V.
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iC /^s
MUSEE
DES FAMILLES,
LECTURES DU SOIR.
COLLABORATEURS DU MUSËE DES FAMILLES.
MM.
ABRANTÈS (Mœ'la ducheîsc d' ), œuvres pos-
thumes.
AIMÉ-MARTIN.
AL'DIBERT.
BALZAC (de).
BERTSCH (Auguste).
DEN (Paul).
BLAZE (Henry).
BOGAERTS (Félix).
BOITARD.
BORY-SAINT-VIXCEXT.
CASTIL-BLAZE.
CHOPIN.
DEBOUT (docteur E.).
DELWIGNE (Casimir), œuvres posthumes.
DESBORDES-VAl.MORE (M"").
DESCIIAMI'S (Emile).
OESCllAMPS (Autony).
DUMAS (Alexandre).
ÊTlEiN.NEZ (Hippolyle;.
TEXTE.
MM.
GAUTIER (Théophile).
GAY (Mm* Sophie).
GIRARDIN (Mm« Emile de).
GOZLAX (Léon).
CRAMER DE CASS.\GNAC.
HERBI.N" (Victor).
HUGO (Victor).
JACOB (le bibliophile).
JAL (historiographe de la manne).
JAMN (Jules).
JUBIXAL (Achille).
KARR (Alphonse).
KOCK (Paul de).
LABAT (Eugène).
LAFO.NT (Charles).
LAMARTI.NE (Alphonse de).
LECLERC (Edmond).
MARCO DE SAINT-IIILAIRE (Emile).
MARIE DE BLAIS.
MORF.AU (M"' Elise).
MM.
MORREN (Ch.)
MO.VNAlS (Edouard).
MOXXIER (Henri).
XICOLLE (Henri).
PARFAIT (Noël).
PITRE-CHEVALIER.
POXGERVILLE, de l'Académie française.
ROGER DE BEAUVOIR.
ROMAX.
SAIXTIXE.
SALVAXDY (de), depu:c.
SCRIBE, de l'Académie [raDçaisc.
SOULIE ^Frédéric).
SUE Eugène).
TASTU (.Mni« Amable).
URBIXO DA MANTOVA.
VAX HASSELT (André),
VIARDOT (Louis).
IVIGXY (comte Alfred de), de i AcaJinu'
I çaise.
lr..U'
MM.
BIARD.
BOULANGER (Clément).
BRASCASSAT.
FOUSSEP.EAU.
CAVARNI.
DESSI^S.
MM.
gEkard-séguix.
GIGOUX.
JACQUAND.
LEEIIMAXX.
MOXXIER (Henry).
MM.
MOREL-FATIO.
VERNET (Horace).
watier.
GRAVURES.
ANDREW, BEST, LELOIR
ABOS.NEMESTS ANNIEI.>.
12 numéros par ai), payc.s on soiiiinnnt
Prix : aux bureaux d'abonncinenl . .
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L'abonnement part du l*^' octobre.
A Pans, au bureau de la direclion, 50, rueNeuve-des-Pelils-Champs.
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AVIS, Messieurs les abonnés au Musée des Familles sont priés de vouloir bien renouveler leur abonne-
monl avant le 15 octobre prochain , afin de ne pas éprouver de retard dans l'envoi du numéro.
IMPIPERIE DE IlC.N.MJYrn ET C". , HUE LEMEHCIBn, 2i. BATICNOLLES.
Il [DIS mmuM
Octobre isi5.
Un futur riiillionn;i!i c
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1 TREIZIÈME VOI.U>!E.
MUSEK DES FAMII.UKS.
SANS-FEr-NI-LIEU.
Tout le monde, à Pans, se souvient encore du brillant
mariage de M. André J..-, un des plus riches bamjuiers de
la Cbaussée-d'Antin , avec M"* de V..., fille unique du
marquis de V..., ancien ambassadeur et pair de France ;
mariage célébré l'hiver dernier avec une si grande pompe
à la chapelle du palais du Luxembourg et daus le magni-
fique hôtel de M. J... Mais tout le monde n'a pas su l'é-
trange et charmant épisode qui a marqué les fêtes de cet
hymen aristocratique, et qui a fait au mari, dans les salons
de la banque, une réputation d'originalité sans égale.
C'était le matin du mariage. Les équipages de M. An-
dré J... l'attendaient dans la cour, et lui-même attendait
ses témoins dans un salon doré du haut en bas, lorsqu'un
valet de chambre annonça : les tailleurs de monsieur.
Dix tailleurs entrèrent, en effet, chacun portant un gros
paquet sous le bras, et tous, comme les augures romains,
ne pouvant se regarder sans rire.
Ces dix tailleurs apportaient cinquante costumes de ra-
moneurs savoyards, tailles variées de huit à quatorze ans,
qu'ils déposèrent sur les brillants fauteuils du salon...
M. J.,. examina en connaisseur cette collection de gilets,
de vestes et de culottes de bure, se déclara satisfait et dis-
tribua deux mille francs aux tailleurs, qui se retirèrent
avec un air stupéfait.
Après les tailleurs vinrent les chapeliers avec cinquante
bonnets, puis les chemisiers avec cinquante chemises, puis
les sabotiers avec cinquante paires de sabots, puis enfin
les luthiers avec cinquante vielles. Tous s'en allèrent gran-
dement payés, mais plus ébahis les uns que les autres, et
se demandant si c'était une gageure ou une mystification.
M. J... fit alors venir tous ses garçons de bureaux, et
leur parla de la sorte :
— Vous allez vous répandre dans tous les quartiers de
Paris. Vous inviterez à dîner chez moi tous les ramoneurs
que vous rencontrerez. Vous promettrez un louis à tous
ceux qui accepteront, et quand vous eu aurez cinquante,
vous les amènerez ici. Vous trouverez dans ma salle de
bain loutce qu'il faudra pour les débarbouiller des pieds à
la tète... Cette opération finie, vous leur ferez prendre ces
costumes, chacun suivant sa taille, puis ils se mettront à
table dans ce salon , tandis que nos autres convives dîneront
dans la salle contiguë.
Les garçons de bureaux restèrent abasourdis, se firent
répéter Tordre pour s'assurer que ce n'était pas un rêve, et
s'en allèrent l'exécuter sans y rien comprendre.
C'était une des matinées les plus rudes de l'hiver. La
gelée avait succédé à la neige. Un paie soleil éclairait le
verglas sans le dissoudre... 11 faisait un temps à mettre le
feu à toutes les cheminées, en un mot un vrai temps de
ramoneurs. Les messagers de M. J... n'eurent donc pas de
peine à trouver nos savoyards criant à tue-tête :
Haut en bas : haut en bas !
Raraonez-la, ramonez-la
La cheminée du haut en bas !
D'autres chantaient sur les toits les chansons de la cui-
sinière ou des chin chous. D'autres balayaient la neige en
criant au moindre passant : « Un petit sou, mon colonel !
mon général ! mon prince ! mon empereur ! » etc., jusqu'à
ce que le petit sou les fit taire ; car nul ne sait et n'exerce
mieux que le Savoyard la puissance de limportuni.é.
Figurez-vous donc la surprise de nos gamins lorsqu'au
lieu de leur donner un sou on leur promettait un louis, à
la seule condition de venir faire un diner de noces... La
bonne nouvelle courut de cheminée en cheminée, comme
une dépêche tt'légra[)hique : en moins de deux heures, on
eût à peine renc(mlré un Savoyard place Maubert ou rue
Guérin-Boisseau. Toutes les cheminées (jui comptaient sur
eux ce jour-là furent menacées d'un incendie.
N'ayant que l'embarras du choix, les émissaires du ban-
quier prirent bravement les plus noirs, les plus sales et
les plus déguenillés, et quand ils firent leur entrée dans le
bel hôtel de M. J..., on eût du le palais de Jufiiter enlevé
d'assaut par Vulcain. Le contraste fut d'autant plus frap-
pant que nos mirmidons se rencontrèrent avec la file d'é-
qui()agesqiii ramenaient le cortège nuptial du Luxembourg.
D'un côlé, les livrées d'or et d'argent, les habits de soie et
de velours, les dentelles et les bijoux, les dandys les plus
élégants et les plus jolies femmes de Paris; de l'autre, les
visages couverts de suie et de fumée, les cheveux en brous-
sailles, les haillons sur des corps demi-nus.
Pendant que les brillants convives détournaient les yeux
en se demandant ce que cela signifiait,... M. J... fixa sur
les Savoyards un long regard mélancolique, et sembla se
dire en lui-même : t Le bonheur est-il ici ou est-il là? »
— Il est ici ! répondirent ses lèvres en se posant sur la
main de sa charmante femme.
Et il l'introduisit comme une reine dans son palais, non
sans faire signe à ses gens d'avoir soin des ramoneurs...
Une heure après, un ruisseau noir comme de l'encre tra-
versait la cour et allait rejoindre l'égoiit de la rue... C'était
le savonnage des cinquante Savoyards qui au même in-
stant sortaient du bain, comme de la cuve d'Eson, d'au-
tant plus blonds et plus blancs, d'autant plus potelés et
plus frais, qu'ils avaient fait littéralement peau neuve, et
que celle-ci voyait pour la première fois l'air et le soleil.
On eût dit une troupe d'affreux démons convertis en Ché-
rubins ou en Amours,
Cependant l'heure du festin était venue. Mille feux, jail-
lissant de l'or et du bronze, éclairaient l'hôtel. Après avoir
traversé les appartements des époux, enrichis de tout ce
que peut rêver le goût d'un millionnaire, les convives ve-
naient de se ranger autour d'une table servie par Chevet,
et avaient parfaitement oublié l'apparition des ramoneurs.
Tout à coup, les deux battants d'une grande porte s'é-
cartent. Le salon s'ouvre, illuminé comme la salle, garni
comme elle d'un banquet splendide, et comme elle rempli
d'une foule de joyeux convives... On eût dit une décora-
tion de théâtre ou le coup de baguette d'une fée.
A la vue de cette double noce, tout le inonde poussa uu
cri de surprise, excepté M. André J... et sa femme, qui
échangèrent un sourire d'intelligence. Mais il fallut bientôt
en croire ses yeux en même temps que ses oreilles, et re-
connaître les affreux petits Savoyards du matin changés en
marmots les plus jolis du monde, tous en veste neuve ,
en sabots neufs, en bonnet neuf, tous dansant et chan-
tant au son de leurs vielles neuves, et s'apprétant ainsi à
manger dans l'argent et à boire dans le cristal...
C'était comme une vision de la Savoie, telle que la re-
présentent les poètes et les peintres... 11 n'y manquait que
les cabanes fumantes et les monts couronnés de neige...
D'une main M. J... serra celle de sa femme, et de l'autre il
cacha ses yeux remplis de larmes...
LECTURES DU SOIR.
— Mes amis, dit-il à ses riches invités, pardonnez-raoi
cette fantaisie. Me trouvant aujourd'hui le plus heureux
des hommes, j'ai voulu faire partager mon bonheur aux
plus malheureux.
Cette noble explication fut applaudie par tous; mais on
soupçonna qu'elle ne soulevait qu'un coin du voile, et en
attendant le dénoûment de la scène, petits et grands con-
vives dînèrent à qui mieux mieux. Les petits surtout se
dédommagèrent en une heure de tous les jours de jeûne
qui avaient déjà marqué leur courte vie... Les viandes suc-
culentes, les fins gibiers, les ragoûts exquis, les fruits exo-
tiques, et même les vins de tous les crûs trouvèrent à qui
parler ! Surveillés toutefois par les valets, pas un n'abusa
de l'abondance, et tous avaient à peu près leur raison...
Quand M. André J... se leva au milieu du plus profond
silence :
— Eh bien, mes enfants, demanda-t-il aux ramoneurs,
ai-je atteint mon but? êtes-vous heureux?
Les enfants répondirent par des trépignements et des
cris de joie qui ne [)oavaient laisser aucun doute.
— Nous nous sommes amusés... pour toute notre vie,
s'écria un des plus grands, qui ne croyait pas dire une chose
aussi triste...
— Non pas pour toute votre vie ! reprit le banquier ;
car vous pouvez aussi être heureux par vous-mêmes et
faire à votre tour le bonheur des autres, si le bonheur est
dans la richesse. Je vais vous le prouver en vous contant
une histoire qui vous apprendra comment les ramoneurs
deviennent millionnaires.
A. ce mot électrique, les cent petites oreilles se dressè-
rent comme celles des jeunes chevaux prêts à courir au
combat.
— Oui, mes amis, poursuivit M. André J.., il ne tient
qu'à vous d'avoir aussi un grand hôtel, des salons dorés,
de fringants équipages, et de diner chaque jour comme
vous venez de le faire... Écoutez l'histoire d'un Savoyard
que j'ai connu plus misérable que vous tous. Cette leçon
vaut bien un gala de noces.
« CVlait donc un petit ramoneur de votre âge. On !o nom-
mail Sans feu-ni-lieu, parce qu'il n'avait plus de péro, plus
de mère, plus d'asile. Lt!S gens de son village lui donnèrent
une raclette et des genouillères, une cage et un épcrvior,
lui mirent un pain sous lu bras et un biilon à la main, lui
montrèrent 1 1 l'rance à Tliorizon et lui dirent : « Maiclie, à
« la grice de Dieu ! » Saus-l'eu-ni-lieu partit assez cotilcnt,
perdit do vue son clocher..., ménagea son pain, le partagea
avec son oiseau..., mais en trouva bientôt la fin... Il vécut
alors do village en village, chantant (>our un sou . dansant
pour deux, ramonant une cheminée pour un peu i\c soupe,
et coucliaiU avec les vaches... ou à la belle étoile... Il avait
fait ainsi plus de cent lieues, quand il fut surpris par la neige
au milieu d'une grande forêt... Il eut beau marcher, mar-
cher, tant qu'il eut de janihes,.., il ne put arriver aux liahi-
talions. La neige s'amoncela devant lui ; la faim se jt)ignit à
la fatigue... Il n'avait mangé depuis trois jours que quelques
racines... Bref, il se crut abandonné de Dieu, il posa son
émoucliel à terre, se laissa tomber au pied d'un arbre, cacha
ses mains gelées dans sa poitrine, et s'évanouit d'inanition...
C'en était fait de Sans-leu-ni-lieu. La neige louihail tou-
jours et commençait à ren>evelir..., lorsqu'une douleur ai-
guë le réveille un instant... Celait son épervier qui le mor-
dait a l'oreille... Il croii que sou oiseau vent lu manger, et
celle terreur le ranime...; niais quelle esl sa sur|)rise en
voyant suspendu au bec de l'animal un ((uartier de lièvre
lôli. tout funiani encore el loul dorc^!... L'emouchel, alTamé,
avail ouvert sa cage el s'en était aile dérober celle proie au
festin de quelques charbonniers. Vous jugez du régal do
l'enfant el de l'oiseau. Sans feu-ni-lieu vil qu'il ne fallait ja-
mais désespérer de la Providence : il la remercia à deux ge-
noux, jura de s'aider comme Dieu l'aidait, el d'arriver à loul
par la palience... Il arriva d'abord à la ville voisine, où il
travailla si bien <pi'il gagna ime vielle. Avec celle vielle, il
gagna un habit neuf el enln joveusemenl à Lvon. Ilylrouva
un maître qui ne l'écorcha pas trop. Il mil de côté vingt francs
avec lesquels il apprit à lire, à écrire el à compter. Or, un
jour qu'il ramonait chez un bourgeois, il voit uu garçon de
seize ans pleurant à chaudes larmes, parce qu'il ne pouvait
faire un grand calcul que lui avail demande son père... Le
ramoneur laisse là la raclette, faille calcul en cinq minutes, et
va chanter sur le toit. Mais en descendant, il trouve le bour-
geois qui avait tout découvert. Celui-ci le regarde des pieds
à la tête, el lui demande : « Combien gagnes-tu par mois? —
« De dix à trente francs, sans compter la vielle. — Eh bien,
« lu gagneras cent francs si lu voux travailler chez moi.»
Le lendemain, Sans-feu-ni-lieu avail un bel habit et une
jolie chambre. Il entrait commis chez le bourgeois, qui était
un grand mécanicien... Quand il eut dix-huit ans, ses appoin-
tements furent doublés. Bientôt il perfectionna une machine
invenlée par son maître, el celui-ci lui lii cadeau du brevet,
qui lui rapporta cinquante mille francs. Puis, à la mort du
père, il s'associa au tils, et tous deux réalisèrent cent mille
écus. Vous enviez déjà le ramoneur, mes amis? Eh bien, la
faillite d'un confrère le ruina, el il se retrouva encore Sans-
feu-ni-lieu... Savez-vous ce qu'il fil alors? Il remonta à la
source de sa fortune, il devint sans rougir ouvrier mécani-
cien, et si bon ouvrier qu'il rede%inl mailre, el qu'au lieu de
cinq cent mille francs il gagna un million. C'est avec celte
somme qu'il vint à Paris et passa de la mécanique à la fi-
nance... Il avait réfléchi que tant de machines ruinaient bien
des ouvriers, el il avail juré de n'en plus faire, se souvenant
de sc-n premier état... Dieu l'a recompense de cet bonorable
scrupule. Aujourd'hui il a décuplé son million, il est un des
premiers banquiers de Paris...; mais il n'a oublié ni son
origine ni ses malheurs..., el la preuve, mes enfants, c'est
qu'il vous a invités à sa noce pour vous raconter son histoire,
car Sans-feu-ni-lieu s'appelle aujourd'hui M. .\ndre J...; il
vient de mettre le comble à son bonheur en épousant la fille
du marquis de V... »
— Et ce bonheur, il ne le doit encore qu'à lui-même,
s'écria noblement M"« de V..., qui tendit les deux mains à
son mari.
Cette confidence publique, qui n'était point nouvelle pour
l'épouse et pour les intimes de M. André, avait été faite
par lui avec tant de dignité et de bon goût, que ses plus
fiers convives se glorifièrent d'embrasser l'ancien ramoneur,
et que la voix des pairs de France se confondit avec celle
des Savoyards dans une même et commune acclamation.
— Et maintenant, mes amis, reprit le iianquier, il faut
que je vous montre, avant de vous congédier, les instru-
ments de ma fortune ; vous jugerez par vos yeux qu'ils sont
à la portée de chacun de vous.
Tout le monde suivit .M. J... dans son cabinet. Il ouvrit
son grand cofTre-fort de bronze, divisé en deux comparti-
ments.
— Voici mes millions, dit-il, et voilà ce qui les a pro-
duits !...
On vit — dans le haut trente portefeuilles gonflés de billets
de banque,— et dans le bas un pauvre costume de ramoneur,
un émouchet empaillé, une vielle et des sabots, puis des
outils de mécanique, des limes, des marteaux, des compas,
et des instruments de précision, tous rangés et entretenus
soigneusemeni par M. .André lui-même.
— Joignez à cela, mes amis, dit-il, deux autres outils ad-
mirables : la PERSÉVÉRANCE, l'ÉcooMiE, et VOUS élèverez
comme moi votre fortune, dont voici la première pierre.
Il remit à chaque enfant uu louis et un livret de cinq
cents francs sur lu caisse d'épargne ; el après une nonvelle
exécution des danses du pays, nos cinquante Savoyards se
retirèrent en criant : « Vive M. .André J... ! »
Depuis ce jour, tous se sont montrés dignes de leur
bonne fortune... Les uns font uu commerce, les autres ont
un état; plusieurs enfin sont entrés garçons de bureaux
cbez le banquier, pour y apprendre de plus près comment
les ramoneurs deviennent millionnaires. Le plus habile vient
de g;tcner cinq mille francs, en négociant des actions du
chemin de fer du Nord.
PITKE-CHEVALIEFÏ.
MUSEE DES FAMILLES.
(0
LA MER ET LES MARINS .
LA MER.
Uomliaidtmrnf de Tanger.
Qu'esl-ce (jue la mer?
— C'est l'amas des eaux, répond la Genèse.
Les savants nous donneront des définitions moins sim-
ples et moins grandioses.
Le grammairien, qui tient à distinguer, nous apprend
que le nom de mer s'applique seulement aux eaux qui
environnent les continents.
Le naturaliste nous déclare que c'est un assemblage im-
mense d'eau salée.
Le physicien s'emporte, et parle déjà de phénomènes,
de marées, de trombes, de pesanteurs, d'équilibre, de
courants.
— C'est, dit le chimiste, un volume incommensurable
de protoxyde d'hydrogène tenant en dissolulion du chlorure
de sodium dans la proportion de 4 pour iOO, et renfermant
en outre des molécules de sulfate d'oxyde de sodium, des
atomes presque inappréciables de ce sulfate d'oxyde de
(l) Voir le numéro d'août 1845.
magnésium connu par sa déli(|uescence, et enfin des par-
ticles iodurées et ammoniacales.
— C'est une goutte d'eau dans l'infini, s'écrie le philo-
sophe.
Un poëte pourrait être jaloux d'une pareille réponse ;
mais, s'il est classique, l'arsenal de la mythologie grecque
lui est ouvert. 11 a le choix entre une multitude de dieux
et de déesses : Océan , Thétis et les Océanides, le vieux
Nérée, les jeunes Néréides, les Tritons, Éole et bien d'autres
encore lui fourniront à l'envi des périphrases maritimes.
La mer ou plutôt la plaine liquide sera tout à la fois pour
lui le sein d'Amphylrite et le domaine de Neptune.
S'il a rompu avec les formes de l'école sans adopter pour
son usage quelque mythologie peu connue, s'il ne veut ni
de Pratchéta, ni des Vaiousen remplacement des divinités
olympiques démodées, la mer deviendra pour lui, tout au
moins : la ceinture azurée de l'univers, l'antique berceau
du monde, ou, quoiijuc l'expression soit virgilienne, l'onde
LI-CTl l\ES m- SOTR.
amère et l'abime salé ; il la fera sourire et chauter comme
une jeune reine, il nous dira qu'elle est blonde et pleine
d'amour; il la traitera tour à tour d'amante perfide, de
marâtre inhumaine, de lionne échevelée. En présence de
l'immensité, la mer, s'écriera-t-il, c'est:
Une larme d'eofant qui roule dans l'espace,
Cne larme qui Tuii, une larme qui passe
Et qu'un toupir du temps desséchera.
Ceci vaut bien la goutte d'eau du philosophe.
Pour le voyageur, pour le spéculateur, pour le commer-
çant, la mer est une grand'route.
Pour l'homme d'Élat et le diplomate, c'esL une question.
Pour les rois, c'est un em|)ire.
Pour les peuples, un champ de bataille.
Le peintre va vous dire que c'est un magnifique sujet
d'étude , à moins qu'il n'y voie simplement un foud de
tableau.
Le géomètre avouera que c'est un corps dont on ne peut
calculer que la surface, et encore, dans sa naïveté scien-
tifique, il ajoutera que l'opération serait fort difficile.
La mer, pour l'historien , est l'arène où se sont vidées
les plus fameuses querelles des temps anciens et modernes ;
c'est le but vers lequel ont tendu les plus énergiques efforts
de l'esprit humain.
L'obstacle, en apparence invincible, lentement vaincu
par de téméraires tentatives , est devenu le moyen d'ac-
complir des entreprises plus téméraires s'il est possible.
Car la mer rappelle celte merveilleuse série de voyages,
de guerres, de batailles, de découvertes et de conquêtes,
qui commence à l'expédition semi-fabuleuse des Argo-
nautes et qui se poursuit de nos jours dans l'Océanie et
autour des deux pôles.
La mer, c'est la nef Argo, que construisit Minerve elle-
même.
La mer, c'est Salamine, les guerres puniques, Actium,
les incursions des Sarrasins, les invasions des Normands,
les croisades, Lépante ; c'est le cap Bévésier [Beachy-Head]^
la Hogue, Aboukir, Trafalgar, ISavarin, Alger, le bombar-
dement de Tanger et de Mogador. Dans un autre ordre d'i-
dées historiques, c'est Carlhage, Rome, Venise, Gènes,
le Portugal, l'Espagne de Charles-Quint, la Hollande, la
France de Louis XIV et do Colbert, la puissance Britan-
nique. Faut-il parler des chevaliers de Malte ; faut-il citer
les conquérants du Nouveau-Monde et les Qibustiers ses
vengeurs?
Au nom de la mer, les âges nous présentent une pha-
lange serrée de héros ou d'hommes de génie qui ont leur
place au premier rang parmi les plus illustres renommées
le la terre.
C'est la mer qui a fait Christophe Colomb!
Après un tel nom, l'historien pourrait garder le silence ;
mais il poursuit, écoutons :
— Les marins, dit-il, les grands navigateurs, dont on ne
comprend pas tout le génie, seraient en droit de répondre
à l'humanité ce que Cortez, méconnu, répondit à Charles-
Quint, quand l'empereur, impatienté de le voir se frayer
un passage à travers les courtisans, demanda très-haut:
— Quel est donc cet homme?
— Dites à Sa Majesté, répliqua le vainqueur du Mexique,
que c'est un homme qui lui a conquis plus de royaumes
que ses ancêtres ne lui ont laissé de provinces.
Qu'est-il resté des travaux d'Alexandre, de César, de
Charlemagne? Si ces grands guerriers n'avaient jamais
existé, quelle lacune lai.sseraient-ils dans l'histoire du
inonde? il en est tout autrement des grands découvreurs.
Christophe Colomb nous a donné les Amériques; Gama,
l'Afrique et les Indes ; leurs illustres successeurs ont ou-
vert à la civilisation, à la science , au christianisme, tous
les continents et toutes les îles. Lés véritables conquêtes,
celles qui restent, celles qui appartiennent non à un peu-
ple , mais à tous les peuples, ont été faites par les marins ;
nous en avons été dotés par la mer.
Ainsi parle l'historien s'il n'est pas descendu du sommet
élevé d'où il doit planer sur les révolutions des empires,
et s'il ne s'est pas laissé aveugler par de mesquines consi-
dérations fort à la mode aujourd'hui.
La mer sera donc pour lui la source de la plus grande
gloire qu'il soit donné à l'homme d'acquérir par des œu-
vres purement humaines.
Si nous interrogions maintenant le géographe, l'hydro-
graphe, l'astronome, le jurisconsulte, le médecin, aucun
d'eux ne resterait court, et chacun pourtant, à son point
de vue spécial, vous montrerait la mer sous une face nou-
velle ; mais nous avons hâte de prendre enfin la parole.
Pour nous, humble romancier, la mer e^t d'abord uu
gigantesque théâtre sur lequel s'agitent les passions hu-
maines modifiées par une existence exceptionnelle; puis
c'est tout ce qu'elle est pour les acteurs de ce théâtre, pour
les marins, pour les populations maritimes; car il faut
nous identifier avec nos personnages, nous devons voir ce
qu'ils voient, sentir ce qu'ils sentent, penser, aimer, haïr,
jouir, souffrir, comme ils pensent, comme ils aiment,
comme ils haïssent, comme ils jouissent, comme ils souf-
frent!
Et pour les marins, la mer n'est pas simplement une
carrière, une profession, un métier, ce qui serait déjà beau-
coup, puisque autour de ces mots surgissent l'orgueil,
l'ambition, l'amour de la gloire, l'espoir de la fortune, l'en-
vie, la paresse, le découragement ; la mer est encore : tan-
tôt un asile, une mère nourrice, une seconde patrie ; tantôt
une habitude et l'objet d'une passion singulière qu'il faut
appeler la passion de la mer. Pour ceux-ci, la mer est un
besoin impérieux, ils ne peuvent vivre sans naviguer ; pour
ceux-là qu'entraîne la nécessité, la mer est une ennemie,
la mer est un tourment, c'est l'esclavage, l'exil, la prison,
le tombeau.
Dans tous nos ports il y a une hauteur, une jetée ou
un bout de rempart qui domine la rade et d'où l'on aper-
çoit les mouvements des navires ; c'est là que s'assemblent
les marins ou leurs familles; c'est là qu'on apprend les
nouvelles de mer, nouvelles souvent trompeuses, à en ju-
ger par les noms de Butte-Menteuse ou de Pointe-aux-
Blagueurs, que la sagesse populaire a imposés à ces lieux
de rendez-vous.
Il est bien rare que le monticule soit entièrement déserf.
Vous y rencontrerez au moins de vieux navigateurs en
retraite, qu'une longue habitude attire au bord de la mer;
car la mer fut leur jeunesse, sur la mer s'écoulèrent leurs
meilleures années. Elle leur donna des émotions, des pé-
rils et de la gloire, ils viennent à présent lui demander des
souvenirs.
Ils étaient athlètes autrefois, ils sont aujourd'hui juges
du camp, et, à les croire, tout a singulièrement dégé-
néré. Les navires ont perdu leurs formes élégantes et leurs
pompeux ornements, ils ne marchent plus, ils manœu-
vrent mal , ils ont un air lourd et embarrassé ; les vaisseaux
ont l'aspect de catafalques ; les frégates n'ont plus d'ailes
et ne méritent plus l'honneur de porter le nom de l'oiseau
des mers.
Les marins de leur temps, ajoutent-ils, étaient des géants,
MUSEE DES FAMILLES.
ils avaicnl des allures mâles et fières, ils ne connaissaient
que leur bord, et même que certaines parties du l)ord : un
gabier ne descendait jamais de sa hune, un caiier ne sortait
jamais de la cale. Il y avait tels matelots qui ne se rencon-
traient pas une seule fois l'un l'autre en quatre ans de cam-
pagne; mais aujourd'hui les gens de mer sont des musca-
dins sans vigueur qui sentent plus souvent la pommade
que le goudron!
Les vieux causeurs ne tarissent pas sur les magnifiques
escadres qu'ils ont vues jadis dansées mêmes eaux, et les
comparent avec dédain à nos maigres divisions navales.
Ils n'ont pas tout à fait tort. Mais il ne faut pas les enten-
dre parler de la marine à vapeur, leur antipathie et leur
plastron. La langue maritime, qu'ils n'ont point oubliée,
ne fournit pas de termes assez méprisants pour flétrir les
machines, les roues, les chaudières, inventions infernales
qui, à les croire, porteront le dernier coup à la marine.
Si vous abondez dans leur sens, ils finiront par vous
déclarer franchement que la mer elle-même est en déca-
dence. On conçoit qu'adversaires systématiques du pro-
grès, ils n'aspirent pas à voir le jour où l'Océan ne sera
que légèrement acidulé comme une sorte de limonade.
Causer ainsi au bord de la mer, critiquer les manœuvres
des bâtiments qui mettent sous voiles ou qui viennent au
mouillage, est pour nos vétérans une jouissance quoti-
dienne ; ainsi la mer est leur distraction, leur spectacle par
excellence.
D'ordinaire la butte est peuplée par une foule nombreuse
d'hommes, de femmes et d'enfants. La mer les appelle
tous. Les uns guettent un canot , les autres un navire ;
ceux-ci cherchent une espérance, ceux-là recueillent un
dernier adieu.
L'ami qui compte sur le retour d'un ami , la mère in-
quiète, la femme, les enfants du marin absent se rendent
tour à tour à la Pointe , et jettent un regard d'attente sur
l'horizon.
Si vous veniez alors demander à l'une de ces femmes ce
que c'est que la mer, la mer qu'elle regarde ainsi avec des
larmes aux yeux, un nom bien cher, n'en doutez pas, s'é-
chapperait de ses lèvres.
A quoi pense-t-elle depuis deux mortelles années cha-
que fois qu'elle entend parler de la mer? A qui songe-
t-elle toutes les fois que le vent souffle avec furie, quand les
lames grandissent, se dressent, se tordent et roulent à la
grève blanches d'écume comme des coursiers haletants?
Autrefois, lorsfpi'il était à terre, elle s'agenouillait pieu-
sement et récitait une prière pour les pauvres voyageurs
de la mer ; maintenant elle se précipite à genoux , lève des
mains suppliantes vers le ciel, et murmure avec effroi le
nom bien-aimé. Car la mer, c'est lui; la tempête, le nau-
frage, c'est lui, toujours lui!
Pressez-la de questions, forcez-la de prêter l'oreille à
votre demande réitérée :
— .Mon (ils, monsieur, mon fils est sur la Cigale, annon-
cée depuis plus d'un mois! Chaque jour, voyez-vous, je
viens ici et je pleure ; il a fait si gros temps ! Et la mer est
si grande! et son navire est si petit!
Attendez, on hisse un signal à la tour du large.
— Si c'était lui!
Voyez, elle tremble, elle espère, elle essuie ses larmes,
elle s'appuie plus fortement au bras de sa fille.
Non loin d'elles se trouvent bien des indifférents qui sont
venus chercher une récréation au lieu où se porte la foule.
Que leur fait à eux ce signal qui flotte et désigne un bâti-
ment caché par la terre? Ils causent froidement ; ils calcu-
lent les probabilités du retour de tel ou tel navire.
— C'est peut-être la Cigale, dit tout haut un flâneur.
— Ou le Caméléon, reprend un autre.
— Flamme 3, pavillon 4! ajoute un marin qui regarde
dans sa longue-vue ; non, ce n'est pas une goélette, ce n'est
pas une gabarre. Je parierais pour la Sémillante, qui
vient (le la Martinique.
La pauvre mère a tout entendu :
— Ah ! mon Dieu ! murmure-t-elle, si ce n'était pas lui !
A deux pas de là, d'autres cœurs battent pour la Sémil-
lante. Un vieux maître décoré, une hôtesse de matelots,
deux orphelins qui ont perdu leur mère le mois dernier;
le premier attend son fils, l'autre son frère , les autres leur
père.
La voile apparaît enfin.
— C'est la Sémillante!
Un cri de joie, mais aussi des sanglots répondent au
nom qu'on vient de prononcer ainsi.
Demain, celle qui compte les heures de retard de la Ci-
gale, reviendra seule au bord de la mer. Dieu veuille que
le petit navire n'ait été que retardé dans sa route, et que
cette même jetée, où tant de fois elle a pleuré sur son fils
absent, soit témoin de ses embrassements maternels!
Ainsi la mer est encore le canevas de mille drames in-
times, pleins d'angoisses et de mystères, qui commencent
le jour de l'appareillage par de touchants adieux, et qui
se terminent trop souvent par d'incomparables douleurs.
Au retour d'une longue campagne, combien de fatales
nouvelles sont réservées à ceux qui arrivent joyeux dans
le port! La mort ou l'oubli ont fauché leurs plus douces
espérances : ceux qui les attendaient ne sont plus ; d'au-
tres, qui avaient promis d'attendre, se sont lassés; car la
mer, c'est l'absence, et malheur aux absents!
Enfin ne faut-il pas qu'il y ait des noms effacés sur le
rôle d'équipage? Au sud du cap Horn, un sabord s'est ou-
vert pour livrer passage à un cadavre ; c'était un jeune
homme du pays, il avait des parents, des amis, une fiancée
qui ne se lassaient pas d'attendre.
Le premier matelot qui mettra pied à terre sera inter-
rogé sur son compte :
— Comment se porte-t-il? Descendra-t-il à terre aujour-
d'hui? Que fait-il? Vous a-t-il remis une lettre pour nous?
Le matelot balance tristement la tète sans oser répondre.
L'inquiétude renaît, les questions se pressent:
— Est-il à bord, au moins?
— Non.
— Est-il débarqué? A-t-il été retenu à Valparaiso? Par-
lez, monsieur, où est-il?... Vit-il encore?
Hélas! il faut bien qu'on apprenne la vérité : son âme
est à Dieu, son corps à la mer !
Nous connaissons force bonnes gens pour qui la mer
n'est que le domicile des turbots et des sardines, le séjour
des morues et la nourrice des huîtres. Au nom de la mer,
l'eau leur vient à la bouche.
Ceux-ci sont des gastronomes; qu'ils ouvrent Brillât-
Savarin et qu'ils dînent chez Véry !
Une autre variété de Béotiens connaît surtout la mer par
le grand serpent cornu qui fit si longtemps la fortune de
l'ancien Constitutionnel.
Leur première question est de vous demander des nou-
velles de ce fameux reptile, long de quatre myriamèlres,
si notre mémoire est fidèle.
La seconde question "est relalive aux baleines.
— Avez-vous vu des baleines? de grosses baleines? de
véritables baleines?
— Mais oui, monsieur, tout comme je vous vois.
8
LECTURES DU SOIR.
— Oli ! le bel élat que celui de marin ! il a vu des baleines
en vie.
— Il sait le grec, ma sœur !
— F,l les requins? el les marsouins? comme quoi c'esl-il
gros? comme un bœuf, pas vrai?
— Et les poissons-volanis, eu avcz-vous vu?
— J'en ai mangé, monsieur.
— Est-il possible que j'aie devant les yeux un homme
qui a mangé des poissons-volants! Décidcnieut, je mettrai
mon fils dans la marine.
Voici des gens pour (jui les poissons el la mer sont une
seule rt même chose. Nous en savons d'aulres qui, bien
pénétrés de leur Télémaque el de leur Jiobinson , n'y
voient que tempêtes :
— Vous avez assurément essuyé des tempêtes, mon-
sieur le marin? demandent-ils d'un air bonasse.
— Mais oui, monsieur, mais oui, quelquefois!
— Avez-vous jamais chaviré ?
— Si j'ai chaviré, monsieur, trois fois de suite!
— Bah ! et qu'arriva-t-il?
— Peu de chose; nous jouions aux cartes, l'as de pique
fut perdu !
Là-dessus, le marin prend son chapeau et s'enfuit.
Us sont très-intéressants, ces officiers de marine, dit le
bourgeois, abasourdi de la réponse.
Dans un autre sens, plus sérieux, et qu'on ne saurait
l)asser sous silence, la mer est l'activité par opposition à
l'inaction, le mouvement par opposition au repos. On dit:
prendre la mer, être à la mer, tenir la mer, et ces expres-
sions impliquent l'idée d'une des trois phases principales
de l'existence maritime.
Le port, la rade, la mer, sont en effet trois termes cor-
rélatifs qui répondent chacun à toute une série de faits.
Tour le navire, le port représente dix élats bien divers,
depuis la mise en chantier jusqu'à la démolition com|)lète :
la construction, le lancement, l'amarrage bord à c|uai, le
premier équipement, l'armement définitif; au retour d'une
longue campagne, le désarmemenl, puis la n)i5C en répa-
ration, le bassin, la refonte ; ensuite, si l'on n'a pas besoin
de ses services, l'abandon, l'immobilité, le silence, le som-
meil ; il est emmagasiné, que va-t-on en faire? une voile,
une caserne ou un ponton! Pour les bàlimcnls de com-
merce, le port est l'époque du chargement et du déchar-
gement. Le port enfin c'est l'agonie, car d'ordinaire le vieux
vaisseau vient mourir aux lieux qui l'ont vu nailre, la no-
ble carène qui a labouré toutes les mers, le glorieux vété-
ran qui tant de fois a bravé le feu, l'air, la terre el l'eau ,
n'est plus qu'un pauvre invalide ; une consultation de pra-
ticiens va prononcer sur son sort, une commission d'in-
génieurs et d'officiers s'assemble, ou IcNisile, on le sonde,
on l'examine froidement, el, s'il est condamné, rien ne le
sauvera du fer des démolisseurs.
En rade, le navire vit de sa vie propre , il a son équi-
page, SCS officiers, son capitaine; il est complètement or-
ganisé. Au mouillage, sur ses ancres ou siu- les ancres
d'emprunt d'un corps-vwrl, il slalionne ou il attend l'or-
dre du départ, il est en relâche ou en faction. 1,'état de
rade, peu connu des bâtiments marchands, (|ui n'ont pas
de temps à perdre , est en quebjiie sorte l'état normal des
navires de guerre, comme on le verra plus tard.
Faut-il dire qu'il y a des ports sans rade, et des rades
.sans ports, et (pi'ainsi les deux positions maritimes qu'on
mdique rapidement ici se confondent sou\ent entre elles?
mais elles n'en sont pas moins trcs-dislincles. D'ailleurs,
dans ces études, physiologiques avant tout, ce n'est pas à
la description purement matérielle, c'est à la peinture
pittoresque et morale , à proprement parler, que nous
nous attacherons. Dès lors, la différence existe constam-
ment, puisqu'il y a les mœurs de la rade et les mœurs
du port bien dissemblables entre elles. Un navire de guerre
est-il oblige, faute de trouver un ancrage convenable, de
s'amarrer dans un port, si le service de rade est maintenu
à son bord, ce sera pour nous un navire en rade. Et, par
analogie, nous serons conduits à dire qu'un bâtiment de
commerce est au port , chaque fois que nous le verrons
effectuer son déchargement ou son chargement, serait-il
mouillé sur ses ancres faute d'avoir trouvé un quai bien
abrité pour s'y amarrer à l'aise.
Le navire à la mer, on le voit maintenant, n'est donc
pas simplement un navire à flot.
Pour être à la mer, il faut, en langage de marin, avoir
levé l'ancre, avoir franchi les passes, être en cours de
voyage.
Aussitôt, à bord, les devoirs et les usages se modifient;
certains soins nouveaux sont nécessaires; d'autres soins,
naguère indispensables, deviennent inutiles. Ainsi, par
exemple, plus de batelage, plus de communications, plus
de signaux avec la terre.
Alors, si le bâtiment navigue seul, comme nous le suppo-
serons d'abord pour plus de simplicité, le capitaine, maître
après Dieu, dispose du sort de tous les gens embarqués
sous ses ordres.
Nous venons de nommer le capitaine.
Cette grande figure maritime ne peut être séparée de la
mer, car, sur le plus grand des vaisseaux,, sur la plus pe-
tite des barques, il y a également tin capitaine.
Quel que soit son titre ou son grade, qu'on l'appelle com-
mandant, qu'on l'appelle patron, qu'il occupe dans la hié-
rarchie navale le grade de capitaine de vaisseau (1), de
capitaine de corvette ("2), de lieutenant de- vaisseau (5, ou
d'enseigne (4), qu'il soit capitaine au long cours ou sinqile
maître au cabotage, dès qu'il commande, c'en est assez,
il est capitaine, il est roi ; ses volontés sont des ordres, ses
pouvoirs sont immenses, el, s'il en abuse, nul à bord ne
peut lui opposer une résistance légitime.
Cependant, bàtons-nous de le dire, il faut qu'il en soit
ainsi.
Du jour où le capitaine ne serait plus pourvu d'une auto-
rité sans bornes, du jour où il subirait à bord le contrôle
d'un censeur ou d'un conseil , la navigation deviendrait
impossible.
Ee régime maritime ne peut être qu'une monarchie abso-
lue, sauf, i)ien entendu, le recours de chacun par-devant
la justice ou auprès des chefs directs du capitaine lorsque
le régime maritime cesse, c'esl-à-dire lorsqu'on cesse d'e/re
à la mer.
Être à la mer, c'est donc enfin être à la discrétion d'un
homme que nous allons maintenant regarder face à face,
car ici, grâce à Dieu, il n'est que notre égal.
G. DE LA LANDELLE.
(i) Le grade de c.ipiiaine de vaisseau correspond à celui de co-
\c:\e\.
(3) Celui de capitaine de corveue correspond au grade de chef de
baiaillon.
(3) Le lieulenanl de vaisseau est assimilé au capitaine des armes
spéciales.
(4) L'enseigne de vji<seau est assimilé au 'i<?»>ienani des armes ipé*
ciales.
MUSEE DES FAMILLES.
ESQUISSES DE MOEURS.
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Le réveil de M. Flànanville.
M. Flàuanville a bien la quarantaine; il n'est ni beau
ni laid, ni grand ni petit, ni gras ni maigre, ni spirituel ni
bêle. C'est un de ces personnages que l'on ne remarque ni
à la promenade ni dans un salon , ni dans un concert ni au
bal ; de ces gens qui passent partout et qui ne sont positi-
vement déplacés nulle part; que l'on invite à une soirée si
(I) La reproduction de cet article eil formelletaenl interdite.
OCTOBRE 1845.
Ton craint de manquer de danseurs; à un diner, pour ne
pas être treize à table.
Cependant M. Flànanville a une spécialité : il est l'homme
le plus occupé de Paris. Demandez-lui quelque chose, il
n'a jamais le temps de rien faire. Priez-le pour une soirée:
il ne sait pas s'il aura le temps d'y aller. Demandez-lui ce
qu'il pense de la pièce nouvelle : il n'a pas encore eu le
temps de la voir.
— a — TKtUIÈME VOLUME.
le
LECTURES DU SOIR.
Quel est donc l'emploi, le commerce, Part que cultive ce
monsieur qui n'a jamais un moment à lui?
Il n'a aucun emploi. Il vit de ses rentes. Il est marié, il
a un petit garçon et assez d'aisance pour être heureux.
Sa femme est économe, bonne ménagère, point coquette,
et donne les plus grands soins à leur intérieur.
A la vérité, il s'est chargé de faire lui-même l'éducation
de son fils.
Mais son fils a près de dix ans, et il ne sait rien.
Vous allez me demander encore ce que fait ce monsieur
pour être si occupé.
Je pourrais vous répondre qu'il lit beaucoup de jour-
naux, qu'il est abonné à la Gazette des Tribunaux, qu'il
a une grande faiblesse pour le dialecte des voleurs; que
tout en blâmant les gens qui parlent argot, les journa-
listes qui rapportent ce langage et les auteurs qui s'en
servent dans leurs pièces, il lui arrive parfois de s'échap-
per et de lâcher quelques mois de celte langue dans la con-
versation. Mais pour bien savoir ce que lait ce monsieur,
je trouve qu'il est plus simple de le prendre chez lui au
saut du lit, de le suivre pendant toute une journée; nous
verrons alors à quoi il passe son temps.
Il est l'heure du déjeuner, ceci me fait souvenir qu'il y
a des gens qui ont assez d'audace ou plutôt assez d'esto-
mac pour vous dire : « Déjeunez comme si vous ne deviez
pas diner ; dinez comme si vous n'aviez pas déjeuné. »
Cette maxime peut être consolante , mais elle est fort
dangereuse.
A Paris, on déjeune bien moins qu'en province et que
dans un grand nombre de villes étrangères; c'est-à-dire
que pour la plupart des Parisiens, occu|)és de leurs affaires
ou de leurs plaisirs, fatigués d'une soirée qui s'est prolon-
gée tard, d'un bal (|ui a duré jusqu'au matin, ou de la re-
présentation d'un grand drame (lesquels finissent rarement
le même jour qu'ils commencenl), l'heure du déjeuner
arrive et l'on n'a point d'appétit ; aussi fait-on ce repas très-
vite, très-brièvement et comme une chose dont il faut se
débarrasser.
Il est rare de trouver à Paris des gens qui déjeunent
comme en Allemagne, en Suisse, en Belgique, où ce repas
a presque l'importance d'un dîner, où l'on y mange de la
viande, du poisson, des légumes, du dessert, puis du café
ou du thé; vous jureriez que c'est un diner si l'on y ser-
vait du potage.
Dans Paris, où nous réservons notre appétit pour le di-
ner, un grand déjeuner est une chose qui sort de nos habi-
tudes. Le café, ce poison lent que Voltaire chérissait et que
M"»» de Sévigné traitait si mal, le café est le déjeuner le
plus généralement adopté par les Parisiens.
Dans presque toutes les classes on prend du café. La
grisette va tous les matins acheter sa petite cruche de lait
et sa demi-once légèrement mélangée de chicorée. Le petit
rentier en fait autant, en y joignant, le dimanche, un mo-
deste pain mollet, sur lequel il étend avec volupté une cou-
che de beurre frais. La garde-malade veut son café tous
les matins. La portière en prend plein une soupière ou un
saladier.
Ce qui sans doute surprendra davantage , c'est que
l'usage du café ait aussi passé parmi le peuple. C'est ce-
pendant un fait avéré. Des artisans, des ouvriers préfèrent
souvent le café au lait à un canon avec un morceau sur
/e pouce, et «-eux qui déjeunent ainsi ont le travail plus
agile, la tête plus nette (|ue ceux qui prennent leur repas
chez le marchand de vin.
Passez au point du jour à la Halle, à la Porte Saint-
Denis ou Saint-Martin, vous v mtitz une femme envelop-
pée dans une grande pelisse de toile, dont le capuchon re-
couvre la tête, assise sur une chaise, les deux pieds posés
sur un gueux, les deux mains sur un autre gueux qu'eWe
tient entre ses genoux ; à côté d'elle est une table couverte
de grandes jattes de faïence et une petite fontaine en fer-
blanc semblable à celles des marchands de coco. La fon-
taine, qui est placée sur un réchaud de braise allinnée, con-
tient une espèce de café au lait tout sucré. Je dis espèce,
car vous devez bien penser que ce café-là ne sent guère le
moka. Cela n'empêche pas qu'il ne s'en fasse une grande
consommation. Pour deux sous on vous emplit une des
tasses. C'est tout chaud , tout préparé, vous n'avez plus
qu'à le boire. El ce sont les charretiers, les maraîchers et
les porteurs de la Halle qui sont les habitués de ces cafés
en plein vent.
Mais tout ceci nous a fait oublier M. Flànan ville ; le café
nous entraînait : on se laisse facilement aller avec ce qu'on
aime.
Les bonnes ménagères aiment à déjeuner dès qu'elles
sont levées, et M"» Flananville élait de ce nombre. A peine
hors du lit, elle ordonnait à sa domestique d'apprêter le
café, elle n'avait point de cesse que le déjeuner ne fût sur
la table. Alors elle appelait son mari.
Mais M. Flananville est essentiellement paresseux, il a
beaucoup de peine à se tirer du lit, même quand il ne dort
plus.
Madame dit à sa bonne : — Avertissez donc monsieur
que le déjeuner est servi. Il m'a dit hier au soir qu'il avait
beaucoup à faire ce matin, et il est déjà tard.
La bonne pénètre dans la chambre à coucher et aperçoit
le chef de son maître, dont les yeux sont encore à demi
fermés. Elle crie : — Monsieur ! le déjeuner est sur la table.
Monsieur étend les bras, bâille, ouvre tout à fait un œil,
et murmure :
— Mais qu'est-ce qu'on a donc toujours à m'empécher de
dormir?... Ma femme est cruelle; du moment qu'elle ne
dort plus, il ne faut pas que les autres sommeillent! Je
faisais le plus beau rêve!... J'allais à cheval dans les airs
comme Roland le furieux. C'est bon, je me lève ; j'y vais.
La bonne va dire à sa maîtresse: — Monsieur se lève.
Au bout d'un quart d'heure personne n'ayant papu, ma-
dame envoie son (ils .\nastase réveiller son père. M. Anas-
tase est très-bruyant, très-gourmand, irès-meuteur et très-
répondeur.
Ses parents le trouvent iem|>ii de moyens. Il a en effet
tous les moyens voulus pour devenir un mauvais sujet.
Il entre dans la chambre de son père en tenant à sa main
un sac de papier qui est vide. Il souffle dans le sac de'
façon à l'emplir de vent, referme vivement la mam, puis
va crever le sac contre l'oreille de son père. Celte fois
celui-ci fait un saut de carpe dans son lit, en s'écriant :
— Ah! mon Dieu! le canon!... on lire le canon! Qu'est-
ce qu'il y a donc?... Est-ce qu'Abdel-Kader serait enlin
pincé?
M. .\nastase rit comme un fou, en murmurant :
— C'est moi qui ai tiré le canon avec un sac de papier.
— Ah! c'est vous, monsieur Tanase, qui vous permettez
ce bruit à mes oreilles!... vous êtes bien hardi. — .Maman
veut que tu viennes déjeuner. — C'est terrible! enfin, on
n'a pas même le temps de dormir ici!... Tanase, avez-
vous fait vos devoirs? — Lesquels.' — Ceux que je vous
ai donnés. — Tu ne m'as rion donné à faire. — Vous de-
viez au moins appieudre une fable. — .\h! je îa sais ma
fable..., tu vas voir.
Et M. Anastase commence à chanter :
llalirc cerbcau, sur un arbre perché...
MUSEE DES FAMILLES.
Il
— C'est bien, c'est bien..., tu me la diras plus tard; je
n'ai pas le temps de l'entendre à présent. — Mais puisque
je la sais... — Mais puisque je ne puis pas t'écouler main-
tenant...— C'est pas la peine de me faire apprendre par
cœijr, tu ne me fais jamais rien réciter. — Je crois que vous
raisonnez, polisson! Allez ap|)rendre par cœur le verbe
raisonner; vous le conjuguerez entièrement devant moi.
Le petit garçon s'éloigne en faisant la moue. M. Flà-
naDville prend un pantalon ; il le rejette, puis va en cher-
Cher un autre dans un tiroir ; il passe une jambe dans celui-
ci , et le rejette encore pour en prendre un autre.
Il eu est à son sixième pantalon lorsque sa femme entre
dans sa chambre.
— Mon ami, vous ne voulez donc pas venir déjeuner au-
jourd'hui? — Pardonnez-moi, ma chère amie ; mais on n'a
donc même pas le temps de s'habiller, ici... — Il y a là un
monsieur qui demande à vous parler. — Oh! c'est impos-
sible... Renvoie-le, ma bonne amie; dis-lui de revenir...
Il faut que je m'habille, que je déjeune..., et j'ai des cour-
ses importantes à faire ce matin. Renvoie ce monsieur.
Madame s'éloigne en haussant légèrement les épaules.
Monsieur en fait autant pour mettre un gilet que pour pas-
ser un pantalon. Le café, qui était servi depuis longtemps,
est donc parfaitement froid quand il vient pour le prendre;
mais il y fait peu attention : les hommes très-occupés ne
remarquent pas de telles misères.
Monsieur examine son carnet, tout en disant : — II faut
que j'aille consulter un avoué, ou un avocat, ou un clerc de
notaire, relativement à noire ferme, dans laquelle on veut
percer un chemin... Je crois qu'on n'a pas le droit... Je
plaiderai peut-être... — Vous n'avez donc pas consulté?
Vous deviez le faire hier. — Je n'ai pas eu le temps. J'irai
ce matin. — Et pour ce placement de fonds avantageux,
avez-vous vu l'homme d'affaires? — Je n'ai pas eu le temps;
je le verrai aujourd'hui. — N'oubliez pas non plus, mon
ami, que c'est la fêle de votre oncle. Vous savez comme il
est susceptible, comme il tient aux égards, aux visites. Si
vous n'alliez pas lui souhaiter sa fêle aujourd'hui, il serait
capable de se fâcher tout à fait; et vous devez ménager
votre oncle. — C'est juste; un vieux garçon très-riche, dont
nous hériterons. Ah! fichtre! que d'affaires aujourd'hui!
Le petit Anaslase se présente d'un air piteux devant son
père, et se met à murmurer :
— Je raisonne, tu raisonnes, il raisonne...
— Ah! c'est bien, Tanase; je sais ce que c'est. Tu me
conjugueras cela une autre fois... Je ne puis pas t'écouter
à présent. — Mais, papa, pendant que tu déjeunes. . .
Je raisonnerai , tu raisonneras, nous raisonnerons.
— Taisez-vous! silence donc!.... Est-ce que j'ai le temps
de vous entendre? — f^ous raisonnerez... — Ah! que je
t'entende encore raisonner... Va t'habiller, cela vaudra
mieux; je t'emmènerai avec moi souhaiter la fête à mon
oticle; cela fera plaisir à ce vieillard... En route, je t'ap-
prendrai un compliment pour lui. — Et ma leçon d'écri-
ture? — Est-ce que je puis t'en donner à présent!...
— Si vous n'aviez pas dormi si tard ! dit M™* Flànan-
ville. — Ma chère amie, Beus nobis hœc otia fecin...
Anaslase, traduisez cela à voire mère. — Moi !... est-ce que
je comprends ce que cela veut dire ? — Ah ! c'est juste , tu
ne sais pas encore le lutin ; mais je te l'apprendrai..., oh! je
te l'apprendrai! Je veux même que tu deviennes très-forl,
que lu traduises Virgile, Ovide et Tibulle... Tibulle est un
peu libertin, mais il est bien aimable!... Je t'apprendrai
aussi l'italien, pour que tu traduises le Tasse..., délicieux
poêle qui exprime un grand amour avec tant de modestie :
Brama assai, poco spera,nulla chiede.'...
Dis à ta mère ce que cela signide,
M. Anaslase s'occupe en ce moment à fourrer ses doigts
dans son nez en murmurant: — Que nous raisonnions,
que vous raisonniez, qu'ils ou qu elles raisonnent.
— Eh ! mon ami, comment voulez-vous qu'il m'explique
cela? s'écrie la maman. Vous devez toujours apprendre une
foule de choses à cet enfant, vous avez voulu vous charger
seul de son éducation, mais, si cela continue, ce sera un
âne, et par votre faute.
— Est-ce que j'ai le temps de faire tout ce que je me pro-
pose! Ma bonne amie, ce vers italien veut dire: il désire
beaucoup, il e.spère peu, il ne demande rien... C'est joli,
hein? c'est chevaleresque.
— Le tailleur est là qui apporte un habit neuf pour mon-
sieur.— C'est bien ; je n'ai pas le temps de l'essayer en ce
moment. Qu'il laisse l'habit el repasse plus tard.
La bonne sort, et M"»' Flànanville dit à son mari : — Allez
donc achever de vous habiller, mon ami, et surtout n'ou-
bliez pas de porter un bouquet à votre oncle.
— Sois tran(]uille, ma chère amie... Tiens, si je mettais
rhabit qu'on vient de m'ap|)orter pour faire mes \isites...
Ça ne ferait pas de mal, ceux que j'ai sont vieux et peu à
la mode, et on a beau dire, la toilette fait quelque chose
sur le vulgaire... et même sur les gens d'esprit. Je n'ai pas
envie de me conduire comme Chapelain , l'auteur de la
Pucelle, et qui était surnommé , par quelques académi-
ciens, le chevalier de l'ordre de l' araignée-, il faut que
je te conte pourquoi...
— Allez donc vous habiller, mon ami... — Tu sauras
que Chapelain avait un habit tellement rapiécé et recousu,
que le fil formait dessus comme le travail d'une araignée.
On prétend que se trouvant un jour chez le grand Condé,
où il y avait une réunion nombreuse, une araignée vint à
tomber des lambris ; on crut qu'elle ne pouvait venir de la
maison parce que tout y était d'une excessive propreté ;
alors toutes les dames s'écrièrent d'une commune voix que
l'araignée ne pouvait sortir que de la perruque de Chape-
lain. Quoique vieux, il n'avait jamais porté que cette per-
ruque. On prétend qu'il était si avare , quoique jouissant
de quinze mille livres de rente... on comptait par Hvres
alors, qu'il essuyait ses mains sur un balai de joncs pour
épargner les serviettes. Son avarice fut même cause de sa
mort; il aima mieux traverser la rue pleine d'eau, un jour
qu'il se rendait à 1' cadémie, que de donner un liard pour
passer le ruisseau sur une planche qu'on y avait jelée. Le
froid le saisit, et il en mourut... A présent, au lieu de mou-
rir, on dit claquer ,- c'est-4-dire ce sont les polissons, les
mauvais sujets qui se servent de ces expressions... Anas-
tase, je vous défends Yargot, c'est un langage que je ne
vous apprendrai jamais..., fi donc!... Je vais m'habiller...
On n'a pas une minute à soi, ici!...
M. Flànanville se décide enfin à terminer sa toilette;
mais lorsqu'il veut mettre son habit neuf, il ne peut pas
entrer dedans, les manches sont trop étroites. 11 peste, i.
jure après son tailleur.
— Si du moins vous l'aviez essayé devant lui, dit ma-
dame, il aurait sur-le-champ r'arrangé cela. — Est-ce que
j'avais le temps!
Enfin M. Flànanville est sorti avec un vieil habit et tenant
son fils par la main. Madame lui a crié:
A cinq heures le diner sera prêt.
Et il a répondu : — .Mon Dieu! ma chère amie, vous sa-
vez bien que je suis l'exactitude même..., à moins que le
torrent des affaires ne m'entraîne.
Arrivé dans la rue, M. Flànanville dit à son fils :
— Nous allons prendre par les boulevards ; c'est peut-
12
LECTURES DU SOIR.
être un peu plus long, mais le chemin est dallé, bitumé,
c'est charmant ; on marche comme si on se promenait dans
un salon ; je ne désespère pas même de voir un jour les
boulevards cirés, frottés et mis en couleur.
Le père et le fils se mettent en marche. Sur les boule-
vards, ils s'arrêtent devant toutes les boutiques de gravu-
res , de caricatures , de tableaux et d'oiseaux. Ils mettent
une heure pour parcourir deux boulevards. Arrivés à la
Porte .Saint-Denis, M. Flànanville dit à son fils:— Tiens,
voilà un commerce qui n'existait pas sous Henri iV, qui
cependant avait promis la poule au pot à ses sujets. Lis
ce qu'il y a au-dessus de cette boutique.
M. Anastase s'arrête devant la boutique, allonge les lè-
vres, ouvre les yeux, élargit ses narines et épelle:
— Bou... boubou... bottillons à do... à dodo... à do-
mi... — Ah! mon fils, vous n'êtes pas fort sur la lecture...
— J'aime mieux te réciter mon verbe... — Taisez-vous. Il
yaécritlà, mon fils: Bouillon à domicile!... Car mainte-
nant, pour prendre un bouillon, il n'est plus nécessaire
d'entrer chez un traiteur ou dans un café-restaurant; on
cherche une boutique, peu garnie au coup d'oeil; on lit:
CoMPACME HOLLANDAISE, BouHlon à domicHe et sur place,
à la tasse et au litre. Et si l'on éprouve une faiblesse d'es-
tomac, on entre, on demande un litre de bouillon ou de
consommé..., et l'on consomme... Veux-tu tortiller un
bouillon? Je veux dire prendre, boire ; tortiller est un de ces
vilains mots d'argot que je te défends de jamais employer
dans la conversation, et qui, dans le dictionnaire des filous,
veut dire manger... Entrons prendre un bouillon, ceci est
pour ton instruction.
Le père et le fils entrent dans la boutique tenue par la
Compagnie hollandaise. Ils s'attablent, et, pendant qu'on
les sert, .M. Flànanville continue de faire l'éducation de son
fils.
— On peut, comme tu le vois, Tanase, prendre un
bouillon dans rétablissement, ou l'emporter chez soi : il y
a des personnes qui mettent beaucoup moins souvent le
pot-au-feu depuis que l'on a la facilité de se procurer du
bouillon sans être oblige de manger du bœuf liouilli...
Pour les artisans, pour les petits marchands qui n'ont p.ns
le moyen de tenir un ménage, c'est une invention fort utile
que celle-ci. Combien de pauvres gens qui ne mangeaient
habituellement que de la soupe maigre et qui font gras de-
puis que le bouillon se vend en détail! Dans les quartiers
où il n'y a pas encore de compagnie hollandaise, les habi-
tants vont quelquefois fort loin pour se procurer du bouil-
lon. Je me souviens de m'étre trouvé un jour dans un om-
nibus avec une femme qui tenait à sa main une tasse pleine
de bouillon qu'elle venait certainement d'acheter loin de
son domicile. C'était un voisinage fort désagréable, qui me
faisait trembler à chaque cahot de la voiture..., et d'autant
plus que la femme qui tenait la tasse semblait a\oir envie
àe pioncer sur mon épaule... Pioneer veut dire dormir,
dans cet infâme langage qu'on n'a pas craint d'imprimer
dans \ç. Journal des Débats... Songe bien, .Anastase, à ne
jamaisuser de cette locution!... Bref, je dis à cette femme :
« Madame, quand on porte du bouillon dans un omnibus,
on devrait au moins se prémunir d'une boite en fer-blanc
comme les laitières... » Elle me regarda en riant, et j'eus
une grande tache sur mon habit.
La leçon paternelle est interrompue par l'arrivée des
bouillons flanqués de petits pains. Le petit garçon prend
son consommé, taudis que son père lui dit :
— Que ceci te serve de leçon, mon (ils, il y a dans Paris
des hommes qui se mettent fort bien, qui ont toujours dos
bottes parfaitement cirées, du linge blanc... du moins ce-
lui qui se voit..., qui portent des gants jaunes, une canne
à pomme d'argent ciselé, et qui dînent avec un bouillon
de quatre sous..., il faut dire vingt centimes maintenant,
dans lequel ils trempent une livre de pain..., il faut dire
un demi-kilo. Quand vous rencontrez dans les rues de tels
individus, ô mon fils, qui vous toisent d'un air insolent,
se donnent des manières de lion, de petits maîtres et vous
jetteraient par terre plutôt que de se déranger, alors vous
pensez avoir vu quelqu'un d'important, quelque haut per-
sonnage, et vous êtes loin de vous douter que ce monsieur
qui fait tant d'embarras a diné avec un bouillon et un petit
ou un gros pain. Défiez-vous de ces gens qui font les ri-
ches, les puissants, les arrogants. Ceux que la fortune ou
le mérite ont le plus favorisés ont presque toujours des
dehors fort simples. Certainement vous êtes bien libre de
diner rien qu'avec un bouillon, si tel est votre bon plaisir,
ou si vos moyens ne vous permettent pas de prendre autre
chose; le ridicule n'est point là. Du reste, l'invention des
bouillons à domicile est tout à la fois philanthropique, gas-
tronomique et économique. 11 y a des gens qui ont voulu
la critiquer, la faire tomber, et pour tâcher de dégoûter les
consommateurs, ilsontosé dire que dans ces établissements
on fai.sait du bouillon sans viande et rien qu'avec des os.
A cela, les entrepreneurs de bouillons à domicile ont ré-
pondu de la façon la plus simple et la plus noble : en ven-
dant à très-bas prix tout le bœuf cuit qui leur a servi à faire
du bouillon : Salon et Sénèque n'auraient pu faire mieux.
M. Anastase a paru goûter le discours de son père et
très-satisfait du bouillon. Mais lorsqu'il a fini, M. Flànan-
ville s'empare d'un journal, car le journal se glisse partout,
même dans les compagnies hollandaises. Pendant qu'il le
lit, son fils, qui s'ennuie dans la boutique où il ne prend
plus rien, sort et va se promener sur le boulevard.
Ce n'est qu'après avoir entièrement dévoré le journal,
qui est d'une dimension colossale, que M. Flànanville s'a-
perçoit que son fils n'est plus près de lui. 11 sort et regarde
de tous côtés. Il s'aventure à droite. Il n^perçoit point
.\nastase, il revient sur ses pas et va chercher à gauche.
Enlin, après plus d'une heure de courses et de pas dans
tous les sens, M. Flànanville aperçoit son fils en admira-
tion devant un théâtre de marionnettes et Polichinelle ros-
sant le commissaire.
Le papa [irend son fils par l'oreille en lui disant:
— C'est ainsi que tu me fais perdre mon temps!...
quand j'ai tant à laire. — Comme vous lisiez le journal,
j'ai pensé que vous n'étiez pas pressé. — Je crois que ce
petit drôle se permet encore de raisonner.
— Je raisonne..., tu raisonnes..., il rai... — Silence,
drôle, et doublons le pas.
.\près avoir marché quelques minutes, .M. Flànanville
aperçoit du monde rassemblé, tous les yeux sont fixés sur
le troisième étage d'une maison. Les uns disent : — 11 y
est ! les autres : — Non, il n'y est plus ! — Je crains
qu'on ne parvienne pas à le prendre... — Oh ! quel dom-
mage ! tout à l'heure il y a un monsieur qui était sur le
point de mettre sa main dessus , lorsqu'il s'est encore
échappé.
M. Flànanville s'est glissé parmi les badauds; il écoute
ce qu'on dit, et lorsque son fils lui demande ce qu'il y a,
il lui répond : — Il paraîtrait que c'est un voleur qui s'est
sau\é et que l'on voudrait rattraper... — Oh ! un voleur!
comment donc est-ce fait, papa"? — Eh ! mon Dieu ! mon
cher ami, c'est fait absolument comme tout le monde...
Opendant Lavaler prétend qu'ils ont quelque chose dans
les veux... de plus dilaté... Quand j'aurai le temps, je te
ferai étudier /.aia/fr. Au reste, nous pouvons nous infor-
MUSÉE DES FAMILLES.
13
mer... Madame, mille pardons, mais celui que l'on cherche
a-t-il l'air farouche?
La femme à qui M. Fiànanville adressait cette question
était coiffée d'un immense chapeau de paille qui pouvait
au besoin servir d'auvent; elle portait à son bras gauche
un vieux cabas d'où sortaient deux queues de merlan. Elle
répond en sortant de son cabas un vieux mouchoir rouge
plein de tabac :
— Mais, monsieur... pour farouche, oui, il a l'air pas
mal farouche, mais, du reste, ah ! il est bien gentil ! —
Ah ! il est gentil... Il est donc jeune? — Je ne sais pas son
âge, mais il est tout vert et tout bleu.
— Ah! papa! lu ne m'avais pas dit que les voleurs
étaient verts et bleus, s'écrie Anastase. — Ma foi, mon cher
ami, c'est que je n'en savais rien moi-même... Il faut que
ce soit une nouvelle mode. . ., on voit des choses si singu-
lières dans le monde ! Par exemple, les dames du Japon se
dorent les dents, et celles des Indes se les rougissent. Les
dents les plus noires sont estimées les plus belles dans le
Guzuratte et dans quelques endroits de r.\mérique. Dans
le Groenland, les femmes se peignent le visage de bleu et
de jaune. Quelque teint frais que puisse avoir une Mosco-
vite, elle se croirait laide, si elle n'était pas couverte de
fard. La petitesse des pieds n'a pas d'agrément pour les
Chinoises, s'ils ne sont petits comme ceux des chèvres.
Dans l'ancienne Perse, le nez aquilin était jugé digne de la
royauté. Les mères l'écrasent dans certains pays à leurs
enfants. Les Turcs et les Anglais aiment les cheveux roux;
on a mis de la poudre dans la coiffure de manière à la ren-
dre entièrement blanche... D'après cela, je ne vois pas
pourquoi les voleurs n'auraient point adopté un costume
vert et bleu...; ça me parait assez logique.
M. Fiànanville regarde la femme, qui a replacé son mou-
choir sur ses merlans, et reprend : — A-t-on été chercher
la garde? — Pourquoi faire la garde? — Mais pour tâcher
de l'arrêter. — Ah ! il se moque de la garde. — Par où donc
s'est-il sauvé? — Par cette fenêtre du troisième. — Ah !
mon Dieu! il faut être bien hardi. — Il a volé ensuite au
quatrième et dans les mansardes. — Il parait qu'il a volé
dans toute la maison, ce gaillard-là ! — Mais dans ce mo-
ment on ne l'aperçoit plus.
M. Fiànanville regarde en l'air. Son fils en fait autant.
Ils ne veulent pas s'éloigner sans avoir vu arrêter le voleur
vert et bleu. Au bout d'un certain temps, tout le monde
s'écrie : « Il est là sur l'arbre ! >
Aussitôt un gamin grimpe à l'arbre en disant : — Je
l'aurai !
Et M. Fiànanville dit à son Gis : — Voilà un gamin qui
s'expose beaucoup, c'est un trait de courage qui lui fera
honneur... Grave-le dans ton esprit, Tanase!
Bientôt le gamin redescend de l'arbre en criant : — Je
le tiens !
Eu effet, il tenait dans une main un fort beau perroquet
vert et bleu.
Le voleur vert et bleu.
— Eh quoi ! s'écrie M. Fiànanville, il s'agissait d'un
perroquet!.,. Anastase, nous sommes floués... — Qu'est-ce
que cela veut dire? papa. — Cela veut dire : trompé, at-
trapé, fait au même; c'est un affreux mot dont il ne faut
iamals te servir. . . Allons, en route...
Ah! voilà Dupont..., bonjour, Dupont... Comment se
portent ta femme, ta fille et tes trois chiens, Dupont? tu
es maigri, Dupont; je te trouve le fond des yeux jaune,
est-ce que tu couves une maladie?...
Le monsieur auquel Fiànanville s'est adressé essaye de
placer quelques paroles :
— Tu ne viens pas me voir... Je comptais sur toi, pour
14
LECTLRES DU SOTÏÏ.
avoir une recommandation près d'un chef de bureau que
tu connais...
— Mais, mon cher, est-ce que j'ai le temps ! . . . demande
àTanase si j'ai un moment à moi dans la journée..., des
affaires par-dessus la tête!...
Et M. Flànanville bavarde pendant trois quarts d'heure
dans la rueavecson ami Dupont : c'est celui-ci qui le quitte,
sans quoi il causerait encore.
Le père et le fils se sont remis en marche. Tout à coup
M. Flànanville s'arrête en regardant en l'air et s'écrie :
— Le feu!... le feu !... il y a le feu dans cette maison !
Chacun se presse autour de lui, on regarde, on aperçoit
en effet un nuage de fumée qui a quelque intensité et qui
s'élève assez haut dans les airs.
— C'est dans la maison derrière celle-ci... Oh ! sentez-
vous l'odeur de la suie !... C'est un feu de cheminée, mais
ils sont parfois fort dangereux. Anastase, reste là, je vais
chercher les pompiers.
Et M. Flànanville plante son fils au milieu de la rue,
court s'informer où est le poste de pompiers le plus voisin
et s'empresse d'aller requérir leur secours. Bientôt il re-
vient avec une escouade de pompiers qui traînent avec eux
leurs pompes parce qu'on leur a dit que le feu était violent.
Ils frappent à la maison que Flànanville leur indique. Ce-
lui-ci dit au concierge: — Chezquiestle feu?— Quel feu?...
— Celui qu'on voit d'en bas, la fumée s'élève derrière votre
maison. — C'est le tuyau du four du fabricant de porcelaine,
c'est tous les jours comme cela, il n'y a pas le moindre feu.
M. Flànanville se pince les lèvres. Les pompiers le re-
gardent de travers, il s'esquive et cherche son fils. Ce n'est
qu'au bout d'une heure qu'il parvient à découvrir son reje-
ton dans la boutique d'un pâtissier. Il paye la galette que
l'enfant mangeait pour passer le temps et se remet en route
avec lui en s'écriant :
— Fichtre ! ne nous amusons pas en route ! nous avons
affaire au faubourg Saint-Germain, nous sommes en re-
tard. J'ai envie que nous prenions un cabriolet pour nous hâ-
ter... en voilà justement un qui passe... Oh ! eh ! cocher...
Oui, arrêtez.
M. Flànanville et son fils montent en cabriolet. Le jeune
Anastase est très-joyeux d'aller en voiture et son père se
dispose à lui raconter l'origine des cabriolets qui, suivant
lui, ont commencé par des brouettes, lorsque tout à coup
il s'interromp pour dire au cocher :
— Ne prenez pas par là, c'est le plus long ; vous n'êtes
pas à l'heure, vous ne devez pas tenir à prendre le plus
long. Prenez cette petite rue, nous biaiserons, c'est le plus
court. — Mais, monsieur, par ce chemin-là il y a pres(|ue
toujours des embarras de voitures, et on est quelquefois
obligé d'attendre longtemps. — Allez donc, je vous réponds
de tout.
Le cocher cède aux désirs de son bourgeois, mais, ainsi
qu'il l'avait prévu, en tournant devant Saint-Eustache,il est
obligé de s'arrêter derrière un fiacre, qui est arrêté par un
milord, qui a devant lui une charrette, qui est derrière une
citadine, qui est accrochée à un tombereau chargé de pierre,
etletomboreau, en voulant aider la citadine à se décrocher,
s'est tourué en travers de manière que ce qui restait de
passage dans la rue se trouve barré, et que sur une seconde
file on aperçoit un porteur d'eau, un camion, un fiacre,
un omnibus et plusieurs cabriolets (]ui atlendeut leur tour.
Le cocher qui mène M. Flànanville et son fils jure d'une
façon très-énergique, en s'écriant: — Là! qu'est-ce que
j'avais dit! ça ne manque jamais par ici.
— Oh ! cela ne va pas êlre long, dit M. Flànanville. Cinq
minutes s'écoulent. Au lieu de se détacher, les deux voitu-
res semblent plus empêtrées que jamais l'une dans l'autre,
et quelques voitures de derrière ayant voulu essayer d'a-
vancer, ont encore augmenté l'embarras en diminuant
l'espace nécessaire pour parvenir à décrocher celles qui se
tiennent.
Le cocher jure plus fort. M. Flànanville lui dit : — Au
fait je crois qu'il vaut mieux retourner et prendre un autre
chemin. L'automédon met sa tète en dehors de la capote
et jure à faire tomber la foudre, en murmurant :
— Oui, retournez donc à présent !... Plus de vingt voi-
tures derrière nous, nous sommes bloqués! Nous v'ià ici
jus(iu'à ce soir... nom d'un nom! d'un nom ! d'un nom!...
M. Flànanville regarde à son tour. La rue est entière-
ment encombrée de voitures, de porteurs de meubles, de
brancards, de maraîchers ; enfin, de gens à pied et à che-
val qui attendent que le passage soit rétabli, et à chaque
minute la bagarre augmente, parce que dans ce quartier
populeux et très-fréquenté les curieux, les badauds et les
oisifs viennent encore augmenter l'encombrement et qu'il
arrive toujours de nouvelles voitures par devant et par der-
rière.
Bientôt les cochers s'impatientent, les charretiers se
mettent en colère, les porteurs de brancards les injurient,
les voituriers leur répondent, souvent les piétons prennent
parti pour l'un ou pour lautre, tout le monde crie, et on
entend ces phrases :
— Dis donc toi, là bas!... est-ce que tu vas nous faire
coucher ici? — De quoi qu'il se mêle celui-là!... Est-ce
que tu nous apprendras not' métier? malin! — Si vous
aviez appuyé un peu à gauche en faisant reculer le porteur
d'eau, on aurait pu passer.
— Voyez-vous cha! qu'est-ce qua voula que je recula,
celui-là! pour que mon tonna il soya brisa. — As-tu fini,
charabia! — Allons, fichtre charretier, finissons-en! —
Laissez au moins un peu de place pour les piétons, ils vont
nous écraser tous !
— Gnia pas de danger! Passez donc, ma petite mère,
faites vous-même. — Si cette dame passe là, le tonneau
pourrait bien y passer. .. Eh ! eh ! eh ! — Il faut avouer qu'il
y a des gens bien manants, bien grossiers. — Veux-tu taire
ta coloquinte, toi là-bas...
— Eh bùl... eh hù, dia!... hîi dia!... hû dia!... sacré
mille...
Ici les jurements deviennent tellement énergiques que
M. Anastase a peur et se meta pleurer en disant : Je veux
m'en aller.
— Tu as raison, mon fils... d'ailleurs je ne puis pas voir
fouetter une bête comme cela, ça me fait mal. Tenez, cocher,
voilà vingt sous... nous descendons.
El M. Flànanville descend du cabriolet avec son fils sans
écouter les cris de son cocher qui prétend qu'il devrait au
moins lui payer l'heure.
Après avoir manqué dix fois d'être écrasé lui et son re-
jeton, .M. Flànanville est parvenu à sortir de la bagarre;
mais il marche au hasard, il ne sait plus où il va tant cette
scène l'a impressionné ; enfin, le père et le fils se trouvent,
sans trop savoir comment, devant l'entrée des Tuileries.
M. Flànanville et Anastase traversent le jardin, mais
alors le papa veut régaler, son fils de la vue des poissons
rouges qui sont dans le grand bassin. Ce n'est qu'après
avoir eutendu l'horloge du château sonner cinq heures que
M. Flànanville s'écrie :
— Cinq heures! ah bah!... pas possible !... et ta mère
qui nous a dit que le diuer serait servi à cette heure-là...
Il faut rentrer bien vite..., il faut même prendre une voi-
ture pour ne pas être trop en retard.
MUSEE DES FAMILLES.
15
ï
M. Flànanville quitte à repret les poissons rouges; il con-
duit son fils à une place de fiacres, n'en prend |)as, parce
que celte fois il veut un niilord, fait ainsi trois places sans
trouver de milord, et finit par prendre un cabriolet. Il se
fait conduire chez lui et y arrive à six heures passées.
Le diner a été réchauffé plusieurs fois ; madame est de
mauvaise humeur.
— Au moins, dit-elle, j'espère que tu as fait toutes tes
visites et n'as pas oublié ton oncle.
— Eh ! mon Dieu ! cela m'a été impossible , répond
M. Flànanville. — Tu n'as pas été chez ton oncle? — Ni
chez les autres ; demande à ton fils si j'ai eu le temps, si j'ai
eu un moment à moi dans la journée. Puisque nous avons
été obligés de prendre une voilure pour revenir.
— Ah ! ça, c'est vrai ! dit M. Anastase; nous avons été
floués dans nos courses... moi je n'ai pas faim, je n'ai ce-
pendant/or<ii/^ qu'un bouillon et six sous de galette, mais
je suis fatigué à en claquer..., aussi j'ai bien envie de pion-
cer!...
M™» Flànanville regarde son fils avec étonnement et dit à
son mari : — Ah! quelle horreur!... qu'est-ce que j'en-
tends? grand Dieu ! est-ce là l'éducation que vous donnez
à votre fils? — l*ar exemple ! je lui ai défendu ces mots-là,
au contraire. — Mais si vous ne les aviez pas ditsdevant lui...
— Ma chère amie, quand on est aussi occupé que je le suis,
on ne fait pas toujours attention à ce qu'on dit. Mais sois
tranquille..., je me charge de l'éducation d'Anastase..., il
faut seulement que j'aie un peu de temps à moi.
Paul de KOCK.
laMS FÊTES BE WMMll
mmmm m la découverte de la conjuration de harin'o faliero.
En l'an de grâce i5S4, Venise tout entière pleurait son
doge André Dandolo, mort en emportant les regrets uni-
versels. Ce prince n'avait pas été seulement l'un des
hommes les plus savants de son siècle, le premier et le
meilleur historiographe de sa patrie et l'un des plus chers
amis de l'immortel Pétrarque ; ses qualités personnelles
lui avaient encore valu la confiance et la vénération de ses
sujets ; il les avait gouvernés avec sagesse ; ses lumières
et sa science profonde l'avaient popularisé même à l'é-
tranger.
Le Conseil des électeurs avait remarqué que la sage ad-
ministration du dernier prince avait plutôt été le résultai
de sa prudence et de la pénétration de son esprit que de
ses vertus guerrières, lesquelles sont quelquefois plus nui-
sibles que profitables à un Etat. Il rechercha donc quel-
qu'un qui fût digne sous tous les rapports de remplacer
Dandolo. Quoiqu'il fût âgé de quatre-vingts ans, Marino
Faliero fut élu à l'unanimité. Ses talents exercés longlemps
dans les principales charges de la république, l'activité
dont il avait fait preuve dans les ambassades et dans le gou-
vernement des provinces, son éloquence entraînante et son
savoir profond justifiaient amplement un pareil choix.
Au moment de son élection, Marino Faliero se trouvait à
Avignon (2), auprès du pape Innocent VI, où il était chargé
de conclure un traité de paix avec les ambassadeurs de
Gènes et les alliés de cette ville. On lui envoya une députa-
tion de douze patriciens pour lui annoncer sa nomination,
et lui servir de corlége pendant son voyage.
Faliero partit aussitôt, et, arrivé à Pile de Saint-Clément,
il y trouva le Bucenlaure et un grand nombre de barques
qui venaient à sa rencontre pour le conduire à Venise
comme en triomphe. Ce fut le S octobre de cette même
année 1334 qu'il arriva à Venise. Le lendemain il fut mis
en possession de la suprême dignité dans l'église Saint-
Marc, puis couronné dans le palais, aux applaudissements
de la multitude.
(1) Voir le numéro de mars.
(2) A Rome, orateur prèa du légal du pape, dit Marin Sanulo. (Vite
de' duchi di Venezia.) Faliero éiail chevalier el comle de Val de
Uarino. {Le trad-)
Les commencements de son règne furent heureux. Il
parvint à rendre à Venise la tranquillité au dehors, et ces
premiers succès furent considéré.s comme d'un heureux
présage. Mais la tempête devait bientôt troubler le calme
et la pureté de cet horizon.
En parlant du Jeudi gras, nous avons dit que le soir
de ce jour on donnait au palais ducal une fête à toute la
noblesse. L'époque de cette fêle arrivée, le nouveau doge
ne négligea rien pour la célébrer somptueusement. La do-
garesse était jeune, belle et spirituelle; aussi fit-elle les
honneurs avec une courtoisie exquise. Parmi les nobles
invités, se trouvait un jeune homme nommé Michel Sténo.
Ce jeune patricien se permit, avec une demoiselle qu'il ai-
mail éperdument el qui se trouvait également au bal du
doge, certaines privautés qui déplurent à ce dernier. Con-
sidérant ces écarts comme un outrage à lui-même et à la
dignité du lieu, Faliero fit chasser Sténo du palais. Les
écuyers, dit-on, exécutèrent cet ordre avec beaucoup de
brutalité. Quoi qu'il en soit. Sténo, blessé au vif de l'af-
front public qu'il venait de recevoir, courut de la salle du
bal dans celle du collège, et, d'une main tremblante de fu-
reur, il inscrivit ces sanglantes paroles sur le propre siège
du doge :
Marin Pallier dalla bella mugier,
Altri la gode e lu la maniien (i).
Ces deux vers ne furent aperçus que le lendemain. Le
doge, en les lisant, devint livide de colère, et somma les
avogadori del comune de rechercher le coupable, et la
quarantia de le punir sévèrement.
Michel Sténo fut arrêté. Il avoua, sans hésiter, qu'ai-
guillonné par le désir de la vengeance, en se voyant igno-
minieusement expulsé du festin ducal, sous les yeux mêmes
de celle qu'il aimait, il avait voulu rendre outrage pour ou-
trage. On le condamna à deux mois de prison et à un exil
d'une année (2).
(0 Navagiero dit que ces mots étaient : Becco Marino Fallier dalla
bella mugier. (Hisioria Veueziana.) {Le trad.)
(2) Michel Sténo elail chef des Quarante, dit Marin Sanuto. {Vite
dei dogi de Venezia, p. 63i). Il futbaliu avec une queue de renard et
condamné i deux mois de prison et un an d'exil. (Le trad.)
16
LECTURES DU SOIR.
En considérant la jeunesse et l'inexpérience de Sténo,
la fougue et l'ardeur de sa passion, on trouvera ce châti-
ment bien rigoureux ; mais le doge ne pensa point ainsi. 11
eût voulu pour le coupable une punition plus sévère. 11 se
considéra comme non moins outragé par l'indulgence des
juges que par l'infâme diatribe de Sténo; dès lors ce
vieillard, modèle de prudence et de sagesse, déploya un
caractère tout opposé. La colère fit bouillonner son sang,
et lui rendit toute l'impétuosité d'un jeune homme. Cepen-
dant, son indignation n'eût sans doute point éclaté si ter-
rible, sans un nouvel incident qui vmt y donner une forte
Impulsion.
Un gentilhomme de la maison Barbara se rendit un
jour à l'arsenal, pour demander on ne sait trop quelle fa-
veur à Hernaccio Isarello (i) qui en était l'amiral. Sur le
refus de celui-ci, le patricien, homme d'un caractère vio-
lent et irascible, s'emporta jusqu'au point de le frapper au
visage et d'en faire jaillir le sang (2). Isarello s'adressa au
' "flc ir\
Rarbaro soufflellanl isarello.
doge pour lui demander justice de cet affront ; mais celui-
ci, encore courroucé de la faible satisfaction qu'il avait ob-
tenue, lui répondit qu'il ne pouvait rien faire pour un
homme du peuple, puisque lui, doge, n'a\ait pu obtenir
justice pour lui-même. Il est présumable qu'il cherchait, par
celle réponse, à irriter l'amiral contre le gouvernement, en
(0 Navagiero le nomme BtrJucci Isdrafllo, mais Marin Sanuto ne
donne point le nom de l'amiral et dit que Beriucci Isarello était un in-
génieur et un homme trè«-adroit qui conspirait avec le doge et l'a-
miral. (Le trad.)
(a) Il lui donna un coup de poing dans l'œil et le blessa avec l'in-
ncau qu'il portail au doigl. (/(/.) (/.e trml.)
se ménageant ainsi le bras d'un autre pour servir sa ven-
geance (1). Rien n'est plus propre, en effet, à exciter à la
révolte que la vue des règlements et des lois rendus inutiles
enlre les mains des magistrats. Les paroles de Faliero
produisirent tout l'effet qu'il en attendait. L'amiral déses-
péré s'offrit de lui-même pour mettre un terme à l'arro-
gance de la noblesse, pourvu que le doge voulût le se-
conder dans ses desseins. Loin de repousser cette proposi-
tion, le prince le combla d'éloges; il interrogea Isarello
sur les moyens dont il pouvait disposer pour l'exécution,
et écouta avec un vif intérêt toutes ses réponses. Il le con-
gédia ensuite sans prendre de détermination, et en rennet-
lant l'affaire à une occasion plus favorable (2).
Enhardi par l'accueil du doge, Isarello, qui brûlait d'ail-
leurs de venger son offense, résolut de laver son affront
dans le sang de son insulteur. Mais son projet ne put rester
S' caché que Barbaro n'en eût vent. Le patricien se tint au
secret dans son palais, et écrivit au doge pour l'informer
du guel-apens dont il était menacé : « Un lel attentat, ajou-
lail-il, s'il n'était réprimé, donnerait un exemple funeste
pour la sécurité de la noblesse entière. »
Le doge ne pouvait, sans se trahir, fermer les yeux sur
cette affaire. 11 cita donc l'amiral par-devant son collège,
et là, en présence des magistrats réunis, il admonesta sé-
vèrement Isarello, ajoutant que s'il avait des griefs con-
tre quelqu'un, il devait avoir recours aux voies ordinaires
de la justice, ouvertes à tous. Il finit par l'engager à s'abste-
nir de toute violence coupable que la république de Venise
ne laisserait certainement pas impunie. Isarello promit
d'obéir, mais le doge s'aperçut bien que ce n'était qu'à
contre-cœur, et que sa rancune était plus profonde que
jamais. La nuit suivante, il fil introduire Isarello dans ses
appartements, et là, seul avec lui, il se justifia de la sévé-
rité qu'il avait montrée au tribunal à sou égard. Il amena
ensuite la conversation sur le projet de révolte. Isarello lui
développa son plan avec beaucoup d'éloquence. Il s'agi.<-
sait de choisir dix-sept chefs qui se posteraient dans les
tlifférents quartiers de la ville, suivis chacun de quarante
hommes ignorant ce qu'ils auraient à faire jusqu'au mo-
ment décisif 1^3). Le jour fixé, on sonnerait les cloches de
.Saint-Marc qu'on ne pouvait mettre en branle sans un
ordre du doge. A ce son inattendu, on verrait accourir sur
la place les principaux citoyens désireux d'en connaître la
cause, ou supposant que ce signal anuont;ail l'apparition
d'une flotlc génoise; l'étal d'hostilité où l'on était avec la
républiipic de Gènes rendait un pareil fait pour le moins
fort probable. Une fois les gentilshommes réunis sur la
place, les chefs de la révolte devaient les cerner cl les tailler
en pièces. Après l'exposé de ce plan, Isarello nomma les
personnes sur lesquelles il croyait pouvoir compter de pré-
férence ; c'étaient pour la plupart des lioiuuies jouissant
(i) Voici les paroles de l'amiral au doge, qui détruisent cette sup-
position diclée à l'aulcur par son patriotisme • •< .Mcs^ire le doge, si
vous voulez devenir seigneur et faire couper en morceaux tous rcs
gentilshommes, je me sens capable , si vous me prêtez secours, de
vous faire seigneur de cette terre ; et alors vous pourrez châtier tous
ces gens. — Comment cela peut-il se faire'» demanda Faliero, et
l'amiral exposa son plan, (f.e irad.)
{2) Avant de congédier l'amiral, le doge envoya chercher Brrluccl
Faliero, son propre neveu, qui demeurait avec lui dans le palais ducal,
et rhilippe Calendaro .Marin, jouissant d'une grande popularité. Ber-
tiicci Isarello, ingénieur et homme irés-adroit , se conceria avec eux
et organisa le complot. Le résultat de leur conférence fut de faire
a eriir d'autrei citoyens de se rendre au palais, la nuit suivante. (Mar.
San., p. 631.) ^Letrad.^
(S) Ils devaient, dit Sanuto, feindre une dispute afin de donner on
motif pour sonner le tocsin, auquel signal ils devaient toui se diriger
vers la place oïl 1rs nobles ne manqueraient pas d'accourir pour con-
naître la cause du trouble. t,làid.^ {Le trad.)
MUSÉE DES FAMILLES.
d'une grande innuence parmi le peuple. 11 prononça entre
autres un nom qui détermina le doge à se jeter dans la
conspiration, dont il commença à espérer la réussite du mo-
ment où Philippe Caicndano (1) en faisait partie. CeCa-
lendario,àla fois architecte et sculpteur, avait sous ses
ordres toute une armée d'ouvriers adroits et robustes. Outre
tes immenses travaux qu'il avait entrepris pour le compte
(le particuliers, il avait été chargé par le gouvernement de
la construction du nouveau palais ducal ; car c'était un
homme d'un remarquable talent, et jouissant d'une répu-
tation bien méritée. En effet, que de génie ne fallait-il pai
pour asseoir, sur un sol ondoyant comme celui de Venise,
les fondements d'un aussi vaste édifice! Quelle hardiesse
d'intelligence pour élever le colosse sur des colonnes élan-
cées! Salovauté l'avait fait estimer de ses concitoyens, sa
justice le faisait aimer de ses ouvriers, et le doge avait rai-
Lc doge>larino Faliero et Isarello, l'ainiial, se jurant fidclilé et discrétion.
son de compter sur un tel auxiliaire. Enfin Isarello ne né-
gligea rien pour prouver au doge que l'effet de son plan
était immanquable, et se fit fort de mener à bien toute
cette révolte. La conférence se prolongea jusqu'au matin.
En se séparant, le doge et Isarello se jurèrent mutuellement
discrétion et fidélité.
(i) Il y a évidemment méprise entre Philippe Calendario et Ber-
lucci Isarello. (Voir ci-dessus la noie (î) p. 8, col. 2».) (te irad.)
OCTOBRE i8i5.
Pendant les nuits suivantes, ils se rassemblèrent avec
d'autres conjurés , et, quoique leur nombre allât grossis-
sant chaque jour, rien ne transpira au dehors; personne
ne soupçonna le sujet de ces réunions. Enfin, lorsque tout
fut disposé suivant le projet d'Isarello, on choisit pour son
exécution le matin du IS avril (1).
(i) La nuit du 16, pendant laquelle, dit Navagiero {Ist.Venet.,
p. 1038), on devail ouvrir les cachols privés où se trouvaient les Gé-
— 3 — TREIZIÈME VOI.l'ME.
\
18
LECTURES DU SOIR.
Avant d'enlamer le récit de cette conjuration, il est né-
cessaire de faire connaître au lecteur une particularité pro-
pre aux usages vénitiens, qui joua un grand rôle dans cette
circonstance.
Depuis un temps immémorial, chaque patricien avait,
à Venise, un ou deux citadins dont il s'intitulait le protec-
teur. Ceux-ci lui étaient dévoués corps et âme, et se glo-
rifiaient d'être appelés ses créature ou amorevoli (créa-
tures ou affectionnés). Des deux côtés on se consacrait
mutuellement tous les secours dont on pouvait disposer.
C'était un échange réciproque de bons offices entre le
maître et ses amorevoli. L'histoire ancienne nous donne
à la vérité quelques exemples de ces liaisons; mais qui,
plus restreintes d'ailleurs, sont loin d'avoir la naïveté de
la coutume vénitienne. Les amants de la Grèce étaient des
jeunes gens d'égale condition, et leurs devoirs ne s'éten-
daient pas au delà de leur phalange. Au surplus, ces sortes
d'intimités ne tardèrent pas à dégénérer et à marquer comme
une tache honteuse dans l'histoire. Romulus, dans sa con-
stitution, voulut que chaque patrice se fit le patron d'un
homme du peuple. Ce législateur d'une ville de bandits
avait admirablement compris que le patriciat cesserait
d'exister si l'on n'avait soin d'établir une sorte de confé-
dération ou de ligue défensive entre lui et le peuple, qui,
sous le titre de client, devenait son obligé et servait d'in-
strument à la puissance du maître.
Sous le régime féodal, le faible crut trouver un appui en
se consacrant volontairement à celui qu'il redoutait. Il
cherchait un refuge auprès de son tyran , afin de recu-
ler autant que possible l'instant de sa perte, et ne se croyait
en sûreté qu'en vouant son bras et sa personne à tous les
crimes ordonnés par son protecteur. L'intérêt enchaînait
les instincts féroces de celui-ci, et le sentiment de la pro-
priété l'attachait à la conservation des êtres qu'il possédait.
Ainsi, comme on le voit, partout, excepté à Venise, les
noms de protecteur et de client ne représentaient que l'idée
du pouvoir; d'un côté l'abus, et de l'autre un honteux et
dégradant esclavage, à l'exclusion de toute pensée noble et
généreuse. A Venise, au contraire, cette institution n'était
imposée par aucune loi ; elle n'entraînait avec elle aucune
idée de suprématie, de féodalité ou de vasselage. L'huma-
nité, la bienfaisance et un sentiment bien entendu de l'in-
térêt commun , en avaient inspiré la pensée. Bien avant
que les gens de guerre, dans leur enthousiasme chevale-
resque, eussent créé entre eux des liens d'amitié et de pro-
tection mutuelle, en se donnant le titre de frères d'armes,
les habitants de Venise avaient organisé une fraternité
plus digne de la nature et de la société. Ce besoin ne se
fit point sentir aux Vénitiens au milieu des horreurs d'une
bataille, de sorte que les devoirs qu'ils s'imposèrent n'im-
pliquaient point le sacrifice de la vie, que réprouvent la
justice et la raison. Ils contractèrent ce lien en tenant un
enfant sur les fonts baptismaux, ce qui leur faisait confé-
rer le titre de compare di san Zuane (compère de saint
Jean ). Cette parenté spirituelle était l'objet d'un respect
tout religieux, et l'on se faisait une telle loi des obligations
qu'elle comportait, que l'on ne reculait devant aucun sa-
crifice, aucun dévouement lorsqu'il s'agissait du compare
di San Zuane. On pourrait affirmer, sans crainte d'un dé-
noii, Pl les prisons publiques oO élaicnl écroués les bandits, et sonner
ensuite le tocsin pendant que l'on crierait dans les rues que l'encadre
génoise était dans le port. Puis lorsque les nobles arriveraient sur la
place, on les égorf^erait tous, on pillerait leurs palais, on deshonore-
rait leurs fcmmei et leurs Allés, on tuerait leurs tils et l'on remettrait
le gouTernement suprême aux mains du doge Kaliero. — Marin Sa-
DUlo dit le mercredi 13&S. (Leirad.)
menti , qu'il n'y eut jamais d'exemple à Venise d'un indi-
vidu ayant faussé un serment basé sur cette alliance. Il est
donc bien permis d'admirer une institution qui, indépen-
damment des autres bons effets qu'elle pouvait produire,
établissait une sorte d'union religieuse, mariant la plèbe
à la noblesse, et donnant ainsi à la république un nouveau
gage de concorde et d'unité. Ce qui arriva lors de la con-
juration de Faliero le prouvera d'ailleurs suffisamment, et
c'est à cet usage que Venise dut, dans cette circonstance,
de ne pas voir les eaux de ses lagunes feintes du sang de
ses enfants, et le gouvernement qui faisait sa gloire, ren-
versé pour toujours.
Or donc, un des chefs des conjurés était compare d'un
patricien nommé Niccolô Lioni. L'homme du peuple, qui
se nommait Bertrando Bergamaso{\), voulant soustraire
son protecteur à la mort qu'on réservait à tous les nobles,
se rendit chez lui le soir du 14 avril, demandant à l'entre-
tenir d'une affaire de la dernière importance. Après lui
avoir fait jurer le secret, Bertrando le conjura de ne pas quit-
ter sa maison le lendemain, le prévenant qu'il courrait de
graves dangers s'il eu franchissait le seuil. Lioni, stupéfait
d'une pareille confidence , lui demanda le motif de cette
précaution. Bergamaso refusa longtemps de le lui confier;
mais enfin, serré de près, et voyant que son protecteur était
déterminé à ne pas suivre son conseil s'il n'en connaissait
la cause, il céda à son affection pour Xioni , et lui révéla
tout le complot. Niccolô le remercia beaucoup, et continua
à l'interroger sur tous les points, afin d'acquérir une con-
naissance plus parfaite de l'affaire. Lorsqu'il eut satisfait à
toutes ces questions, Bergamaso voulut se retirer, mais
Lioni ne lui en laissa pas la liberté ; il ordonna à ses do-
mestiques de le garder à vue avec le plus grand soin. Alors
il se mit à chercher en lui-même un remède à l'effroyable
désastre qui allait fondre sur sa patrie. Dans l'impossibilité
de s'adresser au doge, puisqu'il était à la tète de la conspi-
ration, il ne trouva rien de mieux que de s'en ouvrira l'un
des principaux sénateurs, Giovanni Gradenigo, dont il con-
naissait depuis longtemps le patriotisme et l'habileté. (Voir
la note précédente.) Il se rendit ensuite, en compagnie de
celui-ci, au palais d'un vénérable magistrat, Marco Corner.
De là ils s'acheminèrent tous trois vers la demeure de Lioni,
afin d'y obtenir de nouveaux renseignements. On dressa
procès-verbal de toutes les réponses de Bergamaso, et lors-
que les noms des principaux conjurés leur furent connus,
ils se transportèrent au couvent de San-Salvatore , et de là
envoyèrent quérir les avogadors , les conseillers , tous les
membres du Conseil des Dix, et enfin les principales autori-
tés, à l'effet d'y délibérer en commun sur les mesures à
prendre en un danger aussi imminent (2). Au bout de (juel-
que temps, tous ceux qui avaient été mandés se trouvèrent
réunis, et l'on décida à l'unanimité que le procès serait dé-
(1) Cn ceruin Beltrame, dit Nayagiero (Storia Fcnci.), jadis mar-
chand papetier et maintenant fort riche, qui, étant ani intime du
mrsser Niccolô Lioni, lui raconta tout ce qu'il saTail du complot,
c'est-à-dire tout ce qui ne concernait pas le doge dont il ignorait la
participation. Lioni alla chei Faliero et lui révéla ce secret, maisnob-
tenanl pas de lui des mesures efficaces, il le communiqua au Conseil
des Dix. Ceux-ci convoquèrent les principales autorités, firent arrêter
les chefs du romplot et leur arrachèrent par la torture l'aveu de It
complicité du doge, lequel , arrête à son tour et applique * la ques-
tion, avoua une trahison que révélait déji, du reste, un écrit trouvé
sur lui (p. 1041). Marin Sanuto le nomme Beliramo Bergamasco el
dit simplement que c'était ud habitue de la maison de messire Niccolô
Lioni de San Siefano i,p. 631). [le irad.)
(21 Ils interrogèrent de nouveau Beliramo, puis firent appeler lea
chefs des quaraniies , les seigneurs de la Nuit, lea chefs dea .sw<ieii
^quartier ou aectioos) el les Cinq de la k'aix. (Mtr. San., p. 633. J i.U
trad.)
MUSÉE DES FAMILLES.
19
féré au Conseil des Dix, auquel on adjoignit, vu la dé-
licatesse et la célérité qu'exigeait la chose, vingt nobles
choisis parmi les plus riches sénateurs. On transmit en-
suite des ordres aux différents corps de sbires, qui furent
charges de l'arrestation de chacun des complices dans leur
domicile.
Lorsque tout fut ainsi disposé, la noble assemblée se
sépara et quitta le cloilre de San Salvatore pour se diri-
ger vers le palais ducal dont on fit garder toutes les issues,
en faisant défense, sous les peines les plus sévères, de tou-
cher aux cloches de Saint-Marc. A chaque nouvelle arres-
tation parmi les conjurés, on envoyait de toutes parts des
messagers réclamant au nom du gouvernement l'assistance
des citadins et des nobles les plus éprouvés, en les préve-
nant qu'ils eussent à se rendre armés de pied en cap au
palais atîn d'y protéger la chose publique en péril.
L'exécution de ces dispositions prit une bonne partie de
la nuit, et ne put être conduite à terme sans que les conju-
rés en conçussent quelque alarme. Beaucoup d'entre eux,
instruits de ce qui se passait, prévinrent par la fuite l'ordre
de leur arrestation, de telle sorte qu'on ne put d'abord met-
tre la main que sur seize d'entre eux. Au nombre de ces
derniers se trouvaient Isarello et l'architecte Calendario,
auquel ses mérites et ses talents ne furent alors d'aucune
utilité. La République aima mieux perdre un grand artiste
que de laisser impuni un crime de haute trahison. Tous
deux, à peine arrivés au palais, furent soumis à la torture, et
pendus, immédiatement après l'aveu de leur crime, devant
cette même fenêtre de laquelle le doge avait naguère as-
sisté aux fêtes du jeudi gras. Les autres prévenus furent
relâchés, mais huit ou neuf autres conjurés, que le gouver-
neur de Chioggia avait fait arrêter et reconduire à Venise,
partagèrent le sort de l'illustre artiste et de l'amiral.
Il restait encore à procéder au jugement du chef du
complot. Toutes les dépositions étaient contre lui ; il en
résultait, à la vérité, que la conjuration n'avait point été
imaginée par lui, mais on ne pouvait nier qu'elle u'eiit été
conduite de son consentement et avec sa coopération. Le
crime était donc patent; il ne restait plus qu'une décision
à prendre sur son auteur. Si sa dignité commandait le res-
pect, son crime excluait tout égard. Après une longue et
mûre délibération, on décida que, quoique le doge fût le
chef de l'État, il n'était dans le fait que le premier citoyen
de la République, et comme tel soumis à toute la rigueur
des lois qu'il avait encourue en se rendant coupable de
haute trahison envers sa patrie. Toutefois un semblable
jugement exigeait autant de prudence que de formalités (1).
On voulut donc le mûrir de telle sorte que la postérité n'y
trouvât rien à reprendre et ne fût pas tentée dans la suite
de le qualifier de rigueur ou de partialité. Les débats durè-
rent toute la journée du 15 avril. A la nuit, on fit ame-
ner le prisonnier que l'on avait jusqu'alors gardé à vue
dans son palais. Faliero parut devant ses juges revêtu de
la toge ducale et répondit à l'interrogatoire avec fermeté.
Mais accablé par le nombre des accusations, écrasé par
des preuves accablantes, il ne put persister plus longtemps
dans la négative. Il avoua donc son crime et fut reconduit
dans ses appartements. On remit la délibération au lende-
main.
Le matin du 16, on procéda au jugement. Tous votèrent
(i) Le Conseil des Dii s'adjoignit, comme on l'a dit, pour celle
affaire vingt des principaux personnages de la ville qui devaient assis-
ter au Conseil, mais sans voix delibérative. Le tribunal qiii prononça
l'arrût du doge se composait donc de tous les membres du Conseil
des Dix, des avogadori del comune, des avogadori du Conseil ei dei
vingt Doublet cboiiii parles Dix.(Mar. San., p. 634.) (L« irad.)
pour la mort. La noblesse avait récompensé les services
de Faliero en le comblant d'honneurs et en le créant en
dernier lieu chef de TÉtat; Faliero, cwipable de haute tra-
hison, cessait d'être pour eux l'homme de la patrie et n'était
plus qu'un criminel digne de mort.
Le 17, de grand matin, on ferma toutes les portes du
palais. Le Conseil des Dix entra dans l'appartement du
doge et fit dépouiller Faliero de tous les insignes du pou-
voir. Puis, après celte dégradation, on le conduisit sur tm
balcon du palais public où le bourreau lui trancha la tête
qui alla rougir de son sang cet escalier, lequel avait vu tant
de fois les chefs de la République passer triomphants (1 ) .
Aussitôt après l'exécution, l'un des membres du Conseil
des Dix se présenta à l'une des fenêtres du palais qui don-
nent sur la place Saint-Marc, et là, montrant au peuple
l'épée ensanglantée qui venait de trancher une vie, il pro-
nonça à haute voix ces paroles :
« E statafattagiustizia al iraditor délia patria{'i)'.*
Puis les portes du palais s'ouvrirent et il fut donné au
peuple de contempler le cadavre du doge gisant encore à
la place du supplice. Le soir, ces restes mortels furent pla-
cés dans une gondole qui les porta furtivement à leur der-
nière demeure (3) , sur laquelle on inscrivit ce distique
formant épitaphe :
« Dux Venetumjacet hic, palriam qui perdere lenlans,
« Sceptra,decus, censum, perdiditatque caput(4). ■•
Dans la salle de la bibliothèque publique, où sont appen-
dus les portraits de tous les doges, on trouve à la place de
celui de Faliero un tableau voilé d'une gaze noire sur la-
quelle on lit :
Hic est locus Marini Falierii decapitati pro
criminibus (b).
C'est ainsi que la prudence des gouvernants fit avorter
cette conjuration avant même que la ville en eût connais-
sance. Toutefois les Vénitiens, attribuant cette heureuse
issue à l'intervention de la divine Providence, ordonnèrent,
i afin de perpétuer la mémoire d'un tel bienfait, que tous les
ans, le jour de Saint-Isidore, on ajouterait aux cérémonies
j religieuses de ce jour une procession solennelle de toutes
I les confréries, à laquelle interviendraient les comendadori
du doge, portant chacun un cierge renversé pour symbo-
I User en quelque sorte les funérailles du doge Marino Fa-
; liero.
I C'était à la fois une leçon pour le doge régnant et un
haut enseignement pour tous les citoyens. A l'un elle di-
sait : « Tu n'es point le maître de Venise, puisque Venise
peut disposer de ta vie ! » et aux autres : « Résistez au désir
de la vengeance qui conduisit à sa perte le chef même de
la République sérénissime. »
URBINO DA MANTOVA.
{Traduit de l'italien.)
I I
(0 Au haut de l'escalier de marbre sur lequel les doges prêtent ser-
ment lorsqu'ils entrent pour la première fois dans le palais, (ibid.)
[Le trad.)
(2) Justice a été faite au traître à la pairie! — Cependant Sanuio
rapporte différemment cette phrase, qui serait ainsi conçue, suivant
ui : £ staia fatta la gran giusiizia del iradiiore. La grande justice du
irallrea été faite. {Le trad.)
(3) A San Giovanni e Paolo. (Le trad.)
(4) Ci-gtt le chef des Vénitiens, qui,en cherchant à perdre sa pairie,
a perdu son sceptre, son honneur, sa fortune et sa tOte. {Le irad.)
(5) Ceci est la place de Marino Faliero décapité pour ses crimes.
Le trad.)
CFIAPITPxE PREMIER.
LA TERRE CLASSIQUE DE LA LIBERTÉ.
— Non, mon cher oncle, disait Emile de Pcreuse au
Tieux baron d'Héricourt en prenant l'altitude d'un martyr
exposé aux bétes féroces, je ne ferai pas lâchement le sa-
crifice de mon indépendance, de ma volonté d'homme, à
l'emploi subalterne de secrétaire d'ambassade.
— Mais tu la sacrifierais bien mieux, ton indépendance,
si je consentais à ton mariage ; si je laissais épouser un
enfant de seize ans par un étourdi de vingt-deux qui s'en
repentirait à vingt-trois.
— Distinguons, mon oncle: ma cousine Marie est la
femme de mon choix, je l'aime ; personne ne me l'impose,
au contraire. Précisément parce qu'elle est fort jeune, son
caractère sera plus souple, plus docile; elle adoptera mes
goûts, mes pensées, se laissera guider par mon expérience,
et j'aurai ainsi en partage tout le bonheur de l'amour sans
aliéner mon indépendance.
— Je n'oppose que peu de mots à ce beau discours:
Marie est ma pupille. Je ne sais ce qu'exige le soin de con-
server ta noble indépendance , mais je sais parfaitement
ce qu'exige mon devoir. Je ne hasarderai pas le bonheur
de Marie. Deux ans d'épreuve! tu les abrégeras si lu ac-
ceptes la place que mon affection t'a ménagée.
— Mon oncle, le temps des épreuves chevaleresques est
p.'^ssé. Que ne me condamnez-vous à passer doux ans .sans
parler; ceci était fort à la mode du temps de YAstrée, e
m'atlacher à la diplomatie rentre assez dans celte mélbodc.
— Emile! tu comptes un peu trop sur ma tendresse, et
tu oublies que, sous certains rapports, les oncles aussi sont
indépendants.
— Si ma résolution n'eût pas été irrévocable, celte
phrase me déciderait.
Et Emile, se redressant fièrement, passa deux doigts dans
sa chevelure bouclée, avança l'autre bras avec une dignité
romaine.
— Je refuse, mon oncle, dit-il, je refuse pour mériter
votre estime.
M. d'Héricourt sortit en fermant un peu vivement la
porte du salon, et le lendemain Emile était parti pour V\n-^
gleterre.
— Voilà, murmurait-il en s'endormant dans la malle-
poste, le malheur d'être l'unique héritier d'un oncle riche
et passablement entêté. Je l'aime, au fond..., mais lui cé-
der!... Fi donc! cela ressemblerait à une spéculation; et
avec une âme noble, un caractère indépendant, on re-
pousse les méprisables calculs.
En mettant le pied sur le paquebot , Emile commençt
une très-belle apostrophe à la terre de la liberté, qu'il aper-
cevait en perspective. Malheureusement il était à peine
à l'exorde de ce morceau d'éloquence, lorsqu'un asseï vio-
lent roulis produisit son etîet accoutumé et l'arrêta court.
Vainement l'énergie de la volonté lutta contre une ignoble
MUSEE DES FAMILLES.
21
souffrance, le philosophe fut obligé d'appeler au secours ,
et, après s'être jeté vingt fois en travers sur les lits de la
cabine, avoir maudit la mer, le vent, le paquebot et un
tant soit peu l'Angleterre, il lui fallut, lorsqu'enfin ou tou-
cha au rivage , se faire remorquer à terre par deux mate-
lots.
Emile s'était bien gardé de se munir de lettres de re-
commandation. D'abord, il était parti brusquement; puis,
n'était-ce pas se créer des devoirs à remplir, se préparer
des chaînes, gêner le libre essor de sa volonté, auquel il
serait si heureux de se livrer!
Cependant, jeté seul au milieu de Londres, et parlant
anglais de manière à n'être entendu par aucun des habi-
tants de la Grande-Bretagne, Emile, après avoir parcouru
Ilyde-Park dans tous les sens, déchiffré les inscriptions de
Westminster, visité la Tour de Londres, regardé couler la
Tamise et bâillé immodérément à l'Opéra, s'aperçut un
beau jour, eu regardant à travers l'élégant filet qui conte-
nait ses finances, que sa bourse marchait en sens inverse
de son ennui.
Il sortit, profondément absorbé par des paraphrases sur
ce texte, et, marchant la tête baissée, il se heurta contre
un ancien ami de son oncle : celui-ci, établi pour quelques
mois à Londres chez des parents, ne le savait point en ré-
volte, et l'accueillit avec le plus affectueux intérêt, 11 lui
proposa son patronage s'il désirait être présenté dans le
monde et profiter de son court séjour pour connaître la
société anglaise.
Emile, ne croyant pas sa liberté compromise dans celte
occasion, accepta avec effusion des offres si bienveillantes.
D'ailleurs, après quinze jours d'isolement complet, le
pauvre Emile ressemblait à ce sauvage de Delille au Jardin
des Plantes, et la vue d'un Français opéra sur lui l'effet du
palmier sur le pauvre habitant des forêts.
Après un cordial serrement de mains et un joyeux Au
revoir, Emile revint chez lui dans une situation d'esprit
beaucoup plus satisfaisante :
— Au fait, se disait-il à lui-même, je n'ai vu Londres
que sous les rapports matériels : je n'ai eu commerce jus-
qu'ici qu'avec les choses ; c'est maintenant que je vais sa-
vourer avec délices tous les raffinements de la civilisation
et du luxe, dégagés des entraves dégradantes que, sous
d'autres gouvernements, l'usage, les préjugés et les lois
placent sans cesse sur votre route. Ici, une sage liberté en-
tourant l'homme moral de sa puissante sauvegarde, il peut
exercer sans restriction sa volonté, ses facultés intellec-
tuelles et agrandir ainsi le cercle de ses actions et de ses
pensées.
Rentré dans son appartement, Emile se sentit le besoin
d'exhaler son contentement, et n'ayant personne à qui par-
ler, il tira son violon de la boîte poudreuse où il gisait de-
puis son arrivée. Bientôt les plus gracieuses variations se
déroulèrent sous ses doigts agiles...
A peine les sons se furent-ils répétés d'échos en échos
dans les corridors et les escaliers, que le maître de l'hôtel,
rouge et haletant, se précipita dans la chambre, et, saisis-
sant le bras d'Emile comme s'il eût aouIu arrêter un coup
d'épée prêt à transpercer un homme :
— Monsieur, s'écria-t-il, ne savez-vous oonc pas que
c'est aujourd'hui dimanche?
Puis, entraînant Emile vers la fenêtre, il lui montre
quelques personnes qui désignaient du doigt la maison
avec un air irrité.
Le violon interrompu.
— Qu'est-ce que cela signifie, monsieur Smith?
• Cela signifie... Ignorez-vous qu'on ne doit pas faire
de musique le dimanche? vos airs d'opéra vont faire mon-
ter le constable et mettre tous les voisins en émoi.
Il arriva de celte explication ce qui arrive toujours en
semblable occasion , la résistance enflamma le désir, et
Emile, qui n'avait pas songé à la musique depuis quinze
22
LECTURES DU SOIR.
jours, sentit tout à coup qu'il était impossible de vivre le
dimanche saiisjouerdu violon. Aussi se montra-t-il d'abord
intraitable, et il aurait exécuté dix concertos sans repren-
dre haleine, si son hôte n'avait eu l'heureuse idée d'em-
ployer la prière et les formules les plus attendrissantes
pour sauver l'honneur de sa maison. Emile se laissa fléchir ;
trouva la journée d'une longueur interminable, et eut la
faiblesse de penser tout bas qu'une religion accusée d'in-
tolérance avait bien doucement bercé son enfance, et ne
s'était jamais montrée à lui sous des formes aussi rigou-
reuses.
Le lendemain le nuage s'était dissipé, et Éraile s'ache-
minait joyeusement vers la demeure de M, de Brémont,
lorsque, arrêté par un rassemblement dans la rue, la cu-
riosité le fit avancer dans le groupe , qui s'épaississait de
minute en minute. Il se trouva enfin pris dans un cercle
compact, et un singulier spectacle s'offrit à ses yeux.
Deux hommes, nus jusqu'à la ceinture, la tête entourée
par des mouchoirs, les poings serrés et l'œil ardent, s'avan-
çaient l'un sur l'autre avec fureur. Vainement Emile vou-
lut s'échapper, le cercle s'était resserré derrière lui, il fal-
lut se résigner à contempler cette horrible lutte. Bientôt
l'un des assaillants asséna un coup si violent à son adver-
saire entre les deux yeux, que celui-ci tomba à la ren-
verse, eu apparence privé de vie.
A l'aspect de cette figure bleue, meurtrie, ensanglantée,
Emile, entraîné par un irrésistible mouvement d'horreur
et de pitié, s'élança pour secourir le malheureux; mais
aussitôt un cri général d'indignation s'éleva dans la fouie
des spectateurs. Les plus rapprochés se jetèrent sur lui,
et son beau mouvement d'humanité allait le faire assom-
mer sur la place, si un constable étant survenu ne l'avait
arraché des mains d'une multitude enragée, que sa qua-
lité d'étranger adoucissait très-peu en sa faveur.
Après de longs débats, le pauvre Emile parvint à com-
prendre qu'il était expressément défendu d'intervenir dans
les luttes de ce genre , et qu'à moins d'être complètement
ignare dans le grand art de boxer, on savait que c'était l'af-
faire du combattant de se remettre sur ses pieds ou de
passer de cette vie à l'autre, sans gêne et sans obstacle.
On l'entrainait chez le magistrat pour expliquer sa dé-
fense, lorsque son estomac réveilla si vivement en lui un
souvenir de déjeuner, qu'il tira de sa poche la carte de
M. de Brémont, en réclamant avec instance la liberté de se
rendre oiî il était attendu. Lorsqu'on vit siu- celle carte
l'indication: a Chez sa seigneurie lord Kenmore, Saint-
James-Square », la physionomie du constable s'adoucit, et,
dégageant Emile de la foule, il le conduisit hors de toute
atteinte, et le salua civilement.
A l'heure convenable, M. de Brémont introduisit Emile
dans le petit salon de lady Kenmore, où déjà quelques per-
sonnes étaient rassemblées; mais, au grand étonnement
d'Emile, aucune d'elles ne parut s'apercevoir de son exis-
tence. L'aimable niaitresse du logis l'accueillit avec une
distinction (|ui trahissait un peu sou origine française;
mais bientôt une nouvelle visite détournanl de lui latten-
tion de lady Kenmore, Emile, par conlenancc, essaya d'a-
dresser (iuel(]ues mots à sa plus proche voisine. Un regard
étonné fut la seule réponse (]u'il obtint, et sa position se-
rait devenue intolérable, si lady Kenmore, avertie par un
sourire de M. de Brémont, ne l'eût tout à coup tiré de cet
embarras en le nommant à chacune des personnes qui
composaient le cercle de cette matinée. Alors son bras
ayant été convenablement secoué par les honmies, ses pro-
fonds saluts aux feiiiiues payés par de légères inclina-
tions de lèlo plus ou monis gracieuses, il lui fui permis
d'écouter des histoires dont les héros lui étaient inconnus,
et de glisser des réflexions et des questions qui possédaient
dix chances contre une de n'avoir pas le sens comnntn.
Cependant, comme Emile avait le bonheur d'être habillé
à Paris par un excellent tailleur, et qu'il nouait remarqua-
blement bien sa cravate, les hommes lui trouvèrent de la
solidité dans le jugement, et les femmes rendirent justice
à la bonne grâce aisée de ses manières. Aussi lady Ken-
more l'invita à dîner pour le lendemain, et la duchesse de
Kingston l'avertit, avec un sourire gracieux, qu'elle don-
nait un bal le jour d'après.
Emile dîna chez lady Kenmore, emprisonné entre les
deux personnages les plus formalistes de l'Angleterre, à
qui son ignorance profonde des usages reçus inspirait une
pitié très-voisine du mépris, et comme le terme moyen de
la durée d'un diner anglais est de trois ou quatre heures,
on peut juger de l'agrément de cette journée pour l'infor-
tuné, obligé de soumettre son indépendance à une si rude
contrainte.
— Au moins demain, se dit-il en revenant chez lui un
peu étourdi par la durée d'une circulation de vins de
France qui avaient excité parmi les convives une intaris-
sable éloquence sans altérer leur gravité, la liberté du bal
me permettra de m'amuser à mon gré.
Funeste déception.
Lorsqu'à grand renfort de coups de coude et d'épaule
Emile, habitué en France à ce manège, fut parvenu au
milieu de la salie de bal, il promena ses regards ra\is sur
un essaim de' jeunes beautés, dont les cous de cygne et les
épaules satinées n'étaient dérobés à l'admiration par aucun
voile envieux. Pendant quelque temps, incertain parmi
tant de merveilles, il n'osait arrêter son choix, lorsque,
voyant M. de Brémont s'avancer vers lui, et craignant
quelque atteinte à sa liberté, il s'avança vers une aimable
figure souriante, dont le doux regard semblait appeler les
danseurs; mais à peine eut-il adressé son invitation, que
le gracieux visage prit l'expression la plus froide, et un
refus sec et laconique fut tout ce qu'il obtint.
— Qu'avez-vous fail? lui dit à demi-voix M. de Brémont,
qui le tirait vainement par le bras depuis quelques instants,
vous n'avez pas été présenté à celte jeune personne, elle
ne peut danser avec vous; mais, tenez, voici la duchesse
qui vous envoie désigner une danseuse.
En efl"el, une des personnes chargées de faire les hon-
neurs du bal s'avança vers Emile, le prit par la main en
lui disant à l'oreille:
— C'est une parente de la duchesse de Kingston, il sera
poli de lui demander d'être votre danseuse pour la soirée
entière.
Emile leva les yeux, et vit devant lui une figure longue,
sèche et pâle, dont les formes anguleuses et la tournure
provinciale le glacèrent d'effroi ; mais, sans (ju'on s'intpiié-
tàtdeson consentement, il fut présenté, nommé, engagé,
accepté, et n'eut qu'à s'incliner en silence. Pour comble
d'infortune, sa partenaire, en dépit de sa physionomie lu-
gubre, était une danseuse infatigable et une bavarde inta-
rissable. Le malheureux Emile ne put même jouir de sa
liberté pendant les intervalles de repos, car alors il était
obligé de pourvoir à des exigences multipliées et de renou-
veler sans cesse de pénibles promenades , qui se termi-
naient toutes au buffet.
Ses souffrances ne furent cependant pas sans fruit; une
taule de sa danseuse, chargée de la chaperonner pendant
cette soirée, el charmée de pouvoir, grâce à l'aclivilé d'E-
mile, se livrer à son goût pour le jeu, l'invita, ainsi que
M. de Brémont, à venir pa.^scr huit jours dans son cbà-
MUSÉE DES FAMILLES.
23
teaii, où elle retournait, la saison de Londres s'avançant.
Emile, enchanté de cette occasion de contempler Taris-
tocratie anglaise sous son plus bel aspect, se hâta d'accep-
ter, et trouva d'assez beaux yeux à sa danseuse.
Mais là, comme à Londres, le chapitre des désappointe-
ments l'attendait.
Promenades symétriques le matin, toilette de bal tous les
jours , diiiers interminables, et musique atroce pour clore
la soirée. Pas une heure de liberté! pas uu instant de ce
doux laisser-aller de la vie de campagne, qui donne même
à des indifférents rassemblés Tappareuce d'une réunion
d'amis. Enlin, le huitième jour arriva, et, malgré l'explo-
sion d'un effroyable orage, malgré la pluie, le vent et la
foudre, M. de Brémont déclara que, la mort dùt-elle s'en-
suivre, il était impossible de rester neuf jours chez des
Anglais quand on était invité pour huit.
Les chevaux, épouvantés par le tonnerre, versèrent les
deux voyageurs au beau milieu de la route. Emile en fut
quitte pour une énorme bosse au front, un œil complète-
ment poché, deux sé\ères écorchures au genou et un poi-
gnet foulé. M. de Brémont n'avait à déplorer que la perte
de sa perruque. Donnant le bras à son compagnon, il par-
vint à le traîner jusqu'à un village voisin, où, dans la plus
misérable auberge qui jamais eût servi de refuge à des
'conducteurs de bœufs fatigués, ils passèrent le reste du
jour à faire des compresses et à philosopher sur les cou-
tumes anglaises, tandis qu'on raccommodait leur chaise.
Emile garda sa chambre huit jours, et le premier usage
qu'il fit de ses jambes et de ses yeux, fut d'aller assurer
son départ pour Paris.
CHAPITRE DEUXIÈME.
LES TïRANS d'dN HOMME LIBRE.
Emile sentit un tel transport de joie en touchant le sol
de la France, en pensant qu'il pourraitjouer du violon tant
qu'il lui plairait, secourir les blessés quand il en aurait fan-
taisie, s'asseoir à table à côté d'uu ami, prier au bal la plus
jolie danseuse, rester un jour de plus à la campagne lors-
que l'orage le menacerait, qu'il oublia pendant quelques
moments toutes les horreurs de sa position dépendante ;
mais bientôt une terrible fantasmagorie fit voltiger devant
lui la figure irritée de son oncle, la mine boudeuse de sa
jolie cousine, et donna un corps aux mille contrariétés de
toute espèce qu'il avait ou crovait avoir ressenties, et il
arriva, rassemblant toute son énergie pour résister au choc
du premier accueil. Mais quelle est sa surprise ! M. d'Hé-
ricourt lui tend les bras, et parle du voyage sans la plus
légère nuance de mécontentement.
— Pendant ton absence, mon cher Emile, lui dit-il enfin,
j'ai fait de sérieuses réflexions. Nous autres vieillards, nous
avons presque toujours le travers de laisser la marche de
nos idées se ralentir comme celle de nos jambes; nous ne
savons plus suivre nos contemporains, non pas d'âge,
mais de siècle , et nous ne comprenons pas que le temps
amenant d'autres mœurs, d'autres sensations, le bonheur
De s'atteint plus par les mêmes moyens. Je conviens donc
que tu avais raison de vouloir sui\Te ta propre impulsion
plutôt que ma vieille expérience, qui ne te servirait guère
mieux qu'une perruque à la Louis XIV. Loin de vouloir
porter atteinte à ton indépendance, je vais l'assurer à ja-
mais. Voici le contrat d'une bonne et jolie terre , dont le
revenu dépasse de beaucoup les besoins d'un philosophe.
Maintenant tu es complètement maître de ta destinée, et
de Af»uv«Ik« relations vont s'établir entre nous.
Ton appartement était trop près du mien, il en devait
résulter de la gêne pour toi et pour moi. Je t'ai fait arran-
ger celte aile entièrement séparée; désormais fuiras, vien-
dras, partiras, resteras, sans que j'en prenne le plus léger
souci; car moi aussi je veux vivre indépendant. J'ai assuré
ton bonheur; me voilà donc quitte de cette sollicitude qui
me faisait veiller sur toi avec un si vif intérêt. Je songerai
à moi sans distraction.
Emile, stupéfait, balbutie des remerciements fort inco-
hérents; mais, aussitôt qu'il est seul, il forme avec ravis-
sement cent projets pour essayer sa liberté. Le premier,
c'est de voler vers sa cousine et de mettre sa nouvelle for-
tune à ses pieds.
Mais combien il est difficile d'exécuter ce qui ne pré-
sente nul obstacle! et n'a-t-on pas quelquefois envie de
penser que Tantale était le plus heureux des hommes? Une
réflexion subite arrête l'élan d'amour et d'enthousiasme.
Quoi ! enchaîner si vite cette liberté dont il n'a pu jouir
encore? Au fond, son oncle avait raison : il est bien jeune,
et sa cousine est presque un enfant. Il faut avant tout en-
treprendre ce voyage en Italie qui depuis tant d'années
était l'objet de ses plus ardents désirs, et ne donner à
l'amour que le temps nécessaire pour faire sa paix, avec
Marie et obtenir d'avance le pardon d'une nouvelle absence.
Il hâte donc une élégante toilette qui lui semble devoir
ajouter à l'effet de ses discours pour courir près de sa cou-
sine ; mais à l'instant où, les cheveux bien bouclés et le
cœur ému, il allait se précipiter dans l'appartement qu'oc-
cupent Marie et son institutrice, il se trouve en face de son
ami Charles d'Alby et Albert de Bertouville.
Emile s'empresse de raconter à ces deux auditeurs émer-
veillés sa nouvelle position ; mais, impatient de revoir sa
cousine , il veut abréger l'entretien, et leur explique le
motif de sa précipitation.
— Mais tu ne peux nous quitter maintenant, dit Albert
avec gravité , je venais te chercher pour t'emmener à la
course au clocher. Cernay tient un pari considérable, c'est
notre ami à tous, et dans une journée qui compromet sa
bourse et sa vie , tu ne peux te dispenser de lui donner
une marque d'intérêt.
— Mais j'irai vous rejoindre ; je veux avant tout voir ma
cousine.
— Je ne t'accorde pas une minute. Que penserait Cer-
nay? Si ton oncle avait conservé, comme les anciens par-
lements, le droit de remontrance, passe encore ; mais te
voilà libre, indépendant, tu peux faire tout ce qui te plaît,
et certainement il te plaît de venir avec nous.
— Mais...
— Mais; veux-tu exercer ta liberté, oui ou non? alors
suis-nous.
Sans doute Marie était douce, bonne, sensible et sincè-
rement attachée à son cousin ; mais il y a jusque dans nos
meilleurs sentiments une petite part pour l'amour-propre,
et peut-être serait-il fâcheux qu'elle lui fût enlevée; car l'en-
vie de valoir plus ne naît-elle pas de la pensée qu'on vaut
quelque chose? Ainsi Marie, dont le cœur avait tressailli de
joie au bruit de l'arrivée de son cousin, fut piquée lorsque
la première heure s'écoula sans que le coupable parût ; à la
seconde, la faute, qu'on était disposée à pardonner, parut
très-grave; et à la troisième, Emile était inexcusable.
— Eh bien, ma chère Marie, dit M. d'Héricourt en ren-
trant, il faut, je crois, nous décider à dîner sans Emile. Je
l'ai aperçu au milieu d'un groupe qui se disposait à fêter
les vainqueurs de la course dans quelque banquet plus
somptueux et plus gai que le simple dioer de famille.
24
LECTURES DU SOIR.
Marie pencha sa tête sur son métier et parut très-occupée
à finir une fleur qui n'avançait guère.
— Au surplus, ajouta M. d'Héricourt, je m'applaudis de
plus en plus de mes nouvelles conventions avec lui. Peut-
être ne le verrons-nous pas bien souvent ; mais un jeune
homme inoccupé a tant d'affaires!... Allons, ma nièce, imi-
tons-le aujourd'hui ; ne songeons qu'au plaisir. Tu sais que
tu dois ta soirée à M""' de Servan ; je n'ai pu te refuser aux
instances de sa fille, quoique cette fête soit bien brillante et
bien bruyante pour une si jeune fille et un si vieil homme!
mais tandis que ta danseras sous la garde de la bonne
M™* Dumont, je prendrai patience en faisant un whist dans
un coin. J'avais déposé sur la cheminée de ton cousin l'in-
vitation de M""» de Servan : peut-être nous rejoindra-t-il au
bal.
Marie, le cœur gros, les yeux remplis de larmes, suivit
Bçn oncle dans la salle à manger; mais le dîner ne fut
égayé que par les plaisanteries de M. d'Héricourt sur les
suites inévitables d'une course au clocher.
A la fin Marie, appelant la fierté à son aide, releva son
beau front, et ses yeux brillants annoncèrent le dessein
formel de paraître le soir assez jolie, assez séduisante pour
ramener ou punir un ingrat.
Pendant ce temps, Emile, entouré par une douzaine
d'amis dont chacun était plus despote et plus entêté que dix
oncles, s'était vu entraîné de la course au café de Paris,
et du café de Paris au balcon de l'Opéra, pour assister au
début d'une danseuse qui lui était parfaitement inconnue.
— Mais je dois retourner diner chez mon oncle, avait-il
répété sur tous les tons.
— Tu ne dois rien ; ne te souvient-il plus que tu es libre ?
— Mais je veux...
— Tu neveux pas davantage; cette fantaisie est un reste
de mauvaise habitude d'écolier. Use de ton indépendance.
Et un bras passé sous le sien compléta l'argument en
l'entrainant malgré lui.
N'était-il pas libre ?
Le diner fini, Emile, malgré les déviations que le vin de
Champagne et le punch faisaient subir à la ligne de ses
idées, méditait une fuite adroite; mais ses amis Tentrainè-
rent à l'Opéra pour assurer le succès d'une danseuse qui
possédait des titres incontestables à leur intérêt.
Bref, Emile arriva chez M"»* de Servan juste à temps
pour recevoir des mains du laquais de son oncle le manteau
de sa cousine et le lui présenter à sa sortie du bal.
Les deux fiancés se quittèrent furieux l'un contre l'autre,
et l'orgueil irrité d'Emile lui rendit le service d'aider son
esprit à inventer une foule d'excellentes raisons toutes
amenant forcément cette conclusion : que ses amis étaient
les plus discrets du monde, et que sa cousine voulait exer-
cer sur lui une insupportable tyrannie.
Emile rentra à cinq heures du matin, ayant fait des ef-
forts inouïs pour s'amuser sans pouvoir y parvenir. Son
sommeil fut agité par une foule de rêves incohérents; mais
à travers ces images confuses reparaissaient toujours le
sourire malicieux de M. d'Héricourt et les yeux courroucés
de Marie.
Au réveil, Rome, Venise et Naples s'offrirent dans toute
leur splendeur à l'imagination d'Emile, et pensant que ce
nouveau voyage serait une très-noble vengeance, il ne son-
gea plus qu'au départ ; mais Charles d'Alby en avait décidé
autrement.
., Sa vie s'employait tout entière à la solution d'un pro-
blème difficile : satisfaire de nombreux goûts de dépense
avec un revenu plus que modique ; et le généreux abandon
fait à Emile par M. d'Héricourt lui apparut tout à coup
comme une formule algébrique propre à faciliter ses cal-
culs.
Sa famille se composait d'une mère dont le caractère était
faible et l'esprit nul ; plus, une sœur coquette et jolie qui,
même pendant la durée d'un plaisir, songeait avec un re-
gret dévorant au plaisir qui lui échappait. Charles se dit
que mieux valait un beau-frère avec quatre cent mille francs»
que l'espoir lointain de la maison plus brillante d'un ami.
Son plan fut bientôt arrêté, et sa sœur se promit de le
seconder de tout sou pouvoir. H employa toute son adresse
à entretenir une sorte d'aigreur entre Emile et sa cousine,
et .M"^ d'Alby, stimulée par l'espoir d'un mariage avanta-
geux, déploya tout son génie dans la manière adroite dont
elle manœuvra pour se trouver sans cesse sur les pas
d'Emile.
Un soir enfin, Gertrude d'Alby murmura si tendrement dd
nocturne à deux voix qu'elle chantait avec Emile, elle accom-
pagna un morceau de violon avec une intention si évidente
de le laisser briller à ses dépens ; la mère fut si sottement
empressée et affectueuse, que tout à coup Emile, averti du
danger par sa propre faiblesse, comprit que la fuite était sa
meilleure ressource, et il annonça sans affectation son dé-
part pour le surlendemain.
Gertrude pâlit et sembla se soulever avec effort pour re-
gagner, dans un coin du salon, un groupe de jeunes per-
sonnes où bientôt l'effroi se manifesta : M"' d'Alby venait
de s'évanouir. Emile, troublé par les pensées qui venaient
l'assaillir, s'esquiva dès qu'il le put décemment, et la nuit
il rêva que, métamorphosé en cheval sauvage, il franchis-
sait avec rapidité de vastes steppes sans limites.
H jouissait avec orgueil de sa liberté ; le vent se jouait
dans sa crinière ; il aspirait avec délices le parfum des hau-
tes herbes que froissaient ses pieds agiles ; tout à coup un
ennemi invisible lance sur lui le fatal lacet; vainement il se
débat contre les nœuds multipliés dont il se sent enveloppé;
un dernier et terrible effort va terminer sa vie ou rompre
ses liens!... il se réveille tout haletant..., et voit avec stu-
péfaction, devant son lit, Charles d'Alby qui se précipite
dans ses bras.
— Qu'est-il arrivé ? s'écrie Emile effrayé.
— H est arrivé ! répond Charles avec un accent guttural;
ce que j'aurais dû prévoir depuis longtemps?... J'ai eu à
soutenir d'horribles combats entre une délicatesse peut-être
exagérée et mes affections les plus chères; maintenant le
silence me paraîtrait coupable, lorsque d'ailleurs il n'est
plus commandé par les mêmes motifs.
Ici Charles s'arrêta par un artifice oratoire, s'assit d'un
air sombre près d'Emile, qui l'écoutait avec anxiété, la tête
appuyée sur sa main ; puis ces mots semblèrent s'échapper
péniblement du fond de sa poitrine :
— Ma sœur t'aime... Je me confie à l'honneur d'un ami...
Le pauvre Emile ouvrit trois fois la bouche : aucun son
ne sortit.
— Ne me réponds pas, s'écria habilement son interlocu-
teur, je ne veux pas profiter de l'émotion..., de l'entraine-
mentdu moment; mais suspends ton départ; voyons-nous
souvent ; étudie le caractère de ma sœur, et si tu crois
pouvoir lui confier ton bonheur..., (Ici sa voix s'attendrit.)
songe à tout celui que j'éprouverai de pouvoir joindre le
dévouement d'un frère à l'affection d'un ami.
En finissant ces mots, il serra convulsivement la main
qu'il tenait dans les siennes, et sortit.
Emile, écrasé sous le poids de celte confidence, et con-
vaincu, comme l'ont assuré tous les habiles physiologistes,
que la position horizontale est celle qui convient le mieux
dans les grandes crises de l'ànie, rejeta sa couverture sur
MUSEE DES FAMILLES.
25
sa tèle. Bientôt son imagination lui rendit le service de faire
défiler successivement dans cette manière de chambre noire,
son oncle, un contrat à la main ; sa cousine levant vers lui
ses beaux yeux adoucis ; le Vésuve, dont la fumée argentée
montait en colonne vaporeuse et diaphane vers un ciel
d'azur qui se répétait dans le miroir d'une mer unie et
calme ; le Colysée retrouvant à la clarté douce et incertaine
de la lune ses antiques splendeurs ; la place Saint-Marc et
les gondoles silencieuses. Puis, toutes ces images pâlis-
saient, s'effaçaient peu à peu, et des contours plus vifs,
plus arrêtés, retraçaient les traits de Gertrude animés par
l'espérance et la joie ; un doux regard cherchait sou regard;
une voix émue répondait à la sienne; lorsque tout à coup
ces beaux yeux se ferment, les lèvTCS qui laissaient échap-
per des sons si harmonieux se décolorent, les longues tres-
ses entrelacées de fleurs se délachent et tombent en désor-
dre sur des épaules qui s'affaissent...
— C'est à devenir fou ? s'écrie Emile en se précipitant
au milieu de la chambre.
CHAPITRE TROISIÈME.
LE PLAISIR ET LE BOî<HElR.
Emile employa une partie de la journée à délibérer sur
ce qu'il voulait faire , et, comme tous ceux qui ont la pré-
tention de se diriger par leur propre impulsion , il finit par
prendre le parti vers lequel il se sentait le moins entraîné.
L'humanité, la politesse même ne lui prescrivaient-elles
pas d'aller chez M™« d'Aiby? il céda à ces considérations
secondaires.
Gertrude parut troublée à son aspect ; et sa rougeur ,
son apparente confusion lui donnèrent des grâces nou-
velles auxquelles l'amour-propre flatté prêta tant de forces,
que le pauvre Emile, à la fin de la soirée, parlait du voyage
d'Italie comme d'un projet vague et lointain.
Charles, satisfait de ce premier succès, ne fit aucune
allusion à la scène du matin , et se contenta de ne pas
quitter son ami d'une minute. Mais lorsque, livré à lui-
Gertrude.
même dans la solitude de son appartement , Emile vit les
fenêtres de Marie ; lorsque, mettant sa dignité à couvert
derrière son rideau , il suivit de l'œil l'ombre légère qui
se dessinait sur celui de sa cousine, alors le remords le
saisit. Un sentiment sincère l'éclaira sur sa propre fai-
blesse, et lui fit entrevoir le piège tendu à sa vanité ; mais
au lieu de comprendre qu'il userait bien plus victorieu-
sement de sa volonté en avouant ses torts qu'en les pro-
longeant , il recula avec effroi devant cette prétendue dé-
gradation. Enfin, après de longues méditations, il crut
trouver un admirable moyen terme.
M. d'Héricourt, enveloppé dans une robe de chambre de
OCTOBRE 18ib.
molleton, lisait son journal , les pieds sur les cbenel;j , et
à demi englouti dans son grand fauteuil à roulettes, lors-
que Emile, entrant avec impétuosité, lui demanda son en-
tremise auprès de sa cousine. L'oncle écoute avec beaucoup
de froideur le récit animé de griefs qui lui sont fort con-
nus, et posant ses lunettes sur la cheminée :
— Mon cher enfant , dit-il doucement, lorsque j'ai abdi-
qué toute espèce d'influence sur toi , c'était, tu t'en sou-
viens et je t'en ai averti , pour jouir aussi de mon indépen-
dance, vivre à ma guise , et ne plus m'embarrasser l'esprit
de tous les petits incidents qui fourmillent dans la vie d'un
jeune homme. Il y a de ce marché à peine huit jours, et déjà,
— -4 — TUFIZI^.ME VOLUME.
26
LECTURES DU SOIR.
manquant à l'une des clauses , tu veux que j'intervienne
dans tes querelles d'amour ! Je ue suis plus ton guide , tu
n'as pas besoiu de conseiller ; et quant au rôle de confident,
je ne puis l'accepter. Je ne me sentais de talent que pour
l'emploi de père. Arrange tes affaires toi-même ; et, dût
le résultat être peu favorable, tu auras toujours l'immense
avantage d'exercer ta volonté , cette noble faculté de
l'homme libre... Maintenant, permets-moi d'achever mon
journal.
Emile, un peu confus, n'osa pas insister, et rentrant
chez lui dans un transport de colère qui n'attendait pour
éclater que l'absence de témoins , il arpenta sa chambre
à grands pas. Cette marche précipitée lui fit heurter sa malle
ouverte dans un coin, et attendant le terme de ses irrésolu-
tions. Ce fut pour lui ce qu'est la lumière soudaine d'un
phare pour le pilote incertain et perdu dans l'obscurité,
près d'une côte semée d'écueils. Il sonne vivement, se met
avec ardeur à rassembler tout son bagage de voyageur , et
espère à force de diligence échapper à la surveillance de
Charles d'Alby ; mais Albert de Bertouville entra subite-
ment :
— J'allais m'excuser de venir te déranger si matin ,
mon cher Emile ; mais je vois que je n'avais en effet pas
un moment à perdre. J'ai appris que tu projetais un
voyage en Italie , et je suis venu te prier de changer quel-
que chose à ton itinéraire. J'ai reçu l'ordre de me rendre
prochainement à Pétersbourg, et je serais heureux de
voyager avec toi.
— Mais , mon cher ami, tu me proposes un singulier
moyen de voir l'Italie?
— Que t'importe? libre comme tu l'es , tu voyages pour
ton instruction et pour ton plaisir? Eh bien ! étudier le
Nord ou le Midi, n'est-ce pas le même résultat? et je me
flatte qu'une association avec un ami te sera plus agréable
qu'une excursion solitaire , dans laquelle tu n'auras per-
sonne qui partage tes sensations, écoute tes remarques;
l'admiration a besoin de s'exhaler , sinon elle se refroidit
et s'éteint. Puis une idée jaillit d'une autre idée, comme
l'étincelle sort du caillou sous le fer qui le frappe. Ton
voyage, terne, languissant, sera sans aucun fruit.
— .Mais, mon cher, enfin, j'aime les arts, tu le sais, et
un voyage en Italie...
— Allons donc, routine que tout cela!... Les arts...,
l'Italie, sont des mots qu'on a coutume d'atteler ensemble;
mais n'esl-il pas mille fois plus piquant pour un amateur
éclairé des arts d'aller observer leur progression vers le
Nord , que leur décroissance dans le Midi ?
— Mais le climat?...
— Ah ! j'étais sûr que tu allais me jeter le ciel bleu à la
tête ! Mon cher ami, tout le monde a vu le soleil ; moi, j'en
ai la saliélé du soleil ! Mais traverser ces belles forêts de
pins qui semblent ne devoir jamais secouer leurs blanches
chevelures de frimas ; mais parcourir avec la rapidité de
la pensée ces larges routes silencieuses et glacées qui
conduisent à la ville des géants , voilà de grands et magi-
ques spectacles; voilà ce qui doit causer des émotions
neuves et profondes. D'ailleurs l'amitié, dis-moi, n'a-t-elle
pas quelques droits? Et ne peux-tu, pour me causer une
grande joie , substituer une fantaisie à une autre fantaisie?
Car si j'allais au Midi , le mérite eût été grand de m'accor-
der la permission de faire suivre à ma voiture l'ornière de
la tienne!... Un dernier mot, je te laisse la matinée pour
réfléchir; ce soir, ton consentement, ou brouillés pour la
vie...
Albert sortit avec vivacité , et Emile Pavait à peine
perdu de vue qu'il courut à son antichambre.
— Je n'y suis pour personne , cria-t-il de toute la force
de ses poumons , sans exception... entendez-vous.
Et deux bons verroux tirés sur lui augmentant sa sé-
curité, il se mil à réfléchir avec calme à sa situation. Tout
à coup, une idée nouvelle illumine son esprit.
— Comment n'avais-je pas songé plus tôt à cette excel-
lente ressource? se dit-il joyeusement. Je me sauve dans
ma terre ! je vais savourer le charme de la propriété et
les plaisirs de la campagne pendant ce reste d'automne.
D'ailleurs , il était messéant de montrer tant d'indifférence
pour le beau présent de mon oncle. Je vais prendre pos-
session ; la chasse , la pêche, les soins à donner à mon
domaine rempliront délicieusement mes journées, et j'é-
chapperai ainsi à la sollicitude trop empressée de mes
amis ; car je veux m'esquiver sans bruit et m'entourer du
plus sévère incognito.
Ce plan bien arrêté , Emile donna Tordre à son valet de
chambre de hâter les préparatifs de son départ , et écrivit
à son oncle un billet pour l'informer de sa résolution ;
puis, jetant un regard de regret sur les fenêtres de Marie ,
il rassembla quelques livres destinés à remolir le loisir de
ses soirées.
Une lettre qu'on vint lui remettre interrompit ses tra-
vaux. Il l'ouvrit avec un sentiment d'impatience et de
contrariété qui l'eût fait croire doué de la seconde vue, et
voici ce qu'il lut.
« Mou cher Emile , l'intérêt constant que vous m'avez
toujours montré me fait recourir à vous dans une circon-
stance qui , malgré sa futilité apparente , peut décider du
destin de toute ma vie.
€ Vous connaissez la princesse Sercof ; vous savez aussi
que j'aime passionnément sa cousine, et qu'elle exerce sur
le père d'Isaure une influence sans bornes ; cette influence
est au moment d'arracher un consentement refusé jus-
qu'ici ; mais l'enfant de la princesse , si longtemps ma-
lade, doit, dit-on, compléter sa guérison par quelques
baius de mer ; malgré la saison si avancée , on envoie la
princesse à Dieppe. Elle a vainement cherché une habita-
tion convenable.
€ Tout à coup, j'ai songé à la belle terre qu'on vient de
vous donner à la porte de Dieppe. J'en ai parlé à la prin-
cesse ; elle a saisi cette espérance avec transport. Si vous
consentez à la louer, elle y passera jusqu'à l'hiver ; elle
compte même m'y réunir à Isaure et à son frère, et amener
ainsi la conclusion de mon mariage.
€ Je ne perdrai pas d'inutiles paroles à vous démontrer
les conséquences funestes qu'aurait sans doute pour moi
la destruction de ce plan. Vous n'habitez pas votre terre ;
mais dussiez-vous abandonner quelque projet champêtre ,
vous n'hésiterez pas , j'en suis certain , entre la certitude
d'amener le bonheur d'un ami , et le sacrifice de vos plai-
sirs. Je connais votre cœur, mou cher Emile , et c'est à lui
que je confie mon sort avec sécurité.
« LiciEN DE Cernât. »
— Ah ! c'en est trop ! s'écria Emile en froissant la lettre
avec fureur : ma cousine est offensée , mon oncle m'aban-
donne , mes projets les plus chers sont contrariés , et me
voilà enfin chassé de ma propre terre, sous peine de passer
pour un être égoïste et inhumain !
Cette énumération de ses griefs contre le sort attendrit
tellement le pauvre Emile sur sou propre compte, qu'Use
laissa retomber sans force près de son bureau, et, la tête
appuyée dans ses mains , il se livra à de profondes ré-
flexions, et à un tardif examen de conscience dont le ré-
sultat fut une courageuse résolution. Relevant donc son
MUSÉE DES FAMILLES,
27
front avec énergie, il vit devant lui... Charles d'A!by,à qui
une malheureuse inspiration avait fuit forcer sa porte.
— J'ai appris , mon cher Emile, dit-il d'un air affec-
tueux, l'incartade d'Albert, et j'ai pensé qu'elle avait dû
te causer de l'ennui; pourtant, rieu de si simple (juc de
te débarrasser de lui en n'allant ni à Pétersbourg ni à
Kome , et il me semblait , ajouta-t-il en souriant, que tu
penchais vers ce projet. Du reste , ne nous occupons pas
de cela maintenant; je te préviens que j'ai disposé de ta
matinée. Tu n'as sans doute pas oublié cette délicieuse
Polonaise , la comtesse Cerkowitz , dont la maison, temple
des aris et de l'élégance, n'est ouverte qu'à un petit nom-
bre d'élus ! Eh bien, elle a été tellement ravie du nocturne
que tu as chanté l'autre soir avec ma sœur (et il est certain
que jamais deux voix ne se sont unies plus harmonieuse-
ment), qu'elle a improvisé une charmante matinée musicale
pour aujourd'hui, et qu'elle a supplié ma mère d'obtenir de
Gertrudeet de toi une seconde représentation du nocturne.
Toutes ces flatteries restèrent sans effet , Emile ne l'é-
coutait pas ; il s'avança d'un pas ferme vers son secré-
taire , en lira le contrat reçu il y avait bien peu de temps
avec ivre-sse, et le déchira froidement.
— Que fais-tu ? s'écria Charles épouvanté.
— Je renonce à mon indépendance pour assurer ma
liberté , répondit Emile, je vais de ce pas porter ces lam-
beaux-à 31. d'Héricourt, et le supplier de redevenir mon
oncle, comme par le passé.
Charles resta pétrifié!... Après un moment de silence ,
il saisit brusquement son chapeau.
— Un fou , dit-il, ne mérite ni l'affection d'une femme,
ni l'intérêt d'un ami ; ma sœur, j'espère, saura l'oublier,
et pour mieux la persuader, je joindrai l'exemple au pré-
cepte... Adieu!...
Emile , appréciant la valeur d'une amitié si prompte-
meul dissipée , courut chez M. d'Héricourt ; il lui présenta
le contrat anéanti , et se précipitant dans ses bras :
— Reprenez vos dons , mon cher oncle, dit-il, et rendez-
moi votre tendresse , j'aurai fait un admirable échange.
Les yeux du bon M. d'FIéricourt se mouillèrent, etserrant
Emile sur son cœur :
— Je ne puis , répondit-il , te rendre ce que tu n'avais
jamais perdu ; mais je vais, ajouta-t-il en souriant, te pro-
poser un autre échange... Une espèce de manie épistolaire
s'est introduite dans la maison ; il s'établit des correspon-
dances d'une chambre à l'autre , et voici, en retour de tes
papiers, une lettre que je te permets de lire.
Emile, reconnaissant l'écriture de sa cousine, prit avec
émotion la feuille ouverte que M. d'Héricourt lui tendait.
€ Mon bon oncle , disait Marie, il est convenu qu'on écrit
ce qu'on n'ose dire ; cependant , une espèce de mauvaise
honte m'a tant fait souffrir ces derniers temps, que j'aurais
bien su la vaincre, si la crainte de vous affliger ne m'eût
rendue muette indéfiniment. Il me faut ne plus me sentir
sous votre regard si pénétrant et si tendre, ne plus vous
entendre dire avec un si doux accent : Chère Marie!...
pour avouer que j'ai eu bien du chagrin. Et pourquoi tout
ce chagrin ? Parce que j'ai été sotte , extravagante, que
j'ai laissé étouffer par la vanité tous mes bons sentiments.
Dix fois j'ai bien vu qu'Emile attendait un mot d'encoura-
gement pour revenir à moi , et c'était un mot piquant qui
arrivait. Je ne voulais pas lui permettre d'amour-propre ,
et je sacrifiais tout au mien ; je ne voulais pas me souvenir
qu'on dit aux hommes en naissant : Soyez fiers , et aux
pauvres femmes: Soyez humbles et soumises. C'était bien
injuste ! aussi je payais cher, je vous assure , mes belles
épigrarames , et mon cœur se serrait à m'éloufTer , tandis
que je ne sais quel mauvais démon me soufflait ces mé-
chantes paroles; et maintenant que le repentir est venu ,
Emile va partir ! Emile aura la pensée que mon orgueil l'a
emporté sur mon affection pour lui, sur tous mes souvenirs
d'enfance ! Oh ! mon Dieu ! que faire pour éviter ce mal-
heur? Mon bon oncle, vous prendrez pitié de votre petite
Marie. Emile saura par vous ce que, j'en suis sûre, j'au-
rais le courage de lui dire s'il était là , et je serai moins à
plaindre pendant son absence. Oh ! cette Italie, je la hais I
Mais vous , cher oncle , combien je vous aime î »
La voix d'Emile, un peu tremblante au commencement
de cette lecture, s'affaiblit tellement peu à peu, que les
dernières phrases devinrent inintelligibles ; M. d'Héri-
court le prit doucement par la main, et l'entraîna chez
Marie ; elle était devant ce métier qui servait de prétexte à
ses rêveries.
— Mon enfant, lui dit-il, j'ai trouvé nos courriers trop
lents , j'apporte la réponse.
Emile se précipita aux pieds de sa cousine.
— Marie , s'écria-t-il, ne haïssez pas l'Italie, car je vou-
drais la voir un jour avec vous , et je sens que je ne pour-
rai plus aimer que ce que vous aimez.
Marie lui tendit la main en pleurant.
— Le seul pays où je ne pourrais pas vivre, dit-elle,
c'est celui qui nous verrait brouillés ; mais cela n'arrivera
pas, reprit-elle avec son naïf sourire, car maintenant je
demanderai pardon avant d'avoir tort.
Emile couvrit de baisers la petite main qui lui était li-
vrée ; puis se levant d'un air grave :
— Mon oncle , dit-il , s'il en est temps encore , je suis
prêt à prendre l'emploi que vous me destiniez ; rien ne
me coûtera pour obtenir Marie.
— Mon cher enfant , dit M. d'Héricourt, j'ai parlé d'une
épreuve... eh bien, tu l'as subie victorieusement, je n'en
veux pas d'autre. Ne nous quittons plus , et raconte -moi
les vicissitudes de tes quinze jours de liberté.
Emile fit, avec assez de gaieté, le récit de ses douleurs,
et des exigences de ses amis.
— Je me réserve la morale, se hâta d'ajouter M. d'Héri-
court, c'est que des liens respectés et chéris, des affections
vives et sûres, sont des tyrans moins absolus que les ca-
prices et régoïsjj;îe mal déguisé de prétendus amis.
D'ailleurs, déjà ton cœur te l'a révélé ,1a plus noble comme
la plus douce manière d'exercer sa volonté, c'est de la
soumettre quelquefois à ceux qu'on aime ; car non-seule-
ment on partage le bonheur qu'on donne , mais on jouit
intérieurement du mérite de son sacrifice.
Maintenant, après la leçon la récompense. Tu voudras
bien accepter comme dot la terre que tu repoussais avec
tant de désintéressement ; nous ferons tous ensemble le
voyage que tu souhaites, et pendant ce temps tu prêteras
ton château à la princesse, pour ne pas porter malheur à
ton mariage, en réduisant au désespoir un amour vrai , ou
de calcul, peu nous importe.
— Mon cher oncle, s'écria Emile en serrant tendrement
les deux mains de M. d'Héricourt dans les siennes, mettez
le comble à vos bontés; permettez-moi d'être seulement le
fermier et non le propriétaire de vos généreux dons. Au
lieu de cultiver les hommes je cultiverai les champs, et
j'y recueillerai , j'en suis certain , plus de bonheur.
— Soit , quant à la culture bien entendu , car la terre
n'est plus à moi ; mais n'exagérons rien pour que nos
sentiments soient durables. Charge le monde de ton amu-
sement , il remplira très-bien sa tâche. Ne demande ton
bonheur qu'à nous, il sera certain.
Mary TELI.ER.
28
LECTURES DU SOIR.
LES CONTES DE LA FAMILLE.
(KINDER IND HAUSMÂRCHEN : CONTES POUR LES ENFANTS ET POUR LA MAISON.)
Par les frebes GRIIHITI.
tf^.
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fV
V-
PREFACE.
'histoire de ces contes formerait elle-même
un conte charmant, si elle n'était vraie
d'un bout à l'autre.
Il y avait une fois deux frères très-sa-
vants', ce qui se voit souvent en Allemagne,
et très-unis, ce qui ne se voit presque
nulle part. Ces deux frères portaient un
nom célèbre depuis plus de cent ans : ils
s'appelaient Griram.
Us firent leurs études ensemble à l'Uni-
versité de Gœttingue, aimés de leurs pro-
fesseurs et de leurs camarades, l'aîné in-
struisant le plus jeune dans leurs travaux,
le plus jeune amusant l'ainé dans leurs
jeux. Us se partageaient tous les prix à la
fin de l'année; mais ils triomphaient sans
envie , car leur modestie égalait leur mé-
rite, et il était encore honorable de vaincre
après eux.
Quand nos enfants furent des hommes,
et nos écoliers des docteurs, ils se dirent :
«Qu'allons-nous faire? Le commerce cloulTe
l'esprit ; le barreau dessèche le cœur ; la
médecIRe est une loterie ; la diplomatie ,
une école de mensonge; la guerre, un
coupe-gorge. Les voyages lointains nous
sépareraient , et puis nous aimons tant
notre pays ! Restons ensemble à Gœttingue
et soyons professeurs. Nous aimerons ms
élèves comme nos maîtres nous ont aimés,
et nos élèves nous aimeront comme nous
avons aimé nos maîtres. »
Ce qui fut dit fut fait, et les deux
frères s'attachèrent à l'Université de
Gœttingue, dont ils devinrent bientôt la
lumière et la gloire.
Cependant, tout en instruisant les
m
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autres, ils continuèrent de s'instruire eux
mêmes. La science n'est-elle pas un esca-
lier sans fin, qui se perd dans les cieux?
Nos professeurs s'arrêtèrent prudemment
à un échelon, mais au plus solide et au
plus varié : l'étude de la vieille langue,
de la vieille littérature et des vieilles cou-
tumes germaniques. Us s'y livrèrent avec
une ardeur toute filiale, et publièrent des
travaux du plus grand prix , notamment
une grammaire qui ferait rougir nos gram-
maires françaises, un livre merveilleux sur
la mythologie des peuples du Nord, et un
traité des origines et des institutions de
l'Allemagne, véritable monument national.
Bref, du nom illustre qu'ils portaient,
nos deux savants firent un nom populaire.
Or, tout en fouillant leur mine souter-
raine, MM. Grimra en firent jaillir des
rayons qui offusquèrent le gouvernement...
Il y a des gouvernements- hiboux qui ont
peur du soleil. Un jour l'aîné reçut une
lettre qui lui enlevait du même coup son
titre et sa place , les honneurs et la for-
tune...
Il court chez son frère, et lui dit :
— Je suis destitué, je n'ai plus que ton
foyer pour asile et ton cœur pour soutien
— Alors embrassons-nous, frère, répond
le cadet, car je suis destitué aussi.
Et voilà nos professeurs, déjà consolés,
se demandant pour la seconde fois: « Qu'al-
lons-nous faire? »
La même idée leur vint à tous deux en
même temps :
— X3n nous chasse de la grande maison
de l'Université, allons vivre sur les grandes
roules. Ou nous ôte le sceptre des profes-
seurs , prenons le bourdon
des pèlerins... Nous en savons
- et nous en avons déjà dit bien
^ long (I) sur les vieilles tradi-
'^ lions de notre pavs, mais les
1- bonnes femmes, fes pâtres et
les mendiants en savent en-
core plus long que nous...
Allons les visiter et les inter-
roger. Nous parcourrons ainsi
toute r.\llemague, et nous en
/^
H\
-fe^
2?-.
ts^
\ (TjMM. Grimm avaient commen-
^ ce avant leur destitution à publier
- les Contes ratniliers de l'Allomagoe.
MUSEE DES FAMILLES.
99
l
réunirons tous les contes populaires. Nous écouterons les
mariniers du Rhin, les chasseurs de la Hesse, les char-
bonniers de la Forêt-Noire, les aventuriers de la Bohème,
les vignerons du Palatinat. Nous ferons parler les anciennes
cathédrales et les anciens palais. Nous dénicherons les
légendes au sommet des tourelles, sous la pierre des tom-
beaux oubliés, dans les ogives et les meurtrières des vieux
burgs, entre la ruine croulante et le lierre qui la festonne.
Nous graverons tout cela dans notre mémoire; nous en
ferons un livre sans égal, et ce sera le couronnement léger
de notre imposant édi(ice.
Bientôt les deux frères sortirent de Gœttingue, leur bâ-
ton à la main. Ils regardèrent où soufflait le vent et ils se
dirigèrent de ce côté, — non sans avoir dit adieu à M°" Bet-
tina d'Arnim, l'illustre protectrice de leur disgrâce.
Charmant voyage qu'un voyage à pied, ainsi lait à deux,
à loisir et à plaisir, avec un crayon pour bagage et la fan-
taisie pour guide... Victor Hugo l'a dit il y a trois ans, tout
en suivant au bord du \ih\a les traces des frères Grimm : * A
pied ! on s'appartient, on est content, on est tout entier aux
incidents de la route, à la ferme où l'on déjeune, à l'arbre
où l'on s'abrite, à l'église où l'on se recueille. On part, oa
s'arrête, on repart. On va et on rêve devant soi. La marche
berce la rêverie, la rêverie voile la fatigue. La beauté du
paysage cache la longueur du chemin. On ne voyage pas,
on erre. A chaque pas qu'on fait, il vous vient une idée ;
car il n'est point d'imagination plus ailée, plus riche et plus
joyeuse que celle d'un homme à pied. Musa pedestrix I »
Ainsi nos deux frères parcoururent l'Allemagne dans
tous les sens, se levant avec le soleil et marchant dans la
rosée, écoutant les moissonneurs à l'ombre pendant la cha-
leur, et les fileuses à la veillée sur la luerre de l'àlrc, con-
Chanteur de légendi
solant la veuve du batelier entraîné par les ondes dans les
tourbillons de Pfaffermutb ou de Groswertb, descendant
jusqu'au fond de ces gouffres où les mineurs habitent avec
es esprits de la terre, partageant tour à tour la table ou le
lit du pauvre et du riche, reçus partout comme des génies
familiers et populaires, payant à chaque conteur son récit,
avec 1 obole du pèlerin ou le sourire de l'amitié.
Que ie pots de bière et de flacons de vin du Rhin échan-
gei ^ les villages et dans les châteaux contre autant
d bi s de fées ou d'enchanteurs, de récits à faire rire
du 1. . r.ii soa- »H H fajfe trembler du soir au matin !
Les sonneurs d'Aix-la-Chapelle leur racontèrent com-
ment le diable donna un million d'or aux bourgmestres de
celte ville pour bâtir leur église, à condition qu'il enlèverait
la première âme qui en franchirait la porte, et quel bon
tour lui jouèrent lesdits bourgmestres en faisant entrer d'a-
bord un loup dans ladite église. Puis ils leur montrèrent le
fauteuil de pierre où dort depuis sept cents ans le spectre
de Barberousse, transporté de Syrie en Allemagne par les
bergers du Cydnus.
En fait de spectres, combien n'en virent-ils pas de mil-
liers autour du beffroi de la cathédrale de Coln-no, des
30
LECTURES DU SOTR.
vingt-sept clochers qui lui servent de satellites, et des sept
montagnes qu'on embrasse de son campanile!
Ils recueillirent autant de légendes qu'il passe de flots
dans le Rhin, autant de contes qu'il réflécliit de belles
villes et de jolis villages, de montagnes couvertes de grap-
pes d'or et de forêts échevelées, — tout en suivant le cours
du grand fleuve depuis sa source jusqu'à son embouchure,
et en interrogeant l'écho des innombrables ruines qui
laissent tomber dans ses ondes les derniers fleurons de
leurs créneaux.
Ils rencontrèrent successivement l'ombre de César, de
Charlemagne,de Roland, d'Othon,des quatre électeurs, de
Charles-Quint, de Frédéric, de Napoléon. Ils entendirent
gazouiller, comme des oiseaux dans leurs nids, ces fa-
bliaux merveilleux qui peuplent les vieux châteaux gothi-
ques de belles filles et de chevaliers , d'ondins et de
gnomes, de tous les esprits des rochers , des bois et des
fontaines.
Il ne tint qu'à eux de causer la nuit avec le chasseur
noir monté sur son grand cerf à sept andouillers ; avec les
six pucelles du marais Rouge; avec Wodon, le Dieu qui
avait dix bras et dix mains; avec la pie qui racontait l'his-
toire de sa grand'mère ; avec les joyeux marmousets de
Zeitelmoos; avec Éverard le Barbu, qui remettait en che-
min les chasseurs égarés ; avec cet ange et ce démon de
Gemsback, qui avaient placé leurs chaires sur les deux
rives en face l'une de l'autre ; avec les fées de la Wisper,
petites et fourmillantes comme des sauterelles ; avec ce
diable Urian, qui laissa bêtement tomber aux portes d'Aix
la montagne qu'il apportait de Leyde pour écraser la ville
impériale ; avec cette légion d'aventuriers dont parle le
poêle cité tout à l'heure, € personnages à demi-enfoncés
dans l'impossible, et tenant à peine par le talon à la vie
réelle, qui vont et viennent dans tous les contes de bonnes
femmes, perdus au milieu des bois sur leur lourd cheval,
suivis de leur lévrier efflanqué, regardés entre deux bran-
ches par des lanes, et accostant dans l'ombre tantôt quel-
que noir charbonnier assis près d'un feu, qui n'est autre
que Satan entassant dans un chaudron les âmes des tré-
passés; tantôt des nymphes à demi nues qui leur offrent
des cassettes pleines de pierreries; tantôt de petits hommes
vieux qui leur font retrouver leur fiancée sur une monta-
gne, endormie dans un lit de mousse, au fond d'un beau
pavillon tapissé de coraux et de coquilles; tantôt quelque
puissant nain qui, disent les vieux poèmes, tient parole
de géant. »
A Velmick, dans la nuit du 18 janvier, ils entendirent
sonner sous terre la cloche que le seigneur de Falkenstein
avait jetée dans son puits avec le prieur-chapelain.
Du haut de la terrible tour de la Souris (die Maus),
ils virent les fantômes de Gela, fiancée de Barberousse, et
d'llildeg;irde, épouse de Charlemagne, herboriser dans les
vallons pour les pauvres et les malades; et ils apprirent
comment le géant Kuno avait fait manger le chat par la
souris, en élevant ses tourelles au-dessus du burg de die
Katz (le chat).
Ils n'oublièrent point le village des barbiers, peuplé
jadis par les Figaros que le diable laissa tomber de son sac
en allant raser l'empereur Barberousse; ni les ravins de
Saint-Goar et de Lurley, où d'un coup de pistolet l'écho
fait sept coups de canon; ni Lorch, où la fée Ave imagina
l'art de la draperie pour vêtir son amant, le frileux Hep-
pius ; ni le Falkenburg, tout |)lein des souvenirs do Guntran
et de Liba, ces deux époux séparés par la jalouse pucelle
du château de la forêt, (]ui, après s'être peignée près d'une
tombe ouverte, y fit tomber l'infidèle en le louchant de sa
main glacée; ni la Maiisethurm, où l'cvêque Hatto fut
mangé par les rats pour avoir laissé mourir de faim le peu-
ple de Mayence; ni le Rœmcr de Francfort, où Charlema-
gne passe chaque nuit la revue des empereurs autour de la
table de cuir; ni le Schwalbennest (nid d'hirondelles), où
Bligger, le féroce burgrave, tomba raide mort sous l'ex-
communication du pape; ni le gros tonneau de Heidelberg
qui contient cinq cent soixante-six mille quatre cents bou-
teilles de vin ; d\ tous les manoirs de ce pays fabuleux, où
les statues dorment le jour immobiles, et s'éveillent la nuit
pour errer dans les décombres.
Quels contrastes observés par nos voyageurs dans cette
longue course, depuis les ballades gracieuses du Rhin jus-
qu'aux efl'royables histoires des montagnes où Goethe a
placé le sabbat de ses sorcières ; depuis les bois inexplorés
de la BohêiYie jusqu'aux célèbres ombrages de la Forêt-
Noire; depuis ce Danube dont les rives tremblent encore du
passage d'Attila et des Huns, jusqu'à celle Moselle qui va
jeter les idées françaises dans ce Rhin qui veut rester alle-
mand, comme nous allons infuser dans notre langue re-
belle les naïfs récits des professeurs germains.
Parmi les conteurs que nos pèlerins mirent à contribu-
tion, les plus savants et les plus diserts furent ces musiciens
et chanteurs ambulants qu'on voit encore sur les grandes
routes d'Allemagne avec l'ancien costume national , le
pourpoint à crevés, la fraise et le petit manteau, le large
chapeau orné de la pipe de terre, les longs cheveux sur le
cou, le violon sur l'épaule et le chien sur les talons (comme
celui dont nous offrons à nos lecteurs le portrait scrupu-
leux), journaux vivants et chroniques parlantes du pays,
infatigables buveurs de bière qui ne connaissent pas plus
le fond de leur estomac que le fond de leur mémoire.
Après ces chanteurs , vinrent les commères , si même
elles n'eurent pas le premier rang, car qui oserait dispu-
ter la palme du conte aux commères de village?
Il en est une surtout que les frères Grimm écoutèrent
pendant un mois entier..., et qu'ils écouteraient encore,
sans la nécessité de borner toute chose. Cette brave femme
dont la langue a trouvé le mouvement perpétuel, celte des-
cendante des fées et des nains, qui a tout appris sans rien
oublier, habite un petit village de la Saxe aux environs de
Cassel. Nos auteurs lui doivent leurs meilleurs récits, et
dans leur reconnaissance ils ont publié son portrait, que
nous ferons graver à notre tour. Nos jeunes lecteurs trou-
veront certes que la bonne femme de Saxe est bien digne
de l'inimorlalité.
Quand MM. Grimm rentrèrent au logis et déposèrent le
bâton de voyage, après avoir fini cette patiente cueillette
de légendes et de traditions, ils firent soigneusement un
bouquet des plus fraîches et des plus parfumées, et ils pu-
blièrent leur recueil sous le simple titre de Kinder und
flausmdrchen [Contes pour les enfants et pour la mai-
son).
Ce fut un succès, une voeue, une fureur, dont rien ne
peut donner l'idée... Après Te premier volume, il en fallut
un second, et six éditions parurent coup sur coup, tirées
à des milliers d'exemplaires. Grands et petits savouraient
à l'envi le livre national. Les vieillards v retrouvaient leurs
souvenirs les plus purs ; les enfants leurs rêves les plus
merveilleux ; les poètes leurs fantaisies les plus chariaan-
tes ; tous une lecture délicieuse et irrésistible.
Les contes du chanoine Schmidt, si aimés pourtant, fu-
rent abandonnés pour les contes des frères Grinun. El celle
supériorité s'expli(}ue d'elle-même : les contes du chanoine
Schmidt ont été faits par lui, tandis que ceux des frères
Grimm ont été faits par fout le monde. Or, quel homme
pourrait lutter d'imagination avec tout un peuple, et avec
un peuple comme les Allemands?
Eh bien ! chose incroyable ! les contes du chanoine
Schmidt sont le livre le plus populaire en France, et les
contes des frères Grimm n'ont pas encore eu l'honneur
d'une traduction !
Cette bonne fortune était réservée aux lecteurs du Musée
des familles, — enfants grands et petits, — à qui nous
allons donner successivement les chefs-d'œuvre les plus
amusants des professeurs de Gœttingue, illustrés avec toute
la fantaisie et toute Vhumour qu'ils comportent, et tra-
duits en collaboration avec M. N. Martin, ce poétique en-
fant de r.Mlcmagne adopté par la France, ce gracieux au-
teur iVAriel, des Cordes graves, et des excellentes études
germaniques publiées dans V^rtisie et dans la Revue de
Paris.
Nous choisissons d'abord , comme échantillons , un
MUSÉE DES FAMILLES.
31
r
conte domestique, un conte satirique, un conte philoso-
phique et un conte fantastique. P. C.
l'aïeul et le petit-fils.
Il y avait une fois un homme vieux, vieux comme les
pierres. Ses yeux voyaient à peine, ses oreilles n'enten-
daient guère, et ses genoux chancelaient. Un jour, à table,
ne pouvant plus tenir sa cuiller, il répandit de la soupe
sur la nappe, et même un peu sur sa barbe. Son lils et sa
bru en prirent du dégoût, et désormais le vieillard mangea
seul, derrière le poêle, dans un petit plat de terre à peine
rempli. Aussi regardait-il tristement du côté de la table, et
des larmes roulaient sous ses paupières; si bien qu'un au-
tre jour, échappant à ses mains tremblantes, le plat se
brisa sur le parquet. Les jeunes gens grondèrent, et le
vieillard poussa un soupir. Alors ils lui donnèrent pour
manger une écuelle de bois. Or, un soir qu'ils soupaient à
table, tandis que le bonhomme était dans son coin, ils vi-
rent leur fils, âgé de quatre ans, assembler par terre de
petites planches.
— Que fais-tu là? lui demandèrent-ils.
— Une petite écuelle, répondit le garçon, pour faire
manger papa et maman quand je serai marié...
L'homme et la femme se regardèrent en silence...; des
larmes leur vinrent aux yeux. Puis ils rappelèrent entre
eux l'aïeul qui ne quitta plus la table de famille.
le docteur universel.
Il y avait une fois un pauvre paysan nommé Écrevisse.
Ayant porté une charge de bois chez un docteur, il remar-
qua les mets choisis et les vins fins dont se régalait celui-
ci, et demanda, en ouvrant de grands yeux, s il ne pour-
rait pas aussi devenir docteur?
— Oui certes, répondit le savant; il suffit pour cela de
trois choses :1° procure-toi un abécédaire, c'est le point
principal ; 2° vends ta voiture et tes bœufs pour acheter
une robe et tout ce qui concerne le doctorat; 3° mets à ta
porte une enseigne avec ces mots : Je suis le docteur
universel.
Le paysan exécuta ces instructions à la lettre. A peine
exerçait-il son nouvel état, qu'une somme d'argent fut vo-
lée à un riche seigneur du pays. Ce seigneur fait mettre les
chevaux à sa voiture et vient demander à notre homme
s'il est bien le docteur universel.
— C'est moi-même, monseigneur.
— En ce cas, venez avec moi pour m'aider à retrouver
mon argent.
— Volontiers, dit le docteur ; mais Marguerite, ma femme,
m'accompagnera.
Le seigneur y consentit, et les emmena tous deux dans
sa voiture. Lorsqu'on arriva au château, la table était ser-
vie ; le docteur fut invité à y prendre place.
— Volontiers, répondit-il encore; mais Marguerite, ma
femme, y prendra place avec moi.
Et les voilà tous deux attablés. Au moment où le pre-
mier domestique entrait portant un plat de viande, le pay-
san pousse sa femme du coude et lui dit:
— Marguerite, celui-ci est le premier.
Il voulait dire le premier plat; mais le domestique com-
prit le premier voleur, et comme il l'était en eflet, il pré-
vient en tremblant ses camarades :
— Le docteur sait tout ! notre affaire n'est pas bonne ;
il a dit que j'étais le premier!
Le second domestique ne se décida pas sans peine à en-
trer à son tour; à peine eut-il franchi la porte avec son
plat, que le paysan, poussant de nouveau sa femme :
— Marguerite, voici le second !
Le troisième eut la même alerte, et nos coquins ne sa-
vaient plus que devenir. Le quatrième s'avance néanmoins,
portant un plat couvert (c'étaient des écrevisses). Le maître
de la maison dit au docteur :
— Voilà une occasion de montrer votre science. Devinez
ce qu'il y a là-dedans.
Le paysan examine le plat, et, désespérant de se tirer
d'affaire :
— Hélas! soupire-t-il, pauvre Ecrevisse! (On se rap-
pelle que c'était son premier nom.)
A ces mots, le seigneur s'écrie :
— Voyez-vous, il a deviné! Alors il devinera qui a mon
argent !
Aussitôt le domestique, éperdu, fait signe au docteur de
sortir avec lui. Les quatre fripons lui avouent qu'ils out
dérobé l'argent, mais qu'ils sont prêts à le rendre et à lui
donner une forte somme s'il jure de ne les point trahir;
puis ils le conduisent à l'endroit où est caché le trésor. Le
docteur, satisfait, rentre et dit :
— Seigneur, je vais maintenant consulter mon livre, afin
d'apprendre où est votre argent.
Cependant un cinquième domestique s'était glissé dans
la cheminée pour voir jusqu'où irait la science du devin.
Celui-ci feuillette en tous sens son abécédaire, et, ne pou-
vant y trouver un certain signe :
— Tu es pourtant là-dedans , s'écrie-t-il avec impa-
tience, et il faudra bien que tu en sortes!
Le valet s'échappe de la cheminée, se croyant découvert,
et crie avec épouvante :
— Cet homme sait tout!
Bientôt le docteur montra au seigneur son arpent, sans
lui dire qui l'avait soustrait; il reçut de partet d'autre une
forte récompense, et il fut désormais un homme célèbre.
Mettez ensemble un peu de hasard et beaucoup d'aplomb,
vous aurez presque toute la science des sorciers.
PITRE-CHEVALIER et N. MARTIN.
{La suite au prochain numéro.)
(du 12 septembre au 12 octobre.)
Académies : Le» pommes de terre. MM. Lemaire, nojeT-CoWard. — Essais de M. Saint-Marc Girardin. — M. Charles T.abiue. — Biawx-Arts:
Grands-prix ei envois de Rome. Statue de Beethoven et de Jean Barl. — La Fièvre des Chemins de fers. — Litres : la Finlande, les Bretons,
les Premières feuilles, les Roses de Bourgogne. — Theatbbs.
Toutes nos académies savantes sont ab-
sorbées depuis lieux mois par la maladie
des pommes de terre. Celle question est
fort intéressante assurément, mais comme
Mercure n'est pas grand agriculteur, il at-
tendra que l'Institut passe à d'autres exer-
cices. Nous avons remarqué dans un
Mémoire cette admirable naïveté d'un in-
dustriel : « Les pommes de terre gâtées,
dit-il. sont encore bonnes pour faire do
ta fécule; mais il ne faut pas attendre
qu'elles soient tout à fait pourries, car
alors il est très-difficile de les broyer. »
(Texluel.) Nous engageons nos lecteurs à
s'abstenir d'ici à longtemps de tia fécule
de pommes de terre.
— La mère de la célèbre dynastie des
Arago, vient de mourir à Estagel, petit
village dos Pyrénées-Orientales, d'où les
invitations reitérées de ses enfants n'a-
vaient jamais pu l'arracher. '
— L'Académie de beaux-arls a nommé
M. Lemaire, scul[)teur, à la place de
M. Bosio. — Quelques jours après, l'A-
cadémie française, la Chambre des pairs
etIaSorbonne perdaient M. Royer-Collard,
ce patriarche des doctrinaires, qui balança
pendant la Restauration la gloire politique
de M. de Chateaubriand, et qui, depuis
1830, passait sa vie à faire des mots pro-
fonds à rinsiitutet au Luxembourg. C'est
M. Royer-Collard qui appelait les oisifs :
la réserve de la France. MM.deBroglie
et de Remusat se disputent son fauteuil.
— Nous ne pouvons quitter l'Académie
française sans parler des Essais de litté-
35
LECTURES DE SOIR.
rature et Je morale, que vient de publier 1 que, de la statue jle Jean Bart, ce chef-
un de ses plus jeunes et de ses plus illus- ■■ ' "' ""- '
très membres, M. Saint-Marc Girardin.
Ces deux volumes, nouveau trésor de la
Bibliothèque Charpentier, renferment la
plupart des petits chefs-d'œuvre semés
depuis vingt ans par le spirituel et savant
professeur dans les colonnes du Journal
des Débats, à la Sorbonne et à l'Acadé-
mie française. Deux de ces morceaux sont
en quelque sorte l'alpha et l'ôme-^a de la ! procesiion de matelots et de mateloltes,
brillante et laborieusecarrièredeM. Saint- 1 — pécheurs et pêcheuses, en çrand cos-
tume, portant leurs filets sur le dos. "
d'œuvre de M. David, que nous avons
reproduit dans noire numéro de mars der-
nier. A défaut du gouvernement, les
Dunkerquois ont honoré le terrible en-
nemi des Anglais, d'arcs de triomphe,
dilluminaiions, de concerts et de tro-
phées. Le fameux carillon de Dunkerque
s'est uni aux canons du port et à la mu-
sique militaire. Il y a eu une curieuse
I
.Marc Girardin : le premier est un Eloge
de Bossuet . qui fut couronné par l'In-
■sliiut au concours de 18Î7; le seconM est
<-eue biographie si élégante et si iiue de
M. Campenon. prononcée par le lauréat
d'il V a dix-huit ans le jour de sa récep-
lion'parmi ses anciens juges. N'y a-i-il
pas là toute une leçon de justice et de
persévérance à l'adresse de notre généra-
tion littéraire? Ceîte çén.raiion n'a pas
aujourd'hui de maître plus dévoué ni de
modèle plus accompli que M. Saint-.Marc
On
lisait sur une maison de la rue Rover :
Jci, le 17 avril ITOC. est mort Jean Bart
dont le nom ne mourra jamais !
— La fièvre des spéculations sur les
chemins de fer s'est emparée de tout
le monde. On ne se dit plus dans les
rues de Paris : — Comment vous portez-
vous ? mais : — y^vez-vous des actions du
Nord ? Avez-vous des actions de Lyon ?
Dernièrement, un rentier du laubourg
Saint-Germain reçoit brusquement la de-
Girardiii. | a preuve en est à chaque page , mission de son valei de chambre : —
lies Cataeries en Horbonne, la partie la
plus substantielle et non la moins char-
mante des Essais lilltrnires. On sait les
actives et hautes fonctions que l'auteur
remplit à la Chambre des depulés. Eh
bien, les combats de la politique et les
succès de la Irihimo ne sauraient arraclur
Se professeur;! sa ihaiieei à son auditoire.
« J'aime par-i!e>sus tout, s'ecrie-l-it, le
droit et le devoir qui m'est déjiarli de
causer avec les jeunes gens, de leur faire
aimer le Iwn et le beau eu liUéraiure cl
Pourquoi me quitles-tu, François? — J'ai
lait quelques économies. — Eh! comment
cela? — En jouant sur le chemin du
Nord ? — Conibien as-tu gagne? — Mais
à peu près trois cent mille francs. — Tu
peux me (luiller tu effet, s'écria le ren-
tier, car mon valet s<.r.iit plus riche que
son maître. On a\ait grand tort de dire :
Les rois s'en vont. — S'ils s'en étaient
allés, les voilà qui reviennent. Les rois
de France à celle heure sont MM. les
banquiers
en nv.ralo. » NoMe et g.'ni-reux exemple j _ voici la saison que les libraires ap-
|.i>ur tant de profescurs que les affaires pelient la rentrée. Les publications litté-
ont enlevt^s à l'enseignemeni ! — ^'*>us j f-jj^es reprennent i-cu a peu leur cours
ouvrirons bieiitol notre galerie des Tour*
-I
delà Sorbontie, pjr le portnut et 1 ana-
lyse des leçons dj M. Saint Marc Girar-
<lin(l).Quenos jfunes lecteurs, en aiien
danl, lisent et ni.dileut les Essais.
— Les deuils se succèdeni rapidement a I
l'Université : apixs M. Royer-Collard , '
mort ociogtnaiie, voici M. Charles La- j
bitte, piotesseur de poésie latine au col-
lège de Franc, qui descend dans la ionil)o !
à rrente-nouf ans. M. Labitle était une [
des plus solides es|x.rances de la Faculté. [
— Les concours i>our l'Ecole des Ivjaux-
arts ont eu lien. M. Thomas, de Nantes, a
remporte le prix d'architecture; M. Guil- |
laume, le prix de sculpture; M. Char-
les Benouvillc, le prix de paysage.;
.M. Leonlleuouville. le prix de pointure
historique, vivement disputé par M. Ca- ;
banel. Les tableaux de ces deux derniers,
le Christ au prétoire, feront époque dans
les grands prix. Ils surpassent tous les
envois faits par les élèves de Rome, envois
aussi faibles cette année que les concours
ont ete forts à Paris. 11 faut pourtant dis-
tinguer Mutius Scavola, énergique sta-
tue de M. Gruyère; — quelques détails
du grand tabW-au d'une Martyre sous
Dioclélien;— la Salmacys. de M. Bien-
•nourry ;— une Femme chantant et jouant
de la 'harpe; — ei l'Orphie aux enfers,
.dessin remarquable de M. Hébert.
Le vent a souffle aux beaux-arts pen-
dant toute cette saison; après les fêles
.■splendides de l'inauguration de la statue
île Beethoven à Bonn, sont venues les
fêles, moins brilbnles, mais non moins
populaires de l'inauguration, à Diinker-
'!> Cène promesse servir» de réponse aui
hoDorablei abonnés qui nous ont demande
pourquoi nous avions mterronapu noire série
de» Couri publics dam un fauteuil. C'était tout
MoplemeDl i «aose de* vacances de la Facalte.
La i^ie t« rouvrira naiurellenaent avec les
Cours. Nous repreo'lroos aussi la Galerie des
pridicaiews, pcodani l'Aveoi el le Cartote.
reprei
M. Jules Labitle ouvre la marche a\ec
la Finlande, par M. Lcouzon Le Duc, un
d<-s plus savants et des plus curieux ou-
vrages qui aient paru depuis longtemps.
C'est un voyage littéraire, politique el
monl , à travers un monde inconnu.
Personne, en effet. ne s'était encore occupé
siTieusement de ces pays et de ces i>eu-
ples finnois, exclus par" leur climat, par
leur langue et p.ir leurs ma>urs, du mou-
vement et de raitention de l'Europe.
L'œuvre de M. Le DiiC est donc à la fois
une œuvre de justice, de courage et de la-
lent. Il a brave, pour l'accomplir, tontes les
rigueurs de ces régions hyperboreennes;
il s'est rompu à toutes les dilhculits d'une
langue primilive, à toutes les privations
d'une existence sauvage. Aussi, tel est le
cachet original empreint dans son livre,
que chaque page est pour le lecteur uue
surprise saisissante. Nous renonçons à en
tracer l'analyse, il faut le lire d'un bout
à l'autre pour se figurer tout ce qu'il y a
d'e;range cide naïf, de sublime el de gra-
cieux, d'inattendu et de varié dans les
mœurs, les usages, les poésies de la Fin-
lande, et surtout dans sa grande épopée
du Kalcwala, traduite et commentée
par notre auteur. Si celte publication ne
posait pas M. Le Duc au premier rang
parmi nos critiques et nos moralistes, elle
le rangerait parmi nos écrivains les plus
amusants . car nous ne sachions pas un
roman nouveauqui nousailcapiive comme
la Finlande. Du reste, M. Le Duc publie
en même temps un roman des plus vifsel
des plus spirituels: Une saison de bains
au Caucase, imité du célèbre écrivaio
russe Lermonloff.
— M. A.Brizeui le Virgile armoricain,
s'est enfin décide à laisser paraître chez
Masgana. le poème des Bretons, auquel
il travaillait depuis tant d'années. CTesl
aussi doux, aussi fin, aussi délicieux aue
Marie; et c'csl beaucoup plus fort et plus
énergique : loute la vie si poétique dos
Bas-Bretons, et tous les paysages si sévè-
res ou si frais qui l'encadrent, sont résu-
més dans les vingt-quatre chanls du
poète. Pas un enfant de la Bretagne ne
lira sans pleurer le Pardon, \es Noces de
Nona, les Lutteurs, la Baie des Tré-
passés, les Pèlerins, la Charrette de ia
Mort, le Convoi du Fermier, les Fileu-
ses, les Réfractaires, etc. Et tout étran-
ger qui aura ce poème dans sa bibliothè-
que fera, sans quitter le coin de son feu,
le plus charmant voyage en basse Breta-
gne ; car, mieux que jamais et mieux que
personne. M. Briscux a exprimé ici, dans
une coupe grevoue, les P.eurs les plus pu-
res et ks parfums les plus exquis de l'A r-
morique.
— Les Premières feuilles, poi-sies de
M. Ilenride Bornier, promettent cl tien-
dront des fruits. Il y a là une facililé en-
traînante, un sentiment delii"at, un cn-
ihousiasme ardent, qui annoiicenl la
muse. Témoin, ces ve:-s sur Chateau-
briand :
i Fidè'e a son teiiie, on 1c voit rire etrmpSe.'
Ktsier Ju$<iu'a U lin >;:e<Mlid«. s<iu pir«i'.
Poîit» défini l'an, cbreiiea driani i< teinte,
Aiçte tous lei feui du iolciL
— Dos feuilles aux fleurs, il n'y .i pas
loin. Disons donc que les Roses de l'.onr-
gagne, publiées à Auxonne, par M"« M.i-
rie de Blays. forment un boiique: <:e i«<'-
tites nouvelles qui n'ont de la prti\iiue
que son charme naïf, cl qu'on dimit ra-
ri-iennesà leur siyleaisé, à leurs | iqnants
détails, à leur correction rare. Ce char-
mant volume eût fait, il y a cinijuanlc
ans, la réputation d'une femme, .aujour-
d'hui même, il ne sera pas absorbe dans
la foule, el il saura bien aller droit aux
cœurs purs, aux âmes d'élite, a tous ces
amis inconnus des poètes, et particu-
lièrement aux jeunes tilles à qui nous le
recommandons avec confiance. Nous vou-
lions encore parler des Fables religieuses
et morales de M"* Caldelar; mais l'a-
bondance des nuitières, cette impitopble
ennemie des auteurs, ajourne celui ci
au prochain numéro.
— Aux approcher de la saison froide, le
gai génie des ihrùires secoue ses grelots.
Et d'abord le théâtre élégant par ex-
cellence, les Italiens viennent de rouvrir
leur cage dorée à leurs rossignols onli-
naires. Les Puritains avec Mario, Ij-
blache, Ronconi et Grisi, ont été cou-
verts de bravos el de fleurs. En voilà pour
SIX mois de vogue et de fanatisme ! Heu-
reux directeur que M. Valel ! mais aussi
directeur habile, qui a le talent d'eu-
chaîner la mode!
Les pièces fantastiques se succèdeni
au boulevard du crime, où la Biche au
bois règne encore. Le Vaudeville renaît
plus malin sous la direction de M. Hippo-
lyte Cogniard.
Les Français ont donné une comédie,
l'Enseignement mutuel, en attendant Fé-
line, par l'auteur de la Ciguë. Le Méné-
trier de M. Labarre attire à la salle Fa-
vard tous les amateurs de belle musique.
Le Grand-Opera fait le lîiable à quatre
avec le ballet de ce nom. Mais, il faut
l'avouer, le théâtre le [>lus suivi en ce
temps de vacances, est le théâtre enfan-
tin de M. Comte. Au lieu d'être le plus
petit de tous, il serait le plus grand, qu'il
ne pourrait encore loger la foule imberbe
qui assiège ses portes pour aller trembler
et rire à cette merveilleuse féerie des^S"»^!-
ogres, dont se souviendront tous les col-
1 legieos de ISii.
I P.-C.
Imprimerie de IIKS.\UYKR et Tll.PIN. rue Lrairrcicr, îl DalignoMes.
II.
MUSE1<: DES FAMILLES.
33
LES PEINTRES CELEBRES
(i)
APELLES,
Le Triomphe J'AIexandre, traprès Lebrun. (Tableau du Louvre.)
de fleurs ; dès son enfance le beau avait frappé ses regards,
il s'y était habitué comme à une chose familière; aussi,
aux premiers essais de son pinceau, l'école attique recon-
nut-elle qu'elle allait posséder le plus grand de ses maîtres
passés et à venir.
— il — TRF.IZIÈMr: VOLl-MF.
Apcllcs cî;iit lie Cos ; \i naquit sous ce beau ciel à la lu-
mière duquel, six cents ans auparavant, Homère avait ou-
vert les yeux. Sa patrie, ainsi que la Vénus qu'il devait
ceindre, sortait du sein des mers, pareille à une corbeille
(I) Voir le tome XII, page 23.
NOVEMMIK 18i?).
34
LECTURES DU SOîR.
Apelles vit la fia du siècle de Périclès et le commence-
ment du siècle d'Alexandre , c'est-à-dire tout ce qu'il y a
eu de plus grand, peut-être, dans le monde. Ses contem-
porains étaient Protogène, sur lequel il n'avait, disait-il,
qu'une supériorité, celle de savoir ôterà temps la main de
dessus ses tableaux; Amphion et Asclépiodore, auxquels
il se reconnaissait inférieur, au premier pour l'ordonnance,
et au second pour les mesures ; enfin Aristidesde Thèbes,
par l'étude duquel il apprit à peindre l'homme moral, c'est-
à-dire à ne faire du corps qu'une enveloppe diaphane, à
travers laquelle on aperçoit Tàme et ses passions.
Apelles est le point culminant de l'art grec ; en lui tout est
réuni, sentiment, ordonnance, exécution : ses portraits tra-
duisent si exactement la ressemblance des personnes qu'ils
représentent, qu'un devin eût prédit ce qui devait arriver à
ces personnes, comme s'il eût étudié leur destinée sur elles-
mêmes : si les raisins de Zeuxis trompent les oiseaux, les
chevaux d'Apelles font hennir les cavales; enfin chez lui,
comme chez Homère, Diane se mêle à la troupe dansante
des jeunes filles qui célèbrent un sacrifice en son honneur,
et il rend à l'aide du pinceau si heureusement la descrip-
tion du poète, que le poète est vaincu.
Parmi les privilèges ordinaires du génie, Apelles avait
celui de beaucoup produire. Il est vrai de dire qu'il ne pas-
sait pas un jour sans travailler, sinon à ses tableaux, du
moins à ses esquisses ou à des dessins; aussi ce qu'il a
fait est innombrable. Ceux de ses tableaux qui étaient les
plus connus sont : la Pompe sacrée de Mégabise, pontife
de Diane à Éphèse; Clilus se préparant au combat et
prenant son casque des mains de son écuyer ; l'Homme
efféminé, qui appartenait aux Samiens qui le gardaient
comme un trésor ; son Ménandre, roi de Carie, qui était
la propriété des Rhodiens. Ses chefs-d'œuvTe étaient dis-
persés par toute la terre : Alexandrie avait son Gorgo-
sthénes, le tragédien; Ephèse avait son Alexandre le
Grand tenant la foudre, qui avait été payé vingt talents
attiques, non point que l'auteur eût fixé le prix à ce ta-
bleau, mais parce que, lorsqu'il s'agit de l'estimer, on le
couvrit de pièces d'or, et que toutes ces pièces firent en-
semble 48,000 francs de notre monnaie (1). Enfin Rome
avait ses Dioscures, sa Victoire et son Alexandre le
Grand, sa Bellone enchaînée au char du roi de Macé-
doine, si bien que du temps de Néron on voyait encore ces
deux tableaux dans la partie la plus fréquentée du Forum
d'Auguste ; seulement, à la tête du vainqueur de Darius,
Claude avait fait substituer celle du vainqueur d'.\ntoine.
Outre ces tableaux, on connaissait encore d'Apelles un
roi Antigone, qu'il avait peint de profil parce qu'il était
borgne ; un Aéoptolême combattant à cheval contre les
Perses; Archétaus en compagnie de sa femme et de sa
fille; un Hercule, vu de dos et retournant la tète, dont le
visage, quoique inachevé (on ignore pour quelle cause),
était aussi expressif que s'il eût été exécuté avec le
fini le plus précieux; enfin son chef-d'œu>Te, la Fénus
Anadyoméne, qui fut dédiée par Auguste dans le temple
de son père César, mais qui, endommagée par l'humidité,
's'écailla et tomba en morceaux ; si bien que Néron, quel-
que temps après qu'il fut monté sur le trône, se trouva
•forcé de lui en substituer un autre de la main de Doro-
thée.
Comme s'il eût deviné le sort qui attendait ce tableau,
Apelles était à Cos, sa patrie, occupé à peindre une seconde
(I) C'éUit ce ubieia qui lai faisait dire orgueilleusement qu'il y
irait au monde deux Alexandre : l'un invincible, qui eUit fili de Phi-
lippe; et l'autre ininiuble, qui était Gli d'Apelles.
F'énus qui, d'après son opinion, devait être encore supé-
rieure à la première, lorsque la mort le surprit. La tête et
la poitrine seulement étaient finies, le reste n'était qu'ébau-
ché; mais ce qui en existait fut unanimement reconnu si
merveilleux, qu'aucun peintre n'osa accepter la tâche d'a-
chever ce chet-d'œuvre interrompu.
Comme Zeuxis, Apelles eut son Parrhasius et son Ti-
manthe; l'un se nommait Protogène et était de Caunus,
l'autre se nommait Aristide et était de Thèbes.
Protogène était resté longtemps pauvre et dans l'obscu-
rité; car, toujours mécontent de ce qu'il avait fait, il retou-
chait sans cesse, et il était arrivé à l'âge de cinquante ans,
assure-t-on, qu'on ne connaissait encore de lui que ses
peintures navales du Propylion; mais enfin parut le Ja-
listus, dont parlent Cicéron, Pline et Strabon, et qui, de
leur temps, était à Rome dédié au temple de la Paix. Ja-
listus était le fondateur de Rhodes, comme Cadmus de Thè-
bes et Thésée d'Athènes, et le peintre avait choisi le moment
où Jalistus reçoit de la ville, sa fille, la palme due aux
bienfaiteurs des peuples.
Rhodes seule possédait ce tableau ; mais la Grèce tout
entière le connaissait si bien, que le roi Démétrius Polior-
cète étant venu assiéger la ville, n'osa y mettre le feu, de
peur de brûler ce chef-d'œuvre ; et, pour épargner une
peinture, il se retrancha une viitoire.
Ce ne fut pas le seul hommage que Démétrius rendit à
Protogène : comme l'atelier du peintre était dans un des
jardins du faubourg de Rhodes, cest-à-dire au milieu
même du camp des assiégeants, le roi apprit que Pr'>to-
gène (qui alors travaillait à un tableau représentant un sa-
tvre amoureux et jouant de la double flûte) n'avait point
interrompu son ouvrage malgré le tumulte du siège ; il le
fit appeler aussitôt et lui demanda d'où lui venait une pa-
reille tranquillité. Alors Protogène répondit qu'il savait bien
que Démétrius faisait la guerre aux Rhodiens, mais non
aux arts. La réponse plut au roi. et pour que Protogène
pût continuer de travailler avec tranquillité, il mit des sen-
tinelles à sa porte, et de temps en temps l'envoyait cher-
cher pour causer avec lui ; mais voyant que de cette façon
il lui faisait perdre trop de temps, il finit par aller le visiter
lui-même entre deux assauts. Cette circonstance, comme
on le pense bien, ne contribua point médiocrement à la ré-
putation de ce tableau.
Protogène fit encore une Cydippe, un Thépoléme., Phi-
lisque, l'auteur tragique, méditant; un athlète ; le roi
Antigone, père de ce même Démétrius Poliorcète, dont il
était devenu l'ami ; et enfin la mère du philosophe Aris-
tote^ qui lui persuade d'entreprendre une série de ta-
bleaux représentant les actions principales d'Alexan-
dre le Grand.
Ce dernier tableau porta la renommée de Protogène à un
si haut degré, qu'.\pelles, qui ne le connaissait que de ré-
putation, résolut d'aller lui faire une visite à Rhodes qu'il
habitait. Nous avons déjà dit quelle était l'opinion du pein-
tre de Cos sur celui de Caunus, et ces éternelles retouches
dont l'accusait Apelles étaient d'autant plus inutiles qu"A-
pelles seul avait la main plus sûre que Protogène.
.\pelles débarqua à Rhodes, et se rendit droit à l'atelier
de Protogène. Le peintre était absent. Une vieille était
seule préposée à la garde d'une tablette immense destinée
à un tableau et sur laquelle il n'y avait encore rien de
peint. La vieille, interrogée, répondit que Protogène était
absent, et demanda ce qu'il y aurait à lui dire à son retour.
Apelles, pour toute réponse, prit un pinceau, le trempa
dans la couleur, et traça sur toute la longueur de la tablette
un trait d'une telle hardiesse et d'une telle ténuité, qu'on
MUSEE DES FAIMILLES.
35
eût dit qu'il avait été tiré avec un crayon et à l'aide d'une
règle, puis il dit à la vieille :
— Quand Protogène rentrera, vous lui montrerez ce
trait, et voilà tout.
Mais lorsque Protogène rentra, avant même que la vieille
eût ouvert la bouche, il s'écria :
— Apelles est venu !
Alors Protogène prit le même pinceau et conduisit sur
le trait déjà tracé un linéament d'une autre couleur, mais si
subtil que la couleur primitive le débordaitde chaque côté;
puis il dit à la vieille que si l'étranger revenait, elle n'avait
qu'à lui montrer la tablette et à lui dire : Voilà ce que vous
cherchez,
Apelles ne manqua pas de revenir, et la vieille obéis-
sante s'acquitta de sa commission. Mais pour être surpassé,
Apelles n'était point vaincu; il reprit le pinceau, et, le
trempant dans une troisième couleur, il traça un troisième
trait qui tranchait par le milieu les deux autres lignes, ne
laissant plus d'espace intermédiaire où tracer un quatrième
linéament si subtil qu'on le supposât ; en voyant cette mi-
raculeuse fermeté de pinceau. Protogène s'avoua vaincu et,
cessant la lutte, courut sur le port chercher son rival.
Dès lors Protogène ne voulut rien peindre sur celte ta-
blette qu'avait deux fois retouchée Apelles, et le tableau
blanc (à l'exception des trois lignes tracées) resta ainsi un
objet d'étonneraent pour les curieux et presque d'incré-
dulité pour les artistes ; si bien qu'on le vit à Rome, dans
la maison qu'Auguste possédait au Palatin, au milieu des
chefs-d'œuvre de l'école grecque, jusqu'au moment où, avec
les plus beaux tableaux, cette maison fut consumée par un
incendie. La maison fut rebâtie moyennant une contribu-
tion volontaire d'un denier par personne, tant Auguste
était populaire à cette époque ; mais les chefs-d'œuvre qui
la décoraient, et parmi lesquels étaient l'^épollon des san-
dales (1) et le Jupiter tragédien, furent à tout jamais
perdus.
C'est ainsi qu'on peut voir aujourd'hui encore dans la
Farnésine, au milieu des gracieuses compositions de Ra-
phaël, la tête colossale du Jupiter Olympien charbonnée par
Michel-Ange.
Le second rival d'Apelles était Aristide, auquel il prit,
comme nous l'avons dit, l'expression des grandes passions;
en effet Aristide, auquel, selon Pline, on reprochait seule-
ment un peu trop de dureté dans les couleurs, s'était ap-
pliqué surtout à rendre les perturbations de l'àme dans les
crises suprêmes. Ainsi son plus beau tableau était celui qui
représentait une ville prise d'assaut, et qui avait pour sujet
une mère blessée et mourante, vers laquelle son enfant se
traînait; mais, comme c'était au sein même que la mère
avait été frappée, le peintre avait exprimé sur son visage
la crainte que son enfant ne suçât son sang au lieu de son
lait. Après la prise de Thèbes, ce tableau fut transporté par
Alexandre le Grand à Pella, sa patrie.
Outre ce tableau, Aristide peignit encore des Quadriges
en course; un Suppliant, dont on croyait entendre la
plainte; un Bacchus et une Ariadne, dans lesquels on
distinguait l'ivresse du dieu et l'ivresse de la femme ; une
Biblis morte d'amour pour son frère Caunus, au mo-
ment même où elle venait d'expirer ; un Tragédien ac-
compagné d'un jeune garçon, qui resta suspendu au
temple d'Apollon jusqu'à ce que le préteur Marcus Junius,
vers l'époque des jeux apollinaires (qui, selon Macrobe, se
célébraient tous les ans à Rome au mois de juillet), l'ayant
(1) Ainsi nommé parce qu'il avait élé d'abord placé daos le quar-
tier de Rome appelé des Sandaliarii, Hist. de la Peinture, t. I.
donné à restaurer à un peintre, ce pemtre le gala, soit p.ir
maladresse, soit par jalousie ; un Vieillard qui montre à
un enfant à jouer de la flûte, dédié au temple de la Foi,
que les vieux Romains avaient bâti sur le Capitole, à coté
de celui de Jupiter Très-Bon et Très-Grand, afin de faire
comprendre que celui qui manquait à sa parole manquait
aux dieux ; une Bataille dans laquelle il y avait plus de
cent figures, et qui lui fut payée par Mnason, tyran d'KIate,
mille drachmes par figures ; et enfin une figure représen-
tant un malade, que le roi Atlale paya cent talents, c'est-à-
dire 240,000 francs de notre monnaie.
Et cependant Apelles dépassa tout cela ; les rois se dis-
putaient ses ouvrages, et peut-être plus d'une fois, comme
fit Charles V pour le Titien, Alexandre le Grand ramas-
sa-t-il son pinceau ; car Alexandre était non-seulement le
protecteur, mais encore l'ami d'A|)elles, et il fallait que cela
fût pour que celui-là qui avait tué Clitus dans un moment
de colère donnât Campaspe à Apelles dans un moment de
pitié.
Aussi est-ce à Apelles que s'arrête la période ascendante
de l'art grec. Zeuxis avait déjà trouvé le grand, A|)elles
chercha le beau ; après ces deux maîtres, qui vécurent à
soixante ans de distance à peu près l'un de l'autre, les au-
tres peintres, n'ayant plus rien à inventer, imitèrent, et la
décadence commença avec l'imitation.
Et puis aussi, faut-il le dire, cet état florissant de l'art,
qui allait sans cesse grandissant du siècle de Périclès au
siècle d'Alexandre, fut peut-être dû (car les choses s'en-
chaînent entre elles) à l'état florissaut de la politique. En
effet, comme nous l'avons dit plus haut, ce flot de barbares
qui, à la suite de Xercès, était venu inonder la Grèce, de
Troie à Salamine, avait été refoulé par Thémistocles, Pau-
sanias etCiraon, et avait laissé, en se retirant, la capitale de
l'Attiqiie presque détruite ; mais après les généraux qui
avaient fait la Grèce libre, vint l'homme d'État qui devait
faire Athènes grande , et Périclès devait semer les chefs-
d'œuvre sur cette terre engraissée par le sang de l'ennemi .
Les Grecs, pour avoir sans cesse devant les yeux le dan-
ger auquel ils avaient échappé, et pour que ce danger en-
tretint le patriotisme dans la jeunesse, avaient décidé qu'on
ne relèverait ni les temples abattus, ni les maisons brûlées;
mais après trente-cinq ou quarante ans, ces ruines com-
mencèrent à fatiguer les yeux, et Périclès, comme Néron,
vit moyen de faire sortir de la ville détruite une ville plus
belle. Alors Athènes fut le rendez-vous de tous les artistes :
on vit s'élever à la fois des temples, des théâtres, des aque-
ducs et des ports; le Parthénon, l'Odéum et le Céramique
jaillirent de terre ; Phidias, l'auteur du Jupiter Olympien,
Praxitèles, l'auteur de la Fénus de Cnide, Scopas, l'auteur
de V Apollon palatin, luttèrent ensemble.
Il y eut bien au milieu de tout cela la guerre du Pélopo-
nèse entre Sparte et Athènes, qui dura vingt-sept ans, je
crois, et dont Thucydide nous a laissé l'histoire; mais,
comme le dit Winkelmann, ces guerres entre villes d'un
même pays, entre peuples voisins, entre hommes parlant
la même langue et adorant les mêmes dieux, ressemblaient
plutôt à des querelles d'amour, qui ouvrent l'esprit et en-
flamment le cœur, qu'à ces luttes mortelles dont elle était
sortie victorieuse mais sanglante. En effet, Athènes et
Sparte luttaient non-seulement avec l'épée, mais avec le
mai'let et le pinceau : comme aux temps plus rapprochés
de nous, où les républiques de l'Italie rivalisaient entre
elles de grandes actions et de grands monuments, Sparte
et Athènes déployaient leurs plus grandes ressources pour
faire pencher la balance chacune de son côté ; et tandis
qu'Athènes élevait son Parthénon, son Odéumetson Céra-
36
LECTURES DU SOIR.
mique, Sparte achevait, avec les dépouilles de Salamine,
son portique des Perses, où, mêlées aux statues des libé-
rateurs de la patrie, étaient sculptées les images des géné-
raux barbares qu'ils avaient vaincus.
Puis, pendant tout le temps que dura cette guerre (et
Diodore de Sicile prend soin de nous le dire), pas un instant
les artistes ne perdirent de vue le grand jour où leurs ou-
vrages, exposés aux yeux de toute la Grèce, étaient sou-
mis au jugement de leurs contemporains : ces jours étaient
ceux des jeux olympiques, qui revenaient tous les cin-
quante mois, et ceux des jeux isthmiques, qui revenaient
tous les trois ans. Alors, d'une convention unanime, du cap
Ténare au mont Paugie, de Céphalonie à Chios, toutes les
hostilités cessaient ; les armes sanglantes étaient déposées
pour revêtir les habits de fête ; de toutes les parties de la
Grèce on s'acheminait joyeusement vers Elis ou vers Co-
rinthe; et pour que nul ne fût privé d'un spectacle si at-
tendu et si désiré, pendant ce grand jour il y avait trêve,
même pour les bannis ; ainsi confondus dans cette grande
fête artistique, les Grecs de tous les partis et de toutes les
nations oubliaient un instant les malheurs passés et les maux
à venir, pour ne penser qu'à la splendeur que le concours
de tant de grands hommes allait répandre sur la patrie.
Aussi les grands hommes, exacts au rendez-vous donné,
parurent-ils presque tous à la fois. Vers la soixante-quin-
zième olympiade, le philosophe Phérécide commença d'é-
crire en prose; vers la quatre-vingt-unième olympiade,
Hérodote, quittant la Carie, vint lire en Elide son histoire
aux Grecs assemblés. Vers le même temps, Eschyle, reposé
de la bataille de Salamine, donnait la première tragédie
régulière qui eût été faite depuis la soixante-unième olym-
piade, époque où l'art dramatique avait été inventé ; Epi-
pharmes, poète et philosophe, faisait jouer les premières
comédies, et Simonide, excité par les vers d'Homère qu'a-
vait, dans la soixante-neuvième olympiade, commencé de
chanter le rapsode Cynélhus de Syracuse, achetait par ses
poèmes et ses élégies cette protection de Castor et de Pol-
lux qui lui valut le surnom û'aimé des dieux. Alors tout
marchait à la perfection, qui est le but de tout ; dans la
bouche de Gorgias, l'éloquence, qui jusque-là n'avait été
qu'un instinct, devenait une science; Athénagoras ou-
vrait son école et donnait des leçons publiques de phi-
losophie à Athènes ; Pindare et Corinne se disputaient
le prix de la poésie, qu'enlevait cinq fois Corinne ; Sophocle
succédait à Eschyle, et Euripide à Sophocle ; enfin lorsque
éclata la guerre du Péloponùse, Socrate avait déjà quarante
ans, Hippocrate en avait trente, Aristophane en avait
quinze, Antisthène était né et Platon était sur le point de
naître.
Enfin quatre cent trente-un ans avant le Christ, cinquante
ans après l'expédition de Xcrcès, l'année même où Phidias
achevait sa statue de Pallas , la guerre fut déclarée entre
Sparte et Athènes ; et telle était la richesse de cette der-
nière ville que, lors de son alliance avec Thèbes contre
Lacédémone, on leva sur elle et sur son territoire une
contribution de b,700 talents attiques , c'est-à-dire de
13,800,000 francs de notre monnaie.
Ce fut la première année de cette guerre qu'eut lieu,
sur le théâtre d'Athènes, le combat d'Euripide, de Sopho-
cle et d'Euripion, dont chacun avait fait une tragédie de
Médée. Euripide l'emporta sur ses rivaux, et, au dire de
Plutarque, l'amour des Athéniens pour les jeux scéniques
était tel, que les représentations successives des Bacchan-
tes, des Phœntsses, d'OEdipe, à^Anligone et à'' Electre,
leur coûtèrent plus cher que ne leur avait coûté la guerre
contre les Perses. Trois ans après la repré.senlaiion de
Médée, Eupolis donna ses comédies. Dans la quatre-vingt-
septième olympiade, Aristophane lU jouer ses Guêpes, et
pendant l'olympiade suivante, on représenta la Nuées et
les Acharniens . Ces représentations portèrent le goût des
Athéniens pour ces spectacles à une telle rage, que, vers
la fin de la guerre du Péloponèse, c'est-à-dire au moment
où Athènes était ruinée, il fut fait une distribution d'argent
d'une drachme par tête, pour que les citoyens qui n'avaient
pas de quoi manger pussent tromper leur faim en assis-
tant aux représentations théâtrales.
Et tout marchait du même pas : Phidias faisait son Ju-
piter Olympien, Polyclète sa statue de Junon d'Argos,
Scopas sa A'io6é{l), Ctésilaùs son héros blessé mourant,
chez lequel, au dire de Pline, on pouvait voir ce qui lui
restait d'àme dans le corps ; et Myron ses bœufs magnifi-
ques, que l'empereur Auguste avait fait ranger autour de
l'autel placé dans l'avant-cour du temple d'Apollon bâti sur
le mont Palatin.
Après vingt-sept ans, la guerre du Péloponèse avait
cessé , mais pour faire place à celle entre Thèbes et Lacé-
démone, dans laquelle Athènes, délivrée de ses tyrans par
Thrasybule, fut l'alliée de Sparte ; enfin , vers la cent qua-
trième olympiade, c'est-à-dire 363 ans avant le Christ, les
batailles de Leuctres et de .Manlinée amenèrent cette glo-
rieuse paix, ensanglantée par la mort d'Épaminondas.
C'était l'époque où fleurissaient Parrhasius, Zeuxis, Pam-
phile et Thimanic. Nous avons dit quels étaient ces grands
hommes, nous avons énuméré les chefs-d'œuvre qu'ils
avaient produits ; ils s'éteignaient au moment où la Macé-
doine, restée jusqu'alors dans l'obscurité, commençait à
s'élever par le génie de Philippe, et quelques-uns d'eux
virent encore peut-être, avant de fermer les yeux, ce fol
incendie du temple de Diane , qui éclaira la naissance
d'.^lexandre.
Appelles était né à cette époque. Comment le roi de Pari
fit alliance avec le roi de la guerre , comment le grand
homme devint l'ami du héros, on l'ignore : seulement, ce
qu'on sait, c'est qu'.Vlexandre visitait familièrement Apel-
les, puisqu'un jour qu'Alexandre parlait de peinture dans
son atelier, et raisonnait à tort et à travers sur les arts,
Apelles lui conseilla en souriant de se taire, attendu que
les petits garçons qui broyaient les couleurs dans un coin
riaient de l'entendre parler ainsi : observation qui n'empê-
cha point Alexandre de lui donner Campaspc, la plus belle
de ses esclaves , qui lui avait servi de modèle pour sa
Fénus Anadyoméne , et de rendre une loi qui concédait
au seul .\i)elles le droit de le peindre.
Enfin, 333 ans avant le Christ, comme Darius Codoman,
continuant l'œuvre de ses prédécesseurs (qui dopais cent
cinquante ans tenaient en servitude la Grèce d'Asie et atta-
quaient la Grèce d'Europe, tantôt avec des millions d'hom-
mes, tantôt avec l'or et l'intrigue), rêvait une troisième
invasion, Alexandre (après avoir détruit Thèbes, à l'excep-
tion de la seule maison de Pindare) lève trente mille hom-
mes d'infanterie, quatre mille cinq cents cavaliers, ras-
semble une flotte de cent soixante galères, se munit de
soixante-dix talents, prend des vivres pour quarante jours,
dit adieu à .\pelles, part de Pella sa patrie, longe les côtes
d'Amphipolis , passe le Strymon , franchit l'IIèbre, arrive
en vingt jours à Sestos, débarque sans opposition sur le
rivage de l'Asie-.Mineure, visite le royaume de Priam, cou-
ronne de fleurs le tombeau d'.Vchille, son aïeul maternel,
traverse le Granique, bat les satrapes, tue Mithridale, sou-
r Une épigramme grecque aiiribuc la Mol'i ^ Vraùii-ks, miit
Pline dil posiiivemcni qu'elle est de Scopa».
MUSÉE DES FAMILLES.
37
inetlaMysieetlaLydie, prend Sardes, Milet, Ilalicarnasse,
s'empare de laGalalie, traverse la Cappadoce, subjugue la
Cilicie, rencontre dans les plaines d'Issus les Perses, qu'il
chasse devant lui comme une poussière ; monte jusqu'à Da-
mas, redescend jusqu'à Sidon, prend et saccage Tyr, fait
trois fois le lourdes murailles de Gaza, traînant à son char
son commandant Bœlis, comme fit autrefois Achille à Hec-
tor; va à Jérusalem et à Memphis, sacrifie à Jéhovah et à
Isis, redescend le Nil, visite Canope, fait le tour du lac Ma-
riotis, arrive sur son bord septentrional , et, frappé de la
beauté de cette plage et de la force de sa situation, se décide
à donner une rivale à Tyr qui tombe, et à Cartbage qui
s'élève, et charge l'architecte de lui bâtir une ville qui s'ap-
pellera Alexandrie , tandis qu'il fera une pointe dans le
désert pour aller prier au temple de son père , Jupiter
Ammon,
C'était l'âge des merveilles : tout insensé que parût un
pareil ordre, Alexandre est obéi, et l'architecte trace une
enceinte de quinze mille pas, à laquelle il donne la forme
d'un manteau macédonien; dresse son plan par deux rues
principales , dont l'une aura onze cents pas, l'autre cinq
mille pas de longeur, toutes deux cent pas de large; et la
ville s'élève, non pas pci à peu, comme ont coutume de
s'élever les villes, mais sort tout armée comme Minerve du
cerveau de Jupiter.
Le jeune vainqueur revient, et trouve sa ville bâtie et
habitée : elle a des dieux dans ses temples, un peuple dans
ses rues, des vaisseaux dans ses ports. L'Egypte nouvelle
va succéder à la vieille Egypte, à cette Egypte mystérieuse
descendue de l'Ethiopie avec le Nil, et qui n'existe plus
que dans les ruines d'Éléphanline et de Thèbes. Memphis
la troyenne, qui leur a succédé, va bientôt passer à son
tour; si bien que la belle cité grecque n'a pas de rivale à
craindre, et que, sûr de ses destins, son fondateur peut
marcher à de nouvelles victoires.
Couchée entre son lac et ses deux ports, baignant ses
pieds dans le golfe Cyrénaïque et mirant son front dans la
mer de Syrie, Alexandrie écouta le retentissement de ses
pas, qui s'enfonçaient vers l'Euphrate et le Tigre; une
bouiïée du vent oriental lui apporta le bruit de la bataille
d'Arbelles, elle entendit comme un écho sombre de la chute
de Babylone et de Suse ; elle vit rougir à l'horizon l'mcen-
die de Persépolis, puis enfin cette rumeur lointaine se per-
dit derrière Ecbatane, dans les déserts de la Médie,de l'au-
tre côté du fleuve Arius.
Huit ans après, Alexandrie vit entrer dans ses murs un
char funèbre roulant sur deux essieux, autour desquels
tournaient quatre roues à la persane, dont les rayons et les
jantes étaient dorés : des têtes de lion d'or massif, dont la
la gueule mordait une lance , formaient l'ornement des
moyeux, et il y avait quatre timons, à chacun desquels
était attaché un quadruple rang de jougs, et quatre mulets
étaient attelés à chaque joug; chaque mulet avait sur la
tète une couronne d'or, des sonnettes d'or aux deux côtés
de la mâchoire, et autour du cou des colliers chargés de
pierres précieuses; sur ce char était une chambre d'or
voùice, large de huit coudées et longue de douze :1e dôme
était orné de rubis, d'escarboucles et d'émeraudes; au-
devant de cette chambre régnaii un péristyle d'or soutenu
par des colonnes d'ordre ionique, et dans ce péristyle
étaient appendus quatre tableaux. Le premier de ces ta-
bleaux représentait un char richement travaillé : un guer-
rier y était assis tenant en main un sceptre magnifique, et
autour de lui marchait la garde macédonienne et le batail-
lon des Perses, avec leur avant-garde formée par les Ho-
plites. Le second tableau se composait du train des élé-
phants armés en guerrre, portant sur leur cou les Indiens,
et en groupes les macédoniens couverts de leurs armes.
Dans le troisième, on avait figuré le corps de cavalerie imi-
tant les manœuvres et les évolutions du combat. Enfin le
quatrième représentait des vaisseaux en ordre de bataille et
prêts à attaquer une flotte que l'on voyait dans le lointain.
Au-dessus de cette chambre, c'est-à-dire entre le plafond
et le toit, tout l'espace était occupé par un trône d'or, carré,
orné de figures en relief d'où pendaient des anneaux d'or,
et dans ces anneaux d'or étaient passées des guirlandes de
fleurs qu'on renouvelait tous les jours, au-dessus du faite
était une couronne d'or d'une assez grande dimension pour
qu'un homme de haute taille pût tenir debout dans le cercle
qu'elle formait, et lorsque la lumière du soleil frappait des-
sus, elle lui renvoyait ses rayons en éclairs. Enfin, dans
cette chambre, qui formait le centre du char, était couché
sur des aromates, le cadavre d'Alexandre.
Celui qui se disait un dieu avait fait à Babylone un excès
de table, et la mort, à trente-deux ans, était venue lui rap-
peler (ju'il n'était qu'un homme.
C'était un des dix capitaines que la mort de leur général
avait fait roi, et un des quatre qui devaient conserver leur
royaume, qui menait le deuil. Dans ce grand partage du
monde accompli autour du cercueil , Plolémée , fils de
Mayus, qui se vantait d'être le frère d'Alexandre, et qui
était certainement l'un de ses plus chers favoris, avait pris
pour lui l'Egypte, la Cyrénaïque, la Palestine, la Phénicie
et l'Afrique ; puis, comme un palladium qui devait pen-
dant trois siècles et demi conserver l'empire chez ses des-
cendants, il avait détourné de sa route le corps d'Alexan-
dre, et le ramenait demander une tombe à la ville à laquelle
il avait donné un berceau.
Voilà donc ce que vit Apelles. Quoiqu'on ignore l'épo-
que précise de sa mort, il est certain qu'il survécut à
Alexandre, puisque Pline raconte, comme une preuve de
son habileté à saisir la ressemblance , qu'une tempête
l'ayant jeté sur la côte d'Egypte, et contraint de débarquer
à Alexandrie, d'autres peintres, jaloux de lui, subornèrent
le boufl'on du roi, qui l'invita faussement à venir souper
avec son maître: sans doute Plolémée, tout auteur (1) et
tout amateur des sciences et des arts qu'il fût, n'aimait
point personnellement Apelles, car à peine l'eut-il aperçu,
qu'il se leva furieux, et, montrant à l'artiste ses vocatores,
il lui demanda lequel d'entre eux l'avait invité de sa part.
Apelles alors prit au foyer un charbon éteint, et commença
de tracer un portrait sur la muraille ; mais avant même que
la tête ne fût finie, Ptolémée l'arrêta; aux premiers traits
il avait reconnu son boulTou.
Alexandre DUM.\S.
[Prochainement les peinires d'Italie.)
(I) Piolùméf avaii écriï une rrlaiion des campagnes d'Alexandre
qui a clé perdue.
38
LFXTURES DU SOIR.
LE DRACR, LEGEÎNDE DU QLERCY.
Un jeune enfant, à la vesprée,
S'en allait jouant dans le val;
Sur la pelouse diaprée
Un guerrier survient à cheval.
— Où vas-tu si tard dans la plaine,
Tout seul ainsi, petit enfant?
Viens au bois pour reprendre haleine.
— Non ; ma mère rae le défend.
— Tu n'en diras rien . — Oh ! raa mère
Sait ce que je fais sans le voir.
•— Quel est son métier? — Lavandière ;
Euteudez d'ici son lavoir.
— Mais ne crains-tu pas, mon bel ange,
Le loup qui rôde par les champs?
— Beau cavalier, le loup ne mange
Que les petits qui sont méchants.
— Cependant, si tu veux m'en croire,
Il ne faut pas trop s'y fier :
On dit que quand la nuit est noire
— Que dit-on, seigneur cavalier?
— Qu'il est plus sCir d'aller ensemble;
Avec moi ne crains aucun mal ;
Tu dois être las, il me semble :
Veux-tu monter sur mon cheval?
— J'en ai peur : il a l'œil si rouge!
Il est noir, noir comme la nuit!
Et puis, voyez! toujours il bouge.
Et ses pieds ne font aucun bruit!
— C'est que, sur le sol qu'il effleure,
Il a peine à se contenir:
Il peut aller, en moins d'une heure,
Au bout du monde et revenir.
— Alors, oh ! que de belles choses
On pourrait voir en un moment!
— Plus qu'au printemps il n'est de roses,
Et d'étoiles au lirmameut!
Ce sont les fleurs les plus étranges.
Et des fruits d'un goût sans pareil;
Des orangers tout plein d'oranges
Dans des champs tout pleins de soleil.
Ce sont des rois, ce sont des reines,
Assis au milieu de leur cour;
Ce sont des villes si sereines
Que dans la nuit il y fait jour.
On voit tout ce qui peut surprendre:
Des hommes de toutes couleurs ;
(0 Le Drack esl le ravisseur d'enrants, le roi des aulnes du Quercy.
Des oiseaux qui se laissent prendre
Avec la main comme des fleurs.
Ici, dans des forêts sauvages.
Paissent des troupeaux d'éléphants;
Là, les perles, sur les rivages.
Servent de jouet aux enfants.
On voit les monts, on voit les plaines
Où l'or se trouve par monceaux ;
La mer, où nagent des baleines
Aussi grandes que des vaisseaux!
Eh bien ! ce merveilleux spectacle,
L'univers ! va s'offrir à toi,
En un moment et par miracle,
Si tu veux venir avec moi.
Et l'enfant, que le charme enivre,
Près du cavalier vient s'asseoir :
— Vous dites, si je veux vous suivre.
Que je peux revenir ce soir?
— Oui, ce soir même, enfant ; mais songe
Qu'il est déjà tard; tu m'entends.
Partons : vois l'ombre qui s'allonge!
Bientôt il ne serait plus temps.
Et son œil, plein d'inquiétude,
Suit du val le sentier battu ;
Rien ne trouble la solitude,
Mais l'écho du lavoir s'est tu!
L'enfant alors: — Pour que je moutc,
Approchez-vous de l'escalier
Que cette croix ici surmonte.
La voyez-vous, beau cavalier?
Le cheval recule et se cabre...
— Comme il a frémi tout à coup
Votre cheval! Tirez le sabre.
Peut-être qu'il a vu le loup!
— Il l'a vu, sans doute ; et je liemble :
Que de\itndrais-tu là, tout seul?
Viens, cher enfant ; allons ensemble
Derrière cet épais tilleul.
Et l'enfant, tendant sa main blanche,
Suit le cheval, cède à l'attrait...
Le cavalier vers lui se penche.
Le jette en croupe et disparaît.
Un long cri traversa la plaine !.„
La mère accourt ; soins superflus :
Pour l'aller voir à la fontaine,
Son pauvre enfant ne revint |)lus.
S. PÉCONTAL.
ETUDES SOCIALES.
LES CllECHES.
Dans ce Paris plein, comme on l'a dit, de grandeur et de
misère, s'il est quehiue chose qui console de bien des con-
trastes, c'est la charité. Quand, dans sa voiture dorée el bla-
sonnce.le riche passe emporté mollement, nous regardons
MUSÉE DES FAMILLES
39
cepau>Te homme pliantsous le faix, que le brillant équipage
vient d'éclabousser, et nous nous écrions : « Que d'injus-
tices ici-bas ! » Mais si le pauvre homme vous dit : «Ma femme
avait froid l'hiver dernier, ce riche que vous venez de voir
lui a apporté une couverture; mes enfants avaient faim,
c'est par lui que Dieu leur a donné le pain de tous les jours.
C'est lui qui nourrit ma famille, qui m'a fait trouver l'ou-
vrage dont je manquais. » Alors, loin de blasphémer, on
bénit et la résignation du pauvre et la bonté du riche, et
Ton dit : « Puisque Dieu a voulu que les biens de ce monde
soient inégalement partagés, qu'il laisse ces biens aux
mains de ceux qui en font un bon usage. »
Ces derniers mots formulent à peu près l'idée qui m'est
venue à l'esprit en visitant dernièrement une de ces fon-
dations éminemment charitables, je veux dire l'une des
crèches du premier arrondissement de Paris.
Depuis quelque temps déjà, dans chaque arrondisse-
ment un ou plusieurs asiles reçoivent, pendant la journée,
les jeunes enfants des ouvriers pauvres ; après l'asile, vient
l'école primaire; après l'école primaire, l'apprentissage.
Mais une lacune existe au moment le plus important de
ces jeunes existences. L'asile ne reçoit son petit peuple
que depuis l'âge de deux ans accomplis à six ans. Jusqu'à
la deuxième année , que faire de cette petite créature qui,
plus que jamais, a besoin de sa mère, et plus que jamais
cependant la gène et l'entrave dans ses travaux?
Celle-ci laissera l'enfant dans sa pauvre demeure, glacée
l'hiver, brûlante l'été, quitte à le retrouver bleu de froid le
soir ou à demi étouffé dans ses langes
Cette infortune, en6n révélée par un honnête homme, a
ému dernièrement bien des cœurs. Je n'insisterai pas sur
la fondation de la première crèche à Chaillot. Je ne parlerai
pas du zèle de ceux qui contribuèrent avec M. Marbeau à
créer cette crèche. Vous trouverez tous ces détails contés
d'une manière touchante dans un petit livre qui se vend au
proût de l'institution. Je vous dirai seulement que l'œuvre
a prospéré, qu'une seconde, puis une troisième crèche se
sont établies, et je vous raconterai ma visite à l'une d'entre
elles.
Ma curiosité un peu tardive avait été excitée à la nou-
velle de ces deux fondations, postérieures de quelques mois
à la première. Je gagnai la rue Saint-Lazare, dépassai
l'hôtel du chemin de fer, et demandai dans quelques bou-
tiques voisines des renseignements sur ce que je cherchais.
Nulle part on ne put me l'indiquer. — Je ne connais pas.
— Ce n'est pas dans ce quartier. — Voyez à Chaillot.
Cet obstacle , qui m'eût arrêté en toute autre circon-
stance, me fit persévérer; cette simplicité même me char-
mait. Qui donc dans Bethléem eût pu indiquer aux bergers
et aux Mages l'étable où venait de naître Jésus-Christ? De
porte en porte, j'arrivai au numéro 1-44. Doutant à demi
de ma mémoire , à demi certain que c'était là, j'entrai. Je
cherchai un bâtiment neuf, point; une galerie, une entrée,
quelque chose qui se fit remarquer. Rien de tout cela. A
gauche, un atelier, deux, trois ateliers; à droite, encore le
travail ; seulement un petit tableau que je finis par aper-
cevoir, portait ces mots modestes :
CRÈCHE DE SAINT-LOtlS d'a.NTDI.
Un simple escalier de bois bien ordinaire, mais parfai-
tement propre , conduisait au premier; je le montai, et,
ouvrant une porte vitrée, je me trouvai dans la crèche.
Je demandai la permission de jeter un coup d'œil.
— La crèche est l'œuvre de tous, me répondit la pre-
mière berceuse, tous sont admis à la visiter.
J'avais sous les yeux plus de vingt enfants, les uns en-
dormis, les autres éveillés ; les uns tranquilles, les autres
jouant, d'autres criant , mais aussitôt calmés par des soins
attentifs. Il n'y avait là rien d'apprêté, rien que de natu-
rel; quatre berceuses, revêtues d'un costume simple qui
n'est plus celui de la ville et pas encore celui de la campa-
gne , moins sombre que celui des sœurs , mais qui en garde
l'austérité. Puis, dans cette grande pièce, bien nette, bien
claire, vingt et quelques berceaux en fer qui, emboîtés
d'un côté dans le mur, et soutenus de l'autre par un pied
également en fer, fiché dans le sol, ne risquent pas d'être
renversés, et, malgré celte solidité, peuvent cependant être
mis en mouvement par un souffle. Dans ces berceaux gar-
nis de rideaux blancs, de couvertures blanches, de jeunes
enfants, l'un à bonne grosse figure, l'autre un peu amai-
gri; celui-là en petit vêtement gris d'indienne, celui-ci
avec de petits bas reprisés, cet autre en brassière bleue,
tous en habillements bien mesquins sans doute, mais aussi
tous si propres que, s'il y a encore là de la pauvreté, du
moins on n'y retrouve plus la misère.
Je restai une heure à considérer les moindres détails.
Un gros garçon éveillé, mais bien sage^ me regardait en
ou>Tant ses grands yeux étonnés.
Une petite fille s'agitait et rejetait sa couverture ; la ber-
ceuse venait et d'une voix doucement grondeuse :
— Eh bien! mademoiselle, voulez-vous bien rester tran-
quille ; est-ce qu'on se conduit comme ça devant les mes-
sieurs !
On ou\Tit une porte, je passai dans la lingerie, non moins
bien tenue que le reste. Puis je vis la liste des fondatrices
et celle des inspectrices, et quel fut mon étonnement quand
je retrouvai presque tous les mêmes noms sur ces deux
listes ! Oui, ces femmes pieuses qui ont donné leur or d'a-
bord, qui ont sacrifié un bijou pour sauver une famille de
la misère, ont compris qu'il fallait plus encore, et chacune
d'elles a son jour d'inspection. Oui, des mères de nobles
familles, des femmes du monde, des dames de haut lieu,
celles que les ouvriers appellent de grandes dames, vien-
nent tour à tour inspecter leur fondation. Un enfant pleure
en attendant l'instant où sa laborieuse mère va venir l'al-
laiter. Une inspectrice est là, elle le prend dans ses bras
pour le calmer. Cette inspectrice, c'est M"* la comtesse de
Montjoie , M"* Muron , M"»» la comtesse de Kersaint;
vienne la mère, elle va lui rendre son enfant. Touchantes
sollicitudes, par combien de reconnaissance vous êtes
payées! Le peuple soufifre, et ceux qui souffrent sont sen-
sibles plus que tous les autres.
Après la liste des inspectrices et des fondatrices, on me
montra encore celle des enfants inscrits ; le registre où les
inspectrices inscrivent chaque jour l'état dans lequel elles
trouvent la crèche, puis le registre des visiteurs. Sur ce
dernier, parmi de touchantes pensées, j'ai trouvé ces vers
d'un de nos meilleurs poètes , M. Emile Descharaps :
Pauvrei eoranls, chers petits anges.
Lorsque, pour le travail, après chaque repas.
Vos mères vous laissaient au logis, n'est-ce pas.
Qu'en proie à des terreurs étranges,
Voussanglotier; et puis, qu'à force d être seul»,
Od tous retrourait froids et muets dans tos langes.
Comme des morts dans leurs linceuls ?...
Maintenant plus d'absence aux longues agonies ;
Car la crèche, agréable aux yeux de l'Éternel,
Avec ses chants, ses fleurs, ses images t>énies.
Vous garde souriants jusqu'au sein DDaternel.
Et TOQS, riches, donnez, donnez, pour que la crèche
L'hiver, soit toujours chaude, et l'été toujour* fraîche.
J'avais oublié un tabWu encore, celui des médecins qui
40
LECTURES DU SOIR.
donnent gratuitement leurs soins quotidiens à la crèche ;
puis la liste des prescriptions hygiéniques qui, avec une
prudence toute maternelle, défendent les bonbons, les gâ-
teaux hors des repas, les joujoux peints, etc.
J'allais partir, quand je m'aperçus que chaque lit portait
un écriteau. J'en demandai la raison.
— Toute personne qui fournit un berceau complet a son
nom attaché à ce berceau, afin que le pauvre sache à qui
il a obligation.
— Et que coûte le berceau?
— Berceau, rideaux, couvertures, le tout coûte trente-
huit francs.
Mettons quarante; n'est-ce pas de la charité au rabais?
Avoir son nom inscrit sur une bonne œuvre pour quarante
francs !
Je fis encore une fois le tour de la salle pour voir les
noms des personnes qui avaient donné des berceaux.
Combien je fus surpris et touché en lisant les plaques
suivantes sur différents lits :
Les élèves de l'institution Loubens. — Monsieur le curé
de Saint-Louis d'Antin. — Madame la comtesse de Cu-
mont. — Les ouvriers et les apprentis de MM. Jouaust et
Guiraudet. — Mademoiselle d'Artigues. — Mademoiselle de
Vercy, etc., etc.
Ainsi, sur le terrain commun de la charité, jeunes éco-
liers joueurs, pieuses mères de famille, digne prélat, labo-
borieux ouvriers, jeunes filles aussi bonnes que belles,
s'unissent fraternellement pour faire le bien!
Et savez-vous le résultat de tout ceci? Ces pauvres
mères qui jadis ne pouvaient suffire à élever leurs enfants,
pour avoir ces pauvres petits lavés deux fois le jour, pei-
gnés une fois, tenus toujours avec une exlrètne propreté,
toujours soignés, rafraîchis, réchauffés à temps ; pour les
faire garder quatorze heures , car la crèche est ouverte
depuis cinq heures et demie du matin jusqu'à huit heures
et demie du soir ; enfin, pour avoir leurs nourrissons aussi
bien traités que le pourraient être ceux des meilleures fa-
milles, et cela sous la surveillance de l'élite de la société,
ces mères ne payent que vingt centimes! Encore ce prix
n'est-il exigé que pour conserver à la mère le droit de dire :
« Je n'ai pas renoncé à mon enfant ; c'est par moi qu'il re-
çoit ces soins que mes mains ne peuvent lui prodiguer. Si
je travaille pour lui le jour, je le reprends le soir, et la nuit
je ne le quitte pas. Je suis toujours bien sa mère.
Par la même excellente raison, la crèche est fermée les
jours de fêtes et les dimanches, pour que la mère et l'enfant
se retrouvent en ces jours de repos.
Et maintenant, si ces lignes ont eu pour vous quelque
intérêt, allez et voyez par vous-mêmes. Et quand vous
aurez vu, si vous êtes comme nous des hommes de bonne
volonté, aidez aux bons par votre parole comme nous
tâchons de le faire par notre plume. Car les trois crèches
déjà fondées sont toutes trois dans un seul arrondissement
de Paris ; les onze autres, parmi lesquels les plus pauvres,
en manquent encore et les attendent, comme les attendent
aussi toutes nos villes manufacturières, les travailleurs de
nos villages et les pêcheurs de nos côtes.
Adolphe DELAIIAYE.
Juillet 1843.
P. -S. Depuis que cet article est écrit, de nouvelles crè-
ches se sont fondées à Paris, à Belleville, etc., les grandes
villes s'occu[)ent d'imiter la capitale, et le vœu de l'auteur
sera bicnlùt rempli dans toule la France.
■ rni?w ■•'•^ <%-^^
Vue de 1.» iicchc de la rue S.unl-Lizarc, u'" i-i i.
MUSÉE DES FAMILLES.
41
HISTOIRE DE L\ DA^SE.
PREMIERE PARTIE.
Danse égyptienne autour du bœuf Apis.
I. — LE LA UA>St CiiKZ LES ÉGYPTIENS.
La danse est sans contredit le plus ancien des arts ; on
pourrait même ajouter qu'il en est le plus noble.
C'est du moins ce qu'ont affirmé tous les auteurs qui
ont écrit sur la danse, et notamment le philosophe Lucien,
qui nous a laissé un ouvrage remarquable sur ce sujet.
D'après ce philosophe, l'origine de la danse remonte à la
naissance de l'univers. 11 faut avouer qu'il en est peu de
plus anciennes. L'assemblée des astres, la conjonction des
planètes et des étoiles fixes, leur harmonie, ont servi de
base aux préceptes de cet art.
^OVEMBRE 18i5.
Ce qui est certain, c'est que la danse avait primitivement
un caractère purement religieux; elle était exclusivement
consacrée au culte de la Divinité; les prêtres seuls avaient
le droit de se livrer à ce pieux exercice.
Les choses ont bien changé depuis, comme vous voyez.
Les Égyptiens, ce peuple si longtemps considéré comme
le plus vieux et le plus sage de l'anliiiuité, faisaient un tel
cas de la danse, et l'empluyaient si fréquemment dans les
mystères des initiations, qu'ils appelaient dessau/ewr* ou
infidèles à la danse ceux qui trahissaient ces mystères.
Ils avaient deux danses particulièrement célèbres, dont
Platon, Lucien et d'autres auteurs nous ont rapporté des
— G — TKErilf.ME VOLl.ME.
42
LECTURES DU SOIR.
merveilles. La première a été nommée la danse astrono-
mique. Nous la retrouverons plus tard en Grèce, où elle
fut transportée par le divin Orphée, et en Itiilie, où elle fut
apportée par Pythagore. Les chœurs des tragédies grecques
cl romaines nous en ont appris tous les mouvements.
Dans cette danse, un autel, placé au centre, représentait
le soleil; les danseurs, figurant les signes du zodiaque, les
sept planètes, les constellations, exécutaient les dilTérentes
révolutions des corps célestes, en tournant à l'entour.
Mais la danse la plus fameuse, la plus solennelle de toute
rÉgypte, était celle que l'on célébrait en l'honneur du dieu
Apis.
Rien que je ne puisse supposer qu'd y ait parmi mes
lecteurs des gens qui ne connaissent pas ce dieu cornu, il
n'est pas hors de propos, je pense, de donner ici quelques
détails sur ce divin quadrupède, car la race en est complè-
tement perdue.
Le dieu Apis était un bœuf, mais ce n'était pas un bœuf
comme un autre.
Il fallait qu'il eût le poil du corps noir, sur le dos la fi-
gure d'un aigle, celle d'un escargot sous la langue, les poils
de la queue doubles, et, sur le côté gauche, une marque
blanche semblable à uu croissant.
On comprend qu'un pareil bœuf ne pouvait naître à la
façon vulgaire des autres bœufs, ses semblables ; une gé-
nisse devait l'avoir conçu d'un coup de tonnerre.
Le dieu, une fois trouvé, était nourri pendant quarante
jours sur les bords du Nil, et servi par des femmes qui n'a-
vaient pour ornement que la simple nature. De là on le
conduisait à Memphis.
A son entrée à Memphis, la grande danse des prêtres
d'Egypte commençait. Le sujet ou ballet était l'histoire
d'Osiris, la première divinité d'Egypte. Pendant la marche,
on peignait par des mouvements lents ou passionnés et au
sou de mille instruments la naissance miraculeuse du dieu,
les folàtreries de son enfance, ses amours et son mariage
avec Isis. Ensuite on représentait la conquête et la civilisa-
tion des Indes par Osiris, le retour de ce conquérant en
Egypte, la mort de ses perfides frères, punis de sa main.
Au moment où la procession arrivait au temple, les dan-
ses redoublaient de vivacité; le peuple lui-même témoignait
son enthousiasme et se livrait à tous les transports d'une
folle allégresse.
Mais, hélas ! le dieu Apis, tout dieu qu'il était, avait ses
jours comptés; bœuf, il ne devait vivre que ce que vivent
les bœufs, et la divinité ne tardait pas à se changer en vic-
time.
Le jour venu, les prêtres saisissaient le dieu, et le me-
naient jusqu'au bord du Nil, où ils lui demandaient fort
rcvércncieusement la permission de le noyer. Le plus ordi-
nairement le dieu ne faisait aucune objection ; on procédait
immédiatement au sacrifice. On dansait à sa mort comme
on avait dansé à son apothéose; seulement ces danses fu-
nèbres étaient aussi lugubres que les premières avaient été
gaies.
II. — DE LA DANSE CHEZ LES UÉIiREUX.
Les Hébreux prirent un grand nombre de coutumes aux
Égyptiens pendant le séjour qu'ils firent parmi ces peuples ;
ils leur empruntèrent notamment plusieurs danses; ces
danses étaient également des danses religieuses.
La première danse sacrée dont il est parlé dans la Bible
est celle de la prophétesse Marie. Après le passage de la
mer Houge, Marie prit un tambour, et toutes les femmes
la suivirent en dansant.
Quelques années plus tard, Aaron, son frère, entra lui-
même en danse, mais, cette fois, bien mal en prit à ceux
qui l'imitèrent; trois mille personnes en moururent. Il est
vrai que ce n'était point au Dieu d'Israël que s'adressaient
ces hommages, mais bien à un veau d'or. C'était un souve-
nir et une imitation du culte qu'ils avaient vu rendre en
Egypte à un bœuf; le premier pas dans le crime est tou-
jours timide.
La danse la plus célèbre dont parle l'Écriture est la danse
de David devant l'arche. * David ayant appris, dit le texte,
a que le Seigneur avait béni Obededom et toute la maison
« de ce pieux lévite depuis que l'arche y était entrée, eut
« la confiance delà faire transporter à Jérusalem. Lorsqu'on
« se fut rendu à la maison d'Obededom, David, environné
« de sept chœurs de musique, faisait arrêter l'arche, portée
« parles sacrificateurs, à chaque sixième pas, et faisait im-
« moler un bœuf et un bélier. Pendant ce temps-là, il
« dansait devant l'arche de toute sa force, parmi les cris
« de joie et au son des trompettes. »
Plusieurs des commentateurs de la Bible, et entre autres
le docte Dom Calmet, bénédictin, ont profondément disserté
sur cette danse. Ce dernier en a laissé une description aussi
détaillée que s'il y eût assisté; il en a même fait graver le
dessin.
D'après le texte, David était vêtu d'une simple chemise
de lin, ce qui lui attira de vifs reproches delà part deMi-
chol, la fille de Saul, qui l'avait vu passer de sa fenêtre.
David lui répondit que la chemise répondait suffisamment
de la pureté de ses intentions, et que le vent seul était
coupable en cette circonstance.
Du reste les Juifs avaient une passion désordonnée pour
la danse ; Dieu lui-même la leur permettait, i 0 vierge
c d'isiaël, dit-il à son peuple pour lui annoncer la fin de
« la captivité, je te rendrai tes tambours, et tu retourneras
« danser dans tes joyeuses assemblées. » On voit en effet
par le psalmiste que ces danses étaient toujours accompa-
gnées du son des instruments et surtout du tambourin. Jé-
rémie, faisant des vœux pour le rétablissement de Jérusa-
lem, demandait également le retour de ses chants et de ses
danses. Enfin, les trois temples de Jérusalem, de Garizim
et d'Alexandrie, avaient tous un lieu nommé chœur, dis-
posé comme une espèce de théâtre, et destiné à la danse.
Les premières églises chrétiennes, celles de Saint-Pancrace
et de Saint-Clément, par exemple, ont été construites sur
ce modèle.
Les Juifs avaient aussi des danses politiques. La plus
célèbre est celle qui fut instituée par les Machabées pour
solenniser la restauration du temple. Quand la belle Judith
eut coupé le cou à Holopherne, les Juifs (iront une fête pu-
blique, terminée, dit le Napolitain Zuccaro, célèbre pro-
fesseur en l'art gymnastique, par une espèce de bal que
Judith elle-même présida. C'était trop juste.
Le peuple organisait asse? 'ouventdes danses aux envi-
rons des villes. Les filles dt Silo dansaient à l'ombre des
palmiers, quand les jeunes ens de la tribu de Benjamin,
à qui on les avait refusées pour épouses, les enlevèrent de
force, sur l'avis des vieillards d'israèl.
« Voici la fête du Seigneur, dit le texte, allez vous ca-
« cher dans les vignes, et quand les filles de Silo dan-
€ seront selon l'usage , sortez de votre embuscade, pre-
« nez chacun une épouse, et fuyez vers la terre de Ben-
• jamin. >
On voit par là que Romulus connaissait son histoire
sainte, et que rcnlèvemcnt des Sabines n'est qu'un véri-
table plagiat.
MUSEE DES FAMILLES.
43
III. — DE LA DANSE CHEZ LES GRECS.
De l'Egypte et de la Judée il nous faut passer en Grèce.
La Grèce est le berceau de la poésie et des arUî, la patrie
du goût, la terre classique du plaisir et de la beauté. Là,
les Grâces, mêlées aux nymphes des bois, frappaient la
terre en cadence à la douce et mélancolique clarté de la
lune; les chastes vierges descendaient en dansant du Cy-
théron, portant sur leurs têles les corbeilles sacrées; les
filles de Sparte, couvertes de leur seule pudeur comme
d'un voile, imitaient dans leurs jeux les jeux sanglants de
Mars; les bacchantes bondissaient de joie autour du vieux
Silène.
II est certain qu'aucun peuple ne professa jamais un
plus grand culte pour la daiise; ils la faisaient naître avec
l'amour, dont elle est toujours restée la compagne ; Apollon
lui-même, par la voix de sa prophétesse, en dictait les lois.
Tous les poètes à l'envi célébraient l'excellence de cet
art.
Homère, en parlant des plaisirs les plus honnêtes, ne
parle que du sommeil, de l'amour et de la danse ; et encore
cette dernière, suivant lui, est-elle le seul qui mérite le
uom d'irréprochable : il en représente l'image sur le bou-
clier de son héros.
Hésiode, qui avait vu lui-même, au lever de l'aurore, les
Muses danser en chœur autour de l'autel de leur père, et
leurs pieds délicats fouler en cadence les bords semés
de violettes de la fontaine d'Hippocrène, assure que
la danse est le plus beau présent que nous aient jamais
fait les dieux.
Pindare donne à Apollon le titre de danseur, et consacre
à l'immortalité les noms de ceux qui excellent dans cet art.
Platon, ce poète d'une autre espèce, ce philosophe aus-
tère et profond, n'hésite pas à placer la danse avant toutes
les sciences, et veut qu'on s'occupe à régler le corps avant
de former l'esprit. Il considère la danse comme une disci-
pline qui doit conduire l'homme à la vertu. La raison qu'il
en donne, est que cet art dissipe la tristesse, qui est, suivant
lui, la passion la plus dangereuse. On a aujourd'hui, il est
vrai, des idées un peu différentes sur les passions.
Enfin Socrate, le plus sage des hommes, au dire d'Apol-
lon qui devait s'y connaître, non content de donner des
éloges à la danse, voulut encore l'apprendre; il était pour-
tant dans un âge très-avancé. Le plus sage des hommes
prit Aspasie pour professeur.
Épaminondas lui-même désira s'initier aux secrets de la
danse. L'histoire n'a pas dédaigné de nous transmettre le
nom de son maître; on le nommait Calliphron.
On accordait alors à la danse une portée bien autrement
élevée que celle qu'on lui attribue de nos jours. La danse
n'était plus seulement un art purement religieux, les prê-
tres grecs la considéraient comme un puissant moyen de
moralisation.
Agamemnon, prêt à partir pour Troie, ne crut pouvoir
mieux faire pour engager Clytemuestre à rester pendant
son absence dans la ligne de ses devoirs, que de placer
auprès d'elle un danseur, qui lui rappelât sans cesse par
ses exercices et ses danses les obligations qui lui étaient
imposées. Malheureusement... on sait ce qui arriva. Cly-
teranestre commença par tromper son mari ; puis, pour
réparer sa faute, elle l'assassina. Sans aucun doute Aga-
memnon avait fait choix d'un mauvais danseur.
Les Grecs avaient un grand nombre de danses ; ces dan-
ses étaient ou publiques ou privées ; les danses publiques
étaient ou religieuses, ou lyriques, ou scéniques. Il y avait
deux sortes principales de danses religieuses : les dyoni-
siaques, danses turbulentes, vives, expressives, ordinaire-
ment consacrées à Bacchus; les corybantiaques, qui, plus
graves, se célébraient en l'honneur de Jupiter. Les danses
lyriques se divisaient également en deux branches : les
gymnopédies, dans lesquelles les jeunes gens, entièrement
nus, représentaient tous les mouvements gymnasliques,
comme ceux de la lutte ou du pugilat, et las pyrrhiques,
dans lesquelles, armés de toutes pièces, ils simulaient l'i-
mage de la guerre.
Une des danses grecques les plus anciennes était la danse
des matassins ou des bouffons. Les danseurs, vêtus de
corselets, armés de l'épée et du bouclier, la tète couverte
de morions dorés, les jambes garnies de sonnettes, se li-
vraient à toutes sortes de contorsions comiques ou guer-
rières, qui portaient successivement la gaieté ou l'effroi
dans Tànie des spectateurs.
I Les danses armées remontaient également à une très-
{ haute antiquité. Ces danses s'exécutaient avec l'épée, le ja-
I velot et le bouclier. Les Grecs les appelèrent d'abord dan-
ses memphitiques, et les disaient inventées par Minerve,
pour célébrer la victoire remportée par les dieux sur les
Titans. Ces danses étaient graves et austères. Elles étaient
presque tombées en désuétude, lorsque Pyrrhus en re-
nouvela l'usage et leur donna son nom. Les jeunes guer-
riers grecs se livraient avec ardeur à la danse pyrrhique,
j pour se désennuyer de la longueur du siège de Troie ; tou-
! tes les évolutions militaires entraient dans cette danse ;
aussi plusieurs auteurs, et notamment Lucien, n'hésilent-
ils pas à attribuer à cet exercice !e triomphe des Grecs et
la ruine de la ville de Priam.
Donc, ce n'est pas l'amour qui perdit Troie.
Les danses armées étaient nombreuses. En voici une
dont le détail nous a été fidèlement transmis par un histo-
rien.
« Ensuite les Œniens et les Magnètes parurent, et dan-
« sèrent la carpœa sous les armes. Voici le thème ordi-
« naire de cette danse : un homme s'avance, quitte la cui-
€ rasse et le bouclier et se met à semer et à labourer; mais
« au milieu de ce travail, il se retourne à chaque moment,
« comme s'il craignait quelque ennemi; tout à coup un
« voleur se présente; à peine le laboureur l'aperçoit, qu'il
« court à ses armes et combat devant ses bœufs, le tout au
« son des instruments. Le voleur finit par lier l'homme et
€ enlever les bœufs. D'autres fois le laboureur a la victoire,
€ il se saisit du voleur, l'attache avec ses bœufs, et le con-
e duit ainsi, les mains liées derrière le dos. »
Dans les panathénées, c'étaient des danseuses armées
de toutes pièces qui représentaient, en procession et au
son de la flûte, le combat de Minerve contre les Titans.
Par opposition aux danses armées, les Grecs avaient aussi
des danses que l'on peut appeler danses pastorales.
Celles inventées par le dieu Pan se dansaient dans les
forêts; elles étaient vives et gaies; les danseurs étaient de
jeunes filles et de jeunes garçons, couronnés de branches
de chêne, et portant des guirlandes de fleurs, qui leur
descendaient de l'épaule gauche et étaient rattachées sous
le côté droit.
On trouve la description d'une de ces danses dans le
roman deDaphnis et Chloé; voici la traduction naïve d'A-
myot.
e Ce vieillard, ayant si bien et si gentiment fait son de-
« voir de danser, à la fin alla baiser Daphnis et Chloé,
« lesquels incontinent se relevèrent et dansèrent le conte
« de Lamon, Daphnis contrefaisant le dieu Pan, et Chloë
« la belle Syringe. Il lui faisait sa requête, et elle s'en
« riait: elle s'en fouyait, et il la poursuivait, courant sur le
44
LECTURES DU SOIR.
€ bout des arteuils (orteils) pour mieux contrefaire les pieds
« de chèvre de Pan ; elle faisait semblant d'être lasse de
€ courir; et, au lieu de se jeter entre des rouseaux, elle
« s'allait cacher dans les bois ; et IWiphnis, prenant la grande
€ flûte de Philétas, en tira un son languissant comme celui
« d'un amoureux, un son passionné comme d'un qui veult
t toucher, un son de rappel, comme d'un qui va cher-
€ chant. » En tout trois sons.
Le renouvellement des saisons, les moissons, les ven-
danges, tous les événements de la vie rustique servaient
ainsi de thème aux danses pastorales.
■»,~~
<^-l':
Dryas dansant la ^endaIlgo.
« Cependant Dryas, dit encore Amyot, dansa une danse
€ de vendanges, faisant des mines, comme s'il vcncl.mgoait
« le raisin, le portait dans des paniers, le foulait dedans la
« cuve, entonnait le vin dedans les vaisseaux et connue
« s'il eût bu du vin nouveau. »
Autrefois, comme aujourd hui, les repas étaient termi-
nés par des fêtes ; on faisait venir dos musiciens et des
danseurs, et souvent les convives se confondaient avec
eux, quand les vapeurs du vin commençaient à échauffer
les imaginations.
L'invention de ces danses est attribuée à Conius |>ar
Philostrate, à Terpsychore par Diodore, et suivant d'au-
tres à Bacchus. C'est l'origine de nos bals. Si le bal est un
mal, il faut avouer du moins que nous ne manquons pas
de précédents pour faire excuser noire faute.
Parmi ces danses, une des plus remarquables est la
danse des Lapilhes, inventée, croit-on, par Pirilhoiis ;
elle avait pour objet de représenter les combats des Cen-
taures et des Lapilhes, ce qui en faisait un exercice exces-
sivement pénible et difficile, pour ceux surtout qui jouaient
le rôle des Centaures. Aussi fut-elle dans la suite complè-
tement abandonnée aux paysans.
En voici une autre que nous trouvons décrite dans Xé-
Dophon :
Les danseurs étaient au nombre de quatre : un Syracu-
sain, qui dirigeait les autres, une joueuse de flûte, une
danseuse exercée aux sauts périlleux, et un jeune homme
qui jouait de la lyre. La danseuse commença par exécuter
quelques tours extraordinaires avec des cerceaux et des
épées; le jeune homme dansa ensuite une danse noble et
gracieuse; ils furent imités ou plutôt chargés d'une ma-
nière grotesque par un parasite qui était au nombre des
convives, espèce de bouffon qui, chez les anciens, servait
de jouet -a l'assemblée et payait son écot en grimaces et
en quolibets. Le Syracusain ferma la danse par une sorte
de pantomime qu'il exécuta avec la danseuse, et dont le
sujet éiait tiré des amours d'Ariane et de Bacchus.
En Grèce, chaque événement de famille était célébré par
une danse particulière. La danse de l'hymen, que l'on
dansait pendant les mariages, était une danse douce, gra-
cieuse et modeste, exécutée par une troupe de jeunes gar-
çons et déjeunes filles couronnées de fleurs. Homère dit
qu'elle était une de celles gravées sur le bouclier d'Achille.
Mais la danse des funérailles était la plus brillante, sur-
tout lorsqu'il s'agissait d'un homme fameux par sa nais-
sance, sa fortune ou ses dignités. Tous ceux qui faisaient
l>artie du convoi étaient vêtus de longues robes blanches;
ils portaient des couronnes et des branches de cyprès.
Deux rangs de jeunes garçons marchaient en dansant de-
vant le char funèbre; deux rangs de jeunes vierges l'en-
touraient. Le chant des prêtres accompagnait les danses ;
le convoi était ferme par des pleureuses couvertes de longs
manteaux noirs.
Deux danses particulières aux Grecs mérilent encore une
mention ; la première, nommée Yascoliame, consistait à
sauter avec un seul pied sur des outres pleines d'air et
frottées d'huile; dans la seconde, nommée la dipode, il
était permis d'employer les deux pieds.
Indépendamment de ces danses, communes à toute la
Grèce, il en était beaucoup d'autres particulières aux dif-
férents peuples qui habitaient celle contrée.
Dans l'ile de Délos, les nauloniers, après avoir mordu
l'écorce d'un olivier, avaient couiume de danser au-
tour d'un autel en se frappant à grands coups de fouet Qui
Danse du fuuct.
sait si le jeu du sixbol, qui amuse tant nos enfants, ne lir«
pas de là son origine et ne partage pas ainsi, avec le jeu
de l'oie, rhonneiir d'être renouvelé des Grecs?
MUSEE DES FAMILLES.
45
La danse des Cretois, inventée par Rhéa, s'exécutait en
frappant de grands coups de lance sur des boucliers. On
sait l'usage qu'en firent les Corybantes et les Curetés ; ce
fut par elle qu'ils sauvèrenlJupiter, en empêchant ses va-
gissements de parvenir aux oreilles du vieux Saturne, cet
ogre mythologique, qui le cherchait pour le dévorer.
Mais de tous les Grecs, les Lacédémoniens furent, sans
contredit, ceux qui donnèrent le plus de soin à l'art de la
danse.
« Les I-accdcmoniens, dit Lucien, ne font rien sans l'as-
€ sistance des muses; ils combattent au son de la flûte et
t en mesure, et marchent d'un pas réglé. Chez ces peu-
€ pies, la flûte donne le premier signal du combat, et ils
€ ont toujours été vainqueurs quand ils ont été conduits
« par la flûte. »
A quoi tient pourtant la valeur?
Les danses usitées à Sparte étaient fort nombreuses.
La caryalique, qui s'apprenait à Carye, dans la I,aco-
nie, avait été enseignée aux Lîjf'pdpnioniens par Castor et
Pollux.
Danse des corvl anlcs.
La (/an.<c du collier leur iHait propre; c'est ù Sjiarle
même qu'elle avait été inventée. Dans celle danse, dit
Lucien, le chœur était conduit d'un cùlé pnr un jeune
homme qui dansait avec la vigueur de son sc\e, comme il
devait le faire par la suite à la guerre; une trou|)c déjeu-
nes garçons le suivait en ré|)élant ses pas. Derrière eux,
venaient des bandes de jeunes filles dansant d'une façon
lenle et modeste, comme il convient aux femmes; tout à
coup, à un signal donné, les jeunes gens se retournaient
vivement, et représentaient ainsi (dit toujours Lucien,\
l'union de la force et de la faiblesse.
La danse de l'hormus était d'une autre espèce ; elle
était évidemment empruntée à la danse astronomique des
Égyptiens. De jeunes filles et de jeunes garçons, se tenant
alternativement par la main, dansaient en rond, pour imi-
ter le mouvement des astres. Cette danse était accompa-
gnée de chants, et ces chants étaient divisés en strophes,
antistrophes et épode. Pendant qu'on chantait les stro-
phes, les danseurs tournaient d'orient en occident, c'est-à-
dire de droite à gauche; ils tournaient d'occident en orient
pendant les antistrophes, et s'arrêtaient brusquement pen-
dant l'épode. Homère donne une description de cette danse
dans sa peinture du bouclier d'Achille; il représente les
jeunesfilles vêtues de robes de gaze etcouronnées de fleurs;
les garçons portent des vêlements d'étoffes lustrées, des
épées d'or et des baudriers d'argent ; au centre, deux sau-
teurs font des bonds merveilleux.
Il y avait encore à Sparte une dar.se fort renommée et
très-ancienne; on l'appelait la danse di l'innocence.
Celle danse était exécutée par de jeunes filles nues devant
l'auîel de Diane. Ce fut là que Thésée et Paris virent pour
la première fois Hélène, et formèrent le projet de l'enlever;
ce qu'ils firent tour à tour.
Lycurgue en profila pour exclure à l'avenir tous les
étrangers du spectacle de celle danse.
Ce grave et profond législateur, qui régénéra Sparte, ne
dédaigna point de modifier quelques danses et d'en insti-
tuer de nouvelles. La (lymnopéilie esl de son invention.
Cette danse était composée de deux chœurs, l'un d'hom-
mes faits, l'autre d'enfants ; ils dansaient nus et armés de
javelots, d'épées et de boucliers; ceux qui menaient les
chœurs étaient couronnés de palmes.
Les vieillards avaient aussi des danses particulières en
l'honneur de Saturne.
On comprend, d'après tout ce qui précède, combien les
danses armées durent être particulièrement en honneur à
Lacédémone. Les pyrrhiques y étaient dansées avec l'ap-
pareil le plus guerrier.
46
LECTURES DU SOIR.
Les Athéniens aimaient aussi beaucoup la danse, sur-
tout celle qui s'exécutait après les repas. De toutes leurs
danses, Platon n'en approuvait qu'une seule, grave et ma-
jestueuse; mais les Athéniens n'en faisaient usage que
pour la forme. Ils préféraient les tnénades, danses furi-
bondes dans lesquelles les danseuses étaient travesties, ou
les lamprotères, danses folâtres, dont parle Homère dans
le seizième livre de V Odyssée.
Ils mirent à la mode la danse pyrrhique, non pas celle
des Lacédémoniens, mais une danse particulière dans la-
quelle, au lieu de glaives et de javelots, les danseurs ne
portaient que des thyrses, des bouquets, des ûeurs et des
flambeaux. Apulée nous en a donné la description.
Ils avaient encore une danse nommée Vemmélie^ qui
devait être dansée très-gravement. Les anecdotes sont ra-
res dans l'histoire ancienne, surtout comme on les veut
aujourd'hui ; cependant en voici une, telle quelle, que nous
avons lue dans Hérodote au sujet de celle danse :
Clysthène, roi de Sycione, désirant marier sa fille, avait
invité tous les hommes riches et puissants de la Grèce à se
rendre à Sycione pour y disputer la main de la belle .^ga-
riste. Smyndiride de S\baiis, Laocède d'Argos, Laphanès
d'Arcadie, étaient au nombre des prétendants; mais on re-
marquaitsurtoutdeux Athéniens, Mégaclès, fils d'Alcmène,
et Hippoclide, qui passait pour le plus riche, le plus agréa-
ble et le plus beau des Athéniens. Le dernier jour des fêtes
était arrivé ; Hippoclide, que jusqu'alors Clysthène sem-
blait préférer, fait tout à coup apporter une table; il y
monte et se met à danser l'emmélie, non pas gravement,
comme ce devait être, mais à la manière de la sycinnis,
autre danse d'un genre bouffon complètement abandonnée
aux histrions et aux baladins.
— Fils de Tisandre, dit Clysthène, tu viens de danser la
rupture de ton mariage.
— Ma foi, seigneur, répondit le jeune homme, Hippo-
clide ne s'en soucie guère.
Et depuis ce temps, ajoute l'historien, cette réponse est
passée en proverbe.
Qu'on doute encore de l'esprit des Athéniens!
Nous avons rapproché à dessein l'histoire de la danse à
Athènes et à Lacédémone, pour qu'on puisse apprécier
d'un coup d'œil le caractère distinctif des deux nations.
Les Grecs, on le voit, excellaient dans la danse religieuse
et dans la danse lyrique ; cependant leur plus beau titre de
gloire est d'avoir mvenlé la danse scénique.
Quelques auteurs s'efforcent en vain d'en attribuer
l'honneur aux Égyptiens. Le ballet, né en Egypte si l'on
veut, ne fut transporté sur le théâtre qu'en Grèce. Là en-
core, il est vrai, et comme il est facile de le reconnaître à
la division des choeurs des tragédies grecques en strophes,
aniistrophcs et épodes, il eut longtemps pour objet de re-
présenter le cours des astres; mais il perdit bientôt même
jusqu'à cette similitude avec les cérémonies égy|)tieunes.
Thésée fut l'auteur de cette innovation. Dans ces danses,
instituées en l'honneur de la mort du Minotaure,on voyait
Ariane remettre aux mains du héros le fil libérateur, et les
mouvements confus des danseurs, tournant en rond et dans
des sens contraires, peignaient les détours inextricables du
labyrinthe. On nomma cette danse la danse de la grue,
parce que, dit Plutarque dans la Vie de Thésée, les dan-
seurs s'y suivaient à la file, comme font les grues lors-
qu'elles volent en troupe.
Les ballets des Grecs furent constamment attachés à
leurs tragédies et à leurs comédies, dans lesquelles ils rem-
placèrent les chœurs chantants; mais ils ne furent jamais
employés que comme intermèdes entre les actes ou les piè-
ces, et n'avaient aucune espèce de rapport avec l'action
principale.
Les Grecs avaient quatre espèces de danseurs : les hy-
larodes, les simodes, les lysiodes et les magodes; ces
derniers se servaient de timbales, s'habillaient en femmes,
et en remplissaient les rôles, ainsi que ceux des hommes
ivres et des débauchés ; c'étaient les bouffons proprement
dits.
Quelquefois aussi des citoyens, même des plus notables,
montaient sur le théâtre et exécutaient des danses en pré-
sence du public. Eschyle et Sophocle nous en fournissent
un exemple. C'était après la victoire de Salamine. Sophocle
prit le masque d'une des suivantes de Nausicaa et dansa
au son de la lyre autour des trophées.
On voit par là que les danseurs se servaient alors de
masques, comme les autres acteurs.
IV. — DE LA DANSE CHEZ LES ROMAINS.
Longtemps les Romains ne connurent que les danses
sacrées, parmi lesquelles la plus célèbre était la danse des
Saliens.
Cette danse barbare avait été instituée par Numa Pom-
pilius en l'honneur de Mars. Ce roi, qu'il faut considérer
comme le fondateur de la religion à Rome, choisit, parmi
les plus nobles de ses sujets, douze prêtres qu'il nomma
saliens, ûu sel qu'on jetait dans le feu lorsqu'on brûlait les
victimes. Ces prêtres, revêtus de riches broderies d'or,
armés de cuirasses d'airain, portant le javelot d'une main
et le bouclier de l'autre, dansaient dans le temple pendant
les sacrifices, et dans les marches solennelles. Leur chef
portait le nom àeprcesul, mot qui voulait dire alors sau-
teur, comme plus tard, et l'on verra pourquoi, il signifia :
prélat.
Toutes les autres danses étaient bannies de la république,
et c'était une honte à un Romain de se permettre ce plaisir.
Cicéron fit de vifs reproches au consul Gabinius pour
avoir dansé en public. Il est vrai que, plus tard, il défendit
Muréna, accusé de la même faute ; mais il donna pourrai-
son que l'atrocité même du délit en détruisait la vraisem-
blance; Cicéron était un grand avocat !
Peu à peu cependant, l'art de la danse pénétra au sein
de l'empire ; il était écrit que la danse ferait le tour du
monde bien avant la liberté. Mais ce n'était plus cet art si
chaste et si pur dont les Grecs avaient fait leur culte et
leurs délices : le plus noble des arts s'était complètement
émancipé en chemin.
Comme les Grecs, les Romains eurent leur danse des
vendanges ; Tacite nous en a laissé la description pour
l'édification de la postérité.
C'était dans des jardins magnifiques, à la lueur des tor-
ches, aux portes de Rome. On croyait voir les pressoirs
remplis ; les dames romaines, couvertes de peaux de bêtes,
appelant Racchus à grands cris, semblaient fouler les rai-
sins sous leurs pieds nus. Au milieu d'elles, Messalinc,
échevelée, agitait le thyrse sacré, tandis que Silius, son
favori, se couronnait de lierre.
Malheureusement Claude voulut se mêler à ces sortes de
fêtes; il ordonna qu'on lui amenât les principaux acteurs
et les fit tous décapiter. Cet empereur ne savait pas s'amu-
ser.
Comme les Grecs, les Romains eurent leur danse de
l'hymen ; mais cette danse subit une étrange modification
entre leurs pieds; les historiens ont cru devoir lui donner
une désignation particulière ; ils l'appellent la danse nup-
tiale. Le caractère de cette danse était tel que, sous Ti-
MUSEE DES FAMILLES.
47
bère, le sénat chassa de Rome, par arrêt solenuel, tous
ceux qui faisaient profession de l'enseigner. Cinquante ans
à peine plus tard, Domitien exclut du sénat même des pè-
res conscrits qui s'étaient avisés de la danser en public.
11 n'est pas prouvé que, dans la suite, elle n'ait pas été
exécutée par des empereurs.
Comme les Grecs, les Romains eurent leur danse des
funérailles; c'était, ou jamais, l'occasion de rire et de
plaisanter; ils y introduisirent un bouffon. Ce bouffon,
nommé Varchimime , revêtu des habits du défunt, cou-
vert d'un masque qui reproduisait ses traits, imitant son
air et sa démarche, et représentant, dans une sorte de pan-
tomime animée, ses faits et ses habitudes, marchait en
avant du cercueil.
iNous ne parlons ni des saturnales, ni des bacchanales :
on ne peut parler de tout.
A ces danses, les Romains en ajoutèrent deux autres de
leur invention.
La première se nommait la danse de Flore.
Un jour Caton rencontra quelques femmes qui la dan-
saient : Caton n'osa passer.
L'autre est la danse du premier jour de mai.
Des jeunes gens des deux sexes sortaient de la ville au
point du jour, et allaient, en dansant avec des instruments,
cueillir dans la campagne des rameaux verts, ils les rap-
portaient de la même façon et en ornaient les portes des
maisons de leurs parents. Ceux-ci les attendaient dans les
les rues avec des tables couvertes de mets. Ce jour-là,
les travaux cessaient ; tout le monde portait un rameau
vert; n'en point avoir était une honte. Celte danse, dont
la trace s'est perpétuée jusqu'à nous, commença d'abord
avec l'aurore et se termina avec le jour ; mais bientôt elle
se prolongea fort avant dans la nuit.
C'est le moment de passer à autre chose.
La danse théâtrale fut à Rome l'occasion d'une gloire
nouvelle. \ la vérité, si Ton en croit les auteurs, les Ro-
mains poussèrent cet art à un point de perfection qui laissa
bien loin derrière eux même les Grecs, leurs modèles.
Du temps de Cicéron, la poésie dramatique était encore
seule en possession du théâtre ; Esope et Roscius, les deux
plus grands déclamateurs de l'antiquité, semblaient lui as-
surer, par leur talent, une vogue élerneile. Mais tout ce
qui ne s'appuie que sur les hommes tombe avec eux. Ils
moururent; la tragédie et la comédie les suivirent dans la
tombe.
Ce fut alors que deux danseurs célèbres, deux Grecs,
Pilade de Ciiicie et Bathylle d'Alexandrie, tentèrent d'in-
troduire la danse sur la scène romaine. L'expérience en
avait déjà été faite, mais ce n'avait été qu'une gageure.
Un nommé Livius Andronicus, Grec de naissance, comme
presque tous les acteurs de Rome, bon poète d'ailleurs,
excellent tragédien, ayant perdu la voix par accident, pré-
tendit exprimer par les gestes les idées qu'il avait jusque-
là traduites à l'aide de la parole. Le peuple avait paru
charmé de cet essai.
La nouvelle tentative n'eut pas un moindre succès; à
partir de ce moment, on cessa complètement de parler et
de chanter sur les théâtres d'Italie, et la pantomime y ré-
gna seule en souveraine.
Ce genre nouveau, composé des trois éléments de la
danse grecque, Vemmélie, la sycinnis et la cordace, lé-
gèrement modifiés, prit le nom de danse italique.
Pilade et Bathylle firent comme tous les amis ; après
avoir été longtemps unis, ils devinrent rivaux et se sépa-
rèrent. Chacun avait son théâtre ^t^ par suite, l'art de la
pantomime se divisa en deux écoles qui eurent également
leurs partisans et leurs détracteurs.
Bathylle excellait à peindre les grâces et la volupté; les
dames romaines s'éprirent de lui au point qu'elles ne pou-
vaient, au milieu même des spectacles publics, modérer
l'expression de leur engouement. Juvénal rapporte, et lui
seul pouvait rapporter, les transports que Bathylle excitait
dans le rôle de Léda.
Pilade était plus réservé, et en même temps plus fier.
Son insolence devint telle qu'Auguste se vit dans la néces-
sité de le bannir; mais il ne tarda pas à revenir ; et son
prestige était si grand qu'à la suite d'une lutte avec un de
ses élèves, nommé Hylas, qui avait voulu lui disputer sa
renommée dans le rôle d'Agamemnon, le même empereur
qui l'avait envoyé en exil le combla de présents et le décora
du titre de décurion, qu'où ne donnait jamais qu'aux sé-
nateurs.
Hylas, au contraire, fut, par ordre, fouetté dans tous les
lieux publics de Rome.
Pilade et Bathylle avaient fondé des écoles ; après eux,
elles furent dirigées par leurs élèves. On ajouta aux repré-
sentations toute la pompe dont elles étaient susceptibles.
D'abord un seul pantomime représentait plusieurs person-
nages dans une même pièce; bientôt on eut des troupes
complètes; tragédie, comédie, satire, tout fut traité par
elles. Les acteurs principaux étaient accompagnés d'un
chœur magnifiquement vêtu et d'un nombreux orchestre
qui les secondait. L'enthousiasme qu'ils excitèrent parmi
les Romains, dit Baron dans ses lettres sur la danse, égala
presque le fanatisme des guerres civiles. Les factions du
théâtre, distinguées par des livrées diverses, ensanglantè-
rent Rome. L'empire, dans lequel Pilade^et Bathylle avaient
déjà introduit une dissension ridicule à leur sujet, se trouva
de nouveau divisé entre les bleus et les verts. Cette fois
plusieurs personnages importants y perdirent la vie.
Effrayés de ces désordres qui se renouvelaient sans
cesse, Tibère, Caligula, Néron, chassèrent successivement
de Rome tous les pantomimes; mais ils étaient obligés de
les y rappeler presque aussitôt. Les Romains ne pouvaient
plus se passer d'eux. On publia plusieurs édits pour défen-
dre aux sénateurs de leur rendre visite, aux chevaliers de
leur faire cortège, aux dames romaines de leur donner le
pas (c'est l'expression que je trouve dans l'auteur que je
transcris) ; mais ces édits même furent inutiles : trois im-
pératrices, Messaline, Domitia et Faustine, ne cessèrent
de donner le pas aux pantomimes.
Trajan se montra plus sévère et parvint à purger Rome
de ces auteurs de troubles et de discordes ; mais ce ban-
nissement ne se prolongea guère au delà de son règne.
Sous ses successeurs, quelques-uns obtinrent l'emploi de
prêtre d'.\pollon, toujours brigué par les plus puissantes
familles; et quand Constance chassa les philosophes de
Constanlinople, sous le prétexte d'une famine, il y con-
serva trois mille danseurs.
A la vérité, ces danseurs étaient d'une habileté merveil-
leuse. On les appelait les sages des pieds et des mains.
Suidas, Aristophane, Eustathius citent une célèbre dan-
seuse, nommée Empuse, qui avait un telle mobilité et
tournait avec tant de prestesse que ses jambes et ses bras
se dérobaient bientôt aux yeux des spectateurs les plus
attentifs, et l'on finissait par ne plus la voir. Ils la compa-
rent à la roue d'un char.
Prenant leur comparaison au sérieux, je soupçonne fort
que la célèbre Empuse faisait tout bonnement la roue
comme nous la voyons faire de nos jours à des baladins
sur nos places publiques, et qu'elle s'en allait disparaître
-18
LECTLRES DU SOIR.
ainsi dans la coulisse ; ce qui explique tout naturellement
comment on 6nissait par cesser de l'apercevoir.
Les danseurs plus sérieux triomphaient parTintelligence
et la clarté de leur jeu. Aussi quelles études n'exigeait-on
pas d'eux !
« Un danseur, dit Lucien, doit connaître le rhythmeetia
« musique, pour cadencer ses mouvements ; la géométrie,
n pourdessinersespas; la philosophieellarhétorique,pour
« peindre les mœurs et émouvoir les passions ; la peinture
€ et la sculpture, pour grouper et dessiner les personnages.
« Quant à l'histoire et la mythologie, il doit savoir parfaite-
€ ment tout ce qui s'est passé depuis le chaos et la naissance
€ du monde jusqu'à Cléopàtre, reine d'Egypte. » Qu'on s'é-
tonne après cela, comme Diderot, que les grands danseurs
soient si rares !
L'effet qu'ils produisaient sur leur public devait néces-
sairement répondre à leur mérite. Lucien rapporte que les
habitants d'une ville grecque, anrès une représentation de
VAndroméde d'Euripide, devinrent fous, mais réellement
fous de tragédie. La fièvre les prit, et ils se mirent à courir
les rues, pâles, maigres, .nus, déclamant à haute voix,
avec d'effrayantes contorsions, un certain monologue de
la pièce. L'approche de l'hiver et un saignement de nez
abondant parvinrent seuls à dissiper cette étrange maladie.
Quelquefois, à la vérité, ces danseurs se laissaient em-
porter par la passion et sortaient des limites d'une imita-
tion sage et réglée. C'est ce que Lucien appelle une imita-
tion vicieuse.
Pilade s'oublia un jour, dans le rôle d'Ilercule, au point
de lancer des (lèches sur les speclaleurs eux-mêmes.
« Je me rajipelle, dit Lucien, avoir vu donner dans un
« excès semblable un danseur qui avait pourtant joui jus-
« qiie-lù d'une grande célébrité, qui était d'ailleurs très-
« inlelligent et méritait à tous égards qu'on admirât fort
« ses talents. Il représentait Ajax furieux d'avoir été vaincu
€ par Ulysse, et de fait il entra dans une fureur si réelle
« qu'il déchira l'habit de l'un de ceux qui battent la me-
« sure avec une sandale de fer, arracha à un flùlcur son
t instrument, et en frapi)a Ulysse, qui était près de lui en-
« core tout fier de sa \ icloire, de façon à lui fendre la tète,
t De là, il prit sa course, descendit sur le milieu du théâtre
€ et alla s'asseoir dans l'endroit destiné aux sénateurs,
t entre deux personnages consulaires qui, renonçant sou-
t dain au plaisir de voir la 6n du spectacle, levèrent le
« siège et gagnèrent la porte au plus tôt.
€ Pendant ce temps-là, continue Lucien, les spectateurs
€ sautaient, criaient, jetaient leurs habits bas; mais c'é-
« talent des gens du peuple, des hommes d'un esprit borné,
« qui ne connaissaient pas les lois de la décence. »
Quoi qu'en dise Lucien, cette scène était parfaitement
dans le goût non-seulementde la populace, mais encorede la
noblesse ; car les Romains avaient fait à celte époque de pro-
digieux progrès dans la science des émotions. Les meurtres
simulés ne leur suffisant plus, des criminels prenaient les
habits et le masque des principaux acteurs, au déncùment
des pièces, et étaient vérilablementempoisonués ou égorgés
à leur place. Martial cite un acteur qui, dans le rôle de .Scé-
vola, se brûla effectivement la main sur un brasier. D'après
Tertullicn , les personnages de Dédale, de Lauréoliis cl
d'Orphée étaient réellement, le premier dévoré par un ours,
le second crucifié, et déchiré par un vautour ; le troisième
écartelé et mis en pièces par des bacchantes. Toutes cho-
ses, suivant moi, assez contraires aux lois de la décence.
Les Romains faisaient aussi danser des nains difformes,
monstres à grosse tête, que Suétone désigne sous le nom
de distorli. Domitien s'en servit dans un spectacle d'une
effroyable immoralité qu'il donna sur un théâtre public.
D'aufres nains, miniatures bien proportionnées, pygmécs
remplis de gentillesse, dansant et jouant des castagnettes,
figuraient aussi dans les ballets. Pour les obtenir, on pla-
çait des enfants en bas âge dans des espèces de moules où
se consumait ainsi toute leur jeunesse; on en manquait
beaucoup, mais ceux-là on les tuait.
Après de pareilles excentricités, que peut-il rester à
dire? Tout, si l'on veut moraliser (ce dont Dieu nous
garde! convaincu que, dans l'esprit de nos lecteurs, c'e.-t
déjà fait) ; mais rien, si l'on ne veut que décrire et raconter;
car les Barbares, qui arrivèrent sur ces entrefaites, gué-
rirent singulièrement les Romains du goût de la danse.
HirrOLYTE ÉTIENNEZ
( (La suite prochainement.)
Duise ro I)
/ / /• -I
MUSÉE DES FAMILLES.
49
L'ABBAYE DU VERGER.
Jeanne de naon Mirel partageait son temps entre la prière et le travail.
I. — LE RIDDER DE RAKENGHEM (1).
A l'époque du traité de Cambrai, surnommé la paix des
dames, parce qu'il fut conclu par la duchesse d'Angouléme
et Marguerite d'Autriche, un grand nombre de seigneurs
flamands cessèrent de prendre part aux affaires publiques
et se retirèrent lans leurs châteaux. Ils avaient compris
que la prospérité de leur pays dépendait de sa réunion dé-
finitive à la France. La renonciation de François I" à la
suzeraineté de la Flandre et de l'Artois brisa leurs espé-
rances. Fatigués de la domination espagnole, quelques-uns
entrèrent au service du roi de France ; d'autres, plus sages ,
accrochèrent leur harnais de guerre aux murailles de leur
salle d'armes et ne franchirent plus les limites de leiirs do-
maines. Ce furent, en général, ceux qui avaient passé leur
vie dans les camps.
Parmi ces derniers, on comptait un vieux capitaine nom-
mé Jean de Mirel. Ses vassaux ne le désignaient jamais au-
trement que par le titre de margrave, mot flamand qui si-
gnifie à peu près -îomte des marches. Son château s'élevait
à une lieue environ de l'endroit où fut bàlie depuis l'abbaye
(1) Ridder, mot flamand qui signine chevalier. ■
NOVEMBRE 1845.
du Verger, au milieu d'immenses marais que les gens du
pays nomment des claires, à cause de la transparence des
eaux. C'est le lit fécond de ces marais qui fouruit des tour-
bes à une quantité de villages des frontières de Flandre et
d'Artois depuis un temps immémorial. Jean de Mirel, ou
plutôt le margrave des Claires, était le rejeton d'une de ces
races nobles, mais obscures, dont Pantiquité remontait aux
temps les plus reculés. Ses domaines immenses, quoique
peu productifs, se composaient de bois et de marais à peu piés
inhabités. Us formaient une étendue de plus de vingt lieues
de tour. Les Claires, divisées par chaînes qu'interrompaient
les bois de Bloquerre, de Puy, du Quesnoy, d'Ubia, com-
mençaient au Bac-aub-en-Cheul et baignaient les villages
de Brunemont, Paluel, Arleux, Marquion, Sauchy-Cauchy,
Sauchy-Lestrées , tcourt-Saint-Quentin , l'Écluse, etc.
Tout cela était peuplé de tourbiers, de pêcheurs, de bûche-
rons, de chasseurs, gens rudes et farouches, mais portant
au margrave un respect qui allait jusqu'à l'adoration.
Jean de Mirel était un homme pieux et loyal, et sa rude
bienveillance s'harmoniait parfaitement avec le caractère
des gens qui l'entouraient. 11 professait un culte admiratif
pour François 1" et une profonde haine contre les Espa-
— 7 — TI\EIZ1KME VOLLME.
50
LECTURES DU SOIR.
gnols. 11 passait son temps à la chasse, comme presque
tous les gentilshommes du Nord, et n'avait guère d'autre
compagnie que celle de ses deux enfants.
Le premier, Jean de la maison Mirel, ou plutôt Jean de
mon Mirel, comme disent encore par abréviation les ha-
bitants des frontières de Flandre, était un homme d'une
trentaine d'années, mais à la gravité de ses traits on lui en
eût donné davantage. Quoiqu'il fût grand et robuste, il
n'avait jamais songé à rejoindre son père à l'armée. Il était
resté auprès de sa mère et de sa sœur, et comme le vieux
margraveétait rentré dans ses foyers à la mort de sa femme,
qui eut lieu peu de temps avant la paix des dames, Jean
n'eut point à lutter contre les désirs de son père.
Mais par quel motit un jeune homme habile dans le manie-
ment des armes et dans tous les exercices qui composaient
alors l'éducation d'un gentilhomme, préférait-il une vie oi-
sive aux vaillantes occupations de l'armée et aux plaisirs de la
cour? Pourquoi Jean de mon Mirel, dans ses courses journa-
lières au milieu des bois et des claires, au lieu de se livrer
au plaisir de la chasse, recherchait-il les lieux les plus soli-
taires, et, déposant son arquebuse, se livrait-il à la lecture
et à la méditation jusqu'au coucher du soleil? Durant
l'absence du margrave, le vénérable prieur de l'abbaye
d'Enchin venait souvent au manoir de Brunemont' appor-
ter des consolations à la châtelaine isolée. Il prit en amitié
les deux entants et s'eQbrça d'élever leur âme par des étu-
des sérieuses. Jean surtout trouva dans la lecture des livres
saints une pâture pour son imagination ardente, et, grâce
aux leçons du prieur, il porta bientôt dans l'examen des
dogmes de la religion une intelligence éclairée et pleine de
conviction.
Jeanne, sa sœur, resta ce qu'elle avait toujours été, une
douce et pieuse jeune (îlle, partageant son cœur entre sa
mère infirme et son frère, et son temps entre la prière et
le travail. Lui, de son côté, dépouillait en présence de cette
enfant son flegme habituel ; lorsque son regard humide se
posait longuement sur Jeanne, il y avait dans ce grave et
doux regard un sentiment presque paternel.
A l'époque où commence l'épisode dramatique de ce ré-
cit, Jean de mon Mirel avait trente ans. A quoi devait abou-
tir son existence méditative ? C'est ce que l'on ignorait, et
son père lui-même professait pour lui une sorte de respecl
qui l'empêchait de le questionner à cet égard. Quant à
Jeanne, c'était alors une belle fille blonde, moulée d'après
les plus beaux types de femmes flamandes. On devinait
néanmoins sous cette riche apparence une constitution
faible et délicate.
Le vieux margrave touchait au dernier période de l'exis-
tence, mais il avait conservé cette vigueur de corps et cette
fermeté d'esprit qui indiquent une vie et des mœurs pures.
La chasse au courre était devenue trop fatigante pour lui,
mais il montait encore à cheval et chassait au vol. Lorsqu'il
partait dès l'aube, le teint animé par son coup du matin, la
contenance du vieux gentilhomme frappait d'admiration.
Sa belle barbe blanche tombait sur son justaucorps taillé
à l'ancienne mode flamande par haine des pourpoints et des
manteaux espagnols.
Ses compagnons ordinaires de promeaade et de chasse
étaient d'abord sa fille Jeanne, qu'il avait habituée à l'exer-
cice du cheval, et un gentilhomme du voisinage, le ridder
(chevalier) de Rakenghem. Le ridder, véritable type de la
gentilhommerie flamande au seizième siècle, était un joyeux
garçon, grand amateur de chasse, brave jusqu'au dernier
soupir, si l'occasion s'en fût présentée, mais las, comme
tous ses compatriotes, d'une lutte inutile contre une domi-
nation supérieure. Il préférait vivre tranquille, plutôt que
de prendre part aux révoltes fomentées dans les Pays-Bas
par des esprits ardents , et qui devaient un jour attirer
aux Gantois un rude châtiment de la main de Charles-Quint.
Et ce jour n'était point éloigné ; il allait se lever avec la
prochaine aurore. L'empereur, se confiant habilement dans
la loyauté chevaleresque de François I", traversait la
France, et l'on annonçait son entrée dans Cambrai pour le
lendemain.
L'intimité du margrave des Claires et du ridder de Ra-
kenghem avait du reste un motif sérieux. Le ridder avait
demandé Jeanne en mariage. Heureux de fixer sa fille près
de lui, le vieillard accepta. Et puis, le ridder lui tiendrait en
quelque sorte lieu de fils, car Jean de mon Mirel ne parais-
sait point devoir changer de manière de vivre.
Lorsque Jean connut les intentions du ridder, il le prit à
part et causa longtemps avec lui. Cet entretien secret ne
fut connu de personne, mais toujours est-il que le ridder
se retira fort ému, pénétré de reconnaissance et d'admira-
tion pour son futur beau-frère, dont il baisa respectueuse-
ment la main en partant.
Depuis ce jour, comme le mariage devait être célébré
prochainement, le ridder de Rakenghem quittait chaque
matin la tour du Forestel, son habitation, située à une lieue
de la résidence du margrave, dans les claires d'Arleux,
pour venir au château de Brunemont, et il ne remontait à
cheval qu'à la nuit close. Jeanne accompagnait son fiancé
jusqu'au seuil de la porte, lui tendait sa main, et lors-
qu'elle lui avait dit: «Bonsoir, ridder. Dieu vous garde! >
la porte se refermait. Le ridder de Rakenghem enfonçait
alors ses éperons dans les flancs de son cheval et traver-
sait au grand galop l'avenue du manoir, emportant les dou-
ces paroles de Jeanne comme un talisman contre les dan-
gers de la route. Il fallait qu'il trouvât son chemin à travers
les fondrières et les marécages voisins des claires, mais le
ridder ne craignait ni le diable ni les hiboux : c'était un
hardi cavalier qui savait trouver une langue de terre ferme
pour les pieds de son cheval.
Uo soir de février de l'an 1539, le ridder partit plus
tard que de coutume du château de Brunemont. L'arrivée
de Charles-Quint, qui devait passer le lendemain à Cam-
brai pour aller châtier les Gantois révoltés, occupait tous
les esprits. La conversation s'était animée d'une exaltation
maccoutumée^ car l'approche des Espagnols échauffait le
sang du vieux margrave, et sa haine enthousiaste contre
les dominateurs réveilla't son ardeur. On ne s'était donc
séparé que vers le coup de minuit, après être convenu
d'une chasse au vol pour le lendemain matin.
Jeanne accompagna comme de coutume son fiancé jus-
qu'au seuil du château. Elle entr'ouvrit la porte, la nuit
était d'une obscurité profonde et le vent, s'engouflrant
dans l'avenue, poussait des mugi.«sements dans les ra-
meaux dépouillés des ormes. La jeune fille jeta un coup
d'œil timide vers le préau et tressaillit.
— Mon Dieu! fit-elle, comme la nuit est noire !
— Adieu, Jeanne, à demain ? répondit le ridder en ser-
rant autour de sa robuste taille les plis d'un épais man-
teau.
— Prenez garde à vous, ridder ! les chemins sont effon-
drés, méfiez-vous de rouler dans les claires.
— Je songerai à vous, Jeanne, et Dieu et monsieur saint
Julien me protégeront... Bonsoir et à demain I
Il pressa son cheval qui traversa le préau et l'avenue à
bride abattue. Grâce à l'habitude qu'avait le cavalier de
parcourir ces lieux déserts, tout alla bien durant quelque
temps. Le ridder franchit une demi-lieue, chevauchant
sur des langues de terre ménagées par les tourbiers entre
Mt^SÉK DES FAMILLES.
51
les claires. Mais bientôt il s'aperçut que son cheval ralen-
tissait sa course et semblait glisser à chaque pas, puis il
s'embourba et refusa positivement d'avancer. Le ridder
eut beau lui labourer les flancs de ses éperons, il ne fit
que le fatiguer. Il y avait donc impossibilité physique. Le
ridder plongea son œil perçant dans l'obscurité afin de voir
en quel lieu il se trouvait : la nuit était «si profonde qu'on
distinguait à peine les objets. Seulement il aperçut au loin
sur le ciel sombre, dans la direction d'Arleux, une tache
rougeàtre pareille à la réverbération d'un incendie. Cette
découverte lui causa quelque inquiétude.
Voyant donc qu'il ne pouvait triompher de l'obstination
de son cheval, il mit pied à terre. Mal lui en prit, car il
enfonça soudain jusqu'au-dessus du genou dans une
bourbe tellement épaisse qu'il se trouva pour ainsi dire
cloué à terre : ses grandes bottes semblaient rivées au sol.
Le ridder était un homme hardi et prudent à la lois, comme
le sont les Flamands; il repoussa de suite un mouvement
de colère insensée et s'efforça d'observer avec calme et
sang-froid le lieu où il se trouvait.
Ce moyen lui réussit mieux que le premier. 11 finit par
apercevoir une clarté pâle pareille à celle que jette la surface
de l'eau dans les nuits sombres. Le cheval avait donc dévié
de sa route et s'était enfoncé dans les terrains bourbeux
au bord des tourbières. Cette clarté d'acier dépoli n'était
donc autre chose qu'une des vastes claires qu'on rencon-
tre de Paluel à Bruneraont.
Le ridder chercha à s'orienter. Le résultat de ses ré-
flexions fut qu'il ne s'était pas beaucoup écarté de sa route
et qu'il se trouvait probablement au bord de h claire des
Bios (1), ainsi nommée parce que de nombreux ruisseaux
s'échappent de son vaste bassin. A auoi lui servait-il d'avoir
constaté sa position?
Heureusement pour lui il se souvint alors qu'un affûteur
de Brunemont, nommé Van-Hoëk, rôdait presque toutes les
nuits dans ces environs. Cet homme demeurait sur les do-
maines du margrave, mais son humeur farouche et vaga-
bonde l'entraînait toujours hors des occupations régulières.
Tantôt il giboyaitavec les chasseurs à la hutte ; tantôt, ca-
ché dans le creux d'un aune chevelu, il affûtait son arque-
buse entre deux branches et attendait que quelque grasse
loutre vînt barboter au bord de la claire.
Le ridder mit donc ses deux mains à sa bouche en forme
de porte-voix et cria de toute la force de ses robustes pou-
mons:
— Van-Hoëk ? Van-Hoëk »
Mais rien ne lui répondit , rien excepté la rafale qui se
lamentait dans les oseraies des claires.
Pour surcroît de malheur, le vent depuis une heure souf-
flait d'Ecosse, comme on dit en Flandre, ce qui signifie
qu'il venait du Nord. Le temps tournait à la gelée, et le
ridder de Rakenghem sentait une humidité glacée lui péné-
trer les jambes. Son cheval n'était pas plus à l'aise, et
poussait à diverses reprises des hennissements plaintifs.
Le cheval fut plus heureux que l'homme, car on enten-
dit une voix du milieu de la claire des rios s'écrier d'un
ton rude :
— Ohé ! qui va là?
— C'est moi, Van-Hoëk ! répondit le ridder.
— Qui diable chevauche à cette heure dans les bourbes
(I) Mot eipagnol qai lignifie rivière. On trouve encore fréquem-
meoi dans le paiou actuel de la Flandre d'harmonieux mots espa-
gnols qui brillent encbisses dans ce rude idiome comme des diamants
«nr le manche de fer d'un poignard de Tolède. Ce sont, avec les mo-
numents religieux, les derniers vestiges de cette domination féconde
qui a prêté i U Flandre toute la poésie dont elle étincelle aujourd'hui.
au risque d'aller boire son dernier coup ? reprit Van-Hoèk.
Est-ce point vous, monsieur le ridder de Rakenghem?
— Oui, c'est moi, mon homme. Moi et mon cheval nous
sommes embourbés. Viens ra'aider ; la nuit est noire.
— Noire tout de même ! dit Van-Hoëk. Je suis à vous,
seigneur ridder.
Le profil aminci d'une barque glissa silencieu-sement sur
le sombre miroir de la claire des nos et disparut derrière
une touffe d'oseraies. Un instant après, l'affûteur sauta sur
l'étroit sentier dont s'était écarté le cheval du ridder. Il
prit trois ou quatre fagots abandonnés par des tourbiers et
les jeta sur la bourbe; il se fraya ainsi un chemin à peu
près solide jusqu'à l'endroit où se trouvait le ridder. Il saisit
le cheval par la bride, le tira vigoureusement, et après l'a-
voir excité de la voix et du geste, il parvint à le remettre sur
le chemin. Il prêta ensuite son aide au cavalier qui, par-
venu à dégager une de ses jambes au risque d'abandonner
sa botte, posa le pied sur les fagots et parvint, en s'atta-
chant au poignet vigoureux de Van-Hoëk, à reconquérir le
libre exercice de son autre pied.
Cette opération terminée, le ridder de Rakenghem ré-
compensa Van-Hoëk et remonta à cheval.
— Si vous retournez à la tour du Forestel, seigneur rid-
der, dit Van-Hoëk en s'éloignant, vous n'aurez pas besoin
de torche pour éclairer votre route.
Et il étendit le bras vers Arleux.
Le ridder de Rakenghem se souvint alors de cette réver-
bération rougeàtre qu'il avait aperçue au ciel ; il tourna de
nouveau son regard dans cette direction.
L'incendie, car on ne pouvait plus douter de la nature
de cette clarté, avait fait d'immenses progrès. Le vent du
nord chassait vers le sud des nuages de fumée épaisse
d'où sortaient des flammes gigantesques. On les voyait on-
doyer comme le panache d'un casque et lécher le ciel de
leurs langues sanglantes. Des flots d'étincelles bondissaient
en pétillant de ce vaste foyer qui répandait dans la nuit
sombre, sur les plaines et les marécages, une lueur fantas-
tique et lugubre.
