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DU MEME AUTEUR 



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Presentation de Sacher-Masoch, 1967 

Spinoza et le probleme de ^expression, 1968 

logique du sens, 1969 

L'ANTI-OEDIPE (avec Felix Guattari), 1972 

KAFKA - Pour une litterature mineure (avec Felix Guattari), 1975 

RHIZOME (avec Felix Guattari), 1976 (repris dans Mille plateaux) 

Superpositions (avec Carmelo Bene), 1979 

MlLLE PLATEAUX (avec Felix Guattari), 1980 

Spinoza - Philosophie pratique, 1981 

Cinema 1 - L'image-mouvement, 1983 

Cinema 2 - L'imagetemps, 1985 

Foucault, 1986 

PERICLES ET VERDI. La philosophie de Francois Chatelet, 1988 

LE PLI. Leibniz et le baroque, 1988 

Pourparlers, 1990 

QUEST-CE QUE LA PHILOSOPHIE ? (avec Felix Guattari), 1991 

L'EPUISE {in Samuel Beckett, Quad), 1992 

Critique et clinique, 1993 

L'iLE DESERTE ET AUTRES TEXTES. Textes et entretiens 1953-1974 

(edition preparee par David Lapoujade), 2002 
DEUX REGIMES DE FOUS. Textes et entretiens 1975-1995 

(edition preparee par David Lapoujade), 2003 

AuxP.U.F. 

empirisme et subjectiv7te, 1953 

Nietzsche et la philosophie, 1962 

La philosophie de Kant, 1963 

PROUST ET LES SIGNES, 1964 - ed. augmentee, 1970 

Nietzsche, 1965 

Le Bergsonisme, 1966 

Difference et repetition, 1969 

Aux Editions Flammarion 
DIALOGUES (en collaboration avec Claire Parnet), 1977 

Aux Editions du Seuil 
Francis Bacon : logique de la sensation, (1981), 2002 



GlLLES DELEUZE 

Foucault 



^m 



les Editions de minuit 



A Daniel Defert 



© 1986/2004 by Les Editions de Minuit 

7, rue Bernard-Palissy, 75006 Paris 

www.leseditionsdeminuit . f r 

En application de la loi du 1 1 mars 1957, il est interdit de reproduire 

integralement ou partiellement le present ouvrage sans autorisation de l'editeur 

ou du Centre fran^ais d' exploitation du droit de copie, 

20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris. 



ISBN 2-7073-1883-3 



Avant-propos 



Ce sont six etudes, relativement independantes. 

Les deux premieres ont d'abord paru dans la revue Critique 
n° 274, et n° 343. Elles sont reprises ici, modifiees et augmen- 
tees. 

Les textes cites de Michel Foucault le sont sous les abrevia- 
tions suivantes : 

HF : Histoire de la folie a I' age classique, Plon, 1961, puis 
Gallimard (nous nous reportons a cette derniere edition). 

RR : Raymond Roussel, Gallimard, 1963. 

NC : Naissance de la clinique, P.U.F., 1963. 

MC : Les mots et les choses, Gallimard, 1966. 

PDD : « La pensee du dehors », Critique, juin 1966. 

QA : « Qu'est-ce qu'un auteur ? », Bulletin de la Societe 
francaise de philosophie, 1969. 

AS : L'arcbeologie du savoir, Gallimard, 1969. 

GL : Preface a La grammaire logique de Jean-Pierre Brisset, 
Tchou, 1970. 

OD : L'ordre du discours, Gallimard, 1971. 

NGH : Nietzsche, la genealogie, I'histoire, in « Hommage a Jean 
Hyppolite», P.U.F., 1971. 

CNP : Ceci nest pas une pipe, Fata Morgana, 1973. 

MPR : Moi Pierre Riviere..., Gallimard -J ulliard, ouvrage 
collectif, 1973. 

SP : Surveiller et punir, Gallimard, 1975. 

VS : La volonte de savoir (Histoire de la sexualite I), 
Gallimard, 1976. 

VHI : « La vie des hommes infames », Les cahiers du chemin, 
1911. 

UP : V usage des plaisirs (Histoire de la sexualite II), Galli- 
mard, 1984. 

SS : Le souci de soi (Histoire de la sexualite III), 1984. 



DE L'ARCHIVE 
AU DIAGRAMME 



un nouvel archiviste 

(« Varcheologie du savoir ») 



Un nouvel archiviste est nomme dans la ville. Mais est-il a 
proprement parler nomme ? N'est-ce pas sur ses propres ins- 
tructions qu'il agit ? Des gens haineux disent qu'il est le 
nouveau representant d'une technologie, d'une technocratic 
structurale. D'autres, qui prennent leur betise pour un mot 
d'esprit, disent que c'est un suppot d'Hitler ; ou du moins qu'il 
offense aux droits de l'homme (on ne lui pardonne pas d'avoir 
annonce la « mort de l'homme ») . D'autres disent que c'est un 
simulateur qui ne peut s'appuyer sur aucun texte sacre, et qui 
ne cite guere les grands philosophes. D'autres, au contraire, sen 
disent que quelque chose de nouveau, profondement nouveau, 
est ne en philosophic, et que cette ceuvre a la beaute de ce || 
qu'elle recuse : un matin de fete. 

Tout commence en tout cas comme dans un reck de Gogol 
(plus encore que de Kafka). Le nouvel archiviste annonce qu'il 
ne tiendra plus compte que des enonces. II ne s'occupera pas 
de ce qui faisait, de mille manieres, le soin des archivistes 
precedents : les propositions et les phrases. II negligera la 
hierarchie verticale des propositions qui s'etagent les unes sur 
les autres, mais aussi la lateralite des phrases ou chacune semble 
repondre a une autre. Mobile, il s'installera dans une sorte de 
diagonale, qui rendra lisible ce qu'on ne pouvait pas apprehen- 
der d'ailleurs, precisement les enonces. Une logique atonale ? II 
est normal qu'on ressente une inquietude. Car l'archiviste fait 



1. Apres la parution de MC, un psychanalyste procedait a une longue analyse qui 
rapprochait ce livre de Mem Kampf. Plus recemment le relais est pris par ceux qui 
opposent a Foucault les droits de l'homme... 

11 



FOUCAULT 

expres de ne pas donner d'exemples. II considere qu'il n'a pas 
cesse d'en donner naguere, meme s'il ne savait pas lui-meme, 
a ce moment-la, que c'etaient des exemples. Maintenant, le seul 
exemple formel qu'il analyse est fait expres pour inquieter : une 
serie de lettres que je trace au hasard, ou que je recopie dans 
l'ordre ou elles sont sur le clavier d'une machine a ecrire. « Le 
clavier d'une machine a ecire n'est pas un enonce; mais cette 
meme serie de lettres, A, Z, E, R, T, enumeree dans un manuel 
de dactylographie, est l'enonce de l'ordre alphabetique adopte 
par les machines franchises » . De telles multiplicites n'ont 
aucune construction linguistique reguliere ; ce sont pourtant des 
enonces. Azert ? Habitue aux autres archivistes, chacun se 
demande comment, dans ces conditions, il est capable de 
produire des enonces. 

D'autant que Foucault explique que les enonces sont essen- 
tiellement rares. Non seulement en fait, mais en droit : ils sont 
inseparables d'une loi et d'un effet de rarete. C'est meme un des 
traits qui les opposent aux propositions et aux phrases. Car, des 
propositions, on peut toujours en concevoir autant qu'on veut, 
autant qu'on aurait pu en exprimer les unes « sur » les autres 
conformement a la distinction des types ; et la formalisation 
comme telle n'a pas a distinguer le possible et le reel, elle fait 
foisonner des propositions possibles. Quant a ce qui est reelle- 
ment dit, sa rarete de fait vient de ce qu'une phrase en nie 
d'autres, en empeche d'autres, contredit ou refoule d'autres 
phrases ; si bien que chaque phrase est encore engrossee de tout 
ce qu'elle ne dit pas, d'un contenu virtuel ou latent qui en 
multiplie le sens, et qui s'offre a ['interpretation, formant un 
« discours cache », veritable richesse en droit. Une dialectique 
des phrases est toujours soumise a la contradiction, ne serait-ce 
que pour la surmonter ou pour l'approfondir ; une typologie des 
propositions est soumise a l'abstraction, qui fait correspondre a 
chaque niveau un type superieur a ses elements. Mais la 
contradiction et l'abstraction sont les procedes du foisonnement 
des phrases et des propositions, comme la possibility d'opposer 
toujours une phrase a une phrase, ou de former toujours une 
proposition sur une proposition. Les enonces, au contraire, sont 
inseparables d'un espace de rarete dans lequel ils se distribuent, 



2. AS, 114. 



12 



UN NOUVEL ARCHIVISTE 

d'apres un principe de parcimonie ou meme de deficit. II n'y a 
ni possible ni virtuel dans le domaine des enonces, tout y est 
reel, et toute realite y est manifeste ; seul compte ce qui a ete 
formule, la, a tel moment, et avec telles lacunes, tels blancs. II 
est certain pourtant que les enonces peuvent s'opposer, et se 
hierarchiser en niveaux. Mais, dans deux chapitres, Foucault 
montre avec rigueur que les contradictions d'enonces n'existent 
que par une distance positive mesurable dans l'espace de rarete, 
et que les comparaisons d'enonces se rapportent a une diago- 
nale mobile qui permet, dans cet espace, de confronter directe- 
ment un meme ensemble a des niveaux differents, mais aussi 
de choisir directement a un meme niveau certains ensembles 
sans tenir compte des autres qui en font cependant partie (et 
qui supposeraient une autre diagonale) 3 . C'est l'espace rarefie 
qui permet ces mouvements, ces transports, ces dimensions et 
decoupages inusites, cette « forme lacunaire et dechiquetee » 
qui fait qu'on s'etonne, en matiere d'enonces, de ce que non 
seulement peu de choses sont dites, mais « peu de choses 
peuvent etre dites » 4 . Quelles vont etre les consequences de cette 
transcription de la logique dans l'element de la rarete ou de la 
dispersion, qui n'a rien a voir avec le negatif, et forme au 
contraire la « positivite » prop re aux enonces ? 

Mais aussi Foucault se fait plus rassurant : s'il est vrai que les 
enonces sont rares, essentiellement rares, il n'y a nul besoin 
d'originalite pour en produire. Un enonce represente toujours 
une emission de^singularites, de points singuliers qui se distri- 
buent dans un espace correspondant. Les formations et trans- 
formations de ces espaces eux-memes posent, nous le verrons, 
des problemes topologiques qui s'expriment tres mal en termes 
de creation, commencement ou fondement. A plus forte raison, 
dans un espace considere, il importe fort peu qu'une emission 
se fasse pour la premiere fois, ou bien soit une reprise, une 
reproduction. Ce qui compte est la regularite de l'enonce : non 
pas une moyenne, mais une courbe. L'enonce en effet ne se 



3. AS, IV 1 panic, ch. 3 et 4. Foucault remarquc que, dans MC, il s'est intercsse a 
trois formations de meme niveau, Histoirc naturelle, Analyse des richesscs, Gram- 
maire gencrale; mais qu'il aurait pu considerer d'autres formations (critique biblique, 
rhetorique, histoire...) ; quitte a decouvrir « un rescau interdiscursif qui ne se super- 
poserait au premier, mais le croiserait en certains points » (208). 

4. AS, 157. 



13 



FOUCAULT 

confond pas avec 1'emission de singularites qu'il suppose, mais 
avec 1'allure de la courbe qui passe a leur voisinage, et plus 
generalement avec les regies du champ ou elles se distribuent 
et se reproduisent. C'est cela, une regularite enonciative. 
« L'opposition originalite-banalite n'est done pas pertinente : 
entre une formulation initiale et la phrase qui, des annees, des 
siecles plus tard, la repete plus ou moins exactement, [la 
description archeologique] n'etablit aucune hierarchie de va- 
leur ; elle ne fait pas de difference radicale. Elle cherche seule- 
ment a etablir la regularite des enonces » 5 . La question de 
l'originalite se pose d'autant moins que celle de l'origine ne se 
pose pas du tout. II n'y a pas besoin d'etre quelqu'un pour 
produire un enonce, et l'enonce ne renvoie a aucun cogito, ni 
sujet transcendantal qui le rendrait possible, ni Moi qui le 
prononcerait pour la premiere fois (ou le re-commencerait), ni 
Esprit du Temps qui le conserverait, le propagerait et le 
recouperait 6 . II y a bien des « places » de sujet pour chaque 
enonce, d'ailleurs tres variables. Mais, precisement parce que 
des individus differents peuvent y venir, dans chaque cas, 
l'enonce est l'objet specifique d'un cumul d'apres lequel il se 
conserve, se transmet ou se repete. Le cumul est comme la 
constitution d'un stock, il n'est pas le contraire de la rarete, mais 
un effet de cette meme rarete. Aussi remplace-t-il les notions 
d'origine, et de retour a l'origine : comme le souvenir bergso- 
nien, l'enonce se conserve en soi, dans son espace, et vit pour 
autant que cet espace dure ou est reconstitue. 

Autour d'un enonce, nous devons distinguer trois cercles 
comme trois tranches d'espace. D'abord un espace collateral, 
associe ou adjacent, forme par d'autres enonces qui font partie 
du meme groupe. La question de savoir si c'est l'espace qui 
definit le groupe, ou, au contraire, le groupe d 'enonces qui 
definit l'espace, a peu d'interet. II n'y a ni espace homogene 
indifferent aux enonces, ni enonces sans localisation, les deux 
se confondant au niveau des regies de formation. L'important, 
c'est que ces regies de formation ne se laissent reduire ni a des 
axiomes, comme pour les propositions, ni a un contexte, comme 
pour les phrases. Des propositions renvoient verticalement a 



5. AS, 188 (et sur l'assimilation enonce-courbe, 109). 

6. AS, 207 (notamment la critique de la Weltanschauung). 



14 



UN NOUVEL ARCHIVISTE 

des axiomes de niveau superieur, qui determinent des cons- 
tantes intrinseques et definissent un systeme homogene. C'est 
meme une des conditions de la linguistique, d'etablir de tels 
systemes homogenes. Quant aux phrases, elles peuvent avoir un 
de leurs membres dans un systeme, un autre dans un autre 
systeme, en fonction de variables exterieures. Tout autre est 
l'enonce : il est inseparable d'une variation inherente par la- 
quelle nous ne sommes jamais dans un systeme, mais ne cessons 
de passer d'un systeme a l'autre (meme a l'interieur d'une 
meme langue). L'enonce n'est ni lateral ni vertical, il est trans- 
versal, et ses regies sont de meme niveau que lui. Peut-etre 
Foucault et Labov sont-ils proches l'un de l'autre, notamment 
quand Labov montre comment un jeune Noir ne cesse de passer 
d'un systeme « black english » a un systeme « americain stan- 
dard », et inversement, sous des regies elles-memes variables ou 
facultatives qui permettent de definir des regularites, non des 
homogeneites 7 . Meme quand ils semblent operer dans une 
meme langue, les enonces d'une formation discursive passent de 
la description a l'observation, au calcul, a l'institution, a la 
prescription, comme par autant de systemes ou de langues 8 . Ce 
qui « forme » un groupe ou une famille d'enonces, ce sont done 
des regies de passage ou de variation, de meme niveau, qui font 
de la « famille » comme telle un milieu de dispersion et d'he- 
terogeneite, le contraire d'une homogeneite. Tel est l'espace 
associe ou adjacent : chaque enonce est inseparable des enonces 
heterogenes auxquels il est lie par des regies de passage (vec- 
teurs). Et non seulement ainsi chaque enonce est inseparable 
d'une multiplicite « rare » et reguliere a la fois, mais chaque 
enonce est une multiplicite : une multiplicite et non pas une 
structure ou un systeme. Topologie des enonces qui s'oppose a 



7. Cf. Labov, Sociolinguistique, Ed. de Minuit, 262-265. Ce qui est essentiel chez 
Labov, c'est l'idee de regies sans constante ni homogeneite. Nous pourrions invoquer 
un autre exemple, plus proche des recherches ulterieures de Foucault : lorsque 
Krafft-Ebing fait sa grande compilation des perversions sexuelles, Psychopathia sexualis, 
les phrases allemandes component des segments en latin, des que l'objet de l'enonce 
devient trop cru. II y a perpetuellement passage d'un systeme a l'autre dans les deux 
sens. On dira que c'est en raison de circonstances ou de variables exterieures (pudeur, 
censure) ; et c'est vrai du point de vue de la phrase. Mais, du point de vue de l'enonce, 
les enonces de sexualite chez Krafft-Ebing sont inseparables d'une variation propre- 
ment inherente. II ne serait pas difficile de montrer que tout enonce est dans ce cas. 

8. AS, 48 (l'exemple des enonces medicaux au XLX e siecle). 



15 



FOUCAULT 

la typologie des propositions comme a la dialectique des 
phrases. Nous croyons qu'un enonce, une famille d'enonces, 
une formation discursive, selon Foucault, se definit d'abord par 
des lignes de variation inherente ou par un champ de vecteurs 
qui se distribuent dans l'espace associe : c'est l'enonce comme 
sjonction primitive, ou le premier sens de « regularite ». 

La seconde tranche d'espace, c'est l'espace correlatif, qu'on ne 
confondra pas avec l'associe. Cette fois, il s'agit du rapport de 
l'enonce, non plus avec d'autres enonces, mais avec ses sujets, 
ses objets, ses concepts. II y a des chances pour que Ton 
decouvre ici de nouvelles differences entre l'enonce d'une part, 
et d 'autre part les mots, les phrases ou les propositions. Les 
phrases en effet renvoient a un sujet dit d'enonciation, qui 
semble avoir le pouvoir de faire commencer le discours : il s'agit 
du JE comme personne linguistique irreductible au IL, meme 
quand il n'est pas explicitement formule, le « Je » comme 
embrayeur ou sui-referentiel. La phrase est done analysee du 
double point de vue de la constante intrinseque (la forme du 
Je), et des variables extrinseques (celui qui dit Je venant remplir 
la forme). II en est tout autrement pour l'enonce : celui-ci ne 
renvoie pas a une forme unique, mais a des positions intrinse- 
ques tres variables qui font partie de l'enonce meme. Par 
exemple, si un enonce « litteraire » renvoie a un auteur, une 
lettre anonyme renvoie aussi a un auteur, mais en un tout autre 
sens, et une lettre ordinaire renvoie a un signataire, un contrat 
renvoie a un garant, une aftiche a un redacteur, un recueil a un 
compilateur ... Or tout cela fait partie de l'enonce, bien que cela 
ne fasse pas partie de la phrase : c'est une fonction derivee de 
la primitive, une fonction derivee de l'enonce. Le rapport de 
l'enonce a un sujet variable constitue lui-meme une variable 
intrinseque de l'enonce. « Longtemps je me suis couche de 
bonne heure... » : la phrase est la meme, mais l'enonce n'est pas 
le meme, suivant qu'on la rapporte a un sujet quelconque, ou 
a l'auteur Proust qui commence ainsi la Recherche et qui 
l'attribue a un narrateur. Bien plus, done, un meme enonce peut 
avoir plusieurs positions, plusieurs places de sujet : un auteur 
et un narrateur, ou bien un signataire et un auteur, comme dans 
le cas d'une lettre de Mme de Sevigne (le destinataire n'etant 



9. QA, 83. Et AS, 121-126 (notamment le cas des enonces scientifiques). 



16 



UN NOUVEL ARCHIVISTE 

pas le meme dans les deux cas), ou bien un rapporteur et un 
rapporte, comme dans le discours indirect (et surtout dans le 
discours indirect libre ou les deux positions de sujet s'insinuent 
l'une dans l'autre). Mais toutes ces positions ne sont pas les 
figures d'un Je primordial dont l'enonce deriverait : au con- 
traire, elles derivent de l'enonce lui-meme, et a ce titre sont les 
modes dune « non-personne », d'un « IL » ou d'un « ON », « II 
parle », « On parle », qui se specifie d'apres la famille d'enon- 
ces. Foucault rejoint Blanchot qui denonce toute personnologie 
linguistique, et situe les places de sujet dans Tepaisseur d'un 
murmuie anonyme. C'est dans ce murmure sans commence- 
ment ni fin que Foucault voudra prendre place, la ou les 
enonces lui en assignent une 10 . Et peut-etre ce sont les enonces 
les plus emouvants de Foucault. 

On en dira autant pour les objets et les concepts de l'enonce. 
Une proposition est censee avoir un referent. C'est-a-dire que 
la reference ou l'intentionalite est une constante intrinseque de 
la proposition, tandis que l'etat de choses qui vient (ou non) la 
remplir est une variable extrinseque. Mais il n'en est pas de 
meme pour l'enonce : celui-ci a un « objet discursif » qui ne 
consiste nullement en un etat de choses vise, mais derive au 
contraire de l'enonce meme. C'est un objet derive qui se definit 
precisement a la limite des lignes de variation de l'enonce 
comme fonction primitive. Aussi ne sert-il a rien de distinguer 
des types d'intentionalite differents, dont les uns pourraient 
etre remplis par des etats de choses, et dont les autres reste- 
raient vides, etant alors fictifs ou imaginaires en general (j'ai 
rencontre une licorne), ou meme absurdes en general (un cercle 
carre). Sartre disait que, a la difference des elements hypnago- 
giques constants et du monde commun de la veille, c'est chaque 
reve, chaque image de reve, qui avait son monde specifique n . 
Les enonces de Foucault sont comme des reves : chacun a son 
objet propre, ou s'entoure d'un monde. Ainsi « La montagne 
d'or est en Californie » est bien un enonce : il n'a pas de 
referent, et pourtant il ne suffit pas d'invoquer une intentiona- 



10. Ainsi le debut de OD. Le « on parle », chez Foucault se presente dans MC 
comme « l'etre du langage », et dans AS comme « II y a du langage ». On se reportera 
aux textes de Blanchot sur le « il » (notamment La part du feu, Gallimard, 29) et le 
« on » (notamment L'espace litteraire, Gallimard, 160-161). 

11. Sartre, L'imaginaire, Gallimard, 322-323. 



17 



FOUCAULT 

lite vide ou tout est permis (la fiction en general). Cet enonce, 
« La montagne d'or... », a bien un objet discursif, a savoir le 
monde imaginaire determine qui « autorise ou non une pareille 
fantaisie geologique et geographique » (on comprendra mieux 
si Ton invoque « Un diamant gros comme le Ritz », qui ne 
renvoie pas a la fiction en general, mais au monde tres parti- 
culier dont s'entoure un enonce de Fitzgerald, dans son rapport 
avec d'autres enonces du meme auteur qui constituent une 
« famille ») 12 . Enfin, la meme conclusion vaut pour les con- 
cepts : un mot a bien un concept comme signifie, c'est-a-dire 
comme variable extrinseque, auquel il se rapporte en vertu de 
ses signifiants (constante intrinseque). Mais, la encore, il n'en 
est plus de meme pour l'enonce. Celui-ci possede ses concepts 
ou plutot ses « schemes » discursifs propres, a l'entrecroisement 
des systemes heterogenes par lesquels il passe comme fonction 
primitive : par exemple, les groupements et distinctions varia- 
bles de symptomes dans les enonces medicaux, a telle ou telle 
epoque ou dans telle formation discursive (ainsi la manie au 
XVII e siecle, puis au XlX e , l'emergence de la monomanie...) 13 . 

Si les enonces se distinguent des mots, phrases ou proposi- 
tions, c'est parce qu'ils comprennent en soi, comme leurs 
« derivees », et les fonctions de sujet, et les fonctions d 'objet, 
et les fonctions de concept. Precisement, sujet, objet, concept 
ne sont que des fonctions derivees de la primitive ou de 
l'enonce. Si bien que l'espace correlatif est l'ordre discursif des 
places ou positions de sujets, d'objets et de concepts dans une 
famille d'enonces. C'est le second sens de « regularite » : ces 
diverses places representent des points singuliers. Au systeme 
des mots, phrases et propositions, qui procede par constante 
intrinseque et variable extrinseque, s'oppose done la multipli- 
city des enonces, qui procede par variation inherente et par 
variable intrinseque. Ce qui semble l'accident, du point de vue 
des mots, des phrases et des propositions, devient la regie, du 
point de vue des enonces. Foucault fonde ainsi une nouvelle 
pragmatique. 



12. AS, 118 (La montagne d'or...). 

13. Sur les « schemes preconceptuels », AS, 80-81. Sur l'exemple des maladies de 
folie, leur repartition au xvn e siecle, cf . HF, 2 e partie ; l'emergence de la monomanie 
au xix*, MPR. 



18 



UN NOUVEL ARCHIVISTE 

Reste la troisieme tranche d'espace qui, elle, est extrinseque : 
c'est l'espace complement aire, ou de formations non discursives 
(« institutions, evenements politiques, pratiques et processus 
economiques »). C'est sur ce point que Foucault ebauche deja 
la conception d'une^ philosophic politique. Une institution 
comporte elle-meme des enonces, par exemple une constitution, 
une charte, des contrats, des inscriptions et enregistrements. 
Inversement, des enonces renvoient a un milieu institutional 
sans lequel ne pourraient se former ni les objets qui surgissent 
en tels lieux de l'enonce, ni le sujet qui parle de telle place (par 
exemple, la position de l'ecrivain dans une societe, la position 
du medecin a l'hopital ou dans son cabinet, a telle epoque, et 
les emergences nouvelles d'objets). Mais, la encore, entre les 
formations non discursives d'institutions et les formations 
discursives d'enonces, la tentation serait grande d'etablir soit 
une sorte de parallelisme vertical comme entre deux expressions 
qui se symboliseraient 1'une l'autre (relations primaires d'ex- 
pression), soit une causalite horizontale, d'apres laquelle les 
evenements et les institutions determineraient les hommes en 
tant qu'auteurs supposes d'enonces (relations secondares de 
reflexion). La diagonale toutefois impose une troisieme voie : 
relations discursives avec les milieux non discursifs, qui ne sont 
elles-memes ni interieures ni exterieures au groupe des enonces, 
mais qui constituent la limite dont nous parlions tout a l'heure, 
1'horizon determine sans lequel tels objets d'enonces ne pour- 
raient apparaitre, ni telle place etre assignee dans l'enonce 
lui-meme. « Non pas, bien sur, que ce soit la pratique politique 
qui depuis le debut du xix e siecle ait impose a la medecine de 
nouveaux objets comme les lesions tissulaires ou les correlations 
anatomo-pathologiques ; mais elle a ouvert de nouveaux champs 
de reperage des objets medicaux (... masse de la population 
administrativement encadree et surveillee... grandes armees 
populaires... institutions d'assistance hospitaliere en fonction 
des besoins economiques de l'epoque et de la position recipro- 
que des classes sociales). Ce rapport de la pratique politique au 
discours medical, on le voit apparaitre egalement dans le statut 
donne au medecin... » 14 . 



14. AS, 212-214 (et 62-63). 



19 



FOUCAULT 

Puisque la distinction original-banal n'est pas pertinente, il 
appartient a l'enonce de pouvoinetre repete. Une phrase peut 
etre recommencee ou re-evoquee, une proposition peut etre 
reactualisee, seul « l'enonce a en propre de pouvoir etre re- 
pete » . Pourtant, il apparait que les conditions reelles de la 
repetition sont tres strictes. II faut qu'il y ait meme espace de 
distribution, meme repartition de singularites, meme ordre de 
lieux et de places, meme rapport avec un milieu institue : tout 
cela constitue, pour l'enonce, une « materialite » qui le rend 
repetable. « Les especes changent » n'est pas un meme enonce, 
formule dans l'histoire naturelle du XVIII e et dans la biologie du 
XlX e . Et meme de Darwin a Simpson il n'est pas sur que 
l'enonce reste le meme, suivant que la description pourra mettre 
en valeur des unites de mesure, des distances et des distribu- 
tions, et aussi des institutions tout a fait differentes. Une meme 
phrase-slogan, « Les fous a l'asile ! », peut appartenir a des 
formations discursives entierement distinctes, suivant qu'elle 
proteste, comme au XVHI e , contre la confusion des prisonniers 
avec les fous ; ou reclame, au contraire, comme au XIX e , des 
asiles qui separeraient les fous des prisonniers ; ou encore 
s'eleve aujourd'hui contre une evolution du milieu hospitalier 16 . 
On objectera que Foucault ne fait rien d'autre qu'affiner des 
analyses tres classiques portant sur le contexte. Ce serait mecon- 
naitre la nouveaute des criteres qu'il instaure, precisement pour 
montrer qu'on peut dire une phrase ou formuler une proposi- 
tion sans avoir toujours la meme place dans l'enonce correspon- 
dant, et sans reproduire les memes singularites. Et si Ton est 
amene a denoncer les fausses repetitions en determinant la 
formation discursive a laquelle appartient un enonce, on decou- 
vrira en revanche entre formations distinctes des phenomenes 
d'isomorphisme ou d'isotopie 17 . Quant au contexte, il n'expli- 
que rien, parce qu'il n'a pas la meme nature suivant la formation 
discursive ou la famille d'enonces consideres l8 . 

Si la repetition des enonces a des conditions si strictes, ce 
n'est pas en vertu de conditions exterieures, mais de cette 



15. AS, 138. 

16. HF, 417-418. 

17. AS, 210. 

18. AS, 129 (recusation du contexte). 



20 



UN NOUVEL ARCHIVISTE 

materialite interne qui fait de la repetition meme la puissance 
propre de l'enonce. C'est qu'un enonce se definit toujours par 
un rapport specifique avec un autre chose de meme niveau que 
lui, c'est-a-dire quelque chose d'autre qui le concerne lui-meme 
(et non pas son sens ou ses elements). Cet « autre chose » peut 
etre un enonce, en quel cas l'enonce se repete ouvertement. 
Mais, a la limite, il est necessairement autre chose qu'un 
enonce : c'est un Dehors. C'est la pure emission de singularites 
comme points d'indetermination, puisqu'elles ne sont pas 
encore determinees et specifiers par la courbe d'enonce qui les 
relie et qui prend telle ou telle forme dans leur voisinage. 
Foucault montre done qu'une courbe, un graphique, une 
pyramide sont des enonces, mais que ce qu'ils representent 
n'est pas un enonce. De meme les lettres que je recopie, 
AZERT, sont un enonce, bien que ces memes lettres sur le 
clavier n'en soient pas un l . On voit, dans ces cas, une repeti- 
tion secrete animer l'enonce ; et le lecteur retrouve un theme qui 
inspirait les plus belles pages du « Raymond Roussel », sur 
« l'infime difference qui induit paradoxalement l'identite ». 
L'enonce est en lui-meme repetition, bien que ce qu'il repete 
soit « autre chose », qui peut pourtant « lui etre etrangement 
semblable et quasi identique ». Alors, le plus grand probleme 
pour Foucault serait de savoir en quoi consistent v ces singularites 
que l'enonce suppose. Mais « L'archeologie » s'arrete la, et n'a 
pas encore a traiter de ce probleme qui deborde les limites du 
« savoir ». Les lecteurs de Foucault devinent qu'on entre dans 
un nouveau domaine, celui du pouvoir en tant qu'il se combine 
avec le savoir. Ce sont les livres suivants qui l'exploreront. Mais 
deja nous pressentons qu'AZERT, sur le clavier, est un en- 
semble de foyers de pouvoir, un ensemble de rapports de forces 
entre les lettres de l'alphabet dans la langue francaise, d'apres 
leurs frequences, et les doigts de la main d'apres leurs ecarts. 



Dans « Les mots et les choses », explique Foucault, il ne 
s'agissait ni de choses ni de mots. Pas davantage d'objet ni de 
sujet. Pas davantage de phrases ni de propositions, d'analyse 
grammaticale, logique ou semantique. Loin que les enonces 



19. AS, 114-117 (et 109). 



21 



FOUCAULT 

soient des syntheses de mots et de choses, loin qu'ils soient des 
composes de phrases et de propositions, c'est plutot l'inverse, 
ils sont prealables aux phrases ou aux propositions qui les 
supposent implicitement, ils sont formateurs de mots et d'ob- 
jets. A deux reprises Foucault avoue un repentir : dans 
« L'histoire de la folie », il a trop fait appel a une « experience » 
de la folie qui s'inscrivait encore dans une dualite entre des etats 
de choses sauvages et des propositions ; dans « Naissance de la 
clinique », il a invoque un « regard medical », qui supposerait 
encore la forme unitaire d'un sujet suppose trop fixe par 
rapport a un champ objectif. Toutefois, ces repentirs sont 
peut-etre feints. II n'y a pas lieu de regretter l'abandon du 
romantisme qui faisait en partie la beaute de « L'histoire de la 
folie », au profit d'un nouveau positivisme. Ce positivisme 
rarefie, lui-meme poetique, a peut-etre pour effet de reactiver 
dans la dissemination des formations discursives ou des enonces 
une experience generale qui est toujours celle de la folie, et dans 
la variete des lieux au sein de ces formations, une place mobile 
qui est toujours celle d'un medecin, clinicien, diagnosticien, 
symptomatologiste des civilisations (independamment de toute 
Weltanschauung). Et la conclusion de « V archeologie », 
qu'est-elle sinon un appel a une theorie generale des produc- 
tions qui doit se confondre avec une pratique revolutionnaire, 
ou le « discours » agissant se forme dans l'element d'un « de- 
hors » indifferent a ma vie et a ma mort ? Car les formations 
discursives sont de veritables pratiques, et leurs langages, au 
lieu d'un universel logos, sont des langages mortels, aptes a 
promouvoir et parfois a exprimer des mutations. 

Voila ce qu'est un groupe d 'enonces, et deja un enonce tout 
seul : ce sont des multiplicites. C'est Riemann qui a forme la 
notion de « multiplicite », et de genres de multiplicites, en 
rapport avec la physique et les mathematiques. L'importance 
philosophique de cette notion apparait ensuite chez Husserl 
dans Logique formelle et Logique transcendantale, et chez Bergson 
dans YEssai (quand Bergson s'efforce de definir la duree comme 
un genre de multiplicite qui s'oppose aux multiplicites spatiales, 
un peu comme Riemann distinguait des multiplicites discretes 
et continues). Mais dans ces deux directions la notion avorta, 
soit parce que la distinction des genres venait la cacher en 
restaurant un simple dualisme, soit parce qu'elle tendait vers le 



22 



UN NOUVEL ARCHIVISTE 

statut d'un systeme axiomatique, L'essentiel de la notion, c'est 
pourtant la constitution d'un substantif tel que « multiple » 
cesse d'etre un predicat opposable a l'Un, ou attribuable a un 
sujet repere comme un. La multiplicite reste tout a fait indif- 
ferente aux problemes traditionnels du multiple et de l'un, et 
surtout au probleme d'un sujet qui la conditionnerait, la 
penserait, la deriverait d'une origine, etc. II n'y a ni un ni 
multiple, ce qui serait, de toute maniere, renvoyer a une 
conscience qui se reprendrait dans l'un et se developperait dans 
l'autre. II y a seulement des multiplicites rares, avec des points 
singuliers, des places vides pour ceux qui viennent un moment 
y fonctionner comme sujets, des regularites cumulables, repeta- 
bles et qui se conservent en soi. La multiplicite n'est ni axio- 
matique ni typologique, mais topologique.cLe livre de Fbucaol^fl 
represente le pas le plus decisif dans une theorie- pratique des J_ 
^multiplicites.* Telle est aussi, d'une autre facon, la voie de 
Maurice Blanchot dans la logique de la production litteraire 
qu'il elabore : le lien le plus rigoureux entre le singulier, le 
pluriel, le neutre et la repetition, de maniere a recuser tout a la 
fois la forme d'une conscience ou d'un sujet, et le sans-fond 
d'un abime indifferencie. Foucault n'a pas cache la parente qu'il 
eprouve a cet egard avec Blanchot. Et il montre que Tessentiel 
des debats d'aujourd'hui porte moins sur le structuralisme en 
tant que tel, sur l'existence ou non de modeles et de realites 
qu'on appelle structures, que sur la place et le statut qui 
reviennent au sujet dans des dimensions qu'on suppose ne pas 
etre entierement structures . Ainsi, tant qu'on oppose directe- 
ment l'histoire a la structure, on peut penser que le sujet garde 
un sens comme activite constituante, recueillante, unifiante. 
Mais il n'en est plus de meme quand on considere les « epo- 
ques » ou formations historiques comme des multiplicites. 
Celles-ci echappent au regne du sujet autant qu'a l'empire de 
la structure. La structure est propositionnelle, elle a un caractere 
axiomatique assignable a un niveau bien determine, elle forme 
un systeme homogene, tandis que l'enonce est une multiplicite 
qui traverse les niveaux, qui « croise un domaine de structures 
et d'unites possibles et qui les fait apparaitre, avec des contenus 
concrets, dans le temps et l'espace » 20 . Le sujet est phrasique 



20. AS, 115, 259-266. 



23 



FOUCAULT 

ou dialectique, il a le caractere d'une premiere personne avec 
laquelle le discours commence, tandis que l'enonce est une 
£pnction primitive anonyme qui ne laisse subsisted de sujet qu'a 
la troisieme personne, et comme fonction derivee.O) 

L'archeologie s 'oppose aux deux principales techniques 
employees jusqu'a maintenant par les « archivistes » : la for- 
malisation et Interpretation. Les archivistes ont souvent saute 
d'une de ces techniques a l'autre, faisant appel aux deux a la 
fois. Tantot Ton extrait de la phrase une proposition logique qui 
fonctionne comme son sens manifeste : on depasse ainsi ce qui 
est « inscrit » vers une forme intelligible, qui peut sans doute 
etre inscrite a son tour sur une surface symbolique, mais qui est 
en soi d'un autre ordre que celui de 1'inscription. Tantot, au 
contraire, on depasse la phrase vers une autre phrase a laquelle 
elle renverrait en secret : on double ainsi ce qui est inscrit d'une 
autre inscription, qui constitue sans doute un sens cache, mais 
qui, avant tout, n'inscrit pas la meme chose et n'a pas le meme 
contenu. Ces deux attitudes extremes indiquent plutot deux 
poles entre lesquels oscillent Interpretation et la formalisation 
(on le voit par exemple dans l'hesitation de la psychanalyse 
entre une hypothese fonctionnelle-formelle et l'hypothese topi- 
que d'une « double inscription »). L'une degage un sur-dit de 
la phrase, l'autre un non-dit. D'ou le gout de la logique a 
montrer qu'il faut distinguer par exemple deux propositions 
pour une meme phrase, et celui des disciplines d'interpretation 
a montrer qu'une phrase comporte des lacunes qu'il faut rem- 
plir. II apparait done qu'il est tres difficile, methodologique- 
ment, de s'en tenir a ce qui est dit effectivement, a la seule 
inscription de ce qui est dit. Meme et surtout la linguistique ne 
s'en tient pas la, elle dont les unites ne sont jamais du meme 
niveau que ce qui est dit. 

Foucault reclame le droit d'un projet tres different : arriver 
a cette simple inscription de ce qui est dit comme positivite du 
dictum, l'enonce. L'archeologie « n'essaie pas de contourner les 
performances verbales pour decouvrir derriere elles et au-des- 
sous de leur surface apparente un element cache, un sens secret 
qui se terre en elles ou se fait jour a travers elles sans le dire ; 
et pourtant l'enonce n'est point immediatement visible ; il ne se 
donne pas d'une facon aussi manifeste qu'une structure gram- 
maticale ou logique (meme si celle-ci n'est pas entierement 



24 



UN NOUVEL ARCHIVISTE 

claire, meme si elle est fort difficile a elucider). L'enonce est a la 
fois non visible et non cache » 21 . Et, dans des pages essentielles, 
Foucault montre qu'aucun enonce ne peut avoir d'existence 
latente, puisqu'il concerne l'effectivement dit ; meme les man- 
ques ou les blancs qui s'y trouvent ne doivent pas se confondre 
avec des significations celees, et marquent seulement sa pre- 
sence dans l'espace de dispersion qui constitue la « famille ». 
Mais, inversement, s'il est si difficile d'arriver a cette inscription 
de meme niveau que ce qui est dit, e'est parce que l'enonce n'est 
pas immediatement perceptible, toujours recouvert par les 
phrases et les propositions. II faut en decouvrir le « socle », le 
polir, meme le faconner, l'inventer. II faut inventer, decouper le 
triple espace de ce socle ; et e'est seulement dans une multipli- 
city a constituer que peut se faire l'enonce comme inscription 
simple de ce qui est dit. Seulement ensuite surgit la question de 
savoir si les interpretations et formalisations ne supposaient pas 
deja cette simple inscription comme leur condition prealable. 
N'est-ce pas, en effet, l'inscription de l'enonce (l'enonce comme 
inscription) qui sera amenee dans certaines conditions a se 
dedoubler dans une autre inscription, ou a se projeter dans une 
proposition ? Toute suscription, toute souscription renvoient a 
lunique inscription de l'enonce dans sa formation discursive : 
monument d'archive, et non document. « Pour que le langage 
puisse etre pris comme objet, decompose en niveaux distincts, 
decrit et analyse, il faut qu'il existe un donne enonciatif qui sera 
toujours determine et non infini : l'analyse d'une langue s'effec- 
tue toujours sur un corpus de paroles et de textes ; 1' interpre- 
tation et la mise a jour des significations implicites reposent 
toujours sur un groupe delimite de phrases ; l'analyse logique 
d'un systeme implique dans la reecriture, dans un langage 
formel, un ensemble donne de propositions » . 

