium, les  sabres  verts  des  mandarins,  les 
armes  des  soldats,  les  ustensiles  de  mé- 
nage et  les  pieds  de  dames  reproduits 
en  cire.  Il  faut  voir  ces  pieds fiour  y  croire! 
Les  doigts  et  le  t.tlon  sont  si  bien  rame- 
nés sous  la  plante,  que  h;  tout  offre  à  peti 
près  la  grosseur  d'un  œuf  de  {mule.  C'est 
hideux  !La  dame  chinoise  se  meut  sur  les 
pouces  à  l'aide  d'un  bfitou,  en  se  balan- 
çant comme  un  canard  engrai-«é.  Les  Chi- 
nois assurent  «lu'ils  ne  peuvent  fixer  l'in- 
constance de  leurs  femmes  qu'en  les  em- 
pêchant ainsi  de  marcher.  Les  paysannes 
qui  ne  peuvent  se  réduire  les  pieds,  les 
dissimulent  au  moyen  d'un  morceau  de 
bois  attaché  sous  le  talon  avec  des  ban- 
delettes. 0  civilisation  du  grand  empire! 
Les  mains  ont  un  autre  agrément,  ce  sont 
des  ongles  qui  ressemblent  à  de  véritables 
griffes. 

On  peut  se  figurer,  rue  Saint-Laurent, 
toute  la  population  chinoise  :  les  lettrés 
avec  la  plume  de  paon,  croix  d'honneur 
du  pays,  et  les  mandarins  avec  leurs  deux 
sabres  verts,  avec  lesquels  on  fait  le  mou- 
linet devant  eux,  leur  plaque  sur  la  poi- 
trine et  leur  bouton  au  chapeau;  le  bour- 
geois sous  son  paletot  flottant,  le  soldat 
sous  ses  armes  étranges,  et  les  femmes 
dans  leurs  costumes,  que  de  jolies  Pari- 
siennes ont  essayés,  dit-on,  avec  le  plus 
grand  succès.  Avis  aux  modistes  pourcet 
hiver  ! 

La  bimbeloterie  est  d'une  variété  pro- 
digieuse et  d'un  travail  inimaginable. 

Quelques  pièces  d'orft  vrerie  étonne- 
ront nos  plus  habiles  ciseleurs. 

Les  armes  et  la  coutellerie  sont  fort  élé- 
mentaires, mais  d'une  modicité  de  prix 
à  humilier  Chàtelleraul.  Les  cartes  et  les 
plans,  surtout  celui  de  Canton,  avec  sa 
ville  tlotiante  et  ses  bateaux  de  fleurs, 
l'album  des  vers  à  soie,  publié  par  un  em- 
pereur, les  dessins  de  lentures  et  d'étoffes, 
forment  un  ensemble  Irès-inslrnclif  et 
dont  nos  artistes  industriel.^  tireront  un 
grand  parti. 

Quant  aux  soies  et  aux  tissus  de  tout 
genre,  ils  sont  fort  curieux  a.ssurément, 
mais  ils  n'ont  rien  d'inquiétant  pour  les 
habiles  ouvriers    de  nos  manufactures. 

—  Voici  une  découverte  qui  n'arrive 
point  de  Chine,  et  qui  n'en  a  pas  moins  de 
chances  de  succès.  C'est  le  nouveau  sys- 
tème de  M.  Bencraft  pour  atteler  et  seller 
les  chevaux.  Cela  interesse  tant  de  per- 
sonnes... et  tant  de  bètes,  que  nous  de- 
vons en  faire  part  au  public.  El  puis,  il 
est  noble  et  généreux  de  s'occuper  des 
chevaux, — par  les  chemins  de  fer  qui  cou- 
rent, ou  qui  ne  courent  pas!  Le  système 
Bencraft  est  aussi  simple  qu'ingénieux. 
Il  consiste,  1°  pour  l'attelage,  à  remon- 
ter de  beaucoup  le  point  où  le  trait  s'at- 
tache au  collier,  ce  qui  laisse  au  cheval 
toute  s?  liberté  de  mouvements;  8»  pour 


352 


LECTURES  DU  SOIR. 


la  selle,  à  poser  une  plaque  tl'acicr  élas- 
tique portant  sur  les  arçons,  auxquels  elle 
est  perpendiculaire,  de  façon  que  le  cava- 
lier ne  pèse  jamais  directement  sur  le 
cheval  et  sur  un  seul  point,  mais  sur  toute 
la  partie  solide  de  la  selle.— Le  vainqueur 
du  dernier  grand  .steeple -chase  de  la 
Croix-de-Berny,  M.  W.  Peel,  a  dû  son 
triomphe  à  la  selle  Bencraft. 

Un  juge  expert,  M.  le  baron  de  Cur- 
nieu,  raconte  ainsi  l'expérience  qu'il  a 
(aile  de  l'attelage  remonté  : 

«J'ai  attelé  avec  le  collier  de  M.  Bencraft 
un  cheval  de  cabriolet  à  moi  bien  connu, 
et  cela  six  heures  par  jour  dans  Paris 
pendant  une  semaine;  il  a  marché  mieux 
que  d'habitude.  Je  lui  ai  fait  faire  un 
voyage  d'une  quarantaine  de  lieues  en 
quatre  jours,  même  résultat.  Enfin,  j'ai 
attelé  au  cabriolet  un  cheval  qui  ne  l'avait 
peut-être  été  que  fort  peu,  et  qui,  à  ma 
connaissance,  ne  l'avait  pas  été  de  deux 
mois;  j'ai  attelé  à  la  charrette  un  vieux 
cheval  de  selle  dont  les  épaules  n'étaient 
pas  faites  et  qu'un  collier  ordinaire  ve- 
nait d'écorcher  ;  la  blessure  a  séché,  même 
pendant  le  travail,  sous  le  collier  Bencraft. 
Or,  tous  ceux  qui  attellent  des  chevaux 
savent  la  difficulté,  ou  plutôt  l'impossi- 
bilité de  faire  les  épaules  sans  les  écor- 
cher,  ou  au  moins  sans  les  friser.  »  Mais 


une  gravure  parlera  plus  éloquemment  [cheval attelé  suivant  le  systt" 
que  tous  ces  éloges;  voici  l'image  d'un 


■me  Bencraft. 
P.C. 


Cheval  attelé  suivant  le  système  Bencraft,  A,  point  de  traction.  B,  courroie. 


AVIS  AUX  ABONNÉS. 


Les  abonnés  du  Musée  des  familles  qui  l'ont  suivi  depuis  sa 
fondation  jusqu'à  ce  jour  ont  pu  remarquer  les  progrès  sou- 
tenus de  la  rédaction,  de  l'administration,  de  la  gravure,  de 
l'impression  et  du  papier.  Ces  progrès  les  auront  frappés, 
surtout  dans  les  derniers  volumes.  Un  simple  coup  d'œil 
jeté  sur  la  collection  convaincrait,  à  cet  égard,  le?  plus  in- 
crédules. Décidés  à  marcher  toujours  en  avant,  et  à  mainte- 
nir notre  Recueil  au-dessus  de  toute  concurrence,  nous 
allons  l'améliorer  encore  et  le  développer  tout  à  la  fois,  à  par- 
tir d'octobre  prochain,  au  moyen  d'une  distribution  nou- 
velle et  d'une  minime  augmentation  de  prix. 

l"  Amélioratio.n.  Nous  acquerrons  des  caractères  neufs, 
et  nous  ferons  tirer,  sécher  et  satiner  à  loisir  chaque  livrai- 
son un  mois  d'avance,  ce  qui  doublera  la  netteté  de  l'im- 
pression, la  liucsse  des  gravures  et  l'éclat  du  papier.  Le  Mu- 
sée des  familles  fouvrTti  désormais  braver  la  comparaison  avec 
les  plus  brillants  chefs-d'œuvre  de  la  typographie  illustrée. 

Mais  comment  concilierons-nous  ce  tirage  fait  un  mois 
d'avance  avec  l'actualité  du  Mercure,  cette  partie  vivante  du 
Musée,  qni  lui  donne  l'intérêt  d'un  journal  mensuel?  C'est 
pour  résoudre  ce  problème  que  nous  élargirons  et  distri- 
buerons autrement  notre  cadre. 

2"  DÉVELOPPEMENTS.  Lcs  dcux  fcuillcs  d'imprcssion  (16 
pages,  32  colonnes)  qui  composent  chaque  livraison  seront 
divisées  en  doux  parties  inégales.  Les  sept  premiers  hui- 
tièmes renfermeront,  comme  de  coutume,  les  études  spé- 
ciales, les  articles  variés,  les  nouvelles  morales,  qui  forment 
notre  BibliotuIcqde  et  notre  Mcsée  proprement  dits.  Dans 
le  dernier  huitième,  nous  continuerons  d'insérer  les  nou- 
velles, les  découvertes  et  les  curiosités  importantes  de  la 
science,  de  la  littérature,  des  arts,  des  travaux  publics,  des 
salons  même  et  dos  modes,  qui  ont  aussi  leur  côté  grave,  on 
un  mot  tous  les  faits  qui  joignent  à  l'intérêt  du  moment  un 
intérêt  d'avenir,  —  dont  il  convient  de  fixer  le  souvenir  par 
une  gravure  explicative,  et  qu'il  peut  être  utile  et  agréable 
d(^  retrouver  [dans  notre  Recueil,  non-seulement  au  bout 
d'un  mois,  mais  encore  après  de  longues  années.  Ce  sera  là 
la  portion  solide  et  durable  de  ce  que  nous  appelons  notre 


JocRXAL.  Reléguée  trop  souvent  jusqu'ici  dans  le  Mercure, 
elle  méritait  une  place  plus  considérable.  Reste  la  portion 
légère,  anecdotique,  amusante,  passagère,  en  un  mol,  de 
l'ancien  Mercure.  Cette  causerie,  nous  le  savons,  a  son  prix 
et  son  charme.  Loin  d'être  sacrifiée  par  nous,  elle  sera  plus 
actuelle,  plus  complote  et  plus  étendue  qu'auparavant.  Nous 
l'imprimerons  et  la  tirerons  à  part,  au  dernier  moment,  sur 
les  deux  pages  intérieures  de  la  couverture  des  livraisons, 
à  laquelle  nous  consacrerons  désormais  un  papier  plus  clair 
et  plus  fin. 

De  cette  façon,  l'ensemble  du  Musée  contiendra  chaque 
mois,  en  plus,  deux  pages  de  trois  colonnes,  ce  qui  donnera 
tous  les  ans  à  nos  lecteurs  un  bénéfice  de  soixante-douze 
colonnes.  Les  abonnés  qui  voudront  conserver  ces  Mercures 
tirés  à  part  n'auront  qu'à  réunir  toutes  les  couvertures  de 
l'année.  Ils  auront  ainsi  une  double  collection. 

3"*  AcGMENTATiox  DU  PBix  d'aboxnement.  Cette  augmen- 
tation sera  de  80  centimes  par  an.  Le  nouveau  prix  sera  donc, 
à  partir  d'octobre  1846  :  6  francs  pour  Paris  et  7  francs  50  c. 
pour  les  départements. 

Tous  nos  abonnés  sans  ciception,  nous  en  avons  la  con- 
fiance, trouveront  une  augmentation  si  légère  plus  que  justi- 
fiée par  les  améliorations  déjà  réalisées  depuis  douze  ans,  à 
plus  forte  raison  par  les  nouveaux  progrès  et  l'heureux  dé- 
veloppement que  nous  allons  réaliser.  Il  va  sans  dire  que,  en 
même  temps  que  nos  gravures  se  perfectionneront  encore, 
notre  rédaction  sera  plus  que  jamais  instructive,  amusante, 
religieuse,  morale,  et  plus  que  jamais  signée  des  meilleurs 
noms  de  notre  littérature.  On  en  trouvera  la  preuve  à  la  fin 
du  numéro  de  septembre  prochain,  dans  la  table  détaillée  du 
13e  volume,  et  dans  la  liste  des  articles  qui  formeront  le  vo- 
lume suivant. 

Nous  publierons  prochainement  une  table  complote,  alpha- 
bétique et  méthodique,  par  ordre  d'auteurs  et  par  onlre  do 
matières,  des  dix  premiers  volumes  du  Musée  des  Familles. 

EunATCM  IMPORTANT.  La  gravurodc  la  page  297,  numéro 
de  juillet  dernier,  représente  la  Grotte  de  Notre-Davie  de  la 
Dalme,  cl  non  V  Eglise  de  Saint -Maurice,  à  Vienne. 


< 


XII. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


3ô3 


l  -. 


LE  PAVILLON  SUR  LEAl 


NOUVELLE  CfFLNOISE. 


Dans  Fa  province  de  Canlon  ,  à  quel.]ues  //  de  la  ville , 
demeuraient  porte  à  porte  deux  riches  Chinois  retires 
SErTF.MW.E  iJJiG. 


des  affaires;  à  quelle  épocpie,  cVit  ce  qu'il  importe  peu 
de  savoir,  les  contes  n'ont  pas  besoin  d'iuie  chronologie 

—  45  —  Tr.ElZliVE  VOLLME. 


354 


LECTURES  DU  SOÎR. 


bien  précise.  L'un  de  ces  Chinois  s'appelait  Tou,  et  l'autre 
Kouan  ;  Tou  avait  occupé  de  hautes  fonctions  scientifiques. 
Il  était  hanlin  et  lettré  de  la  Chambre  de  jaspe  ;  Kouan, 
dans  des  emplois  moins  relevés,  avait  su  amasser  de  la 
fortune  et  de  la  considération. 

Tou  et  Kouan,  que  reliait  une  parenté  éloignée,  s'é- 
taient aimés  autrefois.  Plus  jeunes,  ils  se  plaisaient  à  se 
réunir  avec  quelques-uns  de  leurs  anciens  condisciples,  et, 
pendant  les  soirées  d'automne,  ils  faisaient  voltiger  le  pin- 
ceau chargé  de  noir  sur  le  treillis  du  papier  à  fleurs,  et  cé- 
lébraient par  des  improvisations  la  beauté  des  reines-raar- 
guerites,  tout  en  buvant  de  petites  tasses  de  vin;  mais 
leurs  deux  caractères,  qui  ne  présentaient  d'abord  que  des 
différences  presque  insensibles,  devinrent,  avec  le  temps, 
tout  à  fait  opposés.  Telle  une  branche  d'amandier  qui  se 
bifurque  et  dont  les  baguettes,  rapprochées  par  le  bas,  s'é- 
cartent complètement  au  sommet,  de  sorte  que  l'une  ré- 
pand son  parfum  amer  dans  le  jardin,  tandis  que  l'autre 
secoue  sa  neige  de  fleurs  en  dehors  de  la  muraille. 

D'année  en  année,  Tou  prenait  de  la  gravité  ;  son  ventre 
s'arrondissait  majestueusement,  son  triple  menton  s'éta- 
geait  d'un  air  solennel,  il  ne  faisait  plus  que  des  distiques 
moraux  bons  à  suspendre  aux  poteaux  des  pavillons. 

Kouan,  au  contraire,  semblait  se  ragaillardir  avec  l'âge, 
il  chantait  plus  joyeusement  que  jamais  le  vin,  les  fleurs  et 
les  hirondelles.  Son  esprit,  débarrassé  des  soins  vulgaires, 
était  vif,  alerte  comme  celui  d'un  jeune  homme,  et  quand  le 
mot  qu'il  fallait  enchâsser  dans  un  vers  avait  été  donné,  sa 
main  n'hésitait  pas  un  seul  instant. 

Peu  à  peu  les  deux  amis  s'étaient  pris  d'animosité  l'un 
contre  l'autre.  Ils  ne  pouvaient  plus  se  parler  sans  s'égra- 
tigner  de  paroles  piquantes,  et  ils  étaient  comme  deux  haies 
de  ronces,  hérissés  d'épines  et  de  grifTes.  Les  choses  en  vin- 
rent au  point  qu'ils  n'eurent  plus  aucun  rapport  ensemble 
et  firent  pendre,  chacun  de  son  côté,  à  la  façade  de  leurs 
maisons,  une  tablette  portant  la  défense  formelle  qu'aucun 
des  habitants  du  logis  voisin,  sous  quelque  prétexte  que 
ce  fût,  en  franchit  jamais  le  seuil. 

ils  auraient  bien  voulu  pouvoir  déraciner  leurs  maisons  et 
les  planter  ailleurs  ;  malheureusement  cela  n'était  pas  pos- 
sible. Tou  essaya  même  de  vendre  sa  propriété  ;  mais  il  n'en 
put  trouver  un  prix  raisonnable,  et  d'ailleurs  il  en  coûte  tou- 
jours de  quitter  les  lambris  sculptés,  les  tables  polies,  les 
fenêtres  transparentes,  les  treillis  dorés,  les  sièges  de  bam- 
bou, les  vases  de  porcelaine,  les  cabinets  de  laque  rouge  ou 
noire,  les  cartouches  d'anciens  poëmes,  qu'on  a  pris  tant 
de  peine  à  disposer  ;  il  est  dur  de  céder  à  d'autres  le  jardin 
qu'on  a  planté  soi-même  de  saules,  de  pêchers  et  de  pru- 
niers, où  l'on  a  vu,  chaque  printemps,  s'épanouir  la  jolie 
fleur  de  mér;  chacun  de  ces  objets  attache  le  cœur  de 
l'homme  avec  un  fil  plus  ténu  que  la  soie,  mais  aussi  diffi- 
cile à  rompre  qu'une  chaîne  de  fer. 

A  l'époque  où  Tou  et  Kouan  étaient  amis,  ils  avaient  fait 
élever  dans  leur  jardin  chacun  un  pavillon ,  sur  le  bord 
d'une  pièce  d'eau  commune  aux  deux  propriétés  :  c'était 
un  plaisir  pour  eux  de  s'envoyer  du  haut  du  balcon  des 
salutations  familières  et  de  fumer  la  goutte  d'opium  en- 
flammé sur  le  champignon  de  porcelaine  en  échangeant 
des  bouffées  bienveillantes  ;  mais  depuis  leurs  dis-sensions, 
ils  avaient  fait  bâtir  un  mur  qui  séparait  l'étang  en  deux 
portions  égales  ;  seulement,  comme  la  profondeur  du  bas- 
sin était  grande,  le  mur  s'appuyait  sur  des  pilotis  formant 
des  espèces  d'arcades  basses,  dont  les  baies  laissaient  passer 
les  eaux  sur  lesquelles  s'allongeaient  les  reflets  du  pavillon 
opposé. 
Ces  pavillons  comptaient  trois  étages  avec  des  terrasses 


en  retraite.  Les  toits,  retroussés  et  courbés  aux  angles  en 
pointes  de  sabot,  étaient  couverts  de  tuiles  rondes  bril- 
lantes et  semblables  aux  écailles  qui  papelonnent  le  ventre 
des  carpes  ;  sur  chaque  arête  se  profilaient  des  dentelures 
en  forme  de  feuillages  et  de  dragons.  Des  piliers  de  vernis 
rouge,  réunis  par  une  frise  découpée  à  jours,  comme  la 
feuille  d'ivoire  d'un  éventail,  soutenaient  cette  toiture  élé- 
gante. Leurs  fûts  reposaient  sur  un  petit  mur  bas,  plaqué 
de  carreaux  de  porcelaine  disposés  avec  une  agréable  sy- 
métrie, et  bordé  d'un  garde-fou  d'un  dessin  bizarre,  de 
manière  à  former  devant  le  corps  de  logis  une  galerie  ou- 
verte. 

Cette  disposition  se  répétait  à  chaque  étage,  non  sans 
quelques  variantes  :  ici  les  carreaux  de  porcelaine  étaient 
remplacés  par  des  bas-reliefs  représentant  divers  sujets  de 
la  vie  champêtre  ;  un  lacis  débranches  curieusement  dif- 
formes et  faisant  des  coudes  inattendus,  se  substituait  au 
balcon  ;  des  poteaux,  peints  de  couleurs  vives,  servaient 
de  piédestaux  à  des  chimères  verruqueuses,  à  des  monstres 
fantastiques,  produit  de  toutes  les  impossibilités  soudées 
ensemble.  L'édifice  se  terminait  par  une  corniche  évidée 
et  dorée,  garnie  d'une  balustrade  de  bambou  aux  nœuds 
égaux,  ornée  à  chaque  compartiment  d'une  boule  de  métal. 
L'intérieur  n'était  pas  moins  somptueux  :  aux  parois  des 
murailles,  des  vers  de  Touchi  et  de  Litaipe  étaient  écrits 
d'une  main  agile  par  lignes  perpendiculaires,  en  carac- 
tères d'or  sur  fond  de  laque.  Des  feuilles  de  talc  laissaient 
filtrer  à  travers  les  fenêtres  un  jour  laiteux  et  couleur 
d'opale,  et  sur  leur  rebord,  des  pots  de  pivoine,  d'orchis, 
de  primevères  delà  Chine,  d'érythrine  à  fleurs  blanches, 
placés  avec  art,  réjouissaient  les  yeux  par  leurs  nuances 
délicates.  Des  carreaux,  d'une  soie  magnifiquement  rama- 
gée,  étaient.disposées  dans  les  coins  de  chaque  chambre  ; 
et  sur  les  tables,  qui  renvoyaient  des  reflets  comme  un  mi- 
roir, on  trouvait  toujours  des  cure-dents,  des  éventails, 
des  pipes  d'ébène,  des  pierres  de  porphyre,  des  pinceaux, 
et  tout  ce  qui  est  nécessaire  pour  écrire. 

Des  rochers  artificiels,  dans  l'interstice  desquels  des 
saules,  des  noyers  plongeaient  leurs  racines,  servaient  du 
côté  de  la  terre  de  base  à  ces  constructions  ;  du  côté  de  l'eau 
elles  portaient  sur  des  poteaux  de  bois  indestructible. 

C'était  en  réalité  un  coup  d'oeil  charmant  de  voir  le 
saule  précipiter  du  haut  de  ces  roches*  vers  la  surface  de 
l'eau  ses  filaments  d'or  et  ses  houppes  de  soie,  et  les  cou- 
leurs brillantes  des  pavillons  reluire  dans  un  cadre  de  feuil- 
lages bigarrés. 

Sous  le  cristal  de  l'onde,  folâtraient  par  bandes  des 
poissons  d'azur  écaillés  d'or;  des  flottes  de  jolis  canards 
à  cols  d'émeraude  manœuvraient  en  tous  sens ,  et  les 
larges  feuilles  du  nymphœa-nelumbo  s'étalaient  pare.sseu- 
seraent  sous  la  transparence  diamantée  de  ce  petit  lac  ali- 
menté par  une  source  vive. 

Excepté  vers  le  milieu,  où  le  fond  était  formé  d'un  sable 
argenté  d'une  finesse  extraordinaire,  cl  où  les  bouillons  de 
la  source  qui  sourdait  n'eussent  pas  permis  à  la  végétation 
aquatique  d'implanter  ses  fibrilles,  tout  le  reste  de  l'étang 
était  tapissé  du  plus  beau  velours  vert  qu'on  puisse  imagi- 
ner, par  des  nappes  de  cresson  vivace. 

Sans  cette  vilaine  muraille,  élevée  par  l'inimitié  récipro- 
que des  deux  voisins,  il  n'y  eût  pas  eu  assurément,  dans 
toute  l'étendue  de  l'Empire  du  milieu,  qui,  comme  on  sait, 
occupe  plus  des  trois  quarts  du  monde,  un  jardin  plus  pit- 
toresque et  plus  délicieux  ;  chacun  eût  agrandi  sa  pro- 
priété de  la  vue  de  celle  de  l'autre;  car  l'homme  ici-bas  ue 
peut  prendre  des  objets  que  l'apparence. 
Telle  qu'elle  était  cependant,  un  sîige  n'eût  pas  souhaité. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


.-^55 


pour  terminer  sa  vie  dans  la  contemplaiion  de  la  nature  et 
les  amusements  de  la  poésie,  une  retraite  plus  fraîche  et 
plus  propire. 

Tou  et  Rouan  avaient  gagné  à  leur  mésintelligence  une 
muraille  pour  toute  perspective,  et  s'étaient  privés  réci- 
proquement de  la  vue  des  charmants  pavillons,  mais  ils  se 
consolaient  par  l'idée  d'avoir  fait  tort  chacun  à  son  voisin. 

Cet  état  de  choses  régnait  déjà  depuis  quelques  années  : 
les  orties  et  les  mauvaises  herbes  avaient  envahi  les  sen- 
tiers qui  conduisaient  d'une  maison  à  l'autre.  Les  branches 
d'arbustes  épineux  s'entre-croisaient,  comme  si  elles  eus- 
sent voulu  intercepter  toute  communication  ;  on  eût  dit 
que  les  plantes  comprenaient  les  dissensions  qui  divisaient 
les  deux  anciens  amis,  et  y  prenaient  part  en  tâchant  de  les 
séparer  encore  davantage. 

Pendant  ce  temps,  les  femmes  de  Tou  et  de  Rouan  avaient 
chacune  donné  le  jour  à  un  enfant.  M"«  Ton  était  mère 
d'une  charmante  fille,  et  M"»  Rouan,  d'un  garçon  le  plus 
joli  du  monde.  Cet  heureux  événement,  qui  avait  mis  la  joie 
dans  les  deux  maisons,  était  ignoré  de  part  et  d'autre,  car, 
bien  que  leurs  propriétés  se  touchassent,  les  deux  Chinois 
vivaient  aussi  étrangers  l'un  à  l'autre  que  s'ils  eussent  été 
séparés  par  le  fleuve  Jaune  ou  la  grande  muraille  ;  les  con- 
naissances communes  évitaient  toute  allusion  à  la  maison 
voisine,  et  les  serviteurs,  s'ils  se  rencontraient  par  hasard, 
avaient  ordre  de  ne  se  point  parler  sous  peine  du  fouet  et 
de  la  cangue. 

Le  garçon  s'appelait  Tchin-Sing,  et  la  fille,  Ju-Riouan , 
c'est-à-dire  la  perle  et  le  jaspe  ;  leur  parfaite  beauté  justi- 
fiait le  choix  de  ces  noms.  Dès  qu'ils  furent  un  peu  gran- 
delets,  la  muraille,  qui  coupait  l'étang  en  deux  et  bornait 
désagréablement  la  vue  de  ce  côté,  attira  leur  attention,  et 
ils  demandèrent  à  leurs  parents  ce  qu'il  y  avait  derrière 
cette  clôture  si  singulièrement  posée  au  milieu  d'une  pièce 
d'eau,  et  à  qui  appartenaient  les  grands  arbres  dont  on  aper- 
cevait la  cime. 

On  leur  répondait  que  c'était  l'habitation  de  gens  bizarres, 
quinteux,-reveches  et  de  tout  point  insociables,  et  que 
cette  clôture  avait  été  faite  pour  se  défendre  du  contact  de 
si  méchants  voisins. 

Celte  explication  avait  suffi  à  ces  enfants,  ils  s'étaient  ac- 
coutumés à  la  muraille  et  n'y  prenaient  plus  garde. 

Ju-Riouan  croissait  en  grâces  et  en  perfections  ;  elle  était 
habile  à  tous  les  travaux  de  son  sexe,  et  maniait  l'aiguille 
avec  une  adresse  incomparable.  Les  papillons  qu'elle  bro- 
dait sur  le  satin  semblaient  vivre  et  battre  des  ailes,  vous 
eussiez  juré  entendre  le  chant  des  oiseaux  qu'elle  fixait  au 
canevas  ;  plus  d'un  nez  abusé  se  colla  sur  ses  tapisseries  pour 
respirer  le  parfum  des  fleurs  qu'elle  y  semait.  Les  talents 
de  Ju-Riouan  ne  se  bornaient  pas  là,  elle  savait  par  cœur  le 
livre  des  Odes  et  les  cinq  règles  de  conduite  ;  jamais  main 
plus  légère  ne  jeta  sur  le  papier  de  soie"  des  caractères  plus 
hardis  et  plus  nets.  Les  dragons  ne  sont  pas  plus  rapides 
dans  leur  vol,  que  son  poignet  lorsqu'il  fait  pleuvoir  la 
pluie  noire  du  pinceau.  Elle  connaissait  tous  les  modes  de 
poésies,  le  Tardif,  le  fldfé,  YÉlevé  et  le  Rentrant,  et  com- 
posait des  pièces  pleines  de  mérite  sur  les  sujets  qui  doi- 
vent naturellement  frapper  une  jeune  fille,  le  retour  des  hi- 
rondelles ,  les  saules  printaniers,  les  reines-marguerites 
et  autres  objets  analogues.  Plus  d'un  lettré  qui  se  croit 
digne  d'enfourcher  le  cheval  d'or,  n'eût  pas  improvisé  avec 
autant  de  facilité. 

Tchin-Sing  n'avait  pas  moins  profité  de  ses  études,  son 
nom  se  trouvait  être  des  premiers  sur  la  liste  des  examens. 
Quoiqu'il  fût  bien  jeune,  il  eût  pu  se  coiffer  du  bonnet 
noir,  et  déjà  towtes  les  mères  pensaient  qu'un  garçon  si 


avancé  dans  la  science  ferait  un  excellent  gendre  et  par- 
viendrait bientôt  aux  plus  hautes  dignités  littéraires;  mais 
Tchin-Sing  répondait  d'un  air  enjoué  aux  négociateurs 
qu'on  lui  envoyait,  qu'il  était  trop  tôt,  et  qu'il  désirait  jouir 
encore  quelque  temps  de  sa  liberté.  Il  refusa  successive- 
ment Hongiu,  Lo  Mengli,  Oma,  Pofo  et  autres  jeunes  per- 
sonnes fort  distinguées.  Jamais,  sans  excepter  le  beau  Fan- 
gan.  dont  les  dames  remplissaient  la  voiture  d'oranges  et 
de  sucreries  lorsqu'il  revenait  de  tirer  de  l'arc,  jeune 
homme  ne  fut  plus  choyé  et  ne  reçut  plus  d'avances  :  mais 
son  cœur  paraissait  insensible  à  l'amour,  non  par  froideur, 
car  à  raille  détails  on  pouvait  deviner  que  Tchin-Sing  avait 
l'âme  tendre;  on  eût  dit  qu'il  se  souvenait  d'une  image 
connue  dans  une  existence  antérieure,  et  qu'il  espérait  re- 
trouver dans  celle-ci.  On  avait  beau  lui  vanter  les  sourcils 
de  feuille  de  saule,  les  pieds  imperceptibles,  et  la  taille  de 
libellule  des  beautés  qu'on  lui  proposait,  il  écoutait  d'un 
air  distrait  et  comme  pensant  à  tout  autre  chose. 

De  son  côté  Ju-Riouan  ne  se  montrait  pas  moins  difficile, 
elle  éconduisait  tous  les  prétendants.  Celui-ci  saluait  sans 
grâce,  celui-là  n'était  pas  soigneux  sur  ses  habits  ;  l'un  avait 
une  écriture  lourde  et  commune,  l'autre  ne  savait  pas  le 
livre  des  vers,  ou  s'était  trompé  sur  la  rime  ;  bref,  ils  avaient 
tous  un  défaut  quelconque.  Ju-Riouan  en  traçait  des  por- 
traits si  comiques,  que  ses  parents  finissaient  par  en  rire 
eux-mêmes,  et  mettaient  à  la  porte,  le  plus  poliment  du 
monde,  le  pauvre  aspirant  qui  croyait  déjà  poser  le  pied 
sur  le  seuil  du  pavillon  oriental. 

A  la  fin  les  parents  des  deux  enfants  s'alarmèrent  de 
leur  persistance  à  repousser  tous  les  partis  qu'on  leur  pré- 
sentait. M"*  Tou  et  M"»  Rouan,  préoccupées  sans  doute  de 
ces  idées  de  mariage,  continuaient  dans  leurs  rêves  de  nuit 
leurs  pensées  de  jour.  —  Un  des  songes  qu'elles  firent  les 
frappa  particulièrement.  M"*  Rouan  rêva  qu'elle  voyait  sur 
la  poitrine  de  son  fils  Tchin-Sing,  une  pierre  de  jaspe  si 
merveilleusement  polie,  qu'elle  jetait  des  rayons  comme  une 
escarboucle  ;  de  son  côté  M"*  Tou  rêva  que  sa  fille  portait 
au  cou  une  perle  du  plus  bel  orient  et  d'une  valeur  inestima- 
ble. Quelle  signification  pouvaient  avoir  ces  deux  songes? 
celui  de  M"*  Rouan  présageait-il  à  Tchin-Sing  les  honneurs 
de  l'Académie  impériale,  et  celui  de  M™»  Tou  voulait-il 
dire  que  Ju-Riouan  trouverait  quelque  trésor  enfoui  dans 
le  jardin  ou  sous  une  brique  de  l'àtre.  Une  telle  explication 
n'avait  rien  de  déraisonnable,  et  plus  d'un  s'en  fût  con- 
tenté; mais  les  bonnes  dames  virent  dans  ce  songe  des  al- 
lusions à  des  mariages  extrêmement  avantageux  que  de- 
vaient bientôt  conclure  leurs  enfants.  Malheureusement 
Tchin-Sing  et  Ju-Riouan  persistaient  plus  que  jamais  dans 
leur  résolution,  et  démentaient  la  prophétie. 