— Le feu est aux maisons d'Arleux, s'écria le ridder de
Rakenghem.
— Ma foi oui, répondit tranquillement l'affûteur; c'est
la ferme de Monté-Couvé qui brûle... Il faut bieu que tôt
ou tard ce qui a été bâti par le diable retourne au feu {\).
(0 Ce passage fait allusion à une légende très-répandue en Flan-
dre et que l'on applique, je crois, à plus d'une habitation. Voici la
version la plus connue, telle qu'elle nous a été dite un jour en chemi-
nant de .Marquion i .\rras :
A deux lieues de vire-en- Artois, frontière de Flandre, il existe une
vieille et vaste ferme au pignon de laquelle il manque une brique.
Mon compagnon de route, brave cultivateur qui s'en allait vendre un
chariot de grains à la ville, me le fit observer et me conta ce qui
(Uit :
« Il y avait une fois un fermier riche, très-riche ; mais des bandits
survinrent, lui volèrent aon argent, lui ravagèrent ses champs et in-
cendièrent sa maison. Il se trouva sans un sou pour payer ses ferma-
ges et reconstruire sa ferme. Abrités, lui, sa femme et ses enfants,
dans une mauvaise étable qui avait échappé aux flammes, ils perdaient
le temps en vaines lamentations, oubliant le sage proverbe qui dit :
Aide-toi el Dieu t'aidera. Enfin, exaspéré par le malheur, le fermier
s'écria dans un moment d'aberration :
M — Je donnerais mon âme au diable s'il voulait rebâtir ma ferme
avant que le coq ne chante.'
« A peine avait-il prononcé ces paroles qu'un homme de mauvaise
mine, vêtu en matire maçon, entra et dit au fermier :
« — Tu m'as promis ton âme si, avant le chant du coq, (a ferme
était rebâtie : j'accepte le marché; songe à tenir le tien;
« Le pauvre fermier, frappé de terreur, n'avait pas ou le temps de
répondre, que déjà le maître maçon s'élaitévanoui, quoique la porle
fût restée fermée.
« On entendit alors un grand vent auquel se mêlaient des voix
étranges et le bruit des truelles frappant contre les briques, l.-- f.i-
mier, tremblant, mit l'œil i l'une des fentes de la porte et vit, i la
52
LECTURES DU SOIR.
Le ridder sourit, car en dépit delasuperstition populaire,
les titres de propriété constataient que la ferme de Monté-
Couvé avait été bâtie par un de ses aïeux et non par le
malin esprit.
— Et qui donc a mis le feu? dit-il.
— L'avant-garde espagnole qui marche déjà vers Douai,
repondit Van-Hoëk. Les coquins ont pris la traverse sous
prétexte d'abréger le chemin, mais en réalité pour faire la
maraude... Ils ont déjà ravagé Paluel... Alors moi, Van-
Hoëk, j'ai senti mon sang s'échauffer et j'ai poussé ma bar-
que sur la claire qui baigne Arleux... Bien pensé!... Dès
que j'ai entendu venir mes hommes, je me suis affûté der-
rière un saule et j'ai lâché une arquebusade dans le ventre
du chef... Les gredins ont commencé par se venger en
mettant le feu à la ferme de Monté-Couvé... Je n'en sais
pas davantage... De sorte que je suis cause en partie de
l'incendie, mais une maison bâtie par le diable, il n'y a pas
grand mal, n'est-ce pas, monsieur le ridder?
— Tu oublies, drôle, que cette ferme est une de mes
propriétés.
— Pardon, seigneur, mais je n'avais pas mauvaise in-
tention, répondit naïvement l'affûteur ; la preuve, c'est que
je voulais seulement tuer un Espagnol.
— Et (ju'ont fait les gens d'Arleux?
— Ils ont pris leurs fourches et leurs faux.
— Monte en croupe derrière moi, s'écria le ridder, ces
braves gens ont peut-être besoin d'un coup de main.
L'affûteur courut quérir son arquebuse laissée dans sa
barque et sauta en croupe derrière le ridder de Rakenghem.
Aussitôt, le cheval reposé partit au galop raaJgré sa double
charge.
L'incendie éclairait les chemins et colorait de ses fauves
reflets les murs sombres de la tour du Forestel, manoir du
ridder, A. l'aide de ce sinistre fanal il n'y avait aucun dan-
ger de se tromper de route. Aussi nos voyageurs arrivè-
rent-ils bientôt à Arleux. Ils jugèrent prudent de prendre
un chemin détourné pour entrer dans le village. Cette pré-
caution ne fut point inutile, car ils aperçurent une bande
de soldats espagnols groupés à peu de distance de l'incen-
die. Une bande de paysans était attroupée au pied de l'é-
glise. Ils semblaient discuter vivement ; leurs gestes animés
indiquaient qu'il se passait quelque chose d'important.
lueur de flammes rougeâlres, une bande de diables noirs traraillant à
rebâtir la ferme. Et les murs s'élevaient avec une rapidité surnatu-
relle, et l'on voyait grandir à vue d'œil une ferme magnifique.
« Le fermier, désespéré, demanda pardon à Dieu et s'arracha les
cheveux de désespoir. Sa femme pleurait, et les enfants poussaient
des cris déchirants. La seule servante qui leur fût restée fidèle con-
servait un peu de sang-froid, el réfléchissait au moyen d'échapper au
vœu fatal.
•< Mais la ferme, vaste el belle, était déjà bâtie jusqu'au loil. Le jour
ne paraissait point. Bien qu'il fût i peine minuit, le pauvre fermier
allait à chaque instant voir à la porte ; il faisait nuil noire.
» — Mon Dieu .' s'écriait-il, le coq ne chantera point, el les diables
en sont déjà au pignon de la maison !
>< —Attendez, noi' maître, répliqua soudain la servante; Dieu a en-
tendu vos prières, cl peut-être me donnera-t-il moyen de sauver votre
âme el de gagner une belle ferme.
« Elle courut au poulailler, el se pril à contrefaire le coq. Aussi-
tôt le coq chanta.
« Tout à coup les flammes s'éteignirent, el les diables prirent la
fuite dans l'obscurité en poussant des hurlements de rage.
« Le fermier el sa famille remercièrent le bon Dieu, et dès que le
jour fut venu, ils virent une grande et belle ferme sur les ruines de
l'ancienne ; mais en regardant au pignon, ils s'aperçurent qu'il y man-
quait une seule brique, la dernière. H était temps.'
• — Vous voyez, ajouta gravement mon compagnon de roule, qu'il
manque en effet une brique au pignon de cette maison. »
On m'a alTirmo que les maçons avaient pu oublier de poser celle
brique ou qu'elle s'était détachée dans un coup de vent. Qui doit-on
croire ? Toujours est-il que les fermes auxquelles il manque la der-
nière brique du pignon ont en Flandre fort mauvaise réputation.
En apercevant le ridder de Rakenghem ils poussèrent
des cris de joie et le supplièrent de se mettre à leur tête.
Celui-ci s'informa de tout ce qui s'était passé, et voyant
qu'une collision devenait inévitable, il examina les forces
des deux partis. Les soldats espagnols étaient peu nom-
breux, mais bien armés, tandis que les gens d'Arleux, quoi-
que en nombre beaucoup plus considérable, n'avaient guère
d'autres armes que leurs instruments de travail. Cependant
quelques huttiers et affûteurs étaient arrivés avec leurs ar-
quebuses de chasse.
Le ridder n'ignorait point que le sort d'un combat dé-
pend souvent de la manière d'engager l'action. Il ordonna
donc une arquebusade générale, en recommandant qu'on
se repliât immédiatement sur la tour du Forestel si les Es-
pagnols faisaient raine d'user de représailles. Ceux-ci
étaient trop loin pour que cette décharge leut fit aucun
mal, mais ils crurent leurs adversaires beaucoup plus forts
qu'ils ne l'étaient et battirent en retraite vers les lieux boi-
sés des claires.
Le procédé du ridder de Rakenghem avait eu un plein
succès. Il se retira satisfait et comblé de bénédictions.
— C'est égal, dit le vieux Van-Hoëk en franchissant le
sombre portail de la tour du Forestel, je me trompe fort si
nous n'avons point une affaire demain. Je connais les Es-
pagnols ; ils sont comme les loups : quand ils ne se croient
point en nombre, ils courent chercher du renfort pour re-
venir à la charge.
Le ridder ne répondit point, mais il devint pensif. Dès
qu'il fut rentré, il changea d'habits et se coucha tout vêtu.
Le château de Brunemont n'était point éloigné du passage
des détachements d'avant-garde des troupes espagnoles, el
l'isolement du manoir pouvait tenter les bandes en ma-
raude. Qui donc défendrait Jeanne et le margrave contre
ces hordes indisciplinées? Jean de mon Mirel était seul en
état de commander les gens du château, mais il ignorait ce
qui se passait alors et partait dès l'aube pour ne rentrer
qu'à la nuit close.
Ces réflexions engagèrent le ridder de Rakenghem à ne
prendre de repos que juste ce qu'il en fallait pour réparer
ses forces, et à partir pour le château de Brunemont avant
le lever du soleil.
II. — LA CHASSE AU FAUCON.
Le ridder se leva avant que l'aube eût blanchi les bru-
mes des claires. Il s'arma d'une bonne arquebuse el monta
à cheval accompagné de Van-Hoëk. 11 avait gelé durant la
nuit, et le passage des marais était beaucoup plus facile
que la veille. L'affûteur trouva donc le temps convenable
pour la chasse, et quitta le ridder à la claire des Rios.
Le fiancé de Jeanne poursuivit son chemin et ne tarda
pas à arriver au manoir de Brunemont. 11 ne jugea point
à propos de raconter au margrave ce qui s'était passé la
veille. A l'âge du vieux soldat (il avait alors quatre-vingts
ans), toute émotion violente peut devenir mortelle.
Jeanne , le margrave et le ridder de Rakenghem mon-
tèrent à cheval, suivis d'un seul valet de fauconnerie. Us
se rendirent vers un lieu favorable à la chasse du faucon et
nommé le Plat-Marais. C'était à mi-chemin du manoir de
Brunemont et de la claire des Rios. Au nord du Plat-
Marais, on voyait s'élever la sombre bordure du bois du
Quesnoy, lequel s'étendait jusqu'à deux ou trois portées
de fusil d'Arleux. Ces bois avaient pu servir de retraite
aux soldats espagnols, aussi le ridder, qui ne s'était point
séparé de son arquebuse, se promit-il bien de surveiller
les buissons qui nouaient les marécages à la lisière du boiç.
MUSÉE DES FAMILLES.
53
I
Le temps était sec et froid, mais la gelée n'avait cristal-
lisé que l'épiderme des flaques les plus tranquilles qui
entourent les grands bassins. Le vent du nord ridait tris-
tement la surface de la claire des Rifcs et poussait des
plaintes monotones dans les aunaies et dans les roseaux.
Un ciel gris comme une plaque d'étain couvrait ce sombre
paysage, que n'égayait pas même un blafard rayon du so-
leil d'hiver. C'est à peu près le seul aspect de la Flandre
durant la mauvaise saison.
Dès qu'ils furent arrivés au Plat-Marais , les chasseurs
suivirent chacun séparément la rive d'un des nombreux
fossés qui sillonnaient ce marécage, de manière à embras-
ser le plus de terrain possible et à faire lever les hérons.
Ils portaient sur le poing un oiseau de proie bien chape-
ronné et faisant vaillamment sonner sa sonnette.
La fauconnerie, comme on le sait, était un des plus vifs
amusements de nos ancêtres. Cette chasse avait ses prin-
cipes, ses règles non moins compliquées que celle du cerf,
du loup et du renard. Il existait dans la fauconnerie sept
vols différents qui voulaient leur oiseau de proie particu-
lier: le gerfaut pour le milan, le sacre pour le héron, le
tiercelet de gerfaut et plus souvent le faucon pour la cor-
neille, le faucon de rivière pour les oiseaux d'eau, Vémé-
rillon et le hobereau pour les champs, le lanier pour le
lièvre et le tiercelet pour la pie. Il y avait encore : le fau-
con pèlerin, le faucon gentil de passage, \e faucon niais,
\e faucon royal, le faucon sort, \e faucon de repaire, le
faucon hagard et le faucon branchier. Chacun avait des
qualités à utiliser et des vices à dompter ; mais on ne peut
contester que des oiseaux de leurre ne soient plus difficiles
à dresser que des limiers. 11 fallait les choisir, puis les
affaiter, les acoulumer au leurre ; apprendre à les lancer,
à les forcer de s'élever de terre, faire ses observations, les
instruire aux différents vols, les maintenir en santé , les
mettre en mue, connaître leurs nombreuses maladies, les
moyens de les guérir et de les panser après le combat.
La chasse du héron est peut-être une des plus intéres-
santes, parce que le héron se défend au point de faire à son
ennemi de mortelles blessures. Le vol prend ainsi le ca-
ractère d'une lutte. Quelquefois un gerfaut, dans l'ardeur
du choc, se casse la cuisse ou la patte, se froisse l'aile ou
se démonte une serre pour vouloir trop avillonner son
gibier.
Outre les faucons, on se servait encore, pour le vol de
la perdrix, du canard et du lapin, de quatre espèces d'au-
tours : Vautour branchier. Vautour niais. Vautour pas-
sager et Vautour fourcheret. Parmi les diverses sortes de
faucons et d'autours, les niais sont les meilleurs; car,
comme on les prend au nid, il est plus facile de les dres-
ser. Il faudrait du reste un cours complet de fauconnerie
pour dire à quel point la chasse au vol peut intéresser et
justifier les soins que demandent les oiseaux de leurre.
Les chasseurs n'avaient pas encore exploré la moitié du
Plat-Marais, que le chien du valet de volerie tomba en arrêt
devant un héron, qu'on ne tarda pas à découvrir au bord
d'une eau vive. Debout sur une de ses longues pattes, il
levait la tête d'un air inquiet au-dessus des roseaux. Jeanne
la première l'aperçut, et lui jeta un hausse-pied pour le
forcer à s'essorer ; c'est-à-dire qu'elle lui envoya le sacret
qu'elle tenait sur le poing, afin qu'il vînt le chatouiller. Le
néron s'enleva en effet, et le sacret, qui est fort petit, essaya
un instant une lutte inutile et fit mine de prendre motte.
Le ridder de Rakenghem n'attendit pas qu'il fût à terre
pour déchaperonner son sacre et le lancer du poing. On
nomme cet oiseau, qu'on jette au secours du premier, tom-
bisseur. Le teneur, c'est-à-dire celui qui termine le com-
bat, est ordinairement un gerfaut. C'est un oiseau fier et '
hardi, le plus fort après l'aigle; il a le manteau fauve, le
bec et les jambes bleus, les griffes ouvertes et les doigts
longs. Le vieux margrave portait sur son poing un magni-
fique teneur, bien atrempé et bigarré d'aiglures. Deux gros-
ses sonnettes pendaient à côté de ses clefs ou doigts de
derrière.
Le tombisseur du ridder commença à voler en rondon,
décrivant des cercles rapides autour du héron, qui, tenu
en haleine et tournant aussi pour faire face à l'ennemi,
montait lentement sans oser s'essorer. Nonobstant, le sacre
ne se sentait point de force à attaquer franchement un
adversaire aussi redoutable, et peu à peu il se mit à che-
vaucher le vent.
— Votre oiseau va ventolier, ridder! s'écria le mar-
grave ; affriandez-le pour qu'il revienne au leurre, et vous
ferez bien de l'abaisser, car il est trop gras.
Le margrave déchaperonna soudain son teneur, qui vola
en pointe vers le ciel et finit par disparaître dans les nuages.
Le héron, se croyant libre, se mit alors à voler en long
pour prendre la fuite; mais il fut soudain empêché par le
tombisseur, qui, se voyant secondé du gerfaut, cessa de
ventolier, et revint exécuter autour de l'ennemi ses cer-
cles fatigants, qu'il brisait parfois pour le souffleter du
bout de ses pennes. Le héron ne put alors ni s'essorer
dans la crainte du gerfaut, qu'il savait bien être au-dessus
de lui, ni filer en long à cause du tombisseur.
Le vol touchait à son plus haut intérêt. Effectivement le
gerfaut, après avoir fourni son dernier degré ou temps
d'élévation, commença son esplanade. En regardant atten-
tivement, on pouvait l'apercevoir immobile au sein des
nuages et paraissant gros comme un hanneton. Il demeura
là quelques minutes, puis on le vit grossir avec une rapi-
dité inimaginable. Il faisait sa descente et fondait en ron-
don, c'est-à-dire qu'il tombait sur son gibier pour l'assom-
mer. Une flèche chassée par un arc donnerait à peine une
idée de la vitesse avec laquelle le gerfaut, les ailes en ar- *
rière, fendait l'air du bout de son bec pour dérompre sa
proie. Le héron prévit le coup et tendit son bec vers le
gerfaut; tous deux tombèrent rudement à terre. Le héron
était mort; mais le gerfaut, enferré dans le long bec de sa
victime, se débattait dans les convulsions de l'agonie. Le
tombisseur, qui avait voulu profiter du moment où le te-
neur faisait sa descente pour attaquer le héron sous le ven-
tre, reçut un tel soufflet , qu'il tomba à cinquante pas ,
étourdi de ce terrible choc.
Jusqu'alors la chasse n'avait point été troublée, mais au
moment où les chasseurs se précipitaient vers le gerfaut,
une voix lointaine s'écria soudain :
— Ridder, prenez garde à vous!
Cette voix semblait sortir du sein d'un aune large et
trapu, planté isolément entre le Plat-Marais et la claire des
Rios.
Les chasseurs, surpris, relevèrent la tête, mais ils ne
virent personne.
— C'est la voix de l'affûteur, dit le margrave. Pourquoi
ne se montre-t-il pas, et que signifie ce cri d'alarme?
— Holà! monsieur le ridder de Rakenghem, répéta la
voix qui partait du saule, les Espagnols vous ont reconnu.
Piquez droit, vous et les vôtres, vers la claire des Rios; il
n'y a pas de temps à perdre!
— Les Espagnols ! fit le vieux margrave.
— C'est aujourd'hui que Charles-Quint entre à Cambrai,
répondit le ridder, et ces Espagnols sont sans doute quel-
ques détachements d'avant-garde qui vont à la maraude.
Nous n'avons rien à craindre, ce me semble; néanmoins
54
LECTURES DU SOIR.
l'avis de cette voix inconnue , que ce soit celle de Vaa-
Hoêk ou d'un autre, me parait bon à suivre.
— Monsieur, répliqua le margrave en redressant sur sa
selle sa taille raide, voûtée par Fes années, quand tous les
Espagnols du monde seraient ici, je ne bougerais point. Je
suis sur mes terres, et je voudrais bien voir qu'un de ces
misérables...
Le ridder haussa imperceptiblement les épaules et pro-
mena uQ regard inquiet vers la sombre lisière des bois du
Quesnoy.
— Hàtez-vous! hàtez-vous! cria Van-Hoëk.
Le fiancé de Jeanne fit une seconde tentative pour déci-
der le margrave à pousser vers la claire des Rios ; mais le
vieillard l'interrompit par un geste qui n'admettait point
de réplique, et s'écria :
— Jeanne, venez derrière votre père; je vous défends
de fuir... Toi, Robert, dit-il au valet de volerie, va cher-
cher mon arquebuse. Quant à vous, monsieur, ajouta-t-il
en s'adressant au ndder, l'espace est libre, faites comme
bon vous semblera.
Et, croisant les bras sur sa poitrine, le vieillard attendit
froidement la manileslation du danger. Le ridder, désolé
d'avoir froissé sa susceptibilité, se trouva dans une singu-
lière perplexité. Il craignait que sa présence n'attirât sur
Jeanne et son père une partie de Taoïmosité que sa con-
duite de la veille avait excitée parmi les Espagnols, et, d'un
autre côté, il ne pouvait lu.r vers la claire des Rios, de
peur que le margrave n'attribuât cette sage précaution à
la crainte et ne rompit la promesse qui devait l'unir avec
Jeanne.
La voix de l'affûteur vint le tirer de c^tte incertitude, en
s'écriant :
— Armez- vous. Il est trop tard!
Au même instant, on vit se glisser entre les buissons du
bois du Quesnoy une troupe d'hommes costumés à l'espa-
gnole et armés en campagne. Ils s'arrêtèrent un moment
pour causer à voix basse, et leurs regards semblaient se
diriger vers le ridder deRakenghem. Jeanne attira aussi
leur attention.
— Camarades, dit l'un d'eux, cette fille est sa femme ou
sa sœur sans doute ; enlevons-la, on nous payera une bonne
rançon.
— Il y a eu du sang de versé, il faut du sang avant tout !
répondit un autre.
Ce colloque n'alla pas plus loin. Les soldats se mirent
en marche, profitant des buissons qui pouvaient les mas-
quer et des moindres inégalités du sol. Arrivés aux der-
nières limites du bois, un des maraudeurs s'avança et
coucha en joue le ridder. Mais avant (ju'il eût allumé sa
mèche, un coup d'arquebuse partit du saule placé entre le
Fiat-Marais et la claire des Rios, et l'Espagnol tomba mort.
— Bien , Van-Hoek ! très-bien , mon vieux ! s'écria le
margrave. Si ce drôle de Robert m'avait apporté mon ar-
quebuse, les coquins, verraient beau jeu.
Les Espagnols poussèrent un cri d'étonnement; ils ne
savaient d'où partait ce coup qui venait de terrasser un
des leurs. Cet incident les alarma, et ils restèrent quelque
temps indécis, ne sachant s'ils devaient se replier vers le
bois ou continuer l'attaque. Mais un deux s'élança en
avant et mit l'arquebuse à l'épaule. Une seconde détona-
tion sortit du sein de l'aune de la claire des Rios, et le sol-
dat tomba sur le dos en poussant un cri de mort. Un autre
s'avança aussitôt, mais le ridder, qui a\ait gardé son coup
d'arquebuse pour une occasion pressante , prouva qu'il
était aussi bon tireur que vaillant homme, et cassa l'épaule
àsonenuemi.
— Bien tiré, ridder! s'écria le margrave. Allons, moQ
ami, je vois que ceci n'est point une plaisanterie. Puisque
je suis désarmé, nous ferons bien, je pense, de suivre l'a-
vis de Van-Hoëk, qui nous prêtera sa barque pour échap-
per à ces misérables. Avant la fin du jour, nous aurons
armé nos hommes et fait une battue en règle. J'appren-
drai à ces gredins à respecter le pays, et nous verrons s'il
en reste un pour aller se vanter d'avoir mis le pied sur
mes domaines.
Le margrave , sa fille et le ridder piquèrent des deux
vers la claire des Rios ; mais ils avaient à peine traversé la
moitié du Plat-Marais, qu'une terrible arquebusade se fit
entendre , et une grêle de balles passèrent en sifflant au-
dessus de leur tête.
— Ces drôles de\Taientau moins apprendre à tirer juste
avant d'endosser une casaque de soldat, dit le vieux mar-
grave avec ce flegme qui n'abandonne jamais le Flamand
dans le plus imminent danger... Ferme, ne ménagez pas
les chevaux ! Nous aurons notre tour.
Les maraudeurs avaient compris quelle faute immense ils
venaient de commettre en se présentant séparément aux
coups de leur invisible ennemi, et ils se précipitèrent tous
en avant, bien résolus à couper la retraite aux fuyards.
L'avantage était à eux, car, pour regagner le château de
Brunemont, il fallait suivre un chemin difficile, dont Tune
des crêtes est adossée au bois du Quesnoy. D'un autre côté
l'Agache, petite rivière qui vient des prairies de Mar-
quion , de Brichambault et de Palluel, fermait le Plat-
Marais en s'en allant rejoindre la Scarpe au lieu où s'élève
aujourd'hui le hameau de l'Abbaye-du-Verger. Il ne restait
aux fugitifs que la claire des Rios et la barque de Van-
Hoék.
Les Espagnols n'avaient qu'une portée d'arquebuse à
parcourir pour barrer le passage aux fugitifs; mais au bout
de cinq minutes il fut évident que les chevaux gagnaient
du terrain. Les maraudeurs s'en aperçurent et changèrent
de tactique. Us envoyèrent une arquetiusade qui ne parut
pas d'abord mieux dirigée que la première, mais dont on
vit uQ instant après les terribles effets. Le cheval du mar-
grave ralentit soudain sa course, puis le vieillard pâlit,
chancela sur la selle ; Jeanne et le ridder se précipitèrent
vers lui en s'écriant :
— Au nom du Ciel! qu'avez-vous?
— J'ai trois balles dans la poitrine, répondit l'octogé-
naire d'une voix éteinte mais calme. Ridder, sauvez ma
fiile..., sauve ta femme.
— Il faut avant que je vous venge , s'écria le ridder en
s'agenouillant, l'arquebuse à l'épaule, de manière à proté-
ger à la fois le vieillard expirant et sa fille, qui lui soute-
nait la tête et lui présenuit sa croix d'or pour l'aider à
mourir.
Dans le même instant un cri éclatant sortit du bois du
Quesnoy, et trois coups d'arquebuse couchèrent sur l'herbe
trois Espagnols. L'un fut tiré par le ridder, l'autre par Van-
Uoek, et le troisième partit du sein du bois, de l'endroit
même où avait retenti ce formidable cri.
La terreur s'empara alors des Espagnols, et ils s'arrêtè-
rent au milieu du Plat-Marais , ne pouvant ni avancer ui
reculer, car ils étaient pris entre trois feux. Deux de leurs
ennemis échappaient à leurs regards, et, quoiqu'ils n'eus-
sent que trois hommes à comlmttre, ils avaient déjà perdu
six de leurs camarades. Tandis qu'ils discutaient sur le
parti qu'ils devaient prendre, trois nouveaux coups de feu
leur ravirent autant de compagnons.
Le margrave n'avait point encore rendu le dernier sou-
pir ; la vengeance (|ui s'accomplissait le retenait sur le seuil
MUSÉE DES FAMILLES.
55
de la mort. Jeanne pleurait et récitait lentement les prières
des agonisants. Le ridder, à genoux comme une statue sur
son bloc, aux pieds du moribond, rechargeait son arque-
buse avec une telle précision, qu'on eût dit qu'il s'agissait
d'un tir à l'oiseau. Seulement sa joue était pâle, son œil
étincelant et ses fortes mâchoires serrées l'une contre l'au-
tre au point de gonfler les muscles de sa joue.
Tout à coup de longs cris retentirent non loin du bois,
et une qurantaine de soldats, reste de l'avant-garde inti-
midée la veille [)ar l'allitude menaçante des gens d'Arleux,
se précipitèrent vers leurs camarades, qui poussèrent un
hurra de joie. Le ridder ne bougea point; il vit bien que
tout était perdu, mais il était de ces hommes qui suivent
leur idée comme le bœuf son sillon. Cependant il tourna
un peu la tête et dit à sa fiancée :
— Jeanne, recommandez votre âme à Dieu!
Puis il tira son coup d'arquebuse. Un homme tomba, et
il rechargea derechef son arme, tandis que deux messages
de mort sortaient, l'un du saule de la claire des Rios, l'autre
du bois du Quesnoy.
Les maraudeurs avaient enfin pris un moyen infaillible
pour se débarrasser de ces trois ennemis acharnés, ils lâ-
chèrent une arquebusade générale dans le saule de la claire
des Rios. Les branches volèrent en éclats et un homme
tomba à terre. C'était Van-Hoëk. 11 ne poussa pas un gé-
missement, mais il grommela entre ses dents:
— Bon! j'ai mon compte... Maintenant que les autres
fassent leur devoir.
Et l'affûteur, qui n'avait point abandonné son arque-
buse, se traîna jusqu'à sa barque, laissant derrière lui une
large trace de sang. Deux détonations lui apprirent qu'il
était vengé.
— Ça fait toujours plaisir, murmura-t-il en se couchant
au fond de son bac.
Pendant ce temps, un homme sortant du bois du Ques-
noy, à l'endroit d'où étaient partis plusieurs coups d'arque-
buse, se dirigeait en rampant vers l'aune de l'affûteur. Ce
lieu était favorable pour tirer en s'abritant derrière le tronc,
et l'on avait encore la ressource de luir en barque. L'homme
parvint à son but avant que les Espagnols eussent re-
chargé leurs armes ; alors il se redressa de toute sa hauteur,
et l'on vit le sombre visage de Jean de mon Mirel.
— La place n'est pas bonne, monseigneur, lui cria Van-
Hoëk. Venez sur mon bac, et poussez au large.
Jean de mon Mirel ne répondit pomt, mais il montra d'un
geste désespéré le groupe que formaient au milieu du Plat-
Marais son père expirant, sa sœur et le ridder de Raken-
ghem, qui rechargeait encore son arme.
La ténacité de cet homme qui persistait à combattre,
bien qu'il fût seul à côté d'un moribond et d'une jeune fille,
irrita les maraudeurs. Ils trouvèrent plaisant de le cribler
de balles et utile de s'en débarrasser. Soixante canons
d'arquebuse se dirigèrent donc vers le ridder, qui, sans se
déconcerter, se mit en devoir de faire feu en même temps
que ses ennemis.
Et dans ce moment oiî la mort était inévitable, on ne vit
pas sa main trembler, bien qu'elle soutint depuis plus
d'une heure une lourde arquebuse. Mais le ridder de Ra-
kenghem avait dans sa large poitrine un vrai cœur fla-
mand , un cœur qui ne bat trop vite ou trop lentement que
lorsque la vie s'en échappe. Le vieux sang des frontières
coulait dans ses'veines, il descendait de ces hommes va-
leureux qui firent des prodiges pour la défense de leurs li-
bertés dans les guerres de Flandre au moyen âge.
A cet instant suprême il tourna un regard d'adieu vers
Jeanne , et lui dit d'une voix triste et douce :
— Au revoir, Jeanne, nous ne serons unis qu'au ciel.
— Que la volonté de Dieu soit faite ! répondit-elle.
Et par une sainte pudeur elle abaissa sur son risage de
madone son voile pour mourir.
D'un commun accord les deux fiancés entonnèrent à
haute voix le De profundis , et le vieux margrave y mêla
sa voix expirante. Avec l'aide de sa fille il avait essayé de
s'agenouiller. Tous trois étaient donc dans l'humble pos-
ture de la prière ; mais le ridder de Rakenghem, tout en
chantant à genoux le chant de mort , tenait toujours bra-
quée sur ses ennemis son arme menaçante.
La majesté de ce spectacle imposa tellement aux Espa-
gnols qu'ils hésitèrent à tirer ; mais avant qu'ils eussent
pris un parti , une épouvantable décharge de mousqueterie
éclata de tous les points du Plat-Marais. Les coups de feu
semblaient sortir de terre ; on ne voyait personne , seu-
lement les bourreaux devinrent victimes, car une tren-
taine d'Espagnols roulèrent dans la poussière. Les autres
oublièrent de faire usage de leurs armes. Et d'ailleurs , sur
qui auraient-ils tiré? on ne voyait dans le Plat-Marais que
le ridder, le margrave et Jeanne stupéfaits de voir tomber
ceux dont ils attendaient la mort.
En regardant attentivement on aurait pu distinguer çà
et là , depuis le bois du Quesnoy jusqu'aux rives de l'A-
gache, des tètes noires et des canons d'arquebuse dépassant
les crêtes des fossés qui zèbrent le Plat-Àlarais dans toute
sa longueur. Les défenseurs inattendus étaient en partie
des gens du château de Brunemont prévenus par le valet de
volerie. Le reste se composait de huttiers et d'affûteurs des
claires, attirés par la mousqueterie et qui, envoyant le
danger que courait leur seigneur déjà blessé , s'étaient ap-
prochés en rampant du lieu du combat avec l'adresse et
l'agilité d'hommes habitués dès longtemps aux surprises
de guerre et de chasse. On en aurait pu compter une soixan-
taine ; il en était venu du Haut-Broeklandt, des Fonds-
Mariva, de la claire des Rios et autres lieux plus éloignés
encore.
Un silence mortel suivit cette détonation, on entendit
un instant après les gémissements des blessés. Les Espa-
gnols , pâles de frayeur, ne savaient où fuir ; leurs ennemis
formaient autour d'eux une enceinte invisible et gardaient
un silence de mort. Le ridder de Rakenghem continuait
seul , avec un flegme imperturbable de charger et décharger
son arquebuse, et à chaque coup un homme tombait.
Chacun des maraudeurs était alors trop occupé de son
propre salut pour pensera venger son compagnon. Ils se
formèrent , au nombre de vingt-cinq, en bataillon serré et
partirent au pas de charge vers le bois du Quesnoy. Mais
une nouvelle explosion plus épouvantable que la première
se fit entendre , et celte lois ils eurent en outre à essuyer
le feu des veneurs forestiers du margrave, gens d'une
adresse consommée. Tous les Espagnols tombèren», à l'ex-
ception d'un seul, qui battit l'air de ses bras et promena
autour de lui un œil hagard et insensé.
Van-Hoëk l'aperçut du fond de sa barque , il se souleva
péniblement, et épaulant son arquebuse, il fit feu en mur-
murant avec l'expression d'une haine profonde :
— Tiens ! ce n'est pas pour moi , mais c'est pour le
margrave.
Le coup partit , et l'Espagnol, après avoir fait un bond
comme un daim blessé , tomba à côté de ses compagnons
d'armes; pas un seul n'était demeuré debout. Au reste,
ces gens-là savaient mourir ; après le premier cri arraché
par la douleur, ils s'embossaient dans leur cape et atten-
daient silencieusement la mort.
Dès que l'œuvre sanglante fut terminée, on vit des
66
LECTURES DU SOIR.
hommes se dresser de tous les côtés du Plat-Marais comme
s'ils fussent sortis de terre. A l'exception des gens du châ-
teau et des veneurs forestiers, ils portaient presque tous
le costume des huttiers affûteurs, c'est-à-dire le large
feutre , la casaque de toile bleue et les longues guêtres de
cuir. Ces gens avaient un aspect rude et farouche. La plu-
part mouraient sans avoir jamais franchi les solitudes sau-
vages des claires , excepté pour vendre , une fois l'an ,
quelques fourrures dont le prix leur servait à acheter de
la poudre et du plomb.
Ces hommes, donnant alors des signes d'une douleur
sombre et contenue , entourèrent le margrave octogénaire
dont la poitrine percée de trois balles laissait échapper des
flots de sang. 11 était soutenu par son Ois Jean de mon Mirel
et par le ridder de Rakenghem. Jeanne priait et s'appuyait
défaillante à l'épaule de son frère.
— Mes amis, dit le vieillard en tournant un regard af-
faibli vers le cercle pressé de ses vassaux , vous m'avez
vengé; merci !... notre sol a encore une fois bu du sang
espagnol... Mes amis, que Dieu vous garde; adieu !
— Adieu , monseigneur ! répondit la foule d'une seule
voix.
Le margrave des Claires étendit alors une main défail-
lante au-dessus de son fils, de Jeanne et du ridder pour
les bénir ; puis il baisa la croix de son poignard et rendit
le dernier soupir.
Personne ne bougea, mais Van-Hoëk qui, malgré une
large blessure à la cuisse , s'était traîné jusqu'aux pieds de
son seigneur expirant , poussa un sanglot rauque et guttu-
ral qui tàt tressaillir la foule. On vit alors plus d'une larme
couler sur des joues bronzées qui n'avaient jamais été
mouillées que par l'eau du ciel.
Après cet élan de douleur on construisit à la hâte une
civière où fut déposé le corps du vieillard, et le funèbre
convoi, gardant un religieux silence, prit, à pas lents, le
chemin du manoir de Brunemont.
L'endroit où furent exterminés les maraudeurs espa-
gnols garde encore aujourd'hui le nom pittoresque et bi-
zarre de : Où les hommes ont été tués. Un chemin qui
passe par là et va se perdre dans les bois d'Ubia porte le
même nom par extension. Seulement il est peu de gens du
pays qui sachent l'origine de cette appellation.
La troupe de veneurs , huttiers et affûteurs eut bientôt
quitté le Plat-Marais, et le convoi arrivait à peine sur les
rives de l'Agache, que déjà des nuées de corbeaux et de
choucas fondirent sur les cadavres encore chauds. C'était
bien souvent alors l'unique et triste sépulture des gens de
guerre.
G. HippoLYTE CASTILLE.
{La fin au prochain numéro.)
LES CONTES DE LA FAMILLE
(i)
Par les frères GRIMM.
rose-d'églantier (2).
Au bon vieux temps vivaient un roi et un reine, qui
disaient chaque jour : « Ah ! si Dieu daignait nous accor-
der un enfant ! » Et pourtant l'enfant ne venait jamais. Il
arriva qu'un jour, tandis que la reine se baignait, une gre-
nouille mit sa tête hors de l'eau, et lui dit :
— Tes désirs seront satisfaits ; tu mettras au monde une
fille.
Ce que la grenouille avait prédit arriva ; la reine mit
au monde une fille, une fille si belle que le roi ne se sentit
plus de joie, et commanda une grande fête. Il y invita non-
seulement ses parents, ses amis et ses connaissances, mais
encore les fées, afin de rendre celles-ci douces et favorables
à l'enfant. Ces fées étaient au nombre de treize dans le
royaume; mais comme le roi n'avait que douze assiettes
d'or à leur faire servir, l'une d'elles ne put pas être invitée.
Les conviés arrivèrent, et, lorsque la fêle toucha à sa fin,
les fées firent chacune à l'enfant un don merveilleux : l'une
lui donna la vertu, l'autre la beauté, la troisième la ri-
chesse, et chacune des autres un présent précieux. La
douzième.venaitàpeinede fairesoncadeau, que la treizième
entra dans la salle. Elle voulait se venger de n'avoir point
été invitée, et, sans regarder ni saluer personne, elle cria
d'une voix forte :
(i) Voir le numéro d'octobre dernier. — Les Contes de la Famille
paraîtront le moii prochain chez MM. Jules Renouard et Comp.
(2) Ce conte, un des plus charmants tableaux des frt^rcs Grimni,
n'est autre que la Bell eau Bois dormant, traitée à la façon alle-
mande. On verra combien cotte version surpasse celle de Perrault en
poésie naïve et en ex(|uisc Tanlaisie.
— La fille du roi doit, dans sa quinzième année, se pi-
quer avec un fuseau et tomber morte.
Cela dit, elle se retourna et quitta la salle. Tous les as-
sistants étaient saisis d'épouvante; mais la douzième fée, à
qui il restait encore un vœu à faire, et qui, impuissante à
détruire le charme jeté par sa rivale, pouvait du moins en
adoucir la rigueur, s'empressa d'ajouter :
— Mais celte mort que devra subir la jeune princesse,
ne sera qu'un sommeil qui durera cent ans.
Le roi, dans l'espoir de préserver sa chère enfant d'un
sort si cruel, donna l'ordre de faire disparaître les fuseaux
dans toute l'étendue de son royaume.
Cependant les dons faits par les fées à la jeune fille por-
taient tous leurs fruits, et elle était si belle, si sage, si ai-
mable, si intelligente, que tous ceux qui la voyaient ne
pouvaient s'empêcher de l'aimer.
Mais il arriva que le jour même où la jeune princesse eut ,
quinze ans, le roi et la reine étaient absents du palais. La;
jeune fille, restée seule, parcourut le château en tous sens, '
visita tous les cabinets et toutes les chambres, et monta
enfin dans une vieille tour. On y arrivait par un escalier
fort étroit, qui aboutissait à une petite porte. Il y avait sur
la serrure une vieille clef, toute couverte de rouille. La jeune
princesse ne l'eut pas plutôt tournée que la porte s'ouvrit,
et qu'elle aperçut dans un cabinet étroit une vieille femme
occupée à filer.
— Que fais-tu donc là, bonne vieille mère? demanda la
jeune fille.
— Je file, répondit la vieille en hochant la tête.
— Que cela tourne drôlement ! dit la jeune fille, qui prit
le fuseau et voulut essayer de filer.
MUSÉE DES FAMILLES.
57
Mais à peine eut-elle touché le fuseau, que le charme
jeté par la méchante fée opéra, et que la jeune princesse se
piqua au doigt.
Dès qu'elle se fut fait cette légère blessure, elle tomba
dans un sommeil profond. Et ce sommeil étendit son in-
fluence sur tout le palais : le roi et la reine, qui venaient de
rentrer, s'assoupirent, ainsi que toutes les personnes dont
se composait la cour. Et les chevaux aussi s'endormirent
dans récurie, les chiens dans leurs niches, les pigeons sur
le toit, les mouches contre le mur. Et le feu lui-même, qui
flamboyait dans l'àtre, arrêta soudain ses flammes et s'en-
dormit ; et les viandes cessèrent de rôtir ; et le cuisinier, qui
allait prendre aux cheveux le marmiton qui avait gâté une
sauce, oublia tout à coup sa colère et s'endormit. Et le vent
enfin cessa de souffler, et il n'y eut plus même une seule
petite feuille qui frissonnât encore à la cime des arbres
voisins.
Qui pourrait dire les rêves étranges qui traversèrent ce
Igng sommeil de Rose-d'Églantier? Elle
eut des visions de naufrages , d'ogres,
d'enfants et de sorcières. Le monde réel
et le monde fantastique passèrent tout
entiers devant sou imagination.
Cependant une haie d'épines se mit à
pousser autour du château , et tous les
ans elle devenait plus haute, et enfin elle
cacha si bien tout le palais, que les pas-
sants cessèrent de l'apercevoir. On ne
vit plus même les étendards plantés
au sommet des toits. Mais le bruit se
répandit bientôt dans le pays qu'un som-
meil magique s'était emparé de la belle
Rose-d'Églantier, car on appelait ainsi
la jeune princesse, si bien que de temps
en temps arrivaientdes princes qui vou-
laient se frayer un passage à travers la
haie afin de pénétrer dans l'intérieur.
Mais leurs efforts étaient impuissants,
car les rameaux se tenaient eutacés
comme autant de mains, et les malheu-
reux jeunes gens demeuraient suspendus
parmi les épines, et périssaient miséra-
blement. Après beaucoup d'années, un
prince arriva de nouveau dans le pays,
et un vieillard lui parla de la haie d'é-
pines , en l'assurant qu'il devait se
trouver derrière un palais dans lequel
une jeune princesse d'une merveilleuse
beauté, appelée Rose-d'Églantier, gisait
endormie, et avec elle toutes les person-
nes dont se composait la cour. Ce vieil-
lard se souvenait d'avoir entendu dire à
son grand'père qu'un grand nombre de
princes avaient déjà essayé de se frayer
un passage à travers cette haie, mais
qu'ils étaient restés suspendus aux épi-
nes, et qu'ils avaient péri malheureuse-
ment. Le jeune homme répondit :
— Cela ne doit pas m'effrayer ; je veux
pénétrer dans le palais et voir la belle
Rose-d'Églantier.
Le vieillard eut beau le détourner de
son dessein, le jeune homme fut inébran-
lable.
Les rêves de Rose-d'Églantier.
Les rêves de Rose-d'Églantier.
n se trouvait que ce jour même complétait les cent ans
pendant lesquels devait durer le charme jeté parla méchante
iëe. Aussi, dès que le jeune prince s'avança vers la haie
d'épines, celle-ci se changea en une innombrable quantité de
fleurs ravissantes qui s'entr'ou\Tirent d'elles-mêmes afin
de lui livrer passage; puis quand il fut entré, elles se re-
fermèrent de nouveau en haie brillante derrière lui. Il en-
KOVEMBRE 1845.
tra dans le palais ; au milieu de la cour étaient étendus les
coursiers et les lévriers, tous en traiu de dormir ; sur le
toit étaient posés les pigeons, la tête abritée sous leurs ailes;
et quand il pénétra dans les appartements, les mouches
dormaient contre les murs ; dans la cuisine, le cuisinier
avait toujours la main levée comme s'il voulait saisir le mar-
miton, et la senante était assise tenant encore un poulet
— 8 — TREIZIÈME VOLIUE.
58
LECTURES DU SOIR.
qu'elle semblait vouloir plumer. 11 continua d'avancer, et
dans la grande salle il vit tous les courtisans endormis sur
leurs sièges ; et plus haut le roi et la reine également im-
mobiles sur leur trône. Il continua de marcher, et tout était
si calme qu'on aurait pu entendre le bruit de sa respiration;
enfin il arriva dans la tour et ouvrit la porte du petit cabi-
net dans lequel sommeillait Rose-d'Églantier. Elle était si
belle qu'il ne pouvait détourner d'elle ses regards; il se
pencha vers son gracieux visage et y déposa un baiser. A
peine ce baiser eut-il effleuré sa joue, que Rose-d'Églanlier
ouvrit les yeux, se réveilla, et le regarda avec un charmant
sourire. Puis ils descendirent ensemble, et le roi se réveilla,
puis la reme, puis les courtisans, et tous s'entre-regardèrent
avec de grands yeux ; et les coursiers se levèrent dans la
cour en secouant leur crinière ; les chiens de chasse se
mirent à sauter et à aboyer ; les pigeons qui étaient sur le
toit dégagèrent leurs têtes de dessous leurs ailes, regardè-
rent autour d'eux et s'envolèrent dans la campagne ; les
mouches sauiillèrent sur les murs; le feu se ranima dans
l'àtre, se mit à ronfler et à cuire les mets ; les rôtis pétil-
lèrent, et le cuisinier pinça l'oreille du marmiton qui poussa
un cri ; et la servante dépouilla le poulet de ses plumes, et
on célébra avec la plus grande pompe les noces du jeune
prince et de Rose-d'Églantier, qui vécurent heureux jus-
qu'à la fin.
Le Succès est fils de l'A-propos et de la Persévérance.
LES QUATRE FRÈRES HABILES.
Il y avait une fois un pauvre homme qui avait quatre
fils ; quand ceux-ci furent grands, il leur dit : — Mes chers
enfants, il vous faut quitter la maison pour vous lancer
dans le monde, car je n'ai rien à vous donner. Parlez donc,
apprenez un métier et cherchez à faire votre chemin.
Les quatre frères prirent leur bâton de voyage, dirent
adieu à leur père et sortirent de la ville. Quand ils eurent
marché quelque temps, ils arrivèrent au croisement de
deux routes, formant quatre chemins opposés. — C'est ici
qu'il faut nous séparer, dit l'ainé des frères ; mais, avant
d'aller tenter la fortune chacun de notre côté, promettons
de nous retrouver tous ici dans quatre ans, à pareil jour et
à pareille heure. Ce serment fut échangé solennellement,
et chacun des quatre frères prit une des quatre routes.
Or, l'ainé ne tarda pas à rencontrer un homme qui lui
demanda où il allait. — Je vais je ne sais où, apprendre je
ne sais quel métier, répondit-il. L'homme reprit alors :
— Viens avec moi, et sois voleur. — Non, repartit le frère,
ce métier n'est pas honnête , et c'est une chanson qui se
termine par une corde au cou. — Ah! dit l'homme, il ne
s'agit point ici d'avoir peur de la potence : je t'apprendrai
à trouver des choses introuvables et à ne redouter aucun
rival. Ces paroles malheureusement décidèrent notre voya-
geur, et, grâce aux leçons de sou maître, il devint un vo-
leur si adroit, que rien n'était plus en sûreté dès qu'il
voulait l'avoir.
Cependant le deuxième frère avait aussi rencontré sur
sa route un homme qui lui demanda ce qu'il allait appren-
dre dans le monde. — Je ne le sais pas encore, répondit-il.
— Alors suivez-moi, et devenez astronome : il n'y a pas de
métier au-dessus de celui-là. — Plus rien de caché pour
l'œil qui lit dans le ciel ! Ces belles promesses séduisirent
notre jeune homme, qui devint bientôt un astronome si
habile que, lorsqu'il eut terminé son apprentissage, son
maître lui donna un livre et lui dit : — Avec cela, tu peux
voir tout ce qui se passe dans la terre et dans le ciel.
Le troisième frère reçut les leçons d'un chasseur con-
sommé , qui l'instruisit de tous les secrets de son art.
Quand il le quitta, son maître lui donna un fusil, en lui di-
sant : — Tout ce que tu coucheras en joue avec cette arme,
tu seras sûr de l'atteindre.
Enfin le plus jeune rencontra un inconnu, qui lui pro-
posa de devenir tailleur. — Je n'y verrais pas d'inconvé-
nient, répondit le jeune homme, s'il ne fallait rester assis
les jambes croisées du matin au soir, tirer l'aiguille sans
relâche et se brûler les doigts avec le fer à repasser. — Tu
ne m'as pas compris, dit l'inconnu : l'état que je t'ensei-
gnerai n'aura rien de ces misères, je ferai de toi un tail-
leur comme on n'en voit pas. Notre jeune homme se laissa
persuader et suivit l'inconnu, qui lui enseigna en effet la
couture transcendante. Lorsqu'ils se séparèrent, son maître
lui donna une aiguille, en lui disant : — Avec ceci tu pour-
ras rattacher ensemble tous les morceaux que tu voudras,
fussent-ils fragiles comme un œuf ou durs comme de l'a-
cier, et ton ouvrage sera si net, qu'on n'y découvrira pas
la moindre trace.
Quand les quatre années convenues furent écoulées, les
quatre frères se rencontrèrent au même jour et à la même
heure au croisement des deux routes, et, après s'être ten-
drement embrassés, ils se rendirent ensemble à la maison
de leur père, ils lui racontèrent leurs aventures et comment
ils avaient appris chacun un métier.
En s'entretenant de la sorte, ils s'étaient assis en face
de la maison sous l'ombrage d'un grand arbre. — Or çà,
dit le père, je veux vous mettre à l'épreuve, et juger de ce
que vous savez faire.
En même temps il leva les yeux, et demanda au second
de ses fils : — Là-haut, au sommet de cet arbre, entre deux
branches, se cache un nid de pinson : dis-moi combien
d'œufs s'y trouvent? — L'astronome prit son >erre, regarda
vers la cime de l'arbre, et dit : — Il y en a cinq.
Le père s'adressant alors à l'ainé: — Toi, reprit-il, va
nous chercher ces œufs , sans que la mère qui les couve
s'en aperçoive. — L'habile voleur grimpa sur l'arbre, et dé-
roba sous le ventre de l'oiseau, sans. l'éveiller, les cinq
œufs, qu'il apporta à son père.
Celui-ci les prit, en posa un à chaque coin de la table
elle cinquième au milieu; après quoi, il dit au chasseur:
— Tu vas me les couper en deux tous les cinq d'un même
coup de fusil. — Le chasseur plaça son arme contre son
épaule, et d'un seul coup, ainsi que le désirait son père,
il fit des cinq œufs dix parties égales. — A ton tour main-
tenant, continua le vieillard en se tournant vers son plus
jeune fils, recouds ensemble ces œufs, de telle sorte que
les petits qui s'y trouvent, à moitié éclos, n'éprouvent au-
cun dommage. — Le tailleur prit son aiguille et fit ce qui
lui était commandé.
Quand ce travail fut achevé, le voleur dut encore aller
replacer les œufs sous le veulre de la mère. Celle-ci con-
tinua de les couver sans se douter de rien, et quelques jours
après elle vit éclore ses petits, qui avaient au cou une pe-
tite raie rouge : c'était la place où le chasseur avait partagé
les œufs et où le tailleur les avait recousus.
— Mes enfants, dit alors le vieillard, je dois avouer que
vous avez bien employé votre temps, et que chacun de
vous connaît à fond son métier : il m'est impossible de dé-
cider qui de vous quatre est le plus habile. Puissiez-vous
seulement trouver bientôt l'occasion de vous faire connaî-
tre, et puisse l'aîné d'entre vous employer honnêtement sa
dextérité !
Peu de temps après, le bruit courut dans le pays que la
fille du roi avait été enlevée par un dragon. Le roi en avait
MUSÉE DES FAMILLES.
59
\
perdu le repos, et il fit savoir que celui qui lui ramènerait
sa fille deviendrait son gendre. Les quatre frères se dirent
entre eux : Voilà une bonne occasion pour nous, et ils
tirent le projet de rendre la liberté à la fille du roi.
— Je saurai bientôt où elle est, dit l'astronome. Puis il
regarde à travers son instrument, et s'écrie : Je la vois!
elle est assise bien loin d'ici, sur un rocher au milieu des
mers, et le dragon qui l'a ravie est à ses côtés.
Aussitôt il va trouver le roi, lui demande un navire pour
lui et pour ses frères, et fait voile avec eux vers la prison
de la jeune fille.
Quand ils y arrivèrent, le dragon dormait, la tète ap-
puyée sur les genoux de la princesse. Le chasseur dit:
— Je n'ose pas tirer, je pourrais tuer la captive du même
coup que le monstre. — Essayons un peu notre talent, dit
le voleur; et il se mit à dégager la princesse avec tant de
légèreté et de promptitude, que le monstre ne s'aperçut de
rien et continua de ronQer.
On devine avec quelle joie ils regagnèrent le navire et
ramèrent vers la pleine mer! Mais le dragon, ne trouvant
plus la princesse à son réveil , prit son vol à la poursuite
des ravisseurs , et bientôt son souffle enflammé résonna
dans l'air au-dessus d'eux.
Par bonheur, au moment où il allait fondre sur le navire,
le chasseur le couche en joue, et lui envoie au milieu du
cœur une balle qui le fait tomber mort sur le pont du
bateau. Mais telle était l'énorme pesanteur du monstre,
que sa chute fait voler le navire en éclats, et qu'il reste à
peine à dos cinq passagers quelques planches pour se tenir
sur l'abîme. Ce fut alors que le tailleur employa son talent.
Il saisit sa merveilleirse aiguille, rattache les planches au
moyen de quelques gros points, se place sur cette espèce
de radeau, et recoud de la sorte les diverses parties du na-
vire. Quand tout fut ainsi réparé , il ne fallut pas long-
temps à nos voyageurs pour regagner le port.
On se figure la joie du roi en revoyant sa fille chérie !
Fidèle à sa parole, il dit aux quatre frères : — Un de vous
doit épouser la princesse; c'est à vous de décider lequel y
a le plus de droit.
Alors un vif débat s'engage entre les quatre frères ;
l'astronome dit : Si je n'avais pas vu où était la jeune fille,
tous vos talents n'auraient servi de rien : c'est donc à moi
qu'elle doit appartenir. — Le voleur reprend : Que nous
aurait importé ton verre, si je n'avais pas enlevé la prin-
cesse de dessous la tête du dragon? C'est donc à moi de
l'épouser. — Le chasseur à son tour : Vous auriez été tous,
et la princesse avec vous, mis en pièces par le monstre, si
mon fusil ne vous eût sauvés de la mort ; c'est donc à moi
d'être son mari. — Enfin le tailleur : Et si mon aiguille en-
chantée n'eût pas recousu ensemble les mille morceaux
du navire, n'auriez-vous pas tous été noyés misérablement?
C'est donc à moi que revient la princesse.
Après ce débat, le roi reprit la parole : — Vous avez tous
en effet les mêmes droits, c'est incontestable, dit-il ; mais
comme ma fille ne peut pas avoir quatre maris, elle n'épou-
sera aucun de vous ! Je vais seulement, pour vous récom-
penser, vous donner à chacun une part de mon royaume.
Ce jugemen t plut d'abord aux quatre frères, qui se dirent :
Un profit assuré vaut bien mieux que toutes nos querelles
pour un profit incertain. Le roi remit donc à chacun une
portion de ses États , et ils vécurent assez longtemps avec
leur père dans la richesse et le bonheur... Mais un jour le
voleur ayant entrepris de dépouiller les autres, ceux-ci le
dépouillèrent lui-même, et lui firent subir le sort qu'il mé-
ritait.
Ce sera, si vous le voulez, la morale de cette histoire.
LES MESSAGERS DE LA MORT.
Il y a bien longtemps, bien longtemps, un géant passait
sur la grande route. Tout à coup un inconnu s'élance en
face de lui en criant: — Halte-là! — Comment 1 dit le
géant, un nain , que j'écraserais entre mes doigts, oserait
me barrer le chemin ! Qui donc es-tu pour t'exprimer avec
un telle audace? — Je suis la Mort, répond l'inconnu; per-
sonne ne me résiste, et toi aussi tu dois obéir à mon com-
mandement.— .Mais le géant ne tint pas compte de ces pa-
roles, et il engagea une lutte avec la Mort.
Ce fut un combat long et acharné. A la fin pourtant, le
géant asséna un coup si violent à la Mort , que celle-ci
tomba sur une pierre. Le géant poursuivit son chemin, et
la Mort gisait vaincue sur le sol, et si faible qu'elle ne pou-
vait se relever. — Qu'arrivera-t-il, pensait-elle, si je reste
étendue ainsi dans un coin? personne ne mourra plus sur
la terre, et elle s'emplira de tant d'habitants, qu'ils finiront
par n'y plus trouver place.
Cependant un jeune homme vint à passer, un jeune
homme frais et brillant de santé; il chantait et regardait
autour de lui. A peine eut-il aperçu la pauvre victime, qu'il
s'approcha d'elle avec compassion, lui aida à se relever,
lui fit boire dans sa gourde un vin généreux, et ne la quitta
que lorsqu'elle eut repris ses forces. — Sais-tu bien qui je
suis? dit-elle alors en se redressant; sais-tu bien qui tu as
aidé à se remettre sur ses jambes? — Non, repartit le jeune
homme, je ne te connais pas. — Je suis la Mort, reprit-elle,
tu sais que je n'épargne personne, et je ne puis même pas
faire d'exception en ta faveur; mais pour te prouver ma
reconnaissance, je te promets de ne pas venir te prendre
à l'improviste; je t'enverrai mes messagers avant de venir
te chercher moi-même. — Merci, répondit le jeune homme,
c'est toujours cela de gagné ; je saurai du moins à quoi m'en
tenir. — Cela dit, il continua sa route joyeux et content, et
vécut sans souci.
Mais la jeunesse et la santé s'en allèrent bientôt; puis
vinrent les maladies et les douleurs de la vieillesse. — Je
ne mourrai pas, pensait toutefois noire homme, car la Mort
doit m'envoyer d'abord ses messagers ; je voudrais seule-
ment voir finir ces mauvais jours de maladie. — A peine
fut-il de nouveau bien portant, qu'il recommença son joyeux
train de vie. Mais voilà qu'un jour quelqu'un lui frappe sur
l'épaule; il se retourne, et voit la Mort debout devant lui.
— Suis-moi, lui dit-elle; l'heure de quitter le monde est
venue. — Comment! répond le vieillard, voudrais -lu
manquer à ta promesse? Ne m'as-tu pas promis de m'en-
voyer tes messagers avant de te présenter toi-même? Je
n'en ai vu aucun. — Silence ! s'écrie la Mort; ne les ai-je
pas dépêchés vers toi l'un après l'autre? Ne te souviens-
tu pas de la fièvre qui vint te coucher dans ton lil? Est-ce
que la goutte ne t'a pas tordu tous les membres? N'as-
tu pas entendu bourdonner tes oreilles? les maux de dents
ne sont-ils pas venus te gonfler les joues? les ténèbres ne
se sont-elles pas abaissées devant tes yeux? Et, mieux que
tout cela, est-ce que mon frère bien-aimé, le Sommeil, ne
t'a pas averti chaque jour de songer à moi? Ne gisais-tu
pas alors dans la nuit comme si tu eusses été déjà plongé
dans les ombres éternelles?
Notre homme ne sut que répondre; il s'abandonna à sa
destinée, et suivit la Mort.
Les messagers de la Mort sont les Douleurs de la Vie.
Le sage les reconnaît et comprend leur langage.
PITRE-CHEVALIER et N. MARTIN.
PAROLES DE M. H. DE LA MORVONNAIS.
Monte, Alouette!
Homnncc.
MLSIQLE DE M. P. SCLDO.
Andantino, avec mélancolie.
CHANT.
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A tra-vers ton chantd'a -dieu. Alouette,
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62
LECTURES DU SOIR.
(du 12 OCTOBRE AU 12 NOVEMBRE.)
SciEHCBSBT arts: Le Kmwaft. — Découverte de deui chef» -d'œurre. — L'Eldorado de Bahia. — Inauguration du chemiD de ferd'Orléan* i
Toun. — Nbcrglogib : L'amiral Ver-Huel ; L'rhan ; Armand Gouffé — Le coo^rës médical. — Le cxar Mco
Les Sàloni.— Les Livres ^'ouvBAUX.
icolas à Parla. — Les Théâtres. —
L'influence des vacances s'est fait sen-
tir jusque dans les académies, qui ont la
prétention d'être sans vacances. Pendant
tout le mois d'octobre, les entreprises
scientifiques ont été dans le marasme,
comme dirait Odry-Biiboquet. Enregistrons
cependant la nomination de M. Petitot, à
la place de M. Bosio, dans la chaire des
beaux-arts, et la candidature si éminente
et si infaillible de M. Macarel, professeur
de droit administratif, au fauteuil de
M. Berriat Saint-Prix, Académie des
sciences morales et politiques.
— Les nouvelles des ans et des décou-
verles sont plus abondantes. M. le comte
d'Orsay, ce Parisien qui règne sur la fa-
shion de Londres, a donne au musée du
Louvre le fameux tableau du Aritnah,
que tous les musées européens nous
envieront comme un spécimen inestimable
de la peinture chinoise.
— On va satisfaire au vœu de la France
entière, en élevant aux quatre cent cin-
quante braves tombés à Djemmàa-Gha-
zaouat, un monument sur lequel tous
leurs noms passeront à la postérité.
— Le 12 octobre, a été fondue, dans la
fonderie royale de Munich, la poitrine de
la colossale statue de la Bavière. On a
employé à cette œuvre près de quarante
mille livres de métal, et il a fallu un feu
alimenté pendant quarante heures pour
meure la masse en fusion. Vers minuit,
le métal est devenu liquide. La fonte a
complètement réussi, et les spectateurs
de cette belle opération n'ont pu retenir
les démonstrations d'une joie bruyante.
La poitrine de la Bavaria est la plus
grande pièce qui ait été exécutée en
bronze dans les temps modernes. Or,
qu'on se figure le poids total d'une statue
dont la poitrine seule pèse quarante mille
livres! Il n'y a que l'artiste-roi, de Ba-
vière, pour exécuter de tels monuments.
— On vient de découvrir en Iialie
deux chefs-d'œuvre dérobés depuis des
siècles à l'admiration publique. Le pre-
mier est une Cène des apôtres, vaste fres-
que d'un couvent de Florence, peiule et
signée par Raphaël, en 1511. On a trouvé,
en achevant le nelioyagc, cette date et le
nom du grand peintre stir la bordure de la
tunique d'un des apôtres. M. Raoul Ro-
chette a olDcieilemeni annoncé cette heu-
reuse nouvelle à l'Académie des beaux-
arts. La fresque est merveilleusementcon-
servée. Elle appartient à la première ma-
nière de Raphaël, qui avait à peine vingt et
un ans lorsqu'il l'exécuta durant son pre-
mier séjour à Florence. La seconde décou-
verte aété faiteà Orvietto (États Romains).
Depuis longtemps, le jonr de l'Assomp-
tion, on tirait dans la cathédrale de cette
ville un feu d'arlitice légué par une dame
qui avait cru devoir cet étrange hommage
à la .>;ainte Vierge. Une épaisse couche de
suie, résultant de cette opération, avait
fini par dérober entièrement une fresque
admirable de Luca Signorelli. Instruits
par des vieillards de l'existence de ce
chef-d'œuvre , deux peintres allemands,
MM. Bothe et Pfannenschmidt, sont par-
venus à le remettre en lumière dans toute
sa perfection. La ville d'Orvietto les a ré-
compensés par la bourgeoisie honori-
fique, et renoncera désormais sans doute
à enfumer sa cathédrale avec des feux
d'arlitice testamentaires.
— Mais une découverte qui fait plus de
bruit que tous les chefs-d'œuvre du
monde, c'est celle des mines d'or et de
diamants de Bahia, dans le Brésil. La
première once d'or et la première pierre
furent trouvées, il y a dix-huit mois, dans
cette province déserte, et l'on y compte
aujourd'hui plus de quarante mille habi-
tants, qui se disputent, le fer à la main,
les richesses de cet Eldorado. Un seul
paquebot a dernièrement emporté de Ba-
hia 2,666,000 fr. de diamants bruts. Un
esclave avait découvert le premier cet im-
mense trésor. Il se trahit en allant vendre
au loin sa charge de diamants, et l'on
mit à sa suite des espions qui arrivèrent
aux filons précieux. Ils furent d'abord
exploités par des aventuriers, voleurs,
assassins, repris de justice, apportant
avec eux le brigandage et l'incendie. Puis
unrent des spéculateurs réguliers qui im-
provisèrent une population de sept vil-
lages ; et maintenant des armées entières
de mineurs fouillent dans tous les sens
les montagnes de Sincura et les bords de
Paragassu. Le puint central est la bour-
gade de Lancoës, qui compte à elle seule
vingt mille âmes. L'échange des dia-
mants se fait le dimanche à Paragassu,
contre des armes, des vêtements et de
l'or apportés par les marchands de Ba-
hia. Les pierres de Paragassu sont gé-
néralement brunes et irrégulières ; celles
de Lancoës sont blanches on d'un vert
j léger, et de forme octaèdre. On les re-
cherche par-dessus toutes. Il faut creu-
• ser le sol d'un à quatre mètres pour ar-
j river au catcaille ou gisement. Le prix
courant varie à Bahia de 67 à 13i fr. le
karat du pays, qui est de sept et demi
pour cent moins fort que le karat fran-
çais. La mine donne à peu près mille
quatre cent cinquante karats par jour.
Le Brésil entier nedonnait auparavant que
six ou sept kilogrammes par année. Les
troisicinquièmes du nouveau produit vont
en Angleterre; le reste se partage entre
le Brésil, la France et l'Allemagne; mais
tous les lapidaires ne sulBront pas à tail-
ler la moitié des pierres de Sincura. On
voit d'ici quelle baisse énorme et univer-
selle vont éprouver les diamants. Toute-
fois les gros diamants pourront se main-
tenir, car la nouvelle mine n'en a encore
donné que de petits. On sait qu'il n'y a
dans le monde que cinq ou six diamants
qui pèsent plus de vingt grammes : celui
d'Agra, le plus gros de tous, va jusqu'à
cent trente-trois grammes; — celui du
rajah de Mathon, soixante-dix-huit gram-
mes; — celui de l'empereur du Mogol,
soixante-troisgrammes; — celui de France,
le Régent, le plus joli de forme, vingt-
huit grammes. Il pesait quatre-vingt-sept
grammes avant la taille, qui a coûté deux
années de travail. — Jusqu'ici la mine de
Sincura forme une colonie indépendante
au sein du Brésil. L'empereur lui laissera
probablement les lois qu'ont improvisées
ses habitants.
— En attendant que les diamants nous
pleuvenl, voici le merveilleux spectacle
que nous avons rencontré le 30 octobre,
sur les rives delà Loire, en revenant d'un
voyage en Vendée. Pendant que le bateau à
vapeur sur lequel nousremontions le Ûeuve
soufflait et fumait péniblement en faisant.
à peine quatre lieues à l'heure, une espèce!
de navire aérien, long de deux à troiSi
cents pieds et articule comme un scarabée
immense, nous est apparu sur les coteaux
de la Loire , faisant miroiter au soleil
l'or et les peintures de sa carcasse , dé-
ployant et traînant dans le ciel un pana-
che en tourbillon, mêlé de flammes et
de fumée, reveillant de ses mugisse-
ments diaboliques les innombrables échos
des deux rives, tantôt suivant la rive
gauche avec la rectitude d'une flèche ,
tantôt franchissant un pont léger pour
gagner la rive droite, et sur l'une comme
sur l'autre filant avec une vitesse de
quinze lieues à l'heure, sans s'arrêter
autre part qu'aux abords des villes qui le
saluaient d'acclamations joyeuses. Cette
vision n'était autre chose que l'inaugura-
tion de la première voie d'Orléans à
Tours, officieusement es.sayée parM. Ma-
kensie, en compagnie d'une centaine de
personnages anglais et français. Parti
d'Orléans à huit heures du matin, ce
convoi d'éliie, après quelques poses le
long de la roule , est arrivé à Tours vers
midi, au bruit des fanfares militaires et
des cris du peuple des campagnes , ac-
couru de tous les poinls de la Loire pour
contempler ce miracle du génie humain.
Un somptueux banquet a eu lieu à Tours.
Puis le convoi , reparti à deux heures et
demie, est rentré à cinq heures et demie
dans la gare d'Orléans.
On assure que cette première voie sera
en activité dans quelques semaines , et
que les deux voies fonctionneront au
printemps prochain.
Les chemins de Rouen au Havre et de
Paris au .Nord seront inaugurés aussi
vers la même époque.
— Un homme vient de mourir, à qui
il n'a mau(|uoqu'un caprice de la gloire,
I
I
MUSEE DES FAMILLES
63
pour avoir la popularité de Jean Bart.
C'est le vice-amiral comte Ver-Htiel,
pair de France. Voici un des moindres
exploits de ce loup de mer de l'Empire :
Lors du fameux projet de descente en
Angleterre , Ver-Huel , conduisant une
flottille à Dunkeniue, fut attaqué par les
forces supérieures du célèbreamiral Sid-
ney-Smith. Le combat fut acharné de
part et d'autre; mais accablées par le nom-
bre, trois chalDupes canonnières fran-
çaises allèrent s'échouer à la côte. Que
fait alors Ver-Huel, décidé à enlever à
tout prix cette proie aux Anglais? Il se
jette dans un canot , traverse tout le
champ de bataille sous une pluie de bou-
lets rouges, et va commander le feu de
ses trois canonnières, jusqu'à ce qu'elles
soient dégagées par sa flottille victorieuse.
Cet homme avait eu cent combats pareils;
Napoléon l'avait comblé d'honneurs, et
il vient de mourir presque ignoré ! Le
bruit que font les marchands d'actions
de chemins de fer à la Bourse, a couvert
le dernier soupir d'un des plus grands
hommes de mer de notre époque...
— En même temps que l'amiral Ver-
Huel, M. Peltier, l'ingénieux et savant
physicien, enfant de son courage et de ses
œuvres, est mort dans celte humble re-
traite de la rue Poissonnière, d'où il ob-
servait avec tant de patience et de succès
les phénomènes météorologiques. La so-
ciété philomatique, dont il était l'hon-
neur, lui a fait de dignes funérailles, et
M. Milne-Edwards, de l'Institut , a ra-
conté sur sa tombe les efforts et les
triompiiosde sa vie laborieuse.
— Deux autres morts, bien différentes,
ont encore eu lieu le même jour: celle
de M. Chrétien Urhan, le puritain de
l'orchestre de l'Opéra, et celle de M. Ar-
mand Gouffé, le joyeux chansonnier du
Caveau. Quel étrange dialogue auront eu
ces deux âmes, si elles ont fait route en-
semble vers l'autre monde! Figurez- vous
un duo du couplet bachique et de l'hym-
ne des Séraphins. Instrumentiste à l'O-
péra depuis longues années, M. Urhan
n'en était pas moins un catholique des
premiers âges. Il se résignait, pour vivre,
au service de Satan, comme les martyrs
d'autrefois se livraient aux bètes féroces.
Il faisait chaque soir sa partie en con-
science, mais une fois cette partie achevée,
il fermait les yeux, la bouche, les oreil-
les, et son âme s'en retournait au ciel.
En vain les danseuses pirouettaient dans
leurs maillots couleur de chair; en vain
les belles dames se penchaient décolle-
tées sur le bord des loges; en vain
madame Stollz etDuprez exhalaient dans
les Huguenots ou dans la Favorite tou-
tes les ardeurs de la passion; M. Ur-
han, la tête inclinée, les mains sur les
yeux, ne voyait rien, n'entendait rien,
ne savait rien, et ne s'éveillait de son
extase mélancolique qu'au signal de
l'archet de M. Habeneck. On assure que
Fanny Elssler, Carlotta Grisi , Taglioni
elle-même, cette céleste danseuse, n'ont
pas obtenu un seul regard de cet ana-
chorète, qui passait à leurs pieds la moi-
tié de sa vie. Pendant ces conversations
avec les anges, Urhan, qui était un sa-
I vant compositeur, avait surpris et noté
'quelques chants d'en haut; mais per-
.sonne n'a su interpréter ici -bas ces
mélodies transmondaines, de sorte que
ce grand artiste est mort littéralement
incompris. — Représentez-vous au con-
traire le fondateur le plus débraillé du
Caveau, mais débraillé noblement à la
façon de l'ancien régime ; un poëte de
table, qui faisait des chansons sur tout,
comme M. Jovial, et qui eût improvisé
un couplet sur les débris du monde : tel
était Armand Gouffé. Un de nos amis, qui
en fait de bons vers eût pu lui rendre
raison, nous le dépeignait ainsi, au mo-
ment du succès de Phrotine, c'est-à-
dire au plus joyeux point de sa joyeuse
vie: grand et bel homme, figure ouverte
et souriante, politesse aimable envers
tout le monde, habit à la française, cu-
lotte courte et bas irréprochables, cheveux
poudrés à frimas, main fine et blanche,
un chien bichon sur le bras gauche, et
des gimblettes dans la main droite. C'est
dans ce gracieux appareil qu'Armand
Gouffé lançait ces couplets, qui vivront
aussi longtemps que le vin de son pays
(Il était de Beaune).
Francs bareari qae Bacchns lUIre
Dans ces retraites qu'il chérit,
Atgc mol Tenez boire et rire.
Plus on est de fous, plus od rit, etc.
Et la fameuse boutade, Que faime à
voir un corbillard !
Malgré sa passion pour le corbillard ,
Gouffé n'y est monté qu'à quatre-vingts
ans, après une longue et douce vieillesse,
c'est-à-dire après une chanson continuel-
le, au milieu du vignoble natal.
— Les temps sont passés, où Molière se
moquait des médecins avec tant d'esprit
et de succès. Que dirait aujourd'hui l'au-
teur du Malade imaginaire, s'il assistait
au Congrès que viennent de former à Pa-
ris les membres les plus éminenls ou les
plus actifs de toutes nos Facultés de mé-
decine? Il serait stupéfait, non-seulement
de la science spéciale, mais des connais-
sances universelles, et surtout de la vive
éloquence des successeurs de MM. Pur-
gon et Diafoirus. C'est vraiment une chose
imposante que ce concile de docteurs, as-
semblé pour régler l'enseignement et
l'exercice de la médecine, et remuant à
ce propos les plus graves intérêts de la
société. On est tenté seulement de se de-
mander, pendant ces longues séances, ce
que deviennent les malades de ces mes-
sieurs? Les uns peuvent mourir tandis
qu'on discute sur les meilleurs moyens de
les sauver; et les autres seront obligés de
se guérir tout seuls, ce qui serait fort
dangereux... pour la médecine.
—Les médecins nous rappellent Sa Ma-
jesté l'impératrice de Russie qui rétablit
sa santé à Palerme, tandis que sa tille, l;i
grande-duchesse Olga , éblouit de se^
charmes tous les yeux qui la contemplent,
et que mille bruits indiscrets font voya-
ger le czar Nicolas incognito, jusque dans
les rues de Paris. Le fait est que, depuis
plusieurs mois, l'ambassade russe tient un
vaste appartement prêt à recevoir un per-
sonnage mystérieux dans notre capitale.
Rien ne manque aux originales magnifi-
cences de ce palais en expectative, pas
même le simple matelas de crin et de cuir
de Russie qui forme la couche habituelle
du géant du Nord. En attendant que Ni-
colas vienne occuper cet appartement, une
partie de la population pari>ienne s'est
persuadé qu'il se promène comme un
bourgeois du Marais sur l'asphalte des
boulevards; et aucun pouvoir humain ne
saurait arracher cette conviction de la
tête obstinée de nos braves gens! Si vous
possédez les avantages d'une stature co-
lossale et d'une physionomie guerrière,
vous ne pouvez plus vous montrer dans
les lieux publics sans y produire une sen-
sation impériale.
— Le voilà! c'est lui! le voyez-vous?
— Qui?
— Eh parbleu! le czar de toutes les
Russies!...
Et les yeux et les lorgnons de se bra-
quer sur quelque grand monsieur, fort
étonné d'exciter un intérêt si général.
— Pourquoi sommes- nous suivis et re-
gardés par tant de monde? me demandait
hier un officier de mes amis, au foyer de
l'Opéra; est-ce que j'ai mis mon paletot
à l'envers, ou quelque gamin m'a-t-il at-
taché une inscription entre les deux
épaules?
— Non, mon cher, lui répondis-je, mais
tu as six pieds de taille et trois pouces de
moustaches. Tu poses à celte heure en
empereur Nicolas!
Un personnage ayant la tête nue et le
corps dans un manteau de fourrure, était
occupé l'autre soir à regarder l'eau couler
sous le Pont-Riiyal. Un jeune poêle que
nous pourrions nommer l'aborde en ta-
pinois, déroulant un grand papier attaché
d'un ruban rose.
— Sire! j'ai reconnu Votre Majesté!
Pardonnez à mon audace, et acceptez cet
hommage à votre gloire!
En même temps, le jeune homme s'é-
loigne discrètement, et le personnage au
manteau déroule une pièce de quinze
cent soixante-treize vers : ^u petit-fils
de Pierre le Grand .'.'.'
Le petit-fils de Pierre le Grand n'était
autre (ju'un ex-écuyer de l'Hippodrome,
aujourd'hui figurant dans les chœurs mi-
litaires du Cirque-Olympique, et qui ce
soir-là cherchait à gagner un rhume de
cerveau pour se faire une voix de basse-
taille.
Ces reconnaissance* ne sont pas tou-
jours aussi flatteuses. Le tambour-major
de la deuxième légion a été assailli nui-
tamment par des réfugiés polonais, qui
l'ont accablé de coups de poings..., des-
tinés au tyran de la Pologne.
L'empereur Nicolas ne viendra réelle-
ment à Paris que lorsque les badauds au-
ront cessé de croire à sa présence. Son
incognito se trouvera ainsi assuré par les
i efforts mêmes qu'on aura faits pour le tra-
hir. En fait de diplomatie, la Russie a
toujours pris la France pour dupe.
! — Le Théâtre-Italien adonné la pre-
mièrereprésenlation du Nabuchodonosor
de Verdi, en présence de cette brillante
société , résumé de toutes les sommités
(lu monde européen, que M. Vatel a le
I privilège de réunir à ses fêtes. L'opéra
64
LECTURES DU SOIR.
nouveau a obtenu un succès d'enthou-
siasme. Dérivis et M"« Brambilla , qui y
débutaient, ont inégalement réussi. Dé-
rivis a fait d'énormes progrès à Milan;
mais son émotion paralysait sa belle voix,
qui a pris sa revanche aux représenta-
lions suivantes. M"' Brambilla a triomphé
sans conteste, et d'un boula l'autre de
son rôle. Ajoutons que Ronconi dansiVa-
buchodonosor s'est surpassé lui-même et
comme chanteur et comme comédien.
— Le Vaudeville, où la rentrée d'Ar-
na) dans Robinson a ramené la foule ,
vient de fustiger le travers du jour, l'a-
giotage, dans une pièce intitulée : la
grande Bourse et les petites bourses.
Cette bluette a pris de l'importance en
servant de début à un jeune artiste du
plus grand avenir, M. Têtard, que le di-
recteur du Vaudeville a enlevé judiciai-
rement, et judicieusement, à la scène des
Délassements - Comiques. Nous avions
prédit à M. Têtard qu'il prendrait rang
parmi les célèbres comiques dont il
sculpte les portraits-charges avec tant
d'esprit et de vérité. Il ne pouvait mieux
réaliser notre prophétie, qu'en jouant
comme il vient de le faire dans les Pe-
tites Bourses et dans les Intimes , et
en méritant les bravos du public à côté
d'Arnal et de Bardou.
— Mais l'événement dramatiquedumois
est le succès des Mousquetaires de M.
Alexandre Dumas, notre illustre colla-
borateur, au théâtre de l'Ambigu-Comi-
que. Voici une scène qui donnera quel-
que idée de l'intérêt saisissant de la
pièce, et qui fait tous les soirs crouler la
salle d'applaudissements. La femme du
roi Charles 1»^ est incognito chez Crom-
well ; celui-ci , avec sa fourberie puri-
taine, se déclare le sujet le plus soumis
de Sa Majesté , mais l'engage à presser le
départ du roi :
— S'il ne quitte pas l'Angleterre il est
perdu, dit-il; les temps sont mauvais pour
la royauté. La reine soutient le contraire,
et ce terrible dialogue s'établit entre les
deux personnages :
— Madame! je suis l'homme de la fa-
talité ! il y a dix ans j'allais m'embar-
quer pour l'Amérique. J'avais le pied
sur le navire, quand le roi m'ordonna
de rester en Angleterre, où le destin
m'attendait! Que Sa Majesté parte!
— Pourtant!
— Madame! à Tàge de quinze ans,
une femme m'est apparue, tenant à la
main une tête coupée et couronnée. Elle
prit la couronne sur cette tête, et elle la
posa sur la mienne ! Que Sa Majesté
parte !
— Vous avouez donc...
— Madame! ma nourrice avait à l'é-
paule une tache de sang qui lui descendait
iusqu'au sein; de sorte qu'en suçant son
lait, j'avais l'air de boire du sang! Que
Sa Majesté parte ! Qu'elle parte !
La reine épouvantée se résigne. Crom-
well lui remet un sauf-conduit, au moyen
duquel dans deux heures elle pourra re-
joindre Charles l" et gagner la France
avec lui. La reine sort. — El que dit
Cromwell resté seul:
— Dans deux heures, il sera trop tard,
mais le conseil n'en aura pas moins été
donné!...
Le succès des Mousquetaires a été
pour M. Dumas l'occasion d'un bon mou-
vement de conscience. On sait que M.
Augu.ste Maquel fait une partie des œu-
vres de M. Dumas, sans être nommé :
Chacun prend son plaisir où il le trouve.
Suivant l'usage, le nom seul de M. Du-
mas devait être offert aux bravos du
public de l'Ambigu. M. Maquet s'était
résigné d'avance k l'anonyme. Or, au
quatrième acte, M. Dumas, voyant ap-
plaudir les plus beaux traits de son ami ,
dit tout bas à Mélingue : — Je n'ai ja-
mais laissé nommer personne avec moi,
mais aujourd'hui , vous pouvez nommer
Maquet ; c'est une marque d'amitié que je
veux donner à lui seul... Le moment
venu, en effet, Mélingue jette au public
applaudissant et trépignant les noms
d'Alexandre Dumas et d Auguste Maquet.
On se figure la charmante surprise de ce-
lui-ci! il faillit, dit-on, s'évanouir de joie.
Ce trait ne fait pas moins d'honneur à M.
Dumas que les meilleures scènes des
Mousquetaires.
— La saison des fêtes parisiennes s'est
ouverte solennellement au ministère des
finances , à l'occasion du mariage de
M"« Laplagne avec M. Durrieu, receveur-
général. Ministres, ambassadeurs et hom-
mes d'Etat étaient là en famille, et cha-
cun allait tour à tour du contrat à la
corbeille. Celle-ci était composée tout à la
fois avec la plus grande richesse et avec
la plus grande simplicité. On reconnais-
sait à ce luxe de bon goût la délicatesse
exercée de la main maternelle, — comme
on reconnaissait le tact exquis de son es-
( prit, à la grâce parfaite de la fiancée et à
la haute distinction du futur. Le signal
donné par M. Laplagne a été entendu.
Les salons se rouvrent peu à peu. Tout
le monde parisitn va rentrer en danse.
— Le jeune et déjà célèbre auteur des
Mystères de Londres et des amours de
Paris publie, sous ce titre. Les Contes
de nos pères, toutes les petites histoires
3u'il contait si lestement avant de faire
e superbes romans en dix volumes. Cela
sent sa jeunesse et sa Bretagne d'une lieue,
c'est-à-dire que cela est frais, naïf, gracieux
et amusant au possible. M. Bertall s'est
chargé d'enrichir le tout de gravures tou-
chantes ou spirituelles; de sorte que les
sens ne jouissent pas moins que l'esprit
à cette lecture, et qu'on y pleure d'un
œil tandis qu'on y sourit de l'autre. Les
Contes de nos pères feront, à l'époque
des éirennes, les délices de nos enfants.
— A nos enfants aussi les Fables mo-
rales et religieuses de M™« Caldelar,
riche volume illustré par M. Lorsay. Le
meilleur éloge que nous puissions faire
de ce livre, c'est d'assurer qu'il justifie
son titre. Les mères de famille n'en de-
manderont pas davantage. Ajoutons ce-
pendant que l'élégance de la forme ré-
pond souvent à la solidité du fond, témoin
cet apologue-maxime, qui résume heureu-
sement toute la vie humaine:
Un joar p«r le DmIId aui quatre Ifu dlfera
Quatre Instrumeou furent oITertj.
L'Enfaoce prit le kaléidoscope ;
Do prisme s'eiBpara la Jeunesse aussitôt;
L'Age mûr safemeni flt cboli du télescope.
A la Vieillesse, pour son lot.
Il demeura le microscope.
— A côté des beaux livres parus, nous
pouvons annoncer un beau livre à paraî-
tre : ce sont les Portes contemporains
de l'Allemagne que le chantre >ÏAriel
et dos Cordes graves, M. N. Martin, va
publier dans quinze jours chez te savant
éditeur Jules Renouard. En attendant que
nous leur rendions compte de celte bril-
lante revue de l'Allemagne poétique, nos
lecteurs s'en formeront une idée par cette
remarquable peinture du Rhin :
a Le Rhin est limage la plus majes-
tueuse de la vie humaine. Vous l'aTcz vu,
à sa source, descendre du mont Gothard,
pareil à l'enfani qvii doute de ses forces
et craint de quitter l'abri du seuil natal,
au moment de parcourir une longue car-
rière. Cependant il s'enhardit à chaque
pas et prend goût it sa course aventu-
reuse. Ce n'est déjà plus l'enfant, c'est
l'adolescent qui s'élance avec une curio-
sité avide, c'est le jeune homme qui se
précipite tête baissée dans les hasards. En
vain le lac de Constance espère le retenir
dans la molle étreinte de ses eaux dor-
mantes, il ne daigne pas même s'y mêler,
ni lui prendre une goutte de son onde
qu'il franchit d'un bond superbe. C'est
seulement à Bonn que le noble fleuve
parait suspendre sa course pour se re-
poser un peu de tant de travaux. Il s'é-
loigne à regret de ce beau pays, témoin
des exploits de sa jeunesse, pour descen-
dre toujours plus lentement désormais
vers la mer, c'est-à-dire vers la mort, où
vont s'engourdir les hommes, les fleuves
et les choses. Le dernier irait, et le plus
frappant de ce symbole, c'est que le Rhin
après tant d'efforts, de bienfaits et de
gloire, vient s'engloutir de vieillesse dans
les sables de la Hollande, à quelques pas
de l'Océan qui aurait dû le recevoir tout
entier. C'est ainsi que Napoléon est allé
mourir à Sainte-Hélène, au lieu de trou-
ver à Waterloo le seul trépas qui fût di-
gne de son destin! »
— Encore un mot sur lîn livre qui n'a
aucune prétention littéraire, et qui s'a-
dresse tout simplement à l'estomac :
Science du bien vivre, ou Monographie
de la cuisine, par M. Paul Ben. C'est
une nouvelle Physiologie du goût, moins
transcendante que celle de Brillât-Sava-
rin, et mise à la portée de toutes les maî-
tresses de maison. Il y a là des causeries
spirituelles, des théories utiles, de la pra-
tique plus utile encore , des gravures à
foison, des chansons avec leur musique,
de tout enfin, et d'autres choses encore.
La Science du bien vivre réussira certes
auprès des gourmands; c'est-à-dire
quelle obtiendra un succès universel.
— Une charmante matinée musicale a
été donnée le 30 octobre, chez M. Erard.
Le beau poëme biblique de Ruth, par
M. Alexandre Guillemin, a inspiré à
M. César -Auguste Franck une musique
savante et tout à fait digne des paroles. La
première audition de cette œuvre a eu
un véritable succès. M»* Mondutaigny
a chanté le rôle principal avec talent.
Nous avons admiré aussi la voix sympa-
thique et puissante de M™« Moisson ,
qui a prêté un grand charme au person-
nage de Noêmi. Les suffrages d'une as-
semblée d'elitc, où nous avons remarqué
M"» la princesse Belgiojoso, MM. Spoa-
lini, Liszt, Antoni Deschamps, Vartel, etc.,
décideront sans doute les auteurs à se
produire devant un public plus nom-
breux.
— M°>« Ollion, née Delisle, vient de
publier deux quadrilles qui se recom-
mandent à tous les pianos élégants : Ce
sont le Parisien et la Chatne d'or, ou-
vrages aussi gracieux et aussi distingués
que k'urs titres.
— L'auteur du Cavalier hadjoute , de
la Fleur de l'âme et de la bille romance
Larmes du cœur, insérée dans le lî* vo-
lume du Musée, M. Joseph Vimeux, vient
aussi de publier deux charmantes mé-
lodies : Pauvre fille, pauvre Colombie
et le Fagabond (pour basse); ces nou-
velles romances sont dignement interpré-
tées par MM. Audran et Tagliafico, dans
les premiers salons qui ouvrent la saisoa
musicale.
P.-C.
Imprinaerie de IIENNOYER el TUflPIN, rue Lemercier, 34. Baiignollei.
i
HISTOIRE DES POUPEES, DES MARIONNETTES
ET AUTRES JOUETS DE L'ENFANCE,
CHEZ LES PEUPLES DE L'AMIQUITÉ.
-t_-i
pii m \\\\ Tiï'
^orrate jouant
Caton fai
dada. —
à la clochelte. — Arislote jonglant avec des globules argentés. — Antigone faisant la toilelle à sa poupée. —
sanl aller un pantin. — Cornélie habillant les Gracques en soldats romains. — Saint Jérôme ù cheval sur un
Newton soufflant des bulles de savon.
es choses les plus fri-
voles en apparence ont
souvent leur côté sé-
rieux; souvent, si elles
amusent, c'est pour
instruire; telles qu'une
fleur qui, sous sa pa-
rure d'un jour, cache
un fruit délicat ou une
graine féconde. Ceci
est applicable surtout
à la bagatelle histori-
que. Ce n'est pas seu-
lement par les grands
DSCEMBRB iS4S
faits que se révèle l'histoire ; les petits événements, les
petites institutions, les petites créations sont aussi ses or-
ganes; elle a ses colosses, mais elle a encore ses minia-
tures. Et que de faits se sont rencontrés qui, chétifs en
apparence , étaient néanmoins dépositaires de grands se-
crets! A ceux qui les négligeaient, l'histoire se montrait
ingrate, inabordable; pour eux, son sanctuaire était fermé,
ses oracles étaient muets. Aussi le P. Lupi, à qui appar-
tient celte dernière pensée , et dont les recherches savan-
tes nous ont fourni l'idée mère et les principaux dévelop-
pements de ce travail , le P. Lupi , en parlant des poupées
et des marionnettes, croyait non- seulement intéresser
ses lecteurs, mais encore ne pas être indiiïéront à l'utilité
de la science.
— 9 — TRF.IZIÈWE VOLUME.
66
LECTURES DU SOIR.
Voilà, n'est-il pas \Tai, un début bien grave pour un
sujet dont le titre semblait annoncer tout le contraire. Tou-
tefbis, ne vous effrayez pas trop, enfants, vous pour qui,
surtout, j'écris ces choses ! Le jour de Tan est un jour essen-
tiellement gai ; je me garderai bien d'assombrir, par une
raine trop sérieuse, le sourire qu'il fait naître sur vos lè-
vres ; je sèmerai de fleurs les aspérités même de la route à
travers laquelle je vais vous conduire.
Donc il s'agit de l'antiquité, au point de vue des pou-
pées et des marionnettes.
Les anciens n'étaient pas plus misanthropes que nous;
ils l'étaient moins peut-être , car le monde de leur tenjps
ayant moins vécu que le nôtre, était moins riche d'ennuis
et de désespoirs. Les anciens étaient, comme nous, excel-
lents pères. Us aimaient leurs enfants , ils les choyaient,
ils les amusaient ; rien n'était éjwrgné pour eux ; aussi ,
dès l'antiquité, les joujoux avaient-ils de l'importance. Si
l'on en croit Varron, Perse et saint Jérôme, cet homme si
grave et d'une vertu si austère, ils étaient variés à l'infini.
C'étaient des globules d'or ou d'argent, c'étaient des clo-
chettes d'airain, c'étaient surtout des poupées, des poupées
de carton, ou de bois précieux, ou d'ivoire. «Qu'on leur
«donne, dit saint Jérôme, toutes les douceurs les plus
« exquises, ce qu'il y a de plus suave au goût, de plus frais
« dans les fleurs, de plus radieux dans les pierreries, de
« plus charmant dans les poupées.
La civilisation antique, dans tout ce qui regarde la spé-
cialité des poupées, n'avait donc rien à envier à la délica-
tesse moderne. Au contraire, combien d'enfants de nos
jours, au milieu de leurs jouets les plussplendides, eussent
jalousé peut-être le destin plus fortuné des petits Grecs et
des petits Romains!
Chers enfants, mes lecteurs, vous qui savez déjà tant
soit peu d'histoire, vous qui déjà vous êtes fatigué les yeux
sur plus d'un auteur grec et latin , vous êtes-vous jamais
figuré le grave Socrate, le divin Platon, le vieux Caton
surtout, la grande personnification du sérieux antique, cou-
rant les rues de Rome et d'Athènes un hochet à la main
et agitant la clochette! Cela vous fait rire? c'est qu'en
effet cela est fort plaisant.
Toutefois , nous n'osons garantir qu'il en ait été ainsi.
Les grands hommes se ressemblent quelquefois, et l'on sait
que Newton dédaigna, lui, tous les jouets de l'enfance, et
en particulier les bulles de savon, avec lesquelles il ne se
réconcilia enfin que lorsqu'il y vit un moyen d'expérimen-
ter et de justifier ses théories scientifiques.
Mais voici uu autre tableau. C'est l'appareil du sacrifice
offert à Vénus par les jeunes filles avant de contracter
mariage. Là se révèle d'une manière plus manifeste le grand
rôle de la poupée dans les amusements de l'enfance. A
vrai dire, ce n'était point pour elle un hochet arbitraire ,
c'était comme le symbole de sa spécialité, comme son ca-
ractère naturel et distinctif. Aussi la grande offrande , le
solennel sacrifice des vierges romaines à Vénus, au mo-
ment de se marier, n'était autre chose qu'une poupée (1).
Par là elles espéraient se rendre la d^ esse favorable et
obtenir d'elle un hymen fortuné ; c'est la pensée de J. Rond,
pensée originale et singulière dans la manière dont il l'ex-
prime (2).
(i) « Veoeri donats 1 rirgine pops (Pêne, Satire u). — SolehiDl
Tirgioes ouplurs luai pupas, imaguQCulas puellares Veoeri ofTerre. »
(Lubio in Pen., Sat. ui.)
(3) «Uoi fuit al virgioe* auptura lua* pupas Veneri donareiil, iode
iperantei fauituni fuiarum aibi œalrimoDium, al bravi, Veoeru be-
aeQcio, t
Par là aussi, ajoute Plaute , le commentateur de Perse,
elles disaient adieu au passé, rompaient à jamais avec l'en-
fance, et avec les habitudes dissipées et folâtres, et pro-
testaient qu'à l'avenir, retirées dans le sanctuaire de leur
famille, elles seraient tout entières aux occupations graves,
au sérieux de la vie ;i}.
C'est une chose bien remarquable chez les anciens que
la fréquence des sacrifices. Us accompagnaient tout acte
important de la vie ; on ne les omettait point, surtout lors-
qu'on désertait une profession pour en embrasser une
autre ou pour se li>Ter au repos. Ainsi , ce n'étaient pas
seulement les jeunes filles qui sacrifiaient leurs poupées à
Vénus, les jeunes garçons, parvenus à l'âge de puberté,
consacraient aux dieux pénates les jouets de leur enfance,
ces globules d'or ou d'argent dont nous avons parlé (2).
Les athlètes, renonçant à leur art, consacraient leurs
cestes, témoin le fameux Véjanius, qui tant de fois mérita
dans l'arène les applaudissements des Romains (3).
Horace, lui-même, disant adieu à la poésie, suspend sa
lyre aux murs du temple (4).
Les joujoux, les poupées surtout, étaient si bien dans
l'opinion des anciens l'attribut distinctif de l'enfance, que
non-seulement on les lui prodiguait pendant la vie , mais
qu'on n'osait même l'en^éparer après la mort. Entrez dans
ce tombeau dont la voie est encore jonchée de fleurs, levez
cette pierre que recouvre une inscription dorée ; un jeune
enfant y repose, et auprès de lui une petite clochette à la
voix argentine, une poupée splendidement parée, et tous
les joujoux de sa vie. « Va, mon fils, lui avait dit sa mère,
« la mort te ravit à mon amour ; mais, qu'arrivé aux champs
« du bonheur, tu aies de quoi charmer ton enfance et rap-
« peler à ton cœur ton séjour parmi tes amis de la terre ! »
Comme cette coutume est touchante et pleine de suave
poésie!... Elle fut conservée par les chrétiens des pre-
miers siècles , et c'est dans leurs tombeaux qu'on doit pren-
dre l'idée des tombeaux antiques. Telle est en effet la
remarquable réflexion de M. Raoul Rochette : « Il est beau-
« coup d'objets qui, n'étant pas de pur ornement ou d'une
« nécessité absolue, expriment certainement des idées sym-
« boliques, et quand ces objets apparaissent ou matérielle-
« ment antiques, ou positivement imités de l'antiquité, il y
« a tout lieu de croire que c'est par un effet des mêmes
« opinions, ou par une tradition des mêmes habitudes fu-
« néraires que de pareils objets , fournis d'abord par les
« tombeaux antiques, se rencontrent dans les cimetières
« chrétiens. »
Or, c'est dans ces cimetières que des jouets d'enfants
ont été trouvés. Us étaient nombreux et variés , attachés
soit au dedans soit au dehors des sépultures des enfants
des deux sexes. On les conserve aujourd'hui dans le Mu-
séum christianum du Vatican.
Les jouets d'enfants consistaient d'abord en poupées
d'ivoire ou d'os, telles qu'il s'en rencontra un grand nom-
bre dans le cercueil de Marie, fille de Slilicon, et femme
de l'empereur Honorius, lequel fut découvert intact, en
(1) « Eral coniuetudo ul puells matrimoniani daceniea popat
Veneri, ul felix fauiiuaique esiei, coodonareot, tanquam^amfNwrh
libus ittfptiu VaUdicturœ. >
(3) Qudm prinûm parido custoi mibi parpnra cetiit,
BuLaqut succinciis laribus donata pependU- (Perte, Ml. v.)
(3) Vfjaniu» armis
Bercuia ad potiem fixis, laiei abOiiut agro
Ne populuiD extremi UKiei exorel areol. \Bot., Ub. I, ep. I.)
(4) Nunc arma dcfunctnmque l>ello
Barbiion Me pana hai>eb%t. (Od., lib. III, ixn.)
MUSÉE DES FAMILLES,
67
1544, dans le cimetière du Vatican. Le corps de cette jeune
princesse reposait enveloppé de riches tissus d'or; à ses
côtés, une cassette d'argent renfermant les objets de toi-
lette qui avaient été à son usage ; puis enfin des poupées
d'ivoire, dont la présence ne peut s'expliquer ici que par
cet usage ancien, suivant lequel les jeunes filles consa-
craient leurs poupées à Vénus. Du reste , si ce trait de
mœurs chrétiennes, si frappant par son rapport avec les
coutumes antiques, n'avait d'autre preuve que la circon-
stance à laquelle nous l'avons rapporté, peut-être pourrait-
on douter de la valeur que nous lui attribuons. Mais, sur
ce point, les exemples sont si nombreux, que le savant
Boldelti, qui s'est occupé à les recueillir, est pleinement
d'accord avec nos assertions. Buonarotti lui-même, à qui
sa position avait permis d'observer, dans le Musée Carpe-
gua, de ces poupées d'os provenant des catacombes et des
cimetières Saint-Calixte et Sainte-Priscille, ne fait pas dif-
fixîulté d'y reconnaître l'imitation de l'antiquité, et avoue
que toute autre explication est impossible.
L'invention des poupées n'est donc pas nouvelle; c'est,
comme tant d'autres, un héritage de l'antiquité.
11 en est qui se sont évertués à chercher l'idée philoso-
phique qui a présidé à l'invention des poupées. Us ont
voulu y voir une révélation instinctive de ce sentiment de
sa propre excellence que l'homme porte au fond de lui-
même, et qui , malgré lui, domine tous les autres. Selon
eux, l'homme a inventé les poupées parce que, toujours
raisonnable, même lorsqu'il s'amuse, il est porté à recher-
cher ce qui est le plus digne de sa nature. Or, quoi de plus
digne de l'homme, dans l'ordre de ses amusements, que
ces imitations de lui-même, que ces types qui reprodui-
sent ses traits, ses allures et tout son extérieur!... Nous
n'envisagerons point, nous, la question sous ce point de
vue ; elle ne nous parait point mériter cette importance.
Ce qui attire notre attention, ce sont ces soins si dévoués,
si minutieux des petites filles pour leurs poupées. Elles
les choient, elles les caressent, elles les parent ; tous leurs
trésors leur sont consacrés. Leurs poupées, c'est là leur
vie , leur gloire , leur bonheur. Aussi le docteur Gall n'a
pas dédaigné d'appliquer son regard observateur à ces ha-
bitudes de l'enfance, et, palpant la tête de la petite fille, il
y a senti s'élever déjà la bosse de l'amour maternel. Quel
trait de lumière!
Jusqu'ici nous n'avons considéré la poupée que dans son
immobilité. Allons plus loin : la voilà qui s'anime, qui
s'agite. La poupée s'est transformée en marionnette.
Les marionnettes! que ce nom éveille de joyeuses sym-
pathies! Quel est l'enfant qui, mille fois dans sa vie, n'a
vu jouer les marionnettes? Si les sombres menaces de Cro-
quemitaine, si la voracité gloutonne de Gargantua laissent
dans son esprit des souvenirs de terreur ou d'admiration,
les marionnettes ne lui rappellent que des heures d'hila-
rité et de bonheur. Que de fois, dressé sur la pointe du
pied, l'œil fixe, la bouche béante, il oublia, auprès du théâ-
tre ambulant, et l'école, et ses leçons, et les commissions
de sa mèrel... A ses yeux, était-il quelque chose de plus
joli, de plus beau, de plus ravissant, de plus digne de son
admiration tout entière?
Eh bien 1 ces merveilleuses marionnettes, non plus que
les poupées, ne sont une invention moderne. C'est encore
un présent des siècles anciens.
Athènes et toutes les cités de la Grèce connaissaient les
marionnettes. C'était le spectacle du petit peuple, et il n'é-
tait pas rare d'y voir les grands eux-mêmes et les citoyens
les plus honorables.
Telle était dès lors leur popularité, que les (.'rands his-
toriens n'ont pu les passer sous silence, et que les poètes et
les prosateurs philosophes y ont cherché des termes de
comparaison pour rendre plus saisissables leurs principes
et leurs théories humanitaires.
Xénophon, dans son livre intitulé du Fejtin, met en
scène Socrate dialoguant avec un bateleur. « Pourquoi, lui
« demande le philosophe, l'attacher à un métier aussi ché-
« tif que celui de faire jouer des marionnettes? — 11 faut
« vivre, répond le bateleur, et ce métier m'en donne les
c moyens, car le peuple est assez simple pour accourir au
« spectacle que je lui présente et s'y amuser. » Socrate
n'eut rien à répliquer. Il connaissait sans doute l'axiome
fondamental : Prius est vivere.
Mais ici une réflexion se présente ; nous n'avons pas
beaucoup gagné sur nos ancêtres. Si le peuple d'Athènes
et de Rome se pressait si fort au jeu des marionnettes, en
est-il autrement de nos jours? Tant il est vrai que le peu-
ple est toujours enfant, que toujours il sera enfant!
L'étude la plus curieuse au sujet des marionnettes anti-
ques, c'est celle de leur forme. La perfection en était pous-
sée très-loin , et l'on voit par là que les ressources de la
mécanique étaient dès lors prodigieusement développées.
Tel de nos artistes qui se targue aujourd'hui d'un brevet
d'invention ou de perfectionnement, aurait passé peut-être,
à cette époque reculée, pour un homme d'un talent mes-
quin ou du moins d'un talent fort ordinaire.
Si, d'après le principe de M. Raoul Rochette, nous de-
mandons aux souvenirs des cimetières et des catacombes
des notions sur les marionnettes antiques, nous verrons
qu'elles ressemblaient tout à fait à celles de notre temps.
C'étaient, dit Buonarotti, de petites statuettes aux arti-
culations brisées , et auxquelles un fil distribué avec art
communiquait une mobilité merveilleuse (1).
M. Raoul-Rochette , à la huitième planche de son mé-
moire, en donne un spécimen ; et pour dire la vérité, la
figure qu'il y représente ne serait pas indigne de figurer
parmi les acteurs des théâtres ambulants qui couvTcnt nos
modernes Champs-Elysées.
Boldetti, plus fécond en recherches comme en décou-
vertes, donne aussi dans son ouvrage le dessin de deux
marionnettes trouvées dans les cimetières chrétiens, et y
joint leur description.
Selon lui ces deux marionnettes avaient de hauteur en-
viron six pouces {di circa sei in piu once), d'épaisseur
une palme, et elles étaient composées du buste, du cou,
des jambes et des bras disjoints, mais rendus mobiles dans
toutes leurs parties par un fil de métal {mobile in cias-
cuna sua parte).
Boldetti ajoute que c'était là le jouet des petits enfants,
et les vrais acteurs des théâtres de marionnettes (2).
Telles sont les données que nous offrent sur la forme
des marionnettes les tombeaux chrétiens. Ces données sont
parfaitement conformes à celles que nous ont transmises
les auteurs les plus anciens. On peut consulter à ce sujet
Hérodote au livre d'Eulerpe, Aristote au livre du Monde,
Marc-Aurèle et Favorinus.
Le poëte Horace confirme les récits et descriptions de
tous ces auteurs, lorsque s'élevant, dans ses satires, contre
(i) « lo credo che possano esiere alcune, corne certi buralliai
d'osso, colle gambe et braccia staccato, et de allacarsi insieme, in
cbe si muovaDo coo ua filo di saoae. »
(3) M Con queste iœagineue giucando i fauciulli, soleano divertirii
muovendole coo fili a guisa (diceino cosi) di butiUini loalrali. »
6S
LECTURES DU SOIR.
les hommes au caractère flottant et sans énergie, il les
compare aux marionnettes :
Ouceris ut nervis alienis mobile lignum.
(Salir, vu, lib. II.)
( Vous voux laissez conduire comme cet instrument de bois qu'un
fil étranger fait mouvoir.)
Toutefois, il faut le dire, les commentateurs ne sont
point d'accord sur l'interprétation de ce vers du poëte
latin. Nous les laisserions volontiers se débattre à l'aise, si
la question par eux agitée ne nous ofTrait une révélation
nouvelle sur un certain jouet bien commun de nos jours
et bien apprécié, bien chéri des enfants.
Il en est donc qui prétendent que le vers que nous avons
cité ne doit s'entendre en aucune manière des marion-
nettes, qu'Horace a voulu y parler seulement de la toupie
ou turbot, cet instrument léger qui tourne sur lui-même,
et que l'enfant fait mouvoir à l'aide d'un fouet bruyant.
Ils ajoutent que le vers en question doit être rapproché de
ces vers de Virgile, auxqviels. selon eux, il est impossible
de donner un autre sens :
lile aclus habeni
Curvalis fertur spatiis.
{Chassé par le fouet, il décrit des courbes dans l'espace.)
Quoi qu'il en soit, nous ne prendrons parti pour per-
sonne. A défaut du témoignage d'Horace, tant d'autres
sont pour nous! Seulement, il résulte de celle controverse
un fait intéressant pour notre thèse, c'est l'anliquilé de la
toupie. En vérité, c'est le cas de le dire, il n'est rien de
nouveau sous le soleil. Peut-être vendait-on à Athènes ou
à Rome la plupart des joujoux qu'étalent aujourd'hui avec
orgueil nos marchands de nouveautés.
Jusqu'à présent les divers écrivains que nous avons in-
terrogés ne nous ont donné sur la forme des marionnettes
qu'une idée générale. Ils ne sont point entres dans cette
analyse détaillée , nécessaire pourtant, pour juger de leur
perfection. A nous donc de creuser plus avant et de recou-
rir à de nouvelles sources.
Aristote, au livre déjà cité, nous offre sur ce sujet des
données curieuses. Il parle de marionnetles si parfaite-
ment confectionnées qu'elles agitent tantôt la tète et les
mains, tantôt les épaules et même les yeux, quelquefois
tous les membres ensemble ; et cela avec une certaine
gentillesse et une harmonie de mouvement ravissantes.
Cardanus va plus loin. Il assure avoir vu des marion-
nettes qui pouvaient défier les plus habiles danseurs. Au-
cun geste, aucune espèce de tours qui leur fussent étran-
gers (1).
C'est en Italie surtout que le génie des marionnettes, si
je puis m'exprimer de la sorte, a remporté les plus belles
couronnes. La gloire dont il avait entouré Archimède et
Etésilius y suscita des artistes célèbres. On y vit surgir
entre autres le fameux Commandinus, auquel la poésie
consacra des vers :
O corne l'arte imilatrice ammiro
Onde con modo iousilato el sirano
Muovesi il legno, e l'uom ne pende innuoto !.'
Les Italiens ont hérité plus immédiatement que nous des
antiquités romaines et grecques , et il est à croire que dans
leur héritage, les marionnettes et la manière de les faire
(i) <• Qui nullum saltationis genus non smulabanlur, gesliculantei
miriJ modit, capite, cruribus, pedibus et bracliiis. » (De rentm lahe-
late, lih. xni, cap. LXiii; et De subtil., lib. XVII )
jouer ont été comprises. Nulle part, en effet, les marion-
nettes ne méritent plus d'attirer la foule à leurs théâtres
qu'en Italie. Là, elles jouent non-seulement des farces et
des proverbes, mais des charades, mais des vaudevilles,
mais des drames, voire même des tragédies, et tout cela
avec une gentillesse mignonne, une délicatesse fine, une
suavité tendre, et aussi une gravité noble, une majestueuse
dignité. On ne peut se faire une idée de tout ce que ces
spectacles en miniature ont de charmant et de délicieux.
Pour faire juger par un seul trait de l'habileté de leurs ac-
teurs, on a vu un Polichinelle fumer sa cigarette avec au-
tant de grâce et d'aplomb que le lion le plus fringant du
boulevard des Italiens ou du Palais-Royal.
Toutes ces marionnettes intéressantes auxquelles les an-
ciens vouaient un culte si empressé, étaient faites ordinai-
rement de bois, d'os, de carton ou d'ivoire. Cependant, les
artistes voulurent attacher leur gloire à des monuments
plus solides. Us firent des marionnettes d'or et d'argent.
Et qu'on ne pense pas que l'excellence du travail fut com-
promise par le prix de la matière ; au contraire, il grandit
eu perfection, et son triomphe dans les difficultés nouvelles
le fit briller d'un plus vif éclat. Pétrone, contemporain de
Néron, raconte que, dans un festin donné par Trimalcion,
on apporta sur la table une statuette d'argent qui, ainsi que
les autres marionnettes, avait les articulations brisées el
mobiles. Elle fit devant les convives une foule d'évolutions
curieuses. Les sentiments de Trimalcion à cette vue sont
remarquables.
— Ilélas ! hélas ! s'écrie-t-il, infortunés, voilà donc ce
que c'est que l'homme! — Rien! — Ainsi nous serons tous
quand le trépas nous aura enlevés à la terre.
Heu ! heu ! nos misères, quàm lotus bomuncio nihil eit 7
Sic erimus cuncii poslquam nosauferet Orcus.
Après avoir étudié l'histoire des poupées et des marion-
netles, on se demande naturellement quel est le nom de
l'homme fameux qui, le premier, les inventa. Sur ce point,
nous n'avons guère que des incertitudes. 11 en est des ma-
rionnettes, à peu près, comme du vieil Homère, plusieurs
auteurs se disputent la gloire de les avoir découvertes ; Pla-
ton l'attribue à Dédale, ce mécanicien si célèbre de l'anti-
quité (1).
Aulu-Gelle, dans ses Nuits altiques, l'attribue à Archi-
tas de Tarente ; Plutarque, dans sa A'i c li' Alexandre, à
Eudoxe. On conçoit la difficulté de se décider dans une
question de celte nature ; nous la laisserons donc telle quelle
sur le tapis; ce sera assez pour nous de jouir du bienfait,
sans nous inquiéter de connaître la main qui le distribue.
Longtemps les marionnettes ont amusé d'autres enfants
que ceux de notre belle France. Pour trouver l'époque où
elles commencèrent à s'introduire et à se populariser chez
nous, il faut remonter seulement au dix-septième siècle.
C'est alors que Jean Brioché et son fils y jetèrent les fonde-
ments de leur gloire.
Voilà donc notre grave question terminée. N'est-il pas
vrai qu'elle a eu quelque intérêt? De même que la nature,
l'histoire ne se montre pas moins admirable dans les petites
créations que dans les grandes. Les unes et les autres sont
le fruit du génie des peuples. Les grandes révèlent leur ma-
jesté et leur puissance, les petites leurs mœurs douces et
polies ; et qu'on y fasse attention, c'est à ces dernières sur-
fout, c'est à elles seules peut-être qu'il faut s'adresser pour
avoir une appréciation juste de la civilisation. On peut ren-
contrer de grands faits, de grandes institutions chez les
(i) .< Dsdali ilaluas... quoniam nisi ligenlur disccduot atque aufu-
giuot, ligatœ permanent. >' [Dintog. de tiemnon.)
MUSEK DES FAMILLES.
69
peuples inénie les plus barbares ; les peliles perfections, les
petits chefs-d'œuvre n'appartienuent qu'aux peuples civi-
lisés; et plus la pcrfeclion est grande, plus le chef-d'œuvre
est détaillé, plus il est fini, et plus aussi le degré de civili-
sation est avancé.
LÉOLZON-LEDIC.
Jeune Grcci|iie oiïranl sa poupée à Vénus.
Horace et Virgile fouettant une toupie.
Le tombeau de Marie, fille de Slilicou et femme de l'empereur Ilonorius, ouvert en 1344, dans le cimetière du Vatican.
IBRAHni-PACHAç FILS DE MÉhÉHIET-ALI.
Puisque cet illustre personnage, qui sera le premier
Loninie de l'Orient après la mort de son père, vient étudier
et visiter la France, comme autrefois Pierre le Grand, c'est
le moment de tracer son portrait et sa biographie au passage.
El d'abord, que de révolutions dans cette simple nouvelle :
« Ibrahim-Pacha, le fils du vice-roi d'Eg^'pte, le vainqueur
de Saint-Jean-d'AcreetdeNézib, vient en France prendre
les eaux des Pyrénées! » Comme les dieux et les rois, les
Turcs et les Arabes s'en vont, ou plutôt ils viennent à nous.
11 y a quarante ans, un pacha était pour notre imagination
un grand lama, couvert d'or et de pierreries, caché au fond
d'un harem avec cent femmeset mille esclaves, recevant tous
les matins, au milieu des nuages du narguileh, un tribut
de tètes ennemies que le zabil versait à ses pieds. Tout
cela n'existe plus que dans les Mille et une Nuits. Les
pachas d'à présent s'affublent, comme nous, de paletots-
sacs et de pantalons à sous-pieds. Ils ont déroulé leurs tur-
bans de cachemire pour se commander des bonnets grecs
dans la rue Saint-Denis. Ils sont en extase devant les
tuyaux de poêle que nous portons sous prétexte de coiffure.
Ils fument sur l'asphalte du trottoir des cigares à vingt-
cinq centimes, et se font servir, en guise de tètes de chré-
tiens, des tètes de veau à la poulette. Ils se marient au
premier arrondissement de Constanlinople ou du Caire,
sont fidèles à leur épouse comme des bourgeois du Marais,
et font élever leurs enfants suivant la méthode Jacotot...
Les deux inconvenances les plus affreuses devant Mahomet
étaient naguère de boire du vin et d'avoir chez so^ des ta-
70
LECTURES Db SOIR,
bleaiix. Or, il faut voir à cette heure les secrétaires de
l'amliassacle turque avaler nos vins de Champagne frappés
à la glace ! Et ils ne font qu'imiter en cela leur dernier
maitre, le sultan Mahmoud, qui du vin était passé à Teau-
de-vie, de l'eau-de-vie à l'alcool, et de l'alcool à l'éther.
t Lorsqu'on prend de la civilisation, disent-ils, on n'en
saurait trop prendre. » Quant aux tableaux, Rechid-Pa-
cha, l'ambassadeur ottoman, aujourd'hui premier ministre,
posait, la veille de son départ, chez M. Maxime David, le
miniaturiste privilégié des grands personnages ; et comme
Son Excellence se connaît en chefs-d'œuvre, elle a fait litho-
graphier son portrait à trois cents exemplaires, pour le dis-
tribuer à Constantinople et à Paris ! Si Rechid s'était passé
une telle fantaisie il y a vingt ans, le Grand-Seigneur lui
aurait envoyé le cordon de soie, avec ordre de se pendre.
Mais revenons à Ibrahim -Pacha, qui, en attendant qu'il
se fasse peindre, se mire dans les sources vives des Pyré-
nées, et au lieu du vin de Champagne, qu'il a trop aimé,
savoure à jeun deux ou trois litres d'eau ferrugineuse.
La vie de cet homme et celle de son père forment cepen-
dant un admirable conte oriental.
L'islamisme, resserré de siècle en siècle depuis Soliman,
allait périr sous les étreintes de la Russie, lorsqu'en 1769,
— en cette année qui vit naître Napoléon, Canning, Cuvier,
Schiller et Walter Scott, — la Cavale, petite ville de la Ma-
cédome, patrie d'Alexandre et de Ptolémée, donna le jour
à un enfant inconnu. Seizième fils d'un pauvre chef de la
garde des routes, cet enfant perdit bientôt son père et fut
recueilli d'abord par un oncle, puis par le gouverneur de
sa bourgade natale. Un négociant de Marseille, M. Lion,
remarqua sa gentillesse et lui donna des soins qui gagnè-
rent à jamais son coeur à la France. Dès ce moment, l'or-
phelin rêva de hautes destinées. Il se souvint d'un songe
qu'avait eu sa mère lorsqu'elle le portait dans son sein, et
que orCs bohémiens lui avaient expliqué en prédisant à son
enfant le comble de la puissance. Un jour donc (il avait alors
quinze ans), son protecteur ne pouvant obtenir l'impôt
d'un village voisin : — Donnez-moi six hommes, lui dit-il.
Le gouverneur le regarde avec surprise, et, frappé de sa
résolution, lui accorde sa demande. Le jeune capitaine
part avec sa petite troupe, va droit à la mosquée du village
invoquer le prophète, mande les quatre principaux rebelles
sous un prétexte qui les intéresse, les fait garrotter par ses
hommes, et les amène ainsi à la Cavale, en contenant du
poignard les habitants ameutés. Le lendemain les prison-
niers furent libres..., mais l'impôt était payé.
Ce trait d'habile audace plut tellement au gouverneur,
qu'il maria son protégé à l'une de ses parentes. Celle-ci lui
donna bientôt un fils (1789), et l'Egypte dut tressaillir à
cette naissance, car le père s'appelait Méhémet-Ali, et l'en-
fant Ibrahim-Pacha.
Méhémet faisait avec succès le commerce des tabacs,
lorsque legouverneur de la Cavale l'envoya avec trois cents
hommes contre les Français qui occupaient Alexandrie. On
sait l'affaire d'Aboukir, l'assassinat de Kléber, et l'évacua-
tion de l'Egypte, abandonnée aux Turcs, aux Mameluks et
aux Albanais. Méhémet, jeté seul et nu, après la bataille,
sur le rivage égyptien, résolut dès lors, en riant dans sa
barbe, de renverser les Turcs par les Mameluks, les Mame-
luks par les Albanais, et de se rendre maître de l'empire.
Pour exécuter une telle entreprise, il fallait une énergie
et une habileté à jouer sous jambe tous les Richelieu et
tous les Talleyrand de l'époque, il fallait en même temps
un renard et un lion, un général et un diplomate, un créa-
teur et un administrateur ; il fallait eu un mot l'honmiequi
disait, eu écoulant la lecture de Machiavel : « Les Turcs
en savent plus long, et j'en sais plus long que les Turcs. »
Notez que Méhémet-Ali ne savait pas encore lire. Il n'en
disait pas moins vrai, et la conquête et l'organisation de
l'Egypte ont justifié cette immense gasconnade !
L'aventurier de la Cavale séduisit et chassa coup sur
coup quatre vice-rois. L'expulsion de Kourschyd fut son
chef-d'œuvre. Les cheiks, adroitement soulevés, se pré-
sentent chez Méhémet :
— Nous ne voulons plus obéir à Kourschyd, nous allons
le déposer aujourd'hui.
— Et qui mettrez-vous à sa place?
— Vous-même, parce que vous aimez le bien 1
Méhémet feint de refuser, les cheiks insistent ; il accepte ;
on lui jette la pelisse d'honneur et on le promène à cheval
dans le Caire. Le voilà enfin vice-roi! La Porte apprend
qu'à défaut du droit, notre homme a la force en main ; et
elle confirme son usurpation, faute de pouvoir la punir.
En s'élevant au trône d'Egypte, Méhémet avait fait un
chef-d'œuvre; en s'y maintenant, il fit un miracle. C'est
ici qu'il trouva dans son fils Ibrahim un instrument digne
de lui-même. Il le méconnut d'abord cependant, et lui pré-
féra Toussoun, son frère cadet, jusqu'à la mort de celui-ci.
— Je n'eus une entière confiance en Ibrahim, disait- il
depuis, qu'en voyant sa barbe s'allonger et grisonner.
Il l'employa d'abord aux levées de l'impôt ; car il fallait
de l'argent pour acheter l'Egypte ! Ce pays est à l'encan,
disait Méhémet, celui qui donnera la dernière bourse et le
dernier coup de sabre, y restera le maître.
Le dernier coup de sabre du vice-roi fut pour ses bons amis
les mameluks, devenus ses tyrans après avoir été ses com-
plices. C'était le i" mars 1811 ; tous les mameluks se trou-
vaient réunis au Caire pour voir donner la pelisse du com-
mandement au fils de Méhémet. Ils arrivèrent à la forteresse
dès le matin, dans leurs plus brillants costumes et sur leurs
plus beaux chevaux. I^ pacha, dit son biographe, les re-
çoit avec son affabilité ordinaire, et le défilé commence
vers la ville. Un corps de delhis marche en avant, et les
mameluks viennent à la suite. Or, au bout du chemin taillé
dans le roc, la porte du Caire s'ouvre aux delhis et se re-
ferme sur les mameluks, qui se trouvent pris entre des
murs infranchissables. En même temps, le canon donne
le signal de leur mort, et des Albanais embusqués de toutes
parts les fusillent comme des bêtes fauves dans une ca-
verne. De plusieurs milliers qu'ils étaient, pas un seul
n'échappa. Retiré dans son harem pendant cette exécution,
le vice-roi n'avait point ce calme altier que lui a prêté
M. Vernet dans son tableau. 11 était pâle, inquiet, effaré;
il ne se rassura qu'à la vue des têtes de ses victimes. Alors
il demanda un verre d'eau et remercia le prophète...
Ce massacre d'une armée est affreux, sans doute; mais
il ne faut pas le juger avec nos idées européennes. Entre
le pacha et les mameluks c'était une guerre à mort : s'il ne
les eût pas tués ce jour-là, ils l'eussent tué le lendemain.
Ainsi débarrassé de ses ennemis du dedans, le vice-roi
chargea Ibrahim d'exterminer ses ennemis du dehors, et le
jeune pacha déploya dans cette mission le courage et l'ha-
bileté paternelles. Avant sa première campagne contre les
Arabes Wahabites, il alla jurer sur le tombeau du Prophète,
à Médine, de ne point remettre son cimeterre au fourreau
qu'il ne l'eût trempé dans le sang du dernier rebelle; il
promit en outre d'immoler, après sa victoire, trois raille
moutons sur le mont Arafat, et il fit en attendant, à Ma-
homet, une libation de cent bouteilles de rhum et de
Champagne, dont on l'avait gratifié au Caire. Il avait alors
vingt-six ans et toute la ferveur musulmane qu'il n'a plus.
Combien de fois, depuis, il a bu des ûols de Champagne
MUSÉE DES FAMILLES.
71
«Tpc ses soldats, au lieu de les sacrifier ainsi au Prophète!
Il faut dire que raDathème du Coran porte particulière-
ment sur le vin rouge ; et voilà pourquoi Peau-de-vie, les
vins blancs, et surtout le ebampagne, ont tant de succès
en Orient depuis quelques années. Quoi qu'il en soit,
Ibrahim fit honneur à son serment; il mit à feu et à sang
tout le Nedjed, décapita ou jeta dans les fers les chefs Wa-
bal>ites, reçut le titre de Pacha des Villes Saintes, et ren-
tra en triomphe au Caire après trois années d'absence.
Un grand changement s'était opéré chez le père et chez
le fils. Les fatigues de la guerre avaient blanchi les cheveux
blonds et la barbe rouge d'Ibrahim, et Méhémet avait appris
à lire et à écrire avec une esclave lettrée de son harem.
A partir de ce jour, l'Egypte fit des pas de géant dans la
civilisation. Le vice-roi se souvint qu'un Français, M. Lion,
avait instruit et soigné son enfance ; qu'un autre Français,
M. Mengin, lui avait ouvert les portes du Caire en payant
ses soldats. Il choisit donc la France pour modèle et les
Français pour instruments de toutes ses entreprises. Il
appela M. Lion en Egypte, et celui-ci étant mort à .Mar-
seille, il envoya 10,000 fr. à sa sœur ; il confia l'éducation
militaire de son fils à M. Selve, ancien officier de l'Empire,
aujourd'hui major-général égyptien sous le nom de Soli-
man-Pacha. Et durant vingt ans, le génie inculte et or-
gueilleux d'Ibrahim s'est assoupli, sous la direction de
notre compatriote, à toutes les ressources de la tactique
et à toutes les règles de la discipline.
11 est donc tout naturel de voir aujourd'hui le fils du
vice-roi rendre visite à la France, surtout après le voyage
qu'un de nos princes vient de faire en Egypte.
Lorsque le capitaine Selve forma son premier c^mp
d'instruction, sur les limites de la Nubie, loin des yeux
fanatiques des Turcs, Ibrahim ne fut pas l'adversaire le
moins acharné des innovations françaises. Figurez-vous,
en effet, le vainqueur des Wahabites obligé, pour étudier
la charge en douze temps, de prendre place à son rang de
taille (il est de petite stature), à la queue d'un bataillon
commandé par un chrétien ! Eh bien ! non-seulement notre
compatriote dompta l'orgueil d'Ibrahim et de ses soldats,
mais il s'en fit aimer à tel point, qu'il obtint d'eux tout ce
qu'il voulut. Il parvint à enrégimenter des Turcs, à faire
porter la carabine à des fellahs (cultivateurs), à substituer
le simple commandement aux coups de cravache!
De son côté, Ibrahim fit un autre tour de force; ce
fut l'admission des Arabes aux grades, qui étaient le
privilège des Turcs. Il obtint ce résultat par une super-
cherie curieuse. — Nous manquons de caporaux, dit-il un
jour en riant à ses soldats; le grade de caporal à qui
courra le mieux! Convaincus de leur supériorité sur les
Arabes, les Turcs acceptent la plaisanterie de leur général,
et voilà le concours ouvert à toutes jambes. Mais les Arabes
arrivent les premiers et enlèvent le grade à la force du jar-
ret. Ils peuvent s'élever aujourd'hui jusqu'au rang de ca-
pitaine; et Ibrahim les porterait plus haut sans le dicton
prudent de son père: — N'oublions jamais que nous ne
sommes que quinze mille Turcs en Egypte!
En ce moment, Ibrahim a sous la main cent trente mille
hommes organisés à l'européenne, et peut en lever le double
sur les Bédouins, les ouvriers des ports, les écoles mili-
taires et les gardes nationales ; car (ô abus de la civilisation
française ! ) il y a des gardes nationaux, bizets et non bi-
zets, sur la terre des Pharaons ! Les petits-fils des Ptolé-
raées {infandum!) ont leurs factions au pied des pjTamides,
leur conseil de discipline et leur Hôtel des haricots!
On connaît la guerre de Morée, si funeste à l'empire
ottoman ! Après avoir promené son sabre victorieux sur
toute cette contrée, Ibrahim vif, en 1827, la flotte de son
père brûlée avec la flotte turque à Navann. Il n'en fut pas
moins reçu en triomphe au Caire, et, deux ans après,
Méhémet avait ressuscité si marine. Deux Français étaient
encore là : M. de Cerizy et Besson-Bey.
Grâce à eux, trente et un bàtimpni-, mrntés par s«ize
mille hommes, garnissent le port d'Alexandrie !
Pour suffire à ces immenses travaux, le vice-roi a des
moyens à lui. Il confisque toutes les propriétés de son em-
pire, et voici comment : il demande aux moultezims et
aux ulémas leurs titres, sous prétexte de les vérifier ; puis
quand il les tient, il les garde, et jette une aumône à ceux
qui crient trop haut. De cette façon, l'Égy pte n'est plus
qu'un vaste domaine exploité par et pour un seul homme (1 ).
Méhémet a aussi le monopole de toutes les industries et de
tous les commerces ; ses sujets ne consomment, n'achètent
et ne vendent rien qui ne sorte de ses royales manufactu-
res. Joignez à cela les subsides perçus de tous côtés par
une armée formidable, espèce de pompe aspirante et fou-
lante, qui tire jusqu'à la dernière piastre de la sacoche du
dernier fellah. Telle est aujourd'hui l'Egypte, nation d'es-
claves, incarnée dans un despote de génie ; monarchie
orientale habillée à l'européenne, où la misère se drape de
civilisation, où le revenu se décuple quand la population
se décime (2) ; œuvre la plus gigantesque et spectacle le
plus fantastique qu'aient offert les sociétés modernes.
La dernière conquête d'Ibrahim a été celle de la Syrie,
convoitée depuis si longtemps par le v|ce-roi. Profitant
d'une querelle avec le pacha de Saint-Jean-d'.^re, le fils
de Méhémet prit, en 1831, cette ville que Napoléon n'avait
pu prendre. La Porte, effrayée, voulut l'arrêter avec cin-
quante mille hommes. 11 les extermina àKonieh, et ouvrit
à son père la route de Constantinople. Moment décisif, où
Méhémet n'avait qu'à marcher pour saisir et relever l'em-
pire ottoman! Mais il s'arrêta ébloui, désenchanta l'Europe
sur sa puissance, et perdit une occasion qui ne se retrou-
vera plus. Toutefois la nouvelle et grande victoire d'Ibra-
him à Nezib, en 1839, assure à son père la moitié de la
Svrie pour le présent, et la Syrie entière pour l'avenir...,
si l'Angleterre ou la Russie n'est pas le troisième larron.
H nous reste à faire le portrait de notre illustre visiteur;
le voici tel qu'un homme qui le voit de près nous le com-
munique : Ibrahim-Pacha a cinquante-six ans, mais en
porte davantage ; il est de taille médiocre (environ cinq
pieds deux pouces), mais largement constitué. Son viisage
allongé, sanguin-bilieux, est gravé de petite vérole; son
nez gros, mais accentué, se recourbe sur ses épaisses
moustaches ; son énorme barbe blanche, partant comme
une cascade de deux grosses lèvres, descend jusqu'au mi-
lieu de sa poitrine et lui donne une physionomie de lion qui
lui sied à merveille. Un génie sauvage et ardent étincelle
dans ses yeux d'un gris clair. 11 tient habituellement la
main gauche sur la poignée de son sabre, à la manière
orientale. Son abord est grave et imposant pour ne pas dire
terrible. Il doit être magnifique à voir lorsqu'il entraine
ses soldats à la bataille, en leur criant de sa forte voix :
c Jah ! voléte ! aferim ! (Allons, enfants, courage !) » On
conçoit l'ascendant napoléonien qu'il exerce sur eux. Dans
l'intimité, la sévérité d'Ibrahim s'oublie, dit-on, jusqu'à
l'hilarité familière. C'est un des plus vaillants buveurs de
vin de Champagne qu'on ait jamais vus; il sait affronter
un excès de table, comme un excès de fatigue ou de péril.
En campagne, il couche avec ses soldats sur la terre nue,
(i) Biographie des Contemporains illustres, par un tiomme Je rien.
(2) Le reTenu est raonté, lous Méhémet, de i à 7, tandu que la po-
pulation a diminue d'un lier*. L'histoire Jugera «évérement ce fait.
78
LECTURES DU SOIR.
et arrive à son but à travers le feu ou la glace, comme à
travers les balles et les coups de sabre. Clot-bey assure
qu'il est aussi clément après la victoire que féroce pendant
le combat. Son intelligence n'est pas moins active que sa
personne. 11 écrit et parle toutes les langues de l'Orient, et
sait à fond l'histoire de son pays. 11 déteste les flatteurs,
mais il s'attache vivement à ses amis ; son bonheur est de
se délasser le soir avec eux des travaux du jour, entre sa
pipe, son eau-de-vie et son café. Ibrahim porte le tarbouch
(nouveau bonnet égyptien), le gilet brodé, la ceinture de
cachemire, l'ample dolman et les culottes bouffantes. A
Marseille et à Toulon il s'est montré couvert d'or et de
pierreries. L'étiquette du divan s'observe chez lui même en
voyage. Il salue le premier ses inférieurs, en portant la main
droite sur la poitrine ou à la hauteur de la bouche. Ceux qu'il
reçoit, laissent à sa porte des souliers qu'on leur prête tout
exprès, et se retirent à reculons pour ne pas lui tourner le
dos. Le café se prend solennellement dans sa chambre, au
tELO^R.
Portrait d'Ibrahim-Pacha.
signal qu'il donne à haute voix, en de petites lasses posées
sur des coquetiers d'or ou d'émail, quelquefois ornés de
diamants. 11 offre de sa main le chibouk (la pipe) aux grands
personnages qu'il veut honorer; les autres le reçoivent
de ses serviteurs, qui posent d'abord la noix à terre,
puis, faisant décrire un cercle au tuyau, amènent gra-
cieusement le bouquin à la hauteur des lèvres. Quand le
fumeur se relire, la pipe est culcvcc de la même façon.
On dit que suivant le rit musulman, Ibrahim ne salue pas
les dames ; mais il fera sans doute une exception pour les
Parisiennes, car voici la preuve qu'il est tKs-galant : Ictcr-
rogé par le mari d'une jolie femme, et devant celle-ci, sur le
nombre de ses épouses : * Je n'en aurais qu'une, répondil-
il, si elle était aussi belle que la tienne. >
C. DE CHATOl'VHXE.
MUSÉE DES FAMILLES.
mu m^m iii miasaiôiiia;
FRAGMENT DU JOURNAL D'UN VOYAGEUR.
Le bivouac interrompu. Combat d'hommes cl de siî
— Ah parbleu! voici un excellent endroit pour y éta-
blir notre bivouac ! m'écriai-je en mettant pied à terre, et
étendant mes bras et mes jambes engourdis par uue longue
course.
C'était en effet un de ces sites privilégiés de la nature,
où les fées se plaisent, dit-on, à prendre leurs nocturnes
ébats ; un vallon, ou plutôt un ravin solitaire, ombragé par
de grands acajoux et tapissé de la riche et vivace végéta-
tion de ces régions tropicales : un petit ruisseau, tombant
de cascade en cascade du haut d'un rocher, se frayait un
passage à travers les hautes herbes, indiquant par son
cours la pente insensible du terrain, qui, un peu plus loin,
s^abaissaittout à coup.
DÉCESltUE 1845.
— Voici un excellent endroit pour y établir noire bi-
vouac !
Mon compagnon de voyage fit un signe d'assentiment.
Quanta nos muletiers et domestiques mexicains, véritable
engeance de fainéants, ils commencèrent sans mot dire, et
avec une insouciance toute nationale, à faire les disposi-
tions nécessaires pour passer la nuit. Les misérables ! je
crois. Dieu me le pardonne! que s'ils nous avaient vus
prêts à nous coucher dans quelque bourbier, côte à cote
avec un alligator, ils nous auraient laissés faire, sans pren-
dre la peine de nous adresser une observation. Ces métis
mexicains, moitié Indiens, moitié Espagnols, quelquefois
croisés de sang nègre, sont devenus par habitude tellement
— 10 — TUElZltUE VOLUME.
74
LECTURES DU SOIR.
indifférents aux inconvénients que présentent leur sol et
leur climat, qu'ils ne paraissent pas comprendre que nous
autres étrangers puissions avoir la peau moins dure et le
sang plus impressionnable, et que les niguas, les mousti-
ques et le voviito prielo ne sont pas des bagatelles ; sans
parler des serpents, des scorpions, des crocodiles et autres
créatures de cette espèce, qui infestent leur étrange, sau-
vage et pourtant magni6que pays.
J'étais venu au Mexique avec un de mes amis, Valentin
de Nerville : c'était un jeune gaillard de six pieds de haut,
taillé comme un Hercule, avec des épaules à renverser un
mur. Nous avions beaucoup entendu vanter la beauté du
pays ; mais nous fûmes d'abord un peu désappointés, et
nous arrivâmes à la capitale sans avoir nen vu, à Texccp-
tion de quelques parties de la province de Yera-Cruz, qui
pût justifier les descriptions enthousiastes qu'on nous avait
faites des merveilles pittoresques du Mexique. Mais à quel-
que distance au sud de Mexico, l'aspect du pays changea
tout à coup et réalisa nos plus vives espérances. Les val-
lées se peuplèrent de forêts de palmiers, d'orangers, de ci-
tronniers, de bananiers; les terrains bas et marécageux
étaient couverts d'acajoux et d'immenses fougères. La na-
ture entière était sur une échelle gigantesque ; les monta-
gnes se perdaient dans les nues, et le sol, profondément
accidenté, était sillonné en tous sens de barrancas ou ra-
vins, quelquefois nus, le plus souvent garnis d'une végé-
tation aussi variée que vigoureuse. Le ciel était de ce bleu
foncé particulier aux tropiques, azur brillant qui semble
bruni d'or. Mais, comme je 1 ai dit plus haut, ce climat ar-
dent et ce sol si riche ont aussi leurs inconvénients : des
insectes et des reptiles de toute espèce, des fièvres mor-
telles, rendent les basses terres inhabitables pendant huit
mois de l'année. Cependant on trouve de grandes étendues
de pays qui sont comparativement exemptes de ces fléaux;
ce sont de véritables jardins d'Eden, où la vie seule, le
sentiment de l'existence au milieu de cette nature enchan-
tée est une jouissance positive et réelle : le cœur semble
bondir de joie etràmr> se dilater à l'aspect de ces régions
d'une magnificence féerique.
La plus célèbre de ces heureuses contrées est la vallée
d'Oaxaca, dans laquelle on distingue surtout les deux dis-
tricts montagneux de Mistecca et de Tzapoteca. Nous nous
trouvions alors dans cette immense vallée, qui a près de
trois cents lieues de longueur et pour horizon les plus
hautes montagnes de l'Amérique centrale. Nous étions re<
devables à l'obligeance de notre ministre de toutes les fa-
cilités nécessaires pour voyager dans un pays qui était, à
cette époque, bien rarement visité par des étrangers ; nous
étions munis de nombreuses lettres de recommandation
pour les alcades et les autorités des villes et villages clair-
semés dans les provinces méridionales du Mexique; nous
devions avoir des escortes au besoin, et trouver partout,
suivant la formule, aide et protection. Mais comme ni les
autorités, ni le ministre de Sa Majesté très-chrélienne ne
pouvaient faire qu'il y eût des auberges et des maisons là
où il n'en existait pas, nous étions fort souvent obligés de
coucher à la belle étoile, sans autre ciel de lit que la voûte
du firmament. Et c'était vraiment un beau spectacle que
ce ciel des tropiques avec ses constellations toutes nou-
velles pour nous et ses étoiles prodigieusement grossies par
l'effet de l'atmosphère. Mars et Saturne, Vénus et Jupiter
avaient disparu ; on voyait encore la grande et la petite
Ourse, puis au loin, dans les profondeurs de l'espace, le
navire Argo et le brillant Centaure, et par-dessus tout le glo-
rieux symbole du christianisme, la colossale Croix du sud,
se détachant dans tout son éclat sur un sombre fond d'azur.
Nous voyagions à la mode mexicaine, c'est-à-dire avec
un certain luxe : notre suite se composait d'une demi-dou-
zaine de mulets, conduits par une couple d'arrieros ou
muletiers, d'un topith ou guide, avec un cuisinier et un
ou deux autres valets. Tandis que ces derniers suspendaient
nos hamacs aux branches inférieures d'un arbre (car, dans
cette partie du Mexique, il n'est pas très-prudent de cou-
cher sur la terre, à cause des serpents et autres animaux
malfaisants), notre cocjnrro alluma du feu contre le rocher,
et, au bout de quelques instants, un iguane que nous
avions tué dans la journée avait été mis à la broche, et tour-
nait devant la flamme pétillante. C'était quelque chose
d'assez curieux à voir que cette bête hideuse, moitié lézard,
moitié dragon, se tordant à la lueur du feu, et son aspect
eût suffi pour ôter l'appétit à plus d'un gastronome; mais
nous savions par expérience qu'il n'y a rien de meilleur
qu'un iguane rôti. Nous fimes donc un excellent souper,
après quoi nous grimpâmes dans nos hamacs ; les Mexi-
cains s'étendirent par terre, la tête appuyée sur les selles
de leurs mules, et maîtres et gens ne lardèrent pas à s'en-
dormir.
Il pouvait être environ minuit, lorsque je fus réveillé par
un indéfinissable sentiment de malaise et d'oppression : on
eût dit que nous n'étions plus dans l'air atmosphérique,
mais au milieu d'exhalaisons délétères. En effet, de l'extré-
mité inférieure du ravin dans lequel nous étions, des va-
peurs épaisses et méphitiques s'avançaient leutemeut vers
nous et déjà nous avaient complètement enveloppés : c'était
le vomito prielo, la fièvre jaune elle-même, incorporée sous
la forme d'un brouillard. Au même instant, et comme je
faisais des efforts pour respirer, il me sembla voir une
sorte de nuage s'abattre et se fixer sur moi, et des milliers
d'aiguillons acérés pénétrèrent à la fois dans mes mains,
dans mon visage, dans mon cou, dans toutes les parties de
mon corps qui n'étaient pas protégées par un triple rem-
part de vêtements. J'étendis machinalement les bras, et
fermant les mains, je saisis des centaines de moustiques.
L'air était littéralement obscurci par un innombrable es-
saim de ces insectes, dont le bruissement monotone était
assourdissant, et dont les piqûres venimeuses et redou-
blées causaient une douleur insupportable : c'était une
véritable plaie d'Egypte.
Nerville, dont le hamac était suspendu à quelques toises
du mien, ne tarda pas à donner signe de vie : je l'entendis
se débattre, tempêter et jurer avec une vivacité et une
énergie que j'eusse trouvées très-comiques en toute autre
circonstance; mais la situation n'était rien moins que
plaisante. La torture (je ne saurais l'appeler autrement)
occasionnée par les piqûres incessantes des moustiques,
et l'effet des vapeurs pestilentielles qui s't ;ienl de
moment en moment autour de nous, m\-^.^^. ...is dans
un état d'excitation fébrile; j'étais tour à tour brûlant et
transi de froid, ma langue était sèche, le sang faisait bat-
tre mes [laupières, et mon cerveau semblait être en feu.
Le bruit sourd d'un corps tombant résonna sur la terre :
c'était Nerville qui sautait à bas de son hamac.
— Malédiction I s'écria-t-il ; où sommes-nous donc? sur
terre ou sous terre ? ce doit être ici, c'est à coup sûr leur
purgatoire mexicain. Holà! muletiers! Pablo ! Matteo !
En ce moment un cri perçant, un cri qui exprimait la
terreur portée à son plus haut degré, retentit à quelques
pas de moi. Je m'élançai hors de mon hamac, et à peine
étais-je sur mes pieds que deux blanches et sveltes figures
de femmes passèrent auprès de moi avec la rapidité de l'é-
clair, criant d'une voix déchirante :
MUSÉE DES FAMILLES.
75
— Socorro ! tocorro ! por Dxos ! au secours ! au se-
cours ! pour l'amour de Dieu!
Au même instant, nous vîmes bondir sur leurs pas trois
ou quatre corps noirs et indistincts, qui ne ressemblaient à
rien de terrestre. Ils avaient bien à peu près la forme hu-
maine ; mais leur aspect était si étrange et si repoussant,
que cette rencontre soudaine, dans un ravin sauvage, au
milieu de l'obscurité qui nous environnait, n'était rien
moins que rassurante. Nous demeurâmes, pendant une
seconde, immobiles de surprise; mais un nouveau cri,
plus perçant encore que le premier, nous rendit toute notre
présence d'esprit. Une des femmes, tombée, soit acciden-
tellement, soit de fatigue, était étendue par terre : le vêle-
ment de sa compagne était déjà dans les mains d'un de ces
fantômes ou diables, quels qu'ils fussent, lorsque Nerville,
s'élançant sur le monstre, lui porta un coup terrible de
son machelio [i). En même temps, et sans que je puisse ex-
pliquer comment cela se fit, je me trouvai aux prises avec
une autre de ces créatures. Mais la partie n'était pas égale:
nous avions beau frapper, nos adversaires étaient protégés
par un cuir épais et revêtu de poils rudes et hérissés, dans
lequel nos couteaux, quoique pointus et affilés, pouvaient
difficilement pénétrer. D'un autre côté, nous nous trouvions
enlacés dans de longs bras nerveux et velus, terminés par
des mains et des doigts dont les ongles étaient aussi aigus
et aussi forts que les serres d'un aigle. Je sentis ces horri-
bles griffes s'enfoncer dans mon épaule : le monstre, m'at-
tirant fortement à lui, m'étreignaitdans un embrassement
semblable à celui d'un ours ; son mufle hideux, moitié
homme, moitié brute, effleurait mon visage, et la colère
s'y manifestait par toutes sortes de grincements de dents,
de roulements d'yeux et de grimaces convulsives.
— Grand Dieu ! voilà qui est intolérable ! à moi, Ner-
ville !
Mais Nerville, malgré sa force de géant, était aussi im-
puissant qu'un enfant dans l'étreinte de ces terribles anta-
gonistes. Je l'entrevoyais à quelques pas de moi, se
débattant contre deux d'entre eux et faisant des efforts sur-
humains pour ressaisir son couteau, qui était tombé ou qui
lui avait été arraché de la main.
— Ah! celui-ci compte ! dis-jeen plongeant, avec toute
l'énergie du désespoir, mon machetto dans le flanc de mon
ennemi.
Mais ce triomphe faillit me coûter cher. Le monstre,
poussant un hurlement de douleur et de rage, me serra
avec un transport de fureur contre son corps nauséabond;
ses griffes aiguës, pénétrant plus avant dans mon dos, dé-
chirèrent mes chairs : cette sensation était insupportable ;
ma vue se troubla, et je me sentis prêt à défaillir. Tout à
coup paf! paf! deux , puis successivement une douzaine
de coups de feu, accompagnés d'un concert de clameurs,
de hurlements et de rires sauvages. A ce bruit, le monstre
qui m'étouffait tressaillit et lâcha légèrement prise: un bras
passa devant ma figure, un éclair de lumière fut immédia-
tement suivi d'une détonation et d'un cri terrible, et je
tombai par terre, délivré de l'étreinte de mon adversaire,
mais sans connaissance.
Quand je revins à moi, je me trouvai étendu sur quel-
ques couvertures, sous une espèce de berceau de feuillage.
II faisait grand jour, l'air était eubaumé du parfum des
fleurs, les oiseaux-mouches étincehiient dans les rayons du
soleil. Un Indien, debout à mes côtés, et dont la ligure
m'était inconnue, me présentait une noix de coco remplie
de quelque liquide; je la saisis avidement et la vidai d'un
trait. Ce breuvage (c'était un mélange de jus de citron et
(i) Couteau meiiraiD.
d'eau) acheva de me ranimer; et, me soulevant sur mon
coude, quoique avec beaucoup de peine, je promenai mes
regards autour de moi et me trouvai au milieu d'une scène
de vie et de mouvement, que je cherchais vainement à rat-
tachera mes souvenirs encore confus. J'étais sur un coteau,
sur lequel était établie une sorte de camp. Des mulets et
des chevaux erraient en liberté, tandis que d'autres, atta-
chés à des arbres ou à des buissons, mangeaient le grain
qu'on avait placé devant eux. Les uns portaient desselles
riches et commodes, les autres des bats, destinés selon
toute apparence au transport d'une multitude de sacs, de
caisses, de porte-manteaux, qu'on voyait épars de tous cô-
tés. Çà et là des fusils et des carabines étaient appuyés
contre les troncs d'arbres ; plusieurs individus chargeaient
des bagages sur les mulets ; d'autres fumaient, étendus par
terre, et un groupe assez nombreux entourait un feu où se
faisait la cuisine. A peu de distance de moi était une autre
couche semblable à la mienne, occupée par un homme en-
veloppé dans des couvertures, et qui me tournait le dos.
— Qu'est-ce que tout ceci? dis-je. Où suis-je? où est
Nerville? et notre guide? que sont-ils tous devenus?
— Nonentiendo, répondit mon ganymède au teint ba-
sané, secouant la tète avec un sourire bienveillant.
— Adonde estamos? repris-je en espagnol ; où som-
mes-nous?
— fn el valle de Chihuatan, diez léguas de Tarifa.
Dans la vallée de Chihuatan, à dix lieues de Tarifa.
En ce moment, l'individu qui était couché sur l'autre
lit fit un mouvement et se retourna de mon côté. Sa figure
était comme une masse informe de chair saignante, sillon-
née de nombreuses balafres. Il était impossible d'en dis-
tinguer les traits; mais un vague pressentiment ne me
permit pas de maîtriser plus longtemps ma curiosité:
— Qui êtes-vous? qui donc êtes-vous ? m'écriai-je.
— Je suis Nerville, répondit une voix lamentable ; du
moins je l'étais, si ces diables ne m'ont pas métamorphosé.
— Bon Dieu ! repartis-je en réprimant avec peine une
violente envie de rire; l'ont-ils donc scalpé tout vif ? ce
n'est pas là Nerville.
L'Indien, qui était allé donner à boire à cette figure hé-
téroclite qui prétendait s'appeler Nerville, ouvrit une va-
lise qui était par terre; il en tira un petit miroir, et, me
l'apportant, il le présenta devant mon visage. Ce fut alors
seulement que je compris que ce masque de chair humaine
qui m'avait répondu pouvait bien être en effet Nerville. Il
était peut-être encore moins défiguré que moi. Mes yeux
étaient presque fermés; mes lèvres, mon nez, toute ma
figure, étaient prodigieusement enflés et parfaitement mé-
connaissables. Cette vue de ma propre image, eu me for-
çant à faire un triste retour sur moi-même, me rendit peu à
peu la mémoire, et les événements de la nuit se représen-
tèrent successivement à mon esprit. Mais ces femmes, cette
lutte avec des bêtes, des monstres, des diables incarnés,
étaient encore une énigme pour moi. Ce n'était pas une
vision, un rêve ; mon dos et mes épaules se ressentaient
encore des blessures infligées par leurs griffes, et je m'a-
perçus que diverses parties de mon corps étaient envelop-
pées de bandages mouillés. Je recueillais mon espagnol
pour demander à mon Indien l'explication de ce mystère,
lorsque je remarquai un mouvement extraordinaire dans
le petit camp : tout le monde s'empressait à la rencontre
d'un groupe de gens qui débouchaient des hautes fougères,
et parmi lesquels je reconnus nos arriéras et nos valets.
Ils avaient au milieu d'eux quelque chose qu'ils paraissaient
traîner par terre; plusieurs femmes, jeunes pour la plupart,
précédaient cette troupe, se retournant de temps en temps
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LEa'LRES DU SOIR.
pour regarder derrière elles avec des gestes qui exprimaient
à la fois l'horreur et le triomphe. Elles avaient toutes à la
main des rosaires, dont les grains circulaient rapidement
entre leurs doigts, et elles baisaient fréquemment la croix
ou se signaient sur la poitrine.
— Un zambo muerto ! un zambo mutrto ! crièrent-
elles en s'avançant de notre côlé.
— Ils ont tué un zambo ! répéta mon Indien, transporté
de joie.
La petite troupe s'approcha de nous ; les femmes se ran-
gèrent de côté, poussant des éclats de rire , faisant des
gambades et des signes de crois, et répétant :
— L'n zavibo ! un zambo muerto I
Le groupe s'ouvrit et nous laissa voir, étendu sans vie
sur la terre, un de nos antagonistes de la nuit précédente.
— Bon Dieu! qu'est-ce que cela? nous écriàmes-nous
en même temps, Nerville et moi. Elst-ce un démon?
— Perdonen vos stnores, c'est un zambo. Ce sont de
terribles singes que ces zambos !
— Des singes ! esclaraai-je.
— Des singes ! répéta le pau>Te Nerville, se soulevant à
l'aide de ses mains. Des singes, par Jupiter ! nous nous som-
mes escrimés avec des singes, et ce sont eux qui nous ont
aorommodés de cette façon! Eh bien! Valentin de Nerville,
mon ami, c'était bien la peine de venir au Mexique pour
faire le coup de poing avec un singe! un vilain singe avec
une queue ! Mais il y a là de quoi perdre un galant homme
de réputation ! avec un singe!
Et le ridicule de celle idée surmontant toutes ses autres
sensations, il se laissa retomber sur sa couche, en proie à
un bruyant accès d'hilarité.
J'eus, je l'avoue, quelque peine à me persuader que ce
corps mort, étendu devant moi, n'eût jamais été habité par
une âme humaine. C'était une chose humiliante à voir que
l'élroile affinité, l'air de famille qui existait entre ce singe
monstrueux et notre propre espèce : sans la queue, qui
avait particulièrement excité l'indignation de mon ami,
j'aurais pu me figurer que j'avais sous les yeux le cadavre
de quelque chasseur des prairies de l'Amérique du Nord,
velu de peaux de bêtes. Il ressemblait à un homme ro-
buste et de forte taille; et il y avait même, dans l'expres-
sion de ses traits, plus de mauvaises passions humaines
que d'instinct animal. Ses pieds et ses cuisses étaient ceux
d'un homme musculeux; les jambes un peu trop arquées
et dépourvues de mollets, quoique j'aie vu des nègres qui
n'étaient guère mieux partagés sous ce rapport : les nerfs
elles tendons des mains formaient des saillies noueuses,
et les ongles étaient aussi longs que des griffes de tigre.
Nous devions donc nécessairement succomber dans notre
lutte contre ces brutes : il n'y avait pas de puissance capa-
ble de leur résister. Les bras velus de celui-ci étaient
comme des faisceaux de cordes, tout muscles et tout nerfs,
et ses longues mains étaient si fortement jointes, que les
efforts de cinq ou six Indiens ne purent les séparer.
Ce qui restait encore d'obscur dans nos aventures noc-
turnes fut bientôt éclairci. Notre guide, soit ignorance, soit
étourderie, nous avait laissé établir notre bivouac dans le
voisinage presque immédiat d'un des marécages les plus
dangereux de tout le canton. A peine étions-nous endor-
mis, qu'une caravane de voyageurs mexicains était survenue
et s'était installée à quelques centaines de mètres de nous,
mais sur un terrain plus élevé, où elle avait été à l'abri des
exhalaisons pestilentielles du marécage et des moustiques
qui nous avaient assaillis. Pendant la nuit, deux des fem-
mes, s'étant un peu écartées du ramp, avaient été sur-
prises par les zambos ou hommes des bois, communs dans
quelques parties du sud du Mexique : se trouvant séparées
de leurs compagnons, elles s'étaient enfuies au hasard, et
avaient pris, fort heureusement pour elles, la direction de
notre bivouac. Leurs cris et les éclats de rire diaboliques
des zambos avaient amené les Mexicains à notre secours.
Les singes avaient disparu après la première décharge d'ar-
mes à feu : plusieurs d'entre eux avaient dû être blessés ;
mais celui que nous avions devant les yeux était le seul
qui fût resté sur le champ de bataille.
Les Mexicains au milieu desquels le hasard nous avait
jetés étaient du Tzapoteca, et faisaient le commerce de co-
chenille; c'étaient les meilleures gens qu'il fût possible de
rencontrer. Ils croyaient ne pouvoir pas faire assez pour
nous; les femmes surtout, et particulièrement les deux que
nous avions voulu soustraire aux violences des singes , ne
savaient comment nous témoigner leur reconnaissance.
On nous prodigua tous les soins imaginables : on nous
éventait avec de grandes feuilles de palmier, des boissons
rafraîchissantes étanchaient notre soif et réparaient nos
forces; nos blessures, pansées avec soin, étaient envelop-
pées de compresses et de bandages, nos membres et nos
visages, enflammés par les piqûres des moustiques, étaient
lavés avec du baume et des jus exprimés des plantes; en
un mot, il eût été impossible de trouver des gardes-
malades plus empressées et plus ingénieuses. Nous ne lar-
dâmes pas à ressentir l'effet de ces tendres attentions, et
bientôt nous pûmes nous mettre sur notre séant : nous évi-
tions néanmoins de nous regarder l'un l'autre, car nous
ne pouvions nous habituer à l'aspect repoussant de nos
traits enflés, meurtris et marbrés de taches violàtres. De
l'éminence sur laquelle nous nous trouvions, nous pou-
vions voir l'affreux marécage sur les bords duquel nous
avions campé : les vapeurs qui s'en élevaient incessam-
ment, comme d'une immense chaudière, formaient une
couche épaisse, au-dessus de laquelle on a|)ercevait, çà et
là, la cime de queli]ues grands arbres. Les vautours et
d'autres oiseaux carnassiers tournoyaient au-dessus de ce
gouffre infect , ou bien se perchaient au sommet des pal-
miers gigantesques qui s'épanouissaient comme d'énormes
ombrelles. Du marécage même on entendait sortir les cris
confus et discordants des alligators, des grenouilles mons-
tres et des myriades de bêtes immondes auxquelles il ser-
\ait de repaire.
L'air était devenu lourd et étouffant; il nous semblait
entendre, par intervalles, les roulements d'un tonnerre
éloigné. Les Mexicains délibéraient entre eux sur la pos-
sibilité de continuer leur voyage, auquel notre position
paraissait être le principal obstacle. D'après ce que nous
pûmes saisir de leur conversation, il leur répugnait
beaucoup de nous abandonner dans cette partie dangereuse
du pays, à la merci d'un guide qui ne méritait évidemment
aucune confiance. Cependant il paraissait que quelque cir-
constance impérieuse ne permettait pas de faire un plus
long séjour en cet endroit. Quelques-uns des Mexicains,
les plus âgés, qui semblaient avoir la direction de la cara-
vane, vinrent à nous et nous demandèrent si nous nous
sentions en état de supporter la fatigue du voyage ; ils ajou-
tèrent que, d'après certains signes qu'on remarquait sur la
terre et dans l'air, ils craignaient un orage, et que l'habi-
tation ou l'abri le plus proche était encore à plusieurs lieues
de distance. Grâce aux soins de nos aimables infirmières,
nos souffrances étaient bien calmées : uous ressentions seu-
lement une certaine faiblesse et un appétit assez vif. Nous
répondimesque, dans une demi-heure, nous serions prêts
à nous mettre en roule, et ayant ordonne à nos gens de
nous apporter à manger, nous nous disposâmes à faire
MUSÉE DES FAMILLES
honneur à notre déjeuner, tandis que nos muletiers, ainsi
que les Mexicains, s'occupaient à charger leurs bêtes et à
tout préparer pour le départ.
Nous commencions à peine notre repas, lorsque nous
vîmes un homme qui descendait en courant du haut de la
colline, avec une branche d'arbre dans chaque main.
— Siete horas! (Sept heures, et pas davantage ! ) cria-
t-il du plus loin qu'il put se faire entendre.
— Sept heures! répétèrent en chœur les Mexicains sur
tous les tous possibles d'étonnement et d'alarme. La San-
iissima nos guarde! il nous en faut plus de dix pour ga-
gner le village.
— Qu'est-ce que tout cela signifie? dis-je, la bouche en-
core pleine, à Nerville.
— Le diable m'emporte si j'y comprends rien! Quel-
qu'une de leurs jongleries indiennes, je présume.
— Que es esto? (Qu'est-ce?) demandai-je alors assez
négligemment.
— Que es esto! répéta un vieillard dont la chevelure
grise, s'échappant en boucles de dessous son sombrero,
retombait sur ses épaules, et dont la physionomie, bien
que portant l'empreinte des ravages du temps, était régu-
lière et expressive. Ce qu'il y a? Dans sept heures l'ou-
ragan !
— Partons! partons! Por la Santissima! ( pour l'a-
mour de la Irès-sainfe Vierge! ) s'écrièrent les Slexicains,
poussant deux rameaux veris jusque dans notre visage.
— D'où viennent ces branches? demandai-je.
— De l'arbre qui annonce la tempête! Kn route! en
route! nous n'avons pas un instant à perdre!
Et tous, maîtres, muletiers et valets, s'agitaient, cou-
raient çà et là dans le plus grand désordre et en donnant
^^^
Mexicains annonçant
'orage.
les signes de la frayeur la plus vive. On emballait pêle-
mêle les vivres et les effets, on chargeait les mulets, on se
hâtait de monter ; et, sans nous laisser, à Nerville et à moi,
le temps de nous reconnaître, on nous arracha brusque-
ment à notre déjeuner, on nous hissa sur nos montures,
et nous nous trouvâmes en selle sans trop savoir com-
ment. Il n'y avait pas trois minutes que l'alarme avait été
donnée, que toute la caravane était en route, formant une
longue ligne irrégulière.
La rapidité et l'excitation de celte marche précipitée ne
tardèrent pas à nous faire entièrement oublier nos souf-
frances, et bientôt nous ne songeâmes plus à la fièvre, aux
zambos ni aux moustiques. Il y allait maintenant de notre
vie, et nos chevaux semblaient avoir le sentiment instinc-
tif de la gravité des circonstances.
Dans la confusion qui avait accompagné la levée du
camp, on nous avait en effet montés sur des chevaux au
lieu de nous placer sur nos propres mules, et ces chevaux
étaient de nobles animaux. Ils semblaient surmonter en se
jouant les divers obstacles que nous rencontrions dans no
tre chemin : monts et vallées, marécages ou ravins, c'étai
toujours la même sûreté de pied, la même aisance de mou
vements ; ils effleuraient avec la légèreté du chat les ter-
rains mous, gravissaient avec la souplesse du serpent le!
montées âpres et escarpées , et s'élançaient de toute leui
vitesse aussitôt que la nature du sol le permettait. Cepen-
dant leur allure semblait être toujours la même, et nouî
nous serions trouvés, sur nos larges selles espagnoles,
aussi confortablement que dans des fauteuils, si nous n'a-
vions été sans cesse obligés de baisser la tête et do noui
78
LECTURES DU SOIR.
courber pour éviter les lianes et autres plantes rampan-
tes qui, entortillées ensemble, et souvent entremêlées de
grosses pointes épineuses de la longueur du bras, se ba-
lançaient en longs festons en travers du chemin : ces for-
midables épines croissaient sur les arbres, dont elles hé-
rissaient le tronc comme autant de baïonnettes, et elles
eussent transpercé un homme d'outre en outre. Nous avan-
cions cependant, toujours à la file, suivant les deux guides
qui marchaient en tète, et traversant des endroits par les-
quels un chat sauvage aurait eu peine à se frayer un pas-
sage, d'épais fourrés de raangliers, de mimosas, de hautes
bruyères et de cactus aux longues feuilles armées d'ai-
guillons. De temps à autre, quelque accident de terrain
nous permettait d'embrasser de l'œil toute la colonne de
marche , qui offrait l'aspect le plus pittoresque. Mais, à
^Tai dire, nous n'avions guère le temps de nous occuper
du pittoresque, et nos compagnons avaient soin de nous le
rappeler. Vamos, por Dios, vamos! (Avançons, pour
l'amour de Dieu ! ) criaient-ils aussitôt qu'un de nous sem-
blait ralentir le pas; et, à ces mots, nos chevaux s'élan-
çaient en avant avec un redoublement d'ardeur.
Nous avancions toujours , montant et descendant, nous
enfonçant dans les profondeurs des ravins, traversant
des marais fétides , puis gravissant de nouveau des
pentes abniptes. Cette vallée d'Oaxaca n'est pas plus une
vallée que les Vosges ou les Pyrénées : partout ailleurs on
l'appellerait une chaîne de montagnes. A chaque pas sur-
gissent des pics de deux raille pieds d'élévation au-dessus
du sol et de quatre à cinq mille au-dessus du niveau de la
mer ; mais ces inégalités s'effacent et disparaissent en quel-
que sorte lorsqu'on les compare aux cimes nuageuses qui
entourent la vallée de tous cotée. Et quel magnifique cadre
que ces montagnes, avec leur riche variété de formes et de
couleurs! Ici resplendissant comme de l'or bruni, là pas-
sant au bronze foncé, se diaprant plus bas de toutes les
nuances de vert, de cramoisi, de pourpre, de violet et de
jaune, de blanc et d'azur, produites par des millions de
paullinies, de convolvulacées et d'autres plantes en fleurs,
réseau brillant sous lequel le sol a disparu : sur leurs flancs
s'élève le majestueux palmier, sultan de ce harem, qui
domine de son turban verdoyant toute cette luxuriante
végétation ; puis les acajoux, les chicozapotes, et, plus bas
encore dans les ravins, les cactus, semblables à de grands
candélabres, et les énormes chênes noueux. C'était un
changement continuel de plantes, d'arbres et de climats.
Depuis cinq heures que nous étions en selle, nous avions
déjà changé trois fois de température, et nous nous trou-
vions alor« sous les feux de la zone torride, baignés de
sueur, rôtis et bouillis à la fois par une chaleur de 43 de-
grés Réaumur. Nous étions au milieu d'un monde nou-
veau de plantes et d'animaux. Le borax, les manglicrs et
les bruyères atteignaient ici à la hauteur des arbres des
forêts, tandis que ceux-ci s'élançaient dans les airs comme
des clochers. Les massifs que nous traversions étaient peu-
plés de tigres noirs ; on y voyait aussi des iguanes de trois
pieds de long, des écureuils doubles en dimensions des
écureuils d'Europe, des sangliers, des jaguars, des singes
de toute espèce et de toute dénomination, qui, perchés sur
les branches des arbres, nous accueillaient par toutes sortes
de démonstrations hostiles.
Mais quel est cet objet qu'on aperçoit là-bas , à droite ,
qui se détache en blanc sur le bleu foncé du ciel et sur les
flancs bronzés des rochers?
— C'est une ville.
— Et son nom ?
— Quidricovi.
Nous avions bien fait cinq à six grandes lieues, et nous
commencions à croire que nous avions échappé à l'oura-
gan, dont la seule idée avait si fort terrifié nos amis les
Mexicains. Nerville, qui chevauchait en grognant, exprima
l'opinion qu'il n'y aurait pas de mal à laisser souffler nos
montures pendant quelques minutes. Il est certain que la
rapidité de notre marche et le changement continuel de
pas, nécessité par l'inégalité de la route, ou plutôt du sen-
tier, que nous suivions, étaient devenus horriblement fa-
tigants pour les hommes et pour les bêtes. Quanta la con-
versation, il ne pouvait en être question.
— Famos ! por la santissima Madré, vamos! crièrent
nos guides, et ce cri fut répété par les Mexicains sur un
ton aigre et sauvage qui fit tressaillir nos chevaux. Ils s'é-
lancèrent de nouveau en avant. Nous poursuivons à tra-
vers les broussailles, les lianes et les ronces, qui nous
fouettent, nous déchirent et mettent nos vêtements en lam-
beaux. Pour peu que cela dure , nous serons tous nus.
C'est une véritable course au clocher. Toute la troupe est
pèle-mèle ; mais Nerville et moi , qui avons été les moins
pressés de repartir, nous nous trouvons former l'extrême
arrière-garde.
— Famos! por la Santitrima! las aguas! las aguas!
crièrent encore une vingtaine de voix.
— La peste soit des braillards, avec leurs vamos! Nous
ne devons plus guère avoir que deux lieues à faire pour
arriver au rancho ou village dont ils nous parlaient, et les
apparences n'ont encore rien de bien alarmant. Il est vrai
que l'air semble s'épaissir un peu; mais ce n'est rien, ce
ne sont que les exhalaisons d'un de ces maudits marécages
dont nous approchons encore, car on peut entendre la
musique des grenouilles monstres et des alligators. En voilà
justement deux qui, pour nous voir, élè\ent hors de la
vase leurs longs museaux effilés. Le voisinage, à ce qu'il
parait, n'est pas très-sûr; heureusement le sentier est bon
et ferme, tracé avec soin, évidemment par des Indiens : il
n'y a que des Indiens qui puissent voyager, wvrt et travail-
ler habituellement dans cette atmosphère pestilentielle.
Dieu soit loué! nous en voilà dehors, nous foulons encore
une fois le sol de la forêt, nous nous retrouvons au milieu
des palmiers et des acajoux.
Mais tout à coup un nouveau paysage, plus riche, plus
brillant que tout ce que nous avions vu, se déploie à nos
yeux enchantés. De chaque côté se dressent d'énormes
montagnes, celles de gauche dans une ombre profonde,
celles de droite revêtues d'une robe de lumière, sur laquelle
les couleurs les plus vives se jouent avec une étincelanie
mobilité, chaque arbre, chaque branche, chaque feuille
paraissant frémir et scintiller dans l'atmosphère transpa-
rente. A nos pieds se déroule la vallée dans toute sa ma-
gnificence tropicale, comme une nappe de verdure et de
fleurs, parsemée de palmiers, dont quelques-uns s'élan-
cent à cent cinquante et cent quatre-vingts pieds de haut :
des milliers, des millions de convolvulus, de bignonias, de
paullinies, de dendrobiums, grimpant des fougères aux
troncs des arbres, des troncs aux branches et des branches
au sommet, retombent en grappes fleuries et pendent en
gracieux festons sur les parois des rochers. Celte vue ra-
vissante nous frappa comme un tableau féerique au mo
ment où nous sortions de l'obscurité de la forêt.
Mais nous n'eûmes pas le temps de nous livrera l'admi»
ration qu'un pareil spectacle était fait pour nous inspirer.
— Misericordia! miserieordia ! audi nos peccadoresl
Alisericordia! las aguas! s'écrièrent à la fois tous les
Mexicains, accompagnant ces exclamations de gestes qui
indiquaient la terreur et le désespoir.
MUSÉE DES FAMILLES.
t^
Nous regardâmes autour de nous.
— Qu'y a-t-il? nous ne voyons rien; rien, si ce n'est
un nuage qui commence à poindre entre ces deux contre-
forts qui s'avancent dans la vallée comme deux grands pro-
montoires.
— Qu'y a-t-il de nouveau? demandâmes-nous.
— Por la sanla Firgen! répondirent une douzaine de
voix, avançons, avançons : ce n'est pas le moment de cau-
ser. Nous avons encore trois bonnes lieues à faire, et l'ou-
ragan sera ici avant une heure.
Et ils recommencèrent à hurler en chœur: Misericor-
dia! audi nos peccadores ! et à se recommander à la très-
sainte Vierge et à tous les maints du paradis.
— Sont-ils donc fous, avec toutes leurs litanies? s'écria
Nerville. El quand vos aguas arriveraient, poltrons que
vous êtes ! elles ne vous fondront pas. Vous n'êtes faits ni
de sel ni de sucre. Qu'importe une averse de plus ou de
moins?
Cependant, en jetant les yeux autour de nous, nous
fûmes involontairement frappés du changement soudain
qui s'était opéré dans l'apparence du ciel. Ce riche fond
d'azur que nous admirions naguère encore, s'effaçait sous
une morne teinte grise. La nature même de l'air avait
changé; il avait perdu sa légèreté et son élasticité, il sem-
blait peser sur nous comme du plomb. Bientôt le nuage
sombre, continuant de s'élever â l'horizon, dépassa le som-
met des montagnes, puis s'étendit comme un rideau sur
toute la vallée. Nous apercevions toujours sur la droite les
toits et les murs de Quidricovi , qui paraissaient mainte-
nant très-rapprochés.
— Pourquoi ne pas aller à Quidricovi? criai-jeà un des
voyageurs , qui se trouvait en ce moment à portée de ma
voix ; nous ne devons pas en être très-éloignés.
— Nous en sommes à plus de quatre lieues, répondit
l'homme à qui je m'étais adressé, secouant la tête et regar-
dant avec inquiétude le nuage orageux qui s'avançait tou-
jours, de plus en plus sombre et menaçant. On eût dit de
quelque monstre fabuleux , projetant au loin son ombre
gigantesque sur les monts et les vallées, sur les plaines et
les forêts, et portant partout les ténèbres et la terreur. A
droite et derrière nous , les montagnes , encore éclairées
par le soleil, reflètent sa lumière dorée ; mais sur la gauche
et devant nous, tout est triste et noir.
Les habitants de l'air, les hôtes des bois poussent des
cris et des hurlements confus , voltigent et bondissent de
tous côtés, comme s'ils cherchaient un refuge contre quel-
que danger qui approche. Nos chevaux eux-mêmes s'ar-
rêtent tout à coup, hennissent, se cabrent, puis s'élancent
de nouveau. Le monde animal est agité et évidemment en
proie à quelque terreur pani(]ue. La forêt regorge d'êtres
vivants. Les vautours qui, quelques minutes auparavant,
tournoyaient au haut des airs, ont cherché un abri dans le
feuillage des acajoux : singes et tigres, oiseaux et reptiles,
tout ce qui a vie, court, fuit, se précipite.
— ramos! por ta Santissima! En avant, ou nous
sommes tous perdus !
Et nous avançons, nous doublons le pas, nous précipi-
tons noire course. Quartiers de rochers, ronces et brous-
sailles, troncs d'arbres renversés, rien ne peut nous arrê-
ter : nous franchissons tous les obstacles, fuyant, avec
toute l'énergie du désespoir, devant un danger dont la
nature n'est pas bien déBnie , mais que nous sentons être
grand et imminent. Jetant un rapide regard en arrière ,
nous apercevons pour la dernière fois le disque du soleil,
d'un rouge de sang , qui disparaît l'iûstant d'après der-
rière le formidable nuage.
Nous avançons toujours. On ne sent pas un soufïle d'air,
et cependant la nature entière, plantes et arbres, hommes
et bêtes, semble frissonner d'appréhension. Nos che-
vaux, haletants, se précipitent en avant, les naseaux ou-
verts, les yeux hagards, couverts de sueur et tremblants de
tous leurs membres; ils n'obéissent plus au frem; leurs
écarts et leurs bonds désordonnés ressemblent à ceux d'un
tigre poursuivi par les chasseurs.
Les Mexicains continuaient sans intermission leurs li-
tanies et leurs exclamations. L'épouvante était sur tous les
visages. Pendant quelques instants, un calme extraordi-
naire, un silence de mort régna autour de nous : on eût
dit que les éléments retenaient leur haleine et rassem-
blaient leurs forces ; c'était comme le prélude de quelque
effroyable explosion. Puis on entendit un bruit sourd et in-
distinct, qui semblait sortir des entrailles de la terre. L'avis
était significatif.
— Arrêtez! arrêtez ! criâmes-nous aux guides. Arrêtez
et mettons-nous à l'abri quelque part.
— En avant ! nous répondit-on ; en avant, pour l'amour
de Dieu!
Le Ciel soit loué ! le chemin s'élargit , nous arrivons à
une descente qui nous conduit encore une fois hors des
bois. Si l'orage avait éclaté tandis que nous étions parmi
les arbres , nous aurions couru le risque d'être écrasés
par la chute des branches. Nous voilà tout près d'un bar-
ranca.
— Alerio! alerto! vociférèrent les Mexicains. Madré
de Dios ! Dios ! Dios !
Et vraiment c'était le cas d'appeler Dieu à leur aide. Le
nuage s'entr'ouvrit et darda des langues de feu , dont l'é-
clat livide contrastait horriblement avec les épaisses ténè-
bres du sein desquelles elles s'échappaient. Cette décharge
électrique fut immédiatement suivie d'un coup de tonnerre
qui sembla ébranler la terre , puis d'une pause , pendant
laquelle on n'entendait que le souffle de nos chevaux qui,
après avoir traversé le barranca de toute leur vitesse,
commençaient à gravir le flanc escarpé d'un petit coteau.
Le nuage se déchira de nouveau : pendant une seconde tout
fut éclairé. Un autre coup de tonnerre assourdissant ; puis,
comme si les portes de sa prison se fussent ouvertes tout
à coup , arriva l'ouragan dans toute sa fureur et toute sa
puissance, brisant, broyant, balayant tout ce qui se trou-
vait sur son passage. Les arbres de la forêt se balancèrent
pendant un instant sur leur base , comme s'ils eussent
voulu faire un effort pour soutenir le choc de la tempête,
mais ce fut en vain : l'instant d'après , des arpents entiers
de ces grands arbres étaient cassés, déracinés, hachés en
morceaux, avec un fracas semblable à la détonation de cinq
cents pièces d'artillerie ; ce n'était plus une forêt, mais
un vaste abattis , un chaos, un océan de branchages et
de troncs mutilés, bouleversés comme les vagues de la
mer, ou lancés dans l'air comme des pailles légères : l'at-
mosphère n'offrait plus qu'un immense tourbillon de pous-
sière, de feuilles et de branchages.
— Dieu ait pitié de nous! Nerville, où êtes-vous ? Pas de
réponse. Que sont-ils devenus ?
Mais l'ouragan semble encore redoubler de violence.
Les montagnes résisteront-elles ? Non, par le Tout-Puis-
sant ! La terre tremble, la colline sur le flanc de laquelle
nous sommes, a été ébranlée... L'air est suffocant, plein
de poussière, de salpêtre et de soufre : il est impossible de
respirer. Autour de nous tout est noir comme la nuit. On
ne distingue rien, on n'entend que le mugissement de la
tempête, les éclats redoublés de la foudre, et le craquement
des arbres qui tombent en s'eotre-cboquaQt de tous côtés.
80
LECTURES DU SOIR.
Tout à coup l'ouragan s'arrête , et tout se tait : mais ce
calme subit a quelque chose de sinistre. On dirait d'une
pause soudaine au milieu d'une bataille, alors que les com-
battants se préparent à se charger de nouveau.
Un coup de pistolet a éclaté, puis un second, puis un
troisième, puis des centaines, puis des milliers. Ce sont
les eaux, las aguas ; les balles ne sont autre chose que
des gouttes de pluie, mais quelles gouttes ! Elles sont de la
grosseur d'un œuf. Elles frappent avec la force d'énormes
grêlons, elles nous étourdissent et nous aveuglent. Bien-
tôt on ne peut plus distinguer les gouttes : les réservoirs
du ciel sont ouverts; ce n'est plus une pluie, mais un
déluge, une cataracte, un Niagara. La colline, minée par
les eaux, cède et s'affaisse sous moi ; en moins de dix se-
condes, je me trouve au milieu du barranca, converti en
torrent ; j'ai été enlevé de mes élriers, je ne sais comment,
et mon cheval est allé je ne sais où. J'aperçois à peu de dis-
tance de moi, Nerville, également démonté et luttant con-
tre les eaux qui déjà sont à la hauteur de notre ceinture ;
elles charrient de grosses branches et des arbres entiers,
qui menacent à chaque instant de nous entraîner avec eux
ou de nous briser contre les rochers. Nous évitons cepen-
dant ce double danger, et nous faisons de violents efforts
pour gagner le flanc du ravin ; mais il est si escarpé , que
nous ne pouvons guère espérer, lors même que nous réus-
sirions, de l'escalader sans aide. Et d'où nous viendra cette
aide? Les Mexicains ont disparu; peut-être sont-ils tous
noyés ou tués. Ils étaient au-dessus de nous sur la col-
line, ils ont dû être balayés avec d'autant plus de force,
et probablement emportés par l'inondation. C'est là sans
doute aussi le sort qui nous attend. Affaiblis par la fièvre
et par les fatigues de la nuit précédente, épuisés par no-
tre longue course , nous ne sommes pas en état de soute-
nir longtemps cette lutte inégale contre les éléments dé-
chaînés. Pour un pas en avant, nous en faisons deux en
arrière. Cependant l'eau monte toujours, elle atteint pres-
que nos aisselles et nous soulève.
— C'en est fait, Nerville! recommandons noire âme à
Dieu cl mourons avec courage.
Nerville était presque à mes côtés. Il ne me répondit rien,
mais me regarda avec un sourire calme et mélancolique ;
puis, cessant les edorts qu'il avait f;iits jusqu'alors pour ré-
sister au torrent et gagner le bord, il jeta les yeux en haut
et autour de lui, comme pour dire un dernier adieu à ce
monde. Le courant l'emportait rapidement vers moi ,
quand tout à coup il poussa un hourrah sauvage, et recom-
mença à lutter plus énergiquement que jamais contre
les eaux, s'efforçant de tenir pied sur le lit glissant et iné-
gal du torrent.
— Tengal ienga! crièrent à la fois une douzaine de
voix qui semblaient appartenir aux esprits de l'air.
Au même instant, quelque chose siffla à mes oreilles et
me fouetta assez vivement la figure. Avec l'instinct d'un
homme qui se noie, je saisis le lasso qu'on nous avait jeté :
Nerville fit de même. Le lasso fut aussitôt tendu, et à l'aide
de ce point d'appui, nous parvînmes à gagner le bord et
commençâmes à escalader péniblement le flanc du ravin,
formé de roches qui n'offraient que des planstrès-inclinés,
sur lesquels il était di(Ticile de prendre pied. Pourvu que
ce lasso soit solide ! la tension est effrayante. Sur quelques
points de notre périlleuse ascension, les rocs sont presque
perpendiculaires et aussi unis qu'un mur: nous sommes
obligés de nous cramponner de toute notre force au lasso,
qui semble s'allonger, craquer et s'amincir sensiblement.
Entre nous et une mort terrible sur les pointes des rochers
et dans les eaux écumantes qui mugissent sous nos pieds
et réclament leur proie , il n'y a qu'une lanière de cuir.
Mais le lasso tient bon, et le plus fort du danger est passé ;
nous avons à peu près pied , nous rencontrons çà et là
une saillie du roc, une racine d'arbre, pour nous y accro-
cher. Encore une secousse imprimée au lasso, un dernier
et violent effort, et viva ! On nous saisit sous les bras, on
nous hisse en haut, nous nous trouvons pendant un mo-
ment sur nos pieds, puis nous retombons épuisés par terre,
au milieu des Mexicains , des mulets , des muletiers , des
guides et des femmes, tous réunis et à l'abri de la tempête
dans une espèce de caverne naturelle.
Le torrent.
Au moment où le monticule s'était affaissé sous Ner-
ville et sous moi, qui étions un peu en arrière de nos
compagnons de voyage, ceux-ci avaient eu le bonheur de
prendre pied sur une large plate-forme de granit, dépen-
dant du précipice qui flanquait le ravin, et ce plateau leur
avait offert un refuge inespéré sous quelques grands rocs
qui formaient, en se projetant, une sorte de voûte. C'est
de là qu'en regardant dans le ravin, ils nous avaient aper-
çus nous débattant contre le torrent; et c'est alors qu'en
nouant plusieurs lassos au bout l'un de l'autre, ils étaient
parvenus à nous porter secours et à nous tirer de cette af-
freuse situation. Mais ce secours était-il arrivé à temps
MUSÉE DES FAMILLES.
pour nous sauver la vie ? C'était une question encore dou-
teuse. Nous étions étendus là, immobiles, semblables à
deux corps inanimés, n'ayant qu'une faible et indistincte
perception de ce qui se passait autour de nous. La fatigue,
la (îèvre, l'immersion dans l'eau froide au moment où nous
étions baignés de sueur, les souffrances de toute espèce que
nous avions endurées depuis vingt heures, nous avaient
jetés dans un état complet de prostration et d'anéantisse-
ment.
Cependant la violence de l'ouragan s'était apaisée ; il
avait poursuivi sa carnère et porté plus loin ses fureurs,
laissant partout la désolation sur son passage. Les Mexi-
cains se remirent en route, à l'exception de quatre à cinq
81
qui restèrent avec nous, ainsi que nos muletiers et nos do-
mestiques. Le village vers lequel on se dirigeait n'était plus
éloigne que d'une lieue ; mais cette distance était encore au-
dessus de nos forces. Ces braves gens nous firent avaler
des cordiaux, nous dépouillèrent de nos vêtements trempes
d eau et en lambeaux, et nous enveloppèrent dans une
quantité de couvertures. Nous tombâmes dans un sommeil
profond, qui se prolongea toute la soirée et la plus 'rande
partie de la nuit, et qui nous ranima si bien, qu'une^'heure
environ avant le jour nous pûmes reprendre notre marche
lentement, il est .Tai, et souffrant cruelk-ment de tous nos
membres meurtris, à chaque mouvement un peu rude des
muleli sur lesquels nous étions accrochés plutôt qu'assis
La caravane en marche
La roule que nous suivions serpentait à travers des col-
lines et des vallons. Nous sortîmes bienlôt de la zone qui
avait été ravagée par l'ouragan de la veille, et après une
heure de marche environ nous nous arréiàmes au bord
d'une descente assez rapide, au pied de laquelle, nous di-
rent nos guides, était la terre promise, le rancho tant dé-
sire. Tandis que nos muletiers, avant de s'engager dans
cette descente, examinaient les sansles de leurs bêtes et
s assuraient que leur bagage était solidement attaché, Ner-
ville et moi, enveloppés dans de erands manteaux mexi-
cains, suivions des yeux l'étoile du matin, qui s'abaissait
de plus en plus pâle, à l'horizon. Tout à coup l'orient com-
mença a s'eclaircir, et un point lumineux parut dans l'ouest;
DÉf.KIIRFE 184S.
. Paysage mexicain.
ce n'était qu'un point, pas plus gros qu'une étoile, et ce-
pendant ce n'était pas une étoile; sa couleur était beaucoup
plus rose. L'instant d'après, un autre point brillant se
montra près du premier, et s'étendit bientôt, comme une
espèce de langue de feu qui semblait lécher la crête ar-
gentée de la montagne couronnée de neige. Pendant que
nous contemplions ce spectacle, cinq, dix, vingt sommets
se colorèrent de celte même teinte rosée; en un moment
ce fut comme autant de bannières de pourpre déployées
dans le ciel, tandis que des lames d'or, des gerbes étince-
lantes, jaillissaient tout à l'enlour, s'élançant de cime eu
cime, comme des signaux qui s'allument. Il v avait à peine
cinq minutes que les sommets lointains des montagnes
— Il — TRFT7lf;MF VPÎCHIÎ,
«^
LECTURES DU SOm.
nous apparaissaient comme de grands fantômes blanchâ-
tres, se dessinant vaguement sur le fond sombre du 6rma-
roent étoile; maintenant toute cette immense chaîne en feu
offrait l'image d'une multitude de volcans revêtus d'une
lave enflammée, élevant leurs tètes au-dessus des ténèbres
qui couvraient encore leurs flancs et leur base, — témoi-
gnages visibles de la toute-puissance de celui qui dit :
« Que la lumière soit ?» et la lumière fut.
En haut, tout était grand jour et soleil ; en bas, tout était
nuit noire. Çà et là, des faisceaux de lumière, faisant irrup-
lion par les interstices des montagnes, tombaient au milieu
des ombres, brisaient leurs masses, les refoulaient au fond
de la vallée, les déchiraient et les dispersaient comme de
légers tissus de toile d'araignée. A mesure que le flanc des
montagnes s'illuminait, on voyait apparaître et se déve-
lopper successivement les différents plans du plus riche
tableau ; d'abord le bleu-indigo des tamarins et des chico-
zapoies, puis le vert brillant des cannes à sucre ; plus
bas, le vert foncé des nopals ; plus bas encore le blanc, le
vert et le jaune doré des massifs d'orangers et de citron-
niers, et au-dessus de tout, les majestueux palmiers-éven-
tails, les dattiers et les bananiers; tous étincelant de mil-
lions de gouttes de rosée, qui les couvraient comme un
voile de gaze semé de diamants et de rubis. Et pourtant la
vallée voisine était encore plongée dans une obscurité pro-
fonde.
Nous étions assis, muets et immobiles.
Bientôt le soleil s'éleva dans le ciel, et un torrent de lu-
mière inonda toute la vallée, qui était à quelques centaines
de pieds au-dessous de nous. Elle offrait un de ces ravis-
sants paysages que nos froides imaginations du Nord ont
peine à comprendre; magnifique jardin de cannes à sucre,
de cotonniers et de nopals, entremêlés de bouquets de gre-
nadiers et d'arbousiers, d'orangers, de figuiers, de citron-
niers, géants de leur espèce, chaque arbre formant de la
base au sommet une pyramide de fleurs. Tout était lumière,
fraîcheur et beauté; chaque objet semblait danser et se ré-
jouir dans l'atmosphère claire, élastique et tiède. C'était
un paradis terrestre sortant des mains du Créateur, et
nous ne pûmes d'abord apercevoir aucune trace de Phomme
ni de ses œuvres. Enfin nous découvrîmes le village pres-
que à nos pieds, avec ses maisonnettes de pierre revêtues de
verdure et de fleurs et presque cachées parmi les arbres.
L'église elle-même semblait sortir du milieu d'un bouquet
d'orangers ; des lianes et des plantes rampantes à fleurs
étoilées tapissaient ses murs et grimpaient jusqu'à la petite
croix qui surmontait sa tour blanche et carrée. Comme
nous regardions, les premiers signes de vie se montrèrent
dans le hameau : une fumée bleuâtre s'éleva en spirale, et
la cloche du matin invita les fidèles à la prière. Nos Mexi-
cains tombèrent à genoux et se signèrent en répétant leur
Ave Maria. Nous nous découvrîmes involontairement, et
murmurâmes des actions de grâces au Seigneur qui ne
nous avait pas abandonnés à l'heure du danger et qui se
manifestait si visiblement dans ses œu\Te8.
Les Mexicains se levèrent.
— f^amos, sftiores! dit l'un d'eux, saisissant la bride
de mon mulet. Allons, messieurs ! notre déjeuner nous at-
tend au rancho.
Et nous descendîmes lentement dans la vallée.
A. BORGHERS
( Traduit de l'anglais.)
L'ABBAYE DU VERGER
(I)
11! . — JEANNE ET LES LOUPS.
Après les funérailles du margrave des Claires, le manoir
de Brunemont devint triste et silencieux. Le vieillard dont
la joyeuse humeur donnait la joie aux gens de la maison
n'était plus, et dès lors chacun tombait dans une mélanco-
lie oisive.
Et puis le ridder, respectant la douleur de Jeanne, ne
venait plus que deux fois par semaine au château. On n'en-
tendait plus le galop de son cheval retentir à l'aube et au
soleil couchant sur le sol caillouteux de l'avenue. Il atten-
dait que les larmes eussent cessé de couler avant de parler
d'union heureuse et de tranquilles félicités du coin du feu.
Et celte retenue prouvait qu'il n'était point seulement un
homme brave comme l'acier, mais encore un cœur initié
aux pures délicatesses de l'àmc. En effet, comment parler
des joies domestiques à ceux qui, les yeux pleins de lar-
mes, contemplent près du foyer éteint le fauteuil vide et
tiède encore où s'asseyait un père?
I.e ridder de Rakenghem quittait pourtant chaque jour
la tour du Forestel et errait aux alentours du château de
(i; Voir le numéro de novembre I84s.
Brunemont. Il tâchait de patienter ainsi jusqu'à ce que la
douleur de Jeanne s'apaisât, et que la sérénité de l'âme lui
revînt avec le premier rayon du soleil de mai, ou plutôt
avec la consolation, cet autre rayon qui vient de Dieu. En
attendant, il contemplait à travers les brouillards le toit
qui abritait sa fiancée ; ou bien il se plaisait à parcourir les
lieux où naguère il accompagnait à la chasse le vieux mar-
grave et sa fille. Mais lorsqu'en suivant les rives chevelues
de l'Agache, il passait près du Plat-Marais, on le voyait
détourner la tète avec un sentiment douloureux, comme un
fils qui découvTc le lit où mourut son père. Quelques jours
avaient suffi pour nettoyer complètement le champ de ba-
taille; les corbeaux, les choucas et les loups s'en étaient
chargés. Les forestiers et les afl"ùteurs en avaient vu rôder
deux ou trois bandes du côté de la claire des Rios et du bois
du Quesnoy.
La tristesse du ridder de Rakenghem eût été bien plus
grande encore s'il avait pu voir les ravages que la douleur
oausait à la sanlé de Jeanne. Mais quand la jeune fille en-
tendait le galop du cheval dans l'avenue, elle se bâtait de
passer de l'eau fraîche sur ses beaux yeux rougis par les
larmes et de réparer le désordre de sa chevelure; de sorta
MUSÉE DES FAMILLES.
83
que le ridder, en entrant, voyait sa fiancée, sinon gaie, du
moins calme et en apparence résignée; et il angurail bien
du temps qui cicatrise toutes les plaies de l'àuie.
Mais s'il avait pu voir Jeanne seule dans sa chambre, les
cheveux dénoués, agenouillée devant son prie-Dieu et pleu-
rant, il aurait eu peur que cette douleur n'atteignit comme
un ver le calice de celte fleur de santé peinte aux joues
de la fille du marsrave. En effet, ce n'était point une
douleur vulgaire. Quand ceux que nous aimions ne sont
plus, nous savons seulement alors, au vide qui se fait en
notre cœur, quelle place ils y occupaient.
Cette douleur finit par prendre un caractère alarmant,
car Jeanne fit, comme Niobé, de ses yeux deux fontaines.
Elle pleurait sans cesse, et bien souvent, ivre de larmes,
elle ne savait plus ce qui faisait tomber tant de pleurs sur
sa joue; et les lignes pleines de son col et de son «-isage
couraient maintenant fuyantes et amaigries. Son œil, d'un
bleu céleste, acquérait la transparence du cristal, tandis
qu'elle pâlissait comme une rose du Bengale qui s'étiole.
Parfois sa peau neigeuse se colorait d'une pourpre pareille
à celle de ces fleurs d'été que la canicule fait éclore pour
les décorer le lendemain.
Jean de mon Mirel vit d'abord dans ce chagrin, que
lui, homme fort, domptait par la prière, une effusion
naturelle à l'âme tendre d'une jeune fille. Nonobstant,
lorsque Jeanne, pâle et fiévreuse, s'alaoguit chaiiue
jour, d'ardentes inquiétudes vinrent l'assiéger jusque dans
le for de ses méditations. Il cessa ses courses solitaires et
studieuses dans les sites sauvages des claires et ne quitta
presque plus le château. Là il veillait sur sa sœur avec une
sollicitude presque paternelle.
D'ailleurs, depuis la mort de son père, Jean de mon Mi-
rel semblait plus sérieux encore que de coutume. Son front
grave et serein roulait des projets mystérieux qu'il nour-
rissait depuis dix ans. Le vénérable prieur de l'abbaye
d'Enchin faisait au manoir de très-fréquentes visites, et il
avait avec Jean de mon Mirel de longues et secrètes con-
férences.
Préoccupe par ses réflexions, Jean oubliait quelquefois
sa sœur. Mais une nuit qu'il méditait agenouillé, son grand
front dans ses deux mains, il entendit une toux stridente
et opiniâtre qui semblait venir de la chambre de Jeanne.
Ce bruit le fit tressaillir, et il s'en alla, pieds nus, coller son
oreille à la porte de la jeune fille. La toux continuait. Une
sueur froide couvrit son visage.
— Ma sœur, ma sœur ! s'écria-t-il, qu'as-tu donc?
— Oh ! rien ! répondit Jeanne ; je brûle et j'ai froid.
— Couvre-toi bien, répondit-il, cène sera rien.
11 regagna son lit, mais il ne dormit point, et de sombres
inquiétudes troublèrent pour la première fois la placidité
de sou cœur. Le lendemain, dès que Jeanne fut levée, il
courut s'informer de sa santé. Elle était mieux, et même
elle se trouva si bien qu'elle résolut de sortir. Jean lui of-
frit de la faire accompagner ou de l'accompagner lui-même,
mais elle refusa, disant qu'elle voulait faire seule la sur-
prise d'une visite au pau\Te Van-Hoëk, encore malade de
la blessure qu'il avait reçue au combat du Plat-Marais, et
lui porter du bouillon, du vin, un peu d'argent, et sa douce
et bienfaisante présence.
Ce petit projet avait tellement séduit Jeanne qu'elle re-
trouva ses fraîches couleurs et sa gaieté d'autrefois. Jean
de mon Mirel, ravi de la voir ainsi, ne voulut point la pri-
ver du plaisir de porter un peu de joie à de pauvres gens.
D'ailleurs le temps était sec, froid, convenable à la prome-
nable, et la hutte de l'affûteur s'élevait à rai-chemiu du
manoir et de la claire des Rios. Cela faisait à peine un quart
de lieue ; il n'y avait pas de quoi la fatiguer.
L'habitation de Van-Iloëk était située non loin des rives
de l'Agache, dans un des lieux les plus solitaires qui avoi-
sincnt le Plat-ilarais. Cette chaumière s'accroupissait au
milieu d'une pâture peuplée de saules rabougris dont on a
coutume de rogner les branches jusqu'au tronc, ce qui leur
fait peu à peu une énorme tête sur un corps maigre et
difforme. Le soir, au clair de lune, on les prendrait pour des
pains fantastiques dansant dans la prairie des rondes irré-
gulières. L'été, lorsque la pâture s'émaillait de margueri-
tes et de boutons d'or, lorsqu'on voyait de grandes vaches
rousses meugler d'un air pensif et doux ou paitre dans
l'herbe jusqu'au ventre, quand une chevelure verte et touf-
fue poussait sur la tête contrefaite des aunes, quand la
mousse du chaume se moirait comme un tissu de velours
aux rayons du soleil de mai, alors la chaumière de l'affû-
teur était vTaiment ravissante à voir avec son toit brun et
ses murs blanchis à la chaux qu'on apercevait à travers un
flottant rideau de verdure. Mais l'hiver, la maisonnette
semblait frissonner, les aunes prenaient des poses lamenta-
bles, quelques saules pleureurs pleuraient dans l'eau verte
de l'Agache des larmes cristallisées, et un duvet glacé cou-
vrait l'herbe et le squelette amaigri des arbres.
L'intérieur de la chaumière était plus triste encore que
l'extérieur, mais on y remarquait cette excessive propreté
qui doune aux plus misérables masures de Flandre un air
d'aisance et de bonheur. Au-dessus du buffet de chêne poli
par l'usage et le frottement, on voyait luire des plats d'étain,
de cuivre et de grossière poterie. C'est dans l'ordre et la
netteté de cette espèce d'étagère que la ménagère flamande
place son orgueil. Deux arquebuses soigneusement huilées
pendaient accrochées au-dessus du manteau de la chemi-
née. Un vaste feu de tourbe joignait sa clarté aux faibles
rayons que le jour envoyait à travers une petite croisée à
vitraux étroits et crasseux, lien résultait un jour faux qui
donnait un éclat merveilleux au buffet et à tous ces objets
polis par le frottement, étages contre la muraille.
Le lit de Van-Hoek remplissait un enfoncement ménagé
à l'un des coins de la salle. .Au fond de celte alcôve on voyait
pendre à la muraille un vieux crucifix grossièrement sculpté
et surmonté d'un rameau de buis bénit. Deux images de la
Vierge accompagnaient ce pieux trophée. Il y avait encore
un rameau de buis à la fenêtre, mais en dehors, sans doute
pour préserver la maisonnette de l'orage (I).
Jeanne quitta le château et marcha vite, d'abord parce
que l'air était vif, et ensuite parce que les pieds deviennent
légers et infatigables lorsqu'ils courent à une bonne ac-
tion.
Elle arriva rouge et essoufflée à la chaumière de l'affû-
teur, frappa un petit coup à la porte, tira la chevilletle et
ouvrit.
Nous ne saurions exprimer la surprise de Van-Hoëk à
une visite aussi inattendue. Il se frotta les yeux comme s'il
rêvait; mais sa femme avait déjà reconnu la fille du mar-
grave, et exprimait sa joie à la manière bruyante des bon-
nes fenmiesde Flandre, lesijuelles ne sont pas aussi sobres
de paroles que leurs maris (2).
Cl) Au dimanche des Rameaui, les fermiers flamands ne manquent
point de fa\re bénir une grande quantilé de buis. Ils en meilenl d'a-
bord à leur fenêire pour préserver la ferme de l'orage. Ils font en-
suiie u«e tournée dans la campagne, s'agenouillent dans chaque
champ qui leur appartient, y plantent une branche de buis et prient
Dieu de préserver leurs récoltes de la grêle.
(t) On raconte dans te Nord une anecdote qui peint, avec exagé-
ration il est vrai, la laciturniiè des paysans de Flandre.
Deux campagnards «"en allaient de Lille i Douai. Dès qu'ils eurent
84
LECTURES DU SOIR.
I» ^
Jeanne s'assit sur un escabeau et écouta, le sourire aux
lèvres, les remerciements diffus de la femme de l'affCiteur.
Van-Hoëk plaçait de temps en temps dans la conversation
un rauque monosyllabe ; mais outre qu'il n'était point par-
leur, l'émotion lui serrait la gorge. Il voulut que sa femme
reconduisît Jeanne jusqu'au château, regrettant que sa
blessure l'empêchât de marcher, parce qu'il avait entendu
hurler des loups durant toute la nuit. Jeanne le remercia en
riant et partit seule.
Lorsqu'elle eut traversé la pâture, elle prit un petit sen-
tier qui conduisait au château par un chemin un peu plus
long que celui qu'elle avait suivi en allant à la chaumière.
Ce sentier côtoyait une langue de terre remplie de buissons,
nommée les fourcières. C'est un lieu triste et sauvage en
hiver.
Jeanne se repentit d'avoir pris ce chemin qui allongeait
sa course plus qu'elle ne croyait d'abord, et se retourna
pour découvrir un sentier qui lui permît de regagner les
rives de l'Agache. Mais en tournant la tête, elle aperçut, à
une centaine de pas derrière elle, deux énormes loups qui
la suivaient lentement. La terreur lui ôla la voix et lui
paralysa les jambes ; elle s'arrêta, et les loups s'arrêtèrent
également, fixant sur elle leurs yeux élincelants et affamés.
Elle fit un violent effort et se mit à courir aussi vite qu'elle
put, mais en courant elle entendit derrière elle un bruit
pareil au trot de deux gros chiens sur un sol battu et durci
par la gelée. Les loups la suivaient.
Jeanne poussa des cris perçants et redoubla de vitesse.
Un cri clair et puissant, un cri d'homme, répondit à son
appel, mais il venait de si loin qu'elle n'osa tourner la tête
dans la crainte d'apercevoir le terrible profil des deux loups.
Elle continua de courir en appelant du secours ; mais les
loups n'avaient pas besoin de se presser pour suivre la
jeune lîlle, etl'on entendait toujours le sinistre tapotement
de leur trot égal et tranquille.
Cette voix qui avait répondu à Jeanne était celle du ridder
de Rakenghem. Au moment où sa fiancée sortait de la ca-
bane de Van-Hoèk, le ridder se trouvait précisément au
sommet d'une colline située au bord du bois du Qucsnoy
et qui domine les claires de Bruuemont et du Bac-aub-en-
Cheul. De là, son œil rêveur pouvait suivre dans la brume
le profil raide des toits du château, aspect cher à son cœur.
L'Agache et la Scarpe se déroulaient comme deux rubans
verdàtres entre des rives poudrées de grésil, et la claire des
Rios élincelait comme une plaque de plomb fondu à travers
une vapeur légère. Le ridder, dominant toute la vallée,
n'eut point de peine à découvrir Jeanne, à entendre ses
cris et à en apercevoir la cause. Deuxloups, deux énormes
loups la suivaient ; et le ridder connaissait la ruse de ces
animaux : trop lâches, lorsqu'ils ne sont pas en nombre,
pour attaquer Thomine tant qu'il demeure debout, ils le
suivent vite ou doucement selon qu'il va vite ou doucement,
s'arrêtent quand il s'arrête, jusqu'à ce qu'il tombe épuisé
de frayeur et de fatigue. Au premier faux pas tout est fini,
car, dès que l'homme est à terre, ils se jettent dessus et
l'étrangleut (i).
dépassé la forêt de moulins à vent qui avoisine la porte, l'un des deux
80 tourne vers l'autre, cl lui montrant los blés :
— Touneau de grâce ! dit-il, que biaux blés !
L'autre garda le silence jusqu'à la porte de Douai, pendant sept
lieues. Se tournant alors vers son compagnon :
— El guernus qui sont! lui répondit-il.
(I) On raconte qu'un ménùtrier revenant, le violon sous le bras,
dune kermesse voisine où il avait bourré ses poches de gâteaux,
s'aperçut, en rase campagne, qu'il était suivi par un énorme loup. Il
»« mit d'aborilà fuir de louie la vitesse de ses jambes, mais le loup
rourail au>si vile que lui. Alors le pauvre diablo. sentant len force»
Le ridder poussa un long cri pour avertir Jeanne qu'elle
avait un défenseur, mais il eut beau lui faire signe de ne
point user ses forces dans la crainte d'un accident, et d'aller
moins vite pour qu'il eiît le temps de la rejoindre, elle n'osa
se retourner : la vue des loups l'etit fait tomber, et bien
qu'elle ne connût point les détails que nous venons de
donner, un vague instinct l'avertissait de prendre garde à
une chute.
De sou côté, le ridder courait avec l'agilité d'un che-
vreuil. Ses pieds ne posaient point et semblaient dévorer
l'espace. Mais un obstacle insurmontable auquel il n'avait
point songé se présenta devant ses pas : la claire des Rios.
il s'arrêta désespéré sur la rive, cherchant de l'œil une
barque. A cette époque de Tannée les tourbiers ont en-
foncé leurs bacs au fond de l'eau afin de les mieux con-
server, et les claires ne sont guère fréquentées que par les
bultiers et affûteurs, gens qui rôdent la nuit seulement ou
tout au point du jour. Van-IIoëk s'y trouvait presque per-
pétuellement, mais à cette heure Van-Hoèk gisait blessé
sur son grabat , et son bac était amarré sur l'autre rive. Le
ridder jeta vers Jeanne un regard désespéré et s'arracha
les cheveux. Mais en la voyant serrée de près par les deux
loups, il n'écouta que son courage et résolut de faire le
tour de la claire en passant par le Plat-Marais, et de gagner
les rives de l'Agache d'où il pourrait peut-être se servir de
son arquebuse. Ce détour doublait la distance.
Pendant ce temps, Jeanne courait toujours, éperdue,
hors d'haleine. Le sang lui refluait au cœur, et son haleine
courte et brûlante s'échappait en sifflant de sa poitrine.
Elle sentit soudain les forces lui manquer, et, de peur de
tomber, elle s'arrêta brusquement. Les loups firent encore
quelques pas et s'arrêtèrent aussi, mais à une distance plus
rapprochée que la première fois. Jeanne ne les vit pas, elle
les pressentit.
Un sourd grognement la fit reprendre sa course.
On ne peut se figurer quelle force la frayeur mettait aux
jambes de cette frêle créature. Elle volait plutôt qu'elle ne
courait, mais sans direction, sans but,, sans autre but du
moins que celui de fuir une mort atroce ; et cette course
insensée allongeait son chemin, et bien que le château fût
à peine éloigné de dix minutes de marche, il lui arrivait de
s'en écarter imprudemment lorsque la griffe des loups,
frappant sur un caillou sonore, retentissait à son oreille.
D'autres fois elle sentait avec d'indescriptibles défaillances
de cœur les plis flollants de sa robe s'entrelacer entre ses
jambes et la menacer d'une chute.
Un faux pas la contraignit de s'arrêter une dernière fois.
Les deux loups étaient biep plus près d'elle encore qu'à
son autre balte. Ils s'agitaient en poussant de petits gémis-
sements d'impatience et passaient avec bruit leurs langues
altérées sur leurs mufles amaigris.
La mort était proche, Jeanne le comprit. Alors, joignant
les mains, levant les yeux au ciel, elle adressa mentalement
à Dieu une de ces prières comme en trouve le naufragé
qui , après avoir nagé sans découvrir la terre , sent ses
forces défaillir et le linceul glacé des flots se refermer sur
sa tète.
Ce que Jeanne dit à Dieu dans ce moment suprême, per-
sonne n'aurait pu le savoir, car ses lèvres ne remuèrent
diminuer, s'avisa de laisser tomber ses gâteaux tout en courant. Lo
loup s'arréla pour les dévorer, mais il l'eut bientôt rejoint. Le mcoë-
trier était hors d'haleine; sur le point de tomber de lassitude, il se
retourne, !>ai$it son violon d'une main convulsive et le racle en dés-
espéré. L'instrument n-ndit de si horribles sons que loup épouvanté
s'enfuit et court encore.
Le bonhomme regagna ton village en déplorant aiBéreœenl la perle
do SCS plieaui.
MUSÉE DES FAMILLES.
85
point. Mais vœu ou prière, la voix de son cœur dut être
plus solennelle que la parole d'un mourant dont l'âme va
s'échapper. C'était l'agonie dans la force.
Les deux loups s'agitèrent.
Jeanne laissa retonaber ses bras, jeta les yeux vers le
manoir paternel à peine éloigné de cinq minutes de che-
min, et reprit la fuite.
Sa course était beaucoup plus lente, car la force, quelle
que soit sa surexcitation, a son terme. Les deux loups, au
contraire, prévoyant sans doute la chute prochaine de leur
victime, marchaient un peu plus vite. Jeanne entendit leur
trot devenir de plus en plus distinct. Bientôt même elle vit
une ombre pointue courir devant ses pieds. C'était l'ombre
allongée des oreilles des loups que le soleil couchant faisait
réfléchir sur la terre ; et pour dernière et terrible preuve
que les loups prévoyaient l'heure de la curée et gagnaient
du terrain, elle vit bientôt l'ombre de la tète entière, avec
sa gueule entr'ouverte et sa langue pendante, glisser en
bondissant devant ses pas.
Durant les divers incidents que nous venons de racon-
ter, le ridder de Rakenghem, maudissant le hasard fatal
qui l'avait fait sortir à pied ce jour-là, courait comme un
forcené sur les rives de la claire des Rios ; et tout en cou-
rant il suivait Jeanne et les loups du regard, mesurait la
distance et secouait désespérément la tète.
Il vit la jeune fille s'arrêter une première fois d'abord,
et songea que s'il tirait un coup d'arquebuse, ce bruit
pourrait être entendu des loups et les effrayer. Mais aussi,
dans le cas contraire, il perdrait du temps à recharger son
arme sur laquelle il comptait plus que sur toute autre
chose ; et il courut plus vite que jamais.
Quand Jeanne adressa à Dieu sa prière mentale, le ridder
avait tourné la claire et entrait dans le Plat-Marais. Il eut
alors une seconde fois la tentation de décharger son arque-
buse, mais il y résista et tâcha d'y suppléer par ses cris,
quoique la rapidité de sa course assourdit sa voix. Il fut
bientôt contraint de courir sans crier afin de ménager son
haleine.
Deux portées d'arquebuse le séparaient encore de sa
6ancée, lorsqu'il faillit rouler dans l'eau. Il se cramponna à
un arbrisseau et vit avec désespoir l'eau verte et glacée de
r.\gache couler devant ses pas. L'Agache est étroite, mais
profonde et encombrée de roseaux, ce qui la rend fatale
aux nageurs. Les rives étaient alors en cet endroit hautes
et escarpées. Le ridder calcula qu'en se jetant à la nage, il
risquait de mouiller la poudre de son arquebuse et perdait
un temps infini à gravir la crête dure et glissante à cause
du grésil ; et pour trouver un pont il fallait aller jusqu'au
pied de la grille de l'avenue du château.
Use tordit les mains.
Ses yeux se tournèrent de nouveau vers Jeanne ; les om-
bres des loups, rendues gigantesques par l'effet du soleil
couchant, dépassaient de la tète les pieds alourdis de la
jeune fille.
Deux fois il porta son arquebuse à l'épaule..., mais la
laissa retomber, il espérait que Jeanne, en fuyant, se rap-
procherait de la rivière, et une espèce de fatalité poussait
la jeune fille à s'en écarter, bien qu'elle dût traverser le
pont pour entrer au château.
Le ridder de Rakenghem, laissant tomber ses bras, vit
bien alors que tout était perdu, et il s'écria dans un naïf et
profond désespoir :
— Hélas ! je passerai ma vie seul, car ma fiancée va être
mangée des loups !
Mais l'homme qui, en chantant à genoux le de profundis
devant soixante bouches à feu tournées contre lui, déchar-
geait encore son arquebuse sur les ennemis, ne devait point
renoncer à sa tache. Le ridder de Rakenghem possédait ce
patient courage qui poursuit son œuvre, même quand le
dernier rayon d'espoir s'est éteint.
I! prit sa course vers le pont.
La pauvre Jeanne, comme une biche percée au flanc,
perdait ses forces de minute en minute. L'ombre des loups
grandissait devant elle, et leurs grognements d'impatience
redoublaient à mesure que l'instant de la curée approchait.
Une sueur glacée couvrit le front de Jeanne, elle tourna
un œil fixe et horriblement ouvert du côté de la grille du
château et se rapprocha instinctivement des rives de l'A-
gache. Un pont s'offrit devant ses pas, elle le traversa.
Les loups redoublèrent de vitesse, et craignant sans
doute que leur victime ne leur échappât, ils sautèrent par
dessus l'Agache pour abréger le chemin. Jeanne tourna
involontairement la tête et les vit efflanqués et nerveux,
grands comme des ànous, bondir à trois pas de distance.
Elle poussa un cri, heurta contre le seuil de la grille et
tomba en embrassant les barreaux. Ses yeux se fermèrent,
elle sentit des griffes ardentes déchirer sa robe, mais sou-
dain un coup de feu retentit et l'un des loups roule blessé
à mort, tandis que l'autre s'enfuyait en hurlant.
ri ^^v"
^^^S!^
v-/;:':iX.v-'^
^ri'rCiîrw^'^
Le ridder, Jeanne cl le loup.
Bien que la gueule du loup touchât déjà la gorge de
Jeanne, la main du ridder de Rakenghem n'avait pas trem-
blé ; il avait atteint le crâne de l'animal.
Quand Jeanne reprit ses sens, elle était soutenue par
86
LECTURES DU SOIR.
son fiancé. Le loup, déjà mort, gisait sanglant à ses pieds.
— Merci, ridder ! lui dit-elle en pressjjnt sa main large
et nerveuse. Vous m'avez sauvé la vie.
Elle ouvrit lentement la grille et la referma sur elle. Un
profond soupir s'échappa de sa poitrine, et, fixant sur son
fiancé un regard plein de reconnaissance et de douleur,
elle lui dit:
— Ridder, il ne faut plus venir au château de Brune-
mont...
En achevant ces mots, elle s'enfuit et disparut derrière
les arbres de l'avenue.
Le ridder de Rakenghera resta un instant debout colié
contre la grille dans une stupéfaction profonde. Mais
comme la nuit venait, il mit son arquebuse en bandou-
lière. Il reprit tristement le chemin du Forestel, se deman-
dant en quoi il avait pu déplaire à Jeanne et pour quel
motif elle l'engageait à ne plus venir au château de Brune-
mont.
IV. — l'abbesse.
Jeanne, en rentrant au château, se jeta dans les bras de
son frère et lui raconta les événements que l'on vient de
lire ; mais à certain point de son récit, elle se pencha vers
l'oreille de Jean de mon Mirel et lui parla à voix basse.
Cette confldence parut faire sur lui la plus vive impression,
c'était un sentiment de bonheur auquel se mêlait quelque
regret.
— Songes-y bien, dit-il, tu pourras t'en repentir, et
peut-être Irouverait-on moyen de te dispenser...
— A quoi bon? interrompit Jeanne avec un doux et mé-
lancolique sourire. Mon frère, êtes-vous aveugle, et ne
voyez-vous donc point sur mon visage des traces qui ne
présagent rien d'heureux?...
Elle crut en avoir trop dit, et s'enfuit dans sa chambre
où elle se coucha, brisée par les horribles émotions de cette
journée.
Jean de mon Mirel demeura consterné.
— La volonté de Dieu soit faite ! murmura-t-il.
Il était do ces hommes qui s'abandonnent aux ordres de
la Providence, convaincus qu'elle veille paternellement sur
nous. Quand la souffrance présente était trop vive, il avait
recours à la prière, source profonde d'où jaillissent les
consolations.
Le lendemain malin il .sortit pour s'en aller à la tour du
Forestel. Son front était chargé de rides comme lorsqu'on
va porter un triste message à un ami.
En franchissant la grille de l'avenue, il vit à terre le
cadavre du loup hideusement contracté par la mort, et
frissonna en pensant au péril qu'avait couru la pauvre
Jeanne.
Un bruit de pas lui fit relever la tête, il vit le ridder de
Rakenghem, dont le visage, ordinairement ouvert, était alors
sombre comme une nuit de décembre. Ses traits oiïraient
un mélange de tristesse amère et d'anxiété douloureuse.
— Salut, ridder, dit Jean de mon Mirel en lui tendant
la main. J'allais précisément à lu tour du Forestel pour vous
voir.
— Et moi, répondit le ridder de Rakenghem, je venais
au château de Brunemont.
Et il avança le bras pour ouvrir la grille; mais Jean de
mon Mirel l'arrêta, et lui saisissant la main :
— Uuider, lui dit-il, n'allez pas plus loin, je. sais pour-
quoi vous venez.
— Si vous le savez, dit le ridder, à quoi bon m'arrê-
te i?
— C'est pour vous épargner une entrevue douloureuse.
Le fiancé de Jeanne tressaillit, et Jean de mon Mirel re-
prit avec émotion :
— Monsieur le ridder de Rakenghera, Jeanne n'oubliera
jamais que vous lui avez sauvé la vie, et moi, que je vous
dois une sœur. Votre nom sera toujours prononcé dans nos
prières comme celui d'un bienfaiteur...
— Où en voulez-vous venir ? interrompit le ridder alarmé
par ce préambule.
— Écoutez-moi, répondit Jean de mon Mirel, et soyez
homme : il faut renoncer à Jeanne, elle ne sera ni à vous,
ni à personne...
Le ridder chancela sur ses robustes jambes et s'appuya
contre un des piliers qui soutenaient la grille.
— Monsieur, monsieur ! s'énria-t-il,de quel droit venez-
vous délier les promesses de votre père?
— 11 y a des promesses plus sacrées que celles d'un
père.
Le front du ridder de Rakenghem rougit de colère, et il
s'écria en faisant un pas en avant:
— Je ne connais rien au monde, monsieur, de plus sacré
que la parole d'un gentilhomme! Tant pis pour vous, si
vous pensez autrement !
Un triste et doux sourire eCBeura la lèvre de Jean de mon
Mirel, qui répondit :
— Je pense autrement.
— Honte à vous, alors ! s'écria le ridder, vous n'êtes
point le fils de votre race !
A cette grave insulte Jean de mon Mirel baissa la tète
sur sa poitrine avec une mélancolique résignation et ne
prononça pas un mot.
— Monsieur, riposta le ridder, vous n'êtes pour rieu
dans tout ceci ; c'est à Jeanne elle-même que je veux de-
mander l'explication de cette étrange conduite.
Et il fit mine d'ouvrir la grille. Jean de mon Mirel l'en
empêcha:
— Votre présence la tuerait, lui dit-il d'un ton calme.
— Arrière! s'écria le ridder de Rakenghem, votre père
ne m'aurait jamais fermé sa porte. 11 y avait plus de loyauté
dans le cœur du vieux margrave... J'entrerai, vous dis-je,
vous n'avez pas le droit de m'en empêcher. Vous ne comp-
tez pour rien dans tout ceci !... Ce n'est pas vous qui avez
sanctiiinné mes fiançailles par une parolede gentilhomme!...
J'ai plus fait pour Jeanne que vous!... Elle m'appartient
plus qu'à vous, car je lui ai sauvé la vie, et vous n'êtes que
son frère !... Arrière, vous dis-je ! Je veux entrer, dussé-je
pa.sser sur votre corps!...
Le ridder, hors de lui, dégaina son épée et l'agita impé-
tueusement.
Jean de mon Mirel avait écouté ces violentes paroles avec
un sang-froid qui ne se démentit pas un instant. Il s'atten-
dait à ces sanglantes récriminations arrachées par le déses-
poir, et il opposait un front calme à la menace, un doux sou-
rire à l'insulte. On l'eût pris pour un médecin écouljnt
tranquillement les injures d'un malade à qui la fièvre fait
dire des paroles insensées. Mais lorsqu'il vit l'arme du rid-
der à deux doigts de sa poitrine, il fit un pas en arrière et
mit Pépée à la main.
— Fort bien ! s'écria le ridder, voilà ce que je voulais ?
Allons, en garde I... défendez-vous!
11 poussa une botte furieuse contre la poitrine de son
adversaire. Jean de mon Mirel se détourna pour éviter le
coup.
— Vous êtes fou! s'écria-l-il. Rengainez ! pourquoi ré-
pandre du sang ?
-— Défonds-toi, to dis-je, ou jo le cloue ou pilier! s'écria
MUSÉE DES FAMILLES.
87
le ridder, rendu plus furieux encore par le calme de son
adversaire.
En achevant ces mots, il se mit à ferrailler avec une telle
violence, que Jean de mon Mirel se vit contraint de se met-
tre sérieusement sur la défensive.
Comme il arrive presque toujours en pareille circon-
stance, la fureur du ridder de Rakenghem nuisit à la jus-
tesse de ses coups, tandis qu'au contraire le sang-froid de
Jean de mon Mirel ne le quittant pas un instant, il lui fut
facile de parer les bottes de son ennemi. Mais, loin de pro-
fiter de l'avantage que lui donnait son calme pour le bles-
ser, il saisit un moment propice, et fouettant adroitement
l'épée du ridder, il la fit voler à dix pas.
— Tuez-moi donc ! s'écria le ridder un peu confus, je
serais honteux d'être épargné par vous.
— A Dieu ne plaise, répondit doucement Jean de mon
Mirel en rengainant, à Dieu ne plaise que je tranche une
aussi précieuse vie! Ramassez votre épée, ridder, et gar-
dez-la pour une meilleure occasion. Oubliez cette ridicule
querelle, il ne peut en exister entre nous, et donnez-moi
la main.
— Monsieur, répondit le ridder avec cet entêtement qui
formait un des points saillants de son caractère de Flamand,
je ramasserai mon épée, mais ce sera pour me battre de
nouveau contre vous jusqu'à ce qu'un de nous deux pé-
risse!... A moins que vous ne m'expliquiez le motif de
notre rupture.
— Eh bien ! dit Jean de mon Mirel , revenez d'aujour-
d'hui en un an au château de Bruneraont, et vous aurez
l'explication que vous demandez. Si elle ne vous satisfait
point, je vous donne ma parole de gentilhomme que je me
battrai avec vous jusqu'à ce que mort s'ensuive.
— J'accepte, répondit le ridder de Rakenghem. Adieu
donc, monsieur; dans un an je viendrai régler nos comptes.
— Adieu, ridder, que le Seigneur soit avec vous! ré-
pondit doucement Jean de mon Mirel.
Le ridder de Rakenghem ferma l'oreille à cette courtoise
parole, et fut détacher son cheval retenu par la bride à un
arbre voisin ; puis, montant en selle, il rabattit son feutre
sur son front sombre, et partit au triple galop pour la tour
du Forestel.
Jean de mon Mirel le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il dis-
parut dans les aunes des Claires.
— Quel dommage I murmiira-t-il en soupirant, ma
pauvre Jeanne eût été si heureuse avec un si brave cœur !
Et il rentra dans l'avenue en essuyant une larme.
Quelques jours après cette rencontre, des bandes d'ou-
vriers maçons, charpentiers et autres, arrivèrent de toutes
les villes voisines. Ces hommes s'arrêtèrent à une demi-
lieue du château de Rrunemont, autour d'une prairie se-
mée d'arbres fruitiers, et qu'on nommait, à cause de cela,
le Verger. Ils abattirent d'abord quelques arbres , et se
construisirent une espèce de camp sur les domaines du
margrave des Claires, autour de ce lieu riant et fertile au-
quel l'A gâche, avec sa bordure de frais peupliers, forme
une enceinte naturelle.
Le lendemain on vit cette troupe laborieuse s'agiter en
tous sens, les terrassiers ouvrirent dans le verger d'im-
menses tranchées, les carriers se répandirent dans les bois
d'Ubia, du Quesnoy, de Bloquerre et de Puy, pour en ex-
traire d'énormes blocs de pierre, que des bœufs traînaient
sur des chariots ou que des bateaux amenaient par l'Aga-
che. On vit bientôt s'élever avec une magique rapidité les
vastes murailles d'un édifice qui promettait d'être aussi
magnifique qu'étendu.
Un an après, les travaux étaient terminés, les ouvriers
de tout genre avaient levé leur camp, et l'on voyait s'éle-
ver, dans ces prairies jadis solitaires, les toits imposants
d'une superbe abbaye que les gens des frontières commen-
cèrent à nommer l'abbaye du /^erger, parce qu'on l'avait
bâtie dans des pâturages ombragés de pommiers.
Durant cette longue année, le ridder de Rakenghem ne
tenta pas une seule fois d'entrer au château de Brunemont.
11 n'en approchait même pas. Seulement , à travers la brume,
on l'apercevait quelquefois assis immobile sur son cheval
comme une statue équestre, au sommet de cette colline
d'où il avait vu Jeanne poursuivie par les loups. Ce lieu lui
était cher.
De là, on apercevait aussi les toits de l'abbaye du Verger.
Sans s'en rendre compte, l'aspect du monastère lui serrait
le cœur. Il était temps que le jour des éclaircissements
arrivât.
Ce jour vint. Le soleil se leva magnifique; le printemps
avait empiété sur l'hiver. Dès que l'aube frappa les vitraux
du Forestel , le ridder jeta son manteau sur ses robustes
épaules, et s'élança sur son cheval qui l'attendait tout sellé
dans la cour.
Bien que les chemins fussent défoncés par les pluies qui
terminent quelquefois l'hiver, le ridder mit à peine une
demi-heure pour arriver au château de Brunemont. Il ou-
vrit la grille de l'avenue, elle était couverte de rouille, et
les gonds rendirent un grincement sinistre. Les arbres de
l'avenue commençaient à bourgeonner, et le printemps sa-
turait lair d'effluves embaumés. L'aspect de ces arbres
séculaires, qu'il n'avait pas vus depuis un an, lui serra le
cœur. Il se souvint que du temps du vieux margrave, c'é-
tait avec de bien autres pensées qu'il traversait celte ave-
nue. Au bout de la sombre voûte des arbres, le manoir,
éclairé par un rayon de soleil, semblait lui sourire, et l'a-
venir souriait aussi. L'herbe courte du préau était plus
douce qu'un tapis sous les pieds de son cheval, et les cris
joyeux de la meute saluaient son arrivée. Temps passé !
Heureux temps !
Il releva son front incliné, et regarda tristement le châ-
teau. Toutes les fenêtres étaient lermées , un silence de
mort régnait dans la cour, et l'herbe encadrait les pavés.
Il frissonna, il lui prit une crainte vague de ne trouver
personne. Et, dans la crainte d'apprendre trop tôt un mal-
heur, il n'osa frapper son cheval qui, lui aussi, marchait
triste et morne.
Il lui fallut cependant traverser le préau et la cour
d'honneur. Les pieds de sa monture, en frappant les pavés
barbus, rendirent un bruit sourd auquel un écho solitaire
répondit tristement. Le ridder mit pied à terre, et attacha
son cheval à un anneau rouillé de la muraille.
— Dans le bon temps, pensa-t-il, cet anneau n'était point
rouillé. La bride s'y nouait assez souvent pour rendre
brillant ce fer grossier.
Il se dirigea vers la porte, elle était fermée. Il souleva
en soupirant le marteau et le laissa retomber. Le bruit en
retentit longuement dans les vastes corridors, mais per-
sonne ne vint. Le ridder poussa la porte, elle s'ouvrit seule.
Il traversa lentement la galerie sonore, puis le vestibule
désert, et arriva dans la salle où jadis le vieux margrave,
assis dans son grand fauteuil au coin de la cheminée, près
du perchoir de son faucon favori..., (ce faucon était mort
le même jour que lui, et comme lui mort victorieux...),
l'attendait chaque jour pour vider en causant un pot de
bière forte, — et où Jeanne travaillait près de la fenêtre...
Le ridder ouvrit brusquement la porte; il avait un instant
espéré de voir encore Jeanne assise à sa place, mais la place
était vide. Il tourna plus lentement les yeux vers celle du
88
LECTURES DU SOIR.
margrave, et vit un homme assis dans le fauteuil hérédi-
taire ; c'était Van-Hoëk.
— Je vous attendais, monsieur le ridder, dit Taffûteur
en se levant; si vous le voulez, nous partirons de suite.
Le ridder ne répondit point, mais il suivit machinale-
ment son guide, qui, arrivé à la porte, lui tendit l'étrier,
saisit la bride du cheval, et prit à grands pas le chemin de
l'avenue dont il ferma la grille à double tour.
Tant de pensées lugubres agitaient alors le fiancé de
Jeanne, qu'il se laissa conduire sans même adresser une
question à son guide. Sa tête inerte s'abandonnait au mou-
vement du cheval, et ses bras vigoureux pendaient comme
s'ils eussent été paralysés. Il chevaucha ainsi durant un
grand quart d'heure. Tout à coup un éclair sinistre illumina
sa face immobile.
— Van-Hoëk ! s'écria-t-il d'une voix rauque, est-ce qu'elle
est morte?
— Non, répondit l'affûteur, vous allez lavoir.
— Va plus vite alors, fit-il en s'animant.
— C'est inutile, nous sommes arrivés.
En levant les yeux, le ridder vit devant lui le portail
de l'abbaye du Verger. 11 était ouvert à deux battants. L'af-
fûteur attacha le cheval et dit au ridder qui avait mis pied
à terre :
— Suivez-moi.
Ils traversèrent une vaste cour entièrement déserte, et
comme le bruit de leurs pas s'amortissait sur le sable, ils
purent entendre les graves accords d'une musique reli-
gieuse. Un instant après Van-Hoék ouvTit une porte, et
laissa le passage libre au ridder de Rakenghem, qui se
trouva soudain dans une magnifique chapelle toute pleine
de monde.
Dans le premier moment, ses yeux éblouis ne purent
distinguer les détails du tableau; mais lorsque les batte-
ments de son cœur se furent apaisés, il put observer ce qui
se passait autour de lui. On célébrait la messe. Le prieur
de l'abbaye d'Enchin officiait assisté de quelques hauts
personnages du clergé de Douai et de Cambrai. L'archevê-
que de cette dernière ville occupait une des stalles du chœur,
à côté de lui se tenait une religieuse portant le costume des
carmélites. Elle s'appuyait d'une main sur une crosse ab-
batiale. C'était sans doute Tabbesse de la nouvelle com-
munauté, car une foule de religieuses emplissait le chœur.
L'abbessc paraissait faible et défaillante, un bénédictin
de l'abbaye d'Enchin la soutenait. Le reste de l'église était
envahi par les gens des Claires, depuis Palluel jusqu'à Bru-
nemont. Leur altitude était grave et triste.
Le cœur du ridder se serra. Sans s'en rendre compte, il
ne pouvait détacher ses yeux de l'abbesse et du bénédic-
tin, il lui était impossible de voir les traits de la première,
dont le visage était tourné vers l'autel ; quant au moine, un
vaste capuchon lui couvrait la tète, de façon qu'on n'aper-
cevait guère que sa longue barbe noire.
Au bout d'un quart d'heure la messe fut terminée. L'ab-
besse, toujours soutenue par le bénédictin et suivie des
religieuses, passa dans une grande salle attenante à la sa-
cristie. La foule se répandit dans la cour.
Le ridder était resté seul au fond de l'église, plongé dans
ses méditations, lorsqu'il sentit une main s'ap[tu\er sur
son bras, il se retourna, et vit près de lui le bénédictin.
I — Venez avec moi, dit le religieux.
— Qui êtes-vous donc? s'écria le ridder.
Le bénédictin releva son capuchon, et le ridder put voir
la grave et calme figure de Jean de mon Mirel.
— Je vous dois une explication, dit-il avec un doux et
triste sourire, hâtez-vous de me suivre si vous voulez l'a-
voir complète.
— Guidez-moi donc, répondit rudement le ridder.
Le bénédictin prit le devant, traversa la sacristie et en-
tra dans une petite salle de côté.
L'abbesse du nouveau monastère était assise ou plutôt
couchée dans un vaste fauteuil placé près de la fenêtre qui
l'éclairait tout entière. Son voile était relevé, et le ridder ne
put retenir un cri de douloureuse surprise en reconnaissant
Jeanne.
Sa surprise n'avait pas seulement pour motif les habits
monastiques dont il voyait sa fiancée revêtue, il existait
dans ses traits de quoi exciter un triste étounement. Sa
figure n'offrait plus qu'un galbe amaigri, laissant percer
des pommettes recouvertes d'une peau blanche comme la
cire. Ses lèvres, ses cheveux eux-mêmes semblaient avoir
pâli, et ses yeux, rayonnantes étoiles, étaient éteints; ils
s'ouvraient larges et déserts sous l'arcade saillante des
sourcils. Quand le ridder entra, elle souleva difficilement
une main osseuse et défaillante, et lui fit signe de s'asseoir;
mais lui ne put que tomber à genoux, et se traîner ainsi
près d'elle en s'écriant d'une voix pleine de larmes :
— Jeanne, Jeanne, dans quel état vous retrouvé-je !
Les lèvres pâles de la jeune abbesse esquissèrent un fai-
ble et doux sourire, et elle répondit d'une voix si faible
qu'on l'entendait à peine :
— Ridder, je suis heureuse que Dieu m'ait laissé vivre
assez pour vous remercier de tout ce que vous avez fait
pour moi, et vous assurer que je ne l'ai jamais oublié...
La fatigue la força de faire une pause durant laquelle
elle abandonna une de ses blanches mains au bénédictin et
l'autre au ridder.
— Mon ami, dit-elle à ce dernier, vous n'avez pu ou-
blier ce terrible jour où je fus poursuivie par deux loups;
durant cette horrible fuite, l'épuisement me força de m'ar-
rêter plusieurs fois. A la dernière de ces haltes, voyant bien
qu'il n'y avait plus d'espoir qu'en Dieu, je fis vœu de me
consacrer à son culte si j'échappais à celte affreuse mort.
Ce sacrifice était peu de chose, je portais déjà mon mal là...
Elle indiqua sa poitrine affaissée.
— Dieu m'entendit sans doute, reprit-elle, car il vous
envoya et j'échappai au danger... Vous dûtes me trouver
bien ingrate lorsque vous me vîtes refermer sur vous la
grille de l'avenue... Je souffrais autant que vous, et, cachée
derrière un arbre, je vous regardai partir...
Une rougeur légère colora les joues de la mourante, et
elle continua :
— Mais songez-y, j'avais un vœu à accomplir, et ne va-
lait-il pas mieux éviter une scène douloureuse?... Et puis
vous m'eussiez vue dépérissant chaque jour... cela vous
eût fait bien mal..., tandis qu'ainsi, tout d'un coup...
La voix de la malade devint si faible, que le ridder, con-
tenant ses sanglots, dut approcher son oreille pour enten-
dre.
— Mon frère, dit-elle, s'opposa à l'accomplissement de
mou vœu tant qu'il crut mon mal curable, mais lorsqu'il
vit que nulle puissance humaine ne pouvait me sauver, il
pensa comme moi qu'il valait mieux pour vous renoncer à
un projet qui n'eût mis qu'une morte dans votre couche
nuptiale. Votre bonheur m'était trop cher pour le sacrifier
à la joie d'èlre votre épouse un instant...
Les sanglots du ridder soulevèrent sa poitrine puissante
et bondirent hors de sa gorge. Deux grosses larmes rou-
laient sur les joues de Jean de mon Mirel, qui essayait
vainement de prier.
— Si vous pleurez ainsi, murmura Jeanne en essnvanl
MUSÉE DES FAMILLES.
89
de leur presser les maiDS, vous allez me rendre faible pour
mourir. Soyez homme, ridder !
Elle dut s'arrêter, oppressée qu'elle était par l'approche
de la mort.
— J'avais encore bien des choses à vous dire..., 6t-elle,
mais il n'est plus temps, mon ami... Voici mon reliquaire
qui pend sur ma poitrine..., c'est un médaillon qui me
vient de ma sainte mère que je vais rejoindre...; il contient
un morceau delà vraie croix, et fut rapporté de Palestine
par un de nos ancêtres... Quand je serai morte, ridder...,
dans un instant, vous le prendrez... C'est ce que j'ai de plus
précieux...; portez-le en souvenir de moi... Adieu, mon
frère; vous qui êtes fortd'àme..., consolez-le... Vous prie-
rez Dieu pour moi... Adieu, ridder..., adieu, mon ami...;
mon avant-dernière pensée est pour vous..., et l'autre...
pour... pour Dieu !...
Elle se tut et ferma les yeux. Quelques instants après,
son frère et le ridder, inquiets de ne plus l'entendre parler
et respirer, levèrent les yeux vers elle, tout était uni. La
première abbesse de l'abbaye du Verger était morte le jour
même de l'inauguration du couvent. On en choisit une au-
tre parmi les nobles dames qui composaient le nouveau
monastère. Jeanne fut inhumée dans la chapelle de l'ab-
baye. Sa statue sépulcrale se voit encore aujourd'hui en-
foncée en terre jusqu'à la ceinture, devant le cabaret du
Pot qui mousse. Chaque enfant passant par là lui jette une
pierre sans trop savoir pourquoi. Mais leurs grands-pères
leur ont souvent conté leurs exploits durant la Révolution,
et ces enfants, fiers aujourd'hui d'avoir un maître d'école
qui leur enseigne les principes de l'égalité absolue, crèvent
les yeux de Jeanne de mon Mirel parce que ce fut une châ-
telaine.
Jean de mon Mirel mourut, dans un âge fort avancé,
prieur de l'abbaye d'Enchin. Il avait abandonné ses biens
et ses titres à un parent rapproché, qui continua jusque
sous Louis XV la race des margraves des Claires. Con-
trairement aux règles du monastère, son corps fut trans- (
porté à l'abbaye du Verger, à côté de celui de Jeanne. Les'
démolisseurs de 93 ont posé face contre terre sa pierre sé-
pulcrale, et en ont fait un banc où viennent s'asseoir les
ivrognes du Pot qui mousse.
Il exista longtemps à l'armée de François I«» un brave
capitaine surnommé le capitaine Sombre, sans doute à
cause de la mélancolie profonde que l'on remarquait sur
ses traits. Il avait pour varlet un homme rude et farouche,
parlant fort mal le français, et que l'on connaissait sous le
nom peu harmonieux de Van-Hoèk. Le capitaine Sombre
mourut sur le champ de bataille en vrai gentilhomme. Le
chirurgien qui vint s'assurer de sa mort trouva sur sa
poitrine un reliquaire en argent, contenant un morceau de
bois qu'on supposa être du bois de la vraie croix. Cette
relique fut déposée dans une église des frontières , où elle
est encore.
C. HirroLYTE CASTILLE.
Les luups vl les cLiens du ridder.
DÉCEMBKB 184à.
— 12 — TREIZIEME VCLUMB.
90
LECTURES DU SOIR.
ÉTUDES RELIGIEUSES.
VIXGT-QLATRE HEURES A LA TRAPPE DE BELLEFON'TAIKE.
BnToi. Grande nooTelle! Sacre d'utf abbé. ArriTéf i la Trappe. La ré-
ception. Le silence éternel. Le père JJarie-Berojrd. Visue du cou-
Tent. La cour. Les clolires. Le cimetière. Mort et funérailles du
trappiste. Le chapitre des Coulpes- Le réfectoire. Le dortoir. L'of-
fice de nuit. Le Salve, Regina Les ateliers et le travail. Bonheur
et santé des trappistes. Erreurs et préjuges. Paysage. La voilure de
monseigneur ! Les cent vingt moines. L'histoire du comte de la
Forit-Divonne.
A MADAHE LA MARQl'ISE DE MaLESTROIT DE BrCC,
AU CHATEAU DE LA NOE.
Paris, 2S novembre I84S.
Madame,
Lorsque assis à votre noble foyer, où rayoDDent toutes
les vertus et toutes les gloires bretonnes, oii sourient tou-
tes les grâces et toutes les distinctions françaises, je vous
ai raconté mon pèlerinage du mois dernier à la Trappe de
Bellefontaine, j'avais (pardonnez-moi cette franchise) Pes-
prit disirait par mille sentiments, dont le plus vif était ma
reconnaissance pourvotrecharmante hospitalité. D'ailleurs,
le moven de ramener intérieurement, sur l'étroit horizon de
mes souvenirs, mes yeux éblouis par ce panorama de dix
lieues qu'on embrasse de la colonnade grecque de votre châ-
teau? Néanmoins vous avez alors écouté mon récit avec une
attention si profonde et si flatteuse, qu'au moment de le
compléter aujourd'hui à tête reposée, — sans autre horizon
que ce coin de ciel parisien qui tient dans un carreau de
fenêtre, sans autre diversion que ce bruit de cent mille
voitures auquel on s'habitue comme vos meuniers au tictac
de leur moulin, — je me fais, madame, un devoir précieux
de vous dédier le 1 J;'eau dont vous avez agréé l'esquisse.
J'avais déjà vu Id* ■ rappe de Bellefontaine en des circon-
stances trop chèrement douloureuses pour être livrées au
public. Vous savez que mon plus intime ami d'enfance,
esprit éminent et cœur généreux s'il en fut, repose dans le
cimetière de ce couvent, enveloppé de la robe blanche des
frères de chœur, et couvert de la petite croix noire qui
confond tous les citoyens de cette république sacrée. En-
core agité de ces émotions impérissables, je dinais. le di-
manche 2ti octobre, chez M""» la marquise de la Bretèche,
— en ce château du Couboureau, non moins célèbre par sa
gracieuse hospitalité, que par ses perspectives rivales de
celles de Clisson, — lorsqu'on m'annonça que le sacre du
nouvel abbé de la Trappe, fixé d'abord au 12 novembre,
aurait lieu le surlendemain, 28 octobre. Je savais que cet
abbé était un personnage arraché volontairement au grand
monde, qu'tin iniérèt mystérieux s'attachait à sa naissance,
à son histoire et à son élection même... Je savais enfin
qu'une consécration abbatiale est la plus curieuse et la plus
rare cérémonie qui se puisse voir en France au dix-neu-
vième siècle... Je résolus donc de me trouver, à tout prix,
le Î7 octobre, à Bellefontaine, avant larnvée de l'évèque
d'Angers, dont la réception ne serait pas le moindre épi-
sode de la fête. Je voulais aussi étudier à fond, pour nos
lecteurs, ce fameux ordre de la Trapf>€ , sur lequel on n'a
jamais donné que des détails faux ou incomplets.
Je partis le soir même pour Mortagne, après avoir salué
dans l'ombre la colonne mutilée de Torfou. Au lieu de
gratter sur ce monument les noms ineffaçables de Bon-
champs, de Charette, de Lescure et d'EIbée, pourquoi n'y
avoir pas ajouté le nom de Rléber, ce glorieux vaincu des
géants vendéens? Il est temps d'écrire enfin cette grande
histoire de l'Ouest autrement qu'avec les petites passions
contemporaines! A Mortagne, la Sèvre me déroba ses
charmes sous un impénétrable brouillard. En vain le soleil
essaya de venir à mon aide , la jolie nvière refusa obstiné-
ment de lever son voile. Je ne fis que traverser Cbollet, et
j'arrivai, le 27, à trois heures, au monastère de Bellefon-
taine.
Il est situé à deux lieues de Beaupréau, près de cette
fameuse lande de Bégrolle, où tant de Vendéens tombèrent
le 16 octobre 1793, à côté de MM. d'EIbée et de Bonchamps
blessés à mort. Grâce au labeur infatigable des moines, cette
lande inculte, inondée de sang, se couvre aujourd'hui de
moissons dorées. Et peut-être, dit M. Muret, la charrue du
trappiste heurte encore des débris d'armes et des osse-
ments de soldats. Le religieux prie alors pour ces chrétiens
inconnus, sans se demander s'ils étaient blancs ou bleus.
Ce touchant spectacle de la prière dans le travail, en pleine
campagne, frappe inévitablement le voyageur, aux appro-
ches du couvent. Les frères convers sont épars dans les
champs, courbés sous leurs épais frocs bruns, maniant la
pioche, le soc ou la faucille, et arrosant la terre de leurs
sueurs fécondes. Tout à coup la cloche de l'église sonne.
A cette voix du ciel, les moines se redressent, les bras s'ar-
rêtent, les instruments tombent, et les cœurs s'élèvent à
Dieu. Ces muettes invocations se renouvellent d'heure en
heure.
Le voyageur se sent déjà transporté loin de notre siècle
et de notre monde ; mais c'est bien autre chose lorsqu'il
franchit le portail de l'abbaye! Il entre alors de plain-pied
dans le moyen âge, et toutes les merveilles de l'ancienne
foi revivent à ses yeux.
Une foule d'invités et de curieux affluant ce jnur-là au
couvent, la cérémonie de la réception était supprimée.
Voici en quoi elle consiste : Tout homme (1 ) qui se présente
à la Trappe, clerc ou laïque, prince ou mendiant, croyantou
impie, est accueilli, nourri et logé pendant trois jours. Le
portier le salue du nom de frère, sans lui demander qui il
est ni d'où il vient ; il le débarrasse de son bagage et de son
bâton de pèlerin, et se prosterne devant lui sur les mains
en implorant sa bénédiction. Puis il le conduit dans la salle
de réception, où les deux frères de semaine, sans lui adres-
ser la parole, tombent aussi à se5 pieds, le front contre
terre. Ceux-ci le conduisent à la chapelle, y font une prière
mentale, le ramènent à la salle de réception, lui lisent un
passage de l'Imitation de Jésus-Christ, et le confient au
père hôtelier qui, seul avec les portiers et l'abbé, rompt
l'éternel silence du cloître. Il offre d'abord aux étrangers
l'ordinaire de l'hôtellerie: des légumes, des œufs, des
fruits et du vin, modeste mais excellent repas, toujours
servi à tous, et souvent des mains de l'hôtelier même ; après
quoi il se met à leurs ordres pour la visite du courent.
(I) Les femmei d« «ont admiiei 1 la Trappe que lorsqu'on j con-
lacre une nourelle église. Mais en dehors du courent, b cturité àti
rdigieui ne dijtioguc ro<<ii '?> seici.
MUSÉE DES FAMILLES.
91
Le père Sfarie-Bernard, hôtelier de Bellefontaine, est un
type accompli de lionne grâce et de Itienveillance, d'es-
prit et de distinction. Dans son fia sourire, dans ses belles
manières et dans son aimable conversation, on reconnaît à
la fois l'homme de mérite et l'homme du monde. Ami intime
de celui que nous pleurions, il m'a comblé de prévenances
que je n'oublierai jamais. Ne pouvant me loger à l'hôtelle-
rie, déjà pleine de prêtres des environs, son premier soin
futde mettre à ma disposition la maisonnette du garde, où
je trouvai un bon lit de plume, quatre murs blanchis
avec soin, une belle Vierge dorée dans sa niche, et une pe-
tite fenêtre au soleil levant.
Après avoir pris possession de ce gîte, je me hâtai de
visiter le monastère, avant qu'il fût encombré parla foule.
L'hôtellerie, qui est près du portail, se compose de la salle
de réception, d'une salle à manger, et de quelques cham-
bres pour les voyageurs. Toutes ces pièces sont blanchies
à la chaux, garnies de simples meubles, de chaises de
paille, et ornées de gravures et d'inscriptions religieuses.
La table commune, disposée eu fer à cheval, peut recevoir
trente ou quarante convives. Une pancarte, affichée au-
dessus, invite les étrangers à ne s'adresser qu'au père hô-
telier, tout autre religieux ne pouvant leur répoudre ; à
garder eux-mêmes le silence dans l'église, au réfectoire,
au dortoir, au chapitre, à la cuisine et dans les cloîtres ; à
ne point chercher à voir, à ne pas même reconnaître les
amis ou les parents qu'ils auraient dans le monastère.
Ce renoncement des trappistes à leur propre famille est
sans doute leur plus cruel sacrifice. Toutes les lettres qu'on
leur adresse sont ouvertes par l'abbé, qui les confisque ou
les leur remet, suivant qu'il le juge à propos. Lorsque l'un
d'eux a perdu son père ou sa mère, s'il est assez fort pour
étouffer cette douleur, on lui annonce à part la fatale nou-
velle ; si l'on se défie de son courage, la communauté réunie
au chapitre apprend qu'un frère vient de perdre un de ses
parents. L'orphelin, dit la règle, évite ainsi une distraction
fâcheuse, et tous prient pour le mort sans savoir son nom.
De la porte de l'hôtellerie, on embrasse la cour du mo-
nastère, dont l'aspect est tout à fait celui d'une grande
ferme. Les écuries sont à gauche, les remises et les granges
à droite ; au milieu, les meules de paille et de foin ; dans le
fond, les ateliers de forge, de menuiserie, de charpente, etc.
Car les trappistes fabriquent eux-mêmes tous les objets
qu'ils emploient. Mais l'agriculture est leur état et leur
travail essentiel, et personne n'en pousse aussi loin qu'eux
la perfection. On voit les uns toucher les bœufs ou les va-
ches, les autres préparer leur nourriture et leur litière,
ceux-ci conduire la charrue, ceux-là ployer sous le faix des
récoltes, d'autres surveiller la basse-cour, d'autres le jar-
din, d'autres le bois; — tout cela avec une ardeur et une ac-
tivité qui ne se reposent que dans la prière, au milieu d'un
silence à peine interrompu par quelques signes à la ma-
nière des sourds-muets ; — et tout cela encore pour héber-
ger et nourrir chaque année des centaines de voyageurs et
des milliers d'indigents. Car chaque trappiste ne dépense
personnelleraentqu'environcentquarante francs par année!
Que diraient, à cette vue, les badauds qui, sur la foi de
Rabelais, se figurent tous les moines comme des fainéants
égoïstes et intempérants?
De la cour, l'hôtelier me conduisit dans les cloîtres,
longues galeries cintrées qui servent aux processions, aux
méditations particulières et aux lectures publiques. Ils
forment un carré autour du cimetière, qui doit être le cen-
tre et pour ainsi dire le salon du couvent. Les yeux et les
pas y aboutissent de tous les points : de la chapelle, du
chapitre, du réfectoire, du dortoir, etc. C'est que toutes les
|)Pnscc8 et tous les vœux des trappistes y aboutissent éga-
lement. Ces hommfs-là n'existent qu'en vue de la mort.
Jeunes et vieux fiassent une partie du jour à contempler la
fosse où ils aspirent. Ce cimetière est vériLiblement le
charnp du Seigneur, comme disent les Allemands. Ces
rangs de tomi)es vertes sont bien des sillons disposés
pour une moisson prochaine. I^s corps y germent dans la
corruption pour en sortir incorruptibles. Pas d'autre orne-
ment que l'épais gazon, de petites croix noires, et des in-
scriptions comme celle-ci, qui m'est chère entre toutes :
Ici repose le père Pierre- Marie- Bernardin , décédé le...,
d'âge trente- trois ans, de profession un jour. Dans la
mort comme dans la vie, le nom de la famille et du monde
disparaît. A côté de cette tombe de mon ami, la dernière
fermée, s'ouvrait la fosse, toujours béante, qui attend le
premier qu'appellera le Seigneur. C'est surtout au bord de
cette fosse que viennent méjditer les trappistes, et voilà ce
qui a fait dire à tort qu'ils creusaient chaque jour leur
tombe. Ils ne se disent point non plus entre eux : Frère, il
faut mourir, puisqu'ils ne se parlent jamais. Cette allocu-
tion appartenait à des frères du bien-mourir.
J'ai vu la mort d'un trappiste, ce spectacle si envié par
M. de Chaleaubriaud ! Voici ce que j'ai remarqué à travers
mes larmes et ce que raon émotion a laissé dans ma mé-
moire. Après avoir reçu à l'infirmerie tous les secours de
la science et de la chanté (1), le mourant est revêtu de son
habit religieux, porté dans le chœur de l'église, étendu sur
un lit de paille et de cendre, les yeux tournés vers le
saint-sacrement. Tous les frères s'agenouillent autour de
lui, et psalmodient les prières des agonisants. Ensuite,
cet homme muet depuis si longtemps prend la parole au
bord de la tombe, et tandis que la cloche tinte sa dernière
heure, élevant avec effort « une voix qui résonne déjà en-
tre ses ossements ■», il appelle ses égaux et ses supérieurs
à la pénitence, il leur montre, du seuil de l'éternité, le
néant de cette vie; il leur enseigne enfin à mourir comme
lui-même, heureux de quitter la terre d'exil pour la véri-
table patrie. Quand ses compagnons ont ainsi recueilli son
dernier sou|)ir, ils lui ferment les yeux, mais ils ne le
quittent pas. Ils restent un jour et une nuit près de son
corps, récitant à deux chœurs ces lamentables psaumes
dont les cris douloureux se marient si bien à l'écho des
voûtes saintes, au demi-jour de la lampe funèbre, et aux
visions qui surgissent autour d'un cadavre. L'heure des
obsè{|ues arrivée, le mort est replacé dans la chapplle,
ayant son froc blanc pour tout linceul, la tête rasée, hors
du capuchon, les pieds nus sur les dalles, une croix de
bois entre les mains. Il demeure ainsi pendant tout le ser-
vice, dont on se figure la terrible solennité; puis, quatre
religieux l'emportent sur leurs bras, et les autres le suivent
jusqu'à la tombe ouverte au cimetière. Là, si le mort était
prêtre, on lui met une élole par-dessus son froc, et d;ins ce
froc, pour toute bière, on l'inhume après de longues orai-
sons. A ce moment du dernier adieu, tous les frères, en
même temps et trois fois de suite, se jettent la face contre
terre, dans la rosée, dans la neige ou dans la fange, en
(l) C'est une grande erreur de croire que les trappistes méprisent
la santé au point de laisser les malades awi secours. AfFraiirhls des
rigueurs de la réiile, ceux-ci roçoiveni au coniraire, jusqu'au dernier
moment, les soins les plus éclairés et les plus délicats. Il y a des mé-
decins du premier mérite dans toutes les maisons de l'Ordre, notam-
ment à la Trappe du Pcrchi», où s'est retiré l'un des plus célèbres
docteurs de Paris. Les pauvres en savent quelque chose à dix lieueS
à la ronde. La règle s'adoucit pour les trappistes mabdes, non-seule-
ment jusqu'à leur permettre toute espèce de nourriture, excepté les
friandises, mais jusqu'à les autoriser à causer avoc I inGrmier dans un
parloir attenant à l'inOrmerie, et jusqu'à recommander â ce dernier
de soigner son frère soudrant, comme si c'était Jésus-Christ.
92
LECTURES DU SOIR.
criant d'une seule et forte voix : Domine, miserere super
peccatore! (Seigneur, ayez pitié du pécheur !) Après quoi,
l'un d'eux ouvre une fosse nouvelle, tandis que les autres
comblent celle du défunt. — Jamais je n'avais senti à ce
point la vanité de la dépouille humaine ! Quand la terre
tombe sur une bière, elle jette encore un bruit sourd, der-
nière apparence de vie. Ici la terre tombe sans bruit sur ce
corps enveloppé de laine. On cesse de l'entendre en même
temps qu'on cesse de le voir... Il s'engloutit dans l'éter-
nité, comme une pierre dans l'eau. C'est le néant dans
tout son néant !
Il n'y a qu'un pas du cimetière au chapitre. Dans cette
vaste salle aux murs blancs garnis d'inscriptions, au long
banc circulaire, avec un pupitre au milieu, les frères se
réunissent chaque jour pour se proclamer, c'est-à-dire
pour se confesser à haute voix. C'est ce qu'on appelle le
chapitre des coulpes. Et chacun dénonce ici, non-seule-
ment ses fautes, mais encore celles d'autrui ; et quelles
fautes, s'il vous plaît? d'être resté une minute de trop au
chauffoir, d'avoir croisé ses jambes ou appuyé ses coudes
sur ses genoux, ou adossé ses épaules au mur, d'avoir
laissé choir ses outils ou de s'être blessé en travaillant.
Cette solidarité des coulpes est le nerf de la discipline.
Tout frère proclamé doit remercier son accusateur et prier
pour lui jusqu'au soir. Si l'accusateur s'est mépris, il fait à
deux genoux réparation à l'accusé. Toute cette cérémonie
est, du reste, fort curieuse. D'abord, les religieux se pro-
sternent tous ensemble; puis, chacun vient à son tour sur
le tapis, se prosterne de nouveau, se confesse publique-
ment, reçoit à genoux une pénitence de l'abbé, et se retire,
à moins qu'on ne le proclame. Si, dans ce cas, il protestait
par un seul geste, fùt-il accusé à tort, toute la commu-
nauté s'humilierait jusqu'à terre pour expier tant d'or-
gueil !
C'est aussi au chapitre qu'a lieu chaque samedi le lave-
ment des pieds. Deux religieux, à tour de rôle, rendent cet
humble office à tous les autres. Ils arrivent ceints d'un
linge blanc, le bassin d'une main et la cruche de l'autre.
Ils commencent par l'abbé, et continuent, selon l'ancien-
neté de profession, jusqu'au dernier frère, celui-ci versant
l'eau, celui-là essuyant les pieds, et tous deux saluant et
salués avant et après l'opération. Pendant ce temps-là, la
communauté chante en chœur le récit évaugélique du la-
vement des pieds des apôtres par Jésus-Christ. Cette scène
et ce chant sont une admirable représentation de la charité
chrétienne.
On n'est admis au dîner des trappistes, leur seul repas,
que par une insigne et rare faveur. Toute l'austérité de leur
vie se résume dans ce tableau saisissant. Une chaire et un
crucifix, trois rangées de tables et de bancs grossiers, des
cruches de terre, des écuelles et des cuillers de bois, voilà
tout leur réfectoire ; — une lecture édifiante, des légumes
cuits au sel, jamais de viande, ni de poisson, ni d'oeufs, ni
de beurre, ni d'épices, ni de vin (1), huit onces de pain
bis, quelques fruits, du lait et de l'eau, voilà toute leur ré-
fection. Pendant une partie de l'année, ils y ajoutent, le
soir, quatre, onces de pain. L'alibé mange à part, mais
comme les autres. Sa table occupe le haut bout; celles des
frères de chœur longent les murs latéraux ; celle des frères
convers est au milieu. De longues psalmodies à deux
chœurs ouvrent et ferment le repas. Tant qu il dure, les
religieux tiennent leur capucc rabattu et lcur.= yeux bais-
sés comme pour un acte honteux. De temps en temps,
l'abbé sonne, le lecteur se lait, tout mouvement et tout
(I) La viande, le sucre el le vin ne sont lolùrés qu'à l'infirmerie
comme remëUes.
bruit cesse, et chacun réprime par une oraison l'aiguillon
de l'appétit. Quelquefois un frère va quêter à genoux sa
nourriture ; un autre, souvent une tête blanche, baise suc-
cessivement les pieds de tout le monde ; un troisième se
tient la face contre terre devant l'abbé, jusqu'à ce que ce-
lui-ci le relève. Mais ces pénitences sont assez rares. Lors-
qu'un hôte est admis au dîner des trappistes, le supérieur
lui donne à laver à l'entrée de la salle. On m'a dit que des
crânes et des ossements humains étaient peints à fresque
sur les murs du réfectoire de Mortagne. Au fait, Méhul pla-
çait bien une tète de mort sur son piano pour exalter sa
verve, et les Égyptiens d'autrefois mangeaient bien autour
d'un cadavre...
Après avoir donné presque tout le jour au travail et au
jeûne, les trappistes donnent presque toute la nuit à la
prière, surtout les frères de cha'ur. En toute saison, ils se
couchent de sept à huit heures, et se lèvent de minuit à
une heure et demie, suivant la solennité du lendemain.
Leurs lits, cercueils anticipés, se composent d'une planche
nue, d'un traversin de paille, et d'un rideau de séparation,
car ils n'ont plus de cellules. Il va sans dire qu'ils dorment
tout habillés. Relevés à l'heure indiquée ci-dessus, ils tra-
versent leurs cloîtres comme des fantômes au plus profond
de la nuit; ils se rangent dans leur chapelle éclairée d'une
seule lampe comme un tombeau; et tandis que le monde
entier dort et pèche, tandis que la natureelle-même repose,
ils continuent l'hymne de la nature à Dieu, ils veillent et
prient pour le monde entier.
Cet office nocturne à la Trappe est d'un effet musical et
religieux dont toute la magie du plus grand opéra, dont
toutes les solennités d'une cathédrale ne sauraient donner
l'idée... Éveillé par ces voix fortes et graves qui remplis-
sent tout le monastère et dominent le silence universel,
l'étranger tressaille à l'hôtellerie dans son lit moelleux, et
se demande s'il est au ciel ou sur la terre, s'il entend des
anges ou des hommes... Les paroles et les airs de ces
hymnes catholiques sont si admirables et si divinement
appropriés à l'heure !... Profana dum silentloca, divitia
templa personent ! Ce sont alternativement des éclats d'al-
légresse et des lamentations déchirantes, des élans d'actions
de grâces et des cris de miséricorde, des accents inouïs de
repentir, d'amour et d'adoration, toutes les merveilles de
l'ancien Testament el tous les miracles du nouveau. Figurez-
vous de tels chants, à une heure du matin, sous les sombres
arceaux du sanctuaire, aux pâles reQels de la lampe et des
ornements de l'autel, dans la bouche de cent vingt moines,
en robes noires et blanches, tour à tour debout et immo-
biles, à genoux et le front sur les dalles, jusqu'au moment
où les premières clartés de l'aurore arrivent à ce poétique
appel des laudes : Ecce jam noctis tenuatur umbra, lucis
aurora rutilans coruscat !
L'office de nuit linit à quatre heures. Le reste de la jour
née se partage entre la méditation, la prière et le travail,
lequel est toujours de cinq à six heures au moins (1). A
sept heures du soir, a lieu le fameux Salre, liegina.
Les hôtes qui ne pourraient assister à Toflicc de nuit, se
le rcpréscnteroiil d'après le Salve, /îf^i/ia, chanté aux der-
niers rayons d'un jour d'automne ou de printemps, par
toutes les voix dos moines réunies en une seule voix , et
sur un crescemlo qui devient une clameur sublime à ces
paroles : Ad teclamamus, exulcs filii Ecœ..., gementcs et
llentcs in hac lacrtjmarum valle ! (Nous crions vers vous,
Marie, enfants d'Eve, exilés et gémissant dans cette vallée
de larmes ! ) La Sainte Vierge est la reine el la patronne
(i) Pendant l'élé. Il y a sept heures de travail au lieu de cinq, cl
pondant les moissons davantage encore.
MUSÉE DES FAMILLES.
93
des trappistes, l'amour céleste de ces cœurs déshérités des
terrestres amours. On ne saurait croire tout ce qu'ils met-
tent de passion brûlante et de langueur douloureuse dans
cette invocation du Salve, Regina. Ce n'est pas seulement
un chant, c'est une pantomime des plus expressives : gé-
missements tirés du fond des enlraiiles, exclamations à
briser la voûte du temple, et puis interruptions mornes et
silences accablés, prostrations soudaines jusqu'à terre, et
supplications étouffées par les sanglots... J'ai remarqué là
une voix de coryphée qui surpasse en force et en douceur
tout ce que j'ai ouï sur les théâtres.
J'écoutais encore ce chant du Salve, que déjà les frères
avaient disparu dans l'ombre. Bientôt je les entendis psal-
modier au chapitre le Miserere. Abattus tous ensemble
comme par la foudre, au signal du supérieur, ils restent
ainsi durant tout le psaume. Puis, à un second signal, ils
se relèvent dans leurs frocs blancs, et l'on dirait des res-
suscites dans leurs suaires. Alors chacun d'eux vase metire
à genoux devant l'abbé, en reçoit l'eau purifiante et gagne
la planche de son lit.
Je terminai mon exploration du couvent par la visite aux
ateliers, à la forge, où se fabriquent tous les outils, à la me-
nuiserie, où se confectionnent tous les meubles, à la cuisine
et à la boulangerie, qui nourrissent le pauvre et le pèlerin,
à la laiterie, connue des hôles par des fromages délicieux,
à l'imprimerie, où, trop pauvres pour acheter des presses,
les religieux composent leurs livres de chœur avec des ca-
ractères volants. J'admirai à la bibliothèque plusieurs de
ces livres, et des manuscrits dignes du moyen âge, ran-
gés avec plusieurs milliers de volumes de théologie, d'his-
toire et de haute littérature.
J'ai déjà dit que, sauf quelques exceptions de rigueur,
le trappiste ne parle à ses frères qu'en mourant, pour les
inviter à le suivre. Cet éternel silence est observé jusque
dans le travail le plus actif. Les religieux se rendent aux
ateliers processionnellement, leurs outils sous le bras, com-
mencent leur tâche au signal du directeur, la suspendent et
la finissent de même, et n'échangent que des signes rares
et rapides. Ces exercices seraient représentés assez exacte-
ment par ceux d'un régiment bien discipliné.
Après le tableau d'une vie si laborieuse et si austère, qui ne
se figurerait les trappistes comme autant de spectres livides
et décharnés? Il n'en est rien cependant. Les passions et le
luxe font plus de victimes dans le monde qu'ici la conti-
nence et les privations. La plupart des visages de la Trappe
sont maigres, il est vrai, mais sains et vigoureux. Ceux
des vieillards, et même des octogénaires, brillent surtout
d'un éclat vermeil. Les maladies et les morts précoces sont
chez eux assez rares. Les exemples de longévité y sont
très-fréquents au contraire. Toutes les épidémies, et le cho-
léra lui-même, les ont respectés. Enfin, dans aucune réu-
nion d'hommes, la mortalité n'est aussi faible qu'à la
Trappe. Tant il est vrai que la paix de l'âme est la première
santé du corps, que les besoins sont toujours en rapport
avec les désirs, et que la régularité dans la vie la plus dure
est préférable au désordre dans la plus douce existence.
Après tout, ces maximes d'hygiène et de morale n'ont rien
de nouveau. Le christianisme n'a fait que diviniser ici les
humaines doctrines de Lycurgue et de Pythagore.
C'est encore une erreur de voir dans les trappistes de
grands coupables entraînés d'une fougue à une autre, des
excès mondains à une pénitence sauvage.
D'abord , malgré toutes leurs austérités, les trappistes
n'ont rien de fougueux ou de sauvage ni dans le fond, ni
dans la forme. Ils résolvent le problème de se montrer so-
ciables même en dehors de la société et jusqu'au milieu du
silence. Un sourire fraternel anime tous leurs signes entre
eux, et ce sourire prend une mansuétude infinie, si leurs
signes s'adressent à un étranger, par exemple, à un voya-
geur qui les interroge sur son chemin. Sauf la parole et le
bruit, ce sont les travailleurs les plus heureux et les plus
délibérés qu'on puisse voir. L'expression dominante de
leur physionomie est le calme intérieur, le dévouement à
tous et l'amour de leur état... On a, du reste, remarqué de
tout temps que les règles les plus sévères sont celles qui atta-
chent le plus fortement les religieux, en les séparant irré-
vocablement du monde. Les termes moyens n'engendrent
que des résultats médiocres. Dans leurs rapports conti-
nuels avec les pauvres, les malades et les pèlerins, les
trappistes sont, en la personne de leurs hôteliers et de
leurs aumôniers, tout ce qu'on peut imaginer de plus
aimable et de plus aflectueux. Convaincus, suivant le grand
principe de la solidarité chrétienne, qu'ils font pénitence
pour les gens du siècle, ils comblent ceu.x-ci de toutes les
aises et de toutes les douceurs dont ils se privent eux-
mêmes. Eu un mot, l'hospitalité et la charité ne tiennent
pas moins de place dans leur vie que la prière et le travail.
C'est avec ces vertus, décuplées par l'obéissance, que les
moines ont défriché et civilisé la moitié du globe, créé par
l'action ou par l'exemple toutes les communes, tousies gou-
vernements et toutes les armées. Qui oserait dire, après
une telle œuvre, qu'ils sont devenus inutiles au monde, —
quand on les voit aborder l'Afrique barbare comme ils
avaient abordé l'Europe païenne? La charrue et la chante
des trappistes de Staouéli ne feront-elles pas plus pour la
civilisation de l'Algérie française que le sabre de nos soldats
et la cupidité de nos colons ? L'histoire du passé est là pour
garantir de l'histoire de l'avenir.
Quant aux grands coupables, ils étaient nombreux à la
Trappe au temps où le diable se faisait ermite, où les cour-
tisans et les officiers de Louis XIV mouraient sous le froc,
où M"' de La Vallière finissait à la Visitation, et Rancé à la
Meilleraie, où Saint-Simon faisait des retraites avec Bos-
suet chez l'illustre réformateur. Mais aujourd'hui que le
diable meurt dans l'impénilence, les célèbres pécheurs
sont des exceptions à la Trappe. Elle est moins un port
de salut pour les naufragés qu'une arche d'abri pour les
justes. Elle se peuple surtout d'enfants du monde qui
fuient de bonne heure la contagion, de jeunes prêtres ef-
frayés dos périls du sacerdoce, et de vieillards qui veulent
terminer saintement une pieuse vie.
D'ailleurs, il n'est pas aussi facile qu'on le croit d'être
reçu trappiste. Les épreuves sont assez longues et assez
rudes pour décourager les vocations capricieuses.
L'entrée de Bellefontaine, du côté de la route, est triste
et nue ; mais la porte opposée débouche sur un paysage
qui explique le doux nom de l'abbaye. C cot un r-îviii Sir
nueux et solitaire, tapissé d'une herbe épaisse, où les bes-
tiaux beuglent de joie , et bordé d'un bosquet naissant,
déjà plein d'ombres mystérieuses. L'été, un ruisseau y ga-
zouille sur les fleurs ; l'hiver, un torrent y roule entre les
cailloux. Une chapelle de la Vierge, ouverte à tous et à
toute heure, s'élève près de cette source d'eau vive, au
centre de la fraîche Thébaïde. Un vieux pont de bois de
l'effet le plus pittoresque en est à la fois la limite et l'issue.
J'ai passé là une heure délicieuse à marcher dans les feuilles
mortes et à écouter la cloche du monastère, tandis que le
soleil disparaissait derrière les arbres dépouillés...
Lorsque je rentrai au couvent, la nuit tombait, mais un
grand mouvement animait la cour. Une foule de curieux
s'y condensait... Prêtres, laïques et paysans arrivaient en
voiture, à cheval et à pied. Les moines, silencieux et em-
94
LECTURES DU SOIR.
pressés, faisaient toutes sortes de préparatifs... L'hôtelier
m'annonça l'approche de monseigneur Angebault, l'évèijue
d'Angers, qui devait présider la cérémonie du lendemain,
et que le nouvel al)bé allait recevoir à la tète de son trou-
peau... Bientôt, en effet, le garde du cloître accourt en
criant : * La voiture de monsngneur ! »
Soudain, les cloches sonnent à grande volée, l'altbaye
semble tressaillir d'allégresse. Les moines épars disparais-
sent comme par enchantement, et reparaissent aussitôt,
défilant deux à deux, en grand costume, l'al'bé en tête,
vêtu d'une chape blanche à broderies d'or, escorté de
l'abbé-général de Mortagne, de l'abbé de la Meilleraie et de
l'abbé de StaouëTi, venu tout exprès d'Afrique. La croix et
le dais, l'encensoir et le bénitier les précèdent, portés par
cinq frères en surplis de mousseline. La procession tra-
verse toute la cour et s'arrête à l'entrée du couvent, l'abbé
récipiendaire sur le seuil, les abbés assistants à ses côtés,
et tous les moines derrière eux, sur deux lignes dont l'ex-
trémiié se perd dans l'ombre.
Admirable occasion pour juger le coup d'œil général et
les divers aspects de la communauté! J'ai déjà dit qu'il y
a cent vingt moines à Bellelontaine. Les frères de chœur,
ou pères, qui ouvraient la marche, ont la têle rase, sauf
une mince couronne au-dessus des tempes; ils portent une
robe blanche sur laquelle ils mettent une ceinture de cuir
et un scapulaire brun pour le travail ; tout cela était re-
couvert en ce moment de la robe de chœur ou coule
blanche, aux larges plis, aux manches pendantes, au ca-
puchon pareil. Les frères convers, ou travailleurs, ont la
tète rase sans couronne ; ils portent en brun tout ce que
les frères de chœur portent en blanc. Leur coule a la
forme d'un grand manteau, et reçoit le nom de chape.
Les uns et les autres ont les jambes entortillées de laine
blabche ou brune, de gros souliers aux pieds, et sur la
peau, ra'a-t-on dit, une chemise de serge, espèce de ciliée
permanent. Le costume, comme la règle, ne varie en rien
pour aucun supérieur. Les trappistes réalisent une égalité
que les plus purs républicains rêveraient à peine. Là tou-
tes les distinctions disparaissent sous le même froc, et les
noms les plus illustres sous les noms de frère Pierre ou de
frère Paul. Là le dernier paysan peut s'asseoir un demi-
siècle à côté du plus grand seigneur, sans savoir seulement
comment celui-ci s'appelait dans le monde.
Tout en contemplant ces deux files de moines blancs et
noirs, je demandai à un habitant du pnys l'histoire du
nouvel abbé. La voici dans sa simplicité touchante.
— Il y a trente-six ans, une des plus nobles familles du
Jura était dans l'allégresse. M. le comte de Laforèl-Divonne,
officier des gardes du roi, venait d'avoir un fils, un héri-
tier de sa fortune et de son nom. Tout ce qu'on peut rêver
debosheJi tiàuiain fut prédit à cet enfant. Toutes les fées
qui proiuetteut la gloire et la richesse suspendirent leurs
dons à son berceau. Le futur comte reçut une éducation
qui lui assurait la palme dans toutes les carrières... Mais
au moment m elles allaient s'ouvrir devant ses pas, il
quitta le monde et sa famille à seize ans, étouffant les rêves
paternels sous les plis d'un froc. Le comte de la Forêt
serait mort de chagrin, si Dieu ne lui eût envoyé un se-
cond fils... Il reporta toutes ses espérances sur celui-ci,
et lui donna une éducation plus brillante encore qu'au
premier; mais à seize ans aussi, cet enfant imita l'autre,
et s'ensevelit à son tour au couvent... Celle fois, M. de
Divonne mourut, j'imagine; du moins on n'entendit plus
parler de lui; et la pieuse comtesse offrit à Dieu son nom
et sa fortune éteinte, ses deux fils morts et vivants tout à la
fois.
— Et l'un de ces deux fils?... deraandai-je à mon inter-
locuteur.
— Vers le milieu de cette année, poursuivit-il, l'abbc de la
Trappe de Bellefontaine, appelé à Rome, se démit de sa
charge pour celle de procureur de l'ordre. II fallut donc
élire un nouveau supérieur. Tous les moines, spontané-
ment, jetèrent les yeux sur le frère Augustin-Marie qui,
bien qu'âgé à peine de trente-six ans, donnait depuis vingt
ans à la communauté l'exemple de toutes les vertus : l'é-
lection eut lieu le 50 juin dernier, en présence d'un notable
laïijue du pays, suivant l'usage. Au premier lourde scru-
tin, le frère Augustin-Marie eut toules les voix, moins la
sienne, unanimité bien éloquente au milieu de cent vingt
hommes qui n'avaient pu s'entendre. Mais loin de se glo-
rifier d'un tel honneur , le jeune père s'en afflige et s'en
épouvante. On sait que les abbés ont le rang, lautorilé et
les insignes des évêques. Ils étaient même plus puissants
qu'eux par le fait au temps de l'opulence des couvents. Se
voyant donc élevé ainsi au trône é|)iscopal, lui qui n'avait
quitté le monde que pour s'humilier, le frère Augustin
prie les trappistes de recommencer l'élection... Nouvelle
épreuve et nouvelle unanimité. Cette fois, l'humble élu se
jette à genoux, les raaius jointes, se traîne aux pieds de
ses frères en pleurant, et les conjure l'un après l'autre d'é-
pargner une telle charge à sa faiblesse. Mais lu troisième
épreuve confirme les deux autres, et dom Augustin se sou-
met à la volonté de Dieu. Or, au moment même où cette
scène avait lieu dans le chapitre, par un de ces rapproche-
ments dont la Providence a le secret, trois femmes arrivées
de l'autre bout de la France, pâles et tremblantes de faiigue
et d'émotion, frappaient à la porte du couvent, sans rien
soupçonner de ce qui s'y passait. Arrêtées en dehors par la
barrière infranchissable à leur sexe, elles annoncent au
portier qu'elles sont la mère et les deux sœurs du frère Au-
gustin-Marie, que l'une ne l'a pas vu depuis vingt ans,
que les autres ne l'ont jamais vu, et qu'elles le supplient de
venir les embrasser. Si le trouble des trois pèlerines était
déjà difficile à décrire, comment raconter ce qu'elles de-
vinrent, en apprenant que leur fils et leur frère était abbé
depuis cinq minutes!... Toutes les trois tombèrent à ge-
noux, n'ayant que la force de lever les mains au ciel..., et
dom Augustin les trouva noyées de larmes lorsqu'il vint
les relever en les embrassant. Il comprit sans doute alors
que pour supporter de telles émotions, ce n'était pas trop
de toutes les vertus abbatiales!...
— Mais enfin, ce père Augustin? ra'écrlai-je, attendri
moi-même; ce comte de la Forèt-Divonne?...
— Est devant vous, à la tête de la communauté, dit
mon interlocuteur en me montrant le nouveau supérieur de
Bellefontaine.
— Et son frère cadet?...
— Est devant vous aussi, au dernier rang des moines de
chœur. Ces deux transfuges du monde suivent le même
chemin dans la solitude. L'un ouvre la marrhe, l'autre la
ferme, et tous deux se portent envie : l'abbc au frère de
chœur, parce que celui-ci est le dernier sur la terre ; le
cadet à l'aîné , parce que celui-ci arrivera le premier au
ciel...
Je cherchais à distinguer dans l'ombre les deux visage.s
fraternels , lorsque des pas de chevaux ébranlèrent la
roule, un grand bruit se fil dans la cour, les cloches redou-
blèrent leurs volées, et tous les religieux se prosternèrent...
L'équipage de l'évêque venait de s'arrêter devant le
portail.
PITRE-CHEVAUER.
{La fin au prochain numéro.)
MUSÉE DES FAMILLES
95
(du 12 NOVEMBRE AU 12 DÉCEMBRE.)
L'élofçe de f jrrey. — Ferncy-Voltaire. — Le manteau du comte Roy. — Lei voleurs Tolés. — Le club da cercueil. — Un roman en action. —
Le« loteries. — Les étreones. — L'architecture amusante. — Les métiers parisiens. — La Séance acDuelle de i'Academie. — Une uouTcUe
i laquelle Mercure prend le plus vif intérêt.
L'événement académique de ce mois
est l'éloge de Larrey, le fameux médecin
des armées impériales, prononcé par
M. Parisel à l'Académie de médecine.
Cet éloge est tout simplement un chef-
d'œuvre. L'on n'écrit et l'on ne dit pas
mieux à l'Académie française : nous re-
grettons d'arriver trop tard pour citer le
discours de M. Pariset que tout le monde
en Europe sait déjà par coeur.
— M. Griolel, le célèbre député -ma-
nufacturier de Paris, vient de sauver, en
rachetant à haut prix, le domaine de Fer
ney-Voltaire. Ceci prouve qu'il y a des
négociants qui ont le sentiment des arts,
et cette action de M. Griolet compense
bien des niaiseries et bien des cruautés du
vandalisme industriel .'
— Voici le contraste frappant de la
générosité de M. Griolet : des voleurs ,
introduits chez M. le comte Roy, pair de
France, et le plus riche propriétaire du
royaume , ont enlevé son manteau brodé
d'or, ne trouvant rien autre chose à pren-
dre. Or, jugez de la mystification de ces
voleurs, lorsqu'ils ont vu que l'or du
manteau de M. le comte était de faux or!
— Chacun est original à sa manière, l'o-
riginalité des Anglais vaut bien celle de M.
Roy. Il existe à Londres (West-House),
un Co/]^f»-c/uè (Club du cercueil ). Moyen-
nant une cotisation hebdomadaire, cha-
que aflSIié reçoit une belle et bonne bière
qu'il garde précieusement chez" lui. Un
de ces messieurs, ayant fait son lit de
la sienne , ne s'en est séparé qu'avec le
plus grand regret, au profit d'un con-
frère qui en avait besoin pour aller dans
l'autre monde.
— Il est décidé que Mercure sera cos-
mopolite aujourd'hui ; après les excen-
tricités françaises et anglaises , voici
une fantaisie moscovite qui est un ro-
man complet. Il y avait le mois dernier
une comtesse russe, célèbre par sa nais-
sance, par son esprit, par sa fortune et
par sa beauté. Fille de la maison prin-
cière des Palhen et veuve du comte de
Somaïlof , elle remarqua dans la foule de
ses courtisans un jeune homme sans for-
tune et sans nom , mais que son mérite
et sa distinction personnels faisaient aux
yeux de la noble dame l'égal des plus
grands seigneurs. C'était M. A. Perry ,
docteur médecin .d'une famille honorable
de Bordeaux. A l'amour qu'il osait à
peine exprimer, M°"de Somaïlof répon-
dit : — Non-seulement je vous aime ,
mais voici ma main , ma puissance et mes
millions, si vous voulez me permettre de
m'appeler M"' Perry! — Le docteur crut
d'abord rêver; — mais il fallut bien croire
ses yeux et ses oreilles. Et comment dou-
ter d'une passion capable de dominer
ainsi le préjugé? — Les fiançailles furent
arrêtées en Italie, et chacun partit pour
la France. Au moment de s'embarquer,
M™« de Somaïlof dit à M. Perry : — Nous
ne sommes encore que deux amis , je
peux mourir dans celte traversée: accep-
tez ce gage de bon souvenir. C'était un
million et demi en portefeuille. — M.
Perry refusa noblement : — Si je vous
perdais, répondit-il, votre souvenir vau-
drait mieux que cela, et je ne veux pas
autre chose. — Bref, le mariage a été cé-
lébré l'autre jour à Paris, et M. Perry
règne à cette heure dans l'hôtel ou plutôt
dans le palais Somaïlof ( car peu de mai-
sons royales sont aussi splendides ) , et
en prenant possession de ce palais, il en
a trouvé les richesses innombrables mar-
quées à son chiffre, par les soins délicats
de M™e Perry. Il va sans dire que ce Pac-
tole a débordé sur les membres les plus
chers et les moins aisés de la famille de
l'époux , le tout avec celte façon de don-
ner qui double le prix de ce qu'on donne,
— même en donnant à pleines mains
comme la fille des Palhen. Tout Paris qui
avait tenu celle histoire pour un conte, a
été obligé d'y croire samedi dernier , en
voyant M. et M"» Perry dans leur grande
loge aux Italiens. Une telle avenlure, au
milieu de nos tripotages de bourse, ne
ressemble-t-elle pas à une page éblouis-
sante de poésie dans un livre de comptes-
faits?
— L'exposition et le succès des loteries
de MoDville, de Petit-Bourg et de l'Asile-
Fénelon, rappellent les plus beaux jours
de cette ancienne loterie, que les portiers
et les rentiers du Marais regrettent si
amèrement. — M. Victor Hugo, dont les
moindres paroles ont une portée philoso-
phique, faisait un de ces dimanches dans
son salon une observation très-profonde
sur l'ancienne loterie. — C'était , disait-il,
la fortune à venir de tous les pauvres. En
l'abolissant, on leur a ôté l'espérance. Je
ne sais si c'est bien moral, mais c'est évi-
demment très-cruel. «El voilà ce qui fait
le succès des loteries de bienfaisance. Les
hommes sont des entants; — qu'y faire?—
les traiter en enianls !
— Quelle meilleure occasion d'appliquer
notre maxime, que le jour de l'an, c'est-
à-dire le jour des étrennes? Tout le monde,
en effet, n'est-il pas enfant ce jour-là? —
Allez plutôt voir les charmantes bagatelles
qui encombrent les bazars de Susse et de
Giroux : livres dorés,— bronzes,— plâtres,
musique , — tableaux ,— boites ,— meubles
superflus , joujoux utiles, pour tous les
âges , entre deux mois et quatre-vingts
ans ; depuis les statuettes charmantes de
Barye et de Pradier, jusqu'aux polichi-
nelles fumant des cigarettes, — dernier
perfectionnement du polichinelle antique,
célébré par M. Le Duc en tête de ce nu-
méro.
— En fait de joujoux utiles, — la mer-
veille de l'exposition - Giroux est, sans
contredit, VArchiUcture amusante de
M. Bullier, le menuisier mathématicien.
M. Bullier est un de ces hommes de mé-
rite qu'une humble position dérobe au
monde ; il ne lui manque qu'une occasion
pour sortir de la foule. — Cousin du sa-
vant Carnot, savant lui-même, autant
qu'on peut le devenir en faisant sa propre
éducation, sous-officier impérial couvert
de blessures, c'est lui qui a construit, en
simple bois, les plans morcelés de villes
et de monuments qui ont amusé le duc de
Bordeaux, et ceux qui amusent encore le
comte de Paris. Les dynasties passent,
le ciseau et le compas restent.— C'est en-
core M. Bullier qui a sculpté aux Tuile-
ries un cabiuet gothique d'une perfection
telle que sa main seule peut en démonter
les pièces. Mais le chef-d'œuvre de cet
artiste-artisan est son modèle d'architec-
ture en mille pièces, si justement appelée
amusante. Avec cette boîte magique, l'en-
fant ou l'homme le plus ignorant peut
élever et démolir au coin du feu des cen-
taines d'édifices divers. L'ouvrier apprend
la coupe des pierres, l'artiste le jeu des
ombres, l'écolier la géométrie et la sté-
réométrie, etc.
— Quant aux étrennes des dames, les
chefs-d'œuvre de l'utile et de l'agnable
sonl les Métiers parisiens dont le Musée a
donné un dessin dans le numéro de mai
1844. Tout Paris en peut voir un fort joli
modèle en palissandre, offert par l'inven-
teur, M"« Chanson, à la loterie de Mon-
ville.
—Point de nouveaux succès aux théâ-
tres. Au lieu d'aller voir les éléphants et
les ours plus ou moins littéraires qui s'y
produisent en celte saison, — asseyez-vous,
mesdames, devant vos pianos, et jouez les
quadrilles à six mains de M. Aristide
Hignard : innovation musicale des plus
heureuses et qui deviendra célèbre dans
les bals de cet hiver. M. Hignard a mis
ainsi tout un orchestre dans le piano.
Jouez aussi sa brillante valse de Miranda,
une des fantaisies les plus adorables qui
puissent l>ercer la tête d'une jolie valseuse
au-dessus de l'épaule d'un jeune cavalier.
— A demain la séance annuelle de l'A-
cadémie française et la distribuliou des
prix de poésie et de vertu, dont parlera le
prochain Mercure.
— Encore une nouvelle à laquelle Mer-
cure porte le puis vif intérêt :
Le Théâtre-Français vient de recevoir,
à l'unanimité, un drame en trois actes,
en vers, de M. Galoppe d'Onquaire, au-
teur d'Une Femme de quarante ans, et de
votre très-humble serviteur. P.-C.
96
LECTURKS DU SOIR.
MODES.
Depuis noire dernier bulleiin ( n" de mars
18i5), que de révolulions dans les modes
d'hommes! Lorsque, l'hiver dernier, lesba-
daudset les niais qui essayent les premières
modes au profil des lailleurs adoptèrent
les pantalons sans sous-pieds, à jambes
d'éléphants, les gilets ouverts jusqu'au
ventre et descendant en proportion, les
habits-vestes en queue de morue , à la
taille indéfinie, et les petits chapeaux
anglais, suprême effort du tuyau de
poêle vers le ridicule; — un homme d'es-
prit de notre connaissance s'écria à celle
vue : — Voilà une mode qui obtiendra
un succès colossal , car c'est la plus ab-
surde qu'on ail imaginée depuis les in-
croyables du Directoire! — Notre ami
était un prophète! A l'heure qu'il est, les
jeunes gens les plus distingués ont exac-
tement la tournure de leurs domestiques
de Tannée dernière. Pour compléter la
ressemblance, ils portent, en guise de
cannes, une petite baguette à battre les
habits. Espérons que cette salurnalede la
garde-robe ne se prolongera pas au delà
du carnaval. Déjà les habits s'allongent ti-
midement. Les gilets remontent peu à peu;
et les chapeaux commencent à reprendre
figure humaine. Les pantalons conservent
la ganse ou le cordonnet de soie, el s'ob-
stinent à proscrire les sous-pieds. Ceci
a du moins une sorte de raison : c'est
fort laid, mais plus commode. Du reste,
Les cravates longues cèdent la place
aux cravates courtes. Les gilets droits en
piqué blanc , brodés ou unis, triomphent
en soirée. Les gilets de Casimir noir ,
bleu ou vert , à petites basques et à bou-
tons dorés, font merveille le matin.
Arrivons aux dames, c'est-à-dire à la
grâce el à l'élégance. D'abord les cha-
peaux à la Paméla sont morls... Qu'ils
reposent éternellement! Leurs succes-
seurs ont toutefois gardé leur forme sur-
baissée et quelque chose deleur petitesse.
Ce n'est pas ce qu'ils ont fait de mieux.
Les capotes en satin gris sont très comme
il faut le malin, avec des ornements de
couleur tranchante; ainsi que les robes
redingotes ouvertes, avec revers en cœur
sur une chemisette brodée. Cependant les
corsages droits sont de meilleure compa-
gnie. Affaire de caprice. Mais voici les
deux grandes innovations : 1" les ca-
racos \sn velours, avec petites basques
arrondies dans le genre des surcots
moyen âge ; 2° les manteaux - visites ;
mais ici distinguons s'il vous plall ! Il y
a le manteau grec, échancré du cou , à
larges manches, relevées de passemen-
terie : — assez gracieux. Il y a le manteau,
dit pèlerine , serré à la taille, avec grand
collet : — très-disgracieux. Il y a enfin le
manteau russe, sans taille ni ceinture, à
manches avec parements doublés de cou-
leur vive comme le corps du manteau : —
assez majestueux. En tout ceci, la passe-
menterieet les boulons dominent à l'excès.
Les passementiers vont s'enrichir comme
des administrateurs de chemins de fer.
En fait d'elegance, n'oublions pas une
nouvelle amazone Louis XIII avec cor-
sage à petites basques. Celle simple ré-
volution a fait de l'amazoe une loilelte
délicieuse, — surtout si l'on y joint le
chapeau à forme ronde , à larges bords
relevés sous une plume flottante. Voulez-
vous une grande parure de soirée ou de
bal? Choisissez du moiré blanc garni
d'une grecque, ou de la gaze ornée de den-
telles, le tout à corsage plat, avec grandes
basques sur les hanches.
Les enfants élégants portent, avec grand
succès : — les garçons le gilet arrondi du
devant, orné de passementerie, el le feu-
tre rond à bords relevés; les filles, le
caraco comme leurs mères, le manteau
russe cl le chapeau de pluche grise ou
bleue. Les Anglais y ajoutent force plu-
mes , mais le? Français ne sont pas obliges
d'en faire autant. KyyA db B
Impriineria île IIK.SM Vi R n C'. r i<> l.rm rc;rr, "H. liaiignollcs.
IV.
MUSÉE DES FAMILLES.
97
iaj8ï(ûMïï iPiiOTwaspa m m mmmmm.
Portraits de Gutenberg , Fust et Sohœiïer.
DEPUIS l'invention jusqu'a l'an 1500.
Le but de la série d'articles que nous commençons dans
le Musée des familles est de suivre dans ses développe-
ments et dans ses transformations successives l'art admi-
rable dont Gutenberg, Jean Fust et Pierre SchœfTer s'attri-
buent la paternité; nous apprécierons sa valeur morale et
nous donnerons une idée de ses procédés matériels. Cette
étude, dont nous tempérerons autant que possible la sécbe-
JANVIER 1846.
resseen fuyant la technicité, fera briller dans tout son jour
la gloire des inventeurs; car, si les siècles ont apporté quel-
ques perfectionnements de détails dans l'art typographique,
le principe est resté intact ; au point qu'après quelques
jours, quelques heures peut-être d'observations et d'é-
preuve , un ouvrier compositeur du temps d'Aide Manuce
ou de Jean Amerbach serait en état de travailler utilement
dans l'imprimerie de Firmin Didot ou de Lacrampe...
Cette histoire se rattache intimement à l'histoire intellec-
— 13 — TREIZIÈire VOLUMK.
98
LECTURES DU SOIR.
tuelle et littéraire des temps modernes, dont elle peut ser-
Tirà 6xer l'ère véritable; ce n'est pas que la découverte de
l'imprimerie ait beaucoup servi, comme on l'a trop répété,
la cause de l'affranchissement de la pensée ; son rôle n'était
pas là. En effet, mstrument docile, mais inerte, elle a
transmis indifféremment aux masses les doctrines des op-
presseurs comme les plaintes des opprimés; semblable au
chemin de fer qui, s'il peut rapidement porter sur la fron-
tière une armée nationale, peut également conduire au
cœur même du royaume les étrangers et l'invasion.
D'ailleurs, il faut le dire, la pensée n'a jamais été réelle-
ment asservie que dans une certame limite; les censures
de tous les temps n'ont égratigné que son côte le plus esté-
rieur et le plus terre à terre ; les grands philosophes et les
sublimes poètes surent toujours soustraire leurs ailes aux
ciseaux et aux tenailles. Dante, Abailard, Rabelais, Mon-
taigne, Bacon, Descartes, Pascal, Molière, Locke, Leibnitz,
Newton, Rousseau, de Maistre, Chateaubriand se sont-ils
trouvés supprimés ou seulement amoindris?
L'imprimerie n'a point eu ce caractère de propagande
exclusivement protestante et révolutionnaire qu'on cherche
à lui attribuer; nous en trouvons l'irrécusable preuve dans
ce fait que nulle des grandes puissances temporelles et
spirituelles, pape, empereur ou roi, ne s'en alarmèrent ni
ne la combattirent.
Dès 1467, UdalricdeMayence. Hans, Conrad Suvenheim
et Arnold Pannarts s'établirent à Rome sous la protection
du pape Paul II, qui les logea dans le palais des Maximis.
Ils y imprimèrent en 1467 la Cité de Dieu, de saint Au-
gustin, une Bible latine et les Offices de Cicéron. 11 existe
un arrêt du Parlement de Paris, en date de 1462, qui pro-
clame l'excellence de la nouvelle découverte, et un privi-
lège de l'empereur Maximilien, qui la qualifie de chose
merveilleuse et presque ditrine.
D'ailleurs, l'inattendu, la singularité et l'admirable sim-
plicité de l'art tApographique frappèrent seuls les esprits ;
on ne soupçonna même pas qu'il y eût autre chose la qu'une
heureuse modification dans le mode de propagation des
œuvres écrites; longtemps après Gutenberg, les esprits
sérieux et les savants à barbe grise préféraient les manu-
scrits aux plus belles impressions; lorsque Fust vint à Pa-
ris pour la première fois, il apporta six ou sept exemplaires
magnifiques de sa Bible latine, dite de 1462 ; ils étaient ti-
rés sur peau de vélin premier choix, avec illustrations et
lettres ornées peintes au pinceau en couleur et en or; pour
compléter l'illusion, les caractères qui avaient servi pour
composer ce chef-d'œuvre imitaient scrupuleusement la
forme de l'écriture usuelle ; et Fust ne panint à vendre
les Bibles de sa collection qu'en les faisant passer pour
manuscrites. Cependant les acheteurs se convainquirent
bientôt qu'il n'en était rien; ils devinrent furieux et pour-
suivirent ce grand homme d'abord comme voleur et faus-
saire, puis, ce qui devenait plus grave, comme magicien.
Fust pouvait aisément se justifier, mais en dévoilant un
secret qu'il voulait garder précieusement. Il ne lui restait
donc d'autre parti que la fuite; aussi retourna-t-il dili-
gemment à 2t!ayence, où il attendit en sûreté le résultat des
poursuites dirigées contre lui. Le Parlement fut saisi de
l'affaire; ses délibérations durèrent plusieurs mois; sur
ces entrefaites, divers oumers imprimeurs, Martin Crantz,
UlricGering, natif de Constance, et Michel Friburger ap-
portèrent leur industrie à Paris et fonctionnèrent publi-
quement dans les salles basses de la Sorbonne ; c'est alors
qu'intervint l'arrêt auquel nous faisions allusion plus haut,
qui lava complètement Jean Fust des imputations de ses
ennemis, et rendit hommage à l'excellence de son art.
D'un autre côté, Polydore Virgile, l'un des hommes
distingués du quinzième siècle, ne craignait pas, en 1499,
de s'exprimer en ces termes (Ij :
e Cecy (les bibliothèques) fut jadis un grand bénéfice du
« ciel, octroyé aux mortels : mais qui ne doit estreesgallé
« en rien à celuy de nostre temps, auquel on a trouvé une
« manière nouvelle d'escrire, par laquelle un seul homme
« imprimera plus en un jour que plusieurs ne sçauroieat
« escrire tout le long d'une année... Déparier plusd'icelle
« j'en fais surseance, me suffisant d'avoir monstre et l'in-
« venteur et le lieu d'où avant elle nous a esté aportée,
« laquelle a esté de grand proufit au commencement
« comme chose admirée pour sa nouveauté, mais la-
« quelle comme j'estime sera avilie pour estre trop com-
€ mune et divulguée. »
On conçoit que, sous l'influence de pareilles idées, l'im-
primerie ne put devenir de longtemps une spéculation
lucrative ; à peine les frais d'exploitation se troirvaient-ils
couverts; les premiers imprimeurs qui, de 1462 à 1470,
se répandirent dans les principales villes d'Europe, étaient
de simples oumers qui cherchaient seulement à utiliser
leur travail manuel pour gagner au jour le jour un modi-
que salaire. Après eux, grandit une seconde génération
plus intelligente, plus lettrée; les imprimeurs furent de
savants hommes qui, passionnés pour ce qu'on appelait
alors les belles-lettres, ne voyaient dans l'exercice de leur
profession qu'un moyen d'arracher à un oubli éternel les
chefs-d'œuvre de J'antiquité qui les avaient séduits. Leur
gloire, gloire réelle et pure, consistait à livrer aux érudits,
aux doctes de leur siècle, des éditions irréprochables dans
lesquelles les textes favoris étaient soigneusement resti-
tués, rectifiés, expurgés, commentés, expliqués; la qualité
d'imprimeur impliquait alors celle d'helléniste ou de lati-
niste consommé; la pléiade antique n'a pas eu de sco-
liastes plus amoureux et plus entendus que les EIzevirs,
les Aide, les Eslienne, les Junte et les Amerbach.
Un imprimeur parisien, Jean Camusat,-se modelant sur
le célèbre Jean Froben, poussa plus loin la conscience et le
fanatisme littéraires : il s'était fait un devoir de ne s'occuper
que de livres d'une valeur intrinsèque incontestable, et
parmi les meilleurs il faisait encore un choix ; ainsi Tacite
pouvait avoir ses sjTnpathies, mais pour rien au monde il
n'eût réimprimé Eonius; Térence faisait ses délices, mais
Plaute lui paraissait grossier et trop indigne d'une nation
polie. Aussi cet homme estimable eût-il pu dire comme
Mozart à propos de Don Giovanni .- « J'imprime pour
moi et deux ou trois de mes amis. >
Par une conséquence nécessaire de cet état de choses,
tout imprimeur était libraire, du moins en thèse générale ;
les édiis et règlements de Louis XIV sur leur corporation
semblent encore considérer comme une exception rare la
séparation de ces deux professions.
En résumé, c'est par une illusion d'optique que l'on at-
tribue généralement à la découverte de l'imprimerie ce qui
n'appartient réellement qu'à la dernière période du dix-
neuvième siècle ; la presse , quatrième pouvoir de
VEtat, est née avec le gouvernement constitutionnel, dont
elle est une des manifestations extérieures; c'est une
forme extraordinaire et spéciale du régime sous lequel nous
vivons; il ne nous appartient pas de rien prophétiser quant
à sa durée ; mais ce que nous pouvons affirmer et soute-
nir, c'est que rien de semblable n'exista dans le passé.
(0 Chaque foii qne doui itooi Jagé utile de citer des oarragei
erigiiuiremeat ècnu en Uofue l^tioe, Doai dooi •omnief leMi du
texte de la traduction la ploa accrédita, uuti la milfeiwr loraqu'eile
noua parai! «ail reellemeot èioifoée du TérilaMe i
MUSEE DES FAMILLES.
99
Ce qu'il y a de certain, c'est que les inventeurs eux-
mêmes et leurs contemporains virent dans l'art typographi-
que une découverte peut-être plus curieuse qu'utile, et ne
lui attribuèrent pas une importance sociale beaucoup plus
grande que nous n'en attachons à l'électro-chimie et à la
dorure par le procédé Ruolz.
Rien n'est d'ailleurs plus confus, moins explicable et
moins authentique que l'histoire des premiers essais du
quinzième siècle; on verra bientôt, si nous sommes assez
heureux pour rendre visibles et tangibles à nos lecteurs
les objets que nous allons décrire, que le principe et ses
déductions les plus immédiates et les plus saillantes n'é-
taient rien par eux-mêmes, si les accessoires n'étaient
pas simultanément créés tout d'une pièce ; pour con-
cevoir la première tentative à peu près réussie, il faut sup-
poser l'existence de ces accessoires, non pas en germe ou
seulement informes, mais complets et parfaits. Nous le ré-
pétons, à part certaines consolidations, certaines améliora-
tions dans des détails minimes, la typographie n'a pas
marché depuis Fust et SchœfTer. La Bible dite des qua-
rante-deux lignes et les Offices de Cicéron imprimés par
Jean Amerbach ont exigé autant d'invention et de génie
dans les matériaux d'exécution que les plus splendides
éditions illustrées de nos jours; bien mieux, les typogra-
phes d'aujourd'hui n'ont rien trouvé qui ne dût être connu
dès le jour où la première page imprimée fut produite.
