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DU MEME AUTEUR
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n
Presentation de Sacher-Masoch, 1967
Spinoza et le probleme de ^expression, 1968
logique du sens, 1969
L'ANTI-OEDIPE (avec Felix Guattari), 1972
KAFKA - Pour une litterature mineure (avec Felix Guattari), 1975
RHIZOME (avec Felix Guattari), 1976 (repris dans Mille plateaux)
Superpositions (avec Carmelo Bene), 1979
MlLLE PLATEAUX (avec Felix Guattari), 1980
Spinoza - Philosophie pratique, 1981
Cinema 1 - L'image-mouvement, 1983
Cinema 2 - L'imagetemps, 1985
Foucault, 1986
PERICLES ET VERDI. La philosophie de Francois Chatelet, 1988
LE PLI. Leibniz et le baroque, 1988
Pourparlers, 1990
QUEST-CE QUE LA PHILOSOPHIE ? (avec Felix Guattari), 1991
L'EPUISE {in Samuel Beckett, Quad), 1992
Critique et clinique, 1993
L'iLE DESERTE ET AUTRES TEXTES. Textes et entretiens 1953-1974
(edition preparee par David Lapoujade), 2002
DEUX REGIMES DE FOUS. Textes et entretiens 1975-1995
(edition preparee par David Lapoujade), 2003
AuxP.U.F.
empirisme et subjectiv7te, 1953
Nietzsche et la philosophie, 1962
La philosophie de Kant, 1963
PROUST ET LES SIGNES, 1964 - ed. augmentee, 1970
Nietzsche, 1965
Le Bergsonisme, 1966
Difference et repetition, 1969
Aux Editions Flammarion
DIALOGUES (en collaboration avec Claire Parnet), 1977
Aux Editions du Seuil
Francis Bacon : logique de la sensation, (1981), 2002
GlLLES DELEUZE
Foucault
^m
les Editions de minuit
A Daniel Defert
© 1986/2004 by Les Editions de Minuit
7, rue Bernard-Palissy, 75006 Paris
www.leseditionsdeminuit . f r
En application de la loi du 1 1 mars 1957, il est interdit de reproduire
integralement ou partiellement le present ouvrage sans autorisation de l'editeur
ou du Centre fran^ais d' exploitation du droit de copie,
20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.
ISBN 2-7073-1883-3
Avant-propos
Ce sont six etudes, relativement independantes.
Les deux premieres ont d'abord paru dans la revue Critique
n° 274, et n° 343. Elles sont reprises ici, modifiees et augmen-
tees.
Les textes cites de Michel Foucault le sont sous les abrevia-
tions suivantes :
HF : Histoire de la folie a I' age classique, Plon, 1961, puis
Gallimard (nous nous reportons a cette derniere edition).
RR : Raymond Roussel, Gallimard, 1963.
NC : Naissance de la clinique, P.U.F., 1963.
MC : Les mots et les choses, Gallimard, 1966.
PDD : « La pensee du dehors », Critique, juin 1966.
QA : « Qu'est-ce qu'un auteur ? », Bulletin de la Societe
francaise de philosophie, 1969.
AS : L'arcbeologie du savoir, Gallimard, 1969.
GL : Preface a La grammaire logique de Jean-Pierre Brisset,
Tchou, 1970.
OD : L'ordre du discours, Gallimard, 1971.
NGH : Nietzsche, la genealogie, I'histoire, in « Hommage a Jean
Hyppolite», P.U.F., 1971.
CNP : Ceci nest pas une pipe, Fata Morgana, 1973.
MPR : Moi Pierre Riviere..., Gallimard -J ulliard, ouvrage
collectif, 1973.
SP : Surveiller et punir, Gallimard, 1975.
VS : La volonte de savoir (Histoire de la sexualite I),
Gallimard, 1976.
VHI : « La vie des hommes infames », Les cahiers du chemin,
1911.
UP : V usage des plaisirs (Histoire de la sexualite II), Galli-
mard, 1984.
SS : Le souci de soi (Histoire de la sexualite III), 1984.
DE L'ARCHIVE
AU DIAGRAMME
un nouvel archiviste
(« Varcheologie du savoir »)
Un nouvel archiviste est nomme dans la ville. Mais est-il a
proprement parler nomme ? N'est-ce pas sur ses propres ins-
tructions qu'il agit ? Des gens haineux disent qu'il est le
nouveau representant d'une technologie, d'une technocratic
structurale. D'autres, qui prennent leur betise pour un mot
d'esprit, disent que c'est un suppot d'Hitler ; ou du moins qu'il
offense aux droits de l'homme (on ne lui pardonne pas d'avoir
annonce la « mort de l'homme ») . D'autres disent que c'est un
simulateur qui ne peut s'appuyer sur aucun texte sacre, et qui
ne cite guere les grands philosophes. D'autres, au contraire, sen
disent que quelque chose de nouveau, profondement nouveau,
est ne en philosophic, et que cette ceuvre a la beaute de ce ||
qu'elle recuse : un matin de fete.
Tout commence en tout cas comme dans un reck de Gogol
(plus encore que de Kafka). Le nouvel archiviste annonce qu'il
ne tiendra plus compte que des enonces. II ne s'occupera pas
de ce qui faisait, de mille manieres, le soin des archivistes
precedents : les propositions et les phrases. II negligera la
hierarchie verticale des propositions qui s'etagent les unes sur
les autres, mais aussi la lateralite des phrases ou chacune semble
repondre a une autre. Mobile, il s'installera dans une sorte de
diagonale, qui rendra lisible ce qu'on ne pouvait pas apprehen-
der d'ailleurs, precisement les enonces. Une logique atonale ? II
est normal qu'on ressente une inquietude. Car l'archiviste fait
1. Apres la parution de MC, un psychanalyste procedait a une longue analyse qui
rapprochait ce livre de Mem Kampf. Plus recemment le relais est pris par ceux qui
opposent a Foucault les droits de l'homme...
11
FOUCAULT
expres de ne pas donner d'exemples. II considere qu'il n'a pas
cesse d'en donner naguere, meme s'il ne savait pas lui-meme,
a ce moment-la, que c'etaient des exemples. Maintenant, le seul
exemple formel qu'il analyse est fait expres pour inquieter : une
serie de lettres que je trace au hasard, ou que je recopie dans
l'ordre ou elles sont sur le clavier d'une machine a ecrire. « Le
clavier d'une machine a ecire n'est pas un enonce; mais cette
meme serie de lettres, A, Z, E, R, T, enumeree dans un manuel
de dactylographie, est l'enonce de l'ordre alphabetique adopte
par les machines franchises » . De telles multiplicites n'ont
aucune construction linguistique reguliere ; ce sont pourtant des
enonces. Azert ? Habitue aux autres archivistes, chacun se
demande comment, dans ces conditions, il est capable de
produire des enonces.
D'autant que Foucault explique que les enonces sont essen-
tiellement rares. Non seulement en fait, mais en droit : ils sont
inseparables d'une loi et d'un effet de rarete. C'est meme un des
traits qui les opposent aux propositions et aux phrases. Car, des
propositions, on peut toujours en concevoir autant qu'on veut,
autant qu'on aurait pu en exprimer les unes « sur » les autres
conformement a la distinction des types ; et la formalisation
comme telle n'a pas a distinguer le possible et le reel, elle fait
foisonner des propositions possibles. Quant a ce qui est reelle-
ment dit, sa rarete de fait vient de ce qu'une phrase en nie
d'autres, en empeche d'autres, contredit ou refoule d'autres
phrases ; si bien que chaque phrase est encore engrossee de tout
ce qu'elle ne dit pas, d'un contenu virtuel ou latent qui en
multiplie le sens, et qui s'offre a ['interpretation, formant un
« discours cache », veritable richesse en droit. Une dialectique
des phrases est toujours soumise a la contradiction, ne serait-ce
que pour la surmonter ou pour l'approfondir ; une typologie des
propositions est soumise a l'abstraction, qui fait correspondre a
chaque niveau un type superieur a ses elements. Mais la
contradiction et l'abstraction sont les procedes du foisonnement
des phrases et des propositions, comme la possibility d'opposer
toujours une phrase a une phrase, ou de former toujours une
proposition sur une proposition. Les enonces, au contraire, sont
inseparables d'un espace de rarete dans lequel ils se distribuent,
2. AS, 114.
12
UN NOUVEL ARCHIVISTE
d'apres un principe de parcimonie ou meme de deficit. II n'y a
ni possible ni virtuel dans le domaine des enonces, tout y est
reel, et toute realite y est manifeste ; seul compte ce qui a ete
formule, la, a tel moment, et avec telles lacunes, tels blancs. II
est certain pourtant que les enonces peuvent s'opposer, et se
hierarchiser en niveaux. Mais, dans deux chapitres, Foucault
montre avec rigueur que les contradictions d'enonces n'existent
que par une distance positive mesurable dans l'espace de rarete,
et que les comparaisons d'enonces se rapportent a une diago-
nale mobile qui permet, dans cet espace, de confronter directe-
ment un meme ensemble a des niveaux differents, mais aussi
de choisir directement a un meme niveau certains ensembles
sans tenir compte des autres qui en font cependant partie (et
qui supposeraient une autre diagonale) 3 . C'est l'espace rarefie
qui permet ces mouvements, ces transports, ces dimensions et
decoupages inusites, cette « forme lacunaire et dechiquetee »
qui fait qu'on s'etonne, en matiere d'enonces, de ce que non
seulement peu de choses sont dites, mais « peu de choses
peuvent etre dites » 4 . Quelles vont etre les consequences de cette
transcription de la logique dans l'element de la rarete ou de la
dispersion, qui n'a rien a voir avec le negatif, et forme au
contraire la « positivite » prop re aux enonces ?
Mais aussi Foucault se fait plus rassurant : s'il est vrai que les
enonces sont rares, essentiellement rares, il n'y a nul besoin
d'originalite pour en produire. Un enonce represente toujours
une emission de^singularites, de points singuliers qui se distri-
buent dans un espace correspondant. Les formations et trans-
formations de ces espaces eux-memes posent, nous le verrons,
des problemes topologiques qui s'expriment tres mal en termes
de creation, commencement ou fondement. A plus forte raison,
dans un espace considere, il importe fort peu qu'une emission
se fasse pour la premiere fois, ou bien soit une reprise, une
reproduction. Ce qui compte est la regularite de l'enonce : non
pas une moyenne, mais une courbe. L'enonce en effet ne se
3. AS, IV 1 panic, ch. 3 et 4. Foucault remarquc que, dans MC, il s'est intercsse a
trois formations de meme niveau, Histoirc naturelle, Analyse des richesscs, Gram-
maire gencrale; mais qu'il aurait pu considerer d'autres formations (critique biblique,
rhetorique, histoire...) ; quitte a decouvrir « un rescau interdiscursif qui ne se super-
poserait au premier, mais le croiserait en certains points » (208).
4. AS, 157.
13
FOUCAULT
confond pas avec 1'emission de singularites qu'il suppose, mais
avec 1'allure de la courbe qui passe a leur voisinage, et plus
generalement avec les regies du champ ou elles se distribuent
et se reproduisent. C'est cela, une regularite enonciative.
« L'opposition originalite-banalite n'est done pas pertinente :
entre une formulation initiale et la phrase qui, des annees, des
siecles plus tard, la repete plus ou moins exactement, [la
description archeologique] n'etablit aucune hierarchie de va-
leur ; elle ne fait pas de difference radicale. Elle cherche seule-
ment a etablir la regularite des enonces » 5 . La question de
l'originalite se pose d'autant moins que celle de l'origine ne se
pose pas du tout. II n'y a pas besoin d'etre quelqu'un pour
produire un enonce, et l'enonce ne renvoie a aucun cogito, ni
sujet transcendantal qui le rendrait possible, ni Moi qui le
prononcerait pour la premiere fois (ou le re-commencerait), ni
Esprit du Temps qui le conserverait, le propagerait et le
recouperait 6 . II y a bien des « places » de sujet pour chaque
enonce, d'ailleurs tres variables. Mais, precisement parce que
des individus differents peuvent y venir, dans chaque cas,
l'enonce est l'objet specifique d'un cumul d'apres lequel il se
conserve, se transmet ou se repete. Le cumul est comme la
constitution d'un stock, il n'est pas le contraire de la rarete, mais
un effet de cette meme rarete. Aussi remplace-t-il les notions
d'origine, et de retour a l'origine : comme le souvenir bergso-
nien, l'enonce se conserve en soi, dans son espace, et vit pour
autant que cet espace dure ou est reconstitue.
Autour d'un enonce, nous devons distinguer trois cercles
comme trois tranches d'espace. D'abord un espace collateral,
associe ou adjacent, forme par d'autres enonces qui font partie
du meme groupe. La question de savoir si c'est l'espace qui
definit le groupe, ou, au contraire, le groupe d 'enonces qui
definit l'espace, a peu d'interet. II n'y a ni espace homogene
indifferent aux enonces, ni enonces sans localisation, les deux
se confondant au niveau des regies de formation. L'important,
c'est que ces regies de formation ne se laissent reduire ni a des
axiomes, comme pour les propositions, ni a un contexte, comme
pour les phrases. Des propositions renvoient verticalement a
5. AS, 188 (et sur l'assimilation enonce-courbe, 109).
6. AS, 207 (notamment la critique de la Weltanschauung).
14
UN NOUVEL ARCHIVISTE
des axiomes de niveau superieur, qui determinent des cons-
tantes intrinseques et definissent un systeme homogene. C'est
meme une des conditions de la linguistique, d'etablir de tels
systemes homogenes. Quant aux phrases, elles peuvent avoir un
de leurs membres dans un systeme, un autre dans un autre
systeme, en fonction de variables exterieures. Tout autre est
l'enonce : il est inseparable d'une variation inherente par la-
quelle nous ne sommes jamais dans un systeme, mais ne cessons
de passer d'un systeme a l'autre (meme a l'interieur d'une
meme langue). L'enonce n'est ni lateral ni vertical, il est trans-
versal, et ses regies sont de meme niveau que lui. Peut-etre
Foucault et Labov sont-ils proches l'un de l'autre, notamment
quand Labov montre comment un jeune Noir ne cesse de passer
d'un systeme « black english » a un systeme « americain stan-
dard », et inversement, sous des regies elles-memes variables ou
facultatives qui permettent de definir des regularites, non des
homogeneites 7 . Meme quand ils semblent operer dans une
meme langue, les enonces d'une formation discursive passent de
la description a l'observation, au calcul, a l'institution, a la
prescription, comme par autant de systemes ou de langues 8 . Ce
qui « forme » un groupe ou une famille d'enonces, ce sont done
des regies de passage ou de variation, de meme niveau, qui font
de la « famille » comme telle un milieu de dispersion et d'he-
terogeneite, le contraire d'une homogeneite. Tel est l'espace
associe ou adjacent : chaque enonce est inseparable des enonces
heterogenes auxquels il est lie par des regies de passage (vec-
teurs). Et non seulement ainsi chaque enonce est inseparable
d'une multiplicite « rare » et reguliere a la fois, mais chaque
enonce est une multiplicite : une multiplicite et non pas une
structure ou un systeme. Topologie des enonces qui s'oppose a
7. Cf. Labov, Sociolinguistique, Ed. de Minuit, 262-265. Ce qui est essentiel chez
Labov, c'est l'idee de regies sans constante ni homogeneite. Nous pourrions invoquer
un autre exemple, plus proche des recherches ulterieures de Foucault : lorsque
Krafft-Ebing fait sa grande compilation des perversions sexuelles, Psychopathia sexualis,
les phrases allemandes component des segments en latin, des que l'objet de l'enonce
devient trop cru. II y a perpetuellement passage d'un systeme a l'autre dans les deux
sens. On dira que c'est en raison de circonstances ou de variables exterieures (pudeur,
censure) ; et c'est vrai du point de vue de la phrase. Mais, du point de vue de l'enonce,
les enonces de sexualite chez Krafft-Ebing sont inseparables d'une variation propre-
ment inherente. II ne serait pas difficile de montrer que tout enonce est dans ce cas.
8. AS, 48 (l'exemple des enonces medicaux au XLX e siecle).
15
FOUCAULT
la typologie des propositions comme a la dialectique des
phrases. Nous croyons qu'un enonce, une famille d'enonces,
une formation discursive, selon Foucault, se definit d'abord par
des lignes de variation inherente ou par un champ de vecteurs
qui se distribuent dans l'espace associe : c'est l'enonce comme
sjonction primitive, ou le premier sens de « regularite ».
La seconde tranche d'espace, c'est l'espace correlatif, qu'on ne
confondra pas avec l'associe. Cette fois, il s'agit du rapport de
l'enonce, non plus avec d'autres enonces, mais avec ses sujets,
ses objets, ses concepts. II y a des chances pour que Ton
decouvre ici de nouvelles differences entre l'enonce d'une part,
et d 'autre part les mots, les phrases ou les propositions. Les
phrases en effet renvoient a un sujet dit d'enonciation, qui
semble avoir le pouvoir de faire commencer le discours : il s'agit
du JE comme personne linguistique irreductible au IL, meme
quand il n'est pas explicitement formule, le « Je » comme
embrayeur ou sui-referentiel. La phrase est done analysee du
double point de vue de la constante intrinseque (la forme du
Je), et des variables extrinseques (celui qui dit Je venant remplir
la forme). II en est tout autrement pour l'enonce : celui-ci ne
renvoie pas a une forme unique, mais a des positions intrinse-
ques tres variables qui font partie de l'enonce meme. Par
exemple, si un enonce « litteraire » renvoie a un auteur, une
lettre anonyme renvoie aussi a un auteur, mais en un tout autre
sens, et une lettre ordinaire renvoie a un signataire, un contrat
renvoie a un garant, une aftiche a un redacteur, un recueil a un
compilateur ... Or tout cela fait partie de l'enonce, bien que cela
ne fasse pas partie de la phrase : c'est une fonction derivee de
la primitive, une fonction derivee de l'enonce. Le rapport de
l'enonce a un sujet variable constitue lui-meme une variable
intrinseque de l'enonce. « Longtemps je me suis couche de
bonne heure... » : la phrase est la meme, mais l'enonce n'est pas
le meme, suivant qu'on la rapporte a un sujet quelconque, ou
a l'auteur Proust qui commence ainsi la Recherche et qui
l'attribue a un narrateur. Bien plus, done, un meme enonce peut
avoir plusieurs positions, plusieurs places de sujet : un auteur
et un narrateur, ou bien un signataire et un auteur, comme dans
le cas d'une lettre de Mme de Sevigne (le destinataire n'etant
9. QA, 83. Et AS, 121-126 (notamment le cas des enonces scientifiques).
16
UN NOUVEL ARCHIVISTE
pas le meme dans les deux cas), ou bien un rapporteur et un
rapporte, comme dans le discours indirect (et surtout dans le
discours indirect libre ou les deux positions de sujet s'insinuent
l'une dans l'autre). Mais toutes ces positions ne sont pas les
figures d'un Je primordial dont l'enonce deriverait : au con-
traire, elles derivent de l'enonce lui-meme, et a ce titre sont les
modes dune « non-personne », d'un « IL » ou d'un « ON », « II
parle », « On parle », qui se specifie d'apres la famille d'enon-
ces. Foucault rejoint Blanchot qui denonce toute personnologie
linguistique, et situe les places de sujet dans Tepaisseur d'un
murmuie anonyme. C'est dans ce murmure sans commence-
ment ni fin que Foucault voudra prendre place, la ou les
enonces lui en assignent une 10 . Et peut-etre ce sont les enonces
les plus emouvants de Foucault.
On en dira autant pour les objets et les concepts de l'enonce.
Une proposition est censee avoir un referent. C'est-a-dire que
la reference ou l'intentionalite est une constante intrinseque de
la proposition, tandis que l'etat de choses qui vient (ou non) la
remplir est une variable extrinseque. Mais il n'en est pas de
meme pour l'enonce : celui-ci a un « objet discursif » qui ne
consiste nullement en un etat de choses vise, mais derive au
contraire de l'enonce meme. C'est un objet derive qui se definit
precisement a la limite des lignes de variation de l'enonce
comme fonction primitive. Aussi ne sert-il a rien de distinguer
des types d'intentionalite differents, dont les uns pourraient
etre remplis par des etats de choses, et dont les autres reste-
raient vides, etant alors fictifs ou imaginaires en general (j'ai
rencontre une licorne), ou meme absurdes en general (un cercle
carre). Sartre disait que, a la difference des elements hypnago-
giques constants et du monde commun de la veille, c'est chaque
reve, chaque image de reve, qui avait son monde specifique n .
Les enonces de Foucault sont comme des reves : chacun a son
objet propre, ou s'entoure d'un monde. Ainsi « La montagne
d'or est en Californie » est bien un enonce : il n'a pas de
referent, et pourtant il ne suffit pas d'invoquer une intentiona-
10. Ainsi le debut de OD. Le « on parle », chez Foucault se presente dans MC
comme « l'etre du langage », et dans AS comme « II y a du langage ». On se reportera
aux textes de Blanchot sur le « il » (notamment La part du feu, Gallimard, 29) et le
« on » (notamment L'espace litteraire, Gallimard, 160-161).
11. Sartre, L'imaginaire, Gallimard, 322-323.
17
FOUCAULT
lite vide ou tout est permis (la fiction en general). Cet enonce,
« La montagne d'or... », a bien un objet discursif, a savoir le
monde imaginaire determine qui « autorise ou non une pareille
fantaisie geologique et geographique » (on comprendra mieux
si Ton invoque « Un diamant gros comme le Ritz », qui ne
renvoie pas a la fiction en general, mais au monde tres parti-
culier dont s'entoure un enonce de Fitzgerald, dans son rapport
avec d'autres enonces du meme auteur qui constituent une
« famille ») 12 . Enfin, la meme conclusion vaut pour les con-
cepts : un mot a bien un concept comme signifie, c'est-a-dire
comme variable extrinseque, auquel il se rapporte en vertu de
ses signifiants (constante intrinseque). Mais, la encore, il n'en
est plus de meme pour l'enonce. Celui-ci possede ses concepts
ou plutot ses « schemes » discursifs propres, a l'entrecroisement
des systemes heterogenes par lesquels il passe comme fonction
primitive : par exemple, les groupements et distinctions varia-
bles de symptomes dans les enonces medicaux, a telle ou telle
epoque ou dans telle formation discursive (ainsi la manie au
XVII e siecle, puis au XlX e , l'emergence de la monomanie...) 13 .
Si les enonces se distinguent des mots, phrases ou proposi-
tions, c'est parce qu'ils comprennent en soi, comme leurs
« derivees », et les fonctions de sujet, et les fonctions d 'objet,
et les fonctions de concept. Precisement, sujet, objet, concept
ne sont que des fonctions derivees de la primitive ou de
l'enonce. Si bien que l'espace correlatif est l'ordre discursif des
places ou positions de sujets, d'objets et de concepts dans une
famille d'enonces. C'est le second sens de « regularite » : ces
diverses places representent des points singuliers. Au systeme
des mots, phrases et propositions, qui procede par constante
intrinseque et variable extrinseque, s'oppose done la multipli-
city des enonces, qui procede par variation inherente et par
variable intrinseque. Ce qui semble l'accident, du point de vue
des mots, des phrases et des propositions, devient la regie, du
point de vue des enonces. Foucault fonde ainsi une nouvelle
pragmatique.
12. AS, 118 (La montagne d'or...).
13. Sur les « schemes preconceptuels », AS, 80-81. Sur l'exemple des maladies de
folie, leur repartition au xvn e siecle, cf . HF, 2 e partie ; l'emergence de la monomanie
au xix*, MPR.
18
UN NOUVEL ARCHIVISTE
Reste la troisieme tranche d'espace qui, elle, est extrinseque :
c'est l'espace complement aire, ou de formations non discursives
(« institutions, evenements politiques, pratiques et processus
economiques »). C'est sur ce point que Foucault ebauche deja
la conception d'une^ philosophic politique. Une institution
comporte elle-meme des enonces, par exemple une constitution,
une charte, des contrats, des inscriptions et enregistrements.
Inversement, des enonces renvoient a un milieu institutional
sans lequel ne pourraient se former ni les objets qui surgissent
en tels lieux de l'enonce, ni le sujet qui parle de telle place (par
exemple, la position de l'ecrivain dans une societe, la position
du medecin a l'hopital ou dans son cabinet, a telle epoque, et
les emergences nouvelles d'objets). Mais, la encore, entre les
formations non discursives d'institutions et les formations
discursives d'enonces, la tentation serait grande d'etablir soit
une sorte de parallelisme vertical comme entre deux expressions
qui se symboliseraient 1'une l'autre (relations primaires d'ex-
pression), soit une causalite horizontale, d'apres laquelle les
evenements et les institutions determineraient les hommes en
tant qu'auteurs supposes d'enonces (relations secondares de
reflexion). La diagonale toutefois impose une troisieme voie :
relations discursives avec les milieux non discursifs, qui ne sont
elles-memes ni interieures ni exterieures au groupe des enonces,
mais qui constituent la limite dont nous parlions tout a l'heure,
1'horizon determine sans lequel tels objets d'enonces ne pour-
raient apparaitre, ni telle place etre assignee dans l'enonce
lui-meme. « Non pas, bien sur, que ce soit la pratique politique
qui depuis le debut du xix e siecle ait impose a la medecine de
nouveaux objets comme les lesions tissulaires ou les correlations
anatomo-pathologiques ; mais elle a ouvert de nouveaux champs
de reperage des objets medicaux (... masse de la population
administrativement encadree et surveillee... grandes armees
populaires... institutions d'assistance hospitaliere en fonction
des besoins economiques de l'epoque et de la position recipro-
que des classes sociales). Ce rapport de la pratique politique au
discours medical, on le voit apparaitre egalement dans le statut
donne au medecin... » 14 .
14. AS, 212-214 (et 62-63).
19
FOUCAULT
Puisque la distinction original-banal n'est pas pertinente, il
appartient a l'enonce de pouvoinetre repete. Une phrase peut
etre recommencee ou re-evoquee, une proposition peut etre
reactualisee, seul « l'enonce a en propre de pouvoir etre re-
pete » . Pourtant, il apparait que les conditions reelles de la
repetition sont tres strictes. II faut qu'il y ait meme espace de
distribution, meme repartition de singularites, meme ordre de
lieux et de places, meme rapport avec un milieu institue : tout
cela constitue, pour l'enonce, une « materialite » qui le rend
repetable. « Les especes changent » n'est pas un meme enonce,
formule dans l'histoire naturelle du XVIII e et dans la biologie du
XlX e . Et meme de Darwin a Simpson il n'est pas sur que
l'enonce reste le meme, suivant que la description pourra mettre
en valeur des unites de mesure, des distances et des distribu-
tions, et aussi des institutions tout a fait differentes. Une meme
phrase-slogan, « Les fous a l'asile ! », peut appartenir a des
formations discursives entierement distinctes, suivant qu'elle
proteste, comme au XVHI e , contre la confusion des prisonniers
avec les fous ; ou reclame, au contraire, comme au XIX e , des
asiles qui separeraient les fous des prisonniers ; ou encore
s'eleve aujourd'hui contre une evolution du milieu hospitalier 16 .
On objectera que Foucault ne fait rien d'autre qu'affiner des
analyses tres classiques portant sur le contexte. Ce serait mecon-
naitre la nouveaute des criteres qu'il instaure, precisement pour
montrer qu'on peut dire une phrase ou formuler une proposi-
tion sans avoir toujours la meme place dans l'enonce correspon-
dant, et sans reproduire les memes singularites. Et si Ton est
amene a denoncer les fausses repetitions en determinant la
formation discursive a laquelle appartient un enonce, on decou-
vrira en revanche entre formations distinctes des phenomenes
d'isomorphisme ou d'isotopie 17 . Quant au contexte, il n'expli-
que rien, parce qu'il n'a pas la meme nature suivant la formation
discursive ou la famille d'enonces consideres l8 .
Si la repetition des enonces a des conditions si strictes, ce
n'est pas en vertu de conditions exterieures, mais de cette
15. AS, 138.
16. HF, 417-418.
17. AS, 210.
18. AS, 129 (recusation du contexte).
20
UN NOUVEL ARCHIVISTE
materialite interne qui fait de la repetition meme la puissance
propre de l'enonce. C'est qu'un enonce se definit toujours par
un rapport specifique avec un autre chose de meme niveau que
lui, c'est-a-dire quelque chose d'autre qui le concerne lui-meme
(et non pas son sens ou ses elements). Cet « autre chose » peut
etre un enonce, en quel cas l'enonce se repete ouvertement.
Mais, a la limite, il est necessairement autre chose qu'un
enonce : c'est un Dehors. C'est la pure emission de singularites
comme points d'indetermination, puisqu'elles ne sont pas
encore determinees et specifiers par la courbe d'enonce qui les
relie et qui prend telle ou telle forme dans leur voisinage.
Foucault montre done qu'une courbe, un graphique, une
pyramide sont des enonces, mais que ce qu'ils representent
n'est pas un enonce. De meme les lettres que je recopie,
AZERT, sont un enonce, bien que ces memes lettres sur le
clavier n'en soient pas un l . On voit, dans ces cas, une repeti-
tion secrete animer l'enonce ; et le lecteur retrouve un theme qui
inspirait les plus belles pages du « Raymond Roussel », sur
« l'infime difference qui induit paradoxalement l'identite ».
L'enonce est en lui-meme repetition, bien que ce qu'il repete
soit « autre chose », qui peut pourtant « lui etre etrangement
semblable et quasi identique ». Alors, le plus grand probleme
pour Foucault serait de savoir en quoi consistent v ces singularites
que l'enonce suppose. Mais « L'archeologie » s'arrete la, et n'a
pas encore a traiter de ce probleme qui deborde les limites du
« savoir ». Les lecteurs de Foucault devinent qu'on entre dans
un nouveau domaine, celui du pouvoir en tant qu'il se combine
avec le savoir. Ce sont les livres suivants qui l'exploreront. Mais
deja nous pressentons qu'AZERT, sur le clavier, est un en-
semble de foyers de pouvoir, un ensemble de rapports de forces
entre les lettres de l'alphabet dans la langue francaise, d'apres
leurs frequences, et les doigts de la main d'apres leurs ecarts.
Dans « Les mots et les choses », explique Foucault, il ne
s'agissait ni de choses ni de mots. Pas davantage d'objet ni de
sujet. Pas davantage de phrases ni de propositions, d'analyse
grammaticale, logique ou semantique. Loin que les enonces
19. AS, 114-117 (et 109).
21
FOUCAULT
soient des syntheses de mots et de choses, loin qu'ils soient des
composes de phrases et de propositions, c'est plutot l'inverse,
ils sont prealables aux phrases ou aux propositions qui les
supposent implicitement, ils sont formateurs de mots et d'ob-
jets. A deux reprises Foucault avoue un repentir : dans
« L'histoire de la folie », il a trop fait appel a une « experience »
de la folie qui s'inscrivait encore dans une dualite entre des etats
de choses sauvages et des propositions ; dans « Naissance de la
clinique », il a invoque un « regard medical », qui supposerait
encore la forme unitaire d'un sujet suppose trop fixe par
rapport a un champ objectif. Toutefois, ces repentirs sont
peut-etre feints. II n'y a pas lieu de regretter l'abandon du
romantisme qui faisait en partie la beaute de « L'histoire de la
folie », au profit d'un nouveau positivisme. Ce positivisme
rarefie, lui-meme poetique, a peut-etre pour effet de reactiver
dans la dissemination des formations discursives ou des enonces
une experience generale qui est toujours celle de la folie, et dans
la variete des lieux au sein de ces formations, une place mobile
qui est toujours celle d'un medecin, clinicien, diagnosticien,
symptomatologiste des civilisations (independamment de toute
Weltanschauung). Et la conclusion de « V archeologie »,
qu'est-elle sinon un appel a une theorie generale des produc-
tions qui doit se confondre avec une pratique revolutionnaire,
ou le « discours » agissant se forme dans l'element d'un « de-
hors » indifferent a ma vie et a ma mort ? Car les formations
discursives sont de veritables pratiques, et leurs langages, au
lieu d'un universel logos, sont des langages mortels, aptes a
promouvoir et parfois a exprimer des mutations.
Voila ce qu'est un groupe d 'enonces, et deja un enonce tout
seul : ce sont des multiplicites. C'est Riemann qui a forme la
notion de « multiplicite », et de genres de multiplicites, en
rapport avec la physique et les mathematiques. L'importance
philosophique de cette notion apparait ensuite chez Husserl
dans Logique formelle et Logique transcendantale, et chez Bergson
dans YEssai (quand Bergson s'efforce de definir la duree comme
un genre de multiplicite qui s'oppose aux multiplicites spatiales,
un peu comme Riemann distinguait des multiplicites discretes
et continues). Mais dans ces deux directions la notion avorta,
soit parce que la distinction des genres venait la cacher en
restaurant un simple dualisme, soit parce qu'elle tendait vers le
22
UN NOUVEL ARCHIVISTE
statut d'un systeme axiomatique, L'essentiel de la notion, c'est
pourtant la constitution d'un substantif tel que « multiple »
cesse d'etre un predicat opposable a l'Un, ou attribuable a un
sujet repere comme un. La multiplicite reste tout a fait indif-
ferente aux problemes traditionnels du multiple et de l'un, et
surtout au probleme d'un sujet qui la conditionnerait, la
penserait, la deriverait d'une origine, etc. II n'y a ni un ni
multiple, ce qui serait, de toute maniere, renvoyer a une
conscience qui se reprendrait dans l'un et se developperait dans
l'autre. II y a seulement des multiplicites rares, avec des points
singuliers, des places vides pour ceux qui viennent un moment
y fonctionner comme sujets, des regularites cumulables, repeta-
bles et qui se conservent en soi. La multiplicite n'est ni axio-
matique ni typologique, mais topologique.cLe livre de Fbucaol^fl
represente le pas le plus decisif dans une theorie- pratique des J_
^multiplicites.* Telle est aussi, d'une autre facon, la voie de
Maurice Blanchot dans la logique de la production litteraire
qu'il elabore : le lien le plus rigoureux entre le singulier, le
pluriel, le neutre et la repetition, de maniere a recuser tout a la
fois la forme d'une conscience ou d'un sujet, et le sans-fond
d'un abime indifferencie. Foucault n'a pas cache la parente qu'il
eprouve a cet egard avec Blanchot. Et il montre que Tessentiel
des debats d'aujourd'hui porte moins sur le structuralisme en
tant que tel, sur l'existence ou non de modeles et de realites
qu'on appelle structures, que sur la place et le statut qui
reviennent au sujet dans des dimensions qu'on suppose ne pas
etre entierement structures . Ainsi, tant qu'on oppose directe-
ment l'histoire a la structure, on peut penser que le sujet garde
un sens comme activite constituante, recueillante, unifiante.
Mais il n'en est plus de meme quand on considere les « epo-
ques » ou formations historiques comme des multiplicites.
Celles-ci echappent au regne du sujet autant qu'a l'empire de
la structure. La structure est propositionnelle, elle a un caractere
axiomatique assignable a un niveau bien determine, elle forme
un systeme homogene, tandis que l'enonce est une multiplicite
qui traverse les niveaux, qui « croise un domaine de structures
et d'unites possibles et qui les fait apparaitre, avec des contenus
concrets, dans le temps et l'espace » 20 . Le sujet est phrasique
20. AS, 115, 259-266.
23
FOUCAULT
ou dialectique, il a le caractere d'une premiere personne avec
laquelle le discours commence, tandis que l'enonce est une
£pnction primitive anonyme qui ne laisse subsisted de sujet qu'a
la troisieme personne, et comme fonction derivee.O)
L'archeologie s 'oppose aux deux principales techniques
employees jusqu'a maintenant par les « archivistes » : la for-
malisation et Interpretation. Les archivistes ont souvent saute
d'une de ces techniques a l'autre, faisant appel aux deux a la
fois. Tantot Ton extrait de la phrase une proposition logique qui
fonctionne comme son sens manifeste : on depasse ainsi ce qui
est « inscrit » vers une forme intelligible, qui peut sans doute
etre inscrite a son tour sur une surface symbolique, mais qui est
en soi d'un autre ordre que celui de 1'inscription. Tantot, au
contraire, on depasse la phrase vers une autre phrase a laquelle
elle renverrait en secret : on double ainsi ce qui est inscrit d'une
autre inscription, qui constitue sans doute un sens cache, mais
qui, avant tout, n'inscrit pas la meme chose et n'a pas le meme
contenu. Ces deux attitudes extremes indiquent plutot deux
poles entre lesquels oscillent Interpretation et la formalisation
(on le voit par exemple dans l'hesitation de la psychanalyse
entre une hypothese fonctionnelle-formelle et l'hypothese topi-
que d'une « double inscription »). L'une degage un sur-dit de
la phrase, l'autre un non-dit. D'ou le gout de la logique a
montrer qu'il faut distinguer par exemple deux propositions
pour une meme phrase, et celui des disciplines d'interpretation
a montrer qu'une phrase comporte des lacunes qu'il faut rem-
plir. II apparait done qu'il est tres difficile, methodologique-
ment, de s'en tenir a ce qui est dit effectivement, a la seule
inscription de ce qui est dit. Meme et surtout la linguistique ne
s'en tient pas la, elle dont les unites ne sont jamais du meme
niveau que ce qui est dit.
Foucault reclame le droit d'un projet tres different : arriver
a cette simple inscription de ce qui est dit comme positivite du
dictum, l'enonce. L'archeologie « n'essaie pas de contourner les
performances verbales pour decouvrir derriere elles et au-des-
sous de leur surface apparente un element cache, un sens secret
qui se terre en elles ou se fait jour a travers elles sans le dire ;
et pourtant l'enonce n'est point immediatement visible ; il ne se
donne pas d'une facon aussi manifeste qu'une structure gram-
maticale ou logique (meme si celle-ci n'est pas entierement
24
UN NOUVEL ARCHIVISTE
claire, meme si elle est fort difficile a elucider). L'enonce est a la
fois non visible et non cache » 21 . Et, dans des pages essentielles,
Foucault montre qu'aucun enonce ne peut avoir d'existence
latente, puisqu'il concerne l'effectivement dit ; meme les man-
ques ou les blancs qui s'y trouvent ne doivent pas se confondre
avec des significations celees, et marquent seulement sa pre-
sence dans l'espace de dispersion qui constitue la « famille ».
Mais, inversement, s'il est si difficile d'arriver a cette inscription
de meme niveau que ce qui est dit, e'est parce que l'enonce n'est
pas immediatement perceptible, toujours recouvert par les
phrases et les propositions. II faut en decouvrir le « socle », le
polir, meme le faconner, l'inventer. II faut inventer, decouper le
triple espace de ce socle ; et e'est seulement dans une multipli-
city a constituer que peut se faire l'enonce comme inscription
simple de ce qui est dit. Seulement ensuite surgit la question de
savoir si les interpretations et formalisations ne supposaient pas
deja cette simple inscription comme leur condition prealable.
N'est-ce pas, en effet, l'inscription de l'enonce (l'enonce comme
inscription) qui sera amenee dans certaines conditions a se
dedoubler dans une autre inscription, ou a se projeter dans une
proposition ? Toute suscription, toute souscription renvoient a
lunique inscription de l'enonce dans sa formation discursive :
monument d'archive, et non document. « Pour que le langage
puisse etre pris comme objet, decompose en niveaux distincts,
decrit et analyse, il faut qu'il existe un donne enonciatif qui sera
toujours determine et non infini : l'analyse d'une langue s'effec-
tue toujours sur un corpus de paroles et de textes ; 1' interpre-
tation et la mise a jour des significations implicites reposent
toujours sur un groupe delimite de phrases ; l'analyse logique
d'un systeme implique dans la reecriture, dans un langage
formel, un ensemble donne de propositions » .