Rouan  etTou,  quoiqu'ils  n'eussent  rien  rêvé,  s'étonnaient 
d'une  pareille  opiniâtreté,  le  mariage  étant  d'ordinaire 
une  cérémonie  pour  laquelle  les  jeunes  gens  ne  montrent 
pas  une  aversion  si  soutenue  ;  ils  s'imaginèrent  que  cette 
résistance  venait  peut-être  d'une  inclination  préconçue; 
mais  Tchin-Sing  ne  faisait  la  cour  à  aucune  jeune  fille,  et 
nul  jeune  homme  ne  se  promenait  le  long  des  treillis  de 
Ju-Riouan.  Quelques  jours  d'observation  suffirent  pour  en 
convaincre  les  deux  familles.  M""*  Tou  et  M"»  Rouan  cru- 
rent plus  que  jamais  aux  grandes  destinées  présagées  par 
le  rêve. 

Les  deux  femmes  allèrent,  chacune  de  son  côté,  consulter 
le  bonze  du  temple  de  Fô,  un  bel  édifice  aux  toits  décou- 
pés, aux  fenêtres  rondes,  tout  reluisant  d'or  et  de  vernis, 
plaqué  de  tablettes  votives,  orné  de  luàts  d'où  flottent  de^ 
bannières  de  soie  historiées  de  cliinitres  et  de  dragons,  om- 
bragé d'arbres  millénaires  et  d'une  grosseur  monstrueuse. 


350 


LECTURES  DU  SOIR. 


Après  avoir  brûlé  du  papier  doré  et  des  parfums  devant  l'i- 
dole, le  bonze  répondit  à  M"«  Tou  qu'il  fallait  le  jaspe  à  la 
perle,  et  à  M""'  Kouan  qu'il  fallait  la  perle  au  jaspe  ;  que 
leur  union  seule  pourrait  terminer  toutes  les  difficultés. 


Peu  satisfaites  de  celle  réponse  ambiguë,  les  deux  femmes 
revinrent  chez  elles,  sans  s'être  vues  au  temple,  par  un 
chemin  différent;  leur  perplexité  était  encore  plus  grande 
qu'auparavant. 


Or,  il  arriva  qu'un  jour  Ju-Kiouan  était  accoudée  à  la  ba- 
lustrade du  pavillon  champêtre,  précisément  à  l'heure  où 
Tchin-Sing  en  faisait  autant  de  son  côté. 

Le  temps  était  beau,  aucun  nuage  ne  voilait  le  ciel  ;  il 
ne  faisait  pas  assez  de  vent  pour  agiter  une  feuille  de  trem- 
ble, pas  une  ride  ne  moirait  la  surface  de  l'étang  plus  uni 
qu'un  miroir.  A  peine  si,  dans  ses  jeux,  quelque  carpe,  fai- 
sant la  cabriole,  venait  y  tracer  un  cercle  bientôt  évanoui  ; 
les  arbres  de  la  rive  s'y  réfléchissaient  si  exactement  que 
l'on  hésitait  entre  l'image  et  la  réalité;  on  eût  dit  une  forêt 
plantée  la  tète  en  bas,  et  soudant  ses  racines  aux  racines 
d'une  forêt  identique  ;  un  bois  qui  se  serait  noyé  pour  un 
chagrin  d'amour  ;  les  poissons  avaient  l'air  de  nager  dans 
le  feuillage,  et  les  oiseaux  de  voler  dans  l'eau.  Ju-Kiouan 
s'amusait  à  considérer  cette  transparence  merveilleuse, 
lorsque  jetant  les  yeux  sur  la  portion  de  l'étang  qui  avoisi- 
nait  le  mur  de  séparation,  elle  aperçut  le  reflet  du  pavillon 
opposé  qui  s'étendait  jusque-là  en  glissant  par-dessous 
l'arche. 

Elle  n'avait  jamais  fait  attention  à  ce  jeu  d'optique,  qui 
la  surprit  et  l'intéressa.  Elle  distinguait  les  piliers  rouges, 
les  frises  découpées,  les  pots  de  reines-marguerites,  les  gi- 


rouettes dorées,  et  si  la  réfraction  ne  les  eût  renversées, 
elle  aurait  lu  les  sentences  inscrites  sur  les  tablettes.  Mais 
ce  qui  l'étonna  au  plus  haut  degré,  ce  fut  de  voir  penchée 
sur  la  rampe  du  balcon,  dans  une  position  pareille  à  la 
sienne,  une  tigure  qui  lui  ressemblait  d'une  telle  façon,  que 
si  elle  ne  fût  pas  venue  de  l'autre  côté  du  bassin,  elle  l'eût 
prise  pour  elle-même  :  c'était  l'ombre  de  Tchin-Sing,  cl 
si  l'on  trouve  étrange  qu'un  garçon  puisse  être  pris  pour 
une  demoiselle,  nous  répondrons  que  Tchin-Sing,  à  cause 
de  la  chaleur,  avait  ôté  son  bonnet  de  licencié,  qu'il  était 
extrêmement  jeune  et  n'avait  pas  encore  de  barbe;  ses 
traits  délicats,  son  teint  uni  et  ses  yeux  brillants  pouvaient 
facilement  prêter  à  l'illusion  ,  qui  du  reste  ne  dura  guère 
Ju-Kiouan,  aux  mouvements  de  son  cœur,  reconnut  biei 
vite  que  ce  n'était  point  une  jeune  fille  dont  l'eau  répétai 


image. 


Jusque-là,  elle  avait  cru  que  la  terre  ne  renfermait  pas 
l'être  créé  pour  elle,  et  bien  souvent  elle  avait  souhaité 
d'avoir  à  sa  disposition  un  des  chevaux  de  Fargana,  qui  font 
mille  lieues  par  jour,  pour  le  chercher  dans  les  espaces  ima- 
ginaires. Elle  s'imaginait  qu'elle  était  dépareillée  en  ce 
monde  et  qu'elle  ne  connaîtrait  jamais  la  douceur  de  l'union 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


357 


des  sarcelles.  Jamais,  se  disait-elle,  je  ne  consacrerai  la 
lentille  d'eau  et  l'alisma  sur  l'autel  des  ancêtres ,  el  j'en- 
trerai seule  parmi  les  mûriers  et  les  ormes. 

En  voyant  cette  ombre  dans  l'eau,  elle  comprit  que  sa 
beauté  avait  une  sœur  ou  plutôt  un  frère.  Loin  d'en  être 
fâchée,  elle  se  trouva  tout  heureuse;  l'orgueil  de  se  croire 
unique  céda  bien  vite  à  l'amour,  car  dès  cet  instant,  le 
cœur  de  Ju-Kiouan  fut  lié  à  jamais;  un  seul  coup  d'œil 
échangé  non  pas  même  directement,  mais  par  simple  ré- 
flexion, suffit  pour  cela.  Qu'on  n'accuse  pas  là-dessus 
Ju-Kiouan  de  frivolité  ;  devenir  amoureuse  d'un  jeune 
homme  sur  son  reflet...,  n'est-ce  pas  une  folie?  Mais  à 
moins  d'une  longue  fréquentation  qui  permette  d'étudier 
les  caractères,  que  voit-on  de  plus  dans  les  hommes?  un 
aspect  purement  extérieur,  pareil  à  celui  donné  par  un  mi- 
roir ;  el  n'est-ce  pas  le  propre  des  jeunes  lilles  de  juger  de 
l'àme  d'un  futur  mari  par  l'émail  de  ses  dents  et  la  coupe 
de  ses  ongles? 

Tchin-Sing  avait  aussi  aperçu  cette  beauté  merveilleuse  : 
est-ce  un  songe  que  je  fais  tout  éveillé ,  s'écria-t-il  ?  Cette 
charmante  figure  qui  scintille  sous  le  cristal  de  l'eau  doit 
être  formée  des  rayons  argentés  de  la  lune  par  une  nuit  de 


printemps  et  du  plus  subtil  arôme  des  fleurs;  quoique  je 
ne  l'aie  jamais  vue,  je  la  reconnais,  c'est  bien  elle  dont 
l'image  est  gravée  dans  mon  àme ,  la  belle  inconnue  à  qui 
j'adresse  mes  distiques  et  mes  quatrains. 

Tchin-Sing  en  était  là  de  son  monologue,  lorsqu'il  en- 
lendit  la  voix  de  son  père  qui  l'appelait. 

—  Mon  fils,  lui  dit-il,  c'est  un  parti  très-riche  et  très- 
convenable  que  l'on  te  propose  par  l'organe  de  Wang,  mon 
ami.  C'est  une  fille  qui  a  du  sang  impérial  dans  les  veines, 
dont  la  beauté  est  célèbre,  et  qui  possède  toutes  les  qualités 
propres  à  rendre  un  mari  heureux. 

Tchin-Sing,  tout  préoccupé  de  l'aventure  du  pavillon,  et 
brûlant  d'amour  pour  l'image  entrevue  dans  l'eau,  refusa 
nettement.  Son  i)ère,  outré  de  colère,  s'emporta  et  lui  fit 
les  menaces  les  plus  violentes. 

—  Mauvais  sujet,  s'écriait  le  vieillard,  si  tu  persistes  dans 
ton  entêtement,  je  prierai  le  magistrat  qu'il  te  fasse  enfer- 
mer dans  cette  forteresse  occupée  par  les  barbares  d'Eu- 
rope, d'où  l'on  ne  découvre  que  des  roches  battues  par  la 
mer,  des  montagnes  coiffées  de  nuages,  et  des  eaux  noires 
sillonnées  par  ces  monstrueuses  inventions  des  mauvais  gé- 
nies, qui  marchent  avec  des  roues  et  vomissent  une  fumée 


fétide.  Là,  tu  auras  le  temps  de  réfléchir  et  de  l'amender. 

Ces  menaces  n'effrayèrent  pas  beaucoup  Tchin-Sing  qui 
répondit  qu'il  accepterait  la  première  épouse  qu'on  lui  pré- 
senterait, pourvu  que  ce  ne  fut  pas  celle-là. 

l.c  lendemain,  à  la  même  heure,  il  se  rendit  au  pwiilon 


champêtre,  et,  comme  la  veille,  se  pencha  en  dehors  la  ba- 
lustrade. 

Au  bout  de  quelques  minutes,  il  vil  s'allonger  sur  l'eau 
le  reflet  de  Ju-Kiouan  comme  un  bouquet  de  fleurs  sub- 
mcrcées. 


358 


LECTURES  DU  SOIR. 


Le  jeune  homme  posa  la  main  sur  sou  cœur,  mit  des  bai- 
sers au  bout  de  ses  doigts  et  les  envoya  au  reûet  avec 
un  geste  plein  de  grâce  et  de  passion. 

Un  sourirejoyeux  s'épanouit  comme  un  bouton  de  gre- 
nade dans  la  transparence  de  l'eau  et  prouva  à  Tchin-Sing 
qu'il  n'était  pas  désagréable  à  la  belle  inconnue;  mais 
comme  on  ne  peut  pas  avoir  de  bien  longues  conversa- 
tions avec  un  reûet  dont  on  ne  peut  voir  le  corps,  il  6t 
signe  qu'il  allait  écrire,  et  rentra  dans  l'intérieur  du  pa- 
villon. Au  bout  de  quelques  instants  il  sortit  tenant  un 
carré  de  papier  argenté  et  coloré  sur  lequel  il  avait  impro- 
visé une  déclaration  d'amour  en  vers  de  sept  syllabes.  Il 
roula  sa  pièce  de  vers,  l'enferma  dans  le  calice  d'une 
fleur  et  enveloppa  le  tout  d'une  large  feuille  de  nénufar 
qu'il  posa  délicatement  sur  l'eau. 

Une  légère  brise,  qui  s'éleva  fort  à  propos,  poussa  la  dé- 
claration vers  une  des  baies  de  la  muraille,  de  sorte  que 
Ju-Kiouan  n'eut  qu'à  se  baisser  pour  la  recueillir.  De  peur 
d'être  surprise,  elle  se  retira  dans  la  plus  reculée  de  ses 
chambres,  et  lut  avec  un  plaisir  infini  les  expressions  d'a- 
mour et  les  métaphores  dont  Tchin-Sing  s'était  servi  ;  ou- 
tre la  joie  de  se  savoir  aimée,  elle  éprouvait  la  satisfaction 
de  l'être  par  un  homme  de  mérite,  car  la  beauté  de  récri- 
ture, le  choix  des  mots,  l'exactitude  des  rimes,  l'éclat  des 
images  prouvaient  une  éducationbrillaute:ce  qui  la  frappa 
surtout  c'était  le  nom  de  Ïchin-Sing.  Elle  avait  trop  sou- 
vent entendu  sa  mère  parler  du  rêve  de  la  perle,  pour  n'ê- 
tre pas  frappée  de  cette  coïncidence  ;  aussi  ne  douta-t-elle 
pas  un  instant  que  Tchin-Sing  ue  fût  l'époux  que  le  Ciel 
lui  destinait. 

Le  jour  suivant,  comme  la  brise  avait  changé,  Ju-Kiouan 
envoya  par  le  même  moyen,  vers  le  pavillon  opposé,  une 


réponse  en  vers,  où,  malgré  toute  la  modestie  naturelle  à 
une  jeune  fille,  il  était  facile  de  voir  qu'elle  partageait  l'a- 
mour de  Tchin-Sing. 

En  lisant  la  signature  du  billet,  Tchin-Sing  ne  put  rete- 
nir une  exclamation  de  surprise  :  «  Le  Jaspe  !  »  N'est-ce 
pas  la  pierre  précieuse  que  ma  mère  voyait  en  songe  élin- 
celer  sur  ma  poitrine  comme  une  escarboucle!...  Décidé- 
ment il  faut  que  je  me  présente  dans  cette  maison  ;  car 
c'est  là  qu'habite  l'épouse  prophétisée  par  les  esprits  noc- 
turnes. —  Comme  il  allait  sortir,  il  se  souvint  des  dissen- 
sions qui  divisaient  les  deux  propriétaires,  et  des  prohibi- 
tions inscrites  sur  la  tablette  ;  et,  ne  sachant  quel  parti 
prendre,  il  conta  toute  l'histoire  à  M"»"  Rouan;  Ju-Kiouan, 
de  son  côté,  avait  tout  dit  à  M"*  Tou.  Ces  noms  de  perle  et 
de  jaspe  parurent  décisifs  aux  deux  matrones,  qui  re- 
tournèrent au  temple  de  Fo  consulter  le  bonze. 

Le  bonze  répondit  que  telle  était,  en  effet,  la  significa- 
tion du  rêve,  et  que  ne  pas  s'y  conformer  serait  encourir  la 
colère  céleste.  Touché  des  instances  des  deux  mères,  et 
aussi  par  quelques  légers  présents  qu'elles  lui  firent,  il  se 
chargea  des  démarches  auprès  de  Tou  et  de  Kouan ,  et 
les  entortilla  si  bien,  qu'ils  ne  purent  se  dédire  lorsqu'il 
découvrit  la  vraie  origine  des  époux.  En  se  revoyant  après 
un  si  long  temps,  les  deux  anciens  amis  s'étonnèrent  d'a- 
voir pu  se  séparer  pour  des  causes  si  frivoles,  et  sentirent 
combien  ils  s'étaient  privés  l'un  et  l'autre.  Les  uoces  se  fi- 
rent ;  la  perle  et  le  jaspe  purent  enfin  se  parler  autrement 
que  par  l'intermédiaire  d'un  reflet.  —  En  furent-ils  plus 
heureux,  c'est  ce  que  nous  n'oserions  affirmer;  car  le  bon- 
heur n'est  souvent  qu'une  ombre  dans  l'eau. 

Théophile  GAUTIER. 


ÉTUDES  HISTORIQUES. 

LA    ROBE    ET    L'ÉPÉE, 

ou  LA  JEUNESSE  DE  DU  GUAY-TROUIN  (1). 


IX.  —  LA  MAISON  TROCIN. 

Quand  vous  irez  à  Saint-Malo ,  n'oubliez  pas  une  des 
plus  grandes  curiosités  de  cette  ville.  Faites-vous  conduire 
rue  Corne-de-Cerf,  en  face  de  la  Poissonnerie;  on  vous  y 
montrera  quatre  maisons  de  bois  sculpté.  Vous  reconnaî- 
trez ces  belles  cages,  ouvragées  à  grand  prix,  oiî  nos  aïeux 
vivaient  à  jour,  entre  quatre  murs  de  verre,  et  qni,  épar- 
gnées par  l'incendie  depuis  trois  siècles,  tombent  aujour- 
d'hui sous  le  marteau  des  bandes  noires.  Vous  vous  arrê- 
terez devant  la  dernière  de  ces  quatre  maisons.  C'est  la 
plus  importante  et  la  plus  curieuse,  disons  aussi  la  plus 
vénérable  et  la  plus  illustre,  car  là  naquit  et  vécut  le  grand 
homme  dont  nous  vous  racontons  la  jeunesse;  cette  mai- 
son, en  un  mot,  est  la  Maison  du  Guay-Trouin.  Tout  le 
monde,  à  Saint-Malo,  la  désigne  encore  sous  ce  nom  glo- 
rieux. Un  spéculateur  vient  de  la  dénaturer  sous  prétexte 
de  l'embellir,  pour  la  louer  aux  baigneurs  anglais.  Mais 
nous  avons  eu  le  bonheur  de  la  visiter  avant  qu'elle  fût 
remise  à  neuf,  et  lorsque  l'imagination  pouvait  encore  y 
ressusciter  notre  héros  au  milieu  de  sa  famille  et  de  ses 
habitudes.  En  voici  l'exacte  description,  telle  que  nous  la 
retrouvons  sur  notre  journal  de  voyage. 

L'édifice  a  trois  étages  en  saillie  l'un  sur  l'autre,  ce  qui 

(i)  Voir  le  numéro  d'aoAt  dernier. 


le  fait  remonter  pour  le  moins  au  seizième  siècle.  La  fa- 
çade est  toute  en  bois  sculpté  et  en  petits  vitraux,  quelques- 
uns  splendidement  coloriés.  Cela  devait  être  autrefois  d'une 
grande  richesiC  et  d'une  rare  élégance.  A  Saint-Malo,  la 
ville  de  pierre,  il  n'y  avait  pas  alors  de  luxe  plus  coûteux 
que  le  bois.  Voilà  pourquoi  de  telles  habitations  étaient  le 
privilège  des  familles  opulentes.  Ce  ne  fut  guère  que  sous 
Louis  XIV  que  les  riches  Malouins  élevèrent  leurs  grandes 
maisons  de  granit;  encore  les  boiseries  dorées  de  ces  mai- 
sons sont-elles  leur  première  magnificence. 

La  porte  de  l'hôtel  Trouin  est  très-étroite  ;  c'est  ce  qu'on 
appellerait  aujourd'hui  une  porte  bâtarde.  Ou  voit  au- 
dessus  un  écusson,  aux  armes  de  la  famille,  avec  deux 
lions  pour  supports.  Cinq  autres  écussons,  formant  caria- 
tides, terminent  les  cinq  montants  de  la  façade,  joints  entre 
eux  par  des  grilles  en  fer.  Les  cariatides  du  premier  étage 
sont  des  soldats  armés  d'épées  et  coiffés  de  tricornes.  Le 
premier  et  le  deuxième  étage  ue  forment  qu'un  grand  vi- 
trail enchâssé  de  plomb.  C'est  au  troisième  qu'on  voit  en- 
core un  reste  de  verres  coloriés. 

Le  rez-de-chaussée  contenait  les  bureaux  et  les  maga- 
sins ,  où  s'enregistraient  et  s'entassaient  les  marchandises 
que  les  Trouin  échangeaient  a\ec  rK.>|)ague  et  ses  colo- 
nies. La  porte  de  ces  magasins  est  surmontée  d'ancres  et 
d'autres  insignes  maritimes. 


MLSKE  DES  FAMU.LES 


3.',0 


Udc  allée  obscure,  mais  boisécsoigueusement,  conduit 
à  l'escalier,  dont  la  cage  étroite  est  aussi  ornée  de  mou- 
lures. Tout  le  devant  du  premier  étage  est  occupé  par  uu 
grand  salon,  enrichi  de  panneaux,  de  poutres  et  de  tra- 
verses sculptés.  A  droite,  une  cachette  est  pratiquée  dans 
le  mur.  C'est  là  (ju'on  déposait  le  trésor  de  famille,  l'or,  les 
bijoux  et  les  papiers  précieux...  Quatre  fenêtres  à  vitraux 
devaient  inonder  la  pièce  de  lumière,  car,  au  lieu  des  mai- 
sons qui  bordent  maintenant  Tautre  côté  de  la  rue,  on  avait 
pour  horizon  l'ancien  rempart  de  la  ville,  le  port  animé 
par  les  vaisseaux,  et  la  perspective  de  l'Océan.  La  che- 
minée est  petite,  mais  on  juge  de  la  recherche  de  ses  orne- 
ments par  des  traces  de  peinture  à  fresque. 

Sur  le  derrière  de  l'étage  sont  des  chambres  boisées, 
sculptées,  vitrées  comme  le  reste,  et  donnant  sur  une  pe- 
tite cour,  où  surgit  uu  énorme  rocher. 

Ce  rocher,  contre  lequel  la  mer  brisait  autrefois,  s'élève 
jusqu'au  troisième  étage.  On  présume  qu'il  a  été  taillé  à 
vif  pour  faire  place  à  l'habitation.  Du  deuxième  et  du  troi- 
sième étages,  composés  de  chambres  diverses,  on  voit  l'eau 
suinter  sur  les  flancs  noirs  de  la  pierre  et  des  fleurs  sau- 
vages montrer  la  tète  à  ses  anfractuosités.  Son  sommet  por- 
tait encore,  il  n'y  a  pas  longtemps,  un  pommier  superbe. 
Un  souvenir  moins  riant  et  plus  ancien  se  dresse  au  delà 
du  même  rocher.  Tandis  qu'il  s'appuyait  d'un  côté  à  la 
maison  Trouio  ,  il  soutenait  de  l'autre  la  maison  du  fos- 
soyeur et  l'ossuaire  du  cimetière  de  Saint-Malo.  La  pioche 
ne  peut  fouiller  en  cet  endroit  sans  y  rencontrer  des  osse- 
ments. 

Tels  sont  les  restes  de  la  maison  où  M.  Trouin  de  la  Bar- 
binais  fêtait  la  bénédiction  de  la  Gabrielle.  le  mardi-gras 
de  l'année  1690. 

X.  —  LES   CO.WIVES. 

Ce  jour-là  tous  les  vitraux  coloriés  étincelaient  de  lu- 
mières. Les  meilleurs  vins  d'Espagne  montaient  de  la  cave 
profonde  aux  tables  dressées  dans  la  grande  salle.  Autour 
de  ces  tables,  sur  des  sièges  couverts  des  plus  riches  étof- 
fes d'Orient,  se  tenaient  assis  les  premiers  négociants  et 
les  premiers  capitaines  de  Saint-Malo,  les  Groult,  dont  les 
aïeux  avaient  eu  François  I"  pour  parrain,  les  Magon,  les 
Danican,  les  Le  Fer,  les  Bellisie,  les  Porée,  les  Chapde- 
laine ,  les  Lamennais,  ancêtres  de  l'illustre  abbé,  enfin 
tous  ces  hommes  assez  riches  et  assez  magnifiques  pour 
faire  à  Louis  XIV  un  cadeau  de  trente  millions,  en  attendant 
qu'ils  donnassent  une  flotte  à  Du  Guay-Trouin  pour  aller 
prendre  Rio-Janeiro.  Ces  rois  de  la  mer  étaient  d'ailleurs 
reconnaissables  à  l'opulence  de  leurs  costumes.  Ce  n'é- 
taient que  pourpoints  de  soie,  brochés  d'or  et  d'argent, 
manteaux  de  velours  doublés  d'hermines,  épées  enrichies 
de  perles  et  de  diamants...  Quant  aux  femmes,  leurs  am- 
ples robes  de  brocart,  leurs  coifTures ,  leurs  dentelles  et 
leurs  bijoux,  sans  compter  leurs  charmes  naturels,  n'eus- 
sent point  déparé  la  cour  de  Versailles  ou  les  petits  appar- 
tements de  Marly.  11  y  avait  bien  quelque  incohérence  dans 
toutes  ces  toilettes  inaccoutumées...  Un  certain  parfum  de 
tabac  et  de  goudron  s'échappait  des  jabots  et  des  perru- 
ques de  nos  corsaires...  Leurs  bras  rudes  et  nerveux  ma- 
niaient les  verres  d'une  façon  qui  trahissait  l'habitude  des 
pistolets  d'abordage.  Et  parmi  les  plus  blanches  mains  de 
ces  dames ,  quelques-unes  semblaient  capables  de  souffle- 
ter un  roi,  comme  M"*  Lelarge(l).  Mais  cela  ne  faisait 
qu'ajouter  encore  au  caractère  original  du  banquet. 

(i)  CeUe  superbe  filie  d'au  capitaine  de  Saint-Malo ,  imporlunée 
des  galanteries  de  Charles  II,  roi  d'Angleterre,  avait  appliqué  à  ce 
prince  un  vigoureux  soufflet...  Il  eut  l'esprit  de  profiter  de  la  leçon, 
et  4'y  répondre  par  un  cadeau  rojal. 


M.  Trouin  se  distinguait  au  milieu  de  ses  convives  par 
la  mâle  simplicité  de  ses  manières  et  de  son  extérieur. 
C'était  un  beau  vieillard,  encore  plein  de  force  el  de  viva- 
cité, terrible  par  ses  épaisses  moustaches  noires,  à  la  mode 
du  dernier  règne,  et  vénérable  par  la  chevelure  argfntèc 
qui  tombait  comme  une  cascade  de  neige  sur  ses  épaules. 
Fidèle  aux  habits  et  aux  coutumes  de  sa  jeunesse,  ou  l'et"it 
pris  pour  un  cavalier  de  la  Fronde,  à  voir  ses  larges  culot- 
tes, son  pourpoint  flottant  et  sa  collerette  taillée  en  pointes. 
La  earde  de  sa  \ieille  épée  était  le  seul  bijou  qui  tranchât 
sur  le  drap  brun  de  ses  vêtements.  Sa  figure  ouverte  et  co- 
lorée, ses  gros  yeux  injectés  de  sang  annonçaient  à  la  fois 
la  violence  et  la  bonté.  Une  certaine  grimace  et  un  juron 
significatif  lui  échappaient  de  temps  en  temps  contre  la 
goutte,  qui  le  tourmentait  depuis  plusieurs  années  sans 
pouvoir  dompter  son  courage.  Il  commandait  à  tous  avec 
la  même  autorité  qu'à  lui-même,  et  sa  femme  .-^eule  triom- 
phait de  sa  dureté  par  une  douceur  inaltérable,  —  comme 
les  pentes  insensibles,  qui  arrêtent  l'Océan  bien  mieux 
qu'un  obstacle  à  pic. 

Cette  tendre  aménité  respirait  sur  le  visage  encore  beau 
de  .M"«  Trouin,  dans  ses  traits  calmes  et  souriants,  dans 
son  embonpoint  d'une  blancheur  sereine,  et  jusque  dans 
l'arrangement  de  sa  riche  toilette,  où  les  couleurs  les  pltis 
pâles  se  fondaient  harmonieiisement. 

M.  Trouin  avait  à  sa  droite  M"'  la  comtesse  Gabrielle  de 
La  Bourdonnais,  la  reine  de  la  fête.  On  la  reconnaissait 
d'ailleurs  au  respect  de  tous  et  à  son  éclatante  beauté, 
imaginez  la  tête  de  Vénus  avec  la  taille  de  Diane,  des  joues 
de  rose  et  des  épaules  de  marbre,  des  yeiLX  d'un  bleu  mou- 
rant, avec  des  cheveux  d'un  noir  de  jais,  un  mélange  pro- 
digieux de  grâce  et  de  vigueur,  de  naïveté  et  de  résolution. 
Tel  était  effectivement  le  caractère  de  M°"  de  La  Bourdon- 
nais. Veuve  sans  avoir  été  mariée,  comme  nous  l'avons  dit, 
elle  profilait  de  toutes  les  libertés  de  sa  position,  au  grand 
désespoir  de  sa  double  famille.  Elle  secouait  en  souriant, 
avec  une  aisance  au-dessus  de  son  âge,  le  joug  de  la  nais- 
sance, celui  de  la  fortune  et  celui  des  préjugés.  Elle  avait 
refusé  naguère  la  main  d'un  prince,  réservant  ses  millions 
et  sa  personne  à  l'homme  qui  lui  plairait.  En  un  mot,  c'é- 
tait une  de  ces  femmes  qu'on  appelait  déjà  des  lionnes; car 
nous  avons  emprunté  le  mot  au  dix-septième  siècle,  M.  de 
Chateaubriand,  cet  illustre  Malouin,  nous  l'apprend  dans 
la  Vie  de  Rancé.  La  comtesse  portait,  avec  une  audace  et 
un  bonheur  qui  n'étaient  qu'à  elle,  une  espèce  de  robe  de 
cheval  en  lampas  pourpre  et  or,  avec  un  chapeau  noir  à 
plume  blanche ,  sans  autres  ornements  que  deux  pierres 
du  Brésil  qui  valaient  trente  mille  livres  chacune. 

Quelque  honorables  que  fussent  M.  Trouin  et  ses  amis, 
jamais  négociants-corsaires  n'avaient  eu  si  grande  dame  à 
leur  table.  Mais  la  gloire  qu'ils  en  tiraient  n'était  rien  près 
de  la  joie  de  la  comtesse.  Elle  n'avait  exprimé  qu'un  re- 
gret dès  la  veille  ,  et  elle  l'avait  fait  vivement,  à  pltisieurs 
reprises,  c'était  de  ne  pas  voir  M.  René  Du  Guay  à  cette 
fête  de  famille. 

—  Monsieur  Trouin ,  s'était-elle  écriée,  vous  oubliez  que 
votre  fils  m'a  sauvé  la  vie  au  péril  de  la  sienne ,  cela  n'est 
pas  bien  !  je  m'en  souviens,  moi!  et  j'espérais  lui  en  té- 
moigner ici  ma  reconnaissance...  Il  devait  partager  avec 
moi  les  honneurs  de  cette  journée  I... 

Elle  avait  même,  de  sa  voix  la  plus  doucement  impé- 
rieuse, conjuré  le  vieux  corsaire  d'envoyer  un  exprès  cher- 
cher René  à  Caen  pour  le  bal...  Mais  M.  Trouin,  après 
une  hésitation  galante,  avait  osé  refuser... 

—  René  travaille ,  madame  ,  avait  dit  ce  père  inexora- 
ble... 11  travaille  même  admirablement  depuis  deux  mois.. 


3G0 


LECTURES  DU  SOIR. 


Il  m'écrit  qu'il  a  repassé  tous  ses  auteurs  latins...,  et  que 
les  Pandectes  lui  inspirent  un  intérêt  singulier...  J'ai  at- 
tendu trois  ans  cette  bonne  résolution...  Gardons-nous 
de  la  renverser  par  un  moment  de  faiblesse!  Qui  sait  si 
la  vue  de  la  Gabrielle  et  de  vos  beaux  yeux,  madame,  ne 
lui  tournerait  pas  encore  la  tête  pour  trois  ans! 

Le  compliment  avait  flatlé  la  comtesse...,  mais  le  refus 
l'avait  piquée  au  vif...  S'adrcssant  alors  à  Luc  Trouin  : 

—  Si  vous  tenez  à  mon  estime ,  lui  avait-elle  dit,  et  si 
vous  aimez  votre  frère,  il  sera  ici  demain  soir!  Ma  voi- 
ture ,  mes  cbevaux  et  mes  gens  sont  à  votre  disposition 
pour  l'aller  chercher!... 

Luc  avait  rougi,  pàli,  tremblé,  puis  jeté  à  l'oreille  de  la 
noble  dame  un  mot  qui  l'avait  apaisée  comme  par  mi- 
racle... Elle  n'avait  plus  dès  lors  parlé  de  M.  René,  et  elle 
avait  présidé  à  toutes  les  cérémonies  avec  enchantement, 
—  chuchotant  parfois  à  l'écart  avec  Luc,  riant  du  plus 
grand  cœur  de  la  confiance  de  M.  Trouin,  et  se  retournant 
vers  un  groupe  de  masques  qui  suivaient  gaiement  la  fête... 