Nous n'exagérons rien ; car le caractère mobile étant donué,
plus ou moins régulier, plus ou moins juste, mieux ou
plus mal combiné, à quoi servait-il sans la facilité de le
rassembler en pages uniformes, surtout de l'y maintenir,
difficulté qu'on ne soupçonne plus maintenant que le long
usage a dissipé la faculté d'étonueraent, mais qui était tout
un monde à franchir? et, tous ces obstacles aplanis, quel
profond praticien, quel chimiste inspiré trouva la clef de
voûte sans laquelle l'édifice s'écroulait, ou, bien plutôt,
n'existait pas, qui donc trouva l'encre d'imprimerie?
Plus nous envisageons la question à ce point de vue, qui
est le véritable, et plus nous constatons sûrement que la
force de génie surhumame qui coordonna cette masse de
découvertes prodigieuses ne se peut être manifestée en un
seul jour, il est mipossible de méconnaître ici la lente éla-
boration des siècles ; le doigt du temps se manifeste évi-
demment. Cela se passe ainsi de toute éternité; une idée
germe sourdement, travaille, étend ses fortes racines sous
le sol dont elles aspirent le suc ; elle grandit parmi les her-
bes sauvages dont nul ne la distingue encore, elle pousse
mille rameaux; puis un jour la fleur éclôt splendide et
odorante, et l'on se persuade qu'elle a poussé comme cela
pendant la dernière nuit. La vapeur a été découverte
vingt fois avant la découverte délinitive de James Watt,
et pourtant c'est à lui qu'en revient le légitime honneur,
puisque lui seul a été assez fort pour faire reconnaître sa
puissance. Ainsi Gutenberg et les autres profitèrent de
travaux antérieurs qu'Us complétèrent et qu'ils menèrent
à maturité. Et ce que nous disons là n'atténue en rien leur
mérite; l'invention consiste moins dans une idée laissée
stérile et sans souffle vital que dans le développement et la
fécondation du germe abandonné. Dans un autre ordre de
faits, les grands poètes ont ainsi procédé : Homère a sucé
vingt lliades antérieures dont il a fait la sienne ; Dante Ali-
ghieri absorbe dans son poème vingt Divines Comédies,
œufs desséchés gisant sur un sahle aride, mais où son ar-
dent génie a fait éclore la poésie, la grande aigle aux ailes
éployées.
Puis il arrive un instant fatal et climatérique où toute
idée fertile est dans l'air; cbacua la respire par tous les
pores; mais les uns la dédaignent ou la méconnaissent, ou
la subissent instinctivement, sans rien chercher au delà ;
un ou deux hommes seulement la comprennent, s'en em-
parent; elle est à eux de par le droit du plus fort, de par
le droit du génie...
Mais avant de pénétrer plus profondément dans le cœur
du sujet, il nous faut, de toute nécessité, faire bien com-
prendre sur quelle base repose l'art typographique, et cir-
conscrire d'une manière très-exacte la limite de l'invention
chez Laurent Coster de Haarlem, Gutenberg, Fust et
ScboelTer.
Depuis longtemps sans doute ou était possédé de cette
idée qu'une figure, qu'un dessin quelconque, sculpté en
relief sur un morceau de bois ou sur une plaque de métal
couverte d'un enduit humide et coloré, se décalquerait
parfaitement sur un plan uni comme l'est une feuille de
parchemin ou de papier, qu'ainsi le même dessin, la même
figure fourniraient un nombre illimité d'exemplaires iden-
tiques. Voilà quel est le principe élémentaire de toute im-
pression. L'application offrait une difficulté unique, mais
qui dut paraître longtemps insurmontable ; on avait re-
connu tout d'abord que l'encre ordinaire ne pouvait être
d'aucun usage : à la fois trop pâle et trop fluide, elle ne
gardait pas avec précision les contours de la ligne sculptée,
et ne pouvait donner qu'une épreuve effacée et confuse ,
tout au plus propre à représenter les capricieux dessins
que font les nuages quand le veut souffle. Il fallait donc
trouver une composition noire et résistante, épaisse sans
empâtement, liquide sans fluidité, qui pût s'étendre avec
régularité sur la surface entière de la gravure à reproduire,
sans couler dans les vides calculés pour rester blancs, et
qui, sous une forte pression, ne s'etalàt point en taches
indécises.
L'encre d'imprimerie, connue dès Gutenberg, remplit
toutes ces conditions; c'est un mélange d'huile et de noir;
on convertit cette huile en vernis par la cuisson et on la
broie très-exactement avec du noir qui se tire de la poix
résine brûlée dans une bâtisse spéciale nommée sac à noir;
les huiles de noix et de lin sont les seules propres à faire
de bonne encre ; les autres font maculer l'impression et
jaunissent rapidement.
A qui revient l'honneur de cette invention remarquable?
Nul ne le sait ; mais dès lors la gravure sur bois fut créée.
Le plus ancien spécimen de cet art est VEnfanl Jésus
sur les épaules du géant saint Christophe ; celte estampe
porte la date de 1423 ; on n'en connaît plus guère que deux
épreuves, l'une chez lord Spencer à Londres, la seconde à
la Bibliothèque royale de Paris.
Rien de plus rude, de plus grossier, de plus rustique-
ment naïf que ces premiers essais ; mais ils se perfection-
nèrent rapidement; les contours devinrent moins heurtés,
la perspective s'améliora; on expliqua le sujet par des in-
scriptions taillées en relief dans la marge ou au bas de
l'estampe; l'explication devint longue et verbeuse, la poé-
sie s'y introduisit; l'espace devint grand pour le texte, res-
treint pour le dessin, et l'on arriva insensiblement à des
notions qui guidèrent le hardi génie de Gutenberg vers la
découverte qui l'a illustré.
Les Chinois ont mis ces procédés en usage dès les temps
les plus reculés, en les appliquant non pas seulement aux
gravures et aux dessins, mais encore à l'écriture, c'est-à-
dire à l'impression des livres.
C'est ici que prennent place les travaux prétendus de
Laurent Coster de Haarlem, en qui les Hollandais persis-
tent à voir le père de l'art typographique.
100
LECTURES DU SOIR.
Voici sommairement, mais exactement, toutes les notions
reçues concernant ce personnage :
Jean-Laurent Coster naquit à Haarlem vers 1370. II était
garde ou concierge du palais royal de cette ville. Entre au-
tres contes ridicules, ses panégyristes ont affirmé qu'il
descendait de la maison princière de Brédérode, chose, ce
nous semble, fort indifférente dans Pespèce. Oo raconte
que Laurent Coster, se promenaot dans les forêts qui en-
viroonent Haarlem, imajiinB <iz tailler en bois de hêtre des
lettres isolées, dont il hnprima des sentences et des maxi-
mes «irpps de l'Écriture-Sainte, pour l'instruction de ses
petits-enlants ; il perfectionna peu à peu ses procédés,
monta un atelier, et imprima divers livres, entre autres
le Specuhii^ htmanœ salvationis ; ensuite il inventa les
matrices et la fonderie. Mais la veille de Noël \Hi, pen-
dant que Coster et toute sa famille étaient à la messe de
minuit, un de ses ouvriers, nommé Jean Fust, s'enfuit en
emportant la collection des poinçons et des matrices, et
alla s'établir à Mayence où il s'associa Gutenberg et Schœf-
fer. Le premier ouvrage qui sortit de cette nouvelle officine
fut le Doctrinœ Alexandri Galli (Mayence, 1442).
Coster mourut peu de temps après ; ses fils, André, Pierre
et Thomas Coster, continuèrent et accrurent la nouvelle
industrie, qui prospéra malgré le nouveau vol dont ils fu-
rent victimes : un autre ouvrier, nommé Frédéric Cor-
selles, suivit l'exemple de Jean Fust, et passa en Angleterre,
où il fit connaître l'imprimerie, vers l'année 1559.
Nous avons réuni dans les quelques lignes ci-dessus
toutes les fables accréditées avec une rare audace par les
écrivains hollandais des siècles derniers. Chaque mot, cha-
que fait, chaçie iatc porte en soi la preuve matérielle de
sa faussclé.
Jean Fust ne fut jamais ouvrier ; c'était un riche orfèvre
de Mayence; des actes authentiques établissent que dès
1437 il habitait cette ville, dans laquelle d'ailleurs il était
né. Il déroba bien peu les poinçons et les matrices de l'im-
primerie de Haarlem, car cette intéressante partie de l'art
typographique lui resta bien longtemps étrangère; le mé-
rite ne lui en revient même pas, comme nous le verrons
tout à l'heure, et l'invention des matrices, au surplus, ne
date sérieusement que de 1452.
Il n'existe pas un seul ou>Tage portant le nom de Lau-
rent Coster ou de ses enfants. A la vérité, la même objec-
tion se présente pour Gutenberg, qui n'a pas attaché son
nom à un seul monument ( nous expliquerons ce phéno-
mène en temps et lieu) ; mais du moins il existe, en faveur
du gentilhomme strasbourgeois, une tradition contempo-
raine et vivante, tellement précise, tellement vraisemblable,
tellement incontestée, qu'on ne peut, sans injustice, se
refuser à la tenir pour vraie.
L'histoire de Laurent Coster est, au contraire, une fic-
tion toute moderne, inventée par des écrivains néerlandais,
pour le besoin de leur gloire patriotique ; ils ont métamor-
phosé les tentatives incertaines de Laurent Coster en créa-
tions complètes et .supérieures ; ils ont appuyé leurs affir-
mations sur des documents entachés de faux et d'interpo-
lalion, ou même, ce qui est plus fort, parfaitement imagi-
naires et fantasmagoriques; ils ont exalté l'opinion publique
Système d* Cosior. Iiiiprirnerie sur bois.
incalculable, matériel sans cesse croissant et d'une con-
servation embarrassante et difficile ; nulle régularité, par
conséquent nulle élégance dans les types employés; ma-
tière première peu abondante et d'un prix élevé; correc-
tions inexécutables, outrées, dispendieuses; nécessité
d'imprimer page à page, soit des frais sans bornes de tirage
(quatre fois, huit fois, seize fois, vingt-quatre fois plus
considérables, selon le format, que par le mode actuel) ; en
somme, dépense de temps et prix de revient aussi élevés,
sinon plus considérables, que ceux des manuscrits.
MUSÉE DES FAMILLES.
101
Erasme, jaloux comme il était de rillustration de sa patrie,
eût difficilement ignoré des faits si glorieux pour elle, et
les eût même probablement acceptés sans un bien scrupu-
leux examen; il faut convenir que ce silence conclut mé-
diocrement pour les Coster. Les Hollandais diront à cela
que c'est un malheur de plus dont est victime cette inté-
ressante famille, si outrageusement volée et revolée par
d'indignes ouvriers.
Expliquons-nous maintenant sur le second vol dont se
plaignent les infortunés Coster. Outre que ce Frédéric Cor-
selles avait tort grandement de leur dérober un secret déjà
divulgué par toute l'Europe, il faut qu'Adrien Junius et le
savant Bornhonius, les deux Homères de ces autres Pélo-
pides, aient mis en avant quelque chose comme une très-
fausse date. A les en croire, Frédéric Corselles porta l'im-
primerie en Angleterre vers 1459 : comment donc alors le
premier livre imprimé dans ce pays est-il marqué du mil-
lésime MccccLxxxxi? De deux choses l'une : ou les frères
Coster ne furent volés qu'en 1490 ou 91, époque où l'art
typographique était connu dans quatre ou cinq cents villes
dilTérenies, et alors le dommage fut minime ; ou bien la
date de 1 439 est la bonne, et les secrets costériens n'étaient
pas assez merveilleux pour enfanter un résultat quel-
conque.
Nous ne dirons qu'un mot des livres qu'on leur attribue :
ils sont indubitablement sortis des presses de Nicolas Ke-
telaer et de Gérard de Leempt, qui florissaient à Utrechtde
1473 à 1492.
Reste le Spéculum humanœ salvationis, la pierre an-
gulaire du système hollandais. Ce livre fameux, que nous
n'avons pu nous procurer, en dépit des recherches les plus
actives, se composait, au dire des divers auteurs, de deux
cents pages imprimées sur le recto seulement et collées
verso sur verso, de manière à ne pas laisser de pages
blanches, ce qui caractérise essentiellement le mode de
tirage sur planches gravées ; Junius lui-même convient que
le Spéculum fut effectivement taillé sur bois à la manière
des anciennes estampes, ce qui nous rejette vers la Chine,
bien loin de Guteuberg et de Schœffer.
Un jour, le doyen Malenkrot prétendit avoir retrouvé
les maximes de TÉcriture-Sainte, premiers essais de Lau-
rent Coster; c'étaient de petites bandes de parchemin col-
lées soigneusement une à une sur du papier blanc. Mais
le vénérable professeur reconnut depuis que sa religion de
savant avait été surprise, et que cette collection curieuse
résultait d'une fraude aussi pieuse que hollandaise, assez
adroitement pratiquée par des imprimeurs eontemporains.
En résumé, il est possible que Jean-Laurent Coster de
Haarlem ait réellement imprimé le Spéculum, mais ce au
moyen de planches gravées en relief; par conséquent,
cette tentative reste tout à fait en dehors du procédé typo-
graphique tel que l'a compris Gutenberg, et tel que nous
allons le définir.
On devine les inconvénients sans nombre de la méthode
de Coster : autant de planches gravées que de pages dans
un volume, c'est-à-dire travail immense, perle de temps
.. Si'";
/■!'■ Ç\i ;
sy • I . I ' ' • ' •
Syslème de Gulenberg. Caractères mobiles.
au point de Tamener à dresser une statue à Coster, décoré
du titre piquant de Cadmu5 ne>r/anda»5. Et maintenant,
lorsqu'on veut discuter, les Hollandais répondent imper-
turbablement : « La preuve que Laurent Coster a inventé
l'imprimerie, c'est que nous lui avoos élevé des statues, t ,
Quant à l'atelier de Laurent Coster et de ses enfants,;
avouons qu'il a bien du malheur, car ni Erasme ni aucun
des contemporains ne l'a connu ni n'en a fait niectioD ;
102
LECTURES DU SOIR.
Ce quon appelle communément la découverte de Tim-
primerie consiste dans rinvenlion du caractère mobile ;
il n'y a plus de pages d'un seul morceau; chacune des let-
tres e5t détachée, isolée, mobile ; on obtient les mots en
mettant l'une contre l'autre les lettres nécessaires ; chaque
ligne, en juxtaposant les mots ainsi composés ; chaque page,
en superposant les lignes ; cette opération s'appelle com-
position.
Désormais, plus d'entraves ; lorsqu'une page est impri-
mée, les lettres qui ont entré dans sa formation servent à
composer d'autres pages, et ainsi de suite à l'inBni. Plus
de gravure spéciale pour chaque ouvrage ; les caractères
employés dans une œuvre profane vont tout à l'heure se
combiner pour le texte des Saintes-Écritures ; latin, fran-
çais, espagnol, italien, anglais, tout se compose et s'im-
prime avec la même collection de signes; un assortiment
de deux cent mille lettres environ suffit à la reproduction
de toutes les bibliothèques du monde.
Cette magnifique simplification, qui est à elle seule l'art
typographique tout entier, semble devoir être attribuée à
Gutenberg, peut-être même à Fust ; mais tout admirable-
ment ingénieuse que fût cette méthode, elle soulevait les
objections que chacun de nos lecteurs vient de faire sans
doute. Deux, trois, quatre ou cinq cent milles lettres à
sculpter en relief, n'est-ce donc rien que cela? Et celte ir-
régulanté de dessin dont nous accusions les pages gravées
ne subsiste-t-elle pas dans le système nouveau? En effet ;
c'étaient là de graves imperfections; ajoutez à cela que
d'aussi petits objets qu'une lettre, un o ou un « par exemple,
sculptés à l'extrémité d'une petite tige de bois de hêtre,
manquaient de symétrie, de parallélisme et d'aplomb ;
d'où il suit qu'à l'impression les mots étaient mal alignés,
les mots darisaient, comme on dit en termes du métier ;
les lettres n'approchaient pas assez l'une de l'autre et lais-
saient à travers les mots du blanc désagréable à l'œil ; les
caractères étaient forcément d'une grosseur au-dessus de
la moyenne et ne se prêtaient pas à l'emploi d'un autre
format que l'in-folio démesuré. En somme, ces essais
étaient encore empreints d'une grande barbarie.
L'œuvre était incomplète , ce que deux hommes de génie
avaient entrepris , un autre homme de génie pouvait seul
l'achever; il parut, cet homme providentiel : ce fut Pierre
Schœffer de Gernsheim.
Ainsi donc à cette trinité, Gutenberg, Fust et Sohœfifer,
revient tout l'honneur de la découverte de l'imprimerie, que
nous appellerons désormais et invariablement typographie;
le mo\ imprimerie est à la fois trop général, trop vague et
trop restreint; car il s'applique également à toute nature
d'impression, même à des arts tout à fait étrangers, comme
l'apprêt des étoffes d'habillement et d'ameublement, et ne
désigne pas nettement, comme le mot typographie, la re-
production de l'écriture par des types invariables et cepen-
dant mobiles (rjiruç, fpaçu-») ; puis il exclurait de notre
travail les arts accessoires, mais indispensables à la typo-
graphie, le frappage des matrices, la fonderie, la stéréo-
typie et la clicherie, dont nous aurons nécessairement à
nous occuper.
L'.\Ilemagne fut le berceau des trois inventeurs ; Jean
Gutenberg vit le jour à Strasbourg, Fust et Schœfl'er à
Maycnce ; nous allons esquisser rapidement leur existence,
et faire connaître dans quelles circonstances le hasard les
réunit.
Jean Sulgeloch, seigneur de Gansûeich et de Gutenberg,
naquit en 139,, à Strasbourg, alors ville libre impériale,
d'une famille patricienne, mais peu riche ; il étudia ce qu'on
nppelait alors les sciences occultes, c'est-à-dire la physique.
mais surtout la chimie; ses études le conduisirent à des
résultats sans doute intéressants; car en liôl, il forma
avec quelques bourgeois de Strasbourg une association
ayant pour but d'exploiter * certains secrets tenant du
merveilleua: », dans lesquels la typographie était com-
prise, ce qu'affirment légèrement peut-être les biographes
modernes. Le fait est que nous n'avons aucune donnée
exacte sur ce point; nous supposons pourtant qu'il était
question de tout autre chose , car l'association donna des
bénéfices, ainsi qu'il résulte du procès intenté à Gutenberg
en \Âôi par André Dryzehn, filsde Pierre Dr^zehn, l'un des
associés, qui venait de mourir ; cet André réclamait la part
de son père dans les bénéfices de la société, et les tribunaux
lui donnèrent gain de cause. C'est alors que Gutenberg
alla s'établir à Mayence; il y acheta une maison et se fit
accorder le droit de bourgeoisie ; son titre de bourgems de
Mayence a seul causé l'erreur longtemps accréditée qui
lui donnait Mayence pour patrie; il est bien constaté au-
jourd'hui que Strasbourg le vit naître ; aussi cette ville lui
a-t-elle érigé une statue due au ciseau du célèbre David,
et inaugurée en 1841.
Nous rétablissons ici la véritable orthographe du nom
de Gutenberg, trop souvent défiguré par les divers auteurs
qui l'ont appelé Guttemberg, Gutemberg, Guttenberg, ou
même Cuthemberg, comme Polydore Virgile ; Gutenberg
est le seul nom conforme à l'étymologie et à l'orthographe
allemande [gute, bonne, berg, montagne, du nom d'une
de ses seigneuries).
Jean Fust était un riche orfèvre de Mayence ; or, dans ce
temps-là, quiconque disait orfèvre, disait artiste, sculpteur
et ciseleur; la première pensée de l'art nouveau vint-elle
de lui et la communiqua-t-il à Gutenberg dont l'esprit in-
génieux et fertile pouvait lui venir efficacement en aide ; ou
bien, comme on l'assure, Gutenberg, privé des ressources
nécessaires, ne vit-il dans Fust qu'un intelligent bailleur
de fonds, c'est ce qu'il n'est pas facile d'éclaircir. Il n'en est
pas moins \Tai qu'ils s'associèrent, et tirèrent parti de
l'invention des caractères mobiles en imprimant la fameuse
Bible latine dite des quarante-deux lignes, qui, fatalité
décevante pour la curiosité des bibliophiles, ne porte ni
date ni nom d'imprimeur.
On affirme, sur la foi du 'fritkfmianarum hisloriarum
Breviarium (Mayence, 1515, année de la bataille dePavie),
que la brouille entre Gutenberg et Fust survint à propos de
cette Bible ; Fust réclamait ses avances, que le débit du livre
n'avait pu couvrir, et Gutenberg se trouvait hors d'état de
les lui rembourser; bref ils se séparèrent en U5i; Guten-
berg rentra dans la retraite, et l'établissement tout entier
resta aux mains de Fust.
L'atelier de ce dernier renfermait alors un ouvrier jeune,
intelligent, bien fait, passionné pour son art autant que
pour la belle Christine, la fille de l'orfèvre; c'était Pierre
Schœffer de Gernsheim. Il osa rêver une alliance bien dis-
proportionnée; mais, en homme de cœur, il voulut la réali-
ser non par des moyens vulgaires ou hontenv, nvWc rv-.r sa
seule vertu et par l'éclat de son talent. L les
beaux travaux de son maître et de Gutenberg, dont il en-
viait le génie, il tenta de placer tout d'un coup Part typo-
graphique à des hauteurs inespérées; il eut confiance, il
chercha, et de ses méditations naquit la fonderie en carac-
tères.
Par bonheur, Jean Fust était un homme réellement supé-
rieur; il comprit la beauté et la hardiesse de cette découverte;
loin d'en profiter pour lui seul et de jalouser son auteur, il
l'associa à sa maison, et peu de temps après, combla ses
vœux en l'unissant à la l»elle Christine.
MUSÉE DES FAMILLES.
103
La mémoire de ce fait véridique, quoique un peu roma-
nesque, est conservée dans une note finale du Trithemia-
narum, etc., ainsi conçue :
« Ce présent ouvrage de chronique a été achevé d'im-
€ primer en 1515, en la noble et fameuse ville de Mayence
« (où l'art de l'Imprimerie a été premièrement inventé)
« par Jean Schœffer, petit-fils d'honneste homme Jean Fust,
€ citoyen de Mayence, premier auteur de cet art, qui le
€ trouva par son invention, et qu'il commença d'exercer
€ en 1450, induction treizième, étant empereur Frédé-
€ rie III, et archevesque de Mayence Thierry Pincerna de
€ Ehrbach, prince et électeur. En 1452, il perfectionna cet
€ art avec l'aide de Dieu et de Pierre Schœffer de Gern-
« sheim, qui trouva plusieurs choses nécessaires pour l'aug-
€ mentation de cet art, auquel, pour récompense de tous
c ses travaux et inventions, il donna sa fille Christine Fust
« en mariage. »
Voilà sans doute un témoignage irrécusable, cette note
ayant été vraisemblablement rédigée par l'imprimeur lui-
même, fils de Christine et de Schœffer.
L'invention de Schœffer est réellement les colonnes
d'Hercule de la typographie ; elle frappe surtout par sa sim-
plicité sublime ; le dessin en creux d'une lettre quelconque
étant fixe dans un moule ad hoc, on obtient très-rapide-
ment, en y coulant du métal en fusion, autant de lettres du
même type qu'on le désire, dix mille, cent mille, un mil-
lion, toutes exactement semblables de modèle et de forme,
puisqu'elles viennent d'un seul type une fois gravé, et d'une
justesse d'alignement parfaite.
Gutenberg tressaillit de joie en voyant ainsi porté au plus
haut degré de perfection l'art qu'il avait créé. Il voulut à
toute force sortir de son repos ; grâce aux bons offices de
Conrard Hanequis, échevin de Mayence, il ouvrit en 1453
un atelier qu'il dirigea seul ; il se réconcilia néanmoins avec
Fust , s'approvisionna de caractères fondus par Pierre
Schœffer, reconnaissant ainsi noblement le génie de l'élève.
Gutenberg fut imprimeur aussi habile qu'il avait été grand
inventeur. Le Psautier, qui sortit de ses presses en 1461,
sera considéré dans tous les temps comme le chef-d'œuvre
de la typographie. Vers cette époque, l'électeur Ernest de
Gotha le nomma gentilhomme ordinaire de sa chambre et
lui assura une pension suffisante avec une retraite à Gotha;
Gutenberg, vieux et brisé par les secousses de sa vie agitée,
accepta avec empressement; il se retira près du duc et s'y
éteignit doucement en juin 1463. Son imprimerie devint la
propriété de Conrard Hanequis.
Le secret de l'art nouveau avaitété jusqu'alors fidèlement
gardé, et personne n'en avait pu pénétrer le mystère. Mais
en 1462, l'électeur de Saxe, soutenu par Paul 11, fondit sur
la ville libre de Mayence et la dépouilla de tous ses privilè-
ges. Cette révolution dans le gouvernement causa une émi-
gration générale; les ateliers se fermèrent, et les ouvriers
dispersés portèrent leur industrie en différents pays. Paris
et Rome profitèrent d'abord de cette divulgation.
Dans ces circonstances, Fust voulut lui-même voir la
France, et nous avons dit quelle fortune il y rencontra ;
sa Bible de 1462 lui joua de mauvais tours, et il revint
promptement à Mayence.
Comme tous les premiers livres imprimés, cette Bible
était nue et sans aucun ornement imprimé, c'est-à-dire
sans premières pages, sans titres, sans chapitres ni gran-
des lettres. On les laissait en blanc pour les faire faire à la
main ou en miniature, afin que les li\Tes passassent tou-
jours pour des manuscrits. Ils n'étaient ni chiffrés ni si-
gnatures au bas des pages par les lettres de l'alphabet,
comme on le fit quelques années après ; cela donnait bien
de la peine au relieur qui, s'il n'était exact ni intelligent,
risquait fort de transposer les feuilles.
Complètement rassuré par les bonnes dispositions du roi
Louis XI et du Parlement, Fust revint à Paris en 1464,
y gagna quelque argent, et se disposait en 1466 à en aller
jouir dans sa patrie, quand il mourut de la grande peste
qui ravageait alors notre pays.
Pierre Schœffer, désormais seul chef de l'imprimerie de
Mayence, la fit prospérer, et l'agrandit bientôt en la réu-
nissant à celle de Conrard Hanequis. Ils imprimèrent en-
semble les Offices de Cicéron et la Cité de Dieu, livres
qui eurent un succès prononcé, c'est-à-dire un grand débit.
Malgré la propagation rapide de la typographie, les presse»
de Mayence avaient une supériorité réelle et une renom-
mée générale. L'office de Martin Crantz à Paris ne nuisait
nullement aux intérêts de Schœffer, qui avait dans cette
ville des gens à ses gages chargés de vendre les produits de
son atelier (1).
Pour compléter l'histoire de la typographie du quin-
zième siècle, il ne nous reste qu'à indiquer quelles villes
se pourvurent d'imprimeries de 1462, époque de la dis-
persion, jusqu'à l'an 1500.
De 1462 à 1480. — Rome, Paris, Strasbourg, Venise,
Rutlingen, Cologne, Niiremberg, Augsbourg, Spire, Ralis-
bonne, Naples, Parme, Bologne, Vérone, Louvain, Ulm,
Padoue.
Pierre Mauser, natif de Rouen, y établit la première im-
primerie en 1476.
(1) Ceci résulte d'une ordODDance de Louii XI que nous illoni
traMcrire en partie. Ce morceau est curieux à plus d'un litre, en ce
qu'il donne la meiure de la bienveillance de Louis XI pour la typo-
graphie, etquec'eit le premier monument judiciaire ou législatif qui
fasse mention de cet art :
Lettres gui accordent une exemption de droict d'aubayne en faveur
de deux habitants de Uaïence, inventeurs de l'imprimerie, pour
encourager cet art.
Paris, 31 avril 1475.
LoDTS, etc. De la part de nos chers et bienamés Conrart Hanequis
et Fierre Scheffre, marchands bourgeois de la cité de Maïence en Al-
lemagne, nous a esté exposé qu'ils ont commis à Paris plusieurs
geniz pour vieulx livres vendre et distribuer, et, entre autres, de-
puis certain temps en ce commirent et ordonnèrent pour eux un
nommé Berman de Stathœn, natif du diocèze de Munster en Alle-
magne, auquel ils baillèrent et envoyèrent certaine quantité de livres
pour iceulx vendre \à où il ireuveroii au proOcl desdils Corart Hane-
quis et Pierre Scheffre, auxquels ledit Siaibœn seroit tenu d'en tenir
compte, et est cet iceluy Staihoen allé de vie à trespas en nosire dicte
ville de Paris ; et pour ce que, par la loi générale de nosire royaume,
toustes fois que aucun estranger va de vie i trespassement, sans
lettres de naiuralité, tous les biens qu'il a en nosire dict royaume,
nous compétent et appartiennent par droit d'aubenage, nostre pro-
cureur ou autres nos officiers ou commissaires furent prendre, sai-
sir et arresier tous les livres et autres biens qu'il avoit avec lui,
et les deniers qui en sont venus, ont été distribuez, après lesquelles
choses ledit Conrart Hanequis et Pierre Scheffre se sont tires par
devers nous et les gens de nostre conseil.
Nous, ayant considération de la peine et labeur que lesdicts expo-
sans ont prins pour le dict art et industrie de l'impression, et au
profict et utilité qui en vient et peut venir à toute la chose pu-
blique, tant pour l'augmentatir/n de la science que autrement, et
combien que toute la valeur et estimation desdicis livres et autres
biens qui sont venus à nosire cognoissance ne montent pas de grand
chose ladicte somme de 2,42S escus et 3 sols tournois, à quoi les-
dicis exposans les ont eslimés, néanlmoins, pour les considération!
susdittes et autres à ce nous mouvants , sommes libéralement
condescendus de faire restituer auxdicts Conrart Hanequis et Pierre
Scheffre ladicie somme de 2,425 escus et 3 sols tournois, et leur
avons accordé et octroyé, accordons et octroyons par ces présentes,
que sur les deniers de nos finances ils ayent et prennent la somme de
800 livres pour chacun an, à commencer la première année au pre-
mier iour d'octobre prochain venant, et continuer d'an en an d'aller
en avant jusques à ce qu'ils soient entièrement payés de ladite somme
de 3,42S escus et 3 sols tournois. Si vous mandons, etc.
Par le roy, l'évesque d'Evreui et plusieurs autre* préieni.
104
LECTURliS DL SOIR.
Ensuite vinrent : Vicence, Trévise, Pavie, Lyon (1478),
Bruxelles (1478), Mantoue, Zwool, Bresse, Langres, Reg-
gio, Sienne, Modène, Erford, en Allemagne ; Vienne (en
Dauphiné).
L'imprimerie de Genève débuta, en 1478, par le Traité
des anges, du cardinal Xiraenès; c'est à Pignerol que pa-
rurent pour la première fois les Satires de Juvénal en la-
tin, in-folio, 1479.
Amerbach s'établit à Bàle en 14S8 et fit venir pour le
seconder Jean Froben, qui lui succéda par la suite. Ce
dernier se distingua par une probité scrupuleuse et refusa
constamment d'imprimer les libelles qui firent la fortune
des typographes de Hollande.
La petite ville d'EssIing, si célèbre dans un autre siècle
et à des titres plus terribles, se distingua de 1475 à 1477
par une singulière spécialité; elle n'imprima que des livres
contre les Juifs, entre autres Pétri Nigri de Judeorum
perfidid tractatus, et un Traité contre les Juifs, par le
frère Pierre Bruder, de l'ordre des Frères prêcheurs.
De 1480 0 1500. — Londres (1481); Bruges imprima
Ovide en 1484; Florence fit paraître en 1482 le traité de
Platon sur l'immortalité de l'âme; Pise, Ferrare, Crémone,
Valence; Abbeville commença à imprimer en 1486, et fit
paraître en 1497 f Histoire de la papesse Jeanne, in-
folio avec gravures, imprimée par Laurent le Rouge, de
Valence.
Séville (1491), Dôle (1492), Ingolstadt, Turin.
I.a ville de Saloniqiie en Grèce avait une imj)rimerie dès
li95.
Angoulême (1493). Dans cette même année, l'Imitation
de Jésus-Christ, par Thomas à Kempis, vit le jour à
Lunebourg pour la première fois.
Madrid (1494), Tolède, Toulouse, Eichstadt, Tubingen,
Anvers, Haguenau , Fribourg, Barcelone, Pampelune,
Grenade, Pise, Westminster, Devenler, Montferrat, Hei-
dellierg, Provins (1497), Burgos et Bombery (1499), Caea
et Bourges (1500) (1).
Cet immense développement de la typographie rendit
un grand service à la religion pendant ce siècle, en n'im-
primant guère que des Bibles et les œuvres des Pères, qui
commencèrent dès lors à se répandre universellement.
Dans le prochain article, nous mettrons nos lecteurs au
courant des détails de la typographie et de l'aspect maté-
riel des livres jusqu'aux Elzevirs, aux Aide et aux Es-
tienne.
Auguste VITU.
(0 L'auteur eût pu signaler, dans celle savante énumération, plu-
sieurs villes de Bretagne, el même de Basse-Bretagne, pays aussi
avancé jadis en civilisation qu'il est arriéré aujourd'hui. L'art typo-
graphique y était cultivé avec succès depuis plusieurs années, lors-
qu'en i480 l'évéque de Nantes fit imprimer à Vannes, cher François
Uenner de Hailbrun, un bréviaire sur velin, format in->2, « orné de
singularités », el paginé en chiffres arabes. Avant celte époque, les
prêtres allaient lire à l'église des bréviaires manuscrits attachés avec
des chaînes de for. Travers pense que le Bréviaire de Vannes fut le
premier qui parut en France et même en Europe ; mais son patrio-
tisme exagère peut-être. En M93, Etienne Larcher, imprimeur i
Nantes, publia les Lunelles des princes, poésies de Jehan .Meschinoi,
granl maistre d'hostel de la Rovne Anne.
(Bretagne ancienne eimoderne, de M. riirp-Cl.cvalicr4
Altributsdo ranoicnne iiiiprimerie.
ÉTUDES MORALES.
L'J^I^GÉSOB.
LÉGENDE.
La bohémienne monlram du doigi à Kn)ni^, oùcmii I al'édnr.
Ce soir -là, la bonne Berthe chantait, tout en fai-
sant tourner son rouet au coin du feu. Il faut vous dire
que r.erlhe passait pour la meilleure, comme elle était la
plus respeclée des femmes de Francheville, en l'an de
grâce ioôO. Francheville est un j.li v.llage du Lyonnais,
dans la position la plus pilloresque qu'on puisse imaginer,
hàti sur le penchant d'une colline, avec des bois au-dessus,
des prairies en bas jusqu'au fond de la vallée, des vignes,
des troupeaux et un horizon de montagnes en perspective.
Entre toutes les chaumières de Francheville, la chaumière
de la bonne Berthe était la plus propre, la plus coquette et
la mieux située. L'aurore la saluait de son premier regard,
un noyer la protégeait de son ombre, un frais ruisseau
murmurait à deux pas. Pour d'autres pays, Berthe n'en
atait jamais vu, ce qui ne l'empêchait pas de trouver le
JAiNVItR 1846. — -
sien le plus beau de tous, et la bonté de Dieu inépuisable.
Elle avait cependant connu des jours encore plus heureux,
du temps de son défunt mari, de son pauvre Georges,
comme elle disait; mais il avait plu au Ciel de le lui pren-
dre, et depuis elle était seule au monde, avec un fils qui
était bien le plus geolil enfant de quinze ans qu'on pùl
voir, au point qi;? les autres mères en étaient jalouses. Et
pourtant la beauté d llemi éiail encore rehaussée par sa
douceur, sa grâce et son obéissance à sa vieille mère.
Cela dit, nous allons vous raconter par quelle suile d'a-
ventures il parvint à trouver Talgédor.
C'était par une soirée d'automne bien triste et bien
sombre ; le vent gémissait dans les bruyères , de larges
gouttes de pluie tombaient jus pie dans l'àlre; le tonnerre
grondait dans le'lointain, et parfois le ciel semblait se dé-
chirer aux reûets brûlants de l'éclair.
— 14 — TREIZIÈME VOLUME.
106
LECTURES DU SOIR.
En ce moment on frappa à la porte de la cabane. Henri
crut entendre la voix d'un homme qui demandait Fhospi-
talité. La porte s'ouvrit et donna passage à un chevalier
armé de toutes pièces.
— Salut, bonne mère, dit-il en entrant; ne vous effrayez
pas si je vous surprends si tard. Je suis le comte de La Ca-
dière, dont vous avez sans doute entendu parler quelque-
fois. Une importante affaire m'avait amené dans ces mon-
tagnes ; l'orage a dispersé ma suite, et je suis heureux d'a-
voir rencontré un toit hospitalier; au surplus, bonne mère,
je n'ai jamais oublié de récompenser un bienfait.
Pendant que Berthe ranimait le feu mourant, Henri con-
sidérait le chevalier. Sa taille était haute, ses épaules larges,
et lorsqu'il eut quitté le casque où venaient se réfléchir les
lueurs de l'éclair, ses cheveux noirs flottèrent en boucles
épaisses, ajoutant à la majesté de sa personne ; jamais
Henri n'avait vu ce seigneur, dont le nom pourtant ne lui
était pas inconnu. Il passait dans le pays pour un maître
généreux autant que respecté, et du haut de la colline qui
dominait Francheville, on pouvait, par un ciel bien pur,
apercevoir les tours de son château.
De son côté, le comte de LaCadière admirait cette blonde
et naïve (igure que l'enthousiasme naissant environnait
d'une auréole. Après avoir fait honneur au petit souper
préparé par Berthe, il rompit le silence.
— Bonne mère, est-ce là toute votre famille?
— Hélas ! noble seigneur, Dieu a pris son père, mon
pauvre Georges; depuis dix ans bientôt, je suis restée seule
avec mon Henri. ' ""^ *
— Votre Henri ! je suis charmé qu'il porte ce joli nom ;
je me sens de l'affection pour votre fils. Henri, voulez-
vous venir avec moi? "" ■*'
— Avec vous! s'écria Berthe en pâlissant; mais, mon
bon seigneur...
— Oui, avec moi, dans mon château de La Cadière; je
ferai de votre fils un page, un gentil page qui me suivra à
la guerre , à la chasse , partout. Plus tard , il sera mon
écuyer, il montera comme moi un beau cheval de bataille.
Henri, voulez-vous venir?
Henri ne répondait rien, mais son cœur battait violem-
ment, sa tête était en feu. Page! gentil page! écuyer!
De la guerre, de la gloire, des vassaux, des castels, de lon-
gues épées, des chevaux de bataille... Le sentiment lui
revint, Berthe pleurait.
« Ma mère ! oh ! ma mère ! sois tranquille, je ne te quit-
terai pas ! »,
Le comte sourit à la vue de ces épanchements.
— Ecoutez, bonne mère, songez qu'en me refusant, vous
refuserez pour votre (ils la gloire, la richesse, le bonheur
peut-être. Il viendra avec moi, mais il pourra vous visiter
toutes les semaines. Je suis père, et je sais ce que c'est que
de voir son enfant. Maintenant je vais dormir sur cette
paille ; rassurez-vous, j'ai connu des lits plus rudes; adieu
jusqu'à demain matin. Henri, préparez-vous à m'accora-
pagner.
Cette fois-ci, la pau\Te Berthe n'osa plus rien dire, elle
se contenta de pleurer. Elle voyait bien qu'il fallait se ré-
soudre, et qu'Henri, tout en lui disant : • Je ne partirai
pas >, ne pouvait s'emoccher de tressaillir aux promesses
du comte.
S' arrachant aux caresses de son fils :
— Va dormir, dit-elle, et demain... demain, je serai
veuve pour la seconde fois !
n.
Le soleil s'était levé plus radieux que d'habitude, l'oi-
seau chantait déjà sur la branche, tout était joyeux dans
la nature, tout, excepté le cœur de Berthe, qui allait quitter
son enfant. Déjà le noble chevalier est sorti, il vient de
remettre son casque, il a sellé son cheval, il a laissé dans
un coin de la chaumière, — est-ce par oubli? — une bourse
toute pleine de belles pièces d'or.
Qui pourrait dire la séparation déchirante de la vieille
mère et de son flls?
— Adieu, mon enfant; que la Vierge et les saints te con-
duisent! Pour moi..., j'ai assez vécu, je puis mourir!
La pauvre Berthe prononça bien bas ces dernières pa-
roles, tandis que nos voyageurs s'éloignaient rapidement.
Ils arrivèrent, sans rien dire, en face du château de La
Cadière; un beau château assurément, avec ses tours mas-
sives, ses fossés, ses mâchicoulis, ses créneaux et le pa-
villon rouge écartelé d'azur qui flottait sur la tour du bef-
froi ; rien n'y manquait, pas même le nain qui donna du
cor à l'approche des voyageurs. A ce son, le jeune homme
sortit de sa rêverie et regarda le manoir qui garnissait toute
la perspective de sa majestueuse façade. Quelle différence
entre ce féodal édifice et la chaumière de Francheville;
entre cette avenue de chênes séculaires et le noyer mo-
deste sous lequel il allait s'asseoir! Que ces hommes d'ar-
mes sont imposants avec leurs haches et leurs pertuisanes!
Henri faisait mentalement toutes ces réflexions pendant que
le pont-levis s'abaissait sous ses pas. Il entra avec le comte
dans la grande cour, et là une jeune fille vint se jeter au
cou du noble seigneur.
— Mon père!...
— Ma fille ! mon Emma ! » s'écrièrent-ils ensemble,
pendant que le page, tremblant, attendait l'ordre du châte-
lain. Mais tout entier à son amour paternel, le comte de La
Cadière oubliait en ce moment son protégé de la veille.
Personne n'était plus capable qu'Emma de justifier cette
tendresse. A peine âgée de quatorze ans, elle était déjà
belle, elle était plus que belle, elle était pleine de grâces et
de séductions. Sans doute les ménestrels du temps com-
paraient ses yeux à des escarboucles, sou sourire à un
rayon du soleil levant, ses lèvres roses à deux bandes de
corail, le son mélancolique de sa voix aux soupirs de la
brise dans les forêts enchantées. Ils avaient raison ; jamais
le luth n'avait résonné sous des doigts plus parfaits ; ja-
mais mantille n'emprisonna de taille plus légère ; jamais
toque de velours ne se posa sur une plus riche chevelure.
ilenri la contemplait avec admiration, un sentiment tout
nouveau faisait battre son cœur, le rouge montait pour la
première fois à son front, et lorsque le soir il se retrouva
seul, rêvant sur sa couche modeste à sa mère, à sou vil-
lage, à tout ce qu'il aimait au monde, une image plus gra-
cieuse encore vint se mêler à toutes les autres, un nom
bien doux vint errer sur ses lèvres, un nom qu'il devait
répéter désormais dans tous ses songes.
IH.
Cinq ans s'étaient écoulés depuis cette époque. Le beau
page était devenu un écuyer vaillant à la guerre, à la
chasse, aux tournois. Sa bonne mine était renommée i
l'égal de son courage, et plus d'une noble dame ne pou-
vait s'empêcher de rougir en l'abordant. Pour la vieille
Berthe, chaque fois qu'elle revoyait son fils, c'étaient des
transports et des exclamations sans fin, dans lesquels elle
faisait entrer tous les saints du calendrier. Il est inutile d'a-
jouter qu'Henri était toujours aussi tendre, aussi empressé
MUSEE DES FAMILLES.
107
pour sa mère, et toujours aussi amoureux de la belle
Emma. Or, écoutez ce qui arriva sur ces entrefaites.
Le comte de La Cadière était parti pour aller combattre
à un tournois qui se donnait à Vienne en Daupbiné. Henri
l'avait accompagné dans ce voyage avec la plus grande
partie de sa suite; mais sa fille, souffrante, était restée au
château. Chaque jour on attendait le comte, et chaque
jour, du haut de la tourelle la plus élevée , les yeux
d'Emma interrogeaient toutes les routes. Un matin qu'elle
regardait ainsi, un nuage de poussière s'éleva au loin
dans le vallon, et dans le sein de ce nuage elle crut voir
jaillir des reflets d'armes et flotter des panaches. C'était
assez; elle descendit à la hâte, appelant à grands cris Alice,
sa gouvernante, puis elle fit baisser lepont-levis et s'élança
sur le chemin, dans l'impatience d'embrasser son père.
Mais elle n'aperçut rien qu'une troupe de bohémiens va-
gabonds, aux vêtements bizarres, au teint basané. Leur
chef paraissait être une vieille femme, de gra ide taille et
txès-droite malgré son âge. Une écharpe rouge était nouée
autour de sa tête, laissant s'échapper quelques mèches de
cheveux grisonnants ; sa robe, semée de paillettes d'or, dis-
simulait mal ses formes amaigries ; dans ses yeux noirs et
enfoncés éclatait un feu sombre. S'avançant seule vers
Emma, elle prit le bas de son voile, le porta à ses lèvres,
et dit :
— Que Dieu vous protège, noble demoiselle; souffrez
qu'on nous donne ici un refuge pour la nuit. Le réduit le
plus humble sera bon pour le bohémien.
— Entrez, dit Emma, entrez avec tous vos compagnons;
ce n'est pas vous que j'attendais, à vrai dire, mais à la
place de tout ce que j'aime, le Ciel m'envoie une bonne action
à faire. Entrez, vous trouverez dans ces miu-s asile et pro-
tection.
En achevant ces mots, la jeune châtelaine s'éloigna pré-
cipitamment, puis elle revint accompagnée de plusieurs do-
mestiques portant du paiu,des fruits et quelques flacons d'un
vin généreux. Elle parcourut elle-même les rangs immondes
des bohémiens, veillant à ce qu'aucun d'eux ne fiit ou-
blié dans la distribution, donnant des caresses aux plus
jeunes et d'affectueux sourires à tous. La reconnaissance
brillait dans ces yeux sauvages et sur ces figures bronzées
par les feux du Midi.
— Ce n'est pas une femme, c'est un ange! se disaient-ils
tout bas, pendant que leur chef ouvrait une cassette mys-
térieuse. Elle en tira des bijoux, des essences, des sachets
parfumés, desécharpes soyeuses, des colliers de perles...
— Tenez, noble demoiselle, et que Dieu joigne à nos tri-
buts ce qu'il n'est pas au pouvoir des bohémiens de vous
donner! Nous avons vu bien des pays, mais il nous res-
tait à rencontrer une dame aussi belle, aussi bonne que
vous. Tenez, ces objets sont plus précieux qu'on ne le croit
dans vos climats glacés. Le bohémien est misérable, et
pourtant plus d'un chevalier donnerait son château pour
cette cassette.
— Gardez vos présents, ils vous serviront peut-être à
toucher des cœurs plus durs. Le bonheur de faire du bien
est une assez douce récompense. Je veux seulement vous
acheter ce beau collier. Je m'en parerai aux jours de
grande fête. Maintenant, reposez-vous et dormez tranquilles
jusqu'à demain.
Emma se retirait lentement, lorsque la bohémienne la
retint avec force :
— Arrêtez, noble dame ; il ne sera pas dit que vos bien-
faits resteront sans récompense.
Et elle poursuivit d'un accent inspiré, qui captiva l'es-
prit de la jeune fille :
— Il fut un temps où le plus fier potentat aurait embrassé
mes genoux pour avoir un trésor dont, seule peut-être en
Europe, je connais l'existence. Je devais révéler ce trésor
à la plus belle et à la plus pure d'entre les filles des hom-
mes. Le Ciel me dit que c'est vous. Ecoutez-moi donc.
— Parlez î s'écria la châtelaine, quel est ce trésor?
— Par l'âme de mon père, il y a longtemps que je le pos-
séderais moi-même, si l'innocence pouvait rentrer dans
mon âme. Hélas ! il est inutile de former ce vœu, jamais
la pauvre Gildara ne retrouvera la paix de ses jeunes an-
nées, jamais je ne serai digne du mystérieux algéiior!
— L'algédorîje necom[)rends pas, bonne mère...
— Oui, vous êtes la plus belle et la plus pure ! Pour
vous je trahirai le secret que je croyais emporter dans la
tombe.
« Dans mon beau pays d'Orient, continua la bohémienne
avec une exaltation que rien ne saurait exprimer, sur la
montagne de Serendih, il croit une fleur plus charmante
et plus suave que toutes les autres. Celui qui la porte sur
son sein ne peut avoir à redouter ni maladies, ni dou-
leurs. La mort seule est plus puissante que ce talisman
sans égal. Autour de son blanc calice s'étend une auréole
d'un rouge vif nuancé de vert. Mais la main qui la cueille
doit être innocente, le pied qui foule la montagne de Se-
rendih doit être libre ; le cœur qui reçoit ce bouclier divin
doit n'avoir jamais palpité de coupables désirs.
— L'algédor ! répétait Emma, fascinée par la devine-
resse, je ne connaissais pas ce doux nom; pourtant j'ai
passé bien des nuits à lire des légendes et des histoires
miraculeuses.
— J'ai dit, noble dame, et que ne puis-je vous prouver
que Gildara n'a jamais menti ! Mais, hélas ! acheva la bo-
hémienne, comme si elle eût voulu détruire l'effet de ses
premières paroles, et avec le trouble d'une pythonisse qu'a-
bandonne l'inspiration, hélas! l'Orient est bien loin, l'algédor
se fane sur sa tige ignorée. A défaut de ce talisman. Dieu
vous récompensera et vous bénira. Adieu ! tâchez d'ou-
blier ce que vient de dire la pauvre bohémienne. On en
rirait dans votre Europe incrédule !
Emma ne riait certes point. Le récit merveilleux de Gil-
dara avait absorbé cette jeune imagination, habituée à
voyager au pays des chimères. Déjà la nuit envelop-
pait le château de son ombre, et la chronique rapporte
qu'Emma restait encore toute pensive.
Les bohémiens partirent, le comte de La Cadière revint.
Sa fille le reçut avec sa tendresse accoutumée; mais un
souvenir habitait désormais son cœur et occupait tous ses
rêves. Elle y revoyait l'algédor enchanté, la blanche fleur
à la verte auréole , parfois même sa main s'apprêtait à
la cueillir. Vain effort! le réveil chassait toujours une illu-
sion trop douce.
Sous le poids de cette angoisse, les joues d'Emma se
fanèrent, l'éclat de ses yeux pâlit, une lente consomp-
tion menaçait de flétrir cette autre fleur d'où s'exhalaient
tant de parfums célestes. Vainement son père appela-t-il
au secours de sa fille les médecins les plus célèbres : que
pouvaient leurs remèdes contre un mal qui avait sa racine
dans le cœur? Vainement l'homme de Dieu qui recevait
ses plus secrètes confidences s'efforça-t-il de calmer par
de douces paroles les angoisses de sa pénitente.
— Je sens, disait-elle, je sens, mon père, que j'en mour-
rai, Dieu me punit sans doute d'avoir ouvert mon cœur à
des rêves impies, d'avoir écouté cette païenne; mais
quand je ne serai plus, consolez ceux qui resteront, dites-
leur que j'ai enfin trouvé l'algédor, la fleur enchantée qui
rend à jamais heureux !
108
LECTURES DU SOIR.
— Non, raa chère fille, non, vous ne mourrez pas!
Elle ne mourut pas en effet. Le jeune écuyer, qui l'ado-
rait depuis longtemps sans oser le dire, Henri vint à bout
de découvrir la cause des douleurs d'Emma. La vieille
gouvernante lui révéla tout, malgré la défense de sa maî-
tresse, car elle trouvait qu'un couple si charmant était fait
pour s'aimer; puis, n'était-ce pas bien triste de voir mou-
rir si gentille demoiselle, sans essayer de tous les remèdes
qui pouvaient la rappeler à la vie?
IV.
Le couvre-feu venait de sonner, tout dormait au château
de La Cadière, tout, excepté la triste Emma. Debout à sa
fenêtre, elle contemplait au milieu d'une vague rêverie le
spectacle si beau d'une nuit d'été. Quelques nuages dorés
par les lueurs naissantes de l'aube erraient dans l'immen-
silé des cieux, comme des ilôts balancés à la surface d'une
mer argentée. Les yeux de la jeune fille suivaient dans
Tespace leurs capricieuses évolutions, lorsqu'une voix pure
et fraîche s'éleva des fossés du château; elle chantait sur
un mode mélancolique :
Cbâtelaioe dolente
D'u[i liecrel désespoir
Au fond de son manoir
Se mourait de mon lente.
Mais un pauvre vassal,
yui dans l'ombre l'adore.
Apprend qu'il est encore
Un remède à son mal.
Sur la terre el sur l'onde
Il va pren.ire l'essor :
Il aura l'algédor.
Fût-il au bout du monde:
Biais un gage d'amour
Abrégerait sa route ;
l'ouK ange quilecuuie,
Est-ce trop en retour >...
La voix cessa de se faire entendre. Grande était la sur-
prise, l'émotion d'Emma; son secret n'existait plus désor-
mais; sans doute Alice l'avait trahi; bien plus, un simple
écuyer osait lui faire une déclaration ! Mais en interrogeant
son cœur, la pauvre affligée trouva mille motifs de par-
donner au téméraire qui allait se dévouer pour elle. Si l'on
en croit même la chronique, une bague détachée de sa
main fui pour lleuri ce gage de reconnaissance qui devait
l'encourager et le soutenir dans la recherche de lalgédor.
D'après les récits de la bohémienne, c'était dans l'Asie
qu'il fallait chercher la fleur mystérieuse; Henri tourna
donc du côté de l'Asie. Après un bien long voyage rempli
du souvenir .d'Emma, il arriva dans la grande ville d'Alep
et se fit conduire chez le gouverneur.
—Noble émir, j'ai traversé l'Europe et l'Asie, cherchant
partout la fleur enchantée, l'algédor; on m'a dit qu'elle
croissait dans ce beau pays.
— Chrétien, que le Ciel t'éclaire, car ton cœur est celui
d'un infidèle, et ton bras est faible devant ceux dos vrais
musulmans. Tu parles de fleur enchantée : apprends qu'oilo
est dans nos murs. Demain, si tu l'oses, demain dans la
plaine d'Yacoub tu peux coniballre, mais sans espoir de la
conquérir. »
Henri sortit tout pensif; cette réponse lui paraissait obs-
cure, il apprit toutefois bientôt le sens des paroles de
l'émir.
La fleur enchantée dont il parlait était la belle Zaïda, la
fille du vieux sultan d'Alep ; un oracle révéré voulait
qu'elle fût fiancée au plus beau comme au plus brave des
enfants de l'Islam, les plus nobles cavaliers de l'Asie
étaient accourus pour se disputer cette conquête.
Henri soupira ; ce n'était pas là l'algédor qu'il cher-
chait. Pourtant il se rendit dans la plaine d'Yacoub, il fil
plus, il combattit en l'honneur de la dame de ses pensées,
et fut vainqueur de tous ses rivaux. On le conduisit devant
le trône otî siégeait la belle Zaïda à côté de son père.
€ Fils d'un infidèle, lui dit le vieux sultan , j'ai donné
ma parole, elle sera sacrée : que ton front ceigne le turban,
et ma fille est à toi. Lève les yeux et juge de la récom-
pense qui l'attend !
Henri leva les yeux ; la belle Zaïda venait d'ôter son
voile. Un cii d'admiration s'élevait de toutes parts; on at-
tendait avec anxiété la réponse du vainqueur.
— Prince, j ai voulu prouver ce que peut le bras d'un
chevalier chrétien; juge de ce que peut son amour. Pour
celle que j'aime je refuse la main de ta fille. Calme-
toi, je refuserais l'empire du monde. Assez d'autres, sans
renier leur croyance, se disputeront un si beau prix; pour
moi, rien ne m'arrêtera désormais dans ces lieux ; je re-
tourne chercher l'algédor.
Quoiqu'on ne comprit pas bien ces dernières paroles, il
était évident que c'était un blasphème. Les vieux ulémas
se regardèrent, mais Henri était beau, jeune et amoureux;
on lui pardonna sa victoire, et la belle Zaïda ne put s'em-
pêcher de soupirer pendant qu'il s'éloignait saus même
détourner la fêle.
Il partit d'Alep, traversa le désert avec d'incroyables fa-
tigues et arriva dans la Perse. On n'y avait pas entendu
parler de la fleur enchantée ; un disciple de Zoroastre vou-
lut prouver par les similitudes et les différences que ce
pouvait être la logique; Henri le laissa au milieu de sa dé-
monstration et poursuivit son voyage. Après la Perse ve-
nait rinde, il pouvait espérer quelques renseignements des
brachmanes; il s'avança dans la directioii de l'Inde. La
roule était longue, les rivières étaient débordées, les forêts
presque impraticables ; mais l'amour triomphe de tout.
Après six mois de périls et de fatigues, il arriva dans l'em-
pire des Mogols. De tous les collèges de brachmanes, le
plus renommé était celui deCuélaor; de tous les brach-
manes de ce collège, aucun ne pouvait être comparé au
vieux Misouf. Sa bouche était un puits de science, et son
œil perçait les abîmes. Henri se fit indiquer sa cellule ; c'é-
tait l'heure du diner, il le trouva mangeant avec sérénité
des pois secs dans une écuelle de bois.
— Vénérable brachmane, vous à qui rien n'échappe, ap-
prenez-moi où je pourrai trouver la montagne de Seren-
dih, et la fleur enchantée, le mystérieux algédor?
— Mon fils, je n'ai pas entendu parler de la montagne
de Serendih, non plus que de l'algédor; mais je puis vous
apprendre où se trouve la fleur enchantée. Rrama lui-
même l'apporta dans noire monde, après avoir accompli
sa sixième incarnation. Enlrez dans noire collège, méditez
pendant dix ans sur nos livres sacrés. Alors, si vous en
êtes jugé digne...
Henri uc le laissa pas achever; il s'éloigna en gémissant
de Guélaor el du vieux Misouf. Le sulian d'Alep lui pa-
raissait bien plus raisonnable. L'Inde ne possédait pas l'al-
gédor, il n'avait donc plus qu'à revenir en Europe pour y
mourir de désespoir aux pieds d'Emma.
Un voyageur lui parla du Khorassan, il essaya de celle
dernière ressource. Arrivé dans ce pays, il lui sembla que
l'air y était plus doux et la nature plus belle que partout
i
MUSÉE DES FAMILLES.
109
ailleurs. On lui montra le palais du khao, il était bâti sur
une colline délicieuse, et tout brillant de marbre et de por-
phyre. Une galerie de cent vingt colonnes d'albâtre l'en-
tourait de ses frais arceaux, des fontaines jaillissantes
murmuraient nuit et jour sous cette enceinte. Tout autour,
à quelque distance, un bois d'orangers déployait son ri-
deau d'ombre et de parfums; une multitude d'esclaves ri-
chement vêtus se pressaient dans ses vastes cours. Sans
aucun doute, l'algédor avait dû passer par là, du moins
c'est ce que pensait notre jeune homme, en attendant l'au-
dience du souverain. Aussi, dès qu'il parut:
« Grand prince, s'écria-t-il, je vois bien que Dieu vous
a donné le talisman précieux que je cherche depuis si long-
temps. J'ai parcouru la Perse, la Syrie, le Kurdistan, l'im-
mensité des Indes ; nulle part je n'ai vu de pays aussi
beau, de monarque aussi riche que dans le Khorassan.
Veuillez me donner des guides pour que j'aille cueillir sans
retard le céleste algédor.
Chrétien, tu parles d'algédor, je ne sais ce que tu veux
dire; pour le reste, la vérité vient de parler par ta bouche.
Mon royaume est riche, et je suis plus riche encore. Dix mille
hommes composent ma garde noire et veillent, nuit et jour,
autourdemon palais; mille jeunes beautés, belles comme les
houris du saint prophète, remplissent mon harem. L'Ara-
bie n'a pas de coursiers plus rapides que les miens ; les
diamants de Golconde pâlissent à côté de mes aigrettes.
Si c'est là le talisman dont tu veux parler, Dieu le donne
à ceux qu'il aime.
— Voilà un bonheur de païen, se dit tout bas Henri.
J'aimerais mieux un sourire d'Emma que toute sa garde
noire. Mais comment oser reparaître à ses yeux?
Pendant dixjours il erra, plongé dans ces réflexions. Le
malin du onzième, il arriva au pied d'une montagne es-
carpée, et la regardait eu soupirant. Un marchand juif, qui
pas.sait sur la roule, lui demanda respeclueu.sement la
cause de son émotion.
— En regardant cette montagne, je soiihailais que ce fût
celle de Sereudih, je souhaitais d'avoir à la gravir, fiit-
clledix fois plus haute, pour y trouver la fleur euchantie
que je cherche depuis si longtemps.
— Noble seigneur, félicilez-vous, car vous touchez au
terme de vos désirs. Voici la montagne dont vous parlez.
A son sommet se trouve une grosse pierre Manche, et dans
le creux de cette pierre, à Pheure de midi, vous verrez
une fleur s'épanouissant sur la roche dure ; hàtez-vous de
la cueillir, une heure plus tard vos recherches seraionl
inutiles.
Henri ne se le fit pas dire deux fois; il quitta sa riche
armure, qui aurait pu le gêner, et la remit en garde, avec
son cheval, entre les mains du juif compatissant, puis il
monta jusqu'au sommet de la montagne. Mais c'est en vain
qu'il chercha de tous les côtés ; point de blanche pierre,
point de fleur mystérieuse. Il redescendit à la fin, pensant
qu'il s'était peut-être égaré dans sa roule. Désespoir ! Ee
juif avait disparu avec le cheval confié à sa garde. Ce der-
nier coup était cruel.
— Je renonce à poursuivre une chimère , s'écria Henri
douloureusement; puis d reprit le chemin de l'Europe,
déguisé eu pèlerin. 11 passa par Jérusalem, pleura sur le
tombeau du Sauveur, et obtint, par charité, place sur un
vaisseau qui faisait voile de Jaffa pour Venise.
VL
A peine débarqué à Venise, Henri continua sa route. Il
était déjà arrivé sur ces montagnes qui bornent Lyon du
côté du nord, et s'abaissent en pente douce jusqu'aux portes
de la ville. A cette époque elles n'étaient pas encore cou-
vertes des beaux vignobles dont la richesse leur a fait don-
ner plus tard le nom de Mont-d'Ur, mais on y jouissait
déjà de cette perspective enchanteresse que ne saurait ou-
blier celui qui l'a vue, et dans les premières vapeurs du
soir, tout l'horizon s'éclairait d'une teinte plus adoucie et
plus conforme à la disposition d'esprit de notre voyageur.
A ses pieds, la Saône endormie entre ses îles, sur lesquelles
la tour de la Belle-Allemande (1) jetait parfois une ombre
mélancolique; plus loin, derrière une colline boisée, le cours
majestueux du Rhône, le vieux Lyon tout hérissé de clo-
chers et de tours, la chapelle de Fourvières, les montagnes
du Vivarais, les plaines du Dauphiné, et dans le fond de la
scène, immobile sur sa base de granit, la silhouette nei-
geuse du Mont-Blanc; Henri contemplait ce panorama ma-
gique, lorsque la nuit, plus sombre, le força à chercher un
asile.
Tout (irès de là, sur un plateau verdoyant, un saint
lioiimie, un ermite avait construit sa cellule. A rencontre
des anciens solitaires qui ne trouvaient pas d'endroit assez
affreux pour y faire pénitence, le père Jérôme (car c'était
son nom) avait su réunir dans le choix de sa demeure le
pittoresque et l'utile. Un rocher à pic la garantissait des
vents du nord, une haie vive courait autour de son petit
jardin ; quelques arbres disposés en berceaux inclinaient
leurs cimes du côté de la plaine, qu'on apercevait de ces
hauteurs ; une source d'eau claire et limpide jaillissait au
0) CoUe lour, dont le nom rappelle une tradition touchante, le
trouve n une deniHicuo de Lyon.
110
LECTURES DU SOIR.
pied du rocher. Je dois pourtant dire que cette dernière
circonstance paraissait assez insignifiante au père Jérôme,
grâce à certaine cave bien fournie sur laquelle la langue
des médisants trouvait à s'exercer. Quoi qu'il en soit, tous
rendaient justice à sa charité, à son indulgence, et à ce
que, dans notre siècle, on eût appelé sa douce philosophie.
Cefut à son ermitage qu'Henri crutdevoirdemanderl'bos-
pitalité. Il frappa, et le père Jérôme se hâta d'ouvrir sa
porte. Sa taille était haute, et l'âge ne l'avait pas encore
courbée; sa figure respirait la douceur, ses yeux étaient
pleins de vivacité; enfin, le sourire imperceptible qui ve-
nait souvent errer sur ses lèvres, donnait parfois à sa phy-
sionomie une expression de finesse et d'inDOcente raillerie.
Dès qu'il aperçut le jeune homme:
— Entrez, mon fils, dit-il, et reposez-vous jusqu'à demain
sur ce lit de fougère; voyez, le mien n'est pas plus doux,
maison y dort tranquille. Vous partagerez auparavant mon
repas du soir, l'appétit vous le fera trouver bon.
Henri s'inclina plein de reconnaissance pour son hôte; ils
mangèrent en silence, et, après les grâces, l'ermite s'en-
dormit sur sa couche modeste. Son compagnon, moins
heureux, ne put reposer ; aussi, dès le point du jour, il se
leva et se disposait à partir, non sans remercier avec effu-
sion l'homme charitable.
— Mon fils, vous oubliez que je n'ai fait que remplir un
devoir; c'est là ma récompense, en attendant que Dieu
daigne m'en donner une autre; voilà trente ans que je de-
meure dans cet ermitage, j'ai eu le bonheur de rendre
service à beaucoup d'infortunés. Hier encore, j'ai donné
asile à deux pèlerins comme vous.
— Pèlerin ! je né le suis pas, mon père, aussi Dieu n'a
pas béni mon voyage. Adieu, le récit de mes aventures ne
doit pas attrister les autres.
— Mon fils, peut-être aurais-je pu vous donner quelques
consolations.
— Il n'en est pas, mon père, sans espérance, et je ne
puis plus en avoir. Une noble demoiselle ( pardonnez !
Dieu sait si je l'aimais avec pureté), une noble demoiselle
se mourait d'un désir qu'elle n'osait avouer à son père.
Pour la sauver, j'ai quitté mon pays, j'ai parcouru le monde,
cherchant partout le talisman qui devait la ramener à la
vie, aujourd'hui je reviens...
— Mais ce talisman, mon fils ?
— Peut-être que son nom n'est pas parvenu jusqu'à
vous; moi-même, avant ce jour fatal, je n'avais pas en-
tendu parler de l'algédor?
— L'algédor?
— Oui, l'algédor, cette fleur mystérieuse qui doit pré-
server de tous les maux celui qui la possède. Mais non, je
le vois bien, la bohémienne nous avait trompés , une pa-
reille fleur n'existe pas dans ce monde... Vous souriez, mon
père?...
— Je pensais, mon fils, que rien n'est impossible à Dieu.
Qui sait s'il n'aura pas pitié de votre amour, qui sait si vous
ne trouverez pas le trésor que vous cherchez?
— De grâce! ne flattez pas un malheur sans remède!
— Écoutez, l'histoire nous raconte qu'un pauvre homme,
à la suite d'un songe, se mit en route pour chercher le
bonheur. Il visita successivement tous les pays sans pou-
voir y trouver ce qu'il avait rêvé. A la fin, désespéré, ma-
lade, il revint au foyer de ses pères, et ce fut là...
— Je comprends, bon ermite, ce fut là qu'il trouva le
bonheur. Mais quel rapport voyez-vous entre son histoire
et la mienne?
— Venez, mon fils.
L'ermite ayant dit ces derniers mots, ouvrit une petite
porte et introduisit son hôte dans un jardin soigneusement
cultivé. Au centre du jardin se trouvait une plate-bande
garnie de mille fleurs. Henri les dévorait des yeux.
— Voyez, reprit l'ermite, voilà bien des fleurs ; elles sont
comme les hommes , celles qui brillent le plus ne sont
souvent pas les plus précieuses. Tenez, par exemple, à côté
de cette belle rose, vous n'auriez jamais remarqué cette
fleur modeste, qui semble vouloir refermer son calice d'un
jaune brun. Et cependant, ajouta-t-il avec solennité, et
cependant on ne la trouve ni dans la Syrie , ni dans la
Perse, ni dans les Indes, ni dans le Khorassan!...
— Mais l'algédor, mon père, l'algédor?
— Eh bien ! mon fils, l'algédor est comme le bonheur,
on le cherche bien loin et on le trouve tout près ; celte fleur
modeste que je viens de vous montrer, c'est celle que vous
cherchez avec tant de patience.
— Oh! bon ermite!...
— Calmez-vous, et permettez à un vieillard, qui ne vous
reverra peut-être pas, de vous dire encore quelques pa-
roles. Dieu a été bon pour vous, il vous a conduit hier soir
sur ces montagnes , et demain il n'eût plus été temps.
L'algédor ne fleurit qu'une fois toutes les cinq années , et
seulement pendant l'espace d'un jour. Vous serez donc
reconnaissant envers Dieu. De plus, il faut que vous appre-
niez que cette précieuse fleur donne la santé et la richesse ;
mais la santé de l'àme, mon fils, la sagesse, la patience et
la charité: n'oubliez pas que, sans ces vertus-là, l'algédor
ne servirait qu'à faire des infortunés. Allez maintenant;
je vois votre impatience et je vous pardonne, car moi aussi
j'ai été jeune!... Si les vœux d'un pauvre ermite peuvent
contribuer à la félicité, vous serez heureux, vous et votre
Emma!...
VU.
Le jeudi 6 juin de l'année 1331, le château de La Cadière
présentait un spectacle inaccoutumé. Une foule de gentils-
hommes voisins et de vassaux remplissaient ses vastes cours;
devant la grande porte, sur la pelouse que bordait l'ave-
nue, s'allongeaient d'immenses tables chargées de vins,
de fruits et de toutes sortes de viandes ; autour de ces ta-
bles se pressaient plusieurs centaines de malheureux,
hommes, femmes, enfants et vieillards. Jamais peut-être
ils n'avaient assisté à pareille fête, aussi profitaient-ils de
cette bonne fortune avec toute l'insouciante joie que donne
trop souvent la pauvreté.
Un pèlerin s'était mêlé à leurs rangs, et paraissait écou-
ter avec intérêt une conversation animée qui venait de s'en-
gager au centre d'une des tables.
— Je vous dis, maître André, que notre demoiselle ne se
marie que pour obéir à son père ; souvent j'ai entendu dame
Alice causer là-dessus, et si je révélais même tout ce que
je sais à ce sujet...
— Quel mariage ? demanda le pèlerin.
— 11 parait que vous sentez furieusement l'étranger,
reprit l'orateur. Apprenez donc que le comte de La Cadière
doit marier aujourd'hui sa fille à un noble baron du Dau-
phiné, le seigneur de Rocheville. Avec la meilleure volonté
du monde, ajouta-l-il en remplissant son verre, je ne
pourrais dire du mal du futur. Il y a trente ans, ce devait
être un assez beau garçon; et puis, le vin de sa noce est
un vin de roi. Mais n'importe, la fiancée est bien pâle,
bien triste, et je doute qu'elle lui fasse longtemps honneur.
— Sait-on quelle est la cause de cette tristesse?
— Il y avait ici l'année dernière, au château, un jeune
écuyer, le fils de queKpie grande dame mystérieuse, que
le comte de La Cadière semblait avoir adopté, et qui méri-
MUSÉE DES FAMILLES.
111
tait bien vraiment d'être aimé pour sa bravoure, sa géné-
rosité et sa bonne mine. Notre noble maîtresse, à ce qu'il
paraît, n'avait pu se défendre pour lui d'un peu d'affec-
tion. Tant il est, qu'un beau jour le bel écuyer disparut,
et que, depuis ce temps, le comte n'a pu venir à bout de
rendre un peu de gaieié à sa fille. Fasse le Ciel qu'il n'ait
pas choisi pour cela le pire des remèdes! Mais pardon,
voici la noce qui sort du château, et pour rien au monde
je ne voudrais manquer à la bonne offrande!
D'après une ancienne coutume du Lyonnais, les sei-
gneurs, en se mariant , devaient recevoir de chacun de
leurs vassaux un présent quelconque, et c'était pour obéir
à cet usage, qu'Emma venait de paraître sur la pelouse,
accompagnée de son père, du baron de Rocheville et de
tous les autres invités. Elle était triste, si triste, que c'était
pitié de la voir avec une couronne de fleurs sur la tète et
une longue robe blanche, qu'on eût volontiers prise pour
un linceul. Malgré sa tristesse, elle essayait de sourire, et
recevait avec bonté les offrandes de toutes ces pauvres gens.
C'était du blé, des fruits, des fleurs, de blancs agnelets,
des tourterelles, et je sais que pour mon compte je les au-
rais préférés aux plus riches bijoux.
Le pèlerin s'avança comme les autres. Un large chapeau
cachait sa figure , mais Emma vit sa main trembler pen-
dant qu'il lui présentait une boîte de modeste apparence.
Elle l'ouvrit en tremblant elle-même.
Au fond de la boîte, dans un peu de terre, s'épanouis-
sait une fleur.
— Merci, bon pèlerin, lui dit-elle de sa voix la plus douce,
je veux garder votre présent, il me portera bonheur.
— Gardez-le, noble dame, il m'en a coulé assez cher
pour vous l'apporter; mais j'ai reçu déjà une bien belle
récompense, ajouta-t-il en montrant sur une de ses mains
l'anneau qu'Emma n'avait pu lui refuser le soir de son
départ.
Vin.
Vous devinez tous ce qui arriva dans ce moment solen-
nel, l'évanouissement d'Emma, la surprise des assistants,
la douleur du baron de Rocheville, l'efTroi du comte de La
Cadière et la joie mêlée de terreur d'Henri. Peu à peu on
s'expliqua; ceci se passait au temps de la chevalerie la
plus pure : le prétendu, qui avait toujours été galant homme,
trouvant les titres de son rival préférables aux siens, aban-
donna toute prétention sur sa belle fiancée ; le comte de
La Cadière, de son côté, se laissa fléchir ; bref, au bout
d'un mois, le pauvre écuyer chaussa les éperons d'or et
devint l'époux de la châtelaine, à la grande satisfaction de
tous ceux qui connaissaient leur histoire. Les noces furent
somptueuses, et la bonne Berthe faillit mourir de joie.
Il semblerait que notre histoire dût finir là ; que désirer
en effet de plus pour nos deux héros? Ils s'aimaient de jour
en jour davantage ; tout prospérait dans leurs domaines ;
une charmante famille croissait autour d'eux, comme de
jeunes rameaux à l'ombre des grands chênes. C'était, dans
les enfants, la même beauté, la même grâce, la même
bonté, tout cela baptisé des plus doux noms, Adalbert,
Edvige, Marie, en attendant celle qu'on devait nommer
Berthe, comme la sainte qui était maintenant dans le ciel.
Mais il était écrit que l'afHiction viendrait encore les vi-
siter.
Un matin Emma ne trouva plus l'al^'édor dans le reli-
quaire où elle le mettait pendant la nuit.
Personne, au château, ne put savoir ce qu'il était de-
venu. Sans doute il y avait là quelque tour de l'esprit mal-
faisant. La douleur d'Emma fut grande comme la perte
qu'elle venait de faire. Henri s'efforçait de la consoler, tout
en ne voyant lui-même dans l'avenir que tristesse et mal-
heurs. Le premier jour fut bien long à s'écouler, et le soir
il se disait tout bas :
— Que va-t-il nous arriver demain?...
Le lendemain passa, et avec lui d'autres jours, sans que
rien parût changé dans la nature. Le soleil était toujours
aussi beau, les collines aussi vertes, Emma aussi douce
et ses enfants aussi bénis de Dieu. Mais la joie ne pouvait
revenir dans son cœur :
— Allons trouver le père Jérôme , il y a bien longtemps
que nous ne l'avons vu ; peut-être saura-t-il nous consoler.
— Allons, dit Emma, et les voilà en route.
Us trouvèrent le vieillard assis devant sa porte, se ré-
chauffant aux feux du matin.
— Mon père, s'écria Henri, priez Dieu qu'il ait pitié de
nous!
— Que vous est-il donc arrivé, mon fils?
— Oserai-je vous le dire? Cette fleur enchantée, l'al-
gédor...
— Vous ne l'avez plus...
— Pardonnez, mon père, à deux infortunés; le Ciel
nous est témoin qu'il n'y a pas de notre faute...
— Je le crois, mon fils, et je vous pardonne. Mais ne
vous laissez pas trop abattre ; vous savez que Dieu est
disposé à secourir l'infortune. L'avez-vous toujours bien
servi ?
— Je n'ose, hélas ! le dire, mon père ; pourtant je n'avais
jamais oublié ce que vous m'aviez dit en me donnant l'al-
gédor. Il nous conservait la santé du corps, je me suis
efforcé d'y joindre celle de l'âme.
— Bien, mon fils, car c'est ce qu'il y a de plus précieux,
et pour cela vous aurez encore à bénir la Providence. Vous
avez perdu l'algédor, mais je puis le remplacer avantageu-
sement.
— 0 Ciel! serait-il possible?...
— Écoutez : lorsque vous êtes venu chercher un asile
dans ma cellule, je fus touché de votre douleur, et le Ciel
m'inspira, je crois, une ruse innocente. Je vous donnai une
fleur qui n'était rien, en y joignant un conseil qui était
tout. Vous avez perdu la fleur, mais vous avez observé le
conseil, Dieu n'en demande pas davantage. Il a mis à la
portée de tout le monde un algédor, qui ne se flétrira pas,
je l'espère, dans vos âmes. La sagesse, voilà sa tige, la
patience et la charité, voilà ses riches couleurs. Elles sont
plus éclatantes que celles de la rose , et cette fleur n'a pas
d'épines. Vivez heureux , et que vos enfants apprennent
de vous celte maxime.
Algédor signifie bon conseil. Rien n'est plus facile à trou-
ver qu'uu bon conseil, pour celui qui veut s'y conformer.
N'allez pour cela ni dans l'Inde, ni dans la Perse, ni dans
le Khorassan; si vous avez un ami fidèle, consultez-le; si
vous n'avez pas d'ami , adressez-vous à votre conscience.
Xavier LANÇON.
112
LECTURES DU SOIR.
LES PEINTRES CELEBRES
(1)
CIMABUE. - GIOTTO.
Jean de Cimabué naquit à Florence, en 12i0, d'une fa-
mille noble qui portait aussi le nom de Guallieri. Son père,
reconnaissant en lui un esprit vif et facile, voulut qu'il re-
çiît une étlucation lettrée, et, à cet effet, l'envoya chez un
de ses parents qui était professeur des novices au couvent
des dominicains de Sainle-Marie-Nouvelle; mais Cimabué,
au lieu d'apprendre à décliner les substantifs et à conju-
guer les verbes, passait toute la journée à illustrer les mar-
ges de ses livres de dessins à la plume, représentant tout
ce qui lui tombait devant les yeux; de là sans doute chez
lui cet amour du dessin d'après nature, qui lui fit dépasser
bientôt les maîtres grecs, qui n'étaient que des copistes.
Ces maîtres grecs avaient été appelés à Florence pour
peindre, non pas la chapelle des Gondi, comme le dit par
erreur Vasari (car cette chapelle ne fut bàlie qu'en 13o0,
c'est-à-dire environ un siècle après), mais une crypte qui
était au-dessous de cette chapelle. Comme on avait fait
prand bruit de ces peintres, et que la lutte commençait à
s'engager entre les peintres nationaux et eux, la nouvelle
de leur arrivée avait pénétré jusque dans les dortoirs de
Sainto-Marie-Nouvelle ; il en élait résulté dans l'esprit de
Cimabué une telle curiosité, qu'au risque de punitions,
qu'on ne lui épargnait pas, aussitôt qu'il pouvait se sauver
il courait à la chapelle, où du reste on élait sûr de le re-
trouver, essayant d'imiter avec des plumes, des crayons,
de la craie, ce qu'il voyait fait. Un pareil dégoût pour la
grammaire et une si visible disposition pour la peinture
délerminèrent enfin son père à lui permettre de troquer ses
plumes contre des pinceaux ; dès lors l'enfant fut heureux,
et au lieu d'être obligé de le contraindre à travailler, comme
on faisait par le passé, on était forcé de l'arracher à ses
dessins lorsque venait l'heure de se mettre à table ou au lit.
Griice aux études acharnées, et surtout à l'habitude qu'il
avait prise d'étudier non pas les tableaux de ses devan-
ciers, mais tout ce qui s'offrait à lui, hommes, chevaux,
meubles, arbres, maisons, paysages, il arriva bientôt, non-
seulement dans le dessin, mais encore dans le coloris, à
surpasser ses maîtres, et à se faire pardonner même par
son père la carrière qu'il avait choisie, si peu en harmonie
qu'elle fût avec sa naissance et les idées aristocratiques
de sa famille.
Cependant le talent du jeune homme, tout supérieur qu'il
fût pour le dessin, pour l'animation des têtes, pour les plis
des vêlemenls, pour la composition même des sujets, à
celui de ses prédécesseurs, ne se développait pas du cùié
gracieux ; c'était quelque chose de raide et de sévère connue
le siècle où il vivait. Aussi ses meilleures tètes u'étaient-
elles ni celles des femmes, ni celles des jeiuies gens; c'é-
taient celles des hommes où la virilité avait empreint sa
force, ou celles des vieillards où l'âge avait empreint sa ma-
jesté. Aussi le premier ouvrage de lui qui fit vraiment épo-
que fut-il un saint François, pour lequel (chose inaccou-
tumée alors) il avait pris modèle. Ce saint François était
peint sur fond d'or, et entouré de vingt tableaux représen-
tant toute l'histoire de sa vie, avec des figurines aussi sur
(I) Voyez les numéros d'août 1844, d'octobre It44 et de noTeno-
bre i84s.
fond d'or ; et il eut un tel succès qu'il valut à Cimabué force
commandes, et entre autres, de la part des moines de la
Vallombrose, une grande Noire-Dame tenant l'Enfant Jésus
dans ses bras et entourée d'anges en adoration; et de la
part du gardien des Minori Conventuali de Pise, un grand
crucifix de bois, qui réussit avec tant de bonheur qu'il lui
valut la demande d'un second saint François, auquel Ci-
mabué apporta plus d'attention encore qu'au premier, si
bien, dit Vasari, qu'une fois achevé il fut tenu par le peu-
ple pour une chose fort rare, attendu qu'il avait donné au
saint un air de tête tellement nouveau, qu'il sortait de tout
ce qu'on avait fait jusque-là; en outre, les plis des vête-
ments avaient une tournure nouvelle, pleine de naturel et
de grâce qu'on n'avait jamais remarquée jusqu'alors non-
seulement chez les artistes grecs, mais encore chez les
artistes italiens qui avaient précédé Cimabué. Ce ne fut
pas tout. L'abbé de Saint-Paul, sur la rive d'Arno, profi-
tant de ce que Cimabué était à Pise, lui commanda un ta-
bleau de sainte Agnès tout entouré, comme celui qu'il
avait fait de saint François, d'autres petits tableaux re-
présentant les différents événements de la vie de cette
sainte.
Cependant la renommée de Cimabué grandissait; c'était
déjà beaucoup que d'avoir été appelé à Pise, qui, comme
Sienne, plus hàlive dans son organisation politique, avait
donné des peintres nationaux quand Florence n'avait en-
core que des Grecs ou des imitateurs des Grecs. Mais il
obtint un honneur plus grand, il fut appelé à Assise, où
nous verrons tour à tour se rendre tous les grands peintres,
car .\ssise est le sanctuaire de Fart, Assise est le Saint-
Pierre du treizième et du quatorzième siècle.
Là, Vasari raconte que Cimabué travailla avec les maî-
tres grecs, puis ensuite seul, il indique même quelles sont
les fresques qu'il exécuta; mais les travaux récents et con-
sciencieux de Rumohv et de Rio démontrent que c'est
sans le moindre fondement que les fresques dont parle Va-
sari sont attribuées à Cimabué.
Mais ce qui est incontestable, c'est le succès immense
qu'obtint la grande Madone entourée d'anges, qui se trouve
encore aujourd'hui à Sainte-Marie-Nouvelle, et qui, quoi-
qu'elle n'eût encore été vue par personne, enfermée qu'elle
était dans l'atelier du peintre, fut montrée par les Floren-
tins à Charles d'Anjou comme une des merveilles de leur
ville ; et, (|u'on le remarque bien, ce ne fut point le peintre
qui apporta humblement son tableau chez Charles d'An-
jou, ce fut Charles d'Anjou qui alla en grande pompe visi-
ter le tableau dans l'alelier du peintre. Or, pour qu'on sache
bien la mesure de l'honneur qui était fait à Cimabué, di-
sons un peu ce que c'était que Charles d'Anjou, et quel
était le rôle qu'il jouait alors en Italie.
Charles, en sa qualité de fils de France, avait eu pour
apanage le comté d'Anjou ; do là le nom ajouté à son nom.
Par sa femme, quatriènae fille de Raymond de Déranger,
qui n'avait point eu de fils, il était souveram de Provence,
quoiqu'il n'eût épousé qu'une quatrième fille, parce que
les trois sœurs aînées de sa femme avaient épousé les sou-
verains de France, d'Angleterre et d'Allemagne. Charles
MUSEE DES FAMILLES.
n3
d'Anjou se trouvait donc deux fois frère de saint Louis, et
beau-frère de Henri III et de Richard, comte deCornouaii-
les. Or, comme la Provence était le plus grand (ief de la
couronne de France, Charles d'Anjou était donc, après les
rois d'Europe, le plus grand prince de la chrétienté.
Maintenant, après avoir jeté un coup d'œil sur sa posi-
tion, voyons ce qu'il était comme homme. « C'était, dit
Villani, un guerrier sage et prudent dans les conseils, fort
dans les armes, inébranlable dans l'adversité, ferme cl fi-
dèle dans ses promesses, magnanime et plein de hautes
pensées, sévère et redouté de tous les rois du monde ; du
reste parlant peu, agissant beaucoup, ne riant presque j.i-
mais, pudique comme un religieux, zélé calholique, jubic,
mais chez lequel la justice, par la férocité naturelle de sou
regard, prenait l'apparence de la haine. Sa taille était grande
et nerveuse, sa couleur olivâtre, son nez long; si bien que
plus qu'aucun autre seigneur de son temps, il paraissait
fait pour la majesté royale; d'ailleurs ne dormant presque
point, el ne prenant jamais olaisir ni aux mimes, ni aux
troubadours.
Matione deCiiiial»ué. — T>ibleau du I.ouvie.
Voilà l'homme auquel une lies feus les plus grandes que
crurent dfmncr les Florentins, fui de le conduire à l'atelier
de Cim.diué.
Ce fut vers le mois de juillet 12G7 que cette visite eut
lieu : Charles se rendait à Naples où il était appelé par
Clément IV, et ne faisait que passer par Florence autant
pour voir cet homme extraordinaire, peul-èlre, que pour
voir la Madone de Cimabué. Toute la ville le suivit, el cela
en si grande joie, que les environs de la maison du peintre
{i\{ù était située dans les jardins hors de la porte Saint-
Pierre) prirent, de la grande gaieté qui éclata ce jour-là
autour d'elle, le nom de Borgo allegri ou de Bourg joyeux,
qu'ds ont conservé depuis cette époque; une nouvelle en-
ceinte ayant été formée, ils se trouvèrent enclavés dans
les murs de la ville.
Cette visite faite, Charles d'Anjou s'en alla faire trancher
la tête de Conradin à Naples.
jANvirn ISî'i.
Quanta Cimai)ué, il acheva son tableau, qui eut un tel
succès, que les principaux de la ville le portèrent en pro-
cession solennelle, accompagnés de trompettes et de toutes
sortes d' instruments, à l'église de Sainle-Marie-Nouvelle,
à laquelle (comme nous l'avons dit) il était destiné.
Cimabué avait alors vingt-sept à vingt-huit ans. A par-
tir de ce moment la vie de Cimabué fut une suite de
triomphes; de sorte qu'il mourut à l'âge de soixante ans,
croyant tenir le sceptre de la peinture, qui, au dire du
Dante, lui fut ravi par Giotlo.
Il fut enterré dans l'église de Sainte-Marie-del-Fiore,
dont il avait aidé Arnolphe de Lapi à faire le pian, et l'on
grava sur son épitaphe ces deux vers latins:
Credidit ut Cimabos picturae sccpira lenere,
Sic leDuit viveDS ; nuDC lenet astra poli.
C'était, dit un auteur contemporain (puisque cet au'.cur
— i:
Tr.n :f;vr voi.trv:;.
114
LECTURES DU SOIR.
écrivait en 1334 et avait par conséquent pu connaître Ci-
raabué, qui était mort vers 1300), un homme noble de
naissance, instruit dans son art plus qu'homme du monde,
et si fier et si arrogant, que si quelqu'un lui faisait remar-
quer un défaut dans un de ses tableaux et qu'il reconnût
que ce défaut était réel, quand même le défaut eût été in-
dépendant de sa volonté, comme venant par exemple ou
des couleurs, ou du bois employés, il abandonnait à l'in-
slant même ce tableau, et, si cher qu'il lui fût, le retour-
nait contre le mur et ne le voulait plus voir.
Le portrait de Ciraabué , fait par Simon Memmi et tracé
de profil, se voit à la grande chapelle de Sainte-Marie-
Nouvelle, dite des Espagnols dans l'^wfojre de la Foi;
c'est celui de l'homme qui a le visage maigre, la barbe pe-
tite, roussàtre et pointue, et qui, selon l'usage du temps,
est coiffé d'un capuchon qui lui encadre la tête.
Maintenant prenons toute chose à sa juste valeur, et
mettons de côté l'argument de Vasari et l'mjustice du père
Délia- Valle ; faisons la part des deux flambeaux qui com-
mencèrent d'éclairer l'art à sa naissance, et examinons
Cimabué non pas comme Panique restaurateur de la pem-
ture, mais comme le successeur heureux et progressif de
Giunta de Pise et de Guido de Sienne.
Comme nous l'avons dit, Florence était en arrière de ses
deux voisines, Pise et Sienne, non-seulement dans les pro-
grès de l'art, mais encore dans la marche politique des na-
tions. Vers la fin du onzième siècle, Pise, déjà établie en
république et puissante sur terre et sur mer, bâtissait son
dôme; Sienne, protégée par la Vierge, à laquelle elle s'é-
tait donnée, était florissante dès le commencement du
treizième siècle; Florence seule accomplissait sa genèse,
et ne devait atteindre l'apogée de sa puissance que dans le
quatorzième et le quinzième siècle.
On comprend donc, dans une époque où les amours-
propres municipaux étaient excités au plus hau» degré
par le voisinage des villes rivales, ce que dut être l'appa-
rition longtemps attendue d'un homme dont les premiers
essais promettaient de faire oublier Giunta et Guido, dont
Pise et Sienne faisaient parade depuis près de cinquante
ans, en reprochant à Florence sa stérilité. En effet, Florence
n'avait encore donné le jour qu'à un seul peintre, des œu-
vres duquel rien n'a survécu, et dont on retrouve seule-
ment le nom cité dans les archives du Chapitre; ce pein-
tre, qu'écrasait la réputation de Giunta et de Guido, s'ap-
pelait Fidanza-
Aussi les premiers essais de Cimabué (qui sans l'égaler
encore aux deux peintres que nous venons de citer, leur
promettaient au moins un rival) furent-ils accueillis avec
tout l'enthousiasme de l'espérance. Giunta et Guido imi-
taient servilement les Grecs, Giunta surtout; on sut donc
un gré infini à Cimabué des efforts qu'il faisait pour s'en
écarter, car ses efforts, tout craintifs qu'ils étaient, pro-
mettaient quelque chose de nouveau ; et une invention
quelconque, dans cette époque primitive, était une supério-
rité.
Aussi n'y eut-il plus de limites à l'enthousiasme lors-
que, par son saint /^ranpoi*, Cimabué eut égalé au moins
ses adversaires, et lorsque sa Madone les surpassa ; et ce-
pendant tout ce progrès se bornait à un ton plus clair
dans les chairs, à un air plus noble dans les physionomies,
à des plis moins raides dans les vêtements ; c'est surtout
entre la Madone de la Trinité et celle de Sainle-Marie-
Nouvelle que cette différence est visi'ole; il y avait progrès
réel, et deux ou trois tètes d'anges même sont les premières
çù l'on re »rarque cette grâce «>nfaolu)e et céleste que les
successeurs de Cimabué perfectionnèrent sans doute , mais
qu'ils empruntèrent de lui.
Cela explique les éloges de Ghiberti, de Dante et de Vil-
lani, qui met Cimabué au nombre des hommes illustres de
Florence. Ses succès et surtout ses innovations firent mou-
rir de chagrin un vieux peintre, nommé Margaritone, qui
avait eu lui-même de grands succès en suivant la manière
grecque, et en modelant en relief, avec une pâte qu'il do-
rait ensuite, les auréoles de ses saints et les couronnes de
ses Madones ; le pauvre vieillard expira en se plaignant
d'avoir vécu assez longtemps pour voir porter atteinte à
l'art qu'il avait reçu pur de ses pères, et qu'il comptait
léguer pur à ses eufants.
Maintenant, passons à ce Giotto qui devait, au dire de
Dante, enlever à son maître le sceptre de la peinture, et
qui était né une année avant que Margaritone ne mourût.
Un jour que Cimabué s'en allait de Florence à Vespi-
gnano, marchant tristement et la tète basse (car il se faisait
déjà vieux, et n'avait point d'élèves à qui léguer l'œuvre de
régénération commencée par lui), il vit un petit pâtre de
dis à douze ans qui, tout en gardant son troupeau, dessi-
nait sur une ardoise. Il s'approcha de lui et \it que ce qu'il
dessinait était une de ses brebis, dont il avait reproduit
avec un bonheur étrange non seulement la forme, mais
encore la pose : il prit alors l'ardoise des mains de l'enfant,
la regarda un instant avec attention, puis, se retournant
vers le petit berger :
— Veux-tu venir avec moi? lui dit-il.
— Avec vous? demanda l'enfant; qui êtes-vous?
— Je suis peintre.
— Et vous m'apprendrez à dessiner? s'écria l'enfant
avec joie.
— Oui.
— Eh bien, demandez à mon père la permission de
m'emmener, et je vous suis.
— Conduis-moi donc chez lui, dit Cimabué.
Et l'enfant, joyeux et sans se le faire redire, toujours
courant devant le maître, le conduisit à une petite ferme
qu'habitait et qu'exploitait son père. Cimabué se nomma,
exposa sa demande, qui lui fut accordée, et l'enfant, con-
fiant et joyeux comme on l'est à son âge, vint à Florence
et le même soir fut iustallé dans lalelier de Cimabué.
Cet enfant, c'était Giotlo.
La semence tombait en bonne terre, et l'élève était digne
du maître. Habitué à dessiner d'après nature, Cimabué
l'encouragea à continuer ses éludes ; c'était une de ces or-
ganisations heureuses qui ont l'instinct du beau ; aussi
comprit-il à la première vue tout ce qu'il y avait de faux et
de défectueux dans la manière des Grecs.
Aussi ce fut d'abord dans les portraits que Giotto excella :
il fit ceux de Dante et de Corso Donati qu'on vient de re-
trouver dans la chapelle du liargelio ; celui de Bruneîlo
Lalini, maître de Dante; et celui de Clément V, le fameux
Bertrand de Goust, élu par Philippe le Del dans la forêt de
Saint-Germain (1). Puis, comme sa renommée grandissait
avec sou talent, il fut successivement appelé dans toutes
les villes de l'Italie : à Assise, pour peindre à fresque la vie
de saint François ; à Pise, pour y peindre au Cani|»o-Santo
six tableaux de la vie de Job; à Rome, pour y peindre à
Saint-Pierre les cinq histoires de la vie du Christ, l'ange
qui est au-dessus de l'orgue, et le grand crucifix de la Mi-
nerve; à An iguon, pour y peindre toute une chambre du pa-
lais des papes qui venait d'y être bâti; à Vérone, pour y
(0 Vauri dit que ce tulle portrait de Clément IV que fit Giotto;
mais la choie en impoiiibie, Clément IV eiaii mort cinq «d< aTaal
que Giotto oe fût ne.
M USE H DFS FAiMILI.rS.
11.')
peindre, dans le palais des seigneurs Délia Scala, le por-
trait de ce fameux Can Grande, que Dante devait immorta-
liser par deux vers; à Havenne, pour y peindre, sous les
yeux et avec les conseils de Dante, diflérenls traits de la vie
de Jésus-Christ ; à Arezzo, pour y peindre, dans la grande
chapelle de Tévêché, un saint Martin tpii coupe son
manteau en deux pour le donner à un pauvre; à Lucques,
pour y peindre un Christ dans les airs, et les quatre
saints protecteurs de la ville, saint Pierre, saint Martin,
saint Régulus et saint Paulin, lesquels s'occupent à rac-
commoder uu pape et un empereur, prohablement Frédé-
ric de Bavière et Nicolas V, l'antipape. Puis il revint à Flo-
rence, où un message du roi Robert de Naples, adressé à
son fils Charles de Calabre (lequel message lui recomman-
dait de lui envoyer Giotto à quelque prix que ce fût), le
trouva occupé à exécuter à fresque, pour le couvent des
dames de Faenza, quelques peintures tirées de l'Ancien-
Testament. Alors il partit, tout fier d être appelé ainsi par
un roi, et, arrivé à Naples, peignit dans le monastère de
Sainte-Claire plusieurs sujets de l'Ancien et du Nouveau-
Testament, ainsi que l'histoire de l'Apocalypse, et toute une
chapelle du château de TClEuf. Ce fut l'époque heureuse de
sa vie, car le bonheur de l'artiste est dans l'orgueil satisfait,
et là chaque jour le sien éprouvait quelque satisfaction nou-
velle, puisque chaque jour le roi le venait voirtravailler, cau-
sant famihèrement avec lui, tantôt échangeant avec lui de
joyeuses et plaisantes reparties, tantôt approfondissant des
questions d'art ou de théologie; aussi !il-il là force chefs-
d œuvre que le roi Alphonse détruisit ensuite, et parmi ces
chefs-d'œuvre il y avait une salle pleine de portraits de
grands hommes au milieu desquels Giotto, avec la naïve
confiance du génie, avait mêlé le sien.
Enfin il lui fallut partir, mais c'était à regret qu'il s'éloi-
gnait de cette ville dont le roi avait voulu le faire le premier;
aussi s'arrèla-t-il à Gaële pourcouvrir encore quelque mu-
raille, et peindre un crucifix au pied duquel il se repré-
senta comme priant ; à Rimini, où Malatesta était seigneur
et où il fit, dans l'église de Saint-François, force belles pein-
tures que Gismondo, fils de Pandolphe Malatesta, jeta bas
lorsqu'il fit rebâtir cette église ; et en outre, dans le cloître
de la même église, une composition que Vasari regarde
comme son chef-d'œuvre, et qui, en effet, devait convenir
admirablement au pinceau à la fois chaste et expressif du
Giotto. C'était l'histoire de la bienheureuse Micheline.
Comme les lecteurs français surtout, chez lesquels cette
sainteest peu connue, pourraient ignorer le fait que repro-
duisit le pinceau de Giotto, no;is allons le raconter.
Une des épreuves qui furent envoyées à la belle Miche-
line, pendant qu'elle accomplissait sur cette terre le pèleri-
nage de vertu qui la conduisait au ciel, fut de mettre au
jour un enfant si parfaitement noir que, quelque confiance
que son mari eût de sa chasteté, cette confiance reçut un si
rude coup qu'il l'accusa d'adultère.
Le moment représenté par Giotto est celui où la belle
Micheline, la main sur les saints Évangiles, les yeux sur les
yeux de son mari, jure que l'enfant, si insolite que soit la
couleur sous laquelle il se présente, n'est et ne peut être
que de lui.
Le succès du peintre fut complet; il y avait une si
grande pudeur dans cette femme obligée de défendre pu-
bliquement son honneur par un serment, il y avait dans le
regard qu'elle fixait sur son mari une si grande expression
de douloureuse chasteté, que chacun était prêt à jurer avec
l'accusée qu'elle était innocente, pour dissii)er le dernier
Toile de doute et de suspicion qui couvrait le front du soup-
(ODoeux époux.
Il va sans dire que sainte Miclieiine fut crue sur parole,
et cela avec d'autant |)Ius de remords de la part de ceux
qui l'avaient soupçonnée, que le Seigneur lui ht la grâce de
ne plus lui envoyer d'épreuves du même genre.
Mais ce n'est pas seulement dans l'expression des figures
que Giotto avait non-seulement surpassé tout ce qui s'était
fait jusqu'alors, mais encore s'était surpassé lui-même;
c'était dans le dessin des mains et des pieds, ce grand
écueil des peintres primitifs, c'était dans l'ajustement des
habits, dans les plis des manteaux, et enfin dans l'intro-
duction de cette grâce inconnue jusqu'alors, et dont Giotto
est l'unique créateur.
Ce tableau achevé, Giotto s'arrêta encore quelque temps
à Rimini; il résulta de ce séjour deux autres fresques qui
ne sont point inférieures à la première, et dans lesquelles
on remarque pour la première fois l'emploi des raccour-
cis. Il sortit enfin de la ville, s'arrètant presque à la porte
pour peindre à Saint-Cataldo un 5am/ Thomas d'Aquin,
qui fait la lecture à ses frères ; puis il continua sa route,
couvrit en passant à Ravenne toute une chapelle de peintu-
res, et revint à Florence, où l'évèque de Sainte-Marie-del-
Fiore l'attendait pour élever le magnifique campanile de la
place du Dôme, l'une des plus merveilleuses choses que
l'architecture du moyen âge nousait laissées ; et cependant,
tel (]u'il est, le campanile est incomplet; une pyramide de
cinquante brasses devait le surmonter encore en s'élan-
çant de sa plate-forme; mais les architectes italiens dis-
suadèrent Giotto de suivre son premier modèle, en lui di-
sant (pie cette pyramide superposée élait dans le goût alle-
mand, et par conséquent indigne du goût italien.
Ce chef-d'œuvre valut du reste à Giotto le titre de citoyen
de Florence et une rente annuelle de cent florins d'or.
Giotto n'eut pas la joie de voir achever le campanile ; à
son retour d'un voyage à Milan, il tomba malade et mou-
rut, à la grande douleur de tous ceux qui, l'ayant connu,
l'aimaient pour lui-même, et de tous ceux qui, ne l'ayant
pas connu, l'aimaient pour son génie. Comme son maître
Cimabué, il venaitd'atteindre sa soixantième année; comme
lui aussi, il fut enterré dans le dôme.
Quant à Giotto, son mérite n'a soulevé aucune contro-
verse, et chacun, contemporain ou postérité, s'est plu à
rendre hommage à son génie. Nous savons déjà ce qu'en
pensait Dante, dont il était l'ami; maintenant, voyons ce
qu'en pensait Pétrarque. L'opinion du poète est suprême:
c'est celle qu'il exprime dans son testament.
« Passons à d'autres dispositions (dit-ilj : Je donne et
lègue à monseigneur François de Carrara, seigneur de Pa-
doue, comme la chose la plus digne de lui être offerte entre
toutes celles que je possède, un tableau représentant l'his-
toire de la bienheureuse vierge Marie, œuvre de l'excellent
peintre Giotto, tableau qui m'a été envoyé par mon ami
Michel de Vannis de Florence, tableau enfin dont les igno-
rants ne comi)reunent peut-être pas la beauté, mais devant
lequel les maîtres de l'art s'inclinent dans une religieuse
stupéfaction. »
De son côté, Boccace, dans?6 Décameron, sixième jour-
née, quinlième nouvelle, dit qu'il n'y a rien dans la nature
que Giotto n'imite jusqu'à l'illusion. C'est aussi l'opinion
exprimée par Michel-Ange en face d'une Mort de Nolre-
/vame, dont le corps est entouré par les apôtres, que Giotto
peignit pour les frères Umiliati de Borgo-Ognissanti. Jean
Villani le met au-dessus de tous les peintres pour la perfec-
tion de sou dessin. Enlin Vasari dit que c'était une mer-
veille, pour le temps où Giotto vivait, que surtout n'ayant
en quelque sorte point eu de maiires, ses œuvres eussent
pu atteindre à une pareillr j.'-rf" ,
116
LECTLTxES DU SOIR.
Aussi Giotto fit-il revolulion par toute l'Italie que, comme
un apôtre de l'art nouveau, il parcourut tout entière, la pa-
lette et le pinceau à la main, et en laissant partout sa pa-
role matérialisée par l'exemple.
Malheureusement de tous ces travaux exécutés à Avi-
gnon, à Milan, à Vérone, à Ferrare, à Rimini, à Ravenne,
à Florence, à Assise, à Rome, à Naples, à Padoue, à Luc-
ques et à Gaëte, la plus grande partie a disparu, soit dans
la chute des édifices eux-mêmes, soit pour faire place aux
peintures des siècles postérieurs, car il y eut une époque
en Italie où ce furent les murailles qui manquèrent aux
peintres, et où l'on fut obligé de superposer les chefs-
d'œuvre; et des autres il ne reste plus que des fragments
que l'on puisse regarder comme authentiques. Les seules
pages à peu près complètes qui soient resiées sont les pein-
tures de la petite chapelle de l'Arena de Padoue, la voûte
qui est au-dessus de Saint-François à Assise, les fresques
duCampo-Santo à Pise, et le tableau (le seul signé de son
nom) que possède léglise de Sainte-Croix de Florence, et
qui représente le Couronnemfnt de la Fierge.
Ceux qui voudraient étudier les progrès que Giotto a fait
faire à l'art, n'ont qu'à examiner avec soin ce tableau : ils
y verront que de là aux maîtres grecs il y a un abime ;
qu'un retour vers eux, possible encore après la mort de
Cimabué, est impossible après celle de Giotto; que le voile
qui couvrait le beau est levé, et que la voie qui mène à la
perfection est ouverte.
En effet, le type grec a complètement disparu : la Vierge
et l'Enfant Jésus sont délicieux. l'Enfant Jésus de jeunesse
et de naïveté, la Vierge de maternité et de pudeur; quant
aux anges des quatre compartiments qui tiennent des in-
struments de musique entre les mains, ils sont délicieux,
et leur pose et leurs formes rompent tout à fait avec les
lourdes et disgracieuses figures des maîtres byzantins.
Quant au progrès de l'exécution matérielle, il est au moins
égal au progrès de la pensée; le coloris en est plus beau,
plus clair et plus transparent qu'il ne s'est montré encore
dans l'école florentine, car pour celui des écoles de Sienne
et de Pise, nous n'en parlons pas, tant, vers la même épo-
que, il est plombé dans les ombres, et jaunâtre dans la lu-
mière.
Quant aux Christ en croix qu'on attribue à Giotto, et
dont le nombre s'élève par toute l'Italie à soixante ou qua-
tre-vingts peut-être, nous ne les croyons pas de Giotto
lui-même, mais copiés d'après lui par son élève Puccio
Capanna, qui, au dire de Vasari, fit pour toute l'Italie force
copies de celui que Giotto avait exécuté sur bois pour les
frères Umiliati deBorgo-Ognissanti à Florence.
Alexandre DUMAS.
mi mil 5B13B3 mm m iKwim
^\
M. SAI\T-MARC-GIR\RDIN
PROFESSEUR DE POÉSIE FRANÇAISE A LA SORBONXE.
Voici le moment de revenir aux Cours publics, car ja-
mais ils n'ont fait plus de bruit qu'à présent. Nous laisse-
rons toutefois les tapageurs du collège de France se dé-
dommager du silence de M. Quiuet en allant brailler à la
Sorbonne au cours de M. Lenormand, et nous, qui avons
horreur des tumultes de la foule — Odi projanum vulgus
et arceo, — nous entrerons avec la jeunesse studieuse au
cours de poésie française de M. Saint-Maro-Girardiu, qui
saura nous instruire et nous amuser sans nous casser bras
ou jambes.
Suivant notre usage, nous tracerons le portrait du pro-
fesseur avant d'analyser ses leçons. Si ni>us pouvons rendre
ce portrait parlant, nous serons sûr de plaire à nos lecteurs.
M. Saint-Marc-Girardin est né à Paris, le 21 février 1 801 .
Il fit ses études à l'institution Hailays-Dabot, dont il fut le
meilleur élève, en attendant qu'il en devînt le meilleur
maître. Le lycée Napoléon, dont il suivait le cours avec ses
camarades, est devenu depuis le collège Henri IV. Avant
le jeune Saint-Marc, MM. Victor Leclerc et Villemain avaient
brillé aux concours généraux. Le jeune Saint-Marc y fut
couronné comme eux, et se fraya ainsi à leur suite la route
qui devait le mener au conseil royal. Un de ses plus terri-
Ues concurrents lui venait alors du collège Bourbon. C'était
il. Vilet, qui l'i rejoint l'année dernière à l'.\radémie.
• Dans la \ie des collèges, a dit queli^ue part M. Labitte, la
rhétorique est l'année des grandes victoires. Le jeune
Saint-Marc battit la plupart de ses rivauï ; et comme pour
s'habituer tout de suite au succès qui en tout devait lui
Cl) Voir les naméros de férrier el d'stril II4S.
être facile, il revint de la Sorbonne au collège Henri IV,
avec ce prix de discours qu'avait naguère manqué M. Vil-
lemain, et avec ce prix de vers latins que M. Sainte-Beuve
allait avoir l'année d'après.»
Ceci prouve, soit dit en passant, que les triomphes du
collège ont bien leur valeur. Les paresseux et les sots,
qui sont partout en majorité, ont nus l'opiDion contraire à
la mode ; mais soyez sûrs qu'au collège comme ailleurs, à
l'œuvre on connaît l'ouxTier, et qu'un bon écolier contient
un homme de talent, si la société sait l'en faire sortir.
Toutes les fois que vous enteudrcz un esprit-fort de salon
se mo:]uer des lauréats universitaires, priez simplement ce
monsieur de se retourner, et vous reconnaîtrez le renard
à qui l'on a coupé la queue..., c'est-à-dire un écolier qui
n'eut jamais de prix.
Ce prix de vers latins est une date importante dan.s la
vie de M. Saint-Marc. C'était en 181 G. Les événements de
l'année précédente ayant empêché le concours général (les
jeux de Bellone mettent toujours les Muses en déroute], on
décida que les élèves exclus par leur âge auraient cette fois
le bénéfice d'une année. Notre tiève profita de cette justice
et concourut, mais quand on vint à l'application, sa com-
position fut écartée. H se plaint à un de ses parents, M. Ho-
chet, secrétaire du Conseil d'État. M. Hochet montre les
vers exclus à .M. Villemain. M. Villemain les trouve excel-
lents, et note seulement, a\ec cette malice du critique qui
pointe sous la robe du professeur, je ne sais quelle faute de
quantité échappée à la précipitation de la plume. Le futur
lauréat accourt chez l'illustre protecteur, et, ne le trou-
vant point, lui laisse quelques Ignés d'explicatioo. Ces
MUSEE DES FAMILLES.
117
lignes, netles et liimiDCuses, révèlent à M. Villemain l'a-
venir de son protégé.
— Jeune homme, lui dit-il, vous savez par cœur la cor-
respondance de Voltaire.
C'était vrai! A l'âge où l'on ûolte encore dans les brouil-
lards, M. Saint-Marc planait déjà dans la lumière. Le bon
sens avait mis le frein à son imagination. M. Villemain le
fil rentrer au concours, et il remporta le prix.
Au sortir du collège, en 1820, M. Saiot-Marc-Girardin
entra dans la litlérature par la polémique. C'était aller droit
à son but et suivre sa vocation sans perdre une minute.
Combien peu d'hommes en ont fait autant! Qui ne com-
mence en eiïet son état par l'école buissonnièrc ? M. Saiut-
Marc n'écrivit pas même une tragédie, ce premier péché de
toutes les intelligences ! Sa plume alerte, judicieuse et
tempérante s'essaya d'abord dans le petit journal l'Echo
du soir. Bientôt son Éloge de Lesage obtint un accessit à
l'Académie. 11 abandonna son droit commencé, et concou-
rut pour l'agrégation dès 1823 ; de sorte que cet habile
professeur et ce législateur éloquent a probablement l'hon-
neur de n'être point avocat. C'est là, de notre temps, une
véritable distinction. Suppléant dans les collèges de Paris,
M. Saint-Marc devint suspect de libéralisme, et alla exer-
cer, sur le Rhin, en Belgique et en Suisse, cette intelligente
badauderie qui consiste à voir pour voir et à s'instruire
sans étudier, comme il l'a si bien dit lui-même.
En 1826, il reparut avec avantage dans l'Université.
Cette réintégration fait le plus grand honneur à M. de
Frayssinous. M. Saint-Marc se permit alors un de ces traits
d'audace qui ne réussissent qu'aux Achilles. Nommé pro-
fesseur à la Société des bonnes-lettres, il improvisa sa pre-
mière leçon et se fit applaudir de tout son auditoire. On
reconnut le disciple de M. Villemain, qui allait devenir son
émule.
La nouvelle école faisait déjà très-grand bruit dans le
monde. M. Saint-Marc, qui fit toujours moins de bruit que
de besogne, cria tout de suite haro «sur le monstrueux,
masqué d'énergie 1 » Curieux et plaisant souvenir de guerre,
aujourd'hui (jue la paix est signée, — aujourd'hui que
M. Saint-Marc a été reçu à l'Académie par M. Victor Hugo !
Tant il est vrai que de part et d'autre le soleil de la vérité
finit toujours par sortir des nuages du malentendu ! Au
reste, le critique du Mercure ei du Journal des Débats pré-
voyait sans doute que cette lutte de mots se terminerait
par une accolade, car il frappait sur les ultra-classiques et
sur les ultra-romantiques avec le même bon sens, raillant le
tatouage du style aussi bien que le néant des périphrases,
et s'arrangeant pour avoir tellement raison, comme parle
M. deSacy, qu'on ne pût lui donner tort sans se faire in-
jure à soi-même...
La plume de AL Girardin fut bientôt taillée des deux
bouts, littéraire aujourd'hui, politique demain, et toujours
un peu politique en littérature et très-littéraire en poli-
tique. Au moment même où son Éloge de Bossuet, cou-
ronné par l'Académie, révélait tout ce qu'il y a de vigou-
reux et d'ingénieux (1) dans ce style jusqu'alors brillant
et léger, le jeune triomphateur s'élevait du feuilleton des
Débats au premier-Paris, sous les auspices de M. de Fé-
letz. Od se souvient de ce qu'était alors le Journal des Dé-
bats, rédigé par M. de Chateaubriand I M. Saint-Marc s'y
montra le digne lieutenant d'un tel capitaine, pendant les
dernières années de la Restauration. Il n'épargna pas à
celle-ci les avertissements salutaires ni même les prophé-
ties redoutables. Ce fut lui qui, en 1829, après le fameux
article de Déquet: Malheureuse France ! malheureux roi!
(I) Expressions de M. V.Uugo dans sa réponse à M. Saint-Marc.
caractérisa la funeste trinilé ministérielle en trois mots, qui
rappellent le Mane, thécel, phares ; il appela M. de Poli-
gnac Cublentz, M. de Bourmont Waterloo, et M. de la
BourdonnayelSlS. Puis, les défiant d'aller jusqu'aux coups
d'Ftat : Savez-vous bien, leur disait-il, qu'il y pourrait
périr encore des trônes et des dynasties ? Hélas ! il ne
croyait pas dire si vrai. On sait comment ses adversaires
se chargèrent, en 1830, de réaliser sa prédiction !
La révolution de Juillet fit du journaliste qui l'avait an-
noncée un homme politique. Nommé maître des requêtes,
et produit chez MM. de Talleyrand, Mole, de Broglie, etc.,
M. Saint-Marc s'éleva en même temps dans l'ordre univer-
sitaire, sans pourtant renoncer à ses travaux de critique et
de polémique dans les Débats. Toujours souple, étincelant
et varié, traitant les affaires sur ce ton de causerie qui les
débrouille mieux que les grandes phrases, il révéla le pre-
mier les charmantes fantaisies d'Hoffmann, il enrichit de
ses improvisations la Revue française et la Revue de Pa-
ris, et monta enfin dans la chaire de M. Guizot, comme
professeur sup])léant d'histoire. Bientôt , grandissant à
chaque épreuve, il devint professeur titulaire en Sorbonne,
député, conseiller d'Étal et membre du conseil royal.
M. Saint-Marc-Girardifl.'
Mais avant de quitter le journaliste, citons en passant un
de ses petits chefs-d'œuvre, celte satire des héros du len-
demain de juillet, les Solliciteurs ou l'Insurrection intri-
gante, page digne de La Bruyère, et dont la finesse causti-
que va bien plus avant que les 'iambes furieux de la Curée :
< Les bataillons d'habiis noirs s'élancent de tous les cô-
tés pour faire le blocus des ministères. Les six chevaux
des diligences soufflent, attelés à tant d'intrigues. Tout se
remue, s'ébranle, se hâte, le nord, l'orient, l'occident. Et
pour comble de maux, la Gascogne, dit-on, n'a pas encore
donné... Les victimes abondent, il y en a de toutes les épo-
ques. Les héros aussi pullulent. Lesuas se snqt battus en
118
LECTURES DU SOIR.
personne, lisez le journal où leurs noms sont cilés ; mais
ne lisez pas PerraUim du lendemain, car les belles aciions
rapportant quelque chose, tout le monde veut les avoir
failes, et il y a des exploits qui ont cinq ou six maî-
tres... Ceux qui ne se sont pas battus ont aussi leurs titres:
l'un a un parent mort à l'attaque du Louvre, l'autre est
cousin d'un élève de l'École Polytechnique. L'Intimé au-
jourd'hui ne dirait plus : « Monsieur, je suis bâtard de votre
« apothicaire. » Il sérail bâtard d'un des vainqueurs de la
Bastille, oncle d'un des braves du pont de la Grève, et à ce
titre, l'Intimé demanderait une place de receveur-général.»
Et plus loin : « Ilippias, le 24 juillet, s'est foulé le bras
en tombant de cheval. 11 est resté >ix jours dans sa chambre.
Le septième jour, il est sorti, le bras en écharpe, et le hui-
tième, il a été nommé administrateur-général. Ajoutons
qu'il a renvoyé le valet qui l'accompagnait le jour de sa
chute. »
Ce fut à Saint-Yriex, en 483i, que M. Saint-Marc fut
élu député pour la première fois; il avait précédemment
remplacé M. Laya comme professeur de poésie fran-
çaise à la Sorbonne. Nous avons déjà dit(l) combien
il aime sa chaire et son auditoire. 11 y est rivé depuis
dix ans par un tel charme et par de tels succès,
qu'aucun honneur, aucun emploi ne sauraient l'en arra-
cher... Orateur et rapporteur infatigable à la Chambre, ad-
ministrateur assidu au conseil de l'Université, rédacteur eu
service extraordinaire au Journal des Débals, il trouve le
temps de faire son cours avec une exactitude et un soin
que laissent à désirer beaucoup de suppléants oisifs. Et
hier encore nous lui entendions dire : € S'il me fallait opter
entre ma chaire et le conseil royal, je garderais ma chaire.»
Admirable exemple, unique, hélas ! à la Faculté de Paris !
car de tous les professeurs hommes d'État, M. Girardin
seul est resté à son poste.
Il est vrai que personne n'enseigne avec plus d.e grâce et
de facilité, avec plus d'esprit et de bonheur. La parole de
M. Girardin est, comme ses idées, d'une limpidité transpa-
rente. C'est le bon sens en robe et le naturel en chaire.
M. Villemaia ne s'était pas trompé : cet écolier, qui lisait
si bien Voltaire, en a réellement retrouvé la langue. II n'y a
pas jusqu'à la belle physionomie de M. Saint-Marc qui ne
vienne compléter cet ensemble par une expression toujours
ouverte et par un sourire toujours lumineux. Chez lui tout
est fin sans subtilité, abondant sans exubérance, et mali-
cieux avec bonhomie. Il pousse le scrupule, à cet éiiard,
jusqu'à trembler que son portrait ne lui donne l'air téné-
breux et farouche qu'on a mis à la mode.
— Laissez-moi surtout, disait-il à nos dessinateurs, lais-
sez-moi l'air d'un bon bourgeois de Paris.
Homme de famille (2) autant qu'homme d'Etat, M. Gi-
rardin, dans sa chaire, est moraliste autant que littérateur.
Derrière les livres qu'il étudie, il cherche le cœur en même
temps que l'esprit humain. Il ramène les théories littéraires
à la pratique de la vie. Pour lui plus que pour personne, le
style c'est l'homme! N'allez pas croire toutefois que ses
discours ressemblent à des sermons ; loin de là ! Sa morale
procède par conslrastes et souvent par plaisanteries. Elle
admet la médisance, cet inépuisable amusement, et surtout
l'à-propos, ce critérium du succès! Par exemple, en expli-
(i) Mercure de novembre dernier.
(1) M. Gutilfow, dans «es Lettres de Paris, s'riprime ainsi sur ro
poinl : M Les dernières heures que je passais .^ Versailles appjrie-
naienl i M. Sainl-Uarc. Je le Irouvai au milieu de sn faniille, devant
le feu, cnlourc de ses cticrs pelils enfanls, qui^ A huit lieiircj, \>-
naieni pentimeni donner la main el dire bonsoir. Je compris qu'on
France aussi on pculMre hcurci;x parmi les siens. »
quant les poètes el les philosophes des deux derniers siii-
cles, il faut voir le journaliste professeur fustiger nos rêveurs
incompris, nos dévouements de contrebande, nos génies
en prospectus, nos réformateurs, qui oublient de se réfor-
mer! Rien d'excellent pour dégriser une tête exaltée, soit
en politique, soit eu lilléralurc, comme une leçon de M. Gi-
rardin.
J'avoue, dit M. Labilte, que l'enthousiasme est souvent
froissé par cette inexorable logique. — Et ce n'est pas nous
qui défendrons M. Saint-Marc contre une critique aussi
amicale. Notre professeur de poésie oublie quelque peu
d'en |»rècher l'uscige pour en coniballre les abus. A force
de vouloir des poètes raisonnables, il les transformerait en
prosateurs. La fantaisie est notre dixième Muse, et c'est la
tuer que de lui couper les ailes... Mais il faut le dire, ceci
est la faute de notre temps non moins que celle de M.Saiat-
Marc-Girnrdiu... En voyant tant de maîtres de la jeunesse
poussera l'exagération, cet esprit simple et droit n'a pu se
défendre d'exagérer la simplicité même. Le mal n'est pas
grand après tout, car notre âge réclame le frein bien plus
que l'aiguillon. Et d'ailleurs M. Labitte à son totir^t allé trop
loin quand il a reproché à M. Saint-Marc de pnsser sous
silence tous nos poètes lyriques d'aujourd'hui. S'il a com-
mis cette injustice ou cet oubli envers les chefs-d'œuvre de
M. Victor Hugo, nous l'avons vu, en 1838, lorsque parut
Jocelyn, quitter Voltaire pour M. de Lamartine, et louer
en pleine chaire, deux jours durant, notre grand poète et
son œuvre, avec une chaleur et un abandon qui prouvent
que la folle du logis garde un petit coin chez le professeur.
Un autre jour, l'éloquence de M. Girardin s'est attendrie
jusqu'aux larmes... Il venait de lire à ses auditeurs la re-
traite des dix mille par Xénophon. Il voulut ra|)prochcr de
ce modèle antique un chef-d'œuvre moderne, et il choisit
naturellement la retraite de Moscou par M. de Ségur. Xé-
nophon avait captivé l'esprit et enlevé l'admiration du
maître et des élèves. M. de Sécur fut plus heureux encore,
il fit battre leur cœur et excita chez eux une émotion pro-
fonde... Aux premières lignes, M. Saint-Marc fii.ssouna...
A la première page, il devint pâle... A la seconde, sa voix
s'affaiblit et trembla... A la troisième, des larmes tombè-
rent sur le livre... A la quatrième, le livre lui-même roula
du haut de la chaire. Et l'auditoire enliT pleurait comme
le professeur! Voilà de ces triomphes qui sufTiraicnt à la
gloire d'un poète ; on sent donc combien celui-ci flatta
l'historien de la campagne de Russio î II va sans dire (]ue
le lecteur el les disciples se remireut au bruit d'un tonnerre
d'applaudissements...
M. Sainl-.Marc, épris de la littérature du dix-huitième
siècle, lui a cons>.cré plusieurs années de son cours. De-
puis 1840, il a traité des passions au Théâtre français. Là
surtout le moraliste a brillé de tout son éclat, el le critique
a montré toute sa finesse. C'est une véritable découverte,
et des plus heureuses, que d'aborder ainsi l'histoire litté-
raire, non plus par siècles ni par auteurs, mais par les
ressorts même de l'humanité. Quand le maitre, jtrenant
l'amour ou la jalousie, en suivait l'expression chez tous
nos grands poètes dramatiques, eu expliquait les dévoue-
ments ou les crimes, en distillait les pleurs et eu traduisait
les sanglots, ses leçons résumaient, pour ainsi dire, tout l'in-
térêt des scènes émouvantes qu'il pas.sait en revue... On
eût dit que la toile se levait tour à tour sur le théâtre de
Molière couvert de marquis, sur le théâtre d'Arouet plein
de philosophes, sur le théâtre de Beaumarchais fourmillant
de révolutionnaires, sur le théâtre de Talma couronne de
rois et de reines. C'était un spectacle inouï, composé de
lous les grands spectacles des deux derniers siècles. Aussi
MUSÉE DES FAMILLES
119
quels concours et quels succès! Imprimées en Cours de
littérature dramatique, ces leçons ont ouvert d'emblée à
W. Sdiot-Marc les portes de l'Académie française.
Le professeur s'occupe encore, cette année, de poésie
dramatique. Il passe en revue les tragédies d'Euripide et
de Sophocle, c«rnparées aux pièces de Sénèque et aux imi-
tations du Théàlie français. L'Œdipe et VAntigone lui ont
déjà fourni les rapprocbemenls les plus instructifs et aussi
les plus malicieux. Car, à propos des chefs-d'œuvre, le cri-
tique sabre d'autant mieux les médiocrités. Le diable n'y
perd jamais rien, comme dit le proverbe. Ennemi des pa-
radoxes, M. Sainl-Marc lient à donner raison aux proverbes.
A tous ses mérites littéraires, le cours de M. Saint-Marc
joint un autre mérile, qui devient depuis deux ans un phé-
nomène. Il est à la fois célèbre et modeste, populaire et
tranquille. Quand les maîtres les plus suivis de laSorbonne
et du collège de France ont tant de peine à dominer l'en-
thousiasme ou la réprobation de leurs élèves ; quand
M. Quioet se retire étouffé par les bravos, comme cet ama-
teur de jardins écrasé par l'ours son ami; quand M. Lenor-
mand ne maintient plus sa liberté qu'à force de sergents de
ville, rien de curieux comme de voir M. Girardin manier à
plaisir sesjeunes auditeurs... Et cependant jamais il ne leur
a fait une concession, ni une flatterie... Ce n'est pas lui qui
épouserait la popularité, cette courtisane fallacieuse !... Il
la captive eu la taquinant...; il dompte ses colères par une
plaisanterie; il la cravache avec tant de grâce qu'elle en rit
la première... Personne ne donne plus vivement la férule
aux travers, aux ridicules, aux engouements de la foule, et
la foule revient tous les jours tendre la main avec un nou-
vel empressement. Il faut remonter, pour trouver dans
noire littérature un pareil tour de force, jusqu'aux roués du
dix-huitième siècle applaudissant Figaro, jusqu'aux courti-
sans de Louis XIV riant aux Fâcheux de Molière.
Et M. Saint-Marc n'a pas besoin d'un caprice royal pour
appuyer son franc-parler. Il ne veut pas même, il a hor-
reur de l'intervention administrative... * Moi seul », dit-il
comme Médée. Et c'est assez, il le sait bien !
Au temps des grandes émeutes, un jour que les écoles
rugissaient dans tout le quartier latin, M. Saint-Marc allait
s'élancer en chaire, lorsqu'un personnage vêtu de noir
l'aborde solennellement...
— Qui êtes-vous, monsieur?
— Un inspecteur de la police.
— Que venez-vous faire ici?
— Surveiller vos élèves qui doivent faire du bruit. J'ai
déjà répandu mes agents dans l'amphithéâtre.
— Ah ! et combien sont-ils, vos agents?
— Une trentaine.
— Eh bien, monsieur, veuillez les faire sortir devant
moi, l'un a|très l'autre, afin que je m'assure qu'il n'en reste
pas un seul.
— Cependant, monsieur, s'il y a une émeute?
— Je me charge de la calmer... Obéissez vite, ou j'an-
nonce à tout le monde que la police ayant envahi la salle, je
ne ferai pas mon cours aujourd'hui. A chacun son système,
monsieur ; moi, c'est par la liberté que je maintiens l'ordre.
L'inspecteur se hâta de renvoyer sa troupe ; mais il resta
lui-même aux portes de l'amphilhéàlre... il s'attendait à le
voiréclater comme un volcan... Jugez de sa stupéfaction...
Il entendit à peine quelques murmures étoufl'és par des
éclats de rire... Il comprit que l'orateur avait mis les rieurs
de son côté, et que ces agent.s-là valent mieux que ceux de
la police... Il salua avec admiration M. Saint-Marc quand il
le vit sortir au milieu des acclamations...
Et comment le professeur gouverne-t-il ainsi son audi-
toire? par la diversion, ce frein des enfants grands et
petits. Il éteint les émeutes les plus menaçantes avec un
bon mot, comme les sorciers qui apaisent les tempêtes avec
une goutte d'huile.
En 1832, il osa nommer les révoltes de Paris une contre-
façon des barricades, et il se fit applaudir de ceux même
qui venaient de casser les réverbères...
Un jour qu'il devait parler dans la petite salle, ses élèves
se font ouvrir de force la grande, et les voilà, tout enivrés
de leur triomphe, prêts à se venger sur les premières pa-
roles du maître. M. Girardiu commence ainsi, avec un sou-
rire narquois :
— Et maintenant que nous voilà dans le grand amphi-
théâtre...
Une explosion de rires l'interrompit, et chacun remit,
pour claquer des mains, sa clef forée dans sa poche...
Un autre jour, quelques mutins avaient mis leurs cha-
peaux, et refusaient de les ôter devant les sommations de
la salle. Les rumeurs allaient dégénérer en clameurs...
— Messieurs, dit M. Girardin, du ton de la plus grande
politesse, je demanderai à ceux qui sont découverts la per-
mission de me coiffer.
Les factieux rougirent jusqu'aux oreilles, et les chapeaux
tombèrent par enchantement.
Un chef d'émeute entrait dans l'amphithéâtre, le poing
sur la hanche, en frappant du pied.
— Quel est ce tyran de mélodrame ? dit M. Girardin.
Et le tyran disparait comme par une trappe de théâtre.
Il est vrai que ces charmants moyens ne sont pas à la
portée de tout le monde. Ils exigent tout l'esprit de la bonne
foi , toute l'adresse de l'expérience et tout l'aplomb de la
renommée. UN BACHELIER DE PARIS.
ETUDES RELIGIEUSES.
VlNGT.QU.\TItE HEURES A LA TRAPPE DE RELLEFONTAINE(I).
A MADAME LA MARQUISE DE MALESTROIT DE BRLC ,
AU CHATEAU DE LA NOE.
Récpplion de l'évêque. — Cn Vo\age au moven âge.— Le Souper dei
moines en vacances. — La Polka. — La Venlee chez le garde. —
Hi§ioire de la Trappe.— Raocé.— La Réforme.— 1793.— Opinion de
Napoléon sur les Trappisiej. _ Noviciat et vélure. — Le Sacre de
l'abbede Divonne.— Inierrogaioire.— Prière des moris.— iDveati-
lure — loiroDuaiiOD. — Diaer de ceui emquanie couverts.
Deux grands-vicâires descendirent d'abord de la voiture
(1) Voir la première partie dans le numéro de décembre 1M5.
épiscopale, puis monseigneur Angebault, noble et belle tête
blanche, parut en robe violetle, la queue traînante, la croix
d'or au cou, l'anneau pastoral au doigt. Après avoir donné sa
bénédiction à la communauté et à la foule agenouillée, il
s'agenouilla lui-même sur un prie-Dieu de velours à crépines
d'or. Puis ses officiers le vêtirent sur place d'un roche!
brodé, d'une riche étole, et lui mirent en main sa crosse
épiscopale... Alors, toutes les cloches s'arrêtèrent et toutes
les voix se turent ; l'abbé récipiendaire s'avança vers mon-
120
LECTURKS DU SOIR.
seigneur et lui adressa un discours plein d'éloquente mo-
destie, le remerciant des grâces divines qu'il allait répandre
sur sa propre insuffisance... Je sentis à cette improvisation
quels trésors d'intelligence le comte de Divonne avait en-
fouis à la Trappe, et comment la douleur de son père avait
dû être inconsolable... Chose remarquable et touchante!
cette jeune voix, qui se tait depuis vingt ans, a conservé
toute la rudesse de l'accent natal. La réponse de l'évèque fut
ce que sont toutes les paroles de monseigneur Angebault, un
modèle de cette onction pénétrante qui est l'éloquence du
cœur... Aussitôt, les moines lui offrirent l'eau bénite et
l'encens, il donna l'accolade à l'abbé qui devenait son égal,
se plaça avec lui sous le dais, dont les abbés assistants pri-
rent les bâtons; et, traversant les deux files de robes noi-
res et blanches qui se replièrent à sa suite, d'une main te-
nant sa crosse au sommet enroulé de feuilles d'or, et de
l'autre bénissant encore toutes les tètes inclinées à droite
et à gauche, il dirigea la longue procession vers l'église,
au nouveau bruit des cloches remises en branle et des
chants joyeux de toute la communauté.
Figurez-vous, si vous pouvez, ce tableau que je n'ou-
blierai de ma vie, mais qu'il me serait impossible de ren-
dre : cet évêque en cheveux blancs, ce groupe de quatre
abbés, ce défilé de cent vingt moines, le crâne hors du ca-
puce, les mains jointes sur la poitrine, et les voix mon-
tant au ciel... Joignez-y la multitude agenouillée par terre,
des troupes de femmes blanchissant sur les hauteurs voi-
sines, le demi-jour fuyant et le silence mystérieux d'un
soir d'automne, les dernières rougeurs du couchant enca-
drées dans l'arche du portail, les premières étoiles épa-
nouies sur l'azur derrière la flèche du cloître, les cloches
réveillant à toute volée les échos du val de Bellefontaine ;
et ne direz-vous [las ici comme j'ai dit en commençant,
que c'était là un voyage en plein moyen âge, à quatre ou
cinq cents ans du dix-huitième siècle?...
J'allais, au sortir de la chapelle, emporter cette vision,
quand une douce main me retint sur la porte.
— Restez, me dit tout bas le père Marie-Bernard ; vous
souperez avec monseigneur, les trois abbés et une dizaine
de l^rères en vacance ; vous serez seul laïque, et cette réu-
nion vous intéressera.
C'était m'offrir de toucher ma vision du doigt... J'accep-
tai avec la plus vive reconnaissance.
Une demi-heure après, j'étais à table entre l'abbé-général
de Mortagne et un jeune frère de la Meilleraie. J'avais en
face de moi l'évèque elles abbés... Le récipiendaire n'était
point là; il se livrait sans doute au jeûne et à la prière.
Sur les dix religieux qui complétaient la réunion, il n'y en
avait pas non plus un seul de Bellefontaine. Nous étions
servis par l'hôtelier et par sou acolyte. Le souper se com-
posait d'œufs et de légumes, de riz et de pâtisseries, de
fruits et de vin rouge. La table était éclairée par des bou-
gies dans des flambeaux argentés.
Mon frac noir m'aurait embarrassé peut-être au milieu
de toutes ces robes blanches, mais l'évèque eut à peine dit
le Benedicite, que mes voisins engagèrent avec moi la con-
versation la plus aimable. Us me parlèrent voyages, his-
toire, littérature et même journaux. (Cette lecture est un
privilège des abbés.) Le frère Joachim, de la Meilleraie,
m'avoua qu'il s'appelait naguère M. Beaucbènc, et je re-
connus un des avocats les plus brillants du barreau d'.\n-
gers.
— Ma vocation ne date pas de loin, nous dit-il en sou-
riant de la meilleure grâce. Je suis mort au monde le jour
où la polka est née dans la capitale de l'Anjou. Je l'ai dan-
sée jusqu'à minuit, dans un grand bal. la veille même de
mon départ pour la Trappe.
Un trappiste parlant de la polka ! Jugez si ma vision
s'évanouit à ces mots ! Mais en retombant ainsi du moyen
âge au dix-neuvième siècle, je ne faisais que passer d'un
étonnement à un autre. Mes convives ne m'épargnèrent
pas les contrastes de ce genre, et, sauf la retenue de leur
appétit et de leurs paroles, je pus me croire dans un cercle
d'hommes du monde déguisés en religieux. Je ressemblais
à ce lièvre de la fable qui avait retourné la lunette. Ce qui
me paraissait maintenant une illusion, c'étaient ces grands
frocs et ces têtes rases, et celte cloche du couvent qui tin-
tait le Miserere...
Mais bientôt chacun se tut pour écouter l'abbé de Staouèli,
hoîiime énergique et pâle, sec et musculeux, aux traits
fortement accentués, au regard sombre et pénétrant. Il
nous raconta l'installation des trappistes dans la campagne
d'Alger, leurs travaux de défrichement et de construction,
leurs rapports avec les colons et les Arabes, le respect de
ceux-ci pour leurs robes blanches, la sympathie de l'armée
et surtout du maréchal gouverneur, leur espérance de faire
un peu de bien dans cette nouvelle patrie, d'y mourir en
travaillant à la vigne du Seigneur, et de sentir un jour les
racines de la croix descendre dans leurs tombeaux...
A ce mol, j'examinai la figure maigre et livide du nar-
rateur, ses joues remplies d'ombres et ses yeux cerclés de
noir; je remarquai qu'il n'avait pas goûté d'un seul mets,
et j'interrogeai mon voisin sur sa santé...
— Depuis deux mois, me répondit-il à l'oreille, l'insom-
nie dévore ses nuits et la fièvre ses jours. En ce moment,
sa main brûlerait la vôtre comme un fer rouge. Il n'en suit
pas moins ses travaux et ses pèlerinages... Il ne s'arrêtera
qu'en touchant son but ou la tombe. C'est une foi à trans-
porter les montagnes, une volonté à soulever le monde...
Le climat d'.Afrique a déjà tué ses frères les plus vigou-
reux... Lui-même n'est soutenu que par son courage, mais
ce courage fait reculer la mort !
Je restai transi d'admiration, comme dit Montaigne, et je
me demandai ce que sont, près d'un tel conquérant, ceux
qui frappent avec l'épée.
Le souper fini, l'évèque récita les grâces, les frères échan-
gèrent le baiser de paix, et chacun gagna sou lit. Tout
dormait déjà dans le couvent si agité naguère, pas un
bruit n'y troublait la profondeur du silence. Le clocher, les
édifices, le bois et la campagne nageaient dans un éblouis-
saut clair de lune...
En rentrant chez le père Colon (c'est le sobriquet du
garde, mon hôte), je trouvai la famille assemblée autour
du grand foyer vendéen. Le père, assis à droite de l'àlre,
coiffé d'un bonnet qui justifiait amplement son nom ; la
mère, à côté de lui, filant une quenouillée de lin, et les
filles à l'autre bout, achevant quelque ouvrage pour les
bons pères. Il y avait sur cet intérieur propre et aisé, comme
un reflet du calme et de la sérénité du cloître. Un soldat de
Larochejacquelein anima la veillée par ses souvenirs de la
guerre des géants, et par ses regrets nullement dissimulés
de l'ancienne cour, où il avait été reçu dans son costume
de villageois et embrassé par toute la famille royak. Je re-
connus dans ce vieillard la noble indépendance des Ven-
déens, ces républicains de la monarchie... 11 avait dit à
Charles X de bonnes vérités pour sa gouverne; mais
Charles X avait ri de son franc parler, et l'avait oublié le
lendemain, et le lendemain , c'était le 26 juillet 1830 !...
Je me relirai à onze heures dans ma petite chamltre aux
blanches murailles, et je m'endormis sous l'œil de la ma-
done aux habits dores, en faisant une lecture de circon-
4
MUSÉE DES FAMILLES.
lît
stance dans la Trappe mieux connue, parl'ablié Péquinot.
Ce simple et savaut ouvrage résume parfaitement l'his-
toire de l'ordre. Trois grands noms la dominent : samt Be-
uoit comme régulateur, saint Bernard comme fondateur,
et Bancé comme réformateur. La première trappe fut éta-
blie en France, vers H40, dans la vallée de ce nom, par
Roirou II, comte du Perche. Après trois siècles de prospé-
rité, les trappistes, comme tous les moines, tombèrent
dans le relâchement, jusqu'à l'époi^ue où Rancé devint leur
abbé commendataire. On nommait ainsi les abbés qui n'en
avaient que le titre et les revenus, et qui s'amusaient dans
le monde pendant que leurs frères s'amusaient au couvent.
La vie et la conversion de Rancé sont assez célèbres
pour qu'il suffise d'en rappeler quelques circonslances.
Armand le ni.uihillier de Rancé naquiten iG2l), d'une des
plus illuslres familles du royaume. Le cardinal de Richelieu
fut son parrain. A huit ans, il lisait les poêles de la Grèce
et de Rome, et il concourait avec des larbons pour un bé-
Défîce. Le père Caiissin, son examinateur, lui présenta
l'Iliade qu'il traduisit à livre ouvert. Le jésuite crut qu'il
lisait sur le lalin placé en regard du texte. Il mit dessus les
gants du bambin; mais celui-ci continua sans broncher sa
traduction. Alors le père l'embrassa avec enthousiasme, et
Rancé eut le bénéfice. A douze ans, il publia une version
d'Anacréon avec un très-savant commentaire ; il vainquit
Bossuet dans son examen de licence. Il brilla bientôt à
Lhôtel Rambouillet, et lâcha la bride à toutes ses passions
et à tous ses talents. Tantôt à la cour de Versailles, tantôt à
sa magnifique terre de Veretz, près de Tours, il allait de
fête en fête et de plaisir en plaisir. « Un jour, dit M. de
Chateaubriand, avec trois gentilshommes de son âge , il
résolut d'entreprendre un voyage, à l'imitation des cheva-
liers de la Table-Ronde ; ils firent une bourse en commun
et se préparèrent à courir les aventures : le projet s'en allu
en fumée. Il n'y avait pas loin de ces rêves de la jeunesse
aux réalités de la Trappe. Un autre jour, derrière Notre-
Dame, à la pointe de l'ile, il abattait des oiseaux : d'au-
tres chasseurs tirèrent sur lui du bord opposé de la ri-
vière; il fut frappé; il ne dut la vie qu'à la chaîne d'scier
de sa gibecière :
— Oue serais-je devenu, dit-il, si Dieu m'avait appelé
dans ce moment?
Ce fut là son premier mouvement de conversion. Prêtre
ileiiuis IGol, il n'en continua pas moins sa vie désordonnée,
€ chassant le matin comme un diable, et prêchant le soir
comme un ange », portant, au lieu de la soutane de bure,
un justaucorps de velours violet, deux émeraudes à ses
manchettes, un diamant de prix à son doigt, l'épée au
côté, des pistolets à l'arçon de sa selle, les cheveux sur
les épaules, frisés et parfumés. » S il prenait un justaucorps
de velours noir, avec des boulons d'or, il croyait beaucoup
faire, dit dom Gervaise. Pour la messe, il la disait peu. »
Ce fut alors qu'il se lia avec cette belle duchesse de
Montbazon, qui voulait qu'on la jetât dans la rivière à trente
ans, comme n'étant plus bonne à rien. Elle abusa, dit-on,
de la bourse autant que de la passion de Rancé. Le fait est
que cette passion absorba sa vie entière. « 11 passait sou-
vent, continue le père Gervaise, les nuits au jeu ou avec
elle. Cette familiarité fit bien des jaloux. On en pensa et
l'on en dit tout ce qu'on voulut, peut-être trop... >
Tout à coup Rancé apprend que M"» de Montbazon est
malade. Il accourt effrayé, s'élance dans son appartement,
etqu'y trouve-t-il? la tête adorée, déjà séparée du corps
par les médecins ! Tel fut son délire, à cette vue, qu'il jura
de quitter le monde, emporta le crâne de la duchesse, et
passa trente-sept ans aie contempler dans la solitude,
Il faut dire que ce récit, popularisé par Daniel Larroque,
a été démenti par Saint-Simon. Suivant ce dernier, Rancé
assista à la mort de son amie, la vit recevoir les sacre-
ments, et fut si louché de son repentir, que, déjà tiraillé
entre Dieu et les hommes, il résolut d'être enfin tout à
Dieu. € Il ne serait pas néanmoins invTaisemblable , dit
M. de Chateaubriand , qu'après le décès de il""* de Mont-
bazon, Rancé eût obtenu la relique qu'il avait tant aimée.»
Bossuet ne faisait-il pas allusion à celte relique, lorsque
envoyant au réformateur ses oraisons funèbres de lareiue
d'Angleterre et de M"" Henriette, il lui disait en son style
formidable : t Vous pouvez les regarder comme deux têtes
de mort assez touchantes. » On a prétendu enfin qu'après
la mort de Rancé lui-même on montrait encore à la Trappe,
dans la chambre de ses succe.«.seurs, le crâne de .M"" de
.Monlbazon; mais ce fait est repoussé avec énergie par
tous les supérieurs de l'ordre, jusqu'à M. le comte de Di-
Yonne inclusivement.
M. te comte de la Forèt-Divoiine, abbé de la Trappe de
Dellefoniaine, installé le 28 octobre 1815.
Quoiqu'il en soit, Rancé ne put oublier la belle duchesse.
Retiré à Veretz, il passa les jours et les nuits à l'appeler
par son nom. Il demanda aux sciences occultes un moven
ii'i
LECTURES DU SOIR.
de ressiiscilor son fanlôme (1). Puis voyant f]u'e//e était
allée à l'infidélité éternelle, il quitta ses habits de cour
pour le froc de bure, et il entreprit de réformer ainsi que
lui-même l'ordre perverti dont il était abbé.
Lorsqu'il arriva à la grande Trappe, elle ressemblait à
imc prison ravagée par des bandits. Les planchers étaient
pourris et rompus, les escaliers remplacés par des échelles,
les loils concaves et pleins d'eau, le dortoir habité par les
oiseaux de nuit, la chapelle en ruine, le jardin et les chanijs
en friche, les salles changées en écuries, les cloîtres en
celliers, le réfectoire en jeu de boule. Chacun se logeait où
il pouvait et où il voulait. Plus de règle, ni de travail, ni
de prière, ni de silence. Les frères passaient les jours à
boire et à manger, à chasser et à rire, pêle-mêle avec les
séculiers et surtout avec les séculières. Leur négligence
avait converti une eau vive en marais qui empestait l'air, si
bien qu'ils n'étaient plus que sept à dépenser le reste de
leurs revenus.
11 était plus difficile de débrouiller un tel chaos que de
créer une nouvelle abbaye... liancé y parvint cependant,
mais avec quelles peines et quels périls! Ses moines l'in-
sultèrent, le battirent, voulurent l'empoisonner et le jeter
dans les étangs. Un colonel de cavalerie lui offrit main-
forte. 11 refusa, jurant de vaincre avec les armes spirituelles.
Il obtint enfin la retraite des sept démons, moyennant une
pension viagère, et il les remplaça par des Irères de l'É-
troite-Observance de Citeaux , qui purgèrent cette étable
d'Augias, Rancé s'imposa comme à eux-mêmes toutes les
rigueurs de sa réforme, qui devint et qui est encore la règle
de toutes les maisons de la Trappe. L'amant de M""« de
Montbazon mourut à soixanle-dix-sept ans, sur la paille et
sur la cendre, dans la quarantième année de sa dure péni-
tence...
Lors de la suppression des maisons religieuses, en 1590,
toutes les communes voisines des couvents de la Trappe en
demandèrent la conservation. Les rapporteurs à l'Assem-
blée nationale convinrent que la religion seule remplissait
l'àme des frères, que la plupart étaient d'une piété calme
et touchante, et que tous aimaient du fond du cœur leur
étal, « qui, en effet, doit bien avoir ses cAarmM.» (Textuel.)
Si la Révolution avait osé faire une exception, elle aurait
donc épargné les trappistes ; mais il fallut les envelopper
dans la règle générale, et dom Augustin de Lestrange,leur
futur abbé, les assemblant dans la fameuse grotte de Saint-
Bernard, les décida à le suivre aux monts hospitaliers de
rilelvétie.
Les moines arrosèrent de larmes le tombeau de Rancé,
et se mirent en roule avec un sac de nuit pour chacun, une
charrette pour les faibles et les malades, un bàtou pour les
forts, et la grâce de Dieu pour tous... Ils firent ainsi les
centaines de lieues qui les séparaient du terme de leur pè-
lerinage.
Spectacle édifiant au milieu de l'orgie révolutionnaire,
que cette solitude ambulante où se pratiquaient sur les
grands chemins tous les exercices de la règle : le silence,
la lecture, l'office de jour et de nuit, le chapitre des coul-
pes, et le travail même, qui consistait à faire de la charpie
(i) « Un jour qu'il se promenait dans l'avenue de son château, il
lui sembla voir un grand feu qui avait prii) aux b.liimenis de la l>.is8e-
cour. Il y vole. 1-e feu diminue i mesure qu'il en approchi' ; à une
certaine distance, l'embrasement disparaît et se chaiipe en un lac de fou
au milieu duquel g'elève  demi-corps une femme dévorée par lei
flammes. I a frayeur le saisit ; il reprend en courant le chemin de la
maison ; en arrivant, les forces lui manquent, il se jette sur un lit : il
était tcllemnii hors de lui, qu'on De put dans le premier momeni lui
arracher une parole. »
pour les malheureux qu'on allait adopter sur la terre étran-
gère...
Souvent raillés et persécutés le long de la route, mena-
cés plus d'une fois de la prison et de la mort, les moines
pas.^ent enfin la frontière sains et saufs. Us gagnent alors
un bois écarté, s'y embrassent avec eflusion et remercient
Dieu à deux genoux... Puis ils l'implorent pour la terre qui
les chasse et pour celle qui les accueille. Enfin ils arrivent
d'étape en étape, c'est-à-dire de prière en prière, jusqu'à
la Val-Sainte, au canton de Fribourg. Là, ces humbles con-
quérants plantent une croix de bois, centre et base de leur
nouvel empire, et ils fondent le monastère qui a donné
tant de colonies à l'Angleterre, à la Belgique, au Piémont
et à l'Espagne.
Dès que Napoléon fut sacré par le pape, Augustin de
Lestrange vint lui demander le rétablissement des trap-
pistes.
— Rentrez en France, répondit le grand homme, il faut
un asile aux douleurs irréparables et un refuge aux ima-
ginations exallées !
Et lui-même dota de sommes considérables toutes les
trappes de son vaste empire. Malheureusement, les des-
potes sont capricieux. Napoléon persécuta bientôt pour son
indépendance l'homme qu'il avait si bien reçu, il l'incar-
céra, mit sa tête à prix, dispersa sou troupeau, et M. de
Lestrange, après avoir erré jusqu'au fond de l'Amérique,
ne revint en France qu'en 1817.
Ce fut alors que les trappistes réintégrés se partagèrent
entre les couvents de Mortagne dans le Perche, de Meille-
raie en Bretagne, et de Bellefontaine en Vendée.
Dire combien leurs commencements furent misérables
serait chose impossible. (I ne restait plus de la grande
Trappe qu'un amas de débris où croassaient les oiseaux de
proie, où les bêles fauves avaient creusé leurs tannières. Le
lierre et la ronce festonnaient les ruines de la chapelle. Les
tombes mêmes avaient été violées et la cendre des morts je-
tée au vent. Il fallut loger le roi des rois dans une grange qui
dut lui rappeler Bethléem. Les frères eux-mêmes gîtèrent
comme ils purent dans les étables, et souffrirent ainsi les
glaces de l'hiver et les ardeurs de l'été. Cependant ils
avaient leurs bras et leur courage, ils se mirent à l'œuvre
avec la patiente adresse des castors, et ils releNèrent pierre
à pierre leurs couvents démolis. .Vujourd'bui les nouvelles
églises .sont consacrées, et les édifices en parfait état ; les
terres, rachetées pièce à pièce, les landes fertilisées ont
retrouvé leurs épis d'or; et les religieux des trois monastè-
res, à côté de leurs lits de planches, de leur tombe ouverte
et de leur pain bis, ont des aumônes pour tous les pauvres,
des soins pour tous les malades, un bon feu, un bon lit et
une bonne table pour tous les voyageurs.
Il va sans dire que le nombre des moines s'est accru
d'année en année depuis trente ans. Il se décuplerait à
Bellefontaine, s'il n'était limité par re.«pace et par les diffi-
cultés de l'admission. Nous l'avons déjà dit, n'est pas trap-
piste qui veut. La longueur du noviciat en est la meilleure
preuve.
L'aspirant n'est d'abord admis qu'à l'hôtellerie comme
simple observateur. S'il persiste, on lui fait renouveler sa
demande et on lui permet de sunre les exercices du cou-
vent. S'il |)ersisie encore, on l'appelle au chapitre devant
toute h communauté.
— Que demandez-vous? {quid petis?) lui dit le supé-
rieur.
— La miséricorde de Dieu et la vôtre, répond-il, la face
contre ferre.
MUSÉE DES FAMILLES.
123
Néanmoins, il conserve encore longtemps les habits sé-
culiers ; puis il revèl la rolie des novices. On lui explique
chaquejour les sévérités de la règle ; on lui fait renouveler
tous les trois mois ses pétitions solennelles ; on lui rappelle
à chaque fois qu'il est encore libre et combien ses engage-
ments seront rigoureux. A la dernière fois enfin, on lui ré-
pète qu'ils vont devenir irrévocables, et on lui laisse en-
core huit jours pour rester ou se retirer. Alors seulement
il est admis à la vêture. Il s'y présente avec l'habit qu'il
portait autrefois : en frac, s'il a|)parlenait au monde ; en
soutane, s'il tenait au clergé ; en uniforme, avec ses armes
et ses décorations, s'il était militaire. Cette dernière cir-
constance est particulièrement saisissante , car le renon-
cement à la gloire est ce qui coûte le plus à l'homme.
— Que demandez-vous? lui dit pour la dernière fois
l'abbé.
— La miséricorde divine, répond-il encore.
Aussitôt ses cheveux tombent sous le rasoir, ses habits
et ses insignes sont déchirés et brûlés. . . Le froc de laine les
remplace, et sera désormais son linceul, comme on le lui
indique en récitant les prières des morts... Mais souvent
l'abbé refuse au novice la profession pendant de longues
années. Après six ans d'épreuves les plus édiûantes, et à
cause de l'ardeur même de sa vocation, mon ami, le frère
Bernardin, n'a pu faire ses vœux qu'en mourant, sur le
lit de paille et de cendre.
On sait que la révolution de Juillet a respecté tous les
couvents de la Trappe, sauf l'exclusion des étrangers de la
Meilleraie, et quelques visites domiciliaires, fort inutiles,
en 1852. Là où Ton cherchait des fusils et de la poudre, on
ne trouva de caché que des cilices et des disciplines. Quant
aux Irlandais chassés de Bref.igoe, ils ont formé dans leur
pays un établissement qui prospère de jour en jour.
Bercé par les souvenirs de cette lecture, je rêvai toute la
nuit de robes blanches et de robes noires . I>e lendemain les
cloches du couvent me réveillèrent au point du jour. J'allai
voir le soleil se lever dans les grandes bruyères, et arriver,
des quatre points de l'horizon, le concours de prêtres, de
châtelains et de paysans qui affluaient pour la cérémonie.
Toutes les opinions, comme toutes les classes, s'y étaient
donné rendez-vous. D'un côté, venaient M. de Rivière, parti
le matin du Couboureau, M. Tristan-Martin, le savant 6!s
(iu lieutenant de Charette, M. le marquis de Civrac, descen-
dant de l'accusé de 1853, M. Moricet, qui reçut dans ses
bras Cathelineau assassiné ; de l'autre côté, s'avançaient les
oiticiers de la garnison de Beaupréau, courtoisement invi-
tés par les révérends pères, et MM. les bous gendarmes
qui s'invitent eux-mêmes à toutes les fêtes.
En descendant de leurs humbles équipages, les pasteurs
villageois donnaient l'accolade aux religieux, puis, tirant
de leur sac de nuit surplis et bonnets carrés, la plupart
faisaient en plein air leur toilette sacerdotale... Tous ceux
qui voulaient déjeuner trouvaient leur couvert à l'hôtel-
lerie.
Enfin huit heures sonnèrent et la grande cérémonie com-
mença. Quand j'entrai dans la chapelle, les cent vingt
moines occupaient leurs stalles dans la nef, les frères blancs
le long du mur, et à leurs pieds les frères noirs. Au centre
étaient assis une centaine de prêtres en surplis et en bon-
nets carrés. Les deux bas-côtés étaient occupés par tous
les assistants laïques, au premier rang desquels l'hôtelier
m'avait réservé une place excellente.
A gauche du maitre-autel , décoré des armes épiscopales,
le Irône de l'évèque s'élevait sous un dais de soie rouge.
A droite était dressée une table entourée de mousseline, et
supportant des objets symboliques, dont le sens me fut
expliqué plus tard : c'étaient un pain et un baril dorés, un
pain et un baril argentés. On y voyait aussi les gants de
l'abbé récipiendaire, en peau blanche brodée d'argent, sa
mitre en argent moiré, et sa crosse euébèneà feuilles d'i-
voire.
L'évèque, outre ses officiers ordinaires, était entouré de
plusieurs frères de chœur, l'un porte-crosse, l'autre porte-
mitre, celui-<;i porte-livre, celui-là porte-queue, etc. L'abbé
Augustin-Marie avait le même cortège, sans compter les
deux abbés assistants. Toutes ces coules blanches, aux
larg' s plis, faisaient un merveilleux eflet dans le chœur,
à côté des ornements d'or et d'argent éclairés par un beau
soleil, dont les rayons traversaient, comme des regards
curieux, le kaléidoscope des vitraux.
Après s'être fait habiller par ses officiers sur son trône,
l'évèque donna les ordres mineurs à deux jeunes frères.
Chacun d'eux alla sonner la cloche, en signe de leur en-
trée au service du Seigneur, et puis fermer à clef les portes
de la chapelle, en signe de leur emprisonnement dans le
sanctuaire.
Cette courte cérémonie achevée. l'évèque renouvela sa
foilletle au grand autel, et les abbés assistants firent celle
du récipiendaire à l'un des autels latéraux. Des deux côtés,
c'était'nt les mêmes ornements : les sandales brodées,
l'aube de dentelle, le mantelet de soie, l'élole et la chape.
Mais tout était rouge et brodé d'or pour l'évèque, tout était
blanc et brodé d'argent pour l'abbé. Celui-ci, dépouillé
seulement de sa coule, avait gardé son froc et son scapu-
laire. Les supérieurs assistants s'habillèrent à leur tour et
pareillement devant deux autres autels.
Quand les quatre personnages se trouvèrent en grande
tenue, on mit un fauteuil devant l'autel, et l'évèque s'y
assit la mitre en tête et la crosse à la main. Alors les trois
abbés en chape, entourés des aines du couvent , se pré-
sentèrent solennellement à monseigneur, et lui demandè-
rent de vouloir bien ordonner le nouveau supérieur de
Bellefontaine. M. Angebault reçut le procès-verbal de l'élec-
tion, et le père Augustin se prosterna devant lui sur la
dernière marche de l'autel. Aussitôt le porte livre, age-
nouillé, ouvrit le Pontifical romain qu'il appuya sur sa
tète, et le dialogue suivant s'établit entre le vieux prélat
et le jeune abbé. ( Il va sans dire que nous traduisons tout
ceci du latin) :
— Voulez-vous observer et faire observer à vos frères
la règle reconnue à Notre-Dame de la Trappe?
— Je le veux [volo).
— Voulez-vous observer et faire observer à vos frères
la charité, la sobriété, l'humilité et la patience?
— Je le veux.
— Voulez-vous distribuer aux pauvres et aux étrangers
tout le fruit de vos travaux et de ceux de vos frères?
— Je le veux.
— Voulez-vous rester et maintenir vos frères dans l'o-
béissance et dans la fidélité à notre saint Père le pape et à
ses successeurs, à l'évèque de ce diocèse et à ses succes-
seurs?
— Je le veux, etc., etc.
Le récipiendaire baise la main de monseigneur, se relève
etregagne l'autel latéral. Nouvelle toilette de partetd'autre.
Cette fois la chasuble remplace la chape, et l'évèque et
l'abbé commencent la messe en même temps. Cette double
cérémonie est d'une solennité particulière.
Au bout d'un quart d'heure, l'abbé, toujours avec ses
assistants, revient au bas du maitre-autel. Il se couche de
son long sur les marches, avec tous ses ornements, comme
un mort renversé dans sa bière. Puis l'évèque entonne les
124
LECTURES DU SOIR.
prières fu^cbres , et toutes les voix de la communauté les
psalmodient à deux chœurs. Elles récitent ainsi lentement
le Miserere, le De profuridis et les litanies. Il faut avoir
entendu ces voix solennelles et terribles, pour s'en figurer
Teffet dans un tel moment, sur cet homme enseveli dans
l'argent et dans la soi?, devant ce prélat et ces officiers
ruissela:! là d'or, en présence de celte multitude en féie. aa
milieu de cette chapelle éblouissante de soleil! C'étaient
toutes les lamentations de la pénilence et de la mort, au
sein de lotiles les splendeurs de la richesse et de la vie.
Jamais le renoncement au monde ne fut représenté par
des contrastes plus saisissants.
L'al'bé ressuscite en6n, mais pour s'humilier... il donne
à laver à monseigneur, et les deux messes continuent.
Bientôt un frère va prendre les pams et les barils dores et
argentés sur la table, dei:x autres frères l'escortent, per-
lant d'énormes cierges allumés. L'abbé roNient entre eux
s'agenouiller aux pieds de l'évèque et lui présente les barils
el les pains. Celui-ci les reçoit, les bénit, et ils sont déposés
sur l'autel. Cette otTrande, m'a dit un prctre, esl le sym-
bole du saint sacrifice. Elle pourrait bien être aussi le sou-
venir de l'hommage féodal que les abbés rendaient jadis aux
évoques.
.\ partir de ce moment, le prélat seul continue la messe,
l'abbé la suit devant un prie-dieu, au centre du chœur,
toujours entre ses deux assistants. La communion arrive,
et c'est là le sublime de la cfrémonie. L'abbé va le premier
recevoir l'hostie des mains de l'évèque, les abbés assistants
le suivent, cl tous trois regagnent leurs places. Alors le
premier frère blanc quitte sa stalle, salue le second fr^Jre
et lui donne le baiser de paix. Le second frère salue le
troisième et l'embrasse à son iiuir, et ainsi de s;iile jusqu'au
dernier novice... Au fur et à nie,<ure, et dans le même or-
dre, les frères vont s'agenouiller et communier, quatre par
quatre, au pied de l'aulel. Puis ils resîent prosternés daus
le chœur, qui se trouve ainsi tout plein des cent vingt
robes ncires et blanches, .aucune panle ne remirait un tel
tableau ; il y laudrail le pinceau de Uibera ou de Lesueur.
1^ communion finie, les moines regagnent leurs slalles,
comme ils les avaient quittées, et l'on procède à l'investi-
ture de la milre, de la crosse, des gants et de l'anneau.
Pour la quatrième fois, l'abbé s'incline devant le prélal,
le porle-mitre et le porie-ganls à sa droite, le porte-crosse
et le pnrle-aaneau à sa gauche. Monseigneur le coiffe de
la milre en lui disant:
« Reçois le casque de la force, avec les défenses de l'un et
de l'autre Testament ^coruibus utriusquc Testamenli.] afin
que, le visage orné el la tète armée, tu apparaisses lemLle
aux ennemis de la foi. »
Puis lui remettant la crosse d'ivoire • « Reçois le bâton
pasloral pour conduire et châtier ton troupeau.
« Reçois les gants qui doivent conserver tes mains sans
tache, suivant le précepte el l'exemple de Jésus-Chri??.
« Reçois l'anneau, signe d'alliance et de fidélité, el reste
uni au Sauveur, comme l'Église, son inséparable épouse. »
L'abbé se relève alors, investi de tous ses insignes;
moines, prêtres et assislanls se Ijvenl comme lui, et l'évè-
que, suivi des supérieurs et des officiers de l'autel, !e con-
duit au fauteuil abbatial, cù il l'intronise à la Icte de la
communauté.
t Reçois, lui dit-il, le libre et plein pouvou" de gouver-
ner ce monastère selon sa règle et selon la loi divine. »
Aussitôt loules les cloches sont mises en branle, et toutes
les voix entonnent léchant triomphal du Te Deum.
Le fauteuil abbatial étant jusle en face de moi, je pus
observer à l'aise le comte de Divonne. Cest un bel homme,
aussi jeune que son âge, au visage brun, maigre el coloré,
au nez très-effilé, aux pommelles saillantes, à l'œil noir el
profond, aux lèvres minces et serrés comme par le silence.
L'émotion qu'il dominait à peine empourprait vivement
ses joues, el donnait à toute sa personne une expression
de modeste abattement.
Je reconnus l'humble moine qui avait repoussé le sceptre
avec tant de larmes, mais aussi l'homme de cœur et d'es-
prit capable de le porter avec douceur cl fermeté. Son
jeune frère, qui l'avait accompagné pendant toute la céré-
monie, était debout à sa droite, les yeux baissés el les mains
jointes. Vous sentez avec quel intérêt je l'examinai aussi. Il
porte encore ses cheveux de dix-huit ans, el il réunit tout
ce qi;i fait les idoles du monde. Il a préféré l'obscurité du
cloilre, aux portes duquel il a laissé, m'a-t-on dit, un mil-
lion. Eh bien, je ne fus pas tenté de le regretter pour lui,
tant il me parut heureux de son sacrifice!
.\près le Te Deum, l'abbé intronisé donna la bénédiction
aux assistants, au clergé et à la conununaulé. Puis, chaque
frère vint à son tour baiser à genoux son anneau et l'em-
brasser dans son fauteuil. Lui-même alla recevoir à l'autel
l'accolade de l'évèque ; après quoi tous deux se déshabillè-
rent en même temps. Quittant l'argent el la soie qu'il ne
doit plus re\ctir que pour aller en terre, le comte de Di-
vonne reprit sa coule de grosse laine blanche, el adressa
un discours de remerciement à monseigneur .\ngcbault.
L'évèque y répondit par une allocution pathélique, et tout
le monde laissa le nouveau pasteur avec son troupeau. Il
était près de midi. La cérémonie avait duré environ trois
heures.
Une heure après, un diner de cent cinquante couverts
élait dressé dans le réfectoire des moines. Prélats, curés,
militaires, châtelains el paysans s'y assirent péîe-mèle.
L'hôtelier ser\ il les petits, tandis que les portiers servaient
les grands. On mangea tout ce qu'un couvent peut apprê-
ter de légumes, d'œufs, de fruits, de pâtisseries el de fro-
mages ; le tûuisaus porcelaine el sans argenterie, mais non
sans abondance et sans délicatesse. Un religieux lut en
chaire avec à-pro[»os les impressions d'un visiteur à la
Trappe, el au bout de vingt minutes de réfection, monsei-
gneur Angebault donna le signal du départ... Les appétits
qui n'avaient pas eu le temps de se satisfaire commencèrent
ainsi l'apprentissage de la pénitence...
J'allai faire mes adieux à !a tombe de mon ami, pendant
que la foule s'écoulait par toutes les routes, el je parus à
mon tour, aprè^ avoir embrassé l'abbé de Divonne el le
père hôtelier, — emportant de Bellcfontaine un souvenir
ineffaçable , avec la plus pressante iavitation d'y revenir
bientôt.
Je ne sais, madame, si j'ai réussi à vous faire partager
l'intérêt du souvenir. Quant à l'invitation, j'aurai une
charmante raison pour m'y rendre : c'est que le château
de la Nôc esl sur :a roule du couvent de Bellefonlaine.
riTRE-CHEVAL!r:R.
-MISÉE Di:S FA>III.LF„S.
riô
MSBC17ZIS 3D30 yHAïîCEa
(du 12 DÉCEMBRE AU 12 JANVIER.)
TrtiTKKs : Diogêne, J l'Odéon. - Hiiloire et anecdotei. - acadbmiw : Les prix Montyon et Gobert. — M. de Rémnut - KicuoLor m • Umt iwi.
i.roch.. - MM. Charlet et Mennechet. - Lei cbemini de fer enropéew. - Le/chuiei. - Lei relique.- "ocTEtL«WTBMu
L'ovénsm(>nl liliéraire du mois est le
succès (iu Diogêne de M. F. Pyal au se-
Diogènc, d'jiprès Rembrandt.
cond Théâire-Françai?. Le tableau ci-
dessus semble avoir été fait par Rembrandt
pour représenter la scène capitale de la
nouvelle comédie, celle où Diogône, vi-
126
LECTURES DU SOIR.
sit6 dans son tonneau par le cortège d'As-
pasie : Alcibiaile, Demosthène, Lysippe
et toutes les célébrités d'Alliéncs, leur
porte sa lanterne au visage sans trouver
un seul homme dans ces illustres bipè-
des. C'est le cas de rappeler l'elrange vie
du philosophe cynique, dont les princi-
paux traits ont été mis en scène par
M. Pyal avec cette verve mordante qu'on
lui connaît.
Diogéne était fils d'un changeur de Si-
nope, ville de l'Asie Mineure. Il suivit
d'abord l'état de son père, et si bien ou
plutôt si mal, que tous deux furent con-
damnés pour altération de monnaie. Dio-
géne s'enfuit a Athènes, où il se fit dis-
ciple d'Antislhène, malgré celui-ci , qui
le mit à la porte à coups de bâton. Dio-
géne rentra par la fenêtre, et lui dit qu'il
ne trouverait jamais de bâton assez dur
pour sa peau. On sait qu'il poussa la doc-
trine de Socrale jusqu'au cynisme, vivant
littéralement comme un chien, couvert de
quelques haillons, logé diins un tonneau,
avec une besace pour tout bagage et une
écuelle pour tout mobilier. Encore, voyant
un jour un chien boire à une fontaine, il
bri.sa son tcuelle comme chose superflue.
Il mendiait sa nourriture aux passants,
et quelquefois aux statues, pour s'habi-
tuer aux refus, disait-il. Une fois il de-
manda une mine (90 Ir.) à un prodigue :
« Pourquoi tant exiger de moi quand tu
n'attends des autres qu'une obole? —
C'e.st que les autres pourront encore me
donner demain, pendant qu'il ne te res-
tera pas même une obole.» Le riche Mi-
dias l'ayant souHleié en pleine rue, lui dit
d'aller toucher 3,000 drachmes chez son
banquier. Le lendemain, il s'arme d'un
gantelet d'athlète, assomme Midias et lui
rend les 3,000 drachmes. Il raillait tous
les autres philosophes, et surtout Platon.
On sait que ce dernier définit l'homme
un animal à deux pieds sans plumes :
Diogène jeta un coq plumé dans son
école, en disant: «Voilà l'homme de Pla-
ton.» Pris dans sa vieillesse par des pi-
rates, Diogène fut acheté par le Corintliicu
Xéniade, dont il éleva les fils à la fa-
çon d'Achille. Il revint finir ses jours au
gymnase de Corinihe, où il eut sa fa-
meuse rencontre avec Alexandre. « De-
mande-moi tout ce que tu voudras, dit le
conquérant. — Ole-toi de monsoliil, ré-
pondit le cynique. — Et Alexandre de
s'écrier : Si je n't>l;iis Alexandre,jo vou-
drais être Diogène.» Un malin, on le
trouva mort sur la place. Il avait (juatre-
vingt-dix ans. On l'enterra près de la
porte de Corinihe, et l'on mitsursatomte
un chien en marbre de Paros. Ses jilus
célèbres disciples furent Craies et Menan-
dre.
M. Pyat, dont la comédie est la plus
rude satire que noire scène ait vue de-
puis Molière, a fait du cynique le seul
honnête homnie d'Athènes, et notrissani
par lui les lâches et les voleurs de loui
temps, déguises en Athéniens, il a donne
au philosophe le prix de la vertu dans
l'amour d'Aspasie. Voilà certes delà har-
diesse, si jamais il en fut ! Eh bien ! tout
cela est si généreux dans le fond et si ex-
cellent dans la forme, nue "oui c<la a été
applaudi sans opposition. — Qu'on dise en-
core que les œuvres philosophiques et lit-
téraires sont impossibles au théâtre!— Il
est vrai que M. Bocage .s'est surpassé dans
le rôle de Diogène. Il faut le voir en son
tonneau sur l'Agora, pour se figurer jus-
qu'où peuvent aller la chaleur et la fi-
nesse, la profondeur et la naïveté dans le
jeu d'un comédien.
M. Pyat, qui fait à Sainte-Pélagie ses
six mois de Jules Janin, a appris le succès
de Diogène par le directeur même de sa
prison, qui est resté à l'Odéon jusqu'à
minuit pour rapporter la bonne nouvelle
à son pensionnaire... El comme un bon-
heur ne vient jamais seul, on répèle déjà
au Palais-Royal une parodie qui pourrait
bien \aloir la pièce en son genre, si elle
est, comme on nous l'assure, de MM.Vilu
ei Théodore de Banville. Nous n'en vou-
lons pour garantie que les nouvelles poé-
sies de ce dernier, — les Stalactites, que
nous venons de lire en épreuves et qui
sont tout uniiuent des chefs-d'œuvre de
rhythme, de sentiment et de fantaisie. On
ne faisait pas mieux les vers en pleine
Grèce, et si Diogène cherchait aujour-
d'hui , non-seulement un homme, mais
encore un poète, il éteindrait certes sa
lanterne en lisant les Slalaclites.
— La Bretagne a eu les honneurs de la
vertu à la séance annuelle de l'Académie
française, en la personne de Jeanne Jugan,
domi'.-ti(ine à Saint-Servan, près Saiut-
Malo, et d'Anne Le Sears, femme Le
Taridec, native d'Ergué-Armel (Finistère).
La première, sans autre richesse que le
travail de ses mains, a trouvé moyen de
fonder et d'entretenir un véritable hos-
pice pour soixante-cinq pauvres et ma-
ladies, tous logés, nourris et soignés par
elle-même. La seconde a élevé dans sa
petite ferme, de 80 fr. d'arrérages, seize
enfants trouvés, — et non-seulement éle-
vé, mais instruit, placé et dote conve-
nablement. — Conunent cela ? s'est écrié
M. Dupin. La Providence est grande.
Anne et Jeanne sont infatigables, élo-
quentes. Elles ont, outre leur travail, les
prières et les larmes. Elles ont leur panier
qu'elles emporlent sans cesse à leur bras,
et qu'elles rapi'ortent toujours rempli par
la charité publique.
De telles vertus ne mériteraient pas
seulement le prix Montyon , mais les
privilèges d'une sorte de noblesse qui en
consacrerait et en perpétuerait la tradition
dans les fau)illes.
— M. Ponsard a reçu dans cette séance
son prix tragique de 10,000 fr , non sans
quelques restrictions assez rudes de
M. Villemain sur le mérite de Lucrèce. Le
premier prix GobcrI , de 9,000 fr. de
renie, a été continiu' à M. Aug. Thierry,
et le second, de 1,000 fr., à M. Bazin.
— M. de Utmusai, l'elcgant disciple de
M. Royi'r-Colhird, vient d'être installé
sans conciinence dans le fauteuil acadé-
mique lie son maître.
— Tous les arts ont pris le deuil de M""
Paul Delaroche, fille d'Horace Vernel,
que l:t mort vient deniever, à trente ans,
dans la fleur de la jeunesse, du lalenl et
(le la venu. Beauté idéale, musicienne
consommée, femme angelique, madame
Delaroche est morte deux fois pour son
mari. Après lui avoir fermé les yeux, il
lui mettait touies ses bagues aux doigts,
suivant sa dernière volonté, lorsqu'il la
sentit respirer, remuer, renaître à la vie.
Cruelle joie, qui devait doubler la dou-
leur; le lendemain, madame Delarocheex-
pirail pour la seconde fois et sans retour !
Quelle gliire peut consoler un homme
d'une semblable épreuve!
— Le Bélanger de la peinture, Charlel
vient aussi de mourir avant l'âge. Ce nom,
si justement populaire, n'a pas besoin d'é-
loges ; mais la vie et le caractère de Char-
lel méritent une élude spéciale. On la trou-
vera dans le prochain numéro du Musée,
avec un des derniers chefs-d'œuvreéchap-
pésà la main défaillante de Cbarlet.
— Encore une mort prématurée, des plus
regrettables ! c'est celle de M. Edouard
Mennechet, dont nos lecteurs n'ont pas
oublié les Contes charmanis. Ancien se-
crétaire des rois LouisX VIII et Charles X,
M. Mennechet avait sacrifié en 1830 ses
intérêts à sa fidélité, en refusant une
belle position que lui offrait M. de Tal-
leyrand. « Je vous croyais un homme
d'esprit ! s'écria le diplomate. — Vous
saurez que je suis un homme de cœur!»
répondit l'homme de Icllres. Cet lu roïs-
me est chose rare de nosjours.Depiiisls:iO,
M. Mennechet, déployant un taloiii égal
à son courage, avait publié le magnifirjue
Plutarque français, une excellente His-
toire de France , des Contes et des Comé-
dies exquises. Enfin, il avait fondé, on
sait avec quel éclat, les Matinées littéraires
où tout Paris allait l'entendre. Le cours
qu'il y professait va paraître. Nous en
rendrons compte à nos lecteurs, à (pii d'a-
vance nous le recommandons en toute
sécurité. Si M. Mennechet n'était pas mort
à cinquante ans, il avait sa place marquée
à l'Académie française. H était complele-
menl le vir bonus dicenJi peritus de Cicé-
ron ; l'homme chez lui valait l'auteur.
C'est un témoignage que lui rendent les
larmes d'un compatriote et d'un ami.
Puisse-t-il adoucir un |k.'u l'inconsolable
douleur de sa famille !
— Puisque les chemins de fer sont tou-
jours la furia francese, voici un relevé
qui intéressera tout le monde : c'est celui
de la grande ligne vertébrale qui se for-
me en Europe depuis l'embouchure du
Tage jusqu'à Kœnigsberg , capitale de la
Prusse orientale.
Voiciledénombremenlet les longueurs
des tronçons qui composeront cette ligne
gigantesque:
1° De Lisbonne à Madrid, par Alcan-
lara , Almaraz, Talavera, Escalona, ki-
lomètres 560
2» De Madrid à la frontière de
France près Bayonne, par C^latayud
et Pam|»elune iOO
30 De Bayonne à Bordeaux 180
i» De Bordeaux à Orléans par.\n-
goidême , Poitiers , Tours i60
b'> D'Orléans i Paris , ouvert à la
circulation depuis 18i3 t33
tj" La grande ligne du Nord, de
Paris par Creil, Clermonl, Amiens,
Arras, it Lille et Valenciennes 33«
MUSEF- DES FAMITJ.ES.
127
7° De la frontière de France, ou
plutôt de Valencienuesà Bruxelles. 84
8*' De Bruxelles à Liège, exécuté
par le gouvernement belge 76
9° De Liège à Aix-la-Cliapelle et
à Cologne; livré à la circulation de-
puis 18i3 166
10° De Cologne par Minden , Ha-
novre, Hidelsheiui à Brunswick; en
construction 336
il» De Brunswick par Magde-
bourg à Berlin ; terminé 160
120 ue Berlin à Steliin, sur la mer
Baltique ; totalement termine 144
130 De Stettiu par Stolpe, Dantzig.
Elbing à Kœnigsberg; en exécution
sous la conduite des ingénieurs du
gouvernement prussien 385
Longueur totale de la grande li-
gne européenne , de Lisbonne par
Madrid , Bayonne , Bordeaux , Or-
léans, Paris, Bruxelles, Aix-la-Cha-
pelle, Cologue, Hanovre, Brunswick,
Berlin, Stettin, Dantzig à Kœnigs-
berg, trois mille quatre cent vingt
kilomètres.
3,4-20
Outre cette grande vertèbre de fer,
nous voyons encore se former à travers
l'Europe deux autres lignes longitudi-
nales non moins importâmes, mais beau-
coup moins avancées. La première serait
la ligne centrale partant de l'embou-
chure de la Loire et passant par Pa-
ris, arrivant au Rhin près Mayence,
traversant les provinces intérieures de
l'Allemagne, c'est-à-dire la Hesse, la
Turinge et la Saxe, coupant la Silesie et
passant par Breslau. Cette grande ligne
arriverait sur le territoire polonais, près
Wielun, pour se souder, à Petrickau,avec
la ligne de Varsovie à Cracovie, qui est
aujourd'hui en construction. De Varso-
vie, cette grande ligne centrale euro-
péenne devra se prolonger à travers la
Lithuanie et la Russie Blanche jusqu'à
Moscou et au delà , pour rencontrer la
grande artère navigable des États de
l'empereur, la mère des eaux de la Rus-
sie, le\Volga(en russe, Matuchka-VVolga).
Quand toutes ces lignes seront exécu-
tées, et cela ne tardera guère, au train
dont elles marchent, il est évident qu'une
grande révolution s'opérera dans les com-
munications des peuples. Les guerres, par
exemple, deviendront très-difficiles ou
très-courtes, et le commerce internatio-
nal prendra des dimensions et une acti-
vité qui effrayent l'imafiination; à moins
cependant que les viaducs de ces belles
lignes, s'écroulant comme vient de faire
celui de Barentinsur le chemin du Havre,
n'engloutissent des milliers de voyageurs
sous leurs débris, et que les catastrophes
de chemins de fer ne déciment les popu-
lations, comme autrefois la guerre, la
peste et la famine...
— Les chasses sont très-nombreuses
et très-brillantes depuis que le soleil veut
bien nous payer l'arriére de la dernière sai-
son. Eu Vendée surtout, on chasse le
loup, le cerf et le sanglier avec tout l'ap-
pareil et toute l'ardeur du moyen âge.
Fatigues de l'inaction d'une longue paix,
les (ils de ces grands capitaines vendéens
que Napoléon nommait des géants, dé- ]
chargent le trop plein de leur bravoure r
sur les jHJtites et grosses bèies du bocage 1
et des Marches angevines. Les derniers ]
beaux jours des mois d'octobre, de novem- >
bre et de décembre 1845ont vu,dans le parc '
Soubise et dans la forêt de Vezin des équipa-
ges de chasseurs, de pi(|ueurs et de chiens
(jui .se comptaient par centaines, et ou'iin ■
brillant cortège de châtelaines accompa- '
gnail en calèche, à travers dix et quinze
lieues de pays, jusqu'au solennel et terri- j
ble moment du dernier soupir de la bète. '
A la tète de ces infatigables cavalcades
figure ordinairement le général de La
Rochejaquelf in, avec sa merveilleuse ba- j
lafre de la Moskowa; et rien qu'à voir la j
superbe façon dont il lance et domine ses ;
chevaux et ses chiens, dont il manie la
carabine et le couteau de chasse, on re-
connaît ce digne frère du héros vendéen,
dont l'Empereur fil malgré lui un de ses
meilleurs capitaines.
— Le prince Albert, mari de la reine
Victoria, a dernièrement acheté 3,800 fr.
l'habit que portait l'amiral Nelson à la
bataille de Trafalgar. On a rappelé à celte
occasion le prix excessif de quelques re-
liques illustres. L'habit de Charles XII
à Pultawa fut vendu, en 1825, à Edim-
bourg, 560,000 francs; en 1816, lord
Shaffesbury paya 16,550 fr. une dent de
Newton qu'il porte encore sur une bague.
Un Anglais offrit, sous la Restauration,
100,000fr. d'unedent d'Héloïse, lorsqu'on
^transporta ses restes aux Petits-Augustins.
Le crâne de Descaries, ô contraste! fut
donné à Stockholm, en 1820, pour 99 fr.!
une canne de Voltaire a été vendue 500 fr.;
une vt-ste de J.-J. Rousseau, 959 fr. ; sa
montre en cuivre, 500 fr. ; la perruque de
Kant, 200 fr.; celle de Sterne, 5,350 fr.
On se souvient enfin que le chapeau de
Napoléon a la bataille d'EyIau a été acheté,
en 1835, 1,920 fr. par le docteur Lacroix.
Il resuite de ce relevé que les Anglais ont
toujours eu la palme entre les amateurs
de bric-à-brac.
—Quoi de nouveau encore ? Que le car-
naval secoue déjà ses grelots plus folle-
ment que jamais; — qu'on danse à corps
perdu chez M. de Rambuteau et chez
M. de Rothschild, dont, par parenthèse,
l'acteur Têtard vient de faire la plus mi-
robolante charge en plâtre doré, couron-
née d'une locomotive, avec cette inscrip-
tion : Nord. Roi de la Banque ! — que le
grand événement de la cour est la dé-
fection de trois illustres noms légitimis-
tes, notamment de la duchesse de Gr...,
disgraciée, dit-on, par la duchesse d'An-
goulème, pour avoir attenté au cœur du
duc de Bordeaux ? — que rambas>adeur
de Maroc est le lion de Paris, en atten-
dant que les Parisiens relournent bom-
barder son maître? — qu'on fail ((ueue
au café Frascali, boulevard Montmartre,
pour contempler la belle limonadière,
exposée aux amateurs par son honnête
époux, moyennant un petit verre ou une
demi-iasse? — que, pour le même prix à
peu près, pourl franc, on peut voir cent
chefs-il'œuvre de MM. Ingres, Delaroche,
Vernel, Scheffer, Charlet. Coiguet, etc.,
exposés au bazar Bonne-Nouvelle , au
profit de la Société des artistes? — que
les étudiauLb et les congréganisles se bat-
tent au cours de M. Lenormand, à coups
de bonneis de soie et de bonnets de co-
lon? — que M™* Ollion, née belisle, vient
de livrer aux chanteurs et aux |>lanistes
une nouvelle mélodie et le brillant qua-
drille du Rappel? — qu'il vient de partir
de Poitiers, de la main de M. de Lattre,
une satire inùiulée : Statistique de la
France, qui rappelle à la fois toute la
vigueur de res[)rit de Boileau et toutes
les richesses de sa rime? — enlin que l'au-
teur de la jolie fable La Chenille et le Pa-
pillon, publiée dans notre numéro de juin
1845, M. de Boullret, vient de faire pa-
raître, chez M. Vaton, un nouveau recueil
de poésies et un recueil de comédies, qui
méritent les suffrages de tous les gens de
goût?
Les poésies de M. de Bouffret sont in-
titulées : Vaiiétés poétiques, et les comé-
dies sont intitulées : Comédies, tout court.
On voit que l'auteur craint les liires pré-
tentieux : première preuve de bon goût.
Ici, d'ailleurs, le sac est assez richement
rempli pour n'avoir aucun besoin des bc-
ductions de l'étiquette. Les Variétés poé-
tiques renferment près de quatre-vingts
sujets, très-divers, en effet, de forme et
de fond. On ne saurait passer plus leste-
ment du grave au doux, du plaisant au
sévère. Nous avons remarqué surtout \'É-
pitre sur l'esprit des femmes, la Journée de
printemps, VArbi'eet le jardinier, les Yeux,
Y Hypocrisie , le Spéculateur, l;i Prière...
Arrêtons-nous; nous allions tout citer.
Les Comédies sont au nombre de huit ,
toutes en vers, excepté deux. La Rivalité
supposée serait un charmant lever de ri-
deau pour le Théâtre-Français..., et le
Diable boiteux ferait fortune au Vaude-
ville. Jugez par la de la souplesse du ta-
lent de l'auteur ! Joignez à ce talent le
ton parfait et le tact exquis de l'homme
du monde, et vous aurez une idée des
Comédies de .M. de Boullret. Faites mieux
encore, lisez-les, relisez-les; et, quand
vous les saurez par cœur, jouez-les dans
votre salon. Vos amis se croiront au théâ-
tre... du temps de Marivaux.
ŒUVRES DE GAVARNI.
Voici un nom populaire, si jamais il en
fut! Les lecteurs du iWusee doivent sur-
tout le connaître, eux qui ont eu les
premiers essais et peut-èire les premiers
chef>-d'œuvre de Gavarni. A propos, on
nous assure que ce joli nom n'est qu'un
pseudonyme. En ce cas, le véritable nom
de Gavarni pourrait bien être Molière, ou
pluiùt Poquelin, puisque Molière aussi
est un pseudonyme. Ne criez pas à l'exa-
gération, ouvrez plutôt les deux |)remier3
volumes des Œuvres choisies de Gavarni,
que vient de publier l'éditeur Heizel; ou
si vous êtes une denu)i>elle mineure,
priez votre père ou votre mère de les ou-
vrir pour vous; — et dites-nous ensuite si
depuis Sganarelle et Pourceaugnac, on a
fail de medleures comédies que ces co-
médies au crayon : les Enfants terribles,
Traduction en langue vulgaire, les Actrices,
les Fourberies de femmes, Cliehy, Paris U
123
LECTURES DU SOIR.
soir, etc. Toute la vie parisienne, c'esi-à-
dire tous les abus du dix-neuvième siècle,
sont passes en revue dans ces gravures
parlantes; — parlantes à double titre,
car au bas de chaque croquis, le dessina-
teur se fait écrivain dans une inscription
qui est toujours un trait sanglant.— Ecou-
lez celte légion d'enfants icrribles, philo-
sophes sans le savoir, qui révèlent à cha-
cun ses fautes ou ses sottises, ses vices ou
ses ridicules.
— Qu'est-ce donc qui l'a inventée la pou-
dre, monsieur? que papa dit que ce n'est
pas vous.
— N'est-ce pas , monsieur Prud'homme,
qu'il ne faut pas mettre un H à omelette ?
Là, vois-tu, maman.
— C'est vous qu'êtes le grand sec qui
vient toujours pour diner ? Monsieur, papa
n'y est pas.
'" Je le dirai, Gugusse. que l'as encore
pris dans le petit pot du rouge que maman
se met!
Et ce mot liché en pleine table, au
momcnl où l'amphitryon va cHrir une
aile de poulet à son hôie :
— Mère, est-ce qtie c'est le crevé de ce
matin, que l'as dit que ça serait toujours
assez bon pour lui?
— Est-ce que c'est vrai, monsieur d'Alby,
que tu couperais des liards en quatre? Sa-
pristi ! comment donc que tu peux faire ?
Et ce dialogue aux Tuilerie^ é i're une
petite fille et un monsieur qui désirt faire
les yeux doux à sa mère :
— Petit amour, comment s'appelle ma-
dame votre maman ? — Maman n'est pas
une dame, monsieur, c'est une demoiselle.
Et cet autre dialogue entre doux men-
diants:
— J'ai demandé au sortir de Vêpres.
j'ai rien eu. — iloi, j'ai demandé où on
danse, j'ai pas mal eu
Il faut voir les figures qui lancent ces
traits et celles qui les reçoivent! Elles en
disent quelquefois plus que les légendes
elles-mê^mes, et l'on ne sait lequel est le
plus malin de la plume ou du crayon de
Gavarni.
Depuis dix ans, toutes ces petites mer-
veilles avaient été semées par l'auteur en
vingt recueils plus ou moins éphémères.
M. Helzel a eu l'excellente idée de les
réunir en volumes, avec des préfaces
charmantes de MM. Gautier, Laurant-Jan,
Lircux et Léon Gozian. Le spirituel édi-
teur a été récompensé par un succès uni-
versel. Les Œuvres de Gavarni sonl au-
jourd'hui dans toutes les main? ma-
jeures.—En voici un charmant échantil-
lon, .mprunté à la prison pour dettes de
Clicliv.
ClICHY, TRISOM rOLR DETTE.
— Maïs comment as-lu pu te laisser prendre comme ça?
— Demande aux canards sauvages comment ils se laissent prendre. Il a lire sur moi le 1" mars; on m'a ramassé le
S avril ; voilà comment ça se fait.
Imprlmcnr de lIlNXUVtK el TCRPIN. rue Irm-tcior, 71 Haiiçno'loj.
MISÉE DES FA!MII.Li:S.
159
SIMPLE VOYAGE EN ITALIE
^'ue d'Italie — laMeau de M Coigniet. (Salon de 1815 )
I 'iiii>e, fcdDs apprêts, en {,'ens simples, qui veulent | s il est possible.
FÉvRiF.n 18JG. ._
— 17 — TRtlZlf.Mt: VOLIME.
130
LECTURES DU SOIR.
Après tant de visiteurs illustres, tant de touristes de
toute condition et de tout âge, poètes, philosophes, histo-
riens, artistes, archéologues, parcourir l'Italie sans pré-
tention, avec des vues, je n'ose dire bourgeoises, mais
tout au moins simples et familières, est peut-être le moyen
le plus sûr de ne pas se traîner sur la trace d'autrui.
Peut-être les lecteurs du Musée se souviennent-ils encore
que, pour faire notre voyage en Suisse (1), nous n'avions
que peu de temps et peu d'argent à dépenser : il en sera
de même de notre voyage en Italie. C'est pourquoi nous
n'avons rien de mieux à faire que de nous mettre en che-
min dès à présent, afin d'atteindre notre but le plus vite
possible. Toutefois, comme nous prétendons voyager à la
fois avec économie et conscience, nous devons dire d'avance
que notre intention est de négliger les accessoires, les
détails, ces prétendues curiosités oiseuses, qui ne man-
quent guère dans la plupart des voyages, pour nous atta-
cher surtout aux points importants et aux choses vraiment
intéressantes et mémorables.
1. — LA SAVOIE. LE VOITURIN. LE MONT CEMS.
Mais à peine avons-nous franchi les barrières de Lyon,
qu'une question grave, décisive pour l'ensemble de notre
voyage, s'est dressée devant nous : Pour nous transporter
en Italie, quelle route choisirons-nous? Deux voies noussont
ouvertes ; celle de terre et celle de mer. La voie de mer est
représentée par les paquebots à vapeur français qui font
le service de Marseille à Naples ; la voie de terre, par les
Messageries, qui se rendent en Sardaigne en traversant
paisiblement ces fameuses montagnes qui ne s'abaissèrent
qu'à regret devant l'armée d'Annibal.
N'en déplaise à la plupart des touristes qui adoptent
généralement aujourd'hui le trajet par mer, et se rendent
tout d'un trait de Marseille à Gènes, à Livourne, souvent
même à Naples, nous préférons l'ancien mode de trans-
port, c'est-à-dire la route par terre ; nous croyons ainsi
arriver plus naturellement au pays des surprises et des
merveilles vers lequel nous tendons.
Arriver en Italie par mer, c'est la brusquer, pour ainsi
dire l'envahir plutôt qu'y aborder. Un conquérant ou un
commerçant s'embarquera, je le conçois, sans s'inquiéter
s'il livre aux brises de la Méditerranée un grand nombre
d'émotions dispersées et perdues sans retour. Mais, croyez-
nous bien, un artiste, un poète, ou même un simple rê-
veur, s'en ira toujours par les montagnes.
Nous voici déjà en pleine Savoie, triste pays criblé de
rochers, à peine rafraîchi par quelques rivières mornes et
malsaines, qui dorment au milieu de leurs rives arides. Il
nous faut traverser la Maurienne, où nous rencontrons
parfois des villages entièrement goitreux. Pauvres habi-
tants! qu'ont-ils fait au Ciel pour avoir reçu en partage
cette patrie ingrate et vraiment marâtre, qui semble ne les
avoir mis au monde que pour végéter et souffrir? Mais,
tout en plaignant le sort de ces populations malheureu-
ses, nous admirerons les beautés sans nombre répandues
sur cette montée du Cenis, ces torrentsqiii tombent en pluie
dans les vallées, ces rochers suspendus qui semblent vouloir
nous fermer le passage, et s'élargissent tout à coup d'eux-
mêmes, comme les arbres des jardins d'Armide ; celte route
qui s'enfonce comme un ruban dans des précipices, et
laisse parfois à peine assez d'espace pour les roues de l'é-
quipage du voituriu.
Car, pour qu'on le sache bien, c'est en voiturin que nous
faisons cette traversée du mont Cenis. Le voiturin est un
(i) Voir lei numéros do janvier cl de février i845.
entrepreneur d'un genre particulier, qui, pour une somme
fixée d'avance, s'engage à vous transporter d'un lieu à
l'autre, et à vous nourrir et vous coucher pendant la du-
rée du voyage. Oo conçoit que les gîtes qu'il vous choisit,
les repas qu'il vous offre ne sont pas toujours les plus
sensuels, ni les plus délicats. On est plus d'une fois obligé
de coucher sur la dure et de dîner à la lacédémonienne.
Ensuite, on voyage à petites, et à très-petites journées :
sept ou huit lieues par jour représentent le maximum de
ce qu'un voiturin, même avec un attelage en bon état,
est à même d'entreprendre. Pourquoi donc avons-nous
choisi ce lent et laborieux équipage de préférence à tout
autre? Vous le comprendrez, si vous aimez les lacs, les
beaux arbres, les cimes couvertes de mousse, les lieux
pittoresques, enfin, si vous avez fait avec nous le voyage
de Suisse.
Grâce à l'allure pacifique des bêtes que notre Aulomé-
don mène du train des brebis que l'on conduit au pâtu-
rage, nous avons pu descendre de voiture suivant notre
bon plaisir, nous arrêter devant chaque perspective, nous
reposer sous les loits de refuge que la chanté chrétienne
a semés le long de ces montagnes tristes et farouches,
écouter le bruit des cascades, étudier un point de vue,
dessiner, herboriser même, si tel est notre goût. Pou-
vions-nous voyager de la sorte dans quelque voiture of-
ficielle qui, ayant à transporter des dépêches en même
temps que nous, ne nous eût guère permis ces stations,
ces baltes si douces, si essentielles même à quicon-
que sait voyager ? Du reste, nous aurons à revenir sur
le compte du voiturin, qui joue un certain rôle dans un
voyage en Italie. Nous le retrouverons, dans la suite, in-
finiment plus rusé, plus insidieux que celui qui vient de
nous conduire : le voiturin savoyard étant, en général, loyal,
honnête et rangé de sa nature.
Mais voici deux jours et plus que nous cheminons sur
cette route étroite, au milieu des rochers, des brouillards,
des neiges, sans soleil, presque sans ciel, n'ayant que de
loin en loin de brusques échappées de lumière.
Cependant , nous sentons la pente escarpée que nous
avons suivie jusqu'alors s'adoucir par degrés ; puis, au
bout de cette vallée étroite, bordée de deux rangs de
hautes montagnes couvertes de sapins et de neige, nous
apercevons tout à coup un point lumineux, un reflet de
soleil, un rayon vif et pur qui s'étend et s'élargit par de-
grés : — ce rayon , ce point lumineux dans l'espace, c'est
l'Italie. Là commence une campagne admirable, un pay-
sage dont nous pouvons déjà pressentir les beautés; enfin,
cette plaine de la Lombardie, si riche, si variée, qui s'é-
tend jusqu'à l'Adriatique.
Regretterons-nous maintenant les fatigues et les aspé-
rités de la route que nous venons de suivre? Certains
voyageurs prétendent que le mont Cenis et la Maurienne
sont des ombres excellentes pour faire valoir l'admirable
tableau que déploie le premier aspect de la nature italienne.
Il est certain que, pour éprouver ce transport d'extase, ce
premier saisissement de bonheur que produit la vue de
cette campagne lombarde si délicieuse, et qui commence
au pied même des montagnes que nous venons de fran-
chir, il est presque indispensable d'avoir passé par les
horreurs des sites de la Savoie. Du reste, l'entrée en Italie
par le mont Cenis n'est pas la seule qu'il faille recom-
mander. On sait tout ce qu'il va d'imposant et de magni-
fique dans ce passage du Simplon, ce chef-d'œuvre de
l'induslne moderne, que l'on a comparé avec raison aux
plus célèbres monuments romains. Les avalanches, les
torrents, les amas de neige, toutes les sublimes beautés de
MUSÉE DES FAMILLES.
m
la Suisse se retrouvent sur cette route que tant de voya-
geurs poètes ont célébrée.
Mais n'oublions pas que nous avons enfin franchi les
monts. Une allée imposante, qui fait face au beau dôme
de la Superga et a plus de deux lieues d'étendue, nous
conduit à Tune des villes les plus considérables de rilalie, à
Turin, la capitale du Piémont, ville ancienne et que Pline
regarde comme la cité la plus vieille de la Ligurie. Toutefois
avant d'entrer dans cette ville, si régulière, si riche en
grands et spacieux édifices, recueillons-nous un instant;
car, après le chemin rude et montueux que nous venons
de faire en quelques pages, il nous est assurément bien
permis de reprendre haleine.
II. — TURIN. LA PIAZZA CASTELLO. LA SUPERGA.
Fidèles à notre plan, nous ne ferons que nommer, sans
nous y arrêter, certains lieux que nous rencontrerons, plus
célèbres dans l'histoire que curieux à visiter; tels que Ri-
voli, Marengo, Castiglione. Dans l'une des iles Borroraées,
que nous nous proposons de visiter dans la suite, on re-
marque un magnifique quinconce composé de lauriers aux
troncs élancés, et aussi gros que les plus forts peupliers
d'Italie. Peu de temps après la bataille de Marengo, un
jeune général français, au teint jaune et sec, et dont on
devinera le nom sans peine, visita cette île, et inscrivit
sur l'écorcedeTunde ces lauriers un seul mot : battaglia.
Quand le voyageur passe par Marengo ou Rivoli, qu'a-t-il
de mieux à faire que d'écrire aussi battaglia sur les murs
de ces villes, et de passer outre?
En entrant à Turin, nous commencerons à faire preuve
d'une franchise dont nous ne nous départirons pas dans le
cours de nos pérégrinations.
Et d'abord, avouons sans détour qu'au premier aspect
la ville de Turin n'a rien qui séduise. La correction semble
seule avoir présidé à la construction de ces édifices alignés
BU cordeau, bâtis, pour la plupart, sur le même plan, ayant
juste le même nombre de cheminées, de fenêtres et de
portes. Il y a sans doute de belles rues à Turin, si l'on
veut accorder ce titre de beau à ce qui est spacieux et sy-
métrique ; mais dans ces deux issues si larges, que l'on
appelle la rue du Pô et la rue Neuve, on ne peut s'empê-
cher de désirer un simple accident d'architecture, une
diversité quelconque dans un toit, une façade, un cham-
branle, quelque chose enfin qui procure à la vue une cer-
taine distraction.
Pour apprendre à aimer et admirer Tarchiteclure ita-
lienne, ce n'est pas à Turin qu'il faut s'attacher. Mais on
n'en éprouve pas moins une impression de surprise et de
grandeur, quand on se trouve sur la grande place appelée
Piazza Castello, où l'on remarque le palais des ducs de
Savoie, qui est réuni à celui du roi par une galerie que
Fou peut comparer à celle de notre Louvre ; puis le palais
du prince de Carignan, et enfin, le Grand-Théâtre, que
Ton regarde avec raison comme un des plus vastes et des
mieux construits de l'Italie. Si l'on joint à la vue de ces
monuments imposants, du moins par leur masse, celle du
Pô, fleuve impétueux qui bouillonne à l'extrémité de l'une
des rues principales; des visites dans les principales égli-
ses, qui, sans être de premier ordre, ne laissent pas d'of-
frir plus d'un morceau précieux de sculpture et d'archi-
tecture, on comprendra que nous n'ayons pas à regretter
le temps qu'il nous a fallu séjourner à Turin pour, de là,
prendre notre course vers les autres villes d'Italie qui nous
appellent de loin et semblent nous tendre les bras.
Mais avant de prendre congé de Turin, nous ne pouvons
nous dispenser de faire une visite à cette curieuse église
appelée la Superga, et que nous avons déjà saluée en pas-
sant. On suit, toujours en montant, une route charmante,
d'abord sur la chaussée entre le Pô et une branche du
fleuve détournée pour donner de l'eau an villape delta
Madonnn del Pilonc; puis on chemine au milieu des bois,
parmi les émanations des arbustes en fleurs. Après deux
heures de marche, on se trouve sur le plateau où a été
construite l'église de la Superga, d'où l'on découvre une
admirable perspective, toute cette campagne de Turin
que l'on prendrait pour un jardin cultivé.
Déjà, eu contemplant cette église, nous pouvons avoir
l'idée des formes élégantes et gracieuses de l'art italien.
Quoi de plus léger et de plus hardi que ces huit colonnes
qui forment le péristyle de l'église ; et cette rotonde inté-
rieure si claire, si limpide, que, dans les beaux jours d'été,
elle semble inondée par la lumière du soleil! Rappelons
seulement que cette église fut construite pour l'accomplis-
sement d'un vœu fait en 1706, par Victor-Amédée, quand
les Français assiégeaient Turin. Le tableau où le vœu est
représenté est considéré comme un chef-d'œuvre; on ad-
mire aussi deux bas-reliefs, dont l'un représente l'Annon-
ciation, et l'autre la naissance du Sauveur. Ainsi, nous
voilà déjà au milieu des merveilles ; des marbres d'une
délicatesse extrême, des vierges divines, une église con-
struite, on peut le dire, dans les nues, puisqu'elle est si-
tuée au sommet d'une montagne de trois lieues, et réalise
ainsi le phénomène fabuleux de cette ville aérienne que
le facétieux Ésope s'était un jour engagé à construire.
Cependant, nous n'en sommes encore qu'à la préface
de notre voyage ; car, pour beaucoup de pèlerins un peu
trop exclusifs, il faut l'avouer, l'Italie véritable ne com-
mence qu'au delà de Turin. Reprenons donc notre course
buvons une dernière fois de ce vin à^Asti, qui est, par
parenthèse, le seul vin d'Italie qu'un palais français puisse
se permettre de déguster, et rendons-nous à Gènes, la
première ville importante qui se présente à nous, d'après
la loi de l'itinéraire régulier et fidèle que nous nous sommes
tracé.
III. — GÊNES. PALAIS DORIA. l'aNNONZIATA. SCÈNES DE
MOEURS.
II y a de cela cent ans et plus : un homme de petite
taille, aux jambes courtes, au ventre proéminent, à la phy-
sionomie vive et mobile, se dirigeait aussi vers la ville de
Gênes , qu'il s'apprêtait à visiter à la fois en érudit, en
historien et en artiste. Cet homme, beaucoup moins connu
qu'il ne mérite de l'être, et qui a eu parfois, au milieu d'un
savoir éminent, des éclairs de vivacité et d'esprit dignes
de Voltaire, s'appelait le président de Brosses. Que ne
pouvons-nous le suivre, ce vif et gai président, dans les
diverses excursions qu'il entreprend vers toutes les parties
de l'Italie en compagnie de son docte et modeste ami
Sainte-Palaye, l'un des hommes les plus véritablement in-
struits du dix-huitième siècle!
Si nous osions conseiller un livre aux voyageurs en Ita-
lie, si nous ne pensions pas que tout le bagage des rela-
tions, des guides et des descriptions, est à peu près
superflu, nous indiquerions assurément les lettres du pré-
sident de Brosses, écrites seulement pour ses amis et réim-
primées de nos jours avec un grand zèle, sous ce titre un
peu romanesque : VJtalie il y a cent ans. On peut dire
que, dans ces lettres précieuses et d'un style si heureuse-
ment négligé, l'Italie se retrouve tout entière avec ses
mœurs, ses costumes, ses arts, ses monuments observés ei
132
LECTURES DU SOIR.
décrits de main de maître. On y remarque ce grain de cen-
sure qui nous semble indispensable dans toute relation
véridique, surtout lorsqu'il est répandu par un esprit \Tai-
ment supérieur.
Entrons donc à Gênes par le faubourg de San-Pietro-
d'Arena avec le président de Brosses, que nous avons pour
un moment choisi pour cicérone. Saluons avec lui ce
phare très-élevé, construit par ordre du roi Louis XII pour
guider la nuit à l'entrée du port. On sait que, d'après la
tradition , Gênes est appelée communément la ville des mar-
bres. € Il n'y a que les plus menteurs qui disent et les niais
qui croient que Gênes est tout bâti de marbre, s'écrie l'im-
pétueux président qui, dans une lutte d'intrigue et de
plume, ne craignit pas de tenir tête à Voltaire lui-même ;
en tout cas, ce ne serait pas une grande prérogative, puis-
qu'on n'a guère ici d'autre pierre, et qu'à moins d'être po-
lie, elle n'est pas plus belle que d'autres. »
Ainsi tombe de lui-même ce témoignage de certains
voyageurs qui feraient volontiers croire que Gênes est une
cité toute fabuleuse, construite sur le plan du palais d'Ala-
din. Le fait est que l'aspect général de Gènes est sombre,
triste; plusieurs rues sont étroites, mal éclairées; d'autres
sont d'un aspect ridicule. * Gênes est tout peint à fresque,
dit notre savant cicérone du dernier siècle, les rues ne sont
autre chose que d'immenses décorations d'opéra. Les mai-
sons sont tout autrement élevées qu'à Paris ; mais les
rues sont si étroites qu'elles n'ont guère pour la plupart
qu'une aune de large, quoique bordées de maisons à sept
étages; de sorte que si, d'un côté, cette ville est beaucoup
plus belle pour les bâtiments que Paris, elle a le désavan-
tage de ne pouvoir montrer ce qu'elle vaut par le méchant
emplacement... »
Voici pour les mauvais côtés delà ville; mais elle en a
aussi d'admirables. Citons en première ligne la rade, que
plusieurs personnes mettent au-dessus de celles de Naples
et même de Constantinople. 11 est certain qu'il est peu
de spectacles plus magnifiques et plus imposants que
celui de ces maisons de campagne disséminées en amphi-
théâtre et qui semblent se confondre avec les édifices de
la ville elle-même, comme des perles éparpillées autour
d'un diadème. Les palais de Gênes sont célèbres dans le
monde entier. Mais nous ne saurions donner même un
simple aperçu des richesses qu'ils renferment. Qu'il nous
suffise de rappeler qu'on y voit des morceaux d'élite des
Carrache, du Guide , de Rubens, de Vau-Dyck, du Domi-
niquin, du Caravage, etc..
Bien que nous n'ayons guère l'intention de chercher en
route les enseignements de l'histoire, il faut cependant que
nous nous arrêtions quelques instants pour visiter le palais
du fameux Doria, qui tient tout un côté de la rue. On se
souvient encore du grand rôle que joua au seizième siècle
cet amiral, dont le nom s'est trouvé mêlé à l'histoire des
deux monarques les plus puissants et les plus belliqueux
de l'Europe. N'étant encore que simple particulier, Doria
entretenait déjà une flotte de vingt-deux galères qui lui
valut l'honneur de voir les empereurs et les républiques
se disputer sa faveur. Il suivit d'abord le parti de Fran-
çois 1", mais bientôt il déserta sa cause et se joignit à l'em-
pereur Charles-Quint pour l'aider à chasser les Franç^iisde
l'Italie.
Du reste, la figure du vieux doge s'est conservée dans
les jardins du palais, où l'on voit un grand bassin de mar-
bre d'où partent toutes sortes de jets d'eau et où l'on a
semé à profusion les nymphes, les tritons et les monstres
marins. Au milieu de ce cortège mythologique s'élève un
Neptune, le trident à la main, la face menaçante, et ce
gros diable de Neptune, comme dit de Brosses, n'est autre
que le vieux doge lui-même.
C'est de là qu'il conduisit un jour Charles-Quint à bord
d'une galère où il lui offrit le plus magnifique repas qui ait
jamais été servi de mémoire de souverain. On n'y fit usage
que de vaisselle d'or et d'argent, et afin que personne ne
pût jamais se vanter d'avoir mangé dans la même assiette
ou touché au même plat que l'empereur, le doge, après le
repas, fit jeter à la mer tout le service sous les yeux de son
auguste convive. Charles-Quint fut étonné, et quiconque
connaît le caractère des nobles génois, qui n'eurent pendant
longtemps, malgré leurs énormes richesses, ni habits, ni
équipages, ni jeux, ni tables, ni chevaux, partagera sans
doute l'étonnement de l'empereur. Mais il est bon d'ajouter
aussi que, suivant le témoignage de la chronique, le doge
avait eu la précaution de faire tendre d'avance près du vais-
seau des filets dans lesquels on repêcha toute cette vais-
selle précieuse dès que l'empereur fut parti.
On remarque dans le palais Doria, outre les magnifi-
cences de l'intérieur, des plafonds et des tableaux de
Perino del Vaga. Mais rien n'est plus curieux peut-être que
ces jardins situés de l'autre côté de la rue et formés par des
terrasses immenses construites en marbre de Carrare. On
voit à Gênes un grand nombre de ces jardins plantés sur
ces sortes de constructions qui, bâties ou ménagées exprès
à côté des appartements, réparent à grands frais le défaut
d'air qui règne dans la ville. En voyant cette verdure, ces
fleurs, ces arbres qui se trouvent ainsi de plain-pied avec
des édifices d'une élévation considérable, on songe malgré
soi aux fameux jardins de Babylone.
Aprèsavoir successivement visité les églises de Gênes, qui
semblent vouloir rivaliser entre elles d'éclat et de richesse,
les unes revêtues de marbre blanc et noir, les autres rem-
plies de lampes d'argent qui restent éveillées le jour et la
nuit, et pour la plupart toutes brillantes de jaspe, d'or et
de pierreries, nous nous arrêterons surtout dans l'église de
l'Annunziat a, qui est considérée comme la plus belle de
toutes sous le rapport de la construction et de l'ordonnance
générale. Elle est soutenue par deux rangs de colonnes
jaspées de blanc et de rouge, et on admire aux chapelles
des croisées des pilastres d'agate qui sont des merveilles de
magnificence. Mais au milieu des œuvres des grands maî-
tres qui décorent ces temples, ne nous sera-t-il pas per-
mis de rappeler avec un certain orgueil qu'une des statues
les plus admirées est sortie de la main d'un sculpteur
français? Le Saint-Sébastien du Puget, que l'on remarque
à Sainte-Marie-de-Carignan, est considéré par les connais-
seurs comme une des œuvres les plus sublimes de l'art
moderne.
Mais que les édifices, les palais, les églises ne nous fas-
sent pas oublier un point du voyage qui, trop souvent,
reste dans l'ombre dans la plupart des relations, nous vou-
lons parler de l'extérieur, des mœurs, de la physionomie
de la population, qu'il est aussi curieux et intéressant de
connaître que les palais et les églises de chaque ville. On a
souvent parlé du caractère génois; on s'est étendu longue-
ment sur l'astuce, l'obliquité naturelle du caractère natio-
nal. Nous pouvons assurer que ce fond de ruse, s'd est vrai
qu'il existe à un aussi haut degré qu'on le prétend, se
trouve uni à un penchant très-prononcé à la crédulité, qui ,
du reste, n'est pas toujours inconciliable avec la feinte et
l'artifice.
Mais tout ce que nous pourrions dire sur les instincts du
peuple ne vaudrait pas une scène de mœurs nationales qui
se passe en ce moment sous nos yeux et montre assez où
en sont aujourd'hui , en fait de civilisation et de lumiè-
MUSEE DES FAMILLES.
133
res, les (lescendaDts des Christophe Colomb et des Doria.
Kous nous trouvons sur la Piazza amorosa, et bientôt
nous voyons déboucher de l'une des rues principales un
brillant équipage dont les harnais sont entièrement dores,
ornés de housses, de franges et de plumets, comme ceux
des chevaux des traîneaux russes. Les domestiques sont à
l'avenant, le cocher, babillé comme un maréchal de France,
tient les rênes, en velours rouge ; derrière lui se trouvent
deux héduques avec de longues barbes et des bâtons à
pomme dargent. Dansla voiture, on remarque un homme
d'une quarantaine d'années, la tète haute et effrontée, velu
d'un habit de soie, deux longues chaînes de montre, épée
d'acier, poudre, claque, éventail dans la main gauche. Il
est entouré de petites fioles d'or et d'argent, de plats, de
bassins, de boites et de caisses de toutes grandeurs. Il fait
arrêter sa voiture au milieu de la place, et quand la foule
déguenillée et bruyante qui se presse autour de lui s'est
un peu calmée, il fait entendre à la multitude le discours
suivant que nous abrégeons, mois dont nous pouvons ga-
rantir raulhenticilé quant au fond et à la plupart des dé-
tails :
— Nobles citoyens de cette célèbre ville de Gènes, qui a
reçu dans tout le monde le surnom de la Fière, la Superbp,
la Brillante, la réflexion est le [)lus beau privilège qui dis-
tingue l'homme de la béte. C'est par la réflexion que votre
illustre compatriote et concitoyen Christophe Colomb a dé-
couvert un nouveau monde. A quoi ne doit-on pas s'atten-
dre si vous continuez à réfléchir avec autant d'alîention
que vous l'avez fait jusqu'à présent? Certes, ce n'est pas le
hasard ou une simple curiosité qui vous a conduits ici,
mais bien plutôt la réflexion, peut-être même un décret du
Ciel, ou bien la volonté de noire bienheureuse Signera (ici
l'orateur fait une profonde révérence et les assistants élè-
vent leurs bonnets) ; car sans son appui, toutes les ré-
flexions ne serviraient de rien. Moi-même, qui pendant
plus de vingt an? ai rédcchi jour et nuit sur l'art de rendre
les hommes heureux, je ne dois mes faibles connaissances
qu'au secours de la bienheureuse mère de Dieu. (Nouvelles
révérences et nouveaux signes de croix.) Or, comme je
vois que vous avez non-seulement l'amour de la réflexion,
mais encore celui de la dévotion, il est de mon devoir de
ni'occuperdc votre bien-être corporel avec l'affection (|u'im
père peut avoir pour ses enfants. D'après cela, si qu;! ju'un
d'entre vous éprouve un mal quelconque, une maladie,
ime souffrance ou à b tète, ou aux pieds, ou au cœur, ou
à lestomac, ou aux oreilles, ou aux dents, ou aux pou-
mons , il n'a qu'à prendre quelques gouttes de ce spéci-
fique et il sera pour toujours délivré de son mal , etc.
Aussitôt hommes et femmes se pressent autour de sa
voilure, et lui, ouvrant sa pharmacie avec une impertur-
bable gravité, se met à distribuer, avec autant d'attention
que s'il eiît eu affaire à des princes ou à des ambassadeurs,
des fioles, des pilules et des opiats, en ayant soin de faire
d'avance déposer le payement dans un plat d'argent. Dès
qu'il ne se présente plus de malades, t7 signor ciarlatano
(est-il besoin de le nommer?) emballe ses boites et ses
fioles d'un air empressé, comme s'il avait un long voyage à
faire ou comme s'il était attendu eu queKjue autre lieu avec
impatience. Cependant, si nous nous rendons à la place la
plus voisine, nous retrouverons le même homme, monté
sur la même voiture, entouré de malades et débitant dans
les mêmes termes le discours que nous lui avons entendu
prononcer. Il en sera de même les jours suivants, tant que
les patients se présenteront et que son éloquente imjirovi-
salion fixera l'attention de la foule.
A cette scène de mœurs publiques et qui nous semble
représenter fidèlement le côté simple et crédule de la po-
pulation génoise, il serait curieux peut-être d'opposer un
tableau d'un tout autre genre, mais qui fournit aussi de cu-
rieux renseignements sur ce peuple italien que l'on ne sau-
rait mieux étudier que dans les actes de sa vie extérieure.
Il y a un siècle à peine qu'un voyageur rendait compte,
en ces termes, d'une cérémonie publique dont il venait
d'être le témoin :
« Le hasard nous a fait arriver à Gênes le plus beau
jour de l'année. Toutes les rues sont illuminées de lam-
pions du haut en bas. On ne peut se représenter la
beauté de ce coup d'œil. Tout le monde, hommes et
femmes, en robes de chambre ou en vestes et en pan-
toufles, courent les rues et les cafés... Le jour de la
Sainl-Jean est un des cinq de l'année où le doge a la per-
miision de sortir pour aller à la messe en cérémonie. Les
troupes ouvrent la marche; les grenadiers, avec de gros
bonnets, marchent les premiers, suivis des Suisses de la
gnrde, en culottes à la suisse, fraises, etc.,vêtus de rouge,
galonnés de blanc; ensuite les pages du doge, magnifique-
ment habillés d'un pourpoinlde velours rouge, les chausses
et les'bas verts, le manteau rouge doublé de satin vert, et
la toque rouge ; le tout entièrement chamarré d'or, tant en
dedans qu'en dehors. Ensuite venait, accompagné de deux
massicrs, un sénateur portant sur son épaule l'épée de la
république, démesurément longue, dans un fourreau de
vermeil. Le général des armes, en épée et en robe de pa-
lais, marchait immédiatement devant le doge, qui était
vêtu d'une robe longue de damas rouge sur une veste de
même couleur, et coiffé d'une vastissime perruque carrée.
Il portait à la main une espèce de bonnet carré, rouge, ter-
miné par un bouton au lieu de houppe. Les sénateurs,
deux à deux, marchaient à la suite du doge. Ils se rangèrent
de chaque côté du chœur dans des fauteuils; l'archevêque
avait son trône et son dais du côté de Tépitre, près de l'au-
tel, et le doge, son trône et son dais de l'autre côté, près
de la nef. Le doge ne marche pas sans un écuyer qui lui
donne la main. Les chanoines étaient en soutane et en
rochet. Ce qui me plut davantage, ce fut un abbé à talons
rouges et un éventail à la main, qui, pendant la commu-
nion, joua supérieurement de la serinette. »
En lisant les détails d'une pareille fêle, croirait-on en
être séparé d'un siècle seulement, et ne semble-t-il pas
plutôt que l'on assiste à l'accomplissement de quelque so-
lennité du moyen âge? Ainsi, le peuple de Gênes, qui se
pressait il y a cent ans encore sur les pas du cortège des
doges, s'agite aujourd'hui et se rassemble autour de la
voiture d'un charlatan. Sans chercher un rapprochement
puéril ni forcé, ne peut-on pas dire que depuis un siècle
ce peuple n'a guère changé de superstition ?
Mais c'est assez nous arrêter à Gênes; et en raison des
villes qu'il nous reste à visiter, les voyageurs, qui con-
naissent le prix du temps, pourront peut-être nous accuser
à bon droit d'avoir séjourné bien longtemps dans la ville
des marbres.
iV. — LES AUBERGISTES. PAVIE. MILAN. LES ÉGLISES.
LES TUÉATRES.
C'est encore le président de Brosses qui s'écrie, en sor-
tant de la ville de Gênes, que parmi les plaisirs que la ville
peut procurer, ou doit compter pour un des plus grands
celui d'en être dehors; et pour justifier celle boutade, il
énumère les friponneries insignes qu'il lui a fallu subir de
la part des marchands, des aubergistes, des valets, et de
tous les Génois à (jui il a eu affaire, et qu'il qualifie, dan?
son langage énergique, de termine de républicains.
134
LECTURES DU SOIR.
La plupart des voyageurs se plaignent dans leurs rela-
tions de la rapacité et de la mauvaise foi des aubergistes.
Sans vouloir ici en rien nous porter caution pour les au-
bergistes d'Italie, ni en général pour ceux d'aucun pays,
nous dirons , pour en finir avec cette question, qu'il y a
souvent un peu de la faute des étrangers qui séjournent
dans certaines auberges qu'ils qualifient, non sans raison
sans doute, de cavernes de brigands. Pourquoi tombent-
ils précisément dans ces cavernes? On peut affirmer qu'il
n'est guère de ville d'Italie qui ne contienne au moins un
bon hôtel, c'est-à-dire une maison honnête et réglée, où
l'on est à peu près sûr de ne payer les choses qu'au tarif
ordinaire. Quoi de plus simple que de s'adresser à cet hô-
tel, qu'il est si facile de connaître d'après les renseigne-
ments des voyageurs précédents, ou même d'après les ha-
bitants du pays?
Ce que nous disons des aubergistes s'applique aussi bien
aux voiturins. Oui, sans doute, le vetturino italien n'a
guère d'autre pensée ni d'autre but que de friponner le
voyageur qu'il conduit, et là-dessus, le préjugé ordinaire
n'est que trop bien fondé. Mais avec un peu de prudence
et surtout quelques avis préalables, il est aisé de déjouer
les artifices même du plus cauteleux ou du plus retors des
conducteurs napolitains ou génois. Règle générale, ne vous
fiez en rien à aucune des paroles de celui qui vous trans-
porte; considérez comme autant de mensonges et de du-
peries toutes les belles protestations de zèle et de promp-
titude qu'il essayera de vous faire. Contentez-vous de
dresser avec lui un contrat que vous ferez signer à lui ou
à son maître, où toutes les conditions du voyage seront
indiquées en détail, l'heure et le jour du départ, l'heure et
le jour de l'arrivée, le nombre des repas que vous aurez à
faire, tout, jusqu'à la bonne main dont vous fixerez le
chiffre, avec un supplément facultatif soumis au plus ou
moins de zèle apporté à l'cxéculion de l'engagement.
Nanti d'un pareil traité, vous pouvez vous mettre en roule
en toute sécurité, et vous défieriez Sinon lui-même, dans
le cas où il lui prendrait fantaisie de sortir de l'enfer des
imposteurs pour vous transporter, à titre de voiturin , de
Gènes à Milan.
Nous voici donc en route pour Milan, et nous ne nous
arrêterons eu chemin, devant la sombre et antique Pavie,
que pour visiter celte fameuse Chartreuse fondée par les
Visconti, où ils ont répandu avec tant de profusion les
merveilles et la variété de leur luxe. Comment décrire uu
pareil édifice, où l'on trouve un maitre-aulel tout de pier-
res précieuses orientales ; où l'albàlre, le jaspe-sanguin et
le lapis-lazuli se font à peine remarquer parmi d'autres
pierres plus belles ; où les chapelles sont recouvertes de
mosaïques comparables aux plus belles tapisseries; où
l'on voit enfin un plafond du plus beau bleu d'outre-mer,
paAemé d'étoiles d'or? Toutefois, dans cette église tant
vantée, on chercherait vainement quelques-uns de ces
chefs-d'œuvre de sculpture et de peinture qui font souvent,
dans d'autres villes, un séjour divin de telle chapelle obs-
OMre. Un tableau du Pérugin est presque le seul morceau
qui mérite de fixer l'attention au milieu de cette profusion
de toiles et de statues. C'est pourquoi, le premier vertige,
le premier moment d'éblouissemeut une fois dissipé,
nous poursuivrons notre route sans nous arrêter plus
longtemps dans cette riche église dont la vue ne nous a
guère procuré plus de plaisir que l'aspect d'un magnifique
écrin.
Mais nous admirerons sans réserve le chemin qui con-
duit de Pavie à Milan, et que l'on a justement comparé à
une grande allée de jardin l'icn subléo, bordée de deux
rangs d'arbres et de canaux de chaque côté. Tout le pays
est beau et vert à plus de dix lieues à la ronde. Déjà, nous
pouvons apprécier dans toute leur beauté ces plaines de la
Lombardie si riantes et si fertiles. La vigne n'est plus,
commeenFrance,altachéetristementàun maigre échalas et
disposée suivant la loi d'une froide monotonie, qui donne tant
de tristesse aux sites de nos pays vignobles. Elle est entre-
lacée avec les oliviers et forme, en courant d'un arbre à
un autre, de ravissants festons de verdure. C'est donc par
une route enchantée que nous arrivons à Milan, la capitale
de la Lombardie, la ville d'Italie la plus élégante et la plus
agréable à habiter sans contredit, si l'on n'y sentait de
toutes parts et dans les moindres détails de la vie le triste
fardeau du joug autrichien.
Mais nous voici dans l'intérieur de la ville, empressons-
nous de mettre à profit le temps que nous pouvons lui
consacrer. Après avoir rendu justice à la beauté de cer-
taines rues, à l'air d'aisance et de propreté répandu dans
tous les quartiers, et qui devrait, par parenthèse, faire rou-
gir plus d'une de nos villes de France, nous irons droit au
monument fameux que l'on considère comme une des mer-
veilles de rilalie. On devine que nous voulons parler du
Dôme, de cette cathédrale qui est, après Saint-Pierre de
llome, la plus grande église du monde, sans en excepter
Sainle-Sopliie de Constautiuople.
C'est en effet le plus vaste morceau de gothique que l'on
puisse voir, mais bien que nous fassions surtout profession
de simplicité dans notre voyage, nous n'irons pas jusqu'à
fuir les impressions qui pourraient nous élever au-dessus
de la contemplation ordinaire des objets. D'ailleurs, en
Italie, on a beau cherchera conserver sa froideur d'homme
du Nord, il est bien difficile d'échapper à l'enthousiasme.
Nous ne craindrons donc pas de choisir uu beau clair de
lune pour aller contempler ce fameux dôme, en nous pla-
çant du côté du palazzu Reggio. Là, nous jouirons d'un ad-
mirable spectacle en suivant du regard ces forêts d'aiguilles,
ces pyramides de marbre blanc, si gothiques et si minces,
s'élançant dans les airs et se détachant sur le bleu sombre
d'un ciel du Midi, couvert de mille étoiles scintillantes. Un
homme d'esprit a dit, en parlant du Dôme de Milan : » Cette
architecture brillante est du gothique sans l'idée de la mort,
c'est la gaieté d'un cœur mélancolique. » Cette phrase un
peu paradoxale exprime parlailemeut les sensations qu'on
éprouve devant cet étonnant édifice qui, tout en étant du
style golliiijue, ne communitiue cependant pas de ces ima-
ges tristes et solennelles que l'on trouve sur la façade de
Saint-Ouen de Rouen, des cathédrales de Reims, d'An-
vers, de Cologne et de Cantorbéry. Pour être sincère, nous
déclarerons, tout en rendant justice aux beautés sans nom-
bre contenues dans celte cathédrale, qu'elle étonne plus
qu'elle ne iilait, qu'on la voudrait moins étendue, afin d'en
mieux saisir rcnsenible, et qu'enfin l'œil se perd plus d'une
fois dans ce monde de moulures, de pilastres, d'ogives et
de statues. Toutefois, ces critiques ne viennent à l'esprit
que plus lard, et devant cet étonnant ouvrage de plusieurs
siècles, la première impression est rélounenienl, l'admi-
ration, la sensation du grand et du merveilleux.
Nous visiterons aussi les autres égluses de Milan, toutes
curieuses par certains côtés, mais eu en plaçant plu-
sieurs dans la même journée. Nous admirerons l'élé-
gante architecture de Saint-Fidclc et celle de Saint-Lau-
rent, si hardie cl si singulière. Nous passerons surtout de
longues heures dans la galerie de tableaux de la Brera.
Sans entrer dans les détails des tableaux et des peintres,
nous dirons seulement qu'un tableau de Raphaël, fait dans
sa première manière et représentant le Mariage de la
MUSÉE DES FAMILLES.
135
Vierge avec saint Joseph, nous y attend. Voilà de ces œu-
vres qu'il faut se contenter d'indiquer dans un voyage tel
que le nôtre. Un touriste allemand a dit « qu'il aimait
mieux décrire la chute du Kbin à Schaffouse que l'ex-
pression de la madone de Raphaël. » Nous ne décrirons
donc pas cette vierge de Raphaël, non plus que la fameuse
Cène de Léonard de Vinci, ce grand peintre qui fut, pour
ainsi dire, le père de tous les autres, et fut en même temps
un des hommes les plus spirituels et les plus singuliers de
son temps. La copie de cette Cène est partout. Napoléon
en a fait faire une en mosaïque. Mais hélas ? comment ne
pas gémir en songeant aux indignités que ce chef-d'œuvre
a eues à subir? Un prieur de couvent, désirant sans doute
raccourcir le chemm qu'il avait à faire pour se rendre au
réfectoire, fit percer une porte dans le mur, ce qui détrui-
sit une partie des pieds du Sauveur. Ensuite, pendant les
guerres de la Révolution, cette salle servit tour à tour de
magasin à foin, d'écurie, d'bôpital et de prison. Les sol-
dats se moquèrent du Christ et des apôtres et leur jetèrent
des pierres. Plus tard, l'humidité détériora le mur, et ce
fut seulement sous la vice-royauté du prince Eugène qu'on
s'occupa de sauver ce qui restait du tableau ; encore la
restauration fut-elle mauvaise et contribua presque à alté-
rer les traits du pinceau de Léonard. Ainsi, on peut dire
que l'un des chefs-d'œuvre de la peinture moderne a failli
périr en grande partie par la faute des hommes.
Après avoir visité les églises, les cloîtres, les palais, tous
les lieux oii nous appelaient quelques chefs-d'œuvre, nous
nous transporterons devant l'arc- de-triomphe construit
à l'entrée de la route du Simplon , commencé par Napo-
léon et continué par l'empereur François. On y a rem-
placé partout la figure du vainqueur d'Austerlitz par celle
de l'empereur d'Autriche. De là, plusieurs contre-sens
assez singuliers. Ainsi, dans la scène où Napoléon prête
serment à la constitution accordée au royaume d'Italie, il
se trouve, par suite de ce changemeut de personnes qui a
vraiment quelque chose de dérisoire, si l'on songe au sort
des provinces lombardes, que ce serment est prêté par
l'empereur d'Autriche. 11 semble que le marbre, en refu-
sant de se plier à ce changement de destination, ait voulu
protester contre c«tte sorte d'apostasie qu'on lui imposait.
Mais n'oublions pas que Milan est, avec Naples, la pre-
mière ville d'Italie pour la musique, si même les Milanais
ne surpassent pas, en fait de dilettantisme, les Napolitains
qui, comme l'a dit spirituellement l'auteur des Promena-
des dans Rome, sont trop Africains pour sentir la musique
tendre et passionnée. Voici qui nous conduit tout naturel-
lement au fameux théâtre de la Scala, renommé non-seu-
lement parce qu'il est un des plus vastes que l'on connaisse,
mais aussi parce qu'on y entend les meilleurs chanteurs
que l'Italie peut fournir. C'est là que s'est faite la renom-
mée des Pasta, des Rubini, des Tamburini, desLablache.
Mais vous entendez souvent parler de succès, de transports,
de triomphes sans fin en faveur de tel virtuose ou de tel
compositeur. Pour vous édifier sur le sens réel de ces scènes
d'enthousiasme, ne faites que cette simple question :
€ Est-ce à Milan que ces idoles ont été consacrées ? » S'il
en est ainsi, vous pouvez y croire, car le parterre milanais
est peut-être le premier du monde pour l'entente de la
musique ; on y trouve, avec l'ardeur et l'impétuosité des
intelligences italiennes, un mélange de finesse française et
de bon sens allemand qui assure sa supériorité. Mais il ar-
rive souvent que l'on confond les succès de Modène, de
Ferrare ou même de Florence avec ceux de Milan ou de
Naples, et de là certains mécomptes qui surviennent à l'é-
gard de tel ou tel demi-dieu du chant qui se trouve être, à
son arrivée à Paris, un artiste au-dessous du médiocre.
Quant au théâtre de la Soala considéré comme architec-
ture, il n'a rien de remarquable à l'extérieur. La façade a
été construite vers 1778, époque où l'architecture était loiD
de prospérer en Italie, et ne se ressent que trop du mauvais
goût et de la mesquinerie du temps. A l'intérieur, on se
trouve dans une enceinte d'une magnificence vraiment
extraordinaire, bien que la première impression ne soit
pas toujours favorable. On ne songe pas à restaurer les
peintures assez fréquemment, et l'éclairage ordinaire est
loin d'être suffisant. Mais les jours de fête, ou, comme on
dit à Milan, les jours de gala, on jouit d'un coup d'oeil
éblouissant.
On peut, du reste, se convaincre à ce théâtre qu'il y a
beaucoup d'exagération dans ce qu'on rapporte en France
des licences des loges italiennes qui servent, suivant le
rapport de certains voyageurs, à la fois de salle à manger,
de salon de réception, de salle de jeu, etc.. S'il est vrai
que les spectateurs italiens aient jamais eu l'habitude de
diner au spectacle , l'aristocratie milanaise actuelle est
beaucoup trop élégante et délicate pour ne pas avoir de-
puis longtemps Venoncé à cet usage. Mais il est certain que
les loges de théâtre senent toujours de lieux de réception.
Les nobles milanais n'ayant pas voulu ouvrir leurs salons
pour ne pas avoir à y admettre les officiers de la garnison
autrichienne, reçoivent dans leurs loges leurs amis ou les
étrangers de distinction. La plupart des loges ne pouvant
guère contenir que sept ou huit personnes, il est d'usage
que le dernier venu se place sur le devant à côté de la mai-
tresse de la maison ou plutôt de la loge. A mesure qu'un
nouveau venu se présente, il remonte d'un cran sur les
banquettes, où l'on se trouve placé obliquement comme
dans les omnibus. A la Scala, le fameux précepte de l'É-
vangile trouve sou application naturelle : les derniers sont
les premiers ; et ces déplacements, qui pourraient sembler
étrangers à nos usages français, ue choquent en rien les
Milanais ; la vanité même dans les classes élevées n'étant
que bien rarement admise.
Parmi les scènes secondaires, il en est une qui nous sem-
ble mériter particulièrement les honneurs du compte-rendu.
Ce théâtre, d'un genre particulier, a le bon esprit de ne
point distribuer d'aftiches, ce qui du moins n'expose pas
son public aux mécomptes et aux séductions trompeuses.
La comédie que nous venons de voir représenter avec une
simplicité et un naturel admirables, a pour héros, ou, pour
parler le langage du pays, pour protagoniste, un Piémontais
qui représente un personnage analogue à celui de notre
Pourceaugnac, berné, joué, raillé, battu, exposé à toutes
sortes de mésaventures. H faut savoir que les Milanais, qui
en sont toujours aux rivalités et aux aversions du moyen
âge, font jouer à leurs voisins du Piémont le même rôle
que les.\nglais aux Irlandais et les Berlinois aux habitants
de Meisseo, c'est-à-dire le rôle de dupes et de victimes.
Après la comédie est venu un ballet , et, bien que les dan-
seurs et les danseuses fussent en général de fort petite
taille, il était impossible de s'élever plus haut, d'exécuter
des entrechats plus hardis, des pirouettes plus longues. On
les eût pris pour des sylphes ou des démons, à voir avec
quelle facilité ils voltigeaient, se disloquaient, laissant de
bien loin derrière eux les grands danseurs et les virtuoses
de premier ordre que nous avions vus figurer la veille à la
Scala. Ce spectacle si curieux est celui du fameux Gero-
lamo, et nous venons d'assister à une représentation de
marionnettes.
Arnollt FRÉ.MY.
( La suite prochainement.)
I3G
Li-;c'rLni:s j)i) soik.
HISTOIRE DE LA DANSE.
DEUXIÈME PARTIE (1)
Danse de chevaux, aux trompelles el aux cl;.:ron.s.
V. — DE LA DANSE SACUÉE CHEZ LES CHRÉTIENS.
Ainsi que nous l'avons vu, tous les peuples de l'anti-
quité célébraient le culte de leurs dieux par des danses
sacrées. Les premiers chrétiens adoptèrent ces coutumes
en les purifiant.
Pendant les persécutions, des congrégations nombreuses
d'hommes et de femmes se retiraient dans les déserts, à
l'exemple des thérapeutes, et dansaient les jours de fêles.
Quand l'orage fut passé, ils bâtirent des temples, et,
dans ces temples, des chœurs, espèce de tlicàlres comme
on en voit encore à Kome dans les églises de Saint-Clé-
ment et de Saint-Pancrace. Tous les fidèles, prêtres ou lai-
(jues , s'y réunissaient pour danser. Les évêques mêmes,
suivant Scaliger, ne furent nommés prœsulcs que parce
que, comme le chef des prêtres saliens, ils avaient l'hon-
neur d'ouvrir la danse.
(I) Voir le Duméro df novembre iSts.
Ou dansait aussi devant la porte des églises el dans les
cimetières.
La fête des Agapes ou festins de charité, instituée dans
la première Église en mémoire de la cène, pour cimenter
l'union des chrétiens qui avaient abandonné le judaïsme
et de ceux qui avaient renoncé au paganisme, était égale-
ment entremêlée de danses.
Dans le principe, les pontifes eux-mêmes encourageaient
ces singulières pratiques. Les Pères de l'Église le témoi-
gnent en plusieurs endroits de leurs écrits. On cite, entre
autres, ce mot de saint Grégoire de Naziance à l'empereur
Julien, qui, tout philosophe et stoïcien que l'histoire nous
le représente, semble, d'après cela, avoir été un des plus
chauds partisans de la danse : « Si vous vous livrez à la
«danse, si votre penchant vous entraîne dans ce^ félcs,
« que vous paraiïsez aimer avec fureur, dansez, j'y con-
*s(ns; mais pourquoi renou>cltr les danses licencieuses
« de la barbare llérodiadc? Que u'excculez-vous plutôt ces
• diui.>es respcclul-ks du roi Dav id devant l'areho? Ces
MVSEE Dl-S FAMILLLS.
137
« exercices de piété el de paix sont dignes d'un empereur
« el d'un chrélien. •
Bientôt pourtant de graves abus s'introduisirent dans
ces danses ; leur but sacré ne suffit pas à les sauver de la
corruption; il fallut les défendre.
La fêle des Agapes fut supprimée la première, en l'an-
née 397, par résolution du concile de Carthage, sous le pon-
tiûcal de Grégoire le Grand.
En 7ti, un décret du pape Zacharie défendit l'usage de
la danse dans toute l'étendue de l'Église.
Odin, évêque de Paris, porta une prohibition spéciale
contre les danses exécutées dans les cimetières.
EnGn Dieu lui-même manifesta sa réprobation d'une ma-
nière éclatante. « Vers le milieu de l'année 1373, dit Méze-
« ray, le peuple fut attaqué d'une passion maniaque ou fré-
« nésie inconnue aux siècles précédents. Ceux qui en étaient
» atleiuts se dépouillaient tout nus, se mettaient une cou-
« ronne sur la tète, et, se tenant par la main, ils allaient
« par bandes, dansant dans les rues et les églises, chantant
€ et tournoyant avec tant de raideur, qu'ils en tombaient
« par terre hors d'haleine. Ils s'enflaient si fort par cette
t agitation, qu'ils eussent crevé sur place, si on n'eût pris
c le soin de leur serrer le ventre avec de bonnes bandes.
« Ce qui était surprenant, c'est que ceux qui les regar-
La danse de saint Jean.
« daienl avec attention étaient bien souvent surpris de la
« même frénésie , que le vulgaire nonima la danse de
* saint Jean. »
Mais malgré toutes ces défenses et l'espèce de sanction
que le Ciel lui-même avait pris soin de leur donner, les
danses n'en continuèrent pas moins comme devant, et,
chose singulière, les pontifes et les dignitaires de lEglise
ne furent pas les derniers à donner le mauvais exemple.
Un évêque, dit l'histoire, propriétaire d'un vaste terrain
prè5 de la Baltique, le céda à une troupe de brives gens,
dont la joyeufe piété venait bondir en ce lieu. Il leur accor-
da autant d'espace qu'ils en pourraient embra??cr eu se
tenant par la n)ain et en dansant en rond. Ceux-ci y élevè-
rent une ville cl la nommèrcal Dantzich, en souvenir de
son origuif.
iÊvr,!fp. \S\Ct.
Le dernier concile, convoqué d'abord par le pape Paul III,
àJIantoue, en 1537, et ensuite à Trente, en 1313, se ter-
mina ea déccmlTC lo61, sous Pie VI, par un grand l>al,
auquel prirent part tous les cardinaux.
Le père Ménétrier, jésuite, qui vivait au dix-septième
siècle, raconte, <ians son Trailé des ballets, avoir vu, dans
quelques cathédrales, le jour de Pàijues, les chanoines
prendre les enfants de chœur par la main el danser dans
le chœur de l'église avec eux.
k la même époque, les prêlres et tous les habitants de
Limoges dansaient en rond dans le chœur de l'église Sainl-
Léonard, ea chantant:
S.im Varciau, prr^aa fprit-z) pernou?,
H nous espir.garen (sauterons) |>cr bous.
— IS — TP.KlilfcME VOLLMt.
138
LECTURES DU SOIR.
Le traducteur des œuvres de Noverre nous dit qu'un de
ses amis lui avait assuré qu'étant au colley à Huy, près de
Liège, lui et ses camarades dansaient publiquement dans
le chœur de l'église collégiale, à certaines fêtes; après
quoi on donnait à chacun d'eux, en récompense de son
talent, un petit pain tout chaud. Nul doute que les profes-
seurs ne partageassent ce plaisir, comme les bonnes d'en-
fants ont coutume de partager les tartines de leurs mar-
mots.
En Espagne, les moines mettaient des masques et dan-
saient dans l'église à plusieurs fêtes solennelles.
Enfin, bien que les papes eussent depuis longtemps
proscrit les danses sacrées, le cardinal Ximenès les ramena
dans la cathédrale de Tolède en rétablissant la danse des
muss arabes, instituée par Isidore, évêque de Séville , et
qui se dan.«ait dans la nef.
De nouvelles danses furent même ajoutées aux anciennes.
Beaucoup de vieillards se rappellent encore les brandons,
espèces de danses qu'on dansait, le premier dimanche de
carême, sur les places publiques, autour de feux qu'on y
allumait, et les baladoires, que Ton dansait le premier
jour de l'an et le premier jour de mai. Ces danses étaient
fort licencieuses et avaient soulevé plusieurs fois contre
elles les saints canons de l'Église; mais le Parlement de
Paris, malgré son fameux arrêt du 3 septembre 1667, fut
impuissant à les détruire, et il fallut que la révolution sup-
primât Dieu lui-même pour les abolir tout à fait.
Elles tenaient bon, comme vous voyez.
VI. — BALLETS AMBULATOIRES.
Ces danses furent Torigme de fêtes assez bizarres, aux-
quelles on a donné le nom de ballets ambulatoires , et
parmi lesquelles il faut compter la fête des Fous, celle des
Anes, de la mère Sotte, la procession d'Arles et tant d'au-
tres, dont on trouve la description dans nos vieux histo-
riens.
Ces ballets consistaient en promenades et en danses que
l'on exécutait tantôt sur la mer, tantôt sur les places et dans
les rues des villes. C'était une imitation de la pompe tyr-
rhénienne décrite par Appian Alexandrin.
Une des plus célèbres fut celle dans laquelle on célé-
bra, à Lisbonne, la canonisation du cardinal Charles Bor-
roraée.
«Un vaisseau richement orné, dit M. Castil-Blaze, ûottant
sous des voiles de diverses couleurs, des cordages de soie,
des pavillons magnifiques, portait l'image du saint, sous
un dais de brocart d'or. Il se présente dans la rade ; tous
les vaisseaux du port, en superbe appareil, s'avancent à sa
rencontre et lui rendent les honneurs militaires ; on le ra-
mène en grande pompe au bruit de toute l'artillerie des
forts. Les châsses des patrons du Portugal, portées par les
grands de l'Élat, et suivies de tous les corps religieux, ci-
vils et militaires, reçurent le nouveau saint à son débar-
quement. La marche commença : quatre chars, d'une gran-
deur extraordinaire, étaient distribués sur la ligne immense
du cortège. Le premier représentait le palais de la Renom-
mée, le second la ville de Milan, le troisième le Portugal et
le dernier l'Église. Autour de ces machines roulantes, des
troupes de mimes et de danseurs exécutaient, au son des
instruments, les actions les plus remarquables du saint, et
ceux qui- étaient sur le char de la Renommée marquaient
par leurs altitudes qu'ils allaient prendre la volée pour les
apprendre à l'univers.»
J'avoue que je me représente mal ces attitudes.
La fameuse procession de la Fèle-Dieu que le roi René
d'Anjou, comlc de i'rovencc, établit à Aix in 146i, était
également un véritable ballet ambulatoire , composé d'un
grand nombre de scènes allégoriques, appelées entremets.
Ces entremets étaient une espèce de spectacle mimique,
avec des machines et des décorations où l'on voyait des
hommes et des bêtes représenter une action. Quelquefois
des jongleurs et des bateleurs y faisaient leurs tours et dan-
saient au son des instruments. On leur donnait ce nom,
parce qu'ils avaient été imaginés pour occuper agréable-
ment les convives d'un grand festin pendant l'intervalle
des services. Les entr'actes de nos premières tragédies
étaient remplis de cette manière ; on peut voir dans les
œuvTCS de Baïf les entremets de la tragédie de Sopho-
nisbe. Plus de quinze cents bateleurs, saltimbanques, co-
médiens et bouffons , firent leurs tours et prouesses à la
cour plénière, tenue à Rimini, pour armer chevahers des
seigneurs de la maison de Malatesta et d'autres. C'est de
ce mot que nous avons fait, par corruption, intermèdes.
La fête de la procession d'Aix était donc composée de
deux parties bien distinctes, la procession et les entremets ;
elle durait deux jours.
« Le premier jour, continue M. Castil-Blaze, auquel nous
empruntons la plus grande partie de ces détails, la Re-
nommée, à cheval, ayant des ailes à la tête et sur le dos,
parcourait la ville en sonnant de la trompette. Une troupe
de chevaliers armés de lances la suivait tambours battants,
enseignes déployées. Le duc et la duchesse d'Urbin, mon-
tés sur des ânes, venaient ensuite. Ceci était une malice
du bon roi René, à l'endroit du général des troupes de sa
sainteté Pie II, qui s'était laissé battre par le comte Pis-
cinnino, commandant de l'armée du fils du roi, autrement
dit le duc de Calabre ; elle dura trois siècles. Saturne et
Cybèle, Mars et Minerve, Neptune et Amphitrite, Pluton
et Proserpine, et beaucoup d'autres divinités dont l'énu-
mération serait trop longue , chevauchaient après le duc
et la duchesse d'Urbin ; les faunes, les dryades, les tritons,
les suivants de Diane, dansant au son du tambourin, des
fifres et des crotales, précédaient un char magnifique, re-
présentant l'Olympe, et dans lequel on voyait Jupiter, Ju-
non, Vénus, l'Amour, les Ris, les Jeux et les Plaisirs. Les
trois parques fermaient la marche. Parmi toutes ces puis-
sances mythologiques, on remarquait les acteurs qui , le
lendemain, devaient jouer les entremets dans les rues, tels
que léis fiazcasséln, lou Jué d'oou Cat, léis Tiras-
souns, etc. ; puis les bâtonniers et les troupes réglées que
la ville d'Aix avait en disponibilité. »
Les entremets du grand jour méritent une description
particulière. Il y en avait de plusieurs sortes.
Ici, des diables à longues cornes, avec des masques hi-
deux, couverts d'une jaquette à ûammes rouges, où pendent
une centaine de clochettes, tourmentaient le roi Hérode.
On voit que les deux journées avaient un caractère bien
différent. Une grande diablesse, et ce n'était certainement
pas la moins acharnée, faisait partie de la troupe dansante.
Hérode parait les coups de fourche avec son sceptre et se
démenait comme un possédé. Il ne parvenait à échapper
à ses adversaires qu'en sautant hors du cercle qu'ils for-
maient autour de lui.
Plus loin , d'autres diables — on en mettait partout —
s'efforçaient d'enlever une àine vigoureusement défendue
par son ange gardien. Les historiens ne nous ont point
appris comment était vêtue la pauvre àme, mais l'auge
gardien avait pour cuirasse une planche et des coussins.
Bien lui eu prenait, car les démons, tout ange qu'il fût,
lui frappaient le dos à grands coups de massue. Enfin ,
comme de juste, la victoire restait au bon génie, qui exé-
cutait alors une danse joyeuse, en serrant sur son cœur la
MUSEE DES FAMILLES.
139
petite àme, animula, qu'il venait d'arracher aux démons.
Notez que les acteurs qui jouaient le rôle de diable
avaient grand soin, le matin , d'asperger leur têtière d'eau
bénite, dans la crainte de voir, comme cela était arrivé uue
fois, un véritable suppôt de l'enfer se mêler à leur troupe
et prendre part à leurs jeux.
Les Juifs dansant autour du veau d'or; la reine de Saba,
suivie de ses dames d'atours; les innocents, représentés
par des enfants qui tombaient aux pieds d'IIérode, et se
traînaient dans le ruisseau à chaque coup de fusil que ce
roi faisait tirer par ses grenadiers; les Mages, suivant naï-
vement une magnifique étoile portée au bout d'une perche,
formaient les sujets d'autant d'entremets.
On voyait aussi les apôtres aidant Jésus-Christ à porter
sa croix; saint Siméon, en mitre et en chape, tenant un
panier d'œufs à la main ; saint Luc, coiffé d'une têtière de
bœuf, avec de belles cornes, des cornes de deux pieds ; saint
Christophe, respectueusement entouré des Bazcassètes ,
se peignant et se grattant les uns les autres, pour repré-
senter les lépreux ; puis la Mort, la terrible Mort, armée de
sa faux, qu'on rencontre toujours à la fin de toutes choses,
et qui suit les joyeux cortèges comme le corbeau suit les
armées.
Le prince d'Amour, ses mignons, chevaliers, porte-ensei-
gnes, le roi de la Basoche et sa cour, l'abbé de la ville,
chef des artisans, assistaient à la procession avec leur suite
nombreuse, leurs musiques et leurs bâtonniers. De grandes
corbeilles de ûeurs étaient portées par les varlets du prince
d'Amour, qui distribuait des bouquets aux dames. Alors,
comme aujourd'hui, il était fort onéreux d'être prince
d'amour.
On comprend avec quel soin les dames se paraient de leurs
plus belles toilettes pendant ces joyeux jours de fête. Dans
le siècle dernier, ce siècle des poufs, des chignons et des
frisures, l'encombrement était tel à Aix, que des légions
poudreuses de perruquiers s'y rendaient de plus de vingt
lieues à la ronde, et étaient obligés de se mettre à l'œuvre
plus d'une semaine avant l'événement, pour avoir le temps
de parer toutes les têtes. Des milliers de dames , coiffées
avec le plus brillant appareil, frisées, graissées et poudrées,
la tète couverte de fleurs, de plumes et de pompons, se
résignaient à passer plusieurs nuits , les coudes appuyés
sur une table et le front dans les mains, pour ne pas dé-
ranger le galant édifice et pouvoir l'exhiber au jour con-
venu dans toute sa fraîcheur.
Le roi René, dit-on, composa lui-même ce ballet : la mise
en scène, les airs de danse, les marches, tout était de lui,
et cette musique a toujours été fidèlement conservée et
exécutée. Aujourd'hui encore, les ménétriers provençaux
la jouent sur le galoubet avec accompagnement de tam-
bourin, en faisant le tour de l'arène où doivent combattre
les lutteurs.
La procession d'Aix, dont les frais généraux se payaient
avec les revenus que le roi René avait destinés à cet objet,
fut maintenue dans toute sa pompe jusqu'à la Révolution ;
mais à cette époque, elle fut emportée avec toutes les au-
tres traditions que nous avait laissées le moyen âge. Une
seule représentation extraordinaire en fut donné depuis,
en l'honneur de la princesse Pauline Borghèse, en 1805
ou 1806.
Un ballet ambulatoire non moins célèbre fut celui qui
eut lieu, au commencement du dix-septième siècle, à Notre-
Dame de Lorette, à l'occasion de la béatification d'Ignace
de Loyola, fondateur des jésuites. Voici les détails de ce
ballet, tels qu'on les trouve dans un ouvrage du temps.
«Le3 janvier 1610, après l'office solennel du malin et du
soir, sur les quatre heures après midi , deux cents arque-
busiers se rendirent à la porte de Notre-Dame de Lorette,
où ils trouvèrent une machine de bois d'une grandeul
énorme qui représentait le cheval de Troie. Ce cheval com-
mença dès lors à se mouvoir par des ressorts secrets, tandis
qu'autour de ce cheval se représentaient en ballets les prin-
cipaux événements de la guerre de Troie. Ces représenta»
lions durèrent deux bonnes .heures, après quoi on arriva
à la place de Saint-Roch , où est la maison professe des
jésuites. Une partie de celte place représentait la ville de
Troie avec ses tours et ses murailles. Aux approches du
cheval, une des murailles tomba, et les soldats grecs sor-
tirent de cette machine, i)uis les Troyens de leur ville ,
armés et couverts de feux d'artifices, avec lesquels ils se
livrèrent un combat merveilleux. Le cheval jetait des feux
contre la ville, la ville contre le cheval, et l'un des plus
beaux spectacles fut la décharge de dix-huit arbres cou-
verts de semblables feux.
Le lendemain, d'abord après le dîner, parurent sur mer,
au quartier de Pampugiia, quatre brigantins richement pa-
rés et dorés avec quantité de banderoles et de grands
chœurs de musique. Quatre ambassadeurs, au nom des
quatre parties du monde, ayant appris la béatification d'I-
gnace de Loyola, pour reconnaître les bienfaits que toutes
les parties du monde avaient reçus de lui, venaient lui faire
hommage et lui offrir des présents avec les respects des
royaumes et des provinces de chacune de ces parties. Tou-
tes les galères et les vaisseaux du port saluèrent ces brigan-
tins. Étant arrFvés à la place de la Marine, les ambassadeurs
descendirent, et montèrent en même temps sur des chars
superbement ornés ; et, accompagnés de trois cents cava-
liers, ils s'avancèrent vers le collège, précédés de plusieurs
trompettes. Après quoi, les peuples des diverses nations,
vêtus à la manière de leur pays, faisaient un ballet très-
agréable, composant quatre troupes ou quadrilles pour les
quatre parties du monde. Les royaumes et les provinces,
représentés par autant de génies, marchaient avec les na-
tions et les peuples différents devant les ambassadeurs de
l'Europe, de l'Asie, de l'Afrique et de l'.imérique, dont
chacune était escortée de soixante-dix cavaliers. La troupe
de l'Amérique était la première : entre ces danses, il y en
avait une plaisante de jeunes enfants déguisés en singes,
en guenons, en perroquets. Devant le char étaient douze
nains montés sur des haquenées. Ce char était traîné par
un dragon. La diversité et la richesse des habits ne fai-
saient pas le moindre ornement du ballet, quelques-uns des
acteurs ayant sur eux pour plus de deux cent mille écus de
pierreries.
VIL — ORIGINE DES GRANDS BALLETS.
La danse sacrée était donc la seule qui eût survécu aux
danses grecques et romaines. En effet, toutes les autres
danses avaient disparu avec l'invasion, et ce ne fut que
vers le milieu du quinzième siècle qu'on chercha à en
faire de nouveau l'accompagnement des fêtes et des plai-
sirs.
Simplicius, tel est le nom de celui qui tenta le premier
cet essai. Cet homme, d'un talent éi)rouvé dans plus d'un
genre, comptait, pour réussir, sur la protection du cardi-
nal Riatti, neveu du pape Sixte IV, et connu par son goût
éclairé pour les arts. Mais Sixte IV n'était rien moins qu'un
danseur, et la tentative avorta.
La gloire de restaurer la danse était réservée à un sim-
ple gentilhomme de Lombardie , nommé Bergonzio di
Botta.
140
LECTURES DU SOIR.
Ce gentilhomme avait été chargé d'organiser, dans la
ville de lortone, une fête en rhonncur de Galéas, duc de
Milan, et d'Isabelle d'Aragon, son épouse ; c'était en 1489;
Toici comment il la composa.
Dans un magnifique salon, entouré d'une galerie où
étaient distribués plusieurs joueurs de divers instruments,
on avait dressé une table tout à fait vide. Bergonzio pre-
nait la chose de loin. Au moment où le duc et la duchesse
parurent, on vit Jason et les Argonautes s'avancer fière-
ment sur une symphonie guerrière. Ils portaient la fa-
meuse toison d'or, dont ils couvrirent la table en guise de
nappe, après avoir dansé une entrée noble qui exprimait
leur admiration à la vue d'une princesse si belle et d'un
prince si digne de la posséder. Celte troupe céleste céda
la place à Mercure ; il chanta un récit dans lequel il ra-
contait l'adresse dont il venait de se servir pour ravir à
Apollon, qui gardait en ce moment les troupeaux d'Ad-
mète, un veau gras dont il faisait hommage aux nouveaux
mariés. Bien que ce veau fût le produit d'un vol, ceux-ci
l'acceptèrent; il y a des gens qui acceptent tout. Pendant
qu'on le mettait sur la table, trois quadrilles qui le sui-
vaient exécutèrent une entrée.
Origine des grands ballets
Diane et ses nymphes succédèrent à Mercure; la déesse
faisait suivre une es[»èce de brancard doré sur lequel on
voyait un cerf : c'était, disait-elle, Actéon qui était trop
heureux d'avoir cessé de vivre, puisqu'il allait être ofTert
à une nymphe aussi aimable et aussi .«âge qu'Isalieile.
Nous doutons fort que ce fût là la véritable pensée d'Ac-
téon.
Dans ce moment, une symjjhonic mélodieuse attira l'at-
tention des convives. Elle annonçait le chantre de la
Thrace ; on le vit jouant de sa lyre et chantant les louanges
de la jeune duchesse, t Je pleiirais, dit-il, sur le mont
Apennin, la mort de ma tendre Eurydice. J'appris l'union
de deux amants dignes de vivre l'un pour l'autre, et j'ai
senti pour la première fois depuis mon malheur quchiucs
mou\einenls de joie. Mes chants ont changé avec les sen-
timents de mon canir , une foule d'oiseaux a \olé pour
fête chez le duc de Milan.
m'eatendrc ; je les offre à la |)lus belle princesse de la terre,
puisijue la charmante Eurydice n'est plus. »
C'était là, si je ne me trompe, une belle et bonne infidé-
lité ; mais si les morts vont vile, c'est surtout lorsqu'ils se
font oublier.
Des sons éclatants interrompirent cette mélodie. Ata-
lante et Thésée, coudui.sanl avec eux une troupe leste et
brillante, rcpréscnlèrent par des danses vives une chasse
à grand bruit. Elle fut tormiuée par la mort du sanglier
de Calydon qu'ils offrirent au jeune duc en exécutant des
ballets de triomphe.
En speclacle magnifique succéda à celle entrée pitto-
resque. Ou vil, d'un côlé, Iris sur un char traîné par
des paons, et suivie do plusieurs nymphes velues d'une
gaze légère, qui |)orlaieul des plats couverts de ces super-
bes oiseaux. Ea jounc llébc parut, de l'autre, portant le
MUSEE DES FAMILLES.
141
nectar qu'elle verse aux dieux ; elle était accompagnée des
bergers d'Arcadie, chargés de toutes espèces de laitage,
et de Vertumne et Pomone, que servirent toutes sortes
de fruits.
Dans le même temps, l'ombre du délicat Apicius sortit
de terre. Il venait prêter à ce superbe festin toutes les fi-
nesses qu'il avait inventées, et qui lui avaient acquis la
réputation du plus voluptueux des Romains.
Ce spectacle disparut, et il se forma un grand ballet
composé de tous les dieux de la mer et des fleuves de
Lombardie ; ils portaient les poissons les plus exquis, et ils
les servirent en exécutant des danses de différents carac-
tères. Puis vinrent Orphée, les Amours, les Grâces, la Foi
conjugale, qui mit en fuite Hélène, Cléopàtre, etc.
Lucrèce, Pénélope, Thomiris, Porcie et Sulpicie les
remplacèrent en présentant à la jeune princesse les palmes
de la pudeur qu'elles avaient méritées pendant leur vie.
Leur danse noble et modeste fut adroitement coupée par
Bacchus, Silène et les Egypans, qui venaient célébrer une
noce si illustre, et la fête fut ainsi terminée d'une manière
aussi gaie qu'ingénieuse. Notez que c'est le narrateur qui
ledit.
Cette fcte bizarre, qui rappelle, mais sur un plan plus
vaste, plus riant et mieux ordonné, le festin de Trimalcion,
dans Pétronne, eut un succès prodigieux en Italie ; on en
répandit la description dans toutes les villes; les imita-
teurs surgirent en foule ; ce futl'origine àesgrands ballets.
Les anciens, à la vérité, semblent bien avoir eu quelque
chose d'à peu près semblable. Leurs danses, si l'on s'en
souvient, rejtrésentaient une action qui, jadis, avait été
exprimée par un récit en vers, mais dont, depuis, les pa-
roles avaient disparu pournelaisser subsister que les gestes
et les mouvements dont les acteurs accompagnaient dans
l'origine leur déclamation. Quelques |)rogrammes de ces
représentations nous sont même parvenus. Ici, c'est une
Ériphanis, éprise de Ménalque, qui le poursuit en vain et
fait partager sa douleur aux bois et aux montagnes ; les ar-
bres s'arrachaient les feuilles, les montagnes se déchiraient
le flanc de désespoir; là, c'est une Calice qui, ne pouvant
vaincre rindin"érence d'Érasius, se précipite dans la mer,
toujours sensible aux peines des amoureux ; plus loin,
c'est un jeune Boréus, enlevé par les nymphes, et que re-
demande à grands cris sa famille désolée; tant déjà, dès
ce temps-là, la réputation des nymphes était détestable.
Mais tout cela ne nous ofl'ie pas encore exactement l'idée
que nos pères attachaient aux grands ballets.
Les grands ballets se divisaient en ballets historiques,
fabuleux et poétiques; tantôt les ballets poétiques repré-
sentaient des objets de la nature, comme les Saisons, les
Ages, les Éléments ; tantôt ils faisaient allusion à quelque
événement, comme les Plaisirs troublés, les Proverbes,
ou à quelque usaire particulier, comme les Cris de Paris,
les Passe-temps du carnaval ; quelques-uns enfin étaient
de pur caprice, comme le ballet des Postures, les Moyens
de parvenir.
Les grands ballets étaient généralement en cinq actes;
chaque acte était composé de trois, six, neuf, ou même
douze entrées ; on appelait entrées, un ou plusieurs qua-
drilles de quatre, huit, et jusqu'à douze danseurs revêtus
le plus souvent du même costume, et qui, par leurs gestes,
leurs attitudes, exprimaient l'intention du ballet.
Le grand ballet, né en Italie comme nous venons de le
voir, devint donc un spectacle des plus à la mode; mais
il fut exclusivement réservé pour les plaisirs des monar-
ques et des princes ; chacun d'eux voulut eu introduire
l'usage dans sa cour.
La ycrita raini!\gu.
Un des pbis célèbres est celui de la Mérita raminga,
•la Vérité vagabonde, qui fut représenté à Venise. Dans ce
ballet, la Vérité parait sous la ligure d'une femme pauvre,
maigre, harassée, poursuivie et maltraitée par des avocats
142
LECTURES DU SOIR.
des procureurs, des plaideurs, un médecin, un apothicaire,
un cavalier et un capitan fanfaron. On aurait pu y ajouter
des journalistes, mais ils n'étaient pas encore inventés. Une
entrée de villageois terminait la première partie; ces vil-
lageois voient la vérité sans la craindre, sans la fuir, mais
aussi sans s'intéresser à elle. Aujourd'hui les villageois
connaissent mieux le prix de la vérité, c'est pour cela qu'ils
la cachent. Dans la deuxième partie, un négociant, un fi-
nancier, des femmes jeunes, belles et coquettes, s'éloignent
tour à tour de la Vérité, jusqu'à ce qu'enfin la muse du
théâtre l'aperçoit; elle l'accueille, lui fait changer non-
seulement d'habit, mais aussi de maintien, de geste et de
langage, et la revêt enfin de ce manteau brillant et de cou-
leurs diverses, sous lequel, depuis, elle nous la montre
chaque jour pour castigare ridendo moret.
La cour d'Angleterre eut aussi un ballet fameux. Bran-
tôme rapporte que le grand-prieur de France et le conné-
table de Montmorency étant venus, à leur retour d'Ecosse,
saluer la reine Elisabeth, Sa Majesté leur donna un souper
après lequel les dames de la cour jouèrent un ballet.
Le sujet était les f^ierges sages et les Vierges folles de
l'Évangile. Les danseuses formèrent deux quadrilles; les
premières avaient des lampes allumées et pleines d'huile;
leslampes des autres étaient vides; toutes ces lampesétaient
d'argent parfaitement travaillé. Les dames invitèrent les
Français à danser avec elles, et la reine elle-même, de la
meilleure grâce.
Enfin la France eut bientôt, elle aussi, ses danses pro-
pres et ses ballets.
VIII. — INTRODUCTION DD GRAND BALLET EN FRANCE.
Ce fut Catherine de Médicis qui, la première, introduisit
le grand ballet en France. Avant elle, les tournois étaient
les seules fêtes où les cavaliers pussent déployer l'adresse
et la galanterie, et les dames la grâce et la beauté ; mais,
depuis le tournoi fatal où Henri II perdit la vie, en 1539,
ces dangereux divertissements furent très-rares. Il n'y en
eut que quatre jusqu'en 1612, et encore l'un d"eux fut-il
ensanglanté par la mort de Henry de Bourbon, marquis de
Baupréau.
D'abord ces ballets, dans lesquels le récit se mêlait à la
danse, étaient composés sans goût. Baltasanni, plus connu
sous le nom de Beaujoyeux qu'il prit ensuite en France,
apporta le premier une certaine régularité dans ce genre
de spectacle. Le maréchal de Brissac, gouverneur du Pié-
mont, avait envoyé cet Italien à Catherine avec une bande
de violons. La reine l'avait nommé son valet de chambre,
et dès lors il était devenu l'ordonnateur de tous les festins,
ballets, concerts et représentations de la cour.
Ce fut lui qui, en 1381, composa le fameux Ballet co-
mique de la reine, pour les noces du duc de Joyeuse avec
Marguerite de Lorraine, belle-sœur du roi. Beaulieu et
Salmon, maîtres de musique de Henri III, composèrent la
musique, Lachénaye, aumôuier du roi, donna les paroles,
Jacques Patin, peintre du roi, fournit les décorations.
Voici comment le journal de l'Estoile rend compte de cette
fête.
« Les habillements du roi et du marié étoient semblables,
« tant couverts de broderies, de perles, pierreries, qu'il
€ n'étoit possible de les estimer; car tel accoustrement y
€ avoit qui coùtoit dix mille écus de façon ; et toutefois.
€ aux dix-sept festins qui de rang et de jour à autre, par
« ordonnance du roi, furent faits depuis les noces par les
« princes et seigneurs parents de la mariée, et autres des
« plus grands de la cour, tous les seigneurs et dames cban-
« gèrent d'accoustrement, dont la plupart étoient de toile
< et drap d'or et d'argent enrichis de broderies et de pier-
€ reries en grand nombre et de grand prix.
« Le mardi 10 octobre, le cardinal de Bourbon fit son
« festin en l'hôtel de son abbaye de Saint-Germain-des-
« Prés, et fit faire à grands frais, sur la rivière de Seine,
« un superbe appareil d'un grand bac accommodé en forme
« de char triomphant, dans lequel le roi, princes, princes-
€ ses et mariés dévoient passer du Louvre au pré-au-Clercs
« en pompe solennelle. Ce beau char devoit être tiré sur
« l'eau par d'autres bateaux déguisés en chevaux marins,
« tritons, dauphins, baleines et autres monstres marins en
« nombre de vingt-quatre. En avant des quels étoient por-
« tés à couvert, au ventre des dits monstres, trompettes,
« clairons, cornets, violons, hautbois et plusieurs musi-
€ ciens d'excellence, même quelques tireurs de feux arti-
« ficiels, qui, pendant le trajet, dévoient donner maints
c passe-temps tant au roi qu'à cinquante mille personnes
€ qui étoient sur le rivage.
« Mais le mystère ne fut pas bien joué, et ne put-on faire
« marcher les animaux ainsi qu'on l'avoit projeté. De façon
« que le roi ayant attendu depuis quatre heures du soir
« jusqu'à sept, aux Tuileries, le mouvement et achemine-
€ ment de ces animaux, sans en apercevoir aucun effet,
n dépité, dit qu'il voyoit bien que c'étoient des bétes qui
€ commandoientà d'autres bêtes.
« Et, étant monté en coche, s'en alla avec les reines et
< toute la suite au festin qui fut le plus magnifique de tous.
« Nommément en ce que le dit cardinal fit représenter un
€ jardin artificiel garni de fleurs et de fruits, comme si c'eût
« été en mai ou en juillet ou en août.
« Le dimanche 15, festin de la reine dans le Lou^Te, et,
« après le festin, le ballet de Circé et de ses njTnphes. »
Ce ballet, représenté dans la grande salle de Bourbon
par la reine, les princesses et tous les seigneure de la cour,
avait commencé à dix heures du soir et il n'était pas fini
le lendemain à trois heures du matin. Lorsqu'il fut terminé,
la reine et les princesses, qui y avaient.figuré sous la forme
de naïades et de néréides, donnèrent des médailles d'or à
devises aux seigneurs, qui, sous la figure de tritons, avaient
dansé avec elles. C'était bien le moins qu'il pût arriver en-
tre naïades et tritons.
Mais le journal continue :
« Le lundi 16, en la belle et grande lice dressée et bâtie
« au jardin du Lou>Te, se fit un combat de quatorze blancs
« contre quatorze jaunes, à huit heures du soir aux flam-
« beaux.
€ Le mardi 17, autre combat à la pique, à l'estoc, au
« tronçon de la lame, à pied et à cheval.
« Le jeudi 19, fut fait le ballet des chevaux, au quel les
* chevaux d'Espagne, coursiers et autres en combattant
« s'avançoient, se retournoient, contournoient au son et à
€ la cadence des trompettes et clairons, y ayant été dressés
« cinq mois auparavant. »
Ceci, soit dit en passant, pourrait naturellement m'enga-
ger à dire quelques mots sur la danse des animaux, et no-
tamment sur celle des éléphants dont parle Pline dans son
histoire, ou sur celle des serpents qui excite à un si haut
point l'étonnement des Européens dans l'Inde. Mais, mal-
gré tout le déiir que j'en ai, je m'abstiens. Restons donc
sur nos chevaux, puisqtie nous y sommes, et disons seu-
lementque les Romains connaissaient parfaitement ce genre
de spectacle; ils en attribuaient l'invention aux Sybarites.
Le pas, pour un cheval, se compose d'une cabriole,
d'un saut et d'une courbette.
llirp. ETIENNEZ.
LECTURES DU SOIR.
M.i
I.ES FÊTES BE "WWMIBM
(Il
AllïEBSAIBE DE LA TRA\SLATI()\ DU CORPS DE SAIM MARC A VEMSE.
Une tradition , dont l'origine se perd dans la nuit des
temps, portait que le Saint-Esprit avait jadis annoncé à
saint Marc, par l'entremise d'un ange, que ses os repo-
seraient un jour au milieu des lagunes de Venise. On pré-
tendait en outre que la République, du moment où elle
aurait les restes de l'évangéliste pour palladium, atteindrait
au plus haut degré de sa splendeur et de sa puissance
pour s'y maintenir à jamais.
Cette prophétie était pour les Vénitiens un motif irré-
sistible de chercher, par tous les moyens, à acquérir cette
précieuse relique que quelques moines gardaient avec soin
dans Alexandrie. Si les progrès de la navigation et de fré-
quentes expéditions vers ces parages rendaient facile l'ac-
complissement de ce projet, la ténacité des moines alexan-
drins, bien plus que leur piété , y formait un obstacle
insurmontable. Tous les efforts des Vénitiens restèrent donc
longtemps sans résultat, lorsque enfin le hasard effectua
ce que la volonté de tout un peuple n'avait pu réaliser jus-
que-là.
En 828, deux marchands, Bocco di Malamocco et
Jtustico di Torcello, partis sur des bâtiments qu'ils avaient
eux-mêmes frétés, jetèrent l'ancre dans le port d'Alexan-
drie. Leur première visite fut pour l'église où reposait le
corps de saint Marc. Ils remarquèrent que les moines
chargés de la garde des reliques étaient fort tristes. A leurs
questions ceux-ci répondirent que les Sarrasins venaient
d'enlever du temple quantité de marbres d'un prix inesti-
mable, pour les employer à la construction d'un palais des-
tiné au calife d'Alexandrie. Les Vénitiens parurent affligés
et s'indignèrent hautement contre ce rapt sacrilège; puis
ils manifestèrent avec adresse de nouvelles craintes pour
l'avenir.
— Qui sait? disaient-ils; les infidèles ne se contenteront
peut-être point de ce premier succès ; ils peuvent revenir
à la charge et aller un jour jusqu'à s'emparer du corps de
saint Marc. Cette seule idée les faisait frémir de colère et
de terreur à la fois. Ne serait-il pas plus prudent de leur
confier, à eux, ces restes sacrés, afin qu'ils les missent en
lieu de sûreté, à l'abri des mécréants ?
La proposition était sage et méritait considération ; aussi
produisit-elle quelque effet sur l'esprit des religieux, sans
toutefois les déterminer encore à se dessaisir de cette bien-
heureuse relique, source inépuisable d'énormes revenus
pour la communauté. Les Vénitiens eurent beau prodiguer
toutes les ressources de leur éloquence afin de prouver à
ces moines que leur reconnaissance, celle de la République
et les récompenses célestes indemniseraient amplement
l'église de ce pieux sacrifice, les révérends pères ne se
laissèrent ébranler que par des espérances plus positives,
(1) Toir lei Duméroi de mari ei de mai i84s.
par l'offre que les marchands leur firent d'une grosse somme
en bons écus d'or au coin de la République.
Cet obstacle surmonté, il restait encore d'autres difficul-
tés à vaincre. Il fallait cacher cette soustraction aux fidèles
d'Alexandrie et aux préposés du port qui ne l'auraient cer-
tes pas permise. On substitua secrètement, pendant une
nuit, le corps de saint Claude à celui de saint Marc ; puis,
pour éluder la vigilance des employés des portes de la ville,
on plaça la sainte relique au fond d'un panier qu'on emplit
ensuite jusqu'aux bords de quartiers de chair de porc.
L'horreur bien connue des Mahométans pour cet animal
immonde fit qu'à la vue de ce panier ils détournèrent les
yeux, en criant aux porteurs de passer promptement. Ce
fut ainsi que les marchands vénitiens parvinrent à embar-
quer heureusement le dépôt sacré que la République con-
voitait depuis si longtemps.
On leva l'ancre aussitôt, et le vaisseau sortit du port.
Le voyage fut d'abord heureux : le temps était calme, les
vents favorables ; mais bientôt une tempête furieuse vint
compromettre la sûreté du navire. Les marins, heureuse-
ment, ne redoutaient pas un naufrage; le corps de saint
Marc était là pour les sauver. Cette confiance doubla leurs
forces et leur courage ; ils y puisèrent pour leurs manœu-
vres une énergie qui les tira du danger. Enfin, après une
longue tourmente, les flots se calmèrent, et les voyageurs
parvinrent à Venise où ils firent annoncer, avant leur ar-
rivée, de quel précieux fardeau ils revenaient chargés. A
celte nouvelle, le doge, le clergé et le peuple en foule ac-
coururent sur la plage afin d'y recevoir ces dépouilles,
objet de tons les souhaits. Une brillante procession ac-
compagna jusqu'à la chapelle ducale le corps du saint qui
fut placé dans un coffre sous le maitre-autel.
La joie des Vénitiens, devenus possesseurs de ce trésor,
est indicible. A partir de ce jour, saint Marc fut proclamé
le patron de la viUe. L'image du saint et de son lion ornè-
rent les armoiries de tous les monuments publics, le dra-
peau des flottes, le coin des monnaies. Ce tout-puissant
mobile fit accomplir toutes les entreprises qui devaient
amener la prospérité de la République.
Les législateurs, pour entretenir le foyer d'une aussi
féconde dévotion, instituèrent une fête qui se célébrait tous
les ans le 3i janvier, jour mémorable de l'arrivée à Venise
du dépôt désiré. Cette fête fut observée jusqu'à nos jours,
mais elle ne consistait que dans une messe solennelle où
assistaient le doge et toute la seigneurie.
Nous ne saurions décrire les cérémonies qui témoignè-
rent de l'allégresse des Vénitiens au premier jour de l'insti-
tution. Toujours est-il que la République les trouva, sans
doute, encore insuffisantes, puisqu'elle se détermina à dé-
dier un nouveau temple à saint Marc afin d'y déposer ses
144
MUSÉE DES FAMILLES.
resles. L'emplacement choisi à cet effet fut celui de la petite
église de Saint-Théodore, jusqu'à ce jour le seul patron de
Venise. Ce choix était heureux, il avait le mérite de joindre
le nouveau temple au palais ducal déjà en construction,
réalisant ainsi le précepte de David qui voulait que la jus-
tice fût étroitement alliée à la paix et à la religion. L'église
fut promptement achevée, mais des 976 un affreux incen-
die la détruisit presque entièrement. Il fut aussitôt décidé
qu'un nouveau temple serait construit, lequel surpasserait
tous les autres en richesse et en magnificence. Quoiqu'il y
eût dès lors à Venise d'excellents artistes, on en consulta de
tous les pays, car, dans une affaire d'une telle importance,
on estima qu'il était plus sage de m.ettre en concours les
avis du plus grand nombre. A cette époque Constantinople
était le foyer de l'art chrétien, et les plus grands maîtres
semblaient s'y être donné rendez-vous. On fit venir de
celte métropole des architectes renommés, et on leur com-
manda le projet d'une église qui n'eût pas sa pareille au
monde. L'ordre fut exécuté, l'un des dessins approuvé , et
l'œuvre colossale commença en 977 sous les auspices du
doge Pierre Orseolo. L'aire était trop mesquine, on agran-
dit l'ancien emplacement, et il offre encore aujourd'hui un
développement égal à celui du Jupiter Capitolin à liome.
L'évêquede Venise en posa la première pierre sous les yeux
du doge et du peuple. Le travail dura près de trois siècles
pendant lesquels on ne cessa de faire venir de Grèce les
marbres les plus rares et les plus précieux.
Il serait trop long de parler ici des colonnes de porphyre
et des merveilleuses sculptures qui ornent le tem|)Ie au
dedans et au dehors. La façade, quoique moins estimée
que le reste au point de vue architectural, se recouimande
toutefois à la curiosité par les gracieuses fantaisies et les
arabesques sans nombre qtii la décorent. On y aperçoit,
parmi les statues et les bas-reliefs, les héros du christianisme
mêlés à ceux du polythéisme; les créations mystiques y
coudoient les sensuelles imaginations de la mythologie. Il
y a un peu de tout, dit Temanza, mais ce tout est un trésor,
un écrin des plus beaux joyaux de l'art. Parmi les statues,
il s'en trouve des premiers siècles de la République, puis de
toutes les époques jusqu'au célèbre Sansovino. On ne doit
l)as non plus oublier la mosaïque remarquable qui figure
également sur la façade. Le sujet qu'elle représente est
tout à fait de circonstance. C'est la translation du corps de
saint Marc, et l'on y admire l'habileté de l'artiste qui a su
donner tant de vérité, de ressemblance et de spontanéité à
la physionomie et à l'attitude de ses personnages. Au mi-
lieu de la façade on voit l'effigie de saint Marc avec son
lion ailé en bronze doré. Le portrait de ce lion se multiplia
à l'infini, non-seulement dans la ville, mais encore dans
tous les pays dépendant de la République. Pour les Véni-
tiens, le lion, c'est-à-dire le nom de saint Marc, s'identifia
tellement avec celui de l'Etat, qu'il produisait sur eux plus
d'effet que le nom des victoires remportées par la Répu-
blique. Ils y attachèrent un sentiment de respect et d'af-
fection tout à la fois qui, aujourd'hui, les fait encore pal-
piter de tendresse ou de douleur, en en contemplant les
images. Ce qui eut lieu en •179tJ, lorsque la reine de
l'Adriatique, en déposant sa couronne, dut aussi renoncer
à son glorieux emblème, prouve tout rattachement que les
sujets d'une république si déplorablement anéantie axaient
conservé pour ce lion de Saint-Marc dont le seul prestige
avait décidé tant de victoires.
Par le traité de Campo-Formio, la Dalmatie devait pas-
ser à l'Autriche. En conséquence , le général Rukovina
reçut l'ordre d'en prendre po.^session. Le 22 août 179t) il
arrivait avec sa flotte et débarquait mille hommes de ligne
à Pettana, à un mille et demi de Perasto. Les Dalmales,
consternés et voyant qu'il ne restait plus d'espoir, voulu-
rent au moins rendre les derniers honneurs au grand gon-
falon de Saint-Marc. Les habitants de Perasto et des en\i-
rons se rassemblèrent donc devant le palais du capitaine
commandant. Ce dernier, suivi de douze gardes nationaux
armés, de deux enseignes et d'un lieutenant, se rendit dans
la salle où se trouvaient le gonfalon et le drapeau de cam-
pagne que, depuis plusieurs siècles, la République avait
confiés à la fidélité des braves Dalmates. Ces gardes étaient
chargés d'enlever les deux bannières, mais, au moment
d'y porter la main, ils s'arrêtèrent, le cœur leur manqua et
ils ne purent que pleurer. Le peuple qui les attendait sur
la place ne savait que penser de ce retard. Il envoya un
des juges du pays pour en savoir la cause; mais le juge,
aussi ému que les autres, à la vue du lion ailé, fondit en
larmes et resta cloué au sol. Enfin le capitaine vint le pre-
mier à bout de maîtriser son émotion ; il arrache les deux
drapeaux du mur, les fixe sur deux piques, les met dans la
main des enseignes qui, seulement alors, franchissent le
seuil de la salle et descendent sur la place suivis de leurs
compagnons. A peine le peuple aperçoit-il les deux éten-
dards chéris que sa douleur fait explosion simultanément;
hommes, femmes, enfants, tous éclatent en sanglots. Ce
n'est plus dans toute cette multitude qu'une plainte univer-
selle, déchirante, infinie.
A ce moment le fort amène à son tour le drapeau bien-
aimé et en salue la déchéance de vingt et un coups de ca-
non. Deux vaisseaux stationnant dans le port répondent à
cette salve, et tous les bâtiments marchands à l'ancre dans
la rade font entendre un lugubre et dernier adieu à la prin-
cipauté de Venise.
Les deux étendards furent placés alors sur un plateau
que le lieutenant reçut en présence dés juges, du comman-
dant et du peuple, puis on s'achemina tristement vers
l'église où le clergé tout entier, son abbé en tète , atten-
dait. On lui remit le dépôt sacré qui fut respectueusement
placé sur le maître-autel. Le capitaine commandant et
monseigneur l'abbé prononcèrent ensuite chacun un dis-
cours souvent interrompu par les sanglots des assistants.
Tous deux accusèrent le sort qui leur enlevait le paternel
gouvernement de Venise; toux deux ne trouvaient d'autre
consolation à leur immense douleur que la conscience
d'avoir, eux et leurs compatriotes, toujours servi la Répu-
blique avec zèle, fidélité et dévouenient. L'un et l'autre
terminèrent en disant que le plus noble tombeau pour leur
reine, c'était le cœur de ses sujets. Cette naïve et mélan-
colique éloquence arrachait des larmes à tous les yeux.
Quand ces deux touchantes élégies eurent cessé de rem-
plir de tristesse les voûtes du temple, le capitaine le pre-
mier, et tout le peuple après lui, baisèrent le drapeau, qui
fut ensuite religieusement déposé dans une caisse sous le
maître-autel, tandis que le dernier cri de désespoir de tout
un peuple allait peut-être demander au Ciel cette vengeance
dont les Anglais furent le bras, et dont l'instrument fut
un rocher aride battu par les flots de rOcéan.
URBINO DA MANTOVA
MUSÉE DES FAMILLES.
h:
ACADÉMIE FRANÇALSE.
RÉCEPTION DE M. ALFRED DE VIGNY.
l\f. le conilc Alfred de Vigny est né à Loches, en Tou-
r iiio, d'une ancienne el nol)le famille. Il fut élevé en
r.. :uicc, au vieux cliàleau du Tronchet, que possédait son
gi ind-pÙT. Il acheva ses études comme tout le monde
diins un collège de Paris. L'enfance de M. de Vigny fut
entourée du grand bruit de guerre dont Napoléon remplis-
sait alors loule PEurope. « .I'ap|)arliens, a-t-il dit dans
Scrvititcle et Grondeur militaires, à cette génération née
avec le siècle, qui, nourrie de bulletins par l'Empereur,
avait toujours devant les yeux une épée nue, et vint la
prentire au moment où la France la remettait dans le
fourreau des lîourbons... J'aimai toujours à écouter, et,
quand j'étais tout enfant, je pris de bonne heure ce goût
sur les genoux blessés de mon vieux père. Il me nourrit
d'abord de l'histoire de ses campagnes, et, sur ses genoux,
je trouvai la guerre assise à côté de moi; il me montra la
guerre dans ses blessures, la guerre dans les parchemins
et le blason de ses pères, la guerre dans leurs grands
portraits cuirassés suspendus dans son vieux château. Je
vis dans la noblesse une grande famille de soldats hérédi-
taires, et je ne pensai plus qu'à m'clevcr à la taille d'un
soldat... Je fus donc, sur la fin de l'Empire, un lycéen
distrait. Le tambour étouffait à nos oreilles la voix des
maîtres, et la voix mystérieuse des livres ne nous parlait
qu'uîi langage froid et pédantosque. Les logarithmes et
les tropes n'él.iiont à nos yeux que des degrés pour mon-
ter à l'étoile de la Légion-J'llonneur, la plus belle étoile
descieux pour des enfants... Lorsqu'un de nos frères, sorti
depuis quelques mois du collège, reparaissait en uniforme
de hussard et le bras en écharpc, nous rougissions de nos
livres et nous les jetions à la tête des maîtres. Nos maîtres
eux-mêmes ressemblaient à des hérauts d'armes, nos
salles d'étude à des casernes, nos récréations à des ma-
nœuvres, et nos examens à des revues. Il me prit alors
plus que jamais un amour désordonné de la gloire des ar-
nu's, passion d'autant plus malheureuse, que c'était le
FÉVRIER 184G.
M. le comte Alfred de Vigny. ^ ..
temps où précisément, comme je l'ai dit, la France com-
mençait à s'en guérir... »
Tous ces rêves, en effet, s'évanouirent avec l'Empereur,
et M. de Vigny, qui avait pris l'épée pour la porter sur les
champs de bataille, fut réduit à mener la vie de garnison,
de 1815 à 1823. Ne nous en plaignons pas, comme il le
fait lui-même. Un grand poète vaut mieux aujourd'hui
qu'un grand capitaine. Successivement lieutenant de ca-
valerie dans une compagnie rouge, puis officier dans un
régiment d'infanterie, puis capitaine du 55» de ligne, il ne
— 10 — TnKIZltilE VOLrUK.
146
LECTURES DU SOIR.
quitta le service cpi'en 1828, fatigué de ne connaître de la
vie militaire que la servitude sans la grandeur. Il s'était
déjà fait un nom, en donnant le premier l'essor à la nou-
velle école par la publication de ses Poèmes antiques,
écrits de garnison en garnison et pour ainsi dire du bout
de l'épée. N'ayant alors d'autre lecture qu'une Bible, en-
fermée pendant les marches dans le sac d'un soldat, inscri-
vant au hasard ses pensées sur un album, il composa
ainsi, entre l'exercice et la parade, ses premiers chefs-
d'œu^Te : Moïse, le Déluge, la Seige, la Sérieuse, etc. Réu-
nies bientôt avec l'épopée d'Éloa, ces poésies ouvrirent avec
éclat l'ère littéraire de la Restauration, et M. de Vigny, qui
en quatorze ans n'avait pu devenir colonel dans l'armée,
devint tout à coup général en littérature. Il était déjà illus-
tre en 1826, lorsque son admirable roman de Cinq-Mars
le rendit populaire.
Après avoir renouvelé la poésie et le roman, M. de Vigny
renouvela le théâtre , en produisant VOthello de Shaks-
peare dans toute sa farouche beauté. A la suite du More de
Venise vint la Maréchale d'Ancre, qui réussit à l'Odéon
comme Othello avait réussi au Théâtre-Français.
Ainsi couronné d'une triple palme, M. de Vigny donna le
plus noble exemple, en renonçant à foutes les ambitions qui
pouvaient l'écarter de la littérature; et enfermé depuis lors
dans une solitude méditative et laborieuse, rivant pour sa
pensée et par sa pensée, au milieu d'un cercle d'amis
dévoués à l'art comme lui-même, il a rais le comble à sa
renommée par la publication de deux nouveaux ouvra-
ges, dans lesquels la philosophie la plus généreuse et la
poésie la plus exquise se trouvent mariées avec une origi-
nalité puissante. On reconnaît Stello et Servitude et
Grandeur militaires. Stello a paru doublement, sous la
forme romanesque et sous la forme dramatique ; et toute
la jeunesse de ce siècle a frémi et pleuré devant le sublime
orgueil et les fatales douleurs de Chatterton. Aucun type
ne sunivTa plus fortement à notre âge matérialiste, que ce
type de la pensée pure et de la poésie idéale.
Depuis dix ans l'opinion publique ouvrait à deux bat-
tants les portes de l'Académie à l'auteur de Stello. Il n'a
été élu que l'année dernière, après une longue résistance,
et il vient d'y faire son entrée solennelle le 29 janvier.
Au discours élégant et profond de M. Alfred de Vigny,
qui restera comme un monument académique, M Mole a
répondu, on ne sait pourquoi, par une satire éloquente, en
passant sous silence les plus beaux titres du récipiendaire,
ses poésies. Nos lecteurs nous sauront gré de réparer cet
oubli, en mettant sous leurs yeux le chef-d'œuvre suivant :
DOLORIDA.
Ses bras nus à sa tète offrent un mol appui,
Mais ses yeux sont ouverts, et bien du temps a fui
Depuis que sur l'émail, dans ses douze demeures
Ils suivent le compas qui tourne avec les heures.
Que fait-il donc celui que sa douleur attend?
Sans doute il n'aime pas, celui qu'elle aime tant.
A peine chaque jour 1 épouse délaissée
Voit un baiser distrait sur sa lèvre empressée
Tomber seul, sans l'amour; son amour cependant
S'accroît par les dédains et souffre plus ardent.
Près d'un constant époux, peut-être, ô jeune femme?
Quelque infidèle espoir eût égaré ton âme;
Car l'amour d'une femme est semblable à l'enfant
Qui, las de ses iouets, les brise triomphant,
Foule d'un pied volage une ro."5e immobile
Et suit l'insecte ailé qui fuit sa main débile.
Trois heures cependant ont lentement sonné;
La voix du temps est triste au cœur abandonné,
Se5 coups y réveillaient la douleur de l'absence:
Et la lampe luttait , sa flamme sans puissance
Décroissait inégale, et semblait un mourant
Qui sur la terre encor jette un regard errant.
A ses yeux fatigués tout se montre plus sombre.
Le crucifix penché semble agiter son ombre;
Un grand froid la saisit, mais les fortes douleurs
Ignorent les sanglots, les soupirs et les pleurs ;
Elle reste immobile, et sous un air paisible.
Mord, d'une dent jalouse, une main insen>ible.
Que le silence est long! Mais on entend des pas;
La porte s'ouvre, il entre : elle ne tremble pas!
Elle ne tremble pas, à sa pâle figure.
Qui de quelque malheur semble apporter l'augure;
Elle voit sans effroi son jeune époux, si beau.
Marcher jusqu'à son lit comme on marche au tombc."ii.
Sous les plis du manteau se traîne sa faiblesse ;
Même sa longue épée est un poids qui le blesse.
Tombé sur les genoux, il parle à demi-voix :
« — Je viens te dire adieu ; je me meurs, tu le vois.
Dolorida, je meurs! une flamme inconnue,
Errante, est dans mon sang jusqu'au cœur panenue.
Mes pieds sont froids et lourds, mon œil est obscurci;
Je suis tombé trois fois en revenant ici.
Mais je voulais te voir ; mais, quand l'ardente fièvre
Par des frissons brûlants a fait trembler ma lèvre.
J'ai dit : je vais mourir ; que la fin de mes jours
Lui fasse au moins savoir qu'absent j'aimais toujours.
Alors je suis parti, ne demandant qu'une heure
Et qu'un peu de soutien pour trouver ta demeure.
Je me sens plus vivant à genoux devant toi.
— Pourquoi mourir ici, quand vous viviez sans moi?
— 0 cœur inexorable! oui, tu fus offensée ;
Mais écoute mon souffle, et sens ma main glacée;
Viens toucher sur mon front cette froide sueur;
Du trépas dans mes yeux vois la triste lueur.
Donne, oh ! donne une main ; dis mon nom. Fais entendre
Quelque mot consolant, s'il ne peut être tendre.
Des jours qui m'étaient dus je n'ai pas la moitié;
Laisse en aller mon âme en rêvant ta pitié!
Hélas! devant la mort montre un peu d'indubence!
— La mort n'est que la mort, et n'est pas la vengeance.
— 0 dieux! SI jeune encor tout son cœur endurci !
Qu'il t'a fallu souffrir pour devenir ainsi!
Tout mon crime est empreint au fond de ton langage.
Faible amie, et ta force horrible est mon ouvrage.
Mais viens, écoute-moi, viens, je mérite et veux
Que ton âme apaisée entende mes aveux.
Je jure, et tu le vois, en expirant, ma bouche
Jure devant ce Christ qui domine ta couche.
Et si par leur faiblesse ils n'étaient pas liés.
Je lèverais mes bras jusqu'au sang de ses pieds ;
Je jure que jamais mon amour égarée
N'oublia, loin de toi, ton image adorée ;
L'infidélité même était pleine de toi.
Je te voyais partout entre ma faute et moi ;
Et sur un autre cœur mon cœur rêvait te^ charmes.
Plus touchants par mon crime, et plus beaux par tes larmes.
St'duit par ces plaisirs qui durent peu de temps.
Je lus bien criminel. .Mais, hélas! j'ai vingt ans!...
— T'a-t-elle vu pâlir ce soir dans tes souffrances?
— J'ai vu son désespoir passer tes espérances.
Oui, sois heureuse, elle a sa part dans nos douleurs;
Quand j'ai crié ton nom, elle a versé des pleurs;
Car je ne sais quel mal circule dans mes veines.
Mais je t'appelais seule avec des plaintes vaines.
J'ai cru d'abord mourir et n'avoir pas le temps
D'appeler ton pardon sur mes derniers instants.
Oh ! parle, mon cœur fuit! Quitte ce dur langage.
Qu'un regard !... Mais quel est ce blanchâtre breuva^
Que tu bois à longs traits et d'un air insensé?
— Le reste du poison qu'hier je t'ai versé !...
Comte Alfued be VIGNY.
AIIJSKE DKS FAMILLES.
LA. TRÉS-VÉRIDIQUE HISTOIRE
DES
DIX-NEUF liXFORTUIVES DE JANNOT LE HARPONXEUR.
Un jour, c'était vers la fin du mois de septembre der-
nier, ma pauvre vieille mère paraissait un peu plus gaie
que de coutume, ce qui fut cause que, après déjeuner, nous
restâmes à table un quart d'heure de plus qu'à l'ordinaire.
Je profilai de l'occasion pour la consulter sur un projet qui
me tourmentait depuis longtemps.
— Mère, lui dis-je, c'est une bien belle chose que les
voyages.
— Hé! hé! répondit-elle en hochant la tête, oui..., quand
on en est revenu.
— On acquiert de la gloire, de la célébrité! on fait pro-
gresser la science! Regarde M. L....n, il a découvert deux
espèces d'écureuil en faisant une seule fois le tour du monde ;
M.d'0....y a trouvé un dauphin d'eau douce dans un fleuve
de l'Amérique; M. R....n a découvert le pinchaque, qui est
presque une nouvelle espèce de tapir; M. G...y s'est assuré
que Xequ,u,& bisulcus de Molina n'est point un cheval, mais
un cerf ; un autre, M. Mar.. .s,a décrit une souris des neiges ;
un autre, M. B s, a rapporté des Cordillères une nou-
velle espèce de hanneton ; M. Mac.d a importé trois mou-
ches de la Belgique ! Tous ces gens-là ont ainsi rendu d'im-
menses services à leur pays, et ont acquis une gloire
immortelle, une célébrité européenne.
— Ha! ha! Je ne les connais pas, ces messieurs, mais
cela m'est bien indifférent.
— Dis donc, bonne mère : si ce n'était le chagrin de te
laisser, triste et aveugle, livrée aux soins d'étrangers, j'au-
rais bien envie de voyager aussi, d'aller au Brésil, par
exemple.
Ma pauvre mère bondit sur sa chaise en entendant ces
derniers mots ; elle tourna de mon côté ses yeux à jamais
fermés à la lumière, étendit vers moi sa main tremblante,
chercha mon bras en tâtonnant, le saisit avec force comme
pour me retenir, et elle dit :
— Mon Dieu! mon Dieu! ai-je bien entendu? Quoi! tu
voudrais quitter ton pays, tes amis, ta famille, pour courir
après une vaine fumée qui n'a rien de réel ni d'utile?
— Songe donc, mère, que les moufettes sont si mal con-
nues ! Quelle gloire pour celui qui débrouillerait leur syno-
nymie sur les lieux mêmes où elles vivent!
— Eh ! qu'importe les moufettes? Je gage que sur trente-
quatre millions de Français, il ne se trouverait pas dix per-
sonnes qui voulussent se donner la peine de se baisser pour
en ramasser une dans le ruisseau de la rue. Tiens, petit
(notez que le petit de ma mère a cinq pieds cinq pouces et
cinquante-six ans), je trouve que tu deviens doublement
bêle, comme un classificateuret un nomenclaleur, depuis
que tu l'es fourré cette malheureuse science dans la tète. Tu
étais si gentil autrefois, avec tes jolis cheveux blonds bou-
cles, tes petites mains blanches et potelées dont lu me ca-
ressais la figure, tes petits mots charmants que tu com-
mençais à peine à pouvoir articuler. Alors, tu ne pouvais
pas encore marcher, et je te portais dans mes bras, et
tu pleurais quand on voulait t'enlever de dessus mon sein !
Aujourd'hui...
En achevant ces mots d'une voix émue, la pauvre vieille
femme passa sa main sur ses yeux aveugles pour me dé-
rober une larme.
— Je comprends, mère, et je sens dans mon cœur que
j'ai eu tort de parler ainsi. Autrefois tu me portais avec
bonheur dans tes bras parce que je ne pouvais marcher,
aujourd'hui c'est à moi à diriger tes pas, puisque la lu-
mière des cieux t'est fermée. Je le ferai avec joie, avec bon-
heur et toujours. Allons , donne-moi le bras et partons ,
nous allons voyager ensemble.
— Vois-tu, mon enfant, ne me parle plus d'autres voya-
ges que ceux que tu peux faire avec moi. Regarde ton
camarade Jannot, le beau garçon, comme nous l'appelions
autrefois, quoiqu'il eût le nez un peu court et les lèvres un
peu grosses : il avait les mêmes pensées que toi, il est parti
par amour pour la science, et depuis quatre ans on n'en a
pas eu de nouvelles. Mais où vas-tu me conduire?
— Nous allons voyager au jardin.
— A la bonne heure ; voilà qui est raisonnable, et je
pense pouvoir te le prouver. Dis-moi : connais-tu tous les
êtres que tu peux trouver dans ton jardin? sais-tu leurs
formes, leur nature, leur organisation , leurs propriétés,
leurs mœurs, les lois générales et spéci.iles qui les régissent,
leurs rapports entre eux, leur utilité dans la nature et pour
l'homme, leurs habitudes, leur intelligence, leur instinct?