C'est cela l'essentiel de la methode concrete. Nous sommes 
bien forces de partir de mots, de phrases et de propositions. 
Seulement, nous les organisons dans un corpus determine, 
variable suivant le probleme pose. C'etait deja l'exigence de 



21. AS, 143. Par exemple, l'histoire de la philosophie telle que la concoit Gueroult 
consiste a sen tenir a cette seule inscription, non visible et pourtant non cachee, sans 
recourir a la formalisation ni a 1' interpret at ion. 

22. AS, 146. 



25 



FOUCAULT 

l'ecole « distributionaliste », Bloomfield ou Harris. Mais l'ori- 
ginalite de Foucault est dans la maniere dont, pour son compte, 
il determine les corpus : ce n'est ni en fonction de frequences 
ou de constantes linguistiques, ni en vertu des qualites person- 
nelles de ceux qui parlent ou ecrivent (grands penseurs, hom- 
mes d'Etat celeb res, etc.). Francois Ewald a raison de dire que 
les corpus de Foucault sont des « discours sans reference », et 
que l'archiviste evite le plus souvent de citer les grands noms . 
C'est qu'il ne choisit les mots, les phrases et les propositions de 
base ni d'apres la structure ni d'apres un sujet-auteur dont ils 
emaneraient, mais d'apres la simple fonction qu'ils exercent 
dans un ensemble : par exemple, des regies d'internement pour 
l'asile, ou bien pour la prison; des reglements disciplinaires 
pour l'armee, pour l'ecole. Si Ton insiste sur la question des 
criteres dont se sert Foucault, la reponse n'apparaitra dans toute 
sa nettete que dans les livres posterieurs a « V archeologie » : les 
mots, les phrases et les propositions retenus dans le corpus 
doivent etre choisis autour des foyers diffus de pouvoir (et de 
resistance) mis en jeu par tel ou tel probleme. Par exemple, le 
corpus de « sexualite » au XIX e siecle : on cherchera les mots et 
les phrases qui s'echangent autour du confessionnal, les pro- 
positions qui s'echafaudent dans un manuel de casuistique, et 
Ton tiendra compte aussi des autres foyers, ecole, institutions 
de natalite, de nuptialite... 24 . C'est ce critere qui est en ceuvre 
pratiquement dans « V archeologie », bien que la theorie n'en 
apparaisse qu'ensuite. Alors, une fois constitue le corpus (qui 
ne presuppose rien de l'enonce), on peut determiner la maniere 
dont le langage se rassemble sur ce corpus, « tombe » sur ce 
corpus : c'est « l'etre du langage » dont parlait « Les mots et les 
choses », le « II y a du langage » invoque par « V archeologie », 
variable suivant chaque ensemble 25 . C'est le « ON parle », 
comme murmure anonyme qui prend telle ou telle allure suivant 
le corpus considere. On est done en mesure d'extraire des mots, 
des phrases et des propositions les enonces qui ne se confon- 



23. Francois Ewald, « Anatomie et corps politiques », Critique n° 343, decembre 
1975, 1229-1230. 

24. Cf. VS, « Lincitation aux discours ». En fait, c'est avec SP que le critere 
commence a etre etudie pour lui-meme. Mais il pouvait s'exercer anterieurement, sans 
aucune petition de principe. 

25. AS, 145-148. 



26 



UN NOUVEL ARCH1VISTE 

dent pas avec eux. Les enonces ne sont pas des mots, des 
phrases ni des propositions, mais des formations qui se dega- 
gent uniquement de leur corpus, quand les sujets de phrase, les 
objets de proposition, les signifies de mots changent de nature en 
prenant place dans le « On parle », en se distribuant, en se 
dispersant dans l'epaisseur du langage. Suivant un paradoxe 
constant chez Foucault, le langage ne se rassemble sur un corpus 
que pour etre un milieu de distribution ou de dispersion des 
enonces, la regie d'une « famille » naturellement dispersee. 
Cette methode tout entiere est d'une grande rigueur, et 
s'exerce, a des degres d'explicitation divers, d'un bout a l'autre 
de 1'ceuvre de Foucault. 

Quand Gogol ecrit son chef-d'oeuvre qui concerne Inscrip- 
tion d'ames mortes, il explique que son roman est poeme, et 
montre comment, en quels points, le roman doit etre necessai- 
rement poeme. II se peut que Foucault, dans cette archeologie, 
fasse moins un discours de sa methode que le poeme de son 
ceuvre precedente, et atteigne au point ou la philosophic est 
necessairement poesie, forte poesie de ce qui est dit, et qui est 
aussi bien celle du non-sens que des sens les plus profonds. 
D'une certaine facon, Foucault peut declarer qu'il n'a jamais 
ecrit que des fictions : c'est que, nous l'avons vu, les enonces 
ressemblent a des reves, et tout change, comme dans un 
kaleidoscope, suivant le corpus considere et la diagonale qu'on 
trace. Mais d'une autre facon il peut dire aussi qu'il n'a jamais 
ecrit que du reel, avec du reel, car tout est reel dans l'enonce, 
et toute realite y est manifeste. 

II y a tant de multiplicites. Non seulement le grand dualisme 
des multiplicites discursives, et non-discursives ; mais, parmi les 
discursives, toutes les families ou formations d'enonces, dont la 
liste est ouverte et varie a chaque epoque. Et encore les genres 
d'enonces, marques par certains « seuils » : une meme famille 
peut traverser plusieurs genres, un meme genre peut marquer 
plusieurs families. Par exemple, la science implique certains 
seuils au-dela desquels des enonces atteignent a une « epistemo- 
logisation », une « scientificite » ou meme une « formalisa- 
tion ». Mais jamais une science n'absorbe la famille ou forma- 
tion dans laquelle elle se constitue : le statut et la pretention 
scientifiques de la psychiatrie ne suppriment pas les textes 
juridiques, les expressions litteraires, les reflexions philosophi- 



21 



FOUCAULT 

ques, les decisions politiques ou les opinions moyennes qui font 
partie integrante de la formation discursive correspondante . 
Tout au plus une science oriente la formation, systematise ou 
formalise certaines de ses regions, quitte a recevoir d'elle une 
fonction ideologiquequ'on aurait tort de croire liee a une simple 
imperfection scientifique. Bref, une science se localise dans un 
domaine de savoir qu'elle n'absorbe pas, dans une formation 
qui est, par elle-meme, objet de savoir et non pas de science. Le 
savoir n'est pas science ni meme connaissance, il a pour objet 
les multiplicites precedemment definies, ou plutot la multipli- 
cite precise qu'il decrit lui-meme, avec ses points singuliers, ses 
places et ses fonctions. « La pratique discursive ne coincide pas 
avec l'elaboration scientifique a laquelle elle peut donner lieu ; 
et le savoir qu'elle forme n'est ni l'esquisse rugueuse ni le 
sous-produit quotidien d'une science constitute » . Mais aussi 
bien on concoit alors que certaines multiplicites, certaines 
formations n'orientent pas le savoir qui les hante vers des seuils 
epistemologiques. Elles l'orientent dans d'autres directions, 
avec de tout autres seuils. On ne veut pas dire seulement que 
certaines families sont « incapables » de science, a moins de 
redistribution et de veritable mutation (ainsi, ce qui precede la 
psychiatrie aux XVlf et XVllf siecles). On demande plutot s'il 
n T y a pas des seuils, par exemple esthetiques, qui mobilisent un 
savoir dans une direction autre que celle dune science, et qui 
permettraient de definir un texte litteraire, ou une oeuvre 
picturale, dans les pratiques discursives auxquelles elles appar- 
tiennent. Ou bien meme des seuils ethiques, des seuils politi- 
ques : on montrerait comment des interdits, des exclusions, des 
limites, des libertes, des transgressions sont « liees a une 
pratique discursive determinee », en rapport avec des milieux 
non-discursifs, et plus ou moins aptes a approcher d'un seuil 
revolutionnaire . Ainsi se forme le poeme-archeologie dans 
tous les registres de multiplicites, mais aussi dans l'unique 
inscription de ce qui est dit, en rapport avec les evenements, les 
institutions et toutes les autres pratique^: L'essentiel n'est pas 
d'avoir surmonte une dualite science-poesie qui grevait encore 



26. AS, 234. 

27. AS, 240. 

28. AS, 251-255. 



28 



UN NOUVEL ARCHIVISTE 

l'ceuvre de Bachelard. Ce n'est pas non plus d'avoir trouve un 
moyen de traiter scientifiquement des textes litteraires. C'est 
d'avoir decouvert et arpente cette terre inconnue ou une forme 
litteraire, une proposition scientifique, une phrase quotidienne, 
un non-sens schizophrenique, etc., sont egalement des enonces 
pourtant sans commune mesure, sans aucune reduction ni 
equivalence discursive. Et c'est ce point qui n'avait jamais ete 
atteint, par les logiciens, les formalistes ou les interpretes. 
Science et poesje sont egalement savoir. 

Mais qu'est-ce qui limite une famille, une formation discur- 
sive ? Comment concevoir la coupure ? C'est une question tout 
a fait differente de celle du seuil. Mais, la encore, ce n'est pas 
une methode axiomatique qui convient, ni meme a proprement 
parler structurale. Car la substitution d'une formation a une 
autre ne se fait pas forcement au niveau des enonces les plus 
generaux ni les mieux formalisables. Seule une^methode serielle, 
comme en utilisent aujourd'hui les historiens, permet de cons- 
truire une serie au voisinage d'un point singulier, et de cherchet 
d'autres series qui la prolongent, dans d'autres directions, au 
niveau d'autres points. II y a toujours un moment, des endroits, 
ou les series se mettent a^diverger, et se distribuent dans un 
nouvel espace : c'est la que passe la coupure. Methode serielle 
fondee sur les singularites et les courbes. Foucault remarque 
qu'elle semble avoir deux effets opposes, puisqu'elle conduit les 
historiens a operer des coupures tres larges et distantes, sur de 
longues periodes, tandis qu'elle conduit les epistemologues a 
multiplier les coupures parfois de breve duree 29 . Nous retrouve- 
rons ce probleme. Mais l'essentiel, de toute maniere, c'est que 
la construction des series dans des multiplicites determinables 
rend impossible tout etalement de sequences au profit d'une 
histoire telle que l'imaginaient les philosophes a la gloire d'un 
Sujet (« faire de l'analyse historique le discours continu et faire 
de la conscience humaine le sujet originaire de tout devenir et 
de toute pratique, ce sont les deux faces d'un meme systeme de 
pensee : le temps y est con^u en termes de totalisation et les 
revolutions n'y sont jamais que des prises de conscience... ») 30 . 



29. AS, 15-16 (et sur la methode serielle en histoire, cf. Braudel, Ecrits sur ihistotre, 
Flammarion). 

30. AS, 22. 



29 



FOUCAULT 

A ceux qui invoquent toujours l'Histoire, et qui protestent 
contre redetermination d'un concept comme celui de « muta- 
tion », il faut rappeler la perplexite des vrais historiens quand 
il s'agit d'expliquer pourquoi le capitalisme surgit, en tel lieu et 
a tel moment, tandis que tant de facteurs semblaient le rendre 
possible ailleurs et a d'autres epoques. « Problematiser les 
series... » Discursives ou non, les formations, les families, les 
multiplicites sont historiques. Ce ne sont pas seulement des 
composes de coexistence, elles sont inseparables de « vecteurs 
temporels de derivation » ; et, quand une nouvelle formation 
apparatt, avec de nouvelles regies et de nouvelles series, ce n'est 
jamais d'un coup, en une phrase ou dans une creation, mais en 
« briques », avec des survivances, des decalages, des reactiva- 
tions d'anciens elements qui subsistent sous les nouvelles regies. 
Malgre les isomorphismes et les isotopies, aucune formation 
n'est le modele d'une autre. La theorie des coupures est done 
une piece essentielle du systeme 31 . II faut poursuivre les series, 
traverser les niveaux, franchir les seuils, ne jamais se contenter 
de derouler les phenomenes et les enonces suivant la dimension 
horizontale ou verticale, mais former une transversale, une 
diagonale mobile, ou doit se mouvoir l'archiviste-archeologue. 
Un jugement de Boulez sur l'univers rarefie de Webern s'appli- 
querait a Foucault (et a son style) : « II a cree une nouvelle 
dimension, que nous pourrions appeler dimension diagonale, 
sorte de repartition des points, des blocs ou des figures non plus 
dans le plan, mais bien dans l'espace » 32 . 



31. II y a deux problemes, Tun pratique qui consiste a savoir ou Ion fait passer les 
coupures dans tel cas precis, l'autre theorique, et dont le premier depend, qui concerne 
le concept de coupure lui-meme (il faudrait opposer a cet egard la conception 
structuraie d'Althusser et la conception serielle de Foucault). 

32. Boulez, Releves d'apprentt, Ed. du Seuil, 372. 



30 



un nouveau cartographe 

(« Surveiller et punir ») 



Foucault n'a jamais pris l'ecriture comme un but, comme une 
fin. C'est meme cela qui en fait un grand ecrivain, et qui met 
une joie de plus en plus grande dans ce qu'il ecrit, un rire de 
plus en plus evident. Divine comedie des punitions : c'est un 
droit elementaire d'etre fascine jusqu'au fou rire devant tant 
d'inventions perverses, tant de discours cyniques, tant d'hor- 
reurs minutieuses. Des appareils anti-masturbatoires pour en- 
fants jusqu'aux mecanismes des prisons pour adultes, toute une 
chaine se deploie, qui suscite des rires inattendus, tant que la 
honte, la souffrance ou la mort n'ont pas fait taire. Les bour- 
reaux rient rarement, ou ce n'est pas du meme rire. Valles 
invoquait deja une gaiete dans l'horreur, propre aux revolution- 
naires, qui s'opposait a l'horrible gaiete des bourreaux. II suffit 
que la haine soit assez vivante, pour qu'on puisse en tirer 
quelque chose, une grande joie, non pas d'ambivalence, non pas 
la joie de hair, mais la joie de vouloir detruire ce qui mutile la 
vie. Le livre de Foucault est plein d'une joie, dune jubilation 
qui se confond avec la splendeur du style et la politique du 
contenu. II est rythme par d'atroces descriptions faites avec 
amour : le grand supplice de Damien et ses rates; la cite 
pestiferee et son quadrillage ; la chaine des forcats qui traverse 
la ville et dialogue avec le peuple ; puis, au contraire, la nouvelle 
machine isolante, la prison, la voiture cellulaire, qui temoignent 
d'une autre « sensibilite dans l'art de punir ». Foucault a 
toujours su peindre de merveilleux tableaux sur fond de ses 
analyses. Ici, l'analyse se fait de plus en plus microphysique, et 
les tableaux de plus en plus physiques, exprimant les « effets » 
de l'analyse, non pas au sens causal, mais au sens optique, 

31 



FOl'lAU T 

lumineux, de couleur : du rouge sur rouge des supplices au gris 
sur gris de la prison. L'analyse et le tableau vont de pair ; 
micro-physique du pouvoir et investissement politique du 
corps. Tableaux colores sur une carte millimetrique. Ce livre 
peut aussi bien se lire dans le prolongement des livres prece- 
dents de Foucault, que marquant un nouveau progres decisif. 

Ce qui, d'une maniere diffuse ou meme confuse, a caracterise 
le gauchisme, cest theoriquement une remise en question du 
probleme du pouvoir, dirigee contre le marxisme autant que 
contre les conceptions bourgeoises, et pratiquement c'est une 
certaine forme de luttes locales, specif iques, dont les rapports 
et l'unite necessaire ne pouvaient plus venir d'un processus de 
totalisation ni de centralisation, mais, comme disait Guattari, 
d'une transversalite. Ces deux aspects, pratique et theorique, 
etaient etroitement lies. Mais le gauchisme n'a pas cesse non 
plus de conserver ou de reintegrer des morceaux trop som- 
maires de marxisme, pour s'y ensevelir a nouveau, comme de 
restaurer des centralisations de groupe qui renouaient avec 
l'ancienne pratique, stalinisme y compris. Peut-etre, de 1971 a 
1973, le G.I. P. (Groupe information prisons) a-t-il fonctionne 
sous I' impulsion de F ; oucault et de Derert, comme un groupe 
qui sut eviter ces resurgences en maintenant un type de rapport 
original entre la lutte des prisons et d'autres luttes. Ft quand 
Foucault revient en 1975 a une publication theorique, il nous 
semble le premier a inventer cette nouvelle conception du 
pouvoir, que Ion cherchait sans savoir la trouver ni l'enoncer. 

Cest bien de cela qu'il s'agit dans « Surveiller et punir », 
quoique Foucault ne l'indique qu'en quelques pages, au debut 
de son livre. Quelques pages seulement, parce qu'il procede par 
une tout autre methode que celle des « theses ». II se contente 
de suggerer l'abandon dun certain nombre de postulats qui ont 
marque la position traditionnelle de gauche 1 . Et il faudra 
attendre « La volonte de savoir » pour un expose plus detaille. 

Postulat de la propriete, le pouvoir serait la « propriete » 
d une classe qui l'aurait conquis. Foucault montre que ce n'est 
pas ainsi, ni de la, que le pouvoir procede : il est moins une 
propriete qu'une strategic, et ses effets ne sont pas attribuables 
a une appropriation, « mais a des dispositions, a des manceu 



1 SP 31-33 



32 



UN NOUVEAU CAR TOGRAPHE 



dbF 



vres, a des tactiques, a des techniques, a des fonctionnements » ; 
« il s'exerce plutot qu'il ne se possede, il n'est pas le privilege 
acquis ou conserve de la classe dominante, mais l'effet d'ensem- 
ble de ses positions strategiques ». Ce nouveau fonctionalisme, 
cette analyse fonctionnelle ne nie certes pas Texistence des 
classes et de leurs luttes, mais en dresse un tout autre tableau, 
avec d'autres paysages, d'autres personnages, d'autres procedes 
que ceux auxquels l'histoire traditionnelle, meme marxiste, 
nous a habitues : « points innombrables d'affrontement, foyers 
d'instabilite dont chacun comporte ses risques de conflit, de 
luttes, et d'inversion au moins transitoire des rapports de 
force », sans analogie ni homologie, sans univocite, mais avec un 
type original de continuite possible. Bref, le pouvoir n'a pas 
d'homogeneite, mais se definit par les singularites, les points 
singuliers par lesquels il passe. 

Postulat de la localisation, le pouvoir serait pouvoir d'Etat, 
il serait lui-meme localise dans un appareil d'Etat, au point que 
meme les pouvoirs « prives » n'auraient qu'une apparente 
dispersion et seraient encore des appareils d'Etat speciaux. 
Foucault montre au contraire que l'Etat apparait lui-meme 
comme un effet d'ensemble ou une resultante d'une multiplicity 
de rouages et de foyers qui se situent a un niveau tout different, 
et qui constituent pour leur compte une « microphysique du 
pouvoir ». Non seulement les systemes prives, mais des pieces 
explicites de l'appareil d'Etat ont a la fois une origine, des 
procedes et des exercices que FEtat enterine, controle ou meme 
se contente de couvrir plus qu'il ne les institue. Une des idees 
essentielles de « Surveiller et pumr » est que les societes moder- 
nes peuvent se definir comme des societes « disciplinaires » ; 
mais la discipline ne peut pas s'identifier avec une institution 
ni avec un appareil, precisement parce qu'elle est un type de 
pouvoir, une technologie, qui traverse toutes sortes d'appareils 
et destitutions pour les relier, les prolonger, les faire converger, 
les faire s'exercer sur un nouveau mode. Soit meme des pieces 
ou des rouages particuliers qui appartiennent a l'Etat aussi 
evidemment que la police et la prison : « Si la police comme 
institution a bien ete organisee sous la forme d'un appareil 
d'Etat, et si elle a bien ete rattachee au centre de la souverainete 
politique, le type de pouvoir qu'elle exerce, les mecanismes 
qu'elle met en jeu et les elements auxquels elle les applique sont 



33 



FOUCAULT 

specifiques », se chargeant de faire penetrer la discipline dans 
le detail ephemere dun champ social, temoignant par la dune 
large independance par rapport a l'appareil judiciaire et meme 
politique 2 . A plus forte raison, la prison n'a pas sa source dans 
les « structures juridico-politiques d'une societe » : c'est une 
erreur de la faire dependre d'une evolution du droit, serait-ce 
le droit penal. En tant quelle gere la punition, la prison dispose 
elle aussi d'une autonomic qui lui est necessaire, et temoigne a 
son tour d'un « supplement disciplinaire » qui excede un 
appareil d'Etat, meme quand il le sert 3 . Bref, au fonctiona- 
lisme de Foucault repond une topologie moderne qui n'assigne 
plus un lieu privilegie comme source du pouvoir, et ne peut plus 
accepter de localisation ponctuelle (il y a la une conception de 
l'espace social aussi nouvelle que celle des espaces physiques et 
mathematiques actuels, comme pour la continuite tout a 
l'heure). On remarquera que « local » a deux sens tres diffe- 
rent^ : le pouvoir est local parce qu'il n'est jamais global, mais 
il n'est pas local ou localisable parce qu'il est diffus. 

Postulat de la subordination, le pouvoir incarne dans l'ap- 
pareil d'Etat serait subordonne a un mode de production 
comme a une infrastructure. Sans doute est-il possible de faire 
correspondre les grands regimes punitifs a des systemes de 
production : les mecanismes disciplinaires notamment ne sont 
pas separables de la poussee demographique du XVIlf siecle, et 
de la croissance d'une production qui cherche a augmenter le 
rendement, a composer les forces, a extraire des corps toute la 
force utile. Mais il est difficile d'y voir une determination 
economique « en derniere instance », meme si Ton dote la 
superstructure d'une capacite de reaction ou d'action en retour. 
C'est toute l'economie, c'est par exemple l'atelier, ou lusine, 
qui presupposent ces mecanismes de pouvoir agissant deja du 
dedans sur les corps et les ames, agissant deja a l'interieur du 
champ economique sur les forces productives et les rapports de 
production. « Les relations de pouvoir ne sont pas en position 
d'exteriorite a l'egard d'autres types de rapports... [elles] ne 
sont pas en position de superstructure... elles ont la ou elles 



2. SP, 215-217. 

3. SP, 22}, 249, 251 



34 



UN NOUVEAU CARTOGRAPHE 

jouent un role directement producteur » 4 . A ce qu'il y a encore 
de pyramidal dans l'image marxiste, la micro-analyse fonction- 
nelle substitue une stricte immanence ou les foyers de pouvoir 
et les techniques disciplinaires forment autant de segments qui 
s'articulent les uns aux autres, et par lesquels les individus 
d'une masse passent ou demeurent, corps et ames (famille, 
ecole, caserne, usine, au besoin prison). « Le » pouvoir a pour 
caracteres l'immanence de son champ, sans unification trans- 
cendante, la continuite de sa ligne, sans une centralisation 
globale, la contiguite de ses segments sans totalisation distincte : 
espace seriel . 

Postulat de l'essence ou de l'attribut, le pouvoir aurait une 
essence et serait un attribut, qui qualifierait ceux qui le posse- 
dent (dominants) en les distinguant de ceux sur lesquels il 
s'exerce (domines). Le pouvoir n'a pas d'essence, il est opera- 
toire. II n'est pas attribut, mais rapport : la relation de pouvoir 
est l'ensemble des rapports de forces, qui ne passe pas moins 
par les forces dominees que par les dominantes, toutes deux 
constituant des singularites. « Le pouvoir investit [les domines], 
passe par eux et a travers eux, il prend appui sur eux, tout 
comme eux-memes, dans leur lutte contre lui, prennent appui 
a leur tour sur les prises qu'il exerce sur eux. » Analysant les 
lettres de cachet, Foucault montrera que « l'arbitraire du roi » 
ne va pas de haut en bas comme un attribut de son pouvoir 
transcendant, mais est sollicite par les plus humbles, parents, 
voisins, collegues qui veulent faire enfermer un infime fauteur 
de troubles, et se servent du monarque absolu comme d'un 
« service public » immanent capable de regler des conflits 
familiaux, conjugaux, vicinaux ou professionnels 6 . La lettre de 
cachet apparait done ici comme l'ancetre de ce que nous 
appelons « placement volontaire » en psychiatric C'est que, 
loin de s'exercer dans une sphere generale ou appropriee, la 
relation de pouvoir s'insere partout ou il y a des singularites 
meme minuscules, des rapports de forces tels que « disputes de 
voisinages, querelles des parents et des enfants, mesententes 



4. VS, 124. 

5. SP, 148 (sans doute la figure pyramidale subsiste, mais avec une fonction diffuse 
et repartie sur toutes ses surfaces). 

6. VHI, 22-26. 



35 



FOUCAULT 

des menages, exces du vin et du sexe, chamailleries publiques 
et bien des passions secretes ». 

Postulat de la modalite, le pouvoir agirait par violence ou par 
ideologic, tantot il reprimerait, tantot il tromperait ou ferait 
croire, tantot police et tantot propagande. La encore, cette 
alternative ne semble pas pertinente (on le voit bien ne serait-ce 
que dans un congres de parti politique : il peut bien arriver que 
la violence soit dans la salle ou meme dans la rue ; il arrive 
toujours que l'ideologie soit a la tribune; mais les problemes 
organisationnels, l'organisation de pouvoir, se reglent a cote, 
dans la salle contigue). Un pouvoir ne procede pas par ideolo- 
gic, meme quand il porte sur les ames ; il n'opere pas neces- 
sairement par violence et repression, au moment ou il pese sur 
les corps. Ou plutot la violence exprime bien l'effet d'une force 
sur quelque chose, objet ou etre. Mais elle n'exprime pas la 
relation de pouvoir, c'est-a-dire le rapport de la force avec la 
force, « une action sur une action » 7 . Un rapport de forces est 
une fonction du type « inciter, susciter, combiner... ». Dans le 
cas des societes disciplinaires, on dira : repartir, serier, compo- 
ser, normaliser. La liste est indeHnie, variable dans chaque 
cas. Le pouvoir « produit du reel », avant de rep rimer. Et aussi 
il produit du vrai, avant d'ideologiser, avant d'abstraire ou de 
masquer 8 . C'est « La volonte de s avoir » qui montrera, en 
prenant la sexualite comme cas privilegie : comment on peut 
croire a une repression sexuelle operant dans le langage si Ton 
s'en tient aux mots et aux phrases ; mais non pas si Ton extrait 
les enonces dominants, et notamment les procedures d'aveu qui 
s'exercent a l'eglise, a 1'ecole, a l'hopital, et qui cherchent a la 
fois la realite du sexe et la verite dans le sexe; comment la 
repression et l'ideologie n'expliquent rien, mais supposent 
toujours un agencement ou « dispositif » dans lequel elles 
operent, et non l'inverse. Foucault n'ignore rien de la repression 
et de l'ideologie ; mais, comme Nietzsche l'avait deja vu, elles 
ne constituent pas le combat des forces, elles sont seulement la 
poussiere soulevee par le combat. 



7. Texte de Foucault, in Dreyfus et Rabinow, Michel Foucault, un parcours philoso- 
phique, Gallimard, 313. 

8. SP, 196. 



36 



UN NOUVEAU CARTOGRAPHE 

Postulat de la legalite, le pouvoir d'Etat s'exprimerait dans 
la loi, celle-ci etant con^ue tantot comme un etat de paix impose 
aux forces brutes, tantot comme le resultat d'une guerre ou 
d'une lutte gagnee par les plus forts (mais dans les deux cas la 
loi est definie par la cessation contrainte ou volontaire d'une 
guerre, et s'oppose a l'illegalite quelle definit par exclusion; et 
les revolutionnaires ne peuvent que se reclamer d'une autre 
legalite passant par la conquete du pouvoir et l'instauration d'un 
autre appareil d'Etat). Un des themes les plus profonds du livre 
de Foucault consiste a substituer a cette opposition trop grosse 
loi-illegalite une correlation fine illegalismes -lots. La loi est tou- 
jours une composition d 'illegalismes qu'elle difference en les 
formalisant. II suffit de considerer le droit des societes commer- 
ciales pour voir que les lois ne s'opposent pas globalement a 
l'illegalite, mais que les unes organisent explicitement le moyen 
de tourner les autres. La loi est une gestion des illegalismes, les 
uns qu'elle permet, rend possibles ou invente comme privilege 
de la classe dominante, les autres qu'elle tolere comme compen- 
sation des classes dominees, ou meme qu'elle fait servir a la 
dominante, les autres enfin qu'elle interdit, isole et prend 
comme objet, mais aussi comme moyen de domination. C'est 
ainsi que les changements de la loi, au cours du XVllf siecle, ont 
pour fond une nouvelle distribution des illegalismes, non seu- 
lement parce que les infractions tendent a changer de nature, 
portant de plus en plus sur la propriete plutot que sur les 
personnes, mais parce que les pouvoirs disciplinaires decoupent 
et formalisent autrement ces infractions, definissant une forme 
originale nommee « delinquance » qui permet une nouvelle 
differenciation, un nouveau controle des illegalismes . Certaines 
resistances populaires a la revolution de 89 s'expliquent evi- 
demment parce que des illegalismes toleres ou amenages par 
l'ancien regime deviennent intolerables au pouvoir republicain. 
Mais ce qui est commun aux republiques et aux monarchies 
occidentales, c'est d'avoir erige l'entite de la Loi en principe 
suppose du pouvoir, pour se donner une representation juridi- 



9. SP, 84, 278. Interview in Le Monde, 21 fevrier 1975 : « L'illegalisme n'est pas 
un accident, une imperfection plus ou moins inevitable... A la limite, je dirais que la 
loi n'est pas faite pour empecher tel ou tel type de comportement, mais pour 
differencier les manieres de tourner la loi elle-meme. » 



37 



FOUCAULT 

que homogene : le « modele juridique » est venu recouvrir la 
carte strategique 10 . La carte des illegalismes, pourtant, continue 
a travailler sous le modele de legalite. Et Foucault montre que 
la loi n'est pas plus un etat de paix que le resultat d'une guerre 
gagnee : elle est la guerre elle- meme, et la strategie de cette 
guerre en acte, exactement comme le pouvoir n'est pas une 
propriete acquise de la classe dominante, mais un exercice 
actuel de sa strategie. 

C'est comme si, enfin, quelque chose de nouveau surgissait 
depuis Marx. C'est comme si une complicite autour de l'Etat se 
trouvait rompue. Foucault ne se contente pas de dire qu'il faut 
repenser certaines notions, il ne le dit meme pas, il le fait, et 
propose ainsi de nouvelles coordonnees pour la pratique. A 
l'arriere-fond gronde une bataille, avec ses tactiques locales, ses 
strategies d 'ensemble, qui ne precedent pourtant pas par totali- 
sation, mais par relais, raccordement, convergence, prolonge- 
ment. II s'agit bien de la question Que fair e? Le privilege 
theorique qu'on donne a l'Etat comme appareil de pouvoir 
entraine d'une certaine facon la conception pratique d'un parti 
directeur, centralisateur, procedant a la conquete du pouvoir 
d'Etat ; mais, inversement, c'est cette conception organisation- 
nelle du parti qui se fait justifier par cette theorie du pouvoir. 
Une autre theorie, une autre pratique de lutte, une autre 
organisation strategique sont l'enjeu du livre de Foucault. 



Le livre precedent etait « L'archeologie du savoir ». Quelle 
evolution represente « Surveiller et punir » ? L'archeologie n'etait 
pas seulement un livre de reflexion ou de methode generale, 
e'etait une orientation nouvelle, comme un nouveau pliage 
reagissant sur les livres anterieurs. L'archeologie proposait la 
distinction de deux sortes de formations pratiques, les unes 
« discursives » ou d'enonces, les autres « non-discursives » ou 
de milieux. Par exemple, la medecine clinique a la fin du 
XVlll e siecle est une formation discursive ; mais elle est comme 



10. VS, 114-120, 135. Foucault n'a jamais participe au culte de « l'Etat de droit », 
et selon lui la conception legaliste ne vaut pas mieux que la conception repressive. C'est 
d'ailleurs la meme conception du pouvoir dans les deux cas, la loi apparaissant 
seulement comme une reaction exterieure aux desirs dans un cas, et comme une 
condition interne du desir dans l'autre cas : VS, 109. 



38 



UN NOUVEAU CARTOGRAPHE 

telle en rapport avec des masses et des populations qui de- 
pendent d'un autre type de formation, et impliquent des 
milieux non-discursifs, « institutions, evenements politiques, 
pratiques et processus economiques ». Certes, les milieux 
produisent aussi des enonces, et les enonces aussi determinent 
des milieux. Reste que les deux formations sont heterogenes, 
bien qu'inserees Tune dans l'autre : il n'y a pas correspondance 
ni isomorphisme, il n'y a ni causalite directe ni symbolisation ll . 
« L'archeologie » avait done un role de charniere : elle posait la 
ferme distinction des deux formes, mais, comme elle se pro- 
posait de definir la forme des enonces, elle se contentait 
d'indiquer l'autre forme negativement comme le « non-discur- 

sif ». 

« Surveiller et punir » opere un nouveau pas. Soit une 
« chose » comme la prison : c'est une formation de milieu (le 
milieu « carceral »), c'est une forme de contenu (le contenu, c'est 
le prisonnier). Mais cette chose ou cette forme ne renvoient pas 
a un « mot » qui la designerait, pas davantage a un signifiant 
dont elle serait le signifie. Elle renvoie a de tout autres mots et 
concepts, tels que delinquance ou delinquant, qui expriment 
une nouvelle maniere d'enoncer les infractions, les peines et 
leurs sujets. Appelons forme d' expression cette formation 
d'enonces. Or les deux formes ont beau emerger en meme 
temps, au XVIII C siecle, elles n'en sont pas moins heterogenes. Le 
droit penal traverse une evolution qui lui fait enoncer les crimes 
et les chatiments en fonction d'une defense de la societe (non 
plus d'une vengeance ou d'une restauration du souverain) : 
signes qui s'adressent a l'ame ou a l'esprit, et etablissent des 
associations d'idees entre l'infraction et la punition (code). Mais 
la prison, elle, est une nouvelle maniere d'agir sur les corps, et 
vient d'un tout autre horizon que le droit penal : « La prison, 
figure concentree et austere de toutes les disciplines, n'est pas 
un element endogene dans le systeme penal defini au tournant 
des XVIIl e et XlX e siecles » I2 . C'est que le droit penal concerne 
l'enoncable en matiere criminelle : c'est un regime de langage 
qui classe et traduit les infractions, qui calcule les peines ; c'est 



11. AS, 212-213. 

12. SP, IF partie, ch. 1 (sur le mouvement penal reformateur et ses enonces) et ch. 2 
(comment la prison ne fait pas partie de ce systeme et renvoie a d'autres modeles). 



39 



FOUCAULT 

une famille d'enonces, et aussi un seuil. La prison, de son cote, 
concerne le visible : non seulement elle pretend faire voir le 
crime et le criminel, mais elle constitue elle-meme une visibilite, 
elle est un regime de lumiere avant d'etre une figure de pierre, 
elle se definit par le « Panoptisme », c'est-a-dire par un agen- 
cement visuel et un milieu lumineux ou le surveillant peut tout 
voir sans etre vu, les detenus etre vus a chaque instant sans voir 
eux-memes (tour centrale et cellules peripheriques) 13 . Un re- 
gime de lumiere et un regime de langage ne sont pas la meme 
forme, et n'ont pas la meme formation. Nous comprenons 
mieux que Foucault n'a pas cesse d'etudier ces deux formes 
dans les livres precedents : dans « La naissance de la clinique », 
le visible et l'enongable, disait-il ; dans « L'histoire de la folie », 
la folie telle qu'on la voit a l'hdpital general, et la deraison telle 
qu'on l'enonce en medecine (et ce n'est pas a l'hopital qu'on 
soigne au XVIl e siecle). Ce que « L'archeologie » reconnaissait, 
mais ne designait encore que negativement, comme milieux 
non-discursifs, trouve avec « Surveiller et punir » sa forme 
positive qui hantait toute l'oeuvre de Foucault : la forme du 
visible, dans sa difference avec la forme de l'enoncable. Par 
exemple, au debut du XlX e siecle, les masses et populations 
deviennent visibles, elles viennent a la lumiere, en meme temps 
que les enonces medicaux conquierent de nouveaux enoncables 
(lesions tissulaires et correlations anatomo-physiologiques...) 14 . 
Bien sur, la prison comme forme de contenu a elle-meme ses 
enonces, ses reglements. Bien sur, le droit penal comme forme 
d'expression, enonces de delinquance, a ses contenus : ne 
serait-ce qu'un nouveau type d'infractions, atteintes a la pro- 
priety plutot qu'attaques contre les personnes 15 . Et les deux 
formes ne cessent d'entrer en contact, de s'insinuer l'une dans 
l'autre, d'arracher chacune un segment de l'autre : le droit penal 
ne cesse de reconduire a la prison, et de fournir des prisonniers, 
tandis que la prison ne cesse de reproduire de la delinquance, 
d'en faire un « objet », et de realiser les objectifs que le droit 
penal concevait autrement (defense de la societe, transforma- 



13. SP, III, ch. 3 (la description du « Panopticon »). 

14. AS, 214. 

15. SP, 77-80 (sur revolution et le changement des infractions). 



40 



UN NOUVEAU CARTOGRAPHE 

tion du condamne, modulation de la peine, individuation) 16 . II 
y a presupposition reciproque entre les deux formes. Et pour- 
tant il n'y a pas forme commune, il n'y a pas conformite, ni 
meme correspondance. C'est sur ce point que « Surveiller et 
punir » va poser les deux problemes que « L'archeologie » ne 
pouvait pas poser, parce quelle en restait au Savoir, et au 
primat de Tenonce dans le savoir. D'une part, y a-t-il en general, 
et en dehors des formes, une cause commune immanente au 
champ social? D'autre part, comment l'agencement, l'ajuste- 
ment des deux formes, leur mutuelle penetration, sont-ils 
assures d'une maniere variable dans chaque cas concret ? 

La forme se dit en deux sens : elle forme ou organise des 
matieres ; elle forme ou finalise des fonctions, leur donne des 
objectifs. Non seulement la prison, mais l'hopital, l'ecole, la 
caserne, l'atelier sont des matieres formees. Punir est une 
fonction formalisee, et aussi soigner, eduquer, dresser, faire 
travailler. Le fait est qu'il y a une espece de correspondance, 
bien que les deux formes soient irreductibles (en effet, les soins 
ne concernent pas l'hopital general au XVII C siecle, et le droit 
penal au xvilf ne se refere pas essentiellement a la prison). 
Comment done expliquer la coadaptation ? C'est que nous 
pouvons concevoir de pures matieres et de pures fonctions, 
abstraction faite des formes ou elles s'incarnent. Quand Fou- 
cault definit le Panoptisme, tantot il le determine concretement 
comme un agencement optique ou lumineux qui caracterise la 
prison, tantot il le determine abstraitement comme une machine 
qui non seulement s'applique a une matiere visible en general 
(atelier, caserne, ecole, hopital autant que prison), mais aussi 
traverse en general toutes les fonctions enoncables. La formule 
abstraite du Panoptisme n'est done plus « voir sans etre vu », 
mais imposer une conduite quelconque a une multiplicity humaine 
quelconque. On precise seulement que la multiplicity consideree 
doit etre reduite, prise dans un espace restreint, et que l'imposi- 
tion d'une conduite se fait par repartition dans l'espace, ordon- 
nance et seriation dans le temps, composition dans l'espace- 



16. SP, IV, ch. 1 et 2 : comment la prison s'impose en un second temps, et entre 
en correlation avec le systeme penal pour « produire » de la delinquance ou constituer 
une « delinquance-objet » (282). 

41 



FOUCAULT 

temps 17 ... C'est une liste indefinie, mais qui concerne toujours 
des matieres non-formees, non-organisees, et des fonctions 
non-formalisees, non-finalisees, les deux variables indissolu- 
blement liees. Comment appeler cette nouvelle dimension in- 
formelle ? Foucault lui donne une fois son nom le plus precis : 
c'est un « diagramme », c'est-a-dire un « fonctionnement abs- 
trait de tout obstacle ou frottement... et qu'on doit detacher de 
tout usage specif ique » 18 . Le diagramme, ce n'est plus l'archive, 
auditive ou visuelle, c'est la carte, la cartographie, coextensive 
a tout le champ social. C'est une machine abstraite. Se definis- 
sant par des fonctions et des matieres informelles, elle ignore 
toute distinction de forme entre un contenu et une expression, 
entre une formation discursive et une formation non-discursive. 
C'est une machine presque muette et aveugle, bien que ce soit 
elle qui fasse voir, et qui fasse parler. 