C'est cela l'essentiel de la methode concrete. Nous sommes
bien forces de partir de mots, de phrases et de propositions.
Seulement, nous les organisons dans un corpus determine,
variable suivant le probleme pose. C'etait deja l'exigence de
21. AS, 143. Par exemple, l'histoire de la philosophie telle que la concoit Gueroult
consiste a sen tenir a cette seule inscription, non visible et pourtant non cachee, sans
recourir a la formalisation ni a 1' interpret at ion.
22. AS, 146.
25
FOUCAULT
l'ecole « distributionaliste », Bloomfield ou Harris. Mais l'ori-
ginalite de Foucault est dans la maniere dont, pour son compte,
il determine les corpus : ce n'est ni en fonction de frequences
ou de constantes linguistiques, ni en vertu des qualites person-
nelles de ceux qui parlent ou ecrivent (grands penseurs, hom-
mes d'Etat celeb res, etc.). Francois Ewald a raison de dire que
les corpus de Foucault sont des « discours sans reference », et
que l'archiviste evite le plus souvent de citer les grands noms .
C'est qu'il ne choisit les mots, les phrases et les propositions de
base ni d'apres la structure ni d'apres un sujet-auteur dont ils
emaneraient, mais d'apres la simple fonction qu'ils exercent
dans un ensemble : par exemple, des regies d'internement pour
l'asile, ou bien pour la prison; des reglements disciplinaires
pour l'armee, pour l'ecole. Si Ton insiste sur la question des
criteres dont se sert Foucault, la reponse n'apparaitra dans toute
sa nettete que dans les livres posterieurs a « V archeologie » : les
mots, les phrases et les propositions retenus dans le corpus
doivent etre choisis autour des foyers diffus de pouvoir (et de
resistance) mis en jeu par tel ou tel probleme. Par exemple, le
corpus de « sexualite » au XIX e siecle : on cherchera les mots et
les phrases qui s'echangent autour du confessionnal, les pro-
positions qui s'echafaudent dans un manuel de casuistique, et
Ton tiendra compte aussi des autres foyers, ecole, institutions
de natalite, de nuptialite... 24 . C'est ce critere qui est en ceuvre
pratiquement dans « V archeologie », bien que la theorie n'en
apparaisse qu'ensuite. Alors, une fois constitue le corpus (qui
ne presuppose rien de l'enonce), on peut determiner la maniere
dont le langage se rassemble sur ce corpus, « tombe » sur ce
corpus : c'est « l'etre du langage » dont parlait « Les mots et les
choses », le « II y a du langage » invoque par « V archeologie »,
variable suivant chaque ensemble 25 . C'est le « ON parle »,
comme murmure anonyme qui prend telle ou telle allure suivant
le corpus considere. On est done en mesure d'extraire des mots,
des phrases et des propositions les enonces qui ne se confon-
23. Francois Ewald, « Anatomie et corps politiques », Critique n° 343, decembre
1975, 1229-1230.
24. Cf. VS, « Lincitation aux discours ». En fait, c'est avec SP que le critere
commence a etre etudie pour lui-meme. Mais il pouvait s'exercer anterieurement, sans
aucune petition de principe.
25. AS, 145-148.
26
UN NOUVEL ARCH1VISTE
dent pas avec eux. Les enonces ne sont pas des mots, des
phrases ni des propositions, mais des formations qui se dega-
gent uniquement de leur corpus, quand les sujets de phrase, les
objets de proposition, les signifies de mots changent de nature en
prenant place dans le « On parle », en se distribuant, en se
dispersant dans l'epaisseur du langage. Suivant un paradoxe
constant chez Foucault, le langage ne se rassemble sur un corpus
que pour etre un milieu de distribution ou de dispersion des
enonces, la regie d'une « famille » naturellement dispersee.
Cette methode tout entiere est d'une grande rigueur, et
s'exerce, a des degres d'explicitation divers, d'un bout a l'autre
de 1'ceuvre de Foucault.
Quand Gogol ecrit son chef-d'oeuvre qui concerne Inscrip-
tion d'ames mortes, il explique que son roman est poeme, et
montre comment, en quels points, le roman doit etre necessai-
rement poeme. II se peut que Foucault, dans cette archeologie,
fasse moins un discours de sa methode que le poeme de son
ceuvre precedente, et atteigne au point ou la philosophic est
necessairement poesie, forte poesie de ce qui est dit, et qui est
aussi bien celle du non-sens que des sens les plus profonds.
D'une certaine facon, Foucault peut declarer qu'il n'a jamais
ecrit que des fictions : c'est que, nous l'avons vu, les enonces
ressemblent a des reves, et tout change, comme dans un
kaleidoscope, suivant le corpus considere et la diagonale qu'on
trace. Mais d'une autre facon il peut dire aussi qu'il n'a jamais
ecrit que du reel, avec du reel, car tout est reel dans l'enonce,
et toute realite y est manifeste.
II y a tant de multiplicites. Non seulement le grand dualisme
des multiplicites discursives, et non-discursives ; mais, parmi les
discursives, toutes les families ou formations d'enonces, dont la
liste est ouverte et varie a chaque epoque. Et encore les genres
d'enonces, marques par certains « seuils » : une meme famille
peut traverser plusieurs genres, un meme genre peut marquer
plusieurs families. Par exemple, la science implique certains
seuils au-dela desquels des enonces atteignent a une « epistemo-
logisation », une « scientificite » ou meme une « formalisa-
tion ». Mais jamais une science n'absorbe la famille ou forma-
tion dans laquelle elle se constitue : le statut et la pretention
scientifiques de la psychiatrie ne suppriment pas les textes
juridiques, les expressions litteraires, les reflexions philosophi-
21
FOUCAULT
ques, les decisions politiques ou les opinions moyennes qui font
partie integrante de la formation discursive correspondante .
Tout au plus une science oriente la formation, systematise ou
formalise certaines de ses regions, quitte a recevoir d'elle une
fonction ideologiquequ'on aurait tort de croire liee a une simple
imperfection scientifique. Bref, une science se localise dans un
domaine de savoir qu'elle n'absorbe pas, dans une formation
qui est, par elle-meme, objet de savoir et non pas de science. Le
savoir n'est pas science ni meme connaissance, il a pour objet
les multiplicites precedemment definies, ou plutot la multipli-
cite precise qu'il decrit lui-meme, avec ses points singuliers, ses
places et ses fonctions. « La pratique discursive ne coincide pas
avec l'elaboration scientifique a laquelle elle peut donner lieu ;
et le savoir qu'elle forme n'est ni l'esquisse rugueuse ni le
sous-produit quotidien d'une science constitute » . Mais aussi
bien on concoit alors que certaines multiplicites, certaines
formations n'orientent pas le savoir qui les hante vers des seuils
epistemologiques. Elles l'orientent dans d'autres directions,
avec de tout autres seuils. On ne veut pas dire seulement que
certaines families sont « incapables » de science, a moins de
redistribution et de veritable mutation (ainsi, ce qui precede la
psychiatrie aux XVlf et XVllf siecles). On demande plutot s'il
n T y a pas des seuils, par exemple esthetiques, qui mobilisent un
savoir dans une direction autre que celle dune science, et qui
permettraient de definir un texte litteraire, ou une oeuvre
picturale, dans les pratiques discursives auxquelles elles appar-
tiennent. Ou bien meme des seuils ethiques, des seuils politi-
ques : on montrerait comment des interdits, des exclusions, des
limites, des libertes, des transgressions sont « liees a une
pratique discursive determinee », en rapport avec des milieux
non-discursifs, et plus ou moins aptes a approcher d'un seuil
revolutionnaire . Ainsi se forme le poeme-archeologie dans
tous les registres de multiplicites, mais aussi dans l'unique
inscription de ce qui est dit, en rapport avec les evenements, les
institutions et toutes les autres pratique^: L'essentiel n'est pas
d'avoir surmonte une dualite science-poesie qui grevait encore
26. AS, 234.
27. AS, 240.
28. AS, 251-255.
28
UN NOUVEL ARCHIVISTE
l'ceuvre de Bachelard. Ce n'est pas non plus d'avoir trouve un
moyen de traiter scientifiquement des textes litteraires. C'est
d'avoir decouvert et arpente cette terre inconnue ou une forme
litteraire, une proposition scientifique, une phrase quotidienne,
un non-sens schizophrenique, etc., sont egalement des enonces
pourtant sans commune mesure, sans aucune reduction ni
equivalence discursive. Et c'est ce point qui n'avait jamais ete
atteint, par les logiciens, les formalistes ou les interpretes.
Science et poesje sont egalement savoir.
Mais qu'est-ce qui limite une famille, une formation discur-
sive ? Comment concevoir la coupure ? C'est une question tout
a fait differente de celle du seuil. Mais, la encore, ce n'est pas
une methode axiomatique qui convient, ni meme a proprement
parler structurale. Car la substitution d'une formation a une
autre ne se fait pas forcement au niveau des enonces les plus
generaux ni les mieux formalisables. Seule une^methode serielle,
comme en utilisent aujourd'hui les historiens, permet de cons-
truire une serie au voisinage d'un point singulier, et de cherchet
d'autres series qui la prolongent, dans d'autres directions, au
niveau d'autres points. II y a toujours un moment, des endroits,
ou les series se mettent a^diverger, et se distribuent dans un
nouvel espace : c'est la que passe la coupure. Methode serielle
fondee sur les singularites et les courbes. Foucault remarque
qu'elle semble avoir deux effets opposes, puisqu'elle conduit les
historiens a operer des coupures tres larges et distantes, sur de
longues periodes, tandis qu'elle conduit les epistemologues a
multiplier les coupures parfois de breve duree 29 . Nous retrouve-
rons ce probleme. Mais l'essentiel, de toute maniere, c'est que
la construction des series dans des multiplicites determinables
rend impossible tout etalement de sequences au profit d'une
histoire telle que l'imaginaient les philosophes a la gloire d'un
Sujet (« faire de l'analyse historique le discours continu et faire
de la conscience humaine le sujet originaire de tout devenir et
de toute pratique, ce sont les deux faces d'un meme systeme de
pensee : le temps y est con^u en termes de totalisation et les
revolutions n'y sont jamais que des prises de conscience... ») 30 .
29. AS, 15-16 (et sur la methode serielle en histoire, cf. Braudel, Ecrits sur ihistotre,
Flammarion).
30. AS, 22.
29
FOUCAULT
A ceux qui invoquent toujours l'Histoire, et qui protestent
contre redetermination d'un concept comme celui de « muta-
tion », il faut rappeler la perplexite des vrais historiens quand
il s'agit d'expliquer pourquoi le capitalisme surgit, en tel lieu et
a tel moment, tandis que tant de facteurs semblaient le rendre
possible ailleurs et a d'autres epoques. « Problematiser les
series... » Discursives ou non, les formations, les families, les
multiplicites sont historiques. Ce ne sont pas seulement des
composes de coexistence, elles sont inseparables de « vecteurs
temporels de derivation » ; et, quand une nouvelle formation
apparatt, avec de nouvelles regies et de nouvelles series, ce n'est
jamais d'un coup, en une phrase ou dans une creation, mais en
« briques », avec des survivances, des decalages, des reactiva-
tions d'anciens elements qui subsistent sous les nouvelles regies.
Malgre les isomorphismes et les isotopies, aucune formation
n'est le modele d'une autre. La theorie des coupures est done
une piece essentielle du systeme 31 . II faut poursuivre les series,
traverser les niveaux, franchir les seuils, ne jamais se contenter
de derouler les phenomenes et les enonces suivant la dimension
horizontale ou verticale, mais former une transversale, une
diagonale mobile, ou doit se mouvoir l'archiviste-archeologue.
Un jugement de Boulez sur l'univers rarefie de Webern s'appli-
querait a Foucault (et a son style) : « II a cree une nouvelle
dimension, que nous pourrions appeler dimension diagonale,
sorte de repartition des points, des blocs ou des figures non plus
dans le plan, mais bien dans l'espace » 32 .
31. II y a deux problemes, Tun pratique qui consiste a savoir ou Ion fait passer les
coupures dans tel cas precis, l'autre theorique, et dont le premier depend, qui concerne
le concept de coupure lui-meme (il faudrait opposer a cet egard la conception
structuraie d'Althusser et la conception serielle de Foucault).
32. Boulez, Releves d'apprentt, Ed. du Seuil, 372.
30
un nouveau cartographe
(« Surveiller et punir »)
Foucault n'a jamais pris l'ecriture comme un but, comme une
fin. C'est meme cela qui en fait un grand ecrivain, et qui met
une joie de plus en plus grande dans ce qu'il ecrit, un rire de
plus en plus evident. Divine comedie des punitions : c'est un
droit elementaire d'etre fascine jusqu'au fou rire devant tant
d'inventions perverses, tant de discours cyniques, tant d'hor-
reurs minutieuses. Des appareils anti-masturbatoires pour en-
fants jusqu'aux mecanismes des prisons pour adultes, toute une
chaine se deploie, qui suscite des rires inattendus, tant que la
honte, la souffrance ou la mort n'ont pas fait taire. Les bour-
reaux rient rarement, ou ce n'est pas du meme rire. Valles
invoquait deja une gaiete dans l'horreur, propre aux revolution-
naires, qui s'opposait a l'horrible gaiete des bourreaux. II suffit
que la haine soit assez vivante, pour qu'on puisse en tirer
quelque chose, une grande joie, non pas d'ambivalence, non pas
la joie de hair, mais la joie de vouloir detruire ce qui mutile la
vie. Le livre de Foucault est plein d'une joie, dune jubilation
qui se confond avec la splendeur du style et la politique du
contenu. II est rythme par d'atroces descriptions faites avec
amour : le grand supplice de Damien et ses rates; la cite
pestiferee et son quadrillage ; la chaine des forcats qui traverse
la ville et dialogue avec le peuple ; puis, au contraire, la nouvelle
machine isolante, la prison, la voiture cellulaire, qui temoignent
d'une autre « sensibilite dans l'art de punir ». Foucault a
toujours su peindre de merveilleux tableaux sur fond de ses
analyses. Ici, l'analyse se fait de plus en plus microphysique, et
les tableaux de plus en plus physiques, exprimant les « effets »
de l'analyse, non pas au sens causal, mais au sens optique,
31
FOl'lAU T
lumineux, de couleur : du rouge sur rouge des supplices au gris
sur gris de la prison. L'analyse et le tableau vont de pair ;
micro-physique du pouvoir et investissement politique du
corps. Tableaux colores sur une carte millimetrique. Ce livre
peut aussi bien se lire dans le prolongement des livres prece-
dents de Foucault, que marquant un nouveau progres decisif.
Ce qui, d'une maniere diffuse ou meme confuse, a caracterise
le gauchisme, cest theoriquement une remise en question du
probleme du pouvoir, dirigee contre le marxisme autant que
contre les conceptions bourgeoises, et pratiquement c'est une
certaine forme de luttes locales, specif iques, dont les rapports
et l'unite necessaire ne pouvaient plus venir d'un processus de
totalisation ni de centralisation, mais, comme disait Guattari,
d'une transversalite. Ces deux aspects, pratique et theorique,
etaient etroitement lies. Mais le gauchisme n'a pas cesse non
plus de conserver ou de reintegrer des morceaux trop som-
maires de marxisme, pour s'y ensevelir a nouveau, comme de
restaurer des centralisations de groupe qui renouaient avec
l'ancienne pratique, stalinisme y compris. Peut-etre, de 1971 a
1973, le G.I. P. (Groupe information prisons) a-t-il fonctionne
sous I' impulsion de F ; oucault et de Derert, comme un groupe
qui sut eviter ces resurgences en maintenant un type de rapport
original entre la lutte des prisons et d'autres luttes. Ft quand
Foucault revient en 1975 a une publication theorique, il nous
semble le premier a inventer cette nouvelle conception du
pouvoir, que Ion cherchait sans savoir la trouver ni l'enoncer.
Cest bien de cela qu'il s'agit dans « Surveiller et punir »,
quoique Foucault ne l'indique qu'en quelques pages, au debut
de son livre. Quelques pages seulement, parce qu'il procede par
une tout autre methode que celle des « theses ». II se contente
de suggerer l'abandon dun certain nombre de postulats qui ont
marque la position traditionnelle de gauche 1 . Et il faudra
attendre « La volonte de savoir » pour un expose plus detaille.
Postulat de la propriete, le pouvoir serait la « propriete »
d une classe qui l'aurait conquis. Foucault montre que ce n'est
pas ainsi, ni de la, que le pouvoir procede : il est moins une
propriete qu'une strategic, et ses effets ne sont pas attribuables
a une appropriation, « mais a des dispositions, a des manceu
1 SP 31-33
32
UN NOUVEAU CAR TOGRAPHE
dbF
vres, a des tactiques, a des techniques, a des fonctionnements » ;
« il s'exerce plutot qu'il ne se possede, il n'est pas le privilege
acquis ou conserve de la classe dominante, mais l'effet d'ensem-
ble de ses positions strategiques ». Ce nouveau fonctionalisme,
cette analyse fonctionnelle ne nie certes pas Texistence des
classes et de leurs luttes, mais en dresse un tout autre tableau,
avec d'autres paysages, d'autres personnages, d'autres procedes
que ceux auxquels l'histoire traditionnelle, meme marxiste,
nous a habitues : « points innombrables d'affrontement, foyers
d'instabilite dont chacun comporte ses risques de conflit, de
luttes, et d'inversion au moins transitoire des rapports de
force », sans analogie ni homologie, sans univocite, mais avec un
type original de continuite possible. Bref, le pouvoir n'a pas
d'homogeneite, mais se definit par les singularites, les points
singuliers par lesquels il passe.
Postulat de la localisation, le pouvoir serait pouvoir d'Etat,
il serait lui-meme localise dans un appareil d'Etat, au point que
meme les pouvoirs « prives » n'auraient qu'une apparente
dispersion et seraient encore des appareils d'Etat speciaux.
Foucault montre au contraire que l'Etat apparait lui-meme
comme un effet d'ensemble ou une resultante d'une multiplicity
de rouages et de foyers qui se situent a un niveau tout different,
et qui constituent pour leur compte une « microphysique du
pouvoir ». Non seulement les systemes prives, mais des pieces
explicites de l'appareil d'Etat ont a la fois une origine, des
procedes et des exercices que FEtat enterine, controle ou meme
se contente de couvrir plus qu'il ne les institue. Une des idees
essentielles de « Surveiller et pumr » est que les societes moder-
nes peuvent se definir comme des societes « disciplinaires » ;
mais la discipline ne peut pas s'identifier avec une institution
ni avec un appareil, precisement parce qu'elle est un type de
pouvoir, une technologie, qui traverse toutes sortes d'appareils
et destitutions pour les relier, les prolonger, les faire converger,
les faire s'exercer sur un nouveau mode. Soit meme des pieces
ou des rouages particuliers qui appartiennent a l'Etat aussi
evidemment que la police et la prison : « Si la police comme
institution a bien ete organisee sous la forme d'un appareil
d'Etat, et si elle a bien ete rattachee au centre de la souverainete
politique, le type de pouvoir qu'elle exerce, les mecanismes
qu'elle met en jeu et les elements auxquels elle les applique sont
33
FOUCAULT
specifiques », se chargeant de faire penetrer la discipline dans
le detail ephemere dun champ social, temoignant par la dune
large independance par rapport a l'appareil judiciaire et meme
politique 2 . A plus forte raison, la prison n'a pas sa source dans
les « structures juridico-politiques d'une societe » : c'est une
erreur de la faire dependre d'une evolution du droit, serait-ce
le droit penal. En tant quelle gere la punition, la prison dispose
elle aussi d'une autonomic qui lui est necessaire, et temoigne a
son tour d'un « supplement disciplinaire » qui excede un
appareil d'Etat, meme quand il le sert 3 . Bref, au fonctiona-
lisme de Foucault repond une topologie moderne qui n'assigne
plus un lieu privilegie comme source du pouvoir, et ne peut plus
accepter de localisation ponctuelle (il y a la une conception de
l'espace social aussi nouvelle que celle des espaces physiques et
mathematiques actuels, comme pour la continuite tout a
l'heure). On remarquera que « local » a deux sens tres diffe-
rent^ : le pouvoir est local parce qu'il n'est jamais global, mais
il n'est pas local ou localisable parce qu'il est diffus.
Postulat de la subordination, le pouvoir incarne dans l'ap-
pareil d'Etat serait subordonne a un mode de production
comme a une infrastructure. Sans doute est-il possible de faire
correspondre les grands regimes punitifs a des systemes de
production : les mecanismes disciplinaires notamment ne sont
pas separables de la poussee demographique du XVIlf siecle, et
de la croissance d'une production qui cherche a augmenter le
rendement, a composer les forces, a extraire des corps toute la
force utile. Mais il est difficile d'y voir une determination
economique « en derniere instance », meme si Ton dote la
superstructure d'une capacite de reaction ou d'action en retour.
C'est toute l'economie, c'est par exemple l'atelier, ou lusine,
qui presupposent ces mecanismes de pouvoir agissant deja du
dedans sur les corps et les ames, agissant deja a l'interieur du
champ economique sur les forces productives et les rapports de
production. « Les relations de pouvoir ne sont pas en position
d'exteriorite a l'egard d'autres types de rapports... [elles] ne
sont pas en position de superstructure... elles ont la ou elles
2. SP, 215-217.
3. SP, 22}, 249, 251
34
UN NOUVEAU CARTOGRAPHE
jouent un role directement producteur » 4 . A ce qu'il y a encore
de pyramidal dans l'image marxiste, la micro-analyse fonction-
nelle substitue une stricte immanence ou les foyers de pouvoir
et les techniques disciplinaires forment autant de segments qui
s'articulent les uns aux autres, et par lesquels les individus
d'une masse passent ou demeurent, corps et ames (famille,
ecole, caserne, usine, au besoin prison). « Le » pouvoir a pour
caracteres l'immanence de son champ, sans unification trans-
cendante, la continuite de sa ligne, sans une centralisation
globale, la contiguite de ses segments sans totalisation distincte :
espace seriel .
Postulat de l'essence ou de l'attribut, le pouvoir aurait une
essence et serait un attribut, qui qualifierait ceux qui le posse-
dent (dominants) en les distinguant de ceux sur lesquels il
s'exerce (domines). Le pouvoir n'a pas d'essence, il est opera-
toire. II n'est pas attribut, mais rapport : la relation de pouvoir
est l'ensemble des rapports de forces, qui ne passe pas moins
par les forces dominees que par les dominantes, toutes deux
constituant des singularites. « Le pouvoir investit [les domines],
passe par eux et a travers eux, il prend appui sur eux, tout
comme eux-memes, dans leur lutte contre lui, prennent appui
a leur tour sur les prises qu'il exerce sur eux. » Analysant les
lettres de cachet, Foucault montrera que « l'arbitraire du roi »
ne va pas de haut en bas comme un attribut de son pouvoir
transcendant, mais est sollicite par les plus humbles, parents,
voisins, collegues qui veulent faire enfermer un infime fauteur
de troubles, et se servent du monarque absolu comme d'un
« service public » immanent capable de regler des conflits
familiaux, conjugaux, vicinaux ou professionnels 6 . La lettre de
cachet apparait done ici comme l'ancetre de ce que nous
appelons « placement volontaire » en psychiatric C'est que,
loin de s'exercer dans une sphere generale ou appropriee, la
relation de pouvoir s'insere partout ou il y a des singularites
meme minuscules, des rapports de forces tels que « disputes de
voisinages, querelles des parents et des enfants, mesententes
4. VS, 124.
5. SP, 148 (sans doute la figure pyramidale subsiste, mais avec une fonction diffuse
et repartie sur toutes ses surfaces).
6. VHI, 22-26.
35
FOUCAULT
des menages, exces du vin et du sexe, chamailleries publiques
et bien des passions secretes ».
Postulat de la modalite, le pouvoir agirait par violence ou par
ideologic, tantot il reprimerait, tantot il tromperait ou ferait
croire, tantot police et tantot propagande. La encore, cette
alternative ne semble pas pertinente (on le voit bien ne serait-ce
que dans un congres de parti politique : il peut bien arriver que
la violence soit dans la salle ou meme dans la rue ; il arrive
toujours que l'ideologie soit a la tribune; mais les problemes
organisationnels, l'organisation de pouvoir, se reglent a cote,
dans la salle contigue). Un pouvoir ne procede pas par ideolo-
gic, meme quand il porte sur les ames ; il n'opere pas neces-
sairement par violence et repression, au moment ou il pese sur
les corps. Ou plutot la violence exprime bien l'effet d'une force
sur quelque chose, objet ou etre. Mais elle n'exprime pas la
relation de pouvoir, c'est-a-dire le rapport de la force avec la
force, « une action sur une action » 7 . Un rapport de forces est
une fonction du type « inciter, susciter, combiner... ». Dans le
cas des societes disciplinaires, on dira : repartir, serier, compo-
ser, normaliser. La liste est indeHnie, variable dans chaque
cas. Le pouvoir « produit du reel », avant de rep rimer. Et aussi
il produit du vrai, avant d'ideologiser, avant d'abstraire ou de
masquer 8 . C'est « La volonte de s avoir » qui montrera, en
prenant la sexualite comme cas privilegie : comment on peut
croire a une repression sexuelle operant dans le langage si Ton
s'en tient aux mots et aux phrases ; mais non pas si Ton extrait
les enonces dominants, et notamment les procedures d'aveu qui
s'exercent a l'eglise, a 1'ecole, a l'hopital, et qui cherchent a la
fois la realite du sexe et la verite dans le sexe; comment la
repression et l'ideologie n'expliquent rien, mais supposent
toujours un agencement ou « dispositif » dans lequel elles
operent, et non l'inverse. Foucault n'ignore rien de la repression
et de l'ideologie ; mais, comme Nietzsche l'avait deja vu, elles
ne constituent pas le combat des forces, elles sont seulement la
poussiere soulevee par le combat.
7. Texte de Foucault, in Dreyfus et Rabinow, Michel Foucault, un parcours philoso-
phique, Gallimard, 313.
8. SP, 196.
36
UN NOUVEAU CARTOGRAPHE
Postulat de la legalite, le pouvoir d'Etat s'exprimerait dans
la loi, celle-ci etant con^ue tantot comme un etat de paix impose
aux forces brutes, tantot comme le resultat d'une guerre ou
d'une lutte gagnee par les plus forts (mais dans les deux cas la
loi est definie par la cessation contrainte ou volontaire d'une
guerre, et s'oppose a l'illegalite quelle definit par exclusion; et
les revolutionnaires ne peuvent que se reclamer d'une autre
legalite passant par la conquete du pouvoir et l'instauration d'un
autre appareil d'Etat). Un des themes les plus profonds du livre
de Foucault consiste a substituer a cette opposition trop grosse
loi-illegalite une correlation fine illegalismes -lots. La loi est tou-
jours une composition d 'illegalismes qu'elle difference en les
formalisant. II suffit de considerer le droit des societes commer-
ciales pour voir que les lois ne s'opposent pas globalement a
l'illegalite, mais que les unes organisent explicitement le moyen
de tourner les autres. La loi est une gestion des illegalismes, les
uns qu'elle permet, rend possibles ou invente comme privilege
de la classe dominante, les autres qu'elle tolere comme compen-
sation des classes dominees, ou meme qu'elle fait servir a la
dominante, les autres enfin qu'elle interdit, isole et prend
comme objet, mais aussi comme moyen de domination. C'est
ainsi que les changements de la loi, au cours du XVllf siecle, ont
pour fond une nouvelle distribution des illegalismes, non seu-
lement parce que les infractions tendent a changer de nature,
portant de plus en plus sur la propriete plutot que sur les
personnes, mais parce que les pouvoirs disciplinaires decoupent
et formalisent autrement ces infractions, definissant une forme
originale nommee « delinquance » qui permet une nouvelle
differenciation, un nouveau controle des illegalismes . Certaines
resistances populaires a la revolution de 89 s'expliquent evi-
demment parce que des illegalismes toleres ou amenages par
l'ancien regime deviennent intolerables au pouvoir republicain.
Mais ce qui est commun aux republiques et aux monarchies
occidentales, c'est d'avoir erige l'entite de la Loi en principe
suppose du pouvoir, pour se donner une representation juridi-
9. SP, 84, 278. Interview in Le Monde, 21 fevrier 1975 : « L'illegalisme n'est pas
un accident, une imperfection plus ou moins inevitable... A la limite, je dirais que la
loi n'est pas faite pour empecher tel ou tel type de comportement, mais pour
differencier les manieres de tourner la loi elle-meme. »
37
FOUCAULT
que homogene : le « modele juridique » est venu recouvrir la
carte strategique 10 . La carte des illegalismes, pourtant, continue
a travailler sous le modele de legalite. Et Foucault montre que
la loi n'est pas plus un etat de paix que le resultat d'une guerre
gagnee : elle est la guerre elle- meme, et la strategie de cette
guerre en acte, exactement comme le pouvoir n'est pas une
propriete acquise de la classe dominante, mais un exercice
actuel de sa strategie.
C'est comme si, enfin, quelque chose de nouveau surgissait
depuis Marx. C'est comme si une complicite autour de l'Etat se
trouvait rompue. Foucault ne se contente pas de dire qu'il faut
repenser certaines notions, il ne le dit meme pas, il le fait, et
propose ainsi de nouvelles coordonnees pour la pratique. A
l'arriere-fond gronde une bataille, avec ses tactiques locales, ses
strategies d 'ensemble, qui ne precedent pourtant pas par totali-
sation, mais par relais, raccordement, convergence, prolonge-
ment. II s'agit bien de la question Que fair e? Le privilege
theorique qu'on donne a l'Etat comme appareil de pouvoir
entraine d'une certaine facon la conception pratique d'un parti
directeur, centralisateur, procedant a la conquete du pouvoir
d'Etat ; mais, inversement, c'est cette conception organisation-
nelle du parti qui se fait justifier par cette theorie du pouvoir.
Une autre theorie, une autre pratique de lutte, une autre
organisation strategique sont l'enjeu du livre de Foucault.
Le livre precedent etait « L'archeologie du savoir ». Quelle
evolution represente « Surveiller et punir » ? L'archeologie n'etait
pas seulement un livre de reflexion ou de methode generale,
e'etait une orientation nouvelle, comme un nouveau pliage
reagissant sur les livres anterieurs. L'archeologie proposait la
distinction de deux sortes de formations pratiques, les unes
« discursives » ou d'enonces, les autres « non-discursives » ou
de milieux. Par exemple, la medecine clinique a la fin du
XVlll e siecle est une formation discursive ; mais elle est comme
10. VS, 114-120, 135. Foucault n'a jamais participe au culte de « l'Etat de droit »,
et selon lui la conception legaliste ne vaut pas mieux que la conception repressive. C'est
d'ailleurs la meme conception du pouvoir dans les deux cas, la loi apparaissant
seulement comme une reaction exterieure aux desirs dans un cas, et comme une
condition interne du desir dans l'autre cas : VS, 109.
38
UN NOUVEAU CARTOGRAPHE
telle en rapport avec des masses et des populations qui de-
pendent d'un autre type de formation, et impliquent des
milieux non-discursifs, « institutions, evenements politiques,
pratiques et processus economiques ». Certes, les milieux
produisent aussi des enonces, et les enonces aussi determinent
des milieux. Reste que les deux formations sont heterogenes,
bien qu'inserees Tune dans l'autre : il n'y a pas correspondance
ni isomorphisme, il n'y a ni causalite directe ni symbolisation ll .
« L'archeologie » avait done un role de charniere : elle posait la
ferme distinction des deux formes, mais, comme elle se pro-
posait de definir la forme des enonces, elle se contentait
d'indiquer l'autre forme negativement comme le « non-discur-
sif ».
« Surveiller et punir » opere un nouveau pas. Soit une
« chose » comme la prison : c'est une formation de milieu (le
milieu « carceral »), c'est une forme de contenu (le contenu, c'est
le prisonnier). Mais cette chose ou cette forme ne renvoient pas
a un « mot » qui la designerait, pas davantage a un signifiant
dont elle serait le signifie. Elle renvoie a de tout autres mots et
concepts, tels que delinquance ou delinquant, qui expriment
une nouvelle maniere d'enoncer les infractions, les peines et
leurs sujets. Appelons forme d' expression cette formation
d'enonces. Or les deux formes ont beau emerger en meme
temps, au XVIII C siecle, elles n'en sont pas moins heterogenes. Le
droit penal traverse une evolution qui lui fait enoncer les crimes
et les chatiments en fonction d'une defense de la societe (non
plus d'une vengeance ou d'une restauration du souverain) :
signes qui s'adressent a l'ame ou a l'esprit, et etablissent des
associations d'idees entre l'infraction et la punition (code). Mais
la prison, elle, est une nouvelle maniere d'agir sur les corps, et
vient d'un tout autre horizon que le droit penal : « La prison,
figure concentree et austere de toutes les disciplines, n'est pas
un element endogene dans le systeme penal defini au tournant
des XVIIl e et XlX e siecles » I2 . C'est que le droit penal concerne
l'enoncable en matiere criminelle : c'est un regime de langage
qui classe et traduit les infractions, qui calcule les peines ; c'est
11. AS, 212-213.
12. SP, IF partie, ch. 1 (sur le mouvement penal reformateur et ses enonces) et ch. 2
(comment la prison ne fait pas partie de ce systeme et renvoie a d'autres modeles).
39
FOUCAULT
une famille d'enonces, et aussi un seuil. La prison, de son cote,
concerne le visible : non seulement elle pretend faire voir le
crime et le criminel, mais elle constitue elle-meme une visibilite,
elle est un regime de lumiere avant d'etre une figure de pierre,
elle se definit par le « Panoptisme », c'est-a-dire par un agen-
cement visuel et un milieu lumineux ou le surveillant peut tout
voir sans etre vu, les detenus etre vus a chaque instant sans voir
eux-memes (tour centrale et cellules peripheriques) 13 . Un re-
gime de lumiere et un regime de langage ne sont pas la meme
forme, et n'ont pas la meme formation. Nous comprenons
mieux que Foucault n'a pas cesse d'etudier ces deux formes
dans les livres precedents : dans « La naissance de la clinique »,
le visible et l'enongable, disait-il ; dans « L'histoire de la folie »,
la folie telle qu'on la voit a l'hdpital general, et la deraison telle
qu'on l'enonce en medecine (et ce n'est pas a l'hopital qu'on
soigne au XVIl e siecle). Ce que « L'archeologie » reconnaissait,
mais ne designait encore que negativement, comme milieux
non-discursifs, trouve avec « Surveiller et punir » sa forme
positive qui hantait toute l'oeuvre de Foucault : la forme du
visible, dans sa difference avec la forme de l'enoncable. Par
exemple, au debut du XlX e siecle, les masses et populations
deviennent visibles, elles viennent a la lumiere, en meme temps
que les enonces medicaux conquierent de nouveaux enoncables
(lesions tissulaires et correlations anatomo-physiologiques...) 14 .
Bien sur, la prison comme forme de contenu a elle-meme ses
enonces, ses reglements. Bien sur, le droit penal comme forme
d'expression, enonces de delinquance, a ses contenus : ne
serait-ce qu'un nouveau type d'infractions, atteintes a la pro-
priety plutot qu'attaques contre les personnes 15 . Et les deux
formes ne cessent d'entrer en contact, de s'insinuer l'une dans
l'autre, d'arracher chacune un segment de l'autre : le droit penal
ne cesse de reconduire a la prison, et de fournir des prisonniers,
tandis que la prison ne cesse de reproduire de la delinquance,
d'en faire un « objet », et de realiser les objectifs que le droit
penal concevait autrement (defense de la societe, transforma-
13. SP, III, ch. 3 (la description du « Panopticon »).
14. AS, 214.
15. SP, 77-80 (sur revolution et le changement des infractions).
40
UN NOUVEAU CARTOGRAPHE
tion du condamne, modulation de la peine, individuation) 16 . II
y a presupposition reciproque entre les deux formes. Et pour-
tant il n'y a pas forme commune, il n'y a pas conformite, ni
meme correspondance. C'est sur ce point que « Surveiller et
punir » va poser les deux problemes que « L'archeologie » ne
pouvait pas poser, parce quelle en restait au Savoir, et au
primat de Tenonce dans le savoir. D'une part, y a-t-il en general,
et en dehors des formes, une cause commune immanente au
champ social? D'autre part, comment l'agencement, l'ajuste-
ment des deux formes, leur mutuelle penetration, sont-ils
assures d'une maniere variable dans chaque cas concret ?
La forme se dit en deux sens : elle forme ou organise des
matieres ; elle forme ou finalise des fonctions, leur donne des
objectifs. Non seulement la prison, mais l'hopital, l'ecole, la
caserne, l'atelier sont des matieres formees. Punir est une
fonction formalisee, et aussi soigner, eduquer, dresser, faire
travailler. Le fait est qu'il y a une espece de correspondance,
bien que les deux formes soient irreductibles (en effet, les soins
ne concernent pas l'hopital general au XVII C siecle, et le droit
penal au xvilf ne se refere pas essentiellement a la prison).
Comment done expliquer la coadaptation ? C'est que nous
pouvons concevoir de pures matieres et de pures fonctions,
abstraction faite des formes ou elles s'incarnent. Quand Fou-
cault definit le Panoptisme, tantot il le determine concretement
comme un agencement optique ou lumineux qui caracterise la
prison, tantot il le determine abstraitement comme une machine
qui non seulement s'applique a une matiere visible en general
(atelier, caserne, ecole, hopital autant que prison), mais aussi
traverse en general toutes les fonctions enoncables. La formule
abstraite du Panoptisme n'est done plus « voir sans etre vu »,
mais imposer une conduite quelconque a une multiplicity humaine
quelconque. On precise seulement que la multiplicity consideree
doit etre reduite, prise dans un espace restreint, et que l'imposi-
tion d'une conduite se fait par repartition dans l'espace, ordon-
nance et seriation dans le temps, composition dans l'espace-
16. SP, IV, ch. 1 et 2 : comment la prison s'impose en un second temps, et entre
en correlation avec le systeme penal pour « produire » de la delinquance ou constituer
une « delinquance-objet » (282).
41
FOUCAULT
temps 17 ... C'est une liste indefinie, mais qui concerne toujours
des matieres non-formees, non-organisees, et des fonctions
non-formalisees, non-finalisees, les deux variables indissolu-
blement liees. Comment appeler cette nouvelle dimension in-
formelle ? Foucault lui donne une fois son nom le plus precis :
c'est un « diagramme », c'est-a-dire un « fonctionnement abs-
trait de tout obstacle ou frottement... et qu'on doit detacher de
tout usage specif ique » 18 . Le diagramme, ce n'est plus l'archive,
auditive ou visuelle, c'est la carte, la cartographie, coextensive
a tout le champ social. C'est une machine abstraite. Se definis-
sant par des fonctions et des matieres informelles, elle ignore
toute distinction de forme entre un contenu et une expression,
entre une formation discursive et une formation non-discursive.
C'est une machine presque muette et aveugle, bien que ce soit
elle qui fasse voir, et qui fasse parler.