— Non, mère.
— Eh bien! mon ami, si, au péril de ta vie, tu parfais
pour une terre étrangère afin d'étudier des êtres que Dieu
a placés à deux mille lieues de toi, tandis que tu ne con-
nais pas ceux qui t'entourent et que tu as toujours eus sous
la main, tu me ferais absolument l'elTet de l'astrologue qui
tombe dans un puits en observant les astres.
J'admirai convbien l'amour maternel est ingénieux, car
c'était pour la première fois de ma vie que j'entendais la
vieille mère parler science. Sans croire à ses sophismes
inspirés par l'affection , je pris la ferme résolution de ne
voyager, quanta présent, que dans mon jardin, qui a vingt
pas de largeur et trente de longueur. Et ne vous imaginez
pas que ce voyage n'ait pas ses dangers, ses écueils et
ses tempêtes. Plus d'un écrivain, vous le savez aussi bien
que moi, a fait naufrage sans même sortir de son cabinet,
et s'est noyé à tout jamais dans son encrier. Nonobstant
cela, je mets à la voile, je pars, et je prie bien humblement
mes lecteurs de ne pas faire chavirer ma frêle nacelle
scientifique.
La première chose que j'observai fut une toile d'arai-
gnée, que je reconnus, à la vue de son propriétaire , être
celle de I'épeire diadème {epeira diadema, Walck). Cette
toile était suspendue verticalement entre deux arbres et
formait un réseau régulier, composé de spirales concen-
triques, croisées par des rayons droits partant d'un centre
commun. Les fils soyeux étaient très-fins, et ils avaient à
peine une force suffisante pour arrêter une grosse mouche
ordinaire ; tandis que les toiles de quelques épeires exotiques
sont assez fortes pour arrêter des colibris et autres petits
148
LECTUKliS DU SOIR.
oiseaux. Comme l'araignée était placée en embuscade au
milieu de sa toile, c'est par elle que je commençai mes
observations.
L'épeire diadème, si commune dans nos jardins en au-
tomne, peut être considérée comme le type de son genre.
Elle appartient, selon Latrciile, à Tordre des araignées pul-
monaires, famille des fileuses et section des orbilèles. Les
crochets de ses mandibules sont gros, repliés le long de
leur côté interne ; les libères extérieures, placées vers l'ex-
trémité de l'abdomen, sont presque coniques, peu sail-
lantes, disposées en rosette ; la première et la seconde paires
de pattes sont les plus longues, la troisième est la plus
courte. Elle a, sur son thorax ou corselet, huit yeux, dont
quatre intermédiaires formant un carré, et les autres rap-
prochés par paire , une de chaque côté , ainsi g oo = •
Ses mâchoires sont droites, dilatées dès leur base en
forme de palettes. Le thorax est fortement tronqué en avant.
L'abdomen a, de chaque côté, près de sa base, une éléva-
tion charnue eu forme de tubercule peu ou point apparent
en avant ; il est très-gros, ovale allongé, avec une rangée
longitudinale de points jaunes ou blancs, traversée par trois
autres lignes semblables en croix et une raie festonnée de
chaque côté. Quanta la couleur, il varie beaucoup : il peut
être rougeàtre, mélangé de rouge et de brun, entièrement
noir avec les taches et les points jaunes ou blancs.
La plupart des araignées, peut-être toutes, ont les cro-
chets des mandibules percés d'un trou par lequel, lors-
qu'elles mordent, elles font couler une liqueur venimeuse
qui peut sur-Ic-cbamp faire mourir une mouche, mais qui,
au moins en Europe, n'a pas assez d'énergie pour causer
à l'enfant le plus délicat des accidents aussi graves que
ceux que produit la piqûre d'un cousin. C'est donc bien
à tort que certaines personnes se donnent le ridicule d'être
horriblement eiïrayées à la vue d'une araignée. Un de nos
astronomes célèbres, M. Delalandc, n'avait pas ce ridicule-
là, car il mnngeait autant d'araignées qu'il en pouvait attra-
per, et il leur trouvait, disait-il, un goût de noisette déli-
cieux. Je connais encore maintenant un homme, du reste
très-aimable, qui est fort enchanté quand un ami, invité
par lui à diner, lui fait la galanterie de porter, pour le des-
sert, une boite pleine d'araignées et de cloportes.
Mais revenons il mon voyage. La toile dont je vous ai
parlé était suspendue entre deux arbres éloignés de plus de
cinq mètres l'un de l'autre, et séparés par un petit ruis-
seau qui coulait entre eux deux, etque l'épeire n'avaitcertes
pas pu traverser. Comment avait-elle donc fait pour atta-
cher aux branches de ces deux arbres les câbles qui soute-
naient sa toile? Rien de plus simple.
Toile de l'épeire diùJciuo.
Par un instinct vraiment admirable, elle él.iil monlce sur
l'arbre et s'était placée au bout d'une branche; là, elle se
tient ferme sur ses pattes de devant, et, avec ses pattes
postérieures, elle tire de ses mamelons un fil très-long
qu'elle laisse flotter dans l'air. Ce fil, très-léger, es! pousse
par le moindre vent vers un corps sulide, c'est-à-dire a ers
une branche du second arbre, contre laquelle il se culle
de suite à l'aide du gluten dont il est enduit, et voilà un
pont de communication établi. Pour s'assurer que le !•!
est solidement fixé, l'épeire le tire à elle de temps en temps,
et lorsqu'elle en est certaine par la résistance qu'elle
éprouve, elle le bande et le colle à Tendroil où elle se trouve.
Alors il faut placer sous ce premier cordage, dans une
position presque parallèle, Tin second câble ; car c'est entre
les deux que la toile doit être tendue verticalement. Pour
y parvenir, l'épeire se suspend à un fil qu'elle allonge à me-
sure qu'elle descend. .\ussilôt qu'elle a rencontré une feuille
ou autre corps solide, à un demi-mètre, plus ou moins, au-
dessous du câble, elle colle un fil, puis elle l'allonge à me-
sure qu'elle remonte à son câble. Au moyen de ce dernier,
elle traverse sur l'autre arlrc, toujours en allongeant le
second fil, mais en ayant le soin qu'il ne se colle pas au
premier. Arrivée au second arbre, elle coupe le câble,
mais en le retenant avec ses pattes; puis elle fixe un se-
cond fil, auquel elle se suspend, et elle l'allonge en se lais-
sant descendre jusqu'à ce qu'elle rencontre un corps solide,
auquel elle lixe à la fois cl son fil et le second câble; elle
tend celui-ci comme le premier, et voilà les bases solides
de sa toile parfaitement établies.
Vous remarquerez qu'en agissant ainsi la toile sera tou-
jours dans une position verticale , car, en descendant des
deux extrémités du premier câble pour fixer les deux cxiré-
RIUSÉE DES FAMILLES.
149
mités du second, elle s'est toujours laissée tomber le long
d'un Dl, et son corps suspendu lui a servi de Tinslrument
que les maçons appellent un 01 à plomb.
Les deux câbles, quoique plus gros et plus forts que les
autres fils, peuvent néanmoins ne pas offrir une solidité
suffisante s'ils ont une grande longueur. Pour leur en don-
ner davantage, elle leur ajoute des bras de force, c'est-à-
dire quelques nouveaux fils qui s'attachent aux câbles à
de certains points par une de leurs extrémités, tandis que
l'autre va se fixer à quelques feuilles de l'arbre. Ces bras
de force servent encore à tendre les câbles et â empêcher
la toile de tomber si les câbles étaient rompus par un acci-
dent.
Toutes ces préparations terminées, l'épcire va se placer
au milieu du câble de dessus, elle y atîache un fil, elle s'y
suspend et l'allonge jusqu'à ce qu'elle rencontre le câble
de dessous, auquel elle le colle. .\ côié de ce fil, à nu ou
deux travers de doigt de distance, plus ou moins, elle fixe
un second fil qui croise le piemicr et s'y attache vers le
milieu de sa longueur, et ce milieu devient le centre de la
toile, d'où un grand nombre de Cis rayonneront comme on
le voit dans la figure que nous donnons.
Lorsque tous les rayon.< , partant du centre commun ,
sont placés et attaches soit aux câbles, soit à des bras de
force plus ou moins obliques, il s'agit de former le réseau
qui doit arrêter les moucherons au ])assage. Pour cela,
elle tend de nouveaux fi!s concentriques, en cercles ou en
spirale, très-rapprochés les uns des autres, et rien n'est
curieux que de la voir fixer ces fils aux rayons. A.
mesure qu'elle tourne autour de sa toile , le fil sort de sa
filière ; l'épeire s'arrête à chaque rayon , mesure de l'œil
la distance pour rendre les cordes d'arc à peu près paral-
lèles, puis, avec une patte de derrière, elle saisit le fil près
du mamelon, le tend et le pousse contre le rayon au point
juste auquel il faut qu'il se colle. La toile achevée, l'arai-
gnée construit souvent entre deux feuilles, qu'elle rappro-
che face à face, près d'une des extrémités du câble supé-
rieur, une petite loge de soie où elle se cache quand elle se
croit menacée d'un danger; elle s'y met à l'abri de la pluie
et y passe la nuit.
Pour chasser, l'épeire se place au centre de sa toile, et
là, elle attend avec une patience admirable qu'un mouche-
ron vienne par étourderie se jeter dans ses filets. Elle s'a-
perçoit de sa capture à l'ébranlement que l'insecte donne
à la toile en se déballant; aussitôt elle s'élance vers lui,
le saisit avec ses crochets, et l'emporte avec la même rapi-
dité pour le dévorer au centre de sa toile, si c'est un petit
moucheron qui ne puisse lui faire aucune résistance. Si
c'est une mouche un peu forte, elle l'attaque avec précau-
tion, la mord pour l'empoisonner, puis elle la saisit avec
ses quatre patles de derrière, la place près des mamelons
de sa filière, la fait tourner cinq à six tours et la couvre
ainsi d'une cinquantaine de fils qui entourent la pauvre
mouche et lui forment un maillot qui lui serre le corps et
les membres au point qu'elle ne peut plus faire le moindre
mouvement. Dans cet état, l'araignée l'emporte et la mange
avec la plus gi'ande facilité. En ce cas , j'ai vu les six
mamelons de la filière produire à la fois plus de cinquante
fils extrêmement fins et parfaitement distincts les uns des
aulres.
Si l'insecte pris dans les filets est gros, une guêpe, par
exemple, et que la toile soit menacée d'être déchirée, l'é-
peire sacrifie sa voracité à sa prudence : au lieu d'essayer
d'emmaillotter l'animal , elle se hâte de couper elle-même
les fils qui le retiennent et de le délivrer de ses chaînes.
Comme ces araignées tendent leur toile dans des endroits
passagers, il arrive très-souvent qu'un homn)e, un chien,
un oiseau ou un accident quelconque la déchirent entière-
ment, et cela arrive au moins une fois par jour. Si la toile
n'est qu'un peu endommagée, l'araignée se borne à la rac-
commoder; si le dommage est très-grand , elle la recon-
struit tout entière. 11 m'est arrivé bien souvent de détruire
complélement, deux ou trois fois par jour, ce réseau qui
lui coûte tant de travail et de peine, et toujours, quelques
heures après, je le trouvais rétabli. Comment, me disais-jc,
peut-elle tirer de ses filières une aussi grande quantité de
soie? Il me semblait qu'après avoir, dans un très-court
espace de temps, em|)loyé plus de matière soyeuse que si>n
abdomen tout entier ne pourrait en contenir, ses réservoirs
sécréteurs devaient être é|)uisés, comme le croient les na-
turalistes. Il n'en est rien cependant, et voici pourijuoi.
Lorsque ce malheur arrive à l'araignée, elle se cache pour
éviter le danger; mais bientôt après, lorsqu'elle n'est plus
menacée, elle revient sur le lieu du désastre, ramasse avec
le plus grand soin jusqu'au plus [telit débris, au plus petit
fil de sa toile détruite, et le mange. Celte soie passe de
sou estomac, sans que je puisse dire comment, dans le ré-
servoir qui communique avec les mamelons de ses filières,
et elle se trouve de suite propre à être employée à la fabri-
cation d'une nouvelle toile. Je pense, mais sans en être
certain , que ce réservoir est l'organe que Tréviranus a
pris pour le foie, d'autant plus que dans les essais qu'il a
tentés sur la liqueur que fournit cet organe, il l'a trouvée
alcaline, et a reconnu la présence d'une certaine quantité
d'albumine.
Celle observation m'a conduit à en faire une aulre : l'é-
peire s'accouple vers la fin de l'été, et pond, en automne,
un très-grand nombre d'oeufs d'un beau jaune, enveloppés
dans un cocon d'un tissu serré. Ce cocon est lui-même en-
touré d'une épaisseur considérable d'une bourre de soie
lâche et jaunâtre. Au printemps suivant, les petits éclosent,
et alors ils sont jaunes avec une tache brune sur l'abdo-
men ; ils restent ensemble jusqu'à ce qu'ils aient assez
de force pour vivre de proie chacun isolément. Je me suis
demandé de quoi ils vivaient pendant ce premier temps,
et une observation minutieuse et certaine m'a appris qu'ils
ne se nourrîssent pas d'autre chose que de la suie et de
la bourre du cocon qui les renfermait.
Chacun est maître chez soi, et j'ai souvent reconnu chez
l'épeire la vérité de cet axiome. Quand vient la fin de la
saison, et que, dans mon jardin, je me lasse d'observer
ces araignées aussi féroces qu'industrieuses, j'ai pour habi-
tude de les faire se dévorer les uues les autres, jusqu'à ce
qu'il n'en reste plus qu'une. Je ne choisis pas la plus grosse,
mais celle qui me parait la plus alerte et la plus coura-
geuse pour être mon bourreau d'office. Avec un bâtonnet
je prends une de ses voisines, quelquefois deux ou trois
fois plus grosse, et je la porte sur sa toile. Il faut voir,
quand celle que je transporte devine mon intention, quelle
frayeur la saisit dès qu'elle approche de la toile fatale ! elle
se laisse tomber par terre et fait la morte ; elle glisse tout à
coup le long d'un fil ; elle va et vient sur mon bâtonnet
avec l'égarement de la peur, enfiu elle emploie tous les
moyens imaginables pour éviter une lutte qu'elle craint à
l'égal de la mort. Dès qu'elle est déposée sur la toile de
son ennemi, elle fuit à toutes jambes ; mais mon bourreau
s'élance à sa poursuite, l'atteint, la perce de ses crochets
empoisonnés, l'emmaillotte et la mange, le tout en aussi
peu de temps que j'en mets à vous le raconter. Je n'ai ja-
mais vu que l'araignée étrangère, quelque grosse qu'elle
fût, ait été vainqueur de la propriétaire de la toile , et il
est même bien rare qu'elle lui oppose une véritable rési-
i:>o
LECTURES DU SOIR.
slanoe. Cependant quelquefois elles se mordent mutuelle-
ment, et le vainqueur meurt peu de temps après avoir dé-
voré le vaincu.
Il y a quelques années qu'on a fait des essais industriels
sur la soie qui enveloppe le cocon de Tépeire diadème, et
Ton s'est assuré que, préparée et cardée convenablement,
sans avoir le brillant do la soie du ver-à-soie , elle en a^-ait
la force. Aussitôt les gobe-mouches du temps de publier
des mémoires, des pians dateiiers, de métiers, de dévi-
doirs, etc., pour préparer cette nouvelle richesse de la
France. J'ai lu plus de vingt brochures sur ce sujet. Mal-
heureusement ces industriels n'étaient pas aussi gobe-
mouches que je l'ai dit, câr jamais ils n'ont pu trouver le
moyen d'attraper assez de mouches pour élever et nourrir
quelque trentaine de milliers d'araignées, qui auraient
pu fournir une once de mauvaise soie. Si c'était aujour-
d'hui!... ils n'auraient pas attrapé plus de mouches, mais
ils auraient attrapé des actionnaires, et, qui sait? cela aurait
peut-être fait du tort aux agioteurs des chemins de fer, et
le mal ne serait pas grand.
Je vous disais donc... J'en étais là lorsque ma sonnette 6t
un carillon du diable. Un homme, tatoué au visage, chauve,
borgne, manchot, boiteux et bossu, pousse la porte, entre,
rae voit au jardin, se précipite à ma rencontre, et, sans
avoir le temps de me reconnaître , je me trouve dans les
bras..., c'est-à-dire dans le bras, car il n'en avait plus
qu'un, de cet homme en guenilles et à moitié mutilé. Après
les premières embrassades, je jugeai à propos de deman-
der à cet excellent ami quel était son nom.
— Quoi! tu ne reconnais pas ton ami de collège Jannot?
— Toi, Jannot! Jannot le beau jeune homme?
^ Hélas! oui, autrefois; mais aujourd'hui Jannot le
harponneur.
Je me retourne vers le banc où j'avais assis ma bonne
vieille mère, et, dans l'elTusion de ma joie, je m'écrie :
— Eh bien ! mère , c'est Jannot , c'est lui en chair et en
os ; le reconnais-tu à sa voix?
— Oui, oui, je l'entends, et je suis bien contente de son
retour. Cela ferait grand plaisir à sa mère, si le chagrin de
son départ n'avait pas fait mourir la pauvre femme il y a
trois ans! Mais je n'en persiste pas moins dans mes idées.
Après dîner, je m'avisai, pour la première fois, d'exami-
ner mon pauvre ami, que j'avais vu si fashionable, si beau,
si complet (passez-moi le mot], quatre ans auparavant. Il
s'aperçut du regard scrutateur que je jetai sur ce qui res-
tait de son aocieune personne.
— Que veux-tu, me dit-il, j'ai perdu tout ce qui me
manque dans mes voyages, et, en compensation, j'ai rap-
porté la misère sans acquérir la science après laquelle je
courais : je vais te conter cela. Je ne te dirai pas aujour-
d'hui mes longues pérégrinations autour du globe , mais
seulemeut les accidents qui mont réduit à l'élat où était
le célèbre maréchal Rantzau, qui n'a\ait qu'un de ce dont
les autres ont deux. Par où veux-tu que je commence :
par l'oreille, par l'oeil, par le bras, par la jambe ou par la
bosse?
— Hélas! mon cher, commence par où tu voudras.
— En ce cas , je vais procéder par ordre de dates.
Tu sais que, il y a près de cinq ans, je m'embarquai, au
Havre, sur le Discret, joli petit bâtiment de commerce frété
d'une cargaison de librairie achetée au poids du papier
dans les rebuts des magasins de Paris, et destinée pour la
Guyane française. Mon intention était d'aller dans l'Amé-
rique tropicale pour étudier des mammifères d'autant plus
intéressants , que leur synonymie est Irès-embrouillée ei\
Europe. Tu comprends que je veux parler des moufettes.
— Des moufettes 1 s'écria ma vieille mère avec une émo-
tion visible; des moufettes! De grâce, mon cher Jannot,
ne nous parlez pas de vos stupides moufettes ; il n'y a rien
que je haïsse au monde comme les odieuses moufettes !
J'ai les moufettes en horreur!
— Soit; n'en parions plus. Nous sortîmes très-heureu-
sement de la Manche, et, pour distraire les ennuis d'une
longue navigation, je me mis à bouquiner dans la cargai-
son du navire. Chaque soir je m'endormais doucement au
moyen des excellents ouvrages de nos sommités scienti-
fiques et littéraires, et je passai la ligne sans baptême et
sans malencoutre. Seulement je remarquai que le capi-
taine, au lieu de pointer le compas vers l'ouest, le poin-
tait constamment vers le sud depuis que nous avions i>assé
les Açores ; mais comme je n'entendais rien à la naviga-
tion, cela ne m'inquiétait pas, et ce fut là ma première
infortune.
Un jour, par un calme plat, comme j'étais sur le pont,
j'aperçus de très-loin quelque chose de noirâtre qui flottait
sur les ondes et qm semblait s'approcher de nous. Je fis
remarquer cet objet au capitaine, qui braqua sa lunette du
côté que je lui montrais avec mon doigt.
— C'est une baleine ou un énorme cachalot, me dit-il.
— Une baleine ou un cachalot! m'écriai-je avec joie.
Quoi ! dès les premiers jours de navigation j'aurais le plai-
sir de voir un cachalot, un énorme cachalot!
— Martin, dit le capitaine en se retournant vers un vieux
matelot, n'avons-nous pas quelque harpon à fond de cale?
— Oui, capitaine ; mais il n'y a pas à bord un seul homme
qui sache s'en servir.
— Eja ce cas, profitons de la brise qui s'élève, laissons là
le monstre et filons quelques nœuds.
Cette résolution me désespérait, car j'aurais donné tout
au monde pour voir de près un cachalot. Le désu" rend in-
génieux et menteur dans bien des circonstances, et j'en fus
la preuve.
— Capitaine, dis-je avec toute l'assurance d'un natura-
liste efironté qui n'aurait jamais quitté le -Jardin des Plantes,
je conoais beaucoup le cachalot, j'en ai fait une étude ap-
profondie, et, de plus, c'est moi qui ai rédigé l'article Pêche
dt la baleine dans le Dictionnaire de d'Orbigny. Tenez,
voilà ce que c'est : le cachalot, physeler macrocephalta
de G. Clvi£k, est un mammifère cétacé, qui diflëre essen-
tiellement de la baleine par ses mâchoires, munies de dents
et non ilo fanons. Sa tète est très-volumineuse et fait au
moins la moitié de la longueur de l'animal ; elle est exces-
sivement renflée, surtout en avant; la mâchoire supérieure
manque de dents, ou, si elle en a, elles sont très-petites et
cachées dans la gencive; mais la mâchoire inférieure,
étroite, allongée et s'enchàssant dans un sillon de la supé-
rieure, est armée de chaque côté d'une rangée de dents
coniques et d'une grandeur énorme. C'est dans de grandes
cavités placées sur sa tête que se trouve cette sorte d'huile
qui se fige et devient dure comme de la cire blanche en se
refroidissant. Nous autres savants, dis-je en me rengor-
geant comme un académicien de la \eille, nous donnons à
cette matière le nom de cétine , mais, dans le commerce,
elle est connue sous le nom de sperma-céti, de blanc de
baleine , aJipocire, etc. C'est aussi le cachalot qui, dil-on,
élabore dans ses intestins cette substance odorante que
vous appelez ambre gris. Quoi qu'il en soit, ce monstrueux
aiiimal n'a qu'un évent, qui se dirige \ers le côié gauche,
sur le devaut de son museau qui est comme tronqué pres-
que carrément. L'œil gauche est aussi un peu plus petit
que le droit, ce qui fait que les habiles harpoaneurs atta-
quent toujours l'animal de c^ côté.
MUSÉE DES FAMILLES.
151
— Parbleu, me répoudit le capitaine, il rae parait que
vous eateudcz très-bien cette partie-là; voulez-vous le
harponner?
— Volontiers, rcpondis-jc, mais d'une voix un peu
émue, parce (jue le monstre s'était approché de nous, et
que je pouvais déjà juger de sa grandeur qui dépassait
soixante pieds.
' Le capitaine ordonna aussitôt qu'on descendit les deux
canots à la mer, et iMarlin me mil à la main un vieux har-
pon rouillé, monlé sur un manche qui me parut celui d'un
balai. A la boucle du harpon on attacha une ligne de la
grosseur du petit doigt et longue de quelques centaines de
brasses. Je t'avoue, mon cher, que je n'étais pas trop ras-
suré et que je sentais battre mon cœur plus fort que de
coutume; mais la vanité parisienne l'emporta sur la pru-
dence, et, moi sixième, je descendis dans le petit canot.
Pendant qu'un des matelots tenait le gouvernail, et que
les quatre autres ramaient avec le moins de bruit possible,
je rae tenais ûèremeut debout sur l'avant, avec mon harpon
à la main.
Nous approchâmes tout près de l'horrible monstre sans
qu'il eût l'air de nous apercevoir. Grand Dieu I j'en fris-
sonne encore quand j'y pense. Figure-toi, si tu le peux,
une gueule rouge de vingt pieds d'ouverture et de quinze
de profondeur, dans laquelle une chaloupe montée de douze
hommes serait entrée tout entière. Quand je fus à quatre pas
de cette épouvantable gueule, je ne rae sentis plus, et il ne
me resta plus que le courage désespéré de la peur. Je bran-
dis mon harpon en l'air, et je le lançai entre l'œil fauve et la
nageoire de l'animal de toute la force qui rae restait. Alors
il ouvrit son effroyable gueule, bondit et éleva la moitié du
corps à trente pieds au-dessus de la surface des ondes,
comme une tour prête à nous tomber sur la tète ; je fer-
mai les yeux, puis je sentis une affreuse secousse ; il me
sembla que j'étais broyé, coupé en deux entre ses énormes
mâchoires, et je m'évanouis. Ma frayeur fut si grande que
ma bile se mêla avec mon sang, et depuis ce moment-là
ma peau est toujours restée jaune comme celle d'un sau-
vage des bords du Missouri. Ce fut là ma seconde infor-
tune.
Lorsque je revins à raoi, je me trouvai étendu tout de
mon long dans le grand canot, entre les mains de nos ma-
telots qui s'efforçaient de me rappeler à la vie. Dès que j'eus
ouvert les yeux, et qu'ils furent rassurés sur mon exis-
tence, ils se mirent à rire insolemment et à se moquer de
moi avec toute la grossièreté des gens de mer. On rae
monta à bord, où le vieux requin de capitaine rae reçut
avec un sourire plus piquant encore, en me complimen-
tant ironiquement sur mon adresse et sur mon courage.
Il me raconta que le cachalot, après avoir submergé notre
frêle embarcation, était bravement parti avec mon harpon,
sans exercer d'autre vengeance. Un de mes cinq matelots
m'avait soutenu à la surface de l'eau pendant que les au-
tres avaient gagné à la nage le grand canot qui venait à
mon secours. Le capitaine, dans sa gaieté, me nomma
Jannot le harponneur, et depuis ce temps-là je suis connu
dans toute la marine française sous ce malheureux nom.
C'est la troisième de mes infortunes.
Nous continuâmes notre voyage avec un temps très-fa-
vorable, mais toujours en nous dirigeant vers le sud, ce
qui m'étonnait beaucoup. Quand nous eûmes atteint le 18"
degré de latitude australe, nous pçotilàmes d'un calme
pour faire une manœuvre à laquelle je ne m'attendais
guère. Sur le commandement de notre capitaine, que je
vis pour la première fois sortir de sa chambre avec deux
pistolets à sa ceinture et une hache d'abordage à la main,
les matelots se rairent tranquillement à jeter notre cargai-
son de livres à la mer, et j'eus la douleur de voir les œu-
vres les plus nouvelles de presque tous les romanciers de
Paris dispersées et déchirées par les requins avant d'être
entièrement submergées , et périr ainsi misérablement un
an plus tôt qu'elles l'auraient fait chez l'épicier, si elles n'é-
taient pas sortis de Paris. Puis, six pièces de canon, cachées à
fond de cale sous les ballots de livres, furent montées dans
l'entrepont, dont on décloua les sabords, et deux cents
chaînes de six pieds de longueur, munies chacune de ca-
denas, de menottes et de carcans, furent apportées sur le
pont où on les dérouilla tant bien que mal. Après cela, on
mit le cap au sud-est au lieu de le mettre à l'ouest. Hélas !
je m'aperçus alors, mais trop lard, que, croyant ra'êlre
embarqué sur un honorable navire marchand, j'étais monté
sur un infâme vaisseau négrier. Ce fut là ma quatrième in-
fortune, et elle était d'autant plus grande que je n'osai pas
m'en plaindre devant l'honnête compagnie avec laquelle je
me trouvais compromis.
Nous arrivâmes, sans faire de mauvaise rencontre, dans
un petit port sans nom à quelque distance au sud de Loango;
je formai, aussitôt que je pus apercevoir la terre inhospita-
lière d'Afrique, le projet de m'évader à la première occasion,
et de gagner à pied, avec un guide que j'espérais trouver,
le comptoir européen le plus près. Pendant que nos gens
faisaient la traite, moi , sous le prétexte de chasser et de
recueillir des objets d'histoire naturelle, tous les jours je
descendais à terre, armé, comme un véritable forban, d'un
coutelas, de deux pistolets et de mon fusil double. Je ne tar-
dai pas longtemps à m'apercevoir que je trouverais diffici-
lement un guide, parce que je n'entendais pas un mot de la
langue sauvage du pays. Cependant, un jour que je me
promenais tristement sur le rivage, je vis un pauvre nègre
esclave que nos négriers avaient enchaîné à un rocher pour
venir le reprendre après une excursion qu'ils avaient été
faire dans l'intérieur du pays. Je m'approchai de la triste
victime pour la considérer, quand, à ma grande surprise,
ce malheureux se mit à me parler dans un jargon mêlé de
français, d'anglais, d'un peu de portugais, d'espagnol et
d'italien, etc., dont je comprenais quelques mots. 11 me dit,
tant bien que mal, moitié gestes et moitié paroles, qu'il
avait servi longtemps d'interprète à des négriers anglais
et français, à Loango.
Aussitôt une idée lumineuse me passa par la tète, et je
compris tout le parti que je pouvais tirer de cet homme.
Je lui demandai à combien de distance nous étions du pre-
mier comptoir européen, et il me dit qu'il y en avait un à trois
journées de marche. Je le fis jurer sur un fétiche qu'il m'y
conduirait fidèlement si je le délivrais de ses fers, ce qu'il
accepta. Avec quelque peine je rompis, au moyen de mon
coutelas, l'anneau qui le retenait par un pied, et nous par-
tîmes aussitôt.
Nous nous dirigeâmes au sud-est, en nous éloignant de
la côte pour n'être pas rencontrés par mes bons amis les
négriers qui, dans ce cas, nous auraient fusillés tous les
deux sans autre forme de procès. Nous marchâmes pendant
trois jours à travers le désert, couchant dans des cavernes
ou des cases abandonnées, et vivant du gibier que j'abat-
tais à coups de fusil. 11 me semblait, vers la fin du troi-
sième jour, que, loin d'entrer dans un pays habité, la con-
trée devenait encore plus déserte qu'avant. Ce jour-là je vis
l)lusieurs autruches, et mon guide, qui me montrait beau-
coup de reconnaissance et de fidélité, en prit une fort jeune
dans un buisson. C'était la première fois, depuis que nous
étions ensemble, que je lui permettais de s'éloigner de
moi jusqu'à demi-portée de mon fusil, quoique je fusse
ir,^>
LECTURES DU SUIR.
bien certain qu'il n'abuscrail pas de la liberté que je lui
avais rendue. Tu sais d'ailleurs combien je suis ncgro-
phile, et avec quelle éloquence je parlais, dans nos clubs
philanthropisants, en faveur de TaboliiioD de Tesclavage.
11 est vrai qu'alors je n'avais pas encore bouquiné dans la
cargaison de rebut de notre navire, que, par conséquent,
je n'avais pas encore lu les admirables élucubralions du
docteur V...y, et que j'ignorais que les nègres ne sont pas
de notre espèce. Quoi qu'il en soit, nous mangeâmes Toi-
seau, et nous le trouvâmes excellent. Je commençais à
me consoler de ma pèche au cachalot; mais cette consola-
tion ne devait pas durer.
La pêche au cachalot.
L'aulruche (sirulhio camelus. Lin.) est le géant des
oiseaux, et atteint jusqu'à sept et huit pieds de hauteur.
Elle est commune dans tous les déserts sablonneux de
l'Afrique, vit en grandes troupes, pond àes œufs presque
de la grosseur de la tète d'un enfant, et pesant jusqu'à
trois livres. On a dit, mais à tort, que dans les pays très-
chauds elle en abandonne l'incubation à la chaleur du so-
leil, mais qu'elle les couve au delà et en deçà des tropiques.
11 est certain qu'elle les couve partout, même avec le plus
grand soin, et que le mâle partage avec la femelle les soins
de l'incubation. Ses ailes, courtes, garnies de plumes lâches
et flexibles, ne lui permettent pas de voler, mais elles lui
aident à courir; le bec est court, large, plat, émoussé à la
pointe; son œil grand, à paupières munies de cils; ses
jambes et ses tarses très-élevés, et ses pieds munis de deux
doigts seulement. Tout le monde connaît l'élégance de ses
belles plumes à tiges très-minces, dont les barbes, quoique
garnies de barbules, ne s'accrochent point ensemble. L'au-
truche vit d'herbage et de graine, et, quoi qu'en dise
G. Cuvier, son goût n'est pas plus obtus que celui des au-
tres oiseaux. Si elle avale, comme il le dit, des cailloux,
des morceaux de fer et de cuivre, c'est pour aider, dans
son estomac, à la trituration des aliments, et tous les oi-
seaux en font autant ; seulement, comme ils sont infini-
ment moins grands, au lieu d'avaler des petits cailloux,
comme l'autruche, ils avalent des grains de sable plus ou
moins gros et proportionnés à la capacité de leur estomac.
Vers le soir, mon nègre me fit signe de garder le silence
et de me baisser, pour ne pas eiïrayer, me dit-il , une jeune
autruche qu'il apercevait dans de hautes herbes et qu'il
espérait saisir comme la première. Je fis ce qu'il me dit, et
me bornai a le suivre des yeux. Je le vis se glisser dans
l'herbe avec la plus grande précaution ; tantôt il rampait
comme un serpent, tantôt il marchait à quatre pattes
comme une panthère; ensuite il s'arrêtait un moment pour
observer l'oiseau, puis il recommençait sa manœuvre. 11
arriva ainsi à quatre pas de la haute touffe d'herbe. Alors
L'esciave de Loacgo.
il s'élança d'un bond, et je vis une énorme autruche se
lever tout d'un coup, ayant à cheval sur son dos mon fi-
dèle nègre qui la talonnait de toute sa force pour lui faire
hâter sa fuite. Elle courait avec une si grande vitesse que
le meilleur coursier arabe n'aurait pas pu l'atteindre, et je
fus si stupéfait de ce spectacle, que je ne pensai pas même
à lâcher un coup de fusil à mon drôle pour lui faire mes
adieux. J'avais bien lu dans deux ou trois relations de
voyageurs que les nègres montent des autruches apprivoi-
sées et s'en servent pour voyager, mais jusqu'à ce moment
je ne l'avais pas cru. Je me trouvai seul, abondooué et
I\Il SKr-: DES FAÎMIM.ES.
ir>rî
■ 1«T-1
perdu dans
et ce fut là
d'immenses déserls r(MTi;)lis de bêtes féroces,
ma cinquième infortune.
L'autruche et rescia ve de Loang-j.
Je restai fort longtemps plongé dans le désespoir; mais
enfin je réfléchis f|uc la désolalion t!o me conduirait à rien
de bon, et je repris un peu de courage. J'avais encore
quelques heures de jour, je les mis à profit pour sortir de
la vaste plaine sablonneuse où je me trouvais, et dans la-
quelle je ne dc\ais espérer aucun abri, soil pour me pré-
server de l'atteinte des animaux féroces, soit pour passer
la nuit. Je me mis donc aussitôt eu marche en me diri-
geant vers une forêt que j'apercevais dans le lointain, et
j'y arrivai à la nuit tombiinle. Je suivis un petit sentier
frayé, qui me conduisit auprès d'un arbre très-gros, siir
lequel je vis une cabane de feiull;ige très-arlii-tement faite.
On pouvait y monter au moyen des chicots de branches
cassées qui formaient comme une échelle, mais ne sachant
pas quelle sorte de gens l'habitaient, je l'avoue que j'hési-
tai un instant. Enfin je rédéchis que j'étais parfaitement
armé, que la cabane ne pouvait contenir que deux ou trois
personnes, et je connaissais la lâcheté des nègres de celte
partie de l'Afrique. lùi conséfiuencc je pris mon coutelas
entre mes dents, j'armai mon fusil et mes pistolets, et je
moulai bravement.
11 n'y avait personne dans la cabane, où je n'aperçus
que quelques fruits épars sur le plancher, et un lit de
mousse, de foin cl de feuilles sèches. Je mangeai les fruits
elje me couchai, car j'avais grand besoin de repos. Pour
éviter toute surprise, je laissai mes pistolets à ma ceinture,
et je |)laçai mon fusil entre mes jambes. Malgré tous mes
chagrins je m'endormis profondément, et il faisait grand
jour quand je me réveillai le lendemain matin.
KLvnitR 1846.
Mais, ô mon ami, juge de ma terreur lorsque je vis, en
ouvrant les yeux, un être aussi singulier qu'horrible, accrou-
pi à côté de mon lit, et me considérant attentivement. Dans
le premier moment je me demandai si ce n'était pas plutôt
un diable sorti de l'enfer qu'une créature humaine, qui me
regardait ainsi. Figure-toi un être de cinq pieds de hauteur
à peu près, noir comr\ie du charbon, ayant toutes les for-
mes humaines, et le corps, excepté le ventre, les fesses,
les mains, la figure et la poitrine, entièrement couvert de
poils longs et rudes. Sa tête était hérissée de cheveux en
désordre qui lui tombaient sur le front et les épaules; ses
oreilles, faites comme les nôtres, étaient rougeâtres, fort
grandes, à conque écartée de la tête ; ses yeux, un peu rap-
prochés, étaient vifs et brillants, son front court était rejeté
en arrière comme celui d'un idiot. Son nez écrasé, son mu-
seau avancé et sa figure ridée donnaient;! son visage assez
de ressemblance avec celui d'une vieille llottentote. Ses
bras, assez longs pour atteindre le bas de sa cuisse, se ter-
minaient par de grosses mains faites comme celles d'un
homme, mais à pouce un peu plus court. Enfin ses pieds
étaient plus longs, i)his larges et plus plais, munis d'un
•pouce opposable aux autres doigts. J'ai appris plus tard
(|ue cet être étrange se nominait, dans le pays, hojas mo-
row, ce qui signifie lilîéralement, dans la langue de Loango,
/tomme des bois. Dans le Congo, où il se trouve égale-
ment, on le nomme enjoho, ou le muet, et BufTon, selon
son habitude, a défiguré ce nom, ainsi que Cuvier, qui lo
nomme chimpanzé, tandis qu'en Guinée sou nom cstfcjm-
pézey, mot qui signifie homme des forcl.f.
— Je le connais, dis-je en inlerromi)ant Januot le har-
ponneur; c'est le iroglodiles nùjcr, Geoff., simia tro-
glodytes, LiN., \ejoko et le pongo de DulTon.
Le kimpézey.
— C'i-st cela même, reprit Jannof. Si le docteur V...y fait
du nègre une autre espèce que la nôtre, en compensation
M. Ees..n enrichit la famille humaine de l'orang-outang et
du kimpézey, total : quatre espèces. Tu ne peux te figiu-er
combien je fus effraye quand je vis cctic horrible bête,
— -0 — lI.MZÎtMK VOI.L'Mb"
1Ô4
LECTURES DU SOIR.
dont j'avais pris le domicile sans le savoir, jeter sur moi
des yeux très-expressifs, se lever, s'approcher et se pen-
cher sur raon ht dans rinteniion de me témoigner sa bonne
amitié par une cordiale embrassade. C'était, je crois, une
femelle. Je repoussai le monstre avec horreur, en le frap-
pant de toute ma force, et, dans ma frayeur et ma surprise,
j'oubliai de me servir de mes pistolets. Le kimpézey, se
voyant maltraité, entra dans une colère affreuse, et alors
commença une lutte corps à corps vraiment épouvantable.
Je m'aperçus de suite que cet animal, quoique plus petit
que moi, était au moins six fois plus fort; il me renversa
sur le plancher et, avec ses dents, me saisit une oreille
qu'il me coupa net, comme tu peux le voir, et qu'il me
cracha à la figure. Je me croyais perdu, quand le plus heu-
reux des hasards me sauva. Le singe, en me saisissant,
mit la main sur la détente d'un de mes pistolets, qui partit
sans nous blesser ni l'un ni l'autre. L'animal, eflrayé par
le feu, la fumée et la détonation, se précipita hors de la
cabane et se sauva en poussant des cris aigus. Quoique
souffrant, je ramassai mes armes, je descendis lestement de
l'arbre, et je me mis à courir vers la plaine, tout enchanté
d'enètre quitte pour une oreille. Cet accidentestma sixième
infortune.
Déjà j'approchais des bords de la forêt et je me croyais
bauvé -, mais hélas! je comptais sans mes hôtes des bois,
comme tu vas le voir. Je m'arrêtai un moment pour respi-
rer dans une clairière, lorsqu'une pierre lancée par un
bras vigoureux siffla dans les airs, à si.x pouces de l'oreille
qui me restait. Je me retournai vivement, et je vis une
douzaine de kimpézeys qui me poursuivaient, armés de
pierres et d'énormes bâtons. Ces animaux sont éminem-
ment grimpeurs, et d'une agilité surprenante quand ils sont
sur dos arbres, mais, et ce fut fort heureux pour moi, il
n'en est pas de même sur terre ; ils marchent avec assez de
difficulté, en s'aidant d'un bâton. Malgré cela, ceux qui me
poursuivaient faisaient des bonds si prodigieux, qu'ils ne
pouvaient tarder de m'alteindre, si je n'eusse un peu re-
froidi leur ardeur en abattant d'un coup de fusil celui qui
était à la tête de la troupe. Tous s'arrêtèrent pour porter
secours au blessé, et, pendant ce temps-là, je gagnai de
l'avance.
Il faut que je te cite un passage que j'ai lu sur ces sin-
guliers animaux : t Presque toutes les fois que les voya-
geurs en ont rencontré, dit l'auteur, le mâle et la femelle
marchaient ensemble, d'où on peut penser, avec quelques
naturalistes anglais, que cet animal est monogame et ne
change pas de femelle. Quand il est à terre, il se tient debout
et marche avec un bâton qui lui sert à la fois d'appui et
d'arme offensive et défensive ; il se sert aussi de pierres
qu'il lance avec adresse pour repousser l'attaque des nè-
gres, ou pour les attaquer lui-même s'ils osent pénétrer
dans les lieux solitaires qu'il habite. Ces animaux >iventen
petites troupes dans le fond des forêts; ils savent fort bien
se construire des cabanes de feuillage pour s'abriter des
ardeurs du soleil et de la pluie. Ils forment ainsi de pe-
tites bourgades, où ils se prêtent un mutuel secours pour
éloigner de leur canton les hommes, les éléphants et les
animaux féroces. Dans ces attacjues, si l'un des leurs est
blessé d'un coup de flèche ou de fusil, ses camarades reti-
rent de la plaie, avec beaucoup d'adresse, le fer de la flèche
ou la I «lie ; puis ils pansent la blessure avec des herbes
mâchées, et la bandent avec des lanières d'écorce. Mais ce
qu'il y a de plus singulier dans ces animaux, ce qui, à
mon avis, dénote chez eux une intelligence très-perfec-
tioniiée, c'est qu'ils donnent une sépulture à leurs morts.
Us étendent le cadavre dans une crevasse de la terre, et le
recouvrent d'un épais amas de pierrailles, de feuilles, de
branches et d'épines, pour empêcher les hyènes et les léo-
pards d'aller les déterrer pendant la nuit. Le voyageur
Batel raconte qu'un négrillon de sa suite ayant été enlevé
par des kimpézeys, vécut douze à treize mois en leur so-
ciété, et revint gros et gras, en se louant beaucoup du trai-
tement de ses ravisseurs. »
— Dis-moi vrai, mon cher Jannot ; as-tu lu ce passage
dans un livre de la cargaison de ton vaisseau ?
— Je crois que oui.
— Ah ! diavolo, c'est contrariant!
— Pourquoi cela?
— C'est que ce passage est de moi. C'est égal, c'est égal,
continue ton récit.
— Ma foi, mon ami, si too livre était là, il ne pouvait
être en meilleure compagnie : de l'histoire naturelle im-
mensément, depuis certaines annales du Muséum eo 60
volumes in-4°, jusqu'au modeste abrégé universitaire de
géologie in-i8; de l'érudition de collège considérablement;
de la philosophie Cousin en masse ; de la littérature Hugo
beaucoup ; et de la politique transcendante, écrite dans de
misérables galetas, encore plus. Mais puisque tu le veux,
je reviens à mes infortunes.
J'avais perdu de vue depuis un quart d'heure les ani-
maux qui étaient à ma poursuite et je m'en croyais débar-
rassé, lorsque, tout à coup, je les vis me barrer le chemin
et se disposer à m'attaquer corps à corps. J'en abattis un
avec le coup de fusil qui me restait à tirer, car je ne m'étais
pas donné le temps de recharger. Je tirai encore sur la
troupe mes deux pistolets qui ne produisirent aucun effet,
et je me vis réduit à mon coutelas pour me défendre, car
ces affreuses bêtes avançaient avec leurs bâtons noueux.
Malgré toute ma résistance c'en était fait de moi si, dans
l'instant même où j'allais être assailli, quinze à vingt coups
de fusil n'étaient partis d'un fourré de gommiers et n'a-
vaient jeté par terre quatre ou cinq de mes assaillants ;
les autres se lancèrent sur les arbres voisins et disparurent
en un clin d'œil en sautant de branche en branche.
J'étais délivré de ma septième infortune, mais hélas !
c'était pour tomber de Charybde en Scylla, comme dirait
un classique. Mes libérateurs n'étaient autres que l'équi-
page du négrier le Discret, qui, le capitaine à sa tète,
s'était mis sur mes traces aussitôt qu'on s'était aperçu
de ma fuite avec l'esclave nègre. L'intention de ces hon-
nêtes gens était de s'assurer de ma discrétion relativement
à leur petit négoce de contrebande, et ils ne pensaient pas
qu'il y eût de moyen plus inlaillible pour cela que celui de
m'envoyer, de douze pas, sept à huit balles dans la tète.
Cette résolution prise par eux, l'exécution ne pouvait
tarder d'arriver. L'on m'avait dépouillé de mes habits,
placé un bandeau sur les yeux et fait mettre à genoux sur
le sable, sans i]ue j'eusse dit une seule parole pour ma dé-
fense, car, outre que j'en comprenais parfaitement l'inuti-
lité, le malheur, auquel je n'étais pas encore accoutumé,
m'avait dégoûté de la vie, et je serais mort sans regret. Le
capitaine avait déjà fait charger les armes et placé ses hom-
mes en un peloton, lorsque, au lieu décommander le feu,
il partit d'un grand éclat de rire et s'approcha de moi.
— Parbleu, lieutenant, dit-il en se tournant du côté d'un
sacripant à barbe rousse, regardez-moi le nez épaté, le
museau avancé et les grosses lèvres de ce boule-dogue, ne
trouvez-vous pas qu'il a un peu la ligure d'un Congo ?
— En elTet, capitaine, il y a de l'analogie.
— Eh bien, sa face hétéroclite lui sauve la vie. Qu'il se
relève, qu'on lui ôte sou bandeau, qu'on lui mette les me-
nottes, et partons.
MUSEE DES FAMILLES.
155
Je t'ai dit, iuoq cher, que la mort ne m'effrayait pas, et
cependant l'émotion que j'é|)rouvai pendant que j'étais à
genoux, à attendre le commandement « feu! » cette émo-
tion, dis-je, fut si violente, que mes cheveux blanchirent
en vingt-quatre heures et tombèrent en huit jours. Depuis
ce temps-là je suis chauve, et je pense que je peux regar-
der cet événement comme ma huitième infortune.
Je ne comprenais pas comment mes grosses lèvres et
mon nez un peu camard avaient pu me sauver la vie ; mais
je ne tardai pas à savoir le mol de l'énigme. Dès que nous
fûmes arrivés au navire, fa première chose que fit le capi-
taine fut de me faire enlever mes habits qui furent rem-
placés par un pagne de sauvage ; on me riva un anneau à
la jambe, et on y attacha une chaîne de six pieds de lon-
gueur, dont une extrémité fut cadenassée à un anneau
fixé au vaisseau. En un mot, on me traita comme un es-
clave nègre, et l'on me logea avec eux dans l'entrepont. Le
lendemain, un vétérinaire gascon, qui remplissait à bord
l'office de chirurgien, vint me soumettre à une torture af-
freuse. Il commença par me percer le cartilage formant la
cloison médiane du nez, puis il plaça dans le trou un petit
bâtonnet dont les bouts dépassaient d'un demi-pouce de
chaque côté de mon nez. Ensuite, au moyen de deux ai-
guilles fines et attachées ensemble, il me tatoua deux étoiles
sur chaque joue, un soleil sur le front et une lune sur le
menton ; puis il passa sur les piqûres de la poudre de ver-
millon, d'où il résulte que ces figures bizarres ne s'efface-
ront jamais. Il me laissa ainsi pendant quelques jours,
jusqu'à ce que mon visage fût désenflé et mes piqûres par-
faitement guéries, ainsi que mon oreille et mon nez, tou-
jours orné de son bâtonnet. Alors on apporta un énorme
bacjuet rempli d'une teinture d'un brun noirâtre, et l'on me
plongea dedans à plusieurs reprises. Avec une éponge on
eut soin de me passer cette infâme liqueur sur le visage et
sur ma pauvre tète chauve, et cette opération fut répétée
pendant cinq jours de suite; au bout de ce temps-là, j'étais
noir comme le plus noir des enfants de l'Afrique, et la tein-
ture contenait un mordant si solide, que je n'ai repris ma
couleur naturelle que plus de six mois après. Avec un
morceau de peau de mouton noir, couverte de sa laine
frisée, on me tailla une perruque que le maudit vétéri-
naire me colla si adroitement sur le crâne, qu'il n'y avait
pas la plus petite différence entre un nègre de Guinée et
moi.
Jusque-là je ne devinais pas où celte farce de carnaval
devait aboutir; mais un jour le capitaine descendit auprès
de moi.
— Jannot le harponneur, me dit-il eu ouvrant le cade-
nas de ma chaîne, tu vas me suivre sur le pont ; mais
souviens-toi bien que s'il t'arrive de dire le moindre mot,
de faire le moindre geste qui puisse faire deviner que tu
es un Congo du quartier Saint-Jacques à Paris, je te casse
la tète d'un coup de pistolet, et je fais jeter ta carcasse à
l'eau pour engraisser les chiens de mer.
Je connaissais trop bien le capitaine pour douter un in-
stant qu'il exécutât ponctuellement ce qu'il me promettait,
et je me décidai à obéir à ses ordres, faute de pouvoir faire
autrement; je me résignai donc à être nègre jusqu'à nou-
velle occasion. Je le suivis sans rien dire, et je trouvai sur
le pont deux ou trois boers hollandais du cap de Bonne-
Espérance, qui étaient venus en contravention et clandes-
tinement, du nord de la colonie, pour acheter des esclaves
de contrebande. Ils me trouvèrent assez mal tourné pour
un nègre ; j'avais, disaient-ils, les talons Irop courts, les
mollets trop bas, le nez trop long, les mâchoires trop cour-
tes et le froul trop bombé, mais, nonobstant ces défauts,
ils m'achetèrent pour la somme de trois cents francs. lU
me firent descendre dans leur petite embarcation avec
d'autres esclaves, et nous mimes à la voile pour gagner
l'embouchure d'Oliphants-rivier, parce que leurs habita-
lions étaient situées au pied des montagnes d'Elands-
Kloof. Tu m'avoueras que je peux bien compter mon es-
clavage pour une infortune ; c'était la neuvième.
Comme le vent nous fut constamment favorable et que
noire petite bagarre nageait comme un cvgne, nous ne
mimes que quinze jours pour faire noire travereée. J'avais
une si grande fra\ eur d'être rec «nduit à mon capitaine né-
grier, si on venait à me reconnaître, que, pendant ti.ut ce
temps-là, je n'ouvris pas la bouche. Mais, aussitôt que
nous fûmes à terre, je me jetai aux pieds de mon boer, et,
dans cette humble altitude, je me mis à lui raconter mes
malheurs. Hélas ! il ne comprenait pas plus le français que
moi le hollandais, et il crut que je lui parlais une langue
du Congo. Conçois-tu, mon cher ami, qu'on puisse prendre
la langue harmonieuse de Lamartine pour du congo? Si je
lui avais donné du Victor Hugo, encore passe ! Pour me
faire relever et couper court à mon éloquence, il m'appli-
qua sur les épaules cinq ou six coups vigoureux d'une
grosse courroie de peau de rhinocéros, et les autres escla-
ves et moi nous nous mimes tristement en roule pour le
suivre dans sou habitation, à onze ou douze lieues de là.
Ce fut ma dixième infortune.
Je ne te dirai pas, raon ami, toutes les misères que j'ai
éprouvées à Bakoven, nom que portait la ferme de mon
boer. Il te suffira de savoir qu il m'avait commis à la garde
d'un troupeau de cinquante bœufs à demi sauvages et de
cent moulons hébétés, que j'étais obligé de conduire tous
les jours au pâturage à une assez grande distance. Pour
défendre ces animaux indociles contre la voracité des hyè-
nes, des lions et des léopards, mon maître m'avait donné
un arc et des flèches dontje ne savais nullement me servir,
et une sorte de lance longue de cinq pieds, do la grosseur
du pouce, et que les Hottentots nomment sagaie. Toutes
les fois que le léopard me prenait un agneau, et cela n'ar-
rivait que trop souvent, mon maître, aussitôt que j'en-
trais à la ferme, ne manquait jamais de m'uppliquer cin-
quante coups de courroie sur le dos, afin de stimuler ma
surveillance, et de renforcer ma vocation pour l'état de
berger.
Quelquefois, quand les pâturages autour de la ferme
étaient carrow, c'est-à-dire brûlés par la sécheresse, j'étais
obligé de conduire mon troupeau jusqu'à une ou deux
lieues de la ferme, sur le bord de quelque rivière. Alors
je couchais à la belle étoile et ne rentrais à l'habitation que
tous les deux ou trois jours. Mon boer avait parmi ses es-
claves une jeune Hottentole de dix-neuf ou vingt ans,
nommée Natzi, assez gentille comparativement à ses com-
pagnes. Elle était chargée de m'apporler aux champs ma
triste pitance, consistant en lait aigre et eu quelques lam-
beaux de chair d'éléphant, de rhmocéros ou de zèbre, des-
séchée au soleil ; alors nous ne manquions jamais de
faire, par gestes, une conversation au moyen de laquelle
nous avions fini par nous comprendre assez bien. Natzi
était coquette : un bâtonnet comme le mien, mais en ivoire
bien poli, lui traversait le nez; de beaux anneaux de cui-
vre pendaient à ses oreilles et ornaient ses bras et ses jam-
bes ; elle portait avec grâce, un peu sur le côté de la tête,
une belle rosette de plumes mêlées à des piquants de porc-
épic; son kros, ou manleau, était d'une propreté intacte
ainsi que son pagne orné avec profusion de grains de ver-
roterie, et tout son corps était soigneusement enduit chaque
jour avec de la graisse de mouton et poudré avec du bou-
156
LECTURES DU SOIR.
kou. Natzi comprit que ces derniers soins de toilette ne
rae plaisaient pas, et dès ce jour elle cessa de s'oindre la
peau; je lui en sus gré, parce que j'en conclus qu'elle m'ai-
mait, ce qui flattait plus ma vanité que mon cœur.
La jeune HoKentote, qui jusque-là avait constamment
refusé de se marier, avait un caractère ferme et déterminé.
Nalzi , jeune fille Hotlentole.
Elle crut que je Taiinais, parce qu'elle prit ma politesse
parii?iennc pour des signes d'amour. Elle fut délibéré-
ment en parler au boer, et le prier de nous marier le plus
tut possible. Celui-ci, qui ne demandait pas mieux, parce
que les enfants de Nalzi devaient augmenter ses esclaves,
envoya chercher une façon de sorcier hotlentot qui de-
meurait dans le voisinage, et n)C (it comparaître devant
lui avec iNutzi. Quand on m'eut fait comprendre ce dont il
s'agissait, je voulus y mettre opposition ; mais le boer, à
grands coups do courroie, me (it promitlement passer mes
velléités de désol-.éissance et de célibat. Une demi-heure
après je fus marié selon le rit hottenlot, et l'on m'envoya
coucher dans la cabane de ma tendre épouse. Pendant un
mois je jouis de toutes les douceurs de la lune de miel,
et je fus adoré par ma femme. Mais un accideni, que j'au-
rais dû prévoir, vint jeter une grande perlurbalion dans
mon ménage.
La rosée des nuits, la transpiration, le grand air et le
temps qui mord sur toul, mordirent aussi sur ma couleur
qui, de noire qu'elle était, tourna d'abord au bisire foncé,
du bisire au brun, et du brun foncé au brunâtre. I.cs coiqis
de courroie aidant, mon dos était devenu fuligineux et
ensuite d'un roux jaunâtre, d'où mon é|)ouse conclut que
j'avais une maladie de peau très-désagréable, et qu'elle au-
rait beaucoup mieux fait de rester (ille que de se marier
avec moi. Cette pensée la tenait constamment de mauvaise
humeur, et son caractère, naturellement acariâtre, s'aigrit
au point qu'elle passait toutes ses matinées à pleurer, et
tout le resle du jour à crier ou à faire le diable à quaire.
Un malin, par surcroit de malheur, ma perruque de peau
de mouton se décolla sous sa main brutale, vola à dix pas
de moi, et laissa mon pauvre crâne chauve exposé aux in-
jures, non du temps, mais de ma femme, qui entra dans
une fureur de lionne à ce spectacle inattendu. Ce fut là
ma onzième infortune, qui me détermina à prendre une
grande résolution.
Le lendemain, de bon matin, sous prétexte de conduire
mon troupeau aux champs et de le défendre contre un lion
qui, depuis quelques jours, dévastait la contrée, je m'em-
parai d'un fusil, je plantai là les bœufs, la ferme, le boer
et ma chère femme ; j'enlilai sans rien dire la route du Cap,
et je marchai pendant quinze jours, au milieu de fatigues
et de dangers de tous genres, me nourrissant de gibier, de
racines, de sauterelles et de fourmis blanches, comme un
pauvre bosclijesman marron. Enfin j'arrivai à la ville aussi
blanc que je le suis aujourd'hui, parce que les rivières que
je fus obligé de traverser à la nage, et les torrents de pluie
qui m'inondèrent en route, achevèrent d'enlever le peu de
teinture qui me restait.
Je ne te dirai pas comment je fus assez heureux pour
trouver au port un navire français dont le capitaine,
homme plein d'humanité, m'accueillit, me refit ma garde-
robe, et m'emmena aux Grandes-Indes avec lui, en qualité
de matelot. C'était peu pour le savant naturaliste, c'était
beaucoup pour le pauvre esclave d'un boer africain. J'ai
parcouru avec cet excellent homme le Bengale, le Malabar
et le Coromandel. Dans cette dernière partie de l'Inde, je
trouvai un rajah puissant auquel je plus; il me prit à son
service, et je crus ma fortune faite quand je me vis le cos-
tume indien et un turban pour cacher ma tête chauve. Un
jour, quatre de mes camarades de service me proposèrent
une promenade sur un beau lac bordé par une antique fo-
rêt vierge. Nous montâmes dans un canot, et nous traver-
sâmes le lac. Comme il faisait une chaleur étoulTante, l'exer-
cice de la rame nous eut bientôt fatigués ; nous gagnâmes
une petite baie enfoncée dans la forêt, nous amarrâmes le
canot à un arbre magnifique qui ombrageait les ondes
transparentes, et mes quaire camarades descendirent à
terre pour aller dormir sur le gazon frais du rivage. Quant
à moi, j'avais une si grande frayeur des panthères, des ti-
gres et autres animaux féroces, qui passaient pour être
très-communs dans cette parlie de l'Inde, que je résolus
de faire ma sieste sans sortir de l'embarcation, dans laquelle
je m'élcndis de mon long. J'avais remarqué, un peu avant
de me coucher, quelque chose d'assez gros qui flottait à
quelques pas du canot, et même semblait s'en approcher
doucement ; mais je remarquai aussi que cet objet était
couvert d'écaillés et avait deux gros yeux jaunes, ce qui
me tranquillisa. J'étais sûr que ce n'était pas un tigre, et
je savais que la panthère craint l'eau. Je ne doutai pas que
ce ne fût la tcle d'un gros poisson qui venait humer l'air
à la surface des ondes, et, n'ayant ni harpon ni hameçon
pour le prendre, je ne m'en occupai plus et je m'endormis
tranquillement.
Je ne sais combien il y avait de temps que je sommeil-
lais, quand je sentis quelque chose qui me serrait la taille
et (jui me saisit la jambe gauche. Je me réveillai en sursaut
et j'ouvris les yeux... Croyez, mon ami, qu'un honune ne
meurt pas de terreur, puisijue j'ai survécu à cet aiïreux
moment. J'avais le corps élrcint dans les horribles replis
d'un serpent de la grosseur d'une moyenne poulre et de
trente-cinq à quarante pieds de longueur; mon pied gauche
était déjà enfoncé presijue jusqu'au genou dans son épou-
vaulable gueule, et je sentais mes côtes et mes autres os
(]iii commençaient à craquer, tant il me serrait la poitrine.
Je vis sa tète : c'était la même que j'avais aperçue flotter, un
MUSKK DES FAMILLES.
1.')?
moment avant, auprès du canot. Heureusement que la
terreur qui me glaçait le cœur ne m'ôta pas la faculté de
crier, et aussitôt la forêt retentit des cris aigus de mon dés-
espoir. Mes braves compagnons ne m'abandonnèrent pas
dans ma détresse, et, au péril de leur vie, ils accoururent
à mon secours. Deux attaquèrent le monstre hideux à
coups de hache, un autre lui enfonça à plusieurs reprises
son criik dans les flancs, tandis que le quatrième cherchait
à l'assommer en le frappant avec une rame du canot.
Le serpent, qui voulait hénignemenl m'avaler tout vivnnt
en commençant par un pied, comme une couleuvre fuit à
une grenouille, entra en fureur quand il se sentit blessé.
Il me broya la jambe entre ses dents, puis il redressa sa
tète en sifflant d'une manière horrible, en menaçant ses
assaillants de sa gueule ensanglantée. Mais dans le moment
où, m'ayaut quitté, il allait s'élancer sur l'im d'eux, il re-
çut sur la tête un coup de rame qui l'étourdit, et il eut le
corps partagé en tronçons avant d'avoir eu le temps de se
remettre. H mourut en ouvrant une gueule baveuse et fé-
tide, armée de dents longues, crochues, et aussi fortes que
celles d'une panthère.
C'était le serpent que les Malais nomment oularsaiva,
et les naturalistes python molure [python molurus, Grai,
coluber molurus, Lin., boa castanea, Sciip.neid., etc.).
Ce gigantesque ophidien a la tète déprimée, surtout dans la
partie antérieure du museau qui est large et arrondi ; Tori-
lice des narines regarde le ciel ; il a le dessus et les côtés de
la tête d'un blanc fauve glacé de rose ; le front et le museau
jaune ou vert, une tache brune en fer de lance sur la nuque,
et plusieurs taches noires dont une commence à la narine,
s'étend vers l'œil, sur la tempe, et va finir au coin de la
bouche. Le dessus de son corps est jaunâtre, avec une
longue série de taches brunes glacées de jaune, ou noires
à reflcls bleuâtres ; les côtés du corps sont d'un blanc gri-
sâtre, et le ventre est blanc.
Ce terrible animal atlaque principalement les cochons,
les cerfs munijacs, et d'autres mammifères de celte taille.
11 se tient de préférence dans les endroits marécageux ou
inondés, sur le bord des étangs et des lacs. Là il se met en
embuscade, en enroulant sa queue autour d'un arbre,
submergeant son corps dans l'étang, cl ne laissant molle-
ment flotter que sa tête hors de l'eau. Quand ua malheu-
reux animal vient pour se désaltérer, il lesaisil à l'impro-
viste, l'enlace de son corps, le presse contre un tronc
d'arbre, lui broie les os et les pétrit de manière à assouplir
et allonger beaucoup son cadavre, le couvre d'une bave
gluante et l'avale. Si l'animal est trop gros pourèlrc avalé
en entier, il n'en engloutit que la moitié; l'autre moitié
reste dans sa gueule béante jusqu'à ce que la première en
soit digérée. Comme toutes les couleuvres, il a les mâ-
choires dilatables et disposées de telle manière qu'il peut
avaler un objet considérablement plus gros que lui. Du
reste, il ne se nourrit que de proie vivante, et il a cela de
commun avec tous les serpents.
J'en reviens à l'histoire qui constitue ma douzième in-
fortune. Mes camarades me transportèrent dans un de ces
hôpitaux que la charité indienne entretient dans toutes les
villes, et, grâce aux soins généreux que me prodigua un
chirurgien européen, ma jambe guérit assez promptement,
mais je restai boiteux pour toute ma vie. Quand le rajah
me vit marcher eu clochant, il me dit qu'il méprisait autant
un homme estropié qu'un éléphant sans queue, et il me (il
jeter à la porte de son palais sans me payer mes gages. Ce
fut là ma treizième infortune.
BOITARD.
(La fin au prochain numéro.)
A PROPOS DU CHAPTAL.
Notre à-propos est déjà de l'histoire ancienne. Voilà
tout à l'heure deux mois qu'il nous vint en tête; nous l'é-
crivons aujourd'hui, que le lecteur nous le pardonne.
Il y avait fête ce jour-là parmi les Parisiens, il semblait
que leur rêve fût réalisé ; Paris était port de mer. Les cano-
tiers de la gare de Bercy, des parages de Saint-Cloud et de
l'archipel de Neuilly , tous braves jeunes gens, enfants du
plancher des vaches, qui jouent le dimanche au marin le
plussérieusemenl du monde, pouvaient se faire illusion. On
lançait dans la Seine, au port d'Anières, un véritable ba-
teau à vapeur construit en fer et de la force de 230 che-
vaux. Le Chaptal est le nom qu'on lui a donné.
Dès le matm, on vint pour nous prendre, mais nous
nous en défendîmes. Le port de mer où notre enfance s'est
passée nous a laissé des souvenirs trop précieux de pa-
reilles cérémonies, pour que nous puissions nous risquer
jamais à assister à leur parodie.
C'est que, dans une ville maritime, un lancement de na-
vire est un événement. Ouvriers, peuple et bourgeois, tout
le monde en parle à l'avance, et, le jour venu, l'on met ses
beaux habits. Les fanfares sont prêtes; les autorités en
grand costume vont au-devant du clergé qui s'avance, la
bannière déployée et la croix en tête, pour donner le bap-
tême au vaisseau. Les dames en toilettes élégantes sont
assises dans la tente réservée, que la marine a pris soin
d'orner de ses plus beaux pavillons. Les matelots assez
heureux pour en avoir obtenu la faveur grimpent leste-
ment et joyeusement sur le navire, passent leurs tètes par
les sabords et se préparent à crier de vigoureux vice le
roi! en agitant leurs chapeaux en l'air lorsque le bàliincnt
s'ébranlera. L'ingénieur se pose devant la masse imposante
que ses calculs et ses plans ont élevée et préparée pour ce
grand jour. Il a le porte-voix du commandement à la main,
et sur l'échelle graduée qui plonge dans l'eau, il guette le
moment où la mer aura atteint la hauteur nécessaire. C'est
l'instant de son triomphe, tous les yeux sont tournés vers
lui, et les ouvriers attendent, la hache levée, ses ordres
pour couper le dernier câble.
Un navire, pour un marin, c'est plus que le cheval pour
le cavalier. Ce sera, dans les combats , l'honneur de la
France, ce sera le piédestal d'une gr.indc gloire ou le tom-
beau de cœurs généreux. C'est à lui que l'on confiera ses es-
pérances et ses craintes, et c'est lui qui vous ramènera le
bonheur ou le désespoir. Quand il sera bien loin, berçant,
la nuit, dans ses entreponts, le sommeil de tous ceux qui
l'habitent et qui sont votre père, vos fils, vos frères, votre
époux ou votre promis, ne le suivrez-vous pas? votre pen-
sée et votre cœur ne seront-ils point avec lui? Aussi tout
le monde est là, tout le monde veut le voir lancer, tout le
monde Tira visiter, afin d'en bien connaître l'emménage-
ment : on vit mieux avec les absents lorsqu'on sait se re-
présenter les lieux qu'ils habitent et les objets extérieurs
qui les entourent.
D'ordinaire, afin de rendre la cérémonie plus imposante,
on attend une occasion solennelle, la présence d'un prince
ou d'un roi.
158
LECTURES DU SOIR.
Nous garderons toujours mémoire du lancement du
Su/fren, ce noble vaisseau dont le nom se trouve déjà
mêlé aux glorieux souvenirs de notre marine ; c'était
en 1829, au mois de septembre. Le duc d'Angoulêmc,
dans un voyage qu'il faisait alors en Normandie, avait
voulu visiter le port militaire de Cherbourg. La mise à la
mer du vaisseau faisait partie du programme des fêtes que
la ville donnait au dauphin.
Ce jour-là, il faisait grand vent, et les nuages, chassés
avec trop de violence, retenaient la pluie dans leur linceul ;
tout était noir au ciel, tout était gris sur la terre. Une heure
avant le lancement, la tente préparée pour le duc et sa
suite, la tente d'honneur, fut enlevée par une rafale. On
n'eut que le temps de la relever et d'en mieux assurer les
étais. C'était- presque un présage, un avertissement d'en
haut. La bourrasque semblait défendre au Bourbon de po-
ser le pied sur le port de la Manche. Ne dirait-on pas en
effet que la fatalité est attachée au port de Cherbourg? Tous
les souverains qui l'ont successivement visité ont vu leur
puissance s'écrouler et le malheur arracher la pourpre de
leurs épaules : Louis XVI est mort sur l'échafaud, Napo-
léon à Sainte-Hélène et Charles X dans l'exil.
En 1829, le dauphin, précédé de son piquet d'honneur,
entouré d'officiers, le chapeau à la main, reçu par les fan-
fares et les vivat des ouvriers du port, prit place devant
la cale du Suffren.
Déjà, l'an du constructeur dédaignait l'armature de bois
qu'on nommait berceau ; le navire était pris dedans, comme
un enfant dans ces petits appareils à roulettes qui servent
à lui faire faire ses premiers pas, qui le soutiennent et lui
permettent d'avancer en même temps. Lorsque le câble
était coupé, toute la machine se mettait en mouvement;
le navire, soutenu de chaque côté, voyait alors glisser avec
lui, sur le plan incliné et sur deux poutres parallèles à la
rainure où s'engage la quille, ce lourd berceau protecteur
de sa marche chancelante. 11 entrait dans la mer avec lui,
et ne s'en débarrassait qu'après. Maintenant le navire ,
quels que soient son rang, sa force ou son tonnage , s'a-
vance seul et sur son propre équilibre.
Les premiers commandements de Tingénieur avaient
déjà vu tomber les béquilles du vaisseau. Ce dernier ne pa-
raissait plus tenir à rien. L'ingénieur s'approcha du Dau-
phin.
— Monseigneur, lui dit-il, quand vous voudrez voir le
Suffren partir, veuillez agiter votre mouchoir.
Et tout aussitôt il alla se poser de nouveau devant son
œuvre.
— Maintenant! ordonna le duc en déployant son mou-
choir blanc.
L'ingénieur n'était point encore remonté sur le quai,
que déjà le S«/frcn glissait tranquillement, comme un con-
quérant qui va prendre possession de sa conquête : le Suf-
fren prenait possession de la mer.
Le momentoù cette immense construction, haute comme
une maison de Paris, caserne immense, forteresse flottante,
qui portera dans ses vastes (laucs une population de douze
cents matelots, et qui pour parler empruntera la voix puis-
sante de cent vingt canons, le moment où cela passe de-
vant vos yeux, en équilibre sur une quille de moins de deux
pieds, est un moment de religieux silence; c'est de la
crainte, de la terreur et de l'admiration tout à la fois. Il
suffirait d'une erreur de calcul, d'une mesure fausse de
quelques centimètres, pour voir l'édifice tomber et vous
écraser, vous présents à dix pieds de lui, sous ses débris.
Mais non, le voilà qui plonge dans l'eau bouillonnante, il
laisse la fumée du frottement se dissiper derrière lui, et les
petites barques qui l'attendaient se balancent sur les flots
qu'il vient de soulever ; les marins qui les montent se tien-
nent d'une main à quelque cordage pour saluer de l'autre
en criant h'urrah! au nouveau venu. Un instant après tout
est dit, la foule se retire, la cale est vide, et le lendemain,
à cette même place , on entreprendra quelque nouveau
navire par vingt-et-unièmes.
En 1850, tout était bien changé : ce même duc d'An-
goulême entrait de nouveau dans le port de Cherbourg,
cette fois, à la suite de la dynastie tombée. Le canon n'an-
nonçait pas leur présence. Deux voitures, aux stores baissés,
étaient entourées d'un petit nombre de fidèles de la garde
royale qui les escortaient, se tenant en rangs pressés auprès
des portières, penchés sur leurs chevaux, et semblant re-
douter encore l'écho de l'orage qui venait de grondera Paris.
Le drapeau tricolore, qui, depuis la veille, flottait sur la
porte des arsenaux et à l'entrée du port militaire, avait été
descendu par les ordres du préfet maritime. Les ouvriers
du port, qui le matin encore essayaient les paroles de la
Parisienne qu'un journal avait envoyées, les ou\Ticrs se
turent ; ils semblaient comprendre ce grand malheur qui
passait, et tous se découvrirent sur le passage de la voiture
du roi.
Le navire attendait la famille royale ; il venait d'Ancle-
terre et portait à son grand màt les deux pavillons
d'Henri IV et d'Angleterre.
Le roi descendit le premier; il salua les personnes qui
se trouvaient là, et mit le pied sur le pont volant qui réu-
nissait le bâtiment au quai. M-"» la duchesse d'Angoulême
vint après ; son visage était triste, néanmoins elle retenait
ses pleurs. Il semblait que sa fierté se révoltât à l'idée de
les montrer devant ce peuple qu'elle accusait de tous ses
malheurs, et à qui son cœur, généreux cependant et bien-
faisant, n'avait jamais pu pardonner le drame sanglant du
Temple.
La duchesse de Berry, vêtue d'une amazone de drap noir,
un feutre gris sur la tète, et laissant flotter son voile vert
au vent, marchait assez résolument, tenant son fils par la
main et précédée de Mademoiselle. Tout dans leur mise in-
diquait la grande hâte de leur départ, la précipitation de
leur fuite. La nécessité les avait surpris au milieu de la
tranquillité. Le duc de Bordeaux portait un pantalon blanc,
une petite veste sur laquelle tranchait un col entouré d'une
cravate noire nouée à la Colin.
Quant au Dauphin, il fermait la marche. On eût dit qu'il
avait essuyé déjà trop d'infortunes et que cette dernière,
comblant la mesure, dépassait sa raison ; il ne semblait pas
la comprendre.
Charles X fit appeler l'officier supérieur de la garde
royale qui lui avait servi d'escorte. L'officier obéit, et lors-
qu'il fut sur le pont, le roi se tourna, la tête découverte, du
côté du quai , adressa un signe d'adieu à ses soldats, puis
il ouvrit ses bras, et tint leur chef un instant embrassé
contre sa poitrine.
Bientôt le navire quitta le bord : ce fut alors un moment
de morne et religieux silence. Plus d'une larme fugitive
glissa, le long des joues, sur la moustache des soldats. L'é-
motion gagna les dames présentes et plusieurs agitèrent
leur mouchoir en signe d'adieu.
Un instant après, le bâtiment avait quitté le port , ses
voiles tombaient et le vent les enflait. La garde royale re-
prit, au grand trot et sans s'arrêter, la route de Valognes.
La foule s'écoula : le drapeau tricolore, qu'un sentiment
de haute convenance avait un instant dérobé, fut arboré de
nouveau, e( tout fut dit.
Henpi NICOLLE.
MU^t^I^ DES FAMILLES
i.'.g
MERCURE DE FRANCE.
(DD 10 JANVIER AC 10 FÉVRIER.)
Académies .- Les eaux de Vemel. — Li Ciii5*v*L : Le» bals masqués. — Anecdotes. — Les plaisir» da monde. — Baias russes — Bi's de la
Liste civile et des artistes. — Tueitbes.
Il y a longtemps qtie Mercure n'est en-
tré à l'Acadcmie des sciences. Il n'aurait
vu que du feu à la polarisation de la lu-
mière. Mais voici une nouvelle scienlifi-
que dont il doit faire part à ses lecteurs.
Comme tout le monde peut avoir mal à
la poitrine, tout le monde s'intéressera à
la lettre écrite par le docteur Lallemand
à M. Arago, sur l'établissement thermal
de Vernet (Pyrénées), illustré à cette
heure par la présence d'Ibrahim -Pacha.
Nulle part, fait observer M. Lallemand,
on ne peut administrer en hiver les eaux
thermales, pas même dans les localités les
plus favorisées du ciel. Cependant, s'il est
une saison dans laquelle il soit plus utile
de lutter contre les affections de poitrine,
c'est l'hiver, parce qu'alors elles sévis-
sent plus cruellement , et que les rechu-
tes sont plus faciles et plus fréquentes.
Il faut traiter ces affections pendant la
saison qui leur est la plus contraire, afin
que la convalescence coïncide avec les
conditions atmosphériques les plus pro-
pres à consolider la cure. Mais, pour que
les eaux thermales puissent être adminis-
trées en hiver, il faut que tout l'établis-
sement soit tenu à une température con-
slanle d'environ iifi, effet qu'on ne peut
obtenir à l'aide des cheminées et des poê-
les , qui d'ailleurs nécessitent des cou-
rants d'air, et ne peuvent être maintenus
au même degré d'activité la nuit comme
le jour. Il n'y a que le système de chauf-
fage par l'eau, celui que M. Duvoir a ap-
pliqué avec tant d'avantage à la Chambre
des pairs, qui remplisse toutes ces condi-
tions. Mais ce système serait trop dispen-
dieux, si la tempt'rature de l'eau circu-
lant dans les tubes devait être entretenue
au moyen du combustible. Il faut donc
recourir à l'eau thermale elle-même. Pour
cela, il faut que la source ait au moins
60°, et qu'elle soit très-abondante; il faut
aussi qu'elle soit plus élevée que le bâ-
timent, pour pouvoir y circuler partout ;
il faut encore que les appartements des
baigneurs soient unis à ^élabli^sement
thermal. Il faut enfin que l'établissem. nt
thermal pour l'hiver soit dans un pays
tempéré. D'après l'auteur de la commu-
nication, l'établissenit'nt de Vernet réu-
nirait tous ces avantages.
Plusieurs praticiens avaient déjà imr-
giné divers moyens de faire re>pirer aux
malades de l'air chargé de principes mé-
dicamenteux. Ces essais n'ont pas été sui-
vis de succès, parce que la respiration
avait lieu à travers des tubes plongeant
dans les vapeurs destinées à pénétrer
dans les poumons. Il en est toujours ré-
sulté une gêne dans la respiration , qui
ne permetuil pas de prolonger la ikuu-
tive au delà de quelques minutes.
Pour obvier à cet inconvénient, M. Lal-
lemand a imaginé de faire vivre les ma-
lades dans l'atmosphère même des eaux
sulfureuses, en leur réservant un immense
local, dans lequel la vapeur, arrivant par
en bas et s'échappant par le haut , entre-
tient la température de ce courant con-
tinu à 18 ou 20°. Dans le principe, on n'y
reste qu'une heure ou deux, matin et
soir ; mais on s'y habitue bientôt, de
manière à y rester douze heures par jour
sans la moindre incommodité. Dès les
premiers jours, les malades éprouvent
un effet sensible. En ce moment, affirme
le docteur, il y a dans l'établissement
plusieurs phthisiques qui sont guéris de-
puis trois ou quatre ans, et qui y revien-
nent passer les plus mauvais jours de
l'hiver.
M. Lallemand déclare qu'il s'agit de
phthisies tuberculeuses, qui ont été dû-
ment constatées par l'auscultation , et
dont quelques-unes étaient parvenues à
la troisième période.
Si ces faits heureux se confirment , la
France aura dérobé à l'Italie son climat
libérateur. Il n'y avait déjà plus de Py-
rénées , suivant Louis XIV; suivant
M. Lallemand , les Alpes n'existeront
plus.
— Les bals masqués jouent cette année
leur va-tout, car on parle de les suppri-
mer l'année prochaine. Sur cette crainte,
tout le monde veut aller les voir une der-
nière fois, et c'est à qui ira s'encanailler
une heure ou deux , surtout au bal mas-
qué de l'Opéra. Les déguisements, les nez
et les barbes postiches, y défigurent des
visages qui rougiraient fort d'être recon-
nus. C'est le malheur qui est arrivé sa-
medi à un de nos honorables puritains de
la Chambre. Il se reconnaîtra ici , sans
que nous le nommions, et il nous saura
gré de lui rendre l'incognito qu'il avait
perdu.
Alléché par les étranges merveilles
qu'on raconte des bals de l'Opéra, et
dont le bruit parvient souvent jusqu'aux
bureaux du Palais-Bourbon, notre per-
sonnage avait pris, entre deux voles, la
résolution de voir les choses de ses pro-
pres yeux. Il confia son hardi projet à un
de ses neveux, jeune tigre fort au cou-
rant des folies du jour, et celui-ci se char-
gea de commander le faux nez et le cos-
tume qui devaient sauver l'honneur de la
représentation nationale. Le costume fut
un habit de marquis au grand complet ;
ce dont le député se scandalisa tout d'a-
bord, étant de ceux qui represtntent l'é-
légance française en r^ingote vert-
pomme.
^ Mais on me prendra pour un vil
courtisan ! ut s'écria-i-il indigné, mettant
la main dans son gilet de poil de chèvre.
— Tant mieux ! puisqu'il s'agit de vous
déguiser ! répondit le neveu avec une
flatterie ironique. Et, pendant que le pu-
ritain se résignait à devenir marquis , le
jeune tigre se métamorphosait en dame
de la halle. Nouvelle réclamation de l'ho-
norable à la vue de cette témérité ; mais
on le calma cette fois par des raisons de
convenance, et on partit pour le bal. Là,
quand l'oncle eut tout inspecté dans la
salle, le neveu, qui était venu pour agir,
lui proposa d'entrer en lice. On passe du
foyer à la salle ; on circule parmi les qua-
drilles, on se mêle à la foule joyeuse; et,
en se voyant examiné à travers son nez de
carton, le député frémit pour son départe-
ment.
— Allons ! dit le jeune homme, il faut
vous dé^'uiser jusqu'au bout ; et le meil-
leur moyen de sauver votre dignité, c'est
de la perdre tout à fait!... Vous êtes mon
cavalier, je suis votre dame ; en avant
deux, et haut le pied!...
Voilà le représentant national en danse,
et suivant son neveu , non passibus cequis.
Celui-ci se croit si bien obligé de don-
ner l'exemple, et cette folie lui monte
tellement à la tête, qu'il se comporte en
digne habitué de l'Opéra , et attire l'at-
tention d'un honnête sergent de ville.
—Que fais-tu, malheureux, répète l'ho-
norable en le retenant.
— Je vous déguise, mon oncle, je vous
déguise, soyez tranquille.
— Mais tu me déguises trop ! reprend le
député avec effroi.
Et le déguisement, en effet, allait si loin
que le sergent de ville jrrêta danseuse et
cavalier. Fcrce fut alors au maniuis de
suivre la dame de la halle au po>te voi-
sin, où il ne fallut pas moins, pour les
relâcher tous les deux, que la reconnais-
sance du sexe de l'un et de la médaille de
l'autre.
Cette petite aventure a fait grand bruit
dans les bureaux de la Chambre.
— Mercure aussi a voulu voir les bals
masqués, et voici un accident arrivé à son
compagnon d'exploration.
Il faut que vous sachiez d'abord que ce
compagnon est l'un des officiers les plus
fiers de France et de Navarre , M. le vi-
comte ... de T.***, pour ne pas l'appeler
par son nom. Figurez-vous un raffiné du
tempsde Charles IX, avec une taille de six
pieds, des moustaches analogues et l'as-
surance que peuvent donner trois duels
terminés avantageusement. Inutile d'a-
jouter que personne n'est plus chatouil-
leux que M. le vicomte sur le point d'hon-
neur, et que si l'on a le malheur do le
heurter du coude, il faut s'empresser d<
lui faire ses excuses.
IGO
LECTURES DU SOIR.
Nous nous promenions donc tous deux
au milieu des pierrclles et des débardeurs
de l'Opéra, quand soudain mon ami re-
çoit une secousse violente et laisse échap-
per un épouvantable juron, tandis que
son visage rougit jusqu'aux oreilles.
— Eh bien ! qu'avez-vous donc, lui dis-
je, et que vous est-il arrive?
— Ce qui ne m'éiait jamais arrivé en-
core, répond-il en se retournant vive-
ment; la plus sanglante injure qu'un
homme d'honneur puisse recevoir... après
un soufflet.
— C'est-à-dire l'opposé d'un soufflet?
repiis-je.
— Diamétralement , mon cher! un af-
freux coup de pied... dans les reinsi
— Le terme est honnête, mais la chose
ne l'est pas. El quel est le pierrot qui vous
a gralifié de ce présent?
— C'est un pierrot, en effet, car j'en
ai vu les manchelios; mais voilà tout ce
que j'en ai remarqué par malheur, et je
vais chercher le misérable jusqu'à de-
main.
— Vous ne le trouverez pas, et vous le
prenez sur un ton trop dramatique. A la
guerre comme à la guerre, mon ami, et
au bal masqué comme au bal masqué!
— Je le trouverai, et je lui couperai la
gorge! s'écria le vicomte , en homme con-
vaincu de son déshonneur, et décidé à le
laver dans le sang!...
Je lui prêchai en vain la moralité du
carnaval ; il fallut le suivre dans ses sin-
gulières recherches. Il va sans dire qu'el-
les furent parfailement inutiles, et que la
tête de mon officier ne ût que s'en exal-
ter davantage.
— Il faut pourtant que je me venge,
morbleu!... s"écria-t-il d'une voix étouf-
fée par le coup de pied qui lui restait
sur le cœur. Puisque je no peux mettre
la main sur mon ennemi, je vais m'en
prendre à tous ses confrères ; et le pre-
mier qui aura le malheur de lui ressem-
bler saura ce que pèse un coup de pied,...
n'importe où !
Parlant ainsi , M. de T. .. avise un pier-
rot qui se dandinait au milieu d'un qua-
drille...
— Tiens!!! dit-il, lui rendant ce qu'il
avait reçu , et se campant derrière lui en
homme qui attend une provocation.
Mais (luelle e>t la surprise du vicomte,
lorsqu'il voit lepierrol se détournera peine
en criant :« Merci ! » et lui adresser, pour
toute réponse, un joyeux ricanement ,
accompagné de la grimace et du geste fa-
miliers aux gamins...
— Voilà ce que vaut une injure au bal
masqué ! dis-je à mon ami, confondu et
calmé comme i)ar enchantement. Profitez,
pour l'avenir, de cette leçon , qui vaut
bien un coup de pied, sans doute.
— Quand vous lirez l'histoire de ces fo-
lies, nous serons en carême... Ainsi pas-
sent les plaisirs du bal masqué... Ce n'est
pas à dire que le carême ferme à Paris
les maisons où l'on s'amuse. Tout au con-
traire! On va danser plus que jamais jus-
qu'à Pâques. Et cet hiver aura été un des
|ilus joyeux qu'ail vus Paris depuis long-
li'inps.
C'est donc le moment de retracer le
tableau véritable de ce qu'il est convenu
d'appeler les plaisirs du monde.
Vous connaissez, de réputation du
moins, ces sortes de bains nommés bains
russes, où l'on passe, à travers tous les
agréments du massage, des glaces du
pôle nord à la chaleur des tropiques? Ces
bains sont l'image des plaisirs du monde,
et le détail d'une soirée parisienne suffira
pour vous en convaincre. Après avoir mal
dîné sur les sept heures (voire cuisinier
craint toujours de vous charger l'estomac
quand vous devez aller au bal), vous di-
gérez plus mal encore entre les mains d'un
coiffeur et d'un valet de chambre, et vous
vous habillez en raison inverse des exi-
gences de la température. Cette opéra-
tion, terminée à dix heures, vous quittez
(première épreuve du bain russe) votre
chambre bien chaude pour une voilure
parfaitement glacée. Vous y passez dix
minutes, un quart d'heure, une demi-
heure, suivant la longueur de la dislance,
l'eiat de vos chevaux et l'humeur de votre
cocher. Vous arrivez, froid conmie un
marbre, au rendez-vous du plaisir, et
vous repassez alors (second bain russe)
des rigueurs de l'hiver aux douceurs de
l'été. Bientôt la chaleur augmente ainsi
que la foule, et le massage se compli(iue
avec un bain de vapeur. Ballotté du salon
à la chambre à coucher, de la chambre à
coucher au cabinet, pressé, coudoyé,
foulé, étouffé de plus en plus, vous pas-
sez trois ou quatre heures à percher sur
l'orteil, à regarder et à écouler par des-
sus l'épaule de quelque géant, à recevoir
et à rendre des coups do pied et des écla-
boussures de sorbets, à écraser votrr cha-
peau et le chapeau de votre voisin, à rou-
gir comme une écrovisse dans l'eau bouil-
lante, et à respirer comme un damné
dans l'enfer... Alors il est d'usage que
ijuelque dame se trouve mal, et l'on vous
prie d'enlr'ouvrir la fenêtre qui est der-
rière vous. Ceci constitue votre troisième
bain russe, et vous procure naturelle-
ment un gros rhume de cerveau. La fenê-
tre refermée, d'ailleurs, vous vous dé-
dommagezeu retombant dans la fournaise,
et vous recommencez à cuire de plus
belle, c'est le mot, jusqu'à ce que votre
femme ou votre fille vous donne le signal
du départ. Quatrième bain russe en at-
tendant votre manteau dans l'anlicham-
bre, en attendant votre voilure au bas de
l'escalier, en ailondanl le réveil de votre
portier cl de vos dome.sliqucs, miséra-
bles «lui dorment profondément et chau-
dement, loin des plaisirs mon lains in-
ventés pour vous seul!... Bref, vous vous
couchez au moment où le bruit du matin
ne permet plus de fermer l'œil, et le len-
demain vous avez le choix entre une
courbature, un rhumatisme, une fluxion
de poitrine... ou de nouveaux plaisirs.
Celle cohue de la plupart des sociétés
parisiennes vient de deux causes : la ma-
nie de recevoir tout le monde, et la ma-
nie d'aller chez tout le monde. Quand on
veut renfermer une chose dans une autre,
il est d'usage de proportionner le conte-
nant au cou'.enu Ainsi ne font poini les
gens qui ouvreni leurs salons et ceux qui
viennenl ks remplir; peu leur importe
la grandeur de l'appartement , pourvu
qu'on y soit les uns sur les autres. Cha-
cun compare philosophiquement sa mai-
son à la maison de Socrate, et veut qu'elle
soit toute pleine d'amis ; moi, je la com-
pare vulgairement à ces culottes du co-
médien, qui ne convenaient au ci-devanl
jeune homme que lorsqu'il lui était im-
possible d'y entrer. Ainsi on se dispute
une chaise dans un salon, comme une
stalle de banquette au théâtre; on désire
que sa voisine se trouve mal, afin de lui
dérober sa place. On en laisse si peu à la
circulation de la livrée, qu'on embrasse
domestiques cl plateaux au passage. On
passe des heures entières dans l'anti-
chambre, sans pouvoir approcher l'am-
phitryon. Il n'y a pas jusqu'aux immenses
salons des Tuileries, de rHôlel-de-Ville
et de l'ambassade anglaise , où l'on n'é-
touffe au milieu des plaisirs du bal.
— Parlez-nous, pour l'espace et les aises,
des Iwls de la Liste civile el des artistes,
qui prennent pour salle un théâtre, avec
toutes ses loges et toutes ses galeries pour
y épancher le trop-plein. Le bal de l'As-
sociation des artistes à l'Odéon a été sur-
tout magnifique; s'il y avait moins de
diamants qu'au bal de la Liste civile, il y
avait plus de beaux yeux. Et quel diamant
égale les feux d'une jeune prunelle? La
toile du fond, peinte exprès pour celle
fête et représentant un quadrige entouré
des personnifications des arts, a excité
l'admiration générale.
La foule se presse toujours à l'exposi-
tion du bazar Bonne-Nouvelle, improvi-
sée par la même Association. Les tableaux
de M. Ingres y obtiennent un loi succès,
que le mallre est, dit-on, réconcilié avec
le public, auquel il refusait depuis sopt
ans la vue de ses tableaux ; cela est de
bon augure pour te prochain Salon du
Louvre.
— Un événement étrange s'esl passé
l'autre jour au Théàlrc-Ilalien On avait
subslituc sur l'affiche la SomnambuUi au
Matrimonio segrettc. Les speclalcurs fu-
rieux ont demandé le direcleur, ont jelé
leurs étuis de lorgnettes sur la scène, cl se
sont livrés à toutes les exceniricités qui
étaient jusqu'ici le privilège de l'Ambigu-
Comique.EnfinM. Valol a paru, cl sa pa-
role habile a calmé celle tempête. Mais
quel sera désormais le théiirc des gens
comme il faut, si le public des Italiens se
permet de telles violences? La reprise du
Matrimonio segretto n'en a pas moins ob-
tenu un grand succès.
— L Opéra-Comique a trouvé aussi un
succès de vogue dans les Mousquetaires de
la retne, de MM. Saint-Georges ci Halevy.
Carlo Beatia été moins heureux au Vau-
deville, malgré le jeu désopilant d'Arnal.
Les Pommes de terre malades font toujours
fureur au Palais-Royal.
Au Théâtre -Français, on a pu voir
dans le drame de Jean de Bourgogne
jusqu'où s'élève l'admirable énergie de
M. Beauvalet cl de M™* Voinys, jusciu'où
va la finesse élégante de M. Leroux, le
jeune sociolaire; combien la diction de
M. Maubaul est juste et sa tenue distin-
guée; enfin que Mi"Rimblol est la digne
élève de M. Beauvalet. P.-C
Imprimcrio J<- 1IKNXI"VF.I\ n C', rue l.om.rcifr, ■2i Ujugno.loj
v^'Vi.r ■'& I
Arlilleur à cheval, dessiné moi- Char
MARS JSifî.
LET, qiieliiues jours ov.-i ni sa n on.
îl — TRBIZIK.ME VOMME.
w
MUSEE DES FAMILLES.
ARTISTES CONTEMPORAIÎNS
NICOLAS-TOUSSAINT CHARLET.
Nicolas-Toussaint Charlet naquit à Paris en 1792. Son
père, dragon dans les armées de la République, lui donna
pour parrain François Dubois, maître d'armes de son régi-
ment. Sa mère n'était guère remarquable que par une
grande gaieté, une profonde sensibilité, et surtout par un
attachement fanatique à l'empereur Napoléon. Malgré la
médiocrité de leur position, les parents de Charlet ne né-
gligèrent pas de lui faire donner de l'éducation, et ils le
placèrent dans un lycée de Paris. L'enfant qui, dans la
maison paternelle, avait contracté les goûts et les habi-
tudes militaires, put très-difficilement se plier à la stu-
dieuse discipline d'un collège, et très-souvent son carré de
papier, délivré pour un thème ou pour une version, était sa-
crifié à la représentation d'un vieux troupier de la Républi-
que, ou d'un grognard de la garde. Néanmoins, le temps
des études de Charlet ne fut pas entièrement perdu pour la
littérature, comme on l'a dit, et quoiqu'il ne pût passer
pour un érudit, il connaissait passablement ses auteurs
classiques.
Nous citerons un fait qui le prouve. Lors de sa plus grande
célébrité, un de ses plaisirs était d'improviser en charge,
avec ses amis, des drames et des tragédies, et certes il était
facile de voir dans ces simples jeux qu'il n'était pas neuf
sur les points les plus difficiles de la littérature; mais son
caractère perçait souvent, et on le voyait, au milieu de la
tirade la plus ambitieuse, s'arrêter net pour s'écrier en
riant : « Mon Dieu! que c'est donc amusant d'être bête! »
Sorti du collège, les parents de Charlet obtinrent pour
lui une petite place de huit cents francs d'appointements
à la mairie du deuxième arrondissement. Le jeune homme,
emporté par son goût pour les arts, ne chercha jamais à
obtenir de l'avancement, et le temps qu'il dérobait à son
bureau, il le passait dans l'atelier de Gros, chez lequel il fit
la connaissance de Géricaull; on sait comment tous deux
furent, en talent et en célébrité, les héritiers du maître,
mais avec un génie et une manière tout à fait différents.
La révolution de 4813 arriva, et, après avoir payé de sa
personne à la barrière de Clichv. Charlet vit tomber tout à
française dans ces jours de grandes
dévouements : il n'était pas de ceux c
ressortir une grande 6gure par l'obi
ils laissent les masses ; son crayon é
protestation contre l'oubli impardon
séquestre l'activité et l'abnégation d
les grandes choses.
Ce n'est pas seulement un admirab
que Charlet, c'est aussi un grand et
Combien ses nombreuses charges ne c
connaissance intime de nos passion:
Comme Molière, il a le tact de la bon
fine critique, et même, dans ses carii
santés, il attaque toujours le ridicule,
aux personnes. Il était bon jusqu'à
dans son amitié, généreux jusqu'à la
il n'a connu un sentiment de haine t
à voir la simplicité de ses manières,
ni son mérite, ni sa célébrité. Son es
d'une gaieté imperturbable, un peu
terie et à l'épigramme inoffensive,
rapporter qu'un ami auquel il avait
mal de lui. < Je sais bien, dit-il, que
très-mauvaise langue ; que voulez-v
maladie, et l'on ne peut pas en vouloi
malades. » Le lendemain, L. vint lui
d'argent ; Charlet n'en avait pas. Il fit
petit dessin, représentant des Joueur
le vendre, mil l'argent dans sa poche
de Charlet.
Son atelier était le rendez-vous d'
flâneurs, à peine de sa connaissanc
monie, venaient chaque jour lui fairi
Pour se débarrasser des plus enni
charge sur un album déposé chez soi
avant de répondre si monsieur y él
consultait l'album, reconnaissait le p
dait en consénuence.
164
LECTURES DU SOIR.
— Je vous payerai tout ce que vous voudrez, et si 1,500
francs pouvaient vous être agréables?...
— Je vous l'ai dit, je ne peins plus.
L'individu ne se tient pas pour battu; il voit dans l'ate-
lier un habit de grenadier de la vieille garde; il l'endosse
sans dire mot; il couvre sa tète.d'un vieux bonnet à poil,
saisit un fusil et prend une de ces attitudes que Cbarlet
savait si bien rendre.
« Eh bien ! me reconnaissez-vous, monsieur Charlet?
— Oh I parbleu oui, répond l'artiste : vieille garde ! »
Et Charlet fit le tableau ; et ce tableau était l'enseigne
d'un cabaretier! Et l'enseigne fit la fortune du maître! !
Que dirions-nous, que chacun ne sache, du talent de cet
artiste ? Ses productions ne sont pas de celles qui vont s'en-
fouir dans le salon d'une vanité enrichie, ou qui sont cla-
quemurées dans un Musée officiel : elles tapissent, pour
ainsi dire, la voie publique; elles sont constamment sous
le coup de la critique ; le feuilletoniste, le rapin, l'ouvrier,
peuvent exercer leur verve ; et tout le monde admire I tout
le monde se reconnaît dans ces francs et pétulants écoliers
à blouse bleue, à calotte grecque ; le tourlourou conscrit,
l'invalide en exercice, le troupier galant ; toute cette armée
ancienne et moderne se mire dans ses dessins comme
dans une glace fidèle. L'homme du peuple, si souvent
odieusement travesti, ne réclame pas ici contre la ressem-
blance ; c'est bien lui, avec sa rudesse, il est vrai, son gros
tablier de cuir et ses mains calleuses, mais avec ses fran-
ches et loyales allures, son bras prêt à défendre la patrie,
sa bourse ouverte à tout venant.
Charlet, même dans ses œuvres les plus comiques, a
toujours copié fidèlement la nature, non pas en cherchant
des monstruosités exceptionnelles, comme on le fait sou-
vent de nos jours, mais en prenant le caractère général pour
type.
Dans sa vie privée, Charlet était d'une simplicité qui al-
lait jusqu'à la bonhomie. En sortant des brillants salons
du jeune et malheureux duc d'Orléans, dont l'amitié l'ho-
norait, Charlet quittait l'uniforme d'aide de camp, avec le-
quel il avait suivi le prince dans sa campagne de Belgique,
et, endossant la blouse d'artiste, il allait, tous les jeudis,
dîner dans une chaumière à quelque distance de la bar-
rière du Mont-Parnasse. Dans cette guinguette il trouvait
presque tous les hommes de lettres du faubourg Saint-
Germain, parmi lesquels figuraient plusieurs de nos célé-
brités littéraires, et même un homme qui, depuis, fut
ministre. Notre artiste avait entraîné la joyeuse société
dans cette très-modeste maison, uniquement parce qu'elle
était toute la fortune d'un pauvre invalide nommé Saguet.
Il serait impossible d'énumérer le nombre prodigieux
des œuvres de Charlet. Ses dessins, ses aquarelles, ses sé-
pias, ses lithographies se trouvent partout. Mais, parmi
ses peintures, les plus remarquables sont : V Episode de la
guerre de Russie, le Passage du Rhin, et son dernier ta-
bleau, le Ravin, exposé au salon de 18-43. Ces trois chefs-
d'œuvre de vérité, de nature et d'effet, prouvent suffisam-
ment que le génie de Charlet pouvait atteindre à la plus
haute poésie de la peinture.
Si cet homme extraordinaire eût vécu plus longtemps,
on l'eût vu avec surprise peut-être se placer à un rang
assez distingué parmi les écrivains ; on en peut juger
par les deux premières livraisons d'un ouvrage qu'il pu-
blia peu de temps avant sa mort, et qui porte pour titre :
L'Empereur et la Garde impériale. On en pourra juger
encore par des lettres de lui, qui doiventêtrc publiées in-
cessamment dans le journal l'Artiste.
Ce fut en 1843 que Charlet sentit les premières atteintes
de la funeste maladie de poitrine qui vient de le conduire
au tombeau le mois dernier, à l'âge de cinquante-trois
ans. Nul n'a supporté avec plus de courage et de philoso-
phie les longues souffrances d'une lutte désespérée contre
la mort ; il n'a pas cessé un instant de conserver cette gaieté
spirituelle dont il restera le type à tout jamais.
Professeur de dessin à l'Ecole Polytechnique, dans les
derniers jours de sa vie on le montait mourant à son fau-
teuil. Dès qu'il y était parvenu, ses yeux s'animaient par
degrés, la parole lui revenait, et sur son pâle visage brillaient
encore la vie et le génie. Entouré de ses nobles élèves, qui
l'adoraient, il retrouvait la force et répondait avec l'élan
qui le caractérisait à leurs généreuses sympathies. Ses
idées, ses démonstrations ne se ressentirent jamais de ses
souffrances; mais une fois la leçon donnée, celte énergie
factice s'éteignait par degrés, et on le remportait chez lui
mourant. Là il essayait encore de reprendre la vie en se
faisant apporter ses crayons.
Il travaillait, quelques heures à peine avant la dernière
qui ait sonné pour lui, à réunir, dans un seul monument à
la Grande Armée, toutes les pages qu'il lui avait dédiées çà
et là. Il terminait un Napoléon à cheval: « Oh! pour le
« coup », dit-il en appelant sa femme , « tiens, regarde,
cela vaut Géricault. »
Ce fut sa dernière œuvre et son dernier souvenir. Géri-
cault, ainsi que nous l'avons dit, avait été son camarade.
Parmi ses nombreux amis, M. David, grand artiste
comme lui, sorti des mêmes rangs, élevé dans les mêmes
principes, est venu adoucir de tristes et douloureux mo-
ments. Le célèbre sculpteur a noblement rempli sa mission,
et, grâce à sa généreuse amitié, les obsèques du peintre po-
pulaire ont été dignes de lui.
Charlet a laissé sans fortune une femme et deux enfants.
Puisse son nom couvert de gloire leur venir en aide ! Et
pourrait-on l'oublier , le narrateur fidèle de notre gloire
passée? Son souvenir est indissolublement lié aux plus
belles pages de notre histoire ; il sera durable comme elle !
LoiisE LENEVEUX.
Nous ajouterons à l'intéressante notice de M"»" Leneveux,
la lettre suivante, écrite par Charlet, quelque temps avant
sa mort, à M. de la C..., qui a bien voulu la communiquer
à V Artiste.
« Ne pouvant, quant à présent, me livrer à des travaux
de peinture qui me fatiguent, je me suis remis à crayonner.
Il m'est venu en tête de faire une Galerie militaire depuis
92, en y joignant même quelques hommes de Louis XVI :
les gardes-du-corps, suisses, gardes-françaises, etc., ceux
qui ont figuré dans les principaux événements de la Révo-
lution. J'y mets l'Empereur dans toutes les phases de sa
vie, à l'École militaire, à Toulon, et jusqu'à Sainte-Hélène. ..
J'ai évité le froid costume, en donnant, ou du moins en
cherchant bien à donner le caractère à chaque époque, puis
en mettant une action qui se rattachât au temps. Il me
faudra deux ans pour exécuter cette collection ^Taiment
nationale... J'y mettrai les Vendéeus et l'armée deCondé,
noblement vue, en philosophe qui a fait ses écoles et ac-
quis à ses dépens, comme tous les cœurs un peu honnêtes. »
Non-seulement cette lettre explique merveilleusement
l'œuvre suprême de Charlet, mais la dernière phrase
montre combien le libéralisme de cet homme était élevé
et généreux. Cette phrase pourra étonner bien de petits
esprits, mais elle grandira le nom de Charlet devant toutes
les opinions impartiales.
N. B. L'artilleur à cheval que nous donnons en tête de
ce numéro a été dessiné par Charlet quelques jours avant
sa mort.
MUSEE DES FAMILLES.
1G5
ETUDES HISTORIQUES.
LE DERNIER DES STCRLE.
Vue d'Islande.
Il existe dans les annales de l'Islande une époque de
guerre civile et d'anarchie désignée sous le nom de temps
des Sturle. Les Sturie formaient une race puissante dont
l'bistoire est longuement racontée dans la Sturlunga saga .
Celle ambitieuse famille, cause en grande partie de la dé-
cadence de l'Islande, s'éteignit, vers le commencement du
treizième siècle, au milieu des luttes qu'elle avait soule-
vées et dans lesquelles elle prenait une part très-active.
Les hommes de la race des Sturle, cités pour leur force et
leur indomptable énergie, s'amoindrirent peu à peu, lais-
sant chaque jour quelques-uns de leurs partisans sur la
sanglante arène des batailles. La dispersion fut bientôt
complète , des meurtres isolés achevèrent leur perte ,
et de cette puissante génération il ne resta plus qu'un seul
homme, le farouche Styr. Poursuivi par d'implacables
vengeances, il réunit les restes épars de ses partisans, et,
accompagné de son Cdèle ami, le blond Thormod, il alla
s'établir au nord du BorgarGordiir (1). Styr éleva une
forteresse au sommet d'une colline sauvage, Thormod bâ-
tit sa demeure au fond d'une vallée voisine, sur les bords
d'un lac qu'entouraient de verts pâturages. La bonne in-
telligence ne régna pas longtemps entre les deux fugitifs.
[i) Dislrici d'IslanJe.
Styr se repentit d'avoir choisi pour résidence une colline
entourée de bruyères incultes, parmi lesquelles ses vaches
maigres trouvaient à peine une chétive nourriture. Du haut
de sa forteresse, il contempla avec envie les nombreux
troupeaux de Thormod qui paissaient dans le creux de la
vallée. Dès lors on remarqua dans les paroles qu'il adres-
sait à son ami une étrange amertume, et, un soir, les ser-
viteurs de Thormod ne trouvèrent point leur maître assis
à la table â sa place accoutumée. 11 ne revint plus, et l'on
présuma qu'il était tombé la nuit au fond de quelque pré-
cipice. A dater de cet événement tragique, les manières
rudes de Styr prirent quelque chose de plus sauvage en-
core, et on ne le vit plus s'a andonner à la joie lorsqu'il
vidait sa profonde coupe de corne (I). Il quitta sa forteresse
et vint prendre possession de la demeure et des troupeaux
de Thormod, mais l'opulence ne lui rendit pas la tranquil-
lité de l'âme. Il paraissait agile d'une fièvre continuelle, on
l'entendait dans le silence de la nuit proférer des paroles
terribles, et, bien que depuis deux cents ans la race des
Sturle eût embrassé le christianisme, on le soupçonna de
professer un culte secret pour les anciennes divinités du
(0 Les anciens Islandais buvaient dans des coupes faites avec des
cornes d'animaux.
166
LECTURES DU SOIR.
Nord. On l'entendit invoquer le puissant nom d'Odin ; quel-
ques-uns prétendirent même qu'il tenait caché dans une
caverne, pratiquée entre deux rochers escarpés, une statue
du dieu Thor, et qu'il allait quelquefois la nuit lui sacrifier
des bœufs ou des agneaux. 11 ne sortait plus de sa demeure
que vêtu d'une longue jaquette noire et armé d'une forte
bacbe ; quand il marchait ainsi le soir, au sommet des ro-
chers, l'œil hagard et les sourcils contractés, il semblait
un homme poursuivi par la malédiction du Ciel.
Quelque temps après, une passion d'un autre genre vint
agiter l'âme de Styr : dans ses courses aventureuses il avait
quelquefois rencontré une jeune fille que Ion nommait
Katla la Blanche. Ses yeux étaient bleus comme un lac
dans les jours d'été, et elle possédait tant de majesté dans
sa démarche, que lorsqu'elle parcourait la vallée au clair
de la lune, on l'eût prise pour la fille du roi des Aulnes.
Katla était tille unique du vieux MagnusGudmundur, chef
d'une famille riche et vaillante du Borgarfiordûr.
Styr envoya quelques-uns de ses partisans demander la
jeune fille en mariage ; mais le vieillard répondit que ja-
mais sa race ne se mêlerait à la race des Sturle, génération
fatale aux libertés de l'Islande.
Lorsqu'on lui rapporta cette hautaine réponse, le bouil-
lant descendant des Sturle frémit de colère; il décrocha
son bouclier d'azur (1), le teignit en noir, ceignit sa large
épée, et frappant la terre du bois de sa lance, il poussa un
jurement terrible emprunté aux formules du paganisme.
Bien que la nuit fût à peine à la moitié de sa course et que
les étoiles brillassent encore au ciel, il réveilla aussitôt ses
partisans plongés dans le sommeil.
— Levez-vous, compagnons ! s'écria-l-il, il faut qu'au
point du jour nous foulions les bruyères du Borgarfiordûr.
En avant ! demain nous nous battrons à coups d'épée, de-
main nos glaives se teindront de sang !
A ce bruyant appel, les partisans de Styr s'élancèrent de
leurs couches, saisirent leurs armes et se réunirent autour
de leur chef. La troupe partit alors et parcourut en silence
les ravins obscurs et les hautes collines. Ils marchaient
tantôt dans les plaines, tantôt au bord des précipices, à la
lueur mourante des astres et des torches incendiaires.
Avant le lever du soleil, ils arrivèrent dans le Borgar-
fiordûr et surprirent Magnus encore endormi ; ils pénétrè-
rent dans sa demeure, égorgèrent ses deux fils, mirent le
feu à sa maison , et entraînèrent avec eux la blanche
Katla. Ils revinrent au déclin du jour ; mais au lieu de ren-
trer dans l'ancienne demeure de Thormod, Styr s'enferma
dans sa forteresse solitaire et célébra sa victoire par un
festin somptueux. On immola des bœufs et des agneaux ;
les tables de chêne furent chargées de viandes et la bière
coula à flots dans les cornes profondes. Styr fit asseoir la
fille de Magnus à sa droite, mais elle ne voulut point man-
ger, et les pleurs ne cessèrent point de couler de ses beaux
yeux. Néanmoins, sa tristesse n'arrêta point la joie des
convives , et à la fin du repas un scalde vagabond chanta
les exploits de la race des Sturle. Sa voix se mêla aux sif-
flements de la rafale et fit entendre des accents plus sau-
vages qu'harmonieux. Il raconta avec enthousiasme les
hauts faits de cette génération guerrière ; mais lorsqu'il en
vint à parler de l'avenir, sa langue resta muette et sa harpe
silencieuse ; puis il se sentit tourmenté d'un esprit pro-
phétique et s'écria que la race des Sturle s'éteindrait lors-
que le dernier de ses rejetons se souillerait du meurtre
d'un ami. A ces mots, Styr se leva l'œil en feu, prêt à frap-
(i) lAê Sagas repréieoteol lea iDCieos guerrieri de l'Idaode arméi
duD bouclier Icinl eo bleu el d une lance garnie d'or.
per l'audacieux de son épée ; mais refoulant ses orageuses
passions, il emplit sa coupe et la vida d'un seul trait.
Le festin se prolongea jusqu'au milieu de la nuit ; exalté
par l'ivresse, Styr osa parler de mariage à Katla. Piqué du
froid dédain de la jeune fille, il s'approcha d'elle d'un air
menaçant, quand soudain frappé d'épouvante , il lui sem-
bla voir la forme d'un ange armé d'une croix se dresser
entre lui et la fille de Magnus. Au même instant , il tomba
comme s'il eût été frappé par une main invisible , et ses
compagnons, le croyant ivre mort, le portèrent sur sa
couche.
Le lendemain, Styr se réveilla, résolu à ne point différer
son union avec la fille de Magnus, et fit venir un prêtre
afin de célébrer son mariage. Voulant aussi que ses noces
fussent somptueuses , il rassembla quelques-uns de .«es
compagnons pour aller à la pêche.
Ils partirent et arrivèrent sur les grèves lorsque les der-
niers rayons du soleil doraient la crête des vagues. Malgré
leur activité, la lune montrait déjà son disque pâle à l'ho-
rizon, avant qu'ils eussent lancé leur bai que au milieu des
flols. La pèche ne fut point favorable, longtemps ils ten-
dirent leur filet sans que le moindre poisson s'y trouvât
pris. Dans l'espoir de rencontrer des eaux plus poisson-
neuses, ils dirigèrent leur barque vers une petite baie
étroite encaissée entre deux rochers. Celte baie se trouvait
à l'abri du vent, les flots y étaient calmes et il y régnait une
tranquillité merveilleuse. Cette vue rendit l'espoir aux pê-
cheurs ; ils apprêtèrent de nouveau leur filet, et Styr lui-
même le jeta dans les flots; lorsqu'il voulut le retirer, il
sentit qu'il pesait beaucoup plus que de coutume, mais
à peine le filet fut-il hors de l'eau, qu'il vit que ce poids
inconnu n'était autre chose qu'une grosse pierre.
— Par le marteau de Thor! s'écria-l-il avec rage, il faut
qu'un magicien ait jeté un sort sur nos filets.
A peine achevait-il ces mots, que la barque s'agita comme
si elle eût frémi; puis le miroir de l'eau se rida el il en vit sor-
tir la chevelure verte et les blanches épaules d'une femme
de mer. I^a Ilavfrue (1) fixa sur Styr ses yeux glauques
qui brillaient d'un éclat malicieux et surnaturel, et avant
qu'il fût revenu de sa surprise, elle lui chanta les paroles
suivantes d'une voix pareille au murmure des vagues, lors-
qu'elles bruissent musicalement dans les rochers.
— Le vent retient sa douce haleine dans le creux des
montagnes ; la lune détache de sa couronne les rayons ar-
gentés qu'elle jette sur les flots dansants ; l'air est pur
comme le souffle d'une jeune vierge ; le ciel ressemble à
un manteau d'azur brodé d'or; les phoques et les baleines
se jouent au sein de leurs humides demeures; les mer-
maid (sirènes) quittent leurs grottes profondes pour venir
chanter avec les vagues. Les flots sont calmes ; tout est
calme dans la nature, excepté le cœur du meurtrier.
La femme de mer jeta alors loin d'elle le peigne d'or avec
lequel elle peignait en chantant sa verte chevelure; ses
yeux malins prirent soudain une expression menaçante, el
s'approchaiit davantage, elle posa sa main blanche sur le
bord de la barque. Aussitôt, comme si cette frêle main eût
possédé une force irrésistible , la barque chavira et préci-
pita Styr et ses compagnons dans les flots.
Tous gagnèrent la côle à la nage ; lorsqu'ils furent arri-
vés sur la grève et qu'on se fut assuré qu'il ne manquait
personne , Styr d'une voix sourde demanda à ses compa-
gnons s'ils avaient vu et entendu Ilavfrue. Us le regardè-
rent avec surprise et lui répondirent que la barque avait
( I ] DiTinilé du Nord, qui ofTre une grande analogie arec )ri sirèori.
On trouve encore ce nom dans Ici iradiiiona danoiaca. auéduite* et
uor?ogicnne8, anierieurei i ri'l.ib!i$»fm''ni du rhr fiianisnie.
I
MUSEE DES FAMILLES.
16:
chaviré en touchant contre un rocher sous-marin. Néan-
moins Styr, en s'éloignaot, ne put s'empêcher de jeter un
regard sur la baie : les flots étaient calmes et rien ne s'of-
frait à la surface des eaux.
StjT reprit dès lors toutes ses superstitions païennes. Il
crut voir dans l'étrange aventure qui venait de lui arriver
un signe de la colère des dieux ; il rêva au moyen de les
apaiser. A la chute du jour il saisit sa hache, franchi!
l'enceinte de sa forteresse, et fut choisir le plus bel ani-
mal de ses troupeaux. C'était un superbe taureau noir et
sans tache, il lui passa une forte corde dans les cornes, et
se dirigea vers une chaîne de collines arides.
Après deux heures de marche, il arriva dans une plaine
au milieu de laquelle s'élevaient d'énormes quartiers de ro-
chers rangés en cercles à peu près à égale distance l'un de
l'autre (1). Slyr entra dans l'enceinte de la chambre de
géants et se dirigea vers un amas de roches plus grosses
encore et placées au centre les unes sur les autres. Il s'ar-
rêta ensuite au bord d'une caverne dans laquelle la lune
répandait une clarté indécise. Le sol de cette grotte était
couvert d'ossements blanchis, parmi lesquels on distin-
guait plusieurs membres humains, et la terre était humide
de sang comme celle de l'antre de Cacus. Bien qu'il eût
souvent visité ce lieu, Styr frissonna; il entra nonobstant,
et se trouva en présence de l'autel de Thor. La statue du
dieu était gigantesque et grossièrement sculptée en bois.
Thor était assis sur une borne ; sa tète, surmontée de deux
cornes en forme de croissant, ses longs cheveux et sa barbe
hérissée lui donnaient un aspect redoutable. D'une main,
il tenait les sept planètes et la petite Ourse ; de l'autre, il
levait son marteau avec lequel il protégeait jadis les dieux
contre les attaques des géants (i). Styr leva la tète, et ses
yeux rencontrèrent ceux du dieu qui semblaient lui jeter
un regard courroucé ; néanmoins il se raffermit, et tirant
la corde qui attachait sa victime, il s'écria en levant sa
hache :
— Je te dévoue à Thor (3) .
Mais le taureau lit un bond si puissant qu'il évita le
coup, entraîna Styr hors de la caverne, brisa sa corde et
s'enfuit en poussant des beuglements moqueurs et surna-
turels.
Styr le poursuivait depuis longtemps, quand il s'aperçut
qu'au lieu d'un animal choisi parmi ses troupeaux, celui
qui fuyait devant lui n'était autre que Gloesir (4), le taureau
gris des marécages. A cette vue, il tomba le visage contre
terre et s'évanouit d'épouvante et de fatigue.
Lorsque Styr ouvTit les yeux , il se trouva au sommet
d'une colline couverte de bruyères ; une douzaine de nains
aux traits irréguliers dansaient autour de lui en se tenant
par la main, et réglaient leurs pas silencieux sur les accords
d'une lyre d'argent qu'un Hosgspelar [o] caché dans les ro-
(0 On Toil en Danemarck, près de Saro, une de ces enceintes, lon-
gue de loiianie-dix pieds, large de douïe et baate de trois. Eile se
compose de quatre-vingt-neuf blocs. Les païens y célébraient, dit-on,
de mystérieuses cérémonies. Elles sont formées, rapporte M. Mar-
mier dans son Histoire d'Islande, comme les dolmen de Bretagne, de
blocs de pierre énormes; et le peuple qui n'a pu comprendre com-
ment ces masses colossales avaient pu être transportées dans un
même lieu et rangées symélriquemenl, attribua ces constructions à
une force surhumaine, et les appela chambre det géants.
[1] A Cpsal, dit la Chronique rimée de Suède, i l'endroit otl s'élève
anjourdhui la cathédrale, on voyait jadis un temple doré oii le peuple
allait rendre hommage i trots dieui. Le plus élevé des trois était
Thor. On le représentait assis et nu comme un enfant, tenant à la main
Jes sept planètes et U petite Ourse; i ses côtés, éuient Odhan (Odin;
et Frigga. {Scripiores rerum suecicarum medii œvi, t. I, p. 252.)
(3) Formule qu'on employait avant d égorger le* victimes.
(4) Etre surnaturel de la mythologie islandaise.
(s; Esprit des eaux. Les Hog«pelar babiiaicni'es cascadesel les tor-
rents.
seaux d'une cascade voisine faisait vibrer doucement. Siyr
voulut s'en fuir, car il se rappela que ceux qui dansaient avec
les Elfes tombaient en langueur et mouraient (1). Mais lors-
qu'il voulut sortir du cercle magique, les nains tourbillon-
nèrent autour de lui avec tant de rapidité qu'il lui fut impos-
sible de fuir. Alors il recula et tout à coup la 6Ile du roi des
Aulnes s'avança vers lui ; elle était pâle comme la patronne
des glaciers ; une robe tissue de ûLs de la vierge et blanchie
avec le clair de lune l'entourait de ses plis aériens.
— Viens, Styr, lui dit-elle, ^-epose-toi; la rosée de la
fatigue découle de ton front. Repose-toi et prends part à
nos jeux.
— Non, répondit Styr, je veux partir, car celui qui danse
avec les Elfes languit et meurt.
— Si tu veux danser avec moi , répliqua-t-elle , je te
donnerai des éperons d'or et une tunique en soie.
— Laisse-moi, les nornes (Parques) n'ont pas encore filé
toute la trame de mes jours (2).
Il voulut s'enfuir, mais la fille du roi des Aulnes lui ten-
dit sa main blanche et glacée et l'entraîna dans le cercle.
En vain voulut-il résister, il fut contraint de se laisser al-
ler au torrent qui l'emportait. Mais tandis qu'il dansait,
une idée lui vint : il se rappela le dieu dont il abandon-
nait le culte, et dégageant subitement une de ses mains, il
fît le signe de la croix. Au même instant la harpe cessa ses
accords, la fille du roi des Aulnes le repoussa rudement,
rejoignit les Elfes qui abandonnaient la colline, et il vit la
troupe dansante disparaître peu à peu dans un brouillard.
Styr respira longuement et promena ses regards autour
de lui pour découvrir sa forteresse, mais il ne vit que le
ciel et les bruyères. Il descendit alors la colline et rencon-
tra les petits hommes de la montagne (3). Styr leur de-
manda sa route, mais les nains se prirent à rire, et l'un
d'eux lui répondit d'une voix semblable au bruit que fait
l'argent en tombant sur la pierre.
— Nous ne te dirons pas ton chemin, car nous mépri-
sons les traîtres. Lorsque le blond Thormod est tombé du
haut de la roche escarpée, nous l'avons reçu dans nos bras
et déposé doucement sur le gazon du précipice. Puis, lors-
que Katia, la blanche fille de Magniis revint le soir de vi-
siter ses pâturages, nous avons attiré ses pas dans ce lieu
et Kalla a emmené Thormod dans la maison de son père.
Le nain se prit à rire d'un air sardonique et moqueur, et
tous ensemble répétèrent :
— Va, traître! va de la colline à la plaine et de la plaine
à la colline ! marche toujours, ou, si tu le veux , demande
ta route au hasard ; nous ne te dirons pas ton chemin.
Styr marcha, marcha longtemps, et ce ne fut qu'au le-
ver de l'aurore qu'il arriva enfin au pied des murs de sa
forteresse. Lorsqu'il entra, il était pâle comme un linceul,
et ses partisans lui demandèrent :
— D'où venez-vous ? votre visage est plus blanc que l'é-
cume des mers!
— Hélas ! répondit Styr d'une voix faible, je viens de la
colline à la plaine et de la plaine à la colline. Plaignez-
moi ; j'ai dansé avec les Elfes, je sens une invincible lan-
gueur dans tous mes membres.
— Il faut que notre chef ait perdu la raison, murmurè-
rent entre eux les partisans, ou qu'il ait bu dans une coupe
bien profonde.
(i) Saperstiiion populaire.
(2) Les Volkslieder de l'.xUemagne, les Kamperiser du Danemarck et
les FoIkTiscr de la -su^de offraient plusieurs ballades dans le genre de
re passage de notre récit.
(3) Génies bons et compatissants qui se plaisent à remettre eo
son chemin le voyageur égaré.
168
LECTURES DU SOIR.
— Vous vous trompez, répondit froidement Styr qui les
avait entendus. Je n'ai approché aucune coupe de mes lè-
vres depuis hier, et je ne boirai plus longtemps avec vous.
Reconduisez Katla la blanche à son père Magnus ; je n'ai
plus maintenant d'autre fiancée que la cruelle Hela (I).
On s'aperçut alors que Styr dépérissait à vue d'oeil, le
feu de ses regards s'éteignait, et ses bras, jadis si vigoureux,
pouvaient à peine soutenir sa hache de combat.
Sur ces entrefaites, les messagers qu'il avait envoyés vers
Magnus lui apportèrent l'ordre de comparaître devant VAl~
thing (2}, pour rendre compte des ravages commis dans le
Borgarfiordùr. Cette circonstance semblaéveiller l'ancienne
ardeur de Styr; il arma tous ses partisans, revêtit sa
noire tunique, saisit sa hache et partit. Il arriva en peu de
jours au Thing^\'ellir (3). Le vieux Magnus Gudmundur y
était déjà à la tête de six cents de ses partisans.
Quand Styr s'y présenta suivi des siens, les glaives s'a-
gitèrent, et il devint impossible au lôgsôgumadr (4) de
rendre sa sentence. La confusion augmenta ; Styr osa
même s'avancer au milieu de l'arène et leva sa hache sur
les cheveux blancs du vénérable Magnus. Peut-être eût-il
accompli le meurtre si un vieux juge ne s'était écrié sou-
dain d'une voix terrible et menaçante :
— Honte et malédiction sur toi ! honte à celui qui vient
souiller l'enceinte sacrée de l'Althing !
Les deux parties convinrent enfin de terminer leur dif-
férend par un combat dans lequel le dernierd homme des
Sturle lutterait contre un des partisans de Magnus,
(1) Déesse de la mort, reine des enfers.
(2) Assemblée nationale où les quatre provinces d'Islande étaient
Teprésenlées chacune par trois députés. L'Althing était régi par un
président. On portait devant celte assemblée toutes les questions
d'intérêt général et l'on jugeait aussi les actes de violence.
^3) Celait un ravin profond et sauvage, eniouré de roches escar-
pées, au sein duquel I Altbiog avait lieu. Les représentants s'y abri-
taient sous des tentes.
H) Président de l'Althing. narrateur de la loi; il aaTait les lois par
cœur elles récitait chaque année au peuple.
Le lendemain donc, au point du jour , les troupes se
trouvèrent en présence au milieu d'une plaine immense.
Styr sortit d'abord des rangs et s'avança pour soutenir le
défi ; son regard avait encore son orgueilleuse fierté ;
mais on observa que son visage était d'une pâleur ef-
frayante. Une incompréhensible lenteur régnait dans ses
mouvements, et il put à peine se traîner jusqu'à la lice.
Le vieux Magnus s'écria alors :
— Compagnons, voici l'homme qui a tué mes deux fils
et incendié nos demeures ; je donne ma fille Katla à ce-
lui qui noircira son glaive du sang de ce traître!
Cent épées sortirent du fourreau ; mais on vit tout à coup
un jeune homme aux cheveux blonds, au bouclier d'azur
et à la lance dorée, se précipiter dans l'arène et courir au
devant de son adversaire.
Styr ne l'eut pas plutôt aperçu qu'un tremblement con-
vulsif parcourut tous ses membres.
— Lâche! s'écria le jeune homme, je suis Thormod! je
ne t'avais pas abandonné dans le malheur, et, pour récom-
pense, tu m'as précipité du haut d'une roche lorsque je
marchais près de toi sans défiance. Dieu a conservé ma vie
afin que je vinsse le demander compte de tes crimes!
A ces mots, il tira sa lance pour frapper Styr à la poi-
trine, mais avant qu'il eût abaissé le bras, le dernier des
Sturle tomba mort.
On pensa naturellement que Styr était mort d'épou-
vante à la vue de l'homme qu'il croyait avoir assassiné;
cependant, lorsque huit jours après Thormod conduisit ^
l'autel la blanche fille de Magnus, les vieilles femmes, eu
les voyant passer, se disaient à l'oreille :
— Voici le blond Thormod ! son bras est fort et son
cœur plein de courage ; mais il n'a pas eu besoin de com-
battre pour vaincre, car le farouche Styr est mort parce
qu'il a dansé sur la colline avec les Elfes !
C.-HippOLVTE CASTir.LE.
J'I'IIWIK&t.l.Ifk
MUSEE DES FAMILLES.
169
Lk TRES-VERIDIOUE HISTOIRE
DES
DIX-NEUF INFORTUNES DE JANNOT LE UARPONNEUll.
Chasse à rhippopotanie.
Pendant que j'étais souffrant à l'hospice, un tchalourvédi
me prit en affection et résolut de m'initier dans les saints
mystères de la religion de Manou.
— Je t'avoue, mon cher Jannot, que je ne sais ce que
0 est qu'un tchalourvédi.
Le tchalourvédi est un brahmane qui a étudié les quatre
Fédas ou livres saints ; tandis que le trivadi n'en a étudié
que trois et le dvivédi, deux ; en un mot, c'est un savant
théologien. Comme son instruction était toujours précé-
dée de quelques petites pièces de monnaie qu'il mettait
dans ma main, je l'écoutais avec la plus grande patience.
Il m'expliqua d'abord ce que c'était que les quatre Vé-
das, ou livres comprenant toute la religion indienne. Dans
l'origine, ils ne faisaient qu'un seul corps de doctrine, ré-
(i) Voir le numéro de février.
M\RS 1840.
vêlé par Brahraa lui-même, et qui se transmettait par la
tradition orale. Mais un sage nommé Vya'sa écrivit cette
doctrine et la divisa en quatre parties ou Fédas, nommées
Ritch, Yadjouch, Sdman, et A'tharvan'a. Cependant,
quelques savants docteurs doutent que Va'lharvana soit
véritablement un Véda, et voici la raison qu'ils en donnent.
Le Ritch-réda, disent-ils, tire son origine du feu ; le Fad-
jouch-f^éda, de l'air ; le Sâman-Véda, du soleil. Or, quelle
serait donc l'origine de VA'tharvan'a ? Il ne peut pas en
avoir ! — Voilà, j'espère, ce qui s'appelle puissamment
raisonner !
— En effet, mon cher Jannot, nos docteurs de Sorbonne
ne diraient pas mieux.
— Eh puis, mon ami, ce qui a jeté un peu de confusion
dans les Fédas, c'est probablement que les perdrix in-
TREIZltilE VOLUME.
^^
170
LECTURES DU SOIR.
diennes n'ont guère plus de cervelle que les aigles de
Paris.
— A propos de quoi les perdrix se trouvent-elles ici?
— C'est tout simple. Le Kadjouch-f^éda, par exemple,
fut, dans son origine, enseigné par le sage Vais'arapa'yana.
Or, un certain jour, dans un petit mouvement de vivacité,
le sage assassma bravement son neveu, le propre 61s de sa
sœur. Il fut ensuite trouver un de ses disciples, et le pria
de prendre la moitié du péché sur son compte, ce que
celui-ci refusa tout net. Vais'ampa'yana, furieux de ce man-
que d'égards, lui ordonna aussitôt de lui rendre la science
qu'il lui avait inculquée. Le disciple obéit et se mil à vomir
la science sous formes corporelles ; et à mesure qu'il en
vomissait des fragments, des perdrix qui se trouvaient là,
et qui étaient aussi les disciples de Vais'ampa'yana, les ava-
laient ; elles les rendirent, mais par un passage indécent à
nommer, et qui les souilla ; d'oii ces textes ont pris le nom
de f^édas noirs.
Le disciple, qui se nommait Ya'djnawalkya, ne perdit
pas la tète après son vomissement; il eut recours au so-
leil; cet astre, sous la forme d'un cheval, lui envoya une
nouvelle révélation, qui est, pour cette raison, nommée le
blanc Vadjouch-Véda.
— Et que disent ces védas ?
— Mon savant brahmane m'a endormi si souvent avec
le Ritch'Féda, que je peux, si cela t'amuse, te citer pres-
que littéralement l'histoire de la création du monde et des
dieux, ou celle très-pittoresque du dernier déluge; car les
Indiens croient que la terre a éprouvé plusieurs cata-
clysmes.
« Originairement, cet univers n'était qu'ame (Brahma);
rien autre chose n'existait, d'actif ou d'inactif. Lui eut celte
pensée : Je veux créer des mondes. C'est ainsi qu'il créa
les mondes divers, l'eau, la lumière, les êtres mortels et
les eaux. L'eau est la région au-dessus du ciel, et que le
ciel soutient; l'atmosphère contient la lumière; la terre est
mortelle, et les régions au-dessous sont les eaux. Lui eut
celte pensée : f^otlà donc des mondes; je veu.x créer
des gardiens des mondes. Ainsi il lira des eaux et forma
un être revêtu d'un corps.
t II le regarda, et de cet être ainsi contemplé la bouche
s'ouvrit comme un œuf; de la bouche sortit la parole ; de
la parole procéda le feu. Les narines s'étendirent ; par les
narines, le souffle de la respiration passa; par le souffle de
la respiration, l'air fut propagé. Les yeux s'ouvrirent; des
yeux sortit un rayon lumineux ; de ce rayon lumineux fut
produit le soleil. Les oreilles se dilatèrent ; des oreilles
vint l'ouïe ; de l'ouïe, les régions de l'espace. La peau s'é-
tendit ; de la peau sortit le poil ; du poil furent produits
les herbes et les arbres. La poitrine s'ouvrit ; de la poitrine
procéda l'esprit, et de l'esprit, la lune. Le nombril s'épa-
nouit; du nombril vint la déglutition; de celle-ci, la mort.
Un autre organe apparut ; à cet organe les eaux doivent
leur origine.
« Ces déités étant ainsi formées, tombèrent dans ce vaste
océan ; et elles vinrent à lui avec soif et faim ; et elles
s'adressèrent ainsi à lui : accorde- nous un corps plus
petit, dans lequel habitant ^ nous puifsions manger
des aliments. Lui leur offrit la forme d'une vache ; elles
dirent : Cela n'' est pas suffisant pour nous. Il leur montra
la forme humaine, et elles s'écrièrent : Très-bien! ah!
admirable!
€ Lui leur fit occuper leurs places respectives. Le feu,
devenant la parole, entra dans la bouche ; l'air, devenant
souffle, pénétra dans les narines ; le soleil, devenant vue,
pénétra dans les yeux ; l'espace devint ouïe, et occupa les
oreilles ; les herbes et les arbres devinrent les cheveux et
la barbe, et s'implantèrent dans la peau ; la lune, deve-
nant l'esprit, entra dans la poitrine ; la mort, devenant la
déglutition, pénétra par le nombril, et l'eau occupa la
vessie. » Telle fut l'origine d'un grand nombre de dieux.
— Mais, mon bon Jannot, tout ce que tu me débites là
est d'une bêtise atroce.
— Va dire cela à un membre de la Société asiatique, et
tu seras gentiment reçu! Puisque r/^i7orcyo-.4'ran'ya,
ou deuxième livre du Ritch-Féda, ne te plait pas, je vais
le donner quelque chose de mieux. Tu n'as pas lu le Mahà-
bhàrata?
— Dieu m'en garde !
— Eh bien, voilà : Waïvaswata, ou le fils du soleil, est
le septième Manon (dieu) de la théogonie indienne. Ce
monarque-dieu se livrait aux plus rigoureuses austérités,
sans que mon brahmane ait bien su me dire pourquoi un
dieu avait besoin de faire pénitence. Un jour qu'il se livrait
à ses pratiques de dévotion sur les bords riants et fleuris de
la Virini, un petit poisson , un goujon sans doute, lui
adressa la parole pour le prier de le retirer de la rivière,
parce qu'il y était sans cesse exposé à la voracité des pois-
sons plus gros que lui. Waïvaswata le prit et le plaça dans
un vase plein d'eau, destiné à des poissons rouges, il finit
par grossir tellement, que le vase ne pouvait plus le con-
tenir, et le Manou fut obligé de le transporter successive-
ment dans un lac, puis dans le Gange, et enfin dans la
mer, le poisson continuant toujours à grossir. Chaque
fois que le Manou le changeait de place, le poisson, tout
énorme qu'il élait, devenait facile à porter, et fort agréable
à toucher et à flairer. Lorsqu'il fut dans la mer, il dit au
saint personnage : « Dans peu, loul ce qui existe sur la
terre sera détruit; voici le temps de la submersion des
mondes; le moment terrible de la dissolulioD est arrive
pour tous les èlres mobiles et immobiles. Tu construiras
un fort navire, pourvu de cordages, dans lequel lu t'em-
barqueras avec les sept richis, après avoir pris avec toi
toutes les graines. Tu m'attendras sur ce navire, et je vien-
drai à toi, ayant sur la tête une corne qui me fera recon-
naître. »
Waïvaswata obéit ; il construisit un navire, s'y embar-
qua et pensa au poisson, qui se montra bientôt. Le saint
attacha une forte corde à la corne du poisson, qui fit vo-
guer le vaisseau sur la mer avec la plus grande rapidité,
malgré l'impétuosité des vagues et la violence de la tem-
pête. L'ouragan était si furieux, que, pendant un grand
nombre d'années, Waïvaswata ne pouvait distinguer ni le
ciel ni la mer. Enfin il fil aborder le vaisseau sur le sommet
le plus haut d'Himavat (des llimalayas), où il ordonna aux
richis (saints) d'amarrer le navire. « Je suis Brahma, sei-
gneur des créatures, dit-il alors; aucun être ne m'est supé-
rieur, et je m'en vante. Sous la forme d'un poisson, je vous
ai sauvés du danger. Manou, que voici, va maintenant opé-
rer la création. » Ayant ainsi parlé, il disparut, et Waïvas-
wala, après avoir pratique de nouvelles austérités, se mil
à créer tous les êtres. Cependant Brahma se réserva la
création de l'homme, si les Védas ne tombent pas dans une
triple contradiction.
Du reste, mon cher, je ne finirais plus si je voulais le ra-
conter toutes les superstitions et les légendes stupides itu
peuple le plus immuable qu'il y ait sur la terre, sans mtme
en excepter les Chinois. Les Indiens croient à la métemp-
sycose. Les âmes des saints, c'est-à-dire des prêtres, mon-
tent droit au ciel, el vont se fondre dans celle de Brahma,
pour jouir d'une béatitude éternelle; celles des brahmanes,
quand elles ne monlenl pas au ciel, vont animer le corps
MUSÉE DES FAMILLES.
171
des bœufs, des vaches et autres SDiroaux vénérés ; celles
des kcbatr^as, ou des rajabs et nababs sont emprisonnées
dans le corps de certaines espèces de singes fort considérés;
celles des vaisyas, bourgeois, négociants ou industriels,
passent dans le corps d'animaux immondes, pour se puri-
fier par une nouvelle vie de misère ; celles des soudras ou
parias.... Ma foi, mon cher, ces pauvres parias sont ou-
bliés en Orient comme en Occident ; il n'est pas du tout
question de leur àme dans les Védas, et on ne voit guère
figurer leurs noms que sur les rôles des corvées et con-
tributions.
Et cependant, si je m'en rapportais aux portières et aux
bonnes femmes de Dénarès, les parias auraient aussi une
àme ; mais elle irait habiter les corps fantastiques des ràk-
cbasas, génies malfaisants très-nombreux et dont on con-
naît plusieurs sortes , les uns, comme Ravana, sont des
géants monstrueux, peu à craindre pour les hommes,
parce qu'ils sont constamment occupés à faire la guerre
aux dieux, qu'ils croquent de temps à autre, sans cepen-
dant en diminuer le nombre d'une manière sensible ; les
autres, comme Hidimbba, hantent les furets et les cime-
tières ; ainsi que les vampires, ils sont avides du sang des
jeunes filles, qu'ils sucent pendant la nuit, ou ils mangent
les petits enfants, à la manière de nos ogres croque-
mitaines.
Si tu veux te donner la peine de lire le Manava-
dharma-sastra (ou les lois de Manou), voilà ce que tu ap-
prendras sur ces êtres fantastiques : Les sept pradjàpatis,
ou seigneurs des créatures, après être sortis des mains de
Brabma, créèrent sept autres Manous, les dévas ou dieux,
et des maharchis doués d'un immense pouvoir. Ils créèrent
en outre : 1» les yakchas, gardiens des trésors, comme
nos gnomes ; 2° les rakchasas, dont je viens de te parler ;
3° les pisalchas ou vampires ; 4° les gandharbas ou mu-
siciens célestes, qui font partie de la cour d'Indra, roi du
firmament ; 5° les absarâs, bayadères ou courtisanes du ciel
d'Indra, et leur naissance est assez curieuse pour que je te
la raconte. Comme Vénus, elles sortirent de la mer dans
l'instant où les dévas et les asouras la barattaient pour en
faire du lait de beurre; 6" les asouras, sans cesse eu
guerre contre les dieux ; 7° les nagas, qui ont la queue
et le corps d'un serpent, avec une tète humaine; 8° les
tarpas; 9° les souparnas, oiseaux divins, dont le chef,
nommé Garouda, sert de moulure à Vicbnou, etc., etc. ;
sans oublier cependant les pitris, qui habitent dans la
lune.
— Tu me permettras, Jannot, de trouver toutes ces his-
toires fort ridicules.
— Et cependant, mon cher, elles sont la base fondamen-
tale de la religion la plus absurde, la plus ancienne et,
ce qui est plus singulier, la plus durable qu'il y ait eu sur
la terre. Les Védas, ou livres de prières, remontent au
moins à trois raille deux cents ans, c'est-à-dire au temps de
Moïse; et peut-être même plus haut, si, ainsi que le dit
certain auteur, Vécriture a devancé la parole, ce qui se-
rait vraiment fort gentil !
— Et surtout fort extraordinaire.
— Hé non ! hé non! Je me rappelle qu'en lisant, bou-
quinant et furetant dans les ouvrages de la cargaison de
mon navire négrier, il m'a très-souvent été démontré qu'on
peut écrire sans pensées ; or, la pensée, mon cher, c'est
la parole. Si tu vas écouter certain professeur d'analyse
de l'École normale, il t'apprendra que « Vhomme ne pense
que parce qu'il parle; » moi, pauvre Jannot, je croyais
tout juste le contraire, c'csl-à-dire, que l'homme nt parle
que parce qu'il pente. Mais je suis revenu de mon er-
reur, ce qui a beaucoup augmenté mon estime pour les
perrocjuets du Jardin des Plantes, et beaucoup aussi ma
compa.ssion pour les sourds-muels de nos campagnes, aux-
quels je supposais un peu plus de pensées qu'à des buitres,
avant de savoir ces belles choses.
— Mou cber voyageur, ne pourrais-tu nous tenir quittes
de ta philosophie métaphysique?
— Ça me va ; mais cependant, mon cher ami, je te jure
que, quoi(iue voyageur et venant de lom, je te dis la pure
vérité. Quoi qu'il en soit, la couleur jauuàire de ma peau
me donnait de l'inquiétude, car je n'avais aucun protec-
teur, et je craignais que quelque avare nabab anglais ne fit
semblant de me prendre pour un Indien, afin de me mettre
au nombre de ses esclaves.
— De ses domestiques, tu veux dire?
— De ses esclaves, je dis.
— Bah ! laisse donc ! Les Anglais, si fermes soutiens de
l'abolition de l'esclavage des nègres, si tendrement négro-
pbiles, si déterminés à soutenir les droits imprescriptibles
que les noirs africains ont à la liberté! ce n'est pas possi-
ble, mon cher.
— Qui le parle de noirs africains, de nègres et de négro-
philes? Est-ce que je suis un nègre, moi?
— A plus forte raison.
— Du tout, du tout. Les Anglais sont négrophiles, j'en
conviens; mais une philanthropie noire n'a rien de com-
mun avec une philanthropie jaune, comme c'est prouvé
par le fait, puisqu'il n'est pas un de ces braves nababs an-
glais qui n'ait au moins une centaine d'esclaves indiens
jaunes ou blancs, et non pas noirs. Mais si les Anglais
n'ont pas poussé à la réforme de l'esclavage dans Tlude,
ils n'en ont pas moins bien mérité de l'huinaniié en pro-
scrivant, autant qu'il était en leur pouvoir, ces horribles
sacrifices humains, qui s'obtenaient en fanatisant de mal-
heureuses jeunes femmes, au point de les déterminer à se
brûler volontairement avec le cadavre de leur mari. Quand
je dis volontairement, il ne faut pas me prendre tout à fait
à la lettre, car j'ai été témoin d'une de ces abominables
cérémonies dans le Coromandel, et je puis t'atïirmer que
la pauvre jeune femme fut brûlée vive bien malgré elle,
malgré ses cris de détresse, et malgré les efforts déses-
pérés qu'elle fit pour échapper à ses bourreaux. Quoiqu'on
eût pris la précaution de l'enivrer avec une forte dose
d'opium et d'autres liqueurs, la frayeur dissipa son étour-
dissement, et elle sortit trois fois du milieu des flammes
en poussant d'horribles hurlements ; trois fois les prêtres
la rejetèrent dans le fatal brasier avec une férocité dont tu
ne peux te faire une idée : c'était un spectacle aussi affreux
qu'indescriptible.
— Et le peuple indien, que faisait-il?
— Il chantait des cantiques à Indra, le dieu suprême, et
il maudissait la malheureuse à cause de ce qu'il appe-
lait sa rébellion contre le Ciel.
— Ma foi, mon cher Jannot, je commence à comprendre
pourquoi les Anglais n'ont pas ce que tu appelles la philan-
thropie jaune; un tel peuple est digne de l'esclavage, et
une telle civilisation, tout antique qu'elle est, ne vaut pas
la sauvagerie des noirs enfants de la Guinée et du Congo.
Laissons là ces horreurs, et revenons-en à l'histoire de tes
infortunes.
J'errai longtemps dans l'Inde, tantôt vivant d'aumônes,
tantôt du travail de mes mains, et toujours misérablement.
Un jour que j'étais à 6énarès-la-Sainte, j'assistai à un sasti.
Les Indiens nomment ainsi le sacrifice qu'un homme fait
de sa vie pour plaire à une des trois ou quatre millions de
172
LECTURES DU SOIR.
divinités qu'on adore dans ce pays-là, et pour gagner le
ciel tout droit, sans que l'àme ait besoin de passer dans le
corps d'un ou de plusieurs animaux pour s'épurer. Mais,
malheureusement pour moi, je ne savais pas alors ce que
c'était qu'un sasti. Tout le peuple était assemblé sur une
place publique et semblait attendre avec une vive impa-
tience un grand événement. Comme un véritable badaud
de Paris, je me mêlai à la foule, et j'attendis avec la même
impatience que les autres, sans savoir quoi. Tout à coup
on ouvrit les portes d'un temple de Brahma, et il en sortit
un immense chariot, devant lequel celui qui transporta
les cendres de Napoléon aux Invalides ne serait qu'un jou-
jou d'enfant. Dans ce chariot, qui s'élevait en forme de
chapelle ou de pagode, étaient les statues des six Manous
(dieux), descendants de Swàyambhouva, savoir : Swarot-
chicha, Ottomi, Tamasa, Raivata, le glorieux Tchakchou-
cha, etle fils de Vivaswat {Lois de Manou, liv. I, vers 61
et 62). L'on devait promener processionnellement ces ima-
ges dans la ville. Aussitôt la foule se précipita vers le tem-
ple, chacun saisit une partie de la corde attachée au char,
et trois mille personnes au moins se mirent à tirer la lourde
machine, qui se mit en mouvement pour parcourir la ville.
Un sasti indien.
Je ne jugeai pas à propos de m'alteler à la voiture, mais je
me mêlai à quelques dévots qui marchaient à côté d'elle,
et, dans le but d'obtenir quelques aumônes des prêtres ou
brahmanes qui suivaient le cortège, j'imitai leur religieux
recueillement. Mon costume et la couleur bilieuse de mon
teint me faisaient prendre pour un Indien de la troisième
caste, c'est-à-dire pour un Vaisya, car voici ce que dit le
Véda des lois de Manou : « Pour la propagation de l'espèce
humaine, de sa bouche, de son bras, de sa cuisse et de son
pied, Brahma produisit le noble brahmane, le kchatriya, le
vaisya et le soùdra. • Cette physionomie indienne fut une
chose fort heureuse pour moi, comme tu vas le voir, car
sans cela ou m'aurait assommé.
Je remarquai qu'un des dévots qui marchaient à côté de
moi, c'est-à-dire à quatre pas en avant du char, se retour-
nait souvent pour examiner les roues larges et massives sur
lesquelles roulait la lourde machine. Cet homme pâlit et
se mit à crier : c sasti ! sasti ! » puis tout à coup il va
tomber en trébuchant positivement devant la première roue
et le corps eu travers du char. Je crus qu'il avait eu un
éblouissement et que sa chute était le résultat d'un ac-
cident; je me précipitai aussitôt vers lui, je le saisis par
une jambe, et j'allais le tirer de dessous la roue qui avan-
çait lentement, quand un brahmane, furieux de ma bonne
action, s'élance sur moi et, dans sa sainte fureur, me frappe
sur la tête avec son bâton de vih a ou de palàsa (1 ) ; il me prit
à bras le corps et me jeta sous le char, âcôté du sasti, tan-
dis que lo6 chants des prêtres, les tam-tams, les tambours,
les trompettes, les clairons, les flûtes et les hautbois fai-
saient un tintamarre épouvantable pour étoufTer les cris dou-
loureux de la victime. Fort heureusement pour moi, je ne
perdis pas la présence d'esprit, et au moment où la roue du
char écrasait le malheureux dévot, qui poussait des hurle-
ments épouvantables, je Os un soubresaut qui me jeta tout
à fait sous le char dans le sens de sa longueur, et les quatre
roues passèrent sans me broyer le ventre et la colonne ver-
tébrale. Cependant je ne fus pas assez leste pour empêcher
qu'elles ne me frottassent un peu trop fort les épaules,
d'où il est résulté que j'eus une omoplate fracassée, et que
je suis resté bossu pour toute ma vie. Ce fut ma quator-
zième infortune.
Mon sasti ne toucha pas beaucoup les pieux Indiens,
parce que, n'ayant pas eu le bonheur d'être tué sur la place,
ils en conclurent que j'avais commis quelque péché offensant
pour la sainte trinité indienne, Brahma, Vichnou et Siva ;
en conséquence, ils me laissèrent mourant sur le pavé.
Quelques soudràs, qui suivaient le char de loin, parce que
les hommes de leur caste sont trop impurs pour oser ap-
procher des choses saintes, eurent pitié de moi ; ils me ra-
massèrent et me portèrent à l'hôpital. Quand je leur de-
mandai pourquoi les dévots m'avaient abandonné.
— C'est que c'est la coutuine immémoriale, et on n'y
peut rien changer jusqu'à la consommation des siècles,
car la coutume immémoriale, en toute chose, est déclarée
sainte par le srouti (la révélation), par le smriti (la tradi-
tion), et par les Yédas de Manou.
Ceci t'explique parfaitement, mon cher ami, pourquoi
la demi-civilisation de l'Inde est restée stationnaire, et
pourquoi elle le restera toujours.
Dégoûté à tout jamais des absurdités d'un peuple lâche
et cruel par fanatisme , je résolus d'employer toutes les
forces qui me restaient pour tâcher de revenir en Europe.
Dès que je fus guéri, je me mis en roule, et, à travers tou-
tes sortes de misères, j'arrivai en Perse. Là, je trouvai une
caravane qui se rendait en Egypte par la Syrie et l'isthme
de Suez; je me fis conducteur de chameaux, et, clopin-
clopant, j'arrivai au Caire, mais sans un sou dans ma poche,
et sans aucun moyen de payer ma traversée pour revenir
en France.
Je fis par hasard connaissance d'un jeune lord anglais
fort riche, venu exprès de Londres en Egypte pour chasser
le lièvre dans les plaines d'.\lexandrie. Je lui racontai mes
quatorze infortunes, et celle du cachalot lui plut tellement,
(i) De œgle marmelos ou de butea frondosa. Les brahmanes, se-
lon les lois de Manou, ne peuvent pas porter de bilon fait d'un autre
bois. Celui d'un guerrier ou kchairi}a doit être de vatj {ficus iiidica),
ou de khadira {mimosa catechu^; celui d'un marchand ou vaisya doit
6tre de pilou (careya arborea), ou d'oudoumbara {ficus glomcraia).
Quant au pauvre soùdra ou paria, la loi de Manou ne daigne pas eo
parler.
MUSÉE DES FAMILLES.
1:3
que depuis il ne m'a jamais appelé que John le harponneur.
Comme il cherchait un domestique, il voulut bien mépren-
dre à son service, malgré ma bosse et ma jambe courte.
Tu comprends, mon ami, que lorsqu'on a été l'esclave d'un
paysan africain, on peut bien glisser sur les désagréments
de la domesticité européenne. Cependant je regarde ce con-
trat de servitude que la nécessité me contraignit de faire,
comme une de mes infortunes, et c'est la quinzième.
Mon jeune lord prit un jour fantaisie d'aller faire une
excursion dans la haute Égvpte, non pas pour visiter les
ruines de Thèbes ou de Luxor, non pas pour aller voir les
célèbres cataractes, non pas pour découvrir les sources du
Nil, mais pour une chose qui lui paraissait bien plus im-
portante, pour aller chasser des crocodiles et des hippopo-
tames. Je t'avoue , mon cher, que ce ne fut pas sans cha-
grin que je me disposai à quitter la magnifique maison
turque que mon mailre avait louée au grand Caire, parce
que, outre que nous y étions logés très-confortablement ,
j'avais quelque funeste pressentiment d'une nouvelle in-
fortune.
Intérieur d'une
Tu sais, mon cher ami, que les crocodiles sont dee rep- '
liles sauriens ou grands lézards aquatiques, qui forment
une petite famille très-naturelle divisée par G. Cuvier en
trois genres, savoir : les caïmans, les gavials et les croco-
diles proprement dits. Ces derniers se distinguent aisé-
ment des premiers par les quatrièmes dents de la mâchoire
inférieure qui passent dans une échancrure de la mâchoire
supérieure, et ne sont pas logées dans un creux de cette
mâchoire comme dans les caïmans ; ils diffèrent des gavials
par leur museau plus gros et plus court, non allongé en
forme de bec.
Le chamsés des anciens Égyptiens, le temsach des
Égyptiens modernes, le crocodile d'Hérodote, ce père des
historiens antiques, le lacerta crocodilus de Linné, le
maison turque.
crocodile du Nil, en un mot, est un animal horrible, qui
atteint jusqu'à trente pieds de longueur. Son énorme corps,
verdàtre et taché de noir, est entièrement couvert d'une
épaisse et dure cuirasse d'écaillés et de plaques carénées
qui le mettent à l'abri de la flèche et même de la balle du
fusil. Pour le blesser il faut le frapper à quelque joint ou
dans les parties mal armées. Sa gueule énorme est garnie
de soixante-huit dents coniques, pointues, plus grosses et
plus longues que celles du plus grand lion. Sa queue est
comprimée sur les côtés, et lui sert de gouvernail pour na-
ger. Ses larges pieds ayant de l'analogie avec ceux d'un
crapaud, ont leurs doigts palmés. Sa force lui donne de
l'assurance pour l'attaque, et sa voracité est insatiable.
Comme les anciens Égypîiens en avaient peur, ils en firent
174
LECTURES DU SOIR.
up dieu et lui élevèrent des temples selon l'usage de tous
les peuples fétichistes, et, quoi qu'on en dise, les anciens
Égyptiens n'étaient rien autre chose. Les crocodiles, en
général, se tiennent ordinairement dans les eaux douces,
et en sortent quelquefois pour venir se chauffer et dormir
au soleil sur le sable du rivage, ou s'embusquer dans les •
roseaux pour saisir au passage les animaux dont ils se nour-
rissent, les entraîner dans le fleuve, les y noyer, et les dé-
vorer ensuite. Dans l'antiquité ils étaient si nombreux
dans tout le cours du Nil, que les femmes n'osaient pas
aller puiser de l'eau sur ses bords, ni les hommes s'y laver
les pieds. Depuis qu'on se sert d'armes à feu, ces terribles
animaux se sont retirés vers la haute Egypte , et ils ne
sont guère communs aujourd'hui qu'au-dessus des gran-
des cataractes.
Quant à rhippopotame ( hippopoiatnut atnphibius ,
Lin.), il appartient à l'ordre dos mammifères pachydermes,
et, après l'éléphant et le riiinocéros, c'est le plus grand
des quadrupèdes. Il parait avoir été bien connu dès la plus
haute antiquité, et sans affirmer, comme l'a fait Buffon sur
la foi de Bochart, qu'il est le béhémoth dont il est parlé
dans le livre de Job, il est certain que le plus ancien des
historiens, Hérodote, l'a décrit d'une manière très-recon-
naissable. Cet animal énorme atteint quelquefois jusqu'à
onze pieds de lougueursur dixde circonférence. Ses formes
sont massives, ses jambes courtes, grosses, et son ventre
touche presque à terre ; ses pieds ont tous quatre doigts
munis chacun d'un petit sabot ; sa tête est énorme, termi-
née parun large rauffle renflé ; sa gueule est démesurément
grande, armée de canines énormes, longues quelquefois de
plus d'un pied ; ses yeux sont petits, ainsi que ses oreilles;
sa peau est nue et d'une grande épaisseur, d'un roux tanné,
ou noirâtre.
Cet animal est très-lourd, marche mal sur la terre, mais
il nage et plonge avec une extrême facilité. Lorsqu'il vient
sur le rivage pour paître, car il ne se nourrit que de végé-
taux, s'il entend le plus petit bruit et se croit menacé du
moindre danger, il gagne aussitôt le fleuve, s'y plonge, et
ne reparaît à la surface qu'à une très-grande distance. Il
est très-farouche, et néanmoins il n'attaque pas l'homme
s'il n'en est pas insulté; cependant, en cas d'agression, il
se défend avec autant de courage que de brutalité, et mal-
heur à l'homme qu'il saisirait, car il le couperait infailli-
blement en deux d'un seul coup de dent. Mais, le plus sou-
vent, sa stupidité ne lui permet pas de distinguer son
agresseur de la chaloupe ou du canot qui le porte, et lors-
qu'il a renversé l'embarcation ou brisé le bordage, il ne
porte pas plus loin sa vengeance. Cet animal était autrefois
assez commun dans le Nil, surtout aux environs de Da-
miette ; mais il a fait comme le crocodile, depuis l'inven-
tion des armes à feu, il a fui vers la haute Egypte.
Milord se mit dans la tête l'idée de faire son voyage à
cheval, quoiqu'il y eût beaucoup moins de danger pour
nous de remonter le fleuve en bateau. Il obtint du vice-roi
un firman;d'lbrahim-Pacha une petite escorte de cavale-
rie; et tous ses domestiques, au nombre desquels j'étais,
montèrent sur des chameaux dont quelques-uns portaient
des vivres et des bagages. Pour éviter d'être inquiétés por
les Arabes, ce qui n'aurait pas manqué d'arriver s'ils nous
eussent reconnus pour des chrétiens ou, comme ils disent,
des roumi, nous primes tous le turban et le costume de
mamelouks. Je ne te dirai pas ce qui nous arriva pendant
notre long voyage, et je viens de suite au funeste événe-
ment (|ui fut ma seizième infortune.
Un jour, nous élevâmes nos tentes sous des palmiers
qui ombrageaient les bords verdoyants du Nil, et milord
nous déclara que son intention était de camper quelques
jours en ce lieu, parce que des Arabes lui avaient dit qu'on
y voyait tous les jours des hippopotames et des crocodiles.
Nous étions donc, selon les idées du maître, sur le théâtre
de nos exploits de chasse. La vérité est que pendant les
trois jours que nous sacrifiâmes au repos, nous, nos che-
vaux et nos chiens, nous entendions à chaque instant dans
les roseaux qui bordent le fleuve, tantôt la voix douce et
flûtée des crocodiles, tantôt les hennissements des hippo-
potames que nos Arabes appelaient foras-Vbar, ce qui si-
gni6e, je crois, ainsi que le nom grec hippo-potame, cheval
de rivière. Milord, qui était infatigable, passa son temps à
espionner ces dangereux animaux, à étudier le terrain, et
à combiner son plan d'attaque. Je croyais bénévolement
que nous allions assaillir ces monstres à coups de fusil et
de loin, et j'attendais avec impatience le moment de com-
mencer une chasse qui me promettait beaucoup de plaisir;
mais lorsque milord m'eut fait part de ses projets, j'avoue
que je changeai complètement d'idée. Notre jeune homme,
dans ses pensées chevaleresques, ou plutôt originales et
folles, avait décidé que nous les attaquerions avec des ar-
mes courtoises, c'est-à-dire avec le yatagan ou poignard,
et la lance. D'une chose amusante il faisait tout simplement
un combat dangereux.
Au lever de l'aurore du quatrième jour, il vit sortir du
Nil et se cacher dans une immense toufîe de roseaux un
énorme hippopotame. Milord disposa aussitôt son monde
pour l'attaquer, et voici quelles étaient ses dispositions.
Pour empêcher cet animal de rentrer dans le fleuve, il
arma ses domestiques de fortes lances et de yatagans, et
nous envoya faire un long détour pour gagner le rivage et
nous placer entre le Nil et les roseaux, de manière à for-
mer un cordon et à couper la retraite au monstre en cas
de besoin. Quant à lui, armé absolument comme nous, il
monta sur un excellent cheval arabe et se 6t accompagner
par deux Arabes bien montés qui eurent le courage de le
suivre. J'avoue qu'en prenant mon poste, j'étais fort peu
rassuré; mais comme nous étions une quinzaine, je ne
voulus pas paraître poltron devant mes camarades qui, je
le crois, n'étaient pas plus tranquilles que moi.
Milord partit alors au galop avec ses deux cavaliers et
ses chiens de chasse pour attaquer le monstre de trois
côtés à la fois, et nous nous mimes tous en même temps
à pousser de grands cris, dans l'intention de le faire re-
brousser chemin s'il cherchait à gagner le fleuve. Je ne
peux vous peindre, mon ami, l'épouvantable mêlée qui eut
lieu une minute après. L'hippopotame vint droit à moi.
Un de mes camarades et moi nous lui présentâmes nos
lances pour lui barrer le passage, mais il les brisa entre ses
dents comme s'il eût rompu deux brins de paille, et le choc
fut si violent que nous en fûmes renversés. Il fut assailli
au même instant par nos chiens et nos cavaliers. Les che-
vaux, dans le premier moment, hennirent de frayeur en
apercevant le monstre, et ils reculèrent en soufflant et ou-
vrant les naseaux ; mais, rassurés et excités par leurs mai
très, ils revinrent aussitôt à la charge, se précipitèrent sur
lui et l'attaquèrent eux-mêmes avec fureur en le frappant
des pieds de devant, et le mordant comme faisaient les
chiens. Un cheval arabe a véritablement un instinct admi-
rable, dont nos chevaux d'Europe ne peuvent nous donner
aucune idée.
Mon camarade et moi, renversés l'un près de l'autre, fû-
mes saisis de la crainte d'être foulée aux pieds par le
I monstre ou par les chevaux ; nous aperçûmes à deux pas
I un gros tronc d'arbre renversé, et nous nous glissâmes au-
I près pour en être protégés. Mais, béias ! à peine le tou-
MUSEE DES FAMILLES
175
cbions-nnus, que le prétendu tronc d'arbre se mit à ram-
per et nous ouvrit une gueule aussi grande et aussi ter-
rible que celle de rhippopotarae. Dans notre épouvante,
nous avions pris le corps d'un crocodile pour un tronc
d'arbre.
J'avais ouï raconter que certains nègres osaient attaquer
cet animal en lui enfonçant verticalement entre les deux
mâchoires, au moment où il ouvre la gueule, un bâton
armé d'un fer pointu aux deux bouts ; le monstre, en vou-
lant la fermer, s'enferre lui-même et reste ainsi bâillonné
et impuissant à nuire. Ce conte me revint à l'esprit à l'in-
stant même où le crocodile, se tournant de mon côté, ou-
vrait la gueule pour me saisir. Prompt comme l'éclair, je
pris mon long poignard par le milieu de la lame, et le lui
enfonçai verticalement entre les mâchoires. Mais mon yata-
gan n'était pointu que d'un côté; le manche glissa sur la
langue épaisse de l'animal ; ses mâchoires se refermèrent;
ma main droite ainsi que mon poignard restèrent dans sa
gueule, et il les emporta dans le fleuve où il se plongea
après nous avoir passé sur le corps et déchiré avec ses
griffes. C'est depuis ce jour-là que je suis manchot, et je le
serai probablement toute ma vie, à moins qu'il ne me re-
pousse un nouveau bras, comme aux écrevisses et aux sa-
lamandres. Ce fut ma seizième infortune.
Pendant ce temps-là, l'hippopotame se défendait vail-
lamment et pour ainsi dire sur mon corps; mais, harcelé
par les chiens, assailli par les chevaux, frappé par les ca-
valiers, ne pouvant, à cause de sa pesanteur, ni esquiver
les coups ni saisir un de ses ennemis, criblé de coups de
lance et même de coups de poignard, il ne put gagner le
fleuve; il succomba sous mille blessures, et en tombant il
écrasa mon camarade. Rien ne peut te donner une idée de
cette scène d'horreur digne du pinceau de Rubens, et qui
se passa en moins de temps que je n'en ai mis à te la racon-
ter. J'étais estropié, un homme était tué, mais ces baga-
telles n'empêchèrent pas les Arabes de chanter victoire. Je
dois dire, à la louange de milord, que, loin de partager le
plaisir du triomphe, il fut longtemps inconsolable d'avoir,
par son imprudence, causé ce funeste accident, et depuis
il ne fut plus tenté de faire des chasses chevaleresques.
Son chirurgien pansa ma plaie avec beaucoup d'adresse ;
on me plaça sur le chameau le plus doux, et nous revîn-
mes au Caire où je fus guéri au bout de trois mois.
Milord me fil alors venir auprès de lui et me dit :
— Jannot, un crocodile et un hippopotame sont encore
l)lus dangereux à harpouner qu'un cachalot, comme tu en
as fait la triste expérience. Je suis la cause de ton malheur,
mon pauvre John le harponneur, et je dois le réparer au-
tant qu'il est en mon pouvoir. Si mon service te plaît, tu
peux rester auprès de ma personne toute ta vie ; si tu aimes
mieux retourner dans ta belle patrie, il ne tient qu'à toi ;
mais dans un cas ccmme dans l'autre, et à dater de ce jour,
je te fais une pension viagère de deux cents livres sterling
(cinq mille francs), et en voici le premier trimestre, ajouta-
t-il en me mettant une bourse pleine de guinées dans la
main. Mon intention est de retourner bientôt en Angle-
terre, et aussitôt arrivé je ferai régulariser le contrat de
cette pension.
Je fus si touché de celte bonté de milord, que le5 larmes
me vinrent aux yeux, et je lui jurai du fond de mon cœur
Ue ne jamais le quitter.
Il n'y avait pas huit jours que je jouissais de ma petite
fortune, et déjà nous faisions nos préparatifs de départ,
lorsque mon maître fut inviié à déjeuner chez un négo-
ciant anglais établi au Caire. On servit du café assez mé-
diocre, que notre hôte nous donna pour du moka. Milord,
tout en le déclarant fort bon, par politesse, soutint que ce
ne pouvait èlredu café d'Arabie, et il s'éleva entre eux une
assez vive discussion.
— Parbleu! dit le négociant, nous en aurons le cœur
net; milord, vous partez pourl'turope, eh bien, au lieu
de prendre la Méditerranée et de passer par le détroit de
Gibraltar, vous prendrez la mer Rouge et vous passerez le
détroit de Babel-Mandel. Je vous accompagnerai avec une
livre de mon «afé jusqu'à Moka, et nous le comparerons
sur les lieux. Une proposition aussi originale ne pouvait
que plaire à mon maître, aussi l'accepta-t-il avec empres-
sement.
Un mois après nous prenions le café de Moka à Moka
même, et trois autres mois après nous flottions, sur un
navire anglais, au beau milieu de l'Océan Pacifique. Ce
n'était guère la route la plus courte pour aller en Angle-
terre ; mais voici ce qui était arrivé. Le capitaine de ce na-
vire , que nous avions rencontré en station dans un port
d'Arabie, était un ami de mon maître, et l'invita à déjeu-
ner à son bord le matin même du jour où il devait partir
pour faire le tour du monde, par ordre pressé de l'amirauté.
Après le déjeuner, les deux amis commencèrent une par-
tie d'échecs, et le vent s'éleva avant que la partie fût finie.
On mit à la voile, et milord aima mieux rester sur le na-
vire et faire le tour du monde que de renoncer à sa partie,
qu'il perdit, et aux nombreuses revanches que le capitaine
lui ofTrit très-gracieusement tant que nous fûmes sur son
bord , et voilà pourquoi nous nous trouvions sur l'Océan
Pacifique au lieu d'être dans la Manche.
J'étais un jour à côté de milord , qui fumait tranquille-
ment sa cigarette sur le pont, lorsque nous vîmes s'appro-
cher des flancs du navire, mais avec beaucoup de circon-
spection, une pirogue très-élégante venant de Vanikoro,
dont nous n'étions pas loin, et montée par une douzaine de
citoyens français marquisins. C'étaient, ma foi, de très-
beaux hommes, à haute stature , bien proportionnés et à
formes herculéennes. Leur peau était d'un jaune bistré
clair, à peu près comme la mienne ; leur tête large et leurs
traits fortement accentués. Ils avaient les yeux gros, à fleur
de tête, pas excessivement doux, et recouverts par d'épais
sourcils; leurs oreilles étaient remarquablement petites,
leur nez gros et épaté, leur bouche grande, fermée par de
grosses lè>Tes. Leur costume me paraissait assez à l'avenant
de leur figure : sur leurs cheveux, rudes et hérissés, était
posée une sorte de casque tressé en feuilles de palmier, et
enrichi de plumes et de coquillages ; un court jupon ou
maro leur tombait jusqu'au genou , et l'étoffe en était faite
avec l'écorce de l'arbre que tu connais sous le nom de
broussonetier ou mûrier à papier; un long manteau de la
même étoffe, accroché sur le haut de la poitrine et cou-
vrant leurs larges épaules , retombait derrière eux avec
assez de grâce ; presque toutes les parties nues de leur
corps étaient tatouées en bleu et en rouge, et offraient les
dessins les plus bizarres et les plus compliqués ; enfin leurs
longues lances, leurs boucliers d'osier et surtout les col-
liers de dents humaines qui leur pendaient au cou, annon-
çaient chez eux des habitudes guerrières et féroces.
Un matelot anglais qui parlait le marquisin, langage qui
n'est rien autre chose qu'un léger dialecte du taïtien, les héla
dans leur langue, et, sans plus hésiter, ils vinrent s'amar-
rer au flanc du navire pour échanger, contre des couteaux,
les fruits à pain, les cocos, les bananes, les cochons et les
volailles qu'ils avaient apportés. Ils nous apprirent que le
gouverneur Bruat était actuellement dans leur ile , et ils
nous offrirent galamment de nous conduire daos leur pi-
rogue si nous voulions lui aller rendre visite
ro
LECTURES DU SOIR.
— Eh bien! John le harponneur, me dit milord, que
penses-tu de cela?
A l'idée de revoir des Français , mon cœur battit avec
violence dans ma poitrine, et j'acceptai avec empressement
cette malheureuse invitation. Mon maître proposa au ma-
telot qui servait d'interprète de nous accompagner, un
autre Anglais se joignit à nous, et tous quatre nous des-
cendîmes dans la pirogue, qui aussitôt fit force de rames
pour s'éloigner du navire. Pendant cette courte navigation,
je remarquai que notre embarcation se dirigeait vers la
partie la plus déserte de l'île de Vanikoro; cela me donna
quelque inquiétude et j'en fis part à milord. Mais il se mo-
qua de mes craintes , et me fit observer que nous étions
trop bien armés pour redouter dix à douze misérables sau-
vages.
Nous abordâmes sur une côte stérile , déserte, monta-
gneuse, où la civilisation française n'avait encore empreint
aucune trace. Les sauvages qui nous servaient de guides
dans les étroits défilés où ils nous enfonçaient, marchaient
un peu en avant, en causant entre eux d'un air fort animé,
el nous rciiiai{]uàmes que de temps à autre de nouveaux
venus grossissaient leur troupe, au point qu'avant d'avoir
fait une demi-lieue, ils étaient au moins une soixantaine.
Alors ils ralentirent leur marche, et bientôt nous nous trou-
vâmes au milieu d'eux. Sans y mettre d'afTeclalion , ils
parvinrent, tout en marchant, à nous isoler les uns des
autres et à nous serrer de près dans les groupes qui envi-
ronnaient chacun de nous. Tout à coup, à un signal donné
par un chef, ils se précipitèrent, nous enlevèrent nos ar-
mes, nous attachèrent les pieds et les mains, et nous cou-
chèrent sur le gazon, les uns à côté des autres. Milord seul
essaya de faire de la résistance, et elle lui valut dans la
poitrine un coup de lance qui l'étendit raide mort. Si la
douleur que me causait la malheureuse fin d'un aussi bon
maître, et, avouons-le, la frayeur que j'éprouvai , m'eus-
sent laissé la liberté d'esprit nécessaire, j'aurais certaine-
ment admiré la prestesse a\ec laquelle ils nous dépouillè-
rent en un tourdemain. Ce fut là ma dix-septième infortune,
et elle était grande, car elle m'enlevait à la fois le meilleur
des amis et mes cinq mille francs de rente.
Mais que devins-je, grand Dieu! quand je vis ces abo-
minables insulaires allumer un immense foyer, découper
milord avec toute l'adresse qu'un boucher de Paris met à
dépecer un mouton, et étendre ses membres encore palpi-
tants sur les charbons du brasier pour en faire un épou-
vantable repas ! Après avoir hurlé, chanté et dansé pen-
dant la cuisson de mon pauvre maître , l'un d'eux , avec
son couteau, arracha l'œil droit , qui lui paraissait cuit à
point, le mit très-proprement sur une feuille de bananier,
el fut en faire hommage à un chef, qui le mangea avec beau-
coup de satisfaction ; car on sait à Vanikoro que les meil-
leurs morceaux humains, ceux dont la saveur plaît le plus
MUSEE DES FAMILLES.
177
à un palais marqiiisin , sont l'œil et la joue ; mais l'œil est
le morceau le plus honorable, et se nomme le manger du
chef. Le cuisinier d'ofTice enleva ensuite l'œil gauche, et
le présenta de la même manière à un autre chef; mais ici
il y eut une discussion très-vive.
Il se trouvait encore, en troisième, un autre chef qui
éleva des prétentions sur l'œil gauche. Il en résulta une
querelle, et déjà ils saisissaient leurs lances pour la vider,
quand je vis le cuisinier leur parler avec force gestes et
force grimaces. Je ne pouvais comprendre ce qu'il disait,
mais je jugeai qu'il avait beaucoup d'éloquence, car les
deux chefs s'apaisèrent sur-le-champ et reprirent leurs
places autour du foyer. Quand il eut fini son discours, le
cuisinier, le couteau à la main, s'approcha de nous autres
pauvres prisonniers, et nous considéra l'un après l'autre
très-attentivement, sans doute pour voir auquel des trois
il donnerait une fatale préférence ; je crois même qu'il nous
tàta les côtes pour reconnaître lequel était le plus gras.
Cette revue nous fit passer un frisson jusqu'à la moelle
des os. Enfin il s'approcha de moi, me mit un genou sur
la poitrine, me posa la main sur le front pour me mainte-
nir la tête appuyée sur la terre, puis, avec la pointe de son
couteau, il m'arracha l'œil gauche de son orbite, et le porta
tranquillement cuire sur des charbons ardents. Ceci fut ma
dix-huitième infortune, et tu sais maintenant comment je
suis devenu borgne.
Pendant cette cruelle opération , je poussais des hurle-
mrnts affreux, et elle n'était pas encore achevée, que j'avais
entièrement perdu connaissance, de manière que je ne sais
pas comment cette scène d'anthropophagie s'est terminée.
Lorsque je revins à moi, je me trouvai dans une petite
maisonnette fort propre et dans un lit assez bon, entouré
de soldats français et soigné par un chirurgien de la ma-
rine royale. On me raconta qu'au moment où nous descen-
dions du vaisseau anglais dans la pirogue, M. le gouver-
neur Bruat, qui nous observait avec une excellente lunette,
eut quelque soupçon de la perfidie des sauvages , surtout
quand il les vit diriger l'embarcation vers le point de la
côte le plus désert. Il envoya aussitôt une compagnie de
soldats pour nous protéger, mais ils arrivèrent trop lard
pour sauver milord. Quand je fus parfaitement rétabli, on
me renvoya en France sur un bâtiment de l'Etat, et ce fut
à Rochefort, où j'ai des parents, que j'appris la mort de
ma pauvre mère. Cette nouvelle fut la dix-neuvième et la
plus cruelle de mes infortunes.
— Et j'espère, mon ami, qu'elle sera la dernière, dis-je
à Jannot le Harponneur.
— Oui, oui, dit ma vieille mère en hocliant la tête d'un
air d'incrédulité, il faut espérer que ce sera la dernière.
C'était une bonne, une excellente femme que votre mère,
et elle ne manquait pas de bon sens, quoiqu'elle aimât un
peu trop les proverbes populaires ; en voici un, par exem-
ple, qu'elle répétait très-souvent :« Pierre qui roule n'a-
masse pas mousse. »
COITAr.D.
FI.N.
Tortue.
BIOGRAPHIES CONTEMPORAINES.
L'EMPEREUR MCOLAS.
Vous avez déjà sûrement entendu dire que l'empereur
Je Russie est le plus bel homme de ses États ; l'expression
est exacte et l'éloge mérité. Sa taille est fort élevée, bien
proportionnée, et ses traits sont d'une régularité parfaite.
Ce qui le rend bien plus remarquable à mes yeux , c'est
l'expression noblement sérieuse de son visage, la majesté
de ses attitudes, l'harmonie enfin de toute sa personne.
Représentez-vous la grandeur personnifiée. Celui qui aper-
cevrait l'empereur Nicolas pour la première fois, le vit-il
au milieu d'un état-major nombreux, entouré d'officiers-
généraux portant le même uniforme que lui, le reconnaî-
trait pour le czar, pour le chef d'une grande nation. Il en
est qui assurent qu'il doit à l'habitude du commandement
ce jeu de physionomie, ces airs de tête si souverainement
— 5" — Tnnzi^MF voi (Mr.
ITS
MXTLRKS DU SOIR.
majestueux; je ne suis pas de leur ans. J'ai vu d'autres
souverains pouvant dire aussi : Je le veux, sans craindre
la Charte et la presse, et pourtant ils sont loin de porter
empreintes sur leur front auguste la volonté, la force et la
I)uissance. il faut que la nature ait fait un peu plus pour
l'empereur Nicolas que pour li s autres.
Tout jeune, il se faisait distinguer par les mêmes qualités
extérieures au milieu des nombreux enfants de Paul I".
Jamais pourtant, je crois, de plus beaux rejetons ne s'as-
sirent sur les marches d'un trône. Leur mère, l'impératrice
Marie, était fort belle ; la plupart de ses enfants lui ressem-
blaient. A présent même qu'elles ne sont plus, on se sou-
vient de la beauté d'ange de quelques-unes des grandes-
duchesses : la reine de Wurtemberg, la femme de l'arcliiduc
Palatin sont toujours citées comme le type de la plus suave
beauté. Voici comment je l'ai appris. Un soir, j'entends
annoncer dans un salon aristocratique une jeune femme
qui faisait son entrée dans le monde sous les auspices d'un
grand nom, d'une fortune colossale et d'une flatteuse ré-
putation de beauté. Lorsqu'elle fut partie :
— Comment la trouvez-vous? deraandai-je à une femme
âgée dont j'avais l'honneur d'être connu.
— Délicieuse! me répondit-elle, ravissante! Elle a les
yeux et le sourire de la feue reine de Wurtemberg.
Le czar actuel ne semblait nullement destiné à régner.
Troisième ù\s de l'empereur Paul, deux frères devaient
passer avant lui ; peut-être même devait-il voir le sceptre
porté par la main d'une sœur. La loi salique ne pouvait
être sitôt établie après le glorieux règne de Catherine II,
c'eût été de l'ingratitude; ce règne donnait pour quelque
temps encore raison aux femmes.
Cène fut donc pas \ers le grand-duc Nicolas que se
tournèrent les regards des courtisans ambitieux. La pré-
dilection de l'impératrice, sa grand'mère, se porta naturel-
lement sur l'aiué de sa race, sur celui qui devait un jour
continuer l'œuvre de civilisation qu'elle avait si habilement
conduite. Ainsi l'on peut dire que l'empereur Alexandre
fut encore un peu l'impératrice Catherine.
Les autres princes furent confiés à des gens d'intentions
bonnes et honnêtes; mais peu capables, sous certains rap-
l^orts, de former des rois. Toutes les qualités que l'empe-
reur Nicolas possède à cet égard, il les doit donc à lui-
même. Rien n'a été épargné pour fausser son jugement,
pour troubler en lui cette voix intérieure qui, chez l'enfant
surtout, demande de la justice, de la raison dans ceux qui
le dirigent. Ainsi, puni, humilié, on va jusqu'à dire frappé
dans l'intérieur de ses appartements, à peine avaii-il passé
le seuil d'une salle de réceptioa que tout lui était permis,
et q'.i'il voyait s'incliner obséquieusement devant lui ces
mêmes individus qu'un instant auparavant il craignait
comme des juges. Fatale contradiction ! Il advint de ce
système ce qui devait en advenir : les précepteurs perdi-
rent leur influence, leur autorité; l'indépendance naturelle
du jeune prince prit le dessus sans qu'aucune intervention
de l^amille vint en modérer les effets.
La mort de Paul l", l'avéneraent d'Alexandre au trône,
les difficultés mystérieuses des premières années de son
règne, attiraient invinciblement, et sans partage, l'atten-
tion de tous. L'empereur de Russie doit ses défauts à ces
din"érentcs causes.
Cependant Alexandre, marié à une princesse de Bade,
perdait ses enfants , et le grand-duc Constantin se trou-
vait dès lors appelé à régner après lui. La brusquerie de
ses manières, les inégalités, l'irritabilité de son humeur
ne laissaient pas que de donner des inquiétudes sur l'ave-
nir de la Russie. Dieu sembla regarder ce pays d'un œil
miséricordieux : vivement épris d'une belle et jeune femme,
Constantin désirait l'épouser; il vint &n sujet soumis de-
mander r.igrément de l'empereur. La personne était Polo-
naise, ce qui compliquait encore la question. La réponse
de l'empereur, comme l'on détail s'y attendre, fut d'abord
un refus. .Mais Constantin leva toutes les difficultés en pré-
férant le bonheur au trône.
— J'y renonce, s'écriait-il , j'y renonce avec joie en fa-
veur de mon frère.
Au grand contentement d'Alexandre, l'acte de renoncia-
tion fut dressé, signé, déposé au Sénat, et, depuis ce jour,
le grand-duc Nicolas fut considéré comme l'héritier pré-
somptif de l'empire.
Ici se révèle une nuance fine et délicate du caractère de
ce prince. Au lieu de chercher à s'immiscer dans les affaires
publiques, ainsi qu'aurait pu l'y autoriser sa position nou-
velle, il demeura totalement étranger à la direction du gou-
vernement. Marié en 1817, époux et père parfaitement
heureux, il trouvait dans son intérieur ses jouissances
les plus grandes. La grande-duchesse, sa femme, était
une princesse accomplie. Bonne, belle, gracieuse, on la
reconnaissait facilement pour la fille de cette reine de Prusse,
si grande dans le malheur que Napoléon lui-même, ébloui
de sa gloire, ne sut pas la comprendre. A Sainte-Hélène,
il a dû lui rendre justice, j'en suis certain.
En 1816, après la tourmente qui avait jeté pendanlquinze
ans les peuples les uns coutre les autres, l'Europe se mit
à respirer, lasse de tant de sacrifices. Les souverains, re-
venus chez eux , pouvaient travailler à guérir les blessures
faites à leurs peuples par la guerre. Nul ne s'y appliqua
avec plus de soin que l'empereur Alexandre. On sait qu'il
ne fut pas secondé, et ce fut le motif de la profonde tris-
tesse qui s'empara de lui.
Tout à coup, en 1825, une nouvelle circula dans le pu-
blic et y fit une vive impression : l'impératrice, dont la
santé délicate donnait des inquiétudes sérieuses à ses mé-
decins, allait partir pour la Crimée, et l'empereur devait
y passer l'hiver avec elle. La famille impériale, quoique
profondément affligée de ce projet , n'osa pourtant faire
une objection. Il est vraisemblable même qu'elle espéra
beaucoup du climat du Midi, de l'éloignemeat des affaires,
pour vaincre les tristes dispositions d'esprit du sûurerain,
du fils et du frère le plus aimé qui ait jamais porte une
couronne. Le départ devint officiel. Le jour, l'instant arrê-
té, les adieux entre les illustres afifligés furent déchirants.
L'impératrice mère éprouva un de ces serrements de cœur
qui portent avec eux de si terribles appréhensions.
Nécessairement la position du grand-duc Nicolas avait
dû changer par l'absence de l'empereur. Désormais il avait
une large part dans les affaires. Il l'avait acceptée loyale-
ment; il remplit sa tâche de même. Chaque jour un cour-
rier chargé d'une relation détaillée de tous les actes accom-
plis en son nom était envoyé à Alexandre par son frère,
qui répondait à son tour par des observations sur les corps
d'armée qu'il visitait dans ses différentes courses.
Cet état de choses ne devait pas durer longtemps. On
apprit que l'empereur était souffrant. Bientôt la gravité de
son état ne fut plus un mystère. Les courriers se succé-
daient avec rapidité. La crainte était dans tous les cœurs,
son nom sur toutes les lè>Tes, lorsqu'une lettre, écrite par
l'impératrice sa femme, vint donner de l'espoir à sa famille
comme à tout le peuple dans l'attente.
En reconnaissance de celte bonne nouvelle , des prières
publiques furent ordonnées à l'église de Casan pour le len-
demain , 9 décembre. La famille impériale, la cour, les
MUSEE DES FAMILLES.
179
populations éraues, s'y portèrent avec un égal 8entin)ent
de foi confiante.
Déjà les prières étaient commencées, lorsqu'un officier,
les vêtements couverts de givre , les traits bouleversés ,
s'avance à travers la foule et remet au grand-duc Nicolas
un pli caclietc de noir. Sans prononcer une parole, il reste
devant lui, immobile, la tête baissée; car il a prorapte-
ment détourné la vue des yeux interrogateurs du grand-
duc. Tremblant, le prince ouvre la lettre; son regard, trou-
blé, hésite, cherche, puis s'arrête enfin sur ces mots tracés
par la main de l'impératrice Elisabeth : « Notre ange est au
ciel!...»
Jamais la vérité n'emprunta d'expression plus touchante !
La lettre s'échappe de la main de Nicolas, un profond gé-
missement se fait entendre pendant que ses genoux flé-
chissent et qu'il tombe prosterné sur le marbre du parvis.
La stupeur est générale: les chants cessent, le service di-
vin est interrompu ; un lugubre silence s'établit.
C'est ainsi que la noble famille, la cour, le peuple appri-
rent que le czar de Russie s'appelait désormais Nicolas I".
Les premiers moments de celui-ci furent absorbés par
une douleur profonde. Il comprit néanmoins que son de-
voir exigeait qu'il la surmontât, et l'histoire lui tiendra
compte de la grandeur de ses procédés envers un frère
vivant , comme de l'amertume sincère de ses larmes sur
un frère mort.
Le Sénat, instruit de la foudroyante nouvelle , se ras-
semble sans perdre de temps, afin de procéder à l'ouver-
ture des différents paquets que l'empereur défunt lui avait
remis avec injonction de n'en prendre connaissance qu'à
sa mort. C'était, outre l'acte d'abdication du grand-duc
Constantin, l'ordre formel de faire à l'instant même recon-
naître le grand-duc Nicolas comme souverain de toute la
Russie.
Porté à l'obéissance par la conviction du bien qui devait
en résulter, le Sénat se rendit eu corps au palais pour faire
part à qui de droit de ces pièces irrécusables et sans appel.
Mais quel fut l'étonnement général, lorsqu'on vit le grand-
duc repousser impérieusement une couronne que personne
ne semblait pouvoir lui contester !
— Non, messieurs, répondit-il aux discours qui le trai-
taient déjà de roi, il n'en peut être ainsi. Vous me dites
que l'acte de renonciation du grand-duc Constantin établit
mes droits d'une manière absolue; je ne suis pas de votre
avis : qui peut me répondre que ce prince ne regrette pas
maintenant une résolution prise il y a déjà bien des an-
nées? Quant à moi, j'agirai dans le sens de cette supposi-
tion. Afin que toute facilité soit donnée à mon frère pour
ressaisir le sceptre, demain la garde entière le saluera em-
pereur à mon exemple.
La chose se passa telle que Nicolas l'avait annoncée.
De son côté, le grand-duc Constantin ne demeurait point
en reste. Ayant appris à Varsovie la mort d'Alexandre, à
l'instant même il renouvela la renonciation, y joignant une
lettre qui ne pouvait laisser à son frère aucun doute. Le
grand-duc Michel, porteur de ces dépêches, fut le premier
à saluer son frère du titre d'empereur.
Le 24 décembre, Nicolas publia une relation exacte de
ce qui s'était passé entre le grand-duc Constantin et lui.
Il déclarait en même temps accepter la couronne, datant
son règne du 7 décembre. Il indiquait le 26 pour la pres-
tation du serment.
L'esprit de révolution aristocratique qui fermentait en
Russie depuis quelques années avait aussi choisi ce jour-là
pour jeter le gant à l'absolutisme. Il fut convenu parmi les
conjurés qu'ils tâcheraient de décider quelques troupes.
dont leurs officiers disposaient, à refuser le serment au
nouvel empereur : ils devaient mettre en avant le prétexte
de rester fidèles au grand-duc Constantin, en ayant l'air de
considérer Nicolas comme un imposteur que réloignemenl
de son frère enhardissait à l'usurpation.
A mesure que les régiments sortirent de leurs casernes
et vinrent se ranger sur la place du palais d'hiver, on cher-
cha à les ébranler sous ce prétexte. Les uns résistèrent,
quelques autres fléchirent; l'émeute grandit, les chefs
courent d'un escadron à un autre pour tâcher de les ani-
mer. Des paroles inquiétantes sont prononcées par ces
hommes; les vociférations y succèdent; des menaces de
mort se font même entendre. Les généraux restés fidèles
comprennent enfin qu'il ne dépend plus d'eux de mainte-
nir la discipline; ils frémissent de leur responsabilité.
Après un conseil tenu entre eux, le général B... se détache
pour aller instruire l'empereur d'un état de choses dont
jusqu'alors ils avaient voulu dissimuler la gravité. Il entre
chez l'empereur, qui était entouré de toute sa famille :
— C'est, dit celui-ci, un moment d'erreur, dont je ne
veux point avoir connaissance. Ils vont s'apaiser. Un
quart d'heure de réflexion, et j'en réponds.
— Non, sire, reprit le général B..., loin de là; l'exaspé-
ration augmente, et les dernières paroles que j'ai entendues
étaient des menaces... Permettez que nous agissions, ou
tout est à craindre.
— Vous croyez ? allons donc ! dit l'empereur.
D'un regard il prit congé des siens, et s'achemina vers
la porte, à la suite du général B..., avec cette fermeté dont
il devait donner tant de preuves. A cette vue, l'impératrice
éperdue se jette à genoux sur son passage :
— Arrêtez ! s'écrie-t-elle en saisissant la main de l'em-
pereur, arrêtez !
On la voit employer les supplications les plus tendres
pour le retenir. Ses enfants l'entourent aussi, le pressent,
le sollicitent ; à travers les larmes et les sanglots, les crain-
tes les plus vives lui sont manifestées; les suppositions les
plus sinistres lui sont retracées sous toutes les formes,
avec les couleurs les plus som[)res et les angoisses le^ plus
poignantes. Son cœur fut déchiré, mais ne faiblit pas un
instant. Il releva l'impératrice, cherchant à la rassurer par
quelques mois; puis, détournant la tête, il sortit, calme et
résolu. L'impératrice était retombée à genoux, élevant les
mains au ciel pour lui demander la conservation de celui
qu'elle aimait plus que la vie. Depuis ce jour, depuis cette
heure, elle est sujette à un tremblement nerveux qui lui
fait hocher la tête d'une manière sensible.
Lorsque l'empereur parut, au lieu de la soumission qu'il
pensait inspirer, il trouva la rébelliou agressive. Les insur-
gés, soutenus par la lie du peuple, s'ébranlent; ils com-
incncent le feu. L'empereur l'essuie courageusement, puis,
aussitôt après, il harangue les coupables. Ses efforts demeu-
rent sans succès. Il fait approcher le métropolitain, à la tête
de son clergé, qui parle à son tour le langage du devoir et de
l'indulgence. Les soldats restent inflexibles. Une nouvelle
décharge vient prouver leurs intentions. Alors, toute autre
ressource épuisée, l'ordre est donné de répondre au feu
par le feu. La mêlée s'engage ; mais une heure après tout
était fini : les chefs de la révolte se trouvaient au pouvoir
du nouvel empereur.
Il paraîtrait que le souvenir de cette journée terrible
pesait encore de tout son poids sur l'esprit comme sur le
cœur de Nicolas à l'époque de son sacre. Cette cérémonie
eut lieu à Moscou le 3 septembre 1826. Le soir, entre
l'heure du diner et celle qui devait appeler l'empereur aux
fêtes de la ville, seul avec ses frères (car le grand-duc Con-
180
LECTURES DU SOIR.
stantin avait voulu affermir par sa présence la couronne
sur un front si bienfait pour la porter), seul, dis-je, avec
ses frères et le général B... :
— Savez-vous, s'écria-t-il d'un air mélancolique et pé-
nétré, savez-vous que c'est un lourd fardeau qu'un sceptre
impérial ; la force d'un homme ne suffit pas pour le porter
dignement. Il faut y être aidé par la bonne foi et la vérité
de ceux qui nous entourent. Vous, continua-t-il en se re-
tournant vers ses frères, je suis bien sûr de votre assis-
tance ; mais vous serez un peu comme moi , vous ne sau-
rez pas grand'chose. C'est à toi, Alexandre, acheva-t-il en
prenant la main du général B..., c'est à toi de me dire
toujours la vérité ! Promets-le-moi !
Quoi que j'eusse résolu de ne point empiéter sur l'his-
toire, je me suis laissé aller à vous retracer ces traits qui
peignent le caractère de l'empereur Nicolas; maintenant je
laisserai de côté les événements de son règne pour ne vous
parler que de sa vie privée, de ses rapports intimes avec sa
famille, la noblesse et son peuple. Je commencerai ce ta-
bleau d'intérieur au moment où la cour rentre en ville,
c'est ordinairement vers le 5 ou le 8 novembre.
Tous les membres de la famille impériale habitent le
même palais : cette magnifique résidence, située sur le quai,
en face et à peu de distance de la Neva, est connue en Eu-
rope sous le nom de palais d'hiver. C'est là que l'impéra-
trice, quoique toujours souffrante, est plus qu'ailleurs,
peut-être, Tàme de son intérieur. C'est un mot étrange que
celui-là appliqué à l'existence d'une souveraine ; je le main-
tiendrai cependant; car il est ici parfaitement à sa place.
.\utour d'elle viennent se ranger avec autant d'amour que
de respect, son fils aîné, le grand-duc héritier, sa femme et
deux charmants enfants; ses trois autres fils, les grands-
ducs Constantin, Nicolas et Michel ; la grande-duchesse
Marie et le duc de Leuchtemberg, son époux, leurs enfants,
et la grande-duchesse Olga, non encore mariée.
Il y a quelques mois à peine, un ange de beauté et de
douceur, la grande-duchesse Alexandra, unie au prince
de Hesse, jetait sur cet ensemble tout le charme de l'àme
la plus tendre, de l'es rit le plus séduisant; mais à dix-
huit ans elle a été enlevée à ce monde dans toute sa fraî-
cheur et son éclat comme une fleur atteinte par la faucille.
Ici la mort fut l'impitoyable moissonneur. A présent, une
morne tristesse a rempl.icé cette quiétude et ce bonheur
dont jouissaient en Russie les princes du sang impérial.
C'est donc leur genre de vie avant ce cruel événement que
je vais vous tracer. Depuis leur douleur, la santé plus que
chancelante de l'impératrice a détruit cette harmonie, cette
régularité d'existence qu'il faudra du temps pour rétablir,
mais que la force des choses ramènera sans doute.
L'hiver, l'empereur se lève avant le jour ; il prend du thé
chez lui et se met ensuite à travailler avec les différents mi-
nistres auxquels il a donné rendez-vous. A dix heures, il
descend chez l'impératrice où il trouve ses enfants rôunis.
Après avoir passé auprès d'eux une demi-heure, il se rend
au conseil de l'empire, ou bien continue son travail avec
les chefs d'emploi qu'il a mandés à cet effet. Tous les jours,
infailliblement, on voit Nicolas dans les rues de sa capi-
tale. Ordinairement , c'est d'une heure à trois. Soit qu'il
aille visiter une école de cadets ou un établissement de
charité, soit qu'il se rende à une manœuvre ou qu'il s'em-
presse d'accomplir un acte de politesse envers quelque
grande dame de la société, il traverse en voiture décou-
verte les quartiers les plus populeux. Quoique cela lui
donne fort à faire, il est constant qu'il est toujours le pre-
mier à saluer le noble ou le serf, n'importe celui qui porte
les yeux vers lui. Quand il sort à pied, il en est de même.
Je l'ai vu parcourir dans toute sa longueur la perspective
de Newsky sans cesser un instant de faire le geste qui con-
stitue le salut militaire.
On est tellement accoutumé à cette façon d'agir que son
apparition ne cause jamais cette émotion curieuse qui, en
d'autres pays, encombrerait le passage du souverain (fût-il
même roi constitutionnel), s'il se mêlait aussi familière-
ment aux habitudes de ses sujets. On ne craint point l'em-
pereur cependant. Nul ne se sauve ni ne s'écarte à sa
venue. Après l'avoir salué, il est d'usage de passer tran-
quillement son chemin.
Les jeunes grands-ducs ne jouissent pas des mêmes
prérogatives. Ils se promènent à pied, quelque froid qu'il
fasse, et leur cortège se grossit à mesure de tous les ga-
mins qu'ils rencontrent à tous les coins de rue. Il faut, du
reste, rendre justice à cette escorte improvisée : elle revêt
un certain air de dignité qui n'est point dans ses habitu-
des ordinaires. De leur côté, les grandes-duchesses sortent
avec leur mère ou leurs demoiselles d'honneur. On les voit
affronter en traîneau la neige et le froid le plus rigoureux.
Il serait fort inconvenant de ne point les saluer ; au reste,
personne n'y manque, pour mille raisons dont la meilleure
est, sans contredit, leur beauté et l'affabilité dont elles font
preuve dans toutes les occasions.
A trois heures, le dîner impérial est servi. La famille
seule y est généralementconviée ; pourtant quelques grands
dignitaires ont parfois l'honneur d'y être admis. La tenue
habituelle de l'empereur ne change nullement, qu'il soit
seul avec les siens ou que le cercle habituel se trouve aug-
menté de deux ou trois personnes. Il ne quitte jamais la
redingote militaire. Pour la rendre moins gênante, il en
détache les lourdes épaulelles que son oukase prescrit.
C'est la seule contravention qu'il se permette à ses propres
ordres. Vienne le soir, son uniforme pourra lutter de rigi-
dité avec celui du premier officier récemment sorti des ar-
rêts encourus pour crime de négligence.
Jamais, pas plus un jour que l'autre, l'empereur ni los
grands -ducs ne sont autrement qu'en habits militaires.
La seule distraction qu'ils peuvent apporter à cette règle
c'est de changer souvent d'uniforme. Ils n'y manquent
pas.
Le dîner est court. La table impériale n'a rien de somp-
tueux. Le repas terminé, selon que l'empereur est content
ou peu satisfait des rapports qui lui sont faits par le gou-
verneur des jeunes princes, il joue avec eux (ils ont douze
et onze ans), ou les tient à distance par un regard pendant
qu'il cause avec l'impératrice ou les autres personnes de
son entourage.
Chaque semaine on remet à l'empereur des notes écri-
tes, fournies par les divers professeurs qui concourent à
l'éducation de ses fils. L'on m'a assuré que lorsqu'il en est
mécontent, les corrections populaires ne leur sont pas
épargnées. Ce dont je puis répondre, c'est qu'il est d'une
grande bonté pour eux lorsque leur conduite le mérite.
Vers quatre heures et demie, l'empereur remonte cheziui.
II s'occupe dans son cabinet, souvent seul, parfois avec l'hé-
ritier du trône, jusqu'à l'heure où se décide l'emploi de la soi-
rée. Quand n'est pas encore arrivée la saison des bals, tous
les membres de la famille impériale vont souvent au spec-
tacle. Le Théâtre-Français, l'Opéra italien ou allemand les
attirent volontiers. Par celte raison, la société y est fort
assidue. Ils ont au théâtre plusieurs loges contiguês, ce qui
leur donne la facilité d'aller se faire des visites pendant les
entr'acte^ et de changer de place quand cela leur plaît.
MUSEE DES FAMILLES.
181
Aux différentes représeotalions où je les ai vus, ils sem-
blaient fort attentifs à la scène.
Depuis le mois de janvier, c'est, entre les grands sei-
gneurs russes, à qui aura l'honneur de recevoir son sou-
verain. Il ne faut pas croire que cela soit donné à tous.
L'étiquette exige que l'amphitryon soit revêtu de quelque
grande charge. Alors, non-seulement l'empereur, mais
l'impératrice, mais tous les princes et princesses de la fa-
mille vont assister aux fêtes brillantes qui leur sont offer-
tes, se mêlant à la société comme de simples particuliers.
A son tour, outre les réceptions solennelles qui s'effectuent
quatre fois par an : le 6 décembre, le jour de l'an, à Pâ-
ques et pour la fête de l'impératrice, l'aimable souveraine
donne presque tous les dimanches, dans le palais d'Etnil-
chkoff, des bals où elle réunit l'élite de la cour et de la
ville. Le carême venu, à 8 heures du soir, l'empereur
quitte ses travaux pour revenir chez l'impératrice, où il
trouve réunies à sa famille la demoiselle d'honneur de ser-
vice et quelques personnes reçues sur le pied d'une iali-
raiti parfaite. Son arrivée fait cesser le jeu ou la lecture
commencée. A moins qu'il ne veuille s'associer à l'un ou à
l'autre, on se rassemble autour de lui pour causer.
L'empereur Nicolas.
A neuf heures, le souper est annoncé, et c'est à dix que
l'on se sépare ; ainsi l'exigent les médecins qui soignent
l'impératrice.
Pourtant le soleil devient chaud, les neiges fondent, les
lilas, du jour au lendemain, se montrent couverts de bour-
geons et de feuilles ; la Neva a traîné ses glaçons brisés jus-
qu'à la Baltique; le palais d'hiver, habité six mois par ses
hôtes illustres, prend un air d'animation qui annonce qu'il
va être abandonné. En effet, les fourgons, les voitures, les
chevaux se croisent à toute heure, stationnent à ses difTé-
rentes issues. Vers le commencement de mai, un jour,
une heure sont indiqués, et ce jour, à cette heure, la famille
1S2
LECTURES DU SOIR.
impériale quitte sa résidence d'hiver pour le palais de
Tzarkoë-Célo, que l'on appelle avec quelque raison le Ver-
EaiMes de la Russie. La. cour revient seulement vers le 13
assistera une revue de la garde qui se passe au Champ-de-
Mars avec toute la pompe que Ton peut attendre d'un pays
essenliellement militaire.
Le5 goûts de l'empereur se rc al en ceci de ceux
du grand-duc Michel : la tenue l . aents, la précision
de leurs exercices, la spontanéité de leurs manœuvres
tiennent une grande place dans ses délassements. Il s'en
occupe avec un redoublement d'activité à Tzarkoe-Célo
pendant les deux mois qu'il y passe. Cela tient les troupes
en haleine et les prépare à merveille pour le camp qui doit
les réunir vers la fin de juin à portée de la résidence de
Péterhoff. C'est à cause de cela que la famille impériale ne
manque jamais de quitter à cette époque le magnifique pi-
lais de Tzarkoè-Célo pour le cottage qui doit la recevoir sur
les bords du golfe de Finlande. Du reste, il est aisé de com-
prendre qu'elle préfère Alexandrie à tout autre séjour. Fi-
gurez-vous une chaumière dans le golit anglais, réunissant
par conséquent, sous les apparences les plus rustiques,
tout le confortable possible. Ce n'est à Teotour que fleurs
et que verdure : elle est posée au milieu d'un parc immense
dont les accidents de terrain livrent à la fois aux re^rds
charmés la mer en face, Pétersbourg avec ses coupoles do-
rées à droite, et Cronstadt et ses flottes à gauche. Si votre
imagination vous sert bien, vous aurez une idée de cet en-
semble, incomparable selon moi.
A Péterhoff également il existe un beau palais. N'étant
pas habité, il perd extrêmement de son intérêt aux yeux des
voyageurs qui n'ont eu ni le temps ni l'occasion de se
mettre au fait des grands événements qu'il rappelle. Sa si-
tuation lui fait dominer la mer. Ses salies de réception sont
belles et ornées dans le style Louis XV. Elles font un bel et
noble effet lorsque, le 1" de juillet, jour de la fête de l'im-
pératrice, un bal, qui réunit indistinctement l'aristocratie
et le peuple, fait briller ses girandoles, éclaire l'or et les pein-
tures qui couvrent ses murailles. Les fenêtres ouvertes, les
balcons découpés laissent voir les jardins rafraîchis par des
cascades magnifiques, et la féerique illuminatiou qui fait
ressortir à l'envi les arbres séculaires, les statues d'or et
les nappes d'eau qui se détachent les unes sur les autres.
Vous ne devez pas croire que le palais soit exclusive-
ment résené aux fêles. C'est là que l'empereur a son ca-
binet de travail ; tous les matins , après son déjeuner, il
traverse à pied le parc d'.\lexandrie , les jardins de Péter-
hoff, pour se rendre au palais, où les ministres et les gé-
néraux l'attendent. 11 y passe une partie de la journée.
Bien des fois j'ai rencontré les princesses, à pied ou à che-
Tal, venant le prendre vers l'heure du diner. Quand il ne
va pas au camp passer une revue ou donner une alerte, on
le voit, de six à sept heures, en char-à-bancs ou en calèche
découverte, avec toute sa famille, suivi par d'autres voi-
tures où sont placés les aides de camp, les demoiselles
d'honneur de service, même quelques personnes invitées.
Toute cette bnllante compagnie va prendre le thé dans un
des chalets jetés au milieu des parcs qui entourent Péter-
hoff. Quelquefois elle se dirige vers le palais de la du-
chesse de Leuchtemberg, qui n'est qu'à une demi-heure de
distance. Trop heureuse d'échapper à l'étiquette, cet escla-
vage des rois , on voit ici toute cette famille souveraine
jouir à plein cœur des plaisirs bourgeois autorisés par la
campagne. On joue à colin-maillard, à la mer agitée, en-
fin à tous les jeux qui charment les années de l'enfance.
L'empereur se mêle à ces folies intimes avec un entrain
qui ne le laisse pas du tout en arrière des jeunes grands-
ducs. Quand, après la promenade, on rentre chez l'impért-
trice, on fait de la musique ou bien l'on danse sans céré-
monie. Ces petites soirées improvisées sont charmantes de
laisser-aller et de bonne humeur ; elles font beaucoup den-
neux, et il y a de quoi.
Les premiers jours d'août on s'agite de nouveau, la
garde impériale a quitté ses tentes. Ses manœuvres, après
dix jours de marche, la ramènent à Tzarkoë-Célo, qui est
leur point de départ. L'empereur doit la passer en revue
avant de renvoyer les régiments dans leurs garnisons res-
pectives; puis, le soir, un grand bal réunira les officiers
au palais de Bopcha, qui en est voisin. La cour doit s'y
rendre pour \ ingt-qualre heures ; ce déplacement, qui s'ac-
complit régulièrement chaque année, quoique annuel, met
tout le service en émoi.
Le signal du départ définitif de Péterhoff se fait peu
attendre maintenant. Le 1" septembre, on se retrouve de
rechef installé à Tzarkoè-Célo pour deux mois. Ce nouveau
séjour est coupé par un voyage à Gatchina, où l'on mène
pour le coup vie impériale tout à fait. Les chasses, la co-
médie, les bals parés en font les frais. Le grand château
de briques rouges, les prairies à perte de vue , les tran-
quilles étangs, les mélancoliques rangées de peupliers re-
prennent alors pour quelque temps une apparence de vie
qui leur manque complètement le reste de l'année. Quant
à moi, si j'avais eu à choisir, j'aurais voulu venir à Gatchina
pour y penser dans le silence et la solitude. Mais peut-être
le devoir des princes est-il de tout animer autour d'eux.
On vous dira que l'empereur est violent : c'est vrai, je
vous en ai déjà prévenu; c'est son éducation qui en est
coupable. Autrement dirigée, ce défaut eût disparu sans
aucun doute. Je n'en veux pour preuve que ce fait, dont
je puis garantir l'exactitude.
Aprèa une revnt à ce même camp de Tzarkoë-Célo,
dont je viens de vous parler, Nicolas se laissa aller vis-à-
vis de l'un de ses officiers-généraux à des paroles blessan-
tes au dernier point. Le lendemain le vieux soldat, navré,
lui envoya sa démission, sans un mot de commentaire.
L'empereur, frappé du laconisme de cette démarche, ré-
fléchit à sa conduite, et de sa propre main il manda le gé-
néral dans sa tente pour l'heure où tout l'état-major vient
à l'ordre. A peine est-il arrivé que l'empereur l'aperçoit et
s'approche de lui :
— S..., lui dit-il, je te fais des excuses de la manière
dont je t'ai traité hier; j'espère q le tu l'oublieras; quanta
moi, je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour te le
faire oublier.
L'empereur Nicolas n'a siiremenl jamais de sa vie péné-
tré plus av*ant dans le cœur de ses sujets qu'en cette cir-
constance. Le bruit de cette démarche se répandit avec
rapidité dans toutes les classes, excitant l'admiration de
tous ceiu qui en eurent connaissance.
Une autre fois, mais plus tard, il devait de même ren-
contrer publiquement la vive sympathie de ses sujets. La
mort de sa fille la grande-duchesse AlexanJra lui a fourni
la triste occasion d'apprécier à quel point il est aimé. Lors-
que, accompagnant la dépouille mortelle de cette jeune et
belle princesse, de Tzarkoe-Célo à la forteresse de Péters-
borg, Nicolas a passé au travers des populations éplorées,
accourues de dix lieues à la ronde pour mêler leurs larmes
à sa douleur, il aurait pu se dire ce mot qui renferme pro-
bablement l'avenir de son pays : « Avec le cœur de son
peuple, un souverain peut tout. »
L. DE MONCASTRE.
MUSÉE DES FAMILLES.
T83
DÉCEPTIONS DE VOYAGES.
AUX BORDS DU Rlim.
I.
Les pires co;.seillers, les plus méchauls guides pour un
touiisti', sont assurcmeut l'iuililTérence d'un esprit froid,
la misanthropie et ramertume d'un cœur désabusé de tout,
même de la nature. Se mettre en roule avec un parti pris
de dénigrement et de critique, est un dessein qui uc peut
prendre racine que dans une âme vulgaire, séduite par le
médiocre avantage de sembler originale à tout pri.x Je pré-
fère encore l'artiste, le poëte moins judicieux que passionné,
qui, s'abandonnant à la fougue d'une admiration sans dis-
cernement, in)patiente et fait sourire quelquefois, mais ne
mulile et n'avilit jamais ses modèles.
Ce qui vaudrait mieux encore, c'est la vérité, c'est le juste
sentiment de la grandeur, delà beauté des choses, régula-
risé en quelque sorte, et contenu par l'expérience, par la
sagacité d'un voyageur ardent, mais sensé, et plus épris de
la nature même ou des œuvres des hommes, que des va-
niiés de l'hyperbole et des créations de sa plume.
Nous ne pensons pas que les objets sur lesquels s'exerce
la pensée de l'artiste aient besoin, sortant des mains de
Dieu, des embellissements de la prose ou des exagérations
du style; loin de là, au milieu des descriptions brillantes
et recherchées, dans la savante peinture desquelles notre
littérature tend de plus en plus à oublier le drame pour le
tableau, l'homme pour le théâtre, j'ai constamment observé
que ce genre d'études est susceptible d'intéresser sans le
secours de l'étrange, de l'imprévu, et avec les plus simples
éléments. Ainsi, les déceptions, si parfois elles atteignent
un honnête voyageur de bonne foi, proviennent, à notre
sens, des conteurs qu'il a écoutés, des récits qu'il a lus,
des erreurs qu'il lui faut redresser, des prestiges dont
il doit rabattre.
Il n'existe assurément aucune comparaison entre les ri-
ves poétiques du Rhin et les plaines de la Beauce, dont la
monotonie est devenue proverbiale; ceiicndant, itreiiez la
roule de Chartres par un beau jour de juillet, coiiteniplez
du haut d'une diligence ou d'un moulin à vent, aux feux
étincelanis du soled qui s'abiiisse, l'or ondoyant dos blés
mûrs, que le vent agite cl fait moutonner comme les flots
d'une mer, vous serez saisi , au milieu de cet océan de
vermeil, comme sur l'autre océan d'azur, de l'éclat de la
lumière et du sentiment de rimmcnsité. Si l'on parcourait
ainsi les bords du Hhin, sans préventions trop favorables,
sans posséder en soi des peinlures toutes faites cl des ad-
mirations théoriques, l'on rencontrerait souvent de ces
émotions soudaines et de ces élans ."spontanés; mais les
idées préconçues et les comparaisons que l'on a dans l'es-
prit font que l'on est souvent trompé dans son attente.
L'on comptait sur un certain spectacle et l'on en trouve un
autre.
Le Rhin, sur lequel la France a les yeux tournés avec
regrets, avec espoir, repré.-^onlc trois causes d'intérêt: les
souvenirs historiques qui s'y rattachent et en font la poé-
sie; le caractère particulier du paysage et des sites; enfin
la question de nationalité (juc le congrès de Vienne a sus-
pendue peut-être en croyant la résoudre. Ainsi, d'un côté,
la nature, exposée aux tictions, aux arabes(]ues de la lé-
gende ; de l'autre, les cités, les mœurs, les hommes, su-
bordonnés, sous le crayon des observateurs, à toutes les
illusions fortuites, à tous les mensonges intéresses que
comporte une question politique.
Ces erreurs, les déceptions qu'elles entraînent, on les
pressent en mettant le pied sur le territoire prussien, lors-
qu'on aborde le Rhin par la Belgique : Aix-la-Chapelle, la
ville de Charleraagne, le berceau des empereurs carlovin-
giens, Aix-la-Chapelle est étranger à nos mœurs et a ou-
blié notre langue. En y pénétrant, l'on se sent brusquement
plongé dans la vieille Allemugne. Te! est, au surplus, le
caractère de la plupart de ces villes, qu'un patriotisme aveu-
gle nous représente comme françaises par le cœur, par le
souvenir, par les regrets : ce sont là de vaines chimères au
moyen desquelles on consola longtemps notre gloire humi-
liée, et qui, d'ailleurs, présentent les chances d'une popu-
larité facile ; mais il faut l'avouer enfin, quelques détours
que l'on prenne : ce qu'il y a de plus allemand dans toute
l'Allemagne, ce sont les villes du Rhin. C'est là que sont
épars les grands souvenirs de l'histoire, c'est là que se
transmet le vieil esprit germanique dans toute sa ferveur :
c'est à Hernslieim, c'est à Manheim que Schiller passa une
partie de sa jeunesse; les marécages de Worms ont nourri
le dragon des Niebelung; Bonn a donné le jour à Betho-
wen; Francfort à Goethe; Gernshcim vit naître SchaelTer,
et Mayence Guttemberg; c'est à Francfort qu'on élisait les
empereurs, c'est à Aix-la-Chapelle qu'on les couronnait;
Mayence et Cologne étaient régis par des électeurs puis-
sants, qui étendaient la main sur les trônes de l'Allemagne;
c'est des bords du Rhin que s'élança Frédéric Barberoussc;
c'est à Worms, enfin, que fut consacré Luther, c'est-à-dire
la réforme religieuse et la littérature nationale ; toute leur
histoire est là, et ils se souviennent. Ces cités que l'on veut
croire françaises, sont en quelque sorte le berceau sacré
de l'unilé germanique.
De là vient l'intérêt qui s'empare du voyageur, lorsqu'il
visite ces anciennes villes féodales; les grands noms de
Charlemagne, d'Olhon, de Frédéric Barberoiisse, de Char-
les-Quint s'olTreut sans cesse à sa pensée; il se laisse en-
traîner à ces séductions de la poésie des anciens âges, que
ne lui offriraient ni l'élégante et moderne capitale de la
Bavière, qui attend l'illuslration de ses arlistes naissants,
ni Vienne avec ces belles bâtisses neu\es, entourée de
jardins anglais parsemés de kiosques; ni Berlin, caprice
d'un encyclopcdisle couronne à qui Vollairc enseignait le
bon goût. La nationalilé allemande a le Rhin pour em-
blème.
Cependant, quand on en parcourt les rives, on est sou-
vent dans la nécessité de recourir à l'imagination ; le
temps, la guerre et le mauvais goût des badigconneurs
pires encore, ont fait plus de ruines ici qu'en aucun lieu :
la coupole d'Aix-la-Cliapelle où brillaient les fameuses co-
lonnes de granit de rim|)ératrice Hélène, et que Léon III
consacra, au milieu de trois cent soixaute-einq évê(]ues,
parmi lesquels il y en eut deux qui, suivant la légende,
se soulevèrent de leurs tombeaux pour remplacer leurs
confrères absents, cette coupole, qui vit s'asseoir tant
d'empereurs sur le siège en marbre de Charlemagne, est
IS'i
LECTURES DU SOIR.
dans un état de délabrement déplorable. Les vieux cin-
tres byzantins ont été ridiculement affublés d'empâtements
jansénistes, sur lesquels s'enroulent des macarons, des
guirlandes et des fleurettes en plâtre entremêlées de pein-
tures que désavouerait le dernier des élèves de Vanloo. Il
se prépare ici un projet de restauration, nouveau sujet de
crainte ; mais on ne pourra faire pis. La grande salle de
l'Hôtel-de-Ville, élevée sur les débris d'un palais impérial
dont les Romains avaient marqué la place, procure aux
curieux une déception plus amère encore; les traces des
oripeaux du Congrès de 1748 y sunt partout écrites, ron-
gées de cette moisissure que défient les grandes choses
construites pour des siècles, mais qui s'attache aux vieille-
ries et les pulvérise. Toulefois, au milieu des portraits de
souverains allemands réunis dans cette salle, entre Charle-
magae, François !«' et Joseph 11, l'on rencontre, royale-
ment adossée aux augustes panneaux, l'image du protec-
teur de la Confédération du Rhin, de Napoléon, et celle de
Joséphine. On la retrouve de même au Musée de Mayence,
entre celle du duc régnant de Nassau, et le portrait de
M"« Sabine Heinefetter, une comédienne fort bien nourrie;
ces Allemands sont hospitaliers.
La position de notre empereur, dans ces contrées, a
besoin qu'on l'explique. Sur les deux rives du Rhin, ce
nom est aussi populaire qu'en France; le portrait de l'em-
pereur règne sans opposition chez les particuliers comme
dans les lieux publics, et les princes eux-mêmes ne crai-
gnent pas d'en décorer leurs châteaux. On n'attache à ce
nom aucun sens politique; il n'est plus un emblème de la
France ou un symbole des idées françaises : Napoléon fi-
gure là comme un ancien et très-glorieux souverain du
pays, entre Charles-Quint, Joseph IF, et le père de Marie-
Louise; on l'a relégué dans le domaine de l'histoire, on en
fait une sorte de héros quasi-national, et l'on peut suppo-
ser que, dans la suite des temps, les Allemands s'appro-
prieront par la légende ce nouveau Charlemagne, qu'ils
feront naître, comme l'ancien, à Andernach ou à Aix-la-
Chapelle. Du reste, ils n'établissent aucune relation d'idées
entre le règne de Napoléon et la France actuelle ; de là
l'illusion de bien des voyageurs. Parlez de l'Empereur aux
bonnes gens du Rhin qui ont admiré et servi leur prince
<în sa personne, vous risquerez de les croire Français; |»ar-
les-leur du présent et de l'avenir de la P'rance, vous les
trouverez purement Allemands.
Après le retour de l'ile d'Elbe, quand la Chambre des
représentants voulait obtenir de l'Empereur des garanties
libérales, les royalistes lui prêtaient dérisoirement celle
réponse burlesque : « Ne me parlez pas de faire des con-
cessions, celle faiblesse a perdu mon oncle! »
Et chacun de se demander quelles concessions avait
pu faire le cardinal Fesch... ; mais l'oncle auquel ils faisaient
allusion, c'était l'époux de la tanle de Marie-Louise, c'était
Louis XVI. Cela était plaisant; eh bien, celte raillerie est
aujourd'hui prise au sérieux en Allemagne, dans certaine
classe qui considère en Napoléon le gendre de l'empereur
d'Autriche. En général, ce pays a du respect pour les têtes
couronnées, et n'étaient les prétentions libérales des gens
avancés, que déguisent mal des questions religieuses fort
élasli(jues, dans un pays d'où l'unité chrétienne a été bannie
depuis Luther, le roi de Prusse n'éprouverait pas plus
d'opposition que le grand-duc de Toscane. Mayence fait
exception et se souvient d'avoir été française; plus tard
nous dirons pourquoi.
Au surplus, ces discords qui se maintiennent sourde-
ment entre les Prussiens el leur prince n'ont rien d'élrange:
la querelle des jeunes peuples contre les anciens trônes se
poursuit d'une manière lenle et fatale, et s'il y a lieu de
s'en occuper, c'est pour signaler l'erreur où nous entraî-
nent ces signes d'effervescence. La lutte est entre le prin-
cipe et le fait; elle a pour prétexte une ulopie d'unité que
chacun sape en croyant la défendre. Mais la France n'est
pour rien là-dedans : les riverains du vieux fleuve sont
plus Allemands que leurs souverains; voilà tout. Si la vé-
rité n'a rien qui nous flatte, du moins l'aveu ne saurait
réjouir la cour de Berlin : le vœu de l'Allemagne est de
laissera chacun de nous une écaille.
Revenons à Aix-la-Chapelle : ce que son antique église,
si honteusement mutilée, offre de plus remarquable, c'est
le trésor de ses reliques. Il y a, dans la sacristie, une
grande armoire bise, barbouillée d'anges rococos et de
guirlandes ridicules. Un prêtre que j'avais longtemps at-
tendu entra précipitamment, tira d'un coffre deux ou trois
clefs, et enlr'ouvrit les battants de l'armoire, dans laquelle
les rayons du soleil se précipitant, se brisèrent sur les
facettes clincelanles d'une quantité de châsses, de ciboires,
de bas-reliefs, de reliquaires en or constellés de pierre-
ries. J'en fus ébloui tout â coup ; ce buffet contenait les
débris d'un soleil. A peine avais-je eu le temps d'entrevoir,
que l'abbé rejoignant à demi les panneaux d'un air défiant,
me demanda brusquement si j'avais donné quatre francs.
— Non, répondis-je, on ne m'a rien demandé, mais je
suis tout prêt à me conformer à l'usage.
— Donnez quatre francs, inlerrompit, en refermant
l'armoire, le bon vicaire qui attendit que j'eusse satisfait
le sacristain.
Ainsi, l'on vend donnant-donnant la vue des restes de
Charlemagne. L'os de son énorme bras est enchâssé dans
un brassard de crislal dont les plaques sont soudées avec
des lames d'or; son crâne, brun et luisant, que des mains
vulgaires ont poli, est emboîlé dans une grosse tète en ar-
gent batlu ; son cor de chasse, fait d'une dent d'éléphant,
gil à côté de la lèlc ; ou voit aussi la croix qu'il portait pen-
due à son cou, et près de deux admirables châsses d'ar-
gent, incrustées d'or et de pierreries, l'une byzantine el
l'autre goilii(iuc, les bas-reliefs en or qui garnissaient le
fauteuil en marbre du grand empereur. A peine me fut-il
permis de jeter un coup d'oeil sur ces raretés : le vicaire
(|ui les montrait et les nommait successivement, les faisait
disparaître avec une rapidité cruelle; mes prières furent
inutiles, il referma l'armoire et s'enfuit, me laissant ébahi,
mécontent, et ne gardant de toutes ces merveilles qu'une
impression à la fois vague et profonde ; je n'avais eu qu'une
vision fugitive, j'avais vu éclater dans les ténèbres un éclair
sculpté.
En quittant la sacristie avec moi, le sacristain m'offrit
de me montrer la chaire, moyennant un demi-florin; il me
fit \oir aussi le sépulcre romain de Charlemagne, lequel
représente l'enlèvement de Proserpine; je ne puis que
nommer ces objets, si minutieusement décrits par Victor
Hugo. Après quoi, je fus livré à un commissionnaire qui,
moyennant certains kreulzers, me conduisit auprès d'un
suisse. Celui-ci, pour un florin, me guida par un escalier
délabré, jusqu'à la galerie de la coupole d'Olhon III, où se
trouve le tronc lumulaire du héros carlovingieu; quatre
plaques de marbre de Paros, dénuées d'ornements. Il y
avait là deux dames, l'une âgée, l'autre jeune, et un jeune
homme qui contemplait ce monument dans une altitude
respectueuse: le suisse nous invitait à nous asseoir sur ce
siège auguste, et je ne sais quelle religieuse pudeur nous
clouait à notre place ; ce que voyant, la jeune femme esca-
lada les quatre degrés sur lesquels le trône est élevé, et s'y
MUSEE DES FAMILLES.
185
plongea sans cérémonie, en s'écriant avec toute la gra-
cieuse intrépidité de la sottise qu'une jolie bouche a cou-
tume de déguiser : « Les dames sont partout à leur place. »
Je saluai ma |)atrie en la personne de cet aimable re-
présentant de Tesprit français si bien retrempé dans la
chevalerie du vaudeville, et je gagnai la rue.
C'était l'heure du départ pour Cologne : impatient de
découvrir le Khin, je m'acheminai vers la station du che-
min de fer à travers des rues tirées au cordeau, bordées de
maisons roses et proprettes, revêtues pour la plupart d'un
cailloulage simulant du granit. Dès que je fus arrivé au bu-
reau des voitures, les employés de l'administration, mi-
partie de Prussiens et de Belges, se hâtèrent de me deman-
der, non mon passe-port, mais où en était chez nous la
question des jésuites. Il fallut leur improviser un premier-
Paris du Constitutionnel qui parut les réjouir infiniment.
Ces sortes de renseignements sont sollicités partout, et par
les gens du peuple. Ici, comme en Belgique, les basses
classes sont fort occupées de politique ; ce texte éternel
des esprits lourds et de l'oisiveté loquace les captive et les
stimule. Ils se font à cet égard des illusions réjouissantes;
la plus singulière est celle qui leur représente les trois
pouvoirs de la France aux genoux de M. Eugène Sue, at-
tendant ses lumières, pratiquant ses théories, et prenant
le Juif errant pour manuel d'économie politique. La con-
trefaçon reproduit ce livre sous tous les formats, depuis
riD-4° solennel jusqu'à l'in-lS en papier d'almanach que
l'on débite à quarante centimes. Pour peu que le célèbre
romancier soit affamé de banquets et d'ovations, il n'a qu'à
promener sa gloire à travers les Flandres ; le veau rôti le
cherchera sans cesse, et les populations empressées détè-
leront ses chevaux à la porte des villes.
La cathédrale de Cologne.
I a floche du cLemin de fer me délivra de ces politiqueurs
fastidieux, et bientôt nous commençâmes à franchir ces
grandes plaines monotones qui séparent Aix-la-Chapelle
de Cologne. J'avais d'abord le projet de descendre à Dus-
seldorf, mais le pays que nous traversâmes a un aspect si
MARS 1846.
tristement septentrional que je ne me sentis pas le courage
de l'affronter longtemps. A travers ces terrains bas, maré-
cageux, entremêlés de joncs, de saules nains et de hou-
blons, on songe involontairement aux steppes de la Russie;
ce sol blême semble attendre la neige et en avoir conservé
^- ?4 TRF.IZlfcMR VOI.tUE.
186
LECTURES DU SOIR.
les reflets; çà et là des flaques vertes réfléchissent un ciel
houleux ; les oiseaux sont rares, le silence est partout, et
Ton n'aperçoit dans les champs que quelques cigognes
n)élancoliques. A deux lieues de Cologne, on arrive au
point culminant d'un plateau peu élevé, et, après avoir
passé entre deux maisons de campagne chargées de fleurs
dont les murs sont drapés, et au milieu desquelles s'épa-
nouissaient comme en famille deux ou trois tètes blondes
de jeunes tillts, on découvre tout à coup le Rhin, l'uyaol à
perle de vue sur la droite, couché sur Therbe qu'il semble
foulera peine, entre deux rives si bien aplaties, qu'il pa-
rait non pas enfermé dans sou lit, mais déroulé sur le sol
comme une immense pièce de moire gris de perle. L'œil
le perd dans les brumes lointaines au fond desquelles il se
confond avec elles. Deux ou trois clochetons épars dans la
plaine attirent l'attention, parmi lesquels on distingue une
sorte de tour massive, coiflee d'un objet si étrange, que,
de cette distance, on ne saurait l'assimiler qu'à un pot da-ns
lequel est plongée la hampe d'un pinceau, (-et objet est la
cathédrale de Cologne, dont la tour inachevée porte depuis
deux siècles la lige inclinée d'un énorme pied-de-chèvre.
II.
/Pour se rendre du débarcadère de Cologne au quartier
où se trouvent la plupart des hôtels, il faut traverser
toute la ville, qui est d'une étendue fort grande, rem-
plie de monde, et dont les rues sont bordées de mai-
sons anciennes pour la plupart, ayant pignon sur le de-
vant, et d'une architecture trèsornée. Ce premier aperçu
de la cité. d'.^grippine est séduisant; les rues forment un
dédale tout à fait imprévu, et se distinguent par une variété
charmante. La première observation qu'il me fut donné de
faire, des hauteurs de l'omnibus au sommet duquel on
m'avait juché, fut celle-ci : presque tout le monde, à Co-
logne, se nomme Farina, et plus ou moins Jean -Marie,
mais inévitablement J.-M. Farina. Tous ces Farina, vous
le devinez, sont parfumeurs. Chacun d'eux a trouvé moyen
de faire savoir, sur son enseigne, qu'il est le seul descen-
dant autographe du véritable inventeur de l'eau de Colo-
gne, et d'insinuer par là que ses rivaux sont des faussaires.
Leurs arguments à tous m'ont paru également concluants.
L'un exorne sa boutique d'un portrait vénérable, encadré
dans une perruque superbe, autour duquel serpcnie une
légende. Un autre a peint un voyageur au long cours,
vêtu à la Louis XV, qui débarque en tendant les bras à
la terre à laquelle il semble dire : ô terre trois fois heu-
reuse, je l'apporte la félicité des cieux en bouteille! Un troi-
sième a fait peindre la maison de Farina l'ancien; celui-ci
se met sous la protection de la pourlraiture d'un alambic
à vieille encolure cabalistique, ... àpreuve. Celui-là, paysa-
giste, oHre une vue de la ville de Cologne, telle qu'on la
voit sur les plus anciens flacons. Il en est qui se bornent
à de grands tableaux de littérature probante, en lettres jau-
nes sur tond bleu, dont le besoin se taisait depuis long-
temps sentir; et tous d'ajouter : au seul véritable,.,, l'u-
nique neoeu,... le descendant du filleul,... le véritable
acquéreur,... etc., etc.
Chacun de ces industriels possède, parmi les facchini
du iiort ou du débarcadère, et parmi les garçons de place,
des créatures qui s'emparent des étrangers, se disputent
l'honneur de les conduire au bon coin, vantant leurs pa-
trons respectifs, et montant parfois l'enthousiasme de leurs
plaidoiries contradictoires, jusqu'à la preuve à coups de
poing. Ceci prouve que le nombre des badauds est inlini.
Ce commerce est très-considérable dans tout le Nord : on
Irouveraitdiiricilementeu Belgique, en Hollande, en Pru>M\
en Suisse et dans toute l'Allemagne, un rouleau d'eau de
Cologne portant une autre adresse que celle de l'un de ces
seuls vrais Farina plus ou moins (Jean-Marie).
Je me suis laissé conter que la première concurrence qui
atteignit Tinvenleur de la chose en question, eut pour au-
teurs des geus qui débutèrent par parcourir l'Italie dans le
but d'y aviser un homme du nom de Farina. C'est au milieu
d'un champ où il gardait des moulons, qu'ils rencontrèrent
ce mortel prédestiné. On le décrasse, on paye son nom fort
cher, on le commandite, on le lait roi fainéant d'une bouti-
que superbe, et trois Farina pur-sang en expirent de dou-
leur.
Celte singularité, de trouvera Cologne autant d'eau de
Cologne , me frappa comme un fait unique. J'avais de-
mandé des choux de Bruxelles dans la capitale de la Bel-
giqu&où ilssont inconnus. Je savais qu'on ne trouve pas
de laitage en Suisse, point de pêches à Monlreuil. guère
de raisin dans les sapins de Fontainebleau; que Montmo-
rency n'a des cerises que les jours où il en va chercher au
marché des Innocents où on les fabrique; que Romainville
est sans lilasel Fontenay sans roses; l'expérience m'avait
montré combien le poisson est rare au bord de la mer, et que
les huîtres d'Ostende naissent au rocher de Cancale qui
n'existe presque plus, même à Paris. De telles épreuves
rendent incrédule, et je l'étais; l'eau de Cologne m'a vaincu.
Je me livrais à ces réflexions, bien plus importantes
qu'on ne le pense, développant avec complaisance lecôlé
inutile de la question, soin si fort recommandé aux écri-
vains, aux orateurs politiques de toutes les couleurs, et
ces idées me souriaient d'autant plus que nul souci ne ve-
nait ra'alteindre ; j'avais abdiqué mon propre gouverne-
ment; j'ignorais absolument où me conduisait l'omnibus
qui avait enlevé d'autorité ma malle, et m'avait enjoint de
la suivre. C'est là que je reconnus, pour la première fois,
l'avantage d'ignorer la langue du pays; si je l'avais sue,
il eût fallu Indiquer le lieu de ma destination, et dire où je
prétendais m'arrêler; or, je n'en savais rien du tout.
Quand la voiture, veuve de tous ses voyageurs, fut lasse
de me promener, elle s'arrêta. Ma malle lut déposée pro-
prement sur le pavé; je me déposai sur ladite malle, et
l'omnibus s'en alla au petit pas. J'étais sur un quai. Le
Rhin courait sous mes yeux. A gauche élail un pont de
bateaux ; à droite, la lourde Baïen terminait la perspective
des mai-ons; derrière moi s'élevaient de hautes murailles
noires éi:ayées par des enseignes d'hôtelleries. Au delà du
Rhin, dont la largeur étonne, le soleil du soir dorait les
édifices et les jardins du bourg de Deutz. Pendant que j'é-
tais là, j'entendis quelqu'un derrière moi qui parlait alle-
mand; joue me détournai point. La même voix poursuivit
en anglais, ce qui ne m'émut guère; enfin l'on arlii-ula
presque à mon oreille, en français qu'un accent prononcé
travestissait à l'allemande :
— Eh bien, voilà l'heure ; allons-nous dîner?
C'est bien à moi que s'adressait ce discours, émané d'une
bouche que je n'avais jamais vue. Comme je regardais d'un
air ébahi l'étranger, vêtu confortablement, mais sans élé-
gance, en bon jeune bourgeois du Rhin, il répéta du ton
le plus naturel du monde :
— Oli, c'est bien l'heure...
— Ponsez-vous? lui dis-je.
— la, ui, ui.
— Alors, parlons.
Des commissionnaires se précipitèrent sur ma malle ;
mon ami les éloigna d'un air dédaigneux, saisit le colTre
par un bout, me fit signe de le prendre de l'autre, et nous
fùinos ainsi à la recherche d'un hôtel. Notre houjiuc allait
MUSEE DHS FAMILLES.
187
toujours tout droit, tant et sibieD que la courroie me cou-
pait les doigts. Nous élioDS, quand cela m'adviot, sur une
grande place au centre de laquelle s'élèvent un massif corps
de garde, et la Bourse qui sert parfois, le soir, de salle de
concert. En face de ce monument, aussi laid que doit l'èlre
une Bourse, s'élève Ibôtel du IViin, où je m'arrêtai.
Ayant annoncé lintenlion de diner, je fis, sans m'en
douter, une injure morlelle, impardonnable à mon bote...
en lui demandant de la bière. Mon compagnon, qui parais-
sait s'intéresser vivement à moi, me toucba le coude; mais
il était trop tard, le blasphème était prononcé. A ce mot,
les garçons, si j'ose qualifier ainsi ces petits messieurs en
habit noir qui m'avaient reçu d'un air si important, s'éloi-
gnent de nous; le maître, un grand et gros gaillard, assez
grossier d'ailleurs, devient rouge comme un coq, et d'un
air menaçant me fait en allemand une si insolente réponse,
que mon compagnon va se promener dans la rue et m'a-
bandonne. L'hôte, enfin, daigna ra'injurier en français, et
me demander si je prenais sa maison pour une brasserie.
J'eus beau lui représenter que les vins du Rhin me ren-
daient malade, et que je ne pouvais supporter l'eau en
mangeant, il fut intraitable, et me signifia que j'eusse à
boire son vin ou à ne rien boire du tout ; bref, malgré toute
la mansuétude que j'opposai à son indignation, il me laissa
partir. J'eus l'imprudence de lui laisser mon bagage, et
j'allai chercher fortune ailleurs. Mon compagnon me rejoi-
gnit et me fit entendre que dans tous les hôtels je recesrais
un accueil semblable; l'orgueil des aubergistes sur ce
point est inflexible : or, il n'est rien qui approche de la
sotte vanité et de la susceptibilité des bons Allemands.
Mon commensal improvisé me fit traverser le Rhin, et
me conduisit à Deutz où nous nous attablâmes dans un
jardin en face de la rivière. Le soleil allait se coucher, la
foule des promeneurs émaillait au loin la rive; des étu-
diants, des bourgeoises guillerettes buvaient de la bière
autour de nous, et un orchestre faisait retentir sur le Rhin
des valses de Strauss Au loin les édifices de Cologne, ruis-
selants d'une chaude lumière, se miraient dans le fleuve où
ils semblaient baigner. Celte scène flamande était d'une
gaieté, d'une couleur admirables. Mon singulier compa-
gnon commandait, ménageant avec soin la bourse com-
mune et jouissant avec naïveté du plaisir qu'il m'avait
procuré. Il m'avait abordé, autant que je pus le compren-
dre, parce qu'il n'aimait pas à diner seul. Il voulut à toute
force me réconcilier avec le vin du Rhin qui lui déliait la
langue, et nous passâmes une soirée fort plaisante, à nous
promener bras dessus bras dessous. Ce brave garçon pos-
sédait bien cinquante mots de la langue française et tenait à
babiller sans cesse. 11 me parlait donc en allemand où je
n'entends rien, je répondais en français qu'il ne comprend
pas, et nous étions toujours d'accord. Cela dura ainsi trois
heures sans le fatiguer, ce qui m'inspira celte réflexion
judicieuse : comme nous n'aimons rien tant que nos pro-
pres paroles, et rien moins que la contradiction, il n'est
rien de tel pour bien s'entendre que de ne pas se comiuen-
dre, et rien ne nous agrée comme les discours inintelligi-
bles, parce que nous leur prêtons le sens qui nous plail.
Telle est peut-être la cause du succès de la plupart des phi-
losophes et des modernes socialistes.
Mon homme partait pour Bonn le soir même; je le con-
duisis au bateau; il me sauta au cou, me donna rendez-
vous chez lui à Nuremberg, et disparut.
Cologne est abondamment pourvu de monuments et de
galeries de peintures qu'où ne visite pas sans perdre beau-
r/iup de temps. Le caractère formaliste des habitants, leur
autour de l'importance et du despotisme bourgeois, mul-
tiplient les entraves et les sottes formalités. Pour visiter,
à rHôlel-de-Ville, la salle de la liante, vieux galetas go-
thique qui répond mal à la célébrité dont il juuit, il me
faillit solliciter la mansuétude du bourgmestre, qui me fil
valoir la haute faveur dont on m'honorait, et les difTioullés
périlleuses qu'il trouvait apparemment à prendre une vieille
clef dans un tiroir, pour ouvrir la porte d'un vieux taudis
où de vieux bouquins, pêle-mêle entassés, masquent des
vitraux peints, et où des rayons poudreux vont s'élever
devant les statues des sept villes. La cour de cet Uôlel-de-
Ville est fort curieuse; elle est environnée d'arcades soute-
nant des fnses romaines d'une antiquité pure : la tour qui
surmonte le monument est une des plus singulières que
j'aie vues; le portail est de la renaissance, la décoration in-
lérieure du dix-septième et du dix-huitième siècle : une
des salles est tapissée de paysages d'après Wouvermaus ,
en tissu des Gobelins, dont mon guide me vantail l'incon-
testable mérite, en ces termes : t L'effel en est vraiment
illusoire », phrase qu'il avait lue dans la traduction du
Bhtn du docteur Schreiber, par le sieur Scharwz de Co-
logne. Ce qu'on montre avec prédilection aux étrangers, à
riIôlel-de-Ville, ce sont certains tableaux de Mesquida, re-
présentant des sujets historiques à l'usage de l'amour-
propre du lieu, lesquels sont les croûtes les plus fades que
l'on puisse voir.
La fameuse cathédrale de Cologne jouit de celte grande
réputation qui, souvent, poétise les grandes choses qui
n'existent pas. Quelle merveille que ce AJùnsler! s'il était
seulement un peu bâti! Ce fantastique édifice a donné lieu
à un dicion populaire : pour exprimer l'idée d'une chose
interminable ou impossible: « Elle aura lieu, dit-on, quand
la cathédrale de Cologne sera achevée. »
C'est renvoyer l'exécution assez loin. J'avais lu de nom-
breuses notices sur celte église, qui a vieilli à l'état de
projet, sans pouvoir me rendre compte de la réalité. Aussi,
comme son achèvement est une des ambitions, un des rêves
du roi de Prusse et de son peuple, je l'ai soigneusement
explorée.
Le temple actuel se compose d'un chœur, d'une abside et
d'une seule des murailles latérales des basses-nefs; tout le
reste est en planches provisoires. La contre-nef de droite
n'existe pas; le vaisseau tout entier est à construire, et,
quant aux flèches, destinées à s'élever à cinq cents pieds,
la base de l'une eu a déjà deux cent trente, et celle de
l'autre vingt-cinq. Le portail, en conséquence, n'est pas
commencé. Les proportions du monument sonl énormes :
il s'agit de quatre cents pieds de long, sur cent soixante-un
de largeur; la hauteur de la nef, à en juger par celle du
chœur, sera considérable. Il y a six cents ans que Conrad
de Hochsledten fil entreprendre ce travail, qui fut aban-
donné vers ioOO. L'unique mur de basse-nef qu'elle pos-
sède est percé de magnifiques verrières, représentant des
apôtres et des princes d'Allemagne. Derrière le chœur, elles
reproduisent les portraits en pied de Maximilien, de Charles-
Quint, de Louis XII et de François 1". C'est près de là que
l'on foule une pierre carrée, dans laquelle est scellé un
pesant anneau, tombe obscure et modeste de Marie de
Médicis, que Richelieu, trop bien instruit peut-être des
circonstances de la mort de Henri le Grand, maintint dans
un exil perpétuel. Le chœur de Cologne est orné d'une ma-
nière odieuse, et ridiculement peinturluré. Un artiste de
l'école de Munich exécute en ce moment, sur les tympans
qui surmontent les arceaux, des figures d'un ton criard,
d'un style fade et d'un goût pesant. Derrière les stalles, on
entrevoit des débris de peintures dont la restauration sera
diflicile. Outre le monument des trois rois, merveille d'or-
188
LECTURES DU SOIR.
févrerie souvent décrite, et à Taide de laquelle se pratique
une spéculation assez dégoûtante, vu la sainteté du lieu,
il faut remarquer encore le tableau dit des patrons de la
ville, saint Géréon et ses guerriers. Ce gothique, d'une
couleur vive et éclatante, d'un moelleux inconnu parmi les
artistes du temps, et d'un dessin digne de la vieille école
florentine, est d'un auteur lucoonu. On l'attribue, soit à
un Guillaume Kalf, qui n'était, je pense, qu'uu armurier;
soit à Van Herle, ce qui est impossible ; soit à Steffen, opi-
nion qui a pour appui celle d'Albrecht Durer. Quoi qu'il en
soit, ce monument est d'une grande importance. Le trésor
de la cathédrale est splendide ; comme il a été décrit à di-
verses reprises, nous n'en parlerons pas.
En ce moment, les travaux se poursuivent avec activité,
d'après le plan primitif que l'on possède encore ; mais dans
l'état précaire et agité où se trouve actuellement l'Alle-
magne, au milieu des dissidences qui de toutes parts écla-
tent, n'est-il pas téméraire d'espérer l'achèvement d'une
de ces œuvres que la foi des âges de simplicité et d'unité
chrétienne a seule menées à fin? Sous un roi romantique
à la façon de nos marchands de pendules et de prie-Dieu
gothiques en palissandre, l'esprit d'imitation peut produire
quelques stériles ouvrages de mode. Mais ce qu'on ne
saurait singer longtemps, c'est une croyance, c'est la per-
sévérance que donne seule une pensée ardente et sincère.
On rajuste les créneaux de Stolzeufels, et on le badigeonne
en vieux, quand on a lu Waller Scott : mais on n'achève
pas la cathédrale de Cologne, quand on ne sait plus épeler
dans le livre où lisaient saint Sfbalt, Ervvin de Steinbacb,
Pierre de Montreuil, maître Arnold et Nicolas de Bùren.
Cologne compte encore un grand nombre d'églises dont
les Qèches, les tours et les dômes festonnent agréablement
l'horizon, quand on contemple la ville des jardins de la
rive droite. L'une des plus curieuses est Saiut-Géréon, or-
née d'une frise et d'une corniche entièrement composées
de tètes de morts. Dans la crypte, on foule encore des
mosaïques romaines assez curieuses. Saint-Pierre, que per-
sonne ne visite, renferme un beau tableau de llubens qui,
dit-on, fut baptisé là. Le sujet de celle composition est le
crucifiement du prince des apoires. Cette peinture, que
les victoires de l'einpire avaient amenée a Paris, y exerça
la pédanterie des critiq' es, comme elle exerce encore celle
des Zoïles germaniques. Les par:isans du bon goût se
croient en droit de reprocher à Il-.ibens de s'être mépris
sur le choix de la situation où il a représenté le saint (at-
taché à la croix, la tèle à (erre et les pieds en haut). D'au-
tres jugeurs, tout aussi outrecuidants, en disent autant du
tableau de Guido Réni qui représente, au Vatican, le mémo
sujet, compris de même. Le supplice de saint Pierre n'of-
frant que celte circonslance remarquable et qui distingue
sa mort de celle de tous les autres martyrs, il faudrait être
aussi inepte qu'un critique, et aussi froid que le bon goût
des rhéteurs d'académie, pour sacrifier la clarté et le fait
à un préjugé puéril. Que j'aime à voir des penseurs comme
le sieur Schreiber ou feu Dupaty faire la leçon à Guide et i
lUibens ?
Le plus curieux des monuments de Cologne me parait
être Sainte-Marie-du-Capitole, fondée par PIcctrude, mère
de Charles-Martel. Un antique bas-relief, scellé dans le mur
derrière le chœur, la représente en pied. Les monuments
de l'époque mérovingienne sont fort rares : le chœur, le
péristyle et l'une des croisées de cette basilique sont du
huitième siècle. Cette architecture est d'une austère sim-
plicité : des blocs tout unis tiennent lieu de chapiteaux ;
les colonnes, à la fois hautes et massives, portent des cin-
tres que le poids des siècles a surbaissés ; les seuls orne-
ments consistent en certaines galeries à colonnettes, sous
lesquelles le jour ne pénètre pas et qui forment un double
chapelet de piliers clairs et de trous d'ombre. A l'inter-
section des transepts s'élève une petite coupole à trois
étages de fenêtres à plein cintre, sans arabesques. De
temps en temps, aux clefs de voûte, sont appendus quel-
ques masques grossièrement indiqués, la bouche béante et
les traits symétriquement épatés, comme certaines figurines
de Palenqué ou de Mitla.
Les monuments de ce style sont communs au bord du
Rhin, où le goût gothique est plus rare que le byzanlin.
Sainte-Marie-du-Capitole est le plus antique, le plus sim-
ple, et en quelque sorte le plus sauvage de tous, et le plus
sinistre. Il n'a pas de portail, l'entrée est latérale ; l'édifice,
assez analogue à une forteresse, était soigneusement en-
châssé au milieu des cloîtres et des bâtiments capitulaires.
Sainte-Marie possède un tableau à double face d'.\lbrecbt
Durer, l'un des plus importants de ce maître, assez rare
dans nos musées français. La Mort de la Vierge et la Dis-
persion des Apôtres sont remarquables et comme compo-
sition, et comme couleur, et comme style, ce qui est moins
commun dans la vieille école allemande.
La tradition des onze raille vierges de sainte Ursule a
donné lieu à l'église placée sous ce patronage. La légende
est peinte le long des murs, et les parois de la partie infé-
rieure de la nef sont tapissées de crânes et d'ossements de
ces saintes qu'il est permis de considérer comme apocry-
phes, puisque l'Église, à l'exception de sainte Ursule, ne
les a pas reconnues. Dans le Calendarium coloniense se-
culi IX, on trouve la mention du martyre de onze jeunes
filles, € Sanctarum XI. M. Virginum, Ursulœ, Sen-
ciœ, etc.. » La lettre M qui suit le chiffre signifie marty-
rum et non millia, comme on l'a cru, et la preuve, c'est
que la légende nous transmet les noms de toutes ces fem-
mes, qui sont au nombre de onze, sans plus. Telle est l'o-
rigine de la fameuse tradition des onze mille vierges.
Très-las à la suite de ces excursions, et de diverses au-
tres qu'il faut passer sous silence de peur d'arriver à la
monotonie en traitant une série de sujets trop analogues,
je fis choix, non loin du Miinster., d'un cabaret de maigre
apparence, p;>ur y déjeuner, espérant que ce lieu modeste
ne dédaignerait pas la boisson nationale. Hélas,
Tou! prince a des ambatsa Jours;
ce petit guingueltierest plus fier qu'un gros; il fallut boire
de l'eau toule nue. Je sortis de là très-calme, avec deux
belles grandes pièces de monnaie fausses, que l'hôie avait eu
l'adresse de me glisser en échange d'un napoléon. Comme
l'erreur me fut signalée après quelques minutes, je m'em-
pressai de retourner chez mon hôte. H fut si indigné de voir
qu'on m'avait trompé, montra une assurance si candide, si
lourdement vertueuse, il me fit un si bel élrge de sa con-
science, de sa délicatesse, que je me retirai en le saluant
avec respect, tout honteux d'avoir été volé par un si hon-
nête homme.
A quelques pas de là, je passai près d'une maison en
construction, où des maçons me crièrent des injures en
me menaçant du poing, je ne sais trop pourquoi ; les pas-
sants les encourageaient, et je craignis un instant d'avoir
affaire à ces drôles (lui avaient reconnu en moi un Français;
crainte d'autant mieux fondée que, deux officiers s'élant
arrêtés, parurent prendre à ce petit spectacle un plaisir
d'assez mauvais goût. Je me rendais dans la rue de l'Étoile,
au logis Jabach : c'est ainsi qu'on nomme la maison de
Rubcns, où mourut la mère de Louis XUL C'est un grand
hôtel d'un style pesant et pauvre, sale, délabré, et tout
MUSÉE DES FAMILLES.
189
empuanti de marchands. Une servante , que je saluai
comme si elle eût été la feue reine Médicis, m'avait permis
de monter les degrés, où je rencontrai un monsieur qui se
mit à m'invectiver en allemand. Mon peu d'intelligence de
ce doux langage me rendait fort patient ; je le saluai
comme j'eusse salué Rubens. Mais lui, me voyant bénin,
m'intima l'ordre de descendre, ce qu'il appelait démonter,
assaisonnant cette injonction de quelques injures françai-
ses. J'obéis, en m'inclinant avec mansuétude, et me rendis
dans la rue, où j'étais à épeler les inscriptions gravées sur
le mur, quand mon malotru ressort avec un de ses commis,
et commence contre moi une catilinaire illustrée de gestes
fort impolis. Son compagnon me riait au nez en haussant
les épaules. Poussé à bout, j'arrive à lui, et la main à la
hauteur de mon visage et du sien, je lui demande rude-
ment ce qu'il me veut.
— Oh ! rien tu tut ! s'écria le commis avec un effroi
comique.
— Eh bien, ajoutai-je, en lui montrant le bureau, ôtez-
vous de là... et vite!
Il me donna la satisfaction de le chasser devant moi
dans sa propre maison où je rentrai. Le patron avait pru-
demment pris les devants. Quand je ressortis, des visages
me contemplaient derrière une porte vitrée, effarouchés
comme ceux des naïades du Rhin, quand Louis XIV che-
vauchait innocemment au pied du mont Adule, entre mille
roseaux.
De retour à l'hôtel, je demande la note ; on me fait payer
le dîner que j'avais refusé de prendre la veille, sous ce faux
prétexte qu'il était commandé. Les réclamations furent
superflues ; l'aubergiste du Rhin tenait à se venger d'avoir
été pris pour un brasseur. Sachant que je me proposais de
prendre le chemin de fer de Ronn, et que je n'avais pas de
temps à perdre, il m'offrit l'arbitrage de la justice. Je sup-
posai que la justice du lieu tient des auberges comme tout
le monde, et je payai ce fripon. Ce qu'il y a de plus curieux,
c'est qu'un des garçons, après avoir pris, contre moi, part
à ce débat, me suivit jusqu'à la porte, où il me tendit la
main. C'est un devoir, à mon sens, que de consigner ces
sortes de détails, pour l'édification de ceux qui se propo-
sent de voyager : si de tels accidents étaient peu ordinaires,
on en supprimerait le récit; mais, à moins que l'on ne soit
très-prudent, très-circonspect, la vie est émaillée de ces
sortes de fleurs le long des rives enchanteresses du Rhin.
Les bons Allemands me sont presque partout apparus
doués de cette gentillesse. Ce pays tout entier n'est qu'une
auberge, desservie par les juifs les plus rapaces et les plus
rogues. Avec eux, il faut tout prévoir, tout stipuler d'a-
vance. Tout homme à qui vous demandez un renseigne-
ment, une indication, se transforme à l'instant en mendiant.
Intéressés jusqu'à la bassesse, ils sont en outre d'une vanité
pointilleuse insupportable. Les étudiants même et de jeu-
nes artistes vous tendent quelquefois la main ; ils recevront
votre aumône sans rougir, et vous diront que l'Allemagne
vous dédaigne.
Leur vorace orgueil mange de tout, cherche sa pâture
partout, et se manifeste avec une suffisance impatientante.
Nos artistes, aux fêtes de Bonn, ont fait l'expérience de
leur morgue, de leur humeur provoquante, quand ils sont
en nombre ; de l'improbité qui règne dans les établissements
publics, et de leur grossière inhospilalité.
Il est à remarquer que la France, indulgente pour tous
les peuples voisins qu'elle voit en beau, et parmi lesquels
elle se plaît à reconnaître des sympathies imaginaires, est
par eux chargée du fardeau de leurs vices naturels, qu'elle
a parfois la bonhomie d'assumer. Les Anglais nous accu-
sent d'égoïsme, les Italiens de légèreté, les Espagnols de
fanfaronnade, les Russes de duplicité, les Allemands de fa-
tuité et surtout de loquacité. Or, pour s'en tenir à ces deux
derniers points, je ne connais rien de plus infatué, de plus
glorieux que les bons Allemands. Quant à leur loquacité,
rien n'en approche parmi tous les peuples du monde ; j'en
prends à témoins tous ceux qui l'ont affrontée. Ce sont les
seules gens que j'ai ouïs se vanter quatre heures d'horloge
sans fatigue, les seuls aussi qui ne se puissent louer avec
satisfaction, s'ils ne déblatèrent en même temps contre per-
sonne. On a beaucoup à souffrir de leur épaisse et rustique
ironie, qu'il faut essuyer, même parmi les gens des classes
distinguées.
Qu'elle est grande l'erreur des écrivains ou des voya-
geurs qui, après avoir traversé silencieux ces contrées, ne
s'attachant qu'à la poésie de l'histoire et des ruines, sans
se mêler aux hommes, s'en reviennent en rêvant des al-
liances futures, des transactions pacifiques et une fusion
des opinions, des intérêts et des esprits! La vieille Alle-
magne nous redoute par souvenir, et la jeune nous hait par
jalousie, comme on déteste le modèle que l'on copie, quand
on ne l'avoue pas.
A Bonn, j'ai vu des étudiants, cette jeunesse que nous
croyons enthousiaste, pleine de feu et d'amour pour les
belles et les nobles choses. Quelle différence, mon Dieu, de
ces écoliers si vantés, avec les nôtres que l'on célèbre peu,
avec les nôtres si précoces toutelois sous le rapport du
jugement, si ardents aux bonnes études, si gracieux et si
spirituels dans leurs plaisirs! Je m'étais logé au bas de la
ville, non loin du bac, chez une brave femme qui héberge,
nourrit et désaltère quantité d'élèves de l'Université. Quel-
ques traditions françaises des époques héroïques et fabu-
leuses de notre siècle se sont perpétuées dans son langage ;
elle nous accueille comme des souvenirs de jeunesse et
chérit ses jeunes locataires comme ses enfants légitimes.
Ceux-ci se réunissent volontiers dans la salle commune
pour y prendre leurs repas, voire pour travailler. Ces mes-
sieurs m'observèrent longtemps du coin de l'œil en chu-
chotant, et je conjecturai que l'on me chercherait que-
relle, comme il arrive souvent pour les intrus qui pénètrent
dans le sanctuaire de la basoche. Après une demi-heure,
deux de ces jeunes gens s'approchèrent de moi peu à peu,
et l'un d'eux m'adressa la parole en allemand. Je répondis
en latin; mais il fut impossible de s'entendre à l'aide de
cette langue; mes interlocuteurs n'étaient pas de force.
J'eus à constater plus d'une fois, à cet égard, la faiblesse
de messieurs les étudiants. Bientôt, survinrent trois cama-
rades, parlant notre langue avec facilité, qui engagèrent
l'entretien par une interminable série des questions les plus
oiseuses et parfois les moins discrètes. L'une des premières
fut celle-ci, que chacun vous adresse sur ces bords du Rhin
si fort parcourus des curieux :
— Vous faites dans le commerce ; que vendez-vous?
Ils ne peuvent s'imaginer qu'un homme puisse voyager
sans vendre. Puis, les plus fatigantes, les plus puériles in-
terrogations. — D'où venez-vous? — Comptez-vous vous
coucher de bonne heure? — Boit-on de bonne bière à Pa-
ris?— Vous voudriez bien avoir la rive gauche du Rhin?
— Êtes-vous chasseur? — Avez-vous vu la statue de Gu-
tenberg? — Connaissez-vous M. Paul de Kock? — La
Seine est-elle aussi large que le Rhin? — M.Eugène Sue
est-il gras...,oupe(if ?.,. etc.
Je répondais, tout courant, comme au catéchisme ; puis,
impatienté, je dis au plus vorace de mes inquisiteurs :
— Je trouve que vous questionnez...
Il comprit et s'abstint; mais dès lors il commença la
100
LECTURES DU SOIR.
giierre contre la France, à laquelle il reprit successivement
l'Alsace, la Flandre, la Lorraine, et jusqu'à la Franche-
Comté. C'est alors seulement, et pour cause, que j'entrai
en révolte. Ma première campagne fut contre le vin du
Rhin que j'immolai au bourgogne. Grâce à plusieurs di-
gressions de ce genre, je finis par les chasser du territoire.
Frôre Jean des Entommeûres n'eût pas mieux fait.
En résumé, cette brillante jeunesse (et je renouvelai
l'expérience à Heidelberg) s'occupe peu de notre litté-
rature, n'entrevoit notre politique que sous un horizon
brumeux et reculé; s'occupe très-médiocrement d'art, de
philosophie davantage, et se claquemure dans un roman-
tisme suranné. Ce goût se traduit jusque dans leurs cos-
tumes : ceux d'Heidelberg arrangent leur visage à la mode
du moyen âge, et portent des façons de pourpoints dont les
manches à crevés laissent bouillonner la chemise. S'agit-il
de leur politique nationale, ils se jettent dans la violente
hyperbole et acceptent avec gravité les plus frénétiques
exagérations. En voici un exemple : L'émeute de Leipzig
était toute récente, suscitée par les Amis des lumières,
pendant une revue du prince Jean, qui fut contraint de
fuir devant les factieux, et qui ne put rétablir l'ordre qu'en
employant la force; déplorable extrémité dont les consé-
quences sont toujours fort tristes. A cette nouvelle, le grand
poète Freiligratb, qu'ils comparent à Victor Hugo (c'est se
gêner trop peu), s'mdigne, et sa strophe lugubre accourt
soufïler la flamme dans les âmes patriotes. L'échaufTourée
eut lieu le 13 août. Le poète reçoit la visite de la Nuit de
la Saint-Barthélémy, qui lui tient à peu près ce langage :
K Je suis la nuit, U nuit de Sainl-Barthélemy,
« Mon pied est teint de sang, et ma tête est voilée .'
• Vn pouvoir souverain de l'Allemagne
« M'a fêlée douze jours trop tôt.
« Quinze cent soixante et douze! Ah! comme la fumée
« de la poudre noircit les murailles ! Ah ! comme il se pen-
€ chait à sa fenêtre, le roi Charles IX, l'arquebuse au
€ poing; horreur ! animant de ses cris les bourreaux sli-
« pendiés ! Il regarda tomber sur le sol les huguenots
« égorgés sans défense !
« 11 y eut cette fois moins de sang. — Qu'importe? La
« balle siffla, des victimes tombèrent. — Treize, ou trente
« mille, que fait le nombre? Le feu partit sur l'ordre d'un
« prince ; des cris d'angoisses sillonnèrent mes ténèbres ;
« le meurtre, 6dèle esclave qui frappe dans le dos, etc.
« Je luis U nuit, la onit de Sainl-BarthéleniT, etc. »
Ces jeunes gens me traduisirent ces vers pour me les
faire admirer; ils les redisaient avec un air de mélodrame,
le poing serré, le sourcil sur les cils, la bouche en fer à
cheval, et les dents croisées en ciseaux.
C'était pillé.
— Chez nous, leur dis-je, on est moins théâtral, et l'on
agit. A Paris, on ne fouetterait pas un chat pour votre
émeute, et l'on rirait de votre poète.
— Vous êtes si légers en France...
— Il n'appartient pas à tout le monde d'être lourd. Mais
nous possédons cette unité que vous rêvez dans la discorde;
nous sommes libres, et vous ne l'êtes pas.
La vanlerie germanique prit le dessus, et ils me prou-
vèrent qu'ils sont plus libres, plus heureux que nous.
— Alors pourquoi jetez-vous l'anathème aux tvTans?
pourquoi vociférer à tout propos le choral de Luther et le
chant des brigands de Schiller?
Je les laissai noyés dans cette argumentation, et quand
je gagnai le quai pour prendre l'air, je les entendis de loin
criant tous à la fois. J'avais fourni matière à l'ébattemenl
général et simultané des langues ; c'est tout ce qu'ils sou-
haitaient; le tumulte protégea ma fuite. Le fleuve courait
majestueux, emportant la mobile image des étoiles ; les
lumières de la rue montueuse et endormie s'éteignaient
une à une, et les éclats lointains de la voix des étudiants
attardés descendaient intermittents sur la rive, et se per-
daient dans les oml'res silencieuses de la vallée du Rhin.
Francis WEY.
MERCURE DE FRANCE.
(du 10 FÉVRIER AU 10 MARS.)
ACADiMiB vr.a scIE^cpJ : — La jeune nite clerlrique. — La coquetterie en action. — La monlatne en travail eafiiote une souns. — Chaleur
précoce.— ('.omi^le à di^ui têtes. — Éclipses. — Animaire lie M. Arago. — Anecdotes curieuses — Théâtres. — Le théâtre Alexandre Du-
mas, etc. — LivRis , VHisiotre du peuple de t.yon. — Le Glaive rhwiique. — Les Chantt populaire* de la Bretagne. — La Quiquengrogrte .
— La Bibliothèque religieuse. — One bonne charge. — Concert Bessems.
Cotte fois, l'.\cadémie des sciences a
manqué dV^ire le théâtre des merveilles.
On a crti que M. .\rago allait faire con-
currence à rameur îles Mille et une nuits.
MM. Comte, Roberl Houdin, Risley el la
naine de Lillipiit, ont été men.icos d'ime
éclipse totale par le passape d'un phéno-
mi^-ne à trois queues. Voici l'histoire, ou
plutôt le roman.
11 y avait une fois une jeune tille de
treize ans, nommée Angélique Cotiin,
pauvre villageoise du département du Fi-
nistère, ouvrière dans une tahrique de
gants en filet pour dames. Celle jeune
tille vint à Paris le mois dernier, el les
journaux .«c mirent à raconter quelle n'é-
tait ni plus ni moins qu'une torpille intel-
li;;ente, une pile de Voila en chair et en
os, une machine électrique organisée.
Elle fait éprouver, disait son médecin,
à tous les corps qui l'approchent, et avec
lesquels elle est mise en coniacl par un
conducteur ( tel qu'un fil de soie ou l'ex-
trémité de se^ vêlements), un mouvement
de répulsion qui les déplace el tend à les
renverser ; en mémo temps, elle éproure
une aitraction instantanée el irrt'^isiible '
qui l'entraîne vers les objets qui fuient î
(levant elle. |
Vous voyez d'ici le houleversement phy-
sique et moral que la petite personne de-
vait pr(Hluire partout où elle passait.
Vous la irouviez aimable, el vous vous
approchiez d'elle en souriant : loulàcoup!
vous étiez lancé contre le mur. la tète la
première ou les pieds en haut. Vous vous
releviez épouvanté, et vous vouliez fuir à
toutes jaml)es ; mais la jeune fille courait
après vous comme l'aimant après l'acier,
el TOUS relançait de nouveau jusqu'à ex-
linciit.n de forces el d'electricilé. Celait
la coquetterie mise en action, telle que
la définit le poêle :
Dm qas Tooila •alTet.lf Irompras* tooj fait;
Dm que Touf la fayti, la raaiitqs* toos rail.
Grande rumeur à l'Académie des scien-
ces, qui nomme une Commission {>our
vérifier le prodige.
Malheureusement, mademoiselle Aug<^
lique n'est pas plutôt amenée desaul
celte Commission , que voilà son élecirl-
MVSFAZ DES FAMIFJJîS.
101
cité qui l'aliandonne, el que de tous les
corps qu'elle devait mettre en danse, pas
un si'ul ne boiip;c de sa place. I.cs aradt'--
micicns les moins fermes sur leurs jam-
bes louchent les vêtements el la main de
kla jeune fille sans faire la moindre cul-
liule, cl s'éloignent ou se rapprochent
d'elle sans qu'aucun pouvoir la précipite
dans leurs bras.
On divisait les phénomènes annoncés
en trois classes : premièrement, disait-on,
quand la jeune fille s'assied sur une chaise
et pose ses pieds à terre, la chaise esl pro-
jetée avec une violence extraordinaire con-
tre la muraille, tandis qu'Angélique est
jetée d'un autre côté.
M. Arago a bien vu, dans une première
■ expérience, se produire des mouvements
" d'une extrême violence. Mais, à cette
expérience, on oppose les résultats obte-
nus par un jeune physicien, qui ne brille
ni par une force herculéenne, ni par une
habileté de prestidigitateur, et qui pour-
tant aurait effi'Ctuc, par un simple tour
de main, des mouvements tout à fait ana-
^ logues.
M l.a seconde série des phénomènes était
P relative à l'action exercée par l'aimant.
On annonçait que la jeune Angélique sa-
vait parfaitement distinguer le pôle sud
c'n i)ôle nord, par la sensation de chaleur
produite lorsque le pôle nord louchait sa
main gauche. La Commission de l'Aca-
démie n'a pas pu constater la réalité de
cette observation.
Enfin, la troisième série des phénomè-
nes était la plus extraordinaire, la plus
merveilleuse. Ce n'était plus la jeune lille
qui devait s'asseoir sur la chaise pour la
projeter: des guéridons, des tables, des
coures, sur lesquels trois hommes seraient
assis, devaient être mis en mouvement
par le simple contact de ses vêlements.
Bien plus : « Nous avons touché le gué-
ridon, disait le médecin d'Angélique,
avec le bas de sa robe et avec son tablier,
l'expérience a toujours réussi. Nous lui
avons tenu les mains et les pieds, toujours
le contact de ses vêtements a suffi pour
ébranler la masse de meubles et les trois
hommes. »
Encore un coup, rien de i.arcil n'a été
constaté par la Commission, el les parents
et le médecin confondus se sont retran-
chés dans une intermiilence du pouvoir
électrique. Les torpilles, en effet, sont
elles-mêmes sujettes à ces moments d'ou-
bli. Rcsigiions-nous donc à attendre de
nouvelles expériences, avant de croire
tout à fait que mademoiselle Coliin a voulu
assister au carnaval parisien sous prétexte
d'électricité.
— Les savants expliquent de diverses
manières les chaleurs prématurées qui
l'ont éclore nos lilas et fleurir nos arbres
un mois plus tôt que de coutume. Les
uns attribuent cette précocité charmante
du printemps de 1846 à un trou forme
dans le soleil par l'explosion d'un volcan ;
les autres en voient la cause dans la fa-
meuse comète à deux têtes qui effectue
son passage... au-dessus des nôtres; d'au-
tres, enlin, s'en prennent aux éclipses de
lune et de soleil dont nous sommes me-
nacés pour celte R.iison. Peu nous impor-
tent les causes, pourvu que les résultats
soient heureux, pourvu que les gelées ne
viennent point tuer nos fruits dans leurs
germes, que les pommes de terre malades
se guérissent à ce beau soleil, et que les
raisins de la Guyenne el de la Chami)agne
en retrouvent les rayons cet automne
pour .se changer en vins délicieux.
— A propos d'éclipsés, M. Arago vient
de publier dans VAnnuaire du Bureau
des Longitudes pour 1846, une notice
pleine d'inlcrêl sur la fameuse éclipse de
1812, observée par lui-mcrneà Perpignan.
Rien de plus curieux que les effets pro-
duits sur les animaux par la transition
de la lumière à l'obscurité: on reconnaît
à ces anecdotes l'habilelé de M. Arago à
rendre amusantes les choses les plus abs-
traites.
M. de C..., de Perpignan, priva, à des-
sein, son chien de nourriture, à partir
de la soirée du 7 juillet. Le lendemain
malin, au moment où l'édipse totale allait
avoir lieu, M. de C. .. jeta un morceau
de pain au pauvre animal, qui commen-
çait à le dévorer lorsque les derniers
rayons du soleil disparurent. Aussitôt le
chien laissa tomber le pain ; il ne le re-
prit qu'au bout de deux minutes, après la
fin de l'obscurité totale, et le mangea
alors avec une grande avidité.
Des chevaux, des bœufs et des ânes,
attelés à des charrues, à des charrettes,
et portant des fardeaux, s'arrêtèrent toul
court quand l'éclipsé totale arriva, se
couchèrent et résistèrent obstinément à
l'action du fouet ou de l'aiguillon. Des
moulons, dispersés sur la prairie, se réu-
nirent précipitamment comme dans un
danger. Des bœufs qui paissaient libre-
ment, se rangèrent en cercle adossés les
uns aux autres, les cornes en avant,
comme pour ré.sister à uue attaque. Quant
aux chevaux de diligence qui couraient
sur les routes, ils donnèrent tout aussi
peu d'attention au phénomène que les lo-
comotives dos chemins de fer.
Des chauves-souris, croyant la nuit ve-
nue, quittèrent leurs retraites; un hibou
sorti d'une tour de Saint-Pierre à Mont-
pellier, traversa en volant la place du
Peyron; à Venise, des oiseaux voulant
s'enfuir et n'y voyant pas, allaient se
heurter contre les cheminées des maisons
ou contre les murs, et, étourdis [lar le
coup, ils tombaient sur les toits, dans les
rues ou dans les lagunes; des poules aban-
donnèrent subitement le millet qu'on ve-
nait de leur donner, et se réfugièrent
dans une étable; une poule entourée de
ses poussins s'empressa de les appeler el
de les couvrir de ses ailes; des canards
qui nageaient dans une mare se massè-
rent et se blottirent dans un coin.
Les insectes n'échappèrent pas aux im-
pressions que l'éclipsé produisit sur les
quadrupèdes et sur lesoiseaux.M.Fraisse
aine, de Perpignan, s'était assis devant
un petit sentier tracé par ues fourmis.
« Elles travaillaient, dit-il, avec leur vi-
vacité accoutumée; toutefois, à mesure
que le jour diminuait, leur marche se
ralentissait; elles paraissaient éprouver
de l'hésitation. A l'instant où le soleil
disparut entièrement, les fourmis s'arrê-
tèrent, mais sans abandonner les far-
deaux qu'elles traînaient. Leur immobi-
lité cessa dès que la lumièn; eut repris
une certaine force, et bientôt elles se
mirent en roule, p
Dos abeilles qui avaient quitté leur
ruche en grand nombre, au lever du so-
leil, y rentrèrent même avant le commen-
cement de l'éclipsé lotale, cl allendireni
pour en sortir de nouveau que l'astre
éclipsé eiU repris tout son éclat.
Un pauvre enfant de la commune de
Sièyes gardait son troupeau. Ignorant
complètement l'événement qui se prépa-
rait, il vit avec inquiétude le soleil s'ob-
scurcir par degrés, car aucun nuage, au-
cune vapeur, neluidonnaienli'ex|ilication
de ce phénomène. Lorsque la lumière
disparut tout à coup, le pauvre enfant,
au comble de la frayeur, se mit à pleu-
rer et à appeler ausecours !.... Ses larmes
coulaient encore lors<iue le soleil donna
son premier rayon. Rassuré à cet aspect,
l'enfani croisa les mains en s'écriant : 0
beou souleou { ô beau soleil ! )
— Les cent voix de la Renommée ra-
content déjà des merveilles du nouveau
théùtre que M. Alexandre Dumas, notre
collaborateur, va ouvrir sur le boulevard
du Temple. On assure qu'il n'y aura pas
à Paris un théâtre plus spacieux, plus
confortable et plus élégant. La salle sera
plus grande que celle de l'Opéra; elle
pourra contenir deux mille quatre cents
personnes commodément assises; toutes
les places, depuis les premières jusqu'aux
plus infimes, seront numérotées et pour-
ront être louées; les premières coûteront
5 fr., les dernières 12 sous.
La salle pleine fera 4,200 fr. sans loca-
tion, 5,000 fr. avec location. Les pre-
mières places seront sans communication
avec les dernières. Il y aura un salon
derrière chaque loge et une vaste galerie,
garnie de fleurs et de tableaux, réservée
aux premières loges, aux avant-scènes et
aux baignoires. On arrivera à ces places
par des escaliers particuliers. La scène
aura deux fois et demie la largeur de son
ouverture; elle sera absolument dans les
mêmes conditions que celle de l'Opéra.
Un traité esl déjà passé avec MM. Séchen
el C«, qui seront en même temps machi-
nistes et décorateurs.
On sait déjà que M. Dumas doit son
privilège à M. le duc de Montpensier. Le
nouveau théâtre s'appellera, dit-on, par
reconnaissance, Théâtre-Mont pensier.
— Le carême est favorable aux publi-
cations, el surtout aux publications sé-
rieuses ; nous indiquerons celles qui nous
semblent mériter rattenlion générale.
M. de Chateaubriand a dit dans ses
Eludes Historiques : « Ce n'est qu'avec
l'histoire de nos provinces qu'on peut
faire une bonne histoire de France. » De-
puis quelques années, beaucoup d'hom-
mes de talent se sont voués à celte œu-
vre consciencieuse. Nul ne s'en acquitte
avec plus de mérite el de succès que
M. Alphonse Balleydier, auteur de l'His-
toire folilique et militaire du peuple de
Lyon pendant la révolution française.
Nous ne potivous parler ici que de la moitié
de cet nu\r;i;.:o dont la publication dure
19*?
LECTURES DU SOIR.
encore ; mais ce premier volume donne
une idée suflisante de la manière de Tau-
leur. C'est un mélange de calme et d'é-
nergie, d'exactitude et d'élégance, d'é-
nidiiion et d'intérêt, qui sans rien ôter
à THistoire de sa gravité, lui prête le
charme du conte et l'émotion du drame.
Et quel drame, en efifet, que la révolution
française à Lyon, de 1789 à 1795 ! Nous ne
savons de comparable à cela que la même
révolution dans l'Ouest de la France.
Or, en tous les récits que nous venons de
lire et qui vont jusqu'au fameux siège
de Lyon, M. Balleydier s'est consiam-
ment tenu à la hauteur de son sujet. Il
n'est pas un historien célèbre qui ne si-
gnât avec honneur le massacre du châ-
teau de Poleymieux, — les Troubles de
septembre, — le Portrait , la Vie et la
mort de Challicr, — le Tableau et les Séan-
ces des sections lyonnaises, — toute la
lutte de la Montagne et de la Gironde
■Jans le Midi, enfin les préparatifs et le
commencement du grand siège.
VHistoire du peuple de Lyon obtient
dans cette ville un succès légitime, qui
trouvera de Techo dans tout le reste de la
France. Nous re viendrons surcet excellent
ouvrage, lorsque le second volume aura
paru; en attendant, nous le recomman-
dons vivement à nos lecteurs.
— Nous leur recommandons aussi la
quatrième édition des Chants populaires
delà Bretagne, que M. de LaViilemarqué
publie chez Tédiieur Franck, successeur
de Brokhaus et Avénarius. Un livre ar-
rivé en si peu de temps à sa quatrième
édition n'a pas besoin d'éloges. Cepen-
dant M. de La Yillemarqué n'est pas au
bout de la noble mission qu'il s'est don-
née. Les chants bretons qu'il a si patiem-
ment recueillis et si habilement popula-
risés seront bientôt, non-seulement dans
toutes les bibliothèques, mais dans toutes
les mains françaises. Quelques-uns même
seront un jour dans toutes les bouches,
grâce à la musique originale dont l'au-
teur a enrichi sa publication. Cette révé-
lation authentique du génie breton em-
prunte un cruel intérêt aux circonstan-
ces qui en effacent les derniers vestiges
dans le pays. Q\iand les chemins de fer
auront achevé d'assimiler la Bretagne à la
France, le recueil de M. de La Villemar-
qué deviendra un monument inestimable.
— Il faut appliquer le même éloge au
grand drame religieux de la Suède, que
vient de traduire et de commenter M.
Léouzon Le Duc, avec cette exactitude et
cette élégance qu'il avait déjà montrées
dans la reproduction du Kaleicala de la
Finlande. Le Glaive rhunique. par le poète
Nicander, est la lutte en action du paga-
nisme Scandinave contre le christianisme
dans les pays du Nord. On y trouve réuni,
grâce aux notes de l'ingénieux traducteur,
tout ce que la science, l'histoire et la poé-
sie nous ont légué de positif et d'intéres-
sant sur ces peuples si mal connus. Au-
cune lecture n'est plus remplie d'instruc-
tion, de surprises et d'intérêt. C'est un
voyage complet dans un monde ignoré.
Aussi le Glaive rhunique réussit-il auprès
des gens du monde, tout autant qu'au-
près des érudits et des critiques. Il a valu
à M. Le Duc une haute mission dans le
Nord, qui lui permettra de compléter ses
curieux travaux sur ces contrées. Notre
savant collaborateur n'achèvera pas ce
voyage sans en adresser aux lecteurs du
Musée les plus intéres.^nles impressions.
— Et maintenant vous souvient-il de
cette Quiquengrogne, si longtemps annon-
cée par les éditeurs de M. Victor Hugo,
et qui devait former le pendant de !\'otre-
Dame de Paris, — si un tel chef-d'œuvre
peut jamais avoir un pendant?Que signifie
ce titre rébarbatif de Quiquengrogne? se
demandaient depuis quinze ans tous les
lecteurs de notre grand poète, — c'est-à-
dire tous les lecteurs du monde. Et le
grand poète semblait renoncer à satisfaire
l'impatience universelle ; — si bien que ses
éditeurs eux-mêmes avaient cessé d'an-
noncer la Quiquengrogne. Or, voici qu'un
jeune homme de talent, aussi inconnu que
M. Victor Hugo est célèbre , s'est chargé
de donner un corps à ce fantôme de ro-
man,et un très-joli corps, ma foi! en deux
volumes in-8°, couverts d'élégant papier
beurre - frais. Ce spirituel usurpateur,
M. Emile Chevalet, a dédié sa Quiquen-
grogne à M. Victor Hugo lui-même, —
qui l'en a remercié par une lettre char-
mante, préface toute trouvée pour l'ou-
vrage! Vous voyez d'ici l'empressement
des cabinets de lecture à se ruer sur celte
proie! Tout ce qui sait par cœur Notre-
Dame de Paris veut dévorer la Quiquen-
grogne...Et voilà M. Emile Chevalet aux
prises avec un million de juges aussi im-
pitoyables qu'affamés... Eh bien! telle est
la modestie des explications de l'auteur,
telle est la conscience de son travail, tel
est le charme entraînant de son récit ,
qu'il n'est pas écrasé par la comparaison,
qu'il triomphe des préventions les plus
sévères, et qu'en fermant son livre on en-
gage tout le monde à l'ouvrir. C"e,«t ce que
nous faisons nous-mênie sans plus d'ana-
lyse, afin de vous laisser le plaisir de voir
de vos propres yeux se réaliser cette Qui-
quengrogne que vous avez entrevue sur
tant de couvertures jaunes et gris de lin.
M. Chevalet peut maintenant appeler ses
romans comme il lui plaira... Il tient ses
lecteurs, et il a tout ce qu'il faut pour les
garder.
Mais revenons aux livres sérieux , et
parlons de la belle Bibliothèque religieuse
(édition Curmer) que le Musée des Fa-
milles a prise sous son patronage. C'est
déjà dire que tous les volumes qui ta com-
posent peuvent être mis avec confiance
dans les mains de la jeunesse. Il y a là ,
d'ailleurs , plus d'un chef-d'œuvre consa-
cré par l'admiration des siècles : la Vie
de sainte Thérèse, écrite par elle-même;
V Éducation des filles , par Fénelon , char-
mant oracle des mères; le Traité de la vie
chrétienne, par saint Bernard ; les Lettres
de saint Jérôme. V Esprit de saint François
de Sales. V Esprit de Bossuet , les Saintes
de France recueil de légendes tour à tour
gracieuses et terribles, qui forment une
véritable histoire nationale au point de
vue catholique. Tous ces ouvrages sont
enrichis d'encadrements coloriés dans le
goût du moyen âge. Rien de plus solide
et (le plus brillant à offrir à la jeune fille
pieuse , à poser sur le velours d'un prie-
Dieu gothique, à ranger sur le rayon des
livres de chaque jour. Et la Bibliothèque
religieuse est à la portée de tout le monde
par l'étonnante modicité de ses prix : ce
qui n'est pas le moindre mérite <^f cette
belle collection.
— Les nouveautés se soccèdent rapi-
dement sur les théâtres , d'autant plus
rapidement que leur succès ne les main-
tient guère sur l'aflBche. La Scaramuccia
de M. Ricci fait cependant bonne figure
aux Italiens , sous la perruque mirobo-
lante et l'incroyable costume de I-ablache,
cet énorme comédien. La Chasse aux fri-
pons de M. Camille Doucet, malgré ses
vives allures et ses jolis vers, n'a obtenu
aux Français qu'un succès honorable pour
l'auteur , c'est-à-dire indiffèrent pour le
théâtre ; car il est malheureusement de
plus en plus vrai de dire que les pièces
littéraires ne sont pas les pièces lucrati-
1 ves. M"* Racbel seule fait mentir ce fâ-
I cheux proverbe : elle vient de galvaniser,
par son merveilleux talent, une élégie en
cinq actes, la Jeanne d'Arc de M. Alexan-
dre Soumet. Mais, il faut l'avouer, la vo-
gue la plus triomphante est en ce moment
I à la Porte-Saint-Martin, où le Michel Bré-
\ mond de M. Viennet, sous la figure inspi-
rée de Frédérik Lemallre, attire à la fois
la multitude et les gens du monde.
I — Les concerts spirituels et non spiri-
: tuels retentissent de tous côtés. Les amis
', de la grande musique et du vrai talent
! ont remarqué entre tous le concert donné
le U février dernier par M. Bessems.
M. Bessems a déjà un très-beau nom
parmi nos violonistes les plus distingués;
mais il n'aurait qu'à faire comme tant
d'autres un petit tour dans le Nord pour en
l'apporter une célébrité européenne.
! — Nous avions prt'dit qu'on danserait
jusqu'à Pâques. Tout Paris se charge de
justifier notre prédiction. Aux bals parés
et travestis ont succédé les bals entremê-
lés de musique, et les bals à tombolas.
Par exemple, on tirait, l'autre jour, une
loterie dans une soirée d'artistes. Tout
à coup entre un commissaire de po-
lice, armé de son écharpe, et qui se met
en devoir de saisir les lots... Stupéfaction
I et réclamation générales... Inflexibilité du
magistrat de la police : — Les loteries
sont interdites, mesdames... Avez-vous
une autorisation en règle?— L'amphitryon
convient qu'il n'y a pas même songe...
Et le commissaire de police arrache les
plus beaux lots aux dames qui venaient
de les gagner... Les cavaliers s'apprêtent
à la résistance... Le commissaire menace...
La foule tient bon.. On va en venir aux
mains... lorsque les plus furieux partent
d'un éclat de rire en reconnaissant Levas-
sor sous l'habit du commissaire!... Le spi-
rituel acteur était payé pour faire des
charges... L'amphitryon en avait eu pour
son argent... Le plaisant, dit-on, c'est
que lui-même n'était pas dans le secret!
— Le Cercle catholique a donné une
grande soirée littéraire , où nous avons
entendu, avec 300 personnes, un discours
de M. Rapetii. et un poème très-remar-
quable de M. Jules de Francbeville.
PITRE-CHEVAI.IER.
I -
tmpriraerie do HF.NNUYKR et C«, me Lemorcier. ?♦. Bjlignollfs.
VII.
MUSEE DES FAMILLES.
193
MUSÉE DE L'HOTEL DE CLUNY
(l)
Chapelle de l'hôlel de Cluny.
Semblables aux pieux artistes du moyen âge, qui com-
mençaient leurs œuvres par une prière", nous dirigerons
(i) Voir lei numéros d'avril ei de mai ms.
vvniL t8iG.
nos premiers pas vers la vieille ch;i|)i'lle ùcs ai)Ucs de Cluny,
où nous attendent tant de souvenirs saciés cl profanes.
Traversons donc rapidement celle cour d'honneur, toute
— 2.^) — Tnri;'ii:Mi voi ; vr.
194
LECTURES DU SOIR.
remplie jadis d'hommes d'armes, de religieux et d'écoliers
en robe courte, la dague et la plume à la ceinture; mar-
chons à travers ces salles basses, où l'on dressait autrefois
la table, tantôt frugale et tantôt splendide, des abbés et de
leurs hôtes ; passons par cette porte dont une face est cin-
trée en ogive et l'autre en anse de panier, caractère tran-
sitoire si remarquable et si peu remarqué. Entrons dans ce
jardin où l'on n'a d'autre ombrage que celui des vieux murs,
laissons à notre droite ces deux figures en pleurs qui ont
été détachées de la porte Saint-Antoine, et qui semblent,
comme des Jérémides, donner des larmes aux misères
d'une autre Jérusalem ; jetons un regard sur les tympans
des croisées, où l'on aperçoit à peine quelques restes confus
des armoiries de la famille d'Amboise : c'est ainsi que s'ef-
face et disparait l'aristocratie des grands noms, et que
toute gloire contestée tombe enfin dans l'oubli; admirons
la légèreté de cette saillie que forme le chevet de la cha-
pelle, et qui se termine, avec tant de hardiesse, par un
encorbellement assis sur un pilier au monogramme de
Charles VIII, ce qui indiquerait que les constructions,
interrompues par la mort de Jean de Bourbon, avaient été
commencées de ce côté, si l'architecture ne l'attestait pas
suffisamment; levons la tète, et nous apercevrons, au-
dessous de l'ancienne toiture de plomb, ces abominables
gargouilles qui, les jours de mauvais temps, inondaient
nos bons aïeux en leur faisant la grimace ; montons cet
élégant escalier à vis, taillé à jour, qui se trouve devant
nous , poussons cette lourde porte où sont sculptés en
demi-bosse des sujets religieux, et nous sommes dans la
chapelle.
Inclinons-nous devant la majesté de ses hautes ogives,
et découvrons-nous, là où s'est agenouillé Georges d'Am-
boise, priant Dieu de lui donner la tiare; où s'est age-
nouillée aussi Marie d'Angleterre, veuve de Louis X'II, de-
mandant à Dieu de la laisser régner sur la France; mais
Dieu n'écouta point leurs prières intéressées : Georges
mourut cardinal , et Marie repartit pour l'Angleterre. Un
autre cardinal-ministre, Charles de Lorraine, vint encore
prier à deux genoux sur les dalles de cette chapelle, et
humilier son front naguère si orgueilleux. C'était en 1565,
après le fameux concile de Trente, où furent repris un à un
tous les articles du droit canon, et où l'on voulut guérir cette
grande plaie de l'Église, la pluralité des béDéfices et le
mariage des prêtres, que la réforme avait rendue toute sai-
gnante en y posant le doigt; mais l'Église d'alors ressem-
blait à ces malades opiniâtres qui repoussent les remèdes
qui leur déplaisent et gardent leurs infirmités. Ce grand
concile donc venait de se terminer après un sommeil de
vingt-un ans divisé en vingt-cinq sessions (1), lorsqu'à
son retour 'le cardinal de Lorraine , tout fier des succès
qu'il y avait eus, voulut, au mépris des ordonnances, en-
trer dans Paris environné de ses hommes d'armes et de la
petite cour qui le suivait partout, montrant en cela que de
tout temps il y a eu des ministres disposés à se placer au-
dessus des lois. Mais François de Montmorency, qui était
l'ennemi des princes lorrains depuis que Catherine de
Médicis , soumise à leur influence, lui avait fait céder sa
charge de grand-maitre de France au duc de Guise, se
servit de sa qualité de gouverneur de Paris pour se venger
d'une manière éclatante : il attendit le cardinal dans la rue
Saint-Denis, où il le chargea avec tant de fureur, qu'il se
réfugia tout éperdu dans l'arrière-boutique d'un épicier de
la rue Trousse- Vache, et qu'il n'échappa aux actives rech^r-
(0 Paul Sarpi, plus connu lous le nom de Fra Paolo, dit dans son
Bii(oire du Concile de Trente, livre VII, que « ce concile dormait si
•• profondément, qu'on ne savait pas s'il ét<ilt vivant ou mort. •■
ches des archers qu'en se blottissant sous le lit d'une ser-
vante ; de là il se sauva nuitamment dans l'hôtel de Cluny,
puis il se retira peu après dans son diocèse, emportant
avec lui le souvenir d'une grande offense , qui aurait dû
être celui d'une grande leçon. Quant au maréchal de Mont-
morency, il eut sans doute raison de faire respecter la po-
lice d'une ville qui lui était confiée, mais avec quelle énergie
ne fait-on pas son devoir lorsqu'il se trouve d'accord avec
ses intérêts!
Découvrons-nous, car c'est encore au pied de ce même
autel qu'Angélique Arnauld , cette abbesse de Port-Royal
qui sut faire revivre dans son ordre la discipline de saint
Bernard, vint implorer la protection de Dieu contre une
puissance occulte dont les coups, pour être cachés, n'en
étaient que plus sûrs et plus redoutables ; mais que pou-
vait espérer une faible femme poursuivie par une faction
qui venait d'immoler Henri IV sous le prétexte de sa re-
ligion? En vérité, il y a des hommes qui ne parlent de
Dieu que pour le braver plus en face.
Mais ne l'oublions pas, c'est ici même que les Valois
(rameau d'Orléans-Angoulêrae) ont conquis leur cou-
ronne sur cette Marie d'Angleterre , dont nous parlions
tout à l'heure. Elle savait que son mariage d'un instant
avec UD vieillard qui mourait sans postérité masculine
ne lui laissait aucun droit; seulement, elle pensait qu'en
France toute jolie femme est reine , et que ses beaux
yeux valaient bien un sceptre. Peu s'en fallut qu'elle n'eût
raison, et que le jeune duc dWngoulême, ce gros gar-
çon qui devait tout gâter, au dire de Louis Xil, ne s'é-
prît sérieusement des dix-huit printemps et de la bonne
raine de la reine douairière ; mais les regards d'une mère,
cette providence des enfants, veillaient sur les actions du
duc, et Louise de Savoie se connaissait trop bien en fait
de coquetterie pour se laisser prendre au petit manège
d'une princesse britannique. Elle faisait donc surveiller
celle qui voulait à tout prix jouer le rôle de reine-mère,
lorsqu'elle apprit que Marie devait recevoir secrètement à
l'hôtel de Cluny Charles Brandon , fils de sa nourrice et
son premier amant; aussitôt elle en avertit le duc d'Angou-
lème en l'exhortant à venger son amour outragé , et à sau-
ver la couronne de France prête à tomber en des mains
étrangères à l'aide des moyens les plus bas ; car l'ambition
est mauvaise conseillère. Le jeune duc courut à l'hôtel de
Cluny, et, s'étant fait ouvrir aussitôt toutes les portes des
appartements, il surprit la reine avec son favori. L'in-
stant était propice, et Louise de Savoie l'avait deviné
avec cet instinct de femme qui vaut mieux bien sou-
vent que les combinaisons des hommes d'État ; elle jugeait
qu'une femme qui déshonore son deuil n'est plus ni reine
ni femme, que ce n'est rien ; aussi avait-elle suivi son (ils,
accompagnée des quatre seigneurs les plus influents et
d'un prêtre : les seigneurs constatèrent le fait, et le prêtre
le consacra en mariant la reine et son amant dans cette
vieille chapelle où nous sommes à présent, et devant cet
autel poudreux qui est là, devant nous... De ce mariage par
ordre naquit le père de Jeanne Gray, de cette infortunée
princesse qui descendit du trône pour monter sur l'écba-
faud ; son aïeule en était descendue par un mariage ; il est
vrai que c'était en France , et que l'on n'y aime que les
aventures qui finissent bien.
Les désordres de la Ligue ayant fait abandonner l'hôtel,
des comédiens vinrent s'y fixer, et la chapelle leur servit
de salle d'accessoires; il n'y avait point là de profanation,
les comédiens étaient en paix avec l'Église (1), et le temps
(i) Chronique de Metr, annie i437.
MUSÉE DES FAMILLES.
195
n'était pas loin où l'on voyait des curés tenir salle ouverte
et diriger les représentations des mystères.
L'origine de notre théâtre est toute sacrée, car c'est à
Constantinopie, au quatrième .siècle, que ces représenta-
tions des sujets tirés de l'Écriture sainte furent imaginées
par saint Grégoire de Nazianze, dit le Théologien, qui
voulait les opposer au théâtre grec ; mais ce fut bien inu-
tilement; et, quoiqu'on s'y exerçât en Italie, en Allema-
gne, puis en France, cet art resta toujours dans l'enfance.
Banni de toute l'Europe, il est allé s'éteindre au fond de la
Calabre, où, il n'y a pas longtemps encore, les bergers se
promenaient, pendant la semaine sainte, en représentant la
naissance et la mort de Jésus-Christ.
Quoiqu'on ait pris plus tard l'inhumaine coutume d'ex-
communier les acteurs, ils n'en sont pas moins tous sortis,
comme on le voit, du giron de notre sainte mère Église.
Toutefois, ces comédiens furent bientôt chassés de l'hôtel de
Cluny en vertu du privilège des confrères de la Passion,
qui leur donnait le droit déjouer, exclusivement, toutes les
moralités et mystères de l'ancien et du Xouveau Testament,
avec une farce au bout pour récréer les spectateurs. La
bonne chose qu'un privilège pour les paresseux et les mal-
adroits! Avec cela on ruine un confrère intelligent et actif
qui peut faire mieux.
Mais celle chapelle n'est pas seulement intéressante par
les souvenirs qui s'y rattachent, elle l'est encore par sa
structure. Où vit-on jamais réunies, dans un si petit espace,
tant de merveilles de l'art? où verra-t-on un pilier plus
svelte, plus gracieux et plus solide à la fois que ce char-
mant palmier dont le sommet supporte la retombée de
ces quatre voûtes ogives aux proportions si belles, si im-
posantes ? et ces douze dais de pierre, sculptés avec
tant de finesse et de goût, qui décorent les murailles, où
l'on voyait jadis les statues de la famille d'Amboise; puis
ces ornements en ressaut, formant corniche, et celte poterne
à jour qui décore un des angles de la chapelle, ne sont-
ce pas là des chefs-d'œuvre d'un autre âge, que nous ad-
mirons, mais que nous n'imitons plus?...
Ces sculptures sont assez généralement attribuées à Paul
Ponce: on se trompe cependant, car ce sculpteur florentin ne
vint en France que plus tard ; d'ailleurs, le style de la chapelle,
on le reconnaîtra facilement, n'a pas subi l'influence du
-goût italien : cette pièce est toute gothique, sauf le pilier,
dont la forme dodécagone est byzantine, et la poterne à
jour, qui est d'un travail plus récent. Celte chapelle est
une des dernières inspirations tombées du ciseau de ces
confréries d'artistes qui donnaient leurs oemTes moyennant
une fondation de messes ; aussi vivaient-ils misérablement :
leur récompense n'était pas de ce monde; et ils semblaient
défier cette foule d'artistes étrangers, accoutumés au luxe
et à la mollesse, qui bientôt allait nous inonder de toutes
parts, — en disant : • Ils feront autrement, mais feront-ils
mieux?... »
Cependant, les Allemands s'étaient rendus célèbres de-
puis longtemps dans la sculpture sur bois, dans le travail
de l'or, du cuivre et du fer ; les Italiens dans Torfé^Terie,
et les Arabes dans le damasquiné. Chaque nation, comme
on le voit, a son savoir, son industrie, et, avec des aptitu-
des si différentes, un peuple doit toujours dépendre d'un
autre d'une manière quelconque. Voilà de quoi nous ap-
prendre à ne pas être trop fiers de nos talents , puisque
nous ne pouvons les réunir tous, et qu'il nous reste toujours
quelque chose à envier. Pendant plusieurs siècles, nous
n'avons pas été égalés dans la peinture sur verre, mais,
au quatorzième siècle, nous fûmes surpassés par l'Allema-
gne, et, lorsque cet art fut abandonné chez nous, Van I .inge
le transporta en Angleterre. La HéforniP, en abolissant le
culte des images, dont la sublime morale prenait le chemin
des yeux pour entrer dans le cœur, avait porté un coup
morlel à la peinture sur verre, ef, pendant que cet art
disparaissait peu à peu, les épiscopaux lui ouvraient à deux
battants les portes de leurs temples ; c'est là qu'il fallut
l'aller chercher, lorsqu'en 182fi on voulut le réédifier (1).
Le musée de l'hôtel de Cluny renfermant un très-grand
nombre de vitraux de toutes les époques, on ne nous saura
sans doute pas mauvais gré de nous arrêter un instant sur
l'histoire de la peinture sur verre; ce sera d'ailleurs notre
méthode : c',.aque objet aura son livre et chaque art son
histoire ; à côté du pourquoi nous mettrons toujours le
parce que; certes, ce n'est pas chose facile, mais tant pis
pour nous, nous aimons les difficultés qui peuvent être
utiles à nos lecteurs.
On a beaucoup recherché quelle avait été l'origine de la
peinture sur verre, et on lui attribuait communément celle
des mosaïques dont les quadratarii romains couvraient le
sol et jusqu'aux murailles des édifices, quoique l'on ue
comprit pas trop leur analogie ; mais l'antiquaire Buona-
rota, dont les recherches sont malheureusement peu con-
nues, nous l'apprend d'une manière certaine : cet art a pris
naissance chez les premiers chrétiens, qui se servaient
dans leurs repas de fragments de vases de verres sur les-
quels on peignait des sujets religieux, afin d'avoir constam-
ment sous les yeux, même lorsqu'ils vaquaientaux besoins
de la vie, le symbole sacré qui les unissait, ou les vérités
saintes qu'ils devaient propager. Le verre était une ma-
tière fort rare alors ; ces fragments, pour être des débris
tombés de la table des grands, n'en devaient pas moins
sembler extrêmement précieux, ce qui explique pourquoi
on en fit choix plus tard, lorsque l'on rechercha ce qui pou-
vait rendre l'intérieur des églises plus magnifique. C'est
sous le règne de Caligula que le verre a remplacé les pier-
res transparentes dans la clôture des fenêtres. Les baies
des premières églises étaient closes avec des pierres plates
transparentes, comme le girasol ou pierre du soleil, le lapis-
lazuli et la pierre d'iris, qui imite les couleurs de l'arc-en-
ciel. D'après Grégoire de Tours et Fortunat, les premières
églises qui possédèrent des vitraux enchâssés dans des
rainures de bois furent celles de Brioude et de Tours, et
elles étaient peintes de deux ou trois couleurs, afin d'imi-
ter les feux du soleil levant; les vitraux représentant des
figures sont du onzième siècle. Le vitrail de la chapelle
offre aux regards un très-beau panneau représentant un
Portement de croix du quinzième siècle, c'est-à-dire de
l'époque où cet art était à son apogée; aussi les tons en
sont très-moelleux, les tètes ont beaucoup de sentiment,
et le jour qu'il tamise est plein de mystère. Les deux au-
tres panneaux sont du seizième siècle ; le verre alors ne se
teignait plus dans la masse, on se bornait à appliquer les
couleurs, ce qui explique pourquoi les vitraux peints de
celte manière deviennent si pâles lorsqu'ils ont subi l'in-
fluence hygrométrique de l'air.
