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\
ToMB VII. — NO 28
10 AoLT ly^,i
LA
YIE DES PEUPLES
^UÎilVERSITY L
SOMMAIRE
A. ANDRÉADÈS La polilique orientale anglaise avant
el pendant le congrès de Berlin. . . 877
Sherwood Andersen 920
Je suis trop bêle 927
B. FAY
Sherwood ANDERSON. . .
P. L'ESPAGNOL
DE LA TRAMERYE
La lulte pour le pélrole : la dernière phase 940
Georges POTUT Pierre Hamp el la peine des Hommes. 969
Jules LEGRAS Souvenirs sur P.- A, Slolypine 1003
Figures diplomatiques 1021
Vie littéraire 1025
Vie économique 1040
Vie politique 1045
Vie internationale 1078
A travers lournauz et Revues. ... 1130
Traduction et reproduction interdites
Prix : 5 francs
SOMMAIRE DES CHRONIQUES
Flgurea Diplomatiques P»ges
* * * : Take Jonesco 1021
Vie littéraire
Claude Berton : Pour lire en vacances. 1026
Vie économique
Le bâlimenl et la crise du logement .... 1040
Vie politique
G. B. : Italie 1045
R. C. : Pologne 1051
G. B. : Portugal 1059
N. D. : Yougoslavie 1066
Vie internationale
Discours de M. Poincaré à la Chambre
. des députés, le 6 juillet 1922 1080
Discours de M. Poincaré à Jonchereij Pae*»
le 16 juillet 1922 Ull
Discours de M. Viviani à la Chambre
des députés, le 5 juillet 1922 1117
Lettre ouverte de M. de Jagow à M. Vi-
viani, du 13 juillet 1922 1125
Commentaire du Journal des Débats . . 1128
A travers Journaux et Revues
Questions internationales 1 130
La France vue de l'étranger 1131
Grande-Bretagne 1136
Allemagne 1144
Autriche 1 153
Italie 1160
Suède 1169
Asie : 1170
Afrique 1179
Amérique 1180
Océanie 1185
LA VIE DES PEUPLES
Revue de la Pensée el de l'Aclioiié françaises el étrangères
Parait le 10 de chaque mois en un volume in-8° d'au moins 192 payes
Fondateur: A. DE LAPRADELLE
PRIÈRE D'ADRESSER TOUT CE QUI CONCERNE
La Rédaction de la Revue : 2, Rue Lecourbe, Paris (XV'') — Tél. Ségur 84-40
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p
La
Hevue de Genève
Diiocl< ui- : Robert de Traz
Internationale, mais non internationaliste, la" REVUE DE
GENÈVE ** est un organe de liaison. Elle groupe des écrivains
représentatifs de chaque nation, afin qu'ils s'expliquent.
Revue de civilisation comparée, elle donne chaque mois, grâce
à des collaborateurs de tous pays, l'image vivante et contem-
poraine d'un monde où personne ne peut plus s'isoler.
La " REVUE DE GENÈVE " publie des œuvres de Maurice
Barrés, Georges Duhamel, Elie Faure, Edmond Jaloux, Daniel
Halévy, Camille Mauclair, André Suarès, Albert Thibaudet,
Hellens, B. Croce, G. Ferrero, Vilfredo Pareto, G. Prezzolini,
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ray Butler, John Erskine, Ch. Macfarland, F. W. Forster,
Freud,Thomas Mann, Rathenau, Redlich, Keyserling, A. Kou-
prine, Milioukov, Remisov, Alexis Tolstoï, Branting, Lange,
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ga, etc., etc.
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LA POLITIQUE ORIENTALE DE L'ANGLETERRE
AVANT ET APRÈS LE CONCrRÈS DE RERLIN
Disraeli et Sai.isbury
I
La crisf^ qui débuta par l'insurrection bosniaque do 1875 et
se termina — en apparence — au traité de Berlin a une im-
portance capitale dan^; l'histoire de la (fuestion d'Orioni
et dans l'histoire de l'Europe tout entière, (-'est elle qui a mi>
la Bosnie-Herzégovine, sous couleur d'occu])ation, sous la
domination de l'Autrichc-Hongrie; et c'est dans la Bosnie
austro-hongroise qu'eut lieu trente-cinq ans ])lus tard l'assas-
sinat de l 'archiduc héritier, qui donna l'occasion ou le
prétexte de la guerre.
Certains côtés de cette crise étaient jusqu'ici imparfaite-
ment connus. En particulier, on était mal renseigné sur le
rôle de l'Angleterre. Mais voici que deux ])ublicai ions récen-
tes viennent de jeter la lumière sur la politi([ue du cabinet
anglais. Ce sont les deux derniers volumes de la T/c de Disraeli
par lord Buckle ^ et les deux i)remiers volumes de la Vie de
lord Salisburij par lady Gwendolin Cecil, sa fille.
Une circonstance d'ordre sentimental donne aux derniers
volumes de la biographie de Beaconsfiidd un prix inesl im;d)l(\
A|)rès la mort de sa femme, Disraeli étail tombé é|)erdunie)d
amoureux de deux sœurs, lady Chesterfifdd et lady Brad-
ford. La |)remière, qui était veuve, refusa sa main, el la se-
I. <^rliii-(;i a liTinim'' l:i \'li- <li' Disrni'li cDMimi'iict-c luM'^Icmps avant la t^iii-rri'
par l'iMi Monypenny.
878 LA VIE DES PEUPLES
conde son cœur. Mais ces refus ,loin de dépiter le romantique
septuagénaire, poussèrent sa passion à se donner cours dans
une correspondance éperdue. C'est à la plus jeune et, semble-t-
il, la plus cruelle des sœurs que s'adressaient surtout ses
épîtres. Il lui écrivait sans cesse et pour lui dire tout, même
les nouvelles ultra-confidentielles qu'il cachait à ses ministres ^.
Ainsi sommes-nous tenus au courant de ses moindres faits et
gestes et de ses pensées les plus intimes. Amoureux comme
on ne l'est qu'à l'aurore ou au couchant de la vie, soucieux
de plaire et de conquérir, il versait dans ces lettres, avec les
secrets de l'Etat, tout le brillant de son talent littéraire.
Il disait tout, et de telle manière qu'aucun Livre Bleu ne sau-
rait offrir au diplomate ou au dilettante l'intérêt des volumes
où passent les parties essentielles de cette correspondance.
D'autant que ces volumes contiennent une autre corres-
pondance, inédite, non moins précieuse, celle de Disraeli
avec la reine '^. Victoria, de tout temps épistolière très
franche, n'avait jamais peut-être encore été plus précise.
Comment ce Mazarin moderne, à peine chrétien et à peine
Anglais ^, avait-il pu entrer si avant, et, en tout cas, plus avant
que tout autre, dans la faveur de sa souveraine? Des nom-
breuses explications tentées de ce fait*, une surtout importe
ici. C'est que, sceptique en fait de politique intérieure, Dis-
raeli, comme beaucoup d'Anglais de fraîche date, avait un
1. Cf., dans Buckle, p. 179, une lettre caractéristique relative à un rapport
ultra-confidentiel de Layard.
2. La publication des lettres de la reine s'arrête jusqu'ici au lendemain de
la guerre d'Italie. Les trois volumes édités par les soins de lord Esher, qui em-
brassent la période de 1837 à 1861, ont été résumés en français par M. Jacques
Bardoux.
3. Les origine Israélites de Disraeli sont connues. Mais il est curieux de le
voir traiter d'étranger par ses propres ministres. Lord Derby écrivait le 23 dé-
cembre 1877 à lord Salisbury : « Il croit au « prestige », comme font tous les étran-
gers, et tiendrait sincèrement pour l'intérêt de ce pays de dépenser 200 millions
de livres dans une guerre si le résultat en était d'augmenter l'opinion qu'ont
les Etats étrangers de l'Angleterre comme puissance militaire ».
4. On a rappelé notamment qu'il avait tenu compte du fait que la reine, pour
être une femme remarquable, n'en était pas moins une femme, tandis que, selon
la remarque piquante de la souveraine, Gladstone, quand il lui parlait, avait
l'air 11 de liaranguer un meeting », et que Disraeli avait en vain conseillé à Derby
de quitter dans ses rapports avec la reine; « sa panoplie glacée ». Beaconsfield se
vantait aussi de répaa.;re la flatterie «par brouettées », et il avaitincontestable-
ment une façon claire, spirituelle et piquante d'exposer les affaires, qui rendait
ses notes plus agréables à la reine que les mémoires circonstanciés de Gladstone.
DISRAELI ET SALISBURY 879
culte superstitieux de l'Empire britannique et de son pres-
tige. Or ces sentiments, ardemment partagés par la reine, ne
se trouvaient au même degré ni chez ses rivaux ni chez ses
principaux collaborateurs, aussi patriotes, certes, mais moins
romanesques, plus conscients des réalités et, aussi, des devoirs
de la Grande-Bretagne envers les Chrétiens.
Pour contenir des lettres moins inattendues, la biographie
de lord Salisbury n'abonde pas moins en révélations précieu-
ses. Si ce n'est pas dans la correspondance de cet « époux idéal »
qu'il faut chercher des épîtres diplomatico-amoureuses aux
femmes des autres, du moins lord Salisbury n'avait-il rien de
caché pour la sienne. Beaconsfield regrettait que son ministre
se fît accompagner des siens dans ses déplacements diploma-
tiques i. Nous le regrettons aussi, à un autre point de vue. Si
lady Salisbury n'avait pas suivi son mari à Constantinople
et ne l'avait pas si vite rejoint à Berlin, nous aurions une vue
infiniment plus complète des coulisses diplomatiques des
deux Conférences. Heureusement; des séparations acciden-
telles nous ont valu des renseignements de prix ; et nous en
trouvons d'autres, notamment dans les lettres que Salisbury,
longtemps ministre de l'Inde, adressait au vice-roi lord Lyt-
ton, et qui traitent des problèmes asiatiques aussi bien que
des questions européennes. Enfin la biographie de lord Salis-
bun>^ si elle est moins riche de documents, l'emporte peut-être
en valeur psychologique et historique sur celle de Beacons-
field, car elle a été écrite par la fille du ministre qui, ne l'ayant
jamais quitté, l'ut la sûre dépositaire de sa pensée et nous révèle
1. Le 20 novembre 1876 il écrivait à lady Bradford : « Salisbury est parti ce
matin. 11 était accompagné de plusieurs secrétaires et, je crois, malheureusement,
de plusieurs membres de sa famille : lady Salisbury son fils aîné et sa fille. Je
crains que ces derniers ne soient moins utiles que ses secrétaires. Les journaux
français disent que la conférence a été remise parce que M. de Salisbury était
accompagné de Mme de Salisbury et de sept enfants. Le mal n'a pas atteint
ces extrémités, mais il est suffisant » (Buckle, VI, p. 97). Au fond, il devaitv avoir
dans cette sortie assez inconvenante et assez injuste, — car lady Salisbury trans-
mit à l'occasion à son mari des renseignements dignes d'être mentionnés dans
des pièces confidentielles (Ceci!, 11, p. 105) —, l'éclio de vieilles rancunes et de
soupQons inavoués. Quand, eu avril 1878, sûr désormais de la collaboration du
marquis, il va passer quelques jours chez ce dernier, il change de ton. Il écrit
à lady Bradford : « Personne à Hatfield; littéralement la famille; celle-ci ce-
pendant est nombreuse, originale et amusante. Les deux filles, à qui je n'avais
jamais pnrlé auparavant, sont très intelligoTiles et agréabIe^ » (Butkle. \I, p. -291)
880 La vie des peuplés
ses jugements ultérieurs sur les événements auxquels il prit
part, et probablement aussi sur les hommes avec lesquels
il entra en contact. Lady Gwendolen semble avoir même re»
trouvé la plume sobre, brillante et acérée, de son père ;
les portraits ou les croquis qu'elle trace chemin faisant sont
très frappants. On peut regretter qu'elle n'ait pas assez tenu
compte des documents ou ouvrages parus à l'étranger.
Elle ne semble connaître, par exemple, ni les Souvenirs du
comte de Mouy qui fut secrétaire et de la Conférence de Cons-
tantinople et du Congrès de Berlin, ni les Souvenirs d'avant
et d'après In guerre de 1877-78 qu'a publiés dans la Revue des
Deux Mondes, en 1915, M. de Nelidof, très informé grâce aux
fonctions qu'il occupait, et très sincère ^.
Mais au total, les lacunes de l'une ou de l'autre de ces bio-
graphies ne comptent guère à côté de ce qu'elles nous appor-
tent. Complétées par les biographies déjà parues, notamment
celle de Dilke ^, elles fournissent tous les matériaux néces-
saires à une histoire complète de l'action diplomaticfue de
l'Angleterre en Orient de 1876 à 1878.
De cette action, on ne trouvera ici que l'esquisse, ramassée
autour des deu:^ personnalités si originales qui dirigèrent
la politique britannique aux moments décisifs.
II
Les biographes de Disraeli et de Salisbury se rencontrent
avec MM. de Mouy et de Nélidof pour affirmer l'origine
financière de la grande crise orientale. Ce fut, en 1875, la
1. Nelidof. que la France a bien connu comme ambassadeur de Russie, était- à
l'époque conseiller de l'ambassade russe de Constantinople. Mais il remplit
souvent les fonctions de chargé d'affaires, et c'est lui, entre autres, qui rompit
en 1877 les relations avec la Porte. Avant la déclaration de guerre, c'est lui qui,
résidant à Bucarest sous un faux nom, négocia la convention avec la Roumanie;
l'attention que le tsar, la cour et le cabinet russe prêtaient à ses rapports et à
ses avis faisaient prévoir la brillante carrière qu'il a parcourue depuis.
2. Miss Tuckwell, The li/e of Ihe Ri. Hmi sir Ch. W. Dilke. 1917. Voir aussi les
biographies du duc de Devonshire, par B. Rolland, de lord Gosclien par Arthur
EUiot, de Gladstone par John Morley (19(13). de Granville par lord E. Fitz-Mau-
rice (190G).
DISRAELI ET SALISBVRY 881
susj tension totale du service de sa dette ^ qui ouvrit pour la
Tunjuie l'ère des difficultés. Toute banqueroute a son contre-
cou |) à l'intérieur, dans la ruine d'une partie de la population
et la désorganisation des services publics. Ce devait être
le cas, plus que partout ailleurs, dans cette Turquie où,
depuis la guerre de Crimée, on avait pris la douce habitude
de payer soldats et fonctionnaires avec l'argent prêté par les
Européens. Pour les sujets chrétiens de l'empire ottoman,
la faillite était une incitation nécessaire à la révolte, car
non-seulement ils souffraient des méfaits d'une administra-
tion à court d'argent, mais encore ce terrible craquement
financier, qui témoignait du délabrement de tout l'édifice
turc, leur donnait à croire que le moment était venu d'en
hâter la démolition. Enfin, les mouvements insurrectionnels,
auxcjuels ils s'apprêtaient à recourir, et que la Porte avait
moins de ressources que jadis pour réprimer, étaient assurés
de rencontrer désor-mais à l'étranger plus de sympathies encore
qu'auparavant. Jusque là. les sujets révoltés delà Porte pou-
vaient compter sur les sympathies des orthodoxes d'Orient (>t
sur celles des libéraux d'Occident. Mais ils se heurtaient à la
froideur de certaines missions, qui, à la différence de la ma-
jorité des catholiques restés fidèles aux traditions de Chateau-
briand, voyaient en eux plus des hérétiques que des chrétiens,
et surtout à l'opposition des cercles financiers. Ceux-ci tien-
nent fortement au Turc, car, le Turc parti, « les affaires le-
vantines », suivant le mot d'un Français mort récemment,
« doivent devenir honnêtes », Or. ces milieux, oi!i d'habitude,
elle dis])osait d'auxiliaires inestimables, la Porte les voyait
maintenant souhaiter sa défaite, seule sauvegarde de leurs
1. Cf. sur la f|ui'stion fli- la detlf turque au Congrès de Berlin et l'espèce de
conlroje financier auquel ensuite on finit par aboutir, (Charles Murawitz, Lc.v
finances di; la Turquie (Paris, 1902); A. du ^■elay. HisUiivr financiae de lu Tur-
quie (Paris, iy03): Cli Daniiris. La délie publique ottomane (Athènes. 1915, en
•rrecV Remarquons que de rnèirie la dette helléniciue — et non l'occupation de
la Crèti fut la ca\ise réelle de la puerre jrréco-lurque. C'est l'AIlcuiagne (|ui
[loussa la Turquie à déclarer la guerre à la Grèce en 1897. Une fois ses intérèls
L'aranti*^ paj" un contrôle sur les finances helléniques, elle abandonna sa protégée,
et ne ^'(lpposa pas à ce que la Crète devint grecque de fait. Sans doute, elle ne
concourut pas activement à établir l'antonomie complète de l'île sous un prince
liellèrii-, mais elle n'entrava en rien l'action des autres puissances dans ce sens.
Selon le mot du prince de Bùlov, » elle retira sa flûte du concert européen ».
882 LA VIE DES PEUPLES
créances ^. La création de la Dette ottomane, conséquence
indirecte du traité de Berlin, montra qu'ils ne s'étaient pas
trompés dans leurs calculs.
A cette heure qui semblait donc opportune pour frapper
la Turquie, la Russie était représentée à Gonstantinople par
le comte Ignatief, qui, s'il n'avait ni une conscience très scru-
puleuse ^ ni un profond sens politique ^, tenait de la nature une
intelligence souple et vive ainsi qu'une activité prodigieuse.
Ignatief, dit Melchior de Vogue ^, pratiquait aux dépens de la
Turquie « l'art d'agiter avant de s'en servir ». Avant de réaliser
son programme du dépècement de l'empire turc au profit des
Bulgares, les seuls des Slaves en qui la Russie eût confian-
ce, il déchaîna des troubles dans toutes les provinces chré-
tiennes.
Les abus classiques qu'engendrait la perception de la dîme
provoquèrent en juillet 1875 une révolte en Herzégovine;
le mois suivant, un incident de même nature permit de sou-
lever les Bosniaques. Devant l'extension que prenait le mou-
vement, la Porte eut recours à son expédient accoutumé •
un firman promulguant des réformes. Le remède ne fut pris
au sérieux que par les journalistes à ses gages, Andrassy le
1. En 1876 les hondhnlclers turcs s'étaient adressés au gouvernement britan-
nique, mais lord Derby avait considéré qu'il ne pouvait pas intervenir officiel-
lement auprès de la Porte.
2. La biographie de lady G. Cecil contient à ce sujet deux anecdotes carac-
téristiques : A une séance de la Conférence de Gonstantinople. Salisbury fut
obligé de remarquer qu'une ligne de démarcation tracée sur la carte à une
séance précédente avait été profondément modifiée dans l'intervalle. Il s'atten-
dait à quelque protestation véhémente. Mais Ignatief se borna à dire (( Monsieur
le marquis est si fin qu'on ne peut rien lui cacher » (p. 110.) La seconde anecdote
est encore plus caractéristique. Au lendemain de la Conférence, Ignatief avait
pris l'initiative d'un voyage en Angleterre et s'était fait inviter au château de
Salisbury. Une compagnie nombreuse, dont deux membres notables de l'opposi-
tion, reçut avec lui l'hospitalité. .Sitôt la réception finie, ces hommes d'iïtat li-
béraux crurent de linir devoir de communiquer à Salisbury une série de confi-
dences diplomatiques que le général Ignatief leur avait faites avec l'objet avoué
de les armer pour une attaque à la Chambre des Communes contre leur hôte
commun, (p. 133.)
3. « Le manque de système », dit Nelidof (p. 213), « était le défaut cajutal de
cet esprit si vif et si fin. Il ne voyait pas la suite des choses, le lendemain tout
au plus. C'est pour cela qu'il a échoué dans toute sa carrière ». La preuve la
plus manifeste de ce manque de prévoyance fut le traité de San Stefano.
4. Article paru dans le Figaro au lendemain de la mort d' Ignatief (été 1908).
L'auteur des Morts qui parlent servait comme diplomate en Orient pendant
toute la crise qui nous occupe. Les articles qu'il publia à cette époque daiis la
Bévue des Deux Mondes, notamment sur la Thessalie (1879), sont à retenir.
DISRAELI ET SALISBURY 883
qualifia d'insuffisant i, et bientôt un mémorandum rédigé à
Berlin par les gouvernements des trois Empereurs marqua
l'entrée en scène des grandes puissances.
Le cabinet de Londres, alors turcophile ^, quoiqu'il eût
donné une adhésion de principe à la note d'Andrassy, refusa
d'adhérer au mémorandum. On le lui a. depuis, justement
reproché, car, outre que !es conditions posées à Berlin étaient
acceptables pour la Porte, une intervention énergique aurait
pu prévenir l'extension de l'incendie, qui n'était que trop
à prévoir. En effet les gouvernements serbe et monténégrin,
qui, au début, s'étaient tenus plutôt à l'écart, furent entraînés
par l'opinion publique, d'abord à prêter leur concours aux
insurgés, ensuite à déclarer la guerre à la Turquie. Simulta-
nément le fanatisme turc se réveilla. Les consuls de France
et d'Allemagne à Salonique, s' étant rendus dans une mosquée
pour délivrer une jeune chrétienne convertie de force, furent
massacrés par la foule. Pis encore, un mouvement ayant éclaté
dans le sud de la Bulgarie, le gouvernement turc en confia
la répression, non aux troupes régulières, mais aux bachi-
bouzouks. Ce fut l'origine des massacres de Batak, des atro-
cités bulgares, qui certes pâlissent devant les massacres organi-
sés par Abdul-Hamid et les Jeunes-Turcs ^, et ont été exagérés
dans la campagne organisée par Ignatief "*, mais qui n'en fu-
1. Note du 30 décembre.
2. Ce sont les propres termes d'un .\nglais éminent, M. William Miller, The
olloman Empire, 1801-1913. (Cambridge, 1913. p. .363).
3. Le nombre des Bulgares massacrés pendant le mois de mai 1876 est évalué,
par M. Miller (p. 366) à 12.000. A Batak. ville qui ne comptait que 7.000 âmes,
;).000 périrent. Les Arméniens massacrés en 1895-6, puisenl909el 1914-21, dé-
passent certainement un million. Quant aux Grecs, un archéologue français.
M. Félix Sartiaux. conclut ainsi son étude sur If s persécutions dont ils furent l'ob-
jet de 1914 à 1918 : " En résumé, on a la certitude que 450.000 des Grecs dépor-
tés sont morts, que 150.000 des Grecs enrôlés dans les bataillons de travailleurs
sont morts, que 250.000 Grecs n'ont dij leur salut qu'à la fuite ». Les Jeunes-
Turcs sont arrivés à faire une besogne plus étendue qu'.\chmet .'Xga, le héros de
Batak, et qu'.Xbdul-Hamiil. jjarc»' qu'ils ont romplacé le massacre proprement
dit par des moyens plus perfectionnés : la déportation en masse et les bataillons
de travail.
4. .M. de Nelidof fait à ce sujet (p. 336) les révélations suivantes : «.J'étais alors
sincèrement sympafhicjue à sa manière d'agir, étant convaincu que tout ce
qu'on racontait était la vérité. C'est .seulement plus tard que j'appris combien
il y avait d'exagération dans le mouvemont prétendu unanimi" des Ilerzégovi-
niens, dans les atrocités lnrfju<'s l'I flans les récils réfiutés impartiaux du cor-
nvspondant du Nciv York Herald, Mac-(;ahan et du consul des Etats-Unis
Schuyler, qu' Ignatief avait envoyés en Bulgarie accompagnés par le prince
Tzéreterlev, lequel leur fit voir et écrire ce qu'il voulait ou plutôt ce qu'il avait
l'ordre de leur inspirer. Il l'a avoué lui-même plu« tard ».
884 LA VIE DES PEUPLES
reiil ])as moins des actes épouvantables ^, bien laits pour ré-
volter une opinion publique qui n'était pas encore accoutumée
à des forfaits de ce genre.
Ces événements provoquèrent une vive émotion tant en
Europe qu'aux Etats-Unis. Nulle part ils n'eurent plus d'écho
qu'en Amc'eterre. Le gouvernement, mal informé, fidèle aux
Turcs, chercha à présenter les faits comme des incidents sans
importance. Il sortit « fort endommagé^ » des débats parle-
mentaires; et Disraeli se félicita que ceux-ci eussent été clos
par la fin de la session. Mais Gladstone n'était pas horpme à
laisser i)asser pareille occasion : il sortit de la retraite pour pu-
blier ses Atrocités bulgares^.
Les massacres succédaient à la faillite; aussi à l'automne
1877 « pouvait-on parcourir toute l'Europe sans trouver un
seul ami des Turcs ». La déposition, puis la mort violente
d'Abdul-Aziz, suivie de la démence et de la déposition de son
successeur, mettaient le comble à la confusion. Hommes
d'Etat et chancelleries s'entretenaient ouvertement désormais
d'un partage partiel de l'empire ottoman*.
L'intransigeance des Turcs fit cjue les victoires mômes qu'ils
remportèrent pendant l'été 1876 se tournèrent contre eux.
Tandis que les Monténégrins se bornaient sagement à une
guerre locale, les Serbes, (comptant à tort ^ sut une insurrection
bulgare, envahirent le territoire turc. Restés seuls, ils furent
1. Non seulement par le nombre élevé des victimes mais par la façon dont
ceux-ci furent mis à mort. Ainsi phis d'un millier furent brûlés vivants dans
une église. Notons que les malheureux habitants de Batak s'étaient rendus à
condition qu'ils auraient la vie sauve.
2. Ce sont les propres expressioîis du premier ministre.
3. Elles parurent le 6 septembre 1876.
4. Voyez (p. 95 et suiv. ) les rapports adressés par lord t^alisbury au cours de
sa tournée à travers les cours européennes à la v<'ille de la conférence de Cons-
tantinople. La conclusion du dernier, daté de Rome, est ^ retenir. « Au cours
do tous mes déplacements, je n'ai pas trouvé un seul ami du Turc. La plupart
croient son heure venue: quelques-uns, qu'elle peut être remise. Personne n'a
même suggéré l'idée qu'il en a encore pour longtemps ». D'ailleurs les lellres de
Beaconsfield lui-même en 1876 sont pleines de plans de pai'tage.
5. Les Bulgares qui comptaient sur une guerre menée par la Russie uniquement
en leur faveur, ne se souciaient pas de faciliter une insurrection générale de
chrétiens, qui comportait de nombreux risques et qui en cas de réussite aurait
abouti à une Cirande-Serbie aussi bien qu'à une Grande-Bulgarie. Quant au
mouvement de Batak, les comités l'avaient organisé sur tine petite échelle et
tout-à-fait au sud de la Roumélie orientale, de façon à borner leurs pertes au
minimum, et à affirmer leurs revendications jusque dans leurs limites extrêmes.
DISRAELI ET SALISBURY 885
battus et virent à leur tour leur territoire envahi. Au lieu de se
hâter de conclure la paix, les Turcs voulurent poursuivTe leur
marche sur Belgrade. Ils fournirent ainsi au tsar l'occasion
désirée de lancer un ultimatum au sultan.
Voici donc la Russie et la Turquie face à face. Jamais la
situation de la ])remière n'avait étémeilleure. Son amitié avec
l'Allemagne, l'entente qu'elle avait conclue avec l'Autriche
mettaient ses frontières à l'abri; la Roumanie lui ouvrait ses
siennes. Elle voyait son ennemi abandonné par les puissances
qui l'avaient aidé dans la guerre de Crimée ; car d'un concours
de la France ou de l'Italie il ne pouvaitêtre question, tandis
• (ue la révolte de l'opinion publique anglaise rendait impos-
sible une assistance quelconque à la Turquie, fût-ce un simple
ap])ui diplomatique, semblable à celui qui avait été fourni
dix mois auparavant, au moment du mémorandum de Berlin.
Seule la réalisation, d'un vaste plan de réformes pouvait enle-
ver au tsar le prétexte d'une intervention isolée. Ce fut l'objet
de la Conférence de Constantinople.
Le marquis de Salisbury, ministre pour l'Inde, y re})résenta
la Grande-Bretagne, s'occupant ainsi })our la première fois
officiellement de politique extérieure. Le choix était signifi-
catif : on savait que le noble lord n'était pas partisan de la ])oli-
tique résolument philoturque qu'un discours belliqueux de
Disraeli^ avait fait croire devoir être celle de l'Angletern'.
Malgré cet avertissement, la Turquie repoussa le programme
élaboré par la Conférence : et non pas même en alléguant
qu'il contrevenait aux intérêts de l'Empire (les concessions
({u'accordait aux «hréliens. du moins sur le papier. la Consti-
tution de 1876, théâtralement promulguée le jour même de
l'ouvi^rture de la Conférence, étaient plus grandes que celles
(jue réclamait la diplomatie européenne), mais parce qu'il
toucliait « à sa dignité ». en d'autres termes, parce qu'il com-
j)ortait un certain contrôle. « En vain », dit iVl. de Mouy,
« renonca-t-on successivement aux autorités cantonales, à la
I. Il ;)vail iliL, an I(;ui(|mi'I du lurd-iiiairi-. (|iic rAiitrl<'U'rrc, malgré sa n'|iii-
<,'iiaiici' pDiir la gut'irr, avait toujours été [uètf à preiuiro Ws armes «pouruin'
cause juste ».
886 LA VIE DES PEUPLES
gendarmerie internationale, en vain en vint-on à réduire tout
l'ensemble des réformes à une commission consulaire pour
aider les pouvoirs locaux, à l'admission de quek[ues officiers
instructeurs dans la gendarmerie ottomane, les ministres otto-
mans restaient inflexibles... et quand finalement on leur de-
manda : « Mais enfin quelles garanties offrez-vous aux puis-
sances? » ils répondirent fièrement : « Seulement des garan-
ties morales, le temps et les lois ».
Les ambassadeurs étrangers durent quitter Constantinople.
La Russie était arrivée à ses fins. Elle pouvait rejeter tous les
torts ^ sur la Turquie, et lui déclarer la guerre avec la certitude
que la Grande-Bretagne était condamnée à rester témoin
impuissant du conflit^. De fait, le Foreign Office dut se bor-
ner à une déclaration où il annonçait qu'il resterait neutre
tant qu'on ne toucherait pas à Constantinople. aux Détroits, à
l'isLhme de Sue^ et au golfe Persique. Cela équivalait, pour
une Russie t|ue le succès n'aurait pas grisée, à une presque
entière liberté d'action.
Cependant, cette passivité répondait mieux au caractère
du ministre des affaires étrangères, lord Derby, qu'à la
turcophilie profonde de Disraeli, devenu sur ces entrefaites
comte de Beaçonsfield. A défaut de son cabinet, celui-ci
trouvait pour l'encourager la reine et les cercles militaires.
La reine est convaincue que les Russes sur le Bosphore, c'est
la ruine de l'Angleterre. Au début comme à la fin de la
guerre, « son inquiétude est sans limites^ ». De plus, elle a un
sens extrême de l'amour-propre britannique ; «- le langage de la
1. Ignatief, prévoyant le refus de la Turquie, se prêtait à toute? les modi-
fications proposéi\s au projet primitif de reformes. Il se bornait à dire « On m'en-
lève toutes mes plumes ». M. de Chaudordy, sachant à quoi s'en tenir sur les
causes profondes de cette étonnante modération, lui répondit : " Il vous en res-
tera toujours assez ». (Mouy, p. 52.)
2. D'autant plus que, jusqu'à la fin, la Turquie sembla vouloir empirer sa
situation diplomatique par une intransigeance où il y avait autant d'orgueil
que de fatalisme. A la veille de déclarer la guerre, la Russie, prise d'hésitations
se contentait de quelques concessions en faveur du Monténégro. A Nelidof qui
lui disait qu'en refusant de céder quelques districts la Turquie s'exposait à
perdre des provinces, Safvet pacha, ministre des affaires étrangères, répondit :
« Eh bien, que faire? .Si c'est la fatalité, nous perdrons des provinces, mais nous
ne pouvons pas céder de petits districts ». (Nelidof, loc. cit.).
3. Tous les passages entre guillemets sont empruntés aux lettres de la reine
à Beaçonsfield.
DISRAELI ET SALISBUBY 887
presse russe fait bouillir son sang ». L'inertie de ses ministres,
et particulièrement de lord Derby ^. a le même effet. Elle cher-
che à secouer cette inertie par des lettres et des dépêches qui
pleuvent comme grêle sur la tête du pauvre Beaconsfield ^.
Plutôt que de régner sur un empire moralement diminué,
« elle préfère déposer sa couronne d'épines ^ ». Les souvenirs des
glorieux jours de Crimée sont pour beaucoup dans cet état
d'esprit. Quand aux militaires, ils obéissent surtout à la convic-
tion qu'une guerre anglo-russe est ((inévitable )),etqueparconsé-
quent il ne faut pas manquer l'occasion inespérée qu'offre
(( une Russie épuisée^ ». Mais la reine Victoria, malgré toute
son ardeur, était foncièrement constitutionnelle, et le parti
militaire a toujours eu en Angleterre, le respect de l'autorité
civile. Aussi quand, le 5 octobre 1877. au lendemain des grands
échecs russes, Disraeli chercha à entraîner ses collègues, il
dut battre en retraite devant l'opposition de plusieurs de ses
ministres, notamment de ceux qu'il nommait alors (( les trois
lords » : Derby, Carnarvon et Salisbury ^.