S'il y a beaucoup de fonctions et meme de matieres dia-
grammatiques, c'est parce que tout diagramme est une multipli-
cite spatio-temporelle. Mais c'est aussi parce qu'il y a autant de
diagrammes que de champs sociaux dans l'histoire. Quand
Foucault invoque la notion de diagramme, c'est en rapport avec
nos societes modernes de discipline, ou le pouvoir opere un
quadrillage de tout le champ : si modele il y a, c'est le modele
de la « peste », qui quadrille la cite malade et s'etend jusqu'au
moindre detail. Mais, quand on considere les anciennes societes
de souverainete, on voit qu'elles ne manquent pas de dia-
gramme, bien que ce soient d'autres matieres et d'autres fonc-
tions : la aussi une force s'exerce sur d'autres forces, mais pour
prelever plutot que pour combiner et composer ; pour partager
des masses plutot que decouper le detail ; pour exiler plutot que
quadriller (c'est le modele de la « lepre ») 19 . C'est un autre
diagramme, c'est une autre machine, plus proche du theatre que
de l'usine : d'autres rapports de forces. Bien plus, on congoit
17. Ces precisions sont d'autant plus necessaires que VS decouvrira un autre couple
matiere-fonction pures : cette fois, la multiplicite quelconque est nombreuse, dans un
espace ouvert, et la fonction n'est plus d'imposer une conduite, mais de « gerer la vie ».
VS confronte les deux couples, 182-185 ; nous reviendrons sur ce point.
18. SP, 207 (Foucault precise a cet egard que le Panoptique n'avait qu'une
definition insuffisante tant qu'on le considerait seulement comme « systeme architectu-
ral et optique »).
19. Sur la confrontation des deux types, VS, 178-179; et sur la confrontation
exemplaire de la lepre et de la peste, SP, 197-201.
42
UN NOUVEAU CARTOGRAPHE
des diagrammes intermediates, comme des passages d'une
societe a une autre : ainsi le diagramme napoleonien, ou la
fonction disciplinaire se conjugue avec la fonction souveraine,
« au point de jonction de Texercice monarchique et rituel de la
souverainete et de l'exercice hierarchique et permanent de la
discipline indefinie » 20 . C'est que le diagramme est profonde-
ment instable ou fluant, ne cessant de brasser matieres et
fonctions de facon a constituer des mutations. Finalement, tout
diagramme est intersocial, et en devenir. II ne fonctionne jamais
pour representer un monde preexistant, il produit un nouveau
type de realite, un nouveau modele de verite. II n'est pas sujet
de l'histoire, ni qui surplombe l'histoire. II fait l'histoire en
defaisant les realites et les significations precedentes, consti-
tuant autant de points d'emergence ou de creativite, de conjonc-
tions inattendues, de continuums improbables. II double l'his-
toire avec un devenir.
Toute societe a son ou ses diagrammes. Soucieux d'operer
sur des series bien determinees, Foucault ne s'est jamais inte-
resse directement aux societes dites primitives. Elles n'en
seraient pas moins un exemple privilegie, presque trop. Car,
loin d'etre sans politique et sans histoire, elles ont un reseau
d'alliances qui ne se laissent pas deduire d'une structure de
parente, ni reduire a des relations d'echange entre groupes de
filiation. Les alliances passent par de petits groupes locaux,
constituent des rapports de forces (dons et contre-dons) et
conduisent le pouvoir. Le diagramme manifeste ici sa difference
avec la structure, pour autant que les alliances tissent un reseau
souple et transversal, perpendiculaire a la structure verticale,
definissent une pratique, un procede ou une strategic, distincts
de toute combinatoire, et forment un systeme physique instable,
en perpetuel desequilibre, au lieu d'un cycle echangiste ferme
(d'ou la polemique de Leach avec Levi-Strauss, ou bien la
sociologie des strategies de Pierre Bourdieu). On n'en conclura
pas que la conception du pouvoir chez Foucault convient
particulierement aux societes primitives, dont il ne parle pas ;
mais plutot que les societes modernes dont il parle developpent
a leur tour les diagrammes qui exposent leurs rapports de forces
ou leurs strategies specifiques. En fait, il y a toujours lieu de
20. SP, 219.
FOUCAULT
chercher sous les grands ensembles, lignages primitifs ou insti-
tutions modernes, les micro-rapports qui n'en decoulent pas,
mais les composent au contraire. Quand Gabriel Tarde fondait
une micro- sociologie, 11 ne faisait pas autre chose : il n'expliquait
pas le social par l'individu, il rendait compte des grands
ensembles en assignant des rapports infinitesimaux, l'« imita-
tion » comme propagation d'un courant de croyance ou de desir
(quanta), l'« invention » comme rencontre de deux courants
imitatifs... C'etait de vrais rapports de forces, en tant qu'ils
excedent la simple violence.
Qu'est-ce qu'un diagramme ? C'est l'exposition des rapports
de forces qui constituent le pouvoir, d'apres les caracteres
analyses precedemment. « Le dispositif panoptique n'est pas
simplement une charniere, un echangeur entre un mecanisme de
pouvoir et une fonction, c'est une maniere de faire fonctionner
des relations de pouvoir dans une fonction, et une fonction par
ces relations de pouvoir » 21 . Nous avons vu que les rapports de
forces, ou de pouvoir, etaient microphysiques, strategiques,
multiponctuels, diffus, qu'ils determinaient des singularites et
constituaient des fonctions pures. Le diagramme ou la machine
abstraite, c'est la carte des rapports de forces, carte de densite,
d'intensite, qui procede par liaisons primaires non-localisables,
et qui passe a chaque instant par tout point, « ou plutot dans
toute relation d'un point a un autre » 22 . Certes, rien a voir avec
une Idee transcendante, ni avec une suprastructure ideologique ;
rien a voir non plus avec une infrastructure economique, deja
qualifiee dans sa substance, et definie dans sa forme et son
usage. II n'en reste pas moins que le diagramme agit comme une
cause immanente non-unifiante, coextensive a tout le champ
social : la machine abstraite est comme la cause des agencements
concrets qui en effectuent les rapports ; et ces rapports de forces
passent « non pas au-dessus » mais dans le tissu meme des
agencements qu'ils produisent.
Que veut dire ici cause immanente ? C'est une cause qui
s'actualise dans son effet, qui s'integre dans son effet, qui se
differencie dans son effet. Ou plutot la cause immanente est
21. SP, 208.
22. VS, 122 (« Le pouvoir est partout, ce n'est pas qu'il englobe tout, c'est qu'il
vient de partout »).
44
UN NOUVEAU CARTOGRAPHE
celle dont l'effet l'actualise, l'integre et la differencie. Aussi y
a-t-il correlation, presupposition reciproque entre la cause et
l'effet, entre la machine abstraite et les agencements concrets
(c'est a ceux-ci que Foucault reserve le plus souvent le nom de
« dispositif s »). Si les effets actualisent, c'est parce que les
rapports de forces ou de pouvoir ne sont que virtuels, poten-
tiels, instables, evanouissants, moleculaires, et definissent seu-
lement des possibilites, des probabilites d'interaction, tant
qu'ils n'entrent pas dans un ensemble macroscopique capable
de donner une forme a leur matiere fluente et a leur fonction
diffuse. Mais aussi bien l'actualisation est une integration, un
ensemble d' integrations progressives, d'abord locales, puis
globales ou tendant a etre globales, operant un alignement, une
homogeneisation, une sommation des rapports de forces : la loi
comme integration des illegalismes. Les agencements concrets
de l'ecole, de l'atelier, de l'armee... operent des integrations sur
des substances qualifiees (enfants, travailleurs, soldats) et des
fonctions finalisees (education, etc.), jusqu'a l'Etat qui vise une
integration globale, a moins que ce ne soit l'universel Marche .
Enfin l'actualisation-integration est une differenciation : non
pas parce que la cause en voie d'actualisation serait une Unite
souveraine, mais au contraire parce que la multiplicite dia-
grammatique ne peut s'actualiser, le differentiel des forces ne
peut s'integrer, qu'en s'engageant dans des voies divergentes,
en se repartissant dans des dualismes, en suivant des lignes de
differenciation sans lesquelles tout resterait dans la dispersion
d'une cause ineffectuee. Ce qui s'actualise ne peut le faire que
par dedoublement ou dissociation, en creant les formes diver-
gentes entre lesquelles il se partage 24 . C'est done la qu'apparais-
sent les grandes dualites, de classes, ou gouvernants-gouvernes,
public-prive. Mais, plus encore, c'est la que divergent ou se
differencient deux formes d'actualisation, forme d'expression et
forme de contenu, formes discursive et non-discursive, forme
du visible et forme de l'enoncable. C'est precisement parce que
23. Sur les integrants, notamment l'Etat, qui n'expliquent pas le pouvoir, mais en
supposent les rapports qu'ils se contentent de reconduire et de stabiliser, cf. VS,
122-124, et texte de Foucault in Liberation, 30 juin 1984.
24. Les rapports de pouvoir comme « conditions internes de differenciation » : VS,
124. Que l'actualisation d'un virtuel soit toujours une differenciation, on trouvera ce
theme profondement analyse par exemple chez Bergson.
45
FOUCAULT
la cause immanente ignore les formes, dans ses matieres comme
dans ses fonctions, qu'elle s'actualise suivant une differenciation
centrale qui, d'une part, formera des matieres visibles, et
d 'autre part formalisera des fonctions enoncables. Entre le
visible et l'enoncable, une beance, une disjonction, mais cette
disjonction des formes est le lieu, le « non-lieu » dit Foucault,
ou s'engouffre le diagramme informel, pour s'incarner dans les
deux directions necessairement divergentes, differenciees, irre-
ductibles Tune a l'autre. Les agencements concrets sont done
fendus par l'interstice suivant lequel s'effectue la machine
abstraite.
Telle est done la reponse aux deux problemes poses par
« Surveiller et punir ». D'une part, la dualite des formes ou
formations n'exclut pas une cause commune immanente qui
opere dans 1' informel. D'autre part, cette cause commune
envisagee dans chaque cas, dans chaque dispositif concret, ne
cessera de mesurer les melanges, les captures, les interceptions
entre elements ou segments des deux formes, bien que celles-ci
soient et demeurent irreductibles, heteromorphes. II n'est pas
exagere de dire que tout dispositif est une bouillie qui melange
du visible et de l'enoncable : « Le systeme carceral joint en une
meme figure des discours et des architectures », des program-
mes et des mecanismes 25 . « Surveiller et punir » est le livre ou
Foucault surmonte expressement le dualisme apparent des
livres precedents (ce dualisme tendait deja a se depasser vers
une theorie des multiplicites). Si savoir consiste a entrelacer le
visible et l'enoncable, le pouvoir en est la cause presupposee,
mais, inversement, le pouvoir implique le savoir comme la
bifurcation, la differenciation sans laquelle il ne passerait pas a
l'acte. « II n'y a pas de relation de pouvoir sans constitution
correlative d'un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose
et ne constitue en meme temps des relations de pouvoir » 26 .
Erreur, hypocrisie qui consiste a croire que le savoir n'apparait
que la ou les rapports de forces sont suspendus. II n'y a pas de
modele de verite qui ne renvoie a un type de pouvoir, pas de
savoir ni meme de science qui n'exprime ou n'implique en acte
un pouvoir en train de s'exercer. Tout savoir va d'un visible a
25. SP, 276.
26. SP, 32.
46
UN NOUVEAU CARTOGRAPHE
un enoncable, et inversement ; et pourtant il n'y a pas de forme
commune totalisante, ni meme de conformite ou de correspon-
dance bi-univoque. II y a seulement un rapport de forces qui
agit transversalement, et qui trouve dans la dualite des formes
la condition de sa propre action, de sa propre actualisation. S'il
y a coadaptation des formes, elle decoule de leur « rencontre »
(a condition que celle-ci soit forcee), et non l'inverse : « la
rencontre ne se justifie que de la necessite nouvelle qu'elle a
etablie. » Ainsi la rencontre des visibilites de la prison et des
enonces du droit penal.
Qu'est-ce que Foucault appelle une machine, abstraite ou
concrete (il parlera de la « machine-prison », mais aussi bien de
la machine-ecole, de la machine hopital...) 27 . Les machines
concretes, ce sont les agencements, les dispositifs biformes ; la
machine abstraite, e'est le diagramme informel. Bref, les machi-
nes sont sociales avant d'etre techniques. Ou, plutot, il y a une
technologie humaine avant qu'il y ait une technologie materielle.
Sans doute celle-ci developpe ses effets dans tout le champ
social ; mais, pour qu'elle soit elle-meme possible, il faut que les
outils, il faut que les machines materielles aient d'abord ete
selectionnees par un diagramme, assumes par des agencements.
Les historiens ont souvent rencontre cette exigence : les armes
dites hoplitiques sont prises dans l'agencement de la phalange ;
l'etrier est selectionne par le diagramme de feodalite ; le baton
fouisseur, la houe et la charrue ne forment pas un progres
lineaire, mais renvoient respectivement a des machines collecti-
ves qui varient avec la densite de la population et le temps de
la jachere 28 . Foucault montre a cet egard comment le fusil
n'existe comme outil que dans « une machinerie dont le prin-
cipe n'est plus la masse mobile ou immobile, mais une geome-
tric de segments divisibles et composables » 29 . La technologie
est done sociale avant d'etre technique. « A cote des hauts
fourneaux ou de la machine a vapeur, le panoptisme a ete peu
27. Cf. SP, 237.
28. C'est un des liens de Foucault avec les historiens contemporains : a propos du
baton fouisseur... etc., Braudel dit que « l'outil est consequence, non plus cause »
{Civilisation materielle et capitalisme, I, 128). A propos des armes hoplitiques, Detienne
dit que « la technique est en quelque sorte interieure au social et au mental » (in
Problemes de la guerre en Grece ancienne, Mouton, 134).
29. SP, 165.
47
FOUCAULT
celeb re... Mais il serait injuste de confront er les precedes
disciplinaires avec des inventions comme la machine a vapeur...
Ils sont beaucoup moins, et pourtant d'une certaine facon ils
sont beaucoup plus » 30 . Et si les techniques, au sens etroit du
mot, sont prises dans des agencements, c'est parce que les
agencements eux-memes, avec leurs techniques, sont selection-
nes par le diagramme : par exemple, la prison peut avoir une
existence marginale dans les societes de souverainete (les lettres
de cachet), elle n'existe comme dispositif que quand un nou-
veau diagramme, le diagramme disciplinaire, lui fait franchir
« le seuil technologique » 31 .
C'est comme si la machine abstraite et les agencements
concrets constituaient deux poles, et qu'on passat de Tun a
l'autre insensiblement. Tantot les agencements se distribuent en
segments durs, compacts, bien separes par des cloisons, des
etancheites, des discontinuity formelles (l'ecole, l'armee, l'ate-
lier, event uellement la prison, et, des que nous arrivons a
l'armee, on nous dit « Tu n'es plus a l'ecole »...). Tantot au
contraire ils communiquent dans la machine abstraite qui leur
confere une micro-segmentarite souple et diffuse, telle qu'ils se
ressemblent tous, et que la prison s'etend a travers les autres,
comme les variables d'une meme fonction sans forme, d'une
fonction continue (Tecole, la caserne, l'atelier sont deja des
prisons...) 32 . Si Ton ne cesse d'aller d'un pole a l'autre, c'est
parce que chaque agencement effectue la machine abstraite,
mais a tel ou tel degre : c'est comme des coefficients d'effec-
tuation du diagramme, et plus le degre est haut, plus l'agence-
ment diffuse dans les autres, adequat a tout le champ social. La
methode de Foucault acquiert elle-meme ici un maximum de
souplesse. Car le coefficient varie d'abord d'un agencement a un
autre : par exemple, l'hopital maritime militaire s'installe au
croisement de circuits, et tend des filtres et des echangeurs dans
toutes les directions, controle des mobilites de toute sorte, qui
en font un carrefour a haut degre, un espace medical adequat
au diagramme entier 33 . Mais aussi le coefficient varie pour un
30. SP, 226.
31. Cf. SP, 225.
32. Texte essentiel, SP, 306.
33. SP, 145-146 (« La surveillance medicale y est solidaire de toute une serie
d'autres controles : militaire sur les deserteurs, fiscal sur les marchandises, adminis-
48
UN NOUVEAU CARTOGRAPHE
meme agencement, d'un champ social a l'autre, ou dans le
meme champ social. Ainsi trois stades de la prison : dans les
societes souveraines, elle n'existe qu'a l'ecart des autres agen-
cements de punition, parce qu'elle n'effectue le diagramme de
souverainete qu'a un bas degre. Au contraire, elle se met a
diffuser dans toutes les directions, et non seulement se charge
des objectifs du droit penal, mais impregne les autres agence-
ments, parce qu'elle effectue a un haut degre les exigences du
diagramme de discipline (encore faut-il qu'elle ait vaincu la
« mauvaise reputation » qui lui venait de son role precedent).
Et, enfin, il n'est pas sur que les societes disciplinaires lui
laissent conserver ce haut coefficient si elles trouvent en evo-
luant d'autres moyens de realiser leurs objectifs penaux, et
d'effectuer le diagramme dans toute son extension : d'ou le
theme d'une reforme penitentiaire qui hantera de plus en plus
le champ social et, a la limite, destituerait la prison de son
exemplarite, la faisant retomber a l'etat d'agencement localise,
restreint, separe 34 . Tout se passe comme si la prison, tel un
ludion, montait et descendait sur une echelle d' effectuation du
diagramme disciplinaire. II y a une histoire des agencements,
comme il y a un devenir et des mutations de diagramme.
Ce n'est pas seulement caracteristique de la methode de
Foucault, c'est d'une grande consequence pour toute sa pensee.
On a souvent fait comme si Foucault etait avant tout le penseur
de l'enfermement (l'hopital general de « L'histoire de la folie »,
la prison de « Surveiller et punir ») ; or il n'en est rien, et ce
contresens nous empeche de saisir son projet global. Par
exemple, Paul Virilio croit s'opposer a Foucault quand il fait
valoir que lc probleme des societes modernes, le probleme de
la « police », n'est pas d'enfermement, mais de « voirie », de
vitesse ou d' acceleration, de maitrise et de controle des vitesses,
de circuits et de quadrillages dans l'espace ouvert. Or Foucault
n'a jamais dit autre chose, comme le montrent l'analyse de la
forteresse qui coincide chez les deux auteurs, ou l'analyse de
l'hopital maritime chez Foucault. Ce malentendu n'est pas grave
tratif sur les remedes, les rations, les disparitions, les guerisons, les morts, les
simulations... »).
34. Sur les courants de reforme penale, et les raisons pour lesquelles la prison cesse
d'etre une forme pregnante, cf. SP, 312-313.
49
FOUCAULT
dans le cas de Virilio, parce que la force et l'originalite de sa
propre demarche temoignent de ce que les rencontres entre
penseurs independants se font tou jours dans une zone aveugle.
En revanche, c'est beaucoup plus grave lorsque des auteurs
moins doues reprennent la critique toute faite, et reprochent a
Foucault d'en rester a renfermement, ou bien le felicitent
d' avoir si bien analyse cette forme. En fait, renfermement a
toujours ete pour Foucault une donnee secondaire, qui derivait
d'une fonction primaire, tres differente suivant les cas ; et ce
n'est pas du tout de la meme maniere que l'hopital general ou
l'asile enferme les fous, au XVH e siecle, et que la prison enferme
les delinquants, aux X\ 7 lll e et xix e . L'enfermement des fous se
fait sur le mode de l'« exil », et le modele du lepreux ; l'enfer-
mement des delinquants se fait sur le mode du « quadrillage »,
et le modele du pestifere 3> . Cette analyse fait partie des plus
belles pages de Foucault. Mais justement, exiler, quadriller, sont
d'abord des fonctions d'exteriorite, qui ne sont qu'effectuees,
formalisees, organisees par les dispositifs d'enfermement. La
prison comme segmentarite dure (cellulaire) renvoie a une
fonction souple et mobile, a une circulation controlee, a tout un
reseau qui traverse aussi des milieux libres et peut apprendre
a se passer de prison. C'est un peu comme « l'atermoiement
illimite » chez Kafka, qui n'a plus besoin d'arrestation ni de
condamnation. Comme le dit Maurice Blanchot a propos de
Foucault, l'enfermement renvoie a un dehors, et ce qui est
enferme, c'est le dehors 36 . C'est « au » dehors, ou par exclusion,
que les agencements enferment, et il en est de l'interiorite
psychique comme de l'enfermement physique. Foucault invo-
que souvent une forme du discursif, une forme du non-discur-
sif ; mais ces formes n'enferment rien, ni n'interiorisent ; ce sont
des « formes d'exteriorite » a travers lesquelles tantot les
enonces, tantot les visibles se dispersent. C'est une question de
methode en general : au lieu d'aller d'une exteriorite apparente
a un « noyau d'interiorite » qui serait essentiel, il faut conjurer
l'illusoire interiorite pour rendre les mots et les choses a leur
exteriorite constitutive 37 .
35. SP, 197-201 (etHF, ch. 1).
36. Blanchot, L'entretten infini, Gallimard, 292.
37. Sur Thistoire et « la forme systematique de 1'exteriorite », cf. AS, 158-161.
50
UN NOUVEAU CARTOGRAPHE
II faudrait meme distinguer plusieurs instances correlatives,
trois au moins. II y a d'abord le dehors comme element informe
des forces : celles-ci viennent du dehors, elles tiennent au
dehors, qui brasse leurs rapports, qui tire leurs diagrammes. Et
puis il y a I'exterieur comme milieu des agencements concrets,
ou s'actualisent les rapports de forces. Enfin il y a les formes
d'exteriorite, puisque l'actualisation se fait dans une scission, une
disjonction de deux formes differenciees et exterieures l'une a
l'autre qui se partagent les agencements (les enfermements et
les interiorisations n'etant que des figures transitoires a la
surface de ces formes). Nous essaierons d'analyser ulterieure-
ment cet ensemble, tel qu'il se presente dans « la pensee du
dehors ». Mais sans doute explique-t-il deja que rien ne ferme
reellement, chez Foucault. L'histoire des formes, archive, est
doublee d'un devenir des forces, diagramme. C'est que les
forces apparaissent dans « toute relation d'un point a un
autre » : un diagramme est une carte, ou plutot une superpo-
sition de cartes. Et, d'un diagramme a l'autre, de nouvelles
cartes sont tirees. Aussi n'y a-t-il pas de diagramme qui ne
comporte, a cote des points qu'il connecte, des points relative-
ment libres ou delies, points de creativite, de mutation, de
resistance ; et c'est d'eux, peut-etre, qu'il faudra partir pour
comprendre l'ensemble. C'est a partir des « luttes » de chaque
epoque, du style des luttes, qu'on peut comprendre la succes-
sion des diagrammes, ou leur re-enchainement par-dessus les
discontinuity 38 . Car chacun temoigne de la facon dont se tord
la ligne du dehors dont parlait Melville, sans debut ni fin, ligne
oceanique qui passe par tous les points de resistance, et qui
roule, entrechoque les diagrammes, toujours en fonction du plus
recent. Quelle curieuse torsion de la ligne fut 1968, la ligne aux
mille aberrations ! D'ou la triple definition d'ecrire : ecrire, c'est
lutter, resister ; ecrire, c'est devenir ; ecrire, c'est cartographier,
« je suis un cartography.. » 39 .
38. SP, s'interrompt brutalement sur l'invocation du « grondement de la bataille »
(« j'interromps ici ce livre... », 315). C'est VS qui degagcra le theme des « points de
resistance » (126-127), et les textes suivants qui analyseront les types de luttes, en
rapport avec les diagrammes de forces (cf. Dreyfus et Rabinow, 301-304).
39. Interview in Nouvelles litteraires, 17 mars 1975.
51
TOPOLOGIE :
« PENSER AUTREMENT »
les strates ou formations historiques :
le visible et Tenon^able (savoir)
Les strates sont des formations historiques, positivites ou
empiricites. « Couches sedimentaires », elles sont faites de
choses et de mots, de voir et de parler, de visible et de dicible,
de plages de visibilite et de champs de lisibilite, de contenus et
d'expressions. Nous empruntons ces derniers termes a Hjelm-
slev, mais pour les appliquer a Foucault en un tout autre sens,
puisque le contenu ne se confond plus avec un signifie, ni
l'expression avec un signifiant. II s'agit d'une nouvelle reparti-
tion, tres rigoureuse. Le contenu a une forme et une substance :
par exemple la prison, et ceux qui y sont enfermes, les prison-
niers (qui? pourquoi ? comment?) . L'expression aussi a une
forme et une substance f par exemple le droit penal, et la
« delinquance » en tant qu'objet d'enonces. De meme que le
droit penal comme forme d'expression definit un champ de
dicibilite (les enonces de delinquance), la prison comme forme
de contenu definit un lieu de visibilite (le « panoptisme »,
c'est-a-dire un lieu ou Ton peut a chaque instant tout voir sans
etre vu). Cet exemple renvoie a la derniere grande analyse de
strate, que Foucault mene dans « Surveiller et punir ». Mais
c'etait deja le cas dans « L'histoire de lafolie » : a 1'age classique,
Tasile surgissait comme un lieu de visibilite de la folie, en meme
temps que la medecine formulait des enonces fondamentaux sur
la « deraison ». Entre ces deux livres, il y a « Raymond Roussel »
et « Naissance de la clinique », ecrits simultanement. L'un montre
comment l'ceuvre de Roussel se divise en deux parties, des
1. Sur la « forme-prison », et ses differences avec les formes d'expression qui lui
sont contemporaines (ainsi, le droit penal), cf. SP, 233.
55
FOUCAULT
inventions de visibilites suivant des machines extraordinaires,
des productions d'enonces suivant un « procede » insolite.
L'autre livre montre comment, dans un tout autre domaine, la
clinique et l'anatomie pathologique entrainent des distributions
variables entre « le visible et l'enoncable ».
Une « epoque » ne preexiste pas aux enonces qui l'expri-
ment, ni aux visibilites qui la remplissent. Ce sont les deux
aspects essentiels : d'une part chaque strate, chaque formation
historique implique une repartition du visible et de l'enoncable
qui se fait sur elle-meme ; d'autre part, d'une strate a une autre,
il y a variation de la repartition, parce que la visibilite meme
change de mode, et les enonces changent eux-memes de regime.
Par exemple, « a l'age classique », l'asile surgit comme une
nouvelle maniere de voir et de faire voir les fous, maniere tres
differente de celle du Moyen Age, de celle de la Renaissance ;
et la medecine de son cote, mais aussi le droit, la reglementa-
tion, la litterature, etc., inventent un regime d'enonces qui
concerne la deraison comme nouveau concept. Si les enonces du
XVH e siecle inscrivent la folie comme l'extreme degre de la
deraison (notion-clef), l'asile ou internement l'enveloppe dans
un ensemble qui unit les fous aux vagabonds, aux pauvres, aux
oisifs, a toutes sortes de depraves : il y a la une « evidence »,
perception historique ou sensibilite, non moins qu'un regime
discursif 2 . Et plus tard, dans d'autres conditions, ce sera la
prison comme nouvelle facon de voir et de faire voir le crime,
et la delinquance comme nouvelle maniere de dire. Maniere de
dire et facon de voir, discursivites et evidences, chaque strate
est faite d'une combinaison des deux, et, d'une strate a l'autre,
il y a variation des deux et de leur combinaison. Ce que
Foucault attend de l'Histoire, c'est cette determination des
visibles et des enoncables a chaque epoque, qui depasse les
comportements et les mentalites, les idees, puisqu'elle les rend
possibles. Mais l'Histoire ne repond que parce que Foucault a
su inventer, sans doute en rapport avec les nouvelles concep-
tions des historiens, une maniere proprement philosophique
..d'interroger, elle-meme neuve et qui relance l'Histoire.
2. Sur « 1' evidence » de I'hopital general au xvil e siecle, comme impliquant une
« sensibilite sociale » qui disparait ensuite, cf. HF, 66. De meme sur « l'evidence de
la prison », SP, 234.
56
LES STRATES OU FORMATIONS HISTORIQUES
C'est « L'archeologie du savoir » qui tirera les conclusions
methodologiques, et fera la theorie generalisee des deux ele-
ments de stratification :l'enoncable et le visible, les formations
discursives et les formations non discursives, les formes d'ex-
v pression et les formes de contenu. Ce livre pourtant semble
donner un primat radical a l'enonce. Les plages de visibilite ne
sont plus designees que d'une maniere negative, « formations
non discursives », situees dans un espace qui n'est que comple-
mentaire d'un champ d'enonces. Foucault dit qu'il y a des
relations discursives entre l'enonce discursif et le non-discursif.
Mais il ne dit jamais que le non-discursif soit reductible a un
enonce, et soit un residu ou une illusion. La question du primat
est essentielle : l'enonce a le primat, nous verrons pourquoi.
Mais jamais primat n'a signifie reduction. D'un bout a l'autre
de l'ceuvre de Foucault, les visibilites resteront irreductibles aux
enonces, d'autant plus irreductibles qu'elles semblent former
une passion par rapport a Taction des enonces. Le sous-titre de
« Naissance de la clinique », c'etait « archeologie du regard ». II
ne suffit pas de dire que Foucault a denonce ce sous-titre,
comme il a toujours corrige ses livres precedents, si Ton ne
demande pas pourquoi et sur quels points. Or, le point de
denonciation, c'est evidemment le primat. Foucault estime de
plus en plus que ses livres precedents n'indiquent pas suffi-
samment le primat des regimes denonce sur les f aeons de voir
ou de percevoir. C'est sa reaction contre la phenomenologie.
Mais, pour lui, le primat des enonces n'empechera jamais
l'irreductibilite historique du visible, au contraire. L'enonce n'a
de primat que parce que le visible a ses lois propres, son
autonomic qui le met en rapport avec le dominant, avec
l'heautonomie de l'enonce. C'est parce que l'enoncable a le
primat que le visible lui oppose sa forme propre qui se laissera
determiner sans se laisser reduire. Chez Foucault, les lieux de
visibilite n'auront jamais le meme rythme, la meme histoire, la
meme forme que les champs d'enonces, et le primat de l'enonce
ne vaudra que par la, en tant qu'il s'exerce sur quelque chose
d'irreductible. En oubliant la theorie des visibilites on mutile la
conception que Foucault se fait de l'histoire, mais on mutile
aussi sa pensee, la conception qu'il se fait de la pensee. On en
fait une variante de la philosophic analytique actuelle, avec
laquelle il n'a pas grand-chose en commun (sauf peut-etre avec
57
FOUCAULT
Wittgenstein, si Ton degage de Wittgenstein un rapport original
du visible et de l'enoncable). Foucault n'a pas cesse d'etre
fascine par ce qu'il voyait autant que par ce qu'il entendait ou
lisait, et l'archeologie telle qu'il la conceit est une archive audio-
visuelle (a commencer par l'histoire des sciences). Foucault n'a
une joie d'enoncer, et de decouvrir les enonces des autres, que
parce qu'il a aussi une passion de voir : ce qui le definit
lui-meme avant tout, la voix, mais aussi les yeux. Les yeux, la
voix. Foucault n'a jamais cesse d'etre un voyant, en meme
temps qu'il marquait la philosophic d'un nouveau style d'enon-
ces, les deux sur un pas different, sur un double rythme.
Ce qui est stratifie n'est pas l'objet indirect d'un savoir qui
surgirait ensuite, mais constitue directement un savoir : la lecon
de choses et la lecon de grammaire. C'est pourquoi les strates
sont l'affaire de l'archeologie, precisement parce que l'archeolo-
gie ne renvoie pas necessairement au passe. II y a une archeo-
logie du present. Present ou passe, le visible est comme
l'enoncable : ils sont l'objet, non pas d'une phenomenologie,
mais d'une epistemologie. Ce que Foucault reprochera a « L'his-
toire de ia folie », c'est d'invoquer encore une experience vecue
sauvage, a la maniere des phenomenologues, ou des valeurs
eternelles de l'imaginaire, a la maniere de Bachelard. Mais, en
fait, il n'y a rien avant le savoir, parce que le savoir, tel que
Foucault en forme un nouveau concept, se definit par ces
combinaisons de visible et d'enoncable propres a chaque strate,
a chaque formation historique. Le savoir est un agencement
pratique, un « dispositif » d'enonces et de visibilites. II n'y a
done rien sous le savoir (bien qu'il y ait, nous le verrons, des
choses hors savoir). C'est dire que le savoir n'existe qu'en
fonction de « seuils » tres varies, qui marquent autant de
feuillets, de clivages et d'orientations sur la strate consideree. A
cet egard, il ne suffit pas de parler d'un « seuil d'epistemolo-
gisation » : celui-ci est deja oriente dans une direction qui mene
a la science, et qui traversera encore un seuil propre de « scienti-
ficite », et eventuellement un « seuil de formalisation ». Mais
d'autres seuils, autrement orientes, ne manquent pas sur la
strate : seuils d'ethisation, desthetisation, de politisation, etc. 3 .
Le savoir n'est pas la science, et n'est pas separable de tel ou
3. AS, 236-255.
58
LES STRATES OU FORMATIONS HISTORIQUES
tel seuils ou il est pris : meme l'experience perceptive, meme les
valeurs de l'imaginaire, meme les idees de l'epoque ou les
donnees de 1'opinion courante. Le savoir est l'unite de strate qui
se distribue dans les differents seuils, la strate meme n'existant
que comme l'empilement de ces seuils sous des orientations
diverses, la science etant settlement l'une d'elles. II n'y a que des
pratiques, ou des positivites, constitutives du savoir : pratiques
discursives d'enonces, pratiques non-discursives de visibilites.
Mais ces pratiques existent toujours sous des seuils archeologi-
ques dont les repartitions mouvantes constituent les differences
historiques entre strates. Tel est le positivisme, ou le pragma-
tisme de Foucault ; et il n'a jamais eu de probleme concernant
les rapports de la science et de la litterature, ou de l'imaginaire
et du scientifique, ou du su et du vecu, parce que la conception
du savoir impregnait et mobilisait tous les seuils en en faisant
les variables de la strate comme formation historique.
Certes, choses et mots sont des termes tres vagues pour
designer les deux poles du savoir, et Foucault dira que le titre
« Les mots et les choses » doit s'entendre ironiquement. La tache
de l'archeologie, c'est d'abord de decouvrir une veritable forme
d 'expression qui ne peut se confondre avec aucune des unites
linguistiques, quelles qu'elles soient, signifiant, mot, phrase,
proposition, acte de langage. Foucault s'en prend particuliere-
ment au Signifiant, « le discours s'annule dans sa realite en se
mettant a l'ordre du signifiant » 4 . Nous avons vu comment
Foucault decouvrait la forme d'expression dans une conception
tres originale de l'« enonce », comme fonction qui croise les
diverses unites, tracant une diagonale plus proche de la musique
que d'un systeme signifiant. II faut done fendre, ouvrir les mots,
les phrases ou les propositions pour en extraire les enonces,
comme le faisait Raymond Roussel en inventant son « pro-
cede ». Mais une operation analogue est necessaire pour la
forme de contenu ; celui-ci n'est pas plus un signifie que ['ex-
pression un signifiant. Ce n'est pas non plus un etat de choses,
un referent. Les visibilites ne se confondent pas avec des
elements visuels ou plus generalement sensibles, qualites, cho-
ses, objets, composes d'objets. Foucault construit a cet egard
une fonction qui n'est pas moins originale que celle de l'enonce.
4. OD, 51.
59
FOUCAULT
II faut fendre les choses, les casser. Les visibilites ne sont pas
des formes d'objets, ni meme des formes qui se reveleraient au
conctact de la lumiere et de la chose, mais des formes de
luminosite, creees par la lumiere meme et qui ne laissent
subsister les choses ou les objets que comme des eclairs, des
miroitements, des scintillements 5 . Tel est le deuxieme aspect
que Foucault degage chez Raymond Roussel, ou qu'il cherchait
peut-etre aussi a degager chez Manet. Et, si la conception de
l'enonce nous a paru d'une inspiration musicale plus proche de
Webern que de la linguistique, la conception du visible semble
picturale, proche de Delaunay, pour qui la lumiere etait une
forme, creait ses prop res formes et ses prop res mouvements.
Delaunay disait : Cezanne a casse le compotier, et il ne faut pas
essayer de le recoller, comme font les cubistes. Ouvrir les mots,
les phrases et les propositions, ouvrir les qualites, les choses et
les objets : la tache de l'archeologie est double, comme l'entre-
prise de Roussel. II faut extraire des mots et de la langue les
enonces correspondant a chaque strate et a ses seuils, mais aussi
extraire des choses et de la vue les visibilites, les « evidences »
propres a chaque strate.
Pourquoi ces extractions necessaires ? Commencons par les
enonces : ils ne sont jamais caches, et pourtant ne sont pas
directement lisibles ou meme dicibles. On pourrait croire que
les enonces sont souvent caches, parce qu'ils seraient l'objet
d'un deguisement, dune repression ou meme d'un refoulement.
Mais, outre que cette croyance implique une fausse conception
du Pouvoir, elle ne vaut que si Ton en reste aux mots, aux
phrases et aux propositions. C'est ce que Foucault montre a
propos de la sexualite, des le debut de « La volonte de savoir » :
on peut croire que tout un vocabulaire est interdit, et les phrases
metaphorisees, la langue epuree, a l'ere victorienne, si bien que
la sexualite se constitue comme le secret fondamental, qui ne
serait trahi que par des transgresseurs audacieux et maudits,
jusqu'a ce que Freud survienne... Pourtant, il n'en est rien,
et jamais strate ou formation historique n'a fait autant pulluler
les enonces de sexualite, en en determinant les conditions, les
regimes, les lieux, les occasions, les interlocuteurs (auxquels la
psychanalyse ajoutera les siens). On comprendrait mal le role de
5. RR, 140-141.
60
LES STRATES OU FORMATIONS HISTORIQUES
l'Eglise depuis le concile de Trente si Ton ne suivait cette
proliferation des discours sexuels. « Sous le couvert d'un lan-
gage qu'on prend soin d'epurer de maniere qu'il n'y soit plus
nomme directement, le sexe est pris en charge, et comme
traque, par un discours qui pretend ne lui laisser ni obscurite
ni repit... Ce qui est prop re aux societes modernes, ce n'est pas
qu'elles aient voue le sexe a rester dans l'ombre, c'est qu'elles
se soient vouees a en parler toujours, en le faisant valoir comme
le secret. » Bref, l'enonce reste cache, mais seulement si Ton ne
s'eleve pas jusqu'a ses conditions extractives ; au contraire, il est
la, et dit tout, des qu'on atteint aux conditions. II en est de
meme en politique : la politique ne cache rien, en diplomatic,
en legislation, en reglementation, en gouvernement, bien que
chaque regime d'enonces suppose une certaine maniere d'entre-
croiser les mots, les phrases et les propositions. II suffit de
savoir lire, si difficile que ce soit. Le secret n'existe que pour
etre trahi, se trahir lui-meme. Chaque epoque enonce parfaite-
ment le plus cynique de sa politique, comme le plus cru de sa
sexualite, au point que la transgression a peu de merite. Chaque
epoque dit tout ce qu'elle peut dire en fonction de ses condi-
tions d'enonce. Des « Vhistoire de la folie » Foucault analysait
le discours du « philanthrope », qui liberait les fous de leurs
chaines, sans cacher l'autre enchainement, plus efficace, auquel
il les destinait 6 . Que tout soit toujours dit, a chaque epoque, est
peut-etre le plus grand principe historique de Foucault :
derriere le rideau il n'y a rien a voir, mais il etait dautant plus
important chaque fois de decrire le rideau, ou le socle, puisqu'il
n'existe rien derriere ou dessous. Objecter qu'il y a des enonces
caches, c'est seulement constater qu'il y a des locuteurs et des
destinataires variables suivant les regimes ou les conditions.