Le  chef  de  ce  groupe,  on  le  devine,  n'était  autre  que 
Du  Guay  eu  personne:  caché  sous  un  brillant  costume  de 
gondolier  vénitien ,  il  avait  assisté  à  la  bénédiction  de  la 
gocictle  par  Tévêque  et  le  clergé  de  Sainl-Malo  ;  il  avait  en- 
tendu et  tiré  plus  d'une  fois  les  coups  de  canou  et  de  fu- 
sil ;  il  avait  accompagné  la  promenade  triomphale  de  la 
Gabrielle  dans  la  rade  de  Dinard  ;  enfin,  il  avait  remporté 
le  prix  de  force  et  d'adresse  dans  la  course  de  bateaux 
qui  avait  terminé  la  journée... 

Ce  prix  était  une  magnifique  chaîne  d'or  ,  offerte  par  la 
noble  marraine  du  navire...  René  avait  osé  l'aller  recevoir 
de  la  main  de  la  comtesse,  au  risque  d'être  reconnu  de  son 
père...,  qui  accourait  embrasser  le  vainqueur...  Mais  tan- 
dis que  la  goutte  retardait  les  pas  du  vieux  corsaire,  le 
jeune  gondolier,  baisant  la  main  qui  le  couronnait ,  avait 
regagné  d'un  bond  son  canot...  M.  Trouin  était  arrivé  pour 
applaudir  à  ce  nouveau  tour  de  force...,  sans  savoir  qui 
l'avait  e.xécuté,  ni  pourquoi  tout  le  monde  riait  autour  de 
lui... 

XL  —  LE  FOr.B.XN. 

L'audace  de  René  ne  s'était  arrêtée  qu'au  seuil  de  la 
maison  paternelle...,  et  Luc  attendait  la  tin  du  banquet 
pour  le  voir  reparaître  au  bal  masqué...  Il  avait  d'autant 
plus  besoin  de  ses  conseils,  qu'ils  l'avaient  guidé  pour 
l'arrangement  de  toute  la  fête...  Tandis  que  Luc  seul  était 
visible  sur  la  scène,  Du  Guay,  tour  à  tour  dans  la  coulisse  et 
parmi  le  public,  dirigeait  le  spectacle  d'un  œil  et  le  con- 
templait de  l'autre  ,  se  doublant  à  chaque  instant,  pour 
créer  et  pour  jouir  de  ses  créations;  c'était  lui  qui  avait 
ordonné  les  sérénades  ,  commandé  le  souper ,  préparé  le 
feu  d'artifice,  organisé  le  bal,  etc., — le  tout  avec  une 
prodigalité  qui  dépassait  d'un  tiers  la  somme  fi.vée  par 
M .  Trouiu,  mais  avec  un  éclat  qui  électrisait  le  digne  homme, 
et  attirait  à  Luc  des  félicitations  dont  il  rougissait. 

Le  banquet  achevé,  tout  le  monde  se  mit  aux  fenêtres, 
et  assista  au  feu  d'artifice...  Ses  gerbes  flamboyantes, 
partant  du  rempart,  éclairaient  la  Gabrielle,  mouillée 
dans  le  port  au  milieu  des  vaisseaux  pavoises...  Encore 
une  invention  de  René...,  qui  mit  le  comble  à  la  gloire  de 
son  frère...  Cependant  Luc  s'inquiétait  de  ne  point  le  voir 
aux  lueinsdes  pétards  et  des  fusées...  Il  tremblait  qu'un 
créancier  barbare  ne  l'eût  surpris...  et  fait  sombrer  au 
port...  Il  se  souvenait  que  le  tailleur-costumier,  le  plus 
terrible  de  tous,  était  étranger  au  compromis  de  la  veille... 

Déjà  l'appareil  de  la  danse  avait  remplacé  celui  du  fes- 
tin... Les  invités  du  bal  affluaient  dans  leurs  travestisse- 
ments de  toutes  époques  et  de  tous  pays,  les  uns  le  front  dé- 


couvert, les  autres  soigneusement  masqués  (on  sait  qu'en 
ce  temps-là  les  bals  masqués  l'étaient  véritablement). 
Bref,  les  plus  beaux  cavaliers  et  les  plus  jolies  femmes  de 
Saint-Malo  se  groupaient  en  s'inlriguant  dans  la  vaste  salle. 
Et,  semblable  à  un  corps  qui  soupirerait  après  sonàme,  Luc 
attendait  en  vain  le  signal  de  l'arrivée  de  sou  frère!  A  ce 
signal,  qui  serait  l'explosion  d'un  pétard  dans  la  rue,  il  de- 
vaitdisparaitre,  en  cédant  à  Du  Guay  son  rôle  et  son  nom..., 
pour  revenir  ensuite  incognito  sous  sa  grande  robe  de 
présidente  mortier.  Il  faut  dire  que  plus  le  moment  déci- 
sif approchait,  plus  Luc  se  faisait  un  crime  et  un  épouvan- 
tail  de  cette  audacieuse  supercherie.  Mais  ses  frayeurs  et 
ses  remords  se  perdaient  dans  son  anxiété  fraternelle... 

Enfin  le  signal  tant  désiré  retentit...,  et  Luc  se  précipita 
au  devant  de  René... 

—  Eh  bien  !  qui  l'a  donc  retenu  si  longtemps?  lui  de- 
manda-t-il,  en  l'entraînant  dans  sa  chambre. 

—  Rien,  répondit  Du  Guay,  qui  ôta  son  masque...  de  la 
main  gauche...  Une  rencontre  sous  le  vieux  rempart...  un 
ancien  compte  à  régler...  Comment  me  trouves-tu  dans 
ton  costume  de  forban  ? 

Ce  costume  se  composait  d'énormes  culottes  écarlates, 
de  bas  d'un  rouge  plus  foncé,  d'un  manteau  noir  brodé 
en  blanc  d'ancres  et  de  canons,  d'un  large  chapeau  gris, 
dont  la  plume  ondoyante  semblait  une  flamme,  dune  cein- 
ture de  cuir  chargée  d'une  hache  et  de  trois  pistolets,  et 
d'un  sabre  long  de  quatre  pieds  sur  trois  pouces  de  large. 

—  Admirable  !  Mais  qu'est-ce  que  cela?  s'écria  Luc,  pâle 
d'effroi... 

Il  venait  d'apercevoir  du  sang  au  poignet  de  son  frère... 

—  Cela?  dit  René  en  riant,  c'est  rornement  de  l'habit, 
le  bracelet  du  corsaire... 

—  Mais  tu  es  blessé,  malheureux! 

—  Eh  bien  ,  oui  !  reprit  notre  héros,  rajustant  son  ap- 
pareil à  la  hâte,  je  viens  de  me  battre...  J'ai  reçu  cette 
égratignure,  et  j'ai  crevé  un  œil  à  mon  adversaire...,  un 
Amadis  de  Dinan  qui  se  trouvait  trop  beau  garçon.  Je  te 
conterai  demain  cette  histoire.  Mets  vite  ta  robe  de  prési- 
dent, et  soyons  tout  entiers  à  nos  rôles  !  Je  m'appelle  jus- 
qu'à minuit  Luc  Trouin  de  la  Barbinais...,  et  tu  es  un  in- 
connu, un  curieux...,  n'importe  qui,  excepté  toi-même! 

-^  Tu  tiens  toujours  à  cette  comédie? 

—  Plus  que  jamais,  cher  frère  !  je  viens  de  réussir  dans 
la  tragédie  :  je  montrerai  mon  talent  dans  les  deux  genres. 

René  embrassa  tendrement  Luc ,  qui  ne  put  obtenir 
d'autre  explication... 

S'il  avait  su,  l'excellent  cœur,  que  René  venait  de  croiser 
l'épée  à  sa  place,  contre  le  chevalier  de  la  Brillantais?... 

Lorsque  le  forban  fit  son  entrée  dans  la  salle,  tout  le 
monde  crut  que  c'était  Luc,  et  particulièrement  M.  Trouin. 
Nous  avons  déjà  dit,  en  effet,  que  les  deux  frères  avaient 
la  même  taille  et  le  même  son  de  voix.  Or,  sauf  un  petit 
nombre  de  complices  indispensables,  nul  ne  soupçonnait 
la  présence  de  René  au  bal. 

Après  avoir  fait  quelques  tours  pour  se  montrer  et  voir 
les  autres,  le  beau  masque  alla  saluer  et  admirer  M™*  de  la 
Bourdonnais,  qui  trônait  sous  le  costume  éblouissant  de  la 
reine  Anne,  au  milieu  d'un  groupe  figurant  la  cour  de 
Louis  Xll.  Elle  prit  aussi  d'abord  René  pour  Luc,  et  il  l'in- 
trigua singulièrement  en  cette  qualité  ;  elle  ne  pouvait  com- 
prendre une  telle  métamorphose  de  l'homme  le  plus  timide 
t^t  le  plus  réservé,  en  Thomme  le  plus  galant  et  le  plus  témé- 
raire... Toutes  les  dames,  à  qui  Du  Guay  fit  successivement 
la  cour,  eurent  la  même  surprise;  si  bien  qu'au  moment 
où  i\  aborda  M.  Trouin,  celui-ci  apprenait  que  son  fils  aîné 
n'était  plus  reconnaissable...  Rien,  on  le  sait,  n'eût  flatté 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


361 


(e  vieux  corsaire,  comme  celle  transformation.  .;  mais  pé- 
nétré de  l'incorrigible  sagesse  de  Luc,  il  refusait  de  croire 
à  tant  de  joie...,  lorsque  René  vint  lui  enlever  ses  doutes... 
Qu'on  n'oublie  pas,  pour  suivre  celte  scène  avec  intérêt, 
tous  les  miracles  dont  notre  héros  entreprenait  l'accom- 
plissement :  le  payement  de  ses  propres  dettes,  l'enlève- 
ment du  brevet  de  Luc,  le  consenlement  paternel  à  son 
mariage,  etc.,  etc.  Qu'on  n'oublie  pas,  surtout,  quel  péril  il 
courait,  en  aiïrontant  le  plus  terrible  père  de  celte  époque 
des  pères  terribles  !...  Une  inflexion  de  voix,  un  geste,  un 
mouvement  de  son  masque,  une  dislraclion  dans  son  rôle 
pouvaient  le  trahir  et  le  perdre  à  chaque  instant.  Aussi, 
quelque  intrépide,  quelque  imprudent  qu'il  fût,  il  sentit  un 
frisson  lui  parcourir  tous  les  membres,  lorsqu'il  prit  en 


plein  bal  le  bras  de  cet  homme  qui  le  croyait  à  l'Université! 
Hélas  !  deux  personnages  frissonnaient  bien  plus  encore, 
en  le  suivant  des  yeux  à  travers  la  foule  :  c'étaient  sa  bonne 
mère,  confidente  et  complice  forcée  de  cette  nouvelle  in- 
cartade, et  son  pauvre  frère  qui  venait  d'entrer,  pâle  et 
couvert  d'une  sueur  froide,  sous  son  masque  et  sa  robe  de 
président  à  mortier... 

—  Eh  bien,  Luc,  dit  M.  Trouin  à  René,  on  prétend 
qu'une  révolution  s'est  opérée  dans  ta  personne? 

—  Parbleu  oui,  mon  père  !  répondit  le  forban,  posant  son 
chapeau  sur  l'oreille  et  la  main  à  la  poignée  de  son  sabre  ; 
sur  mon  âme,  cette  fêle  m'a  remué  jusqu'à  fond  de  cale  I 
je  sens  que  je  vire  de  bord  de  la  poupe  à  la  proue,  et  que 
le  diable  me  déralingue,  si  je  me  reconnais  moi-même! 


i 


--=--   •   ^'~€\-~-^ 


Maison  Du  Guay 
A  ce  langage  si  étrange  dans  la  bouche  de  Luc,  M.  Trouin 
s'arrêta  stupéfait  et  considéra  son  fils  des  pieds  à  la  tète... 
René  craignit  d'avoir  un  peu  trop  chargé  son  début. . .,  mais 
son  père  le  rassura  par  un  joyeux  serrement  de  main  : 

—  Bombes  et  mitraille  !...  (c'était  son  juron  privilégié), 
voilà  des  paroles  qui  valent  mieux  que  toutes  les  billevesées 
grecques  et  latines  dont  tu  m'as  criblé  jusqu'ici  les  oreilles. . . 

—  Le  grec  et  le  lalin!  ventrebleu!  qu'il  n'en  soit  plus 
question!...  tout  ce  que  j'en  ai  appris  ne  vaut  pas  une 
bouffée  de  tabac!  Quand  je  pense  au  temps  que  j'ai  perdu 

SEPTEMBP.E  184G. 


•Trouin,  à  Saint-Malo. 

dans  celle  galère,  je  donnerais  Virgile  et  Cicéron  à  manger 
aux  requins,  et  je  ferais  un  feu  de  joie  de  l'Université! 

C'était  là  parler  d'inspiration!  aussi  Du  Guay  fut  admi- 
rable d'éloquence. 

—  Attendons,  dit  M.  Troum  en  riant,  attendons  pour 
brûler  les  écoles,  que  Ion  frère  ait  achevé  ses  études... 

Pauvre  René  !  soupira  notre  héros,  avec  une  convic- 
tion touchante, quejeleplainssincèrementdansson  passé... 
et  dans  son  avenir  !...  (il  n'osa  pas  dire  dans  son  présent), 
condamné  à  la  robe  et  au  bonnet,  aux  lois  et  aux  ordon- 

—  iO  —  TREIZIÈME   VOLUME, 


362 


LECTURES  DU  SOIR. 


nances...  à  perpétuité!...  Quel  destin  !  Voyons,  bon  père, 
est-ce  qu'il  n'y  aurait  pas  moyen  de  l'arracher  de  ce  bas- 
fonds,  de  l'embarquer  avec  bous  sur  la  Gabrielle,  et  d'en 
faire  un  loup  de  mer...  comme  vous  et  moi? 

—  Jamais  I  repartit  M.  Trouin,  de  ce  ton  qui  ne  souffrait 
pas  de  réplique...  Uené  remplacera  notre  cousin  le  juge 
de  Uennes,  ou  notre  neveu  le  consul  de  iMalgues,  à  moins 
qu'il  n'aime  mieux  hériter  de  notre  beau-frère,  le  chanoine 
de  Dol... 

Du  Guay  frémit  à  ce  mot  de  chanoine,  comme  s'il  eût  senti 
le  fer  sacré  dans  ses  cheveux. 

—  D'ailleurs,  ajouta  le  vieux  corsaire,  je  n'ai  plus  d'in- 
quiétude sur  sa  vocation...;  sa  dernière  lettre  m'annonce 
qu'il  travaille  nuit  et  jour,  et  qu'il  navigue  à  pleines  voiles 
dans  le  Code  Justinien... 

René  se  mordit  la  lèvre  et  changea  brusquement  le  gou- 
vernail. 

—  N'en  parlons  plus,  mon  père,  j'aime  trop  Du  Guaypour 
m'opposera  son  bonheur...  et  au  vôtre...;  qu'il  se  conver- 
tisse à  la  robe  aussi  cordialement  que  je  reviens  à  l'épée  ! 

—  C'est  donc  bien  vrai  1  reprit  M.  Trouin,  dans  l'en- 
chantement, tu  ne  t'échapperas  plus  au  moment  de  t'em- 
barquer?... 

—  Je  serai  le  premier  à  bord  ! 

—  Tu  n'auras  plus  le  mal  de  mer? 

—  Je  m'en  guérirai  en  trinquant  avec  vous  ! 

—  Tu  fumeras  ? 

—  Comme  la  cheminée  de  la  cambuse...  Voilà  mon 
tuyau  ! 

René  tira  de  ses  hauts-de-chausses  une  énorme  pipe  en 
écume  de  mer. 

—  Elle  est  encore  toute  chaude  !  s'écria  le  vétéran. 

—  Je  crois  bien  !  je  viens  d'y  fumer  quatre  onces  de  ha- 
vaijo... 

—  Très-bien  !  si  tu  la  culottes,  je  te  la  fais  monter  en 
or  !...  Et  (|uand  tu  entendras  le  branle-bas  de  combat...  tu 
n'auras  i)lus  la  colique  ? 

—  Je  suivrai  votre  exemple,  j'avalerai  trois  grains  de 
poudre  dans  un  verre  de  tafia,  je  prendrai  un  pistolet  d'une 
main,  mon  sabre  de  l'autre,  et  malheur  à  l'ennemi  qui  se 
trouvera  devant  moi  ! 

Joignant  l'aclion  à  la  parole,  René  entraîna  son  père  en 
armant  un  de  ses  pistolets,  visa  par  la  fenêtre  une  lan- 
terne du  port,  et  la  fit  voler  en  mille  éclats... 

—  Bombes  et  mitraille  !  mais  c'est  admirablement  tiré  ! . . . 
dit  M.  Trouin  au  comble  de  la  joie...  Ah  !  mon  cher  Luc, 
continua-t-il  en  reprenant  le  bras  de  René,  te  voilà  comme 
je  te  voulais  !...  Je  reconnais  enfin  mon  sang! 

Et  à  travers  la  foule,  électrisée  comme  lui  par  cette  scène, 
le  digne  homme  allait  et  venait  de  groupe  en  groupe,  mon- 
trant son  fils  avec  orgueil  et  confiant  son  bonheur  à  tous. 

—  Tu  ne  sais  pas,  mon  ami  ?  dit-il  ensuite  à  l'oreille  de 
René,  eh  bien,  je  pressentais  depuis  ce  matin  ce  qui  arrive  ! 

—  Vraiment? 

—  J'y  vois  clair  sans  lunettes.  Dieu  merci!...  tu  avais 
si  bien  organisé  cette  fête  !  Tu  la  faisais  marcher  si  su- 
perbement! Et  tout  cela,  sans  avoir  l'air  d'y  songer,  en 
paraissant,  au  contraire ,  occupé  d'autre  chose  ! 

—  C'était  la  révolution  qui  s'achevait  en  moi...  Le  vieil 
homme  succombait  sous  le  nouveau...  Le  démon  de  la 
mer  et  des  combats  s'emparait  de  sa  proie  !... 

—  Mais  conte-moi  donc,  reprit  M.  Trouin ,  qui  t'a  ainsi 
métamorphosé?... 

—  C'est  une  femme,  mon  père... 

En  abordant  ce  côté  pénible  de  son  rôle,  Du  Guay  laissa 
ôohapper  un  soupir... 


—  Une  femme  !  toi  qui  n'osais  parler  à  aucune  !... 

—  Encore  une  transformation  ! 

—  Dis-moi  le  nom  de  cette  femme,  que  je  la  bénisse? 

—  Vous  la  bénirez  I  11  serait  possible? 

—  Mais  je  lui  dois  le  plus  beau  jour  de  ma  vie  ! 

—  Et  pourtant  vous  l'avez  souvent  maudite  ! 

—  Je  lui  en  demanderai  pardon  !  Son  nom ,  te  dis-je  1 

—  Je  n'ose  le  prononcer  devant  tout  ce  monde... 

René  entraîna  M.  Trouin  dans  sa  chambre,  contiguë  au 
salon...  11  avait  besoin  de  recueillir  toutes  ses  forces  pour 
achever  son  sacrifice...,  et  il  comptait  forcer  plus  sûre- 
ment l'ennemi  dans  son  dernier  retranchement. 

—  0  mon  père  !  reprit-il ,  aussi  langoureux  qu'il  était 
violent  tout  à  l'heure,  avant  d'apprendre  le  nom  de  cette 
femme  à  qui  vous  devez  tant,  jurez-moi  que  vous  n'aurez 
rien  à  me  refuser  pour  elle  !... 

—  Je  te  le  jure! 

—  Eh  bien!  c'est  Marie-Ange  Bernard...  ,  dont  vous 
m'avez  interdit  de  rechercher  la  main,  et  c'est  ma  propre 
main  que  je  vous  prie  de  lui  rendre  pour  récompense... 

La  voix  de  René  faiblit  en  entrecoupant  ces  paroles... 
Il  sentit  une  grosse  larme  rouler  sous  son  masque...,  et 
il  porta  la  main  sur  son  cœur  pour  en  comprimer  les  bat- 
tements. M.  Trouin  fronça  le  sourcil ,  se  laissa  tomber 
sur  un  fauteuil,  et  blasphéma  contre  sa  goutte...,  qu'il 
avait  oubliée  depuis  un  quart  d'heure. 

— Mademoiselle  Bernard!  mademoiselle  Bernard  1  mur- 
mura-t-il ,  la  fille  d'un  simple  pilote  hauturier  !  Vous  êtes 
encore  trop  jeunes  tous  deux  ;  ce  n'est  là  qu'une  amou- 
rette. 

—  N'appelez  pas  amourette  une  passion  qui  fait  des  mi- 
racles! interrompit  René,  avec  l'éloquence  de  son  pro- 
pre amour...  C'est  à  Marie-Ange  que  j'ai  promis  d'être  un 
marin  digne  de  vous ,  de  vous  suivre  dans  toutes  vos 
courses,  de  combattre  enfin  comme  un  lion...,  et  j'ai  déjà 
commencé,  mon  père  !... 

—  Tuas  commencé,  dit  le  vieux  corsaire,  qui  se  re- 
dressa de  joie. 

— 11  n'y  a  pas  plus  d'une  heure  que  j'ai  gagné  mes  épe- 
rons ,  ajouta  René ,  en  reprenant  son  courage  et  sa  con- 
tenance... Vous  avez  ouï  parler  du  terrible  chevalier  de 
la  Brillantais? 

—  Ce  bretteur  de  Dinan,  qui  a  tué  huit  hommes  en  duel. 

—  Il  n'en  tuera  pas  d'autres  !  C'était  mon  rival  près  de 
Marie-Ange  ;  je  viens  de  me  battre  avec  lui  sous  le  vieux 
rempart,  à  l'épée  et  au  pistolet...  Je  lui  ai  cassé  un  bras 
et  crevé  un  œil...,  et  voilà  tout  ce  qu'il  a  eu  de  mon  sang  ! 

Du  Guay  montra  héroïquement  son  poignet  déchiré; 
M.  Trouin  se  jeta  dans  ses  bras ,  en  pleurant  d'ivresse  et 
de  gloire... 

—  Mon  Luc!  mon  digne  Luc!  s'écria-t-il ,  tu  épouseras 
Marie-Ange  I...  et  je  la  remercierai  à  genoux  de  m'avoir 
rendu  mon  fils  I 

Ce  succès  coûtait  assez  cher  à  René  pour  qu'il  ne  s'ou- 
bliât pas  lui-même. 

—  Alors ,  mon  père  ,  continua-t-il,  vous  m'accorderez 
avec  votre  consentement  ce  qui  devait  en  être  la  condi- 
tion ,  ce  que  je  redoutais  tant  de  mériter  naguère,  et  ce 
que  je  veux  aujourd'hui  obtenir  à  tout  prix  ! 

—  Un  commandement? 

—  Un  commandement  sur  la  Gabrielle  y  au  poste  le 
plus  périlleux ,  dans  la  première  course  et  le  premier  com- 
bat; dès  demain,  mon  père,  si ,  comme  on  le  dit,  le^  An- 
glais arrivent!  Ne  me  donnez  qu'une  batterie  et  quatre 
hommes,  cela  me  suffira  pour  vaincre  ou  mourir I 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


363 


M.  Trouin  allait  de  transport  en  transport.  Il  se  crut  le 
jouet  d'un  rêve  ,  et  s'écria  : 

—  Mais  es-lu  bien  Luc?  ôte  ton  masque ,  et  viens  que 
je  te  contemple  ?... 

René  frémit  des  pieds  à  la  tète...  Heureusement  quel- 
qu'un entra,  et  lui  fournit  un  prétexte  de  rester  masqué. 
Son  père  oublia  sa  dangereuse  idée  pour  presser  la  main 
du  nouveau  venu. 

C'était  justement  le  premier  maître  hydrographe  de 
Brest ,  alors  en  tournée  à  Saint-Malo.  M.  Kervan  passait 
avec  justice  pour  le  plus  savant  homme  de  la  côle ,  en  fait 
de  manœuvre  et  de  navigation... 

—  Corbleu  !  dit  le  vieux  corsaire  en  se  frappant  le  front, 
c'est  uu  bon  vent  qui  vous  pousse,  mon  ami...  Ce  beau 
masque  me  demande  un  commandement  sur  mon  navire  , 
faites-moi  donc  le  plaisir  de  l'interroger  pour  voir  s'il  en 
est  capable. 

M.  Kervan,  qui  ne  faisait  que  d'entrer  au  bal ,  pria  à 
son  tour  René  d'ôter  son  masque.  Mais  M.  Trouin,  chan- 
geant d'avis,  lui  ordonna  de  le  garder. 

—  Je  veux  vous  faire  une  surprise,  dit-il  au  professeur  ; 
après  l'examen  vous  saurez  le  nom  de  l'aspirant,.. 

—  La  Providence  est  pour  moi,  pensa  notre  héros ,  je 
suis  sauvé  ! 

Et  retrouvant ,  en  même  temps  que  son  aplomb  ,  toutes 
ses  idées  et  tous  ses  souvenirs  ,  il  répondit  aux  questions 
de  M.  Kervan ,  sur  la  théorie  et  sur  la  pratique ,  sur  la  mer 
et  sur  les  vents  ,  sur  le  branlebas  de  combat  et  sur  l'a- 
bordage ,  sur  les  moindres  détails  de  la  mâture,  des  batte- 
ries et  du  gréement,  avec  une  si  heureuse  précision,  et  en 
des  termes  si  bien  choisis ,  que  le  maître  confondu  s'écria  : 

—  Quel  que  soit  ce  jeune  homme,  il  deviendra ,  si  on  le 
laisse  faire ,  le  premier  marin  de  son  siècle  ! 

—  Eh  bien  l  ce  jeime  homme  est  mon  fils  aîné  !  dit 
M.  Trouin  avec  explosion.  Luc,  ôtez  maintenant  votre 
masque  ,  et  remerciez  notre  ami  de  son  horoscope... 

51.  Kervan  connaissaità  merveille  toute  la  famille  Trouin. 
Du  Guay  se  trouvait  donc  pris  cette  fois...  11  n'y  avait  pas  à 
reculer,  et  la  moindre  hésitation  le  perdait!  Il  se  démas- 
qua, mais  en  tournant  le  dos  à  son  père,  et  en  se  préci- 
pitant vers  le  professeur. 

—  Re.né!  murmura  celui-ci,  qui  le  reconnut  au  premier 
coup  d'oeil... 

—  Au  nom  du  Ciel,  monsieur ,  dites  Luc  ,  repartit  Du 
Guay,  si  vous  tenez  à  être  prophète  !... 

M.  Kervan  devina  tout,  et  accepta  la  complicité.  Il  avait 
toujours  déploré  la  direction  donnée  à  l'élève  de  Caen. 

—  Oui,  mon  cher  Trouin,  reprit-il,  accordez  un  bre- 
vet à  votre  fils ,  et  un  brevet  de  commandant  en  second  ne 
sera  pas  de  trop  I  Je  dirais  de  commandant  en  premier  ,  si 
vous  ne  montiez  vous-même  la  Gabrielle. 

René  avait  déjà  remis  son  masque,  comme  par  un  mouve- 
ment machinal,  et  s'était  retourné  triomphant  vers  son  père. 

—  Mais  ,  bombes  et  mitraille  !  répétait  celui-ci ,  com- 
ment diable  as-tu  appris  tout  cela,  toi  qui  ne  savais  pas 
diriger  une  yole,  il  y  a  trois  semaines  ? 

René  fut  quitte  pour  attribuer  ce  nouveau  prodige  à 
Marie-Ange,  —  sous  l'inspiration  de  laquelle  il  avait  tra- 
vaillé nuit  et  jour.  Il  avait  voulu,  d'ailleurs ,  surprendre 
agréablement  M.  Trouin. 

—  Va  donc ,  conclut  ce  dernier ,  pour  ton  brevet  au 
premier  départ,  et  pour  ton  mariage  au  prochain  retour  !.. 

11  va  sans  dire  que  l'honorable  capitaine  ignorait  en- 
core les  soupçons  qui  planaient  sur  Bernard.  S'il  les  avait 
connus,  ses  promesses  n'auraient  été  que  provisoires.  Rai- 
son de  plus  pour  René  de  ne  rien  laisser  au  hasard. 


—  Vous  allez  me  trouver  trop  exigeant,  mon  bon  père,  re- 
prit-il de  sa  voix  la  plus  séduisante  ,  mais  j'avais  dcané 
à  Marie-Ange  une  espérance  si  douce  !...  celle  de  recevoir 
de  moi ,  ce  soir  même,  votre  lettre  de  consentement  enve- 
loppée dans  mon  brevet...  Si  elle  ne  voit  rien  arriver,  elle 
croira  que  vous  m'avez  refusé  encore  !... 

—  Enfant  gâté  ,  dit  tendrement  M.  Trouin  ,  avoue  qu'en 
devenant  lion,  tu  as  gardé  quelque  chose  du  chat  !  Au  fait, 
ajoula-t-il,  l'idée  est  gracieuse...,  et  je  ne  veux  rieu  ôler 
à  tes  vœux,  quand  tu  as  mis  le  comble  aux  miens  !... 

Le  vieux  corsaire  prit  sur  son  bureau  une  lettre  et  un 
brevet  en  blanc ,  il  les  remplit  à  la  hâte  ,  adressa  galam- 
ment la  lettre  à  mademoiselle  Bernard,  et  la  remit  avec  le 
brevet  à  René,  qui  les  serra  par  un  geste  convulsif. 

—  Enfin... ,  pensa-t-il ,  en  étouffant  d'émotion  sous  son 
masque,  je  tiens  mon  bonheur  et  celui  de  Luc!  nous  ver- 
rons si  le  destin  nous  l'arrachera  ! 

Et  il  remercia  M.  Trouin  avec  l'effusion  la  plus  sincère 
et  la  plus  cordiale.  Puis,  reprenant  le  ton  patelin  d'un 
suppliant  : 

—  Pendant  que  vous  y  êtes,  mon  père,  lui  dit-il  à  l'o- 
reille, encore  un  petit  mot,  s'il  vous  plaît... 

—  Pour  qui? 

—  Pour  votre  caissier... 

—  Tu  veux  de  l'argent? 

—  Oui. 

—  Qu'en  feras-tu.'  toi  qui  ne  connais  ni  l'académie,  ni 
le  cabaret,  ni  le  tripot? 

—  Vous  oubliez...  ma  métamorphose!... 

—  Vraiment!  tuas  changé  aussi  les  habitudes? 

—  Il  faut  bien  avoir  les  défauts  de  ses  qualités!  Ne 
m'avez-vous  pas  reproché  mille  fois  ma  sagesse?  Xe  m'a- 
vez'vous  pas  dit  que  le  vrai  marin  doit  réunir  le  triple 
talent  d'Henri  IV,  adorer  Vénus,  Bellone  et  Bacchus!... 
J'ai  voulu  vous  satisfaire  et  me  compléter  sur  tous  les 
points...  Marie-.\nge  est  pour  moi  Vénus,  et  vous  savez  si 
je  l'aime!...  J'ai  payé  aujourd'hui  mon  tribut  à  Bellone... 

—  Et  tu  veux  rendre  aussi  tes  hommages  à.  Bacchus, 
demanda  M.  Trouin,  de  son  air  le  plus  scélérat... 

—  Il  les  a  reçus  avant  Bellone... 

—  Bah!  tu  es  allé  au  cabaret?... 

—  Tous  les  jours,  depuis  que  je  vous  ai  quitté...  puis 
au  tripot...  toutes  les  nuits... 

—  Et  tu  as  bu...  Le  vieux  corsaire  redressa  son  nez 
bourgeonné  et  fit  un  geste  digne  de  Silène. 

—  Du  plus  cher  et  du  meilleur. 

—  El  tuas  joué?.. 

—  En  conséquence!  Alors  soûl  venus  les  frais  de  toi- 
lette..., de  régal...,  de  danse,  etc.,  toujours  pour  vous 
agréer,  mon  père...  Si  bien  qu'à  l'heure  qu'il  est  je  dois... 

—  Tu  as  des  créanciers  !  ! . . . 

—  Sous  peine  de  prise  de  corps. 

—  Tu  es  poursuivi!!!... 

—  Une  somme  d'environ... 
René  s'arrêta  devant  le  chiffre. 