Mais tandis que le parti neutraliste l'emporte à Londres,
Plevna tombe, grâce au concours militaire de la Roumanie,
à laquelle n'évitant aucune faute, la Turquie vient de déclarer
la guerre ^ : toute la résistance turque croule comme un châ-
teau de cartes. Avec la marche prodigieusement rapide des
1. C'est surtout à lord Derby, qui incarnait à ses yeux un*^ politique humiliante,
qu'elle s'en prend. Dès juin 1877 «'lie déclare « qu'elle ne se souvient vTaiment
pas d'un pareil ministre des affaires étrangères ». Le 27 mars 1878. elle consi-
dère sa démission, comme -< an unmixed hlessinf/ » (un bienfait sans mélange).
2. '< La I''ée (c'i^st ainsi que Disraeli désignait la reine dans sa correspondance
avec lady Bradford) « écrit tous les jours et télégraphie toutes les heures ».
3. «Tiiornu crnwn » : ce n'est pas la seule allusion qu'elle fasse à une abdication
possible.
4. C'est ainsi que s'exprimait l'attaché militaire à Saint-Pétersbourg, le co-
lonel Welleslcy (Cf. un résumé de son rapport dans la r/ede Salisbury, p. 168).
5. Une lettre de lord Salisbury à sa femme, alors :'i Dieppe (Cecil, p. 161).
nous éclaire sur la forme que Disraeli donnait ;i ses projets. Il s'agissait d'invi-
tiT le sultan à adliérer ù certaines conditions de paix avec la promesse qu'au
cas ou le tsar les rejetterait l'Angleterre sortirait <ie la neutralité : ■ La proposi-
tion » ajoute Salisbury, « avait tout l'air d'une intrigue écossaise ». allusion à la
reine, alors à Halmoral.
6. La Houmanie avait, par convention, promis k la Russie, le libre passage
par son Urrituire, mais non un concours armé. L'arrogance avec laquelle Gort-
chakof déclarait « que la I^ussii^ n'avait pas besoin de l'armée roumaine » aurait
peut-être pu la tenir éloignée du conflit. Mais les Turcs prirent lesdevantsen
bombardant dès le printemps <le 1877 la ville roumaine de Calafal.
888 LA VIE DES PEUPLES
Russes à travers les Balkans et la Thrace, les vieux préjugés
anti-russes se réveillent en Angleterre. Il devient évident
que ni Constantinople ni les Détroits ne sont à l'abri d'un
coup de main. Salisbury et Northcote, qui, sans vouloir re-
commencer la guerre de Crimée, n'admettent pas non plus
que la Russie dicte une paix qui obligerait l'Angleterre à se
battre, non pour les intérêts turcs, comme en 1854, mais
pour sa propre sécurité, se rangent à l'avis de Disraeli, partisan
d'une politique active. La presque unanimité do leurs collè-
gues partage leur manière de voir. Deux fois, la flotte est
envoyée aux Dardanelles. Deux fois, lord Derby et lord Car-
narvon, partisans de la paix à tout prix, offrent leur démis-
sion, et deux fois la flotte reçoit l'ordre de rentrer à sa base.
Ces promenades, qui provoquent les sourires de l'Europe,
exaspèrent l'ojiinion anglaise; le patriotisme tourne au chau-
vinisme, au jingoïsme^. Le traité de San-Stefano. qui mécon-
tente tous les intéressés, sauf les Bulgares, raffermit le parti
belliqueux en lui donnant l'assurance qu'en cas de guerre la
Russie demeurerait isolée, et que l'Angleterre pourrait comp-
ter sur le concours de l'Autriche-Hongrie, et peut-être des
Serbes et des Roumains.
Un Congrès était inévitable ; la Russie en reconnaissait la
nécessité en principe ; mais, tout comme la Turquie, elle ne
perdit pas l'occasion d'une seule faute. Elle déclara ne vouloir
laisser débattre que ceux des articles du traité de San-Stefano
à la discussion desquels elle consentirait. Persister dans cette
])rétention, c'était la guerre. En se bornant à la formuler
pour la retirer bientôt, la Russie montra sa faiblesse, et perdit
son meilleur ami, lord Derby. Celui-ci, craignant que l'op-
position au traité de San-Stefano n'aboutît aux hostilités,
donna sa démission. Lord Salisbury reçut sa succession,
et son premier acte fut de lancer la fameuse circulaire du
1er avril, qui est un refus singulièrement vigoureux d'accepter
le traité. Neuf jours plus tard, Gortchakof répond que, par
1. C'i'st d(! ce luoiiicjiL qui' daU- l'i^xpression : le nioL vicnl d'une chanson de
café-concert aussi populaire, que Tlia absenl-minded bcggar en 1899 et que Tip-
perarij en 1914. Il y aurait un article cui-ieux à écrire sur «la politique extérieure
et le music-hall en Angleterre ».
DISRAELI ET SALISBURY 889
cette circulaire, l'Angleterre dit ce qu'elle ne veut pas, mais
qu'elle doit dire ce qu'elle veut. C'était ouvrir les négociations
sur tout le traité. Pour être à même de « mieux causer », le
gouvernement britannique, qui a déjà toute sa flotte devant
Constantinople, fait approuver l'appel des réserves et, aus-
sitôt, renvoie le Parlement. En même temps, par trois voies
indirectes ^, il fait savoir aux Russes qu'il envisage sérieuse-
ment l'éventualité d'une guerre. Heureusement, cette éven-
tualité est évitée grâce aux deux négociateurs dont l'un,
Chouvalof, n'a ni l'entêtement ni l'arrogance de son chef,
Gortchakof, et l'autre, Salisbury, sait tout ce qu'a de suranné
la politique philoturque de Palmerston, à laquelle Disraeli
reste fidèle. Des concessions réciproques, et, notamment
l'accord sur la création d'une Bulgarie limitée à des frontières
raisonnables, règlent la question d'Europe.
Il était difficile d'obtenir d'aussi fortes concessions en Asie
et notamment de faire céder la Russie sur Kars et Batoum.
Il s'agissait donc d'avoir un titre pour intervenir au cas où
les Russes voudraient se servir de ces nouvelles possessions
pour de nouvelles conquêtes. Ce fut à quoi visa l'accord anglo-
turc du 4 juin, signé quatre jours à peine après l'accord
Chouvalof-Salisbury. La Grande-Bretagne y garantissait
l'intégrité des possessions asiatiques du sultan, en se faisant
céder Chypre pour le temps où les Russes resteraient à Kars.
Si à ces deux accords on joint l'accord austro-russe, qui per-
mettait à François»Joseph d'occuper la Bosnie et l'Herzégovi-
ne ^, on s'aperçoit que le traité de Berlin, dans ses dispositions
essentielles, n'a fait qu'enregistrer les résultats de conventions
secrètes.
Ce fut Salisbury qui proposa au Congrès de Berlin de con-
fier à l'Autriche-IIongrie le mandat d'occuper la Bosnie-
Herzégovine. Le Ballplatz, <|ui avait en poche depuis trois
1. " Nous fîimis pari di> ci'tte résolution sous la plus stricto coiifideiice au sul-
tan, à Amlrassy «t aux Roumains. Mais coniine nous y comptions bien, Abdul-
Ilmnid la communiqua à >on médi^cin gn-c (il s'agit (W ."Ûavroyéui pacha),
Andrassv à Bismari-,k, i-t N-s JU)umains au\- Husscs ». (Disrai'li à ian'ini', Buckle,
p. 29.3). '
2. Convi'iilion lU- lii-iclisiadt, 1870.
8§0 LA VIE DES PEUPLES
ans le consentement de la Russie à l'opération, n'osait pren-
dre l'initiative de demander la réalisation de cette pro-
messe. Aussi Bismarck comparaît-il les Autrichiens à des gens
qui, non contents de réclamer les alouettes toutes rôties,
voudraient encore qu'on les leur mît dans la bouche. Quelle
était donc la pensée intime des deux hommes d'Etat britan-
niques qui présidèrent à la conclusion des accords anglo-
russe et anglo-turc, et à l'exécution de l'accord austro-russe?
III
C'est au traité de Berlin que Disraeli a dû de finir sa vie dans
une apothéose. Méprisé dans sa jeunesse et suspect dans son
âge mûr, dandy mâtiné d'aventurier, admis pour la première
fois à quarante-huit ans dans une combinaison ministérielle,
pour n'être pendant vingt ans encore, membre du gouverne-
ment qu'à de longs intervalles et pour de courtes périodes, c'est
depuis 1878 qu'aux yeux d'une grande partie de l'opinion
il passe pour le grand homme d'Etat anglais de son temps ^.
Sa politique orientale apportant à son pays, outre la paix avec
l'honneur, Chypre et les actions du canal de Suez, paraît son
plus beau titre de gloire ; et lord Buckle, comme pour confirmer
ce jugement général de ses compatriotes, invoque Bismarck
mettant par son mot fameux, « Dev cille Jiide ist der Mann »,
Beaconsfield au premier rang des protagonistes du Congrès de
Berlin, et aussi \ç Journal des Débats, pour qui la politique
suivie en 1878 prouvait que les traditions anglaises jugées
perdues « survivaient dans les cœurs d'une femme et d'un
vieil homme d'Etat ^ ».
1. Voir Maurice Courceile, Disraeli, (Paris, 1902; dans la collection Ministres
el hommes d'Etat; Alcan, éditeur). La triste opinion qu'on avait de Disraeli au
moment où il entre au Parlement apparaît à ce que l'Athenaeum refusait de
l'admettre parmi ses membres et que O'Connell le traitait avec le plus injurieux
mépris, le caractérisant dans un meeting public ," d'insigne menteur tant en
actes qu'en paroles », s'étonnant « que l'Angleterre tolérât la présence d'une
aussi vile créature, d'un mécréant, d'un type aussi abominable «, ajoutant que
ces expressions, pour violentes qu'elles fussent « ne suffisaient pas à exprimer
son dégoût pour un pareil reptile ». Disraeli fut ministre des finances en 1852 et
1858 dans les cabinets éphémères de lord Derby, avec qui il rentra au pouvoir en
1866, et qu'il remplaça à la présidence du conseil en 1868; mais, avant la fin de
cette année, il dut céder la place à Gladstone.
2. Buckle. p. 343.
DISRAELI ET SALISBURY 891
Laissons là Bismarck, qui jugeait les gens d'après l'étendue
de leurs annexions et confessait à Disraeli que le coup de
main sur Chypre avait changé son avis sur l'Angleterre
qu'il avait crue tn décadence depuis sa renonciation au
protectorat des îles lonnienes ^. Les précieux documents
que nous apportent les derniers volumes de lord Buckle, et cjui
mettent à nu la pensée et le cœur de Disraeli pendant la seule
période où il exerça véritablement le pouvoir, pendant la seule
grande crise extérieure sur laquelle sa volonté put agir, sont
des guides plus sûrs que les boutades du chancelier de fer.
Pour démêler si le « sphinx aux primevères » fut le « sur-Ras-
tignac » c[ue virent si longtemps en lui les gens de sa génération,
ou au contraire le grand homme que proclamèrent ceux de
l'âge suivant (et peut-être fut-il à la fois l'un et l'autre), il suf-
fit de laisser parler les textes.
Comme chef de parti, Disraeli montra certes des dons sans
pareils : il sut capter la confiance de la reine comme celle des
ouvriers^, flatter l'aristocratie^, cajoler la bourgeoisie intel-
lectuelle*, servir les intérêts des cercles financiers; et le parti
tory galvanisé et ramené au pouvoir après une longue éclipse,
a les meilleures raisons du monde de lui être reconnaissant.
ISa personnalité, qui aurait piqué la curiosité et concentré
'attention en tout pays, exerçait toutes les séductions du
1. Buckle, p. 332. Si la boulimie territoriale n'avait pas troublé la vision du
cliancelier, il aurait vu que l'Angleterre, en cédant le Septanèse à la Grèce, s'ac-
quérait des titres à la reconnaissance de l'hellénisme, au prix d'une renoncia-
tion à des îles qui n'étaient pour elle qu'une source de dépenses et de compli-
cations. Dès 1831, sir Henry Parnell, dans un livre qui eut une influence déci-
sive sur l'évolution économique de l'Angleterre, estimait que, la Grèce une fois
affranchie du Turc, la Grande Bretagne n'avait plus aucune raison de garder
une aussi coûteuse possession (Financial Reform, p. 249).
2. On a souvent expliqué comment Disraeli a profité du bref passage des con-
servateurs au pouvoir en 18G7 pour étendre le droit de suffrage à 1.200.000
hommes, au lieu des 400.000 à qui Gladstone proposait d'accorder l'électorat.
Pareillement, en 1875, il accorda, aux grévistes, vis-à-vis des « jaunes » des
droits où Gladstone voyait une atteinte à la liberté individuelle. (.\bel Chevalley,
La reine Victoria, Paris, 1902, pages 271-2).
3. Il affichait dans ses discours et ses romans sa foi dans la nécessité d'une
aristocratie et de l'aristocratie britannique en particulier (Voyez Courcelle,
p. 40-6). Dans celles de ses lettres privées qu'il adresse à des aristocrates, il
malmène la bourgeoisie. Il n'a pas confiance en des ministres bourgeois « car
ils ont la terreur des responsabdités » (à lord Salisbury); M. Chamberlain lui
fait l'effet « d'un marchand de fromages x (à lady Bradford), et ainsi de suite
1. Il offrit la [lairie et lies pensions à Tennyson et à Carlyle.
802 LÀ VIE DES PEUPLES
mystère et de l'originalité sur un Parlement livré aux cler-
gymen laïques, du genre de Gladstone, ou à l'aristocratie
éclairée et consciencieuse, mais terne et compassée des Derby
ou des Hartington ^. Comme orateur, il dominait toutes les
cordes de l'éloquence, car sa foi dans la race britannique lui
permettait d'atteindre parfois jusqu'à la vraie grandeur, et il
était naturellement clair, élégant, concis, spirituel et pittores-
que. Passé maître dans l'art de la réplique, voire de l'invective,
désarçonnant l'adversaire d'un seul coup, il fut un debaler
incomparable. Gomme épistolier, il était plus merveilleux en-
core; ses lettres joignent la force et les grâces des lettres de
Voltaire au naturel de celles de Diderot. A des dons d'assimi-
lation ei d'imagination tout sémitiques, il associait l'appli-
cation méthodique qui semble le privilège des races du Nord.
Il fut le plus assidu et le plus laborieux des parlementaires 2,
Vers la fin de sa vie, mille maux vinrent s'abattre sur lui,:
goutte, bronchite, insomnie; sa vue et son ouïe étaient at-
teintes; mais rien ne put abattre son ardeur à sersir son pays
et son parti ^.
Dans les affaires extérieures, sa correspondance le montre
trop souvent ce qu'on l'avait accusé d'être : un Oriental ima-
ginatif, mettant en scène les romans qu'il écrivit dans sa jeu-
nesse et, jusqu'à un certain point, un aventurier, aventurier
de génie certes, mais tout de môme aventurier.
Ge qui frappe tout d'abord en lui, surtout par contraste avec
lordSalisbury, c'est l'absence de tout plan réfléchi et de prévi-
sions justifiées par les faits. La politique, il le dit, le répète et se
1. Disraeli qualifi»^ le premier discours de Hartini?ton(depîiisducde Dcvonshire)
en qualité do chef de l'opposition, « sérieux, genllemanlikr et un peu terne »
{h ladyBradford).
2. Au Parlement anglais, les séances durent couramment six à huit heures,
parfois plus longtemps. Disraeli ne quittait son banc que pour manger à la hâte
dans uru^ voiture le dîner que lui apportait sa femme.
3. A Berlin, les soirées l'épuisaient; il note dans son journal le 24 .juin; >< A
dix iieures je commence à mourir, et à minuit je voudrais être enterré; mais l'ab-
sence à toute réunion mondaine importante serait une faute »; et de fait, il
n'en manque pas une. En Angleterre, sa vie est un martyre quotidien.il rem-
plit cependant son devoir en souriant. 11 écrit le 22 mars 1,S78 à ladyBradford:
« Malgré le danger de sortir dans mon état, j'eus mon audience. La santé de la
reine n'était pas beaucoup meilleure que celle de son ministre, jamais le royaume
ne fut gouverné au milieu ae plus de toux et d'éternuemenls ».
DISRAELI ET SALJSBUHY 893
vante de l'avoir dit et répété, est pour lui un jeu de hasard ^.
Il s'y jette, le cœur léger, par une espèce de fatalisme oriental,
parce qu'il a foi en son étoile. Le 26 juillet 1877, au milieu
d'extrêmes difficultés intérieures et extérieures, il écrit à sa
Dul( inée : « Je quitte un cabinet consterné pour faire face
à une cour orageuse, mais j'ai foi dans mon étoile. »
Ses pro})héties nous paraissent puériles, tant elles sont
démenties par les événements. Tandis que Salisbury avait
prévu dès 1871 l'alliance franco-anglaise et la guerre de 1914,
et même aperçu que la guerre éclaterait parce cjue l'Allemagne
voudrait mettre la main sur les petits Etats qui la séparent de
la mer du Nord, Beaconsfield n'a jamais envisagé la guerre
avec l'Allemagne, et, loin de prévoir la revanche, il gémit à
l'idée que la France court le risc^ue d'un partage -. Ce n'est pas
d'ailleurs qu'il aime la France ou la veuille forte ^, mais il sent
les dangers qui découlent de sa faiblesse^. S'agit-il d'événe-
ments à brève échéance, sur lesquels l'erreur est moins excu-
sable, ses bévues sont encore plus singulières. Le 25 décembre
1876, il s'entête dans l'idée, déjà souvent exprimée par lui, qu'il
y a .99 chances sur 100 pour que la Russie ne fasse pas la guerre,
cette guerre qui éclatera en avril, et dont nous savons aujour-
d'hui par Nélidof qu'elle était décidée en principe depuis plu-
sieurs mois. Même manque de prescience au cours des hostilités.
Au début ilcroit que la Turquie ne sera capable d'offrir au-
cune résistance, c{ue les Russes seront en 60 jours à Constan-
tinople. Plevna lui paraît un conte merveilleux {wonderoiis iale)
Puis soudain l'optimisme à outrance succède au pessimisme.
La campagne de Bulgarie .sera pour les Russes une espèce de
1812; à la veille de la capitulation d'Osman pacha, il espère
que Suleïman le débloquera, et ainsi de suite. Son ignorance
1. \ ovez notamment sa lettre à ladv Bradford, du 2 novembre 1876.
2. .\ lad y Bradford.
3. « Quand elle était forte, elle nous donnait bien des ennuis » (lettre à lord
Derby, 17 octobre 1876). Voyez |»lus bas son pamphlet antifrançais de 1832.
4. « Chose curieuse : depuis la défaite de la France, qui nous donnait tant d'a-
larmes et d'ennuis, la conduite des affaires publiques est devenue infiniment
plus difficile; il n y a |)Ius d'équilibre et, à moins f]ue nous abandonnions nos
propres vues pour collaborer avec les trois em|)ires du Nord, ils peuvent ajrir
sans nous, ce qui n'est pas a},'réable pour un Etat comme rAngleterrc. (A lady
Brailforil. 6 septembre 1875V
894 LA VIE DES PEUPLES
des faits accomplis égale son manque de flair des faits à venir.
L'entente austro-russe, qui délimitait les sphères d'influence
des deux empires dans les Balkans et spécifiait les conditions
de la neutralité do l' Au triche-Hongrie, fut signée à Reichstadt
le 8 juillet 1876. Or, jusqu'en octobre 1877, Disraeli accorde
foi à .\ndrassy qui en nie l'existence; il lui faut pour y croire,
une rencontre fortuite à Brighton avec Chouvalof qui lui
donne l'assurance ^ qu'il a vu la pièce. Il ne paraît pas davan-
tage avoir connu à temps l'entente russo-roumaine. Par sa
confiance aveugle dans le hasard et son manque de précision
dans l'information et le raisonnement, il est souvent entraîné
à des plans chimériques : en mars 1878, il rêve d'une ligue
méditerranéenne qui, outre la France et la Grèce, compren-
drait l'Autriclie-Hongrie et l'Italie, c'est-à-dire précisément
les Etats dont les intérêts sont le plus souvent opposés dans
la Méditerranée orientale. Pour les mêmes raisons, ses desseins
se modifient sans cesse. Le 4 septembre 1876, il construit un
projet de partage de l'empire turc entre l'Autriche-Hongrie
et la Russie, sous les auspices amicaux de l'Angleterre qui, en
coopération avec l'Allemagne, se réserverait la garde de Gons-
tantinople et des Détroits 2. Mais quelques mois plus tard, il
faut, comme on l'a vu, l'opposition des trois « lords « pour
l'empêcher d'intervenir par les armes en faveur de la Porte.
Parfois les changements sont encore plus brusques. Dès son
arrivée à Gonstantinople, Salisbury reçut de Beaconsfield deux
lettres proposant des plans plus fantaisistes que pratiques.
Le premier consistait à induire la Russie et l'Autriche à ac-
quiescer à une occupation, apparemment indéfinie, des Bal-
kans par l'Angleterre à leur exclusion mutuelle. Le second
était, au cas où la Russie envahirait la Turquie, de rester
neutres, puis, après avoir fortifié Gonstantinople à nos frais,
envoyé notre flotte dans la mer Noire, de déclarer la guerre
au moment opportun; une place d'armes de premier ordre
devait être notre récompense. Dans les deux cas, aucune
1. Lettre du 19 octobre 1877 à la reine, Buckle p. 185.
2. Mémorandum à lord Devhy (Life, VI p. 52-3). Il suggère de même de mo-
deler la garnison anglo-allemande sur les « garnisons fédérales » de Mayence
et d'autres lace-; l'o.'Les '4-0 .-ma niques après 1815.
DISRAELI ET SALISBUR Y $95
considération n'était témoignée au sultan. ^înis soudain Bea-
consiield se transforme en un champion zélé de l'indépendance
turque 1 ».
Lady Gwendolen Cecil attribue cette dernière volte-face
à des raisons de i)ol!ti((ue intérieure. En décembre 1(S78. les
libéraux avaient repris leur agitation anti-turque; or lord Bea-
consfield s'était toujours montré « nK^rbidement effrayé » de
paraître céder à la pression de ce mouvement, même quand il
eut le plus d'influence. Maintenant, de peur de paraître adhé-
rer à la politique d'expulsion des Turcs réclamée à un grand
meeting tenu à Saint-James Hall, il se refusait à exercer la
pression conseillée par Salisbury jiour forcer le -->ultan à accep-
ter les réformes, sans songer au 'surplus que des réformes sé-
rieuses étaient la seule chance du maintien de rinléoriié de
l'empire turc.
On aperçoit ici l'une des plus fortes ombres du caractère
de Disraeli. Il aimait l'Angleterre, certes, et avec lyrisme, mais
ses passions contre ses adversaires étaientsi violentes qu'au fond
sa politique extérieure, trop souvent, ne se proposa que d'être
le contre-pied de la leur. Au début de sa carrière, ])Our miner
le cabinet whig qui fit la réforme de 1832, il avait osé écrire
tout un ouvrage 2, d'une rare violence, où il accusait lord Grey
et lord Palmerston d'avoir livré l'Angleterre à la France, et
où il représentait ce pays comme l'ennemi héréditaire et
nécessaire du sien, et son roi comme le dernier des hommes ^.
Quarante années de vie parlementaire et la plus haute des
charges n'avaient pu lui donner une idée plus élevée de la
])olitique étrangère. Il est vrai qu'il haïssait Gladstone infi-
niment plus qu'il n'avait haï Palmerston. Dans ses lettres à
lady Bradford. il l'appelle << ce tartuffe », et jilus souvent encore
« cette canaille >>. A lord Derby il écrit : « La postérité fera jus-
1. Ceci), 111. - Ces <ioii\ plans rapiiellent les idôos exposées en septembre
h Derby, mais avec des modifications imporlanles).
2. TCiKjlnnd and Franrr nr <i cure far llic miiiislcrial Gallmnania. Ce titre fait
deviner b' contenu dn pam|)hlel, mais non |'ri|,r(>té inouïe de la forme. On en
trouvera de-; extraits dans BiieUle, (1. p. -207 et siuvanles).
:i. Cetli- pnldication était d'autant plus Scandaleuse (|ue, comme le remarque
son biotîraplie Monnypenny, très peu d'années après il s'exprima sur l'entente
cordiale tout autrement, i-t devint même un ami pei-soinn-l de l,iiiii>;-I'liilippe.
896 LA VIE DES PEUPLES
tice de Gladstone, ce maniaque sans scrupules, extraordinaire
mélange d'envie, d'esprit de vengeance, d'hypocrisie et de
superstition, et dont le trait marcjuant est qu'il n'est jamais un
gentleman ^. «
Gladstone, il est vrai ne s'exprimait pas avec plus de mé-
nagement sur son compte. Après le traité de Berlin, il dit à
Théodore Delyanni, de passage à Londres, que Disraeli était
un menteur notoire et que la Grèce avait été bien naïve de
croire à ses assurances ^. Comme toute la presse libérale ^, il
accusait Disraeli d'être guidé dans sa politique orientale non
par les intérêts de l'Angleterre, mais par ses instincts sémiti-
ques, parles rancunes antichrétiennes et les ])réjugés pro-turcs
des Israélites.
Que Disraeli soit antichrétien, c'est incontestable. Il l'est à tel
point qu'il ne comprend pas que ses ministres aient d'autres
sentiments. Il se moque des sympathies de ses collègues angli-
cans, notamment de lord Carnarvon,pour l'Eglise orthodoxe,
qu'il appelle, lui, « l'hérésie de Photius »; il se plaint des obsta-
cles qu'il trouve dans les sentiments religieux de la plupart
des membres de son cabinet ^, dans leurs rapports avec des
évêques. Mais c'est surtout l'idée que la Grande-Bretagne a
le devoir de protéger les chrétiens qui l'exaspère au plus haut
point. « Salisbury », écrit-il à Derby le 28 décembre 1876, « est
plein de préventions, et ne se rend pas compte qu'il a été
envoyé à Gonstantinople pour tenir les Russes hors de Turcjuie,
et non pour créer une existence idéale aux Turcs chrétiens ».
Lui certes n'est pas influencé par de pareils soucis. Lord
Buckle s'est donné infiniment de peine pour expliquer le dis-
cours qu'il prononça au moment des atrocités bulgares; mais
quiconque relira cette harangue singulière pensera que l'évè-
que qui la qualifia alors de « bouffonnerie cynique » n'exagérait
1. Buckle, p. 67.
2. Je tiens ces propos de la bouche même de Delyanni.
3. Voyez une amusante lettre de Salisbury prévoyant que, quand on appren-
drait le traité du 4 juin. « M. Gladstone ferait un discours de quatre heures sur
l'égoïsme de l'Angleterre et le désintéressement de la Russie, tandis que le Daily
News prouverait de manière décisive que l'idée de prendre Chypre ne pouvait
venir qu'aux instincts sémitiques du premier ministre ».
4. Lettre à Derby en date du 19 novembre 1876.
DISRAELI ET SALISBUEY 897
guère ^ Son antipathie ne se bornait pas aux Bulgares ^. Une
fois qu'il eut Chypre en poche, il ne songea plus qu'à une chose :
conserver à la Turquie le plus de territoire possible en Eu-
rope ^. Il se félicita de la façon dont furent traités à Berlin
les autres chrétiens. « J'ai toujours été d'avis », écrit-il le
20 juillet 1878 à la reine, « que les Etats tributaires rebelles
devraient recevoir une compensation aussi maigre que pos-
sible ». Ainsi, pour lui. Roumains et Serbes ne sont que des
sujets rebelles, coupables de félonie envers leur maître légi-
time. Les Grecs, qui, eux. ne sont pas rebelles, qui sur ses
conseils sont restés neutres ^ et dont il a reconnu les revendi-
cations comme légitimes tant ^ans des mémorandums à ses
ministres ^, que dans des documents officiels ^, sont encore
plus mal traités. Tant que le congrès de Berlin n'est pas con-
voc[ué. il fait, certes, sonner très haut l'injustice commise
par le traité de San Stefano aux dépens des Grecs, auxquels
les Français et les Italiens s'intéressent alors vivement.
Mais, le but atteint, il les abandonne complètement. En pleine
séance, il fait de l'ironie aux dépens de leurs plénipotentiaires,
et, à son retour en Angleterre, justifie cet abandon en disant
qu'ils avaient tourné leurs yeux ailleurs', ce qui était faux.
Sa biographie® révèle qu'il alla encore plus loin; il prit sur lui
d'écrire à Bismarck pour lui expliquer que la réalisation des
stipulations du traité de Berlin accordant l'Epire méridionale
à la Grèce entraînerait une guerre albanaise. « Songez à cela.
1. La reine, liircopliile. mais clirétieiine, eut une toute autre conduite. Quand
en septembre, après la clôture du Parlement, arrivèrent les rapports de Fjaring.
envoyé sur les lieux, < elle fut horrifiée et pressa son premier ministre de flétrir
par un discours public les crimes et leurs auteurs. Plusieurs des collègues de
Disraeli jjartatreaient cette façon de voir, mais lui estimait qu'il avait montré
suffisamment son horreur des atrocités pendant les débats parlementaires ».
(BucKie, p. 64).
2. 11 rejetait sur les chrétiens en général la responsabilité de la crise d'Orient.
Voyez notamment sa lettre ;i lord Derby du 2(! novembre 1876.
3. " Ce congrès », disait-il à Berlin, " est réuni pour consolider le sultan et non
|iour partager ses territoires ».
4. Le fait est reconnu par sa biographie (Vl, p. 285).
5. Dansson mémorandum deseptembre 1876 il disait : » l'agrandissement de la
rjrèce est indiq\ié [lar la nature des choses ».
6. Voir toute la correspondance officielle échangée avec la Russie. 11 y est
(juestion entre autres du «uutrm interesl «que l'Angleterre nourrit pour la Grèce.
7. C'est-à-dire vers la Hussie.
8. Page 340-1.
898 LA VIE DES PEUPL ES
cher prinrc >.. dit-il, et il conseille qu'on se borne à rixéeulion
des sli()ulalions relatives à la Thessalie. De fait, tant qu'il
resta au pouvoir, il s'arrangea pour que les Grecs n'eussent
rien mèm(> en Thessalie ^.
Ses adversaires attribuaient communément cette sympathie
pour 1(> Turc, cette haine du chrétien au fait ([u'il était de-
meuré un « crypto-juif ». Pareille explication paraît invrai-
semblable en France, où il y a tant de juifs ])hilhellènes et de
chréliens turcophiles. Mais en Angleterre les convictions re-
ligieuses ont leur contrecoup sur les affaires étrangères. Si les
sympathies de beaucoup d'anglicans allaient non seulement
aux petits peuples balkaniques, mais même aux Moscovites
si redoutés, c'est, sans nul doute, uniquement |)arce qu'ils appar-
tenaient à cette Eglise orthodoxe qui jadis lutta avec l'Eglise
protestante contre les progrès du « papisme » en Orient. In-
versement les Israélites anglais n'oublient pas que ])endant
de longs siècles leurs coreligionnaires trouvèrent asile chez les
sultans. De nos jours encore, les principaux représentants de
la turcophilie dans le parti au pouvoir en Angleterre (lord
Reading et Montagu) ne sont-ils pas israélites? Mais au début
du xix^ siècle, dans les milieux où fut élevé Disraeli, à peine
écliappés des ghellos, la tolérance turque devait })araître
encore plus méritoire. Or Disraeli, s'il reçut le baptême (à treize
ans), eut le mérite de n'être pas un renégat. Il ne renia jamais
ses origines et poursuivit de sa haine les ennemis de sa race.
Quand lord Derby lui passa la présidence du conseil, son pre-
mier acte fut de débarquer très cavalièrement le lord-chance-
lier, le plus haut personnage du cabinet après lui, « qu'il jugeait
insuffisant et qui avait été un des plus résolus opposants à la
cause juive ^ ». Cela se passait cinquante ans aprèssonbaj)tême.
Vingt-cinq ans j-jIus tôt, il écrivait Abi'oy. roman juif jiatio-
naliste (nous dirions aujourd'hui sioniste), et. chose extraordi-
naire pourré|)oquc, il allait scbatt re en Orient pour les Turcs ^.
1. En revanche il ne leur ménagea pas ses c|uulibels > La Grèce », dil-il en
jtleine Chambre. « a un glin'ienx passé et un brillant avenir, elle peut attendre ».
Sans le retour au pou voir de Gladstone, qui obtint pour elle une partie des ter-
ritoires promis à Berlin, elle aurait attendu longtemps.
2. Life, tome IV, p. 593.
3. Life t. I, p. 158. Il arriva — heurensement pour lui — une fois les hostilités
finies. Mais il ne se rendit pas moins au quartier-général du grand-vizir.
DISRAELI ET SALISBURY 899
Ses origines sont donc inconstestablement pour beaucoup
dans sa politique. Mais, à expliquer cette politique uniquement
par ses « instincts sémitiques », ses adversaires ne voyaient
qu'une partie de la vérité. Son sémitisme aurait pu le conduira
à la haine de ceux des orthodoxes qui persécutent les Israélites,
mais non des Grecs, qui. quoique souvent rivaux commerciaux
des Juifs, leur ont accordé l'égalité politique avant tout autre
Etat européen, la France exceptée. En réalité, la turcophilie
de Disraeli, si elle est en partie sémitique a également un ca-
ractère artistique et littéraire ; elle découle des impressions de
son grand voyage en Orient (1830-1), telles que nous les con-
naissons parfaitement par ses lettres ^ et son roman autobiogra-
phique Contarinî Fleming. A 'cet égard. Disraeli est un ancê-
tre de Pierre Loti. Les journalistes athéniens ont été étonnés
quand l'auteur des Désenchantées leur confessa que la baie de
Salamine le laissait froid. Voici les méditations de Contarini
Fleming « sur les ruines d'Athènes » ^ : « Pourquoi ne pas étudier
aussi les Orientaux? Sûrement nous découvririons dans les
pages des Persans et des Arabes des nouvelles sources d'émo-
tion, de nouveaux modes d'expression, de nouvelles suites
d'idées et de nouvelles explosions d'imagination ».