S'il y a beaucoup de fonctions et meme de matieres dia- 
grammatiques, c'est parce que tout diagramme est une multipli- 
cite spatio-temporelle. Mais c'est aussi parce qu'il y a autant de 
diagrammes que de champs sociaux dans l'histoire. Quand 
Foucault invoque la notion de diagramme, c'est en rapport avec 
nos societes modernes de discipline, ou le pouvoir opere un 
quadrillage de tout le champ : si modele il y a, c'est le modele 
de la « peste », qui quadrille la cite malade et s'etend jusqu'au 
moindre detail. Mais, quand on considere les anciennes societes 
de souverainete, on voit qu'elles ne manquent pas de dia- 
gramme, bien que ce soient d'autres matieres et d'autres fonc- 
tions : la aussi une force s'exerce sur d'autres forces, mais pour 
prelever plutot que pour combiner et composer ; pour partager 
des masses plutot que decouper le detail ; pour exiler plutot que 
quadriller (c'est le modele de la « lepre ») 19 . C'est un autre 
diagramme, c'est une autre machine, plus proche du theatre que 
de l'usine : d'autres rapports de forces. Bien plus, on congoit 



17. Ces precisions sont d'autant plus necessaires que VS decouvrira un autre couple 
matiere-fonction pures : cette fois, la multiplicite quelconque est nombreuse, dans un 
espace ouvert, et la fonction n'est plus d'imposer une conduite, mais de « gerer la vie ». 
VS confronte les deux couples, 182-185 ; nous reviendrons sur ce point. 

18. SP, 207 (Foucault precise a cet egard que le Panoptique n'avait qu'une 
definition insuffisante tant qu'on le considerait seulement comme « systeme architectu- 
ral et optique »). 

19. Sur la confrontation des deux types, VS, 178-179; et sur la confrontation 
exemplaire de la lepre et de la peste, SP, 197-201. 



42 



UN NOUVEAU CARTOGRAPHE 

des diagrammes intermediates, comme des passages d'une 
societe a une autre : ainsi le diagramme napoleonien, ou la 
fonction disciplinaire se conjugue avec la fonction souveraine, 
« au point de jonction de Texercice monarchique et rituel de la 
souverainete et de l'exercice hierarchique et permanent de la 
discipline indefinie » 20 . C'est que le diagramme est profonde- 
ment instable ou fluant, ne cessant de brasser matieres et 
fonctions de facon a constituer des mutations. Finalement, tout 
diagramme est intersocial, et en devenir. II ne fonctionne jamais 
pour representer un monde preexistant, il produit un nouveau 
type de realite, un nouveau modele de verite. II n'est pas sujet 
de l'histoire, ni qui surplombe l'histoire. II fait l'histoire en 
defaisant les realites et les significations precedentes, consti- 
tuant autant de points d'emergence ou de creativite, de conjonc- 
tions inattendues, de continuums improbables. II double l'his- 
toire avec un devenir. 

Toute societe a son ou ses diagrammes. Soucieux d'operer 
sur des series bien determinees, Foucault ne s'est jamais inte- 
resse directement aux societes dites primitives. Elles n'en 
seraient pas moins un exemple privilegie, presque trop. Car, 
loin d'etre sans politique et sans histoire, elles ont un reseau 
d'alliances qui ne se laissent pas deduire d'une structure de 
parente, ni reduire a des relations d'echange entre groupes de 
filiation. Les alliances passent par de petits groupes locaux, 
constituent des rapports de forces (dons et contre-dons) et 
conduisent le pouvoir. Le diagramme manifeste ici sa difference 
avec la structure, pour autant que les alliances tissent un reseau 
souple et transversal, perpendiculaire a la structure verticale, 
definissent une pratique, un procede ou une strategic, distincts 
de toute combinatoire, et forment un systeme physique instable, 
en perpetuel desequilibre, au lieu d'un cycle echangiste ferme 
(d'ou la polemique de Leach avec Levi-Strauss, ou bien la 
sociologie des strategies de Pierre Bourdieu). On n'en conclura 
pas que la conception du pouvoir chez Foucault convient 
particulierement aux societes primitives, dont il ne parle pas ; 
mais plutot que les societes modernes dont il parle developpent 
a leur tour les diagrammes qui exposent leurs rapports de forces 
ou leurs strategies specifiques. En fait, il y a toujours lieu de 



20. SP, 219. 



FOUCAULT 

chercher sous les grands ensembles, lignages primitifs ou insti- 
tutions modernes, les micro-rapports qui n'en decoulent pas, 
mais les composent au contraire. Quand Gabriel Tarde fondait 
une micro- sociologie, 11 ne faisait pas autre chose : il n'expliquait 
pas le social par l'individu, il rendait compte des grands 
ensembles en assignant des rapports infinitesimaux, l'« imita- 
tion » comme propagation d'un courant de croyance ou de desir 
(quanta), l'« invention » comme rencontre de deux courants 
imitatifs... C'etait de vrais rapports de forces, en tant qu'ils 
excedent la simple violence. 

Qu'est-ce qu'un diagramme ? C'est l'exposition des rapports 
de forces qui constituent le pouvoir, d'apres les caracteres 
analyses precedemment. « Le dispositif panoptique n'est pas 
simplement une charniere, un echangeur entre un mecanisme de 
pouvoir et une fonction, c'est une maniere de faire fonctionner 
des relations de pouvoir dans une fonction, et une fonction par 
ces relations de pouvoir » 21 . Nous avons vu que les rapports de 
forces, ou de pouvoir, etaient microphysiques, strategiques, 
multiponctuels, diffus, qu'ils determinaient des singularites et 
constituaient des fonctions pures. Le diagramme ou la machine 
abstraite, c'est la carte des rapports de forces, carte de densite, 
d'intensite, qui procede par liaisons primaires non-localisables, 
et qui passe a chaque instant par tout point, « ou plutot dans 
toute relation d'un point a un autre » 22 . Certes, rien a voir avec 
une Idee transcendante, ni avec une suprastructure ideologique ; 
rien a voir non plus avec une infrastructure economique, deja 
qualifiee dans sa substance, et definie dans sa forme et son 
usage. II n'en reste pas moins que le diagramme agit comme une 
cause immanente non-unifiante, coextensive a tout le champ 
social : la machine abstraite est comme la cause des agencements 
concrets qui en effectuent les rapports ; et ces rapports de forces 
passent « non pas au-dessus » mais dans le tissu meme des 
agencements qu'ils produisent. 

Que veut dire ici cause immanente ? C'est une cause qui 
s'actualise dans son effet, qui s'integre dans son effet, qui se 
differencie dans son effet. Ou plutot la cause immanente est 



21. SP, 208. 

22. VS, 122 (« Le pouvoir est partout, ce n'est pas qu'il englobe tout, c'est qu'il 
vient de partout »). 



44 



UN NOUVEAU CARTOGRAPHE 

celle dont l'effet l'actualise, l'integre et la differencie. Aussi y 
a-t-il correlation, presupposition reciproque entre la cause et 
l'effet, entre la machine abstraite et les agencements concrets 
(c'est a ceux-ci que Foucault reserve le plus souvent le nom de 
« dispositif s »). Si les effets actualisent, c'est parce que les 
rapports de forces ou de pouvoir ne sont que virtuels, poten- 
tiels, instables, evanouissants, moleculaires, et definissent seu- 
lement des possibilites, des probabilites d'interaction, tant 
qu'ils n'entrent pas dans un ensemble macroscopique capable 
de donner une forme a leur matiere fluente et a leur fonction 
diffuse. Mais aussi bien l'actualisation est une integration, un 
ensemble d' integrations progressives, d'abord locales, puis 
globales ou tendant a etre globales, operant un alignement, une 
homogeneisation, une sommation des rapports de forces : la loi 
comme integration des illegalismes. Les agencements concrets 
de l'ecole, de l'atelier, de l'armee... operent des integrations sur 
des substances qualifiees (enfants, travailleurs, soldats) et des 
fonctions finalisees (education, etc.), jusqu'a l'Etat qui vise une 
integration globale, a moins que ce ne soit l'universel Marche . 
Enfin l'actualisation-integration est une differenciation : non 
pas parce que la cause en voie d'actualisation serait une Unite 
souveraine, mais au contraire parce que la multiplicite dia- 
grammatique ne peut s'actualiser, le differentiel des forces ne 
peut s'integrer, qu'en s'engageant dans des voies divergentes, 
en se repartissant dans des dualismes, en suivant des lignes de 
differenciation sans lesquelles tout resterait dans la dispersion 
d'une cause ineffectuee. Ce qui s'actualise ne peut le faire que 
par dedoublement ou dissociation, en creant les formes diver- 
gentes entre lesquelles il se partage 24 . C'est done la qu'apparais- 
sent les grandes dualites, de classes, ou gouvernants-gouvernes, 
public-prive. Mais, plus encore, c'est la que divergent ou se 
differencient deux formes d'actualisation, forme d'expression et 
forme de contenu, formes discursive et non-discursive, forme 
du visible et forme de l'enoncable. C'est precisement parce que 



23. Sur les integrants, notamment l'Etat, qui n'expliquent pas le pouvoir, mais en 
supposent les rapports qu'ils se contentent de reconduire et de stabiliser, cf. VS, 
122-124, et texte de Foucault in Liberation, 30 juin 1984. 

24. Les rapports de pouvoir comme « conditions internes de differenciation » : VS, 
124. Que l'actualisation d'un virtuel soit toujours une differenciation, on trouvera ce 
theme profondement analyse par exemple chez Bergson. 



45 



FOUCAULT 

la cause immanente ignore les formes, dans ses matieres comme 
dans ses fonctions, qu'elle s'actualise suivant une differenciation 
centrale qui, d'une part, formera des matieres visibles, et 
d 'autre part formalisera des fonctions enoncables. Entre le 
visible et l'enoncable, une beance, une disjonction, mais cette 
disjonction des formes est le lieu, le « non-lieu » dit Foucault, 
ou s'engouffre le diagramme informel, pour s'incarner dans les 
deux directions necessairement divergentes, differenciees, irre- 
ductibles Tune a l'autre. Les agencements concrets sont done 
fendus par l'interstice suivant lequel s'effectue la machine 
abstraite. 

Telle est done la reponse aux deux problemes poses par 
« Surveiller et punir ». D'une part, la dualite des formes ou 
formations n'exclut pas une cause commune immanente qui 
opere dans 1' informel. D'autre part, cette cause commune 
envisagee dans chaque cas, dans chaque dispositif concret, ne 
cessera de mesurer les melanges, les captures, les interceptions 
entre elements ou segments des deux formes, bien que celles-ci 
soient et demeurent irreductibles, heteromorphes. II n'est pas 
exagere de dire que tout dispositif est une bouillie qui melange 
du visible et de l'enoncable : « Le systeme carceral joint en une 
meme figure des discours et des architectures », des program- 
mes et des mecanismes 25 . « Surveiller et punir » est le livre ou 
Foucault surmonte expressement le dualisme apparent des 
livres precedents (ce dualisme tendait deja a se depasser vers 
une theorie des multiplicites). Si savoir consiste a entrelacer le 
visible et l'enoncable, le pouvoir en est la cause presupposee, 
mais, inversement, le pouvoir implique le savoir comme la 
bifurcation, la differenciation sans laquelle il ne passerait pas a 
l'acte. « II n'y a pas de relation de pouvoir sans constitution 
correlative d'un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose 
et ne constitue en meme temps des relations de pouvoir » 26 . 
Erreur, hypocrisie qui consiste a croire que le savoir n'apparait 
que la ou les rapports de forces sont suspendus. II n'y a pas de 
modele de verite qui ne renvoie a un type de pouvoir, pas de 
savoir ni meme de science qui n'exprime ou n'implique en acte 
un pouvoir en train de s'exercer. Tout savoir va d'un visible a 



25. SP, 276. 

26. SP, 32. 



46 



UN NOUVEAU CARTOGRAPHE 

un enoncable, et inversement ; et pourtant il n'y a pas de forme 
commune totalisante, ni meme de conformite ou de correspon- 
dance bi-univoque. II y a seulement un rapport de forces qui 
agit transversalement, et qui trouve dans la dualite des formes 
la condition de sa propre action, de sa propre actualisation. S'il 
y a coadaptation des formes, elle decoule de leur « rencontre » 
(a condition que celle-ci soit forcee), et non l'inverse : « la 
rencontre ne se justifie que de la necessite nouvelle qu'elle a 
etablie. » Ainsi la rencontre des visibilites de la prison et des 
enonces du droit penal. 

Qu'est-ce que Foucault appelle une machine, abstraite ou 
concrete (il parlera de la « machine-prison », mais aussi bien de 
la machine-ecole, de la machine hopital...) 27 . Les machines 
concretes, ce sont les agencements, les dispositifs biformes ; la 
machine abstraite, e'est le diagramme informel. Bref, les machi- 
nes sont sociales avant d'etre techniques. Ou, plutot, il y a une 
technologie humaine avant qu'il y ait une technologie materielle. 
Sans doute celle-ci developpe ses effets dans tout le champ 
social ; mais, pour qu'elle soit elle-meme possible, il faut que les 
outils, il faut que les machines materielles aient d'abord ete 
selectionnees par un diagramme, assumes par des agencements. 
Les historiens ont souvent rencontre cette exigence : les armes 
dites hoplitiques sont prises dans l'agencement de la phalange ; 
l'etrier est selectionne par le diagramme de feodalite ; le baton 
fouisseur, la houe et la charrue ne forment pas un progres 
lineaire, mais renvoient respectivement a des machines collecti- 
ves qui varient avec la densite de la population et le temps de 
la jachere 28 . Foucault montre a cet egard comment le fusil 
n'existe comme outil que dans « une machinerie dont le prin- 
cipe n'est plus la masse mobile ou immobile, mais une geome- 
tric de segments divisibles et composables » 29 . La technologie 
est done sociale avant d'etre technique. « A cote des hauts 
fourneaux ou de la machine a vapeur, le panoptisme a ete peu 



27. Cf. SP, 237. 

28. C'est un des liens de Foucault avec les historiens contemporains : a propos du 
baton fouisseur... etc., Braudel dit que « l'outil est consequence, non plus cause » 
{Civilisation materielle et capitalisme, I, 128). A propos des armes hoplitiques, Detienne 
dit que « la technique est en quelque sorte interieure au social et au mental » (in 
Problemes de la guerre en Grece ancienne, Mouton, 134). 

29. SP, 165. 



47 



FOUCAULT 

celeb re... Mais il serait injuste de confront er les precedes 
disciplinaires avec des inventions comme la machine a vapeur... 
Ils sont beaucoup moins, et pourtant d'une certaine facon ils 
sont beaucoup plus » 30 . Et si les techniques, au sens etroit du 
mot, sont prises dans des agencements, c'est parce que les 
agencements eux-memes, avec leurs techniques, sont selection- 
nes par le diagramme : par exemple, la prison peut avoir une 
existence marginale dans les societes de souverainete (les lettres 
de cachet), elle n'existe comme dispositif que quand un nou- 
veau diagramme, le diagramme disciplinaire, lui fait franchir 
« le seuil technologique » 31 . 

C'est comme si la machine abstraite et les agencements 
concrets constituaient deux poles, et qu'on passat de Tun a 
l'autre insensiblement. Tantot les agencements se distribuent en 
segments durs, compacts, bien separes par des cloisons, des 
etancheites, des discontinuity formelles (l'ecole, l'armee, l'ate- 
lier, event uellement la prison, et, des que nous arrivons a 
l'armee, on nous dit « Tu n'es plus a l'ecole »...). Tantot au 
contraire ils communiquent dans la machine abstraite qui leur 
confere une micro-segmentarite souple et diffuse, telle qu'ils se 
ressemblent tous, et que la prison s'etend a travers les autres, 
comme les variables d'une meme fonction sans forme, d'une 
fonction continue (Tecole, la caserne, l'atelier sont deja des 
prisons...) 32 . Si Ton ne cesse d'aller d'un pole a l'autre, c'est 
parce que chaque agencement effectue la machine abstraite, 
mais a tel ou tel degre : c'est comme des coefficients d'effec- 
tuation du diagramme, et plus le degre est haut, plus l'agence- 
ment diffuse dans les autres, adequat a tout le champ social. La 
methode de Foucault acquiert elle-meme ici un maximum de 
souplesse. Car le coefficient varie d'abord d'un agencement a un 
autre : par exemple, l'hopital maritime militaire s'installe au 
croisement de circuits, et tend des filtres et des echangeurs dans 
toutes les directions, controle des mobilites de toute sorte, qui 
en font un carrefour a haut degre, un espace medical adequat 
au diagramme entier 33 . Mais aussi le coefficient varie pour un 



30. SP, 226. 

31. Cf. SP, 225. 

32. Texte essentiel, SP, 306. 

33. SP, 145-146 (« La surveillance medicale y est solidaire de toute une serie 
d'autres controles : militaire sur les deserteurs, fiscal sur les marchandises, adminis- 



48 



UN NOUVEAU CARTOGRAPHE 

meme agencement, d'un champ social a l'autre, ou dans le 
meme champ social. Ainsi trois stades de la prison : dans les 
societes souveraines, elle n'existe qu'a l'ecart des autres agen- 
cements de punition, parce qu'elle n'effectue le diagramme de 
souverainete qu'a un bas degre. Au contraire, elle se met a 
diffuser dans toutes les directions, et non seulement se charge 
des objectifs du droit penal, mais impregne les autres agence- 
ments, parce qu'elle effectue a un haut degre les exigences du 
diagramme de discipline (encore faut-il qu'elle ait vaincu la 
« mauvaise reputation » qui lui venait de son role precedent). 
Et, enfin, il n'est pas sur que les societes disciplinaires lui 
laissent conserver ce haut coefficient si elles trouvent en evo- 
luant d'autres moyens de realiser leurs objectifs penaux, et 
d'effectuer le diagramme dans toute son extension : d'ou le 
theme d'une reforme penitentiaire qui hantera de plus en plus 
le champ social et, a la limite, destituerait la prison de son 
exemplarite, la faisant retomber a l'etat d'agencement localise, 
restreint, separe 34 . Tout se passe comme si la prison, tel un 
ludion, montait et descendait sur une echelle d' effectuation du 
diagramme disciplinaire. II y a une histoire des agencements, 
comme il y a un devenir et des mutations de diagramme. 

Ce n'est pas seulement caracteristique de la methode de 
Foucault, c'est d'une grande consequence pour toute sa pensee. 
On a souvent fait comme si Foucault etait avant tout le penseur 
de l'enfermement (l'hopital general de « L'histoire de la folie », 
la prison de « Surveiller et punir ») ; or il n'en est rien, et ce 
contresens nous empeche de saisir son projet global. Par 
exemple, Paul Virilio croit s'opposer a Foucault quand il fait 
valoir que lc probleme des societes modernes, le probleme de 
la « police », n'est pas d'enfermement, mais de « voirie », de 
vitesse ou d' acceleration, de maitrise et de controle des vitesses, 
de circuits et de quadrillages dans l'espace ouvert. Or Foucault 
n'a jamais dit autre chose, comme le montrent l'analyse de la 
forteresse qui coincide chez les deux auteurs, ou l'analyse de 
l'hopital maritime chez Foucault. Ce malentendu n'est pas grave 



tratif sur les remedes, les rations, les disparitions, les guerisons, les morts, les 
simulations... »). 

34. Sur les courants de reforme penale, et les raisons pour lesquelles la prison cesse 
d'etre une forme pregnante, cf. SP, 312-313. 



49 



FOUCAULT 

dans le cas de Virilio, parce que la force et l'originalite de sa 
propre demarche temoignent de ce que les rencontres entre 
penseurs independants se font tou jours dans une zone aveugle. 
En revanche, c'est beaucoup plus grave lorsque des auteurs 
moins doues reprennent la critique toute faite, et reprochent a 
Foucault d'en rester a renfermement, ou bien le felicitent 
d' avoir si bien analyse cette forme. En fait, renfermement a 
toujours ete pour Foucault une donnee secondaire, qui derivait 
d'une fonction primaire, tres differente suivant les cas ; et ce 
n'est pas du tout de la meme maniere que l'hopital general ou 
l'asile enferme les fous, au XVH e siecle, et que la prison enferme 
les delinquants, aux X\ 7 lll e et xix e . L'enfermement des fous se 
fait sur le mode de l'« exil », et le modele du lepreux ; l'enfer- 
mement des delinquants se fait sur le mode du « quadrillage », 
et le modele du pestifere 3> . Cette analyse fait partie des plus 
belles pages de Foucault. Mais justement, exiler, quadriller, sont 
d'abord des fonctions d'exteriorite, qui ne sont qu'effectuees, 
formalisees, organisees par les dispositifs d'enfermement. La 
prison comme segmentarite dure (cellulaire) renvoie a une 
fonction souple et mobile, a une circulation controlee, a tout un 
reseau qui traverse aussi des milieux libres et peut apprendre 
a se passer de prison. C'est un peu comme « l'atermoiement 
illimite » chez Kafka, qui n'a plus besoin d'arrestation ni de 
condamnation. Comme le dit Maurice Blanchot a propos de 
Foucault, l'enfermement renvoie a un dehors, et ce qui est 
enferme, c'est le dehors 36 . C'est « au » dehors, ou par exclusion, 
que les agencements enferment, et il en est de l'interiorite 
psychique comme de l'enfermement physique. Foucault invo- 
que souvent une forme du discursif, une forme du non-discur- 
sif ; mais ces formes n'enferment rien, ni n'interiorisent ; ce sont 
des « formes d'exteriorite » a travers lesquelles tantot les 
enonces, tantot les visibles se dispersent. C'est une question de 
methode en general : au lieu d'aller d'une exteriorite apparente 
a un « noyau d'interiorite » qui serait essentiel, il faut conjurer 
l'illusoire interiorite pour rendre les mots et les choses a leur 
exteriorite constitutive 37 . 



35. SP, 197-201 (etHF, ch. 1). 

36. Blanchot, L'entretten infini, Gallimard, 292. 

37. Sur Thistoire et « la forme systematique de 1'exteriorite », cf. AS, 158-161. 



50 



UN NOUVEAU CARTOGRAPHE 

II faudrait meme distinguer plusieurs instances correlatives, 
trois au moins. II y a d'abord le dehors comme element informe 
des forces : celles-ci viennent du dehors, elles tiennent au 
dehors, qui brasse leurs rapports, qui tire leurs diagrammes. Et 
puis il y a I'exterieur comme milieu des agencements concrets, 
ou s'actualisent les rapports de forces. Enfin il y a les formes 
d'exteriorite, puisque l'actualisation se fait dans une scission, une 
disjonction de deux formes differenciees et exterieures l'une a 
l'autre qui se partagent les agencements (les enfermements et 
les interiorisations n'etant que des figures transitoires a la 
surface de ces formes). Nous essaierons d'analyser ulterieure- 
ment cet ensemble, tel qu'il se presente dans « la pensee du 
dehors ». Mais sans doute explique-t-il deja que rien ne ferme 
reellement, chez Foucault. L'histoire des formes, archive, est 
doublee d'un devenir des forces, diagramme. C'est que les 
forces apparaissent dans « toute relation d'un point a un 
autre » : un diagramme est une carte, ou plutot une superpo- 
sition de cartes. Et, d'un diagramme a l'autre, de nouvelles 
cartes sont tirees. Aussi n'y a-t-il pas de diagramme qui ne 
comporte, a cote des points qu'il connecte, des points relative- 
ment libres ou delies, points de creativite, de mutation, de 
resistance ; et c'est d'eux, peut-etre, qu'il faudra partir pour 
comprendre l'ensemble. C'est a partir des « luttes » de chaque 
epoque, du style des luttes, qu'on peut comprendre la succes- 
sion des diagrammes, ou leur re-enchainement par-dessus les 
discontinuity 38 . Car chacun temoigne de la facon dont se tord 
la ligne du dehors dont parlait Melville, sans debut ni fin, ligne 
oceanique qui passe par tous les points de resistance, et qui 
roule, entrechoque les diagrammes, toujours en fonction du plus 
recent. Quelle curieuse torsion de la ligne fut 1968, la ligne aux 
mille aberrations ! D'ou la triple definition d'ecrire : ecrire, c'est 
lutter, resister ; ecrire, c'est devenir ; ecrire, c'est cartographier, 
« je suis un cartography.. » 39 . 



38. SP, s'interrompt brutalement sur l'invocation du « grondement de la bataille » 
(« j'interromps ici ce livre... », 315). C'est VS qui degagcra le theme des « points de 
resistance » (126-127), et les textes suivants qui analyseront les types de luttes, en 
rapport avec les diagrammes de forces (cf. Dreyfus et Rabinow, 301-304). 

39. Interview in Nouvelles litteraires, 17 mars 1975. 



51 



TOPOLOGIE : 
« PENSER AUTREMENT » 



les strates ou formations historiques : 
le visible et Tenon^able (savoir) 



Les strates sont des formations historiques, positivites ou 
empiricites. « Couches sedimentaires », elles sont faites de 
choses et de mots, de voir et de parler, de visible et de dicible, 
de plages de visibilite et de champs de lisibilite, de contenus et 
d'expressions. Nous empruntons ces derniers termes a Hjelm- 
slev, mais pour les appliquer a Foucault en un tout autre sens, 
puisque le contenu ne se confond plus avec un signifie, ni 
l'expression avec un signifiant. II s'agit d'une nouvelle reparti- 
tion, tres rigoureuse. Le contenu a une forme et une substance : 
par exemple la prison, et ceux qui y sont enfermes, les prison- 
niers (qui? pourquoi ? comment?) . L'expression aussi a une 
forme et une substance f par exemple le droit penal, et la 
« delinquance » en tant qu'objet d'enonces. De meme que le 
droit penal comme forme d'expression definit un champ de 
dicibilite (les enonces de delinquance), la prison comme forme 
de contenu definit un lieu de visibilite (le « panoptisme », 
c'est-a-dire un lieu ou Ton peut a chaque instant tout voir sans 
etre vu). Cet exemple renvoie a la derniere grande analyse de 
strate, que Foucault mene dans « Surveiller et punir ». Mais 
c'etait deja le cas dans « L'histoire de lafolie » : a 1'age classique, 
Tasile surgissait comme un lieu de visibilite de la folie, en meme 
temps que la medecine formulait des enonces fondamentaux sur 
la « deraison ». Entre ces deux livres, il y a « Raymond Roussel » 
et « Naissance de la clinique », ecrits simultanement. L'un montre 
comment l'ceuvre de Roussel se divise en deux parties, des 



1. Sur la « forme-prison », et ses differences avec les formes d'expression qui lui 
sont contemporaines (ainsi, le droit penal), cf. SP, 233. 

55 



FOUCAULT 



inventions de visibilites suivant des machines extraordinaires, 
des productions d'enonces suivant un « procede » insolite. 
L'autre livre montre comment, dans un tout autre domaine, la 
clinique et l'anatomie pathologique entrainent des distributions 
variables entre « le visible et l'enoncable ». 

Une « epoque » ne preexiste pas aux enonces qui l'expri- 
ment, ni aux visibilites qui la remplissent. Ce sont les deux 
aspects essentiels : d'une part chaque strate, chaque formation 
historique implique une repartition du visible et de l'enoncable 
qui se fait sur elle-meme ; d'autre part, d'une strate a une autre, 
il y a variation de la repartition, parce que la visibilite meme 
change de mode, et les enonces changent eux-memes de regime. 
Par exemple, « a l'age classique », l'asile surgit comme une 
nouvelle maniere de voir et de faire voir les fous, maniere tres 
differente de celle du Moyen Age, de celle de la Renaissance ; 
et la medecine de son cote, mais aussi le droit, la reglementa- 
tion, la litterature, etc., inventent un regime d'enonces qui 
concerne la deraison comme nouveau concept. Si les enonces du 
XVH e siecle inscrivent la folie comme l'extreme degre de la 
deraison (notion-clef), l'asile ou internement l'enveloppe dans 
un ensemble qui unit les fous aux vagabonds, aux pauvres, aux 
oisifs, a toutes sortes de depraves : il y a la une « evidence », 
perception historique ou sensibilite, non moins qu'un regime 
discursif 2 . Et plus tard, dans d'autres conditions, ce sera la 
prison comme nouvelle facon de voir et de faire voir le crime, 
et la delinquance comme nouvelle maniere de dire. Maniere de 
dire et facon de voir, discursivites et evidences, chaque strate 
est faite d'une combinaison des deux, et, d'une strate a l'autre, 
il y a variation des deux et de leur combinaison. Ce que 
Foucault attend de l'Histoire, c'est cette determination des 
visibles et des enoncables a chaque epoque, qui depasse les 
comportements et les mentalites, les idees, puisqu'elle les rend 
possibles. Mais l'Histoire ne repond que parce que Foucault a 
su inventer, sans doute en rapport avec les nouvelles concep- 
tions des historiens, une maniere proprement philosophique 
..d'interroger, elle-meme neuve et qui relance l'Histoire. 



2. Sur « 1' evidence » de I'hopital general au xvil e siecle, comme impliquant une 
« sensibilite sociale » qui disparait ensuite, cf. HF, 66. De meme sur « l'evidence de 
la prison », SP, 234. 



56 



LES STRATES OU FORMATIONS HISTORIQUES 

C'est « L'archeologie du savoir » qui tirera les conclusions 
methodologiques, et fera la theorie generalisee des deux ele- 
ments de stratification :l'enoncable et le visible, les formations 
discursives et les formations non discursives, les formes d'ex- 
v pression et les formes de contenu. Ce livre pourtant semble 
donner un primat radical a l'enonce. Les plages de visibilite ne 
sont plus designees que d'une maniere negative, « formations 
non discursives », situees dans un espace qui n'est que comple- 
mentaire d'un champ d'enonces. Foucault dit qu'il y a des 
relations discursives entre l'enonce discursif et le non-discursif. 
Mais il ne dit jamais que le non-discursif soit reductible a un 
enonce, et soit un residu ou une illusion. La question du primat 
est essentielle : l'enonce a le primat, nous verrons pourquoi. 
Mais jamais primat n'a signifie reduction. D'un bout a l'autre 
de l'ceuvre de Foucault, les visibilites resteront irreductibles aux 
enonces, d'autant plus irreductibles qu'elles semblent former 
une passion par rapport a Taction des enonces. Le sous-titre de 
« Naissance de la clinique », c'etait « archeologie du regard ». II 
ne suffit pas de dire que Foucault a denonce ce sous-titre, 
comme il a toujours corrige ses livres precedents, si Ton ne 
demande pas pourquoi et sur quels points. Or, le point de 
denonciation, c'est evidemment le primat. Foucault estime de 
plus en plus que ses livres precedents n'indiquent pas suffi- 
samment le primat des regimes denonce sur les f aeons de voir 
ou de percevoir. C'est sa reaction contre la phenomenologie. 
Mais, pour lui, le primat des enonces n'empechera jamais 
l'irreductibilite historique du visible, au contraire. L'enonce n'a 
de primat que parce que le visible a ses lois propres, son 
autonomic qui le met en rapport avec le dominant, avec 
l'heautonomie de l'enonce. C'est parce que l'enoncable a le 
primat que le visible lui oppose sa forme propre qui se laissera 
determiner sans se laisser reduire. Chez Foucault, les lieux de 
visibilite n'auront jamais le meme rythme, la meme histoire, la 
meme forme que les champs d'enonces, et le primat de l'enonce 
ne vaudra que par la, en tant qu'il s'exerce sur quelque chose 
d'irreductible. En oubliant la theorie des visibilites on mutile la 
conception que Foucault se fait de l'histoire, mais on mutile 
aussi sa pensee, la conception qu'il se fait de la pensee. On en 
fait une variante de la philosophic analytique actuelle, avec 
laquelle il n'a pas grand-chose en commun (sauf peut-etre avec 



57 



FOUCAULT 

Wittgenstein, si Ton degage de Wittgenstein un rapport original 
du visible et de l'enoncable). Foucault n'a pas cesse d'etre 
fascine par ce qu'il voyait autant que par ce qu'il entendait ou 
lisait, et l'archeologie telle qu'il la conceit est une archive audio- 
visuelle (a commencer par l'histoire des sciences). Foucault n'a 
une joie d'enoncer, et de decouvrir les enonces des autres, que 
parce qu'il a aussi une passion de voir : ce qui le definit 
lui-meme avant tout, la voix, mais aussi les yeux. Les yeux, la 
voix. Foucault n'a jamais cesse d'etre un voyant, en meme 
temps qu'il marquait la philosophic d'un nouveau style d'enon- 
ces, les deux sur un pas different, sur un double rythme. 

Ce qui est stratifie n'est pas l'objet indirect d'un savoir qui 
surgirait ensuite, mais constitue directement un savoir : la lecon 
de choses et la lecon de grammaire. C'est pourquoi les strates 
sont l'affaire de l'archeologie, precisement parce que l'archeolo- 
gie ne renvoie pas necessairement au passe. II y a une archeo- 
logie du present. Present ou passe, le visible est comme 
l'enoncable : ils sont l'objet, non pas d'une phenomenologie, 
mais d'une epistemologie. Ce que Foucault reprochera a « L'his- 
toire de ia folie », c'est d'invoquer encore une experience vecue 
sauvage, a la maniere des phenomenologues, ou des valeurs 
eternelles de l'imaginaire, a la maniere de Bachelard. Mais, en 
fait, il n'y a rien avant le savoir, parce que le savoir, tel que 
Foucault en forme un nouveau concept, se definit par ces 
combinaisons de visible et d'enoncable propres a chaque strate, 
a chaque formation historique. Le savoir est un agencement 
pratique, un « dispositif » d'enonces et de visibilites. II n'y a 
done rien sous le savoir (bien qu'il y ait, nous le verrons, des 
choses hors savoir). C'est dire que le savoir n'existe qu'en 
fonction de « seuils » tres varies, qui marquent autant de 
feuillets, de clivages et d'orientations sur la strate consideree. A 
cet egard, il ne suffit pas de parler d'un « seuil d'epistemolo- 
gisation » : celui-ci est deja oriente dans une direction qui mene 
a la science, et qui traversera encore un seuil propre de « scienti- 
ficite », et eventuellement un « seuil de formalisation ». Mais 
d'autres seuils, autrement orientes, ne manquent pas sur la 
strate : seuils d'ethisation, desthetisation, de politisation, etc. 3 . 
Le savoir n'est pas la science, et n'est pas separable de tel ou 



3. AS, 236-255. 



58 



LES STRATES OU FORMATIONS HISTORIQUES 

tel seuils ou il est pris : meme l'experience perceptive, meme les 
valeurs de l'imaginaire, meme les idees de l'epoque ou les 
donnees de 1'opinion courante. Le savoir est l'unite de strate qui 
se distribue dans les differents seuils, la strate meme n'existant 
que comme l'empilement de ces seuils sous des orientations 
diverses, la science etant settlement l'une d'elles. II n'y a que des 
pratiques, ou des positivites, constitutives du savoir : pratiques 
discursives d'enonces, pratiques non-discursives de visibilites. 
Mais ces pratiques existent toujours sous des seuils archeologi- 
ques dont les repartitions mouvantes constituent les differences 
historiques entre strates. Tel est le positivisme, ou le pragma- 
tisme de Foucault ; et il n'a jamais eu de probleme concernant 
les rapports de la science et de la litterature, ou de l'imaginaire 
et du scientifique, ou du su et du vecu, parce que la conception 
du savoir impregnait et mobilisait tous les seuils en en faisant 
les variables de la strate comme formation historique. 

Certes, choses et mots sont des termes tres vagues pour 
designer les deux poles du savoir, et Foucault dira que le titre 
« Les mots et les choses » doit s'entendre ironiquement. La tache 
de l'archeologie, c'est d'abord de decouvrir une veritable forme 
d 'expression qui ne peut se confondre avec aucune des unites 
linguistiques, quelles qu'elles soient, signifiant, mot, phrase, 
proposition, acte de langage. Foucault s'en prend particuliere- 
ment au Signifiant, « le discours s'annule dans sa realite en se 
mettant a l'ordre du signifiant » 4 . Nous avons vu comment 
Foucault decouvrait la forme d'expression dans une conception 
tres originale de l'« enonce », comme fonction qui croise les 
diverses unites, tracant une diagonale plus proche de la musique 
que d'un systeme signifiant. II faut done fendre, ouvrir les mots, 
les phrases ou les propositions pour en extraire les enonces, 
comme le faisait Raymond Roussel en inventant son « pro- 
cede ». Mais une operation analogue est necessaire pour la 
forme de contenu ; celui-ci n'est pas plus un signifie que ['ex- 
pression un signifiant. Ce n'est pas non plus un etat de choses, 
un referent. Les visibilites ne se confondent pas avec des 
elements visuels ou plus generalement sensibles, qualites, cho- 
ses, objets, composes d'objets. Foucault construit a cet egard 
une fonction qui n'est pas moins originale que celle de l'enonce. 



4. OD, 51. 



59 



FOUCAULT 



II faut fendre les choses, les casser. Les visibilites ne sont pas 
des formes d'objets, ni meme des formes qui se reveleraient au 
conctact de la lumiere et de la chose, mais des formes de 
luminosite, creees par la lumiere meme et qui ne laissent 
subsister les choses ou les objets que comme des eclairs, des 
miroitements, des scintillements 5 . Tel est le deuxieme aspect 
que Foucault degage chez Raymond Roussel, ou qu'il cherchait 
peut-etre aussi a degager chez Manet. Et, si la conception de 
l'enonce nous a paru d'une inspiration musicale plus proche de 
Webern que de la linguistique, la conception du visible semble 
picturale, proche de Delaunay, pour qui la lumiere etait une 
forme, creait ses prop res formes et ses prop res mouvements. 
Delaunay disait : Cezanne a casse le compotier, et il ne faut pas 
essayer de le recoller, comme font les cubistes. Ouvrir les mots, 
les phrases et les propositions, ouvrir les qualites, les choses et 
les objets : la tache de l'archeologie est double, comme l'entre- 
prise de Roussel. II faut extraire des mots et de la langue les 
enonces correspondant a chaque strate et a ses seuils, mais aussi 
extraire des choses et de la vue les visibilites, les « evidences » 
propres a chaque strate. 

Pourquoi ces extractions necessaires ? Commencons par les 
enonces : ils ne sont jamais caches, et pourtant ne sont pas 
directement lisibles ou meme dicibles. On pourrait croire que 
les enonces sont souvent caches, parce qu'ils seraient l'objet 
d'un deguisement, dune repression ou meme d'un refoulement. 
Mais, outre que cette croyance implique une fausse conception 
du Pouvoir, elle ne vaut que si Ton en reste aux mots, aux 
phrases et aux propositions. C'est ce que Foucault montre a 
propos de la sexualite, des le debut de « La volonte de savoir » : 
on peut croire que tout un vocabulaire est interdit, et les phrases 
metaphorisees, la langue epuree, a l'ere victorienne, si bien que 
la sexualite se constitue comme le secret fondamental, qui ne 
serait trahi que par des transgresseurs audacieux et maudits, 
jusqu'a ce que Freud survienne... Pourtant, il n'en est rien, 
et jamais strate ou formation historique n'a fait autant pulluler 
les enonces de sexualite, en en determinant les conditions, les 
regimes, les lieux, les occasions, les interlocuteurs (auxquels la 
psychanalyse ajoutera les siens). On comprendrait mal le role de 



5. RR, 140-141. 



60 



LES STRATES OU FORMATIONS HISTORIQUES 

l'Eglise depuis le concile de Trente si Ton ne suivait cette 
proliferation des discours sexuels. « Sous le couvert d'un lan- 
gage qu'on prend soin d'epurer de maniere qu'il n'y soit plus 
nomme directement, le sexe est pris en charge, et comme 
traque, par un discours qui pretend ne lui laisser ni obscurite 
ni repit... Ce qui est prop re aux societes modernes, ce n'est pas 
qu'elles aient voue le sexe a rester dans l'ombre, c'est qu'elles 
se soient vouees a en parler toujours, en le faisant valoir comme 
le secret. » Bref, l'enonce reste cache, mais seulement si Ton ne 
s'eleve pas jusqu'a ses conditions extractives ; au contraire, il est 
la, et dit tout, des qu'on atteint aux conditions. II en est de 
meme en politique : la politique ne cache rien, en diplomatic, 
en legislation, en reglementation, en gouvernement, bien que 
chaque regime d'enonces suppose une certaine maniere d'entre- 
croiser les mots, les phrases et les propositions. II suffit de 
savoir lire, si difficile que ce soit. Le secret n'existe que pour 
etre trahi, se trahir lui-meme. Chaque epoque enonce parfaite- 
ment le plus cynique de sa politique, comme le plus cru de sa 
sexualite, au point que la transgression a peu de merite. Chaque 
epoque dit tout ce qu'elle peut dire en fonction de ses condi- 
tions d'enonce. Des « Vhistoire de la folie » Foucault analysait 
le discours du « philanthrope », qui liberait les fous de leurs 
chaines, sans cacher l'autre enchainement, plus efficace, auquel 
il les destinait 6 . Que tout soit toujours dit, a chaque epoque, est 
peut-etre le plus grand principe historique de Foucault : 
derriere le rideau il n'y a rien a voir, mais il etait dautant plus 
important chaque fois de decrire le rideau, ou le socle, puisqu'il 
n'existe rien derriere ou dessous. Objecter qu'il y a des enonces 
caches, c'est seulement constater qu'il y a des locuteurs et des 
destinataires variables suivant les regimes ou les conditions. 
Mais locuteurs et destinataires sont des variables de l'enonce 
parmi d'autres, qui dependent etroitement des conditions 
definissant l'enonce lui-meme en tant que fonction. Bref, les 
enonces ne deviennent lisibles ou dicibles qu'en rapport avec les 



6. Sur la « liberation » des fous par Tuke et par Pinel, cf. HF, « Naissance de 
l'asile » : il s'agit de soumettre les fous aun« regard » et a un « jugement » perpetuels 
(visibilite et enonce). De meme sur « l'humanisation » des peines au xvin e siecle : SP, 
« La punition generalisee ». Et, sur la tendance a I'abolition de la peine de mort, VS, 
181 : il s'agit d'adapter le chatiment a un Pouvoir qui ne se propose plus en general 
de decider de la mort, mais de « gerer et controler » la vie. 