Tout auprès de cet autel, où l'on voit des arabesques
d'un bel arrangement, on remarque des bâlons de chantre,
dont un, parfaitement exécuté, représente à son sommet
une fuite en Egypte; et im autre, plus curieux à cause de
son ascétime, est terminé par une croix vivante. Cette
( I ) Toutefois, les arlisles anglaii que M. de Chabrol a fait tenir i celle
époque se soBl trouves bien au-dessous des eipéraoces qu'ils avaient
fait coocevoir, et les trois figures qu'ils ont exécutées i Sainte-Elisa-
beth, la Foi, y Espérance et la Charité, ont paru .i tout le naonde, ex-
cepté cependant à M. Brongniard, être du plus fâcheux effet.
196
LECTURES DU SOIR.
coutume venait des Hébreux, qui tenaient le bâton de pas-
teur en mangeant l'agneau pascal.
Le flambeau de fer placé près de là, qui se compose de
faisceaux et de porte-cierges divergents, présente beau-
coup d'intérêt, non pas seulement à cause de sa forme à la
fois si simple et si élégante, mais par l'usage auquel il ser-
vait : le cierge pascal, que l'on y allumait depuis le samedi
saint jusqu'à l'Ascension, faisait connaître, au moyen des
petites tablettes de cire que l'on y attachait, outre les fêtes
mobiles, l'épacte, le cycle solaire et la lettre dominicale,
tous les événements qui intéressaient l'Église ; les calen-
driers et les gazettes n'ont pas eu d'autre origine, et, au
lieu de prendre le chemin de la Bourse et des cafés, les
nouvellistes du moyen âge prenaient tout simplement le
chemin de l'église.
Les deux chaires surmontées d'un dais, que l'on voit
adossées aux murailles, sont du quinzième siècle ; le style
en est gothique, et l'exécution en est belle ; elles sont l'œu-
vre de ces patients imagiers ou folliagiers, ou même hu-
c/iers, qui, primitivement, avaient appris leur art dans les
couvents, et conservaient depuis les habitudes de leurs
anciens maîtres en se réunissant par confréries d'arti-
sans.
Le banc d'oeuvre à trois stalles, placé près de là, est
d'un style transitoire; le goût italien s'y révèle dans les
pilastres chargés d'arabesques et de détails d'un très-bel
arrangement. Ne semblerait-il pas que ces stalles si pro-
pres, si luisantes et si riches, attendent encore ces bons
religieux de Cluny, qui priaient si commodément et avec
beaucoup de ferveur sans doute, d'abord pour les morts,
puis pour les vivants? mais à présent leurs lèvres restent
muettes au fond du cercueil, et c'est au tour des vivants à
prier pour eux.
Le grand rétable en bois doré attaché à la travée du mi-
lieu est un travail flamand, remarquable par la finesse de
l'exécution de son ciel d'architecture et l'ajustement de ses
compartiments ; la composition est aussi fort curieuse : les
l)ersonnages y abondent, il y en a partout; la foule est aux
fenêtres, elle est dans la rue, dans le cénacle, dans l'église;
à l'église, le Christ apparaît dans l'eucharistie, c'est le mi-
racle de la présence réelle à la messe des cardinaux ; au
cénacle, on sanctifie la Pàque chrétienne; et dans la rue,
enfin, c'est un prince régnant qui abaisse son caractère
devant celui d'un évêque. Pauvre humilité chrétienne,
combien de fois n'as-tu pas gémi ! N'est-ce pas seulement
au pied des autels qu'on doit s'agenouiller, et un prélat
eût-il jamais dû recevoir pour lui-même un hommage qui
n'appartient qu'à la Divinité?...
Les peintures que l'on voit aux parois du sanctuaire ont
été exécutées sur pierre, et sans aucune préparation appa-
rente; toute la richesse de couleur de l'encaustique s'y
montre unie à la solidité des anciennes fresques. Le style
laisse à désirer; toutefois, la figure de sainte qui est à
gauche a du sentiment et du mouvement ; mais c'est à
tort que ces peintures ont été attribuées à des artistes
italiens , elles appartiennent évidemment à l'école fla-
mande.
Les salles que nous allons parcourir en sortant de lu
chapelle semblent avoir été placées sous Vinvocation de
trois reines et d'une favorite qui fut reine plus que toutes
les autres : c'étaient Anne de Bretagne, Louise de Savoie,
Catherine de Médicis et Diane de Poitiers : à chaque m-
stant leur souvenir s'ofl're à l'esprit sous mille formes di-
verses, soit par des objets qui ont été à leur usage, soit
par leur chiffre , sculpté en entrelacs sur des écussons
fleurdelisés , soit enfin par de séduisantes allégories où
elles ont été divinisées sous le pinceau du Primatice ou le
ciseau de Germain Pilon.
Quant à la gracieuse image d'Anne de Bretagne , elle
n'apparaît nulle part dans ce musée , ni peinte ni sculptée ;
mais sa présence n'y semble pas moms réelle : comme
une puissance occulte, son influence s'étend partout, sur
l'art breton , qui s'y trouve si largement représenté , et
enfin sur l'art tout entier, que l'on vit refleurir sous son
règne. Cependant, on voudrait pouvoir contempler cette
blonde tête, au front vaste et saillant, qui fut tant aimée de
Louis XII, puisque son amour pour elle lui fit quitter sa pre-
mière femme. 11 ne l'aimait pas, il est vrai ; toutefois, Jeanne
de France était si bonne et si vertueuse qu'il ne pouvait la
répudier sans se couvrir de honte. Mais sous un pape tel
qu'Alexandre Lenzoli, qui, par ambition, s'était fait appeler
Borgia, du nom de sa mère, lorsque son oncle maternel,
CalixtellI, fut élu, un lien sacré pouvait se rompre sans
pudeur; toute ambition et toute honte, quelles qu'elles
fussent, restaient effacées par l'ambition et par la honte
du pontife. Néanmoins, Louis sacrifia à sa nouvelleépouse
ses anciennes galanteries, qui le rendaient si heureux au-
trefois; il l'aima sans partage, et malgré son avarice. (Au
moins se plaisait-on à lui prêter ce défaut dans les farces
de tréteaux qui se jouaient alors , où on le représentait
comme un malade entouré de médecins en consultation ;
sur leur déclaration , on faisait avaler au moribond de l'or
potable , et aussitôt il se frottait le ventre et l'estomac ,
comme un homme qui vient de boire une liqueur délecta-
ble ; puis, se sentant guéri, il poursuivait l'apothicaire,
en lui faisant signe qu'il voulait encore goûter de ce re-
mède, pour lequel il semblait éprouver une soif inextin-
guible.) Malgré cette avarice donc, Louis avait abandonne à
Anne les revenus de son duché de Bretagne; mais aussi ,
jamais l'argent d'une province ne reçut un plus digne em-
ploi, car il se répandit en largesses surtout le royaume;
elle s'acquit un droit inaltérable à la reconnaissance univer-
selle , et , lorsqu'elle mourut , « tous les peuples de Trance,
« dit un écrivain du temps, ne poùvoient se saouler de la
« plorer etregreter. ^
Parmi les meubles blasonnés qui se voient dans le musée
de l'hôtel de Cluny, on en distingue quelques-uns portant
des écus partis, affectés aux armoiries de femmes; le plus
important est l'écu mi-partie de lis et d'hermine qui for-
mait les armes particulières d'Anne de Bretagne et de son
duché après le mariage de celte princesse avec Charles VIII ,
car l'écu de France était immuable , au moins depuis
Charles V ; Louis XI, il est vrai, portait un cygne sur un
champ de gueules, Charles VIII avait pris le cerf dans ses
armes; Louis XII, un porc-épic, puis des abeilles d'or
sans nombre; François I", une salamandre; Henri IV,
la massue d'Hercule, et Louis XIV, enfin, un soleil avec
la devise Nec pîuribus impar ; mais ce n'étaient que des
armoiries de fantaisie. Cette blanche hermine de Bretagne,
que le musée nous présente en plus d'un lieu, c'est pour nous
la reine Anne à la taille inclinée comme la tige d'un lis(i),
et , quoiqu'à proprement parler son image n'y existe nulle
part, nous la retrouvons partout, imposante par son or-
gueil , et touchante par sa bonté.
En passant le seuil de la chapelle , nous entrons dans !»"
chambre de la reine Blanche ou de Marie d'Angleterre, qui
était venue passer dans cet hôtel l'cpoque de son deuil.
Nous ferons remarquer cependant que, pour les reines, |
l'usage de porter le deuil en blanc avait cessé au règne '
(i) Brantôme noui apprend qu'elle boitait ; mais si pfu, dit-il, que
c'tMait plutôt un agrément qu'une infirmité.
MUSEE DES FAMILLES.
197
I
précédent, où Anne de Bretagne, en perdant Charles VIII,
se vêtit tout de noir pour mieux faire juger de l'immen-
sité de ses regrets : dès lors cette partie du cérémonial fut
changée; mais le peuple, qui tient à ses habitudes, n'en
continua pas moins à donner le nom de reines blanches
aux veuves de nos rois.
Charles-Quint et François 1" visitèrent ces lieux : sans
doute ce fut avec étonnement que Ton ^it la Droiture
cheminer de compagnie avec la Mauvaise-Foi. et toutes
deux être de bon accord.
Celte salle, décorée du temps de Henri II et restaurée
depuis , est dans le goût italien ; à la travée du milieu , il y
ki^4ii^..^^;^MiyL%iMJ3i^.i^^
/s»g'
'^:î^:j^^^i^^:^d:mÂiM^L4:3^j^
Crédencé et vases du musée de Cluny.
a une espèce ae ironton proBlé en rouge : c'est là qu'était
placé le lit de Marie d'Angleterre, muet témoin de ses rêves
de gloire et d'amour; mais, de ces doux songes, il n'y a
que l'amour qui soit resté ; chez les femmes ce sentiment
a'est pas toujours une illusion , tandis que toute gloire est
vaine.
Ici siégeait en 1793 la section des Cordeliers, et certes,
parmi celles qui se sont le plus signalées au jour de nos dis-
cordes civiles, on peut la mettre au premier rang ; elle sym-
pathisait avec le club du même nom , et Danton, Camille
Desmoulin ont souvent marché à leur tête. La volonté de ces
hommes ardents était suivie dans la section comme au
club ; souvent même , avant de faire une proposition à la
Convention, ils l'essayaient dans ces assemblées tumul-
tueuses, puis ils lui trouvaient des champions, et ensuite
le décret projeté était enlevé de vive force : ce qui nous
prouve qu'il y a des succès parlementaires qui ne sont pas de
meilleur aloi que les succès littéraires ; d'ailleurs, ce n'est
que trop vTai, pour réussir il faut souvent plus d'adresse
que de véritable mérite. Combien de fois la voix puissante
de Danton, de ce tribun fait à la taille des Gracques, a-t-elle
fait vibrer les échos de cette salle si paisible aujourd'hui!
combien de fois Camille Desmoulin y est-il venu bégayer
une maxime de morale pour appuyer une mesure sangui-
naire , et combien de fois tous deux y ont-ils été salués par
les acclamations et les applaudissements de cette foule de
198
LECTURES DU SOIR.
sectionnaires aveuglés ! vains triomphes qui n'ont pu con-
jurer l'orage , car ces hommes sont morts ainsi que meu-
rent bien souvent les héros de la rue, dans la rue.
Marat aussi est venu s'asseoir sur les bancs qui garnis-
saient cette salle, et plus d'une fois, après la séance, il y
crayonna, sur l'épaule même d'un sectionnaire, un article
pour son journal l'Ami du peuple; puis, lorsqu'il tomba
sous les coups de Charlotte Corday, on donna à cette as-
semblée le nom de section de Marat , comme on avait
donné à Montmartre celui de Mont-Marat ; mais ce n'est
pas la seule extravagance qu'on eût commise à son sujet :
le cœur de Marat, placé dans une urne, fut porté proces-
sionnellement au jardin du Luxembourg , dans l'avenue des
Chartreux, où on lui a\ ait dressé un autel avec celte légende
sacrilège : « Sacré cœur de Jésus, sacré cœur de Marat ,
vous avez les mêmes droits à nos hommages...» El l'on
se proposait d'ouvrir des temples à cette divine Raison que
l'on outrageait... quelle aberration!...
Les vitraux de cette salle, qui proviennent du château
d'Ecouen , ont été exécutés par Bernard Palissy ; sans doute
ce n'est pas dans celte partie qu'il réussissait le mieux ,
mais s'd n'a pas égalé les Jean Cousin et les Pinaigrier
dans leur art, nul n'a approché de lui dans le sien (').
Tournons nos regards vers cette large cheminée dont le
chambranle est orné de moulages en bronze; à présent que
l'industrie a étouffé l'art sous son mercantilisme, nous
avons trop rarement occasion d'admirer de pareils ouvrages
pour que nous n'en protitions pas ; c'est qu'alors on ne
confiait de tels travaux qu'à des architectes ou à des
sculpteurs en renom : aussi ne se réunissait-on jamais,
dans les demeures seigneuriales, que sous le vaste man-
teau d'une cheminée sortie des mains d'un Philibert De-
lornie, d'uu Jean Goujon ou d'un Germain Pilon. Les frères
Trabucbi auxquels nous devons ce beau monument de terre
cuite, connu sous le nom de Lanterne de Démosthène (2), que
le premier Consul a fait élever dans le parc de Saint-Cloud ,
au milieu même de tant de chefs-d'œuvre, parmi lesquels
il se distingue encore, les frères Trabuchi, disons-nous, sont
les derniers qui, dans cette partie, aient su, par une heu-
reuse alliance de l'art avec l'industrie , produire de» ou-
vrages dignes des anciens; depuis eux, nous n'avons plus
que des artisans plus ou moins adroits, plus ou moins in-
ventifs, mais qui sont tout à fait étrangers à l'art.
Sur cette cheminée, on voit un bas-relief de marbre re-
présentant Diane de Poitiers, personnifiée dans la déesse de
la chasse ; ce travail, qui est dans la manière de Jean Gou-
jon, peut, sans exagération, être attribué à ce maître. La'
belle figure en bois placée au-dessus a été sculptée par Du-
quesnois, plus connusous le nomde François Flamand; elle
représente V Enfant Jésus bénissant le monde; en vérité,
rien n'égale la grâce naïve de cette délicieuse création , ni
la souplesse de ses formes, ni le moelleux de ses chairs.
La grande glace placée derrière VEnfant Jésus est une
des premières qui soient venues en Fiance avec les Médicis;
elle provient de ces fameuses manufactures de Venise qui
faisaient l'admiration du monde entier. Pendant longtemps
ces objets de luxe ont été d'un prix excessif; toutefois,
Colbert avant nationalisé cette industrie, ils devinrent d'un
(i) Voir noire article nisloire de la porcelaine, Musée à ioiil itii.
(2) Nous apprenons avec peine que ce monumeot, le plus extraor-
dinaire qu'aient produit ooa arts céramiques, menace ruine i se pour-
railil que nos inspecteurs de lart ingligeasseat i te point un ou> rage
enric de l'Europe entière, et dont Napoléon lui-même était si jaloux,
qu'il donna ordre d'en briser les modèles, aGn qu'on ne le reproduisit
point \ . . Avant de couvrir de ruines les lieux illustres par nos pères,
il faudrait pouvoir éRaler leun travaux.
usage assez commun. Avant cette époque, on se servait
de miroirs en métal ou en jais, et, quoiqu'ils nous parais-
sent insuffisants, il n'est point de coquette qui ne fût heu-
reuse de s'y voir. L'encadrement de cette glace, taillé à la
meule, est d'une grande richesse et d'un fini précieux;
mais, quelle qu'en soit la valeur, on peut être certain que
l'imagination en décuplera le prix, car toutes les dames de
la cour de Henri II sont venues sourire devant cette glace,
et le sourire d'une grande dame vaut toujours son prix,
même après qu'il s'est effacé.
Entre tous les meubles qui garnissent cette salle, il faut
préférer le grand coffre vénitien, sculpté en haut relief sur
fond or dans le beau stjle de la renaissance ; il servait à
l'usage des épousées, dont il renfermait le trousseau; une
mère le gardait précieusement pour sa fille, et celle-ci pour
la sienne, en y plaçant toutefois quelque secrète instruc-
tion sur son nouvel état et sur les devoirs qu'il lui impo-
sait ; en sorte qu'en rappelant une mère bien-aimée à son
enfant, ce meuble transmettait encore le souvenir de ses
vertus.
On remarque au-dessus de ce coffre deux sculptures;
l'une représente Diane de Poitiers sous la figure de Vénus
s'appuyant sur un dauphin, qui fait ici allusion à Henri 11,
parce qu'il l'aimait avant de monter sur le trône ; et l'autre
est Catherine de Médicis, personnifiée dans l'épouse de Ju-
piter; ce genre de flatterie était ce qu'il y avait de plus
fort, et, malgré son exagération, on la gotitait beaucoup,
car, en fait de flatterie, la plus forte semble toujours la
meilleure. Ces deux ouvrages, qui proviennent d'un châ-
teau des bords de la Loire, sont attribués à Germain Pilon ;
mais nous ne les croyons pas du même maître, parce que
le style en est tout à fait différent : la Vénus est trop froide,
et le mouvement d'abduction de la jambe droite ne nous
parait ni assez heureux, ni d'assez bon gotit pour apparte-
nir à ce sculpteur. La figure de Junon seulement rappelle
sa manière par la beauté des chairs, le moelleux de ses
contours et le mouvement; cependant la composition nous
semble un peu tourmentée, et le style de Germain Pilon
est plus calme et plus simple.
II y a dans cette salle ,un bas-relief en faïence émaillée,
du quinzième siècle, qui est extrêmement curieux par sa
matière et par son exécution, assez bonne pour le temps ;
il représente la Vierge et l'enfant Jésus. Les émaux, il est
vrai, sont fort anciens, mais l'art d'émailler sur terre, beau-
coup plus récent , n'a été inventé qu'au commencement
du quinzième siècle, à Florence, par Lucas délia Robbia,
l'auteur du bas-relief qui est sous nos yeux. Ce procédé se
perfectionna dans la Romague, à Faenza, dont la célèbre
manufacture s'était attaché Raphaël et Michel-.\nge ; ce-
pendant on n'y employait que deux couleurs, le blanc et le
noir. Le portrait de Clément Vil, attaché à la travée du
fond, est en émail de Limoges, où cet art s'agrandit encore,
car on remarque dans ce médaillon l'emploi de trois cou-
leurs, le blanc, le bleu et le carmin, pour les chairs. Ce n'est
que sous le règne de Louis XIV, que le célèbre Petitot éleva
cet art au niveau de la grande peinture. L'exil fut le prix
de ses travaux ; ce n'est pas tout d'être glorieux pour
mériter de donner son nom à son siècle, il faut encore être
juste.
Charles TISSOT.
{La suite prochainemeni.)
MUSÉE DES FAMILLES.
I ^>«J
ÉTUDES DRAMATIQUES.
LES PETITS THÉÂTRES DE PARIS.
l.
LE BOULEVARD DU TEMPLE.
La critique, la critique dramatique surtout, est 611e de
notre époque. Autrefois, le public était juge souverain en
matière de théâtre et de littérature; aujourd'hui la muse
du feuilleton, jeune muse inventée récemment par un
homme de beaucoup d'esprit, tient, à défaut de lyre, le
sceptre et la main de justice. Comme jadis Clio, elle enre-
gistre les victoires et conquêtes contemporaines. Grâce à
elle, on sait sans sortir de chez soi comment pleure
M"« Georges, comment rit Alcide Tousez , comment se
mouchent Ligier et Frederick Lemaitre. Nous avons une
description exacte de la perruque de Talma , et on a noté
la déclamation suave de M"'^ Mars avec des dièzes à la clef.
Mais tandis que le feuilleton du lundi nous initie à tous
ces secrets , tandis qu'il analyse pour nous avec soin l'émo-
tion de Bouffé et l'organe de Beauvallet, tandis qu'il com-
pare le jeu puissant de M"« Sloltz aux douleurs infinies de
la Malibran , et qu'ouvrant pour nous la porte interdite aux
profanes, il nous fait pénétrer dans ce monde de soleil et
de fange, de rire et de pleurs, d'impuissance et de génie
qui s'appelle le théâtre, il reste un autre monde plus cu-
rieux, une autre coulisse plus fermée, un autre désert plus
inexploré, qui cependant, plus que l'autre encore, est riche
en émotions, en surprises , en antithèses cruelles, en ho-
rizons nouveaux et pittoresques. Nous voulons parler des
petits théâtres.
Ce qui peut donner l'idée la plus juste de Paris au der-
nier siècle, ce ne sont ni les hôtels princiers de l'ile
Saint-Louis, ni le foyer de la comédie, plein pourtant de
traditions, ni le foyer de la danse, où le buste de la Gui-
mard sourit encore au souvenir des aventures d'autre-
fois. Si quelque chose à Paris pouvait nous rappeler ce
temps de noblesse et d'insouciance, de grandeur et de vice,
d'esprit facile et vraiment français, ce serait cette belle
esplanade que nos édiles nous ont laissée devant les petits
théâtres du boulevard du Temple. En vain Paris se fait
grave et triste, les jeunes gens , autrefois gais et spirituels ,
ont eu beau prendre pour défaut habituel l'économie sor-
dide ; le drap noir du deuil a remplacé la soie, le velours et
l'or ; les filles d'Opéra se marient, mettent à la Caisse d'é-
pargne et sollicitent des demi-bourses pour leurs enfants.
On a introduit une parcimonie prudente jusque dans la
débauche; mais le boulevard du Temple est seul resté gai,
libre , insouciant, joyeux , facile à vivre comme autrefois.
Les marchands de fruits avec leur lanterne de papier rouge,
leurs oranges de Malte et leurs propos avenants, rappellent
les anciennes poissardes, si célèbres au temps du jeune
Fronsac; les jolies griselles du Marais fredonnent un re-
frain à larûode en revenant de l'atelier, et, sans paraître
écouter les propos galants qu'on leur jette au passage, se
pavanent avec une fierté modeste sous leur joli petit bon-
net chiffonné, leur guimpe unie et leur tablier de foulard.
La lumière qui dore çà et là le feuillage; le bruit, la foule,
la vie sur cette promenade fraîche et ombragée , tout invite
à la flânerie et au doux nonchaloir.
Et pourtant, hélas! le boulevard du Temple n'est plus
rien aujourd'hui auprès de ce que nos pères l'ont vu il y a
quelques années encore. Comme la Rome des empereurs,
il est veuf de ses héros et de ses gloires; il a vu, comme
Niobé, ses meilleurs fils tomber en un jour à ses côtés. Il
lui reste Déburau et la parade dans la salle ; Gilles et Arle-
quin; Colombine et le combat à la hache; mais il a perdu
la grande, la seule, la vraie parade, la parade en plein vent,
échevelée, riante, ivxe à moitié, qui se barbouille de lie et
n'a que faire du sel attique! Les belles bâtisses éclairées
au gaz, les théâtres réédifiés en fer, les trottoirs d'asphalte
ont remplacé les échopes, les cafés borgnes et les bara-
ques de bois, si bien qu'en contemplant tristement cette
nouvelle rue de Rivoli, le vieux Brazier s'écriait avec dou-
leur : t Ils m'ont gâté mon boulevard du Temple. » Parodie
ingénieuse du mot de Nodier sur Napoléon : « Le malheu-
reux!... il m'a gâté mes Alpes! »
Nos pèresont vu commencer et grandir ce boulevard dont
le nom est européen. Semblable à une kermesse parisienne,
il rappelait alors ces fêtes de ballets et de féeries dans les-
quelles le plaisir sollicite les yeux de tous côtés. Telles
étaient les merveilles de ce caravansérail, qu'on y croirait
à peine aujourd'hui, dans un temps où Tom-Pouce et les
Indiens loways ont pu faire courir tout Paris. Alors les
sauvages se comptaient à la douzaine ; les géants étaient
plus communs que les vaudevilles ; à chaque pas on mar-
chait sur un nain. Sans bourse délier, on pouvait voir des
oiseaux qui faisaient l'exercice, des lièvres qui battaient la
caisse mieux que le Huron du café des aveugles, des man-
geurs de sabres, des femmes pesant huit cents livres et
des carrosses à six chevaux traînés par des puces. De
blondes jeunes filles dansaient sur des barres de fer rouge
comme une aimée sur des tapis de roses. C'est laque bril-
lèrent le chien Munito, et Bobèche, et Rousseau, paillasse
classique, et Rose, et la célèbre Malaga , à la crapaudine
sur un plat d'argent!
L'homme squelette déclarait d'une voix éteinte qu'il
n'avait jamais été malade, et le père Rousseau, le patriar-
che de la grosse gaieté, lui répondait par son éternel re-
frain :
G'esl dans la rade de Bourdeaux
Qu'esl z'arrivé trois gros vaisseaux.
Les matelots qu'étioni dedans,
Vrai Dieu ! c'était dei bont earans.
Le père Rousseau avait une figure rouge, pleine et bour-
geonnée; ses clignements d'yeux, sa tournure grotesque,
ses grimaces, sa voix rauque et brisée, ses prodigieux quo-
libets, débités avec une hardiesse perdue depuis, et entre-
mêlés de hoquets avinés; tout en lui étonnait et charmait
naïvement. C'était le peuple, hâbleur, fainéant, ivrogne,
querelleur, bon et brave par-dessus le marché. C'était tout
à la fois, et dans un seul homme, le bon sens, la fantaisie
et la passion vulgaire. C'était Turlupin et Polichinelle ;
c'était Mascarille et c'était Faisfaff. En le voyant, on com-
prenait le chariot fabuleux de Thespis.
A coté de Rousseau, et grands encore après lui. Bobèche
•200
LECTURES DU SOIR
et Galitnafré, ces niais illustres, eDcbantaient la foule. Od
peut dire de Bobèche, et bien plus justement, ce qu'on a
dit des conteurs arabes : il tenait ses auditeurs suspendus
à ses lèvres. Sous la perruque rousse et la veste écarlate,
personne n'a égalé la verve caustique de ce grand Jocrisse.
Son sourire en disait plus que ses paroles , son geste était
merveilleux d'à-propos et de bêtise ; il a rendu célèbre
comme le petit chapeau de l'Empereur son tricorne gris
surmonté d'un papillon symbolique. C'est lui et non pas
Arnal, non pas Ravel, non pas même MM. Ouvert et Lau-
zanne, ces vaudevillistes incroyables, c'est lui tout seul
qui a créé ce genre excessif et paradoxal auquel nous don-
nerions l'épithète nouvelle de supercoquenlieuœ , si nous
ne craignions les foudres académiques; ce genre qui con-
siste à détourner la langue et le sens des mots de toutes les
voies usitées, et à pousser sans vergogne la périphrase de
Delille jusqu'à l'hyperbole la plus sauvage. Si Bobèche n'a-
vait pas existé, Odry ne dirait pas aujourd'hui ce viscère
pour désigner le cœur.
Quant à Galimafré, c'était un niais académique, un Gilles
pompeux. Il débitait la parade, comme Montfleury etM"' de
Beauchateau débitaient, à l'hôtel de Bourgogne, les alexan-
drins mélodieux de Racine. Cette emphase naïve et cette
enflure si bouffonne faisaient de lui un Cassandre inimita-
ble ; seuls aujourd'hui Lepeintre jeune et le père Laplacc
des Funambules en peuvent donner une idée. Dans la cé-
lèbre parade intitulée le Voyage, au moment où Paillasse
rend compte de ses excursions , Galimafré faisait rire au.\
larmes. Voici le texte :
PAILLASSE.
Oui, Rotterdam..., chez M''« Virginie, M"« Cécile,
M"'Malaga...
CASSANDRE.
Dans la Virginie, dans la Sicile, à Malaga!
Dans cette réplique si simple, si peu comique en elle-
même, Galimafré mettait tant d'outrecuidance, tant de pi-
tié pour l'ignorance de Paillasse, tant d'orgueil de son
i/^^Lt\
Bobèche et Galimafré.
propre savoir, qu'il arrivait aux dernières limites du gro-
tesque. Son auditoire riait littéralement à se décrocher les
mâchoires.
Las un jour d'avoir dépensé si longtemps, sans compter,
plus d'esprit, d'imagination et de style qu'il n'en faut pour
faire la réputation de vingt vaudevillistes. Bobèche voulut
enfin connaître les grandeurs et la fortune. Lui, le premier
comédien de l'époque, il renia la vaine gloire et la popu-
larité menteuse; il jeta bravement par-dessus les moulins
son tricorne gris, sa pcrru(]ue rouge et sa veste rouge;
il rendit la liberté au papillon captif que depuis si long-
temps un lien de fer retenait au sommet de Tilluslre tri-
corne. Sa main, cette même main qui avait donné et reçu
avec gloire tant de soufflets dramatiques, tint le sceptre
directorial, et Bobèche se constitua monarque absolu d'un
théâtre de province, à Rouen, je crois. Il ne revint jamais
de cette ile d'Elbe. Seul parmi tous les rois de ce temps.
Jocrisse n'a pas eu sa resiauratioo.
Galimafré, lui, se fit garçon machiniste à rO|>éra-Comi-
quc. Là il ne perdit rien de la dignité gra\c qui convenait
MUSÉK DES FAMILLES
201
à soQ emploi. On le voyait remuer un châssis ou disposer
un praticable avec la fière résignation de Samsoo tournant
la meule chez les Philistins. C'est ainsi que Bobèche et
Galimafré se sont éteints loin l'un de l'autre. Paillasse a
quitté Cassandre et son service sans verser de pleurs ni
réclamer de gages ; il a rompu avec ce bon maître, malgré
les bons traitements et les coups de pied traditionnels
qu'il en avait reçus, et Cassandre a laissé partir Paillasse.
Cassandre a pu renoncer à ce digne valet qui lui témoi-
gnait tant d'affection et le jetait si souvent par terre. Après
cela que peut-il y avoir d'éternel en ce monde, et comment
pourrait-on s'étonner des révolutions qui brisent les trônes
et partagent les empires?
De quoi s'étonner en effet , lorsqu'on a vu dans leur
grande gloire les deux célèbres danseuses du boulevard du
Temple, M"' Rose et la jeune Malaga, et qu'on cherche
en vain aujourd'hui un spectateur reconnaissant qui se
souvienne même de leur nom?
La jeune Malaga était une charmante jeune ûlle aux che-
veux abondants, à la bouche fraîche et souriante, aux yeux
pleins d'expression. Née funambule, elle aimait avec pas-
sion son art, dans lequel elle avait su introduire cette chas-
teté de gestes et de poses qu'on admira tant plus tard dans
Marie Taglioni. La jeune Malaga était parfaitement décente
et pudique, et, chose peut-être étrange pour une danseuse,
elle se conduisait bien. Son père, vieillard respectable, à
Paraissez, jeune Malaga !
grandes manières, ressemblait à un grand seigneur déchu,
et avait conservé dans sa misère les grandes traditions
aristocratiques. C'était lui qui faisait le boniment. On
appelle boniment, en termes de petits théâtres, la dé-
monstration emphatique , l'énumération pompeuse des
merveilles offertes au spectateur et l'invitation pressante
à en jouir ; le tout fait à la porte avec force métonymies,
paronomases, antonomases, antithèses, catachrèses et hy-
perboles, par un orateur populaire, payé tant par jour
aux frais de l'administration. Le boniment a été un art com-
plet ; il a eu sa poétique , ses règles , son répertoire , ses
rengaines et ses audaces. Mais ce grand art s'est perdu de
jour en jour ; et maintenant on ne dit plus à la porte d'au-
cun théâtre :
AVRIL ISiG.
« Entrez, messieurs ! Nous donnerons aujourd'hui , par
extraordinaire, une représentation du Festin de Pierre
ou l'athée foudroyé, comédie en cinq actes du grand
Corneille , avec changements à vue, engloutissement et
pluie'de feu au cinquième acte. Le citoyen d'Hauterive
jouera don Juan avec toute sa garderobe. Premier acte,
habit-veste, culotte en satin vert-pomme brodée en or et
en diamants. Deuxième acte, qui se passe à la campagne,
habit gorge de pigeon doublé de saumon, avec la veste
gris de souris effrayée. Quatrième acte, habit mordoré
pour recevoir le commandeur, avec la veste de toile d'ar-
gent, jabot et manchettes en dentelles de Flandre. Faites
voir l'habit du quatrième acte ! Cinquième acte, il se re-
pent, tout en velours noir!... etc. »
— 26— TREIZIÈME VOLUUE.
•lO'î
LECTURES DU SOIR.
Le père de MaUga cïcellail à faire le boniment. U ap-
portait dans resercice de ces fonctions une dignité et une
conviction qui étaient d'un puissant effet sur son public
en plein vent. Après avoir détaillé aux spectateurs les mer-
veilleux exercices qui leur seraient offerts, le vénérable
orateur achevait son discours en ces termes :
« Maintenant, messieurs, nous allons vous présenter la
< jeune Malaga elle-même, et vous pourrez vous assurer
« par vos propres veux que sa beauté n'est point une chi-
« mare ! Paraissez, jeune Malaga ! >
Mais n'oublions pas M*^ Rose, dont la gloire est inti-
mement liée à celle de Malaga. Ces deux charmantes dan-
seuses partagèrent les faveurs de la foule au théâtre des
Patagoniens et au spectacle nommé le théâtre dt la jeune
Malaga. Rose avait un brillant, une désinvolture, un
hmmour inimitables. Nulle danseuse n'a porté plus folle-
ment les habits de soie bariolés, les tresses pendantes ornées
de pièces d'or et le beau collier de verre des femmes véni-
tieuMS. Nulle n'a su se renverser avec plus de grâce en
faisant chanter les mille docbettes du tambour de basque.
Rose était une habile danseuse ; mais elle fut avant tout
une funambule comme Malaga, et toutes les planches du
monde ne râlaient pas à ses yeux une bonne corde tendue.
Elle regardait la terre arec le souTerain mépris que pro-
fessant pour notre élément les marins et les oiseaux. Rose
était plus brillante que Malaga; mais la jeune Malaga avait
en elle plus de charme et de poésie ; Pune représentait la
danse échevelée et foUe du Midi ; l'autre, s'il est permis de
s'exprimer ainsi, la danse iiéaliste. A elles deux, elles
formaient un tout complet et charmant qui satisfaisait à la
fois l'esprit et les sens , comme autrefois la Camargo et
M*^' Salle, comme depuis Fanny Elssler et Marie Taglioni,
comme à présent la Cerrito et Lucile Grahn.
M"« Rose a renouvelé et rajeuni les célèbres exercices
de la belle Tourntuse , qui ont fait tant de bruit en leur
temps, et elle a pour un momeot hérité de son surnom.
Voici comment les contemporains racontent les exercices
de la belle Tiyurnmse .- Die arait, disent-ils, un air très-
imposant et très-noble. Elle s'avançait seule sur le théâtre
et dansait d'abord une sarabande ; puis elle demandait des
épées de longueur aux cavaliers, et s'en piquait trois dans
le coin de chaque œil. Alors elle s'enlevait avec une vigueur
inouïe, et tournait pendant un quart d'heure au moins avec
une rapidiié telle, que les yeux en étaient éblouis et fati-
gués, c Lorsqu'elle me rendit mon épée, qui était très-
lourde, ajoute le narrateur, je remarquai que la pointe en
était im peu ensanglantée. > M. Bonnet, ancien payeur des
gages du Parlement, qui dédia, en 1723, au duc d'Orléans
une Histoire générale (U la Danse sacrée et profane ,
suivie d'un parallèle entre la peinture et la poésie, s'ex-
prime en ces termes au sujet des exercices de la belle
Tourneuse .-
« Taurais cru que ces danses auraient été surnaturelles,
si l'abbé Ârchambaut, qui a beaucoup d'érudition, ne m'a-
vait fait souvenir qu'elles tiraient leur origine de la danse
sacrée des Salions , prêtres de Mars , instituée chez les
Romains, que j'ai rapportée en son lieu ; comme celle des
ballets des Suisses, qui se fait au bruit et au cliquetis des
sabres, tire son ongine de la danse pmhique. >
Non - seulement M^* Rose exécutait comme la belle
Ttfurnmse le tour des épées, mais elle allait jusqu'à tour-
ner plus de vjDgt minutes sur elle-même en posant la
pointe des épées sur sa gorge ou dans ses narines.
Alors Rose, presque oubliée maintenant, était le sujet
de toutes les conversations ; et sa camarade Maliga éuit
arrivée à une telle cékbrilé , que tous les vaudevillistes
d'alors s'empressaient de consacrer sa gloire par leurs flon-
flons poétiques. On venait de donner à l'Odéon , avec un
grand succès, les Trois Philibert de Picard. La Porte
Saint-Martin joua une parodie intitulée les Trois Phili-
bertea. M"« Jenny Vertpré, fort jeune alors , jouait It
principal rôle dans ce vaudeville, et représentait une jeune
femme nouvellement mariée, à laquelle son mari détaille
d'avance tous les plaisirs de la capitale. Voici le couplet qui
se chantait sur l'air du vaudeville des Deux Edmond,
air que Béranger illustra par sa chanson Fieux habits:
vieux galons!
LI MAJLI.
Aux FriB^aû doiu Terrom ZaSrt,
k Fej'rieaa bou Terrons zemire,
Iplàfemte à ropéra.
Là ruuo.
Ça ■'MBoiera 'bit).
ixamt mieux Fanekon Im vieUeuse,
Akrahmm et la Pie volaae,
El pais la je— e Halaga.
I ça ■TaBnaen ((ù).
Outre ses bateleurs et ses Jocrisses , outre ses hardies
danseuses de corde, ses animaux vivants, ses marionnettes
commençant à midi ; outre ses cabinets de physique, ses
cafés dramatiques et son salon de figures qui existe encore,
le boulevard du Temple a eu deux curiosités qui valaient
i elles seules toutes les autres, Fanchon et Louise Masson.
Le boulevard a gardé la mémoire de ces 6gures poétiques
que nous voyons aujourd'hui i travers la gaze ti'anspa-
rente de la rêverie, comme Esméralda et Mignon.
Fanchon était une jolie fille de Savoie qui parcourait les
cabarets du boulevard et chantait des couplets au dessert.
On connaît sa touchante histoire, son innocence méconnue
par 800 père, qui la maudit, ne pouvant se figurer qu'on
pût gagner tant d'or avec une vielle ; ses longues amours,
si longtemps malheureuses, avec un jeune gentilhomme,
dont la mère fut touchée enfin par tant de constanee.
MM. Bouilly et Joseph Pa}-n firent, arec l'histoire de Fan-
chon, un \'audeville intitulé Fanchon l* vielleiise, qui fut
joué avec le plus grand succès au théâtre du Vaudeville.
Cette pièce, rhabillée par M. Gustave Lemoine et M. Den-
nery, il y a quelques années, sous le titre de la Grâce de
Dieu, attira beaucoup de monde i la Gai té.
Quant à Louise Masson, elle avait été une reine de théâ-
tre ; elle avait régné un jour comme régnaient les courti-
sanes sous l'ancien régime. Après avoir jeté à ses folles
fantaisies la fortune d'un roi , après avoir épuisé tous les
luxes de chevaux et d'équipages ; après avoir jfu un salon
comme Aspasie et comme Ninon, déchue enfin et misérable,
▼étae d'une robe de gaze en hiver, la pauvre Louise venait
chanter pour quelques sous sur ce même boulevard qui
avait TU tous ses triomphes. Un ancien conédieB de pro-
vince raœompagnait , et ils chantaient les dow du Ta-
bleau parlant et de Biaise et Babet. Louise raclait une
mauvaise guitare. Quand la scène était jouée, le rietUard
faisait la quête en disant :
— Messieurs, ayez pitié de M"* Louise Masson, qui a
fait courir tout Pvis chez Audinot, dans la Belle au
Bois dormant !
Voici la liste des principaux théâtres qui ont existé sur
le boulevard du Temple et dans ses environs depuis Tan-
née 17^, où la liberté absolue du théâtre fut prodamée.
Ce sont :
Le Théâtre d' audinot, qui de\int r.\mbigu-Comiquei
Le théâtre des Délassements Cowùfues;
MUSÉE DES FAMILLES.
•203
Le Théâtre patriotique. C'est celui des Associés qui
avait pris ce titre au moment de la Révolution. Il fut de-
puis le Théâtre de M""" Saqui, puis le Théâtre de M. Dor-
say. En dernier lieu, il a pris à son tour le titre de Délas-
sements-Comiques ;
Le Théâtre des élèves de Thalie, qui servit aux élèves
de l'Opéra pour la danse, et fut appelé plus tard Variétés
amusantes ; Lazzari en était directeur quand la salle fut
incendiée en 1798;
Le Théâtre de Nicolet;
Le Théâtre du Lycée dramatique. Cette petite salle en
bois fut appelée plus tard Théâtre des Patagoniens , et ,
plus tard encore , servit aux exercices de mesdemoiselles
Rose et Malaga, et de plusieurs autres danseuses et danseurs
de corde ;
Le Théâtre du café Yon , qui était situé à côté de la
maison où Fieschi a placé sa machine infernale. On y chan-
tait des ariettes et l'on y représentait les vaudevilles et opé-
ras à trois personnages, tels que la Clochette^ la Ser-
vante maîtresse , l'Enrôlement supposé^ les Chasseurs
et la Laitière, le Devin de village.
Il y avait encore, rue Culture-Sainte-Catherine, au Ma-
rais, un petit théâtre nommé Théâtre du Marais, sur le-
quel Baptiste aîné créa Robert chef de brigands ; rue
Notre-Dame-de-Nazarelh , un spectacle nommé Théâtre
d'émulation; et, boulevard du Temple, au coin de la rue
d'Angoulème, une toute petite salle dont le nom ne nous
est pas parvenu.
Nous dirons un mot de ces différents théâtres et des
principaux d'entre les petits spectacles qui ont existé à
Paris, quand nous nous occuperons de ceux qui les ont
remplacés. Nous disons remplacés, car tous les théâtres
que nous venons de nommer sont, hélas! transformés ou
morts, oubliés ou méconnaissables.
Mais si M"« Rose ne se montre plus en équilibre sur un
chandelier et la jeune Malaga à la crapaudiue sur un plat
d'argent; si le farouche Golo n'est plus couvaincu d'avoir
persécuté la vertueuse Geneviève, et Cadet-Roussel d'être
esturgeon; si cet âge d'or n'est plus, si toute cette belle
fantaisie est morte, les théâtres qui sont nés de toutes ces
cendres ne sont ni moins étranges ni moins curieux à étu-
dier que leurs devanciers sur le fantastique boulevard du
Temple. C'est là le royaume de la fantaisie; elle y règne
et y régnera toujours fatalement, car c'est son droit. La
fantaisie est morte, vive la fantaisie!
Les petits théâtres qui existent aujourd'hui sur le bou-
levard, sont : les Folies-Dramatiques, le spectacle des Fu-
nambules, les Délassements-Comiques, Lazary et le théâtra
Beaumarchais.
Quoique presque tous ces théâtres ou spectacles aient
été, à des époques plus ou moins éloignées, consacrés au
ballet et à la pantomime, que jouent seuls aujourd'hui
l'Académie royale de musique et les Funambules, nous ne
donnerons point ici l'histoire de la pantomime et des types
grotesques en France. Cette partie de notre travail sera
mieux placée dans l'article que nous destinons au petit
théâtre actuel de la Foire Saint-Laurent.
De tous les petits théâtres actuels que nous avons nom-
més, le plus curieux, le plus original, le plus vivant est, à
coup sûr, le théâtre ou plutôt le spectacle des Funambules,
pour parler comme l'exigent les règlements ad hoc. Los
Funambules existent nécessairement, parce qu'ils répon-
dent à un besoin de l'esprit ; ce besoin de rompre violem-
ment avec la prose de la vie réelle pour se reposer et errer
au hasard dans le poëme d'une comédie idéale. C'est ce
besoin, ou c« sentiment, comme on voudra l'appeler, qui
a produit la pantomime et le ballet, la féerie du Pied de Mou-
ton et le théâtre fantastique de Shakspeare; c'est lui qui
a produit et baptisé les Léandres, les Valères , les Clilan-
dres, les Aramintes, les Isabelles, les Éliantes et les belles
Dorimènes, qui font porter par de petits pages la queue de
leur robe dorée.
Tout le monde a rêvé une heure au moins dans sa vie
au milieu de cet univers de poésie et d'enchantements créé
par le divin poète anglais ; tout le monde s'est plu â s'éga-
rer dans ce pays impossible, où tout est charme, lumière,
harmonie, fantaisie imprévue ; dans ce pays où les héroïnes
de dix-sept ans se promènent au clair de lune, en habits
de pages , dans des forêts de France , où l'on trouve des
sangliers redoutables, des sonnets attachés aux arbres et
des bergers en casaque vert-pomme. Des chaudronniers
anglais, des fées amoureuses et des lutins de l'air y jouent
la comédie pour des ducs d'Athènes et des princes de La-
cédémone. Heureux théâtre, à qui le clair de lune sert de
rampe et de lustre, les fleurs de comparses, et qui a pour
orchestre la chanson du bouvreuil et la chanson des étoiles,
la brise murmurante, les feuillages et les ruisseaux, toutes
les voix de la nature!
Certes, par le vaudeville et le mélodrame qui court, ce
serait là un art et une tragédie peu goûtés sur nos théâ-
tres. Mais si quelque chose peut en donner une idée confuse
et rappeler au rêveur ce splendide poëme, comme un por-
trait vague et un peu effacé rappelle une personne aimée,
ce serait à coup sûr cet incroyable, ce fabuleux, cet impos-
sible spectacle des Funambules, ce théâtre sans pareil qui
ressemble â tout et ne ressemble à rien, qui n'a eu ni mo-
dèles ni imitateurs, et qui allie si bizarrement, dans des
œuvres sans nom , l'ignoble au sublime , le gracieux au
grotesque, le doux au terrible, la rêverie au drame, la fan-
taisie à l'action. Ce serait enfin ce spectacle unique si sou-
vent raconté et si rarement compris, qui a exercé de notre
temps, et quelquefois en vain, tant de plumes savantes.
L'etTet produit sur l'âme et sur l'esprit par cette poésie tout
exceptionnelle, tout en dehors des combinaisons accou-
tumées et des idées reçues, est tellement étrange, tellement
compliqué et insaisissable, qu'il devient très-difficile d'ana-
lyser ses propres sensations et surtout de les faire passer
dans l'esprit des autres. Nous essayerons cependant d'ac-
complir cette tâche laborieuse , persuadé , malgré notre
infériorité, que nous serons assez heureux pour initier nos
lecteurs à quelques détails négligés ou inaperçus jusqu'à
présent par les critiques.
Tout dans le spectacle des Funambules est bizarre et inu-
sité, à commencer par son origine. Ce fut d'abord un théâtre
de chiens savants. Barbets, caniches, molosses, lévriers,
bassets, épagneuls, dogues, mâtins, carlins et gredins, tel
était le personnel de la troupe, troupe complète avec pre-
miers rôles et doubles, sociétaires et pensionnaires, jfune
premier, roi, père noble, comique, frontin, soubrette,
amoureuse, corps de ballets et figurants des deux sexes;
une véritable république de comédiens organisée sur le
modèle de la Comédie-Française et de l'Académie royale
de musique , avec d'heureuses modi6cations cependant.
Les plus habiles écrivains d'alors ne dédaignèrent pas de
composer des canevas pour ces hardis comédiens, qui, pa-
reils aux acteurs anglais , excellaient à rendre les œuvres
franches, simples, dans lesquels la passion se développe
sans entraves avec un parti pris violent, sans toutes ces
barricades de petits moyens, ces échafaudages de finesses,
ces roueries d'enchevêtrement dans lesquels s'enferma
plus tard la petite comédie sentimentale. Nous sommes
assez heureux pour pouvoir donner ici quelques échan-
204
LECTURES DU SOIR.
tillons des drames que fit vivre le génie de ces célèbres
mimes.
Une jeune princesse russe (épagneule à longues soies)
est retenue prisonnière dans un château, sous la garde d'un
tyran (boule-dogue) :
La Trinilê se passe,
Marlborough oe revieal pu.
Et « Anne, ma sœur Anne ». L'amant (jeune caniche) rôde
avec désespoir au pied de la tour où gémit l'idole de sa
ûamme :
Je l'aurai par terre,
Je l'aurai par mer
Ou par trabuoo.
Bientôt il rassemble son armée pour faire le siège du
château !
Ami(, lecoDdez ma vaillance.
Et, grâce à la valeur de ses braves soldats (barbets, cani-
ches, lévriers et bassets), il défait l'armée ennemie (danois,
griffons, carlins et roquets).
Le fort est emporté et la princesse délivrée par son che-
valier :
CbaniODi, cëlëbrooi la victoire.
Et le tyran (boule-dogue) emmené prisonnier avec tout
les honneurs dus a son rang.
Dans ce drame, comme on le voit, l'action , action hé-
roïque et chevaleresque, marche rapidement à son but,
selon le grand précepte dramatique : Semper ad eventum
festina. En voici un autre non moins terrible et plus
touchant, dans lequel le poêle a fait vibrer de préférence
la corde sentimentale. Après la terreur la pilié. (i)cSc;ftai
Monsieur et madame Denis (un griffon et une épagneule),
lui avec son habit de velours et sa culotte en bouracan, elle
mise en satin blanc (comme on s'en souvient ) passent dans
une rue, suivis de Carlin , leur jockey, qui porte le serin
./•7- '^^ô^
M. et M"» Denis, avec leur jockey et le serin de madame.
de madame. (Exposition naturelle, simple, large comme
celles de Shakspeare, et prise au cœur même de la vie
réelle.) Entre le guet (troupe de caniches), qui arrête un
déserteur (autre caniche). (Nœud fortement serré; l'ac-
tion tragique s'engage d'une façon puissante. ) A peine
arrêté, le déserteur passe devant un conseil de guerre.
(Assemblée de barbets). Il est condamné à mort. (Péripétie
féconde en émotions poignantes. Le poète a légèrement in-
diqué qu'une passion malheureuse pour M"» Denis a seule
poussé le héros à une légèreté coupable.) Cinquième acte,
le déserteur est conduit sur le préau aux sons d'une musi-
que lamentable. Il est fusillé, et tombe en murmurant un
nom qu'on n'entend pas. Quelques minutes avant l'instant
fatal, il a parlé bas à un de ses anciens frères d'armes (cani-
che comme lui). On suppose qu'il l'a chargé de couper une
mèche de ses cheveux et de la porter à l'ange trop aimé. (Dé-
noùment bien plus terrible que celui d'Antigone , parce
qu'il est plus vrai et plus simple. L'intérêt ne peut s'épar-
MUSÉE DES FAMILLES
205
piller sur plusieurs personnages, et la catastrophe a lieu
sous les yeux du spectateur, moyen tragique dont l'effet
ne saurait être douteux.)
On voit combien notre poëte est ici supérieur au grand
Racine, qui, emprisonné par les langes de son époque, n'a
point osé mettre en action la mort d'Hippolyle.
Mais, hélas! comme Bobèche, comme Galimafré, comme
mesdemoiselles Rose et Malaga, les chiens savants quittè-
rent un beau jour ce public enthousiaste qui les avait tant
aimés.
Les illustres artistes furent remplacés par des paillasses
obscurs et sans gloire, des femmes sauvages, des avaleurs
de sabres, Vhomtne géant et le joueur de harpe, etc. Mais
un jour, n'importe qui (le nom du protecteur est resté en
blanc dans le li>Te de l'histoire), n'importe qui, disons-
nous, fil entrer, grâce à son influence, au théâtre des chiens
savants, un paillasse encore plus obscur et inconnu que
le reste de la troupe.
Ce Gilles s'appelait tout bonnement Jean-Gaspard DéLu-
rau.
C'est ici que commence la véritable histoire des Funam-
bules.
Théodore de BANYII.F.F.
(La fin prochainement.)
LE VINGT-QUATRE MARS MIL-HUIT-CENT-QUATORZE.
PETITE RECTIFICATION D'UNE GRANDE ERREIR.
Tous les auteurs qui ont écrit sérieusement l'histoire de
Napoléon se sont gravement trompés sur un fait d'autant
plus important, qu'on peut en tirer des déductions sur le
véritable caractère d'un des plus grands hommes qui aient
pesé sur l'Europe entière.
Tous, en racontant ce qui s'est passé à Fontainebleau
dans la nuit du 14 mars 1814, ont fait du roman et débité
une fable qui a eu d'autant plus cours, que personne,
hors le baron Yvan mon père, et moi, ne pouvait la réfu-
ter. Mille fois mon père m'a raconté jusqu'aux plus petits
détails de cette scène douloureuse : mais pendant toute sa
vie, il n'eut jamais d'autres conGdents que moi, et le lec-
teur en comprendra facilement la raison quand il aura lu
cette notice. Maintenant que mon père n'existe plus, je re-
garde comme un devoir de rétablir la vérité des faits si
légèrement dénaturés par des hommes qui ont la préten-
tion d'avoir tout vu, de tout savoir, et qui, par un amour-
propre mal entendu, compromettent les historiens.
Sur le point de partir pour la trop mémorable campa-
gne de Russie, Napoléon eut une sorte de prévision des
revers qui devaient lui arriver, et il fut saisi par la crainte
de tomber lui-même entre les mains de ses ennemis. En
conséquence, il fit venir dans son cabinet son chirurgien
favori, le docteur baron Yvan, et après lui avoir fait part
de ses craintes, il lui demanda s'il ne pourrait pas faire
préparer un poison assez actif pour tuer promptement et
sans trop de douleur, il ajouta qu'il le porterait constam-
ment sur lui, dans un cachet, pour en faire usage si la for-
tune le réduisait à cette extrémité. Mon père voulut lui
faire quelques observations, mais l'empereur lui ordonna
d'un ton si impératif d'exécuter ses ordres, qu'il fut obligé
d'obéir.
Le baron Y'van fit de suite venir M. Rouyer, pharma-
cien-major de la maison de l'Empereur, et fit préparer im-
médiatement devant lui une poudre composée de bella-
done et d'ellébore blanc. La composition peu active de ce
poison est, comme on le voit, une conséquence des idées
qu'avait mon père quand il osa faire des observations à
l'Empereur.
Cette préparation fut placée dans un cachet et remise à
Sa Majesté. Pendant la désastreuse campague, Napoléon
perdit ce bijou, et, revenu à Paris, il ordonna de nouveau
à son docteur de lui préparer la même dose de poison.
Cette fois le bijoutier de la couronne fit une petite casso-
lette dans laquelle M. Rouyer mit le composé que l'Empe-
reur devait toujours porter dans la poche de son gilet, et
qui fut encore plus vite perdue que le cachet.
Dans la soirée du 14 mars, après l'abdication, l'Empe-
reur fit mander auprès de lui les officiers de sa maison,
et, voulant récompenser tous ceux qui lui étaient restés
fidèles, il distribua à chacun une part des deux millions en
or qu'il avait déposés au Trésor. Puis, tout le monde en
pleurs se retira, et l'Empereur ne garda auprès de lui que
lliomme qu'il appelait alors son ami, le docteur Yvan.
11 lui demanda brusquement s'il le suivrait à File d'Elbe.
Mon père, que des affaires de famille, pour lui de la plus
haute importance, attachaient à Paris, hésita dans sa ré-
ponse et balbutia la demande d'un congé de deux ou trois
mois. L'Empereur interpréta mal cet embarras, et lui
dit avec bonté : t Mon cher Y'van, vous êtes fatigué de la
« guerre : restez chez vous. Vous n'avez jamais songé à
« votre fortune ni à celle de votre famille : je donne à cha-
« cun de vos enfants cent mille francs. Quant à vous, mon
€ ami, prenez cette croix de commandeur de la Légion-
« d'Honneur, comme récompense de votre dévouement, et
« de plus, je vous ai porté pour la somme de quarante mille
t francs sur les deux millions que je viens de dislri-
« huer. >
Mon père, accablé de tant de bienfaits, ne trouva pas un
! mot à répondre; l'Empereur lui tendit la main qu'il serra
avec effusion, et le baron, sans qu'il ait été le moindre-
1 ment question de poison, se relira, laissant sur la cheminée
I la croix de commandeur et la note que l'empereur y avait
j jointe pour la Chancellerie.il en est résulté que mon père
est resté toute sa vie officier de la Légion-d'Honneur.
Comme je l'ai dit, ceci se passait le 14 au soir, et, après
le départ de l'Empereur, mon père resta seul.
Vers deux heures du matin, Roustan, qui était couché en
travers de la porte, entendit des soupirs douloureux. Mal-
gré la défense expresse de Sa Majesté, il pénétra dans la
chambre, et vit l'Empereur assis sur son lit, tenant encore
à la main un verre dont il venait de boire le contenu. Na-
poléon était pâle et ne proférait aucune parole. Roustan ne
comprenant rien à ce qui pouvait s'être passé, effrayé de
l'air de stupeur de son maître, courut aussitôt éveiller le duc
deVicence.legénéralGourgaudet le baron Yvan. Us entrè-
rent tous les trois ensemble chez l'Empereur qui était tou-
jours dans la même attitude, l'œil morne et fixe. En en-
206
LECTURES DU SOIR.
I
tendant du bruit, Sa Majesté se retourna vers ces messieurs,
et s'adressant à son médecin : * Hé bien, Yvan, lui dit-il,
« le poison que tu m'as donné ne produit point d'effet. »
Il y a dans ces paroles quelque chose de très-singulier
que je livre à la méditation des lecteurs.
Mon père, ne pensant pas qu'il pouvait être question du
poison qu'il avait donné lors de la campagne de Moscou,
voulut se défendre d'en avoir donné la veille; mais l'Em-
pereur lui imposa vivement silence. Le docteur, après
avoir tàté le pouls de l'Empereur, reconnut l'approcbe
d'une de ces crises nerveuses auxquelles Sa Majesté était
sujette, et après avoir fait une prescription, il se retira au-
près de la cheminée.
En entendant l'Empereur parler froidement au duc de
Vicence et au général Gourgaud de son empoisonnement,
il vint dans l'esprit de mon père que, malgré le manque
absolu des symptômes d'empoisonnement, il serait possi-
ble que Sa Majesté se fût procuré d'un autre médecin un
poison minéral ou autre, dont les effets ne se produisent
que quelques heures après l'avoir pris. Cette idée effraya
tellement mon père, qui se voyait déjà accusé d'avoir em-
poisonné son souverain, qu'il perdit complètement la tête,
sortit de la chambre, descendit le grand escalier, et, pour-
suivi par cette idée funeste, il prit un cheval tout sellé dans
les écuries, et s'élança au grand galop sur la route de Paris.
Un mouchoir blanc attaché autour de son bras lui permit
de passer à travers les lignes des alliés. Jamais l'Empereur
ne lui pardonna ce moment de faiblesse.
Tout le monde sait la fin de cette nuit terrible et ce que
dit l'Empereur. Quant à mon père, dont l'air égaré et les
habits couverts de boue nous effrayèrent beaucoup ma
sœur et moi, sa raison ne tarda pas à lui revenir. Alors il
voulut retourner à Fontainebleau ; mais hélas ! il n'était
plus temps. Pendant tout le reste de sa vie il ne put ja-
mais se pardonner d'avoir abandonné le grand homme qui
se montra toujours pour lui un ami et un père, et jusqu'à
ses derniers instants il regretta de n'avoir pas été mourir
avec lui sur la terre étrangère...
Mais il n'a jamais cru à un empoisonnement.
Baron YVAN.
FABLES.
L'AVENEMENT DU LION.
C'était deuil aux forêts : sa majesté Lionne
Avait subi le sort des choses d'ici-bas :
Porte-faix et porte-couronne
Sont égaux devant le trépas !
Encor, si nous laissions des regrets sur la terre ,
Celte nécessité semblerait moins amère ;
Mais les regrets , le plus souvent ,
Hélas! ne durent qu'un moment:
Car il est un revers à toutes les médailles,
La fête après les funérailles ,
Après le deuil l'avènement;
Bientôt la gaieté se réveille.
Bientôt s'envole le chagrin.
Et déjà l'on peut voir sous les pleurs de la veille
Le sourire du lendemain !
Aussi, quand du défunt la dépouille mortelle
Eut été mise en terre avec solennité.
Bien vite on oublia l'ancienne majesté
Pour songer à fêter la majesté nouvelle ;
Et lorsque du vieux roi le jeune successeur
Pour montrer sa face royale
Parcourut à pas lents sa vaste capitale,
On applaudit avec fureur ;
C'était dans la gente animale
Des élans, des transports, des larmes de bonheur!
Un sage, un vieux renard vivant dans la retraite,
Retiré loin des cours et du bruit importun,
S'était mis aussi de la fête ,
Criait, battait des mains , et plus fort que chacun.
« Et vous aussi , lui dit quelqu'un ,
Vous partagez cette aveugle allégresse
Et joignez votre voix à ces cris insensés?
Applaudir sans savoir qui vous applaudissez !
Est-ce donc là votre sagesse?
— Mon ami , répliqua le Nestor des forêts.
Si je me réjouis , c'est par expérience :
Voulez-vous être heureux , faites ce que je fais ,
Soyez heureux de confiance ;
Car le bonheur c'est l'espérance ;
En ce bas monde avant vaut toujours mieux qu'après,
Et vous risquerez fort de n'applaudir jamais
Si vous n'applaudissez d'avance ! »
LA CONVERSION DU LOUP.
Un vieux loup de mauvaise vie.
Connu par ses exploits gloutons,
Un beau jour fut pris de l'envie"
D'aimer Dieu désormais en place des moutons.
L'intention était honnête :
Notre loup , tout d'abord , pensa l'affaire faite
Et voulut dans le bien jusqu'au cou se jeter.
Certain renard qu'il aimait fréquenter.
Grand mangeur de poulets , du reste bonne bête.
Renard de pensée et de tête ,
Et renommé pour son esprit profond,
Voulut le modérer dans ses transports sublimes:
Pensait-il donc, tout sortant de ses crimes,
Tout frais du sang de ses victimes,
Entrer au ciel , et d'un seul bond
Passer ermite saint de brigand vagabond?
Il en dit encor davantage ,
Mais, nouveau converti, le loup n'était pas sage
Et voulut être saint à la barbe des gens.
Le voilà donc , retiré loin des champs ,
Vivant d'eau fraîche et des fruits de la terre,
Les yeux baissés, la mine austère,
N'osant regarder un mouton
Par repentir et par précaution,
Jeûnant exactement pendant tout son carême,
Ses quatrc-tenips, ses vigiles, et même
Encore au delà, disait-on.
Tout alla bien d'abord ; mais hélas ! la raison
Est faible.... chez les loups ; et le nôtre, tout blême,
Conmiençaità trouver du mal à faire bien;
MUSEE DES FAMILLES.
907
Kt puis, on n'est pas loup pour rieu !
Un jour enfin , jetant là son beau zèle ,
Il perdit sa vertu par quelque coup de deul
Et redevint brigand comme devant.
Mais la morale, quelle est-elle?
La voici : Si d'un mal vous voulez vous guérir,
Laissez tout doucement se fermer la blessure ;
Pour être sûr de réussir,
Il faut savoir en tout garder une mesure.
L'LMMORTELLE ET LES ÉPLS.
Vaine de ses nombreu.x printemps,
Et relevant sa tète altière,
L'immortelle raillait des épis jaunissants
Qui près d'elle tombaient sous la faux meurtrière
c Je vous ai vus naître en ces champs ,
Et vous mourez, et je vis, disait-elle,
Et ce jour n'aura point pour vous de lendemain;
Mais pour moi, la fleur immortelle.
Le printemps de retour me retrouve nouvelle.
Et bien loin est le jour qui verra mon déclin. »
Un épi répondit : « Ne soyez point si vaine
D'échapper toujours au trépas :
Car si vous en valiez la peine
On ne vous épargnerait pas.
D'un amas de printemps stériles
Cessez de tirer vanité :
Mieux vaut une mort prompte après des jours utiles
Qu'une vaine immortalité!
Anitole DR SÉGUR.
LES NOCES VENDEENNES.
On distingue en Vendée la Plaine, le Bocage et le Marais.
Le Marais et le Bocage sont les points les plus curieux du
pays, sous le rapport pittoresque et sous le rapport moral.
Les gens du Marais ne tranchent pas moins par le cos-
tume que par le caractère sur le reste des Vendéens. Ils
portent de larges pantalons, rehaussés de ceintures écar-
lates, des vestes en drap fin, à boutons argentés, d'énormes
chapeaux entourés de velours et quelquefois de rubans.
Les femmes étalent un véritable luxe d'étoflès éclatantes,
de soieries et de dentelles, de dorures et de bijoux. Leur
coifle altière, élevée de deux pieds, rappelle les fameux
hennins du quatorzième siècle. Un gros cœur en or pend
au-dessous de leur épais chignon sur l'opulente carna-
tion de leur cou. Des chaînes d'argent attachent les clefs
du ménage à leur ceinture. Des boucles du même métal
brillent sur leurs souliers, dont la forme coquette fait va-
loir les bas à fourchettes rouges.
Même richesse à l'intérieur des habitations : grands lits
de bois peints, bourrés de plume jusqu'au ciel ; piles de
linge blanc parfumé dans les armoires ; vaissellier garni
de faïence de toutes les couleurs ; cellier rempli de vin de
la Plaine, de la Saintonge ou de l'Anjou ; table toujours
couverte de pain blanc, de beurre frais et de poisson déli-
cat, quelquefois d'une oie grasse ou d'un excellent canard,
avec un service d'argenterie massive. Et puis aux jours
de foire et de marché un train complet de voyage pour aller
à Beauvoir, à Challans ou à Machecoul ; autant de maîtres,
autant de juments bien nourries, autant de lourds valets
montés comme leurs maîtres.
Ce bien-être, cependant, n'est pas le lot de tous les raa-
raichains, mais seulement des riches cultivateurs connus
sous le nom de cabaniers. Le Marais, qui est le pays des
contrastes, offre à côté d'eux les pauvres pêcheurs du ma-
rais mouillé, qu'on nomme huttiers, du nom de leurs mai-
sons de terre et de branchages, mais dont la demeure vé-
ritable est leur batelet, auquel ils semblent incorporés
comme le centaure antique à son cheval. Le huttierviten
effet sur l'eau les deux tiers de l'année. 11 nait et s'élève, tra-
vaille et voyage, se marie et meurt dans la case étroite de
sa barque. Il la quitte à peine quelques instants pour ven-
dre sa chasse ou sa pêche au rivage prochain. Il la fait vo-
ler sur les eaux au moyen d'une perche ou rame appelée
pégouille. 11 court avec elle au-devant du gibier qu'il abat à
coup sûr, ou du poisson qu'il enveloppe dans ses longs filets.
Rien d'étrange à voir comme les promenades des hut-
tiers, par un beau jour de fête, sur la vaste nappe argentée
dont l'Océan couvre leur pays. Le village s'élève sur un
monticule au-dessus du marais... Un gai carillon ébranle
le clocher réfléchi dans l'onde... A ce signal, les huttes
éparses tressaillent sur leurs tertres lointains... Des coiffes
blanches s'en détachent par groupes, comme des goélands
effleurant le sol de leurs ailes blanches... Chaque famille
s'installe dans son bateau, chaque bateau se rallie au bateau
voisin, et, de tous les îlots de cette mer tranquille, vingt
ûottilles prennent leur essor vers le centre commun. Les
bateaux cinglent d'ordinaire deux à deux, et tellement rap-
prochés que ceux qui les remplissent ont l'air de marcher
sur l'eau en se donnant le bras. Ainsi les huttiers vont au
baptême de leurs enfants, à l'enterrement de leurs pères,
au mariage de leurs filles. Ainsi leurs prêtres vont leur
porter les secours de la religion, leurs médecins les secours
de l'art, et leurs amis les secours de l'amitié.
Nous avons vu chez eux le spectacle d'une noce, et nous
ne l'oublierons jamais. Dès le matin, la barque nuptiale
fut entourée de toutes les yoles d'alentour, pavoisées de
rubans et de feuilles de tamarin, montées par les huttiers
et les huttières dans leurs plus beaux habits de fête. Le
signal du départ fut donné par la veze, qui réveilla mille
échos joyeux à perte d'ouïe... Les chants et les coups de
fusil alternaient avec la musette champêtre. Le soleil levant
changeait le Marais en une plaine de nacre enflammée.
Après la messe, le repas eut lieu sur la flottille. Deux bar-
ques, chargées de vivres, allaient de rang en rang servir
les autres, puis elles s'établirent au centre ; on se serra
tout à l'entour, et les bateaux devinrent une grande table
flottante. La fête se termina par des chants, des coups de
fusil, des danses même, et, le soir venu, par une joule
entre les barques illuminées... Les époux furent conduits,
sur les onze heures, à la hutte de famille. Leur bateau y
entra sans peine, car l'eau s'élevait jusqu'à la moitié des
nuKs. Ils n'eurent qu'un mouvement à faire pour passer
de ce batelet dans le lit nuptial... Et barques et convives,
chants et musique se dispersèrent et s'évanouirent dans
toutes les directions...
Voici maintenant le tableau d'une noce chez les paysans
du Bocage.
208
LECTURES DU SOIR.
Les jeunes gens se recherchent et se connaissent aux
assemblées du dimanche, consacrées, le matin, à la quête
des domestiques, et, le soir, au plaisir et à la danse. Ici,
comme dans toutes les campagnes, l'amour se fait à coups
de pied et à coups de poing, et se traduit par des niches
et des surprises à casser bras et jambes.
Quand les deux familles sont d'accord, chacun invite à
la noce tous ses parents, alliés et amis, c'est-à-dire pres-
que tout le village. Le matin du grand jour, les jeunes filles
revêtent la mariée de la robe en drap de Silésie bleu, de
la ceinture argentée que le mari seul pourra défaire, et de
la coifTe à longues barbes, où toutes celles qui veulent se
marier dans l'année fichent une épingle. Autrefois le fian-
cé se poudrait ce jour-là comme son seigneur. On retrouve
encore cet usage en quelques cantons.
Le cortège se rend à l'église. Le parrain et la marraine
de la future marchent derrière elle, le parrain portant un
énorme gâteau à bénir, la marraine portant une épine
lilanche garnie de rubans et de fruits, et une quenouille
avec son fuseau. Avant d'unir les époux, le prêtre bénit,
outre les anneaux, treize pièces d'argent que l'homme
donne à la femme. Tous ces symboles s'expliquent d'eux-
mêmes ; l'épine et les fruits, ce sont les joies et les dou-
leurs d'ici-bas; la quenouille, c'est le travail; le gâteau,
c'est la communion du ménage; l'argent, c'est la protection
du mari. Au milieu de l'office, les cloches sonnent le glas
funèbre, toutes les voix chantent le libéra, et tous les cœurs
prient pour l'àme des morts.
Au sortir de l'église, la mariée s'arrête et reçoit le baiser
d'adieu de sa famille et de ses amis. Les garçons la saluent
de coups de pistolet et de coups de fusil. Chasseur par
état et soldat par souvenir, le Vendéen ne connaît pas
d'autre sérénade que l'explosion de la poudre enflammée.
Soit qu'elle marche, soit qu'elle chevauche, soit qu'on la
porte à travers les chemins creux, l'épouse doit se rendre
de l'église à la maison par la ligne la plus directe. Si elle
|)renait le moindre détour, elle abandonnerait le sentier de
ia vertu. Arrivés sur le seuil conjugal, on présente aux
mariés du vin, du beurre et du pain frais. A jeun et fati-
gués, ils acceptent ce premier repas. En même temps,
une pyramide de fagots s'élève dans le pré voisin, on y
met le feu, et la flamme tourbillonne en l'air au bruit des
détonations.
C'est le signal des premières danses; la veze et souvent
le violon y répondent. La foule joyeuse se divise en cou-
ples. Aux courantes succèdent les rondes, aux rondes le
pichefrit national. Deux jeunes gars et deux jeunes filles
.se font vis-à-vis ; chaque danseur est derrière sa danseuse
immobile. Par-dessus l'épaule de celle-ci, il provoque son
adversaire en s'agilant sur une mesure croissante... Tout
à coup les deux rivaux s'élancent, se donnent la main,
dansent ensemble ou séparément, et se placent devant
leurs danseuses qui recommencent le même exercice. S'il
faut en croire M. Massé-Isidore, qui nous fournit quelques-
uns de ces détails, le pichefrit remonte aux danses guer-
rières des anciens Agésinales.
Mais voici l'heure du dîner. Sous une vaste tente de toile
blanche, tout le monde se range autour d'une table char-
gée d'assiettes d'ctain , de bouteilles et de plats homériques.
Le couvert de la mariée est le seul qui mérite ce nom.
L'époux la sert debout, la serviette sur le bras , jusqu'au
dessert. Alors cessent les chansons qui ont accompagné
le lepas (t). On apporte les gâteaux offerts aux mariés par
leurs parrains et leurs marraines. Ce sont de véritables
monuments dans lesquels entrent deux boisseaux de fa-
rine. Les plus vigoureux garçons de la noce les soulèvent
sur leurs bras et les portent en dansant autour des tables.
Tous les convives les imitent , armés de leurs assiettes d'é-
tain qu'ils enlre-choquent en l'air , — non sans détacher au
vol et manger quelques parcelles des gâteaux. Encore un
souvenir de l'antiquité, qui fait rêver à la danse des Cory-
bantes. Des cadeaux de toute espèce sont offerts de la même
sorte aux époux: du linge, de la vaisselle, de l'argent,
de petits sabots et des bonnets enfantins.
Nouvelles danses jusqu'au souper, et après le souper
nouvelles cérémonies. Une porte s'ouvre. Une troupe de
jeunes filles s'avance , soutenant un énorme bouquet d'é-
pines, chargé de rubans, de fruits et de fleurs. Elles le
présentent tristement à l'épousée. Celle-ci tombe en pleu-
rant dans les bras de sa mère ; l'émotion gagne toute l'as-
sistance, et les jeunes filles chantent celte fameuse chan-
son de la mariée , qui se retrouve dans toutes les campagnes
de rOuest, avec quelques variantes. C'est l'adieu de l'a-
mour à l'hymen , du plaisir au devoir, de la virginité à la
maternité. L'expression en est tour à tour impi'ov abie et
touchante :
Ce bouquet fruilager
Que ma main vous présente.
Il e^t fait de façon
A vous faire comprendre ,
Que tous ces vains honneurs
Passent comme les fleurs.
Vous n'irez plus au bal.
Au bal, aux assembl6<>s;
Vous resterez à la maison
Pendant que nous irons.
Adieu, chiteau brillant.
Beau château de mon p^re.
Adieu la liberté,
Il n'en fautplus pirler! etc.
Et la chanson n'exagère pas. Le sort de la paysanne est
en effet l'opposé du sort de la femme du monde. La liberté
et la joie de celle-ci commencent avec son mariage. L'es-
clavage et les peines de celle-là datent du jour de ses noces.
Tandis que la mariée fond en larmes, le plus jeune de
ses frères , se glissant sous la table , lui dérobe sa jarretière
rouge.... Ses sanglots redoublent à ce vol symbolique,
mais déjà les toasts joyeux les couvrent. La jarretière est
coupée en petits morceaux , et chaque convive en décore
sa boutonnière. Parfois, le jeune frère enlève aussi un
soulier, qu'il adjuge au plus offrant. Le marié le rachète à
ce dernier , et le prix retourne au trésor fraternel.
Tout à coup on entend frapper à la porte. * Ce sont des
étrangers qui demandent l'hospitalité. Qu'on les connaisse
ou non, peu importe, ils sont invités et admis au banquet
conjugal. Deux d'entre eux portent dans ime corbeille cou-
verte d'un voile blanc, ce qu'on appelle le Moumon : c'est
ordinairement une colombe , une tourterelle , ou un jeune
lapin enjolivé de rubans. Us posent leur corbeille sur la
table , sans la découvrir ni proférer une seule parole ; si on
veut savoir ce qu'elle contient, on la joue aux caries. Si
les voyageurs la gagnent, ils la remportent sans la décou-
vrir , mais s'ils la perdent , ils lèvent le voile , et le Moumon
s'échappant au milieu des plats et des assiettes excite la plus
vive hilarité. » (Massé-Isidore).
Dans certains cantons , la nuit entière se passe en réjouis-
sances. Dans quelques autres , les époux s'échappent vers
quatre heures du matin, et vont se cacher dans une maison
voisine. Mais bientôt toute la noce se met à leur recherche,
et finit par les découvrir. Alors on leur présente une soupe
à l'oignon, qu'ils mangent au bruit des éclats de rire et des
coups de fusil , — à moins que la mariée ne la renverse ou
ne la jette au visage des plaisants : — ce qui annonce au
futur ménage une série d'orages domestiques.
riTUE-CHEVALIER.
(1) Il 7 en a une sar la bouillie de millet, une autre sur l'oiseiD
que Ion fait envoler dune soupière, vingt autre» sur vingt sujets da
mCme genre : le tout entremêlé des lazzis intarissables du ménestrel,
dont la triple fonction e«t d'amuser, <le faire danjer, et de boire toute
la journée.
MUSÉE DES FAMILLES.
509
r y
SCULPTEURS CELEBRES.
I
FRANÇOIS GIRARDOIV.
Tombeau du cardinal de Richelieu, par François Girardon (Chapelle de la Sorbonue),
L'histoire des hommes qui se sont illustrés dans les arts
de\Tait toujours renfermer ces deux grandes conditions
d'intérêt : utilité spéciale pour plusieurs, utilité morale
pour tous. Aux efforts opiniâtres pour atteindre à l'idéal
des formes qui tourmente leur pensée, les maîtres de\Taient
joindre toujours des aspirations sublimes vers l'idéal spiri-
tuel qui est la source des grandes vertus. Leur historien
devrait toujours constater en eux, comme nous pourrons
le faire dans la vie de Girardon, cette généreuse fermenta-
tion du cœur qui fait accomplir le bien, tout en rêvant le
beau.
François Girardon naquit à Troyes le jeudi 16 mars 1628
(d'autres disent 1627 et 1630), de Nicolas Girardon et
d'Anne Saingevin. A peine fut-il dans l'âge de comprendre
et de raisonner, que des voix intérieures commencèrent à
murmurer dans son âme. Il restait des heures entières en
AVRIL 1845.
contemplation devant la nature ; puis, une fièvre, qui devait
être plus tard du génie, lui faisait chercher, dans d'inno-
centes parodies à la plume ou au crayon, cette interpréta-
tion du monde extérieur qui le tourmentait. L'instinct de
l'idéal rendait ce jeune front pensif. Le soufïle de Dieu, qui
féconde l'inspiration humaine, agitait déjà cette jeune
poitrine. Sa vocation d'artiste était décidée ; le petit Girar-
don n'avait plus qu'à grandir.
Ici se place l'histoire de cet inévitable martjTe que la
famille a toujours fait souffrir au génie précoce.
Nicolas Girardon , honnête fondeur de métaux , avait
amassé quelque argent dans le but de donner à son fils de
l'éducation, et de lui assurer, par suite, dans le monde, une
position supérieure à la sienne. Ce qui revient à dire qu'il
lui avait fait apprendre à écrire, et qu'il ne rêvait rien
moins, pour notre héros, qu'une place de procureur. En
— 27 — Tr.EIZlÈME VOLITJK
210
LECTURES DU SOIR
couséquence, il le prit un beau jour par la main, et après
une revue des témoignages calligraphiques qui attestaient
ses excellentes études, il le conduisit et l'installa, plein de
confiance, dans l'étude de Pierre Geoffroy, procureur à
Troyes, dont la femme avait bien voulu être sa marraine.
D'abord, tout alla bien. L'obéissance comprima quelque
temps la vocation ; Girardon faisait sa besogne , maître
Geoffroy était content, et le fondeur n'osait regarder l'ave-
nir, tant il le trouvait éblouissant! Cependant, peu à peu,
le jeune clerc laissa échapper des signes non équivoques
de distraction, d'indifférence, si ce n'est d'antipathie. Il
fut surpris faisant des copies sur des papiers surchargés
d'ornements qui ne pouvaient guère remplacer le timbre
royal. On n'eut aucun scrupule de porter une main sacri-
lège sur les innocents barbouillages dont il commençait à
emplir l'étude de maître Geoffroy ; son père fut mandé , le
procureur se plaignit vivement , et le coupable vint, la
tête baissée, entendre les touchantes récriminations du fon-
deur, qui sentait chanceler son ferme espoir dans la desti-
née de son fils. Comme Girardon, pendant le cours des do-
léances paternelles, n'avait cessé, avec un soin extrême,
de tenir ses deux mains sur ses deux poches, maître Pierre
Geoffroy, très-expert en fait d'instruction criminelle, soup-
çonna quelque chose ; il fouilla lui-même le jeune prévenu,
et trouva dans les susdites poches une énorme quantité de
morceaux de craie auxquels le jeune artiste essayait, à
l'aide de son couteau, de donner une forme quasi humaine.
Le délit de sculpture était flagrant. Maître Geoffroy hocha la
tête, remit gravement les pièces de conviction dans les
mains dangereuses du fondeur, et dit qu'il voyait bien que
cet enfant serait incorrigible; qu'il fallait renoncer à en
faire un procureur; il était trop frivole; il n'avait pas cette
àpreté nécessaire à la profession qu'on lui destinait. Le pro-
cureur pressentait que l'antre obscur de la chicane ne de-
vait guère convenir à celui qui rêvait déjà peut-être le
grand soleil et les grandes avenues pour ses œuvres. Le
fondeur s'en revint donc chez lui, bien désolé, avec son
fils qui souriait, il y eut une grande scène de reproches et
de menaces dans laquelle le bon père Gt l'irrité, joua la
colère, et parla de mettre l'enfant ingrat en apprentissage
chez son voisin Baudesson, sculpteur et menuisier. Un
éclair de joie que ne put éteindre assez tôt le jeune rebelle,
et qui parut un défi aux yeux du pauvre fondeur, déter-
mina ce dernier à mettre ses menaces à exécution. Dieu
préside toujours aux colères injustes des pères. Comme il
veut que le chef de la famille demeure vénéré, même dans
ses erreurs, il permet souvent que le châtiment dévie, et
que le mal reste dans l'intention. Certes, c'était une étrange
faconde punir Girardon que de l'envoyer chez un menui-
sier sculpteur ! On eut beau recommander de ne lui don-
ner que des ouvrages fatigants et capables de le rebuter, le
jeune néophyte regarda ce rude labeur comme une pré-
cieuse initiation. Il travailla sans se plamdre, sans murmu-
rer, et il ne lui vint pas à l'esprit de demander à quitter
l'humble marteau d'apprenti menuisier pour reprendre la
plume de procureur. Il était là dans son centre. Cette acti-
vité mal contenue chez maître Geoffroy déborda tout à
coup, si bien que Baudesson s'en fut chez son voisin le fon-
deur, et lui dit que ce serait un crime de lui re|irendre Gi-
rardon. Cet enfant-là avait uue aptitude et une facilité qui
tenaient de la prédestination; il était inutile de lutter plus
longtemps contre le démon intérieur qui le tourmentait ; il
fallait le laisser aller, il irait loin. Le père, honteux et fâché
de voir sa feinte si mal réussir, ne voulut plus tenter «ine
seconde épreuve. Il consentit, non sans peine, et aban-
donna, disait-il, son fils François à son malheureux sort.
Girardon put donc se livrer enfin, sans contrainte, à
toute son inclination. Il se mit à étudier avec ferveur, et il
avait à peine quinze ans, lorsqu'il peignit la vie de sainte
Jules dans une chapelle érigée en l'honneur de cette sainte
près de la porte de la Madeleine, à Troyes; chapelle entiè-
rement détruite aujourd'hui, et que nous aurions voulu
voir conserver comme un pieux monument, comme le
premier jalon d'une route glorieuse. Girardon, par son
amour pour son pays, a ôté pour jamais à Troyes le droit
d'être ingrate envers lui. Pourquoi a-t-on laissé détruire
ces peintures naïves, d'un mauvais goût même, s'il faut
en croire des contemporains, mais qui n'en étaient pas
moins les tâtonnements du génie? Ces ébauches ressem-
blaient aux lueurs premières et timides que projette le so-
leil. A cette clarté encore incertaine, les couleurs sont
douteuses, les ombres mal placées ; mais le voyageur se
retourne déjà avec joie et avec respect pour saluer le grand
jour qui se lève derrière la montagne.
Girardon eut bientôt compris que les leçons du sculpteur
chez lequel il travaillait ne lui suffisaient pas. .\lors, il lui
arriva souvent de quitter l'atelier, et d'aller dans les égli-
ses se recueillir et rêver. Souvent, l'extase lui faisait ployer
le genou sous les superbes arceaux de la cathédrale, et il
se mettait à prier, conlondant dans son adoration le Dieu
qui inspirait si magnifiquement les artistes, et les artistes
qui savaient si bien honorer Dieu. Il entendait ce poëme
sublime chanté par toutes ces ogives et par tous ces vi-
traux ; et en sortant de cette retraite mystique, l'œil en
feu, le front agrandi, Girardon étendait les bras vers l'a-
venir et criait le fameux : e Moi aussi I » qui a toujours
été la révélation des grands hommes.
Troyes possédait dans ce temps-là, en plus grand nom-
bre qu'aujourd'hui, des ouvrages de deux sculpteurs célè-
bres, François Gentil et Messer Domenico. François Gentil
était Troyen, et Domenico était de Bologne, élève, dit-on,
du Primatice, auquel François I" avait donné à Troyes
l'abbaye de Saint-Mariin-ès-aires. Girardon développa ses
heureuses dispositions par l'analyse <ies œuvres de ces deux
maîtres : œuvres qui avaient déjà éveillé, avant lui, le sen-
timent de Pierre Mignard ; œuvres si belles et si abondan-
tes, au dire des contemporains, que le chevalier Bernin
passa deux mois à les copier, et avoua en partant que Troyes
était une petite Rome. Hélas ! qu'esl-elle devenue, celte
Rome?...
Girardon, nous l'avons dit, se servit utilement de ces
grands modèles, et quand son àme se fut assez échauffée,
quand il se crut digne enfin de toucher le ciseau, il prit un
bloc de pierre et en tira une image de Vierge, empreinte
de timidité et d'aimable gaucherie, ébauche dont la grâce
naïve ferait sourire, et que le jeune sculpteur oflrit, en
tremblant de joie, comme un pieux hommage à sa sœur.
Le premier pas était marqué dans la carrière, et il n'avait
plus qu'à continuer, lorsqu'une occasion comme la Provi-
dence en tient en réserve pour les belles inle'' -. lui
fournit les moyens de compléter son éducalu' |ue.
Son maître, Baudesson, travaillait pour M. le chancelier
Séguier, dans son château de Saint-Lyébaut, à quelijues
lieues de Troyes ; Girardon l'y accompagna. Son air rêveur,
sa jeune figure doucement préoccupée, son regard voilé,
qui semblait lire inlérieuremeul, tout enfin frappa le chan-
celier. Il alla droit à cet enfant qui avait la gravité d'un
homme, et le fit causer. Girardon, ému de celte démarche,
parla avec attendrissement et amour de la sculpture, ou-
vrit son àme, et se révéla tel qu'il a toujours été depuis,
passionné pour son art, et cependant doux et modeste,
plein de cette candeur et de cette urbanité champenoises
MrjSÉÉ DES FAMILLES.
211
dont on a pu se moquer, mais qui n'en sont pas moins les
glorieuses marques d'une intelligence sereine et élevée.
M. le chancelier se prit d'affection pour Girardon, et, sur •
le bon témoignage que Baudesson lui rendit de son élève,
il le fit partir pour Rome, s'enj^iageant à suppléer, pendant
fout le temps que ses études l'y retiendraient, aux petits
secours qu'il lirait de sa famille.
Le voyage de Rome est le pèlerinage obligé pour tous
ceux qui veulent s'initier aux secrets de l'art. Ce n'est que
là-bas, parmi les ruines immenses du monde païen , sous
ce ciel qui a vu passer tant de légions de grands hommes,
qui a abrité de sa tente d'azur tous les empires, toutes les
royautés, qui a doré du même rayon le fronton du premier
Capitole et la coupole de Saint-Pierre, qui a servi de por-
tique à l'Olympe et d'auréole au Calvaire, ce n'est que là-
bas, sur celte terre prédestinée où Raphaël a marché , et
des flancs de laquelle Michel-Ange a fait surgir ses œuvres
de Titan, ce n'est que là-bas que l'esprit s'exalle assez par
la contemplation pour sentir souffler en lui cet autre esprit
invisible et éternel qui devient une partie de Pâme des
grands poètes, des grands peintres, des grands musiciens,
des grands sculpteurs, et qui n'est autre chose que l'âme
entière du monde! Partout on peut étudier les règles; mais
à Rome, elles se transfigurent et deviennent des routes lu-
mineuses où l'on se sent emporté par l'aile de Dieu.
Girardon, lui aussi, allait visiter la cité immortelle. Il
partait jeune et plein de courage, le cœur desséché de celte
6oif d'apprendre qui tue quand elle n'est pas satisfaite. 11
trouva à Rome Philippe Tbomassin, son compatriote, qui
l'accueillit avec bonté, voulut le loger, se chargea de le di-
riger dans ses éludes, le lia avec tous les maîtres les plus
célèbres et lui ouvrit l'antiquité. A cette source féconde ,
Girardon, altéré, but à longs traits. Mais disons-le en pas-
sant, et pour y revenir plus lard, ce n'élait pas l'anliquilé
qui devait le plus inspirer notre jeune artiste ; ces lignes
droites et nues, cette sévérité de la pose l'intimidaient un
peu, et il interrompait ses éludes en face des majestueuses
et froides statues pour marcher dans la campagne, pour
sentir sur son front ce soleil qui fait bouillonner le sang
dans les veines, et qui peut rendre fou s'il ne donne pas le
génie! Nous le répétons, ce qui distmguail Girardon, c'é-
tait la tendresse. Il avait plus besoin de la mélancolie , de
l'extase dans les temples et de la vue du ciel , que de l'ana-
lyse des chefs-d'œuvre antiques.
Quoi qu'il en soit, quand il revint en 1632, il était digne
de se joindre au cortège qui commençait à rayonner autour
du jeune roi Louis XIV; mais il consacra une année aux
amis du pays. Avant d'aller prendre sa place parmi les
demi-dieux de la cour de France, Girardon passa une année
tout entière à travailler humblement pour ses concitoyens.
Ceci est, par-dessus tout, digne d'éloges. Il n'a pas cette
impatiente ambition de la jeunesse. Lui, qui revient de
Rome, tout brûlant d'inspiration, il n'est pas désireux d'un
plus grand théâtre que sa vieille ville; il donne une pre-
mière offrande de son talent à ses compatriotes; il fait des
bustes pour un M.Quinot,des statues pour des cheminées;
il n'est pas pressé de briller autre part; on dirait qu'il a
le sentiment de sa force et le pressentiment de sa longue
carrière, et que, certain d'arriver toujours, il juge inutile
de se hâter. Il se repose dans sa famille , et il attend. Ce-
pendant ses amis, ambitieux pour lui, l'excitent; on lui
donne des lettres pour Colbert et pour Mignard, qui venait
d'achever les peintures du Val-de-Gràce , et on l'envoie à
Paris. Une fois à Paris, dans cette atmosphère glorieuse
qui dilatait alors les poitrines, quand il a serre la main de
Mignard, coudoyé Mohère et rencontré PujK, il comprend
que c'est là son terrain, qu'il a aussi de grandes choses k
accomplir, et il se met à l'œuvre. Ln 1600, il remporte un
prix de trois cents louis d'or. Ce succès l'enhardit ; Mignard
se sert de son crédit pour le pousser avec éclat; les faveur.s
du roi viennent le trouver ; des amitiés illustres emplis.sent
sa demeure; La Fontaine et l'.oileau le nomment leur Phi-
dias, Sanleuil le chante en latin; Versailles, qu'il a vu
commencer et finir, le demande pour peupler ses solitu-
des, et, en 1687, l'Académie lui ouvre ses portes.
Maintenant, jusqu'à sa mort, qui n'arriva qu'en 1715,
toute sa vie fut une longue suite de triomphes. Aimé du
roi, aux volontés duquel il fui constamment dévoué, estimé
de tous ses rivaux, il garda au front pendant tout le cours
de son existence patriarcale, sans aucun nuage, cette pré-
cieuse auréole dont il n'élait fier qu'en pensant à son pays!
Ah! l'amour de son pays, ce fut, après la sculpture, la
grande passion de Girardon. Au milieu des innombrables
travaux qu'il accomplissait; dans cette grande quantité de
statues, de fontaines, de vases et de bas-reliefs qu'il ré-
pandait dans les jardins royaux, et notamment â Versailles,
il gardait toujours dans un coin de son atelier un bloc de
marbre choisi dont il faisait, en cachette et avec dévotion,
un chef-d'œuvre pour son pays. En 1687, il vint à Troyes
avec un grand médaillon de marbre blanc représentant
Louis XIV, que le maire et les échevins allèrent, à la tête
de toutes les compagnies, recevoir de ses mains. Ce jour-
là, Girardon se sentit bien heureux. En entendant les accla-
mations et les applaudissements du peuple, il se prit à
pleurer en souriant. Ce fut, dit-il, le plus beau jour de sa
vie; l'amitié du grand roi lui donna moins d'orgueil. Ce
médaillon fut placé en 1090 dans la grande salle de l'hôtel
de ville, où il est encore maintenant.
L'année suivante il fit fermer d'une grille de fer, faite à
ses frais et sur ses dessins, le devant du chœur de l'église
de Sainl-Remy, où il avait été baptisé, et le 50 mars 1690
il vint lui-même placer au-dessus de celte grille un Christ
en bronze, qui est regardé comme un de ses plus beaux
ouvrages. Ces voyages à Troyes et ces surprises étaient
les distractions du grand artiste. Environ dans le même
temps, il exécuta de grands travaux au maître-autel de
l'église Saint-Jean ; et là, remarquons encore un trait ca-
ractéristique de cette âme pieuse et reconnaissante. Il avait
fait ses premières études sur les dessins de François Gen-
til, il ne l'oublia pas, et trouva moyen de placer dans son
œuvre deux statues de son premier maître. C'était une fa-
çon d'acquitler sa dette et d'associer l'avenir au passé !
Les églises n'étaient passeulesà jouir de sa munificence.
Il avait conçu, avant la mort de Colbert, un projet qu'il
ne put réaliser. Il voulait se servir de la proteclion du mi-
nistre pour faire bâtir devant l'IIôlel-de-Ville une place au
noilieu de laquelle il aurait mis une statue équestre de
Louis XIV. En 1692, il eut l'intention d'orner la biblio-
thèque publique des bustes des grands hommes de Troyes.
Il avait déjà fait ceux de Passerai et d'Urbain IV, mais ses
ouvrages pour le roi l'empêchèrent d'achever cette entre-
prise. Ses amis particuliers recevaient aussi des marques
glorieuses de son souvenir. I! avait exécuté pour le châ-
teau de Villacerf, appartenant aux Colbert, ses premiers
protecteurs, des bas-reliefs et des bustes, parmi lesquels
on remarquait ceux de Louis XIV et de la reine Marie-
Thérèse (maintenant au Musée de Troyes). Ils sont en
marbre blanc, d'une ravissante délicatesse et d'une incroya-
ble perleclion de détails.
Celle passion dominante de Girardon pour tout ce qui
tenait à la Champagne, lui fit choisir une femme parmi ses
compatriotes. Il épousa, en 167., Catherine Ducbemin .
212
LECTURES DU SOIR.
célèbre par sa beauté et par la vérité avec laquelle elle pei-
gnait les fleurs et les fruits. Ce fut là une touchante et sainte
union ! Ces deux âmes d'artistes se fondirent en une seule.
Du jour où elle épousa Girardon, Catherine Duchemin se
dit que c'était assez de lui pour glorifier la maison ; et, sa-
crifiant ses grands talents à ses devoirs, elle laissa les pin-
ceaux, se fit épouse économe, mère dévouée, se contentant
d'admirer son mari, de lui donner parfois des conseils, et
ne se laissant jamais surprendre par un regret, par un
soupir sur cet art, auquel elle avait irrévocablement re-
noncé.
11 me semble voir d'ici ces deux figures calmes et sou-
riantes dans l'atelier du sculpteur. On cause de la chère
province, des vendanges qu'on ira y faire au mois de sep-
tembre et que Girardon ne manque jamais d'aller surveil-
ler. On emmènera La Fontaine pour rire un peu ; M. Simon,
l'intendant de M. de La Feuillade, a promis que le P. Bou-
hours et Fontenelle y seraient ; on fera de ravissantes pro-
menades à Rosière, qui rappellera un peu Versailles,
comme un bosquet rappelle une forêt ; on ira revoir tous
les vieux amis ; les amis de chair et d'os qui peuvent mou-
rir, et les amis de pierre et de marbre, que la mort a plus
de peine à emporter. Girardon accomplira, comme tous les
ans, son pèlerinage aux fresques de Sainte-Jules, qu'il
cherche à défendre contre les douces railleries de sa femme;
et l'entretien se prolonge longtemps ainsi, et les larmes
viennent aux yeux des deux époux, qui se quittent à grand'-
peine, l'un pour aller où l'appellent les devoirs de chance-
lier de l'Académie et d'inspecteur-général des ouvrages de
sculpture ; et l'autre, qui a été autrefois aussi de l'Académie,
pour porter, heureuse mère, heureuse épouse, le surplus
de ses caresses à ses enfants. Sur le seuil de l'atelier ou sa
retourne, on jette un long regard à tous les hôtes qui sont
là , attendant le dernier coup de ciseau qui doit les déta-
cher du tronc et leur donner la vie, et on ne peut, en se
séparant, s'empêcher d'adresser un salut respectueux à
Louis XIV, à cheval, dépassant de la moitié de son corps
tout un peuple de dieux et de déesses qui forment sa cour.
Oui, ces deux êtres privilégiés, ces deux cœurs d'élite, ont
dû avoir ensemble de saintes et ravissantes causeries,
commençant par l'art et finissant par la famille, deux re-
ligions pour ces deux anges!
Girardon survécut à sa femme, morte en 1698. Il la
pleura chrétiennement, et, après l'avoir cousue dans son
linceul, il se recueillit gravement, comme Tintoret devant
sa fille morte, songeant à lui donner un cercueil de marbre
qui fût digne de sa gloire et de son amour pour elle.
Comme notre sculpteur se faisait vieux alors, et que sa
main tremblait, il a confié l'exécution de sa tâche sacrée à
deux de ses élèves, Nourrisson et Le Lorrain ; mais c'est
lui-même qui a fait le dessin ; c'est lui qui a présidé au tra-
vail; c'est lui qui d'avance, et avec ses larmes, amollissait
pour le ciseau le sarcophage où reposait l'autre moitié de
lui-même! Ce tombeau, élevé dans l'église de Sanit-Lan-
dry, représentait Jésus-Christ descendu de la croix et la
Sainte Vierge offrant son fils au Père Éternel. Touchante
image, qui allait bien au tombeau de la femme chrétienne !
Il semble que Girardon , comme La Fontaine , son can-
dide ami, cl comme tous les profanes honnêtes de ce temps-
là, demandait pardon à Dieu, dans ses derniers ouvrages,
d'avoir si longtemps consacré son ciseau aux dieux païens.
H n'avait pas assez fait de Christs pour toutes les Vénus et
fioUT fous les Amours qu'il avait fait sourire et s'embrasser
dans les bosquels de Versailles! L'approche de ces bords
glacés et sinistres, où chacun vient aborder à son tour, étei-
gnait en lui cette chaude inspiration qui s'était répandue
si longtemps sur les pas de Le Nôtre. A la fin de sa vie,
on le voit préoccupé de travaux d'église; sainte expiation
de la faute innocente d'avoir donné des chefs-d'œuvre à la
France !
11 vécut encore dix ans après sa femme , toujours le
même, plus triste seulement, mais toujours affable, toujours
simple, malgré l'immense renommée dont il jouissait; et
quand il sentit qu'il avait fini son magnifique pèlerinage;
quand le patriarche qui avait vu naître et mourir tous les
sculpteurs du dix-septième siècle comprit qu'il n'avait plus
qu'à refermer sur lui la porte, il rassembla ses dernières
forces pour accomplir un dernier voyage à Troyes ; et là,
comme ses jambes ne pouvaient plus le soutenir, il se fit
porter dans un fauteuil en face du portail de l'église de
Saint-Nicolas, et se mit à le contempler tout à son aise.
C'était son adieu à l'art et à sou berceau, c'était son salut à
la tombe. 11 revint ensuite auprès de son roi bien-aimé, qui
semblait l'avoir attendu, et, la même année, le même mois,
le même jour, peut-être à la même heure, le 1" septem-
bre 1715, ces deux augustes vieillards , ces deux fronts
couronnés, le roi Louis XIV et le sculpteur Girardon , par-
tirent ensemble, appuyés l'un sur l'autre, pour aller se faire
juger par l'autre roi du ciel, qui avait donné à chacun sa
mission et son génie!
Si maintenant nous examinons les nombreux ouvrages
que Girardon a laissés, l'influence incontestable qu'il a
exercée sur son époque par sa renommée et par la charge
d'inspecteur-général des travaux de sculpture, dont il fut
revêtu à la mort de Lebrun; la paix profonde dont il a
joui , le silence admirable qui régna au dedans et au dehors
de sa demeure; si nous considérons que soixante années
de cette glorieuse vie furent employées sans relâche à fa-
çonner le marbre, à consacrer les fontaines des jardins
royaux , à mettre toujours son nom à côté de celui de
Louis XIV, qui a mis le sien partout, on conviendra que
jamais existence ne fut plus digne d'envie !
Aussi voyez comme les contemporains l'admirent! Tous
les sculpteurs, ses rivaux, se proclament ses élèves, et
abaissent respectueusement devant lui leur ciseau, ne re-
connaissant d'autres ordres que les siens, d'autre inspira-
tion que la sienne. Tous, excepté Pujet, trop d'un seul
bloc pour obéir à quelqu'un , tous défilent silencieusement
devant lui: Auguier, Coysevox, Renaudin, Coustou, sont
ses courtisans, et, soit par déférence, soit par conviction,
s'emparent de sa manière, multiplient ses formes, et n'ont
pas d'autre originalité.
Le tombeau de Richelieu, qu'on voit encore à la Sor-
bonne, passe généralement pour son chef-d'œuvre. Quel-
ques-uns ont prétendu qu'il avait exécuté ce mausolée sur
les dessins de Lebrun ; mais cette opinion est sans fonde-
ment; et s'il était vrai que Lebrun y fût pour quelque
chose, Girardon était trop loyal pour mettre au bas du mo-
nument l'inscription FGT invenit et fecit , et Lebrun
trop jaloux pour la souffrir. Il avait fait fondre en bronze
et d'un seul jet une statue équestre de Louis XIV, qui dé-
corait la place des Victoires. Cette statue fut détruite en
1792, avec tant d'autres choses, hélas ! qui n'étaient pas de
bronze et qu'on croyait plus solides encore.
L'Enlèvement de Proserpine, la Fontaine de Saturne,
la figure de l'/Iiier, des bustes nombreux de Louis XIV,
celui de Boileau , un médaillon représentant le grand
Condé, et auquel il ne manquait, disait le neveu du héros,
qu'un peu de tabac au bout du nez pour que la ressem-
blance fût parfaite; tels sont les morceaux de lui qui mé-
ritent surtout l'admiration de tous et l'examen approfondi
des adeptes. Noijs ne donnerons point ici la description de
MUSEE DES FAIMILLES
213
ces ouvraf^es , qu'on peut trouver indiqués dans tous les
catalogues, et que chacun peut visiter à Versailles et dans
les musées ; mais nous résumerons ce travail sur Girardoa
par l'exposé de l'opinion que nous nous sommes formée
de sa manière et de l'école dont il est le chef.
Comme nous l'avons dit dans le cours de ce récit, l'an-
tiquité sévère ne devait pas éveiller les sympathies du doux
sculpteur troyen ; et d'ailleurs, les besoins de son temps
dispensaient de la copier. Girardon vint à une époque de
luxe et de galanterie où l'amour passait des mœurs dans
les arts. Pour égayer les feuillages animés déjà des poéti-
ques visions de M'"= de La Vallière et de tant d'autres, ce
que demandait Louis XIV, ce n'étaient pas ces figures
graves et froides, au nez grec, aux bras glissant le long
du corps, aux altitudes compassées ; ce qu'il fallait, c'était,
dans le marbre , cette coquetterie que l'on applaudissait
dans le monde ; c'étaient ces bras arrondis, ces gestes gra-
cieux, ce voluptueux, eu un mot, qui détend l'àme et fait
doucement soupirer.
Il y a deux façons d'atteindre à l'idéal : par l'énergie
et par l'amour. Pujet était dans la sculpture à peu près ce
que Corneille était dans l'art dramatique. Ses conceptions
avaient celte beauté mâle qui étonne ; il taillait des héros
qu'on admirait, mais auxquels la sympathie n'était pas tou-
jours fidèle. Ils étaient trop en dehors de nos proportions.
Comme Corneille , Pujet devait son triomphe à ses har-
diesses ; comme Corneille, il était plus grand que vrai, plus
surhumain que tendre. Girardon, au contraire, comme
Racine, avait cette beauté qui trouble Tàme, beauté hu-
maine , et cependant divinement harmonieuse , moins
grande que l'autre et plus vraie. Tous les deux arri-
vaient au génie, l'un par l'élan de la pensée, l'autre par
sa flamme. Corneille drape ses amants, Racine les fait
pleurer; Pujet déride rarement ses figures, Girardon les
laisse rareinent calmes. Corneille et Pujet sont Romains en
France; Racine et Girardon sont Français à Rome. Les deux
premiers imposent l'admiration ; les deux derniers la lais-
sent doucement venir à la suite de l'émotion. Les deux
premiers sont des Titans qui veulent faire de leurs enfants
des dieux ; les deux derniers sont des Prométhées qui met-
tent dans leurs œuvres le feu du ciel. Girardon, en un mot,
n'eut pas cette réflexion , cette exactitude de la pose qui
distingue la statuaire antique ; mais il eut à un degré su-
blime l'instinct des sensibilités de la chair. Quand on frôle
les moelleux contours de ses statues, on croit les sentir
tressaillir, et on tressaille soi-même.
Qu'il nous soit permis de dire ici toute notre pensée.
Pujet et Corneille ont travaillé surtout pour les philoso-
phes ; Racine et Girardon surtout pour les amoureux ; et
comme, en somme, il y a au monde plus d'amoureux que de
philosophes, nous croyons que le magnifique à-propos des
Portrait de François Girardon.
derniers compense la majestueuse profondeur des pre-
miers, et que ces quatre génies brillent au ciel de l'art d'un
éclat fraternel .'
Louis ULBACH.
SCENES DE LA VIE MILITAIRE.
QUELQUES AFFAIRES D'HONNEUR',
Napoléon n'aimait pas les duels; aussi les empêchait-il
autant qu'il était en lui. Il avait un trop grand besoin de
ses officiers pour vider ses querelles avec l'Europe , bien
(0 La reproductioa de cet article est [ormellemeot interdite.
autrement importantes que les querelles particulières de
quelques amours-propres froissés. Cependant il ne fit ja-
mais revivre les anciennes lois contre les duellistes et n'en
institua pas de nouvelles.
m
LECTURES DU SOIR.
Lorsqu'il apprenait qu'une affaire, comme on avait alors
coutume d'appeler ces sortes de diiïérends, avait eu lieu dans
son armée, il en témoignait tout baut son raécontenlement.
1.
Ainsi, le lendemain de ce fameux duel entre Junot, qui
n'était encore que son premier aide de camp, et le général
Lannes (ce dernier n'avait pas non plus reçu le bâton brodé
d'abeilles, puisque c'était pendant la campagne d'Egypte),
et lors(]ue Desgeneltes vint raconter au général en chef
Bonaparte les détails de ce condiat, en lui apprenant que
Junot, avant de recevo»- cet effroyable coup de sabre qui
mit ses jours en danger, avait failli ouvrir le crâne à son
antagoniste. Napoléon devint furieux:
— Eh quoi ! s'écria-t-il avec indignation, ils vont s'égorger
entre eux!... Us ont été là, au milieu des roseaux du Nil ,
le disputer en férocité aux crocodiles et leur abandonner
le cadavre de celui des deux que la mort aurait frappé!...
N'ont-ils pas assez des Arabes, des Mamelouks, de la faim,
de la soif et de la peste ! ... Us mériteraient que je les fisse
venir devant moi, et que... Mais non, ajouta-l-il après un
silence, je ne veux pas les voir!... Je veux même qu'on ne
me parle plus d'eux!
Ces paroles de blâme, dans la bouche de Napoléon, fu-
rent plus puissantes et plus efficaces contre les duels ijue
ne l'eussent été les plus sévères punitions.
n.
Peu de temps après la création de l'Empire, eut lieu une
rencoiilre qui fil beaucoup de bruit par la qualité des cham-
pions.
L'Empereur venait d'autoriser la formation d'un régi-
ment composé d'étrangers qu'il voulait admettre au ser-
vice de France (le régiment d'Aremberg). Malgré la déno-
mination de ce corps, la plupart des officiers qui y furent
admis étaient Français. C'était comme une porte ouverte à
quelques jeunes gens riches et distingués qui, en achetant
une compagnie, avec l'autorisation du ministre de la guerre,
pouvaient ainsi franchir les premiers grades et arriver plus
vite.
Parmi les officiers de ce nouveau régiment se trouvaient
M. Charles de Sainte-Croix, qui avait abandonné la car-
rière diplomatique pour prendre celle des armes, et M. de
Marioles, jeune homme charmant, assez proche parent de
l'impératrice Joséphine. Il parait que le grade de capitaine
leur ayant été promis à tous les deux, bien qu'il n'y eût
qu'un seul brevet à donner, et ni l'un ni l'autre ne voulant
abandonner ses prétentions, ces jeunes gens, disons-nous,
résolurent de se disputer ce brevet les armes à la main,
et M. de Marioles succomba. Sa mort fut pendant huit
jours le sujet de toutes les conversations du faubourg Saint-
Germain.
La famille de M. de Marioles se réunit pour porter plainte
à l'Empereur, qui, déjà courroucé contre M. de Sainte-
Croix, parlait de le faire enfermer à Vincennes, en atten-
dant qu'une commission nommée ad hoc instruisit son
procès ; mais ce dernier s'étaut prudemment caché pendant
le premier éclat de celte aventure, les limiers de la police
impériale, malgré leur adresse, ne purent le découvrir,
car Fouché, qui venait de rentrer au ministère de la po-
lice, le protégeait d'une manière toute spéciale, à cause
des liens d'amitié qui l'unissaient à la mère du jeune
homme. M"» de Sainte-Croix. Cette fois, tout se borna donc
à des menaces de la part de Napoléon ; Fouché Im ayant
fait observer que, s'il exerçait un tel acte de rigueur, inu-
sité jusqu'alors, les maheillants ne manqueraient pas de
dire qu'il accomplissait moins un acte de justice qu'un
acte de vengeance personnelle, la famille de la victime
ayant l'honneur de lui être alliée. L'affaire en resta là, et
même par la suite Napoléon témoigna beaucoup d'amitié
au jeune Sainte-Croix, qui obtint dans l'armée, par sa va-
leur et ses talents militaires, un avancement aussi brillant
que rapide.
Entré au service en 1804, à peine âgé de vingt-deux ans,
U en avait tout au plus vingt-huit lorsqu'il fut tué en Por-
tugal, étant déjà parvenu au grade de général de brigade.
M. de Sainte-Croix était petit de taille, d'une charmante
figure et d'une complexion délicate; à son air de candeur,
on l'eût pris pour une jeune fille plutôt que pour un intré-
pide soldat. Les traits de son visage étaient si fins et si
réguliers, ses joues si rosées, ses cheveux d'un blond si
soyeux et si naturellement bouclés, et enfin ses manières
étaient si modestes et son langage si doux, que Napoléon,
lorsqu'il était de bonne humeur, ne désignait jamais autre-
ment ce brave officier-général qu'en l'appelant mademoi-
seile de Sainte-Croix.
m.
Une autre fois il advint que l'Empereur joua le rôle de
conciliateur entre deux sous-officiers qui, s'élant épris de
la même beauté, allaient, comme jadis les preux, se la dis-
puter en champ clos.
Noire armée occupait Vienne : c'était peu de temps après
la bataille de Wagram, un sergent et un fourrier, apparte-
nant tous deux à un régiment de ligne, avaient fait choix
d'une prairie coupée de bosquets de bois avoisinant Schœn-
bruon, où résidait alors l'Empereur. Les deux adversaires
avaient déjà mis le sabre à la main et commençaient à fer-
railler chaudement, quand Napoléon, qui se promenait à
pied, accompagné seulement de l'aide de camp de service,
vint à passer devant eux. Qu'on juge de l'effroi des témoins
et des deux champions à la vue de l'Empereur!... Les
armes leur tombent des mams.
Napoléon s'arrête et s'iuforme du sujet de la querelle.
Or, le hasard voulut que les deux rivaux fussent connus
de l'aide de camp de l'Empereur, qui lui apprit que tous
deux étaient d'anciens soldats de l'armée d'Italie, et même
qu'ils avaient été proposés depuis peu par leur colonel
pour avoir la croix. Napoléon leur ordonna, sous peine de
se voir retirer leurs galons, de s'embrasser sur-le-champ;
puis il leur dil :
— Mes enfants, la femme est capricieuse comme la for-
tune; el puisque vous étiez avec moi en Italie, il est inu-
tile de faire de nouvelles preuves : je vous connais. Retour-
nez à votre cantonnement ; soyez amis, el ne vous battez
jamais que contre les ennemis de la France, ou, sinon,
c'est à moi que vous aurez affaire !
Le lendemain, les deux sous-officiers recevaient en
même temps leur brevet de chevalier de la Légion-d'Hon-
neur.
rv.
Mais un duel qui trouva l'Empereur bien moins indul-
gent, fut celui qui eut lieu à Hurgos, entre le général Fran-
cheschi, aide de camp du nouveau roi d'Espagne Joseph
Bonaparte, el Filangieri, colonel de sa garde, tous deux
écuyers ordinaires du frère de l'Empereur. Le sujet de la
querelle fut à peu près le même que celui qui avait existé
entre MM. de Marioles el de Sainte-Croix , puisqu'ils se
MUSÉE DES FAMILLES.
Ï15
disputaient la place de prand-écuyer de Joseph , chacun
d'eux prétendant que celle dignilé lui avait été promise par
le roi lui-même, ce qui n'était malheureusement que trop
vrai.
Or, il n'y avait pas un quart d'heure que Napoléon avait
pris possession du palais de Burgos, lorqu'on vint lui don-
ner les détails de celte affaire, qui s'était passée dans le
parc même, une heure avant son arrivée.
Pour que la hiérarchie militaire ne souffrit pas de leur
rencontre, les deux adversaires s'étaient battus en costume
d'écuyer. Le général Francheschi avait été tué. L'esprit de
Napoléon fut vivement frappé de ce qii'une mauvaise nou-
velle était la première qu'il reçût en entrant dans ce pa-
lais. Avec ses instincts de superstition et sa croyance à la
fatalité, cet événement pouvait exercer sur son imagina-
tion une certaine influence. L'ordre de lui amener le colonel
Filangieri fut aussitôt donné.
— Un duel, monsieur ! toujours des duels ! s'écria l'Em-
pereur d'un ton si courroucé, dès qu'il aperçut le colonel,
que tous ceux qui étaient présents ne purent s'empêcher
de trembler pour lui; vous savez que je n'en veux pasi...
vous savez que je les abhorre!... Je dois punir!...
— Sire, que Votre Majesté me lasse juger si elle le veut;
mais au moins qu'elle daigne m'écouter... Je...
— Je neveux rien savoir!... interrompit brusquement
Napoléon ; et que pourriez-vous me dire , tète de Vésuve
que vous êtes?... Je vous ai déjà pardonné votre affaire
avec Saint-Simon ; mais celle fois il n'en sera pas de même.
Eh quoi 1 monsieur, au moment d'entrer en campagne,
quand tout le monde devrait être uni , vous vous battez?
et avec qui encore? avec un officier au-dessus de vous par
son grade?... Cela est d'un exemple déplorable; je dois
punir, vous dis-je, et vous serez puni.
Ici Napoléon garda un moment le silence comme pour
entendre la justification du colonel ; mais voyant que celui-
ci restait les yeux baissés et ne proférait pas une parole,
tant il était anéanti, il reprit d'un ton moins courroucé:
— Oui, vous avez une tête de Vésuve ! Quelle belle équi-
pée, n'est-ce pas? J'arrive, et la première chose que je
trouve dans mon palais, c'est du sang!
Et après une nouvelle pause et d'un ton presque pa-
ternel :
— Voyez, monsieur, ce que vous avez fait : mon frère a
besoin de ses braves officiers, et voilà que vous lui en enle-
vez deux du même coup, Francheschi, que vous avez tué,
et vous ; car vous sentez que vous ne pouvez plus rester à
son service.
Ici Napoléon se tut encore quelques secondes, pendant
lesquelles il sembla réfléchir, puis enfin il ajouta avec un
geste d'impatience :
— Allons! retirez-vous, partez! Rendez-vous prison-
nier à la citadelle de Turin ; vous y attendrez mes ordres.
Ou bien faites-vous réclamer par Murât; il a aussi du Vé-
suve dans la tète, lui!... Le roi de Na()les ne peut man-
quer de vous bien accueillir ; il sait ce que c'est que ces
sortes d'affaires!... Allons! monsieur, partez tout de suite,
vous dis-je, et que je n'entende jamais parler de vous.
Le colonel Filangieri quilta Burgos le jour même.
Cet événement causa un vif chagrin à Napoléon, car le
soir il répéta à plusieurs reprises :
— Des duels 1... des duels en campagne!... c'est une in-
■dignilé!... Ce n'est pas du courage, c'est de la fureur de
cannibale!...
Si Napoléon s'était un peu radouci en cette occasion ,
c'est qu'il aimait beaucoup Filangieri à cause de son père,
qu'il estimait d'une façon toute particulière. Et puis, ayant
fait élever ce jeune homme à ses frais au Prytanée français
(aujourd'hui collège Louis-le-Grand), il le considérait
comme un de ses enfants d'adoption, d'autant plus qu'il
était filleul de sa sœur, M"« Mural .-enfin, il avait appris
que cet officier avait refusé le grade de colonel d'un régi-
ment au service de Naples, alors qu'il n'était encore (|ue
simple lieutenant dans la garde des consuls, et que son
protégé n'avait consenti à redevenir Napolitain que lors-
qu'un frère de l'Empereur avait été appelé à régner sur des
Italiens. \
Ce qui nous reste à dire maintenant au sujet des affaires
d'honneur ressemble un peu à la petite pièce que l'on re-
présente après une tragédie:
Quelques propos légers avaient été tenus par un 'capi-
taine des grenadiers de la garde sur le compte de la sœur
d'un de ses camarades, comme lui capitaine dans le même
régiment. Ce dernier avait voulu qu'il adressât, en pré-
sence de sa famille assemblée, des excuses à sa sœur ; l'au-
tre s'y étant refusé, prétendant qu'il n'y avait eu de sa part
aucune offense, on résolut de se battre.
On se rendit au bois de Boulogne; car la mode voulait à
cette époque que ce fût dans ce lieu que ces sortes d'affai-
res se vidassent. Les témoins, qui étaient également des
camarades officiers dans la garde , essayèrent encore une
fois le rôle de pacificateurs; mais les deux champions ne
voulurent rien entendre ; les eflorts des témoins semblaient
au contraire les irriter davantage. Les épées étaient donc
tirées, lorsqu'un ouvrier, que jusqu'alors personne n'avait
aperçu , s'avança, et, s'adressant aux combattants, leur dit
d'un ton piteux:
— Hélas ! mes chers officiers, je suis un pauvre menui-
sier sans ouvrage et père de famille.
— Eh ! mon brave homme, retirez-vous, s'écrie l'un des
témoins ; nous n'avons pas le temps de vous faire l'aumône :
vous voyez bien qu'on vase couper la gorge!
— C'est pour cela, mes braves officiers, que je viens vous
demander la préférence.
— Quelle préférence?
— Celle de faire les cercueils de ces deux braves offi-
ciers ; je suis un pauvre menuisier, père de famille, sans
ouvrage...
A ces mots, les deux capitaines se regardèrent, immo-
biles et indécis ; un éclat de rire leur échappa à tous deux
en même temps, puis ils se tendirent la main et s'embras-
sèrent amicalement. Chacun des assistants avant ensuite
donné une pièce de cinq francs au pauvre menuisier, père
de famille, sans ouvrage, on alla terminer le différend, la
fourchette à la main, chez Gillef, restaurateur à la porte
Maillot, l'un des plus grands pacificateurs des temps mo-
dernes.
Celte affaire n'ayant fait couler que le Champagne, Na-
poléon n'en sut rien ; mais, à quelques jours de là, un offi-
cier supérieur des dragons de l'impératrice, bien que
n'ayant pas la réputation d'être excessivement brave, n'en
eut pas moins un duel très-sérieux avec un de ses cama-
rades, qui le blessa dangereusement d'un coup de pistolet.
Le grand-maréchal en apprend la nouvelle à l'Empereur :
— Sire, lui dit-il, ce pauvre **■* a bien décidément une
balle dans le ventre.
— Lui ! une balle dans le ventre!... répliqua Napoléon;
allons donc, c'est impossible!... A moins cependant qu'il ne
l'ait avalée, ajouta-t-il avec un demi-sourire.
ÉinLE M.4RC0 DE SAINT-HILAIRE.
S16
LECTURES DU SOIK.
CHRO-MQUE DU PONT-NEUF
(1)
XI. — Tabarin.
Nous voici en présence d'une des plus grandes célébrités
de l'époque. Ce théâtre, que vous voyez construit en plein
vent et adossé contre une des maisons qui forment l'entrée
de la place Dauphine, est le théâtre de Tabarin. Ces quel-
ques planches grossièrement ajustées, et surmontées d'un
large paravent, ont le merveilleux privilège d'attirer une
foule de spectateurs; et quels spectateurs! gens de tous
états et de toutes conditions, depuis l'homme de cour jus-
qu'au plus infime prolétaire-
Là, chaque jour, entre quatre et six heures du soir, on
accourt de tous les quartiers de la ville, on accourt, on
se presse pour acheter les drogues inoffeasives du docteur
Monder, et écouter les excellentes rencontres du farceur
Tabarin.
Inutile dulci, pourrait-on écrire au fronton du petit théâ-
tre. Par malheur le théâtre n'a pas de fronton, et les seules
inscriptions qu'on y lise, sont deux quatrains tracés sur
deux pancartes d'égale dimension, accrochées à chaque
bout de la scène. En les lisant, vous reconnaîtrez sans peine
que les auteurs ont la prétention non-seulement de divertir,
mais aussi de moraliser leur auditoire. J'ai bien peur qu'ils
n'aient jamais accompli que la première moitié de leur
tâche. Voici les deux quatrains:
Le monde nesi que tromperie
Ou du moins cbarlalanerie;
Nous agitons notre cerveau
Comme Tabarin son chapeau.
Chacun joue son personnage;
Tel se pense plus que lui sage
Qui est plus que lui charlatan.
Messieurs, Dieu vous donne bon an :
Probablement parmi les drogues qu'ils vendaient, nos
bateleurs ne se piquaient pas de débiter de la bonne poésie;
mais, comme on voit aussi, ils en usaient assez cavalière-
ment avec leur public, qui, loin de leur garder rancune,
riait aux éclats et applaudissait avec frénésie. Ce n'est que
de loin en loin, par écrit, et sous le voile de l'anonyme,
que quelques esprits chagrins essayaient de protester con-
tre l'entraînement de la multitude. La multitude ne lisait
point les pamphlets, et la vogue de Tabarin ne faisait que
s'en accroître.
duel était donc cet homme qui occupait ainsi l'attention
de ses contemporains, et qui, sans le vouloir, sans le savoir
peut-être, était devenu l'objet de l'empressement général
et le sujet de tous les entretiens? Cet homme, tour à tour
baladin, orateur, bouffon et poète, prôné par les uns, atta-
qué par les autres, et répondant à tous par des quolibets
ou des sarcasmes; cet homme qui, faisant revivre sur le
Pont-Neuf de Paris les hardiesses desPasquin et des Mar-
forio, préparait peut-être les voies à la véritable comédie,
qui était-il? d'où venait-il?
Nous avons fait de vaines recherches pour pénétrer ce
mystère.
Comme Homère, le plus illustre de ses devanciers, et
Bobèche, le dernier de ses imitateurs, Tabarin a disparu
sans qu'on ait pu savoir le lieu et la date de sa naissance.
Il semble que cette obscurité qui enveloppe l'origine et
la fin de quelques hommes des temps passés, s'attache
(I) Voir les numéros de juin et d'août i845.
plus particulièrement aux comédiens et aux artistes, qui
vivent pour ainsi dire sous les regards du public. Il y a
tant de lumière sur le milieu de leur carrière, que le reste
se perd dans les ténèbres et échappe souvent aux investi-
gations les plus patientes. Pour des spectateurs habitués à
ne considérer les hommes qu'en raison du plaisir qu'ils en
retirent, le comédien n'a d autre existence que celle qu'il
mène sur les planches de son théâtre ; leur sollicitude ne
va point au delà.
Faisons comme le public du Pont-Neuf, et, sans nous
préoccuper d'un mystère qu'il s'est montré si peu sou-
cieux d'approfondir, occupons-nous du célèbre bouffon
au moment où sa renommée brille du plus vif éclat, et où
pourtant il va subitement disparaître de la scène qu'il a si
longtemps illustrée.
Nous sommes au mois d'août 1654. Tabarin n'est plus
ce jeune et infatigable bateleur qui, dès l'année 1617, dé-
buta avec tant de succès sur le théâtre de Mondor. Ta-
barin s'est fait homme. Sous l'enveloppe du baladm et
du bouffon il y a, dit-oa, un cœur qui sent et qui souf-
fre. Aussi sa gaieté est-elle moins au fond qu'à la sur-
face, et ses lazzis ont-ils periJu en vivacité communicative
ce qu'ils ont gagné en à-propos et en justesse. C'est qu'en
effet Tabarin a fait un dur apprentissage de la vie. Devenu
l'époux d'une femme j^nine, jolie et quelque peu légère, il
a quitté brusquement Paris pour courir la province, et
maintenant que le voilà de retour après plusieurs années
d'absence, on accourt vers lui avec un empressement plein
de joie et d'enthousiasme.
Aussi, dès son entrée sur la scène, quels cris! quels tré-
pignements frénétiques!... N'est-ce pas toujours le bon, le
facétieux Tabarin d'autrefois?... Oui, en effet, le voilà bien
avec son immense chapeau surmonté d'un panache, la fi-
gure couverte du masque comique, son manteau fièrement
drapé sur les épaules, son large pantalon, et sa batte d'ar-
lequin passée dans sa ceinture.
Tandis qu'il répond par de respectueuses salutations aux
applaudissements de l'assemblée, Mondor s'avance à son
tour, et parait attendre, pour prendre la parole, que le calme
soit entièrement rétabli. Cependant les musiciens prennent
place au fond du théâtre, une espèce de nain, coiffé d'une
toque, se tient debout devant le coffre où sont les drogues
du charlatan, et sur le dernier plan, à droite, on aperçoit
les personnages qui doivent se montrer dans le spectacle du
jour.
Or, ce spectacle est invariablement divisé en deux par-
ties distinctes : la parade d'abord, la farce ensuite, avec
distribution de drogues pour intermède; la parade, durant
laquelle Tabarin pose à son maître des questions auxquelles
celui-ci répond longuement, lentement, comme il convient
à un docteur qui sait le prix des choses qu'il débite. Le
valet l'écoute d'abord avec patience, puis enfin il l'inter-
rompt pour donner lui-même la solution vainement cher-
chée par le maître. En général, ces solutions ont quelque
chose d'inattendu, de piquant, d'épigrammatique, qui
manque rarement d'exciter les rires et les bravos de l'as-
semblée.
— Maître, dit Tabarin, quels gens trouvez-vous les plus
courtois du monde?
— J'ai été en Italie, répond emphatiquement celui-ci,
MUSFE DES FAMIU.ÏÏS.
217
j'ai vu les Espagnes et traversé une grande partie des Alle-
magnes, mais je n'ai jamais remarqué tant de courtoisie
qu'en France. Vous voyez les Français qui s'embrassent,
se caressent, se bienveilleut, s'ôtentle chapeau... ; enfin je
n'ai, entre toutes les contrées où je me suis trouvé, vu, ni
remarqué gens si courtois qu'en France.
— Appelez-vous un trait de courtoisie que d'ôler le cha-
peau?
— La coutume d'ôter le chapeau en signe de bienveil-
lance est ancienne, Tabarin, pour témoigner l'honneur, le
respect et l'amitié qu'on doit à ceux qu'on salue...
— De façon que toute l'essence de la courtoisie, vous la
jugez consister àôter le chapeau!... Eh bien, voulez-vous
savoir qui sont les gens les plus courtois du monde?
— Qui, Tabarin?
— Ce sont les tireurs de laine (voleurs) de Paris ; car ils
ne sont pas seulement contents de vous ôter le chapeau,
mais le plus souvent ils vous ôtent le manteau quand et
quand (1)...
Tabarin demande ensuite à son maître lequel il aimerait
mieux d'être cheval ou âne?
— Sans contredit, la condition du cheval est plus noble,
et par conséquent préférable, répond celui-ci.
— Eh bien, moi, je préfère celle de l'àne, reprend Ta-
barin ; parce que les chevau.x ont la peine de courir les bé-
néfices, et le plus souvent ce senties ânes qui les pren-
nent (2).
Maintenant, mon maître, continue-t-il, aiguisez le tran-
chant de vos résolutions, je m'en vais emmancher la serpe
d'une subtile demande : Si vous aviez enclos, dans un grand
sac, un sergent, un meunier, un tailleur et un procureur,
qui est-ce de ces quatre qui sortirait le premier, si on lui
faisait ouverture?
— A la vérité, il faut que je confesse ingénument que
je suis bien empêché à résoudre cette demande, ou que je
ne vois surgir aucune raison qui me fasse connaître lequel
des quatre sortirait le premier. Cela est iudilTérent, et les
actions qui sont indifférentes ne peuvent pas se résoudre
facilement. Car les philosophes disent que toutes les fois que
deux causes sont tellement préparées à produire un effet
que non est major ratio unius quam alterius, tune non
datur aclio, l'effet ne suit pas. Aussi faut-il qu'il y ait
quelque disposition qui dispose l'agent à sortir son effet
extra causas. Moi je ne rencontre aucune raison formelle
pourquoi l'un sortirait plutôt que l'autre, puisque omnia
sunt paria, sinon que je dis que celui qui serait le plus
proche de l'embouchure du sac sortirait le premier.
— Je vois qu'il faut que je vous enseigne ce secret, mon
maître, à condition que vous payerez pinte ?
— Il n'y a chose qu'un homme vertueux ne doive pra-
tiquer pour apprendre quelque science.
— Eh bien donc... le premier qui sortirait du sac, si un
sergent, un procureur, un meunier et un tailleur étaient
dedans, c'est un voleur, mon maître... Il n'y a rien de
plus assuré que ce que je dis (3).
Ainsi discouraient Mondor et son illustre compère. Ce
jour-là, Tabarin avait eu plus de succès encore que de
coutume; et soit qu'il se trouvât naturellement dans de
bonnes dispositions, soit (ce qui nous paraît plus probable)
qu'en cherchant à vaincre la mélancolie profonde qui de-
(i) Inventaire universel des œuvres de Tabarin, conlenanl ses fan-
laisics, dialogues, paradoxes, farces, rcnconlres, conceptions, oïl,
parmi les subtilités labariniques, on voit l'éloquente doctrine deMon-
dor; 22« question, i" partie, p. 63.
(2) Ibid., 2» partie, question 16, p. 53.
(3) Fantaisie 47.
AVRIL 1846.
puis quelque temps s'était emparée de lui, il se fiit jeté
dans un excès contraire, jamais on ne l'avait vu jouer avec
plus de verve, d'entrain et de folle gaieté. Jamais aussi
Mondor n'avait eu un tel débit de baumes, d'ouguents, de
drogues de toute sorte. Spectateurs et bateleurs étaient tous
contents les uns des autres; tous... à l'exception peut-être
de celui qui avait excité ces vifs transports de joie.
Maintenant, dit Mondor, il s'agit de remercier l'honora-
ble assemblée, en lui annonçant que nous allons représen-
ter devant elle la farce de Francisquine, suivie des Mer-
veilleuses aventures et amours du capitaine Rodomont...
— Rodomont ! s'écria Tabarin d'un ton qui contrastait
singulièrement avec l'air de joyeuse humeur qu'il avait
montré jusque-là... Rodomont ! reprit-il, comme si ce nom
l'eiit rappelé tout à coup au sentiment de quelque douleur
assoupie.
— Oui, Rodomont, fit le maître; Rodomont, qui revient
de l'armée tout couvert de lauriers el de gloire !
Le capitaine Rodomont, glorieux et crotté.
— Glorieux et crotté, murmura Tabarin, cherchant à
cacher sous un rire forcé l'émotion qui le dominait en ce
moment.
— Vertu Dieu? qu'osez-vous dire?... Apprenez, faquin,
— 28 — TRKIZIÈME VOLUME.
218
LECTURES DU SOIR.
que le brave, l'invincible capitaine Rodomont n'a sur soi
que la poussière amassée au cbamp de i'bonneur ; poussière
un peu détrempée peut-être par le brouillard de la Seine,
mais...
— C'est ce que je voulais dire, interrompit Tabarin...
Et à ce propos, maître, voulez-vous me permettre de vous
adresser une seule question ?
— Parlez, Tabarin, parlez, je vous écoute.
— Comment se fait-il que... le brave capitaineRodomont,
comme vous dites, revienne de larmée couvert de lauriers
et de t;loire, puisqu'il n'y a eu ni bataille, ni guerre depuis
plus de deux ans ?..
— L'observation me plaît ; et bien qu'elle provienne des
lénébrosités d'un cerveau étroit, je ne laisserai pas d'y
répondre.
— Voyons, dit Tabarin, car à mon tour je vous écoute.
— Premièrement; j'ai parlé d'armée et non point de
guerre, deux choses qui se touchent, diiïérentes pourtant.
Secondement, quand j'ai dit que Rodomont revenait cou-
vert de gloire et de lauriers, je me suis servi d'une expres-
sion courtoise pour peindre la vaillance du capitaine, et
l'honneur qu'il était capable d'acquérir... un jour ou
l'autre...
— Oui, sans compter le tour de bâton..., comme qui di-
rait une branche de laurier moins les feuilles.
— Pour ce qui est de la guerre, poursuivit Mondor sans
prendre garde à l'interruption de son interlocuteur, bella!
horrida bella!... bella matribus detestata I non-seulement
il n'y en a pas en ce moment, Dieu merci ! mais il n'y en
aura plus jamais.
— Est-ce que par hasard tous les hommes seraient de-
venus sages en une nuit?
— Tous? non... mais quelques-uns, et c'est déjà beau-
coup, initium sapientiœ stultitia carume... Or, de toutes
les sottises la plus sotte sans contredit, de toutes les folies
la plus folle et la plus criminelle, n'est-ce point de s'entr'é-
gorger pour des motifs qu'on ignore ou des intérêts qu'on
ne comprend pas?
— Oui, vous avez raison, mon maître... C'est là une
grande vérité... Il ne s'agit que de la faire comprendre à
tout le monde en même temps, sans quoi je crains fort que
les plus raisonnables ne payent l'amende.
— Ne faut-il pas que les premiers convaincus fassent
les premiers sacrifices?
— A ce compte-là, si une armée ennemie se présente
à la frontière, au lieu de la repousser, il faudra donc lui
ouvrir passage?
— Sans aucun donte.
— Mais alors elle envahira notre territoire...
— D'accord.
— Elle dévastera nos champs, s'emparera de nos villes. . .
— Fort bien.
— Saccagera nos maisons, pillera, volera, violera...
— Cela va sans dire.
— Et il ne sera pas permis de repousser la force par la
force ?
— Non, certes.
— De répondre à des coups de fusil par des coups de
fusil?...
— Il n'y faut pas songer.
— Et de chercher à tuer ceux qui s'efforcent de nous
tuer nous et les nôtres?
— Tuer des ennemis, bone Deus! quel crime abomina-
ble!... Il vaut bien mieux les laisser faire.
— Ah!
— Sauf à les désarmer plus tard à force de courtoisie.
à les faire mugir de leur erreur, et à les livrer ensuite aux
remords de leur conscience.
— Et s'ils n'ont pas de conscience?
— Ne faut-il pas que quelqu'un donne le bon exemple?...
Vois-tu, mon pauvre Tabarin, le moment n'est pas éloigné
où l'on n'entendra plus parler ni de batailles, ni de sang
répandu... Si on lutte encore, ce sera à force de politesses...
Les seuls assauts possibles seront des assauts de bons
procédés; enfin, il n'y aura plus que des expéditions phi-
lanthropiques el des guerres... d'agrément.
— Comme ce sera agréable] fit Tabarin ébahi.
Lorsque deux armées se rencontreront, continua Mondor
tout entier au développement de son idée, au lieu de se
tirer des coups de fusil, elles se tireront des coups de cha-
peau; au lieu de se disputer les positions avantageuses,
elles se disputeront l'honneur de se céder le pas.
— Absolument comme Messieurs du Chàtelet et delà
Grand'Chanibre.
— Dans le siège des villes, on n'emploiera plus ni pé-
tards, ni mines, ni bombardements, moyens qui ne sont
bons (]u'à détruire les murailles et à troubler le repos des
habitants. Tout au contraire, l'armée assiégeante s'empres-
sera de changer les lames de sabre el les fers de lance en
socs de charrue, pour cultiver les champs où elle sera éta-
blie. Les batteries d'artillerie ^cela va sans dire) seront
transformées en batteries... de cuisine, lesquelles vomiront
sans cesse dans les murs assiégés, non des boulets, mais
des poulets, non des bombes, mais des dindons suivis de
jambons, de saucisses, et de bonnes marmites pleines de
consommés exquis.
— Tudieu ! s'écria Tabarin, que ne sommes-nous assié-
gés de la sorte, mon maître !... nous n'aurions pas besoin
de faire le métier que nous faisons... Mais j'y songe, Henri
de Navarre aurait bien dû agir comme vous dites, pendant
le dernier siège de Paris...
Ignorant que tu es! n'as-tu pas ouï raconter que préci-
sément ce prince fit entrer dans la ville des charrettes char-
gées de farine pour nourrir les habitants...
— Ce qui fit dire à quelques-uns qu'il avait voulu leur
jeter de la poudre aux yeux.
— C'est possible, mon fils... Toujours est-il que le pro-
cédé inventé par Henri quatrième, d'autres l'emploieront,
rétendront, le perfectionneront... Et voilà justement com-
ment, grâce à la philanthropie moderne, les hommes seront
tous heureux et libres ; comment la gloire sera mise à la
portée de chacun, et comment enfin les lauriers naîtront
sans culture sur le terrain immaculé de l'honneur et de la
vertu!...
Un tonnerre d'applaudissements accueillit cette dernière
phrase de Mondor, comme si la foule eût pensé que les
fastueuses promesses du charlatan allaient se réaliser à ses
yeux.
— Eh bien, voulez-vous que je vous dise, moi, ajouta
Tabarin lorsque le calme fut un peu rétabli.
— Parle, parle, mon fils, dit Mondor encore tout gonflé
du succès qu'il venait d'obtenir, parle, nous t'éooutons \o-
lontiers et avec intérêt...
— Eh bien donc, reprit Tabarin, je crois que vos préten-
dus philanthropes sont encore plus charlatans que vous et
moi. mon maître...; que leurs viandes sont creuses, creuses
comme leurs cerveaux et leurs théories;... et que le beau
système que vous venez d'exposer n'est qu'un nouveau
leurre, un nouveau plat de leur fa(;on... La guerre est une
cruelle nécessité, j'en conviens, mais c'est une nécessité... ;
el puisqu'il faut la subir..., à la guerre comrtïf à la guerre,
dit le proverbe. D'ailleurs, elle n'est pa^ auj^sl affligeante
MUSÉE DES FAMILLES.
219
I
pour rbumanité qu'on veut bien le faire croire; si elle en-
traine des malheurs, elle engendre aussi de grandes cho-
ses. Supprimez-la, que metlrez-vous à la place de ces no-
bles et généreuses passions qui naissent en elle et par
elle? En vérité, je n'ose ici le dire. Et au lieu de ces beaux
noms, de ces héroïques caraclèrcs qui sont la force et l'or-
Igueil du pays, qu'aurez-vous, grand Dieu ! des champions
'de bas étage, des héros de balcons ou de ruelles, prêts à
porter le trouble dans nos maisons, à attenter à l'honneur
de nos ûlles et de nos femmes, comme...
En prononçant ces mots, Tabarin jetait de sombres re-
gards sur les deux personnages qui occupaient le fond du
théâtre, et dont toute l'attention paraissait absorbée par le
charme d'ime causerie iulime.
Or, de ces deux personnages, l'un était Francisquine, la
jeune femme de Tabarin, et l'autre le capitaine Rodomont,
une espèce de cadet de Gascogne qui s'était attaché à Mon-
dor pendant sa dernière tournée en province, et avait lin!
par entrer dans sa troupe , moins peut-être par vocation
pour la comédie que par amour pour la comédienne.
C'est là du moins ce que Tabarin avait cru reconnaître ;
et depuis ce moment, il était en proie à tous les tourments
de la jalousie. Voilà pourquoi les dernières paroles qu'il
venait de prononcer étaient empreintes d'une si profonde
amertume.
— Allons, fit Mondor, feignant de n'en pas comprendre
toute la portée, il ne faut point désespérer ainsi, mon pau-
vre Tabarin. ^ Le monde n'a pas été fait en deux jours...
C'est un peu de temps à attendre...
— Et une sotte épreuve à subir, répondit celui-ci.
— Bah ! qui vivra verra.
— Oui, qui vivra..., dit Tabarin avec une expression
d'indéfinissable tristesse.
Cette fois, Mondor comprit qu'il était temps de couper
court aux fâcheuses préoccupations de son compère. En
conséquence, il renonça (non sans regret peut-être) aux
belles choses qu'il lui restait à dire sur la guerre et sur la
paix, sur la philanthropie et laconcorde imiverselle; et s'ap-
prochant du bord du théâtre, il annonça à l'assemblée
qu'on allait représenter devant elle la pièce en vogue , la
farce de Francisquine, revue, augmentée pour le plus
grand divertissement des badauds de la capitale, et corri-
gée pour la formelle édification de messieurs les habitants
de la Cité (1).
Avant d'aller plus loin, il convient de faire observer que
les pièces imprimées dans le recueil des œuvres de Tabarin
ne sauraient donner une idée exacte de leur représenta-
tion. Ce ne sont point là, tant s'en faut, des pièces de
théâtre dans l'acception ordinaire du mot ; mais simplement
des sujets, des thèmes à improvisations, des sortes de ca-
nevas semblables à ceux qui furent adoptés plus tard par
la comédie italienne, et qui, renfermant les acteurs dans
un cadre tracé à l'avance, leur permettaient néanmoins de
donner un libre essor à leur verve comique, et de se livrer
sans trop de risques aux hasards de l'inspiration. Les écri-
vains du temps, ceux qui ont critiqué Tabarin comme ceux
qui ont fait son éloge, sont d'accord sur ce point, qu'il va-
lait beaucoup mieux l'entendre que de le lire (2). Essayons
(i) A celte époque, en effet, les babitaols de la Cilé venaient de
présenter requéie au Parlement pour se plaindre des choses mes-
sianies et scandaleuses que débitaient sur leurs théâtres les charla-
tans du PoDi-Neuf.
(î) « yaTez-voQs point »u et lu les Questions de Tabarin? dit un
des personuaiçes dans l'écrit ioiiiulé : le Caquet de Caccouchee.
— Oui, madame, répond la femme d'un secrétaire du roi, je les ai
loes il n'y a pas un mois ; mais je n'y prends pas beaucoup de plai-
de faire comme eux, et s'il se peut, laissons là le rôle de
lecteur pour prendre celui de spectateur.
Le théâtre représente une place publique; décor tout
trouvé pour un théâtre dressé au milieu du Pont-Neuf.
Quant à l'action, voici en quoi elle consiste :
Lucas est parti pour les Indes, laissant à Tabarin la
garde de sa pupille Isabelle. Pendant son absence, la vigi-
lance de Tabarin a été mise en défaut. Le capitaine Rodo-
mont a trouvé moyen de s'introduire dans la place, à la fa-
veur de plusieurs déguisements que le fidèle argus n'a pas
su reconnaître. En dernier lieu, il s'est avisé d'un étrange
expédient. Renfermé dans un sac, il s'est fait porter de-
vant la maison d'Isabelle, où on l'a déposé en attendant le
moment de l'y introduire. Mais Isabelle est absente, et
l'entreprenant capitaine attend avec une vive impatience
que la main de sa maitresse le délivre de sa prison.
Lucas arrive sur ces entrefaites; personne pour le re-
cevoir !
— Tabarin! Tabarin!... point de réponse. Misérable
valet, est-ce ainsi que tu veilles sur le dépôt qui te fut
confié?... Et Isabelle, où peut-elle être à cette heure?...
Tandis qu'il cherche et furète de tous côtés, il aperçoit
le sac, et s'imagine que c'est là un des ballots de marchan-
dises qu'il a expédiés en arrivant en France. Pour mieux
s'en assurer, il délie les cordons; le sacs'enlr'ouvre, et le
vieillard se trouve face à face avec le capitaine Rodo-
raont... Stupéfaction de part et d'autre.
— Rodomont !
— Monsieur Lucas!... déjà de retour de votre voyage !
— Comme vous voyez.
— Et... vous portez-vous bien, monsieur Lucas?
— Parfaitement, monsieur Rodomont...
— J'en suis bien ai.-e.
— Et moi je serais bien aise à mon tour de savoir ce que
vous faites là, dans ce sac?
— Dans ce sac?... j'étais en train de m'ennuyer beau-
coup, je vous jure.
— Ah !... eh bien, alors, pourriez-vous me dire pourquoi
vous y êtes entré ?
— Pourquoi ?... je ne sais si je dois. . .\u fait, vous êtes
un galant homme, monsieur Lucas, et je crois qu'on peut
compter sur votre discrétion.
— Oui, oui, voyons, parlez...
— Eh bien, mon cher monsieur Lucas..., un autre vous
ferait là-dessus mille histoires plus surprenantes les unes
que les autres... Il vous dirait qu'il est entré dans ce sac
pour se mettre à l'ombre, se dérober aux regards indis-
crets, ou bien encore pour se livrer plus librement à la mé-
ditation... Il pourrait chercher à vous faire croire que c'est
l'accomplissement d'un vœu..., un essai de retraite et de
solitude..., une manière de voyager, comme en Arabie, en
portant sa tente avec soi... Quant à moi, je vous dirais que
je me promène..., vous ne voudriez pas me croire..., non,
vous ne le voudriez pas... Loin donc d'avoir recours à de
pareils subterfuges, j'aime mieux avouer franchement
toute la vérité... Sachez donc...
Et il lui raconte coufulculiellement qu'une jeune veuve
qui l'adore l'a fait enlever et mettre dans ce sac pour le faire
porter chez elle dès que la nuit sera venue. Il s'agit de for-
iir ; car on m'a dit qu'il y a bien à dire de ce que dit Tabarin, et de ce
qu'on a ocni sous son nom ; et qu il n'y a rien de tel que de l'ouïr.
— vrami, mademoiselle, dit la femme d'un médecin, je l'ai onïdire
aussi i mon mari. »
Trpùiime aprés-àiitee, p. to.)
220
LECTURES DU SOIR.
cer par un coup d'éclat un oncle fort riche, et de qui la
dame dépend, à consentir à leur mariage.
— Ah!... et celte jeune veuve est-elle jolie?
— Charmante !... une taille ! des pieds ! des mains ! une
bouche et des yeux !...
— Et riche?
— A plusieurs millions.
— Eh Lien, alors, pourquoi ne l'épousez-vous pas?
— Pourquoi?... j'en aime une autre.
— Vous en aimez une autre?... Il me vient une idée,
ajoute Lucas... Je voulais épouser Isabelle...; mais, ma
foi, je commence à croire que la veuve ferait mieux mon
affaire... Vous vous appelez Rodomont, je m'appelle Lucas;
vous êtes gros, je suis maigre...; vous êtes jeune, et je
suis... riche; je ne vois donc pas trop quelle différence...
d'ailleurs, la nuit, comme on dit, tous les chats...
— Bien pensé!... interrompt le capitaine saisissant la
balle au bond.
— La jeune veuve, poursuit Lucas, sera bien un peu
étonnée... d'abord : mais elle finira par trouver le tour
excellent, et, ma foil...
— Elle ne pourra pas résister.
— Non, elle ne le pourra pas.
Lucas entre dans le sac, et le capitaine l'y enferme en
lui recommandant de ne pas bouger, quoi qu'il arrive...
Ceci ne rappelle-l-il point la fable du bouc et du renard?
Le renard sort du puits, hiisse son compagnon,
El vous lui fait un beau sermon
Pour l'exhorler à palience.
Cependant arrivent Isabelle et Tabarin. Rodomont leur
dit tout bas qu'il y a dans le sac un voleur qui cherche à
s'introduire chez eux pour y dérober tout, pendant la nuit,
et attenter à l'honneur d'Isabelle.
Tabarin, indigné, prend un bâton et frappe à coups re-
doublés sur Lucas, qui d'abord garde le silence, de peur
de se trahir, mais qui, forcé par la douleur, fait entendre
des cris plaintifs et finit par demander grâce... Isabelle
s'empresse de délier le sac, et s'enfuit aussitôt en voyant
apparaître le malheureux Lucas meurtri de coups et à demi-
mort de frayeur.
— Oimè ! che prodigio, miracolo grande ! s'écrie Taba-
rin, en reconnaissant son maître.
Et il lui demande pardon de la liberté grande... C'était
pour défendre son bien et l'honneur d'Isabelle.
— Il n'était pas besoin de m'assommer pour cela.
Tabarin proteste qu'il a agi eu bon et fidèle serviteur.
Ce qu'il a fait, il l'a fait en conscience et dans l'intérêt de
son maître.
-'• Mon intérêt, mon intérêt!... me rouer de coups par
intérêt, murmura le vieillard... Allons, voyons, drôle, fais-
moi venir Isabelle.
— Isabelle?... fait Tabarin, étonné de ne pas la voir près
de lui...
Puis il s'éloigne comme pour exécuter les ordres de son
maître, mais en réalité pour vérifier un affreux soup(;on qui
vient de traverser son àme.
Pendant son absence, plus longue qu'elle n'aurait dû l'ê-
tre, Lucas, livré à lui-même, entretient le public sur l'incon-
vénient des lointains voyages et le danger des retours im-
prévus.
Tabarin revient enfin, mais tout eu lui dénote le trouble
et l'inquiétude.
— Eh bien, Isabelle? dit Lucas.
— Isabelle, répond Tabarin d'un air effaré... Isabelle !
reprend-il comme si la voix lui manquait pour en dire da-
vantage.
— Répondras-tu ? voyons, où est Isabelle ? s'écrie le
vieillard impatienté.
— Isabelle...
— Eh bien?...
— Partie ! dit Tabarin, arrivant d'un bond et sans tran-
sition au seul mot qui pût rendre l'état de son àme.
— Partie?... que me dis-tu là, Tabarin? voyons, as-tu
perdu la raison?
— Pliit au Ciel ! murmura sourdement celui-ci.
— Il est vrai, mon pauvre garçon, que tu n'aurais pas
perdu grand'chose, reprit Mondor, incapable de laisser
échapper une occasion de placer une mauvaise plaisanterie.
Puis, s'adressant au public :
— Messieurs et dames, fit-il, ne soyez pas surpris de
l'air tragique de notre cher Tabarin ; c'est une manière à
lui, un détour qu'il prend pour mieux vous faire rire.
— Rire, rire! s'écria Tabarin presque fou de douleur ;
vous croyez donc que je veux rire!... Si c'est ce masque
ridicule qui vous fait parler ainsi, tenez, ajouta-t-il en ar-
rachant celui qui lui couvrait la figure et le foulant aux
pieds avec fureur... Hcgardez-moi bien maintenant, dircz-
vous encore que je veux rire?...
Mondor recula saisi d'étonnemeut et d'effroi, car les traits
de Tabarin étaient bouleversés, sa voix éclatait en sanglots,
et de grosses larmes roulaient dans ses yeux.
La foule cependant croyait assister à une véritable repré-
sentation. Jamais elle n'avait vu sou bouffon chéri feindre
aussi bien la douleur et la colère ; et, charmée de celle nou-
velle preuve de talent qu'elle découvrait en lui, elleap|)lau-
dissait avec transport et répondait par de longs rires aux
cris de désespoir du malheureux Tabarin.
Mondor lui dit quelques mots à l'oreille, et comme il
paraissait hors d'état de rien entendre :
— Messieurs et dames, ajoula-t-il en s'avançant sur le
bord du théâtre.,., décidément, le pauvre garçon a perdu
le peu de raison que Dieu lui avait départie... Que Dieu la
lui rende !... En attendant et pour aujourd'hui, la farce est
finie... Demain, vous et moi peut-être en saurons-nous
davantage.
Et, prenant par le bras Tabarin, qui était resté immobile
au milieu de la scène, il l'entraîna derrière le rideau du
fond.
Le lendemain, la foule était plus compacte, plus pressée,
plus curieuse que jamais autour des tréteaux de Mondor et
de Tabarin. A l'heure fixée pour l'ouverture des représenta-
tions, on apercevait bien sur la scène les comparses ordi-
naires, les musiciens et le nain distributeur de drogues,
mais les principaux acteurs ne se montraient pas encore,
et les musiciens avaient beau redoubler d'énergie pour
tromper à force de bruit l'impatience publique, rimpaticnce
ne faisait que croître de moment en moment.
— Tabarin ! Tabarin ! criait-on de toutes paris.
Après une longue attente, Mondor parut enfin, mais seul
et de l'air effaré d'un homme qui voit s'anéantir sa dernière
ressource ; à sa vue, les cris éclatèrent avec une nouvelle
violence :
— Tabarin ! Tabarin ! nous voulons voir Tabarin !...
Mondor fit quelques pas en avant comme pour haran-
guer l'assemblée :
— Tabarin ! fit-il tristement en appuyant un doigt sur le
front et désignant de l'autre un cabaret fort connu des ha-
bitués de la place Dauphine, Tabarin !... ayez pitié de lui
MUSEE DES FAMILLES.
2fl
et de moi... le papvre diable I... Il cherche au fond d'un
broc sa raison égarée !
A ces mots, une partie de rassemblée se précipita en
grand tumulte vers le lieu désigné. Tabarin était là, en effet,
assis devant une cruche vide, les coudes appuyés sur la
table, la lête entre ses deux mains, immobile, inerte, et
comme enseveli dans une torpeur profonde. Néanmoins, au
bruit qui se fit tout à coup autour de lui, à la voix connue
de cette multitude qui l'appelait avec une sorte d'enthou-
siasme frénétique, il parut s'arracher à un rêve pénible ; il
releva la tète, regarda un moment sans rien voir; puis, il
tressaillit involontairement. On eût dit que le sentiment
d'artiste s'éveillait en lui plus fort que sa douleur d'amant
et d'époux. Use leva donc, s'avança en chancelant jusque
sur le seuil de la porte et dit :
— Me voilà !
C'en était fait. Sans qu'il s'en doutât peut-être, Tabarin
retombait sous le charme qui l'avait fait l'idole ou plutôt
l'esclave de la multitude. Le baladin allait retrouver ces
tréteaux qu'il croyait avoir quittés pour toujours.
Sitôt qu'il y reparut, un long murmure d'approbation
parcourut toute l'assemblée ; tous les regards étaient fixés
sur lui; toutes les poitrines respiraient plus librement
comme délivrées de l'anxiété orageuse qui avait pesé sur
elles quelques instants auparavant. Quant à lui, il semblait
avoir repris sa gaieté ordinaire, et soit qu'il fut encore un
peu sous l'empire de l'ivresse, soit qu'il voulût, par une
sorte d'à-propos puisé dans le fond même de la situation,
faire excuser par son seigneur et maître, le public, l'acte
d'irrévérence qu'il venait de commettre à son égard, il en-
tra sur la scène d'un pas légèrement aviné et chantant à
tue-tête ce couplet d'un vau-de-vire d'Olivier Basselin :
Oo m'a défendu l'eau, du moins en beurerie,
De peur que je ne tombe en une hydropisie ;
Je rac perds si j'en boy.
En l'eau n'y a saveur... Prendrai-je pour breuvage
Ce qui n'a point de gousl ? mon voi.<in, qui est sage,
Ne le fait, que je croy...
Ensuite, ramené brusquement à la réalité par quelques
interpellations qui lui étaient adressées du milieu de la
foule sur les incidents de la veille et du jour même, il se
mit à raconter l'histoire d'un bateleur, d'un paillasse qui
avait fait l'insigne sottise d'épouser une femme jeune ,
jolie, et coquette. Cette femme n'avait pas tardé (c'est Ta-
barin qui parle) à faire ce que font les femmes exposées
chaque jour aux empressements de mille adorateurs. Grâce
aux légèretés, aux étourderies de la belle, le pauvre pail-
lasse était devenu le plus malheureux et le plus ridicule
des maris. Le voyez-vous, en effet, lui, le railleur par ex-
cellence, exposé aux railleries de chacun? lui, qui s'était si
follement diverti et avait tant fait rire les autres sur ce
thème inépuisable des infortunes conjugales, attaché à son
tour au banc de douleur et souffleté sans pitié par les
sarcasmes de la foule à qui il a appris lui-même à être im-
pitoyable? En cet état, plus de repos, plus de merci. Il di-
rait en pleurant sa misère et sa souffrance, qu'on ne le
croirait pas. Il montrerait son cœur saignant et déchiré...,
on ne ferait qu'en rire.,, rire..., tenez, ..comme vous faites
en ce moment!..
Et en effet, l'assemblée tout entière, loin de prendre au
sérieux l'histoire racontée par le pauvre bateleur, riait aux
éclats et battait des mains à la vérité du tableau qu'il venait
de tracer et à la singulière énergie de son langage.
Aussi Tabarin, refoulant sa douleur au fond de son âme
et passant la main sur ses yeux pour essuyer quelques lar-
mes involontaires, se mit à pousser un éclat de rire qui
domina tous ceux de l'auditoire, et se retira en entonnant
d'une voix qu'il s'efforçait de rendre joyeuse le dernier
couplet de la chanson qu'il avait commencée :
Qui aime bien le vin est de bonne nature.
Les morts ne boivent plus dedans la sépulture.
Eh ! qui sait s'il vivra
Peut-être encor demain »... Chassons mélancolie !
Je vais boire d'autant à cette compagnie...
Suive qui m'aimera !
.\ dater de ce jour, Tabarin ne reparut plus sur le théâtre
du Pont-Neuf; à dater de ce jour aussi, commence pour
lui cette première mort de l'artiste qu'on appelle obscurité,
oubli.
Et maintenant, faut-il dire avec quelques historiens que,
frappé au cœur par l'abandon de sa femme, Tabarin mou-
rut peu de temps après dans l'isolement et la misère?
Ou bien faut-il adopter l'opinion de ceux qui prétendent
que le pauvre baladin du Pont-Neuf ayant perdu d'un seul
coup ce qui faisait le bonheur, l'orgueil et le but de sa
vie, tomba dans un découragement profond, et se livTa
sans réserve à la brutale passion de l'ivrognerie? Et de-
vons-nous répéter, d'après un ingénieux et spirituel bio-
graphe, le récit dramatique où il le fait mourir sous la
table d'un cabaret à la suite d'un duel bachique contre un
colporteur piémontais (i) ?
D'ailleurs, qu'est-ce qui empêche de croire que, touchée
de repentir, Francisquine vint retrouver l'époux qu'elle
avait délaissé, et qu'ils vécurent encore longtemps ensem-
ble, terminant par une fin heureuse et calme une existence
si diversement agitée ?
Nous Pavons déjà dit, il n'existe rien d'authentique tou-
chant la vie et la mort du célèbre baladin. Est-ce une rai-
son pour se jeter à cet égard dans l'absurde ou l'extraor-
dinaire? Hypothèse pour hypothèse, nous préférons celle
qui console à celle qui contriste.
Eugène LABAT.
{La suite prochainen^ent.)
(i) Voir, tome I»' du monde dramatique, le curieux et intéressant
article publié par M. E. Alboize, auteur de rmsioire des prisons.
SALON DE 1846.
Celte année, comme les années précé-
dentes, l'ouverturedu Salon a été signalée,
à la façon des cérémonies antiques, par
an cbœur d'imprécations et par un chœur
de bénédictions ; chœur de bénédictions
des artistes reçus par le jury, choeur d'im-
précations des artistes refusés. Il en sera
malbeurcuscment, mais nécessairement
ainsi, tant qu'il y aura des réprouvés et
des élus, quelle que soit d'ailleurs l'é-
quité ou l'iniquité des jugements. Qui
pourrait enlever aux conilaninés le droit
de se plaindre, même d'une sentence mé-
ritée? D'un autre côté, le moyen d'ad-
mettre au Salon toutes les monstruosités
qui s'y présentent, à en juger par quel-
ques-unes de celles qui y pénètrent à
travers le crible de l'examen? Il est seu-
lement à regretter que les artistes accep-
tés du public n'aient pas une garantie
contre les distractions ou les préventions
222
LECTURES DU SOIR.
du jury. Par extMTiplc, pourquoi refuser
des tableaux de MM. SclieCFer, Delacroix,
Guciin, Diaz, Pernol? Pourquoi rejeler
nic^nie lout artiste ayant dtjà exposé deux
fois, ayant reçu des récompenses ou des
travaux du gouvernement? Pourquoi
laisser à la porte tel système au nom de
tel autre; la couleur au nom du dessin,
le dessin au nom de la couleur, etc.?
Comme si le Salon n'était pas essentielle-
ment une lice ouverte à tous les systèmes,
à toutes les écoles et même à toutes les
fantaisies.
Un membre du jury nous expliquait
hier, d'une manière assez pi(iuante, les
contradictions de ce savant tribunal. Il se
divise en deux partis inconciliables :
ceux qui veulent tout admettre et ceux
qui veulent juger sévèrement. Quand les
premiers siègent en majorité, ils laissent
passer sans contrôle toutes les croûtes
qui vont remplir la galerie noire. Quand
les seconds dominent au contraire, ils
repoussent les Scheffer, les Gudin et les
Delacroix qui leur semblent manques.
Quelquefois même ils sévissent contre
des Académiciens en personne, témoin
M. Pradier, à qui on refusait dernièrement
une statuette. Heureusement, le célèbre
sculpteur entra à l'instant même et vit
son ouvrage parmi les plâtres de rebut,
« Mes cbers collègues, dit-il en souriant,
vous faites erreur: c'est ici que vous
vouliez placer cette statuette. » Et l'at-
tirant du lot condamné, il la mit au pre-
mier rang des œuvres admises. Les juges
sourirent à leur tour, et passèrent outre;
mais tous les artistes méconnus ne sont
pas là pour faire comme M. Pradier.
On se souvient de l'obstination des tour-
lourous, qui voyaient, l'année dernière,
la Bataille d'Isly dans la Prise de la Smahla,
et qui, apercevant dans un autre cadre le
portrait de M. Bugeaud, reprochaient à
M. Vernel d'avoir exclu de son tableau
l'illustre maréchal. Cette fois les tour-
lourous seront contents du peintre de nos
victoires. Voici bien dans le grand Salon
la vraie bataille d'Isly et le vrai maré-
chal Bugeaud, avec sa casquette et son
manteau blanc. L'artiste a choisi le mo-
ment où le colonel Yusuf présente au
maréchal les étendards de l'ennemi vaincu
et ce fameux parasol du lils de l'empereur
de Maroc, que tout Paris a vu dt-liler le
long du quai des Tuileries. Il y a là vingt
portraits d'une ressemblance frappante,
des mouvements bien rendus, d'excel-
lentes figures de troupiers, des chevaux
qui sortent au galop de la toile; mais y
a-t-il réellement une bataille, et surtout
une bataille orientale? Cela nous semble
douteux.
Si nous suivons l'admiration de la foule,
nous passerons du tableau de M. Vernet
à ceux de M. Ary Scheffer. Il y en a .sept,
tout autant; et le premier, V Enfant cha-
ritable, est dans le grand Salon, [)rès du
Portrait du roi, de M. Winterhalter. On
reconnaît d'abord ici la poétique intelli-
gence de M. SchelTer, cet habile traduc-
teur de Goethe. « Il y eut un jour, dit
l'auteur du Gcelz de Berlichingen, un en-
fant bien pieux, qui, allant à l'école, ren-
conlra un pauvre vieillard auquel il donna
son déjeuner. Ixi vieillard était un ange
qui, ayant repris sa forme véritable, doua
l'enfant du pouvoir de guérir les malades
qu'il loucherait. Aussitôt l'enfant courut
vers sa mère grandement malade et la
guérit. L'enfant, depuis, guérit des rois
cl des empereurs cl fonda un beau cou-
vent. »
Comme expression, ce tableau est ad-
mirable. L'enfant est d'une naïveté char-
mante; on voit, de cette figure vermeille,
la vie passer au visage défaillant de la
mère. Mais si l'on examine l'exécution,
tout est noyé dans une sorte de vapeur,
au milieu de laquelle les chairs ressem-
blent à du carton, et les contours aux vi-
sions d'un rêve. Les fanatiques de M.
Scheffer liouvenl que cela couiplète l'i-
doal de ses tableaux et que telle est la con-
dition essentielle de son talent. C'est
peut-être vrai.
Les six autres ouvrages de ce peintre
sont réunis dans la grande galerie. On y
remarque deux Christ, qui ressemblent
trop aux Faust, leurs voisins , et deux
Marguerites; l'une au Jardin (c'est la
meilleure), l'autre au sabbat, eu compa-
gnie d'un admirable corbeau ; mais le vé-
ritable chef-d'œuvre «le M. Scheffer, c'est
saint Augustin et sainte Monique, sa mère,
en extase et se donnant la main.
« Nous étions seuls, conversant avec
« une ineffable douceur et dans l'oubli
« du passé, dévorant l'horizon de l'ase-
« nir; nous cherchions entre nous, en
« présence de la vérité que vous êtes,
« quelle sera pour les saints cette vie
« éternelle que l'œil n'a pas vue, que l'o-
« reille n'a pas entendue, et où n'atteint
« pas le cœur de l'homme. » {Confessions
de SAINT AUGOSTiN, liv. IX, cbap. x.)
L'effet de ce tableau est véritablement
contagieux. On tombe en extase avec les
deux saints personnages. On voit comme
eux se dérouler à perte de vue les pro-
fondeurs du ciel... et on oublie complè-
tement que les bras du saint Augustin
ne tiennent pas à son corps.
Le portrait de l'abbé de Lamennais res-
pire bien Thumeur chagrine amassée au
fond de cette âme orageuse par les misè-
res publiques et les douleurs particuliè-
res. Cependant les rides qui séparent les
yeux nous semblent exagérées, et l'étin-
celle du génie manque à ces petits yeux,
très-pénelranls d'ailleurs.
Tout à côté des tableaux de M. Schef-
fer est placé, violent contraste, un tableau
de M. Decamps : la réalité à côte du rêve,
le sok'il à côte du brouillard, la Turquie
d'Asie à côté de la cellule de Lamen-
nais. M. Decamps a exposé quatre toiles,
où l'on retrouve sa manière solide et
nette, éclatante et brutale, avec une va-
riété de tons qui est un progrès heureux.
Celte variété se fait surtout sentir entre
le Retour du Berger, effet de pluie, et la
Salle d'asile de l Asie Mineure. Ceite der-
nière œuvre est tout simplement un bi-
jou (l).Un soleil vif éclaire cet inlerieurgris
et tranquille, et dessine un prisme ardent
sur la nudité des murailles. Au centre,
(1) La gravure de ce tableau de M. De-
ramps paraîtra dans le pructiain numéro du
Mus^e avec te Linné de M. Biard.
sur un pauvre divan, un vieux pédago-
gue turc esl assis sur ses jambes maigres;
son caftan élail jadis \iolet, l'âge en a
rendu la couleur incertaine; la robe n'a
pas moins souffert des injures des ans. Il
se console de cette décadence avec la
longue pipe qu'il tient à la main, et qu'il
remplira bientôt de l'excellent tabac ren-
fermé dans les vases coloriés qui ornent
son bahut. En attendant, les enfants con-
fiés à sa garde sont éparpillés autour de
lui dans les postures les plus pittores-
ques. En voici un installé sans façon sur
la manche du bonhomme; en voilà un
autre qui , pour mieux déchiffrer une
page d'écriture, s'est couché dessus à plat
ventre, «comme un lézard sur une feuil-
le sèche. » Un troisième, d'une ravis-
sante physionomie, pense à jouer beau-
coup plus qu'à écouter le maUre. Il y a
là aussi un groupe de cinq ou six négril-
lons, à calottes rouges et blanches, qu'il
est impossible de regarder sans rire. Nous
reprocherons seulement à l'un d'entre
eux d'avoir ôté ses babouches jaunes
pour montrer des pieds qui manquent
de linesse et de grâce. C'est l'unique dé-
faut que l'œil le plus sévère puisse trou-
ver dans celle charmante toile.
M. Eugène Delacroix n'avait jamais ex-
cité peut-être d'aussi violents débats
entre ses fanatiques et ses détracteurs.
Pour ceux qui le jugent sans partialité,
ceci esl une nouvelle preuve de sa puis-
sance, mais aussi de son incorrection.
M. Delacroix se trompe souvent, mais
c'est toujours un homme de génie. Tel
esl le caractère des Adieux de Bornéo et
de Juliette, de \' Enlèvement de Rebecca, et
de ^Marguerite à l'église. Certes, Romeo
etJulielie sont laids, mais quelle passion
mêlée de tendresse et d'inquiétude !
comme ce paysagtj bleuâire rend merveil-
leusement l'heure indécise où le chant
de l'alouetle succède au chant du rossi-
gnol! Marguerite à l'église n'est pas plus
belle que Juliette sur le balcon; mais
dans ce corps détaillant et penché, quel
trouble et quel désordre, quelles affres et
quelles luttes sur ce vis.ige decompo.se !
El quel sourire vraiment diabolique sur
celui do Mephisiophélèsl Ces deux ta-
bleaux sont d'autant plus remarquables,
qu'ici M. Delacroix n'était pas sur son
terrain. Ce qu'il lui faut, ce sont les
grands horizons et les grands drames, les
batailles et les naufrages. Aussi sa meil-
leure esquissedecetteannee(caron ne peut
l'appeler un tableau), est-elle <'£>W«v»mrflf
de HéUcca par les ordres du templier
Boisguilberl. Tout le monde connaît cette
magiiitique sct-ne de Flvanohé de Waller
Scott. Le peintre en a saisi le moment le
plus terrible. Déjà le château de Fronde-
bœuf brûle dans le fond. Sur le devant,
un esclave à cheval reçoit en croupe le
beau corps renversé de Rebecca. Le con-
traste de celte jeune lillo brisée comme
une fleur, et de ces guerriers violents
comme lorage, est admirablement rendu.
Il y a dans tout ce groupe un mouvement
et une vie prodigieuse. l£ cheval s'élance,
les hommes s'agitent, les flammes mon-
tent, le château s'écroule, au piiinl de faire
illusion au regard. Ce b'«M plus ua U-
MUSEE DES FAMILLES
253
bleau, c'est la scène elle-même avec ses
acteurs et ses accidenis réels. Pour arri-
ver à de tels eQ'eis, il faut necessairemenl
improviser. De là toutes les erreurs et
toutes les gaucla-ries de la brosse. De
1j, par exemple, cet esclave debout qui
ne lient pas sur ses jambes et dont la
-tète semble appartenir à un autre corps;
Otais derrière tant de négligences, il y a
■ le géuie de la peinture; à travers tant de
lâches, on reconnaît le soleil.
M. Théophile Gautier, qui fait si bien
./danser les W'iUis, ne les aurait pas mieux
peintes que .M. Gendron.
Les tableaux de Henri Lehmann sont
toujours un peu froids, surtout i'Ham-
let; mais le dessin est parfait et les cou-
tours gracieux, notamment dans les Océa-
nides, i'Ophélia, et le portrait de M"« la
comtesse d'Agoul.
Autant vaudrait analyser une palette
féerique que d'expliquer les toiles de
M. Diaz. Le Jardin des amours, VAbati'
don, Ks Délaissées, la Sagesse, sont autant
de caprices délicieux, d'impossibilités
ravissantes, d'ébauches qui ressemblent
à du'S chefs-d'œuvre. M. Diaz est assu-
rément un grand poète, s'il n'est pas un
grand peiutre. On ne saurait pousser plus
loin la rêvfrie de la couleur.
L'espace \a nous manquer et pour-
tant que d'ouvrages à signaler encore!
Le Christ dans la barque, de M. Pils, un
des meilleurs tableaux religieux du Salon ;
un Portrait d'homme et le Selon de
M. Papely; les peintures officielles de
M. Winiorhalter; les Contrebandiers et les
Faneuses, de M. Adolphe Leleux, natures
prises sur le fait ; la Halte, de M. Hédouin,
digne émule du précèdent; la charmante
Primavera, de M. Muller ; les portraits ex-
cellents de MM. Flandrin, lissier, A. Du-
val.Pt-rignon, elc.Les paysages si fraiselsi
chauds (le MM Cabat, Tluiillier, Lapierre,
Leroux, Noyon, Chevandier, Malathier,
Bultura, Fleury, etc.; les raisins de M.
S;iini-Jean, qui font venir l'eau à la bou-
che; les immenses et innombrables mari-
nesde M.Gudin.qui peinlsurmerà toutes
voiles, comme M. Vernet peint sur terre
au grand galop; les toiles remarquables
de MM. Nanieuil, Glaire, Gué, Corot,
Bréard, Girardet, Hafner, Granet, Rous-
seau, Philipoiaux, Coignet, Dedreux, Le-
poitevin, Grolig..., et tant d'autres qu'il
faut renvoyer au prochain numéro!
Nous citerons cependant le touchant
et consciencieux tableau de M. Duboy delà
Verne : Saint Vincent de Paul, chez la
veuve de la rue Saint -Landry, délivrant
les orphelins des mains mercenaires pour
les confier à M"* Legras et aux sœurs de
charité. Ce sujet figurait très-dignement
dans la belle église de Saiot-Viocent-de-
Paul.
Encore un coup d'oeil aux miniatu-
res, qui sont tout à fait remarquables
cette année. M. Maxime David rivalise
de plus en plus heureusement avec M"* de
Mirbel. Si celle-ci à plus d'adresse et de
métier, celui-là a plus de conscience et
d'art. La grâce et la distinction sont égales
de part et d'autre. Ce qui complétera le
triomphe de M. David, c'est le temps, juge
en dernier ressort. Les cinq miniatures
exposées par ce maître, sous le n» 1912,
et surtout les portraits de M"»*» D..., de
M. de L..., de M. D... et de M. le comte
Ferdinand de Lasteyrie, député, sont tra-
vailles tellement à fond, qu'ils ne pour-
ront que gagner à vieillir, comme tous
les bons ouvrages. Nous avons été surpris
de ne pas trouver dans le cadre de M. Da-
vid ses beaux portraits du prince Napo-
léon Jérôme et de Réchid Pacha. L'un se
sera envolé en Italie, et l'autre à Conslan-
tinople. Ce n'est pas tout agrément de
peindre les illustres personnages. Les mi-
niatures de M"-» Herbelein et de M. Pomai-
rac sont aussi de véritables œuvres d'art.
Le jury s'est montré sévère pour les
grands pastels. Il en a renvoyé quatre à
M. Eugène Tourneux, le poétique émule
de M. Maréchal, sous prétexte que le jeune
artiste n'a qu'un pas à faire pour arriver à
la peinture à l'huile. M. Tourneux est
homme à répondre à cette sommation
par quelque admirable tableau. On peut
déjà donner ce nom à son pastel admis
sous le n» 2088: la Fuite en Egypte. Il y a
là toutes les qualités de la plus grande
peinture : richesse et harmonie de cou-
leurs, science profonde de l'arrangement,
merveilleux emploi de la lumière, et par-
dessus tout, ce je ne sais quoi qui fait les
vrais talents, ce que les anciens appe-
laient le feu du ciel, ce que Boileau ap-
pelait l'influence secrète, et Voltaire, le
diable au corps. Comme le jury, nous
donnons rendez-vous à M. Tourneux, pour
l'an prochain, aux meilleurs rangs de la
galerie des tableaux.
C. DE CHATOUVILLB.
(la fin au prochain numéio.)
MERCURE DE FRA.NCE.
(du 10 MARS AU 10 AVRIL.)
ScicscES. — InauguralioD du chemin de fer de Tours. — Théâtres , Livkes 8t Mcsiqui — l'ne année dans le Levant. Sous les ombrages-
La Jeune Angleterre. Les Paysans. ~- Longcbamps.
Quoique l'abondance des matières, et
surtout l'article du Salon , ait terrible-
ment rogné les ailes de Mercure, il a
trouvé moyen de voler jus<iu'a Tours....
il est vrai que c'était avec la vapeur, qui
dépasse aujourd'hui les oiseaux. L'inau-
guration du chemin de fer d'Orléans à
Tours a été une grande et belle fc'.e ; mille
échos en ont déjà porté le récit à nos lec-
teurs; mais il est un détail que nous si-
gnalerons, r>arce que tout le monde a né-
gligé de le faire. Nous voulons parler du
confortable croissant qui s'établit dans les
wagons. Ceux qui ont transportée Tours
les princes et les invités de l'administra-
tion sont de véritables boudoirs. Il y a là-
dedans des sièges contournés si molle-
ment, qu'on irait entre leurs bras jusqu'à
Saint - Pétersbourg , sans s'apercevoir
qu'on eût changé de place. L'habile et
renommé fabricant qui bous a fait ces
douceurs, M. Jeanselme, achève en ce
moment des wagons-postes qui seront la
merveille du genre. Le? murailles et les
bureaux circulaires sont en chêne sculpté,
et les plafonds en érable avec incrustations.
Les employés ambulants de M. Conte trou-
veront dans ces bureaux-miniatures tout
ce qu'il faut pour écrire, distribuer et
cacheter leurs paquets, pour saisir les let-
tres au vol ou les semer de station en
station. Espérons que les voyageurs ne
larderont pas à être traités comme les di-
recteurs des postes, et que nous inaugu-
rerons bientôi les wagons-restaurants, les
wagons-dortoirs et les wagons-salons,
que Mercure prédisait, il y a quelques
mois, sans se croire aussi prophète. Qui
sait si nous n'aurons pas bientôt des wa-
gons-théâtres, sur la porlière desquels on
lira : Tel jour ou telle nuit, de Paris à
Tours, M"e Rachel jouera Jeanne d'Arc,
M. Dupré chantera Robert le Diable, ou
M"' Carlotta Grisi dansera Giselle?
— En aiiendanlces comédies et cette mu-
sique ambulante, les pièces et les con-
certs se succèdent rapiilement, du Théâtre-
Français à la salle de Hertz. M. Alexandre
Dumas vient de faire une chose qui lui
semblait impossible depuis longtemps ,
c'est de ne pas réussir. Ce triomphateur
universel a vu chanceler sa Fille du Ré-
gent sur les eaux orageuses de la Comé-
die-Française. Mais on sait que les échecs
de M. Dumas seraient des succès pour les
autres. Il y a encore dans la Fille du Ré-
gent assez de passion et d'esprit pour un«
cinquaniainede représentations. M. Scribe,
lui , réussit toujours , témoin sa Gene-
viève, qui remplit la salle du Gymnase.
Les Mousquetaires de la Rein» font tou-
jours fureur à l'Opéra-Comique; quant à
ceux de l'Ambigu, ils en sont i leur cent
cinquantième représentation ! La popula-
rité de ces héros s'étend jusqu'à la bou-
cherie. Nous avons vu hier dans un étal
un superbe mousquetaire dessiné sur un
veau, avec celte inscription : Porthos. Ce
que c'est que la gloire !
— M. Alexis de Valon vient de publiera
la librairie de J. Labitte un livre fort in-
téressant. Une Année dans le Levant, tel
224
LECTURES DU SOIR.
est le litre de ces deux volumes qui font
connaître à merveille la Sicile, Malte, la
Grèce et la Turquie. L'auteur nous intro-
duit avec une aisance toute gracieuse
dans ces belles contrées de l'Orient, où il
sait découmr des aspects nouveaux et
dont il décrit les paysages avec beaucoup
de fraîcheur et de poésie. Il aborde sans
crainte, chemin faisant, les questions sé-
rieuses qu'il rencontre, fait dans le pre-
mier volume un éloquent résumé de l'his-
toire de la Grèce pendant ces dernières
années, et explique avec lucidité dans le
second la silualion commerciale de la
Turquie. Au reste, nos lecteurs connais-
sent M. Alexis de Valon. Un des plus
agréables chapitres de son voyage, Rhodes
et Patkmos, a été publié ici même, l'an-
née dernière, et c'est dans le }{usée que le
jeune écrivain a débuté, en avril 18i3,
par une jolie nouvelle, intitulée : Fran-
çois de Ctn'.ie.
— On chante toujours avec fureur les
fables de La Fontaine travesties. Mais voici
venir un champion du grand fabuliste;
M. Vinieux qui , dans son La Fontaine
vengé, fustige avec esprit , sur l'air du
Tra, la, la, le servum pecus des imitateurs.
Il va sans dire que le fusligateur n'a pas
moins de succès que les fustigés.
— M^'Ollion, née Delille, publie aussi
un nouveau quadrille,/^ Jfour^gue, et une
mélodie pour piano qui font leur chemin
dans les salons...
— Mais la grande nouvelle musicale,
c'est l'apparition chez l'éditeur Brulle des
Paysans, chants rustiques de M. Pierre
Dupont, un de nos jeunes poètes les plus
distingués, qui, un beau malin, s'est re-
Teillé compositeur. Les Bœufs, le Chien
du Berger, les Louis d'or, le Braconnier,
la Musette neuve et la Fête du Village sont
à la fois des perles de poésie exquise et
des mélodies qu'attend la popularité. Par-
dessus tout, cela est entièrement neuf et
original. Nous prédisons aux Paysans
un succès de cent mille exemplaires; —
et nous reviendrons en détail sur leurs
mérites. j
— Parmi les livres illustrés qui vont
prendre le chemin des châteaux, il faut
noter : socs les ombrages, simples récits,
par M. Alfred Désessarts. L'auieur s'est
déjà fait connaître par de nombreux écrits
toujours empreints du cachet de la dis-
tinction ; on n'a pas oublié ses beaux vers
sur le Monument de Molière et la Civilisation
chrétienne en Orient, couronnés par l'A-
cadémie française. M. A. Désessarts joint
les qualités du prosateur à celles du poète;
on s'en convaincra par la lecture des Om-
brages. Il n'est personne qui ne s'intéresse
à la Sofur ainée. aux Deux anges, à Jean
Ciudad. Le Trésor de l'émigré est un petit
drame palpitant. Ajoutons que ce livre
est parfaitement digne d'être mis entre
les mains de la jeunesse.
— Il y a en Angleterre «n homme po-
litique, M. d'Israêli, qui s'amuse à faire
des romans. Ces romans se tirent à cent
mille exemplaires et rapportent des mil-
lions à l'auteur. Eh bien ! ces romans qui
agitent depuis cinq ans les trois royaumes,
n'étaient encore connus que de nom en
France. M''« Sobry vient de nous les ré-
véler par son excellente traduction de la
Jeune Angleterre. On appelle ainsi le
groupe de torys libéraux qui combattent
les idées de Robert Peel de l'autre côté de
la Manche. Sous ce litre et sous la forme
d'un récit dramatique, M. Israëli déroule
toutes les intrigues qui remuent les Cham-
bres et la nation anglaise. Une élégante
notice de M. Chasles, et des clefs qui don-
nent le nom de tous les masques, ajoutent
un intérêt piquant à la lecture de la
Jeune Angleterre.
— Les concerts se multiplient tellement,
que les ailes de Mercure lui-même ne
peuvent les suivre. Du reste, nos rossi-
gnols par excellence, les chanteurs du
Théâtre-Italien, viennent de s'envoler.
Un très-petit nombre de salons privilé-
giés ont reçu leurs adieux d'amis. Mario
a fait entendre les siens, de la façon la
plus mélodieuse, chez M"» Adrien Benolt-
Champy, qui joint toujours le luxe des
arts aux charmes de ses gracieuses récep-
tions.
— Le concert monstre de la saison a
été celui de M. Prudent au grand Opéra.
Décidément M. Prudent tient celte année
le sceptre du piano ; qu'il garde bien cette
royauté fugitive. Nous savons plusieurs
mains agilesqui la lui disputent de leurs dix
doigts; et parmi ces mains rivales, deux
des plus habiles sont sans contredit celles
de M"e Martin, qui prépare aussi son
concert. En attendant, elle reçoit dans ses
beaux salons sa clientèle enthousiaste,
c'est-à-dire la meilleure et la plus bril-
lante société. El là, entre un morceau de
harpe de Huerta et un air de Duprez, la
jeune pianiste exécute les chefs-d'œuvre
des maîtres, avec une justesse et une
grâce, avec une force et une légèreté qui
enlèvent les bravos de M. Prudent lui-
même. PITRE-CHEVALIER.
—La promenade de Longchamps vient
de s'acherer au milieu des flots de pous-
sière et des rayons de soleil. On y a vu,
comme de coutume, beaucoup de beaux
chevaux, peu de belles femmes, encore
moins de beaux habits ;—leshommes s'ob-
stinent à se vêtir de fracs sans queue et
de gilets... sans bornes. En revanche, les
femmes et les enfants s'habillent avec un
goût parfait. Tout le monde a remarqué,
par exemple, aux Champs-Elysées les ra-
vissants costumes d'enfants, sortis de la
maison, si justement renommée, de
MM. Morlet et Rebours.
-.^^
Oui, madame, j'ai eu l'honneur de faire la gnerre,
et la chance d'en revenir.
Avis au pubiic.
Une personne désirerait se défaire d'une deot.
S'adrejser me des Douleur», 4 . écrire franco.
Imprimerie de IIFS.NOYER ci C«, rue l.emercier, i*. BJiifnolles.
Mil.
MUSEE DES lAiMlLLES.
2^5
SIMPLE VOYAGE EN ITALIE
(l)
Vue de la place Saint-Marc, à Venise.
V. — ILES BOKROUÉES. VENISE.
Quittons Milan, puisqu'il nous faut suivre le cours de no-
tre rapide voyage ; Milan, la ville franche, ouverte, hospita-
lière par excellence, où l'on apprend à connaître sous tous
ses beaux côtés le caractère italien si souvent méconnu,
calomnié à l'étranger , parce qu'on le juge sur quel-
ques rares et indignes exceptions. Mais avant de prendre
congé de la Lombardie, ne consacrerons-nous pas un jour
ou deux à visiter les îles Borromées, comparables aux iles
Fortunées des anciens? Si vous nous demandez ce que sont
(i) Voyei lo numéro de février dernier.
MAI 1846.
ces iles, nous vous répondrons : figurez-vous des lacs purs
comme le ciel, et couronnés de vignes en amphithéâtres,
des corbeilles de fleurs flottantes, des terrasses tapissées
de jasmins, d'orangers et de grenadiers, des palais de mar-
bre cachés dans la verdure, un voyage au milieu des par-
fums, des marbres, des fleurs et des lauriers. L'une de ces
iles s'appelle l'ile Belle. Laquelle est la plus belle? à la-
quelle des trois accorder la palme, sans rendre les autres
sœurs justement célèbres? Jean-Paul, l'illustre rêveur, le
poëte-fantaisie par excellence, s'est imaginé de décrire ces
iles sans les avoir vues et comme Platon a peint les champs
Élysées, seulement d'après les tableaux de ses fantaisies et
— 2f> — TREIZIÈME VOI.UMK.
52G
LECTURES DU SOIR.
de sou imagination. Mais il a eu beau accumuler les teintes
les plus vives, les merveilles de Tart, et tous lesencbante-
meuts de la nature ; quand on visite ces iles, on reconnaît
qu'elles sont encore au-dessus de la description du poète:
que peut-on dire de plus à leur louange?
A présent Venise nous attend, Venise, autre merveille
toute différente de celles que nous avons admirées jusqu'a-
lors, et que tant de relations, de poèmes et de strophes
n'ont pu parvenir à gâter.
Sur notre route, plusieurs villes célèbres se rencontrent,
mais nous ne ferons que les visiter en passant. Nous ne
saurions trop souvent répéter qu'on ne peut tout voir dans
un premier voyage en Italie, et qu'il est bien des choses
que l'on est forcé de renvoyer au prochain pèlerinage. C'est
ainsi que nous ne ferons que visiter au passage Mantoue,
la patrie de Virgile, où l'on ne trouve pas même un monu-
ment élevé à la mémoire du poète, mais où Ton admire, en
revanche, les plus belles choses qu'ait laissées Jules Ro-
main, cet élève de Raphaël, qui serait peut-être le premier
peintre du monde si son maître n'eût pas existé. Nous ne
ferons guère plus de séjour à Vérone, la patrie de Roméo
et Juliette, où nous remarquons cependant quelques beaux
restes d'antiquités. Nous prendrons à peine le temps de
visiter à Vicence le théâtre si curieux que Palladio fit con-
struire sur le modèle des théâtres grecs, et sans lequel il
est bien difficile de comprendre la mise en scène des tragé-
dies d'Eschyle et de Sophocle. Padoue ne nous arrêtera
pas plus longtemps, la ville n'ayant en soi rien de bien
curieux, et notre manière de voyager ne nous permettant
pas de nous appesantir sur tout ce que son Université, si
fameuse dans toute l'Italie, peut avoir d'intéressant aux
yenx des doctes de profession.
Mais déjà nous voici sur le canal de la Brenta, qui doit
nous conduire droit à Venise. Le bâtiment qui nous trans-
porte a nom le Bucentaure, et n'est, comme on le pense
bien, que le très-indigne petit-fils du fameux Bucentaure
qui servit autrefois à transporter les doges. Ce bâtiment
se compose d'une petite antichambre, suivie d'une cham-
bre tapissée en noir, avec une table et deux estrades garnies
de maroquin. Voilà qui nous donne déjà l'idée de l'intérieur
de la plupart des gondoles, qui seraient bientôt gâtées par
l'eau de la mer, si on n'eût choisi des couleurs sombres
pour les décorer. Le Bucentaure nous conduit rapidement
en vue de Venise, et nous n'avons plus qu'à nous convain-
cre par nos propres yeux si tout ce qu'on raconte de cette
ville surprenante est au-dessus ou au-dessous de la réalité.
Disons-le cependant avec franchise, beaucoup de voya-
geurs, en entrant à Venise, ne sont pas autant surpris qu'ils
s'y étaient d'avance attendus ; nous avons même entendu
des gens de bonne foi avouer que l'entrée par le grand
canal ne leur a guère causé plus d'impression que celle de
Lvon ou de Paris par la rivière. Mais quand on est une
fois dans la ville, qu'on voit sortir de l'eau, de tous côtés,
des palais, des églises, des hôtels et des rues, car on ne
peut faire un pas sans avoir un pied dans la mer, alors, on
se sent vraiment émerveillé et comme entraîné loin du
monde réel. Parcourons donc cette ville étrange où les rues
se succèdent et s'entrelacent comme les issues d'un laby-
rinthe, où, pour se rendre d'un quartier à un autre, il faut
souvent franchir jusqu'à vingt ponts. .\ chaque pas, ce
sont des palais d'une architecture pleine d'élégance et de
coquetterie, où le goût de l'Italie se trouve heureu.sement
allié au goût byzantin ; puis les lagunes (|ui varient et ani-
ment tout. Ce n'est pas qu'elles soient absolument exemp-
tes de roprorho.'^ : elles sont souvent noirâtres, troubles,
et exhalent mèm? en été rerlainps odeurs félide«!. Mai-=.
telles iju'elles sont, elles n'en offrent pas moins le plus cu-
rieux spectacle que l'on puisse voir. Quoi de plus singu-
lier, en effet, que d'avoir sous ses fenêtres un bras de mer
qui s'insinue entre chaque maison? Une dame priait un
jour un officier français de lui dire au juste de ce qu'était
Venise, t Madame, lui répondit-il , figurez-vous un bain
de pied sur lequel vous ferez flotter des coquilles de noix,
et vous aurez une parfaite idée de ce qu'est Venise. «
Mais il est bien temps de faire notre premier voyage en
gondole, et de faire plas ample connaissance avec cet équi-
page, dont tout le monde parle d'après le témoignage tou-
jours un peu enjolivé des barcarolles et des opéras comi-
ques.
La gondole est longue et étroite comme un poisson; au
milieu , se trouve une espèce de caisse de carrosse, basse,
faite en berlingot ; il n'y a qu'une seule portière au devant,
par où l'on entre. Il y a place pour deux personnes dans
le fond, et pour deux autres de chaque côté sur une ban-
quette, qni ne sert presque jamais que pour étendre les
pieds de ceux qui occupent le fond. L'intérieur est ouvert
de tous côtés et se ferme quand on veut, soit par des glaces,
soit par des panneaux de bois recouverts de drap noir. Le
bec d'avant de la gondole est armé d'un grand harpon en
col de grue, garni de six larges dents de fer. Tout le bateau
est peint en noir et verni; la caisse doublée de velours noir
en dedans et de drap noir en dehors, avec les coussins de
maroquin de même couleur, sans qu'il soit permis aux
plus grands seigneurs d'en avoir une différente en quoi
que ce soit de celle du petit particulier; de sorte qu'il ne
faut pas songer à deviner qui peut être dans une gondole
fermée. L'habileté des gondoliers vénitiens est proverbiale;
ils glissent plutôt qu'ils ne voguent sur les lagunes, et
tournent en un coup de main cette longue barque comm«
sur la pointe d'une aiguille. Le nombre des gondoliers est
infini, et l'on ne compte pas moins de soixante mille per-
sonnes qui vivent de la rame, soit gondoliers ou autres.
Quant à la ville de Venise considérée dans son ensem-
ble, tout en l'appelant avec les romanciers et les poêles
Venise la belle, l'enchantée, nous croyons qu'on peut rap-
peler aussi Venise la muette et la silencieuse. En effet, on
n'est pas peu surpris, en parcourant ces rues étroites, de
n'entendre d'autre bruit que le cri monotone et régulier
des hommes qui se promènent du soir au matin en propo-
sant aux baltitants de l'eau fraîche, denrée que la position
de la ville au milieu des mers rend toujours précieuse. On
a dit avec raison qu'à Venise les affaires, les actes ordinai-
res de la vie se font comme par enchantement : chacun s'y
meut par des ressorts invisibles; on va, on vient, on se
croise, on se rencontre, par un mouvement d'existence
régulier, monotone; il semble que l'on vive à bord d'un
vaisseau.
Mais après avoir erré au hasard dans les rues, sur les
quais et les ponts de Veni.<e, nous nous trouvons tout à %
coup transportés sur cette fameuse place Saint-Marc, que
l'on peut considérer sinon comme la plus belle, du moins
comme la plus curieuse et la plus variée de toutes les places
du monde. Elle est terminée des deux bouts par les églises
Saint-.Marc et San-Geminiano, et des côtés par les procu-
raties vieilles et neuves. On a donné ce nom de procuraticj:
à des galeries couvertes qui régnent autour de la place, et
qu'on ne saurait mieux comparer qu'aux arcades de notre
Palais-Royal. C'est là que se réunissent les oisifs, les gens
du bel air, les étrangers, les causeurs. Il faut voir la place
Saint-Marc par un beau soir d'été, vers dix heures, toute
on fou, toute en joie, alors que les conversations bourdon-
nent autour des cafés, que les promeneurs vont et viennent,
MUSKE DES FAMILLES.
2-27
qu'on entend dp tous côtés ces mille rumeurs de la vie
élégante et mondaine, tandis que dans le fond de quelque
lagune lointaine retentit le cri sauvage du gondolier, qui
avertit les rameurs survenants de se garer au détour des
rues.
Une autre place plus petite que la première, et célèhre
dans tant de romans sous le nom de Piazzelta^ conduit di-
rectement à la mer. Comment décrire le mouvement, l'em-
pressement singulier et toute celle bigarrure de costumes,
de gestes et de maiuliens, qui forme autour de ce petit em-
placement le plus curieux mélange de terre, de mer, de
gondoles, de boutiques, de vaisseaux et d'églises, de gens
qui parlent et arrivent à chaque instant ? Comment surtout
nous arrêter à décrire tous les lieux que nous visitons avec
cette heureuse incohérence du voyageur à Veni.«e, qui
flotle sans cesse du Bialto, ce pont si merveilleux, à l'é-
glise Saint-Marc, du palais des doges au grand canal?
L'église Saint-Marc à elle seule demanderait tout un vo-
lume de description : c'est une église à la grecque du temps
de Byzance, basse, presque impénétrable à la lumière, cou-
verte de sept dômes revêtus en dedans de mosaïque à fonxl
d'or. Beaucoup de gens critiquent le style de cette église,
qui est en effet fort éloigné du goût des anciens; niais telle
qu'elle est, elle n'en représente pas moins un édifice inté-
ressant et curieux, dont on a peine à se détacher dès qu'on
y est introduit.
On y voit de très-vieilles mosaïques, qui remontent à
l'origine de la peinture moderne; non-seulement les murs
cl les plafonds en sont couverts, mais même le pavé, qui
n'est autre chose qu'un composé de petites pièces de mar-
bre, jaspe, lapis, agate, serpentine, cuivre, etc. .\près
avoir longtemps admiré et médité dans l'intérieur de cette
église mystérieuse, nous sortirons pour contempler au
portail ces quatre chevaux de bronze, qui furent, dit-on,
fondus par Néron, et que l'on se souvient d'avoir vus, sous
l'Empire, rayonner au sommet de l'.Arc de Triomphe du
Carrousel. Puis nous monterons en haut de la grande tour,
d'oij l'cR découvre toute l'étendue de Venise, les îles et
petites villes et mer qui l'accompagnent, les bâtiments qui
couvrent les lagunes, toute la côte d'Italie depuis Comac-
chio jusqu'à Trévise, le Frioul, les Alpes, la Carinthie,
rislrie et le commencement de la Dalmatie, unique et eni-
vrante perspective dont lord Byron ne pouvait rassassier.
ses yeux.
Nous ne nommerons pas même les églises sans nombre
où se pressent les chel's-d'œuvre de l'école vénitienne, ni
les palais d'une magnificence inouïe qui se trouvent autour
du grand canal. Faites souvent, pouvons-nous dire aux
voyageurs qui nous suivront, la promenade que nous
avons accomplie chaque soir depuis notre arrivée, sur ce
canal dent on ne peut se lasser d'admirer les beautés.
Perdu dans le fond d'une gondole nonchalante, laissez
défiler devant vos yeux ces édifices s(»lendides qui datent
de plusieurs siècles, et dont l'architecture n'a pas élé en-
core surpassée. Laissant de côté les souvenirs fastueux,
l'histoire, les doges et leur palais si imposant :tsi som-
bre, livrez-vous aux émotions de cette promenade du soir,
au milieu des autres gondoles qui glissent furtivement au-
tour de la vôtre, vous contenlant d'aspirer les brises de la
Breota, qui jouent et circulent autour de vous; écoutez
les chants réguliers des gondoliers qui reviennent du
Lido, n'ayant d'autre pensée que de s.ivourer pleinement
les délices, l'extase de cette promenade qui se fait pour
ainsi dire entre le ciel et la terre. C'est en revenant d'une
pareille course que vous saurez ce que vaut un séjour à
Venise, que vous aurez rapporté de ces pensées et de ces
impressions qui Souvent ornent toute une existence arec
les réminiscences d'im seul vovatre.
Mais nous nous étions [troniis de ne pas perdre de temps,
et nous devrions avoir quitté Venise déjà depuis plusieurs
jours, sous peine de ne plus faire qu'etlleurer ce qui nous
reste à voir. Hegagnons donc au plus vile l'embouchure de
la Brenla, donnons un dernier coup d'œil à nos chers pa-
lais que nous ne reverrons plus, et comme l'a dit Millon,
un des plus vieux voyageurs en Italie , « troquons les gon-
doles contre les chaises de poste, et le grand canal de Ve-
nise contre les Apennins. »
VL
Noi;s irons tout d'une traite, et sans nous arrêter en
ri ule, de Venise à Bologne, renvoyant, comme nous l'avons
fait jusqu'à présent, la description de beaucoup de choses à
un autre voyage. Nous ne ferons donc que nommer en
passant l'antique et sombre Fénare, où nous aurions pour-
tant, si nous avions plus de temps à nous, à saluer le
tombeau de l'Arioste que l'on trouve dans une des églises.
Nous arriverons droit à Bologne, belle ville toute remjdie
de portiques sous lesquels on peut faire trois ou quatre
lieues à couvert et sans crainte de la pluie. Ces portiques
voùlés sont soutenus par des colonnes de toutes sortes
d'ordres, et par des pilastres carrés. Les voyageurs ne sont
pas d'accord sur l'effet général de ces galeries : les uns les
trouvent sombres, tristes, et se plaignent que la ville em-
prunte à ces constructions régulières un air de monotonie
et d'austérité que l'on reproche à certaines villes de Suisse;
d'autres y voient au contraire un ensemble imposant, qui
offre à la vue une file de bâtiments pleins de noblesse. Il
est juste d'ajouter que les maisons soutenues par ces piliers
sont généralement d'une grande beauté, et que plusieurs
méritent d'être citées comme des modèles d'architecture
italienne.
Mais engageons-nous dans la ville, et d'al ord admirons
cette curieuse tour deqli Astinelli, droite et menue comme
un cierge, la plus haute tour d'Italie, on peut le dire, et
peut-être même une des plus hautes de l'Europe. De là,
nous nous rendrons sur cette place principale de Bologne,
où nous attend la plus belle fontaine de marbre et de bronze
que nous ayons encore vue. Cette fontaine est dominée tout
entière par un Neptune colossal, accompagné de quatre
petits Amours montés sur autant de dauphins, et plus bas
de quatre grandes figures de femmes qui jettent incessam-
ment de l'eau fraîche parle bout des mamelles; cette fon-
taine est l'œuvre du fameux sculpteur Jean de Bologne.
Plusieurs palais d'une grande magnificence, la célèbre
église de San-Petronio, nous fixeront longtemps sur celte
place, qui e?f, on peut le dire, le lieu de rendez-vous de
l'admiration voyageuse. La plupart des villesd'ltalie, Rome,
Bologne, Florence, Venise, Naples, ont ainsi une place
d'élite qui peut être considérée comme une scène privilé-
giée où les merveilles des arts se sont donné rendez-vous.
Ces places sont de plus le théâtre des mouvements les plus
vifs elles plus animés de la population.
On remarquera que jusqu'à présent nous avons presque
évité de parler de peinture, le terrain dans lequel nous
nous trouvons circonscrits étant vraiment trop limité pour
qu'un si grand sujet pût y être traité dignement.
Toutefois nous n'oublierons pas que Bologne est le chef
d'ordre des peintures de l'école de Lombardie, comme
Venise l'est de l'école vénitienne. C'est dans ceite ville que
se trouvent les principaux chefs-d'œuvre des Carraches,
du fiuide, du(iuerchin, del'Albane, etc. De m^me que nous
228
LECTURES DU SOIR.
avons couru rapidement, ou même enjambé par-dessus les
tableaux de Venise, nous ne dirons rien ou presque rien
de ceux de Bologne, ou de ceux de toutes les autres villes
où il s'en trouve une aussi grande quantité. Toutefois, il
nous faut au moins recommander aux visiteurs les églises
Saint-Pierre, Saint-Paul, Saint-Dominique, où l'on admire
des chefs-d'œuvre de tous les peintres du pays et plusieurs
statues de Michel-Ange. Si nous citons les couvents, qui
passent pour les plus beaux de l'Italie (après ceux de Mi-
lan toutefois), les palais Fantuzzi, Magnani, Malvezzi, qui
sont des merveilles d'architecture, nous aurons rappelé ce
que Bologne contient de plus important en fait d'édifices
publics.
Mais après avoir examiné l'ensemble et les détails de
l'intérieur, nous nous rendrons dans la campagne pour
admirer la position de la ville adossée à des collines qui
regardent le nord. Entre elles, s'étend la magnifique vallée
de la Lombardie, la plus vaste qui existe dans les pays ci-
vilisés. A Bologne, une maison bâtie sur la colline, avec
fronton et colonnes, comme un temple antique, forme de
vingt endroits de la ville un point de vue à souhait pour le
plaisir des yeux. Cette colline, qui porte le temple, a l'air
de s'avancer au milieu des maisons, et est garnie de bou-
quets comme un peintre pourrait les dessiner. On peut se
figurer par là de quelles riantes et gracieuses perspectives
cette heureuse ville est entourée.
Mais nous nous sommes promis de ne point nous atta-
cher seulement aux sites et aux édifices que nous déploient
les différentes villes que nous visitons, nous voulons aussi
saisir au vol, de temps à autre, quelques-unes de ces figures
italiennes si curieuses à étudier dans leur cadre, c'est-à-
dire dans les pays qu'elles habitent. Ainsi, avant de quitter
Bologne, nous n'oublierons pas de remarquer ce singulier
fond de fierté et d'amour-propre national qui compose le
caractère bolonais, et rend le plus simple bourgeois de la
ville intraitable dès qu'il entend un étranger censurer un
poète, un peintre ou un sculpteur de sa nation. Ce senti-
ment d'orgueil qui ne veut pas qu'on avoue les torts du
pays où l'on est né, se retrouve même chez les gens du
peuple, qui apportent dans leurs relations avec les supé-
rieurs une sorte de dignité ombrageuse que l'on est si loin
de rencontrer chez les artisans ou les employés subalter-
nes des grandes villes d'Angleterre, d'Allemagne et même
de France.
L'homme du peuple de Bologne se retrouve tout entier
dans le caractère et la manière d'être du bottier Ronchetli,
qui jouit de tant de renommée vers 181S, et dont le nom
n'est pas encore effacé des souvenirs de la noblesse bolo-
naise. Tout bottier qu'il était, ce Ronchetli aimait les
beaux-arts en connaisseur, sachant au besoin disserter
peinture, sculpture et musique avec autant de délicatesse
et de jugement qu'un grand seigneur ou qu'un artiste de
profession. Mais, par un phénomène assez rare chez les
artisans-artistes, RoHchetti ne négligeait en rien son état,
et l'exerçait avec un véritable fanatisme, qui le plaçait
même avec ses pratiques sur une sorte de pied d'égalité
dans tout ce qui avait rapport à la chaussure. Un seul fait
donnera l'idée de son humeur et de ses instincts particu-
liers. Murât, qui était comme on sait fort amoureux de la
beauté de son pied, avait souvent répété qu'on ne pouvait
le chausser qu'à Paris, et ne cessait de citer Astley comme
le seul bottier qui lui eût confectionné des bottes vraiment
dignes de lui. Il ne laissa pas de s'adresser à Ronchetli
en désespoir de cause ; mais celui-ci ayant entendu parler
(les préventions de son auguste client, et indigné de n'être
piis que comme un artiste de rebut, ne voulut jamais faire
qu'une botte; il est juste de dire que cette botte était ad-
mirable, et pouvait être considérée comme un chef-d'œu-
vre. Le roi, émerveillé, après avoir essayé la première
demandait la seconde : * Sire, répliqua Ronchetti, faites-
la faire dans votre Paris » ; et rien au monde ne put lui
faire changer de résolution. Ainsi le roi de Naples se vit
condamné au sort de Cendrillon pour avoir méconnu tout
ce qui pouvait se loger de fierté nationale et de dignité
froissée dans le cœur d'un cordonnier de Bologne.
Mais pendant le temps que nous avons mis à rapporter
cette histoire, nous nous trouvons tout naturellement
transportés sur la route de Bologne à Florence, car on sait
que rien n'abrège les distances comme une anecdote con-
tée bien ou mal dans le cours d'un voyage. Nous ne dé-
crirons pas, nous qui avons été forcés déjà de laisser de
côté tant de rares et belles choses, les montées et les des-
centes qu'il nous faut faire en traversant les Apennins.
Nous supposons donc qu'un doux sommeil nous a surpris
en quittant Bologne, et nous a couverts de ses pavots pour
nous empêcher de voir de petites villes assez insignifian-
tes du reste, telles que Firenzuola, et d'autres qui ne valent
assurément pas l'honneur 'd'être nommées. Nos yeux ne
se rouvrirent que pour contempler la vallée Scarpieria qui
nous donne un avant-goût des beautés admirables des
paysages de la Toscane. Nous franchirons encore une
montagne du haut de laquelle nous commencerons à dé-
couvrir toute cette belle terre de promission ; et puis, à
force de laisser nos yeux s'égarer de site en site et de
colline en colline, nous nous trouverons presque sans
nous en douter aux portes de Florence.
Que l'on nous accuse tant qu'on le voudra de froideur
et d'indifférence, mais à coup sûr nous ne changerons
pas notre manière de voyager toute simple, et, on peut le
dire, toute négligée. Nous aborderons donc cette belle et
fameuse Florence comme nous avons fait pour les autres
villes, sans exclamations, sans superlatifs, laissant venir à
nous les enchantements et les cris d'enthousiasme suivant
leur ordre et sans la moindre contrainte. Ce n'est pas quand
les choses les plus ravissantes et les plus sublimes vous
attendent qu'il faut sortir de la simplicité ; le mieux est, au
contraire, de rester aussi vrai et aussi naturel que possible.
Une fois dans la ville, la première ruelle qui s'offre à
nos yeux nous conduit droit à la place du Grand-Duc,
cette place merveilleuse, à la fois riche en sculpture comme
un musée, majestueuse et décorée comme la cour du plus
beau palais, animée, vivante, comme le point de réunion
où l'élégance et le loisir se mêlent si heureusement avec
l'aspect d'une population qui semble avoir conservé toutes
les allures libres et brusques de l'existence des républiques
du moyen âge.
Mais comment, tout en évitant de plonger dans l'histoire
et le domaine des Hntcs, ne pas se dire, avec une sorte
d'émotion involontaire, que c'est dans l'enceinte de cette
ville qu'ont vécu Dante, Michel-Ange, Léonard de Vinci?
C'est là, peut-on dire aussi, que la civilisation moderne a
réellement commencé. Laurent de Médicis a joué à Flo-
rence le rôle de roi, et tenu une cour où, pour la première
fois depuis Auguste, le mérite militaire ne dominait pas.
Mais laissons de côté ce qu'était la ville dans le passé, et
voyons ce qu'elle est maintenant.
Florence, pavée de grands blocs de pierre blanche de
furme irrégulière, est d'une rare propreté. Si l'on excepte
quelques bourgs hollandais, elle est peut-être la ville la
plus propre de l'univers, et certes, on ne pourrait accorder
indistinctement cette louange h toutes les villes de l'Italie,
qui sont, pour la plupart, plus négligées qu'il n'est permis
MLSEE DES fAAllJ.LES.
220
de l'être même à des villes du Midi. L'architecture gréco-
gothique, qui domine dans la plupart des rues de Florence,
a toute la propreté et le fini d'une belle miniature. On re-
marque, dans plusieurs endroits de la ville, un caractère de
grandiose et de mélancolie que l'on ne peut attribuer qu'à
un mélange de civilisation primitive et d'art perfectionné,
qui tient à l'origine et aux destinées du peuple.
Ainsi, puisque nous sommes sur cette place du Grand-
Duc, où Florence se trouve pour ainsi dire résumée dans
toute sa beauté, observons d'un côté le Palais-Vieux, cette
forteresse bàlie en 1298 par les dons volontaires des négo-
ciants, qui élève fièrement ses créneaux de brique et ses
murs d'une hauteur immense; puis, aux environs, ces
chefs-d'œuvre de l'architecture et de la sculpture, qui sem-
blent se jouer autour de cet édifice imposant : le Persée,
de Benvenuto Cellini ; VHercule, de Bandinelli ; le David,
de Michel-Ange ; la jolie galerie de Vasari, la statue éques-
tre d'un Médicis, le charmant portique de Lanzi, etc..
Quel édifice d'architecture grecque pourrait dire à l'imagi-
nation et au souvenir autant de choses que cette forteresse
du moyen âge, pleine de force et de rudesse, dont la masse
semble lutter contre un siècle déjà poli et éclairé?
De la place du Grand-Duc nous nous rendrons à celle de
la Cathédrale, la seconde de Florence, et qui ne peut être
comparée qu'à celle de Pise pour la beauté. Comme sur
cette dernière, on voit une cathédrale, un baptistaire et un
clocher, formant trois édifices distincts. Il n'y manque que
le Campo Santo; mais avons-nous le droit de le regretter,
quaud nous nous trouvons devant ces portes du baptistaire,
faites par Ghiberti, et si belles, si parfaites, que Michel-
Ange les appelait les portes du paradis ? Mais puisque nous
ne pouvons que traverser toutes ces églises de Florence,
où l'histoire de la peinture et de l'art moderne se trouve
écrite en caractères immortels, arrêtons-nous du moins
sous les voûtes divines de cette église de Santa-Croce, si
négligée, si rustique à l'extérieur, mais qui contient dans
son enceinte des trésors que toutes les richesses des sou-
verains de l'Europe ne sauraient payer.
Le toit de cette église est en simple charpente, sa façade
n'est pas même achevée ; mais, dès qu'on a dépassé le
seuil de la porte, on trouve, adroite, le tombeau de Michel-
Ange; plus loin, celui d'Alfieri, par Canova; puis le tom-
beau de Machiavel ; et vis-à-vis de Michel-Ange repose
Galilée. Quels hommes ! Et la Toscane pourrait y joindre
le Dante, Boccace et Pétrarque ! Mais ne quittons pas cette
église sans contempler cette admirable chapelle des Nicco-
lini, toute simple, faite en entier de marbre de Carrare,
sans autres ornements que cinq statues de la même ma-
tière. Si nous passons dans le cloître, nous trouverons la
chapelle des Pazzi, d'ordre corinthien : quelle louange
pourrons-nous lui donner, et quel récit aurons-nous à en
faire, quand nous aurons rappelé que ^Vinckelmann assure
dans une de ses lettres qu'il ne la donnerait pas , tout
imparfaite qu'elle est, pour le temple d'Éphèse !
A Saint-Laurent, autre église, nous trouvons les Médi-
cis, qui sont en grande partie de la main de Michel-Ange.
Il faut renoncer à donner même une faible idée de ces
statues allégoriques, le Jour, l'Aurore, la Nuit, le Cré-
puscule, qui sont des chefs-d'œuvre de grandeur et de
beauté. C'est à Saint-Laurent que se trouve cette chapelle,
vaste comme une église, si remplie de pierres précieuses,
travaillées avec tant de soin et si polies, qu'on éprouve au
premier aspect un véritable éblouissement. Les murs re-
présentent des nappes de pierreries, le ciel du dôme est
de lapis-lazuli étoile d'or. Chaque angle a dans son encoi-
gnure un pilastre d'albâtre, à corniche de bronze doré, et
chaque face une grande niche de pierre de touche, dans
laquelle est alternativement un tombeau de granit et de
porphyre. Sur le tombeau, un oreiller de jaspe rouge,
bordé d'émeraudes et de diamants; sur l'oreiller une cou-
ronne d'or, et dans le haut de la niche une statue de bronze
de celui des grands-ducs dont cette chapelle forme la sé-
pulture !
Mais quoi ! nous nous étions promis de ne nous arrêter
en rien aux détails, et voici que nous nous occupons mal-
gré nous à décrire une chapelle qui est à la vérité une
des merveilles du monde. Mais que serait-ce donc si nous
voulions rappeler seulement ce que nous avons vu dans
ce célèbre palais degli Uffizi, où se trouve la collection
principale des tableaux et des statues que possède Flo-
rence ; ou seulement dans cette fameuse Tribune, cette
petite pièce octogone dont le pavé est en marbre, le plafond
en nacre de perle, et où l'on voit réunis /es deux Lutteurs,
la Vénus de Médicis, l'Apollon, le jeune Faune, le Rémou-
leur, enfin les plus précieux morceaux que nous ait laissés
la statuaire antique! Que dirons-nous des autres salles où
l'on admire la Niobé, les portraits de Raphaël, de Michel-
Portrait de Michel-Ange.
Ange, de Léonard de Vinci , peints par eux-mêmes, sur
tous les plafonds des arabesques iuimiiables exécutées par
les meilleurs élèves de Raphaël ; les plus admirables pein-
tures mêlées à des tables de fleurs figurées en pierres de
rapport; des cabinets formés en colonnes de jaspe, de lapis
et d'or ; des porcelaines du Japon les plus rares ; des ou-
vrages de cristal de roche d'un travail exquis; des diamants
et des pierreries d'un prix inestimable !
230
LECTURES DU SOIR.
Pour communuiuer de la galerie du palais Pitli où loge
le grand-duc, cl qui est assez éloigné, on a jelé par-dessus
les maisons el jiar-dessus les [lonts de tris-Iuiigs corridors.
Ce palais donne sur une place longue el élroile, dont il
occupe un des grands côtés. La cour intérieure est d'un
dessin magnifique; quant aux salieS du palais, (|u'il nous
suffise d'assurer qu'on y voit la Ueur des chefs-d'œuvre de
Titien, de Corrège, d'André del Sarte, de Raphaël, duDo-
rainiquin, de Canova, enfin de tout ce que l'Italie a pro-
duit de |)lus sublime en fait d'artistes. Nous sommes ol)l gés
de nous en tirer avec le fialais Pifli un peu comme avec
tous les musées, dômes, palais et cloîtres que nous avons
visités jusqu'à présent, c'est-à-dire de compter beaucoup
sur les pérégrinations futures de nos lecteurs, qui auront
nécessairement à compléter une foule d'inijtressious que
nous ne faisons qu'éveiller ou même qu'indiquer ici.
- Mais pour nous reposer de la peinture et de l'architecture,
qui pourraient bien nous fatiguera la longue, nous nous
mxuperoDs inaiuleuant à connaître im peu la ville elle-
même, considérée indépendamment des collections et des
musées. Nous visiterons d'abord les rives de l'Arno, ce
fleuve aimé des poêles, el qu'ils nous ont fait, par paren-
thèse, beaucoup plus limpide et pur qu'il n'est en réalité.
Nous dirons, nous, en notre qualité de simple prosateur,
que l'Arno est le plus souvent d'une couleur sale et jau-
nâtre, qui lui donne beaucoup d'analogie avec la teinle de
notre Loire, (|uenous avons vue, pour notre part, presque
toujours chargée dé sable. A part ce léger inconvénient,
'Arno a des rives charmantes et de ravissants points de
vue, qui justifient amplement tous les Sonnets et les vers
descriptifs et cbfltnpêlres que les poêles de tous les temps
ont pu lui adressê^.
Mais c'est surtout à Florence que l'on peut observer les
scènes curieuses de celle vie on plein air que mène une
certaine partie de la population dans plusieurs villes d'ila-
lie. Tandis que les personnes des classes élevées se ren-
dent au théâtre de la Pergola^ qui est à Florence ce que la
Scala est à iMilon, San-Carto àNaples, ta Fenice à Ve-
nise, c'est-à-dire le premier théâtre de la a ille ; les gens du
peuple, artisans, connnissionnaires, tous ces bohémiens des
grandes villes trouvent leiir comédie dans les marchés et les
rues. Nous connaissons déjà la place du Grand-Duc ]>ar les
chefs-d'œuvre et les monuments qu^elle jiossi'de, mais si
nous l'observons aux difTérentes lieufes de la journée, nous
verrous qu'elle peut de plus être considérée comme une
sorte de panorama vivant, un véritable théâtre en perma-
nence, où se passe toujours une représeotalioo quelcon-
que. La vente du poisson, des légumes et des autres den-
rées, a été reléguée dans des rues obscures et étroites, alin
de laisser sur les grandes places l'espace nécessaire pour
les représentations en plein vent.
Nous voici donc sur la place du Grand-Duc, sans autre
intenlionquedejouir des divers spectacles que nous avons
sous les yeux. Dès le point du jour, une lronq)eUe eniouée
se fait entendre accompagnée d'un tambour, tandis qu'un
ciarlatano^ le chapeau à trois cornes sur la tète, Tépée au
côlé, est monté sur un cheval d'une maigreur apocalypti-
que. Nous connaissons déjà le charlatan génois, nous n'a-
vons même pas craint de transcrire un modèle de sou genre
d'éloiiuencc ; mais le charlatan florentin possède un masque
bien plus comique que le premier. Son improvisation est
aussi plus brillante et plus audacieuse. Il faut le voir, après
qu'il a su se concilier l'auditoire par un exorde digne de
Cicéron et d'Hortensius, s'emparer d'un paysan qui s'a-
vance vers lui en miillipliaiit les .«saints les plus resprr-
tueux, tirer une pnire iW pinces de su poche a> ce une
imperturbable gravité, retourner le paysan comme s'il
voulait lui rompre le cou, et, en un clin d'œil, montrer à
1j foule, d'un air triompliant, la dent qu'il vient d'arracher.
Mais la foule ne reste pas longtemps (îdèle à cet incompa-
rable opérateur. Sur un autre point de la place, des équi-
libristes étonnent les spcctaleuis jiar la vivacité de leurs
danses et la' hardiesse de leurs sauts périlleux {salti mor-
tali). Il est même des bateleurs qui, pour attirer la foule,
ne craignent pas de recourir aux expédients le^ plus
bouffons.
Ainsi, sur celle même place, il n'est pas rare de voir un
homme à coiffure fantastique se prendre de qu»"relle avec
un autre personnage qui n'est autre qu'un compère; bien-
tôt la querelle dégénère en bataille. Le compère roule sur
le pavé, et, menacé en apparence d'une prompte mort, se
met à crier de toutes ses forces : ajuta! ajula! A l'instant
même, la foule se rassemble autour des deux combattants,
et le vainqueur, qui lient le pied sur le cou .du vaincu, lui
tend la main de bonne grâce pour l'aider à se relever, et
annonce aussitôt aux assistants que son adversaire, eût-il
succombé à la lutte terrible qui vient de s'engager, on
l'eût vu à l'instant même se remettre sur ses pieds de lui-
même, plus frais et plus dispos que jamais, pour peu qu'on
eût placé sur ses lèvres quelques gouttes de l'incomparable
élixir qui guérit inrailliblemenl blessures, contusions, fou-
lures, fractures, cl dont voici les derniers échantillons
contenus dans ces fioles, etc.
Où serions-nous conduits s'il nous fallait rapporter en
détail tous les jeux et les divertissements de celle Italie
toujours si insouciante el si joyeuse malgré la grandeur de
ses souvenirs et la triste réalité de son présent? Mais nous
ne saurions quitter Florence sans visiter du moins quel-
ques-unes de ses belles promenades, si nombreuses qu'on
en peut choisir une nouvelle presque tous les soirs. La
|)lus fré(juenlée de ces promen.ides s'appelle le Casciney
et doit sou nom aux fermes établies par le grand-duc Léo-
pold à la fia du siècle dernier. En sortant de la porte du
Prato, on trouve des allées d'arbres, el sur les bords de
l'Arno des bois où l'on a ménagé mille sentiers agréables
pour les piétons. Dans l'intérieur de la ville se déploient
les jardins Boboli, qui sont dessinés avec magnificence et
a|ri)artiennent au palais Pitli. Mais de toutes les promena-
des des environs de Florence, celle qui l'emporie sur les
autres est peut-êlre Bello Squardo, délicieuse colline d'où
l'on découvre la ville, la vallée de FArno el les collines de
Fiesole, qui sont le plus bel ornement du pays, ainsi que
I foules les collines des alentours, qui sont tapissées d'oli-
viers.
Mais, nous dira-t-on, avec tant d'heureux privilèges de
la nature el de l'art, Florence est-elle donc une ville par-
faite ? Non assurément ; il faul même avouer que la ville
est plutôt intéies.sanlc que belle, qu'elle a plusieurs quartiers
j (jui passeraient, ailleurs qu'en Italie, pour décidément laids;
tiue daus ses environs, si variés et si pittoresques, on vou-"
drail trouver quelque cbose de plus majestueux elde plus
ample. La population elle-même n'est pas exempte de tout
reproche : le Florentin, avec toutes ses qualités aimables,
est souvent enclin à la sécheresse cl au calcul ; il se voit un
peu trop lui-même dans toutes choses, et ne fait jamais
entièrement oublier qu'il est le descend.ml d'une répuldi-
que marchande. On s'est plaint aussi parfois que la ville
était un peu trop mêlée d'Anglais. Il est certain que les
.\nglais résident en grand nombre à Florence, comme du
reste dans loule l'Italie; mais est-ce bien là véritablement
un mal? Quant à nous, n.'us ne voyons pas trop quel b!;ine
sérieux il e?l periiii^ iPiflL-^rr ;mi\ Aiivliis bois de l 'i ■;
IVIUSEE DES FAMILLES
•iU
eux, si ce n'est peut-être de posséder l'intelligeDce du
voyage à un si haut degré, qu'il est rare que les meilleurs
lits, les meilleures auberges, les meilleures voilures et les
meilleurs repas ne soient pas d'avance accaparés par eux.
Florence n'est donc pas une ville parfaite, tant s'en faut,
et pourtant elle sera toujours la ville privilégiée des étran-
gers ; c'est surtout à elle que l'on rêve, lorsqu'au retour
on se met à tourner l'œil du regret vers sa chère Italie
qu'on se plaint d'avoir si peu vue. On voudrait pouvoir
revenir sans cesse à Florence, y séjourner, y vivre, ne
plus connaître d'autres mœurs, d'autres habitants que ceux
de cette ville charmante. Ft c'est presque toujours, hélas!
lorsqu'on commence à peine à sentir et à goûter les jouis-
sauces du pays, qu'il faut songer à s'en séparer.
VII.
Un touriste moderne a eu la franchise d'écrire sur ses
tablettes : « Je voyage, non pour connaître l'Italie, mais
« pour me faire plaisir. » Telle est, comme on a dû s'en
apercevoir déjà, notre devise constante dans le cours de
nos excursions. On remarquera cependant que notre mé-
thode n'est pas tellement libre et arbitraire, que nous
marchions au hasard et suivant notre fantaisie. On a pu
voir que nous suivons un itinéraire assez rigoureux,
et qui ne permet guère, pour peu qu'on s'y conforme lit-
téralement, de revenir sur ses pas ni de repasser par les
lieux que l'on a déjà parcourus. Nous déployons donc cet
itinéraire en sortant de Florence, et nous voyons que la
ville vers laquelle nous devons tendre maintenant n'est rien
moins que Rome, et l'on conviendra sans peine qu'à ce
nom-là seul il y aurait tant de choses à dire, que le mieux
est, quant à présent^ de garder le silence et de poursuivre
notre route.
Nous continuerons même à garder ce silence éloquent
et à conserver la contenance la plus simple et la plus na-
turelle, quand nous nous trouverons transportés dans cette
fameuse campagne de Rome, qui n'a rien en vérité en soi
de surnaturel, si ce n'est les souvenirs et les idées qu'on
y rattache. A l'approche des autres capitales de l'Europe,
on rencontre de nombreuses maisons de plaisance et uu
grand mouvement de piétons, de voyageurs et de voi-
tures. Autour de l'éternelle Rome, on ne voit absolument
que des champs tristes et silencieux comme un cime-
tière. Ce grand calme, il faut bien l'avouer, porte directe-
ment sur l'àme, et l'homme le plus froid ne peut se dé-
fendre d'une certaine émotion en contemplant ces quelques
collines couvertes de broussailles et de bruyères, ces
plaines à perle de vue, et, dans un lointain vaporeux, le
dôme de Saint-Pierre qui s'élève de toutes ses proportions
gigantesques au-dessus des autres édifices placés autour
de lui.
Puisqu'il est convenu d'avance, entre nos lecteurs et
nous, que nous laissons de côlé les villes de passage et les
lieux de transition, nous n'avons plus qu'à rouler rapi-
dement sur le large pavé de l'ancienne voie Flaminicnne,
et à descendre la dernière colline qui conduit vers le
ponte Molle construit sur le Tibre.
Voici déjà les septs collines qui se déploient à nos
yeux, les palais, les dômes, le Colisée, les pins et les cy-
près des jardins et des villa, et une foule d'autres lieux
qui ne nous avaient été connus jusqu'alors que par Horace
et Tibulle.
Nous entrons dans Rome par la porte du Peuple, et la
place qui se présente à nous, et que l'on a également
dédiée au peuple, ne nous donne, guère, par .son élc-
^ance et même par sa coquellerie, l'idée d'une place
pontificale. Trois rues s'ouvrent en face de la porte que
nous venons de franchir: celle du milieu, la plus belle et
la plus large, est celte fameuse rue du Corso, qu'il faut
voir quand le carnaval la remplit de ses fêtes si animées
et si bruyantes. Mais, sans nous laisser aller à notre ca-
price dans cette ville où l'on passerait aisément des années
entières si l'on avait la prétention de tout connaître et
de tout contempler à loisir, profitons du peu de temps qui
nous est accordé, et que chacune de nos journées con-
tienne le plus grand nombre possible de musées, de pa-
lais, d'églises, de statues et de ruines.
Nous parcourrons allernativement les endroits mar-
quants de Rome moderne, et ces restes magnifiques, ces
décombres immortels que l'on appelle Rome l'antique.
Nous saluerons la colonne Antonine, que nous nous gar-
derons bien de confondre, après tant d'autres voyageurs,
avec la colonne Trajane; puis nous nous rendrons droit
au Capitole, (pie nous devons connaître déjà d'extérieur,
du moins d'après tant de tableaux et de descriptions. Ce
n'est pas que cette co!:.ne enfoncée, avec ses palas mo-
dernes, son église resserrée, ses escaliers sans noblesse et
sans grâce, réponde précisément à l'image grandiose que
nous avions pu nous en tracer à l'avance. Mais nous ad-
mirerons, pour la grandeur du moins, l'eMalier du centre,
assez large pour que trois quadriges y p' -«ent monter de
front ; puis ces trophées, ces statues, ces , erres milliaires,
et surtout la statue en bronze de l'empereur Marc-Aurèle,
l'un des beaux ouvrages de l'antiquité. Trois palais, con-
struits sur les plans de Michel-Ange, s'élèvent aux trois
côtés de la place. Mais rien n'est plus frappant que la per-
spective dont on jouit des degrés du temple de Jupiter
Capitolin : cet arc de triomphe, affaissé dans le terrain qui
s'élève du fond de la vallée ; ces rangées de colonnes dont
les chapiteaux sont réunis par des blocs de marbre ; pui>
ces façades de plusieurs temples romains, auxquels on a
adossé des églises et des chapelles chrétiennes.
De là, nous nous rendrons au Forum, que l'inélégance
moderne n'a pas craint de uomiuer Campo vaccino (le
champ des vaches), yui eùl dit, hélas! (jue cet emplace-
luenl célèbre, théâtre des débals politiques du peuple ro-
main, où Cicéron prononça ses Catilinaires, où César et
Auguste célébrèrent leurs triomphes, dùl recevoir de l'in-
difTérente postérité celte appellation barbare, digne des
Huns et des Goths? Plus loin, voici l'arc de triomphe de
Septime-Sévère, aux proportions si élégantes ; puis des
colonnes de granit oriental, derniers débris du temple à la
Concorde, et qui témoignent encore de la beauté de l'édi-
fice; puis un autre arc élevé à Titus, et le plus admiré de
tous : les rosaces du plafond et les bas-reliefs représentent
le triomphe de Titus après la prise de Jérusalem. Enfin,
pour couronner notre promenade, nous entrerons dans le
Colisée, qui est encore un de ces monuments éternels qui-
n'ont rien à redouter de l'exaltation et des louanges des
voyageurs, tant ils sont toujours assurés de demeurer au-
dessus de tous les récits. Cette enceinte immense se sou-
tient par son propre poids, malgré le peu de soin qu'on
en a et les pierres qui pendent des corniches. L'amphi-
théâtre de Vérone, qui n'est guère que le tiers du Colisée,
contient plus de 50,000 personnes : qu'on juge, d'après
cela, de l'étendue de ce dernier. Quiconque passe quel-
ques jours à Rome, et ne songe pas à aller contempler,
chaque soir, le soleil couchant à travers les lézardes et les
ouvertures du Colisée, ne mérite guère de faire le voyage
d'Ilalie.
An.NOLi I) FRfiMY.
(La fin prochaiiienieiit.)
232
LECTURES DU SUlll.
LE CHATEAU DE MONTFORT.
LEGENDE DU SEIZIEME SIECLE.
Dans son état actuel de dégradation, ce château offre une
des ruines les plus pittoresques de la Bourgogne. Précédé
d'une longue avenue de noyers, presque tous brisés par
les vents qui soufflent avec impétuosité sur la montagne,
et d'une croix gothique mutilée en 1793, il présente, au
midi, en arrière d'un vaste préau, trois hautes tours octo-
gones. Celles dites de VEst&t des Ou6/îe(<es défendent un
portail en ogive bien conservé et jadis armé de herses,
ponts-levis, barbacanes et mâchicoulis. La troisième tour,
à l'ouest, dite tour d'Amélie, est jointe aux deux autres
par une forte muraille. Des cuisines, le commun, les ma-
gasins étaient au rez-de-chaussée adroite; à gauche, une
immense écurie voûtée et soutenue par des piliers ornés
de sculptures curieuses, régnait dans toute la largeur de la
cour intérieure. En face, un vaste bâtiment contenait les
chambres d'habitation, et s'élevait à pic sur le ro(;her qui
sert d'assiette au château. Plusieurs escaliers conduisaient
dans les trois tours de la façade, et dans celles moins éle-
vées qui protégeaient l'enceinte de ce noble manoir. Au-
dessus du portail, à droite, on trouve la chapelle, jadis or-
née d'une belle rose délicatement sculptée, et dont il ne
reste que quelques fragments. C'est de là que, suivant la
tradition, le dernier des palatins arquebusa un jour le bailli
d'Auxois, qui, revenant de Montbard à Semur, chevau-
chait, au gré du sire, un peu trop sur la droite de la route.
Les souterrains étaient également magnitiques. L'un
d'eux surtout, soutenu, comme celui de Chillon, par sept
piliers, est encore dans un état de conservation parfaite.
La salle de la monnaie, dont la voûte repose sur un seul
pilier, auquel aboutissent des arceaux pleins de hardiesse
et de légèreté ; des fourneaux brisés, des statues mutilées
jonchent le sol de leurs débris, et attestent l'ancienne
splendeur de ce château. Mais revenons à la tour d'Amélie
et à l'événement tragique dont elle fut le théâtre il y a
deux siècles et demi.
Il semble que le Ciel, dans ses impénétrables décrets, se
plaise à marquer d'un sceau de malheur les êtres qu'il
destine à éprouver des revers qui dépassent la mesure ordi-
naire. Amélie d'Orange, dont nous essayons de retracer ici
l'histoire, était d'une famille qui semblait vouée au destin
le plus cruel. Louise de Coligny, sa mère, avait vu massa-
crer sous ses yeux le héros â qui elle devait le jour. L'an)i-
ral de Coligny venait de sceller de son sang l'attachement
qu'il portait à ses croyances religieuses, et de tomber vic-
time de la faiblesse de Charles IX et de la cruelle duplicité
de Catherine de Médicis. Le jeune et beau Théligny, qu'il
avait donné pour époux à sa fille, venait de subir le même
sort, et Louise restait veuve et orpheline bien jeune en-
core, avec tous les avantages de naissance, de forlimeet
de beauté qui pouvaient faire de sa main l'objet des désirs
ambitieux d'une foule de prétendants.
L'exemple d'une cour corrompue rendant la jeunesse
peu scrupuleuse sur les moyens de réussir, Louise dut
penser à faire un choix qui la mit à l'abri des poursuites
dont elle était l'objet. Parmi les seigneurs qui recherchaient
son alliance, Guillaume de Nassau, prince d'Orange, n'é-
tait ni le plus jeune, ni le plus beau ; mais l'àme de Louise
savait apprécier des qualités plus solides, et, dès que le
temps du deuil de son veuvage fut expiré, elle donna sa
main et son immense fortune au héros des Pays-Bas, dont
le nom est devenu immortel par l'atTranchissement des
provinces qu'il arracha à la domination espagnole, et qui
apportait dans la communauté conjugale une dot de gloire
et d'illustration que ne pouvaient égaler les avantages do
tous ses rivaux.
Le choix si sensé et si digne d'une belle âme que ve-
nait de faire Louise de Coligny, eut pour elle des suites
heureuses. A la fin de la première année qui suivit son
mariage, elle donna le jour â un fils, Maurice de Nassau,
prince d'Orange, dont les qualités héroïques rendirent le
nom fameux. L'année suivante, Louise devint mère d'une
fille, qu'elle nomma Amélie, et qui, en comblant les vœux
de ses parents, embellit par ses jeux enfantins le noble
château de Montfort qu'ils avaient choisi pour leur rési-
dence.
Le prince Guillaume adorait la jeune et charmante Amé-
lie, et, lorsque après les longues absences que nécessitaient
les intérêts de la Hollande, il revenait déposer ses lauriers
pour n'êlre plus qu'époux et père, son bonheur était au
comble entre une femme chérie et deux enfants dont son
cœur paternel aimait à suivre les jeux innocents et à admi-
rer les qualités naissantes. S'il contemplait avec orgueil
son fils, dont le jeune front semblait déjà rayonner de
gloire, et dont les amusements guerriers et le caractère
bouillant faisaient présager les hautes destinées et la belli-
queuse carrière, c'était avec le plus profond attendrisse-
ment qu'il serrait sur son cœur la jeune Amélie, dont la
figure céleste et l'angélique douceur semblaient appartenir
plutôt au ciel qu'à la terre.
Lorsque des raisons d'État arrachaient Guillaume d'O-
range â ses affections de famille pour le rendre à ses glo-
rieux travaux, il éprouvait une peine que n'étouffaient pas
ses préoccupations ambitieuses. Cette peine avait sa source
dans l'attachement qu'il portait à sa femme et à ses enfants.
Le cœur d'un époux et d'un père battait toujours sous la
cuirasse du noble guerrier, et plus d'une fois, au monient
des adieux, une larme vint tomber sur la brillante écharpe
brodée par Louise et Amélie, et trahir l'émotion de cette
âme si belle, qui savait allier les plus douces affections aux
pensées élevées de l'homme d'État. Sa dernière caresse
était toujours pour Amélie, qui, après s'être arrachée de
ses bras, se hâtait de monter sur une des tours de la façade
du château, pour voir encore son [)ère descendre la mon-
tagne, entouré de sa nombreuse escorte, et lui envoyer
un dernier baiser sur une touffe de liserons roses, arra-
chée aux créneaux.
L'adolescence d'Amélie avait fait place à cet âge brillant
de la jeunesse, où tous les trésors de la beauté viennent
d'éclore. Elle achevait son seizième printemps, et l'on au-
rait cherché vainement une jeune fille plus belle et plus
richement douée de tout ce qu'une excellente éducation
peut ajouter aux dons de la nature. Le prince Guillaume
ne l'avait point encore emmenée avec lui en Hollande, et
c'était dans la retraite de Montfort que s'étaient écoulées
MUSEE DES FAMILLES.
233
les heureuses années de son enfance, sous l'œil vigilant
de sa mère , dont l'instruction, supérieure à celle des
femmes de son siècle, pouvait suppléer près d'Amélie à
toutes les leçons qu'elle eût pu recevoir ailleurs. Mais le
prince, fier de sa fille, et sachant de combien de dangers
était environné le rang qu'elle occupait, se décida à la tirer
de la douce retraite où elle avait vécu jusqu'alors, et à la
conduire dans une sphère où elle devait trouver un époux
digne d'elle.
Ce ne fut pas sans une pénible émotion qu'Amélie reçut
la nouvelle d'un départ qui l'enlevait à ses occupations de
jeune fille, à ses fleurs, à ses oiseaux, à sa biche chérie,
et (disons toute la vérité) à un objet que son cœur avait
distingué, et auquel, presque à l'insu d'elle-même, elle
Vue du château de Montfort [i).
donnait des regrets qu'elle n'eût jamais osé laisser voir.
Parmi les seigneurs des environs, qui, de temps à autre,
venaient visiter les nobles habitants de Montfort, le prince
Guillaume avait remarqué le jeune baron Olivier de Ra-
gny, orphelin de père et de mère, doué d'une raison pré-
coce et de toutes les qualités qui pouvaient lui mériter
une haute renommée. Olivier, à vingt-cinq ans, offrait
l'heureux assemblage de tout ce qui peut gagner l'estime
des hommes et faire impression sur le cœur des femmes.
Si la naissance et la fortune du jeune baron n'étaient pas
égales à celles du prince Guillaume, cependant la bannière
de la maison d'Orange aurait pu, sans déroger, unir son
lion et ses léopards couronnés d'azur aux colombes sym-
boliques qui ornaient Técu du sire de Ragny; mais" un
obstacle plus insurmontable séparait ces deux nobles mai-
sons : le prince d'Orange professait hautement la religion
réformée, et Olivier de Ragny était zélé catholique ; ce qui,
dans ces temps d'intolérance religieuse, était un motif de
rupture des plus douces afTeclions.
Olivier n'avait pas vu deux fois Amélie d'Orange sans
(I) Extraite du Voyage pilioresque en Bourgogne, grand in-folio,
chez Guaseo-Jobard, éditeur, rue de la Liberté, i Dijon.
MAI 1846.
ressentir le pouvoir de ses charmes ; mais, connaissant
rinflesibilité des principes du prince, il comprit de suite
l'inutilité des espérances qu'il aurait pu concevoir sans cet
obstacle. En homme d'honneur, il crut devoir rendre plus
rares des visites qui n'auraient servi qu'à alimenter un
sentiment sans espoir, et plusieurs mois se passèrent sans
qu'il revint à Montfort.
Cependant le bruit se répandit dans tout le canton que
le prince d'Orange allait partir pour la Hollande, et que
cette fois les deux princesses seraient du voyage. Guillaume
était aimé de tous ses voisins, et ceux mêmes qui ne par-
tageaient pas ses croyances religieuses rendaient une en-
tière justice à sa loyauté, à sa bonté, et à cette charité
évangélique qui faisait trouver à tous les malheureux un
père dans sa personne et un asile sous son noble toit.
Ce fut donc un concours immense de visites au château
de Montfort lorsqu'on sut le départ prochain du prince et
de sa famille. Dans cette circonstance, Olivier de Ragny
ne put se dispenser de suivre l'exemple de toute la no-
blesse du voisinage. Il vint, le cœur agité par un trouble
qu'il parvint pourtant à maîtriser, surtout lorsqu'en en-
trant dans la salle d'honneur un coup d'oeil rapide lui
— 30 — TRIIZ.IÈME VOM'ME.
234
LECTURES DU SOIR.
apprit à Tinslant qu'Amélie n*y était pas. Le prince et la
princesse lui firent un accueil affectueux, et l'invitèrent à
tester au château jusqu'au lendemain ; mais il s'en excusa,
dit qu'il venait seulement offrir ses vœux et ses bomniiiges
à leurs altesses, et, après quelques moments de conver-
sation, il partit Tàme oppressée par deux sentiments oppo-
sés, le regret de n'avoir pas vu Amélie, et la certitude (jue
son absence était pour lui un bienfait du Ciel, puisqu'un
seul regard de cette jeune fille eût suffi pour raviver la
plaie de son coeur, et le rendre le plus malheureux des
hommes.
Olivier, sous l'empire d'une douloureuse préoccupation,
descendait lentement la montagne, laissant aller son cour-
sier au petit pas, lorsqu'il entendit une rumeur du côté
du village, et des voix de femmes, parmi lesquelles son
cœur plutôt que son oreille crut reconnaître celle d'Amélie.
Oubliant aussitôt ses craintes et ses résolutions, il pique
des deux, arrive près d'un groupe de paysans, et distingue
au milieu d'eux une femme à genoux, près d'une biche
blessée à l'éjjaule, et dont le sang coulait en abondance.
A sa taille légère, à ses beaux cheveux blonds, Olivier à
sur-le-champ reconnu Amélie dont il ne voit pas encore
le visage ; mais, au bruit qu'il fait en écartant les paysans,
elle se retourne et lui dit :
— Ah ! venez, venez, baron de Ragny, voyez ma pauvre
Léila qu'on a (uée ! j'allais l'emmener dans quelques jours
avec moi en Hollande; mou père, à ma prière, avait or-
donné qu'on préparât un chariot pour elle, et des mé-
chants viennent de lui tirer uu coup de fusil, comme si
c'était une biche sauvage.
Olivier s'était approché; avec un peu d'eau qu'il trouva
dans un fossé, il lava la plaie, et vit avec joie que le joli
animal n'avait reçu qu'une blessure légère dont sa peau
seule avait souffert. 11 détacha son écharpe et demanda à
Amélie la permission d'en faire un bandage pour l'épaule
de Léïla, en allendaul un autre pansement, et il ramena
le sourire sur le charmant visage de la jeune fille, en lui
donnant la positive assurance que sa biche serait en état
de la suivre lorsque le jour de son départ arriverait.
— Vous Voulez donc emporter tin souvenir de la Bour-
gogne, mademoiselle? dit Olivier d'une voix émue.
— .\h! sire de Ragny , dit Amélie, je n'aurais pas em-
mené Léïla avec moi, que jamais le souvenir des lieux où
je suis née ne s'effacerait de ma mémoire. C'est malgré moi,
croyez-le bien, que je quitte ma paisible retraite : mais vous
êtes le seul à qui j'aie osé le dire, car la volonté de mon
père sera toujours pour moi la voix du Ciel.
En parlant ainsi, deux larmes s'échappèrent de ses pau-
pières et vinrent tomber sur la main d'Olivier qui avait
sai.si la sienne, et qui, emporté par un sentiment qu'il ne
put maîtriser, lui dit de manière à n'èlre entendu que
d'elle :
— .Amélie! ange céleste! ils sont ineffaçables aussi, les
souvenirs que vous laisserez en ces lieux, et j'atte^te le
Ciel qui m'entend, que jamais votre image ne sortira de
mon cœur, quel que soit le destin qui nous sépare.
— Adieu, baron de Ragny , dit Amélie avec un soupir
mêlé de larmes, vos pensées et les miennes se rencontre-
ront sur le sommet de ces tours, et si je suis assez heureuse
pour y revenir bientôt, ce sera avec bonheur que je vous
y retrouverai.
Olivier baisa respectueusement la blanche main qu'il
tenait encore dans les siennes, et sans |)roférer une parole
de plus, il remonta sur son cheval et partit au galop. Avant
de quitter le sentier (pi'il suivait pour atteindre la grande
route, il tourna la tête et aperçut Amélie à la même place.
donnant sans doute des ordres pour faire emporter la biche
par les paysans. Il crut voir uu mouchoir blanc s'agiter en
l'air, comme un signe d'adieu.... Était-ce une illusion?
Dieu seul le sait, mais ce qui est bien plus certain, c'est
que le jeune baron emporta dans son cœur plus d'amour
qu'il n'eût été à souhaiter pour son repos.
Trois jours après cet entretien, qui laissa dans l'àme de
ces jeunes gens des traces ineffaçables, ont vit un malin
descendre du château de Montfort une compagnie d'hom-
mes d'armes, au milieu de laquelle flottait la bannière du
prince. Cette troupe précédait un coche (c'était le nom
qu'on donnait alors aux voilures destinées à transporter les
dames d'une haule*condition}. Ce coche était doublé en
velours bleu de ciel, et chaque panneau portait en riche
broderie l'écusson d'Orange et celui de Chàlillon, nom de
famille de Louise de Coligny. A la portière de droite, venait,
sur un magnifique palefroi, le prince Guillaume, couvert
d'une brillante armure, et la tête ornée d'un léger casque
de parade, rehaussé d'or et surmonté d'un panache orange,
bleu et blanc. Derrière le coche venaient deux haqueuées
blanches, couvertes de riches housses, et destinées aux
deux princesses, dans le cas où, fatiguées de la voiture,
elles désireraient faire une partie de la route à cheval. Ve-
naient ensuite deux fourgons pour les femmes de service
et la vaisselle indispensable dans un long voyage, attendu
qu'à cette époque, le peu d'hôtelleries qu'où trouvait sur
les routes n'étaient pas montées de manière à recevoir
convenablement de tels hôtes. Enfin, la marche était fer-
mée par un joli chariot couvert en toile bleue , brodée en
lame, et offrant aussi les armoiries d'Orange et de Chàtillou.
Les roues de ce chariot étaient basses . et toute sa con-
struction légère et gracieuse comme l'objet auquel il était
destiné ; c'était le char de voyage de Léïla. Une épaisse et
molle litière de foin frais empêchait la jolie blessée de sen-
tir les cahots et de souffrir de la route.
Ce cortège presque royal, voyageant à petites journées,
mit uu assez long temps pour arrivera Delft, oùle prince
avait un palais qu'il préférait à ses autres résideuces. En-
fin on arriva, et à peine la nouvelle en fut-elle connue, que
de toutes parts ou s'empressa de v^oir offrir au prince et
aux princesses les hommages d'une population heureuse
de les voir. Des fêtes brillantes leur furent offertes, et si la
jeunesse hollandaise n'avait pas les grâces légères qui «ie
tout temps furent le partage des Français, le désir de pa-
raître avec avantage aux yeux de Louise et d'.4inélie fil
Aiire de grands frais de toilette et d'équipement à tous les
jeunes gens dont le rang et la fortune leur permettaient
d'approcher des princesses.
A peine la jeune Amélie eut-elle paru dans les fêtes, que
le bruit de sa beauté et de ses manières affables se répan-
dit, non-seulement dans les provinces des Pays-Bas, mais
encore en .Mlemagne et dans tout le Nord de la France. De
tous côtés il arrivait de nouveaux admirateurs à cette jeune
fille si modeste, si ignorante de sa beauté, et dont le cœur
gardait un doux souvenir qui la préservait de tout autre
attachement.
Aucune nouvelle de Montfort n'arrivait sans qu'Amélie
sentit son front se couvrir de rougeur. On attribuait ce
trouble au plaisir qu'elle éprouvait à entendre parler des
lieux qui lui étaient chers ; mais une vague espérance cau-
sait cette émotion, et la tendre jeune fille pensait qu'il n'é-
tait pas impossible qu'Olivier de Ragny trouvât le moyen
de lui faire parvenir indirectement un souvenir. Son at-
tente toujours déçue devint une douleur pour cette àme
aimante, et une grande tristesse s'empara de la noble fille
dont chacun peut-être enviait le sort.
MÏJSÉli: DKS FAMILLES.
235
Selon la prévision d'Olivier, Léïla avait été promptement
piiérie, et sa gentillesse faisait toujours l'annisement favori
l!'Ainélic. Klle avait gardé et serré soigneusement réc,liar[)0
Idanche et violette que portait le sir de Haguy, et dont il s'é-
tait servi pour panser la blessure de la biche. Cette écharpe
était devenue pour Amélie une relique précieuse, qu'elle
n'eût pas cédée pour le |)bisricbe écrin ; mais ce sentiment
si pur et si caché à tous les yeux devait bientôt faire place
à toutes les exigences du devoir qu'allait dicter la volonté
paternelle.
. Il y avait à peine trois mois que Guillaume d'Orange
était en Hollande avec sa famille, que de tous côtés vin-
rent des prétendants se mettre sur les rangs pour deman-
der la main d'Amélie. Hélas! une haute naissance est sans
doute un brillant avantage, mais souvent aussi elle est une-
entrave au bonheur. La crainte d'une mésalliance fait éloi-
gner l'homme que le cœur d'une jeune (ille aurait choisi,
et, par respect pour les convenances du rang, on sacrifie
toute une vie qui aurait pu être heureuse, et qui ne devient
que trop souvent un enfer anticipé.
Le comte Frédéric-Casimir, prince palatin de Landsberg,
âgé de cinquante ans, d'un caractère violent et jaloux,
mais richcmeni partagé du côté de la naissance, de la for-
tune et des talents militaires, vint olTrir son alliance à
Guillaume d'Orange, avec la présomption de n'être pas
refusé.
En effet, cette proposition offrait tant d'avantages que le
père d'Amélie, ignorant d'ailleurs les secrets sentiments de
sa fdle, crut devoir passer par-dessus la disproportion d âge
en faveur d'une union qui assurait à son pays un allié
puissant, et au besoin un vaillant défenseur : Casimir fut
donc accepté.
Lorsque le prince annonça à Amélie la décision qu'il
a\ait prise, la douce et timide jeune fdle baissâtes yeux
pour cacher les larmes qu'elle sentait prêtes à couler, et
elle salua silencieusement son père en signe de soumission.
Telles étaient les mœurs de ce siècle et le respect qu'on
portait à la puissance paternelle. Amélie, pour rien au
monde, n'eût osé se permettre la moindre objection : un
père était pour elle le représentant de Dieu sur la terre, et
elle regardait comme sacrés et sans appel les ordres qui
: émanaient de sa volonté. La mère d'Amélie, ne voyant que
par les yeux de son éjjoux et croyant, comme lui, le cœur
de sa fdle parfaitement libre, reçut avec joie l'annonce de
son prochain mariage, et se lit une douce jouissance d'en
liàler les apprêts.
Rien ne peut donner une idée de la magnilicence des
présents que reçut la jeune liancée. Pierreries, dentelles,
éloiïes i)récieuses, vaisselle d'or et d'argent, équipages
somptueux, chevaux du plus grand prix, tout fut prodigué
à cette jeune fille pour cacher, autant que possible, à ses
yeux ce qui manquait à son futur époux en agréments
personnels. Casimir n'avait cependant rien de repoussant
en lui : il avait été beau à vingt-cinq ans, mais cet âge avait
doublé, et sa taille é|)aissie, ses cheveux blancs et rares, son
visage bruni par les travaux guerriers, pour une jeune fille
de seize ans n'avaient rien d'attrayant. Du reste, le palatin
eût-il été jeune et beau, Amélie s'en serait à peine aperçue.
^Elle obéissait aveuglément à l'ordre de son père, et jusqu'au
jour de son mariage, ses yeux ne s'étaient jamais levés sur
son fiancé.
La cérémonie nuptiale fut entourée de toute la pompe
qui pouvait en rehausser la solennité. La veille au soir, le
palais de Delft, au moment de la signature du contrat, res-
plendissait de mille feux de couleurs, étions les apparte-
ments, remplis de la plus brillante société, offraient le coup
d'œil féeri^iue le plus animé. Le rbâteau et lu terre de
Monlfort fiu'ent donné.s en dot à la jeune épouse, cl eo-
cela, son père voulut lui fane un présonl agréable, connaiss-
sant l'attachement qu'elle portait au berceau de son en-
fance, et ne se doutant pas qu'd la rapprochait d'un lieU'
fatal à son repos.
Dès (jue les fêtes du mariage furent terminées, le palatin
témoigna le désir de venir prendre possf;.'^sinn de son châ-
teau de Montfort. Le motif secret de ce départ précipité
avait sa source dans ce caractère jalouH et ombrageux, qui
ne pouvait penser sans frémir aux hommages que recevait
Amélie à la cour de son père. Dissimulant ce honteux sen-
timent, Casimir sut colorer son départ par le spécieux jiré-
texte du bonheur qu'il prétendais devoir goûter dans une
retraite où il serait tout à sa femme, sans qu'aucun soin
étranger vînt l'en distraire. Amélie, toujours soumise et
résignée, suivit son époux sans se plaindre, et dès qu'elle
fut arrivée dans son château, elle se fil un genre de vie
tout à fait selon les goûts de Casimir, passant ses journées
dans la tour où était son appartement, occupée à lire, ou
à des ouvrages de coulure qu'elle faisait distribuer par son
intendant aux pauvres du pays.
Casimir aurait bien voulu pouvoir se dispenser de faire
de son château le rendez-vous de la noblesse du voisinage;
mais à moins de passer pour un sauvage, ou de lai.sser
deviner sa sombre jalousie, il ne pouvait fermer sa porte à
ses voisins, et rompre toutes relations avec eux. Mais iL
prit le prétexte de la sanlé d'Amélie qui était chancelante,
pour ne jamais la laisser paraître lorsqu'il arrivait quel(]ues
visites au château, et pour ne pas la conduire avec lui dans
celles qu'il rendait.
Amélie ne voyait donc personne que son mari, et le
vieil intendant qui l'avait vue naître, et qui était le distri-i
buteur de ses aumônes. Elle aurait regardé comme un crime
de s'informer de ce qu'était devenu le sire de Ragny, et si
parfois un souvenir bien involontaire venait traverser sa
mémoire, la chaste épouse de Casimir se le reprochait et
l'éloignait comme une mauvaise pensée. •
Malgré celte vie presque claustrale que menait la jeune
châtelaine de Monlforl, son ombrageux époux trouvait en-
core quelque chose à reprendre dans sa conduite. Avait-elle
ouvert sa fenêtre du côté de l'avenue le jour où quchpic
visiteur était venu au château , le farouche Casimir y
voyait l'intenlion de se faire voir aux arrivants, et il entrait
dans des accès de fureur qui faisaient trembler la malheu-»
reuse jeune -femme. 11 lui avait ôté sa biche favorite, sa
jolie Léïla, que le prince d'Orange avait renvoyée à Mont^
fort avec les fourgons qui contenaient le trousseau d'Amé-
lie. Cette biche devint la bêle noire du palatin, non -seu-
lement parce qu'il était jaloux de l'affection que sa femme
avait pour elle, mais encore parce que le plaisir qu'elle
avait à la voir courir et sauter dans la cour du chàleau
était pour Amélie un prétexte de descendre et de quillcr
la tour où elle était confinée.
Cet état de choses parut si injuste au vieil intendant,
qu'il crut devoir en infirmer le prince d'Orange, et lui
apprendre combien sa jeune maîtresse était malheureuse.
Guillaume, qui avait espéré une conduite bien ditrérente de
la part de celui qu'il avait choisi pour gendre, crut devoir
s'en explic^uer avec lui. Sous prétexte de lui confier une
mission imporlante et de réclamer l'appui de ses talents
diplomatiques, il lui fit parvenir un message qui l'invitait
à se rendre au plus tôt en Hollande, mais sans lui parler du
véritable motif qui lui faisait désirer sa présence.
Le désir de briller dans un poste éminent balançait d.ms
l'àme du palatin la honteuse passion de la jalousie. Il pensa
i
336
LECTURES DU SOIR.
qu'Amélie, étant près de devenir mère, ne pourrait songer
à sortir ni à recevoir des visites. Il partit donc, et sa douce
victime put respirer en paix pendant quelque temps.
Six semaines après le départ du palatin, la jeune prin-
cesse mit au monde un fils qu'elle nomma Frédéric. Ce
moment fut pour elle une joie au milieu de ses peines. En
couvrant de baisers la figure de son enfant, elle pardon-
nait à son époux, et il lui semblait qu'il reviendrait désor-
mais avec plus de douceur et de confiance en elle, lors-
qu'il la verrait uniquement occupée à soigner et à élever
son fils.
Le bonheur est le meilleur baume pour la santé. Amé-
lie, presque heureuse, osait entrevoir un avenir moins
sombre; imprévoyante, comme on Testa son âge, elle
avait repris sa fraîcheur et tout l'éclat de sa beauté. N'é-
tant plus sous la garde tyrannique du palatin, elle descen-
dait souvent dans la cour du château, son enfant dans ses
bras, suivie de la biche fidèle qui lui avait été rendue. Qui
l'eût vue alors si belle, si jeune et si gracieusement calme,
eût cru voir une des belles madones de Raphaël, sortie de
son cadre et animée par un souffle du Créateur.
Un jour, le bon intendant lui raconta qu'un ermite,
dont la demeure était sur une montagne parallèle à celle
de Montfort, faisait uu bien immense dans le pays, non-
seulement par les aumônes qu'il distribuait, mais encore
par les remèdes qu'il donnait aux malades. Ce récil inté-
ressa vivement Amélie. Quoique sa religion différât de celle
de l'ermite, sa charité la rapprochait de lui, et elle désira
le voir et lui porter une oflrande pour les pauvres qu'il
connaissait mieux qu'elle. Pendant le temps du sommeil
de son enfant, elle prit le bras de l'intendant, et suivit le
sentier qui conduisait à l'ermitage. Elle traversa le jardin
et frappa légèrement à la porte : un instant après l'ermite
vint ouvrir. Il avait son capuchon rabattu sur les yeux, et
on ne voyait de lui que ses pieds nus dans ses sandales.
— Mon père, dit Amélie, si je viens ici troubler votre
solitude, ce n'est pas, croyez-le bien, une curiosité indis-
crète qui m'amène. Je sais tout le bien que vous faites aux
pauvres de mes terres, et je désirerais faire passer par
vos mains quelques aumônes que vous pouvez distribuer
mieux que moi, qui ne sors presque jamais, et qui ne con-
nais pas ceux qui ont besoin.
En entendant cette voix d'ange, l'ermite chancela sur
ses jambes, et, à la grande surprise d'Amélie, il tomba sans
mouvement à ses pieds. Dans celte chute, le capuchon
qu'il avait sur la figure se renversa et offrit aux yeux de
la princesse éperdue les traits amaigris, mais toujours
présents à sa pensée, d'Olivier de Ragny. Plus morte que
vive, elle allait appeler l'intendant qui s'était éloigné par
respect ; mais, revenant à la vie, Olivier se jeta à ses ge-
noux et lui dit:
— C'est donc en vain, madame, que j'ai voulu me ca-
cher à vos yeux et cependant vivre près de vous sous ce
déguisement? Le Ciel, plus fort que ma volonté, a permis
que vous ayez reconnu le malheureux qui n'a pu trouver
ni la mort, ni la fin de son amour, en apprenant votre
mariage.
— Sire de Ragny, dit Amélie hors d'elle-même, laissez-
moi vous fuir; songez à ce lien dont vous parlez, ce lien
qui me rend criminelle, si je reste un instant de plus.
En disant ces mots, elle jette sur une table une bourse
pleine d'or, et s'échappe en courant, le visage couvert de
larmes et bouleversé par l'effroi.
Le vieil intendant qui était resté au jardin, ne compre-
nant rien à l'état où il voyait sa maîtresse, hasarda quel-
ques questions; mais, n'obtenant aucune réponse, il lui
offrit son bras, dont le secours ne vint jamais plus à pro-
pos pour soutenir la marche tremblante d'Amélie. En ren-
trant au château, elle courut s'enfermer dans sa chambre,
puis elle prit dans ses bras son enfant endormi, le cou-
vrit de baisers et de larmes, et lui demanda tacitement
pardon de l'éclair de bonheur qui venait de traverser son
cœur, en retrouvant si près d'elle celui dont l'image la
suivait sans cesse, malgré ses efforts pour l'oublier.
Elle était encore sous le poids de l'émotion qu'elle avait
éprouvée, lorsqu'on vint l'avertir qu'un courrier de Hol-
lande venait d'arriver. Elle ordonne qu'on le fasse entrer,
et son sang se glace en voyant un homme, couvert d'ha-
bits de deuil, qui lui présente un paquet scellé de cire
noire. Elle n'a pas la force d'interroger cet homme ; d'une
main tremblante elle brise le cachet, et à peine a-t-elle lu
les premières lignes qu'elle tombe dans d'horribles con-
vulsions, en criant d'une voix déchirante : € Mon père!
mon père assassiné ! » On relève la malheureuse Amélie,
l'intendant lit le contenu de la lettre, et l'affreuse vérité
est connue. Le prince Guillaume d'Orange venait d'être
assassiné à Deift, à la porte même de son palais, par un
forcené, nommé Balthazard Gérard, natif de Villefors, en
Franche-Comté. La haine qu'il portait aux opinions reli-
gieuses du prince l'avait porté à cet acte de fanatisme et
de barbarie. L'infortuné Guillaume était mort percé de
trois balles qui lui avaient été tirées à bout portant, et
Amélie perdait un père adoré et un protecteur contre les
mauvais procédés de son époux.
Tant de sensations diverses dans le même jour ne pou-
vaient manquer de porter atteinte à l'organisation si déli-
cate de la malheureuse Amélie. A peine deux mois s'é-
taient écoulés depuis la naissance de son enfant, le lait
se porta au cerveau et sa raison s'égara. Dans son délire,
elle invoquait son père, le suppliait de la soustraire à la
colère du palatin, puis, mettant une main sur son cœur,
et parlant bas, comme si un être invisible eût pu l'en-
tendre , elle murmurait de douces .paroles , qu'aucune
oreille humaine n'a recueillies, et qu'il n'est donné à per-
sonne de deviner...
Souvent l'infortunée était plus calme : dans un moment
où la femme qui la veillait crut pouvoir céder au sommeil,
elle se leva sans bruit, donna un dernier baiser à son en-
fant, et, montant rapidement au sommet de la tour qu'elle
habitait, elle s'élança du haut de la plate-forme, et ce corps
si frêle et si beau vint se briser sur les rochers qui for-
ment l'esplanade du château de Montfort...
Vingt ans après ce déplorable événement, Frédéric de
Landsberg, baron de Montfort et fils d'Amélie, faisait éle-
ver un monument à la mémoire de sa mère, et une table
de marbre blanc, scellée dans un mur et recouvrant la
bière de la princesse, retraçait ses vertus et ses malheurs.
Celle qui écrit cette histoire a vu ce que la Révolution a
laissé de ce monument. Ayant souvent parcouru les ruines
du château de Montfort, elle a pris sur les lieux mêmes
les principaux documents qui lui ont servi à retracer des
faits dont l'authenticité peut être vérifiée dans les riches
archives de l'ancienne province de Bourgogne.
MxRit DE BLAYS.
MUSÉE DES FAMILLES.
Î37
LES PETITS THÉÂTRES DE PARIS
(1)
I. — LE BOULEVARD DU TEMPLE. (Suite.)
Nous ne ferons pas ici l'histoire de Déburau , car c'est
toute une Iliade et toute une Odyssée; une Iliade par les
combats, une Odyssée par les voyages entremêlés d'aven-
tures fabuleuses. D'ailleurs, tout le monde connaît le cane-
vas que Jules Janin a tracé de ces épopées encore à faire.
Dcburau, on le sait, naquit en Bohème , dans la patrie
d'Esméralda et du prince de la Palférine. C'est au milieu
d'an campement que naquit, d'un soldat obscur, le fameux
mime destiné à figurer dans tant de pantomimes et para-
des militaires. On connaît l'histoire de ce singulier voyage
d'acrobates à travers l'Europe, sur un cheval de dis-huit
francs qui portait cinq personnes ; d'abord le vieux soldat,
puis Déburau et son frère, les deux paillasses, puis leurs
deux sœurs les Bohémiennes.
C'est dans ce voyage que Déburau , clown obscur, réa-
lisa deux prodiges sans le vouloir. A Constantinople, il vit
par-dessus un rideau et du haut d'une échelle les épouses
sacrées de Sa Hautesse; sur la route deParisàSaint-Cloud
il monta dans la voilure de l'Empereur, et ces deux grands
hommes eurent ensemble une conversation que les dra-
maturges futurs auront quelque peine à rétablir.
Napoléon et Déburau.
Mais nous ne voulons suivre Déburau que sur la scène
qui fut son champ de bataille à lui, le champ de bataille
de toutes ses victoires. Et d'abord, parlons à nos lecteurs
de la salle des Funambules. C'est ici qu'il nous faut récla-
mer l'indulgence. Nous voudrions avoir à décrire le fa-
meux amphithéâtre d'Émilius Scaurus, composé de trois
ordres d'architecture, et soutenu par trois cent soixante
colonnes, les plus élevées en bois doré, celles du milieu en
(\) VoTei le numéro d'jvril dernier.
cristal de roche, les dernières en marbre de Crète. Mais, il
nous faut l'avouer, la salle des Funambules n'a ni voiles
de pourpre, ni jets d'eau de senteur, ni allées plantées
d'arbres. C'est une manière de boyau éclairé par de mé-
chants quinquets, et orné d'enluminures à la fois riches et
grossières, comme la robe d'une sauteuse. Excepté aux
avant-scènes, où le public est un peu mêlé, tout l'amphi-
théâtre regorge de vrai peuple, de celui qui demande du
pain et des jeux. Si l'on doit entendre la voix de Dieu
quelque part, c'est assurément là, ou le proverbe serait
bien menteur. Et pourtant ces pauvres banquettes ont vu
Gérard, Redouté, Picard, Charles Nodier, Charlet, Béran-
ger, réunis là pour applaudir Déburau qu'ils aimaient
tous. M"* Mars, M»»
Georges et
M""* Malibran s'v sont
trouvées réunies dans la même loge. Charles Nodier a écrit
pour cette scène une comédie, le Bœuf enragé ; aux autres
théâtres du boulevard il n'avait voulu donner que des mé-
lodrames, gardant pour ses livres tout le meilleur de son
esprit. Plus tard Théophile Gautier, habitué des Funam-
bules, est venu chercher là l'idée de son plus bel article de
la Revue, Shakspeare aux Funambules. C'est là qu'il a
appris à faire les pantomimes comme Giselle et la Péri,
deux chefs-d'œuvre.
On voit qu'aucune illustration n'a manqué à cette salle.
Quanta la scène, elle est machinée comme l'Opéra, à trois
étages. Les planches sont mal jointes, les machines érein-
tées, les trappes incertaines, mais qu'importe. Les Funam-
bules n'ont jamais reculé devant les féeries qui semble-
raient le plus inexécutables à un autre théâtre. Jamais le
fantastique du décor et de la mise en scène n'ont été pous-
sés plus loin. On voit les garçons de théâtre qui vi^nent
changer à la main le décor, et Cassandre ou Arlequin se
dérangent tranquillement de leur rôle pour ouvrir quekjue
trappe qui doit servir à un changement à vue ou à une
surprise. Il est impossible de rendre plus clairement l'al-
lure naïve du poteau shakspéarien : Ceci est un palais.
Tout dernièrement, nous avons vu jouer aux Funambules
un mimodrame intitulé la Caverne des serpenfs. Au dé-
noùment, un Indien, pour se venger, jette un enfant eu-
ropéen dans la caverne ; sa mère se précipite, le prend
dans ses bras, et vient mourir avec lui sur le devant de la
scène. Eh bien ! le croirait-on? on a beau voir les ficelles
qui font mouvoir les serpents de carton armés de dards
écarlates, le ridicule n'ôte rien au sublime, ni le terrible
au grotesque.
Mais les drames indiens, les pantomimes militaires or-
nées de combats au sabre, et les mimodrames moyen âge
ne sont aux Funambules que l'exception et l'accident. Le
véritable genre du théâtre, celui qui a fait sa gloire, c'est
h pantomime-arlequinade- féerie; l'affiche ajoute rfans /e
genre anglais. Modestie sublime ! La pantomime des Fu-
nambules est bien véritablement française, aussi française
que !e Cid et V Étourdi, à qui personne ne contestera cette
qualité malgré leur origine espagnole et italienne. Je sais
bien que les personnages ont des noms italiens : Cassandre,
Arlequin, Gille, Léandre, Colombine, Isabelle. Le sujet
est le même que dans toutes les farces anglaises et italien-
nes. C'est éternellement Colombine, enlevée par Arlequin,
et poursuivie à travers des pays fantastiques par Cassandre,
L
238
LECTURES DU SOIR.
Gille, soD valet, et Léanilre, sou gendre. A[irès avoir subi
toutes sortes de mésaventures, Cassandre consent enfin à
unir les deux. amant5, grâce à la protection d'une bonne
fée, qui est .toujours du parti de l'amour et de li jeunesse,
et qui, sous un coslume de Pallas en cuirasse d"or, terrasse
le diable dans un grrrand combat au sabre. Voilà ce que
Déburau a pris à la farce étrangère ; mais que n'y a-t-il
pas ajouté ! Dans la farce italienne, Gille est un lourdaud
béte et méchant, qui reçoit plus de coups qu'il n'en donne,
et qui rit tout seul de ses grosses malices ; dans la panto-
mime anglaise, Clown est un gros John Rull à la figure
bariolée, qui a bu trop de gin et qui vous casse la tète pour
rire. Avec le coup d'œil instantané du génie, Déburau a
compris que ces deux personnages si drôles ne seraient
pas assez comiques pour nous. Il a pris au Pulcinclla ita-
lien sa figure maigre et blanche, moins le nez de carton
noir, une assez misérable facétie, et son costume moins le
chapeau pointu, usé chez nous par le mélodrame, il a in-
venté un Gille froid, sérieux, railleur, satirique, qui agit
sans raison, sert ses ennemis par paradoxe, et bat ses
amis par excès de bon goût. Le Gille imaginé par Déburau
vit dans une action dramatique, et la traverse incessam-
ment, mais sans jamais s'y mêler d'une façon sérieuse. On
voit que ce Gille est un galant homme qui, forcé de faire
partie d'un mélodrame, sait bien qu'en penser, et l'égayé
en le critiqu;.nt avec esprit. Tandis que les poursuivants
(mot consacré) s'acharnent à poursuivre Colombine, Gille
s'amuse à lutler corps à corps avec des ours danseurs, à
couper en deux des lézards gigantesques, et à voler des
gigots de carton dont il n'a que faire. 11 tue le temps. Quand
ce Gille inouï lut créé , Déburau lui donna un nom froide-
ment comique, un nom vraiment français, il l'appela Pier-
rot. Déburau se doute à peine qu'il a fait un chef-d'œuvre,
même aujourd'hui qu'on le lui a tant répété. Il a tout sim-
plement créé le seul valet qui aurait pu convenir à Don
Juan. Quand le Commandeur de pierre engloutit sa vic-
time, Leporello tremble et gémit, Sganarelle demande ses
gages. Pierrot aurait profité de ce moment dramatique
pour dérober avec adresse le mouchoir de poche du com-
mandeur. Heureux ce père sculpté s'il avait pu même ren-
trer dans sa trappe sans attraper quelque horion! Pierrot
(grand symbole du peuple) ne s'étonne de rien. Ce n'est
que par complaisance et savoir-vivre qu'il consent par
intervalles à prendre le Commandeur pour un vrai com-
mandeur. Il sait fort bien que c'est un acteur vêtu de cuir
à btifïleteries.
Au reste, nos observations sur Pierrot, à propos de Don
Juan, ne sont pas restées à l'état hypothétique; un libret-
tiste a eu l'heureuse idée de transporter dans je ne sais
plus quelle pantomime la scène de la statue. Déburau a
étéincroyablederuse et de scepticisme. Les gens du monde
qui n'ont pas vu Déburau ne peuvent s'en faire une idée
qu'en songeant au comique si cruel de Daumier, et à la
fameuse scène d Ilamlef.
Outre cette pantomime, celles ou Déburau a été le plus
remarquable sont les Trente-six infortunes de Pierrot,
Ma mère l'Oie ou Arlequin et l'oeuf d'or, le Billet de mille
francs, pantomime en un acte, dans laquelle il a créé un
rôle de chifTonnier; les Jolis soldats, le Diable à quatre,
et surtout le Songe d'Or. Le Diable à quatre est tiré d'une
pièce de Sédaine, la même dont l'Opéra vient de refaire,
quinze ans après les l'unambules, une nouvelle panto-
mime. Le Songe d'or a fourni à M. Rosier l'idée d'une
comédie pour Frjêdérick, r Avare de Florence. Dans le
Diable à quatre, Déburau a créé le rôle du savetier avec
une ver\o, une originalité, un entrain que M. Bouquets
essayé de reproduire dans une admirable vignette devenue
fort rare. Dans le Songe d'or, il joue le domestique de
l'avare. Rien n'est plus effrayant et plus triste que cet af-
freux rôle de spectre mourant d'inanition ; riep n'atteint à
un plus haut degré la vérité idéale (1).
Outre Déburau, deux autres grands comédiens ont il-
lustré la scène i]es Funambules, cejsont Frederick Lemai-
tre et .M"» Saqui. Frederick a longtemps été 'le grand
comédien des Funambules; longtemps il a distribué cha-
que soir à ce public sympathique sa ration de rire et de
pleurs. On se souvient encore de la terreur qu'il inspirait
dans le rôle d\4rimane, et dans celui du Faux ermite. Un
ordre du ministre, qui ordonnait à tout acteur des Funam-
bules de danser sur la corde avant de faire son entrée,
força Frederick à tomber de la pantomime à la poésie. Sil
a créé avec tant d'àme, de passion et de verve, Méphisto-
phelès, le Joueur, le Maréchal d'Ancre, le Marchand de
Venise, Gennaro, Buy-Blas — des chefs-d'œuvre, — il ne
faut pas lui en vouloir, ce n'est pas sa faute \
Quant à M"^" Saqui, elle ne parut qu'une fois aux Funam-
bules, mais les habitués n'oublieront jamais cette soirée
mémorable. Pour moi, je vivrais cent ans sans en perdre
le souvenir. Je me rendais comme de coutume aux Fu-
nambules, lorsque l'affiche colossale attira mes yeux ^
Pour la dernière fois, grands exercices de .V"* Saqui,
accompagnée de M. Lalanne. Pour la dernière fois ! Je me
sentis le cœur serré, comme plus tard à la représentation
de retraite de M"* Mars. Je n'avais jamais vu M"' Saqui;
elle n'avait pas paru à Paris depuis vingt années, mais
mon père et mou grand-père m'avaient parlé .«ouvent de
son ancienne gloire. Je savais que , comme Déburau , elle
avait parlé à Napoléon ; je savais que dans la force de son
talent, elle avait traversé la Seine sur une corde tendue,
avec un drapeau tricolore dans chaque main. L'Empereur,
qui reconnaissait toutes tes supériorités, avait aimé et en-
couragé celle-là. Quand j'entrai dans la salle, un religieux
silence courbait toutes les têtes. On causait à voix basse.
Voici ce que j'entendis conter autour de moi. Après avoir
moissonné des lauriers dans toute la France, après y avoir
ramassé plus d'or que ses bras robustes n'en pouvaient
porter, M°" Saqui venait d'arriver à Paris, pauvre et vieille
enfin. Sa première visite avait été pour M. Dorsay, qui
devait aux bienfaits de la grande danseuse le théâtre fondé
par elle. M. Dorsay avait été ingrat comme les autres. Il
avait refusé à M"^» Saqui la pern. ' - '
théâtre à elle, sur le théàlie qui .- ,,
tre de J/»* Saqui!
Le vaudeville qui servait de lever de rideau fut écoulé
avec une impatience impossible à décrire. — Puis l'fnir'-
acte. — Enfin le rideau se releva, pour la vraie pièce
cette fois. Une corde tendue au fond du théâtre venait
s'attacher à la première galerie; scène périlleuse, décor
terrible et gros d émotions, même avant l'entrée des acteurs.
Il se fit un grand silence. — M"« Saqui parut.
Oh ! qui pourra dire ce qui se passa alors dans l'àme de
ces mille spectateurs immobiles comme un seul homme !
Qu'on se figure une femme de soixante ans, maigre, ri-
dée, pâle sous son rouge, coiffée d'une perruque à la Ninon
cachant mal les cheveux blancs, affublée d'un costume de
Pallas avec un casque et une cuirasse en carton, recou-
verts de papier doré. Lorsqu'on la \it entrer eu danseuse,
vive et légère comme autrefois, et pourtant fatiguée et
chancelante, chacun se prit ù a>oir pitié de cette pauvre
femme jadis svelte, forte et agile comme les guerrières
( r On dit que Déburau virnt d'èlre aiurhé par M. Dumas au Thélira
Monlpenjirr.
MUSEE DES FAMILLES.
239
antiques, et que la misère forçait à revêtir une dernière
fois, pour payer son voyage, un costume devenu hélas!
ridicule pour elle. Les applaudissements ébranlèrent la
salle.
Souriante, et mordant ses pauvres lèvres {tàlies pour les
rougir, M°>' Saqui monta sur la corde. Là, elle se retrou-
vait sur son terrain. Le cœur de la vieille funambule battit
à soulever sa cuirasse. Alors commença une série de tours
effrayants, des difficultés à fuire irémir Auriol. Le succès
dépassait tout ce qu'on avait pu rêver. L'artiste éclairée
par une sorte de lumière intérieure, on comprit un mo-
ment ce qu'elle avait dû être dans sa jeunesse.
Moi, Tavouerai-je? je négligeais un peu d'admirer les
voltiges et les écarts pour contempler la tête de la dan-
seuse, triste débris d'une beauté supérieure. Tout à coup
je la vis pâlir, ses lèvres se crispèrent, ses yeux s'injectè-
rent de sang; un murmure de pitié et de sympathie par-
.counit la salle.
M"* Saqui venait de manquer un de ses tours, le plus
I>eau de tous. .l'ai oublié comment cela s'appelle, mais
qu'importe? D'ailleurs j'étais tout au drame eflrayant qui
se passait sur son visage.
Trois fois la funambule essaya avec d'horribles efforts de
vaincre la difficulté ; trois frois ses forces épuisées trahi-
rent son grand cœur. Rien ne peut rendre la colère, le
désespoir, le regret immense qu'elle essayait de cacher
sous un sourire.
Je songeai alors qu'une hésitation, le moindre geste eût
perdu cette femme; elle se fût brisé la tête en tombant,
elle eût tué peut-être les spectateurs au-dessus desquels
elle voltigeait. Elle souriait toujours, pauvre femme ! Je
compris pour la première fois ce que doit quelquefois souf-
frir un roi forcé de sourire à ses courtisans.
M™* Saqui fut accablée de fleurs et de bravos. Mais au
moment de quitter ce public, le dernier qu'elle devait voir
jamais, sa fermeté l'abandonna. Elle éclata en pleurs et en
sangluls. Après le spectacle, comme M™' Saqui dépouillait
pour la dernière fois le casque doré, un de ses anciens
amis, un grand écrivain mort aujourd'hui, me présenta à
elle.
— Vous voulez être poëte, me dit-elle avec un sourire
doux et triste, voyez pourtant ce que c'est que la gloire !
Une grosse larme tomba sur sa joue, et je me retirai
pénétré de respect.
Dans le cours de sa longue carrière d'acrobate. M""» Sa-
qui a parcouru toutes les villes du monde, elle a exploré
toutes les contrées, parlé tous les langages, dormi sous
toutes les étoiles du monde. Rien ne lui était inconnu, ni le
pavé des capitales et le mauvais lambeau de tapis sur le-
quel, enfant abandonné, elle faisait ses tours, ni les palais
des plus grands rois d'Europe, où l'on a dressé pour elle
des tentures de soie et d'or. Elle y a dansé comme Rubini
y chante.
Dans son théâtre, dont elle était à la fois la directrice et
le premier sujet, on la vénérait comme une mère. Cet oi-
seau, qui n'appartenait point à la terre, devenait à ses heu-
res un directeur babile et un régisseur audacieux. Au reste,
ses façons avec sa troupe étaient toutes patriarcales. Le
plus souvent, on la trouvait au foyer, assise dans un grand
fauteuil d'aïeule. Un rouet devant elle, caressant parfois
les cheveux de deux nains assis à ses pieds, l'acrobate,
entourée de ses premiers sujets, filait laborieu-sement
comme une reine au temps d'Homère.
Voici une anecdote assez curieuse sur Jean Lalanne, dit
Xavarin le Fameux, père de M^^ Saqui. La célèbre fu-
nambule aimait à raconter cette aventure, qui avait jeté
tant de renommée et de gloire sur sa famille.
Jean Lalanne était alors le premier danseur de la troupe
de Nicolet. M"" Saqui avait cinq ans.
Un jour, quelques sauteurs étrangers vinrent proposer
à Nicolet de donner une représentation sur son théâtre, el
de lutter avec ses premiers sujets.
On s'y porta eu foule, à cette époque le funambulisme
était encore en honneur, et les riches uniformes, les babils
chargés de brochettes de décorations, les parures de dia-
mants étincelaient aux galeries au milieu des modestes
costumes bourgeois. Une partie de la cour avait honoré le
spectacle de sa présence.
Il y eut d'abord assaut entre la troupe étrangère et la
troupe parisienne; la lutte fut rude, les avantages parta-
gés Mais bientôt un choix fut fait parmi les plus forts
danseurs, et les paris furent ouverts.
Chaque banquette fut convertie en tapis vert, chaque
spectateur en un joueur ardent, effréné, qui voyait devant
lui son jeu rapide, vivant, animé, fantastique. Tels étaient
la rage et l'acharnement des danseurs qu'ils ne semblaient
plus des êtres humains. Ils ressemblaient plutôt aux créa-
tions de Callotet d'Hogarth, ou bien à ces marionnettes
que le bon Nodier suspendait au-dessus de son lit. et fai-
sait danser au moyen d'une ficelle qui mettait en branle
tous les personnages. Au bout d'une demi-heure, il ne
resta plus sur le théâtre que deux sauteurs dont les forces
ne fussent pas complètement épuisées, c'était Jean Lalanne
et un des sauteurs étrangers ; tout l'intérêt des paris s'était
réuni sur eux, et la salle entière, muette d'anxiété, regar-
dait celte lutte comme autrefois Albe et Rome durent con-
templer le combat des Horaces et des Coriaces.
Enfin la victoire resta à Jean Lalanne, et le triomphe
qui la suivit fut de nature à faire changer d'avis ceux qui
nomment la gloire une vaine fumée. Tous ceux qui avaient
parié pour Lalanne le firent appeler après la chute du ri-
deau et lui remirent le gain de leurs paris; et bon nombre
de spectateurs, entraînés par cet exemple, se mirent à lui
jeter sur la scène des écus de six et de trois francs, des
pièces de monnaie de toutes valeurs, et jusqu'à des sous et
des liards, modeste offrande du vrai public Jean Lalanne
et sa femme emportèrent tout ce qu'ils purent, et quand
la fatigue les prit enfin, avec ce qui restait d'argent sur la
scène, on remplit encore deux chapeaux qu'on porta dans
la loge de Jean Lalanne.
Le bruit qu'avait fait cet assaut arriva aux oreilles du
roi, et M. Nicolet fut mandé à Saint-Germain, où, comme
jadis M"* Georges à Tilsitt, les acrobates jouèrent en quel-
que sorte devant un parterre de rois. Le roi prit un plaisir
extrême à ce divertissement, et, quelques moments avant
de se retirer, il ordonna qu'on fit venir à sa loge un des
sauteurs qu'il désigna. C'était Jean Lalanne.
— Je suis content de toi, mon ami, dit le monarque.
Comment te nommes-tu?
— Sire, Jean Lalanne, dit Navarin.
— Navarin... Pourquoi?
— Sire, je suis né en Navarre, dans le pays des ancêtres
de Votre Majesté.
— Très-bien. Je suis aise de voir que les enfants de ce
bon pays de Navarre n'ont point dégénéré ; à dater de ce
jour tu te nommeras Xavarin le Fameux.
Le roi se retourna ensuite vers M. Nicolet, qui se tenait
respectueusement à la porte.
— Monsieur Nicolet, lui dit-il, je dois aussi vous témoi-
gner ma satisfaction et encourager vos efforts. Je vous au-
540
LECTURES DU SOIR.
torise à faire prendre dès ce jour à votre troupe le titre de
premiers danseurs du roi.
Nicolet était radieux. Il fit monter à cheval un de ses
hommes, et lui ordonna de courir à Paris, bride abattue,
et d'aller faire changer la composition de l'afïiche. Cinq à
six jours après, un piqueur du château arriva en toute hâte
au théâtre des Premiers danseurs du roi, et remit au di-
recteur un ordre de la Cour. Cet ordre enjoignait à M. Ni-
colet d'envoyer le lendemain sans faute aux Tuileries, vers
midi, le sauteur Lalanne. Une lettre particulière adressée
au fameux Navarin lui ordonnait de se munir, en se ren-
dant au palais, de tout l'atlirail nécessaire pour une danse
de corde. Les laquais, qui avaient leurs ordres, introduisi-
rent l'acrobate dans une grande salle du pavillon Marsan.
Tout en dressant son équipage de voltige. Navarin se per-
dait en suppositions, quand les battants de la porte s'ou-
vrirent. Un page cria :
, — Monseigneur le comte d'.Vrtois !
Depuis, le prince et l'acrobate se virent presque chaque
jour pendant près d'un mois. La cour et le théâtre des
premiers danseurs s'épuisaient en conjectures, car Nava-
rin le Fameux avait été discret.
Un jour le comte de Provence, depuis Louis XVIII, en-
tra par hasard, et trouva son frère occupé à passer un six
avec l'aplomb d'un vétéran.
— Parbleu, s'écria-t-il, je n'aurais pas deviné celle-là.
Plus tard, quand la future M""* Saqui exerçait sous les
yeux de son père, celui-ci ne manquait jamais de lui dire
en soupirant :
— Ah! ma fille, je ne souhaiterais qu'une chose pour
faire ta fortune, c'est une jambe aussi brillante que celle de
monseigneur le comte d'Artois!
Après M"' Saqui, le théâtre fondé par elle passa, comme
nous l'avons dit, à M. Dorsay, qui y introduisit le vaude-
ville et le mélodrame. Quand l'avènement du drame, vers
1829 ou 1830, tua aux boulevards le mélodrame pur, le
théâtre Dorsay devint son dernier asile. C'est là que se ré-
fugièrent les châteaux, les torrents, les chaumières, les
souterrains, les tyrans, les brigands, les chevaliers et les
héroïnes persécutées de cette Allemagne fantastique inven-
tée lors de la première révolution par les faiseurs de mé-
lodrames. Ce théâtre fut abattu il y a quelques années, et
on éleva sur ses ruines un théâtre nouveau qui prit l'héri-
tage et le titre des anciens Délassements-Comiques.
La coquetterie de la salle, et les jolies actrices qui y
abondent, en ont fait un théâtre à Lions et à Loge infer^
nale comme les Variétés, toute proportion gardée, bien
entendu. C'est ici le lieu de dire quelques mots sur l'an-
cien théâtre des Délassements-Comiques,
Ce théâtre, bâti longtemps avant la Révolution, pros-
pérait sous la direction de Valcour , auteur et comédien
comme Molière, lorsqu'un incendie vint détruire la salle
en 1787. On en construisit immédiatement une nouvelle,
on renouvela le matériel avec de nombreuses améliora-
lions, et le succès couronna bientôt ces nouveaux efforts.
Mais ce théâtre était, comme tous les petits spectacles, en
butte à la jalousie de ses voisins. M. Lenoir rendit une
ordonnance par laquelle il était enjoint au directeur du
Théâtre des Délassements-Comiques de ne représenter à
l'avenir que des pantomimes; de n'avoir jamais que trois
acteurs en scène, et d'élever une gaze entre eux et le pu-
blic. A peine cette ordonnance avait-elle été rendue que
la Révolution arriva et que cette gaze fut, dit VAlmanach
des Spectacles de 1792, déchirée par les mains de la Li-
berté.
A partir de ce moment, le Ihéàtre des Délassements-Comi-
ques eut, comme tous ses confrères, le droit de jouer tous les
genres, et les joua tous. Aussi eut-il beaucoup moins de
succès qu'auparavant avec ses simples farces et ses panto-
mimes. Les journaux du temps rapportent qu'en 1791 les
Délassements furent obligés d'appeler à leur secours un
célèbre physicien nommé Perrin , et nous ont conserve
celte singulière affiche :
Aujourd'hui à six heures et demie, dans la salle des Dé-
lassements-Comiques, M. Perrin, physicien célèbre, don-
nera une représentation de ses prestiges : 1° L'Encrier
uniquement et parfaitement isolé, qui fournit à volonté
de l'encre rouge, bleue, verte, lilas, etc., etc. 2" Le grand
tour du citron. ô° Le grand lourde la colombe, qui rap-
porte une bague mise dans un pistolet véritable et tiré par
i une croisée. 4° L'expérience de la montre pilée dans un
: mortier et retrouvée aussi belle qu'auparavant, etc.
l Grâce aux receltes de .M. Perrin , le théâtre des Délas-
} sements-Comiques se releva un peu et vécut jusqu'en 1807
i époque à laquelle il fut détruit par le décret impérial qui
' supprima d'un coup vingt- cinq théâtres. Le théâtre des
Délassements, où on jouait l'opéra, la tragédie, la co-
médie, le drame, le vaudeville et le ballet, fut le berceau
de plusieurs de nos gloires littéraires et dramatiques. C'est
là qu'a débuté Joanni, qui nous a laissé de si beaux souve-
nirs dans les rôles d'Auguste de Cinna, de Ruy Gomez
d'Hernani , du quaker de Chatterton, Potier s'essaya aussi
tout jeune sur cette scène du boulevard. M. de Rougemont,
l'auteur de Lavaubalière, y donna un vaudeville grivois
intitulé La mère Camus; M. Dumersan le numismate et
l'auteur des Saltimbanques, y fit jouer Gillesdans un poti-
ron; M. Simonin, La belle aux cheveux d'or et Gracieuse et
Percinet. Un autre homme célèbre , dont la célébrité du-
rera longtemps, aussi longtemps que les œuvres de Vol-
taire, ilhistra le théâtre des Délassements. C'est maître
André, le perruquier poète, qui y fit jouer sa fameuse tra-
gédie intitulée Le tremblement de terre de Lisbonne. On
sait quel fut l'avis de Voltaire. Il renvoya le manuscrit à
maître André, après avoir écrit sur chaque feuillet : Faites
des perruques, faites des perruques, faites des perruques.
Maître André, qui était un homme entêté, ne dédia pas
moins sa pièce à Voltaire avec une épitre commençant
ainsi :
MUSEE DES FA!\IILLES.
^H
ÉPITRE
A Monsieur l'illustre et célèbre poêle
Monsieur de Voltaire.
« Monsieur et cher confrère ,
€ C'est un écolier novice dans l'art de la poésie qui
« s'hasarde à vous dédier son premier ouvrage, vous
« ayant toujours reconnu pour un de nos célèbres, par les
« pompeux ouvrages que vous avez mis et que vous met-
« tez journellement au jour, etc., etc. « — Nous croyons
que Voltaire a eu raison. 11 est vrai que de son temps les
ouvriers poêles n'élaient pas encore à la mode.
A côté des Délassements-Comiques, on remarque un
petit théâtre qui occupe le rez-de-chaussée d'une maison
à six étages. C'est le théâtre Lazary. Rien n'est plus triste
et plus mélancolique que la vue de ce pauvre spectacle
qui n'a pas de quoi avoir une baraque à lui tout seul. Et,
pourtant, comme tousses confrères, il a eu, dans son
temps, de plus hautes destinées.
Il fut fondé en 1777 par un sieur Teissier, qui le des-
tina aux élèves pour la danse de l'Opéra et du Conserva-
toire. I.a troupe fut composée de quatre-vingts élèves. La
Jérusalem délivrée , grande pantomime à spectacle , fut
jouée pour l'ouverture. Quelque temps après, la direction
du Théâtre des Élèves de rOpéra passa au sieur Parisof,
qui eut l'honneur d'y recevoir le fameux Paul Jones. Nous
empruntons cette anecdote aux Mémoires de Bachau-
mont.
Paul Jones étant à Paris en 1780, alla recevoir les ap-
plaudissements des Parisiens dans presque tous les grands
théâtres. Ne voulant manquer aucune ovation , il se rendit,
le 18 mai, aux Élèves de l'Opéra. Comme le public en
avait été prévenu, une foule immense se pressa sur son
passage. Le sieur Parisot, voyant une recette assurée par
la présence d'un des amis de Washington et de LaFayelie,
avait imaginé de suspendre en l'air une couronne qui, par
une poulie, devait se hisser au-dessus de la tête du héros
américain et puis redescendre s'y placer. Heureusement
Parisot et les élèves de TOpéra reconduisant Paul Joncs à son carrosse.
Paul Joues, prévenu à temps, obtint du directeur qu'il re-
nonçât à son ingénieuse idée. On jouait ce soir-là le Siège
de Grenade, pantomime, dans laquelle Parisot remplissait
le rôle du Comte d'Estaing. A la fin du spectacle, Parisot,
toujours en costume de chef d'escadre , reconduisit Paul
Jones à son carrosse avec une bougie de chaque main.
Toute sa vie Parisot pensa à l'honneur que lui avait fuit
le héros et en conserva un légitime orgueil. Mais la gloire
lui fit si bien négliger l'argent qu'il ne paya plus ni les
auteurs, ni les comédiens, ni les entrepreneurs , et qu'un
ordre du roi lui enjoignit de fermer sa salle.
Le théâtre des Élèves de l'Opéra se releva pendant la
Révolution , et comme les Variétés amusantes avaient été
érigées en Théâtre-Français, il prit leur titre sous la direc-
tion de l'italien Lazzari. Ce célèl)re arlequin était mimi-
MAi 1846.
table dans les farces et féeries italiennes dont il composait
lui-même les canevas. Les titres de qup|i|ucs-uncs de ces
arlequinades nous sont restés. Ce sont: L'Amour puni par
Vénus, l'Esprit follet, la Tartane de Venise et enfin le
Diable-à-Quatre , titre si souvent employé qu'il parait des-
tiné à rester au théâtre tant qu'il y aura des théâtres. La
foule reviut chez Lazzari. Mais, par une étrange desliiiée ,
ce spectacle qui, de chute en chute, s'était toujours relevé,
fut détruit par un incendie le 31 mai 1798, au moment
même où les succès commençaient à y devenir fruc-
tueux.
Aujourd'hui le théâtre Lazary ( par corruption de Laz-
zari) occupe , comme nous l'avons dit, le rez-de-chaussée
et l'entresol d'une maison habitée. Jamais théâtre plus
microscopique ne servit de chapelle à Thalie , à Terpsi-
— 31 — TRFI/lf-.ME VOM-Vr.
^
942
LECTURES DU SOIR.
chore et à Melponiène. La lèle du premier comique touche
littéralement les frises. A ce propos, voici une observation
qu'il n'est pas inutile de consigner ici. Dans les théâtres
destinés au public aristocratique , les acteurs chargés
d'emplois comiques sont généralement maigres , mièvres,
souffreteux; chez eux l'âme a tué le corps, comme on disait
au temps de la littérature romantique. Us sont l'image fi-
dèle de la .société qu'ils représentent et à laquelle s'adresse
leur art. Dans les théâtres populaires , au contraire, l'ac-
teur, pour plaire au peuple, doitavoir été créé à son image;
il doit avoir sa vigueur, ses instincts, ses rudes appétits.
Le comique du théâtre Lazary est un géant; il a, comme son
public, des cheveux crépus, un bon cœur et des mains cal-
leuses. Goliath semblerait efféminé auprès de M. Adolphe,
le comédien qui a remplacé Déburau avec tant de succès
pendant que Déburau était en prison.
Déburau en prison ! Eh, que pouvait vouloir la loi à ce
joyeux Bohême qui n'est ni propriétaire, ni juré, ni élec-
teur, ni éligible?
Il nous faut pourtant raconter cette triste histoire de Cour
d'assises que nousavonsoubliée, un peu à dessein, il faut
bien le dire. Donc un dimanche, par unl)eau soleil, Déburau
élait allé se promener dans la campagne avec sa femme.
Triste, pâle encore de sa corvée dramatique, il aspirait
avec bonheur l'air et le soleil. Quel beau jour pour lui !
Il avait sur le dos un habit comme l'habit de tout le monde,
et il tenait sous le bras sa femme, son épouse légitime,
non plus Isabelle ou Colombine, cette fille volage de mon-
sieur Cassandre, qui s'enfuit toujours avec Arlequin ; il
contemplait un vrai soleil, non plus un soleil de quinquets
et de toile peinte, et de vrais arbres, de vrais ruisseaux,
une nature qu'on n'a pas besoin d'épousseter ! Il n'était
plus Pierrot ni Gille; son maître n'était plus ce vieil avare
qui fait diner sa famille et son valet avec un pain de seigle !
Non , il n'était plus Pierrot ; il était Jean-Gilles-Gaspard
Déburau, le citoyen , l'époux, le père, et un peu aussi le
joyeux Bohême à qui si longtemps avaient appartenu pour
sa part le sable des routes, l'ombre des forêts et l'azur se-
mé de cent mille étoiles! Tout à coup un cri plus terrible
que ne dut être pour don Juan d'Aragon le cor de Ruy Co-
rnez, vint siffler à son oreille.
— Colombine! criait la voix.
Déburau crut avoir mal entendu. Il se demanda si cette
heureuse journée, si ce ciel bleu, ces beaux arbres, si tout
cela n'était pas un rêve et s'il n'était pas retombé tout à
coup dans l'affreuse réalité, dans ses amours avec Colom-
bine et sa rivalité avec Arlequin , ce mauvais plaisant. Il
écouta.
Une troupe de gamins et d'ivrognes avait reconnu le
grand mime. Et les voix criaient toujours, voix railleuses,
stridentes, inexorables.
— Colombine, Colombine, Gille, Pierrot, criaient les
voix.
— - Et ta figure blanche!
— Qu'a-t-il fait de son compère Arlequin?
— Il l'a tué.
— Gille, mon ami Gille , fais-nous voir ta face de clair
de lune!
— Ohé, Colombine!
On espérait que le pauvre Gille allait se fâcher et que sa
colère donnerait la comédie. Mais Déburau avait sou parti
pris. Il voulait rester dans .son beau rêve et ne s'apercevoir
de rien.
Alors , au heu de lui dire des injures , on lui jeta des
pierres .
Celte fois, le but fut atteint. Gille se mit bien véritable-
ment en colère; mais sa colère n'eut rien de comique. Il
craignait pour la vie de la pauvre femme qui se pendait à
son bras plus morte que vive. Gille qu'on voulait forcer
à avoir de la mémoire, se souvint qu'il savait se servir
d'une canne mieux que Charles Lecour lui-même. Il fit le
moulinet avec une verve terrible au moment même où un
plaisant, plus gai que tous les autres, était venu le narguer
de trop près. La femme eut beau arrêter le bras de son
mari ; Déburau lui-même eut beau amortir le coup autant
qu'il lui fut possible, le malheureux tomba, assommé
comme un bœuf.
L'examen du cadavre constata que le crâne de la vic-
time était organisé de manière à ne pouvoir résister à la
moindre lésion. Après plusieurs mois de prison préventive
le pauvre Déburau passa en Cour d'assises et fut acquitté.