Disraeli n'avait pas plus tôt débarqué en E])ire qu'il dét ta-
rait à Austen détester les Grecs plus que jamais ^. 11 ne les avait
pas vus huit jours. Son enthousiasme pour les Turcs est aussi
immédiat que sa haine pour les Grecs. Dans cette même lettre
à Austen, la première qu'il écrivit d'Orient, il dit :
'( ,Jo ne puis vous donner dans une simple lettre une idée de tous
les pachas, de tous les silictars et de tous les agas avec qui nous avons
échange des visites. Chaque matin nous rendions des visites, assis-
tions à des revues et nousgorgions de confitures; chaque soir, des dan-
seurs et des chanteurs étaient envoyés à noire maison par quelque
vizir ou (juelque paclia. Pendant une semaine je revécus des pages des
I. Rc|iiu(liiil('s flaii-^ /,(7''. t. 1.(1. lô!S et ?ui\ antps.
vî. nii:uifl Di^^raf'li visitsi AIIk'mips, les Tiu'cs avaient déliiiit la \ ille. mais le-
naifnr<')if;orp l'.\cropol<', qu'ils devaient bientôt évacuer. Disraeli se vante d'a-
voir étt'; le dernier étranger (|ui ait visité l'Acropole avant le départ de la garni-
son turque.
3. P. 158.
900 LA VIE DES PEUPLES
Mille el une niiils : quels détilés ! quels habits magnifiques ! quels cor-
tèges de cavaliers ! quelles caravanes de chameaux ! Et, puis les délices
d'être traité en grand personnage par un homme (le grand vizir com-
mandan' l'armée) qui décapite chaque matin la moitié desa province ».
Retenons ce dernier trait: c'est bien la « bouffonnerie cyni-
que » que flétrissait un demi-siècle plus tard l'évèque de Bom-
bay ^. Mais retenons aussi c[ue dans une armée turque qui
réduit sans pitié des provinces révoltées il ne voit que le côté
pittoresque. Pareillement, dans une lettre à prétentions poli-
tiques, il juge les peuples d'après leur costume ^ et il prend en
grippe les Arméniens, « qui constituent la base de la vie écono-
mique », parce cju'ils portent « des capes rondes et noires du
plus mauvais goût ».
Le caractère littéraire plutôt que politique des opinions de
Disraeli avait frappé Napoléon III ^. Ou'aurait-il dit s'il avait
lu la lettre suivante, adressée de Constantinople à E. Lyt-
ton Bulwer :
« Je vous confesse que mes préventions en faveur des Turcs sont
confirmées par mon séjour en Turquie. La vie de ce peuple s'accorde
grandement avec mes goûts naturels pour l'indolence et la mélancolie.
Reposer sur de voluptueuses ottomanes, fumer de superbes pipes, se
prêter journellement au luxe d'un bain qui exige une demi-douzaine
de serviteurs; longer des rivages qui forment de perpétuels tableaux
dans un caïquc sculpté, et ne connaître dautre fatigue que le trot d'un
cheval arabe, c'est une vie infiniment plus raisonnable que le bavarda-
ge des clubs, l'ennui des salons et la vulgarité de nos controverses
politiques >>.
On dirait du Pierre Loti moins bien écrit ; et le rapprochement
se peut pousser plus loin. « Pour me présenter au grand-vizir »,
écrit-il à Austen, « je combinais tel costume que le permettaii
une garde-robe hétérogène; les Turcs étaient ébahis ». D'une
lettre de son compagnon de voyage Meredith, il résulte que cet
l. Dp même, après un portrait très flatté du s-ultan, il dira: «C'est le pi us affable
des princes, il se mêle à ses sujets et les taxe sans ombre de pitié ». (p. 169).
2. P. 168-9. Sa lettre est datée de Constantinople et adressée à son frère Isaac.
.3. Il le dit formellement à lord Malmesbury, qui le consigna dans ses Menvnr
of an ex-minisîpr à la date du 19 avril 1857.
DISRAELI ET SALISBURY 901
ébahissement n'était pas un éblouissemenl. Le médecin du
vizir, qui baragouinai! lifalien. no put s'empêcher de lui de-
mander. '( Oiieslo veslo infilcse o fanlasia'^ » — « Inglose c fantas-
iico ^) lut la réplique de linipi-rturbable Benjamin ^ Avec fierté,
il relate que « Mechmet paclia lui a dit qu'il ne Ta pas pris jiour
un Anglais parce qu'il marchait lentement. « On croirait en-
tendre M. Jourdain promu à la dignité de mamamouchi.
Quarante-six ans plus tard, ce voyage en Orient devait
av'oir une grande répercussion sur la })olitique britannique.
G'estsur les impressions du jeune littérateur, sur ses sympathies
pour un « peuple <ahne et somptueux, dont les habitudes cor-
respondent tellement à sa conception des bienséances et du
plaisir » que se fonde l'attitude du premier ministre 2. Sans les
vents qui, empêchant le jeune Disraléli de loucher à Rhodes,
le poussèrent « vers le royaume rosé de Venus », ^ l'ile de Chy-
pre ne serait pas aujourd'hui encore une colonie britannique *,
tandis que la conviction acquise à Constantinople que les Rus-
ses n'avaient dû leur victoire de 1829 qu'à la trahison^ expli-
que les illusions de l'année 1877 sur une résistance victorieuse
des Turcs,
L'inconsistance, l'imprévoyance, et, jusqu'au traité de
Berlin, la singulière hésitation de la politique de Disraeli appa-
raissent dans ses lettres. Pour les années 1875 à 1877. on peut
il est vrai, invoquer trois circonstances atténuantes; il était
mal informé par ses ambassadeurs, il se heurtait à une opposi-
tion démagogique, et son action était ])aralysée j)ar ses minis-
tres.
Sur le premier point, ses plaintesincessantess'expi-imentsou-
1. Mereditli nous a conservé la description de ce costume à la vérité plus fan-
taisiste encore qu'anglais. « l'i<,'\irez-vous une chemise entiéromeat rouge, a\ec
de gros boutons d'argent, un pantalon vert avec des parements de soie, autour de
la taille un grand chrde albanais multicolore, des babouches turques rouges, et
pour compléter le tout, une veste espagnole couverte de broderies et de rubans »
(T. I, p. 159).
2. Life, p. 159.
3. Voyez Life p. 171, où il parle à sa so^ur de Chypre comme d' " une ilc fa-
meuse dau'^ tous les temjis », de \ énus. des Croisés, etc.
4. On a souvent cité le passa<,'e de Tar.crède où, dès 1847. Disraeli demandait
Chypre |)Our prix d'un concours armé à prêter par les .Anglais aux Turcs.
5. Lettre h son frère Isaac en date du 1 1 janvier {Life, p. 169). C'est dans cette
môme lettre qu'il apprécie les différentes nationalités d'après leur costume.
902 LA VIE DES PEUPLES
vent de façon fort divertissante : « Pendant toute la crise da-
nubienne, aucun des ambassadeurs de Sa Majesté n'était à
son poste; ils prenaient Dieu sait ciuelles eaux, probablement
celles du Lethé. » écrit-il dès septembre 1875 à lady Bradford.
Dans sa correspondance, pourtant officieuse, avec Derby, il
prend successivement tous ses ambassadeurs à partie : « Dans
les deux postes principaux, Vienne et Constantinople, nous
sommes très faibles. Elliot a beaucoup de qualités mais il
manque d'énergie, on devrait profiter de sa déplorable santé
pour lui donner un coadjuteur. OuantàBuchanan,jele connais
depuis 1830, et puis témoigner que l'âge n'a pas affaibli son
intelligence. Il fut toujours d'une désespérante médiocrité )>.
Bientôt c'est le tour de l'ambassadeur à Saint-Pétersbourg,
lord Augustus Lof tus, qualifié tantôt de pomposo, tantôt de
« parasite de Livadia » ou d' <( homme qui a peur de l'ombre de
Gortchakof '\ Pour lord Odo Russell; « en extase devant Bis-
marck », c'est <( le pire de tous ces ambassadeurs inutiles » ^. —
D'ailleurs, les ambassadeurs étrangers ne sont pas mieux trai-
tés ^, et le ministère de la guerre l'est plus mal encore : « le
département des renseignements aurait dû s'appeler le dé-
partement de l'ignorance ^ ». S'il y a une part de vérité dans ces
lamentations^, si Disraeli avait raison de se méfier d'ambassa-
deurs de carrière « faibles et attachés aux formes », il eut le
tort de ne pas moins se méfier des avis salutaires qu'envoya
de Constantinople un ambassadeur extraordinaire qui n'avait
ni l'un ni l'autre de ces défauts, lord Salisbury ^.
1. A Derby, 13 septembre 1877.
2. Ici encore ses appréciations, pour être partiellement injustes, sont trop
amusantes pour ne pas être reproduites. « J'ai reçu la visite des ambassadeurs
d'Autriche et de Russie. Us ne savaient rien et se flattaient que je prenais leur
ignorance pour une sage réserve. Leurs gouvernements ne les tiennent pas au
courant, et ces gouvernements eux-mêmes ne savent quelles décisions prendre.
Beust est imaginatif et rêveur. Quant au charmant Chouvalof, je suis parfaite-
ment convaincu qu'au lieu d'être un profond et rusé diplomate il ne sait pas l'A.
B. G. de son métier, et qu'il est parfaitement sincère dans les fréquentes assuran-
ces qu'il nous donne sur ce point » (à lady Bradford, 3 novembre 1875). A quel-
ques mois de là, il écrit h lord Derby de l'ambassadeur allemand : « Munster est
soupçonneux et stupide ».
3. À son secrétaire. 17 décembre 1876.
4. Ainsi Buchanan assurait Salisbury de passage à Vienne (à la fin de 1876),
que l'Autriche-Hongrie n'avait pas de visées sur la Bosnie, alors que la conven-
tion de Rcichstadt lait déjà signée.
5. Dans une lettre à Derby,
que désir de guerre et chez les
il reproche à Salisbury « de ne voir chez les RussCg
5 Turcs qu'inflexiblitè. tandis que les Russes pr
DISRAELI ET SALISBUBY 903
Il est bien eertaiii que Tattitude de l'opposition a beaucouj)
gêné Disraeli. John Morley a expliqué la conduite de Gladstone
en 1876 par quatre raisons ^ qui sont très exactes. Mais lord
Buckle ne se trompe pas en y ajoutant c son désir intense de
renverser son trop heureux rival ». Pendant le duel Disraeli-
Gladstone (1865-1881), l'Angleterre en l'ut souvent au poini
où la rivalité entre les chefs- des grands partis atteint une
telle acuité qu'elle transforme les questions de politiciuc
étrangère en arguments électoraux.
Il est exact aussi que Disraeli, jusqu'en 1878, n'eut pas les
mains libres, car pendant longtemps son cabinet fut en proie
à de violentes dissensions ^. et le premier ministre demeura loin
de régner sur lui en maître absolu. II avait à compter surtout
avec les « trois lords ». Salisbury et Carnarvon n'étaient entrés
dans son cabinet que par dévouement au parti; ils n'avaient
])as oublié les violents dissentiments de 1867*, et lui-même ne se
sentait guère en communion d'idées avec ces aristocrates im-
bus d'anglicanisme ^. Mais ce fut lord Derby, son disciple chéri "
parcnl un compromis et que les Turcs y sont enclins » (/,//(', I. \'l. ]>. 1 !-■,' . Çuel-
ques jours après les Turcs rejetaient les réformes, et les Ru^se*- (|ui ne s'élaicnl
montrés si modérés que parce qu'ils prévoyaient ce refus, n'atferdin ni (jue le
printemps pour franchir le Pruth.
1. A savoir : 1° le rejet par l'Angleterre du mémorandum de Berlin: 2° les
atrocités bulgares; .3° les responsabilités encourues du fait de la guerre de Cri-
mée; 4" sa sympathie pour l'Eglise orthodoxe.
2. Qu'il y eût là, malgré les apparences, plus de la faute de Disraeli (|ue de
Gladstone, cela semble résulter de ces deux observations; 1° Disraeli avait déjà
essayé de réveiller les souvenirs des guerres franco-anglaises pour combattre la
politique si sage des Whigs en 1832; 2° Gladstone n'hésita pas à continuer la
politique orientale de Salisbury en 1886.
3. '< Empêcher le cabinet de se dissoudre fut pour moi une plus grande vic-
toire que de battre Gortchakof ou de déjouer les intrigues de Bismarck » (ii lady
Bradford, 28 février 1878).
4. Ils avaient alors donné leur démission plutôt que de participer - au saut
dans l'inconnu » qu'était aux yeux de beaucoup l'extension si libérale de l'é-
lectorat.
5. Il en voulait surtout à lord Carnarvon. le « petit Carnarvon ». comme il ap-
pelait cet homme éminent par la culture et le caractère. Il lui reprochait cons-
tamment ses sympathies pour l'église grec(|ue; mais c'est surtout les dîners (lue
son ministre offrait aux journalistes île l'ofiposition c[ue Disraeli ne pouvait pas
digérer. « Ils boivent son porto et disent du mal de moi » écrivait-il à lady Brad-
ford. Ce qui l'exaspérait fiarticulièrement. c'est que ces propos étaient tenus
devant la belle-mére de Carnarvon, cette lady Chesterfield, sœur de lady Brad-
ford, dont, à l'nge de soixante-dix an*;. Disraeli avait demandé la main.
6. Tout jeune député. Derby, alors lord Sfanle\, avait eu I8.'')3 soutenu le
droit pour le,s Israélites de siéger au Parlement.
904 LA VIE DES PEUPLES
fils de son ancien chef, qui lui donna le plus de fil à retordre.
Derby était un homme d'un haut caractère, d'une puissance
d'argumentation peu commune, d'une intelligence et d'une
éloquence très réelles cjuoique glaciales, d'une application au
travail peu habituelle chez un aussi grand seigneur i, mais af-
fligé à un degré extraordinaire, inouï, d'un défaut immense
chez un homme ])olitique : l'irrésolution. Et, ce défaut,
non seulement 2 il le possédait, mais il employait tous ses ra-
res dons intellectuels à le servir. Quand il fallait adopter une
politique passive, on pouvait compter qu'il trouverait pour elle
les meilleurs arguments ^. Quand ses collègues avaient pris une
résolution, on était sûr que, soit par des exceptions dilatoi-
res, soit par la forme qu'il lui donnerait dans ses dépêches
ou ses conversations avec les ambassadeurs, il empêche-
rait qu'on n'aboutît. Avec lui la politique anglaise devint « un
bateau c[ui suit paresseusement le courant et dont l'effort se
borne à éviter les collisions ^)). Or,jusc[u'en 1878, Disraeli ne put
ni décider Derby à agir, ni se passer d'un homme qui, par ses
talents et sa qualité de fils de l'ancien président du conseil,
était considéré comme le sous-chef du parti, et dont le prestige
de sa famille faisait un des grands électeurs tories. Le jour,
disent les admirateurs de Disraeli, où l'auteur de Tancrède
put « débarquer » Derby ^, nous eûmes le traité de Berlin,
1. Elle exaspérait son père, homme d'un tout autre tempérament. On lui de-
mandait, un jour comment il se faisait qu'il n'eut pas encore envoyé à son fils
sa traduction d'Homère. « .l'attends de la mettre en prose et de l'imprimer sous
forme de Livre Bleu » fut la réponse. Deux lettres contenues dans la Vie de Dis-
raeli nous peignent admirablement le contraste entre les deux hommes. L'une,
émanant de Lennox représente, en 1857 » le chef de notre parti, ne songeant
qu'au whist, au billard et aux courses; impossible de lui extraire un mot
sur les affaires publiques ». L'autre, de 1875, nous montre le fils, devenu ministre,
se privant régulièrement de déjeun<^r pour pouvoir travailler toute la journée
sans désemparer.
2. Il est plus facile, disait-on, de faire marcher un édredon que de lui faire
prendre une décision.
3. Ainsi pour ce qui est de Constantinople « Aucune grande puissance n'est
désireuse de la voir entre les mains d'une autre; aucun petit Etat n'a la force
de la garder: une occupation internationale est un expédient douteux et dan-
gereux " (discours à une délégation.ouxTière, le 11 sept. 1876). Toutes les formes
d'action sont successivement écartées avec une logique merveilleuse.
4. Lettre de lord Salisbury à lord Lytton, 9 mars 1877.
5. Il montra en la circonstance sa rare dextérité électorale. Il fit en effet entrer
aussitôt dans son cabinet avec le portefeuille é^ la guerre, le propre frère de
Derby. Ainsi l'énorme influence des Stanley dans le Lancashire demeura acquise
aux conservateurs.
DISRAELI ET SALISBURY 905
un des plus grands triomphes de la diplomatie anglaise.
Mais le traité de Berlin fut-il vraiment un triomphe? C'est
la question. Du point de vue général, certainement non. x Vio-
lé autant qu'on peut l'être, comme la belle Cunégonde, il
demeure le seul traité dans l'histoire sur lequel tous ses signa-
taires aient porté la main ^ Il n'a cessé d'être la source de
frictions, de mobilisations, de révolutions, de conflits armés,
et de guerres ^ ; il n'a pas pu empêcher pour un laps de temps rai-
sonnable le mal qu'il se proposait d'éviter : la dissolution de
.'empire ottoman. Bien pis, il a engendré des maux nouveaux,
car il a rendu impossible le partage pacifique de la Turquie
d'Europe entre les Etats chrétieçis. Ici les responsabilités de
Disraeli sont énormes. Si en effet le traité de Berlin, tout en
laissant aux Bulgares les limites auxquelles leur donnait droit
la théorie des nationalités, avait accordé à la Serbie, à la Rou-
manie ei à la Grèce un accroissement légitime, s'il avait établi,
w comme le prescrit la nature des choses », un équilibre entre
les Etats chrétiens, ceux-ci se seraient entendus entre eux, et
une Confédération balkanique eût été réalisable. Au lieu de
cela, dans sa rage anti-chrétienne, il poursuivit l'entreprise
doublement chimérique de consolider la Turquie en Europe
et de partager la Bulgarie en deux. Bientôt les Bulgares, le
St)ul peuple balkanique qui ne se fût pas sérieusement révolté
contre les Turcs, se trouvèrent constituer un royaume presque
double de la Grèce et la Serbie laissées à peu de chose près au
point où elles étaient avanl la guerre turco-russe. Il s'ensuivit
1. En effet, comme le remarque M. .Miller (p. 396), les articles 23 et 61 qui
stipulaient des réformes en faveur des chrétiens d'Europe et d'Asie furent vio-
lés tant par la Truquie, qui ne réalisa pas ces réformes, que par les grandes puis-
sances, qui n'en exigèrent pas la réalisation et laissèrent massacrer les chrétiens,
et notamment les Arméniens, k qui elles avaient garanti une bonne administra-
tion. L'article 59 fut violé par la Russie, qui ferma et fortifia le port de Batoum;
l'article 25 par l'.Vutriche, fiui annexa la Bosnie; l'article 63 par l'Italie, qui an-
nexa Tripoli: la Roumanie tourna l'article 48 qui garantissait aux .Juifs l'éga-
lité civique: la Bulgarie annula deux séries entières de clauses, en réalisant son
union avec la Roumélie orientale. La Turquie viola le protocole 13. en refusant
de céder Janina et l'Olympe h la (Jrèce: par contre, cette dernière proclama
son union avec la Crète, et ainsi de suite.
2. 11 serait fastidieux d'éiiumérer toutes les mobilisations qui se sont succé-
dé depuis 1878 dans les Balkans, ainsi que les révolutions qui n'ont cessé d'é-
clater en Crète, Macédoine, l-^piri' et .•\lbanie. Les guerres furent la guerre biilga-
ro-serbe fl8SH), la êtuimtp gréco-turque (1897): la première et la seconde guerre
balkani(iue (1912-3); la guerre de 1914-s.
906 LA VIE DES PEU LE S
que la Bulgarie crut pouvoir aspirer légitimement à l'hégémo-
nie ; de là les coups des comitadjis de 1902-3, les attaques brus-
quées de 1913 et. 1915, et le reste.
Du point de vue purement anglais, il a été prouvé que Chy-
pre est d'une utilité militaire nulle, tandis qu'elle ( onstitue un
sérieux embarras pour tout ministre biitannique invoquant
la théorie des nationalités. Ce (jui est plus grave, la Turquie
« consolidée » et la Bulgarie renforcée se joignirent j)enclant la
grande guerre aux ennemis de l'Angleterre, qui avait par
contre à ses côtés les « petits Etats rebelles » dont Beaconsl'ield
était si joyeux de voir les frontières réduites. Le sultan n'avait
pas d'ailleurs attendu le xx^ siècle pour se jeter dans les bras
de l'Allemagne ^.
Il est malgré tout facile de comprendre l'enthousiasme
avec lequel Beaconsiield fut sacré < surliomme » au Itud'-main
du congrès de Berlin. Abstraction faite du talent de mise en
scène de ce cabotin de génie ^ il faut reconnaîl re que la Russie
triomphante après San-Stefano. revint humiliée de Berlin,
alors que l'Angleterre, quantité négligeable en janvier 1878,
appararut cinq mois après comme l'arbitre de l'Orient.
Le grand public, appréciant toujours une politique à ses
fruits, ne s'attardait pas à voir que ce résultat était dû moins
au génie de Beaconsl'ield qu'aux erreurs d'Ignatief et de ses
amis. Les auteurs du traité de San-Stefano réussireht ce tour
de force de se mettre à dos non seulement les Turcs et les
Grecs avec les puissances qui s'intéressaient à ces peuples,
mais aussi les Roumains et les Serbes, leurs alliés, et enfin
l'Autriche-Hongrie, avec laquelle ils avaient un an auparavant
1. 11 l'osulLi' de docunienLs inédits publiés dans la biog'rapliie de GliarlesDil-
ke, que le sultan (tome I. p. 412) offrit son alliance à rAllema-iue contre la
France, pendant que Bartliélemy-SainL-llilaire était, au quai d'Orsay. On se
souvient que le premier acte de ce ministre avait été de désavouei- la politi(]ue
philhellénique de Gambetta pour entamer à coups de circulaires une violente
campagne contre les propositions de (iladslone. Il voyait dans la Turquie une
amie traditionnelle de la France. II ignoi'ait comment cellt^-ci le payait de ses
peines.
2. Voyez l'habileté avec laquelle il a résumé sa politique dans la formule :
« la paix avec l'iionneur «, bien faite pour enflammer la mentalité liritannique,
pratique et romanesque à la fois.
DISRAELI ET SALISBURY 907
signé un traité ^ Cette dernière faute dépasse en aveuglement
politique l'infamie ^ de dépouiller la Roumanie ; en rompant
ainsi l'entente des trois Empereurs, qui gênait si fort Disraeli
et en établissant une rivalité austro-russe permanente, elle
faisait de l'Angleterre, libre de s'allier avec l'un ou l'autre des
doux empires, l'arbitre de l'Orient. Elle avait pour effet im-
médiat de réduire à l'impuissance l'armée russe épuisée et
exposée à tout moment à se trouver prise dans une souri-
cière entre les navires britanniques et les soldats de Fran-
çois-Joseph.
La politique de Beaconsfield était évidemment préférable à
celle des hommes qui, entraînés aoit par l'esprit d'opposition
soit par les sympathies confessionnelles 2, croyaient au
désintéressement de la Russie. Elle l'emportait également
sur celle de lord Derby qui, par ses hésitations perpétuelles,
avait encouragé la Russie à mettre en question les intérêts
vitaux anglais et rendu ainsi presque fatale, la guerre qu'il se
proposait d'éviter. Mais cette supériorité sur ses rivaux et
sur son ex-collègue ne donne à Beaconsfield ni la porspicacité,
ni les vues précises, ni l'objectivité ni la fermeté dans le
dessein. Ces attributs du véritable grand homme d'Etat,
c'est chez lord Salisbury qu'il faut les chercher.
IV
Ce qui frappe tout d'abord dans les lettres de lord Salis-
bury, c'est sa perspicacité pour ainsi dire prophétique. On y
trouve prévus tous les grands événements des années 1914 à
1. Cft traité était respecté on apparence, puisque la Bosnie et l'Herzégovine
demeuraient au sultan; mais le traité de San-Stefano ne stipulait pas leur occu-
pation par l'Autriche, et le couloir qu'il laissait entre les frontières serbes et
monténégrines était si étroit que le Drang nach Oslcn devenait impossible. (Pour
comprendre mieux ceci, il faut avoir sous les yeux une carte de la péninsule
balkanique selon le traité de San Stefano; on eu trouvera une dans Miller, p. 386.)
2. Le mot n'est [)as trop fort si on considère qu'avant les hostilités les Husses
avaient garanti aux Roumains l'iutégrilé de leurs frontières, et que durant
la guerre ils ne durent leur salut devant Plevna qu'à l'arrivée de l'armée rou-
maine.
3. Lord (laitiatNciii. I5:itli. elc.
908 /..-i VIE DES PEUPLES
1918. Sa correspondance avec lord Lytton, vice-roi des Indes,
est particulièrement intéressante. Dans deux lettres successi-
ves, les 16 février et 2 mars 1877, il prédit à Lytton cjne si l'An-
gleterre est engagée dans une grande guerre, ce sera contre l'Al-
lemagne, non contre la Russie, et les raisons pour lesquelles
il ne craint pas les Russes, souvent indiquées dans sa corres-
pondance, sont développées le 27 avril 1877 :
« Excepté l'étendue qu'ils occupent sur la carte, rien dans leur his-
toire ou leur situation actuelle n'explique la terreur qu'ils inspirent à
nos coloniaux et à notre parti militaire. Sauf quand ils se sont trouvés
en conflit avec des Orientaux barbares, ou avec les Polonais qui ne
valent pas beaucoup mieux, leurs annales militaires n'ont enregistré
que des défaites ; leurs seuls trophées furent de repousser deux envahis-
seurs qu'une longue série de victoires avaient conduits au cœur de
leur empire, à Moscou et à Pultava. Leur histoire navale est simple-
ment inexistante. Peuple peu guerrier, ils ont une bureaucratie cor-
rompue, et leurs chefs ne montrent de compétence que s'ils les em-
pruntent à l'Allemagne. Leurs finances ne furent jamais bonnes; leur
situation sociale est une crise prolongée, menaçant de tourner dans
un moment de faiblesse, en une révolution socialiste ».
Non moins pro])hétiques sont ces lignes extraites de la pre-
mière lettre c[u'il adresse comme ministre des affaires étran-
gères à son ambassadeur à Vienne (10 avril 1878) :
« La fin de l'Autriche n'est pas une chimère. Elle a montré récem-
ment une telle faiblesse et un tel manque de confiance dans ses forces,
et tant de cette absence de sincérité qui est une preuve de faiblesse,
que je ne puis me tenir de craindre qu'un grand événement quelcon-
que dans le Sud-Est de l'Europe ne dissolve pour jamais ce bloc mal
soudé ».
Ces dons de perspicacité, il les déploya dans la question
d'Orient. Même avant d'y être mêlé directement, quand il
n'était que ministre des Indes ^ il repousse l'idée de s'attacher
à des « carcasses mortes », de maintenir le sultan en Europe.
Les années 1856-1876 ont ) trouvé ([u'on ne |)eul remettre
1. Cf. sa leltre à lord Beacoiisfield, en date du 2.3 septembre 1876, et ses lettres
écrites à la même époque, ou un peu plus tard, aux lords Derby, Lytton et Car-
narvon et à sir E. Malet. {Life, p. 84-7 et 144-5).
DISRAELI ET SALISBURY 909
rra])lomb la Turquie^. Or une Turquie faible est condamnée
à être la vassale de la Russie ^. D'autre part, l'expulsion
avec « armes et bagages » des Turcs d'Europe « n'est pas chose
aisée x^, et les peuples chrétiens ne sont pas encore politique-
ment assez mûrs pour prendre la succession du sultan. Il
iaut donc obtenir pour eux une large autonomie sous un con-
trôle international. Ce programme correspondant à l'humani-
té avait l'avantage aussi de permettre à l'Angleterre de cesser
ii de se pendre aux basques de l'Autriche », en qui il n'avait
aucune confiance ^, pour s'entendre avec la Russie, que,
nous le savons, il ne craignait pas.
Ce plan de Salisbury, qui, dès' l'automne de 1876, apparaît
clairement, l'emporte de beaucoup sur les projets contradic-
toires de Beaconsfield. Il était d'abord réalisable, puisque,
d'une part, la Russie ne pouvait refuser son concours à un
programme qui répondait si parfaitement à ses déclarations
publiques, et que. de l'autre, la Turquie devait d'autant plus
céder à la double pression du tsar et de l'Angleterre que ses
droits souverains étaient respectés. Il s'accordait avec les inté-
rêts anglais, car la Grande-Bretagne n'avait aucune objection
à l'émancipation des Slaves des Balkans 5, et Salisbury ne
concevait pas qu'on émancipât les Bulgares sans les autres
Slaves et les Slaves sans les Grecs. Il répondait aux intérêts
de l'humanité, car il écartait le retour de massacres turcs *.
Par dessus tout, il tranchait une fois pour toute la question
balkanique, et prévenait l'entrée en guerre de la Russie, et
1. Il emploie ce terme au moment de prendre le portefeuille des affaires étran-
gères, dans son mémoire à lord Beaconsfield. (p. 213).
2. Life, p. 145. De fait, la Turquie, sauvée en 1854 par l'intervention armée
des puissances occidentales, était retombée après 1870 dans les mains de la
Russie. Cette toute-puissance moscovite fut la principale raison de la perte
d'.\dljul-Aziz et de son vizir .Malimoud, communément surnommé Malimoudief.
3. Il estimait qu'une telle opération supposerait une guerre. C'est pour cela
que, selon l'expression de sa fille, les « Croises » (lire les gladstoniens) lui étaient
aussi anti|»athiques que les jingoes. (Life, p. 93).
4. Life, p. 87, 258, etc.
5. Sa seule crainte était que cette émancipation réalisée partiellement sous
les auspices de la seule Russie ne cachât une mainmise du tsar sur les Balkans.
G. « Je suis tout à fait d'accord avec vous, seulement, j'estime qu'encore
plus que le châtiment des coupablesnous devonsavoir pour but de préserver ces
provinces infortunées du retour de pareilles calamités... Si on-permet au Turc
de vivre, ses dents doivent lui être arrachées « (A lord Carnarvon, 13 sept. 1876).
910 LA VIE DES PEUPLES
par suite le risque d'autres guerres dans l'avenir. Eviter la
guerre fut toujours le point cardinal de la politique salis-
burienne.
Un historien fort distingué a noté, dans une étude récente,
que Salisbury ne fut pas seulement un grand diplomate,
mais toujours « un gentleman et un chrétien ^ ». Son plan
de 1876 suffirait à démonter cette affirmation. Il aurait
même eu des effets plus bienfaisants encore qu'il ne paraît
à première vue. Les peuples balkaniques, appelés d'abord a
jouir d'une autonomie contrôlée, n'auraient pas pu se jeter
tête baissée, comme ils l'ont fait, dans des luttes démagogiques
et des dépenses militaires. Leurs frontières fixées une fois
pour toutes et d'une façon à peu près équitable par les grandes
puissances, ils n'auraient pas été dévorés par ces ambitions
et ces rivalités auxquelles les condamnait la présence à leur
porte d'une Turquie moribonde détenant une partie de leur
héritage légitime.
Ce plan si sage, si chrétien et si facile à appliquer, Salis-
bury n'eut pas le pouvoir de le réaliser. A la Conférence de
Gonstantinople, ses conseils ne furent pas écoutés, et c{uand,
en avril 1878, il devint ministre des affaires étrangères, il
était trop tard pour faire triompher ses propres vues. Lors-
qu'on le félicitait sur ses grands succès du printemps et de l'été
1878, il répliquait avec mélancolie qu'au lieu de poursuivre
sa politique il « n'avait fait que recueillir les porcelaines bri-
sées par Derby ».
Les événements des dix dernières années auraient sans
doute augmenté ses regrets. Avec son plan, l'autonomie
devait être à la fois générale et temporaire. Dès l'abord, le
pouvoir de la Porte cesserait d'être administratif pour ne res-
ter que politique ^. Après « une période de transition, les pro-
vinces émancipées reviendraient à leurs vrais héritiers ».
En d'autres termes, la Thrace et la Macédoine iraient à la
1. ,1. A. Marriott, dans la Reuae d' Edimbourg, janvier 1922.
2. Mémorandum, h Beaconsfield (Li/e p. 214). Dans une lettre à Otto Russell,
il explique que les provinces autonomes doivent être sous une suzeraineté quel-
conque; or la suzeraineté turque est la seule qui soit sûre de rester provisoire
(p. 243).
DISRAELI ET SALISBUBY 911
Grèce, comme il le dit expressément ^ la Bosnie et l'Her-
zégovine à la Serbie, tandis que la Bulgarie deviendrait
indépendante. Si les avis de Salisbury avaient, dès 1876,
prévalu, la carte actuelle des Balkans qui n'a pu être consti-
tuée que par quarante années de guerres balkaniques et une
terrible guerre mondiale, aurait été réalisée progressivement
et pacifiquement.
Les lettres de Disraeli et de Salisbury-, complétant les
souvenirs de Mouy, et de Nélidof, ne servent guère qu'à
illustrer deux tristes véiités : que les conseils les plus sin-
cères sont donnés en vain à un peuple que Jupiter veut
perdre, et que l'ambassadeur 4e plus perspicace ne sert à
rien quand son gouvernement ne se conforme pas à ses avis.