61 



r 



FOUCAULT 



LES STRATES OU FORMATIONS HISTORIQUES 



conditions qui les rendent tels, et qui constituent leur unique 
inscription sur un « socle enonciatif » (nous avons vu qu'il n'y 
avait pas deux inscriptions, l'une apparente et l'autre cachee). 
L'unique inscription, la forme d'expression, est faite de l'enonce 
et de sa condition, le socle ou le rideau. Gout de Foucault pour 
un theatre des enonces, ou une sculpture des enoncables, 
« monuments » et non « documents ». 

Quelle est la condition la plus generale des enonces ou des 
formations discursives ? La reponse de Foucault est d'autant 
plus importante qu'elle exclut d'avance un sujet de l'enoncia- 
tion. Le sujet est une variable, ou plutot un ensemble de 
variables de l'enonce. C'est une fonction derivee de la primitive, 
ou de l'enonce lui-meme. « L'archeobgie du savotr » fait l'analyse 
de cette fonction-sujet : le sujet est une place ou position qui 
varie beaucoup d'apres le type, d'apres le seuil de l'enonce, et 
« l'auteur » lui-meme n'est qu'une de ces positions possibles 
dans certains cas. II peut meme y avoir plusieurs positions pour 
un meme enonce. Si bien que ce qui est premier, c'est un ON 
PARLE, murmure anonyme dans lequel des emplacements sont 
amenages pour des sujets possibles : « un grand bourdonne- 
ment incessant et desordonne du discours ». A plusieurs repri- 
ses, Foucault invoque ce grand murmure dans lequel il souhaite 
lui-meme se placer 7 . Foucault s'oppose a trois manieres de faire 
commencer le langage : soit avec des personnes, meme si ce sont 
des personnes linguistiques ou des embrayeurs (la personnolo- 
gie linguistique, le « je parle » auquel Foucault ne cessera 
d'opposer la preexistence de la troisieme personne en tant que 
non-personne) ; soit avec du signifiant comme organisation 
interne ou direction premiere a laquelle le langage renvoie (le 
structuralisme linguistique, le « ca parle » auquel Foucault 
oppose la preexistence d'un corpus ou d'un ensemble donne 
d'enonces determines); soit avec une experience originaire, 
complicite premiere avec le monde qui fonderait pour nous la 
possibility d'en parler, et ferait du visible la base de l'enoncable 
(la phenomenologie, le « Monde parle », comme si les choses 
visibles murmuraient deja un sens que notre langage n'a plus 
qu'a faire lever, ou comme si le langage s'adossait a un silence 



expressif, auquel Foucault oppose une difference de nature 
entre voir et parler) 8 . 

Le langage est donne tout entier, ou pas du tout. Quelle est 
done la condition de l'enonce ? C'est le « il y a du langage », 
« l'etre du langage » ou l'etre-langage, e'est-a-dire la dimension 
qui le donne, et qui ne se confond avec aucune des directions 
auxquelles il renvoie. « Negliger le pouvoir qu'il a de designer, 
de nommer, de montrer, de faire apparaltre, d'etre le lieu du 
sens ou de la verite, et s'attarder en revanche sur le moment 
(aussitot solidifie, aussitot pris dans le jeu du signifiant et du 
signifie) qui determine son existence singuliere et limitee » . 
Mais justement, qu'est-ce qui donne un sens concret a cette 
these de Foucault, qu'est-ce qui l'empeche de basculer dans une 
generalite de direction, phenomenologique ou linguistique, 
qu'est-ce qui lui permet d'invoquer une existence singuliere et 
limitee ? Foucault est proche du « distributionalisme », et, 
suivant l'existence de « L'archeologie », part toujours d'un cor- 
pus determine et non infini, si divers soit-il, de paroles et de 
textes, de phrases et de propositions, emis a une epoque et dont 
il cherche a degager les « regularites » enonciatives. Des lors, la 
condition est elle-meme historique, l'a-priori est historique : le 
grand murmure, autrement dit l'etre-langage ou le « il y a » du 
langage, varie sur chaque formation historique et, pour etre 
anonyme, n'en est pas moins singulier, « etre enigmatique et 
precaire » qu'on ne peut pas separer de tel ou tel mode. Chaque 
epoque a sa maniere de rassembler le langage, en raison de ses 
corpus. Par exemple, si l'etre du langage a l'age classique 
apparait tout entier dans la representation dont il dessine le 
quadrillage, au XlX e siecle, en revanche, il saute hors des fonc- 
tions representatives, quitte a perdre son unite de rassemble- 
ment, mais pour la retrouver ailleurs et sur un autre mode, dans 
la litterature comme nouvelle fonction (« l'homme avait ete une 
figure entre deux modes d'etre du langage »...) 10 . Jamais done 
l'etre historique du langage ne rassemble celui-ci dans l'inte- 
riorite d'une conscience fondatrice, originaire ou simplement 



7. Sur le sujet de l'enonce, AS, 121-126. Et sur le grand mumure, cf. OD, debut, 
QA, fin. 



8. Esquisse de ces trois themes, OD, 48-51. 

9. AS, 145-148 : c'est le texte essentiel sur « il y a du langage », auquel on joindra 
aussi toute la fin de MC (sur « l'etre du langage », 316-318, 395-397 ; et deja 57-59). 

10. MC, 313-318 (sur la fonction de la litterature moderne comme rassemblement 
du langage, MC, 59, 313, VHI, 28-29). 



62 



63 



FOUCAULT 

mediatrice ; au contraire, il constitue une forme d'exteriorite ou 
se dispersent pour apparaitre, se disseminent les enonces du 
corpus considere. C'est une unite distributive. « L'a-priori des 
positivites n'est pas seulement le systeme d'une dispersion 
temporelle, il est lui-meme un ensemble transformable » ll . 

Tout ce que nous venons de dire sur l'enonce et sa condition, 
il faut le dire aussi pour la visibilite. Car les visibilites a leur tour 
ont beau n'etre jamais cachees, elles ne sont pas pour autant 
immediatement vues ni visibles. Elles sont meme invisibles tant 
qu'on en reste aux objets, aux choses ou aux qualites sensibles, 
sans s'elever jusqu'a la condition qui les ouvrent. Et si les choses 
se referment, les visibilites s'estompent ou se brouillent, au 
point que les « evidences » deviennent insaisissables a une autre 
epoque : quand l'age classique reunissait dans un meme lieu les 
fous, les vagabonds, les chomeurs, « ce qui n'est pour nous que 
sensibilite indifferenciee etait a coup sur chez l'homme classique 
une perception clairement articulee ». La condition a laquelle la 
visibilite se rapporte n'est pourtant pas la maniere de voir d'un 
sujet : le sujet qui voit est lui-meme une place dans la visibilite, 
une fonction derivee de la visibilite (ainsi la place du roi dans 
la representation classique, ou bien la place de l'observateur 
quelconque dans le regime des prisons). Faut-il alors invoquer 
des valeurs imaginaires qui orienteraient la perception, ou des 
jeux de qualites sensibles qui constitueraient des « themes 
perceptifs » ? Ce serait l'image ou la qualite dynamiques qui 
constitueraient la condition du visible, et Foucault dans 
« L'histoire de la folie » s'exprime parfois a la facon de Bache- 
lard 12 . Mais il arrive vite a une autre solution. Si les architec- 
tures, par exemple, sont des visibilites, des lieux de visibilite, 
c'est parce qu'elles ne sont pas seulement des figures de pierre, 
c'est-a-dire des agencements de choses et des combinaisons de 
qualites, mais d'abord des formes de lumiere qui distribuent le 
clair et l'obscur, l'opaque et le transparent, le vu et le non-vu, 
etc. Dans des pages celebres, « Les mots et les choses » decrit le 
tableau de Velasquez, les Menines, comme un regime de lu- 
miere qui ouvre l'espace de la representation classique, et y 



11. AS, 168. 

12. Cf. notamment HF, chapitre « figures de la folie », ou sont invoquees « les lois 
li- percept ives, mi-imaginaires dun monde qualitatif ». 



64 



LES STRATES OU FORMATIONS HISTORIQUES 

distribue ce qui est vu et ceux qui voient, les echanges et les 
reflets, jusqu'a la place du roi qui ne peut etre qu'induite 
comme dehors du tableau (n'est-ce pas un tout autre regime de 
lumiere que decrivait le manuscrit detruit sur Manet, avec une 
autre utilisation du miroir, une autre distribution des reflets ?). 
De son cote, « Surveiller et punir » decrit l'architecture de prison, 
le Panoptique, comme une forme lumineuse qui baigne les 
cellules peripheriques et laisse la tour centrale opaque, distri- 
buant les prisonniers qui sont vus sans voir, et Tobservateur 
quelconque qui voit tout sans etre vu. De meme que les enonces 
sont inseparables de regimes, les visibilites sont inseparables de 
machines. Non pas que toute machine soit optique; mais c'est 
un assemblage d'organes et de fonctions qui fait voir quelque 
chose, et qui met en lumiere, en evidence (la « machine-pri- 
son », ou bien les machines de Roussel). Deja « Raymond 
Roussel » donnait la formule la plus generale : une lumiere 
premiere qui ouvre les choses, et fait surgir les visibilites comme 
eclairs et scintillements, comme « lumiere seconde» 13 . Et 
« Naissance de la clinique » pouvait prendre pour sous-titre 
« archeologie du regard » dans la mesure ou chaque formation 
medicale historique modulait une lumiere premiere, et consti- 
tuait un espace de visibilite de la maladie, faisant miroiter les 
symptomes, tantot comme la clinique en depliant des nappes a 
deux dimensions, tantot comme l'anatomie pathologique en les 
repliant suivant une troisieme dimension qui redonne a 1'ceil la 
profondeur, et au mal un volume (la maladie comme 
« autopsie » du vif). 

II y a done un « il y a » de la lumiere, un etre de la lumiere 
ou un etre-lumiere, tout comme un etre-langage. Chacun est un 
absolu, et pourtant historique, puisque inseparable de la 
maniere dont il tombe sur une formation, sur un corpus. Et l'un 
rend les visibilites visibles ou perceptibles, comme l'autre 
rendait les enonces enoncables, dicibles ou lisibles. Si bien que 
les visibilites ne sont ni les actes d'un sujet voyant, ni les 
donnees d'un sens visuel (Foucault denonce le sous-titre « ar- 
cheologique du regard »). Pas plus que le visible ne se reduit a 
une chose ou qualite sensibles, l'etre-lumiere ne se reduit a un 
milieu physique : Foucault est plus proche de Goethe que de 



13. RR, 140. 



65 



FOUCAULT 



Newton. L'etre-lumiere est une condition strictement indivisi- 
ble, un a-priori seul capable de rapporter les visibilites a la vue, 
et du meme coup aux autres sens, chaque fois suivant des 
combinaisons elles-memes visibles : par exemple, le tangible est 
une maniere dont le visible cache un autre visible. Ce que « La 
naissance de la clinique » decouvrait deja, c'etait un « regard 
absolu », une « visibilite virtuelle » une « visibilite hors du 
regard », qui dominait toutes les experiences perceptives, et ne 
convoquait pas la vue sans convoquer aussi les autres champs 
sensoriels, l'oreille et le tact 14 . Les visibilites ne se definissent 
pas par la vue, mais sont des complexes d'actions et de 
passions, d'actions et de reactions, des complexes multi-senso- 
riels, qui viennent a la lumiere. Comme dit Magritte dans une 
lettre a Foucault, ce qui voit et qui peut etre decrit visiblement, 
c'est la pensee. Faut-il alors rapprocher cette lumiere premiere 
chez Foucault de la Lichtung de Heidegger, de Merleau-Ponty, 
le libre ou l'ouvert, qui ne s'adresse a la vue que secondaire- 
ment ? A deux differences pres : c'est que l'etre-lumiere selon 
Foucault est inseparable de tel ou tel mode, et, pour etre 
a-priori, n'en est pas moins historique et epistemologique plutot 
que phenomenologique ; d'autre part, il n'est pas ouvert a la 
parole aussi bien qu'a la vue, puisque la parole en tant 
qu'enonce trouve une tout autre condition douverture dans 
letre-langage et ses modes historiques. Ce qu'on peut conclure, 
c'est que chaque formation historique voit et fait voir tout ce 
qu'elle peut, en fonction de ses conditions de visibilite, comme 
elle dit tout ce qu'elle peut, en fonction de ses conditions 
denonce. Jamais il n'y a de secret, bien que rien ne soit 
immediatement visible, ni directement lisible. Et, de part et 
d'autre, les conditions ne se reunissent pas dans l'interiorite 
d'une conscience ou d'un sujet, pas plus qu'elles ne composent 
un Meme : ce sont deux formes d'exteriorite dans lesquelles se 
dispersent, se disseminent ici les enonces, la les visibilites. Le 
langage « contient » les mots, les phrases et les propositions, 
mais ne contient pas les enonces qui se disseminent suivant des 
distances irreductibles. Les enonces se dispersent d'apres leur 



14. NC, 167 (et, « lorsque Corvisart entend un cceur qui fonctionne mal, Laennec 
une voix aigue qui tremble, c'est une hypertrophic, c'est un epanchement qu'ils voient, 
de ce regard qui hante secretement leur audition et au-dela d'elle l'anime »). 



66 



LES STRATES OU FORMATIONS HISTORIQUES 

seuil, d'apres leur famille. De meme pour la lumiere qui contient 
les objets, mais non les visibilites. Aussi bien, nous l'avons vu, 
c'est une erreur de croire que Foucault s'interesse aux milieux 
d'enfermement comme tels : l'hopital, la prison sont d'abord 
des lieux de visibilite disperses dans une forme d'exteriorite, et 
renvoyant a une fonction extrinseque, mettre a part, quadriller... 

Ce n'est pas une histoire des mentalites, ni des comporte- 
ments, Parler et voir, ou plutot les enonces et les visibilites sont 
des Elements purs, des conditions a-priori sous lesquelles toutes 
les idees se formulent a un moment, et les comportements se 
manifestent. Cette recherche des conditions constitue une sorte 
de neo-kantisme propre a Foucault. II y a pourtant des differen- 
ces essentielles avec Kant : les conditions sont celles de l'expe- 
rience reelle, et non de toute experience possible (les enonces, 
par exemple, supposent un corpus determine) ; elles sont du 
cote de l'« objet », du cote de la formation historique, et non 
d'un sujet universel (l'a-priori lui-meme est historique) ; les 
unes comme les autres sont des formes d'exteriorite 15 . Mais, s'il 
y a neo-kantisme, c'est parce que les visibilites forment avec 
leurs conditions une Receptivite, et les enonces, avec les leurs, 
une Spontaneite. Spontaneite du langage et receptivite de la 
lumiere. II ne suffisait done pas d'identifier receptif a passif, et 
spontane a actif. Receptif ne veut pas dire passif, puisqu'il y a 
autant d'action que de passion dans ce que la lumiere fait voir. 
Spontane ne veut pas dire actif, mais plutot l'activite d'un 
« Autre » qui s'exerce sur la forme receptive. II en etait deja 
ainsi chez Kant, ou la spontaneite du Je pense s'exercait sur des 
etres receptifs qui se la representaient necessairement comme 
autre l . Voila que, chez Foucault, la spontaneite de l'entende- 
ment, Cogito, fait place a celle du langage (le « il y a » du 
langage), tandis que la receptivite de l'intuition fait place a celle 
de la lumiere (nouvelle forme de l'espace-temps). Qu'il y ait un 
primat de l'enonce sur le visible s'explique facilement des lors : 
« L'archeologie du savoir » peut revendiquer un role determinant 
des enonces comme formations discursives. Mais les visibilites, 



15. MC, 257 ; AS, 167 (et, sur la « forme d'exteriorite », 158-161). 

16. C'est ce que la premiere edition de la Critique de la Ratson pure appelle 
< paradoxe du sens intime » : notamment 136, P.U.F. 



67 



r 



FOUCAULT 

elles, n'en sont pas moins irreductibles, parce qu'elles renvoient 
a une forme du determinable, qui ne se laisse pas du tout reduire 
a celle de la determination. C'etait la grande rupture de Kant 
avec Descartes : la forme de la determination (je pense) ne porte 
pas sur un indetermine (je suis), mais sur la forme d'un pur 
determinable (espace-temps). Le probleme est celui de la 
co-adaptation des deux formes, ou des deux sortes de condi- 
tions, qui different en nature. C'est ce probleme transformer 
qu'on retrouve chez Foucault : le rapport entre les deux « il y 
a », entre la lumiere et le langage, entre les visibilites determi- 
nables et les enonces determinants. 

Des le debut, une des theses essentielles de Foucault est : 
difference de nature entre la forme de contenu et la forme 
d'expression, entre le visible et l'enoncable (bien qu'ils s'inse- 
rent l'un dans l'autre, et ne cessent de se penetrer pour com- 
poser chaque strate ou chaque savoir). Peut-etre est-ce l'aspect, 
le premier aspect sous lequel Foucault rencontre Blanchot : 
« parler, ce n'est pas voir ». Mais, tandis que Blanchot insistait 
sur le primat de parler comme determinant, Foucault, malgre 
des apparences trop rapides, maintient la specificite du voir, 
l'irreductibilite du visible comme determinable 17 . Entre les 
deux il n'y a pas d'isomorphisme, pas de conformite, bien qu'il 
y ait presupposition reciproque, et primat de l'enonce. Meme 
« Varcheologie du savoir », qui insiste sur le primat, dira : ni 
causalite de Tun a l'autre, ni symbolisation entre les deux ; et si 
l'enonce a un objet, c'est un objet discursif qui lui est propre, 
qui n'est pas isomorphe a l'objet visible. Certes, on peut 
toujours river d'isomorphisme : soit un reve epistemologique, 
comme lorsque la clinique pose une identite de structure « entre 
le visible et l'enoncable », le symptome et le signe, le spectacle 
et la parole; soit un reve esthetique, lorsqu'un « calligramme » 
donne une meme forme au texte et au dessin, au linguistique 



17. Cf. Blanchot, L'entretien infini, Gallimard, « parler, ce n'est pas voir ». C'est le 
texte le plus decisif de Blanchot pour un theme qui est present dans toute son ceuvre. 
Et sans doute ce texte reserve-t-il un statut particulier au « voir » ou a l'image visuelle 
(42 ; de meme, L'espace luteratre, 266-277). Mais ce statut reste ambigu, comme le dit 
Blanchot lui-meme, parce qu'il confirme que parler n'est pas voir, plutot qu'il ne pose 
a son tour que voir n'est pas parler. C'est que Blanchot reste cartesien d'une certaine 
maniere : ce qu'il met en rapport (ou en « non-rapport »), c'est la determination et 
redetermine pur. Tandis que Foucault est plus kantien : le rapport ou non-rapport 
est entre deux formes, la determination et le determinable. 



LES STRATES OU FORMATIONS HISTORIQUES 

et au plastique, a l'enonce et a l'image 18 . Dans son commentaire 
de Magritte, Foucault montre que renait toujours « la petite 
bande mince, incolore et neutre » qui separe le texte et la figure, 
le dessin de la pipe et l'enonce « ceci est une pipe », au point 
que l'enonce devient « ceci n'est pas une pipe », puisque ni le 
dessin, ni l'enonce, ni le ceci comme forme supposee commune 
ne sont une pipe... : « pas plus sur le tableau noir qu'au-dessus 
de lui, le dessin de la pipe et le texte qui devrait la nommer ne 
trouvent ou se rencontrer », c'est un « non-rapport » 19 . 
Peut-etre est-ce la version humoristique dune demarche que 
Foucault avait instauree dans ses etudes d'histoire. Car « L'his- 
toire de la folie » montrait ceci : lhopital general comme forme 
de contenu ou lieu de visibilite de la folie n'avait nullement sa 
source dans la medecine, mais dans la police ; et la medecine 
comme forme d'expression, agent de production pour des 
enonces de « deraison », deployait son regime discursif, ses 
diagnostics et ses soins, en dehors de l'hdpital. Commentant 
Foucault, Maurice Blanchot dira : difference, affrontement de 
la deraison et de la folie. « Surveiller et punir » reprendra un 
theme voisin en l'approfondissant : la prison comme visibilite 
du crime ne derive pas du droit penal comme forme d'expres- 
sion ; elle vient d'un tout autre horizon, « disciplinaire » et non 
juridique ; et le droit penal, de son cote, produit ses enonces de 
« delinquance » independamment de la prison, comme s'il etait 
toujours amene a dire, d'une certaine facon, ceci n'est pas une 
prison... Les deux formes n'ont pas la meme formation, la 
meme genese ou genealogie, au sens archeologique de Gestal- 
tung. Et pourtant il y a rencontre, meme si c'est a la faveur d'un 
tour de passe-passe : on dirait que la prison substitue un autre 
personnage au delinquant penal, et, a la faveur de cette subs- 
titution, produit ou reproduit de la delinquance, en meme 
temps que le droit produit et reproduit des prisonniers 20 . Entre 



18. Sur le « reve » d'isomorphisme qui traverse la clinique, NC, 108-117; sur le 
calligramme, CNP, 19-25. 

19. CNP, 47, ou Foucault reprend l'expression de Blanchot, « le non-rapport ». 

20. Certains textes de SP mettent la delinquance du cote de la prison. Mais, en fait, 
il y a deux delinquances, la « delinquance-illegalisme » qui renvoie aux enonces, et la 
« delinquance-objet » qui renvoie a la prison. Ce qui compte, c'est que SP marque 
l'heterogeneite entre revolution du droit penal et le surgissement de la prison, au 
xvin e siecle, aussi fermement que HF marquait une heterogeneite radicale entre le 
surgissement de l'asile et l'etat de la medecine au xvn e . 



68 



69 



FOUCAULT 

les deux, des alliances se nouent et se denouent, des croise- 
ments se font et se defont, sur telle strate et a tel seuil. 
Comment expliquer que, pour Foucault comme pour Blanchot, 
le non-rapport soit encore un rapport, et meme un rapport plus 

profond ? . , 

On peut dire en effet qu'il y a des « jeux de verite » ou 
plutot des procedures du vrai. La verite est inseparable d une 
procedure qui l'etablit (« Surveiller et pumr » comparera 1 « en- 
quete inquisitoriale », comme modele des sciences de ^ nature 
a la fin du Moven Age, et « l'examen disciplinaire », modele des 
sciences humaines a la fin du XVHl e ). Mais en quoi consiste une 
procedure ? Peut-etre est-elle faite en gros d'un processus et 
d'un procede, pragmatisme. Le processus est celui du voir, et 
pose au savoir une serie de questions : qu'est-ce qu'on voit sur 
telle strate, a tel ou tel seuil ? On ne demande pas seulement de 
quels objets on part, quelles qualites on suit, dans quels etats 
de choses on s'installe (corpus sensible), mais : comment 
extrait-on, de ces objets, qualites et choses, des visibihtes ? de 
quelle maniere celles-ci scintillent-elles, miroitent-elles, et sous 
quelle lumiere, comment la lumiere se rassemble-t-elle sur la 
strate ? Et encore, quelles sont les positions de sujet comme 
variables de ces visibilites ? qui les occupe et voit? Mais il y a 
aussi des procedes du langage, aussi differents d'une strate a 
T autre qu'entre deux auteurs insolites (par exemple le « pro- 
cede » de Roussel et celui de Brisset) 21 . Quel est le corpus de 
mots, de phrases et de propositions ? Comment en extrait-on 
des «' enonces » qui les traversent ? Sous quel rassemblement du 
langage ces enonces se dispersent-ils, suivant des families et des 
seuils ? Et qui parle, c'est-a-dire quels sont les sujets d'enonce 
comme variables, et qui vient en remplir la place ? Bref, il y a 
des procedes enonciatifs, et des processus machiniques II y a 
la une abondance de questions qui constituent chaque fois le 
probleme de la verite. « V usage des plaisirs » tirera la conclusion 
de tous les livres precedents quand il montrera que le vrai ne 
se donne au savoir qua travers des « problematisations », et 
que les problematisations ne se font qua partir de « prati- 
ques », pratiques de voir et pratiques de dire . Ces pratiques, 



21. Cf. GL, XVI : comparaison de trois « procedes », Roussei, Brisset et Wolf son. 

22. UP, 17. 



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LES STRATES OU FORMATIONS HISTORIQUES 

le processus et le procede, constituent les procedures du vrai, 
« une histoire de la verite ». Mais il faut bien que les deux 
moities du vrai entrent en rapport, problematiquement, au 
moment meme ou le probleme de la verite exclut leur corres- 
pondance ou leur conformite. Pour prendre un exemple tres 
sommaire, en psychiatrie : est-ce le meme homme qu'on peut 
voir dans un asile et qu'on peut enoncer comme fou ? Par 
exemple, il est facile de « voir » la folie paranoiaque du Presi- 
dent Schreber, et de le mettre a l'asile, mais il faut Ten retirer 
parce qu'il est beaucoup plus difficile d'« enoncer » ensuite sa 
folie. Inversement, un monomaniaque : il est facile d 'enoncer sa 
folie, mais il est tres difficile de la voir a temps, et de l'interner 
quand il faut 23 . Beaucoup de gens sont a l'asile qui ne devraient 
pas y etre, mais beaucoup aussi n'y sont pas qui devraient y 
etre : la psychiatrie du XlX e siecle s'est faite sur cette constata- 
tion qui « problematise » la folie, loin d'en former un concept 
univoque et certain. 

Le vrai ne se definit ni par une conformite ou une forme 
commune, ni par une correspondance entre les deux formes. II 
y a disjonction entre parler et voir, entre le visible et l'enonca- 
ble : « ce qu'on voit ne se loge jamais dans ce qu'on dit », et 
inversement. La conjonction est impossible a un double titre : 
l'enonce a son propre objet correlatif, et n'est pas une propo- 
sition qui designerait un etat de choses ou un objet visible, 
comme le voudrait la logique ; mais le visible n'est pas davan- 
tage un sens muet, un signifie de puissance qui s'actualiserait 
dans le langage, comme le voudrait la phenomenologie. L'ar- 
chive, l'audiovisuel est disjonctif. Aussi n'est-il pas etonnant que 
les exemples les plus complets de la disjonction voir-parler se 
trouvent dans le cinema. Chez les Straub, chez Syberberg, chez 
Marguerite Duras, les voix tombent d'un cote, comme une 
« histoire » qui n'a plus de lieu, et le visible, de l'autre cote, 
comme un lieu vide qui n'a plus d'histoire . Dans India Song 



23. Cf. MPR : cas de monomanie criminelle, qui pose un probleme essentiel a la 
psychiatrie du XIX C . 

24. Cf. les commentaires d'Ishaghpour, notamment sur Marguerite Duras, D'une 
image a l'autre, Mediations. Et l'analyse de « Detruire dit-elle » par Blanchot, L'amttie, 
Gallimard. Foucault s'est beaucoup interesse au film de Rene Allio sur MPR. C'est 
qu'il y avait un probleme concernant le rapport entre les actes de Pierre Riviere et le 
texte qu'il avait ecrit (cf. les remarques de Foucault : « Le texte ne relate pas le geste, 



71 



FOUCAULT 

de Marguerite Duras, les voix evoquent ou font lever un ancien 
bal qui ne sera jamais montre, tandis que l'image visuelle 
montre un autre bal, muet, sans qu'aucun flash-back puisse 
faire une jonction visible, aucune voix -off une jonction sonore; 
et deja Lafemme du Gange se presentait comme la concomitance 
de deux films, « le film de l'image et le film des voix », un vide 
etant le seul « facteur de liaison », a la fois chamiere et inters- 
tice. Entre les deux, il y a perpetuellement coupure irrationnelle. 
Et pourtant ce ne sont pas n'importe quelles voix sur n'importe 
quelles images. Certes, il n'y a pas d'enchainement qui irait du 
visible a Tenonce, ou de Tenonce au visible. Mais il y a perpetuel 
re-enchainement, sur la coupure irrationnelle ou par-dessus 
l'interstice. C'est en ce sens que le visible et Tenonce forment 
une strate, mais toujours traversee, constitute d'une fissure 
centrale archeologique (Straub). Tant qu'on en reste aux choses 
et aux mots, on peut croire qu'on parle de ce qu'on voit, qu'on 
voit ce dont on parle, et que les deux s'enchainent : c'est qu'on 
en reste a un exercice empirique. Mais, des qu'on ouvre les 
mots et les choses, des qu'on decouvre les enonces et les 
visibilites, la parole et la vue s'elevent a un exercice superieur, 
« a-priori », si bien que chacune atteint a sa propre limite qui 
la separe de l'autre, un visible qui ne peut etre que vu, un 
enoncable qui ne peut etre que parle. Et pourtant, encore, la 
limite propre qui separe chacune, c'est aussi la limite commune 
qui les rapporte Tune a l'autre, et qui aurait deux faces 
dissymetriques, parole aveugle et vision muette. Foucault est 
singulierement proche du cinema contemporain. 

Done, comment le non-rapport est-il un rapport ? Ou bien y 
a-t-il contradiction entre ces deux declarations de Foucault : 
d'une part « on a beau dire ce qu'on voit, ce qu'on voit ne se 
loge jamais dans ce qu'on dit, et on a beau faire voir, par des 
images, des metaphores, des comparaisons, ce qu'on est en train 
de dire, le lieu ou elles resplendissent n'est pas celui que 
deploient les yeux, mais celui que definissent les successions de 



mais de l'un a l'autre il y a toute une trame de relations », 266) ; le film devait done 
rencontrer ce probleme et le resoudre a sa maniere. Et en effet Allio ne se contente 
pas dune voix off, mais utilise plusieurs moyens pour rendre sensibles les decalages 
ou meme les disjonctions entre le vu et Yenonce, l'image visuelle et l'image sonore (des 
le premier plan, on voit un arbre dans la campagne deserte, tandis qu'on entend les 
bruits et les formules de la cour d'assises). 



72 



LES STRATES OU FORMATIONS HISTORIQUES 

la syntaxe » ; d'autre part, « il faut admettre entre la figure et 
le texte toute une serie d'entrecroisements, ou plutot de l'un a 
l'autre des attaques lancees, des fleches jetees contre la cible 
adverse, des entreprises de sape et de destruction, des coups de 
lance et des blessures, une bataille... », « des chutes d'images au 
milieu des mots, des eclairs verbaux qui sillonnent les des- 
sins... », « des incisions du discours dans la forme des choses », 
et inversement 5 . Les deux sortes de textes ne se contredisent 
en rien. Le premier dit qu'il n'y a pas isomorphisme ou 
homologie, ni forme commune a voir et a parler, au visible et 
a l'enoncable. Le second dit que les deux formes s'insinuent 
l'une dans l'autre, comme dans une bataille. L'appel a une 
bataille signifie justement qu'il n'y a pas isomorphic C'est que 
les deux formes heterogenes component une condition et un 
conditionne, la lumiere et les visibilites, le langage et les enon- 
ces ; mais la condition ne « contient » pas le conditionne, elle le 
donne dans un espace de dissemination, et se donne elle-meme 
comme une forme d'exteriorite. C'est done entre le visible et sa 
condition que des enonces se glissent, comme entre les deux 
pipes de Magritte. C'est entre Tenonce et sa condition que des 
visibilites s'insinuent, comme chez Roussel qui n'ouvre pas les 
mots sans faire surgir du visible (et qui, aussi, n'ouvre pas les 
choses sans faire surgir de Tenonce). Nous avons essaye de 
montrer precedemment' comment la forme de visibilite « pri- 
son » engendrait des enonces seconds qui reconduisaient la 
delinquance, quitte a ce que les enonces penaux engendrent des 
visibles seconds qui renforcent la prison. Bien plus, ce sont les 
enonces et les visibilites qui s'etreignent directement comme 
des lutteurs, se forcent ou se capturent, constituant chaque fois 
la « verite ». D'ou la formule de Foucault : « parler et donner 
a voir dans un meme mouvement..., prodigieux entrecroise- 
ment » 26 . Parler et voir en meme temps, bien que ce ne soit pas 
la meme chose, et qu'on ne parle pas de ce qu'on voit, et qu'on 
ne voit pas ce dont on parle. Mais les deux composent la strate, 
et, d'une strate a l'autre, se transforment en meme temps (bien 
que ce ne soit pas d'apres les memes regies). 



25. MC, 25 , CNP, 30, 48, 50. CNP presente les deux sortes de textes, et les fait 
jouer au maximum. 

26. RR, 147. 



73 



FOUCAULT 



Toutefois, cette premiere reponse (la lutte, l'etreinte, la 
bataille, la double insinuation) ne suffit pas encore. Elle ne tient 
pas compte du primat de l'enonce. L'enonce a le primat en 
vertu de la spontaneite de sa condition (langage) qui lui donne 
une forme determinante. Tandis que le visible, en vertu de la 
receptivite de la sienne (lumiere), a seulement la forme du 
determinable. On peut done considerer que la determination 
vient toujours de l'enonce, bien que les deux formes different 
en nature. C'est pourquoi Foucault distingue un nouvel aspect 
dans l'ceuvre de Roussel : il ne s'agit pas seulement d'ouvrir les 
choses pour induire des enonces, ni d'ouvrir les mots pour 
conduire des visibilites, mais de faire bourgeonner et proliferer 
les enonces, en vertu de leur spontaneite, de telle maniere qu'ils 
exercent sur le visible une determination infinie '. Bref, voila 
une seconde reponse au probleme du rapport entre les deux 
formes : seuls les enonces sont determinants, et font voir, bien 
qu'ils fassent voir autre chose que ce qu'ils disent. On ne 
s'etonnera pas que, dans « V archeologie du savoir », le visible a 
la limite ne soit plus designe que negativement, comme le 
non-discursif, mais que le discursif ait d'autant plus de relations 
discursives avec le non-discursif. Entre le visible et l'enoncable 
nous devons maintenir tous ces aspects a la fois : heterogeneite 
des deux formes, difference de nature ou anisomorphie ; pre- 
supposition reciproque entre les deux, etreintes et captures 
mutuelles ; primat bien determine de l'une sur l'autre. 

Toutefois, cette deuxieme reponse ne suffit pas. Si la deter- 
mination est infinie, comment le determinable ne serait-il pas 
inepuisable, ayant une autre forme que celle de la determina- 
tion ? Comment le visible ne se deroberait-il pas, eternellement 
determinable, quand les enonces le determinent infiniment ? 
Comment empecher que l'objet fuie ? N'est-ce pas sur ce point 
que l'oeuvre de Roussel echoue finalement, non pas au sens de 
rate, mais au sens maritime ? « Ici le langage est dispose en 
cercle a l'interieur de lui-meme, cachant ce qu'il donne a voir, 



27. C'est pourquoi Foucault distingue finalement trois sortes d'eeuvres chez 
Roussel : non seulement les ceuvres a machines ou les visibilites captent ou suscitent 
des enonces (par exemple, La vue), et les ceuvres a procede, ou les enonces provoquent 
des visibilites (par exemple, Impressions dAfrique), mais encore l'ceuvre infinie 
(Nouvelles impressions d'Afnque), ou l'enonce prolifere dans des parentheses de 
parentheses, et poursuit a l'infini la determination du visible. Cf. RR, ch. 7. 



74 



LES STRATES OU FORMATIONS HISTORIQUES 

derobant au regard ce qu'il se proposait de lui offrir, s'ecoulant 
a une vitesse vertigineuse vers une cavite invisible ou les choses 
sont hors d'acces et ou il disparait a leur folle poursuite » 28 . 
Kant avait deja traverse une aventure semblable : la spontaneite 
de l'entendement n'exercait pas sa determination sur la recepti- 
vite de l'intuition sans que celle-ci ne continue d'opposer sa 
forme du determinable a celle de la determination. II fallait done 
que Kant invoque une troisieme instance au-dela des deux 
formes, essentiellement « mysterieuse » et capable de rendre 
compte de leur coadaptation comme Verite. C'etait le scheme de 
l'imagination. Le mot « enigmatique » chez Foucault corres- 
pond au mystere de Kant, bien que ce soit dans un tout autre 
ensemble et sous d'autres repartitions. Mais chez Foucault aussi 
il faut qu'une troisieme instance coadapte le determinable et la 
determination, le visible et l'enoncable, la receptivite de la 
lumiere et la spontaneite du langage, operant au-dela des deux 
formes, ou en deca. C'est en ce sens que Foucault disait que 
l'etreinte implique une distance a travers laquelle les adversaires 
« echangent leurs menaces et leurs mots », et que le lieu 
d'affrontement implique un « non-lieu » qui temoigne de ce que 
les adversaires n'appartiennent pas au meme espace ou ne 
dependent pas de la meme forme . De meme, analysant Paul 
Klee, Foucault dit que les figures visibles et les signes d'ecriture 
se combinent, mais dans une autre dimension que celle de leurs 
formes respectives . Voila done que nous devons sauter dans une 
autre dimension que la strate et ses deux formes, troisieme 
dimension informelle qui rendra compte et de la composition 
stratifiee des deux formes, et du primat de l'une sur l'autre. En 
quoi consiste cette dimension, ce nouvel axe ? 



28. RR, 172. 

29. NGH, 156. 

30. CNP, 40-42. 



75 



les strategies ou le non-stratifie : 
la pensee du dehors (pouvoir) 



Qu'est-ce que le Pouvoir ? La definition de Foucault semble 
tres simple, le pouvoir est un rapport de forces, ou plutot tout 
rapport de forces est un « rapport de pouvoir ». Comprenons 
d'abord que le pouvoir n'est pas une forme, par exemple la 
forme-Etat ; et que le rapport de pouvoir n'est pas entre deux 
formes, comme le savoir. En second lieu, la force n'est jamais 
au singulier, il lui appartient essentiellement d'etre en rapport 
avec d'autres forces, si bien que toute force est deja rapport, 
c'est-a-dire pouvoir : la force n'a pas d'autre objet ni sujet que 
la force. On n'y verra pas un retour au droit naturel, parce que 
le droit pour son compte est une forme d'expression, la Nature 
une forme de visibilite, et la violence un concomitant ou un 
consequent de la force, mais non un constituant. Foucault est plus 
proche de Nietzsche (et de Marx aussi), pour qui le rapport de 
forces excede singulierement la violence, et ne peut se definir 
par elle. C'est que la violence porte sur des corps, des objets ou 
des etres determines dont elle detruit ou change la forme, tandis 
que la force n'a pas d'autre objet que d'autres forces, pas 
d'autre etre que le rapport : c'est « une action sur Taction, sur 
des actions eventuelles, ou actuelles, futures ou presentes », 
c'est « un ensemble d'actions sur des actions possibles ». On 
peut done concevoir une liste, necessairement ouverte, de 
variables exprimant un rapport de forces ou de pouvoir, consti- 
tuant des actions sur actions : inciter, induire, detourner, rendre 
facile ou difficile, elargir ou limiter, rendre plus ou moins 
probable... \ Telles sont les categories de pouvoir. « Surveiller et 



1. « Deux essais sur le sujet et le pouvoir », in Dreyfus et Rabinow, Michel Foucault , 
un parcours pbibsophique, Gallimard, 313. 

77 



FOUCAULT 



punir » avait etabli en ce sens une liste plus detaillee des valeurs 
que le rapport de forces prenait dans le courant du XVlll e siecle : 
repartir dans I'espace (ce qui se specif iait en enfermer, qua- 
driller, ranger, mettre en serie...), ordonner dans le temps (subdi- 
viser le temps, programmer Tacte, decomposer le geste...), 
composer dans I'espace -temps (toutes les manieres de « constituer 
une force productive dont Teffet doit etre superieur a la somme 
des forces elementaires qui la composent »)... C'est pourquoi les 
grandes theses de Foucault sur le pouvoir, telles que nous les 
avons vues precedemment, se developpent en trois rubriques : 
le pouvoir n'est pas essentiellement repressif (puisqu'il « incite, 
suscite, produit ») ; il s'exerce avant de se posseder (puisqu'il 
ne se possede que sous une forme determinable, classe, et 
determinee, Etat) ; il passe par les domines non moins que par 
les dominants (puisqu'il passe par toutes les forces en rapport). 
Un profond nietzscheisme. 