—  Bombes  et  mitraille!  eh!  que  m'importe  la  somme! 
s'écria  M.  Trouin,  ravi  cette  fois  jusqu'au  délire  et  pres- 
sant son  fils  entre  ses  bras.  Poursuivi  pour  dettes!!!... 
absolument  comme  moi,  à  son  âge!...  Plus  de  doute,  mon 
ami  !  J'avais  reconnu  là  ma  vocation.  Je  réponds  donc  de  la 
tienne!  Salut  au  vrai  loup  de  mer!...  La  somme?...  Mais 
rieu  que  pour  cette  nouvelle,  je  donnerais  cinq  mille  li\Tes... 

—  Ce  n'est  pas  assez,  mon  père,  dit  René  hardiment, 
M.  Trouin  le  considéra  avec  un  étounement  mêlé  d'ad- 
miration... 

—  Il  me  faut  juste  le  double  ! 


364 


LECTURES  DU  SOIR. 


Le  digne  capitaine  resta  muet  et  confondu...,  mais  il 
était  allé  trop  loin  pour  reculer.  Ecrivant  donc  un  bon  de 
dix  mille  francs  sur  sa  caisse  : 

—  M.  Kervan  a  raison!  s'écria-t-il  en  le  remettant  à 
Du  Guay  ;  tu  seras  le  plus  grand  marin  de  ton  époque  !  Seu- 
lement, je  l'avertis,  ajouta-t-il  prudemment,  qu'une  fois 
muni  du  brevet  que  lu  portes,  ce  sont  mes  prises  sur  l'en- 
uemi  qui  ont  payé  mes  dettes. 

—  Ouvrez-moi  l'Océan  !  dit  notre  héros  en  montrant  le 
port  d'un  geste  sublime,  et  bientôt,  comme  les  Argonautes, 
je  vous  rapporterai  la  toison  d"or,  et  l'humble  écusson  des 
Trouin  brillera  jiarmi  les  plus  illustres!... 


Armoiries  de  la  maison  Trouin. 

XII.  —  MADAME  DE  LA  BOURDONNAIS. 

Celle  scène  avait  duré  plus  d'une  heure.  Le  père  elle 
fils  rentrèrent  dans  le  bal  en  triomphe.  Devenu  le  héros  de 
la  soirée,  et  toujours  pris  pour  Luc,  René  attirail  comme  un 
aslre  tous  les  regards,  et  particulièrement  ceux  des  femmes; 
mais  le  premier  qu'il  rencontra  fut  celui  de  son  frère... 
qui  avait  tout  entendu  et  qui  tremblait  sous  sa  robe  noire. 

—  Eh  bien!  lui  dit-il  à  demi-voix,  ai-je  dignement  porté 
ton  nom? 

—  Imprudent  et  noble  cœur!  répondit  Luc  en  lui  pre- 
nant les  mains.  Tant  de  périls  bravés  pour  moi!  Pourquoi 
ne  m'avoir  pas  prévenu  de  cet  horrible  duel?...  Si  je  n'a- 
vais pas  su  défendre  ma  vie,  j'aurais  du  moins  préservé  la 
tienne.  Ah!  quand  pourrai-je  l'embrasser  elle  remerciera 
mon  aise  !.. 

— Ce  n'est  pas  le  sacrifice  du  sang  qui  coûte...,  soupira 
René,  se  rappelant  Marie-.\nge  ;  mais  oublions  les  dangers 
du  combat  pour  les  plaisirs  de  la  victoire.  J'ai  ton  mariage 
cl  mon  brevet,  ton  avenir  et  le  mien,  dans  ma  poche. 

—  .\venir  d'un  jour,  hélas  !  reparlit  Luc.  Notre  père  sera 
détrompé  dès  demain.  Comment  veux-tu,  bon  Dieu,  que 
je  soutienne  un  pareil  rôle? 

—  Crois-lu  donc,  par  hasard,  que  je  te  rendrai  ton  épée? 
Tu  garderas  ma  robe  et  nous  serons  quittes  !  Je  ne  suis 
pas  au  bout  de  mes  plans  !... 

—  Dieu  veuille  l'entendre!...  mais  ce  rêve  est  trop 
beau...  je  frémis  pour  le  réveil. 

Les  deux  frères  se  pressèrent  la  main  et  restèrent  quel- 
que temps  en  silence...  Un  doux  mirage  faisait  alors  pas- 
ser devant  leurs  yeux  la  fille  de  Bernard,  apportant  l'es-    | 


pérance  à  Luc  sur  le  rayon  d'un  sourire,  et  laissant  le 
regret  à  René  dans  le  reflet  d'une  larme.  Le  plus  généreux 
dévouement  a  ses  justes  retours  d'égoïsme  :  notre  héros  à 
fléchissait,  en  le  consommant,  sous  le  poids  de  son  sacri-  * 
fice...  Jamais  l'Ange  de  Dinard  ne  lui  avait  semblé  plus 
désirable  qu'au  moment  où  il  la  perdait.  Il  la  voyait  à  sa 
fenêtre,  au  milieu  des  fleurs,  saluant  son  retour,  prêle  à 
l'aimer  et  à  le  lui  dire...,  et  son  cœur  défaillait  en  renon- 
çant à  tant  de  bonheur!... 

Tout  à  coup,  M™e  de  La  Bourdonnais  parut  devant  lui,  M 
éclatante  de  beauté,  de  coquetterie  et  de  toilette,  le  masque  ' 
d'une  main  et  l'éventail  de  l'autre,  la  robe  traînante,  les 
épaules  découvertes,  les  cheveux  parfumés,  l'œil  et  le  sou- 
rire éiincelants...  Elle  lui  lança  un  regard  si  vif  et  si  pé- 
nétrant qu'il  demeura  comme  ébloui...  et  lâcha  la  main  de 
son  frère...  En  vain  la  figure  de  Marie-Ange  s'interposa 
encore,  plus  charmante  et  plus  regrettable  que  jamais...  Il 
s'élança  vers  la  comtesse  avec  l'ardeur  d'un  homme  qui 
s'allache  à  l'illusion  pour  se  dédommager  de  la  réalité. 

Du  Guay  causa,  dansa  et  se  promena  avec  M"»de  La  Bour- 
donnais jusqu'à  onze  heures.  La  noble  dame  semblait  lire 
au  fond  de  son  âme,  et  vouloir  l'étourdir,  sinon  le  consoler, 
par  toutes  les  séductions  imaginables...  Elle  déploya  tour  à 
tour  une  grâce  et  une  finesse,  une  gaieté  et  une  mélancolie, 
une  folie  et  une  raison,  dont  René,  qui  avait  pourtant  vu 
tant  de  femmes  de  près,  n'a\ail  pns  encore  l'idée  !  Bref, 
l'image  de  Marie-Ange,  qui  le  dominait  si  tristement  tout  ù 
l'heure,  ne  lui  revint  pas  un  instant  à  l'esprit. .. 

Une  seule  chose  l'étonuail,  c'était  de  n'être  pas  reconnu 
par  la  comtesse,  de  n'être  pas  même  questionné  par  elle  à 
cet  égard.  Il  savait  cependant  qu'elle  avait  réclamé  sa  pré- 
sence au  bal,  qu'elle  avait  voulu  l'envoyer  chercher  à  Caen, 
et  que  Luc  avait  fini  par  lui  avouer  que  c'était  inutile... 
Alors,  comment  son  tact  si  infaillible  et  sou  àme  si  géné- 
reuse ne  lui  disaient-ils  pas  :  «  Ce  jeune  homme  qui  cause 
avec  vous  depuis  une  heure  n'est  pas  Luc  Trouin,  mais 
René  Du  Guay,  votre  sauveur,  celui  que  vous  appeliez  si 
instamment  hier...  Ce  bras  qui  vous  sert  d'appui,  celte 
main  qui  touche  la  vôtre  sont  les  mains  qui  vous  ont  arra- 
chée l'année  dernière  aux  vagues  de  Dinard  !  Ce  cœur  que 
vous  faites  battre  si  étrangement,  a  senti,  dans  l'abime  en 
face  de  la  mort,  les  palpitations  du  vôtre...  et  mille  fois  de- 
puis, ce  souvenir  enivrant  a  troublé  ses  pensées  et  ses  rê- 
ves, et  fait  monter  à  son  cerveau  des  bouffées  d'ambition  à 
lui  briser  le  crâne!...  Comment  ne  le  reconnaissez-vous 
pas...  à  votre  jiropre  reconnaissance?  » 

Vingt  fois  René  fut  près  de  s'écrier  :  —  C'est  moi,  ma- 
dame!... 

Mais  il  craignait  que  cet  aveu  ne  fût  un  reproche,  ou  une 
imprudence,  et  qu'il  n'entraînât  un  autre  aveu  plus  témé- 
raire encore;  car,  invinciblement  fasciné  par  la  comtesse, 
ne  se  connaissant  plus  lui-même,  cédant  à  l'ébullition  de 
sa  tète,  aux  battements  de  sa  poitrine,  à  l'éblouissement 
de  ses  yeux,  il  avait  fini  par  user  de  son  incognito  pour 
laisser  paraître  un  amour  insensé... 

Nouvel  étonnement  pour  lui  :  M"«  de  La  Bonrilonnais  ne 
s'offensa  point...  et  le  laissa  même  s'exalter  jusqu'au  délire... 

Alors  seulement  elle  le  quitta  de  la  meilleure  grâce  du 
monde;  lui  donna  sa  main  délicieuse  à  baiser;  et  prenant 
congé  de  M.  Trouin,  annonça  son  départ  pour  une  de  ses 
terres...  Sa  voiture,  en  effet,  l'attendait  dans  la  rue,  etses 
chevaux  fougueux  l'emportèrent  au  galop... 

Elle  avait  habitué  chacun  à  ses  caprices.  Celui-ci  ne 
surprit  donc  personne.  .Mais  René  demeura  dans  la  posi- 
tion la  plus  étrange  :  suspendu  entre  un  ciel  d'espérances 
et  un  enfer  de  remords.  . 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


3G5 


Xin.  —  l'inconnue. 

Il  était  encore  abimé  dans  sesTcdexions  lorsqu'une  es- 
pèce d'apparition  le  réveilla  en  sursaut.  Un  masque  qu'il 
n'avait  pas  remarqué  dans  le  bal  se  trouva  debout  devant 
lui.  C'était  une  femme  revêtue  d'un  riche  costume  indien, 
et  si  bien  enveloppée,  voilée  et  gantée,  qu'on  devinait 
seulement  une  taille  charmante... 

Elle  appela  notre  forban  du  bout  de  l'éventail,  lui  prit 
le  bras  et  l'entraîna  dans  les  groupes  ;  ils  commençaient  à 
s'éclaircir,  depuis  le  départ  de  M™"  de  La  Bourdonnais. 

—  Monsieur,  dit  l'inconnue  ou  l'Indienne,  j'ai  à  vous 
parler...  sérieusement... 

—  La  raison,  au  bal  masqué?  voilà  qui  est  original...  Je 
vous  écoute  d'autant  mieux,  madame... 


—  D'abord,  je  vous  connais...  Vous  n'êtes  pas  Luc, 
mais  Kené  Du  Cuay... 

—  Qui  vous  en  assure,  s'il  vous  plail? 

—  Cette  blessure  à  votre  main,  et  celle  chaîne  d'or  à  vo- 
tre cou. 

René  croyait  l'une  et  l'autre  si  bien  cachées  qu'il  tres- 
saillit de  surprise  : 

—  Vous  avez  des  yeux  de  lynx,  dit-il  en  rabattant  sa 
manche  et  en  croisant  son  pourpoint  jusqu'au  menton... 

—  Il  est  trop  tard,  reprit  l'inconnue,  avec  un  rire  ma- 
lin... D'ailleurs,  il  n'y  a  rien  là  qui  ne  vous  fasse  honneur... 
Celle  blessure  vous  a  été  faite  par  M.  de  laBrillantais,  sous 
le  vieux  rempart,  au  coucher  du  soleil,  et  cette  chaîne  est 
le  prix  de  la  course  en  bateau  que  vous  a  décerné  la  com- 
tesse de  La  Bourdonnais. 


La  comtesse  de 

—  Mais  tout  cela  ne  vous  dit  point  que  je  sois  René. 

—  Est-ce  que  vous  pensez  m'en  faire  accroire...  comme 
à  votre  digne  père? 

Et  le  rire  de  l'Indienne  éclata  comme  un  bruit  argentin 
dans  l'oreille  du  jeune  homme. 

—  Décidément,  vous  savez  tout,  madame!  rendez  les 
chances  égales,  en  me  dévoilant  votre  nom...  ou  votre 
visage... 


La  Bourdonnais. 

—  Ce  serait  détruire  tout  reilel  de  ce  que  j'ai  à  vous  dire. 

—  Je  vous  ai  donc  vue...  quelquefois? 

—  Vous  avez  vu  ma  figure...  Je  veux,  ce  soir,  vous 
montrer  mon  âme...  comme  j'ai  deviné  la  vôtre... 

L'accent  profond  de  ces  paroles  fit  battre  le  cœur  de 
René...  Après  le  trouble  où  venait  de  le  plonger  M"»*  de  La 
Bourdonnais,  il  n'aurait  jamais  cru  retrouver  une  impres- 
sion semblable.  La  voix  qui  lui  parlait  réveillait  en  lui  de 


366 


LECTURES  DU  SOIR. 


mystérieux  souvenirs...  Mais  il  s'épuisa  en  vains  efforts 
pour  la  reconnaître... 

—  René,  je  vous  aime!  reprit  la  même  voix,  plus  douce 
et  plus  pénétrante  encore. 

Et  cette  fois  notre  héros  sentit  le  vertige  lui  monter  à  la 
tête...  Tant  d'émotions  en  un  jour  étaient  au-dessus  de  ses 
forces...  Tout  ce  qu'il  avait  éprouvé  chez  Marie- Ange  et 
près  de  la  comtesse  s'unissait  pour  l'accabler  d'un  seul 
coup...  Leurs  images  tourbillonnaient  devant  lui  avec  celle 
de  l'Indienne...  Il  se  fit  dans  son  âme  comme  un  chaos  de 
regrets  et  d'espérances,  de  joies  et  de  remords  ;  si  bien  que, 
fermant  les  yeux  sur  l'avenir  et  le  passé,  il  s'abandonna  en 
aveugle  aux  charmes  du  présent... 

—  Oui,  je  vous  aime,  poursuivit  l'inconnue,  et  je  n'ai- 
merai jamais  que  vous  !  je  ne  puis  vous  le  dire  que  sous 
le  masque,  tant  est  profond  l'abîme  qui  nous  sépare  !  mais 
je  veux  du  moins  vous  prouver  mon  dévouement  en  vous 
ouvrant  le  chemin  de  la  gloire  et  du  bonheur. 

Ces  mots  étaient  d'un  effet  immanquable  sur  Du  Guay. 
Il  dressa  l'oreille  comme  le  jeune  cheval  qui  entend  le 
clairon  du  combat... 

—  Je  sais  tout  ce  que  vous  avez  souffert  dans  votre 
vocation;  M.  Trouin  se  trompe,  ce  n'est  pas  moi  qui  l'ap- 
prouverai !  Votre  place  est  sur  le  banc  de  quart,  et  non  sur 
le  banc  de  l'école  ! 

—  Ah  !  qui  que  vous  soyez,  raille  fois  merci  !  s'écria  Du 
Guay,  en  pressant  d'une  main  la  garde  de  son  sabre,  et  de 
l'autre  le  bras  charmant  de  l'inconnue. 

—  Mais,  avouez-le  ,  continua  celle-ci,  vos  torts  ont  dé- 
passé ceux  de  votre  père  ;  vous  ne  suiviez  pas  en  droite 
ligne  le  sentier  de  l'honneur,  et  vous  avez  choisi  d'étranges 
compagnons  de  route. 

—  Que  voulez-vous  dire,  madame?  demanda  René,  pi- 
qué au  vif. 

—  Je  veux  dire  que  vous  êtes  fait  pour  les  salons  et  non 
pour  les  tavernes;  pour  les  champs  de  bataille  et  non  pour 
les  tripots  et  les  salles  d'armes... 

Et,  sans  laisser  au  jeune  homme  le  temps  de  répondre, 
elle  lui  raconta  jour  par  jour  toute  sa  vie  depuisdeux  mois. 

—  Quand  votre  père  vous  renvoyait  en  poste  à  Caen, 
sous  la  surveillance  de  deux  estafiers,  je  ne  vous  blâme  pas 
d'avoir  suborné  ces  pauvres  diables  et  d'avoir  tourné  bride 
à  la  porte  de  l'école  après  avoir  allumé  votre  pipe  avec  la 
lettre  de  M.  Trouin  pour  le  recteur...  Vous  seriez  alors  couru 
vous  embarquer  sur  le  premier  navire  de  la  côte  ;  je  ne 
vous  en  ferais  pas  encore  de  reproches;  vous  voyez  que  je 
suis  indulgente...  Mais,  voilà  ce  qui  est  impardonnable! 
vous  êtes  allé  dépenser  votre  courage,  votre  esprit  et  votre 
argent,  de  foire  en  foire...  Vous  avez  hanté  des  aventuriers 
de  toute  sorte ,  heureux  de  vivre  à  vos  dépens  et  de  s'abri- 
ter sous  votre  crédit...  En  leur  compagnie,  vous  avez  suivi 
des  intrigues  de  bas  étage,  fustigé  le  guet,  bouleversé  les 
auberges,  ferraillé  de  carrefour  en  carrefour,  répandu  votre 
noble  sang  sur  les  bornes.  En  cette  ville  même,  vous  vous 
êtes  battu  à  la  muraille  avec  un  canonnier,  et  vous  vous 
êtes  coupé  la  gorge  avec  un  maître  d'armes  ;  vous  êtes  allé  à 
Rouen  avec  un  bretteur  poursuivi  par  la  justice;  vous  avez 
tous  deux  forcé  la  maison  d'un  magistrat,  vous  en  avez  enlevé 
une  femme  sans  nom,  et  vous  vous  l'êtes  disputée  l'épéeà 
la  main...  Après  quelques  jours  de  prison,  vous  êtes  allé  à 
Paris  continuer  les  mêmes  désordres  (1)  ;  enfin,  vous  êtes 
revenu  à  Saint-.Malo,  criblé  de  deltes  et  harcelé  par  les 
exempts,  contre  lesquels  on  vous  a  vu  lutter  par  terre  et 

(i)  Tous  ces  rails  sont  historiques.  Diiguaj-Trouin  lui-même  les  t 
confessas  dans  ses  Mhnnirc.t.  Voir  l'c^tiilion  controf.iilc,  in-iî,  d'Am- 
sterdam, la  seule  qui  rcnr.'rnip  l^-  riVil  complot   de  la  jeunesse  de 


par  eau,  à  travers  les  folies  du  carnaval...  Je  vous  le  de- 
mande, René,  cette  vie  est-elle  digne  de  vous?  Ces  triom- 
phes suffisent-ils  à  votre  ambition?  Est-ce  ainsi  que  vous 
préludez  à  la  gloire? 

La  conscience  de  notre  héros  n'eût  pas  parlé  avec  plus 
de  fermeté  et  de  justesse;  il  resta  muet  de  confusion  et  de 
repentir,  heureux  d'avoir  un  masque  pour  cacher  sa  rou- 
geur et  ses  larmes. 

—  Vous  avez  raison,  madame,  balbutia-t-il,  je  ne  mé- 
rite pas  de  vous  donner  la  main. 

Et  quittant  le  bras  de  l'Indienne,  il  voulut  s'enfuir. 

—  Restez  !  dit-elle  en  le  retenant  avec  tendresse  ;  si  je 
vous  ai  avoué  que  je  vous  aime,  c'est  que  je  suis  encore 
siire  de  vous  !  Votre  cœur  est  demeuré  intact  au  milieu  de 
vos  égarements...  Je  vous  reconnais  à  cette  larme  brû- 
lante qui  vient  de  tomber  de  vos  yeux  sur  ma  main...  ;  à 
l'héroïque  entreprise  où  vous  a  lancé  le  dévouement  fra- 
ternel. Je  suis  pour  vous  dans  cette  entreprise,  bien  que  la 
piété  filiale  en  souffre  un  peu  ;  et  je  viens  vous  proposer 
un  traité  d'alliance  contre  votre  père. 

—  Vous  êtes  un  ange  de  miséricorde  et  de  bonté  !  s'é- 
cria Du  Guay  avec  reconnaissance. 

—  Je  veux  être  un  ange  de  rédemption.  Je  veux  faire  de 
vous  un  héros,  un  grand  homme  ! 

René  releva  la  tête  par  un  admirable  mouvement. 

—  Voici  mes  conditions  :  plus  de  duel  inutile  ni  de  plai- 
sirs honteux!...  Adieu  le  cabaret,  le  tripot  et  l'académie!  il 
me  faut  du  travail,  des  œuvres  et  des  combats  !  Continuez 
votre  projet  d'hier  ;  prenez  demain  la  place  de  Luc  sur  la 
Gabrielle...  Désarmez  votre  père  à  force  décourage  et  de 
talent  !  Et  s'il  s'obstine  à  vous  fermer  la  carrière,  c'est  moi 
qui  vous  l'ouvrirai  !  A  partir  d'aujourd'hui,  je  veille  sur 
vous  et  je  vous  suis  des  yeux.  Vous  ne  me  verrez  point, 
mais  vous  sentirez  mon  influence!  elle  sera  toute-puissante 
pour  votre  bonheur,  si  vous  la  méritez  toujours  ! 

René  était  ivTC  d'orgueil  et  de  joie  ;  il  se  sentait  grandir 
d'une  coudée  ;  il  voyait,  comme  Renaud,  tous  ses  rêves 
réalisés  par  une  Armide.  Un  seul  mot,  un  mot  fatal,  trou- 
blait cet  enchantement. 

—  Ne  pas  vous  voir,  madame  !  mais  c'est  rae  retirer  en- 
semble l'encouragement  et  la  récompense  !  Pour  vous  voir 
un  seul  moment,  je  ferais  mille  fois  ce  que  vous  rae  de- 
mandez ! 

—  Eh  bien  !  reprit  l'Indienne  après  un  silence,  vous  me 
verrez  un  jour... 

Elle  remit  à  René  un  médaillon  d'or  ciselé,  fermé  soi- 
gneusement... 

—  Portez  ce  médaillon  comme  un  talisman  sacré  ;  ap- 
puyé sur  votre  cœur,  il  en  comptera  les  battements...  Il 
vous  préservera  des  coups  mortels,  et  vous  dira  quand  vous 
ferez  bien  ou  mal  ;  enfin  vous  rae  connaîtrez  eu  l'ouvrant. 

—  Et  quand  l'ouvrirai-je? 

—  Quand  vous  serez  capitaine  des  vaisseaux  de  Sa 
Majesté!  Pas  avant.  Jurez-le-moi! 

—  Je  vous  le  jure,  madame;  et  je  n'attendrai  pas  long- 
temps I 

L'Indienne  pressa  la  main  de  René  avec  tant  d'énergie, 
qu'il  lui  sembla  recevoir  d'elle  une  force  surhumaine... 
Puis  elle  disparut  eu  lui  défendant  de  la  suivre...  Et  lui- 
même  courut  prendre  l'air  sur  le  rempart,  pour  empêcher 
son  cerveau  d'éclater  comme  un  volcan... 

l'auteur.  Toutes  les  antres  éditions  ont  été  raatilées  par  lui-même,  i 
la  sollicitation  du  cardinal  de  Fleury  ;  mais  M.  Cuoat,  de  Saiot-Malo. 
le  Yéridique  historien  de  noberi  Surcoût,  a  retrouTé  et  publiera  sans 
doute  le  manuscrit  complet  dos  mémoires  de  DuGuay-Trouin. 


^^USÉE  DES  FAMn.LES. 


367 


XIV.  —  LES   anglais! 

Minuit  sonnait  à  l'horloge  de  la  cathédrale  ;  tout  le  bruit 
et  tout  le  mouvement  du  carnaval  avaient  cessé;  les  der- 
nières lumières  s'éteignaient  çà  et  là,  et  la  maison  Trouin 
seule  jetait  mille  feux  par  ses  vitraux  coloriés.  Les  rem- 
parts, le  quai,  le  port  et  la  rade,  étaient  complètement  dé- 
serts ;  les  "lies  et  les  caps  semblaient  dormir  sur  l'eau  comme 
d'énormes  baleines  ;  la  mer  était  pleine  jusqu'au  bord,  et 
jetait  au  loin  ces  immenses  palpitations,  si  admirables  à 
entendre  la  nuit...  Tout  cela  était  baigné  d'un  clair  de 
lime  d'une  telle  splendeur,  que  les  phares  de  la  côte  pâlis- 
saient au  sommet  de  leurs  tours. 

René  puisait  le  calme  et  la  fraîcheur  dans  la  contempla- 
tion de  ce  tableau  sublime  :  —  Voilà,  se  disait-il,  le  regard 
perdu  sur  l'Océan,  voilà  la  carrière  où  m'attendent  la  gloire 
et  le  bonheur  !...  .4h  I  si  je  pouvais  la  convertir  à  l'instant 
même  en  un  vaste  champ  de  bataille,  par  quels  exploits  je 
mériterais  d'ouvrir  ce  médaillon,  qui  contient  le  secret  de 
ma  destinée  ! 

Tout  à  coup,  au  moment  où  ses  yeux  plongeaient  aux 
limites  de  l'horizon,  il  tressaillit  des  pieds  à  la  tête,  poussa 
une  exclamation  mêlée  de  surprise,  de  joie  et  de  terreur; 
regarda  quelque  temps  encore,  avec  l'ardeur  du  lion  qui 
voit  arriver  sa  proie,  leva  les  deux  bras  au  ciel  en  disant  : 
—  Merci,  mon  Dieu!...  vous  m'avez  exaucé!...  reprit, 
comme  une  flèche,  le  chemin  de  la  maison  de  son  père,  et 
rattachant  à  peine  son  masque  sur  son  front,  rentra  dans 
le  bal,  en  criant  :  —  Aux  armes  !  voilà  les  Anglais  !... 

Nous  renonçons  à  décrire  l'effet  d'une  pareille  nouvelle, 
ainsi  annoncée,  à  une  telle  heure,  à  ces  corsaires  en  habits 
de  soie  et  de  velours...  La  musique  se  tait,  les  quadrilles 
s'arrêtent;  les  femmes  s'évanouissent,  les  hommes  tirent 
l'épée  !...  Le  cri  :  Aux  armes  !  les  Anglais  !  vole  de  bouche 
en  bouche,  de  porte  en  porte,  de  rue  en  rue  ;  réveille  toute 
la  ville  en  sursaut,  et  la  jette  en  masse  sur  les  remparts, 
au  bruit  du  tocsin  de  toutes  les  cloches. 

Notre  héros  ne  s'était  pas  trompé  :  la  population  entière, 
hommes,  femmes,  enfants,  accourus  à  son  appel,  à  moitié 
endormis  encore,  et  dans  les  costumes  les  plus  étranges, 
virent  bientôt  une  voile,  puis  deux,  puis  cinq,  puis  dix,  puis 
vingt;  en6n,  toute  la  flotte  anglaise,  escortant  la  machine 
infernale,  sortir  des  profondeurs  de  la  Manche,  s'appro- 
cher comme  une  bande  de  goélands  gigantesques,  se  dé- 
ployer lentement  dans  les  eaux  de  Saint-.Malo,  et  annoncer 
à  cette  ville  le  sort  qui  l'attendait,  par  vingt-six  coups  de 
canon  (1),  multipliés  d'échos  en  échos. 

(i)  Un  moine  de  Saint-Malo,  témoin  de  ce  siège  mémorable,  a  laissé 
une  relation  manuscrite  que  nous  avons  trouvée  el  iranscriie  aui 
archives  d€  la  cité  bretonne.  Ceue  relasio»  (jic)  n'est  pas  moins 
singulière  par  la  forme  que  par  le  fond  ;  le  style  el  lorihographe  en 
font  une  véritable  curiosité.  L  auteur  débute  ainsi  .-  «  Le. ."  l'armée 
angioise  parost,  forte  de  26  voyles,  scavoir  :  12  vaisseaux  de  guère,  de 
50  à  soixante  pièces  de  cannons,  s  galiots  i  bombes,  de  lo  mortiers  el 
40  homes  d'équippage  chacunes,  3  brûlots,  4  briganiins,  2  corvettes  de 
4  canons,  etc. ,  ladilte  armée  commandée  par  le  fils  du  miîord  et  comte 
de  Damgby,  chef  du  conseil  du  Prince.  Cet  amjral  était  un  jeune  homme 
lans  expérience,  qui  n'a  jamais  inventé  la  poudre.  Excusez  sy  vous 
Toyez  du  désordre  dan»  mon  discours.  M  n'est  pas  possible  qu'il  ne  se 
ressente  de  l'émotion  produite  par  la  poudre  et  le  cannon ,  etc.  » 

Entre  autres  disiraction.<i,  le  bon  moine  a  oublié  de  ponctuer  son 
manuscrit,  dans  lequel  on  rehconlreà  peine  çàetlà  quelques  virgules 
égarées...  Rari  liantes  in  gurgiie  leuto.  Du  reste,  il  analyse  les  bombes 
el  les  boulets  jusqu'au  dernier  grain  de  mitraille,  el  détaille  leurs  mille 
résultats,  sans  oublier  la  moindre  viire  cassée.  Il  raconte  surtout 
tTec  une  prolixité  sympathique  les  infortunes  de  ses  frères,  les  moi- 
nes récollels  de  l'Ile  de  Césambre,  visités  et  dépouillés  tout  d'abord 
par  les  marins  anglais.  «  Il  éUii  resté  à  Cezembrc  3  religieux,  dont  un 
goûteux,  les  deux  premiers  s'allèrent  cacher  dans  un  trou  de  rocher, 
oà  ils  demeurèrent  deux  jours  sans  manger,  le  goutienx  qui  étoil  un 
bonhomme  âgé  de  62  ans  et  fort  simule  ce  qui  ce  remarquoit  assez 


XV.  —  LE  SERPENT  60D8  LES  FLEl'RS. 

Le  mercredi  matin,  tous  les  vaisseaux  anglais  étaient 
cmbossésà  portée  de  canon  des  remparts.  Le  brûlot  infer- 
nal se  reconnaissait,  entre  tous,  à  ses  vastes  flancs  noirs, 
pleins  d'épouvantables  mystères...  L'imagination  se  perdait 
en  conjectures  atroces  sur  les  éléments  de  destruction  qu'il 
pouvait  contenir  ;  et  cependant  aucune  de  ces  conjectures 
n'approchait  seulement  de  la  réalité!...  L'amiral  Daraby 
donna  vingt-quatre  heures  aux  Malouins  pour  capituler,  ou 
voir  leurs  maisons  réduites  en  cendres.  Pour  toute  réponse, 
les  Malouins  se  disposèrent,  comme  un  seul  homme,  à 
vaincre  ou  à  mourir... 

Après  avoir  fait  porter  sur  la  Gahrielle  toutes  les  mu- 
nitions nécessaires  à  une  sortie,  M.  Trouin  attendait  l'heure 
du  combat  avec  le  calme  d'un  sénateur  romain.  Assis 
dans  son  cabinet,  au  milieu  de  ses  commis,  comme  si  la 
mort  n'avait  pas  plané  sur  sa  tête,  il  parcourait  froidement 
les  lettres  amassées  pendant  son  absence. 

Arrivé  au  courrier  de  Caen  : 

—  Lisons,  dit-il,  la  correspondance  de  René.  J'avais  exigé 
de  lui  un  message  par  semaine...  En  voilà  huit...  C'est  bien 
mon  compte.  Voyons  s'il  persévère  dans  ses  bonnes  réso- 
lutions. 

Et  le  digne  corsaire,  s'épanouissant  d'une  lettre  à  l'autre, 
prononça  tout  haut  les  passages  suivants,  pour  mieux  en 
savourer  la  douceur  : 

«  Université  de  Caen ,  i"  mars. 
«  Mon  cher  père.  Je  travaille  et  je  fais  tous  mes  efforts 
pour  vous  contenter...  L'étude  des  lois  n'est  pas  aussi  dif- 
ficile que  je  le  croyais...  J'espère  en  savoir  bientôt  aussi 
long  que  nos  docteurs,  etc.,  etc.  » 

«  Université  de  Caen,  8  mars. 
«  Mon  cher  père.  Je  travaille  assidûment  et  j'ai  le  bon- 
heur de  satisfaire  tout  le  monde...  La  robe  me  coûte  à  por- 
ter ;  mais  je  suis  heureux  de  vous  offrir  ce  sacrifice,  etc.  » 

«  Université  de  t;aen,  15  mars. 