Clairvoyant de loin, Salisbury le fut naturellement plus
encore, quand l'observation sur place renforça ses dons innés.
Les Jeunes-Tuns, qui venaient de faire leur apparition avec
Midhat et suscitaient en 1876, comme ils firent en 1908, un
grand enthousiasme, lui parurent dès l'abord « un parti para-
doxal et sans sincérité », abondant en tous les lieux communs
de la démocratie moderne, mais, en fait, recrutant la majorité
de ses partisans parmi les réactionnaires et les fanatiques, et
poursuivant le succès par l'intrigue et l'assassinat ^. Les sujets
et protégés anglais sont aussi jugés sévèrement*. Ils assiègent
l'ambassade; ils affectent d'être turcophiles et patriotes, mais
ne songent qu'à obtenir des concessions de la Porte et à faire
dépenser de l'argent à l'Angleterre. Dans une lettre à Carnar-
von, il les appelle rascally Levantines (canailles de Levantins ^).
Mais c'est pour les Turcs en général qu'il a les épithètes les
plus vives : puérils, puis stupides, enfin idiots ®. Deux choses
expliquent cette sévérité. D'abord les raisons de la résistance
1. P. 24.3, 213-4 et sa dt'^claraLion au Congrès de Berlin : « La Thrace et la Ma-
cédoine sont aussi grecques que la Thessalie ou l'Epire ».
2. Avant de se rendre en Turquie, Salisbury fit une tournée à travers les chan-
celleries européennes; de Paris, de Berlin et de Vienne, il envoya à Londres de
remarquables rapports.
:i. P. 77.
4. A lord Derby, p. 117.
5. P. 121.
6. P. 111, 115, 116.
912 LA VIE DES PEUPLES
des Turcs : « S'ils disaient à la Conférence que son plan de
réformes diminue le pouvoir ou le revenu du sultan, ou qu'il
rapproche trop le chrétien du musulman, ou qu'il prive le
fonctionnaire turc d'emplois rémunérateurs dans les provinces,
tout cela serait compréhensible. Mais tout ce qu'ils disent,
c'est qu'une commission de contrôle compromettrait leur
dignité. C'est comme si un balayeur des rues se plaignait
d'avoir été éclaboussé i. » Ensuite, Salisbury percevait par-
faitement que la Russie voulait la guerre. Or l'attitude des
Turcs offrait aux Russes le meilleur prétexte à la déclarer.
Cette guerre, il n'y avait qu'un moyen de l'éviter. C'était de
s'entendre avec la Russie et de forcer en même temps les
Turcs à accepter les réformes, de façon qu'elles ne fussent pas
conçues dans un esprit préjudiciable aux intérêts anglais.
Mais Beaconsfield, entraîné par sa haine contre Gladstone
et sa conviction que la Russie ne se battrait pas, refusait de
presser la Porte, et Salisbury, « sans bourse pour acheter et
sans épée pour menacer ^ » dut assister impuissant à la ruine
de ses projets. Il lui resta pour seule consolation d'avoir, au
moment même où, en novembre, il acceptait par devoir cette
mission à Constantinople, prévu et l'échec qui l'attendait^,
et que cet échec viendrait plus des Turcs que des Russes *,
Pendant l'année 1877, l'attitude de Salisbury apparaît
très nette et parfaitement logique ^. Il était opposée une inter-
vention armée aux côtés de la Porte, non seulement parce
qu'il estimait que la décadence de la Turquie ne pouvait être
arrêtée, et que la Russie n'était pas à craindre comme puis-
sance mondiale mais aussi parce que la Porte, en refusant de
1. A lord Derby, 21 décembre 1876.
2. C'est sa propre expression. Pour lui, il n'aurait sans doute pas craint d'em-
ployer l'épée. Il écrit à lord Carnarvon : « La faiblesse de notre politique a été
dans la diminution de notre influence beaucoup plus que dans la faiblesse de
notre ambassadeur. Le fait que Navarin était frais dans la mémoire des Turcs
fut pour beaucoup dans la force de lord Stratford ». Life, p. 122).
3. Dès que l'offre lui fut faite, il écrivit à sa femme : « C'est une de ces propo-
sitions que l'honneur nous empêche de refuser, mais c'est une terrible corvée
impliquant du mal de mer, beaucoup de français et un échec ».
4. Lettre à Derby en date du 9 novembre.
0. Nous pouvons la suivre pas à pas par ses lettres pour ainsi dire hebdoma
dalres à lord Lytton, vice-roi des Indes.
DISRAELI ET SALISBURY 913
réaliser les réformes conseillées par l'Angleterre, avait dégagé
celle-ci de toute obligation morale, et qu'une guerre lui pa-
raissait impopulaire ^. dangereuse et inutile. Il se méfiait en
principe des militaires ^. En l'espèce le danger d'une invasion de
de la péninsule balkanique par les Russes ne lui paraissait
pas valoir les dépenses et les risques d'une inters^ention isolée
de l'Angleterre. Cette invasion ne pouvait être que tempo-
raire. L'Autriche-Hongrie en effet avait déclaré qu'elle ne
tolérerait pas une occupation permanente de la Thrace ni
même de la Bulgarie. Si, par conséquent, le tsar faisait mine
de ne pas tenir ses promesses, on aurait le temps encore
de lui envoyer un ultimatum. En pareil cas. le concours de
l'Autriche Hongrie était assuré « et la position de la Russie
serait si désespérée qu'elle devrait céder ^ ». Par contre
la politique de lord Derby " suivre le courant » « en
se limitant à des décisions prises au jour le jour sans plan
arrêté » le remplit de tristesse « et d'appréhension* ». Il ouvre
son cœur à Carnarvon, le plus intime de ses collègues-^. Mais
telle est son horreur naturelle de la guerre qu'il préfère Derby
au parti belliqueux, jusqu'au moment où la politique ultrapa-
1. Le ■' jingoïsme » ne date que du moment où la Russie parut décidée à s'ins-
taller dans les Balkans. Au début, l'idée de la guerre comptait peu de partisans.
La Vie de Salisburi/ contient à cet égard deux lettres très probantes. A la veille
des hostilités, il écrit à sa femme, restée sur la Côte d'Azur, que le parti turcophile
se compose « de la clique du prince de Galles, du parti militaire et des liommes
antireligieux. 11 est sans grande force dans le Parlement ». (11 février 1877).
A ce moment Disraeli, par une de ces sautes d'humeur cjui lui sont coutumières,
" souhaitait de voir les Turcs au fond de la Proponlide >. Deux mois plus tard
il était une fois de plus prêt à se battre « pour maintenir la Bulgarie sous le joug
turc». Il s'efforça, dans une longue conversation privée, de convertir Salisbury à
ses vues et fut " presque impoli » quand il vit qu'il perdait son temps. Mais l'at-
titude de son chef laissait le ministre très calme; il savait que Disraeli n'oserait
pas provoquer une crise ministérielle qui, étant donnés les sentiments pacifiques
de la majorité, « le jetterait par terre ». Cf. deux lettres de Salisbury à Carnar-
von en date du 26 mars et du 18 avril 1877.
2. •' .N'écoutez pas les experts. Si vous en croyez les médecins, rien n'est sain,
si vous en croyez les théologiens, rien n'est innocent, si vous en croyez les sol-
dats, rien n'esl sur. 11 est nécessaire pour tous de diluer leur vin par une géné-
reuse addition d'insipide bon sens » (à lord Lytton, 15 juin 1877).
3. Cette prévision communiquée à lord Lytton le 25 juillet 1877 devait se
réaliser à la lettre huit mois plus tard.
4. A lord Lytton, 1 mai.
5. " L'attitude de Derby est. comme \ ous le dites. dé.se>pérante. Il semble
rjue nous devions renoncer n toute action positive. Nous seron-- discrédités par
une politique vacillante, éinasculée et sans but » (27 mai).
914 LA VIE DES PEUPLES
cifiste lui apparaît comme ayant pour résultat fatal non la paix,
mais la guerre.
C'est que Salisbury n'excluait pas, malgré tout, la perspec-
tive d'un conflit, pour le cas où la Russie voudrait, contraire-
ment à ses promesses, s'établir dans les Balkans. Or, à partir
du début de 1878, il s'aperçut que la diplomatie russe était
convaincue que l'activité oratoire de Gladstone et la passivité
diplomatique de Derby excluaient l'intervention armée de
l'Angleterre, et par contre-coup celle de l'Autriche-Hongrie,
qui n'oserait pas agir seule. La chancellerie de Saint-Péters-
bourg méconnaissait l'importance qu'on attachait en Angle-
terre à la question des Détroits : pour l'opinion britannique,
c'était un article de foi qu'il les fallait garder à l'abri d'un
coup de main de la Russie ^. Fort des dissentiments qui exis-
taient au sein du cabinet britannique ^, Gortchakof , d'ailleurs
aussi léger que vain ^, le traita avant, pendant et après ses
négociations avec la Turquie, avec la plus grande désinvolture *
1. Il est à noter que sur ce point Disraeli, malgré toute sa versatilité, ne varia
jamais. Les combinaisons si diverses que lui inspirait son imagination fertile
avaient même toujours pour base la présence sur les Détroits d'une puissance
assez forte pour en éloigner les Russes.
2. II semble qu'à Saint-Pétersbourg on était tenu très exactement au courant
de ce qui se passait dans les réunions de Downing street. Il est fait allusion à
des indiscrétions tant dans la Vie de Disraeli que dans celle de Salisbury. Un
diplomate étranger, qui servait à Londres pendant toute la crise orientale, m'a
dit qu'on les attribuait alors à la trop grande intimité qui liait l'ambassadeur
de Russie à la maison de lord Derby. Le ministre des affaires étrangères causait
peu, mais son entourage le plus immédiat bavardait suffisamment pour qu'un
familier intelligent pût apprendre beaucoup de choses. Dans les documents que
nous avons sous la main, rien n'est dit sur la source des indiscrétions. 11 est ce-
pendant à noter que Disraeli transmit le rapport du colonel V^'^ellesley avertis-
sant que le gouvernement du tsar recevait des informations sur les débats mi-
nistériels anglais non à lord Derby, ministre des affaires étrangères, mais à
lord Salisbury.
3. La vanité du chancelier russe était proverbiale. Ses collègues de Berlin
et de Vienne en avaient ouvertement parlé à Salisbury {Life, 103). Andrassy
l'avait même traité non seulement de « vieillard vaniteux » mais aussi de « vieux
farceur ». Plus élégamment un diplomate français avait dit « qu'il se mirait dans
son encrier ». Les années (il était né en 1799) avaient doublé sa vanité naturelle
du désir de finir sa carrière de façon éclatante :« Je veux disparaître, disait-il
à Bismarck, non comme une lampe qui file, mais comme un astre brillant ».
4. Ainsi, quand l'ambassadeur d'.\ngleterre se plaignit que la promesse d'ac-
corder un armistice aux Turcs ne fut pas tenue, Gortchakof expliqua que pour
plus de sûreté il avait envoyé ses instructions non par fil télégraphique, mais par
messager; « J'avais promis », conclut-il, « que des instructions seraient envoyées
mais non qu'elles parviendraient à destination » (p 186). Au cours des négocia-
tions, il expliqua qu'il ne savait rien de ce qui se passait parce que le télégraphe
aérien ne marchait plus. (p. 195). Une fois l'armistice signé, le l*"'' février, les
Turcs mirent bas les armes, mais les Russes continuèrent leur marche sur Cons-
tantinople (p. 196). Enfin le traité de San-Stefano ne fut connu officiellemept
(|ue trois semaines après sa signature.
DISRAELI ET SALISBUHY 915
et finit par se réserver de juger seul quelles dispositions du
traité de San-Stefano pouvaient être modifiées. Comme le
traité touchait aux intérêts vitaux de l'Angleterre, cette at-
titude menait tout droit au conflit. Il n'y avait qu'un moyen de
l'éviter : faire comprendre à la Russie, avant qu'il ne fiit trop
tard, qu'elle se faisait des illusions et qu'elle allait, comme
Salisbury l'écrivait dès juillet 1877 à Lytton, se trouver prise
comme dans un étau entre l'Angleterre et rx\utrichc-Hongric.
Mais comment lui donner cette impression salutaire, tant que
Derby, au vu et au su de tous, empêchait l'appel des réserves,
faisait rappeler la flotte, et prévenait tout ce qui pouvait
lendre les menaces anglaises éventuellement réalisables? Le
seul remède était d'accepter la démission dont le Foreign
Secreiary ne cessait de menacer.
En se séparant donc nettement de Derby dès que les Russes
eurent franchi les Balkans, et en acceptant un peu plus tard
sa succession, Salisbury loin de commettre un acte de déloyau-
té envers un collègue qui était son parent et son ami, ne fit
que servir les intérêts de son pays et poursuivre le but qui
lui était si cher : la paix. Il parvint à l'atteindre en deux
mois de ministère.
Quand il entra au Foreign Office, la situation était loin
d'être facile. Les Russes aux portes de Constantinople, la
flotte anglaise ancrée presque en face de l'armée russe, la
moindre étincelle suffisait à allumer l'incendie. L'Autriche-
Hongrie pouvait, il est vrai, couper les jarrets de l'ours mos-
covite; mais Salisbury craignait qu'Andrassy «ne mît son con-
cours aux enchères ^ ». De s'entendn^ directement avec la
Russie, l'intérêt était évident. Mais l'entente était difficile
du fait qu'avant de mettre la Russie en présence d'un ulti-
matum, on l'avait laissée signer le traité de San-Stefano.
L'honneur du tsar et l'amour-propre de Gortchakot se trou-
vaient engagés. On a donc eu raison de faire grand honneur
à Salisbury des négociations qu'il mena avec Chouvalof et qui,
1. \ sir Henry Elliot, 22 mai 1878. 11 avait aussi rrainldèsla veille de la guerre
que la Russie, moyennant des concessions en Europe, n'obtînt de l'Autriche une
t^rando liberté d'action en Asie (lettre de lord Beaconsfield, 12 mars 1877).
916 LA VIE DES PEUPLES
tout on assurant à la Russie des satisfactions suffisantes
surtout du point de vue moral, garantirent les intérêts
essentiels de l'Angleterre^. On doit admirer aussi la rapidité
avec laquelle il mena les négociations avec la Porte. Les con-
cessions obtenues par la Russie en Asie lui paraissaient les
plus redoutables pour l'Angleterre, car, sur le Caucase, ce que
la Russie gagnait, ce n'était pas la liberté pour d'autres, mais
des conquêtes pour elle-même. Il s'agissait pour l'Angleterre
de se procurer un titre légal et les moyens d'empêcher que
ces conquêtes ne s'étendissent. Ce titre, la Turquie hésitait
à le conférer, car ce que l'Anglererre lui offrait en échange
n'était plus une garantie de tous ses territoires 2, pure et
simple, mais seulement la garantie de ses territoires asiati-
ques, et encore à la condition d'un certain droit de contrôle
destiné à assurer aux chrétiens une vie toi érable et à enlever
aux Russes le prétexte d'une intervention nouvelle. Il fallait
en outre « une place d'armes » assez proche du siège éventuel
du conflit et, de ce fait, les susceptibilités asiatiques et sy-
riennes de la France entraient en jeu. Mais Salisbury savait
comment il fallait parler aux Turcs ^, et il enleva sa conven-
tion tambour battant; il prévint les objections françaises en
préférant Chypre à Alexandrette * et en sanctionnant par
avance le protectorat de la Tunisie ^; il donna même à l'occu-
pation de Chypre une forme de nature à calmer les scrupules
des puritains, puisque l'Angleterre ne devait y demeurer
qu'autant que la Russie persisterait à garder Kars.
Non moins habile fut sa conduite envers rAutriche-
Hongrie. Il connaissait la convention relative à la Bosnie-
Herzégovine, mais il n'ignorait ni la répugnance de la Russie
à la publier^, ni les hésitations de l'Autrirhe-Hongrie à s'en
1. Ainsi il céda sur la Bessarabie parce que » la question était d'un intérêt
secondaire pour l'Angleterre et qu'il avait accjuis la certitude que l'Autriche ne
se battrait pas pour elle ». (A sir H. Elliot, 3 juin 1878).
2. C'est cette forme qu'affectaient les traités antérieurs.
3. Voyez Life p. 263-4. Il fallut finalement adresser|un ultimatum au sultan.
4. Il est équitable de reconnaître que Beaconsfield eut autant que lui le souci
de ménager les aspirations françaises dans l'Orient méditerranéen.
5. Il prit soin de s'entendre sur ce point avec Waddington avant que la con-
vention anglo-turque ne fût connue {Life, p. 1 7(i et 295).
6. De peur de froisser les susceptibilités slaves, et dans l'espoir qu'Andrassy
ne se déciderait pas à agir.
DISRAELI ET SALISBURY , 917
prévaloir 1. En prenant l'initiative de proposer l'oceiipation
des provinces yougo-slaves par la monarchie dualiste,
il tira tout le profit possible d'un événement qu'il n'aurait
pas dépendu de lui d'empêcher. L'Autriche-Hongrie appa-
raissait désormais comme la rivale et non plus comme l'asso-
ciée de la Russie, et devenait l'obligée de l'Angleterre.
Enfin Salisbury couronna ces succès diplomatic[ues par des
succès personnels de plume et de parole ^r par la fameuse cir-
culaire qu'il lança au lendemain du jour où il prit le porte-
feuille des affaires étrangères, et par les discours brillants,
précis et incisifs, c[u'il fut souvent amené à prononcer à Ber-
lin^. Ainsi s'explique qu'on ait tant vanté son action pendant
le trimestre d'avril à juillet 1878, et qu'un de ses rivaux, lord
Rosebery. ait appelé ce moment « le plus brillant de sa carrière»
Aujourd'hui, sa correspondance officielle ou intime des
années 1876-1878, nous explique pourquoi il était lui-même
bien moins fier de son œuvre. Il y avait loin du brocantage
et du replâtrage réalisé à Berlin, au travail solide, noble et
chrétien qu'il avait rêvé en 1876. Et ses regrets devaient être
d'autant plus vifs que l'émancipation de tous les chrétiens
des Balkans, aurait été. sous la forme progressive où il l'avait
conçue, parfaitement réalisable. Car, encore une fois, la Russie
n'aurait pu se refuser à coopérer avec l'Angleterre dans ce
dessein et la Turquie aurait d'autant moins pu résister k
leur pression combinée que ses droits souverains étaient
au début respectés.
La carte des Balkans est aujourd'hui à peu près telle que
Salisbury l'imaginait. Mais elle s'est faite au |)rix de flots de
1. Les hésitations de l'Autriche- Hongrie étaient dues à cette volonté vacil-
lante où Salisbury on l'a vu, percevait une preuve de faiblesse congénitale (voir
sa lettre i'i Klliut). Ces hésitations avaient paru aussi de mauvais augure à Bis-
marck, qui s'était en vain efforcé de décider l'Autriche- 1 longrie î'i occuper la
Serbie au moment de Plevna.
2. Le style diplomatique de Salisbury transporta l'iKunine de lettres qu'était
demeuré EMsraeli. Le 2 avril ls78, lendemain du jour oii la fameuse circulaire
fut lancée, il communitjue à la reine sa joie d'avoir un ministre (|ui c. comme jadis
Canning et Palmerston écrit lui-même ses dépêches importantes » et d'être dé-
barrassé du ' jargon du Furfii/n Office » dans lequel étaient " manufacturées »
dans les dix dernières années les pièces officielles.
3. Il y prit constanmienl la parole, son chef s'étant réser\ é |)oui' de rares et
importantes occasions.
918 LA VIE DES PEUPLES
sang et de terribles souffrances. Le résultat eût pu être atteint
en un temps bien plus court et par des moyens pacificjues,
s'il y avait eu moins d'égoïsme et de mégalomanie chez
Gortchakof et Ignaticf, moins de préjugés et d'hésitations
chez Disraeli et Derby.
La conclusion cjui s'impose quand on a confronté les pré-
cieux documents que nous ont révélés les récentes publica-
t-ons sur les deux hommes d'Etat britanniques est donc que,
pendant la grande crise orientale qui se dénoua provisoirement
à Berlin, le véritable politique fut non pas Beaconsfield, mais
Salisbury.
Cette conclusion n'étonnera pas ceux qui connaissent la
carrière des deux hommes. Jusqu'à l'âge de soixante-dix ans,
le premier fut en tout et pour tout ministre quatre années,
et toujours dans des cabinets simplement tolérés par la majo-
rité; son triomphe fut tardif et en somme éphémère; devenu
chef d'une majorité à soixante-dix ans seulement, il trouva
avant de mourir le temps de conduire son parti à un désastre
électoral qu'avec son imprévoyance coutumière il n'avait rien
fait pour éviter. Le second, au contraire, fut, de 1874 à 1902,
presc[ue constamment ministre ou premier ministre; il se
retira du pouvoir volontairement après des élections aussi
triomphales pour les conservateurs qu'avaient été désastreu-
ses celles de 1880, et en léguant à ses successeurs une situa-
tion diplomatique incomparable.
Mais ce jugement, par contre, surprendra sans doute le
grand public, à qui tant en Angleterre qu'à l'étranger le nom
de Disraeli est bien plus familier que celui de Salisbury. C'est
que les masses jugent les hommes politiques un peu comme
elles jugent des pièces de théâtre. Sauf pour une carrière mar-
quée par de très grands événements (grandes guerres, révolu-
tions, etc.), le public est attiré par ce qui parle à son imagina-
tion, à ses nerfs, à ses yeux; la raison, le bon goût, ne viennent
qu'en seconde ligne. Or Salisbury, malgré des connaissances
DISRAELI ET SALISBURY 919
et un esprit politique que Disraeli n'eut jamais, np faisait ap-
pel qu'à la raison. Son esprit même, son ironie naturelle i,
ses sarcasmes fameux, ne pouvaient être appréciés que j)ar les
délicats. On a dit des épigrammes de Beaumarchais qu'on
les voit venir de loin armées de plumes qui flambent, tandis
que celles de Le Sage sont non des flèches, mais des aiguilles
qui s'enfoncent sans bruit dans la blessure ; il faut une minute
de réflexion pour les deviner et les comprendre. A ce point
de vue, Beaconsfield rappelle l'auteur du Barbier et Salisbury
celui de Tiircarel. De plus. Disraeli colportait son esprit dans
tous les salons : Salisbury, calfeutré dans sa famille et son labo-
ratoire, vivait si isolé qu'il ne reconnaissait pas ses ministres
dans la rue '^. Ajoutons que sa carrière n'offrait rien qui
piquât la curiosité ou enflammât l'imagination : avec ses
talents, son grand nom, sa fortune, il était voué dans l'Angle-
terre victorienne à tenir une des premières |)laces dans le
parti conservateur. La carrière de Disraeli est au contraire
plus romanesque que ses ])ro]jres romans. Dans son jugement
sur ces derniers, un criiique injustement oublié, Schérer^ disait
que leur auteur « ne fut ni un écrivain ni un grand romancier'
mais supplée à ce qui lui manque par une sorte de diablerie,
par l'entrain et le savoir-faire ». On pourrait,mu/a/is midandis,
en dire autant de Disraeli politique et diplomate.
A. AxNDRÉADÈS.
1. Sur la tournure ironique que prenaient naturellement ^es peni?ées. voir la
discours qu'a prononcé quelque temps après sa mort son neveu, lord ïîalfour.
2. L'anecdote souvent contée, et jugée apocrvphe. est confirmée par lady
G. Cecil.
3. Dans le journal le Temps, à propos de Lolliaire.
SHERWOOD AiNDERSON
De Sherwood Anderson je ne connais que la légende et les
nouvelles, mais celle-ci comme celles-là sont le plus bel objet
que produisirent cette année les États-Unis. On ne savait point
qui il était il y a un an. Son dernier livre, Le triomphe de l'Œuf,
a montré qu'il était sans doute le plus original et le plus expres-
sif des jeunes écrivains américains. Non qu'Anderson se soit
brusquement formé et soit à peine sorti de l'enfance. Il doit
avoir dépassé trente ans depuis longtemps. Mais il est plus
jeune que Sinclair Lewis, l'auteur illustre de Main Street, que
Booth Tarkington, le traditionnel metteur en scène de la jeu-
nesse américaine.
Il porte en lui une jeunesse qui ne dépend pas de son âge. Je
le compris ce jour de printemps ou l'on me raconta sur les
quais de New- York, que Sherwood Anderson n'avait ni âge
ni nom. Il naquit sur la rive ouest du Mississipi, à une époque
point reculée, mais où cette région était encore presque vierge.
Ses parents, dont il ne garde rien qu'uneimagevagueet inutile,
l'abandonnèrent, quand il parlait à peine, sur la rive est du
Mississipi, et jamais plus il ne les revit. Il vécut pourtant.
Toute cette contrée croissait, se peuplait et se couvrait de
bourgs, de villes. Sherwood Anderson, — il reçut ce nom au
hasard, vécut en un de ces villages où il n'y a d'abord avec
un drugstore, sorte de boutique où l'on vend des glaces, de l'épi-
cerie, de la pharmacie et des brosses à dents, qu'un bazar et
un bureau de poste. Il travaillait au drug store et y gagnait son
pain quotidien. Il était libre aussi, et le long des bancs du Missi-
sipi il errail pour se baigner, pour se chauffer au soleil, ou
SHERWOOD ANDEHSON 921
pour louer son travail aux mariniers. Avec les années il par-
courut bien du pays, puis il se fixa. Dans la petite ville où
il s'était arrêté, il sut se faire sa place. Il gagna sa vie comme
garçon de magasin. Comme il avait l'esprit pratique, qu'il était
honnête, exact et dévoué, il réussit bien. On l'estimait et il
mettait de l'argent de côté. Puis il s'éprit d'une jeune fille, la
sur intendante des écoles de la petite ville, et la rechercha en
mariage. Dès ce temps, l'éducation, l'écriture, les mots avaient
un pouvoir de fascination sur lui. Sans rien savoir il écrivait.
Son mariage avec cette femme instruite fut suivi d'années heu-
reuses où peu à peu l'inquiétude se mêla. Plus il ap-
prochait du savoir, plus il le désignait ; il rédigeait des histoires
maintenant, et souhaitait d'en composer davantage. Il alla
à Chicago, dit-on, la première grande ville qu'il ait vue. Il eut
le vertige, non du luxe, ni de l'or, ni de la masse et de la foule ;
à tout cela il était préparé par la terre chaude du Mississipi, et
ses rêves de grandeur — mais il fut ébloui par les connaissances
des hommes et leur civilisation. Rien ne l'y avait préparé,
mais son instinct l'y portait. Il rentra chez lui pour retrouver
sa femme, ses enfants, son magasin, avec le travail quotidien,
le gain, la prospérité qui croissait et devenait absorbante. Elle
était si dominatrice qu'il fallut lui céder, acheter le magasin,
devenir riche. Mais ce fut pour peu de temps. De nouveau il
retourna à Chicago. Cette fois il y demeura. Tout ce qu'il avait,
il le vendit ou le donna. Tous ses biens, il les laissa à sa femme
et aux siens, il ne garda que lui-même et son ambition. Il ne
retourna plus à la petite ville, mais il vécut à Chicago et à
New- York, étudiant, peinant, écrivant. 11 dépensait le moins
qui! pouvait Quand il n'avait plus rien, il r«devenait pour
quelques mois l'homme de jadis, usait de son esprit pratique
vendait ses heures et son travail à un commerçant quelconque
afin d'être ensuite libre et recueilli. Je ne l'ai pointvu,ettout ce
que je dis ici, je l'ai entendu comme une légende. Je ne le sais
point. Au moins est-ce l'auréole que l'Amérique place autour
de Sherwood Anderson. On trouve en ses œuvies le Missis-
sipi de jadis, vierge, chaud, fécond et doux, »t le petit bourg
où il f'st si aii^éde réussir, si difficile de penser, et la grande ville
bouleversée par les vents de l'Esprit.
922 La vie dès peuples
She woofl Ande son vit pour son œuvre. Il est tout en elle.
Mai comme il n'a point trouvé sa personnalité, ou plutôt
comme il l'a faite avec lenteur, en deux efforts successifs et
distincts ses nouvelles reflètent de lui deux images bien dif-
férentes. Ainsi que Sinclair Lewis, Sherwood Anderson a vécu
dans cette vaste plaine centrale des États-Unis, que l'on nom-
me le Middle West, mais il a vécu plus au Sud, du côté où le
Alississipi sert de chemin entre les grands lacs et la Louisiane :
le Sud de l'Ohio, le Sud de l' Illinois, et le Kentucky. Il s'est
mêlé à la vie du Sud, elle l'a bercé comme enfant, tiède, co-
lorée, joyeuse. C'est seulement plus tard, quand il est remonté
vers le Nord, qu'il a souffert. Le Sud a laissé sur lui une em-
preinte profonde, comme le Nord sur Sinclair Lewis. Par sa joie,
par son individualisme, par son mépris pour les questions so-
ciales, par son instinctive piété, il est bien plus près des colons
virginiens, qui, à force de marcher vers l'Ouest ont trouvé le
Mississipi, que des Scandinaves venus delà Suède glacée dans
les régions brutales du Michigan. Toutefois, il a bien reçu sa
culture du Nord, de ce grand Middle West américain dont
Chicago est la capitale, ville aux avenues trop larges, où les
palais en brique jaune semblent construits d'après un type
Scandinave et néo-babylonien revu à Berlin. Ce contraste l'op-
presse en ce moment, et va peut-être l'empêcher de produire.
Du moins il est sans cesse obligé de choisir en lui entre ces deux
éléments qui n'ont pu se mêler, qu'il n'a pas su concilier, et
dont aucun n'a disparu.
Ses nouvelles reflètent ce trouble. Son dernier livre. Le
Triomphe de l'Œuf, publié en 1921, et couronné, fêté, admiré
de tous, révèle avec éclat le conflit de son âme. Il renferme deux
séries de nouvelles. Les unes, faites de son enfance, directes et
nues, embrumées d'un plaisir des sens et du sentiment, char-
gées d'attente et de désir, mais aussi mystérieuses, grâce à la
réserve et à la fierté de cette âme qui ne s'est point donnée en-
core et qui hait la souillure. Tous ces souvenirs de son enfance
SHÉRWOOD ANDEESON 923
sont simples, luisants et purs comme l'ivoire. Pauvi'e et non
instruit, il était du Peuple libre, errant et noble : c'était un
fils de roi. D'où le caractère si original et si difficile à définir
de son indépendance. L'enfant qu'il montre n'est pas un en-
fant de la nature inculte, avide et sans morale. Le contact de
la nature lui a enseigné l'intense plaisir des sens et l'oubli des
complications, mais il a gardé l'instinct du décent, du spirituel,
du beau idéal. Sa race, pour s'être roulée dans un sol gras et
riche, y a pris une qualité matérielle que nulle race d'Europe
n'a plus, mais elle a gardé, simplifié et avivé son souci essentiel
et ancien de moralité.
L'autre série de nouvelles, celles qui expriment sa culture
et ses raffinements nouveaux, est toute teintée de science, de
philosophie et de poésie. Elles peuvent plaire davantage; pour
moi, jeles aime moins. En Sherwood jouent désormais des notions
que Freud a lancées à travers le monde, des sentiments qui lui
viennent de Tolstoï, et des principes qu'il doit aux économistes.
Il n'a point tout à fait perdu l'usage de ses sens américains, ni
ce désir, cette attente, ce vide qu'il cherche en vain à combler.
Mais tout cela est obscurci, mille nuages flottent en lui, confus.
Ce n'est plus la race triomphante et simple, comme celle qui
éclate en un jeune homme, c'est la race opprimée, embrouillée.
Il a trouvé bien des idées, mais il n'est pas siàr que ce soit les
siennes. Il balbutie. Son corps s'est alourdi, cette surprenante
pureté a disparu. Il l'a sacrifiée à la connaissance et à la sagesse.
Il a perdu la faculté d'honorer et de craindre directement qui,
jadis, donnait tant de relief à son être.
Il y a quelque chose de décevant dans ce résultat. Sherwood
Anderson, aux yeux d'un lecteur européen, semble bien avoir
sacrifié ce qu'il possédait de plus précieux pour acquérir une
culture systématique. II n'a pu se donner de cadres intellec-
tuels solides jusqu'à présent, et les mécanismes de pensée ou
de sentiment qu'on lui a enseignée ont coupé court aux asso-
ciations d'idées claires et délicieuses de son enfance. Une fois
de plus, c'est l'échec de la culture intellectuelle (mal utilisée
peut-être), à s'assimiler un être neuf et à le préciser sans le
gâter. Le cas de Sherwood Anderson est celui de millions de
jeunes gens aux États-Unis, qui apprennent en hâte tout ce
924 LA VIE DES PEUPLES
que nous savons ici, avec le résultat de no plus être chez eux
nulle part et d'avoir perdu le moyen de réussir par eux-mêmes
en aucun lieu. Le problème de Sherwood Anderson est celui
de tous les jeunes Américains de vieille race, qui ont un fond
propre d'une grande valeur, de l'ambition et qui veulent en tirer
parti. Pour y ai river, ils détruisent en eux ce qui faisait le
ressort même de la vie ou le parfum de la beauté, et sur un sol
vierge, plat et vaste, jadis chargé d'une végétation courte et
puissante, ils édifient des horreurs semi-geimaniques, ou de
laides petites bâtisses anglaises aux contours biscornus. On a
honte, et amer regret pour nos civilisations d'Europe,
devant un si décourageant spectacle. Ici moins qu'en tout au-
tre lieu on a envie de parler et d'expliquer. Cet état de civilisa-
tion et de culture, provisoire ou définitif, donne une vive image
de l'inanité de la critique.