Mais locuteurs et destinataires sont des variables de l'enonce
parmi d'autres, qui dependent etroitement des conditions
definissant l'enonce lui-meme en tant que fonction. Bref, les
enonces ne deviennent lisibles ou dicibles qu'en rapport avec les
6. Sur la « liberation » des fous par Tuke et par Pinel, cf. HF, « Naissance de
l'asile » : il s'agit de soumettre les fous aun« regard » et a un « jugement » perpetuels
(visibilite et enonce). De meme sur « l'humanisation » des peines au xvin e siecle : SP,
« La punition generalisee ». Et, sur la tendance a I'abolition de la peine de mort, VS,
181 : il s'agit d'adapter le chatiment a un Pouvoir qui ne se propose plus en general
de decider de la mort, mais de « gerer et controler » la vie.
61
r
FOUCAULT
LES STRATES OU FORMATIONS HISTORIQUES
conditions qui les rendent tels, et qui constituent leur unique
inscription sur un « socle enonciatif » (nous avons vu qu'il n'y
avait pas deux inscriptions, l'une apparente et l'autre cachee).
L'unique inscription, la forme d'expression, est faite de l'enonce
et de sa condition, le socle ou le rideau. Gout de Foucault pour
un theatre des enonces, ou une sculpture des enoncables,
« monuments » et non « documents ».
Quelle est la condition la plus generale des enonces ou des
formations discursives ? La reponse de Foucault est d'autant
plus importante qu'elle exclut d'avance un sujet de l'enoncia-
tion. Le sujet est une variable, ou plutot un ensemble de
variables de l'enonce. C'est une fonction derivee de la primitive,
ou de l'enonce lui-meme. « L'archeobgie du savotr » fait l'analyse
de cette fonction-sujet : le sujet est une place ou position qui
varie beaucoup d'apres le type, d'apres le seuil de l'enonce, et
« l'auteur » lui-meme n'est qu'une de ces positions possibles
dans certains cas. II peut meme y avoir plusieurs positions pour
un meme enonce. Si bien que ce qui est premier, c'est un ON
PARLE, murmure anonyme dans lequel des emplacements sont
amenages pour des sujets possibles : « un grand bourdonne-
ment incessant et desordonne du discours ». A plusieurs repri-
ses, Foucault invoque ce grand murmure dans lequel il souhaite
lui-meme se placer 7 . Foucault s'oppose a trois manieres de faire
commencer le langage : soit avec des personnes, meme si ce sont
des personnes linguistiques ou des embrayeurs (la personnolo-
gie linguistique, le « je parle » auquel Foucault ne cessera
d'opposer la preexistence de la troisieme personne en tant que
non-personne) ; soit avec du signifiant comme organisation
interne ou direction premiere a laquelle le langage renvoie (le
structuralisme linguistique, le « ca parle » auquel Foucault
oppose la preexistence d'un corpus ou d'un ensemble donne
d'enonces determines); soit avec une experience originaire,
complicite premiere avec le monde qui fonderait pour nous la
possibility d'en parler, et ferait du visible la base de l'enoncable
(la phenomenologie, le « Monde parle », comme si les choses
visibles murmuraient deja un sens que notre langage n'a plus
qu'a faire lever, ou comme si le langage s'adossait a un silence
expressif, auquel Foucault oppose une difference de nature
entre voir et parler) 8 .
Le langage est donne tout entier, ou pas du tout. Quelle est
done la condition de l'enonce ? C'est le « il y a du langage »,
« l'etre du langage » ou l'etre-langage, e'est-a-dire la dimension
qui le donne, et qui ne se confond avec aucune des directions
auxquelles il renvoie. « Negliger le pouvoir qu'il a de designer,
de nommer, de montrer, de faire apparaltre, d'etre le lieu du
sens ou de la verite, et s'attarder en revanche sur le moment
(aussitot solidifie, aussitot pris dans le jeu du signifiant et du
signifie) qui determine son existence singuliere et limitee » .
Mais justement, qu'est-ce qui donne un sens concret a cette
these de Foucault, qu'est-ce qui l'empeche de basculer dans une
generalite de direction, phenomenologique ou linguistique,
qu'est-ce qui lui permet d'invoquer une existence singuliere et
limitee ? Foucault est proche du « distributionalisme », et,
suivant l'existence de « L'archeologie », part toujours d'un cor-
pus determine et non infini, si divers soit-il, de paroles et de
textes, de phrases et de propositions, emis a une epoque et dont
il cherche a degager les « regularites » enonciatives. Des lors, la
condition est elle-meme historique, l'a-priori est historique : le
grand murmure, autrement dit l'etre-langage ou le « il y a » du
langage, varie sur chaque formation historique et, pour etre
anonyme, n'en est pas moins singulier, « etre enigmatique et
precaire » qu'on ne peut pas separer de tel ou tel mode. Chaque
epoque a sa maniere de rassembler le langage, en raison de ses
corpus. Par exemple, si l'etre du langage a l'age classique
apparait tout entier dans la representation dont il dessine le
quadrillage, au XlX e siecle, en revanche, il saute hors des fonc-
tions representatives, quitte a perdre son unite de rassemble-
ment, mais pour la retrouver ailleurs et sur un autre mode, dans
la litterature comme nouvelle fonction (« l'homme avait ete une
figure entre deux modes d'etre du langage »...) 10 . Jamais done
l'etre historique du langage ne rassemble celui-ci dans l'inte-
riorite d'une conscience fondatrice, originaire ou simplement
7. Sur le sujet de l'enonce, AS, 121-126. Et sur le grand mumure, cf. OD, debut,
QA, fin.
8. Esquisse de ces trois themes, OD, 48-51.
9. AS, 145-148 : c'est le texte essentiel sur « il y a du langage », auquel on joindra
aussi toute la fin de MC (sur « l'etre du langage », 316-318, 395-397 ; et deja 57-59).
10. MC, 313-318 (sur la fonction de la litterature moderne comme rassemblement
du langage, MC, 59, 313, VHI, 28-29).
62
63
FOUCAULT
mediatrice ; au contraire, il constitue une forme d'exteriorite ou
se dispersent pour apparaitre, se disseminent les enonces du
corpus considere. C'est une unite distributive. « L'a-priori des
positivites n'est pas seulement le systeme d'une dispersion
temporelle, il est lui-meme un ensemble transformable » ll .
Tout ce que nous venons de dire sur l'enonce et sa condition,
il faut le dire aussi pour la visibilite. Car les visibilites a leur tour
ont beau n'etre jamais cachees, elles ne sont pas pour autant
immediatement vues ni visibles. Elles sont meme invisibles tant
qu'on en reste aux objets, aux choses ou aux qualites sensibles,
sans s'elever jusqu'a la condition qui les ouvrent. Et si les choses
se referment, les visibilites s'estompent ou se brouillent, au
point que les « evidences » deviennent insaisissables a une autre
epoque : quand l'age classique reunissait dans un meme lieu les
fous, les vagabonds, les chomeurs, « ce qui n'est pour nous que
sensibilite indifferenciee etait a coup sur chez l'homme classique
une perception clairement articulee ». La condition a laquelle la
visibilite se rapporte n'est pourtant pas la maniere de voir d'un
sujet : le sujet qui voit est lui-meme une place dans la visibilite,
une fonction derivee de la visibilite (ainsi la place du roi dans
la representation classique, ou bien la place de l'observateur
quelconque dans le regime des prisons). Faut-il alors invoquer
des valeurs imaginaires qui orienteraient la perception, ou des
jeux de qualites sensibles qui constitueraient des « themes
perceptifs » ? Ce serait l'image ou la qualite dynamiques qui
constitueraient la condition du visible, et Foucault dans
« L'histoire de la folie » s'exprime parfois a la facon de Bache-
lard 12 . Mais il arrive vite a une autre solution. Si les architec-
tures, par exemple, sont des visibilites, des lieux de visibilite,
c'est parce qu'elles ne sont pas seulement des figures de pierre,
c'est-a-dire des agencements de choses et des combinaisons de
qualites, mais d'abord des formes de lumiere qui distribuent le
clair et l'obscur, l'opaque et le transparent, le vu et le non-vu,
etc. Dans des pages celebres, « Les mots et les choses » decrit le
tableau de Velasquez, les Menines, comme un regime de lu-
miere qui ouvre l'espace de la representation classique, et y
11. AS, 168.
12. Cf. notamment HF, chapitre « figures de la folie », ou sont invoquees « les lois
li- percept ives, mi-imaginaires dun monde qualitatif ».
64
LES STRATES OU FORMATIONS HISTORIQUES
distribue ce qui est vu et ceux qui voient, les echanges et les
reflets, jusqu'a la place du roi qui ne peut etre qu'induite
comme dehors du tableau (n'est-ce pas un tout autre regime de
lumiere que decrivait le manuscrit detruit sur Manet, avec une
autre utilisation du miroir, une autre distribution des reflets ?).
De son cote, « Surveiller et punir » decrit l'architecture de prison,
le Panoptique, comme une forme lumineuse qui baigne les
cellules peripheriques et laisse la tour centrale opaque, distri-
buant les prisonniers qui sont vus sans voir, et Tobservateur
quelconque qui voit tout sans etre vu. De meme que les enonces
sont inseparables de regimes, les visibilites sont inseparables de
machines. Non pas que toute machine soit optique; mais c'est
un assemblage d'organes et de fonctions qui fait voir quelque
chose, et qui met en lumiere, en evidence (la « machine-pri-
son », ou bien les machines de Roussel). Deja « Raymond
Roussel » donnait la formule la plus generale : une lumiere
premiere qui ouvre les choses, et fait surgir les visibilites comme
eclairs et scintillements, comme « lumiere seconde» 13 . Et
« Naissance de la clinique » pouvait prendre pour sous-titre
« archeologie du regard » dans la mesure ou chaque formation
medicale historique modulait une lumiere premiere, et consti-
tuait un espace de visibilite de la maladie, faisant miroiter les
symptomes, tantot comme la clinique en depliant des nappes a
deux dimensions, tantot comme l'anatomie pathologique en les
repliant suivant une troisieme dimension qui redonne a 1'ceil la
profondeur, et au mal un volume (la maladie comme
« autopsie » du vif).
II y a done un « il y a » de la lumiere, un etre de la lumiere
ou un etre-lumiere, tout comme un etre-langage. Chacun est un
absolu, et pourtant historique, puisque inseparable de la
maniere dont il tombe sur une formation, sur un corpus. Et l'un
rend les visibilites visibles ou perceptibles, comme l'autre
rendait les enonces enoncables, dicibles ou lisibles. Si bien que
les visibilites ne sont ni les actes d'un sujet voyant, ni les
donnees d'un sens visuel (Foucault denonce le sous-titre « ar-
cheologique du regard »). Pas plus que le visible ne se reduit a
une chose ou qualite sensibles, l'etre-lumiere ne se reduit a un
milieu physique : Foucault est plus proche de Goethe que de
13. RR, 140.
65
FOUCAULT
Newton. L'etre-lumiere est une condition strictement indivisi-
ble, un a-priori seul capable de rapporter les visibilites a la vue,
et du meme coup aux autres sens, chaque fois suivant des
combinaisons elles-memes visibles : par exemple, le tangible est
une maniere dont le visible cache un autre visible. Ce que « La
naissance de la clinique » decouvrait deja, c'etait un « regard
absolu », une « visibilite virtuelle » une « visibilite hors du
regard », qui dominait toutes les experiences perceptives, et ne
convoquait pas la vue sans convoquer aussi les autres champs
sensoriels, l'oreille et le tact 14 . Les visibilites ne se definissent
pas par la vue, mais sont des complexes d'actions et de
passions, d'actions et de reactions, des complexes multi-senso-
riels, qui viennent a la lumiere. Comme dit Magritte dans une
lettre a Foucault, ce qui voit et qui peut etre decrit visiblement,
c'est la pensee. Faut-il alors rapprocher cette lumiere premiere
chez Foucault de la Lichtung de Heidegger, de Merleau-Ponty,
le libre ou l'ouvert, qui ne s'adresse a la vue que secondaire-
ment ? A deux differences pres : c'est que l'etre-lumiere selon
Foucault est inseparable de tel ou tel mode, et, pour etre
a-priori, n'en est pas moins historique et epistemologique plutot
que phenomenologique ; d'autre part, il n'est pas ouvert a la
parole aussi bien qu'a la vue, puisque la parole en tant
qu'enonce trouve une tout autre condition douverture dans
letre-langage et ses modes historiques. Ce qu'on peut conclure,
c'est que chaque formation historique voit et fait voir tout ce
qu'elle peut, en fonction de ses conditions de visibilite, comme
elle dit tout ce qu'elle peut, en fonction de ses conditions
denonce. Jamais il n'y a de secret, bien que rien ne soit
immediatement visible, ni directement lisible. Et, de part et
d'autre, les conditions ne se reunissent pas dans l'interiorite
d'une conscience ou d'un sujet, pas plus qu'elles ne composent
un Meme : ce sont deux formes d'exteriorite dans lesquelles se
dispersent, se disseminent ici les enonces, la les visibilites. Le
langage « contient » les mots, les phrases et les propositions,
mais ne contient pas les enonces qui se disseminent suivant des
distances irreductibles. Les enonces se dispersent d'apres leur
14. NC, 167 (et, « lorsque Corvisart entend un cceur qui fonctionne mal, Laennec
une voix aigue qui tremble, c'est une hypertrophic, c'est un epanchement qu'ils voient,
de ce regard qui hante secretement leur audition et au-dela d'elle l'anime »).
66
LES STRATES OU FORMATIONS HISTORIQUES
seuil, d'apres leur famille. De meme pour la lumiere qui contient
les objets, mais non les visibilites. Aussi bien, nous l'avons vu,
c'est une erreur de croire que Foucault s'interesse aux milieux
d'enfermement comme tels : l'hopital, la prison sont d'abord
des lieux de visibilite disperses dans une forme d'exteriorite, et
renvoyant a une fonction extrinseque, mettre a part, quadriller...
Ce n'est pas une histoire des mentalites, ni des comporte-
ments, Parler et voir, ou plutot les enonces et les visibilites sont
des Elements purs, des conditions a-priori sous lesquelles toutes
les idees se formulent a un moment, et les comportements se
manifestent. Cette recherche des conditions constitue une sorte
de neo-kantisme propre a Foucault. II y a pourtant des differen-
ces essentielles avec Kant : les conditions sont celles de l'expe-
rience reelle, et non de toute experience possible (les enonces,
par exemple, supposent un corpus determine) ; elles sont du
cote de l'« objet », du cote de la formation historique, et non
d'un sujet universel (l'a-priori lui-meme est historique) ; les
unes comme les autres sont des formes d'exteriorite 15 . Mais, s'il
y a neo-kantisme, c'est parce que les visibilites forment avec
leurs conditions une Receptivite, et les enonces, avec les leurs,
une Spontaneite. Spontaneite du langage et receptivite de la
lumiere. II ne suffisait done pas d'identifier receptif a passif, et
spontane a actif. Receptif ne veut pas dire passif, puisqu'il y a
autant d'action que de passion dans ce que la lumiere fait voir.
Spontane ne veut pas dire actif, mais plutot l'activite d'un
« Autre » qui s'exerce sur la forme receptive. II en etait deja
ainsi chez Kant, ou la spontaneite du Je pense s'exercait sur des
etres receptifs qui se la representaient necessairement comme
autre l . Voila que, chez Foucault, la spontaneite de l'entende-
ment, Cogito, fait place a celle du langage (le « il y a » du
langage), tandis que la receptivite de l'intuition fait place a celle
de la lumiere (nouvelle forme de l'espace-temps). Qu'il y ait un
primat de l'enonce sur le visible s'explique facilement des lors :
« L'archeologie du savoir » peut revendiquer un role determinant
des enonces comme formations discursives. Mais les visibilites,
15. MC, 257 ; AS, 167 (et, sur la « forme d'exteriorite », 158-161).
16. C'est ce que la premiere edition de la Critique de la Ratson pure appelle
< paradoxe du sens intime » : notamment 136, P.U.F.
67
r
FOUCAULT
elles, n'en sont pas moins irreductibles, parce qu'elles renvoient
a une forme du determinable, qui ne se laisse pas du tout reduire
a celle de la determination. C'etait la grande rupture de Kant
avec Descartes : la forme de la determination (je pense) ne porte
pas sur un indetermine (je suis), mais sur la forme d'un pur
determinable (espace-temps). Le probleme est celui de la
co-adaptation des deux formes, ou des deux sortes de condi-
tions, qui different en nature. C'est ce probleme transformer
qu'on retrouve chez Foucault : le rapport entre les deux « il y
a », entre la lumiere et le langage, entre les visibilites determi-
nables et les enonces determinants.
Des le debut, une des theses essentielles de Foucault est :
difference de nature entre la forme de contenu et la forme
d'expression, entre le visible et l'enoncable (bien qu'ils s'inse-
rent l'un dans l'autre, et ne cessent de se penetrer pour com-
poser chaque strate ou chaque savoir). Peut-etre est-ce l'aspect,
le premier aspect sous lequel Foucault rencontre Blanchot :
« parler, ce n'est pas voir ». Mais, tandis que Blanchot insistait
sur le primat de parler comme determinant, Foucault, malgre
des apparences trop rapides, maintient la specificite du voir,
l'irreductibilite du visible comme determinable 17 . Entre les
deux il n'y a pas d'isomorphisme, pas de conformite, bien qu'il
y ait presupposition reciproque, et primat de l'enonce. Meme
« Varcheologie du savoir », qui insiste sur le primat, dira : ni
causalite de Tun a l'autre, ni symbolisation entre les deux ; et si
l'enonce a un objet, c'est un objet discursif qui lui est propre,
qui n'est pas isomorphe a l'objet visible. Certes, on peut
toujours river d'isomorphisme : soit un reve epistemologique,
comme lorsque la clinique pose une identite de structure « entre
le visible et l'enoncable », le symptome et le signe, le spectacle
et la parole; soit un reve esthetique, lorsqu'un « calligramme »
donne une meme forme au texte et au dessin, au linguistique
17. Cf. Blanchot, L'entretien infini, Gallimard, « parler, ce n'est pas voir ». C'est le
texte le plus decisif de Blanchot pour un theme qui est present dans toute son ceuvre.
Et sans doute ce texte reserve-t-il un statut particulier au « voir » ou a l'image visuelle
(42 ; de meme, L'espace luteratre, 266-277). Mais ce statut reste ambigu, comme le dit
Blanchot lui-meme, parce qu'il confirme que parler n'est pas voir, plutot qu'il ne pose
a son tour que voir n'est pas parler. C'est que Blanchot reste cartesien d'une certaine
maniere : ce qu'il met en rapport (ou en « non-rapport »), c'est la determination et
redetermine pur. Tandis que Foucault est plus kantien : le rapport ou non-rapport
est entre deux formes, la determination et le determinable.
LES STRATES OU FORMATIONS HISTORIQUES
et au plastique, a l'enonce et a l'image 18 . Dans son commentaire
de Magritte, Foucault montre que renait toujours « la petite
bande mince, incolore et neutre » qui separe le texte et la figure,
le dessin de la pipe et l'enonce « ceci est une pipe », au point
que l'enonce devient « ceci n'est pas une pipe », puisque ni le
dessin, ni l'enonce, ni le ceci comme forme supposee commune
ne sont une pipe... : « pas plus sur le tableau noir qu'au-dessus
de lui, le dessin de la pipe et le texte qui devrait la nommer ne
trouvent ou se rencontrer », c'est un « non-rapport » 19 .
Peut-etre est-ce la version humoristique dune demarche que
Foucault avait instauree dans ses etudes d'histoire. Car « L'his-
toire de la folie » montrait ceci : lhopital general comme forme
de contenu ou lieu de visibilite de la folie n'avait nullement sa
source dans la medecine, mais dans la police ; et la medecine
comme forme d'expression, agent de production pour des
enonces de « deraison », deployait son regime discursif, ses
diagnostics et ses soins, en dehors de l'hdpital. Commentant
Foucault, Maurice Blanchot dira : difference, affrontement de
la deraison et de la folie. « Surveiller et punir » reprendra un
theme voisin en l'approfondissant : la prison comme visibilite
du crime ne derive pas du droit penal comme forme d'expres-
sion ; elle vient d'un tout autre horizon, « disciplinaire » et non
juridique ; et le droit penal, de son cote, produit ses enonces de
« delinquance » independamment de la prison, comme s'il etait
toujours amene a dire, d'une certaine facon, ceci n'est pas une
prison... Les deux formes n'ont pas la meme formation, la
meme genese ou genealogie, au sens archeologique de Gestal-
tung. Et pourtant il y a rencontre, meme si c'est a la faveur d'un
tour de passe-passe : on dirait que la prison substitue un autre
personnage au delinquant penal, et, a la faveur de cette subs-
titution, produit ou reproduit de la delinquance, en meme
temps que le droit produit et reproduit des prisonniers 20 . Entre
18. Sur le « reve » d'isomorphisme qui traverse la clinique, NC, 108-117; sur le
calligramme, CNP, 19-25.
19. CNP, 47, ou Foucault reprend l'expression de Blanchot, « le non-rapport ».
20. Certains textes de SP mettent la delinquance du cote de la prison. Mais, en fait,
il y a deux delinquances, la « delinquance-illegalisme » qui renvoie aux enonces, et la
« delinquance-objet » qui renvoie a la prison. Ce qui compte, c'est que SP marque
l'heterogeneite entre revolution du droit penal et le surgissement de la prison, au
xvin e siecle, aussi fermement que HF marquait une heterogeneite radicale entre le
surgissement de l'asile et l'etat de la medecine au xvn e .
68
69
FOUCAULT
les deux, des alliances se nouent et se denouent, des croise-
ments se font et se defont, sur telle strate et a tel seuil.
Comment expliquer que, pour Foucault comme pour Blanchot,
le non-rapport soit encore un rapport, et meme un rapport plus
profond ? . ,
On peut dire en effet qu'il y a des « jeux de verite » ou
plutot des procedures du vrai. La verite est inseparable d une
procedure qui l'etablit (« Surveiller et pumr » comparera 1 « en-
quete inquisitoriale », comme modele des sciences de ^ nature
a la fin du Moven Age, et « l'examen disciplinaire », modele des
sciences humaines a la fin du XVHl e ). Mais en quoi consiste une
procedure ? Peut-etre est-elle faite en gros d'un processus et
d'un procede, pragmatisme. Le processus est celui du voir, et
pose au savoir une serie de questions : qu'est-ce qu'on voit sur
telle strate, a tel ou tel seuil ? On ne demande pas seulement de
quels objets on part, quelles qualites on suit, dans quels etats
de choses on s'installe (corpus sensible), mais : comment
extrait-on, de ces objets, qualites et choses, des visibihtes ? de
quelle maniere celles-ci scintillent-elles, miroitent-elles, et sous
quelle lumiere, comment la lumiere se rassemble-t-elle sur la
strate ? Et encore, quelles sont les positions de sujet comme
variables de ces visibilites ? qui les occupe et voit? Mais il y a
aussi des procedes du langage, aussi differents d'une strate a
T autre qu'entre deux auteurs insolites (par exemple le « pro-
cede » de Roussel et celui de Brisset) 21 . Quel est le corpus de
mots, de phrases et de propositions ? Comment en extrait-on
des «' enonces » qui les traversent ? Sous quel rassemblement du
langage ces enonces se dispersent-ils, suivant des families et des
seuils ? Et qui parle, c'est-a-dire quels sont les sujets d'enonce
comme variables, et qui vient en remplir la place ? Bref, il y a
des procedes enonciatifs, et des processus machiniques II y a
la une abondance de questions qui constituent chaque fois le
probleme de la verite. « V usage des plaisirs » tirera la conclusion
de tous les livres precedents quand il montrera que le vrai ne
se donne au savoir qua travers des « problematisations », et
que les problematisations ne se font qua partir de « prati-
ques », pratiques de voir et pratiques de dire . Ces pratiques,
21. Cf. GL, XVI : comparaison de trois « procedes », Roussei, Brisset et Wolf son.
22. UP, 17.
70
LES STRATES OU FORMATIONS HISTORIQUES
le processus et le procede, constituent les procedures du vrai,
« une histoire de la verite ». Mais il faut bien que les deux
moities du vrai entrent en rapport, problematiquement, au
moment meme ou le probleme de la verite exclut leur corres-
pondance ou leur conformite. Pour prendre un exemple tres
sommaire, en psychiatrie : est-ce le meme homme qu'on peut
voir dans un asile et qu'on peut enoncer comme fou ? Par
exemple, il est facile de « voir » la folie paranoiaque du Presi-
dent Schreber, et de le mettre a l'asile, mais il faut Ten retirer
parce qu'il est beaucoup plus difficile d'« enoncer » ensuite sa
folie. Inversement, un monomaniaque : il est facile d 'enoncer sa
folie, mais il est tres difficile de la voir a temps, et de l'interner
quand il faut 23 . Beaucoup de gens sont a l'asile qui ne devraient
pas y etre, mais beaucoup aussi n'y sont pas qui devraient y
etre : la psychiatrie du XlX e siecle s'est faite sur cette constata-
tion qui « problematise » la folie, loin d'en former un concept
univoque et certain.
Le vrai ne se definit ni par une conformite ou une forme
commune, ni par une correspondance entre les deux formes. II
y a disjonction entre parler et voir, entre le visible et l'enonca-
ble : « ce qu'on voit ne se loge jamais dans ce qu'on dit », et
inversement. La conjonction est impossible a un double titre :
l'enonce a son propre objet correlatif, et n'est pas une propo-
sition qui designerait un etat de choses ou un objet visible,
comme le voudrait la logique ; mais le visible n'est pas davan-
tage un sens muet, un signifie de puissance qui s'actualiserait
dans le langage, comme le voudrait la phenomenologie. L'ar-
chive, l'audiovisuel est disjonctif. Aussi n'est-il pas etonnant que
les exemples les plus complets de la disjonction voir-parler se
trouvent dans le cinema. Chez les Straub, chez Syberberg, chez
Marguerite Duras, les voix tombent d'un cote, comme une
« histoire » qui n'a plus de lieu, et le visible, de l'autre cote,
comme un lieu vide qui n'a plus d'histoire . Dans India Song
23. Cf. MPR : cas de monomanie criminelle, qui pose un probleme essentiel a la
psychiatrie du XIX C .
24. Cf. les commentaires d'Ishaghpour, notamment sur Marguerite Duras, D'une
image a l'autre, Mediations. Et l'analyse de « Detruire dit-elle » par Blanchot, L'amttie,
Gallimard. Foucault s'est beaucoup interesse au film de Rene Allio sur MPR. C'est
qu'il y avait un probleme concernant le rapport entre les actes de Pierre Riviere et le
texte qu'il avait ecrit (cf. les remarques de Foucault : « Le texte ne relate pas le geste,
71
FOUCAULT
de Marguerite Duras, les voix evoquent ou font lever un ancien
bal qui ne sera jamais montre, tandis que l'image visuelle
montre un autre bal, muet, sans qu'aucun flash-back puisse
faire une jonction visible, aucune voix -off une jonction sonore;
et deja Lafemme du Gange se presentait comme la concomitance
de deux films, « le film de l'image et le film des voix », un vide
etant le seul « facteur de liaison », a la fois chamiere et inters-
tice. Entre les deux, il y a perpetuellement coupure irrationnelle.
Et pourtant ce ne sont pas n'importe quelles voix sur n'importe
quelles images. Certes, il n'y a pas d'enchainement qui irait du
visible a Tenonce, ou de Tenonce au visible. Mais il y a perpetuel
re-enchainement, sur la coupure irrationnelle ou par-dessus
l'interstice. C'est en ce sens que le visible et Tenonce forment
une strate, mais toujours traversee, constitute d'une fissure
centrale archeologique (Straub). Tant qu'on en reste aux choses
et aux mots, on peut croire qu'on parle de ce qu'on voit, qu'on
voit ce dont on parle, et que les deux s'enchainent : c'est qu'on
en reste a un exercice empirique. Mais, des qu'on ouvre les
mots et les choses, des qu'on decouvre les enonces et les
visibilites, la parole et la vue s'elevent a un exercice superieur,
« a-priori », si bien que chacune atteint a sa propre limite qui
la separe de l'autre, un visible qui ne peut etre que vu, un
enoncable qui ne peut etre que parle. Et pourtant, encore, la
limite propre qui separe chacune, c'est aussi la limite commune
qui les rapporte Tune a l'autre, et qui aurait deux faces
dissymetriques, parole aveugle et vision muette. Foucault est
singulierement proche du cinema contemporain.
Done, comment le non-rapport est-il un rapport ? Ou bien y
a-t-il contradiction entre ces deux declarations de Foucault :
d'une part « on a beau dire ce qu'on voit, ce qu'on voit ne se
loge jamais dans ce qu'on dit, et on a beau faire voir, par des
images, des metaphores, des comparaisons, ce qu'on est en train
de dire, le lieu ou elles resplendissent n'est pas celui que
deploient les yeux, mais celui que definissent les successions de
mais de l'un a l'autre il y a toute une trame de relations », 266) ; le film devait done
rencontrer ce probleme et le resoudre a sa maniere. Et en effet Allio ne se contente
pas dune voix off, mais utilise plusieurs moyens pour rendre sensibles les decalages
ou meme les disjonctions entre le vu et Yenonce, l'image visuelle et l'image sonore (des
le premier plan, on voit un arbre dans la campagne deserte, tandis qu'on entend les
bruits et les formules de la cour d'assises).
72
LES STRATES OU FORMATIONS HISTORIQUES
la syntaxe » ; d'autre part, « il faut admettre entre la figure et
le texte toute une serie d'entrecroisements, ou plutot de l'un a
l'autre des attaques lancees, des fleches jetees contre la cible
adverse, des entreprises de sape et de destruction, des coups de
lance et des blessures, une bataille... », « des chutes d'images au
milieu des mots, des eclairs verbaux qui sillonnent les des-
sins... », « des incisions du discours dans la forme des choses »,
et inversement 5 . Les deux sortes de textes ne se contredisent
en rien. Le premier dit qu'il n'y a pas isomorphisme ou
homologie, ni forme commune a voir et a parler, au visible et
a l'enoncable. Le second dit que les deux formes s'insinuent
l'une dans l'autre, comme dans une bataille. L'appel a une
bataille signifie justement qu'il n'y a pas isomorphic C'est que
les deux formes heterogenes component une condition et un
conditionne, la lumiere et les visibilites, le langage et les enon-
ces ; mais la condition ne « contient » pas le conditionne, elle le
donne dans un espace de dissemination, et se donne elle-meme
comme une forme d'exteriorite. C'est done entre le visible et sa
condition que des enonces se glissent, comme entre les deux
pipes de Magritte. C'est entre Tenonce et sa condition que des
visibilites s'insinuent, comme chez Roussel qui n'ouvre pas les
mots sans faire surgir du visible (et qui, aussi, n'ouvre pas les
choses sans faire surgir de Tenonce). Nous avons essaye de
montrer precedemment' comment la forme de visibilite « pri-
son » engendrait des enonces seconds qui reconduisaient la
delinquance, quitte a ce que les enonces penaux engendrent des
visibles seconds qui renforcent la prison. Bien plus, ce sont les
enonces et les visibilites qui s'etreignent directement comme
des lutteurs, se forcent ou se capturent, constituant chaque fois
la « verite ». D'ou la formule de Foucault : « parler et donner
a voir dans un meme mouvement..., prodigieux entrecroise-
ment » 26 . Parler et voir en meme temps, bien que ce ne soit pas
la meme chose, et qu'on ne parle pas de ce qu'on voit, et qu'on
ne voit pas ce dont on parle. Mais les deux composent la strate,
et, d'une strate a l'autre, se transforment en meme temps (bien
que ce ne soit pas d'apres les memes regies).
25. MC, 25 , CNP, 30, 48, 50. CNP presente les deux sortes de textes, et les fait
jouer au maximum.
26. RR, 147.
73
FOUCAULT
Toutefois, cette premiere reponse (la lutte, l'etreinte, la
bataille, la double insinuation) ne suffit pas encore. Elle ne tient
pas compte du primat de l'enonce. L'enonce a le primat en
vertu de la spontaneite de sa condition (langage) qui lui donne
une forme determinante. Tandis que le visible, en vertu de la
receptivite de la sienne (lumiere), a seulement la forme du
determinable. On peut done considerer que la determination
vient toujours de l'enonce, bien que les deux formes different
en nature. C'est pourquoi Foucault distingue un nouvel aspect
dans l'ceuvre de Roussel : il ne s'agit pas seulement d'ouvrir les
choses pour induire des enonces, ni d'ouvrir les mots pour
conduire des visibilites, mais de faire bourgeonner et proliferer
les enonces, en vertu de leur spontaneite, de telle maniere qu'ils
exercent sur le visible une determination infinie '. Bref, voila
une seconde reponse au probleme du rapport entre les deux
formes : seuls les enonces sont determinants, et font voir, bien
qu'ils fassent voir autre chose que ce qu'ils disent. On ne
s'etonnera pas que, dans « V archeologie du savoir », le visible a
la limite ne soit plus designe que negativement, comme le
non-discursif, mais que le discursif ait d'autant plus de relations
discursives avec le non-discursif. Entre le visible et l'enoncable
nous devons maintenir tous ces aspects a la fois : heterogeneite
des deux formes, difference de nature ou anisomorphie ; pre-
supposition reciproque entre les deux, etreintes et captures
mutuelles ; primat bien determine de l'une sur l'autre.
Toutefois, cette deuxieme reponse ne suffit pas. Si la deter-
mination est infinie, comment le determinable ne serait-il pas
inepuisable, ayant une autre forme que celle de la determina-
tion ? Comment le visible ne se deroberait-il pas, eternellement
determinable, quand les enonces le determinent infiniment ?
Comment empecher que l'objet fuie ? N'est-ce pas sur ce point
que l'oeuvre de Roussel echoue finalement, non pas au sens de
rate, mais au sens maritime ? « Ici le langage est dispose en
cercle a l'interieur de lui-meme, cachant ce qu'il donne a voir,
27. C'est pourquoi Foucault distingue finalement trois sortes d'eeuvres chez
Roussel : non seulement les ceuvres a machines ou les visibilites captent ou suscitent
des enonces (par exemple, La vue), et les ceuvres a procede, ou les enonces provoquent
des visibilites (par exemple, Impressions dAfrique), mais encore l'ceuvre infinie
(Nouvelles impressions d'Afnque), ou l'enonce prolifere dans des parentheses de
parentheses, et poursuit a l'infini la determination du visible. Cf. RR, ch. 7.
74
LES STRATES OU FORMATIONS HISTORIQUES
derobant au regard ce qu'il se proposait de lui offrir, s'ecoulant
a une vitesse vertigineuse vers une cavite invisible ou les choses
sont hors d'acces et ou il disparait a leur folle poursuite » 28 .
Kant avait deja traverse une aventure semblable : la spontaneite
de l'entendement n'exercait pas sa determination sur la recepti-
vite de l'intuition sans que celle-ci ne continue d'opposer sa
forme du determinable a celle de la determination. II fallait done
que Kant invoque une troisieme instance au-dela des deux
formes, essentiellement « mysterieuse » et capable de rendre
compte de leur coadaptation comme Verite. C'etait le scheme de
l'imagination. Le mot « enigmatique » chez Foucault corres-
pond au mystere de Kant, bien que ce soit dans un tout autre
ensemble et sous d'autres repartitions. Mais chez Foucault aussi
il faut qu'une troisieme instance coadapte le determinable et la
determination, le visible et l'enoncable, la receptivite de la
lumiere et la spontaneite du langage, operant au-dela des deux
formes, ou en deca. C'est en ce sens que Foucault disait que
l'etreinte implique une distance a travers laquelle les adversaires
« echangent leurs menaces et leurs mots », et que le lieu
d'affrontement implique un « non-lieu » qui temoigne de ce que
les adversaires n'appartiennent pas au meme espace ou ne
dependent pas de la meme forme . De meme, analysant Paul
Klee, Foucault dit que les figures visibles et les signes d'ecriture
se combinent, mais dans une autre dimension que celle de leurs
formes respectives . Voila done que nous devons sauter dans une
autre dimension que la strate et ses deux formes, troisieme
dimension informelle qui rendra compte et de la composition
stratifiee des deux formes, et du primat de l'une sur l'autre. En
quoi consiste cette dimension, ce nouvel axe ?
28. RR, 172.
29. NGH, 156.
30. CNP, 40-42.
75
les strategies ou le non-stratifie :
la pensee du dehors (pouvoir)
Qu'est-ce que le Pouvoir ? La definition de Foucault semble
tres simple, le pouvoir est un rapport de forces, ou plutot tout
rapport de forces est un « rapport de pouvoir ». Comprenons
d'abord que le pouvoir n'est pas une forme, par exemple la
forme-Etat ; et que le rapport de pouvoir n'est pas entre deux
formes, comme le savoir. En second lieu, la force n'est jamais
au singulier, il lui appartient essentiellement d'etre en rapport
avec d'autres forces, si bien que toute force est deja rapport,
c'est-a-dire pouvoir : la force n'a pas d'autre objet ni sujet que
la force. On n'y verra pas un retour au droit naturel, parce que
le droit pour son compte est une forme d'expression, la Nature
une forme de visibilite, et la violence un concomitant ou un
consequent de la force, mais non un constituant. Foucault est plus
proche de Nietzsche (et de Marx aussi), pour qui le rapport de
forces excede singulierement la violence, et ne peut se definir
par elle. C'est que la violence porte sur des corps, des objets ou
des etres determines dont elle detruit ou change la forme, tandis
que la force n'a pas d'autre objet que d'autres forces, pas
d'autre etre que le rapport : c'est « une action sur Taction, sur
des actions eventuelles, ou actuelles, futures ou presentes »,
c'est « un ensemble d'actions sur des actions possibles ». On
peut done concevoir une liste, necessairement ouverte, de
variables exprimant un rapport de forces ou de pouvoir, consti-
tuant des actions sur actions : inciter, induire, detourner, rendre
facile ou difficile, elargir ou limiter, rendre plus ou moins
probable... \ Telles sont les categories de pouvoir. « Surveiller et
1. « Deux essais sur le sujet et le pouvoir », in Dreyfus et Rabinow, Michel Foucault ,
un parcours pbibsophique, Gallimard, 313.
77
FOUCAULT
punir » avait etabli en ce sens une liste plus detaillee des valeurs
que le rapport de forces prenait dans le courant du XVlll e siecle :
repartir dans I'espace (ce qui se specif iait en enfermer, qua-
driller, ranger, mettre en serie...), ordonner dans le temps (subdi-
viser le temps, programmer Tacte, decomposer le geste...),
composer dans I'espace -temps (toutes les manieres de « constituer
une force productive dont Teffet doit etre superieur a la somme
des forces elementaires qui la composent »)... C'est pourquoi les
grandes theses de Foucault sur le pouvoir, telles que nous les
avons vues precedemment, se developpent en trois rubriques :
le pouvoir n'est pas essentiellement repressif (puisqu'il « incite,
suscite, produit ») ; il s'exerce avant de se posseder (puisqu'il
ne se possede que sous une forme determinable, classe, et
determinee, Etat) ; il passe par les domines non moins que par
les dominants (puisqu'il passe par toutes les forces en rapport).
Un profond nietzscheisme.