On ne demande pas « qu'est-ce que le pouvoir ? et d'ou 
vient-il ? », mais : comment s'exerce-t-il ? Un exercice de 
pouvoir apparait comme un affect, puisque la force se definit 
elle-meme par son pouvoir d'affecter d'autres forces (avec 
lesquelles elle est en rapport), et d'etre affectee par d'autres 
forces. Inciter, susciter, produire (ou bien tous les termes de 
listes analogues) constituent des affects actifs, et etre incite, etre 
suscite, etre determine a produire, avoir un effet « utile », des 
affects reactifs. Ceux-ci ne sont pas simplement le « contre- 
coup » ou l'« envers passif » de ceux-la, mais plutot l'« irre- 
ductible vis-a-vis », surtout si Ton considere que la force affec- 
tee n'est pas sans une capacite de resistance . A la fois, c'est 
chaque force qui a un pouvoir d'affecter (d'autres) et d'etre 
affecte (par d'autres encore), si bien que chaque force implique 
des rapports de pouvoir; et c'est tout champ de forces qui 
repartit les forces en fonction de ces rapports et de leurs 
variations. Spontaneite et receptivite prennent maintenant un 
nouveau sens, affecter, etre affecte. 

Le pouvoir d'etre affecte est comme une matiere de la force, 
et le pouvoir d'affecter est comme une fonction de la force. 
Seulement, il s'agit d'une pure fonction, c'est-a-dire d'une 
fonction non-formalisee, saisie independamment des formes 



2. VS, 126-127. 



78 



LES STRATEGIES OU LE NON-STRATIFIE 

concretes ou elle s'incarne, des buts qu'elle sert et des moyens 
qu'elle emploie : physique de Taction, c'est une physique de 
Taction abstraite. Et il s'agit d'une pure matiere, non-formee, 
prise independamment des substances formees, des etres ou 
des objets qualifies dans lesquels elle entrera : c'est une physi- 
que de la matiere premiere ou nue. Les categories de pouvoir 
sont done les determinations propres a des actions considerees 
comme « quelconques », et a des supports quelconques. Ainsi 
« Surveiller et punir » definit le Panoptique par la pure fonction 
d'imposer une tache ou une conduite quelconques a une 
multiplicite d'individus quelconque, sous la seule condition que 
la multiplicite soit peu nombreuse, et Tespace limite, peu 
etendu. On ne considere ni les formes qui donnent des buts et 
des moyens a la fonction (eduquer, soigner, charier, faire 
produire), ni les substances formees sur lesquelles portent la 
fonction (« prisonniers, malades, ecoliers, fous, ouvriers, sol- 
dats »...). Et en effet le Panoptique, a la fin du XVlll e siecle 
traverse toutes ces formes et s'applique a toutes ces substances : 
c'est en ce sens qu'il est une categorie de pouvoir, pure fonction 
disciplinaire. Foucault le nommera done diagramme, fonction 
qu'on « doit detacher de tout usage specif ique », comme de 
toute substance specifiee 3 . Et « La volonte de savoir » conside- 
red une autre fonction qui emerge en meme temps : gerer et 
controler la vie dans une multiplicite quelconque, a condition 
que la multiplicite soit nombreuse (population), et Tespace 
etendu ou ouvert. C'est la que « rendre probable » prend son 
sens, parmi les categories de pouvoir, et que s'introduisent les 
methodes probabilitaires. Bref, les deux fonctions pures dans 
les societes modernes seront T« anatomo-politique » et la 
« bio-politique », et les deux matieres nues, un corps quelcon- 
que, une population quelconque 4 . On pourra done definir le 
diagramme de plusieurs facons qui s'enchainent : c'est la 
presentation des rapports de forces propres a une formation; 
c'est la repartition des pouvoirs d'affecter et des pouvoirs d'etre 
affecte ; c'est le brassage des pures fonctions non-formalisees et 
des pures matieres non-formees. 



3. SP, 207 (et 229 : « Quoi d'etonnant si la prison ressemble aux usines, aux ecoles, 
aux casernes, aux hopitaux, qui tous ressemblent aux prisons? »). 

4. VS, 183-188. 



79 



FOUCAULT 



Entre les rapports de forces qui constituent le Pouvoir et les 
relations de formes qui constituent le Savoir, ne faut-il pas dire 
ce que nous disions pour les deux formes, les deux elements 
formels du savoir ? Entre le pouvoir et le savoir, il y a difference 
de nature, heterogeneite ; mais il y a aussi presupposition 
reciproque, et captures mutuelles ; et il y a enfin primat de Tun 
sur l'autre. D'abord difference de nature, puisque le pouvoir ne 
passe pas par des formes, mais seulement par des forces. Le 
savoir concerne des matieres formees (substances) et des fonc- 
tions formalisees, reparties segment par segment sous les deux 
grandes conditions formelles, voir et parler, lumiere et langage : 
il est done stratifie, archive, doue d'une segmentarite relative- 
ment dure. Le pouvoir, au contraire, est diagrammatique : il 
mobilise des matieres et des fonctions non-stratifiees, et pro- 
cede avec une segmentarite tres souple. En effet, il ne passe pas 
par des formes, mais par des points, points singuliers qui 
marquent chaque fois l'application dune force, Taction ou la 
reaction d'une force par rapport a d'autres, e'est-a-dire un affect 
comme « etat de pouvoir toujours local et instable ». D'ou une 
quatrieme definition du diagramme : e'est une emission, une 
distribution de singularites. A la fois locaux, instables et diffus, 
les rapports de pouvoir n'emanent pas d'un point central ou 
d'un foyer unique de souverainete, mais vont a chaque instant 
« d'un point a un autre » dans un champ de forces, marquant 
des inflexions, des rebroussements, des retournements, des 
tournoiements, des changements de direction, des resistances. 
Cest pourquoi ils ne sont pas « localisables » dans telle ou telle 
instance. Ils constituent une strategic, comme exercice du 
non-stratifie, et « les strategies anonymes » sont presque muet- 
tes et aveugles, puisqu'elles echappent aux formes stables du 
visible et de l'enoncable . Les strategies se distinguent des 
stratifications, comme les diagrammes se distinguent des archi- 
ves. Cest l'instabilite des rapports de pouvoir qui definit un 
milieu strategique ou non-stratifie. Aussi les rapports de pou- 
voir ne sont-ils pas sus. La encore, il en est chez Foucault un peu 
comme chez Kant, ou la determination purement pratique est 



5. Texte essentiel, VS, 122-127 (sur les points, les strategies, leur instability ; et, a 
propos des resistances, Foucault utilisera explicitement le langage des points singuliers 
en mathematiques, « nceuds, foyers... »). 



80 



LES STRATEGIES OU LE NON-STRATIFIE 

irreductible a toute determination theorique ou de connais- 
sance. II est vrai que, selon Foucault, tout est pratique ; mais la 
pratique de pouvoir reste irreductible a toute pratique de 
savoir. Pour marquer cette difference de nature, Foucault dira 
que le pouvoir renvoie a une « micro-physique ». A condition 
que Ton ne comprenne pas « micro » comme une simple 
miniaturisation des formes visibles ou enoncables, mais comme 
un autre domaine, un nouveau type de relations, une dimension 
de pensee irreductible au savoir : liaisons mobiles et non-loca- 
lisables 6 . 

Resumant le pragmatisme de Foucault, Francois Chatelet dit 
bien : « le pouvoir comme exercice, le savoir comme regle- 
ment » . L'etude des relations stratifiees de savoir culminait 
dans « V archeologie ». Celle des rapports strategiques de pou- 
voir commence avec « Surveiller et punir », et culmine paradoxa- 
lement dans « La volonte de savoir ». Cest que la difference de 
nature entre pouvoir et savoir n'empeche pas qu'il y ait presup- 
position et capture reciproques, immanence mutuelle. Les 
sciences de l'homme ne sont pas separables des rapports de 
pouvoir qui les rendent possibles, et qui suscitent des savoirs 
plus ou moins capables de franchir un seuil epistemologique ou 
de former une connaissance : par exemple, pour une « scientia 
sexualis », le rapport penitent-confesseur, fidele-directeur ; ou, 
pour la pyschologie, les rapports disciplinaires. II ne s'agit pas 
de dire que les sciences de l'homme viennent de la prison, mais 
qu'elles supposent le diagramme des forces dont la prison 
depend elle-meme. Inversement, les rapports de forces reste- 
raient transitifs, instables, evanouissants, presque virtuels, en 
tout cas non-sus, s'ils ne s'effectuaient dans les relations formees 
ou stratifiees qui composent des savoirs. Meme le savoir de la 



6. Sur la « microphysique du pouvoir », SP, 140. Sur I'irreductibilite du micro, VS, 
132. II faudrait confronter la pensee de Foucault et la sociologie des « strategies » de 
Pierre Bourdieu : en quel sens celle-ci constitue une micro- sociologie. Peut-etre aussi 
faudrait-il rapporter les deux a la micro- sociologie de Tarde. L'objet de celle-ci, cetait 
les rapports diffus, infinitesimaux, ni les grands ensembles ni les grands hommes, mais 
les petites idees des petits hommes, un parafe de fonctionnaire, une nouvelle coutume 
locale, une deviation linguistique, une torsion visuelle qui se propage. Cest lie a ce que 
Foucault appelle un « corpus ». Sur le role des « minuscules inventions », texte tres 
proche de Tarde, SP, 222. 

7. Francois Chatelet et Evelyne Pisier, Les conceptions politiques du x^ siecle, PUF, 
1085. 



n 



FOUCAULT 



Nature, et surtout le franchissement d'un seuil de scientificite, 
renvoient a des rapports de force entre les hommes, mais qui 
s'actualisent eux-memes sous cette forme : jamais la connais- 
sance ne renvoie a un suiet qui serait libre par rapport a un 
diagramme de pouvoir, mais jamais celui-ci n'est libre par 
rapport aux savoirs qui l'actualisent. Dou l'affirmation d'un 
complexe pouvoir -s avoir qui noue le diagramme et Tarchive, et 
les articule a partir de leur difference de nature. « Entre techni- 
ques de savoir et strategies de pouvoir, nulle exteriorite, meme 
si elles ont leur role specifique et qu'elles s'articulent Tune sur 
1' autre, a partir de leur difference » . 

Les rapports de pouvoir sont des rapports differentiels qui 
determinent des singularites (affects). L'actualisation qui les 
stabilise, qui les stratifie, c'est une integration : operation qui 
consiste a tracer « une ligne de force generale », a relier les 
singularites, les aligner, les homogeneiser, les mettre en series, 
les faire converger 9 . Encore n'y a-t-il pas d'integration globale 
immediatement. II y a plutot une multiplicity d'integrations 
locales, partielles, chacune en affinite avec tels rapports, tels 
points singuliers. Les facteurs integrants, agents de stratifica- 
tion, constituent des institutions : l'Etat, mais aussi la Famille, 
la Religion, la Production, le Marche, l'Art lui-meme, la 
Morale... Les institutions ne sont pas des sources ou des 
essences, et elles n'ont ni essence ni interiorite. Ce sont des 
pratiques, des mecanismes operatoires qui n'expliquent pas le 
pouvoir, puisqu'elles en supposent les rapports et se contentent 
de les « fixer », sous une fonction reproductrice et non pro- 
ductrice. II n'y a pas d'Etat, mais seulement une etatisation, et 
de meme pour les autres cas. Si bien que, pour chaque forma- 
tion historique, il faudra demander ce qui revient a chaque 
institution existant sur cette strate, c'est-a-dire quels rapports 
de pouvoir elle integre, quels rapports elle entretient avec 
d'autres institutions, et comment ces repartitions changent, 
d'une strate a l'autre. La encore, ce sont des problemes de 
captures tres variables, horizontales et verticales. Si la forme- 
Etat, dans nos formations historiques, a capture tant de rap- 
ports de pouvoir, ce n'est pas parce qu'ils en derivent ; au 



8. VS, 130. 

9. VS, 124. 



82 



LES STRATEGIES OU LE NON-STRATIFIE 

contraire, c'est parce qu'une operation d'« etatisation conti- 
nue », d'ailleurs tres variable suivant le cas, s'est produite dans 
l'ordre pedagogique, judiciaire, economique, familial, sexuel, 
visant a une integration globale. En tout cas, l'Etat suppose les 
rapports de pouvoir, loin d'en etre la source. Ce que Foucault 
exprime en disant que le gouvernement est premier par rapport 
a l'Etat, si Ton entend par « gouvernement » le pouvoir d'affecter 
sous tous ses aspects (gouverner des enfants, des ames, des 
malades, une famille...) 10 . Si Ton cherche des lors a definir le 
caractere le plus general de l'institution, Etat ou autre, il semble 
qu'il consiste a organiser les rapports supposes de pouvoir- 
gouvernement, qui sont des rapports moleculaires ou « micro- 
physiques », autour d'une instance molaire : « le » Souverain, 
ou « la » Loi, pour l'Etat, le Pere pour la famille, l'Argent, l'Or 
ou le Dollar pour le marche, le Dieu pour la religion, « le » Sexe 
pour l'institution sexuelle. « La volonte de savoir » analysera ces 
deux exemples privilegies, la Loi, le Sexe, et toute la conclusion 
du livre montre comment les rapports differentiels d'une 
« sexualite sans sexe » s'integrent dans l'element speculatif du 
sexe « comme signifiant unique et signifie universel », qui 
normalise le desir en procedant a une « hysterisation » de la 
sexualite. Mais toujours, un peu comme chez Proust, une 
sexualite moleculaire bouillonne ou gronde sous les sexes inte- 
gres. 

Ce sont ces integrations, ces instances molaires qui consti- 
tuent des savoirs (par exemple, une « scientia sexualis »). Mais 
pourquoi une fissure apparait-elle a ce niveau ? Foucault remar- 
que qu'une institution a necessairement deux poles ou deux 
elements : des « appareils » et des « regies ». Elle organise en 
effet de grandes visibilites, des champs de visibilite, et de 
grandes enoncabilites, des regimes d'enonces. L'institution est 
biforme, biface (le sexe, par exemple, est a la fois le sexe qui 
park, et qui fait voir, langage et lumiere) n . Plus generalement, 
nous retrouvons le resultat des analyses precedentes : Integra- 
tion n'actualise ou n'opere qu'en creant aussi des voies d'ac- 
tualisation divergentes entre lesquelles elle se partage. Ou plutot 



10. Cf. le texte de Foucault sur les « gouvernements », in Dreyfus et Rabinow, 314. 
Et, sur les institutions, 315. 

11. VS analyse ces deux formes, le sexe qui parle (101) et le sexe lumiere (207). 



83 



T 



FOUCAULT 



LES STRATEGIES OU LE NON-STRATIFIE 



l'actualisation n'integre qu'en creant aussi un systeme de differen- 
tiation formelle. Dans chaque formation, une forme de recepti- 
vite qui constitue le visible, et une forme de spontaneite qui 
constitue l'enoncable. Certes, ces deux formes ne coincident pas 
avec les deux aspects de la force ou les deux sortes d'affects, 
receptivite du pouvoir d'etre affecte et spontaneite du pouvoir 
d'affecter. Mais elles en derivent, elles y trouvent leurs « con- 
ditions internes ». C'est que le rapport de pouvoir n'a pas de 
forme en lui-meme, et met en contact des matieres non-formees 
(receptivite) et des fonctions non-formalisees (spontaneite). 
Tandis que les relations de savoir, de chaque cote, traitent de 
substances formees et de fonctions formalisees, tantot sous 
l'espece receptive du visible, tantot sous l'espece spontanee de 
l'enoncable. Les substances formees se distinguent par la 
visibilite, et les fonctions formalisees, finalisees, se distinguent 
par l'enonce. On ne confondra done pas les categories affectives 
de pouvoir (du type « inciter », « susciter », etc.), et les cate- 
gories formelles de savoir (« eduquer », « soigner », « cha- 
tier»...) qui passent par voir et parler, pour actualiser les 
premieres. Mais c'est justement par la, en vertu de ce deplace- 
ment qui exclut la coincidence, que l'institution a la capacite 
d'integrer les rapports de pouvoir, en constituant des savoirs 
qui les actualisent et les remanient, les redistribuent. Et, suivant 
la nature de l'institution considered, ou plutot suivant la nature 
de son operation, les visibilites d'une part, les enonces d'autre 
part atteindront a tel ou tel seuil, qui les rendra politiques, 
economiques, esthetiques... (Un « probleme » serait evidem- 
ment de savoir si un enonce peut atteindre un seuil, par 
exemple scientifique, la visibilite restant en dessous. Ou inver- 
sement. Mais c'est cela qui fait de la verite un probleme. II y a 
des visibilites d'Etat, d'art, de sciences, autant que des enonces, 
toujours variables). 

Comment se fait l'actualisation-integration ? On en com- 
prendra au moins une moitie, d'apres « V archeologie du savoir ». 
Foucault invoque la « regularite » comme propriete de 1' enonce. 
Or la regularite, pour Foucault, a un sens tres precis : c'est la 
courbe unissant entre eux des points singuliers (regie). Preci- 
sement, les rapports de forces determinent des points singuliers, 
si bien qu'un diagramme est toujours une emission de singulari- 
tes. Mais tout autre est la courbe qui les unit en passant au 



voisinage. Albert Lautman montrait qu'il y a « deux realites 
absolument distinctes » en mathematiques, dans la theorie des 
equations differentielles, bien qu'elles soient necessairement 
complementaires : l'existence et repartition des points singuliers 
dans un champ de vecteurs, la forme des courbes integrates 
dans leur voisinage ' . II en sort une methode invoquee par 
« V archeologie » : une serie se prolonge jusqu'au voisinage d'un 
autre point singulier d'ou part une nouvelle serie, qui tantot 
converge avec la premiere (enonces de meme « famille »), et 
tantot diverge (autre famille). C'est en ce sens qu'une courbe 
effectue les rapports de force en les regularisant, les alignant, en 
faisant converger les series, en tra^ant une « ligne de force 
generate » : pour Foucault, non settlement les courbes et les 
graphiques sont des enonces, mais les enonces sont des especes 
de courbes ou de graphiques. Ou bien, pour mieux montrer que 
les enonces ne se reduisent ni a des phrases ni a des proposi- 
tions, il dit que les lettres que je trace au hasard sur une feuille 
de papier forment un enonce, « l'enonce d'une serie alphabeti- 
que n'ayant d'autre loi que l'alea » ; de meme les lettres que je 
recopie d'apres le clavier d'une machine a ecrire franchise 
forment un enonce, A, Z, E, R, T (bien que le clavier et les 
lettres qui y sont indiquees ne soient pas eux-memes des 
enonces, puisque ce sont des visibilites). La-dessus, si nous 
reunissons les textes de Foucault les plus difficiles ou les plus 
mysterieux, il ajoute que l'enonce a necessairement un lien 
speciHque avec un dehors, avec « autre chose qui peut lui etre 
etrangement semblable et quasi identique ». Faut-il comprendre 
que l'enonce a un lien avec la visibilite, les lettres sur le clavier ? 
Certainement pas, puisque c'est justement ce lien du visible et 
de l'enoncable qui est en question. L'enonce ne se definit 
nullement par ce qu'il designe ou signifie. Voila, nous 
semble-t-il, ce qu'il faut comprendre : l'enonce est la courbe qui 
unit des points singuliers, e'est-a-dire qui effectue ou actualise des 
rapports de forces, tels qu'ils existent en fran^ais entre les 
lettres et les doigts, d'apres des ordres de frequence et de 
voisinage (ou, dans l'autre exemple, d'apres le hasard). Mais les 
points singuliers eux-memes, avec leurs rapports de forces, 
n'etaient pas deja un enonce : e'etait le dehors de l'enonce, 

12. Lautman, Le probleme du temps, Hermann, 41-42. 



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85 



FOUCAULT 



auquel l'enonce peut etre etrangement semblable et quasi 
identique 13 . Quant aux visibilites, par exemple les lettres sur le 
clavier, elles sont exterieures a l'enonce, mais n'en constituent 
pas le dehors. Des lors, les visibilites se trouvent dans la meme 
situation que les enonces, done une situation specif ique qu'elles 
doivent resoudre a leur maniere. Les visibilites aussi doivent 
etre en liaison avec le dehors qu'elles actualisent, avec les 
singularites ou les rapports de forces qu'elles integrent a leur 
tour, mais d'une autre facon et sur un autre mode que les 
enonces, puisqu'elles sont exterieures a ceux-ci. 

La courbe-enonce integre dans le langage l'intensite des 
affects, les rapports differentiels de forces, les singularites de 
pouvoir (potentialites). Mais il faut alors que les visibilites les 
integrent aussi d'une tout autre facon, dans la lumiere. Si bien 
que la lumiere, comme forme receptive d'integration, doit raire 
pour son compte un chemin comparable, mais non-correspon- 
dant, a celui du langage comme forme de spontaneite. Et le 
rapport des deux formes au sein de leur « non- rapport », ce sera 
leurs deux manieres de fixer des rapports de forces instables, 
de localiser et globaliser des diffusions, de regulariser des points 
singuliers. Car les visibilites, de leur cote, sous la lumiere des 
formations historiques, constituent des tableaux, qui sont au 
visible ce que l'enonce est au dicible ou au lisible. Le « tableau » 
a tou jours hante Foucault, et souvent il emploie ce mot en un 
sens tres general qui couvre aussi les enonces. Mais e'est qu'il 
confere alors aux enonces une portee descriptive generate, qui 
ne leur appartient pas en un sens precis. Au sens le plus precis, 
le tableau-description et la courbe-enonce sont les deux puis- 
sances heterogenes de formalisation, d'integration. Foucault 
s'inscrit dans une tradition logique deja longue, qui reclame une 
difference de nature entre les enonces et les descriptions (par 
exemple Russell). Surgissant dans la logique, ce probleme a pu 
trouver des developpements inattendus dans le roman, le 
« nouveau roman », puis dans le cinema. Compte d'autant plus 
la solution nouvelle que propose Foucault : le tableau-descrip- 



13. AS : sur l'enonce, la courbe ou le graphique, 109 ; sur la repartition de hasard 
ou de frequence, 114; sur la difference entre le clavier et l'enonce, les lettres sur le 
clavier et dans l'enonce, 114 ; sur « l'autre chose » ou le dehors, 117. Sur l'ensemble 
de ces problemes, le texte de Foucault est done tres dense et concis. 



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LES STRATEGIES OU LE NON-STRATIFIE 

tion est la regulation propre aux visibilites, tout comme la 
courbe-enonce est la regulation propre aux lisibilites. Dou la 
passion de Foucault pour decrire des tableaux, ou, mieux 
encore, pour faire des descriptions qui valent pour des ta- 
bleaux : descriptions des Menines, mais aussi de Manet, de 
Magritte, et les admirables descriptions de la chaine des forcats, 
ou bien de l'asile, de la prison, de la petite voiture penitentiaire, 
comme si e'etaient des tableaux, et Foucault, un peintre. Sans 
doute est-ce son affinite, fondee dans toute son ceuvre, avec le 
nouveau roman, et avec Raymond Roussel. Revenons a la 
description des Menines de Velasquez : le chemin de la lumiere 
forme « une coquille en helice » qui rend les singularites visi- 
bles, et en fait autant d'eclats et de reflets dans un « cycle » 
complet de la representation u . Tout comme les enonces sont 
des courbes avant d'etre des phrases et des propositions, les 
tableaux sont des lignes de lumiere avant d'etre des contours et 
des couleurs. Et ce que le tableau effectue dans cette forme de 
receptivite, ce sont les singularites d'un rapport de forces, ici le 
rapport du peintre et du souverain tels qu'ils « alternent en un 
clignotement sans limite ». Le diagramme des forces s'actualise 
a la fois dans des tableaux-descriptions et des courbes-enonces. 
Ce triangle de Foucault vaut pour les analyses epistemologi- 
ques aussi bien qu'esthetiques. Bien plus, de meme que les 
visibilites component des enonces de capture, les enonces 
component eux-memes des visibilites de capture, qui conti- 
nuent a s'en distinguer meme quand elles operent avec des 
mots. C'est en ce sens que l'analyse proprement litteraire est 
apte, en son sein meme, a retrouver la distinction des tableaux 
et des courbes : les descriptions peuvent etre verbales, elles ne 
s'en distinguent pas moins des enonces. Nous pensons a une 
ceuvre comme celle de Faulkner : les enonces tracent des 
courbes fantastiques qui passent par des objets discursifs et des 
positions de sujets mobiles (un meme nom pour plusieurs 
personnes, deux noms pour une meme), et qui s'inscrivent dans 
un etre-langage, dans un rassemblement de toute la langue 
propre a Faulkner. Mais les descriptions dessinent autant de 
tableaux qui font surgir les reflets, les eclats, les scintillements, 
visibilites variables suivant les heures et les saisons, et qui les 



14. MC, 27 (et 319). 



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FOUCAULT 

distribuent dans un etre-lumiere, un rassemblement de toute la 
lumiere dont Faulkner a le secret (Faulkner, le plus grand 
« luministe » de la litterature...). Et, par-dessus ces deux ele- 
ments, le troisieme, les foyers de pouvoir, non-sus, non-vus, 
non-dits, foyers rongeurs ou ronges qui se renversent et degene- 
rent dans la famille du Sud, tout un devenir-noir. 



En quel sens y a-t-il primat du pouvoir sur le savoir, des 
rapports de pouvoir sur les relations de savoir ? C'est que 
celles-ci n'auraient rien a integrer s'il n'y avait les rapports 
differentiels de pouvoir. II est vrai que ceux-la seraient eva- 
nouissants, embryonnaires ou virtuels, sans les operations qui 
les integrent ; d'ou la presupposition reciproque. Mais, s'il y a 
primat, c'est parce que les deux formes heterogenes du savoir 
se constituent par integration, et entrent dans un rapport 
indirect, par-dessus leur interstice ou leur « non-rapport », dans 
des conditions qui n'appartiennent qu'aux forces. Aussi le 
rapport indirect entre les deux formes du savoir n'implique-t-il 
aucune forme commune, ni meme une correspondance, mais 
seulement l'element informel des forces qui les baigne toutes 
deux. Le diagrammatisme de Foucault, e'est-a-dire la presen- 
tation des purs rapports de forces ou 1'emission des pures 
singularites, est done l'analogue du schematisme kantien : c'est 
lui qui assure la relation d'ou le savoir decoule, entre les deux 
formes irreductibles de spontaneite et de receptivite. Et cela en 
tant que la force jouit elle-meme d'une spontaneite et d'une 
receptivite qui lui sont propres, bien que non-formelles, ou 
plutot parce que non-formelles. Sans doute le pouvoir, si on le 
considere abstraitement, ne voit pas et ne parle pas. C'est une 
taupe, qui se reconnait seulement a son reseau de galeries, a son 
terrier multiple : il « s'exerce a partir de points innombrables », 
il « vient d'en bas ». Mais justement, ne parlant pas et ne voyant 
pas lui-meme, il fait voir et parler. Comment se presente le 
projet de Foucault concernant « la vie des hommes infames » ? 
II ne s'agit pas d'hommes celebres qui disposaient deja de la 
parole et de la lumiere, et se sont illustres dans le mal. II s'agit 
d'existences criminelles, mais obscures et muettes, que leur 
rencontre avec le pouvoir, leur heurt avec le pouvoir, tire a la 
lumiere un instant, et fait parler un instant. On peut meme dire 



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LES STRATEGIES OU LE NON-STRATIFIE 

que, s'il n'y a pas sous le savoir une experience originaire, libre 
et sauvage, comme le voudrait la phenomenologie, c'est parce 
que le Voir et le Parler sont toujours deja tout entiers pris dans 
des rapports de pouvoir qu'ils supposent et actualisent 15 . Par 
exemple, si Ton cherche a determiner un corpus de phrases et 
de textes pour en extraire des enonces, on ne peut le faire qu'en 
assignant les foyers de pouvoir (et de resistance) dont depend 
ce corpus. C'est cela l'essentiel : si les rapports de pouvoir 
impliquent les relations de savoir, en revanche celles-ci suppo- 
sent ceux-la. Si les enonces n'existent que disperses dans une 
forme d'exteriorite, si les visibilites n'existent que dissemines 
dans une autre forme d'exteriorite, c'est parce que les rapports 
de pouvoir sont eux-memes diffus, multiponctuels, dans un 
element qui n'a meme plus de forme. Les rapports de pouvoir 
designent « l'autre chose », a quoi les enonces (et les visibilites 
aussi) renvoient, meme si ces derniers s'en distinguent tres peu, 
en raison de l'operation insensible et continue des integrateurs : 
comme dit « L'archeologie », 1'emission de nombres au hasard 
n'est pas un enonce, mais leur reproduction vocale ou sur une 
feuille de papier en est un. Si le pouvoir n'est pas une simple 
violence, c'est non seulement parce qu'il passe en lui-meme par 
des categories qui expriment le rapport de la force avec la force 
(inciter, induire, produire un effet utile, etc.), mais aussi parce 
que, par rapport au savoir, il produit de la verite, en tant qu'il 
fait voir et fait parler 16 . II produit du vrai comme probleme. 

L'etude precedente nous mettait en presence d'un dualisme 
tres particulier de Foucault, au niveau du savoir, entre le visible 
et 1'enonc.able. Mais il faut remarquer que le dualisme en general 
a au moins trois sens : tantot il s'agit dun veritable dualisme 
qui marque une difference irreductible entre deux substances, 
comme chez Descartes, ou entre deux facultes, comme chez 
Kant ; tantot il s'agit d'une etape provisoire qui se depasse vers 
un monisme, comme chez Spinoza, ou chez Bergson ; tantot il 
s'agit d'une repartition preparatoire qui opere au sein d'un 
pluralisms C'est le cas de Foucault. Car, si le visible et 
l'enon^able entrent en duel, c'est dans la mesure ou leurs formes 



15. VHI, 16 (et, sur la facon dont le pouvoir fait voir et fait parler, met en lumiere 
et force a parler, 15-17, 27). 

16. VS, 76, 98. 



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FOUCAULT 

respectives, comme formes d'exteriorite, de dispersion ou de 
dissemination, en font deux types de « multiplicite », aucun des 
deux ne pouvant etre ramene a une unite : les enonces n'exis- 
tent que dans une multiplicite discursive, et les visibilites, dans 
une multiplicite non-discursive. Et ces deux multiplicites s'ou- 
vrent sur une troisieme, multiplicite des rapports de forces, 
multiplicite de diffusion qui ne passe plus par deux et s'est 
liberee de toute forme dualisable. « Surveiller et punir » ne cesse 
de montrer que les dualismes sont des effets molaires ou massifs 
qui surviennent dans « les multiplicites ». Et le dualisme de la 
force, affecter-etre affecte, est seulement l'indice en chacune de 
la multiplicite des forces, Fetre multiple de la force. II arrive a 
Syberberg de dire que la division en deux est la tentative de 
repartir une multiplicite qui n'est pas representable en une seule 
forme 1 '. Mais cette repartition ne peut que distinguer des 
multiplicites de multiplicites. C'est toute la philosophic de 
Foucault qui est une pragmatique du multiple. 

Si les combinaisons variables des deux formes, le visible et 
Fenoncable, constituent les strates ou formations historiques, la 
micro-physique du pouvoir expose au contraire les rapports de 
forces dans un element informel et non-stratifie. Aussi le 
diagramme suprasensible ne se confond-il pas avec Farchive 
audio-visuelle : il est comme l'a-priori que la formation histori- 
que suppose. Pourtant, il n'y a rien sous les strates, au-dessus, 
ni meme en dehors. Les rapports de forces, mobiles, evanouis- 
sants, diffus, ne sont pas en dehors des strates, mais ils en sont 
le dehors. Ce pourquoi les a-priori de Fhistoire sont eux-memes 
historiques. On pourrait croire a premiere vue que le dia- 
gramme est reserve aux societe modernes : « Surveiller et punir » 
analyse le diagramme disciplinaire en tant qu'il remplace les 
effets de l'ancienne souverainete par un quadrillage immanent 
au champ social. Mais il n'en est rien ; c'est chaque formation 
historique stratifiee qui renvoie a un diagramme de forces 
comme a son dehors. Nos societes disciplinaires passent par des 
categories de pouvoir (actions sur les actions) qu'on peut definir 
ainsi : imposer une tache quelconque ou produire un effet utile, 
controler une population quelconque ou gerer la vie. Mais les 



17. Syberberg, Parsifal, Carriers du cinema-Gallimard, 46. Syberberg est un des 
cineastes qui ont particulierement developpe la disjonction voir-parler. 

90 



LES STRATEGIES OU LE NON-STRATIFIE 

anciennes societes de souverainete se definissaient par d'autres 
categories non moins diagrammatiques : prelever (action de 
prelever sur des actions ou des produits, force de prelever sur 
des forces), et decider de la mort (« faire mourir ou laisser 
vivre », ce qui est tres different de gerer la vie) 1 . II y a 
diagramme dans un cas comme dans l'autre. Foucault indiquait 
encore un autre diagramme auquel renvoyait la communaute 
d'Eglise plutot que la societe d'Etat, diagramme « pastoral », 
dont il detaillait les categories : paitre un troupeau..., comme 
rapport de forces ou action sur Taction 19 . On peut parler d'un 
diagramme grec, nous le verrons, d'un diagramme romain, d'un 
diagramme feodal... La liste est infinie, comme celle des cate- 
gories de pouvoir (et le diagramme disciplinaire n'est certes pas 
le dernier mot). On dirait d'une certaine facon que les dia- 
grammes communiquent, par-dessus, par-dessous ou entre les 
strates respectives (c'est ainsi qu'on peut definir un diagramme 
« napoleonien » comme interstratique, intermediate entre l'an- 
cienne societe de souverainete et la nouvelle societe de disci- 
pline qu'il prefigure) 20 . Et c'est bien en ce sens que le dia- 
gramme se distingue des strates : seule la formation stratifiee lui 
donne une stabilite qu'il n'a pas par lui-meme, en lui-meme il 
est instable, agite, brasse. C'est le caractere paradoxal de Fa- 
priori, une micro-agitation. C'est que les forces en rapport sont 
inseparables des variations de leurs distances ou de leurs 
rapports. Bref, les forces sont en perpetuel devenir, // y a un 
devenir des forces qui double I'histoire, ou plutot Fenveloppe, 
suivant une conception nietzscheenne. Si bien que le dia- 
gramme, en tant qu'il expose un ensemble de rapports de 
forces, n'est pas un lieu, mais plutot « un non-lieu » : ce n'est 
un lieu que pour des mutations. Soudain, les choses ne sont plus 
percues, ni les propositions enoncees de la meme facon... . 
Sans doute le diagramme communique-t-il avec la formation 
stratifiee qui le stabilise ou le fixe, mais suivant un autre axe, 



18. VS, 178-179. 

19. Cf. les quatre categories du pouvoir pastoral, in Dreyfus et Rabinow, 305. 

20. SP, 219. 

21. Sur le rapport des forces, le devenir et le non-lieu, cf. NGH, 156. Sur la 
mutation, qui fait que « soudain » les choses ne sont plus percues ni enoncees de la 
meme facon, cf. MC, 229. Et VS. 131 : « Les relations de pouvoir-savoir ne sont pas 
des formes donnees de repartition, ce sont des matrices de transformations. » 



n 



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FOUCAULT 



LES STRATEGIES OU LE NON-STRATIFIE 



il communique aussi avec l'autre diagramme, les autres etats 
instables de diagramme, a travers lesquels les forces poursuivent 
leur devenir mutant. C'est pourquoi le diagramme est toujours 
le dehors des strates. II n'est pas exhibition des rapports de 
forces sans etre, du coup, emission de singularites, de points 
singuliers. Non pas que n'importe quoi s'enchaine avec n'im- 
porte quoi. II s'agit plutdt de tirages successifs, dont chacun 
opere au hasard, mais dans les conditions extrinseques deter- 
minees par le tirage precedent. Le diagramme, un etat de 
diagramme, est toujours un mixte d'aleatoire et de dependant, 
comme dans une chaine de Markov. « La main de fer de la 
necessite qui secoue le cornet du hasard », dit Nietzsche invo- 
que par Foucault. II n'y a done pas enchainement par continuite 
ni interiorisation, mais re-enchainement par-dessus les coupures 
et les discontinuity (mutation). 

II faut distinguer l'exteriorite et le dehors. L'exteriorite est 
encore une forme, comme dans « L'archeologie du savoir », et 
meme deux formes exterieures Tune a l'autre, puisque le savoir 
est fait de ces deux milieux, lumiere et langage, voir et parler. 
Mais le dehors concerne la force : si la force est toujours en 
rapport avec d'autres forces, les forces renvoient necessairement 
a un dehors irreductible, qui n'a meme plus de forme, fait de 
distances indecomposables par lesquelles une force agit sur une 
autre ou est agie par une autre. C'est toujours du dehors qu'une 
force confere a d'autres, ou recoit des autres, l'affectation 
variable qui n'existe qu'a telle distance ou sous tel rapport. II 
y a done un devenir des forces qui ne se confond pas avec 
l'histoire des formes, puisqu'il opere dans une autre dimension. 
Un dehors plus lointain que tout monde exterieur et meme que 
toute forme d'exteriorite, des lors infiniment plus proche. Et 
comment les deux formes d'exteriorite seraient-elles exterieures 
Tune a l'autre, s'il n'y avait ce dehors, plus proche et plus 
lointain ? « L'autre chose », invoque deja par « L'archeologie »... 
Et si les deux elements formels du savoir, exterieurs en tant 
qu'heterogenes, trouvent des accords historiques qui sont au- 
tant de solutions pour le « probleme » de la verite, c'est, nous 
l'avons vu, parce que les forces operent dans un autre espace 
que celui des formes, l'espace du Dehors, la ou precisement le 
rapport est un « non-rapport », le lieu un « non-lieu », l'histoire 
un devenir. Dans l'ceuvre de Foucault, l'article sur Nietzsche et 



l'article sur Blanchot s'enchainent, ou se re-enchainent. Si voir 
et parler sont des formes d'exteriorite, penser s'adresse a un 
dehors qui n'a pas de forme 22 . Penser, c'est arriver au non- 
stratifie. Voir, c'est penser, parler, c'est penser, mais penser se 
fait dans l'interstice, dans la disjonction de voir et de parler. 
C'est la seconde rencontre de Foucault avec Blanchot : penser 
appartient au dehors, pour autant que celui-ci, « orage abs- 
trait », s'engouffre dans l'interstice entre voir et parler. L'appel 
au dehors est un theme constant de Foucault, et signifie que 
penser nest pas l'exercice inne d'une faculte, mais doit advenir 
a la pensee. Penser ne depend pas d'une belle interiorite qui 
reunirait le visible et l'enoncable, mais se fait sous l'intrusion 
d'un dehors qui creuse l'intervalle, et force, demembre l'inte- 
rieur. « Quand le dehors se creuse et attire l'interiorite... » C'est 
que l'interieur suppose un debut et une fin, une origine et une 
destination capables de co'incider, de faire « tout ». Mais, quand 
il n'y a que des milieux et des entre-deux, quand les mots et les 
choses s'ouvrent par le milieu sans jamais co'incider, c'est pour 
liberer des forces qui viennent du dehors, et qui n'existent 
qu'en etat d'agitation, de brassage et de remaniement, de 
mutation. En verite, des coups de des, car penser, c'est emettre 
un coup de des. 

Voila ce que nous disent les forces du dehors : ce n'est jamais 
le compose, historique et stratifie, archeologique, qui se trans- 
forme, mais ce sont les forces composantes, quand elles entrent 
en rapport avec d'autres forces, issues du dehors (strategies). Le 
devenir, le changement, la mutation concernent les forces 
composantes, et non les formes composees. Pourquoi cette idee, 
si simple en apparence, est-elle difficile a comprendre, au point 
que la « mort de l'homme » a suscite tant de contresens ? 
Tantot on a objecte qu'il ne s'agissait pas de l'homme existant, 
mais seulement d'un concept d'homme. Tantot on a cru que, 
pour Foucault comme pour Nietzsche, e'etait l'homme existant 
qui se depassait, vers un surhomme, j'espere. Dans les deux cas, 
c'est une incomprehension sur Foucault non moins que sur 



22. Cf. l'article en hommage a Blanchot, PDD. Les deux points de rencontre avec 
Blanchot sont done l'exteriorite (parler et voir), et le dehors (penser). Et, sur le dehors 
des forces comme autre dimension que celle des formes exterieures, « autre espace », 
CNP, 41-42. 