C'est pendant sa prison préventive qu'il fut remplacé
par M. Adolphe, le comique herculéen qui est encore au-
jourd'hui le coq des petits théâtres, et qui n'a de rival pour
la force et l'agilité que son ami le Goliath du théâtre
Lazary.
Le théâtre Lazary, qui est le dernier dans l'échelle des
petits théâtres du boulevard, est tellement pauvre pour
payer ses auteurs, qu'il doit, la plupart du temps, se con-
tenter de pièces rarrangées. Au reste, la commission des
auteurs dramatiques (qui ignore peut-être son existence )
ne le chicane pas pour ses empiétements sur le répertoire
de la Comédie-Française. D'un autre côte, comme le privi-
lège exige que les ouvrages portent le nom générique de
pièces, soient mêlés de couplets, et ne dépassent pas deux
actes , ces rarrangements produisent l'effet le plus singu-
lier du monde. J'ai vu jouer au théâtre Lazary Shakspeare,
Racine, Molière, Scribe, Victor Hugo et Alexandre Dumas,
réduits en deux actes et mêlés de couplets. Je citerai entre
autres V Alchimiste, d'Alexandre Dumas , et le Marchand
de Venise, de Shakspeare, dans lesquels les couplets du crû
m'ont semblé bien mal à l'aise.
Le théâtre Lazary est , avec le théâtre des Ombres chi-
noises de M. Séraphin, le dernier théâtre de Paris qui ait
conservé un aboyeur.
L'aboyeur est un employé, pourvu d'un bel organe, qui
vend à la porte des billets enfermés dans un grand sac at-
taché autour de sa ceinture, et qui invite le public à entrer,
à peu près de la façon que nous avons décrite en parlant
du père de la jeune Malaga; mais cependant d'une façon
plus familière et plus provoquante.
Avant de quitter le boulevard du Temple , il nous reste
à entrer dans deux petits spectacles ; l'un encore à peu près
inconnu, l'autre depuis longtemps célèbre.
Ce sont : le Spectacle pittoresque et maritime et le Salon
de Curtius.
Le Spectacle pittoresque et maritime est situé dans une
toute petite salle. Il a tout à fait l'aspect des petits théâtres
d'autrefois qui déployaient tant de séductions à la porte.
En passant devant, on est frappé de la gaieté des illumina-
tions en verres de couleurs avec des réflecteurs de fer-
blanc à facettes. On entend avec surprise des éclats de rire
stridents et des couplets grivois chantés par une voix rauque
et avinée. On cherche d'où peut venir ce bruit, et l'on ne
voit pas sans étonnement sur le rebord extérieur d'une
fenêtre un horrible petit nain surmonté d'une tête gigan-
tesque. Le nain interrompt parfois son monologue pour
apostropher les badauds et faire ainsi de la satire person-
nelle ; il se livre tout à son aise sur sa fenêtre à la comédie
aristophanesque sans redouter nullement la censure.
Les poètes, les esprits rêveurs (jui acceptent facilement
toute croyance , se plaisent aux lazzis de ce naio inexpli-
MUSÉE DES FAMILLES.
543
cable dont la tête, virile et ornée de mousiaches excessives,
s'appuie sur un corps d'enfant au berceau. Quant aux es-
prits inquiets et analyseurs qui veulent tout comprendre
et tout expliquer, ils ne tardent pas à s'apercevoir que le
prétendu nain est un saltimbanque placé derrière la fenêtre,
en dedans de la baraque, et qui fait jouer un corps pos-
tiche. Mais en sont-ils bien plus avancés?
Vous entrez; le théâtre représente la mer. Vous voyez
successivement défiler des navires de guerre et de com-
merce avec les pavillons de toutes les nations; il y a jus-
qu'à des chaloupes et des barques de pêcheurs. Après di-
verses manœuvres, les navires vous donnent le spectacle
d'un grand combat naval, et le tout se termine par une ex-
plosion générale. Le rideau tombe.
Ce n'est pas tout. Au bout de quelques instants la toile
se lève de nouveau. Le théâtre représente toujours la mer.
Une jeune demoiselle en robe blanche avec une écharpe
rose (elle se nomme Rose, comme l'associée de la jeune
Malaga) vient danser un pas de schall au milieu des flots
agités. Pourquoi mademoiselle Rose vient-elle faire des je-
tés-battus dans une mer de carton ? A-t-on voulu repré-
senter par là la naissance de Cypris ou tout antre mythe
païen? C'est une difficulté que nous livrons aux Saumaises
présents et futurs.
Le Spectacle pittoresque, et maritime est situé le premier
sur le boulevard du Temple. Nous traversons de nouveau
la belle esplanade plantée d'arbres verts , égayée par les
couleurs variées des costumes populaires et par les lan-
ternes rouges des marchandes d'oranges. Nous voici au Sa-
lon de Curtius.
Voilà un théâtre , cette fois , dans lequel nous aimons à
nous arrêter. Voilà un théâtre classique et fidèle aux tra-
ditions. Depuis soixante ans il est resté noir et enfumé;
depuis soixante ans il a conservé les mêmes costumes et
les mêmes draperies pour en. revêtir les héros de tous les
temps. Je crois même. Dieu me pardonne, qu'il n'a pas
changé son cicérone enroué , et que ce vieillard est éternel
comme le Salon deCirrtius. Quelques personnes affirment
qu'il est lui-même en cire. Comme la gloire elle-même, le
Salon de Curtius est impartial et distribue un rameau du
même laurier à toutes les célébrités. Héros , savants , scé-
lérats , monarques et prix-Montyon , tout le monde a sa
place dans ce pandaemonium. Les historiens romains ra-
content que dans la décadence de l'empire, on changeait
si souvent d'empereur que les sculpteurs n'avaient plus le
temps d'exécuter leurs statues. On avait pris le parti de ne
renouveler que les têtes et de les ficher dans les anciens
corps au moyen d'un pieu en fer. De même au Salon de
Curtius, les noms et les vêtements changent, mais jamais
les corps. Il est vrai qu'il en est absolument de même des
têtes. En Italie on a fait des saint Joseph avec des statues
du dieu Mars et des madones avec des Vénus grecques. Au
Salon de Curtius les transformations sont encore plus
complètes. Ainsi avec une vingtaine de figures tout au
plus on nous a fait voir successivement Charlemagne, Ro-
land , Geneviève deBrabant, la bergère d'Ivry, Fénelon ,
le général Foy, Charlotte Corday, Jean Bart, Cléopàtre,
Napoléon , Barnave , les quatre fils Aymon , les sept infants
de Lara et le cruel Eliçabide, assassin de l'enfant de La
Villette. Ce qui surtout n'a pas bougé de place c'est le cou-
vert où mange le roi et son auguste famille. On y a vu
Louis XV et son auguste famille, le Directoire, les trois
Consuls, Napoléon, Alexandre, Guillaume, François,
Louis XVIII , Charles X , Louis-Philippe et leur auguste
famille !
Il y a là aussi une poupée qui est censée dire nuiman ,
mais dont la voix rappelle bien jiliitôt celle des tourne-
brorhe et des petits chiens à vingt-cinri sous.
Puis(iue nous avons parlé du Salon de Curtius, n'ou-
blions pas un trait caractéristique ; devant la porte il y a
deux lampions. Le lampion, on le sait, est le symbole de
l'allégresse publique. Au salon de Curtius c'est toujours
fête.
Quant à la porte, elle est gardée par un factionnaire
également en cire dont les incarnations ont été, je crois,
plus nombreuses que celles du dieu Vichnou. Il a été suc-
cessivement garde-française , hussard de Ch'amboran , gre-
nadier de la Convention , trompette du Directoire , guide
consulaire, lancier polonais, chasseur de la garde impé-
riale, tambour de la garde royale, gendarme, sergent de
la garde nationale, et garde municipal.
Espérons, pour la tranquillité de la France, que là
doivent s'arrêter les transformations du soldat en cire.
Puisque nos lecteurs ont bien voulu nous suivre pa-
tiemment et nous accompagner jusqu'au bout dans cette
laborieuse exploration, nous les aurions bien priés d'accom-
|)lir avec nous le voyage de la Bastille pour entrer au
théâtre Beaumarchais. Mais, hélas ! comme l'ancien théâtre
de Bobino, aujourd'hui théâtre du Luxembourg, déchu
volontairement du rang de théâtre de marionnettes pour
jouer comme tout le monde la comédie et le drame, le
théâtre Beaumarchais, quoique rangé parmi les tout petits
théâtres, marche tout bonnement sur les brisées de l'Am-
bigu-Comique et de la Comédie-Française.
C'est pour la même raison que nous avons passé sous
silence le théâtre des Folies-Dramatiques, succursale des
Variétés et du Palais-Royal.
Constatons cependant en deux mots les titres du théâtre
Beaumarchais.
D'abord il a été à une époque une pépinière de très-jolies
femmes pour les grands théâtres. C'est de là que sont sor-
ties M"«' Nathalie et Scriwanek.
Ensuite, au milieu de tout son mauvais bagage drama-
tique, il nous a donné un drame d'un des plus grands
poètes de ce temps.
Ce poète est le seul qui ait conservé dans nos siècles
prosaïques le talent d'improvisation des rapsodes antiques,
et la fantaisie inépuisable des conteurs arabes. C'est un
homme qui tient en réserve cent mille de ces prodigieuses
histoires de brigrands et de souterrains, de tigres et de
serpents, de passions échevelées qu'aiment tant les femmes
et les enfants de tous les pays. C'est un poète qui a eu le
courage de faire des poèmes épiques à une époque où un
sonnet même est quelquefois d'un placement difficile, et
qui, en l'an de grâce •1845, sait encore jouer aux échecs.
Nous avons nommé Méry.
Pour rendre enfin au théâtre Beaumarchais tout ce qui
lui appartient, rappelons que Victor Hugo y a eu sa loge à
l'année, comme Charles Nodier a eu la sienne aux Funam-
bules.
Maintenant, il nous reste à dire un mot à nos lecteurs du
théâtre de la Foire-Saint-Laurent, du théâtre de marionnet-
tes du sieur Séraphin, et des petits spectai-Ies des Champs-
Elysées, et nous aurons enfin rempli notre cadre, cadre
restreint sans doute, mais où nous ne nous sommes pas
attaché à être tout à fait complet, ne désirant entretenir
nos lecteurs que des spectacles qui ont conservé une indi-
vidualité un peu excentrique.
IL — THÉÂTRES DIVERS.
Au bout de la rue de Chabrol, sur l'emplacement de l'an-
cienne foire Saint-Laurent, on a bâti, il y a quelques an-
244
LECTURES DU SOIR.
nées, un vaste bazar ou caravansérail, qui a redonné de la
vie et du mouvement à ce quartier un peu désert. En face
de la principale façade de ce grand édifice, l'œil du prome-
neur est attiré par un vaste enclos verdoyant de gazon et
fermé par une palissade en bois. Sur ces planches disjoin-
tes, une affiche rose, écrite à la main et dont le titre seul
est imprimé, étonne le regard. Je lus sur cette affiche:
Théâtre de la Foire-Saint-Laurent . — Pierrot somnam-
bule, pantomime en deux actes à la manière anglaise,
mêlée de chants, de danses et de travestissements, jouée par
MM. Bourgeois, Laurent, Charles, Alphonse, MM'^" Ma-
rie, Eugénie. Le spectacle sera terminé par la Révolte des
nègres, mimodrame en deux actes de MM. Alphonse et
Léon, mêlé de combats au sabre et de feux d'artifice, joué
par les mêmes acteurs.
J'ouvris une barrière ménagée dans la palissade, et j'en-
trai dans l'enclos. Le milieu était occupé par une cabane;
de tous côtés, parmi Therbe, paissaient de pauvres mou-
tons maigres et souffreteux. Je me crus la dupe d'une mys-
tification. Néanmoins, je me dis que s'il y avait en effet un
spectacle quelque part, ce devait être dans la cabane, et
j'enlrai. Les premières places coûtaient six sous, les secon-
des quatre sous, et les troisièmes deux sous. Comme c'é-
tait un dimanche, il y avait trois représentations. Les
malheureux comédiens avaient déjà fait deux fois ce jour-
là le métier que j'allais leur voir faire.
Ce que je vis alors est inénarrable. Figurez-vous une
salle un peu moins grande, y compris la scène, qu'une
chambre à coucher raisonnable. Là, devant un public
grouillant, de pauvres diables, affublés de haillons sans
nom, jouent une comédie qui a l'air d'un mauvais rêve.
Us jouent cette comédie, qu'ils ont faite eux-mêmes, au
milieu de prétendus décors qu'ils ont faits eux-mêmes. Le
feu d'artifice est exécuté au moyen de quatre fusées à
deux sous; la toiture est à jour, et, lorsqu'il pleut, l'eau
du ciel fait ruisseler sur les pauvres comédiens le blanc et
le noir dont ils sont barbouillés.
Voilà, hélas ! ce qu'est devenu l'héritage de ces fameux
théâtres de la Foire, dont le nom seul éveillait des souve-
nirs magiques 1
En effet, il n'y a pas cent années encore, le théâtre de la
Foire -Saint-Laurent faisait une rude concurrence aux
comédiens ordinaires du roi. Les bourgeois, les bourgeoi-
ses surtout venaient admirer les rats funambules, les cra-
pauds mélomanes et les ^(unitos littéraires du chevalier
Pellegrin, de Jean Monnet, des frères .\llard et de LécUize.
Elles ne cherchaient pas à cacher leur sympathie naïve
pour ce spectacle si léger à l'intelligence, et qu'elles pré-
féraient au marivaudage déclamatoire de la Comédie-
Française. On y était moins bien assis peut-être; des plan-
ches raboteuses figuraient les cloisons élégantes du théâtre
où brillait Mole; des toiles grossières remplaçaient le ve-
lours ; au lieu de splendides quinquets à l'huile, de fumeu-
ses chandelles éclairaient la scène tant bien que mal, et la
salle subsidiairement. Mais que pouvaient le Glorieux, le
Dissipateur, le Mctromane et le Bourru bienfaisant, con-
tre des athlètes aussi redoutables que Cassandre, Zoroastre,
le grand enchanteur Merlin , Pantalon , Gille, Paillasse, le
spirituel, le gracieux Arlequin, et surtout contre l'ingé-
nieux, l'illustre, l'incomparable seigneur Polichinelle ? Po-
lichinelle I cet éternel symbole du satirisme humain, qui,
sous le nom romain de Maccus et sous lejîseudonyme ré-
volutionnaire de Mayeux, n'a cessé de réjouir soixante
générations par sa raillerie amèrement bouffonne, profonde
ci incisive jusqu'à la cruauté ! Les atellannes souvent mé-
diocres de Fuzclior. de Dornoval, de Piron même et du
grand Lesage, interprétées par ces comédiens de bois,
prenaient un tel caractère d'originalité comique et de poésie
populaire, que le Théâtre-Français vit un moment son
existence compromise. Au nom du bon goût, de l'art et de la
morale, mais au fond au nom de leur privilège sérieusement
attaqué, les comédiens vivants envoyèrent aux marionnettes
une compagnie de mousquetaires et de gendarmes durci.
Paris, ce Paris si tranquille et si bénin alors, ne put maî-
triser son indignation contre ce procédé sauvage. Huit
jours durant, la foule assiégea les baraques de la Foire, en
réclamant à haute voix ses baladins chéris. Huit jours la -
force armée campa, le mousqueton au poing, sur l'avant-
scène qui faillit se transformer en champ de bataille. Dire
à combien d'exactions Arlequin et Polichinelle furent en
butte, à quelles restrictions mortelles on assujettit leur
verve et leur gaieté ; détailler leurs ruses et leurs épiques
fourberies pour se soustraire à ces fourches caudines, ce
serait risquer de dépasser les bornes étroites de cet article,
et de déflorer un sujet mille fois plus intéressant et plus
grand que la Batrachomyomachie d'Homère ; sujet qui
tenta jusqu'à son dernier jour Théodore Hoffmann, et dont
l'immensité fit toujours reculer son génie.
Mais les marionnettes rencontrèrent un ennemi plus puis-
sant que la Comédie-Française, à savoir, l'Opéra-Comique,
qui, ne pouvant à son aise faire chanter les pauvres acteurs
de bois, les vendit comme bois de chauffage, lorsqu'à force
d'intrigues il fut parvenu à s'emparer de la Comédie-Ita-
lienne.
Les marionnettes sont une transition toute naturelle pour
arriver au théâtre du sieur Séraphin. Nous disons le théâ-
tre du sieur Séraphin, quoique ce fameux impressario ait
depuis quelques années payé son tribut à la nature ; mais,
plus heureux que le sculpteur qui enfanta la divine Vénus
de Milo, il a pu attacher son nom à son œuvre. Nous n'a-
nalyserons pas le drame des ombres chinoises; tout le
monde se souvient des émotions charmantes que le Pont
cassé nous a données dans notre enfance. On se rappelle
aussi le fameux couplet : Peut-on passer la rivière ?
Les canards l'oni bein passée,
Tirelire, lire,
Tirelire, lonfa.
Outre les Ombres chinoises , avec leur décor en papier
huilé, leur pantomime savante et leurs couplets facétieux,
le théâtre du sieur Séraphin a encore une troupe complète ;
une belle troupe bien habillée à neuf, habile au chant et
à la danse. Les premiers sujets ne sont pas maigres et pâles
comme nos premiers rôles de drames; ils sont, au con-
traire , dodus et bien enluminés. Us ont conservé la dé-
marche pompeuse des comédiens de l'hôtel de Bourgogne
et la fameuse déclamation chantée. Le jeune premier n'a
pas de dettes , la prima donna ne part jamais pour la Rus-
sie, et le ténor n'est nullement fier de sonu/. Us chantent
comme M"» Stolz et dansent comme laCerrilo ; ils jouent
la pantomime mieux que Carlotta et savent faire passer
leur public enfantin du rire aux douces larmes. Qui n'a vu
ces charmants comédiens jouer la Belle au bois dormant ?
Le prince est bien embarrassé et ne peut trouver le fameux
château enchanté ; mais une blanche étoile d'argent parait
au ciel et le guide vers sa dame inconnue , comme jadis les
mages vers l'enfant Jésus. Le château est entouré de
broussailles de cent pieds de haut et défendu par Hercule,
revêtu de sa peau de lion et armé de sa massue. Mais
grâce à son courage le prince triomphe de ces enchante-
ments et réveille par un baiser la belle qui dormait depuis
cent ans parmi les roses. Odoux souvenirs?
MUSEE DES FAMILLES.
245
Après la féerie viennent les points de vue mécaniques
avec les voitures , les chariots , les ouvriers , les soldats ,
les laveuses, les forgerons. Tout cela se remue et agite qui
sa pioche, qui son battoir, qui son marteau. C'est une
complication à faire trouver simple la fameuse horloge de
la cathédrale de Strasbourg. On vous montre enfin le pa-
norama de Nang-Kiug, avec différents effets de soleil et
de lune , et tout est dit. 11 faut déjà quitter ce monde d'en-
chantements et de féeries.
Traversons donc le Carrousel et les Tuileries ; et ren-
dons-nous aux Champs-Elysées , cette patrie de Polichi-
nelle.
C'est aux Champs-Elysées que se sont réfugiés les
derniers saltimbanques. On les y voit encore aux fêtes de
Juillet et à la fêle du roi. C'est là qu'on joue sur deux
théâtres décorés de lauriers des pantomimes militaires où
les Français sont toujours vainqueurs. C'est là qu'on trouve
le grand serpent boa, la femme qui tire l'épée comme
Saint-Georges, mademoiselle Élisa qui pèse deux cents li-
^Tes, et les sirènes pêchées vivantes dans la mer Glaciale.
C'est là que travaillent les Alcides et le Cirque de la fa-
mille Bouthor. C'est là qu'une jeune fille, frêle et maladive,
se fait rompre sur le ventre des pavés gros comme des
maisons ! Mais que voir , que remarquer , que choisir parmi
toutes ces merveilles, quand Polichinelle est là qui vous
sollicite ?
Je voudrais bien vous parler de Polichinelle, de son chat,
de ses amours et de sa fin tragique ; mais qui oserait parler
de Polichinelle après Nodier? Et d'ailleurs, vous connais-
sez tous Polichinelle, ce don Juan des carrefours, et vous
vous rappelez sa fin tragique.
Toute la ville est lasse des débordements de Polichinelle
et le commissaire vient le réprimander 11 tue le commis-
saire et on le mène pendre. Mais Polichinelle feint de ne
pas savoir comment on s'y prend pour être pendu. Quelle
rouerie ! Lui qui l'a été tant de fois ! Le bourreau passe sa
tête dans le nœud coulant pour enseigner à Polichinelle la
manière de s'en servir. Polichinelle pend le bourreau à sa
place et s'endort du sommeil du juste. Un papillon vient
tourmenter Polichinelle dans son sommeil; Polichinelle
maltraite le papillon. Mais ce pa|)illon, c'était le diable dé-
guisé. Le diable emporte Polichinelle. Quel drame !
On sait quel amour le bon Nodier portait à Polichinelle.
Tous les jours il allait perdre quelques heures à écouter
ce drame éternel. 11 avait fini par devenir un peu l'ami du
directeur, et causait avec lui lorsque cet industriel sortait
de sa baraque pour respijer un peu.
— Mon ami, lui dit-il un jour, comment diable faites-
vous pour donner à Polichinelle celte voix nasillarde si
comique, toujours la même et toujours égale? Cela doit
être bien difficile.
— Difficile? Oh, non ! 11 faut la pratique.
— J'entends, il faut de l'habitude...
— La pratique.
— Eh bien oui, de la pratique, de l'habitude.
— Non, la pratique.
— Qu'est-ce que la pratique ?
— C'est ce petit instrument.
Nodier mit la pratique dans sa bouche et essaya de faire
parler Polichinelle. Polichinelle parla comme père et mère.
— Comme c'est commode ! s'écria Nodier ravi.
— Comme ça, répondit le directeur. Ces pratiques, c'est
trop petit, on est sujet à les avaler.
— Bah ! Est-ce que vous avez déjà avalé celle-là ?
— Trois fois !
Nodier ôta précipitamment la pratique de sa bouche, et
se promit de laisser Polichinelle parler tout seul à l'avenir.
Je crois que le bon Nodier a écrit quelque part cette
histoire, mais il fallait la lui entendre conter.
Puisque nous avons nommé Nodier, arrêtons-nous là.
Au reste, nous en avons fini avec les petits théâtres. Un
de nos amis, investigateur palient, nous a bien assuré qu'il
existe, rue Zacharie, dans le quartier de l'Hôtel-Dieu, un
petit théâtre nommé le Théâtre des exploits militaires.
Mais, nous l'avouons à notre honte, il nous a été impos-
sible de le trouver, et nous sommes en ce moment dans
la position de la plus belle fille du monde.
TnÉODor.E Dc BANVILLE.
FIN.
Chai les Nodier et le directeur du Ihéàlre de Polidiinclle.
246
LECTURES DU SOIR.
POST-SCRIPTUM.
L'article qu'on vient de lire a manqué d'acquérir une
actualité fatale et inattendue. Il était déjà écrit et im-
primé, lorsqu'à propos de la signature du privilège du
Tbéàtre-Montpensier, il fut question , comme si c'était
possible , de fermer le spectacle (jes Funambules ; c'est-à-
dire de renverser d'un trait de plume toute cette gloire,
tous ces prodiges, toutce passé éblouissant de souvenirs !...
Le Constitutionnel, lui-même, s'émut, et demanda à Geor-
ges Sand un article sur Déburau ; le Charivari, et M. Champ-
fleury dans le Corsaire-Satan, furent alors très-spirituels.
Quant à nous, nous eûmes le courage de ne pas croire à
cet attentat, devant lequel on a fini par reculer. Cepen-
dant nous tremblons à l'idée qu'on osera peut-être un jour
revenir à ce projet insensé, et nous pensons que le temps
est venu d'élever, dans nos colonnes, un monument pieux
aux grands artistes qui entourent Déburau, et qui le se-
condent de leur science et de leur inspiration inépuisable.
Mais peut-être s'imagine-t-on, d'après quelques feuille-
tons ignorants , que Déburau est le seul grand comédien
du Spectacle des Funambules : c est à nous qu'il appartient
de tuer ce préjugé gothique, car nul don Quichotte ne s'est
plus que nous escrimé contre les moulins à vent de la
rengaine, et nous tenons à cette gloire chevaleresque, de
laquelle nous espérons bien nous faire quelque jour un
titre pour entrer à l'Académie.
Et d'abord, posons en principe que le Spectacle des Fu-
nambules est l'union intelligente de toutes les gloires, de
tous les talents, nous dirions de tous les génies, si le génie
n'était pas un comme le soleil. Les Funambules, grands
dieux ! figurez-vous la Comédie-Française à ces glorieuses
époques où la force, la grâce, la pitié, la terreur, l'esprit,
l'amour, la poésie tragique et comique s'appelaient
Champmeslé, Clairon, Sophie Arnould... Mais à quoi bon
répéter ici ces noms illustres, lorsqu'une indifférence cou-
pable a failli laisser perdre ceux du père Laplace et de Ca-
rolina Laponne! Oui, je frémis en songeant que Jules
Janin, Georges SandetCbampfleury lui-même ont négligé
de nommer Charles, Cossard, et Reine, et Béatrix, et
le père Laplace, et Caroliua Laponne! C'est que c'est bien
autre chose en vérité que Préville, Fleury, Talma, Duga-
zon, Lekain, Mole, et M"* Georges, et M"« Mars, et M™» Dor-
val, et M"« Faucit elle-même ! Quant à moi, qui veux être
l'Homère de ces comédiens fameux, je vais essayer d'ana-
lyser leurs talenfs divers d'une façon consciencieuse.
A tout seigneur tout honneur: commençons par le père
Laplace, qui a créé Cassandre, comme Déburau a créé
Pierrot, et qui a fait oublier à jamais le vulgaire Pantalon
des farces italiennes. Le père Laplace exècre Pantalon, ne
lui parlez pas de Pantalon! Le père Laplace, qui est un
homme digne, a le plus profond mépris pour ce farceur;
autant vaudrait lui parler de M. Arnal, ou de M. Alcide
Tousez. Le père Laplace étonne les humains par cette ap-
parence majestueuse que les peintres ont donnée (peut-
être à tort) au Zeus grec et aux bourgmestres flamands;
ce qui ne l'empêche en aucune façon de broder des cabrio-
les à faire frémir la nature. Figurez-vous le sérieux de
Brabma uni à l'agilité d'un singe des lies ! Le père Laplace
attire le respect par son crâne chauve comme celui d'Es-
chyle, parsemé de rares cheveux d'argent, par ses rides
profondes et par la majesté bourgeoise répandue sur son
visage. Enfin c'est un vieillard impérial dont la vieillesse
de théâtre étonne par le réalisme, comme autrefois celle
de Joanny. Ou voit qu'il aurait été, s'il l'avait voulu, Ju-
piter à la Comédie-Française, ou juge de paix (|uel(|iiepart.
11 a préféré être Cassandre, ne l'en blâmons pas ! et hono-
rons en lui un burgrave fameux parmi tous les burgraves!
L'histoire de ce brave homme est touchante : chef,
comme Abraham, d'une nombreuse postérité, il a amassé
une petite terre et une petite rente au moyen des écono-
mies qu'il a faites dans ses deux métiers, car il a deux
métiers. Il est artiste dramatique et cordonnier en vieux;
mais quoi de plus honorable que de faire sortir de sa cen-
dre, comme un phénix, la chaussure de son prochain, et de
distribuer le soir à ce frère en Dieu le pain de la poésie?
C'est ainsi que M. Derosselle, le père barbare de l'Odéon,
est un célèbre taillandier, auteur du couteau actuel de la
guillotine (je ne m'étonne pas si Agnès a peur de lui). Quant
au père Laplace, il reçoit huit cents francs par an, pour
avoir chaque soir (et deux fois le dimanche) la tête rompue,
les yeux enfoncés, les côtes brisées et les articulations dé-
mises réellement. Comme Sénèque, il se soumet à son des-
tin ; il sait qu'un Cassandre doit souffrir et se taire sans
murmurer. Horace avait deviné le père Laplace, quand il
écrivait :
... impaviduon ferieni ruios.
Bon vieillard ! ou le roule autour de la scène dans des
tonneaux défoncés, il saute ! on le jette dans le trou du souf-
fleur la tète la première, il rit et il saute ! on lui casse sur
la tête des cruches réelles, il saute et il rit, de son aflfreux
petit rire, quelque chose d'effrayant 1
M. Cossard est bien Arlequin, comme M"* Reine, sa com-
mère, était bien Colombine. Ce couple fantastique semblait
avoir reçu par la métempsycose l'àme traditionnelle de ces
deux caractères. Jamais Arlequin ne fut plus fallacieux,
plus torpille, plus horrible sans masque (caractère typique
de la race); jamais Colombine ne se montra plus folle, plus
brune, plus pailletée, et n'eut à un plus haut degré les lè-
vres de grenade sanglante et la tète cochon d'Inde de
l'emploi. ( Nous sommes forcé d'employer ici un mot de
l'argot technique; qu'on ne voie rien de blessant dans no-
tre épithète.)
Depuis que M"» Reine a été enlevée aux beaux-arts par
un engagement russe, Arlequin se traîne un peu, et tâche
en vain d'égayer sa nouvelle commère. M"* Béatrix, une
jolie enfant encore un peu étonnée au milieu de ce drame-
pétard toujours mêlé de surprises, démolitions, incendies,
trappes et vers lyriques !
Quant â M. Charles, auteur et acteur, qui joue lesLéan-
dre depuis vingt ans, c'est Léandre lui-même. Impossible
de rêver une tête plus stupidement élégante et plus niaise-
ment prétentieuse.
Personne, mieux que Charles, ne sait brûler à la chan-
delle un jabot de papier et crever en s'asseyant un tonneau
plein d'encre. Léandre partage avec Cassandre la spécialité
des infortunes, et ils s'en acquittent bien, je vous jure !
J'ai vu, moi qui vous parle, ce pauvre père Laplace, jouer,
ACCROUPI!!! un rôle de fée naine dans une pantomime
en di.x-huil tableaux !
Mais à propos de naine, n'allons pas oublier ce qu'il y a
de plus prodigieux, de plus inouï, de plus merveilleux, de
plus incroyable, de plus Hoffmann enfin au spectacle des
Funambules! c'est M"« Carolina, Laponne; une femme de
trente ans, haute d'un pied, qui a des cheveux d'Andalouse,
des appas de reine tragique, et quelle voix! cela chante,
dause, joue la comédie, la tragédie, les premiers rôles, les
amoureuses, les travestis, les génies bleus, roses, de l'air,
du feu, de l'eau, d'or, d'argent, tout ce qu'on veut ! c'est à
faire douter de Cuvier et de Fourier. Inutile de vous dire
que l'ambition de ce pauvre cire est d'être une vraie
femme, hélas !
MUSEE DES FAiMILLES.
247
Elle me rappelait ces vieillards bossus, crus enfants, que
je vois depuis dix ans (les mêmes) jouer la comédie au
Gymnase enfantin et au théâtre Comte! mais ici c'est trop
d'horreur enfin, et je renonce à vous décrire ces pauvres
petits êtres qui sont restés à huit ans et qui en ont quarante-
cinq I Quelques vieux Parisiens les croient de bois peint,
et affirment qu'ils appartiennent à quelque chef-d'oeuvre de
sonnerie allemande. Le fait est qu'ils ont un pas de bois,
nn visage de bois, un rire de bois. Chose étrange ! dans
ces théâtres qui déSeut toute physiologie, les hommes ne
dépassent pas la taille de quatre |)ieds, tandis que les jeunes
personnes atteignent à la taille monumentale des statues de
villes exposées sur la place de la Concorde ! si bien (|ue
lorsqu'on entre là, la scène vous fait l'effet d'une linrloi.'o
de Nuremberg à personnages, prise d'assaut par Hippolytf,
reine des amazones, suivie de son état-major !
ÏH. DK n.
SALON DE 1846
(1)
Nous avions commencé au hasard notre promenade au
Salon, passant de la peinture au pastel, revenant à la peinture
par la miniature, mêlant le profane au sacré et les tableaux
de genre aux tableaux d'histoire. Aujourd'hui que nous
savons par cœur notre grande et notre petite galerie, nous
allons procéder par ordre, en rendant à tout seigneur
tout honneur, c'est-à-dire eu débutant par les tableaux re-
ligieux.
Voici d'abord un sujet vraiment national, traité avec ta-
lent par M. Lecurieux. C'est Saint Firmin baptisant nos
idolâtres aïeux d'Amiens et de Beauvais. L'apôtre étant
hors des portes de la ville, sur le rivage de la Somme, près
d'un piédestal où une statue païenne avait été brisée, se
disposait à conférer le baptême à la foule que sa parole
venait d'arracher à l'idolâtrie.
A sa droite, apparaissait la jeune et noble Attilia,
s'inclinant sur la cuve baptismale pour recevoir l'eau ré-
génératrice que le saint apôtre allait verser sur sa tète.
Du même côté était Faustinien se préparant lui-même
à recevoir le sacrement des chrétiens, en dépouillant ses
épaules de la loge sénatoriale ; du côté opposé se trouvait
sa famille. A l'enlour on découvrait la foule de trois mille
convertis en moins de quarante jours, de tout âge, de tout
sexe, de toute condition, dans l'altitude du respect, de la
surprise et de la componction.
Comme sentiment et comme expression, ce tableau est
irréprochable. L'exécution pèche seulement par la confu-
sion des personnages, — confusion encore augmentée par
la hauteur fâcheuse à laquelle est placée la toile.
On ne peut s'arrêter sans émotion devant VÈvanouisse-
ment de la Vierge, par M. Yarcollier. C'est la première et
la dernière œuvre du jeune artiste. 11 est mort après l'avoir
achevée, avant qu'elle fût suspendue aux murailles du
Louvre. Ce tableau annonçait un talent sérieux et profond.
La tète de la vierge est d'une mélancolie louchante.
L'ange qui la soutient, la Foi qui pleure à côté, la Rési-
gnation qui tient une couronne d'épines à la main et at-
tend sa récompense dans l'autre monde, tout cela est conçu
avec une gravité magistrale, et rendu avec une délicatesse
rare. Ce tableau suffira pour sauver de l'oubli le nom de
M. Yarcollier.
La Résurrection de la Vierge a moins bien inspiré
M. Claude Thevenin.
Trois jours après la sépulture de la mère du Sauveur,
saint Thomas, le seul des apôtres qui n'eût pjis été pré-
sent à celte cérémonie, désira voir une fois encore le visage
(|) Vojez le numéro d'avril dernier.
de son auguste reine. Les apôtres y consentirent. Ils s'as-
semblèrent donc autour du sépulcre, et, après quehjues
prières, ils en détournèrent la pierre. Mais, au lieu de trou-
ver le corps céleste qu'ils cherchaient, ils n'y trouvèrent
que les suaires et des fleurs. Puis, levant les yeux, ils aper-
çurent Marie montant au ciel, qui les bénissait. Des an-
ges l'accompagnaient, chantant des louanges et répandant
des fleurs dans le divin tombeau.
La grâce de la Vierge est un peu maniérée pour une
sainte qui monte au ciel. Les anges, au contraire, n'ont
pas assez de finesse et de douceur ; mais les figures des
apôtres sont d"un modèle parfait et d'une expression très-
juste.
Nous avions indiqué en passant le Christ de M. Isidore
Pils comme le meilleur tableau religieux du Salon. Il mé-
rite donc de fixer sérieusement l'attention de la critique.
« 1 . — Un jour que Jésus était sur le bord du lac de Ge-
nezareth, se trouvant accablé par la foule du peuple, qui
se pressait pour entendre la parole de Dieu,
« 2. — Il vit deux barques arrêtées au bord du lac, dont
les pêcheurs étaient descendus, et lavaient leurs filets.
« 5. — Il entra donc dans l'une de ces barques, qui était
à Simon, et le pria de s'éloigner un peu de la terre, et,
s'étant assis, il enseignait le peuple de dessus la barque. »
Ce tableau, qui sent le mailre d'une lieue, fait le plus
grand honneur à l'Ecole de Rome, dans laquelle M. Pils a
complété son talent. On ne dira plus que celle Ecole est
inutile aux progrès de l'art.
De même que M. Varcoilier, M. Ch. Lefebvre a traité
V Evanouissement de la Vierge. Malheureusement, le jury
a plutôt caché qu'exposé ce tableau, en le perchant à une
hauteur que le lorgnon n'atteint qu'avec peine. Nous n'en
avons pas moins remarqué la facilité de l'exécution, la dé-
licatesse des détails, et surtout l'expression des figures.
La Vierge est bien la mère des douleurs, à demi morte eu
face du divin Crucifié. Saint Jean et les saintes femmes
conservent, au milieu de leur abattement, un reste d'es-
poir qui annonce le triomphe de la résurrection. Celte
nuance de sentiment est d'une grande finesse, et n'appar-
tient pas à une intelligence ordinaire. M. Lefebvre a, plus
loin, d'excellents portraits, qui sont placés à portée de vue,
et justement appréciés des connaisseurs.
Encore deux tableaux peints sans bras par M. Ducornef,
c'est-à-dire peints avec les pieds et la bouche ! t Saint De-
nis vint à Paris, vers Tan 2U), au temps de l'empereur
Dèce ; accompagné de saint Rustique et de saint Eleulhere,
il osait Qunonier la morale du Jésus sous le portique même
243
LECTURES DU SOIR.
du temple consacré aux divinités du paganisme. » Ce ta-
bleau n'est pas parfait sans doute. Saint Denis est un peu
froid pour un apôtre qui joue sa vie, et ses auditeurs ne
sont pas non plus très-animés par ses paroles. Mais les
détails de l'exécution semblent prodigieux, quand on songe
que tout cela est fait à coups de pieds! Le moyen de cri-
tiquer un artiste qui peut vous dire : — Je peins avec le
gros orteil et les lèvres ! Faites-vous couper les deux bras,
et essayez de faire comme moi, avant de blâmer mon
ouvrage !
La Sainte Plulomcne , la célèbre thaumaturge du dix-
neuvième siècle, n'est pas un tour de force moins surpre-
nant que \e Saint Denis.
« Ma captivité durait depuis trente-sept jours, quand,
BU milieu d'une lumière céleste, je vois Marie tenant son
divin Fils entre ses bras. € Ma fille, me dit-elle, encore trois
• jours de prison, et après ces quarante jours, tu sortiras de
« cet état pénible. » Une si heureuse nouvelle me faisait bat-
tre le cœur de joie ; mais comme la reine des anges m'eut
ajouté que j'en sortirais pour soutenir d'affreux tourments,
un combat plus terrible encore que les précédents, je pas-
sai subitement de la joie aux plus cruelles angoisses. »
Ce programme est vraiment rempli avec la conscience et
l'babileté d'un homme qui aurait dix doigts à sa disposition.
La figure de la vierge est une réminiscence des maîtres
italiens, mais il va sans dire qu'elle n'en a que plus de va-
leur et de beauté.
M. Cibot a eu une idée très-ingénieuse, c'est de repré-
senter la Reine du ciel recevant, avec une joie mêlée de
respect, la couronne des mains enfantines de son divin Fils.
Cela pouvait être maniéré, et cela est simple et naïf.
Le Calcaire, de M. Aiffre, témoigne de fortes études et
d'excellentes intentions. IMais les résultats sont un peu
froids, et nous oserons dire trop académiques, n'en dé-
plaise à messieurs du Jury.
L'Enfant Jésus au milieu des docteurs, de M. F. Cassel,
est d'une chaleur de ton et d'une vigueur de contours qui
rappellent les maîtres de Venise. La foi respire, ainsi que
le talent, dans cette composition vivement inspirée.
M. Leger-Cherelle est élève de M. Delacroix ; cela se voit
de loin. On reconnaît dans la Sainte Irène attachée au pi-
lier du supplice, quelques-unes des qualités du maître,
avec une louable intention d'éviter ses défauts. Mais les dé-
fauts et les qualités de M. Delacroix se tiennent de si près
qu'il est bien difficile de les séparer.
M. Dcssou a bravé à plaisir toutes les traditions de la
légende, en représentant la Madeleine au milieu des lam-
pes, des chaises, des colonnes grecques, des tentures ro-
maines, des rideaux à la Louis XIV, des étofTes à ramages,
des vases du Japon. Fantaisie d'artiste! dira-t-il. Mais est-il
permis à la fantaisie la plus magistrale de poser la Made-
leine de lEvangile au milieu du magasin de MM. Susse ou
Giroux? La figure de M. Besson n'en est pas moins sédui-
sante; seulement il ne faut plus l'appeler sainte, et il faut
changer l'époque : c'est une Madeleine du dix-neuvième
siècle dans un boudoir de la Chaussée-d'Antin.
Passons des sujets religieux aux marines. La mer est
infinie comme le ciel, et nous n'en voulons pour preuve
que la fécondité de M. Gudin, qui occupe à lui seul plus de
cinq pages du Livret! total, treize tableaux. Le jury, dit-
on, en a renvoyé autant. Malgré la fatalité de ce nombre,
M. Gudin garde le trident de Neptune. Sourdis, archevê-
que de Bordeaux, chassant les Espagnols du port de Roses,
le 26 mars 1 8il , est vraiment un tableau du plus vif intérêt :
Le cardinal-ministre avait mis à la tête de l'armée navale
Sourdi», archevêque de Cordeaux, qualifié général des
armées du Levant, avec ordre de se préparer à faire voile
vers les côtes de Catalogne avec les vaisseaux et les galères
de la Méditerranée. «Le prélat, dit Levassor dans son His-
toire de Louis XIII, qui étudiait plus assidûment le céré-
monial de la mer que les rubriques de son bréviaire et de
son missel, et auquel le bruit du canon plaisoit beaucoup
plus que la musique et le son des orgues de son église,
exécuta promptement l'ordre qu'on lui avoit donné de se
mettre en mer avec les vaisseaux et les galères, et de se
rendre maître du cap de Quiers. Le IS février il y envoie
trois vaisseaux avec quatre cents hommes, qui s'emparent
de la ville et de trois tours sur les éminences ; il fait partir
ensuite dix vaisseaux de guerre avec des munitions, et huit
cents hommes de pied qui arrivent le 12 mars. Le prélat
général d'armée vient enfin lui-même le 26 avec douze ga-
lères, chasse celles des Espagnols et leurs vaisseaux du
port de Roses et des autres qu'ils avoient encore, et leur
prend quelques vaisseaux et quelques galères. De manière
que le duc de Ferrandin , général des galères d'Espagne,
ou trop foible ou effrayé, n'ose sortir du port de Gênes
pour s'opposer à ce premier feu de l'archevêque. »
Époque singulière et curieuse, où, tandis qu'un cardinal
assiégeait des villes, un archevêque prenait des vaisseaux
à l'abordage! M. Gudin a merveilleusement rendu ces con-
trastes du profane et du sacré : des vêtements sacerdotaux
et des uniformes militaires, des bénédictions pastorales cl
des décharges de la mitraille.
Sa Bataille du Texel (1675), n'est pas moins intéres-
sante. 11 y a surtout au plus fort de la mêlée un certain
pavillon bleu qui est à lui seul tout un drame. Écoutez
plutôt la naïve relation de Quincy, l'historien militaire de
Louis XIV. V
La flotte du célèbre amiral hollandais Ruyter était aux
prises avec celles du prince anglais Robert et du comte
d'Estrécs, commandant pour la France. « Le prince Robert,
qui avait l'œil à tout, voulant aller donner du secours aius
siens, fut entouré de vaisseaux ennemis, et se trouva en si
grand péril, qu'il fut obligé d'arborer le pavillon bleu, signal
que les Anglois ont pour demander du secours. Mais la
fumée aïant empêché pendant quelque temps que les siens
ne le pussent découvrir, le danger devint si grand, qu'on
fut obligé de mettre le signal tout au plus haut du vaisseau,
afin qu'on pût le voir de plus loin. Cette vue ne manqua
pas de faire venir plusieurs vaisseaux au secours du prince;
le combat recommença en cet endroit plus furieux qu'au-
paravant, si bien qu'il y eut en un moment un nombre in-
fini de monde tué de part et d'autre. Pour ce qui est du
comte d'Estrées, quand il vit qu'une escadre ennemie vou-
loit encore percer au travers de la sienne pour venir acca-
bler le prince Robert, il s'y opposa généreusement sans
avoir pu en venir à bout : enfin le combat n'auroit point
fini entre les deux chefs qu'avec la perte de l'un et de
l'autre, si l'on ne fût venu dire au prince Robert que le vice-
amiral Sprach, qui éloit aux mains avec le vice-amiral
Blaukert, étoit encore en plus grand danger que lui, ce qui
obligea ce prince de faire tant d'efforts , qu'il écarta tous
les vaisseaux qui l'environnaient pour lui aller donner se-
cours ; mais il arriva un peu trop tard, car le vice-amiral
Sprach, après avoir soutenu le combat avec beaucoup de
courage, et avoir changé deux fois de vaisseau, s'étoit
malheureusement noyé. H fut extrêmement plaint des An-
glois, qui faisoient une grande estime de sa personne. Ce-
pendant, comme la nuit approchoit, on ne songea plus
de part et d'autre qu'à sauver les vaisseaux qui étoienl le
plus endommagés, et chacun s'ctant retiré de son côté, le
combat finit.»
MUSÉE DES FAMILLES.
249
Dans ces tableaux, destinés, ainsi que leurs voisins, au
Musée de Versailles, on retrouve la verve, l'audace et la
puissance des premières marines de M. Gudin : des eaux
d'une transparence à faire illusion, des poupes de vaisseaux
d'une richesse fantastique, un mouvement d'hommes et
de barques prodigieux, des effets de lumière et de fumée
toujours saisissants, sinon toujours naturels, des lointains
oCi l'œil se perd à travers l'or, la nacre et la pourpre...
mais aussi, il faut le dire, des parties négligées ou bâclées
avec une précipitation par trop commerciale.
M. H. Lehmann nous détourne en passant des marines;
laissons-nous aller à celle diversion séduisante. Le meil-
leur moyen de faire apprécier VHamlet et VOphélia de
cet éminent artiste, c'est de les mettre sous les yeux de
nos lecteurs. Ils apprécieront par eux-mêmes toute la vi-
gueur du premier tableau, toute la grâce du second, toute
la poésie et toute la solidité de l'un et de l'autre. Il y a déjà
longtemps que M. H. Lehmann est au rang des maîtres, et
ce talent consciencieux n'est pas de ceux qui s'élèvent
pour retomber.
V ''■ rovj'..5'iiL«-
'^'PO-L'îif^ ,lf ur.n-.:K
KlUCtT
Salo.n de 1846. — Hamlet et Ophélia, de M. IL Lehmann.
Revenons de Schakspeare à l'Océan. M. L. Meyer vise
moins haut que M. Gudin, mais il ne manque jamais son
but. Cet artiste consciencieux grandit d'année en année,
et devient un rival sérieux pour l'Horace Vernet de l'Océan.
L'évasion de Jean Bart, et le Chien de Terre-Neuve sont
deux charmants épisodes, qui valent la peine d'être racon-
tés en détail.
Après le combat sanglant que Jean Bart et le comte de
Forbin eurent à soutenir contre les Anglais en 1689, ils
furent tous deux faits prisonniers, après s'être défendus
comme des lions contre une force plus nombreuse que la
leur. Malgré les blessures qu'ils avaient reçues et malgré
leur captivité, les deux braves marins n'étaient point perdus
pour la France. Ils usèrent bientôt d'adresse, gagnèrent
tout d'abord un matelot d'Ostende, qui leur procura une
lime à l'aide de laquelle ils scièrent peu à peu les barreaux
MAI iSiO.
de fer de leur fenêtre; ils réussirent à cacher leur opéra-
lion jusqu'à ce que leurs blessures commençassent à se
fermer. Ayant ensuite mis dans leurs intérêts deux mous-
ses qu'on leur avait donnés pour leur service, ils s'empa-
rèrent, par leur intermédiaire, d'un canot norwégien dont
le batelier élait ivre-mort, descendirent une nuit par la
fenêtre de leur prison au moyen de leurs draps, et s'em-
barquèrent sur le petit canot avec autant d'assurance que
si c'eût été un vaisseau amiral. Jean Bart maniait l'aviron,
aidé des deux mousses, Forbin ne le pouvant pas à cause
de ses plaies encore saignantes. Ils traversèrent ainsi la
rade de Plymouth, au milieu de vingt bàliments qui criaient
de tous côtés : « Où va la chaloupe? » et auxquels ils ré-
pondirent en anglais par ce seul mot : « Pécheurs. » En-
fin, après avoir fait sur leur chélive embarcation soixante-
quatre lieues dans la Mnnche en moins de quarante-huit
— 52 — TP.IIZliiMr VOLUME.
550
LECTURES DU SOIR.
heures, ils prirent terre, avec une inexprimable joie, en un
village à six iieues de Saiut-Malo. La France avait retrouvé
deux héros. En récompense de leur dévouement pour sau-
ver la flotte marchande, Louis XIV les nomma Tun et
l'autre capitaines de vaisseau. Avant la fin de l'année 4689,
Jean Bart et ForLia avaient déjà pris kur revanche, en
enlevant dans leurs courses incessantes nombre de bâti-
ments ennemis.
L'histoire du Chien de Terre-Xeuve est moins nationale,
mais n'est pas moins touchante. Elle est tout à l'ait digne
de figurer dans la Morale en action^ ou dans la Biographie
des hétes célèbres. Eu i82o, le bateau à vapeur le Cornet
fut, pendant la nuit, rencontré près des Gouroek dans le
golfe de la Clyde (Ecosse) par l'Ayr, autre steamer, qui
faisait une route contraire à la sienne. Les deux navires
s'abordèrent, et le choc fut si violent que l'un et l'autre
coulèrent avant que les passagers eussent pu quitter leurs
cabines. Sur le Cornet était un chien de Terre-Neuve ; dans
la confusion du naufrage, il saisit par le bras une jeune
femme, qui avait eu le temps de gagner le pont du bâti-
ment où les flots l'avaient atteinte; cette dame s'accrocha
au chien, qui la porta sur le rivage, où le lendemain elle
fut trouvée et rendue à la vie. Six ans encore après cet
événement, le chien de Terre-Neuve veillait sur la côte où
il avait amené la naufragée, il y mourut sans l'avoir ja-
mais quittée, sans avoir voulu s'attacher à aucun des ha-
bitants de la localité la plus voisine, qui cependant eurent
soin de lui tant qu'il s'obstina dans cette vie solitaire.
V Évasion de Jean Bart est le chef-d'œuvre de M. Louis
Meyer. L'escadre ennemie couvre les eaux; la barque de
salut passe au milieu d'un ravissant clair de lune ; des lu-
mières brillent çà et là dans les entreponts anglais ; la scène
entière est rendue avec une conscience de détails minu-
tieuse; l'illusion est parfaite; tout est bien senti et bien
exécuté.
Le Chien de Terre-Neuve est d'un effet saisissant : la
tempête gronde encore, la mer se calme à peine ; un rayon
de soleil traverse léteodue ; les débris du navire flottent
autour des rochers; le chien libérateur contemple la femme
qu'il vient d'arracher à l'abime, et attend qu'elle le récom-
pense par un regard en rouvrant les yeux à la lumière...
On ne peut regarder ce tableau sans attendrissement et
sans adniiratiou.
M. L. Garneray a exposé une Vue de Barfleur et une
Pèche à l'anguille, qui soutiennent dignement la réputa-
tion de ce maître.
M. Morel-Fatio s'est inspiré de M. de La Landelle, et il
ne pouvait mieux faire : ['Incendie de la Gorgone est une
œuvre considérable ; le succès du tableau égalera celui du
roman.
Nous avons remarqué encore le Souvenir de Trouville,
de M. Mozin ; le Port d'Ancone, de M. Stanfield ; les trois
tableaux de M. A. Meyer, et surtout son petit Port du
Conquet ; la Pèche aux bogues et le Soleil couchant, de
M. Barry, qui est resté cependant au-dessous de sa répu-
tation; et la Marée basse, charmant tableau de M. A. de
Vauquelin.
Abordons enfin la terre, et saluons les fleurs et les fruits
de M. Saint-Jean et de ses nombreux disciples. Le Cep de
vigne, du jeune maître, fait littéralement venir l'eau à la
bouche. Ces grappes transparentes et ces pampres dorés
entourant un tronc d'arbre n'ont qu'un seul défaut, c'est
l'excès de la perfection. Cela est un peu trop travaillé, et
n'a pas tout l'abandon et toute la simplicité de la nature,
bu reste, on d.rait un produit du soleil et de la rosée plutôt
que de la palette et du pinceau.
L'École de Lyon, dévouée à Flore, grandit chaque an-
née sous l'impulsion de M. Saint-Jean. Il y a des progrès
incontestables dans le Panier de (leurs de M- Régnier, et
dans le Berceau de fruits de M. Grobon.
On reconnaît dans le beau vase de M"* Delaporte-Bessin,
l'élève favorite de Redouté. Cette artiste a beaucoup de ri-
vales habiles, mais aucune n'égale la fraîcheur et l'aisance
de son pinceau.
Les animaux de M. Alfred Dedreux, de M. de Montpe-
zat et de M. de Lansac, sont les phénix des animaux...
du Salon. Les animaux des forêts reconnaîtraient-ils cette
supériorité ? Nous n'oserions trop l'affirmer, du moins pour
les chevaux et les chiens de M. Dedreux.
Outre les portraits de bêtes, il y a tant de portraits d'hom-
mes et de femmes au Louvre, qu'autant vaudrait passer
une armée en revue.
M. Winterhalter a emprisonné le roi Louis-Philippe dans
un habit, une culotte, une jarretière et des souliers par trop
étroits, il y a vraiment de la cruauté à joindre un tel sup-
plice aux tourments déjà si nombreux du rang suprême.
Ce tableau est, du reste, assez élégant dans ses détails, et
obtiendra un succès d'étiquette à la cour de Windsor.
Nous avons cité précédemment le beau portrait de la
comtesse d'A..., par M. H. Lehmann. Celui de M»« Al-
phonse Karr en est le digne pendant sous tous les rapports.
M. Court a reproduit avec sa grâce un peu maniérée le
charmant visage de miss E... et la tête patriarcale du
cardinal de Croï.
Les quatre miniatures de W^* Girbaud, les portraits de
M. de Niewkerque, par M. Lehmann ; des deux jeunes
princes de Galitzin, par M. Decaisne ; des enfants de M. de
Laborde, parM.Muller;deM. le baron Thénard, par M. Rol-
1er; deM.deMarnier, par M. Billardet; deM. Alph. Koheo,
par M. Lefebvre ; de M»» "', par M. Aug. Debay ; de
M"" G. D. et F. C, par M. Lepaulle; de M. Diaz, par
M. Charpentier; de M. R... et de la jeune Grecque, par
M. Guet, sont d'une ressemblance ijui fait se récrier tous les
amis des modèles. Quel nieille^ir éloge leur donner?
Quant aux quatre portraits de M. Hipp. Flandrin, ils
soot plus que ressemblants. Tranchons le mot, ce sont des
chefs-ii œuvre.
M. Biard, ce talent si souple et si varié, a exposé huit
tableaux qui captivent plus que jamais la foule. Le Droit de
visite, le Peintre classique, l'Aveugle etie perroquet, un
Dessert chez le curé, soot des bijoux d'observation et d'exé-
cution, de finesse et de bonne humeur. L'ne plume plus sa-
vante que la nôtre, et depuis longtemps chère au iluséedes
familles, va vous dire les sérieux mérites de la Jeunesse de
Linnée.
M. 0. Penguilly sera le Callot de notre temps, s'il ne l'est
déjà. Regardez plutôt son Pierrot et sa Sentinelle. La
verve et la fantaisie peuvent-elles aller plus loin?
il"'' Grun a depasié dans ses excellentes Etudes de
femme, et dans son Moine, ce que nous avions prédit de
sou avenir. 11 ne faut pas beaucoup de progrès > ' ' ' 'es
pour arriver à la perfection. Même éloge à M. I < ;
ses Jeunes Filles passant un gué feront leur chemin, et
sa Jeune Malade est d'un talent plein de force et de vie.
Les Derniers moments de Napoléon, de M. Georges Rou-
get, promettent aussi un artiste très-distingué, il y a déjà
un vrai mérite à traiter un sujet aussi élevé, sans demeu-
rer au-dessous. Ce tableau a obtenu avec justice les hon-
neurs du grand Salon.
M. Hipp. Bellangé laisse à M. Horace Vernet les grandes
pages militaires, mais il se réserve les épisodes, et il les
traite avec une entente parfaite du genre. La Veille de Li
MUSÉE DES FAMILLES.
251
bataille de la Moskowa est uue histoire aussi louchante à
raconter à la plume qu'au pinceau.
Ce fut sur le champ de bataille qui allait être illustré
par une des victoires les plus disputées et les plus mé-
morables dont les hommes puissent garder le souvenir, que
l'Empereur reçut pour la première fois le portrait de ce
(ils sur qui reposait tant d'amour et d'espérances. Un of-
ficier de la maison impériale le lui apporta. Nous laissons
à cet officier le soin de retracer cette scène intéressante :
« J'arrivai, dit M. de Bausset, le 6 septembre à sept
heures du matin, à la tente de Sa Majesté. Je lui remis les
dépêches que l'Impératrice avait bien voulu me confier, et
je lui demandai ses ordres relativement au portrait de son
iils. Je pensais qu'étant à la veille de livrer la grande ba-
taille qu'il avait tant désirée, il différerait de quelques jours
d'ordonner l'ouverture de la caisse dans laquelle ce por-
trait était renfermé... Je me trompais : pressé de jouir
d'une vue aussi chère à son cœur, il m'ordonna de le faire
porter de suite à sa tente. Je ne puis exprimer le plaisir
que cette vue lui fit éprouver. Le regret de ue pouvoir ser-
rer son fils contre sou cœur fut la seule pensée qui vint
troubler une émotion si douce. Ses yeux exprimaient l'at-
tendrissement le plus vrai. Il appela lui-même tous les of-
ficiers de sa maison, et les généraux qui atlendaieut à quel-
que dislance ses ordres, pour leur faire partager les sen-
timents dont son cœur était rempli. « Messieurs, leur dit-il,
« si mon fils avait quinze ans, croyez qu'il serait ici, au mi-
« lieu de tant de braves, autrement qu'en peinture. » Uu
moment après il ajouta : « Ce portrait est admirable. «
II le fit placer en dehors de sa tente, sur une chaise,
afin que les braves officiers et soldats de sa garde jiussent
le voir et y puiser uu nouveau courage. Le portrait resta
ainsi toute la journée.
M. Bellangéa rendu cette scène avec une grande viva-
cité. Il y a bien un peu de chauvinisme dans les détails,
mais l'ensemble a de la grandeur et de l'émotion véritable.
Le moyen de voir aussi sans émotion l'assassinat de
Thomas Becket, archevêque de Canlorbéry, représenté par
M. Camille Bouchet, d'après le savant historien de la Con-
quête de l'Tingleterre?
Quatre chevaliers ou hommes d'armes du palais, Richard
le Breton, Hugues de Morville, Guillaume deTraci et Re-
gnault, fils d'Ours, se conjurèrent ensemble à la vie et à la
mort et partirent subitement pour l'Angleterre le jour de
Noël... Les conjurés entrèrent dans l'église, armés de la
tète aux pieds el brandissant leur épée ; l'un d'eux, Re-
gnault, s'était saisi dans la cour d'une hache de charpen-
tier... Une voix cria : « Où est le traître? » Becket ne ré-
pondit rien. « Où est l'archevêque? — Le voici, répondit
Becket, mais il n'y a pas de traître ici. Que venez-vous faire
dans la maison de Dieu avec un pareil vêtement? quel est
votre dessein? — Que tu meures! — Je m'y résigne, vous
ne me verrez point fuir devant vos épées;mais,au nom du
Dieu tout-puissant, je vous défends de toucher à aucun de
mes compagnons, clerc ou laïque, grand ou petit. j^Dans
ce moment il reçut par derrière un coup de plat d'épée en-
tre les épaules, et celui qui le lui porla lui dit : * Fuis ou tu
es mort. » Il ue fit pas un mouvement ; les hommes d'ar-
mes entreprirent de le tirer hors de l'église, se faisant
scrupule de l'y tuer. Il se débattit contre eux et déclara
fermement qu'il ne sortirait point et les contraindrait à
exécuter sur la place même leurs intentions ou leurs or-
dres. Guillaume de Traci leva son épée, et d'un même coup
de revers trancha la main d'un moine Saxon appelé Ldward
Gryn, et blessa Becket à la tête ; un second coup porté par
un autre Normand le renversa la face contre terre ; un
troisième lui fendit le crâne, et fut asséné avec une telle
violence que l'épée se brisa sur le pavé.
Tels sont les procédés des révolutions. Elles sont quel-
quefois plus cruelles encore. C'est M"' Louise Desnos qui
nous l'apprend, avec M. Thiers, en nous peignant la con-
damnation de M""» de Lamballe.
C'était à la Force que se trouvait l'infortunée princesse
de Lamballe, qui avait été célèbre à la cour par sa beauté
et par ses liaisons avec la reine. On la conduit mourante au
terrible guichet. «Qui êtes-vous? lui demandent les
bourreaux en écharpe. — Louise de Savoie, princesse de
Lamballe. — Quel était votre rôle à la cour? Connaissez-
vous les complots du château? — Je n'ai connu aucun com-
plot. — ^^ Faites serment d'aimer la liberté et l'égalité, faites
serment de haïr le roi, la reine et la royauté. — Je ferai le
premier serment ; je ne puis faire le second, il n'est pas
dans mon cœur.
— Jurez-donc, lui dit uu des assistants qui voulait la
sauver. Mais l'infortunée ne voyait et n'entendait plus
rien. «Qu'on élargisse madame, » dit le chef du guichet...
Elargir voulait dire égorger. Ici, comme à l'Abbaye, on
avait imaginé un mot pour servir désignai de mort.
M"' Desnos, trop énuie elle-même parce sujet, a exa-
géré un peu l'émotion de ses personnages. Le contraste
n'est pas non plus assez vif entre les bourreaux et la vic-
time, mais la beauté de celle-ci est d'une grande dignité
et d'une touchante candeur.
Il est difficile de décrire aux lectrices du Musée les nu-
dités de la statuaire moderne. Comment ue pas dire toute-
fois que la Poésie légère de M. Pradier est une merveille
qu'admireront les siècles à venir, comme le nôtre admire les
chefs-d'œuvre grecs? Nous pouvons du moins recomman-
der aux regards les plus scrupuleux les bustes deM. Dantan,
de MM. Bonnassieux et Suc, le Cambronne de.M.Debay,
les Vierges de MM. Gaspard Ollin etLemaire, le Tabernacle
de M. Moiehneht et le Satan de M. Toulmouche, figure
pleine de force et de grandeur.
Comment oublier aussi la Veuve du soldat franck de
M. Carie Elshoèet ? Une page de Tacite taillée dans le mar-
bre français ! Cela palpite et fait palpiter. M. David est ab-
sent du Salon ; M. Elshoëet le remplace avec honneur. Il
entend et fait comrre lui la sculpture nationale.
C.deCHATOUVILI.E.
UN TABLEAU DE M. BIARD.
(EXPOSITION DE 1846.)
Que pourrais-je dire de neuf sur le mérite artistique
d'un peintre dont la réputation est si énormément popu-
laire? Vous parlerai-je de son immense talent, de la fraî-
cheur, de la grâce et surtout de l'esprit de ses charmantes
252
LECTURES DU SOIR.
compositions? vous dirai-je les succès de ses critiques si
fines, si gaies et néanmoins si délicates , que nul n'a eu
l'idée de s'en fâcher, même en se trouvant posé à Timpro-
visle sur ses toiles malicieuses? Vous ferai-je remarquer
que chaque jour on découvre dans ce grand artiste un nou-
veau genre de talent qu'on était loin de lui soupçonner,
comme celui de paysagiste, par exemple, dans lequel il a
débuté en maître cette année? Ma foi, je ne dirai pas un
mot de tout cela, parce que je n'aime pas à rabâcher jus-
qu'à satiété, à la manière des feuilletonnistes, ce que tout
le monde sait aussi bien et peut-être mieux que moi. Mais
je puis, à propos de la jolie gravure que vous avez sous
les yeux, vous raconter une histoire bien vieille et que vous
avez peut-être oubliée. La voici :
Il y avait une fois un ménage honnête, mais pau^TC, qui
vivait dans un village de la province de Smolande , eu
Suède. Une très-petite rente et beaucoup d'économie suffi-
saient à peine à l'entretien d'un jeune couple, et cepen-
dant ce fut avec la plus grande joie qu'il reçut, en 4707,
le fils que la Providence lui euvoya pour être sa consola-
tion sur la terre. Charles, tel était le nom qui lui fut im-
posé au baptême, Charles, dis-je, fut, jusqu'à sept ans, un
enfant fort ordinaire, mais très-gai, très-vif, et préférant
de beaucoup à l'étude le plaisir de courir après les papil-
lons ou d'aller cueillir des fleurs dans la prairie. Son père,
qui lui-même avait le goût de la culture des plantes, vit
sans chagrin ce penchant se développer dans son fils, et
il lui permit déplanter dans un coin du jardin les margue-
rites, les primevères, les orchis et autres plantes sauvages
que l'enfant allait arracher sur la lisière des bois.
Un jour le père et la mère de Charles partirent de leur
modeste habitation pour rendre visite à un de leurs parents,
et ils laissèrent l'enfant sous la tutelle d'une bonne vieille
servante qui avait vu naître Charles , et qui, en consé-
quence, le gâtait un peu plus que si elle eût été sa mère;
et vous allez voir les belles choses qui en résultèrent!
Après quatre jours d'absence, le papa et la maman de
Charles revinrent au logis, embrassèrent leur enfant chéri,
et, après avoir visité leur modeste asile, ils coururent dans
leur petit jardin pour voir en pleine floraison les magnifi-
ques tulipes, les superbes renoncules, les jacinthes et
vingt autres espèces de fleurs toutes plus belles les unes
que les autres, et qu'ils devaient à la munificence du doc-
teur Rothman, de Lunden. Charles les conduisait, et son
front rayonnait d'une sorte de vanité triomphante et mys-
térieuse.— Vois-tu, mon papa, s'écria-t-il avec orgueil, ton
jardin est beau maintenant, et c'est moi qui ai fait tout
cela!
Le jardin, ses belles cultures, ses fleurs si doubles, si
brillantes, la joie et la consolation de notre jeune couple,
tout était bouleversé, saccagé à tout jamais. La flore des
bois, des montagnes et des prairies, modestement parée de
ses corolles toujours simples, sans éclat, sans odeur, était
venue remplacer les magnifiques mais éphémères mons-
truosités que nous appelons fleurs doubles, variétés, etc.,
et que la main du jardinier n'obtient qu'à force de soins et
de travaux. La place des brillantes tulipes de Harlem avait
été usurpée par la tulipe jaune des bois ; les jacinthes de
Hollande avaient cédé la leur aux scilles des prairies; les
anémones et les renoncules aux mille couleurs étaient rem-
placées par le bouton d'or des prés et la renoncule acre ;
la camomille des champs s'était emparée des massifs où
s'élevaient naguère les tiges orgueilleuses des anthémis de
l'Inde; la bugle rampante, la bétoine aux fleurs bleues,
l'ortie aux piqûres brûlantes, le lierre terrestre et la bar-
ilane aux tètes hameçonnccs, s'étendaient à l'aise sur un
sol préparé avec le plus grand soin pour recevoir les graines
des plus précieuses plantes de l'Inde, de la Chine et du Ja-
pon ; en un mot, toutes les plantes si coûteuses, si brillantes,
si estimées des flores étrangères, avaient été impitoyable-
ment arrachées par l'enfant.
Vous peindre le désespoir et la fureur des parents de
Charles est impossible. Vainement l'enfant, prosterné à
leurs genoux, implorait le pardon; vainement il leur disait
qu'il n'avait arraché que les monstruosités, c'est-à-dire les
fleurs doubles; qu'il avait classé les autres selon une mé-
thode que l'observation de la nature lui avait inspirée, etc.
Tout fut inutile, et le lendemain le pauvre enfant fut cla-
quemuré chez magister Patridg, maître d'école du village.
Alors plus de promenades dans les bois, plus de papillons
à poursuiue, plus de rossignols ni de fauvettes à écouter
sous la feuillée. Le pauvre Charles devint triste comme son
rudiment et presque aussi stupide que son professeur.
Six mois après, magister Patridg vint déclarer au père et
à la mère qu'ils pouvaient retirer leur enfant de chez lui, et
que sa conscience professorale ne lui permettait pas de gar-
der plus longtemps dans sa classe un idiot dont il ne ferait
jamais rien. Il leur conseilla charitablement de lui faire
apprendre un état mécanique, et indiqua celui de cordon-
nier, comme le seul qui pouvait s'harmoniser avec la pau-
vreté de son intelligence. Les parents, persuadés par cet
homme, se désaffection nèrent entièrement et le placèrent
chez maître Ludger, cordonnier.
Charles ne montra pas plus d'aptitude à façonner un
soulier qu'à apprendre la philosophie scolastique, et, à
quinze ans, après avoir été roué de coups par son maître,
il fut mis honteusement à la porte. 11 n'osa pas retourner
chez ses parents qui déjà l'avaient chassé de chez eux, et,
sans argent comme sans espérance, ce qui est le pire, il
s'achemina vers Lunden et fut offrir ses services au doc-
teur Rothman, qui l'accueillit en qualité de domestique.
Le docteur aimait la botanique et s'occupait un peu
d'entomologie. Dans ses nombreuses excursions botani-
ques, il se faisait accompagner par le jeune Charles, qui
portait les filets à insectes, la boîte d'herborisation, un vo-
lume de la botanique de Tournefort, et le havresac dans
lequel étaient les petites provisions de bouche.
Un jour (et ici je prie le lecteur de jeter un coup d'œil
sur notre gravure), un jour, après une assez longue course,
le docteur, assis sous un frais ombrage, au bord d'une fon-
taine, se met à faire l'inventaire des minimes richesses vé-
gétales qu'il a ramassées pendant la promenade. Regardez-
le : il s'occupe minutieusement à étudier avec une loupe
les petits détails d'une fleur qui absorbe toute son atten-
tion. Certes, voilà un botaniste, mais c'est tout : la loupe
me fait deviner l'homme. Maintenant voyons Charles : la
fleurette qu'il tient dans sa main l'occupe sans doute, mais
une loupe lui serait bien inutile, à lui , car c'est dans le ciel
qu'il va chercher ses inspirations. La petite fleurette élève
son esprit jusqu'à Dieu, et c'est Dieu qui commence à lui
révélerles mystères de la création tout entière! Rothman
n'a plus de domestique, il vient de trouver un maître. Le
vieillard lève la tête ; il comprend ce que je viens de vous
dire, car tout le monde comprend le génie.
La scène se passe en Suède; aussi voyez comme Biard
a rappelé les souvenirs de ses voyages dans le Nord. Ce
n'est plus cet éternel ciel d'Italie, cette végétation chaude-
ment colorée que trop de peintres empruntent aux envi-
rons de Naples pour la transporter en Normandie ou en
Hollande ; c'est un paysage frais, un vert prononcé, en
un mot, la vérité du Dancmarck et de la Suède.
Rothman recommanda, non plus son domestique, mais
MUSEE DES FAMILLES.
253
son jeune ami au savant Slobœus, et tous deux lui procu-
rèrent les moyens d'acquérir de l'instruction. Lorsque
Charles se crut assez fort pour enseigner la botanique et
l'eutomologie, il fut à Upsal, où il vécut quelque temps dans
un état bien près de la misère. S'étant brouillé avec un
médecin puissant de cette ville, celui-ci (il fermer ses cours
et le força à quitter sa pairie. Longtemps il erra misérable
dans diverses parties de l'Europe, lorsque enfin, en Hol-
lande, Boerhaave le rencontra, le devina, et lui donna la
direction du jardin de Cliffort.
Pendant que tout ceci se passait, la misère aux dents
longues et creuses était venue frapper rudement à la porte
de la chaumière des parents de Charles, de ce pauvre idiot
qu'ils avaient complètement oublié depuis bien des années.
Il y avait alors à Stockholm un grand seigneur dont l'im-
mense réputation scientifique remplissait toute l'Europe.
Cet homme était chevalier de l'Étoile polaire, favori du roi
et de la reine de Suède, fondateur et premier président de
l'Université de Stockholm, professeur de l'Académie d'Up-
sal, membre des Académies de toutes les capitales de l'Eu-
rope, etc., etc., et, ce qui vaut mieux, le créateur et le ré-
formateur de toutes les branches de Ihistoire naturelle. Le
père de Charles sollicita une audience de ce grand seigneur,
et il ne le fit qu'en tremblant, car il savait, par la clameur
publique, que ce vaste génie avait une tache comme tous
les autres, et cette tache était une vanité excessive, pous-
sée jusqu'à la puérilité ; nonobstant cela, il fut admis de
suite en audience particulière. Quand il traversa les appar-
tements dorés du chevalier de l'Étoile polaire, son cœur
battait d'une manière étrange. Enfin deux huissiers l'an-
noncent; il entre et se trouve... dans les bras de l'idiot,
de l'enfant abandonné; dans les bras de son fils, de l'im-
mortel Charles Von Linné. Vous savez le reste si vous
avez du goût pour l'histoire naturelle.
BOITARD.
Salon de 1846. — La jeunesse de Linné. Tableau de M. Biard.
MERCURE DE FRANCE.
(du 10 AVRIL AU 10 MAI.)
Scjnce aonuelle des Académies. — M. Viennet, M. Arapo, etc. — Les nouveaux décorés. — Ibrahim Pacha. — Un mol de Son .\Urji«.
— Les courses de chcYaux. Les Théâtres. — Les Utru . La Uiie et (a siarûtre.
Voici pour les Académies la saison des
séances annuelles. Hier, l'Académie fran
sic , le sujet proposé , la Vapeur, n'ayant
, , inspiré dignement aucun lauréat, pas
çaise remettait à I8i7 le concours de poc- même M. Bignan, le lauréat perpétuel.
Puis M. Viennet oblonail son surccs ac-
coutumé avec les fables si mordantes dont
nos lecteurs connaissent les cclianlillons.
254
LECTURES DU SOIR.
Nous espérons bien puiser encore pro-
chainement, pour leur plaisir, dans le
poriefeuille de l'auteur. Demain, ce sera
M. Arago qui lira à l'Ac.idémiedes scien-
ces l'éloge de Monge. El ne croyez pas
que cette grave séance et ce grave dis-
cours endorment les auditeurs! M. Arago
est un de ces beaux diseurs qui ont le la-
lent de dorer les pilules scientifiques les
plus amères, et d'amnser les ignorants
eux-mêmes en leur communiquant les
trésors du savoir.
— On a remarqué aux séances académi-
ques beaucoup de poitrines constellées de
nouvellescroix d'honneur; quelques-unes
sont aussi tombées des mains littéraires de
M. de Salvandy sur la poésie, le roman
et la presse : on cite parmi les cheva-
liers du 1" mai MM. Léon Gozlan, Arsène
Iloussaye, Ilipp. Lucas , Francis Wey ,
Achille Jubinal, de Bazancourt, etc. Nous
applaudissons de grand cœur à cette ré- I
habilitation des jeunes lettres, si maltrai-
tées depuis quinze ans par les hommes
d'Etat; mais on nous permettra de citer
la réponse d'un historien-journaliste à qui
l'on demandait avec étonnemenl pourquoi
il n'était pas décoré : «La croix est fort
agréable, dit-il, mais elle impose une
grande privation. — Laquelle? — Celle de I
ne plus pouvoir regarder les décorés sans
rire.» — Les décorés s'en dédommagent, ;
reprit une femme d'esprit, en riant sous !
cape entre eux, comme les auguresde l'an-
cienne Rome.
— Nous ne nous étions pas trompé en
annonçant, il y a deux mois, la vive at-
tention qu'exciterait à Paris Ibrahim
Pacha. L'admiration que le vainqueur de
Nezib inspire à la capitale de la France
n'a d'égale que l'admiration que cette
grande ville lui inspire à lui-même. Rien
n'échappe ici à l'illustre fils de Méhémet,
et il ne peut à son tour échapper à per-
sonne. La cour, les monuments publics ,
les tribunaux , les Chambres, les théâ-
tres, l'Hippodrome, le Champ-de-Mars ,
l'ont vu successivement. Partout, il re-
cherche et reçoit de la meilleure grâce
du monde <les leçons de civilisation. Ce-
pendant celle qui l'attendait au Luxem-
bourg lui a semblé un peu rude. Il aper-
çoit, dans le Musée, le célèbre tableau de
M. Horace Vernet, le Massacre des Ma-
melucks.
— Que représente cette toile? demaode-
t-il à ses ciceroni.
— Les mamelucks... au Caire, répon-
dent ceux-ci, fort embarrassés.
— En effet, je reconnais leur brillant
costume. Et quel est cet homme à la fi-
gure sombre et terrible?
— C'est. . . c'est. .. le prince qui les fait.. .
massacrer ?
— Mon père!... s'écrie Ibrahim en
détournant la tète...
Puis, se calmant aussitôt, il ajoute
avec une merveilleuse présence d'esprit:
— Mon père ne ressemble plus à ce
portrait...
Cela voulait dire: — Mon père ne com-
mettrait plus aujourd'hui une telle action.
La suite du pacha comprit et ap|)laudit sa
noble pensée.
Le même jour, en effet, on venait d'ap-
prendre par les journaux d'Egypte que
Mehémel-Ali, ce conquérant qui a déci-
mé tant de populations par le bras même
de son fils, va donner à toutes les classes
de son empire la liberté et l'égalité de-
vant la loi, et faire reconstruire aux dé-
pens du trésor royal les habitations insa-
lubres des pauvres fellahs. Cela s'appelle
rendre leçon pour leçon aux gouverne-
ments civilisés. Combien les Etats d'Eu-
rope , et la France elle-même, n'auraient-
ils pas de villages et de cités à rebâtir,
pour donner aux paysans et aux ouvriers
un air pur et une vie saine !
— Voilà les vieilles maisons qui tombent
d'elles-mêmes, pour faire appel à ce pro-
grès , comme celle de la rue Mogador
qui s'est écroulée sur vingt locataires;
heureusement, au lieu de les broyer tous,
ainsi qu'on pouvait le craindre, elle s'est
contentée d'en écraser deux.
— En attendant qu'on ramène la race
humaine à sa force primitive, on s'occupe
activement d'améliorer la race chevaline.
Nous avons vu, depuis un mois, courir
tant de bêtes de toute sorte au Champ-
de-Mars et à la Croix-de-Berny, que nous
en sommes encore essoufflés pour ces
malheureux.
M. Alphonse Karr résume ces courses
par la phrase suivante, curieux spécimen
de la langue à la mode : « Il y a eu un
steeple-chase sur le derby du Champ-de-
Mars. Les gentkmen-riders, les membres
dujokey'sclub, et toute la fashion du sport,
étaient sur le turf, comme en un raout.
La plupart étaient revêtus de twines et
de leurs grooms, menant à la main les
race-horse. Les dandys, le siud-book i la
main, réglaient leurs paris, tandis que
les grooms se préparaient à la course
avec quelques verres de grog, àebrandy
et de bishop. Les puffs des journaux di-
sent qu'il était venu du monde de fort
loin, par \cs railsways et les steamers. »
Ce qu'il y a déplus clair dans cette
langue, c'est que les sportsmen parlent
français... comme des chevaux d'Angle-
terre.
Si encore les sportsmen n'amélioraient
pas les chevaux aux dépens des hommes!
Mais sur ces magnifiques bêtes, élevées
avec tant de soins dans des liaras splen-
didcs, rien de plus pileux à voir que ces
misérables jockeys, réduits à l'étal de
nains par des moyens honteux. On les
empêche de grandir et de grossir, comme
certaines espèces de chiens, en les gor-
geant de vinaigre ou de liqueurs fortes, en
les faisant transpirer des nuits entières
dan= dc.^ couvertures de laine, jusqu'à ce
qu'ils ne pèsent plus que 30 à 40 kilogr.,
poids moyen d'un jockey de course. Et il
y a des mères qui livrent leurs fils à un
lel supplice; et cela est encouragé et sub-
ventionné par les Chambres et par les
communes; et cela se fait publiquement
chez une nation chrétienne, où l'on ap-
pelle barbares les Indiens aplatissant la
tête de leurs enfants !
Il faut ajouter, à l'honneur des genlle-
men-riders, qu'ils ne se ménagent pas
plus que leurs jockeys. 11 y a deux ans ,
aux courses d'Avrancbes où les Anglais
viennent toujours et trouvent de meil-
leurs rivaux qu'à la Croix-de-Berny, M. de
Montécot, gentilhomme béricbon, arriva
sur l'hippodrome, boitant, soutenu par
un ami, avec une balafre sur la joue
droite, un emplâtre sur l'œil gauche:
c'étaient les fruits d'un très-récent steeple-
chase sérieux. Dans cet état de délabre-
ment, M. de Montécot se fit porter sur
son cheval, recommença à franchir les
haies et gagna le prix. Eh bien , ce même
sporstman vient de se surpasser encore
au Champ-de-Mars. Ecoutez un rappor-
teur expert :
Le signal est donné. M. le ducd'Albu-
féra commande la charge. Le Roi des Bo-
hémiens, monté par M. Lancosme-Brèves,
prend la corde et mène la course en bon-
dissant. Il semble que pour huit tours
les cavaliers vont ménager leurs bêles: il
n'en est rien: le trio équestre part à fond
de train. Peu à peu, M. de Lancosme-
Brèves dépasse ses rivaux. Le cavalier de
Grey Hercules, M. MédricdeBonéxic.line
moustache bretonne, se laisse distancer.
Les choses continuent ainsi, avec une ra-
pidité qui semble croître, et vers la moi-
tié du septième tour, un tiers de l'hippo-
drome sépare Grey Hercules du Roi des
Bohémiens. A ce moment, voici que Pot-
teen, montée par M. de Montécot, fait un
etforl et commence à gagner du terrain, et
au grand applaudissement du public, au
tournant de l'Ecole-Militaire, elle va dé-
passer son rival, lorsque tout à coup le
cheval butle et le cavalier va rouler dans
la poussière. Potteen, serrant de trop près
la corde, s'était pris la jambe dans un po-
teau.
Voilà donc le Roi des Bohémiens triom-
phant à l'aise: Grey Hercules est toujours
bien loin en arrière. Cependant au mo-
ment où il passe devant le but pour com-
mencer le dernier tour, M. de Lancos-
me-Brèves entend déjà tout près de lui
le galop et le souffle ardenl d'un cheval.
C'est Potteen, c'est M. de Monlécot. Le ca-
valier résolu s'est relevé, il s'est élancé
sur son cheval ; ils accourent tous deux
pleins de passion ; M. de Monlécot passe
devant les tribunes, tenant sesélriers à la
main et la figure tout ensanglanlt^.
Quel triomphe ! Sur toute la ligne des
bulles, l'émotion a couru avec un im-
mense hourra. Tous les cœurs étaient
pour l'énergique Berrichon ; mais voyez
le malheur ! du bout de l'horizon voici
poindre, avancer, arriver le fils de l'Ar-
morique sur son Hercule gris pommelé
et avec sa petite moustache castillane.
Potteen, qui a passé lé Roi des Bohémiens,
se voit alloinle par Grey Hercules. Une
lutte admirable s'engage dans le dernier
tournant; un frémissement s'élève de
tout le Champ-de-Mars. M. de Montécot
arrive aux tribunes, ses étriers toujours
à la main et le visage plein d e poussière
et de sang ; mais, vers le but, il est vaincu.
La Bretagne prend le pas sur le Berry!
Voilà les émotions qui entretiennent la
passion des courses, et qui font cette an-
née, comme l'année dernière, le succès
de l'Hippodrome. On y voit, du reste,
des écuyères fort lestes, sur des chevaux
Irès-fringaiits ; tout cela couvert d'ori-
pe^iux qui rappellent Tantiquité par leur
MUSEE DES FAMIM.ES.
255
vieillerie plutôt que par leur richesse ; —
mais loul cela courant, sautaiil, caraco-
lant avec un tel entrain et un tel pêle-
mêle, que les spectateurs éblouis par
l'ensemble n'ont pas le temps de remar-
quer la pauv.eté des détails.
— L'Hippodrome n'absorbe pas tellement
la foule qu'il n'en reste un peu pour les
autres théâtres de Paris. Les dernières
représentalionsde M"* Rachel remplissent
encore la Comédie-Française, qui se con-
solera du départ de l'illustre tragédienne
en comptant les 100,000 Tr. de dommages-
intéréLs de M"« Plessy. Celle-ci se conso-
lera à son tour avec quelque cadeau de
l'empereur ou de l'impératrice de Russie,
et iors(|ue la jolie transfuge nous revien-
dra, elle sera reçue à bras ouverts, et loul
sera pardonné.
— M"' Sioltz est rentrée en triomphe au
Grand-Opéra. Parmi les bouquets qui ont
salué le retour de la Favorite, celui du
marquis d'A... était tellement gros qu'il
s'est arrêté à moitié chemin, et qu'avant
d'arriver aux pieds de la cantatrice, il a
coiffé au passage une vingtaine de têtes
du parterre et de l'orchestre. M"« Sloliz
revient d'autant plus triomphante qu'elle
apporte la promesse formelle d'un opéra
de Rossini. Ce que sollicitaient en vain
depuis quinze ans tous les rois et tous les
directeurs de théâtres, un sourire de
femme l'a obtenu. La première représen-
tation de cet opéra sera une solennité sans
exemple à l'Académie Royale de Musique.
Elle se terminera, dit-on, par l'inaugu-
ration d'une magnifique statue de Rossini,
en marbre italien, que M. le ministre de
l'intérieur donne à noire théâtre lyrique,
et qui se dressera sous le péristyle, der-
rière le contrôle, comme la statue de Vol-
taire au Théâtre-Français.
— Le vent souffle à la féerie sur toute la
ligne du boulevard : féerie au Cirque,
féerie à la Gaîté, féerie à l' Ambigu-Co-
mique, féerie à la Porte-Sainl-Mariin, en
attendant les féeries du théâtre Montpen-
sier. Ici toutefois les poêles auront le pas
sur les machinistes et en profileront lar-
gement, témoin le drame d'ouverture,
JUonte Christo, qui aura dix actes en vingt
ou trente tableaux et dont la représenta-
tion prendra deux soirées. Pendez-vous,
monsieur Dumas! celte invention n'est
pas de vous. Cela se fait en Espagne de-
puis deux ou trois cents ans, et nous pour-
rions citer des tragédies bretonnes qui
durent toute une semaine dans les fêtes
religieuses de Quimper ou de Lannioo.
C'est le cas de répéter : « Rien de nou-
veau sous le soleil. >
— Parlez-nous des enfants pour trouver
tout nouveau et tout beau. Il faut voir par
exemple les petits spectateurs du Théâtre
Comte se pâmer d'aise en écoutant Ma-
dame de Genlis ou les Deux Rousseau, les
Enfants jaloux, le Sourd, etc. M. Comte
est, certes, le plus heureux impressario
du monde; il est vrai qu'il n'est pas le
moins habile, et qu'il sait payer de sa
personnes l'occasion. Quand le drame ou
le vaudeville languissent, la fantasmagorie
ne manque jamais ses effets. Aussi la salle
enfantine est-elle toujours remplie du par-
terre au cintre.
— Le bruit des concerts pi pire lente-
ment. Deux toutes jeunes (illes viennent
de s'y distinguer entre cent rivales :
M"' de Lamorlière et M"' Martin. M"« de
Lamorlièrc a son instrument dans son go-
sier, et cet instrument a fait tant de pro-
grès qu'on va bientôt l'entendre au Grand-
Opéra. Nous lui souhaitons l'éclatant
succès qu'elle vient d'obtenir chez Hertz
dans la Velteda. de M. Jean Michaëli.
M"' Martin n'a pas été moins applaudie
à son concert qu'à ses soirées musicales,
el c'était vraiment justice. L'ingrat cla-
vier du piano devient tour à tour sous les
doigts magiques de M"' Marlin un violon
plaintif, un orgue foudroyant, une voix
perlée, un orchestre complet.
— Nous avons entendu encore une jeune
voix très-remarquable à l'ancienne insti-
tution Daubrée, si dignement tenue au-
jourd'hui par M"« Lemaire. On lirait une
loterie pour les pauvres; M"* Hugo a
charmé le brillant auditoire par des notes
d'une exquise pureté et par une méthode
réellement magistrale.
—Tout le monde connaît l'encyclopédie
populaire imprimée sous le litre de.Wa-
nuels Roret. Cette encyclopédie si utile
vient de s'enrichir d'un Traité complet
d'architecture religieuse, par M. J. P.
Schmit, ancien chef de division au minis-
tère des cultes, inspecteur des monuments
religieux, etmembre du Comité historique
des arts et monuments. C'est dire assez
que M. Schmit est un homme d'expérien-
ce, et son livre le prouve encore mieux
que ses titres. Il a pour but d'éclairer
l'ignorance et d'arrêter le vandalisme des
démolisseurs qui sacrifient le passé au
présent, la pierre au moellon, l'art au
métier, le pittoresque à l'alignement.
Sans doute, dit l'auteur, il faut élargir
nos rues étroites et redresser nos routes
tortueuses, mais on peut le faire sans
abattre les monuments qui font le juste
orgueil de notre pays. Lorsqu'un aligne-
ment rencontre un édifice religieux ou
historique sur son chemin, il faut que ce
soit l'alignement qui cède et non le mo-
nument; il faut que celui-ci serve de
jalon, dût la rue ou la route tourner à
l'enlour. Un édifice forme toujours un
point de vue pittoresque au bout d'une
longue avenue... Et le livre entier vient à
l'appui de cette noble proposition, en en-
seignant dans tous ses détails l'art de bâ-
tir et partant deconserver les monuments
religieux. M. Schmit joint l'exemple au
précepte, el le crayon à la plume, dans
un allas dé dessins où ses leçons parlent
clairement aux yeux les plus ignorants
et les plus rebelles. — Qu'il soit loué el
béni d'avance pour toutes les églises et
toutes les chapelles que son courageux et
docte manuel sauvera de la destruction !
— Voici encore un intrépide champion des
monuments historiques! C'est M. Achille
Jubinal, membre de la Société royale des
antiquaires de France, el révélateur de
ces Anciennes tapisseries historiées, qui
amusaient naguère, en les instruisant, les
lecteurs du Musée des Familles. Celte fois,
dans un in-folio d'un luxe royal, édité par
M. Didron, M. Jubinal reproduit el ex-
plique les merveilles de la Armeria reai.
Musée d'artillerie de Madrid Ce Musée
est sans contredit un des plus riches et
des plus vastes de l'Europe. On y voit un
grand nombre de bouclier», dont pres-jue
tous les ornements sont en gravure el en
ciselure, ainsi qu'un grand nombre d'é-
pt-es, parmi lesquelles se font remarquer
celles qu'on prétend avoir appartenu à
Pelage, au Cid, à Bernard del Carpio, à
Roland, à Gonzalve de Cordoue, à Pizarre,
à Corlez, à Ferdinand le Catholique, à
Charles-Quint, à François I''. La plupart
ont des poignées et des fourreaux enri-
chis d'or, d'argent, d'émaux, de pierres
précieuses, et portent le chiffre ou le nom
de leur premier possesseur. Tel est le ma-
gnifique présent que M. Jubinal offre aux
peintres cl aux historiens français, com-
me à tous les amateurs des beaux livres el
des belles gravures ! Celles de la Armeria
real sont vraiment dignes du sujet. Elles
sont gravées sur acier, sur pierre el sur
bois, d'après les dessins de Gaspard Sensi
et de Victor Sansonnetti, ancien élève
de M. Ingres.
— Nos lecteurs se souviennent de la
charmante légende du Drak , publiée
dans le Musée de novembre dernier, par
M. Siméon Péconlal. Eh bien! ce n'était
là qu'une perle du riche collier que l'au-
teur livre aujourd'hui tout entier au pu-
blic, sous l'heureux titre de Ballades et
Légendes. Ce recueil enrichit notre langue
de trésors inconnus, et mérite un succès
populaire.
Jugez-en par la légende suivante. Avec
les poètes comme M. Pécontal, l'éloge le
plus sûr est la citation. P.-C.
LA MÈRE ET LA MARATRE.
LÉGENDE DANOISE.
L
Dans une île lointaine,
Voyageant vers le soir,
Au bord d'une fontaine
Dyring alla s'asseoir.
Près de l'eau qui, ruisselle
Christel vint reposer;
Dyring la trouva belle,
Il voulut l'épouser.
Ensemble, en un village.
Ils vécurent sept ans,
Et de leur mariage
Ils eurent sept enfants.
Mais las! la mort jalouse
Entra dans la maison ,
Et moissonna l'épouse
En sa jeune saison.
U.
Dans une île lointaine.
Voyageant vers le soir,
Au bord d'une fontaine
Dyring alla s'asseoir.
Près de l'eau qui ruisselle
Brunhil vint reposer;
Dyring la trouva belle,
Il voulut l'épouser.
Elle devint sa femme;
Mais Bruuhil par malheur
Était bien grande dame ,
Avait bien mauvais cœur.
^jB
LECTURES DU SOIR.
Quand elle entra, hautaine,
Sous le toit de l'époux ,
Les sept enfants en peine
Priaient à deux geuoux.
Ils priaient devant l'âlre,
Pleurant, c'était piiié!
La méchante maritre
Les repoussa du pied.
Et d'une voix cruelle
Leur refusant du paiu :
Plus d'une fois, dit-elle,
Vous aurez soif et faim.
Puis elle leur relire
Les coussins bleus du lit :
— La paille peut suffire,
L'édredon amollit.
Et de leur réduit sombre
Éteignant le Qambeau :
— Vous resterez dans l'ombre
Comme dans un tombeau.
Et les enfants en larmes
Priaient bien tard , la nuit,
Pleins de vagues alarmes,
Tremblant au moindre bruit.
Ils appelaient leur mère.
Elle se réveilla ,
Et de leurs pleurs, sous terre
Tout son corps se mouilla !
— Dieu! quand leur voix m'appelle
Au séjour des vivants.
Que ne puis-je, dit-ello.
Aller voir mes enfants!
Ce cri perçant de mère
Dans le ciel s'entendit ,
Et le bon Dieu le Père
A ces vœux répondit :
— Pars à la nuit tombante,
Va , mais sois de retour
Avant que le coq clianlc
Pour le lever du jour.
Alors la bonne mère,
Ne perdant pas de temps.
Franchit le cimetière ,
Chemine à travers champ?.
Elle arrive au village.
S'en va le long des murs ;
Elle a bien du courage.
Mais ses pas sont peu sûrs ;
Ses jambes sont peu fortes;
Elle craint d'avancer :
Les chiens hurlent aux portes
En l'entendant passer.
Au seuil de sa demeure,
Grâce à Dieu , la voilà.
Son aînée, à celle heure,
Triste et seule, était là.
— Que fais-tu là, ma fille,
Les yeux rouges de pleurs?
Comment va ma famille.
Tes frères et tes sœurs?
— Vous êtes grande et belle ,
Ma mère avait vos traits ;
Mais vous n'êtes pas elle.
Je vous reconnaîtrais.
Elle était rose et blanche,
On l'aimail tout d'abord,
Et vous, votre front penche,
Pâle comme la mort.
— Et comment, ma colombe,
Aurais-je un teint rosé?
Si longtemps dans la tombe,
Hélas! j'ai reposé!
Elle entre dans la chambre
Où pleuraient les enfants.
Sur la paille, en décembre.
L'un sur l'autre gisants.
A leurs cris son cœur saigne ;
Elle s'approche d'eux ;
Elle en prend un, le |)eigne,
Lui tresse les cheveux;
De l'autre avec tendresse
Elle sèche les pleurs ,
Parle à tous, les caresse ,
Apaise leurs douleurs.
Et puis, appelant Claire :
— Claire, ma chère enfant.
Va-t'en dire à ton père
De venir à l'instant.
Quand il parut , la mère :
— Je l'ai laissé du paiu,
Dit-elle avec colère.
Et mes enfants ont faim.
On les bat , on les raille ;
Ils ne peuvent dormir.
Et sur des lits de paille
Ils ne font que gémir.
Ah! lorsque la nuit tombe ,
S'il me faut chaque soir,
Dyring , quitter ma tombe
Pour remplir ion devoir.
Et si Brunhil , ta femme.
Pour mes fils sans pitié.
Des soins que je réclame
Ne prend pas la moitié;
Eh bien ! quand viendra l'heure
De me séparer d'eux ,
Dans ma sombre demeure
Vous me suivrez tous deux !
La marâtre frissonne
A ces mots menaçants,
Etdit : Je serai bonne ,
Christel , pour tes enfants.
Eldepulscejour-li, quand Dyring et sa f. mme
Eiitendaienlvers le soirlesal>oieineDlidu chien.
Au foyer dos enTanls ils ranimaient la flaaime,
Cherchant avccolTroi s'ilneleur manquaitrien:
Et quand le chien hurlait plus fort devani la porte
Is se sauvaient de peur de voir entrer la morte.
Ah, scélérat ! ah, coureur : je vais le déflgurer, | uisqne
tu abuses de ton physique.
l°D profond penseur, rédacteur en chif du Journal
['Eclaireur.
Imjirimrrir 'te I1en>> vn; et (>, rue i emorrior. ït. Dalignolles.
IX.
MUSÉE DES FAMIM.ES.
257
SIMPLE VOYAGE EN ITALIE
(I)
Vue du Col'sée.
VIII. ROME. LE VATICAN. TABLEAUX. ENVIRONS DE ROME.
Nous quitterons à présent les antiquités pour jeter un
coup d'oeil sur Rome et sur Saint-Pierre, du haut de la
promenade qui s'étend de l'Académie de France, ci-devant
villa Médicis. Rien n'est comparable à la perspective
dont on jouit des bords de la fontaine qui s'élève devant
l'Académie. Les chênes verts sous lesquels on se trouve
placé forment comme une haute fenêtre carrée qui sert
de cadre au dôme que l'on aperçoit dans le lointain : on
se croirait dans un paysage de l'Albane, si l'écho sonore
des gouttes d'eau de la fontaine ne rappelait de temps à
autre le sentiment de la réalité.
Mais, tout délicieux qu'ils soient, ces détails sont bien
minces, si l'on songe que nous n'avons pas encore visité
l'église Saint-Pierre, qui efface, nous pouvons le dire sans
exagération, tout ce que nous avons vu jusqu'à présent en
fait d'églises et de palais. Mais, quelle que soit la gran-
(i) Voir les noméros de férrier el d'avril 1845.
JUIN 1846.
deur de l'édifice, on ne sent pas d'abord tout ce qu'il a
d'imposant et de gigantesque ; la plupart des voyageurs
se seraient crus, en entrant, plus éblouis, plus frappés,
plus accablés qu'ils ne le sont réellement ; ce n'est qu'en
avançant par degrés et s'emparant, pour ainsi dire, des
détails et de l'ensemble de cette reine des mélropoles,
qu'on sent ses impressions monter et grandir, et qu'on ar-
rive enfin à saisir par l'àme et les yeux toute l'étendue el
la beauté de ce chef-d'œuvre des âges modernes.
Nous ne ferons pas comme certains voyageurs, amis des
chiffres, qui inscrivent scrupuleusement sur leurs tablettes
les mesures exactes de la façade, des colonnes et du vais-
seau ; nous dirons seulement, pour donner quelque idée
des proportions, que les figures placées sur la balustrade
supérieure, et qui, vues d'en bas, paraissent de grandeur
naturelle, ont dix-sept pieds de hauteur, et que le balcon
d'où le pape envoie sa bénédiction au peuple est d'une élé-
vation telle, qu'il est fort difficile de distinguer les traits
du souverain pontife. Quant au vestibule, on n'en saurait
donner une meilleure idée, qu'en rappelant ce trait bien
— 33 — TREIZIÈME VOLUME.
258
LECTURES DU SOIB.
■Miiiiiii— 1-1 -m
connu d'un Anglais, qui, étant venu passer huit jours à
Rome avec l'intention de voir tout ce que cette ville ren-
ferme de remarquable, envoya à un de ses amis une
description de Saint-Pierre, d'où il résultait évidemment
qu'il s'imaginait avoir vu l'église tout entière, tandis qu'il
n'avait pas été au delà du vestibule.
Mais nous avons beaucoup de chemin à faire pour tra-
verser la nef et arriver au tombeau de saint Pierre, autour
duquel brillent toutes ces petites lampes qui, dit-on, ne
s'éteignent jamais, entourées d'une grille dorée et d'un
lit de fleurs que la piété des fidèles a le soin de renouveler
sans cesse. Au-dessus de ce tombeau s'élève le dôme
merveilleux construit par Michel-Ange, œuvre sublime
qui fait ressortir le mauvais goût du dais et des quatre co-
lonnes torses du maitre-autel, ouvTage de Bernini, artiste
plein de hardiesse et de mouvement, mais qui est sou^
vent bien éloigné de la noblesse et de la simplicité des
beaux temps de la sculpture. Mais une Transfiguration,
de Raphaël, en mosaïque, d'un travail accompli, et un
groupe en marbre, de Michel-Ange, représentant Marie
tenant sur ses genoux le corps de Jésus-Christ, nous ra-
mènent bientôt dans les régions du sublime.
Nous ne nous attacherons pas seulement aux beautés
de l'enceinte, nous jouirons aussi du spectacle unique que
la place déploie à l'extérieur, et où l'on remarque cette
célèbre colonnade au-dessus de tous les éloges ; et, près
d'un obélisque magnifique, deux fontaines que Ion peut
appeler deux feux d'artifice d'eau, qui jouent toute l'an-
née, jour et nuit sans interruption. Les fontaines, pour le
dire en passant, sont une des plus belles parties de Rome.
On en rencontre presque à chaque pas, et il en est qui
semblent envoyer en l'air des fleuves entiers ; on cite sur-
tout celle de la place Navone, qui est en effet le modèle de
ce que l'architecture peut réaliser d'enchanteur quand elle
emprunte les prestiges de l'eau pour seconder les res-
sources de son art.
Au milieu des objets sans nombre qui nous appellent
et nous sollicitent à la fois, il nous faut traiter presque
comme un édifice ordinaire ce fameux Panthéon, qui se
fait surtout reconnaître pour un monument de la haute
antiquité romaine à son vestibule composé de seize colonnes
magnifiques. Quand on entre daps l'intérieur, on est d'a-
bord frappé de l'effet grandiose de cette simple voùle cir-
culaire : les marbres les plus riches couvrent les murs.
Mais nous ne saurions nous permettre le détail des objets
d'art qu'on y a rassemblés, sous peine de ne pouvoir rien
dire du Vatican, qui nous attend et est peut-être en droit
déjà de s'étonner de nos lenteurs.
Un jeune Allemand, qui allait faire la visite à laquelle nous
nous préparons, demanda assez naïvement à ses compa-
gnons ce qu'ils iraient voir après avoir tout vu dans le
Vatican. Il ne put revenir de son étonnement quand on
lui eut fait comprendre que, dùt-il rester une année à
Rome, et consacrer cette année entière au Vatican, il lui
serait difficile de tout voir dans ce palais, qui contient
onze mille salles et chambres, et où l'on admire les cha-
pelles Sixtine et Pauline de Michel-Ange ; les loges et les
salles de Raphaël; la bibliothèque, la galerie de tableaux,
plusieurs milliers de statues et de bas-reliefs dans le Musée
des antiques, et une foule d'autres objets trop longs à énu-
mérer. Bien que nous ayons confessé d'avance avoir fort peu
de temps à donner à cette visite comme à tant d'autres,
que Dieu nous préserve pourtant d'avoir aflaire à quel-
ques-uns de ces ciceroni officieux et incommodes, qui
s'engagent à vous faire voir en huit jours tout ce que Rome
et ses environs offrent de plus remarquable ; qui vous font
visiter, le même jour et d'une seule traite, le château
Saint-Ange, l'église Saint-Pierre, avec ses chapelles, ses
dômes et sa croix ; le Vatican tout entier, avec ses milliers
de chambres salles et galeries; de là vous traînent au
monte Mario, situé à une lieue de Rome, pour voir la villa
Milliniei la villa Madonna. Nous nous garderons bien de
visiter le Vatican de la sorte, et nous préférons de beau-
coup omettre ou négliger une infinité de choses, plutôt
que de ne pas contempler à loisir, et suivant les lois ordi-
naires de la jouissance et de la sensation, celles que nous
aurons la faculté de contempler.
Notre première promenade sera consacrée aux loges du
Vatican. L'avis général de tous les artistes et des amis de
ta peinture les plus éclairés est que, pour connaître Ra-
phaël, il ne suffit pas d'avoir vu ses tableaux épars dans les
Musées de Paris, de Vienne, de Dresde ou des autres villes
d'Italie, il faut surtout avoir admiré ses peintures à fresque
des salles du Vatican. Les sujets de ces fresques ont été si
souvent reproduits par la gravure, que nous n'avons rien
à en dire, et qu'il nous suffit de rappeler V Assemblée dfs
Pères de l'Église, premier ouvrage exécuté au Vatican
par Raphaël, avec une supériorité telle, que le pape Jules II
donna l'ordre d'enlever aussitôt tous les tableaux qui
avaient été composés par Pérugin, Signorelli, Brumante,
de Milan, etc.; puis le Parnasse, autre chef-d'œuvre où
l'on voit Apollon représenté tenant un violon à la main,
et tant d'autres compositions immortelles, dont une seule
ferait la gloire d'un musée et d'une ville.
Après avoir traversé une grsnde partie de la galerie,
nous rencontrons la Transfiguration, de Raphaël, et nous
soupirons de regret et d'admiration en songeant que, pen-
dant plusieurs années, cette toile sublime a été parisienne,
ainsi, du reste, que la plupart des chefs-d'œuvre placés
dans les six pièces qui composent la galerie du Vatican.
C'est même au voyage qu'ils ont fait à Paris que ces ta-
bleaux doivent d'être ainsi réunis, et de ne pas être re-
tournés dans l'obscurité de leurs églises et de leurs cha-
pelles.
Mais où nous arrêterions-nous, s'il fallait indiquer seule-
ment les richesses des autres galeries de Rome? Celle du
palais Borghèse, entre autres, où l'on trouve de 17 à 1800
tableaux originaux des premiers maîtres; celle du palais
Farni'se, qui est considéré comme le plus beau palais de
Rome et qui fut construit par Sangallo, Michel-.\nge et
Jacques de La Porte? Ce magnifique édifice est orné d'un
vestibule qui se compose de douze colonnes doriques de
granit égyptien; les Carrache, les Dominiquin ont semé à
profusion les trésors de leurs pinceaux sur les murs des
appartements supérieurs.
Le président de Brosses, dans une de ses lettres sur
Rome, qu'il adresse à son ami, M. de Quintin, s'écrie :
€ Vous êtes né coiffé, monsieur l'amateur de peintures ;
vous allez avoir encore du Raphaël, et du plu^ exquis.
Pour celui-ci, ce sont mes amours particulières, mieux
que le Vatican, mieux que Montorio : je veux parler du
petit Farnèse de la Longara, où se trouvent les deux sa-
lons de la Psyché et de la Galalhéc... »
Et à ce propos, le président, que nous sommes obligé
d'abréger, car il est souvent quelque peu verbeux dans ses
histoires, raconte que Raphaël ayant commencé par le
salon de la Galalhcc, qui est celui du fond, où il a peint
le plafond et la frise en aral>esques et en jeux d'enfant.-s,
jeta Rome tout entière dans l'enchantement par cette seu'o
frise. Michel-Ange la vint voir en son absence; il ne dit
mot, et ayant trouvé du noir sur une palette, en uqe dou-
zaine de coups de pinceau, il barbouilla sur la muraille.
MUSÉE DES FAMILLES
259
a chiar oscuro, une tête démesurée d'un gros jeune homme
tout réjoui, puis s'en alla. Ilaphaël, apercevant à son re-
tour cette tête raonslrueuse, s'écria : — Michel-Ange est
venu ici; qu'est-ce donc qu'il a dit? — Rien du tout, lui
répliquèrent ses élèves ; il a fait cette tête, puis s'en est
allé. — J'entends, dit Haphaél; il a raison, mes figures
sont trop petites ; il faut me rectifier à cet égard dans le
reste de l'ouvrage. Et là-dessus, il se mit à repeindre les
murs du salon, en ayant soin d'interrompre son sujet à
l'endroit de la tèle noire, sans y toucher; si bien qu'elle y
est encore, et qu'on est fort étonné de l'effet ridicule que
fait là ce gros visage disparate, mais, du reste, admirable-
ment bien fait.
Le Triomphe de Galathée se promenant sur les ondes
est un morceau sans prix, que quelques connaisseurs re-
gardent comme le plus bel ouvrage qui soit sorti des
mains de Raphaël. L'histoire de Psyché, non moins admi^^
rable, qui est représentée en dix ou douze pièces, est con-
sidérée, avec la Transfiguration, comme le dernier tableau
que Raphaël ait exécuté. On ne sait si ce fut dans ce pa-
lais que l'artiste mourut, ou dans la maison que l'on
montre rue des Coronari, près du pont Saint-Ange; mais
on sait que, peu de temps avant sa mort, le cardinal Bib-
bieno lui proposait en mariage sa nièce et son héritière :
le pape le voulait faire cardinal. Ainsi, on eût vu un car-
dinal enlever peut-être des mains de Raphaël ces pinceaux
et cette palette que la mort est venue si brusquement lui
arracher. Lequel est le plus triste et le plus regrettable, de
voir un grand artiste succomber au faite de sa gloire et
dans la plénitude de ses triomphes, ou bien de le voir re-
noncer, de son plein gré et en échange d'honneurs péris-
sables, à la culture de son art et aux nouveaux chefs-
d'œuvre que son génie était encore à même d'enfanter?
Ces noms de Raphaël et de Michel-Ange nous condui-
raient loin, si nous voulions rappeler tout ce qui s'y rat-
tache : la seule description de la chapelle Sixtine mériterait
tout un volume. Les églises Saint-Jean, Saint-Paul, Sainte-
Marie-Majeure, celle de Saint-Pierre-aux-Liens , où se
trouvent le tombeau de Jules 11 et la célèbre statue de Moïse,
par Michel-Ange, méritent tour à tour de nous attirer par
les singularités de l'architecture, ou par les chefs-d'œuvre
du Dominiquin, du Guide ou des Carrache qui les déco-
rent intérieurement.
Mais si nous sortions de la ville pour visiter les envi-
rons en détail et noter tout ce qu'ils offrent de curieux,
c'est alors surtout que nous pourrions dire que notre voyage
ne finirait jamais. Toutefois, nous ne résisterons pas au
plaisir de goûter les perspectives admirables dont on
jouit de Tivoli et de Frascati, bien qu'on y ait partout sous
les yeux cette campagne de Rome, toujours un peu vide
et même désolée, et qui ne convient guère qu'aux âmes
mélancoliques. Mais la ville de Rome, que l'on aper-
çoit dans le lointain, égayé le paysage et forme un digne
horizon au tableau que l'on a sous les yeux. Les jardins
de Frascati, si vastes, si bien plantés, nous délasseront
des impressions vastes et grandioses que nous a causées
la vue de tant d'édifices.
Le Belvédère et le parc Ludovisi sont deux montagnes
découpées en terrasses, couvertes de verdure, de grottes
et de superbes cascades. Quoi de plus enchanteur que
le grand jet-d'eau du Belvédère, qui s'élance avec un
bruit effroyable d'eau et d'air entremêlés ensemble, et la
colline du Belvédère elle-même, taillée à trois étages, ornée
de grottes et de façades en architecture rustique, garnies
de cascades d'eau jaillissante? La cascade de Ludovisi,
surmontée d'une plate - foîTse avec un vaste bassin en
gerbe, est encore plus belle que celle du Belvédère. On
admire, sur le pied de la colline, un très-beau morceau
d'architecture de Jacrpies de La Porte. Les avenues d'en
bas sont garnies d'orangers et de palissades de lauriers,
de terrasses en gradins, de balustrades chargées de vases
pleins de myrtes et de grenadiers.
Que de choses il nous reste à visiter encore à l'inté-
rieur ou dans les environs de Rome ! Et l'ancien Tibur,
cette maison de campagne d'Horace, autour de laquelle on
croit voir le dieu des bois, de retour d'Arcadie, courir
de son pied de chèvre pour gagner son gite ; et celte chute
de l'Anio, si pittoresque et si agréable ; et, sur le pen-
chant du mont Esquilin, tant de ruines vantées; cette co-
lonne du temple de la Paix, au sommet de laquelle est
une statue de la Vierge, morceau d'antiquité vraiment
sublime ; et cet obélisque de granit, tiré du tombeau
d'Auguste, et que Fontana fit placer sur cette colline; et
cette statue exquise de sainte Bibiane, faite par le Bernin,
qui suffît pour nous réconcilier avec le talent de cet
artiste, si souvent admirable malgré ses défauts!
Et pourtant, bien que nous n'ayons, pour ainsi dire,
qu'un faible aperçu des magnificences et des curiosités de
Rome, l'heure du départ a sonné pour nous; la nature
de notre voyage ne nous permet pas un plus long sé-
jour; il nous faut donc aller donner un dernier coup d'œil
à Saint-Pierre, au Vatican, au Panthéon, au Colisée, à la
rue du Cours, à la place d'Espagne, à tout ce que nous
avons admiré et que nous ne devons plus revoir peut-être.
Est-ce là visiter Rome ? nous diront certaines personnes ;
pouvons-nous, après ce pèlerinage incohérent et rapide,
nous vanter de connaître à fond cette ville que l'on n'a ja-
mais assez vue? Non sans doute; mais nous pouvons,
sans trop de vanité, nous figurer que nous en savons assez
déjà pour avoir le vif désir d'y retourner bientôt. Pour vi-
siter Rome, il faut, dit-on, une année entière. Soit; mais
on peut dire aussi qu'il est permis de la visiter en moins
de temps. Le vif et spirituel Stendhal, qui a fini par écrire
sur Rome un ouvrage si curieux et si intéressant, nous a
avoué à nous-même n'avoir séjourné, à son premier voyage
dans celte ville, que trente-six heures. Mais il est juste
d'ajouter aussi que, dans la suite, il y était retourné plu-
sieurs fois, et avait même fini par y passer près de trente
années de sa vie.
IX. — LES BRIGANDS. NAPLES. CHUJA. POMPÉÏ. TOMBEAU DE
VIRGILE. CRIS DE NAPLES. BAÏA. LE VÉSUVE. THÉÂTRES.
A présent, chers lecteurs, veillons bien sur nous, sur
notre suite, nos bagages, noire portefeuille et même sur nos
personnes. La route qui doit nous conduire de Rome à
Naples est, dit-on, la terre classique des brigands, des
vols à main armée, des expéditions nocturnes.
Du reste, les voyageurs ne sont pas absolument d'ac-
cord sur le compte des brigands d'Italie; les uns croient
pieusement à leur existence, et ne doutent pas qu'en tra-
versant les Étals du pape ou le royaume de Naples ils ne
soient destinés à faire quelques-unes de ces rencontres
peu rassurantes ; heureux s'ils en sont quittes pour payer
leur tribut à ces malfaiteurs qui leur apparaissent dans la
personne de chaque voiturin ou de chaque piéton que le
hasard amène sur leur passage! D'autres, au contraire,
sont, sur ce chapilre-Ià, d'une incrédulité complète; ils
prétendent que la race des brigands romains ou cala-
brais est détruite depuis longtemps, et qu'on ne voit plus
que dans les romances et les nouvelles de ces individus en
culotte courte de drap bleu, un manteau de drap brun jeté
260
LECTURES DU SOIR.
sur l'épaule, au chapeau de feutre roux, pointu, orné de
rubans de couleur fauve, ceinture de cuir, carabine sur
l'épaule, pistolets, poignard autour des reins, etc....
Cependant, s'il est vrai que les brigands italiens ne
soient qu'une espèce purement fabuleuse, comment s'ex-
pliquer la réalité de tant de personnages qui ont acquis
un renom malheureusement trop célèbre : Maïno, d'A-
lexandrie, entre autres, qui se faisait appeler Vempereur
des Alpes, et signait de ce titre les proclamations qu'il fai-
sait afficher sur la route; — Parelia, qui fut poursuivi
pendant trois années par les soldats français, et ne suc-
comba que par suite de la trahison d'un de ses domesti-
ques;— et le célèbre Giuseppe Mastrilli, qui ne dut son
salut, en 1789, qu'à son étrange ressemblance avec le duc
de Calabre, ce qui lui fit éviter la mort au moment oli il
allait être attaché au gibet ; — et ce Fra-Diavolo, devenu
depuis un héros d'opéra-comique, mais qui, en 1806, jetait
l'épouvante sur toute la côte de la Méditerranée, ex-moine,
ex-galérien, toujours couvert d'amulettes et armé de poi-
gnards ; — et enfin le trop fameux Gasparoni , dont la
bande se composait de deux cents hommes, qui a commis
jusqu'à cent quarante-trois assassinats, enlevé des cou-
vents de filles d'un seul coup, dévot de même que Fra-
Diavolo, observant strictement toutes les formes extérieures
de la religion, se gardant bien de commettre un vol ou
un meurtre un vendredi, gardant fidèlement lejeiîne, et
allant scrupuleusement à confesse une ou deux fois par
mois?
Certes, voilà des personnages devenus historiques dans
les fastes du brigandage italien, et dont on ne niera pas
l'existence. Mais, pour accorder les deux opinions qui
nient ou affirment la réalité des malfaiteurs à main armée
dans les environs de Naples, nous dirons que si les bri-
gands ne sont pas entièrement détruits dans ce pays, leur
nombre est du moins fort diminué, et la preuve, c'est que,
sans avoir pris d'escorte ni de précautions d'aucun genre,
nous avons pu nous rendre de Rome à Naples sans avoir
fait aucune rencontre alarmante.
Mais SI nous avons, dans nos excursions précédentes,
exprimé de justes regrets sur la rapidité avec laquelle il
nous a fallu franchir certaines distances, ces regrets ne
nous suivront pas sur la route de Naples. A l'exception de
la voie Appienne, l'un des plus beaux monuments de
l'antiquité, et qui a le privilège de joindre à l'utilité la ma-
jesté et la grandeur, nous ne trouverons guère sur notre
chemin de points qui méritent de nous arrêter. Nous n'avons
rien à dire de Velletri, si ce n'est qu'on est frappé de la
beauté et même de la majesté de la plupart des femmes
qu'on y rencontre. A Terracine, le seul endroit un peu re-
marquable est une auberge d'une apparence très-noble,
et infiniment mieux tenue que ne le sont généralement les
auberges de passage eu Italie. La route jusqu'à Capoue
est assez triste et uniforme, et les louanges que mérite
l'hôtel de Terracine ne sauraient s'appliquer aux auberges
de cette dernière ville. Il faut même reconnaître que si
les soldats d'Annibal avaient fait dans cette ville, jadis
si célèbre par ses délices, d'aussi méchants repas que
ceux que l'on sert aux voyageurs, ils ne s'y seraient pas
autant amollis, et le monde romain aurait fort bien pu
avoir d'autres destinées.
Lorsqu'on approche de Rome, on traverse pendant une
journée entière des champs de fougère ou des bruyères
arides; on n'aperçoit au loin ni habitation ni groupes
d'arbres, ce qui donne aux plaines romaines un caractère
général d'abandon, et fait que l'on entre dans la ville éter-
nelle au milieu du silence et de la tristesse. I.a campagne
de Naples est toute différente; on y distingue à chaque
pas les signes de la fécondité et de l'abondance : des vi-
gnes, des arbres verts, des orangers, des citronniers, des
pampres qui, de même que dans les champs de la Lom-
bardie, courent en festons d'un orme à l'autre, et don-
nent un air de joie à toute la contrée.
La situation de Naples est peut-être la plus belle du
monde, tant pour l'étendue de mer qu'on découvre que
pour la gaieté du port, l'admirable sérénité du ciel et cette
immensité de la rade, qui semble construite pour recevoir
les vaisseaux du monde entier.
Mais entrons dans cette heureuse ville, comme on y entre
généralement, c'est-à-dire sans se douter que l'on se trouve
dans l'intérieur. Naples n'a ni portes ni murs d'enceinte,
et l'on éprouve, en traversant les rues et les places au mi-
lieu de cette multitude qui vous presse et vous coudoie,
la même impression que si, pendant le cours d'un voj âge
en mer, on était tout à coup surpris par la tempête au
milieu d'un calme profond.
Tout ce qu'on a pu nous dire d'avance de cette po-
pulation, si remuante et si curieuse, n'est rien auprès du
spectacle que nous avons sous les yeux. Nous voici enga-
gés dans cette fameuse rue de Tolède, qui est la plus lon-
gue de Naples, et représente, pour ainsi dire, la ville tout
entière. Ces mille cris confus, ces voix qui se choquent,
ces gens à l'air empressé, ce tumulte infernal, feraient
croire à une rumeur populaire, une émeute, un soulève-
ment de la foule à la voix de quelque nouveau .Mazaniello.
Point du tout ; ce bruit, ce brouhaha, est le train ordinaire
de la population napolitaine. Si nous regardons de près
ces gens bruyants, nous voyons qu'ils sont, au fond, des
gens fort paisibles, qui crient seulement pour débiter leurs
marchandises, et s'efforcent ainsi d'attirer l'attention des
passants.
Nous aurons, dans la suite, l'occasion d'observer de
plus près ces excellents types populaires napolitains, tant
de fois reproduits par le dessin et la peinture, mais que
l'on ne saurait mieux étudier que sur leur théâtre même.
Ce sont ces mille marchands ambulants, qui n'ont
d'autre vêtement qu'une chemise et un caleçon de grosse
toile ; les marchands de melons d'eau, de petits pois-
sons et de coquillages, qui portent toute leur fortune dans
une corbeille d'osier placée en équilibre sur leur tête;
les marchands sédentaires de macaroni, de beignets ; les
débitants de limonade et d'oranges, dont la figure se perd
au milieu des guirlandes de fleurs, d'oranges et de rubans.
Joignez à tout cela le bruit des voitures publiques que les
conducteurs mènent au grand galop, comme s'il s'agissait
de gagner le prix de la course ; les conversations même
des passants d'un rang distingué, qui se font presque
toujours, à Naples, à voix haute ; le bourdonnement des
lazzaroni, qui chantent du matin au soir en se berçant
dans leurs corbeilles d'osier, et vous admettrez sans peine
que la réputation du peuple de Naples, d'être le plus
bruyant et le plus tumultueux de la terre, n'a rien d'u-
surpé.
Bien que certains voyageurs aient 'prétendu que la ville
de Naples a plus de prix par ses accessoires que par elle-
même, nous n'en donnerons pas moins à la ville toute l'at-
tention qu'elle mérite. Nous nous rendrons, après avoir
descendu la rue de Tolède, sur la place Royale, où nous
ne trouverons guère à satisfaire notre goût pour l'archi-
tecture. Mais nous aurons bientôt l'occasion d'admirer cette
baie, d'où l'on embrasse, d'un côté, le Pausilippe ; de l'au-
tre, le mont Vésuve, et plus loin, le cap de Sorrenle;
en face, l'ile de Caprée.
MUSEE DES FAMILLES.
«61
Nous ferons aussi notre première promenade dans ce
raagQifif|ue quartier appelé Chiaja. Nous nous repo-
serons sous les ombrages de cette délicieuse promenade
appelée villa Reale, située aussi sur le bord de la mer,
et que l'on peut regarder comme la reine des jardins
publics. Qu'on se représente des allées de chênes verts,
loufTus, entremêlées de jardins anglais, de terrasses, de
fleurs, de fontaines jaillissantes, et enfin la mer, qui vient se
briser contre le mur extérieur. Dans un rond-point qui se
trouve au centre du jardin, on organise souvent, en été,
des concerts de symphonie, et il est aisé de se figurer le
charme de cette musique en plein air, sous ces délicieux
ombrages, en vue de cette mer enchantée qui semble, elle
aussi, par moments, exhaler des soupirs et des harmonies.
Mais de toutes les sensations neuves et inattendues que
le séjour de Naples fait éprouver, aucune n'est comparable
peut-être à celle du premier jour du réveil, alors que, dès
la pointe du jour, on entend les cris de la veille, plus éner-
giques et plus perçants que jamais, mêlés au braiement
des ânes, au mugissement des bestiaux et à ces mille voix
des marchands, que nous apprendrons bientôt à distin-
guer quand nous aurons fait avec la ville une plus ample
connaissanC.
Nous commencerons, dès à présent, nos excursions dans
les alentours, revenant à la ville elle-même, aux habitants
et à nos chers lazzaroni ou lazarielli (les deux se disent),
suivant les hasards de nos courses et les diverses haltes
que nous serons obligés de faire.
Les plans en relief des édifices de Pompéï, que nous
rencontrons de tous côtés, doivent nous inspirer un vif dé-
sir de connaître cette ville, si singulièrement sortie du tom-
beau. On ne peut se défendre d'un sentiment particulier
d'intérêt, et même d'une certaine émotion, quand on a
sous les yeux, au Musée de Naples, cette collection si nom-
breuse des meubles, des outils à l'usage des anciens. Dans
une salle, on remarque les ornements de toilette à l'usage
des dames, les bagues, les bracelets, les pendants d'oreilles,
les peignes à dents d'ivoire, les aiguilles à cheveux, les
boites de fard, et jusqu'à des rouets à filer. Ailleurs, ce sont
des armes grecques, ornées et ciselées avec tant de per-
fection ; puis des vases chargés de bas-reliefs ; puis une
collection de verreries , plus curieuses que vraiment
belles ; car il faut convenir que les cristaux des anciens,
presque toujours d'une teinte louche et verdàtre, sont de
beaucoup dépassés par ce qui se fabrique en Bohême, en
Angleterre et même en France.
Le tombeau de Virgile.
Visitons maintenant le tombeau de Virgile, car il n'est
guère possible de quitter Naples sans avoir au moins cueilli
une branche de laurier sur la sépulture du poète. On aper-
çoit sur un des côtés du Pausilippe une vigne d'un aspect
sauvage, un escalier de pierre qui conduit à la porte d'un
jardin, et, après avoir traversé plusieurs sentiers sinueux,
262
LECTURES DU SOIR.
on se trouve devant un petit dôme garni de niches, où l'on
voyait autrefois des urnes cinéraires; à travers certaines
ouvertures pratiquées de loin en loin, on aperçoit l'enlrée
de la grotte du Pausilippe, comme au fond d'un vaste pré-
cipice. Le petit dôme représente le monument élevé à la
mémoire du poète, et il faut reconnaître que, sans le nom
de Virgile qui le protège, il n'aurait par lui-même que peu
d'attrait, surtout pour des yeux qui viennent de contem-
pler les merveilles architecturales de Florence, de Rome et
même de Naples.
Nous avons déjà parlé des crieurs ambulants qui ont
failli nous étourdir pur leurs vociférations à notre première
entrée dans la rue de Tolède. A présent que nos oreilles
sont un peu faites à ce bruit, qui du reste enchante les
Napolitains, avides surtout de ce qui étourdit les sens, nous
pouvons établir un certain classement entre ces raille voix
qui retentissent, tonnent, glapissent à la fois. Dans d'au-
tres villes, à Paris par exemple, on crie presque toujours
par leur nom les objets que l'on veut vendre : à Naples, il
est rare qu'on n'ait pas recours à une métaphore, à un
trope, à une figure quelconque de cette rhétorique popu-
laire qui n'e^l pas un des traits les moins curieux de cette
population à part.
Ainsi le marchand de marrons annonce sa marchandise
par ce cri : Ah! che belli niastaccioli ! (ah ! quels beaux
pains d'épices) parce que le pain d'épices est de la même
couleur que les marrons ; ou bien : Ah '. che viontagna di
soma! (ah! quelle montagne de fardeau!) pour peindre
le poids des grappes de raisin. Les cerises deviennent du
corail, les figues du miel, le pain de la manne, etc.. Par-
fois, on se borne à une recommandation générale, comme
lorsque l'on crie à tue-tête : Alla compra a buon prezzo !
(venez acbtier à ! ou marché!) ce qui du reste pourrait
s'entendre de la plupart des marchandises que l'on débile
dans les rues de Naples ; ou bien : Com' e fina ! corn' e
fina ! (comme elle est fine ! comme elle est fine !) formule
de langage à laquelle il faut être initié par avance pour
comprendre qu'il s'agit de Teau-de-vie que l'on propose
aux passants. Un cri fort commun est : Ah ! che belle cose!
ah! che bellezza ! ce qui se dit souvent d'objets qui
n'ont pas la moindre prétention à la beauté; mais on sait
qu'à Naples tout est bello ou bravo. Quelquefois même la
figure est si audacieuse qu'elle n'a pas le moindre rapport
avec l'objet qu'on propose. Ainsi, qui pourrait se douter
qu'on lui offre de la morue sèche quand on crie des poules
(galline), ou que par des pâtés de cailles [zampe di quaglie),
il faut entendre des noix ? Tous ces cris se font du reste
avec de si grands efforts que l'on croit à chaque instant
que le crieur marchand va se rompre les reines du cou.
Mais le plus assourdissant de tous est sans contredit celui-
ci : i4/ici.' alici! (des anchois ! des anchois !) Ce cri se fait
entendre depuis le point du jour jusque fort avant dans la
nuit. Aussi, quand on voit venir de loin un lazzarone qui
revient du port et lient sur sa tête un grand panier d'osier
placé horizontalement, on agira prudemment en s'en éloi-
gnant, à moins d'être doué d'oreilles vraiment napolitaines.
Mais il ne faut pas que les cris de Naples, si curieux, si
variés, et qui équivalent à une comédie perpétuelle, nous
fassent oublier nos excursions du dehors. On peut regar-
der comme une des pnrtie» tel plus agréables du voyage à
Naples, la visite que l'on fait à 13aïa. Nous nous engage-
rons vaillamment dans le chemin percé et grouppé à tra-
vers le Pausilippe par où l'on gagne l'autre côté de la col-
line. Cet étonnant ouvrage, qui remonte à des temps fort
anciens, n'a pas toujours été du goût de tout le monde.
Sénèque, dans une de ses lettres, raconte de bonne foi la
frayeur que lui causait ce passage obscur. Pour nous, que
la traversée des tunnels des chemins de fer a rendus plus
braves, nous déclarerons n'avoir pas ressenti la moindre
impression d effroi pendant cette traversée, attendu qu'on
a fait à la voûte une ou deux grandes lucarnes qui percent
jusqu'en haut pour donner un peu de jour. L'issue de
la caverne nous mène droit au lac Agnano, où l'eau bout
naturellement sur le rivage sans être chaude. Nous ren-
controns bientôt la fameuse grotte du Chien, d'où s'échappe
une vapeur mortelle pour tous les animaux, excepté pour
la vipère.
Nous n'avons que peu de chemin à faire pour arriver à
Pozzuoli, où nous avons à noire arrivée à nous défendre
contre cet essaim de petits lazzaroni qui veulent vous
faire acheter une foule de petits bronzes, de pierres gra-
vées, de morceaux de statue et autres chefs-d'œuvre de
rebut. Mais la position de la ville, si agréablement assise à
l'extrémité du lac, vaut seule le voyage. Nous saluerons
les débris d'un temple de Jupiter, puis le pnûldeCaligula,
qui s'étend fort avant daus la mer et ferme le port de Poz-
zuoli. Ce môle est un ouvrage d'Antonin le Pieux et est
encore un témoignage de la hardiesse et de la grandeur des
travaux des anciens.
Mais empressons-nous de nous rendre dans ce golfe de
Baïa, où nous appelle la poésie moderne et où nous pou-
vons encore pénétrer, malgré les esquifs et les nefs de tous
les faiseurs de barcarolles, de méditations, de stances et
de rêveries rassemblés dans ce lieu chafOiBûl, qui sem-
bleraient vouloir nous barrer le passage. Le golfe de Baïa
et sa colline en demi-amphilhéàtre, si renommée rbex les
Romains pour être le plus voluptueux endroit de l'Italie,
e^t comme ces vieilles beautés qui, sur un visage pâle et
miné, laissent encore deviner les traces de leurs charmes-
Tout ce qu'on pourrait dire à la louange de cette baie en-
chanteresse et de celte colline couverte de bois, qui se mire
dans une mer toujours calme et limpide, n'a rien d'exa-
géré. On aime à se représenter ce que devait être ce terrain,
plein de maisons de campagne d'un goût eiquis, de jar-
dins eu amphiihéàlrc, de terrasses sur lamef, de temples,
de colonnes, de portiques, de statues, de monumenis, du
temps de Cicéron, de Pompée, d'Horace, de Mécène, de
Catulle, d'Auguste, etc.. Quels délicieux repas on devait
faire après une promenade à pied à la villa de Luculius,
près du promontoire de Misène ! Et quel spectacle que
celui de ces barques dorées, ornées de banderoles de cou-
leurs, et étincelantes de mille flambeaux; cette mer cou-
verte de roses, ces bâtiments pleins de courtisanes »ux
cheveux épars, ces concerts sur l'eau pendant l'obMlifité
de la nuit, tout ce luxe que le voluptueux Sénèque a li vi-
vement décrit et si sévèrement censuré!
L'admirable piscine que Gt construire Agrippa pour
servir de réservoir à la fl'^tte qui slationoiit au pro-
montoire de Misène, l'ancienne maison de carapairne d'A-
grippine, l'ile de Procida, cette jolie plaine ioculle et né-
gligée qui passe pour être les Champs Êlysées, le lac
d'Averne si pur, si vermeil, et au-dessus duquel tes oi-
seaux volent tant qu'il leur plait ; la maison de campi^e
de Cicéron, où il écritit ses Questions académiques: tgilà
de ces lieux, et itini d' pie nous visitons, mais (JU 'il
ne ûous faut faire bL-.. i ut qu'effleurer, si noui ne
voulons pas allonger notre voyage au delà des proportions
voulues. Nous renverrons pour toutts ces curiosités, ainsi
que pour Amaifi, Herculanum, Pompeï, même Sorrenlo,
à tiiutes les descriptions de l'Italie anciennes et modernes.
Nous avons en effet à nous acquitter d'une ascension dont
on ne peut guère se dispenser, pour peu que l'on séjourne
MUSÉE DES FAMILLES.
263
quelque temps à Naples et que l'on peut même nous re-
procher d'avoir retardée si longtemps. On devine sans
doute que nous voulons parler de l'ascension au Vésuve.
Mais, pour rassurer d'avance les lecteurs sur les dangers
que cette expédition nous prépare, nous. dirons (|ue les
chances du cratère, des éruptions et même des tremble-
ments de terre ne sont rien auprès des violences réelles
qu'exercent sur les voyageurs ces mille ciceroni officieux
qui viennent leur faire des offres de service avec une ar-
deur telle, qu'ils les tirent littéralement l'un |)ar la tête ou
le collet d'habit, l'autre par les jambes, et les placent de
vive force sur des ânes comme des ballots de marchandises.
Une fois débarrassés de celte cohorte importune, nous
pouvons contempler à loisir la montée, bordée des deux
côtés de vignobles, où de jolies vigneronnes viennent vous
présenter des paniers de ce raisin délicieux avec lequel on
fait le fameux vin de lacryma-christi. La perspective s'é-
tend à mesure que l'on monte ; à gauche, on découvre une
suite de petites villes jusqu'à Sorrente; à droite, la vaste
cité de Naples qui s'élève en amphithéâtre jusqu'au couvent
des Camaldules, et couronnée par le magnifique château
de Caserte. Mais bientôt la végétation cesse, la verdure
dis|)araU, et on ne tarde pas à apercevoir celte sombre mer
de laves qu'il est bien difficile d'aborder sans un certain
tremblement. Les glaciers des Alpes sont terribles à la vé-
rité, mais du moins on entend le bruit des torrents et des
avalanches, ainsi que la clochette des troupeaux des envi-
rons ; tandis que sur ces cimes volcaniques on n'a d'autre
impression que celle de l'immobilité et du silence. Si nous
montons encore, nous ne tarderons pas à nous trouver sur
le bord même du cratère, dont on estime la profondeur
à peu près à trois cents pieds. Le sol du fond du cratère se
compose de mille couleurs différentes, qui forment un ta-
pis d'une incomparable beauté, lorsqu'elles sont éclairées
par le soleil; mais la sensation que produit ce spectacle
n'est pas complètement agréable, et on a eu raison de com-
parer ce tapis à la tunique bigarrée de quelque animal dan-
gereux, léopard, serpent ou panthère.
Mais après avoir pris notre part de témérité soit en mar-
chant autour du cratère sur un sol mou et pliant comme la
cendre, soit en nous penchant sur l'entonnoir au risque
d'avoir le sort d'Empédocle ou d'être surpris par quelque
pluie de pierre, nous nous délasserons de ce spectacle ter-
rible en contemplant le coucher du soleil qui s'enfonce dans
les flots derrière Tile d'Lschia. Pour peu que le Vésuve
fasse alors aux contemplateurs la grâce de quelque érup-
tion, que quelques pierres enflammées soient lancées en
l'air, ou que des colonnes de flammes s'élèvent du cratère,
on jouit d'un spectacle vraiment magique et d'un second
coucher de soleil à l'aide de cette illumination soudame qui
répand des traînées de flamme bleuâtre, des gerbes d'étin-
celles et des milliers d'éclairs au milieu des ténèbres.
Nous nous sommes promis de ne nous perdre dans au-
cune extase, et certes ce spectacle ne nous fera pas man-
quer à notre promesse. C'est pourquoi, notre ascension une
fois accomplie, nous devons nous empresser de retourner
à Naples que nous ne quitterons pas sans avoir du moins
dit quelque chose des spectacles, qui sont sans contredit
l'aflaire la plus importante et la plus grave de la popula-
tion.
La salle de Saint-Charles est trop connue pour que nous
ayons une description bien détaillée à en faire. Il nous suf-
fira de rappeler qu'à la suite d'un incendie, elle fut recon-
struite en 1816 par Barbaia, qui s'éleva des humbles fonc-
tions de garçon de café à Milan à la condition d'entrepreneur
plénipotentiaire des principales scènes d'Italie. Voici com-
ment un voyageur, qui se trouvait à l'ouverture de cette
salle, a rendu compte de sa première impression : t Je me
suis cru transporté dans le palais de quelque empereur
d'Orient. Mes yeux sont éblouis, mon àrne ravie : rien de
plus frais, et cependant rien de plus majestueux, deux
choses qui ne sont pas aisées à réunir... La salle est or et
argent, et les loges bleu de ciel foncé. Il y a un lustre su-
perbe, éliucelant de lumière, qui fait resplendir de partout
les ornements or et argent. Rien de plus magnifique et de
plus majestueux que la grande loge du roi, au-dessus de la
porte du milieu : elle repose sur deux palmiers d'or et de
grandeur naturelle; la draperie est en feuilles de métal
d'un rouge pâle; le satin bleu, les ornements d'or et les
glaces sont distribués avec un goût que je n'ai vu nulle
part en Italie. La lumière, qui pénètre dans tous les coins
de la salle, permet de jouir des moindres détails. >
Cette description courte et fidèle suffit pour donner une
idée de ce qu'est l'intérieur du théâtre Saint-Charles. Quant
à la musique qui s'y fait, il suffit de rappeler que c'est
pour cette scène que Rossini a composé son Otello, et que
les plus grands chanteurs qui ont depuis été applaudis par
toute rEiiro|)e ont fait leurs débuts et obtenu leurs pre-
miers triomphes au grand théâtre de Naples.
Les autres théâtres , tels que le Fonda, le Théâtre-Neuf
et beaucoup d'autres, ne sont à proprement parler que les
satellites du théâtre Saint-Charles. Nous pouvons donc sans
inconvénient éviter de grossir notre relation du détail des
pièces déclamées ou chantautées, burlesques ou dramatiques
que nous y avons vu représenter. Cependant, nous ne sau-
rions faire un meilleur usage de l'une de nos dernières soi-
rées, que de la consacrer au théâtre si curieux et si fran-
chement napolitain de San-Carlino , qui est peut-être
l'endroit d'ilalie où l'on joue la comédie avec le plus de na-
turel et de gaieté.
On monte au bureau par une espèce de cave, et l'on ar-
rive de là au parterre, qui est tout garni de stalles fermées.
Ou ne découvre pas sans surprise, dans l'intérieur de ce
petit théâtre, plusieurs personnes appartenant à la meil-
leure société de Naples. Il est vrai qu'on trouve à San-
Carlino ce que n'offrent pas toujours des scènes plus éle-
vées : une satire franche et vive des mœurs et des ridicules
du moment. Tout événement de la journée, qui frappe
ou occupe en quelque point, devient, pour le théâtre
San-Carlino, un sujet de pièce ou plutôt de proverbe, où
figure invariablement l'incomparable Pulcinella, qui dé-
bite souvent, sous son demi-masque noir, des facéties
pleines de sel et de naïveté, que relève encore l'accent
burlesque du patois napolitain. Pulcinella a pour auxi-
liaire une amoureuse, qui est ordinairement d'une corpu-
lence colossale, ce qui ne laisse pas d'ajouter beaucoup au
comique de ses intentions. La parodie joue un grand rôle à
ce théâtre : les acteurs des autres scènes, les chanteurs en
vogue, souvent même des personnages publics y sont imi-
tés avec un naturel parfait. Il est vrai de dire que cette
comédie est d'une espèce particulière. A Paris même, dans
nos moindres théâtres, on reconnaît dans chaque acteur
un art et une étude spéciale; tandis qu'à Naples on croit
voir des acteurs de société, qui tiennent leur talent de la
nature, et vous persuadent, par leur manière déjouer libre
et familière, qu'ils vous introduisent dans leur intimité,
et ne font que mimer et représenter des choses qu'au be-
soin nous pourrions représenter aussi bien qu'eux.
11 est onze heures du soir, nous sortons de San-Carlino,
et comment avouer sans confusion que nous quittons
Naples demain pour retourner en France, et que notre
voyage en Italie est achevé? Quoi ! dira-t-on, est-il permis
264
LECTURES DU SOIR.
de conclure une aussi grande entreprise par une visite à
un petit théâtre qui, dans la hiérarchie dramatique, oc-
cupe UQ rang à peu près égal à celui des scènes de ma-
rionnettes? N'eùt-il pas mieux valu terminer par quelque
résumé général sur l'art antique et l'art moderne, ou
mieux, par des considérations sur l'état politique de l'Ita-
lie, les causes de son état d'asservissement, les symptômes
d'une rébellion prochaine, les malheurs de la division en
États séparés, la nécessité de constituer une capitale qui
devienne un centre commun d'intérêts, d'idées, de prin-
cipes, etc....
Oui sans doute, tout cela eût mieux valu pour finir que ce
que nous avons dit. Nous demandons cependant qu'on
veuille bien se rappeler notre titre : Simple voyage en
Italie. Nous nous somme proposé, non pas de disserter,
de peindre ni de discuter, mais seulement de voir et de
voyager en peu de temps et à peu de frais. Avons-nous
tenu parole? Vous vous en convaincrez si vous voulez
bien suivre notre itinéraire. Nous avons voulu prouver
que, sans de grandes dépenses, sans une dose extraordi-
naire de savoir ni d'études préalables, il était permis de
voir et même, jusqu'à un certain point, de connaître
l'Italie. Si Ton veut bien reconnaître que nous ne nous
sommes pas trop écartés de notre plan, c'est plus que
nous ne demandons, et la bonne foi des voyageurs a été
si souvent suspectée, qu'on doit leur savoir gré d'être
restés, une fois du moins, fidèles à leur programme.
AR.N0LLT FREMY.
us
LES COUVENTS DE PARLS.
L'ABBAYE-AIX-BOIS.
Ce couvent, élevé il y a six cents ans, sous le règne de
Phihppe Auguste, est le plus ancien de Paris comme mo-
nument (1). A l'époque de sa fondation, il était, ainsi que
son nom l'indique, situé au milieu des bois. Alentour s'é-
tendaient les antiques ombrages qui avaient appartenu
aux forêts druidiques; à peu de dislance était l'herbage où
on amenait paitre les troupeaux sur un tertre surmonté
d'une croix rouge; dans le lointain on apercevait le fleuve
et la masse informe de la cité, d'où le couvent dans sa lon-
gévité devait voir naître et s'élever notre Paris moderne.
Les fenêtres du monastère, tournées à l'occident, ne
découvraient que des bois, des blocs de rocher, des cam-
pagnes agrestes et primitives. Sa musique religieuse, ses
chants, ses harpes se mêlaient alors aux bruits sauvages
d'un climat rigoureux, aux murmures élevés des vents,
aux mugissements des loups errants dans leur domaine ;
ces voix du cloître faisaient entendre la note d'amour et
de piété dans le concert encore barbare de la nature.
C'étaient alors des pèlerins, des voyageurs attardés, des
hommes d'armes blessés qui, sonnant du cor à ses portes
fortifiées, venaient demander des aumônes, des prières et
des spécifiques, composés avec des plantes précieuses que,
selon la tradition, les prières des saintes ûJles du Christ
faisaient nailre autour du monastère.
Quelques siècles ont passé, et maintenant c'est un ho-
rizon infini d'habitations humaines qui se déroulent devant
!es croisées de l'abbaye... Sujet de méditation plus pro-
fond, mais moins doux que la nature ; ce sont de brillants
équipages qui roulent dans sa cour, des femmes élégantes,
des grands du monde qui viennent à ses parloirs. Tout a
changé, s'est renouvelé alentour avec une rapidité con-
stante, avec une activité de révolution infatigable. L'ab-
baye a vu s'élever et tomber des générations de rues et de
maisons, comme elle voyait aux premiers jours se renou-
veler la feuillée des bois.
Celle origine antique, cette fixité au milieu du mouve-
ment universel, jointes au charme indéfinissable qui s'at-
tache à certains objets, ont donné à ce lieu une espèce de
célébrité sainte : de toutes les maisons religieuses de Paris,
l'Abbaye-aux-Bois est la plus connue.
(I) Jean de Nesle, cliâlelain de Bruges, ei Eustache sa femme le fi-
reiii biM en 1202, dans un lieu qu on appelait alor» It Baitz, el qui
élail liluë au diocèse de Noyon.
Deux communautés d'ordres différents ont habite celte
enceinte.
Les religieuses de sa fondation appartenaient à l'ordre
de Saint-Bernard. -\u dix-septième siècle, effrayées du
passage dévastateur des gens de guerre, des incursions
continuelles des ennemis, elles se réfugièrent dans une
demeure isolée, au delà du faubourg Saint-Antoine ; mais
le bâtiment qu'elles avaient fait relever de ses ruines fut
peu de temps après consumé par un incendie, et ce nou-
veau malheur ramena les sœurs émigrées dans leur pre-
mier asile.
Anne d'Autriche, au terme des guerres civiles qui si-
gnalèrent sa régence, dota plusieurs communautés; en ce
temps-là, elle ratifia les titres de l'Abbaye-aux-Bois et lui
accorda de nouveaux privilèges. Un siècle après, 00 voulut
donner à ce couvent une église plus vaste et plus régu-
lière, et, en 1718, la duchesse d'Orléans en posa la pre-
mière pierre.
Le monastère, ayant vu sa croix renversée pendant la
Révolution, demeura quelque temps divisé en propriété
particulière. Sous l'Empire, son église, rendue au culte,
devint première succursale de Saint-Thomas-d'Aquin, et,
en I8I0, les religieuses de la Congrégation de Xotre-Dame
rachetèrent et vinrent habiter le bâtiment consacré qui
devait toujours conserver sa primitive destination.
L'ordre de la Congrégation de Notre-Dame prit nais-
sance à Laon, au commencement du dix-septième siècle.
Pierre Fourrier, chanoine de Saint-Augustin, curé de Ma-
taincourt, en Lorraine, et la dame Alix Leclerc en jetèrent
d'abord les fondements sous la forme d'une association
sécidière, destinée à l'instruction de la jeunesse.
Jamais communauté ne se forma sous de plus favora-
bles auspices ; car le père Fourrier, objet d'admiration et
de respect pour toute la Lorraine, célèbre dans des temps
de trouble où régnait un mélange terrible d'oppression et
d'anarchie, était un de ces héros chrétiens qui se donnent
autant de peine pour secourir les hommes que les autres
s'en donnent pour les détruire.
En 1617, Alix et ses compagnes, sous l'autorisation du
pape Paul V, prirent l'habit religieux et vécurent en clô-
ture sous la règle de Saint-.\ugustin. Les communautés de
cet ordre se multiplièrent, et, en 1643, l'une d'elles vint
s'établir à Pans où, après plusieurs cbangemeutâ de do-
MUSEE DES FAMILLES.
265
micile et sa suppression passagère amenée par la Révolu-
tion, elle s'établit à l'Abbaye-aux-Bois.
Cette communauté compte en ce moment cinquante re-
ligieuses.
La règle primitive est demeurée dans toute son inté-
grité. La supérieure triennale peut être réélue trois fois,
ce qui lui fait au plus un règne de douze années. Le cos-
tume noir, avec la guimpe et le bandeau blanc, a con-
servé tout le caractère antique. Les religieuses de cet ordre
ont le grand bréviaire romain, et portent le sacré cœur de
Marie suspendu sur leur poitrine.
La piété des sœurs de la Congrégation de Notre-Dame
les a portées à joindre à la règle de Saint-Augustin une des
plus anciennes et des plus saintes pratiques du cloître.
Deux religieuses, relevées tour à tour, prient toutes les
nuits dans la chapelle, et on retrouve ici l'adoration per-
pétuelle, cette belle pensée du christianisme, qui efface ce
qu'il y a de borné dans les forces et la piété humaine, et
offre à l'Eternel un hommage sans fin comme lui.
La communauté de la Congrégation de Notre-Dame a
toujours été dirigée par des femmes d'un grand mérite qui
l'ont sagement conduite dans sa voie. M™* de Navarre qui
conçut, il y a trente ans, la pensée d'établir ses sœurs
dans l'antique monastère de l'Abbaye-aux-Bois réussit dans
cette entreprise, malgré d'innombrables obstacles de for-
tune, grâce à un courage qui ne se rebutait devant aucune
épreuve, et à cette belle vertu de l'espérance avec laquelle
on accomplit tant de choses. M°»« de Navarre étendait sa
tendre sollicitude dans toute cette maison religieuse, qui
renferme aussi des enfants et des étrangères. Son souve-
nir est resté vivant et paré des plus beaux traits chez
toutes les personnes qui l'ont connue. M"* Saint-Xavier,
la supérieure actuelle, réunit tous les suffrages dans la
noble tâche dont elle est chargée. On dirait, en effet, que
cette jeune supérieure fut formée par la nature exprès pour
le cloître : elle a sur les traits cette beauté idéale qui vient
d'une expression angélique; elle conserve la plus grande
simplicité dans les hauteurs de la religion, et parle des
choses du Ciel avec les accents de la langue maternelle.
Les dames de cette congrégation entretiennent d'ailleurs
dans leur intérieur l'union et l'harmonie qui naissent de la
bonté et de la douceur naturelles, rehaussées par la reli-
gion. Le cœur de Marie qu'elles portent sur leur poitrine
n'est point un vain symbole.
L'Abbaye-aux-Bois est le type du monastère, tel que nous
aimons à nous le représenter : il porte le cachet antique
et consacré; il a conservé la régularité sainte; et il n'a
point cet aspect sombre et austère qu'il est tristement inu-
tile d'empreindre sur le sanctuaire où Dieu donne l'hospi-
talité à la vertu.
L'édifice est divisé en plusieurs corps de logis. Au cen-
tre se trouve le bâtiment occupé par la communauté, le
cloître où depuis six cents ans des voiles de religieuses
passent sous les longs arceaux alignés autour du préau
planté d'arbres et de fleurs. Puis le pensionnat, dirigé par
les dames de la congrégation et dont l'excellente éducation
a été souvent signalée comme un modèle en ce genre. Il y
a aussi dans la même enceinte une école gratuite pour des
jeunes filles pauvres dont le nombre s'élève ordinairement
à cent cinquante ou deux cents élèves. Les ailes de bâti-
ment qui s'étendent sur la cour sont habitées par les da-
mes pensionnaires ou simples loc;Uaircs de l'abbaye.
Portrait de M"» Récaraier, d'après Gérard.
Déjà depuis longtemps une célébrité mondaine est venue
réfléchir sa lumière sur l'antique monastère, M"' Réca-
mier s'est retirée du monde dans cette maison religieuse.
JVLN 1846.
La présence d'une femme aont la réputation était euro-
péenne, dont le nom se trouvait mêlé à l'histoire du temps,
et qui, dans sa retraite, attirait encore toutes les grandeurs
— 34 — TREIZIÈME VOLUME.
9^
LECTURES DU SOIR.
du jour autour d'elle, appelait dans ce cloître une splen-
deur étrangère^ mais assez pure pour s'allier à celles de
la religion.
Depuis ce moment, les regards ont été bien plus attirés
vers l'Abbaye-aux-Bois. La noble recluse embellissait le
monastère, et le monastère aussi était un cadre qui la fai-
sait mieux ressortir.
On pourrait dire de M""" Récamier qu'elle est la der-
nière beauté historique : elle seule représente encore au-
jourd'hui ces femmes de France, puissantes et adorées, qui
comptaient des rois parmi leurs sujets. Nos anciennes an-
nales sont semées de noms de femmes dont l'esprit et la
beauté faisaient la guerre et la paix, les orages et les beaux
jours, et qui prenaient place dans l'histoire aussi bien que
princes el capitaines. Maintenant, que sont devenues ces
gracieuses puissances? Depuis le dix-neuvième siècle, il
ne s'en montre pas une à l'horizon; les femmes out aban-
donné les rênes du monde, elles ont déserté une polili(iue
aride, abstraite, un ordre de choses trop au-dessus ou trop
au-dessous d'elles.
M""* Récamier seule, comme les femmes célèbres des
temps monarchiques, a marqué aux yeux du pouvoir, a
été tour à tour adulée, redoutée, exilée par lui, et, comme
les reines d'aulrefois, après une existence brillante et
mouvementée, elle est veuue se reposer dans un cloître.
Toutes les circonstances fortuites qui forment Teusem-
ble d'une renommée se réunissaient pour la rendre célè-
bre. Elle avait cette beauté parfaite des lilles préférées du
Créateur. Elle apparaissait dans toutes les sphères : sa
position la mettait eu rapport avec les grands, elle avait de
douces amitiés parmi les têtes couronnées; sa bienfai-
sance la conduisait dans les plus humbles demeures, elle
restait dans le souvenir des pauvres. Une supériorité na-
turelle d'esprit et de raison la retranchait dans un sanc-
tuaire respecté ; et elle avait en même temps une àme
d'une tendresse et d'une douceur exquises, faite pour liii
attirer de toute part la sympathie qui entre toujours pour
la plus grande part dans la gloire des femmes.
Tous les nobles amis de M™' Récamier lui sont restés
fldèles, et elle est restée fidèle à la mémoire de ceux qui
ne sont plus, ce qui lui fait un large cercle d'aneclioiis.
Sa demeure à l'Abbaye-aux-Bois a un luxe toiil idéal et
poétique. Des portraits d'amis célèbres, des objets d'art du
plus grand prix qui sont là comme des dons d'amitié,
mille reliques précieuses au cœur et à l'esprit sont amas-
sées dans ses salons : d'illustres souvenirs décorent ici les
lambris comme ailleurs le marbre et l'or.
M. de Chateaubriand, M. Ballanche, des hommes supé-
rieurs el distingués viennent chaque jour dans ce salon
prendre leur place habituelle auprès de M"'« Récamier :
ils ont prononcé entre ses mains le vœu d'une amitié en-
thousiaste et pure, seul sentiment (jui, par son élévation et
sa durée, mérite d'être compté dans la vie.
La plupart des femmes retirées à l'Abbaye-aux-Bois
ont aussi marqué dans le monde d'une manière brillante.
Occupées maintenant d'œtivres de bienfaisance, elles bril-
lent encore des charmes de la charité aux yeux des pau-
vres et des affligés, et elles pensetit ù'aroir rien perdu.
Dans les fastes de l'Abbaye-aux-Bois, il se trouve un
nom plein d'intérêt. M""^ de Lavalette avait été placée dans
cette maison religieuse pendant la captivité de son père.
Le jour de l'évasion elle était près de sa mère dans la chaise
à porteurs qui se rendait à la Conciergerie, et après la vi-
site où s'accomplit la délivrance du prisonnier. M"' de La-
valette revint à l'Abbaye, tandis que le noble condamné
fuyait et qu'il laissait dans la prison la généreuse femme.
M. l'abbé Frayssinous demeurait à l'Abbaye-aux-Bois
dans le temps de sa plus grande célébrité. Ce couvent se
rappelle aussi le séjour qu'y lit M™« d'Âbrantès, après son
éblouissante fortune et avant sa regrettable fin.
11 y eut ici une destinée moins célèbre dont le secret
demeura enfermé sous les ombrages parfumés du cloître,
mais dont la situation bizarre et touchante montre que bien
souvent dans la vie le roman est une vérité.
Quelques jeunes personnes bien nées et sans fortune
sont recueillies et élevées avec une boulé toute maternelle
par les religieuses de l'abbaye : c'est de l'une de ces filles
adoptives de la communauté dont il s'agit.
11 y a vingt ans, un navire venait d'échouer suf une
plage déserte du Midi. Ses mâts, ses voiles, ses armures,
fraîchement brisés, s'élevaient en monceau sur un banc
de rocher, ou, entraînés par un vent violent qui restait de
la tempête, se dispersaient dans la plaine. Il ne restait
dans ces débris ni une voix humaine, bi aucun vestige in-
dicateur qui piit faire connaître le nom du vaisseau, le
port qu'il avait quitté, ni le lieu de .^a destination.
Un vieux matelot, errant seul sur la grève, contemplait
ce désastre avec une sympathie émue, éveillée en lui par
des scènes qui se rallachaieut à son aventureuse carrière.
Dans un instant, il s'éleva de Ces décombres un triste et
doux vagissement qui, malgré sa faiblesse, glissa au mi-
lieu des bruils de l'ouragan. Le matelot s'avança guidé par
la voix, el découvrit une jolie petite fille d'un an, couchée
sur une planche brisée, et à l'ombre d'une voile qui s'ar-
rondissait encore sur sa tête comme le cintre d'un berceau.
Le vieux marin prit dans ses bras l'enfant du naufrage
et le recueillit eu même temps dans son co&ur, il l'em-
porta dans sa demeure et lui servit de père nourricier.
A quelque temps de là, h' matelot était à Paris, uù il
avait apporté sa petite fille daus un pan de son manteau.
Il chérissait cette enfant que la mer lui avait apportée :
fnais il comprenait que s'il avait su lui donner le lait né-
cessai^e à ses premiers jours, un temps viendrait bien vite
où il ne trouverait plus dans son rude langage les paroles
qu'il faudrait lui apprendre, ni même dans son boa cœur
tous les sentiments qu'il faudrait lui inspirer : il songea à
la remetife entre des mains plus habiles à la former.
Un jour donc le vieux marin vint sonner à l'Abbaye-
aux-Bois, et déposa sa petite fille dans le tour des reli-
gieuses. Il faisait cadeau de sa bonne œuvre au couvent.
Blalgré les apparences contraires, il y avait cependant
un lien entre le vieux marin et les saintes femmes qu'il
venait trouver : la vierge Mai ie , la prolectrice de i'Ab-
baye-aux-Bois, est aussi la douce patronne des matelots.
L'enfant fut reçue avec joie parcelles qui sont les mères
de tous les infortunés. Elle grandit, s'épanouit dans le saint
asile; elle y fut heureuse et belle. Le souffle de la tempête
qui avait jeté le vaisseau sur la plage savait seul d'où ve-
nait ce vaisseau, et quels étaient les passagers qui se trou-
vaient à son bord. On ne connut jamais les parents de la
jeune fille; elle n'eut d'autre famille que ses bienfaitrices,
d'autre pays que le monastère, avec ses ombrages bénis
el son air parfumé d'encens ; ce fui là qu'elle aima d'a-
mour filial et d'amour de la patrie.
Une excellente éducation ayant perfectionné tout ce que
la nature avait fait pour elle, celte jeune personne est sor-
tie dernièrement de l'abbàye pour prendre place parmi les
institutrices d'une maison royale.
La Vierge, protoclnce des mers, n'avait pas failli à sa
mis.sion : à deux cents lieues de distance, elle avait re-
cueilli l'enfant du naufrage dans son antique sanctuaire de
l'Abbave-aux-Bois. Ci.fîhence HOBEBT.
MUSÉE DES FAMILLES.
LETTRES SUR L4 BELGIQUE.
PHYSIONOMIE DU PAYS ET DES HABITANTS, MOEURS, USAGES,
ARTS, MONUMENTS, INDUSTRIE.
L
De Bruielles, le... 184..
C'est une route passablement ennuyeuse que celle qui
conduit de Paris à Bruxelles. Le rat de La Foutaiue n'aurait
su y rencontrer de ces taupinées qu'il prenait successive-
ment tantôt pour les Apennins, taniôt pour le Caucase;
mais il aurait fort bien pu là aussi s'écrier, en voyant ces
plaines sans fin qui confinent toujours à l'horizon : *■ Que
le monde est grand et spacicu.x I »
La distance n'est pourtant pas très-considérable; quel-
que soixante-dix à soixante-quinze lieues. Il est vrai que les
postillons savent à merveille rallonger par leur lenteur.
Trente-trois heures, ni plus ni moins, pour faire le trajet :
guère plus de huit kilomètres à l'heure ! Juste le temps
que mettent les cochers de coucous pour aller de Paris à
Saint-Cloud (1). Je dormis une grande partie du chemin,
ce qui fait que je ne puis, à ma honte, rien vous dire ni de
la jolie cathédrale de Senlis, dont on Voit le clocher de plu-
sieurs lieues, ni du pont construit à Pont-Sainte-Maxeuce
par notre célèbre Péronnet, qu'on dit être fort beau, et
dont je n'ai aperçu que le pavé et quatre disgracieux obé-
lisques, dans le style de l'époque, qui sont placés aux deux
bouts ; ni de Roye, violée tant de fois ; ni de Péronne, qui
ne l'a jamais été ; ni du monument élevé par la ville de
Cambrai à Fénelon. J'avais réservé toute mon attention
pour la Belgique.
Je commencerais bien par vous entretenir de Mons, qui
est la première ville qu'on rencontre avant Bruxelles ; mais
comme je n'ai fait que la traverser, et que je compte m'y
arrêter à mon retour, je me bornerai à vous dire, quant à
présent, que l'aspect en est riant, que les rues, au moins
celles que j'ai pu apercevoir, sont larges, bien aérées, bien
entretenues, et que l'autorité municipale a eu la singulière
idée de défendre à toute voiture, à tout cavalier, d'y cir-
culer autrement qu'au pas. Il n'y a d'exception que pour
la malle-poste. Ce qui est plus merveilleux encore, c'est
qu'il est interdit de fumer sur la voie publique; oh n'use
de tolérance que pour les voyageurs qui passent. M. le
bourgmestre est probablement propriétaire d'un estaminet
au protit duquel il exploite le précepte : Compelle intrare (2) .
Parlons donc de Bruxelles, où je suis déjà établi depuis
plusieurs jours, que j'ai parcouru dans tous les sens, et
que je commence à savoir un peu mieux que mon Paris, ce
dont vous serez étonné faiblement. Ce qui vous surprendra
peut-être davantage, c'est qu'après tout ce que nous avons
lu, tout ce que nous avons entendu raconter sur cette ville
si fréquentée par nos compatriotes, vous ne la connaissez,
croyez-m'en, guère mieux que Quimper-Corenlin, dont on
ne parle pas souvent. Je ne sais si je réussirai mieux à vous
en faire comprendre la physionomie, les habitudes. Vous
me trouverez peut-être un peu minutieux, mais c'est le ré-
sumé de mes notes journalières que je vous envoie ; et
(0 Quaod le chemin de fer de Paris i Bruxelles sera terminé, le
trajet n'exigera plus que neuf à dix heures.
(2) On nous certifie que ces défenses ne subsistent plus, et qu'on
galope et qu'oa fume dans les mes de Mons, à voioalé, ainsi qu'il
convient à un pays compléiement civilisé.
puis, ce qui sera dit une fois sur la capitale me dispensera
probablement de m'étendre aussi longuement sur ce qui
concerne les autres villes que j'.iurai occasion de visiter,
car il y a de ces mœurs et de ces caractères généraux qui
ne varient que peu d'une province à une autre, et qu'il
suffit de citer en passant.
Bruxelles donc est une jolie ville renfermant de i 00 à
110,000 âmes ; qui, pour un Français, tient à la fois de la
capitale et de la province. C'est Paris pour le luxe et quel-
que peu pour le bruit ; c'est une grande ville de département
pour le sentiment d'ennui qu'on éprouve tout en y entrant.
C'est Paris encore pour la beauté des rues principales ; c'est
la proviuce pour leur détestable petit pavé irrégulier et en
têtes de doux, sur lequel on marche comme sur des œufs,
au grand risque de gagner des entorses si l'on est trop
pressé ou trop préoccupe pour compter ses pas.
Un immense avantage que Paris devrait lui envier, c'est
une propreté extrême due en premier lieu aux mœurs du
pays, en second lieu à la situation de la ville, bàlie sur le
penchant d'une montagne dont la pente rapide favorise le
prompt écoulement des eaus (l)j enfin au soin que prend
la police urbaine d'empêcher tout dépôt d'ordures sur la
voie publique.
Ici les habitants ont l'habitude non de laver en jetant
simplement quelques seaux d'eau, mais de récurer, c'est
le mot usité, le devant de leurs maisons. Le pavé devient
et demeure ainsi fort net, mais ses joints sont constamment
dégradés, ce qui le rend rude à la marche et le transforme,
quand il pleiil, en une sorte d'archipel à cent mille Ilots
lilliputiens à travers lesq'iels il est diffic.le de se diriger
sans prendre de fréquents bains de pieds aussi peu salutai-
res qu'agréables. Les gens du pays ne s'aperçoivent pas
de ces inconvénients ; toutefois ils sont obligés de porter
de fortes chaussures qui ne contribuent pas peu, j'imagine,
à favoriser le développement excentrique des pieds des
Bruxelloises, ordinairement assez amples pour ne pas re-
douter les larges interstices du pavé. On peut croire
aussi que c'est à celle cause qu'il faut attribuer le nombre
remarquable de boiteux qu'on rencontre, bien que, suivant
certains médecins, cette infirmité tienne davantage à une
autre cause dont je vous parlerai peul-èlre plus tard.
L'amour de la propreté, si répandu dans toutes les pro-
vinces du nord de l'Europe à la honte des pays méridio-
naux, ne permet pas aux Bruxellois de tolérer une muraille
noircie par le temps ; aussi toutes leurs maisons, tous leurs
édifices , les statues même des jardins publics , j'allais
presque dire les arbres, sont-ils enduits d'une peinture
blanchâtre à l'huile fréquemment renouvelée, et lessivée
plus fréquemment encore. Le samedi est le jour du grand
débarbouillage, si l'on peut s'exprimer ainsi. Vous voyez
alors sur toutes les portes les domestiques, et quelquefois
les maîtres, quand il s'agit d'habitations de marchands,
occupés à lancer de l'eau sur la devanture des maisons
aussi haut qu'il est possible, l'essuyer après, passer ensuite
(i) Une grande partie de notre 12« arrondissement est bâiie comme
ce quartier de Bruxelles, sur une montagne as^ez rapide, et n'en est
pas plus propre. Il faut donc, quoi qu'il en coule à mon cœur de
Français et de Parisien, reconnaître dans ces difTerences, qui ne soûl
pas à notre avantage, l'influence des mœurs nationales.
268
LECTURES DU SOIR.
le torchon mouillé sur les dalles du trottoir, nettoyer au
tripoli les boutons de cuivre des portes et des sonnettes,
et tout cela est fait avec un tel soin que deux minutes
après que l'opération est terminée, une femme parée peut
passer sans risquer de salir le bas de sa robe ou ses sou-
liers de couleur, à la différence de ce qui se passe à Paris,
où un boutiquier ne peut laver la devanture de son maga-
sin sans laisser comme témoignage de sa propreté des ma-
res d'eau bientôt converties en mares de boue qui rendent
le passage impraticable durant plusieurs heures dans la
saison la plus sèche, et que personne ne veille à faire écou-
ler. On peut dire qu'à Paris les jours de propreté sont ceux
qui rendent la ville plus sale.
A Bruxelles point de soubassements crottés, point d'in-
scriptions ou d'emblèmes orduriers sur les murailles, point,
ou rarement, de ces grands étalages d'affiches de toutes
dimensions et de toutes couleurs qui couvrent chez nous
le pied des maisons, de façon qu'on pourrait croire que les
rez-de-chaussée sont construits de papier. Mais l'affiche
peinte sur mur a eu assez de succès ; l'industrie belge n'a-
vait garde de manquer à l'inventer à son tour.
---5
.Maison de Bruxelles.
Le goût sans bornes du badigeonnage, désespoir de nos
artistes, surtout de nos archéologues, produit un assez
étrange effet dans ces villes belges et flamandes encore
peuplées d'une grande quantité de conslructionsd'un autre
temps, dans les formes desquelles domine le type espagnol.
Les maisons anciennes, comme les nouvelles, également
revêtues de la même peinture, empruntent toutes la même
apparence de juvénilité. On pourrait donc les supposer
toutes simultanément et récemment bâties, en sorte que la
diversité des styles ne semble être que le résultat d'un ca-
price. L'esprit, au milieu de ces villes blanches, est hors
d'état de se reporter vers le temps passé. Il n'y a pas plus
de rêverie possible là, même lorsqu'on est entouré des plus
anciens monuments, qu'au milieu des plaines sans acci-
dents et sans ombrages qui couvrent le pays.
Maison du marché au bois, à Bruxelles.
On se tromperait grandement au reste si l'on supposait
que ces maisons, construites en briques, à pignons en gra-
dins, ou arrondis et amortis par des consoles renversées,
à peu près dans le goût, sauf la différence des proportions,
de la partie supérieure du portail de Saint-Gervais, offrent
le charme ou la variété de ces jolies maisons de bois si pitto-
resques, si capricieusement décorées dont la même époque,
du quinzième siècle au dix-seplième, enrichissait surtout
nos villes de la Normandie, de la Touraine et d'une partie
de la Bretagne. Celles des provinces belges et flamandes ne
s'écartent guère de deux ou trois modèles fort austères,
et qui n'admettent ni sculptures ni fantaisies. Toute la ri-
chesse de l'ornementation, toutes les coquetteries de l'archi-
tecture étaient réservées pour les édilices publics, encore
assez sobrement pour les cathédrales jusqu'au dix-septième
siècle, mais avec un luxe dont nous nous faisons à peine
une idée pour les hôtels-de-ville.
Le pittoresque est donc entièrement exclu même des
quartiers qui sembleraient le plus devoir s'y prêter. En
compensation (l'artiste ne trouverait pas que c'en fût une),
les yeux ne rencontrent nulle part de ces tristes masures
dont l'état de délabrement atteste la profonde misère de
ceux qui les habitent et dont l'aspect blesse si souvent nos
regards jusque dans les rues aristocraticiues du faubourg
Saint-Germain et de la Chausséc-d'Antin.
il est un autre genre de propreté que recommandent des
inscriptions placées presque à chaque coin des rues prin-
cipales ou des monuments, tantôt en français, tantôt en
flamand. Quelquefois la poésie s'en mêle, témoin ce sin-
gulier distique qu'on lit sur la porte d'une église :
Arrêliz vos ordure» autour du temple saint :
Faites-les ailleurs si le besoin vous contraint.
Voici un exemple de style lapidaire :
Les chiens hors du
Temple de Dieu.
MTSÉE DES FAMIU.es.
269
I
\
Je ne pense pas qu'il faille absolument juger des muses
belges sur ces deux échantillons.
Les rues marchandes sont comparativement en petit
nombre. Dans les autres, les boutiques sont très-rares.
Néanmoins, comme les habitations entre cour et jardin
sont peu communes, attendu que la cherté du terrain ne
permet guère d'avoir ni Tune ni l'autre, à l'exception de
quelques cinq ou six mètres carrés revêtus d'un gazon hu-
mide et plantés de deux ou trois arbustes étiolés qu'on dé-
core du dernier nom, les rez-de-chaussée forment partout
des appartements bordant la voie publique et occupés
principalement par des négociants, des notaires, des huis-
siers, des médecins, dont les noms sont écrits sur des pla-
ques de cuivre posées sur le ventail de la porte, quelquefois
même autour de la patère qui reçoit le bouton de tirage de
la sonnette, car les marteaux ou heurtoirs de nos portes-
cochères sont inconnus ici . Comme on ne peut lire ces noms
qu'en les voyant d'assez près, on trouve diCRcilement la
personne qu'on cherche. Si l'on n'a pas une indication très-
précise, il faut aller de porte en porte d'un côté de la rue
à l'autre, et toutes ces portes étant fermées constamment,
sans autre portier pour les ouvrir q\ie les domestiques, ce
n'est pas sans peine qu'on arrive à son but. Souvent vous
êtes obligé de sonner en vous recommandant au hasard.
.■\pres cinq ou dix minutes d'attente, une domestique parait;
mais elle ne parle que le flamand, et vous ne le comprenez
pas plus qu'elle n'entend le français. Alors elle appelle sa
maîtresse, et vous êtes tout confus en apprenant que le ha-
sard vous a mal servi, qu'on ne saurait vous dire au juste
où vous pourriez mieux vous adresser, qu'il vous faudra
par conséquent renouveler l'épreuve deux ou trois fois aux
mêmes conditions ; vous vous retirez en vous excusant tout
haut de votre mieux, en maugréant tout bas ; mais vous vous
impatientez seul, car il faut convenir, pour rendre hom-
mage à la vérité, que nulle part on ne vous témoigne mau-
vais gré du dérangement. 11 fait partie des habitudes du
pays.
Si jamais vous venez ici et que pareille chose vous ad-
vienne, ce que je vous garantis, n'oubliez pas, dans la con-
fusion que vous pourrez éprouver, de vous retourner, en
sortant de la maison, pour faire uu agréable salut de re-
merciement à la domestique qui vous reconduit, avant
que la porte de la rue se referme sur vous. Outre que la
politesse est toujours de bon goût, elle peut ici vous pré-
server de certain accident burlesque qu'elle m'eût fait évi-
ter si j'eusse pris le conseil pour moi-même. Je suis un
peu honteux encore en vous le racontant, et peu s'en faut
que je ne le passe sous silence. Mais la charité l'emporte.
Je vous livre, pour le besoin, de l'expérience toute faite
et que j'ai failli paver du même prix que le renard de la
fable.
Figurez-vous donc que je sortais d'une de ces visites
improvisées dont je vous parlais à l'instant, et dans la-
quelle j'avais eu le bonheur de me trouver face à face avec
une dame on ne peut plus gracieuse de figure, de tour-
nure et de langage, qui avait mis la plus aimable com-
plaisance à me donner les renseignements nécessaires
pour me diriger sans nouvel encombre, mais dont l'affa-
bilité toute séduisante ne pouvait m'empêcher d'aperce-
voir un petit pli railleur assez prononcé aux deux coins de
la bouche la plus fraîche du monde. J'y crus lire un indice
de certaine impression malicieuse que causait à ma belle
cicerona mon maintien un peu décontenancé, qui n'en de-
venait pas plus assuré.
En descendant l'escalier, j'entendis, ou du moins je
crus entendre comme un éclat de rire qui prend sob es-
sor après avoir été trop longtemps comprimé. Je n'étais
pas moins empressé, je vous le certifie, de me retrouver
à l'air libre de la rue, et dans mon empressement j'eus la
grossièreté de m'élancer parla porte à peine enfr'ouverte,
sans daigner faire un signe de remerciement à la grosse
bonne Flamande qui la tenait. Mais j'avais à peine touché
du pied le seuil extérieur, que je me sentis comme attiré
avec force en arrière. Je crus que c'était la grosse Flamande
qui, ne pouvant me faire comprendre son baragouin, avait
saisi le pan de ma redingote pour m'averlir que sa mai-
tresse me rappelait. Quelles idées me passèrent subitement
par la tète, avec la rapidité de l'éclair, je ne saurais vous
le dire , lorsqu'ea détournant la tète je vis tout simple-
ment que la porte était refermée et que ma redingote était
demeurée prise dans l'ouverture. J'allongeai le bras pour
tirer la sonnette ; vain effort, il s'en fallait d'un demi-pied,
pardon, de quatorze centimètres, que le bout de mes doigts
pût y atteindre. Oh! si j'avais pu y ajouter ce que ma
mine venait de gagner subitement en longueur! En cet
instant, je commençai à comprendre quelque chose au sup-
plice de Tantale.
Ma position ne laissait pas que d'être assez critique.
Rien n'était plus facile matériellement pour la faire cesser
que d'imiter pour un moment le chaste Joseph, quoique
mon aventure n'eût de commun avec la sienne que le
point le moins important. Mais il était midi, cela se passait
dans une des rues les plus fréquentées de Bruxelles, et je
ne pouvais me résoudre à donner ce spectacle aux pas-
sants. Je ne pouvais pas songer davantage à frapper à
coups de poing sur la porte. Outre qu'il était possible
que la grosse Flamande fût trop éloignée pour m'entendre,
il était probable, d'autre part, que, peu accoutumée à cette
manière insolite de s'annoncer, elle n'y donnerait nulle at-
tention, et que je n'attirerais que celle des badauds, qui
ne tarderaient pas à s'attrouper autour de moi pour se di-
vertir à mes dépens. Devais-je d'ailleurs risquer par ma
bêtise de causer un scandale à la porte d'une dame pour
prix de son obligeance? Et puis peut-être redoutais-je au
fond, encore plus que tout cela, la sotte figure que j'allais
faire à ses yeux. Personne n'aime à être pris en flagrant
délit de ridicule ; et si j'allais me rencontrer avec elle dans
le monde, sans cesse poursuivi par ce sourire malicieux
270
LECTURES DU SOIR.
que je connaissais déjà, et qui me rappellerait sans cesse
ma piteuse aventure!... Il me restait, il est vrai, le moyen
héroïque dont use le castor, ou quelque chose de sembla-
ble. Mais la mode des spencers est passée depuis long-
temps et je ne jugeai pas à propos de tenter de la laire
revenir.
Je me résignai donc à attendre autant qu'il plairait à
Dieu que quelqu'un vînt à sortir ou à sonner; et, pour ne
pas trop attirer l'attention, je pris mon agenda, ayant l'air
de le consulter avec un soin minutieux qui dut nie faire
prendre pour un homme occupé des plus graves aiïaires.
Tandis que je dissimulais ainsi, ni plus ni moins que le
chat qui attend que quelque souris arrive à la portée de sa
patte, un bon génie, sans doute, eut pitié de moi, car je
ne sais comment ce que vingt essais n'avaient pu faire se
trouva fait tout seul, et je fus fort satisfait, au bout d'une
bonne demi-heure, de me sentir absolument rendu à la li-
berté avec ma redingote saine et sauve.
Ce qui vous fait maudire encore cet usage inhospitalier
des portes de maison fermées constamment, c'est l'impos-
sibilité de rencontrer un abri momentané si vous venez à
être surpris par un orage ; le pauvre piéton n'a rien de
mieux à faire, en pareil cas, que de se résigner au baptême
surabondant que le ciel lui envoie, et dont il est assuré de
ne pas perdre une seule goutte.
Ces habitudes de clôture permanente ne comprenn'int pas
les portes seules; une fenêtre ouverte est une singularité
que se permet rarement un vrai Bruxellois; aussi, quand
on pénètre dans un appartement et même dans une bouti-
que peu achalandée, où le mouvement fréquemment répété
de la porte ne vient pas établir une ventilation salutaire,
on se sent suffoqué. Je ne serais pas surpris que le teint
couleur farine de pois des femmes de Bruxelles, leur peau
terne, et l'air vieux qui succède presque sans transition
chez elles à celui de la première jeunesse, ne fussent
dus à cette sorte de divorce contracté avec l'air ambiant.
Ce n'est pas cependant que les femmes y soient moins
qu'ailleurs entachéesdu sentiment qui perdit noire première
mère; le diable trouve toujours son compte. Si les dames
paraissent moins à la fenêtre que chez nous, elles ont ima-
giné d'y attacher extérieurement des miroirs qui leur per-
mettent de voir tout ce qui se passe dans la rue sans être
vues. Il y a de ces réflecteurs à tous les étages, et l'on ne
saurait croire ce qu'ils ont d'impatientant pour l'étranger
qui n'est point fait à cette désobligeante coutume. Les ha-
bitants des rez-de-chaussée yen joignent une autre, celle
de garnir les vitres inférieures d'un châssis transparent de
dentelle , de tissu de jonc, ou de persiennes à lames verti-
cales, destinés à les protéger contre les regards indiscrets
des passants, sans réciprocité. Est-ce encore un reste, un
souvenir des mœurs espagnoles? On dirait que Bruxelles
n'est peuplée que de gens qui se cachent et sont constam-
ment aux aguets.
La propreté n'a pu manquer de s'introduire de la rue dans
les maisons, ou plutôt c'est des maisons qu'elle est sortie
dans la rue. Les boutiques, bien entendu, y participent ;
on n'en voit aucune, même parmi celles occupées par le
genre de commerce le plus infime, offrir cette apparence
repoussante ou cette odeur nauséabonde, qui font qu'on
n'entre qu'avec répugnance chez quelques-uns de nos
marchands. Par une conséquence facile à déduire, on ne
rencontre point au dehors de ces étalages embarrassants
pour la voie publique, ou redoutables pour qui tient à con-
server intacte la netteté de ses vêtements. Mais, d'autre
part, on ne connaît point encore ici ce luxe ruineux de gla-
ces, de dorure, de sculpture ou de peinture, grâce auquel.
à Paris, plus d'un marchand est déjà en faillite avant d'a-
voir inauguré son splendide magasin. Ce qui vaut mieux,
c'est qu'ici tous sont d'une politesse exemplaire; il n'en
est pas un qui ne vous remercie d'être entré chez lui,
n'cussiez-vous fait qu'une emplette de quelques cents (1).
Cela ne prouve point qu'ils ne vous trompent pas aussi bien
que d'autres moins cérémonieux ; leur habitude générale,
au contraire, est de surfaire, même pour les objets les plus
usuels, et j'ai été raillé par une ménagère pour avoir donné
les dixcentimes qu'on me demandait d'une boite d'allumettes
phosphoriques que j'aurais pu obtenir pour quatre centi-
mes. On ne voit que très-rarement des marchands à prix
fixe. Ceux qui vendent des objets fabriqués en sont encore
à étiqueter leurs marchandises avec des signes particuliers
connus d'eux seulement, et que continuent seuls d'em-
ployer chez nous les boutiquiers spéculant sans honte sur
la confiance de l'acheteur, ou sur sa timidité à rabattre du
prix exagéré qu'on lui fait.
Sauf ces différences plus ou moins sensibles, le Parisien
pur sang pourrait se croire tout au plus transporté dans
quelque quartier nouveau de sa ville natale : voici des
soieries de Lyon, des mousselines de Mulhouse, des coton-
nades de Rouen ; — de la bijouterie , de l'orfèvrerie, des
bronzes faits exactement sur les modèles de la rue de la Paix,
de la place de la Bourse et du Palais-Royal ; à la porte des
libraires, vous voyez les caricatures du Charivari, les dos
jaunes de tous les Manuels Roret, et les bandes découpées
portant les titres des romans de Paul de Kock, d'Eugène
Sue, de Georges Sand, des Guêpes d'Alphonse Rarr, des
mille et une phTjsiologies, que Dieu maudisse ce mot, qui
fondent sur nous comme des avalanches; et au milieu de
tout cela, pour dernier trait de ressemblance, vous n'aper-
cevez guère plus de fruits de l'art ou de la littérature belge
qu'à Paris même.
Mais ce qui marque la différence bien prononcée des
deux pays, c'est l'absence de ces marchands de vin qu'on
rencontre, dans la capitale du monde civilisé, de quatre
en quatre pas, en outre des coins de rue qui leur appar-
tiennent sans partage et sans distinction de quartier. Les
peuples de la Flandre ont le bonheur d'être privés de cette
affreuse et homicide boisson, composée de jus de bette-
rave, ou de décoction de bois de teinture édulcorée de li-
tharge qu'on vend pour du vin à nos ouvTiers. Ils s'eni-
vrent avec de la bière et du tabac, on pourrait même être
tenté de croire qu'ils se nourrissent de cette dernière sub-
stance, ou du moins que la Belgique est en possession d'en
fournir le monde entier, tant est grand le nombre des
marchands de cigares qui garnissent les deux côtés des
rues de Bruxelles. Une boutique de tabac à Bruxelles res-
semble assez à nos magasins de thés.
Les rues sont communément tortueuses, comme toutes
celles des villes du moyen âge. Il faut généralement attri-
buer ce défaut de régularité à l'insouciance de l'ancienne
police édilaire; mais je crois, au risque d'avancer un pa-
radoxe, que cette disposition qui nous choque si fort au-
jourd'hui, ne tenait pas moins aux mœurs et aux nécessi-
tés d'un temps où les populations avaient si souvent le.«
armes à la main. On évitait la ligne droite dans le perce-
ment des rues, par le même motif qui la faisait et la fait
encore prohiber pour les abords d'une place fortifiée. Le
bri.sement de !a ligne était un moyen de défense pour dp.«
gens habitués aux séditions et aux barricades.
Un troisième motif existe à Bruxelles, c'est la pente ra-
pide de la montagne sur laquelle est construite, comme je
(i) On appfllp riT/? une pi^ce de monnaie de deux centimrj. Ln
Rclgei ont substaniifie din<i leur Ungage usuel l'abrériiiioD 3 ceol>.
MLSEE DES FAMILLES
2"1
pense Paroir déjà dit, la majeure partie de la ri!Ie, et qu'on
oe peut adoucir que par des côloiemeols. Une rue directe
d: " UT les Toitures, et
hL..
.JDS. I/'r '-riiivn
.:e
du sol est telle que le grand portail de la .
Sainte :ite à mi-cùte, à une rif >
porte L. ..
Quelques-unes de ce5 rues offreni, à un point quelcon-
que, une sorte de renflement qu" - " ' " -e
place. Il e5t de ces places si peu s
cherche encore aprt^ les avoir dépassées.
En fait de places r-'_ " " - os de
six qui méritent ce d-.„ ; . .;: _._. ._ . -. -_;i?, la
place dite de rAncien-Marché, qui n'a rien de remarqua-
ble; la Grande-Piace, sur laquelle s'élèvent le niagniiîqi:e
Hôtel-de-Ville, et, vis-à-vis, la Mai&os dc Roi, qu'on appelle
aussi la Maùon au pùin ou Broad-huysen : aux deux bouts,
d'anciennes maisons de corporations assez curieuses; la
place de la Monnaie, où Ton voit en effet PHôtei '? " n-
naies faisant face au Grand-Théàîre ; enfin, iâ . rs
Martyrs, qu'on a débaptisée de son ancien nom de Saint-
Michel, après y avoir enterré les victimes des journées de
septembre. Dans la ville haute, sont la place écs Barricades
et la place Royale dont vous allez trouver U description ci-
dessous. Adieu donc pour aujourd'hui.
n.
J'ai terminé ma première lettre en vous parlant du haut
quartier ou quartier aristocratique de lîruxelles : permet-
tez-moi de TOUS y ramener en vous faisant monter la rue
Moniagne-de-la-Cour. Cette rue forme comme la tète d'un
Iç.^ y ... i. . -, -._.; urètres - ■ *- - --: - - - '-j_
s: i::BS la t. ; aU
nord-ouest, et dont la queue aboutit directesient à la roule
de Gand. C'est Yî iccourci, de la erwàe
voie qui s'étend à \^. i __ ? S .t-Martin àlabar^
rière Saint- Jacquei, ou plu en se tortuani
de I^ Chapelle à la barrière tiEûiVr. tj ■ le
sorte la co'.«^''--'^'r comme '- " rr,-. ,;.
taie de la , et un
querait p: a que c'est en edei uo type des épines
dorsal - ' - ------ assez ennemies de la
ligne X . c'est que cette pro-
pension au zigzag se remarque plus volontiers chez les
ff -lient orthopédique, que vient
de ^ : . _2iur un médecin français, pro-
met-il de prospérer. Il semble que tout, choses ou gens, a
besoin d'être contrefait pour s'acclimater ici.
Si vous ajoutez à ceci ce que j'ai dit cc^- .,-,-.; :--.^^
vous en conclurez que le beau sexe •• -r.
Ce n'est pas qu'on ne rencontre assez volontiers, là
comme autre part, une foule de jeunes pers -s
et roses, beaucoup trop blanches et trop r. ; ^ .ar
la rvunion de ces couleurs tendres, qui donnent à une jeune
Ê" "ienne, •
iT' , -^ ::.-.- .. -.. ^"uae afî^...... ......^v
désastreux pour la beauté.
Ici, il n'est guère de transition apparente : „e
femme entre l'âge de dix-r - " = •: ' ■=' -ds et i d-=; de
quarante ans; on dirait qu" . ^nère manque.
On m'assure qu'il n'en est pas de même dans les auties
t:''-i Belgique; je Ter" ,i.
E: ant, j'ai voulu fd i ^ : . .. _„ ;je
j'aperçois à la promenade, au tljéàtre ou dans une bouti-
que une jeune femn>e de vingt-cinq à trente ans, aux yeux
;e
. u t .JC*>
brillants, au teint frais, i la taille irréprochable, au rile-
Uer complet, je m'enquiers de son pays, et l'os me ré-
pond communément : Lûgeoise^ Ga/Uoiu^ quelquefois
Pari-sir :.7i/ , ']-irri:i'i BnixtUoist.
Ce. : dans la rue de la MontJgne-de-la-
Coiir qu uû vo:i en plus grand nombre de ces jolias mar-
chandes, parce que c'est là aussi que se trouvent les plus
belles boutiques. Je ne saurais mieux la comparer, pro-
portion gardée s'entend, qu'à notre rue Vivieone ou à
c- " ' '^ Velieu. C'est le bazar d'élite de tous les objets
Ce -ige de la fanion et du eomfortj et la phis
convenable arrivée au quartier vraiment monumental d'en
haut, au quartier de la Cour.
La rue débouche tout vis-à-vis l'église moderne de
Saint-Jacques sur Caudeoberg, sur la place Royale, espèce
de T ou plutôt de maillet à manche tronqué, qu'entourent
sur trois côtés, représentant un développement de quelque
trois cents à trots cent cinquante mètres, de belles nuisoBS
d'une grande architecture uniforme et mooumentaîe, rap-
pelant quelque peu celles de notre place Vendôme, avec
balcons de pierre à balustres. Cest sur cette place, con-
struite au siècle dernier, devant le bâtiment de la haute
Cour militaire, que se réunissent le soir les tambours
et les trompettes de la gamison. pour préluder à la retraite
par des batteries et des fanfares.
Il parait que chacune des trois ouvertures de cette place
était décofée autrefois d'une espèce d'arc de triomphe, ou
d'un portique à eotoanes qui a été abattu; de même qu'oa
a détruit chez nous, il y a peu d'années, les deux arcades
hardies qui reliaient notre théâtre ^ rodéon aux maisoas
latérales, et donnaient à U place im aspect pittoresqne
qu'il iaut regretter. Notre place Royale, qui formait un
tout si complet et si original, vient d'être également défi-
gurée et déshonorée. Les mutilateurs sont, dît-on, plus ra-
res en Belgi-que qu'en France ; je veux le croire ; mais on
voit que quand ils s'y mettent, ils ne cèdent en rien aux
nôtres. Re' =■"''••!« sur la place Royale de Bruxelles.
De la d. ia tète du maillet, part la rue de la Ré-
0enee, qui conduit au chevet de la belle et curieuse église
du Grand-Sab!oD ; de la gauche du maillet part une courte
rue de la même architecture que la place, conduisant à
Touverfure de la magnifique rue Royale, longue de plus
de quinze cents mètres, large de vingtrsçpt, bordée d^ul
côté, sur un tiers de sa longueur, par le Parc, magnifique
jardin où je vous mènerai faire un tour de promenade, sur
l'autre côté par des jardins, de beaux hôtels, et à l'entrée
de laquelle est une petite place latérale où s'élève un mo-
nument à la mémoire du général Beliiard, non encore
achevé.
Le Parc, qui a la figure d'an paraUâogranuBe, dont la
sommité voisine de la place Royale représente une ligne
brisée en trois parties égaies, est entouré sur les trois au-
tres par les beîles rues de : BeJlevuf, qui n'est pas moins
large que la rue Royale, et sur laquelle donnent l'entrée
du palais du roi, ainsi que tes fenêtres des appartements ;
Ducalt, sur laquelle est l'ancien palais du prince d Orange;
de la Loi, occupée en entier par le palais de la Nation,
faisant face à celui du roi, et par les hôtels de phisieun
ministères.
Je tâcherai de vous donner prochainement une idée du
ity le de ces divers édifices, mais vous pouvez dès à présent
vous figurer combien leur réunion à l'entour d^ln beau
jardin planté de grands arbres et heureusemeat distribué
selon un sviîi^r-.p m,-.:tié anglais, moitié françùs, et par-
faiteisent :aue on entretient tout m i
peut donner d'eciat i cette partie de la ville.
272
LECTURES DU SOTR.
Bruxelles est entourée, sans interruption, de boulevards
formés d'une double rangée d'arbres, présentant un dé-
veloppement de sept mille mètres environ, ouverts de
treize portes, dont une seule, la porte de Hal,est monu-
mentale. Je vous en donnerai les dessins plus tard. Plu-
sieurs de ces portes communiquent à des faubourgs po-
puleux. 11 en est deux, néanmoins, qui n'existent guère
encore qu'en principe, ce sont le quartier Louise et le quar-
tier Léopold.
La basse ville est traversée par deux petites rivières
tortueuses comme ses rues, larges seulement de quelques
mètres, qui semblent vouloir être, au moins par le nom,
une contrefaçon de Paris ; l'une s'appelle la Senne, l'autre
la petite Senne. Ces rivières sont encaissées par des mu-
railles que l'humidité et le défaut d'air rendent toutes ver-
tes; c'est, je crois, le seul endroit que les Bruxellois aient
oublié de badigeonner.
Vous savez combien sont presque toujours pittoresques
ces percées que le passage d'une petite rivière commande
dans les rues d'un bourg ou d'un village ; vous apercevez
là d'un coup d'oeil rapide, de votre chaise de poste ou par
la lucarne de votre diligence, en nassant sur un pont nue
vous trouvez toujours trop court, des arbres qui se mirent
dans l'eau, opposant leur fraîche et mystérieuse verdure à
la verdure desséchée et poudreuse des arbres de la route,
à l'aspect glacial et monotone des maisons. Pour animer la
scène, se trouvent tout à point un pêcheur qui s'endort sur
sa ligne ; une jeune fille qui vient emplir sa cruche comme
la pieuse Rébecca, ou laver son linge comme la belle fille
d'Alcinoùs ; des oiseaux aquatiques dont les manœuvres
tracent sur la face de Tonde de longues paraboles concen-
triques, et remuent une multitude de paillettes brillant de
tous les feux du spectre solaire. Le voyageur ne manque
jamais en passant de jeter un regard complaisant sur ces
points de vue fugitifs, empreints d'une apparence de calme
et de paix qui lui fait regretter de ne pouvoir planter sa
tente sur ce rivage tranquille.
Dans une ville industrielle, il ne faut point compter sur
le pittoresque ; chaque mètre de terrain doit produire son
revenu ; chaque goutte d'eau courante doit faire tourner
une roue. Aussi, j'ai eu beau chercher tout le long des
deux Sennes, je n'y ai trouvé à faire que le modeste cro-
quis que je vous envoie.
Ancienne maison de Bruxelles.
Les promenades favorites sont le Parc, le boulevard
Botanique et l'allée Verte.
Je vous ai déjà entretenu du premier, et probablement
m'accusez-vous d'être peu méthodique lorsque vous me
voyez revenir plusieurs fois sur le même objet. Observez,
je vous prie, que je n'ai nullement la prétention de faire
un itinéraire, que je couche mes idées sur le papier au fur
et à mesure qu'elles se présentent d'elles-mêmes, ou qu'elles
sont provoquées par quelque circonstance extérieure. Ayez
donc la bonté de les accepter comme elles me viennent.
Le Parc, pour épuiser ce sujet, est un jardin qui n'a
guère plus de quatre cent cmquante mètres de long sur
deux cent cinquante de large ; mais l'architecte qui l'a
planté, il y a près de soixante-dix ans, a fait un si judi-
cietix mélange du style sévère du jardin français et du style
pittoresque des jardins anglais, évitant ainsi la froideur
qu'on reproche quelquefois justement aux premiers , le
décousu des autres, qu'il a réussi à créer un ensemble
à la fois monumental et gracieux. Il est bon de noter que
cet architecte était un Français, du moins me l'a-t-on dit
même à Bruxelles, quoique son nom de Zinner ne semble
pas accuser cette origine.
Je vous donne ci-contre un petit plan de ce jardin.
Figurez-vous, pour bien le comprendre, que tous les
grands massifs sont plantés sur des terrains rapportés de
deux mètres de hauteur, qui ajoutent autant à l'élévation
des arbres d'un beau jet, je vous le jure, et que ces mas-
sifs, au lieu d'être géométriquement disposés en quin-
conces comme chez nous , ce qui leur donnerait peu de
masse eu égard à la médiocre superficie qu'ils occupent,
sont entremêlés d'arbres plus petits, qui leur prêtent l'ap-
parence d'épais fourrés découpés par des chemins si-
nueux.
Par opposition, aux deux points que je vous ai marqués
A et B, sont deux fonds ou entonnoirs boisés et ombreux,
formant un agréable contraste avec les allées sablées et les
ronds-points exposés au soleil. Une simple perche, placée
transversalement, avertit qu'on ne doit pas descendre dans
ces fonds où beaucoup d'inconvenances pourraient se com-
mettre, et l'on m'assure qu'il ne vient dans l'idée de per-
MTSKK nrS FAMILLES.
sonnp, même des gens los i)l!i.s ]£îrossicr3, d'enfreindre la
défense. Cela vous paraîtra d'autant plus extraordinaire,
qu'il n'y a pas ombre de sentinelles ni aux portes, ni dans
l'intérieur du Parc; que les surveillants s'y montrent ra-
rement, et que le soir, quand le son d'une cloche a annoncé
la fermeture des portes, on ne voit point, comme aux Tui-
leries, des soldats traquant l'arme au bras le pauvre monde
pour le faire sortir; on n'entend pas une multitude d'a-
boyeurs, hurlant d'une manière sauvage aux oreilles des
promeneurs paisibles, comme cela se pratique au Luxem-
bourg.
Il en résulte bien que de temps en temps, ce qui est
arrivé à votre serviteur, quelques flâneurs se trouvent en-
fermés ; mais rien n'est si facile que de se désemprisonner,
le jardin n'étant clos que d'une mince haie vive de char-
mille ne dépassant guère la hauteur d'appui, et fortifiée
au dehors par une simple barrière rustique formée de
pieux reliés par des perches. Eh bien! je n'ai pas entendu
dire, quoique la fermeture n'ait lieu généralement qu'à la
nuit tombée, qu'on ait reconnu le besoin de prendre des
mesures pour empêcher la circulation dans l'obscurité au
milieu des fourrés et dans les autres endroits écartés ou
mystérieux. Cependant la ville de Bruxelles; dont je vous
vantais la propreté matérielle, n'est pas plus exempte
qu'une autre grande ville de ces immondices morales qu'on
est presque toujours sûr de rencontrer le soir en tas dans
certaines rues tristement privilégiées.
L'art du statuaire a voulu mêler ses œuvres à celles de
l'architecte pour la décoration du Parc. Al'entour des deux
ronds-points que vous voyez sur le plan, dont l'un est
occupé par un bassin, l'autre par un immense parterre
circulaire, et dans quelques allées principales, sont placés
(les Termes surmontés de têtes. Le style des termes appar-
tient incontestablement au goût indigène ; l'échantillon que
je mets sous vos yeux n'est certes pas le plus ridicule.
ierme dans le Parc, à Bruxelles.
Aux deux points C et D, sont deux groupes portés sur
des piédestaux parallélogrammaliques, à bases renflées,
représentant, l'un le Commerce, l'autre l'Agriculture.
Ces groupes sont composés d'enfants gios, gras, obèses,
ressemblant parfaitement à ces figures aérostaliques qu'on
fait depuis quelques années en baudruche, paraissant de-
juis 184G.
voir suer le faro par tous les pores, si Ton n'y metbit bon
ordre, en les oignant chaque année d'un nouvel enduit
de peinture à l'huile. Vous pouvez vous figurer l'eiref.
Le petit bâtiment teinté de noir que vous voyez sur un
des coins du jardin est ce qu'on appelle le Vauxhall, qui
n'a rien de comparable ni à celui de Londres, ni à celui
qu'on voyait il y a peu d'années encore à Paris vis-à-vis
le Diorama incendié. La partie donnant sur la rue de la Loi
est tout simplement un théâtre assez mesquin où sont
joués les vaudevilles et les farces de nos théâtres de la
Bourse, du Palais-Royal et du boulevard Montmartre, et
assez souvent, aussi souvent du moins qu'il est possible,
par les acteurs de ces mêmes théâtres. Vous voyez que
Paris vous suit partout sur cette terre, que tout semble
forcer d'être française (I ) ; l'autre partie, sur le Parc, est
un café fort simple, où l'on a les indicibles avantages de
fumer sous la verdure à la vue des promeneurs â qui cette
jouissance est interdite, et d'entendre une musique sopori-
fique, exécutée par une douzaine de musiciens paraissant
dormir autour d'une longue table et ne jouer que par ré-
miniscence ; après chaque morceau, le chef d'orchestre
vient faire la cueillette des sous.
Plan du Parc, à Bruxelles.
Il en est tout autrement au côté opposé du Parc ; là, sous
une rotonde à Jour, le dimanche, se rend la musique mi-
litaire du régiment des Guides, pour exécuter des mor-
ceaux d'harmonie, à l'issue de la messe musquée. C'est là
qu'il faut aller pour voir, au milieu de la journée, la popu-
lation élégante bruxelloise dans sa parure de ville.
De temps à autre, ces concerts se renforcent d'un or-
chestre composé d'amateurs ou artistes formant la société
dite de la grande harmonie. Dans ces occasions les portes
du Parc sont fermées au public, et l'on n'y est admis que
moyennant une rétribution de cinquante centimes, dont le
produit est destiné aux pauvres. Ces jours ne sont pas les
moins brillants, ils sont très -profitables à ceux à qui
ils sont dédiés, et je ne vois pas pourquoi Paris, qui
adopte avec empressement tant de sottises étrangères, n'a-
dopterait aussi, par-ci, par-là, quelques bons usages tels
que celui-ci. J'ai assisté à quelques-unes de ces matinées
musicales. J'aurais juré plus d'une fois, je ne sais par
quelle fatalité , que je venais d'entendre des quadrilles de
Musard, ou des morceaux de la Muette, ou des Huguenots,
de Guillaume Tell ou de Robcrt-le-Diable ; mais le pro-
gramme (I) me prouvait péremptoirement que mon érudi-
(i) Depuis que ces lettres ont ôté écrites, Bruxelles s'est enrichio
de deux nouveaux théâtres, l'un dit des Nouveauiis, l'autre du i'uu-
— ôri — TREI71FMF VOMÎME.
274
LECTURES DU SOIFx.
tion musicale était en défaut, et que les morceaux exé-
cutés étaient bien des fruits indigènes. Ainsi soit-il. L'exé-
cution m'a paru d'ailleurs très-remarquable; bien supé-
rieure, pour ce qui concerne la musique militaire, à ces
symphonies discordantes que nos musiciens de régiments
de ligne exécutent aux Tuileries et au Luxembourg, em-
prisonnés dans un parterre ou mêlés à la foule qui les cou-
doie, et qui peut bien s'attribuer une bonne partie des
fausses notes qu'ils se permettent.
Est-ce que notre amour pour les arts, qui nous vaut ces
prétendus concerts , ne pourrait pas s'étendre jusqu'aux
concertants, et leur procurer, dans l'un et l'autre jardin,
un modeste pavillon, où ils n'auraient pas l'air de jouer
par charité, comme ces artistes qui courent les rues?
Je viens de vous parler de la messe musquée.
« On appelait ainsi, dit Mercier (Tableau de Paris), une
messe qui se disait, il y a quelques années, au Saint-Esprit,
à deux heures. Le beau monde s'y rendait en foule avant
le dîner.... L'archevêque a défendu cette messe, et Ton a
pris le parti de s'en passer. 11 aurait mieux valu ne point
abolir la messe musquée. »
On peut, vous le savez, voir encore à Paris quelque ré-
miniscence de cette messe à Saint-Roch, à Saint-Thomas
d'Aquin, à Notre-Dame de Lorette tous les dimanches,
après une heure. C'est à ce moment que les élégantes de
l'aristocratie nobiliaire, de l'aristocratie financière, encom-
brent les rues environnantes de leurs équipages et de leurs
laquais, parent l'église de leurs toilettes mondaines et
inondent l'atmosphère de leurs parfums peu canoniques.
Bruxelles avait oublié de nous emprunter une mode si
confortable, et, par suite de cette lacune, les fidèles peu
raatineux manquaient souvent l'office ; un bon chanoine
de Sainte-Gudule, pour concilier leur dévotion arec leur
paresse autant que faire se pourrait, a imaginé ces années
dernières de fonder une messe tardive qui a eu de suite le
privilège d'attirer le beau monde, les belles toilettes, et où
l'on n'étouffe ni plus ni moins qu'à Saint-Roch à la même
heure.
N'allez pas vous imaginer qu'il ne s'agit, comme à Paris,
que d'une assistance à peu près entièrement féminine. Les
hommes ne rougissent pas ici d'assister aux offices; la po-
pulation se prétend religieuse, et manifeste sa croyance.
Les médisants prétendent, de leur côté, que de même qu'à
Séville et à Grenade, la dévotion n'est pas toujours le
seul motif qui remplit les églises des villes de la Belgique ,
et qu'il ne s'y ébauche pas moins de mariages que dans les
soirées, quoique tous ne s'y terminent pas. 11 va sans dire
que la messe musquée n'est pas la moins féconde en in-
cidents de ce genre. Au reste, l'intérieur des temples offre
pendant la célébration du service divin un aspect recueilli
qui fait honte à un Français ; on n'y voit point de ces pro-
meneurs perpétuels, qui semblent n'entrer dans une église
que pour lorgner les femmes et afficher l'ignorance, le
dédain des pratiques religieuses et insulter à Dieu. Il est
absolument interdit de circuler dans les églises dès que
l'office est commencé, sinon pour aller prendre sa place,
et des avis imprimés en gros caractères, affichés à toutes
le portes, rappellent cette défense à ceux qui seraient
tentés de l'oublier. Les suisses tiennent sévèrement la
deville. Le premier eit très-remarquable par son système nouveau
d'éclairage, qui a lieu i travers un plafond de verre transparent,
disposition qui fait disparaître l'inconvénient de 1 énorme lustre sus-
pendu, si menaçant pour le parterre, si incommode et si pernicieux
pour la vue des personnes placées i son niveau. Il } a dix ou douze
ans, un architecte de Paris avait projeté l'établissement d'un système
aoaloRue pour les théâtres de celte capitale. Nous sommes bien aisr'
e prendre date, aOn de rendre i chacun ce qui lui est dû.
main à cette règle d'une police bien entendue, dont ne
paraissent pas se douter ceux qui devxaient les surveiller,
ou l'exercer.
Si le Parc est la promenade du milieu du jour, l'allée
Verte est celle de l'après-dînée.
L'allée Verte est située tout au bas de la ville , dans
la direction de la route de Malines et d'Anvers, de Laken,
qui est le Neuilly de Bruxelles, moins les belles îles sur la
rivière. C'est là qti'est le palais de campagne du roi, ce palais
où Napoléon signa plus d'un décret.
Cette allée Verte est une longue avenue plantée de
quatre rangées d'arbres, et qui a près d'une demi-lieue de
longueur. C'est là que tous ceux qui ont des chevaux, des
équipages, la plus simple demi-fortune, vont les faire ad-
mirer, ou tout au moins exciter l'envie de ceux qui n'en
ont pas. A Bruxelles, le luxe est grand sur ce point ; c'est
même plus qu'un luxe, c'est une passion ; il y a une sorte
de honte pour qui sort un peu du commun des martyrs,
de .n'avoir pas sa calèche ou pour le moins son tilbury.
J'ai entendu parler de plus d'une maison, dont les maîtres,
possesseurs de six ou huit mille francs de revenus tout au
plus, se nourrissent en cachette de pommes de terre, de ha-
ricots, pour pouvoir entretenir une voiture. Les élégants
du second ordre font comme chez nous ; ils louent des
chevaux pour aller caracoler dans l'allée Verte, ou s'y font
promener dans des vigilantes, c'est-à-dire des cabriolets
ou des calèches de place. 11 faut dire que pour la plupart
ces chevaux de louage sont fort supérieurs à nos tristes
locatis, et que ces voitures sont d'une propreté fort in-
connue de nos loueurs de véhicules publics, sans que les
prix soient plus élevés.
Les plus modestes promeneurs, c'est-à-dire les plus nom-
breux, vont à pied dans la contre-allée de droite, celle de
gauche qui longe, à quelques mètres de distance seulement,
le canal de Charleroi, est beaucoup moins fréquentée.
On jouit de la première d'une vue champêtre très-étendue
et fort agréable, quoiqu'elle soit unie comme une table, ce
que vous savez déjà être la physiononrie générale du pavs.
Mais ces vastes plaines de verdure qui ne sont que des ma-
rais, le voisinage du canal de Wilfebroeek qui la longe à quel-
ques mètres seulement de distance, l'épaisseur des arbres
séculaires de l'allée qui s'entrelacent comme ceux d'une
forêt, rendent les approches de la soirée humides et perni-
cieuses pour la santé, principalement pour les femmes ,
plus attentives à briller par de légères toilettes qu'à se
garantir contre les influences d'une mauvaise atmosphère.
Les promenades à l'allée Verte et les privations qu'on s'im-
pose pour y briller sont considérées par quelques méde-
cins comme faisant partie des causes de ce mal dont je
vous ai fait connaître les funestes effets. Nonobstant le
nombreux concours qui afflue en ce lieu, la spéculation
n'y a point encore établi de chaises ; elles se sont jusqu'à
présent restreintes au Parc sous la forme de sièges à fond
de bois, [lourds, carrés et incommodea. Les baucs établis
par l'édilité en assez grand nombre daos ce jardin et dans
l'allée Verte sont, au contraire, infiniment plus commodes
que les nôtres, tous pourvus d'un dossier légèrement ren-
versé et d'accoudoirs à chaque extrémité, autre améliora-
tion que je voudrais aussi voir introduire chez nous.
.\u bout de l'allée Verte est un jardin public portant le
nom pompeux de Tivoli, et celui plus ambitieux encore de
Jardin des Fées. Les délices de cet Eden comprennent la
locomotion dans des allées sablées, dessinées au travers
d'une plantation d'arbrisseaux /)a.« plus hauts que cela, qui
donnent de l'ombre jusqu'à la rotule du genou , quand le
soleil descend sur l'horizon ; la promenade en bateau sur
MUSEE DES FAMILLES
Î75
un prtit niissnu verdàuv, Tusut le tour d'un tertre sur
lei^uel on a bâti un easimo cane, fort pea archilectOBiqne
surtout dans Fintérieiir, au milieu de gros plâtras tout
biaacB posés oôle à côte, qui oot la prétention de figurer
des rocailles. Là, dans un corridor qui ^t le tour de Fé-
difice , on boit du faro et Poo fume le cigare de r^ueor.
Plus loin, eo plein renl, une aigre musique de guinguette,
exécutée par un orchestre en blouse installé au milieu
des sables comme une pyramide d'Ëgrpte, ne fait dansn-
personae. On allume, le soir tcbu, deux ou trois cents
Terres de couleur, puis on tare une cinquantaine de fusées
aux acclamations des griseties, des commis marchands et
même de la bourgeoisie, qui ne dédaigne pas de venir cher-
cher là des divfrtissements qu^elle ne saurait rencontrer
autre part, car les fées belges champêtres semblent avoir
jeté leurs baguettes, épuisées des efiwts quelles ont faits
pour iDTeoter de si belles choses.
Il est Trai que sous ce rapport nous ne sommes guère
plus riches aujourd'hui ; si je ne me trompe, la Grande-
Chaumière, ce paradis des étudiants, est tout ce qui noas
reste comme jardin où Ton danse. Mais on entend parler
encore des merveilleuses ftles qui se donnaient dans ces
jardins non moins merveilleux de Biroo, de Marbeuf, du
hameau de Cbantiliv, de Tivoli, de Frascati, de Beaujon,
de Ruggieri, du Delta et dans beaucoup d^autres que f ou-
blie. Notre Grande-Chaumière , du plus loin que je ine la
rappelle, est une délicieuse oasis comparée au désert
du jardin des Fées bruxelloises.
lies jouisBanoes et mes expérimentatioBS se multiplient
à souhait.
Un honnHe fouseQois qui m'a aocueîDi avec une cor-
dialité toute française, vient me prendre pour ok meaer
à la Société du Commerce, Que diaUe allex-^ons fidre là,
vous écrierer-Tous, et depuis quand vous mêlez-Tous de
commerce ? Ife vous hâtez pas de jugo* du contenu du sac
sur l'étiquette, comme font les Parisiens.
Les ^oixellots aimait beaucoup jouer, bdre et fumer;
c>^t ce qui les a engagés à fonder plusiairs sedélés litté-
raires, diont la principale est celle du Coimerce, peutrètre
par aÛusion à ce qu'ils ne considèrent guère la bttérature
que du point de vue commercial. En fait de littérature
donc, on trouve d'abMd dans cette sociélé, comme dans
toutes les autres : 1* un billard; 2* des cartes ; 3* des tric-
tracs , des échecs ; 4* des cigares. Secondouent des jour-
naux, surtout des journaux de Paris, depuis le Moniteur
universel jusqu'au Charivari inclusivement. Du reste, il n'y
est jamais question ni de livres, ni d'arts, ni même de
commerce; je vous dirai tantôt pourquoi.
Ces sociàés littéraires ne font auoin tort aux estaminets,
lesquds sont de grandes saHes avant pour tout «raonent
bUancheur des DHirs, pour mobilier, des taUes, desl
et un comptoir bien tirés, sans compter les étagères mi
dressoirs garais d'une infinité de mesures d'élain, I
pobcs, brillantes cooBM de Taigent. Cest dans ces i
que les robinets, correspondant au cellier, qui régnent tout
le long du comptoir comme des pièces d'artillerie sur le
oouronnemoit d^m bastion, versent inceasamment des
flots mousseux de faro, de bière blanche de Louvain. de
Lambic et de trois on quatre antres sortes de bières ; car
on n'a pas rhabitnde ici de servir la bière ea bouteille
comme dans nos cales ; le temps manquerait ainsi que la
place. Lorsque répaisse almos|àière formée par la fumée
descigaren, et à travers laquelle b flamme du gaz n'appa-
raît que comme un point rouge, «ient à se dissiper pour
un moment , vous pouvez apercevoir autour des tables
bon nombre de bourgeois, de magistrats, de négodants
qui viennent volontiers partager avec les gens de conditioBS
fort inférieures les plaisirs de b niootiane et du houblon.
Ces estaminels ne sont pas moins brarants et sont eer-
tainonait plus fréquentés que les cabarets de Paris;
mais au Ueu de cette gaieté pétillante, de ces joyeux pro-
pos, de ces lazzis pleins de vore que l'homme da peuple,
le plus grosBio-, trouve souvent chez nous au fond dn
verre, Pivresse du buveur de faro ne se manifeste au pre-
mier degré que par une expansion de brait qui n'est
qu'étourdissante, â son degré extrême que par un morne
abrutisEem^t. Je serais tenté de dire qu'il y a entre ces
deux ivresses b même diflérence qu'entre b mousse
froide et compacte de b bèère et b mousse légère et fugi-
tive du vin de Champagne.
Je veux, pour vous bisser sur b bonne bouche, quant
à Particle des estaminets, vous faire connaître un genre de
décoration tout à fait pastoral que vous ne vous attendriez
pas à rencontrer dans de tels endroits. Ce sont des couron-
nes pboées soigneusement sous verre contre les murs de
b salle, et ces couronnes sont des espèces d'ex-«ofo on
de primes décernées à b bienfaisance par les pemiMMiaires
de rbospice des vîeilbrds, au profit desquds se font des
collectes le soir dans ces réunions buvantes et fumantes.
La plus bdie couronne se donne â rétabfaawnqit qui a
offert b plus belle coOecte. Taime mieux, et vous partage-
rez mon sentiment, ces œuvres de charité, que ces fcmUs
d'hommeur qui ont lieu dans certains cafés et dans certains
estaminets de notre bon Paris, qui a encore beaucoup à
emprunter, ainsi que vous le voyez, à ses voisins, tou-
chant b manière dTaccTMtre les ressources des pauvres.
Toid un des cas oij b contrefaçon serait licite, et il serait
noble à lui de s\ livrer, pour se venger de celle qu'on fair
ici déloyalemeat à son préjudice.
SCHMIT.
CHROMQIE DU POM->EUF
Ih
xa. Le rMt-Xe«r •■ i«4«. — Lm pHUps red«ftn*s.— l««i«jfcU, e»-
tirr. cwtfiMi» 4e benne *i lirear* de lame. — Les voiean
rn—fifi1 Brtrrri- lxmû Xill.— SaMC««e Pierre Car-
La "--~*- de 1640i16^> est d'une grande importance
dans de France et dans cdie du Pont-Neuf.
Durant ce court espace de dix années, Richelieu mont,
(I) Voir k» ■Mtrw et i«ia atCw** iMS et €xrti iMC
Louis Xm meurt; les troubles de la Fronde mettent aux
imses b cour et le Parlement ; et le Pont-5euf, placé en-
tre le palais et le Louvre, devient le théâtre de graves évé-
nemoits, et comme le champ de bataille où luttent les for-
ces des deux partis.
Avant d'aborder c^te partie sérieuse de notre draûque,
arrêtons-nous un moment â considérer b physionomie éà
Pont-Neuf en 1640, ou plutôt contentonanous de déerrre ,
2TG
l.KCTURES DU SOIR.
en la reproduisant, à la page suivante, la curieuse gravure
que nous avons donnée en tête de cet écrit.
Cette gravure est de Stephano délia Bella, artiste floren-
tin, ainsi qu'il nous l'apprend lui-même. Elle est dédiée au
roi Louis XIII. Rien, dans l'ensemble ou le détail des scènes
qu'elle représente, ne signale les troubles qui éclalèrent en
1Gi4. Rien, par conséquent, ne nous empècbe de la con-
sidérer malgré sa date (1646), comme répondant à une
époque de quelques années antérieure.
En y jetant les yeux, on est frappé tout d'abord de la
magnificence du point de vue et de la piquante variété
des sujets qu'elle renferme. Au centre, autour de la statue
de Henri IV, des charlatans discourent au milieu de la
foule ébahie. Non loin de là, les promeneurs, les oisifs, les
nouvellistes viennent, selon l'expression du poète Saint-
Amant, faire leur cour au cheval de bronze, c'est-à-dire,
s'asseoir au soleil, et deviser sur les grands intérêts de
l'État. C'est la petite Provence du dix-septième siècle. A
droite, les trottoirs sont couverts de marchands de toute
sorte : marchands de vins, marchands de fruits, marchands
de friperie et menue mercerie. A gauche, des spadassins
se battent à outrance, tandis que le guet arrive au pas de
course pour séparer ou plutôt pour arrêter les combat-
tants.
Si nous ne savions déjà combien, en dépit des édits des
rois et des déclarations du Parlement, les duels étaient
dans les goûts et les habitudes de l'époque, nous en trou-
verions ici une nouvelle preuve dans l'indifférence des
spectateurs. C'est à peine si les plus rapprochés de l'évé-
nement daignent y prendre garde. Les autres poursuivent
leur chemin tout entiers au plaisir de la promenade, pen-
sant sans doute que les plus furieux coups d'épée ne sau-
raient valoir ni un couplet de chanson, ni un tour de gobe-
let, ni une vive repartie. Que les duellistes se battent et
s'égorgent, qu'importe ; et pourquoi s'arrêter pour si peu?
c'est l'affaire du guet tout au plus. Donc, la foule insou-
ciante passe sans détourner la tête, sans regarder comment
se battent les duellistes, sauf à se dédommager plus tard,
en allant voir en Grève comment on les punit (1).
(1) Le duel élail la passion des classes élevées. La jeune noblesse
lurloul faisait profession de batailler sans cesse, à tout propos, ou
mCmc sans propos. Pour en venir aux mains, il n'était pas nécessaire
d'avoir une insulte à venger, une querelle à vider, une haine à satis-
faire, non, il sufllsail de se rencontrer, de se regarder d'une certaine
façon, de se déplaire au premier aspect, sur la mine... aussitôt on se
mesurait des yeux, on se provoquait, les épées sortaient du four-
reau, le sang coulait par les rues, sur les places publiques, et le
vainqueur allait réjouir ses cercles habituels du récit de ses belles
prouesses. — Henri II avait puissamment contribué à mettre le duel
en honneur. Henri IV, le premier entre ses successeurs, entreprit de
réformer cet usage barbare, et il rendit un édil portant les peines les
plus sévères contre ceux qui oseraient se battre. Il était temp*, puis-
que, d'après l'Etoile, au mois de mars 1607, on aiail donné acis au
roi que, depuis l'avènement de Sa Majesté à la couronne, on faisait
compte au moins de quatre mille gentilshommes tui's en ces miscra-
bles rencontres. — Sous Louis XIII, la mode des duels reprit avec
une frénésie que la sévérité inflexible du cardinal de Richelieu fut
impuissante à réprimer. Il y eut d'éclatants exemples sans doute ; les
«ires de Boutevillc et Deschapelles furent exécutés en place de Grè-
ve ; mais le sang versé sur les échafauds n'amortit point une passion
qui consistait à braver la mort, et qui dans de nouveaux périls sem-
blait puiser un aliment et des forces nouvelles. C'est alors que bril-
lèrent du plus vif éclat les liodomonis et les raffinés d'honneur. Dans
les lieux publics, partout où il y avait presse ou tumulte, on les
voyait, disent les historiens contemporains, le feutre sur l'oreille, la
tète ombragée d'un volumineux panache, couverts d'un riche man-
teau de velours ou de talTelas, le pourpoint et le haut de chausses re-
levés de rubans incarnats et de passements d'or ou d'argent, les bottes
blanches garnies d'éperons, la longue épée pendue à la ceinture,
l'air hautain, la démarche décidée, relevint fièrement leurs mousta-
ch;;s avec deux doigts ou à l'aiiie d'une baguette qu'ils avaient sans
cc.>se it la main ; battant le pavé ; se faisant entendre, même au mi-
lieu du plus grand tumulie, t-i provoquant du geste ou du regard tous
La chaussée du pont est encombrée de bêtes de somme,
de lourdes charrettes et de riches carrosses précédés de
coureurs à pied. D'élégants cavaliers paraissent çà et là,
lançant leurs chevaux au galop, ou s'approchant des car-
rosses pour saluer les dames dont on aperçoit les têtes à
travers les glaces ou les portières. Quelques piétons, four-
voyés au milieu de cette immense cohue, se hàtentd'échap-
per au danger en se réfugiant sur les trottoirs. C'est là,
dit-on, que le père Arnoux, un des confesseurs du roi,
passant dans un somptueux équipage, faillit écraser un
frère minime à qui il dit, pour s'excuser sans doute de ne
l'avoir pas aperçu :
Minime, Minime, semper minimus cris (i).
A quoi l'autre riposta sur-le-champ :
Jésuila, jesuila, non Jésus ibat lia (2} !
On rapporte aussi (mais nous hésitons à le croire), qu'un
seigneur étranger passant sur le Pont-Neuf, sur le soir,
son cheval s'abattit, et fut presque aussitôt écrasé ipar un
carrose lancé à toute vitesse. Le seigneur ayant mis l'épée
à la main, pour tirer vengeance de cet acte de barbarie,
le cocher, effrayé, ne trouva d'autre excuse à donner sinon
qu'il avait pris le cheval pour un homme.
N'oublions pas de mentionner, comme circonstance
caractéristique de l'époque, le nombre prodigieux de
caimans (3) ou mendiants, infirmes ou valides, qu'on voit
répandus sur toute la surface du Pont-Neuf. Les uns,
rangés contre les trottoirs, chantent ou crient en implorant
la pitié des assistants, les autres se pressent autour des
brillants équipages, et tous se parent avec ostentation des
infirmités dont leur corps est couvert. Pour le coup, on se
croirait dans la vallée des larmes et des misères. Mais qu'on
se rassure, ces larmes ne sont point l'expression de la
douleur, et ces misères ne sont le plus souvent que men-
songe et imposture. Fussent-elles vraies, il ne faudrait pas
trop s'en attrister, car, comme dit Régnier, le poète con-
teiuporain :
Souvent aux malheureux les malhe;its sont propices,
Puis, les gueux en gueusaot trouvent mille délices.
Laissons-les donc exploiter leur honnête industrie, et
passons outre.
ceux qui se trouvaient sur leur passage. — A la cour de Louis MU,
les plus distingués parmi les raffinés d'honneur, étaient Balagni, sur-
nommé le brave, Pompignan, Vegole, le cadet de Suze, Monglas, Vil-
lemore, Lafontaine, le baron de Monimorin, Pétris, etc. . . tous morts
sans utilité ou sans gloire, victimes de leurs fausses idées sur le point
d'honneur, victimes surtout du désir d'avoir des prouesses à racon-
ter, prouesses, dit d'Aubigné, dont l'histoire ne parlera jamais qu'a-
vec mépris. — Pour se faire une idée des ravages produits par celte
déplorable folie, il faut lire le curieux préambule de l'ordonnance du
mois de juin I6i3, oij, faute d'explication meilleure, on attribue la
passion du duel aux suggestions du dcmon : « Quand on considére-
<■ rait seulement comme roi, fait-OD dire à Louis XIV enfant, le sang
u de notre noblesse répandu par la fureur des duels, nous ne pour-
« rions, sans être touché d'une extrême douleur, voir les tragiques
« effets d'une passion si brutale et si préjudiciable à la France. Mais
« la qualité de roi très-chrétien nous obllffcant d'être plus sensible
« aux intérêts de Dieu qu'aux nôtres, nous ne saurions penser sans
« horreur à ce crime détestable qui pousse nos sujets à sacrifier Uur
« corps etleurâme à cette idole de vanité qu'ils adorent au mépris de
« leur salut, et qui n'est autre que le dimon, qui, se présentant i
« eux sous le voile d'un faux honneur, les éblouit de telle sorte,
« qu'ils aiment mieux se précipiter dans un ma'heur éternel que de
« souffrir une honte purement imaginaire... Il faut bien, en effet,
< que le dt'mon les ail charmes pour leur fdire établir le plus haut
•I point de la valeur en des combats de gladiateurs, qui n'étaient au-
« trefois pratiqués que par les plus misérables de tous les esclaves. •
(i) Minime, Minime, tu seras toujours minime (très-petit).
(i) Jesuiie, Jésuite, Jésus n'allait point ainsi.
(3) Caïman vient de l'ancien mot caimandcr, que nous écrivoni
aujourd'hui quémander, el qui signifie demander en rarli>>llc, raro-
dier.
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278
LECTURES DU SOIR.
Voici des cavaliers qui s'abordent et se salucat, l'iiii
d'eux porte une dame en croupe. Plus bas, à gauche, une
foule d'étudiants, par l'odeur alléchés, entourent un mar-
chand de comestibles. Viennent ensuite des archers du
guet la hallebarde sur l'épaule, des blanchisseuses qui re-
viennent du lavoir, des magistrats à cheval qui se dirigent
du côté du Louvre, des enfants qui se battent, un porteur
d'eau dont les seaux sont, comme aujourd'hui, maintenus
à l'aide d'un cerceau.
Le premier plan est occupé à gauche, par des bohé-
miens accroupis au pied des maisons, à droite, par des
chanteurs, et, au milieu, par des marchands d'engins et
de chiens de chasse. Un seigneur à cheval s'est arrêté de-
vant eux ; on lui présente des milans, des éperviers, des
oiseaux de toute sorte; et pendant ce temps, une femme
jeune et belle passe lentement, la taille svelte et souple, le
dos cambré, la robe retroussée, le regard provocant... C'est
une de celles qu'on appelait alors demoiselles du Pont-
Neuf. Le seigneur ne parait point faire attention à elle.
Peut-être est-il tout occupé à débattre les conditions de
son marché avec les oiseleurs ; peut-être aussi pense-l-il
qu'on ne doit pas courir... deux gibiers à la fois. Remar-
quons, à cette occasion, que le costume des femmes, avec
leurs robes vertugalles, qu'on appelait aussi vertugadins
ou vertu-gardiens, leur corsage serré et montant, leur
colet monté à plusieurs étages, et leur tête ornée de plu-
mes ou de pierreries, offrait un ensemble plein de distinc-
tion et d'élégance.
Parmi les petites industries qui s'exercent librement
dans ce vaste bazar du Pont-Neuf, il en est une dont nous
n'avons pas encore parlé, et qui se distingue par l'activité
et l'étendue de son exploitation. Les plus habiles bateleurs
ne sont pas sur les tréteaux; les charlatans et joueurs de
gobelets ont autour d'eux, et parmi la foule qui circule,
des rivaux qui ne leur cèdent ni pour la prestesse de la
main, ni pour la sûreté du coup d'oeil, ni pour la variété
des tours d'escamotage.
Voyez, en effet, tandis que le charlatan pérore, tandis
que le comédien en plein vent se livre à ses plus étourdis-
santes folies, voyez une main furtive se glisser sous le
manteau du spectateur attentif, palper discrètement sa
ceinture, plonger dans son haut-de-chausses béant, et en
ressortir bientôt munie de quelque objet précieux. Cette
main est celle d'un coupeur de bourse, espèce de voleur
fort répandue, et dont la principale industrie consiste à
couper ou détacher adroitement les bourses que la mode
a suspendues à la ceinture des gens de distinction. Le
coupeur de bourse opère en plein jour et au milieu de la
foule; plus elle est compacte, plus la curée est abondante.
Autant qu'il peut, il évite le bruit et le scandale; mais si
l'occasion exige qu'il se montre, il ne recule devant aucune
difficulté; il se pose résolument en honnête homme, en
cicérone officieux, et déploie dans tous ces rôles un talent
et une verve qui feraient honneur aux plus habiles comé-
diens.
Les écrits du temps sont remplis du récit de ses proues-
ses. Ici, c'est un pauvre diable qui tout à coup interrompt
l)ar ses cris de détresse le silence qui se fait autour des
tréteaux; là, lespeeiacle fini, cinquante spectateurs s'aper-
çoivent qu'ils ont été complètement dévalisés, et ils se re-
gardent muets d'étonnemenl. Plus loin, un homme s'a-
vance, qu'à son costume, à son air à la fois curieux et circon-
spect, on reconnaît sans peine pour un nouveau venu dans
Paris. Celui-là sans doute ne sera pas facile à surprendre,
car il a entendu parler des voleurs qu'on rencouire à cha-
que pas dans la capitale du monde civilisé; il sait à (jiioi
on s'expose en s'aventurant parmi la foule; et il se tient
sur ses gardes comme un éclaireur qui met le pied en pays
ennemi. Quoi qu'il fasse pourtant, il ne peut tellement s'i-
soler dans un lieu aussi fréquenté que le Pont-Neuf, qu'il
ne se trouve enfin à côté de quelqu'un ; il ne peut assister
à un spectacle aussi varié, aussi nouveau pour lui, sans
désirer, sans solliciter les éclaircissements les plus indis-
pensables. 11 avise un homme, parmi tous ceux qui l'en-
tourent, un homme au maintien réservé, et de qui le cos-
tume annonce une certaine aisance. C'est à lui qu'il
s'adresse. Or, voyez le bonheur ! Celui-ci est précisément
un provincial arrivé depuis peu à Paris, dont il connaît
déjà toutes les merveilles, mais dont il redoute les séduc-
tions et les périls. Il a appris à ses dépens à se méfier des
larrons, des coupeurs de bourse. Et cependant, il se mon-
tre plein de politesse et d'obligeance à l'égard de celui qui
l'interroge. 11 lui fait passer en revue tout ce que le Pont-
Neuf offre de curieux et d'intéressant. Le cheval de bronze
et la Samaritaine, les choses qu'on voit et celles qu'on ne
voit pas, les mœurs et les usages, il lui raconte tout, il lui
explique tout. Il lui dit la qualité et le nom des personna-
ges qui passent, le prix réel des richesses étalées à leurs
yeux, et sur tout cela lui cite quelques anecdotes qui prou-
vent qu'il est initié aux mystères de la vie parisienne.
Bref, il tient sou auditeur attentif et comme enchaîné sous
le charme de sa parole.
— Ah ! pionsieur, s'écrie-t-il transporté d'un soudain
enthousiasme, la belle ville que Paris! le délicieux sé-
jour!... Quel dommage qu'on y soit exposé sans cesse aux
entreprises de gens sans cœur et sans conscience! Les vo-
leurs, monsieur I... Méfiez-vous des voleurs !
Et l'honnèle provincial, ramené à ses idées de circon-
spection par le discours de son interlocuteur, porte la main
à sa ceinture, et la trouve veuve de la bourse qu'il y avait
soigneusement attachée.
— Au voleur! Au voleur! s'écrie-t-il à son tour.
Mais voleur et donneur d'avis ont disparu en même
temps, et le pauvre détroussé ne voit autour de lui que
gens riant de sa mésaventure.
Une autre fois, dans un groupe fortuitement formé sur
le terre-plein du Pont-Neuf, on s'entrenait des mille tours
d'adresse opérés par les filous et les coupeurs de bourse.
Il y avait là un homme assez richement costumé, et qui,
parce qu'il avait beaucoup vécu, se croyait en droit
de douter de toutes ces histoires surprenantes. Selon
lui , les voleurs n'étaient dangereux que pour les sots ;
un homme intelligent et sage n'avait rien à redouter
de leur audace. Et pour preuve il citait son exemple. Il
avait longtemps voyagé sans fâcheuse rencontre. Depuis
qu'il était à Paris, il n'avait cessé de fréquenter les lieux
publics, de se mêler à la foule, et jamais il n'avait éprouvé
la moindre disgrâce. Pourtant il avait ordinairement sur
lui des objets qui, par leur prix, pouvaient tenter la cupi-
dité des malfaiteurs. Ce disant, il montrait un drageoir en
argent ciselé, et une belle canne à pomme d'or ( les can-
nes étaient alors fort à la mode). Pourquoi ai-je conservé
cela? ajoutait-il orgueilleusement, parce que je l'ai voulu,
parce que j'ai été circonspect... Que diable! on tient ce
qu'on tient.
— Vous croyez donc, fil un interlocuteur, qu'il suffit de
tenir »ine chose pour être sûr de la conserver?
— Sans aucun doute... On voit du moins celui qui vou-
drait vous la ravir.
— Cela fait-il qu'on ne puisse la perdre?... Je ne le
pense pas; etmaijjré tout ce que vous venez de nous dire,
je. suis convamcu que si vous j)ossédcz encore ce riche
MUSEE DES FAMILLES.
579
drageoir et cette magnifique canne, c'est... qu'il ne s'est
encore trouvé près de vous personne qui ait songé sérieu-
sement à vous en débarrasser.
— M'en débarrasser ! Je défierais bien le plus habile, dit
l'imprudent vieillard.
— Eh bien, continua l'autre, supposez qu'il y ait ici un
voleur..., pour que cette supposition ne puisse blesser
personne, je consens à passer pour ce voleur.
— Oh ! monsieur... Je ne me permettrai jamais...
— Mon Dieu! permettez - vous toujours..., ce n'est
qu'une supposition... Je suis donc un voleur... et j'arrive
au moment même où, avec celte aimable courtoisie qui
vous dislingue, vous offrez une praline à... à monsieur
que voilà... Veuillez ouvrir votre drageoir, et le présenter
à monsieur...
— Eh bien, après?... fit le vieillard en exécutant le
mouvement qui lui était indiqué.
— Après?... Oh ! maintenant le rôle du voleur est on
ne peut plus facile.
— Je ne vois pas cela...
— Vous allez le voir... Tandis que le drageoir est
ainsi placé entre vous, qui le présentez ouvert à monsieur,
et monsieur, qui y plonge les deux doigts pour en retirer
une praline,... moi... le voleur, je m'approche... je passe
vivement entre vous deux... (remarquez bien ceci) je
m'empare du bijou précieux, et... je m'en vais...
En parlant ainsi, il avait pris le drageoir, et avait fait
quelques pas dans la direction de la place Dauphine...
— Et je m'en vais... ajouta-t-il en continuant à s'éloi-
gucr lentement.
— Oh ! le plaisant tour ! disait le vieillard incrédule en
haussantles épaules de pitié... Votre voleur est un mala-
droit, monsieur... Je le ferais arrêter à l'instant même,
je rattraperais mon drageoir, et lui serait pendu, pendu
sans miséricorde... Donc, le tour ne vaut rien, je le ré-
pète,et vous pouvez revenir...
Mais l'autre s'éloignait toujours... Un horrible soupçon
traversa l'esprit du vieillard...
— Revenez, monsieur, revenez, cria-t-il d'une voix
fortement émue !...
Pendant ce temps, Thonîme à la démonstration a\ ait
gagné l'angle des premières maisons, et avait disparu tout
à coup.
— Oh ! mon Dieu ! s'écria le vieillard éperdu, serait-ce
un véritable voleur ?
— Un voleur et un misérable, fit le troisième interlocu-
teur rouge de colère!... mais, au nom du grand roi qui
est là sur son cheval de bronze, je jure de le ramener mort
ou vif à vos pieds!...
Et s'emparant de la canue du vieillard immobile de
stupeur, il s'élança sur les traces de son complice, et .comme
lui, disparut pour ne plus revenir.
Ainsi faisaient les coupeurs de bourse, ces hardis comé-
diens. Mais après la comédie, la tragédie ; après les cou-
peurs de bourse, les tireurs de laine. L'œuvre de ceux-ci
commençait là où finissait l'œuvre de ceux-là! .\ux uns
l'empire du jour, aux autres celui des ténèbres. Or, sitôt
que le jour avait fui , nos gentitshomntes de la Jiuit se
mettaient en campagne ; se blottissaient, immobiles, aux
angles des rues, aux abords des ponts, et se précipitaient
de là sur les passants attardés, qu'ils maltraitaient en leur
arrachant leurs manteaux, et qu'ils tuaient même en cas
de résistance.
Les faits de ce genre se renouvelaient fréquemment sur
le Pont-Neuf et ailleurs. Racontés, le soir, par quelque
raffiné bel esprit ou quelque seigneur blasé, ils faisaient
les délices des cercles et des ruelles. Car peu à peu le sens
moral s'effaçait dans toutes les classes, et on eût dit que
la société française assistait en riant au spectacle de sa
propre dégradation. Sous le rapport du vol, et seulement
sous ce rapport, les mœurs publiques tournaient singuliè-
rement au Spartiate, et pour peu que le tour fut habilement
exécuté, pour peu que le voleur montrât ou de l'esprit ou
de l'audace, on exaltait son action presque à l'égal d'un trait
d'héroïsme. Les maladroits ou les malheureux seuls
étaient réputés dignes du plus sévère châtiment. A ceux-ci
le gibet, aux autres, les applaudissements et la louange.
Quoi d'étonuant dès lors qu'on s'efforçât d'imiter ce
qu'on avait admiré; et si, après avoir complaisammeut
recueilli et raconté des actions d'une aussi affligeante im-
moralité, les gens de haut parage cherchaient à changer
de rôle en devenant héros de simples historiens qu'ils
étaient.
11 faut le dire aussi, le mauvais exemple venait de haut
et de loin. A la suite des guerres intestines qui avaient
désolé la France pendant plus d'un siècle, la loi était tombée
dans un tel discrédit, et chacun avait pris de telles habi-
tudes de violence et de rapine, que les plus grands sei-
gneurs se croyaient tout permis, même le vol et le bri-
gandage. Qu'on lise les registres du Parlement, on verra
que de beaux noms flétris, que de glorieux blasons ternis
ou traînés dans la fange.
Vers les derniers jours d'avril 1603, la Cour suprême
prononça la peine de mort contre La Grange Santerre,
gentilhomme de grand lieu, dit TElstoile, et insigne voleur.
Comme on demandait sa grâce à Henri IV : « Prouvez-moi,
dit ce prince, qu'il n'a jamais volé sur les grands chemins,
et je vous l'accorde. » La Grange fut exécuté en place de
Grève, t On a remarqué de lui et de sa maison une chose
notable, ajoute l'Estoile, t'est que son grand-père avait été
exécuté pour voleries, que son père était en prison pour
le même crime , et que ses deux frères furent décapités
deux jours après lui (1). »
Qui ne connaît l'histoire du maréchal de Raiz, de Guil-
laume de La Marck, de M. de Cbarolais, et surtout de
M. d'AngouIesme, t lequel, selon Talleman des Réaux,
s^il eût pu se défaire de l'humeur d'escroc que Dieu lui
avait donnée, aurait été un des plus grands hommes de
son siècle. » En lui donnant le commandement d'un corps
d'armée, le cardinal de Richelieu eut la cruauté de lui
dire : « Monsieur, le roi veut que vous vous absteniez de...
et en disant cela, continue Talleman, il faisait avec sa
main la patte de chapon rôti, lui voulant dire qu'il ne
fallait pas griveller (volera »
Ou sait que dans son château de Grosbois, il avait des
faux monnayeurs à ses gages, il pensait refaire par là sa
fortune, et payer ses créanciers. Le roi, informé de ce qui
se passait, lui ayant demandé un jour ce qu'il faisait dans
ses terres, il répondit: * Sire, je fais ce que je dois, i
« Avant de mourir, dit encore Talleman des Réaux, il
montra à M. d'Agamy, de qui je le sais, bon nombre de
faux louis d'or qu'il confrontait avec de bons louis. »
Quand ses gens lui demandaient leurs gages, il leur disait:
€ Quatre rues aboutissent à l'hôtel d'Angouléme : vous
êtes en beau lieu; profitez-en.
.K la fin du règne de Louis XllI et au commencement du
règne suivant, on vit un prince du sang prendre plaisir à
s'embusquer la nuit sur le Pont-Neuf, et à détrousser les
passants. On lit dans les Mémoires du comte de Rochefort,
que ce prince eisa compagnie ayant enlevé quatre ou cinq
manteaux de la sorte, sur la plainte d'uuodes vicUuiesles
1,1) Joumut de Hitiri IV, 30 avril I603.
2S0
IKCrUKKS DU SOIR.
archers arrivèrent pour s'emparer des coupables. A leur
approche, les nobles voleurs prirent la fuite. Parmi les
coni|)lices du prince, étaient le chevalier de Tucux et Uo-
chcfort lui-même. Ceux-ci s'étaient réfugiés sur la statue
d'Henri IV. Le chevalier de Rieux, effrayé, voulut en des-
cendre. Il posa le pied sur les rênes de bronze, elles cédè-
rent sous son poids et « il tomba sur le pavé, dit le comte
do Rochefort, pendant que je demeurais perché comme un
oiACcu de proie. Les archers n'eurent que faire de lan-
terne sourde peur nous découvrir. Le chevalier de Rieux,
qui s'était blesse, se plaignait de toute sa force. Etant
accourus au bruit, ils m'aidèrent à descendre malgré moi,
et nous menèrent au Châtelet {\).
Ainsi, à la face du ciel, au centre de la ville, et presque
sous les murs du palais habité par le roi, on osait donner
l'exemple du vol et du brigandage.
Pour réprimer de tels désordres, l'cutorité avait beau-
coup fait sans doute, mais seselTorts demeuraient impuis-
sants. Les anciens recueils de lois et règlements sont là
pour en rendre témoignage. A chaque crime nouveau qui
vient conlrister la cité, le roi écrit au Parlement, le Parle-
ment admoneste le Chàlelet, le Châtelet met sur pied tou-
tes les forces dont il peut disposer ; mais, presque dépourvu
de moyens d'action et de surveillance, il ne peut soutenir
longtemps le rôle qu'on lui impose. Il frappe un grand
coup, s'arrête, et les crimes recommencent.
La période que nous venons de parcourir, et seulement
en ce qui rentre dans le cadre de noire chronique, offre
deux dates remarquables par leur rapprochement. Le 4
décembre 1642, le cardinal ministre meurt dans son pa-
lais de la rue Saint- Honoré, et son cortège funèbre traverse
le Pont-Neuf, se dirigeant vers la Sorbonne, lieu désigne
pour la sépulture; et le 14 mai 1043, le roi Louis XIII
meurt au Louvre, d'où son corps est porté à Noire-Dame
avant d'être déposé dans les caveaux de Saint-Denis. En
sorte que maître et serviteur se suivent à quelques mois
de dislance, et que la mort réunit coup sur coup ceux que
la fortune avait rapprochés, et que la politique avait rendus
inséparables.
(i) ih'moires du comte de Rochefort, p. 152.
Nous ne voudrions point naultiplier les ciiaiions, cependant il nous
csl impossible de passer sous silence une publication de ccUe épo-
que, VEspadun satirique, recueil de pièces liaiis lequel un genlil-
homme, le sieur d'Estcrnod, avoue ingénument qu'il fut tenté de
faire le métier de voleur, et qu'il aurait cédé à la teniaiion, n'eût été
la crainte de Dieu et des sergents. Encore, dans celle double crainte,
lui ferons-nous honneur d'une bonne moitié.
Le diable me tentait d'arracher des manteaux,
El do tirer la laine à quelques cocardcaux,
El j'eus touché peut-être en ces harpes niodorncs.
Si l'on ne m'eût connu au brillant des lanternes,
El si je n'eus pas craint qu'un chevalier du gnel
M'eût faii faire aux prisons mon premier coup d'essai.
11 y a dans l'histoire de leur vie une anecdote fort con-
nue, et qui semble s'être fatalement vérifiée à l'occasion
de leur mort.
On raconte que Louis, sortant un soir de son apparte-
ment pour passer dans celui de la reine, marchait précédé
de ses pages, et s'entretenait de quelque affaire avec le
cardinal. A la première porte, le ministre voulut se retirer
pour faire place au roi ; « Passez, lui dit ce prince d'un
air chagrin, passez, n'étes-vous pas le maître? » Richelieu
prit aussitôt un flambeau de la main d'un des pages, el
marcha devant le roi, en disant : t Sire, je ne puis passer
devant Votre Majesté, qu'en faisant la fonction du plus
humble de vos serviteurs. » Chose élrange que celle scène
se soit renouvelée plus lard dans une forme plus solennelle,
et que, devant la porte du lombeau comme devant la porte
du palais, le serviteur ail précédé le maitre!
Au surplus, de ces deux morts, la première excita des
transports de joie par toule la France, et le Pont-Neuf se
couvrit de feux de joie devant lesquels ne furent point
chantées les louanges du cardinal défunt. Quant à l'autre,
elle ne fit guère plus de sensation que celle d'un simple
particulier, et le peuple assista aux cérémonies funèbres
du monarque avec celle froide indifférence qu'il n'a que
trop manifestée depuis en de telles occasions.
Interprête du sentiment public, Pierre Corneille com-
posa, sous forme d'épilaphe, un sonnet dans lequel il ap-
précie le roi et le ministre, et que nous citons d'autant plus
volontiers, que le jugement du poêle contemporain a clé
précisément sanctionné par la postcrilé.
Sous ce marbre repose un monarque françois,
Que ne saurait l'envie accuser d'aucun vice.
Il fui cl le plus juste et le meilleur des rois :
Son règne fut pourtant celui de l'injustice.
Sage en tout, il oc fit jamais qu'un mauvais choix,
Dont lon^temp^ nous el lui portâmes le supplice.
L'orgueil, l'ambition, l'inltrèi, l'avarice,
RevËlus de son nom nous dounèrcnl des lois.
Vainqueur de toutes parts, esclave dans sa cour,
Son lyrau et le nôtre à peine son du jour,
Que dans la tombe même il l'oblige à le suivre.
Jamais pareils malheurs furent-Ils entendus?
Après trente et trois ans sur le trône perdus,
Commençant de régner, il a cessé de vivre.
Ces quelques lignes suffiraient à prouver, selon nous,
à quel point, dans l'auteur de Cinna et des Iloraces, le sens
politique se trouvait uni au sens poétique. Que vous en
semble, ami lecteur? Napoléon n'avail-il pas raison de
dire que si Corneille eût vécu de son temps, il eu aurait
fait un premier ministre?
Ecc.tsL LALAT.
{La suite prochainement.)
HISTOIRE DE LA. DANSE.
TROISIÈME PARTIE (1).
IX. — DU GRAND BALLET SOUS HENRI IV.
Les Béarnais ont passé de tout temps pour d'excellents
danseurs; on en vit six exécuter, aux noces d'Isabeau de
Bavière, une danse du pays, qui eut, au dire de Froissart,
un Irès-grand succès.
Henri IV aimait aussi beaucoup la danse ; il était surtout
(I) Voir le num«ro de novembre I8i5 cl de mars 1816.
fameux dans les tricolels; il ajouta à celle danse un pas
qui a conservé son nom ; c'est un trépignement de pieds
qu'il faisait en dansant la fin du dernier couplet de l'air:
Vive Henri IV; ce Irépigncmeut marque exactement la va-
leur de ces mots : de boire et de battre.
Si l'on en croit les mémoires du temps , plus de quatre-
vingts ballets fiirrnl oxéculès sous le règne de ce prince,
c'est-à-dire de 1580 à 1010; le grave Sully était l'àmc de
MUSEE DES FAMILLES.
281
tous ces divertissements; il rapporte lui-même que le roi
trouvait toujours qu'il y manquait quelque chose, quand
Sully n'y était pas.
C'était à l'Arsenal que s'exécutaient ces jeux et ces spec-
tacles; Sully y avait fait construire une salie spacieuse
pour cet objet.
X. — DU GRAND BALLET SOLS LOCIS XIII.
Louis XIII était naturellement triste, par goût ou par
caractère ; la cour se ressentit de cette fâcheuse disposition
dVs[)ril du monarque. Néanmoins il s'y donna plusieurs
ha'lcls.
Le premier dont fassent mention les auteurs est le bal-
let de mailrc Galimathias , pour le grand bal de la douai-
rière de Bilkhahaut et de son fan fan de Sotteville. Ce ne
fut qu'une bouffonnerie.
Le 10 février IGl 9, Madame Chrétienne de France épousa
le duc de Savoie. A cette occasion , on exécula devant elle
le ballet gris de lin, en llionneur de sa couleur favorite.
Dans ce ballet l'Amour, privé depuis longtemps de la lu-
mière, déchire son bandeau. Ses yeux sontébloiiis par les
couleurs brillantes qu'Iris élale devant lui. Ordinairement
la convoitise suit de près l'admiration ; l'enfant mutin veut
aussitôt s'attribuer une de ces couleurs, et son choix tombe
sur le gris de lin. 11 ordonne que toutes les fleurs s'en
décorent ; il veut qu'il brille dans les pierres les plus
précieuses, que les oiseaux les plus rares en parent leur
plumage, qu'il serve d'ornement aux habits les plus ga-
lants et qu'il soit le symbole de l'amour sans fin.
En 1630, le duc de Nemours donna un ballet , appelé le
ballet des Goutteux. Ce prince , qui avait lui-même la
goutte, au point de ne pouvoir remuer, se lit apporter dans
son fauteuil au milieu de la danse, dont il marquait la me-
sure avec son bâton.
Le cardinal de Savoie était alors à la cour. La reine,
toujours à la recherche de ce qui pouvait égayer la tristesse
du roi, le pria d'inventer pour sa majesté ténébreuse quel-
Balltt des montagnards. Le Vent et le Sun.
[que nouvel et original divertissement. Le cardinal s'adjoi-
gnit le comte Philippe d'Aglie, Italien renommé pour ces
JLiN 1846.
sortes de fêtes , et le 21 août 1631, ils donnèrent à Mon-
ceaux, le ballet appelé OU abilatoridi monti , autrement
dit les Montagnards. Le théâtre représentait cinq grandes
montagnes : les montagnes venteuses, les montagnes ré-
sonnantes, les montagnes lumineuses, les montagnes om-
breuses et lesAljies. Ces montagnes s'ouvrirent l'une après
l'autre; de la première sortirent des danseurs vêtus de
couleur de chair, portant des moulins à vent sur la tête et
des soufïlets à la main : ces messieurs étaient des vents. Du
la seconde des gens armés de tambours, ayant une cloche
pour ornement de tête et des habits couverts de grelots ;
ceux-ci étaient des sons ; la nymphe Echo les conduisait.
Les montagnes lumineuses vomirent des danseurs couverts
de lanternes de diverses couleurs; le Mensonge, caractérise
par une jambe de bois qui le faisait clocher en marchant,
par un habit couvertde plusieurs masques et par une lanterne
sourde, dirigeait ce luisant cortège ; les habitants des mon-
tagnes ombrageuses étaient conduits par le Sommeil , que
des songes de toute espèce entouraient. Ces montagnards
s'en donnaient à cœur joie dans la vallée, chacun suivant ses
attributions, lorsque tout à coup ils furent attaqués et mis
en fuite par neuf cavaliers français, qui descendirent des
Alpes, conduits par la Renommée.
Le cardinal de Richebeu ne voulait être étranger à au-
cune gloire; lui aussi eut son ballet, et le 16 février 1641,
il régala la cour d'un divertissement intitulé La /)ro5/3en7e
des armes de France.
Comme on le voit, les grands seigneurs, les cardinaux
même, ne dédaignaient point de consacrer leurs loisirs à
l'art chorégraphique. Néanmoins LouisXllI avait un direc-
teur des ballets ; c'était un nommé Durand, courtisan sans
talent et sans goût, dont le principal mérite consistait à
jouir de la faveur du cardinal de Richelieu.
Louis XIII fut le premier qui établit des maîtrises pour
les maîtres de ballet et les joueurs de violon ; mais cette in-
stitution nuisit plutôt qu'elle ne servit à la danse. Cet art
ne fit de véritables progrès que sous le règne de Louis XIV.
XL — DU GRAND BALLET SOUS LOUIS XIV.
Toutes ces compositions, comme on le voit, n'étaient
que de plates bouffonneries ou de fades allégories, dans
lesquelles l'auteur, avant tout, s'évertuait à réjouir ou à
flatter le maître; c'était beaucoup sans doute, surtout lors-
' qu'il avait le bonheur de réussir; mais l'art proprement dit ne
pouvait rester longtemps dans cette ornière. Il en sortit sous
Louis XIV. Benserade, alors chargé de la direction des fêtes
j (le la cour , ne se contenta pas , comme ses prédécesseurs ,
! d'emprunter ses personnages à l'histoire ou à la mytholo-
gie , il en tira également ses sujets. Ce fut un grand pas ;
les ballets eurent plus d'unité ; et les allusions que l'on con-
tinua d'y rencontrer, à la grandeur et à la gloire du mo-
narque, devinrent nécessairement plus fines et plus déli-
cates en devenant plus indirectes.
C'est dans un ballet de ce poêle, que Louis XIV com-
mença à danser en public ; ceballet était intitulé Cassaîidrr;
c'était en 1631 ; le roi avait alors treize ans. Louis devait
être un jour le plus bel homme de sa cour, et par consé-
quent de son royaume ; nous n'ajouterons pas qu'au mo-
ment de ses débuts, il en fut le plus jeune; mais il est
certain que la jeunesse d'un prince appelé à une pareille
renommée devait avoir des grâces en rapport avec sa des-
tinée ; son succès fut un succès d'enthousiasme.
Louis XIV dansa dans un grand nombre de ballets ; les
principaux sont : le Triomphe de Bacchus, le Temps , les
Plaisirs, l'Amour malade , Alcibiade, la Raillerie, l'Im-
patience, Vincennes, les Amours déguisés. Nous ne fali-
— 56 — Tr.EI/.IÈVE VOM ME,
282
LECTURES DU SOIR.
gueroDS point nos lecteurs de la description de ces fêtes,
qui se ressemblaient toutes , et dont d'ailleurs les inter-
mèdes ou entremets des pièces de Molière, que tout le
monde a entre les mains, donnent une suffisante idée. Di-
sons seulement qu'on les désignait souvent sous le seul
titre de Ballet du Roi.
On s'imagine peut-être que Louis XIV s'y attribuait
toujours le rôle le plus noble, et que le plus grand roi de
la terre ne consentait à déposer son sceptre que pour
prendre la foudre du plus puissant des dieux; c'est une
erreur. Dans le Triomphe de Bacchus , par exemple , Louis
représentait un filou, traineur d'épée, sortant du palais
de Silène, échauffé par le vin (ce sont les propres paroles
du livret), et voici le couplet que lui inspirait son nouvel
élat:
DaDt le métier qui dous occupe,
Nos lenlimenta sont assez beaux ;
Car nous prisons plus une jupe,
Que nous ne ferions vingt maoleaux.
Il y avait du vrai dans ces paroles.
Louis aimait passionnément ces genres de spectacles, ce
qui s'explique naturellement par l'immeuse supériorité
avec laquelle il y excellait. Cependant il cessa bientôt de s'y
produire. Le ballet de Flore, donné en 1669, est le der-
nier ballet dans lequel Louis XIV dansa en public ; Louis
était alors dans toute la force de l'âge ( il avait environ
trente ans ), et dans toute la plénitude de sa beauté; mais,
dit-on, il avait été frappé de ces vers que Narcisse adresse
à l'empereur des Romains, dans la tragédie de Britan-
nicus :
Pour toute ambition, pour vertu singulière,
Il excelle é conduire un char dans la carrière,
A disputer des prix indignes de «es mains,
A fc donner lui-même en spectacle aux Romains,
A venir prodiguer sa voix sur un tbëilre,
A réciter des chants qu'il veut qu'on idolâtre. . .
Il n'en avait pas fallu davantage pour guérir le grand
roi de ses velléités de danseur.
Quelques historiens ont fait un grand crime à Louis XIV
de s'être ainsi prodigué en public ; cela provient d'une er-
reur de mot , et le reproche tombera sans doute lorsqu'on
saura devant quel public le roi consentait à se donner ainsi
en spectacle. En effet, ces ballets n'étaient jamais repré-
sentés que sur les théâtres de la cour, à Versailles ou à
Saint-Germain , quelquefois aux Tuileries, et je puis assu-
rer que la société n'y était pas mauvaise. Il est facile d'en
juger par le nom seul des acteurs: la reine, Monsieur,
M"» la comtesse de Soissons, M"« de Nemours, les
ducs de Sully et de Saint- Aignan, les marquis de Nas-
sau, de Sancourt, de Genlis, les duchesses de Foix,
de Sully, de Créquy , de Luynes, M°" de Montespan,
M"" de Montansier, d'Elbœuf, d'Arquien (depuis reine
de Pologne ) , de Brancas , de Caraman , de Sévigné ,
et une foule d'autres; tels étaient à cette époque, dit le
manuscrit original de Despréaux, les sujets de la danse
employés aux fêtes de la cour.
Quoi qu'il en soit , le goîit de Louis XIV pour la danse ne
fut point stérile pour l'art ; l'année 1661 siutout doit rester
éteruellement gravée dans le souvenir de tous les admira-
teurs de la pirouette et de l'entrechat. Ce fut cette année
que Louis XIV fonda l'Académie de danse, dont les mem-
bres jouissaient de tous les droits d'ofTiciers de la maison
du roi; notez aussi, en passant, qu'il n'y avait alors, en
France, d'autre académie que l'Académie Française. Les
considérarits des lettres-patentes portant création de l'Aca-
démie de Danse peuvent servir à donner la mesure de la
grande estime dans laquelle le roi tenait l'art chorégra-
phique; voici comment il s'y exprime:
« Bien que l'art de la danse ait toujours été reconnu
l'un des plus honnêtes et des plus nécessaires à former le
corps, et lui donner les premières et les plus naturelles
dispositions à toutes sortes d'exercices, et entr'autres à
ceux des armes, et par conséquent l'un des plus utiles à
notre noblesse et autres qui ont l'honneur de nous appro-
cher , non-seulement en temps de guerre, dans nos armées ,
mais encore en temps de paix , dans les divertisse-
ments de nos ballets ; néanmoins, il s'est, pendant le dés-
ordre et la confusion des dernières guerres, introduit dans
ledit art, coinme dans tous les autres, un grand nombre
d'abus capables de les porter à leur ruine irréparable... A
quoi étant nécessaire de pourvoir, et désirant rétablir ledit
art dans sa perfection, et l'augmenter autant que faire se
pourra, nous avons jugé à propos d'établir, dans notre
bonne ville de Paris, une Académie royale de Danse, com-
posée des treize membres des plus expérimentés dudit art,
savoir :
MM. Galant du Désert, maître à danser de la reine.
Prévôt, maître à danser du roi.
Jean Renaud, maître à danser de Monsieur.
Guillaume Raynal, maître à danser du dauphin, etc.
En même temps, une salle du Lou\Te fut assignée aux
assemblées de la nouvelle et déjà illustre compagnie; mais,
il faut le dire, les modestes académiciens ne crurent pas
devoir déférer à cette dernière manifestation de la bienveil-
lance royale , et ils préférèrent établir le lieu de leurs réu-
nions dans un cabaret obscur, qui avait pour enseigne
VEpée de bois.
Cette année (1661 ) fut célèbre aussi par la représenta-
tion des Fâcheux, de Molière, comédie-ballet, conçue,
faite et apprise en quinze jours, pour la fête fameuse
donnée au roi, le 17 aotit, par le surintendant Fouquet,
dans sa magnifique maison de Vaux. Celait la première
fois que l'on mêlait la danse à une action dramatique. Cette
espèce d'invention, née du hasard et de la nécessité —
c'est Molière lui-même qui le dit dans l'avertissement placé
en tête de sa pièce — eut beaucoup de succès; et Molière,
par la suite, en lit usage toutes les fois qu'il reçut du roi
l'ordre de composer quelque divertissement pour sa cour.
Les Fâcheux furent représentés, pour la seconde fois, à
Fontainebleau; puis, quelques mois après, à Paris, sur le
théâtre du Palais-Royal, qu'occupait alors la troupe de Mo-
lière ; mais le public ne put encore jouir de l'effet de ce
nouveau spectacle ; on eu avait supprimé les divertisse-
ments par disette de danseurs.
Quoi qu'il en soit , ce fut là — et l'honneur en doit reve-
nir à Molière — rorigine du ballet-opéra.
XII. — DU BALLET-OPÉRA.
L'opéra naquit à Florence. Ottavio Rinuccini, célèbre
compositeur de la fin du seizième siècle, doit en être con-
sidéré comme l'inventeur. Invité par trois seigneurs flo-
rentins à mettre en musique le poème de Daphnè, de Gia-
como Péri, il se surpassa tellement dans cette composition,
que le grand-duc lui-même voulut l'entendre, et que l'on
regarde encore aujourd'hui cet opéra comme le modèle du
genre.
L'opéra ne fut introduit à Paris qu'un demi-siècle plus
tard. En 1613, le cardinal Mazario fit venir d'Italie une
troupe de musiciens , qui exécutèrent sur le théâtre du
Pclit-Hourbon une pièce toute en musique, intilulée Fitila
pazza ( la Folle supposée ), qui attira tous les curieux par
sa Douveaulé. Ce théâtre du Pelit-Bourbon était situé rue
MUSEE DES FAMILLES.
583
des Poulies, à l'endroit où l'on a bâti depuis le portail du
Louvre qui fait face à la petite porte de Saint-Germaiu-
l'Auxerrois.
Le succès de cette nouveauté lit souhaiter qu'on travail-
lât sur des paroles françaises ; mais la réalisation de ce
vœu offrait de grandes difficultés ; en efTet, il manquait en
France , à cette époque , trois choses : d'abord des poètes ,
puis des musiciens, et en troisième lieu ues chanteurs.
Grâce au Ciel, ils n'y sont plus aussi rares aujourd'hui !
Néanmoins, un abbé, nommé Perrin, se décida à tenter
l'épreuve. Adjoint à Cambert, alors surintendant de la mu-
sique de la reine-mère et organiste de Saiut-Honoré , il
composa une pastorale en cinq actes, qui fut représentée,
le 17 avril 1639, à Issy, dans la maison de M. Delahaye, le
maître d'hôtel de la reine Anne d'Autriche. Cet essai réus-
sit à souhait.
Dans ce temps-là, il y avait à Paris un marquis, célèbre
par sa fortune considérable et par son goût supérieur
pour les sciences mécaniques. On le nommait Alexandre
de Ilieux , Marquis de Sourdeac. Déjà en 1660 il s'était
avisé de faire représenter, dans son château de Neubourg,
en Normandie , une pièce toute de machines , intitulée la
Toison d'or, à l'occasion du mariage de Louis XIV. Depuis,
curieux de poursuivre à Paris ses travaux en ce genre, il
avait fait construire, dans son hôtel de la rue Garancière,
un théâtre magnifique, qui pouvait contenir cinq cents
spectateurs. Perrin et Cambert l'allèrent trouver, ethii of-
frirent de s'associer avec eux pour le perfectionnement de
l'œuvre qu'ils avaient entreprise. L'offre fut acceptée, et,
dix ans après, c'est-à-dire le 28 juin 1669, le roi leur don-
nait des lettres-patentes pour établir par tout le royaume
des académies d'opéra ou représentations en musique en
langue française.
C'est ainsi que l'opéra fut institué.
Cependant il fallait un théâtre. Un nommé Cbampeau se
chargea de fournir les fonds nécessaires, et bientôt on vit
s'élever sur l'emplacement d'un jeu de paume de la rue
Mazarine une salle magnifique que l'on nomma Hôtel de
Guénégaud. Le théâtre construit, on s'aperçut qu'on man-
quait de comédiens chanteurs ; Perrin se chargea d'en
trouver ; il recruta tous les chantres de cathédrales, et par-
vint de cette façon à'se composer une troupe assez com-
plète. Cambert, de son côté , avait engagé plusieurs pro-
fesseurs de danse. Mais alors surgit une nouvelle difficulté;
les chantres ne voulaient point paraître sur la scène en
compagnie de leurs camarades les danseurs, et, quand ils
devaient y paraître seuls, ils refusaient absolument d'ac-
compagner leur chant du moindre geste. En vain l'abbé,
qui voyait par là ses efforts avorter, tâchait de lever leurs
pieux scrupules. Pendant les premières répétitions il fallut
essayer une nouvelle combinaison; on plaça les chantres
récalcitrants dans les coulisses, les danseurs sur le théâtre;
ces derniers chargés de traduire par leurs gestes l'expres-
sion des paroles que les premiers auraient chantées. Rien
n'était moins sûr que de faire accepter ce stratagème par
le public. Heureusement, bientôt ces difficultés s'aplani-
rent, et, le 2^ mars 1671, le nouveau théâtre fut inauguré
par la pastorale de Pomone, le premier, par ordre de date
bien entendu, des opéras français représentés sur un théâtre
public.
La place de parterre coûtait alors un demi-louis d'or.
H en est souvent de l'amitié comme du mariage ; on n'est
pas plutôt uni qu'on demande à se séparer. Deux ans à
peine après leur association , la discorde se mit entre les
trois amis. Lully, alors surintendant de la musique du roi ,
en profila pour se faire concéder leur privilège. Aussitôt il
lit élever dans la rue de Vaugirard, en face du Luxem-
bourg, une nouvelle salle qu'on appela le théâtre de Bel-
Air, du nom du jeu de paume duut il prenait la place.
C'est de là qu'en juillet 1673 l'opéra passa sur la salle
du Palais-Koyal, construite, comme nous l'avons déjà dit,
par le cardinal de Richelieu, pour la représentation de la
tragédie de Mirame, et devenue vacante en ce moment par
la mort de Molière. Cette salle occupait la partie des bâti-
ments situés à droite en entrant dans la première cour du
palais. L'opéra l'occupa pendant quatre-vingt-dix ans.
Brûlée en 1763, cette salle fut reconstruite sur-le-champ,
puis brûlée de nouveau en 1781 , après une représentation
de VOrphée, de Gluck. Décidément la place n'était pas te-
uable. .\lors l'opéra alla s'installer sur un nouveau théâtre
que le lieutenant de police Lenoir avait fait bâtir à son
intention, en soixante-quinze jours, près la Porte Saint-
Martin. Treize ans plus tard, en 1794, le gouvernement le
transporta sur celui que la demoiselle Montansier avait éta-
bli rue de Richelieu, d'où, chassé par suite de l'assassinat
du duc de Berry, il fut transféré provisoirement à la salle
Favart, et enfin à la salle Le Pelletier , qu'il occupe encore
aujourd'hui.
Cela dit en passant, revenons à Lully.
La révolution qui plaça Lully à la tète de l'Académie de
l'Opéra fit comme toutes les révolutions, elle fit table rase.
Le poète Berlin fut remplacé par Quinault, le marquis de
Sourdeac par le machiniste modénois Vigarani, et le musi-
cien Cambert par Lully lui-même. Beauchamps, seul, maître
à danser du feu roi, que Perrin avait chargé de la compo-
sition des ballets, conserva son emploi, dont, du reste, il
s'acquittait à merveille. On assure qu'il composait les fi-
gures de ses ballets dans son pigeonnier, en s'inspirant des
diverses évolutions, des groupes variés que faisaient ces
animaux en se précipitant sur le grain qu'il leur jetait. H
dansait merveilleusement lui-même, et était surtout, dit-
on, inimitable en tourbillon.
Lully était l'homme qui convenait à l'opéra. Ramassé en
Italie par le chevalier de Guise, à qui M"« de Montpensier
avait demandé, en partant, de lui ramener quelque petit
Italien , il n'avait pas lardé à se faire remarquer de sa maî-
tresse, qui l'admit au nombre de ses musiciens, pour le
violon ; il avait alors dix ans. De là il passa au service du
roi ; Louis XIV créa exprès pour lui une nouvelle bande
de violons, qu'on nomma les Petits Violons et qui en peu
de temps surpassa la fameuse bande des vingt-quatre. Enfin
il fut nommé surintendant de la musique de Sa Majesté.
Personne, dit M. de Fresueuse, ne savait mieux que lui
conduire une troupe d'acteurs. Il est vrai qu'il leur cassait
de temps à autre des violons sur la tête, mais chacun savait
qu'un instant après il n'y pensait plus.
Lully et son poète Quinault peuvent être véritablement
considérés comme les fondateurs du ballet-opéra en France,
par les perfectionnements qu'ils ont apportés à ce genre de
composition.
Il est surtout une innovation que l'on doit à Lully, qui
seule suffirait pour le recommander à la reconnaissance des
amateurs de l'art de la danse. Avant lui , aucune danseuse
n'avait encore paru sur un théâtre public. Des danseurs,
déguisés en femmes, en remplissaient les rôles , et cette
substitution ridicule était si bien admise, que, dans le bal-
let des Fêtes de l'Amour et de Bacchus, donné en 1672, le
grand-écuyer , les ducs de Montmouth et de Villeroy et le
marquis de Rossen, dansant en présence de Louis XIV, ne
crurent pouvoir mieux faire que de choisir pour partners
les danseurs Saiut-Audré , Favière Lapierre et Beau-
champs.
284
LECTURES DU SOIR.
Ce fut duns le ballel inlitulé le Triomphe de l'Amour,
donné en 1G8J, que Lully osa donner, pour la première
fois, au public ce spectacle extraordinaire. Suivant la cou-
tume, ce l-.allet avait d'abord été représenté à Saint-Ger-
main, devant le roi ; et les rôles de femmes y avaient été
remplis par la dauphiue , par Mademoiselle , par la prin-
cesse de Conti et par M"« de Nantes. A Paris, Lully rem-
plaça ces nobles danseuses par M"" Lafonlaine, Pesant,
Carré et Leclerc. On comprend quelle vogue eut celte au-
dacieuse innovation. Nous ne parlons pas d'une foule de
filles jeunes et jolies qui garnissaient le théâtre et repré-
sentaient ainsi les cbœurs nombreux de demoiselles qui fi-
guraient habituellement dans les ballets de la cour.
Ces danseuses reçurent le nom àe femmes pantomimes,
pour les distinguer des dilettante titrées.
Nous ne décrirons pas les nombreux et divers ballets
donnés à la cour ou à Paris sous la direction de Lully ; ce-
pendant, outre ceux que nous avons déjà cités, il est bon,
je crois, de menti-mncr celui à'Amadis , dans lequel on
introduisit pour la liremièrc fois les vols, et où le danseur
Berain parut avec des manches de veste d'une forme telle-
ment nouvelle, que leur nom (manches Amadis) a sur-
vécu à leur inventeur.
Parmi les danseurs célèbres qui ont illustré cette époque,
il ne faut point oublier Pécourt, le successeur de Beau-
champs pour Id composition des ballets; un jour, le ma-
réchal de Choiseul l'ayant rencontré chez Ninon , à une
heure où il ne s'y attendait guère, et vêtu d'un habit
équivoque qui ressemblait assez à un uniforme, lui de-
manda depuis quand il était militaire, et dans quel corps
il servait.
— Maréchal, répondit Pécourt, je commande dans un
corps où vous servez depuis longtemps.
Du Meny, qui débuta en 1677, dans le Prologue d'Isis,
avait précédemment appartenu à M. Foucault, en qualité
de cuisinier. Il avait la manie de piller tous les rubans de
toutes les filles d'opéra, et était parvenu à se composer un
ameublement complet qu'il appelait ses souvenirs.
M"' Lafontaine, dont nous avons parlé plus haut, eut
aussi beaucoup de talent ; elle termina sa vie dans un cou-
vent.
Peu de personnes, je pense, savent comment mourut
Lully. C'était à la fin de 1GS6; le roi venait d'être malade ;
toutes les églises de France chantaient des Te Deum pour
remercier le Ciel de sa convalescence. Lully ne fut jias dès
derniers à faire chanter le sien, et il choisit pour cette so-
lennité l'église des Feuillants de la rue Saint- Honoré.
Lully dirigeait lui-même les musiciens cl battait la mesure
avec sa canne. Dans l'ardeur de l'action, il s'en donna un
coup léger sur le bout du pied ; il y vint aussitôt un petit
ciron qui augmenta peu à peu. Lully envoya chercher
M. .Vlliot, son médecin.
— Docteur, demanda-t-il , que faut-il faire?
Le docteur considéra attentif cuionl la blessure et hocha
gravement la lèle.
— 11 faut vous faire couper le petit doigt; répomlil-il.
Lully se retourna brusquement dans son lit. Le lende-
main , le docteur revint ; la douleur persistait.
— Docteur, demanda Lully, que faut-il faire?
Le docteur regarda de nouveau la plaie.
— Il faut vous faire couper le pied ; répondit-il.
Lully ferma les yeux et feignit de dormir. Le surlende-
main , le docteur revint. Le mal empirait à vue d'œil.
. — Docteur , demanda Lully, que faut-il faire?
Le docteur s'approcha du malide.
— 11 faut vous faire couper la jambe, répondit-il.
Lully devint pensif et garda le silence. Le jour sui-
vant, le docteur revint. Lully soufTrail plus cruellemeui
encore.
— Docteur, demanda-t-il, que faut-il faire?
Le docteur souleva la couverture , et la laissant retom-
ber sur-le-champ :
— Rien ; répondit-il... vous êtes un homme mort.
En effet , quelques jours après, c'est-à-dire le 22 mars
1G87, Lully eut une convulsion terrible qui l'emporta. Il
avait alors cinquante-quatre ans.
Le roi avait comblé Lully de bienfaits; il lui avait donné
des lettres de noblesse , puis plus tard une charge de se-
crétaire ; après sa mort , il concéda le privilège de l'Opéra à
son second fils, Jean-Louis Lully. Mjis Jean-Louis eut à
peine le temps de jouir de cette faveur, étant mort au mois
de décembre de l'année suivante.
Son successeur, Jean-Nicolas de Francine , eut plus de
bonheur; cest sous sa direction, en 1C'J7, que fut repré-
senté le ballet de V Europe galante, de De la Motte; ce bal-
let en cinq entrées eut un succès prodigieux ; on le regarde
comme le chef-d'œuvre des ouvrages de ce genre. Ce qui
ajoute encore à la renommée de cette composition, c'est que
ce fut à cotte occasion que l'on fixa les honoraires des
poètes et des musiciens qui travaillaient pour la scène de
lOptra. Jusque-là on s'était contenté de donner, une fois
pour toutes, aux auteurs une somme débattue à l'avance.
Delà Motte, et Campra , son collaborateur pour la mu-
sique, n'ayant pu s entendre avec M. de Francine sur le
chiffre de leur rétribution , il fut convenu qu'à l'avenir les
compositeurs de tout ballet ou de tout opéra recevraient,
chacun en particulier, cent livres par jour des dix pre-
mières représentations de leurs pièces , et cinquante livres
de même par jour jusqu'à la.vingiième.
A cette époque, l'entrée du parterre de l'Opéra ne coû-
tait que trente sous, celle des secondes loges trois livres,
et la place des premières six livres; mais, sur ces entrefaites,
[larut un arrêt du conseil du roi qui augmenta ces prix
d'un sixième en faveur des pauvres de l'hôpital.
Ce fut sous la direction de M. de Francine que débuta la
célèbre M"« Maupin. Cette demoiselle, nommée Daubigny ,
avait épousé fort jeune un particulier de Saint-Germain ,
nommé Maupin. Fatiguée bientôt de son mari , elle l'expé-
dia en province avec une commission qu'elle lui avait fait
obtenir, et arriva seule à Paris, où elle fit la connaissance
de Sézaae, le plus fameux prévôt de salle du temps.
I M"'= Maupin acquit , sous les leçons de ce maitre, une force
I prodigieuse dans le maniement des armes. Elle prenait
. souvent un habit d'homme, et, sous ce travestissement,
j il lui est arrivé nombre d'aventures.
j Un soir, le danseur Du Meny lui ayant dit quelques pa-
roles qui lui avaient déplu, elle alla l'attendre dans une
rue , auprès de la place des Victoires , et l'abordant sans se
faire reconnaître, elle lui proposa de mettre l'épée à la
main. Du Meny, qui n'avait jamais exercé que ses jambes,
jugea plus à propos de leur demander ses moyens de dé-
fense et prit la fuite. Mais la Maupin avait eu le temps de
lui dérober sa montre et de lui allonger deux ou trois
coups de flambcrge. Le lendemain, qui était un jour d'o-
péra. Du Meny ne manqua pas de raconter son aventure à
ses camarades , en ajoutant que cinq ou six personnes s'é-
taient ruées sur lui.
— Tu en as menti , dit ia Miupia , qui parut sur ces
entrefaites; c'est moi seule qui t'ai frappé du plat de mon
épée, et, pour preuve , voilà ta montre.
Ajoutons , pour la moralité de l'histoire , que M"« Mau-
MTÎSKR DI-S FAMILLES.
585
(lin finit p.ir faire revenir son mari près dVIle ; elle était en-
core d'une beauté parfaite.
En voilà assez pour donner une id«';e de ce qu'était la
danse à cette époque. Néanmoins nous ne voulons pas ter-
miner ce chapitre sans faire mention des deux célèbres
danseuses qui illustrèrent le Lallct-opéra; nous voulons
parler de M"« Salle et Camargo.
Il n'est |)prsonne qui ne connaisse le madrigal que Vol-
taire adressa à ces deux virtuoses ; le voici :
Ah .' Camargo, que vous 6les brillante !
Mais que Salle, grands dieux .' esl ravissante '
Que vos pas sonl légers et que les siens sont doux !
Elle est inimituLIc, et vous Ctes nouvelle :
Les Nymphes sautent comme vous.
Et les Grâces datiscnt comme elle.
En efTet M"« Salle avait une grâce parfaite ; sa danse
était naïve, gracieuse, sans gambades ni sauts. On sait le
succès qu'elle obtinten Angleterre, en i741 , après avoir
quitté rOpéra. A la représenlation donnée à son bénéfice,
ses admirateurs enthousiasmés lui jetèrent pour plus de
trois ceut mille francs de guinécs enveloppées dans des
bank-notes, coinme des bonbons.
l.n réputation de M"' Camargo ne fut pas moins grande,
Marie-Anno Ctipis de Camargo, c'est ainsi qu'on l'appelait,
était née à Bruxelles, le lo avril 1710, d'une famille noble,
d'origine espagnole. Elle avait seize ans lorsqu'elle débuta
sur la grande scène de l'Opéra. Nous ne raconterons point
ici son enlèvement par M. le comte de Melun , ni le mé-
moire présenté au roi, à ce sujet, par M. Cupis de Ca-
margo , le père. Ce qu'il nous importe de savoir, c'est que
ce fut M"« de Camargo qui, la première, battit des enlrc-
cliats ; il est vrai qu'elle ne les battit qu'à qualre, tandis
qu'aujourd'hui on voit des danseurs les frotter à seize en
avant. Ce fut elle aussi qui raccourcit les jupes des dan-
seuses , ce (jui , disent les Mémoires du temps, scandalisa
fort une partie du public.
D'après ce que nous avons vu , tous les ballets dits bal-
lets-opéras n'étaient autre chose que des opéras coupés de
manière à donner un peu plus de développement à la danse;
le chant n'en était pas moins l'objet principal. Noverre, le
premier, donna à la danse la position qui lui était due sur
nos théâtres, en créant le ballet d'action ou ballot panto-
mime, tel que nous le possédons encore aujourd'hui.
IJallel-pat;toii.i ne : I e Monde, les Fleuves, la Musique
Xllf. — DU BALLET PANTOMIME.
Noverre était le chef de l'école de Stuttgard , d'oii sont
sortis tous les grands danseurs de l'époque. Lorsqu'il ar-
riva pour la première fois à l'Opéra, il trouva bien des abus,
bien des ridicules à réformer. Parmi ces abus, il faut
mettre en première ligne la routine. En tout opéra, on
avait des passe-pieds au prologue , des musettes au pre-
mier acte, des tambourins au second, des chaconnes au
troisième, des passacailles au quatrième, et jamais per-
sonne n'avait songé, non-seulement à les inoditior, mais
même à les transposer. Parmi les ridicules, il faut compter
les costumes et les masques , que la peinture du temps
elle-même semblait avoir consacrés.
Ces costumes étaient assez bizarres pour qu'on les dé-
crive, ils offraient, dit M. Caslil-Blazc à qui nous emprun-
terons encore quelques citations, un mélange confus des
babils de l'époque et de ceux de l'anliquité.
Armide, dans l'opéra de ce nom, ses confidenlcs, ses
ny;ni)hcs, paraissaient en robe à queue de soie à ramages,
la lailic. longue et busquée, les manches serrées jusqu'aux
coudes ; de grandes engageantes de dentelle flouaient
28G
LECTURES DU SOIR.
autour de leur avaut-bras. Une espèce de cimier, fait en
pain de sucre, s'élevait au-dessus de leur tête; un voile
qui pendait jusqu'à terre s'attachait à la pointe du cimier.
Les héros portaient un casque chargé de plumes , avec la
grande perruque.
Dans les ballets, on eut recours aux emblèmes pour ca-
ractériser les divers personnages et les faire connaître au
public au moment de leur entrée en scène. Les vents por-
taient un masque bouffi, tenant un soufflet d'une main, un
éventail de l'autre. La Débauche, coiffée d'une couronne
dont les fleurons étaient des verres à pied , remplis de vin
rouge, blanc, jaune, orange, portait des épaulettes , une
ceinture, des jarretières dans le même goiit; et enfin des
gobelets disposés en caparaçon, comme les grelots sur un
mulet d'Espagne. Les suivants de Silène avaient pour cas-
que une pinte, des litres pour brassards et une feuillette
pour cuirasse. Le Génie de la musique était représenté avec
le costume de M. Somno, couvert des clefs de G-ré-sol et
de C-soL-UT ; il avait une guitare pour couvre-chef, le cor-
selet fait d'une basse de viole et deux luths en manière de
cuissards. Les jardiniers paraissaient couverts de choux,
de carottes, d'asperges et de navets enfilés à des cordons
ou réunis en bottes sur leur tète. On voyait les Fleuves en
grande robe de chambre verte , culotte courte, bas de soie,
perruque et petit chapeau à lampion, ayant cocarde, nœud
d'épée, cordons de souliers et de montre en roseaux ver-
doyants, et les poches pleines d'algues et de joncs. Le Jeu
se présentait entièrement équipé avec des brelans d'as et de
valets, des quintes et des seizièmes majeures, etc. La Cra-
pule ( c'était un des personnages des ballets du roi ) parais-
sait avec des attributs plus singuliers encore. Enfin, pour
terminer la description rie cette galerie burlesque , disons
que le Monde , car le Monde dansait aussi , avait un habit
complet peint à la manière des cartes de géographie. Sur
son cœur on lisait France; Espagne, un peu plus bas;
Angleterre, derrière sa manche ; Allemagne, du côté op-
posé; Italie, le long d'une de ses bottes; Pôles, vers ses
omoplates; au milieu de son dos, était affiché : Terres
australes inconnues, et plus bas : Iles sous le vent.
Les dieux n'étaient guère mieux représentés. Une grande
robe traînante de taffetas cramoisi-orange, garnie en galons
d'argent, un mantclet de drap d'argent flottant sur les
épaules, une perruque à marteaux, un masque doré, cou-
ronné par les rayons du soleil, tel était le costume d'Apol-
lon, dans V Èpithalame pudique de d'Urfé.
Noverre luirmème, le réformateur futur, eut à subir,
dans les commencements, pour ses œuvres, les con.«;équen-
ces de ce mauvais goût. Dans le ballet des Horaces et des
Curiaces, de sa composition, on vit paraître Camille, la
sœur des Horaces, avec deux monstrueux paniers de cha-
que côté ; sur la tête, une coiffure de deux ou trois pieds
de haut, farcie d'une prodigieuse quantité de fleurs et de
rubans. Les six combattants n'étaient pas en reste avec la
jeune Romaine; ils s'avancèrent avec leurs tonnelets sur
les hanches ; les Horaces en habit de drap d'or, les Curia-
ces en habit de drap d'argent; tous ayant d'ailleurs de
chaque côté de la tète cinq boucles de cheveux poudrés à
blanc, et un toupet prodigieusement exhaussé, qu'on ap-
pelait alors toupet à la grecque.
Par respect pour l'histoire, il faut reconnaître que, lors-
que Noverre s'avisa de réformer ces absurdes costumes,
déjà M"« Clairon avait quitté les paniers et Lekain les~ton-
nelets.
Comme nous l'avons vu, le masque, grotesque imitation
de la coutume des anciens, faisait toujours partie du co.s-
tume des danseurs de ce temps. Il y avait des masques
nobles, sérieux, comiques, etc., selon les différents genres.
Les femmes, bien entendu, s'étaient modestement abste-
nues d'ajouter ce vain ornement à leurs charmes. Ce fut
Maximilien Gardel, qui, le premier, en ITGG, commença
à danser sans masque; et, le croirait-on, cette innovation
pensa occasionner une émeute au parterre. Il fallut reve-
nir au masque, et ce ne fut qu'en 1773 que celte mode
tomba complètement pour ne plus reparaître.
Mais, quelque mérite qu'ait eu Noverre à purger notre
scène de ces absurdités, ce n'est pas là, nous le répétons,
son plus grand titre de gloire. N'oublions pas que nous
lui devons le ballet d'action, perdu ou du moins oublié
depuis l'invasion des barbares.
Noverre avait la plus haute idée de la danse, et il exi-
geait absolument de ses danseurs toutes les qualités que
Lucien demandait à ceux de son temps.
Les premiers ballets pantomimes de Noverre furent re-
présentés en France vers l'an 176G; plusieurs fragments
en avaient déjà été donnés auparavant, mais sans succès.
Il fallut, pour faire goûter au public ce nouveau genre de
composition, que Noverre, alors maître de ballets à Stut-
gard, vînt lui-même à Paris en surveiller l'exécution.
Noverre, à vrai dire, se trouva parfaitement secondé par
Maximilien Gardel, Dauberval et Vestris.
La famille Vestris est une vérilaMe famille royale, parla
beauté, le nombre, le talent et la fierté de ceux qui la com-
posaient. Elle était originaire de Florence, et régna pen-
dant près d'un siècle sur la scène de notre Opéra.
Gaétan Vestris, le chef de cette famille, succéda au i^rand
Dupré, en 1748, et resta au théâtre jusqu'en 1800. Il avait
quatre frères, dont on le distinguait par le nom de beau
Vestris.
Son fils .\uguste le surpassa; ce que du reste il recon-
naissait parfaitement, car il le surnommait de son plein
gré, le diou de la danse.
— Si Auguste est plus fort que moi, disait-il, c'est qu'il
a pour père Gaétan Vestris, avantage que la nature m'a
refusé.
— Si le diou de la danse, disait-il d'autres foi.<, veut
bien toucher à terre de temps en temps, c'est pour ne pas
humilier ses camarades.
Du reste, le pore Gaétan ne se ménageait pas lui-même:
— Il n'y a dans ce moment que trois grands hommes
vivants, disait-il parfois, moi. Voltaire et le roi de Prusse.
Dans cette nomenclature, il paraissait oublier le diou,
mais le diou n'était pas un homme.
Auguste débuta à l'Opéra, dans la Cinquantaine, en 1 772,
et ne se retira qu'en 1816. Il fut le professeur de M"« Ta-
glioni et de Perrot.
Auguste-Armand Vestris, son fils, monta sur la scène
en 1800; Charles Vestris, son élève et son cousin, parut
en 1809. Il y avait aussi plusieurs demoiselles Vestris, qui
se distinguèrent de leur côté dans le même art.
A ces illustres danseurs, il est juste d'ajouter la Guimard,
celte maigre mais ravissante créature, qui faisait de son
temps tourner toutes les têtes, qui avait palais à la ville,
château à la campagne, et, dans chacune de ces royales
habitations, un théâtre où venaient jouer successivement,
pour son seul plaisir, les meilleurs acteurs des trois théâ-
tres de la capitale. — M"' Miller, depuis M">' Gardel, qu'on
appelait la Vénus de Médicis de la danse. — Enfin M"* Lion-
nois, qui dansait d'une façon si remarquable la gargouil-
lade.
Mais, peut-être, ne sait-on pas ce qu'on entend par
gargouillade? La gargouillade était un pas destiné à repré-
senter les vents ; car, de même qu'on chorcbait à déler-
MUSEE DES FAMILLES.
28:
miner, par le costume, le caraclère des différents acteurs,
on s'efforçait aussi d'expliquer leurs attributs par les dif-
férents mouvements de leurs bras et de leurs jambes. Ceci
était plus raisonnable. Voyons pourtant comment on procé-
dait.
« La gargouillade, dit le Dictionnaire encyclopédique,
est un pas consacré à l'entrée des vents. Il se forme en
faisant, du côté que l'on veut, une demi-pirouette sur les
deux pieds; une des jambes, en s'élevant, forme un tour
de jambes en dehors, et l'autre un tour de jambes en de-
dans, presque dans le même temps. Le danseur retomlw
sur celle des deux jambes qui est partie la dernière, et
forme cette demi-pirouette avec l'autre jambe, qui reste en
l'air. »
Voilà, il faut l'avouer, un vent parfaitement représenté.
Hipp. ÉTIENNEZ.
[La fin prochainement.)
MERCURE DE FRANCE.
(du iO MAI AU iO JUIN.)
La mort du pape. — La guerre à l'Académie. — L'Iaditul historique. — M. Emile Detchamps. — Le chemin de fer de Sceaux.
Les Théâtres: M. de Fretne.
Tous les échos du monde chrétien ré-
p«;lent la grande nouvelle : Le pape est
mort! Le cardinal Camerlingue a frappé
trois fois la lêle de Grégoire XVI avec le
petit marteau d'argent en l'appelant trois
fois parson nom de baptême. Puis il s'est
tourné vers les assistants, et a dit: Le
pape est réellement mort. A l'heure qu'il
est on porte Sa Sainteté en terre, sur un
char traîné par des mules blanches, à la
lueur des torches et au bruit des trom-
pettes. Les cardinaux vont se réunir en
conclave pour élire le nouveau chef de
l'Eglise catholique. Nous décrirons, dans
notre prochain numéro, les curieuses cé-
rémonies de celle élection.
—L'Académie des sciences est en pleine
guerre, au sujet de l'éloge de .Monge,
dont nous avons parlé dans notre der-
nier numéro. Les deux champions soûl
M. Arago et M. Libri. Comme dans la
grande scène du Dépit amoureux, les deux
illustres savants se jettent à la tête toutes
les lettres d'amilié qu'ils s'étaient écrites
autrefois. Les grands journaux en «ont
remplis depuis quinze jours. Nos mo-
destes colonnes et notre humeur pacifique
ne nous permettant pas d'imiter les grands
journaux, nous laisserons ce combat finir
de lui-même, et nous rentrerons à l'Aca-
démie quand les portes de Janus y seront
fermées.
Voici d'ailleurs l'Institut historique qui
nous appelle à l'Hôtel-de-Ville. L'insti-
tut historique grandit d'année en an-
née, et ses séances rappellent fort les
séances du palais Mazarin. Il ne se croit
pas cependant obligé de pousser la solen-
nité jusqu'à l'ennui, et la preuve, c'est qu'il
vient de choisir pour orateur M. Emile
Deschamps, l'écrivain qui s'entend le
mieux à rendre la science amusante, et
l'homme du monde qui cache le fond le
plus solide sous les formes les plus gra-
cieuses. M. Emile Deschamps est la Pro-
vidence des académies qui ne savent plus
que dire. Cet esprit intarissable est tou-
jours prêt à soutenir quelque noble cause,
et ce cœur généreux n'a rien à refuser
quand il s'agit de seconder une bonne
action
Dernièrement, par exemple, une so-
ciété fondée à Lyon pour secourir les ar-
tistes malheureux, devait tenir une séance
solennelle, et ne savait comment y atti-
rer l'élite de la seconde cité de France.
Par bonheur elle était présidée par M. le
baron Taylor, cet autre champion non
moins dévoué de la littérature et des
beaux-arts. — Adressons-nous à M. Emile
Deschamps, s'écrie M. Taylor ; et la som-
mation suivante arrive au spirituel écri-
vain :
« Il nous faut un discours de vous,
d'ici à trois jours.
« Titre : — Harangue de Molière à
Louis XIV, et réponse de Louis XIV à
Molière, ou vice versd.
« Sujel : — Notre séance du ^5 avril
1816, à Lyon, en faveur des artistes mal-
heureux.
Facilités : — Si les trois jours ne vous
suffisent pas, prenez les trois nuits....
C'était demander l'impossible ; voilà
pourquoi M. Emile Deschamps s'en char-
gea! Et pour rendre la chose plus impos-
sible encore, il s'engagea à faire le double
discours en vers!
De peur de perdre un feuillet ou une
seconde, n'ayant pu se procurer Pégase,
égaré depuis Boileau ou tué sous VArt
poétique, on mit à la disposition de
M. Deschamps un courrier à cheval, qui
s'installa à sa porte, bride en main, prêt
à brûler le pavé...
Tout en faisant parler Louis XIV et
Molière, le poète entendait le cheval piaf-
fer dans la cour, et chaque coup de pied
de la bêle impatiente était un coup d'ai-
guillon pour l'infatigable esprit... Cette
harmonie monotone faisait tomber les
plus belles rimes deux à deux, comme
le bruit du van sépare les grains de blé
de la paille et de la poussière.
Le cheval piaffa si bien et la plume
courut si vite que l'œuvre fut non-seule-
ment terminée mais parfaite à l'heure
dite, et que, le courrier s'inspirant de la
verve du poète, le lout arriva à Lyon
quelques heures avant la séance.
Ce fut un succès que vous ne sauriez
vous figurer... Ce succès trouva des échos
jusqu'à Paris... L'Artiste publia les beaux
vers de M. Emile Descliamps, et l'Institut
historique lui demanda un nouveau dis-
cours
Cette fois M. Deschamps a traité, dans
une prose aussi brillante que la poésie,
de l Influence philosophique et sociale de la
langue française sur l'Europe, depuis deux
siècles. Jamais la grande salle de l'Hôtel-
de-Ville n'avait vu de plus illustre ni
de plus gracieux auditoire; jamais, sur-
tout, elle n'avait retenti de plus unani-
mes applaudissements. Les aperçus lu-
mineux et les fines saillies se succédaient
sans interruption... Après une page élo-
quente sur M. Martinez de la Rosa,
l'ambassadeur-poëte de l'Espagne, qui se
trouvait précisément à la séance, M. Des-
champs disait avec son aimable sourire :
— Tout en imposant les chapeaux, la
France gouverne les têtes... Et les jolies
femmes, comme les hommes d'État, bat-
taient des mains à qui mieux mieux.
En sortant de celte séance, tout le
monde s'en promettait bientôt une autre
en plus haut lieu, c'est-à-dire à l'.Aca-
démie française, où M. Emile Deschamps
doit, suivant l'opinion générale, remplir
la première vacance. (Quand nous disons
bientôt, nous n'entendons hâter la mort
d'aucun immortel.) Ce jour-là, il n'y
aura ni morts, ni blessés dans la lice aca-
démique. Les deux écoles se donneront
la main pour accueillir le nouvel élu,
aussi cher à l'ancienne génération par
ses traditions et ses manières, qu'à la
génération actuelle par ses sentiments et
ses idées (1).
L'Institut historique ne s'est pas borné
à s'enrichir des talents reconnus, il a
voulu encourager aussi les talents qui dé-
butent. Et il ne pouvait mieux choisir
qu'il n'a fait, en couronnant le savant et
ingénieux Mémoire sur \es funérailles an-
tiques, par M. Léopold deLatapie, attaché
à la Bibliothèque royale.
— Dimanche soir, 1 juin. Nous venons
(I) En attendant cette suprême consécration
de son talent et de sa renommée, M. Emile
Deschamps nous a promis pour notre pro-
chain numéro, une de ces intéressantes et
gracieuses Nourelles dont sa plume a le secret.
Nous n'avons point mis de courrier à cheval i
la porte de l'auteur, mais nous n'en comp-
tons pas moins sur son exactitude accoutu-
mée. Les habiles graveurs du Musée des Fa-
milles achèvent de reproduire pour celle
Nouvelle UD des chefs-d'œuvre les plus délicats
du burin anglais.
2SS
LECTURES DU SOIR.
d'assisler à une grande cl cnricase cérc- i vail jelor dans ses roues à pivot. Il a bravé
monie : à l'iiiauguration du thcmin de fer doscourbos d'un rayon do 30 mètres ! Il a
de Sceaux. Ce polil chemin n'a quellki- tourné les champs ei les maisons que l'an-
lomèlres de long, mais il fera époque dans cien système eût abattus et coupés en
l'histoire desrails-ways. Il s'agit, en effet, de«\. Il a monte et descendu les collines
d'un système tout nouveau et des plus en lacet, tout comme eussent fait les che-
hardis. j mins de terre les plus classiques et les plus
Dès 1837, M. .\rnou\ entreprit de remé- • rococos.
dierà l'énorme dépense qu'impose dans les I Mais le plus grand avantage du sys-
pays tourmentés l'établissement des cour- 1 tème.\rnoux c'est l'économie. Le chemin
bes à grand rayon sur les chemins de fer. Il j de Sceaux n'a coûté, personnel et maté-
se pri>po-a d'établir des trains de locomo- j riel compris, que quatre millions, soit
tiveset de voitures, qui laissassent aux es- ' iOO.OOO fr. par kilomètre. Or, tous les
sieux lamobilitédonl ils jouissent dans les , chemins tracés aux environs de Paris ont
avant-trains des voituresordinaires, et qui coûté le double au moins. Si le procédé
imprimassent régulièrement à ces essieux qu'on vient d'inaugurer avec tant de suc-
une direction loujoursperpendiculaireà la | ces doit recevoir la consécration de l'a-
voie, quelque sinueuse que celle-ci pût j venir, voici un petit calcul qui servira
èli-e, par l'action même de ces sinuosités, i d«î moralité à notre compte-rendu. Nos
.\ cet effet, il attache au premier essieu [ Chambres ont vote et commencé 600,000
du convoi, par-dessous, un appareil direc- kilomètres, d'après l'ancien système. Ces
leur, composé de quatre disques ou galets j 600,000 kilomètres coûteront à peu près
qui s'appuient deux à deux sur chacun: deux milliarJs et demi. Avec le système
des rails. En se conformant aux sinuo-
sités de la ligne, cet appareil dirin^leur en
transmet immédialemenl les effets à l'es-
sieu dont il dépend; plus le tournant se
courbe, plus l'essieu s'oblique relative-
ment à sa position première, et c'est ainsi
que l'essieu est constamment perpendi-
culaire à la courl>e. Du premier essieu de
la voiture à l'essieu de derrière, la trans-
mission du mouvement a lieu sur des
chaînes croisées, s'enroulant sur deux i
.\rnoux, ont eût économise 600 millions!
Cela ne valait-il pas la peine d'écouter et
d'e-ssayer d'abord les propositions du mo-
deste .>^vant, qu'on a tenu depuis 1837, à
la porte des Académies et des ministères?
Attendons, pour nous prononcer, l'inau-
gnrationdu célèbre chemin de fer du Nord
et celle du chemin de fer atmosphérique
de Saint-Germain, dont notre prochain
numéro vous donnera des nouvelles.
— En fait de nouveautés dramai.qucs
un cèdre-géant de ses rejetons; M. le
comte de Salvandy, qui sait donner une
main au passé et l'autre à l'avenir ; M. le
baron de Barante, M. le duc de Noailles ,
MM. de Kergorlay, M. le marquis de Cus-
tines, MM. .\mpère et Lenormand, M. Va-
tout, M. Léon Pillet, MM. Théophile
Gauthier, Gérard de Nerval, Charles Di-
dier, Hippolyte Lucas ; M"«» de Bawr,
Sophie Gay, Virginie Ancelot, Louise Col-
let, M"« de Casa-Mayor, qui vient défaire
recevoir au Théâtre-Français une comédie
politique; en un mot, toute une foule de
ministres passés ou présents, de pairs et
de députés, de professeurs, de journalis-
tes, de poètes et d'historiens, de duchesses
et de marquises françaises, espagnoles,
italiennes, russes, etc., etc. Chacun re-
cevait en entrant un programme imprimé
sur vélin et intitulé de la sorte ■^Fragments
de Lénor, opéra en i actes, paroles de
M. Tessié du Motay; musique de M. Eu-
gène de Fresne ; — Fragments de Cymo-
docée, opéra en 5 actes (imité des Martyrs
de .M. de Chateaubriand \ paroles de M. Ti-
tre Chevalier, musique de M. Eugène de
Fresne. Et cette musique était exécutée
par qui? — par les artistes mêmes qui
doivent bientôt la clianter au Grand-
Opéra : par MM. Baroilhet, Gardoni et
Bessin; M"" Stoltz n'avait pu se trouver au
rendez-vous, mais elle était vaillamment
remplacée parM"« Lamorîière, qui se pré-
parait ainsi à jouer la Juive et la Favorite.