On ne demande pas « qu'est-ce que le pouvoir ? et d'ou
vient-il ? », mais : comment s'exerce-t-il ? Un exercice de
pouvoir apparait comme un affect, puisque la force se definit
elle-meme par son pouvoir d'affecter d'autres forces (avec
lesquelles elle est en rapport), et d'etre affectee par d'autres
forces. Inciter, susciter, produire (ou bien tous les termes de
listes analogues) constituent des affects actifs, et etre incite, etre
suscite, etre determine a produire, avoir un effet « utile », des
affects reactifs. Ceux-ci ne sont pas simplement le « contre-
coup » ou l'« envers passif » de ceux-la, mais plutot l'« irre-
ductible vis-a-vis », surtout si Ton considere que la force affec-
tee n'est pas sans une capacite de resistance . A la fois, c'est
chaque force qui a un pouvoir d'affecter (d'autres) et d'etre
affecte (par d'autres encore), si bien que chaque force implique
des rapports de pouvoir; et c'est tout champ de forces qui
repartit les forces en fonction de ces rapports et de leurs
variations. Spontaneite et receptivite prennent maintenant un
nouveau sens, affecter, etre affecte.
Le pouvoir d'etre affecte est comme une matiere de la force,
et le pouvoir d'affecter est comme une fonction de la force.
Seulement, il s'agit d'une pure fonction, c'est-a-dire d'une
fonction non-formalisee, saisie independamment des formes
2. VS, 126-127.
78
LES STRATEGIES OU LE NON-STRATIFIE
concretes ou elle s'incarne, des buts qu'elle sert et des moyens
qu'elle emploie : physique de Taction, c'est une physique de
Taction abstraite. Et il s'agit d'une pure matiere, non-formee,
prise independamment des substances formees, des etres ou
des objets qualifies dans lesquels elle entrera : c'est une physi-
que de la matiere premiere ou nue. Les categories de pouvoir
sont done les determinations propres a des actions considerees
comme « quelconques », et a des supports quelconques. Ainsi
« Surveiller et punir » definit le Panoptique par la pure fonction
d'imposer une tache ou une conduite quelconques a une
multiplicite d'individus quelconque, sous la seule condition que
la multiplicite soit peu nombreuse, et Tespace limite, peu
etendu. On ne considere ni les formes qui donnent des buts et
des moyens a la fonction (eduquer, soigner, charier, faire
produire), ni les substances formees sur lesquelles portent la
fonction (« prisonniers, malades, ecoliers, fous, ouvriers, sol-
dats »...). Et en effet le Panoptique, a la fin du XVlll e siecle
traverse toutes ces formes et s'applique a toutes ces substances :
c'est en ce sens qu'il est une categorie de pouvoir, pure fonction
disciplinaire. Foucault le nommera done diagramme, fonction
qu'on « doit detacher de tout usage specif ique », comme de
toute substance specifiee 3 . Et « La volonte de savoir » conside-
red une autre fonction qui emerge en meme temps : gerer et
controler la vie dans une multiplicite quelconque, a condition
que la multiplicite soit nombreuse (population), et Tespace
etendu ou ouvert. C'est la que « rendre probable » prend son
sens, parmi les categories de pouvoir, et que s'introduisent les
methodes probabilitaires. Bref, les deux fonctions pures dans
les societes modernes seront T« anatomo-politique » et la
« bio-politique », et les deux matieres nues, un corps quelcon-
que, une population quelconque 4 . On pourra done definir le
diagramme de plusieurs facons qui s'enchainent : c'est la
presentation des rapports de forces propres a une formation;
c'est la repartition des pouvoirs d'affecter et des pouvoirs d'etre
affecte ; c'est le brassage des pures fonctions non-formalisees et
des pures matieres non-formees.
3. SP, 207 (et 229 : « Quoi d'etonnant si la prison ressemble aux usines, aux ecoles,
aux casernes, aux hopitaux, qui tous ressemblent aux prisons? »).
4. VS, 183-188.
79
FOUCAULT
Entre les rapports de forces qui constituent le Pouvoir et les
relations de formes qui constituent le Savoir, ne faut-il pas dire
ce que nous disions pour les deux formes, les deux elements
formels du savoir ? Entre le pouvoir et le savoir, il y a difference
de nature, heterogeneite ; mais il y a aussi presupposition
reciproque, et captures mutuelles ; et il y a enfin primat de Tun
sur l'autre. D'abord difference de nature, puisque le pouvoir ne
passe pas par des formes, mais seulement par des forces. Le
savoir concerne des matieres formees (substances) et des fonc-
tions formalisees, reparties segment par segment sous les deux
grandes conditions formelles, voir et parler, lumiere et langage :
il est done stratifie, archive, doue d'une segmentarite relative-
ment dure. Le pouvoir, au contraire, est diagrammatique : il
mobilise des matieres et des fonctions non-stratifiees, et pro-
cede avec une segmentarite tres souple. En effet, il ne passe pas
par des formes, mais par des points, points singuliers qui
marquent chaque fois l'application dune force, Taction ou la
reaction d'une force par rapport a d'autres, e'est-a-dire un affect
comme « etat de pouvoir toujours local et instable ». D'ou une
quatrieme definition du diagramme : e'est une emission, une
distribution de singularites. A la fois locaux, instables et diffus,
les rapports de pouvoir n'emanent pas d'un point central ou
d'un foyer unique de souverainete, mais vont a chaque instant
« d'un point a un autre » dans un champ de forces, marquant
des inflexions, des rebroussements, des retournements, des
tournoiements, des changements de direction, des resistances.
Cest pourquoi ils ne sont pas « localisables » dans telle ou telle
instance. Ils constituent une strategic, comme exercice du
non-stratifie, et « les strategies anonymes » sont presque muet-
tes et aveugles, puisqu'elles echappent aux formes stables du
visible et de l'enoncable . Les strategies se distinguent des
stratifications, comme les diagrammes se distinguent des archi-
ves. Cest l'instabilite des rapports de pouvoir qui definit un
milieu strategique ou non-stratifie. Aussi les rapports de pou-
voir ne sont-ils pas sus. La encore, il en est chez Foucault un peu
comme chez Kant, ou la determination purement pratique est
5. Texte essentiel, VS, 122-127 (sur les points, les strategies, leur instability ; et, a
propos des resistances, Foucault utilisera explicitement le langage des points singuliers
en mathematiques, « nceuds, foyers... »).
80
LES STRATEGIES OU LE NON-STRATIFIE
irreductible a toute determination theorique ou de connais-
sance. II est vrai que, selon Foucault, tout est pratique ; mais la
pratique de pouvoir reste irreductible a toute pratique de
savoir. Pour marquer cette difference de nature, Foucault dira
que le pouvoir renvoie a une « micro-physique ». A condition
que Ton ne comprenne pas « micro » comme une simple
miniaturisation des formes visibles ou enoncables, mais comme
un autre domaine, un nouveau type de relations, une dimension
de pensee irreductible au savoir : liaisons mobiles et non-loca-
lisables 6 .
Resumant le pragmatisme de Foucault, Francois Chatelet dit
bien : « le pouvoir comme exercice, le savoir comme regle-
ment » . L'etude des relations stratifiees de savoir culminait
dans « V archeologie ». Celle des rapports strategiques de pou-
voir commence avec « Surveiller et punir », et culmine paradoxa-
lement dans « La volonte de savoir ». Cest que la difference de
nature entre pouvoir et savoir n'empeche pas qu'il y ait presup-
position et capture reciproques, immanence mutuelle. Les
sciences de l'homme ne sont pas separables des rapports de
pouvoir qui les rendent possibles, et qui suscitent des savoirs
plus ou moins capables de franchir un seuil epistemologique ou
de former une connaissance : par exemple, pour une « scientia
sexualis », le rapport penitent-confesseur, fidele-directeur ; ou,
pour la pyschologie, les rapports disciplinaires. II ne s'agit pas
de dire que les sciences de l'homme viennent de la prison, mais
qu'elles supposent le diagramme des forces dont la prison
depend elle-meme. Inversement, les rapports de forces reste-
raient transitifs, instables, evanouissants, presque virtuels, en
tout cas non-sus, s'ils ne s'effectuaient dans les relations formees
ou stratifiees qui composent des savoirs. Meme le savoir de la
6. Sur la « microphysique du pouvoir », SP, 140. Sur I'irreductibilite du micro, VS,
132. II faudrait confronter la pensee de Foucault et la sociologie des « strategies » de
Pierre Bourdieu : en quel sens celle-ci constitue une micro- sociologie. Peut-etre aussi
faudrait-il rapporter les deux a la micro- sociologie de Tarde. L'objet de celle-ci, cetait
les rapports diffus, infinitesimaux, ni les grands ensembles ni les grands hommes, mais
les petites idees des petits hommes, un parafe de fonctionnaire, une nouvelle coutume
locale, une deviation linguistique, une torsion visuelle qui se propage. Cest lie a ce que
Foucault appelle un « corpus ». Sur le role des « minuscules inventions », texte tres
proche de Tarde, SP, 222.
7. Francois Chatelet et Evelyne Pisier, Les conceptions politiques du x^ siecle, PUF,
1085.
n
FOUCAULT
Nature, et surtout le franchissement d'un seuil de scientificite,
renvoient a des rapports de force entre les hommes, mais qui
s'actualisent eux-memes sous cette forme : jamais la connais-
sance ne renvoie a un suiet qui serait libre par rapport a un
diagramme de pouvoir, mais jamais celui-ci n'est libre par
rapport aux savoirs qui l'actualisent. Dou l'affirmation d'un
complexe pouvoir -s avoir qui noue le diagramme et Tarchive, et
les articule a partir de leur difference de nature. « Entre techni-
ques de savoir et strategies de pouvoir, nulle exteriorite, meme
si elles ont leur role specifique et qu'elles s'articulent Tune sur
1' autre, a partir de leur difference » .
Les rapports de pouvoir sont des rapports differentiels qui
determinent des singularites (affects). L'actualisation qui les
stabilise, qui les stratifie, c'est une integration : operation qui
consiste a tracer « une ligne de force generale », a relier les
singularites, les aligner, les homogeneiser, les mettre en series,
les faire converger 9 . Encore n'y a-t-il pas d'integration globale
immediatement. II y a plutot une multiplicity d'integrations
locales, partielles, chacune en affinite avec tels rapports, tels
points singuliers. Les facteurs integrants, agents de stratifica-
tion, constituent des institutions : l'Etat, mais aussi la Famille,
la Religion, la Production, le Marche, l'Art lui-meme, la
Morale... Les institutions ne sont pas des sources ou des
essences, et elles n'ont ni essence ni interiorite. Ce sont des
pratiques, des mecanismes operatoires qui n'expliquent pas le
pouvoir, puisqu'elles en supposent les rapports et se contentent
de les « fixer », sous une fonction reproductrice et non pro-
ductrice. II n'y a pas d'Etat, mais seulement une etatisation, et
de meme pour les autres cas. Si bien que, pour chaque forma-
tion historique, il faudra demander ce qui revient a chaque
institution existant sur cette strate, c'est-a-dire quels rapports
de pouvoir elle integre, quels rapports elle entretient avec
d'autres institutions, et comment ces repartitions changent,
d'une strate a l'autre. La encore, ce sont des problemes de
captures tres variables, horizontales et verticales. Si la forme-
Etat, dans nos formations historiques, a capture tant de rap-
ports de pouvoir, ce n'est pas parce qu'ils en derivent ; au
8. VS, 130.
9. VS, 124.
82
LES STRATEGIES OU LE NON-STRATIFIE
contraire, c'est parce qu'une operation d'« etatisation conti-
nue », d'ailleurs tres variable suivant le cas, s'est produite dans
l'ordre pedagogique, judiciaire, economique, familial, sexuel,
visant a une integration globale. En tout cas, l'Etat suppose les
rapports de pouvoir, loin d'en etre la source. Ce que Foucault
exprime en disant que le gouvernement est premier par rapport
a l'Etat, si Ton entend par « gouvernement » le pouvoir d'affecter
sous tous ses aspects (gouverner des enfants, des ames, des
malades, une famille...) 10 . Si Ton cherche des lors a definir le
caractere le plus general de l'institution, Etat ou autre, il semble
qu'il consiste a organiser les rapports supposes de pouvoir-
gouvernement, qui sont des rapports moleculaires ou « micro-
physiques », autour d'une instance molaire : « le » Souverain,
ou « la » Loi, pour l'Etat, le Pere pour la famille, l'Argent, l'Or
ou le Dollar pour le marche, le Dieu pour la religion, « le » Sexe
pour l'institution sexuelle. « La volonte de savoir » analysera ces
deux exemples privilegies, la Loi, le Sexe, et toute la conclusion
du livre montre comment les rapports differentiels d'une
« sexualite sans sexe » s'integrent dans l'element speculatif du
sexe « comme signifiant unique et signifie universel », qui
normalise le desir en procedant a une « hysterisation » de la
sexualite. Mais toujours, un peu comme chez Proust, une
sexualite moleculaire bouillonne ou gronde sous les sexes inte-
gres.
Ce sont ces integrations, ces instances molaires qui consti-
tuent des savoirs (par exemple, une « scientia sexualis »). Mais
pourquoi une fissure apparait-elle a ce niveau ? Foucault remar-
que qu'une institution a necessairement deux poles ou deux
elements : des « appareils » et des « regies ». Elle organise en
effet de grandes visibilites, des champs de visibilite, et de
grandes enoncabilites, des regimes d'enonces. L'institution est
biforme, biface (le sexe, par exemple, est a la fois le sexe qui
park, et qui fait voir, langage et lumiere) n . Plus generalement,
nous retrouvons le resultat des analyses precedentes : Integra-
tion n'actualise ou n'opere qu'en creant aussi des voies d'ac-
tualisation divergentes entre lesquelles elle se partage. Ou plutot
10. Cf. le texte de Foucault sur les « gouvernements », in Dreyfus et Rabinow, 314.
Et, sur les institutions, 315.
11. VS analyse ces deux formes, le sexe qui parle (101) et le sexe lumiere (207).
83
T
FOUCAULT
LES STRATEGIES OU LE NON-STRATIFIE
l'actualisation n'integre qu'en creant aussi un systeme de differen-
tiation formelle. Dans chaque formation, une forme de recepti-
vite qui constitue le visible, et une forme de spontaneite qui
constitue l'enoncable. Certes, ces deux formes ne coincident pas
avec les deux aspects de la force ou les deux sortes d'affects,
receptivite du pouvoir d'etre affecte et spontaneite du pouvoir
d'affecter. Mais elles en derivent, elles y trouvent leurs « con-
ditions internes ». C'est que le rapport de pouvoir n'a pas de
forme en lui-meme, et met en contact des matieres non-formees
(receptivite) et des fonctions non-formalisees (spontaneite).
Tandis que les relations de savoir, de chaque cote, traitent de
substances formees et de fonctions formalisees, tantot sous
l'espece receptive du visible, tantot sous l'espece spontanee de
l'enoncable. Les substances formees se distinguent par la
visibilite, et les fonctions formalisees, finalisees, se distinguent
par l'enonce. On ne confondra done pas les categories affectives
de pouvoir (du type « inciter », « susciter », etc.), et les cate-
gories formelles de savoir (« eduquer », « soigner », « cha-
tier»...) qui passent par voir et parler, pour actualiser les
premieres. Mais c'est justement par la, en vertu de ce deplace-
ment qui exclut la coincidence, que l'institution a la capacite
d'integrer les rapports de pouvoir, en constituant des savoirs
qui les actualisent et les remanient, les redistribuent. Et, suivant
la nature de l'institution considered, ou plutot suivant la nature
de son operation, les visibilites d'une part, les enonces d'autre
part atteindront a tel ou tel seuil, qui les rendra politiques,
economiques, esthetiques... (Un « probleme » serait evidem-
ment de savoir si un enonce peut atteindre un seuil, par
exemple scientifique, la visibilite restant en dessous. Ou inver-
sement. Mais c'est cela qui fait de la verite un probleme. II y a
des visibilites d'Etat, d'art, de sciences, autant que des enonces,
toujours variables).
Comment se fait l'actualisation-integration ? On en com-
prendra au moins une moitie, d'apres « V archeologie du savoir ».
Foucault invoque la « regularite » comme propriete de 1' enonce.
Or la regularite, pour Foucault, a un sens tres precis : c'est la
courbe unissant entre eux des points singuliers (regie). Preci-
sement, les rapports de forces determinent des points singuliers,
si bien qu'un diagramme est toujours une emission de singulari-
tes. Mais tout autre est la courbe qui les unit en passant au
voisinage. Albert Lautman montrait qu'il y a « deux realites
absolument distinctes » en mathematiques, dans la theorie des
equations differentielles, bien qu'elles soient necessairement
complementaires : l'existence et repartition des points singuliers
dans un champ de vecteurs, la forme des courbes integrates
dans leur voisinage ' . II en sort une methode invoquee par
« V archeologie » : une serie se prolonge jusqu'au voisinage d'un
autre point singulier d'ou part une nouvelle serie, qui tantot
converge avec la premiere (enonces de meme « famille »), et
tantot diverge (autre famille). C'est en ce sens qu'une courbe
effectue les rapports de force en les regularisant, les alignant, en
faisant converger les series, en tra^ant une « ligne de force
generate » : pour Foucault, non settlement les courbes et les
graphiques sont des enonces, mais les enonces sont des especes
de courbes ou de graphiques. Ou bien, pour mieux montrer que
les enonces ne se reduisent ni a des phrases ni a des proposi-
tions, il dit que les lettres que je trace au hasard sur une feuille
de papier forment un enonce, « l'enonce d'une serie alphabeti-
que n'ayant d'autre loi que l'alea » ; de meme les lettres que je
recopie d'apres le clavier d'une machine a ecrire franchise
forment un enonce, A, Z, E, R, T (bien que le clavier et les
lettres qui y sont indiquees ne soient pas eux-memes des
enonces, puisque ce sont des visibilites). La-dessus, si nous
reunissons les textes de Foucault les plus difficiles ou les plus
mysterieux, il ajoute que l'enonce a necessairement un lien
speciHque avec un dehors, avec « autre chose qui peut lui etre
etrangement semblable et quasi identique ». Faut-il comprendre
que l'enonce a un lien avec la visibilite, les lettres sur le clavier ?
Certainement pas, puisque c'est justement ce lien du visible et
de l'enoncable qui est en question. L'enonce ne se definit
nullement par ce qu'il designe ou signifie. Voila, nous
semble-t-il, ce qu'il faut comprendre : l'enonce est la courbe qui
unit des points singuliers, e'est-a-dire qui effectue ou actualise des
rapports de forces, tels qu'ils existent en fran^ais entre les
lettres et les doigts, d'apres des ordres de frequence et de
voisinage (ou, dans l'autre exemple, d'apres le hasard). Mais les
points singuliers eux-memes, avec leurs rapports de forces,
n'etaient pas deja un enonce : e'etait le dehors de l'enonce,
12. Lautman, Le probleme du temps, Hermann, 41-42.
84
85
FOUCAULT
auquel l'enonce peut etre etrangement semblable et quasi
identique 13 . Quant aux visibilites, par exemple les lettres sur le
clavier, elles sont exterieures a l'enonce, mais n'en constituent
pas le dehors. Des lors, les visibilites se trouvent dans la meme
situation que les enonces, done une situation specif ique qu'elles
doivent resoudre a leur maniere. Les visibilites aussi doivent
etre en liaison avec le dehors qu'elles actualisent, avec les
singularites ou les rapports de forces qu'elles integrent a leur
tour, mais d'une autre facon et sur un autre mode que les
enonces, puisqu'elles sont exterieures a ceux-ci.
La courbe-enonce integre dans le langage l'intensite des
affects, les rapports differentiels de forces, les singularites de
pouvoir (potentialites). Mais il faut alors que les visibilites les
integrent aussi d'une tout autre facon, dans la lumiere. Si bien
que la lumiere, comme forme receptive d'integration, doit raire
pour son compte un chemin comparable, mais non-correspon-
dant, a celui du langage comme forme de spontaneite. Et le
rapport des deux formes au sein de leur « non- rapport », ce sera
leurs deux manieres de fixer des rapports de forces instables,
de localiser et globaliser des diffusions, de regulariser des points
singuliers. Car les visibilites, de leur cote, sous la lumiere des
formations historiques, constituent des tableaux, qui sont au
visible ce que l'enonce est au dicible ou au lisible. Le « tableau »
a tou jours hante Foucault, et souvent il emploie ce mot en un
sens tres general qui couvre aussi les enonces. Mais e'est qu'il
confere alors aux enonces une portee descriptive generate, qui
ne leur appartient pas en un sens precis. Au sens le plus precis,
le tableau-description et la courbe-enonce sont les deux puis-
sances heterogenes de formalisation, d'integration. Foucault
s'inscrit dans une tradition logique deja longue, qui reclame une
difference de nature entre les enonces et les descriptions (par
exemple Russell). Surgissant dans la logique, ce probleme a pu
trouver des developpements inattendus dans le roman, le
« nouveau roman », puis dans le cinema. Compte d'autant plus
la solution nouvelle que propose Foucault : le tableau-descrip-
13. AS : sur l'enonce, la courbe ou le graphique, 109 ; sur la repartition de hasard
ou de frequence, 114; sur la difference entre le clavier et l'enonce, les lettres sur le
clavier et dans l'enonce, 114 ; sur « l'autre chose » ou le dehors, 117. Sur l'ensemble
de ces problemes, le texte de Foucault est done tres dense et concis.
86
LES STRATEGIES OU LE NON-STRATIFIE
tion est la regulation propre aux visibilites, tout comme la
courbe-enonce est la regulation propre aux lisibilites. Dou la
passion de Foucault pour decrire des tableaux, ou, mieux
encore, pour faire des descriptions qui valent pour des ta-
bleaux : descriptions des Menines, mais aussi de Manet, de
Magritte, et les admirables descriptions de la chaine des forcats,
ou bien de l'asile, de la prison, de la petite voiture penitentiaire,
comme si e'etaient des tableaux, et Foucault, un peintre. Sans
doute est-ce son affinite, fondee dans toute son ceuvre, avec le
nouveau roman, et avec Raymond Roussel. Revenons a la
description des Menines de Velasquez : le chemin de la lumiere
forme « une coquille en helice » qui rend les singularites visi-
bles, et en fait autant d'eclats et de reflets dans un « cycle »
complet de la representation u . Tout comme les enonces sont
des courbes avant d'etre des phrases et des propositions, les
tableaux sont des lignes de lumiere avant d'etre des contours et
des couleurs. Et ce que le tableau effectue dans cette forme de
receptivite, ce sont les singularites d'un rapport de forces, ici le
rapport du peintre et du souverain tels qu'ils « alternent en un
clignotement sans limite ». Le diagramme des forces s'actualise
a la fois dans des tableaux-descriptions et des courbes-enonces.
Ce triangle de Foucault vaut pour les analyses epistemologi-
ques aussi bien qu'esthetiques. Bien plus, de meme que les
visibilites component des enonces de capture, les enonces
component eux-memes des visibilites de capture, qui conti-
nuent a s'en distinguer meme quand elles operent avec des
mots. C'est en ce sens que l'analyse proprement litteraire est
apte, en son sein meme, a retrouver la distinction des tableaux
et des courbes : les descriptions peuvent etre verbales, elles ne
s'en distinguent pas moins des enonces. Nous pensons a une
ceuvre comme celle de Faulkner : les enonces tracent des
courbes fantastiques qui passent par des objets discursifs et des
positions de sujets mobiles (un meme nom pour plusieurs
personnes, deux noms pour une meme), et qui s'inscrivent dans
un etre-langage, dans un rassemblement de toute la langue
propre a Faulkner. Mais les descriptions dessinent autant de
tableaux qui font surgir les reflets, les eclats, les scintillements,
visibilites variables suivant les heures et les saisons, et qui les
14. MC, 27 (et 319).
87
FOUCAULT
distribuent dans un etre-lumiere, un rassemblement de toute la
lumiere dont Faulkner a le secret (Faulkner, le plus grand
« luministe » de la litterature...). Et, par-dessus ces deux ele-
ments, le troisieme, les foyers de pouvoir, non-sus, non-vus,
non-dits, foyers rongeurs ou ronges qui se renversent et degene-
rent dans la famille du Sud, tout un devenir-noir.
En quel sens y a-t-il primat du pouvoir sur le savoir, des
rapports de pouvoir sur les relations de savoir ? C'est que
celles-ci n'auraient rien a integrer s'il n'y avait les rapports
differentiels de pouvoir. II est vrai que ceux-la seraient eva-
nouissants, embryonnaires ou virtuels, sans les operations qui
les integrent ; d'ou la presupposition reciproque. Mais, s'il y a
primat, c'est parce que les deux formes heterogenes du savoir
se constituent par integration, et entrent dans un rapport
indirect, par-dessus leur interstice ou leur « non-rapport », dans
des conditions qui n'appartiennent qu'aux forces. Aussi le
rapport indirect entre les deux formes du savoir n'implique-t-il
aucune forme commune, ni meme une correspondance, mais
seulement l'element informel des forces qui les baigne toutes
deux. Le diagrammatisme de Foucault, e'est-a-dire la presen-
tation des purs rapports de forces ou 1'emission des pures
singularites, est done l'analogue du schematisme kantien : c'est
lui qui assure la relation d'ou le savoir decoule, entre les deux
formes irreductibles de spontaneite et de receptivite. Et cela en
tant que la force jouit elle-meme d'une spontaneite et d'une
receptivite qui lui sont propres, bien que non-formelles, ou
plutot parce que non-formelles. Sans doute le pouvoir, si on le
considere abstraitement, ne voit pas et ne parle pas. C'est une
taupe, qui se reconnait seulement a son reseau de galeries, a son
terrier multiple : il « s'exerce a partir de points innombrables »,
il « vient d'en bas ». Mais justement, ne parlant pas et ne voyant
pas lui-meme, il fait voir et parler. Comment se presente le
projet de Foucault concernant « la vie des hommes infames » ?
II ne s'agit pas d'hommes celebres qui disposaient deja de la
parole et de la lumiere, et se sont illustres dans le mal. II s'agit
d'existences criminelles, mais obscures et muettes, que leur
rencontre avec le pouvoir, leur heurt avec le pouvoir, tire a la
lumiere un instant, et fait parler un instant. On peut meme dire
88
LES STRATEGIES OU LE NON-STRATIFIE
que, s'il n'y a pas sous le savoir une experience originaire, libre
et sauvage, comme le voudrait la phenomenologie, c'est parce
que le Voir et le Parler sont toujours deja tout entiers pris dans
des rapports de pouvoir qu'ils supposent et actualisent 15 . Par
exemple, si Ton cherche a determiner un corpus de phrases et
de textes pour en extraire des enonces, on ne peut le faire qu'en
assignant les foyers de pouvoir (et de resistance) dont depend
ce corpus. C'est cela l'essentiel : si les rapports de pouvoir
impliquent les relations de savoir, en revanche celles-ci suppo-
sent ceux-la. Si les enonces n'existent que disperses dans une
forme d'exteriorite, si les visibilites n'existent que dissemines
dans une autre forme d'exteriorite, c'est parce que les rapports
de pouvoir sont eux-memes diffus, multiponctuels, dans un
element qui n'a meme plus de forme. Les rapports de pouvoir
designent « l'autre chose », a quoi les enonces (et les visibilites
aussi) renvoient, meme si ces derniers s'en distinguent tres peu,
en raison de l'operation insensible et continue des integrateurs :
comme dit « L'archeologie », 1'emission de nombres au hasard
n'est pas un enonce, mais leur reproduction vocale ou sur une
feuille de papier en est un. Si le pouvoir n'est pas une simple
violence, c'est non seulement parce qu'il passe en lui-meme par
des categories qui expriment le rapport de la force avec la force
(inciter, induire, produire un effet utile, etc.), mais aussi parce
que, par rapport au savoir, il produit de la verite, en tant qu'il
fait voir et fait parler 16 . II produit du vrai comme probleme.
L'etude precedente nous mettait en presence d'un dualisme
tres particulier de Foucault, au niveau du savoir, entre le visible
et 1'enonc.able. Mais il faut remarquer que le dualisme en general
a au moins trois sens : tantot il s'agit dun veritable dualisme
qui marque une difference irreductible entre deux substances,
comme chez Descartes, ou entre deux facultes, comme chez
Kant ; tantot il s'agit d'une etape provisoire qui se depasse vers
un monisme, comme chez Spinoza, ou chez Bergson ; tantot il
s'agit d'une repartition preparatoire qui opere au sein d'un
pluralisms C'est le cas de Foucault. Car, si le visible et
l'enon^able entrent en duel, c'est dans la mesure ou leurs formes
15. VHI, 16 (et, sur la facon dont le pouvoir fait voir et fait parler, met en lumiere
et force a parler, 15-17, 27).
16. VS, 76, 98.
89
FOUCAULT
respectives, comme formes d'exteriorite, de dispersion ou de
dissemination, en font deux types de « multiplicite », aucun des
deux ne pouvant etre ramene a une unite : les enonces n'exis-
tent que dans une multiplicite discursive, et les visibilites, dans
une multiplicite non-discursive. Et ces deux multiplicites s'ou-
vrent sur une troisieme, multiplicite des rapports de forces,
multiplicite de diffusion qui ne passe plus par deux et s'est
liberee de toute forme dualisable. « Surveiller et punir » ne cesse
de montrer que les dualismes sont des effets molaires ou massifs
qui surviennent dans « les multiplicites ». Et le dualisme de la
force, affecter-etre affecte, est seulement l'indice en chacune de
la multiplicite des forces, Fetre multiple de la force. II arrive a
Syberberg de dire que la division en deux est la tentative de
repartir une multiplicite qui n'est pas representable en une seule
forme 1 '. Mais cette repartition ne peut que distinguer des
multiplicites de multiplicites. C'est toute la philosophic de
Foucault qui est une pragmatique du multiple.
Si les combinaisons variables des deux formes, le visible et
Fenoncable, constituent les strates ou formations historiques, la
micro-physique du pouvoir expose au contraire les rapports de
forces dans un element informel et non-stratifie. Aussi le
diagramme suprasensible ne se confond-il pas avec Farchive
audio-visuelle : il est comme l'a-priori que la formation histori-
que suppose. Pourtant, il n'y a rien sous les strates, au-dessus,
ni meme en dehors. Les rapports de forces, mobiles, evanouis-
sants, diffus, ne sont pas en dehors des strates, mais ils en sont
le dehors. Ce pourquoi les a-priori de Fhistoire sont eux-memes
historiques. On pourrait croire a premiere vue que le dia-
gramme est reserve aux societe modernes : « Surveiller et punir »
analyse le diagramme disciplinaire en tant qu'il remplace les
effets de l'ancienne souverainete par un quadrillage immanent
au champ social. Mais il n'en est rien ; c'est chaque formation
historique stratifiee qui renvoie a un diagramme de forces
comme a son dehors. Nos societes disciplinaires passent par des
categories de pouvoir (actions sur les actions) qu'on peut definir
ainsi : imposer une tache quelconque ou produire un effet utile,
controler une population quelconque ou gerer la vie. Mais les
17. Syberberg, Parsifal, Carriers du cinema-Gallimard, 46. Syberberg est un des
cineastes qui ont particulierement developpe la disjonction voir-parler.
90
LES STRATEGIES OU LE NON-STRATIFIE
anciennes societes de souverainete se definissaient par d'autres
categories non moins diagrammatiques : prelever (action de
prelever sur des actions ou des produits, force de prelever sur
des forces), et decider de la mort (« faire mourir ou laisser
vivre », ce qui est tres different de gerer la vie) 1 . II y a
diagramme dans un cas comme dans l'autre. Foucault indiquait
encore un autre diagramme auquel renvoyait la communaute
d'Eglise plutot que la societe d'Etat, diagramme « pastoral »,
dont il detaillait les categories : paitre un troupeau..., comme
rapport de forces ou action sur Taction 19 . On peut parler d'un
diagramme grec, nous le verrons, d'un diagramme romain, d'un
diagramme feodal... La liste est infinie, comme celle des cate-
gories de pouvoir (et le diagramme disciplinaire n'est certes pas
le dernier mot). On dirait d'une certaine facon que les dia-
grammes communiquent, par-dessus, par-dessous ou entre les
strates respectives (c'est ainsi qu'on peut definir un diagramme
« napoleonien » comme interstratique, intermediate entre l'an-
cienne societe de souverainete et la nouvelle societe de disci-
pline qu'il prefigure) 20 . Et c'est bien en ce sens que le dia-
gramme se distingue des strates : seule la formation stratifiee lui
donne une stabilite qu'il n'a pas par lui-meme, en lui-meme il
est instable, agite, brasse. C'est le caractere paradoxal de Fa-
priori, une micro-agitation. C'est que les forces en rapport sont
inseparables des variations de leurs distances ou de leurs
rapports. Bref, les forces sont en perpetuel devenir, // y a un
devenir des forces qui double I'histoire, ou plutot Fenveloppe,
suivant une conception nietzscheenne. Si bien que le dia-
gramme, en tant qu'il expose un ensemble de rapports de
forces, n'est pas un lieu, mais plutot « un non-lieu » : ce n'est
un lieu que pour des mutations. Soudain, les choses ne sont plus
percues, ni les propositions enoncees de la meme facon... .
Sans doute le diagramme communique-t-il avec la formation
stratifiee qui le stabilise ou le fixe, mais suivant un autre axe,
18. VS, 178-179.
19. Cf. les quatre categories du pouvoir pastoral, in Dreyfus et Rabinow, 305.
20. SP, 219.
21. Sur le rapport des forces, le devenir et le non-lieu, cf. NGH, 156. Sur la
mutation, qui fait que « soudain » les choses ne sont plus percues ni enoncees de la
meme facon, cf. MC, 229. Et VS. 131 : « Les relations de pouvoir-savoir ne sont pas
des formes donnees de repartition, ce sont des matrices de transformations. »
n
T
FOUCAULT
LES STRATEGIES OU LE NON-STRATIFIE
il communique aussi avec l'autre diagramme, les autres etats
instables de diagramme, a travers lesquels les forces poursuivent
leur devenir mutant. C'est pourquoi le diagramme est toujours
le dehors des strates. II n'est pas exhibition des rapports de
forces sans etre, du coup, emission de singularites, de points
singuliers. Non pas que n'importe quoi s'enchaine avec n'im-
porte quoi. II s'agit plutdt de tirages successifs, dont chacun
opere au hasard, mais dans les conditions extrinseques deter-
minees par le tirage precedent. Le diagramme, un etat de
diagramme, est toujours un mixte d'aleatoire et de dependant,
comme dans une chaine de Markov. « La main de fer de la
necessite qui secoue le cornet du hasard », dit Nietzsche invo-
que par Foucault. II n'y a done pas enchainement par continuite
ni interiorisation, mais re-enchainement par-dessus les coupures
et les discontinuity (mutation).
II faut distinguer l'exteriorite et le dehors. L'exteriorite est
encore une forme, comme dans « L'archeologie du savoir », et
meme deux formes exterieures Tune a l'autre, puisque le savoir
est fait de ces deux milieux, lumiere et langage, voir et parler.
Mais le dehors concerne la force : si la force est toujours en
rapport avec d'autres forces, les forces renvoient necessairement
a un dehors irreductible, qui n'a meme plus de forme, fait de
distances indecomposables par lesquelles une force agit sur une
autre ou est agie par une autre. C'est toujours du dehors qu'une
force confere a d'autres, ou recoit des autres, l'affectation
variable qui n'existe qu'a telle distance ou sous tel rapport. II
y a done un devenir des forces qui ne se confond pas avec
l'histoire des formes, puisqu'il opere dans une autre dimension.
Un dehors plus lointain que tout monde exterieur et meme que
toute forme d'exteriorite, des lors infiniment plus proche. Et
comment les deux formes d'exteriorite seraient-elles exterieures
Tune a l'autre, s'il n'y avait ce dehors, plus proche et plus
lointain ? « L'autre chose », invoque deja par « L'archeologie »...
Et si les deux elements formels du savoir, exterieurs en tant
qu'heterogenes, trouvent des accords historiques qui sont au-
tant de solutions pour le « probleme » de la verite, c'est, nous
l'avons vu, parce que les forces operent dans un autre espace
que celui des formes, l'espace du Dehors, la ou precisement le
rapport est un « non-rapport », le lieu un « non-lieu », l'histoire
un devenir. Dans l'ceuvre de Foucault, l'article sur Nietzsche et
l'article sur Blanchot s'enchainent, ou se re-enchainent. Si voir
et parler sont des formes d'exteriorite, penser s'adresse a un
dehors qui n'a pas de forme 22 . Penser, c'est arriver au non-
stratifie. Voir, c'est penser, parler, c'est penser, mais penser se
fait dans l'interstice, dans la disjonction de voir et de parler.
C'est la seconde rencontre de Foucault avec Blanchot : penser
appartient au dehors, pour autant que celui-ci, « orage abs-
trait », s'engouffre dans l'interstice entre voir et parler. L'appel
au dehors est un theme constant de Foucault, et signifie que
penser nest pas l'exercice inne d'une faculte, mais doit advenir
a la pensee. Penser ne depend pas d'une belle interiorite qui
reunirait le visible et l'enoncable, mais se fait sous l'intrusion
d'un dehors qui creuse l'intervalle, et force, demembre l'inte-
rieur. « Quand le dehors se creuse et attire l'interiorite... » C'est
que l'interieur suppose un debut et une fin, une origine et une
destination capables de co'incider, de faire « tout ». Mais, quand
il n'y a que des milieux et des entre-deux, quand les mots et les
choses s'ouvrent par le milieu sans jamais co'incider, c'est pour
liberer des forces qui viennent du dehors, et qui n'existent
qu'en etat d'agitation, de brassage et de remaniement, de
mutation. En verite, des coups de des, car penser, c'est emettre
un coup de des.
Voila ce que nous disent les forces du dehors : ce n'est jamais
le compose, historique et stratifie, archeologique, qui se trans-
forme, mais ce sont les forces composantes, quand elles entrent
en rapport avec d'autres forces, issues du dehors (strategies). Le
devenir, le changement, la mutation concernent les forces
composantes, et non les formes composees. Pourquoi cette idee,
si simple en apparence, est-elle difficile a comprendre, au point
que la « mort de l'homme » a suscite tant de contresens ?
Tantot on a objecte qu'il ne s'agissait pas de l'homme existant,
mais seulement d'un concept d'homme. Tantot on a cru que,
pour Foucault comme pour Nietzsche, e'etait l'homme existant
qui se depassait, vers un surhomme, j'espere. Dans les deux cas,
c'est une incomprehension sur Foucault non moins que sur
22. Cf. l'article en hommage a Blanchot, PDD. Les deux points de rencontre avec
Blanchot sont done l'exteriorite (parler et voir), et le dehors (penser). Et, sur le dehors
des forces comme autre dimension que celle des formes exterieures, « autre espace »,
CNP, 41-42.
92
93
FOUCAULT
Nietzsche (nous ne posons pas encore la question de la
malveillance et de la betise qui animent parfois les commentai-
res sur Foucault, comme ce fut le cas pour Nietzsche). En fait,
la question n'est pas celle du compose humain, conceptuel ou
existant, perceptible ou enoncable. La question est celle des
forces composantes de l'homme : avec quelles autres forces se
combinent-elles, et quel est le compose qui en sort ? Or, a l'age
classique, toutes les forces de l'homme sont rapportees a une
force de « representation » qui pretend en degager ce qu'il y a
de positif, ou d'elevable a I'infini : si bien que l'ensemble des
forces composent Dieu, et non pas l'homme, et que l'homme ne
peut apparaitre qu'entre des ordres d'infini. C'est pourquoi
Merleau-Ponty definissait la pensee classique par sa maniere
innocente de penser I'infini : non seulement I'infini etait pre-
mier par rapport au fini, mais les qualites de l'homme, portees
a I'infini, servaient a composer l'insondable unite de Dieu. Pour
que l'homme apparaisse comme compose specifique, il faut que
ses forces composantes entrent en rapport avec de nouvelles
forces qui se derobent a celle de la representation, et meme la
destituent. Ces nouvelles forces, ce sont celles de la vie, du
travail et du langage, pour autant que la vie decouvre une
« organisation », le travail une « production », le langage une
« filiation », qui les mettent hors de la representation. Ces forces
obscures de la finitude ne sont pas d'abord humaines, mais dies
entrent en rapport avec celles de l'homme pour le rabattre sur
sa propre finitude, et lui communiquer une histoire qu'il fait
sienne en un second temps 23 . Alors, sur cette nouvelle forma-
tion historique du XIX e siecle, c'est bien l'homme qui est
compose par l'ensemble des forces composantes « tirees ».