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93 



FOUCAULT 

Nietzsche (nous ne posons pas encore la question de la 
malveillance et de la betise qui animent parfois les commentai- 
res sur Foucault, comme ce fut le cas pour Nietzsche). En fait, 
la question n'est pas celle du compose humain, conceptuel ou 
existant, perceptible ou enoncable. La question est celle des 
forces composantes de l'homme : avec quelles autres forces se 
combinent-elles, et quel est le compose qui en sort ? Or, a l'age 
classique, toutes les forces de l'homme sont rapportees a une 
force de « representation » qui pretend en degager ce qu'il y a 
de positif, ou d'elevable a I'infini : si bien que l'ensemble des 
forces composent Dieu, et non pas l'homme, et que l'homme ne 
peut apparaitre qu'entre des ordres d'infini. C'est pourquoi 
Merleau-Ponty definissait la pensee classique par sa maniere 
innocente de penser I'infini : non seulement I'infini etait pre- 
mier par rapport au fini, mais les qualites de l'homme, portees 
a I'infini, servaient a composer l'insondable unite de Dieu. Pour 
que l'homme apparaisse comme compose specifique, il faut que 
ses forces composantes entrent en rapport avec de nouvelles 
forces qui se derobent a celle de la representation, et meme la 
destituent. Ces nouvelles forces, ce sont celles de la vie, du 
travail et du langage, pour autant que la vie decouvre une 
« organisation », le travail une « production », le langage une 
« filiation », qui les mettent hors de la representation. Ces forces 
obscures de la finitude ne sont pas d'abord humaines, mais dies 
entrent en rapport avec celles de l'homme pour le rabattre sur 
sa propre finitude, et lui communiquer une histoire qu'il fait 
sienne en un second temps 23 . Alors, sur cette nouvelle forma- 
tion historique du XIX e siecle, c'est bien l'homme qui est 
compose par l'ensemble des forces composantes « tirees ». 
Mais, si nous imaginons un troisieme tirage, les forces de 
l'homme entreront en rapport avec d'autres forces encore, de 
maniere a composer encore autre chose, qui ne sera plus ni Dieu 
ni l'homme : on dirait que la mort de l'homme s'enchaine avec 



23. C'est cela qui est essentiel dans MC : Foucault ne dit pas du tout que la vie, 
le travail et le langage sont des forces de l'homme dont celui-ci prend conscience 
comme de sa propre finitude. Au contraire, la vie, le travail, le langage surgissent 
d'abord comme des forces finies exterieures a l'homme, et qui lui imposent une histoire 
qui n'est pas la sienne. C'est dans un second moment que l'homme s'approprie cette 
histoire, et fait de sa propre finitude un fondement. Cf. 380-381, ou Foucault resume 
les deux moments de cette analyse. 



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LES STRATEGIES OU LE NON-STRATIFIE 

celle de Dieu, au profit de nouveaux composes. Bref, le rapport 
des forces composantes avec le dehors ne cesse de faire varier 
la forme composee, sous d'autres rapports, au gre des nouvelles 
compositions. Que l'homme soit une figure de sable entre une 
descente et une montee de la mer doit s'entendre litteralement : 
c'est une composition qui n'apparait qu'entre deux autres, celle 
d'un passe classique qui l'ignorait, celle d'un futur qui ne la 
connaitra plus 24 . II n'y a pas lieu de se rejouir ni de pleurer. Ne 
dit-on pas couramment que les forces de l'homme sont deja 
entrees en rapport avec d'autres forces, celles de 1'information, 
qui composent avec dies autre chose que l'homme, des systemes 
indivisibles « homme-machine », avec les machines de troisieme 
espece ? Une union avec le silicium plutot qu'avec le carbone ? 
C'est toujours du dehors qu'une force est affectee par 
d'autres, ou en affecte d'autres. Pouvoir d'affecter, ou d'etre 
affecte, le pouvoir est rempli de facon variable, suivant les forces 
en rapport. Le diagramme comme determination d'un ensemble 
de rapports de forces n'epuise jamais la force, qui peut entrer 
sous d'autres rapports et dans d'autres compositions. Le dia- 
gramme est issu du dehors, mais le dehors ne se confond avec 
aucun diagramme, ne cessant d'en « tirer » de nouveaux. C'est 
ainsi que le dehors est toujours ouverture d'un avenir, avec 
lequel rien ne finit, puisque rien n'a commence, mais tout se 
metamorphose. La force, en ce sens, dispose d'un potentiel par 
rapport au diagramme dans lequel die est prise, ou d'un 
troisieme pouvoir qui se presente comme capacite de « resis- 
tance ». En effet, un diagramme des forces presente, a cote (ou 
plutot « vis-a-vis ») des singularites de pouvoir qui correspon- 
dent a ses rapports, des singularites de resistance, tels « points, 
nceuds, foyers » qui s'effectuent a leur tour sur les strates, mais 
de maniere a en rendre le changement possible . Bien plus, le 
dernier mot du pouvoir, c'est que la resistance est premiere, dans 
la mesure ou les rapports de pouvoir tiennent tout entiers dans 
le diagramme, tandis que les resistances sont necessairement 
dans un rapport direct avec le dehors dont les diagrammes sont 



24. La derniere phrase de MC. Nous proposons dans 1' Annexe une analyse plus 
detaillee de la mort de l'homme. 

25. VS, 126-127 (« multiplicity de points de resistance* qui s'integrent ou se 
stratifient pour rendre « possible une revolution »). 



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FOUCAULT 



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LES STRATEGIES OU LE NON-STRATIFIE 



issus 6 . Si bien qu'un champ social resiste plus encore qu'il ne 
strategise, et que la pensee du dehors est une pensee de la 
resistance. 

II y a trois siecles, des sots s'etonnaient parce que Spinoza 
voulait la liberation de l'homme, bien qu'il ne crut pas a sa 
liberte ni meme a son existence specif ique. Aujourd'hui, de 
nouveaux sots, ou les memes reincarnes, s'etonnent parce que 
Foucault participait aux luttes politiques, lui qui avait dit la 
mort de rhomme. Contre Foucault, ils invoquent une cons- 
cience universelle et eternelle des droits de rhomme qui doit 
rester a l'abri de toute analyse. Ce n'est pas la premiere fois que 
le recours a l'eternel est le masque d'une pensee trop debile et 
sommaire, ignorante meme de ce qui devrait la nourrir (les 
transformations du droit moderne depuis le XlX e siecle). II est 
vrai que Foucault n'a jamais donne grande importance a l'uni- 
versel et a l'eternel : ce sont seulement des effets massifs ou 
globaux qui viennent de certaines repartitions de singularites, 
dans telle formation historique, et sous tel processus de formali- 
sation. Sous 1'universel, il y a des jeux de singularites, des 
emissions de singularites, et l'universalite ou l'eternite de 
rhomme sont seulement l'ombre d'une combinaison singuliere 
et transitoire portee par une strate historique. Le seul cas ou 
1'universel se dit en meme temps que l'enonce apparait, c'est les 
mathematiques, parce que le « seuil de formalisation » y coin- 
cide avec le seuil d'apparition. Mais partout ailleurs, 1'universel 
est posterieur . Foucault peut denoncer « le mouvement d'un 
logos qui eleve les singularites jusqu'au concept », parce que 
« ce logos n'est en fait qu'un discours deja tenu », tout fait, qui 
survient quant tout a ete dit, quand tout est deja mort, retourne 
dans « l'interiorite silencieuse de la conscience de soi« 28 . Le 



26. In Dreyfus et Rabinow, 300. Et, sur les six singularites presentees par les 
formes de resistances contemporaines, 301-302 (notamment la « transversalite* des 
luttes actuelles, notion commune a Michel Foucault et a Felix Guattari). II y a chez 
Foucault un echo des theses de Mario Tronti dans son interpretation du marxisme 
(Ouvriers et capital, Ed. Bourgois) : 1'idee d'une resistance « ouvriere » qui serait 
premiere par rapport a la strategic du capital. 

27. AS, 246 : « la possibility meme de l'existence [des mathematiques] impliquait 
que fut donne, d'entree de jeu, ce qui partout ailleurs demeure disperse tout au long 
de lhistoire... A prendre l'etablissement du discours mathematique comme prototype 
pour la naissance et le devenir de toutes les autres sciences, on risque d'homogeneiser 
toutes les formes singulieres d'historicite... » 

28. OD, 50-51. 



sujet de droit, en tant qu'il se fait, c'est la vie, comme porteuse 
de singularites, « plenitude du possible », et non l'homme, 
comme forme d'eternite. Et, certes, l'homme vint a la place de 
la vie, a la place du sujet de droit, quand les forces vitales 
composerent un instant sa figure, a l'age politique des Constitu- 
tions. Mais, aujourd'hui, le droit a encore change de sujet parce 
que, meme dans l'homme, les forces vitales entrent dans d 'autres 
combinaisons et composent d 'autres figures : « Ce qui est 
revendique et sert d'objectif, c'est la vie... C'est la vie beaucoup 
plus que le droit qui est devenue l'enjeu des luttes politiques, 
meme si celles-ci se formulent a travers des affirmations de 
droit. Le droit a la vie, au corps, a la same, au bonheur, a la 
satisfaction des besoins..., ce droit si incomprehensible pour le 
systeme juridique classique... » . 

C'est cette meme mutation qu'on observe dans le statut de 
« l'intellectuel ». Au cours de nombreux entretiens publies, 
Foucault explique que l'intellectuel a pu pretendre a 1'universel, 
sur une large periode allant du xvm e siecle a la Seconde Guerre 
mondiale (peut-etre jusqu'a Sartre, en passant par Zola, Rol- 
land...) : c'etait dans la mesure ou la singularity de l'ecrivain 
coincidait avec la position d'un « juriste-notable » capable de 
resister aux professionnels du droit, done de produire un effet 
d'universalite. Si l'intellectuel a change de figure (et aussi la 
fonction de 1'ecriture), c'est parce que sa position meme a 
change, et maintenant va plutot dun lieu specifique a un autre, 
d'un point singulier a un autre, « atomicien, geneticien, infor- 
maticien, pharmacologiste... », produisant ainsi des effets de 
transversalite et non plus d'universalite, fonctionnant comme 
echangeur ou croisement privilegie 30 . En ce sens, l'intellectuel 
et meme l'ecrivain peuvent (ce n'est qu'une potentialite) d'au- 
tant mieux participer aux luttes, aux resistances actuelles, que 
celles-ci sont devenues « transversales ». Alors, l'intellectuel ou 
l'ecrivain deviennent aptes a parler le langage de la vie, plutot 
que du droit. 



29. VS, 191 (et tout le passage 179-191). Sur revolution du droit, qui prend pour 
objet humain la vie (droit social) plutot que la personne (droit civil), les analyses de 
Francois Ewald sc reclament de Foucault : cf. L'Etat providence, Grasset, notamment 
24-27. 

30. L'intellectuel « universel » et l'intellectuel « specifique » : I. 'arc, n 70 (entre- 
tien avec Fontana). 



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FOUCAULT 



Que veut dire Foucault, dans les plus belles pages de « La 
volonte de savoir » ? Quand le diagramme de pouvoir abandonne 
le modele de souverainete pour fournir un modele disciplinaire, 
quand il devient « bio-pouvoir », « bio-politique » des popula- 
tions, prise en charge et gestion de la vie, c'est bien la vie qui 
surgit comme nouvel objet du pouvoir. Alors, le droit renonce 
de plus en plus a ce qui constituait le privilege du souverain, le 
droit de faire mourir (peine de mort), mais il laisse faire 
d'autant plus d'hecatombes et de genocides : non pas par un 
retour au vieux droit de tuer, mais au contraire au nom de la 
race, de l'espace vital, des conditions de vie et de survie d'une 
population qui se juge meilleure, et qui traite son ennemi non 
plus comme l'ennemi juridique de l'ancien souverain, mais 
comme un agent toxique ou infectieux, une sorte de « danger 
biologique ». Des lors, « c'est pour les memes raisons » que la 
peine de mort tend a s'abolir, et que les holocaustes croissent, 
temoignant d'autant mieux de la mort de 1'homme. Seulement, 
quand le pouvoir prend ainsi la vie pour objet ou objectif, la 
resistance au pouvoir se reclame deja de la vie, et la retourne 
contre le pouvoir. « La vie comme objet politique a ete en 
quelque sorte prise au mot et retournee contre le systeme qui 
entreprenait de la controler. » Contrairement a ce que disait le 
discours tout fait, il n'y a nul besoin de se reclamer de 1'homme 
pour resister. Ce que la resistance extrait du vieil homme, ce 
sont les forces, comme disait Nietzsche, d'une vie plus large, 
plus active, plus affirmative, plus riche en possibilites. Le 
surhomme n'a jamais voulu dire autre chose : c'est dam 1'homme 
meme qu'il faut liberer la vie, puisque 1'homme lui-meme est une 
maniere de l'emprisonner. La vie devient resistance au pouvoir 
quand le pouvoir prend pour objet la vie. La encore, les deux 
operations appartiennent au meme horizon (on le voit bien dans 
la question de l'avortement, quand les pouvoirs les plus reac- 
tionnaires invoquent un « droit a la vie »...). Quand le pouvoir 
devient bio-pouvoir, la resistance devient pouvoir de la vie, 
pouvoir-vital qui ne se laisse pas arreter aux especes, aux 
milieux et aux chemins de tel ou tel diagramme. La force venue 
du dehors, n'est-ce pas une certaine idee de la Vie, un certain 
vitalisme ou culmine la pensee de Foucault ? La vie n'est-elle 
pas cette capacite de resister de la force ? Des « La naissance de 
la clinique », Foucault admirait Bichat d'avoir invente un nou- 



98 



LES STRATEGIES OU LE NON-STRATIFIE 

veau vitalisme en definissant la vie par l'ensemble des fonctions 
qui resistent a la mort 31 . Et c'est dans 1'homme meme qu'il faut 
chercher, pour Foucault comme pour Nietzsche, l'ensemble des 
forces et fonctions qui resistent... a la mort de 1'homme. 
Spinoza disait : on ne sait pas ce que peut un corps humain, 
quand il se libere des disciplines de Thomme. Et Foucault : on 
ne sait pas ce que peut 1'homme « en tant qu'il est vivant », 
comme ensemble de « forces qui resistent » 32 . 



31. NC, 146 : « Bichat a relativise le concept de mort, le faisant dechoir de cet 
absolu ou il apparaissait comme un evenement insecable, decisif et irrecuperable : il 
l'a volatilise et reparti dans la vie, sous la forme de morts en detail, morts partielles, 
progressives et si lentes a s'achever par-dela la mort meme. Mais, de ce fait, il en 
formait une structure essentielle de la pensee et de la perception medicales ; ce a quoi 
s'oppose la vie et ce a quoi elle s'expose; ce par rapport a quoi elle est vivante 
opposition, done vie; ce par rapport a quoi elle est analytiquement exposee, done 
vraie... Le vitalisme apparait sur fond de ce mortalisme. » 

32. VS, 190. 



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T 



les plissements, 

ou le dedans de la pensee 

(subjectivation) 



Qu'est-ce qui s'est passe durant le silence assez long qui 
succede a « La volonte de savoir » ? Peut-etre Foucault a-t-il le 
sentiment d'un certain malentendu lie a ce livre : ne s'est-il pas 
enferme dans les rapports de pouvoir ? II se fait a lui-meme 
l'objection suivante : « Nous voila bien, avec toujours la meme 
incapacite a franchir la ligne, a passer de l'autre cote... Toujours 
le meme choix, du cote du pouvoir, de ce qu'il dit ou fait 
dire... »'. Et sans doute il se repond que « le point le plus 
intense des vies, celui ou se concentre leur energie, est bien la 
ou elles se heurtent au pouvoir, se debattent avec lui, tentent 
d'utiliser ses forces ou d'echapper a ses pieges ». II pourrait 
egalement rappeler que, selon lui, les centres diffus de pouvoir 
n'existent pas sans points de resistance en quelque sorte 
premiers ; et que le pouvoir ne prend pas pour objectif la vie, 
sans reveler, sans susciter une vie qui resiste au pouvoir; et 
enfin que la force du dehors ne cesse de bouleverser et de 
renverser les diagrammes. Mais que se passe-t-il, inversement, 
si les rapports transversaux de resistance ne cessent de se 
re-stratifier, de rencontrer ou meme de fabriquer des nceuds de 
pouvoir ? Deja l'echec final du mouvement des prisons, apres 
1970, avait attriste Foucault, puis d'autres evenements, a 
l'echelle mondiale, devaient accroitre la tristesse. Si le pouvoir 
est constitutif de verite, comment concevoir un « pouvoir de la 
verite » qui ne serait plus verite de pouvoir, une verite qui 
decoulerait des lignes transversales de resistance et non plus des 
lignes integrales de pouvoir ? Comment « franchir la ligne » ? 

1. VHI, 16. 

101 



FOUCAULT 

Et, s'il faut atteindre a la vie comme puissance du dehors, 
qu'est-ce qui nous dit que ce dehors n'est pas un vide terrifiant, 
et cette vie qui semble resister, la simple distribution dans le 
vide de morts « partielles, progressives et lentes » ? On ne peut 
meme plus dire que la mort transforme la vie en destin, dans 
un evenement « insecable et decisif », mais plutot qu'elle se 
multiplie et se differencie pour donner a la vie les singularites, 
done les verites que celle-ci croit tenir de sa resistance. Que 
reste-t-il alors, sinon a passer par toutes ces morts qui precedent 
la grande limite de la mort meme, et qui se poursuivent encore 
apres ? La vie ne consiste plus qu'a prendre sa place, toutes ses 
places, dans le cortege d'un « On meurt ». C'est en ce sens que 
Bichat rompait avec la conception classique de la mort, instant 
decisif ou evenement insecable, et rompait de deux manieres, 
en posant a la fois la mort comme coextensive a la vie, et comme 
faite d'une multiplicite de morts partielles et singulieres. Quand 
Foucault analyse les theses de Bichat, le ton montre suffisam- 
ment qu'il s'agit d'autre chose que d'une analyse epistemologi- 
que 2 . II s'agit de concevoir la mort, et peu d'hommes autant que 
Foucault sont morts comme ils la concevaient. Cette puissance 
de vie qui appartenait a Foucault, Foucault l'a toujours pensee 
et vecue aussi comme une mort multiple a la maniere de Bichat. 
Que reste-t-il alors, sauf ces vies anonymes qui ne se manifes- 
ted qu'en se heurtant au pouvoir, en se debattant avec lui, en 
echangeant avec lui des « paroles breves et stridentes », avant 
de retourner a la nuit, ce que Foucault appelait « la vie des 
hommes infames », et qu'il proposait a notre respect en raison 
de « leur malheur, de leur rage ou de leur incertaine folie » . 
Etrangement, invraisemblablement, c'est de cette « infamie » 



2. NC, 142-148, 155-156. 

3. VHl, 16. On rcmarquera que Foucault s'oppose a deux autres conceptions de 
l'infamie. L'une, proche de Bataille, traite de vies qui passent dans la legende ou le 
recit par leur ex ces meme (c'est une infamie classique trop « notoire », par exemple 
Gilles de Rais, done une fausse infamie). Suivant l'autre conception, plus proche de 
Borges, une vie passe dans la legende parce que la complexite de son entreprise, ses 
detours et ses discontinuites ne peuvent trouvcr d'intelligibilite que par un recit 
capable d'epuiser le possible, de couvrir des eventualites meme contradictoires (c'est 
une infamie « baroque », dont Stavisky serait un exemple). Mais Foucault con^oit une 
troisieme infamie, a proprement parler, une infamie de rarete, celle d'hommes insigni- 
fiants, obscurs et simples, qui ne doivent qua des plaintes, a des rapports de police, 
d'etre tires a la lumiere un instant. C'est une conception proche de Tchekov. 



102 



LES PLISSEMENTS OU LE DEDANS DE LA PENSEE 

qu'il voulait se reclamer : « J'etais parti de ces sortes de 
particules dotees d'une energie d'autant plus grande qu'elles 
sont elles-memes plus petites et difficiles a discerner ». Jus- 
qu'au mot dechirant de « L' usage des plaisirs » : « se deprendre 
de soi-meme... » . 

« La volonte de savoir » se termine explicitement sur un 
doute. Si, a Tissue de « La volonte de savoir », Foucault trouve 
une impasse, ce n'est pas en raison de sa maniere de penser le 
pouvoir, c'est plutot parce qu'il a decouvert l'impasse ou nous 
met le pouvoir lui-meme, dans notre vie comme dans notre 
pensee, nous qui nous heurtons a lui dans nos plus infimes 
verites. II n'y aurait d'issue que si le dehors etait pris dans un 
mouvement qui l'arrache au vide, lieu d'un mouvement qui le 
detourne de la mort. Ce serait comme un nouvel axe, distinct 
a la fois de celui du savoir et de celui du pouvoir. Axe ou se 
conquiert une serenite ? Une veritable affirmation de vie ? En 
tout cas, ce n'est pas un axe qui annule les autres, mais un axe 
qui travaillait deja en meme temps que les autres, et les 
empechait de se refermer sur l'impasse. Peut-etre ce troisieme 
axe etait-il present des le debut, chez Foucault (de meme que 
le pouvoir etait present des le debut, dans le savoir). Mais il ne 
pourrait se degager qu'en prenant de la distance, quitte a 
revenir sur les deux autres. Foucault sentait la necessite d'ope- 
rer un remaniement general, pour demeler ce chemin qui 
demeurait peu perceptible tant qu'il s'enroulait dans les autres : 
c'est ce remaniement que Foucault presente dans l'introduction 
generale de « L usage des plaisirs » . 

Comment la nouvelle dimension etait-elle pourtant presente 
des le debut ? Jusqu'a maintenant, nous avons deja rencontre 
trois dimensions : les relations formees, formalisees sur les 
strates (Savoir) ; les rapports de forces au niveau du diagramme 
(Pouvoir) ; et le rapport avec le dehors, ce rapport absolu, 
comme dit Blanchot, qui est aussi bien non-rapport (Pensee). 
Est-ce dire qu'il n'y a pas de dedans ? Foucault ne cesse de 
soumettre l'interiorite a une critique radicale. Mais un dedans 
qui serait plus profond que tout monde interieur, de meme que le 
dehors est plus lointain que tout monde exterieur ? Le dehors 
n'est pas une limite figee, mais une matiere mouvante animee 



4. UP, 14. 



103 



FOUCAULT 

de mouvements peristaltiques, de plis et plissements qui consti- 
tuent un dedans : non pas autre chose que le dehors, mais 
exactement le dedans du dehors. « Les mots et les choses » 
developpait ce theme : si la pensee vient du dehors, et ne cesse 
de tenir au dehors, comment celui-ci ne surgirait-il pas au 
dedans, comme ce qu'elle ne pense pas et ne peut pas penser ? 
Aussi l'impense n'est-il pas a l'exterieur, mais au cceur de la 
pensee, comme l'impossibilite de penser qui double ou creuse 
le dehors \ Qu'il y ait un dedans de la pensee, l'impense, c'est 
deja ce que l'age classique disait quand il invoquait l'infini, les 
divers ordres d'infini. Et, a partir du XlX e siecle, ce sont plutot 
les dimensions de la finitude qui v.ont plier le dehors, constituer 
une « profondeur », une « epaisseur retiree en soi », un dedans 
de la vie, du travail et du langage, dans lequel l'homme se loge, 
ne serait-ce que pour dormir, mais inversement aussi qui se loge 
dans l'homme vigile « en tant qu'etre vivant, individu au travail 
ou sujet parlant » 6 . Tantot c'est le pli de l'infini, tantot les replis 
de la finitude qui donnent une courbure au dehors et consti- 
tuent le dedans. Et deja « La naissance de la clinique » avait 
montre comment la clinique operait une mise en surface du 
corps, mais aussi comment l'anatomie pathologique allait en- 
suite y introduire de profonds plissements, qui ne ressuscite- 
raient pas la vieille interiorite, et constitueraient plutot le 
nouveau dedans de ce dehors '. Le dedans comme operation du 
dehors : dans toute son ceuvre, Foucault semble poursuivi par 
ce theme d'un dedans qui serait seulement le pli du dehors, 
comme si le navire etait un plissement de la mer. A propos du 
fou lance sur sa nef, a la Renaissance, Foucault disait : « il est 
mis a I'interieur de l'exterieur, et inversement,... prisonnier au 
milieu de la plus libre, de la plus ouverte des routes, solidement 
enchaine a l'infini carrefour, il est le Passager par excellence, 
c'est-a-dire le prisonnier du passage » . La pensee n'a pas 
d'autre etre que ce fou meme. « Enfermer le dehors, c'est-a-dire 
le constituer en interiorite d'attente ou d'exception », dit 
Blanchot a propos de Foucault . 



5. MC, 333-339 : « le cogito et l'impense ». Et PDD. 

6. MC, 263, 324, 328, 335. 

7. NC, 132-133. 138, 164. 

8. HF, 22. 

9. Blanchot. L'entrelicti infini, Gal'imard. 292 



104 



LES PLISSEMENTS OU LE DEDANS DE LA PENSEE 

Ou plutot, le theme qui a toujours hante Foucault, c'est celui 
du double. Mais le double n'est jamais une projection de 
I'interieur, c'est au contraire une interiorisation du dehors. Ce 
n'est pas un dedoublement de l'Un, c'est un redoublement de 
l'Autre. Ce n'est pas une reproduction du Meme, c'est une 
repetition du Different. Ce n'est pas l'emanation d'un JE, c'est 
la mise en immanence d'un toujours autre ou d'un Non-moi. Ce 
n'est jamais l'autre qui est un double, dans le redoublement, 
c'est moi qui me vis comme le double de l'autre : je ne me 
rencontre pas a l'exterieur, je trouve l'autre en moi (« il s'agit 
de montrer comment l'Autre, le Lointain est aussi bien le plus 
Proche et le Meme ») l . C'est exactement comme ['invagination 
d'un tissu en embryologie, ou 1'operation d'une doublure en 
couture : tordre, replier, stopper... « L 'archeologie du savoir » 
montrait, dans ses pages les plus paradoxales, comment une 
phrase en repetait une autre, et surtout comment un enonce 
repetait, doublait « autre chose » qui s'en distinguait a peine 
(l'emission des lettres sur le clavier, AZERT). Et aussi les livres 
sur le pouvoir montraient comment les formes stratifiees repe- 
taient des rapports de forces qui s'en distinguaient a peine, 
comment l'histoire etait la doublure d'un devenir. C'est ce 
theme permanent chez Foucault qui avait deja fait l'objet d'une 
pleine analyse, en animant « Raymond Roussel ». Car, ce que 
Raymond Roussel avait decouvert, c'etait : la phrase du dehors ; 
sa repetition dans une seconde phrase ; la minuscule difference 
entre les deux (l'« accroc ») ; la torsion, la doublure ou le 
redoublement, de l'une a l'autre. L'accroc n'est plus l'accident 
du tissu, mais la nouvelle regie d'apres laquelle le tissu externe 
se tord, s'invagine et se double. La regie « facultative », ou 
l'emission du hasard, un coup de des. Ce sont, dit Foucault, les 
jeux de la repetition, de la difference, et de la doublure qui les 
« rapporte ». Ce n'est pas la seule fois ou Foucault fait une 
presentation litteraire, et par humour, de ce qui peut etre 
demontre par l'epistemologie, la linguistique, toutes disciplines 
serieuses. Le « Raymond Roussel » a soude, cousu tous les sens 
du mot doublure, pour montrer comment le dedans etait 



lU \i r 350 et sur l'homme seion Kant comme - driblet enroincc trai scendan- 
tal », « reao iblement cmpirico-cr tique * 



105 



FOUCAULT 

toujours le plissement d'un dehors presuppose 11 . Et la derniere 
methode de Roussel, la proliferation des parentheses interieures 
les unes aux autres, multiplie les plissements dans la phrase. 
D'ou l'importance de ce livre de Foucault. Et sans doute le 
chemin qu'il trace est-il lui-meme double. Non pas du tout 
qu'on puisse renverser le primat : le dedans sera toujours la 
doublure du dehors. Mais tantot, comme Roussel imprudent et 
cherchant la mort, on voudra defaire la doublure, ecarter les plis 
« d'un geste concert e », pour retrouver le dehors et son « vide 
irrespirable ». Tantot, plus sage et prudent comme Leiris, 
pourtant au sommet d'une autre audace, on suivra les plis, on 
renforcera les doublures, d'accroc en accroc, on s'entourera de 
plissements qui forment une « absolue memoire », pour faire du 
dehors un element vital et renaissant l . « Vhistoire de la folie » 
disait : etre mis a l'interieur de l'exterieur, et inversement... 
Peut-etre Foucault n'a-t-il pas cesse d'osciller entre ces deux 
voies du double, telles qu'il les avait degagees tres tot : le choix 
entre la mort ou la memoire. Peut-etre a-t-il choisi la mort, 
comme Roussel, mais non sans etre passe par les detours ou 
plissements de la memoire. 

Peut-etre meme tallait-il remonter jusquaux Grecs... Ainsi le 
probleme le plus passionnel trouverait des coriditions capables 
de le rendre plus froid ou de le calmer. Si le plissement, si le 
redoublement hante toute l'oeuvre de Foucault, mais ne trouve 
sa place que tardivement, c'est parce qu'il appelait une nouvelle 
dimension qui devait se distinguer a la fois des rapports de 
forces ou de pouvoir, et des formes stratiHees de savoir : 
l'« absolue memoire ». La formation grecque presente de nou- 
veaux rapports de pouvoir, tres differents des vieilles forma- 
tions imperiales, et qui s'actualisent dans la lumiere grecque 
comme regime de visibilite, dans le logos grec comme regime 
d'enonces. On peut done parler d'un diagramme de pouvoir 

11. Ce sont les themes constants de RR (notamment ch. n, ou tous les sens de 
doublure sont recapitules, a propos du texte de Roussel Chtquenaude, « les vers de la 
doublure dans la piece de Forban talon rouge », 37-38). 

12. II faut citer le texte entier sur Roussel et Leiris, parce qu'il engage quelque 
chose, croyons-nous, concernant toute la vie de Foucault : « De tant de choses sans 
statut, de tant d'etats civils fantastiques, [Leiris] recueille lentement sa propre identite, 
comme si dans les plis des mots dormait, avec des chimeres jamais tout a fait mortes, 
l'absolue memoire. Ces memes plis, Roussel les ecarte dun geste concentre, pour y 
trouver un vide irrespirable, une rigoureuse absence d'etre dont il pourra disposer en 
toute souverainete, pour faconner des figures sans parente ni espece » (28-29). 

106 



LES PLISSEMENTS OU LE DEDANS DE LA PENSEE 

qui s'etend a travers des savoirs qualifies : « assurer la direction 
de soi-meme, exercer la gestion de sa maison, participer au 
gouvernement de la cite sont trois pratiques de meme type », 
et Xenophon « montre bien, entre ces trois arts, continuite, 
isomorphisme, ainsi que succession chronologique de leur mise 
en oeuvre dans l'existence d'un individu » 13 . Pourtant, ce n'est 
pas encore la qu'apparait la plus grande nouveaute des Grecs. 
La nouveaute des Grecs apparait ulterieurement, a la faveur 
d'un double « decrochage » : quand les « exercices qui permet- 
tent de se gouverner soi-meme » se detachent a la fois du 
pouvoir comme rapport de forces, et du savoir comme forme 
stratifiee, comme « code » de vertu. D'une part, il y a un 
« rapport a soi » qui se met a deriver du rapport avec les 
autres ; d'autre part, aussi bien, une « constitution de soi » qui 
se met a deriver du code moral comme regie de savoir 14 . Cette 
derivee, ce decrochage, il faut les entendre au sens ou le rapport 
a soi prend de l'independance. C'est comme si les rapports du 
dehors se pliaient, se courbaient pour faire une doublure, et 
laisser surgir un rapport a soi, constituer un dedans qui se 
creuse et se developpe suivant une dimension propre : « l'en- 
krateia », le rapport a soi comme maitrise, « est un pouvoir 
qu'on exerce sur soi-meme dans le pouvoir qu'on exerce sur les 
autres » (comment pourrait-on pretendre gouverner les autres 
si Ton ne se gouvernait soi-meme?), au point que le rapport a 
soi devient « principe de regulation interne » par rapport aux 
pouvoirs constituants de la politique, de la famille, de l'elo- 
quence et des jeux, de la vertu meme l5 . C'est la version grecque 
de l'accroc et de la doublure : decrochage operant un plisse- 
ment, une reflexion. 

Du moins c'est la version de Foucault sur la nouveaute des 
Grecs. Et cette version nous semble avoir une grande impor- 
tance, dans sa minutie comme dans sa modestie apparente. Ce 
que les Grecs ont fait, ce n'est pas reveler l'Etre ou deplier 
l'Ouvert, dans une geste historico-mondiale. C'est beaucoup 
moins, ou beaucoup plus, dirait Foucault 16 . C'est ployer le 

13. UP, 88. 

14. UP, 90 (les deux aspects du « decrochage » apres l'epoque classique). 

15. UP, 93-94. 

16. D'ou un certain ton de Foucault, qui marque une distance par rapport a 
Heidegger (non, les Grecs ne sont pas « fameux... », cf. Entretien avec Barbedette et 
Scala, in Les Nouvelles, 28 juin 1984). 



107 



FOUCAULT 



dehors, dans des exercices pratiques. Les Grecs sont la pre- 
miere doublure. Ce qui appartient au dehors, c'est la force, 
parce qu'elle est essentiellement rapport avec d'autres forces : 
elle est inseparable en elle-meme du pouvoir d'affecter d'autres 
forces (spontaneite), et d'etre affecte par d'autres (receptivite). 
Mais, ce qui en derive alors, c'est un rapport de la force avec soi, 
un pouvoir de saffecter soi-meme, un affect de soi par soi. Suivant 
le diagramme grec, seuls des hommes libres peuvent dominer 
les autres (« agents libres », et « rapports agonistiques » entre 
eux, voila des traits diagrammatiques) 17 . Mais comment domi- 
neraient-ils les autres s'ils ne se dominaient eux-memes ? II faut 
que la domination des autres se double d'une domination de 
soi. II faut que le rapport avec les autres se double d'un rapport 
avec soi. II faut que les regies obligatoires du pouvoir se 
doublent de regies facultatives de l'homme libre qui l'exerce. II 
faut que, des codes moraux effectuant le diagramme ici et la 
(dans la cite, la famille, les tribunaux, les jeux, etc.), se degage 
un « sujet », qui decroche, qui ne depend plus du code dans sa 
part interieure. Voila ce qu'ont fait les Grecs : ils ont plie la 
force, sans qu'elle cesse d'etre force. Ils l'ont rapportee a soi. 
Loin d'ignorer l'interiorite, l'individualite, la subjectivite, ils ont 
invente le sujet, mais comme une derivee, comme le produit 
d'une « subjectivation ». Ils ont decouvert l'« existence estheti- 
que », c'est-a-dire la doublure, le rapport a soi, la regie facul- 
tative de l'homme libre 1 . (Si Ton ne voit pas cette derivee 
comme nouvelle dimension, alors on dira qu'il n'y a pas de 
subjectivite chez les Grecs, surtout si Ton cherche celle-ci du 
cote des regies obligatoires...) 19 . L'idee fondamentale de Fou- 



17. Le diagramme des forces ou des rapports de pouvoir propre aux Grecs n'est 
pas directement analyse par Foucault. C'est qu'il peut estimer que les historiens 
contemporains, tels Detienne, Vernant et Vidal-Naquet, l'ont fait. Leur originalite est 
precisement d 'avoir defini 1'espace physique et mental grec en fonction du nouveau 
type de rapports de pouvoir. De ce point de vue, il est important de montrer que le 
rapport « agonistique », auquel Foucault fait constamment allusion, est une fonction 
originale (qui apparait notamment dans le comportement amoureux). 

18. Sur la constitution d'un sujet ou la « subjectivation », comme irreductible au 
code, UP, 33-37 ; sur la sphere d'existence esthetique, 103-105. « Regies facultatives » 
n'est pas un mot de Foucault, mais de Labov, qui nous a paru cependant parfaitement 
adequat au statut de l'enonce, pour designer des fonctions de variation interne et non 
plus des constant es. II prend maintenant un sens plus general, pour designer des 
fonctions regulatrices qui se distinguent des codes. 

19. UP, 73. 



108 



LES PLISSEMENTS OU LE DEDANS DE LA PENSEE 

cault, c'est celle d'une dimension de la subjectivite qui derive 
du pouvoir et du savoir, mais qui n'en depend pas. 

D'une autre facon, c'est le livre « V usage des plaisirs » qui 
represente une sorte de decrochage par rapport aux livres 
precedents, a plusieurs egards. D'une part, il invoque une 
longue duree qui commence avec les Grecs, et se continuera 
jusqu'a nous en passant par le christianisme, tandis que les 
livres precedents consideraient des durees courtes, entre le XVlf 
et le XIX e . D'autre part, il decouvre le rapport a soi, comme 
nouvelle dimension irreductible aux rapports de pouvoir et aux 
relations de savoir qui faisaient l'objet des livres precedents : il 
faut done une reorganisation de l'ensemble. Enfin, il y a rupture 
avec « La volonte de savoir » qui etudiait la sexualite du double 
point de vue du pouvoir et du savoir; maintenant, le rapport 
a soi est bien decouvert, mais son lien avec la sexualite reste 
incertain . Si bien que le premier pas dans une reorganisation 
d'ensemble est deja la : comment le rapport a soi a-t-il un lien 
electif avec la sexualite, au point de renouveler le projet d'une 
« histoire de la sexualite » ? La reponse est tres rigoureuse : de 
meme que les rapports de pouvoir ne s'affirment qu'en s'ef- 
fectuant, le rapport a soi, qui les ploie, ne s'etablit qu'en 
s'effectuant. Et c'est dans la sexualite qu'il s'etablit ou s'effec- 
tue. Peut-etre pas immediatement ; car la constitution d'un 
dedans, d'une interiorite, est d'abord alimentaire plutot que 
sexualle . Mais, la encore, qu'est-ce qui fait que la sexualite 
« decroche » progressivement de l'alimentation, et devient le 
lieu d'effectuation du rapport a soi ? C'est que la sexualite, telle 
qu'elle est vecue par les Grecs, incarne dans la femelle l'element 
receptif de la force, et dans le male l'element actif ou spon- 
tane 22 . Des lors, le rapport a soi de l'homme libre comme 
auto-determination va concerner la sexualite de trois facons : 
sous la forme simple d'une « Dietetique » des plaisirs, se 
gouverner soi-meme pour etre apte a gouverner activement son 



20. Foucault dit qu'il avait commence par ecrire un livre sur la sexualite (la suite 
de La volonte de savoir, dans la meme ligne) ; « puis j'ai ecrit un livre sur la notion de 
soi et sur les techniques de soi ou la sexualite avait disparu, et j'ai ete oblige de recrire 
pour la troisieme fois un livre dans lequel j'ai essaye de maintenir un equilibre entre 
l'un et 1' autre ». Cf. Dreyfus et Rabinow, 323. 

21. UP, 61-62. 

22. UP, 55-57. 



109 



FOUCAULT 



corps ; sous la forme composee d'une « Economie » de la 
maison, se gouverner soi-meme pour etre apte a gouverner 
l'epouse, et pour qu'elle atteigne elle-meme a une bonne re- 
ceptivite ; sous la forme dedoublee d'une « Erotique » des 
garcons, se gouverner soi-meme pour faire que le garcon lui 
aussi apprenne a se gouverner, a etre actif et a resister au 
pouvoir des autres 23 . Les Grecs n'ont pas seulement invente le 
rapport a soi, ils l'ont lie, compose et dedouble dans la sexua- 
lite. Bref, une rencontre, bien fondee chez les Grecs, entre le 
rapport a soi et la sexualite. 

La redistribution, la reorganisation se fait toute seule, du 
moins sur une longue duree. Car le rapport a soi ne restera pas 
la zone reservee et repliee de l'homme libre, independante de 
tout « systeme institutionnel et social ». Le rapport a soi sera 
saisi dans les rapports de pouvoir, dans les relations de savoir. 
II se reintegrera dans ces systemes dont il avait commence par 
deriver. L'individu interieur se trouve code, recode dans un 
savoir « moral », et surtout il devient l'enjeu du pouvoir, il est 
diagrammatise. Le pli est done comme deplie, la subjectivation 
de l'homme libre se transforme en assujettissement : e'est d'une 
part « la soumission a l'autre par le controle et la dependance », 
avec toutes les procedures d'individualisation et de modulation 
que le pouvoir instaure, en portant sur la vie quotidienne et 
l'interiorite de ceux qu'il appellera ses sujets ; e'est d'autre part 
« l'attachement (de chacun) a sa propre identite par la cons- 
cience et la connaissance de soi », avec toutes les techniques de 
sciences morales et de sciences de l'homme qui vont former un 
savoir du sujet 24 . Simultanement, la sexualite s'organise autour 
de foyers de pouvoir, donne lieu a une « scientia sexualis », et 
s'integre dans une instance de « pouvoir-savoir », le Sexe 
(Foucault rejoint ici les analyses de « La volonte de savoir »). 



23. UP, II, III et IV (sur « l'antinomie du garcon », 243). 

24. Dreyfus et Rabinow, 302-304. Nous resumons ici des indications diverses de 
Foucault : a) la morale a deux poles, le code et le mode de subjectivation, mais ils sont 
en raison inverse, et Tun ne s'intensifie pas sans que l'autre ne diminue (UP, 35-37) ; 
b) la subjectivation tend a repasser dans un code, et se vide ou se durcit au profit du 
code (e'est un theme general de SS) ; c) un nouveau type de pouvoir apparait, qui se 
charge d'individualiser, et de penetrer l'interieur : e'est d'abord le pouvoir pastoral 
d'Eglise, puis sa reprise dans le pouvoir d'Etat ( Dreyfus et Rabinow, 305-306 : ce texte 
de Foucault rejoint les analyses de SP sur le « pouvoir individualisant et modulateur »). 