Depuis des siècles nous expliquons les choses et les gens.
Sans en souffir autant que d'autres, nous, Français. Mais cer-
taines maladies transplantées deviennent mortelles. Ainsi
l'esprit d'exégèse, de critique et de bavardage, le goût de ra-
tiociner, semblent plus exécrables au Nouveau Monde que
dans l'Ancien. Ce n'est peut-être qu'une illusion. Je ne parle
pas ici contre les traditions intellectuelles, ni les cadres de
l'esprit, ni le sens de la construction. Mais qui n'a senti l'ina-
nité de ce travail d'explication et de discussion auquel nous
nous livrons en art, littérature et politique, d'autant plus ac-
tivement que nous sommes plus incapables de produire. A
force d'aimer les mots, de les manier, et de les compliquer, nous
nous embrouillons tous ; les plus hardis novateurs ne sont pas
moins lassants que les plus anciens rabâcheurs. L'ennui qui
se dégage de cet effort monotone et persistant envahit les
deux Mondes. Chez nous, où de vieilles et bonnes habitudes
ont maintenu une structure aux langages, à l'esprit d'analyse
f^t aux plaisirs d'art, les écrivains peuvent échapper parfois
au mal; en Amérique, où il y a bien plus d'inexpérience intel-
lectuelle, les explications et théories philosophiques contem-
poraines, tous les commentaires qui coulent sans fin ont réussi
bien plus complètement à embrouiller les esprits et à créer un
immense malentendu.
SHERWOOD ANDERSON 925
Freud, Benedetto Croce, la théorie romantique de Tolstoï,
Hegel et M. Bergson, sans compter Dada et H. -G. Wells, ont
bousculé l'âme de Sherwood Anderson. Il inspire encore ''ad-
miration; car, en ce tournoiement, on voit briller tout ce qu'il
y avait en lui. Mais il provoque surtout la pitié. C'est mon avis
du moins, et afin de ne trahir ni le lecteur que je respecte, ni
Sherwood Anderson que j'aime, je donnerai ici trois nouvelles
de lui, la première toute étincelante de la flamme de son en-
fance, les deux suivantes qui représentent la phase la plus
moderne de sa pensée.
J'ai consacré tous mes soins à être loyal vis-à-vis d'Ander-
son en sa double personnalité. Mais il était aisé do traduire la
deuxième série de nouvelles où toutes les adresses, tous les
moyens de la littérature internationale se retrouvent, et où
des souvenirs de Dostoiewski, de Gorki, de Maupassant, de
Claudel vous suggèrent sans cesse des correspondances exac-
tes. Il était plus malaisé d'exprimer ce que je n'avais vu nulle
part, ce Sherwood Anderson qui fut abandonné sur les bords
du Mississipi, et vécut heureux, libre et pur. Une des passions
de l'enfance de Sherwood semble avoir été les chevaux, et cela
ajoutait une nouvelle difficulté technique à celles d'un ordre
littéraire. Toutefois, guidé par le plaisir que j'éprouvais et,
voulais faire éprouver, aidé aussi d'uno façon remarquable,
j'ai traduit ces trois nouvelles, en recherchant d'abord à n'en
point exagérer le charme. Sherwood Anderson les a rédigées
entièrement en argot américain, et cette langue populaire a
une saveur profonde. Elle est à la fois simple, naïve, et expres-
sive. Elle parle des objets avec tendresse et familiarité, comme
tout proches. Ainsi elle enivre un étranger, mais l'étranger n'a
qu'à demi raison. Pour quiconque a beaucoup entendu cet
argot dans les rues et sur les routes il est devenu un langage
presque aussi conventionnel et abstrait que la langue littéraire.
J'ai donc voulu éviter de créer un faux pittoresque, un faux
exotisme, et toutes sortes de mirages qui ne sont pas dans
rinteiil i(,ri de Siiciwuod Andcrscin. <'ii I r;idiiis;ijil ;ivcf trojj
926 , LA VIE DES PEUPLÉ^
de saveur et d'exactitude les termes d'argot dont il use. J'ai
cherché à les rendre par des mots d'argot français équivalents,
qui continssent la même dose de sensibilité, mais soient aussi
usés. J'ai préféré reproduire le mouvement général des sen-
timents, fût-ce au risque d'éteindre quelques détails, car je sais
que là est bien la vérité de l'art d'Anderson.
J'étais tenu d'exprimer le côté populaire, simple et direct
de cette prose. Y introduire des mots savants et intellectuels eût
été odieux. L'enfant que représente Anderson en ses nouvelles
est souvent un mystique à sa façon, jamais un spéculatif. Les
sentences qu'il profère sont des jugements, résultat d'un
instinct ou d'un groupe, produit même d'une méditation, mais
non d'une discussion intérieure. Aussi ai-je pris soin de ne
mettre en ces pages que des mots réellement employés par
les gens du peuple en France. J'ai vérifié et fait vérifier. Si
parfois telle expression crue ou plate surprend le lecteur qui
songe à une autre, pour lui plus courante, qu'il croie que mon
choix a été déterminé, non par le parler populaire tel que les
contes du Journal ou les romans de Daudet le donnent, mais
par celui dont se servent à Chantilly autour des champs de
course, et sur les boulevards extérieurs, les enfants et les hom-
mes du bas peuple. La plus grande difficulté fut d'éviter la
littérature. Il n'y en a point dans Anderson. Rien que de la
jeunesse et du désir et de la pureté. Un peu de vice eût été bien
plus littéraire, surtout en France à l'heure présente. Mais en
ces pages il n'y a dans le texte anglais rien qui soit impur ou
grossier. Il n'y a ni sous-entendu, ni allusion ; c'est un plein jour
sur une étoffe rustique et brillante, la franchise populaire d'une
âme enfantine et fière. J'ai rejeté tout ce qui était adresse et
élégance, tout ce qui faisait joli ou cruel, tout ce qui surprenait
ou plaisait. J'ai cherché à ne garder que le reste.
Je ne dirai rien de plus sur une œuvre et un homme qui m'ont
donné d'infinis plaisirs. Je voudrais avoir rendu ses mots et
ce merveilleux silence par lequel il exprime tant, et que j'ai
reconnu, chez tous les jeunes hommes de là-bas, refuge der-
nier où leur âme retrouvait sa hardiesse et sa pureté.
B. Fay.
« JE SUIS TROP BETE »
C'a été un roiip dur pour moi. Un dos plus pénible? quo j'ai
PU à supporter. C'est la faute de m^ propre stupidité. Quelque-
fois encore, quand j'y repense, j'ai envie de pleurer, de ju-
rer, de me flanquer des coups de pied. Peut-être même main-
tenant, après si longtemps, je trouverai une sorto de satisfac-
tion à me faire prendre pour pas grand 'chose en racontant
mon histoire.
Ça commence à trois heures un après-midi d'octobre. Je
suis assis dans la tribune pour les épreuves d'automne au trot
et au galop à Sandusky, Ohio. Pour dire vrai, je me sentais
un peu ridicule d'être dans la tribune L'été d'avant, j'avais
quitté la ville avec Harry Whitehead et un nègre du nom de
Burt. Je m'étais placé comme lad, pour soigner un des deux
chevaux d'Harry. Il les avait engagés dans les courses d'au-
tomne cette année. Maman avait pleuré et ma sœur Mildred,
qui désirait obtenir une place de maîtresse d'école dans notre
ville cet automne, avait grogné et tempêté dans la maison une
semaine entière avant mon départ. Elles estimaient toutes le
deux humiliant que quelqu'un de la famille fût lad. Mildred
croyait, je pense, que ma situation l'empêcherait d'obtenir
l'emploi pour lequel elle avait tant peiné.
Mais, après tout, il fallait bien travailler. Impossible de rien
trouver d'autre. Un solide garçon de dix-neuf ans ne peut pas
traîner à la maison. J'étais devenu trop costaud poiu- tondre
928 LA VIE DES PEUPLES
les gazons des autres et vendre les journaux. Les petits ga-
mins que leur taille rend sympathiques me chipaient mes
clients. Il y en avait un qui ne cessait de dire, partout où il
y avait un gazon à tondre ou une citerne à curer, qu'il faisait
des économies pour se payer de l'éducation. Je restais réveillé
des nuits entières, cherchant des moyens de lui nuire sans
être piis et je pensais à des charrettes qui lui passeraient
sur le corps, à des briques qui lui tomberaient sur la tête,
dans la rue. Mais ça n'a pas d'importance.
J'étais placé chez Harry et j'aimais bien Burt. On s'enten-
dait à merveille tous les deux. C'était un grand nègre avec un
corps paresseux, une allure flemmarde, et de bons yeux doux.
Pour les coups il pouvait en allonger comme Jack Johnson.
II avait un grand étalon noir, capable de faire du 2.09 ou 2.10
en cas de nécessité. Moi, je m'occupais d'un petit cheval
hongre, appelé Doctor Fritz qui ne perdit pas une course de
la saison, quand Harry voulait le faire gagner.
On était parti tard en juillet, dans un van avec les deux
chevaux. Ensuite jusqu'à la fin novembre on était allé de
réunion en réunion et de foire en foire. C'était du bon temps,
çà je le reconnais. A mon idée les garçons qui sont élevés régu-
lièrement chez eux et n'ont jamais un chic nègre comme Burt
pour ami intime, qui vont dans les universités et les collèges,
ne volent jamais rien, ne se saoulent pas un peu, n'appren-
nent pas à jurer de gens qui savent, ne se promènent pas de-
vant les tribunes en bras de chemise et en culotte sale, pen-
dant les courses, quand la tribune est pleine de gens tirés à
quatre épingles (à quoi bon en parler), ces garçons-là ne sa-
vent rien de rien. Ils n'ont jamais eu l'occasion de s'instruire.
Mais, à moi, Burt m'apprit à étriller un cheval, à enrouler
les bandes après la course, à doper et quantité dé choses pré-
cieuses pour n'importe qui. Il roulait un bandage si serré sur
une jambe de cheval, que s'il avait été de la même couleur
que sa robe, on n'aurait pas pu le distinguer. Je crois qu'il
aurait pu être un jockey célèbre et serait arrivé à quelque chose
comme Murphy et Walter Cox et les autres, s'il n'avait pas
été noir.
JE SUIS TROP BÊTE 929
Ah ! oui, c'était chouette ! On arrivait dans un chef-lieu
par exemple, un samedi ou dimanche. La foire commençait
le mardi suivant jusqu'au vendredi après midi. Doctor Fritz
était engagé dans la course au trot du mardi, mercredi après-
midi. Bucéphale les grattait dans la course pour « toutes caté-
gories ». On avait beaucoup de temps pour flâner, écouter, par-
ler de chevaux et, dites, Burt passait une raclée à un campa-
gnard, qui avait voulu le mettre en boîte. On en apprenait
sur les hommes et les chevaux, on ramassait quantité d'infor-
mations. Assez pour le reste de l'existence, si on a du bon sens
et si on sait faire le tri dans ce qu'on entend, voit et sent.
A la fin de la semaine, la réunion terminée, Harry rentrait
chez lui, s'occuper de son écurie de louage. Burt et vous, vous
atteliez les chevaux à des charrettes et les conduisiez par
la route à l'endroit des prochaines courses; lentement et di-
rectement, pour ne pas les échauffer, etc., etc., vous savez.
Ah! oui, Grand Dieu ! les beaux noyers, les beaux hêtres,
les beaux chênes, et les autres espèces d'arbres le long de la
route, tous bruns et rouges ! les bonnes odeurs et Burt qui
chantait une chanson appelée « La rivière profonde ». Les
filles de la campagne à leur fenêtre et puis tout. Vous pouvez
me fourrer le nez dans vos livres autant que vous voudrez.
Je crois que je sais, moi, où j'ai fait mon éducation.
Bien. On rencontrait un de ces petits bouts de village sur
la route, disons maintenant un samedi après-midi, et Burt
disait : « Arrêtons-nous ici ». Et on s'arrêtait.
On mettait les chevaux chez le loueur, on leur donnait à
manger, on prenait son complet propre dan la malle et on
s'habillait.
La ville était pleine de fermiers, la bouche ouverte, voyant
que nous étions du f>ersonnel d(îs courses. Les gosses n'avaient
peut-être jamais vu un nègre de leur vie, ils s'enfuyaient quand
on descendait tous les deux leur grande rue.
C'éiait avant la « prbbihition » et toutes ses sottises. On
entrait dans un café tous les deux et les garçons de la campa-
gne venaient s'asseoir autour de nous. Il y avait toujours
quelqu'un qui prétendait s'y connaître en chevaux. 11 discou-
930 LA VIE DES PEUPLES
rait, puis posait des queàtioiis. On lui en racontait des boni-
ments et des boniments, tant qu'on pouvait, sur les chevaux
qu'on soignait et dont on était propriétaire. Quelqu'un of-
frait une tournée de whisky. Burt clignait de l'œil et vous ré-
pondait du premier coup : « Parfait, très bien, pour vous faire
plaisir je boirai un petit coup avec vous. )>
Mais tout ça n'est pas mon histoire. Nous étions rentrés
fin novembre et j'avais promis à ma mère de laisser tranquil-
les les courses pour de bon. Il faut faire tant de promesses à
une mère. Elle ne connaît que ça.
Donc, comme il n'y avait pas plus de travail dans notre
ville qu'à mon départ, j'étais allé à Sandusky. J'y avais trou-
vé une bonne place. Je m'occupais des chevaux d'un homme
qui faisait la livraison, le camionnage et la manutention.
C'était une joliment bonne place.
Un jour de sortie par semaine, un lit pour dormir dans la
grange, presque rien d'autre à faire qu'à enfourner le foin et
l'avoine à une collection de gros canassons. Un crapaud les
aurait battus à la course. Je n'étais pas mécontent et je pou-
vais envoyer de l'argent à la maison.
Puis, ainsi que je vous l'ai raconté au début, les courses
d'automne se font à Sandusky. Comme c'est mon jour de
sortie, j'y vais. Je quitte le travail à midi; je mets mon com-
plet propre, un chapeau melon marron tout neuf (je l'avais
acheté le samedi d'avant) et un col droit.
D'abord, pour commencer, je descends en ville me prome-
ner avec le beau monde. Je me suis toujours dit « Soignons
les dehors » et je l'avais fait. Comme j'avais quarante dollars
dans ma poche, j'entre au Grand-Hôtel, je vais au bureau
de « Tabacs de luxe » et dis : « Donnez-moi trois cigares à 25 ».
Une quantité d'étrangers, d'amateurs de chevaux, de gens
habillés venus des villes voisines, se trouvaient dans le hall
et au bar. Je me mêle à eux. Au bar, il y avait un garçon avec
une canne et un nœud papillon. Rien qu'à le regarder, j'en
JE SUIS TROP Bf.TE 931
étais malade. J'aime qu'un homme soit un homme et s'habille
avec soin, mais pas qu'il se donne des airs pareils. Alors, je
le bouscule un peu rudement et je demande un whisky.
Il me regarde comme s'il allait peut-être m'emboîter mais
il change d'idée et ne dit rien. Alors je commande un autre
whisky rien que pour l'épater; puis je m'en vais. Arrivé là,
je me paye le meilleur fauteuil que je peux trouver dans la
tribune du milieu ; mais pas dans une loge : c'est trop faire
des manières.
Me voilà assis dans la tribune, gai comme tout. Je regarde
les lads, avec leurs culottes sales et leurs couvertures sur l'é-
paule, juste comme j'étais l'année passée. J'aime autant l'un
que l'autre; être ici et me sentir considéré, ou là-bas en re-
gardant les particuliers, me sentant plus considéré encore et
plus important aussi. L'un vaut l'autre, si on sait voir juste ;
je l'ai dit bien souvent.
Bien juste en face de moi, dans la tribune, ce jour-là. il
y avait un jeune homme avec deux jeunes filles, à peu près
de mon âge. Le jeune homme était un chic type très bien.
Il était de l'espèce qui sans doute va au collège et en sort pour
être homm*^ d'affaires ou journaliste ou quelque chose comme
qd, mais il n'était pas méprisant. Il y en a de cette espèce
des très bien et il en était.
Sa sœur et une autre jeune fille étaient avec lui. La sœur
regarde par dessus l'épaule de son frère, d'abord par hasard:
sans aucune intention particulière (ce n'était pas son genre)
ses yeux et les miens se rencontrent.
Vous savez ce que c'est. Ah ! qu'elle était jolie ! Elle avait
une robe simple en espèce d'étoffe bleue, qui semblait faite
n'importe comment, mais était bien cousue, bien coupée et
puis tout. Je m'en étais bien aperçu, j'avais rougi quand elle
m'avait regardé en face et elle aussi. C'était la plus gentille
jeune fille que j'ai vue de la vie. Elle ne se croyait pas quel-
qu'un et pouvait parler correctement sans ressembler à une
maîtiesse d'école ou à quelque chose comme ça. Ce que je
veux dire, c'est qu'elle était paifaite. Son père devait être un
homme posé, mais pas assez riche pour qu'elle soit fière d'être
932 LA VIE DES PEUPLES
sa fillo, comme il y on a qui sont. Peut-èLre il possédaiL une
pharmacie ou une épicerie dans leur ville ou quelque chose
comme ça. Elle ne me l'a jamais dit et je ne lui ai jamais
demandé.
Ma famille est très bien, si ça vous intéresse. Mon grand-
père était Gallois et là-bas dans notre ancienne patrie, au
pays de Galles, il était..., mais ça n'a pas d'importance.
La première épreuve de la première course terminée, le
jeune homme assis avec les deux jeunes filles les quitte et
descend pour parier. Je savais ce qu'il allait faire, pourtant
il ne parlait pas haut et fort pour que tout le monde sût qu'il
s'y connaissait, comme certains font; ce n'était pas son gen-
re. Bien; il revient et je l'entends dire aux jeunes filles sur
quel cheval il a parié. Pendant l'épreuve, ils se lèvent tous
à moitié, excités, en sueur, comme les gens qui ont parié sur
un cheval. Quand le cheval approche du poteau, ils espèrent
le voir finir en tête, mais ça n'arrive jamais, parce qu'il n'a
pas assez de nerfs, croyez-moi.
Alors, bien vite après, les concurrents s'amènent pour la
course de 2.18 et il y avait un cheval que je connaissais. Bob
French l'avait dans son équipe, mais il ne lui appartenait
pas. Il appartenait à un M. Mathers de Marietta, Ghio.
Ce M. Mathers était très riche, il possédait des mines de
charbon ou je sais quoi. Il avait une chic propriété à la cam-
pagne et était enragé pour faire courir ; Mais il était presby-
térien ou je ne sais quoi. Probablement, je pense, sa femme
aussi et plus rigide que lui. Donc il ne faisait jamais courir
en son nom. On racontait sur les champs de course de l'Ohio
que quand un de ses chevaux était prêt il le confiait à Bob
French et prétendait à sa femme qu'il était vendu.
Donc Bob prenait les chevaux et en faisait juste ce qu'il
voulait. Qui pourrait l'en blâmer? Pas moi, toujours. Tantôt,
il s'arrangeait pour gagner, tantôt pour perdre. Ce n'était
jamais ça qui m'intéressait quand j'étais lad. Ceque jedési-
JE sus TROP BETE 933
rais savoir, c'était si un cheval avait la vitesse et pouvait finir
en tête, en cas de besoin.
Comme je vous le raconte. Bob faisait courir le cheval
de M. Mathers dans cette course. Le cheval s'appelait Abou
Ben Ahem ou quelque chose comme ça. Il était rapide com-
me l'éclair. C'était un hongre; il était classé 2.21 mais il
pouvait faire 08 ou 09. Quant Burt et moi étions sur les rou-
tes, comme je vous l'ai raconté l'année d'avant; un nègre,
une connaissance de Burt, était en place chez M, Mathers.
Un jour qu'il n'y avait pas de course à la foire de Marietta et
que Harry notre patron était retourné chez lui. nous étions
allés le voir.
Donc, tout le monde était à la foire excepté le nègre. Il nous
a fait visiter la chic maison de M. Mathers. Burt et lui ont
débouché une bouteille de vin que M. Mathers avait cachée
dans sa chambre à coucher, au fond d'un placard, sans que sa
femme s'en aperçoive. Il nous a montré le cheval Abou Ben
Ahom. Burt avait toujours dans l'idée de devenir jockey,
mais il n'avait pas grande chance d'arriver étant nègre. Lui
et l'autre nègre ont vidé la bouteille de vin entière, et Burt
commençait à être un peu gai.
Le nègre a laissé Burt prendre cet Abou Ben Ahem et le
faire courir un mille sur une piste <jue M. Mathers avait pour
lui tout seul, juste là, sur sa ferme. AL Mathers avaitun enfant,
une fille, elle était comme malade un peu rachitique, elle est
rentrée et il a fallu nous grouiller pour remettre Abou Ben
Ahem à l'écurie
Ce que je vous raconte là, c'est pour que tout soit bien clair.
A Saïidusky, l'après-midi que j'étais aux courses, lo jeune
homme était embêté d'avoir perdu son pari devant les jeunes
filles. Vous savez comme l'on est. Une des deux était sa fian-
cée, l'autre sa sœur. J'avais bien vu ça, « Allons, je me dis, j(^
vais lui passer un tuyau ». Il a été rudement bien quand je lui
ai touché l'épaule. Lui et les jeunes filles ont été gentils avec
moi depuis le début jusqu'à la fin. Je n'ai rien contre eux.
lJ<»n<'. il se jx'nclK' «ti ari-ièi-»' et je lui passe h' tuyau sur AIumi
B<'n Ahem. « JNt^ pariez {)as un c«'nl à la pr«'niière épreuxc;
934 LA VIE DES PEUPLES
il courrn comme un bœuf attelé à une charrue, mais ensuite
descendez et mis<'z droit sur lui ». Voilà ce que je lui ai dit.
Bien. Je n*ai jamais vu un garçon en traiter plus chique-
ment un autre. II y avait un gros Monsieur assis derrière la
jeune fille. Elle m'avait regardé et je l'avais regardé déjà
deux fois et nous avions rougi tous les deux. Voilà ce qu'il
fit, il eut l'audace de se retourner et de demander au gros
. Monsieur de changer de place avec moi pour que je puisse être
à côté d'eux.
Ah oui! Grand Dieu. M'y voilà ! Quel abruti j'étais de m'être
monté là-bas au bar de l'hôtel et simplement pour un sale
particulier avec une canne et cette espèce de cravate. M'être
laissé mettre en rogne et boire ce whisky juste pour l'épater.
Sûrement elle s'en apercevrait quand je serai assis juste
derrière elle. Elle pourrait sentir mon haleine. Je me serais
fait dégringoler de cette tribune, j'aurais fait tout le parcours
en me flancjuant des coups de pied et plus vite encore que tou-
tes les vieilles rosses qui étaient là cette année.
Parce que cette jeune fille n'était pas une chipie, ce que
j'aurais uua.'^é pour une tablette de chewing giim, du cachou,
des bonbons acidulés, ou n'importe quoi. J'étais bien content
d'avoir ces cigares à 25 cents dans ma poche. Tout de suite,
j'en offre un au jeune homme et j'en allume un. Alors le gros
monsieur se lève ; nous changeons de place, me voilà juste der-
rière elle. Ils se présentent eux-mêmes, la fiancée du jeune
homme qui était avec lui s'appelait Elinor Woodbury, son
père était fabricant de tonneaux à un endroit nommé Tif-
fin. Ohio. Le jeune homme s'appelait Wilbur Wessen et sa
sœur Mlle Lucy Wessen.
Je suppose que c'est leur chic nom qui m'a fait dérailler.
Un garçon juste parce qu'il a été lad et qu'il s'occupe des che-
vaux d'un livreur camionneur magasinier n'est ni meilleur
ni pire pour cela. Je l'ai pensé bien souvent; et je l'ai dit aussi.
Mais vous savez comme l'on est. Il y avait quelque chose dans
cette espèce de jolie robe. Dans ces jolis yeux qu'elle avait,
dans la manière de me regarder un peu par dessus l'épaule
de son frère et moi de la regarder, puis de rougir tous les deux.
Je ne pouvais pas me donner l'air d'une gourde, dites?
JE SUIS TROP BETE 935
J'ai agi cuiiim<' un idioL, voilà toul. Je réponds que mon
nom était Walter Mathers, de Marietta, Ohio. Je leur raconte
à tous les trois les plus épouvantables mensonges qu'on puisse
imaginer. Je dis qu'Abou Ben Ahem appartient à mon père,
mais qu'il l'avait confié à Bob French pour le faire courir,
parce que notre famille est trop fière pour faire courir, com-
me ça ; je voulais dire à notre nom. Une fois lancés, ils se pen-
chent vers moi et m'écoutent, les yeux de Mlle Lucy Wesscn
brillaient et je me suis conduit comme un âne.
Je leur parle de notre propriété à Marietta, de nos grandes
écuries et notre grande maison de briques sur la colline au-
dessus de rOhio. J'étais assez malin pour ne pas avoir l'a-ir
de me vanter. Je commençais à raconter, puis les laissais me
tirer le reste, j'avais l'air de parler le plus à contre-cœur
que possible. Notre famille ne possède pas de fabriques de
tonneaux et depuis que je nous connais, nous avons toujours
été plutôt pauvres, sans rien demander à personne pourtant
et mon grand-père au pays de Galles..., mais ça n'a pas d'im-
portance.
Nous nous mettons à bavarder, comme si nous nous connais-
sions depuis des années. Je raconte que mon père craint que
peut-être ce Bob French ne soit pas honnête et qu'il m'a
envoyé à Sandusky incognito pour le pincer si je pouvais.
Et je leur fais croire que je me suis aperçu de tout dans cette
course de 2.18 ou Abou Ben Ahem doit débuter
Je dis qu'il perdrait la première épreuve en courant comme
une vache boiteuse, mais qu'ils se retrouverait et les écorche-
rait tous vivants ensuite. Pour soutenir mes dires, je prends
trente dol'ars dans ma poche, les tends à M. Wilbur Wessen
et lui demande si ça ne lui fait rien, après la première épreu-
ve, de descendre et de les placer sur Abou Ben Ahem quelles
que soient les chances contre lui. Ce que j'ajoute, c'est que je
n'ai pas envie que Bob French ni aucun des lads me voient.
Pour sûr, quand arrive la première épreuve. Amou Ben
Ahem est parti du mauvais pied, il n'a rien donné jusqu'à la
courbe finale, il courait comme un cheval de bois ou une rosse
malade, et il ;i fini je dernier. Alors ce Wilbur Wessen est des-
936 LA VIE DES PEUPLES
cendu au guichet, sous la tribune. Me voilà seul avec les jeu-
nes filles. Cette Mlle Wooldbury regardait de l'autre côté.
Lucy Wessen m'a touché avec ses épaules sans me toucher,
voyez-vous. Elle ne s'accotait pas sur moi, voilà ce que je
veux dire. Vous savez comme une femme peut faire ça. Elles
vous touchent, mais elles ne vous poussent pas. Vous savez
ce qu'elles font.
Après ils m'ont donné un coup. En cachette de moi, ils
s'étaient entendus, ils avaient décidé que Wilbur Wessen
parierait cinquante dollars et les jeunes filles chacune dix,
et de leur argent encore. J'étais déjà malade, mais je l'ai été
bien plus ensuite.
Pour le cheval Abou Ben Ahem et leur argent je ne m'en
faisais pas beaucoup. Çà finit bien, Abou a couru les trois der-
nières courses comme un panier d'œufs pourris arrive au mar-
ché avant qu'on s'en aperçoive, et Wilbur a gagné neuf pour
deux. Mais il y avait autre chose qui me rongeait.
Quand Wilbur est revenu après son pari, il a causé tout le
temps avec cette Miss Woodbury; et moi, et Lucy Wessen,
ils nous laissaient tout seuls, comme si nous étions dans une
île déserte. Si seulement je n'avais pas triché ou si j'avais pu
m'en sortii-. Mais il n'y a pas de Walther Mathers ainsi que
je l'avais dit à elle et aux deux autres. Il n'y en a pas et il
n'y en a jamais eu. Mais, s'il y en avait un, sûrement j'irais
à Marietta, Ohio et je le tuerais net.
Voilà où j'en étais, grand abruti que je suis. Bientôt, la
course a fini. Wilbur a été chercher l'argent; puis nous avons
pris un fiacre pour rentrer en ville et il nous a payé un chic
dîner à l'hôtel et, par dessus le marché, une bouteille de Cham-
pagne.
On était là tous les deux, la jeune fille et moi. Elle ne parlait
pas beaucoup et je ne disais rien non plus. Mais il y a une chose
que je sais, elle ne s'accrochait pas à moi, à cause de mes boni-
ments sur mon père, son argent et tout ça. Ce n'était pas son
JE SUIS TROP BÊTE %i1
genre, vous savez. Non, non. Des jeunes filles comme ça, on
n'en rencontre qu'une fois dans sa vie. Si on ne se dépêche
pas, la chance est perdue, c'est fini pour de bon; on n'a plus
qu'à se jeter dans la rivière. Elles vous regardent du dedans,
juste une minute, ça n'est pas de la séduction, mais c'est
comme ça, et la conclusion, c'est que l'on veut avoir juste
cette femme-là pour votre femme et pas d'autres. On voudrait
lui donner plein de fleurs, de chics robes, on voudrait que les
enfants qu'on doit avoir soient les siens. On a envie pour elle
de belle musique et pas de jazz. C'est comme ça.
Il y a un endroit près de Sandusky de l'autre côtéd'une sorte
de plage qu'on appelle Cedar Point. Après ce dîner nous y
sommes allés dans un canot automobile pour nous tout seuls.
Wilbur et Mlle Lucy et cette Mlle Woodbury avaient à attra-
per le train de dix heures pour revenir à Tiffin.Ohio. Quand
vous sortez avec des jeunes filles comme çà.vous ne pouvez
pas vous en fiche, manquer le train et passer la nuit dehors
comme on fait quand on est avec une gamine ({uelconque.
Wilbur nous a payé un canot automobile; il y en avait
bien pour quinze thunes, mais je ne l'aurais jamais su si
je n'avais pas écouté. Ça n'était pas son genre de trompet-
ter ce qu'il faisait.
Une fois à Cedar Point, nous ne nous sommes pas arrêtés
parce qu'il y avait un tas de particuliers bien vulgaires. Il y
avait des salles de bal et des restaurants pour les campa-
gnards, mais aussi une plage où on pouvait se promener et
trouver des places sombres. C'est là que nous sommes allés.
Elle ne parlait presque pas du tout, ni moi non plus. Et je
pensais que j'étais bien reconnaissant à ma mère. Elle avait
bien raison quand on était gosse de nous faire manger à table
avec une fourchette.de ne pas nous laisser éclabousser avec
notre soupe, ni fairc^ du bruit, comme les voyous qui traînent
sur les champs de course.
Wilbur et son amie se sont promenés sur la plage. Lucy
et moi, on est resté assis à un endroit noir. Il y avait des raci-^
nés de vieux arbres, que la mer avait jetés là. Ensuite, jus^
qu'au momt'nt où il ;i fidlii ([u'on r( jjarto pour le canot et qu'ils
038 LA VIE DES PEUPLÉS
aillent à leur train, le temps a passé comme rien du tout. On
aurait dit un clin d'œuil.
Voilà comme c'était. La place oîi on se trouvait était noire
comme j'ai dit et il y avait des racines d'un vieux tronc d'ar-
bre qui se dressaient en l'air comme des bras. Il y avait l'odeur
de la mer et on aurait dit qu'on pouvait étendre la main et
toucher la nuit, tant elle était chaude et douce et semblait
rafraîchissante comme une orange.
J'aurais pleuré et juré, j'aurais sauté et dansé. J'étais si
excité, si heureux, si triste.
Quand Wilbur est revenu de sa promenade tout seul avec
sa fiancée, et que Lucy les a vus qui s'approchaient, elle a dit :
« Il faut aller au train maintenant ». Et elle pleurait presque,
elle aussi. Pourtant, il y avait quelque chose que je savais et
qu'elle ne savait pas, et elle ne pouvait pas être sens dessus
dessous comme moi. Alors, avant que Wilbur et Mlle Woodbu-
ry nous aient rejoints, elle a levé la tête et elle m'a embrassé
vite en appuyant sa tête contre moi, et elle frissonnait toute.
Quelquefois j'espère que j'ai un cancer et que j'en mourrai.
Je pense que vous savez ce que je veux dire. Nous avons tra-
versé la baie dans le canot pour aller au train comme ça et
il faisait noir encore. Elle m'a chuchoté et. ce qu'elle disait,
q'était que moi et elle on aurait pu sortir du bateau et mar-
cher sur l'eau, ça avait l'air fou. mais je la comprenais.
Tout à coup on était à la gare. Il y avait là un tas de campa-
gnards de ceux qu'on voit à toutes les foires et ça se poussait
et ça se bourrait, comme du bétail à l'abreuvoir. Comment
que j'aurais pu lui parler? « Ça ne sera pas long, parce que
vous m'écrirez et que je vous écrirai. » C'est tout ce qu'elle
m'a dit.
J'avais à peu près autant de chance d'en sortir qu'une poule
qui se noie. J'avais de la chance ! une chic chance !
Et peut-être qu'elle écrirait à Marietta. comme ça et que
la lettre reviendrait avec un cachet des Postes dessus, pour
dire : « Il n'y a pas de type de ce nom-là », ou quelque chose
comme ça, je ne sais pas moi.
Et moi qui voulais me donner pour une grosse légume
JE SUIS TROP BÊTE Ô39
et quelqu'un de chic devant elle, le meilleur petit être que
Dieu ait créé. Sacrée veine !