Mais, si nous imaginons un troisieme tirage, les forces de
l'homme entreront en rapport avec d'autres forces encore, de
maniere a composer encore autre chose, qui ne sera plus ni Dieu
ni l'homme : on dirait que la mort de l'homme s'enchaine avec
23. C'est cela qui est essentiel dans MC : Foucault ne dit pas du tout que la vie,
le travail et le langage sont des forces de l'homme dont celui-ci prend conscience
comme de sa propre finitude. Au contraire, la vie, le travail, le langage surgissent
d'abord comme des forces finies exterieures a l'homme, et qui lui imposent une histoire
qui n'est pas la sienne. C'est dans un second moment que l'homme s'approprie cette
histoire, et fait de sa propre finitude un fondement. Cf. 380-381, ou Foucault resume
les deux moments de cette analyse.
94
LES STRATEGIES OU LE NON-STRATIFIE
celle de Dieu, au profit de nouveaux composes. Bref, le rapport
des forces composantes avec le dehors ne cesse de faire varier
la forme composee, sous d'autres rapports, au gre des nouvelles
compositions. Que l'homme soit une figure de sable entre une
descente et une montee de la mer doit s'entendre litteralement :
c'est une composition qui n'apparait qu'entre deux autres, celle
d'un passe classique qui l'ignorait, celle d'un futur qui ne la
connaitra plus 24 . II n'y a pas lieu de se rejouir ni de pleurer. Ne
dit-on pas couramment que les forces de l'homme sont deja
entrees en rapport avec d'autres forces, celles de 1'information,
qui composent avec dies autre chose que l'homme, des systemes
indivisibles « homme-machine », avec les machines de troisieme
espece ? Une union avec le silicium plutot qu'avec le carbone ?
C'est toujours du dehors qu'une force est affectee par
d'autres, ou en affecte d'autres. Pouvoir d'affecter, ou d'etre
affecte, le pouvoir est rempli de facon variable, suivant les forces
en rapport. Le diagramme comme determination d'un ensemble
de rapports de forces n'epuise jamais la force, qui peut entrer
sous d'autres rapports et dans d'autres compositions. Le dia-
gramme est issu du dehors, mais le dehors ne se confond avec
aucun diagramme, ne cessant d'en « tirer » de nouveaux. C'est
ainsi que le dehors est toujours ouverture d'un avenir, avec
lequel rien ne finit, puisque rien n'a commence, mais tout se
metamorphose. La force, en ce sens, dispose d'un potentiel par
rapport au diagramme dans lequel die est prise, ou d'un
troisieme pouvoir qui se presente comme capacite de « resis-
tance ». En effet, un diagramme des forces presente, a cote (ou
plutot « vis-a-vis ») des singularites de pouvoir qui correspon-
dent a ses rapports, des singularites de resistance, tels « points,
nceuds, foyers » qui s'effectuent a leur tour sur les strates, mais
de maniere a en rendre le changement possible . Bien plus, le
dernier mot du pouvoir, c'est que la resistance est premiere, dans
la mesure ou les rapports de pouvoir tiennent tout entiers dans
le diagramme, tandis que les resistances sont necessairement
dans un rapport direct avec le dehors dont les diagrammes sont
24. La derniere phrase de MC. Nous proposons dans 1' Annexe une analyse plus
detaillee de la mort de l'homme.
25. VS, 126-127 (« multiplicity de points de resistance* qui s'integrent ou se
stratifient pour rendre « possible une revolution »).
95
FOUCAULT
T
LES STRATEGIES OU LE NON-STRATIFIE
issus 6 . Si bien qu'un champ social resiste plus encore qu'il ne
strategise, et que la pensee du dehors est une pensee de la
resistance.
II y a trois siecles, des sots s'etonnaient parce que Spinoza
voulait la liberation de l'homme, bien qu'il ne crut pas a sa
liberte ni meme a son existence specif ique. Aujourd'hui, de
nouveaux sots, ou les memes reincarnes, s'etonnent parce que
Foucault participait aux luttes politiques, lui qui avait dit la
mort de rhomme. Contre Foucault, ils invoquent une cons-
cience universelle et eternelle des droits de rhomme qui doit
rester a l'abri de toute analyse. Ce n'est pas la premiere fois que
le recours a l'eternel est le masque d'une pensee trop debile et
sommaire, ignorante meme de ce qui devrait la nourrir (les
transformations du droit moderne depuis le XlX e siecle). II est
vrai que Foucault n'a jamais donne grande importance a l'uni-
versel et a l'eternel : ce sont seulement des effets massifs ou
globaux qui viennent de certaines repartitions de singularites,
dans telle formation historique, et sous tel processus de formali-
sation. Sous 1'universel, il y a des jeux de singularites, des
emissions de singularites, et l'universalite ou l'eternite de
rhomme sont seulement l'ombre d'une combinaison singuliere
et transitoire portee par une strate historique. Le seul cas ou
1'universel se dit en meme temps que l'enonce apparait, c'est les
mathematiques, parce que le « seuil de formalisation » y coin-
cide avec le seuil d'apparition. Mais partout ailleurs, 1'universel
est posterieur . Foucault peut denoncer « le mouvement d'un
logos qui eleve les singularites jusqu'au concept », parce que
« ce logos n'est en fait qu'un discours deja tenu », tout fait, qui
survient quant tout a ete dit, quand tout est deja mort, retourne
dans « l'interiorite silencieuse de la conscience de soi« 28 . Le
26. In Dreyfus et Rabinow, 300. Et, sur les six singularites presentees par les
formes de resistances contemporaines, 301-302 (notamment la « transversalite* des
luttes actuelles, notion commune a Michel Foucault et a Felix Guattari). II y a chez
Foucault un echo des theses de Mario Tronti dans son interpretation du marxisme
(Ouvriers et capital, Ed. Bourgois) : 1'idee d'une resistance « ouvriere » qui serait
premiere par rapport a la strategic du capital.
27. AS, 246 : « la possibility meme de l'existence [des mathematiques] impliquait
que fut donne, d'entree de jeu, ce qui partout ailleurs demeure disperse tout au long
de lhistoire... A prendre l'etablissement du discours mathematique comme prototype
pour la naissance et le devenir de toutes les autres sciences, on risque d'homogeneiser
toutes les formes singulieres d'historicite... »
28. OD, 50-51.
sujet de droit, en tant qu'il se fait, c'est la vie, comme porteuse
de singularites, « plenitude du possible », et non l'homme,
comme forme d'eternite. Et, certes, l'homme vint a la place de
la vie, a la place du sujet de droit, quand les forces vitales
composerent un instant sa figure, a l'age politique des Constitu-
tions. Mais, aujourd'hui, le droit a encore change de sujet parce
que, meme dans l'homme, les forces vitales entrent dans d 'autres
combinaisons et composent d 'autres figures : « Ce qui est
revendique et sert d'objectif, c'est la vie... C'est la vie beaucoup
plus que le droit qui est devenue l'enjeu des luttes politiques,
meme si celles-ci se formulent a travers des affirmations de
droit. Le droit a la vie, au corps, a la same, au bonheur, a la
satisfaction des besoins..., ce droit si incomprehensible pour le
systeme juridique classique... » .
C'est cette meme mutation qu'on observe dans le statut de
« l'intellectuel ». Au cours de nombreux entretiens publies,
Foucault explique que l'intellectuel a pu pretendre a 1'universel,
sur une large periode allant du xvm e siecle a la Seconde Guerre
mondiale (peut-etre jusqu'a Sartre, en passant par Zola, Rol-
land...) : c'etait dans la mesure ou la singularity de l'ecrivain
coincidait avec la position d'un « juriste-notable » capable de
resister aux professionnels du droit, done de produire un effet
d'universalite. Si l'intellectuel a change de figure (et aussi la
fonction de 1'ecriture), c'est parce que sa position meme a
change, et maintenant va plutot dun lieu specifique a un autre,
d'un point singulier a un autre, « atomicien, geneticien, infor-
maticien, pharmacologiste... », produisant ainsi des effets de
transversalite et non plus d'universalite, fonctionnant comme
echangeur ou croisement privilegie 30 . En ce sens, l'intellectuel
et meme l'ecrivain peuvent (ce n'est qu'une potentialite) d'au-
tant mieux participer aux luttes, aux resistances actuelles, que
celles-ci sont devenues « transversales ». Alors, l'intellectuel ou
l'ecrivain deviennent aptes a parler le langage de la vie, plutot
que du droit.
29. VS, 191 (et tout le passage 179-191). Sur revolution du droit, qui prend pour
objet humain la vie (droit social) plutot que la personne (droit civil), les analyses de
Francois Ewald sc reclament de Foucault : cf. L'Etat providence, Grasset, notamment
24-27.
30. L'intellectuel « universel » et l'intellectuel « specifique » : I. 'arc, n 70 (entre-
tien avec Fontana).
96
97
FOUCAULT
Que veut dire Foucault, dans les plus belles pages de « La
volonte de savoir » ? Quand le diagramme de pouvoir abandonne
le modele de souverainete pour fournir un modele disciplinaire,
quand il devient « bio-pouvoir », « bio-politique » des popula-
tions, prise en charge et gestion de la vie, c'est bien la vie qui
surgit comme nouvel objet du pouvoir. Alors, le droit renonce
de plus en plus a ce qui constituait le privilege du souverain, le
droit de faire mourir (peine de mort), mais il laisse faire
d'autant plus d'hecatombes et de genocides : non pas par un
retour au vieux droit de tuer, mais au contraire au nom de la
race, de l'espace vital, des conditions de vie et de survie d'une
population qui se juge meilleure, et qui traite son ennemi non
plus comme l'ennemi juridique de l'ancien souverain, mais
comme un agent toxique ou infectieux, une sorte de « danger
biologique ». Des lors, « c'est pour les memes raisons » que la
peine de mort tend a s'abolir, et que les holocaustes croissent,
temoignant d'autant mieux de la mort de 1'homme. Seulement,
quand le pouvoir prend ainsi la vie pour objet ou objectif, la
resistance au pouvoir se reclame deja de la vie, et la retourne
contre le pouvoir. « La vie comme objet politique a ete en
quelque sorte prise au mot et retournee contre le systeme qui
entreprenait de la controler. » Contrairement a ce que disait le
discours tout fait, il n'y a nul besoin de se reclamer de 1'homme
pour resister. Ce que la resistance extrait du vieil homme, ce
sont les forces, comme disait Nietzsche, d'une vie plus large,
plus active, plus affirmative, plus riche en possibilites. Le
surhomme n'a jamais voulu dire autre chose : c'est dam 1'homme
meme qu'il faut liberer la vie, puisque 1'homme lui-meme est une
maniere de l'emprisonner. La vie devient resistance au pouvoir
quand le pouvoir prend pour objet la vie. La encore, les deux
operations appartiennent au meme horizon (on le voit bien dans
la question de l'avortement, quand les pouvoirs les plus reac-
tionnaires invoquent un « droit a la vie »...). Quand le pouvoir
devient bio-pouvoir, la resistance devient pouvoir de la vie,
pouvoir-vital qui ne se laisse pas arreter aux especes, aux
milieux et aux chemins de tel ou tel diagramme. La force venue
du dehors, n'est-ce pas une certaine idee de la Vie, un certain
vitalisme ou culmine la pensee de Foucault ? La vie n'est-elle
pas cette capacite de resister de la force ? Des « La naissance de
la clinique », Foucault admirait Bichat d'avoir invente un nou-
98
LES STRATEGIES OU LE NON-STRATIFIE
veau vitalisme en definissant la vie par l'ensemble des fonctions
qui resistent a la mort 31 . Et c'est dans 1'homme meme qu'il faut
chercher, pour Foucault comme pour Nietzsche, l'ensemble des
forces et fonctions qui resistent... a la mort de 1'homme.
Spinoza disait : on ne sait pas ce que peut un corps humain,
quand il se libere des disciplines de Thomme. Et Foucault : on
ne sait pas ce que peut 1'homme « en tant qu'il est vivant »,
comme ensemble de « forces qui resistent » 32 .
31. NC, 146 : « Bichat a relativise le concept de mort, le faisant dechoir de cet
absolu ou il apparaissait comme un evenement insecable, decisif et irrecuperable : il
l'a volatilise et reparti dans la vie, sous la forme de morts en detail, morts partielles,
progressives et si lentes a s'achever par-dela la mort meme. Mais, de ce fait, il en
formait une structure essentielle de la pensee et de la perception medicales ; ce a quoi
s'oppose la vie et ce a quoi elle s'expose; ce par rapport a quoi elle est vivante
opposition, done vie; ce par rapport a quoi elle est analytiquement exposee, done
vraie... Le vitalisme apparait sur fond de ce mortalisme. »
32. VS, 190.
99
T
les plissements,
ou le dedans de la pensee
(subjectivation)
Qu'est-ce qui s'est passe durant le silence assez long qui
succede a « La volonte de savoir » ? Peut-etre Foucault a-t-il le
sentiment d'un certain malentendu lie a ce livre : ne s'est-il pas
enferme dans les rapports de pouvoir ? II se fait a lui-meme
l'objection suivante : « Nous voila bien, avec toujours la meme
incapacite a franchir la ligne, a passer de l'autre cote... Toujours
le meme choix, du cote du pouvoir, de ce qu'il dit ou fait
dire... »'. Et sans doute il se repond que « le point le plus
intense des vies, celui ou se concentre leur energie, est bien la
ou elles se heurtent au pouvoir, se debattent avec lui, tentent
d'utiliser ses forces ou d'echapper a ses pieges ». II pourrait
egalement rappeler que, selon lui, les centres diffus de pouvoir
n'existent pas sans points de resistance en quelque sorte
premiers ; et que le pouvoir ne prend pas pour objectif la vie,
sans reveler, sans susciter une vie qui resiste au pouvoir; et
enfin que la force du dehors ne cesse de bouleverser et de
renverser les diagrammes. Mais que se passe-t-il, inversement,
si les rapports transversaux de resistance ne cessent de se
re-stratifier, de rencontrer ou meme de fabriquer des nceuds de
pouvoir ? Deja l'echec final du mouvement des prisons, apres
1970, avait attriste Foucault, puis d'autres evenements, a
l'echelle mondiale, devaient accroitre la tristesse. Si le pouvoir
est constitutif de verite, comment concevoir un « pouvoir de la
verite » qui ne serait plus verite de pouvoir, une verite qui
decoulerait des lignes transversales de resistance et non plus des
lignes integrales de pouvoir ? Comment « franchir la ligne » ?
1. VHI, 16.
101
FOUCAULT
Et, s'il faut atteindre a la vie comme puissance du dehors,
qu'est-ce qui nous dit que ce dehors n'est pas un vide terrifiant,
et cette vie qui semble resister, la simple distribution dans le
vide de morts « partielles, progressives et lentes » ? On ne peut
meme plus dire que la mort transforme la vie en destin, dans
un evenement « insecable et decisif », mais plutot qu'elle se
multiplie et se differencie pour donner a la vie les singularites,
done les verites que celle-ci croit tenir de sa resistance. Que
reste-t-il alors, sinon a passer par toutes ces morts qui precedent
la grande limite de la mort meme, et qui se poursuivent encore
apres ? La vie ne consiste plus qu'a prendre sa place, toutes ses
places, dans le cortege d'un « On meurt ». C'est en ce sens que
Bichat rompait avec la conception classique de la mort, instant
decisif ou evenement insecable, et rompait de deux manieres,
en posant a la fois la mort comme coextensive a la vie, et comme
faite d'une multiplicite de morts partielles et singulieres. Quand
Foucault analyse les theses de Bichat, le ton montre suffisam-
ment qu'il s'agit d'autre chose que d'une analyse epistemologi-
que 2 . II s'agit de concevoir la mort, et peu d'hommes autant que
Foucault sont morts comme ils la concevaient. Cette puissance
de vie qui appartenait a Foucault, Foucault l'a toujours pensee
et vecue aussi comme une mort multiple a la maniere de Bichat.
Que reste-t-il alors, sauf ces vies anonymes qui ne se manifes-
ted qu'en se heurtant au pouvoir, en se debattant avec lui, en
echangeant avec lui des « paroles breves et stridentes », avant
de retourner a la nuit, ce que Foucault appelait « la vie des
hommes infames », et qu'il proposait a notre respect en raison
de « leur malheur, de leur rage ou de leur incertaine folie » .
Etrangement, invraisemblablement, c'est de cette « infamie »
2. NC, 142-148, 155-156.
3. VHl, 16. On rcmarquera que Foucault s'oppose a deux autres conceptions de
l'infamie. L'une, proche de Bataille, traite de vies qui passent dans la legende ou le
recit par leur ex ces meme (c'est une infamie classique trop « notoire », par exemple
Gilles de Rais, done une fausse infamie). Suivant l'autre conception, plus proche de
Borges, une vie passe dans la legende parce que la complexite de son entreprise, ses
detours et ses discontinuites ne peuvent trouvcr d'intelligibilite que par un recit
capable d'epuiser le possible, de couvrir des eventualites meme contradictoires (c'est
une infamie « baroque », dont Stavisky serait un exemple). Mais Foucault con^oit une
troisieme infamie, a proprement parler, une infamie de rarete, celle d'hommes insigni-
fiants, obscurs et simples, qui ne doivent qua des plaintes, a des rapports de police,
d'etre tires a la lumiere un instant. C'est une conception proche de Tchekov.
102
LES PLISSEMENTS OU LE DEDANS DE LA PENSEE
qu'il voulait se reclamer : « J'etais parti de ces sortes de
particules dotees d'une energie d'autant plus grande qu'elles
sont elles-memes plus petites et difficiles a discerner ». Jus-
qu'au mot dechirant de « L' usage des plaisirs » : « se deprendre
de soi-meme... » .
« La volonte de savoir » se termine explicitement sur un
doute. Si, a Tissue de « La volonte de savoir », Foucault trouve
une impasse, ce n'est pas en raison de sa maniere de penser le
pouvoir, c'est plutot parce qu'il a decouvert l'impasse ou nous
met le pouvoir lui-meme, dans notre vie comme dans notre
pensee, nous qui nous heurtons a lui dans nos plus infimes
verites. II n'y aurait d'issue que si le dehors etait pris dans un
mouvement qui l'arrache au vide, lieu d'un mouvement qui le
detourne de la mort. Ce serait comme un nouvel axe, distinct
a la fois de celui du savoir et de celui du pouvoir. Axe ou se
conquiert une serenite ? Une veritable affirmation de vie ? En
tout cas, ce n'est pas un axe qui annule les autres, mais un axe
qui travaillait deja en meme temps que les autres, et les
empechait de se refermer sur l'impasse. Peut-etre ce troisieme
axe etait-il present des le debut, chez Foucault (de meme que
le pouvoir etait present des le debut, dans le savoir). Mais il ne
pourrait se degager qu'en prenant de la distance, quitte a
revenir sur les deux autres. Foucault sentait la necessite d'ope-
rer un remaniement general, pour demeler ce chemin qui
demeurait peu perceptible tant qu'il s'enroulait dans les autres :
c'est ce remaniement que Foucault presente dans l'introduction
generale de « L usage des plaisirs » .
Comment la nouvelle dimension etait-elle pourtant presente
des le debut ? Jusqu'a maintenant, nous avons deja rencontre
trois dimensions : les relations formees, formalisees sur les
strates (Savoir) ; les rapports de forces au niveau du diagramme
(Pouvoir) ; et le rapport avec le dehors, ce rapport absolu,
comme dit Blanchot, qui est aussi bien non-rapport (Pensee).
Est-ce dire qu'il n'y a pas de dedans ? Foucault ne cesse de
soumettre l'interiorite a une critique radicale. Mais un dedans
qui serait plus profond que tout monde interieur, de meme que le
dehors est plus lointain que tout monde exterieur ? Le dehors
n'est pas une limite figee, mais une matiere mouvante animee
4. UP, 14.
103
FOUCAULT
de mouvements peristaltiques, de plis et plissements qui consti-
tuent un dedans : non pas autre chose que le dehors, mais
exactement le dedans du dehors. « Les mots et les choses »
developpait ce theme : si la pensee vient du dehors, et ne cesse
de tenir au dehors, comment celui-ci ne surgirait-il pas au
dedans, comme ce qu'elle ne pense pas et ne peut pas penser ?
Aussi l'impense n'est-il pas a l'exterieur, mais au cceur de la
pensee, comme l'impossibilite de penser qui double ou creuse
le dehors \ Qu'il y ait un dedans de la pensee, l'impense, c'est
deja ce que l'age classique disait quand il invoquait l'infini, les
divers ordres d'infini. Et, a partir du XlX e siecle, ce sont plutot
les dimensions de la finitude qui v.ont plier le dehors, constituer
une « profondeur », une « epaisseur retiree en soi », un dedans
de la vie, du travail et du langage, dans lequel l'homme se loge,
ne serait-ce que pour dormir, mais inversement aussi qui se loge
dans l'homme vigile « en tant qu'etre vivant, individu au travail
ou sujet parlant » 6 . Tantot c'est le pli de l'infini, tantot les replis
de la finitude qui donnent une courbure au dehors et consti-
tuent le dedans. Et deja « La naissance de la clinique » avait
montre comment la clinique operait une mise en surface du
corps, mais aussi comment l'anatomie pathologique allait en-
suite y introduire de profonds plissements, qui ne ressuscite-
raient pas la vieille interiorite, et constitueraient plutot le
nouveau dedans de ce dehors '. Le dedans comme operation du
dehors : dans toute son ceuvre, Foucault semble poursuivi par
ce theme d'un dedans qui serait seulement le pli du dehors,
comme si le navire etait un plissement de la mer. A propos du
fou lance sur sa nef, a la Renaissance, Foucault disait : « il est
mis a I'interieur de l'exterieur, et inversement,... prisonnier au
milieu de la plus libre, de la plus ouverte des routes, solidement
enchaine a l'infini carrefour, il est le Passager par excellence,
c'est-a-dire le prisonnier du passage » . La pensee n'a pas
d'autre etre que ce fou meme. « Enfermer le dehors, c'est-a-dire
le constituer en interiorite d'attente ou d'exception », dit
Blanchot a propos de Foucault .
5. MC, 333-339 : « le cogito et l'impense ». Et PDD.
6. MC, 263, 324, 328, 335.
7. NC, 132-133. 138, 164.
8. HF, 22.
9. Blanchot. L'entrelicti infini, Gal'imard. 292
104
LES PLISSEMENTS OU LE DEDANS DE LA PENSEE
Ou plutot, le theme qui a toujours hante Foucault, c'est celui
du double. Mais le double n'est jamais une projection de
I'interieur, c'est au contraire une interiorisation du dehors. Ce
n'est pas un dedoublement de l'Un, c'est un redoublement de
l'Autre. Ce n'est pas une reproduction du Meme, c'est une
repetition du Different. Ce n'est pas l'emanation d'un JE, c'est
la mise en immanence d'un toujours autre ou d'un Non-moi. Ce
n'est jamais l'autre qui est un double, dans le redoublement,
c'est moi qui me vis comme le double de l'autre : je ne me
rencontre pas a l'exterieur, je trouve l'autre en moi (« il s'agit
de montrer comment l'Autre, le Lointain est aussi bien le plus
Proche et le Meme ») l . C'est exactement comme ['invagination
d'un tissu en embryologie, ou 1'operation d'une doublure en
couture : tordre, replier, stopper... « L 'archeologie du savoir »
montrait, dans ses pages les plus paradoxales, comment une
phrase en repetait une autre, et surtout comment un enonce
repetait, doublait « autre chose » qui s'en distinguait a peine
(l'emission des lettres sur le clavier, AZERT). Et aussi les livres
sur le pouvoir montraient comment les formes stratifiees repe-
taient des rapports de forces qui s'en distinguaient a peine,
comment l'histoire etait la doublure d'un devenir. C'est ce
theme permanent chez Foucault qui avait deja fait l'objet d'une
pleine analyse, en animant « Raymond Roussel ». Car, ce que
Raymond Roussel avait decouvert, c'etait : la phrase du dehors ;
sa repetition dans une seconde phrase ; la minuscule difference
entre les deux (l'« accroc ») ; la torsion, la doublure ou le
redoublement, de l'une a l'autre. L'accroc n'est plus l'accident
du tissu, mais la nouvelle regie d'apres laquelle le tissu externe
se tord, s'invagine et se double. La regie « facultative », ou
l'emission du hasard, un coup de des. Ce sont, dit Foucault, les
jeux de la repetition, de la difference, et de la doublure qui les
« rapporte ». Ce n'est pas la seule fois ou Foucault fait une
presentation litteraire, et par humour, de ce qui peut etre
demontre par l'epistemologie, la linguistique, toutes disciplines
serieuses. Le « Raymond Roussel » a soude, cousu tous les sens
du mot doublure, pour montrer comment le dedans etait
lU \i r 350 et sur l'homme seion Kant comme - driblet enroincc trai scendan-
tal », « reao iblement cmpirico-cr tique *
105
FOUCAULT
toujours le plissement d'un dehors presuppose 11 . Et la derniere
methode de Roussel, la proliferation des parentheses interieures
les unes aux autres, multiplie les plissements dans la phrase.
D'ou l'importance de ce livre de Foucault. Et sans doute le
chemin qu'il trace est-il lui-meme double. Non pas du tout
qu'on puisse renverser le primat : le dedans sera toujours la
doublure du dehors. Mais tantot, comme Roussel imprudent et
cherchant la mort, on voudra defaire la doublure, ecarter les plis
« d'un geste concert e », pour retrouver le dehors et son « vide
irrespirable ». Tantot, plus sage et prudent comme Leiris,
pourtant au sommet d'une autre audace, on suivra les plis, on
renforcera les doublures, d'accroc en accroc, on s'entourera de
plissements qui forment une « absolue memoire », pour faire du
dehors un element vital et renaissant l . « Vhistoire de la folie »
disait : etre mis a l'interieur de l'exterieur, et inversement...
Peut-etre Foucault n'a-t-il pas cesse d'osciller entre ces deux
voies du double, telles qu'il les avait degagees tres tot : le choix
entre la mort ou la memoire. Peut-etre a-t-il choisi la mort,
comme Roussel, mais non sans etre passe par les detours ou
plissements de la memoire.
Peut-etre meme tallait-il remonter jusquaux Grecs... Ainsi le
probleme le plus passionnel trouverait des coriditions capables
de le rendre plus froid ou de le calmer. Si le plissement, si le
redoublement hante toute l'oeuvre de Foucault, mais ne trouve
sa place que tardivement, c'est parce qu'il appelait une nouvelle
dimension qui devait se distinguer a la fois des rapports de
forces ou de pouvoir, et des formes stratiHees de savoir :
l'« absolue memoire ». La formation grecque presente de nou-
veaux rapports de pouvoir, tres differents des vieilles forma-
tions imperiales, et qui s'actualisent dans la lumiere grecque
comme regime de visibilite, dans le logos grec comme regime
d'enonces. On peut done parler d'un diagramme de pouvoir
11. Ce sont les themes constants de RR (notamment ch. n, ou tous les sens de
doublure sont recapitules, a propos du texte de Roussel Chtquenaude, « les vers de la
doublure dans la piece de Forban talon rouge », 37-38).
12. II faut citer le texte entier sur Roussel et Leiris, parce qu'il engage quelque
chose, croyons-nous, concernant toute la vie de Foucault : « De tant de choses sans
statut, de tant d'etats civils fantastiques, [Leiris] recueille lentement sa propre identite,
comme si dans les plis des mots dormait, avec des chimeres jamais tout a fait mortes,
l'absolue memoire. Ces memes plis, Roussel les ecarte dun geste concentre, pour y
trouver un vide irrespirable, une rigoureuse absence d'etre dont il pourra disposer en
toute souverainete, pour faconner des figures sans parente ni espece » (28-29).
106
LES PLISSEMENTS OU LE DEDANS DE LA PENSEE
qui s'etend a travers des savoirs qualifies : « assurer la direction
de soi-meme, exercer la gestion de sa maison, participer au
gouvernement de la cite sont trois pratiques de meme type »,
et Xenophon « montre bien, entre ces trois arts, continuite,
isomorphisme, ainsi que succession chronologique de leur mise
en oeuvre dans l'existence d'un individu » 13 . Pourtant, ce n'est
pas encore la qu'apparait la plus grande nouveaute des Grecs.
La nouveaute des Grecs apparait ulterieurement, a la faveur
d'un double « decrochage » : quand les « exercices qui permet-
tent de se gouverner soi-meme » se detachent a la fois du
pouvoir comme rapport de forces, et du savoir comme forme
stratifiee, comme « code » de vertu. D'une part, il y a un
« rapport a soi » qui se met a deriver du rapport avec les
autres ; d'autre part, aussi bien, une « constitution de soi » qui
se met a deriver du code moral comme regie de savoir 14 . Cette
derivee, ce decrochage, il faut les entendre au sens ou le rapport
a soi prend de l'independance. C'est comme si les rapports du
dehors se pliaient, se courbaient pour faire une doublure, et
laisser surgir un rapport a soi, constituer un dedans qui se
creuse et se developpe suivant une dimension propre : « l'en-
krateia », le rapport a soi comme maitrise, « est un pouvoir
qu'on exerce sur soi-meme dans le pouvoir qu'on exerce sur les
autres » (comment pourrait-on pretendre gouverner les autres
si Ton ne se gouvernait soi-meme?), au point que le rapport a
soi devient « principe de regulation interne » par rapport aux
pouvoirs constituants de la politique, de la famille, de l'elo-
quence et des jeux, de la vertu meme l5 . C'est la version grecque
de l'accroc et de la doublure : decrochage operant un plisse-
ment, une reflexion.
Du moins c'est la version de Foucault sur la nouveaute des
Grecs. Et cette version nous semble avoir une grande impor-
tance, dans sa minutie comme dans sa modestie apparente. Ce
que les Grecs ont fait, ce n'est pas reveler l'Etre ou deplier
l'Ouvert, dans une geste historico-mondiale. C'est beaucoup
moins, ou beaucoup plus, dirait Foucault 16 . C'est ployer le
13. UP, 88.
14. UP, 90 (les deux aspects du « decrochage » apres l'epoque classique).
15. UP, 93-94.
16. D'ou un certain ton de Foucault, qui marque une distance par rapport a
Heidegger (non, les Grecs ne sont pas « fameux... », cf. Entretien avec Barbedette et
Scala, in Les Nouvelles, 28 juin 1984).
107
FOUCAULT
dehors, dans des exercices pratiques. Les Grecs sont la pre-
miere doublure. Ce qui appartient au dehors, c'est la force,
parce qu'elle est essentiellement rapport avec d'autres forces :
elle est inseparable en elle-meme du pouvoir d'affecter d'autres
forces (spontaneite), et d'etre affecte par d'autres (receptivite).
Mais, ce qui en derive alors, c'est un rapport de la force avec soi,
un pouvoir de saffecter soi-meme, un affect de soi par soi. Suivant
le diagramme grec, seuls des hommes libres peuvent dominer
les autres (« agents libres », et « rapports agonistiques » entre
eux, voila des traits diagrammatiques) 17 . Mais comment domi-
neraient-ils les autres s'ils ne se dominaient eux-memes ? II faut
que la domination des autres se double d'une domination de
soi. II faut que le rapport avec les autres se double d'un rapport
avec soi. II faut que les regies obligatoires du pouvoir se
doublent de regies facultatives de l'homme libre qui l'exerce. II
faut que, des codes moraux effectuant le diagramme ici et la
(dans la cite, la famille, les tribunaux, les jeux, etc.), se degage
un « sujet », qui decroche, qui ne depend plus du code dans sa
part interieure. Voila ce qu'ont fait les Grecs : ils ont plie la
force, sans qu'elle cesse d'etre force. Ils l'ont rapportee a soi.
Loin d'ignorer l'interiorite, l'individualite, la subjectivite, ils ont
invente le sujet, mais comme une derivee, comme le produit
d'une « subjectivation ». Ils ont decouvert l'« existence estheti-
que », c'est-a-dire la doublure, le rapport a soi, la regie facul-
tative de l'homme libre 1 . (Si Ton ne voit pas cette derivee
comme nouvelle dimension, alors on dira qu'il n'y a pas de
subjectivite chez les Grecs, surtout si Ton cherche celle-ci du
cote des regies obligatoires...) 19 . L'idee fondamentale de Fou-
17. Le diagramme des forces ou des rapports de pouvoir propre aux Grecs n'est
pas directement analyse par Foucault. C'est qu'il peut estimer que les historiens
contemporains, tels Detienne, Vernant et Vidal-Naquet, l'ont fait. Leur originalite est
precisement d 'avoir defini 1'espace physique et mental grec en fonction du nouveau
type de rapports de pouvoir. De ce point de vue, il est important de montrer que le
rapport « agonistique », auquel Foucault fait constamment allusion, est une fonction
originale (qui apparait notamment dans le comportement amoureux).
18. Sur la constitution d'un sujet ou la « subjectivation », comme irreductible au
code, UP, 33-37 ; sur la sphere d'existence esthetique, 103-105. « Regies facultatives »
n'est pas un mot de Foucault, mais de Labov, qui nous a paru cependant parfaitement
adequat au statut de l'enonce, pour designer des fonctions de variation interne et non
plus des constant es. II prend maintenant un sens plus general, pour designer des
fonctions regulatrices qui se distinguent des codes.
19. UP, 73.
108
LES PLISSEMENTS OU LE DEDANS DE LA PENSEE
cault, c'est celle d'une dimension de la subjectivite qui derive
du pouvoir et du savoir, mais qui n'en depend pas.
D'une autre facon, c'est le livre « V usage des plaisirs » qui
represente une sorte de decrochage par rapport aux livres
precedents, a plusieurs egards. D'une part, il invoque une
longue duree qui commence avec les Grecs, et se continuera
jusqu'a nous en passant par le christianisme, tandis que les
livres precedents consideraient des durees courtes, entre le XVlf
et le XIX e . D'autre part, il decouvre le rapport a soi, comme
nouvelle dimension irreductible aux rapports de pouvoir et aux
relations de savoir qui faisaient l'objet des livres precedents : il
faut done une reorganisation de l'ensemble. Enfin, il y a rupture
avec « La volonte de savoir » qui etudiait la sexualite du double
point de vue du pouvoir et du savoir; maintenant, le rapport
a soi est bien decouvert, mais son lien avec la sexualite reste
incertain . Si bien que le premier pas dans une reorganisation
d'ensemble est deja la : comment le rapport a soi a-t-il un lien
electif avec la sexualite, au point de renouveler le projet d'une
« histoire de la sexualite » ? La reponse est tres rigoureuse : de
meme que les rapports de pouvoir ne s'affirment qu'en s'ef-
fectuant, le rapport a soi, qui les ploie, ne s'etablit qu'en
s'effectuant. Et c'est dans la sexualite qu'il s'etablit ou s'effec-
tue. Peut-etre pas immediatement ; car la constitution d'un
dedans, d'une interiorite, est d'abord alimentaire plutot que
sexualle . Mais, la encore, qu'est-ce qui fait que la sexualite
« decroche » progressivement de l'alimentation, et devient le
lieu d'effectuation du rapport a soi ? C'est que la sexualite, telle
qu'elle est vecue par les Grecs, incarne dans la femelle l'element
receptif de la force, et dans le male l'element actif ou spon-
tane 22 . Des lors, le rapport a soi de l'homme libre comme
auto-determination va concerner la sexualite de trois facons :
sous la forme simple d'une « Dietetique » des plaisirs, se
gouverner soi-meme pour etre apte a gouverner activement son
20. Foucault dit qu'il avait commence par ecrire un livre sur la sexualite (la suite
de La volonte de savoir, dans la meme ligne) ; « puis j'ai ecrit un livre sur la notion de
soi et sur les techniques de soi ou la sexualite avait disparu, et j'ai ete oblige de recrire
pour la troisieme fois un livre dans lequel j'ai essaye de maintenir un equilibre entre
l'un et 1' autre ». Cf. Dreyfus et Rabinow, 323.
21. UP, 61-62.
22. UP, 55-57.
109
FOUCAULT
corps ; sous la forme composee d'une « Economie » de la
maison, se gouverner soi-meme pour etre apte a gouverner
l'epouse, et pour qu'elle atteigne elle-meme a une bonne re-
ceptivite ; sous la forme dedoublee d'une « Erotique » des
garcons, se gouverner soi-meme pour faire que le garcon lui
aussi apprenne a se gouverner, a etre actif et a resister au
pouvoir des autres 23 . Les Grecs n'ont pas seulement invente le
rapport a soi, ils l'ont lie, compose et dedouble dans la sexua-
lite. Bref, une rencontre, bien fondee chez les Grecs, entre le
rapport a soi et la sexualite.
La redistribution, la reorganisation se fait toute seule, du
moins sur une longue duree. Car le rapport a soi ne restera pas
la zone reservee et repliee de l'homme libre, independante de
tout « systeme institutionnel et social ». Le rapport a soi sera
saisi dans les rapports de pouvoir, dans les relations de savoir.
II se reintegrera dans ces systemes dont il avait commence par
deriver. L'individu interieur se trouve code, recode dans un
savoir « moral », et surtout il devient l'enjeu du pouvoir, il est
diagrammatise. Le pli est done comme deplie, la subjectivation
de l'homme libre se transforme en assujettissement : e'est d'une
part « la soumission a l'autre par le controle et la dependance »,
avec toutes les procedures d'individualisation et de modulation
que le pouvoir instaure, en portant sur la vie quotidienne et
l'interiorite de ceux qu'il appellera ses sujets ; e'est d'autre part
« l'attachement (de chacun) a sa propre identite par la cons-
cience et la connaissance de soi », avec toutes les techniques de
sciences morales et de sciences de l'homme qui vont former un
savoir du sujet 24 . Simultanement, la sexualite s'organise autour
de foyers de pouvoir, donne lieu a une « scientia sexualis », et
s'integre dans une instance de « pouvoir-savoir », le Sexe
(Foucault rejoint ici les analyses de « La volonte de savoir »).
23. UP, II, III et IV (sur « l'antinomie du garcon », 243).
24. Dreyfus et Rabinow, 302-304. Nous resumons ici des indications diverses de
Foucault : a) la morale a deux poles, le code et le mode de subjectivation, mais ils sont
en raison inverse, et Tun ne s'intensifie pas sans que l'autre ne diminue (UP, 35-37) ;
b) la subjectivation tend a repasser dans un code, et se vide ou se durcit au profit du
code (e'est un theme general de SS) ; c) un nouveau type de pouvoir apparait, qui se
charge d'individualiser, et de penetrer l'interieur : e'est d'abord le pouvoir pastoral
d'Eglise, puis sa reprise dans le pouvoir d'Etat ( Dreyfus et Rabinow, 305-306 : ce texte
de Foucault rejoint les analyses de SP sur le « pouvoir individualisant et modulateur »).