Les chœurs étaient chantés par de jeunes
amateurs, qui s'en sont tirés comme s'ils
eussent passé leur vie sur les planches.
Le concert a duré deux heures, et n'a été
interrompu que par les bravos et les ap-
plaudissements de l'auditoire; applaudis-
sements significatifsetiiulîemen! suspects,
car ils étaient prodigués par les experts
et les juges du camp, directeurs detbéù-
couronnes égales, couchées aplat et fixées les deux premiers théâtres de Paris nous
chacune à chacun des deux essieux; c'est ont ramenés, l'un au temps bib ique du
un mécanisme exactement semblable à ce- roi David , l'autre au temps antique des
lui qui , dans le rouet de nos ménagères vestales romaines. David était repri^senle
de village, transmet le mouvement de la au Grand-Opora par M^'Siollz, et la Ves-
graiide roue a la petite, qui porte à son ta'e était jouée à la Comédie-Française
centre la broche sur laquelle s'enroule le par M"« Rimblot, élève de M. Beauvallet.
til. Telle est la conception de M. Arnoux. B'cn que cetîe tragédienne soit moins re-
Sos voitures et ses locomotives, ont, ncmnKequeM^'Sîoitz. la TVs^ai^amieux
comme les avant-trains des voitures ordi- réussi que le roi David. Les auteurs de ! ires, commissaires royaux, feuilleton-
uaires, tous leurs essieux mobiles autour la première pièce sont MM. Elle Sauvage uistes et artistes. On a justemen; admiré
d'une cheville ouvrière; elles ont une flè- et Duhaume; les auteurs de l'opéra sont , la grâce et l'énergie des vers de .M. Tessie
che. Il y a une action régulière du premier .Alexandre Soumet et M. Mallehlle pour^du Motay, esprit audacieux qui fait on
essieu de chaque voiture sur le second, et les paroles, et .M. Merniet jK)ur la musi-
de la flèche d'une voiture sur le premier que. Un trouve gémraleraentqueM. Mer-
essieu de la voiture suivante. Le tout cède meta entrepris au-dessus de ses forces,
à l'influence d'un appareil directeur très- Si sou œuvre eût été un petit opéra, au
solidement et très-simplement établi. lieu de vouloir être un grand opéra, elle
Avant d'arriver à la réalisation de sa eût probablement obtenu un succès hono-
découverte, M. .\rnoux a subi toutes les rable. Le lendemain de la première repre-
tortures de l'inventeur. Il a dépensé sentation. M™' Sioltz s'est fait poser les
500.000 fr. pour un essai en |K;til,à Saint- sangsues.— Auteur infortuné!
Mande. 11 a passé par toutes les filières si — L'audace réussit pourtant quelquefois;
lonies et si impitoyables de l'Institut et de témoin le succès récent de M. Félicien
l'Administration. En ISU seulement, il a David; et témoin le succès tout nouveau
obtenu du gouvernement la concession du de .M. Eujiène de Fresne.
chemin de fer de Sceaux, et il vient de le Ceci est, en effet, une histoire d'hier;
livrer à la science et au public, après dix- c'est-à-dire de samedi dernier, 6 juin...
huit mois de travail assidu. Le duc de Ne- La scène se passait à r.\bl)aye-au-Bois,
mours, les ministres, les inspccteurs-gé- dans ces beaux salons de M™' Recamier,
néraux des pont et chaussées, les som- tout pleins de merveilleux souvenirs; es-
mités de l'Académie, du génie, de la pèoe de paradis moitié religieux, et moitié
politique et des arts assistaient à cette mondain, où il y a si peu d'élus parmi
inauguration. Un banquet a eu lieu dans tant d'aspirants! Là, se pressaient, sur
le magnifique parc de Sceaux. Des dis- les dix heures, tous les beaux esprits et
cours ont été prononcés suivant l'usage, toutes les grtces parisiennes : les puis-
Mais rien n'a plus satisfait les assistan's sants d'hier, les puissants d'aujounl'hui,
que le chemin de fer lui-même. On petit et les puissants de demain : M. de C!ia-
dire que M. Arnoux s'est joué de toutes teaubriand, tout verd encore et tout ra-
ies difficultés de son entreprise, qu'il a dieux sur ses jambes chancelantes, et en-
brisé d'avance tous les bâtons qu'on pou- touré des gloires de noire siiVIe comme
même temps des poèmes et des machines
atmosplicriiiues. M. Bessin a donné les
vibrations les plus terribles au rôle de
Zimbris, le nécromancien de Lénor. .M"' de
Lamorîière a fait verser des larmes en di-
sant les adieux de Cymodocee à son père
endormi. Enliu. M. Baroilhet, qui avait
déjà rendu le rôle de W'ilhem avec cette
puissante douceur dont il a le secret, a été
véritablement sublime dans le grand duo
final des deux nuirtyrs. Jamais le paisible
cnclosde r.Vbbaye-au-Boisn'avait entendu
des battements de mains et des tri-pigne-
ments semblable-s. Les jeunes religieuses
auront rêvé toute la nuit de chœurs de
démons mêlésà des chœurs d'anges. Quant
au héros de celte neble fête. .M. Eu-
gène de Fresne. il ne pouvait dépouiller
plus à propos le psemlonyme de Jean
Micbaêli qui a commence' sa réputation
musicale. Si les essais de Jean Michaèli
étaient pleins do Ixlles promesses, les
œuvres do M. de Fresne tiennent et di--
passenl toutes ces pivmesses ; et Mercure,
en saluant un couiiH)siieur de palmier
ordre, ne t'ait que servir d'ccho à l'opi-
nion des mailresde l'art.
P.-C.
Iini'riiTiPrio de llrWt'VFfî el C', rue I.omficior. "ii Cjiigno:!»-*.
MUSER DFS FAMMJ.Kiî.
539
MADEMOISELLE DU RIBÂN.
— 1635 —
L'enlèvement de M"« du Riban.
Sous le roi Louis XUf, pendant le règne du cardinal de
Richelieu, vivait, dans une petite ferme entre Tours et
Amboise, la famille du Riban : le père , ancien brigadier
dans un régiment de dragons, amputé d'un bras au siège
de La Rochelle, retiré avec une pension de cinquante écus
et l'un des moindres fermiers d'un seigneur très-riche de
la Touraine ; la mère, d'une pauvre et noble maison de la
Bretagne, que des circonstances, très-fort à l'avantage de
du Riban, avaient unie en mariage à cet estimable rotu-
Jl'III FIT iSiG.
fier, alors jeune possesseur d'une assez belle fortune, ac-
quise par le commerce, et perdue depuis par une impru-
dente générosité; une fille de dix-sept ans, Éléonore,
l'unique fruit de cette union si heureuse et si cruellement
éprouvée... N'oublions pas Marianne, autre jeune Bre-
tonne de vingt ans, l'enfant d'une vieille servante morte
au service de M"« du Riban dans les jours de prospérité ;
cette bonne petite Marianne avait voulu rester sans gages
dans la maison, après tous les désastres, pour que ses nn-
— '7 — TRFI7lf:MF. VOLUME.
290
LECTURES DL' SOIR.
ciens maîtres fussent encore sen'is ; certes, on peut bien
la compter comme de la famille.
Dans tout le voisinage, on avait une sorte de vénération
pour les du Riban. Quoique d'une éducation supérieure
aux autres fermiers, ils ne se posaient au-dessus de per-
sonne, et on leur accordait tout ce qu'ils ne se donnaient
pas. Les grandes dames châtelaines, à la messe du diman-
che, admiraient toutes la grâce naïve et spirituelle d'Éléo-
nore, ses beaux cheveux blonds, ses beaux yeux bruns et
sa tenue décente et distinguée, et elles en faisaient mille
compliments à ses parents, qui rougissaient d'orgueil et de
joie ; mais ils ne répondaient que par des excuses tecon-
naissantes aux avances des maisons riches et aristocrati-
ques qui s'ouvraient d'elles-mêmes à leur fille ; de sorte
que, polis et convenables avec tous, ils restaient toujours
entre eux, ne voulant ni se mêler avec des gens de mœurs
inférieures, ni voir des familles si au-dessus d'eux par
la fortune. Il y a des positions qui ne sont à l'aise que
dans la solitude. C'est M"» du Riban qui, fière au fond de .
l'àme de sa naissance et modeste à cause de sa destinée,
avait senti tout cela d'abord, et avait dicté un plan de con-
duite si réservé. Du reste, elle avait donné à sa fille l'édu-
cation et l'instruction dont elle était douée elle-même : la
connaissance des langues italienne et espagnole et des arts
du dessin et de la musique, ainsi que de l'histoire et de la
philosophie morale. L'esprit et les talents d'Éléonore char-
maient les veillées de la ferme, quand tout le jour avait été
aux rudes travaux.
— Mon Éléonore, dit un soir du Riban, depuis un an
avant ta naissance, qu'un bon curé bas-breton m'a uni à
ta roère, je ne me rappelle pas un seul nuage dans nos
cœurs , si notre ciel a été chargé de tempêtes ; et malgré
tous nos malheurs, je plains les heureux que je vois, parce
qu'ils n'ont pas une femme douce , tendre et courageuse
comme la mienne. Si lu savais (eh! mon Dieu ! il faut que
tu saches tout, pour chérir encore plus ta mère), si tu sa-
vais tout ce qu'elle a fait et souffert pour moi !...
— Allons, mon ami, repnt vivement M"* du Riban,
n'allez-vous pas encore vous perdre en gratitude, quand
c'est moi qui devrais...
— Eh bien! non, repartit du Riban ; mais du moins il
faut que notre enfant connaisse avec quelques détails exacts
les événements de notre vie et de son enfance. Elle est
d'âge maintenant à les comprendre et à en profiter. Ne
craignez rien, na chère femme, je ne dirai que les faits ;
ce ne sera pas ma faute s'ils parlent souvent pour vous.
«Mon père, un bon Normand, avait fait de brillantes af-
faires dans le négoce, brillantes et loyales, car M. de Sully,
qui sV connaissait, l'avait un jour présenté au roi Henri,
en disant à Sa Majesté :
— Sire, voilà un honnête homme.
A quoi le roi avait répondu :
— Merci, mon cher duc, c'est ce dont nous avons le
moins à Saint-Germain.
Quand Dieu rappela mon père (ma mère avait perdu le
jour en me le donnant), je fus effrayé de ma solitude, et je
voulus faire mon tour de France pour distraire mon cha-
grin. Je commençai par la Bretagne.... et c'est aussi par la
Bretagne que je finis ; car j'y rencontrai ta mère, mon
Éléonore, ta mère, qui était absolument comme tu es au-
jourd'hui. Mon cœur et mon sort se fixèrent pour tou-
jours. Elle était noble, j'étais roturier, mais elle crut re-
connaître que mon âme n'avait point de roture ; et sa
tendre détermination fut plus forte que les préjugés de sa
famille, et plus éloquente que mes pisloles, qui pourtant
ne plaidaient pas trop mal pour mon mariage dans une
maison ruinée depuis les troubles de la Ligue.
J'emmenai ma femme en Normandie, où elle s'accou-
tuma en souriant aux choses du commerce, et le Ciel nous
récompensa encore de notre bonheur en nous accordant no-
tre chère Eléonore. Tout alla pour le mieux pendant six ans,
nous n'avions rien à désirer : c'est alors, hélas ! qu'on a
tout à craindre. Un matin, je vis entrer dans mon comptoir
le marquis de Luxeul, dont mon père avait éprouvé main-
te fois l'obligeance ; il était pâle et défait; il me dit : «Mon
cher du Riban, si vous ne venez à mon secours, je suis un
homme abîmé, déshonoré...; j'ai perdu cette nuit au jeu
cinquante mille écus que je ne puis payer. J'ai des
biens pour plus du triple de cette somme, mais il me la
faut dans les vingt-quatre heures ; et d'ailleurs, à cause de
ma femme et de mon jeune fils encore au collège, il m'est
impossible d'avouer une pareiHe sottise. Si vous pouvez me
donner ces cinquante mille écus, je vous ferai en échange
une promesse de vente, sous seing privé, de tous mes im-
meubles que vous connaissez ; vous les vendrez ou je les
vendrai d'ici à deux ans, à l'amiable et sans avoir l'air d'y
être forcé, vous prélèverez le montant de votre créance en
priicipal et intérêts sur le prix de la vente, et vous m'au-
rez sauvé plus que la vie. » Je répondis au marquis que je
n'avais guère en tout que les cinquante mille écus qu'il n'a-
vait pas, mais que, si ma femme y consentait, je les lui re-
mettrais aux conditions proposées. Elle y consentit, puisque
c'était une chose belle et généreuse, et l'honneur du marquis
de Luxeul fut sauvé. Nous étions encore sous le coup de
cette première émotion, lorsque nous apprîmes que le mar-
quis se trouvait compromis dans une de ces conspirations
de cour trop communes en notre époque, et que, par suite,
il avait été obligé de s'enfuir inopinément, et qu'enfin tous
ses biens étaient confisqués. Je voulus faire valoir mon acte
de promesse de vente, mais il n'était pas en forme authen-
tique, et l'autorité passa outre à la confiscation. Nous voilà
ruinés à notre tour et pouvant à peine faire honneur à nos
affaires ; mais j'étais fort de santé et d'àme. Je connaissais
le colonel du régiment des dragons de la Reine ; il me dit
que si je m'engageais dans son corps, il me promettait un
avancement rapide. Je n'hésitai pas, je remis à ta mère,
ma pau\Te Eléonore, pour elle et pour toi, le prix de mon
engagement, et je partis pour le siège de La Rochelle, com-
mandé par le cardinal-ministre en personne. Je fus fait bri-
gadier à la première escarmouche..., et à la seconde j'eus
le bras gauche emporté. Obligé de quitter le senice avec
une modique pension, je cherchai quelque temps à quoi je
pourrais être bon ; enfip, je trouvai à louer cette petite
ferme en Touraine..., où nous vivons assez pau\Tement,
mais ensemble, ce qui vaut mieux que de vivre séparés
dans l'opulence ; et pourvu que notre propriétaire, qui m'a
toujours eu l'air d'un honnête t}omroe, me garde pour son
fermier jusqu'à ce que je n'en puisse plus tout à fait, j'es-
père, mon Eléonore, pouvoir t'établir convenablement, et
je fermerai le^ yeux sans rien regretter que de ne plus vous
voir, toi, ma fille chérie, qui es ma parure et mon orgueil,
et toi, ma chère femme, qui as été toujours ma consolation
et mon admiration ; car enfin, quand je pense que tes mains
nobles se prêtent sans effort et sans dégoût à tous les...
Allons, allons, vous me faites encore des signes, mon amie,
et je me tais, de peur que vous n'entendiez quelques éloges
de vous ; mais du moins vous ne pouvez pas m'empècber
de pleurer..., et de vous embrasser.
Et ils pleurèrent et s'embrassèrent tous les trois.
— Merci, mon père, dit Eléonore, je ne savais tout
cela que bien iiu-oiiiplctement, et je vous aime de tous vos
MUSRR DES FAMILLES.
Wl
malheurs, comme de toutes vos vertus et de toutes vos bon-
tés pour moi; mais, dites, n'avez-vous jamais entendu par-
ler du marquis de I^uxeul?
— Ah ! ma fille, si fait! il s'était enfui jusfiu'en Améri-
que avec sa femme, qu'il perdit bientôt, et son jeune fils. Il
m'écrivit plusieurs lettres pour me témoigner son déses-
poir; il ne songeait pas, me disait-il, à sa propre infortune
qu'il ne méritait pas..., le roi reconnaîtrait un jour son inno-
cence ; il n'était occupé que de notre ruine, qui se dressait
incessamment devant ses yeux, comme un remords visible ;
et si j'ai mis aujourd'hui la conversation sur ce sujet, c'est
un peu parce que j'ai reçu ce matin des nouvelles du mar-
quis de Luxeul. 11 travaille, me dit-il, pour tâcher de ga-
gner ce qu'il me doit, et pour ne plus me le devoir, et il
instruit son fils, qui est à présent un grand jeune homme
de vingt-deux ans, à lui succéder dans sa reconnaissance
et dans ses obligations ; mais la terre d'exil est peu féconde,
et jusqu'à présent, il n'a guère pu que vivre jour à jour.
A propos de ce jeune homme, son père m'écrit qu'il est
poète (îinauvaise chance pour faire fortune), et il nous en-
voie de sa part des vers, qu'Éléonore va nous lire.
La jeune fille obéit avec grâce, et les vers furent trouvés
charmants... surtout par elle.
— Ma mère, reprit Eléonore, me permettrez-vous de
joindre cette pièce de vers aux poésies que j'ai déjà rassem-*
blées?
— Tout ce que tu voudras, mon enfant, répondit la mère ;
c'est quand la réalité n'est pas brillante qu'il faut recourir
aux choses d'imagination.
Quinze mois s'étaient écoulés sans événements pour
la famille, lorsque M""» du Riban fut prise d'un mal subit
que la mort suivit de près. Deux pauvres cœurs furent bri-
sés, et se serrèrent plus étroitement encore l'un contre
l'autre. Eléonore se voua tout entière au culte filial ; elle
eût donné sa vie pour que celle de son père fiit heureuse,
ou du moins pour que sa vieillesse eût le bien-être dont
on a tant besoin quand l'âge du bonheur est passé.
— Mademoiselle, lui disait Marianne, je ne sais, mais
je gagerais qu'un grand et riche seigneur vous épousera
bientôt, et que vous serez la Providence de votre père,
comme vous êtes sa joie et son amour. Je vous dirai même
que j'ai rêvé cela trois fois.
— Vraiment, Marianne? mais voilà qui devient grave.
— Ne riez pas, mademoiselle : moi, d'abord, je crois aux
rêves et à l'astrologie, comme la reine mère.
Ce qu'il y a de certain, c'est que peu de tem ps après cette
dernière conversation, M. du Riban reçut un billet ainsi
conçu :
« Mopsieur du Riban,
€ Voilà six mois que j'ai vu votre fille ; voilà six mois
que je l'aime ; j'ai appris toutes ses qualités et toutes ses
vertus. Permettez-moi de lui faire ma cour... Elle n'aura
qu'un mot à dire pour que mon nom et ma fortune soient
à ses pieds.
• « Comte Robert de Mérolles. »
Le comte Robert de Mérolles, maître d'une immense
fortune à l'âge de trente-six ans, possédait un superbe
château du côté de Saumur, à une journée de marche de
la ferme du Riban, et il avait une des premières charges à
la cour. C'était un beau dans toute la force du terme,
joueur, danseur, chasseur. .., très-galant, très-volage et très-
insolent... Mais il était venu passer trois semaines dans les
environs d'Araboise, et il avait aperçu mainte fois Eléonore
à l'église, belle et pure et priant comme un an^e, et tout
son orgueil, toute sa fatuité avaient fléchi devant cette ado-
rable image. » Enfin, si elle est un jour comtesse de Mé-
rolles, s'était-il dit , elle égalera en aristocratie toutes les
grandes dames qu'elle surpasse en beauté. Le père est de
trop sans doute..., mais ne songeons qu'à la fille ; je puis
tout ce que je veux..., et je veux qu'elle soit ma femme ;
et ceux qui ne seraient pas contents, je me chargerais de
les mécontenter encore davantage. »
Du Riban répondit que sa fille et lui étaient fort honorés
de la recherche du comte de Mérolles. Il vmt à la ferme.
Eléonore n'avait pas une grande sympathie pour lui ; mais elle
était reconnaissante, elle était sûre de le rendre heureux,
et aussi de réhabiliter les vieux jours de son père ; et elle
se décida très-franchement à suivre le comte de Mérolles,
comme EstherAssuérus. Quant à Marianne, elle triomphait.
Le jour des noces fut arrêté ; elles devaient se faire au
château de Mérolles, dont le vieux chapelain donnerait la bé-
nédiction aux jeunes époux. Le comte Robert, en échange
de tout le bien qu'il faisait, ne demanda qu'une chose, c'est
qu'Eléonore prît le nom de famille de sa mère ; elle ne vou-
lait pas, son père l'exigea, et on ne l'appela plus au châ-
teau 'de Mérolles et dans toute la société du comte que
Eléonore de Kérouan.
La veille des noces, une parente du comte Robert vint
dans son coclie, attelé de quatre rhules, chercher la mariée
et son père... Du Riban fut saisi instantanément d'une
cruelle attaque de goutte. Il y était sujet ; ces accès duraient
ordinairement plus de trois semaines sans qu'il pût bou-
ger, mais sans aucun péril pour sa vie. Il ne voulut pas
que la cérémonie fût retardée pour lui, et malgré les in-
stances d'Eléonore, il ordonna son départ.
— Vous voudrez bien, madame, dit-il à la parente de Ro-
bert, servir de mère à ma fille, je vous la confie..., et dans
trois jours vous me ramènerez la comtesse de Mérolles.
— Adieu donc, mon père, reprit Eléonore, le cœur et
les yeux gros de larmes...; vous obéir est presque toujours
mon bonheur. . ., et toujours mon devoir ; mais permettez-
moi d'emmener Marianne, elle sera la demoiselle d'hon-
neur..., je ne croirais pas à l'espérance si cette chère Ma-
rianne n'était pas auprès de moi. Docteur, ajouta-l-elle, en
s'adressant au médecin qu'on avait appelé, je vous recom-
mande mon père , vous le ferez garder par cette bonne
sœur de charité qu'il connaît déjà... Adieu, adieu, mon
père, bénissez-moi ici, puisque vous ne pouvez pas me
bénir en me conduisant à l'autel... »
Et les trois voyageuses partirent. Marianne avait soigneu-
sement plié et enveloppé les parures de noces ; Eléonore
avait plus soigneusement encore rassemblé dans un petit
portefeuille son trésor de poésies qui la suivait dans la poche
de toutes ses robes.
On arriva devant le château de Mérolles à neuf heures
du soir, c'était un lundi du mois de mai 177S ; la lune bril-
lait splendide, et argentait merveilleusement les vieilles
tourelles et le haut donjon de ce manoir gothique, qui avait
été bâti par la reine Blanche, à ce que disaient les paysans
de la contrée et même les bourgeois de Saumur.
H n'y a pas de nom plus populaire en France que celui
de la reine Blanche. Les nourrices ont des chansons sur
la reine Blanche, avec quoi elles endorment les petits en-
fants, et quand les petits enfants se réveillent, le premier
mot qu'ils bégayent après papa et maman, c'est la reine
Blanche; les mariniers parlent de la reine Blanche autour
des feux allumés, le soir, sur leurs grands bateaux; les
bûcherons vous montrent les vieux arbres sous lesquels
s'est assise la reine Blanche, et si vous demandez à un
postillon :QueI est cette vieille tour ruinée? il vous répon-
dra : C'était le château de la reine Blanche; et il vous ré-
205
MXTLTvRS DU SOI?..
pondra rela en Auvergne, en Ciiampnpnc, en Nnrmandie,
en Artois ou en Languedoc. La reine Dianclie était partout.
Elle a demeuré dix ans dans chacun de ses quatre-vingts
châteaux ; elle s'est mariée, et elle est morte dans je ne sais
combien de tours rondes ou carrées. La reine Blanche, c'est
Phistoire de France pour toutes les bonnes femmes, et le
nombre en est grand de cette façon ; la reine Blanche
est comme un doux fantôme qui revient sans cesse à
toutes les imaginations du peuple. Du reste, ne demandez
pas quand elle vivait, où elle était née, de qui elle était
fille, femme ou mère... C'est la reine Blanche! cela suffit.
Mais c'est principalement son veuvage de treize mois
que la reine Blanche a passé à Melun comme à Cler-
mont, à Pau comme à Chantilly, à Evreux comme à Di-
jon, etc.
Et il n'y a pas à en douter, car de père en fils on a con-
servé dans tous ces lieux la tradition d'une reine vêtue de
blanc depuis les pieds jusqu'à la tête , et qui pleurait et
priait depuis l'aurore jusqu'au crépuscule, et qui, la nuit,
se promenait à grands pas sur la plate-forme de la grande
tour, en appelant l'àme de son époux, qui ne venait pas
toutes les lois...
Et, en cflét, tout le monde a raison, quoique chacun ait
tort. Une grande vérité -est toujours au fond des erreurs
populaires. Les veuves des rois de France ont, pendant
plusieurs siècles, porté le deuil en blanc, comme les rois
eux-mêmes le portaient en violet. De là viennent toutes les
blanches reines qui, par un calembour historique fort
pardonnable, sont devenues la reine Blanche pour les vingt-
neuf millions sept cent quatre-vingt douze mille ignorants
qui restent encore parmi les trente millions de Français,
pour tempérer un peu l'éclat des lumières du siècle.
Et puis, si Blanche de Caslille, mère de saint Louis,
morte en 1253, est la reine Blanche par excellence, n'ou-
blions pas Blanche de Bourgogne, reine de France aussi,
et femme de Charles le Bel, qui mourut en 1526; ni Blan-
che de Navarre, encore reine de France , seconde femme
de Philippe de Valois, qui mourut en 1398; ni Blanche de
France, reine de Bohême, fille de Philippe le Hardi, qui
mourut en 1303; ni l'autre Blanche de France, reine de
Castille, fille de saint Louis, petite-fille par conséquent de
notre Blanche de Castille, qui mourut en 1320; ni Blanche
de Bourbon, autre reine de Castille, qui mourut en 1361 ;
ni Blanche d'Artois, reine de Navarre, qui mourut en 1302 ;
ni Blauche, reine de Navarre, fille de Charles III, roi de Na-
varre, et qui mourut en 1441 ; ni une troisième Blanche de
France, fille posthume du roi Charles IV, mariée à Philippe
de France, duc d'Orléans, et qui mourut en 1392; ni Blan-
che de Sicile ou d'Anjou, fille de Charles de France, comte
d'Anjou, roi de Naples et de Sicile, qui mourut en 1272 ;
ni Blanche, reine d'Aragon, qui mourut en 1310 ; ni Blan-
che... Mais voilà bien assez d'érudition pourex|>Iiquer et
motiver tous les ignares quiproquos de reines Blanches, dont
les trente-deux mille cinquante-six communes de France
sont inondées, de manière à ne pouvoir jamais s'en tirer ; et
pour jeter tous les doutes et toute l'obscurité possibles sur
l'origine du château de Mérolles.
Le fait est qu'il était très-aucien, très-gothique, très-
imposant et magnifiiiuement entretenu.
Dès que le coche fut signalé de loin par une vedette éta-
blie sur la grande tour, une nombreuse cavalcade, le comte
Robert en tète, s'élança au grand galop sur l'avenue de peu-
pliers, avec des valets portant des torches allumées ; lorsque
Robert fut à la distance d'un coup dé pistolet, il mit pied
à terre et présenta, par la portière, un bouquet des plus
belles fleurs à Elroivi e; nuis il remonta sur son cheval li-
mousin, et il escorta le coche, avec toute sa suite, jusqu'à la
cour d'honneur du château. On n'en fait pas plus pour les
reines Blanches ou non. Les ponts s'abaissèrent, et aussitôt
éclatèrent des fanfares de chasse et les canons des rem-
parts ; puis toutes les fenêtres s'illuminèrent spontanément,
et des touffes de fusées rougeàtres se croisèrent dans le ciel.
Après quelques moments de repos, un souper royal fut
servi. Eléonore présenta les excuses de son père, qui fu-
rent bien vite acceptées, et tous les seigneurs témoignaient
par leurs regards du bon goût de Robert, et approuvaient,
en souriant, le choix de son cœur. Le souper fini, la tante
de Robert conduisit Eléonore dans son appartement, et lui-
même, ayant pris congé de sa fiancée, fit de nouveau seller
son cheval, car, par respect et convenance, il allait passer
la nuit dans un pavillon à deux lieues du château.
Eléonore passa la sienne en prières et à parler de son
père avec Marianne.
— D'où vient donc, disait-elle, qu'entourée de tant de
splendeurs et de félicités, je ne suispasgaie?... Ah! c'est
que mon bon père n'est pas là, et que sans lui tout n'est
rien pour moi.
—Mais dans trois jours vous l'embrasserez, lui répondait
Marianne, et puis vous le prendrez avec vous pour toute la
vie ; le comte Robert l'a promis. Il quittera sa ferme pour
habiter votre château.
~ Marianne, chère Marianne, j'ai bien besoin de celle
assurance, car un bonheur que mon père ne partagerait pas
avec moi, me serait la plus affreuse des infortunes..., et je
voudrais que la mort me fermât les yeux, si je ne devais pas
le voir à tout moment. Ah ! quelle fatalité que ce marquis
de Luxeul ait entraîné mon pauvre père dans sa ruine !
Cette pensée m'obsède continuellement.
— Mais quand tout se répare d'un autre côté , reprenait
Marianne, pourquoi se créer des fantômes lugubres?... Moi,
j'emploie mieux mon imagination.
— Au fait, dit Eléonore, en chassant ses vilaines idées,
je suis folle à force de raison.
Et les deux jeunes filles s'endormirent comme deux co-
lombes fatiguées.
La matinée du lendemain fut remplie par une grande
chasse dans la forêt. Eléonore obtint la grâce de trois bi-
ches, et même d'un sanglier, avec cette différence, qu'elle
voulut que la liberté fût rendue aux biches, et qu'on n'accor-
dât au sanglier que la vie dans une détention perpétuelle.
Sa clémence était encore de la justice.
Le mariage devait avoir lieu à minuit dans la chapelle
du château, et ce ne fut dans la soirée que musique et
jeux de toutes sortes. Tout le voisinage noble avait été coh-
vié, et c'était un grand amusement de voir arriver les
dames et les demoiselles, et leurs frères et leurs maris, sur
des haquenées ou en litière. Que de vanités et de ridicules
descendaient au perron ! Il fallait voir et les révérences
prétentieuses, et les sourires pinces, et les compliments hy-
pocrites !... Au fond, toutes les femmes étaient furieuses cl
ne pardonnaient pas à Eléonore son mariage. Si on ôtait l'en-
vie et la colère du cœur des gens qui vous font des politesses,
il n'y resterait pas grand'chose.
Il ne manquait plus que le vicomte de Mayret, l'intime
ami de Robert et un de ses témoins. On commençait à
s'en inquiéter, lorsqu'on le vit arriver au grand galop de
son cheval, accompagné d'un autre cavalier.
— Mon cher comte, dit-il, à Robert, pardon de mon re-
lard : au moment où j'allais me mettre en route, le jeune
baron de Valbelle, que voici, est descendu chez moi, ve-
nant d'Espa'gnc. Nos deux familles sont liées depuis long-
tcntps, et j'ai pensé que \ous me permettriez de l'amener
MUSEE DES FAMILLES.
?93
I
ï
\
avec moi ; le bonheur est indulgent, et mademoiselle de
Kérouan..., madame de Mérolles, ajouta-t-il en saluant
Eléonore, me pardonnera peut-être cette indiscrétion.
— Nous ne vous pardonnerons pas, répondit Robert,
mais nous vous remercierons. Et les deux arrivants se mê-
lèrent à la foule rassemblée dans les salons.'
Les conversations s'organisèrent , et le jeune baron de
Valbelle y prit une part active et modeste à la fois. Eléonore
fut frappée des nobles sentiments qu'il émettait et de la
tournure poétique de son esprit. Quelques paroles d'une
haute distinction prononcées par Eléonore n'échappèrent
pas non plus au jeune étranger. Le niveau des âmes et des
intelligences s'établit si vite!...
Vers onze heures du soir, Eléonore se retira avec Ma-
rianne pour aller dans sa chambre, compléter sa toilette d'é-
pousée. Comme elles passaient toutes les deux dans un cor-
ridor du premier étage, elles entendirent des voix dans un
appartement voisin, et les noms de du Riban et d'Eléonore
prononcés avec vivacité. C'était le comte Robert qui se pré-
parait également pour la cérémonie, et trois ou quatre de
ses amis les plus élégants. Comme les mêmes noms se ré-
pétaient encore, et qu'un rire équivoque avait accompagné
celui de du Riban, les deux jeunes filles se blottirent dans
un petit enfoncement obscur qui se trouvait là, et elles prê-
tèrent l'oreille.
— Décidément, mon cher comte, vous faites à merveille,
disait une voix ; Eléonore est charmante, et il faut tout faire
pour des beautés pareilles..., même les épouser... Quant
au du Riban, cela est moins gai ; comment vous en tirerez-
vous? En vérité, de si charmantes filles ne devraient jamais
avoir de père, et surtout des pères de la sorte... (Rire gé-
néral.)
— Eh ! mais, répondit Robert, croyez-vous que je n'y
aie pas songé? Par la sembleu! que dirait-on de moi à la
cour, si j'allais m'afîubler d'un pareil beau-père? Toute
jolie figure est noble de naissance ; Eléonore marchera de
front avec les duche.sses ; d'ailleurs elle portera mon nom,
et sa mère s'appelait de Kérouan. La chose est arrangeable ;
et puis, je l'aime..., mais mon amour ne va pas jusqu'à
subir et accepter le père... Elle croit, car je le lui ai pro-
mis, que du Riban viendra palriarcalement habiter avec
nous... Ah ! ah ! ah ! nous irons lui faire après-demain une
longue et assommante visite de deux heures, après quoi je
déclare à ma femme que nous partons pour l'Italie, et qu'au
retour nous prendrons nos arrangements de famille
Nous revenons d'Ralie, nous ne prenons pas d'arrange-
ments, la comtesse de Mérolles, emportée dans le grand
tourbillon des voyages et du beau monde, ne pense plus
même à réclamer... D'ailleurs, j'aurai fait grandement les
choses ; le du Riban aura reçu une bonne somme qui lui
donnera toute facilité pour vivre selon ses goûts, qui sont
simples, dans quelque petite ville, où il trouvera une par-
lie d'ombre à faire tous les soirs... Sa fille, si l'envie lui
en prend encore, pourra l'aller voir de temps à autre dans
la vie; mais moi, je n'en serai pas le moins du monde en-
nuyé..., et j'aurai fait, je crois, une action d'éclat en fait
d'amour, sans compromettre ma dignité de gentilhomme.
— Bravo ! bravo ! crièrent les autres voix.
Eléonore et Marianne, à chaque mot de cette conversa-
tion, se serraient la main de stupeur, et leur cœur battait
comme une horloge ; mais entendant que Robert se dispo-
sait à descendre avec ses amis, elles se glissèrent vite et
sans bruit dans leur appartement. Là, Eléonore se laissa
tomber sur un canapé comme anéantie, puis, se relevant
tout à coup avec l'audace de la dignité blessée et le courage
de l'amwir filial :
— Marianne, dit-elle, je ne serai jamais la femme du
comte de Mérolles, de cet indigne, dont une voix secrète
me dénonçait les mauvais sentiments... Et cependant,
c'est dans une heure !... Je ne veux pas d'esclandre, point
de scène à effet... Seule de mon bord ici, je n'aurais pas
la force de combattre... j'aurai celle de fuir...
— Fuir, mademoiselle ! et comment?... Tenez, on vous
appelle, on vient vous chercher; vous ne pourriez, sans
être vue, franchir les portes du château..., et d'ailleurs les
ponts sont levés à cette heure?
— J'ai tout prévu, tout imaginé, tout créé, pendant que
j'écoutais ces horribles propos... Viens, et ne t'inquiète
pas... Les tourterelles et les biches ne sont plus timides
quand elles défendent leurs petits... Oh! mon bon père,
oserai-je moins pour toi !
Alors, ayant mis à la hâte son voile et son bouquet, elle
redescendit avec Marianne au milieu de tout le monde,
en composant son visage et son maintien. Dès qu'elle eut
aperçu le jeune baron de Valbelle :
— Monsieur, lui dit Eléonore à demi-voix, j'ai un service
immense à vous demander. Allez dans ce cabinet solitaire
qui donne là sur les fossés; j'y serai sur vos pas... Et
silence !
Le jeune étranger obéit sans souffler. Eléonore le sui-
vit avec Marianne.
— Monsieur, lui dit-elle, les instants sont chers; vous
avez les sentiments d'un chevalier français, je l'ai vu... Je
me confie à votre honneur... Je ne pourrais plus, sans
opprobre, devenir la femme du comte de Mérolles... Vous
saurez poun^iioi. La fuite, et ime fuite prompte peutseule
m'y snu.-!i;i:i'. Les portes et les issues dudiàtcaumesont
ioterdiics... Je n'aurais d'espoir que ce balcon et ces fossés
pleins d'eau... Mais, seule avec mon amie, je ne puis
rien... Vovez... Réfléchissez... Pouvez-vous me secou-
rir?... le voulez-vous? ,
— Madame, répondit le baron, vous commandez et j'o-
béis aveuglément, et je me sens digne de la confiance que
vous me témoignez et de l'honneur que vous me faites.
Tenez-vous avec mademoiselle aux alentours de ce cabinet;
en moins d'un quart d'heure je serai sous le balcon...
Trois coups dans la main seront le signal ; accourez alors,
je me charge du reste.
Et il rentra précipitamment dans le salon, puis sortit
par le perron du château dans la grande cour.
Eléonore et Marianne attendaient avec anxiété, mêlées
aux groupes des conviés; l'aiguille de la grande pendule
avançait, avançait... Enfin le signal se fil entendre... Elles
passèrent rapidement dans le cabinet, dont elles fermèrent
la porte au verrou, et coururent au balcon. Un cheval était
au bas, ayant de l'eau jusqu'au poitrail et buvant avec avi-
dité, tandis que son cavalier, droit sur les élriers, et encore
en habit de gala, levait les bras pour recevoir Eléonore,
qui se laissait glisser doucement et en se recommandant à
son ange gardien, et cependant Marianne imprimait un ten-
dre et respectueux baiser sur sa main fugitive. La lune
éclairait d'un rayon caressant ce rapt vertueux, cette fuite
héroïque... Ces trois personnages formaient ainsi un ta-
bleau comme en rêvent les peintres ou les poêles.
— Venez, venez, madame, soupira doucement le cava-
lier ; je vais vous déposera quelques pas d'ici, sur le bord
des fossés, dans un endroit favorable, et je reviendrai
chercher votre compagne, et nous verrons alors à nous
diriger où vous l'ordonnerez...
Les voilà tous trois dans les champs.
— Veuillez, monsieur, nous conduire jusqu'à la pro-
chaine petite ville; là, nous trouverons quelque voiluriu,
2^'i
LECTURES DU SOIR.
et nous achèverons notre route sans vous, mais non sans
le souvenir reconnaissant de voire généreuse assistance."
Le baron de Valbelle avait fait monter les deux jeunes
femmes sur le cheval qu'il menait par la bride, et tout en
devisant sur les causes de cette fuite, dont Éléonore raconta
tout ce qu'elle devait raconter sans dire son vrai nom, ils
arrivèrent ainsi à la ville de ***, et, s'adressant à la Poste,
on leur donna une carriole. Quand les deux voyageuses
y furent installées avec un bon vieux conducteur, Éléonore
dit adieu de la voix et du geste à son noble protecteur.
— Ne puis-je du moins savoir, madame, où vous allez,
et qui j'ai eu le bonheur de secourir? dit timidement le
baron de Valbelle.
— Vous le saurez, monsieur..., un jour..., bientôt...
Mon père l'écrira à l'ami qui vous a présenté, et dont je
sais le nom et le château, e^ il joindra pour vous une lettre
dont les expressions de profonde gratitude seront puisées
dans mon cœur... Adieu! et soyez béni !...
Puis elle dit quelques mots tout bas au conducteur, et
la carriole partit.
Cependant, quelques papiers étaient tombés de la poche
d'Éléonore au moment où elle montait dans cette petite
voiture, sans qu'aucun s'en aperçût. M. de Valbelle les
trouva après le départ, et, tout en les ramassant avec dis-
traction...
— Quel ange de grâce et de piété filiale ! se disait-il à
lui-même. Heureux son père!... plus heureux qui sera son
époux !
Mais tout à coup il frémit, il pâlit, et pousse un cri de
joie inquiète... Qu'a-t-il donc vu sur un des papiers qu'il
tient en main!... Dieu le sait. Toujours est-il qu'il remonta
vite sur son cheval, et qu'il se mil à la poursuite de la car-
riole. Il avait l'air, tout en volant, de rassembler et de com-
biner raille circonstances dans sa tète... Enfin, arrivé près
de la voiture...
— Mademoiselle du Riban ! cria-t-il.
— Qui m'appelle ? répondit Éléonore.
— Mademoiselle de Kérouan, reprit-il en souriant, voici
quelques vers qui sont tombés de votre poche.
El il les jeta dans la carriole, et disparut.
Eléonore resta stupéfaite...
— Comment, c'est lui qui me nomme M"« du Riban,
quand il ne m'a entendu appeler que M"' de Kérouan!...
Et ces papiers ne disent mon nom nulle part! Quej est-il
donc lui-même? Ce nom de Valbelle m'est tout à fait in-
connu...
Et elle se perdait en conjectures, pendant que le cocher
se perdait en coups de fouet et en paroles... énergiques,
pour faire trotter un cheval qui pouvait à peine marcher.
Cependant le comte Robert de Mérolles recevait un bil-
let d'Éléonore, écrit à la Poste tandis qu'on attelait la car-
riole, et qu'un petit palefrenier avait été chargé de lui
porter; ce billet disait:
€ Monsieur le comte,
« Je m'enfuis de votre château, et je brise l'union si
gloneXise que vous m'aviez offerte avec tant de générosité,
je ne l'oublierai pas. Mais rappelez-vous vous-même la
conversation que vous avez eue il y a quelques heures
dans votre chambre..., et jugez si la fille de M. du Riban
pourrait maintenant, sans crime, devenir la femme du
comte Robert de Mérolles.
« Éléonore. »
Le château était tout en désarroi quand ce billet y ar-
ri\ii ; le comte Hobert l'ouvril , et coiiL'i'dia sis hôlos sans
leur rien expliquer... La rage couvait dans son coeun, et la
vengeance devait y éclore.
Laissons-le dans ces funestes dispositions, et retournons
à Éléonore. Elle approchait de la ferme; elle apercevait la
bonne sœur de charité sur la porte...
— Eh bien !... mon père? cria-t-elle.
— Il va mieux, répondit la sœur, mais il ne peut pas
encore marcher... Venez, venez, votre vue le ranimera.
Éléonore est au cou de son ptj"e. Que de choses elle avait
à lui conter, depuis cette affreuse conversation jusqu'à sa
fuite, et à ce mystérieux baron de Valbelle!... Du Riban
pleurait de chagrin, de joie, d'admiration..., de tout ce qui
fait pleurer...
Dix jours se passèrent ainsi dans les tristesses et les ten-
dresses, sans aucun événement extérieur... Le onzième
se levait à peine, que des huissiers vinrent signifier à
du Riban de quitter la ferme, et saisirent tout son mobilier
en payement de fermages arriérés qu'il n'avait pas pu ac-
quitter encore... Il l'avait caché à sa fille... Mais ce qu'il
ignorait lui-même, c'est que le .comte Robert de Mérolles
s'était rendu acquéreur de la ferme, à prix d'or, le sur-
lendemain de la noce manquée, et c'était en son nom que
les huissiers venaient procéder... Comme ils faisaient leur
rude besogne, au milieu des larmes d'Éléonore et de Ma-
rianne, et de la douleur muette et immobiie du pauvre
goutteux..., on entendit le fouet d'une chaise de poste, et
l'on vit, une minute après, entrer le baron de Valbelle,
s'écriant :
— Mes amis, je suis le fils du marquis de Luxeul, je
l'ai perdu il y a un an... Dévoré du désir défaire réhabiliter
sa mémoire, et d'acquitter sa dette envers vous, généreux
et admirable du Riban , j'arrivais en France sous un nom
supposé, le mien étant encore proscrit; j'ai vu, j'ai appré-
cié, j'ai aidé dans sa périlleuse et noble imprudence, ma-
demoiselle Éléonore de Kérouan, puis, à ces poésies
tombées de sa poche, et à quelques autres indices, j'ai
cru la reconnaître pour mademoiselle du Riban ; je l'ai
appelée de ce nom, elle a répondu... L'espoir m'a donné
des ailes ; j'ai couru à Paris plus vite que je n'en avais le
dessein, j'ai vu le cardinal-ministre, je lui ai donné les
preuves de l'innocence de mon père... Je lui ai dit des
vers et j'ai écouté les siens; — il vient de fonder l'Académie
française, son orgueil est de bonne humeur... — Bref, il
rend l'honneur au nom de mon père, il rend tous ses biens
à son fils, c'est-à-dire une valeur quatre fois plus forte que
votre créance, dont j'ai déjà réalisé le montant ; voici un por-
tefeuille qui le contient. Prenez, monsieur du Riban, et
pardonnez à mon père tous vos chagrins, dout il est mort.
Quant à vous, messieurs, dit-il aux huissiers, vous n'a-
vez plus rien à faire ici, voilà ce qu'il vous faut, en bonnes
espèces, et M. du Riban quittera la ferme de sa propre
volonté...
Maintenaut, si mademoiselle voulait agréer pour son
époux celui qu'elle appelait son libérateur, nous vivrions
tous les trois..., tous les quatre, reprit-il en souriant à
Marianne, dans mon château de Luxeul. Pardoncez-moi
de brusquer ainsi les choses, mais quand on a été douze
ans malheureux, on ne veut pas perdre une nainute pour
le bonheur. »
Éléonore regarda tendrement son père...
— Embrassez-moi, mes enfants, s'écria-t-il.
— Quand je vous le disais, moi, reprit Marianne...
Puis des sanglots de plaisir la suffoquèrent.
Furent-ils heureux longtemps? on ne le dit pas; mais,
certes, ils le furent toujours.
ÉMii.K DESCIfAMPS.
MUSÉE DES FAMILLES.
Î95
GRÉGOIRE XVI ET PIE IX,
OU LA MORT ET L'ÉLECTION DU PAPE.
Rome, juin 1846.
Le pape est mort! Vive le pape! Autrefois un long es-
pace de temps séparait ces deux cris à Rome. Ils viennent
de se rapprocher, à l'étonnement de toute l'Europe, comme
en France les deux cris : Le roi est mort ! Vive le roi ! Vous
me demandez le tableau des cérémonies qui ont accompa-
gné ces deux acclamations, c'est-à-dire de la mort et des
obsèques de Grégoire XVI, de l'électiou et de l'installation
de Pie IX. Ce double tableau est en effet la chose la plus
imposante et la plus curieuse que le moyeu âge ait léguée
à la société moderne. Rien n'approche encore d'une telle
solennité, pas» même l'inauguration de vos chemins de fer
internationaux. Jugez-en par le simple résumé que je vous
envoie des fêles de Rome, en réponse au brillant récit que
vous m'avez adressé des fêtes de Lille et de Bruxelles.
Je ne vous dirai qu'un mot des obsèques de Grégoire XVI.
Dès que le cardinal camerlingue eut vérifié la mort du pape,
L en lui donnant trois coups de marteau sur la tête, la cloche
' majeure du Capitole l'annonça à toutes les églises, et les
ambassadeurs étrangers l'annoncèrent à tout le monde chré-
% tien. Quelques jours après, le corps, embaumé par les cu-
m biculaires et revêtu des habits pontificaux, fut transporté
F du Quirinal au Vatican, par la voie Papale, sur une litière
splendide portée par des mules blanches, caparaçonnées
de noir, escortée des massiers armés de torches, des péni-
tenciers armés de flambeaux, des dragons, des Suisses,
des trompettes, des carabiniers et des artilleurs conduisant
sept pièces de canon. Vous dire l'immense effet de ce con-
voi militaire et religieux, serait aussi difficile que de vous
nombrer la foule qui se pressait à la suite de ce corps vêtu
de blanc, porté entre le ciel et la terre. Le lit de parade
était dressé dafts la chapelle Sixtine, où il s'élevait jusqu'aux
fresques de Michel- Ange. Figurez-vous un monument co-
lossal de velours, de soie, d'or, d'argent et de lumières.
Grégoire XVI fut posé au sommet, la tiare en tête, la crosse
en main... On eût dit qu'il vivait encore. Après trois jours
et trois nuits de psalmodie continuelle, autre convoi et
nouveau cortège aussi majestueux que le premier. Cette
fois, on porta le corps dans la grande basilique de Saint-
Pierre. Une estrade l'attendait, nop moins splendidement
lugubre que le lit de parade. On y coucha le Saint-Père
sur un plan incliné, de façon à ce que tout le monde pût le
voir de la tiare aux babouches. Puis la multitude fut ad-
mise à lui baiser les .pieds, placés, à cet effet, en dehors
de la'grille de fer. Cette exposition et ce baisementde pieds
durèrent trois jours, pendant lesquels la basilique ne dés-
emplit pas une minute. Jugez par là des milliers de lèvres
qui vinrent se poser sur les pieds de l'auguste cadavre!
Le quatrième jour enfin (le septième des funérailles), le
corps fut déposé au milieu de l'église, sous le mausolée où
dormait sbn prédécesseur, lequel descendit alors dans les
caveaux où Grégoire ira le rejoindre à son tour. L'oraison
funèbre, dernier acte de ce drame lugubre, fut prononcée
en latin ; après quoi les gardes-nobles quittèrent le deuil,
les massiers relevèrent leurs masses, les cardinaux enten-
dirent la messe du Saint-Esprit, et allèrent au conclave
élire un nouveau pape.
Le mot seul de conclave définit la chose. C'est, en ef-
fet, ou du moins ce doit être la prison la plus com-
plète, le secret le plus impénétrable. Tous les cardinaux
du sacré collège s'enferment au Quirinal, avec leurs aides
conclavistes et leurs médecins. Lue fois entrés là, ils n'en
sortent plus qu'avec un pape. Chaque jour on toit passer
des équipages portant leur dîner : quelquefois un œuf à la
coque, escorté de quatre chevaux et d'autant de piqueurs !
On introduit cela par une trappe secrète, et c'est la seule
communication qu'on ait avec le dehors. Toutes les portes
et toutes les fenêtres sont murées hermétiquement. L'air
ne vient aux cardinaux que par le ciel, — comme les in-
spirations qu'ils demandent à Dieu. Chaque votant habite
une cellule à part, mais tousse réunissent pour l'élection
dans la chapelle centrale ; il y a trois modes d'élection :
1° l'acclamation ; 2° le compromis ; 3° le scrutin. L'accla-
mation et le scrutin s'expliquent d'eux-mêmes. Le com-
promis est une élection au second degré. Les cardinaux
s'entendent alors pour nommer entre eux des délégués
chargés de l'élection. On sait que le pape ne peut être choisi
qu'entre les cardinaux, absents ou présents, qui composent
le sacré collège. Leur nombre pourrait s'élever jusqu'à
soixante-dix; mais il n'y en a guère ordinairement que
soi.vante, et les deux tiers ou la moitié seulement se ren-
dent au conclave. Le scrutin, qui est la forme la plus ha-
bituelle, s'exécute ainsi : le doyen du sacré collège vote le
premier. Il prend dans un bassin d'argent un bulletin disposé
d'avance , et le remplit devant une des tables en pupitre ,
qui sont disposées de telle façon que le votant soit en vue
de tous, sans qu'on puisse voir ce qu'il écrit; chaque car-
dinal accomplit la même formalité. Le votant prend ensuite
son bulletin entre l'index et le pouce, l'élève en l'air, de
manière qu'il puisse être vu de tous, et se dirige vers l'au-
tel, où il prononce ce serment : « Je prends à témoin Dieu,
qui doit me juger, que j'élis celui que je juge devoir être élu.»
Sur l'autel est placé un grand calice d'argent dont la coupe
est en vermeil, il est recouvert d'une large patène sur la-
quelle est gravée l'image du Saint-Esprit. Le votant met son
bulletin sur h patène, et le fait glisser dans le calice ; puis
il retourne à sa place. Les cardinaux votent par rang d'an-
cienneté et dans l'ordre hiérarchique, évêques, prêtres et
diacres. Si un cardinal, présent dans la salle, ne peut quit-
ter sa place pour aller à l'autel, un des scrutateurs porte
son billet dans le calice. Pour les cardinaux retenus dans
leurs cellules, les infirmiers leur portent la boite, dont ils
laissent la clef sur l'autel, et un des bassins, qui contient
autant de bulletins qu'il y a d'infirmes. Si un malade ne
peut écrire, il fait écrire par un tiers , qui s'engage par
serment au secret. Quand tous les bulletins ont été dépo-
sés, le premier scrutateur les mêle, le dernier les compte,
les enlevant un à un du calice pour les mettre dans un
autre. Alors les cardinaux, qui ont tous devant eux une
liste imprimée des noms, marquent chaque nom prononcé.
Ainsi pour tous les bulletins. Si, dans cette première opé-
ration, un des cardinaux a obtenu le nombre suffisant de
voix pour l'élection, il est aussitôt déclaré pape. Il faut
réunir les deux tiers de voix pour être élu.
Vous savez qu'en toute occasion Rome se hâte lentement.
On a vu des conclaves durer jusqu'à cinq mois. Au milieu
206
es
Lr:r,Tiiii:s du soir.
ies affaires compliquées de l'Italie actuelle, je m'attendais
à quelque lenteur de ce genre, et tandis que les cardinaux
de France s'acheminaient à petites journées vers Rome,
j'allais tous les soirs, par simple curiosité, regarder la fu-
mata, sur la place du Quiriual. Voici ce que c'est que la fu-
mata. Quand les cardinaux ont dépouillé les scrutins du
jour, si personne n'a obtenu les deux tiers des voix, les
bulletins sont brûlés dans un poêle placé derrière l'autel,
et d'où la fumée est conduite au dehors par un tuyau qu'on
aperçoit de la place du Quirinai. Si, au contraire, quel-
qu'un a obtenu la majorité, on conserve précieusement
les bulletins, et, comme il n'y a point de fumée sans feu,
le tuyau du poêle demeure intact au faite du palais. Vous
concevez donc avec quelle impatience la foule attend et
observe chaque soir la fumata du Quirinai. Des milliers
d'yeux restent fixés en l'air jusqu'au moment solennel du
scrutin... Si à ce moment le petit tourbillon de fumée s'é-
lève, les Romains se disent bonsoir, et vont se coucher. Ils
n'ont point encore de pape et le scrutin est à refaire.
Le premier jour nous étions fort nombreux à guetter la
fumata, et nous la vîmes s'élever d'assez bonne heure au-
dessus du palais. On s'attendait à la revoir si souvent, que
le lendemain les curieux étaient clair-semés sur la place. Or,
jugez de notre surprise.,., lorsque l'heure solennelle arrive
sans la moindre fumée... Chacun croit à un retard, et tous
les yeux restent levés de plus belle... Mais les minutes,
les quarts d'heure s'écoulent... Pas plus de fumata que
sur la main ! Et cependant le moyen de croire que le pape
fût élu au bout de quarante-huit heures ! Soudain de grands
coups de marteau retentissent derrière la cloison qui fer-
mait la loge (on nomme ainsi le balcon du Quirinai). Celte
cloison tombe par morceaux, avec acclamation du peuple,
et le maître des cérémonies paraît sur le balcon, revêtu de
son grand costume et la croix à la main... Il annonce d'une
voix sonore, à toute la population de Rome,<iccourue dc-
|)uis un instaut, la nomination du nouveau pape en ces
termes : « Je vous apporte la nouvelle d'une grande joie.
Nous avons pour pape rémiuentissime et révérendissime
comte Mastaï Ferretti, arclicvèque-évêque d'Imola, lequel
a choisi le nom vénéré de Pic IX. p
l.es acclamalions recominoiicèreiit et redoublèrent pour
l'élu du conclave, et un de mes voisins me les expliqua do
la sorte :
— Il y a quelque trente ans, un des plus beaux et des plus
biillants cavaliers de l'Italie aimait une jeune personne
plus belle encore, et qu'il devait épouser prochainement.
Ce trésor lui fut enlevé tout à coup par la mort jalouse, et
tel fut son désespoir, qu'il renonça au monde et se fit prêtre.
Il avait porté jusqu'alors les épauletlcs au service de l'Au-
triche, et acquis la réputation du meilleur dilettante qui
fût de Naples à Milan. Tout cela s'engloutit sous la robe
noire. L'officier devint missionnaire et affronta le martyre
dans les Indes... Il survécut malgré lui à tous les périls,
revint en Italie, ne put cacher son mérite, fut nommé évèquc
d'iniola, puis archevêque, puis cardinal... Et c'est lui que
le conclave vient, au second tour de scrutin, d'élire pape
à l'âge de cinquante-quatre ai.?, — chose presque inouïe
dans les fastes du sacré collège !
La popularité du nouveau pontife me fut encore mieux
<lémontrée le jour du couronnement. Ce jour-là, tandis que
SOI) nom retentissait dans toutes les bouches. Pie IX, es-
corté du conclave en robes rouges et en barrettes, fut porié
sur lasedia, du Quirinai à Sainl-Pierre, et de Saint-Pierre
au Vatican. Là, il revèlil les habits épiscopaux,. la chape et
la mitre d'argent, et au bruit'des canons du chiileau Saint-
Ange, a<i i»ilicii lie loiii le ciiiii-^ i\ç |()iite larmcc v.\ ilc
tout le peuple romain, il fit son entrée solennelle dans la
basilique tendue de damas à franges d'or, donna ses pieds
à baiser aux cardinaux, aux archiprêtres, aux prêtres et
aux moines, traversa l'immense nef au son des trompettes
éclatant du haut des galeries, vit brûler trois fois l'étoupe
qui lui annonce la vanité de la gloire : (Sic transit gloria
mundi); et, remontant enfin sur la sedia recouverte du dais
papal, alla recevoir la tiare (1) dans la grande loge de
Saint-Pierre, au centre de la cour de Rome et du sacré
collège, en présence de l'innombrable population répandue
sur le parvis.
J'étais là, palpitant d'émotion ; mais comment vous pein-
dre une solennité qui est sans analogue ici-bas? comment
surtout vous peindre le moment de la bénédiction Urbi et
Orbi (à Rome et à l'Univers) ? Figurez-vous cette foule ag-
glomérée à perte de vue, ces milliers de prêtres et de moi-
nes dans tous les costumes du moyen âge, ce sacré collège
et cette cour en robe rouge et eu barrette, ce bruit des clo-
ches en branle, des fanfares militaires, des salves de l'ar-
tillerie Saint-Ange ; et au milieu de tout cela, ce pontife
couvert d'argent et de pierreries, la tiare au front, le scep-
tre à la main, seul debout au-dessus de cent raille hom-
mes agenouillés, entr'ouvrant les bras vers les quatre points
cardinaux, et bénissant la famille de Jésus-Christ dans tou-
tes les parties du monde !
Puisse cette bénédiction porter la clémence à tous les
rois, la liberté à tous les peuples, la consolation à tous les '
malheureux ! Telle est, assure-t-on, l'ambition de Pie IX, et '
telle sera, s'il plaît à Dieu, la gloire de son règne.
C. DE G.
CO La tiare ou (riple couronne qui sert aujourd'hui pour la cérc-
moDie, est celle dont Napoléon fit présent à rie VII. Elle est en ve-
lours blanc. Les trois couronnes sonl dessinées en saphirs, en éine-
raudes, en rubis, en perles et en diamants. Sur le sommet est une
lari;c émeraudc surmontée d'une croix en diamants. Cette tiare est
estimée 80,000 écus romains, ou 428,000 francs.
roili.iii de Gicgoi'c WF
MUSEE DES FAMILLES
29:
t
VOYAGE EN FRANCE ''.
liO Dauphiné (2).
►
Vue de l'église de Saint-Maurice à Vienne
Nolre-Daine-de-la-ISalme. — Quelques mots sur les anciens Dauphins.
— Monuments de Vienne. — Rives. — Caraclère daiipliinois. — Lo
lac Palladru. — Sainl-.Marcellin cl ses environs. — Histoire iragiquc.
— La londcrie de Saint-Gervais. — Une vogue. — Habitants des Tra-
vers, — Une noce.
Vers le milieu du mois d'ami, nous quittâmes LVon
pour explorer le Dauphiné, en commençant par l'Isère,
ce département si riche en curiosités naturelles, en monu-
ments anciens, en sites riants ou agrestes, et en produc-
tions variées. Nous ne nous étions pas tracé d'itméraire,
préférant ohéir à l'impulsion qui nous serait donnée tantôt
(1) Voir le numéro de septembre 18 lô.
(2) La reproduction de cet article est interdite.
JUILLET 1845.
par le hasard, tantôt par notre fantaisie, les deux meilleurs
guides que puisse suivre, dans ses pérégrinations, le voya
geur, artiste ou poète... Or, M. et M""^ H..., avec lesquels
je faisais cette excursion, étaient l'un et l'autre.
En conséquence, au lieu de |)rendrc la route de Vienne,
ainsi que n'eût pas manqué de le faire uu touriste métho-
dique, nous nous rendîmes d'abord au petit village de
Notre-Dame de-la-Balme (1), auprès duquel se trouve la
fameuse grotte du même nom, qui comptait jadis parmi
(t) Balmc ou Caume est un nom communément donné dans les
provinces du .Midi de la France aux rochers à pic percés d'anfraciuo-
siics.
— 38 — rnrizii'^.Mi-: voi.uwF..
298
LECTURES DU SOIR.
I
les merveilles du Dauphiné et est aujourd'hui l'une de ses
plus remarquables curiosités. La Baline est situé non loin
du Rhône, à huit lieues au nord de la Tour-du-Pin, et à
une distance à peu près égale de Lyon. En sortant du vil-
lage, on suit un chemin gazonné, légèrement monlueux,
et l'on arrive en quelques minutes devant un rocher à pic
dont la hauteur est de 130 pieds. "C'est dans ce rocher
qu'existe la grotte de la Balrae, laquelle a été évidemment
creusée par les eaux.' Son ouverture, dont la forme se rap-
proche de celle d'un arc de triomphe, est haule de cent
pieds et large de trente. En entrant dans la vaste salle qui
sert de péristyle à deux galeries, on voit à droite la chapelle
dédiée à la Vierge, sous laquelle on entend murmurer le
ruisseau qui se précipite hors de la caverne et va ensuite
arroser les prairies environnantes. Des deux galeries pré-
citées, l'une mène à la grotte dite du Capucin, qui commu-
nique avec une série de salles où l'on remarque diverses
pétrifications très-bizarres. Ici , ce sont des jambons, là
des champignons... La stalagmite qui a donné son nom à
la grotte, représente un capucin ; une autre ressemble à
un orgue.
Plus loin, on admire un bassin d'assez grande dimen-
sion, exhaussé de deux à trois pieds au-dessus du sol, et
au centre duquel s'élève une stalagmite ayant la forme d'une
élégante colonne, dont le faîte atteint presqu'à la voûte et
le long de laquelle glissent les eaux qui comblent le bassin
et s'épandent à l'entour. Mais la partie dé cette caverne la
plus curieuse à visiter est la grotte appelée particulière-
ment la Balme, au fond de laquelle on voit couler Je ruis-
seau qui aboutit au lac, dont nul ne connaissait l'étendue
avant 1782, qu'un jeune savant nommé Bourret imagina
de le parcourir à la nage, afin de le mesurer. Ce fut, revêtu
d'un corselet de liège et muni d'une torche qu'il tenait hors
de l'eau dans sa^ain gauche, qu'il pénétra seul sous ces
voûtes imposantes, où il erra pendant une Jjeure, se repo-
sant de temps en temps sur quel(|ue bloc de rocher. De-
puis cette époque,' il y a sur le ruisseau qui conduit au
lac, un bateau, grâce auquel les visiteurs de la Balme peu-
vent se promener sans danger sur cette l^elle nappe d'eau
si transparente, qu'à la clarté des flambeaux on peut en
apercevoir distinctement le fond.
En parcourant ce vaste bassin naturel qu'enserrent et
recouvrent des masses de roc descjuelles l'eau siynte in-
cessamment et se cristallise en stalagmites irrégulières,
nous nous sentîmes tellement impressionnés, qu'à peine
échangeâmes-nous à voix basse quelques paroles avec nos
bateliers. Ce fut seulement quand nous nous retrouvâmes
hors de la caverne, en plein soleil, sur l'herbe embaumée
et fleurie qui tapisse la marge du ruisseau, que nous nous
communiquâmes mutuellement les sensations diverses pro-
duites sur notre esprit par cette singulière promenade
aquatique.
Après avoir déjeuné dans le village, nous nous fîmes
conduire à un débarcadère, — j'ai déjà dit que le Rhône
est peu distant de la Balme, — et nous y attendîmes le
passage du bateau à vapeur sur lequel nous descendîmes
le fleuve jusqu'à Vienne.
Cette antique cité, fondée par les Allobroges, habitants
primitifs des terres renfermées entre le Rhône et les Alpes,
et qui, avant d'être érigée en comté, avait successivement
eu pour maîtres les Romains, les Burgondes et les Francs,
fut le berceau du christianisme dans les Gaules
Guy IV, un des comtes du Viennois, ayant pris en lOSO
le titre de dauphin (1), que ses successeurs adoptèrent
(I) L'étymologie de ce titre est incerlaine. Quelques historiens le
fODt dériver des Delphiiiéons, nom qui fut donne aux Allobroges i
également, le nom de Dauphiné devint celui de cette pro-
vince qui, après avoir formé à deux époques le royaume de
Bourgogne, se trouvait alors fractionnée en plusieurs com-
tés et baronnies. Plus tard, en 1349, Humbert II ayant
perdu son unique enfant, qui tomba sous ses yeux d'une
fenêtre de son château dans l'Isère, offrit à Philippe de Va-
lois de lui céder la souveraineté de ses États, à condition
que les armes et les titres des dauphins seraient conservés
à perpétuité, et qu'on n'incorporerait jamais le Dauphiné
au royaume de France. Philippe accepta cette oITre pour
son pelit-fils Charles, et ce dernier fut mis en possession
du Dauphiné par Humbert, qui entra, immédiatement après
cette intronisation, dans Tordre de Saint-Dominique. Lors-
que Charles régna ensuite sur la France, le titre de dau-
phin fut transféré à son fils aîné. Celte dernière règle a
été invariablement suivie par tous les rois de France jus-
qu'à la révolution de 1830, bien que depuis celle de 1789
le Dauphiné eût cessé d'être un pays à États et fût divisé
en trois départements.
Nous débarquâmes à Vienne dans la soirée. En entrant
dans l'hôtel situé sur le quai, où des Lyonnais de nos amis
nous avaient conseillé de prendre gîte, nous rencontrâmes
un individu qui s'arrêta subitement en jetant une joyeuse
exclamation de surprise. C'était un ancien camarade de
classe de M. R... au collège de Lyon. Habitant de Rives, où
il retournait à l'instant même , M. H... nous pressa si vi-
vement d'aller visiter sa ville natale, dont les aciéries et les
papeteries ont une renommée européenne, que nous cédâ-
mes à ses instances.
— A après-demain, dit-il en nous quittant. Une journée
vous suffira pour connaître les monuments de Vienne,
dont les environs n'off'rent guère d'aliment à la curiosité.
• Le lendemain matin donc nous commençâmes nos cour-
ses dans la ville. Et d'abord nous nous rendîmes à la ca-
thédrale, dédiée à saint Maurice, et regardée comme une
des plus belles et des plus anciennes églises de France. On
croit qu'elle fut premièrement érigée en l'honneur des Ma-
chabées par l'apôtre saint Paul ; mais la construction primi-
tive de cet édifice n'ofl'rait rien de remarquable. En 1052,
l'archevêque Léger, seigneur du Viennois, jeta les fonde-
ments de la superbe basilique qu'on admire aujourd'hui et
qui ne fut entièrement achevée qu'en 1533. La façade en
est magnifique. De l'espèce de parvis, où l'on monte par
vingt-huit degrés et sur lequel donnent les trois portails
de l'église, les regards planent sur le Rhône. Plusieurs
niches, jadis toutes occupées par des figures de saints, les
unes de petite dimension, les autres de grandeur presque
naturelle, ornent cette façade; mais la plupart de ces sta-
tues ont été détruites ou mutilées par la rage aveugle du
féroce baron des Adrets (1), ou par le vandalisme des ré-
volutionnaires de 93. L'intérieur de la cathédrale n'est pas
moins grandiose que son extérieur. Le marbre antique a
été prodigué dans ses ornements. Quarante-huit piliers
d'une imposante hauteur soutiennent la voûte. Autour de
la nef et au-dessus des arcs des bas côtés, règne une gale-
rie décorée d'une balustrade gothique. Le mausolée de
l'archevêque de Montmorin est placé à droite du grand
autel.
leur retour de Delphes, qu'ils étaient allés assiéger avec les Gaulois.
D'autres pensent que le nona de Dauphiné tire son origine de la fi-
gure d'un dauphin qu'un comte du Viennois Gt représenter sur son
écu. Il }- a encore i ce sujet diverses opinions moins accréditées que
nous nous dispenserons de rapporter.
(I) Ce t«rrible chef de huguenots qui, au seizième siècle, Jeta l'é-
pouvante et la désolation dans le Dauphiné, ne se montra pas moins
cruel et sanguinaire après sa conversion au catholicisme. Il tourna
alors contre ses anciens coreligionnaire' la rage infernale qui sem-
blait l'animer contre le genre humain tout entier.
MUSEE DES FAMILLES.
299
Parmi les moDuments dont les Romains ont doté Vienne
pendant le temps qu'elle a été soumise à leur domination,
le mieux conservé est le cénotaphe appelé pyramide de
l'Aiguille, et situé au milieu d'un champ, à (juelques pas
de la ville. Les savants ne sont pas d'accord sur l'époque
de la construction ni sur la destination de ce monument
funéraire.
Quant au temple érigé en l'honneur d'Auguste et de Li-
vie, et dont on fit ensuite un prétoire, il serait aujourd'hui
en ruines si on ne l'avait pas consolidé à plusieurs reprises
par des ouvrages de maçonnerie. Depuis 1822, le Musée
des antiques y est établi. Les autres témoignages de la
puissance et de la splendeur romaines que renferme l'an-
cienne capitale de l'Allobrogie, sont les vestiges encore as-
sez considérables d'un pont sur le Rhône, d'un aqueduc, ■
d'une naumachie, etc. Il y a encore, aux portes de la ville,
la tour de Sainte-Colombe, bâtie par les ordres de Phili|)pe
de Valois; et, parmi les constructions modernes, on cite le
nouveau pont en fil de fer, aussi élégant que solide.
Ainsi que nous l'avions proni's à M. H..., nous ne res-
tâmes à Vienne que trente-six heures; puis nous partîmes
pour Rives où nous arrivâmes vers midi. La diligence, dont
nous occupions le coupé, s'arrêta pour relayer devant l'hô-
tel de la Poste, situé dans la grande ou, pour mieux dire,
dans Punique rue du bourg.
Rives, lieu de passage que traverse la route de Lyon à
Grenoble, se compose de deux rangs de maisons bâties de
chaque côté de cette route, de cinq à six hameaux dépen-
dant de la même commune, et de diverses manufactures.
En descendant de voiture, nous nous trouvâmes vis-à-vis
de M. H..., qui était venu au-devant de nous. L'aciérie
dont il est propriétaire se trouvant isolée de Rives, nous
pûmes, chemin faisant, admirer la ravissante situation de
ce bourg, lequel doit son nom aux nombreux cours d'eau
qui arrosent ses prairies onduleuses, parsemées de bou-
quets de bois et d'usines, source intarissable de prospérité
pour le pays. C'est au bord du Réaulmont et à quelques pas
seulement de l'endroit où cette petite rivière, à la fois
calme et limpide, se relie à celle du Furcns, qu'on découvre
la fabrique et l'habitation de M. H..., à demi-voilées par
un rideau de peupliers d'Italie, et dominées par un coteau
au sommet duquel on voit les ruines de l'ancien château de
Rives.
Présumant que nous avions besoin de prendre quelques
rafraîchissements, notre hôte nous fit d'abord entrer dans
sa demeure et nous introduisit dans la salle à manger, où
était servie, sur une table autour de laquelle quinze à vingt
convives auraient pu trouver place, une collation dont
nous fûmes un peu étonnés qu'aucune femme ne vint nous
faire les honneurs. Nous savions que notre hôte était marié
et qu'il avait deu.x filles. L'absence de ces dames nous parut
d'autant plus énigmatique que M. H..., malgré la parfaite
urbanité de ses manières, ne nous adressa à ce sujet ni ex-
cuse, ni explication... Probablement, à son avis, elles eus-
sent été tout à fait superflues. Seulement lorsque, cédant
à ses instances, nous nous mimes à table, il dit avec ce
sourire dont la bonhomie tempère la malice, et qui est un
des traits distinctifs de la physionomie des Dauphinois :
— Tantôt nous serons un peu moins à l'aise... Mes pa-
rents sont nombreux et mes amis aussi.
Nous comprîmes que l'hospitalier fabricant avait invité
à dîner pour ce jour-là l'élite de la société rivoise, et que
M"" H..., excellentes ménagères comme le sont les Dau-
phinoises de toutes les classes sans exception, aidaient à la
préparation du repas. Eflectivement, en sortant de la salle
à manger pour nous rendre dans les appartements qui
nous étaient destinés, — nous devions coucher la nuit sui-
vante à l'aciérie, — nous aptrçùmes dans la cuisine, de-
vant laquelle nous passâmes et dont la |)orte se trouvait
entre-liàillé€, une dame de trente-cinq à quarante ans et
deux jeunes personnes, toutes trois en négligé du matin et
tellement absorbées [»ar leurs occupations culinaire.<! ,
qu'elles ne nous entendirent point traverser le couloir à
quelques pas derrière elles. Plus de doute, nous étions con-
damnés à subir la fatigue et l'ennui inséparables d'un
grand gala de province. Cependant le mouvement de con-
trariété que nous éprouvâmes d'aliord céda promptement
à notre gaieté naturelle, et après nous être reposés quel-
ques instants, nous passâmes des heures fort agréables à
visiter plusieurs usmes et à parcourir la délicieuse campa-
gne dont Rives est entouré.
De retour à l'aciérie, nous nous hâtâmes de changer nos
habits de voyage pour d'autres plus convenables à la cir-
constance, et nous descendîmes dans le salon où une ving-
taine de personnes se trouvaient déjà réunies. Les femmes,
dont quelques-unes nous parurent jolies, étaient aussi pa-
rées que si elles eussent été conviées à une noce. Ce fut
seulement au moment de passer dans la salle à manger,
que M™» H..., également en grande toilette et esoortée de
ses deux ûlleS", parut dans le salon. L'accueil gracieux
qu'elle nous fit nous prouva que nous ne nous étions pas
trompés, en attribuant sou apparente négligence à notre
égard, à la nécessité de vaquer à ses devoirs de bonne mé-
nagère. Le dîner fut aussi splendide qu'abondîmt, et les
mets aussi délicats que variés. Nous n'eu fûmes point sur-
pris, sachant combien la gastronomie est en honneur en
Dauphiné.
Contrairement à notre attente, ce long repas ne nous
causa pourtant point d'ennui. Doué d'une intelligence pres-
que universelle des sciences et des arts sérieux, d'une re-
marquable facilité d'élocution (1) et d'une finesse d'esprit
que son caractère indépendant et conséquemment loyal
retient seul sur les limites de la ruse, le Dauphinois réunit
toutes les qualités qui constituent le causeur par excel-
lence; et comme d'ailleurs il a la conscience de ses avan-
tages, il n'est point empêché d'en tirer parti par cette fausse
timidité qui prend sa source dans un excessif amour-propre
saturé de méfiance. Aussi, bien que M"* H..., évidemment
fatiguée des préparatifs de ce festin, et de plus toute préoc-
cupée de l'ordonnance des plats et de la surveillance du
service, gardât un silence qui, dans un dîner parisien,
n'eût pas manqué de devenir contagieu*, la conversation
n'en fut pas n^oins soutenue par les convives avec beau-
coup d'enjouement et de vivacité. D'abord chacun s'enquit
de la marche que nous nous proposions de suivre, et sur
notre réponse que nous voyagions sans aucun plan arrêté,
ce fut à qui nous indiquerait les endroits les plus curieux
à visiter. Celui-ci nous envoyait à la Grande-Chartreuse;
celui-là à Pont-en-Royans; un troisième à Allevard. Notre
hôte, à côté duquel j'étais placée, insistait pour que nous
visitassions la fonderie de canons pour la marine, établie à
Saint-Gervais, tandis que mon voisin de droite plaidait la
cause du lac Palladru, qui se trouve dans les environs de
la Tour-du-Pin.
Fort embarrassés de choisir parmi tant de directions
contradictoires, nous déclarâmes vouloir d'abord nous ren-
dre à Saint-Marcellin, et de là dans les montagnes, à tra-
vers lesquelles nous chercherions notre chemin jusqu'à
Sassenage, d'où nous descendrions dans la vallée du Grai-
(1) Le Dauphiné a fourni à la France plus d'un illustre oratenr «
Hounier, Barnavp, ei de nos jour?, Garnier l'Dgès.
300
LECTURES DU SOIR.
sivaudan. Cette détermination prise, on passa à un autre
sujet à peu près inévitable pour les voyageurs en cette pro-
vince éminemment patriotique, et qui se glorifie à juste
titre d'avoir fourni à l'armée française cette fameuse SS"»
demi-brigade surnommée la Brave par Napoléon.
— Savez-vous, me dit celui de mes voisins qui nous
avait précédemment engagés à diriger nos pas vers le lac
Palladru, et auquel on donnait le titre de colonel depuis
qu'il avait commandé un de ces corps francs qui, lors de
la première invasion des alliés, s'étaient spontanément for-
més dans les d^^parteraents frontières ; savez-vous que
VEmpereur s'est arrêté, le soir de son passage, à Rives,
dans ce même hôtel de la Poste devant lequel vous êtes
descendus?
— Ah ! fis-je avec l'accent de la curiosité.
Le colonel comprit que j'attendais quelques détails sur
ce passage dont je supposais naturellement qu'il avait été
témoin, et ce fut plutôt à ma pensée qu'à mou exclamation
qu'il répondit :
— J'étais alors aux eaux de la Motte, où mon médecin
m'avait envoyé me guérir d'un rhumatisme aigu et presque
universel dont j'avais été subitement atteint. Mais madame,
ajouta-t-il en élevant un peu la voix et me désignant une
dame au maintien prétentieux placée vis-à-vis de moi, à
côté de M. R... avec lequel elle conversait, madame vous
racontera volontiers, j'en suis sûr, plusieurs particula-
rités...
— Moit interrompit-elle d'un ton aigre, en vérité, colo-
nel, vous êtes étrangement distrait! A l'époque dont vous
parlez, j'étais encore une enfant.
— Une enfant de dix-huit ans, me glissa à l'oreille mon
sarcastique voisin. Elle se trouvait au nombre des dames de
la ville que Napoléon avait, — peu galamment, je l'avoue, —
refusé de recevoir, et qui, pour avoir accès dans la salle où
on lui avait servi à souper, se costumèrent en servantes
d'auberge. A la vérité, plus d'un quart de siècle s'est écoulé
depuis ce soir-là, et il est rare que la mémoire d'une femme
ait assez de bonne volonté pour remonter si haut. J'ajoute-
rai que la voisine de votre compagnon de voyage était la
seule jeune fille qui fit partie de celte députation composée
de femmes mariées. Elle dut cette faveur à l'influence de son
père, un des notables habitants de Rives et qui, en l'ab-
sence du maire, adressa à l'Empereur exactement le même
discours qu'il avait débité, peu de temps auparavant, au
comte d'Artois, en se bornant à substituer la majesté im-
périale à Valtesse-rorjale..., expédient d'ailleurs familier
aux autorités de premier comme de second ordre.
— Vous êtes frondeur! remarquai-je en riant.
— Je suis Dauphinois, me répondit-il avec un sourire.
— Et je vous préviens, me dit M. H... d'un ton confi-
dentiel, que le colonel est encore un très-habile mystifica-
teur.
— Alors, repris-je, tout ce que vient de me dire mou-
sieur...
— Est historique, se hâta d'affirmer notre hôte. Le colo-
nel ne mystifie jamais qu'en action.
— Mon cher, reprit l'ancien chef de volontaires, c'est
mal à vous de révéler ainsi traîtreusement à madame un
défaut dont je me suis depuis longtemps corrigé...
— Ne vous fiez pas trop à cdte conversion, murmura
M. II... tandis que mon autre voisin continuait :
— Stupide divertissement auquel je ne me suis jamais
livré que par esprit d'imitation. . .
— Ou de rc|)résailles, acheva M. II... Croiriez-vous, ma-
dame, que, dans une petite ville dont je vous tairai le nom,
des femmes appartenant à la classe distinguée de la so-
ciété, — ce fut l'épouse d'un fonctionnaire public qui ima-
gina la mystification que je vais vous rapporter, — trouvè-
rent très-plaisant de faire transporter, une nuit pendant
son sommeil, un jeune homme du caractère le plus inof-
fensif comme le plus intrépide, dans un fossé rempli de
neige, où on l'enterra à moitié?...
— Mais il aurait pu en mourir! m'écriai-je.
— Du moins a-t-il failli en devenir perclus, dit le co-
lonel.
A ce moment les bouteilles de vin de VErmitage et de
la Côte Saint-André ayant cessé de circuler, M. H... se
leva de table et pria sa femme de faire servir le café, sui-
vant la coutume parisienne, dans le salon.
Désirant reprendre le lendemain, de bonne heure, le
* cours de nos pérégrinations, nous nous retirâmes des pre-
miers. M. H... s'étant informé de la manière dont nous
nous proposions de nous rendre jusqu'au pied des monta-
gnes, au milieu desquelles on ne peut voyager que sur des
mules, ou pédestrement, nous exprimâmes notre intention
de louer une voiture quelconque et des chevaux pour un
ou deux jours.
— Dans ce cas, nous répondit-il, permettez-moi de met-
tre à votre disposition notre modeste équipage de campa-
gne, dont vous userez aussi longtemps qu'il vous plaira.
— Vous oubliez, mon cher, objecta le colonel, qui eu
entendant ces paroles se rapprocha de nous, que M""'!!...
et ses filles doivent aller visiter prochainement une de
leurs parentes à Grenoble ; si vos aimables hôtes veulent
me faire l'honneur de se servir de ma cariole, qui est
d'ailleurs beaucoup plus légère (jue votre vieille berline, et
trouvera aussi plus sûrement sa voie dans les chemins de
traverse, je leur eu aurai une obligation infinie.
Nous ne crûmes pas devoir répondre par un refus à
cette offre polie, et le lendemain , après un déjeuner ma-
tinal, nous montâmes dans la cariole qui nous attendait à
la porte de la maison , et dans laquelle notre bagage se
trouvait déjà porté. Grande fut alors notre surprise, en
voyant le colonel prendre place sur le siège de devant que
nous croyions devoir être occupé par un domestique , et
saisir les rênes du cheval. Nous nous récriâmes tous trois,
mais il interrompit nos exclamations en nous expliquant
que son cocher était malade, son cheval un peu ombrageux,
et que lui-même , le colonel , avait précisément à Saint-
Marcellin, où nous devions passer, des amis chez lesquels
il s'arrêterait à son retour. Ces diverses raisons nous im-
posèrent silence, et nous quittâmes Rives sans plus de
délai.
Afin, sans doute, de doubler les agréments de notre
voyage, le colonel évita presque constamment , ainsi qu'il
nous l'avait fait pressentir, de suivre la grande route ; tan-
tôt nous longions les champs dont la verdure naissante et
uniforme n'était mélangée d'aucune fleur; tantôt nous tra-
versions des prairies dont l'herbe cependant touffue dis-
paraissait entièrement aux regards sous la profusion de
primevères, de petites marguerites et surtout de violettes
que faisaient éclore les rayons vivifiants d'un soleil de
printemps. Quelquefois nous tournions une colline sur le j
penchant de laquelle de rustiques habitations se dessi-|
naient au milieu des vignes dont les pampres d'un vert
gai s'entremêlaient aux branches des cerisiers couvertes
de bouquets d'une éclatante blancheur. Souvent aussi nous
rasions un bois de châtaigniers, des plantations de noyers
ou de mûriers blancs ; et de dislance en dislance, la scène
était animée par Tappariiion d'une jeune fille que le bruit
de la voiture attirait à sa fenêtre, par le passage ù côté de
nous d'un joyeux garçon qui chassait devant lui des pour-
MUSEE DES FAMILLES.
301
ceaux noirs ou des dindons, en fredonnant une chanson
patoise, et par les éclats de voix de quelques vieux paysans
qui discutaient à la porte d'un cabaret les conditions du
marché (ju'ils allaient conclure.
Tout à coup notre conducteur arrêta son cheval et quitta
son siège pour nous aider à sortir de la cariole.
Nous ne comprenions pas comment nous pouvions être
déjà arrivés à Saint-Marcel lin. Notre étonnement s'accrut
encore lorsque, après être descendus de voiture, nous vimes
devant nous, non pas une ville, mais une nappe d'eau
dont nos yeux n'apercevaient pas l'autre extrémité et à la
surface de laquelle se reflétaient les paysages gracieuse-
ment disposés en amphithéâtre sur ses bords.
— C'est le lac Pailadru! proclama M"^ R..., qui possé-
dait une collection de tues du Dauphiné.
— Ah çà ! ajouta son mari en se tournant vers le colo-
nel, vous avez donc voulu nous faire une surprise?
— Ou peut-être, insinuai-je à demi-voix et en souriant,
une mystification?
L'ancien chef de corps francs se défendit d'avoir eu
ni l'une ni l'autre des intentions que nous lui prêtions. Il
n'avait été mù, assura-t-il, que par le désir de nous faire
connaître un des plus beaux sites du département, moins
fréquemment visité que les autres, à cause de son éloisne-
ment des parties du Dauphiné universellement explorées
par les touristes. Nous feignîmes d'ajouter foi à celle as-
sertion.
Le lac Pailadru mérite bien en effet qu'on se dérange
tout exprès pour l'admirer. Le silence qui règne sur ses
rives solitaires lui imprime un cachet tout particulier de
grandeur mystérieuse, en harmonie avec les traditions, les
unes authentiques, les autres fabuleuses, qui se rattachent
à son histoire. Parmi les premières, nous choisirons celle
qui nous apprend qu'en 11G8, le bassin de ce lai-, alors
Vue du lac Pailadru (Dauphiné).
peu vaste, vit son éîeadue doublée par un tremblement de
terre qui engloutit les restes de la ville d'Ars, saccagée
un demi-siècle auparavant par Frédéric Barberousse , et
creusa aiusi un abime dans lequel les eaux se répandirent.
Parmi les secondes, nous citerons la croyance populaire
d'après laquelle on entend, les jours de grandes fêles, vi-
brer les cloches des églises submergées. Ce qu'il y a de
positif, c'est qu'il existe dans le lac Pailadru des gouffres et
des tournants d'eau dont les nageurs et les pêcheurs s'é-
cartent avec effroi.
305
LECTtRES DU SOIR.
Cependant le colonel, ayant prorais de nous accompa-
gner jusqu'au pied des montagnes que nous voulions par-
courir, tenait à honneur d'exécuter sa promesse. En con-
séquence, après nous être promenés au bord du lac, nous
primes la route qui mène à Saint-Marcellin, en passant par
Voiron et Moirans, deux petites villes fort agréablement
situées dans des vallons fertiles, et dont la première est
connue pour ses toiles, qui font concurrence à celles de la
Hollande, en Amérique et en Espagne. Nous couchâmes ce
jour-là à Moirans, et le lendemain à Saint-Marcellin.
Cette dernière ville, qui date seulement du moyen âge,
eut beaucoup à souffrir des guerres religieuses et civiles du
seizième siècle. La campagne d'alentour est riante et la
terre productive. Ses vignobles et ses bcis de mûriers sont
surtout d'un grand rapport; la culture en grand de cet ar-
bre fut introduite, au commencement du dix-huitième
siècle, dans cette localité, par François Jubié, qui établit
en même temps à la Sône, vjllage situé pour ainsi dire à la
porte de Saint-Marcellin, une filature et un moulinage de
soie, lesquels furent à la fois simplifiés et perfectionnés,
en l??!, par le célèbre Jacques de Vaucanson, né à Gre-
noble, et inventeur d'une foule de machines et de méca-
nismes ingénieux. Longtemps incompris en France, il re-
fusa pourtant les offres brillantes que Frédéric le Grand
lui fit pour l'attirer à sa cour.
Nous fîmes part à notre complaisant conducteur du pro-
jet que nous avions (orme d'aller passer une matinée à la
Sône, pour visiter la manufacture et le château bâti, aux
temps les plus reculés de la féodalité, sur une roche qui
domine l'Isère. Nous comptions d'ailleurs traverser la ri-
vière sur le nouveau pont en fer construit en cet endroit ;
mais le colonel nous pria de le dispenser de nous suivre
dans cette excursion.
— Nous nous retrouverons, si vous voulez, aux ruines
de Beauvoir, nous dit-il, mais je ne saurais aller jusqu'à la
Sône... Encore moins pourrais-je me décider à franchir le
seuil de la porte de ce manoir où s'est accompli uu de ces
drames sanglants qui accompagnent souvent les grandes
commotions politiques.
— Auguste J... fut mon intime ami, reprit le colonel
après une courte pause. '
Il avait sans doute deviné, à l'expression de notre phy-
sionomie, que la crainte de raviver dans son âme de péni-
bles souvenirs nous empêchait seule de le questionner
sur ce sujet.
— Nous étions à peu près du même âge, continua-t-il,
et nous avions fait nos études ensemble. D'un caractère
sérieux, profond, un peu arrogant, Auguste comptait mal-
heureusement à la Sône, parmi ceux qui n'avaient pas eu
l'occasion de mettre à l'épreuve la bonté de son cœur, des
ennemis occultes. Ceux-ci n'attendaient que le moment
propice pour se venger de quelques procédés hautains res-
sentis comme une insulte. Ce moment arriva. Un jour de
.printemps, un bruit tellement incroyable que ceux qui les
premiers le colportèrent de village en village le débitaient
comme une fable absurde, se répandit parmi les popula-
tions dauphinoises qu'elle électrisa soudain... Napoléon
s'était enfui de l'ile d'Elbe... Il venait de débarquer près
d'Antibes... Il s'avançait vers Gap.
— Armons-nous, et courons au-devant de l'Empereur!
crièrent presque unanimement les habitants de la Sône en
apprenant cette nouvelle.
Et une vingtaine des plus déterminés d'entre eux .«se
rendirent au château pour demander à Auguste J..., maire
di' la commune, de la poudre et des balles... Elles leur fu-
rent déniées. Alors le mécontentement populaire se mani-
festa par de sourds murmures, auxquels succédèrent bien-
tôt des cris de menace, des vociférations, qui n'ébranlèrent
nullement la fermeté du jeune maire. Debout sur le pre-
mier degré du perron qui descendait du château dans la
cour, il répétait son refus par un signe négatif; sa voix
eût été couverte par les clameurs des paysans, clameurs
d'autant plus alarmantes que plusieurs de ceux qui les
poussaient étaient munis de piques et de baïonnettes.
M"* J..., aïeule d'Auguste, inquiète de cette rumeur inu-
sitée qui parvenait jusqu'à son appartement, et dont aucun
de ses domestiques ne pouvait, tant ils étaient eux-
mêmes troublés, lui expliquer la cause, accourut, aussi vite
que le lui permettaient les quatre-vingts années accumulées
sur sa tête, auprès de son petit-fils... Il était trop tard...
Auguste venait de tomber sous les coups de ces forcenés,
qui, dans leur accès de frénétique colère, avaient oublié
et les nombreux bienfaits répandus dans le pays depuis plus
d'un siècle par la famille J..., et les services rendus à la
patrie par les deux frères d'Auguste, l'un et l'autre officiers
dans la garde impériale, et les preuves de bonté soutenue
que donnait incessamment aux indigents de la commune la
vénérable octogénaire dont ils brisaient le cœur.
Le colonel se tut. Nous avions écouté en silence ce triste
récit, que la voix profondément émue du narrateur avait
rendu bien autrement saisissant que notre plume n'a pu
le reproduire, et nous renonçâmes, nous aussi, à aller à la
Sône.
Nous sortîmes de Saint-Marcellin et nous gagnâmes le
bord de l'Isère, dont nous remontâmes le cours jusqu'à un
bac établi à peu de distance des ruines de ce célèbre châ-
teau de Beauvoir, autrefois résidence favorite des dauphins
de la troisième race, et dont il ne reste plus aujourd'hui
que des amas de pierre et quelques pans de muraille.
Résolus à nous laisser guider par le colonel, qui nous
conseillait, ainsi que l'avait fait précédemment notre hôte
à Rives, de visiter la fonderie de Saint-Gervais, nous pas-
sâmes le bac et côtoyâmes l'Isère, dont les eaux toujours
troubles et grisâtres contrastent avec celles presque con-
stamment claires et argentées des ruisseaux torrentueux
qui y afiBuent. Bien qu'en suivant les nombreux méandres
de la rivière nous eussions considérablement allongé notre
chemin, comme nous étions partis de grand matin de
Saint-Marcellin, nous arrivâmes avant dix heures au port
de Saint-Gervais ; ainsi on nomme le petit >'illagc formé
par une vingtaine de maisons qui se groupent autour de
la fonderie, sur la rive gauche de llsère, qu'on peut tra-
verser en cet endroit, pour gagner la grande route, sur un
pont suspendu. Quant au hameau de Saint-Gervais, il se
compose de chaumières disséminées au pied de la monta-
gne, sous des châtaigniers toutlus , à un quart de lieue
environ du port. C'est toujours dans ce dernier endroit que
s'arrêtent les étrangers, aussi y trouve-t-on une espèce
d'auberge ou plutôt de cabaret où nous entrâmes. Puis,
tandis qu'on nous préparait à déjeuner, nous nous prome-
nâmes sur l'espèce de quai qui défend la fonderie contre
les fréquents débordements de l'Isère.
A l'exception du port proprement dit, dont l'aspect est
peu attrayant, ce petit pays, que bornent d'un côté la ri-
vière, de l'autre, de hautes montagnes, anneau détaché de
la grande chaîne des Alpes, nous parut réunir tous les
genres de séduction : de délicieux points de vue, un ter-
rain singulièrement accidenté,- une végétation vivace, de
magnifiques ombrages, et des eaux aussi fraîches que lim-
pides, qui, après s'être précipitées en torrents impétueux
du haut des rochers, poursuivent paisiblement leur cours
MUSEE DES FAMILLES.
:^03
à travers les prairies et les champs parsemés de vignes et
d'arbres fruitiers.
Comme nous nous disposions à rentrer à l'auberge, nous
rencontrâmes une jeune paysanne de quinze à seize ans,
dont l'extérieur agréable attira notre attention. Son désha-
billé d'indienne de couleur sombre, son fichu de toile
blanche et son bonnet de linon étaient si propres et si bien
attachés, sa voix nous parut si douce quand elle dit en
faisant une petite révérence : « bonjour la compagnie », et
sa physionomie exprimait tant d'intelligence, qu'elle excita
notre curiosité. Nous lui demandâmes d'où elle venait , où
elle allait , qui elle était.
— Je suis la petite-fille de la mère Grizard, nous répon-
dit-elle; je viens vendre ici, comme c'est ma coutume toutes
les semaines, le beurre et les œufs des habitants de la Ri-
vière qui en ont de trop pour leur consommation.
A ce moment, elle fut interrompue par l'hôtelière, qui,
s'emparant du panier que la jeune fille portait à son bras,
s'écria :
— Quoi ! Madeleine, rien que deux pains de beurre et
une douzaine d'oeufs !
— Ab ! madame Thomasset, cela ne doit pas vous éton-
ner... C'est demain la vogue àe La Rivière, et chacun garde
son beurre et ses œufs pour faire des pognes...
— Heureusement j'ai d'autres provisions , repartit
M""* Thomasset en mettant dans la main de la petite pour-
voyeuse une trentaine de gros sous. Messieurs et mesda-
mes, coutinua-t-elle en se tournant vers nous, votre cou-
vert est rais.
M™« R... et moi nous fussions volontiers restées encore
quelques instants avec Madeleine Grizard, qui nous char-
mait autant par ses gracieuses façons que par sa gentille
figure; mais nos compagnons de voyage avant déjà témoi-
gné quelque impatience de se mettre à table, nous rentrâ-
mes dans l'hôtellerie. En traversant la cuisine, nous inter-
rogeâmes au sujet de cette enfant le fils de la cabaretière,
qui, tandis que celle-ci veillait à la cuisson des œufs à la
crème, qu'elle venait de mettre dans un plat de terre sur
le feu, retournait sur le gril des pigeons à la crapaudine,
sans quitter toutefois la queue d'une poêle pleine d'huile
de noix bouillante, dans laquelle le père Thomasset vint
jeter une demi-douzaine de petites truites.
— Mon Dieu, répondit le jeune garçon, Madeleine n'est
qu'une pauvre petite fille de La Rivière, un village pas
loin d'ici, qui n'est pas beau comme le port, par exemple!...
Il n'y a pas une seule maison bourgeoise !
— Et qu'est-ce que la vogue ? demanda M"» R. ..
— Vous ne savez pas ça! C'est la fête du pays.
— Et les pognes ?
— Oh! c'est quelque chose de bien bon, dont ma mère
vous fera certainement goûter demain.
. — Nous ne devons pas coucher ici, objectai-je.
— En ce cas, vous ne verrez pas couler des canons,
c'est aujourd'hui jour d'épreuve.
Cela disant, le jeune garçon prit le plat d'œufsà la crème
des mains de sa mère, laquelle saisit la poêle dont elle se
mit en devoir de retirer le poisson.
Nous passâmes dans une pièce voisine où ces messieurs
étaient installés. A peine avions-nous commencé notre re-
pas qu'une épouvantable détonation se fit entendre...
La maison des Thomasset, qui en réalité n'était qu'une
bicoque, sembla prête à s'écrouler ; les vitres des fenêtres
tremblèrent, et l'une d'elles, qui se trouvait un peu fêlée,
fut brisée en mille morceaux; M""» R... ne put retenir un
cri de frayeur; quant à moi, j^laissai échapper de ma main
le verre que je portais en ce moment à mes lèvres.
Quel fracas ! nous écriâmes-nous. 4-t-OD donc tiré douze
canons à la fois, ou serait-ce que les échos des montagnes
environnantes décuplent le bruit à nos oreilles ?
— Nullement, nous répondit le colonel; mais, outre
que le retentissement produit par les bouches à feu de la
marine, lesquelles sont en fonte et d'un gros calibre, doit
être beaucoup plus fort que celui des canons pour le senice
des armées de terre, on les charge à outrance, afin de les
éprouver, et d'être sûr qu'ils n'éclateront pas quand on les
tirera à bord d'un vaisseau.
Comme notre cicérone achevait son explication, un se-
cond coup de canon nous assourdit de nouveau; l'épreuve
dura près d'une demi-heure. Quand l'hôlelier nous eut as-
suré que tout était fini, nous sortîmes de sa maison, fort
indécis sur ce qu'il nous convenaft de faire. On ne devait
couler de canons que le lendemain au soir, et malgré notre
désir de voir ce spectacle, — il n'y a en France que trois
fonderies pour la marine, — nous reculions devant la né-
cessité de passer deux nuits dans la misérable demeure
des Thomasset. Mais notre embarras cessa bientôt, grâce
à la prévoyance du colonel, qui, de Saint -Marcellin,
avait envoyé, à notre insu, un message à une de ses paren-
tes, propriétaire d'un bien de campagne à peu de distance
de Saint-Gervais. Aussi ne tardâmes-nous pas à voir arri-
ver un jeune homme, qui, après avoir serré la main du
colonel en l'appelant « cousin », nous invita au nom de sa
mère à venir nous installer à l'instant au Lavoir, où l'on
serait heureux de nous garder pendant plusieurs jours. Il
est peu de provinces en France où l'hospitalité soit aussi
universellemeat et aussi gracieusement exercée qu'en
Dauphiné. Dans les vallées comme dans les montagnes,
dans les cabanes comme dans les châteaux, le voyageur
se voit toujours cordialement accueilli. Nous acceptâmes
donc sans cérémonie cette invitation inattendue, dont nous
remerciâmes également celui qui nous la faisait et celui
qui nous l'avait value, et nous nous rendîmes aussitôt au
Lavoir. Cette propriété doit son nom à un bassin qu'ali-
mente une source dont l'eau ne gèle jamais, quelque ri-
goureux que soient les hivers.
Nous fûmes reçus par la parente du colonel avec moins
d'apparat mais autant d'empressement que par le proprié-
taire de l'aciérie de Rives. Quelques voisins avaient été
invités à dîner avec nous; le repas fut entièrement com-
posé démets dauphinois.
Au premier service, nous eûmes un salmis de bartavel-
les et de râles de genêt, appelés par les chasseurs rois des
cailles, un barbeau, poisson blanc, fort commun dans
l'Isère, et dont la chair, un peu fade, était relevée par une
sauce d'un très-haut goût, des rissoles de volaille, et une
friture de grenouilles. Puis nous vîmes paraître un dindon
rôti d'une grosseur monstrueuse, farci de marrons, une
salade de doucettes ou mâches assaisonnées avec du vi-
naigre rouge et de l'huile de noix fine; un plat de courges
au sucre et à la fleur d'oranger, un autre de pommes de
terre pilées et mélangées de fines herbes et de fromage,
tous deux cuits au four, et enfin des pognes de différentes
espèces. La pogne est une pâtisserie légère, ayant ordinai-
rement la forme d'une tourte, et qu'on garnit soit de légu-
mes, soit de fruits. Celle dont je goûtai était à la marmelade
de pommes ; mais il y en avait d'autres sur la table, aux
épinards et à la crème. Vint ensuite le dessert, composé de
fromages frais de lait de chèvre, appelés tomes, et d'au-
tres salés, dits chevrières, du nom d'un village situé près
de Saint-Marcellin où on les fabrique ; de châtaignes séchéei
et bouillies dans du lait, de superbes pommes de reinette
parfaitement consenées, et de confitures de ménage, espèce
h
304
i.ÉCTuncs Dtj soin.
de raisiné dans lequel sont mêlés des quartiers de coing,
des noix vertes et de petites poires extrêmement parfu-
mées. Les vins rouges et blancs étaient du pays, et au-
raient pu soutenir la comparaison avec ceux de Bourgogne.
Au sortir de table, le colonel prit congé de nous, laissant
à sa parente le soin de nous procurer des mules et un
guide pour voyager dans les montagnes. Comme on avait
diné de très-l)ônne heure, nous aurions pu faire une ex-
cursion dans la campagne avant le tomber de la nuit, mais
la propriétaire du Lavoir nous ayant proposé de visiter son
jardin, nous acceptâmes son offre.
Néanmoins, tandis que la bonne dame, qui ne se doutait
pas de la privation qu'elle nous imposait, nous conduisait
à travers les détours de son labyrinthe en charmille, et
signalait à notre admiration ses plates-blandes de jacinthes
de toutes nuances, nous jetâmes plus d'un coup d'oeil fur-
tif hors de l'enclos qu'entourait seulement une haie de
buis... D'un côté, nous apercevions derrière les arbres le
hameau de Saiol-Gervais, de l'autre, celui de Rovon, qui
s'élève sur un rocher au bord de l'Isère ; et la brise du
soir, qui commençait à souffler, nous apportait avec les
senteurs aromatiques des montagnes, le bruit d'une cas-
cade voisine, et le tintement des clochettes suspendues au
cou des boucs et des béliers conducteurs qui ramenaient les
troupeaux à l'étable. Puis, quand la lune se leva, nous re-
marquâmes à la cime d'un rocher à pic une ruine si haute
et si lointaine, qu'elle semblait se profiler sur le fond bleu
du ciel. Le fils de noire hôtesse prétendait que c'étaient les
vestiges d'un château bâti par les Sarrasins, lorsque, for-
cés par Karl .Martel d'abandonner en fuyant le centre de la
France, ils se répandirent dans le Dauphiné. Mais un habi-
tant de llovon, qui avait diné avec nous, réfuta cette allé-
gation, et affirma que c'était tout simplement une roche
dont la forme bizarrement accidentée simulait une ruine.
Nous eûmes quelque velléité d'aller nous assurer par
nos propres yeux du plus ou moins de justesse de ces
deux suppositions, car ni l'un ni l'autre de «es messieurs
n'avait encore tenté cette ascension, qu'ils regardaient
même comme impraticable, et dont ils réussirent à nous
dissuader. D'ailleurs c'était le lendemain, ainsi que l'avait
annoncé Madeleine Grizard, la vogue de La Rivière, et de-
puis notre entrée en Dauphiné, nous n'avions pas encore
eu le gai spectacle d'aucune fête villageoise.
En conséquence, nous retournâmes le lendemain matin
au port, où nous nous arrêtâmes quelques instants pour
regarder une troupe d'enfants, lesquels, en dépit de la
défense qui leur en était faite, s'amusaient à bouleverser
les monceaux de minerai disséminés autour de la fonderie,
pour y chercher de petits fragments de cristal de roche
qui s'y trouvent mêlés. Les mines du Dauphiné renferment
jtiusieurs gites de cristal, et la montagne de La Grave,
dans le pays d'Oisans, recèle dans ses flancs une précieuse
crislallière.
Nous suivîmes ensuite, en remontant l'Isère dont le
bord est en cet endroit fort escarpé, un sentier tortueux
(|ui nous conduisit au village de La Rivière. En voyant ces
maisons éparses dans un pré où se groupent çâ et là des
bouquets d'arbres, et que traversent en tous sens des ruis-
seaux bordés de touffes d'amarantes et de myosotis, nous
nous demandâmes comment le jeune Thomasset pouvait
préférer à un si poétique hameau son prosaïque village du
port; car les paysans ne sont pas aussi insensibles qu'on le
pense généralement aux beautés de la nature ; l'influence
qu'exercent sur leur moral les sites riants ou sauvages qu'ils
ont constamment sous les yeux, et les ravages que fait la
nostalgie parmi les individus nés dans des pays misérables
mais essentiellement romantiques, en sont des preuves
irréfragables.
Si l'on eût voulu rechercher la source du dédain des
habitants du port pour ceux de La Rivière, on l'aurait in-
dubitablement trouvée dans la pauvreté de ces derniers,
pau\Teté qui cependant n'a rien de repoussant. Chacun
dans cette localité a sa maisonnette ou sa cabane, composée
au plus de trois pièces, souvent d'une seule; son petit
pré où paissent quelques chèvres ou une vache, et son
champ, divisé en plusieurs carrés qui fournissent, l'un
les racines et les favioles pour la soupe, les autres, du
chanvre en quantité suffisante pour que les propriétaires
n'aient jamais besoin d'acheter une pièce de toile, du blé
noir ou sarrasin, de l'orge, de l'avoine et un peu de fro-
ment.
Nous arrivâmes à La Rivière vers le milieu du jour.
C'était sur une place dont la terre avait été préalablement
battue et que de hauts tilleuls abritaient de leur ombre,
que la fête avait lieu. Des marchands de rubans, de fichus
de soie, de dentelles communes et autres afpquets, allaient
et venaient, s'arrèlant devant les maisons pour tenter les
ménagères qui n'avaient pas encore commencé leur toilette.
Pendant ce temps, les hommes d'un âge mûr jouaient à la
boule, exercice favori des Dauphinois; les vieillards les re-
gardaient et jugeaient les coups douteux en buvant du vin
ou de l'eau-de-vie de genièvre ; et les filles, impatientes
de voir commencer la danse, occupaient, serrées les unes
contre les autres et se tenant par le bras, tout un côté de
la salle de verdure. Quant aux garçons, ils arrivaient par
deux, par trois, d'un pas lent, qui révélait une intention
secrète de se faire désirer. Le costume de ceux-ci et de
celles-là se rapproche tellement, dans cette partie du Dau-
phiné, de l'habillement des paysans et paysannes des envi-
rons de Paris, qu'il serait tout à fait superflu de le décrire.
La coiffure des femmes se lait seule remarquer par l'épais
chignon qu'elles forment avec leurs cheveux au-dessous
de leurs bonnets, à la naissance du cou.
Après avoir vainement cherché autour de nous la gen-
tille Madeleine, nous nous inlormâmes d'elle à une jeune
fille qui nous parut être à peu près de son âge, et qui s'en
allait prendre son rang parmi les danseuses.
— Oh ! nous répondit-elle, Madeleine ne viendra sû-
rement pas à la vogue... Si vous voulez lui parler, vous la
trouverez assise à son rouet, auprès de sagrand'mère.
Cela disant, la petite villageoise nous indiquait du geste
une cabane à la porte de laquelle on voyait une demi-
douzaine d'enfants dont l'âge s'échelonnait depuis cinq
jusqu'à douze ans, et qui jouaient entre eux avec des quilles
grossièrement façonnées.
Nous nous approchâmes d'eux.
— Est-ce ici la demeure delà mère Grizard? leur dft-
mandai-je.
— Oua, oua, me répondirent-ils tous ensemble, avec
une si étrange intonation de voix qu'on eût dit l'aboiement
d'une meute de jeunes chiens.
Puis, le plus âgé de tous se précipita dans la cabane,
où nous l'entendiraes du dehors baragouiner en patois
quelques mots à la suite desquels une vieille femme parut
au seuil de la porte, et nous invita, dans un langage demi-
patois demi -français, à entrer dans sa demeure , dont le
mobilier consistait en un grand lit, une vieille armoire, une
maie, des bancs de bois et une table de forme carrée. A
côté de cette chambre de pauvre apparence, était une pe-
tite pièce où couchaient sans doute les enfants.
En ce moment, Madeleine ne filait nas . elle était occu-
MUSEE DES FAMILLES.
?À)'f
péc à couper en parts égales une pogne toute chaude qu'elle
avait pétrie le matin, et qu'une voisine s'était chargée de
faire cuire avec les siennes dans son four. En nous aperce-
vant, la petite Grizard jeta un cri de surprise et vint au-
devant (Je nous. Puis, tout en essuyant avec le coin de
son tahlier de hure un haoc qu'elle approcha de la tahie,
nous invitant ainsi tacitement à y prendre place, elle ex-
pliqua à sa grand'mère comment elle nous connaissait.
Nous fûmes d'ahord stiqiéfails de la dissemblance qui
existait, sous le triple rapport du physique, des manières
et du langage, entre Madeleine et les autres enfants, ses
frères et sœurs, qui l'entouraient. Ceux-ci avaient la voix
rude et gutturale, le regard sauvage-, et quoiqu'ils enten-
dissent assez bien ce que nous disions, ils étaient hors
d'état de nous répondre. Au reste, ces anomalies ne sont
pas rares, en Dauphiné, parmi les membres des familles
appartenant aux classes inférieures. La cause en est fort
simple : ceux qui se trouvent en contact plus ou moins
fréquent avec lu société bourgeoise ne tardent pas, grâce
à leur intelligente nature, à se policer, tandis que les au-
tres, n'ayant de rapport qu'avec leurs pareils, s'abrutissent
au contraire de plus en plus.
Costume des paysans du Dauphiné.
ï
Cependant, la mère Grizard avait tiré de l'armoire un
pain bis non encore entamé qu'elle mit sur la table, en
même temps que sa petite-fille y posait une de ces cruches
en terre vernissée, à goulot, et à anse de panier, qui sont
d'un usage général en Dauphiné où, par parenthèse, on
entend parfaitement l'art de la céramique, depuis la por-
celaine et la faïence jusqu'à la. poterie commune et la tui-
lerie. L'une de ces cruches contenait du lait, l'autre de la
piquette. Madeleine nous servit encore dans un de ces
raoules en terre brune percés de trous, qui, en ce pays,
remplacent les éclisses d'osier, une tome toute fraîche.
Craignant de blesser ces pauvres femmes par un refus,
ll'ILLET 1846.
nous goûtâmes à leur pain bis et à leur fromage, tout en
demandant à Madeleine pourquoi elle n'était pas encore à
la fête. Elle rougit à celte question, et ce fut sa grand'mère
qui se chargea de nous répondre.
— Qu'irait-elle faire à la vogue, dit-elle d'un air chagrin;
personne ne la ferait danser. Elle n'a pas d'amoureux.
— Elle est pourtant bien gentille, remarquai-je.
— Ça, c'est vrai, repartit la vieille ; mais les garçons sont
vaniteux et intéressés... Quand une jeune fille n'a pas seu-
lement de quoi s'acheter un tablier de lafTelas, ils ne se sou-
cient guère de s'adresser à elle...
Ace moment, un des marchands ambulants que j'ai pré-
— 39 — TliEliltUi: VOLLNE.
30fi
LECTURES DU SOIK.
cédemment mentionnés parut au seuil de la porte de la
cabane. La mère Grizard lui fit un signe de tête négatif;
mais, du regard, nous lui enjoignîmes de rester, et naturel-
lement ce fut à nous qu'il obéit. Tandis que M. R... essayait
vainement de faire accepter à la bonne- femme quelques
pièces de monnaie pour le goûler qu'elle venait de nous
offrir, nous choisîmes à la hàle, M"" R... et moi, dans l'es-
pèce d'éventaire qui servait de boutique au colporteur, un
tablier de soie puce et un collier de velours noir avec le
cœur et la croix en argent, que nous attachâmes aussitôt,
l'un à la taille, l'autre au cou deMadeleinequi, muette de
surprise et de bonheur, nous laissait faire sans nous adres-
ser un mot de remerciement ; mais, à défaut de sa voix,
ses yeux nous exprimaient toute sa gratitude.
Le premier mouvement de la vieille, en voyant sa petite-
fîlle ainsi parée, fut de l'embrasser; puis, se tournant vers
nous, elle dit d'un ton où perçait un sentiment de regi-et :
— Nous ne pouvons vraiment pas, mes bonnes dames,
accepter de si beaux cadeaux.
— Ce serait vous montrer trop fières, lui répondis-je ;
nous n'avons pas refusé, nous, d'accepter votre repas.
Cette observation ne permettait point de réplique, d'au-
tant que la mère Grizard ne demandait pas mieux que de
se laisser persuader. Nous sortîmes de la cabane, après
avoir payé nos emplettes au colporteur, lequel, grâce à ce
que nous n'en avions pas d'abord réglé le prix, les taxa au
double de leur valeur. Partout et toujours, les commer-
çants, grands et petits, savent profiter de l'occasion.
Avanlde quitter La Ri>ière, nous eûmes le plaisirde voir
la petite Grizard conduite à la danse par le plus beau gar-
çon de l'endroit, et d'entendre les autres villageoises mur-
murer en lui jetant des regards envieux :
— Comme Madeleine est donc brave aujourd'hui!
Nous ne retournâmes pas au Lavoir par le même chemin
que Dous avions pris le matin. Nous nous enfonçâmes
dans un travers... C'est le nom générique des hameaux
situés à mi-côte des montagnes de celle partie du Dau-
phiné. Celui que nous visitâmes se com(»ose de douze à
quinze huttes adossées à des blocs de rocher.
Les habitants de ces misérables demeures ne compren-
nent pas un mot de français. Ils parlent un patois que son
origine celtique rend inintelligible, même à beaucoup de
paysans des terres basses, dont le dialeote est un mélange
de la langue romane et de l'idiome provençal. Les hommes
passent leur vie à ramasser le bois mort dans les forêts
des régions supérieures et à pêcher des truites dans les
petits lacs de la montagne ; le* femmes à tricoter des bas
bleus ou à tresser de grossiers chapeaux de paille ; les en-
fants, à façonner avec de l'écorce d'arbre des paniers dans
lesquels ils vont ensuite vendre les fraises qu'ils récoltent
en assez grande abondance dans les bois. Presque tous ont
une physionomie disgracieuse. Sobres, comme le devien-
nent par nécessité d'abord, puis par habitude, les gens pa-
resseux, ils se contentent, pour leur nourriture, d'un mé-
lange de grains d'orge et de favioles, ou petits haricots de
couleur, cuits simplement dans l'eau avec du sel. L'heure
à laquelle nous passâmes dans le travers étant celle du dî-
ner des paysans, la plupart de ceux-ci étaient accroupis au
soleil devant la porte de leurs huttes, tenant sur leurs ge-
noux une écuelle en terre pleine de cette soupe peu appé-
tissante, après laquelle quelques-uns mangèrent un mor-
ceau de pain si noir et si lourd, que la farine d'avoine ou de
sarrasin devait y être entrée au moins pour moitié. Ils éta-
lèrent dessus un peu de fromage blanc à peine égoutté et
probablement fait avec le lait de quelques chèvres qui ca-
briolaient sur les rochers dans les interstices desquels
croissent les rares herbages qu'elles broutaient avec avi-
dité.
Nous ne nous arrêtâmes pas longtemps au milieu de cette
population farouche dont les regards méfiants et curieux
épiaient nos moindres mouvements.
Le soir de ce même jour, nous assistâmes à la coulée
d'un canon, curieux spectacle pour celui qui en est témoin
pour la première fois. Ces ruisseaux de fonte incandescente
qui s'élancent hors du creuset et vont se jeter dans les mou-
lures en sable préparées à l'avance pour les recevoir, pré-
sentent le tableau en miniature d'un volcan vomissant des
torrents de lave.
Le lendemain, nous primes congé de nos botes ; mais le
fils de la propriétaire du Lavoir voulut nous accompagner
jusqu'à une ferme qu'il possédait à mi-côte et où nous de-
vions trouver des mules et un guide pour continuer noire
voyage jusqu'à Grenoble. Ce mol de mi-côte ne nous pro-
duisit pas une impression agréable; nous nous attendions
à retrouver chez ces fermiers, à quelque différence près,
l'aspect misérable, la mine rébarbative, presque sinistre,
des habitants du travers. Nous fûmes donc aussi charmés
que surpris lorsque, après avoir suivi, pendant environ
une heure, un chemin montagneux, mais large et facile,
et que bordaient des buis aussi hauts que des arbres, nous
entrâmes dans une immense prairie encadrée par des mas-
sifs de hêtres et de chênes, et à l'extrémité de laquelle s'é-
levait un bâtiment en [lierre entouré de plusieurs autres
beaucoup plus petits, construits en bois, et servant, celui-ci
d'étable, celui-là de bergerie, le troisième de grauge.
Tout, en cet endroit, respirait l'ordre, l'aisance et ce
confortable rustique qui égave plus l'âme que le luxe des
villes. La façade du bàtimenl principal, évidemment la de-
meure du fermier, était décorée d'une tenture de vigne ; de
chaque côté de la porte d'entrée, on voyait un large banc
de pierre, et toutes les fenêtres étaient pourvues de contre-
vents. L'n rapide ruisseau, sans doute détaché du bassin
dans lequel se précipitait non loin de là, avec un bruit sourd
et monotone, un torrent écumeux, arrosait la prairie, om-
bragée çà et. là par de gros châtaigniers sous lesquels se
reposaient, en ruminant l'herbe parfumée, des bœufs vi-
goureux. Ces animaux sont employés dans ce5 contrées
agrestes, non-seulement au labour, mais aussi au transport
des récoltes.
A mesure que nous approchions de la ferme, nous en-
tendions, de plus en plus distinctement, un bruit de voix
dont les joyeux éclats semblaient indiquer qu'on célébrait
une fête de famille. Effectivement, lorsque arrivés devant
la maison, notre introducteur en ouvrit brusquement la
porte, nous reconnûmes qii'il nous avait amenée... à la
noce.
Dans une pièce si vaste, que nous jugeâmes qu'elle de-
va^,t prendre à peu près tout le rez-de-chaussée du bâti-
ment, plus de quarante personnes des deux sexes etdàges
différents se trouvaient réunies. En nous voyant paraître,
le fermier s'avança pour nous' souhaiter la bienvenue. On
nous attendait, la propriétaire du Lavoir ayant répondu au
brave homme, qui était allé ra>anl-veille l'inviter à la noce
de sa fille aînée, que son fils s'y rendrait peut-être avec des
Parisiens, momentanément ses hôtes. La fermière s'appro-
cha de nous à son tour, et nous présenta les jeunes mariés.
Il y avait au plus une heure que la famille et les invités
étaient de retour de l'église, et comme la paroisse était fort
éloignée etqu'on avait faiLle trajet à |»ied,la nouvelle épouse
paraissait un peu fatiguée. Celait une blonde aux yeux noirs,
à laquelle son petit bonnet en mousseline brodée, garni de
dentelle et serré sur sa tète par un large ruban de satin
MUSÉE DES FAMILLES.
3<%
blanc dont la rosette attachait sur le côté gauche un bou-
quet {le fleurs d'orangers, seyait admirablement. Klle por-
tait à ses oreilles de grands anneaux en or, comme le cœur
et la croix suspendus par une chaîne en cheveux à son cou,
dont cet ornement rendait la diiïormilé plus frappante,
difTormité d'ailleurs trop comnmne dans les pays monta-
gneux, où les eaux proviennent en grande partie de la fonte
des neiges, pour que les regards des habitants en soient
choqués... Ou comprend que la jeune femme avait un
goitre. Son mari, grand et robuste garçon à la chevelure
noire et aux yeux bleus, était (ils d'un charbonnier, pos-
sesseur de plusieurs hectares de bois situés sur le plateau
de la montagne que nous avions commencé de gravir.
La présentation des mariés faite, nous nous assîmes et,
pour ne pas interrompre la gaieté de ces bonnes gens, qui
s'étaient tus à noire entrée, nous liâmes tout de suite con-
versation avec eux. Tout en causant, nous parcourions du
regard ce local spacieux qui servait à la fois de cuisine, de
salle à manger et de salon. Les murs, simplement blanchis
à la chaux, étaient garnis de planches sur lesquelles devait
être habituellement rangée la vaisselle en terre vernissée et
en faïence à fleurs rouges et bleues que les plus jeunes en-
fants du fermier ache\aient en ce moment d'étaler sur'la
table longue et étroite qui occupait le milieu.de la pièce,
tandis que leur mère, aidée de ses servantes, s'occupait
à dresser les plats, et veillait la broche, placée devant la
haute et large cheminée dans laquelle brillait un feu ard'ent.
Il y avait, à l'extrémité de la salle, de grandes armoires en
noyer, laissées ouvertes aûn qu'on pût admirer le linge
qu'elles contenaient, et dans un coin, nous découvrîmes
une de ces anciennes horloges appelées coucous.
A peine eûmes-nous terminé notre rapide examen de
l'intérieur de cette habitation, que nous fûmes invités à
nous mettre à table. Des chaises de paille avaient été pla-
cées pour nous dans le haut bout. Tous les autres convives
s'assirent sur des bancs de bois. Nous remarquâmes aussi
que leurs couverts étaient en buis; les mariés et nous seuls
en avions d'argent. Il n'y eut qu'un service à ce repas.
pour lequel on avait récemment tué un porc, ainsi que
cela se pratique toujours dans les fjrandes solennités. En
conséquence, nous eûmes des saucissons, des andouilles,
des fricassées de boudin et un énorme rôti de porc frais.
véritable régal pour les montagnards, qui se nourrissent
habituellement de lard et de chevreau. Les autres meta
étaient exactement les mêmes que ceux qui avaient com-
posé le dîner l'avant-veille au Lavoir. Il y eut cependant de
plus à celui-ci un grand bocal plein de cerises à l'eau-de-
vie et un fromage entier de Sassedage posé sur un plateau
en bois.
Vers la fin du repas, les plus jeunes enfants dps deux
familles qu'unissaient ce mariage nous offrirentdes draeées,
tandis que les parents et amis des nouveaux époux chan-
taient des couplets de circonstance en patois montagnard;
après quoi, ou se leva de table et l'on alla attendre dans la
prairie le ménétrier de Sainl-Gervais et de trois ou quatre
autres communes, lequel était retenu depuis longtemps
pour ce jour-là. .Mais, soit qu'il fût tombé subitement ma-
lade, soit qu'on l'eût gardé à la vogue de La Rivière, il ne
vint pas ; on se consola de ce manque de parole en dansant
aux chansons. .
Il était environ deux heures de l'après-midi, lorsque
nous demandâmes si l'on pouvait nous procurer des mu-
les. On nous en amena aussitôt six qui appartenaient au
charbonnier, lequel ne devait s'en retourner chez lui avec
sa femme, son fils et sa bru qu'après avoir passé une se-
maine à la ferme, et il nous fallait au plus deux jours pour
gagner Sassenage, d'où l'on pouvait se rendre en voiture à
Grenoble. Quatre de' ces mules étaient destinées à nous
servir de monture ainsi qu'à notre guide ; les deux autres à
porter notre bagage. Il faisait un temps superbe, et nous
partîmes, bien persuadés que nous atteindrions avant la
nuit l'habitation d'un propriétaire de forêts, ami de nos hô-
tes du Lavoir, et chez lequel nous devions coucher.
M»« Camille LEBRUN.
( La fin prochainement.)
LES ELECTIONS EN ANGLETERRE
(1)
Si les hommes connaissaient à fond et par eux-mêmes
tout ce qu'ils aiment ou admirent, les bosses de l'amour et
de l'admiration, comme dirait un phrénoîogtste, n'auraient
guère sur leur crâne que la grosseur d'une lentille, mais
celle de l'indifférence s'y élèverait au volume d'une loupe
monstrueuse. A moi tout le premier, hélas ! j'applique ce
désolant aphorisme : tous les objets que j'ai aimés et ad-
mirés, j'en excepte un seul, ont vile perdu leurs droits à ces
deux sentiments, dès que je les ai placés en face de ce
verre amoindrissant qu'on appelle l'observation.
Au premier rang de ces objets qui-ne m'ont laissé qu^|p
regret de les avoir connus, était autrefois l'Angleterre et sa
coustituliou politique : tout ce que j'avais lu et entendu de
ce pays m'avait passionné, exalté, au point que j'étais at-
(0 Au moment où tous les esprits en France «ont préoccupés des
élections générales, ce curieux tableau des élections d'Angleterre,
iœiié d'un spirituel écrivain de ce pays, offrira d'autant plus d'inté-
rêt a nos lecteurs, qu'en politique comme en géographie, il n'y a
guère entre les deux Etats que la largeur de U Manche. Un pourra
YOir toutefois avec un certain amour-propre national que nos moeurs
•lecloralei tout eacorutoitau-desjus dei mœurs aoglaiiei.
teint d'anglomanie furieuse. Le plus intime et le meilleur
de mes amis était fort affligé de me voir dans cet étal; car
vingt fois nous avions été sur le point de nous brouiller à
jamais dans nos continuelles et ardentes discussions sur la
prééminence de l'Angleterre sur la France, ou de la France
sur l'Angleterre. Moi, je soutenais toujours que la civilisa-
tion en Angleterre était en avance de cinquante ans sur
le reste de l'Europe ; mais mon ami, homme d'esprit et de
sens, trouva le moyen de couper le mal dans sa racine. Il
me conseilla un voyage en .\ngleterre à l'époque des élec-
tions, et me munit de lettres de recommandation pour un
riche négociant hollandais, établi à Londres depuis trente
ans, et nommé M. Van Krooeck. ,
Me voici donc dans la capitale des Trois-Royaumes, dans
la ville aux dix-sept cent mille habitants, dans l'entrepôt
du monde entier, dans l'asile inviolable et sacré de la liberté
humaine.
Ce dernier privilège surtout m'enthousiasmait tellement,
qu'en me promenaul dans les larges rues de Londres, je
me sentais libre et léger comme un homme récemment
'SOS
LECTURES DU SOIR.
délivré des chaînes qui chargeaient ses mains et entravaient
ses pieds. Le troisième jour de mon arrivée, le Hollandais
auquel j'étais recommandé me conduisit aux élections de
la Cité. Comme il demeurait à l'extrémité opposée de la
ville, nous avions un long chemin à faire, ce dont il voulut
profiter pour commencer ses remarques et mon instruction
sur les Anglais et l'Angleterre.
— Tous ces hommes que vous voyez raides et silencieux
sur ces larges trottoirs, me dit-il, portent sur leur visage
l'expression du sentiment qui est la source de leurs vices
et de leurs vertus, l'orgueil, l'orgueil immense, sans égal,
effrayant. L'Anglais, monsieur, aime son roi comme son
ami, mais ne veut pas reconnaître d'autre maître que les
lois, à la confection desquelles il a lui-même contribué.
L'Anglais a un profond mépris pour ces peuples qui don-
nent à un homme une liberté illimitée, pour vivre tous
après en esclaves sous ses ordres.
— C'est en effet une curieuse position, observai-je, que
celle des nations qui ont des gouvernements absolus : elles
inspirent à leur tyran une continuelle terreur, et tremblent
en même temps sous son pouvoir qu'elles croient être une
délégation du Ciel.
— Cette contradiction de fait est aussi \Taie que singu-
lière, répondit le vieux Hollandais; mais elle se trouve ea
Angleterre sous une autre forme. Ici le nom de liberté re-
tentit dans toutes les assemblées : des milliers d'hommes
sont prêts à mourir pour ce mot, dont à peine quelques-
uns comprennent le sens. D'ailleurs, la liberté est ici le pri-
vilège du riche et du richp seul ; le pauvre ouvrier en parle
dans un langage digue d'un Caton ou d'un Brulus, s'en
fait le vigilant gardien, et ne la connaîtra jamais. Le seul
jour où il peut exercer cette magnifique liberté, c'est le
jour des élections, et ce jour-là il la vend pour quelques
pots de bière et quelques tranches de bœuf, ou quelques
schellings.
— Cet indigne marché est-il donc aussi réel, aussi gé-
néral qu'on le dit? m'écriai-je, en regardant attentivement
mon interlocuteur.
— Très-réel et très-général, me répondit-il en souriant.
Eh ! monsieur, n'en faites pas un crime à ce pauvre peu-
ple anglais; pendant sept ans, il a le plaisir politique de
parler de sa liberté ; mais ce n'est que tous les sept ans,
à l'époque des élections, qu'il a le plaisir bien plus solide
de boire de bonne bière et de raancer du bœuf.
Électeur jouant son vote contre un pot de bière.
Nous passions justement devant une taverne oii des
électeurs étaient attablés, les cartes à la main, entre des
barriques et des pots énormes.
Tenez, me dit mon cicérone, voilà de braves gens qui
jouent, du plus grand sérieux, leurs votes contre des pots
de bière.
Bientôt nous arrivâmes auprès d'un grand et sombre bâ-
timent, qui me semblait être une prison.
— Vous ne vous trompez pas, me dit M. Vàn Krooeck,
c'est la prison pour dettes. Voyez ce malheureux débiteur
qui cause à travers les barreaux de sa fenêtre du rez-
de-chaussée, avec ces deux hommes qui paraissent très-
animés ; voulez-vous écouler quelques instants leur con-
versation? Il y a dix à parier contre un, qu'ils parlent des
élections, et discutent à leur point de vue les chances et
les mérites de chaque candidat.
— Volontiers, répliquai-je, mais pour qu'ds ne s'aper-
çoivent pas que nous les écoutons, arrêtons-nous à l'étalage
de ce marchand de vieilles gravures, comme pour voir et
acheter quelques pièces de sa marchandise.
L'im des deux interlocuteurs du prisonnier pour dettes
était un portefaix, l'autre un soldat de marine, portant au
front une énorme balafre ; ce que nous vîmes aux crochets
suspendus aux épaules du premier et à l'uniforme un peu
râpé du second.
— Mes amis, leur disait le prisonnier à travers sa fenê-
tre grillée, moi je n'ai de crainte que pour notre liberté, et
je donnerai ma voix, si je puis sortir d'ici à une heure de
cette prison pour aller voter, à celui des deux candidats
qui exposera les opinions les plus tranchées sur la liberté
du peuple.
# — Vous comptez donc sortir sitôt de prison ? demanda
le soldat.
— Oui, répliqua le prisonnier, puisque sir Colinghrocke,
qui connaît mon opinion, doit à l'heure qu'il est avoir payé
la dette qui me fait retenir ici. Oh ! sir Colinghrocke est un
chaud radical, un ami de la liberté, je le répèle; aussi ma
voix lui appartient.
— Pour moi, dit le portefaix, je veux le bien du peuple,
et comme ma fille et moi nous sommes du peuple, je veux
notre bien-être à tous deux. Or, le concurrent désir Coling-
hrocke, M. Larker, un riche négociant, comme vous savez,
MUSÉE DES FAMILLES.
300
I
a prorais à Hary JenskiDs, le prétendu de ma (ille, la place
de garde- magasins chez lui ; cela vaut par an cinquante
livres sterling, ce qui nous mettra tous fort à l'aise. Je vous
laisse à penser, mes bons amis, si ma voix peut apparte-
nir à un autre qu'à M. Larker, le bienfaiteur du peuple et
de ma famille?
— Bon ! s'écria le soldat, voilà qui est parler stupide-
ment ! il faut n'avoir jamais amorcé un fusil ni ébréché un
sabre sur la tête chauve d'un Chinois, pour donner son
suffrage à deux cockneys de bourgeois plutôt qu'à uu
brave militaire! A qui convient-il de faire les lois, je
vous prie, si ce n'est à ceux qui les défendent ? Mon co-
lonel, lord Leveson, serait bien plus digne d'être élu, lui
qui laissait le soldat piller à discrétion les villes prises
d'assaut, enlever les femmes et brûler les maisons. On dit
qu'il déteste le peuple et veut à tout prix le maintien de
la loi des céréales ; mais il se fait chérir du soldat par la
liberté qu'il lui accorde hors de la vieille Angleterre. Hourra
pour lui ! Quand il se portera candidat je crierai si haut
mon vole qu'il en vaudra dix ; je ne vote aujourd'hui pour
personne.
Là-dessus, les trois politiques se séparèrent, bien con-
vaincus de la sincérité et du désintéressement de leurs
principes.
— Vous venez d'apprécier, me dit alors en souriant,
M. Van Krooeck, dans toute sa crudité la profonde connais-
sance des Anglais à l'endroit de la liberté. Le député libé-
ral est, pour ce débiteur insolvable, celui qui lui ouvrira
les portes de sa prison ; le portefaix et le soldat n'ont pas
une autre balance pour peser le mérite du candidat de
leur choix.
Je témoignai à M. Van Krooeck mon extrême surprise
de ce que je venais d'entendre.
— Monsieur, ces trois hommes sont de pauvres diables
à qui l'oppression de la misère parait moins insupportable
que celle de l'aristocratie ; leur opinion n'est qu'une excep-
tion, voilà tout. Il faut croire à plus d'élévation et de dé-
licatesse dans la masse, n'est-ce pas, monsieur?
— C'est ce dont vous jugerez bientôt, monsieur, répondit
M. Van Krooeck en secouant la tête ; nous voici bientôt
arrivés.
En effet, après un quart d'heure de marche, nous fûmes
frappés d'un bruit lointain encore, mais pourtant formida-
ble, de voix humaines. A mesure que nous approchions,
ce vacarme augmentait d'intensité, et nous y distinguions
le rire désordonné, la douleur, l'imprécation, l'agonie;
mais c'était peu d'entendre sans voir. Quel spectacle,
grand Dieu, frappa mes regards effarés !
— Mais, monsieur, dis-je à mon cicérone néerlandais,
ce n'est pas une opération politique qui se prépare ici ; nous
sommes sur un champ de foire, au milieu de marchands
gorgés de bière , qi^i s'entre-déchirent sans savoir pour-
quoi. Je vous avoue que ce spectacle n'est guère amusant.
— Mais il est instructif, monsieur le Français.
Nous entrâmes, mais à grand'peine dans une de ces
immenses auberges -cafés -restaurants, que les Anglais
appellent tavernes.
De longues tables étaient chargées de cadavres de toutes
sortes d'animaux, empilés comme les pierres d'une mai-
son qu'on va bâtir. Jamais je n'avais vu une destruction
d'êtres animés aussi considérable, aussi variée, aussi ca-
pable d'ôter complètement l'appétit à tout autre homme
qu'à un Anglais.
— Voici une autre face des mœurs de ce pays , mon-
sieur, me dit alors M. Van Krooeck. Il n'y a point au
monde un peuple aussi mangeur que le peuple anglais, et
Premier élément politique en Angleterre.
chez ce peuple point de fêle où il mange davantage qu'au 1 premier élément politique. Depuis trente ans que j'habile ce
moment Hps élections. Le boeuf gras est réellement i.i le | pays, je ne cesse point de m'éionnor aux n-pos m-wKsii-s
310
LECTURES DU SOIR.
do. ce peuple ; j'aurais cinq cents têtes, et chacune d'elles
serait munie d'une intelligence, (lu'il me sçrait encore tout
à fait impossible de compter le nombre de vaches, de bœufs,
de porcs, d'oies et de dindons qui depuis ce matin sont
morts pour le bien de la vieille Ani:leterre, leur patrie.
Pour tout dire en un mot, monsieur, continua M. Van
Krooeck, manger est la première, la plus importante chose
que font les Anglais, en toute circonstance, affaire,
plaisir, charité ou combat. Veulent-ils bâtir une église
ou doter un hôpital? les directeurs, administrateurs et
Itrésidents s'assemblent pour délibérer sur ce sujet....,
non, mais pour manger à ce sujet. Ce n'est que par ce
moyen que l'église ou la dotation de l'hôpital atrive à bonne
fin. Quand une société de bienfaisance ou de tempérance
projette de secourir les pauvres, ou de corriger l'ivrogne-
rie, les membres, dont l'office est de distribuer la charité
pubhque à des gens qui ont faim, et d'offrir le modèle de
la tempérance à ceux qui s'enivrent, commencent par se
rassembler pour manger eux-mêmes et boire de très-bons
vins. On n'a encore jamais vu, en ce pays, que les philan-
thropes aient apaisé l'estomac des nécessiteux avant d'avoir
rempli le leur. Mais, je le répète, c'est surtout au renou-
vellement des membres de la Chambre des comhiunes que
cette effrayante anglo-gastronomie s'étale dans sa dévo-
rante ampleur. Le mérite d'un candidat se mesure souvent
sur le nombre des plats qu'il fait servir à ses partisans :
aussi les suffrages de ceux-ci s'adressent-ils, non aux prin-
cipes du politique, mais à la succulente table de l'amphi-
tryon.
— Mais ces gens-là, monsieur, dis-je à mon philosophe
hollandais , doivent mutuellement se moquer les uns des
autres, et en face ; car il est impossible que, des deux parts,
on ne sente pas ce qu'il y a d'absurde et d'humiliant dans
une pareille machine gouvernementale.
— Voilà une erreur, répliqua Van Krooeck ; ces gens-là,
monsieur, agissent avec le plus grand sérieux du monde :
le millionnaire croit aussi légitime d'acheter une conscience
politique, que le gueux famélique croit naturel dVheler
quelques bons diners avec cette même conscience. Ce-
pendant, continua-t-il, je comprendrais et je pardonnerais,
quant au misérable qui a faim, cette vente d'un prétendu
privilège de citoyen qui lui est de tous points parfaitement
inutile; j'irais plus loin, je dirai que c'est un penchant
très-naturel, universel même, chez tout homme, de man-
ger le plus qu'il peut, quand ce qu'il mange ne lui coûte
rien. Mais ce qui me confond , c'est qu'ici toute cette grasse
bonne chaire ne produit chez les Anglais ni l'humeur fa-
cile, ni la gaieté. Au contraire, chaque morceau qu'ils ava-
lent, chaque pot de bière qu'ils entament semble enflam-
mer leur animosilé. PJus d'un honnête homme ici, doux
et inoffensif comme un lapiu avant le diner, est, en sor-
tant de table et bien repu, aussi dangereux qu'une cou-
levrine chargée jusqu'à la gueule.
M. Van Krooeck achevait à peine ces réflexions culinai-
res, qu'un fait vint leur donner toute la force de la vérité.
Près de nous une douzaine de gens venaient«d'achever un
repas de Gargantua, ou du moins qu'on pouvait juger tel
à l'énorme quantité d'os rongés et mis à nu qui étaient
amoncelés sur les plats et les assiettes des convives : tout
à coup un gros petit homme rouge et joufilu, qu'on eût
pris pour le plus débonnaire des mortels, se lève, et jetant
sur ses commensaux un regard courroucé :
— Gentlemen, leur dit-il, vous le savez, je ne suis qu'un
simple marchand de modes, et par état comme pur goût, je
voudrais être pacifique avec tout le genre humain ; mais
le moyeu de l'être, (juand uu misérable pâtissier, ce grand
blafard dé Cakeill, que vous connaissez tous, ose me nar-
guer chaqi^e jour, en prédisant le succès de son grand
imbécile de sir Colingbrocke au préjudice de notre cher et
digne M. Larker? Puis-je souffrir cet affront? continua le
forcené marchand de modes, et le souffrirez-vous, mes
bons amis?
— Non, par le diable! s'écrièrent ses auditeurs ; l'outre-
cuidance de ce pâtissier est intolérable pour tout homme
d'honneur.
— Eh bien ! sus à lui , vociféra le marchand de modes,
car le voilà là-bas, au milieu d'une troupe de nigauds
comme lui ; depuis quelques minutes je le voyais passer et
repasser devant cette feuètre,et voilà, mes bons amis, ce
qui a troublé ma digestion et m'a mis en fureur.
— Mort au pâtissier! s'écrièrent-ils tous ensemble en se
précipitant hors de la taverne et courant au pâtissier et à
ses amis qui, ne se méfiant de rien, furent entourés, as-
saillis, abîmés de coups par des gens qui sortaient de table.
Je ne voulais pas être plus longtemps spectateur de
cette scène politico-gastronomique, toute comique qu'elle
pût être, parce que je craignais de voir quelque tête
cassée ou tout autre affligeant malheur. Mais un intérêt
d'un autre genre y retint mes yeux attachés ; le féroce
marchand de modes et les convives de son opinion s'étant
précipités et mis à courir sur la place sans dire un mot au
maître de la taverne, celui-ci crut qu'ils se sauvaient sans
payer leur bon déjeuner, et courut après eux en brandis-
saut le bois d'ua cerf, tué ce jour même pour servir ainsi
doublement aux élections. Les garçons, voyant leur maitre
s'élancer dans la foule avec cette singulière arme, la pre-
mière qui lui était tombée sous la main, à son exemple
s'armèrent, qui d'une cuiller à pot, qui d'une longue,
fourchette, qui d'une broche, et suivirent leur maitre pour.
lui prêter main-forte. Les assaillants furent assaillis à leur
tour, et lâchèrent prise, au grand contentement du pàtis-
siéV et des siens , qui , à la faveur de ce secours inattendu ,
prirent l'offensive et étrillèrent d'une rude façon le mar
chand de modes et sa bande.
Quel tableau! quelles mœurs! pour un ét.'-anget venu
en Angleterre afin d'y admirer une civilisation de cin-
quante ans en avance sur le reste de l'Europe! J'en états
pourtant là, et j'en pouvais à peine croire au témoignage
de mes yeux.
— Ah ! monsieur Van Krooeck , dis-je à mon cicérone
sortons d'ici, l'épaisse vapeur des viandes fumantes me
suffoque dans cette maison, la vue du sang sur cette grande
place attriste mes regards, .\llons-nous-en.
— Bah! bah! s'écria mou gros Hollandais, vous êtes
trop susceptible ; il faut prendre ces choses pour ce qu'elles
sont, une comédie étrange, unique au monde, et qu'on
doit voir au moins une fois en sa vie. Allons maintenant
sur les hustings; nous saisirons mieux l'ensemble de la
scène et nous entendrons causer les gens.
Des deux côtés de la place s'élevaient des hustings ou écha-
faudages forrfiésde planches ployant et prêtes à craquer sous
le poids, les trépignements et les luttes des bruyants fils d'Al-
bion. Mais c'était le milieu de la place qui présentait une
scène folle, triste, fantastique, étourdissante ; des groupe,*;
nombreux discutaient ou pUitùl hurlaient leurs arguments
en faveur de leur candidat, d'autres couraient çà et là un«
bourse à la main, dont ils distribuaient le contenu èd«
pauvres hères à la mine affamée. Cette vue me rappela la
distribution de gros sous, qu'à un jour déterminé de la
semaine, font à leur porte avec ostentation certains mil-
lionnaires à une foute déguenillée et grelotante, qui a trotté
parfois deux lieues de chemin pour venir recevoir dix
^
IVTUSEE DES FAMILLES.
311
centimes. Mais dans cette compar.iison l'avantage restait
aux pauvres, qui recevaient le denier de'Ia charité ou de la
vanité, comme on voudra ; tandis que le citoyen anglais
vend , lui, et à vil prix , sa chère lilterlé. Enfin, il y en avait
une foule d'autres qu'on -ne voyait qu'en partie, cachés,
enfouis, perdus qu'ils étaient dans des masses informes ou
plutôt dans des pelotons d'hommes se bousculant, se traî-
nant, se déchirant avec la furie de l'ivresse et de la colère,
et si singulièrement enchevêtrés les uns sur les autres,
qu'on ne voyait de l'un^qu'un bras, de l'autre. qu'une
jambe en l'air, d'un troisième la tète ensanglantée, d'un
quatrième enfin le bâton à moitié rompu, sans apercevoir
la main qui le tenait.
— Vous voyez bien ces hommes graves et posés, me dit
Van Krooeck en me montrant une autre partie des huslings,
qui supposerait qu'il pût jamais s'élever entre eux un sujet
de dispute et de batterie? Il y en a mille pourtant qui
peuvent surgir en un jour : car, sachez-le, l'.Anglais est
trop poli pour battre son voisin sans une raison, ou tout
au moins sans un-prétexte. Mais, tenez, prêtez l'oreille, là,
à deux pas de nous ; voyez-vous ces deux hommes au vi-
sage animé, à la parole haute? Entre eux une scène se
prépare.
— Je vous répète, monsieur, disait l'un des deux per-
sonnages à son interlocuteur, que M. I^arkernous a réga-
lés à la fin du diner, avec du gin de sa propre distillerie,
et qu'il a fait en cela acte de bon citoyen, puisque le gin
est une liqueur indigène et nationale.
— Fort bien, répliqua l'autre avec vivacité, mais quand
sir Colingbrocke traite ses amis avec une excellente eau-de-
vie de France, agit-il en- mauvais Anglais, lui qui achète
fort cher cette liqueur étrangère, ce qui fait entrer bien de
l'argent dans les colTres de l'excise, et de plus ce qui en-
tretient DOS bonnes relations commerciales et politiques
avec nos voisins les Français? Qui oserait dire après cela
que sir Colingbrocke a tort, et le cède en bons sentiments
à tout habitant des Trois-Royaumes?
— Qui? moi! cria le partisan de la bo*isson indigène ;
mais à peine avait-il prononcé cette imprufleute bravade,
que saisi au milieu du corps par son redoutable adversaire,
il allait mesurer la hauteur des hustings aux pavés, lorsque
heureusement un bras vigoureux l'arrêta sur la balustrade
et prévmt une chute qui eût pu être mortelle.
Nous laissâmes ces. bons citoyens terminer leur querelle
et prouver, à grand renfort de gourmades, s'il est plus
ou moins polilique de s'enivrer avec^u gm anglais ou de
l'eau-de-vie de France.
M. Van Krooeck me fit alors remarquer une autre partie
au drame q m se jouait sur la place. Plusieurs de ceux qui ne
cessaient d'affluer sur celte place ne paraissaient pas en-
core en élat d'ivresse, et plusieurs de ceux qui s'y trou-
vaient déjà semblaient tout récemment dégrisés ; mais les
uns et les autres se jetaient au milieu des nombreux com-
battants qui encombraient le passage, et comme pour les
séparer : le croirait-on? leur but, comme me l'expliqua
M. Van Krooeck, n'était que d'attraper quelques horions
pour avoir le plaisir d'en rendre à leur tour, et aussi pour
avoir le prétexte d'aller boire aux dépens du parti vainqueur,
• auquel ils ne manquaient pas de se rallier après la victoire ;
puis, sortis des tavernes ivres de nouveau, de nouveau ils
se dégrisaient à force de coups, et jouaient ce jeu toute la
journée.
— Ces gens-là, dis-je à M. Van Krooeck, peuvent-ils
avoir la moindre idée de l'importante question nationale
qui va se décider? Ne sont-ils pas plutôt, en pareille cir-
constance, un embarras, un sujet de vergogne pour les
candidats? car autant vaudrait se dire nommés par le»
pavés de cette place que par des électeurs ivres-morta qui
discutent à cou(is de pomg?
— Le sens et la raison des hommes ne sont rien ici,
monsieur, répondit le Hollandais ; leur afflueuce seule pro-
duit l'elTet qu'on désire, qui est d'avoir des noms, beau-
coup de noms, rien que des noms. Feu importe qui ou (pioi
ces noms désignent ! on prendrait les noms des rues, mon-
sieur, à défaut d'autres pour en faire des électeurs.
Au dernier renouvellement de la Chambre, continua
M. Van Krooek, je fis une excursion dans un village voisin
où m'appelait une affaire ; j'étais loin de m'altendre aux
scènes grotesques dont j'y fus témoin.
A Londres, monsieur, les acteurs du singulier spectacle
qui vous étonne appartiennent pour la plupart aux plus in-
fimes classes de la société ; les plus distingués sont de
petits marchands, les gentry, c'est-à-dire les propriétai-
res se respectent assez en général. Mais dans les petites
villes, dans les villages de comtés, c'est un pêle-mêle sans
retenue, un oubli complet des habitudes distinguées dues
au rang, à la fortune, à l'éducation.
Ainsi, quand le candidat à la représentation de ce village
parut sur la place, il était accompagné de madame sa
femme, qui distribuait à droite et à gauche de gracieux
sourires, et de madame la femme du maire, qui donnait
des poignées de main aux artisans et aux laboureurs. Je
dois rendre cette justice à madame la femme du futur dé-
puté, qu'elle n'avait pas bu le plus petit verre de wisky;
quant à madame la mairesse, quelques spectateurs disaient
d'elle qu'elle était une fort jolie femme avant d'avoir eu
la petite vérole.
Mais j'oubliais de vous dire, continua M. Van Krooeck,
en quel étrange cortège ces illi^tres personnages firent
leur entrée sur la place des élections. Us étaient précédés
de trois joueurs de flûte et suivis de neuf douzaines de
jambons portés par leurs domestiques ; comme ils avaient
acheté plus de liquide que n'en pourrait probablement
consommer la population électorale du lieu, ils avaient fait
venir de Londres deux douzaines de poètes et de feuilleto-
nistes, pour être les utiles auxiliaires des habitants dans
l'opcratiog de vider les barriques. Dire ce que la multitude
applaudit avec le plus de force, de M. le député, des dames,
des écrivains de Londres, de la bière ou des jambons, c'est,
I monsieur, ce qui me serait tout à fait impossible ; mais vous
comprenez de reste qu'un candidat ainsi appuyé ne pou-
vait manquer son élection, qui fut en effet emportée d'em-
blée.
Comme je considérais cette espèce de mascarade en spec-
tateur fort tranquille et surtout fort indifférent, un hab'tant
du village vint droit à moi , piqué sans doute qu'il était de
voir le peu d'intérêt que je semblais prendre à ce qui lui
en inspirait un si vif à lui ; car des deux candidats, l'un
était un riche propriétaire de mines de houille, l'autre un
non moins riche propriétaire foncier. Or, ces deux hommes
pouvaient à leur gré affamer le pays, 'l'un en suspendant le
travail de ses mines, l'autre en refusant de vendre son blé
ou bien en le vendant à un prix élevé.
— Monsieur, me dit d'une voix assez impérieuse l'éltc-
teur essoufflé, pour qui votez-vous, pour le charbon ou
pour le blé ?
—r Ni pour l'un ni pour l'autre, monsieur, car...
Je n'eus pas le temps d'achever.
— Ah ! quelle honte ! s'écria l'électeur, que cette indif-
férence aux intérêts du pays ! Allez-vous-en d'ici, dit-il eu
me lançant un regard pfein de menace.
Comme j ne jugeai pas à propos d'obéir à cette in-
312
LECTURES DU SOIR.
jonction, je fus en un instant entouré de quinze à vingt
personnes, qui se fussent inimédialcment portées à des
violences, sans le bruit d'un incident qui vint s'emparer
de toute leur attention. C'était un combat entre la vache
d'un partisan de la houille et le chien d'un partisan du blé,
tous deux bien connus de la foule. Ce combat leur parut
presque aussi intéressant que s'il eût eu lieu entre les maî-
tres mêmes de ces animaux, et que si l'élection de l'un ou de
l'autre candidat en eut dû dépendre. Le chien de l'électeur
du blé resta vainqueur, à la grande satisfaction des gens
de son opinion, à qui cette victoire parut un heureux pré-
sage. Tel fut, monsieur, l'important incident auquel je dus
de n'être pas assommé, et qui put distraire mon agresseur
des graves intérêts du pays dont il semblait occupé au
point de chercher querelle à un homme paisible.
A l'instant où finissait cette histoire d'une élection de
village, nous entendîmes un grand bruit de voix qui
criaient:
— Le voilà! le voilà! Hourra pour M, Larker! Hourra
pour sir Colingbrocke l
C'étaient les deux concurrents, qiii venaient pour la se-
conde fois sur la place où le malin ils n'avaient fait qu'ap-
paraître. Et la foule, de[)uis lors, était restée à les atten-
dre, buvant, jurafi.', se battant, comme j'ai tâché de le
peindre plus haut. A la vue des héros de la fête, qui tous
deux prirent place sur les hustings, pour y débiter chacun
un superbe speech, tout cet immense tumulte, qui assour-
dissait tout à l'heure, s'apaisa comme par enchantement.
Les dos cessèrent de retentir de coups, les voix de vo-
ciférer les plus effroyables jurons, dans lesquels je remar-
(]uai que le diable intervenait inévitablement. L'un des
(trateurs, le baronnet Colingbrocke, étendait le bras pour
parler, lorsqu'il fut abordé par un homme fort mal vêtu,
qui lui dit très-familièrenrent :
— Gentleman, je veux faire quelque chose en votre fa-
veur; touchez cette main qui raccommode des souliers,
pour prouver que vous ne méprisez pas le peuple : cela
décidera pour vous bien dès hommes chancelants à qui j'ai
entendu dire que vous étiez trop fier et trop dur pour rien
faire en faveur des pauvres prolétaires.
— Ils mentent, mon ami, ils mentent ou ils se trom-
pent; la preuve, la voici. Et là-dessus , sir Colingbrocke
mit sa main blanche dans la main calleuse et noire du sa-
vetier.
Comme les deux personnages avaient parlé fort haut, et
que leur échange de courtoisie sur les hustings se voyait
de partout, la foule ne perdit rien de cette petite scène,
cl en témoigna sa jubilation par des hourras et des applau-
dissements frénétiques.
Quant au savetier, la joie, l'orgueil d'avoir publique-
ment touché la main d'un gentleman, n'était-ce pas pour
lui une liberté illimitée, et la plus grande somme de bien
qu'un législateur pût faire à ses concitoyens? A qui donc
fut vraiment utile ce jeu de la ruse hypocrite et de la sotte
vanité? Au riche gentilhomme, à qui il n'en coûta que la
peine de se laver les mains en rentrant dans sa somptueuse
demeure.
Sfi poignée de main prépara la foule à écouter son dis-
cours emphatique et vide de sens, cent fois mieux que ne
l'eût fait le plus habile cxorde. Tout ce discours roulait sur
la tendance , de plus en plus prononcée , de l'aristocratie à
se rapprocher du pauvre peuple et à sympalhiser à ses
souffrances. Aussi eut-il un succès prodigieux.
— Je crois, dis-je h M. Van Krooeck, que ce menteur de
baronnet sera le candidat heureux. Qu'en pensez-vous
monsieur?
— Jusqu'à présent, les chances sont en sa faveur, ré-
pondit-il ; la scène de son début a été d'un puissant effet,
et le sujet de son discours est un rêve qui transporte ce
pauvre peuple dans un monde idéal de félicités; aussi vous
avez pu observer, comme moi, que tous les assistants»
même les partisans de son compétiteur , étaient comme
enchainésà sa parole. J'en ai même vu plusieurs qui jetaient
leurs rubans verts pour y substituer le ruban jaune qui est
la couleur de sir Colingbrocke. Cependant la connaissance
que j'ai des mœurs anglaises m'empêchait de parier pour
lui jusqu'à présent : le moindre incident , le plus insigni-
fiant hasard peut lui faire perdre en un instant tout ce qu'il
vient de gagner. Ecoutons maintenant son concurrent. Le
voilà qui tousse et crache ; il va parler.
Portrait de M. Larker, candidat.
M. Larker parla en effet, et dit fort lourdement de fort
bonnes choses. Son texte, à lui, était : t facilité du travail pour
le peuple.» Il établissait très-logiquement que cette facilité
de travail résullait de l'extension du commerce extérieur,
résultant elle-même de l'abaissement des tarifs. Celait là
véritablement une question palpitante de vérité et d'intérêt
pour le peuple. Mais à sa froideur on s'apercevait aisément
qu'il n'en jugeait pas ainsi. Cela pour deux raisons : d'a-
bord parce que le langage traînant et pâteux de l'orateur
dépréciait le fond excellent de son discours; ensuite parce
que ce fond même était moins du goût de ce brave peuple
que celui de l'adroit baronnet.
Que promettait ce dernier, en effet? Des lois favorables
au bien-être général, une aristocratie compatissante qui
abaisserait l'échelle mobile des céréales, multiplierait les
sociétés de bienfaisance, et enfin en viendrait peut-être à
distribuer son superfiu aux malheureux en leur touchant
dans la main. Le pauvre peuple jouirait donc d'un facile
bonheur quand viendraient ces jours fortunés promis par
sir Colingbrocke.
Que promettait, au contraire, la grosse logique du négo-
MUSÉE DES FAMILLES.
313
ciant? De bonnes lois , c'est \Tai , mais qui imposaient tou-
jours au peuple la dure nécessité du travail ; ce travail
serait sans interruption, c'est vrai, mais la fatigue du pauvre
ouvrier serait sans interruption aussi , par conséquent.
Cette perspective , à tout prendre, était bien moins sédui-
sante que l'autre; et après le discours de son adversaire
sir Colingbrocke avait trois chances de plus qu'aupara-
vant.
— Attendez, voici maintenant le plus curieux, me dit à
l'oreille M. Van Krooeck : depuis quelques années l'Angle-
terre a fait des progrès dans la voie de la corruption ; et il
est d'usage aujourd'hui qu'après avoir exposé les principes
généraux de la politique qu'il suivra à la Chambre, chaque
candidat fasse personnellement à ses électeurs des pro-
messes brillantes, qu'il réalise plus ou moina, quelquefois
nullement. L'un met en avant sa fortune, l'autre son cré-
dit , celui-ci son commerce , celui-là sa bonne volonté.
Tenez, les voilà qui commencent.
— Hommes de la Cité, disait le baronnet, je veux faire
bâtir quarante grandes maisons dans vos quartiers, et les
louer à soixante-quinze pour cent au-dessous du taux ac-
tuel des loyers.
— iionnètes habitants de la Cité, reprit aussitôt le né-
gociant , je ferai construire un dock colossal où seront
employés quinze cents hommes du matin au soir.
— Moi , répli(]ua le baronnet, j'ai des bois immenses où
je vous permettrai d'aller ramasser les branches mortes
pendant l'hiver.
— Bravo ! bravo ! hourra pour le baronnet, cria le peuple.
— Et moi, cria le riche marchand , j'ai vingt vaisseaux
sur les mers, douze usines, quinze fabriques de coton;
j'emploierailes ouvriers toute l'année, même l'hiver, et
j'augmenterai l«s salaires de deux pence par jour.
D'assez faibles applaudissements accueillirent ces libéra-
lités qui n'excluaient pas la nécessité du travail.
— JLt moi, enfin , reprit le baronnet, je vous ferai bâtir
Promesses électorales. Spécimen d'une chapelle anglaise.
une église, dont voici le spécimen, daus le dernier genre, | fenêtres et portes ogives, promenade ombragée alen-
avec pasteur orné de sa croix, grande nef et bas-côtés, ( tour, etc., etc.
aiLLET 1S15. — 40 — TREIZIÈME VOLUME.
314
LECTUKES DU SOm.
En racme temps le baronnet déroula une immense gra-
vure, représentant en effet sa promesse électorale, et dont
ses agents répandirent sur la foule des milliers d'exem-
plaires.
Cette dernière épreuve de la séduction fut aussi fa-
vorable que les autres à sir Colingbrocke, et M. Van
Krooeck et moi nous nous attendions définitivement à le
voir nommer député.
— Voici le moment , me dit mon gros négociant hol-
landais, où l'on va recueillir les suffrages ; mais qu'est-ce
qu'il se passe donc là-bas? Quel tumulte , bon Dieu!
— Savez-vous ce que c'est ? demanda-t-il à un homme
qui venait tout essoufflé se reposer près de nous ou peut-
être y chercher un refuge contre quelque menaçante
agression.
— Il y a , répondit l'homme , que l'élection de sir Co-
lingbrocke, à laquelle je m'intéressais en qualité de courtier,
— car je suis un de ceux qui ont distribué son argent à
ses tidèles électeurs, — que cette élection, dis-je...
Le pauvre homme était tellement hors d'haleine qu'il
pouvait à peine parler.
— Eh bien! enfin , que cette élection est fort compro-
mise.
— Comment cela?
— Vous savez, messieurs, que le ruban jaune est la
couleur de sir Colingbrocke?
— Oui... Eh bien?
— Eh bien ! Ig marchand de ruban jaune venait d'en
vendre trois aunes à vingt électeurs qui, abandonnant le
parti de M. Larker, avaient embrassé soudainement ce-
lui de mon honorable patron. Vingt, trente, cent autres
allaient sans doute les imiter...
— Mais , je ne vois pas, répondis-je, que ce fait-là soit
un cas à compromettre l'élection de votre patron , bien au
contraire.
— Monsieur, je serais de votre avis , s'il n'y avait pas
autre chose, répondit ingénument le pauvre diable. Mais
il y a autre chose, voyez-vous!
— Qu'esl-cè donc alors?
— Voilà. Le marchand de rubans n'ayant pas à rendre
la monnaie d'une guinée, est allé la chercher avec ses
acheteurs chez le marchand de gin le plus voisii^. Pendant
ce temps-là, les verts partisans de M. Larker, indignés
de la défection qui venait de faire un vide dans leurs rangs,
se sont JQtés sur la petite boutique ambulante du marchand
absent, ont fait main-basse sur tous ses rubans jaunes et
se sont enfuis en les emportant au plus vite. En vain on a
cherché du ruban jaune dans toutes les boutiques de la
Cité : on n'en a pas trouvé seulement ce qu'il faudrait pour
attacher le bonnet de nuit de sa seigneurie le lord-maire.
C'est sûrement un coup monté par les larkéristes : oui,
oui, les triples coquins, ils ont accaparé toute notre cou-
leur pour compromettre notre succès et nous ruiner.
— Mais, dis-je à l'homme que ce tour d'adresse sera-
l)lait avoir confondu et démoralisé, ne peut-on voter pour
tel ou tel candidat sans avoir un ruban vert ou jaune pendu
à sa boutonnière ou à son chapeau?
— Sans ce signe, monsieur, comment reconnaître dans
une si grande foule ceux que l'on va prendre pour les me-
ner voter? Comment se concerter avec ses amis? A qui
distribuer de l'argent? Sur qui taper dans la bagarre? Au-
tant il e^t réjouissant de faire tomber son poing bien serré
sur le dos d'un adversaire , autant il serait lamentable d'en
faire sentir le poids à un homme qui partage vos cjjnvic-
tions politiques. N'est-ce pas bien vrai , monsieur?... Vous
me paraissez étranger, mais la justice est de tous les pays ;
et vous pensez comme moi là-dessus, n'est-ce pas?
— Sans doute, sans doute, mon ami, m'empressai-je
de répondre, eu riant, pour en savoir davantage de ce sin-
gulier homme qui pleurait presque de douleur à la vue de
son parti en désarroi.
— Eh bien! monsieur, outre les inconvénients que je viens
de vous signaler, en voici d'autres qui vont faire échouer
certainement le baron sir de Colingbrocke. Tous ceux
qui allaieut faire défection au parti de M. Larker, et grand
en était le nombre! séduits qu'ils étaient par les brillantes
et généreuses promesses de l'honorable baroanet; tous ces
gens, dis-je, n'ayant plus aucun moyen de se faire con-
naître à nous , vont demeurer dans leur opinion erronée ,
je puis mêmetlire fausse, ce qui ne sera pas moins préju-
diciable aux intérêts de la vieille Angleterre qu'à ceux de
sir Colingbrocke.
— En effet, répondis-je, l'Angleterre va perdre beau-
coup à la déconvenue de sir Colingbrocke ; mais, pour lui,
il gagnera tout ce qu'il ne donnera pas , et c'est beaucoup ,
car il avait fait de bien larges promesses.
— Et il les aurait tenues, ajouta piteusement mon inter-
locuteur désolé... Oui , il les aurait tenues, ces promesses ,
et voilà le comble de notre infortune, c'est qu'il ne les
tiendra pas s'il n'est pas nommé. Car...
— Car il n'aime guère le peuple, mon brave ami, répon-
dis-je sérieusement à ce pauvre homme, dont l'espèce de
bonne foi dans l'erreur et l'égoïsme me faisait pitié. Non, il
n'aime guère le peuple, votre sir Colingbrocke , qui , riche
à millions, ne donne au peuple des loyers à bon marché et
les branches mortes de ses bois qu'en retour d'un vote
qui se trouve être ainsi un acte de mauvais citoyen.
— Mais, monsieur, dit l'homme fort étonné, les choses
ont toujours été ainsi ; et il n'est pas un Anglais qui n'es-
père bien que rien n'y sera changé.
— Il a raison, me dit M. Van Krooeck ; le fait ici efface
la notion du droit à tel point, qu'une révolution sociale
pourra seule rétablir cette notiou dans l'esprit de tout un
peuple.
— Enfin , demandai-je au courtier d'élections , sir Co-
lingbrocke , dans votre opinion, a donc à présent bien peu
de chances?
— Oh ! oui, bien peu , puisque cent cinquante à deux
cents électeurs, qui étaient en retard, qu'on attendait d'un
instant à l'autre et auxquels on devait une distribution d'ar-
gent, se promènent à l'heure qu'il est dans la foule sans
qu'on ait le moyen de les recoilnaître.
— Mais ils n'ont, répliquai-je, qu'à se présenter eux-
mêmes pour être connus.
— Non, monsieur, non, me dit Van Krooeck, la forme
est toute-puissante dans ce pays : le fond est peu de chose
ou même rien sans la forme. Les gens dont nous parle
cet homme n'oseront passe présenter sans ruban jaune ;
d'ailleurs, sans le ruban jaune ils ne recevraient pas leur
salaire , et sans le salaire payé d'avance ces ouvriers con-
stitutionnels ne travaillent pas. Ils font grève, comme on
dit à présent en France. Mais voilà enfin les votes qui se
prononcent : approchons -nous pour mieux voir et en-
tendre.
Nous nous mêlâmes donc à la foule. Quelle langue dira
jamais dans sa vérité celte scène de confusion! Les deux
partis semblaient également enflammés de fureur, de ja-
lousie, de patriotisme et de punch.
Tout se tournait maintenant contre le baronnet, si heu-
reux d'abord. Ses partisans, ravis de voir son succès si
bien préparé et n'en doutant presque plus, étaient tous
RTUSEE DES FAMILLES.
315
allés abreuver leur joie avec force bière, |)unch et liqueurs.
Si bien qu'au momeDt de voter, ils étaient presque tous
privés de leurs facultés par une ivresse complùle. J'en vis
un que deux hommes soutenaient par les bras: on eût dit
un paralytique digne de toute pitié. Comme il ne put pas
seulement lever la tète pour voir où il était, on le jeta dans
un coin , et un autre parut. Celui-ci marchait encore, mais
pour le moment ayant perdu l'usage de sa langue, il de-
meura muet comme un poisson. Un troisième, bien ivre
aussi, mais qui pourtant pouvait marcher et parler, inter-
rogé sur le candidat auquel il donnait son vole, répondit
en soupirant bien haut : Tabac' et eau-de-vie. Un qua-
trième , enfin , aussi zélé pour la religion que pour l'eau-
de-vie , de France . à ce qu'il parut , répondit ainsi à la
question : Pour qui votez-vous? « Moi, dit-il, que le
diable me rôtisse pendant mille ans, et puisse-t-il sefati-
guer à cette ingrate besogne , si je ne vote pas pour sir Co-
lingbrocke, l'ami de notre respectable religion! » Ce vote
fut le plus explicite et le plus intelligible de tous ceux
qu'obtint le malheureux baronnet; la plupart de ses élec-
teurs, les moins en goguette, n'ayant pu lui donner leurs
voix, faute de rubans jaunes. Et, en vérité, ce fut justice
que ce sir Colingbrocke, qui n'offrait au peuple que des
espérances chimériques ou des aumônes humiliantes, ne
l'emportât pas sur son concurrent qui présentait à ce même
peuple les avantages réels et dignes d'un travail coâtinu
et bien rétribué,
— Eh bien ! me dit, en nous en allant, M. Van Krooenk,
vous venez de voir ce que c'est qu'une élection en Angle-
terre, monsieur, et quel rôle y jouent l'amour et l'espoir
de la liberté et du bonheur publics.
— Les élections sont ici , répondis-je , un théâtre fort
instructif où les passions les plus destructives de toute
moralité et de toute grandeur nationale jouent leur rôle
sans déguisement ; c'est une école où une multitude de fous
deviennent pires , mais où l'homme d'état philosophe peut
recueillir d'utiles enseignements.
Le lendemain , je pris congé de M. Van Krooeck, et sans
regret je quittai l'Angleterre , ce pays classique de la li-
berté à propos duquel nulle dispute ne s'éleva plus entre
mon ami et moi. J'appréciais mieux la France où les mœurs
politiques ne sont pas encore aussi avancées que chez nos
voisins d'outre-Manche.
François CHARPENTIEK,
Ancien professeur de î^ Université.
HISTOIRE DE LA DANSE.
QUATRIEME ET DERMERE PARTIE (i\
\iv.
DE LA DA.NSE PENDANT LA RÉVOLUTION.
La fièvre révolutionnaire qui s'empara des esprits pen-
dant les dix dernières années du dix-huitième siècle n'eut
pas sur l'art de la danse l'influence àjaquelle on était en
droit de s'attendre. Tandis qu'on renversait en France la
plus vieille monarchie du monde, tandis que l'étranger
envahissait nos frontières, et que la guillotine, dressée en
permanence sur nos places publiques, plongeait la nation
dans l'épouvante et la stupeur, les théâtres, pour ainsi dire
oubliés au milieu de ce bouleversement général, conti-
nuaient paisiblement le cours de leurs représentations
quotidiennes. Le 21 janvier 1795, le soir même du jour
où la lète de l'infortuné Louis XVI était tombée sur lécba-
faud, toutesles salles furent ouvertes, comme de coutum'e;
il est vrai de dire qu'on y compta fort peu de spectateurs.
Sur ces entrefaites,' l'Opéra prit le nom de Théâtre des
Arts.
La direction en fut confiée à Payan, agent de la com-
mune de Paris. On était alors au fort de la terreur, et, bien
qu'on ne payât personne, tout, dit-on, y marchait à mer-
veille. ♦
Jusque-là on n'avait encore joué à l'Opéra que des pièces
mythologiques; Payan inventa les sans-culot t ides, pièces
révolutionnaires à grand spectacle, dans lesquelles on
exaltait les vertus de la République ou celles des héros.
Dans la Rosière républicaine, Vestris, en sans-culotte,
dansait un pa5 de trois avec deux religieuses
Ce fut aussi à cette époque que Gardel le jeune, qu'il
ne faut pas confondre avec Maximilien, eut l'idée de mettre
la Marseillaise en action. On ne peut se faire une idée de
la sensation que produisait cette composition, exécutée
(1) Voyez le« numéros de noYembre 1845, mars ei juin iH6.
par une foule nombreuse, armée de haches, de piques, de
mousquets, et au bruit du tocsin, de la générale et du ca-
non. Pendant la dernière strophe, chantée lentement, à
demi-voix, comme une prière* tous les spectateurs tom-
baieut à genoux.
Si, comme nous l'avons dit, la République négligea le
ballet-pantomime, elle rétablit du moins le ballet aiubula-
toir«, depuis longtemps hors d'usage. Il y eut un grand
nombre de ballets de ce genre. Le plus remarquable est,
sans.contredit, la FêteàV Être suprême; il fut, comme on
sait, dessiné par David et conduit par Robespierre. Les
détails en sont troj) coanus pour que nous prenions la
peine de les reproduire.
Robespierre en avait promis un autre en l'honneur d'A-
gricole Viala et de Barra; mais, cette fois, le public fut
singulièrement trompé dans son attente. Robespierre lui
joua le tour de se faire couper la tète, la veille même du
jour marqué pour la cérémonie.
Comme on le pense bien, la troupe chantante et dansante,
de rOpéra jouait un grand rôle dans ces ballets. C'était
d'elle queje plus souvent on tirait les déesses de la Raison
et celles^e la Liberté. Parmi les danseuses chargées de ces
honorables fonctions, nous ne nommerons que M"' Maillard
et M"' Aubry,bien«|u'il y en eût d'autres; car la Républi-
que avait des déesses de rechange.
M"' Maillard était une des plus belles actrices qui eussent
brillé sur la scène de l'Opéra. *. On n'avait jamais vu, dit
un auteur du temps, de lète plus admirable ni de plus
magnifique stature. »
Après Ie9 thermidor, une réaction violente s'opéra dans
les idées et dans les mœurs. Les carmagnoles, les bras
nus, les bonnets rouges disparurent, et l'on vit surgir à
316
LECTURES DU SOIR.
leur place une population pleine d'élégance et de jeunesse.
C'est ce qu'on appela la jeunesse dorée.
Les efTets de cette réaction s'étendirent jusqu'aux théâ-
tres. Ouverts jusque-là au seul profit des sans-culottes, ils
furent tout à coup envahis par cette foule nouvelle que la
terreur tenait depuis longtemps éloignée de cette sorte de
plaisirs. Les sans-culottides étaient tombées avec leur in-
venteur. Gardel, l'inépuisable Gardel, qui avait survécu à
la tourmente, leur substitua des pièces d'un goût plus
épuré. Ce fut alors qu'il fit représenter son ballet intitulé
le Jugement de Paris.
Peu à peu, le ballet reprit donc ses anciennes allures. Il
était nécessaire qu'il fit quelques pas en arrière, pour
rentrer dans la voie qui devait le conduire à la perfection
où il est arrivé aujourd'hui.
XV. — DU BAL.
Le bal, comme le ballet, fut dans l'origine un plaisir ex-
clusivement réservé aux cours, tant les dépenses qu'il
occasionnait étaient considérables.
Un des plus beaux bals dont il soit question dans l'his-
toire, est celui que Louis XII donna, après la prise de
Milan, aux nobles du pays. Dans ce temps-là, c'étaient les
dames qui choisissaient leurs danseurs ; nous avons peine
à comprendre qu'elles aient renoncé à ce galant privilège.
Les bals donnés par Louis XIV furent, sans contredit,
ceux dans lesquels on déploya le plus de magnificence.
Nous ne citerons que celui qui eut lieu à Versailles, à l'oc-
casion du mariage du duc de Bourgogne. Le roi lui-même
avait invité ses gentilshommes à y assister dans leurs ha-
bits les plus propres, et, pour éviter la confusion, on avait
établi à la porte un moulinet.
Dans tout bal réglé il y avait un roi et une reine, char-
gés d'ouvrir le bal et d'en faire observer les règles. La reine
ensuite conviait successivement tous les cavaliers, et dési-
gnait à chacun d'eux, en le congédiant, la personne qu'il
devait faire danser. Cette reine était, comme on le voit, la
protectrice des vieilles et des laides ; mais elle a disparu de
nos assemblées modernes, les vieilles et les laides seules
nous sont restées.
Il existait aussi à cette époque une coutume assez sin-
gulière, au profit de ceux ou de celles qui, par goût ou par
caractère, se présentaient dans un bal avec l'intention for-
melle de n'y point danser. Les hommes s'enveloppaient
dans un manteau, les dames se ceignaient d'une écharpe,
et l'on reconnaissait par là qu'ils ne se proposaient pas
d'accepter les invitations qu'on leur pourrait faire. C'était
ce qu'on appelait le privilège de Vincognito.
Cet usage donna lieu à une aventure fort extraordinaire.
C'était chez M"'« la présidente *t*, qui donnait un bal à
l'occasion du mariage de sa fille. Quatre jeunes seigneurs
de la cour, après avoir soupe aux Bons-Enfants, s'avisè-
rent d'aller à ce bal, enveloppés de manteaux d'écarlate
doublés de velours, et coillés de chapeaux garnis de grands
bouquets de plumes. La mariée, qui ignorait sans doute
la règle du bal, crut qu'il était de la bienséance d'en aller
prendre un pour danser; elle s'adressa à M. le marquis
de B.... Celui-ci se défendit d'abord avec énergie, sous le
prétexte- qu'il n'était pas en habit décent; mais, vaincu
bientôt par -l'insistance de la jeune femme, il entra avec
elle dans le centre du bal, et laissa tomber son manteau.
Ce ne fut qu'un cri ; les dames coururent à leurs éventails,
les hommes à leurs cpées; on cria de fermer les portes;
mais ces jeunes seigneurs, se doutant bien de ce qui devait
arriver, avaient eu la précaution d'ordonner à leurs valets
de s'en emparer; ceux-ci mirent l'épée à la main, donnè-
rent des armes à leurs maîtres, de sorte qu'ils se firent
jour pour sortir sans coup férir. L'événement fit grand
bruit dans Paris, et le roi l'apprit avec uu vif méconten-
tement ; mais il en excusa néanmoins les auteurs, sur ce
qu'ils s'étaient présentés au bal incognito.
La société galante du dix-huitième siècle était éminem-
ment faite pour le bal. L'usage ne tarda pas à s'en répan-
dre, non-seulement dans la noblesse, mais même dans la
classe la plus bourgeoise.
Sur ces entrefaites, la Révolution éclata. On peut danser
sur un volcan, mais encore faut-il qu'on l'ignore. Aussitôt
tous les salons se fermèrent, et la danse descendit dans la
rue; à mesure que les hôtels devenaient déserts, le forum
se remplissait. C'est alors qu'où vit danser la carmagnole
sur les places publiques, autour des échafauds et des arbres
de la liberté !
La réaction qui suivit le 9 thermidor ne s'opéra pas
seulement au profit de la politique et des théâtres, il tar-
dait aux femmes, qui avaient passé le dernier hiver dans
la tristesse et dans l'effroi, d'égayer celui-ci par des fêles,
des concerts, des festins et des bals, et de faire succéder
la richesse et l'éclat des parures à la négligence et même à
la malpropreté dont on avait fait parade pendant la ter-
reur.
Elles adoptèrent le costume grec, marchèrent les jambes
nues et seulement ornées de cothurnes, avec des diamants
et des émeraudes aux doigts des pieds. Une tunique dra-
pée à l'antique dessinait la taille, et laissait presqu'à nu la
gorge et les bras. Les jeuges horhmes portaient les che-
veux noués en tresses et fixés par des peignes, à la ma-
nière des militaires, des habits à collets noirs ou verts, et
des cravates énormes, suivant l'usage des chouans, pour
montrer leur sympathie avec ces derniers. Les mains dans
les poches d'un pantalon qui montait jusqu'aux aisselles,
ils avaient assez l'air d'une autruche; ils affectaient de
grasseyer en parlant, ce qui leur avait fait donner le nom
à'' incroyables; ils se faisaient couper les cheveux à la vic-
time, et saluaient en'inclinant la tète une fois et brusque-
ment, comme lorsqu'elle tombe, par allusion au supplice
de l'échafaud presque passé en habitude.
M""® Tallien et la jeune comtesse de Beauharnais étaient
l'âme des fêtes de cette bizarre époque.
Parmi les bals nombreux qui suivirent celte régénéra-
tion de la société française, nous ne mentionnerons que le
6a/ des victimes, donné exclusivement par des parents des
victimes du tribunal révolutionnaire, et dans lequel on ne
fut admis qu'en vêtements de deuil et le crêpé au bras.
Les bals de VHôtel-dc-Ville sont d'une très-ancienne
origine ; ils font partie des réjouissances par lesquelles les
Parisiens célèbrent les événements heureux pour l'État,
tels que la naissance des princes, leurs fêtes, les victoires
remportées sur l'ennemi, etc.
La Ville déployait toujours un grand luxe dans ces oc-
casions; quelquefois même il lui arriva de mal calculer
ses dépenses. Ou cite à ce sujet un mol d'Henri IV, qui
peinl merveilleusement le cœur de ce roi. Il s'agissait de
donner un bal pour fêter les ambassadeurs suisses, mais
il fallait de l'argent pour payer les violons. Pour faire face
aux dépenses, le prévôt des marchands et les échevins
demandèrent au roi un impôt sur les fontaines.
— Messieurs, répondit le roi, point d'impôts sur les fon-
taines; cherchez, pour régaler mes alliés, quelque autre
moyen qui ne soit pas à charge à mon peuple. Allez,
messieurs, il n'appartient qu'à Dieu de changer l'eau en
vin.
MUSÉE DES FAMILLES.
317
XVL — DES BALS MASQUÉS OU COSTUMÉS.
Le 29 janvier 1393, la duchesse de Berry donnait dans
son château des Gobelins une mascarade splendide, à la-
quelle toute la cour assistait. Vers minuit, une troupe de
masques, déguisés en sauvages, se présenta; leur habille-
ment était fait de poils collés avec de la poix. Le duc
d'Orléans, cherchant à deviner un des masques, et entraîné
par une imprudente curiosité, s'en approcha un flambeau
à la main, et mit le feu à son habit. En un instant toute la
salle est en flammes; le désordre est à son comble; cha-
cun fuit épouvanté. Soudain le cri de sauve le roi! retentit
de toutes parts. En effet, le roi Charles VI faisait partie de la
bande des sauvages. La duchesse d'Orléans le reconnaît et le
sauve d'une mort certaine, en étouffant avec sa robe le feu
qui consumait déjà ses habits. Mais le comte de Jouy et
le bâtard de Foix furent misérablement brûlés; le jeune
Nantouillet eût péri comme eux, lui-même, s'il n'eût ren-
contré une cuve pleine d'eau, dans laquelle il se précipita.
Un événement à peu près semblable arriva, en dSlO,
à l'hôtel du prince de Schwartzemberg, ambassadeur
d'Autriche, pendant un bal qu'il donnait à l'empereur Na-
poléon. La jeune et belle princesse y perdit la vie dans
les flammes, en voulant sauver son enfant.
D'après ce qui précède, on voit que les mascarades étaient
depuis fort longtemps en usage à la cour de nos rois. Mais
on n'y dansait pas. Ce fut Catherine de Médicis qui, la
première, ajouta la danse à ce genre de divertissement.
Le roi Henri IV s'y divertissait beaucoup.
« Le dimanche 23 février 1397, qui était le premier
dimanche de carême (dit le Journal de UÉtûile), le roi
Henri (it une mascarade de sorciers, et alla voir les com-
pagnies de Paris. Il fut sur la présidente de Saint-André,
sur Zamet, et à tous pleins d'autres lieux, ayant toujours
la marquise k son côté, qui le démasquait et le baisait par-
tout où il entrait. »
Louis Xlll donna aussi des mascarades, mais celles de
Louis XIV sont encore les plus brillantes. La première que
ce roi dansa eut heu chez le cardinal Mazario, le 2 janvier
16no; la dernière est le Carnaua/ de Benserade, qu'on
exécuta le 18 janvier iGG8.
A cette époque, les masques jouissaient d'un grand nom-
bre de privilèges ; ainsi ils avaient le droit de prendre la
reine du bal pour danser, quel que fût son rang. Un mas-
que, déguisé en paralytique, enveloppé d'une vieille cou-
verture, parfumé de camphre et de lavande, invita de cette
façon la duchesse de Bourgogne, qui présidait un bal que
Louis XIV donnait à Versailles, et cette princesse voulut
bien l'accepter par respect pour la règle. Ils avaient éga-
lement le droit de se présenter dans toute réunion, après
minuit, et alors ils étaient complètement maîtres de la
maison. Voici une anecdote rapportée dans le journal
secret des divertissements de la cour de Louis XIV, qui
suffira pour donner une idée de la licence ù laquelle il
était permis de se livrer pendant le carnaval.
Le président de N*** donnait un bal dans la rue des
,Blancs-Manteaux. Vers le milieu de la nuit, trois carrossées
de dames et d'hommes déguisés se présentèrent à la porte
de la rue; toute la livrée était en surtout gris pour n'être
pas reconnue. Mais les suisses, qui avaient ordre de n'ad-
mettre que les masques munis de billets, refusèrent l'en-
trée, quoiqu'il fût uue heure du malin. Sur ce refus, un
des personnages masqués, qui paraissait être le chef des
autres, ordonne de mettre le feu à la porte. Aussitôt la
livTée va chercher des fagots chez un fruitier voisin, on
les dresse contre la porte, on les allume avec des flam-
beaux. Les suisses, épouvantés de cette attaque, allèrent
en avertir le président, qui leur ordonna d'ouvrir toutes
les portes, se doutant bien qu'il fallait que ce fût des per-
sonnages de la première qualité pour faire une action si
hardie. Tout le cortège défila dans la cour, et l'on vit en-
trer dans le bal une bande de douze masques magnifique-
ment parés, avec une infinité de grisons masqués, tenant
un flambeau d'une main et une épée de l'autre. M. de X'",
sentant qu'il avait une faute à réparer, fit apporter de
grands bassins de confitures sèches et de dragées ; ce qui
n'empêcha point une dame de la compagnie de donner un
coup de pied dans l'un des bassins et de le faire sauter
en l'air. Mais cet événement n'eut pas de suite. Les mas-
ques dansèrent tranquillement le reste de la nuit, et sorti-
rent sans se faire reconnaître.
Le lendemain, cette aventure fut rapportée au dîner du
roi et de la reine-mère, par des gens qui n'y avaient point
participé. Le roi leur demanda leur opinion sur la con-
duite des masques. Tous furent d'avis qu'ils avaient eu
raison, et bien leur en prit, car la dame qui avait renversé
avec le pied le bassin de confiture était M'" de Montpen-
sier, et celui qui avait donné l'ordre de mettre le feu aux
portes était le roi.
Les'bals masqués de l'Opéra sont les premiers bals de
ce genre qui aient été ouverts au public. Ce fut le duc
d'Orléans, alors régent, qui les institua par ordonnance
du 51 décembre 1715. Leur succès fut prodigieux. Les
plus grandes dames, les plus grands seigneurs, les princes
et les princesses même se faisaient une véritable fête d'y
assister. Nous sommes fondés à croire, du reste, que, de
nos jours encore, beaucoupide dames se donnent ce plai-
sir; la vertu, comme l'imagination, aime parfois à s'égarer.
De la cour, l'usage du bal masqué n'avait pas manqué
de se répandre dans la ville. Mais cet usage tomba tout à
fait dès que tout le monde eut la faculté d'être admis aux
bals masqués de l'Opéra. Ce genre de divertissement ne
fut remis à la mode, dans les salons, que vers la fin de la
Restauration, par Madame, duchesse de Berry, qui donna
plusieurs bals costumés pendant le carnaval de 4829.
A l'un de ces bals. Madame perdit, en dansant la galoppe,
une frange de diamants estimée cinq cent mille francs;
mais Madame ne parut pas s'en préoccuper un instant. 11
est vrai que notre expression est vicieuse. Madî^ne ne per-
dit pas ses diamants, elle les laissa tomber; ils furent tous
retrouvés le lendemain.
XVIL — DES BALS CHAMPÊTRES.
Le peuple parisien a des goûts éminemment champê-
tres; il lui faut à tout prix des fleurs et du gazon. Il ne
lui suffît pas d'en avoir sur sa fenêtre, à son habit ^ sur
sa cheminée ; dès qu'un rayon de soleil vient l'informer du
retour de la belle saison, il s'en va tondre les collines et
batifoler sur l'herbe, aux doux sons des flageolets et des
cornets à pistons.
Ce que voyant, les frères Iluggien, cinq frères célèbres
dont les descendants sont depuis un siècle en possession
du privilège de divertir le peuple de Paris, conçurent l'i-
dée d'offrir au public, dans la ville même, un jardin déli-
cieux, où il pût trouver à la fois tous ses goûts satisfaits,
tous les plaisirs réunis. Le Jardin Ruggieri fut ouvert en
1766, rue Saint-Lazare, dans le quartier alors connu sous
le nom de Porcherons. Les imitateurs ne tardèrent pas à
surgir. L'année suivante, un nommé Torré fonda, à l'angle
des rues de Bondy et de Lancry, un nouveau jardin qu'il
surnomma le Vauxhall. Quelques années plus tard, il s'en
établissait un troisième, sous le nom de Colisée^ dans les
318
LECTURES DU SOIR.
Champs-tlysées, après le carré Marigny. La reine Marie-
Antoinette, Monsieur, le comte d'Artois et M"-" Elisabeth
honorèrent plusieurs fois ce jardin de leur présence. Le
Ranelagh du bois de Boidogne date de la même époque ;
il fut ouvert le lundi 25 juillet illi. On sait la vogue
que lui donna, pendant la Restauration, M"» la duchesse
de Berry.
Nous ne parlerons point du Cirque royal, de la Redoute
chinoise, du Vauxhall d'été, dans lequel se trouvait un
bassin où l'on se promenait en batelet; ni du Panthéon, ni
du Jardin des grands marronniers, ouvert par un maître
de danse nommé Luquet, et nous arriverons de suite au
jardin de Tivoli, dont le nom populaire promet de se per-
pétuer, de règne en règne, jusqu'à la postérité la plus re-
culée.
Le premier jardin connu sous le nom de Tivoli fut ou-
vert en 1796, par Claude Ruggieri, dans les superbes
jardins du fermier-général Boulin, qui leur avait lui-même
donné ce nom. Ce jardin, dont les dimensions surpassaient
de beaucoup la grandeur ordinaire de ces sortes d'établis-
sements, eut une vogue extraordinaire; l'empereur d'Au-
triche, l'empereur de Russie et le roi de Prusse le visitè-
rent tous les trois dans la même soirée, en 1815, ce qui
du reste ne l'empêcha point, en 1826, de tomber ^sous la
cognée des spéculateurs.
Kn face des propriétés Boulinse trouvaient les propriétés
Labouxière. A peine le premier jardin était-il détruit, qu'on
en vit s'ouvrir un second, sous le nom de Nouveau Tivoli.
Mais ce dernier n'eut pas une durée plus grande que son
prédécesseur; depuis deux ans ses pelouses se sont con-
verties en asphalte, et ses grands arbres en madriers.
Enfin, tout récemment, uq troisième Tivoli vient de
s'ouwir à la barrière Rochechouart, au sommet de la
chaussée de Clignancourt, dans le parc du château de
britiues, surnommé le Château- Rouge, où, dit-on, Henri IV
et la belle Gabrielle se donnaient leurs rendez-vous d'a-
mour. Nous n'avons rien à dire de cet établissement, qui
appartient exclusivement à l'histoire contemporaine.
l^armi les divertissements variés et nombreux que ces
jardins offraient au public, il faut mettre eu première ligne
la danse. Or, la danse en plein air a toujours eu un charme
qu'on Jui demanderait en vain dans l'espace étroit et au
milieu de l'atmosphère enflammée des salons. Ajoutez à
cela renlr|in d'un orchestre bruyant, l'éclat d'une illumi-
nation féerique, l'imprévu des rencontres, quelques allées
sombres et tortueuses, beaucoup d'herbe tendre, et vous
comprendrez avec quel empressement la foule devait se
porter dans ces réunions, embellies par tout ce que la ca-
pitale renfermait de plus jeune, de plus élégant et de plus
coquet.
0 XVIIL — DES DANSES NATIONALES.
Les plus vieilles danses populaires étaient la ronde, le
branle et le menuet. Ces danses étaient fort gaies, et par
siiile tout à fait dédaignées par les grands. La cour et les
salons avaient des danses particulières, graves, raides,
cérémonieilses, coitime le commandaient l'étiquette et le
bon Ion. C'était la boccane, les Canaries, les passe-pieds,
les duchesses, la pavane, la chaconne, la sarabande, les
passacailles, etc.
La boccane avait été inventée par le maître à danser
d'Anne d'Autriche, qui lui avait donné son nom ; les Cana-
ries avaient été tirées d'une mascarade où les danseurs
étaient habillés en rois de Mauritanie ou sauvages; on y
faisait , dit Trévoux , des pas excessivement gaillards.
La pavane empruntait son nom au paon, dont elle
était chargée de représenlor les mouvements. Deux cardi-
naux la dansèrent au bal dont nous avons déjà parlé, et
que Louis XII donna à Milan. Les vêtements que portaient
alors les danseurs et les danseuses, dit M™» Élise Voïart,
suffiraient seuls pour annoncer le caractère de la pavane.
Dans un vieil ouvrage composé à celte époque, et orné de
figures et d'airs de danse, on voit les cavaliers le chapeau
bas, une longue épée au côté, un ample n\anleau relevé
sur le bras, offrant avec toute la gravité possible la main
droite à leurs dames. Celles-ci, bien raides et bien com-
passées, portent des robes si longues, si amples, si char-
gées d'or, de perles et de pierreries, qu'affublées de tels
habits, il leur était impossible de donner la moindre viva-
cité à leur danse. C'était ce qu'il fallait. Catherine de Mé-
dicis modifia la pavane et lui ajouta de la grâce; mais,
pour cela, un grand changement dans les modes fut né-
cessaire; ce changement s'opéra. La chaconne, bien
qu'empruntée aux Maures, tire son nom de litalien ciacona,
qui signifie aveugle, parce que, dit-on, ce fut un aveugle
italien qui l'importa. La sarabande, inventée par lasignora
Sarabanda, célèbre comédienne, se dansait ordinairement
avec la guitare ou les castagnettes; l'air en était si agréa-
ble, que M. des Yveteaux, âgé de quatre-vingts ans et sur
son lit de mort, se le fit jouer jusqu'à ce qu'il trépassât.
Enfin, les passacailles étaient ainsi nommées, parce qu'on
les exécutait sur un air que les Espagnols avaient coutume
de jouer sur leur guitare, la nuit, en se promenant dans
les rues.
Bientôt, pourtant, les danses populaires pénétrèrent
dans les salons et à la cour ; cette faveur ne leur fut pas
accordée sans conditions, et les conditions étaient dures.
Mais le tout était de pénétrer ; le marché fut accepté. Déjà,
du temps de Louis XIV, l'usage était de commencer le
bal par un grand branle. Un cavalier prenait la main d'une
dame, faisait quelques pas avec elle en avant et eu arrière
sur un air grave et mesuré, puis tous les danseurs se réu-
nissaient en cercle pour danser. Peu à peu le branle reprit
son premier caractère. Ce fut alors qu'on vil apparaître
le branle à mener, ainsi nommé parce que chacun le me-
nait à son tour, et allait se ranger à Fa suite des autres
danseurs, après l'avoir exécuté ; le rond de Ronchard, la
boulangère, le branle des sabotiers, le branle des lavan-
dières, où l'on frappait dans les mains comme si on eut
lavé du linge ; le branle des chevaux, celui des oies, dans
lesquels les danseurs imitaient par leurs mouvements les
sauts et les attitudes de ces animaux. Ordinairement c'était
aux chansons que l'on menait les branles ; il y en avait un
consacré à terminer la soirée, et que, pour celle raison,
on appel.iit branle de sortie; mais le plus remarquable
était le branle aux flambeaux, dans lequel tous les dan-
seurs tenaient à la main un flambeau allumé.
Vers le même temps, on commença à danser le rigodon,
la gaillarde, surnommée la romanesque, la gavotte, origi-
naire du Lyonnais, et dans laquelle, dit Trévoux, on bai-
sait et donnait le bouquet; puis les danses de caractère,
telles que Varlequin, k pierrot, le paysan, Vivrogne, le
scaramouche, le sabotier.
Le menu^ est originaire du Poitou. Le célèbre Pécourt
y apporta une notable modification, en remplaçant la figure
de rs, qui était sa première forme, par celle du Z. Ce que
c'est que d'être un grand -liomine!
Le menuet seul, fidèle à ses engagements, conserva la
dii-'nité que les danseurs du grand monde lui avaient im-
posée. Aussi était-il considéré, malgré l'envahissement
des danses légères, comme la danse noble par excellence,
et maintenu fermement au premier rang par ses passion-
nés admirateurs.
MUSKE DES FAMIIXES.
319
Le menuet tenait encore le sceptre dans les salons,
quand parut une aventurière, qui venait on sait bion d'où,
mais dont rien ne légitimait les prétentions; chacun devine
que nous vouions parler de la contredanse. Ce fut en 1710
que s'opéra cette mémorable révolution.
La contredanse nous vient de l'Angleterre, où son nom
signifie danse des champs.
La contredanse ne s'implanta pas d'un seul bond sur nos
panjuets; elle transigea (l'abord, s'il est permis de s'expri-
mer ainsi, avec le menuet, et lui emprunta les chassés, les
traversés, les changements de main et \es balancés ; mais
ce qui est bon à prendre, dit Beaumarchais, est bon à gar-
der ; dès lors c'en lut fait du menuet, et peu à peu l'on vit
s'intronisera sa place \a jalousie, le cotillon, les manches
vertes, les rats, la cabaretiére, le testard, le rémouleur, la
belle mariée, la ferlane, la blonde et la brune, Vaimable
vainqueur, toutes autant de contredanses, qui jetèrent
successivement le désespoir dans le cœur des vieux dan-
seurs.
Marcel, célèbre maître à danser du temps, ne contribua
pas |»eu au succès de la contredanse. C'était un homme de
belle figure, bien fait, et en même temps fort original et
très-spirituel; ce qui est assez singulier. Il prétendait con-
naître le caractère des gens à leur démarche. Un jour, un
homme qui se disait Anglais vint le visiter.
— Vous, Anglais, monsieur ! dit Marcel... A ces jambes
pliantes, à ce corps voûté, je vous avoue que je n'aurais
jamais reconnu l'habitaatd'un pays libre.
Un autre jour, la main a|)puyée sur le front, l'œil lixe,
le corps immobile et dans l'altitude d'une méditation pro-
fonde, il regardait danser Helvétius, son élève.
— Grand Dieu ! s'écria-t-il tout à coup, que de choses
dans un menuet !
Marcel, il faut l'avouer, avait trop bonne idée du menuet
et de la liberté.
La vogue de Marcel ne tenait pas seulement à sa belle
figure et à son originalité. C'était lui qui avait appris aux
dames à se servir, par un coup de talon ou par un écart
entier, de leurs longues robes de cour à queue traînante,
et les dames lui en savaient gré. Il recevait chez lui tout
ce qu'il y avait de plus grand à Paris et à l'étranger; ses
leçons étaient d'un prix fou; les moindres révérences se
payaient six francs ; celles de présentation à la cour allaient
jusqu'à trois cents francs. H en coûtait cher alors pour
avoir des grâces.
Mais, fragilité des choses humaines! Quelques années à
peine après celte époque, on rencontrait Marcel, rongé de
goutte, portant une perruque à la Louis XIV, et appuyé
sur deux laquais qui lui servaient de béquilles. Quelques
années encore, et on ne le rencontrait plus.
La même gloire et la même fin à peu près étaient ré-
servées plus lard à Trenitz, autre maître à danser, qui nous
a transmis son liom entre la poule et la pastourelle.
La contredanse ne se contenta pas d'envahir les salons
de Paris; elle se répandit sur la France entière, où elle
remplaça successivement les danses des différents pays.
Quelques provinces cependant ont encore conservé leurs
danses nalionjles. A Ponlivy, près de Vannes, on danse
une espèce de branle dont le nombre des figurants est illi-
mité ; aux environs de Nantes, chaque couple de danseurs
danse les bras entrelacés. Les bourrées sont toujours en
usage en Auvergne et dans les montagnes du Dauphiné;
les danseuses s'accompagnent de la voix, et à l'aide d'un
tambour garni de grelots, dont elles se servent avec beau-
coup de dextérité. Dans le Languedoc, dans la Provence,
et en général dans toutes les contrées qui bordent la
Méditerranée, on retrouve les farandoles, les bails, les
contrapas, que les Maures y avaient importés. Enfin, pour
terminer ce chapitre, nous mentionnerons une danse
bayonnaise, très-gracieuse et très-vive, que l'on appelle le
pamperqué.
Nous aurions beaucoup à dire encore pour compléter
VHistoire pittoresque de la Danse. Mais les Danses étran-
gères, la Chorégraphie et V Influence générale de la Danse
formeront un petit article à part, qui trouvera sa place dans
le prochain volume du Musée. Avec la conscience d'un
historien qui interroge la cendre des empires, nous avons
conduit nos lecteurs, ou plutôt nos lectrices, depuis la
danse de David devant l'arche jusqu'à la contredanse du
bal Mabille, exclusivement. Que pourrait-on nous deman-
der de plus?
fiirpOLYTE ÉTIENNEZ.
FIN.
Le chemin du Nord.
MERCURE DE FRANCE.
(do 10 JUIN AU 10 JUILLET.)
Diselte de nouvelles. —Le trésor... déniché. — Trois milliards qui ne valent pas un millioD.
MuQiniartri- — Le ihéâire de Saint-Germain. —M. Romagnesi. — L'art de devenir député.
L'Opéra-Comique à
Nous avions préparé de belles tirades
sur riiiauguration du chemin de fer du
Nord. Mais quoi ! le vin de Champagne
est bu; les harangues sont oubliées. Ce
chemin de fer en est déjà aux caListrophes
comme les autres. Nous n'avons donc
I)lii> qu'un mol à vous dire: Si vous ne
<raignez pas de tomber dans les marais
•le Fampoux, partez le matin de Paris
avec l'anicle de notre collaborateur, M.
Schmii (numéro de juin); au lieu de
rester comme lui irenie-trois heures en
roule, vous arriverez en dix heures à
Bruxelles, vous dînerez et parcourrez la
ville, le Musée des famUles à la main, et
vous reviendrez le lendemain déjeuner à
Paris, si vous voulez dormir en wagons.
0 vapeur, voila de les coups !
— Voici, du reste, le temps de la disette
et de l'aridité pour les journaux connne
pour la terre. Plus rien de nouveau.sous le
soleil, si ce n'est que la chaleur est acca-
blante, que tout le monde s'enfuit aux
eaux et aux baius de mer, ou du moins à la
campagne. Les journaux seuls, ces Pari-
siens a perpétuité, ne peuvent faire comme
tout le monde. Il faut qu'ils servent à
leurs lecleurs,jusqu'au fond des retraites
les plusreculées, leur contingent ordinaire
de nouvelles plus ou moins dignes de ce
nom. Aussi, on entend chaque «jour les
grands carrés de papier, les grands jour-
naux quotidiens se demander les uns aux
autres, comme dans le conte de Barbe-
Bleue : « Anne, ma sœur Anne, ne vois-
lu rien venir? » L'un répond par des ac-
cidents de chemins de fer, l'autre par
des assassinats; celui-ci parle retour du
grand serpent de mer, et celui-là par des
pluies de crapauds , presque tous enlin
par les enfants à deux tètes qui ne man-
quent jamais d'occuper la place de nos
députes dans l'inlervalle des sessions.
Le Constitutionnel seul a trouvé du nou-
veau : c'est un trésor à Montmartre!
L'histoire remonte au delà de la grande
révolution. En voici la substance:
Il y avait en ce temps-là un comte
Charlraire de Monligny, qui était si ri-
che, si riche, qu'il ne pouvait parvenir à se
ruiner. E lire autres moyens qu'il em-
ployait pour cela, il fil bâtir à Montmar-
tre une quantité de maisons qu'on nom-
ma, selon l'usage, les FoUes-Montiqny.
320
LECTURES DU SOIR.
Notre comte se rendit ainsi tellement po-
pulaire, que lui et ses maisons furent
épargnées en 1793. Toutefois, il jugea
prudent d'éniigrer, en confiant la garde
des Folies à un domestique incorruptible.
Ce valet sans pareil s'appelait Beucliot.
Un beau jour, ou plutôt une affreuse nuit,
il donna asile à l'abbesse de Montmartre
et à son trésor, menacés, l'une portant
l'autre, par les sans-culottes de l'endroit.
Celte abbesse, ancienne amie du comte
Chariraire, était d'auianl plus opulente
qu'elle appartenait à l'illustre maison de
Montmorency. Elle fut enlevée des Folies
et guillotinée, mais son trésor demeura
sous la garde de Beuchot..
Les années s'écoulèrent; le comte Char-
iraire mourut. La propriété changea de
maîtres, et Beuchot gardait toujours son
secret. Un jour cependant il mourut à son
tour, eten mourant il confia la clef du trésor
à une femme de ses amies. Cette clef était
la révélation suivante : « Creusez sous la
« serre des Folies-Monligny, vous trouve-
« rez une première cave, puis une se-
« conde, puis une troisième. Dans cette
« troisième cave, vous trouverez une
w pierre de taille, sous cette pierre de
« taille une cachette , et dans cette ca-
« chette le trésor de l'abbesse. »
L'amie de Beuchot se le tint pour dit,
et guetta l'occasion d'arriver à la pierre
philosophale. Celte occasion se fil attendre
jusqu'en 18i6 ! — La bonne dame était oc-
togénaire, mais mieux vaut tard que ja-
mais! Après avoir passé de mains en
mains, le terrain précieux venait d'être
acquis par la commune ! La dame court à
la mairie de Montmartre, y raconte ce
que vous venez de lire, entreprend les
fouilles à son compte et dépose 600 fr. en
espèces. On pioche à l'endroit indiqué...,
on trouve la première cave, la seconde,
la troisième... Vous jugez dgs palpitations!
Voici la pierre de taille qui couvre le
trésor... On la soulève. Le nid était bien
là ! mais l'oiseau avait été déniché ! Par
qui? c'est la question que déballent à
celte heure toutes les commères de Mont
de jouer à Montmartre, à deux pas des Fo-
lies-Montigny, un charmant opéra comi-
que, la Télé de Méduse, paroles de M. Des-
forges, et musique de M. Scard, dont nous
publierons bientôt une excellente mélo-
die. M. Daudé, l'ancien chanteur de la
salle Favart, s'est surpassé dans le prin-
cipal rôle; et l'acteur et le compositeur
ne tarderont pas à briller sur une plus
grande scène.
— LethéàlredeSaint-Gcrmain-en-Laye,
'remis à neuf, depuis les premiers rôles
jusqu'aux dernières loges, vient de rou-
vrir sous l'habile direction de M. Sorant,
et sous l'illustre patronage de M. Alexan-
dre Dumas. Notre célèbre collaborateur a
fixé la mode à Saint-Germain en y éta-
blissant ses pénates. Nous vous conterons
bientôt, à la plume et au crayon, les mer-
veilles de l'ile et du château de Monte-
Christo, créées à grands frais sur le plus
délicieux coteau de Saint-Germain. En
attendant, M. Dumas reçoit dans sa belle
maison du Boulingrin, tantôt messieurs
les comédiens du Roi, tantôt la troupe de
rAmbigu-Comique;etlesSainl-Germinois
voient représenter, lesoir, \es Demoiselles
de Saint-Cyr ou les Trois Mousquetaires ;
les Parisiens qui sont venus respirer et
dîner au pavillon Henri IV, achèvent
de remplir l'élégante salle, et le dernier
convoi du chemin de fer emmène à la fois
les acteurs et les spectateurs. Heureuse-
ment le théâtre reste, et les indigènes
vont y applaudir, le surlendemain, leurs
comédiens ordinaires, MM. Sorant, Mon-
val. Linge, Château-Renaud, et mesdames
Sorant, Léonline, Anaïs, etc., qui jouent
; fort dignement les meilleures nouveautés
I de Paris.
La musique vient quelquefois varier le
I spectacle, et la salle tremble encore des
applaudissements qu'a obtenus, la se-
maine dernière, le beau concert de M™' D.
Mengal. H est vrai que cette excellente
chanteuse, qui est en môme temps une
pianiste accomplie, était secondée par son
mari, premier cor du grand Opéra, c'est-
à-dire premier cor de France, par la voix
inslitulions religieuses. Rien de plus précis
et de plus complet, de plus ingénieux et
de plus clair, que cette méthode de M. Ro-
magnési. Elle enseigne à la fois ou suc-
cessivement la manière d'apprécier la
pensée du compositeur et la manière de
l'exprimer le mieux possible, la position
et le développement delà voix, la pro-
nonciation elTexpression avec toutes leurs
gradations et leurs nuances les plus déli-
cates. M. Romagnési joint l'exemple au
précepte, en dix mélodies nouvelles de
sa composition , si bien modulées et si
bien expliquées, que tous ses élèves
pourront les chanter comme lui-même.
Ce petit livre deviendra le vade mecum
des professeurs et des pensionnaires, el
pleuvra, sous forme de prix, dans toutes
les maisons d'éducalion.
— Il vient de paraître un petit volume
qui fait du bruit dans le monde politique,
par ce temps de fièvre électorale. C'est
L'art de devenir député et même ministre,
par un oisif qui n'est ni l'un ni l'autre.
L'analyse d'un tel ouvrage nous écarte-
rait de nos habitudes. Tout ce que nous
en pouvons dire, c'est qu'il est fort spiri-
tuel et irès-opporlun. On en jugera par
ce portrait du courtier d'élections.
« Le courtier d'élections est le second
tome du courtier de commerce. De même
que lui, il a un cabriolet, et fatigue trois
chevaux par jour, parle douze heures de
suite sans embarras, sans préparation, dit
vrai et ment tour à tour selon les besoins
de la situation; presque toujours enti-ainé
par la situation du côté le moins moral ,
il saute comme un saltimbanque, se blan-
chit comme un pierrot, se barriole comme
un arlequin, arbore effrontément les cou-
leurs de la marchandise qu'il propose...
et sa marchandise à lui, c'est un candi-
dat à la députation- ses preneurs sont
des électeurs. 11 garantit sa marchandise;
mais il n'est pas solvable. La marchan-
dise une fois prise, bonne ou mauvaise,
il faut la garder ; cela ne se reprend pas.
« Le courtier d'élections a fait souvent ses
premières armes dans le maquignonnage.
martre... En attendant la solution, l'amie si puissante de M. Warlel, par 1 organe si ^^^^ termes dont il se servait jadis pouv
(le Beuchot s'est réveillée ruinée, de son
rêve de millionnaire... La pauvre dame
avait emprunté les 600 fr. déposés à la
mairie..., et il lui faudra, pour les resti-
tuer, vendre son lit et ses chemises! Mo-
rale à choisir : les trésors sont des chi
exercé de M"' Julienne, par le hautbois
de M. Verroust et par la clarinette de
M. Berteux, tous artistes distingués de
l'Académie royale de Musique. On se
croyait, non pas à Saint-Germain, mais à ■
Paris, rue Lepelletier. L'intervalle n'est
mères, ou les valets incorruptibles soûl pas long, du reste, el M"« Mengal pourra
des mythes. l '^ franchir de nouveau.
— A moins que ces trésors ne soient vi-| —C'est ce que nous avons fait, en sens
siblesel palpables comme la poudre d'or contraire, pour aller entendre, à ruôlel-
de ce fleuve de l'isthme de Panama, où, de-Ville, un charmant pelil prodige ,
dit-on. les habitants pèchent à la main cin- M"« Hcrminie Seron, jeune Espagnole de
quanté francs par jour, et où les ingé- huit ans, dont la guitare rappelle le vio-
nieurs de l'Etat se préparent à draguer Ion précoce des .sœurs Milanollo, et qui
une somme de trois milliards. Voilà une fera Ihi ver prochain les délices des salons
richenouvelle.s'ilen fut jamais! Eh bien, de Paris.
Mercure, qui se connaît en affaires, don- I —Voici M. Romagnesi, ce roi de la ro-
uerait ces trois milliards de poudre d'or mance, qui, après avoir charmé nos mères,
pour un simple million frappé à la Mon- vienl*;nseigner son charme même à nos
naie de France. fil'c*- M- Romagnosi a résume les doubles
— Les théâtres chôment plus ou moins à secrets de son art, et comme compositeur
Paris durant celte canicule; mais il n'en et comme chanteur, dans une lo.ute petite
e^t pas de même en province, où les ha- brochure in-8. intitulée: la Phijsiologtedu
bitués sont de toutes les saisons. Et sans chant, méthode abrégée de l'art de chanter,
aller plus loin que la banlieue , on vient à l'usage des collèges, des pensionnats et des
vanter un cheval lui servent également au-
jourd'hui pour vanter un aspirant-député.
Ainsi, il dira aux électeurs: «C'est du pur
sang ! il voit bien, se tient sur un pied
ferme, et marche droit devant lui!
o Les électeurs se laissent quelquefois
prendre à ces belles paroles el ne tardent
pas à se repentir de leur faiblesse. Le
député nommé sous celte influence e>l
presque toujours poussif, aveui^le, peu-
reux ou fourbu ; el. comme je l'ai dit plus
haut, pour les députés, il n'y a pas de cas
rcdhibiloire.»
PlTRE-CnEVAMEH.
LebonLa Fontaine, quadrillepourpia-
no ou oahestre. par Joseph Vimelx. Ce
brillant quadrille, qui n'exige aucune
élude, vient de i^rallre chez J. Meissorc-
NiFR el (ils, odiieurs, rue Dauphine. On
reconnaît dans cette charmante compo-
sition le talent si varié de l'auteur du
Cavalier kadjoute, de Petit Pierre le Ma^
rin, etc.
imprimerie de IIENNUVKP. el C, rue Leracrcier. a*. Balignolles.
XI.
MUSÉE DES FAMILLES,
321
SECRÉTAIRE DE HENRI IV ET COMMODE DE MARIE DE MÊDICIS.
MEUBLES FLORENTINS DU SEIZIÈME SIÈCLE, RETROUVÉS PAR M. DE BALZAC.
Secrétaire de Henri IV, retrouvé par M. de Balzac.
Tous les cinq ans, à l'époque des Expositions de Pln-
dustrie, on est convenu, par bail d'admiration, de crier
au prodige devant les commodes, les secrétaires et les af-
freux bonheur du jour, étalés dans les galeries des Champs-
Elysées. Rien n'a le droit de se comparer à ces lits à ba-
AOUT 1846.
teau semés d'étoiles d'or, à ces fauteuils en palissandre
incrustés de faïence émaillée. Le roi leur sourit, les princes
leur envoient descompliments, mais personne ne les achète.
Cette crise passée, on revient bien vite à la vieille et sainte
admiration pour les beaux meubles du seizième et du dix-
— 41 — TREIZIÈME VOLUIIE.
322
LECTURES DU SOIR.
septième siècle, qu'on ne peut pas plus imiter et refaire
qu'on ne peut refaire et imiter te Cid, les Satires de Boi-
leSn, et les Fables de La Fontaine. Tel siècle, telles choses.
Une fois ces combinaisons épuisées, combinaisons qu'a-
mène le hasard, peut-être la sagesse créatrice, n'attendez
plus que des avortements plus ou moins brillants. 11 est
bien entendu que nous ne parlons ici que de l'enfantement
de produits analogues ; car chaque époque est belle de sa
propre beauté, de fhème que chaque nation a sa matière
de prédilection à oinrer. L'Egypte s'attaque à l'argile et
au granit, la Grèce au marby, l'Italie au verre et aux cou-
leurs, la France, pauvre en matières dves et brillantes,
se borne à tailler et à ciseler le bois. Le cycle de ses chefs-
d'œuvre, en ce genre de travail, commence au moyen âge,
et va presque sans interruption jusqu'à Louis XIV. Le dix-
huitième siècle eut bien ses caprices, mais ces caprices
sont aux grandes pièces d'ébénisterie exactement ce que
Watteau est au Poussin et à Lebrun. C'est le joli après le
beau, la chanson après le poème. La Révolution française
guillotina l'art en place de Grève ; les sans-culottes devaient
être naturellement sans fauteuils. C'est au Consulat que
nous sommes redevables des sphinx en sapin doré, qui
portent les cadenettes à la hussarde, témoignage de la cam-
pagne d'Egypte, et de ces honnêtes tètes de lion plaquées
aux commodes en merisier.
La Restauration mérite véritablement ce nom de la re-
connaissance des arts. Nous lui devons, quelles qu'aient
été ses intentions rétrogrades, la passion des beaux meu-
bles, dont fut saisie la France, surtout vers les dernières
années du règne du roi Charles X. Mais, à vrai dire, cette
passion eut plus de surface que de profondeinr; elle agita
le monde artiste sans ébranler la routine qui continua à
adorer l'acajou, ce faux dieu venu d'Amérique, cèdre des
épiciers. Il est si vrai que cette passion s'est réduite d'an-
née en année à la raincité d'une fantaisie, qu'aujourd'hui
elle est presque insensible, et ne vit guère plus avec sa pre-
mière énergie que dans l'âme de quelques natures d'élite.
On peut en dire autant de l'art tout entier.
Je sais que l'Angleterre ne paye l'art que sous le con-
trôle de la France ; que la Russie nous enlève, chaque an-
née, une foule de grands peintres parfaitement inconnus;
que la Belgique nous suit comme un filou suit une poche;
que l'Allemagne, que nous remorquons par une chaîne
d'un denii-sièole, invente aujourd'hui l'esprit encyclopé-
dique, moins Voltaire et Diderot, c'est-à-<lire l'esprit sans
l'esprit. Eh bien ! en dépit de celte universelle acceptation
de notre supériorité, la France actuelle se soucie fort peu
d'art et de poésie. Interrogez-la, et si elle est franche, elle
TOUS répondra, la main sur des actions de chemins de fer,
sa croyance du moment : « Non ! je ne suis pa? "-' ' \ »
Au milieu des combinaisons industrielles par , s
la France croit s'enrichir, parce qu'elle compte soixante
nouvelles e- ■ pianos, comme s'il n'était malheureu-
sement pas j^... ...V qu'un piano suppose au moins dix pia-
nistes, il est donc fort heureux qu'il se rencontre çà et là
quelques esprits curieux, veillant à la conservation des
reliques de l'art que le public détruit par sotiise, ou
laisse périr par ignorance. Les riches, ennuyée ou blasés,
n'acceptent que les choses tarifées à dire d'expert ; pour
eux, une statue n'est qu'un lingot de marbre; un tableau,
qu'un billet de banque encadré. Ils ne reconnaissent pour
bonnes et valables que les peintures signées : Garât...
Une toile poudreuse gisant à terre, une statue oubliée
dans un coin ne serajamais relevée par un amateur millifui-
naire. Il attendrait plutôt, comme don Juan, que la statue
quittât son socle pour l'inviter à souper. Quelque artiste
paioTe, quelque poète, adopteront seuls l'orphelin de l'art.
MAL Victor Hugo, Saurageot, Devéria, etc. , ont sauvé
plus de chefs-d'oeuvTe de la destruction que M. de Cail-
leux, M. de Rothschild, et le Musée du Sommerard en-
semMe.
C'est ainsi que la fameuse chapelle de Van Heik est res-
tée exposée une année entière en plein mur sur le quai
Malaquais sans trouver un seul admirateur. Il est juste de
convenir que tout l'Institut passe là du matin au soir. Cette
chapelle une fois reconnue et prônée, c'est à qui en vou-
lait une bribe. La reine en acheta le fond, un banquier prit
un volet et un prince l'autre : le chef-d'œuvre ainsi dé-
pecé rapporta plus de vingt fois, à son heureux Chris-
tophe Colomb, ce qu'il avait été payé par lui. Mais pour
arriver à cette gloire, il dut passer par le martvTe. On l'é-
cartela.
C'est chez ce même maKhand, un nommé Dufour, que
les splendides tapissecies du lit de Louis XIV, à Versailles,
furent retrouvées après avoir été refusées pendant deux
ans par tous les visiteurs, comme des imitations d'étoffes
mal réussies.
Chez ce marchand enfin, il y a quelque temps, deux
hommes, un prince et un homme de lettres, se disputaient
deux meubles. L'un d'eux marchandait, c'était le prince
K*** ; l'autre admirait, c'était M. de Balzac. Le premier
tenait au bon marché, le second à la possession ; i'amant
l'emporta.
Ici commence l'historique des deux meubles dont nous
donnons les dessins.
Il faut reconnaître toutefois, à l'honneur du prince, que,
pour lui, ces deux magnifiques raretés n'avaient qu'un in-
térêt d'art, tandis qu'à leur illustre acquéreur elles offraient
un immense intérêt national.
Ces deux meubles sont tout simplement ce qu'on ap-
pellerait de nos jours la commode de Marie de Médicis et
le secrétaire de Henri IV; c'est-à-dire deux merveilles de
l'école florentine au plus beau temps des Médicis.
D'une architecture élégante et pure, ces deux divins
morceaux sont en ébène, veinés de filets dor. La com-
mode, vrai meuble de reine, est à pans brisés, avec pen-
dentifs et bases tournées et spiralees aux angles. Des fi-
gures de sirènes, incrustées en nacre chatoyante, comnje
toute la décoration, forment le milieu des ventaux et des
tiroirs. Au milieu daral)esques et d'enroulements fleuris,
d'yne délicatesse miraculeuse et comme en rêvent les on-
dinesdans leurs palais transparents, se jouent par centaines
des oiseaux dont l'ornementation est telle qu'on les croirait
colorés de tous les feux éblouissants que jette l'opale. Dix
ans de la vie d'un de nos plus habiles artistes en incrusta-
tion ne suivraient pas pour accomplir un pareil travail. In
seul morceau d"el>êue recouvre celle commode armonéc
aux armes de Fftnce et de Florence. La couronne qui do-
mine l'éciisson est celle de grande-du " ' ' ' '.
si hautement significatif, d^ne à croiro ,- ~ s
sont un cadeau du grand-duc François II à sa fille. Quel
souverain pourrait aujourd'hui se pemaellre une pareille
preuve de tendresse?
Le secrétaire était composé d'un avant-corps à deux ven-
laux, charcé d'une tablette profilée sur laquelle s'élève la
partie supérieure, écdement divisée en deux comparti-
ments et terminée par une corniche d'une exquise pureté
de moulures. L'ornementation de ce meuble, où les mo-
nogrammes de Henri et de Marie sont répétés sur les deux
étendards, est plus sérieuse que celle du meuble de la renie,
mais d'une i>erfeclion non moins rare. Des trophées d'ar-
mes, des allégories guerrières, des tètes grimaçantes ou
MUSEE DES FAMILLES.
323
(prribles remplacent la fantaisie plus gracieuse qui décore
la commode. La prodigieuse haltilelé avec laquelle l'incrus-
tation de ces deux morceaux est obtenue, est si effrayante
comme résultat, qu'elle provoque le parallèle avec la mo-
saïque en pierre dure la mieux exécutée.
Une singularité précieuse donne au secrétaire une in-
calculable valeur historique. L'écusson de Henri IV a été
arraché d'un des ventaux, et témérairement remplacé par
les armes de Concini. Ce meuble a donc été donné au ma-
réchal d'Ancre par la reine après la mort de Henri IV. Celte
révélation, du reste, ne ferait que confirmer les supposi-
tions des historiens elles malices des mémoires du temps.
Maintenant, comme tradition, voici ce qui doit complé-
ter l'authenticité de ce fait. Après l'assassinat du maréchal
d'Ancre, ses dépouilles enrichirent, comme on le sait, la
maison de Luynes. Or, c'est précisément en Touraine, et
près de la petite ville de Luynes, que ce double trésor ar-
chéologique a été découvert. Il est à présumer qu'il aura
été pris par un patriotisme intéressé et conservé grâce à
un civisme prévoyant.
Ainsi voilà deux meubles sans prix — sur lesquels se sont
appuyés Henriette d'Angleterre, Louis XHl et Gaston d'Or-
léans, deux miracles de l'art au seizième siècle, qui est lui-
même un miracle, deux de ces curiosités, poétiquement
historiques, qui, sorties d'une chambre de reine, du palais
d'un grand roi, ne devraient se retrouver que dans le Musée
d'une grande nation ou dans le cabinet d'un souverain, —
devenus la propriété d'un homme de lettres.
Cet homme de lettres, si grand par son talent, mais dont
la bourse n'a pas la profondeur de son génie, a fait pour
le soTivenir de l'ancienne France, en acquérant à prix d'or
ces deux ouvrages d'un si prodigieux mérite, ce que la
France nouvelle devrait faire, au lieu d'acheter tant de
kilomètres d'affreux tableaux de batailles.
Léon GOZLAN.
Nos lecteurs nous sauront gré de joindre au spirituel ar-
ticle de M. Léon Gozian une notice sur les illustres person-
nages dont il a parlé.
Marie de Médicis. — Concini. — Albert de Iiuynes.
Marie de Médicis, qui fut successivement reine et régente
de France, était fille de François H de Alédicis, grand-duc de
Toscane, et de Jeanne, archiduchesse d'Autriche, reine de
Hongrie et de Bohème. Dès que Henri IV eut obtenu du pape
la dissolution de son mariage avec Marguerite de Valois, il
lit demander, par ses ambassadeurs, la main de Marie de
Médicis. Celle union fut heureusement conclue et pom-
peusement célébrée. Ferdinand, frère et successeur de Fran-
çois au trône de Toscane, reçut la procuration du roi par
le duc de Bellegarde, grand-écuyer de France, et épousa
Marie de Médicis, sa nièce, au nom de Henri IV, le 5 oc-
tobre de l'année J60^||||Suivant l'usage en pareil cas, il mit
une jambe dans le lit de la mariée. La cérémonie fut pré-
sidée par le cardinal Aldobrandini, neveu du pape Clé-
ment VHL Le récit des fêtes qui suivirent justifie la magni-
ficence attribuée aux ducs de Toscane.
La représentation d'une seule comédie coûta plus de
soixante mille écus. Faut-il s'étonner dès lors que Marie
de Médicis ait apporté en France deux meubles qui font
encore, après deux siècles et demi, le désespoir de nos
artistes et l'admiration des hommes de goût?
f Lorsque la reine fut arrivée à Lyon, le roi, qui était
occupé èi mettre le duc de Savoie à la raison, la vint join-
dre en cette ville, et conclut le mariage le jour même. En-
suite la ville de Lyon honora cette princesse par la pompe
d'une magnifique entrée. » ,
On sait que le ITJ mai 1610 Iç poignard de Ravalllac
rendit Marie de Médicis veuve. La veille de ce jour fatal,
Henri IV, avant de la quitter pour un grand projet, l'avait
déclarée régente de France, et fait couronner solennelle-
ment comme telle.
La régence fut confirmée à .Marie de Médicis pendant la
minorité de Louis XHI, son fils, et ce fut alors que tous ses
malheurs commencèrent par la faveur de Concino Concini,
et de Léonora Galigaï, sa femme.
Ces deux personnages sont les exemples les plus frap-
pants du caprice des destinées et de l'ingratitude des cours.
Né dans la plus basse classe, au comté de Penna, en Tos-
cane,Concini avait accompagné Marie de Médicis en France
en qualité de simple valet. Léonora Dori, dite Galigaï, son
épouse, n'élait pas mieux partagée que lui-même du côté
de la naissance et de la fortune. Fille d'un pauvre menui-
sier de Florence , elle occupait aussi le plus humble em-
ploi dans la domesticité de la reine... Ce qu'il y a d'é-
trange, c'est qu'elle était la femme du monde la plus laide
et la plus maltraitée de la nature. Eh bien, malgré tous ces
désavantages, Léonora devint la favorite toute-puissante de
Marie de Médicis, et éleva son mari au rang de marquis
d'Ancre, de gouverneur de Normandie et d'Amiens, de
maréchal de France, et presque de premier ministre. Par
le fait, Concini gouverna le royaume, sous le nofn de la ré-
gente, pendant les premières années du règne de Louis XHI.
— Comment avez-vous acquis tant d'empire sur voire
maîtresse? demandait-on à la maréchale d'Ancre; quel |thil-
tre, quel sortilège avez-vous employé? — Pas d'autre, ré-
pondit-elle, que l'ascendant des âmes fortes sur les àrues
faibles. Le mot était d'une justesse profonde. Léonora était
la fermeté et l'énergie incarnées. Marie de Médicis n'avait
que de la passion et de l'entêtement. Elle le montra bien
en défendant ses deux favoris jusqu'au pied de l'échafaud.
De là, comme dit M. Gozian, ces malices des mémoires con-
temporains qui donnèrent au marquis d'Ancre un titre plus
intime que celui d'ami. Quoi qu'il en soit de cette assertion,
(jui n'a jamais été démontrée , Concini s'empara du gou-
vernement au point de forcer tous les ministres à prendre
ses instructions. Sully fut le seul qui affranchit les finances
de son contrôle. Mais Concini, ou plutôt sa femme, dilapida
le trésor de l'État par la main de la régente elle-même.
Léonora vendit les grâces et les privilèges, trafiqua de son
influence sous toutes les formes, et amassa une fortune in-
croyable : outre les revenus de ses charges et de celles de
son mari, qui montaient à un million de livres, chacun
d'eux avait pareille somme dans ses coffres, plusieurs mil-
lions placés en France et en Italie, deux millions en meu-
bles et en bijoux, sans compter tout ce qui fut pillé chez
eux par le peuple.
Un favori de Louis XHI renversa les Favoris de Marie de
Médicis ; ce fut Albert de Luynes, homme de rien comme
son rival, habile comme lui à capter la confiance de ses
maîtres. Luynes gagna celle du jeune roi en jouant avec
lui à la fauconnerie et à la chasse, et de gouverneur des
oiseaux de Sa .Majesté, il devint son ministre intime et son
instrument perfide. Menacé dans sa toute-puissance, Con-
cini osa faire le rêve que l'on attribua plus tard à Fouquet;
il fortifia ses places et ses châteaux, suborna l'armée, et
se fit une escwte aussi nombreuse et plus redoutable que
celle de Louis XIII. Ce fut alors que celui-ci l'abandonna
à Luynes, et que Luynes l'abamlonna à Vilry, capitaine
324
LECTURES DU SOIR.
des gardes. Le luudi 24 avril 1617, comme le maréchal
d'Ancre entrait au Louvre pour le conseil, Vitry Paborde et
lui demande son épée. Concini fait un mouvement, soit
pour résister, soit pour se rendre... Aussitôt il reçoit trois
coups de pistolet dans la tète et dans la poitrine. 11 tombe
mort sans prononcer une parole. On vit alors ce que c'est
que la lidélité des courtisans... Louis XllI s'étant montré
sur le balcon du palais, pour sanctionner le meurtre du
maréchal, tous les amis de celui-ci s'éloignèrent de son
cadavre, et allèrent se ranger autour d'Albert de Luynes,
le nouveau soleil!... Ce fut à qui maudirait le plus haut
Concini, à qui courrait le plus vite arrêter sa femme et en-
fermer la régente dans ses appartements.
Le peuple, toujours prêt à insulter ses propres idoles,
surpassa en lâcheté les courtisans eux-mêmes. On avait
d'abord jeté le corps du marquis d'Ancre dans les latrines,
puis on l'avait enterré secrètement, pendant la nuit, à
Saint-Germain-l'Auxerrois. Un de ses amis de la veille
découvre sa sépulture et l'indique à la populace ameutée...
Alors tous ces hommes qui, naguère, baisaient les pieds du
favori, se ruent comme des vampires sur sa tombe, en ar-
rachent son corps ensanglanté, le traînent par les rues et
sur les places publiques, le pendent ici, l'écartelleul plus
loin, et finissent par le dépecer avec leurs dents. Ces lam-
beaux horribles furent mis à l'enchère, et trouvèrent une
multitude d'acheteurs ; et le pauvre Louis XIII, voyant ces
infamies, se persuada qu'il avait bien fait de tuer un homme
si détesté de tout le monde.
La Chronique, si savante et si spirituelle, du Pont-Neuf,
avait dit un mot de ces événements à nos lecteurs ; nous
leur en donnerons bientôt un récit détaillé, écrit par
M. Hippolyte Castille avec une vérité saisissante.
La disgrâce et l'exil de Marie de Médicis suivirent immédia-
tement la mort de Concini. A cette nouvelle, l'étonnemenl
de la régente n'eut d'égal que sa douleur. Elle pleura long-
temps à chaudes larmes , et s'accusa d'avoir été jouée par
deux enfants comme Luynes et Louis XIII. Puis, se flat-
tant de dominer encore celui-ci, elle résolut d'en appeler à
l'amour filial. C'était en appeler au néant, car l'amour filial
n'existait point dans le cœur de Louis XIIL En ordonnant
l'exil de sa mère, il lui refusa le baiser d'adieu ! Elle n'obtint
qu'à grand'peine de le saluer au milieu des ennemis qui la
chassaient. Au moment du départ, le roi se rendit dans l'ap-
partement de la régente. Tout ce qu'ils devaient se dire
était réglé d'avance, jusqu'aux moindres termes, jusqu'aux
moindres gestes. Après avoir balbutié en sanglotant quel-
ques regrets, Marie de Médicis voulut ajouter une prière
pour Léonora, détenue depuis la mort de Concini ; Louis la
regarda d'un air embarrassé, et s'éloigna sans lui répondre
un mot. Elle fit un pas pour retenir Luynes qui sortait
avec son maître ; mais le roi appela trois fois son favori
d'un ton si impérieux qu'il tourna le dos à la reine. Elle
rentra chez elle suffoquée par la colère et les pleurs, se
jeta dans son carrosse, la tête enveloppée d'une mante, et
partit pourl'exilqui devait abréger sa vieillesse... Louis XIII
la suivit des yeux, avec la joie secrète d'un écolier déli^Té
de son pédagogue, et prenant le bras de Luynes, il s^amusa
tout le reste de la journée.
Quelques jours après, la maréchale d'Ancre fut condam-
née à mort, décapitée et brûlée en place de Grève. Il va
sans dire que tous ses biens confisqués passèrent au duc de
Luynes..., avec la belle commode que lui avait donnée
Marie de Médicis, et le royal secrétaire sur lequel Concini
avait substitué ses armes à celles de Henri IV.
Commode de Marie de Médicis, retrouvée par M. de Balzac.
MUSEE DES FAMILLES.
Î5.T
(1)
VOYAGE EN FRANCE .
LE DAUPHINE.
Bac sur l'Isère.
li.
On orage. — Le Lans. — Sassenage. — L'autocrate du Dauphiné. —
La tour Saint-vérain. — Grenoble. — Vizille, — La Grande-Char-
treuse.—ChàleauBayard.— La vallée d'Allevard.— Le pays d'Oisans.
Gap. — Les ruines de Tallard. — Le mont Aiguille. — L'héroïne de
Nyons.—Grignan.— Valence.— Ponl-en-Royans.— Le prince Dgem.
— Saint-Vallier.
Pour nous rendre à Grenoble par les montagnes, nous
devions d'abord gagner le Lans, bourg assez considérable,
situé sur un plateau fort élevé et couvert de neige pendant
huit mois de l'année. Il nous eût été impossible , quand
même nous ne nous fussions pas arrêtés à mi-côte, d'at-
teindre ce village avant la fin du jour. En conséquence, il
avait été convenu, chez les fermiers que nous venions de
quitter, que nous demanderions ce soir-là l'hospitalité à
un propriétaire de forêts dont l'habitation était bien con-
nue de Louis, le muletier qui nous servait de guide.
11 y avait déjà trois ht ires que nous montions, à la file
les uns des autres,— <ar les mules ne marchent pas volon-
( I] Voir les numéros de septembre 1845 et de juillet 1846.
tiers de front, — le chemin percé à travers les bois de chê-
nes et de hêtres entremêlés de buis énormes, auxquels suc-
cèdent, dans les régions plus âpres, ceux d'arbres résineux
de diverses essences, lorsque M. R... demanda à Louis,
qui s'avançait en tête de notre petite caravane , combien
de temps s'écoulerait encore avant que nous atteignissions
la maison où nous devions prendre gîte pour la nuit sui-
vante.
— Deux heures nous suffiront, répondit le muletier,
qui, quoique montagnard, s'exprimait très-intelligiblement
en français ; deux heures nous suffiront, sH'orage n'inter-
rompt pas notre marche.
— L'orage ! nous écriàmes-nous en portant simultané-
ment nos regards vers le ciel, que dérobait en partie à
notre vue le dôme verdoyant formé au-dessus de nos têtes
par les rameaux des arbres que nous côtoyions.
Ce que nous en aperçûmes alors nous fit craindre que
les prévisions de Louis ne se vérifiassent.
— " Picssous le pas de nos montures, dis-je en cassant
326
LECTURES DU SOIR.
une branche de houx dont je voulus me servir en guise de
cravache.
Mais au lieu de se hâter, ma mule, au premier coup de
houssine que je lui donnai, demeura immobile; au second,
elle se mit à ruer.
— Ah ! s'écria notre conducteur, si vous entamez une
lutte avec Gothon, — c'est l'habitude des muletiers, ainsi
que des pâtres des montagnes, de donner un nom à cha-
cune de leurs bêtes, — vous n'aurez pas le dessus, je vous
en avertis. Nos mules ont le caractère aussi indépendant
que le pied ferme et l'instinct infaillible... N'essayez donc
pas de moJifier leur paisible allure, ni même de diriger
leur marche ; dans les passages périlleu^ surtout, ce serait
fort imprudent.
Suivant les avis du muletier, je jetai ma baguette et lais-
sai flotter les rênes sur le cou de Gothon, qui recommença
aussitôt de cheminer à la suite de la mule que montait no-
tre guide.
Cependant, la forêt devenait de plus en plus ténébreuse ;
des nuages noirs s'amoncelaient au-dessus de nos taies et
déversaient par instants de larges gouttes d'eau qui péné-
traient jusqu'à nous, en dépit des branchages feuillus que
projetaient jusqu'au milieu de la route les arbres dont elle
est bordée. Puis, un coup de tonnerre strident et prolongé,
que décuplèrent les nombreux échos d'alentour, (it taire
les oiseaux babillards dont le gazouillement est toujours
plus animé vers le lever et le coucher du soleil, et fut
comme le signal d'une pluie torrentielle qui nous eût trans-
])ercés, si nous ne nous fussions couverts en toute hâte des
épais manteaux de ratine dont nous nous étions précau-
lionnés à Saint-Marcellin. Mais la pluie augmentant d'in-
tensité, l'eau sillonna bientôt de rigoles irrégulières les ta-
lus de gazon qui encaissaient pour ainsi dire le chemin,
lequel se trouva en quelques minutes transformé eu un
ruisseau peu profond, quoique rapide.
— N'y a-t-il dans les environs aucune habitation où ces
dames puissent s'abriter pendant la durée de l'orage? dit
M. U... en s'adressant au muletier.
— Si fait, répondit celui-ci. Nous arriverons tout à l'heure
à la chaumière d'un bûcheron de ma connaissance , un
brave homme qui ne manque jamais de m'oflnr une goutte
de genièvre quand il me voit passer.
Efleclivement, nous ne tardâmes pas à arriver devant
une cabane adossée à un massif de chênes séculaires et
élevée sur un bloc de rocher de façon à braver les rafales
qui, en toutes saisons, sont fréquentes sur les versants des
Al|)es. La porte de cette rustique demeure s'ouvrait avec
un simple loquet en bois; les carreaux de l'unique fenéire
qui éclairât la pièce du rez-de-chaussée étaient en papier
huilé ; quant à l'escalier qui conduisait à l'étage supérieur,
il consistait en une échelle portative qu'on appliquait con-
tre le mur extérieur, un peu au-dessous d'une ouverture
servant à la fois de porte et de croisée, et que fermait
seulement un treillis en osier. A côté de cette bicoque, il y
avait un grand hangar où séchaient, empilés les uns sur
les autres, des fagots verts.
Nous viuics tout cela d'un coup d'œil, tandis que nous
descendions de nos mules. Notre conducteur, qui était sauté
le premier à bas de la sienne, nous introduisit sans céré-
monie chez le bûcheron, lequel rentrait précisément alors
avec son (ils. Ce dernier essuyait en ce moment leurs deux
fusils tout ruisselants de l'eau du ciel, pendant que le père
tournait et retournait d'une main un coq de bruyère qu'il
venait de tuer, et tendait de l'autre à sa femme un gobelet
d'étain pour qu'elle y versât de cette eau-de-vie de genièvre
dont il régalait parfois sou ami le muletier. Celui-ci adressa
quelques mots en patois à la famille que notre .entrée inat-
tendue avait soudainement immobilisée ; mais dès que ces
braves gens eurent compris notre situation, ils s'empres-
sèrent à l'euvi les uns des autres de nous faire les honneurs
de leur logis.
La mère, tout en approchant pour nous du foyer les meil-
leurs sièges de sa pauvre demeure, fit siiine à sou i^arçon,
qui pouvait avoir quinze à seize ans, de raviver le feu avec
un fagot de broutilles sèches. Puis, comme l'intérieur de
la cabane était déjà extrêmement sombre , elle alluma
la mèche d'une lampe en kr, pleine d'huile de noix com-
mune, et ressemblant pour la forme à un petit bénitier.
Cette sorte de lanjpe ne peut être posée à plat, on l'ac-
croche contre le mura un clou ou à une tringle en bois.
Cela fait, la bonne femme posa sur la table le cruchon
de genièvre, une jatte en terre brune pleine de lait de chè-
vre, et trois verres qu'elle alla prendre dans une grande ar-
moire en chêne tellement artisoné, qu'on devinait que ce
meuble devait avoir lait partie du mobilier de cinq ou six
générations. Pendant ce temps, le bûcheron offrait de sa
liqueur favorite à M. R..., en disant :
— Si ces darnes, qui ne se soucient peut-être pas de se
réchaufler avec une goutte d'eau-de-vie, veulent se rafraî-
chir avec une écuelle de lait, en voici qui vient d'être trait.
Nous remerciâmes tous trois notre hôte, sans toutefois
accepter ce qu'il nous offrait, et, nous débarrassant de nos
manteaux, nous nous rangeâmes en demi-cercle autour du
foyer. Nous restâmes quelques instants silencieux, prêtant
l'oreille tantôt à la crépitation de la flamme qui brillait dans
la cheminée et annihilait complètement la faible clarté ré-
pandue par la petite lampe, tantôt au fracas du tonnerre et
au mugissement du vent qui, s'étant tout à coup élevé, fai-
sait tourbillonner la pluie jusque dans l'intérieur de la chau-
mière, dont notre giùde avait omis de fermer la porte en
sortant pour aller mettre à l'abri sous le hangar ses mules
et notre bagage. Le bûcheron, s'en étant aperçu, se hâta
de la fermer, après quoi il échangea quelques paroles, tou-
jours dans le dialecte montagnard, avec sa femme et son
fils, et s'aSsit auprès de nous.
— Dans cette partie de la montagne, nous dit-il ensuite,
nous n'avons pas souvent occasion d'exercer l'hospitalité,
c^rce chemin, très-fréquenté par les charbonniers, ne l'e.-t
guère par les voyageurs. Aussi sommes-nous fort mal ap-
provisionnés; seulement, comme la femme a mis la mar-
mite âu feu aujourd'hui, qu'elle a cuit tout récemment et
que j'ai tué ce soir ce coq -de bruyère...
— Comment! interrompit gaiement M. R..., un potage,
du pain frais et un rôti de gibier ! mais il y a là de quiu
souper parfaitement ! D'ailleurs, la pluie cessera peut-être
bientôt et...
— Elle redouble en ce moment, annonça le muletier en
rentrant dans la cabane.
— Où donc passerons-nous la nuit ? dcmandai-je.
— En effet? reprit le bûcheron, vous ne serez pas trop
à votre aise ici...
— Et nous vous gênerons beaucoup, ajoutai-je.
J'avais remarqué, non sans quelque étonnemeiit.ijue la
femme de notre hôte, tout en s'occupant fort aciivement
de plumer le co(i de bruyère pour lequel son lils préparait
une broche en bois, ne nous avait pas adressé une seule
fois la parole, circonstance dont j'inférais naturellement
que notre intrusion sous son toit la contrariait quelque peu.
Il n'en était rien pourtant ; le silence que gardait la bonne
femme vis-à-vis de nous provenait de l'impossibilité où elle
était de parler ni de comprendre le français. Ainsi en est-il,
dans les Alpes dauphinoises, de tous ceux qui n'ont pas des
MUSEE DES FAMILLES.
327
rapports fréquents soit avec les habitants des i)Iaines, soit
avec lesétranf,'ers qui, pendant la belle saison,expIorentcettc
belle et pittoresque contrée. Or, la plupart des touristes ont
l'habitude de suivre, ,dans les pays qu'ils parcourent, Titi-
néraire tracé par les voyageurs (]ui les y ont précédéSjd'où
il résulte que nous fûmes peut-être les |)re[niers visiteurs
de la fonderie de Saint-Gervais auxquels l'idée vint de se
rendre? à Grenoble en gravissant les nionta;;nes dont cet
établissement est entouré. Nous ignorons si notre bizarre-
rie — en France on qualifie de bizarre quiconque ne se
montre pas routinier — a eu assez de retentissement pour
nous valoir des imitateurs.
Bien que notre hôte fût natif de ces montagnes, comme il
avait été soldat, il savait le français ; mais il n'avait pas jugé
utile de communiquer aux siens l'instruction qu'il avait
acquise à l'armée.
— Nous vous céderons cette chambre, reprit le bûche-
ron, et noue nous relirer'ons, ma femme et moi, dans celle
d'en haut où couche habituellement notre fils, qui dormira
cette nuit avec Louis sous le hangar.
La pluie ne discontinuait pas de tomber, ni le vent de
siffler, ni le tonnerre de gronder. Nous jugeâmes qu'en
eflet, il n'y aurait pas moyen de nous remettre en route
avant le lendemain matin.
Une heure environ s'était écoulée depuis noire installa-
'tion dans la chaumière, lorsque la femme du bûcheron
servit le repas du soir. Aux mets substantiels mentionnés
précédemment par notre hôte, la ménagère ajouta des noix
sèches, dont il y avait un monceau dans un coin de la cham-
bre, et un fromage frais, lequel, assez heureusement pour
nous, se trouva excellent, car il nous fut impossible de
goûter au bouillon ni au bouilli de ces bonnes geas, qui
avaient mis le pot-au-feu, suivant leur coutume, avec un
morceau de chevreau. Nous ne pûmes pas non plus avaler
une seule bouchée du coq sauvage rôti à notre intention.
Ce volatile avait probablement passé sa vie dans les régions
supérieures de la montagne, où il s'était nourri de baies de ge-
nièvre, car sa chair, d'ailleurs excessivement coriace, avait
une saveur amère dont notre palais ne voulut point s'ac-
commoder. Quant au pain, il s'en fallait qu'il fût aussi frais
que nous nous y attendions d'après ce que nous avait dit
notre hôte. La cuisson en datait au moins d'une semaine,
ce qui paraissait récent au brave homme, les montagnards
ayant l'habitude de cuire seulement une ou deux fois par
mois.
Peu aprè^Ie souper, le bûcheron, qui se levait tous les
jours avant l'aube, se retira, ainsi que sa famille et notre
muletier, nous laissant en possession du rez-de-chaussée
de sa chaumière, où nous restâmes à causer et à narrer,
chacun à notre tour, des histoires à faire mourir de peur...
ou de rire. Le temps passe vite lorsqu'on écoute ou qu'on
raconte.
A peine les premières lueurs de l'aurore eurent-elles
pénétré dans la cabane dont nous avions ouvert la fenêtre,
que notre guide, qui avait pris à ce sujet nos ordres la
veille, vint nous avertir que tout était prêt pour le départ.
Depuis quelques heures déjà il ne pleuvait plus, et les
eaux, qui avaient envahi momentanément le chemin, s'é-
taient écoulées. Si la terre n'eût pas été si profondément
humectée que nos pieds y enfonçaient jusqu'à la cheville,
nous aurions préféré marcher pendant quelque temps, bien
que la montée se fit de plus en plus rude ; mais nous étions
tellement las du repos incomplet auquel nous avait con-
damnés l'orage, le soleil levant colorait le feuillage de si
riches teintes d'or et de pourpre, l'air était si imprégné de
suaves et humides parfums, que, dans cette lente et un
peu |)énil)Ie ascension, nous eussions ressenti plui de
|)Iaisir (|ue de fatigue.
Nous remontâmes donc à regret sur nos mules, après
avoir remercié nos hôtes de leur bon accueil, en retour
durpiel il nous fut impossible de leur faire accepter aucune
pièce d'argent. Lu général, les montagnards du D.iuphiné
se montrent très-désintéressés dans leurs rapports avec les
voyageurs. Même dans les cantons renommés pour leurs
sites, leurs châteaux ou leurs ruines, et où, par consé-
quent, les artistes et les étrangers affluent, le berger des
Alpes, bien difl'érent en cela de celui des Pyrénées, donne
toujours de bon cœur et sans demander de rétribution, au
passant harassé ou attardé, un abri sous son toit et la
moitié de son frugal repas.
Avant d'arriver à l'habitation où, sans l'orage qui nous
avait surpris, nous eussions passé la nuit, il nous fallut
traverser un de ces nombreux ravins creusés dans les flancs
des hautes montagnes dauphinoises parla fonte périodique
des neiges qui, durant les trois quarts de l'année, couvrent
leur cime. La plupart de ces ravins, dans le lit desquels on
marche à pied sec pendant les ardentes chaleurs de la cani-
cule, deviennent, dans la saison des grandes eaux, des
torrents dévastateurs.
Celui qui traversait la route que nous suivions se trou-
vait tellement enflé par la précédente pluie, que nous nous
arrêtâmes un instant au bord pour nous consulter sur la
manière dont nous le franchirions. Un énorme tronc d'ar-
bre aplati était jeté d'une rive à l'autre ; mais quel voyageur
eût été assez téméraire pour s'aventurer sur ce pont, dont,
au reste, j'ai vu beaucoup d'analogues dans ces solitudes
boisées, et que les habitants du pays passent très-leste-
ment en marchant de côté, comme font les enfants lors-
qu'ils s'amusent à courir la poste aux ânes. Quant à nous,
nous n'eussions certainement pu faire un pas de cette fa-
çon au-dessus de ce rapide cours d'eau sans éprouver des
vertiges.
Nous eussions bien voulu, au risque de perdre un peu
de temps, remonter le ravin jusqu'à ce que nous trouvas-
sions un endroit plus guéable ; mais les rochers, les arbres
et les buissons étaient tellement agglomérés en cet endroit,
qu'ils opposaient à notre marche une barrière infranchis-
sable.
Nous nous décidâmes donc à nous fier à la sagacité de
nos mules pour nous transporter sur le bord opposé, où
nous parvînmes effectivement sains et saufs; mais comme
les pauvres bêtes eurent dans ce passage de l'eau jusqu'au
poitrail, Aous fûmes trempés jusqu'aux genoux. Heureu-
sement il ne nous restait plus qu'un très-court trajet à
faire pour gagner la maison du propriétaire de forêts.
Bien que celui-ci fût absent, les domestiques s'empressè-
rent de nous préparer des lits sur lesquels nous nous re-
posâmes pendant quelques heures, et un déjeuner auquel
nous fîmes tous honneur.
La matinée était encore peu avancée quand nous nous
remîmes en marche ; vers midi nous sortîmes de la forêt
et traversâmes des prairigs montueuses couvertes de vio-
lettes. Je ne pense pas qu'il y ait aucun pays où l'on voie
une aussi grande profusion de ces charmantes flJurs prin-
tanières qu'en Dauphiné. On en trouve dans les bois les
plus sombres, dans les prés, au bord des ruisseaux, par-
tout enfin. Leurs nuances varient suivant que le terrain '
qu'elles occupent est sec ou marécageux, découvert ou
ombragé. Il y en a de blanches, de gris de lin, de couleiù*
d'iris, de bleu d'azur, et d'un violet si foncé que de loin on
les croirait noires.
A ces pelouses naturelles où régnait un air vif mais
398
LECTURES DU SOIR.
pourtant tempéré, succédèrent des terres incultes parse-
mées de masses de rochers , de bouquets de mélèzes, de
thuyas et de sapins, de touffes de bruyère blanche, de rho-
dodendron et de genêt sauvage. Et à mesure que nous
avancions, la température devenait plus froide et le terrain
plus humide, car nous approchions des régions oii la neige,
commençant seulement à fondre sous les chauds rayons
du soleil, inondait d'une eau glacée la pente de la mon-
tagne.
Nous arrivâmes vers trois heures de relevée à une sin-
gulière montée, au bas de laquelle mes compagnons de
voyage et moi nous voulûmes mettre pied à terre. Il nous
semblait trop imprudent de nous hasarder à dos de mule
sur l'espèce d'échelle naturellement taillée dans le roc, qui
se présentait à nous comme le seul moyen de parvenir à
l'immense plateau qui nous dominait. Mais Louis arrêta
notre mouvement.
— Restez sur vos bêtes, nous dit-il, pourvu que vous
ne les taquiniez pas en essayant de les diriger à votre
guise, vous ne courrez nul danger, au lieu que vous tom-
berez probablement et vous vous enrhumerez à coup sûr,
si vous vous opiniàtrez à monter à pied les degrés sur les-
quels ruisselle une eau fangeuse.
Comme dans les précédentes occasions, nous nous con-
formâmes aux avis de noire guide, et, en effet, nos mules
grimpèrent sans broncher ces échelons de granit au haut
desquels nous vîmes s'étendre devant nous une plaine nei-
geuse, si vasie que nous ne lui découvrîmes pas d'abord
de limite. Là, il n'y avait plus de chemin de tracé; notre
conducteur n'était guidé dans sa marche que par les énor-
mes roches, les massifs de bouleaux ou de genévriers qui,
de distance en distance, interrompaient l'uniforme blan-
cheur de ce désert dont le silence n'était troublé que par
le tintement des clochettes appendues au cou de nos mules,
et par le résonnement de nos voix, qui, au milieu de cette
solitude, paraissaient étrangement sonores.
Bien que nous nous fussions enveloppés de nouveau
dans nos manteaux, nous ne tardâmes pas à ressentir les
atteintes du froid, ayant négligé de nous pourvoir de
chaussons et de gants fourrés. Aussi éprouvâmes -nous
tous trois une vive sensation de plaisir en apercevant au
loin s'élever assez haut dans les airs une spirale de fumée.. .
Noire guide nous apprit que nous approchions de la de-
meure d'un charbonnier, dans l'étable duquel il comptait
faire reposer un instant ses mules, qui avaient encore à
fournir une course de plusieurs lieues avant d'atteindre le
Laos.
La demeure de ce charbonnier était une misérable hutte
de moitié moins spacieuse que le bâtiment y attenant où
logeaient les bestiaux. A la vérité, c'est dans ce dernier
endroit que les habitants pauvres des montagnes passent
la journée, et font la veillée pendant les huit à neuf mois
que dure l'hiver. Ils n'en sortent que pour aller se coucher
ou pour préparer leurs repas. Au moment où nous en-
trâmes dans cette, cabane , laquelle ne différait guère
de celle du bûcheron que nous aiions quittée le matin, la
femme du charbonnier venait d'allumer du feu pour mettre
cuire les légumes secs dont devait se composer le souper
de la famille.
Voyant combien nous avions froid, la ménagère jeta dans
la cheminée deux grandes pelletées de charbon, qui, s'em-
brasant presque spontanément au contact des fagots en-
flammés, répandirent autour du foyer une vivifiante cha-
leur. La charbonnière nous offrit ensuite des bas et des
gants tout neufs en laine grossièrement tricotée par elle
et SCS (illcs ; nous nous empressâmes de les lui acheter.
Ainsi prémunis contre les effets pernicieux d'une tempé-
rature glaciale, nous remontâmes sur nos mules.
A quelques minutes de chemin de l'habitation du char-
bonnier, nous tournâmes une masse de rochers, du haut
desquels descendait jusqu'à nos pieds une cascatelle qui,
dans l'état de parfaite congélation où elle était alors, pré-
sentait l'aspect d'un escalier de cristal, auquel la réflexion
des rayons du soleil prêtait en ce moment les nuances
changeantes du girasol. Lorsque nous eûmes dépassé ces
rochers, nous ne rencontrâmes plus dans la plaine de neige
que nous continuions de traverser, que quelques pins dont
le feuillage noir avait été dépouillé en plusieurs endroits,
par le vent, de l'enveloppe de neige qui le couvrait. Nous
n'étions pas encore sortis de ce désert glacé, lorsque la
nuit étendit sur la terre son voile sombre ; mais bientôt la
lune se leva et nous permit d'apercevoir dans le lointain le
village du Lans, dont le maire devait être notre hôte cette
nuit-là. Cependant plus d'une heure s'écoula avant que
nous atteignissions le bourg.
Le maire de la commune, ayant été prévenu de notre
passage au Lans par une lettre de son ami l'ex-colonel de
corps francs, nous attendait; aussi trouvâmes-nous, dans
la salle où il nous introduisit, un feu splendide, ce qui
n'empêchait pas que l'atmosphère de cette immense pièce
fût glacée. Nous aurions bien préféré qu'on ne nous traitât
pas si cérémonieusement, et qu'on nous reçût dans la
cuisine, où les habitants aisés de ces froides régions ont
l'habitude de se tenir pendant la saison des neiges. Nous
regrettâmes également qu'on ne nous laissât pas souper
frugalement avec un morceau de pain et une tranche d'un
des saucissons que nous voyions suspendus au plafond
au-dessus de la table à manger, car nous étions accablés
de fatigue et de sommeil, et nous aspirions après le repos.
Mais il n'en fut pas ainsi ; au bout d'une heure environ
d'attente, ou servit une collation magnifique, à laquelle
avaient été conviés, toujours dans le but de nous faire
honneur, le brigadier de gendarmerie, le juge de paix et
le notaire du Lans... Le repas se prolongea jusqu'à près
de minuit!
Bien que les chambres où l'on nous installa eussent été
préalablement chauffées, la température nous en parut en-
core moins supportable que celle de la salle à manger.
Nos lits, qu'on prit soin de bassiner, n'en restèrent pas
moins très-humides, et malgré les trois lourdes couvertu-
res que chacun de nous eut pour se couvrir, nous gre-
lottâmes la nuit durant. Néanmoins, nous nous levâmes
de fort bonne heure, voulant arriver à Sassenage dans cette
même journée. Notre hôte, après nous avoir fait les hon-
neurs d'un déjeuner presque aussi copieux que le souper
de la veille, monta sur une mule à lui appartenant et nous
accompagna jusqu'à une ou deux lieues du village.
A mesure que nous nous éloignions du Lans, nous
voyions avec joie la nature revêtir le manteau d'un vert gai
dont chaque printemps la pare. La déclivité du terrain,
qui devint tout à coup fort rapide, rendit cette transfor-
mation vraiment féerique.
Les si tes variaient presqu'à chaque pas. Au sommet do
rochers de configurations bizarres, des chèvres bondis-
saient follement sur une mousse aussi fine que le velours,
tandis que des brebis, plus paisibles, broutaient noncha-
lamment au bord de ruisseaux torrentueux l'herbe nou-
velle parfumée de thym, de mélisse et de menthe. Au
souffle déjà attiédi de la brise, le napcl balançait ses Mies
fleurs bleues à côté du cytise et du romarin. La perdrix
des montagnes et le râle de genêt au plumage rougeâtrc
couraient effarés devant nous, et l'abeille butinait en bour-
MUSEE DES FAMILLES.
320
donnant les sucs du lis orangé et d'autres plantes alpestres.
Tout à coup, après avoir longé pendant un quart d'heure
environ un ravin profond et large, nous nous trouvâmes
devant un bloc de granit naturellement taillé en biseau, et
qui semblait avoir été placé là par quelque mauvais génie
dans le but d'arrêter la marche du voyageur et de le for-
cer à rebrousser chemin, car des bouquetins seuls eussent
pu, je crois, gravir ce roc escarpé, dont la base était en
partie baignée par les eaux du torrent qui, à deux pas,
. tourbillonnaient d'une façon effrayante.
— Pourquoi nous avez-vous amenés ici ? demandai-je
à notre guide.
— Pourquoi ? répéta le muletier d'un air étonné ; eh !
parce que vous m'avez recommandé de vous conduire à
Sassenage par le chemin le plus court.
— Mais où donc est-il votre chemin? dit M. R...; le
passage est barré d'un côté par le roc, de l'autre, par
i'abime...
— Entre le roc et l'abîme on passe, affirma Louis, et il
poussa sa mule en avant.
Celle-ci, en effet, entra dans l'eau, et franchit en cinq à
six secondes le passage périlleux au delà du quel le che-
min continuait.
— Vous voyez, reprit Louis, en élevant un peu la voix
afin d'être distinctement entendu de nous, il ne s'agit que
de laisser vos montures suivre leur instinct, et de ne point
regarder l'eau qui tourne autour de vous, car, ajouta-t-il
plus bas, comme s'il appréhendait que ses paroles ne par-
vinssent à l'oreille de quelque farfadet, il y a dans tous
les abîmes des esprits invisibles qui tiennent leurs yeux
fixés sur ceux des passants, afin de les fasciner par leur re-
gard et de les entraîner dans leur demeure humide.
— Ces dames ne redoutent pas les esprits, remarqua
M. R..., mais elles peuvent avoir peur, et...
— Nullement, nous écriàmes-nous ensemble, M"* R....
et moi.
— Louis, ajoutai-je, appelez donc Gothon.
Le muletier m'obéit, et Gothon, docile à la voix de son
maître, s'avança la première dans le torrent. Mes compa-
gnons retinrent leurs mules, craignant qu'en entrant dans
l'eau en même temps que la mienne, elles ne gênassent sa
traversée; mais ils ne purent empêcher que celles qui
portaient notre bagage, marchassent à la suite de leur
compagne, ce dont au reste Gothon ne parut nullement
s'émouvoir, et nous eussions effectué très-paisiblement
notre passage, si un mouvement de curiosité presque in-
volontaire ne m'avait poussée à jeter un coup d'oeil sur le
tournant d'eau qui mugissait à côté de moi. Aussitôt, j'eus
un étourdissement ; pour ne pas tomber, je me cramponnai
des deux mains au cou de ma mule... Presque en même
temps, une exclamation de terreur dans laquelle les deux
voix de M. et de M""* R... se confondirent, m'apprit que
j'avais fait faire à Gothon un pas divergent de la ligne
droite dont elle ne devait point s'écarter... Le gouffre béant
nous eût infailliblement engloutis, si une main vigoureuse
n'eût saisi la bride de ma mule.
En me voyant pencher la tête vers l'abîme, notre con-
ducteur avait deviné l'effet que cette vue produirait sur
mon cerveau, et il s'était précipité dans le torrent pour
m'arracher à une mort imminente.
Dans cette brusque évolution, la mule chargée de nos
porte-manteaux, et qui suivait Gothon de très-près, éprouva
un tel choc qu'elle dévia d'un pas de son chemin et dispa-
rut dans le tournant. Occupé de me sauver, Louis ne put
aller à son secours.
— Pauvre Mariette ? s'écria le brave garçon en s'essuyant
les yeux du revers de la raam, et avec une expression de
regret si douloureux qu'on eût cru qu'il pleurait une sœur
ou une épouse.
Cette perte lui causa un tel chagrin, que depuis ce mo-
ment jusqu'à celui où il nous quitta, nous obtînmes à peine
de lui quelques monosyllabes en réponse à nos questions.
La mule dans le torrent, avec les portie-manteaux.
Nous eûmes ensuite à gravir une montagne couverte de
bois, à travers lesquels^tait tracé un chemin qui, après
nous avoir conduits orbiculairement jusqu'à une grande
hauteur, nous fit descendre presque verticalement dans un
vaste bassin encaissé par des roches de granit, et qui doit
avoir été uu lac à une époque reculée. Puis nous entrâmes
dans une gorge au milieu de laquelle coule un torrent,
dont les bords aréneux, parsemés de fragments de quartz,
n'offrent qu'un passage bien élroit au voyageur. Au sortir
de cette gorge, uou| suivîmes encore pendant quelque
temps un chemin agreste, rocailleux, inégal, qui se fit
graduellement riant et fleuri... Nous approchions de Sas-
senage.
Ce fut dans ce bourg que nous nous séparâmes de notre
guide, à qui nous remimes pour son maître le montant du
prix de la mule abîmée dans le torrent, et, pour lui-même,
une récompense en argent proportionnée aux éminents
services quil nous avait rendus pendant ce court voyage.
La situation de Sassenage est charmante ; les maisons
de ce village sont propres et bien bâties; les habitants
prévenants et gracieux ; quant à la beauté des sites environ-
nants, elle a été si souvent constatée et décrite' par le crayon
ou la plume des touristes, que je crains fort de n'avoir rien
à apprendre à cet égard aux lecteurs de cette simple nar-
ration.
330
LECTURES DU SOIR.
Bien que nous fussions très-faligués, et que nous eus-
sions trouvé un logement confortable dans une petite au-
berge du bourg, nous ne voulûmes pas nous reposer avant
d'avoir visité la fameuse grotte de la magicienne Mélusine,
qui était, à ce qu'assure la chronique dauphinoise, moitié
femme et moitié serpent... De vieilles traditions font des-
cendre de cette sirène l'ancieune et illustre famille de Sas-
senage.
Avant de parvenir à la grotte de Mélusine; il faut d'abord
prendre un sentier, qui part de la place du village et abouUt
à un défdé bien boisé, au milieu duquel le Furon court
bruyamment. On continue de monter en suivant toujours
les bords ombragés de cette rivière furibonde. De distance
en distance elle offre, aux regards du promeneur, le spec-
tacle de magnifiques cascades, d'où se détachent tantôt
des masses d'écume, qui se répandent sur la pelouse en
larges flocons, tantôt des tourbillons de gouttes d'eau si
fines et si blanches, qu'on les prendrait de loin pour des
nuages de poussière, s'ils ne s'éparpillaient ensuite au gré
du vent, à l'entour du lit du Furon, en perles transparen-
tes. Le fond de la grotte de Mélusine est également occupé
par une chute d'eau. A l'entrée d'une galerie souterraine,
dans l'intérieur de laquelle un petit nombre seulement de
curieux pénètrent, setrouvent les deux excavations de forme
circulaire creusées dans le roc par la nature, et qui comp-
taient jadis parmi les merveilles du Dauphiné, sous le nom
de cuves de Sassenage. On prétendait qu'elles ne se rem-
plissaient d'eau que le jour des Rois. La légende fabuleuse
nous apprend quune de ces cuves servait de baignoire à
l'enchanteresse qui avait fixé sa résidence en cet endroit.
On voit aussi un peu plus loin une table de pierre sur la-
quelle Mélusine, qui, toute fée qu'elle était, mangeait à ce
(pril parait comme une simple mortelle, prenait ses repas.
Quand nous eûmes visité la demeure de la célèbre ma-
gicienne, nous retournâmes au bourg par un autre chemin
que celui par lequel nous y étions venus, mais qui abonde
également en points de vue délicieux.
C'est dans l'église de Sassenage qu'ont été déposées, en
■18:22, les dépouilles mortelles du plus vaillant et du plus
habile capitaine du seizième et aussi du dix-septième
siècle, car François de Bonne, duc de Lesdiguières, con-
nétable de France, et l'on pourrait ajouter autocrate du
Dauphiné, ne cessa pas de combattre depuis l'âge de dix-
huit ans, où il délmta comme sirftple archer danslacar-
rière militaire, jusqu'au jour de sa mort, qui eut lieu en
1626, à Valence, où, quoique octogénaire, il s'était rendu
pour soumettre un parti de huguenots, ses anciens core-
ligionnaires, contre lesquels il avait tourné ses armes de-
puis qu'il était rentré dans le girôn de l'Église catholique.
Le caractère audacieusement indépendant et cruellement
despotique de ce guerrier à la fois intrépide et sagace, que
le duc de Savoie appelait le renard duDauphiné, peut être
franchement dépeint eu deux traits.
S'étant emparé de Grenoble sur les ligueurs, qui tenaient
cette ville depuis la mort du duc de Guise, Lesdiguières
demanda à Henri IV, qui régnait alors, de lui donner Je
gouvernement de cette place... Le roi le lui ayant refusé,
il s'y installa, et dépêcha à Paris son secrétj^ire pour si-
gnifier au Béarnais que s'il ne lui convenait pas que lui,
Lesdiguières, gouvernât le Dauphiné, il faÂait trouver
moyen de l'en empêcher. L'audace du duc eut d'autant
plus de succès qu'où n'aurait p.u se passer de ses services.
Le fait suivant, beaucoup moins connu, porte un cachet
de barbarie féodale presque incroyable pour nous autres
humanitaires du dix-neuvième siècle.
Un paysan ayant volé une truite dans l'étang du parc de
Vizille, le connétable ordonna qu'on lui tranchât immédia-
tement la tète, ce qui fut exécuté... En ce temps-là, la vie
d'un homme n'avait pas plus de valeur que celle d'un
poisson. Afin de corroborer l'impression produite sur ses
vassaux par celte sentence arbitraire, le duc fit sculpter
sur tine pierre un poisson et une tète d'homme. Au reste,
les Dauphinois étaient accoutumés aux manières absolue^
de leur seigneur. « Viendrez ou brûlerez», — c'est-à-dire
serez brûlés, ne manquait jamais d'ajouter Lesdiguières
chaque fois qu'il imposait quelque corvée à ses paysans.
Et ceux-ci s'empressaient d'obéir, car ils connaissaient
l'inflexible rigueur du maître.
Sassenage est situé près du confluent de l'Isère et du
Drac, — en langue celtique, Der-ach, furieuse rivière^ —
et à une lieue euviron de Grenoble. Néanmoins, au lieu de
nous rendre directement dans cette ville, nous préférâmes,
selon notre habitude de suivre nos inspirations de chaque
jour, aller d abord à Vizille, dont le château est si riche
de souvenirs. Notre bagage, se trouvant diminué de moitié
par la perte de la mule qui en portait uue partie, n'était
plus très-embarrassant; en conséquence, nous louâmes
une espèce de char-à-bancs fort léger et fort étroit, et,
après avoir passé vingt-quatre heures à Sassenage, nous
partîmes pour Vizille.
Nous nous arrêtâmes en chemin pour jeter un coup
d'œilsur une autre prétendue merveille de la province, —
la tour Saus-Venin, ou, pour parler correctement, Saint-
Véraiu, car il est évident que cette tqur qui s'élève au
sommet d'un rocher escarpé, et sur l'origine de laquelle
les savants ne sont pas d'accord, doit son nom à une cha-
pelle située à peu de distance et dédiée à Saint-Vérain.
Le bourg de Vizille s'étend dans une petite vallée où
serpente la llomanche, à deux ou trois lieues au sud de
Grenoble. Nul n'a encore oublié le terrible incendie qui,
en 1823, réduisit en cendres presque toutes les maisons
du bourg, la manufacture de toiles peintes et le château.
Un furieux ouragan, qui avait terrassé des milliers d'arbres
dans les forêts voisines, rendit infructueux tous les efforts
tentés par la population de Grenoble accourue à la suite
des pompiers pour maîtriser le feu. La bienfaisance natio-
nale vint au secours des malheureux habitants de Vizille;
quant aux propriétaires du château et des fabriques, ils
n'avaient point à redouter les suites de ce désastre,...
leur immense fortune leur permettrait d'en réparer de plus
considérables encore.
Vizille appartient à la famille Périer depuis 1773 que
Claude Périef, négociant de Grenoble et père du célèbre
ministre qui fut une des premières victimes du choléra,
l'acquit du dernier duc de Villeroi, dans la maison duquel
elle était passée par succession vers la fin du dix-septièmu
siècle. On voit encore sur un rocher qui domine la vallée
de Vauloaveys, les ruines de l'ancien château que les dau-
phins du Viennois possédaient dans ce pays, et où ils ve-
naient de temps en temps se livrer au plaisir de la chasse
au courre ou au faucon. Lesdiguières, après avoir pacifié
par la -force des armes le Dauphiné, si longtemps désolé
parles guerres civiles et religieuses, acheta la seigneurie
de Vizille, et fit commencer, en 1611, la construction du
superbe manoir qu'il était bien loin do soupçonner, ce hau-
tain seigneur, devoir un jour renfermer dans ses murs un
établissement industriel! Lorsqu'en 1622 le duc, nommé
connétable par Louis Xlil, abjura le calvinisme, il ajouta
une chapelle à cette magnifique demeure féodale, pour la-
(juelle il abandonna dès lors son château de Lesdiguières,
près Saint-Bonnet, où il était né de parents nobles mais
pauvres. Le connétable déploya dans sa nouvelle résidence
I
MUSEE DES FAMILLES.
331
une splendeur souveraine dont rinléricur des bâtiments
conservait encore de Iteaux vesli^'es avant l'incendie qui
les dévasta. Les plafonds aussi bien que les boiseries de
tous les appartements étaient décorés d'arabesques et de
peintures.
Ce château de Vizille a été le théâtre de plus d'un évé-
nement remarquable. C'est là qu'eut lieu, en 1788, l'as-
semblée extraordinaire des Étals du Daupbiné, dont le
comte de Morpes fut président, et dans laquelle Mo.mier
et Barnave rédigèrent Vadrcsse que les trois ordres de la
province envoyèrent au roi Louis XVL
Le pape Pie VI, enlevé de Rome par les ordres du Direc-
toire, se reposa dans ce manoir un jour et une nuit en se
rendant à Valence; Napoléon, lors de son retour de l'ile
d'FJbe, s'y arrêta également; le comte d'Artois, depuis
CharlesX,et plus tard le général La Fayette le visitèrent...
Ainsi, tous les représentants des idées et des partis qui
depuis plus d'un demi-siècle ont surgi en France, se sont
succédé dans celte résidence quasi-royale.
De Vizille nous allâmes à Grenoble. Cette ville s'appelait
anciennement Cularo ; lorsque l'AIIobrogie devint une pro-
vince romaine, elle échangea ce nom pour celui de Gratia-
nopolis, par reconnaissance pour l'empereur Gralien, qui,
pendant un court séjour qu'il y fit, donna l'ordre de rele-
ver ses murs d'enceinte et y établit un siège épiscopal...
Comme on le voit, l'esprit de courtisanerie ne date pas
de nos jours. La langue franque a métamorphosé le nom
de Gralianopolis en celui de Grenoble.
Cependant, malgré la protection de l'empereur romain,
Grenoble n'acquit une certaine importance que sous la do-
mination des dauphins, qui abandcfnnèreut Vienne pour y
fixer leur résidence.
Bien des calamités diverses ont pesé sur cette ville à
ditrérentes époques. Selon Chorier, l'historien du Dau-
pbiné, Grenoble, après avoir passé du joug des Romains
sous celui des Burgondes, puis subi l'invasion des Franks,
aurait été saccagée par les Maures ou Sarrasins, qui, vain-
cus près de Tours par Karl Martel, s'étaient répandus dans
le Languedoc, la Provence et l'Embrunois. Mais, suivant
d'autres auteurs, cette irruption des Sarrasins serait fa-
buleuse, sinon à l'égard des villes des Hautes-Alpes, du
moins quant à celles du Graisivaudan dont Grenoble faisait
partie. Les mêmes auteurs prétendent que cette belle con-
trée fut envahie, vers le milieu du dixième siècle, par une
armée de barbares venus de la Hongrie en Italie sur l'appel
d'un prince nommé Bérenger, qui disputait l'empire à
Louis l'Aveugle.
Plus tard, sous le règne d'Humbert, quand la peste et
la faminé*fee réunirent pour désoler le Dauphiné, Greno-
ble vit ses habitants décimés par ce double fléau. Alors,
comme naguère à Saint-Pétersbourg et à Paris même
quand le choléra éclata, le peuple ne voulut point croire à
répidémie;il accusa les juifs d'avoir empoisonné les eaux.
€n grand nombre de ces malheureux périrent victimes de
la fureur populaire, à laquelle Humbert ne parvint à arra-
cher quelques-uns d'entre eux qu'en les faisant jeter en
prison et en confisquant leurs biens... 11 est présumable
que cette dernière précaution lui fut suggérée autant par
son propre intérêt que par un sentiment d'humanité.
Un autre événement, également désastreux et peut-être
plus saisissant encore, avait jeté la terreur parmi les Gre-
noblois en 1219.
C'était en septembre, pendant une foira qui avait au
moins doublé la population ordinaire de la ville. Il pouvait
être environ dix heures du soir, lorsque les eaux d'un lac,
formé trente ans auparavant dans une vallée de l'Oisans
par une inondation de la Romanche, rompireot la digue
naturelle qui les retenait dans le bassin où ellps s'étaient
précipitées, et francbi.ssaul avec une effrayante rapidité la
distance qui les séparait de l'Isèrei allèrent tomber dans
cette rivière déjà grossie par de précédentes pluies. Les
deux courants firent irruption dans la ville... H est plus
facile de se, représenter à .soi-même que de dépeindre aux
lecteurs le désordre et l'épouvante que répandit à une pa-
reille heure dans cette cité, dont un grand nombre dliabi-
lanls étaient déjà plongés dans le sommeil, ce sinistre im-
prévu. Les uns se réfugièrent sur les toits des maisons,
les autres sur les tours des églises; un grand nombre de
ces malheureux essaya de sortir de l'enceinte de la ville
dont à cette heure les portes étaient fermées. Avant qu'on
eût pu les ouvrir, les flots avaient envahi toutes les rues et
submergé des milliers d'individus. Lorsipie ensuite les eaux
se furent écoulées, il n'y eut pas une seule lamille qui ne
comptât des victimes parmi ses membres.
A l'exception de la cj-ypte ou chapelle souterraine qui
existe au-dessous de l'église Saint-Laurent, Grenoble ne
possède aucune antiquité. Le monument le plus ancien
de la ville est l'hùlel Lesdiguiêres, bâtiment vaste et irré-
gulier qui sert maintenant d'hôtel-de-ville et dont les jar-
dins sont devenus une promenade publique. Grenoble était
autrefois une ville fort laide el fort triste, n'en déplaise aux
auteurs de livres de géogra[)hie, qui lui accordaient géné-
reusement l'épilhète de jolie, qu'au reste elle méritera
bientôt si elle continue de marcher dans la voie d'embel-
lissements où elle est entrée depuis une vingtained'années.
Quelques rues nouvellement percées, dont uneentre autres
porte le nom de Vaucanson, se font remar(|uer par l'élé-
gante construction et le parfait alignement des maisons. Il
esta regretter que la statue colossale en bronze qui repré-
sente Bayard mourant, ait été érigée sur une petite place
tout à fait en désaccord avec les proportions grandioses de
ce monument.
Avant de quitter Grenoble pour nous rendre à la Grande-
Chartreuse, nous allâmes voir le pont de Claix, que Lesdi-
guiêres fit construire, en 1611, sur le Drac : l'avenue qui
y conduit de la ville a une lieue de long ; elle est bordée
de chaque côté par une contre-allée ombreuse, et forme
ainsi une promenade fort agréable. La structure de ce pont
est extrêmement hardie. Il est soutenu par une seule arche
massive et pourtant gracieuse, qui s'élance d'uu rocher à
l'autre au-dessus de la furieuse rivière. Celte gigantesque
construction n'est pas la seule dont le connétable, qui au
reste à cette époque n'était pas encore promu à celte di-
gnité, ait doté le Drac ; le Pont-Bernard, situé à une lieue
du château de Lesdiguiêres, dans les Hautes-Alpes, sur
l'ancienne route de Gap, n'est pas moins remarquable (jue
celui de Claix. L'eflrayant précipice que le torrent impé-
tueux, gêné dans, sa course en cet endroit, forme 'au-des-
sous du Pont-Bernard, rend son aspect encore j)lus impo-
sant. Malheureusement, comme depuis qu'on a ouvert une
autre route au chef-lieu de préfecture du département, ce
passage a été entièrement abandonné, on laisse tomber en
rui§es un des plus beaux ouvrages qu'ait légués à la posté-
rité la puissance féodale. Nous étions curieux de connaître
l'étymologie de ce nom vulgaire de Bernai'd donné à un
pont aussi pittoresque, dans un siècle où le prosaïsme n'é-
tait pas en honneur comme dans le nôtre, mais personne
ne put nous renseigner à ce sujet.
Pour aller de Grenoble à la Grande-Chartreuse, qui en
est éloignée de six lieues, il existe deux chemins... Nous
choisîmes le plus long, parce qu'il est aussi le plus horrible,
je veux dire le plus magnifique. Après avoir gagné Voreppe,
332
LECTURES DU SOIR.
bourg situé au nord de Grenoble, nous atteignîmes le défilé
où coule le Guiers-Mort, ruisseau torrentueux qui se jette
dans le Guiers-Vif, près de la frontière de Savoie. A l'en-
trée de ce défilé, qui était gardé par un portier au temps où
les chartreux unissaient le pouvoir à la richesse, se trouve
le hameau deFourvoirie, où l'on a établi des usines. Jadis,
les montagnes qui s'élèvent de chaque côté du torrent ne
laissaient pas de passage au voyageur ; cette sombre gorge
était entièrement occupée par les eaux du Guiers. Les reli-
gieux firent élargir cette voie au moyen de mines savam-
ment pratiquées. Le chemin suit d'abord la rive gauche du
ravin jusqu'à un gouffre sur lequel est jeté un pont qui
conduit à l'autre bord. Là commence une ascension difficile
et fatigante, car du sentier sinueux et de plus en plus glis-
sant que gravit le voyageur, celui-ci domine des précipices
effroyables. La tristesse lugubre de celte solitude s'aug-
mente encore de l'impression produite sur l'organe auri-
culaire par les mugissements du Guiers qui roule ses eaux
tumultueuses sur un lit de rochers, et par les cris des oi-
seaux de proie.
Enfin on débouche dans un vallon latéral, qui présente
aujourd'hui l'aspect d'une belle prairie, mais qui n'était
qu'un affreux désert lorsque saint Bruno, célèbre docteur
de Cologne, vint s'y établir en 1084, avec quelques amis
comme lui dégoûtés du monde, sous la protection de saint
Hugues, évéquede Grenoble (1).
Le premier établissement de ces pieux solitaires se com-
posait de quelques cabanes au milieu desquelles était un
oratoire. L'emplacement où furent construites ces humbles
demeures, est celui où s'élève actuellement la chapelle dé-
diée au fondateur de cet ordre sévère, dont les règlements
se transmirent traditionnellement d'un prieur à l'autre,
pendant environ quarante ans. Les statuts n'en furent ré-
digés que sous Guignes, cinquième prieur du monasière ;
quant au titre de général, il fut donné au supérieur de la
Grande-Chartreuse , lorsque ce couvent eut acquis assez
d'importance pour devenir le siège du chef de toutes les
maisons du même ordre établies dans la chrétienté.
Les cabanes qui avaient été la première retraite des
chartreux furent détruites peu d'années après leur con-
struction par une avalanche. Le bâtiment en bois recou-
vert de chaume qui les remplaça fut, à différentes époques,
la proie des flammes. Après le dernier incendie qui le dé-
vasta en 1676, dom Masson, alors général de l'ordre, le fit
rebâtir tel qu'il est actuellement.
Cette maison, que M™« R... ni moi, ne pûmes visi-
ter, l'entrée en étant formellement interdite aux femmes,
se compose de plusieurs corps de logis qui communiquent
les uns aux autres par des galeries. L'église n'a i-ien de re-
marquable que son extrême simplicité. Le bel autel en
marbre, jadis donné à ce couvent par la chartreuse de
Pavie, et qui orne maintenant la cathédrale de Grenoble,
se trouve remplacé par un autre en bois peint et doré. La
partie du bâtiment destinée à loger les étrangers est fort
commodément distribuée. M. R... se loua beaucoup de
l'accueil que lui firent les religieux. Comme le jour où il
pénétra dans le monasière était un jeudi, il put conveftcr
avec les frères du cloître, desquels il apprit les précédents
détails qu'il nous transmit ensuite. On sait que les jeudis et
dimanches de chaque semaine, les chartreux jouissent de
quelques heures de récréation, pendant lesquelles ils peu-
vent se promener et s'entretenir ensemble dans un lieu.
(I) Saint Druno n'acheva passa vie à la Chartreuse. Le pape Ur-
bain H, déstranl le fixer auprès de lui, l'appela à Home. Mais le saint
homme aspirait toujours après la solitude, qu'il alla de nouveau cher-
cher dans les monts de la Calabre, où il mourut en iiui.
dépendant du cloître et qu'on appelle spaciement. Le
reste du temps, l'isolement et le silence le plus absolu leur
sont imposés. Des jeûnes fréquent^ et rigoureux leur sont
également prescrits. Pendant plusieurs mois de l'année, ils
ne prennent chaque jour qu'un seul repas, et trois fois par
semaine, ce repas consiste en un morceau de pain, du sel
et de l'eau. La viande et le vin pur sont en tout temps
prohibés.
Les chartreux ne portent point de linge, mais un cilice
en crin qu'ils ne quittent jamais... Ils sont vêtus d'une
longue robe en serge blanche, sur laquelle ils posent une
dalmatique de même étoffe dont le capuchon couvre leur
tète entièrement rase.
De la Grande-Chartreuse, nous n'avions que trois lieues
environ à faire pour nous rendre à Pontcharra, où nous
passâmes la nuit suivante, car à peu de distance de ce
village est le vieux manoir où naquit le guerrier sans peur
et sans reproche. Bayard restera toujours le type de l'hé-
roïsme chevaleresque, comme Lesdiguières, de la puis-
sance féodale.
Le château de Bayard, ou, comme, on l'appelle habituel-
lement, Chàteau-Bayard, domine le fort Barreaux. C'est de
là que le renard du Dauphiné, qui ne mérita peut-être
jamais plus qu'en celle circonstance le surnom dont sou
voisin et ennemi l'avait qualifié, surveillait complaisamment
les travaux du duc de Savoie, fort étonné qu'il ne fit aucun
mouvement pour s'opposer à l'établissement d'un fort sur
les terres mêmes de la France. Il comprit le motif de celte
indifférence et de celle inaction, lorsqu'une nuit Lesdi-
guières, à la tête de s^ archers, surprit le fort complète-
ment achevé et s'en empara presque sans coup férir.
De Pontcharra, nous gagnâmes la contrée rocheuse au
centre de laquelle se trouve le riche pays connu sous le
nom de vallée d'Allevard, bien que ce village n'occupe pas
le fond d'une vallée, mais un plateau fort élevé qu'enser-
rent à la vérité de hautes montagnes aux flancs boisés, à la
cime neigeuse.
L'une de ces montagnes, dite des Sept-Laus, offre l'i-
mage saisissante du plus effroyable chaos. Le nom de mon-
tagtie abîmée, que les habitants des environs lui ont con-
servé, suffit à indiquer qu'elle a été le Ihéàtre de quelqu'une
de ces convulsions de la nature qui, en l'espace d'une mi-
nute, ouvrent des gouffres, engloutissent les rochers, inon-
dent les plaines, et parfois aussi livrent passage au souffle
pestilentiel de l'air méphitique que la terre renferme dans
ses entrailles. La montagne des Sept-Laus est parsemée
d'un grand nombre de lacs, la plupart trop petits pour qu'on
prenne la peine de les énumérer. «
Le canton d'Allevard est Irès-fréquenté par les touristes
de tous pays ; à chaque instant nous rencontrions des com-
pagnies nombreuses composées de peintres, de naturalistes
et de simples curieux, qui venaient admirer comme nous
la magnifique cascade du Pichou, les ruines de la chartreuse
de Saint-Hugon, la tour du Treuil, dont l'origine est incon-
nue, les pics glacées du Grand-Charnier, lequel doit, à ce
qu'on prétend , son nom peu romantique à un terrible
massacre de Sarrasins qui eut lieu en cet endroit, el la fer-
tile montagne de Brame-Farine, dont les versants sont
couverts de champs bien cultivé's et.de verdoyantes prairies.
C'est par un chemin bordé de noyers qu'on arrive au vil-
lage el au château d'Allevard. Le parc qui entoure ce châ-
teau est un des plus beaux qu'on puisse voir; il est tra-
versé par le torrent du Breda qui y forme une superbe cas-
cade. .\ la vérité, les cascades sont choses si communes
dans celle partie du Dauphiné, que les. habitants n'y fe-
raient nulle attention, si l'admiration cfes étrangers ne
MUSÉE DES FAMILLES.
333
forçait la leur. Il y a à Alievard des mines de fer dont
l'exploitation est très-importante, et non loin desquelles des
forges et un haut-fourneau sont établis. Ces usines occu-
pent beaucoup d'ouvriers ; aussi règne-t-il à Tentour de cet
établissement un air d'aisance et de bien-être qui frappe
tout d'abord le voyageur.
Bien différente fut l'impression que nous éprouvâmes
en parcourant l'Oisans, pays d'ailleurs fort curieux à ex-
plorer, qui s'étend à l'est de Grenoble, et que j'ai déjà
uommé à propos de l'inondation de cette ville.
Sans doute, il est dans l'Oisans des côtes où le sol se
montre généreux et la végétation luxuriante : au Bourg,
par exemple, à Livet et à Séchilienne, le paysan n'a pas de
privations à endurer ; mais à mesure qu'on approche du
département des Hautes-Alpes, on est péniblement ému
de la profonde misère où sont plongés les habitants de ces
lieux élevés, riches seulement en plantes alpestres et en
minéraux précieux. Il existe, dans les environs de la Grave,
une cristallière fort belle, une carrière de marbre blanc
statuaire et une mine de plomb argentifère. Mais ces ri-
Une vue de la Grande-Chartreuse.
chesses n'empêchent pas que l'hiver y soit rude et long, la
terre peu productive, le combustible très-rare etconséquem-
ment très-cher.
Pour traverser celle contrée sauvage, nous eûmes encore
recours aux paisibles bêtes qui nous avaient servi de mon-
tures pour voyager dans les montagnes du Lans et de Sas-
senage. Dans celles d'AUevard et jusque au bourg d'Oisans,
les routes sont assez larges pour qu'on puisse y circuler en
voiture, à l'exception toutefois de certains passages escarpés
qu'il faut franchir pédestrement.
Nous cheminions donc de nouveau sur des mules, en
compagnie d'un guide que nous avions pris à Livet. Nous,
arrivâmes ainsi un malin dans un hameau composé de dixj
à douze chaumières. L'air élait vif et froid, et quoique^
nous ne fussions pas dans la partie la plus haute du pays,
il s'en fallait que la neige fût entièrement fondue. Toutes
les habitations étant hermétiquement fermées, nous heur-
tâmes à la porte d'une cabane qui nous fut aussitôt ouverte
par une petite fille. Supposant qu'elle n'entendait que le
patois, nous chargeâmes notre guide de lui demander si
334
LECTURES DU SOIR.
nous pouvions nous réchauffer et nous reposer dans sa
demeure. A notre grande surprise, elle nous répondit en bon
français que si nous avions bien froid, nous ferions mieux
d'entrer dans Pétable.
Aces mots, une femraejeune encore, mais vieillie avant
l'âge par les privations, quitta une table devant laquelle
elle se tenait en ce moment debout, entourée de trois ou
quatre petits garçons, et s'avança vers nous une hache à la
main.
— Excusez, nous dit-elle, l'incivilité delapetite... Comme
elle préfère de beaucoup demeiirer dans l'étable que dans
la maison, elle croyait au contraire vous faire une politesse.
En achevant ces mots, la brave femme alla à son foyer,
et y jeta quelques menus brins de bouleau sur lesquels elle
entassa une douzaine de petites mottes faites d'une ma-
tière noirâtre. Quand elle y eut mis le feu qu'elle souffla
avec sa bouche, elle ramassa sa hache qu'elle avait posée
à terre à côté d'elle, efretournant à la table auprès de la-
quelle étaient restés les enfants, elle nous dit :
— Vous permettez , monsieur et mesdames? les petits
n'ont pas encore déjeuné. ^
En même temps la bonne femme prit un pain dans sa
huche, le mit sur la table et en coupa six morceaux au
moyeu de l'instrument tranchant qu'elle tenait à la main;
il n'est pas probable en effet qu'elle en fût venue à ses fins
avec un couteau ordinaire... C'est la coutume des pauvres
montagnards de ce canton, de cuire une fois l'année seule-
ment. En apprenant cela, nous ne nous étonnâmes plus que
notre hôte le bûcheron nous eût présenté comme frais du
pain d'une semaine. Celui des habitants de TOisans, fait
avec de la farine de seigle et de sarrasin, ressemble pour
la forme au pain de munition et pour la dureté au biscuit
denier.
Tous les enfants trempèrent ensemble les morceaux
qu'on venait de leur distribuer dans une terrine pleine de
lait (|ue leur mère leur abandonna et à même laquelle ils
burent ensuite chacun à leur tour. Nous les regardions
manger avec une gloutonnerie qui nous prouvait que pour
eux ce repas était un régal, lorsque notre odorat fut désa-
gréablement affecté par une fumée nauséabonde que la
cheminée, dont nous étions proches, nous envoyait par
bouffées. Notre guide, qui était entré avec nous dans la ca-
bane, nous expliqua alors que les mottes qui brûlaient dans
le fover étaient faites de bouse de vache séchée au soleil.
— Koson, dit la mère de famille à l'enfant qui nous avait
introduits dans cette pauvre demeure, monte au grenier,
il s'v trouve encore deux ou trois fagots ; tu les jetteras par
la liirarne... Tesfrèrea les ramasseront et ces dames auront
un feu plus à leur convenance.
— Oh! non, mère, s'écria la petite tille avec l'accent de
la iiM-reur, je n'irai pas; j'ai trop peur des revenants.
— D'où lui vient cette crainte de rencontrer des reve-
nants en plein jour dans un grenier? demandai-je curieuse-
ment à la pauvre paysanne.
• — Ça n'a pas de bon sens, me répondit-elle. .M. le curé
leiiii a dit cent fois, et mon mari aussi, qui, sans vanité,
n'est pas un ignorant non pUis... mais depuis que mon
beau-|)ère est mort, la petite ne peut se décider à remettre
•les pieds là-haut.
— Son aïeul y habitait-il donc?
— Non pas de son vivant. .\h! ajouta-t-elle, en voyant
l'élonnement se peindre sur mou visage, vous ne savez
peut-être pas que dans ce canion où. pendant plusieurs
mois de l'année, toute communication devient impossible
d'un hameau à l'autre, ceux d'entre nous qui nous trouvons
éloignés de l'église j>aroissiale , sommes forcés de garder
dans nos demeures les corps de nos parents décèdes, jusqu'à
ce que les chemins redeviennent praticables et la terre assez
molle pour qu'on puisse la creuser. En attendant ce mo-
ment, nous exposons nos morts dans les combles de nos
habitations, à l'air glacé qui les empêche de se putréfier.
Nous avions écouté avec un sentiment de tristesse indi-
cible cette explication pendant laquelle notre muletier,
était allé chercher les fagots mis en réserve dans le gre-
nier, de sorte que nous pûmes nous chauffer tout en dé-
jeunant avec les provisions que nous avions emportées avec
nous et dont nous laissâmes la plus grande partie à notre
hôtesse.
Pendant notre repas, la bonne femme nous raconta plu-
sieurs histoires, dont les avalanches, les chasses aux ours
et aux chamois, et les voyages lointains de quelques habi-
tants aventureux de la localité, furent les principaux sujets :
c'est la coutume, parmi ces populations pauvres, d'aller
exercer divers métiers, notamment celui de colporteur, du-
rant la mauvaise saison ou quelquefois des années entières,
soit dans d'autres départements de la France, soit dans des
pays étrangers.
Ces hommes, qui reviennent tous achever leur vie sur
le sol natal, rapportent de leurs pérégrinations un pécule
plus ou moins considérable, mais toujours honnêtement
acquis, et une certaine instruction qu'ils se plaisent à com-
muniquer à leur famille et à leurs voisins. Le mari de notre
hôtesse était un de ces professeurs ambulants que fournit
principalement le département des Hautes-Alpes, et qui par-
courent les campagnes pendant l'hiver, s'arrêlant plusieurs
semaines et souvent plusieurs mois dans des hameaux ou
dans des fermes isolées, pour y donner des leçons de lec-
ture, d'écriture et de calcul. En apprenant ces détails, nous
cessâmes de nous étonner de la facilité avec laquelle cette
famille de montagnards s'exprimait en français.
En sortant de ce hameau, nous nous dirigeâmes vers le
bourg de La Grave. Il est situé sur la rive droite de la Ro-
manche, au milieu d'un paysage extrêmement agreste.
Non loin de ce bourg est le petit village de Fraux, fameux
par sa chute d'eau d'un volume et d'une hauteur remar-
quables.
Pe La Grave à Briançon, il n'y a que neuf lieues; mais
nous renonçâmes à visiter celte ville, ainsi que celle d'Em-
brun. Ne pouvant pas consacrer un long temps à notre
tournée en Dauphiné, nous préférâmes aller immédiatement
à Gap.
Celte ville, vue à distance, offre, par sa disposition en
hémicycle, un cou0 d'oeil agréable. Lorsque nous y arrivâ-
mes, le soleil couchant dorait de ses rayons rougeàlrcs les
coteaux fgliles dont elle est entourée^ et sur la pente des-
quels se dessinent de riantes villas. Celui, entre autres, ap-
pelé Puy-More, en souvenir de la forteresse qu'y avaient bâ-
tie les Siirrasins, est couvert de riches vignobles. Mais l'inté-
rieur de cette ancienne cité est tout à fait disgracieux : les
rues sjjntmal percées et les maisons mal construites. Néan-
moins, les Gapenç|is ne parlent jamais qu'avec un .senti-
ment d'orgueil de leur ville, qui possède depuis 1708 le
mausolée de Lesdiguières, et dans les rours de laquelle
Napoléon s'est reposé une nuit en revenant de l'Ile d'Elbe.
Le tombeau du connétable fut construit du vivant et par
les ordres de ce célèbre capitaine qui, fidèle à ses habitudes
d'autocrate, tint renfermé le sculpteur Jacob Richer, jusqu'à
c qu'il eût terminé fe chef-d'œuvre. La statue qui le re-
présente armé de pied en cap et couché sur un sarcophage
en marbre noir, est en albâtre, ainsi que les bas-reliefs du
monument, qui réunit dans son ensemble comme dans ses
détails une ^ande vérité d'exécution et un fini parfait.
MUSEE DES FAMILLES.
335
En nous rendant de Gap à Nyons , nous aperçûmes, à
peu de dislance de la Durançe, une imposante masse de
ruines... C'était le château de Taiiard, qui a appartenu ja-
dis aux princes d'Orange, puis aux chevaliers de Saint-
Jean de Jérusalem, et ensuite successivement à |)lusieurs
illustres maisons du Dauphiné. C'est de ce gigantesque cas-
tel qu'il est dit qu'on y comptait autant de tours que de
mois dans l'année, de portes que de semaines, de fenêtres
que de jours, de degrés à monter que d'heures.
Nous vîmes aussi dans !e lointain le Mont-Aiguille, ap-
pelé mont inaccessible, jusqu'à ce qu'un officier du roi
Charles VIII, ayant nom Antoine de Ville, et possesseur de
la terre de Domjulien, en fit le premier l'ascension, le 28
juin 1492, par les ordres de son souverain, qui se trouvait
alors à Grenoble. Plus de trois siècles s'écoulèrent ensuite
sans qu'il se trouvât un voyageur assez intrépide pour ten-
ter une seconde fois cette escalade périlleuse, de sorte que
la montagne reprit son ancien nom d'inaccessible. Enfin
en 1834, un individu nommé Jean Liotard, parvint à son
sommet et en redescendit, les vêtements en lambeaux, le
corps ensanglanté et l'esprit tellement impressionné par les
dangers qu'il avait courus, qu'on craignit un instant que
sa raison ne fût égarée. Un repos de quelque semaines la
lui fit heureusement recouvrer.
On sait que le Mont-Aiguille est un énorme rocher à pic,
d'une prodigieuse hauteur, ayant à peu près la forme d'une
pyramide, à laquelle une autre montagne conique sert de
piédestal.
A mesure que nous avancions dans le département de la
Drôme, nous voyions la nature changer d'aspect. Cette par-
tie du Dauphiné ressemble beaucoup à la Provence ; le
territoire de Nyons est tout planté d'oliviers, de grenadiers,
de jujubiers et de figuiers. Les habitants de ce pays van-
tent surtout la salubrité de l'air qu'on y respire. EfTecti-
vement, aucune des maladies pestilentielles qui , à diverses
époques, ont dévasté le midi de la France, n'avait en-
vahi celte terre favorisée du Ciel... Le choléra seul osa y
faire irruption.
— Le pontias ne soufflait malheureusement pas à ce
moment-là, nous expliqua un médecin de Nyons.
Or, le pontias est l'antidote du vésine, ou mauvais vent,
qui, de même que le simoun de r.\frique et le sirocco de
l'Italie, énerve le corps, dessèche les plantes et arrête les
progrès de la végétation. Nous demeurâmes trop peu de
temps à Nyons pour pouvoir juger par nous-mêmes des
effets opposés produits par ces deux vents particuliers, à
ce qu'on nous a assuré, à ce charmant vallon au milieu
duquel s'élève la ville.
Nyons se glorifie d'avoir vu naître Philis de la Tour-du-
Pin de la Charce, femme énergique et courageuse qui en
1692, lors d'une invasion en Dauphiné du duc de Savoie,
se couvrit d'une armure, monta à cheval, encourageant par
sa présence d'esprit et son intrépidité les habitants des
campagnes, marcha à leur tête contre l'ennemi de la France,
lequel avait déjà saccagé Gap, et le força de se retirer.
A huit lieues de Montélimart, s'élève au mdieu d'une
vaste plaine, sur une roche isolée, exposée au souffle de la
bise, le château de Grignan, auquel on parvient après avoir
traversé le village dont les maisons s'éparpillent à ses pieds,
et gravi une ranape fort raide. Nous ne nous arrêterons
pas à décrire l'architecture grandiose de ce château, dont la
tristesse nous parut égaler la majesté. Nous nous bornerons
à conduire nos lecteurs dans l'église du village , où l'on
voit, sur une tombe de modeste apparence, une tablette de
marbre noir avec cette inscription : s Ci-;;it Marie de Ra-
butin-Chantal, marquise de Sévigné, décédée le 18 avril
1696. .
Nous traversâmes Montélimart, ville autrefois fortifiée,
que des bosquets d'orangers, de lauriers et de mûriers en-
tourent d'une verte ceinture, et le bourg d'Étoile, qui ap-
partenait jadis aux sires de Poitiers. La duchesse de Valen-
tinois y avait un château qu'elle abandonna lorsqu'elle
devint la favorite d'Henri II; depuis plus de deux cents
ans, il n'en reste pas de vestiges.
Valence ne nous retint pas longtemps; elle possède ce-
pendant quelques antiquités, dont les seules vraiment re-
marquables sont un mausolée romain, petit édifice carré,
orné de colonnes corinthiennes, de sculptures et d'arabes-
ques, et une maison qui date du quinzième siècle, et dont
la façade est bizarrement décorée de statues et de figures,
les unes mythologiques, les autres grotesques... Une im-
primerie est maintenant établie dans cette maison.
A Valence, l'idée nous vint de parcourir le Royannais,
pays montagneux, situé en partie dans la Drôme et en partie
dans l'Isère. Pont-en-Royans, principale ville du Royannais,
est partagée par la Rourne, jolie rivière limpide, de chaque
côté de laquelle s'élève, plaquée contre les rochers qui
l'encaissent, une rangée de maisons, d'où l'on voit à chaque
instant descendre et remonter des seaux attachés à des
cordes, au moyen desquelles les habitants puiseât par leurs
fenêtres l'eau du torrent.