Ensuite le train est arrivé; elle a monté dedans, WilburWes-
sen et moi on s'est serré la main et cette MUe Woodbury
m'a fait un gentil salut et je l'ai saluée. Puis le train est parti
et j'ai éclaté en larmes comme un gosse.
Ah oui ! J'aurais pu courir après ce train et démolir Dan
Patch comme un train de marchandises après un tamponne-
ment. Mais à quoi ça m'aurait servi? Avez-vous jamais vu
un crétin pareil?
Je vous parie que si je me casse un bras, ou si un train
m'écrase le pied, je n'irai pas chez le médecin. Je resterai là
pour souffrir et souffrir. Voilà ce que je ferai.
Je vous parie que. si je n'avais pas bu cet alcool, je n'aurais
jamais été assez ballot pour mentir, des mensonges qu'on ne
peut plus rattraper avec une demoiselle comme elle.
Je voudrais l'avoir ici devant moi, ce type avec son nœud
papillon et sa canne. Je lui rentrerais dedans, pour de bon.
C'est un grand ballot. Voilà tout ce qu'il est.
Et si moi, je n'en suis pas un autre, trouvez-m'en un.
Amenez-le moi. Je cesserai de travailler, je suis un propre à
rien. Je lui donnerai ma place. J'en ai assez de travailler, de
gagner de l'argent et d'en mettre de côté pour une gourde
comme moi.
Sherwood Anderson
( irad. B. Fcuj.)
LA LUTTE POUR LE PETROLE :
LA DERMÈRE PHASE
La lutte pour la Mésopotamie et les Iles de la Sonde.
I
Pendanl que l'Angleterro se lançait à la conquête de presque
tout le pétrole restant dans le monde, les Etats-Unis s'endor-
maient dans une sécurité trompeuse. N'avaient-ils pas fourni
80 % des besoins des Alliés pendant la guerre? Il est vrai que
si les hostilités avaient continué, les Etats-Unis n'auraient pu
suffire à nos demandes. « En septembre et en octobre 1918 »,
a déclaré M. Deen. qui a joué un si grand rôle dans l'alliance
de la « Royal Dutch » et de la « Shell » et dirige aujourd'hui
les pétroles de l'Oklahoma. — « les Alliés ont pris chaque jour
194.000 barils de gazoline, alors que la production quotidienne
moyenne était de 191.000. En réunissant les livraisons faites
en Europe par le Mexique et les Etats-Unis, on arrive à
1.200.000 barils par jour, alors que les Etats-Unis n'en pro-
duisent que 960.000 et le Mexique 140.000. Le déficit quotidien
était donc de 300.000 barils ».
Les Etats-Unis se sont sacrifiés pour les Alliés pendant la
guerre. L'Angleterre ne leur en a aucune reconnaissance ! Ils
n'aiTivaient déjà même pas à suffir .^ à leur consommation inté-
rieure — puisque 25 % du pétrole employé aux Etats-Unis
provenait du Mexique — et ils nous ont envoyé plus que leur
propre production. La guerre n'a pas peu contribué à les
mettre dans la situation où ils se trouvent.
Si leur consommation continue à croître dans les propor-
LA LUTTE POUR LE PÉTROLE 941
t.ion-^ acluelles. il-, consommeront, dans quatre ans, d'après le
nouveau président de la « Standard Oil of Nrw- Jersey ». Wal-
ter Teagle, 630 millions de barils, — le double de ce qu'ils ont
produit en 1919. Rien que depuis 1914, les automobiles ont
passé aux Etats-Unis di' 1.700.000 à 8 millions (pullulement
des voitures Ford). Elles absorbent à elles seules 85 % de
la production nationale ; et il ne reste que 15 % pour les che-
mins de fer, la navigation, l'industrie et les exportations.
Les Compagnies américaines ont réalisé un grand effort :
elles ont intensifié la production, la faisant monter de 376 mil-
lions de barils en 1919 à 443 en 1920. De nouvelles recherches
ont été plus spécialement poursuivies dans le Texas et le
Kansas. Mais n'est-ce pas hâter davantage l'heure à lac{uelle
les Etats-Unis auront épuisé leurs ressources?
Sur un mot d'ordre du gouvernement des Etats-Unis :
« Tirez de plus en plus du pélrole des pays étrangers », — la
« Standard » lança ses prospecteurs à travers le monde. Mais
partout ils se heurtèrent à un obstacle imprévu. Un prospec-
teur américain <ut le malheur de paraître sur les bords de la
mer Morte en octobre 1919. Sans aucune hésitation, le géné-
ral anglais gouvernant la Palestine le fit arrêter à Jérusalem.
A toutes les protestations indignées du président Wilson,
l'Angleterre répondit simplement « qu'il ne s'agissait pas d'une
mesure visant spécialement les Américains, mais que toute
prospection était interdite en Palestine jusqu'à nouvel ordre ».
Les mêmes faits se sont reproduits en Mésopotamie.
Dans le monde entier, sauf prut-être au Canada, sur lequel,
vu leur proximité géographique, ils ont une grande influence,
les Américains ont trouvé porte close. Ils sont en général* :
— ou bien exclus des concessions pétrolifères situées dans le
territoire, les colonies et môme les sphères d'influence de
l'Angleterre, de la France.du Japon et des Pays-Bas; — ou bien
sont autorisés à s'y établir, mais seulement à des conditions
telles qu'ils perdent la direction (effective de leurs entreprises.
1. Rapport flu Diroct<'ur américain du « Bureau of Mim-s », \'an II. Manning,
au SPcrélairi' d'Etat df rintéri«'ur.
942 LA VIE DES PEUPLES
Il est inlerdit aux étrangers de prospecter L. pétrole en
Birmanie, aux Indes, en Perse, dans l'Ouganda, et le Royaume-
Uni. Une politique d'exclusion des étrangers du contrôle des
produits pétrolifères est suivie en Algérie, en Australie, dans
la Barbade, l'Afrique orientale britannique, la Guyane an-
glaise, en France, dans l'Afrique occidentale française, au
Guatemala, au Japon, à Formose, à Sakhaline, à Madagascar,
au Mexique, en Nouvelle-Guinée, et probablement dans l'U-
nion sud-africaine. Le Venezuela et l'Ouganda envisagent éga-
lement une politique analogue.
Le droit d'exploiter les ricJiesses minérales ne peut être
accordé aux étrangers en Australie, dans la Barbade, l'Afrique
orientale britannique, la Guinée, les Indes néerlandaises, en
France, dans l'Afrique occidentale française, au Guatemala,
dans l'Inde (probablement), en Grande-Bretagne, au Japon
(en pratique), à la Trinité (en partie), au Venezuela, à Mada-
gascar— et, sauf respect des droits acquis, en Roumanie et
Tchécoslovaquie. Des restrictions temporaires sont placées à
l'acquisition par les étrangers de concessions pétrolifères dans
deux districts de la Colombie et dans le nouveau territoire
roumain.
La propriété des gisements appartient au gouvernement en
Bolivie, à Costa-Rica, en Tchécoslovaquie, dans l'Afrique du
Sud, l'Ouganda, au Venezuela, en Angleterre, et, en partie, en
Argentine (le gouvernement s'y est réservé les riches gisements
de Ridavavia), en Australie, dans la Guinée anglaise, l'Equa-
teur, l'Inde, à la Trinité, au Canada et en Colombie. La Répu-
blique Dominicaine, le Mexique, la Roumanie et la Russie exa-
minent la possibilité d'agir de même. Mais les Etats-Unis se
sont engagés à ne reconnaître le nouveau gouvernement mexi-
cain que s'il y renonçait. En France, le gouvernement a sur
les richesses du sous-sol un droit régalien ; il les concède discré-
tionnairement.
Devant cette situation, le sénateur Gore, de l'Oklahoma,
demanda, le 10 mars 1920, au gouvernement fédéral, un rap-
port sur les mesures prises par les gouvernements étrangers
pour exclure les Américains des champs de pétrole. Deux mois
LA LUTTE POin LE PÉTROLE y43
après, le 17 mai, le président Wilsoii transmettait au Sénat le
rapport du ministère des Affaires étrangères.
« La politique générale du gouvernement britannique », écri-
vait le sous-secrétaire d'Etat Frank Polk,«tend, d'une part, à
exclure les étrangers du contrôle de toutes les ressources pétro-
lifères de l'Empire britannique et, d'autre part, à s'assurer le
même contrôle sur les ressources pétrolifères des autres pays ».
Les moyen'^ employés sont :
I. — Interdiction aux étrangers de posséder ou exploiter des
champs pétrolifères dans l'Empire;
IL — Participation directe de l'Etat dans le capital et la
direction des compagnies ;
III. — Mesures empêchant les sociétés britanniques de ven-
dre leurs propriétés à des entreprises possédées ou contrôlées
par des étrangers ;
IV. — Décrets (ordres en Conseil) intei disant le transfert
de leurs actions à d'autres que des sujets britanniques.
Ces mesuies ont abouti à la prise de contrôle de la « Shell »,
d'accord avec la « Royal Dutcli », qui détient 60 % de ses
actions. « Il est établi que le gouvernement anglais a le con-
trôle de r « Anglo-Persian » et qu'il supporte la moitié des
frais de mise en valeui des champs pétrolifères de la Guyane.
Toute prospection de pétrol;^ dans le Royaume-Uni doit être
autorisée par le Board of Trade ». En fait, les seuls forages
exécutés dans le pays le sont par la maison Pearson and
Sons, agissant comme agent du gouvernement. A la Tri-
nité, personne ne peut acquérir de terrains pétrolifères sans
autorisation écrite du gouverneur qui est placé sous le contrôle
du secrétaire d'Etat des colonies. Or, celui-ci exige de toute
société britannique qu'elle n'ait pas plus de 25 % de son
capital détenu par des étrangers, que la majorité des adminis-
trat(^urs soient anglais... — Sauf dans le nord de la Perse, où
la «Standard Oil » vient de s'introduire (1922), les Américains
sont éliminés par le fait que 1' « Anglo-Persian » a des droits
exclusifs poui' une j^ériode de trente ans, à partir de 1901.
Ce ])rivilège a été grandement renforcé par l'accord anglo-
persan de 1918, (jui place toutes les administrations civiles,
944 LA VIE DES PEUPLES
militaires et financières de l'Etat porsan sous le contrôle de
la Grande-Bretagne.
Le rapport Polk établit ensuite que presque tous les autres
pays, même les plus petits, ferment leur porttî aux Américains.
Seule ., la Bolivie, la Colombie et Costa-Rica, qui vient d'an-
nuler les concessions accordées à la a British Controlled Oil-
fiekh », mettent sur le même pied les Américains et leurs
nationaux. Mais il n'en est pas de même du Guatemala, de
l'Equateur et surtout du Mexique. « D'après la nouvelle Cons-
titution de ce pays, tous les gisements miniers et pétrolifères
seraient la propriété de la nation. Seuls, les Mexicains (ou
naturalisés) pourront posséder des terres, mines ou puits de
pétrole. A la vérité, les mêmes droits pourront être accordés à
des étrangers, mais à la condition qu'ils se considèrent comme
propriétaires mexicains et renoncent à invoquer la protection
de leur gouvernement. En outre, dans une zone de 100 kilo-
mètres le long des frontières, et de 50 kilomètres au bord de la
mer, aucun étranger ne pourra acquérir de propriété ».
Entre temps avait été signée la convention de San-Remo.
par laquelle le gouvernement français — volontairement ou
non — s'associait à l'Angleterre pour évincer l'Amérique des
centres asiatiques de production du pétrole, et lui livrait les
richesses qui pourraient être découvertes dans les zones d'in-
fluen(;e réservées à la France. Quelles pressions furent em-
ployées pour obtenir sa signature? C'est ce qu'on saura peut-
être un jour. Toujours est-il que le gouvernement français fut
si gêné de cette convention que, pendant trois mois, il n'osa la
publier.
Lorsqu'il s'y décida, cette publication produisit aux Etats-
Unis un malaise profond.
II
Cependant, l'opinion publique et les milieux officiels amé-
ricains suivaient passionnément l'évolution du conflit. La
situation se tendit encore davantage à la suite d'un article du
« Sperling's Journal », qui constituait un véritable défi lancé
LA LUTTE POUR LE PÉTROLE 945
par sir Mackay Edgar. L'Angleteri-e y chantait, insol^nimenl.
son triomphe. « Je puisdire», écrivait sir Mackay, « que les 2/3
des gisements exploités dans l'Amérique centrale et l'Améri-
que du Sud sont entre des mains anglaises. Dans les Etats de
Guatemala. Honduras. Nicaragua. Costa-Rica, Panama, Co-
lombie, Venezuela et Equateur, l'immense majorité des conces-
sions sont aux mains de sujets britanniques, et seront
mises en valeur par nos capitaux.
« Le groupe Alves (« British Controlled Oilfields >')• dont les
propriétés encerclent en fait les 2 /3 de la mer des Caraïbes, est
entièrement anglais, et les contrats qui le régissent assurent
la perpétuité absolue du contrôle aux intérêts britanniques.
Aucun citoyen, aucun groupe américain, n'a acquis et ne
pourra jamais acquérir dans l'Amérique Centrait' une situa-
tion... «semblable à celle de M. Alves. «Si l'on considèie la plus
grande de toutes les organisations pétrolifères, le groupe
« Shell », il possède ou contrôle des entreprises dans tous les
champs pétrolifères du monde, y compris les Etats-Unis, la
Russie, le Mexique, les Indes Néerlandaises, la Roumanie,
l'Egypte, le Venezuela, la Trinité, l'Inde, Ceylan, les Etats Ma-
lais, la Chine, le Siam, les Détroits et les Philippines.
« Sans doute, il faudra attendre quelques années avant que
leb profits de cette situation puissent être cueillis; mais il est
hors de doute que la récolte sera m.agnifique. Avant peu, l'Amé-
rique sera obligée d'acheter, à coups de millions de livres par
an aux Sociétés anglaises, et de\Ta payer en dollars en quan-
tités croissantes, l'huile dont elle ne peut se passer, et qu'elle
n<' sera plus capable de tii'er de ses piopres réserves.
« J'eslim*' que' si leur consommation continue à st; dévelop-
per avec la vitesse actuelle, dans dix ans les Américains seront
contraints d'importer 500 millions de barils, ce qui, au prix
très bas de 2 dollars le baril, implique un versement annuel
d'un million de dollar^, dont la plus grande partie tombera
dans des poches anglais('^. A l'exception du Mexique et d'une
petite parLio de l'Aniéricpir c< ntralc, le monde entier est soli-
dement barricadé contre une attaque (^n force des Etals-Unis.
La position anglaise est imprenable. »
946 LA VIE DES PEUPLES
Un an après la conclusion de la paix, la lutte entre l'An-
gleterre et l'Américfue en est à sa phase la plus aiguë. Les
Etats-Unis veulent à tout prix obtenir une part des gisements
de la Mésopotamie, et des nouveaux terrains pétroliteres qui
viennent d'être découverts dans les îles de la Sonde, à Djambi.
Le secrétaire d'Etat Colby adresse, en conséquence, le 20
novembre 1920, à lord Curzon, une note que la presse améri-
caine publie le 24, et dans laquelle il proteste contre l'exclu-
sion des Américains de la Mésopotamie et réclame l'égalité
de traitement pour toutes les nations.
Le gouvernement britannique ne fit, au début, à la note
Colby qu'une réponse vague. La presse anglaise en publia le
texte complet (Tî'mes, 6 avril 1921). Lord Curzon y décla-
rait que les droits anglais actuels en Mésopotamie ne sont que
la confirmation de ceux qu'avait acquis avant la guerre la
« Turkish Petroleum » (dont le Gouvernement anglais détient,
avec la «Royal Dutch », le contrôle, car il a acheté 200.000 ac-
tions ordinaires de cette société). Sans la guerre, les gisements
de Mossoul et de Bagdad auraient depuis longtemps été exploi-
tés.Les droits acquis pai le gouvernement français (convention
de San Remo) ne représentent que la part allemande, et ils lui
ont été donnés en compensation des facilités accordées pour
l'écoulement du pétrole produit vers la Méditerranée. Ni les
droits de la « Turkish Petroleum », ni la convention de San
Remo n'empêcheront l'Etat arabe de jouir de tous les avanta-
ges de la propriété et du développement des exploitations pé-
trolifères. Le gouvernement britannique n'a aucunement le
désir d'empêcher les Etats-Unis de participer à l'expansion
de l'industrie pétrolif ère en Mésopotamie. Et la note anglaise
fait remarquer que Londres n'est pas du tout d'accord avec
Washington sur l'estimation des ressources en pétrole des di-
verses nations. La production future encore problématique
mise à part, il reste établi qu'à l'heure actuelle, les Etats-
Unis, produisent 70% de l'extraction mondiale^. Il n'est donc
1. En réalité, au moment même où était écrite cette note, les Etats-Unis
n'en produisaient que 64 %. Et une grande partie de cette production est entre
des mains anglaises (Dutch-Shell).
LA LUTTE POVR LE PÉTROLE 947
pas aisé de justifier l'insistance de Washington, relativement
à l'extension du contrôle américain sur les sources qui pour-
raient être découvertes dans les pays à mandats. Le gouverne-
ment britannique est néanmoins d'accord avec le gouverne-
ment américain, pour déclarer que les ressources en pétrole
doivent être développées sans considérer le point de vue de
nationalité.
Cette réponse ne satisfit pas le gouvernement fédéral.
L'Angleterre était bien d'accord avec lui pour déclarer que
les ressources pétrolifères doivent être exploitées « sans con-
sidérer le point de vue de nationalité », mais elle n'ouvrait
pas pour cela la Mésopotamie aux Américains. Et, à l'oc-
casion de la réunion du Conseil de la Société des Nations,
qui devait examiner en détail, à Paris, le problèmedes mandats,
Washington pour ennuyer Londres, envoya le 21 février 1921,
une note demandant que la question des mandats sur les
anciennes colonies allemandes fût soumise à un nouvel exa-
men. L'Amérique vient finalement dé l'emporter car, lors de
la conclusion de l'accord naval de Washington, elle exigea que
ses nationaux eussent des droits égaux à ceux de la Grande-
Bretagne en Mésopotamie et en Palestine.
m
Pendant ce temps, la « Royal Dutch-Shell », qui d'accord
avec r « Anglo-Persian », avait demandé au gouvernement
britannique de lui réserver l'exploitation des gisements de
Mésopotamie, — ce qu'elle est bien près d'obtenir, puisqu'on
prévoit la formation d'une compagnie sous contrôle exclusi-
vement anglais, avec sir John Corvans, l'un des membres les
plus en vue du groupe « Shell », comme administrateur-
gérant — la « Royal Dutch », dis-je, s'efforçait aussi d'ac-
caparer les nouveaux gisements découverts dans les îles de
la Sonde, à Djambi.
Djambi est le dernier vaste lerraiii à exploiter dans les
Indes néerlandaises : les champs pétrolifères de ce district
y48 LA VIE DES PEUPLES
atteignent 4 millions d'acres. Les vues de la « Royal Dutch »
ne rencontrèrent au début pas d'obstacles, et elle obtint de
la Chambre basse de Hollande l'attribution de ces gisements
à sa filiale, la « Bataafsche Petroleum ». Mais deux représen-
tants de la Standard apportèrent à La Haye, à la Chambre et
aux Ministres cette communication : la « Standard Oil »
offrait de former, d'accord avec le gouvernement hollandais,
une compagnie qui aurait la moitié des terrains de Djambi.
aux mêmes conditions que la « Royal Dutch ». Elle rappelait
qu'aux Etats-Unis les Hollandais avaient eu toute facilité,
et comptait sur la réciprocité.
Cette communication inattendue jeta la perluibation dans
le monde financier et politique des Pays-Bas. Un député
demanda si la note de la Standard venait du gouvernement
américain. Le président répondit qu'il n'en savait rien, mais
qu'en tout cas cette note devait exprimer les sentiments de
Washington. Un socialiste proposa l'exploitation totale par
l'Etat : elle fut repoussée par 55 voix contre 24. Les libéraux,
par peur de complications internationales, étaient opposés au
projet du gouvernement. Mais finalement la seconde Chambre
adopta ce projet par 49 voix contre 30.
Là-dessus arriva à la Haye une note énergique du secrétaire
d'Etat Hughes, — qui faillit jadis vaincre Wilson lors de
sa réélection à la Présidence, et a aujourd'hui la place pré-
pondérante dans le cabinet de M. Harding. — M. Hughes
ordonnait à l'ambassadeur américain d'insister vivement
auprès du gouvernement hollandais pour qu'il donnât dans
les Indes néerlandaises les mêmes facilités aux sociétés amé-
ricaines qu'aux autres sociétés. Car, disait-il, les nationaux
de tous les pays ont des droits égaux sur les ressources vitales
et naturelles, et on ne peut en interdire l'accès à une nation
particulière. « Nous ne cherchons pas à obtenir la préférence
sur d'autres contrées, mais nous ne voulons pas que d'autres
contrées obtiennent des avantages à notre détriment. En ce
qui concerne le pétrole, la solution du problème, c'est de don-
ner des droits égaux à toutes les compagnies de toutes les
nations ».
LA LVTTE POUR LE PÉTROLE 949
Le gouvernement, des Pays-Bas a fait parvenir à Washing-
ton sa réponse à la note américaine. Il y attire surtout l'atten-
tion sur le désintéreFsement marqué par les Américains au
moment où la concurrr-nce était libre, moment que la « Royal
Dutch » a choisi pour faire une offre de beaucoup plus avan-
tageuse que celles de se? rivales. En 1915. l'exploitation des
gisements de la réo^ion de Sumatra fui conférée à l'Etat; mais
en 1918, cette règle fut modifiée, et il fut décidé que l'exploi-
tation pour<*ait avoir lieu soit directement par l'Etat, soit par
l'intermédiaire d'une compagnie, soit sous le régime de la
Régie intéressée. A ce moment, aucune protestation améri-
caine ne parvint au gouvernement hollandais, et il n'en fut
envoyé qu'après la signature du contrat entre la « Royal
Dutch » et le gouvern«'ment. Cependant, ajoute la note, il
reste encore de nombreux champs pétrolifères de valeur dans
les Indes orientales, et le gouvernement hollandais serait
disposé à octroyer des concessions au capital américain.
Cette affaire ne paraît nullement liquidée par le vote de la
seconde Chambre des Pays-Bas. La polémique continue entre
Washington et la Haye. Le gouvernement américain récla-
mait encore en mai 1921 la publication de sa note du 19 avril,
que la Haye s'obstinait à tenir secrète. Et l'on reprochait
énergiquement en Hollande au ministre des colonies d'avoir
caché à la Chambre 1rs éléments de la correspondance échan-
gée avec les Etats-Unis. J'ai pu me procurer le texte de la
lettre que lui adressa la Standard :
« Le développement des gisements pétrolifères est actuel-
lement une ((uestion vitale pour tous les pays, et exige qu'une
attention croissante lui soit vouée par le monde entier. Les
colonies hollandaise^ onl h' bonheui de posséder des gisements
de pétrole extrêmement riches, en particuli m' ceux du territoire
Djambi. La « Standard Oil >», société pétrolière américaine, à
responsabilité limitée, demande à pouvoii participer au déve-
loppement des mines de Djambi, sur lesquelles des décisions
doivfmt être prises prochainenu'nt. En i égard de la grande
étendue des ehamps pétrolifères d»- Djambi. le gouvernement
néerlandais ne considérera ceitainemcnt pascomme dans l'in-
950 LA VIE DES PEUPLES
térêt de la population et du pays de les faire exploiter par
une seule compagnie.
«La « Standard Oil «soumet à l'approbation du gouverne-
ment néerlandais le projet de former une compagnie hollan-
daise, selon les lois minières des Indes néerlandaises, et
d'après lequel une partie des champs deDjambi serait exploi-
tée sur la base de la loi Djambi. Ce projet devait être soumis
à la deuxième Chambre des Etats Généraux. La « Standard »
se déclare prête à fournir toutes les garanties nécessaires pour
l'exploitation du territoire précité.
« La « Standard « est convaincue que le gouvernement néer-
landais admettra facilement que les Etats-Unis, qui sont et
ont toujours été les plus gros producteurs de pétrole, pourront
apporter aux intérêts hollandais autant de profit qu'ils l'ont
fait pour leurs propres citoyens. Nous autres, compagnies
américaines, croyons donc avoir tous les droits de participer
au développement des champs de pétrole de Djambi, et sommes
assurés que cette participation servirait aussi bien les inté-
rêts de la Hollande que ceux des Etats-Unis, et aiderait à
resserrer les lions d'amitié qui existent entre les deux pays )^
L'opinion publique en Angleterre n'en est pas moins
inquiète. « Depuis la guerre », déclare le Times, « la question
du pétrole est devenue une question internationale au premier
chef. L'Angleterre y prend un intérêt paiticulier : nul pays ne
dépend davantage pour sa tranquillité de la puissance sur mer
et dans l'air. Quand, jusqu'à Trafalgar, l'essentiel était d'avoir
de bons navires en chêne, elle veillait avec soin sur ses forêts...
Elle ne peut en faire autant pour le pétrole, en possédant peu
dans l'Empire ».
Les Etats-Unis veulent l'égalité de traitement. L'Angleterre
nie la justice de cette revendication. « Vous produisez chez
vous, leur dit lord Curzon, 60 à 70 % du pétrole que l'on
consomme; au Mexique, et ailleurs, vous contrôlez 12 % de la
production mondiale. Nous, nous n'en avons que 4%, et dans
des territoires très éloignés de chez nous ».
Les Etats-Unis répondent que d'ici 18 ans tout leur pétrole
sera épuisé, et qh'ils n'arrivent môme pas à satisfaire leur
LA LUTTE POVR LE PÉTROLE 951
consommation intérieure. Les commandes de 1920 dépassent
la production. « Erreur ! » réplicjuent les Anglais. « L'excès de
la demande a fait hausser le prix du pétrole et. par réaction,
cette demande a diminué. Vous avez même été forcés de bais-
ser les prix. Le péti'ole de Pensylvanie est à 3 £le baril depuis
décembre, au lieu de 6 £ 10. Et si 1(^ Mexique se développe,
l'oscillation du pendule en ce sens va continuer. Mais vous
n'avez pas à craindre l'épuisement du pétrole américain.
Lisez les rapports de vos experts. M. David White, ({ui fait
partie de l'Inspection géologique des Etats-Unis, a bien déclaré
que la production du pétrole est à l'apogée, et que la di-
minution commence. M. Lane, ex-secrétaire de l'Intérieur, a
môme donné les statistiques de l'épuisement :
93 '^/o Lima Indiana ;
70 % Appalachiam ;
65 % Colorado ;
51 % Illinois.
Mais M. White admet lui-même qu'il y a des quantités de
terrains pétrolifères insuffisamment exploités ou même encore
inconnus. Quant au pétrole du Mexique, qu'on prétend me-
nacé par l'eau salée, il n'y a pas à s'inquiéter. L'exploitation est
encore à ses débuts et réserve d'agréables surprises. »
Lord Curzon, d'ailleurs, d'un geste dédaigneux, balaie
toutes les statistiques. « On ne peut, dit-il, se fier à leur exac-
titude ». Mais ce geste n'a pas impressionné les Etats-Unis :
ils sont résolus à obtenu- satisfaction à tout prix.
IV
Déjà les Etats-Unis ont commencé à riposter, en poursui-
vant la réalisation fiévreuse d'un programme maritime qui
vise d'une façon générah* à «uilever à l'Angletf^re l'hégémonir
des mers. Ils ont consti uil une flotte commerciale immense qui,
au 30 juin 1920, repvésenlait déjà plus de 28.000 navires. Et
952 LA VIE DES PEUPLES
leurs chantiers sont en train de construire des dreadnoughts
plus puissants que ceux de l'Angleterre. A la Conférence de
Washington, la Grande-Bretagne a dû renoncer à sa supréma-
tie navale. Elle n'eut d'ailleurs plus pu continuer à lutter.
Les Etats-Unis peuvent, sans se gêner, consacrer des milliards
à leur flotte, mais l'Angleterre, qui a le plus souffert de la
guerre, et dont le budget — si l'on en croit ses hommes d'Etat —
— s'équilibre avec peine, ne le pourrait plus. Le peuple bi itan-
nique est actuellement si pressuré d'impôts qu'il serait impos-
sible de lui faire rendre davantage.
Si l'Angleterre n'a plus seule la maîtrise des mers, à quoi
lui serviront, en cas de guerre, les immenses gisements dont
elle s'est assurée la possession dans l'Amérique centrale, au
Mexique, et des deux côtés de l'Amérique du Sud? A quoi
servira tout le travail de la « British Controlled Oilfields » ?
Même si l'Angleterre possédait encore la suprématie na-
vale dans les mêmes proportions qu'en 1914, il suffirait à
l'Am.érique d'avoir une flotte égale à ce qu'était la flotti- alle-
mande pour lui fermer l'accès de la mer des Caraïbes : jamais
la flotte britannique n'osera t'y risquer. Elle fera comme de
1914 à 1919!
Or, si la llotte américaine est « à même de fermer les ac-
cès de ses rivages et du golfe du Mexique, ses adversaires
pourront avoir, dans leurs grandes bases navales, les plus
puissants cuirrassés, et dans leurs parcs les plus imposantes
réserves de camions et d'avions, toutes ces forces, en l'état
actuel de la production pétrolifère. risqueront de se trouver
paralysées, faute d'un approvisionnement suffisant^ ».
Mais les Etats-Unis ne se sont pas contentés d'enlever
à l'Angleterre la suprématie navale. En menaçant d'user sur
leur territoire de représailles contre la « Royal Dutch-Shell »
et les sociétés anglaises, ils ont forcé le gouv<'rnement à céder
en ce qui concei'ne la Palestine et la Mésopotamie. Les Améri-
cains ont été d'autant plus furieux de voir arrêter leurs pros-
pecteurs en Palestine qu'ils y avaient obtenu du gouverne-
1. Le Produclfur, janvier 1921 : « Les grands programmes nationaux ».
LA LUTTE POUR LE PÉTROLE 953
inenL turc, avant la guerre, le droit do forage. Toute la valléo
de Yarmak, les environs de Bethléem (Vebi Musa), le sud
de la mer Morte et l'est du Jourdain, devaient être prospectés
par la « Standard ». Aussi le gouvernement fédéral s'est-il
fait autoriser au début de 1920, par le « General Leasing Act »
à exiger de toute société pétrolifère opérant aux Etats-Unis
qu'elle ne compte parmi ses actionnaires que des citoyens
américains. Une décision judiciaire vient déjà d'être prise,
refusant aux sujets anglais le droit d'être actionnaires dans
une société américaine de cette nature. M. Daniels, ministre de
la marine, voudrait, en outre, faire voter par le Congrès un
bill autorisant le président à mettre l'embargo sur l'exporta-
tion du pétrole. La « Royal Dutch-Shell », qui tire maintenant
43 % de sa production des Etats-Unis, ne pouirait ainsi la
transporter en Angleterre. Mais il est, à ce sujet, en conflit
avecle nouveau ministre de l'intérieur, M. Payne, qui trouve
que l«i bill de l'été dernier suffit pour protéger les Etats-Unis.
C(i bill interdit la location de puits à une corporation d'action-
naires étrangers, à moins que ceux-ci ne soient d'un pays qui
« accorde la réciprocité »; encore faut-il qut^ la corporation ait
une majorité d'actionnaires étrangers !
Le système de réciprocité vient d'être inauguré par le pré-
sident Harding : les gouvernements qui permettront la libre
concurrence aux sociétés américaines seront traitées de même.
Les permissions sollicitées par la « Royal Dutch » lui se-
ront donc probablement refusées, tandis que celles qu'ont
demandées les Sociétés canadiennes, comme la « Midland Oil »,
auront bien plus de chances d'être agréée.-. : il suffira que
leurs actionnaires anglais deviennent canadiens. Car le Ca-
nada a toujours laissé à la « Standard Oil » une tiès grande
liberté sur son t<;rriloire. Il a mêmt^ lefusé, en avril 1919,
l'association d'intérêts que lui proposait la « Shell », de peui
de blesser Washington. Et si jamais une guerre éclatait
entre l'Angleterre et les Etats-Unis, il est à peu prè.-^ sûr qu'il
proclamerait son indépendance et sortirait de rEmjjire l»ritan-
nique.
Le " Leii,-,ing A( 1 '> jxturra devenir une nrme dangereuse
954 LA Vie des peuples
(;ntr».' les mains de la Standard : elle en profitera peut-être
pour forcer la main à la « Dutch-Shell », qui a plusieurs fois
refusé de coopérer avec elle. Beaucoup de compagnies cali-
forniennes, filiales de la « Shell », ont déjà été sommées de
prouver que leurs actionnaires sontréellementdessujets améri-
licains, conformément aux lois du Congrès.
Ainsi commencent à se réaliser les menaces prononcées par
Walter Teagle, à la réunion de 1' « American Petroleum Ins-
titute », en 1920 : « Si les gouvernements étrangers insistent
pour poursuivie leur politique de nationaliseï les terrains
pétrolifères — s'ils persistent à garder les dépôts de pétrole
pour leur propre bénéfice dans l'avenir, tout en demandant
aux Etats-Unis de satisfaire leurs besoins présents — alors,
il n'y a pas d'autre alternative pour nous que de constater
l'attitude des Gouvernements étrangers, et par mesure d'auto-
protection, d'examiner les moyens de conserver notre pétrole
pour nos besoins à nous. Etant donnée leur position dans le
commerce mondial, et les armes économiques ou financières
qu'ils ont sous la main, les Etats-Unis forceraient assuré-
ment les autres pays à une nouvelle distribution des terrains
pétrolifères, de façon à obtenir une part des territoiies que
ces pays voulaient garder pour eux ».