«  Mon  cher  père,  Je  travaille  de  toutes  mes  forces,  et  vous 
serez  enchanté  d'apprendre  mes  progrès.  Nous  avons  eu 
hier  une  conférence  sur  les  detths  de  jeu.-.  .J'ai  plaidé  une 
heure  contre  ce  fléau  de  la  jeunesse,  el  j'ai  gagné  ma  cause 
aux  applaudissements  des  maîtres.  Ah!  si  tous  les  joueurs 
avaient  pu  ra'eutendre!...  etc.,  etc.  » 

^«  Université  de  Caen,  22  mars. 
cMon  cher  père.  Je  continue  de  travailler  avec  succès... 
Je  m'habitue  à  la  robe  et  à  la  discipline.  J'ai  essayé  ce  malin 
un  bonnet  de  juge,  et  n'ai  pu  me  regarder  sans  rire,  etc.  » 

«Université  de  Caen,  i"  avril. 
«Mon  cher  pèrej^'at  tant  travaillé  que  je  suis  tombé  ma- 
lade... Mais  soyez  sans  inquiétude...  Veuillez  seulement 
m'envoyer  une  douzaine  de  pistoles  par  la  poste,  bureau 
restant,  pour  m'acheter  quelques  douceurs,  etc.  » 

—  Pauvre  garçon!  dit  M.  Trouin  tout  attendri  ;  au  lieu 
de  douze  pistoles,  je  lui  enverrai  centécus! 

Et  après  avoir  lu  les  trois  dernières  lettres,  dont  le  re- 
frain était  toujours  :je  travaille,  je  travaille,  je  travaille...  : 

dans  son  extérieur  el  dans  ces  manières  et  dans  ces  expression?  étoil 
resté  seule  dans  le  couvent.  Les  vojant  venir  attaquer  fust  vite  i  la 
cave  tirer  du  vin  leur  dist  qu'ils  étoist  les  bien  venues  et  celuy  à  qui 
il  enprésenu  le  premier  luy  ayant  dit  dans  son  jargon  .-  Voulez- vous 
emppoisfoner  nous  traylre  ?  le  bonhomme  beut  à  leur  saniez.  Vous 
pouvez  juger  si  ces  dégoûtés  de  meires  hôtes  épargnèrent  à  ce  goû- 
teux la  peine  d'aller  i  la  cave.  La  canaille  fort  insolente  ce  mis  à 
maltreter  le  vieillard  mesme  le  dépouilla  lui  arracha  ses  habits  le  mit 
tout  nud  ne  lui  lais.«ant  que  ses  mutandes.  Comme  le  bonhomme  se 
plaignoit  avec  un  air  simple  el  grande  naivelé  qu'on  leur  avoit  tout 
pris  jusqu'à  un  petit  chien  tourne  broche  qui  servoit  i  leur  cuisine 
un  officier  généreux  appersul  ce  petit  animal  entre  les  bras  d'un  de 
leur  gens  et  donna  des  coups  de  canne  i  ce  marault.  » 


368 


LECTURES  DU  SOIR. 


—  Quel  miraculeux  changement  !  s'écria  le  vieux  capi- 
taine; un  garnement  hier,  et  aujourd'hui  un  petit  saint. 
En  vérité,  je  suis  trop  heureux  dans  mes  enfants.. .  les  voilà 
tous  deux  tels  que  je  les  voulais,  et  je  n'ai  plus  rien  à  de- 
mander au  Ciel.  Je  savais  bien,  morbleu!  que  je  viendrais 
à  bout  de  René  comme  de  Luc  ;  que  je  ferais  de  l'un  le  mo- 
dèle des  avocats,  et  de  l'autre  l'exemple  des  corsaires  !  Ah  ! 
c'est  que  je  m'entends  un  peu  à  conduire  la  jeunesse,  et  je 
ne  suis  pas  de  ces  pères  de  comédie,  à  qui  on  fait  croire  que 
les  vessies  sont  des  lanternes. 

Tout  en  exhalant  ainsi  sa  joie,  M.  Trouin  avait  ouvert 
une  lettre  du  matin,  posée  sur  celles  de  son  fils.  Soudain  sa 
figure  s'allongea,  ses  traits  se  bouleversèrent,  et  un  horrible 
jurement  s'échappa  de  ses  lèvres.  Voici  le  serpent  que  le 
digne  homme  avait  trouvé  parmi  les  fleurs  : 

«  Monsieur  Trouin, 

e  Je  ne  puis  vous  laisser  ni  me  laisser  moi-même  berner 
plus  longtemps  par  M.  Duguay,  votre  fils;  vous  le  croyez  à 
Caen,  tout  confit  dans  l'étude,  et  il  n'a  pas  mis  les  pieds  à 
l'école...  Depuis  deux  mois,  il  court  les  foires,  les  tripots  et 
les  cabarets  ;  il  a  eu  quatre  ou  cinq  duels,  a  enlevé  une 
femme  à  Rouen,  s'y  est  fait  mettre  en  prison,  a  couru  jus- 
qu'à Paris  et  est  revenu  vous  braver  à  Saint-Malo.  Après 
avoir  édifié  toute  la  ville  pendant  le  carnaval,  il  a  poussé 
l'audace  jusqu'à  figurer  celte  nuit  à  votre  bal,  sous  le  nom 
de  son  frère  Luc,  dans  un  costume  de  forban,  qu'il  me  doit 
encore,  avec  les  fournitures  ci-jointes,  etc..  Total  999  li- 
vres dix-neuf  sous  onze  deniers,  pour  lesquels  j'ai  prise  de 
corps  contre  sa  personne.  11  m'avait  leurré  jusqu'ici  de  faux 
noms  et  de  belles  paroles ,  mais  je  viens  de  tout  apprendre 
par  un  espion  qui  l'a  suivi  hier  jusqu'à  votre  porte.  Je  vous 
prie  donc  de  le  traiter  comme  il  le  mérite  et  de  faire  droit  à 
ma  créance. 

«J'ai  l'honneur,  etc.  Chrysostome  Dcciseau, 

«Tailleur-costumier.» 

On  se  souvient  que  ce  terrible  créancier  était  resté  en 
dehors  des  transactions  de  Dinard.  Voilà  la  surprise  qu'il 
ménageait  à  notre  héros! 

Cette  lettre  fatale  révélait  à  M.  Trouin  toutes  les  comé- 
dies de  la  veille  :  le  brevet,  le  mariage,  le  duel,  etc. 

—  Bombes  et  mitraille!  s'écria-t-il ,  le  forban  d'hier 
n'était  pas  Luc...  Et  pendant  qu'un  compère  m'adressait 
de  huit  jours  en  huit  jours  ces  lettres  de  Caen,  René  osait... 

Il  ne  put  achever  :  il  étouffait  de  rage.  11  relut  la  dénon- 
ciation et  resta  anéanti.  Puis  sa  colère  fit  une  telle  explo- 
sion de  cris,  de  blasphèmes,  de  chaises  brisées,  que  toute 
la  maison  en  trembla,  et  que  chacun  accourut,  le  croyant 
suffoqué  par  la  goutte. 

Mais  lui,  sans  répondre  à  personne  : 

—  Caissier!  mon  fils  vous  a-t-il  présenté  un  bon  de  dix 
raille  livres? 

—  Non,  monsieur. 

—  A  la  bonne  heure?  Si  on  vous  le  présente,  vous  le 
mettrez  en  pièces  et  viendrez  m'averlir! 

Puis  saisissant  une  plume,  il  écrivit  à  M.  Duciseau. 

«  Deux  mille  livres  pour  vous  si  René  est  en  prison  dans 
une  heure  !  Ameutez  contre  lui  tous  ses  créanciers  et  tous 
les  exempts  de  la  ville.  • 

Au  même  instant,  la  rumeur  publique  mit  le  comble  à 
sa  fureur,  en  lui  apprenant  que  le  pilote  Bernard  était  sur 
la  flotte  anglaise.  Croyant  aussitôt  avec  passion  ce  qu'il  eut 
nié  de  sang-froid  en  toute  autre  circonstance  : 

—  Bernard  chez  les  Anglais!  reprit-il  convulsivement, 
et  c'est  la  fille  de  ce  traître  qui  épouserait  mon  fils  aîné!... 
Bombes  et  mitraille!  je  lui  tordrais  plutôt  le  cou!...  Luc! 


poursuivii-il  avec  de  nouveaux  cris,  où  est  Luc?  Qu'on 
m'amène  Luc  mort  ou  vif! 

Mais  Luc  se  garda  bien  de  paraître.  11  s'était  réfugié  au 
premier  bruit  sur  la  Gabrielle,  aimant  mieux  affronter  les 
boulets  ennemis  que  la  justice  de  son  père. 

Enfin  M^e  Trouin  parvint  à  calmer  le  paroxysme  de  son 
mari,  ou  du  moins  à  le  tourner  adroitement  contre  les  An- 
glais, dont  l'artillerie  foudroyante  annonçait  la  dernière 
sommation. 

Cependant  le  capitaine  ne  cessa  de  jurer,  de  gesticuler 
et  de  casser  ses  meubles,  que  lorsque  M.  Duciseau  vint  lui 
annoncer  en  personne  l'incarcération  de  René. 

Les  exempts,  ces  hommes  sans  entrailles,  l'avaient  arrêté 
courant  au  péril  comme  à  une  fête,  l'avaient  sommé  de 
verser  dix  mille  livres  quand  il  se  préparait  à  verser  son 
sang,  et  l'avaient  traîné  à  la  prison  au  milieu  de  l'indigna- 
tion générale... 

XVL  —  LE  COMP.VT. 

Le  lendemain,  au  point  du  jour,  les  bombes  et  les  boulets 
pleuvaient  sur  Saint-Malo  de  toutes  les  batteries  de  la  flotte 
anglaise.  Une  des  premières  bombes  creva  la  voûte  de  la 
cathédrale  et  brisa  le  grand  vitrail  du  chœur  ;  «  bel  ouvrage 
et  lestement  travaillé»,  dit  notre  moine.  «  Dès  le  grand 
matin,  ajoute-t-il,  presque  toutes  les  femmes  et  enfans 
avoient  vidé  la  ville.  On  ne  voyoit  dans  les  mes  que  char- 
rettes du  monde  qui  délogeoit,  et  jens  chargez  qui  em- 
portoient  avec  eux  tout  ce  qu'ils  pou  voient.  Ce  fust  un 
spectacle  bien  pitoiable.  » 

Tandis  que  les  Malouins,  aux  prises  avec  l'incendie  et 
la  mort,  ripostaient  à  l'ennemi  de  tous  les  canons  de  leurs 
remparts,  une  flottille  de  corsaires  quittait  le  port  sous  le 
feu  de  l'escadre  anglaise  pour  aller  tenter  au  dehors  une 
diversion  redoutable, 

A  la  tête  de  cette  flottille  s'avançait  la  Gabrielle,  avec  sou 
pavillon  bénitde  la  veille  et  empresse  de  recevoir  le  baptême 
de  sang. 

M.  Trouin,  en  grand  costume,  le  porte-voix  à  la  maiu, 
le  poignard  et  les  pistolets  à  la  ceinture,  se  dressait  au 
milieu  du  banc  de  quart,  dominant  tout  son  équipage  de 
ses  beaux  cheveux  blancs.  A  sa  droite,  se  tenait  Luc,  sur- 
veillé parle  vieillard,  armé  comme  lui  jusqu'aux  dents,  le 
visage  pâle,  mais  la  contenance  assurée,  décidé  à  mourir 
s'il  le  fallait  pour  obtenir  le  pardon  de  son  père.  Quelques 
larmes  brillaient  encore  dans  ses  yeux,  dernières  traces  de 
l'orage  qui  venait  d'éclater  sur  sa  tête;  mais  la  mitraille 
volant  autour  de  lui  sécha  bientôt  ces  larmes,  et  M.  Trouin 
lui-même  fut  surpris  de  la  fermeté  de  sa  voix  lorsqu'il  lui 
fit  répéter  le  commandement  de  branle-bas  de  combat. 

La  Gabrielle  doublait  en  ce  moment  la  pointe  de  Dinard... 
et  Luc  avait  vu  un  mouchoir  blanc  s'agiter  à  la  fenêtre 
de  Marie-Ange... 

Au  même  instant,  comme  la  goélette  lançait  sa  première 
bordée  aux  vaisseaux  anglais,  une  écoutille  du  gaillard  d'ar- 
rière s'ouvrit,  une  tète  aux  longs  cheveux  parut  sur  le 
pont,  deux  mains  armées  de  pistolets  s'y  cramponnèrent, 
un  nouveau  combattant  se  joignit  à  l'équipage,  et  M.  Trouin 
reconnut  son  fils  René  ! 

Le  vieux  corsaire  faillit  tomber  à  la  renverse,  et  oublia 
son  navire,  les  Anglais  et  le  monde  entier... 

—  Encore  !!!...  s'écria-t-il,  d'une  voix  plus  tonnante  que 
celle  des  canons. 

Et  s'élançant,  noir  de  colère,  sur  René,  il  allait  l'écraser 
de  son  porte-voix...  si  le  jeune  homme  n'eût  gagné  la  hune 
avec  l'agilité  d'un  écureuil... 

Du  haut  de  cette  tribune  inaccessible,  il  raconta  com- 
ment un  génie  tutélaire  avait  ouvert  sa  prison,  la  veille  au 


I 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


369 


soir.  H  s'y  débattait  depuis  dix  heures,  comme  un  lion 
dans  sa  cage,  tenté  de  se  briser  le  crâne  sur  les  murs  à 
chaque  coup  de  canon,  lorsque  le  chef  des  recors  en  per- 
sonne était  venu  lui  dire  :  t  Vous  êtes  libre  !  »  Un  inconnu, 
agissant  en  son  nom,  avait  couru  chez  ses  créanciers  payer 


toutes  ses  dettes,  et  avait  apporté  au  greffe  une  mainlevée 
générale... 

Du  Guay  soupçonnait  bien  le  mot  de  celte  énigme,  mais 
ce  secret  resta  au  fond  de  son  cœur.  C'était  l'Indienne  sans 
doute,  cet  ange  gardien,  qui  entrait  dans  son  rôle- 


Portrait  de  Du  Guay-ïrouin. 


yuant  àsonminisionà  bord  de  la  Gabrielle,  il  avait  ga- 
gné l'entrepont  par  un  sabord,  et  passé  la  nuit  dans  la  cale 
avec  les  gargousses.  René  termina  par  demander  grâce  à 
son  père,  pour  sa  fuite  de  Caen,  ses  lettres,  ses  courses, 
son  rôle  de  la  veille,  en  un  mot,  pour  toutes  ses  fredames 
passées  et  présentes,  jurant  de  se  comporter  désormais  en 

SEPTEMBRE   iSiG. 


véritable  héros,si  l'on  daignait  lui  en  fournir  l'occasion..., 
mais  déclarant  qu'il  aimait  mieux  se  faire  tuer  par  les  An- 
glais que  de  porter  jamais  la  robe  et  le  bonnet  d'avocat... 
Cette  confidence  mit  tout  l'équipage  du  côté  de  notre  hé- 
ros, mais  ne  fit  que  redoubler  la  fureur  de  M.  Trouin.  Il  y 
répondit  par  une  explosion  de  menaces  et  de  jurements  for- 

—  47  —  TltEIZIÈME  VOLUME. 


370 


LECTURES  DU  SOIK. 


midables,  appelant  tout  le  monde  à  son  aide  pour  y  join- 
dre les  coups... 

Mais  René  devait  lui  épargner  la  peine  de  le  forcer  dans 
son  dernier  retranchement...  Voyant  un  boulet  frapper 
l'artimon,  il  se  précipite  sur  la  dunette,  vole  à  son  père,  et 
reçoit,  à  sa  place,  une  vergue  qui  allait  l'écraser...  Lui- 
même  tombe  sur  l'angle  des  lisses,  y  déchire  sa  blessure 
de  la  veille,  se  relève  sanglant  et  tend  la  main  au  vieillard. . . 

Eh  bien,  telle  était  la  colère  de  M.  Trouin,  qu'elle  étouffa 
sa  bonté...  Sou  premier  mouvement  fut  d'ouvrir  ses  bras 
à  son  fils,  mais  le  voyant  sauf  et  souriant,  il  lui  enleva  son 
épée,  et  le  fit  garrotter  dans  l'entrepont...  Toute  son  auto- 
rité suffit  à  peine  à  obtenir  cette  violence  de  l'équipage... 
René  pleurait  de  douleur,  les  matelots  pleuraient  de  pitié... 
Luc  sanglotait  à  deux  genoux...  Tout  fut  inutile,  le  vieux 
capitaine  détourna  la  tête,  remonta  sur  son  banc  de  quart, 
et  ordonna  l'abordage  d'une  frégate  ennemie... 

Quand  les  deux  navires  se  choquèrent,  en  se  mitraillant 
à  bout  portant,  on  entendait  encore  René  crier  d'une  voix 
déchirante  : 

—  Mes  armes,  mon  père!  rendez-moi  mes  armes!... 
Quelques  minutes  après,  M.  Trouin  reçut  une  balle  au 

front  et  perdit  connaissance.  Son  dernier  regard  vit  tomber 
son  pavillon,  ses  matelots  renoncer  à  le  défendre,  et  \ee 
Anglais  vainqueurs  se  ruer  sur  son  vaisseau. 

Il  fit  un  effort  désespéré  pour  se  jeter  à  la  mer,  mais  il 
ne  put  y  parvenir,  et  sentit  des  mains  anglaises  lui  arra- 
cher son  épée  ! 

Quand  il  revint  à  lui,  quel  fut  son  étonnement  !  au  lieu 
des  Anglais,  il  vit  ses  deux  fils  à  ses  côtés,  ses  matelots 
triomphants,  son  pavillon  relevé,  la  frégate  reprise,  et  les 
ennemis  rendus. ..  Du  Guay  venait  de  faire  ce  miracle,  après 
avoir  brisé  ses  liens... 

Electrisé  par  son  exemple,  Luc  l'avait  secondé,  en  fer- 
mant les  yeux,  et  tous  deux,  blessés  à  la  poitrine,  mais  par 
bonheur  aussi  légèrement  que  leur  père,  lui  présentaient, 
avec  son  épée,  celle  du  capitaine  anglais. 

M.  Trouin  crut  mourir  de  joie...,  il  tomba  tout  en  pleurs 
dans  les  bras  de  ses  fils,  en  balbutiant  : 

—  Mes  enfants!  mes  dignes  enfants! 

—  Maintenant,  me  pardonnerez-vous,  demanda  René,  et 
me  rendrez-vous  mes  armes  ? 

—  Non-seulement  je  te  pardonne,  répondit  le  vieillard, 
mais  mon  épée  sera  désormais  la  tienne,  je  te  cède  le  com- 
mandement de  la  Gabrielle. 

Et  montant  aussitôt  sur  le  banc  de  quah,  au  milieu  des 
acclamations  de  l'équipage,  notre  héros  ramena  en  triom- 
phe à  Saint-Malo  son  navire  et  sa  prise... 

.  XVH. — LE  CHIEN  DE  SAINT-MALO. 

Malheureusement  la  victoire  des  Trouin  ne  sauvait  pas 
leur  patrie...;  les  bombes  anglaises  continuaient  de  semer 
l'incendie  et  la  mort  dans  la  ville,  et  le  brûlot  infernal  se 
préparait  à  l'ensevelir  d'un  seul  coup  sous  ses  ruines. 

Au  moment  où  l'horrible  machine  s'avançait  par  une 
brise  favorable,  René  revenait  à  Dinard  d'une  nouvelle  ex- 
pédition, avec  son  matelot  La  Gall  et  les  pêcheurs  qu'il 
était  allé  chercher,  suivant  sa  promesse. 

Ils  avaient  repoussé  victorieusement  une  descente  des 
ennemis  à  Saint-Jagu,  mais  ils  rapportaient  sur  un  bran- 
card l'élève  pilote  blessé  à  mort. 

A  cette  vue  lamentable,  et  à  celle  du  brûlot  destructeur, 
que  l'on  croyait  toujours  guidé  par  Bernard,  rien  ne  put 
contenir  l'indignation  des  paysans  et  des  mariniers..., 
ameutés  de  village  en  village,  autour  de  leur  ami  expirant. 
Ce  n'était  plus  l'incendie  de  la  maison  du  traître,  c'était 


l'extermination  de safamille  que réclamaitleurvengeance... 

—  Mort  à  tous  les  Bernard  !  allons  les  fusiller  sur  la 
Pointe!  que  le  misérable,  avant  de  nous  écraser,  voie,  de  la 
flotte  anglaise,  toute  sa  race  périr  de  notre  main  !  Que  le 
flot  lui  porte,  avec  nos  malédictions,  le  cadavre  de  son  der- 
nier enfant  !... 

Ainsi  criaient  les  malheureux  en  délire,  oubliant  sur 
quelles  têtes  allait  tomber  leur  fureur  :  Marie-Ange,  qu'ils 
appelaient  naguère  la  bonne  vierge  de  Dinard,  et  un  oncle 
septuagénaire,  avec  un  neveu  de  douze  ans,  qu'elle  avait 
retirés  le  jour  même  de  Saint-Malo. 

Du  Guay  se  flattait  toujours  que  les  plus  insensés  s'ar- 
rêteraient devant  de  telles  victimes  ;  mais,  arrivé  à  cent  pas 
de  la  maison  maudite,  il  sentit  toute  l'impuissance  de  ses 
efforts  contre  une  multitude  qui  n'avait  plus  rien  d'hu- 
main... 

La  machine  infernale  s'approchait  justement  de  Dinard, 
pour  doubler  le  Fort-Royal  et  le  Grand-Bey...  La  ville  et  la 
campagne  étaient  plongées  dans  un  effroyable  silence,  le  si- 
lence de  toute  une  population  qui  attend  la  mort!...  Les 
habitants  fuyaient  leurs  maisons,  les  soldats  leurs  postes, 
et  les  animaux  leurs  étables...  Pas  un  canon  ne  tirait  sur  le 
brûlot.  Que  pouvait  un  boulet  contre  un  volcan?  On  n'en- 
tendait enfin  que  le  son  des  cloches,  pareil  au  glas  mor- 
tuaire, et  les  prêtres  implorant  la  miséricorde  divine... 

Les  pêcheurs  y  mêlèrent  une  dernière  imprécation,  cul- 
butèrent René  comme  un  torrent,  lui  passèrent  sur  le 
corps,  envahirent  la  maison  de  Bernard,  en  arrachèrent 
Marie-Ange,  son  oncle  et  son  neveu,  les  traînèrent  jusqu'à 
la  Pointe,  et  s'apprêtèrent  à  les  fusiller... 

Ce  fut  alors  que  la  machine  infernale  éclata..,,  et  jamais 
oreille  humaine  n'ouït  une  explosion  semblable...  Une  im- 
mense colonne  de  flamme  et  de  fumée  s'éleva  d'abord  per- 
pendiculairement...; des  milliers  de  détonations  se  succé- 
dèrent aussitôt,  pareilles  au  feu  roulant  de  cent  batteries, 
et  la  dernière,  la  plus  épouvantable  de  toutes,  sembla 
ébranler  à  la  fois  le  ciel,  la  terre  et  la  mer,  et  suspendre 
l'harmonie  des  éléments.  Le  moine  de  Saint-Malo  prétend 
qu'on  l'entendit  jusqu'à  Alençon,  c'est-à-dire  à  plus  de 
trente  lieues  (i)... 

Enfin,  la  colonne  de  fumée  ardente  s'étendit  lentement, 
en  s'affaissant  sur  elle-même,  et  en  voilant  la  lumière  du 
jour,  au  point  d'imiter  la  nuit.  Puis,  comme  un  feu  d'ar- 
tifice, tiré  sous  un  dais  sombre  et  colossal,  on  vit  s'élancer 
de  la  gueule  du  volcan,  et  sedisperseren  tous  sens,  des  jets 
de  flamme  écarlate,  des  corps  noirs  et  massifs,  des  soleils 
tournoyants,  des  chaînes  et  des  barres  de  fer,  des  bombes 
d'une  grosseur  incroyable,  des  tonneaux  de  poudre,  de 
soufre  et  de  salpêtre  ;  en  uu  mot,  tous  les  instruments 
d'extermination  imaginables. 

Au  premier  bruit,  chacun  s'était  jeté  à  genoux,  en  re- 
commandant son  âme  à  Dieu.  Mais  figurez-vous  la  surprise 
et  la  joie  commune,  lorsqu'on  aperçut,  en  se  relevant, 
toutes  les  maisons  de  Saint-Malo  debout  et  intactes,  et  le 
brûlot  infernal  échoué  à  cinquante  mètres  des  remparts,  et 

(i)  Les  artifices  de  l'affreuse  machine,  ajoolc-l-il,«vaieni  élé  préparés 
secrètement  dans  la  Tour  de  Londres,  sous  la  surveillance  du  Prince 
d'Orange.  «  C'esloil  uu  entassement  de  25  tonneaux  de  poudre  (40  i 
50  milliers),  de  600  bombes  de  300  livres,  de  camphre,  dhuyie,  de  souf- 
fre, d'alcool,  de  poix,  de  mitraille,  de  lames decouieaux.  de  grapins, 
d'allumettes,  de  paille,  de  barils  cerclé»  de  fer,  de  quartiers  de  roc, 
de  copeaux,  etc.  Le  tout  entremêlé  de  tuyaux  et  de  mèches  pour  y 
mettre  le  feu  partout  A  la  fois  ».  Le  rocher  où  s'échoua  le  brûlot  fut 
fendu  ;  toute»  les  portes  de  Saint-Malo  s'ouvrirent  d'elles-mCmes  ;  tou- 
tes les  cloches  sonnèrent;  des  pierres  monstrueuses  passèrent  par- 
dessus les  maisons.  On  recueillit  les  jours  suivants  des  eeutaines  d« 
charretées  de  fer,  de  bois  et  de  granit.  Si  l'explosion  avait  eu  lieu  au 
pied  du  rempart,  il  ne  reatail  pas  un  mur  debout,  oi  ud  être  vivant 
dan»  toute  la  ville. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


371 


vidant  inDoceramenl  sur  un  écueil  ses  entrailles  éteintes 
par  le  naufrage  !... 

On  crut  d'abord  à  un  miracle,  et  un  cri  de  reconnais- 
sance monta  vers  le  ciel...  Mais  le  ciel  y  répondit  en  jetant 
un  corps  sanglant  sur  le  rivage,  au  pied  même  du  promon- 
toire de  Dinard,  à  vingt  pas  des  mariniers  qui  couchaient 
en  joue  Marie-.\nge... 

Ce  corps,  que  notre  héros  releva  le  premier,  était  celui 
du  pilote  Bernard. 

C'était  donc  bien  lui  qui  conduisait  le  brûlot!  Et  les 
pêcheurs  allaient  l'achever  sans  doute,  lorsque  René  trouva 
sur  sa  poitrine  un  rouleau  de  fer-blanc. 

Ce  rouleau  contenait  un  parchemin  ,  et  sur  ce  parche- 
min Bernard  avait  écrit  de  son  sang  : 

et  Les  Anglais  cherchent  un  traître  pour  anéantir  Saint- 
Malo;  de  peur  qu'ils  ne  le  trouvent,  je  vais  passer  pour 
tel,  et  feindre  d'accepter  leurs  offres.  Je  crèverai  leur  ma- 
chine infernale  sur  un  écueil,  et  je  me  perdrai  en  sauvant 
mon  pays.  Permettez,  mon  Dieu  !  qu'un  honnête  homme 
trouve  cet  écrit,  et  prouve  que  je  ne  suis  pas  mort  en 
lâche,  mais  comme  il  convenait  au  Chien  de  Saint-Malo. 

f  Signé  :  Bernahd.  i 

Comment  exprimer  l'effet  de  cette  révélation,  d'abord 
sur  René,  puis  sur  les  pêcheurs,  puis  sur  Marie-Ange,  puis 
sur  Luc  Trouin,  puis  sur  tous  les  habitants  de  Saint-Malo? 
L'explosion  de  leur  repentir,  de  leur  enthousiasme,  de  leur 
ivresse,  n'eut  d'égale  que  celle  de  leur  joie,  quand  leur 
sauveur  revint  à  lui,  sauvé  à  son  tour  par  la  Providence, 
qui,  des  trente  blessures  dont  il  était  criblé,  voulut  que  pas 
une  ne  fût  mortelle. 

XVIU.  —  LE  MÉDAILLON. 

Le  soir  même,  la  flotte  anglaise  quitta  la  baie,  chassée  à 
pleines  voiles  par  tous  les  corsaires  de  Saint-Malo.  Porté 
en  triomphe,  en  même  temps  que  sa  611e,  par  ceux  qui 
avaient  failli  les  massacrer,  le  pilote  Rernard  reçut  du  roi 
des  lettres  de  noblesse,  et  de  ses  concitoyens  un  compas 
d'honneur,  avec  le  commandement  des  gardes-côtes. 

Un  mois  après,  effectuant  l'échange  si  désiré,  Luc  prit 
ses  grades  à  Caën,  à  la  place  de  son  frère  ;  puis  il  devint 
l'heureux  époux  de  Marie-Ange  Bernard,  et  il  alla  occuper 
le  consulat  de  Malgues,  en  Espagne. 

Et  M""  de  La  Bourdonnais?et  llndienne?  Animé  parleur 
double  souvenir,  qu'une  étrange  passion  mêlait  dans  son 
cœur,  René  Du  Guay-Trouin  se  couvrit  de  gloire  sur  toutes 
les  mers.  En  moins  de  deux  an?,  il  enleva  plus  de  trente 
vaisseaux  à  l'Angleterre  et  à  la  Hollande.  11  devint  l'orgueil 
de  son  pays,  l'admiration  de  ses  rivaux,  et  la  terreur  des 
ennemis  de  la  France. 

A  chaque  victoire,  une  lettre  de  l'ange  gardien  lui  disait: 
n  Courage  !  je  vous  admire  comme  je  vous  aime  !  Vous 
touchez  au  terme  de  vos  épreuves...  » 

Prisonnier  des  Anglais  à  Plymouth,  il  fut  miraculeuse- 
ment délivré  par  une  jolie  marchande,  qui  séduisit  l'officier 
chargé  de  sa  garde.  Encore  un  chef-d'œuvre  de  l'inconnue, 
qui  trouvait  partout  des  agents  de  sa  volonté  ! 

Cependant  René  attendait  toujours  cette  récompense 
royale,  dont  une  récompense  plus  douce  devait  être  la  suite. . . 

—  Quand  vous  serez  capitaine  des  vaisseaux  du  roi! 
se  répétait-il  en  couvant  des  yeux  le  médaillon  qui  renfer- 
mait le  secret  de  son  destin... 

Il  l'avait  porté  religieusement,  depuis  le  bal  masqué,  at- 
taché sur  son  cœur  à  la  cbaine  d'or  de  M"*  de  La  Bour- 
donnais. 

Un  jour,  enfin,  qu'il  était  à  Saint-Malo,  convalescent 
d'une  blessure,  son  frère  Luc,  le  seul  confident  de  ses  es- 


pérances, entra  dans  sa  chambre  avec  Marie-Ange  et  uo 
enfant  joli  comme  l'amour...  ftené.  qui  les  croyait  à  Mal- 
gues, se  jeta  tout  étonné  dans  leurs  bras. 

—  Nous  te  surprenons  à  noire  tour,  dit  le  consul;  nous 
arrivons  d'Espagne,  comme  tu  revenais  autrefois  de  l'Uni- 
versité. J'ai  traversé  Paris,  frère;  j'ai  vu  Louis  XIV  à 
Versailles...  Voilà  ce  qu'il  m'a  chargé  de  te  remellre. 

Du  Guay  ouvrit  une  longue  caisse  dorée ,  portant  le  so- 
leil du  grand  roi...,  et  y  trouva  une  magnifique  épôo,  — 
enveloppée  dans  un  brevet  de  capitaine  de  vaisseau. 

—  Enfin  !  enfin  !  s'écria-t-il  radieux ,  les  mains  levées 
au  ciel... 

Et  tirant  le  médaillon  de  sa  poitrine,  il  en  fit  sauter  le 
couvercle  d'or. 

11  poussa  en  même  temps  une  exclamation  de  surprise, 
de  joie,  de  délire... 

C'était  le  portrait  de  M™'  de  La  Bourdonnais  ! 

Ainsi  la  comtesse  et  l'Indienne  ne  faisaient  qu'un...  Mais 
comment  expliquer  cette  charmante  énigme  ? 

—  Tu  en  trouveras  sans  doute  le  mot,  reprit  Luc,  dans 
cette  lettre  que  M™»  de  La  Bourdonnais  m'a  confiée  pour 
toi. 

René  lut,  à  travers  ses  larmes,  d'une  voix  étouffée  par 
l'émotion  : 

Paris,  8  janvier  1692. 