110
LES PLISSEMENTS OU LE DEDANS DE LA PENSEE
Faut-il en conclure que la nouvelle dimension creusee par les
Grecs disparait, et se rabat sur les deux axes du savoir et du
pouvoir ? En quel sens il faudrait un retour aux Grecs pour
retrouver le rapport a soi comme libre individualite. Evidem-
ment, il n'en est rien. II y aura toujours un rapport a soi qui
resiste aux codes et aux pouvoirs ; e'est meme le rapport a soi
qui est une des origines de ces points de resistance dont nous
parlions precedemment. Par exemple, on aurait tort de reduire
les morales chretiennes a l'effort de codification qu'elles ope-
rent, et au pouvoir pastoral qu'elles invoquent, sans tenir
compte des « mouvements spirituels et ascetiques » de subjecti-
vation qui ne cessent de se developper avant la Reforme (il y
a des subjectivations collectives) 25 . II ne suffit meme pas de dire
que ceux-ci resistent a ceux -la ; il y a perpetuelle communication
entre eux, soit pour lutter, soit aussi pour composer. Ce qu'il
faut done poser, e'est que la subjectivation, le rapport a soi, ne
cesse pas de se faire, mais en se metamorphosant, en changeant
de mode, au point que le mode grec est un bien lointain
souvenir. Recupere par les rapports de pouvoir, par les relations
de savoir, le rapport a soi ne cesse de renaitre, ailleurs et
autrement.
La formule la plus generale du rapport a soi, e'est : l'affect
de soi par soi, ou la force pliee. La subjectivation se fait par
plissement. Seulement, il y a quatre plissements, quatre plis de
subjectivation, comme pour des fleuves de l'enfer. Le premier
concerne la partie materielle de nous-memes qui va etre en-
touree, prise dans le pli : chez les Grecs, e'etait le corps et ses
plaisirs, les « aphrodisia » ; mais, chez les chretiens, ce sera la
chair et ses desirs, le desir, une toute autre modalite substan-
tiate. Le deuxieme est le pli du rapport de forces, a proprement
parler; car e'est toujours suivant une regie singuliere que le
rapport de forces est ploye pour devenir rapport a soi ; ce n'est
certainement pas la meme chose, quand la regie efficiente est
naturelle, ou bien divine, ou rationnelle, ou esthetique... Le
troisieme est le pli du savoir, ou le pli de verite, en tant qu'il
constitue un rapport du vrai a notre etre, et de notre etre a la
verite, qui servira de condition formelle a tout savoir, a toute
connaissance : subjectivation du savoir qui ne se fait pas du tout
25. UP, 37.
Ill
FOUCAULT
de la meme maniere chez les Grecs et les chretiens, chez Platon,
chez Descartes ou chez Kant. Le quatrieme est le pli du dehors
lui-meme, l'ultime : c'est lui qui constitue ce que Blanchot
appelait une « interiorite d'attente », c'est de lui que le sujet
attend, sur des modes divers, l'immortalite, ou bien 1'eternite,
ou le salut, ou la liberte, ou la mort, le detachement... Les quatre
plis sont comme la cause finale, la cause formelle, la cause
efficiente, la cause materielle de la subjectivite ou de 1 'interiorite
comme rapport a soi 26 . Ce sont ces plis qui sont eminemment
variables, d'ailleurs sur des rythmes differents, et dont les
variations constituent des modes irreductibles de subjectivation.
lis operent « en dessous des codes et des regies », du savoir et
du pouvoir, quitte a les rejoindre en se depliant, mais non sans
que d'autres pliures se fassent.
Et, chaque fois, le rapport a soi est determine a rencontrer
la sexualite, suivant une modalite qui correspond au mode de
subjectivation : c'est que la spontaneite et la receptivite de la
force ne se distribueront plus d'apres un role act if et un role
passif, comme chez les Grecs, mais, ce qui est tout different
chez les chretiens, suivant une structure bisexuelle. Du point de
vue d'une confrontation generate, quelles variations y a-t-il entre
le corps et les plaisirs des Grecs, et la chair' et le desir des
chretiens ? Se peut-il que Platon en reste au corps et aux plaisirs
d'apres le premier pli, mais deja s'eleve au Desir d'apres le
troisieme, en repliant la verite sur l'amant, en degageant un
nouveau processus de subjectivation qui mene a un « sujet
desirant » (et non plus a un sujet de plaisirs) 27 ? Et que
dirons-nous enfin de nos propres modes actuels, de notre
rapport a soi moderne ? Quels sont nos quatre plis ? S'il est vrai
que le pouvoir a de plus en plus investi notre vie quotidienne,
notre interiorite et notre individuality, s'il s'est fait individuali-
sant, s'il est vrai que le savoir lui-meme est de plus en plus
26. Nous systematisons les quatre aspects distingues par Foucault dans UP, 32-39
(et chez Dreyfus et Rabinow, 333-334). Foucault emploie le mot « assujettissement »
pour designer le deuxiemc aspect de la constitution du sujet ; mais ce mot, alors, prend
un autre sens que celui qu'il a quand le sujet constitue est soumis a des relations de
pouvoir. Le troisieme aspect a une importance particuliere, et permet de rejoindre
« Les mots et les choses » : en effet, MC montrait comment la vie, le travail et le langage
etaient d'abord objet de savoir, avant de se plier pour constituer une subjectivite plus
profonde.
27. UP, le chapitre sur Platon, V.
112
LES PLISSEMENTS OU LE DEDANS DE LA PENSEI
individue, formant des hermeneutiques et des codifications du
sujet desirant, qu'est-ce qui reste pour notre subjectivite ? II ne
« reste » jamais rien au sujet, puisqu'il est chaque fois a faire,
comme un foyer de resistance, d'apres Fomentation des plis qui
subjectivent le savoir et recourbent le pouvoir. La subjectivite
moderne retrouve-t-elle le corps et ses plaisirs, contre un desir
trop assujetti a la Loi ? Et pourtant ce n'est pas un retour aux
Grecs, puisqu'il n'y a jamais de retour 28 . La lutte pour une
subjectivite moderne passe par une resistance aux deux formes
actuelles d'assujettissement, l'une qui consiste a nous individuer
d'apres les exigences du pouvoir, l'autre qui consiste a attacher
chaque individu a une identite sue et connue, bien determinee
une fois pour toutes. La lutte pour la subjectivite se presente
alors comme droit a la difference, et droit a la variation, a la
metamorphose 29 . (Nous multiplions ici les questions, puisque
nous touchons au manuscrit inedit « Les aveux de la chair », et,
meme au-dela, aux dernieres directions de recherches de
Foucault).
Dans « V usage des plaisirs », Foucault ne decouvre pas le
sujet. En effet, il l'avait deja defini comme une derivee, une
fonction derivee de l'enonce. Mais, en le definissant maintenant
comme une derivee du dehors, sous la condition du pli, il lui
donne une pleine extension, en meme temps qu'une dimension
irreductible. Nous avons done des elements de reponse pour la
question la plus generale : comment nommer cette nouvelle
dimension, ce rapport a soi qui n'est plus savoir ni pouvoir ?
L'affect de soi par soi est-il le plaisir, ou mieux, le desir ? Ou
bien « conduite individuelle », comme conduite de plaisir ou de
desir? On ne trouvera le terme exact que si Ton remarque a
quel point cette troisieme dimension s'etend sur de longues
durees. L'apparition d'un plissement du dehors peut sembler
28. VS montrait deja que le corps et ses plaisirs, e'est-a-dire une « sexualite sans
sexe », etait la maniere moderne de « resister » a linstance du « Sexe », qui soude le
desir a la loi (208). Mais ce n'est un retour aux Grecs que tres partiel et ambigu ; car
le corps et ses plaisirs renvoyaient chez les Grecs aux rapports agonistiques entre
hommes libres, done a une « societe virile », unisexuee excluant les femmes ; tandis
que nous cherchons evidemment un autre type de rapports propre a notre champ
social. Cf. texte de Foucault, in Dreyfus et Rabinow, 322-331, sur la pseudo-notion
de retour.
29. Dreyfus et Rabinow, 302-303.
113
FOUCAULT
propre aux formations occidentales. II se peut que l'Orient ne
presente pas un tel phenomene, et que la ligne du dehors y reste
flottante, a travers un vide irrespirable : l'ascese serait alors une
culture d'aneantissement, ou un effort pour respirer dans le
vide, sans production specifique de subjectivite . La condition
d'un ploiement des forces semble surgir avec le rapport ago-
nistique entre hommes libres : c'est-a-dire avec les Grecs. C'est
la que la force se plie sur soi dans son rapport avec l'autre force.
Mais, si Ton fait partir des Grecs le processus de subjectivation,
c'est encore une longue duree qu'il occupe jusqu'a nous. Cette
chronologie est d'autant plus remarquable que Foucault consi-
derait les diagrammes de pouvoir comme des lieux de mutation,
et les archives de savoir, sur de courtes durees 31 . Si Ton
demande pourquoi cette introduction soudaine d'une longue
duree avec « L'usage des plaisirs », peut-etre la raison la plus
simple est la suivante : nous avons vite fait d'oublier les vieux
pouvoirs qui ne s'exercent plus, les vieux savoirs qui ne sont
plus utiles, mais, en matiere morale, nous ne cessons de nous
encombrer de vieilles croyances auxquelles nous ne croyons
meme plus, et de nous produire comme sujet sur de vieux
modes qui ne correspondent pas a nos problemes. Ce qui faisait
dire au cineaste Antonioni : nous sommes malades d'Eros...
Tout se passe comme si les modes de subjectivation avaient la
vie longue, et nous continuons a jouer aux Grecs, ou aux
chretiens, d'ou notre gout pour les retours a...
Mais il y a une raison positive plus profonde. C'est que le
plissement lui-meme, le redoublement, est une Memoire :
« absolue memoire » ou memoire du dehors, au-dela de la
memoire courte qui s'inscrit dans les strates et les archives,
au-dela des survivances encore prises dans les diagrammes. Deja
l'existence esthetique des Grecs sollicite essentiellement la
memoire du futur, et tres vite les processus de subjectivation se
sont accompagnes d'ecritures qui constituaient de veritables
30. Foucault ne s'est jamais estime assez competent pour traiter des formations
orientales. II fait de rapides allusions a l'« ars erotica » des Chinois, tantot comme
distinct de notre « scientia sexualis » (VS), tantot comme distinct de l'existence
esthetique des Grecs (UP). La question serait : y a-t-il un Soi ou un processus de
subjectivation dans les techniques orientales ?
31. Sur le probleme des longues et courtes durees en histoire, en rapport avec les
series, cf. Braudel, EcrUs sur ihistoire, Flammarion. Dans AS, 15-16, Foucault montrait
que les durees epistemologiques etaient necessairement courtes.
114
LES PLISSEMENTS OU LE DEDANS DE LA PENSEE
memoires, « hypomnemata » 32 . Memoire est le vrai nom du
rapport a soi, ou de l'affect de soi par soi. Selon Kant, le temps
etait la forme sous laquelle l'esprit s'affectait lui-meme, tout
comme Tespace etait la forme sous laquelle l'esprit etait affecte
par autre chose : le temps etait done « auto-affection », consti-
tuant la structure essentielle de la subjectivite . Mais le temps
comme sujet, ou plutot subjectivation, s'appelle memoire. Non
pas cette courte memoire qui vient apres, et s'oppose a l'oubli,
mais l'« absolue memoire » qui double le present, qui redouble
le dehors, et qui ne fait qu'un avec l'oubli, puisqu'elle est
elle-meme et sans cesse oubliee pour etre refaite : son pli en
effet se confond avec le depli, parce que celui-ci reste present
dans celui-la comme ce qui est plie. Seul l'oubli (le depli)
retrouve ce qui est plie dans la memoire (dans le pli lui-meme).
II y a une redecouverte finale de Heidegger par Foucault. Ce qui
s'oppose a la memoire n'est pas l'oubli, mais l'oubli de l'oubli,
qui nous dissout au dehors, et qui constitue la mort. Au
contraire, tant que le dehors est plie, un dedans lui est coex-
tensif, comme la memoire est coextensive a l'oubli. C'est cette
coextensivite qui est vie, longue duree. Le temps devient sujet
parce qu'il est le plissement du dehors, et, a ce titre, fait passer
tout present dans l'oubli, mais conserve tout le passe dans la
memoire, l'oubli comme impossibility du retour, et la memoire
comme necessite du recommencement. Longtemps Foucault
avait pense le dehors comme une ultime spatialite plus profonde
que le temps ; ce sont les derniers ouvrages qui redonnent une
possibility de mettre le temps au dehors, et de penser le dehors
comme temps, sous la condition du pli .
C'est sur ce point que porte la confrontation necessaire de
Foucault avec Heidegger : le « pli » n'a pas cesse de hanter
32. SS, 75-84, et Dreyfus et Rabinow, 339-344 (sur la fonction tres variable de cette
litterature de soi ou de ces memoires, suivant la nature du processus de subjectivation
considered .
33. C'est un des principaux themes de Heidegger dans son interpretation de Kant.
Sur les demieres declarations de Foucault se reclamant de Heidegger, cf . Les Nouvelles,
28 juin 1984.
34. Ce sont les themes du Dehors et de l'exteriorite qui semblaient d'abord imposer
un primat de I'espace sur le temps, comme en temoigne encore MC, 351.
115
T
FOUCAULT
LES PLISSEMENTS OU LE DEDANS DE LA PENSEE
l'ceuvre de Foucault, mais trouve dans les dernieres recherches
sa juste dimension. Quelles ressemblances et quelles differences
avec Heidegger ? On ne peut les evaluer qu'en se donnant pour
point de depart la rupture de Foucault avec la phenomenologie
au sens « vulgaire », c'est-a-dire avec l'intentionnalite. Que la
conscience vise la chose, et se signifie dans le monde, c'est ce
que Foucault refuse. En effet, l'intentionnalite est faite pour
depasser tout psychologisme et tout naturalisme, mais elle
invente un nouveau psychologisme et un nouveau naturalisme,
au point que, comme Merleau-Ponty le disait lui-meme, elle se
distingue avec peine d'un « learning ». Elle restaure un psy-
chologisme des syntheses de la conscience et des significations,
un naturalisme de l'« experience sauvage » et de la chose, du
laisser-etre de la chose dans le monde. D'ou la double recusa-
tion de Foucault. Certes, tant qu'on en reste aux mots et aux
phrases, on peut croire a une intentionnalite par laquelle la
conscience vise quelque chose et se signifie (comme signi-
fiante) ; tant qu'on en reste aux choses et aux etats de choses,
on peut croire a une experience sauvage qui laisse-etre la chose
au travers de la conscience. Mais la « mise entre parentheses »
dont la phenomenologie se reclame aurait du la pousser a
depasser les mots et les phrases vers les enonces, les choses et
les etats de choses vers les visibilites. Or les enonces ne visent
Hen, parce qu'ils ne se rapportent pas a quelque chose, pas plus
qu'ils n'expriment un sujet, mais renvoient seulement a un
langage, a un etre-langage, qui leur donne des objets et des
sujets prop res et suffisants comme variables immanentes. Et les
visibilites ne se deploient pas dans un monde sauvage qui
s'ouvrirait deja a une conscience primitive (ante-predicative),
mais renvoient seulement a une lumiere, a un etre-lumiere, qui
leur donne des formes, des proportions, des perspectives
proprement immanentes, libres de tout regard intentionnel 35 .
Ni le langage ni la lumiere ne seront consideres dans les
directions qui les rapportent Tun a l'autre (designation, signifi-
cation, signifiance du langage ; milieu physique, monde sensible
ou intelligible), mais, dans l'irreductible dimension qui les
donne chacun, chacun suffisant et separe de l'autre, « il y a » de
la lumiere et « il y a » du langage. Toute intentionnalite
35. RR, 136-140.
116
s'ecroule dans la beance entre les deux monades, ou dans le
« non-rapport » entre voir et parler. C'est la conversion majeure
de Foucault : convertir la phenomenologie en epistemologie.
Car voir et parler, c'est savoir, mais on ne voit pas ce dont on
parle, et Ton ne parle pas de ce qu'on voit ; et, lorsqu'on voit
une pipe, on ne cessera pas de dire (de plusieurs f aeons) « ceci
n'est pas une pipe... », comme si l'intentionnalite se niait
elle-meme, s'effondrait elle-meme. Tout est savoir, et c'est la
premiere raison pour laquelle il n'y a pas d'experience sauvage :
il n'y a rien avant le savoir, ni en dessous. Mais le savoir est
irreductiblement double, parler et voir, langage et lumiere, et
c'est la raison pour laquelle il n'y a pas d'intentionnalite.
Mais c'est la que tout commence, parce que la phenomenolo-
gie de son cote, pour conjurer le psychologisme et le naturalisme
qui continuaient a la grever, depassait elle-meme l'intentionna-
lite comme rapport de la conscience a son objet (l'etant). Et
chez Heidegger, puis chez Merleau-Ponty, le depassement de
l'intentionnalite se faisait vers l'Etre, le pli de l'Etre. De l'in-
tentionnalite au pli, de l'etant a l'etre, de la phenomenologie a
l'ontologie. Les disciples de Heidegger nous ont appris a quel
point l'ontologie etait inseparable du pli, puisque l'Etre etait
precisement le pli qu'il faisait avec l'etant, et que le deploiement
de l'etre, comme geste inaugural des Grecs, n'etait pas le
contraire du pli, mais le pli lui-meme, la charniere de l'Ouvert,
l'unicite du devoilement-voilement. Restait moins evident en
quoi cette pliure de l'etre, le pli de l'etre et de l'etant, remplacait
l'intentionnalite, ne serait-ce que pour la fonder. II appartient
a Merleau-Ponty d'avoir montre comment une visibilite radi-
cale, « verticale », se pliait en un Se-voyant, et rendait possible
des lors la relation horizontale d'un voyant et d'un vu. Un
Dehors, plus lointain que tout exterieur, « se tord », « se plie »,
« se double » d'un Dedans, plus profond que tout interieur, et
rend seul possible le rapport derive de l'interieur avec l'exte-
rieur. C'est meme cette torsion qui definit la « Chair », au-dela
du corps prop re et de ses objets. Bref, l'intentionnalite de
l'etant se depasse vers le pli de l'etre, vers l'Etre comme pli
(Sartre, au contraire, en restait a l'intentionnalite, parce qu'il se
contentait de faire des « trous » dans l'etant, sans atteindre au
pli de l'etre). L'intentionnalite se fait encore dans un espace
euclidien qui l'empeche de se comprendre elle-meme, et doit
117
FOUCAULT
etre depassee vers un autre espace, « topologique », qui met en
contact le Dehors et le Dedans, le plus lointain et le plus
profond 36 .
II n'y a pas de doute que Foucault a trouve une forte
inspiration theorique chez Heidegger, chez Merleau-Ponty,
pour le theme qui le hantait : le pli, la doublure. Mais aussi il
en trouvait l'exercice pratique chez Raymond Roussel : celui-ci
dressait une Visibilite ontologique, toujours en train de se
tordre en un « se-voyant », dans une autre dimension que celle
du regard et de ses objets 37 . On pourrait egalement rapprocher
Heidegger et Jarry, dans la mesure ou la pataphysique se presente
effectivement comme un depassement de la metaphysique,
explicitement fonde sur l'etre du phenomene. Mais, si Ton
considere ainsi Jarry ou Roussel comme la realisation de la
philosophic de Heidegger, n'est-ce pas dire que le pli est
emporte et s'installe dans un tout autre paysage, et prend un
autre sens ? II s'agit, non pas d'dter du serieux a Heidegger,
mais de retrouver Timperturbable serieux de Roussel (ou de
Jarry). Le serieux ontologique a besoin d'un humour diabolique
ou phenomenologique. En effet, nous croyons que le pli comme
doublure chez Foucault va prendre une allure entierement
nouvelle, tout en gardant sa portee ontologique. En premier
lieu, le pli de l'etre, selon Heidegger ou Merleau-Ponty, ne
depasse l'intentionnalite que pour la fonder dans l'autre dimen-
sion : c'est pourquoi le Visible ou l'Ouvert ne donne pas a voir
sans donner aussi a parler, puisque le pli ne constituera pas le
se-voyant de la vue sans constituer aussi le se-parlant du
36. Sur lc Pli, l'entrelacs on le chiasmc, « retour sur soi du visible », cf. Merleau-
Ponty, Le visible et I'mvisible, Gallimard. Et les « notes de travail » insistent sur la
necessite de depasscr l'intentionnalite vers une dimension verticale qui constitue une
topologie (263-264). Cette topologie implique chez Merleau-Ponty une decouverte de
la « chair » comme lieu dun retournement (et deja chez Heidegger, selon Didier
Franck, Heidegger et le probleme de I'espace, Ed. de Minuit). C'est pourquoi Ton peut
penser que l'analyse des « Aveux de la chair », telle que Foucault la mene dans le
manuscrit inedit, concernc a son tour l'ensemble du probleme du « pli » (incarnation),
en soulignant l'origine chretienne de la chair du point de vue de l'histoire de la
sexualite.
37. Le texte de RR, 136, insiste sur cet aspect, quand le regard passe par la lentille
enchassee dans le pone-plume : « Fete interieure a l'etre... visibilite hors du regard,
et si on y accede a travers une lentille ou une vignette, c'est... pour mettre le regard
entre parentheses... l'etre s'impose dans une serenite plethorique... »
118
LES PLISSEMENTS OU LE DEDANS DE LA PENSEE
langage, au point que c'est le meme monde qui se parle dans
le langage et qui se voyait dans la vue. Chez Heidegger et chez
Merleau-Ponty, la Lumiere ouvre un parler non moins qu'un
voir, comme si les significations hantaient le visible et que le
visible murmurait le sens 38 . II ne peut pas en etre ainsi chez
Foucault, pour qui l'Etre-lumiere ne renvoie qu'aux visibilites,
et l'Etre-langage aux enonces : le pli ne pourra pas refonder une
intentionnalite, puisque celle-ci disparait dans la disjonction
entre les deux parties d'un savoir qui n'est jamais intentionnel.
Si le savoir est constitue de deux formes, comment y aurait-il
intentionnalite d'un sujet vers un objet, puisque chacune des
formes a ses objets et ses sujets 39 ? Et pourtant, il faut bien
qu'un rapport soit assignable entre les deux formes, et sorte de
leur « non-rapport ». Le savoir est etre, c'est la premiere figure
de l'etre, mais l'etre est entre deux formes. N'est-ce pas juste-
ment ce que disaient Heidegger, avec l'« entre-deux », et
Merleau-Ponty, avec l'« entrelacs ou le chiasme ». En fait, ce
n'est pas du tout la meme chose. Car, pour Merleau-Ponty,
l'entrelacs, l'entre-deux se confondent avec le pli. Mais non pas
pour Foucault. II y a un entrelacement, un entrecroisement du
visible et de l'enoncable : c'est le modele platonicien du tissage
qui remplace l'intentionnalite. Mais cet entrelacement est une
etreinte, une bataille entre deux adversaires irreductibles, les
deux formes de l'Etre-savoir : si Ton veut, c'est une intentionna-
lite, mais reversible, et multipliee dans les deux sens, devenue
infinitesimale ou microscopique. Ce n'est pas encore le pli de
l'etre, c'est l'entrelacement de ses deux formes. Ce n'est pas
encore une topologie du pli, c'est une strategic de l'entrelace-
ment. Tout se passe comme si Foucault reprochait a Heidegger
et a Merleau-Ponty d'aller trop vite. Et, ce qu'il trouve chez
Roussel, et d'une autre maniere chez Brisset, et d'une autre
maniere chez Magritte, et qu'il aurait pu encore trouver chez
Jarry, c'est la bataille audio-visuelle, la double capture, le bruit
38. Selon Heidegger, la Lichtung est l'Ouvert non seulement pour la lumiere et le
visible, mais pour la voix et le son. De meme chez Merleau-Ponty, 201-202. Foucault
recuse l'ensemble de ces enchainements.
39. Par exemple, il n'y a pas un « objet » qui serait la folie, et qui serait vise par
une « conscience ». Mais la folie est vue de diverses manieres, et enoncees d'autres
manieres encore, suivant les epoques, et meme suivant les seuils dune epoque. On ne
voit pas les memes fous, et on n'enonce pas les memes maladies. Cf. AS, 45-46.
119
FOUCAULT
des mots qui conquierent le visible, la fureur des choses qui
conquierent l'enoncable 40 . Chez Foucault, il y a toujours eu un
theme hallucinatoire des Doubles, et de la doublure, qui trans-
forme toute ontologie.
Mais cette double capture, constitutive de l'Etre-savoir, ne
pourrait pas se faire entre-deux formes irreductibles si l'entrela-
cement des lutteurs ne decoulait d'un element lui-meme infor-
mel, un pur rapport de forces qui surgit dans l'irreductible
separation des formes. C'est la la source de la bataille ou la
condition de sa possibilite. C'est la le domaine strategique du
pouvoir, par difference avec le domaine stratique du savoir. De
l'epistemologie a la strategic Autre raison pour laquelle il n'y a
pas d'experience « sauvage », puisque les batailles impliquent
une strategie, et que toute experience est prise dans des
rapports de pouvoir. C'est la seconde figure de l'etre, le
« Possest », l'Etre-pouvoir, par difference avec l'Etre-savoir. Ce
sont les rapports de forces ou de pouvoir informels qui instau-
rent les relations « entre » les deux formes du savoir forme. Les
deux formes de l'Etre-savoir sont des formes d'exteriorite,
puisque les enonces se dispersent dans l'une, et les visibilites
dans l'autre; mais l'Etre-pouvoir nous introduit dans un ele-
ment different, un Dehors non-formable et non-forme, d'ou
viennent les forces et leurs combinaisons changeantes. Et voila
que cette seconde figure de l'etre n'est pas encore le pli. C'est
plutdt une ligne flottante, et qui ne fait pas contour, seule
capable de faire communiquer les deux formes en bataille. II y
a toujours eu chez Foucault un heracliteisme plus profond que
chez Heidegger, car finalement la phenomenologie est trop
pacifiante, elle a beni trop de choses.
Foucault decouvre done l'element qui vient du dehors, la
force. Foucault comme Blanchot parlera moins de l'Ouvert que
du Dehors. C'est que la force se rapporte a la force, mais du
dehors, si bien que c'est le dehors qui « explique » l'exteriorite
des formes, a la fois pour chacune et pour leur relation mutuelle.
D'ou l'importance de la declaration de Foucault quand il dit que
Heidegger l'a toujours fascine, mais qu'il ne pouvait le com-
40. C'est chez Brisset que Foucault trouve le plus grand developpement de la
bataille : « II entreprend de restituer les mots aux bruits qui les ont fait naitre, et de
remettre en scene les gestes, les assauts, les violences dont ils forment comme le blason
maintenant silencieux » (GL, XV).
120
LES PLISSEMENTS OU LE DEDANS DE LA PENSEE
prendre que par Nietzsche, avec Nietzsche (et non 1' inverse) 41 .
Heidegger est la possibilite de Nietzsche, mais non l'inverse, et
Nietzsche n'a pas attendu sa propre possibilite. II fallait retrou-
ver la force, au sens nietzscheen, le pouvoir, au sens si parti-
culier de « volonte de puissance », pour decouvrir ce dehors
comme limite, horizon ultime a partir de quoi l'etre se plie.
Heidegger s'est trop precipite, il a plie trop vite, et ce n'etait pas
souhaitable : d'ou l'equivoque profonde de son ontologie tech-
nique et politique, technique du savoir et politique du pouvoir.
Le pli de l'etre ne pouvait se faire qu'au niveau de la troisieme
figure : est-ce que la force peut se plier, de maniere a etre
affection de soi sur soi, affect de soi par soi, si bien que le
dehors constitue par lui-meme un dedans coextensif ? Ce que
les Grecs ont fait, ce n'est pas un miracle. II y a chez Heidegger
un cote renanien, l'idee de la lumiere grecque, du miracle grec .
Foucault dit : les Grecs ont fait beaucoup moins, ou beaucoup
plus, a votre choix. Ils ont plie la force, ils ont decouvert la force
comme quelque chose qui pouvait etre plie, et cela uniquement
par strategie, parce qu'ils ont invente un rapport de forces qui
passait par une rivalite des hommes libres (gouverner les autres
a condition de se gouverner soi-meme...). Mais, force parmi les
forces, 1'homme ne plie pas les forces qui le composent sans que
le dehors ne se plie lui-meme, et ne creuse un Soi dans 1'homme.
C'est cela, le pli de l'etre, qui vient en troisieme figure, quand
les formes sont deja entrelacees, quand les batailles se sont deja
engagees : alors l'etre ne forme plus un « Sciest », ni un
« Possest », mais un « Se-est », dans la mesure ou le pli du
dehors constitue un Soi, et le dehors lui-meme, un dedans
coextensif. II fallait passer par l'entrelacement stratico-strategi-
que pour atteindre au pli ontologique.
Ce sont bien trois dimensions irreductibles, mais en impli-
cation constante, savoir, pouvoir et soi. Ce sont trois « ontolo-
gies ». Pourquoi Foucault ajoute-t-il qu'elles sont historiques ?
41. « Tout mon devenir philosophique a ete determine par ma lecture de Heideg-
ger. Mais je reconnais que c'est Nietzsche qui l'a emporte... » (Les Nouvelles, 40).
42. Ce qu'il y a d'interessant chez Renan, c'est la maniere dont la Prierc sur
I'Acropole presente le « miracle grec » en rapport essentiel avec un souvenir, et le
souvenir en rapport avec un oubli non moins fundamental dans une structure tem-
porelle d'ennui (se detourner). Zeus lui-meme se definit par le repli, enfantant la
Sagesse « apres s'etre replie sur lui-meme, apres avoir respire profondement ».
43. Cf. Drevfus et Rabinow, 332.
121
FOUCAULT
Parce quelles n'assignent pas des conditions universelles.
L'etre-savoir est determine par les deux formes que prennent le
visible et l'enoncable a tel moment, et la lumiere et le langage
ne sont pas separables de « l'existence singuliere et limitee »
qu'ils ont sur telle strate. L'etre-pouvoir est determine dans des
rapports de forces qui passent eux-memes par des singularites
variables a chaque epoque. Et le soi, l'etre-soi, est determine par
le processus de subjectivation, c'est-a-dire par les lieux ou passe
le pli (les Grecs n'ont rien d'universel). Bref, les conditions ne
sont jamais plus generates que le conditionne, et valent par leur
propre singularity historique. Aussi les conditions ne sont-elles
pas « apodictiques », mais problematiques. Etant des condi-
tions, elles ne varient pas historiquement ; mais elles varient avec
l'histoire. Ce qu'elles presentent en effet, c'est la maniere dont
le probleme se pose dans telle formation historique : que puis-je
savoir, ou que puis-je voir et enoncer dans telles conditions de
lumiere et de langage? Que puis-je faire, a quel pouvoir
pretendre et quelles resistances opposer ? Que puis-je etre, de
quels plis m'entourer ou comment me produire comme sujet ?
Sous ces trois questions, le « je » ne designe pas un universel,
mais un ensemble de positions singulieres occupees dans un On
parle-On voit, On se heurte, On vit 44 . Aucune solution n'est
transportable d'une epoque a une autre, mais il peut y avoir des
empietements ou des penetrations de champs problematiques
qui font que les « donnees » d'un vieux probleme sont reacti-
vees dans un autre. (Peut-etre y a-t-il encore un Grec chez
Foucault, une certaine confiance dans une « problematisation »
des plaisirs...).
Finalement, c'est la pratique qui constitue la seule continuite
du passe au present, ou, inversement, la maniere dont le present
explique le passe. Si les entretiens de Foucault font pleinement
partie de son oeuvre, c'est parce qu'ils prolongent la problemati-
sation historique de chacun de ses livres vers la construction du
probleme actuel, folie, chatiment ou sexualite. Quels sont les
nouveaux types de luttes, transversales et immediates, plutot
que centralists et mediatisees ? Quelles sont les nouvelles
44. Sur les trois « problemes » de Foucault, evidemment confrontables aux trois
questions kantiennes, cf. UP, 12-19 (et Dreyfus et Rabinow, 307, ou Foucault admire
Kant d'avoir pose la question, non seulement d'un sujet universel, mais « qui som-
mes-nous a ce moment precis de l'histoire ? »>.
122
LES PLISSEMENTS OU LE DEDANS DE LA PENSEE
fonctions de l'« intellectuel », specifique ou « singulier » plutot
qu'universel ? Quels sont les nouveaux modes de subjectivation,
sans identite plutot qu'identitaires ? C'est la triple racine ac-
tuelle des questions Que puis-je, Que sais-je ? Que suis-je ? Les
evenements qui menerent a 1968 etaient comme la « repeti-
tion » des trois questions 45 . Quelle est notre lumiere et quel est
notre langage, c'est-a-dire notre « verite » aujourd'hui ? Quels
pouvoirs faut-il affronter, et quelles sont nos capacites de
resistance, aujourd'hui ou nous ne pouvons pas nous contenter
de dire que les vieilles luttes ne valent plus ? Et peut-etre
surtout n'assistons-nous pas, ne participons-nous pas a la
« production dune nouvelle subjectivite » ? Les mutations du
capitalisme ne trouvent -elles pas un « vis-a-vis » inattendu dans
la lente emergence d'un nouveau Soi comme foyer de resis-
tance ? Chaque fois qu'il y a mutation sociale, n'y a-t-il pas un
mouvement de reconversion subjective, avec ses ambiguites,
mais aussi ses potentiels ? Ces questions peuvent etre conside-
rees comme plus importantes, y compris pour le droit pur, que
la reference a d'universels droits de l'homme. Chez Foucault,
tout est mis en variables et variation : les variables du savoir
45. A lire certaines analyses, on croirait que 1968 s'est passe dans la tctc d'intel-
lectuels parisiens. II faut done rappeler que c'est le produit d'une longue suite
d'evenements mondiaux, et dune serie de courants de pensee international^ , qui
liaient deja I'emergence de nouvelles formes de luttes a la production d'une nouvelle
subjectivtte, ne serait-ce que dans la critique du centralisme, et dans les revindications
qualitatives, concernant la « qualite de la vie ». Du cote des evenements mondiaux, on
ritera brievement lexperience yougoslavc avec l'auto-gestion, le printemps tchecoslo-
vaque et sa repression, la guerre du Vietnam, la guerre d'Algerie et la question des
reseaux, mais aussi les signes de « nouvelle classe » (la nouvelle classe ouvrierc), le
nouveau syndicalisme, agricole ou etudiant, les foyers de psychiatrie et de pedagogie
dites institutionnelles... Du cote des courants de pensee, sans doute faut-il remonter
a Lukacs, dont Histoire et conscience de classe posait deja la question d'une nouvelle
subjectivite; puis l'ecole de Francfort, le marxisme italien et les premiers germes de
l'« autonomic » (Tronti), autour de Sartre la reflexion sur la nouvelle classe ouvriere
(Gorz), et des groupes comme « Socialisme ou barbarie », le « Situationnisme », la
« Voie communiste » (notamment Felix Guattari et la « micro-politique du desir »).
Courants et evenements n'ont pas cesse d'interferer. Apres 68, Foucault retrouve
personnellement la question des nouvelles formes de lutte, avec le GIP et la lutte des
prisons, et elabore la « micro-physique du pouvoir », au moment de SP. II est alors
conduit a penser et vivre d'une maniere tres nouvelle le role de l'intellectuel. Puis il
arrivera pour son compte a la question d'une nouvelle subjectivite, dont il transforme
les donnees apres VS jusqu'a UP, cette fois peut-etre en rapport avec les mouvements
americains. Sur le lien cntre les luttes, l'intellectuel et la subjectivite, cf. l'analyse de
Foucault in Dreyfus et Rabinow. 301-303. Et 1'interet de Foucault pour de nouvelles
formes de communaute fut surement essentiel.
123
FOUCAULT
(par exemple, les objets et sujets comme variables immanentes
de l'enonce) et la variation des relations de formes ; les singulari-
ty variables du pouvoir et les variations des rapports de forces ;
les subjectivites variables, et la variation du pli ou de la subjecti-
vation.
Mais, s'il est vrai que les conditions ne sont pas plus gene-
rales ou constantes que le conditionne, c'est pourtant aux
conditions que Foucault s'interesse. C'est pourquoi il dit :
recherche historique et non travail d'historien. II ne fait pas une
histoire des mentalites, mais des conditions sous lesquelles se
manifeste tout ce qui a une existence mentale, les enonces et le
regime de langage. II ne fait pas une histoire des comporte-
ments, mais des conditions sous lesquelles se manifeste tout ce
qui a une existence visible, sous un regime de lumiere. II ne fait
pas une histoire des institutions, mais des conditions sous
lesquelles elles integrent des rapports differentiels de forces, a
l'horizon d'un champ social. II ne fait pas une histoire de la vie
privee, mais des conditions sous lesquelles le rapport a soi
constitue une vie privee. II ne fait pas une histoire des sujets,
mais des processus de subjectivation, sous les plissements qui
s'operent dans ce champ ontologique autant que social 46 . En
verite, une chose hante Foucault, et c'est la pensee, « que
signifie penser ? qu'appelle-t-on penser ? », la question lancee
par Heidegger, reprise par Foucault, fleche par Excellence. Une
histoire, mais de la pensee comme telle. Penser, c'est experi-
menter, c'est problematiser. Le savoir, le pouvoir et le soi sont
la triple racine d'une problematisation de la pensee. Et d'abord,
d'apres le savoir comme probleme, penser, c'est voir et c'est
parler, mais penser se fait dans l'entre-deux, dans l'interstice ou
la disjonction du voir et du parler. C'est chaque fois inventer
l'entrelacement, chaque fois lancer une fleche de l'un contre la
cible de l'autre, faire miroiter un eclair de lumiere dans les mots,
faire entendre un cri dans les choses visibles. Penser, c'est faire
que voir atteigne a sa limite propre, et parler, a la sienne, si bien
que les deux soient la limite commune qui les rapporte l'un a
l'autre en les separant.
Puis, en fonction du pouvoir comme probleme, penser, c'est
46. Cf. UP, 15. L'etude la plus profonde sur Foucault, l'histoire et les conditions,
est celle de Paul Veyne, « Foucault revolutionne l'histoire », Comment on ecril l'histoire,
Ed. du Seuil (notamment sur la question des « invariants »).
124
LES PLISSEMENTS OU LE DEDANS DE LA PENSEE
emettre des singularites, c'est lancer les des. Ce qu'exprime le
coup de des, c'est que penser vient toujours du dehors (ce
dehors qui deja s'engouffrait dans l'interstice ou constituait la
limite commune). Penser n'est ni inne ni acquis. Ce n'est pas
l'exercice inne d'une faculte, mais ce n'est pas non plus un
learning qui se constitue dans le monde exterieur. A l'inne et a
l'acquis, Artaud opposait le « genital », la genitalite de la pensee
comme telle, une pensee qui vient d'un dehors plus lointain que
tout monde exterieur, done plus proche que tout monde inte-
rieur. Faut-il appeler Hasard ce dehors 4/ ? Et en effet le coup de
des exprime le rapport de forces ou de pouvoir le plus simple,
celui qui s'etablit entre singularites tirees au hasard (les nom-
bres sur les faces). Les rapports de forces, tels que Foucault les
entend, ne concernent pas seulement les hommes, mais les
elements, les lettres de l'alphabet dans leur tirage au hasard, ou
bien dans leurs attractions, dans leurs frequences de groupe-
ment suivant une langue. Le hasard ne vaut que pour le premier
coup ; peut-etre le second coup se fait-il dans des conditions
partiellement determinees par le premier, comme dans une
chaine de Markov, une succession de re-enchainements partiels.