L'Angleterre, fait remarquer le sénateur Phélan, tient la
moitié du pétrole mondial et n'en produit que le quart, tandis
que les Etats-Unis, possesseurs d'un sixième en produisent
les trois quarts. Dans les conflits possibles de demain, elle
tient non seulement à mettre, par le pétrole, toutes les chances
de succès de son côté, mais encore à enlever à ses rivaux
éventuels, fussent-ils ses ariiis d'aujourd'hui, ces mêmes
chances de triomphe. Elle agit délibérément pour diminuer
les ressources de l'Amérique, qui, du train dont vont les
choses, seront épuisées d'ici dix-huit ans.
Aussi l'ancien secrétaire de l'intérieur, M. Franklin
Lane, se demandait-il avec inquiétude, il y a déjà plus d'un
an, si l'Angleterre n'agissait pas ainsi pour arrêter l'essor
naval des Etats-Unis. « 0:^ de tels procédés conduisent-ils à
la paix ou à la guerre? Est-il admissible que l'Angleterre —
LA LUTTE POUB LE PÉTROLE 955
non point les capitalistes britanniques, mais l'Etat ouïe gou-
vernement de la Grande-Bretagne, c'est-à-dire une entité po-
litique — s'empare d'un marché de cette importance et en
écarte le reste du monde? Ne voit-on pas que si, non plus les
nationaux, mais les Etats eux-mêmes, représentés par les
gouvernements, se mêlent à la concurrence économique, et
se transforment en maisons de commerce ou en firmes in-
dustrielles, il n'y a plus à espérer aucun apaisement des
conflits qui renaîtront sans cesse delà rivalité commerciale? «
De la Conférence de Washington
à la Conférence de Gênes
I
Depuis la Conférence de Washington, une grande accalmie
s'est manifestée. Lo grand maître de la politique anglaise du
pétrole, sir John Cadman, pendant son voyage aux Etats-
Unis, prodigua les paroles les plus apaisantes. Il affirma que
la politique anglaise ne visait nullement à éliminer les Amé-
ricains des régions pétrolifères du monde, et se montra même
partisan d'une « coopération des capitaux américains et an-
glais dans l'exploitation du pétrole ».
S'il y a eu, ajouta-t-il, des restrictions dans certains Domi-
nions et colonies, c'est que le gouvernement central ne pou-
vait s'y opposer. D'ailleurs, au Canada, la plus grande société
d'exploitation est une société américaine, 1' « Impérial Oil ».
A la Trinité, il existe une loi qui donne l'exclusivité des con-
cessions pétrolifères sur les terrains de la Couronne aux seules
sociétés britanniques, mais il n'existe aucune restriction
pour les autres terrains de cette colonie. En Birmanie aussi,
la participation du capital étranger est interdite, mais cette
interdiction est très ancii^nne; elle remonte à 35 ou 40 ans. et
il y a lieu de penser qu'<'lle pourrait être rapidement rapportée.
Sir John Cadman alla même jusqu'à déclarer qu'il condam-
nait énergiquement toute intervention des gouvernements
95? LA VIE DES PEUPLES
dans la question du pétrole. Cette affirmation de la part d'un
des dirigeants de 1' « Anglo-Persian » ne manquait pas de
piquant. Mais il est certain que le gouvernement anglais,
sentant qu'il était allé trop loin, éprouvait le besoin de jeter
du lest. Une trêve des pétroles fut secrètement négociée
pendant la Conférence de Washington, en marge du grand
accord naval. L'Angleterre consentit même à laisser la « Stan-
dard Oil » s'introduire dans les cinq provinces du nord de la
Perse, jadis réservées à l'influence russe. La Standard, pour
obtenir malgré l'initiale opposition de 1' «Anglo-Persian», ces
concessions du gouvernement persan, n'avait pas hésité à
faire intervenir le ministre américain à Téhéran ^. L'appui que
ne lui refusèrent jamais les représentants de Washington fut
toujours l'une des principales causes de ses triomphes.
Mais la lutte entre l'Angleterre et les Etats-Unis ne devait
pas tarder à reprendre avec une acuité accrue, pour la con-
quête des derniers champs de pétrole en déshérence, du
Caucase à l'Oural et au Turkestan. La Conférence de Gênes
restera, aux yeux de l'histoire, beaucoup moins une grande
œuvre pour la paix du monde, que la « Conférence du Pétrole »
où furent offertes par Tchitchérine aux convoitises des
puissances les immenses richesses de l'ancien Empire des tzars.
Comme je l'ai montré dans la préface de la traduction russe
de mon li\Te [Mirovaya borda za nephte) qui vient d'être
publiée sous la direction de l'ancien président de la rommissioB
technique impériale de Bakou, ingénieur en chef de la Société
Nobel, M. Nélik-Noubarof :
«Si la Russie, qui au début du xx^ siècle, occupa quelques an-
nées la première place dans la production mondiale, ne tient
plus aujourd'hui que le troisième rang, les réserves contenues
dans son sol n'en sont pas moins telles qu'elles dépassent un
milliard de mètres cubes, atteignant presque celles des Etats-
Unis et de l'Alaska réunis (1.113.000 m ^). La Perse et la Méso-
potamie, le Mexique lui-même, ne viennent qu'après elle, ainsi
1. Je crois que l'exploitation de ces gisements sera prochainement remise à la
« Sinclair », l'une des plus puissantes sociétés américaines après la ■< Standard »,
et dont celle-ci a récemment acheté un grand nombre d'actions.
LA LUTTE POUR LE PÉTROLE 95?
que le nord de l'Amérique du Sud. Quant, aux autres régions,
elles suivent de très loin. Le jour où les réserves des Etats-
Unis seront épuisées, ce qui ne tardera guère plus d'une
vingtaine d'années, à moins de circonstances exceptionnelles
— vu les proportions effrayantes de leur consommation —
elle jouera un rôle considérable dans le monde ».
Les superficies exploitées dans toutes les régions de la
Russie, de la Sibérie et du Caucase sont très inférieures à
l'étendue des gisements reconnus; et ces derniers ne repré-
sentent eux-mêmes qu'une faible portion de ceux dont des
études sommairt.'s établissent r<'xistence certaine. Les ri-
chesses pétrolifères de la Russie représentent à elles seules
un sixième des réserves de l'Univeis. Voilà pourquoi elles fu-
rent à Gênes l'objet de si âpres convoitises.
La question du pétrole est la première question politique du
temps présent; mais dans cette Conférence où devait se jouer
l'avenir de l'Europe, nous étions le seul peuple qui n'eût pas
l'air de s'en apercevoir. Le quai d'Orsay n'avait pas daigné
désigner ])our Gênes un seul expert pétrolier ^ ; mieux que cela,
le seul des délégués français qui < onnùt la question du
pétrole avait reçu pour instruclion précise avant son dé-
part de se tenir systématiquement à l'écart de toutes les
discussions relatives au pétrole.
Il était d'ailleurs manifestement impossible de prétendre
régler à Gènes la question du pétrole russe en dehors de toute
représentation des Etats-Unis. Notre délégation se borna à
observer. Du moins la France gagna-t-elle à cette abstention
de ne prendre aucune part à cette scandaleuse course aux
concessions dont les coulisses de Gènes offrirent aux délégués
des Soviets le lamentable spectacle, tandis qu'ils discutaient
avec les représentants officiels des Puissances les grands
principes de la morale internationale.
C'est dans cette atmosphère enfiévrée qu'éclata brusque-
ment la nouvelle de la signature par Krassine du contrat
conférant à la « Royal Diilcli Shell » le monopole du pétrole
1. II avait pourtant été avorli «lès le mois i\f mars df l'accord qui sf préparait
mitre la .Slieli et l<fs Soviets, et avait connu le texte du contrat.
958 LA VIE DES PEUPLES
de la région du Caucase. L'émotion fut grande; elle provoqua
aussitôt de solennels démentis, plus retentissants que satis-
faisants. Les rares pétroliers, astres et satellites, qui ne se
trouvaient pas encore à Gênes, s'y précipitèrent, prêts à la
bataille.
Le gouvernement français y envoya immédiatement
M.Laurent Eynac. Et encore le conseil des ministres avait-il
décidé de l'y déléguer seul comme personnalité officielle.
Ce n'est que dans l'après-midi du jour où cette décision fut
prise, qu'on voulut bien reconnaître que M. Eynac ayant de-
puis un an perdu le contact avec ces anciens services, il était
nécessaire de lui adjoindre M. l'intendant Pineau, qui dirige
avec une remarquable compétence le service des essences et
pétroles au ministère du commerce.
Adoptant le point de vue belge sur la restitution des biens
privés, la délégation française défendit énergiquement nos
intérêts anciens dans le pétrole russe. Au cours de décembre
1920, ils représentaient une valeur de 200 millions. Une poli-
tique commune fut élaborée avec les principales sociétés de
pétrole belges, dont l'importance au Caucase égale la nôtre,
en vue de la défense des droits acquis avant et après la na-
toinalisation des mines et des usines par les Soviets.
M. Laurent Eynac réclama énergiquement du gouverne-
ment britannique l'application des clauses de l'accord de
San Remo relatives à la Russie. Mais l'Angleterre s'en tira
d'une façon très habile en leur donnant une inteiqnétation
restrictive. Car M. Lloyd George ne se souciait pas d'empêcher
les négociations particulières de la « Royal Dutch Shell ».
II
Depuis longtemps, le grand trust cherchait à mettre la main
sur les gisements de la Russie, et à réaliser ainsi, d'accord
avec le gouvernement britannique, son rêve d'hégémonie
mondiale du pétrole. S'il n'a pas fusionné au début de 1922
avec r « Anglo-Persian » et la « Burmah Oil », c'est uniquement
LA LUTTE POUR LE PÉTROLE 959
par crainte des représailles américaines. Il en fut fortement
question, mais M. Lloyd George, après bien des hésitations,
refusa d'y consentir; si peu de temps après l'accord naval de
Washington, cela eût soulevé aux Etats-Unis une émotion
considérable, et aurait paru une véritable provocation.
Dès que l'Angleterre eut signé avec Moscou son accord
commercial, la « Royal Dutch » entama immédiatement des
négociations avec les représentants des Soviets, relations qui
ne lardèrent pas à se traduire par la vente de 10.000 lonnes
de pélrole à 1' « Asiatic Petroleum ». l'une des filiales de la
« Dulch-Shell ,>.
Sigiiercnl pour les coopérativcb russes do production,
Krassine, Rosovsky, Mme Varvara I^olovstef, Victor Nogin
et Basil Crysin.
,Le fameux accord entre la « Shell » et les Soviets, qui
remua la presse du monde entier, et dont la divulgation pro-
duisit un scandale tel qu'elle faillit faire sauter la Conférence,
n'a pas été conclu à Gênes. Il fut rédigea Londres.en févi-ier,
sous la forme ([ue voici :
Le gouvernement soviétique serait prêt à considérer une propo>ilion
en vertu de laquelle la vente de tous les produits pétroliléres dispo-
nibles pour l'exportation et provenant de différents gisements de
Russie serait confiée à un syndicat formé sur les l)ases suivantes.
Le capital initial du syndicat sera constitué par parts égales par le
gouvernement russe et le groupe étranger. La direction du syndicat
aura le contrôle de toute la branche « ventes », et sera confiée ù un
conseil dans lequel le groupe étranger et le gouvernement soviéticfue
russe seront représentés dans une proportion égale.
Le syndicat s'engagera envers le gouvernement russe à eifectuer
la vente des produits pétrolifèrcs dans les meilleures conditions po>-
sibles. De façon à rendre cette vente plus avantageuse, le syndicat aura
à fournir ou à acquérir, dans l'avenir, l'organisation de distribution
adéquate, qui, éventuellement, nécessitera une certaine dépense.
Le capital nécessaire à cet effet pourrait être fourni par l'émission
d'obligations dont Pijitérêt serait garanti par le groupe étranger.
Le syndicat recevrait comme rémunération de son activité une cer-
taine commission sur toutes les ventes. Cette commission sera calculée
sur une base variant selon les quantités vendues.
Pour les quantités ne dépassant pas 100.000 tonnes on propose
jj % ; pour les qiuuililés dépassant ci; chiffre, la |>ro|M»rtion pniuiait
960 LA VIE DES PEUPLE^
être fixée par un accord mutuel. En outre, il est entendu que le produit
des ventes réalisées par le syndicat à un prix supérieur au prix d'expor-
tation américain appartiendra entièrement au syndicat. Après déduc-
tion de tous les frais généraux, les produits ainsi réalisés seront affectés
en premier lieu au payement des obligations, si le syndicat en a émis;
le solde sera partagé par pai-t égale entre les deux groupes formant le
syndical, c'est-à-dire le gouvernement russe et un groupe étranger.
Ces arrangements seront conclus pour une période de cinq années;
après ce délai le gouvernement russe aura le droit de rembourser les
obligations émises, s'il y en a, au prix d'émission ou à toutes autres
conditions qui pourront être stipulées au moment de l'émission, et de
mettre un à l'accord. De même le gouvernement russe devra donner
un préavis d'un an à la fin de la quatrième année dans le cas où il
désirerait mettre lin à l'accord. A défaut de préavis, l'accord sera re-
nouvelé « ipso facto )i pour une nouvelle période d'une année.
Il est entendu que le gouvernement russe aura droit, à n'importe
quel moment, d'effectuer des ventes de produits pétrolifères directe-
ment à des gouvernements étrangers, mais ces ventes ne devront
en aucun cas dépasser 50 % des quantités disponibles pour l'exporta-
tion. Le succès du syndicat, pour commencer, dépendra surtout des
facilités disponibles pour amener les stocks de pétrole existants aux
différents ports d'embarquement. A iheure actuelle, ces facilités sont
malheureusement insuffisantes : dans le but de remédier à cette situa-
tion, le groupe étranger du syndicat devra être préparé à dépenser
pour les transports une somme d'au moins 500.000 livres sterling.
Cette somme, ainsi que d'autres mentionnées ci-dessous, seront ga-
ranties par le gouvernement russe, et si possible par les stocks de
pétroles russes.
Cet argent sera consacré à l'achat du matériel roulant nécessaire,
à l'entretien des pipe-lines, et, si c'est nécessaire, à l'établissement de
nouveaux pipe-lines, pour les différents produits. Sur les sommes
ainsi déboursées, il sera émis des obligations dites de transports,
portant intérêt à 8 %. En outre, ces obligations auront droit à un
bonus dont le montant sera déterminé par la quantité de produits
pétrolifères transportés au-delà d'un certain montant à tixer.
La valeur de ce bonus pourra être fixée par un accord mutuel et
prendi-a la forme d'une redevance sur chaque poud de produits pétro-
lifères transportés en Russie au delà d'une certaine quantité. Le paye-
ment de rintérêt sur ces obligations sera garanti par le gouvernement
russe et , si nécessaire, par les stocks de pétrole existants. Le système
de transport ainsi formé par le nouveau matériel roulant à acheter et
par celui existant sera placé sous la direction d'un conseil comprenant
par parties égales des délégués du gouvernement russe et du groupe
étranger. Le président de ce conseil sera nommé par le gouvernement
LA LUTTE POUR LE PÉTBOLE 961
russe. Le matériel roulant ainsi cjue toutes les propriétés de l'entre-
prise commune ne pourront être réquisitionnés ni par le gouvernement
central ni par les autorités locales.
Le conseil de l'entreprise aura le droit d'importer de la main-
d'œu\Te exercée de l'étranger et, dune façon générale, d'administrer
et de diriger l'entreprise au mieux du but à poursui\Te et des intérêts
à réaliser.
Toute nouvelle augmentation de capital qui serait nécessaire sera
fournie par le gouvernement soviétique russe et le groupe étranger.
Cette augmentation de capital prendra de nouveau la forme d'é-
missions d'obligations à un taux d'intérêt à fixer mutuellement au
moment de l'émission, le gouvernement russe étant responsable de sa
souscription pour une moitié de l'émission et le groupe étranger pour
l'autre moitié. Ces obligations auroni également droit à un bonus
dans les mêmes conditions que les obligations ci-dessus mentionnées.
L'activité du conseil de l'entreprise commune en Russie sera déli-
mitée par tous les décrets et lois de la République socialiste fédérative
de Russie et par tous les règlements en vigueur. Le total des employés
du syndicat en Russie ne de\Ta pas comprendre plus de 50 % d'em-
ployés étrangers.
Si un accord sur ces bases est possible, le groupe étranger aura le
droit de déléguer ses représentants en Russie afin d'examiner les con-
ditions de transport et prendre des échantillons des stocks existants.
Après un délai de dix ans. le gouvernement russe sera libre de rem-
bourser les obligations dites de transport aux taux d'émission ainsi
qu'à toutes autres conditions stipulées au moment de l'émission. Il
est convenu que ces conditions comporteront certaines primes de
remboursement calculées sur les bénéfices moyens des deux dernières
années d'exploitation de l'entreprise commune. Le gouvernement
russe devra donner un préavis pour le remboursement dans un délai
qui ne devra pas dépasser la fin de la neuvième année.
Je sais que des modifications sérieuses à ce contrat avaient
été entrevues par les deux parties au cours des négociations.
Elles ne devaient y être introduites qu'au cas où M. Lloyd
George aurait réussi à faire obtenir à la République Fédérale
des Soviets sa reconnaissance de jure. Cet accord, qui fut
bien r.l dûment paraphé à Gênes, mais non signé, ne visait
que les concessions de gisements non encore exploités.
Mais le Gouvernement Soviétique avait verbalement promis
de faire passer aux mains des Anglais les champs en exploita-
tion el- nationalisés ])ar lui depuis quatre ans. De plus, pendant
^62 LA VIE DES PEUPLES
tout cet hiver, dos groupements anglais s'étaient mis en rela-
tion par l'inteimédiaire de Krassine avec les anciens proprié-
taires de ces concessions, et avaient traité avec eux de leur
reprise. Le gouvernement bolcheviste a toujours poussé les
puissances étrangères qui cherchaient à s'assurer une part des
pétroles russes à traitei' de leur côté avec les propriétaires
dépossédés, afin de ne plus avoir à craindre aucune revendi-
cation dans l'avenir.
Le jeu de la « Royal Dutch », avant la Conférence de
Gênes, fut extrêmement habile. Dès le mois de janvier 1922,
elle fit répandre en France le bruit qu'elle avait des diffi-
c ultés avec l'Angleterre. Le gouvernement britannique, lais-
sait-elle entendre, ne vise qu'à faire concéder le monopole
de l'exploitation des pétroles de la Russie à 1' c Anglo-Persian »,
qu'il dirige directement. La « Royal Dutch » est donc obligée
de s'appuyer sur le gouvernement français.
Cette manœuvre réussit si bien, que lorsqu'on apporta à
nos représentants à Gênes des précisions sur la conclusion
alors toute proche de l'accord entre la « Shell » et les Soviets,
ils haussèrent les épaules, souriant dédaigneusement : la ri-
valité entre la « Royal Dutch » et l'Angleterre était certaine;
si le grand trust obtenait quelques avantages, la France
en tirerait profit. Il valait bien mieux le laisser agir.
Leur désillusion fut amère.
III
Or ce n'est pas depuis 1922, mais depuis 1919 que le gou-
vernement britannique, d'accord avec la « Royal Dutch-Shell »
cherche à s'assurer la production des puits de pétrole du Cau-
case. M. Lloyd George fit mener les pourparlers avec lenteur,
car il n'avait pas encore à ce moment grande confiance dans
la durée du régime bolcheviste. Il n'envisageait même pas
l'éventualité de traiter avec ses dhigeants. Les financiers de
la « Dutch-Shell » ne s'adressèrent qu'aux grands proprié-
taires de pétrole russes dépossédés, et le 27 juillet 1920, une
LA LUTTE POUR LE PÉTROLE 963
dfs plus puissantes filiales du trust, la «Bataafsche Petroleum »
acheta une grande partie des actions que possédaient,
dans les sociétés du Caucase, MM. Mantacheff, Lianosotf et
Pitoïeffcar le célèbre acteur russe Pitoïeff est aussi un grand
propriétaire de naphte.
Le prix d'achat fut fixé à 11.042.000 £. 645.000, soit au
cours d'alors plus de 30 millions de francs, furent immé-
diatement versées; le reste devait être payé en 8 échéancesi
dont les propriétaires russes ne touchèrent même pas la pre-
mière. C'est c{ue le temps avait rapidement marché.
M. Lloyd George avait été pris pour le gouvernement de
Moscou d'une subite et violente sympathie. Il voyait mainte-
nant en lui le sauveur qui assurerait à l'industrie anglaise en
sommeil les marchés de reconstruction de l'immense empire
dévasté. II était décidé à lui donner sa consécration officielle,
à lui amener celle de l'Europe entière, et à approuver ses théo-
ries et ses actes, notamment les nationalisations. Dès lors, la
« Shell » crut n'avoir plus rien à faire avec les propriétaires
du régime disparu. Et le colonel Boyle, l'un de ses plus actifs
directeurs, entra en relations avec Krassine qui promit de
réserver à la « Pioyal Dul ch-Schell» le monopole de l'expor-
tation du pétrole russe.
Krassine promit tout ce qu'on voulut, laissa établir le
contrat. Mais du jour où on parla de le signer à Gênes, il
donna au projet une publicité telle que le « toile » diplomatique
général qui s'ensuivit en interdit la signature.
Car ce sont les Soviets eux-mêmes qui ont divulgué leur
accord avec la « Shell ». Ils ne veulent pas remetl re entre
les mains, d'un seul peuple, et surtout d'un peuple aussi
conquérant, aussi ambitieux que le peuple anglais, la plus
grande richesse de la Russie.
Lr gouvernement britannique a inijn({ué de peu son plus
grand rêve : la conquête des gisements delpétrolc restant dans
le monde entier, conquête qui lui eût assuré la supréninlir
de l'avenir, el eijt fait des autres peuples ses tributaires.
Mais malgré tout, je crois ?n l'avenir de cette race anglaise,
dont un chef de gouvernement ne craignais pas de dire, vingt
964 LA VIE DES PEUPLES
ans avant, que l'Allemagne n'eût commencé à rêver de la supré-
matie européenne : « Je crois en cette race, la plus grande des
races gouverrantes que le monde ait jamais connues, en cette
race anglo-saxonne, fière, tenace, confiante en soi, résolue,
que nul climat, nul changement ne saurait abâtardir, et qui
infailliblement sera la force prédominante de la future
histoire... »
Comment la France peut s'assurer 20 % des pétroles russes
Nulle question ne passionne plus en ce moment l'opinion
du monde que celle du pétrole. Les grands peuples ne se battent
plus simplement, comme jadis, pour acquérir de nouveaux
territoires, mais pour devenir les maîtres de l'huile de pierre,
de cette matière « plus dominatrice de la planète que l'or
lui-même » et qui, avec la richesse, donne à celui qui la possède
une puissance devant laquelle tout est obligé de s'incliner.
Posséder du pétrole est pour une grande nation une question de
vie ou de mort. Sans combustible liquide, il sera désormais
impossible de soutenir une guerre. Le rôle du pétrole n'a cessé
de s'accroître de 1914 à 1918. Sans essence pour les camions?
les tracteurs, les automobiles (^t les avions, sans huiles lour-
des pour les chaudières des navires et les moteurs industriels,
sans huiles de graissage pour toutes les machines, comment
assurer le déplacement combiné des armées?
Gomme l'écrivit M. Clemenceau dans le télégramme déses-
péré qu'il adressa le 15 octobre 1917 au président Wilson
« Une goutte d'essence est aussi précieuse qu'une goutte de
sang... Toute défaillance d'essence amènerait la paralysie
brusque de nos armées, et pourrait nous acculer à une paix
inacceptable ».
La France, à ce moment, faillit perdre la guerre : nous
n'avions même plus dans nos stations-magasins, ainsi que le
signala le représentant du généralissime, les réserves suffi-
santes pour faire face pendant plus de trois jours à une
situation analogue à celle de Verdun.
LA LUTTE POUR LE PÉTROLE 965
II ne faut pas que pareille situation se représente pouj- la
France. Ce que nous tirons d'Alsace et d'Algérie est infime,
et ne représente que le vingtième de nos besoins. Quant
aux participations que nous avons acquises en Galicie et en
Roumanie, elles équivalent, en cas de lutte contre l'Allema-
gne, à zéro.
Nos gî'oupes financiers du Nord s'étaient beaucoup intéres-
sés ces dernières années à diverses entreprises galiciennes,
la « Sylva Plana ». la « Premier Oil », la « Galicienne des Kar-
pathes », la « Dabrowa ». Mais nous venons de perdre la
« Dabrowa » qui a été vendue à 1' « Union des Pétroles », de
Zurich, dont les attaches allemandes ne sont pas douteuses.
Et la production galicienne est de plus en plus médiocre.
Elle suffira tout juste à la Pologne. Nous avons en Roumanie
la « Golombia » qui est une affaire modeste, et 25 % de la
« Steana Romana ». Mais tout cela ne constitue pas un appro-
visionnement sérieux pour la France.
L'Angleterre nous a promis à San Remo 25 % des pétroles
de la Mésopotamie, dont nous venions de lui céder si facilement
le territoire : or les pétroles de Mésopotamie sont une affaire
d'avenir et non une affaire en exploitation; ils ne donneront
rien avant cinq ans.
Ainsi que M. Jacques Roujon le faisait remarquer le 8 mai
dans l'jEc/rtir, citant ce qu'il nommait mes «inquiétantes»
déclarations :
« L'indépendance politique d'un peuple n'est parfois qu'un
décor. La France ayant négligé de faire sa part dans le partage
des pétroles mondiaux, se trouve aujourd'hui dans la dépen-
dance de l'Angleteri-e et de l'Amérique. Si demain nous avions
à nous défendre contre une nouvelle agression, nos tanks,
nos avions, nos sous-marins et tous nos ravitaillements ne
pourraient fonctionner qu'avec l'agrément de nos alliés.
« Même avec la première armée du monde, la France ne
pourrait être victorieuse; que si l'Angleterre et les Etats-
Unis le lui permettaient ».
Pareil état de choses ne saurait se prolonger. .l'affirme «[ue
la France peut, en ce moment, si elle le désire, mettre la main sur
966 LA VIE DES PEUPLES
20% des pétroles russes, ce qui, non seulement, lui donnerait
l'indépendance en matière de pétrole, mais lui permettrait
même de réexporter. Il suffirait pour cela que, reconnaissant
cette question de combustible comme une question d'intérêt
national, le gouvernement se décide, ainsi que je l'ai proposé,
à créer une société demi-officielle, comme F « Anglo-Persian
Oil C^. Cette société pourrait être constituée avec un capital
nominal de 200 millions de francs et, au fur et à mesure de son
développement, ce capital pourrait être augmenté. 10 mil-
lions suffiraient pour débuter. 30 % de ce capital pourraient
être souscrits par le gouvernement; 25% par des capitalistes
français, 45 % par des propriétaires naphtifères russes.
Mais comme tous les biens des propriétaires de naplite
russes sont restés en Russie, on pourrait accepter la formule
suivante :
1° Le groupe français de capitalistes verserait le capital
de constitution pour lui-même et pour le groupe russe. Le
groupe russe laisserait ses actions chez le groupe français
comme garantie de versement.
2° Le gi'oupe russe s'obligerait à verser sa part dans le capital
de constitution quand arrivera pour lui la possibilité réelle de
recommencer le travail sur les terrains pétrolifères et dans les
trois ans qui suivront le moment où il rentrera en posses-
sion de ses terrains.
Pratiquement, l'affaire se réduirait à ceci :
Le conseil d'administration, qui serait composé proportion-
nellement au capital, commencerait immédiatement les dé-
marches pour l'obtention d'une participation de contrôle
dans les différentes sociétés russes de pétroles : pas une affaire
ne pourrait être vendue si le groupe français ou russe mettait
opposition à cet achat.
Il faut remarquer qu'encore avant la guerre la Russie pro-
duisait annuellement environ 10 millions de tonnes et que de
tout ce produit, environ 7 millions de tonnes étaient contrôlés
[)ar le groupe Shell, société Nobel, Russian Général Oil C° et,
ces derniers temps, par la Standard Oil. Il restait donc une par-
ticipation libre dans la production russe non contrôlée par
LA LUTTE POLE LE PÉTROLE 967
l'Angleterre et les Etats-Unis de 30 % environ, c'est-à-dire
3 millions de tonnes.
Il n'y a naturellement, pas à compter qu'on pourrait prendre
sous le contrôle du nouveau trust le solde de 30 %, mais on
peut espérer réunir 20 %, avec la production importante de
2 millions de tonnes par an, ce qui représente le double de la
consommation de combustible de la France.
En outre, le trust, qui serait géré par un groupe russe expé-
rimenté, pourrait recevoir beaucoup de terrains pétroliteres
non encore exploités, aussi bien en Russie que dans les autres
pays, et occuper dans les six ou huit années prochaines une
situation égale à celle de 1' « Anglo Persian » et des autres
groupes mondiaux.
Le principe d'acquisition doit être le suivant :
Le trust franco-russe représentera la holding C° où seront
centralisées les acquisitions des nouvelles sociétés naphtifères,
terrains, usines, pipe-lines, etc. à concurrence de 51 %. les
autres 49 % restant chez les anciens propiiétaires : sur ces
51 %, après l'estimation d'un comité spécial, seraient payés
des avances de 10 à 20 %.
Le reste ne serait acquitté qu'au moment où la nouvelle
société rentrera en possession de fait de ses gisements. Le
r isque sera ainsi minime.
Les richesses contenues dans le sol de l'ancien empire des
tsars, sont inestimables. M. Lianosoff, président de l'Asso-
ciation pétrolière russe, croit qu'avec une certaine dépense
pour le développement de laffaire. nous pourrions arriver
à une production de 3 à 4 milliards de pouds, c'est-à-dire
environ cinq millions de tonnes ^
Gomme les gisements des Etats-Unis s'épuisent, on voit
à quel rôle considérable est appelée la production russe, et
(fuel énorme développement le nouveau trust que je propose
à la France de constituer est destiné à acquérir.
Pierrç L'Espagnol de la Tramerye.
1. En plus du (|uart des |)étroles de Mésopotamie, auquel nous
avons droit, nous pouvons aussi avoir des gisements au Mexique,
968 LA VIE DES PEUPLES
le long du Golfe, et à l'Equateur, dans la région de Santa Elena où
travaillent la « Standard OU», 1' « Anglo-Equatorian » et la « British
Controlled Oillields ». La France peut aussi se faire offrir les con-
cessions jadis demandées par le §rouj)e Pearson dans l'île de Puna
et qui lui furent relusées. Il s'agit ici de gisements non encore en exploi-
tation et qui pourraient aller jusqu'à 100.000 hectares. Il est plus que
temps que le gouvernement français se décide à créer une holding
Company, contrôlant diverses iiliales, qui réuniraient ce que nous-
pouvons recueillir à travers le monde. La France a en ce moment les
moyens de faire,si elle le désire, une politique indépendante du pétrole.
Le voudra-t-elle? Si elle ne l'ose, il n'y aura plus qu'à se lier à l'un
des deux grands trusts, « Royal Dutch » ou « Standard Oil », ce que
préconisent de puissantes personnalités — ou continuer indéfini-
ment une politique hésitante.
PIERRE HAMF ET LA PEINE DES HOMiMES
Ce qui fait l'éminente dignité du labeur humain, c'est qu'il
n'est jamais uniquement machinal. L'ouvrier, même dans
les besognes les plus rudimentaires, ne se borne pas à dépen-
ser de l'énergie musculaire : il y consacre par parts égales l'ha-
bileté de ses mains, les ressources de son ingéniosité et l'éner-
gie de sa volonté. Le bœuf placide hâle la charrue dans la terre
grasse et le cheval entraîne le manège où il est attelé dans
une ronde sans fin, à l'aveuglette sous les œillères de cuir :
l'un et l'autre subissent la loi du travail que leur imposent le
fouet ou l'aiguillon. La conscience professionnelle, qui est le
scrupule d'atteindre à l'idéale perfection d'un métier, distin-
gue l'artisan de l'animal passif et de la machine automatique.
Ce sentiment a entretenu et fortifié les traditions de probité
et d'honneur des anciennes corporations; il subsiste dans
l 'amour-propre qui solidarise les travailleurs des divers corps
de métiers. Il procure à l'homme le contentement de la tâche
accomplie avec exactitude et lui donne du cœur à l'ouvrage.
Penché sur son travail quotidien, celui-ci chante pour ryth-
mer son geste monotone ou raviver son attention ankylosée
par la déprimante uniformité de la production en série. Comme
on voit, peints sur les sarcophages des Pharaons, les moisson-
neurs du Nil couper le blé en cadence au son de la flûte, l'a-
justeur scande d'un refrain alerte le va-et-vient de la lime
qui égratigne en grinçant le métal et le menuisier, dont la
varlope légère effleure la planche polie et frise les boucles
blondes des copeaux transparents, lui renvoie en écho sa chan-
son.
A peine entrées dans Tusine sombre et grise, les femmes
070 LA VIE DES PEUPLES
ont montré le souci que tout autour d'elles fût plus propre et
plus net. Elles n'ont pas innové seulement par l'aisance plus
harmonieuse de leurs gestes, mais aussi par l'exemple de leur
élégance et de leur coquetterie. M. Pierre Hamp s'est plu à
évoquer quelque part la gracieuse pensée de jeunes ouvrières
de l'usine de guerre disposant sur le bâti de leur machine la
fleur qu'elles avaient épinglée à leur sarrau. L'attache-
ment à la profession va plus loin encore. Le surmenage phy-
sique, les risques d'infection ou d'intoxication, les dangers
d'accidents mortels sont impuissants à détourner l'ouvrier de
demeurer fidèle à sa misère. Le travail ploie sous la malédic-
tion divine et, nourri de peines et de souffrances, c'est mira-
cle qu'il puisse encore procurer la joie précaire d'aimer son
métier. Pourquoi le mineur se sent-il retenu à la mine vin-
dicative et meurtrière ? Pourquoi le verrier persiste-t-il à mo-
deler de son souffle embrasé le verre liquide dont la fusion
éblouissante brûle ses prunelles et corrode ses poumons?