'  Ma  vie  vous  appartient  depuis  que  vous  l'avez  sauvée 
à  biuard  ;  mais  je  n'ai  pas  voulu  vous  la  donner  comme 
une  faveur  aux  yeux  du  monde.  Je  vous  ai  étudié  double- 
ment au  bal  de  votre  père,  d'abord  en  feignant  de  ne  pas 
vous  reconnaître,  puis  en  me  cachant  sous  un  costume 
indien,  quand  vous  me  croyiez  partie  pour  mes  terres...  Je 
vous  ai  ouvert  le  chemin  de  la  gloire  et  vous  l'ai  désignée 
pour  but;  vous  l'avez  atteint  et  dépassé...  C'est  à  vous  main- 
tenant de  m'élever  à  vous...  Je  vous  attends... 

Gabrielle. 

Un  quart  d'heure  après,  Du  Guay-Trouin  volait  à  Paris. 
Mais  tant  de   bonheur  devait  avoir  un  horrible  réveil  ! 

Le  futur  époux  de  M""»  de  La  Bourdonnais  la  trouva  mou- 
rante d'une  fluxion  de  poitrine. 

—  Ne  me  plaignez  pas,  lui  dit-elle,  à  son  dernier  sou- 
pir, j'ai  gagné  cotte  maladie  en  allant  demander  au  roi 
votre  brevet  de  capitaine  de  vaisseau.  Sa  Majesté  a  daigné 
me  faire  monter  dans  son  carrosse,  toutes  les  portières 
étaient  ouvertes  (  1  )  ;  le  froid  m'a  saisie  au  cœur,  et  je  meurs 
pour  vous  :  si  je  n'ai  pu  vous  donner  la  femme  qui  vous 
aimait  le  mieux,  j'ai  du  moins  donné  à  la  France  un  de  ses 
plus  grands  hommes...  Jurez-moi,  ajouta-t-elle  en  sou- 
riant encore,  de  vivre  pour  mon  souvenir,  et  de  n'épouser 
que  la  mer...,  comme  le  doge  de  Venise... 

Le  baiser  de  l'éternel  adieu  fut  le  sceau  de  ce  serment; 
—  Du  Guay-Trouin  le  tint  sans  regret  jusqu'à  sa  mort. 

On  sait  quelles  immortelles  victoires  furent  les  dignes 
filles  de  son  mariage  avec  la  mer  !  Il  les  couronna  par  la 
prise  de  Rio-Janeiro,  la  plus  brillante  et  la  plus  riche  con- 
quête de  la  marine  française.  Une  vie  noblement  exeni- . 
plaire  expia  les  égarements  de  sa  première  jeunesse.  En- 
fin il  mourut,  chargé  de  vertus  et  d'honneurs,  lieutenant- 
général  des  armées  navales ,  commandeur  de  Tordre  royal 
de  Saint-Louis,  membre  du  Conseil  royal  de  l'Amirauté,  du 
Conseil  de  la  Compagnie  des  Indes  ,  etc.,  —laissant  à  la 
France  un  des  noms  les  plus  glorieux,  et  peut-être  le 
plus  pur  du  grand  siècle  de  Louis  XIV. 

FIN.         PITRE-CHEVALIER. 

(1)  Voir  le»  Mémoires  de  Saint-Simon  jur  celie  impilpyable  habi- 
tude du  grand  roi. 


379 


LECTURES  DU  SOIR. 


HISTOIRE  PITTORESQUE  DE  LA  TYPOGRAPHIE. 


TROISIEME  ET  DERNIÈRE  PARTIE (1). 


Il  faut  convenir  que  les  illustres  typographes  dont  nous 
avons  raconté  la  vie  furent  bien  secondés  dans  leur  œuvre 
par  les  artistes  contemporains.  Notre  aperçu  sur  l'art  ty- 
pographique des  seizième  et  dix-septième  siècles  serait  in- 
complet si  nous  ne  nous  occupions  maintenant  des  graveurs. 

Geoffroy  Tory  est  le  plus  anciennement  connu  de  ces  ex- 
cellents artistes  à  qui  la  typographie  dut  sa  première  splen- 
deur. Il  avait  étudié  l'antique  à  Rome,  et  fit  de  longs  tra- 
vaux sur  l'alphabet.  Dans  un  ouvrage  in-folio  aussi  rare 
que  curieux,  intitulé  Champ-Fleurij,  il  établit  des  propor- 
tions entre  l'alphabet  latin  et  le  corps  humain.  11  avance 
que  les  lettres  latines  dérivent  du  nom  de  la  déesse  lo,  ce 
qu'il  prouve  en  montrant  qu'elles  sont  toutes  formées  d'une 
ligne  droite  et  d'un  cercle,  1, 0.  En  les  divisant  en  dix  lignes, 
il  trouve  des  rapports  entre  ces  lignes  et  le  nom  d'Apol- 
lon et  des  neuf  muses  ;  ou  bien  encore  avec  les  sept  arts 
libéraux,  la  grammaire,  la  métaphysique  et  la  dialectique; 
après  avoir  construit  des  lettres  qui  sont  des  hommes,  il 
dessine  des  hommes  qui  sont  des  lettres,  et  chez  lesquels  se 
retrouvent  toujours  Apollon,  les  muses,  les  sciences  et  les 


arts  libéraux.  Il  retrouve  l'alphabet  dans  les  muscles,  et  les 
muscles  dans  l'alphabet  ;  puis,  par  un  jeu  de  fantaisie,  qui 
touche  peut-être  profondément  à  la  réalité,  il  établit  des  rap- 
ports entre  la  forme  des  lettres  et  les  genres  d'architecture; 
il  bâtit  des  lettres  qui  sont  des  maisons  ;  il  écrit  des  mai- 
sons qui  sont  des  lettres  et  qu'habitent  tout  naturellement 
les  sept  arts  libéraux,  les  sciences,  Apollon  et  les  muses; 
puis  ces  maisons  se  trouvent  faites  de  corps  humains,  les 
escaliers  sont  des  S,  les  murs  sont  des  I  ;  tout  à  coup  ces  I 
deviennent  des  membres,  les  S  des  fausses  côtes;  et  le  tout 
se  transforme  finalement  en  un  flageolet  inventé  par  ledit 
Apollon,  et  dans  les  sept  trous  duquel  Tory  loge  un  art  li- 
béral; en  somme,  Apollon  finit  par  jouer  de  ce  flageolet, 
qui  est  un  homme  ou  un  1,  ou  l'arbre  de  la  science,  comme 
il  vous  plaira.  L'ouvrage  est  accompagné  de  planches  re- 
présentant les  alphabets  quadreaux  (anciennes  capitales)  ; 
des  lettres  de  formes  bâtarde,  tourneuse;  alphabet  des 
langues  persienne,  arabique,  africaine,  turque,  tarlarienne, 
chaldaïque,  fantastique  et  utopique  ;  l'alphabet  des  lettres 
fleuries,  et  enfin  des  modèles  de  chiffres  et  lettres  cnlrela- 


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L'alphabet  de  Geoffroy  Tory 


céos.  Inutile  de  dire  que  le  plus  fantastique  de  tout  cela,  c'est 
l'alphabet  africain,  complètement  inventé  par  le  graveur. 

Il  termine  son  livre  par  cette  exclamation  naïve  :  «  Je 
€  suis  sûr  d'avoir  des  gloscurs  et  des  mordants  ;  mais  je  ne 
.  c  les  estime  pas  la  valeur  d'un  poil.  » 

En  1509  Tory  devint  correcteur  dans  l'atelier  d'Henri 
Estienne;  il  appliqua  sa  science  à  perfectionner  les  carac- 
tères de  Josse  Badius,  le  beau-père  de  son  patron.  Des  151 6, 
il  obtint  un  privilège  pour  l'impression  d'Heures  à  l'usage 
de  Rome  et  de  Paris,  décorées  de  lettres  fleuries,  d'estampes 
et  d'arabesques  de  son  invention,  qu'il  exécutait  lui-même 
avec  beaucoup  de  goût,  11  devint  libraire,  et  prit  pour  en- 
seigne un  vase  antique  percé  d'un  foret  et  placé  sur  un 
livre  clos  par  trois  chaînes  et  cadenas,  avec  les  mots  non 
plus.  La  fêlure  de  ce  vase  l'a  fait  nommer  par  les  ama- 
teurs d'estampes  le  maître  au  pot  cassé.  Il  n'a  pas  gravé 
lui-même  toutes  les  estampes  dont  les  livres  sont  ornés  ; 
beaucoup  d'entre  elles  portent  la  croix  de  Lorraine,  mar- 

(i)  Voir  les  numéros  de  janvier  el  d'aoûi  «846. 


que  de  Pierre  Woeiriot,  le  premier  graveur  sur  cuivre 
qu'ait  possédé  la  France  (1). 

C'est  à  l'école  du  bon  vieux  Geoffroy  Tory  que  se  forma 
Claude  Garamond,  le  plus  célèbre  des  graveurs  en  carac- 
tères. C'est  lui  qui  grava  et  fondit,  sous  les  yeux  de  son 
maître,  les  caractères  romains  nécessaires  pour  rimpression 
du  Champ-Fleury;  c'est  à  lui  que  François  I"  confia, 
comme  nous  l'avons  dit,  la  gravure  des  types  grecs,  sur 
les  dessins  d'Ange  Vergen  de  Candie,  son  écrivain  royal. 

Conrad  Neobar,  patenté  dès  1538  pour  l'impression 
royale  des  livres  grecs,  fit  usage  des  premières  fontes  de 
ces  caractères  dans  ses  éditions  d'Arislote  et  de  Philon  ; 
Eiisèbe  fut  ensuite  publié  par  Robert  Estienne  avec  ces 
mêmes  types.  Le  trait  vif  et  net  de  ces  caractères  n'a  ja- 
mais été  surpassé  ;  aussi  conçoit-on  aisément  les  longues 

(I)  C'est  à  Pierre  Woeiriot  que  sont  «Uips  les  jolies  estampes  sur 
cuivre  qui  ornent  plusieurs  livres  de  Simon  de  Co:incî  cl  dos  Eî- 
licnne. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


373 


réclamations  que  nous  avons  mentionnées  ;  lorsque  la  répu- 
blique de  Genève  les  eut  rendus  à  l'État,  les  poinçons  de- 
meurèrent dans  les  bureaux  de  la  Chambre  des  comptes  et 
restèrent  longtemps  sans  emploi  ;  enfin  en  1791,  M.  Dubon- 
I.avesne  les  remit  en  usage  pour  une  édition  des  œuvres 
de  Xénophon  entreprise  par  l'Imprimerie  royale. 

On  ne  peut  faire  un  plus  grand  éloge  des  types  romains  de 
Garamond  qu'en  les  comparant  à  ses  caractères  grecs  ;  les 
fameux  caractères  des  EIzevirs  provenaient  des  poinçons 
de  Garamond. 

Cet  illustre  artiste  mourut  en  1561  ;  Guillaume  Lebé,  cé- 
lèbre aussi  par  ses  beaux  caractères  orientaux  faits  pour 
llobert  Eslienne,  et  par  la  fonte  des  types  nécessaires  à 
l'impression  de  la  grande  Bible  de  Plantin,  fut  chargé  de 
procéder  à  l'inventaire  de  la  superbe  fonderie  de  Claude  Ga- 
ramond ;  il  acheta  la  plus  grande  partie  des  pomçons  et  des 
matrices  et  les  réunit  à  son  fonds  propre,  ce  qui  composa  le 
plus  riche  dépôt  qui  existât  alors  en  Europe.  11  mourut  en 
1598.  Son  fils  et  son  petit-fils  continuèrent  lamaison  jusqu'en 
i683;  la  veuve  de  ce  dernier  (appelé  Guillaume,  comme  son 
père  et  son  aïeul)  et  ses  quatre  filles,  excellentes  artistes  fon- 
deuses,  confièrent  la  direction  de  la  maison  à  Jean-Claude 
l'ournier  qui,  en  1730,  devint  propriétaire  du  fonds.  Le 
lioisième  iils  de  J.-C.  Fournier  fut  Pierre-Simon,  l'auteur 
i!u  Manuel,  l'une  des  célébrités  de  l'art  typographique. 

Pierre-Simon  grava  sur  acier  de  grosses  et  moyennes 
lettres  de  fontes  (c'est  ainsi  qu'on  appelle  en  typographie 
d'énormes  caractères  d'affiche  de  deux  à  cinq  pouces  de 
grosseur).  Le  nombre  des  caractères  gravés  par  P. -S. 
Fournier  est  très-considérable. 

A  cette  même  époque,  l'art  typographique  acquit  une 
nouvelle  splendeur  en  Angleterre,  grâce  à  Barkerville,  et 
en  Espagne,  grâce  à  Harra.  Celui-ci  introduisit  le  premier 
le  salinage  du  papier. 

1700  — 4843. 

Nous  n'avons  pas  encore  dit  un  seul  mot  de  la  presse, 
l'instrument  typographique  qui  a  le  plus  varié  depuis  son 
origine.  Rien  n'était  plus  simple  que  la  première  presse  : 
c'était  un  pressoir  à  vin,  légèrement  modifié,  que  con- 
struisit, sur  les  indications  de  Gutenberg,  un  charpen- 
tier nommé  André  Schultheiss.  On  sait  comment  la  pres- 
sion s'opère  avec  cet  instrument  :  une  planche,  fixée  à 
l'extrémité  inférieure  d'une  grosse  vis  en  bois,  descend 
avec  une  force  plus  ou  moins  grande  sur  un  plateau  infé- 
rieur et  immobile.  Outre  la  grossièreté  générale,  cette 
presse  présentait  une  grande  diffficulté  de  manœuvre.  On 
ne  plaçait  qu'avec  une  peine  et  des  précautions  infinies  la 
forme  sur  le  plateau  ;  le  papier  se  chiffonnait,  se  maculait 
entre  ces  deux  planches  :  il  fallut  donc  mobiliser  le  pla- 
teau inférieur;  ce  qu'on  obtint  en  le  plaçant  sur  une  dou- 
ble coulisse,  le  long  de  laquelle  il  glisse  à  volonté,  au 
moyen  d'une  corde  enroulée  autour  d'un  cylindre  que  ter- 
mine une  manivelle;  ce  qui  amena  l'expression  <ie presse 
roulante.  Bientôt  le  manche  passé  dans  le  trou  de  la 
vis  pour  la  faire  tourner  fut  rem[)lacé  par  une  longue 
poignée  à  demeure,  qu'on  appelle  barreau.  iMais  cette  pres- 
sion directe  était  fort  inégale,  et  n'agissait  efficacement 
que  sur  une  surface  restreinte;  il  fallait  presque  toujours 
deux  ou  trois  coups  de  barreau  pour  une  seule  épreuve. 
Cependant,  chose  presque  incroyable,  c'est  au  moyen  de 
cette  machine  informe  qu'ont  été  obtenus  tous  les  chefs- 
d'œuvre  de  la  typographie  ancienne ,  nous  ajouterions 
presque  et  moderne;  car  on  n'a  sérieusement  modifié  la 
presse  que  vers  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  et  il  n'est 
presque  pas  une  typographie  parisienne  qui  n'offre  encore 


aux  regards  des  curieux  une  vieille  presse  seizième  siècle, 
reléguée  dans  un  coin,  ou  même  servant  encore  à  faire  des 
épreuves  pour  la  correction  en  première.  On  ne  se  figure 
pas  les  affreux  craquements  qui  résultaient  de  l'emploi  de 
ces  machines  de  bois;  c'était  un  tapage  infernal;  et  la  lo- 
cution, faire  gémir  la  presse,  qui  n'est  plus  juste  mainte- 
nant, se  trouvait  autrefois  de  la  plus  rigoureuse  exactitude. 


C'est  vers  1798  (1)  que  se  sont  définitivement  intro- 
duites les  presses  en  fer.  Outre  la  légèreté,  l'élégance,  la 
promptitude  de  maniement,  elles  offrent  de  plus  sérieux 
avantages;  des  ressorts,  diversement  agencés  selon  les 
divers  systèmes,  étendent  au  loin  l'action  de  lavis  de 
pression,  et  permettent  d'imprimer  les  plus  grands  for- 
mats d'un  coup  de  barreau.  De  plus,  des  vis  secondaires, 
bien  combinées,  permettent  de  donner  plus  ou  moins  de 
foulage,  selon  la  nature  du  travail,  et  un  point  d'arrêt 
mécanique,  sensible  pour  la  main  la  moins  exercée,  aver- 
tit l'ouvrier  qu'il  a  atteint  la  limite  normale  de  pression. 
Le  barreau,  au  lieu  d'être  emmanché  directement,  se  rat- 
tache à  la  machine  par  un  coude  oblique,  en  fer  forgé , 
qui  forme  ressort  et  l'empêche  de  se  lancer  à  l'improviste 
au  nez  de  l'ouvrier,  comme  cela  arrivait  vingt  fois  par  jour 
avec  les  anciennes  presses.  Lord  Sthanhope,  pair  d'An- 
gleterre, mort  dans  les  premières  années  du  dix-neuvième 
siècle,  contribua  beaucoup  à  ces  perfectionnements;  il 
existe  même  des  presses  à  la  Stanhope. 

Vers  le  commencement  de  ce  siècle,  le  bruit  se  répan- 
dit en  France  qu'un  Américain,  nommé  Kinsley,  venait 

(i)  C'esl  décidément  à  François-Ambroise  Didol,  chef  et  fondateur 
de  l'illustre  dynastie  des  Didot,  que  revient  tout  l'honneur  de  l'inven- 
tion de  la  presse  à  un  coup,  longtemps  réclamé  par  Anisson-Dupc- 
ron ,  directeur  de  l'Imprimerie  royale.  Les  dates  tranchent  la  question 
sans  réplique.  C'est  en  1783  seulement  qu'Anisson  parla  de  sa  préten- 
due invention  à  l'Académie  des  sciences,  et  voici  ce  qu'on  lit  dés 
J777,  à  la  page  xc  de  Daphnis  el  Chloé,  édition  grecque  et  latine  de 
M.  de  Villoison  : 

«  C'est  avec  autant  d''  sagacité  que  d'utilité  réelle  pour  l'avancc- 
«  ment  de  son  art  que  Oidol  l'alné  a  imaginé  el  fait  cxéculer  heureu- 
«  sèment,  mais  à  grands  frais,  une  presse  d'impiimerie  d'une  con- 
M  struciion  nouvelle,  à  laquelle  il  a  su  donner  assez  de  force  pour 
«  que  les  ouvriers  puissent  fouler  également  et  d'un  seul  coup  la 
<<  feuille  de  papier  dans  toute  son  étendue,  etc.» 


374 


LECTURES  DU  SOIR. 


d'inventer  une  presse,  au  moyen  de  laquelle  l'encre  était 
portée  sur  la  forme,  et  le  papier  étendu  avec  une  si  grande 
promptitude,  qu'un  seul  ouvrier  suffisait  pour  l'impres- 
sion de  deux  mille  feuilles  par  heure.  Mais  les  esprits 
étaient  si  peu  sur  la  voie,  que  le  savant  bibliographe  Peignot 
ne  craignit  pas  d'affirmer  «  qu'on  devait  regarder  cette  dé- 
couverte comme  une  fable.  » 

Ce  ne  fut  que  de  1816  à  1823  que  parurent  les  premières 
presses  mécaniques.  Elles  se  composent  en  principe  d'une 
table  mobile ,  qui  supporte  les  formes  composées  et  dont 
toute  la  surface  est  successivement  soumise  à  la  pression 
d'tm  grand  cylindre  creux  et  tournant  sur  un  axe.  Un  ou- 
vrier passe  rapidement  la  feuille  de  papier  blanc  entre  des 
cordons  plats,  disposés  à  cet  effet  sur  la  surface  du  cylin- 
dre; cette  feuille,  immédiatement  entraînée,  arrive  sur  la 
forme,  s'imprime  d'un  côté,  se  retourne  sur  deux  petits 
cylindres  intermédiaires,  se  glisse  d'elle-même  sur  un  au- 
tre gros  cylindre,  passe  sur  l'autre  extrémité  de  la  table 
ou  marbre  mobile,  et  s'imprime  de  l'autre  côté.  La  feuille 
s'imprime  donc  complètement  d'un  seul  coup,  le  travail 
ne  s'arrête  pas  un  instant.  La  presse  à  bras,  au  contraire, 
ne  peut  imprimer  qu'un  côté  de  la  feuille  à  la  fois,  et  in- 
terrompt son  action  pour  quelques  secondes  après  chaque 
coup  de  barreau.  Trouver  un  procédé  mécanique  pour 
que  les  formes  s'enduisissent  d'encre  spontanément,  tel 
était  le  véritable  problème  de  la  presse  mécanique.  Voici 
comment  on  l'a  résolu  :  de  longs  rouleaux,  d'une  matière 
résisianle,  mais  élastique  (mélasse  et  colle-forte  fondues 
ensemble  et  solidifiées  dans  des  moules),  sont  juxtaposés 
à  poste  fixe,  de  manière  à  pouvoir  cependant  tourner  en  li- 
berté au  moindre  frottement.  Le  premier  et  le  plus  gros 
de  ces  rouleaux  prend  directement  de  l'encre  à  l'encrier- 
réservoir,  placé  à  chaque  extrémité  de  la  machine.  L'ex- 
trémité du  niar6re  mobile  se  termine  par  une  table  de 
bois,  sur  laquelle  les  rouleaux  étalent  l'encre  au  passage 
et  la  distribuent  avec  égalité  ;  puis  la  forme  arrive  à  son 
tour  et  passe  sous  les  rouleaux,  dont  elle  reçoit  la  couche 
voulue. 

La  machine  entière  se  meut  par  une  série  d'engrenages, 
entraînés  par  une  immense  roue,  nommée  volant,  que  fout 
tourner  des  hommes,  ou  une  machine  à  vapeur. 

Avec  la  presse  mécanique,  le  format  n'a  plus  de  limites. 
On  peut  tirer  à  la  fois  plusieurs  feuilles  appartenant  à  des 
ouvrages  différents.  Certaines  presses  mécaniques  compli- 
quées opèrent,  presque  simultanément,  le  tirage,  le  sé- 
chage et  le  satinage  de  la  feuille. 

La  vitesse  ordinaire  d'une  presse  mécanique  est  de  douze 
ou  quinze  cents  à  l'heure,  imprimés  des  deux  côtés,  c'est- 
à-dire  deux  mille  quatre  cents  ou  trois  mille  de  tirage, 
opérés  à  grande  peine  en  vingt-quatre  heures  par  une  presse 
à  bras. 

L'introduction  des  presses  mécaniques  amena  dans  les 
procédés  ordinaires  une  modification  qui  n'est  pas  sans 
importance;  les  ouvriers  imprimeurs  remplacèrent  par 
de  petits  rouleaux  les  6a//e.$  de  peau,  usitées  jusqu'alors 
pour  distribuer  l'encre  sur  la  forme,  et  dont  l'emploi  dif- 
ficile exigeait  une  habileté  peu  commune.  Le  rouleau 
est  incontestablement  une  amélioration.  Il  donne  un  ton 
plus  égal  à  la  couleur  générale  de  l'impression ,  et  se  prête 
à  une  célérité  plus  grande.  Ce  qui  n'empêche  pas  les  vieux 
compagnons  de  regretter  les  balles  et  de  regarder  les  rou- 
leaux comme  une  prime  offerte  à  la  gourmandise  des  ap- 
prentis. En  effet,  les  tonneaux  de  mélasse,  destinés  à  la 
confection  des  rouleaux,  ne  laissent  pas  que  de  subir  par- 
fois d'assez  rudes  atteintes,  grâce  à  la  convoitise  de  ces 
messieurs. 


Le  travail  de  la  presse  détériore  promptement  les  carac- 
tères d'imprimerie  ;  en  effet,  le  mélange  de  plomb  et  d'an- 
timoine qui  les  compose  ne  résiste  guère  au  frottement  ; 
il  s'écrase,  se  pulvérise,  et  tinit  par  donner  au  tirage  ce 
qu'on  appelle  des  têtes  de  clous.  11  faut  donc  renouveler 
partiellement  le  matériel  tout  le  long  de  Tannée.  On  devine 
que  les  typographes  ont  dû  chercher  les  moyens  de  com- 
penser ou  d'atténuer  une  perte  si  énorme.  Ce  but  est  en 
partie  atteint  par  le  stéréotypage,  art  par  lequel  on  immo- 
bilise les  types  et  on  conserve  les  pages  composées,  pas- 
sées à  l'état  de  plaque  métallique. 

Cette  nouvelle  industrie  typographique  fut  inventée  vers 
1730  par  un  orfèvre  d'Edimbourg,  appelé  William  Ged, 
qui  donna,  en  1744,  une  édition  stéréotvpe  de  SaUuste 
(  Edimburg,  1744,  in-12  de  cent  cinquante  pages).  Ses  pro- 
cédés, que  nous  décrirons  plus  bas,  furent  considérés  à 
tort  comme  imparfaits,  et  il  mourut  dans  la  misère,  le 
19  octobre  1749.  Citons  encore,  parmi  ceux  qui  ont  fait 
des  tentatives  de  ce  genre,  Michel  Funickter,  André  Foulis 
de  Glasgow,  et  Daniel  Saltzmann. 

Joseph  Carez,  imprimeur  à  Toul,  inventa,  en  1783,  le 
clichage,  qui  n'est  autre  chose  qu'un  procédé  pour  stéréo- 
typer.  Carez  avait  remarqué  que  son  ami,  M.  Thouvenin, 
antiquaire  distingué,  obtenait  des  empreintes  de  médailles 
au  moyen  d'un  coup  de  marteau  vivement  appliqué  sur 
une  bille  d'étain.  L'imprimeur  imagina  de  stéréotyper  de 
la  même  manière  ;  il  frappait  un  coup  vif,  au  moyen  d'un 
bloc  de  bois  suspendu  à  une  bascule  ;  ce  bloc  tombait  sur 
le  métal  destiné  à  recevoir  l'empreinte  de  la  forme  quand 
il  était  au  point  de  fusion  convenable.  Il  exécuta  ainsi  un 
livre  d'église  avec  le  plain-chant  noté  (  i  vol.  in-8^  Toul, 
178G),  et  une  Bible  complète  en  un  vol.  in-S".  Ce  brave 
homme,  qui  mourut  en  1801  sous-préfet  de  Toul,  appe- 
lait cela  les  omotypes.  Son  procédé  est  maintenant  hors 
d'usage. 

Puis  vint  Herhan,  qui  imagina  de  composer  avec  des 
matrices  en  creux,  et  de  couler  directement  le  plomb  sur 
la  page  ;  cette  méthode  eut  un  certain  succès,  il  y  eut  une 
collection  de  classiques ,  stéréotypés  d'après  le  procédé 
d'Herhan.  Elle  porte  pour  marque  les  portraits  de  Guten- 
berg,  Fust  et  Schœffer,  de  profil  dans  un  médaillon.  Les 
frais  immenses  qu'eùtentrainés  l'adoption  générale  des  idées 
d'Herhan,  y  firent  complètement  renoncer,  et  l'on  revint, 
purement  et  simplement,  à  l'invention  de  William  Ged.  On 
moule  la  page  avec  du  plâtre,  ou  du  sable  fin  de  rivière  ;  on 
fait  cuire  ce  moule  au  four  ;  on  y  coule  du  métal  en  fu- 
sion, et  l'on  plonge  le  tout  dans  une  cuve  d'eau  froide.  On 
obtient  ainsi  une  plaque  de  métal,  haute  de  trois  lignes  en- 
viron, et  qui  peut  se  conserver  indéfiniment  sans  entraver 
la  circulation  et  le  libre  emploi  du  caractère  mobile,  au- 
quel on  épargne  ainsi  la  fatigue  et  l'usure  des  longs  tirages 
qui  le  détruisent  si  promptement.  Les  huit  lignes  qui  man- 
quent pour  compléter  la  hauteur  des  onze  lignes  et  demie , 
à  laquelle  sont  ajustées  les  presses,  est  complétée  avec  des 
blocs  de  plomb,  qui  n'ont  jamais  besoin  d'être  renouvelés. 
Quand  les  clichés  sont  trop  fatigués,  ou  les  met  à  la  fonte  ; 
maison  ne  perd  que  trois  lignes  et  demie  de  métal;  c'est 
donc  une  économie  des  deux  tiers. 

M.  Pierre  Leroux,  le  célèbre  fondateur  du  G/o6tf  et  l'au- 
teur du  livre  de  l'Humanité,  fut  ouvrier  compositeur, 
comme  Franklin,  Déranger,  Hégésippe  Moreau.  Il  inventa, 
il  y  a  vingt-cinq  ans,  ce  qu'il  appelle  un  peu  pompeuse- 
ment une  nouvelle  typographie  ;  son  projet  consiste  à  fon- 
dre les  lettres  non  une  par  une,  comme  autrefois,  mais  par 
rayons  entiers  de  cinquante,  cent  ou  même  cinq  cents  let- 
tres, n'ayant  que  trois  ligues  et  demie  de  hauteur;  et  k 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


375 


les  faire  composer  par  une  machine,  conséquence  néces- 
saire, le  caractère  devenant  trop  petit  pour  être  saisi  par 
les  doigts  du  compositeur.  M.  Pierre  Leroux  raconte  lui- 
même,  dans  un  Mémoire,  qu'il  réalisa  autrefois  un  modèle 
de  la  machine  ;  mais  des  ohstacles  sans  nombre,  la  pauvreté 
surtout,  s'opposèrent  à  ce  qu'il  réussit  à  l'appliquer  en 
grand.  Rien  n'est  plus  touchant  que  le  récit  de  ses  luttes, 
de  ses  travaux  incessants.  Aidé  seulement  par  son  jeune 
frère,  il  se  fit  menuisier,  serrurier,  forgeron.  A  la  mort 
de  son  père,  il  vendit  son  petit  héritage  pour  continuer  l'é- 
tude de  son  problème  ;  enlin  il  lui  fallut  renoncer,  du 
moins  pour  un  temps, à  son  œuvre,  ou  plutôt,  comme  il  dit, 
l'arracher  violemment  de  son  cœur.  Ajoutons,  pour  être 
juste,  que  son  idée,  loin  d'être  méconnue,  incomprise,  avait 
été  parfaitement  accueillie  par  M.  Firmin  Didot,  qui  lui  of- 
frit les  avances  nécessaires.  Mais  M.  Leroux,  préoccupé 
d'idées  politiques  que  nous  n'avons  pas  mission  de  discu- 
ter ici,  refusa  péremptoirement  ces  oflres. 
M,  Leroux  est  maintenant  imprimeur  à  La  Châtre. 
D'ailleurs,  en  même  temps  que  M.  Leroux  rêvait  la  fon- 
derie multiple,  M.  Henri  Didot  réalisait,  dès  1818,  la  fonderie 
polyamatype  ;  c'est  la  même  idée  appliquée  aux  caractères 
ordinaires. 

Parmi  les  améliorations  de  détail,  nous  ne  pouvons  pas- 
ser sous  silence  les  caractères  sténotypes  de  M.  A.  Pinard. 
Plusieurs  machines  à  composer  ont  été  proposées  dans 
ces  derniers  temps  ;  nous  citerons  entre  autres  hgérotype, 
inventé  par  M.  Gaubert;  et  le  clavier  compositeur  de 
MM.  Young  et  Delcambre. 

Jusqu'au  dix-neuvième  siècle,  la  typographie  française 
n'employa  pour  l'impression  courante  que  les  deux  seuls 
types  romain  et  italique,  gravés  sur  une  échelle  graduée; 
ils  suffisaient  à  tout,  texte,  titre,  affiche  et  couverture.  En 
trois  cents  ans,  le  dessin  n'en  avait  guère  varié  ;  c'était, 
sans  trop  de  dégénération,  ce  beau  type  rond,  net,  plein 
sans  être  gras,  svelte  sans  maigreur,  qu'avaient  employé 
les  Aide  Manuce  et  les  Elzevirs. 

Mais  avec  la  Restauration  commença  une  renaissance 
littéraire  ;  les  premières  années  du  gouvernement  de  Juillet 
virent  éclore  les  publications  par  livraison  (1),  le  journal  à 
bon  marché  et  les  annonces.  De  là  les  révolutions  diverses 
qui  amenèrent  un  renouvellement  intégral  des  types  jus- 
qu'alors employés. 

Il  est,  je  crois,  assez  piquant  d'étudier  ce  côté  pittores- 
que et  presque  inattendu  du  grand  mouvement  littéraire 
de  ce  siècle.  Cet  examen,  pour  être  sans  grande  importance, 
ne  manque  pas  complètement  d'intérêt. 