Et c'est cela, le dehors : la ligne qui ne cesse de re-enchainer les
tirages au hasard dans des mixtes d'aleatoire et de dependance.
Penser prend done ici de nouvelles figures : tirer des singulari-
tes ; re-enchainer les tirages ; et chaque fois inventer les series
qui vont du voisinage d'une singularity au voisinage d'une
autre. Des singularites, il y en a de toutes sortes, toujours venues
du dehors : singularites de pouvoir, prises dans les rapports de
forces ; singularites de resistance, qui preparent les mutations ;
et meme des singularites sauvages, qui restent suspendues au
dehors, sans entrer dans des rapports ni se laisser integrer... (la
seulement le « sauvage » prend un sens, non pas comme une
experience, mais comme ce qui ne rentre pas encore dans
1'experience) 48 .
47. La trinite Nietzsche-Mallarme- Artaud est invoquee, notamment a la fin de MC.
48. Cf. OD, 37, ou Foucault invoque une « exteriorite sauvage », et prend
l'exemple de Mendel, qui constituait des objets biologiques, des concepts et des
methodes inassimilables par la biologie de son epoque. Ce n'est nullement contradic-
toire avec l'idee qu'il n'y a pas dexperience sauvage. II n'y en a pas, parce que toute
experience suppose deja des relations de savoir et des rapports de pouvoirs. Or,
precisement, les singularites sauvages se trouvent repoussees hors du savoir et du
pouvoir, dans les « marges », si bien que la science ne peut pas les reconnaitre : 35-37.
125
FOUCAULT
Toutes ces determinations de la pensee sont deja des figures
originales de son acte. Et pendant longtemps Foucault n'a pas
cru que penser puisse etre autre chose encore. Comment penser
pourrait-il inventer une morale, puisque la pensee ne peut Hen
trouver en elle-meme, sauf ce dehors d'ou elle vient et qui reside
en elle comme « l'impense » ? Ce Fiat ! qui destitue d'avance
tout imperatif 49 . Pourtant, Foucault pressent l'emergence d'une
etrange et derniere figure : si le dehors, plus lointain que tout
monde exterieur, est aussi plus proche que tout monde inte-
rieur, n'est-ce pas le signe que la pensee s'affecte elle-meme, en
decouvrant le dehors comme son propre impense ? « Elle ne
peut decouvrir l'impense... sans l'approcher aussitot de soi, ou
peut-etre encore sans l'eloigner, sans que l'etre de l'homme en
tout cas, puisqu'il se deploie dans cette distance, ne se trouve
du fait meme altere » 50 . Cette affection de soi, cette conversion
du lointain et du proche, va prendre de plus en plus d'impor-
tance en constituant un espace du dedans, qui sera tout entier
co-present a l'espace du dehors sur la ligne du pli. L'impense
problematique fait place a un etre pensant qui se problematise
lui-meme, comme sujet ethique (chez Artaud, c'est le « genital
inne », et, chez Foucault, c'est la rencontre du soi et de la
sexualite). Penser, c'est plier, c'est doubler le dehors dun
dedans qui lui est coextensif. La topologie generale de la
pensee, qui commencait deja « au voisinage » des singularites,
s'acheve maintenant dans le plissement du dehors au dedans :
« a 1'interieur de l'exterieur et inversement », disait « L'histoire
de la folie ». On a pu montrer que toute organisation (diffe-
renciation et integration) supposait la structure topologique
premiere d'un dehors et d'un dedans absolus, qui induit des
exteriorites et interiorites relatives intermediates : tout l'espace
du dedans est topologiquement en contact avec l'espace du
dehors, independamment des distances et sur les limites d'un
« vivant » ; et cette topologie charnelle ou vitale, loin de s'expli-
quer par l'espace, libere un temps qui condense le passe au
desans, fait advenir le futur au dehors, et les confronte a la
49. Husserl lui-meme invoquait dans la pensee un « fiat » comme coup de de ou
position de point : Idees..., Gallimard, p. 414.
50. MC, 338 (et le commentaire sur la phenomenologie de Husserl, 336).
126
LES PLISSEMENTS OU LE DEDANS DE LA PENSEE
limite du present vivant 51 . Foucault n'est plus settlement un
archiviste a la Gogol, un cartographe a la Tchekov, mais un
topologiste a la maniere de Biely dans le grand roman Peters-
bourg, qui fait du plissement cortical une conversion du dehors
et du dedans : l'application de la ville et du cerveau qui ne sont
plus que l'envers l'un de l'autre dans un espace second. C'est
de cette maniere, qui ne doit plus rien a Heidegger, que
Foucault comprend la doublure ou le pli. Si le dedans se
constitue par le plissement du dehors, il y a entre eux une
relation topologique : le rapport a soi est homologue du rapport
avec le dehors, et les deux sont en contact, par l'intermediaire
des strates qui sont des milieux relativement exterieurs (done
relativement interieurs). C'est tout le dedans qui se trouve
activement present au dehors sur la limite des strates. Le
dedans condense le passe (longue duree), sur des modes qui ne
sont nullement continus, mais le confrontent a un futur qui
vient du dehors, l'echangent et le recreent. Penser, c'est se loger
dans la strate au present qui sert de limite : qu'est-ce que je
peux voir et qu'est-ce que je peux dire aujourd'hui ? Mais c'est
penser le passe tel qu'il se condense au dedans, dans le rapport
avec soi (il y a un Grec en moi, ou un chretien...). Penser le
passe contre le present, resister au present, non pas pour un
retour, mais « en faveur, je l'espere, d'un temps a venir »
(Nietzsche), e'est-a-dire en rendant le passe actif et present au
dehors, pour qu'arrive enfin quelque chose de nouveau, pour
que penser, toujours, arrive a la pensee. La pensee pense sa
propre histoire (passe), mais pour se liberer de ce qu'elle pense
(present), et pouvoir enfin « penser autrement » (futur) . C'est
ce que Blanchot appelait « la passion du dehors », une force qui
ne tend vers le dehors que parce que le dehors lui-meme est
devenu l'« intimite », l'« intrusion » . Les trois instances de la
topologie sont relativement independantes, et constamment en
echange mutuel. II appartient aux strates de produire sans cesse
des couches qui font voir ou dire quelque chose de nouveau.
Mais aussi il appartient au rapport avec le dehors de remettre
51. Cf. Simondon, L'indivtdu et sa genese physico-biologique, P.U.F., 258-265.
52. Cf. UP, 15.
53. Blanchot, L'entretien infini, 64-66.
127
FOUCAULT
en question les forces etablies, et enfin au rapport a soi
d'appeler et de produire de nouveaux modes de subjectivation.
L'oeuvre de Foucault se re-enchaine avec les grandes ceuvres qui
ont change pour nous ce que signifie penser.
1. Ligne du dehors 2. Zone strategique 3. Strates 4. Pli (/.one de subjectivation)
D1AGRAMME DE FOUCAULT
« Je n'ai jamais rien ecrit que des fictions... ». Mais jamais
fiction n'a produit tant de verite et de realite. Comment
pourrait-on raconter la grande fiction de Foucault ? Le monde
est fait de surfaces superposees, archives ou strates. Aussi le
monde est-il savoir. Mais les strates sont traversees d'une fissure
centrale, qui repartit d'un cote les tableaux visuels, de l'autre
cote les courbes sonores : Tenon^able et le visible sur chaque
strate, les deux formes irreductibles du savoir, Lumiere et
Langage, deux vastes milieux d'exteriorite ou se deposent
respectivement les visibilites et les enonces. Alors nous sommes
pris dans un double mouvement. Nous nous enfoncons de
strate en strate, de bandelette en bandelette, nous traversons les
surfaces, les tableaux et les courbes, nous suivons la fissure,
pour essayer d'atteindre a un interieur du monde : comme dit
Melville, nous cherchons une chambre centrale, avec la peur
qu'il n'y ait personne, et que l'ame de l'homme ne revele un vide
immense et terrifiant (qui songerait a chercher la vie dans les
128
LES PLISSEMENTS OU LE DEDANS DE LA PENSEE
archives?). Mais en meme temps nous essayons de monter
au-dessus des strates, pour atteindre a un dehors, a un element
atmospherique, a une « substance non stratifiee » qui serait
capable d'expliquer comment les deux formes du savoir peu-
vent s'etreindre et s'entrelacer sur chaque strate, d'un bord a
l'autre de la fissure. Sinon comment les deux moities de l'ar-
chive pourraient-elles communiquer, et des enonces venir sous
les tableaux, et des tableaux illustrer les enonces ?
Ce dehors informel, e'est une bataille, e'est comme une zone
de turbulence et d'ouragan, ou s'agitent des points singuliers,
et des rapports de forces entre ces points. Les strates ne
faisaient que recueillir, solidifier la poussiere visuelle et l'echo
sonore d'une bataille qui se deroulait au-dessus. Mais, au-
dessus, les singularites n'ont pas de forme, et ne sont ni des
corps visibles ni des personnes parlantes. Nous entrons dans le
domaine des doubles incertains et des morts partielles, des
emergences et des evanouissements (zone de Bichat). C'est une
micro-physique. Nous nous tenons au-dessus, dit Faulkner, non
plus comme des personnes, mais comme deux phalenes ou deux
plumes, invisibles et sourds l'un a l'autre, « au milieu des
nuages furieux et lentement dissipes de la poussiere que nous
nous lancions en hurlant A mort les salauds ! Tue ! Tue ! ». A
chaque etat atmospherique dans cette zone correspond un
diagramme des forces ou des singularites prises dans les rap-
ports : une strategic Si les strates sont de la terre, la strategic
est aerienne, ou oceanique. Mais il appartient a la strategic de
s'actualiser dans la strate, au diagramme de s'actualiser dans
l'archive, a la substance non-stratifiee de se stratifier. S'actuali-
ser, c'est a la fois s'integrer et se differencier. Les rapports de
forces informels se differencient en creant deux formes hetero-
genes, celle des courbes qui passent au voisinage des singulari-
tes (enonces), celle des tableaux qui les repartissent en figures
de lumiere (visibilites). Et les rapports de forces s'integrent en
meme temps, precisement dans les relations formelles entre les
deux, d'un cote a l'autre de la differentiation. C'est que les
rapports de forces ignoraient la fissure, qui ne commence
qu'au-dessous, dans les strates. Us sont aptes a creuser la fissure
en s'actualisant dans les strates, mais aussi a sauter par-dessus,
dans les deux sens, en se differencial sans cesser de s'integrer.
Les forces viennent toujours du dehors, d'un dehors plus
129
FOUCAULT
lointain que toute forme d'exteriorite. Aussi n'y a-t-il pas
seulement des singularites prises dans les rapports de forces,
mais des singularites de resistance, aptes a modifier ces rap-
ports, a les renverser, a changer le diagramme instable. Et il y
a meme des singularites sauvages, non liees encore, sur la ligne
du dehors elle-meme, et qui bouillonnent particulierement juste
au-dessus de la fissure. C'est une terrible ligne qui brasse tous
les diagrammes, au-dessus des ouragans memes, la ligne de
Melville, aux deux bouts libres, qui enveloppe toute l'embar-
cation dans ses meandres compliques, qui se livre le moment
venu a d'horribles contorsions, et risque toujours d'entrainer un
homme lorsqu'elle file ; ou bien la ligne de Michaux, « aux mille
aberrations », a vitesse moleculaire croissante, « laniere du fouet
d'un charretier en fureur ». Mais, si terrible soit cette ligne, c'est
une ligne de vie qui ne se mesure plus a des rapports de forces,
et qui emporte 1'homme au-dela de la terreur. Car, a l'endroit
de la fissure, la ligne fait une boucle, « centre de cyclone, la ou
c'est vivable et ou meme c'est par excellence la Vie ». C'est
comme si les vitesses accelerees, de peu de duree, constituaient
« un etre lent » sur une plus longue duree. C'est comme une
glande pineale, qui ne cesse de se reconstituer en variant sa
direction, tracant un espace du dedans, mais coextensif a toute
la ligne du dehors. Le plus lointain devient interieur, par une
conversion au plus proche : la vie dans les pits. C'est la chambre
centrale, dont on ne craint plus qu'elle soit vide, puisqu'on y
met le soi. Ici, on devient maitre de sa vitesse, relativement
maitre de ses molecules et de ses singularites, dans cette zone
de subjectivation : 1'embarcation comme interieur de l'exterieur.
130
ANNEXE
sur la mort de 1'homme
et le surhomme
Le principe general de Foucault est : toute forme est un
compose de rapports de forces. Des forces etant donnees, on se
demandera done d'abord avec quelles forces du dehors elles
entrent en rapport, ensuite quelle forme en decoule. Soit des
forces dans 1'homme : forces d'imaginer, de se souvenir, de
concevoir, de vouloir... On objectera que de telles forces suppo-
sent deja 1'homme ; mais ce n'est pas vrai, comme forme. Les
forces dans 1'homme supposent seulement des lieux, des points
d'application, une region de l'existant. De meme des forces
dans l'animal (mobilite, irritabilite...) ne presupposent encore
aucune forme determinee. II s'agit de savoir avec quelles autres
forces les forces dans 1'homme entrent en rapport, sur telle ou
telle formation historique, et quelle forme resulte de ce compose
de forces. On peut deja prevoir que les forces dans 1'homme
n'entrent pas necessairement dans la composition dune
forme-Homme, mais peuvent s'investir autrement, dans un
autre compose, dans une autre forme : meme sur une courte
periode, l'Homme n'a pas toujours existe, et n'existera pas
toujours. Pour que la forme-Homme apparaisse ou se dessine,
il faut que les forces dans 1'homme entrent en rapport avec des
forces du dehors tres speciales.
I. — La formation historique « classique »
La pensee classique se reconnait a sa facon de penser l'infini.
C'est que toute realite, dans une force, « egale » perfection,
done est elevable a l'infini (l'infiniment parfait), le reste etant
131
FOUCAULT
limitation, rien d'autre que limitation. Par exemple, la force de
concevoir est elevable a l'infini, si bien que l'entendement
humain n'est que la limitation d'un entendement infini. Et sans
doute y a-t-il des ordres d'infinite tres differents, mais seule-
ment d'apres la nature de la limitation qui greve telle ou telle
force. La force de concevoir peut etre elevee a linfini directe-
ment, tandis que celle d'imaginer n'est capable que d'un infini
d'ordre inferieur ou derive. Le XVII e siecle n'ignore pas la
distinction de l'infini et de l'indefini, mais fait de l'indefini le
plus bas degre d'infini. La question de savoir si l'etendue
s'attribue a Dieu, ou non, depend de la repartition de ce qui est
realite en elle, et de ce qui est limitation, c'est-a-dire de l'ordre
d'infini auquel on peut l'elever. Les textes les plus caracteristi-
ques du XVH e siecle concernent done la distinction des ordres
d'infinite : l'infini de grandeur et l'infini de petitesse selon
Pascal ; l'infini par soi, l'infini par sa cause et l'infini entre des
limites, selon Spinoza; tous les infinis de Leibniz... La pensee
classique n'est certes pas une pensee sereine et dominatrice : elle
ne cesse de se perdre dans l'infini ; comme dit Michel Serres,
elle perd tout centre et tout territoire, elle s'angoisse a tenter de
fixer la place du fini entre tous ces infinis, elle veut mettre un
ordre dans l'infini l .
Bref, les forces dans l'homme entrent en rapport avec des
forces d'elevation a l'infini. Celles-ci sont bien des forces du
dehors, puisque Thomme est limite, et ne peut rendre compte
lui-meme de cette puissance plus parfaite qui le traverse. Aussi
le compose des forces dans l'homme, d'une part, et des forces
d'elevation a l'infini qu'elles affrontent, d'autre part, n'est-il pas
une forme-Homme, mais la forme-Dieu. On objecte que Dieu
n'est pas compose, et qu'il est unite absolue, insondable. C'est
vrai, mais la forme-Dieu est composee, pour tous les auteurs du
XVll e siecle. Elle est composee precisement de toutes les forces
directement elevables a l'infini (tantot entendement et volonte,
tantot pensee et etendue, etc.). Quant aux autres forces qui ne
sont elevables que par leur cause, ou entre des limites, elles
tiennent encore a la forme-Dieu, non par essence mais par
consequence, au point qu'on peut tirer de chacune d 'elles une
preuve de 1 'existence de Dieu (preuves cosmologique, physico-
1. Serres, Le systeme de Leibniz, P.U.F., II, 648-657.
132
ANNEXE
teleologique...). Ainsi, sur la formation historique classique, les
forces dans l'homme entrent en rapport avec des forces du
dehors de telle nature que le compose est la forme-Dieu, pas du
tout une forme-Homme. Tel est le monde de la representation
infinie.
Dans les ordres derives, il s'agit de trouver l'element qui n'est
pas infini par soi, mais qui n'en est pas moins developpable a
l'infini, et qui entre par la dans un tableau, dans une serie
illimitee, dans un continuum prolongeable. C'est le signe des
scientificites classiques, encore au XVIII e siecle : le « caractere »
pour les etres vivants, la « racine » pour les langues, largent (ou
bien la terre) pour les richesses . De telles sciences sont
generales, le general indiquant un ordre d'infinite. Aussi n'y
a-t-il pas de biologie au XVll e siecle, mais une histoire naturelle
qui ne forme pas un systeme sans s'organiser en serie; pas
d'economie politique, mais une analyse des richesses ; pas de
philologie ou de linguistique, mais une grammaire generale. Les
analyses de Foucault vont detailler ce triple aspect, et y trouver
par excellence les lieux d'un decoupage des enonces. Confor-
mement a sa methode, Foucault degage un « sol archeologique »
de la pensee classique, qui fait surgir des affinites inattendues,
mais aussi brise des filiations trop attendues. On evitera par
exemple de faire de Lamarck un precurseur de Darwin : car, s'il
est vrai que le genie de Lamarck est d'introduire de plusieurs
manieres une historicite dans les etres vivants, c'est encore du
point de vue de la serie animale, et pour sauver cette idee de
la serie, menacee par de nouveaux facteurs. A la difference de
Darwin, Lamarck appartient au « sol » classique 3 . Ce qui
definit ce sol, ce qui constitue cette grande famille d'enonces
dits classiques, fonctionnellement, c'est cette operation de
developpement a l'infini, de formation de continuums, de
deploiement de tableaux : deplier, toujours deplier — « expli-
quer ». Qu'est-ce que Dieu, sinon l'universelle explication, le
deploiement supreme ? Le depli apparait ici comme un concept
fondamental, premier aspect dune pensee operatoire qui s'in-
2. MC, ch. iv, v, vi
3. MC, 24} . Les etudes exemplaires de Daudin, sur Les classes zoologiques et I'idee
de serie antmale, avaient montre comment la classification a 1'age classique se deve-
loppait suivant des series.
133
FOUCAULT
carne dans la formation classique. D'ou la frequence du mot
« depli » chez Foucault. Si la clinique appartient a cette forma-
tion, c'est parce qu'elle consiste a deplier les tissus sur des
« plages a deux dimensions », et a developper les symptomes
en serie dont les compositions sont infinies 4 .
II. — La formation historique du xix e siecle
La mutation consiste en ceci : les forces dans l'homme entrent
en rapport avec de nouvelles forces du dehors, qui sont des
forces de finitude. Ces forces, c'est la Vie, c'est le Travail et c'est
le Langage : triple racine de la finitude, qui va faire naitre la
biologie, l'economie politique et la linguistique. Et sans doute
sommes-nous habitues a cette mutation archeologique : on fait
souvent remonter a Kant une telle revolution ou la « finitude
constituante » vient remplacer l'infini originaire 5 . Que la fini-
tude soit constituante, quoi de plus inintelligible pour Tage
classique ? Foucault toutefois apporte a ce schema un element
tres nouveau : alors qu'on nous disait seulement que l'homme
prend conscience de sa propre finitude, sous des causes histori-
quement determinates, Foucault insiste sur la necessite d'in-
troduire deux moments bien distincts. II faut que la force dans
l'homme commence par affronter et etreindre les forces de
finitude comme des forces du dehors : c'est hors de soi qu'elle
doit se heurter a la finitude. Ensuite et seulement ensuite, dans
un second temps, elle en fait sa propre finitude, elle en prend
necessairement conscience comme de sa propre finitude. Ce qui
revient a dire que, lorsque les forces dans l'homme entrent en
rapport avec des forces de finitude venues du dehors, alors et
alors seulement l'ensemble des forces compose la forme-
Homme (et non plus la forme-Dieu). Incipit Homo.
C'est la que la methode d'analyse des enonces se revele une
micro-analyse, distinguant deux temps la ou Ton n'en voyait
qu'un seul 6 . Le premier temps consiste en ceci : quelque chose
4. NC, 119, 138.
5. Ce theme a trouve son expression la plus poussee dans le livre de Vuillemin,
L heritage kantien et la revolution copernicienne , P.U.F.
6. Dans MC, Foucault rappelle constamment la necessite de distinguer deux temps,
mais ceux-ci ne sont pas toujours definis de la meme facon : tantot, en un sens etroit,
134
ANNEXE
vient briser les series, fracturer les continuums, qui ne sont plus
developpables en surface. C'est comme l'avenement d'une
nouvelle dimension, une profondeur irreductible qui vient
menacer les ordres de la representation infinie. Avec Jussieu,
Vicq d'Azir et Lamarck, la coordination et la subordination des
caracteres, dans une plante ou un animal, bref, une force
d 'organisation vient imposer une repartition d'organismes qui
ne se laissent plus aligner, mais tendent a se developper chacun
pour son compte (et l'anatomie pathologique accentue cette
tendance en decouvrant une profondeur organique ou un
« volume pathologique »). Avec Jones, une force de flexion
vient alterer l'ordre des racines. Avec Adam Smith, une force de
travail (le travail abstrait, le travail quelconque qui n'est plus
saisi sous telle ou telle qualite) vient alterer l'ordre des richesses.
Ce n'est pas que l'organisation, la flexion, le travail aient ete
ignores par l'age classique. Mais ils jouaient le role de limitations
n'empechant pas les qualites correspondantes d'etre elevees a
l'infini, ou de se deployer a l'infini, ne fut-ce qu'en droit. Tandis
que maintenant ils se degagent de la qualite, pour creuser
quelque chose d'inqualifiable, d'impossible a representee et qui
est aussi bien la mort dans la vie, la peine et la fatigue dans le
travail, le begaiement ou l'aphasie dans le langage. Meme la
terre va decouvrir son essentielle avarice, et se destitue de son
ordre apparent d'infinite 7 .
Alors tout est pret pour le second moment, pour une
biologie, pour une economie politique, pour une linguistique. II
suffit que les choses, les vivants et les mots se replient sur cette
profondeur comme nouvelle dimension, qu'ils se rabattent sur
ces forces de finitude. II n'y a plus seulement force d'organisa-
tion dans la vie, mais des plans d 'organisation spatio-temporels,
irreductibles entre eux, d'apres laquelle les vivants se dissemi-
ment (Cuvier). II n'y a plus seulement force de flexion dans le
langage, mais des plans d'apres lesquels les langues affixes ou
a flexion se distribuent, et ou la suffisance des mots et des
lettres fait place aux inter-relations sonores, le langage lui-meme
ce sont les choses qui recoivent d'abord une historicite propre, et l'homme qui
s'approprie cette historicite dans un second temps (380-381) ; tantot, en un sens plus
large, ce sont les « configurations » qui changent d'abord, puis leur « mode d'etre »
(233).
7. MC, 268.
135
FOUCAULT
ne se definissant plus par ses designations et significations, mais
renvoyant a des « vouloirs collectifs » (Bopp, Schlegel). II n'y a
plus seulement force de travail producteur, mais des conditions
de production d'apres lesquelles le travail lui-meme se rabat sur
le capital (Ricardo), avant que n'apparaisse l'inverse, le rabat-
tement du capital sur le travail extorque (Marx). Partout le
compare remplace le general cher au XVll e siecle : une anatomie
comparee, une philologie comparee, une economie comparee.
Partout c'est le Pli qui domine maintenant, suivant la terminolo-
gie de Foucault, deuxieme aspect de la pensee operatoire qui
s'incarne dans la formation du XlX e siecle. Les forces dans
l'homme se rabattent ou se plient sur cette nouvelle dimension
de finitude en profondeur, qui devient alors la finitude de
rhomme meme. Le pli, dit constamment Foucault, c'est ce qui
constitue une « epaisseur », aussi bien un « creux ».
Pour mieux comprendre comment le pli devient la categorie
fondamentale, il suffit d'interroger la naissance de la biologic
On y trouve tout ce qui donne raison a Foucault (et qui vaut
aussi pour les autres domaines). Lorsque Cuvier distingue
quatre grands embranchements, il ne definit pas des generalites
plus vastes que les genres et les classes, mais au contraire des
fractures qui vont empecher tout continuum d'especes de se
grouper en termes de plus en plus generaux. Les embranche-
ments ou plans d'organisation mettent en je,u des axes, des
orientations, des dynamismes d'apres lesquels le vivant se plie
de telle ou telle maniere. C'est pourquoi l'ceuvre de Cuvier se
prolonge dans l'embryologie comparee de Baer, d'apres les
plissements des feuillets germinatifs. Et, quand Geoffroy
Saint-Hilaire oppose aux plans d'organisation de Cuvier l'idee
d'un seul et meme plan de composition, c'est encore une
methode de pliage qu'il invoque : on passera du vertebre au
cephalopode, si Ton rapproche les deux parties de l'epine du
dos de vertebre, si Ton ramene sa tete vers les pieds, son bassin
vers sa nuque... 8 . Si Geoffroy appartient au meme « sol archeo-
logique » que Cuvier (conformement a la methode d' analyse des
enonces de Foucault), c'est parce que tous deux invoquent le
8. Geoffroy Saint-Hilaire, Principes de phihsophie zoologique (qui contient la polemi-
que avec Cuvier sur le pliage).
136
ANNEXE
pli, l'un comme une troisieme dimension qui rend impossible
le passage en surface d'un type a l'autre, l'autre comme une
troisieme dimension qui opere les passages en profondeur. Et
encore Cuvier, Geoffroy et Baer ont-ils en commun de resister
a l'evolutionnisme. Mais Darwin fondera la selection naturelle
sur l'avantage du vivant, dans un milieu donne, a faire diverger
les caracteres et creuser les differences. C'est parce qu'ils se
plient de diverses manieres (tendance a diverger), qu'un
maximum de vivants pourront survivre dans un meme lieu. Si
bien que Darwin appartient encore au meme sol que Cuvier, par
opposition avec Lamarck, dans la mesure ou il fonde son
evolutionnisme sur l'impossibilite d'une mise en convergence et
1'effondrement d'un continuum seriel .
Si le pli et le depli animent non seulement les conceptions de
Foucault, mais son style meme, c'est parce qu'ils constituent
une archeologie de la pensee. On s'etonnera moins peut-etre
que Foucault rencontre Heidegger precisement sur ce terrain.
II s'agit d'une rencontre plus que d'une influence, dans la
mesure ou le pli et le depli ont chez Foucault une origine, un
usage, une destination tres differents de ceux de Heidegger.
Selon Foucault, il s'agit d'un rapport de forces, ou des forces
regionales affrontent tantot des forces d'elevation a l'infini
(depli), de maniere a constituer une forme-Dieu, tantot des
forces de finitude (pli), de maniere a constituer une forme-
Homme. C'est une histoire nietzscheenne plutot que heidegge-
rienne, une histoire rendue a Nietzsche, ou rendue a la vie. « II
n'y a d'etre que parce qu'il y a vie... L'experience de la vie se
donne done comme la loi la plus generale des etres... mais cette
ontologie devoile moins ce qui fonde les etres que ce qui les
porte un instant a une forme precaire... » .
9. Sur la grande « coupure » operee par Cuvier, Lamarck appartenant encore a
l'histoire naturelle classique, tandis que Cuvier rend possible une Histoire du vivant
qui se manifestera avec Darwin : MC, 287-289, et 307 (« l'evolutionnisme constitue
une theorie biologique, dont la condition de possibilite fut une biologie sans evolution,
celle de Cuvier »).
10. MC, 291 (ce texte, qui survient a propos de la biologie du XLX C , nous semble
avoir une plus grande portee et exprimer un aspect constant de la pensee de Foucault).
137
FOUCAULT
III. Vers une formation de l'avenir ?
Que toute forme soit precaire est evident, puisqu'elle depend
des rapports de forces et de leurs mutations. On defigure
Nietzsche quand on en fait le penseur de la mort de Dieu. C'est
Feuerbach le dernier penseur de la mort de Dieu : il montre
que, Dieu n'ayant jamais ete que le depli de l'homme, l'homme
doit plier et replier Dieu. Mais, pour Nietzsche, c'est une vieille
histoire ; et comme les vieilles histoires ont pour propre de
multiplier leurs variantes, Nietzsche multiplie les versions de la
mort de Dieu, toutes comiques ou humoristiques, comme
autant de variations sur un fait acquis. Mais ce qui l'interesse,
c'est la mort de l'homme. Tant que Dieu existe, c'est-a-dire tant
que la forme-Dieu fonctionne, l'homme n'existe pas encore.
Mais, quand la forme-Homme apparait, elle ne le fait qu'en
comprenant deja la mort de l'homme, de trois manieres au
moins. D'une part, ou l'homme pourrait-il trouver le garant
d'une identite, en l'absence de Dieu? 11 . D'autre part, la
forme-Homme ne s'est elle-meme constitute que dans les plis
de la finitude : elle met la mort dans l'homme (et, nous l'avons
vu, moins a la maniere de Heidegger qu'a la maniere de Bichat,
qui pensait la mort sur le mode d'une « mort violente » ).
Enfin, les forces de finitude elles-memes font que 1'homme
n'existe qu'a travers la dissemination des plans d'organisation
de vie, la dispersion des langues, la disparite des modes de
production, qui impliquent que la seule « critique de la connais-
sance » est une « ontologie de l'aneantissement des etres » (non
settlement la paleontologie, mais l'ethnologie) 13 . Mais que veut
dire Foucault quand il dit que, sur la mort de l'homme, il n'y
a pas de quoi pleurer 14 ? En effet, cette forme a-t-elle ete
11. C'est le point sur lequel insiste Klossowski dans Nietzsche et le cercle vtcieux,
Mercure de France.
12. C'est Bichat, nous l'avons vu, qui rompt avec la conception classique de la mort,
comme instant decisif insecable (la formule de Malraux reprise par Sartre, la mort c'est
ce qui « transforme la vie en destin », appartient encore a la conception classique). Les
trois grandes nouveautes de Bichat, c'est poser la mort comme coextensive a la vie, en
faire le resultat global de morts partielles, et surtout prendre pour modele la « mort
violente » au lieu de la « mort naturelle » (sur les raisons de ce dernier point, cf.
Recberches pbysiologiques sur la vte et la mort, Gauthier-Villars, 160-166). Le livre de
Bichat est le premier acte d'une conception moderne de la mort.
13. Cf. MC, 291.
14. QA, 101 : « retenons nos larmes... »
138
annexe
bonne ? A-t-elle su enrichir ou meme preserver les forces dans
l'homme, force de vivre, force de parler, force de travailler?
A-t-elle epargne aux hommes existants la mort violente ? La
question toujours reprise est done celle-ci : si les forces dans
l'homme ne composent une forme qu'en entrant en rapport
avec des forces du dehors, avec quelles nouvelles forces ris-
quent-elles d'entrer en rapport maintenant, et quelle nouvelle
forme peut-il en sortir qui ne soit plus Dieu ni l'Homme ? C'est
la position correcte du probleme que Nietzsche appelait « le
surhomme ».
C'est un probleme dans lequel on ne peut que se contenter
d'indications tres discretes, a moins de tomber dans la bande
dessinee. Foucault est comme Nietzsche, il ne peut indiquer que
des ebauches, au sens embryologique, non encore fonctionnel-
les 15 . Nietzsche disait : l'homme a emprisonne la vie, le sur-
homme est ce qui libere la vie dans l'homme meme, au profit
d'une autre forme... Foucault donne une indication tres cu-
rieuse : s'il est vrai que la linguistique du XlX e siecle humaniste
s'est constitute sur la dissemination des langues, comme con-
dition d'un « nivellement du langage » au titre d'objet, un
contrecoup s'est ebauche, dans la mesure ou la litterature
prenait une toute nouvelle fonction, qui consistait au contraire
a « rassembler » le langage, a faire valoir un « etre du langage »
au-dela de ce qu'il designe et signifie, au-dela des sons memes l6 .
Ce qui est curieux, c'est que Foucault donne ici au langage, dans
sa belle analyse de la litterature moderne, un privilege qu'il
refuse a la vie et au travail : il pense que la vie et le travail,
malgre leur dispersion concomitante a celle du langage,
n'avaient pas perdu le rassemblement de leur etre . II nous
semble pourtant que, dans leur dispersion respective, le travail,
la vie n'ont pu se rassembler chacun que dans une sorte de
decrochage, par rapport a l'economie ou a la biologie, exacte-
ment comme le langage n'a pu acceder au rassemblement que
dans le decrochage de la litterature par rapport a la linguistique.
15. MC, 397-398.
16. MC, 309, 313, 316-318, 395-397 (sur les caracteres de la litterature moderne
comme « experience de la mort..., de la pensee impensable..., de la repetition..., de la
finitude... »).
17. Sur les raisons de cette situation speciale du langage selon Foucault, MC, d une
part 306-307, d'autre pan 315-316.
139
FOUCAULT
II a fallu que la biologie saute dans la biologie moleculaire, ou
que la vie dispersee se rassemble dans le code genetique. II a
fallu que le travail disperse se rassemble ou se regroupe dans les
machines de troisieme espece, cybernetiques et informatiques.
Quelles seraient les forces en jeu, avec lesquelles les forces dans
rhomme entreraient alors en rapport ? Ce ne serait plus l'ele-
vation a l'infini, ni la finitude, mais un fini-illimite, en appelant
ainsi toute situation de force ou un nombre fini de composants
donne une diversite pratiquement illimitee de combinaisons. Ce
ne serait ni le pli ni le depli qui constituerait le mecanisme
operatoire, mais quelque chose comme le Surpli, dont temoi-
gnent les plissements propres aux chaines du code genetique,
les potentialites du silicium dans les machines de troisieme
espece, autant que les contours de la phrase dans la litterature
moderne, quand le langage « n'a plus qu'a se recourber dans un
perpetuel retour sur soi ». Cette litterature moderne qui creuse
une « langue etrangere dans la langue », et qui, a travers un
nombre illimite de constructions grammaticales superposees,
tend vers une expression atypique, agrammaticale, comme vers
la fin du langage (on y marquerait, entre autres et par exemple,
le livre de Mallarme, les repetitions de Peguy, les souffles
d'Artaud, les agrammaticalites de Cummings, les pliures de
Burroughs, cut-up et fold-in, mais aussi les proliferations de
Roussel, les derivations de Brisset, les collages de Dada...). Et
le fini-illimite ou le surpli, n'est-ce pas ce que Nietzsche tracait
deja, sous le nom d'eternel retour ?
Les forces dans l'homme entrent en rapport avec des forces
du dehors, celles du silicium qui prend sa revanche sur le
carbone, celles des composants genetiques qui prennent leur
revanche sur l'organisme, celles des agrammaticaux qui pren-
nent leur revanche sur le signifiant. A tous ces egards, il faudrait
etudier les operations de surpli, dont la « double helice » est le
cas le plus connu. Qu'est-ce que le surhomme ? C'est le com-
pose formel des forces dans l'homme avec ces nouvelles forces.
C'est la forme qui decoule d'un nouveau rapport de forces.
L'homme tend a liberer en lui la vie, le travail et le langage. Le
surhomme, c'est, suivant la formule de Rimbaud, l'homme
charge des animaux meme (un code qui peut capturer des
fragments d'autres codes, comme dans les nouveaux schemas
devolution laterale ou retrograde). C'est l'homme charge des
140
ANNEXE
roches elles-memes, ou de l'inorganique (la ou regne le sili-
cium). C'est Thomme charge de l'etre du langage (de « cette
region informe, muette, insignifiante, ou le langage peut se
liberer » meme de qu'il a a dire) 18 . Comme dirait Foucault, le
surhomme est beaucoup moins que la disparition des hommes
existants, et beaucoup plus que le changement d'un concept :
c'est l'avenement d'une nouvelle forme, ni Dieu ni l'homme,
dont on peut esperer qu'elle ne sera pas pire que les deux
precedentes.
18. MC, 395. La lettre de Rimbaud n'invoque pas seulement le langage ou la
litterature, mais les deux autres aspects : l'homme de l'avenir est charge de la langue
nouvelle, mais aussi des animaux meme, et de Finforme (A Paul Demeny, Pleiade,
255).
141
table
AVANT-PROPOS 7
DE L'ARCHIVE AU DIAGRAMME
Un NOUVEL ARCHIVISTE (« Archeologie du sa-
voir») 11-30
Un nouveau cartographe (« Surveiller et pu-
nir») 31-51
TOPOLOGIE : « PENSER AUTREMENT »
LES STRATES OU FORMATIONS HISTORIQUES : LE VISI-
BLE et l*enonc;able (Savoir) 55-75
LES STRATEGIES OU LE NON-STRATIFIE : LA PENSEE
DU DEHORS (Pouvoir) 77-99
les plissements, ou le dedans de la pensee (sub-
jectivation) 101-130
ANNEXE — Sur la mort de l'homme et le surhomme 131-141
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CET OUVRAGE A ETE ACHEVE DTMPRIMER
LE SIX AVRIL DEUX MILLE QUATRE DANS LES
ATELIERS DE NORMANDIE ROTO IMPRESSION S.A.S.
A LONRAI (61250) (FRANCE)
N° D'EDITEUR : 3977
N° D'IMPRIMEUR : 040639
Depot legal : mai 2004
GlLLES DELEUZE
Foucault
Comment Foucault definit-il « voir » et « parler », de maniere a
constituer une nouvelle comprehension du Savoir? Qu'est-ce
qu'un « enonce », a cet egard, dans sa difference avec les mots,
ies phrases et les propositions ?
Comment Foucault determine-t-il les rapports de forces, de
maniere a constituer une nouvelle conception du Pouvoir ?
Pourquoi faut-il un troisieme axe, qui permette de « franchir la
ligne » ? Quelle est cette Ligne du Dehors tou jours invoquee par
Foucault ? Quel en est le sens politique, litteraire, philoso-
phique ?
En quoi la « mort de l'homme » est-elle un evenement qui nest
ni triste ni catastrophique, mais une mutation dans les choses
et la pensee ?
Ce livre se propose d'analyser ces questions et r£ponses de
Foucault, qui forment une des plus grandes philosophies du
xx e siecle, ouvrant un avenir du langage et de la vie.
« Gilles Deleuze a 6crit un texte purificateur. II balaie les betises et les
miasmes, 6claire comme au laser les points strat£giques. Un texte
decisif : il donne a saisir la pens£e-Foucault dans sa coherence totale, et
a entrevoir sa plus grande amplitude. Que ce soit pour le soutenir ou le
combattre, il ne sera plus possible de lire Foucault sans s'y r£fe>er |...| II
y a, au-dela de leur complicity amicale, tout autre chose : un jeu
r£ciproque de provocation a penser, une facon tres inattendue de se
repondre, bref, un fort singulier dialogue dont I'histoire de la philoso-
phic semble-t-il, n'offre pas d'exemple. »
Roger-Pol Droit, Le Monde
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Gilles Deleuze
Foucault
i2707"318831
Isbn 2-7073-1883-3
8€
Photo : Helene Bamberger
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