En revenant de cette courte excursion, nous nous dé-
tournâmes un peu de notre chemin pour examiner les
ruines de Rochechinard , ancien château où fut détenu
pendant plusieurs années le prince Dgem, appelé Zizim
par les Francs, et qui, après avoir été vaincu par son frère
Bajazet, dans les plaines de Syrie, dut renoncera faire va-
loir ses droits au trône ottoman.
Zizim s'était réfugié auprès des chevaliers de Rhodes
qui, suivant les annalistes orientaux, s'engagèrent par un
traité secret avec l'usurpateur Bajazet II, à le retenir dans
leurs possessions, moyennant une rente annuelle de qua-
rante-cinq mille ducats. Afin de rendre impossible la réu-
nion de Zizim avec ses adhérents, et en même temps mettre
ce prince à l'abri des tentatives d'empoisonnement ou d'as-
sassinat dont le menaçait la haine de son frèro, il fut décidé
que le commandeur, Charles -Alleman Rochechinard,
l'emmènerait dans une de .ses terres de France.
Je ne détaillerai pas ici la vie fatalement accidentée de
Zizim qui, de sa retraite en Dauphiné, fut transféré dans
une forteresse d'Auvergne, de là dans les prisons de Rome,
et mourut empoisonné à Terracine, après avoir été mis en
liberté par Charles VIII, roi de France. Je mentionnerai
seulement son amour pour la belle Hélène de Sassenage,
amour auquel la noble jeune filfe ne se montra pas insen-
sible , et que l'attachement de chacun des deux aman^g
pour sa religion respective ne leur permit pas de sceller
par un mariage.
Après avoir erré au milieu des ruines de Rochechinard,
nous voulûmes visiter le gothique manoir de Saint- Vallier,
résidence favorite de la belle Diane, et qui s'élève tout près
de la petite ville du même nom, au confluent du Rhône et
de la Galaure, à l'extrémité nord du département de la
Drôme. Là se terminèrent nos pérégrinations en Dauphiné.
M™^ Camille LEBRUN.
H.N.
33G
LECTURES DU SOIR.
HISTOIRE PITTORESQUE DE LA TYPOGRAPHIE.
DEUXIEME PARTIE (1).
Dans la première partie de ce travail, nous avons mon-
tré les inventeurs à l'œuvre ; nous avons dit leurs luttes,
leurs souffrances. Pour épurer leur gloire, pour la faire
briller incontestable, éclatante, dégagée par la discussion,
nous avons débrouillé les traditions confuses, incertaines
et contradictoires. En choisissant nos matériaux, nous
avons même complètement écarté certaines fables plus
madmissibles encore que la mythologie des Coster. 11 nous
a paru sans intérêt d'examiner, avec un grave auteur, si
Saturne ne fut pas le véritable inventeur de l'imprimerie,
et de disputer sur une phrase de Cicéron, peut-être mal
comprise. Nous avions hâte d'arriver à des résultats clairs
et positifs. Désormais, ce tableau succinct ne mentionnera
que des faits, et abandonnera complètement la dissertation
critique.
Comme nous l'avons dit, la base de l'art de l'imprimerie,
c'est le type mobile. Examinons rapidement le concours
des industries diverses nécessaires pour féconder ce point
de départ.
Il faut d'abord dessmer, puis graver en relief, au bout
d'un poinçon de fer, chaque lettre de l'alphabet, chaque
signe typographique. La pureté du dessin, la netteté de la
gravure, sont les premières conditions de toute beauté ty-
pographique. On a donc une collection de poinçons équi-
valant à un alphabet complet, et l'on procède au frappage
des matrices
La matrice est un petit billot de cuivre doux, dans le-
quel, par un procédé mécanique, on enfonce le poinçon
d'acier, qui donne ainsi "l'empreinte eu creux de la lettre
qu'il porte en relief à son extrémité.
L'avantage des poinçons sur la gravure directe des ma-
trices est double; d'abord la taille creuse au burin est
moins sûre et moins égale que la taille en relief; en second
lieu, le poinçon sert à frapper une, deux, dix, centmatri-
ces, et, lorsque les matrices sont usées par la production
de cinq cent mille lettres, le poinçon reste neuf et intact,
puisqu'il n'a donné qu'un petit nombre d'épreuves.
Maintenant commencent les opérations de la fonte. Pre-
nons la matrice qui représente en creux la lettre a. Celte
matrice est fixée au fond d'un moule d'une espèce particu-
lière, moule très-petit, très-léger, que l'ouvrier fondeur
manie aisément de la main gauche, au moyen d'un man-
che double. Cet ouvrier prend avec une cuiller un peu
de métal en fusion (alliage de plomb et d'antimoine), et
le verse dans le moule. Puis il secoue le moule sur une
feuille de papier saupoudrée d'cmeri, et il en tombe une
petite lame de plomb haute de neuf à dix lignes, et dont
l'extrémité reproduit en relief la lettre a de la matrice. Cette
petite lame est le caractère typographique.
Lorsqu'on a fondu un nombre suffisant de chaque espèce
de lettres, on le porte dans des cornets de papier à l'impri-
merie, et les ouvriers compositeurs en remplissent de
grandes boites qu'on appelle des casses, dont les compar-
timents se nomment cassetins. Il y a autant de cassetins
que de lettres et de signes typographiques.
L'apparent désordre de ces lettres, de ces chiffres, de
(I) Voir le numéro de janvier I8tc.
ces signes, est profondément calculé pour la célérité du
travail de la composition. On a placé plus près de la main
du compositeur les lettres qui se reproduisent le plus sou-
vent dans les mots de la langue française, ce qui explique
aussi la différence dans la dimension des cassetins.
L'ouvrier se place devant cette casse; il tient dans la
main gauche un instrument de fer appelé composteur,
construit de telle sorte qu'au moyen de l'écartement de
ses branches, on obtient la longueur fixe qu'on veut don-
ner aux lignes.
La copie (on appelle ainsi le manuscrit de l'auteur) étant
placée sous les yeux de l'ouvrier, il prend une à une dans
les cassetins les lettres nécessaires, et les range horizonta-
lement dans le composteur jusqu'à ce que la ligne soit
pleine. Un cran uniforme, que portent toutes les lettres,
le guide dans cette opération,^ et lui permet de les mettre
dans leur vrai sens sans l'obliger à les regarder une à une.
Aussi est-il fort rare de trouver à l'impression des lettres
retournées. Sa ligne étant finie, il la couvre d'une petite
lame de plomb, appelée interligne parce qu'elle produit
un peu de blanc entre chaque ligne de composition ; et il
recommence de nouvelles lignes. Lorsque le composteur
est plein, l'ouvrier saisit cette poignée des deux mains, la
retire du composteur et la pose sur une planche ù rebords
qu'on appelle galée. Quand cette galée elle-même est
pleine, il passe une ficelle autour de la composition, il
serre fortement, et fait un nœud ; la page ne fait plus
qu'une masse solide qu'il pose sur le marbre, esjjèce de
table en pierre dure ou en fonte polie.
Lorsque la copie est terminée, l'ouvrier charge des
fonctions de metteur en pages rassemble tous les paqaets,
les divise en pages d'égale longueur, dispose les titres,
les blancs, etc.
C'est ici le lieu d'indiquer comment s'obtiennent les
blancs en typographie. On met du blanc entre les mois
au moyen d'un petit morceau de plomb de même épais-
seur que le caractère, du même point, comme on dit eu
typographie, mais beaucoup moins haut sur lige, de sorte
qu'à l'impression la couche d'encre ne l'atteint pas. Ces
blancs s'appellent des f.f/jacfs; ils permettent au composi-
teur d'augmenter ou de diminuer l'intervalle des mots, et
de donner aux lignes une égalité mathématique; c'est ce
qu'on appelle 7u.<;////fr la ligne, c'est-à-dire la rendre juste.
La longueur déterminée pour )es lignes d'un même ouvrage
se nomme justification (1).
Le petit espace blanc par lequel commencent invariable-
ment tous les alinéas, est produit par un morceau de
plomb appelé cadratin, c'est-à-dire petit cadrât.
(i) Pour loul ce qui concerne le vocabulaire typographique, nous
prions nos lecteurs de se reporter au dictionnaire élémentaire qui
terminera noire travail. Nous avons promis d'user modérément dei
termes techniques ; cependant il nous fjut quelquerois y avoir re-
cours, pour éviter des répéliiions de mots fatigantes, et par suite
obscures. Nous essayons d'initier les abonnés du Musée des Familles
aux secrets d'un art intéressant. Jusqu'à présent on l'a décrit de naa-
nière à ne se faire comprendre que des fteis du métier, inconvcnienl
grave, dans lequel nous souhaitons de n'être pas tombe. Nous faisons
observer encore que ces éludes ardues font céder toute préoccupa-
tion liuéraire, et nous demandons grâce pour notre style.
MUSEE DES FAMILLES.
337
Pour remplir la fin d'un chapitre, ou pour faire une page
rntièrement blanche, au lieu d'employer des paquets d'in-
lerlignes, on emploie de véritables lingots de plomb, qui
atteignent les dimensions les plus formidables. Dans ce
cas, on y fait de grands trous au milieu pour en diminuer
le poids. Autrefois on se servait de réglettes en bois , c'est
à MM. Didot qu'est due l'invention des garnitures en fonte.
C'est au moyen de ces grosses pièces que se font les
marges intérieures, c'est-à-dire les blancs entre les pages
elles-mêmes. On les règle sur la dimension du papier
qu'on devra employer. Cette série de blancs interpaginai-
res, construite par le metteur en pages, s'appelle garniture.
Les pages étant posées sur le marbre et garnies, on les
entoure d'un châssis de fer portant une barre au milieu.
On pose le long et au bas des paj-'f-s de longs morceaux de
bois appelés biseaux à cause de leur forme, et l'on enfonce
des coins de bois entre ces biseaux et le bord du châssis.
Dès lors tout se tient d'une seule pièce comme une planche
de menuiserie, et peut se manier ou se transporter comme
on veut. Le châssis contient deux, quatre, huit, douze,
seize, dix-huit, vingt-quatre, trente-deux pages, selon que
le formai est in-folio, in-quarto, m-octavo, in-douze, in-
seize, in-dix-huit, in-vingt-quatre ou in-trente-deux,
c'est-à-dire selon que la feuille de papier doit se plier en
deux, en quatre, en huit, en douze, en seize, en dix-huit,
en vingt-quatre ou en trente-deux feuillets, et contenir par
conséquent quatre, huit, seize, vingt-quatre, trente-deux,
trente-six, quarante-huit ou soixante-quatre pages.
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1. Casse. 2. I^Composleur. 3 et 4. Forme in-s".
Mais pour que la feuille de papier puisse se plier de
manière à ce que les pages se suivent, il faut que ces pa-
ges soient disposées dans un certain ordre, qu'on appelle
imposition, en partant de ce principe que toute feuille de
papier s'imprime des deux côtés, verso et recto, ce qui
l'ait qu'on classe les feuilles en deux formes, appelées pre-
mière et seconde. Nous donnons ci-dessous l'imposition
d'une feuille in-S", composée de seize pages, huit d'un
côté, huit de l'autre. Cet exemple suffira pour faire com-
prendre le principe.
On se rend facilement compte qu'à l'impression le 1
tombera sur le 2, le IS sur le 16, etc.
Tout ceci étant réglé — nous passons sur les opérations
intermédiaires, telles que la correction et la révision des
épreuves, — on livre les formes aux ouvriers imprimeurs.
Nous renvoyons à la troisième partie de ce travail pour
tout ce qui concerne les presses et les procédés d'impres-
sion typographique. C'est la seule branche de l'art que
l'industrie moderne ait notablement modifiée et réellement
perfectionnée.
AOUT 184G.
On s'étonne, du reste , on hésite à prononcer sur les
inventions et les perfectionnements modernes, quand on
songe qu'avec des presses de bois, des procédés chimiques
très-imparfaits, et des balles de cuir pour distribuer l'encre,
les anciens ont réalisé ces chefs-d'œuvre exquis, qui font
l'admiration des siècles et le désespoir des imprimeurs
modernes. L'impression était autrefois plus longue et
plus coûteuse sans nul doute, mais l'attention scrupu-
leuse, la sollicitude paternelle des vieux typographes pour
les ouvrages sortis de leurs ateliers, compensaient large-
ment l'imperfection de leur matériel. Parmi les grands
hommes qui seront éternellement la gloire de leur art et
de leur nation, il n'en est pas de plus célèbres que les
Aide Manuce, les Eslienne et les EIzevier. Ils furent non-
seulement d'éminents artistes , mais encore des savants
illustres et des hommes de bien. Liés avec une société
d'élite, protégés parles souverains de tous pays, ils furent
réellement rois, et fondèrent de véritables dynasties.
Les Aide Manuce régnèrent pendant cent ans à Ve-
nise; Venise, alors la grande cité, la reine du commerce,
— 43 — TRFIZIÈME VOLUME.
338
LECTURES DU SOIR.
le foyer de civilisation et de lumière; Venise, républi-
que indépendante et fière, riche et libre, qui régnait sur
ritalie par son opulence intelligente, sur les mers par ses
flatles superbes et vaillantes, par ses corsaires rapides
comme l'aigle et forts comme le lion. Manuce l'ancien, le
chef de la famille (AIdo Pio Manuzio) était un docte pro-
fesseur de princes, un amant éclairé de la belle littérature
de l'antiquité. Précepteur du prince Alberto Pio de Carpi,
ami et compagnon d'études du jeune prince Pic de la Mi-
randole, de ce prodige d'érudition qui soutint la fameuse
thèse de omni re scibili et quibusdam aliis , il ne se fit
imprimeur que dans le but unique de répandre et de faire
aimer ses auteurs favoris.
Sa patrie était Bassiano, dans les États du pape ; mais il
jugea Venise, le centre du commerce et la véritable cité
reine de l'Italie, un lieu plus favorable pour l'établisse-
ment qu'il méditait. Manuce était pauvre, le prince de
Carpi et Pic de la Mirandole lui avancèrent libéralement les
premiers fonds; dès 1492, Aldo était fixé à Venise, mais
un atelier d'imprimeur n'était pas facile à monter; celui
de Manuce ne s'ouvrit qu'en 1494. Il mit à profit ces deux
années pour préparer sa vogue, et fonder sa réputation
sur des bases solides. Il fit un cours public de grec et de
latin. Sa parole savamment éloquente, ses vues ingénieu-
ses.et nouvelles, sa critique aiguisée et sagace le placèrent
au premier rang dans l'estime des Vénitiens, .\ussi s'arra-
cha-t-on les exemplaires d'/Zero et Léandre, édition grec-
que-latine, le premier ouvrage qui soit sorti des presses
maniizicnnes. .\près la grammaire grecque de Lascaris,
qui suivit immédiatement, vinrent les Œuvres complètes
d'Aristote, qui jusqu'alors n'avaient jamais été imprimées.
C'est là surtout le grand titre de gloire d'AIdo l'ancien.
L'entreprise était hérissée de périls; le monde savant ne
possédait pas un seul manuscrit satisfaisant, une seule le-
çon correcte des œuvres du précepteur d'Alexandre. Il
fallait toute l'ardeur d'un bibliomane, toutes les lumières
d'un helléniste, toute la pénétration du génie, pour recou-
dre les fragments, épurer les textes falsifiés, combler les
lacunes, expliquer les obscurités, faire enfin, pour une
immense composition littéraire, ce que Georges Cuvier
fit quatre cents ans plus tard pour les êtres antédiluviens
dont il reconstruisit les squelettes épars. Aldo l'ancien ne
borna pas là ses bienfaits ; l'in-folio et l'in-quarto, les deux
formats primitifs seuls connus de Gutenberg, étaient évi-
demment trop incommodes ; il publia une collection in-oc-
tavo ou grand in-douze des classiques latins. Les poèmes
de Virgile ouvrirent la série. Manuce suivit le texte d'un
manuscrit copié tout entier de la main même de Pétrarque.
11 eut la pensée de rendre hommage à l'auteur des Canzone
en imitant son écriture cursive et penchée, qu'il fit dessi-
ner et graver par le célèbre François de Bologne. Ces nou-
veaux types, longtemps connus sous le nom de caractères
aldins, sont encore en usage aujourd'hui sous le nom
d'italique. Ils étaient d'une netteté si charmante et si douce
à l'oeil, que les exagérations contemporaines veulent qu'ils
fussent gravés sur argent. Simon de Colines, habile im-
primeur de Paris, et successeur d'Henri Estienne dont il
avait épousé la veuve, les introduisit en France dans les
premières années du seizième siècle.
Modeste et peu confiant dans ses lumières cependant
éprouvées, d'ailleurs surchargé de besogne et en proie à des
inquiétudes d'argent, Aldo se faisait aider dans ses tra-
vaux par des savants illustres et des notabilités de tout
genre. C'est ce qu'on appela l'académie Aldine. Les mem-
bres de celte société purement et noblement littéraire,
étaient remarquables à plus d'un titre. C'étaient Alcyoneo
le rhéteur, qui, après avoir ajusté à ses ouvrages les plus
beaux morceaux du traité inédit de Glorid de Cicéron,
brûla le manuscrit original afin que son larcin ne fût pas
découvert. Vers le commencement de ce siècle, on repro-
cha quelque chose d'analogue à Paul-Louis Courier, le
pamphlétaire-vigneron. Paul-Louis, comme on sait, fut un
grand helléniste. Il découvrit, dans la bibliothèque du Va-
tican, uu passage, que l'on croyait perdu, du roman grec
de Daphnis et Chloé; il le traduisit avec soin ; mais quand
il rendit le manuscrit précieux dont il avait savouré la
primeur, le passage exploré se trouva couvert d'une im-
mense nappe d'encre; on accusa, non sans raison, le ja-
loux helléniste d'avoir volontairement monopolisé la décou-
verte à son profit. Courier se justifia tant bien que mal.
Mais on ne peut nier que le précédent établi par le délit
avéré d'Alcyoneo ne donne quelque poids aux accusations
formulées contre le spirituel satiriste.
A côté d'Alcyoneo, brillait, parune singidarifé plus forte,
Andréa Navajero, qui, chaque année, brûlait en l'honneur
de Catulle un exemplaire de Martial ; puis c'étaient Bat-
tistaEgnazio; le moine Bolzani, qui, le premier, exposa en
langue vulgaire, c'est-à-dire en latin, les principes de la
grammaire grecque ; Démétrius Chalcnndyles, à qui l'on
est redevable de la première édition d'Homère; Alcandro,
qui devint cardinal.
Les ateliers d'AIdo Manuzio étaient le rendez-vous de ce
qu'il y avait de noble, de lettré, d'intelligent ou d'illustre
à Venise; c'était le bon ton parmi les jeunes désœuvrés
d'aller s'y coudoyer avec les vieillards à barbe grise. Il
fallait voir comment les recevait Aldo. Une farouche in-
scription, placée au-dessus de la porte principale, les aver-
tissait de ne pas dire une parole inutile (1) ; et le maître du
logis leur tournait le dos sans facondes qu'ils voulaient lui
débiter les importantes niaiseries à la mode.
Uu jour, Pierre Bembo, le cardinal-poète, un des fami-
liers de la maison, entra mystérieusement dans le cabinet
d'AIdo; il était accompagné d'une femme aux puissantes
épaules, à la tournure virile, au regard froid et clair, à la
chevelure blonde, longue à lui servir de manteau.
— Seigneur Aldo, dit-elle, je n'ai pas voulu passer à
Venise sans voir l'un de ses plus grands hommes. Votre
imprimerie vous coûte plus qu'elle ne rend; m'a-t-on dit;
permettez-moi de m'associer à votre noble entreprise, et
de vous aider de mes deniers, de ma protection au besoin.
Aldo accepta avec empressement ces offres brillantes,
et partout il célébra les vertus immaculées de sa patronne
inattendue. Cette femme c'était Lucrezia Borgia.
Quelque temps après, le typographe reçut une nouvelle
visite presque aussi singulière. Un vieillard inconnu, au
masque railleur et sarcastique, au regard vif et furetant,
demanda la faveur d'être introduit près de Manuzio. Celui-
ci, fort occupé, laissa faire longtemps antichambre au
nouveau venu. Enfin il le fit appeler. C'était F.rasme,
le Voltaire hollandais, qui venait contempler Aldo sur le
théâtre de sa gloire, et le remercier de sa belle édi-
tion de l'Éloge de la Folie. Aldo s'excusa de son mieux,
reçut Érasme à sa table et l'hébergea pendant huit jours.
Mais jamais natures plus dissemblables ne s'étaient trou-
vées en contact, et quand ils se quittèrent Érasme et Ma-
nuzio étaient brouillés à mort.
Manuzio, souvent gêné dans ses desseins par le manque
d'argent, avait épousé en 1500. la fille d'Andréa Toresano
d'Asola, aussi imprimeur, et de plus fort riche. Andréa vint
(I) Amire quiiquiihur vpnii,
Aui agito paurjp, aul abi,
Aul me laborantem adjuva.
MUSEE DES FAMILLES.
339
souvent au secours de son gendre; l'étaMissement de Ve-
nise prospérait enfin, quand l:i guerre, ce fléau nécessaire
comme la foudre et terrible comme elle, cclala sur Venise.
L'empereur Maximilien entra en armes sur le territoire de
la république; cette agression avait pour but d'obtenir
vengeance du traité d'alliance conclu par les Vénitiens
avec le roi Louis XII. Toutes les propriétés de Manuzio
furent pillées et dévastées ; Venise offrit une grosse
somme à Pempereur. Maximilien faisait la guerre en
vrai soudard ; il accepta joyeusement et se retira de
même. Mais alors ce fut bien une autre affaire : les Fran-
çais, qui convoitaient les possessions vénitiennes, cherchè-
rent querelle au sénat; ils prétendirent qu'un accommode-
ment n'avait pu être valablement conclu avec l'empereur
sans l'assentiment de Louis XH, et ils déclarèrent la guerre
à leur tour, Aido subit pendant quelques années d'étranges
vicissitudes; un jour, quittant Milan, il tomba aux mains
d'une troupe de soldats vénitiens, qui le prirent pour un
espion ; on l'emmena à Caneto, où le peuple lui eût fait un
mauvais parti, sans l'intervention d'un sénateur nonniié
Joffredo Cacoli. Entîn la paix fut conclue ; Aido s'empressa
de rentrer à Venise, mais hélas! plus pauvre encore qu'il
n'en était |)arti. 11 s'associa avec Andréa d'.\sola, en restant
le chef suprême de l'établissement, qui se rouvrit enfin en
ir5I2. Brisé par Page et les chagrins, il s'occupait avec
ardeur de son art favori, et préparait la première Bi-
ble polyglotte (hébreu, grec et latin), lorsque la mort le
surprit en 1515. Il avait soixante-huit ans. La seule page
de cette Bible qui ait jamais été exécutée, se trouve dans
un manuscrit de la Bibliothèque royale de Paris, n" 3061.
Paul Manuzio et Manuzio le jeune marchèrent sur les
traces de leur père et de leur grand-père. En 1585, le
dernier laissa son imprimerie à Nicolas Manassi, l'un de
ses ouvriers.
La marque distinctive, nous dirions presque les armoi-
ries des Manuzio, sont une ancre autour de laquelle s'en-
roule un dauphin monstrueux, la tête en bas, avec le mot
ALDUS coupé en deux par la tige de l'ancre.
On voit que cette famille s'éteignit assez misérablement
après une courte durée. Mais depuis quelque temps déjà,
un autre astre s'était levé à l'horizon et brillait du plus vif
éclat: nous voulons parler de la dynastie des Estienne.
Issus d'une bonne famille bourgeoise de Paris, les Es-
tienne exercèrent de 1503 à 1629, c'est-à-dire sous les
règnes de Louis XII, François I", Henri II, François H,
Charles IX, Henri III, Henri IV et Louis XIII. Ils firent faire
peu de progrès à la typographie ; et leur renommée, légi-
time certainement, tient surtout à leurs grandes qualités
personnelles , et à leurs éditions d'une correction rare
et soigneusement expurgées.
Henri 1", le chef de la famille, naquit en 1470 et mourut
le24 juillet 1520; il avait pour niar(|ue un écu chargé de
trois fleurs de lis ; au-dessus de cet écu, une main sortant
d'un nuage tient un livre fermé ; la devise est Plus olei
quam vini (plus d'buile que de vin). Le premier, il avertit
ses lecteurs des fautes d'impression, au moyen d'un erra-
timi final. En somme, le plus grand mérite d'Henri 1", c'est
d'avoir donné le jour à Robert, qui fut l'homme illustre de
la famille.
Ce grand homme naquit en 1503, et ne devint impri-
meur qu'après la mort de son frère François, qui exerça de
1520 à 1526. Robert débuta par les Partitions oratoires àe.
Cicéron,qui portent la date de 7 des kalendes de mars 1 527.
Puis, d'année en année, il publia quelque belle édition
classique, soigneusement revue par les savants qui fré-
quentaient sa maison. Son atelier était établi près de la
rue Saint-Jacques; il avait coutume, rapporte la tradition,
d'afficher à sa porte les épreuves des livres en cours d'im-
pression, et il offrait un écu d'or de récompense aux pas-
sants qui y découvriraient une faute. Sa scrupuleuse exac-
titude était si bien honorée, que François l", lui rendant
lin jour visite, allpndit, pour l'avertir de sa présence, qu'il
eût achevé la correction d'une épreuve qu'il tenait en main.
C'était une vie toute de travail et de vertus intimes que
celle de Robert Estienne. La science brillait même à son
foyer domestique. Il avait épousé Pétronille Badius, fille de
Josse Badins. Epouse et fille de savant, cette excellente
femme parlait purement et facilement le latin ; elle en vou-
lut inculquer elle-même les éléments à ses enfants et à ses
domestiques, si bien que tout le monde dans la maison
parlait la langue cicéronienne.
Comme lesManuce, Etienne était peu riche; cependant
il eût mené jusqu'au bout une vie tranquille sinon heu-
reuse, mais il eut maille à partir avec la Sorbonne. Ou lui
reprochait son édition de la Bible de 1532. On l'accusa
de schisme et d'hétérodoxie. De telles accusations avaient
un terrible caractère de gravité à cette époque; les pre-
mières tentatives de la Réforme ébranlaient sourdement
le monde chrétien.
Sans le ferme appui du roi François I", Robert Estienne
eût été forcé de quitter la France dès 1533. Mais l'autorité
du roi balançait à peine celle de la Sorbonne; Estienne
dut se soumettre à certaines conditions imposées, il prit
notamment Pobligation de ne rien imprimer sans le con-
sentement exprès de l'autorité ecclésiastique. Il se rejeta
dans les études purement littéraires, et composa son fa-
meux Tliesaurus linguœ latinœ, ouvrage excellent, im-
mense, qui contient la substance de la meilleure latinité,
et dont il perfectionna le texte dans plusieurs éditions suc-
cessives.
•Mais la question religieuse était pressante, chacun avait
les yeux fixés sur la réforme; Luther régnait en Allema-
gne, Zwingli venait d'être massacré à Zurich; PÉglise
catholique, attaquée par la force, se défendait par la force;
personne ne pouvait rester indiflércnt ou neutre dans un
pareil débat. Estienne descendit encore une fois dans l'a-
rène par sa nouvelle Bible de 1545 Le roi commençait à
se refroidir. Ennemi personnel de la religion réformée, il
avait des motifs tout particuliers d'être (juelque peu fâché
contre son imprimeur (Robert avait reçu, dès 1559, le titre
d'imprimeur du roi pour le latin et l'hébreu). En effet,
François I"" ne pouvait oublier qu'en 1512, Zwingli ac-
compagnait comme aumônier les vingt mille Suisses levés
par le pape Jules II contre le roi Louis XII; en 1515,
Zwingli assistait dans le camp de nos ennemis à la bataille
de Marignan; lors de ses démêlés avec Charles-Quint, Fran-
çois l" voulut obtenir l'alliance de la Confédération helvé-
tique ; une voix éloquente renversa ses projets : c'était celle
de Zwingli. Le roi de France pouvait donc, sans injustice,
s'offeuser de la conduite d'Estienne; il lui garda longtemps
rancune, jusqu'au jour où sa clémence naturelle reprenant
le dessus, il arrêta les poursuites.
A cette époque, une épouvantable catastrophe vint jeter
la douleur dans l'àme de Robert; son confrère, son ami
Estienne Dolet fut, par arrêt de la Sorbonne, brûlé vif en
place de Grève, le 3 août 1546.
Dolot, esprit inquiet, turbulent, vindicatif, incisif et
insolent au delà de toutes bornes, s'était toute sa vie attiré
de mauvaises affaires. A Toulouse, il avait traité les ma-
gistrats d'ignorants, de barbares et de cuistres, dans une
discussion sur l'éducation universitaire; condamné à la
prison, il multiplia tollem*'nt les injures qu'on lui lit faire
340
LECTURES DU SOI H.
amende honorable dans les rues de Toulouse. A Lyon, il
mit en avant des propositions luthériennes, qui compro-
mirent encore sa liberté. 11 eut une querelle, tua un
homme, s'enfuit à Orléans, vint à Paris, se présenta har-
diment à François I" qu'il charma, obtint sa grâce pleine
et entière, et retourna à Lyon. Il y fonda une belle impri-
merie d'où sont sortis quelques traités politiques de Claude
Cottereau, et une belle édition de fti Pandore, par Jean
Olivier, évêque d'Angers. Il avait pour devise une main
qui polit avec une doloire un tronc noueux et informe, avec
ces mots à l'entour : Scobra et impolita adamussim dolo
atqueperpolio. Dolet parvint bientôt à se faire emprisonner
par deux fois. Le grand-aumônier de France, Pierre Du-
chàtel, lui fit encore obtenir des lettres de grâce ; mais la
Sorbonne, constamment maltraitée dans les écrits de Do-
let, obtint du Parlement qu'il ordonnât pour condition de
l'entérinement, que les livres de Dolet seraient brûlés
par la main du bourreau. Dolet jeta les hauts cris, vomit
des torrents d'injures contre tout le monde, amis et enne-
mis, et finit par rester aux mains terribles de l'inquisition.
11 mourut avec un grand courage, et l'on fit courir dans
Paris ce mauvais calembour à son éloge :
Dolet quisque Dolel ; non dolet ipse Dolet.
Chacun plaint Dolet ; mais Dolet lui-même ne se plaint pas.
Robert Estienne, qui avait réimprimé quelques-uns des
anciens ouvrages de Dolet, ne se sentait pas à son aise;
l'air de la France lui devenait dangereux. Une querelle
théologique, que fit naître la mort de François I", arrivée
le 31 mars 15-47, faillit procurer à Robert le triste honneur
d'être également brûlé à la requête de la Sorbonne.
Pierre Duchàlel, évêque d'Orléans, grand-aumônier de
France, conseiller familier du feu roi, fit imprimer chez
Robert une Oraison funèbre de François I". L'orateur fai-
sait entendre que l'illustre défunt s'en était allé tout droit
de cette vie dans la gloire éternelle.
— Hérétique! cria la Sorbonne en colère, vous niez
donc le purgatoire?
Une députation de docteurs fut envoyée au nouveau
roi pour faire des remontrances et appeler son attention
sur cette grave affaire. « Les députés, dit un auteur, arri-
vèrent à Saint-Germain-en-Laye au milieu des intrigues et
des agitations du nouveau règne. Ne sachant à qui s'adres-
ser, ils tombèrent entre les mains du maître d'hôtel de
Henri H; c'était un Espagnol appelé Mendoza, esprit libre
et plaisant, qui les régala bien. Ils parlèrent à table du
sujet qui les amenait.
— Messieurs, leur dit Mendoza, on est un peu occupé
ici. Le temps n'est pas propre pour agiter ces matières;
d'ailleurs, entre nous, j'ai fort connu le caractère du roi,
il ne savait s'arrêter nulle part, il fallait toujours qu'il fût
on mouvement; je puis vous répondre que s'il a été en
purgatoire il n'aura fait qu'y passer, ou tout au plusgoûter
le vin en passant, vous ne l'y trouverez plus, p
Les députes se retirèrent en fulminant contre l'impiété
de la cour ; et Estienne, après avoir vainement lutté con-
tre ses adversaires, finit par se retirer à Genève avec sa
famille.
Son beau-frère, Conrad Radius (1), l'y avait précédé de
trois ans.
(1) Conrad, successeur de son père Jossc Badiu«, fut un fougueux
ri'formisic et un redoutable adversaire pour les ordres rclipieux. Il
traduisit VAlcoran des conltliers, en un volume, el en ajoula un se-
cond avec ce lilre singulier : ïlccueil des plus tioiables bourdes et
blasphèmes impudents de ceux qui ont est! comparer saint François
à JÉsus-Chrisl, tiic du grand livre des Con/ormitt's, jadis coniposd
par frère Barthélémy de Pise, cordelieren son vivant ; parti en deux
Robert Estienne mourut le 7 septembre 1539, après
avoir déshérité son fils puîné, Robert (H), qui avait refusé
d'abjurer le catholicisme. On voit que la Sorbonne avait
quelque raison de soupçonner son orthodoxie,
A partir de Robert, la marque des Estienne est un oli-
vier dont plusieurs branches rompues tombent à terre. Un
grand vieillard essaye vainement d'atteindre aux fruits;
une banderole, enroulée dans la partie droite de l'arbre,
porte cette légende : NOLI ALTVM SAPERE. Henri (II)
Estienne, l'illustre fils de Robert, conserva cette marque,
mais en lui donnant une grandeur double; cette nouvelle
vignette est une copie fort améliorée de la première; le
vieillard est d'un dessin bien moins grossier, et les drape-
ries ont quelque chose de la calme simplicité des attitudes
grecques. Les ouvrages publiés par les Estienne, comme
imprimeurs du roi, sont marqués d'une lance autour de la-
quelle s'entrelacent un serpent et une branche d'olivier.
On lit au bas ce vers d'Homère :
BaffiXèi t' à^o-Ow xpaTcpû t' al^uinT^
Au roi excellent et au raillant soldat.
Henri (H) Estienne fut le plus grand helléniste de son
siècle. Après une vie errante et vagabonde, il mourut fou
à riIôtel-Dieu de Lyon.
Robert III, son neveu, fut imprimeur de Henri IV. Il
mourut sans postérité.
Los premiers types dont se servirent les Estienne ne
laissaient pas que d'être assez miparfaits; mais, en 1532,
Robert en fit graver d'une forme bien plus élégante, qu'il
employa pour la première fois dans sa belle Bible latine.
livres, ^ouvellemenl y a été ajoutée la figure d'un arbre, contenant
par Oranclies la conférence de saint François (i JCsus-CItn^t, le
tout nouveau, revu et corrigé.
MUSEE DES FAMILLES.
341
Il tenait beaucoup à la beauté du dessin typique, et c'est
à sa demande que François !"• fit fondre les beaux carac-
tères grecs que possède encore l'Imprimerie royale.
Le Nord eut aussi ses Aide et ses Estienne. Chrisloplie
Plantin leur est peut-être supérieur à certains égards. D'a-
bord relieur à Paris, Christophe api)rit la typographie
chez Robert Macé àCaen; les disputes religieuses rempê-
chèrent de se fixer en France ; il gagna Anvers, s'y établit,
et malgré la concurrence de Bélier ou Cellier, dont la ré-
putation était déjà faite, il amassa une fortune considéra-
ble. Il en fit le plus noble usage ; sa table était ouverte à
tous les savants ; il les employait comme correcteurs et les
rétribuait avec largesse. Philippe II lui donna le titre
iTarchi-typographe du roi, et le chargea de donner une
nouvelle édition de la Bible polyglotte d'Alcala. Elle parut
de 1369 à 1u72, en 8 volumes grand in-folio. La Bibliothè-
que du roi, à Paris, en possède un magnifique exemplaire
sur vélin. « En ajoutanl, dit Raphelenge, à sa réputation,
ce chef-d'œuvre le ruina presque, à cause de l'excessive
rigueur que mirent les ministres espagnols à poursuivre
le remboursement des sommes que lui avait prêtées le tré-
sor royal.» Sa marque typographique est une main qui
tient un compas ouvert, autour duquel on lit ces mots:
Labore et constantiâ (l).
Le grand mérite des Elzevier, famille trop vantée, et
qui ne fournit aucun détail intéressant à la biographie, est
d'avoir employé de beaux types, admirablement gravés,
et d'avoir donné des éditions, petit format, d'une irrépro-
chable pureté d'aspect. Malheureusement leurs livres sont
peu corrects; la science faisait défaut aux Elzevier, qui
n'étaient que des juifs marchands, âpres au gain, avides,
et ennemis des lettres. Ils ont exercé, de Io92 à 1692, à
Leyde, La Haye, Utrechtet Amsterdam. Louis Elzevier est
le premier imprimeur qui ait distingué le v consonne de
Vu voyelle; Lazare Zetner, imprimeur à Strasbourg, avait
introduit, dès 1619, l'U rond et le J consonne à queue
dans les lettres capitales. Leur marque estune aigle éployce
(0 Camus rapporle qu'en traversant les rues d'Anvers on passe
devant la maison de Christophe Planiin ; elle appartient aux Slorelus
ses descendants et ses successeurs. Oa y imprime encore. La cour
est ornée des bustes de Juste Lipse et d'autres savants qui soutiurent
l'honneur de cette maison.
tenant la foudre au bec, avec celte devise : Concordid res
parvœ crescunt.
On peut nommer sans crainte, auprès de ces illustres im-
primeurs :
Jacques Bellaert, qui imprima le premier livre paru i
Ilaarlem, avec la dale, le nom de l'impruneur et de la ville ;
Laurent-François Alopa, imprimeur vénitien, grand la-
tiniste et plus grand helléniste;
Erhard Ratdoltqui naquit à Augsbourg, s'établit àVenise,
et introduisit l'usage d'imprimer des figures sur bois dans
le corps même de l'ouvrage.
Jean Augereau, imprimeur à Paris (1o33\ un des pre-
miers qui abandonnèrent le caractère gothique pour le
romain (En réalité c'est à Nicolas Jenson qu'est due la créa-
tion du caractère romain encore en usage maintenant} ;
Augustin, imprimeur de Ferrare, îi qui l'on doit la pre-
mière publication des Contes de Boccace (147.4-1 475) ;
Jean Barbou , imprimeur à Paris, aulcur de l'édition
princeps de Marot, in-S", ■lo39, corrigée par l'auteur, et
portant pouf épigraphe : Mort n'y mord ;
Daniel Bomberg, né à Anvers et établi à Venise; célè-
bre par ses impressions hébraïques (Bomberg imprima trois
fois le Talmud, en H vol. in-folio, entreprise qui lui coûta
trois cent mille écus. Il était si passionné pour la langue
hébraïque, et il voulait donner tant de perfection à ses édi-
tions , qu'il entretenait et payait libéralement un grand
nombre de juifs qu'il faisait travailler à fixer les contesta-
tions sur les points-voyelles. Ces frais allèrent si loin qu'il
se ruina) ;
Nicolas Yivenay, imprimeur à rhôlcl de Condé, à Pans,
qui fut condamné aux galères pour avoir vendu des pièces
raazarinesques;
Louis Billaine, qui donna la première édition du Glc:-
saire de Ducange ;
Sébastien Cramoisy, l'un des plus célèbres typograpljts
du dix-septième siècle. (Sa probité et ses talents tirent
pleuvoir sur lui les dignités et les récompenses. Il fut é(lje-
vin ; il eut lu première place de juridiction consulaire,
l'administration des hôpitaux, et fut nommé directeu'.* de
l'Imprimerie royale , établie au Louvre par le cardind df
Richelieu.)
A. VITU.
(La fin au prochain numéro.)
■' '*'!|l!rlf^-'-'t!ii'tiî':*¥^
il
François 1"' chez Henri Eslienue.
.l'f'î
LECTURES DU SOIR.
ÉTUDES HISTORIQUES.
LA ROBE ET LÉPÉE,
ou LA JEUNKSSE DE DU GUAY-TROUIN.
I. — SAINT-MALO.
Nous n'apprendrons rien à la plupart de nos lecteurs en
leur disant (jue l'aspect et la position de Saiat-Malo sont
des plus magnifiques et des plus terribles qu'on puisse
voir, il faut, pour les apprécier complètement, arriver par
nier dans la vieille cité d'Aaron (1). Mais si vous ne pou-
vez vous donner ce plaisir, jetez un coup d'oeil sur la carte
de la Manche. îNon-seuleaient Saint-Malo domine le plus
large golfe de ce petit Océan: mais depuis la pointe du
Talberg jusqu'au cap de la Hogue, quelle efl'rayante série
d'ilôts et de promontoires, de bancs et de .ochers, de forts
et de canons! Ne dirait-on pas d'une gueule fantastique,
ouverte du sud au nord sur un arc de cinquante lieues, et
hérissée de mille dents de granit blanchie*, par l'écume ou
noircies par la poudre? Or, pour descendre jusqu'à Saint-
Malo qui occupe le fond de cette gueule, il faut braver tous
CCS récifs et conjurer tous ces tonnerres. Et une fois descen-
dus là, vous trouvez — un nid d'aigles sur un écueil, une
ville aussi compacte et aussi sourcilleuse que le roc qui la
supporte, cramponnée à ce roc, ainsi qu'un vaste polype,
avec ses tours et ses bastions crénelés, une ville coiffée
tous les malins d'un brouillard, et tous les soirs d'un orage,
portant un collier de bouches à feu par-dessus sa cuirasse
de pierres de taille, attachant à ses flancs nus la mer nion-
laiile comme une robe d'azur à franges d'argent, secouant
autour d'elle avec une cotiuelterie farouche l'écharpe ruis-
selante des vagues, lançaul au loin son môle et ses forts
comme autant de défis à la tempête, ben;aul dans son
port une armée de vaillants matelots sur une flotte de vail-
lants navires, et dénouant à chacjue marée sa ceiuture écu-
luaute, pour livrer passage aux invincibles enfants de Du
Giiay-Trouin et de Surcouf.
Pendant les dernières années du dix-septiènie siècle, sur
le déclin du soleil de Louis XIV, au plus fort de nos guerres
avec l'Angleterre et la Hollande, Saint-Malo régnait sur la
Manche dans toute sa formidable majesté !
Seule alors et nue sur son rocher, à peine attachée à
son cable de pierre (2), quelquefois rompu par l'oura-
gan, la cité d'Aaron ne portait pas encore ses lourdes
chaussées dont le génie moderne a flancjué ses nmrailles.
Saint-Servan, son fiancé jaloux, ne lui avait point mis
au côté ce bouquet de villas fleuries et de jardins anglais
dont les partums offusquent son rude orgueil. Elle respi-
rait sans mélange l'arôme du goudron pétillant dans ses
chantiers, ou l'odeur des algues sauvages broyées par l'O-
céan sur sa grève d'or. Elle n'avait d'autre parure que ses
longs remparts battus de l'onde, ses hautes tourelles bat-
tues du vent, son gothique château balafré par les bou-
lets, sa noire couronne d'artillerie foudroyante, sa meute
de bouledogues hurlant autour de ses portes, son peuple
de mariniers en chemises rouges et en culottes blanches,
(i) L'anachorèie Aaron, qui «'elablil le premier siir leroclu-rdo
Sainl-Malo, osl regarde comme le fondateur de ceUc ville.
(■2, Une jeicc iMroile esl le seul irail-d'union eiilre Sainl-.Malo el le
(ouliiieiii.
ses vaisseaux à la voile dans sa rade ou à l'ancre dans son
bassin , quelques moulins épars, dont l'ouragan déchirait
les ailes, et aux jours de bataille, qui étaient ses jours de
fête, la fumée de ses canons pour panache, la flamme de
ses brûlots pour feu de joie, la bombe en éclats sur sa tête,
et la mitraille criblant son drapeau.
Alors tout bourgeois de Saint-Malo portait l'épée, gar-
dait sa ville et sa maison, armait et montait son navire...,
et faisait la course entre les deux mondes. Au premier vais-
seau qui lui criait : « Qui vive ! » ce Vaisseau, eùt-il cent
canons, il ne répondait ni : Breton, ni : Français, mais : Ma-
louin ; il arborait au grand màt son pavillon semé d'her-
mines, il prenait la hache d'une main, le pistolet de l'au-
tre , et, le poignard aux dents, il sautait à l'abordage ; puis
il amarinait tranquillement sa prise, l'amenait au port en
fumant sa pipe, et la partageait avec le roi. Quand il avait
ainsi rempli ses coffres et ceux de l'État, il endossait l'ha-
bit de drap d'or, allait saluer Louis XIV à Versailles, et s'en
revenait gentilhomme et capitaine. Si quelque trêve ou
quelque blessure le retenait à terre, il élevait un hôtel de
granit sur son rocher, une villa royale dans ses bois, ajou-
tait un quartier à sa ville, un bastion à ses remparts, un
[)hare à son rivage, et donnait une église à son évêcjue, ou
un hôpital à ses compagnons.
Toute la population de Salut-Malo était digne de ses
négociants et de ses capitaines. Né avec cette ti-iple cui-
rasse que prèle le poète au premier navigateur, chaque
enfant avait une nacelle pour berceau,. la mer pour nour-
rice, la voile et l'aviron pour hochets. Celui qui eût trem-
blé à son premier combat eût été, comme le fils de
Jean-Bart, attaché par son père au milieu de la mitraille.
Aussi les matelots malouins étaient-ils connus et redoutés
comme les plus habiles et les plus intrépides, toujours les
premiers à l'aliordage et les derniers sur la vergue. Leur
réputation était si incontestable qu'ils composaient exclu-
sivement, par ordonnance du roi, l'équipage du vaisseau
amiral de France, portant le premier pavillon de la chré-
tienté.
Tel était Saint-Malo, et tels étaient ses habitants, au mo-
ment où s'ouvrit l'histoire qu'on va lire.
IL — MO.NSIEUR RENÉ.
C'était le soir du lundi gras de l'année 1690. Il fallait
aux Malouins, qui célébraient ce carnaval, une singulière
ardeur pour le plaisir ; car ils venaient d'apprendre que les
-Vnglais se préparaient à bombarder leur ville pour la troi-
sième fois. Exaspérée des victoires de ces braves corsaires,
la populace de Londres s'était portée en masse au Parle-
ment, et avait menacé les lords de les jeter dans la Tamise,
s'il restait sous quinze jours pierre sur pierre à Saint-Malo.
L'amirauté anglaise avait donc fait bourrer de poudre, de
salpêtre et de mitraille le plus énorme brûlot qu'eût encore
invenlé le génie de la destruction, et elle avait lancé vers
la Bretagne celle machine infernale, escortée de huit ou di.x
navires de guerre.
AlUSEE DES FAMILLES.
.'^4.3
Malgré celle formidable alleiilc, le lundi gras n'avail ja-
mais été plus brillant à Sainl-Malo. Tous les navires élaiiul
pavoises dans le port, tous les cabarels retentissaient de
cbauts bachiques, et une foule de inasijues bariolés amu-
saient la population sur les (piais et sur les remparts.
Le chef et le boute-eu-traiu de ces bandes joyeuses élail
un beau jeune homme de dix-sept^ns, chez qui la valeur
n'avait pas attendu le n(»mbre des années.
Grand et vigoureux, leste et découplé, la main blanche
et (ine, la démarche superbe, la mine avenante et quelque
peu bravache, de longs cheveux bruns, bouclés et flottants,
la moustache eu croc et vierge du rasoir, le teint coloré
par un sang généreux, le nez légèrement aquilin, les yeux
d'un bleu de mer, limpide et transparent, les sourcils é|)ais
et sombres, le Iront large et découvert ; tel était le gentil-
homme.
Ses compagnons l'appelaient René ou Mo.nsieur René,
et il avait sans doute de bonnes raisons pour cacher son
nom de famille, car il imposait silence à ceux qui s'avi-
saient d'en prononcer la première lettre... Du reste, on
voyait que ce simple nom : monsieur René, était singuliè-
rement populaire dans toute la jeunesse de Sainl-Malo.
Quant à nous, qui pouvons être indiscret impunément,
disons bien vile au lecteur que le véritable nom de ce jeune
homme devait être un des plus glorieux du grand siècle de
Louis XIV. C'était tout uniment René Du Guay Trouin (1),
le futur vainqueur de tant de liatailles, le futur conquérant
de Rio-Janeiro, le futur chef d'escadre du roi, etc., etc.
Loin de prévoir alors une si haute destinée, sa famille
voulait en faire un magistrat ou un consul, et l'avait en-
voyé à l'Université de Caen, où elle le croyait affublé de la
robe et penché sur le Code Justinien, — tandis que le garne-
ment tramait la cape et l'épée de foire en foire, jouant son
or sur tous les tapis verts, son cœur contre tous les beaux
yeux, et sa vie sur tous les écueils de la Manche... Il avait
enfin couronné tant d'audace en venant fêter les jours gras
à Saint-Malo pendant une absence de son père...
Suivi des enfants de la noblesse, de la bourgeoisie et du
peuple, comme un roi l'eût été de sa cour et de ses sujets,
monsieur René menait donc depuis le malin , de folie en
folie, son cortège de carnaval, jetant l'esprit à pleine bou-
che et l'argent à pleines mains, donnant ici des sérénades,
et là des charivaris, distribuant aux dames les dragées et
les sourires, aux pères et aux maris les mystifications, aux
insolents les bourrades et les coups d'épée, faisant rire tous
les bons diables et damner tous les honnêtes gens, bravant
à la fois la maréchaussée, le guet et la garnison ; dirigeant
un combat naval en costume de chef d'escadre, présidant
aux joules du port sous l'habit d'un simple matelot, con-
duisant une troupe dansante de bayadères sous la pelisse
dorée d'un nabab, et jouant, avec la robe d'avocat, la per-
ruque et le bonnet carré, une farce de palais que Racine
eût ajoutée aux Plaideurs.
Après tous ces jeux et toutes ces transformations, mon-
sieur René disparut soudain vers cinq ou six heures, il
alla dans une auberge ignorée reprendre ses habits, qui
n'avaient rien de commun avec ceux de la basoche : les
demi-bottes molles en cuir jaune, les amples culottes à la
Louis XHI, le justaucorps brun sous le petit manteau noir,
la ceinture écarlate nouée sur la hanche, le feutre gris re-
levé par-devant, la plume rouge sur l'oreille, et la rapière
(i) Chaque membre de la maison Trouin se dislinguail par un liiro
particulier. L'alné s'appelait Trouin de la Barbinais, comme sou pèrr:
noire héros pril le nom de Du Guaj , du village où il avaii éié en nour-
rice. La famille, du rcsie, possédait la noblesiie, et Louis \1V ne lit
quelacouGrmer plus lard i son itiustic che( d'escadre.
au coté. Ainsi équipé, et digne d'être peint par Van Dyt;,
notre héros courut au port, se jf Ui dans un canot, le pyiiaaa
au large, saisit deux rames, et les maniant avec autant de
force que d'adresse, traversa le détroit qui s'étend de Saint-
Malo à Dinard.
Tout voyageur (|ui enire à Sainl-Malo ou qui en sort par
l'ouest, le nord et le sud, est obligé de franchir c«Ue
denii-lieuf. de mer, qui sert d'embouchure ;'i la Raucc. Oo
y trouve donc à preh(|ue loule heure des bateaux prêts a
mettre à la voile. Une conclue marine appelait autrefois les
l)assagers; aujourd'hui, c'est une cloche qui remplit cet
ulfice.
Si monsieur René se servit à lui-même de batelier, c'est
qu'il voulait arriver plus vite et partir l'incognilo. Il fut
Irornpé, sans le savoir, dans celle dernière espérance; il
eut beau rabattre son grand chapeau sur ses yeux, un
homme de mauvaise mine, qui i'avail suivi jusqu'au port,
le reconnut au moment où il s'einbaniuail.
— C'est bien lui 1 dit cet homme avec un regard d'oiseau
de proie...
El il courut avertir une dizaine de personnages, non
moins hétéroclites que lui-même.
III. — MAKIE-ANGE.
Pendant ce temps-là, René fendait les vagues, arrivait
à l'autre bord, y allachait son canot et gagnait la plus belle
maison de Dinard.
Située au sommet occidental de la côte, celte maison
dominait à la fois le village et la route, la campagne et la
mer, et le petit havre animé par les baleaux de passage.
A l'entour régnait un jardin, planté de légumes et de Heurs,
ombragé d'une forêt d'arbres à fruits, et environné de ces
talus rehaussés de haies vives, qui donnent un si gracieux
aspect aux fermes bretonnes. Cette année-là, le printemps
était éclos un bon mois d'avance. Aussi, rien n'était char-
mant à voir, aux feux du soleil couchant, connue ce jardin
tapissé de mousse humide, tendu de verdure flottante,
émaillé de fleurs agrestes, embaumé de parfums sauvages.
On eût dit une vaste corbeille d'épines blanches, d'églan-
lines roses, de pâles marguerites et de boulons d'or, — sur
laquelle chaque pommier, se dressant comme un gros bou-
quet, laissait pleuvoir, au souffle du soir, une neige odo-
rante.
Eh bien, il y avait dans ce joli séjour quelque chose de
plus joli encore : c'était une jeune fille qui venait d'appa-
raître, ou plutôt de s'épanouir à une croisée, comme la
reine des fleurs de l'enclos. Rapjielez-vous, eu efl"et, tout
ce qu'il y a de plus frais et de plus gracieux dans vos sou-
venirs : les joues vermeilles de l'enlance, une bouche à
tromper les abeilles, des traits à décourager la miniature,
des cheveux qu'on eût pris pour de l'or transparent ; et
puis celle taille à la fois svelte et arrondie, souple et vi-
goureuse de la jeune fille prête à devenir jeune femme, en
un mot la tête de l'Amour sur le corps de sa mère, tout
cela dans le riche costume des portraits de Largillière et
de Mignard, avec certaines formes villageoises qui sem-
blaient annoncer Walleau.
— Bonsoir, Marie-Ange , dit René sous la fenêtre , à
demi-voix et la main sur ses lèvres. En trois pas il fut dans
la chambre, mais la surprise le cloua sur le seuil. Au lieu
d'accourir à lui, comme il s'y allendail, Marie-Ange lui sou-
rit à peine el demeura sur sa chaise. Marthe, la vieille ser-
vante, ne l'avait pas même aperçu. Elle avait un air abattu
qui tenait de l'idiotisme, et qui Ibrmail le plus étrange con-
traste avec sa figure virile, armée de bourgeons et de mous-
taches... Ce fut un nouvel cluiinomenl pour René, (|ui n'eu
344
LECTURES DU SOIR.
trait d'ordinaire à la maison qu'en terrassant ce dragon
femelle.
— Singulières figures de carnaval ! reprit-il avec sa gaieté
communicative... Qu'avez-vous donc, petite sœur? Où est
M. Bernard, votre père?
Ace nom, Marie-Ange saisit la main de René, mais elle
laissa échapper un torrent de larmes.
Puis elle raconta que depuis deux jours son père était
disparu, sans que personne eût pu retrouver sa trace... On
le supposait noyé dans la baie, ou enlevé, sinon égorgé par
des corsaires.
Il faut dire que M. Bernard était lui-même un des cor-
saires les plus redoutés de Saint-Malo. Après vingt ans d'ex-
pédilions brillantes et lucratives, il s'était retiré dans sa
jolie maison de Dinard, où il se reposait en exerçant les
fonctions qui avaient commencé sa fortune, celles de pilote
hauturier du roi, dont ses aïeux se glorifiaient de père en
fils. Marie-Ange, sa fille unique et son idole, était la sœur
de lait du jeune Trouiu; de là, l'intime liaison qui existait
entre ces deux enfants, et qui ne laissait pas d'effaroucher
depuis quelque temps la bonne Marthe. Plus sa maîtresse
devenait jolie, plus monsieur René lui semblait dangereux ;
car il ne parlait guère de mariage, et c'était le plus mau-
vais sujet de Saint-Malo. L'honnête dragon, d'ailleurs, gar-
dait les pommes d'or pour un rival, d'autant moins suspect
à notre héros, qu'il lui touchait de plus près... Mais ce jour-
là, toutes les préoccupations étaient pour M. Bernard.
Soit légèreté naturelle, soit égoïsme d'amoureux, René
trouva ces préoccupations exagérées.
— Allons donc! s'écria-t-il en essuyant les larmes delà
jeune fille, et en admirant son visage embelli encore par
celte rosée, votre piété filiale bat la campagne, ma chère
sœur. Jamais navire ni barque n'ont chaviré sous un Ber-
nard. Volrc père, d'ailleurs, nage comme un poisson...
Quant aux corsaires, il sait Irop bien les prendre pour se
laisser prendre par eux. Il se sera tout simplement chargé de
la conduite d'im vaisseau ami, et il n'aura pas eu le temps
de vous prévenir de son départ.
— C'est ce qu'il n'a jamais fait! dit Marie-Ange, voulant
et n'osant espérer.
— Vous savez le proverbe, reprit le jeune homme, il y
a commencement à tout. Par exemple, ajoula-t-il en ser-
rant les blanches mains de la jeune fille, et en se mirant
dans l'azur de ses beaux yeux, vous ne m'avez jamais dit
encore que vous m'aimiez..., autrement qu'un frère..., à
moi, qui ne vous parle depuis... six semaines que de mon
amour..., et vous allez me le dire aujourd'hui pour la pre-
mière fois, afin d'adoucir l'amertume de nos adieux!
— Vous partez ! s'écria Marie-Ange. Et ce mot valut
presque celui qu'on implorait d'elle.
Il réveilla en sursaut la pauvre Marthe, dont tous les
bourgeons llamboyèrent d'indignation.
— 11 faut bien que je parte, hélas ! continua René en se
rapprochant de Marie-Ange, mon père arrive ce soir ou
demain de Brest, avec mon frère Luc, et vous savez que
si ce cher père me trouvait à Saint-Malo...
— Oui, nous savons qu'il vous étrillerait de la bonne
manière! interrompit Marthe, en arrachant René de son
siège, comme pour joindre la démonstration à la parole.
Ce digne M. Trouin! ajouta-t-elie, les bras croisés cl les
moustaches frémissantes, ce digne M. Trouin, qui vous croit
l)longé dans les lois et lesordomianccs de l'Université, (juand
depuis deux mois on ne voit que vous au tripot et à la ta-
verne, à la salle d'armes et à la comédie, partout où il y a de
l'argent à perdre, des vitres à casser, du sang à répandre
et de pauvres filles à...
Elle n'acheva pas sa phrase, car René lui en fit avaler le
reste, et la rejeta sur sa chaise en feignant de l'embrasser.. .
C'était sa plaisante manière de calmer les emportements
de la bonne femme.
— Tout beau ! ma chère Marthe, lui dit-il avec une gra-
vité qui la fit rire elle-même et la désarma suivant l'usage.
Apprenez que la soupe au lait qui s'enlève se perd dans
les cendres, et qu'un vieux proverbe dit : Tu te fâches,
donc tu as tort I Voilà tout ce que je possède de la sagesse
des nations, je vous l'offre de grand cœur. Quant à mon
père, il oublie aussi que le naturel chassé par la porte ren-
tre par la fenêtre, et il servira d'exemple à ceux qui pren-
nent la vocation de leurs enfants à rebours. Il a beau me
destiner à la robe, venlrebleu, je suis fait pour l'épée, je
ne connaîtrai jamais d'autre code que celui de la mer, d'au-
tre tribunal qu'un bon navire, d'autre plaidoirie que celle
des canons..., et d'autres chaînes que celles dontVéuusat-
tachait Mars, ajouta-t-il en se retournant gracieusement
vers Marie-Ange.
Puis, tandis que la duègne grommelait encore entre ses
dents, il revint s'asseoir près de la jeune fille, lui répéta à
demi-voix de tendres paroles, et finit par lui présenter une
bague enrichie de pierreries.
Marie -Ange rougit en hésitant, essaya la bague avec
une joie naïve, puis la relira brusquement et la rendit avec
un soupir. René s'aperçut alors qu'elle en avait une autre
au doigt, un simple anneau d'or, il est vrai, mais qui rece-
vait de cette préférence un prix inestimable...
— Morbleu ! dit-il en pâlissant et en se mordant la lèvre,
qui vous adonné cela, Marie-Ange? quel qu'il soit, j'aurai
sa vie ou il aura la mienne !
— Silence ! fit la jeune fille épouvantée ; retirez ce blas-
phème... qui nous porterait malheur! Parlez, mon frère,
ajouta-t-elle , en lui serrant convulsivement la main ,
oubliez-moi pour toujours, et laissez-moi pleurer mon père.
Cette scène allait finir cruellement, lorsqu'un grand bruil
s'éleva du dehors.
IV. — BERNARD.
C'étaient tous les pêcheurs de la côte qui accouraient en
gesticulant avec colère, et en criant :
— Oui! oui! au feu la maison du traître! au feu! au
feu!...
Quelques femmes criaient plus fort que les hommes, et
l'une d'elles avait déjà la torche à la main. René, qui avait
ouvert une fenêtre, la referma avant que Marie-Auge eût
rien compris..., puis il fit signe à Marthe de l'entraîner dans
la salle basse, et lui donnant le change par qucKpies mots
adroits, il se précipita au-devant de Témeutc. Il était temps
qu'il arrivât, et il fallut toute l'audace de sa mine pour ar-
rêter les plus furieux.
— Le premier qui approche est mort ! dit-il, en se cam-
pant à la porte, et en brandissant son épée sur sa tète.
— Monsieur René! c'csl inonsieur /ît'ut;/ s'écrièrent plu-
sieurs voix, et ce nom fit plus d'effet que toutes les mcn;;-
ces. Néanmoins les fenmies continuaient de hurler :
— Point de grâce ! au feu ! au feu la maison du traître!
René saisit une de ces mégères, lui arracha sa torche,
et (il reculer la bande à vingt pas.
Assuré ainsi que Marie-Ange ne pouvait plus les enten-
dre :
— Voyons, dit-il, que voulez-vous? qu'est-il arrive?
quel est le traître?
— C'est M. IJornard ! il est passé aux Anglais? il nous a
vendus jiour luille guinées! c'est lui «pii vient mettre Saiul-
MUSÉE DES FAMILLES.
345
Malo en cendres! mais sa maison sera brûlée avant les nô-
tres. Au feu ! au feu !
Et René fut obligé de tirer l'épée pour la seconde fois.
Enfin, il arracha le mot de l'énigme à l'un des chefs, tout
en repoussant la foule jusqu'à cette place du village d'où
l'on embrasse la plus belle vue de Saint-5Ialo.
La surveille, un schoner sans pavillon s'était montré près
de la côte. Il y avait déposé nuitamment un espion de l'An-
gleterre, chargé d'offrir mille guinées au pilote assez lâche
pour guider le brûlot infernal sous les murs de Sainl-Malo ;
or, M. Bernard, acceptant ce marché infâme, s'était em-
barqué avec l'espion sur le schoner anglais.
— Et vous avez pu croire une telle imposture ! s'écria
René avec le plus méprisant éclat de rire... M. Bernard
vendu aux Anglais ! M. Bernard qui les tue, les prend et
les brûle sur toutes les mers, depuis quarante ans ! M. Ber-
nard, si fidèle à notre rocher, que vous-mêmes l'avez sur-
nommé le Chien de Saint-Malo! Au nom de Dieu, mes
pauvres amis, qui vous a fait ce conte à dormir debout?
— C'est moi, répondit un jeune marin, au front ensan-
Vue de Sainl-Malo.
glanté, moi qui, enlevé de force par les Anglais, ai vu de
mes yeux M. Bernard sur le schoner, et me suis évadé à la
nage, sous une grêle de balles, pour annoncer cette trahi-
son à mes compatriotes. Vous me connaissez bien , mon-
sieur René, Pierre-Marie Le Gall, rélève pilote que vous
nommiez votre matelot..., nous avons assez péché, ba-
taillé et navigué de conserve en cette baie. C'est dans mon
canot que votre père vous prit, il y a deux mois, pour vous
renvoyer en poste à l'École de Caen. Je lui avais bien prédit
que vous n'y feriez pas long séjour. Mon canot est tou-
jours à votre disposition..., mais je vous prie de croire à
mes paroles I
René demeura en effet confondu, et serr^ silencieusement
la main de son matelot.
AOLT 184C.
— Il y a là, dit-il ensuite, un mystère que je ne puis
comprendre!
Mais tous deux persuadèrent aux pêcheurs, que brûler la
maison de Bernard serait en tout cas une lâcheté sans objet.
La fille du pilule, celle ange du pays, élail-elle coupable
du crime de son père? et ne valait-il pas mieux réserver
aux Anglais toutes les vengeances? Bref, René exalta si
bien la commisération des femmes et le patriotisme des
hommes, que celles-ci s'éloignèrent en criant : Vive Marie-
Ange! et ceux-là en criant : Mort aux Anglais !
— Oui, mes amis, poursuivit l'héroïque jeune homme,
mort aux Anglais! qu'ils arrivent avec leur machine infer-
nale, conduite jinr Bernard ou par tout autre, et moi je vien-
drai vous chercher pour défendre nos remparts! J'allais
— ii — TRUIZItMi: VOl.LMÇ.
k
346
Ll'XrrUKKS DU SOIR.
quitter cette nuit Saint-Malo ! mais j'y reste pour vaincre
ou mourir avec vousl
— A la boune heure! répétèrent deux ou trois cents voix,
car la fouie s'était multipliée, et llené la maniait enfin
comme un seul homme.
— Venez nous chercher au premier coup de canon; à
bientôt, monsieur René !... Mort aux Anglais I
— iMort aux Anglais I au revoir mes amis !
Cette scène avait duré près d'une demi-heure. Notre héros
regagna la maison de Bernard, en réfléchissant à sa trahi-
son, sans pouvoir se l'expliquer. Comment avaient pu
échouer ainsi eu un seul jour quarante ans de patriotisme,
de gloire et de vertu? était-ce un accès de cupidité, de
vengeance ou de folie? René se perdait dans cet abime et
oubliait ses propres émotions, lorsqu'elles furent ravivées
par une nouvelle surprise.
V. — LES DEUX FRÈRES.
Il avait franchi la haie de l'enclos, et il rentrait à l'im-
proviste par le jardin. Arrivé sous un massif où l'ombre
commençait à s'épaissir, il entendit par la fenêtre de la salle
basse une voix mêlée à celle de Marie-Ange. Il crut d'abord
que c'était une voix de femme, tant elle était douce, tendre
et langoureuse...; puis il s'approcha sur le bout du pied,
et force lui fut de reconnaître une voix d'homme...
Alors il posa la main sur la garde de son épée, et se pen-
cha en frémissant de colère...; mais il se recula bientôt
comme frappé au cœur, et balbutia d'une voix étouffée :
Mon frère L.uc !
Puis il se laissa choir sur un banc de gazon, et il enten-
dit le dialogue suivant:
— Je précède mon père de quelques heures au plus, di-
sait le jeune honune, il arrive ce soir ou cette nuit avec
son navire tout neuf, armé des beaux canons qu'il vient dé
jxendie à Brest, et portant l'illustre dame (|iii veut bien
ou élre la marraine, M'"^ la coriitesse Gabrielle de La Bour-
donnais.
— Cette belle et riche veuve de dix-sept ans, qui a perdu
son mari l'an passé, le matin mêiuède ses noces?
— Précisément. Vous savez que le canot qui les portail
à Diuard sombra sous voiles, et que tous deux auraient
péri à la fois sans le courage d'un de leurs invités, qui
sauva la jeune femme au péril de sa vie.
— Et ce généreux sauveur était monsieur René, votre
frère ; oh ! je n'ai pas oublié cela ! soupira Marie-Ange...
— M"" de La Bourdonnais ne l'a pas oublié non plus.
Elle a comblé mon père d'honneurs à Brest; elle s'est propo-
sée d'elle-même pour marraine de sa goélette, et elle vient
présider à la bénédiction de la Gabrielle, ()ui aura lieu de-
main soir. Vous connaissez la magnilicence de M. Tiouin ;
il m'a fait prendre les devants pour ordonner une fête
comme on n'en vil jamais à Saint-Malo ; un bamiuet de
cinq mille livres, un feu d'artifice, des coups de canon,
une course de bateaux , et comme c'est le mardi gras, un
bal masqué!
— Dont M""* de La Bourdonnais sera la reine, soupira
encore Marie-Ange.
— J'accours remplir les intentions de mon père, mais
j'ai voulu d'abord me remettre à vos genoux, m'assurer que
vous aimez toujours votre fiancé, que vous avez gardé
mon anneau, comme j'ai gardé le vôtre, et que vous êtes
prèle à combler enfin notre bonheur. Car voilà deux grands
mois que je ne vous ai vue, Marie-Ange ! Ah ! si vous sa-
viez combien de larmes, de prières et de regrets j'ai confiés
à cette bague depuis mon départ !...
Ces mots furent prononcés avec un tel accent de ten-
dresse, que René sentit une larme se gonfler sous sa pau-
pière...
— Vous avez ma promesse. Luc, répondit la jeune fille,
et dès que je serai tranquille sur le sort de mon père...
— Oh 1 dès demain, je saurai ce qu'il est devenu I Dieu,
qui bénit nos serments, n'empoisonnera pas notre joie par
uu malheur...
— Qu'il vous entende, Luc î et je serai heureuse d'ap-
partenir à celui (jui m'aura rendu mon père! MaisM.Trouia
qui n'a jamais voulu entendre parler de notre mariage, étes-
vous sûr d'obtenir enfin son consentement?
— Oui, car je suis résolu à tous les sacrifices pour le mé-
riter ! Vous savez mon aversion pour cet état de marin que
l'on m'impose, comme à l'ainé de la famille: je l'ai toujours
avoué franchement..., la gloire des braves m'effraye plus
qu'elle ne me tente...; ma main tremblanten'est point faite
pour porter répée...; l'odeur de la poudre, la vue du sang,
qui réjouissent les héros, me soulèvent le cœur et m'arra-
chent des larmes. . . Mon pauvre père, qui est né sur l'Océan,
et qui ne comprend pas qu'un Trouin ne soit point un loup
de mer, a eu beau m'élever à la façon d'Achille, me trem-
per tout petit dans l'eau salée, m'attacher au mal de son
navire, m'apprendre à jurer, à fumer et à boire de l'eau-
de-vie...; tout cela n'a servi qu'à m'empêcher décroître, à
me donner le mal de mer chronique et à me rendre timide
par nature et par système. Mon ambition serait d'être un
savant et un bel esprit... Je n'aime qu'un coin du navire
où l'on m'a traîné de force..., c'est celui où je cache mes
livres et mes papiers, où je me console la nuit par la lec-
ture des grossières occupations du jour ! Eh bien, Marie-
Ange ! \ oyez à quel point je vous aime ! je vais renoncer à
ces études qui me charment, pour embrasser ces travaux
qui me dégoûtent. Oui, poursuivil-il en s'exallantde plus
en plus, je me déferai de loiiles les qualités que raille mon
père, pour afficher tous les défauls cpi'il me souhaite. Il me
reproche d'être sage comme une fille, de trembler auprès
des dames comme auprès de l'ennemi, de ne pas oser faire
des dettes, d'éviter les cabarets, les académies et les tripots.
Eh! bien, je ne courtiserai point les femmes, car je ne puis
aimer et adorer que vous seule, mais je jetterai l'argent par
les fenêtres, je jouerai un jeu d'enfer, j'enverrai mes créan-
ciers au diable, je m'enivrerai de rhum, de tabac et de
poudre, je prendrai à deux mains cette épée que j'ai en hor-
reur, et les yeux fermés, je verserai le sang humain... Je
serai corsaire en un mot, je serai forban !... El afin de me
préparer à ce rôle, j'en porterai demain le costume au bal
de mon père I Tout cela pour enlever son consentement à
notre mariage, en obtenant de lui mon premier brevet de
commandement (1).
— Pauvre Luc !... balbutia la jeune fille avec attendris-
sement..., mais je ne veux pas (]ue mon bonheur soil votre
malheur!... Quelle fatalité, ajoula-l-elle d'une voix indécise,
que M. René ne soit pas à votre place et >ous à la sienne!
— Ah ! c'est ce que je me dis toujours, et je vendrais
mon droit d'aînesse moins cher qu'Esau!
— M. René porte l'épée avec tant décourage el tant de
joie!
— Et je porterais h», robe avec tant de convenance et de
bonheur !
— Dieu sait où il arriverait dans la marine royale!
— El moi dans la magistrature ou la diplomatie !
— Je le vois d'Ici capitaine de vaisseau..., peut-être
chef d'escadre!...
(i)Lo» capitaines cl officipr» corsaires ne subissaient alors d'aulrei
épreuves que celle de l'experieiicc ci l'a|iprobaiion des armateurs de
leurs navires.
MUSEE DES FAMII.LES.
347
— Et rnoi, président à mortier, consul ou ambiissadeur.
C'était notre rêve d'enfance, et celui de notre mère, quand
René périssait d'ennui à l'école, et moi du mal de cœur
dans cette baie. Je faisais ses thèmes et ses versions, tan-
dis qu'il maniait pour moi la rame et le gouvernail. Mon
père nous surprenait et nous battait tous deux, mais nous
recommencions dès le lendemain. On m'enfermait avec le
livre des Jugements d'Oléron, et l'Histoire héroïque des fli-
bustiers, interdits à Hené conune des poisons mortels...,
et je passais, la nuit, ces ouvrages à mon frère, qui m'en-
voyait en retour les débris de son Quinte-Curce et de son
Virgile. Il y a deux mois, n'a-t-il pas fait mille fois plus en-
core? 0 dévouement que je n'oublierai jamais ! n'est-il pas
allé à ma place attaquer celle canonnière de Plimoutb (]u'il
enleva si intrépidement à l'abordage ? Pendant ce temps-là,
je rédigeais, dans sa chambre, une belle amplilicalion sur
la Gloire d'être avocat, à l'etret d'obtenir sa rentrée en grâce
à l'Université de Caeu ! Brave et excellent René ! quels
furent mes remords, mes caresses et mes larmes, quand je
le vis reparaître, tout couvert de sang, le bras déchiré par
ces poignards anglais qu'il avait affrontés pour moi !... Ah!
moi aussi j'ai connu en ce moment l'ivresse des héros !
je demandais une épée, des pistolets, des canons ! je vou-
lais vaincre ou mourir pour venger mon frère! Et lui, il
m'embrassait en riant de sa blessure et de mon délire ; il
me remerciait avec effusion de lui avoir donné le plus beau
jour de sa vie! Ah! j'en pleure encore d'admiration, de
honle et de reconnaissance.
La voix du jeune homme se perdit, en effet, dans ses
pleurs, Marie-Ange pleurait aussi de toute son àme, et des
soupirs élouffés parlaient également du jardin.
— Notre bonne mère, continua Luc, était complice de
ces changements de rôles, et nous servait de bouclier contre
les fureurs paternelles ! Elle nous aime tant, pauvre mère !
et donnerait si volontiers son bonheur pour assurer le nôtre !
mais elle n'a pas réussi mieux que nous à changer les ré-
solutions de notre pèr'e. Il faut que mon frère ronge sa chaîne
sur les bancs de l'Université jusqu'à ce qu'il soit devenu le
plus détestable avocat de France ; et moi je dois acheter au
prix de mes goùls, de mou repos, et peut-être de ma vie, ce
brevet exécré qui m'assurera seul votre main ; bientôt, je
l'espère, je serai lieutenant sur la Gabrielle, j'oublierai alors
tous mes chagrins en devenant votre mari..., et mon exi-
stence se partagera en deux portions cruellement inégales :
quelques jours de bonheur céleste auprès de vous, Alarie-
Ange, et de longs mois de douleur et de misère sur l'Océan !
— Non, par la corbleu ! cela ne sera pas, s'écria tout à
coup une voix énergique.
Et d'une main essuyant ses larmes, de l'autre s'accro-
chant au balcon, René s'élança d'un bond dans la salle.
VI. — RÉVOLUTION.
L'apparition d'un revenant sorti de terre n'eût pas été
plus étourdissante, et ce fut alors un curieux spectacle que
ces trois figures si étrangement réunies. Marie-Ange, toute
rouge et toute tremblante entre les deux frères, n'osait plus
envisager ni l'un ni l'autre... René considérait tour à tour
avec tendresse et avec envie ces fiancés dont il venait de
surprendre le secret et dont il tenait le sort dans sa main.
Luc se croyait le jouet d'une hallucination et touchait sou
frère pour s'assurer que c'était bien lui...
Luc Trouin avait quelques années de plus que René,
maison l'eût pris facilement pour son cadet, tant il lui cé-
dait en force corporelle. C'était cependant la même taille,
les mêmes traits, les mêmes yeux, le même timbre de voix,
la même chevelure et à peu près le même costume ; mais
tout cela respirait chez l'un la bravoure, l'iosouciaoce et
la folie ; chez l'autre, la liinidilé, la mélancolie et la raison.
En un mot, Luc semblait être l'ombre, ou plutôt l'esprit
de René.
Cependant les acclamalions se croisa'cnt et se multi-
pliiiicnl entre les deux frères et la jeune fille...
— Monsieur René !
— Mon frère ici !
— Vous nous écoutiez !
— Depuis quand revenu ?
— Moi qui vous croyais retourné à Saiot-Malo !
— Moi qui te croyais enfermé à Caen !
Nous ne répéterons pas ce dialogue entrecoupé d'inter-
jections... Nous expliquerons plutôt la révolution qui ve-
nait de s'opérer chez notre héros. Son amour pour sa sœur
de lait u'était qu'un ardent caprice, tandis que l'affection
de Luc était une (juestion de bonheur ou de malheur. Faut-
il dire aussi que le nom de .M"" de La Bourdonnais avait
réveillé chez son jeune sauveur un songe merveilleux?
Croyons plutôt (|ue ce souvenir ne fut pour rien dans sa ré-
solution, car il ()assa si vaguement dans sa tête, que lui-
même n'eût pu en rendre compte. Brel", arrachant de son
cœur, non sans le faire saigner, sa passion pour Marie-'
Ange, il jura de sacrifier cette passion à l'amour de son
frère... Sacrifice d'autant plus généreux, mais aussi d'uu-
tant plus opportun, que l'astre de René (on a pu le voir
comme lui-même), venait de faire pâlir celui de Luc, aux
yeux fascinés de la jeune fille.
Allant donc tout droit à son plan qui s'improvisait dans
son cerveau, et répondant à peine aux cris de surprise de
son frère et aux questions troublées de Marie-Auge :
— Non, mes amis! répéta René, qui les embrassa tous
deux à la fois, non, vous ne serez jamais séparés, jamais
malheureux ! Je le jure sur ma volonté, qu'aucune autre n'a
fait plier encore ! C'est voire faute aussi, sournois et ingrats
que vous èles ! vous n'auriez pas tant gémi si vous m'aviez
confié vos peines !
Luc serra avec effusion la main de son frère , et Marie-
Ange prit eu rougissant celle de Luc. La leçon si délicate
que lui donnait lo premier avait ranimé toute sa tendresse
pour le second...
— Allons, reprit René, je vous pardonne, et je me charge
de vous marier !
— Comment cela?...
— Vous le verrez..., bornez-vous à m'écouter et à m'o-
béir. Vous, Marie-Ange, cessez de pleurer votre père, ce
n'est point sa vie qui est en péril... (René comprima un sou-
pir.) Bernard reparaîtra, j'espère, tel tju'il a toujours été...,
vous saurez alors le seret de sa disparition... Eu attendant,
silence absolu! Toi, Luc, tu voulais entreprendre un rôle
au-dessus de tes forces; c'est à moi de le jouer à ta place!
tu me céderas demain ton nom et ton costume de forban
au bal masqué de M. Trouin, et après-demain Ion poste au
combat sur le pont de la Gabrielle.
— J'y consens, mais cette fois, je serai ton partner! s'é-
cria vivement Luc.
— Tu le seras même au bal si tu veux ; je t'offre, pour
y garder l'incognito, une robe mirobolante et un étourdis-
sant bonnet de président à mortier.
— Je les accepte... eu signe d'heureux augure.
— Je ne te demande eu retour, ajouta Reué, qu'un petit
service...
— Pourquoi pas un grand?... je serais si heureux de me
sacrifier à mou tour...
— La chose au contraire te profitera comme à moi. Il s'a-
git de prendre à ton compte et d'orner de ton paraphe les
348
LECTURES DU SOIR.
noies, mémoires, exploits, protêts, saisies, prises de
corps... et autres billets doux que voici...
René lira de son pourpoint, et jeta sur la table une liasse
de papiers couverts des timbres les plus sinistres du monde.
— Tes dettes! s'écria Luc, qui recula avec un ver-
tueux effroi.
— Total : poursuivit René en riant, neuf mille trois
cent soixante-dix-sept livres neuf sous six deniers, frais
compris! une vétille pour laquelle des nuées de recors me
harcèlent depuis quinze jours, tant et si bien, que je ne
puis plus voir le soleil qu'à la faveur de mille déguise-
ments, ce qui fait de mon existence un carnaval perpé-
tuel, en attendant que j'aille passer mon carême en pri-
son...
— Je serais heureux, sans doute, d'y aller à ta place...
J'aimerais encore mieux cela qu'un voyage au long cours...
Mais je ne comprends pas la possibilité...
— Tu ne comprends pas? Notre père me reproche amè-
rement de faire des dettes, et à toi de ne pas en avoir...
En le passant les miennes , je le satisfais doublement. Il
nous embrasse l'un et l'autre, il paye la somme, personne
ne va en prison..., et tout le monde est content... même
les créanciers...
Luc ne put s'empêcher de rire à son tour, et malgré
sa répugnance à tromper M. Trouin, il prit une plume cl
s'assit devant le dossier fatal... Mais il n'avait pas tracé les
lettres de son nom..., que son frère l'arrêta en disant :
— Il est trop tard ! .\dieu mes beaux plans. .. Les recors
sont comme les loups... Quand on parle de la Lcle, on en
voit la...
V. — LES CRÉANCIERS.
Une têle sinistre, eu effet, venait de paraître à la croi-
sée..., la mètiio qui avait suivi René à Saint-Malo... Dix
autres surgirent aux issues de la maison et du jardin.
Bref, notre héros reconnut tous les limiers de la justice...,
et vil qu'il était bloqué dans les règles...
— Ouvrez, au nom du roi! dit en même temps une
voix formidable...
Luc et Marie- Ange tremblèrent de la tête aux pieds...
Marthe accourut toute bouleversée dans la salle... René
seul garda un sang-froid magnifique.
— Plus qu'un quart d'heure de soleil , dit-il eu regar-
dant le couchant. Rien n'est perdu encore. Nous sommes
quatre contre di.\ ; mais nous avons l'avantage de la posi-
tion. J'accepte l'abordage...
Se posant aussitôt en capitaine qui ordonne le branle-
bas de combat :
— A vous, Marthe, la défense des avant-postes... Et
voilà l'occasion d'illustrer vos moustaches !... A vous, frère
et sœur, le premier étage!... Et à moi le grenier, dernier
retranchement !... En avant les paroles adroites et les bar-
ricades solides! Souvenez-vous qu'un quart d'heure de ré-
sistance suffit au salut de la place!
Et pour toute réponse à la troisième sommation, il poussa
les verroux, ferma les serrures, s'empara des clefs et dis-
parut...
Alors la maison subit un véritable siège. Les assaillants
cl la garnison parlementèrent. La porte fut enfoncée, la
salle envahie, et chaque pièce enlevée d'assaut... Marie-
Ange résistait par la grâce, Luc par la persuasion, et
Marthe par la force. Croyant qu'on en voulait à sa mai-
tresse, la brave femme joua des pieds, des mains et dos
dents, comme le meilleur chien de garde... Malheureuse-
ment, il était impossible de soutenir que monsieur René
n'était pas là... Les recors l'avaient api r(;u de leurs veux
de lynx. Enfin ils arrivèrent à son dernier refuge, et ils al-
laient le saisir bel et bien..., lorsqu'il leur échappa par la
fenêtre, en se laissant glisser le long d'une corde. Pas un
ne le suivit dans celte voie périlleuse, mais tous redescen-
dirent l'escalier et le rejoignirent dans le jarditi. Là, ce fut
une lutte de vitesse, où il triompha sans peine... Mais à
l'extrémité de l'enclos, sa position devint alTreuse. Devant
lui la mer battant le roc à vingt pieds, derrière lui ses per-
sécuteurs... à cinquante pas... Son incertitude ne dura
qu'une seconde... En un tour de main ses vêtements sont
à bas, et il plonge dans le gouffre à corps perdu... Marie-
Ange, qui le suivait de loin, s'évanouit d'épouvante, elles
recors eux-mêmes poussent un cri d'horreur... Us accou-
rent au bord et ne voient qu'un tourbillon d'écume...
— Le malheureux! s'écrient -ils, il est englouti ou
broyé !
Mais un cri joyeux leur répond, le cri d'un baigneur qui
jouit de la fraîcheur de l'eau... René sort triomphant du
tourbillon, fend les vagues comme un requin , gagne un
rocher qui formait une petite ile, et saluant d'un éclat de
rire messieurs les gens du roi, les engage ironiquement à
venir lui serrer la main.
— Hâtez- vous, messires, leur dit-il, pendant qu'ils se
regardent ébahis et confondus... Vous savez qu'une fois le
soleil couché, il sera trop tard... Et, tenez..., voici le bel
astre qui descend majestueusement vers la mer... Il lui
donne le baiser du soir et fait rougir et palpiter toutes ses
ondes... Il entre dans son lit, messieurs; vous n'avez plus
qu'une minute. Le voilà qui se couche! le voilà couché!..
Il ferme ses rideaux de pourpre et d'or! bonne nuit, et à
demain ! Admirable spectacle pour un débiteur poursuivi,
acheva René on donnant le coup de grâce aux recors. Je
ne sache rien de plus agréable à voir, messieiu's, si ce
n'est le pied de nez qui orne en ce moment vos figures...
Les gens du roi se retirèrent sulToqués de honte et de
rage, el notre héros triomphant regagna le bord.
Il s'aperçut alors que ses ennemis s'étaient vengés en
lui enlevant ses habits...
— Morbleu ! s'écria-l-il, le tour est lâche, mais il c.«>l
bien joué! Après avoir pris tant de costumes aujourd'hui,
je ne croyais pas achever le carnaval dans celui de noire
premier père... Comment rentrer ainsi chez Marie-Ange?
Ou comment retourner à Saint-Malo?
Il allait appeler... à tout hasard, lorsqu'un paquet, lancé
par derrière, lui tomba sur la tête.
Il reconnut avec joie ses vêtements, et aperçut Marthe,
cachée dans le feuillage... comme la Galatée de Virgile.
— Ces corbeaux enq)ortaienl votre dépouille, dit-elle en
se couvrant pudiquement les yeux ; mais je la leur ai ar-
rachée pièce à pièce, et la voilà! Mademoiselle y a joint
un peignoir blanc pour vous essuyer. Elle vous attend avec
M. Luc dans la salle basse.
A la tendre façon dont Marthe prononça ce vionsieur
Luc, René comprit qu'il devait à son nouveau rôle ce
dévouement inattendu.
Un quart d'heure après , le canot de René regagnait
Saint-Malo, chargé de douze personnes : i° les deux frères,
salués de loin par Marie-Ange; 2° devinez (jui? Les dfx
recors qu'ils avaient retrouvés sur la grève...
Les voyant chercher un bateau de passage, comme des
âmes en peine au bord du Lélhé, René leur avait propose
galamment d'être leur Caron :
— Passons ensemble le fleuve de l'Oubli , leur availil
dit avec la grâce que donne la victoire.
Chemin fai.'^ant, la substitution de Luc à René (avec
IMOiucsso de pavement sous \ingt-qualrc heure.*), fui ac-
MIJSEK DES FAMILLES.
3>f9
ceptée et signée pour les diverses créances, — hormis celle
du tailleur-costumier, le plus féroce de tous malbeureuse-
ment, dont le représentant n'était point là...
Allégé ainsi des trois quarts de son fardeau, René ne
put toutefois renoncer à l'occasion d'une petite vengeance.
Comme le canot abordait le quai, couvert encore d'une
foule joyeuse :
— Bain pour bain, messieurs les gens du roi ! dit-il en
débarquant avec son frère... Et faisant chavirer l'embarca-
tion d'un coup de pied, il plongea dans l'eau tous les re-
cors, aux grands éclats de rire des assistants..
Ainsi lînit le lundi-gras de René Du Guay-Trouin. A la
faveur du crépuscule, il accompagna son frère jusqu'à la
maison parternelle.
— Au revoir, Luc, lui dit-il en le quittant sur la porte,
embrasse pour moi notre bonne mère ; prépare tout pour la
fêle et le bal de M. Trouin, et c'est ici, demain, que je ga-
gnerai ta cause et la mienne !
Vlli, — l'affaire d'honneur.
Un dernier incident devait couronner celte journée si
pleine d'aventures. Luc était rentré, et René allait gagner
son auberge, lorsque apparut dans l'ombre un inconnu,
porteur d'un pied de moustaches, d'une figure de potence,
d'une énorme rapière et d'une lettre cachetée de rouge...
— M. Luc Trouin n'est-il pas de retour? demanda ce
messager rébarbatif, en se posant sur la hanche.
René pressentit une méchante affaire, et répondit bra-
vement : C'est moi ?
— Voilà donc ma commission faite, reprit l'inconnu qui
remit la lettre.
René pria un passant d'arrêter sa lanterne, et lut ce qui
suit.
Monsieur Luc Trouin de la Barbinais,
Je n'ai pas l'honneur de vous connaître, mais j'ap-
prends d'aventure que vous avez la prétention d'épouser
M"« Marie-Ange Bernard... Ayant distingué cette demoi-
selle à la dernière foire de Dinan, je vous fais savoir que
je désire me couper incontinent la gorge avec vous, et que
demain, jour de mardi-gras, je me rendrai, à cet effet, à
Saint-Malo, où je vous somme de m'indiquer un rendez-
vous. Sur ce. Dieu vous ait en sa sainte garde.
Le chevalier Alcide de la Brillantaîs.
— Demain soit, repartit René sans hésitation, au pied
du vieux rempart, à sept heures du soir. Je serai exact,
portez-en l'assurance à M. de La Brillantais...
Le messager parut surpris de la fermeté de cette réponse,
et s'éloigna en répétant: — A demain.
— Le [)remier spadassin de Dinan ! murmura notre héros
en continuant sa route... Quel bonheur que je me sois
trouvé là pour me faire tuer à la place de ce cher Luc!...
PITRE-CHEVALIF.R.
{La fin au prochain numéro.)
MERCURE DE FRANCE.
(du 10 JIHLLET au 10 AOUT.)
Politique TR^^■s^VRÉ^■ÉE^■^•B :l'n mal de jambe diplomatique. — Les théâtres: Incendie de l'Hippodrome. —La comédie au Palais. —
M. Trinquelol, professeur de langues. — Les livres : M.N. Marlin.— Ln chanson du Lin. — L'n gobelet de 3,667 francs. —Les filels el les cas-
seroles de Rossini. — L'exposition des produits chinois. — L'allelage Bencrafi. — Avjs aux ABO.^^ES.
A l'heure où nous écrivons ces lignes,
il n'y a plus en France d'Académies, de
ihéâlres, ni de salons; il n'y a quedescol-
Iges élecloraux ; il n'y a plus de science,
tle liilérature, ni d'an ; il n'y a que de la
polilique. Que deviendra donc Mercure, à
qui la politique est interdite? Eh bien!
il fera de l'anecdote sans toucher aux
questions politiques; il passera les P y lé-
noes pour se mettre à l'ordre du jour.
Écoulez plutôt.
Le mariage de la jeune reine d'Espagne
occupe" tous les Espagnols : c'est bien na-
turel. Il occupe surtout la jeune reine
elle-même; c'est encore plus naturel.
Mais on sait ce que sont les mariages
d'Etat, mariages de raison par excellence,
où l'on s'occupe d'unir les royaumes el
non les cœurs, où l'on fait de l'équilibre
européen el non du bonheur domestique.
0.r, l'équilibre européen désespère, de-
puis deux ans (à ce qu'on dit), la jeune
reine d'Espagne. L'Angleterre veut lui
donner un mari, la France veut lui en
donner un autre, l'Espagne ne veut ni
de celui-ci ni de celui-là, el la reine, qui
a sas idées, ne veut aucun de ceux qu'on
lui propose. Tandis que chaque cabinet
lui crie « prenez mou ours», son cœur
parle tout bas, et parle (toujours à ce
qu'on dit), en faveur d'un prince espa-
{;nol:quoi de plus national? d'un cousin:
(pioi de plus simple? en un mol, de l'in-
fant ***, quoi de plus juste? L'infant ***
est jeune, beau, brave et galant. Mais si
cela suffit pour plaire à Isabelle, cela ne
suffit pas pour concilier les cabinets eu-
ropéens. Ils repoussent l'infant *** à l'u-
nanimité. La diplomatie est bien habile,
mais le cœur est habile aussi. Après une
année d'intrigues et de contre-intrigues,
l'infant obtint dernièrement d'être invité
à un bal de la reine. On avait persuadé
aux ambassadeurs de toutes les puissan-
ces que celte invitation ne compromet-
trait en rien leurs gouvernements. La
grande question du mariage resterait en-
tière après comme avant le bal. Il s'a-
gissait de danser, et voilà tout. M. Biilwer,
l'ambassadeur anglais, fut le seul qui ne
voulut point entendre raison; il jura de
briller par son absence à la fêle où pa-
raîtrait l'infant*'*.Lejourarrivé, M. Bul-
wer s'excuse, en effet, sur un très-grand
mal de jambe. Le prétexte pouvait-il être
mieux trouvé pour s'absenter d'un bal?
La jeune reine sourit*el adresse une se-
conde lettre à M. Bulwer. Cette fois, il
répond qu'il paraîtra par respect pour la
reine; mais qu'il disparaîtra l'instant d'a-
près... Il évitait encore ainsi d'approuver
par sa présence celle de l'infant,— auquel
il tournerait, pour ainsi dire, le dos, après
avoir salué la reiue. En lait de grande
diplomatie, on sait qu'il n'y a pas de pe-
tites choses. Le bal s'ouvre, on danse...
L'infantarrive... M. Bulwer arriveaussi...
Et, surprise étrange, M. Bulwer reste! Il
est même salué par l'infant, et il lui rend
son salut!... Que dis-je! il cause avec
lui pendant deux ou trois minutes!... Puis,
comme son mal de jambe ne pouvait être
guéri depuis le matin, il va s'asseoir en
boitant avec grùce dans un coin du salon
royal... Tousses collègues sont stupéfaits
de sa présence, et plus stupéfaits encore
de la voir se prolonger. Décidément, se
dit l'infant ***, un bon vent a souillé de
Londres, l'Angleterre est pour moi! ma
candidature vogueà pleines voiles!. ..et il
dansa toute la soirée comme un bien-
heureux... Mais cela n'était rien encore:
— où s'arrête l'ambition d'une teuime?
La reine avait fait venir M. Buhver, <pii
ne pouvait marcher! elle avait fjit rester
M. Bulwer, qui devait entrer el sortir!
elle avait fait parler M. Bulwer, qui ne
pouvait prononcer un mot! elle jura de
faire danser M. Bulwer, qui ne pouvait
se tenir debout !... Elle s'avance vers l'am-
bassadeur impotent... Elle se fait inviter,
comme sait le faire un reine ; tous deux
prennent place dans un quadrille, et
M. Bulwer danse, vis-à-vis l'infant, avec
autant de légèreté que l'infant lui-même!
Pour le coup c'était à n'y rien comprendre,
à en perdre la lêle, et à jeter sa langue aux
chiens... C'est ce que lirent tous les am-
bassadeurs confondus, et sérieuseineut
350
LECTURES UTJ SOI?..
furieux contre leur colK^ue. Celui-ci ne
repondit à leur reproche que |^r un sou-
rire et par ce mot de Talleyrand et de La
Fontaine: attendez la fin!
La tin, puisqu'il faut abrt-ser, fut que
la reine et rinfant. dans rexcès de leur
joie, oublièrent de la dissimuler, que le
lendemain c'était la nouvelle de tout Ma-
drid, le surlendemain, de toute l'Espagne,
et trois jours après, de toute l'Europe ;
si bien que, d'après les habiles prévisions
de M. Bulwer, la Peninsuleenlière, et tous
les cabinets, et tous les prétendants s'in-
surgèrent à la fois contre l'infant ***, et
qu'il fallut l'exiler au bout de la se-
maine, pour le repos de l'Espagne et pour
l'équilibre européen.
On se souvient qu'il a passé dernière-
ment à Paris, où sa mélancolie et sa figure
ont obtenu les plus grands succès. Aux
diplomates qui accouraient en souriant
lui faire leurs complinu'nis de condo-
léance, il répétait en souriant à l'unis-
son, ces deux maximes poli'iques: —
1» Quand un mal de jambe ne sert plus
à rieH,qne faut-il faire? — Il faut danser!
8» Quand on ne [>eui plus vaincre ses
ennemis, quel est le moyen d'en triompher?
C'est de les compromettre !
— Et qui vous a enseigné ces belles
maximes? lui demandait-on.
— M. Bulwer, ambassadeur d'Angle-
terre en Espagne, qui a fait mon éduca-
tion diplomaii(iue entre deux contre-
danses.
— Jamais les théâtres deParis n'avaient
lutté plus courageusement contre la tem-
pérature et la politique. Le nombre des
actes et des tableaux s'élève en même
temps que le thermomètre de l'ingénieur
Cheralier. Le Grand-Opera multiplie de
jour en jour les débuts. M"' Rai>i a ob-
tenu un succès sérieux. Au Théâtre-Fran-
çais MM. Ballande et Bouchet ont été les
heureux entre les débutants. D'autres au-
raient mérité le même bonheur, surtout
le jeune Monrose, qui a gardé quelque
chose de la verve et du sourire de son
père. Frédéric Lemalire vient de créer à
la Porte- Sainl-Martin, dans le Docteur
noir, drame en s»'pt actes, un de ces
rôles monstres qui résument tout le ta-
lent et toutes les forces d'un acteur. Ce
n'est pas peu dire, quan<l il s'agit de Fré-
déric. Il a triomphe des quarante degrés
dechaleur qui n'gnaientdan« la salle, mais
il n'a pu iriomi'her de la longueur de la
pi-'ve, di">nt le snccès est demeure au-des-
sous du ihermomètiv. La royauté du bou-
l'vtr ! reste pour quelque temps encore à
V Ambigu-Comique, où le Marctté de Lon~
dres continue son succès de double et
tnble queue. MM. Sonveslre et Boursieois
ont p;.rlé au Vaudeville, avec un grand ta-
lent d'omi^tion, lesujet si terrible et si tou-
chant de Werther. Leur Charlotte fait
ou fera pleurer toutes les femmes. Il
y a dans ce petit drame une grande idée.
Werther se manque en voulant se tuer,
et devient rei>oux de Charlotte à la lin
du premier acte. .\u second acte, qu'ar-
rive-t-il? Werther est infidèle, et c'est
Charlotte qui se tue de désespoir. Ou voit
que la morale de la piètre est contn» les
mariages de \>assion. Le Gyn)nas«\ jaloux
du Vaudeville, vient de ressusciter Cla-
risse Harlotce. immense succès... pour
Mii« Rose Chéri.
— Les Fleurs animées, d'après Gran-
ville, ont, au théâtre de la Bourse, un
jardinier très-naïf et très-amusant dans
la personne de l'acteur Têtard. Ce jeune
homme, plein d'avenir, s'élève de rôle en
rôle; il justifie de jour en jour toutes les
espérances qu'il avait données.
— Le théâtre des Jeunes-Elèves, dirigé
par M. Comte, a donné dernièrement une
brillante représentation au bénéfice d'.\l-
fred, son vieux i>ensionn3ire, après vingt-
sept années de service. Riquet à la houppe,
coméfiie-feerie. qui faisait partie de celte
représentation, a excité un fou-rire parmi
les nombreux habitues du spectacle en-
fantin. La foule de lycéens en vacances,
qui encombre tous les soirs l'entrée de
cette jolie salle, ob>truait tellement le
passage Choiseul, qu'elle a nécessité l'a-
grandissement du vestibule. Rien n'est,
dit-on. plus riche ni plus gracieux que la
nouvelle entrée, pour laquelle on a choisi
un style d'architecture à la fois élégant et
original.
— El l'Hippodrome aussi allait de suc-
cès en succès, et il comptait tellement
sur sa prospérité, qu'il se croyait suffi-
samment gardé par un invalide, — san? le
moindre pompier ni la moindre pompe.
Sécurité fatale .' Le feu a pris une belle
nuit au magasin des costumes, c'est-à-
dire à des monceaux de toile, de velours, de
soie, degaze, decarlon et de papier.Tout le
tournoi du moyen âge, qu'on repétait en-
core, y a passé... Les chevaux, épouvan-
tés par la flamme, refusaient de sortir...
Il a fallu les lancer de force dans toutes
les directions.., et puis courir après...
M"« Mogador a retrouvé le sien à deux
lieues de la... et le cheval et l'ecuyère en
pleurent encore de joie... Quant aux sin-
ges, c'a ete un véritable combat. Les pau-
vres bêtes s'obstinaient à mourir daus
les décombres. Ils luttaient corps à corps
avec les i>aysans et les gardes munici-
paux. Enfin on a alléché l'un d'eux avec
un morceau de chair lumante... Il s'est
élance dehors et tous les autres l'ont suivi.
Qui eill jamais cru que les singes fussent
aussi moutons que cela ? L'Hippodrome
était assuré; il renaît donc de ses cen-
dres, comme le Phénix, et il annonce au-
jourd'hui même sa réouverture.
— Nous sortirons, s'il vous plaît, des
théâtres... par le Palais, cet éternel spec-
tacle des mœurs. La comédie n'est pas
souvent amusante aux théâtres. Elle l'est
toujours À la policp correctionnelle. Si
Mercure n'avait rien à faire, il passerait
tous les jours quelques heures à la 7*
chambre. Il y est aile l'autre jour par
hasarvl. et voici ce qu'il a vu et entendu :
M. Trinqueloi est accusé d'avoir battu
sa femme, et accusé par sa femme elle-
même. C'est un énorme monsieur de cin-
quante ans. gourme, pince, raide comme
un pieu, le menton enfoncé dans une
haute cravate blanche, dont les bouts vol-
tigent comme deux ailes, à la mode du
Directoire. M. Trinqueloi est professeur
de langues, et resptvte U':iucoup |<lus sa
profession que sa femme. On le verra, de
reste, au choix particulier de ses expres-
sions, à l'égard de l'une et de l'autre.
« M. le président, dit-il en se posant
avec dignité, si madame Trinqueloi avait
le moindre souci de l'importance du nom
que je lui ai conféré, elle se fût bien gar-
dée du scandale de sa poursuite. Le grand
Napoléon, dont les idées se sont souvent
rencontrées avec les miennes, disait qn'il
faut laver son linge sale en famille. Ma
femme aurait dû se rappeler ce f7>o/<, que
je lui ai souvent cite.
— Pourquoi avez-vous battu votre
femme? demande le président.
— Je me garderai bien de le dire, ré-
pond M. Trinqueloi avec un surcroît de
majesté. J'ai trop de respect pour mon ca-
ractère sacré d'homme, de mari ei de pro-
fesseur de langnes. Un autre illustre
empereur, que l'on pourrait, à certains
égards, comparer au grand Napoléon,
déjà nommé, et avec lequel aussi mes
idées se sont rencontrées souvent, a dit
quelque part: Iji femme de César ne doit
pas même être soupçonnée.
— Ce sont là des insinuations qne rien
ne justifie. Vous avez porté au visage de
votre femme des coups qui ont amené
l'effusion du sang.
— Ceci, monsieur le président, est une
figure de rhétorique que nous appelons
exagération. Le fait est que l'ongle de
mon index s'étant trouve en contact avec
l'epiderme de la joue de madame Trin-
queloi, une gouttelette rougeâtre est ap-
parue... Si c'est là une effusion de sang,
alors je n'ai plus aucune teinture de la
langue de Bossuel, une des six que je
professe.
— Nous allons entendre les témoins. »
Ceci fut le seconil acte de la comédie.
Un (Kilit homme s'avance à la barre, sec,
jaune, nerveux, claquant des dents et
tremblant des pieds à la tète, lln'aqu'une
réponse et qu'un refrain : Je voudrais
bien m'en aller!
« Vous avez vu M. Trinqueloi battre sa
femme. Dites toute la vérité.
— Je n'ai rien vu, monsieur le prési-
dent, et je coudraw 6ien m'en aller...
— Prenez votre temps el remeliez-
vous.
— J'ai un frisson de l'occiput à l'or-
teil... Ce n'est pas ma faute. La mère dont
je suis l'unique fruit m'a lègue son uni-
que tempérament nerveux et impression-
nable... L'auguste appareil de la justice,
la chaleur, je sens que je me dérobe... 7«
voudrais bien m'en aller. »
.\u lieu de cela, on lui donne un siège,
et il reprend en s'y laiss;int choir :
« Daignez agréer mes excuses, mais j'ai
IHJur de tout !... Le pétard le plus enfan-
tin me donne des frissonnements intra-
duisibles.C'esl la Révolution qui est cause
décela. Cest que je l'ai traversée, celle
horrible époque. J'avais vingt-neuf mois
lors des massacres de septembre...
— Cessez de divaguer ainsi el répon-
dez...
— Impossible, monsieur, impossible:
je sens que je m'en vas sous moi... Per-
mettez que je vous lire ma révérence.
— .\^ez-vousvu le prévenu baltre sa
femme, oui ou non ?
MUSEE DES FAMIÎJ.ES.
nr>i
— Allons, voilà que ça me tient dans
le ventre, à présent.. Les émotions me
font toujours cet effet... Monsieur le pré-
sident, vous direz tout ce que vous vou-
drez, mais il faut absolument que je m'en
aille... »
Et le petit bonhomme se sauve, en
effet, tenant son ventre dans les deux
mains. la ligure aussi écarlaie qu'il l'a-
vait pâle en onlrant.
Malheureusement il y avait, au défaut
de témoignage, un certificat de médecin,
et M. Trinquelot fut condamné à deux
cents francs d'amende et aux dépens,
malgré sa vénération pour sa personne
et son état...
Encore une fois, nous vous jurons que
cette comédie valait tous les spectacles
qu'on donne en ce moment à Paris.
— Toute la littérature est aux champs
ou en voyage, si bien qu'il ne paraît plus i
de nouveaux livres... Mais les anciens re-
paraissent et les meilleurs sont honorés
d'une seconde édition. C'est ce qui vient
d'arriver aux Poêles contemporains de l'Al-
lemagne, par M. N. Martin, ouvrage ex-
cellent publié par MM. Renouard, et dont
nous avions cité à nos lecteurs un frag-
ment si remarquable. Il n'y a pas plus de
cinq à six mois de cela, et déjà épuisés
sous le format in-S», les Poètes de l'Alle-
magne reçoivent la consécration populaire
du format-Charpentier. Ce simple fait ne
vaut-il pas tous leséloges, et pouvons-nous
mieux recommander à nos lecteursl'ceuvre
de M. Martin ? L'auteur, du reste, en étu-
diant les poètes, ne faitqucjugerses pairs.
Il en a donné mille preuves dans ses |)re-
miers ouvrages, et en voici une de plus
qu'il nous envoie, en attendant un Voyage
dans le Tyrbl autrichien, que nous parcour-
rons bientôt avec lui. La Chansondulin mé-
rileraiti par sa naïveté poéli(iue, d'être
répétée en chœur par tous les paysans et
par tous les ouvriers qui culliveiii et ira-
vaillentcel élément de tant d'industries.
LA CHANSON DC LIN.
Pourquoi ne pas chanter le lin?
Le bit" compte assez de poêles.
— Plus d'un le chantait, dont la faim
A glacé les lèvres muelUs.
Je chante le lin qu'on bénit
Dans les vallons et les montagnes;
Le lin nourricier (^ui fournit
Le travail aux pauvres campagnes;
Le lin qui protège les mœurs,
En rassemblant au seuil tranquille.
Les parents, les fils et les sœurs
Autour de l'aïeule qui file.
Sous les doigts prompts du tisserand
La trame se remplit sans trêve :
Lundi la toile s'«ntreprend,
Samedi soir elle s'achève.
Puis c'est le tour du blanchisseur.
Le lin tissé, dans les prairies
S'étend, sur la molle épaisseur
Des herbes hautes et fleuries.
Aux baisers de l'air, du soleil.
Le lin qu'à flots clairs l'onde assiège,
S'embellit d'un éclat pareil
Aux vierges flocons de la neige.
— Et le prodige est accompli !
Maintenant, taillez dans la toile;
Comme une aile, au m.'it assoupli
Qu'elle palpite, blanche voile!
Qu'elle brille au banquet royal
Sous le vermeil qui la décore!
Sous le chaume, au repas frugal.
Qu'elle brille bien plus encore!
Honneur plus giand! si le soldat,
Blessé d'une balle trop sflre.
S'arrache sanglant du combat,
Qu'on l'effile sur sa blessure !
Linge usé, lambeau sans valeur,
Sa gloire n'est pas éclipsée.
Car transformé par le fouleur,
Il porte eu tous lieux la pensée.
N. MARTIN.
— Il y a quelque temps, on vendait un
gobelet à Londres, et c'était à qui met-
trait son enchère sur ce gol)elet... Il monta
à cent francs, à deux cents, à mille, à
quinze cents, à deux mille, enfin à trois
mille six cent soixante-sept francs. Il
fut adjugé pour cette somme énorme à
M. Isachs, marchand de bric-à-brac. Quel
est donc ce gobelet, et qui peut lui don-
ner un si grand prix? D'abord , il a près
de cent ans. En 176i, le maire de Straf-
ford l'a offert au célèbre comédien Garrick.
Celui-ci, ou son héritier, le céda à M. Da-
visson, banquier de Londres, et c'était la
succession de ce dernier qui le faisait
vendre à l'encan. Voilà pour l'histoire.
Quant à la matière et à la forme, le go-
belet est fait de simple bois de mû-
rier, entouré de cercles de vermeil, et
sculpté sur toutes les faces et sur le cou-
vercle; le tout a environ onze pouces de
haut... Mais encore une fois pourquoi
3,667 fr.? C'est que les sculptures de ce
gobelet représentent les principales scènes
des pièces de Shakspeare; c'est qu'enfin
ce golxMet a été taille, en 1756, par l'hor-
loger Scharp, dans le bois du niflrier
planté en 1609 par Shakspeare lui-même,
auprès de sa maison deStrafford! El voilà
pourquoi il s'appelle le gobelet de Shaks-
peare. 0 généreuses illusions de la gloire!
— A propos de curiosités, il parait qu'on
va vendre à Bologne les lignes, les lilets
et la batterie de cuisine de Rossiiii. Ce
grand homme, qui se bornait depuis (|uinze
ans à être le plus inébranlable pêcheur à
la ligne et le plus adroit cuisinier des cinq
parties du monde, vient de renoncer à
cette gloire et à tous ses fragiles instru-
ments, dans un beau mouvement d'ému-
lation Il s'est souvenu qu'un personnage
(le son nom avait fait autrefois Le Bar-
bier de Sévilte, Guillaume Tellel dix autres
chefs-d'u'uvro de musique, (lui lui ont
mérité une statue dans le temple de l'har-
monie parisienne, et il s'est mis décidé-
ment à écrire pour notre Académie royale
un opéra qui égalera, dit-on, le mérite
et la renommée de ceux de l'ancien
Rossini. MM. Niédermeyer et Gustave
Vaëz l'assistent dans son travail, et en-
voient toutes les semaines un bulletin à
M. Léon Pillet. Le grand homme est au
quatrième acte , et il n'a pas encore repris
une seule fois ses lignes et ses casseroles.
Néanmoins M. Léon Fillet ne sera tout à
fait tranquille que quand ces jouets de
l'Achille musical auront été vendus à l'en-
can. Lui-même offre cinquante pistoles
du four de campagne et dix mille livres
de la ligne de fond.
— L'attention des Parisiens qui sont
encore à Paris s'est vivement fiortée sur
les produits rapportés de Chine par nos
délégués industriels, et exposés depuis le
17 juillet dans la rue Neuve-Saint-Lau-
rent. On a surtout remarqué les joujous,
les albums d'agriculture, les pipes à l'o-
pium, les sabres verts des mandarins, les
armes des soldats, les ustensiles de mé-
nage et les pieds de dames reproduits
en cire. Il faut voir ces pieds fiour y croire!
Les doigts et le t.tlon sont si bien rame-
nés sous la plante, que h; tout offre à peti
près la grosseur d'un œuf de {mule. C'est
hideux !La dame chinoise se meut sur les
pouces à l'aide d'un bfitou, en se balan-
çant comme un canard engrai-«é. Les Chi-
nois assurent «lu'ils ne peuvent fixer l'in-
constance de leurs femmes qu'en les em-
pêchant ainsi de marcher. Les paysannes
qui ne peuvent se réduire les pieds, les
dissimulent au moyen d'un morceau de
bois attaché sous le talon avec des ban-
delettes. 0 civilisation du grand empire!
Les mains ont un autre agrément, ce sont
des ongles qui ressemblent à de véritables
griffes.
On peut se figurer, rue Saint-Laurent,
toute la population chinoise : les lettrés
avec la plume de paon, croix d'honneur
du pays, et les mandarins avec leurs deux
sabres verts, avec lesquels on fait le mou-
linet devant eux, leur plaque sur la poi-
trine et leur bouton au chapeau; le bour-
geois sous son paletot flottant, le soldat
sous ses armes étranges, et les femmes
dans leurs costumes, que de jolies Pari-
siennes ont essayés, dit-on, avec le plus
grand succès. Avis aux modistes pourcet
hiver !
La bimbeloterie est d'une variété pro-
digieuse et d'un travail inimaginable.
Quelques pièces d'orft vrerie étonne-
ront nos plus habiles ciseleurs.
Les armes et la coutellerie sont fort élé-
mentaires, mais d'une modicité de prix
à humilier Chàtelleraul. Les cartes et les
plans, surtout celui de Canton, avec sa
ville tlotiante et ses bateaux de fleurs,
l'album des vers à soie, publié par un em-
pereur, les dessins de lentures et d'étoffes,
forment un ensemble Irès-inslrnclif et
dont nos artistes industriel.^ tireront un
grand parti.
Quant aux soies et aux tissus de tout
genre, ils sont fort curieux a.ssurément,
mais ils n'ont rien d'inquiétant pour les
habiles ouvriers de nos manufactures.
— Voici une découverte qui n'arrive
point de Chine, et qui n'en a pas moins de
chances de succès. C'est le nouveau sys-
tème de M. Bencraft pour atteler et seller
les chevaux. Cela interesse tant de per-
sonnes... et tant de bètes, que nous de-
vons en faire part au public. El puis, il
est noble et généreux de s'occuper des
chevaux, — par les chemins de fer qui cou-
rent, ou qui ne courent pas! Le système
Bencraft est aussi simple qu'ingénieux.
Il consiste, 1° pour l'attelage, à remon-
ter de beaucoup le point où le trait s'at-
tache au collier, ce qui laisse au cheval
toute s? liberté de mouvements; 8» pour
352
LECTURES DU SOIR.
la selle, à poser une plaque tl'acicr élas-
tique portant sur les arçons, auxquels elle
est perpendiculaire, de façon que le cava-
lier ne pèse jamais directement sur le
cheval et sur un seul point, mais sur toute
la partie solide de la selle.— Le vainqueur
du dernier grand .steeple -chase de la
Croix-de-Berny, M. W. Peel, a dû son
triomphe à la selle Bencraft.
Un juge expert, M. le baron de Cur-
nieu, raconte ainsi l'expérience qu'il a
(aile de l'attelage remonté :
«J'ai attelé avec le collier de M. Bencraft
un cheval de cabriolet à moi bien connu,
et cela six heures par jour dans Paris
pendant une semaine; il a marché mieux
que d'habitude. Je lui ai fait faire un
voyage d'une quarantaine de lieues en
quatre jours, même résultat. Enfin, j'ai
attelé au cabriolet un cheval qui ne l'avait
peut-être été que fort peu, et qui, à ma
connaissance, ne l'avait pas été de deux
mois; j'ai attelé à la charrette un vieux
cheval de selle dont les épaules n'étaient
pas faites et qu'un collier ordinaire ve-
nait d'écorcher ; la blessure a séché, même
pendant le travail, sous le collier Bencraft.
Or, tous ceux qui attellent des chevaux
savent la difficulté, ou plutôt l'impossi-
bilité de faire les épaules sans les écor-
cher, ou au moins sans les friser. » Mais
une gravure parlera plus éloquemment [cheval attelé suivant le systt"
que tous ces éloges; voici l'image d'un
■me Bencraft.
P.C.
Cheval attelé suivant le système Bencraft, A, point de traction. B, courroie.
AVIS AUX ABONNÉS.
Les abonnés du Musée des familles qui l'ont suivi depuis sa
fondation jusqu'à ce jour ont pu remarquer les progrès sou-
tenus de la rédaction, de l'administration, de la gravure, de
l'impression et du papier. Ces progrès les auront frappés,
surtout dans les derniers volumes. Un simple coup d'œil
jeté sur la collection convaincrait, à cet égard, le? plus in-
crédules. Décidés à marcher toujours en avant, et à mainte-
nir notre Recueil au-dessus de toute concurrence, nous
allons l'améliorer encore et le développer tout à la fois, à par-
tir d'octobre prochain, au moyen d'une distribution nou-
velle et d'une minime augmentation de prix.
l" Amélioratio.n. Nous acquerrons des caractères neufs,
et nous ferons tirer, sécher et satiner à loisir chaque livrai-
son un mois d'avance, ce qui doublera la netteté de l'im-
pression, la liucsse des gravures et l'éclat du papier. Le Mu-
sée des familles fouvrTti désormais braver la comparaison avec
les plus brillants chefs-d'œuvre de la typographie illustrée.
Mais comment concilierons-nous ce tirage fait un mois
d'avance avec l'actualité du Mercure, cette partie vivante du
Musée, qni lui donne l'intérêt d'un journal mensuel? C'est
pour résoudre ce problème que nous élargirons et distri-
buerons autrement notre cadre.
2" DÉVELOPPEMENTS. Lcs dcux fcuillcs d'imprcssion (16
pages, 32 colonnes) qui composent chaque livraison seront
divisées en doux parties inégales. Les sept premiers hui-
tièmes renfermeront, comme de coutume, les études spé-
ciales, les articles variés, les nouvelles morales, qui forment
notre BibliotuIcqde et notre Mcsée proprement dits. Dans
le dernier huitième, nous continuerons d'insérer les nou-
velles, les découvertes et les curiosités importantes de la
science, de la littérature, des arts, des travaux publics, des
salons même et dos modes, qui ont aussi leur côté grave, on
un mot tous les faits qui joignent à l'intérêt du moment un
intérêt d'avenir, — dont il convient de fixer le souvenir par
une gravure explicative, et qu'il peut être utile et agréable
d(^ retrouver [dans notre Recueil, non-seulement au bout
d'un mois, mais encore après de longues années. Ce sera là
la portion solide et durable de ce que nous appelons notre
JocRXAL. Reléguée trop souvent jusqu'ici dans le Mercure,
elle méritait une place plus considérable. Reste la portion
légère, anecdotique, amusante, passagère, en un mol, de
l'ancien Mercure. Cette causerie, nous le savons, a son prix
et son charme. Loin d'être sacrifiée par nous, elle sera plus
actuelle, plus complote et plus étendue qu'auparavant. Nous
l'imprimerons et la tirerons à part, au dernier moment, sur
les deux pages intérieures de la couverture des livraisons,
à laquelle nous consacrerons désormais un papier plus clair
et plus fin.
De cette façon, l'ensemble du Musée contiendra chaque
mois, en plus, deux pages de trois colonnes, ce qui donnera
tous les ans à nos lecteurs un bénéfice de soixante-douze
colonnes. Les abonnés qui voudront conserver ces Mercures
tirés à part n'auront qu'à réunir toutes les couvertures de
l'année. Ils auront ainsi une double collection.
3"* AcGMENTATiox DU PBix d'aboxnement. Cette augmen-
tation sera de 80 centimes par an. Le nouveau prix sera donc,
à partir d'octobre 1846 : 6 francs pour Paris et 7 francs 50 c.
pour les départements.
Tous nos abonnés sans ciception, nous en avons la con-
fiance, trouveront une augmentation si légère plus que justi-
fiée par les améliorations déjà réalisées depuis douze ans, à
plus forte raison par les nouveaux progrès et l'heureux dé-
veloppement que nous allons réaliser. Il va sans dire que, en
même temps que nos gravures se perfectionneront encore,
notre rédaction sera plus que jamais instructive, amusante,
religieuse, morale, et plus que jamais signée des meilleurs
noms de notre littérature. On en trouvera la preuve à la fin
du numéro de septembre prochain, dans la table détaillée du
13e volume, et dans la liste des articles qui formeront le vo-
lume suivant.
Nous publierons prochainement une table complote, alpha-
bétique et méthodique, par ordre d'auteurs et par onlre do
matières, des dix premiers volumes du Musée des Familles.
EunATCM IMPORTANT. La gravurodc la page 297, numéro
de juillet dernier, représente la Grotte de Notre-Davie de la
Dalme, cl non V Eglise de Saint -Maurice, à Vienne.
<
XII.
MUSÉE DES FAMILLES.
3ô3
l -.
LE PAVILLON SUR LEAl
NOUVELLE CfFLNOISE.
Dans Fa province de Canlon , à quel.]ues // de la ville ,
demeuraient porte à porte deux riches Chinois retires
SErTF.MW.E iJJiG.
des affaires; à quelle épocpie, cVit ce qu'il importe peu
de savoir, les contes n'ont pas besoin d'iuie chronologie
— 45 — Tr.ElZliVE VOLLME.
354
LECTURES DU SOÎR.
bien précise. L'un de ces Chinois s'appelait Tou, et l'autre
Kouan ; Tou avait occupé de hautes fonctions scientifiques.
Il était hanlin et lettré de la Chambre de jaspe ; Kouan,
dans des emplois moins relevés, avait su amasser de la
fortune et de la considération.
Tou et Kouan, que reliait une parenté éloignée, s'é-
taient aimés autrefois. Plus jeunes, ils se plaisaient à se
réunir avec quelques-uns de leurs anciens condisciples, et,
pendant les soirées d'automne, ils faisaient voltiger le pin-
ceau chargé de noir sur le treillis du papier à fleurs, et cé-
lébraient par des improvisations la beauté des reines-raar-
guerites, tout en buvant de petites tasses de vin; mais
leurs deux caractères, qui ne présentaient d'abord que des
différences presque insensibles, devinrent, avec le temps,
tout à fait opposés. Telle une branche d'amandier qui se
bifurque et dont les baguettes, rapprochées par le bas, s'é-
cartent complètement au sommet, de sorte que l'une ré-
pand son parfum amer dans le jardin, tandis que l'autre
secoue sa neige de fleurs en dehors de la muraille.
D'année en année, Tou prenait de la gravité ; son ventre
s'arrondissait majestueusement, son triple menton s'éta-
geait d'un air solennel, il ne faisait plus que des distiques
moraux bons à suspendre aux poteaux des pavillons.
Kouan, au contraire, semblait se ragaillardir avec l'âge,
il chantait plus joyeusement que jamais le vin, les fleurs et
les hirondelles. Son esprit, débarrassé des soins vulgaires,
était vif, alerte comme celui d'un jeune homme, et quand le
mot qu'il fallait enchâsser dans un vers avait été donné, sa
main n'hésitait pas un seul instant.
Peu à peu les deux amis s'étaient pris d'animosité l'un
contre l'autre. Ils ne pouvaient plus se parler sans s'égra-
tigner de paroles piquantes, et ils étaient comme deux haies
de ronces, hérissés d'épines et de grifTes. Les choses en vin-
rent au point qu'ils n'eurent plus aucun rapport ensemble
et firent pendre, chacun de son côté, à la façade de leurs
maisons, une tablette portant la défense formelle qu'aucun
des habitants du logis voisin, sous quelque prétexte que
ce fût, en franchit jamais le seuil.
ils auraient bien voulu pouvoir déraciner leurs maisons et
les planter ailleurs ; malheureusement cela n'était pas pos-
sible. Tou essaya même de vendre sa propriété ; mais il n'en
put trouver un prix raisonnable, et d'ailleurs il en coûte tou-
jours de quitter les lambris sculptés, les tables polies, les
fenêtres transparentes, les treillis dorés, les sièges de bam-
bou, les vases de porcelaine, les cabinets de laque rouge ou
noire, les cartouches d'anciens poëmes, qu'on a pris tant
de peine à disposer ; il est dur de céder à d'autres le jardin
qu'on a planté soi-même de saules, de pêchers et de pru-
niers, où l'on a vu, chaque printemps, s'épanouir la jolie
fleur de mér; chacun de ces objets attache le cœur de
l'homme avec un fil plus ténu que la soie, mais aussi diffi-
cile à rompre qu'une chaîne de fer.
A l'époque où Tou et Kouan étaient amis, ils avaient fait
élever dans leur jardin chacun un pavillon , sur le bord
d'une pièce d'eau commune aux deux propriétés : c'était
un plaisir pour eux de s'envoyer du haut du balcon des
salutations familières et de fumer la goutte d'opium en-
flammé sur le champignon de porcelaine en échangeant
des bouffées bienveillantes ; mais depuis leurs dis-sensions,
ils avaient fait bâtir un mur qui séparait l'étang en deux
portions égales ; seulement, comme la profondeur du bas-
sin était grande, le mur s'appuyait sur des pilotis formant
des espèces d'arcades basses, dont les baies laissaient passer
les eaux sur lesquelles s'allongeaient les reflets du pavillon
opposé.
Ces pavillons comptaient trois étages avec des terrasses
en retraite. Les toits, retroussés et courbés aux angles en
pointes de sabot, étaient couverts de tuiles rondes bril-
lantes et semblables aux écailles qui papelonnent le ventre
des carpes ; sur chaque arête se profilaient des dentelures
en forme de feuillages et de dragons. Des piliers de vernis
rouge, réunis par une frise découpée à jours, comme la
feuille d'ivoire d'un éventail, soutenaient cette toiture élé-
gante. Leurs fûts reposaient sur un petit mur bas, plaqué
de carreaux de porcelaine disposés avec une agréable sy-
métrie, et bordé d'un garde-fou d'un dessin bizarre, de
manière à former devant le corps de logis une galerie ou-
verte.
Cette disposition se répétait à chaque étage, non sans
quelques variantes : ici les carreaux de porcelaine étaient
remplacés par des bas-reliefs représentant divers sujets de
la vie champêtre ; un lacis débranches curieusement dif-
formes et faisant des coudes inattendus, se substituait au
balcon ; des poteaux, peints de couleurs vives, servaient
de piédestaux à des chimères verruqueuses, à des monstres
fantastiques, produit de toutes les impossibilités soudées
ensemble. L'édifice se terminait par une corniche évidée
et dorée, garnie d'une balustrade de bambou aux nœuds
égaux, ornée à chaque compartiment d'une boule de métal.
L'intérieur n'était pas moins somptueux : aux parois des
murailles, des vers de Touchi et de Litaipe étaient écrits
d'une main agile par lignes perpendiculaires, en carac-
tères d'or sur fond de laque. Des feuilles de talc laissaient
filtrer à travers les fenêtres un jour laiteux et couleur
d'opale, et sur leur rebord, des pots de pivoine, d'orchis,
de primevères delà Chine, d'érythrine à fleurs blanches,
placés avec art, réjouissaient les yeux par leurs nuances
délicates. Des carreaux, d'une soie magnifiquement rama-
gée, étaient.disposées dans les coins de chaque chambre ;
et sur les tables, qui renvoyaient des reflets comme un mi-
roir, on trouvait toujours des cure-dents, des éventails,
des pipes d'ébène, des pierres de porphyre, des pinceaux,
et tout ce qui est nécessaire pour écrire.
Des rochers artificiels, dans l'interstice desquels des
saules, des noyers plongeaient leurs racines, servaient du
côté de la terre de base à ces constructions ; du côté de l'eau
elles portaient sur des poteaux de bois indestructible.
C'était en réalité un coup d'oeil charmant de voir le
saule précipiter du haut de ces roches* vers la surface de
l'eau ses filaments d'or et ses houppes de soie, et les cou-
leurs brillantes des pavillons reluire dans un cadre de feuil-
lages bigarrés.
Sous le cristal de l'onde, folâtraient par bandes des
poissons d'azur écaillés d'or; des flottes de jolis canards
à cols d'émeraude manœuvraient en tous sens , et les
larges feuilles du nymphœa-nelumbo s'étalaient pare.sseu-
seraent sous la transparence diamantée de ce petit lac ali-
menté par une source vive.
Excepté vers le milieu, où le fond était formé d'un sable
argenté d'une finesse extraordinaire, cl où les bouillons de
la source qui sourdait n'eussent pas permis à la végétation
aquatique d'implanter ses fibrilles, tout le reste de l'étang
était tapissé du plus beau velours vert qu'on puisse imagi-
ner, par des nappes de cresson vivace.
Sans cette vilaine muraille, élevée par l'inimitié récipro-
que des deux voisins, il n'y eût pas eu assurément, dans
toute l'étendue de l'Empire du milieu, qui, comme on sait,
occupe plus des trois quarts du monde, un jardin plus pit-
toresque et plus délicieux ; chacun eût agrandi sa pro-
priété de la vue de celle de l'autre; car l'homme ici-bas ue
peut prendre des objets que l'apparence.
Telle qu'elle était cependant, un sîige n'eût pas souhaité.
MUSÉE DES FAMILLES.
.-^55
pour terminer sa vie dans la contemplaiion de la nature et
les amusements de la poésie, une retraite plus fraîche et
plus propire.
Tou et Rouan avaient gagné à leur mésintelligence une
muraille pour toute perspective, et s'étaient privés réci-
proquement de la vue des charmants pavillons, mais ils se
consolaient par l'idée d'avoir fait tort chacun à son voisin.
Cet état de choses régnait déjà depuis quelques années :
les orties et les mauvaises herbes avaient envahi les sen-
tiers qui conduisaient d'une maison à l'autre. Les branches
d'arbustes épineux s'entre-croisaient, comme si elles eus-
sent voulu intercepter toute communication ; on eût dit
que les plantes comprenaient les dissensions qui divisaient
les deux anciens amis, et y prenaient part en tâchant de les
séparer encore davantage.
Pendant ce temps, les femmes de Tou et de Rouan avaient
chacune donné le jour à un enfant. M"« Ton était mère
d'une charmante fille, et M"» Rouan, d'un garçon le plus
joli du monde. Cet heureux événement, qui avait mis la joie
dans les deux maisons, était ignoré de part et d'autre, car,
bien que leurs propriétés se touchassent, les deux Chinois
vivaient aussi étrangers l'un à l'autre que s'ils eussent été
séparés par le fleuve Jaune ou la grande muraille ; les con-
naissances communes évitaient toute allusion à la maison
voisine, et les serviteurs, s'ils se rencontraient par hasard,
avaient ordre de ne se point parler sous peine du fouet et
de la cangue.
Le garçon s'appelait Tchin-Sing, et la fille, Ju-Riouan ,
c'est-à-dire la perle et le jaspe ; leur parfaite beauté justi-
fiait le choix de ces noms. Dès qu'ils furent un peu gran-
delets, la muraille, qui coupait l'étang en deux et bornait
désagréablement la vue de ce côté, attira leur attention, et
ils demandèrent à leurs parents ce qu'il y avait derrière
cette clôture si singulièrement posée au milieu d'une pièce
d'eau, et à qui appartenaient les grands arbres dont on aper-
cevait la cime.
On leur répondait que c'était l'habitation de gens bizarres,
quinteux,-reveches et de tout point insociables, et que
cette clôture avait été faite pour se défendre du contact de
si méchants voisins.
Celte explication avait suffi à ces enfants, ils s'étaient ac-
coutumés à la muraille et n'y prenaient plus garde.
Ju-Riouan croissait en grâces et en perfections ; elle était
habile à tous les travaux de son sexe, et maniait l'aiguille
avec une adresse incomparable. Les papillons qu'elle bro-
dait sur le satin semblaient vivre et battre des ailes, vous
eussiez juré entendre le chant des oiseaux qu'elle fixait au
canevas ; plus d'un nez abusé se colla sur ses tapisseries pour
respirer le parfum des fleurs qu'elle y semait. Les talents
de Ju-Riouan ne se bornaient pas là, elle savait par cœur le
livre des Odes et les cinq règles de conduite ; jamais main
plus légère ne jeta sur le papier de soie" des caractères plus
hardis et plus nets. Les dragons ne sont pas plus rapides
dans leur vol, que son poignet lorsqu'il fait pleuvoir la
pluie noire du pinceau. Elle connaissait tous les modes de
poésies, le Tardif, le fldfé, YÉlevé et le Rentrant, et com-
posait des pièces pleines de mérite sur les sujets qui doi-
vent naturellement frapper une jeune fille, le retour des hi-
rondelles , les saules printaniers, les reines-marguerites
et autres objets analogues. Plus d'un lettré qui se croit
digne d'enfourcher le cheval d'or, n'eût pas improvisé avec
autant de facilité.
Tchin-Sing n'avait pas moins profité de ses études, son
nom se trouvait être des premiers sur la liste des examens.
Quoiqu'il fût bien jeune, il eût pu se coiffer du bonnet
noir, et déjà towtes les mères pensaient qu'un garçon si
avancé dans la science ferait un excellent gendre et par-
viendrait bientôt aux plus hautes dignités littéraires; mais
Tchin-Sing répondait d'un air enjoué aux négociateurs
qu'on lui envoyait, qu'il était trop tôt, et qu'il désirait jouir
encore quelque temps de sa liberté. Il refusa successive-
ment Hongiu, Lo Mengli, Oma, Pofo et autres jeunes per-
sonnes fort distinguées. Jamais, sans excepter le beau Fan-
gan. dont les dames remplissaient la voiture d'oranges et
de sucreries lorsqu'il revenait de tirer de l'arc, jeune
homme ne fut plus choyé et ne reçut plus d'avances : mais
son cœur paraissait insensible à l'amour, non par froideur,
car à raille détails on pouvait deviner que Tchin-Sing avait
l'âme tendre; on eût dit qu'il se souvenait d'une image
connue dans une existence antérieure, et qu'il espérait re-
trouver dans celle-ci. On avait beau lui vanter les sourcils
de feuille de saule, les pieds imperceptibles, et la taille de
libellule des beautés qu'on lui proposait, il écoutait d'un
air distrait et comme pensant à tout autre chose.
De son côté Ju-Riouan ne se montrait pas moins difficile,
elle éconduisait tous les prétendants. Celui-ci saluait sans
grâce, celui-là n'était pas soigneux sur ses habits ; l'un avait
une écriture lourde et commune, l'autre ne savait pas le
livre des vers, ou s'était trompé sur la rime ; bref, ils avaient
tous un défaut quelconque. Ju-Riouan en traçait des por-
traits si comiques, que ses parents finissaient par en rire
eux-mêmes, et mettaient à la porte, le plus poliment du
monde, le pauvre aspirant qui croyait déjà poser le pied
sur le seuil du pavillon oriental.
A la fin les parents des deux enfants s'alarmèrent de
leur persistance à repousser tous les partis qu'on leur pré-
sentait. M"* Tou et M"» Rouan, préoccupées sans doute de
ces idées de mariage, continuaient dans leurs rêves de nuit
leurs pensées de jour. — Un des songes qu'elles firent les
frappa particulièrement. M"* Rouan rêva qu'elle voyait sur
la poitrine de son fils Tchin-Sing, une pierre de jaspe si
merveilleusement polie, qu'elle jetait des rayons comme une
escarboucle ; de son côté M"* Tou rêva que sa fille portait
au cou une perle du plus bel orient et d'une valeur inestima-
ble. Quelle signification pouvaient avoir ces deux songes?
celui de M"* Rouan présageait-il à Tchin-Sing les honneurs
de l'Académie impériale, et celui de M™» Tou voulait-il
dire que Ju-Riouan trouverait quelque trésor enfoui dans
le jardin ou sous une brique de l'àtre. Une telle explication
n'avait rien de déraisonnable, et plus d'un s'en fût con-
tenté; mais les bonnes dames virent dans ce songe des al-
lusions à des mariages extrêmement avantageux que de-
vaient bientôt conclure leurs enfants. Malheureusement
Tchin-Sing et Ju-Riouan persistaient plus que jamais dans
leur résolution, et démentaient la prophétie.
Rouan etTou, quoiqu'ils n'eussent rien rêvé, s'étonnaient
d'une pareille opiniâtreté, le mariage étant d'ordinaire
une cérémonie pour laquelle les jeunes gens ne montrent
pas une aversion si soutenue ; ils s'imaginèrent que cette
résistance venait peut-être d'une inclination préconçue;
mais Tchin-Sing ne faisait la cour à aucune jeune fille, et
nul jeune homme ne se promenait le long des treillis de
Ju-Riouan. Quelques jours d'observation suffirent pour en
convaincre les deux familles. M""* Tou et M"» Rouan cru-
rent plus que jamais aux grandes destinées présagées par
le rêve.
Les deux femmes allèrent, chacune de son côté, consulter
le bonze du temple de Fô, un bel édifice aux toits décou-
pés, aux fenêtres rondes, tout reluisant d'or et de vernis,
plaqué de tablettes votives, orné de luàts d'où flottent de^
bannières de soie historiées de cliinitres et de dragons, om-
bragé d'arbres millénaires et d'une grosseur monstrueuse.
350
LECTURES DU SOIR.
Après avoir brûlé du papier doré et des parfums devant l'i-
dole, le bonze répondit à M"« Tou qu'il fallait le jaspe à la
perle, et à M""' Kouan qu'il fallait la perle au jaspe ; que
leur union seule pourrait terminer toutes les difficultés.
Peu satisfaites de celle réponse ambiguë, les deux femmes
revinrent chez elles, sans s'être vues au temple, par un
chemin différent; leur perplexité était encore plus grande
qu'auparavant.
Or, il arriva qu'un jour Ju-Kiouan était accoudée à la ba-
lustrade du pavillon champêtre, précisément à l'heure où
Tchin-Sing en faisait autant de son côté.
Le temps était beau, aucun nuage ne voilait le ciel ; il
ne faisait pas assez de vent pour agiter une feuille de trem-
ble, pas une ride ne moirait la surface de l'étang plus uni
qu'un miroir. A peine si, dans ses jeux, quelque carpe, fai-
sant la cabriole, venait y tracer un cercle bientôt évanoui ;
les arbres de la rive s'y réfléchissaient si exactement que
l'on hésitait entre l'image et la réalité; on eût dit une forêt
plantée la tète en bas, et soudant ses racines aux racines
d'une forêt identique ; un bois qui se serait noyé pour un
chagrin d'amour ; les poissons avaient l'air de nager dans
le feuillage, et les oiseaux de voler dans l'eau. Ju-Kiouan
s'amusait à considérer cette transparence merveilleuse,
lorsque jetant les yeux sur la portion de l'étang qui avoisi-
nait le mur de séparation, elle aperçut le reflet du pavillon
opposé qui s'étendait jusque-là en glissant par-dessous
l'arche.
Elle n'avait jamais fait attention à ce jeu d'optique, qui
la surprit et l'intéressa. Elle distinguait les piliers rouges,
les frises découpées, les pots de reines-marguerites, les gi-
rouettes dorées, et si la réfraction ne les eût renversées,
elle aurait lu les sentences inscrites sur les tablettes. Mais
ce qui l'étonna au plus haut degré, ce fut de voir penchée
sur la rampe du balcon, dans une position pareille à la
sienne, une tigure qui lui ressemblait d'une telle façon, que
si elle ne fût pas venue de l'autre côté du bassin, elle l'eût
prise pour elle-même : c'était l'ombre de Tchin-Sing, cl
si l'on trouve étrange qu'un garçon puisse être pris pour
une demoiselle, nous répondrons que Tchin-Sing, à cause
de la chaleur, avait ôté son bonnet de licencié, qu'il était
extrêmement jeune et n'avait pas encore de barbe; ses
traits délicats, son teint uni et ses yeux brillants pouvaient
facilement prêter à l'illusion , qui du reste ne dura guère
Ju-Kiouan, aux mouvements de son cœur, reconnut biei
vite que ce n'était point une jeune fille dont l'eau répétai
image.
Jusque-là, elle avait cru que la terre ne renfermait pas
l'être créé pour elle, et bien souvent elle avait souhaité
d'avoir à sa disposition un des chevaux de Fargana, qui font
mille lieues par jour, pour le chercher dans les espaces ima-
ginaires. Elle s'imaginait qu'elle était dépareillée en ce
monde et qu'elle ne connaîtrait jamais la douceur de l'union
MUSÉE DES FAMILLES.
357
des sarcelles. Jamais, se disait-elle, je ne consacrerai la
lentille d'eau et l'alisma sur l'autel des ancêtres , el j'en-
trerai seule parmi les mûriers et les ormes.
En voyant cette ombre dans l'eau, elle comprit que sa
beauté avait une sœur ou plutôt un frère. Loin d'en être
fâchée, elle se trouva tout heureuse; l'orgueil de se croire
unique céda bien vite à l'amour, car dès cet instant, le
cœur de Ju-Kiouan fut lié à jamais; un seul coup d'œil
échangé non pas même directement, mais par simple ré-
flexion, suffit pour cela. Qu'on n'accuse pas là-dessus
Ju-Kiouan de frivolité ; devenir amoureuse d'un jeune
homme sur son reflet..., n'est-ce pas une folie? Mais à
moins d'une longue fréquentation qui permette d'étudier
les caractères, que voit-on de plus dans les hommes? un
aspect purement extérieur, pareil à celui donné par un mi-
roir ; el n'est-ce pas le propre des jeunes lilles de juger de
l'àme d'un futur mari par l'émail de ses dents et la coupe
de ses ongles?
Tchin-Sing avait aussi aperçu cette beauté merveilleuse :
est-ce un songe que je fais tout éveillé , s'écria-t-il ? Cette
charmante figure qui scintille sous le cristal de l'eau doit
être formée des rayons argentés de la lune par une nuit de
printemps et du plus subtil arôme des fleurs; quoique je
ne l'aie jamais vue, je la reconnais, c'est bien elle dont
l'image est gravée dans mon àme , la belle inconnue à qui
j'adresse mes distiques et mes quatrains.
Tchin-Sing en était là de son monologue, lorsqu'il en-
lendit la voix de son père qui l'appelait.
— Mon fils, lui dit-il, c'est un parti très-riche et très-
convenable que l'on te propose par l'organe de Wang, mon
ami. C'est une fille qui a du sang impérial dans les veines,
dont la beauté est célèbre, et qui possède toutes les qualités
propres à rendre un mari heureux.
Tchin-Sing, tout préoccupé de l'aventure du pavillon, et
brûlant d'amour pour l'image entrevue dans l'eau, refusa
nettement. Son i)ère, outré de colère, s'emporta et lui fit
les menaces les plus violentes.
— Mauvais sujet, s'écriait le vieillard, si tu persistes dans
ton entêtement, je prierai le magistrat qu'il te fasse enfer-
mer dans cette forteresse occupée par les barbares d'Eu-
rope, d'où l'on ne découvre que des roches battues par la
mer, des montagnes coiffées de nuages, et des eaux noires
sillonnées par ces monstrueuses inventions des mauvais gé-
nies, qui marchent avec des roues et vomissent une fumée
fétide. Là, tu auras le temps de réfléchir et de l'amender.
Ces menaces n'effrayèrent pas beaucoup Tchin-Sing qui
répondit qu'il accepterait la première épouse qu'on lui pré-
senterait, pourvu que ce ne fut pas celle-là.
l.c lendemain, à la même heure, il se rendit au pwiilon
champêtre, et, comme la veille, se pencha en dehors la ba-
lustrade.
Au bout de quelques minutes, il vil s'allonger sur l'eau
le reflet de Ju-Kiouan comme un bouquet de fleurs sub-
mcrcées.
358
LECTURES DU SOIR.
Le jeune homme posa la main sur sou cœur, mit des bai-
sers au bout de ses doigts et les envoya au reûet avec
un geste plein de grâce et de passion.
Un sourirejoyeux s'épanouit comme un bouton de gre-
nade dans la transparence de l'eau et prouva à Tchin-Sing
qu'il n'était pas désagréable à la belle inconnue; mais
comme on ne peut pas avoir de bien longues conversa-
tions avec un reûet dont on ne peut voir le corps, il 6t
signe qu'il allait écrire, et rentra dans l'intérieur du pa-
villon. Au bout de quelques instants il sortit tenant un
carré de papier argenté et coloré sur lequel il avait impro-
visé une déclaration d'amour en vers de sept syllabes. Il
roula sa pièce de vers, l'enferma dans le calice d'une
fleur et enveloppa le tout d'une large feuille de nénufar
qu'il posa délicatement sur l'eau.
Une légère brise, qui s'éleva fort à propos, poussa la dé-
claration vers une des baies de la muraille, de sorte que
Ju-Kiouan n'eut qu'à se baisser pour la recueillir. De peur
d'être surprise, elle se retira dans la plus reculée de ses
chambres, et lut avec un plaisir infini les expressions d'a-
mour et les métaphores dont Tchin-Sing s'était servi ; ou-
tre la joie de se savoir aimée, elle éprouvait la satisfaction
de l'être par un homme de mérite, car la beauté de récri-
ture, le choix des mots, l'exactitude des rimes, l'éclat des
images prouvaient une éducationbrillaute:ce qui la frappa
surtout c'était le nom de Ïchin-Sing. Elle avait trop sou-
vent entendu sa mère parler du rêve de la perle, pour n'ê-
tre pas frappée de cette coïncidence ; aussi ne douta-t-elle
pas un instant que Tchin-Sing ue fût l'époux que le Ciel
lui destinait.
Le jour suivant, comme la brise avait changé, Ju-Kiouan
envoya par le même moyen, vers le pavillon opposé, une
réponse en vers, où, malgré toute la modestie naturelle à
une jeune fille, il était facile de voir qu'elle partageait l'a-
mour de Tchin-Sing.
En lisant la signature du billet, Tchin-Sing ne put rete-
nir une exclamation de surprise : « Le Jaspe ! » N'est-ce
pas la pierre précieuse que ma mère voyait en songe élin-
celer sur ma poitrine comme une escarboucle!... Décidé-
ment il faut que je me présente dans cette maison ; car
c'est là qu'habite l'épouse prophétisée par les esprits noc-
turnes. — Comme il allait sortir, il se souvint des dissen-
sions qui divisaient les deux propriétaires, et des prohibi-
tions inscrites sur la tablette ; et, ne sachant quel parti
prendre, il conta toute l'histoire à M"»" Rouan; Ju-Kiouan,
de son côté, avait tout dit à M"* Tou. Ces noms de perle et
de jaspe parurent décisifs aux deux matrones, qui re-
tournèrent au temple de Fo consulter le bonze.
Le bonze répondit que telle était, en effet, la significa-
tion du rêve, et que ne pas s'y conformer serait encourir la
colère céleste. Touché des instances des deux mères, et
aussi par quelques légers présents qu'elles lui firent, il se
chargea des démarches auprès de Tou et de Kouan , et
les entortilla si bien, qu'ils ne purent se dédire lorsqu'il
découvrit la vraie origine des époux. En se revoyant après
un si long temps, les deux anciens amis s'étonnèrent d'a-
voir pu se séparer pour des causes si frivoles, et sentirent
combien ils s'étaient privés l'un et l'autre. Les uoces se fi-
rent ; la perle et le jaspe purent enfin se parler autrement
que par l'intermédiaire d'un reflet. — En furent-ils plus
heureux, c'est ce que nous n'oserions affirmer; car le bon-
heur n'est souvent qu'une ombre dans l'eau.
Théophile GAUTIER.
ÉTUDES HISTORIQUES.
LA ROBE ET L'ÉPÉE,
ou LA JEUNESSE DE DU GUAY-TROUIN (1).
IX. — LA MAISON TROCIN.
Quand vous irez à Saint-Malo , n'oubliez pas une des
plus grandes curiosités de cette ville. Faites-vous conduire
rue Corne-de-Cerf, en face de la Poissonnerie; on vous y
montrera quatre maisons de bois sculpté. Vous reconnaî-
trez ces belles cages, ouvragées à grand prix, oiî nos aïeux
vivaient à jour, entre quatre murs de verre, et qni, épar-
gnées par l'incendie depuis trois siècles, tombent aujour-
d'hui sous le marteau des bandes noires. Vous vous arrê-
terez devant la dernière de ces quatre maisons. C'est la
plus importante et la plus curieuse, disons aussi la plus
vénérable et la plus illustre, car là naquit et vécut le grand
homme dont nous vous racontons la jeunesse; cette mai-
son, en un mot, est la Maison du Guay-Trouin. Tout le
monde, à Saint-Malo, la désigne encore sous ce nom glo-
rieux. Un spéculateur vient de la dénaturer sous prétexte
de l'embellir, pour la louer aux baigneurs anglais. Mais
nous avons eu le bonheur de la visiter avant qu'elle fût
remise à neuf, et lorsque l'imagination pouvait encore y
ressusciter notre héros au milieu de sa famille et de ses
habitudes. En voici l'exacte description, telle que nous la
retrouvons sur notre journal de voyage.
L'édifice a trois étages en saillie l'un sur l'autre, ce qui
(i) Voir le numéro d'aoAt dernier.
le fait remonter pour le moins au seizième siècle. La fa-
çade est toute en bois sculpté et en petits vitraux, quelques-
uns splendidement coloriés. Cela devait être autrefois d'une
grande richesiC et d'une rare élégance. A Saint-Malo, la
ville de pierre, il n'y avait pas alors de luxe plus coûteux
que le bois. Voilà pourquoi de telles habitations étaient le
privilège des familles opulentes. Ce ne fut guère que sous
Louis XIV que les riches Malouins élevèrent leurs grandes
maisons de granit; encore les boiseries dorées de ces mai-
sons sont-elles leur première magnificence.
La porte de l'hôtel Trouin est très-étroite ; c'est ce qu'on
appellerait aujourd'hui une porte bâtarde. Ou voit au-
dessus un écusson, aux armes de la famille, avec deux
lions pour supports. Cinq autres écussons, formant caria-
tides, terminent les cinq montants de la façade, joints entre
eux par des grilles en fer. Les cariatides du premier étage
sont des soldats armés d'épées et coiffés de tricornes. Le
premier et le deuxième étage ue forment qu'un grand vi-
trail enchâssé de plomb. C'est au troisième qu'on voit en-
core un reste de verres coloriés.
Le rez-de-chaussée contenait les bureaux et les maga-
sins , où s'enregistraient et s'entassaient les marchandises
que les Trouin échangeaient a\ec rK.>|)ague et ses colo-
nies. La porte de ces magasins est surmontée d'ancres et
d'autres insignes maritimes.
MLSKE DES FAMU.LES
3.',0
Udc allée obscure, mais boisécsoigueusement, conduit
à l'escalier, dont la cage étroite est aussi ornée de mou-
lures. Tout le devant du premier étage est occupé par uu
grand salon, enrichi de panneaux, de poutres et de tra-
verses sculptés. A droite, une cachette est pratiquée dans
le mur. C'est là (ju'on déposait le trésor de famille, l'or, les
bijoux et les papiers précieux... Quatre fenêtres à vitraux
devaient inonder la pièce de lumière, car, au lieu des mai-
sons qui bordent maintenant Tautre côté de la rue, on avait
pour horizon l'ancien rempart de la ville, le port animé
par les vaisseaux, et la perspective de l'Océan. La che-
minée est petite, mais on juge de la recherche de ses orne-
ments par des traces de peinture à fresque.
Sur le derrière de l'étage sont des chambres boisées,
sculptées, vitrées comme le reste, et donnant sur une pe-
tite cour, où surgit uu énorme rocher.
Ce rocher, contre lequel la mer brisait autrefois, s'élève
jusqu'au troisième étage. On présume qu'il a été taillé à
vif pour faire place à l'habitation. Du deuxième et du troi-
sième étages, composés de chambres diverses, on voit l'eau
suinter sur les flancs noirs de la pierre et des fleurs sau-
vages montrer la tète à ses anfractuosités. Son sommet por-
tait encore, il n'y a pas longtemps, un pommier superbe.
Un souvenir moins riant et plus ancien se dresse au delà
du même rocher. Tandis qu'il s'appuyait d'un côté à la
maison Trouio , il soutenait de l'autre la maison du fos-
soyeur et l'ossuaire du cimetière de Saint-Malo. La pioche
ne peut fouiller en cet endroit sans y rencontrer des osse-
ments.
Tels sont les restes de la maison où M. Trouin de la Bar-
binais fêtait la bénédiction de la Gabrielle. le mardi-gras
de l'année 1690.
X. — LES CO.WIVES.
Ce jour-là tous les vitraux coloriés étincelaient de lu-
mières. Les meilleurs vins d'Espagne montaient de la cave
profonde aux tables dressées dans la grande salle. Autour
de ces tables, sur des sièges couverts des plus riches étof-
fes d'Orient, se tenaient assis les premiers négociants et
les premiers capitaines de Saint-Malo, les Groult, dont les
aïeux avaient eu François I" pour parrain, les Magon, les
Danican, les Le Fer, les Bellisie, les Porée, les Chapde-
laine , les Lamennais, ancêtres de l'illustre abbé, enfin
tous ces hommes assez riches et assez magnifiques pour
faire à Louis XIV un cadeau de trente millions, en attendant
qu'ils donnassent une flotte à Du Guay-Trouin pour aller
prendre Rio-Janeiro. Ces rois de la mer étaient d'ailleurs
reconnaissables à l'opulence de leurs costumes. Ce n'é-
taient que pourpoints de soie, brochés d'or et d'argent,
manteaux de velours doublés d'hermines, épées enrichies
de perles et de diamants... Quant aux femmes, leurs am-
ples robes de brocart, leurs coifTures , leurs dentelles et
leurs bijoux, sans compter leurs charmes naturels, n'eus-
sent point déparé la cour de Versailles ou les petits appar-
tements de Marly. 11 y avait bien quelque incohérence dans
toutes ces toilettes inaccoutumées... Un certain parfum de
tabac et de goudron s'échappait des jabots et des perru-
ques de nos corsaires... Leurs bras rudes et nerveux ma-
niaient les verres d'une façon qui trahissait l'habitude des
pistolets d'abordage. Et parmi les plus blanches mains de
ces dames , quelques-unes semblaient capables de souffle-
ter un roi, comme M"* Lelarge(l). Mais cela ne faisait
qu'ajouter encore au caractère original du banquet.
(i) CeUe superbe filie d'au capitaine de Saint-Malo , imporlunée
des galanteries de Charles II, roi d'Angleterre, avait appliqué à ce
prince un vigoureux soufflet... Il eut l'esprit de profiter de la leçon,
et 4'y répondre par un cadeau rojal.
M. Trouin se distinguait au milieu de ses convives par
la mâle simplicité de ses manières et de son extérieur.
C'était un beau vieillard, encore plein de force el de viva-
cité, terrible par ses épaisses moustaches noires, à la mode
du dernier règne, et vénérable par la chevelure argfntèc
qui tombait comme une cascade de neige sur ses épaules.
Fidèle aux habits et aux coutumes de sa jeunesse, ou l'et"it
pris pour un cavalier de la Fronde, à voir ses larges culot-
tes, son pourpoint flottant et sa collerette taillée en pointes.
La earde de sa \ieille épée était le seul bijou qui tranchât
sur le drap brun de ses vêtements. Sa figure ouverte et co-
lorée, ses gros yeux injectés de sang annonçaient à la fois
la violence et la bonté. Une certaine grimace et un juron
significatif lui échappaient de temps en temps contre la
goutte, qui le tourmentait depuis plusieurs années sans
pouvoir dompter son courage. Il commandait à tous avec
la même autorité qu'à lui-même, et sa femme .-^eule triom-
phait de sa dureté par une douceur inaltérable, — comme
les pentes insensibles, qui arrêtent l'Océan bien mieux
qu'un obstacle à pic.
Cette tendre aménité respirait sur le visage encore beau
de .M"« Trouin, dans ses traits calmes et souriants, dans
son embonpoint d'une blancheur sereine, et jusque dans
l'arrangement de sa riche toilette, où les couleurs les pltis
pâles se fondaient harmonieiisement.
M. Trouin avait à sa droite M"' la comtesse Gabrielle de
La Bourdonnais, la reine de la fête. On la reconnaissait
d'ailleurs au respect de tous et à son éclatante beauté,
imaginez la tête de Vénus avec la taille de Diane, des joues
de rose et des épaules de marbre, des yeiLX d'un bleu mou-
rant, avec des cheveux d'un noir de jais, un mélange pro-
digieux de grâce et de vigueur, de naïveté et de résolution.
Tel était effectivement le caractère de M°" de La Bourdon-
nais. Veuve sans avoir été mariée, comme nous l'avons dit,
elle profilait de toutes les libertés de sa position, au grand
désespoir de sa double famille. Elle secouait en souriant,
avec une aisance au-dessus de son âge, le joug de la nais-
sance, celui de la fortune et celui des préjugés. Elle avait
refusé naguère la main d'un prince, réservant ses millions
et sa personne à l'homme qui lui plairait. En un mot, c'é-
tait une de ces femmes qu'on appelait déjà des lionnes; car
nous avons emprunté le mot au dix-septième siècle, M. de
Chateaubriand, cet illustre Malouin, nous l'apprend dans
la Vie de Rancé. La comtesse portait, avec une audace et
un bonheur qui n'étaient qu'à elle, une espèce de robe de
cheval en lampas pourpre et or, avec un chapeau noir à
plume blanche , sans autres ornements que deux pierres
du Brésil qui valaient trente mille livres chacune.
Quelque honorables que fussent M. Trouin et ses amis,
jamais négociants-corsaires n'avaient eu si grande dame à
leur table. Mais la gloire qu'ils en tiraient n'était rien près
de la joie de la comtesse. Elle n'avait exprimé qu'un re-
gret dès la veille , et elle l'avait fait vivement, à pltisieurs
reprises, c'était de ne pas voir M. René Du Guay à cette
fête de famille.
— Monsieur Trouin , s'était-elle écriée, vous oubliez que
votre fils m'a sauvé la vie au péril de la sienne , cela n'est
pas bien ! je m'en souviens, moi! et j'espérais lui en té-
moigner ici ma reconnaissance... Il devait partager avec
moi les honneurs de cette journée I...
Elle avait même, de sa voix la plus doucement impé-
rieuse, conjuré le vieux corsaire d'envoyer un exprès cher-
cher René à Caen pour le bal... Mais M. Trouin, après
une hésitation galante, avait osé refuser...
— René travaille , madame , avait dit ce père inexora-
ble... 11 travaille même admirablement depuis deux mois..
3G0
LECTURES DU SOIR.
Il m'écrit qu'il a repassé tous ses auteurs latins..., et que
les Pandectes lui inspirent un intérêt singulier... J'ai at-
tendu trois ans cette bonne résolution... Gardons-nous
de la renverser par un moment de faiblesse! Qui sait si
la vue de la Gabrielle et de vos beaux yeux, madame, ne
lui tournerait pas encore la tête pour trois ans!
Le compliment avait flatlé la comtesse..., mais le refus
l'avait piquée au vif... S'adrcssant alors à Luc Trouin :
— Si vous tenez à mon estime , lui avait-elle dit, et si
vous aimez votre frère, il sera ici demain soir! Ma voi-
ture , mes cbevaux et mes gens sont à votre disposition
pour l'aller chercher!...
Luc avait rougi, pàli, tremblé, puis jeté à l'oreille de la
noble dame un mot qui l'avait apaisée comme par mi-
racle... Elle n'avait plus dès lors parlé de M. René, et elle
avait présidé à toutes les cérémonies avec enchantement,
— chuchotant parfois à l'écart avec Luc, riant du plus
grand cœur de la confiance de M. Trouin, et se retournant
vers un groupe de masques qui suivaient gaiement la fête...
Le chef de ce groupe, on le devine, n'était autre que
Du Guay eu personne: caché sous un brillant costume de
gondolier vénitien , il avait assisté à la bénédiction de la
gocictle par Tévêque et le clergé de Sainl-Malo ; il avait en-
tendu et tiré plus d'une fois les coups de canou et de fu-
sil ; il avait accompagné la promenade triomphale de la
Gabrielle dans la rade de Dinard ; enfin, il avait remporté
le prix de force et d'adresse dans la course de bateaux
qui avait terminé la journée...
Ce prix était une magnifique chaîne d'or , offerte par la
noble marraine du navire... René avait osé l'aller recevoir
de la main de la comtesse, au risque d'être reconnu de son
père..., qui accourait embrasser le vainqueur... Mais tan-
dis que la goutte retardait les pas du vieux corsaire, le
jeune gondolier, baisant la main qui le couronnait , avait
regagné d'un bond son canot... M. Trouin était arrivé pour
applaudir à ce nouveau tour de force..., sans savoir qui
l'avait e.xécuté, ni pourquoi tout le monde riait autour de
lui...
XL — LE FOr.B.XN.
L'audace de René ne s'était arrêtée qu'au seuil de la
maison paternelle..., et Luc attendait la tin du banquet
pour le voir reparaître au bal masqué... Il avait d'autant
plus besoin de ses conseils, qu'ils l'avaient guidé pour
l'arrangement de toute la fête... Tandis que Luc seul était
visible sur la scène, Du Guay, tour à tour dans la coulisse et
parmi le public, dirigeait le spectacle d'un œil et le con-
templait de l'autre , se doublant à chaque instant, pour
créer et pour jouir de ses créations; c'était lui qui avait
ordonné les sérénades , commandé le souper , préparé le
feu d'artifice, organisé le bal, etc., — le tout avec une
prodigalité qui dépassait d'un tiers la somme fi.vée par
M . Trouiu, mais avec un éclat qui électrisait le digne homme,
et attirait à Luc des félicitations dont il rougissait.
Le banquet achevé, tout le monde se mit aux fenêtres,
et assista au feu d'artifice... Ses gerbes flamboyantes,
partant du rempart, éclairaient la Gabrielle, mouillée
dans le port au milieu des vaisseaux pavoises... Encore
une invention de René..., qui mit le comble à la gloire de
son frère... Cependant Luc s'inquiétait de ne point le voir
aux lueinsdes pétards et des fusées... Il tremblait qu'un
créancier barbare ne l'eût surpris... et fait sombrer au
port... Il se souvenait que le tailleur-costumier, le plus
terrible de tous, était étranger au compromis de la veille...
Déjà l'appareil de la danse avait remplacé celui du fes-
tin... Les invités du bal affluaient dans leurs travestisse-
ments de toutes époques et de tous pays, les uns le front dé-
couvert, les autres soigneusement masqués (on sait qu'en
ce temps-là les bals masqués l'étaient véritablement).
Bref, les plus beaux cavaliers et les plus jolies femmes de
Saint-Malo se groupaient en s'inlriguant dans la vaste salle.
Et, semblable à un corps qui soupirerait après sonàme, Luc
attendait en vain le signal de l'arrivée de sou frère! A ce
signal, qui serait l'explosion d'un pétard dans la rue, il de-
vaitdisparaitre, en cédant à Du Guay son rôle et son nom...,
pour revenir ensuite incognito sous sa grande robe de
présidente mortier. Il faut dire que plus le moment déci-
sif approchait, plus Luc se faisait un crime et un épouvan-
tail de cette audacieuse supercherie. Mais ses frayeurs et
ses remords se perdaient dans son anxiété fraternelle...
Enfin le signal tant désiré retentit..., et Luc se précipita
au devant de René...
— Eh bien ! qui l'a donc retenu si longtemps? lui de-
manda-t-il, en l'entraînant dans sa chambre.
— Rien, répondit Du Guay, qui ôta son masque... de la
main gauche... Une rencontre sous le vieux rempart... un
ancien compte à régler... Comment me trouves-tu dans
ton costume de forban ?
Ce costume se composait d'énormes culottes écarlates,
de bas d'un rouge plus foncé, d'un manteau noir brodé
en blanc d'ancres et de canons, d'un large chapeau gris,
dont la plume ondoyante semblait une flamme, dune cein-
ture de cuir chargée d'une hache et de trois pistolets, et
d'un sabre long de quatre pieds sur trois pouces de large.
— Admirable ! Mais qu'est-ce que cela? s'écria Luc, pâle
d'effroi...
Il venait d'apercevoir du sang au poignet de son frère...
— Cela? dit René en riant, c'est rornement de l'habit,
le bracelet du corsaire...
— Mais tu es blessé, malheureux!
— Eh bien , oui ! reprit notre héros, rajustant son ap-
pareil à la hâte, je viens de me battre... J'ai reçu cette
égratignure, et j'ai crevé un œil à mon adversaire..., un
Amadis de Dinan qui se trouvait trop beau garçon. Je te
conterai demain cette histoire. Mets vite ta robe de prési-
dent, et soyons tout entiers à nos rôles ! Je m'appelle jus-
qu'à minuit Luc Trouin de la Barbinais..., et tu es un in-
connu, un curieux..., n'importe qui, excepté toi-même!
-^ Tu tiens toujours à cette comédie?
— Plus que jamais, cher frère ! je viens de réussir dans
la tragédie : je montrerai mon talent dans les deux genres.
René embrassa tendrement Luc , qui ne put obtenir
d'autre explication...
S'il avait su, l'excellent cœur, que René venait de croiser
l'épée à sa place, contre le chevalier de la Brillantais?...
Lorsque le forban fit son entrée dans la salle, tout le
monde crut que c'était Luc, et particulièrement M. Trouin.
Nous avons déjà dit, en effet, que les deux frères avaient
la même taille et le même son de voix. Or, sauf un petit
nombre de complices indispensables, nul ne soupçonnait
la présence de René au bal.
Après avoir fait quelques tours pour se montrer et voir
les autres, le beau masque alla saluer et admirer M™* de la
Bourdonnais, qui trônait sous le costume éblouissant de la
reine Anne, au milieu d'un groupe figurant la cour de
Louis Xll. Elle prit aussi d'abord René pour Luc, et il l'in-
trigua singulièrement en cette qualité ; elle ne pouvait com-
prendre une telle métamorphose de l'homme le plus timide
t^t le plus réservé, en Thomme le plus galant et le plus témé-
raire... Toutes les dames, à qui Du Guay fit successivement
la cour, eurent la même surprise; si bien qu'au moment
où i\ aborda M. Trouin, celui-ci apprenait que son fils aîné
n'était plus reconnaissable... Rien, on le sait, n'eût flatté
MUSÉE DES FAMILLES.
361
(e vieux corsaire, comme celle transformation. .; mais pé-
nétré de l'incorrigible sagesse de Luc, il refusait de croire
à tant de joie..., lorsque René vint lui enlever ses doutes...
Qu'on n'oublie pas, pour suivre celte scène avec intérêt,
tous les miracles dont notre héros entreprenait l'accom-
plissement : le payement de ses propres dettes, l'enlève-
ment du brevet de Luc, le consenlement paternel à son
mariage, etc., etc. Qu'on n'oublie pas, surtout, quel péril il
courait, en aiïrontant le plus terrible père de celte époque
des pères terribles !... Une inflexion de voix, un geste, un
mouvement de son masque, une dislraclion dans son rôle
pouvaient le trahir et le perdre à chaque instant. Aussi,
quelque intrépide, quelque imprudent qu'il fût, il sentit un
frisson lui parcourir tous les membres, lorsqu'il prit en
plein bal le bras de cet homme qui le croyait à l'Université!
Hélas ! deux personnages frissonnaient bien plus encore,
en le suivant des yeux à travers la foule : c'étaient sa bonne
mère, confidente et complice forcée de cette nouvelle in-
cartade, et son pauvre frère qui venait d'entrer, pâle et
couvert d'une sueur froide, sous son masque et sa robe de
président à mortier...
— Eh bien, Luc, dit M. Trouin à René, on prétend
qu'une révolution s'est opérée dans ta personne?
— Parbleu oui, mon père ! répondit le forban, posant son
chapeau sur l'oreille et la main à la poignée de son sabre ;
sur mon âme, cette fêle m'a remué jusqu'à fond de cale I
je sens que je vire de bord de la poupe à la proue, et que
le diable me déralingue, si je me reconnais moi-même!
i
--=-- • ^'~€\-~-^
Maison Du Guay
A ce langage si étrange dans la bouche de Luc, M. Trouin
s'arrêta stupéfait et considéra son fils des pieds à la tète...
René craignit d'avoir un peu trop chargé son début. . ., mais
son père le rassura par un joyeux serrement de main :
— Bombes et mitraille !... (c'était son juron privilégié),
voilà des paroles qui valent mieux que toutes les billevesées
grecques et latines dont tu m'as criblé jusqu'ici les oreilles. . .
— Le grec et le lalin! ventrebleu! qu'il n'en soit plus
question!... tout ce que j'en ai appris ne vaut pas une
bouffée de tabac! Quand je pense au temps que j'ai perdu
SEPTEMBP.E 184G.
•Trouin, à Saint-Malo.
dans celle galère, je donnerais Virgile et Cicéron à manger
aux requins, et je ferais un feu de joie de l'Université!
C'était là parler d'inspiration! aussi Du Guay fut admi-
rable d'éloquence.
— Attendons, dit M. Troum en riant, attendons pour
brûler les écoles, que Ion frère ait achevé ses études...
Pauvre René ! soupira notre héros, avec une convic-
tion touchante, quejeleplainssincèrementdansson passé...
et dans son avenir !... (il n'osa pas dire dans son présent),
condamné à la robe et au bonnet, aux lois et aux ordon-
— iO — TREIZIÈME VOLUME,
362
LECTURES DU SOIR.
nances... à perpétuité!... Quel destin ! Voyons, bon père,
est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de l'arracher de ce bas-
fonds, de l'embarquer avec bous sur la Gabrielle, et d'en
faire un loup de mer... comme vous et moi?
— Jamais I repartit M. Trouin, de ce ton qui ne souffrait
pas de réplique... Uené remplacera notre cousin le juge
de Uennes, ou notre neveu le consul de iMalgues, à moins
qu'il n'aime mieux hériter de notre beau-frère, le chanoine
de Dol...
Du Guay frémit à ce mot de chanoine, comme s'il eût senti
le fer sacré dans ses cheveux.
— D'ailleurs, ajouta le vieux corsaire, je n'ai plus d'in-
quiétude sur sa vocation...; sa dernière lettre m'annonce
qu'il travaille nuit et jour, et qu'il navigue à pleines voiles
dans le Code Justinien...
René se mordit la lèvre et changea brusquement le gou-
vernail.
— N'en parlons plus, mon père, j'aime trop Du Guaypour
m'opposera son bonheur... et au vôtre...; qu'il se conver-
tisse à la robe aussi cordialement que je reviens à l'épée !
— C'est donc bien vrai 1 reprit M. Trouin, dans l'en-
chantement, tu ne t'échapperas plus au moment de t'em-
barquer?...
— Je serai le premier à bord !
— Tu n'auras plus le mal de mer?
— Je m'en guérirai en trinquant avec vous !
— Tu fumeras ?
— Comme la cheminée de la cambuse... Voilà mon
tuyau !
René tira de ses hauts-de-chausses une énorme pipe en
écume de mer.
— Elle est encore toute chaude ! s'écria le vétéran.
— Je crois bien ! je viens d'y fumer quatre onces de ha-
vaijo...
— Très-bien ! si tu la culottes, je te la fais monter en
or !... Et (|uand tu entendras le branle-bas de combat... tu
n'auras i)lus la colique ?
— Je suivrai votre exemple, j'avalerai trois grains de
poudre dans un verre de tafia, je prendrai un pistolet d'une
main, mon sabre de l'autre, et malheur à l'ennemi qui se
trouvera devant moi !
Joignant l'aclion à la parole, René entraîna son père en
armant un de ses pistolets, visa par la fenêtre une lan-
terne du port, et la fit voler en mille éclats...
— Bombes et mitraille ! mais c'est admirablement tiré ! . . .
dit M. Trouin au comble de la joie... Ah ! mon cher Luc,
continua-t-il en reprenant le bras de René, te voilà comme
je te voulais !... Je reconnais enfin mon sang!
Et à travers la foule, électrisée comme lui par cette scène,
le digne homme allait et venait de groupe en groupe, mon-
trant son fils avec orgueil et confiant son bonheur à tous.
— Tu ne sais pas, mon ami ? dit-il ensuite à l'oreille de
René, eh bien, je pressentais depuis ce matin ce qui arrive !
— Vraiment?
— J'y vois clair sans lunettes. Dieu merci!... tu avais
si bien organisé cette fête ! Tu la faisais marcher si su-
perbement! Et tout cela, sans avoir l'air d'y songer, en
paraissant, au contraire , occupé d'autre chose !
— C'était la révolution qui s'achevait en moi... Le vieil
homme succombait sous le nouveau... Le démon de la
mer et des combats s'emparait de sa proie !...
— Mais conte-moi donc, reprit M. Trouin , qui t'a ainsi
métamorphosé?...
— C'est une femme, mon père...
En abordant ce côté pénible de son rôle, Du Guay laissa
ôohapper un soupir...
— Une femme ! toi qui n'osais parler à aucune !...
— Encore une transformation !
— Dis-moi le nom de cette femme, que je la bénisse?
— Vous la bénirez I 11 serait possible?
— Mais je lui dois le plus beau jour de ma vie !
— Et pourtant vous l'avez souvent maudite !
— Je lui en demanderai pardon ! Son nom , te dis-je 1
— Je n'ose le prononcer devant tout ce monde...
René entraîna M. Trouin dans sa chambre, contiguë au
salon... 11 avait besoin de recueillir toutes ses forces pour
achever son sacrifice..., et il comptait forcer plus sûre-
ment l'ennemi dans son dernier retranchement.
— 0 mon père ! reprit-il , aussi langoureux qu'il était
violent tout à l'heure, avant d'apprendre le nom de cette
femme à qui vous devez tant, jurez-moi que vous n'aurez
rien à me refuser pour elle !...
— Je te le jure!
— Eh bien! c'est Marie-Ange Bernard... , dont vous
m'avez interdit de rechercher la main, et c'est ma propre
main que je vous prie de lui rendre pour récompense...
La voix de René faiblit en entrecoupant ces paroles...
Il sentit une grosse larme rouler sous son masque..., et
il porta la main sur son cœur pour en comprimer les bat-
tements. M. Trouin fronça le sourcil , se laissa tomber
sur un fauteuil, et blasphéma contre sa goutte..., qu'il
avait oubliée depuis un quart d'heure.
— Mademoiselle Bernard! mademoiselle Bernard 1 mur-
mura-t-il , la fille d'un simple pilote hauturier ! Vous êtes
encore trop jeunes tous deux ; ce n'est là qu'une amou-
rette.
— N'appelez pas amourette une passion qui fait des mi-
racles! interrompit René, avec l'éloquence de son pro-
pre amour... C'est à Marie-Ange que j'ai promis d'être un
marin digne de vous , de vous suivre dans toutes vos
courses, de combattre enfin comme un lion..., et j'ai déjà
commencé, mon père !...
— Tuas commencé, dit le vieux corsaire, qui se re-
dressa de joie.
— 11 n'y a pas plus d'une heure que j'ai gagné mes épe-
rons , ajouta René , en reprenant son courage et sa con-
tenance... Vous avez ouï parler du terrible chevalier de
la Brillantais?
— Ce bretteur de Dinan, qui a tué huit hommes en duel.
— Il n'en tuera pas d'autres ! C'était mon rival près de
Marie-Ange ; je viens de me battre avec lui sous le vieux
rempart, à l'épée et au pistolet... Je lui ai cassé un bras
et crevé un œil..., et voilà tout ce qu'il a eu de mon sang !
Du Guay montra héroïquement son poignet déchiré;
M. Trouin se jeta dans ses bras , en pleurant d'ivresse et
de gloire...
— Mon Luc! mon digne Luc! s'écria-t-il , tu épouseras
Marie-Ange I... et je la remercierai à genoux de m'avoir
rendu mon fils I
Ce succès coûtait assez cher à René pour qu'il ne s'ou-
bliât pas lui-même.
— Alors , mon père , continua-t-il, vous m'accorderez
avec votre consentement ce qui devait en être la condi-
tion , ce que je redoutais tant de mériter naguère, et ce
que je veux aujourd'hui obtenir à tout prix !
— Un commandement?
— Un commandement sur la Gabrielle y au poste le
plus périlleux , dans la première course et le premier com-
bat; dès demain, mon père, si , comme on le dit, le^ An-
glais arrivent! Ne me donnez qu'une batterie et quatre
hommes, cela me suffira pour vaincre ou mourir I
MUSÉE DES FAMILLES.
363
M. Trouin allait de transport en transport. Il se crut le
jouet d'un rêve , et s'écria :
— Mais es-lu bien Luc? ôte ton masque , et viens que
je te contemple ?...
René frémit des pieds à la tète... Heureusement quel-
qu'un entra, et lui fournit un prétexte de rester masqué.
Son père oublia sa dangereuse idée pour presser la main
du nouveau venu.
C'était justement le premier maître hydrographe de
Brest , alors en tournée à Saint-Malo. M. Kervan passait
avec justice pour le plus savant homme de la côle , en fait
de manœuvre et de navigation...
— Corbleu ! dit le vieux corsaire en se frappant le front,
c'est uu bon vent qui vous pousse, mon ami... Ce beau
masque me demande un commandement sur mon navire ,
faites-moi donc le plaisir de l'interroger pour voir s'il en
est capable.
M. Kervan, qui ne faisait que d'entrer au bal , pria à
son tour René d'ôter son masque. Mais M. Trouin, chan-
geant d'avis, lui ordonna de le garder.
— Je veux vous faire une surprise, dit-il au professeur ;
après l'examen vous saurez le nom de l'aspirant,..
— La Providence est pour moi, pensa notre héros , je
suis sauvé !
Et retrouvant , en même temps que son aplomb , toutes
ses idées et tous ses souvenirs , il répondit aux questions
de M. Kervan , sur la théorie et sur la pratique , sur la mer
et sur les vents , sur le branlebas de combat et sur l'a-
bordage , sur les moindres détails de la mâture, des batte-
ries et du gréement, avec une si heureuse précision, et en
des termes si bien choisis , que le maître confondu s'écria :
— Quel que soit ce jeune homme, il deviendra , si on le
laisse faire , le premier marin de son siècle !
— Eh bien l ce jeime homme est mon fils aîné ! dit
M. Trouin avec explosion. Luc, ôtez maintenant votre
masque , et remerciez notre ami de son horoscope...
51. Kervan connaissaità merveille toute la famille Trouin.
Du Guay se trouvait donc pris cette fois... 11 n'y avait pas à
reculer, et la moindre hésitation le perdait! Il se démas-
qua, mais en tournant le dos à son père, et en se préci-
pitant vers le professeur.
— Re.né! murmura celui-ci, qui le reconnut au premier
coup d'oeil...
— Au nom du Ciel, monsieur , dites Luc , repartit Du
Guay, si vous tenez à être prophète !...
M. Kervan devina tout, et accepta la complicité. Il avait
toujours déploré la direction donnée à l'élève de Caen.
— Oui, mon cher Trouin, reprit-il, accordez un bre-
vet à votre fils , et un brevet de commandant en second ne
sera pas de trop I Je dirais de commandant en premier , si
vous ne montiez vous-même la Gabrielle.
René avait déjà remis son masque, comme par un mouve-
ment machinal, et s'était retourné triomphant vers son père.
— Mais , bombes et mitraille ! répétait celui-ci , com-
ment diable as-tu appris tout cela, toi qui ne savais pas
diriger une yole, il y a trois semaines ?
René fut quitte pour attribuer ce nouveau prodige à
Marie-Ange, — sous l'inspiration de laquelle il avait tra-
vaillé nuit et jour. Il avait voulu, d'ailleurs , surprendre
agréablement M. Trouin.
— Va donc , conclut ce dernier , pour ton brevet au
premier départ, et pour ton mariage au prochain retour !..
11 va sans dire que l'honorable capitaine ignorait en-
core les soupçons qui planaient sur Bernard. S'il les avait
connus, ses promesses n'auraient été que provisoires. Rai-
son de plus pour René de ne rien laisser au hasard.
— Vous allez me trouver trop exigeant, mon bon père, re-
prit-il de sa voix la plus séduisante , mais j'avais dcané
à Marie-Ange une espérance si douce !... celle de recevoir
de moi , ce soir même, votre lettre de consentement enve-
loppée dans mon brevet... Si elle ne voit rien arriver, elle
croira que vous m'avez refusé encore !...
— Enfant gâté , dit tendrement M. Trouin , avoue qu'en
devenant lion, tu as gardé quelque chose du chat ! Au fait,
ajoula-t-il, l'idée est gracieuse..., et je ne veux rieu ôler
à tes vœux, quand tu as mis le comble aux miens !...
Le vieux corsaire prit sur son bureau une lettre et un
brevet en blanc , il les remplit à la hâte , adressa galam-
ment la lettre à mademoiselle Bernard, et la remit avec le
brevet à René, qui les serra par un geste convulsif.
— Enfin... , pensa-t-il , en étouffant d'émotion sous son
masque, je tiens mon bonheur et celui de Luc! nous ver-
rons si le destin nous l'arrachera !
Et il remercia M. Trouin avec l'effusion la plus sincère
et la plus cordiale. Puis, reprenant le ton patelin d'un
suppliant :
— Pendant que vous y êtes, mon père, lui dit-il à l'o-
reille, encore un petit mot, s'il vous plaît...
— Pour qui?
— Pour votre caissier...
— Tu veux de l'argent?
— Oui.
— Qu'en feras-tu.' toi qui ne connais ni l'académie, ni
le cabaret, ni le tripot?
— Vous oubliez... ma métamorphose!...
— Vraiment! tuas changé aussi les habitudes?
— Il faut bien avoir les défauts de ses qualités! Ne
m'avez-vous pas reproché mille fois ma sagesse? Xe m'a-
vez'vous pas dit que le vrai marin doit réunir le triple
talent d'Henri IV, adorer Vénus, Bellone et Bacchus!...
J'ai voulu vous satisfaire et me compléter sur tous les
points... Marie-.\nge est pour moi Vénus, et vous savez si
je l'aime!... J'ai payé aujourd'hui mon tribut à Bellone...
— Et tu veux rendre aussi tes hommages à. Bacchus,
demanda M. Trouin, de son air le plus scélérat...
— Il les a reçus avant Bellone...
— Bah! tu es allé au cabaret?...
— Tous les jours, depuis que je vous ai quitté... puis
au tripot... toutes les nuits...
— Et tu as bu... Le vieux corsaire redressa son nez
bourgeonné et fit un geste digne de Silène.
— Du plus cher et du meilleur.
— El tuas joué?..
— En conséquence! Alors soûl venus les frais de toi-
lette..., de régal..., de danse, etc., toujours pour vous
agréer, mon père... Si bien qu'à l'heure qu'il est je dois...
— Tu as des créanciers ! ! . . .
— Sous peine de prise de corps.
— Tu es poursuivi!!!...
— Une somme d'environ...
René s'arrêta devant le chiffre.
— Bombes et mitraille! eh! que m'importe la somme!
s'écria M. Trouin, ravi cette fois jusqu'au délire et pres-
sant son fils entre ses bras. Poursuivi pour dettes!!!...
absolument comme moi, à son âge!... Plus de doute, mon
ami ! J'avais reconnu là ma vocation. Je réponds donc de la
tienne! Salut au vrai loup de mer!... La somme?... Mais
rieu que pour cette nouvelle, je donnerais cinq mille li\Tes...
— Ce n'est pas assez, mon père, dit René hardiment,
M. Trouin le considéra avec un étounement mêlé d'ad-
miration...
— Il me faut juste le double !
364
LECTURES DU SOIR.
Le digne capitaine resta muet et confondu..., mais il
était allé trop loin pour reculer. Ecrivant donc un bon de
dix mille francs sur sa caisse :
— M. Kervan a raison! s'écria-t-il en le remettant à
Du Guay ; tu seras le plus grand marin de ton époque ! Seu-
lement, je l'avertis, ajouta-t-il prudemment, qu'une fois
muni du brevet que lu portes, ce sont mes prises sur l'en-
uemi qui ont payé mes dettes.
— Ouvrez-moi l'Océan ! dit notre héros en montrant le
port d'un geste sublime, et bientôt, comme les Argonautes,
je vous rapporterai la toison d"or, et l'humble écusson des
Trouin brillera jiarmi les plus illustres!...
Armoiries de la maison Trouin.
XII. — MADAME DE LA BOURDONNAIS.
Celle scène avait duré plus d'une heure. Le père elle
fils rentrèrent dans le bal en triomphe. Devenu le héros de
la soirée, et toujours pris pour Luc, René attirail comme un
aslre tous les regards, et particulièrement ceux des femmes;
mais le premier qu'il rencontra fut celui de son frère...
qui avait tout entendu et qui tremblait sous sa robe noire.
— Eh bien! lui dit-il à demi-voix, ai-je dignement porté
ton nom?
— Imprudent et noble cœur! répondit Luc en lui pre-
nant les mains. Tant de périls bravés pour moi! Pourquoi
ne m'avoir pas prévenu de cet horrible duel?... Si je n'a-
vais pas su défendre ma vie, j'aurais du moins préservé la
tienne. Ah! quand pourrai-je l'embrasser elle remerciera
mon aise !..
— Ce n'est pas le sacrifice du sang qui coûte..., soupira
René, se rappelant Marie-.\nge ; mais oublions les dangers
du combat pour les plaisirs de la victoire. J'ai ton mariage
cl mon brevet, ton avenir et le mien, dans ma poche.
— .\venir d'un jour, hélas ! reparlit Luc. Notre père sera
détrompé dès demain. Comment veux-tu, bon Dieu, que
je soutienne un pareil rôle?
— Crois-lu donc, par hasard, que je te rendrai ton épée?
Tu garderas ma robe et nous serons quittes ! Je ne suis
pas au bout de mes plans !...
— Dieu veuille l'entendre!... mais ce rêve est trop
beau... je frémis pour le réveil.
Les deux frères se pressèrent la main et restèrent quel-
que temps en silence... Un doux mirage faisait alors pas-
ser devant leurs yeux la fille de Bernard, apportant l'es- |
pérance à Luc sur le rayon d'un sourire, et laissant le
regret à René dans le reflet d'une larme. Le plus généreux
dévouement a ses justes retours d'égoïsme : notre héros à
fléchissait, en le consommant, sous le poids de son sacri- *
fice... Jamais l'Ange de Dinard ne lui avait semblé plus
désirable qu'au moment où il la perdait. Il la voyait à sa
fenêtre, au milieu des fleurs, saluant son retour, prêle à
l'aimer et à le lui dire..., et son cœur défaillait en renon-
çant à tant de bonheur!...
Tout à coup, M™e de La Bourdonnais parut devant lui, M
éclatante de beauté, de coquetterie et de toilette, le masque '
d'une main et l'éventail de l'autre, la robe traînante, les
épaules découvertes, les cheveux parfumés, l'œil et le sou-
rire éiincelants... Elle lui lança un regard si vif et si pé-
nétrant qu'il demeura comme ébloui... et lâcha la main de
son frère... En vain la figure de Marie-Ange s'interposa
encore, plus charmante et plus regrettable que jamais... Il
s'élança vers la comtesse avec l'ardeur d'un homme qui
s'allache à l'illusion pour se dédommager de la réalité.
Du Guay causa, dansa et se promena avec M"»de La Bour-
donnais jusqu'à onze heures. La noble dame semblait lire
au fond de son âme, et vouloir l'étourdir, sinon le consoler,
par toutes les séductions imaginables... Elle déploya tour à
tour une grâce et une finesse, une gaieté et une mélancolie,
une folie et une raison, dont René, qui avait pourtant vu
tant de femmes de près, n'a\ail pns encore l'idée ! Bref,
l'image de Marie-Ange, qui le dominait si tristement tout ù
l'heure, ne lui revint pas un instant à l'esprit. ..
Une seule chose l'étonuail, c'était de n'être pas reconnu
par la comtesse, de n'être pas même questionné par elle à
cet égard. Il savait cependant qu'elle avait réclamé sa pré-
sence au bal, qu'elle avait voulu l'envoyer chercher à Caen,
et que Luc avait fini par lui avouer que c'était inutile...
Alors, comment son tact si infaillible et sou àme si géné-
reuse ne lui disaient-ils pas : « Ce jeune homme qui cause
avec vous depuis une heure n'est pas Luc Trouin, mais
René Du Guay, votre sauveur, celui que vous appeliez si
instamment hier... Ce bras qui vous sert d'appui, celte
main qui touche la vôtre sont les mains qui vous ont arra-
chée l'année dernière aux vagues de Dinard ! Ce cœur que
vous faites battre si étrangement, a senti, dans l'abime en
face de la mort, les palpitations du vôtre... et mille fois de-
puis, ce souvenir enivrant a troublé ses pensées et ses rê-
ves, et fait monter à son cerveau des bouffées d'ambition à
lui briser le crâne!... Comment ne le reconnaissez-vous
pas... à votre jiropre reconnaissance? »
Vingt fois René fut près de s'écrier : — C'est moi, ma-
dame!...
Mais il craignait que cet aveu ne fût un reproche, ou une
imprudence, et qu'il n'entraînât un autre aveu plus témé-
raire encore; car, invinciblement fasciné par la comtesse,
ne se connaissant plus lui-même, cédant à l'ébullition de
sa tète, aux battements de sa poitrine, à l'éblouissement
de ses yeux, il avait fini par user de son incognito pour
laisser paraître un amour insensé...
Nouvel étonnement pour lui : M"« de La Bonrilonnais ne
s'offensa point... et le laissa même s'exalter jusqu'au délire...
Alors seulement elle le quitta de la meilleure grâce du
monde; lui donna sa main délicieuse à baiser; et prenant
congé de M. Trouin, annonça son départ pour une de ses
terres... Sa voiture, en effet, l'attendait dans la rue, etses
chevaux fougueux l'emportèrent au galop...
Elle avait habitué chacun à ses caprices. Celui-ci ne
surprit donc personne. .Mais René demeura dans la posi-
tion la plus étrange : suspendu entre un ciel d'espérances
et un enfer de remords. .
MUSEE DES FAMILLES.
3G5
Xin. — l'inconnue.
Il était encore abimé dans sesTcdexions lorsqu'une es-
pèce d'apparition le réveilla en sursaut. Un masque qu'il
n'avait pas remarqué dans le bal se trouva debout devant
lui. C'était une femme revêtue d'un riche costume indien,
et si bien enveloppée, voilée et gantée, qu'on devinait
seulement une taille charmante...
Elle appela notre forban du bout de l'éventail, lui prit
le bras et l'entraîna dans les groupes ; ils commençaient à
s'éclaircir, depuis le départ de M™" de La Bourdonnais.
— Monsieur, dit l'inconnue ou l'Indienne, j'ai à vous
parler... sérieusement...
— La raison, au bal masqué? voilà qui est original... Je
vous écoute d'autant mieux, madame...
— D'abord, je vous connais... Vous n'êtes pas Luc,
mais Kené Du Cuay...
— Qui vous en assure, s'il vous plail?
— Cette blessure à votre main, et celle chaîne d'or à vo-
tre cou.
René croyait l'une et l'autre si bien cachées qu'il tres-
saillit de surprise :
— Vous avez des yeux de lynx, dit-il en rabattant sa
manche et en croisant son pourpoint jusqu'au menton...
— Il est trop tard, reprit l'inconnue, avec un rire ma-
lin... D'ailleurs, il n'y a rien là qui ne vous fasse honneur...
Celle blessure vous a été faite par M. de laBrillantais, sous
le vieux rempart, au coucher du soleil, et cette chaîne est
le prix de la course en bateau que vous a décerné la com-
tesse de La Bourdonnais.
La comtesse de
— Mais tout cela ne vous dit point que je sois René.
— Est-ce que vous pensez m'en faire accroire... comme
à votre digne père?
Et le rire de l'Indienne éclata comme un bruit argentin
dans l'oreille du jeune homme.
— Décidément, vous savez tout, madame! rendez les
chances égales, en me dévoilant votre nom... ou votre
visage...
La Bourdonnais.
— Ce serait détruire tout reilel de ce que j'ai à vous dire.
— Je vous ai donc vue... quelquefois?
— Vous avez vu ma figure... Je veux, ce soir, vous
montrer mon âme... comme j'ai deviné la vôtre...
L'accent profond de ces paroles fit battre le cœur de
René... Après le trouble où venait de le plonger M"»* de La
Bourdonnais, il n'aurait jamais cru retrouver une impres-
sion semblable. La voix qui lui parlait réveillait en lui de
366
LECTURES DU SOIR.
mystérieux souvenirs... Mais il s'épuisa en vains efforts
pour la reconnaître...
— René, je vous aime! reprit la même voix, plus douce
et plus pénétrante encore.
Et cette fois notre héros sentit le vertige lui monter à la
tête... Tant d'émotions en un jour étaient au-dessus de ses
forces... Tout ce qu'il avait éprouvé chez Marie- Ange et
près de la comtesse s'unissait pour l'accabler d'un seul
coup... Leurs images tourbillonnaient devant lui avec celle
de l'Indienne... Il se fit dans son âme comme un chaos de
regrets et d'espérances, de joies et de remords ; si bien que,
fermant les yeux sur l'avenir et le passé, il s'abandonna en
aveugle aux charmes du présent...
— Oui, je vous aime, poursuivit l'inconnue, et je n'ai-
merai jamais que vous ! je ne puis vous le dire que sous
le masque, tant est profond l'abîme qui nous sépare ! mais
je veux du moins vous prouver mon dévouement en vous
ouvrant le chemin de la gloire et du bonheur.
Ces mots étaient d'un effet immanquable sur Du Guay.
Il dressa l'oreille comme le jeune cheval qui entend le
clairon du combat...
— Je sais tout ce que vous avez souffert dans votre
vocation; M. Trouin se trompe, ce n'est pas moi qui l'ap-
prouverai ! Votre place est sur le banc de quart, et non sur
le banc de l'école !
— Ah ! qui que vous soyez, raille fois merci ! s'écria Du
Guay, en pressant d'une main la garde de son sabre, et de
l'autre le bras charmant de l'inconnue.
— Mais, avouez-le , continua celle-ci, vos torts ont dé-
passé ceux de votre père ; vous ne suiviez pas en droite
ligne le sentier de l'honneur, et vous avez choisi d'étranges
compagnons de route.
— Que voulez-vous dire, madame? demanda René, pi-
qué au vif.
— Je veux dire que vous êtes fait pour les salons et non
pour les tavernes; pour les champs de bataille et non pour
les tripots et les salles d'armes...
Et, sans laisser au jeune homme le temps de répondre,
elle lui raconta jour par jour toute sa vie depuisdeux mois.
— Quand votre père vous renvoyait en poste à Caen,
sous la surveillance de deux estafiers, je ne vous blâme pas
d'avoir suborné ces pauvres diables et d'avoir tourné bride
à la porte de l'école après avoir allumé votre pipe avec la
lettre de M. Trouin pour le recteur... Vous seriez alors couru
vous embarquer sur le premier navire de la côte ; je ne
vous en ferais pas encore de reproches; vous voyez que je
suis indulgente... Mais, voilà ce qui est impardonnable!
vous êtes allé dépenser votre courage, votre esprit et votre
argent, de foire en foire... Vous avez hanté des aventuriers
de toute sorte , heureux de vivre à vos dépens et de s'abri-
ter sous votre crédit... En leur compagnie, vous avez suivi
des intrigues de bas étage, fustigé le guet, bouleversé les
auberges, ferraillé de carrefour en carrefour, répandu votre
noble sang sur les bornes. En cette ville même, vous vous
êtes battu à la muraille avec un canonnier, et vous vous
êtes coupé la gorge avec un maître d'armes ; vous êtes allé à
Rouen avec un bretteur poursuivi par la justice; vous avez
tous deux forcé la maison d'un magistrat, vous en avez enlevé
une femme sans nom, et vous vous l'êtes disputée l'épéeà
la main... Après quelques jours de prison, vous êtes allé à
Paris continuer les mêmes désordres (1) ; enfin, vous êtes
revenu à Saint-.Malo, criblé de deltes et harcelé par les
exempts, contre lesquels on vous a vu lutter par terre et
(i) Tous ces rails sont historiques. Diiguaj-Trouin lui-même les t
confessas dans ses Mhnnirc.t. Voir l'c^tiilion controf.iilc, in-iî, d'Am-
sterdam, la seule qui rcnr.'rnip l^- riVil complot de la jeunesse de
par eau, à travers les folies du carnaval... Je vous le de-
mande, René, cette vie est-elle digne de vous? Ces triom-
phes suffisent-ils à votre ambition? Est-ce ainsi que vous
préludez à la gloire?
La conscience de notre héros n'eût pas parlé avec plus
de fermeté et de justesse; il resta muet de confusion et de
repentir, heureux d'avoir un masque pour cacher sa rou-
geur et ses larmes.
— Vous avez raison, madame, balbutia-t-il, je ne mé-
rite pas de vous donner la main.
Et quittant le bras de l'Indienne, il voulut s'enfuir.
— Restez ! dit-elle en le retenant avec tendresse ; si je
vous ai avoué que je vous aime, c'est que je suis encore
siire de vous ! Votre cœur est demeuré intact au milieu de
vos égarements... Je vous reconnais à cette larme brû-
lante qui vient de tomber de vos yeux sur ma main... ; à
l'héroïque entreprise où vous a lancé le dévouement fra-
ternel. Je suis pour vous dans cette entreprise, bien que la
piété filiale en souffre un peu ; et je viens vous proposer
un traité d'alliance contre votre père.
— Vous êtes un ange de miséricorde et de bonté ! s'é-
cria Du Guay avec reconnaissance.
— Je veux être un ange de rédemption. Je veux faire de
vous un héros, un grand homme !
René releva la tête par un admirable mouvement.
— Voici mes conditions : plus de duel inutile ni de plai-
sirs honteux!... Adieu le cabaret, le tripot et l'académie! il
me faut du travail, des œuvres et des combats ! Continuez
votre projet d'hier ; prenez demain la place de Luc sur la
Gabrielle... Désarmez votre père à force décourage et de
talent ! Et s'il s'obstine à vous fermer la carrière, c'est moi
qui vous l'ouvrirai ! A partir d'aujourd'hui, je veille sur
vous et je vous suis des yeux. Vous ne me verrez point,
mais vous sentirez mon influence! elle sera toute-puissante
pour votre bonheur, si vous la méritez toujours !
René était ivTC d'orgueil et de joie ; il se sentait grandir
d'une coudée ; il voyait, comme Renaud, tous ses rêves
réalisés par une Armide. Un seul mot, un mot fatal, trou-
blait cet enchantement.
— Ne pas vous voir, madame ! mais c'est rae retirer en-
semble l'encouragement et la récompense ! Pour vous voir
un seul moment, je ferais mille fois ce que vous rae de-
mandez !
— Eh bien ! reprit l'Indienne après un silence, vous me
verrez un jour...
Elle remit à René un médaillon d'or ciselé, fermé soi-
gneusement...
— Portez ce médaillon comme un talisman sacré ; ap-
puyé sur votre cœur, il en comptera les battements... Il
vous préservera des coups mortels, et vous dira quand vous
ferez bien ou mal ; enfin vous rae connaîtrez eu l'ouvrant.
— Et quand l'ouvrirai-je?
— Quand vous serez capitaine des vaisseaux de Sa
Majesté! Pas avant. Jurez-le-moi!
— Je vous le jure, madame; et je n'attendrai pas long-
temps I
L'Indienne pressa la main de René avec tant d'énergie,
qu'il lui sembla recevoir d'elle une force surhumaine...
Puis elle disparut eu lui défendant de la suivre... Et lui-
même courut prendre l'air sur le rempart, pour empêcher
son cerveau d'éclater comme un volcan...
l'auteur. Toutes les antres éditions ont été raatilées par lui-même, i
la sollicitation du cardinal de Fleury ; mais M. Cuoat, de Saiot-Malo.
le Yéridique historien de noberi Surcoût, a retrouTé et publiera sans
doute le manuscrit complet dos mémoires de DuGuay-Trouin.
^^USÉE DES FAMn.LES.
367
XIV. — LES anglais!
Minuit sonnait à l'horloge de la cathédrale ; tout le bruit
et tout le mouvement du carnaval avaient cessé; les der-
nières lumières s'éteignaient çà et là, et la maison Trouin
seule jetait mille feux par ses vitraux coloriés. Les rem-
parts, le quai, le port et la rade, étaient complètement dé-
serts ; les "lies et les caps semblaient dormir sur l'eau comme
d'énormes baleines ; la mer était pleine jusqu'au bord, et
jetait au loin ces immenses palpitations, si admirables à
entendre la nuit... Tout cela était baigné d'un clair de
lime d'une telle splendeur, que les phares de la côte pâlis-
saient au sommet de leurs tours.
René puisait le calme et la fraîcheur dans la contempla-
tion de ce tableau sublime : — Voilà, se disait-il, le regard
perdu sur l'Océan, voilà la carrière où m'attendent la gloire
et le bonheur !... .4h I si je pouvais la convertir à l'instant
même en un vaste champ de bataille, par quels exploits je
mériterais d'ouvrir ce médaillon, qui contient le secret de
ma destinée !
Tout à coup, au moment où ses yeux plongeaient aux
limites de l'horizon, il tressaillit des pieds à la tête, poussa
une exclamation mêlée de surprise, de joie et de terreur;
regarda quelque temps encore, avec l'ardeur du lion qui
voit arriver sa proie, leva les deux bras au ciel en disant :
— Merci, mon Dieu!... vous m'avez exaucé!... reprit,
comme une flèche, le chemin de la maison de son père, et
rattachant à peine son masque sur son front, rentra dans
le bal, en criant : — Aux armes ! voilà les Anglais !...
Nous renonçons à décrire l'effet d'une pareille nouvelle,
ainsi annoncée, à une telle heure, à ces corsaires en habits
de soie et de velours... La musique se tait, les quadrilles
s'arrêtent; les femmes s'évanouissent, les hommes tirent
l'épée !... Le cri : Aux armes ! les Anglais ! vole de bouche
en bouche, de porte en porte, de rue en rue ; réveille toute
la ville en sursaut, et la jette en masse sur les remparts,
au bruit du tocsin de toutes les cloches.
Notre héros ne s'était pas trompé : la population entière,
hommes, femmes, enfants, accourus à son appel, à moitié
endormis encore, et dans les costumes les plus étranges,
virent bientôt une voile, puis deux, puis cinq, puis dix, puis
vingt; en6n, toute la flotte anglaise, escortant la machine
infernale, sortir des profondeurs de la Manche, s'appro-
cher comme une bande de goélands gigantesques, se dé-
ployer lentement dans les eaux de Saint-.Malo, et annoncer
à cette ville le sort qui l'attendait, par vingt-six coups de
canon (1), multipliés d'échos en échos.
(i) Un moine de Saint-Malo, témoin de ce siège mémorable, a laissé
une relation manuscrite que nous avons trouvée el iranscriie aui
archives d€ la cité bretonne. Ceue relasio» (jic) n'est pas moins
singulière par la forme que par le fond ; le style el lorihographe en
font une véritable curiosité. L auteur débute ainsi .- « Le. ." l'armée
angioise parost, forte de 26 voyles, scavoir : 12 vaisseaux de guère, de
50 à soixante pièces de cannons, s galiots i bombes, de lo mortiers el
40 homes d'équippage chacunes, 3 brûlots, 4 briganiins, 2 corvettes de
4 canons, etc. , ladilte armée commandée par le fils du miîord et comte
de Damgby, chef du conseil du Prince. Cet amjral était un jeune homme
lans expérience, qui n'a jamais inventé la poudre. Excusez sy vous
Toyez du désordre dan» mon discours. M n'est pas possible qu'il ne se
ressente de l'émotion produite par la poudre et le cannon , etc. »
Entre autres disiraction.<i, le bon moine a oublié de ponctuer son
manuscrit, dans lequel on rehconlreà peine çàetlà quelques virgules
égarées... Rari liantes in gurgiie leuto. Du reste, il analyse les bombes
el les boulets jusqu'au dernier grain de mitraille, el détaille leurs mille
résultats, sans oublier la moindre viire cassée. Il raconte surtout
tTec une prolixité sympathique les infortunes de ses frères, les moi-
nes récollels de l'Ile de Césambre, visités et dépouillés tout d'abord
par les marins anglais. « Il éUii resté à Cezembrc 3 religieux, dont un
goûteux, les deux premiers s'allèrent cacher dans un trou de rocher,
oà ils demeurèrent deux jours sans manger, le goutienx qui étoil un
bonhomme âgé de 62 ans et fort simule ce qui ce remarquoit assez
XV. — LE SERPENT 60D8 LES FLEl'RS.
Le mercredi matin, tous les vaisseaux anglais étaient
cmbossésà portée de canon des remparts. Le brûlot infer-
nal se reconnaissait, entre tous, à ses vastes flancs noirs,
pleins d'épouvantables mystères... L'imagination se perdait
en conjectures atroces sur les éléments de destruction qu'il
pouvait contenir ; et cependant aucune de ces conjectures
n'approchait seulement de la réalité!... L'amiral Daraby
donna vingt-quatre heures aux Malouins pour capituler, ou
voir leurs maisons réduites en cendres. Pour toute réponse,
les Malouins se disposèrent, comme un seul homme, à
vaincre ou à mourir...
Après avoir fait porter sur la Gahrielle toutes les mu-
nitions nécessaires à une sortie, M. Trouin attendait l'heure
du combat avec le calme d'un sénateur romain. Assis
dans son cabinet, au milieu de ses commis, comme si la
mort n'avait pas plané sur sa tête, il parcourait froidement
les lettres amassées pendant son absence.
Arrivé au courrier de Caen :
— Lisons, dit-il, la correspondance de René. J'avais exigé
de lui un message par semaine... En voilà huit... C'est bien
mon compte. Voyons s'il persévère dans ses bonnes réso-
lutions.
Et le digne corsaire, s'épanouissant d'une lettre à l'autre,
prononça tout haut les passages suivants, pour mieux en
savourer la douceur :
« Université de Caen , i" mars.
« Mon cher père. Je travaille et je fais tous mes efforts
pour vous contenter... L'étude des lois n'est pas aussi dif-
ficile que je le croyais... J'espère en savoir bientôt aussi
long que nos docteurs, etc., etc. »
« Université de Caen, 8 mars.
« Mon cher père. Je travaille assidûment et j'ai le bon-
heur de satisfaire tout le monde... La robe me coûte à por-
ter ; mais je suis heureux de vous offrir ce sacrifice, etc. »
« Université de t;aen, 15 mars.
« Mon cher père, Je travaille de toutes mes forces, et vous
serez enchanté d'apprendre mes progrès. Nous avons eu
hier une conférence sur les detths de jeu.-. .J'ai plaidé une
heure contre ce fléau de la jeunesse, el j'ai gagné ma cause
aux applaudissements des maîtres. Ah! si tous les joueurs
avaient pu ra'eutendre!... etc., etc. »
^« Université de Caen, 22 mars.
cMon cher père. Je continue de travailler avec succès...
Je m'habitue à la robe et à la discipline. J'ai essayé ce malin
un bonnet de juge, et n'ai pu me regarder sans rire, etc. »
«Université de Caen, i" avril.
«Mon cher pèrej^'at tant travaillé que je suis tombé ma-
lade... Mais soyez sans inquiétude... Veuillez seulement
m'envoyer une douzaine de pistoles par la poste, bureau
restant, pour m'acheter quelques douceurs, etc. »
— Pauvre garçon! dit M. Trouin tout attendri ; au lieu
de douze pistoles, je lui enverrai centécus!
Et après avoir lu les trois dernières lettres, dont le re-
frain était toujours :je travaille, je travaille, je travaille... :
dans son extérieur el dans ces manières et dans ces expression? étoil
resté seule dans le couvent. Les vojant venir attaquer fust vite i la
cave tirer du vin leur dist qu'ils étoist les bien venues et celuy à qui
il enprésenu le premier luy ayant dit dans son jargon .- Voulez- vous
emppoisfoner nous traylre ? le bonhomme beut à leur saniez. Vous
pouvez juger si ces dégoûtés de meires hôtes épargnèrent à ce goû-
teux la peine d'aller i la cave. La canaille fort insolente ce mis à
maltreter le vieillard mesme le dépouilla lui arracha ses habits le mit
tout nud ne lui lais.«ant que ses mutandes. Comme le bonhomme se
plaignoit avec un air simple el grande naivelé qu'on leur avoit tout
pris jusqu'à un petit chien tourne broche qui servoit i leur cuisine
un officier généreux appersul ce petit animal entre les bras d'un de
leur gens et donna des coups de canne i ce marault. »
368
LECTURES DU SOIR.
— Quel miraculeux changement ! s'écria le vieux capi-
taine; un garnement hier, et aujourd'hui un petit saint.
En vérité, je suis trop heureux dans mes enfants.. . les voilà
tous deux tels que je les voulais, et je n'ai plus rien à de-
mander au Ciel. Je savais bien, morbleu! que je viendrais
à bout de René comme de Luc ; que je ferais de l'un le mo-
dèle des avocats, et de l'autre l'exemple des corsaires ! Ah !
c'est que je m'entends un peu à conduire la jeunesse, et je
ne suis pas de ces pères de comédie, à qui on fait croire que
les vessies sont des lanternes.
Tout en exhalant ainsi sa joie, M. Trouin avait ouvert
une lettre du matin, posée sur celles de son fils. Soudain sa
figure s'allongea, ses traits se bouleversèrent, et un horrible
jurement s'échappa de ses lèvres. Voici le serpent que le
digne homme avait trouvé parmi les fleurs :
« Monsieur Trouin,
e Je ne puis vous laisser ni me laisser moi-même berner
plus longtemps par M. Duguay, votre fils; vous le croyez à
Caen, tout confit dans l'étude, et il n'a pas mis les pieds à
l'école... Depuis deux mois, il court les foires, les tripots et
les cabarets ; il a eu quatre ou cinq duels, a enlevé une
femme à Rouen, s'y est fait mettre en prison, a couru jus-
qu'à Paris et est revenu vous braver à Saint-Malo. Après
avoir édifié toute la ville pendant le carnaval, il a poussé
l'audace jusqu'à figurer celte nuit à votre bal, sous le nom
de son frère Luc, dans un costume de forban, qu'il me doit
encore, avec les fournitures ci-jointes, etc.. Total 999 li-
vres dix-neuf sous onze deniers, pour lesquels j'ai prise de
corps contre sa personne. 11 m'avait leurré jusqu'ici de faux
noms et de belles paroles , mais je viens de tout apprendre
par un espion qui l'a suivi hier jusqu'à votre porte. Je vous
prie donc de le traiter comme il le mérite et de faire droit à
ma créance.
«J'ai l'honneur, etc. Chrysostome Dcciseau,
«Tailleur-costumier.»
On se souvient que ce terrible créancier était resté en
dehors des transactions de Dinard. Voilà la surprise qu'il
ménageait à notre héros!
Cette lettre fatale révélait à M. Trouin toutes les comé-
dies de la veille : le brevet, le mariage, le duel, etc.
— Bombes et mitraille! s'écria-t-il , le forban d'hier
n'était pas Luc... Et pendant qu'un compère m'adressait
de huit jours en huit jours ces lettres de Caen, René osait...
Il ne put achever : il étouffait de rage. 11 relut la dénon-
ciation et resta anéanti. Puis sa colère fit une telle explo-
sion de cris, de blasphèmes, de chaises brisées, que toute
la maison en trembla, et que chacun accourut, le croyant
suffoqué par la goutte.
Mais lui, sans répondre à personne :
— Caissier! mon fils vous a-t-il présenté un bon de dix
raille livres?
— Non, monsieur.
— A la bonne heure? Si on vous le présente, vous le
mettrez en pièces et viendrez m'averlir!
Puis saisissant une plume, il écrivit à M. Duciseau.
« Deux mille livres pour vous si René est en prison dans
une heure ! Ameutez contre lui tous ses créanciers et tous
les exempts de la ville. •
Au même instant, la rumeur publique mit le comble à
sa fureur, en lui apprenant que le pilote Bernard était sur
la flotte anglaise. Croyant aussitôt avec passion ce qu'il eut
nié de sang-froid en toute autre circonstance :
— Bernard chez les Anglais! reprit-il convulsivement,
et c'est la fille de ce traître qui épouserait mon fils aîné!...
Bombes et mitraille! je lui tordrais plutôt le cou!... Luc!
poursuivii-il avec de nouveaux cris, où est Luc? Qu'on
m'amène Luc mort ou vif!
Mais Luc se garda bien de paraître. 11 s'était réfugié au
premier bruit sur la Gabrielle, aimant mieux affronter les
boulets ennemis que la justice de son père.
Enfin M^e Trouin parvint à calmer le paroxysme de son
mari, ou du moins à le tourner adroitement contre les An-
glais, dont l'artillerie foudroyante annonçait la dernière
sommation.
Cependant le capitaine ne cessa de jurer, de gesticuler
et de casser ses meubles, que lorsque M. Duciseau vint lui
annoncer en personne l'incarcération de René.
Les exempts, ces hommes sans entrailles, l'avaient arrêté
courant au péril comme à une fête, l'avaient sommé de
verser dix mille livres quand il se préparait à verser son
sang, et l'avaient traîné à la prison au milieu de l'indigna-
tion générale...
XVL — LE COMP.VT.
Le lendemain, au point du jour, les bombes et les boulets
pleuvaient sur Saint-Malo de toutes les batteries de la flotte
anglaise. Une des premières bombes creva la voûte de la
cathédrale et brisa le grand vitrail du chœur ; « bel ouvrage
et lestement travaillé», dit notre moine. « Dès le grand
matin, ajoute-t-il, presque toutes les femmes et enfans
avoient vidé la ville. On ne voyoit dans les mes que char-
rettes du monde qui délogeoit, et jens chargez qui em-
portoient avec eux tout ce qu'ils pou voient. Ce fust un
spectacle bien pitoiable. »
Tandis que les Malouins, aux prises avec l'incendie et
la mort, ripostaient à l'ennemi de tous les canons de leurs
remparts, une flottille de corsaires quittait le port sous le
feu de l'escadre anglaise pour aller tenter au dehors une
diversion redoutable,
A la tête de cette flottille s'avançait la Gabrielle, avec sou
pavillon bénitde la veille et empresse de recevoir le baptême
de sang.
M. Trouin, en grand costume, le porte-voix à la maiu,
le poignard et les pistolets à la ceinture, se dressait au
milieu du banc de quart, dominant tout son équipage de
ses beaux cheveux blancs. A sa droite, se tenait Luc, sur-
veillé parle vieillard, armé comme lui jusqu'aux dents, le
visage pâle, mais la contenance assurée, décidé à mourir
s'il le fallait pour obtenir le pardon de son père. Quelques
larmes brillaient encore dans ses yeux, dernières traces de
l'orage qui venait d'éclater sur sa tête; mais la mitraille
volant autour de lui sécha bientôt ces larmes, et M. Trouin
lui-même fut surpris de la fermeté de sa voix lorsqu'il lui
fit répéter le commandement de branle-bas de combat.
La Gabrielle doublait en ce moment la pointe de Dinard...
et Luc avait vu un mouchoir blanc s'agiter à la fenêtre
de Marie-Ange...
Au même instant, comme la goélette lançait sa première
bordée aux vaisseaux anglais, une écoutille du gaillard d'ar-
rière s'ouvrit, une tète aux longs cheveux parut sur le
pont, deux mains armées de pistolets s'y cramponnèrent,
un nouveau combattant se joignit à l'équipage, et M. Trouin
reconnut son fils René !
Le vieux corsaire faillit tomber à la renverse, et oublia
son navire, les Anglais et le monde entier...
— Encore !!!... s'écria-t-il, d'une voix plus tonnante que
celle des canons.
Et s'élançant, noir de colère, sur René, il allait l'écraser
de son porte-voix... si le jeune homme n'eût gagné la hune
avec l'agilité d'un écureuil...
Du haut de cette tribune inaccessible, il raconta com-
ment un génie tutélaire avait ouvert sa prison, la veille au
I
MUSEE DES FAMILLES.
369
soir. H s'y débattait depuis dix heures, comme un lion
dans sa cage, tenté de se briser le crâne sur les murs à
chaque coup de canon, lorsque le chef des recors en per-
sonne était venu lui dire : t Vous êtes libre ! » Un inconnu,
agissant en son nom, avait couru chez ses créanciers payer
toutes ses dettes, et avait apporté au greffe une mainlevée
générale...
Du Guay soupçonnait bien le mot de celte énigme, mais
ce secret resta au fond de son cœur. C'était l'Indienne sans
doute, cet ange gardien, qui entrait dans son rôle-
Portrait de Du Guay-ïrouin.
yuant àsonminisionà bord de la Gabrielle, il avait ga-
gné l'entrepont par un sabord, et passé la nuit dans la cale
avec les gargousses. René termina par demander grâce à
son père, pour sa fuite de Caen, ses lettres, ses courses,
son rôle de la veille, en un mot, pour toutes ses fredames
passées et présentes, jurant de se comporter désormais en
SEPTEMBRE iSiG.
véritable héros,si l'on daignait lui en fournir l'occasion...,
mais déclarant qu'il aimait mieux se faire tuer par les An-
glais que de porter jamais la robe et le bonnet d'avocat...
Cette confidence mit tout l'équipage du côté de notre hé-
ros, mais ne fit que redoubler la fureur de M. Trouin. Il y
répondit par une explosion de menaces et de jurements for-
— 47 — TltEIZIÈME VOLUME.
370
LECTURES DU SOIK.
midables, appelant tout le monde à son aide pour y join-
dre les coups...
Mais René devait lui épargner la peine de le forcer dans
son dernier retranchement... Voyant un boulet frapper
l'artimon, il se précipite sur la dunette, vole à son père, et
reçoit, à sa place, une vergue qui allait l'écraser... Lui-
même tombe sur l'angle des lisses, y déchire sa blessure
de la veille, se relève sanglant et tend la main au vieillard. . .
Eh bien, telle était la colère de M. Trouin, qu'elle étouffa
sa bonté... Sou premier mouvement fut d'ouvrir ses bras
à son fils, mais le voyant sauf et souriant, il lui enleva son
épée, et le fit garrotter dans l'entrepont... Toute son auto-
rité suffit à peine à obtenir cette violence de l'équipage...
René pleurait de douleur, les matelots pleuraient de pitié...
Luc sanglotait à deux genoux... Tout fut inutile, le vieux
capitaine détourna la tête, remonta sur son banc de quart,
et ordonna l'abordage d'une frégate ennemie...
Quand les deux navires se choquèrent, en se mitraillant
à bout portant, on entendait encore René crier d'une voix
déchirante :
— Mes armes, mon père! rendez-moi mes armes!...
Quelques minutes après, M. Trouin reçut une balle au
front et perdit connaissance. Son dernier regard vit tomber
son pavillon, ses matelots renoncer à le défendre, et \ee
Anglais vainqueurs se ruer sur son vaisseau.
Il fit un effort désespéré pour se jeter à la mer, mais il
ne put y parvenir, et sentit des mains anglaises lui arra-
cher son épée !
Quand il revint à lui, quel fut son étonnement ! au lieu
des Anglais, il vit ses deux fils à ses côtés, ses matelots
triomphants, son pavillon relevé, la frégate reprise, et les
ennemis rendus. .. Du Guay venait de faire ce miracle, après
avoir brisé ses liens...
Electrisé par son exemple, Luc l'avait secondé, en fer-
mant les yeux, et tous deux, blessés à la poitrine, mais par
bonheur aussi légèrement que leur père, lui présentaient,
avec son épée, celle du capitaine anglais.
M. Trouin crut mourir de joie..., il tomba tout en pleurs
dans les bras de ses fils, en balbutiant :
— Mes enfants! mes dignes enfants!
— Maintenant, me pardonnerez-vous, demanda René, et
me rendrez-vous mes armes ?
— Non-seulement je te pardonne, répondit le vieillard,
mais mon épée sera désormais la tienne, je te cède le com-
mandement de la Gabrielle.
Et montant aussitôt sur le banc de quah, au milieu des
acclamations de l'équipage, notre héros ramena en triom-
phe à Saint-Malo son navire et sa prise...
. XVH. — LE CHIEN DE SAINT-MALO.
Malheureusement la victoire des Trouin ne sauvait pas
leur patrie...; les bombes anglaises continuaient de semer
l'incendie et la mort dans la ville, et le brûlot infernal se
préparait à l'ensevelir d'un seul coup sous ses ruines.
Au moment où l'horrible machine s'avançait par une
brise favorable, René revenait à Dinard d'une nouvelle ex-
pédition, avec son matelot La Gall et les pêcheurs qu'il
était allé chercher, suivant sa promesse.
Ils avaient repoussé victorieusement une descente des
ennemis à Saint-Jagu, mais ils rapportaient sur un bran-
card l'élève pilote blessé à mort.
A cette vue lamentable, et à celle du brûlot destructeur,
que l'on croyait toujours guidé par Bernard, rien ne put
contenir l'indignation des paysans et des mariniers...,
ameutés de village en village, autour de leur ami expirant.
Ce n'était plus l'incendie de la maison du traître, c'était
l'extermination de safamille que réclamaitleurvengeance...
— Mort à tous les Bernard ! allons les fusiller sur la
Pointe! que le misérable, avant de nous écraser, voie, de la
flotte anglaise, toute sa race périr de notre main ! Que le
flot lui porte, avec nos malédictions, le cadavre de son der-
nier enfant !...
Ainsi criaient les malheureux en délire, oubliant sur
quelles têtes allait tomber leur fureur : Marie-Ange, qu'ils
appelaient naguère la bonne vierge de Dinard, et un oncle
septuagénaire, avec un neveu de douze ans, qu'elle avait
retirés le jour même de Saint-Malo.
Du Guay se flattait toujours que les plus insensés s'ar-
rêteraient devant de telles victimes ; mais, arrivé à cent pas
de la maison maudite, il sentit toute l'impuissance de ses
efforts contre une multitude qui n'avait plus rien d'hu-
main...
La machine infernale s'approchait justement de Dinard,
pour doubler le Fort-Royal et le Grand-Bey... La ville et la
campagne étaient plongées dans un effroyable silence, le si-
lence de toute une population qui attend la mort!... Les
habitants fuyaient leurs maisons, les soldats leurs postes,
et les animaux leurs étables... Pas un canon ne tirait sur le
brûlot. Que pouvait un boulet contre un volcan? On n'en-
tendait enfin que le son des cloches, pareil au glas mor-
tuaire, et les prêtres implorant la miséricorde divine...
Les pêcheurs y mêlèrent une dernière imprécation, cul-
butèrent René comme un torrent, lui passèrent sur le
corps, envahirent la maison de Bernard, en arrachèrent
Marie-Ange, son oncle et son neveu, les traînèrent jusqu'à
la Pointe, et s'apprêtèrent à les fusiller...
Ce fut alors que la machine infernale éclata..,, et jamais
oreille humaine n'ouït une explosion semblable... Une im-
mense colonne de flamme et de fumée s'éleva d'abord per-
pendiculairement...; des milliers de détonations se succé-
dèrent aussitôt, pareilles au feu roulant de cent batteries,
et la dernière, la plus épouvantable de toutes, sembla
ébranler à la fois le ciel, la terre et la mer, et suspendre
l'harmonie des éléments. Le moine de Saint-Malo prétend
qu'on l'entendit jusqu'à Alençon, c'est-à-dire à plus de
trente lieues (i)...
Enfin, la colonne de fumée ardente s'étendit lentement,
en s'affaissant sur elle-même, et en voilant la lumière du
jour, au point d'imiter la nuit. Puis, comme un feu d'ar-
tifice, tiré sous un dais sombre et colossal, on vit s'élancer
de la gueule du volcan, et sedisperseren tous sens, des jets
de flamme écarlate, des corps noirs et massifs, des soleils
tournoyants, des chaînes et des barres de fer, des bombes
d'une grosseur incroyable, des tonneaux de poudre, de
soufre et de salpêtre ; en uu mot, tous les instruments
d'extermination imaginables.
Au premier bruit, chacun s'était jeté à genoux, en re-
commandant son âme à Dieu. Mais figurez-vous la surprise
et la joie commune, lorsqu'on aperçut, en se relevant,
toutes les maisons de Saint-Malo debout et intactes, et le
brûlot infernal échoué à cinquante mètres des remparts, et
(i) Les artifices de l'affreuse machine, ajoolc-l-il,«vaieni élé préparés
secrètement dans la Tour de Londres, sous la surveillance du Prince
d'Orange. « C'esloil uu entassement de 25 tonneaux de poudre (40 i
50 milliers), de 600 bombes de 300 livres, de camphre, dhuyie, de souf-
fre, d'alcool, de poix, de mitraille, de lames decouieaux. de grapins,
d'allumettes, de paille, de barils cerclé» de fer, de quartiers de roc,
de copeaux, etc. Le tout entremêlé de tuyaux et de mèches pour y
mettre le feu partout A la fois ». Le rocher où s'échoua le brûlot fut
fendu ; toute» les portes de Saint-Malo s'ouvrirent d'elles-mCmes ; tou-
tes les cloches sonnèrent; des pierres monstrueuses passèrent par-
dessus les maisons. On recueillit les jours suivants des eeutaines d«
charretées de fer, de bois et de granit. Si l'explosion avait eu lieu au
pied du rempart, il ne reatail pas un mur debout, oi ud être vivant
dan» toute la ville.
MUSEE DES FAMILLES.
371
vidant inDoceramenl sur un écueil ses entrailles éteintes
par le naufrage !...
On crut d'abord à un miracle, et un cri de reconnais-
sance monta vers le ciel... Mais le ciel y répondit en jetant
un corps sanglant sur le rivage, au pied même du promon-
toire de Dinard, à vingt pas des mariniers qui couchaient
en joue Marie-.\nge...
Ce corps, que notre héros releva le premier, était celui
du pilote Bernard.
C'était donc bien lui qui conduisait le brûlot! Et les
pêcheurs allaient l'achever sans doute, lorsque René trouva
sur sa poitrine un rouleau de fer-blanc.
Ce rouleau contenait un parchemin , et sur ce parche-
min Bernard avait écrit de son sang :
et Les Anglais cherchent un traître pour anéantir Saint-
Malo; de peur qu'ils ne le trouvent, je vais passer pour
tel, et feindre d'accepter leurs offres. Je crèverai leur ma-
chine infernale sur un écueil, et je me perdrai en sauvant
mon pays. Permettez, mon Dieu ! qu'un honnête homme
trouve cet écrit, et prouve que je ne suis pas mort en
lâche, mais comme il convenait au Chien de Saint-Malo.
f Signé : Bernahd. i
Comment exprimer l'effet de cette révélation, d'abord
sur René, puis sur les pêcheurs, puis sur Marie-Ange, puis
sur Luc Trouin, puis sur tous les habitants de Saint-Malo?
L'explosion de leur repentir, de leur enthousiasme, de leur
ivresse, n'eut d'égale que celle de leur joie, quand leur
sauveur revint à lui, sauvé à son tour par la Providence,
qui, des trente blessures dont il était criblé, voulut que pas
une ne fût mortelle.
XVIU. — LE MÉDAILLON.
Le soir même, la flotte anglaise quitta la baie, chassée à
pleines voiles par tous les corsaires de Saint-Malo. Porté
en triomphe, en même temps que sa 611e, par ceux qui
avaient failli les massacrer, le pilote Rernard reçut du roi
des lettres de noblesse, et de ses concitoyens un compas
d'honneur, avec le commandement des gardes-côtes.
Un mois après, effectuant l'échange si désiré, Luc prit
ses grades à Caën, à la place de son frère ; puis il devint
l'heureux époux de Marie-Ange Bernard, et il alla occuper
le consulat de Malgues, en Espagne.
Et M"" de La Bourdonnais?et llndienne? Animé parleur
double souvenir, qu'une étrange passion mêlait dans son
cœur, René Du Guay-Trouin se couvrit de gloire sur toutes
les mers. En moins de deux an?, il enleva plus de trente
vaisseaux à l'Angleterre et à la Hollande. 11 devint l'orgueil
de son pays, l'admiration de ses rivaux, et la terreur des
ennemis de la France.
A chaque victoire, une lettre de l'ange gardien lui disait:
n Courage ! je vous admire comme je vous aime ! Vous
touchez au terme de vos épreuves... »
Prisonnier des Anglais à Plymouth, il fut miraculeuse-
ment délivré par une jolie marchande, qui séduisit l'officier
chargé de sa garde. Encore un chef-d'œuvre de l'inconnue,
qui trouvait partout des agents de sa volonté !
Cependant René attendait toujours cette récompense
royale, dont une récompense plus douce devait être la suite. . .
— Quand vous serez capitaine des vaisseaux du roi!
se répétait-il en couvant des yeux le médaillon qui renfer-
mait le secret de son destin...
Il l'avait porté religieusement, depuis le bal masqué, at-
taché sur son cœur à la cbaine d'or de M"* de La Bour-
donnais.
Un jour, enfin, qu'il était à Saint-Malo, convalescent
d'une blessure, son frère Luc, le seul confident de ses es-
pérances, entra dans sa chambre avec Marie-Ange et uo
enfant joli comme l'amour... ftené. qui les croyait à Mal-
gues, se jeta tout étonné dans leurs bras.
— Nous te surprenons à noire tour, dit le consul; nous
arrivons d'Espagne, comme tu revenais autrefois de l'Uni-
versité. J'ai traversé Paris, frère; j'ai vu Louis XIV à
Versailles... Voilà ce qu'il m'a chargé de te remellre.
Du Guay ouvrit une longue caisse dorée , portant le so-
leil du grand roi..., et y trouva une magnifique épôo, —
enveloppée dans un brevet de capitaine de vaisseau.
— Enfin ! enfin ! s'écria-t-il radieux , les mains levées
au ciel...
Et tirant le médaillon de sa poitrine, il en fit sauter le
couvercle d'or.
11 poussa en même temps une exclamation de surprise,
de joie, de délire...
C'était le portrait de M™' de La Bourdonnais !
Ainsi la comtesse et l'Indienne ne faisaient qu'un... Mais
comment expliquer cette charmante énigme ?
— Tu en trouveras sans doute le mot, reprit Luc, dans
cette lettre que M™» de La Bourdonnais m'a confiée pour
toi.
René lut, à travers ses larmes, d'une voix étouffée par
l'émotion :
Paris, 8 janvier 1692.
' Ma vie vous appartient depuis que vous l'avez sauvée
à biuard ; mais je n'ai pas voulu vous la donner comme
une faveur aux yeux du monde. Je vous ai étudié double-
ment au bal de votre père, d'abord en feignant de ne pas
vous reconnaître, puis en me cachant sous un costume
indien, quand vous me croyiez partie pour mes terres... Je
vous ai ouvert le chemin de la gloire et vous l'ai désignée
pour but; vous l'avez atteint et dépassé... C'est à vous main-
tenant de m'élever à vous... Je vous attends...
Gabrielle.
Un quart d'heure après, Du Guay-Trouin volait à Paris.
Mais tant de bonheur devait avoir un horrible réveil !
Le futur époux de M""» de La Bourdonnais la trouva mou-
rante d'une fluxion de poitrine.
— Ne me plaignez pas, lui dit-elle, à son dernier sou-
pir, j'ai gagné cotte maladie en allant demander au roi
votre brevet de capitaine de vaisseau. Sa Majesté a daigné
me faire monter dans son carrosse, toutes les portières
étaient ouvertes ( 1 ) ; le froid m'a saisie au cœur, et je meurs
pour vous : si je n'ai pu vous donner la femme qui vous
aimait le mieux, j'ai du moins donné à la France un de ses
plus grands hommes... Jurez-moi, ajouta-t-elle en sou-
riant encore, de vivre pour mon souvenir, et de n'épouser
que la mer..., comme le doge de Venise...
Le baiser de l'éternel adieu fut le sceau de ce serment;
— Du Guay-Trouin le tint sans regret jusqu'à sa mort.
On sait quelles immortelles victoires furent les dignes
filles de son mariage avec la mer ! Il les couronna par la
prise de Rio-Janeiro, la plus brillante et la plus riche con-
quête de la marine française. Une vie noblement exeni- .
plaire expia les égarements de sa première jeunesse. En-
fin il mourut, chargé de vertus et d'honneurs, lieutenant-
général des armées navales , commandeur de Tordre royal
de Saint-Louis, membre du Conseil royal de l'Amirauté, du
Conseil de la Compagnie des Indes , etc., —laissant à la
France un des noms les plus glorieux, et peut-être le
plus pur du grand siècle de Louis XIV.
FIN. PITRE-CHEVALIER.
(1) Voir le» Mémoires de Saint-Simon jur celie impilpyable habi-
tude du grand roi.
379
LECTURES DU SOIR.
HISTOIRE PITTORESQUE DE LA TYPOGRAPHIE.
TROISIEME ET DERNIÈRE PARTIE (1).
Il faut convenir que les illustres typographes dont nous
avons raconté la vie furent bien secondés dans leur œuvre
par les artistes contemporains. Notre aperçu sur l'art ty-
pographique des seizième et dix-septième siècles serait in-
complet si nous ne nous occupions maintenant des graveurs.
Geoffroy Tory est le plus anciennement connu de ces ex-
cellents artistes à qui la typographie dut sa première splen-
deur. Il avait étudié l'antique à Rome, et fit de longs tra-
vaux sur l'alphabet. Dans un ouvrage in-folio aussi rare
que curieux, intitulé Champ-Fleurij, il établit des propor-
tions entre l'alphabet latin et le corps humain. 11 avance
que les lettres latines dérivent du nom de la déesse lo, ce
qu'il prouve en montrant qu'elles sont toutes formées d'une
ligne droite et d'un cercle, 1, 0. En les divisant en dix lignes,
il trouve des rapports entre ces lignes et le nom d'Apol-
lon et des neuf muses ; ou bien encore avec les sept arts
libéraux, la grammaire, la métaphysique et la dialectique;
après avoir construit des lettres qui sont des hommes, il
dessine des hommes qui sont des lettres, et chez lesquels se
retrouvent toujours Apollon, les muses, les sciences et les
arts libéraux. Il retrouve l'alphabet dans les muscles, et les
muscles dans l'alphabet ; puis, par un jeu de fantaisie, qui
touche peut-être profondément à la réalité, il établit des rap-
ports entre la forme des lettres et les genres d'architecture;
il bâtit des lettres qui sont des maisons ; il écrit des mai-
sons qui sont des lettres et qu'habitent tout naturellement
les sept arts libéraux, les sciences, Apollon et les muses;
puis ces maisons se trouvent faites de corps humains, les
escaliers sont des S, les murs sont des I ; tout à coup ces I
deviennent des membres, les S des fausses côtes; et le tout
se transforme finalement en un flageolet inventé par ledit
Apollon, et dans les sept trous duquel Tory loge un art li-
béral; en somme, Apollon finit par jouer de ce flageolet,
qui est un homme ou un 1, ou l'arbre de la science, comme
il vous plaira. L'ouvrage est accompagné de planches re-
présentant les alphabets quadreaux (anciennes capitales) ;
des lettres de formes bâtarde, tourneuse; alphabet des
langues persienne, arabique, africaine, turque, tarlarienne,
chaldaïque, fantastique et utopique ; l'alphabet des lettres
fleuries, et enfin des modèles de chiffres et lettres cnlrela-
\yr\i^Lr-^\ 1 1
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1^:^^
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f^kr^T.
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k^ '
V
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L'alphabet de Geoffroy Tory
céos. Inutile de dire que le plus fantastique de tout cela, c'est
l'alphabet africain, complètement inventé par le graveur.
Il termine son livre par cette exclamation naïve : « Je
€ suis sûr d'avoir des gloscurs et des mordants ; mais je ne
. c les estime pas la valeur d'un poil. »
En 1509 Tory devint correcteur dans l'atelier d'Henri
Estienne; il appliqua sa science à perfectionner les carac-
tères de Josse Badius, le beau-père de son patron. Des 151 6,
il obtint un privilège pour l'impression d'Heures à l'usage
de Rome et de Paris, décorées de lettres fleuries, d'estampes
et d'arabesques de son invention, qu'il exécutait lui-même
avec beaucoup de goût, 11 devint libraire, et prit pour en-
seigne un vase antique percé d'un foret et placé sur un
livre clos par trois chaînes et cadenas, avec les mots non
plus. La fêlure de ce vase l'a fait nommer par les ama-
teurs d'estampes le maître au pot cassé. Il n'a pas gravé
lui-même toutes les estampes dont les livres sont ornés ;
beaucoup d'entre elles portent la croix de Lorraine, mar-
(i) Voir les numéros de janvier el d'aoûi «846.
que de Pierre Woeiriot, le premier graveur sur cuivre
qu'ait possédé la France (1).
C'est à l'école du bon vieux Geoffroy Tory que se forma
Claude Garamond, le plus célèbre des graveurs en carac-
tères. C'est lui qui grava et fondit, sous les yeux de son
maître, les caractères romains nécessaires pour rimpression
du Champ-Fleury; c'est à lui que François I" confia,
comme nous l'avons dit, la gravure des types grecs, sur
les dessins d'Ange Vergen de Candie, son écrivain royal.
Conrad Neobar, patenté dès 1538 pour l'impression
royale des livres grecs, fit usage des premières fontes de
ces caractères dans ses éditions d'Arislote et de Philon ;
Eiisèbe fut ensuite publié par Robert Estienne avec ces
mêmes types. Le trait vif et net de ces caractères n'a ja-
mais été surpassé ; aussi conçoit-on aisément les longues
(I) C'est à Pierre Woeiriot que sont «Uips les jolies estampes sur
cuivre qui ornent plusieurs livres de Simon de Co:incî cl dos Eî-
licnne.
MUSEE DES FAMILLES.
373
réclamations que nous avons mentionnées ; lorsque la répu-
blique de Genève les eut rendus à l'État, les poinçons de-
meurèrent dans les bureaux de la Chambre des comptes et
restèrent longtemps sans emploi ; enfin en 1791, M. Dubon-
I.avesne les remit en usage pour une édition des œuvres
de Xénophon entreprise par l'Imprimerie royale.
On ne peut faire un plus grand éloge des types romains de
Garamond qu'en les comparant à ses caractères grecs ; les
fameux caractères des EIzevirs provenaient des poinçons
de Garamond.
Cet illustre artiste mourut en 1561 ; Guillaume Lebé, cé-
lèbre aussi par ses beaux caractères orientaux faits pour
llobert Eslienne, et par la fonte des types nécessaires à
l'impression de la grande Bible de Plantin, fut chargé de
procéder à l'inventaire de la superbe fonderie de Claude Ga-
ramond ; il acheta la plus grande partie des pomçons et des
matrices et les réunit à son fonds propre, ce qui composa le
plus riche dépôt qui existât alors en Europe. 11 mourut en
1598. Son fils et son petit-fils continuèrent lamaison jusqu'en
i683; la veuve de ce dernier (appelé Guillaume, comme son
père et son aïeul) et ses quatre filles, excellentes artistes fon-
deuses, confièrent la direction de la maison à Jean-Claude
l'ournier qui, en 1730, devint propriétaire du fonds. Le
lioisième iils de J.-C. Fournier fut Pierre-Simon, l'auteur
i!u Manuel, l'une des célébrités de l'art typographique.
Pierre-Simon grava sur acier de grosses et moyennes
lettres de fontes (c'est ainsi qu'on appelle en typographie
d'énormes caractères d'affiche de deux à cinq pouces de
grosseur). Le nombre des caractères gravés par P. -S.
Fournier est très-considérable.
A cette même époque, l'art typographique acquit une
nouvelle splendeur en Angleterre, grâce à Barkerville, et
en Espagne, grâce à Harra. Celui-ci introduisit le premier
le salinage du papier.
1700 — 4843.
Nous n'avons pas encore dit un seul mot de la presse,
l'instrument typographique qui a le plus varié depuis son
origine. Rien n'était plus simple que la première presse :
c'était un pressoir à vin, légèrement modifié, que con-
struisit, sur les indications de Gutenberg, un charpen-
tier nommé André Schultheiss. On sait comment la pres-
sion s'opère avec cet instrument : une planche, fixée à
l'extrémité inférieure d'une grosse vis en bois, descend
avec une force plus ou moins grande sur un plateau infé-
rieur et immobile. Outre la grossièreté générale, cette
presse présentait une grande diffficulté de manœuvre. On
ne plaçait qu'avec une peine et des précautions infinies la
forme sur le plateau ; le papier se chiffonnait, se maculait
entre ces deux planches : il fallut donc mobiliser le pla-
teau inférieur; ce qu'on obtint en le plaçant sur une dou-
ble coulisse, le long de laquelle il glisse à volonté, au
moyen d'une corde enroulée autour d'un cylindre que ter-
mine une manivelle; ce qui amena l'expression <ie presse
roulante. Bientôt le manche passé dans le trou de la
vis pour la faire tourner fut rem[)lacé par une longue
poignée à demeure, qu'on appelle barreau. iMais cette pres-
sion directe était fort inégale, et n'agissait efficacement
que sur une surface restreinte; il fallait presque toujours
deux ou trois coups de barreau pour une seule épreuve.
Cependant, chose presque incroyable, c'est au moyen de
cette machine informe qu'ont été obtenus tous les chefs-
d'œuvre de la typographie ancienne , nous ajouterions
presque et moderne; car on n'a sérieusement modifié la
presse que vers la fin du dix-huitième siècle, et il n'est
presque pas une typographie parisienne qui n'offre encore
aux regards des curieux une vieille presse seizième siècle,
reléguée dans un coin, ou même servant encore à faire des
épreuves pour la correction en première. On ne se figure
pas les affreux craquements qui résultaient de l'emploi de
ces machines de bois; c'était un tapage infernal; et la lo-
cution, faire gémir la presse, qui n'est plus juste mainte-
nant, se trouvait autrefois de la plus rigoureuse exactitude.
C'est vers 1798 (1) que se sont définitivement intro-
duites les presses en fer. Outre la légèreté, l'élégance, la
promptitude de maniement, elles offrent de plus sérieux
avantages; des ressorts, diversement agencés selon les
divers systèmes, étendent au loin l'action de lavis de
pression, et permettent d'imprimer les plus grands for-
mats d'un coup de barreau. De plus, des vis secondaires,
bien combinées, permettent de donner plus ou moins de
foulage, selon la nature du travail, et un point d'arrêt
mécanique, sensible pour la main la moins exercée, aver-
tit l'ouvrier qu'il a atteint la limite normale de pression.
Le barreau, au lieu d'être emmanché directement, se rat-
tache à la machine par un coude oblique, en fer forgé ,
qui forme ressort et l'empêche de se lancer à l'improviste
au nez de l'ouvrier, comme cela arrivait vingt fois par jour
avec les anciennes presses. Lord Sthanhope, pair d'An-
gleterre, mort dans les premières années du dix-neuvième
siècle, contribua beaucoup à ces perfectionnements; il
existe même des presses à la Stanhope.
Vers le commencement de ce siècle, le bruit se répan-
dit en France qu'un Américain, nommé Kinsley, venait
(i) C'esl décidément à François-Ambroise Didol, chef et fondateur
de l'illustre dynastie des Didot, que revient tout l'honneur de l'inven-
tion de la presse à un coup, longtemps réclamé par Anisson-Dupc-
ron , directeur de l'Imprimerie royale. Les dates tranchent la question
sans réplique. C'est en 1783 seulement qu'Anisson parla de sa préten-
due invention à l'Académie des sciences, et voici ce qu'on lit dés
J777, à la page xc de Daphnis el Chloé, édition grecque et latine de
M. de Villoison :
« C'est avec autant d'' sagacité que d'utilité réelle pour l'avancc-
« ment de son art que Oidol l'alné a imaginé el fait cxéculer heureu-
« sèment, mais à grands frais, une presse d'impiimerie d'une con-
M struciion nouvelle, à laquelle il a su donner assez de force pour
« que les ouvriers puissent fouler également et d'un seul coup la
<< feuille de papier dans toute son étendue, etc.»
374
LECTURES DU SOIR.
d'inventer une presse, au moyen de laquelle l'encre était
portée sur la forme, et le papier étendu avec une si grande
promptitude, qu'un seul ouvrier suffisait pour l'impres-
sion de deux mille feuilles par heure. Mais les esprits
étaient si peu sur la voie, que le savant bibliographe Peignot
ne craignit pas d'affirmer « qu'on devait regarder cette dé-
couverte comme une fable. »
Ce ne fut que de 1816 à 1823 que parurent les premières
presses mécaniques. Elles se composent en principe d'une
table mobile , qui supporte les formes composées et dont
toute la surface est successivement soumise à la pression
d'tm grand cylindre creux et tournant sur un axe. Un ou-
vrier passe rapidement la feuille de papier blanc entre des
cordons plats, disposés à cet effet sur la surface du cylin-
dre; cette feuille, immédiatement entraînée, arrive sur la
forme, s'imprime d'un côté, se retourne sur deux petits
cylindres intermédiaires, se glisse d'elle-même sur un au-
tre gros cylindre, passe sur l'autre extrémité de la table
ou marbre mobile, et s'imprime de l'autre côté. La feuille
s'imprime donc complètement d'un seul coup, le travail
ne s'arrête pas un instant. La presse à bras, au contraire,
ne peut imprimer qu'un côté de la feuille à la fois, et in-
terrompt son action pour quelques secondes après chaque
coup de barreau. Trouver un procédé mécanique pour
que les formes s'enduisissent d'encre spontanément, tel
était le véritable problème de la presse mécanique. Voici
comment on l'a résolu : de longs rouleaux, d'une matière
résisianle, mais élastique (mélasse et colle-forte fondues
ensemble et solidifiées dans des moules), sont juxtaposés
à poste fixe, de manière à pouvoir cependant tourner en li-
berté au moindre frottement. Le premier et le plus gros
de ces rouleaux prend directement de l'encre à l'encrier-
réservoir, placé à chaque extrémité de la machine. L'ex-
trémité du niar6re mobile se termine par une table de
bois, sur laquelle les rouleaux étalent l'encre au passage
et la distribuent avec égalité ; puis la forme arrive à son
tour et passe sous les rouleaux, dont elle reçoit la couche
voulue.
La machine entière se meut par une série d'engrenages,
entraînés par une immense roue, nommée volant, que fout
tourner des hommes, ou une machine à vapeur.
Avec la presse mécanique, le format n'a plus de limites.
On peut tirer à la fois plusieurs feuilles appartenant à des
ouvrages différents. Certaines presses mécaniques compli-
quées opèrent, presque simultanément, le tirage, le sé-
chage et le satinage de la feuille.
La vitesse ordinaire d'une presse mécanique est de douze
ou quinze cents à l'heure, imprimés des deux côtés, c'est-
à-dire deux mille quatre cents ou trois mille de tirage,
opérés à grande peine en vingt-quatre heures par une presse
à bras.
L'introduction des presses mécaniques amena dans les
procédés ordinaires une modification qui n'est pas sans
importance; les ouvriers imprimeurs remplacèrent par
de petits rouleaux les 6a//e.$ de peau, usitées jusqu'alors
pour distribuer l'encre sur la forme, et dont l'emploi dif-
ficile exigeait une habileté peu commune. Le rouleau
est incontestablement une amélioration. Il donne un ton
plus égal à la couleur générale de l'impression , et se prête
à une célérité plus grande. Ce qui n'empêche pas les vieux
compagnons de regretter les balles et de regarder les rou-
leaux comme une prime offerte à la gourmandise des ap-
prentis. En effet, les tonneaux de mélasse, destinés à la
confection des rouleaux, ne laissent pas que de subir par-
fois d'assez rudes atteintes, grâce à la convoitise de ces
messieurs.
Le travail de la presse détériore promptement les carac-
tères d'imprimerie ; en effet, le mélange de plomb et d'an-
timoine qui les compose ne résiste guère au frottement ;
il s'écrase, se pulvérise, et tinit par donner au tirage ce
qu'on appelle des têtes de clous. 11 faut donc renouveler
partiellement le matériel tout le long de Tannée. On devine
que les typographes ont dû chercher les moyens de com-
penser ou d'atténuer une perte si énorme. Ce but est en
partie atteint par le stéréotypage, art par lequel on immo-
bilise les types et on conserve les pages composées, pas-
sées à l'état de plaque métallique.
Cette nouvelle industrie typographique fut inventée vers
1730 par un orfèvre d'Edimbourg, appelé William Ged,
qui donna, en 1744, une édition stéréotvpe de SaUuste
( Edimburg, 1744, in-12 de cent cinquante pages). Ses pro-
cédés, que nous décrirons plus bas, furent considérés à
tort comme imparfaits, et il mourut dans la misère, le
19 octobre 1749. Citons encore, parmi ceux qui ont fait
des tentatives de ce genre, Michel Funickter, André Foulis
de Glasgow, et Daniel Saltzmann.
Joseph Carez, imprimeur à Toul, inventa, en 1783, le
clichage, qui n'est autre chose qu'un procédé pour stéréo-
typer. Carez avait remarqué que son ami, M. Thouvenin,
antiquaire distingué, obtenait des empreintes de médailles
au moyen d'un coup de marteau vivement appliqué sur
une bille d'étain. L'imprimeur imagina de stéréotyper de
la même manière ; il frappait un coup vif, au moyen d'un
bloc de bois suspendu à une bascule ; ce bloc tombait sur
le métal destiné à recevoir l'empreinte de la forme quand
il était au point de fusion convenable. Il exécuta ainsi un
livre d'église avec le plain-chant noté ( i vol. in-8^ Toul,
178G), et une Bible complète en un vol. in-S". Ce brave
homme, qui mourut en 1801 sous-préfet de Toul, appe-
lait cela les omotypes. Son procédé est maintenant hors
d'usage.
Puis vint Herhan, qui imagina de composer avec des
matrices en creux, et de couler directement le plomb sur
la page ; cette méthode eut un certain succès, il y eut une
collection de classiques , stéréotypés d'après le procédé
d'Herhan. Elle porte pour marque les portraits de Guten-
berg, Fust et Schœffer, de profil dans un médaillon. Les
frais immenses qu'eùtentrainés l'adoption générale des idées
d'Herhan, y firent complètement renoncer, et l'on revint,
purement et simplement, à l'invention de William Ged. On
moule la page avec du plâtre, ou du sable fin de rivière ; on
fait cuire ce moule au four ; on y coule du métal en fu-
sion, et l'on plonge le tout dans une cuve d'eau froide. On
obtient ainsi une plaque de métal, haute de trois lignes en-
viron, et qui peut se conserver indéfiniment sans entraver
la circulation et le libre emploi du caractère mobile, au-
quel on épargne ainsi la fatigue et l'usure des longs tirages
qui le détruisent si promptement. Les huit lignes qui man-
quent pour compléter la hauteur des onze lignes et demie ,
à laquelle sont ajustées les presses, est complétée avec des
blocs de plomb, qui n'ont jamais besoin d'être renouvelés.
Quand les clichés sont trop fatigués, ou les met à la fonte ;
maison ne perd que trois lignes et demie de métal; c'est
donc une économie des deux tiers.
M. Pierre Leroux, le célèbre fondateur du G/o6tf et l'au-
teur du livre de l'Humanité, fut ouvrier compositeur,
comme Franklin, Déranger, Hégésippe Moreau. Il inventa,
il y a vingt-cinq ans, ce qu'il appelle un peu pompeuse-
ment une nouvelle typographie ; son projet consiste à fon-
dre les lettres non une par une, comme autrefois, mais par
rayons entiers de cinquante, cent ou même cinq cents let-
tres, n'ayant que trois ligues et demie de hauteur; et k
MUSÉE DES FAMILLES.
375
les faire composer par une machine, conséquence néces-
saire, le caractère devenant trop petit pour être saisi par
les doigts du compositeur. M. Pierre Leroux raconte lui-
même, dans un Mémoire, qu'il réalisa autrefois un modèle
de la machine ; mais des ohstacles sans nombre, la pauvreté
surtout, s'opposèrent à ce qu'il réussit à l'appliquer en
grand. Rien n'est plus touchant que le récit de ses luttes,
de ses travaux incessants. Aidé seulement par son jeune
frère, il se fit menuisier, serrurier, forgeron. A la mort
de son père, il vendit son petit héritage pour continuer l'é-
tude de son problème ; enlin il lui fallut renoncer, du
moins pour un temps, à son œuvre, ou plutôt, comme il dit,
l'arracher violemment de son cœur. Ajoutons, pour être
juste, que son idée, loin d'être méconnue, incomprise, avait
été parfaitement accueillie par M. Firmin Didot, qui lui of-
frit les avances nécessaires. Mais M. Leroux, préoccupé
d'idées politiques que nous n'avons pas mission de discu-
ter ici, refusa péremptoirement ces oflres.
M, Leroux est maintenant imprimeur à La Châtre.
D'ailleurs, en même temps que M. Leroux rêvait la fon-
derie multiple, M. Henri Didot réalisait, dès 1818, la fonderie
polyamatype ; c'est la même idée appliquée aux caractères
ordinaires.
Parmi les améliorations de détail, nous ne pouvons pas-
ser sous silence les caractères sténotypes de M. A. Pinard.
Plusieurs machines à composer ont été proposées dans
ces derniers temps ; nous citerons entre autres hgérotype,
inventé par M. Gaubert; et le clavier compositeur de
MM. Young et Delcambre.
Jusqu'au dix-neuvième siècle, la typographie française
n'employa pour l'impression courante que les deux seuls
types romain et italique, gravés sur une échelle graduée;
ils suffisaient à tout, texte, titre, affiche et couverture. En
trois cents ans, le dessin n'en avait guère varié ; c'était,
sans trop de dégénération, ce beau type rond, net, plein
sans être gras, svelte sans maigreur, qu'avaient employé
les Aide Manuce et les Elzevirs.
Mais avec la Restauration commença une renaissance
littéraire ; les premières années du gouvernement de Juillet
virent éclore les publications par livraison (1), le journal à
bon marché et les annonces. De là les révolutions diverses
qui amenèrent un renouvellement intégral des types jus-
qu'alors employés.
Il est, je crois, assez piquant d'étudier ce côté pittores-
que et presque inattendu du grand mouvement littéraire
de ce siècle. Cet examen, pour être sans grande importance,
ne manque pas complètement d'intérêt.
Par une destinée bizarre et peut-être sans exemple,
celte école littéraire qui , par Chateaubriand , Chénier,
N. Lemercier, B. Constant, M"»» de Staël, arrive à MM. De-
lavigne. Soumet, Deschamps, de Vigny, Dumas, V. Hugo,
fut constamment attaquée comme coupable de plusieurs
énormes crimes : novation, orgueil, témérité, barbarie,
vandalisme, impiété, rébellion, etc. C'était, tout au con-
traire, une école de retour vers le passé, de réaction bien-
faisante et légitime ; elle essayait, au nom de la poésie, de
la religion et de la royauté, de réparer les brèches faites
par la littérature prosaïque, anarchique et impie du dix-
huitième siècle. Elle arrosait, avec Ronsard, Belleau, Théo-
phile, Villon, Marot, Rotrou et le vieux Corneille, le terrain
desséché, brûlé par la chaux vive de Voltaire. Elle puisa
(i) Il est assez curieux que dès le seizième siècle un imprimeur
ail eu l'idée de ce mode de publication économique. Peignot rap-
porte que Christophe Wechel n'imprimait les auteurs latins que par
partie, afin, disait-il, d'en faciliter la vente.
en plein catholicisme, dans la chevalerie, dans l'art mo-
narchique du moyen âge.
Les caractères gothiques reparurent dans la typographie.
Ryron, le Freyschutz et les Contes d'Hoffman conqui-
rent à leur tour une superbe popularité ; on traduisit même
le Sabbat des sorcières de Ludwig Tieck ; Victor Hugo pu-
blia ses ballades les deux Archers, la Nonne, la Ronde du
Sabbat; le genre fantastique eut bientôt droit de bourgeoi-
sie ; son humeur conquérante envahit tout pour quelque
temps; la gravure inventa des types nouveaux, incongrus,
cornus, fourchus, brisés, ombrés, écartelés, diaboliques,
faits pour effrayer les enfants, mais surtout les bibliophiles ;
en effet, rien de moins régulier, de moins satisfaisant
comme lignes et comme aspect, rien de plus difficile et de
plus incommode au lecteur.
Jusque-là, les caractères destinés à l'impression des textes
restaient intacts ; le caprice et la fantaisie ne s'installaient
qu'à la partie la plus extérieure, la plus périssable du livre,
les titres et la couverture ; les publications à bon marché et
par souscription amenèrent des changements plus graves.
Avec le bon marché a disparu l'ancienne perfection de la
typographie ; les caractères actuels sont longs, gras, sales ;
ils fatiguent l'œil et font danser les lignes et les pages. Pour
obtenir plus promptement des feuilles sèches, on mêle à
l'encre une grande quantité d'huiles siccatives qui jaunis-
sent promptement et font même des taches dans les livres.
On ne peut attendre de la presse mécanique des produits
aussi parfaits que ceux de la presse à bras. Le foulage,
trop fort est souvent inégal ; les marges se dérangent à
chaque instant, et le registre est imparfait (Voy. ce mot au
vocalaire). Le livre s'enlaidit chaque jour et disparait peu
à peu, tué par le journal.
La quantité de livres imprimés depuis l'invention est
telle que, selon les meilleures autorités, cinq cents vo-
lumes in-folio suffiraient à peine au simple énoncé du
titre de ces livres. Le savant Struve a dit qu'il serait plus
facile de transporter le mont Atlas que de faire une biblio-
graphie universelle.
La Bibliothèque historique de France, édition de 1768-
78,5 vol. in-folio, présente dans les quatre premiers vo-
lumes quarante-huit mille deux cent vingt-trois articles,
et encore n'était-elle pas complète alors.
A l'imprimerie des orphelins, fondée à Halle par le ba-
ron de Canstein, pour l'Ecriture sainte spécialement, on a
imprimé, dans l'espace de vingt-deux ans (1710 à 1732),
la quantité de trois cent vingt-sept mille exemplaires de la
Bible, et deux cent soixante mille exemplaires du Nou-
veau-Testament, le tout in-octavo et in-douze. Il existe
dans le monde chrétien à peu près quatorze ou quinze
mille éditions de la Bible, qui, tirées à cinq mille exem-
plaires en moyenne, donnent soixante-dix à soixante-quinze
millions d'exemplaires.
Les collections de Bibles ont été à la mode chez les bi-
bliophiles allemands. La bibliothèque de Stuttgart renferme
des trésors en ce genre. On remarque particulièrement
deux Bibles manuscrites, ornées de dessins et de miniatures.
L'une renferme cinq mille cent cinquante-deux tableaux,
avec deux versets par tableau; l'un latin, l'autre français,
tous deux décorés d'une capital alternativement or et azur.
En supposant que l'on pût aujourd'hui faire exécuter cha-
que tableau avec les deux versets pour 12 francs, le livre
entier coûterait, avec le vélin, 62,000 francs. Le second
manuscrit n'a que quatre sixièmes du nombre des ta-
bleaux , mais ce ne sont pas de simples lavis, ce sont de
magnifiques peintures. 11 a dû coûter 40,000 francs.
Nous pourrions donner une liste de livres rares ou précieux
376
LECTURES DU SOIR.
sans empiéter sur le domaine de labibliographie proprement
dite. Citons pourtant : *Anastasii bibliothecariihistoriay
devitisromanorum pontificum a Petro apostolo usquead
Xicolauml, nunquam hactcnus typis excusa, deinde vita
Uadriani II, et Stephani VI. Auctore Guilielmo bibliothe-
cario; ex bibliotheca J/arci V'e/seri. » Mayence, in-i" ,
352 pages.
On prétend qu'il n'existe que deux exemplaires de cet
ouvrage, qui contient de précieux détails sur la fameuse
papesse Jeanne.
Grammaire latine réduite en jeux de cartes ou de dés,
par dom César Joseph Montpié de Kégré , religieux de la
Congrégation de Saint-Maur; imprimé par Philippe Vincent.
£sch\jli tragediœ sex. Glasguœ, 1793, in-folio avec fi-
gures de Flaxman. 11 n'a été tiré que cinquante-deux
exemplaires, plus onze sur grand papier. Le prix de cet
ouvrage s'est élevé, dans les ventes publiques d'Angle-
terre, depuis 200 jusqu'à 400 livres sterling (de 5,000 à
10,000 francs.)
Le Virgile de Didot, 1798, 1 vol. grand in-folio, avec
des dessins de Gérard et de Girodet, se vendait 600 francs et
900 avant la lettre. Il ne contient aucune faute typogra-
phique, si ce n'est un j dont le point manque.
Diatribe de l'ingénieur Seid Afoustapha sur l'état ac-
tuel de l'art militaire, du génie et des sciences. Constanti-
nople; imprimé dans la nouvelle typographie de Scutari,
fondée par le sultan Sélini III; 1S03, in-S" de 64 pages.
Cet ouvrage singulier fut composé en français par l'auteur,
et annoté par le célèbre orientaliste Langlès. Seid Mousta-
pha mourut victime de son admiration trop vive pour la
science militaire des Français.
Apothéose et imprécations de Pythagore, publiées par
Charles Nodier à Crotone (Besançon, 1808). In-4° de
73 pages, grand vélin superflu. Ce livre, imprimé en style
lapidaire, a été tiré à dix-sept exemplaires, dont deux sur
papier rose.
Nous nous en tenons à ce court échantillon. Nous crain-
drions de dépasser les bornes déjà si étendues de notre
travail.
11 existait, avant, la révolution française, des imprimeries
particulières, d'où il sortait des ouvrages qui, ordinaire-
ment, étaient tirés à petit nombre (1).
(0 Voici uoe Dolice des principales :
Imprimerie du monastère Saiut-Deiiis (i57i% Elle existait dans
l'iolérieur de ce monastère, silué à Paris, rue de l'Amandier.
Imprimerie du cardinal Diiperron. Elle fui établie à Bagnolel en
1600 ; le cardinal > fdisait imprimer ses ouvrages, eien était lui-même
le correcteur : les éditions qui en sortaient, tirées à petit nombre,
étaient destinées aux amis de Tauieur. Il recueillait leurs avis, et en-
suite il faisait imprimer en nombre, soit à Paris, soit ailleurs, bs mê-
mes ouvrages pour les livrer au public.
Imprimerie de SuUij, établie vers i630, au château de Sully dans
l'Orléanais.
Itiiprimirie du cardinal de Richelieu, établie en 1610, à Richelieu.
Eilf coûta 3â,000 livres à clablir.Un ne cite aucun ouvrage sorti de
cctic imprimerie du vivant du foiiJaieur.
Imprimerie de Foiiquei, établie en 1660, à Saint-Mandc. On ne cite
aucun ouvrage sorti de ces presses; mais Guy Patin, dans sa lettre du
33 février 1663, rapporte que le roi a fait saisir quelques libelles qui
s'imprimaient à Monireuil sous Vincenues, par le soin des parents de
Fouquci, alors enfermé à la l!a«iille.
Imprimerie savarienne, élab'iic en 17I5, .i Paris, pour la littérature
orieniale.
Imprimerie de Louis AT, établie en I7t8 aux Tuileries. On en vit
sortir : Cours des principaujc fleiaes ei riiicres de l'Europe, com-
pose el imprime par Louis W. I7i8 ; du Cabinet de Sa Majesté, diri-
gée par J.Collombat, i7is. iii-S*.
Impriiuerle du duc d" Aiguillon, éiabWc en i73j, dans sa terre de
VerJet, en Touraine.
Imprimerie de Madame la Dauphine, 1758, i Versailles. EUiation
du cceurà .V. S. J.-C., par rayport à la sainte Communion, imprimée
de la main de Madame l.i Dauphine (mère de Sa Mijeslé), I75S, in-i6.
Toutes ces imprimeries particulières ont disparu sous le
régime de la législation impériale encore en vigueur , qui
restreint dans une limite invariable le nombre des impri-
meurs pour chaque ville , et qui astreint à un brevet l'exer-
cice de cette profession.
AtctSTE ViTU.
P. S. Nous croyons être agréable au lecteur en termi-
nant par l'explication de quelques termes qui n auraient
pas été suffisamment définis dans le courant de nos ar-
ticles.
ÀDDiTioîf ou Maîcchette. Notc marginale, comme on en
trouve dans les vieux livres.
Belle page. Dans les éditions de luxe, quand un cha-
pitre finit sur une page impaire, c'est-à-dire au recto, ou
laisse le verso en blanc, et on recommence le chapitre sui-
vant à la prochaine page impaire ; c'est ce qu'on appelle
commencer en belle page.
Bon A TIRER. C'est i'avant-dernière épreuve; elle est
assez satisfaisante pour que l'auteur ou l'éditeur puisse au-
toriser l'impression par les mots : Bonà tirer, avec sa signa-
ture.
BocRDON. Les ouvriers appellent faire un bourdon, l'ou-
bli de composer tout ou partie d'une phrase. Celte faute se
répare en intercalant le fragment oublié et en remaniant la
suite jusqu'au bout.
Conscience. Par une Ogure qui n'est pas sans grâce, on
appelle liomme en conscience ou de conscience, l'ouvrier qui
travaille à la journée, et qui, par conséquent, pourrait, s'il
le voulait, ne travailler qu'à son aise.
Copie. Manuscrit des ouvrages livrés à la composition j ce-
pendaut, lorsqu'il s'agit d'une réimpression, l'exemplaire im-
primé sur lequel ou compose s'appelle également copie.
CoQciLLE. Lorsque le compositeur distribue el qu'il jelle
par dislraciion une lettre dans un casselia étranger, cela
s'appelle faire une coquille. Lorsqu'il composera, il se trou-
vera nécessairement dans son travail une lettre pour une
autre. C'est encore une coquille.
DÉCHARGE. Lorsqu'après un tirage déjà long une forme
s'empale, on l'essuie en tirant quelques feuilles sans meure
d'encre. Ces feuilles, pâles et non margées, s'appellent des
décharges.
DÉcoiGNOiR. Morceau de buis rond ou carré, terminé en
lame obtuse, et qui sert à retirer les coins lorsqu'on veut
desserrer une forme. ^
Deleatcr. Mol latin qui s'abrège ainsi, 9. et qui sert au
correcteur pour indiquer qu'une lettre doit être retranchée.
Distribuer. Replacer une à une dans leur casselin par-
ticulier les lettres qui composaienl les formes tirées, el qui
vont servir à en composer de nouvelles.
Division. Les compositeurs appellent ainsi, et avec juste
raison, le trait d'union qui sert à diviser un mol, lorsqu'il
n'entre pas tout entier dans une ligne.
DoiBLON. Faute de l'ouvrier, qui compose deux fois le
même mot ou la même phrase.
Faix titre. C'est le litre de l'ouvrage placé au milieu
d'une page blanche, el par lequel coiumcuceul invariiblc-
menl tous les livres.
Filets. On nomme ainsi les lames de plomb diversotiienl
Imprimerie de ilonseigneitr le duc de Bourgogne, Versailles, i760 ;
Prière à l'usage des enfants de France, in-i2.
Imprimerie de la marquise de Pompadour, 1660, Versailles: Rorfo-
gujie, princesse des Parilies ; Au Xord, 1760, in-4*, arec une Tii^rc
d'après le dessin de Coucher, gravée par madame de Pompadour elle-
même.
Imprimerie du Dauphin (,Lotàs xri], au château de Versailles,
1766.
Imprimerie de Ketet, établie par le célèbre Beaumarchais tout ex-
prés pour l'impression des œuvres complètes de Voltaire. Il y avait
là huit fondeurs de caractères, qui les coulaient sur des matrices de
Baskerville. Cette imprimerie fui détruite au commencement de la
révolution française.
Imprimerie de Franklin, Tassy, I78J.
Imprimerie des enfants avetigles. établie par Itaùy, 1786. [>cux ou-
vrages.
MUSEE DES FAMILLES.
377
fondues qui servent à former les cadres, à séparer les co-
lonnes d'un journal, etc. Selon leur œil, ce sont des filets
maigres, gras, doubles, en gouttière, de cadre, etc.
On appelle filets anglais des signes d'ornement qui termi-
nent les chapitres.
Forme. C'est l'assemblage de pages mobiles mises en
ordre, garnies ou niargées, et serrées dans un châssis. Il faut
deux formes pour une feuille.
Frisquette, Feuille de papier découpée et fixée au châssis
d'une presse à bras pour empêcher les morceaux de plomb
qui forment l'intervalle des pages de faire des taches sur le
papier.
Galée. Cadre de bois sur lequel l'ouvrier dépose ses li-
gnes à mesure qu'il les retire du composteur.
Garniture. Ensemble de lingots de plomb ou de réglettes
de bois, qui maintiennent l'intervalle entre les pages, et
déterminent la largeur des marges.
Labeur. Ouvrage de longue haleine. — Opposition aux
brochures et aux ouvrages de ville, tels que lettres de faire
part, titres, couvertures, affiches, etc.
Ligne de pied. Ligne de cadrats qu'on met au bas de
chaque page pour la soutenir.
Macclatdre. Décharge qui a servi plusieurs fois et qui
n'est puisqu'un chilfon noir.
Mettre en pâte. Démolir brusquement un paquet ou
une forme, de manière à n'en faire qu'une masse confuse
et difficile à débrouiller.
Paquet. Assemblage d'un certain nombre de lignes telles
que les fournit le compositeur au metteur en page.
Placard. Epreuve faite sur des paquets imposés. Ce mode
d'épreuve évite, en cas de corrections nombreuses, les frais
de remaniement de la mise en page.
Point typographique. Le sixième de la ligne. Les ca-
ractères d'imprimerie portent généralement de six à douze
points. Passé ce dernier chiff"re, ils rentrent dans les carac-
tères de titres et d'affiches.
Les anciens imprimeurs donnaient aux caractères des
noms bizarres, venus, pour la plupart, des premiers livres
auxquels on les avait employés, ou de quelque qualité exté-
rieure :
Le six était de la nompareille ;
Le sept, de la mignonne ;
Le sept et demi, du petit-texte;
Le huit, de la gaillarde ;
Le neuf, du petit-romain ,
Le dix, de h philosophie ;
Le onze, du cicéro;
Le douze et le treize, du saint-augustin ,
Le quatorze, du gros-romain ,
Le seize, du gros-texte;
Le dix-huit ou vingt, de la palestine ,
Le vingt-quatre, du petit-canon;
Le trente-deux, du gros-canon,
Le quarante ou quarante-huit, du double-canon, etc., etc.
Police. Tableau proi)Ortionnel de ce qui doit entrer de
chaque lettre dans une fonte générale.
Porte-page. Feuille de papier fort, sur laquelle on pose
un paquet solidement lié.
PnoTE. Directeur et correcteur en chef d'une typo-
graphie.
Ramette. Châssis sans barre médiane.
RÉCLAME. Mot qui se trouve au bas de la page verso et qui
est le môme que celui qui recommence la page suivante.
Elle se place toujours au bas de la dernière page de la feuille.
La réclame facilite le travail du relieur et sert à rectifier les
erreurs qui pourraient se trouver par hasard dans les signa-
tures (V. ce mot). Les réclames ont été inventées en Italie,
vers 1468, ainsi qu'on le voit dans le Corneille Tacite de Jean
de Spire, à Venise; elles n'ont été introduites en France que
vers 1520. Elles sont maintenant hors d'usage.
Registre. Ce mot désigne le point de rencontre des lignes
et des pages qui doivent être placées et rangées égaliMuent
l'une sur l'autre, de façon que la page verso ne dépasse pas
la page recto ni par le haut, ni par le bas, ni sur les cotés.
Revertatur. Qu'il soit retourné ! Signe de correction
pour retourner les lettres qui se trouvent à l'envers.
Renfoncer. Mettre du blanc au commencement de la
ligne. Les alinéas sont tous renfoncés d'un cadratin.
Retiration. Impression du côté resté blanc après le
premier tirage à bras.
Signatures. On nomme ainsi les chiffres que l'on place
au bas des pages recto, au-dessous de la dernière ligne, pour
faire connaître l'ordre des feuilles d'un livre et faciliter
ainsi le travail du relieur. Pour indiquer l'ordre des feuillets
de chaque feuille, on ajoute au chiff're principal un point ou
deux points à la suite. Une feuille in-S» porte deux signa-
tures, la première au bas de la page 1, la seconde au bas de
la page 3. Les anciens imprimeurs se servaient de lettres
pour signatures. Ulric Gering les employait déjà en U70.
Taquer. Faire usage du taquoiu, bloc de bois parfaite-
ment équarri, qu'on passe à coups de marteau sur les for-
mes, pour qu'aucune lettre ne lève plus haut que les autres.
Tierce. Dernière épreuve qui se fait sous presse pour
vérifier l'exécution des corrections indiquées au bon à tirer.
Si la tierce est trop chargée, on voit une révision.
Titre courant. Se place à toutes les pages d'un livre sur
la même ligne que le folio.
Visorium. Petit instrument de bois qui se plante dans la
casse au moyen d'une lige de fer, et qui sert à fixer la copie
sur laquelle travaille le compositeur. Le visorium tombe en
désuétude.
FIN.
/ / /
Vue d'une presse inécani(|ue.
»BPTBMBRB 1846.
— 48 — TREIZIEME VOU'MB.
378
LECTURES DU SOIR.
MERCURE DE FRANCE.
(du 10 AOUT AU 10 SEPTEMBRE.)
Les prix et les vacances. — Les distributions académiques. — L'église de Sainte-Cloliide. — Lbs théâtres : Robert Bruce. — M. Bettini. —
/»/">' de Tencin. — Le troisième théâtre lyrique, etc. — Les Paysans. — La guerre de la galette. — Lis livres : M. Consoni. — M. Linguet. —
M. Bonnal. — Errata.
Au moment où nous terminions noire
dernier Mercure, une joyeuse fanfare an-
nonçait, dans les collèges, des couronnes
aux plus dignes, et les vacances à tous.
Les couronnes ont été distribuées avec la
solennité ordinaire : par les ministres au
concours générai, par les préfets dans les
collèges royaux, par les évêquesdans les
séminaires, par les maires et les mères
dans les écoles de province. Au concours
général, on remanjiiait MM. Giiizot, de
Salvandy, Victor Hugo, et autres hommes
d'État. Mais ne croyez pas qu'ils fussent
là en qualité de grands personnages. Ils
étaient là comme pères, pour embrasser
leurs enfants. M. de Salvandy l'a dit avec
émotion.
« Jeunes élèves, les succès des fils font
la joie et l'orgueil des pères. Vos triom-
phes sont les triomphes de vos familles.
Elles y trouvent la compensation de tous
les chagrins ou le couronnement de toutes
les ambitions; car, de tous les biens que
la Providence peut nous dispenser, les
espérances qui nous viennent de vous
sont encore les plus réels et les plus chers.»
On a compris celte éloquence du Grand-
Mai re, lorsqu'on a entendu proclamer
parmi les vainqueurs le jeune Paul de
Salvandy, élève du collège Henri IV.
Un tonnerre d'applaudissements a retenti
dans toute la salle. Le même enthousiasme
a salué les noms du jeune Victor Hugo,
du jeune Guizot et du jeune Casimir De-
lavigne.
Il n'est pas une petite ville en France,
il n'est pas un collège communal, une
simple école de frères et de religieuses,
où ces joies n'aient éclaté avec des trans-
ports semblables, sinon avec de pareils
honneurs... Peut-être même les sen-
sations sont-elles plus franches et plus
vives encore aux modestes fêtes de la
province. Là, les choses se passent tout
à fait en famille; les enfants pleurent
sans honte, les pères les embrassent sur
les deux joues, les mères s'évanouissent
en sécurité... Nous citerons pour exem-
ple la petite ville de Ponl-Sainte-Maxence,
dont le nom résume toute la célébrité,
en rappelant à la fois sa pieuse légende
et son pont, chef-d'œuvre de Peyronnel.
Un savant docteur et un prêtre versé dans
l'éducation de l'enfance nous racontent,
tout émus encore, des merveilles de la
distribution des prix faite à l'école com-
mimale par les sœurs de la Providence...
Au milieu des tentures blanches et des
fleurs, des chants et des prières, ils ont
vu avec admiration les exercices les plus
compliqués, les problèmes les plus utiles
exécutés et résolus avec un ensemble et
un aplomb merveilleux par de petites
lilles (le dix-huit mois à dix ans. — C'est
le cas de dire qu'il n'y a plus d'enfants,
ou qu'il n'y en a plus guère.
Et maintenant, que de bonheurs variés
pour toute cette jeunesse en vacances !
Les uns bondissent autour des châteaux,
les autres autour des chaumières pater-
nelles, car le paysan donne aujourd'hui
à son fils la même éducation que le grand
seigneur. Ceux-ci vont aux eaux, ceux-
là aux bains de mer. Presque tous chas-
sent, — qui au renard, qui au cerf, qui
au lièvre, qui à la perdrix, qui au simple
moineau, suivant l'âge, la force et l'a-
dresse de chacun. — Amusez-vous, en-
fants, car le temps court plus vite que
vous encore... Quand nous écrivions ces
lignes, les vacances commençaient à peine,
et quand ces mêmes lignes vous parvien-
dront les vacances toucheront à leur
terme de rigueur...
— Les distributions académiques ont
suivi les distributions universitaires. L'A-
cadémie des Inscriptions et Belles-Lettres
vient d'accorder le grand prix Gobert,
de 9,000 fr., à M. Aurélien de Courson,
auteur de VHistoire des peuples bretons
dans la Gaule armoricaine et dans les
fies Britanniques. On ne pouvait couron-
ner une œuvre plus savante ni un écri-
vain plus honorable. — Le second prix
de 1,000 fr. a été conservé à M. Mon-
teil, le patriarche de nos historiens
nationaux. Les prix Montyon ont été
distribués, suivant l'usage, à une multi-
tude de femmes de lettres plus ou moins
jolies. M. Moniyon, s'il voit cela de l'au-
tre monde, doit s'écrier, en parodiant
Alceste :
Par la semblea .' messieari. Je ne croTals pas itre
Si galant que Je suis.'...
Quant à l'Académie des Beaux-Arts, ce
n'est pas aux jolies femmes qu'elle en
veut, c'est à sainte Clotilde, ni plus ni
moins! Vous savez que la ville de Paris
a eu l'excellente idée d'élever sur le ter-
rain de Bellechasse une église à sainte
Clotilde qui, par un oubli incroyable, n'en
a aucune dans la capitale du royaume de
Clovis!
La ville de Paris désire que celte église
soit gothique : encore une excellente idée .'
Mais voilà que l'Académie des Beaux-
Arts proleste contre le projet, qu'elle ap-
pelle une faute grave. Et pourquoi cette
protestation ? • Parce que le style gothique,
dit l'Académie à M. le ministre de l'inté-
rieur, blesse autant le goût et les conve-
nances que le sentimenl religieux. » Per-
sonne, sans doute, ne voudrait croire à
cette assertion extraordinaire, si la pro-
testation n'était officielle. Il y a plus, elle
contient encore cette assertion non moins
extraordinaire, savoir : «que les édifices
gothiques (sur lesquels s'est appesanti, il
est vrai, le poids de huit siècles, joint à
trois siècles d'indifférence et d'abandon)
manquent, sous le rapport de la solidité,
des conditionsexigées par l'architecture.»
Vous croyez rêver? Et Mercure aussi !
Qui se serait douté que les églises go-
thiques manquaient de sentiment reli-
gieux et de solidité!...
En résumé, le conseil municipal a passé
outre, et a maintenu le style gothique,
en dépit de l'Académie des Beaux-Arts.
Pour peu que la nouvelle église soit aussi
religieuse et aussi solide que Notre-Dame,
la femme de Clovis et la ville de Paris
n'endemandentpasdavanlage.— «MM.Ies
académiciens, s'est écrié M. de Rambu-
teau, seront libres de ne pas aller à la
messe à Sainte-Clolilde, s'ils craignent que
les piliers ne leur tombent sur la tête, ou
si le demi-jour des vitraux coloriés leur
donne des idées trop égrillardes... •
— On sait que la province a aussi ses
académies, qui ont aussi leurs solennités.
Dans la séance annuelle de la Société Ra-
cinienne à la Ferté-Milon, la médaille
d'argent a été décernée à M"« Pnidmée
Truchy, peintre de fleurs.
— L'Académie royale vit toujours sur
son idée fixe, le futur opéra de Rossini,
— lequel, par parenthèse, vient de se re-
marier à Bologne, avec M"« Pélissier. -
En attendant le chef-d'œuvre, M. Léon
Pillet en cherche les interprètes. Il vient
de produire, à ce titre, M. Bettini, ténor
grave, cavalier superbe et voix magni-
fique, dont le succès a été des plus bril-
lants dans Lucie. L'héritage de M. Duprcz
est assuré à M. Bettini. Il chante déjà ad-
mirablement le français; il ne lui reste
plus qu'à le parler. El nous savons qu'il
s'est mis pour cela dans les mains d'un
excellent maître, qui, évitant les lon-
gueurs de la grande roule, le conduira au
but par un chemin de traverse. — Quant
à l'œuvre nouvelle du maestro, on sait
déjà le titre du livret, dit M. Théophile
Gautier, il s'appelle Robert Bruce. —
— La Comédie-Française a joué une pièce
un peu mélodramatique au fond , mais
très-littéraire dans la forme : Madamede
Tencin, par MM. Marc Fournier et Eu-
gène de Mirecoiirt. On y a remarqué
Beauvallet dans un rôle qui frise le comi-
que, et dont il s'est acquitté avec un bon-
heur étonnant.
— Le troisième théâtre lyrique, depuis
si longtemps promis, a cessé d'être un
mythe, il vient de prendre un corps sous
la forme d'un bel et bon privilège, ac-
cordé par le ministre à MM. Adolphe
Adam et Milon Thibaudeau. Enfin, les
lauréats de l'école de Rome et les in-
nombrables aspirants à l'héritage de Ros-
sini auront un orchestre et des chanteurs
pour se faire entendre ! les malheureux
ont attendu cette grâce assez longtemps!
Où se placera le nouveau théâtre ? Sur le
boulevard, bien entendu. — Au Cirque,
disent quelques-uns. Mais M. Gallois pro-
teste, et il a raison. La disparition du
MUSÉE DES FAMILLES.
379
Cirque national sérail une calamité po-
pulaire.
— Parlez-nous de l'Hippodrome pour
la vitesse et l'exaciilude ! Il a rouvert à
l'heure dite, et il ne reste plus trace de
l'incendie, que sur quelques arbres gril-
les ; encore on peut croire que c'est le fait
de noire soleil tropical. La Croix de Berny
a retrouvé ses triomphes, en alteiubnl la
Prise de la Smala d'Abd-el-Kader, dans
laquelle sera reproduit en action l'im-
mense tableau de M. Horace Vernet.
—Mercure est tout lier d'avoir prédit le
premier le grand succès des Paysans,
poésies et chants rustiques de M. Pierre
Dupont. Jamais prophétie ne fut mieux
réalisée. Après avoir recueilli, de salon
en salon, les suffrages des artistes et des
connaisseurs, les Paysans viennent d'é-
lectriser la foule aux Variétés, par l'or-
gane habile de M. Hoffmann. Après les
Bœufs, cet acteur peut chanter le Chien
duberger, le Braconnier, \es, Louis d'or, etc.
Tout cela doit également plaire à l'élite et
à la multitude; car tout cela est à la fois
simple et beau , naturel et poétique,
comme les fleurs des champs. Comme pa-
role, c'est du Théocrite en sabots ; comme
musique, c'est du Paul Potier noté.
— Qui ne connaît, au moins de réputa-
tion, les célèbres marchands de galette du
boulevard Saint-Denis et du boulevard
Saint-Martin ? Jusqu'ici les honnêtes ému-
les de M. Coupe-toujours faisaient, comme
lui, leur fortune en paix..., maisla guerre
civile, avec toutes ses horreurs, vient d'ai-
grir leur pâle et de croiser leurs cou-
teaux... Et devinez quel a été l'Ajax de
celte guerre intestine?... M. Collet, dit
Coupe-toujours, en personne! M. Gazeaux,
son jeune voisin, avait imaginé une nou-
velle galette, qui faisait fureur... De cette
fureur naquit la rage du Nestor détrôné.
Rien de mieux jusqu'ici. La concurrence
est le nerf du commerce... Mais, au moins,
a dit M* Schayé au tribunal ( car il y a eu
procès ), au moins ne fallait-il recourir
qu'à des armes courtoises. Gazeaux avait
une enseigne ainsi conçue : A la Galette
de la Porte Saint-Martin ; Collet inscrivit
sur la sienne ces mots : A la Renommée
delà galette de la Porte Saint-Martin. L'i-
deniité des caractères était d'ailleurs dés-
espérante.
Gazeaux avait peint l'extérieur de son
établissement en bois de chêne; M. Col-
let l'imita servilement. Voulant à tout
prix échapper à ces plagiats industriels,
Gazeaux se mit de nouveau en frais et
substitua la couleur vert-bronze à la cou-
leur de chêne ; immédiatement son vieux
confrère imita de plus en plus servile-
ment ce changement de couleur.
Enfin, Collet s'arrangea de telle sorte
que les deux boutiques rivales semblaient
n'en faire qu'une.
De cette confusion il est résulté un fait
des plus fâcheux, s'il faut en croire le ré-
cit de M' Schayé :
« Deux spectateurs de la Porte-Saint-
Martin, descendant du paradis, viennent
se rafraîchir chez M. Collet, avec deux
sous de galette : celui-ci s'empresse de
leur vendre son infect prodtiit; je dis in-
fect, car il faut que vous sachiez que
M. Collet fait sa galette avec du beurre
à 90 centimes, c'est-à-dire avec du beurre
d'un montant insupportable. Les pre-
miers coups de dent avaient à peine atta-
qué le morceau, que les mangeurs se récriè-
rent, prétendant qu'ils étaient empoison-
nés, et se livrèrent même à des violences.
On les mit à la porte ; mais voilà que, fen-
dant la foule, ils se précipitent dans le
n" 18, croyant toujours entrer dans la
boutique de l'empoisonneur : ils adres-
sent à M. Gazeaux les injures qui reve-
naient à M. Collet.
« Il ne faudrait pas, ajoute M' Schayé,
une seconde scène de cette nature pour
discréditer tout à fait l'innocente indus-
trie de mon client. »
Dénoûment : le n°20 a été battu judi-
ciairement par le n» 18; le vétéran a per-
du son procès contre le conscrit. M. Col-
let a été condamné à renoncer à l'enseigne
et aux couleurs de M. Gazeaux : Quidnon
mortalia pectora cogis auri sacra fa-
més.'
— Nous avons sous les yeux une cor-
respondance de M. Consoni, chanoine ita-
lien et professeur de théologie, avec
M. Lombroso, homme de lettres Israélite,
dont le résultat a été l'éclatante régéné-
ration évangélique de ce dernier. Cet ou-
vrage, qui est appelé à faire beaucoup de
bien, commence par réhabiliter fort ha-
bilement les Juifs dans l'opinion publique
et par les rendre intéressants, en racon-
tant leur histoire : il passe ensuite en re-
vue les obstacles qui s'opposent à la con-
version de ce peuple, et propose d'excel-
lents moyens pour les surmonter.
— Peu de gens savent le grec, moins
encore le français, a dit Paul-Louis Cou-
rier, cet esprit si mordant et si profond.
— C'est pour enseigner à tous le véritable
français que M. Goyer-Linguet a écrit le
Génie de la Langue française, ou le Dic-
tionnaire du langage choisi, ouvrage qui
manquaitencore à notre siècle de progrès.
Cet ouvrage n'est ni un diclionnaire
dans le sens vulgaire du mot, ni encore
moins une grammaire. L'un ne donne que
l'étymologie, la signification et la valeur
des mots; l'autre ne contient qu'une aride
et fastidieuse nomenclature de milliers
de règles controversées qui régissent l'or-
thographe et la syntaxe. M. Goyer-Lin-
guet a embrassé un point de vue plus
élevé. Il s'est proposéde répandre, de po-
pulariser, de vulgariser les belles et no-
bles locutions du langage littéraire, de les
rendre familières à un plus grand nom-
bre de personnes. Voici l'excellente mé-
thode qu'il a adoptée. Au lieu de procé-
der par voie de préceptes, il a mieux
aimé procéder par voie d'exemples. Les
insliluteurs de la langue, selon lui, les
vrais grammairiens ne sont ni Vaugelas,
ni Beauzee, ni Dumarsais, ni Court de
Gebelin, etc. : ce sont les grands écri-
vains dont il reproduit les phrases, dont
il encadre les passages dans l'ordre alpha-
bétique de chaque mot de son ouvrage. Il
indique avec un goût exquis, avec une
rare justesse, avec une sagacité analyti-
que, l'usage, la place, l'emploi de chaque
terme, les bornes de telle acception, les
limites de telle concordance. Un diction-
naire ainsi conçu et exécuté ne donne
point de la langue le s<{uelette décharné,
la froide et disgracieuse charpente; il en
représente le corps plein de vie avec la
fraîcheur de sa carnation, l'éclat de son
coloris, la vigueur de ses Ions.
Ce livre peut être consulté avec fruit
par toutes les classes de la société : le lit-
térateur aimera à y retrouver les loculious
de ses maîtres favoris ; l'homme d'affaires
ou du monde, pressé par le temps, y
cherchera l'expression la plus élégante de
la pensée qui le préoccupe; il n'est pas
jusqu'aux personnes dont l'instruction
est imparfaite qui ne s'estimeront heu-
reuses d'avoir à leur disposition un ré-
pertoire aussi varié que complet de for-
mules choisies pour revêtir leurs propres
idées.
— On vient de nous communiquer un
poème inédit, qui fera doublement hon-
neur à notre brave armée d'Afrique. Ce
poème est de M. Eug. Bonnal. Il a pour
titre : La France à Alger. Nous en citerons
les vers suivants, qui rappellent le célèbre
parasol enlevé à la bataille d'Isly, et qui
glorifient deux noms si chers à notre lit-
térature, les noms de Balzac et de Pon-
gerville.
Conquérant de drapeaux pris ions chaque soleil.
Jamais Français ne Tit un paTilloa pareli.
Rideau trop impuissant pour Toller noire flamme.
Salut, nouTcau témoin des élans de notr ime'
Ton tabernacle est prêt a ce temple immortel.
Où de drapeaux la Gloire orne son grand autel .'...
Tressaillez, nos aïeux! Sur le sol des Numides,
Grand commoa Marengo.trand comme auxPyramIdes,
Uui .' toujours, oui .' partout, à lui-même pareil.
Le Français fole au (eu, tel que l'aigle au soleil.'
Que de hauls faitsla pouilroa caches dans son ombre.'
Patrie.' odonnes-tu que le barde dénombre
Tous les illustres noms, aimant du bulletin.
Quand Balzac, Pongerviile ont ooTert leur destin'
Leur nom brillant ailleurs, leur nom, noble fortune,
Était pour eux, sans gloire, une |)8Re importune :
Quel lien de famille, officiers de chasseurs .'
En France, la Pensée et la Gloire sont soeurs:
M. Donnai ne compte publier son
poème que quand nos expéditions en Afri-
que seront terminées. Nous l'engageons
cependant à ne point attendre pour cela
la prise d'Abd-el-Kader. P.-C
ERRATA DU TOME XIII.
1» Histoire de la Typographie, première
partie, numéro de janvier, 99, 101, on a
transposé les quatre bouts de colonnes
au-dessous des deux gravures : gravure
sur bois et caractères mobiles , ce qui est
à droite au bas doit être à gauche au bas,
et réciproquement.
2° Lettres sur la Belgique, numéro de
juin, page 27â, deuxième colonne, der-
nier alinéa.
Par opposition aux deux points mar-
qués A et B, lisez : Dans les deux ntassifs
du côté de la place du palais...
Page 273, première colonne, dernier
alinéa.
Aux deux points C et D, lisez : au
point E, sur le plan, A indique le palais
du roi ; B le palais du sénat; D le pavil-
lon de musique; F la statue du général
Béliard.
Rue Ducale, lisez : rue Royale.
Rue Royale, lises : rue Ducale.
3° Le Dauphiné, première partie, nu-
méro de juillet, page 297, au-dessous de la
gravure; lisez : N.-D. de la Balme. et
non église de Saint-Maurice.
k
380
LECTURES DU SOIR.
TABLE MÉTHODIQUE DES MATIÈRES.
POKSIES.
Le Drack, légende du Querc) . S. PecoQlal. 33.
Dolorida. Alfred de Vigny. HG.
Fables. Anatole de Segur. ao6.
ÉTCDES HISTORIQUES.
Les Fêtes de Venise. Urbino da Mantova. 15,
143.
Les Peintres célèbres. Apelles. Alexandre Du-
mas. 33.
llisioire de la Danse. Hippolyle Etiennez. il,
136,280, 3lS.
Histoire des Poupées, des Marionnettes, etc.
Léouzon-Leduc. 65.
Ibrahim-Pacha, fils de Méhémel-.\li. C. deCha-
louville. 69.
Les Peintres célèbres. Cimabué. Giotto. Alex.
Dumas. 112.
Le Dernier des Sturic. Hippolyle Castille. 165.
L'Empereur Nicolas. L. de Moiicasire. 177.
Le Vingt-quatre Mars rail-huit cent quatorze.
Baron Yvan. 205.
Chronique du Pont-Neuf. Eugène LabaL 216,
275.
Les Couvents de Paris. L'Abbaye-aui-Bois.
Clémence Kobert. 264.
Grégoire XIV et Pie IX, ou la Mort et l'Election
du Pape. C. de C. 295.
Marie de Médicis, Concini, Luynes. C. de Cha-
touville. 323.
La nobe et l'Epée, ou la Jeunesse de Du Guav
TrouiD. Pitre-Chevalier. 3î», 358.
ETUDES MORALES.
Sans-Feu-ni-Lieu. Pitre-Chevalier. 3.
La :Mer et les Marins. G. de La Landellc. 5.
M. de Flânanville. Paul de Kock. 9.
Les Crèches. Adolphe Delahaye. 38.
Vingt-quatre Heures à la Trappe de Belle-Fon-
taine. Pitre-Chevalier. 90, H9.
L'Algédor. Légende. Xavier Lançon, lOS.
Scènes de la Vie militaire. Quelques AfTaircs
d'honneur. Emile Marco de SainlHilaire.213.
Les Elections en Angleterre. François Charpen-
tier. 307.
VOYAGES,
Deux Nuits au Mexique. A. Borghers. 73,
Simple Vovage en Italie. Arnoult Fremv. 129,
257.
Décopiions de voyage. Aux Bord; du Rhin.
Francis Wey. ig's.
Les Noces vendéennes. Pitre-Chevalier. 207.
Lettres sur la Belgique. Schmit. 267.
Voyage en France. Le Dauphiné. M™» Camille
Lebrun, 297-325.
ÉTUDES LITTÉRAIRES.
Les Cours publics dans un fauteuil. M. Saint-
Marc Girardin. L'n Bachelier de Paris. ii6.
Académie Française. Pkéception de .M.Alfred de
Vigny. 145.
ÉTUDES D'HISTOIRE XATURELLE.
La très-véridique Histoire des dix-neuf Infor-
tunes de Jannot le barponneur. Boitard.
147, 169.
ETUDES DB SCIENCES ET D'ARTS.
Histoire pittoresque de la Typographie. Au-
guste Vilu. 97, 336, 369.
Nicolas -Toussaint Cbarlet. Louise Leneveux.
163.
Musée de ITjôtel de Cluny. Charles Tissot. 193.
Les Petits Théâtres de Paris. Théodore de Ban-
ville. 237.
François Girardon. Louis Clbacb.209.
Salon de 18I6. C.de Chatouville. 219, 24T.
L'n Tableau de M. Biard. 25i.
Secreiaire de Henri IV et Commode de Marie
de Médicis, retrouves par M de lialzac.Léon
Gozian. 32i.
CO.\TES ET NOUVELLES.
Six Mois d'mdépendancp. Mary Teller. 20.
Les Contes de la Famille. Pitre-Chevalier et
N. Martin. 28, 56.
L'Abbaye du Verger. Hippolyle Casiillc. 49. 82.
Le Château de Monifort, légende du seizième
siècle, .llarie de Blays. 232.
Mademoiselledu Riban. 1635. Emile Deicharops.
289.
Le Pavillon sur l'eau. Théophile Gautier. 353.
RO.MAXCES.
Monte, Alouette, paroles de M. II. de la Mor-
vonnais, musique de .M. P. Scudo. 60.
MERCURE DE FRA.N'CE.
Pages. 31, 62, 95, 125, 159, 190, 223, 255, 2ÏT,
319, 349, 378.
TABLE ALPHABETIQUE DES ILLUSTRATIONS.
Alexandre (triomphe d'). 33.
Attributs de l'ancienne imprimerie. 104.
Alfred de Vigny. (M.) i45.
Araignée. 148.'
Autruche (1') et l'esclave. 153.
Artilleur à cheval. 16I.
Artois (le comte d') et Navarin. 240.
Attelage Bencraft. 352.
Alphabet Tory. 372.
Barbaro et Isarello. 16.
Bohémienne et Emma (la). 105.
Bobèche et Galimafré. 200.
Ballet des Montagnards. 281.
Ballet-pantomime. 285.
Balme (N.-D. de la). 297.
l'.ourdonnais (M™« de La\ 365.
Chanteur de légendes. 29.
Crèche de Saint-Lazare. 40.
Combat d'hommes et de singes. 73.
Caravane en marche. 81.
Caractères mobiles. 101.
Cathédrale de Cologne. iSl.
Chasse à l'hippopotame. i69.
Chapelle de l'hôtel de Cluny. 193.
Credence et vase de l'hôtel de Ciuny. 197.
Château de Monifort. 233.
Charges de Cliam. 256.
Costume des paysans du Dauphiné. 305.
Chapelle anglaise. 3i3.
Chartreuse (grande). 333.
Canton (maison de). 353.
Danse égyptienne. 41.
Dryas dansant la vendange. 44.
Danse du fouet. 44.
Danse des corybanies. 45.
Danse romaine des Disiorii 48.
Diogène. 125.
Danse de chevaux. 136.
Danse de Saint-Jean. 137.
Denis (M' et M""). 204.
Dauphiné (torrent du). 329.
Du Gay-Trouin. 359.
Du Gay-Trouin (sa maison), 36i.
Id. (ses armes). 364.
Enfance des grands hommes. 66.
Esclave de Loango. 152,
Flânanville (M.). 9.
Forêt-Divonne (le comte de La). 121.
Fille du roi des Aulnes. 168.
François l" chez H. Estienoe. 3tl.
Fort Victoria en Chine. 357.
Gertrude. 25.
Gutenberg, Fust et SchxCfer. 97.
Gravure de Gavarni. 128.
Girardon François). 213.
Grégoire XVI. 296.
Horace et Virgile jouant à la toupie. 69.
llamlet et Ophelia.
Ibrahim-Pacha. 72. «
Imprimerie sur bois. lOO.
Islande (vue d'). I65.
Intérieur d'une maison turque. IT3.
Isère (Bac sur 1') 3:5.
Imprimerie (casse, coraj-osteur, forme in-8).
337.
Id., marques des anciens impr. 340.
Id., presse a bras. 373.
Id., presse mécanique. 377.
Jeanne de Monmirel. 49.
Jeune Grecque et sa poupée. 69.
Jeanne et le loup. 85.
Jeune fiile hotieiitotc. 156.
Kimpezey (le). 153.
Lettre ornée. 2S.
Les loups et les chiens. 89.
Linné (la jeunesse de). 253.
Millionnaire (un futur) 1.
Marino Faliero eilsracii. 17.
Musique. 60.
Mexicains annonçant Forage. 77.
Slodes. 96.
Madone de Cimabué. ii3.
.Malaga Ja jeune). 201.
Hichel-Ange. 2i3.
ilaison de Bruxelles. 2C3.
Maison du marché, id. 268.
Maison de Bruxelles (ancienne). 172.
Meuble de Henri IV. 321.
Id. de Marie de Médicis. 32».
Nicolas (lEmpereur). 181.
.\apoléon et Debureau. 237.
Nodier (Charles) et le directeur du TbéAire de
Polichinelle. 245.
Origine des grands ballets. 140.
Polichinelle fdmant. 66.
Père Jérôme. 109.
Pêche au cachalot. i52.
Pirogue taïiienne. 176.
Parisol et les élèves de l'Opéra. 241.
Pris parla redngote 269.
Plan du Parc de Bruxelles. 273.
Pont-neuf ^\ue du). 2*7.
Palladru (vue du lac). 30i.
Portrait de M. I.arker.312.
de Rose-d Eglantier. 57.
ont (le capitaine). 2i7.
Uécaiffier (M"«;. 265.
Riban (enlèvement de M"« du). 289.
Saint-Marc Girardin (M.). 117.
Saint-Marc à Venise (place;. 225.
Saini-Malo (vuede). 3t5.
Sasti Indien (un\ 172.
Tanger (bombardement de). 5.
Titre orné. 20.
Tombeau de Marie, fille de Slilicon. 69.
Torrent. 80.
Toile de lépeire-diadème. 148.
Tortue. 177.
Tombeau du cardinal de Richelieu 209
Tombeau de Virgile. 561.
Terme. 273.
Temple de Fo en Chine. 356.
Voleur vert et bleu. i3.
Vio'on interrompu. 21.
Vue d'Italie. 129.
Vcrita raminga (la). I4l.
AVIS. La variété ilcs articles iu>;crils dans la table ci-dessus, et les noms oe MM. .Vlfred de Vigny, de St-gur, Alc\ Du-
mas, Th. Gautier, Boitard, Pitre-Chevalier, Emile Deschamps, Léon Gozian, P. de Kock, E. Labal, Fr. Wey, A. Fremy, U.
Blaze, llipp. Castille, Marco Saint Hilairc, G. de La Landelle. etc., prouvent assez à nos lecteurs comment noussavons tenir nos
promesses. — Plus riches encore, s'il est possible, on noms honorables et en excellents articles, les prochains numéros du .Vu-
sée conliendronl : —Après Constantine, par M. Mery (avec une gravure dont MM. Best et Leloih ont fait un de leurs
chefs-d'œuvre); De la démocratie et de l'aristocratie, par M. Boitard; Le Petit Bossu, par M. P. de Kock ; Déceptions de voyages,
par M. 'WEV ; Les Hasards de la Saint-Barlhélemij, par le Bibliophile Jacob ; l'n Couple affreux, par M. Merv ; Le Petit Mécon-
tent, par M"" Desbordes-Valmore; des articles de M™" Tastu et Ancelot ; un fragment de M. de Lamartine ; des i>oc-
sies de M. Alfred de Viov; une Scène de M. H. Mo.n.mer ; la Chronique du Pont-yeuf, par M. Etc. Labat. qui nou;
donnera ensuite la Chronique de la Place de la Concorde: Concini, par .AI, H, Castillf; la Description d'une locomotive, qui
expliquera tout le mécanisme des chemins de ter; Le Christianisme aux iles Marquises ; RioJaneiro , etc., etc.; entin la suite du
Voyageen France, si désiiée par nos lecteurs : la Bresse, le Languedoc, Poitiers . le Voyage en Basse-Bretagne, par M. Pitre-
CuEVALiER, et les Voyages en chemins de fer, description anecdolique de tous les pays traverses par nos rails-uays.
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