Par  une  destinée  bizarre  et  peut-être  sans  exemple, 
celte  école  littéraire  qui ,  par  Chateaubriand ,  Chénier, 
N.  Lemercier,  B.  Constant,  M"»»  de  Staël,  arrive  à  MM.  De- 
lavigne.  Soumet,  Deschamps,  de  Vigny,  Dumas,  V.  Hugo, 
fut  constamment  attaquée  comme  coupable  de  plusieurs 
énormes  crimes  :  novation,  orgueil,  témérité,  barbarie, 
vandalisme,  impiété,  rébellion,  etc.  C'était,  tout  au  con- 
traire, une  école  de  retour  vers  le  passé,  de  réaction  bien- 
faisante et  légitime  ;  elle  essayait,  au  nom  de  la  poésie,  de 
la  religion  et  de  la  royauté,  de  réparer  les  brèches  faites 
par  la  littérature  prosaïque,  anarchique  et  impie  du  dix- 
huitième  siècle.  Elle  arrosait,  avec  Ronsard,  Belleau,  Théo- 
phile, Villon,  Marot,  Rotrou  et  le  vieux  Corneille,  le  terrain 
desséché,  brûlé  par  la  chaux  vive  de  Voltaire.  Elle  puisa 

(i)  Il  est  assez  curieux  que  dès  le  seizième  siècle  un  imprimeur 
ail  eu  l'idée  de  ce  mode  de  publication  économique.  Peignot  rap- 
porte que  Christophe  Wechel  n'imprimait  les  auteurs  latins  que  par 
partie,  afin,  disait-il,  d'en  faciliter  la  vente. 


en  plein  catholicisme,  dans  la  chevalerie,  dans  l'art  mo- 
narchique du  moyen  âge. 
Les  caractères  gothiques  reparurent  dans  la  typographie. 
Ryron,  le  Freyschutz  et  les  Contes  d'Hoffman  conqui- 
rent à  leur  tour  une  superbe  popularité  ;  on  traduisit  même 
le  Sabbat  des  sorcières  de  Ludwig  Tieck  ;  Victor  Hugo  pu- 
blia ses  ballades  les  deux  Archers,  la  Nonne,  la  Ronde  du 
Sabbat;  le  genre  fantastique  eut  bientôt  droit  de  bourgeoi- 
sie ;  son  humeur  conquérante  envahit  tout  pour  quelque 
temps;  la  gravure  inventa  des  types  nouveaux,  incongrus, 
cornus,  fourchus,  brisés,  ombrés,  écartelés,  diaboliques, 
faits  pour  effrayer  les  enfants,  mais  surtout  les  bibliophiles  ; 
en  effet,  rien  de  moins  régulier,  de  moins  satisfaisant 
comme  lignes  et  comme  aspect,  rien  de  plus  difficile  et  de 
plus  incommode  au  lecteur. 

Jusque-là,  les  caractères  destinés  à  l'impression  des  textes 
restaient  intacts  ;  le  caprice  et  la  fantaisie  ne  s'installaient 
qu'à  la  partie  la  plus  extérieure,  la  plus  périssable  du  livre, 
les  titres  et  la  couverture  ;  les  publications  à  bon  marché  et 
par  souscription  amenèrent  des  changements  plus  graves. 
Avec  le  bon  marché  a  disparu  l'ancienne  perfection  de  la 
typographie  ;  les  caractères  actuels  sont  longs,  gras,  sales  ; 
ils  fatiguent  l'œil  et  font  danser  les  lignes  et  les  pages.  Pour 
obtenir  plus  promptement  des  feuilles  sèches,  on  mêle  à 
l'encre  une  grande  quantité  d'huiles  siccatives  qui  jaunis- 
sent promptement  et  font  même  des  taches  dans  les  livres. 
On  ne  peut  attendre  de  la  presse  mécanique  des  produits 
aussi  parfaits  que  ceux  de  la  presse  à  bras.  Le  foulage, 
trop  fort  est  souvent  inégal  ;  les  marges  se  dérangent  à 
chaque  instant,  et  le  registre  est  imparfait  (Voy.  ce  mot  au 
vocalaire).  Le  livre  s'enlaidit  chaque  jour  et  disparait  peu 
à  peu,  tué  par  le  journal. 

La  quantité  de  livres  imprimés  depuis  l'invention  est 
telle  que,  selon  les  meilleures  autorités,  cinq  cents  vo- 
lumes in-folio  suffiraient  à  peine  au  simple  énoncé  du 
titre  de  ces  livres.  Le  savant  Struve  a  dit  qu'il  serait  plus 
facile  de  transporter  le  mont  Atlas  que  de  faire  une  biblio- 
graphie universelle. 

La  Bibliothèque  historique  de  France,  édition  de  1768- 
78,5  vol.  in-folio,  présente  dans  les  quatre  premiers  vo- 
lumes quarante-huit  mille  deux  cent  vingt-trois  articles, 
et  encore  n'était-elle  pas  complète  alors. 

A  l'imprimerie  des  orphelins,  fondée  à  Halle  par  le  ba- 
ron de  Canstein,  pour  l'Ecriture  sainte  spécialement,  on  a 
imprimé,  dans  l'espace  de  vingt-deux  ans  (1710  à  1732), 
la  quantité  de  trois  cent  vingt-sept  mille  exemplaires  de  la 
Bible,  et  deux  cent  soixante  mille  exemplaires  du  Nou- 
veau-Testament, le  tout  in-octavo  et  in-douze.  Il  existe 
dans  le  monde  chrétien  à  peu  près  quatorze  ou  quinze 
mille  éditions  de  la  Bible,  qui,  tirées  à  cinq  mille  exem- 
plaires en  moyenne,  donnent  soixante-dix  à  soixante-quinze 
millions  d'exemplaires. 

Les  collections  de  Bibles  ont  été  à  la  mode  chez  les  bi- 
bliophiles allemands.  La  bibliothèque  de  Stuttgart  renferme 
des  trésors  en  ce  genre.  On  remarque  particulièrement 
deux  Bibles  manuscrites,  ornées  de  dessins  et  de  miniatures. 
L'une  renferme  cinq  mille  cent  cinquante-deux  tableaux, 
avec  deux  versets  par  tableau;  l'un  latin,  l'autre  français, 
tous  deux  décorés  d'une  capital  alternativement  or  et  azur. 
En  supposant  que  l'on  pût  aujourd'hui  faire  exécuter  cha- 
que tableau  avec  les  deux  versets  pour  12  francs,  le  livre 
entier  coûterait,  avec  le  vélin,  62,000  francs.  Le  second 
manuscrit  n'a  que  quatre  sixièmes  du  nombre  des  ta- 
bleaux ,  mais  ce  ne  sont  pas  de  simples  lavis,  ce  sont  de 
magnifiques  peintures.  11  a  dû  coûter  40,000  francs. 
Nous  pourrions  donner  une  liste  de  livres  rares  ou  précieux 


376 


LECTURES  DU  SOIR. 


sans  empiéter  sur  le  domaine  de  labibliographie  proprement 
dite.  Citons  pourtant  :  *Anastasii  bibliothecariihistoriay 
devitisromanorum  pontificum  a  Petro  apostolo  usquead 
Xicolauml,  nunquam  hactcnus  typis  excusa,  deinde  vita 
Uadriani  II,  et  Stephani  VI.  Auctore  Guilielmo  bibliothe- 
cario;  ex  bibliotheca  J/arci  V'e/seri.  »  Mayence,  in-i" , 
352  pages. 

On  prétend  qu'il  n'existe  que  deux  exemplaires  de  cet 
ouvrage,  qui  contient  de  précieux  détails  sur  la  fameuse 
papesse  Jeanne. 

Grammaire  latine  réduite  en  jeux  de  cartes  ou  de  dés, 
par  dom  César  Joseph  Montpié  de  Kégré ,  religieux  de  la 
Congrégation  de  Saint-Maur;  imprimé  par  Philippe  Vincent. 

£sch\jli  tragediœ  sex.  Glasguœ,  1793,  in-folio  avec  fi- 
gures de  Flaxman.  11  n'a  été  tiré  que  cinquante-deux 
exemplaires,  plus  onze  sur  grand  papier.  Le  prix  de  cet 
ouvrage  s'est  élevé,  dans  les  ventes  publiques  d'Angle- 
terre, depuis  200  jusqu'à  400  livres  sterling  (de  5,000  à 
10,000  francs.) 

Le  Virgile  de  Didot,  1798,  1  vol.  grand  in-folio,  avec 
des  dessins  de  Gérard  et  de  Girodet,  se  vendait  600  francs  et 
900  avant  la  lettre.  Il  ne  contient  aucune  faute  typogra- 
phique, si  ce  n'est  un  j  dont  le  point  manque. 

Diatribe  de  l'ingénieur  Seid  Afoustapha  sur  l'état  ac- 
tuel de  l'art  militaire,  du  génie  et  des  sciences.  Constanti- 
nople;  imprimé  dans  la  nouvelle  typographie  de  Scutari, 
fondée  par  le  sultan  Sélini  III;  1S03,  in-S"  de  64  pages. 
Cet  ouvrage  singulier  fut  composé  en  français  par  l'auteur, 
et  annoté  par  le  célèbre  orientaliste  Langlès.  Seid  Mousta- 
pha  mourut  victime  de  son  admiration  trop  vive  pour  la 
science  militaire  des  Français. 

Apothéose  et  imprécations  de  Pythagore,  publiées  par 
Charles  Nodier  à  Crotone  (Besançon,  1808).  In-4°  de 
73  pages,  grand  vélin  superflu.  Ce  livre,  imprimé  en  style 
lapidaire,  a  été  tiré  à  dix-sept  exemplaires,  dont  deux  sur 
papier  rose. 

Nous  nous  en  tenons  à  ce  court  échantillon.  Nous  crain- 
drions de  dépasser  les  bornes  déjà  si  étendues  de  notre 
travail. 

11  existait,  avant,  la  révolution  française,  des  imprimeries 
particulières,  d'où  il  sortait  des  ouvrages  qui,  ordinaire- 
ment, étaient  tirés  à  petit  nombre  (1). 

(0  Voici  uoe  Dolice  des  principales  : 

Imprimerie  du  monastère  Saiut-Deiiis  (i57i%  Elle  existait  dans 
l'iolérieur  de  ce  monastère,  silué  à  Paris,  rue  de  l'Amandier. 

Imprimerie  du  cardinal  Diiperron.  Elle  fui  établie  à  Bagnolel  en 
1600  ;  le  cardinal  >  fdisait  imprimer  ses  ouvrages,  eien  était  lui-même 
le  correcteur  :  les  éditions  qui  en  sortaient,  tirées  à  petit  nombre, 
étaient  destinées  aux  amis  de  Tauieur.  Il  recueillait  leurs  avis,  et  en- 
suite il  faisait  imprimer  en  nombre,  soit  à  Paris,  soit  ailleurs,  bs  mê- 
mes ouvrages  pour  les  livrer  au  public. 

Imprimerie  de  SuUij,  établie  vers  i630,  au  château  de  Sully  dans 
l'Orléanais. 

Itiiprimirie  du  cardinal  de  Richelieu,  établie  en  1610,  à  Richelieu. 
Eilf  coûta  3â,000  livres  à  clablir.Un  ne  cite  aucun  ouvrage  sorti  de 
cctic  imprimerie  du  vivant  du  foiiJaieur. 

Imprimerie  de  Foiiquei,  établie  en  1660,  à  Saint-Mandc.  On  ne  cite 
aucun  ouvrage  sorti  de  ces  presses;  mais  Guy  Patin,  dans  sa  lettre  du 
33  février  1663,  rapporte  que  le  roi  a  fait  saisir  quelques  libelles  qui 
s'imprimaient  à  Monireuil  sous  Vincenues,  par  le  soin  des  parents  de 
Fouquci,  alors  enfermé  à  la  l!a«iille. 

Imprimerie  savarienne,  élab'iic  en  17I5,  .i  Paris,  pour  la  littérature 
orieniale. 

Imprimerie  de  Louis  AT,  établie  en  I7t8  aux  Tuileries.  On  en  vit 
sortir  :  Cours  des  principaujc  fleiaes  ei  riiicres  de  l'Europe,  com- 
pose el  imprime  par  Louis  W.  I7i8  ;  du  Cabinet  de  Sa  Majesté,  diri- 
gée par  J.Collombat,  i7is.  iii-S*. 

Impriiuerle  du  duc  d" Aiguillon,  éiabWc  en  i73j,  dans  sa  terre  de 
VerJet,  en  Touraine. 

Imprimerie  de  Madame  la  Dauphine,  1758,  i  Versailles.  EUiation 
du  cceurà  .V.  S.  J.-C.,  par  rayport  à  la  sainte  Communion,  imprimée 
de  la  main  de  Madame  l.i  Dauphine  (mère  de  Sa  Mijeslé),  I75S,  in-i6. 


Toutes  ces  imprimeries  particulières  ont  disparu  sous  le 
régime  de  la  législation  impériale  encore  en  vigueur ,  qui 
restreint  dans  une  limite  invariable  le  nombre  des  impri- 
meurs pour  chaque  ville ,  et  qui  astreint  à  un  brevet  l'exer- 
cice de  cette  profession. 

AtctSTE  ViTU. 

P.  S.  Nous  croyons  être  agréable  au  lecteur  en  termi- 
nant par  l'explication  de  quelques  termes  qui  n  auraient 
pas  été  suffisamment  définis  dans  le  courant  de  nos  ar- 
ticles. 

ÀDDiTioîf  ou  Maîcchette.  Notc  marginale,  comme  on  en 
trouve  dans  les  vieux  livres. 

Belle  page.  Dans  les  éditions  de  luxe,  quand  un  cha- 
pitre finit  sur  une  page  impaire,  c'est-à-dire  au  recto,  ou 
laisse  le  verso  en  blanc,  et  on  recommence  le  chapitre  sui- 
vant à  la  prochaine  page  impaire  ;  c'est  ce  qu'on  appelle 
commencer  en  belle  page. 

Bon  A  TIRER.  C'est  i'avant-dernière  épreuve;  elle  est 
assez  satisfaisante  pour  que  l'auteur  ou  l'éditeur  puisse  au- 
toriser l'impression  par  les  mots  :  Bonà  tirer,  avec  sa  signa- 
ture. 

BocRDON.  Les  ouvriers  appellent  faire  un  bourdon,  l'ou- 
bli de  composer  tout  ou  partie  d'une  phrase.  Celte  faute  se 
répare  en  intercalant  le  fragment  oublié  et  en  remaniant  la 
suite  jusqu'au  bout. 

Conscience.  Par  une  Ogure  qui  n'est  pas  sans  grâce,  on 
appelle  liomme  en  conscience  ou  de  conscience,  l'ouvrier  qui 
travaille  à  la  journée,  et  qui,  par  conséquent,  pourrait,  s'il 
le  voulait,  ne  travailler  qu'à  son  aise. 

Copie.  Manuscrit  des  ouvrages  livrés  à  la  composition  j  ce- 
pendaut,  lorsqu'il  s'agit  d'une  réimpression,  l'exemplaire  im- 
primé sur  lequel  ou  compose  s'appelle  également  copie. 

CoQciLLE.  Lorsque  le  compositeur  distribue  el  qu'il  jelle 
par  dislraciion  une  lettre  dans  un  casselia  étranger,  cela 
s'appelle  faire  une  coquille.  Lorsqu'il  composera,  il  se  trou- 
vera nécessairement  dans  son  travail  une  lettre  pour  une 
autre.  C'est  encore  une  coquille. 

DÉCHARGE.  Lorsqu'après  un  tirage  déjà  long  une  forme 
s'empale,  on  l'essuie  en  tirant  quelques  feuilles  sans  meure 
d'encre.  Ces  feuilles,  pâles  et  non  margées,  s'appellent  des 
décharges. 

DÉcoiGNOiR.  Morceau  de  buis  rond  ou  carré,  terminé  en 
lame  obtuse,  et  qui  sert  à  retirer  les  coins  lorsqu'on  veut 
desserrer  une  forme.  ^ 

Deleatcr.  Mol  latin  qui  s'abrège  ainsi,  9.  et  qui  sert  au 
correcteur  pour  indiquer  qu'une  lettre  doit  être  retranchée. 

Distribuer.  Replacer  une  à  une  dans  leur  casselin  par- 
ticulier les  lettres  qui  composaienl  les  formes  tirées,  el  qui 
vont  servir  à  en  composer  de  nouvelles. 

Division.  Les  compositeurs  appellent  ainsi,  et  avec  juste 
raison,  le  trait  d'union  qui  sert  à  diviser  un  mol,  lorsqu'il 
n'entre  pas  tout  entier  dans  une  ligne. 

DoiBLON.  Faute  de  l'ouvrier,  qui  compose  deux  fois  le 
même  mot  ou  la  même  phrase. 

Faix  titre.  C'est  le  litre  de  l'ouvrage  placé  au  milieu 
d'une  page  blanche,  el  par  lequel  coiumcuceul  invariiblc- 
menl  tous  les  livres. 

Filets.  On  nomme  ainsi  les  lames  de  plomb  diversotiienl 

Imprimerie  de  ilonseigneitr  le  duc  de  Bourgogne,  Versailles,  i760  ; 
Prière  à  l'usage  des  enfants  de  France,  in-i2. 

Imprimerie  de  la  marquise  de  Pompadour,  1660,  Versailles:  Rorfo- 
gujie,  princesse  des  Parilies  ;  Au  Xord,  1760,  in-4*,  arec  une  Tii^rc 
d'après  le  dessin  de  Coucher,  gravée  par  madame  de  Pompadour  elle- 
même. 

Imprimerie  du  Dauphin  (,Lotàs  xri],  au  château  de  Versailles, 

1766. 

Imprimerie  de  Ketet,  établie  par  le  célèbre  Beaumarchais  tout  ex- 
prés pour  l'impression  des  œuvres  complètes  de  Voltaire.  Il  y  avait 
là  huit  fondeurs  de  caractères,  qui  les  coulaient  sur  des  matrices  de 
Baskerville.  Cette  imprimerie  fui  détruite  au  commencement  de  la 
révolution  française. 

Imprimerie  de  Franklin,  Tassy,  I78J. 

Imprimerie  des  enfants  avetigles.  établie  par  Itaùy,  1786.  [>cux  ou- 
vrages. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


377 


fondues  qui  servent  à  former  les  cadres,  à  séparer  les  co- 
lonnes d'un  journal,  etc.  Selon  leur  œil,  ce  sont  des  filets 
maigres,  gras,  doubles,  en  gouttière,  de  cadre,  etc. 

On  appelle  filets  anglais  des  signes  d'ornement  qui  termi- 
nent les  chapitres. 

Forme.  C'est  l'assemblage  de  pages  mobiles  mises  en 
ordre,  garnies  ou  niargées,  et  serrées  dans  un  châssis.  Il  faut 
deux  formes  pour  une  feuille. 

Frisquette,  Feuille  de  papier  découpée  et  fixée  au  châssis 
d'une  presse  à  bras  pour  empêcher  les  morceaux  de  plomb 
qui  forment  l'intervalle  des  pages  de  faire  des  taches  sur  le 
papier. 

Galée.  Cadre  de  bois  sur  lequel  l'ouvrier  dépose  ses  li- 
gnes à  mesure  qu'il  les  retire  du  composteur. 

Garniture.  Ensemble  de  lingots  de  plomb  ou  de  réglettes 
de  bois,  qui  maintiennent  l'intervalle  entre  les  pages,  et 
déterminent  la  largeur  des  marges. 

Labeur.  Ouvrage  de  longue  haleine.  —  Opposition  aux 
brochures  et  aux  ouvrages  de  ville,  tels  que  lettres  de  faire 
part,  titres,  couvertures,  affiches,  etc. 

Ligne  de  pied.  Ligne  de  cadrats  qu'on  met  au  bas  de 
chaque  page  pour  la  soutenir. 

Macclatdre.  Décharge  qui  a  servi  plusieurs  fois  et  qui 
n'est  puisqu'un  chilfon  noir. 

Mettre  en  pâte.  Démolir  brusquement  un  paquet  ou 
une  forme,  de  manière  à  n'en  faire  qu'une  masse  confuse 
et  difficile  à  débrouiller. 

Paquet.  Assemblage  d'un  certain  nombre  de  lignes  telles 
que  les  fournit  le  compositeur  au  metteur  en  page. 

Placard.  Epreuve  faite  sur  des  paquets  imposés.  Ce  mode 
d'épreuve  évite,  en  cas  de  corrections  nombreuses,  les  frais 
de  remaniement  de  la  mise  en  page. 

Point  typographique.  Le  sixième  de  la  ligne.  Les  ca- 
ractères d'imprimerie  portent  généralement  de  six  à  douze 
points.  Passé  ce  dernier  chiff"re,  ils  rentrent  dans  les  carac- 
tères de  titres  et  d'affiches. 

Les  anciens  imprimeurs  donnaient  aux  caractères  des 
noms  bizarres,  venus,  pour  la  plupart,  des  premiers  livres 
auxquels  on  les  avait  employés,  ou  de  quelque  qualité  exté- 
rieure : 

Le  six  était  de  la  nompareille  ; 

Le  sept,  de  la  mignonne  ; 

Le  sept  et  demi,  du  petit-texte; 

Le  huit,  de  la  gaillarde  ; 

Le  neuf,  du  petit-romain , 

Le  dix,  de  h  philosophie  ; 

Le  onze,  du  cicéro; 

Le  douze  et  le  treize,  du  saint-augustin , 

Le  quatorze,  du  gros-romain , 

Le  seize,  du  gros-texte; 

Le  dix-huit  ou  vingt,  de  la  palestine , 

Le  vingt-quatre,  du  petit-canon; 


Le  trente-deux,  du  gros-canon, 

Le  quarante  ou  quarante-huit,  du  double-canon,  etc.,  etc. 

Police.  Tableau  proi)Ortionnel  de  ce  qui  doit  entrer  de 
chaque  lettre  dans  une  fonte  générale. 

Porte-page.  Feuille  de  papier  fort,  sur  laquelle  on  pose 
un  paquet  solidement  lié. 

PnoTE.  Directeur  et  correcteur  en  chef  d'une  typo- 
graphie. 

Ramette.  Châssis  sans  barre  médiane. 

RÉCLAME.  Mot  qui  se  trouve  au  bas  de  la  page  verso  et  qui 
est  le  môme  que  celui  qui  recommence  la  page  suivante. 
Elle  se  place  toujours  au  bas  de  la  dernière  page  de  la  feuille. 
La  réclame  facilite  le  travail  du  relieur  et  sert  à  rectifier  les 
erreurs  qui  pourraient  se  trouver  par  hasard  dans  les  signa- 
tures (V.  ce  mot).  Les  réclames  ont  été  inventées  en  Italie, 
vers  1468,  ainsi  qu'on  le  voit  dans  le  Corneille  Tacite  de  Jean 
de  Spire,  à  Venise;  elles  n'ont  été  introduites  en  France  que 
vers  1520.  Elles  sont  maintenant  hors  d'usage. 

Registre.  Ce  mot  désigne  le  point  de  rencontre  des  lignes 
et  des  pages  qui  doivent  être  placées  et  rangées  égaliMuent 
l'une  sur  l'autre,  de  façon  que  la  page  verso  ne  dépasse  pas 
la  page  recto  ni  par  le  haut,  ni  par  le  bas,  ni  sur  les  cotés. 

Revertatur.  Qu'il  soit  retourné  !  Signe  de  correction 
pour  retourner  les  lettres  qui  se  trouvent  à  l'envers. 

Renfoncer.  Mettre  du  blanc  au  commencement  de  la 
ligne.  Les  alinéas  sont  tous  renfoncés  d'un  cadratin. 

Retiration.  Impression  du  côté  resté  blanc  après  le 
premier  tirage  à  bras. 

Signatures.  On  nomme  ainsi  les  chiffres  que  l'on  place 
au  bas  des  pages  recto,  au-dessous  de  la  dernière  ligne,  pour 
faire  connaître  l'ordre  des  feuilles  d'un  livre  et  faciliter 
ainsi  le  travail  du  relieur.  Pour  indiquer  l'ordre  des  feuillets 
de  chaque  feuille,  on  ajoute  au  chiff're  principal  un  point  ou 
deux  points  à  la  suite.  Une  feuille  in-S»  porte  deux  signa- 
tures, la  première  au  bas  de  la  page  1,  la  seconde  au  bas  de 
la  page  3.  Les  anciens  imprimeurs  se  servaient  de  lettres 
pour  signatures.  Ulric  Gering  les  employait  déjà  en  U70. 

Taquer.  Faire  usage  du  taquoiu,  bloc  de  bois  parfaite- 
ment équarri,  qu'on  passe  à  coups  de  marteau  sur  les  for- 
mes, pour  qu'aucune  lettre  ne  lève  plus  haut  que  les  autres. 

Tierce.  Dernière  épreuve  qui  se  fait  sous  presse  pour 
vérifier  l'exécution  des  corrections  indiquées  au  bon  à  tirer. 
Si  la  tierce  est  trop  chargée,  on  voit  une  révision. 

Titre  courant.  Se  place  à  toutes  les  pages  d'un  livre  sur 
la  même  ligne  que  le  folio. 

Visorium.  Petit  instrument  de  bois  qui  se  plante  dans  la 
casse  au  moyen  d'une  lige  de  fer,  et  qui  sert  à  fixer  la  copie 
sur  laquelle  travaille  le  compositeur.  Le  visorium  tombe  en 
désuétude. 

FIN. 


/    /    / 

Vue  d'une  presse  inécani(|ue. 


»BPTBMBRB    1846. 


—    48    —    TREIZIEME    VOU'MB. 


378 


LECTURES  DU  SOIR. 


MERCURE  DE  FRANCE. 

(du  10  AOUT  AU  10  SEPTEMBRE.) 

Les  prix  et  les  vacances.  —  Les  distributions  académiques.  —  L'église  de  Sainte-Cloliide.  —  Lbs  théâtres  :  Robert  Bruce.  —  M.  Bettini.  — 
/»/">'  de  Tencin.  —  Le  troisième  théâtre  lyrique,  etc.  —  Les  Paysans.  —  La  guerre  de  la  galette.  —  Lis  livres  :  M.  Consoni.  —  M.  Linguet.  — 
M.  Bonnal.  —  Errata. 


Au  moment  où  nous  terminions  noire 
dernier  Mercure,  une  joyeuse  fanfare  an- 
nonçait, dans  les  collèges,  des  couronnes 
aux  plus  dignes,  et  les  vacances  à  tous. 
Les  couronnes  ont  été  distribuées  avec  la 
solennité  ordinaire  :  par  les  ministres  au 
concours  générai,  par  les  préfets  dans  les 
collèges  royaux,  par  les  évêquesdans  les 
séminaires,  par  les  maires  et  les  mères 
dans  les  écoles  de  province.  Au  concours 
général,  on  remanjiiait  MM.  Giiizot,  de 
Salvandy,  Victor  Hugo,  et  autres  hommes 
d'État.  Mais  ne  croyez  pas  qu'ils  fussent 
là  en  qualité  de  grands  personnages.  Ils 
étaient  là  comme  pères,  pour  embrasser 
leurs  enfants.  M.  de  Salvandy  l'a  dit  avec 
émotion. 

«  Jeunes  élèves,  les  succès  des  fils  font 
la  joie  et  l'orgueil  des  pères.  Vos  triom- 
phes sont  les  triomphes  de  vos  familles. 
Elles  y  trouvent  la  compensation  de  tous 
les  chagrins  ou  le  couronnement  de  toutes 
les  ambitions;  car,  de  tous  les  biens  que 
la  Providence  peut  nous  dispenser,  les 
espérances  qui  nous  viennent  de  vous 
sont  encore  les  plus  réels  et  les  plus  chers.» 

On  a  compris  celte  éloquence  du  Grand- 
Mai  re,  lorsqu'on  a  entendu  proclamer 
parmi  les  vainqueurs  le  jeune  Paul  de 
Salvandy,  élève  du  collège  Henri  IV. 
Un  tonnerre  d'applaudissements  a  retenti 
dans  toute  la  salle.  Le  même  enthousiasme 
a  salué  les  noms  du  jeune  Victor  Hugo, 
du  jeune  Guizot  et  du  jeune  Casimir  De- 
lavigne. 

Il  n'est  pas  une  petite  ville  en  France, 
il  n'est  pas  un  collège  communal,  une 
simple  école  de  frères  et  de  religieuses, 
où  ces  joies  n'aient  éclaté  avec  des  trans- 
ports semblables,  sinon  avec  de  pareils 
honneurs...  Peut-être  même  les  sen- 
sations sont-elles  plus  franches  et  plus 
vives  encore  aux  modestes  fêtes  de  la 
province.  Là,  les  choses  se  passent  tout 
à  fait  en  famille;  les  enfants  pleurent 
sans  honte,  les  pères  les  embrassent  sur 
les  deux  joues,  les  mères  s'évanouissent 
en  sécurité...  Nous  citerons  pour  exem- 
ple la  petite  ville  de  Ponl-Sainte-Maxence, 
dont  le  nom  résume  toute  la  célébrité, 
en  rappelant  à  la  fois  sa  pieuse  légende 
et  son  pont,  chef-d'œuvre  de  Peyronnel. 
Un  savant  docteur  et  un  prêtre  versé  dans 
l'éducation  de  l'enfance  nous  racontent, 
tout  émus  encore,  des  merveilles  de  la 
distribution  des  prix  faite  à  l'école  com- 
mimale  par  les  sœurs  de  la  Providence... 
Au  milieu  des  tentures  blanches  et  des 
fleurs,  des  chants  et  des  prières,  ils  ont 
vu  avec  admiration  les  exercices  les  plus 
compliqués,  les  problèmes  les  plus  utiles 
exécutés  et  résolus  avec  un  ensemble  et 
un  aplomb  merveilleux  par  de  petites 
lilles  (le  dix-huit  mois  à  dix  ans.  —  C'est 
le  cas  de  dire  qu'il  n'y  a  plus  d'enfants, 
ou  qu'il  n'y  en  a  plus  guère. 


Et  maintenant,  que  de  bonheurs  variés 
pour  toute  cette  jeunesse  en  vacances  ! 
Les  uns  bondissent  autour  des  châteaux, 
les  autres  autour  des  chaumières  pater- 
nelles, car  le  paysan  donne  aujourd'hui 
à  son  fils  la  même  éducation  que  le  grand 
seigneur.  Ceux-ci  vont  aux  eaux,  ceux- 
là  aux  bains  de  mer.  Presque  tous  chas- 
sent, —  qui  au  renard,  qui  au  cerf,  qui 
au  lièvre,  qui  à  la  perdrix,  qui  au  simple 
moineau,  suivant  l'âge,  la  force  et  l'a- 
dresse de  chacun. —  Amusez-vous,  en- 
fants, car  le  temps  court  plus  vite  que 
vous  encore...  Quand  nous  écrivions  ces 
lignes,  les  vacances  commençaient  à  peine, 
et  quand  ces  mêmes  lignes  vous  parvien- 
dront les  vacances  toucheront  à  leur 
terme  de  rigueur... 

—  Les  distributions  académiques  ont 
suivi  les  distributions  universitaires.  L'A- 
cadémie des  Inscriptions  et  Belles-Lettres 
vient  d'accorder  le  grand  prix  Gobert, 
de  9,000  fr.,  à  M.  Aurélien  de  Courson, 
auteur  de  VHistoire  des  peuples  bretons 
dans  la  Gaule  armoricaine  et  dans  les 
fies  Britanniques.  On  ne  pouvait  couron- 
ner une  œuvre  plus  savante  ni  un  écri- 
vain plus  honorable.  —  Le  second  prix 
de  1,000  fr.  a  été  conservé  à  M.  Mon- 
teil,  le  patriarche  de  nos  historiens 
nationaux.  Les  prix  Montyon  ont  été 
distribués,  suivant  l'usage,  à  une  multi- 
tude de  femmes  de  lettres  plus  ou  moins 
jolies.  M.  Moniyon,  s'il  voit  cela  de  l'au- 
tre monde,  doit  s'écrier,  en  parodiant 
Alceste  : 

Par  la  semblea  .'  messieari.  Je  ne  croTals  pas  itre 
Si  galant  que  Je  suis.'... 

Quant  à  l'Académie  des  Beaux-Arts,  ce 
n'est  pas  aux  jolies  femmes  qu'elle  en 
veut,  c'est  à  sainte  Clotilde,  ni  plus  ni 
moins!  Vous  savez  que  la  ville  de  Paris 
a  eu  l'excellente  idée  d'élever  sur  le  ter- 
rain de  Bellechasse  une  église  à  sainte 
Clotilde  qui,  par  un  oubli  incroyable,  n'en 
a  aucune  dans  la  capitale  du  royaume  de 
Clovis! 