110 



LES PLISSEMENTS OU LE DEDANS DE LA PENSEE 

Faut-il en conclure que la nouvelle dimension creusee par les 
Grecs disparait, et se rabat sur les deux axes du savoir et du 
pouvoir ? En quel sens il faudrait un retour aux Grecs pour 
retrouver le rapport a soi comme libre individualite. Evidem- 
ment, il n'en est rien. II y aura toujours un rapport a soi qui 
resiste aux codes et aux pouvoirs ; e'est meme le rapport a soi 
qui est une des origines de ces points de resistance dont nous 
parlions precedemment. Par exemple, on aurait tort de reduire 
les morales chretiennes a l'effort de codification qu'elles ope- 
rent, et au pouvoir pastoral qu'elles invoquent, sans tenir 
compte des « mouvements spirituels et ascetiques » de subjecti- 
vation qui ne cessent de se developper avant la Reforme (il y 
a des subjectivations collectives) 25 . II ne suffit meme pas de dire 
que ceux-ci resistent a ceux -la ; il y a perpetuelle communication 
entre eux, soit pour lutter, soit aussi pour composer. Ce qu'il 
faut done poser, e'est que la subjectivation, le rapport a soi, ne 
cesse pas de se faire, mais en se metamorphosant, en changeant 
de mode, au point que le mode grec est un bien lointain 
souvenir. Recupere par les rapports de pouvoir, par les relations 
de savoir, le rapport a soi ne cesse de renaitre, ailleurs et 
autrement. 

La formule la plus generale du rapport a soi, e'est : l'affect 
de soi par soi, ou la force pliee. La subjectivation se fait par 
plissement. Seulement, il y a quatre plissements, quatre plis de 
subjectivation, comme pour des fleuves de l'enfer. Le premier 
concerne la partie materielle de nous-memes qui va etre en- 
touree, prise dans le pli : chez les Grecs, e'etait le corps et ses 
plaisirs, les « aphrodisia » ; mais, chez les chretiens, ce sera la 
chair et ses desirs, le desir, une toute autre modalite substan- 
tiate. Le deuxieme est le pli du rapport de forces, a proprement 
parler; car e'est toujours suivant une regie singuliere que le 
rapport de forces est ploye pour devenir rapport a soi ; ce n'est 
certainement pas la meme chose, quand la regie efficiente est 
naturelle, ou bien divine, ou rationnelle, ou esthetique... Le 
troisieme est le pli du savoir, ou le pli de verite, en tant qu'il 
constitue un rapport du vrai a notre etre, et de notre etre a la 
verite, qui servira de condition formelle a tout savoir, a toute 
connaissance : subjectivation du savoir qui ne se fait pas du tout 



25. UP, 37. 



Ill 



FOUCAULT 

de la meme maniere chez les Grecs et les chretiens, chez Platon, 
chez Descartes ou chez Kant. Le quatrieme est le pli du dehors 
lui-meme, l'ultime : c'est lui qui constitue ce que Blanchot 
appelait une « interiorite d'attente », c'est de lui que le sujet 
attend, sur des modes divers, l'immortalite, ou bien 1'eternite, 
ou le salut, ou la liberte, ou la mort, le detachement... Les quatre 
plis sont comme la cause finale, la cause formelle, la cause 
efficiente, la cause materielle de la subjectivite ou de 1 'interiorite 
comme rapport a soi 26 . Ce sont ces plis qui sont eminemment 
variables, d'ailleurs sur des rythmes differents, et dont les 
variations constituent des modes irreductibles de subjectivation. 
lis operent « en dessous des codes et des regies », du savoir et 
du pouvoir, quitte a les rejoindre en se depliant, mais non sans 
que d'autres pliures se fassent. 

Et, chaque fois, le rapport a soi est determine a rencontrer 
la sexualite, suivant une modalite qui correspond au mode de 
subjectivation : c'est que la spontaneite et la receptivite de la 
force ne se distribueront plus d'apres un role act if et un role 
passif, comme chez les Grecs, mais, ce qui est tout different 
chez les chretiens, suivant une structure bisexuelle. Du point de 
vue d'une confrontation generate, quelles variations y a-t-il entre 
le corps et les plaisirs des Grecs, et la chair' et le desir des 
chretiens ? Se peut-il que Platon en reste au corps et aux plaisirs 
d'apres le premier pli, mais deja s'eleve au Desir d'apres le 
troisieme, en repliant la verite sur l'amant, en degageant un 
nouveau processus de subjectivation qui mene a un « sujet 
desirant » (et non plus a un sujet de plaisirs) 27 ? Et que 
dirons-nous enfin de nos propres modes actuels, de notre 
rapport a soi moderne ? Quels sont nos quatre plis ? S'il est vrai 
que le pouvoir a de plus en plus investi notre vie quotidienne, 
notre interiorite et notre individuality, s'il s'est fait individuali- 
sant, s'il est vrai que le savoir lui-meme est de plus en plus 



26. Nous systematisons les quatre aspects distingues par Foucault dans UP, 32-39 
(et chez Dreyfus et Rabinow, 333-334). Foucault emploie le mot « assujettissement » 
pour designer le deuxiemc aspect de la constitution du sujet ; mais ce mot, alors, prend 
un autre sens que celui qu'il a quand le sujet constitue est soumis a des relations de 
pouvoir. Le troisieme aspect a une importance particuliere, et permet de rejoindre 
« Les mots et les choses » : en effet, MC montrait comment la vie, le travail et le langage 
etaient d'abord objet de savoir, avant de se plier pour constituer une subjectivite plus 
profonde. 

27. UP, le chapitre sur Platon, V. 



112 



LES PLISSEMENTS OU LE DEDANS DE LA PENSEI 

individue, formant des hermeneutiques et des codifications du 
sujet desirant, qu'est-ce qui reste pour notre subjectivite ? II ne 
« reste » jamais rien au sujet, puisqu'il est chaque fois a faire, 
comme un foyer de resistance, d'apres Fomentation des plis qui 
subjectivent le savoir et recourbent le pouvoir. La subjectivite 
moderne retrouve-t-elle le corps et ses plaisirs, contre un desir 
trop assujetti a la Loi ? Et pourtant ce n'est pas un retour aux 
Grecs, puisqu'il n'y a jamais de retour 28 . La lutte pour une 
subjectivite moderne passe par une resistance aux deux formes 
actuelles d'assujettissement, l'une qui consiste a nous individuer 
d'apres les exigences du pouvoir, l'autre qui consiste a attacher 
chaque individu a une identite sue et connue, bien determinee 
une fois pour toutes. La lutte pour la subjectivite se presente 
alors comme droit a la difference, et droit a la variation, a la 
metamorphose 29 . (Nous multiplions ici les questions, puisque 
nous touchons au manuscrit inedit « Les aveux de la chair », et, 
meme au-dela, aux dernieres directions de recherches de 
Foucault). 

Dans « V usage des plaisirs », Foucault ne decouvre pas le 
sujet. En effet, il l'avait deja defini comme une derivee, une 
fonction derivee de l'enonce. Mais, en le definissant maintenant 
comme une derivee du dehors, sous la condition du pli, il lui 
donne une pleine extension, en meme temps qu'une dimension 
irreductible. Nous avons done des elements de reponse pour la 
question la plus generale : comment nommer cette nouvelle 
dimension, ce rapport a soi qui n'est plus savoir ni pouvoir ? 
L'affect de soi par soi est-il le plaisir, ou mieux, le desir ? Ou 
bien « conduite individuelle », comme conduite de plaisir ou de 
desir? On ne trouvera le terme exact que si Ton remarque a 
quel point cette troisieme dimension s'etend sur de longues 
durees. L'apparition d'un plissement du dehors peut sembler 



28. VS montrait deja que le corps et ses plaisirs, e'est-a-dire une « sexualite sans 
sexe », etait la maniere moderne de « resister » a linstance du « Sexe », qui soude le 
desir a la loi (208). Mais ce n'est un retour aux Grecs que tres partiel et ambigu ; car 
le corps et ses plaisirs renvoyaient chez les Grecs aux rapports agonistiques entre 
hommes libres, done a une « societe virile », unisexuee excluant les femmes ; tandis 
que nous cherchons evidemment un autre type de rapports propre a notre champ 
social. Cf. texte de Foucault, in Dreyfus et Rabinow, 322-331, sur la pseudo-notion 
de retour. 

29. Dreyfus et Rabinow, 302-303. 



113 



FOUCAULT 

propre aux formations occidentales. II se peut que l'Orient ne 
presente pas un tel phenomene, et que la ligne du dehors y reste 
flottante, a travers un vide irrespirable : l'ascese serait alors une 
culture d'aneantissement, ou un effort pour respirer dans le 
vide, sans production specifique de subjectivite . La condition 
d'un ploiement des forces semble surgir avec le rapport ago- 
nistique entre hommes libres : c'est-a-dire avec les Grecs. C'est 
la que la force se plie sur soi dans son rapport avec l'autre force. 
Mais, si Ton fait partir des Grecs le processus de subjectivation, 
c'est encore une longue duree qu'il occupe jusqu'a nous. Cette 
chronologie est d'autant plus remarquable que Foucault consi- 
derait les diagrammes de pouvoir comme des lieux de mutation, 
et les archives de savoir, sur de courtes durees 31 . Si Ton 
demande pourquoi cette introduction soudaine d'une longue 
duree avec « L'usage des plaisirs », peut-etre la raison la plus 
simple est la suivante : nous avons vite fait d'oublier les vieux 
pouvoirs qui ne s'exercent plus, les vieux savoirs qui ne sont 
plus utiles, mais, en matiere morale, nous ne cessons de nous 
encombrer de vieilles croyances auxquelles nous ne croyons 
meme plus, et de nous produire comme sujet sur de vieux 
modes qui ne correspondent pas a nos problemes. Ce qui faisait 
dire au cineaste Antonioni : nous sommes malades d'Eros... 
Tout se passe comme si les modes de subjectivation avaient la 
vie longue, et nous continuons a jouer aux Grecs, ou aux 
chretiens, d'ou notre gout pour les retours a... 

Mais il y a une raison positive plus profonde. C'est que le 
plissement lui-meme, le redoublement, est une Memoire : 
« absolue memoire » ou memoire du dehors, au-dela de la 
memoire courte qui s'inscrit dans les strates et les archives, 
au-dela des survivances encore prises dans les diagrammes. Deja 
l'existence esthetique des Grecs sollicite essentiellement la 
memoire du futur, et tres vite les processus de subjectivation se 
sont accompagnes d'ecritures qui constituaient de veritables 



30. Foucault ne s'est jamais estime assez competent pour traiter des formations 
orientales. II fait de rapides allusions a l'« ars erotica » des Chinois, tantot comme 
distinct de notre « scientia sexualis » (VS), tantot comme distinct de l'existence 
esthetique des Grecs (UP). La question serait : y a-t-il un Soi ou un processus de 
subjectivation dans les techniques orientales ? 

31. Sur le probleme des longues et courtes durees en histoire, en rapport avec les 
series, cf. Braudel, EcrUs sur ihistoire, Flammarion. Dans AS, 15-16, Foucault montrait 
que les durees epistemologiques etaient necessairement courtes. 



114 



LES PLISSEMENTS OU LE DEDANS DE LA PENSEE 

memoires, « hypomnemata » 32 . Memoire est le vrai nom du 
rapport a soi, ou de l'affect de soi par soi. Selon Kant, le temps 
etait la forme sous laquelle l'esprit s'affectait lui-meme, tout 
comme Tespace etait la forme sous laquelle l'esprit etait affecte 
par autre chose : le temps etait done « auto-affection », consti- 
tuant la structure essentielle de la subjectivite . Mais le temps 
comme sujet, ou plutot subjectivation, s'appelle memoire. Non 
pas cette courte memoire qui vient apres, et s'oppose a l'oubli, 
mais l'« absolue memoire » qui double le present, qui redouble 
le dehors, et qui ne fait qu'un avec l'oubli, puisqu'elle est 
elle-meme et sans cesse oubliee pour etre refaite : son pli en 
effet se confond avec le depli, parce que celui-ci reste present 
dans celui-la comme ce qui est plie. Seul l'oubli (le depli) 
retrouve ce qui est plie dans la memoire (dans le pli lui-meme). 
II y a une redecouverte finale de Heidegger par Foucault. Ce qui 
s'oppose a la memoire n'est pas l'oubli, mais l'oubli de l'oubli, 
qui nous dissout au dehors, et qui constitue la mort. Au 
contraire, tant que le dehors est plie, un dedans lui est coex- 
tensif, comme la memoire est coextensive a l'oubli. C'est cette 
coextensivite qui est vie, longue duree. Le temps devient sujet 
parce qu'il est le plissement du dehors, et, a ce titre, fait passer 
tout present dans l'oubli, mais conserve tout le passe dans la 
memoire, l'oubli comme impossibility du retour, et la memoire 
comme necessite du recommencement. Longtemps Foucault 
avait pense le dehors comme une ultime spatialite plus profonde 
que le temps ; ce sont les derniers ouvrages qui redonnent une 
possibility de mettre le temps au dehors, et de penser le dehors 
comme temps, sous la condition du pli . 



C'est sur ce point que porte la confrontation necessaire de 
Foucault avec Heidegger : le « pli » n'a pas cesse de hanter 



32. SS, 75-84, et Dreyfus et Rabinow, 339-344 (sur la fonction tres variable de cette 
litterature de soi ou de ces memoires, suivant la nature du processus de subjectivation 
considered . 

33. C'est un des principaux themes de Heidegger dans son interpretation de Kant. 
Sur les demieres declarations de Foucault se reclamant de Heidegger, cf . Les Nouvelles, 
28 juin 1984. 

34. Ce sont les themes du Dehors et de l'exteriorite qui semblaient d'abord imposer 
un primat de I'espace sur le temps, comme en temoigne encore MC, 351. 



115 



T 



FOUCAULT 



LES PLISSEMENTS OU LE DEDANS DE LA PENSEE 



l'ceuvre de Foucault, mais trouve dans les dernieres recherches 
sa juste dimension. Quelles ressemblances et quelles differences 
avec Heidegger ? On ne peut les evaluer qu'en se donnant pour 
point de depart la rupture de Foucault avec la phenomenologie 
au sens « vulgaire », c'est-a-dire avec l'intentionnalite. Que la 
conscience vise la chose, et se signifie dans le monde, c'est ce 
que Foucault refuse. En effet, l'intentionnalite est faite pour 
depasser tout psychologisme et tout naturalisme, mais elle 
invente un nouveau psychologisme et un nouveau naturalisme, 
au point que, comme Merleau-Ponty le disait lui-meme, elle se 
distingue avec peine d'un « learning ». Elle restaure un psy- 
chologisme des syntheses de la conscience et des significations, 
un naturalisme de l'« experience sauvage » et de la chose, du 
laisser-etre de la chose dans le monde. D'ou la double recusa- 
tion de Foucault. Certes, tant qu'on en reste aux mots et aux 
phrases, on peut croire a une intentionnalite par laquelle la 
conscience vise quelque chose et se signifie (comme signi- 
fiante) ; tant qu'on en reste aux choses et aux etats de choses, 
on peut croire a une experience sauvage qui laisse-etre la chose 
au travers de la conscience. Mais la « mise entre parentheses » 
dont la phenomenologie se reclame aurait du la pousser a 
depasser les mots et les phrases vers les enonces, les choses et 
les etats de choses vers les visibilites. Or les enonces ne visent 
Hen, parce qu'ils ne se rapportent pas a quelque chose, pas plus 
qu'ils n'expriment un sujet, mais renvoient seulement a un 
langage, a un etre-langage, qui leur donne des objets et des 
sujets prop res et suffisants comme variables immanentes. Et les 
visibilites ne se deploient pas dans un monde sauvage qui 
s'ouvrirait deja a une conscience primitive (ante-predicative), 
mais renvoient seulement a une lumiere, a un etre-lumiere, qui 
leur donne des formes, des proportions, des perspectives 
proprement immanentes, libres de tout regard intentionnel 35 . 
Ni le langage ni la lumiere ne seront consideres dans les 
directions qui les rapportent Tun a l'autre (designation, signifi- 
cation, signifiance du langage ; milieu physique, monde sensible 
ou intelligible), mais, dans l'irreductible dimension qui les 
donne chacun, chacun suffisant et separe de l'autre, « il y a » de 
la lumiere et « il y a » du langage. Toute intentionnalite 



35. RR, 136-140. 

116 



s'ecroule dans la beance entre les deux monades, ou dans le 
« non-rapport » entre voir et parler. C'est la conversion majeure 
de Foucault : convertir la phenomenologie en epistemologie. 
Car voir et parler, c'est savoir, mais on ne voit pas ce dont on 
parle, et Ton ne parle pas de ce qu'on voit ; et, lorsqu'on voit 
une pipe, on ne cessera pas de dire (de plusieurs f aeons) « ceci 
n'est pas une pipe... », comme si l'intentionnalite se niait 
elle-meme, s'effondrait elle-meme. Tout est savoir, et c'est la 
premiere raison pour laquelle il n'y a pas d'experience sauvage : 
il n'y a rien avant le savoir, ni en dessous. Mais le savoir est 
irreductiblement double, parler et voir, langage et lumiere, et 
c'est la raison pour laquelle il n'y a pas d'intentionnalite. 

Mais c'est la que tout commence, parce que la phenomenolo- 
gie de son cote, pour conjurer le psychologisme et le naturalisme 
qui continuaient a la grever, depassait elle-meme l'intentionna- 
lite comme rapport de la conscience a son objet (l'etant). Et 
chez Heidegger, puis chez Merleau-Ponty, le depassement de 
l'intentionnalite se faisait vers l'Etre, le pli de l'Etre. De l'in- 
tentionnalite au pli, de l'etant a l'etre, de la phenomenologie a 
l'ontologie. Les disciples de Heidegger nous ont appris a quel 
point l'ontologie etait inseparable du pli, puisque l'Etre etait 
precisement le pli qu'il faisait avec l'etant, et que le deploiement 
de l'etre, comme geste inaugural des Grecs, n'etait pas le 
contraire du pli, mais le pli lui-meme, la charniere de l'Ouvert, 
l'unicite du devoilement-voilement. Restait moins evident en 
quoi cette pliure de l'etre, le pli de l'etre et de l'etant, remplacait 
l'intentionnalite, ne serait-ce que pour la fonder. II appartient 
a Merleau-Ponty d'avoir montre comment une visibilite radi- 
cale, « verticale », se pliait en un Se-voyant, et rendait possible 
des lors la relation horizontale d'un voyant et d'un vu. Un 
Dehors, plus lointain que tout exterieur, « se tord », « se plie », 
« se double » d'un Dedans, plus profond que tout interieur, et 
rend seul possible le rapport derive de l'interieur avec l'exte- 
rieur. C'est meme cette torsion qui definit la « Chair », au-dela 
du corps prop re et de ses objets. Bref, l'intentionnalite de 
l'etant se depasse vers le pli de l'etre, vers l'Etre comme pli 
(Sartre, au contraire, en restait a l'intentionnalite, parce qu'il se 
contentait de faire des « trous » dans l'etant, sans atteindre au 
pli de l'etre). L'intentionnalite se fait encore dans un espace 
euclidien qui l'empeche de se comprendre elle-meme, et doit 

117 



FOUCAULT 



etre depassee vers un autre espace, « topologique », qui met en 
contact le Dehors et le Dedans, le plus lointain et le plus 
profond 36 . 

II n'y a pas de doute que Foucault a trouve une forte 
inspiration theorique chez Heidegger, chez Merleau-Ponty, 
pour le theme qui le hantait : le pli, la doublure. Mais aussi il 
en trouvait l'exercice pratique chez Raymond Roussel : celui-ci 
dressait une Visibilite ontologique, toujours en train de se 
tordre en un « se-voyant », dans une autre dimension que celle 
du regard et de ses objets 37 . On pourrait egalement rapprocher 
Heidegger et Jarry, dans la mesure ou la pataphysique se presente 
effectivement comme un depassement de la metaphysique, 
explicitement fonde sur l'etre du phenomene. Mais, si Ton 
considere ainsi Jarry ou Roussel comme la realisation de la 
philosophic de Heidegger, n'est-ce pas dire que le pli est 
emporte et s'installe dans un tout autre paysage, et prend un 
autre sens ? II s'agit, non pas d'dter du serieux a Heidegger, 
mais de retrouver Timperturbable serieux de Roussel (ou de 
Jarry). Le serieux ontologique a besoin d'un humour diabolique 
ou phenomenologique. En effet, nous croyons que le pli comme 
doublure chez Foucault va prendre une allure entierement 
nouvelle, tout en gardant sa portee ontologique. En premier 
lieu, le pli de l'etre, selon Heidegger ou Merleau-Ponty, ne 
depasse l'intentionnalite que pour la fonder dans l'autre dimen- 
sion : c'est pourquoi le Visible ou l'Ouvert ne donne pas a voir 
sans donner aussi a parler, puisque le pli ne constituera pas le 
se-voyant de la vue sans constituer aussi le se-parlant du 



36. Sur lc Pli, l'entrelacs on le chiasmc, « retour sur soi du visible », cf. Merleau- 
Ponty, Le visible et I'mvisible, Gallimard. Et les « notes de travail » insistent sur la 
necessite de depasscr l'intentionnalite vers une dimension verticale qui constitue une 
topologie (263-264). Cette topologie implique chez Merleau-Ponty une decouverte de 
la « chair » comme lieu dun retournement (et deja chez Heidegger, selon Didier 
Franck, Heidegger et le probleme de I'espace, Ed. de Minuit). C'est pourquoi Ton peut 
penser que l'analyse des « Aveux de la chair », telle que Foucault la mene dans le 
manuscrit inedit, concernc a son tour l'ensemble du probleme du « pli » (incarnation), 
en soulignant l'origine chretienne de la chair du point de vue de l'histoire de la 
sexualite. 

37. Le texte de RR, 136, insiste sur cet aspect, quand le regard passe par la lentille 
enchassee dans le pone-plume : « Fete interieure a l'etre... visibilite hors du regard, 
et si on y accede a travers une lentille ou une vignette, c'est... pour mettre le regard 
entre parentheses... l'etre s'impose dans une serenite plethorique... » 

118 



LES PLISSEMENTS OU LE DEDANS DE LA PENSEE 

langage, au point que c'est le meme monde qui se parle dans 
le langage et qui se voyait dans la vue. Chez Heidegger et chez 
Merleau-Ponty, la Lumiere ouvre un parler non moins qu'un 
voir, comme si les significations hantaient le visible et que le 
visible murmurait le sens 38 . II ne peut pas en etre ainsi chez 
Foucault, pour qui l'Etre-lumiere ne renvoie qu'aux visibilites, 
et l'Etre-langage aux enonces : le pli ne pourra pas refonder une 
intentionnalite, puisque celle-ci disparait dans la disjonction 
entre les deux parties d'un savoir qui n'est jamais intentionnel. 
Si le savoir est constitue de deux formes, comment y aurait-il 
intentionnalite d'un sujet vers un objet, puisque chacune des 
formes a ses objets et ses sujets 39 ? Et pourtant, il faut bien 
qu'un rapport soit assignable entre les deux formes, et sorte de 
leur « non-rapport ». Le savoir est etre, c'est la premiere figure 
de l'etre, mais l'etre est entre deux formes. N'est-ce pas juste- 
ment ce que disaient Heidegger, avec l'« entre-deux », et 
Merleau-Ponty, avec l'« entrelacs ou le chiasme ». En fait, ce 
n'est pas du tout la meme chose. Car, pour Merleau-Ponty, 
l'entrelacs, l'entre-deux se confondent avec le pli. Mais non pas 
pour Foucault. II y a un entrelacement, un entrecroisement du 
visible et de l'enoncable : c'est le modele platonicien du tissage 
qui remplace l'intentionnalite. Mais cet entrelacement est une 
etreinte, une bataille entre deux adversaires irreductibles, les 
deux formes de l'Etre-savoir : si Ton veut, c'est une intentionna- 
lite, mais reversible, et multipliee dans les deux sens, devenue 
infinitesimale ou microscopique. Ce n'est pas encore le pli de 
l'etre, c'est l'entrelacement de ses deux formes. Ce n'est pas 
encore une topologie du pli, c'est une strategic de l'entrelace- 
ment. Tout se passe comme si Foucault reprochait a Heidegger 
et a Merleau-Ponty d'aller trop vite. Et, ce qu'il trouve chez 
Roussel, et d'une autre maniere chez Brisset, et d'une autre 
maniere chez Magritte, et qu'il aurait pu encore trouver chez 
Jarry, c'est la bataille audio-visuelle, la double capture, le bruit 



38. Selon Heidegger, la Lichtung est l'Ouvert non seulement pour la lumiere et le 
visible, mais pour la voix et le son. De meme chez Merleau-Ponty, 201-202. Foucault 
recuse l'ensemble de ces enchainements. 

39. Par exemple, il n'y a pas un « objet » qui serait la folie, et qui serait vise par 
une « conscience ». Mais la folie est vue de diverses manieres, et enoncees d'autres 
manieres encore, suivant les epoques, et meme suivant les seuils dune epoque. On ne 
voit pas les memes fous, et on n'enonce pas les memes maladies. Cf. AS, 45-46. 



119 



FOUCAULT 

des mots qui conquierent le visible, la fureur des choses qui 
conquierent l'enoncable 40 . Chez Foucault, il y a toujours eu un 
theme hallucinatoire des Doubles, et de la doublure, qui trans- 
forme toute ontologie. 

Mais cette double capture, constitutive de l'Etre-savoir, ne 
pourrait pas se faire entre-deux formes irreductibles si l'entrela- 
cement des lutteurs ne decoulait d'un element lui-meme infor- 
mel, un pur rapport de forces qui surgit dans l'irreductible 
separation des formes. C'est la la source de la bataille ou la 
condition de sa possibilite. C'est la le domaine strategique du 
pouvoir, par difference avec le domaine stratique du savoir. De 
l'epistemologie a la strategic Autre raison pour laquelle il n'y a 
pas d'experience « sauvage », puisque les batailles impliquent 
une strategie, et que toute experience est prise dans des 
rapports de pouvoir. C'est la seconde figure de l'etre, le 
« Possest », l'Etre-pouvoir, par difference avec l'Etre-savoir. Ce 
sont les rapports de forces ou de pouvoir informels qui instau- 
rent les relations « entre » les deux formes du savoir forme. Les 
deux formes de l'Etre-savoir sont des formes d'exteriorite, 
puisque les enonces se dispersent dans l'une, et les visibilites 
dans l'autre; mais l'Etre-pouvoir nous introduit dans un ele- 
ment different, un Dehors non-formable et non-forme, d'ou 
viennent les forces et leurs combinaisons changeantes. Et voila 
que cette seconde figure de l'etre n'est pas encore le pli. C'est 
plutdt une ligne flottante, et qui ne fait pas contour, seule 
capable de faire communiquer les deux formes en bataille. II y 
a toujours eu chez Foucault un heracliteisme plus profond que 
chez Heidegger, car finalement la phenomenologie est trop 
pacifiante, elle a beni trop de choses. 

Foucault decouvre done l'element qui vient du dehors, la 
force. Foucault comme Blanchot parlera moins de l'Ouvert que 
du Dehors. C'est que la force se rapporte a la force, mais du 
dehors, si bien que c'est le dehors qui « explique » l'exteriorite 
des formes, a la fois pour chacune et pour leur relation mutuelle. 
D'ou l'importance de la declaration de Foucault quand il dit que 
Heidegger l'a toujours fascine, mais qu'il ne pouvait le com- 



40. C'est chez Brisset que Foucault trouve le plus grand developpement de la 
bataille : « II entreprend de restituer les mots aux bruits qui les ont fait naitre, et de 
remettre en scene les gestes, les assauts, les violences dont ils forment comme le blason 
maintenant silencieux » (GL, XV). 



120 



LES PLISSEMENTS OU LE DEDANS DE LA PENSEE 

prendre que par Nietzsche, avec Nietzsche (et non 1' inverse) 41 . 
Heidegger est la possibilite de Nietzsche, mais non l'inverse, et 
Nietzsche n'a pas attendu sa propre possibilite. II fallait retrou- 
ver la force, au sens nietzscheen, le pouvoir, au sens si parti- 
culier de « volonte de puissance », pour decouvrir ce dehors 
comme limite, horizon ultime a partir de quoi l'etre se plie. 
Heidegger s'est trop precipite, il a plie trop vite, et ce n'etait pas 
souhaitable : d'ou l'equivoque profonde de son ontologie tech- 
nique et politique, technique du savoir et politique du pouvoir. 
Le pli de l'etre ne pouvait se faire qu'au niveau de la troisieme 
figure : est-ce que la force peut se plier, de maniere a etre 
affection de soi sur soi, affect de soi par soi, si bien que le 
dehors constitue par lui-meme un dedans coextensif ? Ce que 
les Grecs ont fait, ce n'est pas un miracle. II y a chez Heidegger 
un cote renanien, l'idee de la lumiere grecque, du miracle grec . 
Foucault dit : les Grecs ont fait beaucoup moins, ou beaucoup 
plus, a votre choix. Ils ont plie la force, ils ont decouvert la force 
comme quelque chose qui pouvait etre plie, et cela uniquement 
par strategie, parce qu'ils ont invente un rapport de forces qui 
passait par une rivalite des hommes libres (gouverner les autres 
a condition de se gouverner soi-meme...). Mais, force parmi les 
forces, 1'homme ne plie pas les forces qui le composent sans que 
le dehors ne se plie lui-meme, et ne creuse un Soi dans 1'homme. 
C'est cela, le pli de l'etre, qui vient en troisieme figure, quand 
les formes sont deja entrelacees, quand les batailles se sont deja 
engagees : alors l'etre ne forme plus un « Sciest », ni un 
« Possest », mais un « Se-est », dans la mesure ou le pli du 
dehors constitue un Soi, et le dehors lui-meme, un dedans 
coextensif. II fallait passer par l'entrelacement stratico-strategi- 
que pour atteindre au pli ontologique. 

Ce sont bien trois dimensions irreductibles, mais en impli- 
cation constante, savoir, pouvoir et soi. Ce sont trois « ontolo- 
gies ». Pourquoi Foucault ajoute-t-il qu'elles sont historiques ? 



41. « Tout mon devenir philosophique a ete determine par ma lecture de Heideg- 
ger. Mais je reconnais que c'est Nietzsche qui l'a emporte... » (Les Nouvelles, 40). 

42. Ce qu'il y a d'interessant chez Renan, c'est la maniere dont la Prierc sur 
I'Acropole presente le « miracle grec » en rapport essentiel avec un souvenir, et le 
souvenir en rapport avec un oubli non moins fundamental dans une structure tem- 
porelle d'ennui (se detourner). Zeus lui-meme se definit par le repli, enfantant la 
Sagesse « apres s'etre replie sur lui-meme, apres avoir respire profondement ». 

43. Cf. Drevfus et Rabinow, 332. 



121 



FOUCAULT 



Parce quelles n'assignent pas des conditions universelles. 
L'etre-savoir est determine par les deux formes que prennent le 
visible et l'enoncable a tel moment, et la lumiere et le langage 
ne sont pas separables de « l'existence singuliere et limitee » 
qu'ils ont sur telle strate. L'etre-pouvoir est determine dans des 
rapports de forces qui passent eux-memes par des singularites 
variables a chaque epoque. Et le soi, l'etre-soi, est determine par 
le processus de subjectivation, c'est-a-dire par les lieux ou passe 
le pli (les Grecs n'ont rien d'universel). Bref, les conditions ne 
sont jamais plus generates que le conditionne, et valent par leur 
propre singularity historique. Aussi les conditions ne sont-elles 
pas « apodictiques », mais problematiques. Etant des condi- 
tions, elles ne varient pas historiquement ; mais elles varient avec 
l'histoire. Ce qu'elles presentent en effet, c'est la maniere dont 
le probleme se pose dans telle formation historique : que puis-je 
savoir, ou que puis-je voir et enoncer dans telles conditions de 
lumiere et de langage? Que puis-je faire, a quel pouvoir 
pretendre et quelles resistances opposer ? Que puis-je etre, de 
quels plis m'entourer ou comment me produire comme sujet ? 
Sous ces trois questions, le « je » ne designe pas un universel, 
mais un ensemble de positions singulieres occupees dans un On 
parle-On voit, On se heurte, On vit 44 . Aucune solution n'est 
transportable d'une epoque a une autre, mais il peut y avoir des 
empietements ou des penetrations de champs problematiques 
qui font que les « donnees » d'un vieux probleme sont reacti- 
vees dans un autre. (Peut-etre y a-t-il encore un Grec chez 
Foucault, une certaine confiance dans une « problematisation » 
des plaisirs...). 

Finalement, c'est la pratique qui constitue la seule continuite 
du passe au present, ou, inversement, la maniere dont le present 
explique le passe. Si les entretiens de Foucault font pleinement 
partie de son oeuvre, c'est parce qu'ils prolongent la problemati- 
sation historique de chacun de ses livres vers la construction du 
probleme actuel, folie, chatiment ou sexualite. Quels sont les 
nouveaux types de luttes, transversales et immediates, plutot 
que centralists et mediatisees ? Quelles sont les nouvelles 



44. Sur les trois « problemes » de Foucault, evidemment confrontables aux trois 
questions kantiennes, cf. UP, 12-19 (et Dreyfus et Rabinow, 307, ou Foucault admire 
Kant d'avoir pose la question, non seulement d'un sujet universel, mais « qui som- 
mes-nous a ce moment precis de l'histoire ? »>. 



122 



LES PLISSEMENTS OU LE DEDANS DE LA PENSEE 

fonctions de l'« intellectuel », specifique ou « singulier » plutot 
qu'universel ? Quels sont les nouveaux modes de subjectivation, 
sans identite plutot qu'identitaires ? C'est la triple racine ac- 
tuelle des questions Que puis-je, Que sais-je ? Que suis-je ? Les 
evenements qui menerent a 1968 etaient comme la « repeti- 
tion » des trois questions 45 . Quelle est notre lumiere et quel est 
notre langage, c'est-a-dire notre « verite » aujourd'hui ? Quels 
pouvoirs faut-il affronter, et quelles sont nos capacites de 
resistance, aujourd'hui ou nous ne pouvons pas nous contenter 
de dire que les vieilles luttes ne valent plus ? Et peut-etre 
surtout n'assistons-nous pas, ne participons-nous pas a la 
« production dune nouvelle subjectivite » ? Les mutations du 
capitalisme ne trouvent -elles pas un « vis-a-vis » inattendu dans 
la lente emergence d'un nouveau Soi comme foyer de resis- 
tance ? Chaque fois qu'il y a mutation sociale, n'y a-t-il pas un 
mouvement de reconversion subjective, avec ses ambiguites, 
mais aussi ses potentiels ? Ces questions peuvent etre conside- 
rees comme plus importantes, y compris pour le droit pur, que 
la reference a d'universels droits de l'homme. Chez Foucault, 
tout est mis en variables et variation : les variables du savoir 



45. A lire certaines analyses, on croirait que 1968 s'est passe dans la tctc d'intel- 
lectuels parisiens. II faut done rappeler que c'est le produit d'une longue suite 
d'evenements mondiaux, et dune serie de courants de pensee international^ , qui 
liaient deja I'emergence de nouvelles formes de luttes a la production d'une nouvelle 
subjectivtte, ne serait-ce que dans la critique du centralisme, et dans les revindications 
qualitatives, concernant la « qualite de la vie ». Du cote des evenements mondiaux, on 
ritera brievement lexperience yougoslavc avec l'auto-gestion, le printemps tchecoslo- 
vaque et sa repression, la guerre du Vietnam, la guerre d'Algerie et la question des 
reseaux, mais aussi les signes de « nouvelle classe » (la nouvelle classe ouvrierc), le 
nouveau syndicalisme, agricole ou etudiant, les foyers de psychiatrie et de pedagogie 
dites institutionnelles... Du cote des courants de pensee, sans doute faut-il remonter 
a Lukacs, dont Histoire et conscience de classe posait deja la question d'une nouvelle 
subjectivite; puis l'ecole de Francfort, le marxisme italien et les premiers germes de 
l'« autonomic » (Tronti), autour de Sartre la reflexion sur la nouvelle classe ouvriere 
(Gorz), et des groupes comme « Socialisme ou barbarie », le « Situationnisme », la 
« Voie communiste » (notamment Felix Guattari et la « micro-politique du desir »). 
Courants et evenements n'ont pas cesse d'interferer. Apres 68, Foucault retrouve 
personnellement la question des nouvelles formes de lutte, avec le GIP et la lutte des 
prisons, et elabore la « micro-physique du pouvoir », au moment de SP. II est alors 
conduit a penser et vivre d'une maniere tres nouvelle le role de l'intellectuel. Puis il 
arrivera pour son compte a la question d'une nouvelle subjectivite, dont il transforme 
les donnees apres VS jusqu'a UP, cette fois peut-etre en rapport avec les mouvements 
americains. Sur le lien cntre les luttes, l'intellectuel et la subjectivite, cf. l'analyse de 
Foucault in Dreyfus et Rabinow. 301-303. Et 1'interet de Foucault pour de nouvelles 
formes de communaute fut surement essentiel. 



123 



FOUCAULT 

(par exemple, les objets et sujets comme variables immanentes 
de l'enonce) et la variation des relations de formes ; les singulari- 
ty variables du pouvoir et les variations des rapports de forces ; 
les subjectivites variables, et la variation du pli ou de la subjecti- 
vation. 

Mais, s'il est vrai que les conditions ne sont pas plus gene- 
rales ou constantes que le conditionne, c'est pourtant aux 
conditions que Foucault s'interesse. C'est pourquoi il dit : 
recherche historique et non travail d'historien. II ne fait pas une 
histoire des mentalites, mais des conditions sous lesquelles se 
manifeste tout ce qui a une existence mentale, les enonces et le 
regime de langage. II ne fait pas une histoire des comporte- 
ments, mais des conditions sous lesquelles se manifeste tout ce 
qui a une existence visible, sous un regime de lumiere. II ne fait 
pas une histoire des institutions, mais des conditions sous 
lesquelles elles integrent des rapports differentiels de forces, a 
l'horizon d'un champ social. II ne fait pas une histoire de la vie 
privee, mais des conditions sous lesquelles le rapport a soi 
constitue une vie privee. II ne fait pas une histoire des sujets, 
mais des processus de subjectivation, sous les plissements qui 
s'operent dans ce champ ontologique autant que social 46 . En 
verite, une chose hante Foucault, et c'est la pensee, « que 
signifie penser ? qu'appelle-t-on penser ? », la question lancee 
par Heidegger, reprise par Foucault, fleche par Excellence. Une 
histoire, mais de la pensee comme telle. Penser, c'est experi- 
menter, c'est problematiser. Le savoir, le pouvoir et le soi sont 
la triple racine d'une problematisation de la pensee. Et d'abord, 
d'apres le savoir comme probleme, penser, c'est voir et c'est 
parler, mais penser se fait dans l'entre-deux, dans l'interstice ou 
la disjonction du voir et du parler. C'est chaque fois inventer 
l'entrelacement, chaque fois lancer une fleche de l'un contre la 
cible de l'autre, faire miroiter un eclair de lumiere dans les mots, 
faire entendre un cri dans les choses visibles. Penser, c'est faire 
que voir atteigne a sa limite propre, et parler, a la sienne, si bien 
que les deux soient la limite commune qui les rapporte l'un a 
l'autre en les separant. 

Puis, en fonction du pouvoir comme probleme, penser, c'est 

46. Cf. UP, 15. L'etude la plus profonde sur Foucault, l'histoire et les conditions, 
est celle de Paul Veyne, « Foucault revolutionne l'histoire », Comment on ecril l'histoire, 
Ed. du Seuil (notamment sur la question des « invariants »). 

124 



LES PLISSEMENTS OU LE DEDANS DE LA PENSEE 

emettre des singularites, c'est lancer les des. Ce qu'exprime le 
coup de des, c'est que penser vient toujours du dehors (ce 
dehors qui deja s'engouffrait dans l'interstice ou constituait la 
limite commune). Penser n'est ni inne ni acquis. Ce n'est pas 
l'exercice inne d'une faculte, mais ce n'est pas non plus un 
learning qui se constitue dans le monde exterieur. A l'inne et a 
l'acquis, Artaud opposait le « genital », la genitalite de la pensee 
comme telle, une pensee qui vient d'un dehors plus lointain que 
tout monde exterieur, done plus proche que tout monde inte- 
rieur. Faut-il appeler Hasard ce dehors 4/ ? Et en effet le coup de 
des exprime le rapport de forces ou de pouvoir le plus simple, 
celui qui s'etablit entre singularites tirees au hasard (les nom- 
bres sur les faces). Les rapports de forces, tels que Foucault les 
entend, ne concernent pas seulement les hommes, mais les 
elements, les lettres de l'alphabet dans leur tirage au hasard, ou 
bien dans leurs attractions, dans leurs frequences de groupe- 
ment suivant une langue. Le hasard ne vaut que pour le premier 
coup ; peut-etre le second coup se fait-il dans des conditions 
partiellement determinees par le premier, comme dans une 
chaine de Markov, une succession de re-enchainements partiels. 
Et c'est cela, le dehors : la ligne qui ne cesse de re-enchainer les 
tirages au hasard dans des mixtes d'aleatoire et de dependance. 
Penser prend done ici de nouvelles figures : tirer des singulari- 
tes ; re-enchainer les tirages ; et chaque fois inventer les series 
qui vont du voisinage d'une singularity au voisinage d'une 
autre. Des singularites, il y en a de toutes sortes, toujours venues 
du dehors : singularites de pouvoir, prises dans les rapports de 
forces ; singularites de resistance, qui preparent les mutations ; 
et meme des singularites sauvages, qui restent suspendues au 
dehors, sans entrer dans des rapports ni se laisser integrer... (la 
seulement le « sauvage » prend un sens, non pas comme une 
experience, mais comme ce qui ne rentre pas encore dans 
1'experience) 48 . 