La  ville  de  Paris  désire  que  celte  église 
soit  gothique  :  encore  une  excellente  idée .' 
Mais  voilà  que  l'Académie  des  Beaux- 
Arts  proleste  contre  le  projet,  qu'elle  ap- 
pelle une  faute  grave.  Et  pourquoi  cette 
protestation  ?  •  Parce  que  le  style  gothique, 
dit  l'Académie  à  M.  le  ministre  de  l'inté- 
rieur, blesse  autant  le  goût  et  les  conve- 
nances que  le  sentimenl  religieux.  »  Per- 
sonne, sans  doute,  ne  voudrait  croire  à 
cette  assertion  extraordinaire,  si  la  pro- 
testation n'était  officielle.  Il  y  a  plus,  elle 
contient  encore  cette  assertion  non  moins 
extraordinaire,  savoir  :  «que  les  édifices 
gothiques  (sur  lesquels  s'est  appesanti,  il 
est  vrai,  le  poids  de  huit  siècles,  joint  à 
trois  siècles  d'indifférence  et  d'abandon) 
manquent,  sous  le  rapport  de  la  solidité, 
des  conditionsexigées  par  l'architecture.» 


Vous  croyez  rêver?  Et  Mercure  aussi  ! 
Qui  se  serait  douté  que  les  églises  go- 
thiques manquaient  de  sentiment  reli- 
gieux et  de  solidité!... 

En  résumé,  le  conseil  municipal  a  passé 
outre,  et  a  maintenu  le  style  gothique, 
en  dépit  de  l'Académie  des  Beaux-Arts. 
Pour  peu  que  la  nouvelle  église  soit  aussi 
religieuse  et  aussi  solide  que  Notre-Dame, 
la  femme  de  Clovis  et  la  ville  de  Paris 
n'endemandentpasdavanlage.— «MM.Ies 
académiciens,  s'est  écrié  M.  de  Rambu- 
teau,  seront  libres  de  ne  pas  aller  à  la 
messe  à  Sainte-Clolilde,  s'ils  craignent  que 
les  piliers  ne  leur  tombent  sur  la  tête,  ou 
si  le  demi-jour  des  vitraux  coloriés  leur 
donne  des  idées  trop  égrillardes...  • 

—  On  sait  que  la  province  a  aussi  ses 
académies,  qui  ont  aussi  leurs  solennités. 
Dans  la  séance  annuelle  de  la  Société  Ra- 
cinienne  à  la  Ferté-Milon,  la  médaille 
d'argent  a  été  décernée  à  M"«  Pnidmée 
Truchy,  peintre  de  fleurs. 

—  L'Académie  royale  vit  toujours  sur 
son  idée  fixe,  le  futur  opéra  de  Rossini, 
— lequel,  par  parenthèse,  vient  de  se  re- 
marier à  Bologne,  avec  M"«  Pélissier. - 
En  attendant  le  chef-d'œuvre,  M.  Léon 
Pillet  en  cherche  les  interprètes.  Il  vient 
de  produire,  à  ce  titre,  M.  Bettini,  ténor 
grave,  cavalier  superbe  et  voix  magni- 
fique, dont  le  succès  a  été  des  plus  bril- 
lants dans  Lucie.  L'héritage  de  M.  Duprcz 
est  assuré  à  M.  Bettini.  Il  chante  déjà  ad- 
mirablement le  français;  il  ne  lui  reste 
plus  qu'à  le  parler.  El  nous  savons  qu'il 
s'est  mis  pour  cela  dans  les  mains  d'un 
excellent  maître,  qui,  évitant  les  lon- 
gueurs de  la  grande  roule,  le  conduira  au 
but  par  un  chemin  de  traverse.  — Quant 
à  l'œuvre  nouvelle  du  maestro,  on  sait 
déjà  le  titre  du  livret,  dit  M.  Théophile 
Gautier,    il   s'appelle    Robert   Bruce.  — 

— La  Comédie-Française  a  joué  une  pièce 
un  peu  mélodramatique  au  fond  ,  mais 
très-littéraire  dans  la  forme  :  Madamede 
Tencin,  par  MM.  Marc  Fournier  et  Eu- 
gène de  Mirecoiirt.  On  y  a  remarqué 
Beauvallet  dans  un  rôle  qui  frise  le  comi- 
que, et  dont  il  s'est  acquitté  avec  un  bon- 
heur étonnant. 

— Le  troisième  théâtre  lyrique,  depuis 
si  longtemps  promis,  a  cessé  d'être  un 
mythe,  il  vient  de  prendre  un  corps  sous 
la  forme  d'un  bel  et  bon  privilège,  ac- 
cordé par  le  ministre  à  MM.  Adolphe 
Adam  et  Milon  Thibaudeau.  Enfin,  les 
lauréats  de  l'école  de  Rome  et  les  in- 
nombrables aspirants  à  l'héritage  de  Ros- 
sini auront  un  orchestre  et  des  chanteurs 
pour  se  faire  entendre  !  les  malheureux 
ont  attendu  cette  grâce  assez  longtemps! 
Où  se  placera  le  nouveau  théâtre  ?  Sur  le 
boulevard,  bien  entendu.  —  Au  Cirque, 
disent  quelques-uns.  Mais  M.  Gallois  pro- 
teste, et  il  a   raison.  La  disparition  du 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


379 


Cirque  national  sérail  une  calamité  po- 
pulaire. 

—  Parlez-nous  de  l'Hippodrome  pour 
la  vitesse  et  l'exaciilude  !  Il  a  rouvert  à 
l'heure  dite,  et  il  ne  reste  plus  trace  de 
l'incendie,  que  sur  quelques  arbres  gril- 
les ;  encore  on  peut  croire  que  c'est  le  fait 
de  noire  soleil  tropical.  La  Croix  de  Berny 
a  retrouvé  ses  triomphes,  en  alteiubnl  la 
Prise  de  la  Smala  d'Abd-el-Kader,  dans 
laquelle  sera  reproduit  en  action  l'im- 
mense tableau  de  M.  Horace  Vernet. 

—Mercure  est  tout  lier  d'avoir  prédit  le 
premier  le  grand  succès  des  Paysans, 
poésies  et  chants  rustiques  de  M.  Pierre 
Dupont.  Jamais  prophétie  ne  fut  mieux 
réalisée.  Après  avoir  recueilli,  de  salon 
en  salon,  les  suffrages  des  artistes  et  des 
connaisseurs,  les  Paysans  viennent  d'é- 
lectriser  la  foule  aux  Variétés,  par  l'or- 
gane habile  de  M.  Hoffmann.  Après  les 
Bœufs,  cet  acteur  peut  chanter  le  Chien 
duberger,  le  Braconnier, \es,  Louis  d'or,  etc. 
Tout  cela  doit  également  plaire  à  l'élite  et 
à  la  multitude;  car  tout  cela  est  à  la  fois 
simple  et  beau ,  naturel  et  poétique, 
comme  les  fleurs  des  champs.  Comme  pa- 
role, c'est  du  Théocrite  en  sabots  ;  comme 
musique,  c'est  du  Paul  Potier  noté. 

—  Qui  ne  connaît,  au  moins  de  réputa- 
tion, les  célèbres  marchands  de  galette  du 
boulevard  Saint-Denis  et  du  boulevard 
Saint-Martin  ?  Jusqu'ici  les  honnêtes  ému- 
les de  M.  Coupe-toujours  faisaient,  comme 
lui,  leur  fortune  en  paix...,  maisla  guerre 
civile,  avec  toutes  ses  horreurs,  vient  d'ai- 
grir leur  pâle  et  de  croiser  leurs  cou- 
teaux... Et  devinez  quel  a  été  l'Ajax  de 
celte  guerre  intestine?...  M.  Collet,  dit 
Coupe-toujours,  en  personne!  M.  Gazeaux, 
son  jeune  voisin,  avait  imaginé  une  nou- 
velle galette, qui  faisait  fureur...  De  cette 
fureur  naquit  la  rage  du  Nestor  détrôné. 
Rien  de  mieux  jusqu'ici.  La  concurrence 
est  le  nerf  du  commerce...  Mais,  au  moins, 
a  dit  M*  Schayé  au  tribunal  (  car  il  y  a  eu 
procès  ),  au  moins  ne  fallait-il  recourir 
qu'à  des  armes  courtoises.  Gazeaux  avait 
une  enseigne  ainsi  conçue  :  A  la  Galette 
de  la  Porte  Saint-Martin  ;  Collet  inscrivit 
sur  la  sienne  ces  mots  :  A  la  Renommée 
delà  galette  de  la  Porte  Saint-Martin.  L'i- 
deniité  des  caractères  était  d'ailleurs  dés- 
espérante. 

Gazeaux  avait  peint  l'extérieur  de  son 
établissement  en  bois  de  chêne;  M.  Col- 
let l'imita  servilement.  Voulant  à  tout 
prix  échapper  à  ces  plagiats  industriels, 
Gazeaux  se  mit  de  nouveau  en  frais  et 
substitua  la  couleur  vert-bronze  à  la  cou- 
leur de  chêne  ;  immédiatement  son  vieux 
confrère  imita  de  plus  en  plus  servile- 
ment ce  changement  de  couleur. 

Enfin,  Collet  s'arrangea  de  telle  sorte 
que  les  deux  boutiques  rivales  semblaient 
n'en  faire  qu'une. 

De  cette  confusion  il  est  résulté  un  fait 
des  plus  fâcheux,  s'il  faut  en  croire  le  ré- 
cit de  M'  Schayé  : 

«  Deux  spectateurs  de  la  Porte-Saint- 
Martin,  descendant  du  paradis,  viennent 
se  rafraîchir  chez  M.  Collet,  avec  deux 
sous  de  galette  :  celui-ci  s'empresse  de 
leur  vendre  son  infect  prodtiit;  je  dis  in- 
fect, car  il   faut  que  vous  sachiez   que 


M.  Collet  fait  sa  galette  avec  du  beurre 
à  90  centimes,  c'est-à-dire  avec  du  beurre 
d'un  montant  insupportable.  Les  pre- 
miers coups  de  dent  avaient  à  peine  atta- 
qué le  morceau,  que  les  mangeurs  se  récriè- 
rent, prétendant  qu'ils  étaient  empoison- 
nés, et  se  livrèrent  même  à  des  violences. 
On  les  mit  à  la  porte  ;  mais  voilà  que,  fen- 
dant la  foule,  ils  se  précipitent  dans  le 
n"  18,  croyant  toujours  entrer  dans  la 
boutique  de  l'empoisonneur  :  ils  adres- 
sent à  M.  Gazeaux  les  injures  qui  reve- 
naient à  M.  Collet. 

«  Il  ne  faudrait  pas,  ajoute  M'  Schayé, 
une  seconde  scène  de  cette  nature  pour 
discréditer  tout  à  fait  l'innocente  indus- 
trie de  mon  client.  » 

Dénoûment  :  le  n°20  a  été  battu  judi- 
ciairement par  le  n»  18;  le  vétéran  a  per- 
du son  procès  contre  le  conscrit.  M.  Col- 
let a  été  condamné  à  renoncer  à  l'enseigne 
et  aux  couleurs  de  M.  Gazeaux  :  Quidnon 
mortalia  pectora  cogis auri  sacra  fa- 
més.' 

—  Nous  avons  sous  les  yeux  une  cor- 
respondance de  M.  Consoni,  chanoine  ita- 
lien et  professeur  de  théologie,  avec 
M.  Lombroso,  homme  de  lettres  Israélite, 
dont  le  résultat  a  été  l'éclatante  régéné- 
ration évangélique  de  ce  dernier.  Cet  ou- 
vrage, qui  est  appelé  à  faire  beaucoup  de 
bien,  commence  par  réhabiliter  fort  ha- 
bilement les  Juifs  dans  l'opinion  publique 
et  par  les  rendre  intéressants,  en  racon- 
tant leur  histoire  :  il  passe  ensuite  en  re- 
vue les  obstacles  qui  s'opposent  à  la  con- 
version de  ce  peuple,  et  propose  d'excel- 
lents moyens  pour  les  surmonter. 

—  Peu  de  gens  savent  le  grec,  moins 
encore  le  français,  a  dit  Paul-Louis  Cou- 
rier, cet  esprit  si  mordant  et  si  profond. 
—  C'est  pour  enseigner  à  tous  le  véritable 
français  que  M.  Goyer-Linguet  a  écrit  le 
Génie  de  la  Langue  française,  ou  le  Dic- 
tionnaire du  langage  choisi,  ouvrage  qui 
manquaitencore  à  notre  siècle  de  progrès. 
Cet  ouvrage  n'est  ni  un  diclionnaire 
dans  le  sens  vulgaire  du  mot,  ni  encore 
moins  une  grammaire.  L'un  ne  donne  que 
l'étymologie,  la  signification  et  la  valeur 
des  mots;  l'autre  ne  contient  qu'une  aride 
et  fastidieuse  nomenclature  de  milliers 
de  règles  controversées  qui  régissent  l'or- 
thographe et  la  syntaxe.  M.  Goyer-Lin- 
guet a  embrassé  un  point  de  vue  plus 
élevé.  Il  s'est  proposéde  répandre,  de  po- 
pulariser, de  vulgariser  les  belles  et  no- 
bles locutions  du  langage  littéraire,  de  les 
rendre  familières  à  un  plus  grand  nom- 
bre de  personnes.  Voici  l'excellente  mé- 
thode qu'il  a  adoptée.  Au  lieu  de  procé- 
der par  voie  de  préceptes,  il  a  mieux 
aimé  procéder  par  voie  d'exemples.  Les 
insliluteurs  de  la  langue,  selon  lui,  les 
vrais  grammairiens  ne  sont  ni  Vaugelas, 
ni  Beauzee,  ni  Dumarsais,  ni  Court  de 
Gebelin,  etc.  :  ce  sont  les  grands  écri- 
vains dont  il  reproduit  les  phrases,  dont 
il  encadre  les  passages  dans  l'ordre  alpha- 
bétique de  chaque  mot  de  son  ouvrage.  Il 
indique  avec  un  goût  exquis,  avec  une 
rare  justesse,  avec  une  sagacité  analyti- 
que, l'usage,  la  place,  l'emploi  de  chaque 
terme,  les  bornes  de  telle  acception,  les 
limites  de  telle  concordance.  Un  diction- 


naire ainsi  conçu  et  exécuté  ne  donne 
point  de  la  langue  le  s<{uelette  décharné, 
la  froide  et  disgracieuse  charpente;  il  en 
représente  le  corps  plein  de  vie  avec  la 
fraîcheur  de  sa  carnation,  l'éclat  de  son 
coloris,  la  vigueur  de  ses  Ions. 

Ce  livre  peut  être  consulté  avec  fruit 
par  toutes  les  classes  de  la  société  :  le  lit- 
térateur aimera  à  y  retrouver  les  loculious 
de  ses  maîtres  favoris  ;  l'homme  d'affaires 
ou  du  monde,  pressé  par  le  temps,  y 
cherchera  l'expression  la  plus  élégante  de 
la  pensée  qui  le  préoccupe;  il  n'est  pas 
jusqu'aux  personnes  dont  l'instruction 
est  imparfaite  qui  ne  s'estimeront  heu- 
reuses d'avoir  à  leur  disposition  un  ré- 
pertoire aussi  varié  que  complet  de  for- 
mules choisies  pour  revêtir  leurs  propres 
idées. 

—  On  vient  de  nous  communiquer  un 
poème  inédit,  qui  fera  doublement  hon- 
neur à  notre  brave  armée  d'Afrique.  Ce 
poème  est  de  M.  Eug.  Bonnal.  Il  a  pour 
titre  :  La  France  à  Alger.  Nous  en  citerons 
les  vers  suivants,  qui  rappellent  le  célèbre 
parasol  enlevé  à  la  bataille  d'Isly,  et  qui 
glorifient  deux  noms  si  chers  à  notre  lit- 
térature, les  noms  de  Balzac  et  de  Pon- 
gerville. 

Conquérant  de  drapeaux  pris  ions  chaque  soleil. 
Jamais  Français  ne  Tit   un  paTilloa  pareli. 
Rideau  trop  impuissant  pour  Toller  noire  flamme. 
Salut,  nouTcau  témoin  des  élans  de  notr  ime' 
Ton  tabernacle  est  prêt  a  ce  temple  immortel. 
Où  de  drapeaux   la  Gloire  orne  son  grand  autel .'... 
Tressaillez,  nos  aïeux!  Sur  le  sol  des  Numides, 
Grand  commoa  Marengo.trand  comme  auxPyramIdes, 
Uui  .'  toujours,  oui .'  partout,  à  lui-même  pareil. 
Le  Français  fole  au  (eu,  tel  que  l'aigle  au  soleil.' 
Que  de  hauls  faitsla  pouilroa  caches  dans  son  ombre.' 
Patrie.'  odonnes-tu  que  le  barde  dénombre 
Tous  les  illustres  noms,  aimant  du  bulletin. 
Quand  Balzac,  Pongerviile  ont  ooTert  leur  destin' 
Leur  nom   brillant  ailleurs,  leur  nom,  noble  fortune, 
Était  pour  eux,  sans  gloire,  une  |)8Re  importune  : 
Quel  lien  de  famille,  officiers  de  chasseurs .' 
En  France,  la  Pensée  et  la  Gloire  sont  soeurs: 

M.  Donnai  ne  compte  publier  son 
poème  que  quand  nos  expéditions  en  Afri- 
que seront  terminées.  Nous  l'engageons 
cependant  à  ne  point  attendre  pour  cela 
la  prise  d'Abd-el-Kader.  P.-C 

ERRATA  DU  TOME  XIII. 

1»  Histoire  de  la  Typographie,  première 
partie,  numéro  de  janvier,  99,  101,  on  a 
transposé  les  quatre  bouts  de  colonnes 
au-dessous  des  deux  gravures  :  gravure 
sur  bois  et  caractères  mobiles ,  ce  qui  est 
à  droite  au  bas  doit  être  à  gauche  au  bas, 
et  réciproquement. 

2°  Lettres  sur  la  Belgique,  numéro  de 
juin,  page  27â,  deuxième  colonne,  der- 
nier alinéa. 

Par  opposition  aux  deux  points  mar- 
qués A  et  B,  lisez  :  Dans  les  deux  ntassifs 
du  côté  de  la  place  du  palais... 

Page  273,  première  colonne,  dernier 
alinéa. 

Aux  deux  points  C  et  D,  lisez  :  au 
point  E,  sur  le  plan,  A  indique  le  palais 
du  roi  ;  B  le  palais  du  sénat;  D  le  pavil- 
lon de  musique;  F  la  statue  du  général 
Béliard. 

Rue  Ducale,  lisez  :  rue  Royale. 

Rue  Royale,  lises  :  rue  Ducale. 

3°  Le  Dauphiné,  première  partie,  nu- 
méro de  juillet,  page  297,  au-dessous  de  la 
gravure;  lisez  :  N.-D.  de  la  Balme.  et 
non  église  de  Saint-Maurice. 


k 


380 


LECTURES  DU  SOIR. 


TABLE  MÉTHODIQUE  DES  MATIÈRES. 


POKSIES. 

Le  Drack,  légende  du  Querc) .  S.  PecoQlal.  33. 
Dolorida.  Alfred  de  Vigny.  HG. 
Fables.  Anatole  de  Segur.  ao6. 

ÉTCDES  HISTORIQUES. 

Les  Fêtes  de  Venise.  Urbino  da  Mantova.  15, 

143. 
Les  Peintres  célèbres.  Apelles.  Alexandre  Du- 
mas. 33. 
llisioire  de  la  Danse.  Hippolyle  Etiennez.  il, 

136,280,  3lS. 
Histoire  des  Poupées,  des  Marionnettes,  etc. 

Léouzon-Leduc.  65. 
Ibrahim-Pacha,  fils  de  Méhémel-.\li.  C.  deCha- 

louville.  69. 
Les  Peintres  célèbres.  Cimabué.  Giotto.  Alex. 

Dumas.  112. 
Le  Dernier  des  Sturic.  Hippolyle  Castille.  165. 
L'Empereur  Nicolas.  L.  de  Moiicasire.  177. 
Le  Vingt-quatre  Mars  rail-huit  cent  quatorze. 

Baron  Yvan.  205. 
Chronique  du  Pont-Neuf.  Eugène  LabaL  216, 

275. 

Les  Couvents  de  Paris.  L'Abbaye-aui-Bois. 

Clémence  Kobert.  264. 
Grégoire  XIV  et  Pie  IX,  ou  la  Mort  et  l'Election 

du  Pape.  C.  de  C.  295. 
Marie  de  Médicis,  Concini,  Luynes.  C.  de  Cha- 

touville.  323. 
La  nobe  et  l'Epée,  ou  la  Jeunesse  de  Du  Guav 

TrouiD.  Pitre-Chevalier.  3î»,  358. 


ETUDES  MORALES. 

Sans-Feu-ni-Lieu.  Pitre-Chevalier.  3. 

La  :Mer  et  les  Marins.  G.  de  La  Landellc.  5. 

M.  de  Flânanville.  Paul  de  Kock.  9. 

Les  Crèches.  Adolphe  Delahaye.  38. 

Vingt-quatre  Heures  à  la  Trappe  de  Belle-Fon- 
taine. Pitre-Chevalier.  90,  H9. 

L'Algédor.  Légende.  Xavier  Lançon,  lOS. 

Scènes  de  la  Vie  militaire.  Quelques  AfTaircs 
d'honneur.  Emile  Marco  de  SainlHilaire.213. 

Les  Elections  en  Angleterre.  François  Charpen- 
tier. 307. 

VOYAGES, 

Deux  Nuits  au  Mexique.  A.  Borghers.  73, 

Simple  Vovage  en  Italie.   Arnoult  Fremv.    129, 

257. 

Décopiions  de  voyage.  Aux  Bord;  du  Rhin. 
Francis  Wey.  ig's. 

Les  Noces  vendéennes.  Pitre-Chevalier.  207. 

Lettres  sur  la  Belgique.  Schmit.  267. 

Voyage  en  France.  Le  Dauphiné.  M™»  Camille 
Lebrun,  297-325. 

ÉTUDES  LITTÉRAIRES. 

Les  Cours  publics  dans  un  fauteuil.  M.  Saint- 
Marc  Girardin.  L'n  Bachelier  de  Paris.  ii6. 

Académie  Française. Pkéception  de  .M.Alfred  de 
Vigny.  145. 

ÉTUDES  D'HISTOIRE  XATURELLE. 

La  très-véridique  Histoire  des  dix-neuf  Infor- 
tunes de  Jannot  le  barponneur.  Boitard. 
147,  169. 


ETUDES  DB  SCIENCES  ET  D'ARTS. 

Histoire  pittoresque  de  la  Typographie.  Au- 
guste Vilu.  97,  336,  369. 

Nicolas -Toussaint  Cbarlet.  Louise  Leneveux. 
163. 

Musée  de  ITjôtel  de  Cluny.  Charles  Tissot.  193. 

Les  Petits  Théâtres  de  Paris.  Théodore  de  Ban- 
ville. 237. 

François  Girardon.  Louis  Clbacb.209. 

Salon  de  18I6.  C.de  Chatouville.  219,  24T. 

L'n  Tableau  de  M.  Biard.  25i. 

Secreiaire  de  Henri  IV  et  Commode  de  Marie 
de  Médicis,  retrouves  par  M  de  lialzac.Léon 
Gozian.  32i. 

CO.\TES  ET  NOUVELLES. 

Six  Mois  d'mdépendancp.  Mary  Teller.  20. 
Les  Contes  de  la  Famille.  Pitre-Chevalier  et 

N.  Martin.  28,  56. 
L'Abbaye  du  Verger.  Hippolyle  Casiillc.  49.  82. 
Le  Château  de  Monifort,  légende  du  seizième 

siècle,  .llarie  de  Blays.  232. 
Mademoiselledu  Riban.  1635.  Emile  Deicharops. 

289. 
Le  Pavillon  sur  l'eau.  Théophile  Gautier.  353. 

RO.MAXCES. 

Monte,  Alouette,  paroles  de  M.  II.  de  la  Mor- 
vonnais,  musique  de  .M.  P.  Scudo.  60. 

MERCURE  DE  FRA.N'CE. 

Pages.  31,  62,  95,  125,  159,  190,  223,  255,  2ÏT, 
319,  349,  378. 


TABLE  ALPHABETIQUE  DES  ILLUSTRATIONS. 


Alexandre  (triomphe  d').  33. 

Attributs  de  l'ancienne  imprimerie.    104. 

Alfred  de  Vigny.  (M.)  i45. 

Araignée.  148.' 

Autruche  (1')  et  l'esclave.  153. 

Artilleur  à  cheval.  16I. 

Artois  (le  comte  d')  et  Navarin.  240. 

Attelage  Bencraft.  352. 

Alphabet  Tory.  372. 

Barbaro  et  Isarello.  16. 

Bohémienne  et  Emma  (la).  105. 

Bobèche  et  Galimafré.  200. 

Ballet  des  Montagnards.  281. 

Ballet-pantomime.  285. 

Balme  (N.-D.  de  la).  297. 

l'.ourdonnais  (M™«  de  La\  365. 

Chanteur  de  légendes.  29. 

Crèche  de  Saint-Lazare.  40. 

Combat  d'hommes  et  de  singes.  73. 

Caravane  en  marche.  81. 

Caractères  mobiles.  101. 

Cathédrale  de  Cologne.  iSl. 

Chasse  à  l'hippopotame.  i69. 

Chapelle  de  l'hôtel  de  Cluny.  193. 

Credence  et  vase  de  l'hôtel  de  Ciuny.  197. 

Château  de  Monifort.  233. 

Charges  de  Cliam.  256. 

Costume  des  paysans  du  Dauphiné.  305. 

Chapelle  anglaise.  3i3. 

Chartreuse  (grande).  333. 

Canton  (maison  de).  353. 

Danse  égyptienne.  41. 

Dryas  dansant  la  vendange.  44. 

Danse  du  fouet.  44. 

Danse  des  corybanies.  45. 

Danse  romaine  des  Disiorii   48. 

Diogène.  125. 

Danse  de  chevaux.  136. 

Danse  de  Saint-Jean.  137. 

Denis  (M'  et  M"").  204. 

Dauphiné  (torrent  du).  329. 

Du  Gay-Trouin.  359. 


Du  Gay-Trouin  (sa  maison),  36i. 

Id.  (ses  armes).  364. 

Enfance  des  grands  hommes.  66. 

Esclave  de  Loango.  152, 

Flânanville  (M.).  9. 

Forêt-Divonne  (le  comte  de  La).  121. 

Fille  du  roi  des  Aulnes.  168. 

François  l"  chez  H.  Estienoe.  3tl. 

Fort  Victoria  en  Chine.  357. 

Gertrude.  25. 

Gutenberg,  Fust  et  SchxCfer.  97. 

Gravure  de  Gavarni.  128. 

Girardon   François).  213. 

Grégoire  XVI.  296. 

Horace  et  Virgile  jouant  à  la  toupie.  69. 

llamlet  et  Ophelia. 

Ibrahim-Pacha.  72.  « 

Imprimerie  sur  bois.  lOO. 

Islande  (vue  d').  I65. 

Intérieur  d'une  maison  turque.  IT3. 

Isère  (Bac  sur  1')  3:5. 

Imprimerie  (casse,  coraj-osteur,  forme  in-8). 

337. 
Id.,  marques  des  anciens  impr.  340. 
Id.,  presse  a  bras.  373. 
Id.,  presse  mécanique.  377. 
Jeanne  de  Monmirel.  49. 
Jeune  Grecque  et  sa  poupée.  69. 
Jeanne  et  le  loup.  85. 
Jeune  fiile  hotieiitotc.  156. 
Kimpezey  (le).  153. 
Lettre  ornée.  2S. 
Les  loups  et  les  chiens.  89. 
Linné  (la  jeunesse  de).  253. 
Millionnaire  (un  futur)   1. 
Marino  Faliero  eilsracii.  17. 
Musique.  60. 

Mexicains  annonçant  Forage.  77. 
Slodes.  96. 

Madone  de  Cimabué.  ii3. 
.Malaga  Ja  jeune).  201. 
Hichel-Ange.  2i3. 


ilaison  de  Bruxelles.  2C3. 
Maison  du  marché,  id.  268. 
Maison  de  Bruxelles  (ancienne).  172. 
Meuble  de  Henri  IV.  321. 

Id.  de  Marie  de  Médicis.  32». 
Nicolas  (lEmpereur).  181. 
.\apoléon  et  Debureau.  237. 
Nodier  (Charles)  et  le  directeur  du  TbéAire  de 

Polichinelle.  245. 
Origine  des  grands  ballets.  140. 
Polichinelle  fdmant.  66. 
Père  Jérôme.  109. 
Pêche  au  cachalot.  i52. 
Pirogue  taïiienne.  176. 
Parisol  et  les  élèves  de  l'Opéra.  241. 
Pris  parla  redngote  269. 
Plan  du  Parc  de  Bruxelles.  273. 
Pont-neuf  ^\ue  du).  2*7. 
Palladru  (vue  du  lac).  30i. 
Portrait  de  M.  I.arker.312. 
de  Rose-d  Eglantier.  57. 
ont  (le  capitaine).  2i7. 
Uécaiffier  (M"«;.  265. 
Riban  (enlèvement  de  M"«  du).  289. 
Saint-Marc  Girardin  (M.).  117. 
Saint-Marc  à  Venise  (place;.  225. 
Saini-Malo  (vuede).  3t5. 
Sasti  Indien  (un\  172. 
Tanger  (bombardement  de).  5. 
Titre  orné.  20. 

Tombeau  de  Marie,  fille  de  Slilicon.  69. 
Torrent.  80. 

Toile  de  lépeire-diadème.  148. 
Tortue.  177. 

Tombeau  du  cardinal  de  Richelieu  209 
Tombeau  de  Virgile.  561. 
Terme.  273. 

Temple  de  Fo  en  Chine.  356. 
Voleur  vert  et  bleu.   i3. 
Vio'on  interrompu.  21. 
Vue  d'Italie.  129. 
Vcrita  raminga  (la).  I4l. 


AVIS.  La  variété  ilcs  articles  iu>;crils  dans  la  table  ci-dessus,  et  les  noms  oe  MM.  .Vlfred  de  Vigny,  de  St-gur,  Alc\  Du- 
mas, Th.  Gautier,  Boitard,  Pitre-Chevalier,  Emile  Deschamps,  Léon  Gozian,  P.  de  Kock,  E.  Labal,  Fr.  Wey,  A.  Fremy,  U. 
Blaze,  llipp.  Castille,  Marco  Saint  Hilairc,  G.  de  La  Landelle.  etc.,  prouvent  assez  à  nos  lecteurs  comment  noussavons  tenir  nos 
promesses.  —  Plus  riches  encore,  s'il  est  possible,  on  noms  honorables  et  en  excellents  articles,  les  prochains  numéros  du  .Vu- 
sée  conliendronl  :  —Après  Constantine,  par  M.  Mery  (avec  une  gravure  dont  MM.  Best  et  Leloih  ont  fait  un  de  leurs 
chefs-d'œuvre);  De  la  démocratie  et  de  l'aristocratie,  par  M.  Boitard;  Le  Petit  Bossu,  par  M.  P.  de  Kock  ;  Déceptions  de  voyages, 
par  M.  'WEV  ;  Les  Hasards  de  la  Saint-Barlhélemij,  par  le  Bibliophile  Jacob  ;  l'n  Couple  affreux,  par  M.  Merv  ;  Le  Petit  Mécon- 
tent, par  M""  Desbordes-Valmore;  des  articles  de  M™"  Tastu  et  Ancelot  ;  un  fragment  de  M.  de  Lamartine  ;  des  i>oc- 
sies  de  M.  Alfred  de  Viov;  une  Scène  de  M.  H.  Mo.n.mer  ;  la  Chronique  du  Pont-yeuf,  par  M.  Etc.  Labat.  qui  nou; 
donnera  ensuite  la  Chronique  de  la  Place  de  la  Concorde:  Concini,  par  .AI,  H,  Castillf;  la  Description  d'une  locomotive,  qui 
expliquera  tout  le  mécanisme  des  chemins  de  ter;  Le  Christianisme  aux  iles  Marquises  ;  RioJaneiro ,  etc.,  etc.;  entin  la  suite  du 
Voyageen  France,  si  désiiée  par  nos  lecteurs  :  la  Bresse,  le  Languedoc,  Poitiers  .  le  Voyage  en  Basse-Bretagne,  par  M.  Pitre- 
CuEVALiER,  et  les  Voyages  en  chemins  de  fer,  description  anecdolique  de  tous  les  pays  traverses  par  nos  rails-uays. 


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