47. La trinite Nietzsche-Mallarme- Artaud est invoquee, notamment a la fin de MC. 

48. Cf. OD, 37, ou Foucault invoque une « exteriorite sauvage », et prend 
l'exemple de Mendel, qui constituait des objets biologiques, des concepts et des 
methodes inassimilables par la biologie de son epoque. Ce n'est nullement contradic- 
toire avec l'idee qu'il n'y a pas dexperience sauvage. II n'y en a pas, parce que toute 
experience suppose deja des relations de savoir et des rapports de pouvoirs. Or, 
precisement, les singularites sauvages se trouvent repoussees hors du savoir et du 
pouvoir, dans les « marges », si bien que la science ne peut pas les reconnaitre : 35-37. 



125 



FOUCAULT 

Toutes ces determinations de la pensee sont deja des figures 
originales de son acte. Et pendant longtemps Foucault n'a pas 
cru que penser puisse etre autre chose encore. Comment penser 
pourrait-il inventer une morale, puisque la pensee ne peut Hen 
trouver en elle-meme, sauf ce dehors d'ou elle vient et qui reside 
en elle comme « l'impense » ? Ce Fiat ! qui destitue d'avance 
tout imperatif 49 . Pourtant, Foucault pressent l'emergence d'une 
etrange et derniere figure : si le dehors, plus lointain que tout 
monde exterieur, est aussi plus proche que tout monde inte- 
rieur, n'est-ce pas le signe que la pensee s'affecte elle-meme, en 
decouvrant le dehors comme son propre impense ? « Elle ne 
peut decouvrir l'impense... sans l'approcher aussitot de soi, ou 
peut-etre encore sans l'eloigner, sans que l'etre de l'homme en 
tout cas, puisqu'il se deploie dans cette distance, ne se trouve 
du fait meme altere » 50 . Cette affection de soi, cette conversion 
du lointain et du proche, va prendre de plus en plus d'impor- 
tance en constituant un espace du dedans, qui sera tout entier 
co-present a l'espace du dehors sur la ligne du pli. L'impense 
problematique fait place a un etre pensant qui se problematise 
lui-meme, comme sujet ethique (chez Artaud, c'est le « genital 
inne », et, chez Foucault, c'est la rencontre du soi et de la 
sexualite). Penser, c'est plier, c'est doubler le dehors dun 
dedans qui lui est coextensif. La topologie generale de la 
pensee, qui commencait deja « au voisinage » des singularites, 
s'acheve maintenant dans le plissement du dehors au dedans : 
« a 1'interieur de l'exterieur et inversement », disait « L'histoire 
de la folie ». On a pu montrer que toute organisation (diffe- 
renciation et integration) supposait la structure topologique 
premiere d'un dehors et d'un dedans absolus, qui induit des 
exteriorites et interiorites relatives intermediates : tout l'espace 
du dedans est topologiquement en contact avec l'espace du 
dehors, independamment des distances et sur les limites d'un 
« vivant » ; et cette topologie charnelle ou vitale, loin de s'expli- 
quer par l'espace, libere un temps qui condense le passe au 
desans, fait advenir le futur au dehors, et les confronte a la 



49. Husserl lui-meme invoquait dans la pensee un « fiat » comme coup de de ou 
position de point : Idees..., Gallimard, p. 414. 

50. MC, 338 (et le commentaire sur la phenomenologie de Husserl, 336). 

126 



LES PLISSEMENTS OU LE DEDANS DE LA PENSEE 

limite du present vivant 51 . Foucault n'est plus settlement un 
archiviste a la Gogol, un cartographe a la Tchekov, mais un 
topologiste a la maniere de Biely dans le grand roman Peters- 
bourg, qui fait du plissement cortical une conversion du dehors 
et du dedans : l'application de la ville et du cerveau qui ne sont 
plus que l'envers l'un de l'autre dans un espace second. C'est 
de cette maniere, qui ne doit plus rien a Heidegger, que 
Foucault comprend la doublure ou le pli. Si le dedans se 
constitue par le plissement du dehors, il y a entre eux une 
relation topologique : le rapport a soi est homologue du rapport 
avec le dehors, et les deux sont en contact, par l'intermediaire 
des strates qui sont des milieux relativement exterieurs (done 
relativement interieurs). C'est tout le dedans qui se trouve 
activement present au dehors sur la limite des strates. Le 
dedans condense le passe (longue duree), sur des modes qui ne 
sont nullement continus, mais le confrontent a un futur qui 
vient du dehors, l'echangent et le recreent. Penser, c'est se loger 
dans la strate au present qui sert de limite : qu'est-ce que je 
peux voir et qu'est-ce que je peux dire aujourd'hui ? Mais c'est 
penser le passe tel qu'il se condense au dedans, dans le rapport 
avec soi (il y a un Grec en moi, ou un chretien...). Penser le 
passe contre le present, resister au present, non pas pour un 
retour, mais « en faveur, je l'espere, d'un temps a venir » 
(Nietzsche), e'est-a-dire en rendant le passe actif et present au 
dehors, pour qu'arrive enfin quelque chose de nouveau, pour 
que penser, toujours, arrive a la pensee. La pensee pense sa 
propre histoire (passe), mais pour se liberer de ce qu'elle pense 
(present), et pouvoir enfin « penser autrement » (futur) . C'est 
ce que Blanchot appelait « la passion du dehors », une force qui 
ne tend vers le dehors que parce que le dehors lui-meme est 
devenu l'« intimite », l'« intrusion » . Les trois instances de la 
topologie sont relativement independantes, et constamment en 
echange mutuel. II appartient aux strates de produire sans cesse 
des couches qui font voir ou dire quelque chose de nouveau. 
Mais aussi il appartient au rapport avec le dehors de remettre 



51. Cf. Simondon, L'indivtdu et sa genese physico-biologique, P.U.F., 258-265. 

52. Cf. UP, 15. 

53. Blanchot, L'entretien infini, 64-66. 



127 



FOUCAULT 



en question les forces etablies, et enfin au rapport a soi 
d'appeler et de produire de nouveaux modes de subjectivation. 
L'oeuvre de Foucault se re-enchaine avec les grandes ceuvres qui 
ont change pour nous ce que signifie penser. 




1. Ligne du dehors 2. Zone strategique 3. Strates 4. Pli (/.one de subjectivation) 
D1AGRAMME DE FOUCAULT 



« Je n'ai jamais rien ecrit que des fictions... ». Mais jamais 
fiction n'a produit tant de verite et de realite. Comment 
pourrait-on raconter la grande fiction de Foucault ? Le monde 
est fait de surfaces superposees, archives ou strates. Aussi le 
monde est-il savoir. Mais les strates sont traversees d'une fissure 
centrale, qui repartit d'un cote les tableaux visuels, de l'autre 
cote les courbes sonores : Tenon^able et le visible sur chaque 
strate, les deux formes irreductibles du savoir, Lumiere et 
Langage, deux vastes milieux d'exteriorite ou se deposent 
respectivement les visibilites et les enonces. Alors nous sommes 
pris dans un double mouvement. Nous nous enfoncons de 
strate en strate, de bandelette en bandelette, nous traversons les 
surfaces, les tableaux et les courbes, nous suivons la fissure, 
pour essayer d'atteindre a un interieur du monde : comme dit 
Melville, nous cherchons une chambre centrale, avec la peur 
qu'il n'y ait personne, et que l'ame de l'homme ne revele un vide 
immense et terrifiant (qui songerait a chercher la vie dans les 

128 



LES PLISSEMENTS OU LE DEDANS DE LA PENSEE 

archives?). Mais en meme temps nous essayons de monter 
au-dessus des strates, pour atteindre a un dehors, a un element 
atmospherique, a une « substance non stratifiee » qui serait 
capable d'expliquer comment les deux formes du savoir peu- 
vent s'etreindre et s'entrelacer sur chaque strate, d'un bord a 
l'autre de la fissure. Sinon comment les deux moities de l'ar- 
chive pourraient-elles communiquer, et des enonces venir sous 
les tableaux, et des tableaux illustrer les enonces ? 

Ce dehors informel, e'est une bataille, e'est comme une zone 
de turbulence et d'ouragan, ou s'agitent des points singuliers, 
et des rapports de forces entre ces points. Les strates ne 
faisaient que recueillir, solidifier la poussiere visuelle et l'echo 
sonore d'une bataille qui se deroulait au-dessus. Mais, au- 
dessus, les singularites n'ont pas de forme, et ne sont ni des 
corps visibles ni des personnes parlantes. Nous entrons dans le 
domaine des doubles incertains et des morts partielles, des 
emergences et des evanouissements (zone de Bichat). C'est une 
micro-physique. Nous nous tenons au-dessus, dit Faulkner, non 
plus comme des personnes, mais comme deux phalenes ou deux 
plumes, invisibles et sourds l'un a l'autre, « au milieu des 
nuages furieux et lentement dissipes de la poussiere que nous 
nous lancions en hurlant A mort les salauds ! Tue ! Tue ! ». A 
chaque etat atmospherique dans cette zone correspond un 
diagramme des forces ou des singularites prises dans les rap- 
ports : une strategic Si les strates sont de la terre, la strategic 
est aerienne, ou oceanique. Mais il appartient a la strategic de 
s'actualiser dans la strate, au diagramme de s'actualiser dans 
l'archive, a la substance non-stratifiee de se stratifier. S'actuali- 
ser, c'est a la fois s'integrer et se differencier. Les rapports de 
forces informels se differencient en creant deux formes hetero- 
genes, celle des courbes qui passent au voisinage des singulari- 
tes (enonces), celle des tableaux qui les repartissent en figures 
de lumiere (visibilites). Et les rapports de forces s'integrent en 
meme temps, precisement dans les relations formelles entre les 
deux, d'un cote a l'autre de la differentiation. C'est que les 
rapports de forces ignoraient la fissure, qui ne commence 
qu'au-dessous, dans les strates. Us sont aptes a creuser la fissure 
en s'actualisant dans les strates, mais aussi a sauter par-dessus, 
dans les deux sens, en se differencial sans cesser de s'integrer. 

Les forces viennent toujours du dehors, d'un dehors plus 

129 



FOUCAULT 



lointain que toute forme d'exteriorite. Aussi n'y a-t-il pas 
seulement des singularites prises dans les rapports de forces, 
mais des singularites de resistance, aptes a modifier ces rap- 
ports, a les renverser, a changer le diagramme instable. Et il y 
a meme des singularites sauvages, non liees encore, sur la ligne 
du dehors elle-meme, et qui bouillonnent particulierement juste 
au-dessus de la fissure. C'est une terrible ligne qui brasse tous 
les diagrammes, au-dessus des ouragans memes, la ligne de 
Melville, aux deux bouts libres, qui enveloppe toute l'embar- 
cation dans ses meandres compliques, qui se livre le moment 
venu a d'horribles contorsions, et risque toujours d'entrainer un 
homme lorsqu'elle file ; ou bien la ligne de Michaux, « aux mille 
aberrations », a vitesse moleculaire croissante, « laniere du fouet 
d'un charretier en fureur ». Mais, si terrible soit cette ligne, c'est 
une ligne de vie qui ne se mesure plus a des rapports de forces, 
et qui emporte 1'homme au-dela de la terreur. Car, a l'endroit 
de la fissure, la ligne fait une boucle, « centre de cyclone, la ou 
c'est vivable et ou meme c'est par excellence la Vie ». C'est 
comme si les vitesses accelerees, de peu de duree, constituaient 
« un etre lent » sur une plus longue duree. C'est comme une 
glande pineale, qui ne cesse de se reconstituer en variant sa 
direction, tracant un espace du dedans, mais coextensif a toute 
la ligne du dehors. Le plus lointain devient interieur, par une 
conversion au plus proche : la vie dans les pits. C'est la chambre 
centrale, dont on ne craint plus qu'elle soit vide, puisqu'on y 
met le soi. Ici, on devient maitre de sa vitesse, relativement 
maitre de ses molecules et de ses singularites, dans cette zone 
de subjectivation : 1'embarcation comme interieur de l'exterieur. 



130 



ANNEXE 

sur la mort de 1'homme 
et le surhomme 



Le principe general de Foucault est : toute forme est un 
compose de rapports de forces. Des forces etant donnees, on se 
demandera done d'abord avec quelles forces du dehors elles 
entrent en rapport, ensuite quelle forme en decoule. Soit des 
forces dans 1'homme : forces d'imaginer, de se souvenir, de 
concevoir, de vouloir... On objectera que de telles forces suppo- 
sent deja 1'homme ; mais ce n'est pas vrai, comme forme. Les 
forces dans 1'homme supposent seulement des lieux, des points 
d'application, une region de l'existant. De meme des forces 
dans l'animal (mobilite, irritabilite...) ne presupposent encore 
aucune forme determinee. II s'agit de savoir avec quelles autres 
forces les forces dans 1'homme entrent en rapport, sur telle ou 
telle formation historique, et quelle forme resulte de ce compose 
de forces. On peut deja prevoir que les forces dans 1'homme 
n'entrent pas necessairement dans la composition dune 
forme-Homme, mais peuvent s'investir autrement, dans un 
autre compose, dans une autre forme : meme sur une courte 
periode, l'Homme n'a pas toujours existe, et n'existera pas 
toujours. Pour que la forme-Homme apparaisse ou se dessine, 
il faut que les forces dans 1'homme entrent en rapport avec des 
forces du dehors tres speciales. 



I. — La formation historique « classique » 

La pensee classique se reconnait a sa facon de penser l'infini. 
C'est que toute realite, dans une force, « egale » perfection, 
done est elevable a l'infini (l'infiniment parfait), le reste etant 

131 



FOUCAULT 

limitation, rien d'autre que limitation. Par exemple, la force de 
concevoir est elevable a l'infini, si bien que l'entendement 
humain n'est que la limitation d'un entendement infini. Et sans 
doute y a-t-il des ordres d'infinite tres differents, mais seule- 
ment d'apres la nature de la limitation qui greve telle ou telle 
force. La force de concevoir peut etre elevee a linfini directe- 
ment, tandis que celle d'imaginer n'est capable que d'un infini 
d'ordre inferieur ou derive. Le XVII e siecle n'ignore pas la 
distinction de l'infini et de l'indefini, mais fait de l'indefini le 
plus bas degre d'infini. La question de savoir si l'etendue 
s'attribue a Dieu, ou non, depend de la repartition de ce qui est 
realite en elle, et de ce qui est limitation, c'est-a-dire de l'ordre 
d'infini auquel on peut l'elever. Les textes les plus caracteristi- 
ques du XVH e siecle concernent done la distinction des ordres 
d'infinite : l'infini de grandeur et l'infini de petitesse selon 
Pascal ; l'infini par soi, l'infini par sa cause et l'infini entre des 
limites, selon Spinoza; tous les infinis de Leibniz... La pensee 
classique n'est certes pas une pensee sereine et dominatrice : elle 
ne cesse de se perdre dans l'infini ; comme dit Michel Serres, 
elle perd tout centre et tout territoire, elle s'angoisse a tenter de 
fixer la place du fini entre tous ces infinis, elle veut mettre un 
ordre dans l'infini l . 

Bref, les forces dans l'homme entrent en rapport avec des 
forces d'elevation a l'infini. Celles-ci sont bien des forces du 
dehors, puisque Thomme est limite, et ne peut rendre compte 
lui-meme de cette puissance plus parfaite qui le traverse. Aussi 
le compose des forces dans l'homme, d'une part, et des forces 
d'elevation a l'infini qu'elles affrontent, d'autre part, n'est-il pas 
une forme-Homme, mais la forme-Dieu. On objecte que Dieu 
n'est pas compose, et qu'il est unite absolue, insondable. C'est 
vrai, mais la forme-Dieu est composee, pour tous les auteurs du 
XVll e siecle. Elle est composee precisement de toutes les forces 
directement elevables a l'infini (tantot entendement et volonte, 
tantot pensee et etendue, etc.). Quant aux autres forces qui ne 
sont elevables que par leur cause, ou entre des limites, elles 
tiennent encore a la forme-Dieu, non par essence mais par 
consequence, au point qu'on peut tirer de chacune d 'elles une 
preuve de 1 'existence de Dieu (preuves cosmologique, physico- 



1. Serres, Le systeme de Leibniz, P.U.F., II, 648-657. 



132 



ANNEXE 

teleologique...). Ainsi, sur la formation historique classique, les 
forces dans l'homme entrent en rapport avec des forces du 
dehors de telle nature que le compose est la forme-Dieu, pas du 
tout une forme-Homme. Tel est le monde de la representation 
infinie. 

Dans les ordres derives, il s'agit de trouver l'element qui n'est 
pas infini par soi, mais qui n'en est pas moins developpable a 
l'infini, et qui entre par la dans un tableau, dans une serie 
illimitee, dans un continuum prolongeable. C'est le signe des 
scientificites classiques, encore au XVIII e siecle : le « caractere » 
pour les etres vivants, la « racine » pour les langues, largent (ou 
bien la terre) pour les richesses . De telles sciences sont 
generales, le general indiquant un ordre d'infinite. Aussi n'y 
a-t-il pas de biologie au XVll e siecle, mais une histoire naturelle 
qui ne forme pas un systeme sans s'organiser en serie; pas 
d'economie politique, mais une analyse des richesses ; pas de 
philologie ou de linguistique, mais une grammaire generale. Les 
analyses de Foucault vont detailler ce triple aspect, et y trouver 
par excellence les lieux d'un decoupage des enonces. Confor- 
mement a sa methode, Foucault degage un « sol archeologique » 
de la pensee classique, qui fait surgir des affinites inattendues, 
mais aussi brise des filiations trop attendues. On evitera par 
exemple de faire de Lamarck un precurseur de Darwin : car, s'il 
est vrai que le genie de Lamarck est d'introduire de plusieurs 
manieres une historicite dans les etres vivants, c'est encore du 
point de vue de la serie animale, et pour sauver cette idee de 
la serie, menacee par de nouveaux facteurs. A la difference de 
Darwin, Lamarck appartient au « sol » classique 3 . Ce qui 
definit ce sol, ce qui constitue cette grande famille d'enonces 
dits classiques, fonctionnellement, c'est cette operation de 
developpement a l'infini, de formation de continuums, de 
deploiement de tableaux : deplier, toujours deplier — « expli- 
quer ». Qu'est-ce que Dieu, sinon l'universelle explication, le 
deploiement supreme ? Le depli apparait ici comme un concept 
fondamental, premier aspect dune pensee operatoire qui s'in- 



2. MC, ch. iv, v, vi 

3. MC, 24} . Les etudes exemplaires de Daudin, sur Les classes zoologiques et I'idee 
de serie antmale, avaient montre comment la classification a 1'age classique se deve- 
loppait suivant des series. 



133 



FOUCAULT 



carne dans la formation classique. D'ou la frequence du mot 
« depli » chez Foucault. Si la clinique appartient a cette forma- 
tion, c'est parce qu'elle consiste a deplier les tissus sur des 
« plages a deux dimensions », et a developper les symptomes 
en serie dont les compositions sont infinies 4 . 



II. — La formation historique du xix e siecle 

La mutation consiste en ceci : les forces dans l'homme entrent 
en rapport avec de nouvelles forces du dehors, qui sont des 
forces de finitude. Ces forces, c'est la Vie, c'est le Travail et c'est 
le Langage : triple racine de la finitude, qui va faire naitre la 
biologie, l'economie politique et la linguistique. Et sans doute 
sommes-nous habitues a cette mutation archeologique : on fait 
souvent remonter a Kant une telle revolution ou la « finitude 
constituante » vient remplacer l'infini originaire 5 . Que la fini- 
tude soit constituante, quoi de plus inintelligible pour Tage 
classique ? Foucault toutefois apporte a ce schema un element 
tres nouveau : alors qu'on nous disait seulement que l'homme 
prend conscience de sa propre finitude, sous des causes histori- 
quement determinates, Foucault insiste sur la necessite d'in- 
troduire deux moments bien distincts. II faut que la force dans 
l'homme commence par affronter et etreindre les forces de 
finitude comme des forces du dehors : c'est hors de soi qu'elle 
doit se heurter a la finitude. Ensuite et seulement ensuite, dans 
un second temps, elle en fait sa propre finitude, elle en prend 
necessairement conscience comme de sa propre finitude. Ce qui 
revient a dire que, lorsque les forces dans l'homme entrent en 
rapport avec des forces de finitude venues du dehors, alors et 
alors seulement l'ensemble des forces compose la forme- 
Homme (et non plus la forme-Dieu). Incipit Homo. 

C'est la que la methode d'analyse des enonces se revele une 
micro-analyse, distinguant deux temps la ou Ton n'en voyait 
qu'un seul 6 . Le premier temps consiste en ceci : quelque chose 



4. NC, 119, 138. 

5. Ce theme a trouve son expression la plus poussee dans le livre de Vuillemin, 
L heritage kantien et la revolution copernicienne , P.U.F. 

6. Dans MC, Foucault rappelle constamment la necessite de distinguer deux temps, 
mais ceux-ci ne sont pas toujours definis de la meme facon : tantot, en un sens etroit, 



134 



ANNEXE 

vient briser les series, fracturer les continuums, qui ne sont plus 
developpables en surface. C'est comme l'avenement d'une 
nouvelle dimension, une profondeur irreductible qui vient 
menacer les ordres de la representation infinie. Avec Jussieu, 
Vicq d'Azir et Lamarck, la coordination et la subordination des 
caracteres, dans une plante ou un animal, bref, une force 
d 'organisation vient imposer une repartition d'organismes qui 
ne se laissent plus aligner, mais tendent a se developper chacun 
pour son compte (et l'anatomie pathologique accentue cette 
tendance en decouvrant une profondeur organique ou un 
« volume pathologique »). Avec Jones, une force de flexion 
vient alterer l'ordre des racines. Avec Adam Smith, une force de 
travail (le travail abstrait, le travail quelconque qui n'est plus 
saisi sous telle ou telle qualite) vient alterer l'ordre des richesses. 
Ce n'est pas que l'organisation, la flexion, le travail aient ete 
ignores par l'age classique. Mais ils jouaient le role de limitations 
n'empechant pas les qualites correspondantes d'etre elevees a 
l'infini, ou de se deployer a l'infini, ne fut-ce qu'en droit. Tandis 
que maintenant ils se degagent de la qualite, pour creuser 
quelque chose d'inqualifiable, d'impossible a representee et qui 
est aussi bien la mort dans la vie, la peine et la fatigue dans le 
travail, le begaiement ou l'aphasie dans le langage. Meme la 
terre va decouvrir son essentielle avarice, et se destitue de son 
ordre apparent d'infinite 7 . 

Alors tout est pret pour le second moment, pour une 
biologie, pour une economie politique, pour une linguistique. II 
suffit que les choses, les vivants et les mots se replient sur cette 
profondeur comme nouvelle dimension, qu'ils se rabattent sur 
ces forces de finitude. II n'y a plus seulement force d'organisa- 
tion dans la vie, mais des plans d 'organisation spatio-temporels, 
irreductibles entre eux, d'apres laquelle les vivants se dissemi- 
ment (Cuvier). II n'y a plus seulement force de flexion dans le 
langage, mais des plans d'apres lesquels les langues affixes ou 
a flexion se distribuent, et ou la suffisance des mots et des 
lettres fait place aux inter-relations sonores, le langage lui-meme 



ce sont les choses qui recoivent d'abord une historicite propre, et l'homme qui 
s'approprie cette historicite dans un second temps (380-381) ; tantot, en un sens plus 
large, ce sont les « configurations » qui changent d'abord, puis leur « mode d'etre » 
(233). 

7. MC, 268. 



135 



FOUCAULT 

ne se definissant plus par ses designations et significations, mais 
renvoyant a des « vouloirs collectifs » (Bopp, Schlegel). II n'y a 
plus seulement force de travail producteur, mais des conditions 
de production d'apres lesquelles le travail lui-meme se rabat sur 
le capital (Ricardo), avant que n'apparaisse l'inverse, le rabat- 
tement du capital sur le travail extorque (Marx). Partout le 
compare remplace le general cher au XVll e siecle : une anatomie 
comparee, une philologie comparee, une economie comparee. 
Partout c'est le Pli qui domine maintenant, suivant la terminolo- 
gie de Foucault, deuxieme aspect de la pensee operatoire qui 
s'incarne dans la formation du XlX e siecle. Les forces dans 
l'homme se rabattent ou se plient sur cette nouvelle dimension 
de finitude en profondeur, qui devient alors la finitude de 
rhomme meme. Le pli, dit constamment Foucault, c'est ce qui 
constitue une « epaisseur », aussi bien un « creux ». 

Pour mieux comprendre comment le pli devient la categorie 
fondamentale, il suffit d'interroger la naissance de la biologic 
On y trouve tout ce qui donne raison a Foucault (et qui vaut 
aussi pour les autres domaines). Lorsque Cuvier distingue 
quatre grands embranchements, il ne definit pas des generalites 
plus vastes que les genres et les classes, mais au contraire des 
fractures qui vont empecher tout continuum d'especes de se 
grouper en termes de plus en plus generaux. Les embranche- 
ments ou plans d'organisation mettent en je,u des axes, des 
orientations, des dynamismes d'apres lesquels le vivant se plie 
de telle ou telle maniere. C'est pourquoi l'ceuvre de Cuvier se 
prolonge dans l'embryologie comparee de Baer, d'apres les 
plissements des feuillets germinatifs. Et, quand Geoffroy 
Saint-Hilaire oppose aux plans d'organisation de Cuvier l'idee 
d'un seul et meme plan de composition, c'est encore une 
methode de pliage qu'il invoque : on passera du vertebre au 
cephalopode, si Ton rapproche les deux parties de l'epine du 
dos de vertebre, si Ton ramene sa tete vers les pieds, son bassin 
vers sa nuque... 8 . Si Geoffroy appartient au meme « sol archeo- 
logique » que Cuvier (conformement a la methode d' analyse des 
enonces de Foucault), c'est parce que tous deux invoquent le 



8. Geoffroy Saint-Hilaire, Principes de phihsophie zoologique (qui contient la polemi- 
que avec Cuvier sur le pliage). 

136 



ANNEXE 

pli, l'un comme une troisieme dimension qui rend impossible 
le passage en surface d'un type a l'autre, l'autre comme une 
troisieme dimension qui opere les passages en profondeur. Et 
encore Cuvier, Geoffroy et Baer ont-ils en commun de resister 
a l'evolutionnisme. Mais Darwin fondera la selection naturelle 
sur l'avantage du vivant, dans un milieu donne, a faire diverger 
les caracteres et creuser les differences. C'est parce qu'ils se 
plient de diverses manieres (tendance a diverger), qu'un 
maximum de vivants pourront survivre dans un meme lieu. Si 
bien que Darwin appartient encore au meme sol que Cuvier, par 
opposition avec Lamarck, dans la mesure ou il fonde son 
evolutionnisme sur l'impossibilite d'une mise en convergence et 
1'effondrement d'un continuum seriel . 

Si le pli et le depli animent non seulement les conceptions de 
Foucault, mais son style meme, c'est parce qu'ils constituent 
une archeologie de la pensee. On s'etonnera moins peut-etre 
que Foucault rencontre Heidegger precisement sur ce terrain. 
II s'agit d'une rencontre plus que d'une influence, dans la 
mesure ou le pli et le depli ont chez Foucault une origine, un 
usage, une destination tres differents de ceux de Heidegger. 
Selon Foucault, il s'agit d'un rapport de forces, ou des forces 
regionales affrontent tantot des forces d'elevation a l'infini 
(depli), de maniere a constituer une forme-Dieu, tantot des 
forces de finitude (pli), de maniere a constituer une forme- 
Homme. C'est une histoire nietzscheenne plutot que heidegge- 
rienne, une histoire rendue a Nietzsche, ou rendue a la vie. « II 
n'y a d'etre que parce qu'il y a vie... L'experience de la vie se 
donne done comme la loi la plus generale des etres... mais cette 
ontologie devoile moins ce qui fonde les etres que ce qui les 
porte un instant a une forme precaire... » . 



9. Sur la grande « coupure » operee par Cuvier, Lamarck appartenant encore a 
l'histoire naturelle classique, tandis que Cuvier rend possible une Histoire du vivant 
qui se manifestera avec Darwin : MC, 287-289, et 307 (« l'evolutionnisme constitue 
une theorie biologique, dont la condition de possibilite fut une biologie sans evolution, 
celle de Cuvier »). 

10. MC, 291 (ce texte, qui survient a propos de la biologie du XLX C , nous semble 
avoir une plus grande portee et exprimer un aspect constant de la pensee de Foucault). 



137 



FOUCAULT 



III. Vers une formation de l'avenir ? 



Que toute forme soit precaire est evident, puisqu'elle depend 
des rapports de forces et de leurs mutations. On defigure 
Nietzsche quand on en fait le penseur de la mort de Dieu. C'est 
Feuerbach le dernier penseur de la mort de Dieu : il montre 
que, Dieu n'ayant jamais ete que le depli de l'homme, l'homme 
doit plier et replier Dieu. Mais, pour Nietzsche, c'est une vieille 
histoire ; et comme les vieilles histoires ont pour propre de 
multiplier leurs variantes, Nietzsche multiplie les versions de la 
mort de Dieu, toutes comiques ou humoristiques, comme 
autant de variations sur un fait acquis. Mais ce qui l'interesse, 
c'est la mort de l'homme. Tant que Dieu existe, c'est-a-dire tant 
que la forme-Dieu fonctionne, l'homme n'existe pas encore. 
Mais, quand la forme-Homme apparait, elle ne le fait qu'en 
comprenant deja la mort de l'homme, de trois manieres au 
moins. D'une part, ou l'homme pourrait-il trouver le garant 
d'une identite, en l'absence de Dieu? 11 . D'autre part, la 
forme-Homme ne s'est elle-meme constitute que dans les plis 
de la finitude : elle met la mort dans l'homme (et, nous l'avons 
vu, moins a la maniere de Heidegger qu'a la maniere de Bichat, 
qui pensait la mort sur le mode d'une « mort violente » ). 
Enfin, les forces de finitude elles-memes font que 1'homme 
n'existe qu'a travers la dissemination des plans d'organisation 
de vie, la dispersion des langues, la disparite des modes de 
production, qui impliquent que la seule « critique de la connais- 
sance » est une « ontologie de l'aneantissement des etres » (non 
settlement la paleontologie, mais l'ethnologie) 13 . Mais que veut 
dire Foucault quand il dit que, sur la mort de l'homme, il n'y 
a pas de quoi pleurer 14 ? En effet, cette forme a-t-elle ete 



11. C'est le point sur lequel insiste Klossowski dans Nietzsche et le cercle vtcieux, 
Mercure de France. 

12. C'est Bichat, nous l'avons vu, qui rompt avec la conception classique de la mort, 
comme instant decisif insecable (la formule de Malraux reprise par Sartre, la mort c'est 
ce qui « transforme la vie en destin », appartient encore a la conception classique). Les 
trois grandes nouveautes de Bichat, c'est poser la mort comme coextensive a la vie, en 
faire le resultat global de morts partielles, et surtout prendre pour modele la « mort 
violente » au lieu de la « mort naturelle » (sur les raisons de ce dernier point, cf. 
Recberches pbysiologiques sur la vte et la mort, Gauthier-Villars, 160-166). Le livre de 
Bichat est le premier acte d'une conception moderne de la mort. 

13. Cf. MC, 291. 

14. QA, 101 : « retenons nos larmes... » 



138 



annexe 



bonne ? A-t-elle su enrichir ou meme preserver les forces dans 
l'homme, force de vivre, force de parler, force de travailler? 
A-t-elle epargne aux hommes existants la mort violente ? La 
question toujours reprise est done celle-ci : si les forces dans 
l'homme ne composent une forme qu'en entrant en rapport 
avec des forces du dehors, avec quelles nouvelles forces ris- 
quent-elles d'entrer en rapport maintenant, et quelle nouvelle 
forme peut-il en sortir qui ne soit plus Dieu ni l'Homme ? C'est 
la position correcte du probleme que Nietzsche appelait « le 
surhomme ». 

C'est un probleme dans lequel on ne peut que se contenter 
d'indications tres discretes, a moins de tomber dans la bande 
dessinee. Foucault est comme Nietzsche, il ne peut indiquer que 
des ebauches, au sens embryologique, non encore fonctionnel- 
les 15 . Nietzsche disait : l'homme a emprisonne la vie, le sur- 
homme est ce qui libere la vie dans l'homme meme, au profit 
d'une autre forme... Foucault donne une indication tres cu- 
rieuse : s'il est vrai que la linguistique du XlX e siecle humaniste 
s'est constitute sur la dissemination des langues, comme con- 
dition d'un « nivellement du langage » au titre d'objet, un 
contrecoup s'est ebauche, dans la mesure ou la litterature 
prenait une toute nouvelle fonction, qui consistait au contraire 
a « rassembler » le langage, a faire valoir un « etre du langage » 
au-dela de ce qu'il designe et signifie, au-dela des sons memes l6 . 
Ce qui est curieux, c'est que Foucault donne ici au langage, dans 
sa belle analyse de la litterature moderne, un privilege qu'il 
refuse a la vie et au travail : il pense que la vie et le travail, 
malgre leur dispersion concomitante a celle du langage, 
n'avaient pas perdu le rassemblement de leur etre . II nous 
semble pourtant que, dans leur dispersion respective, le travail, 
la vie n'ont pu se rassembler chacun que dans une sorte de 
decrochage, par rapport a l'economie ou a la biologie, exacte- 
ment comme le langage n'a pu acceder au rassemblement que 
dans le decrochage de la litterature par rapport a la linguistique. 



15. MC, 397-398. 

16. MC, 309, 313, 316-318, 395-397 (sur les caracteres de la litterature moderne 
comme « experience de la mort..., de la pensee impensable..., de la repetition..., de la 
finitude... »). 

17. Sur les raisons de cette situation speciale du langage selon Foucault, MC, d une 
part 306-307, d'autre pan 315-316. 

139 



FOUCAULT 



II a fallu que la biologie saute dans la biologie moleculaire, ou 
que la vie dispersee se rassemble dans le code genetique. II a 
fallu que le travail disperse se rassemble ou se regroupe dans les 
machines de troisieme espece, cybernetiques et informatiques. 
Quelles seraient les forces en jeu, avec lesquelles les forces dans 
rhomme entreraient alors en rapport ? Ce ne serait plus l'ele- 
vation a l'infini, ni la finitude, mais un fini-illimite, en appelant 
ainsi toute situation de force ou un nombre fini de composants 
donne une diversite pratiquement illimitee de combinaisons. Ce 
ne serait ni le pli ni le depli qui constituerait le mecanisme 
operatoire, mais quelque chose comme le Surpli, dont temoi- 
gnent les plissements propres aux chaines du code genetique, 
les potentialites du silicium dans les machines de troisieme 
espece, autant que les contours de la phrase dans la litterature 
moderne, quand le langage « n'a plus qu'a se recourber dans un 
perpetuel retour sur soi ». Cette litterature moderne qui creuse 
une « langue etrangere dans la langue », et qui, a travers un 
nombre illimite de constructions grammaticales superposees, 
tend vers une expression atypique, agrammaticale, comme vers 
la fin du langage (on y marquerait, entre autres et par exemple, 
le livre de Mallarme, les repetitions de Peguy, les souffles 
d'Artaud, les agrammaticalites de Cummings, les pliures de 
Burroughs, cut-up et fold-in, mais aussi les proliferations de 
Roussel, les derivations de Brisset, les collages de Dada...). Et 
le fini-illimite ou le surpli, n'est-ce pas ce que Nietzsche tracait 
deja, sous le nom d'eternel retour ? 

Les forces dans l'homme entrent en rapport avec des forces 
du dehors, celles du silicium qui prend sa revanche sur le 
carbone, celles des composants genetiques qui prennent leur 
revanche sur l'organisme, celles des agrammaticaux qui pren- 
nent leur revanche sur le signifiant. A tous ces egards, il faudrait 
etudier les operations de surpli, dont la « double helice » est le 
cas le plus connu. Qu'est-ce que le surhomme ? C'est le com- 
pose formel des forces dans l'homme avec ces nouvelles forces. 
C'est la forme qui decoule d'un nouveau rapport de forces. 
L'homme tend a liberer en lui la vie, le travail et le langage. Le 
surhomme, c'est, suivant la formule de Rimbaud, l'homme 
charge des animaux meme (un code qui peut capturer des 
fragments d'autres codes, comme dans les nouveaux schemas 
devolution laterale ou retrograde). C'est l'homme charge des 



140 



ANNEXE 

roches elles-memes, ou de l'inorganique (la ou regne le sili- 
cium). C'est Thomme charge de l'etre du langage (de « cette 
region informe, muette, insignifiante, ou le langage peut se 
liberer » meme de qu'il a a dire) 18 . Comme dirait Foucault, le 
surhomme est beaucoup moins que la disparition des hommes 
existants, et beaucoup plus que le changement d'un concept : 
c'est l'avenement d'une nouvelle forme, ni Dieu ni l'homme, 
dont on peut esperer qu'elle ne sera pas pire que les deux 
precedentes. 



18. MC, 395. La lettre de Rimbaud n'invoque pas seulement le langage ou la 
litterature, mais les deux autres aspects : l'homme de l'avenir est charge de la langue 
nouvelle, mais aussi des animaux meme, et de Finforme (A Paul Demeny, Pleiade, 
255). 



141 



table 



AVANT-PROPOS 7 

DE L'ARCHIVE AU DIAGRAMME 

Un NOUVEL ARCHIVISTE (« Archeologie du sa- 

voir») 11-30 

Un nouveau cartographe (« Surveiller et pu- 

nir») 31-51 

TOPOLOGIE : « PENSER AUTREMENT » 

LES STRATES OU FORMATIONS HISTORIQUES : LE VISI- 
BLE et l*enonc;able (Savoir) 55-75 

LES STRATEGIES OU LE NON-STRATIFIE : LA PENSEE 

DU DEHORS (Pouvoir) 77-99 

les plissements, ou le dedans de la pensee (sub- 
jectivation) 101-130 

ANNEXE — Sur la mort de l'homme et le surhomme 131-141 



r 



CET OUVRAGE A ETE ACHEVE DTMPRIMER 

LE SIX AVRIL DEUX MILLE QUATRE DANS LES 

ATELIERS DE NORMANDIE ROTO IMPRESSION S.A.S. 

A LONRAI (61250) (FRANCE) 

N° D'EDITEUR : 3977 

N° D'IMPRIMEUR : 040639 



Depot legal : mai 2004 



GlLLES DELEUZE 

Foucault 



Comment Foucault definit-il « voir » et « parler », de maniere a 
constituer une nouvelle comprehension du Savoir? Qu'est-ce 
qu'un « enonce », a cet egard, dans sa difference avec les mots, 
ies phrases et les propositions ? 

Comment Foucault determine-t-il les rapports de forces, de 
maniere a constituer une nouvelle conception du Pouvoir ? 
Pourquoi faut-il un troisieme axe, qui permette de « franchir la 
ligne » ? Quelle est cette Ligne du Dehors tou jours invoquee par 
Foucault ? Quel en est le sens politique, litteraire, philoso- 
phique ? 

En quoi la « mort de l'homme » est-elle un evenement qui nest 
ni triste ni catastrophique, mais une mutation dans les choses 
et la pensee ? 

Ce livre se propose d'analyser ces questions et r£ponses de 
Foucault, qui forment une des plus grandes philosophies du 
xx e siecle, ouvrant un avenir du langage et de la vie. 

« Gilles Deleuze a 6crit un texte purificateur. II balaie les betises et les 
miasmes, 6claire comme au laser les points strat£giques. Un texte 
decisif : il donne a saisir la pens£e-Foucault dans sa coherence totale, et 
a entrevoir sa plus grande amplitude. Que ce soit pour le soutenir ou le 
combattre, il ne sera plus possible de lire Foucault sans s'y r£fe>er |...| II 
y a, au-dela de leur complicity amicale, tout autre chose : un jeu 
r£ciproque de provocation a penser, une facon tres inattendue de se 
repondre, bref, un fort singulier dialogue dont I'histoire de la philoso- 
phic semble-t-il, n'offre pas d'exemple. » 

Roger-Pol Droit, Le Monde 



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Gilles Deleuze 

Foucault 



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Isbn 2-7073-1883-3 



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Photo : Helene Bamberger 



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