L'inépuisable trésor de résignation, qui donnait à l'esclave
antique la force de tourner chaque jour la meule à laquelle il
restait enchaîné, permet encore au salarié d'exposer son corps
au broyage des machines ou à la morsure des acides. Mais
qu'on le laisse chanter : « Par le travail où l'on ne chante plus
se fait un grand œuvre d'abêtissement humain. L'ouvrier
n'aime plus son métier et cela ébranle le monde ^ ». Il se joue
un drame obscur : c'est le drame de toute l'humanité labo-
rieuse et pitoyable, avec ses douleurs profondes, ses pâles
joies, son existence sans horizons, stéréotypée. C'est la lutte
perpétuelle de l'être contre la matière inerte et rebelle, contre
l'étreinte de nécessités économiques et sociales, à la fois bru-
tales et perfides.
N'y a-t-il pas là un thème d'une richesse infinie pour une
littérature du travail ? Le terrain n'est pas absolument vierge
et de nombreuses incursions ont été menées déjà dans ce
domaine, mais, pour la première fois dans notre littérature,
Pierre Hamp a consacré une oeuvre entière à l'illustration et
J. Marée Fraîche, Vin de Clmmpagne, préface.
LA PEINE DES HOMMES 971
à l'apologie du travail, œuvre lyrique, parfois même épique,
d'un réalisme saisissant où l'émotion jaillit par sa seule vertu
interne de faits que l'auteur a narrés avec une impassibilité
voulue, laissant ceux-ci frapper le lecteur par leur simplicité
fruste et leur rude et persuasive éloquence.
Originale, l'œuvre de Pierre Hamp l'est, à n'en pas douter,
à telle enseigne qu'il ne paraît pas hasardeux d'affirmer
qu'elle marque une date dans notre histoire littéraire.
Rien ne nous autorise à refuser d'y voir l'origine d'une orien-
tation nouvelle à cette époque un peu confuse où, comme au
début de chaque siècle, une jeune génération d'écrivains
cherche à prendre conscience d'elle-même et à choisir une di-
rection. La période classique a été celle de l'épanouissement
d'une littérature de l'intelligence, de la raison, éprise d'étu-
dier l'âme humaine dans l'absolu et le général. Plus tard, en
revanche, le romantisme et les tendances qui en dérivent ont
exalté la vie affective, tout intérieure et délibérément indi-
vidualiste. Aujourd'hui, les conditions d'existence et les
exigences de la pensée conduisent à demander aux lettres
autre chose. Il n'est pas certain que les livres qui paraissent
actuellement soient pour la plupart susceptibles de demeurer
comme documents représentatifs de l'état d'esprit et du
tempérament de leurs contemporains. Le public lui-même
montre en général un goût assez éclectique, sans méthode ni
idée directrice. Flottement et indécision. La plupart du temps,
les loisirs manquent pour savourer un bon livre, comme il le
mériterait; on se borne à l'article de revue, voire à l'article de
quotidien, hâtivement parcouru. En particulier, on lit de
moins en moins de vers, et cela est affligeant, d'autant qu'il s'en
publie d'exquis. Le roman psychologique paraît moins recher-
ché : on s'est lassé, pour les avoir trop étudiées, des compli-
cations sentimentales, de la physiologie de l'amour, de la straté-
gie de l'adultère. On ne hait point, par contre, certaine psy-
chologie un peu floue, mobihi et impressionniste, quand elle
972 LA VIE DES PEUPLES
s'exprime avec un talent souple et nuancé et c'est bien volon-
tiers que l'on se laisse égarer du côlé de chez Proust. Par réac-
tion contre le roman d'analyse, les faveurs du public vont au
roman d'aventures, mais la fortune de ce genre est décevante.
Si La Calprenède était assez captivant pour prendre comme
avec de la glu Mme de Sévigné, même au sortir d'une lec-
ture de Nicole, la poussière de l'oubli l'a enseveli pour jamais.
Dumas père, surtout maintenant, reste ad usum juventutis.
L'on se divertit aux histoires fantastiques de M. Pierre Mac
Orlan et les éditions des livres de M. Pierre Benoît s'enlèvent,
mais l'esprit ne tardera pas à réclamer une nourriture plus
substantielle.
La littérature, admet-on avec Taine, comme les arts plas-
tiques, subit les influences conjuguées du milieu et du mo-
ment. Seule l'inspiration qui puise directement aux sources
mêmes de la réalité, et en est l'émanation fidèle plus ou moins
idéalisée, celle-là seule est assez riche de sève pour demeurer.
Il n'est pas possible de prophétiser quelles seront les tendan-
ces du mouvement littéraire de demain, à supposer même
que l'on puisse discerner des courants nettement tracés;
cependant quelques observations peuvent retenir l'attention.
Le concept de l'individu perd de sa force et de sa valeur. La
guerre a été anonyme et collective. L'évolution économique
tend à la concentration industrielle, à l'intégration ; la produc-
tion ^ 'oriente vers la fabrication en série : l'homme isolé
s'efface devant le groupe organisé. Ce sont des ensembles,
des colonies d'êtres qui agissent, se meuvent, pensent, souf-
frent comme s'ils formaient un corps unique, pourvu en quel-
que sorte d'une conscience autonome. La sociologie s'est
emparée de ces constatations pour bâtir un système où un peu
de verbalisme peut-être a faussé le sens et la portée de cer-
taines observations et s'est laissée entraîner à certaines con-
clusions hâtives : elle n'a fait, cependant, qu'enregistrer un
ensemble de faits d'expérience. Du même point de départ
est partie l'école unanimiste. illustrée par M. Georges Duha-
mel et la Vie Unanime. Un écrivain « travailliste », célébrant
les métiers et leurs artisans, c'est-à-dire des catégories d'ê-
LA PEINE DES HOMMES 973
très et non^des individualités ^isolées, pourrait logiquement
se rattacher, toutes proportions gardées, à cette idée direc-
trice, mais Pierre Hamp .n'adopte au cune^^f doctrine ni ne
^'inféode à aucune école.
Il n'est pas le premier, tant s'en faut, qui se soit penché
sur le monde du travail, mais on doit remonter à l'antiquité
romaine, à l'antiquité grecque, pour . trouver des poèmes
prenant pour sujet l'activité manuelle. Les Grecs qui se plai-
saient aux récits mythologiques, aux exploits légendaires
et aux'aventures merveilleuses, ne dédaignaient pas la poésie
didactique, pratique et utilitaire. Hésiode, chantant les Tra-
vaux et les Jours, décrit les occupations et énumère les beso-
gnes de l'agriculture qui est le seul élément, pour ainsi dire,
de l'économie antique. La poésie est pastorale, non parce que
ce genre est spécifiquement poétique, mais parce que l'on
vit à la campagne. Il ne vient à l'idée de personne, de s'inté-
resser aux industries encore rudimentaires, qui sont abandon-
nées aux esclaves. Si Platon leur emprunte une comparaison
brillante, un exemple frappant, ce n'est qu'accessoirement .Vir-
gile décrit avec précision et minutie les travaux des champs
parce que, de son temps également, l'économie était à peu près
exclusivement rurale. La vie matérielle a évolué, s'est trans-
formée : le prestige incomparable de l'Antiquité a conféré
à l'agriculture et à la campagne le privilège perpétuel d'ins-
pirer l'imagination des poètes. Le sentiment de la nature,
plus tard, a contribué, par le ciiarme de ses images et l'agré-
ment de ses descriptions, à invétérer cette convention. Quant
aux métiers qui font déroger, c'est afïaire aux vilains : tout
au plus peuvent-ils être admis à fournir une belle métaphore
ou l'éclat d'un mot rare et technique. C'est ainsi que Ronsard
en recommandait l'emploi : « Tu pratiqueras les artisans de
tous mestiers de Marine, Vonnerie, Fauconnerie, et principale-
ment ceux qui doiuent la perfection de leurs ouurages aux
fourneaux, Orfèures, Fondeurs, Mareschaux, Minerailliers,
et de là tireras maintes b(;lles et viues comparaisons, auecques
les noms propres des outils pour enrichir ton œuure et le ren-
974 LA VIE DES PEUPLES
dre plus aggréable...^ ». Cependant le xix^ siècle allait saluer
l'avènement de l'âge de fer, de l'âge industriel. Aux alentours
de 1848 est né en France, un courant d'opinion favorable au
travail et aux idées sociales. Sous l'influence plus ou moins
directe de l'Angleterre où un mouvement analogue se dévelop-
pait parallèlement, à la suite de Robert Owen et des Ricardiens
égalitaires, mais surtout avec une originalité qui devait très
peu de chose à l'étranger, Proudhon et Fourier d'une part,
Saint-Simon et ses disciples de l'autre, jetaient les fondements
d'une sociologie ouvrière, libérale et socialiste chez les premiers,
autoritaire et despotique chez les seconds. Les ouvrages qui
se sont multipliés à cette époque s'égarent souvent dans l'uto-
pie et la fantaisie et demeurent fort éloignés delà réalité. La cause
est gagnée cependant. Un écrivain peut désormais impunément
situer^dans'l'atelierje'cadrefd'un roman à thèse sociale. Zola
et l'école naturaliste se sont livrés à des enquêtes et à des re-
cherches et ont rassemblé une documentation étendue et
sérieuse pour peindre la vie des ouvriers et leur misère. Paul
Adam également a écrit des pages puissantes et fortes, sur le
métier, sur le travail, sur l'énergie humaine. Dans cette prose
luxuriante, pleine de sève, resplendit la magnifique gran-
deur de l'effort fécond. Cependant, personne n'a devancé
Pierre Hamp dans son dessein ambitieux d'exalter la sévère
beauté de l'humanité laborieuse et d'en dégager une philo-
sophie. Ce vaste sujet est digne par son ampleur et sa richesse
de susciter lui aussi des chefs-d'œuvre. Pierre Hamp, dont
l'enthousiasme ne laisse pas de s'affirmer avec une certaine
intransigeance, exalte la beauté du travail et les souffran-
ces qui le grandissent :
Un espace aussi grand que ceux que l'humanité a jamais parcou-
rus, plus grand que la guerre, aussi grand que la Beauté et l'Amour,
est devant l'artiste : le Travail. Depuis que c'est à la sueur de son
visage que l'homme doit manger son pain, la peine qui nourrit tout
ce qui est au monde, du Baiser jusqu'à la Guerre, n'a pas retenti dans
la poésie humaine. Le plus grand poète du travail fut le Jehovah lu-
1. Ronsard, Abrégé de V/irl poétique français, à Alphonse Delbene, abbé de
Hautecombe en Savoie (1565).
LA PEl.\E DES HOMMES 975
mineux dans la verdure paradisiaque qui prononça sur le labeur
humain la durable malédiction ^.
Il a raison de constater que « à l'heure où la société des
hommes veut le salut par le travail, un art capable de figurer
le labeur humain est à peine commencé. » Et pourtant, il
ne craint pas de l'affirmer, « le drame de l'usine est sur le
même plan que V Iliade >>. Au-dessus même, si l'on reconnaît
une valeur supérieure à l'énergie concentrée dans un effort
patient et dépensée avec opiniâtreté pour assouplir la matière
rebelle, de préférence au geste meurtrier et au vertige san-
guinaire du guerrier. La vertu bienfaisante de la paix est plus
digne d'être célébrée que les carnages et les dévastations.
« Y a-t-il moins de noblesse dans l'attitude de l'homme qui
résiste au fardeau ou lève l'outil que dans celle du guerrier
brandissant l'arme, ou de la danseuse aux pieds impétueux? 2»
Il y a surtout de l'utilité sociale et voilà de quoi tenter le
poète de l'avenir dont l'art, renonçant à s'étioler dans un
dilettantisme vain, ne veut plus être que pragmatiste. La
vie matérielle n'est pas séparée par un divorce irrémédiable
de la pensée pure qu'elle retient de s'égarer dans le rêve et
de s'exténuer : elle lui est à la fois un soutien et une sauve-
garde. Tandis que la Hollande et Venise avaient dû à leur
prospérité commerciale un merveilleux épanouissement des
lettres et des arts, nous avons déprécié notre prestige et
notre vigueur intellectuelle, de crainte de déroger par res-
pect d'un préjugé funeste et périmé :
Nous, Français, avons longtemps cru qu'il suffisait, pour demeurer
un grand peuple, de penser noblement. Notre nation, vouée au culte
des écrivains, des artistes, a [>ris trop de goût à la figuration de la vie.
Réaliste, elle a diminué la force matérielle nécessaire pour distribuer
dans le monde son influence. L'intellectualisme civilisateur n'est
[)as l'agent dominant de l'expansion d'un peuple.
Toute la prospérité et la sécurité nationales reposent sur le travail '■^.
D'ailleurs, l'esthétique et la morale n'ont point de raison,
1. Gens, prélaco, p. 13.
2. Les Métiers blessés, p. 155, *
3. Les Métiers blessés, p. 7.
976 LA VIE DES PEUPLES
l'une ni l'autre, de démissionner. Qu'y a-t-il, au vrai, d'in-
trinsèquement poétique dans une ferme, dans un moulin ?
Ces bâtiments n'ont point été édifiés pour la joie du regard,
mais pour une destination simplement utilitaire. L'atelier, la
machine nous apparaissent laids, sales, ternes. C'est que notre
rétine n'a point encore subi l'accommodation ni l'accoutu-
mance nécessaires, mais plus tard, le passant...
... aimera-t-il le fût de la cheminée qui portera haut le feu des hom-
mes pour leur travail. La cheminée, semblable à la colonne du temple
antique et qui fume comme l'autel aux dieux, sera-t-elle la beauté
regrettée, 'opposée aux formes nouvelles ? ^
Et la morale ? La peine des hommes attelés aux tâches
rudes n'asservit point l'idéal qui couve dans leurs réflexions
tenaces. L'aspiration qui s'élève de leur souffrance quotidienne
prend la forme vague encore d'une justice à qui le socialisme
offre des attributs concrets et des buts précis. La mystique de
la justice suffit bien tout autant que n'importe quel autre con-
cept moral à jeter les fondements d'une éthique. Reprenant
l'idée de Victor Hugo sur le rôle social du poète, pasteur de
peuples et mage, qui guide l'humanité vers l'étoile lointaine,
Pierre Hamp confie à l'écrivain la mission de dégager la phi-
losophie de son époque et de célébrer « les mains noires et
le corps suant du travail où s'abrite la beauté durable d'une
civilisation au sourire fait d'une aurore méditerranénne. 2»
Que l'écrivain se borne à écrire par amour de l'art d'écrire,
et le voilà digne de son mépris, justifié en un sens, excessif
à plus d'un égard, car il n'est d'utilitarisme qui ne puisse per-
mettre le délassement et la récréation de l'esprit dans le jeu dé-
licatement nuancé des mots brillants et des pensées ingénieuses,
et dans l'enchantement des rêveries vagabondes. Cependant si
« s'amuser au jeu d'écrire est une occupation sénile... ce peut
être une joie fine qu'on a pour aimer le beau français depuis la
phrase d'Amyot jusqu'au vers de la Légende des Siècles. Si une
œuvre littéraire trouve excuse, c'est sa dévotion au langage
1. Gens, p. 175.
2. Le Travail invincible, p. 22.
LA PEINE DES HOMMES 977
français 2. » Il ajoute, il est vrai, et sur ce point tout le monde, il
est à présumer, s'accorde à lui donner raison. : « Aimer la
langue que l'on écrit ne suffit plus, même au plus grand artiste.
Il faut aimer les hommes^. » L'un ne va pas sans l'autre. Le
plus grand écrivain est en même temps le plus humain. Pierre
Hamp porte aux travailleurs, c'est presque dire à l'huma-
nité entière, un amour ému et grave. En dépit d'une impassi-
bilité volontairement raidie, il nous convainc de la majesté
du travail et persuade en même temps à notre cœur la pitié.
S'il est vain en effet d'écrire par dilettantisme, il faut mettre
au service de l'éloge du travail les ressources de la langue et
le talent de l'écrivain, car c'est œuvre utile. Saint François
de Sales décrivait d'une voix douce et d'un style fleuri les
duretés de la vie chrétienne. Pierre Hamp n'a pas dédaigné,
pour chanter le travail et sa vertu féconde, d'illustrer son
œuvre, en même temps que de statistiques, d'images vivantes,
hautes en relief et en couleurs, souvent dessinées d'une main
ferme et précise. Tous les procédé^ du mJtier g 'écrire ont
pour li'i l'^ur emplo" <'t leur prix, il éprouve une sorte de
ravissement physique à sertir son texte de mots techniques
qui attirent l'œil par leur nouveauté et frappent l'oreille par
leur sonorité inaccoutumée. De du Bellai jusqu'à lui la mé-
thode n'a pas changé pour rehausser l'éclat du style et
eni'ichir l'expression. Il en use avec une volupté qui ne
trouve point à s'assouvir, cherchant à réaliser des chatoie-
ments imprévus par la rencontre de syllabes inusitées,
Après avoir puisé dans tous les lexiques, emprunté à tous
les argots, utilisé des mots cueillis dans la tradition orale
des termes d'ateliers et des patois, il va pénétrer dans les
arcanes des idiomes scientifiques. Les provignements étran-
ges de la terminologie chimique lui sont une aubaine
miraculeuse.
Il vouhiit non seulement corrompre, mais remplacer absolument
l;ji rose, par l'alcool phénylétique; le trèlle, par le salycylate d'amyle;
1. Gcn.1, préface, p. 7.
2. Ibid., préface, p. 8.
978 LA VIE DES PEUPLES
le géranium, par l'oxyde de phényle cristallisé; le jasmin, par le buty-
rate de benzyle; l'ylang-ylang, par le méthylparacrésol ^.
Certains passages évoquent jDar leurs somptuosités ver-
bales l'étrange A Rebours de Huysmans. Cela ne va point
heureusement jusqu'à l'abus. C'est pour la prose un condi-
ment, ce n'est pas sa substance même. Il ornemente son style
qui fait un peu songer à ces bijoux espagnols, de Tolède ou
d'Eïbar, où le damasquinage d'or fin fait scintiller l'éclat
sombre de l'acier bruni.
Gomment s'élaborent en lui les images qu'habillent le
pailletage des mots et l'éclat de la phrase? A quelles réactions
psychologiques réponoent-elles? En d'autres termes comment
peut se déterminer le tempérament de l'écrivain et se définir
son originalité? Avant même d'établir la nouveauté de l'œuvie
de Pierre Hamp et son intérêt social, il convient de lui assi-
gner sa place dans le mouvement littéraire contemporain, où
il s'est révélé comme l'un de nos plus vigoureux et succu-
lents prosateurs.
Il n'est point, à vrai dire, séduisant. S'il s'est efforcé de
rendre le monde du travail attachant, à l'imposer à l'atten-
tion, voire au respect du lecteur, c'est moins en captant la
sympathie de celui-ci qu'en circonvenant sa raison. L'apolo-
gie qu'il a entreprise est rationnelle et conforme à l'esprit et
à la discipline de notre civilisation méthodique. Sa voix
toujours égale et un peu sourde paraît empreinte d'une austé-
rité qui dédaigne de plaire et de divertir. Son talent a quelque
chose de rigide et de métallique. Les phrases chez lui compor-
tent poids et volume; elles se soupèsent au creux de la main.
Encore que polies et ajustées avec soin, elles présentent au
toucher des rugosités et des arêtes vives. Forgées d'un poi-
gnet robuste, elles s'emboitent et se juxtaposent comme des
plaques d'acier rivées ensemble. L'ensemble est un peu massif :
1. Le Cantique des Cantiques, t. I, p. 278.
LA PEISE DES HOMMES 979
il donne une belle impression de solidité, de stabilité. S'il n'est
pas vain de classer les écrivains d'après leurs aptitudes à réagir
à une catégorie déterminée de sensations, selon que tel ou
tel de leurs sens paraît hypertrophié aux dépens des autres
et introduit dans leur tempérament une certaine unité qui
se révèle au choix de leurs métaphores, dé leurs images et de
leurs comparaisons, on peut admettre que, de même que Cha-
teaubriand ou Théophile Gautier étaient des coloristes et
Baudelaire un olfactif, Pierre Hamp est un j^lastique. Son style
roidi par un effort continu de concision^ qui ne laisse pas de
fatiguer à la longue, semble lourd alors qu'il est vigoureux
avec ses tournures parfois étranges et ses raccourcis inatten-
dus : « Elle mi-riait... » « Elle dit à voix de genièvre... » « L'hési-
tation dont il maigrissait... » La syntaxe est parfois tendue à
se rompre, elle ne rompt point. L'image ramassée en quelques
mots, prend une force étonnante : « chacun, tenu coi par la
gêne, aspirait son bruit. « »... il était mort moins quelques
jours )) «.... dans la plaine chauve, armée de cactus et d'immen-
sité... ». De là à l'accuser d'incorrection et de cacographie,
il n'y avait qu'un faux-pas. Quelques critiques y ont trébuché.
Il n'est pas niable que plus d'une négligence de style ait
subsisté des épreuves à l'impression. Mais le plus souvent il
faut noter surtout ses efforts pour trouver des formules nou-
velles et des tournures originales qui surprennent ceux dont la
syntaxe se borne à la Grammaire selon l'Académie et le voca-
bulaire au Dictionnaire d'icelle. De tentatives et de tâton-
nements dont quelques-uns peuvent être inégalement heureux
peut jaillir la lueur du génie, comme l'étincelle du silex ra-
boteux.
11 reproduit telles quelles les sensations qu'il a enregistrées,
sous leur forme brute, décomposée, analytique. Peu importe
d'égayer l'œil ou d'amuser l'oreille. Par delà ces organes que
n'impressionne que la vaine apparence des choses, il faut frap-
per l'esprit fortement, durement. Ses images restent élé-
mentaires, organique.--. 11 n'a souci d'élaborer ses sensations
en synthèses savantes et harmonieuses. Inutile de préciser
par des détails plus minutieux une ébauche schématique, de
980 LA VIE DES PEUPLES
nuancer, de tonaliser les couleurs étendues par larges couches
uniformes. Il ne se complaît pas aux combinaisons musicales
de hauteur, de timbre ou d'intensité des sonorités qui chez lui
sont et restent des bruits coexistant sans se fondre ni s'amal-
gamer. Par exemple :
Le piquement des pioches dans le ballast fournissait un bruit
menu sous les bruits hauts du sifîlement des machines et du choc
des tampons... y"
Sur le vacarme majeur du roulement, les ''roues battant le joint
des rails, précipitaient des chocs détachés, puis noyés dans le bruit
décroissant du train, rapetissé par la distance ^.
La perception des odeurs paraît chez lui plus raffinée.
Ecrire deux volumes entiers pour chanter l'histoire de l'es-
sence subtile qui s'exhale du calice des fleurs et va, après
toute une chimie compliquée, servir la beauté de la femme»
cela suppose que l'auteur est sensible à l'ivresse olfactive et
y puise une inspiration qui déborde largement de la des-
cription des opérations successives de la parfumerie. Le Can-
tique des Cantiques, comme Marée Fraîche, Vin de Champagne
ou le Bait, est mieux qu'une narration détaillée et précise :
on y sent frémir la vie et s'attendrir l'humaine pitié. Mais
de certaines pages du Cantique des Cantiques se dégage de
plus un vertige capiteux qui procure au lecteur des impres-
sions presque physiques :
L'odeur des roses mûries par le plein soleil augmentait. La terre
parlait dans la suavité des fleurs. L'herbe de prairie, les figuiers, les
orangers, les oliviers, fes bourgeons de vigne, de la plus biSse feuille
écrasée par le pied de l'homme à la plus haute où chantait l'oiseau,
tout donnait du parfum à plein soufïle. La respiration de la terre
dans ses plantes heureuses embaumait le pays silencieux ^.
Les baumes nocturnes jaillissaient des jardins heureux. Comme le
soleil baissait derrière les collines, commençait la plus grande suavité
de ce pays embf umé. Etoile de la terre, le jasmin ne s'ouvrait qu'au
crépuscule. L'éruption du parfum blanc d'août, plus puissant que le
parfum rose de mai, allait toucher les arbres de l'Estérel. Le charme
1. Le Rail, pp. 18-21.
2. Le Cantique des Cantiques, p. 138.
LA PEINE DES HOMMES 981
de l'ombre lumineuse augmentait par la respiration de la fleur. Ré-
servée et morne le jour, la nuit elle vivait alertement. .Si l'odeur avait
été lumière, une nappe de feu aurait couvert les jardins. Dans la nuit
câline à ses lèvres pieuses, la femme choyée était ravie en ce mystère :
le Parfum ^.
L'odorat est un sens délicat qui procure des sensations rares.
II offre une variété dans la qualité des sensations à quoi ne
peut atteindre l'oreille ni le toucher et que la perce, tion colorée
ne distance pas. Les odeurs sont peut-être les seules données
des sens qui échappent à toute classitication et demeurent
rebelles aux tentatives de réductions à un petit nombre de
catégories simples comme Linné ou Bain en avaient tenté-
Elles se prêtent ainsi à merveille au jeu infini des combinai-
sons et des mélanges d'un art subtil et difficile. M. Tys,
parfumeur, définit ainsi l'esprit de son métier intuitif
et savant :
Je suis parfumeur, c'est un don comme de naître musicien ou pein-
tre. Le parfumeur a le nez, le peintre a l'œil, le musicien, l'oreille.
Le peintre compare des couleurs en les plaçant l'une à côté de l'autre;
il les voit en même temps, tandis qu'il est impossible au parfumeur
de sentir deux odeurs ensemble... il doit en même temps se souvenir
du premier parfum pour le comparer au second, et l'oublier pour ne
pas l'y mêler : s'en débarrasser et en tarder mémoire... L'analyse
olfactive, l'examen organoleptique, sont plus difficiles que l'analyse
chimique... Le parfumeur artiste trouve des combinaisons nouvelles,
comme Debussy en musique, Cézanne en peinture -.
Si son oreille perçoit avec précision les odeurs les plus variées
qu'il décrit avec amour et avec minutie, il ne s'attarde pas le
plus souvent à dessiner ses images en miniaturiste patient.
En général, il se boi'ne au croquis linéaire qui suggère bien
plus qu'il ne représente. Ses tableaux sont esquissés d'un trait
sûr, épais, uniforme comme des gravures sur bois, sobres de
détails. Voici un paysage qui tient en huit lignes :
Les meules jaunes de l'avoine, les meules blanches du blé, les meu-
les grises de Tannée d'avant, maintenant habitaient la plaine fauchée.
Leurs groupes semblaient, au loin, des hameaux.
1. Le Cantique des Cantiques, p. 211.
2. Le Cantique des Cantiques, II. p. 34.
982 LA VIE DES PEPLES
Des petites glaneuses, harassées, s'y adossaient assises et présen-
taient à l'horizon leurs semelles à gros clous. Elles regardaient venir,
là-bas, la première brume d'automne, l'invasion du br uillard guettant
la plaine recueillie où deux routes blanches traçaient une croix i.
S'il voit les objets rapprochés en grandeur naturelle dans
leurs contours simplifiés, un curieux mécanisme d'accommoda-
tion visuelle lui fait représenter l'éloignement, la profondeur
avec des proportions démesurées, comme s'il était atteint d'une
sorte d'agoraphobie; l'espace, le ciel vide prennent avec lui
l'aspect terrifiant, comme chez Hugo, de goufïres et d'abîmes :
On prévoyait, à l'immense pureté du ciel, un froid terrible. Les as-
tres luisaient autant que des yeux de fous. De les fixer donnait le
vertige. Le gouffre de distance entre la terre et les étoiles apparaissait
redouta blement agrandi et angoissant-.
Le tracé des lignes noires qui enserrent de leurs contours
précis les objets et les êtres ne donne qu'imparfaitement l'ap-
parence de la vie : il manque le divin rayonnement de la lu-
mière décomposée, la couleur. Ce n'est parfois que l'opposi-
tion simpliste du noir sur la vive blancheur de la lumière, de
la fumée de suie montant sur le ciel clair; plus souvent, il note
les jeux du soleil sur la nature, sobrement, avec les couleurs pri-
maires et leurs complémentaires, sans plus: il semble que ces
nuances simples ne servent qu'à rehausser le dessin comme
une gouache légère :
Trois couleurs enluminaient le paysage : le rouge des murs en bri-
ques, le bleu des toits d'ardoises et le vert perdu des arbres lointains.
La terre disparaissait sous la tempête de verdure qui l'assaillait
de sa beauté, de sa fraîcheur, de ses parfums.
Dans le ciel bordé de deuil, commençaient les illustrations en cou-
leur du crépuscule, mais un voile gris, tiré par la brise cacha les ima-
ges que le vent qui dessine et que le soleil qui peint recopient chaque
beau soir depuis le commencement du monde ^.
Ce n'est là que la description d'un paysage, délassement
de l'esprit, jeu futile auquel il faut se garder de s'attarder car —
1. Vieille Histoire, p. 125.
2. Vieille Histoire, p. 159.
3. Marée Fraîche, Vin de Champagne, p. 85,
LA PEI.XE DES HOMMES 983
ne l'a-t-il pas proclamé lui-même? — «s'amu?er au jeu d'écrire est
une occupa^^ion sénile ». Mais pour décrire les beautés de l'in-
dustrie humaine, il n'est pas de mot trop riche ni de palette
trop somptueuse. Son enthousiasme, qu'il s'extasie sur l'é-
mail sortant du four ou sur le métal en fusion jaillissant des
cubilots, l'attardé à en décrire les rutilances et à rendre l'éclat
de leurs reflets changeants. Voici avec quelle richesse d'expres-
sion il peint...
... la fusion du cuivre aux lueurs vertes. Aucun feu allumé par les
hommes n'a de couleurs plus attirantes. L'usine contient toutes les
nuances du printemps et l'éclatement rouge des crépuscules. Des
ringards remuant du soleil piquent dans des aubes et des aurores.
Hors du fer noir des lingotières, l'agile flamme cuivrée, fièrement
blonde, diffuse son or traversé de pourpre. Sa beauté ne se retrouve
qu'aux matins et aux soirs du ciel et à l'imagination de l'enfer.
Au laminage de l'acier, le métal attaqué rouge déteint vers le noir
et garde par l'éteignement de la surface sur le feu durable au centre
des moires bleues que la chaleur bouge. Le rouge du cuivre tire vers
l'or; son refroidissement commence par une pellicule verte, transpa-
rente sur son feu composé de jaune. Les longs fils giclant des trains
de laminage serpentent au sol avec une souplesse impossible à l'acier.
Une grâce ondoyante vit dans les barres chaudes. Flamme et mouve-
ment, tout ici est charmeur sous la promptitude des hommes dont les
outils noirs commandent le métal en feu.
Avec ces ébauches enlevées d'un pinceau agile, les descrip-
tions s'ordonnent et les tableaux se composent. Rapidement
brossés en général, ils saisissent et retiennent l'attention par
leur relief et la notation du petit fait caractéristique qui donne
à l'ensemble sa physionomie. L'impression de vie qui les ani-
me jaillit de la synthèse de petites phrases juxtaposées. Ce
peintre a le souci pointilliste du détail. Il procède par touches
courtes et parallèles et ses procédés accusent parfois la minutie
patiente qu'on retrouve aux tableauxdes Primitifs. Aucune pré-
cision n'est de trop i)our nous initier à la pèche en pleine mer,
à la préparation du Champagne ou aux fabrications de guerre.
Un manuel de vulgarisation technirpie ne serait guère d'une
lecture plus fructueuse, mais resterait distancé sous le rapport
l. Lf Travail invincible, p. 235.
981 LA VIE DES PEUPLES
de la valeur littéraire. Chez Pierre Hamp, ce sont peut-être
les descriptions les plus courtes où se marque avec le plus d'in-
tensité son réalisme saisissant :
Le sabot d'un cheval grillé par le fer rouge donnait à M. Peltier,
l'odeur vive de la corne brûlée. M. Peltier regarda le geste accéléré
du frappeur remuer au fond de la forge, l'ombre trouée par le fer. Le
charron fi xant à fond un timon à la place des ferrures produisait un parfum
de flamme de bois. Devant ces métiers aux gestes semblables depuis
avant Jésus-Christ, l'enquêteur ne perdait rien de la douceur prise à
aimer la plaine où la nuit tombait. La terre humide, aux sillons lui-
sants et un peu lointains, donnait l'illusion des deux plus belles cho-
ses du monde : la vague et l'étoile i.
Quelques lignes parfois évoquent la netteté précise de Cha-
teaubriand, avec son coloris en camaïeu :
Boulogne-sur-Mer en novembre, le matin. Une transparente brume
blanche naissait à terre et devenait opaque à fleur de toit. Pas de ciel.
Les vols en accents circonflexes des mouettes gris perle montaient
s'engloutir dans ces ténèbres blafardes. Des édifices de la ville en
colline, les silhouettes seules subsistaient, foncées sur l'écran blanc -.
Nous n'avons pas encore senti jusqu'ici tressaillir, fébrile,
sous sa plume l'activité de l'homme. Cherchons-la dans les
pages où l'effort physique et la souffrance atteignent à un pa-
thétique âprement et largement humain. Pierre Hamp nous
fait assister au drame obscur du travail, pauvre en péripéties.
Il évoque la vie sans horizon, misérable et serve, des popula-
tions ouvrières du Nord, l'asservissement au cabaret à bière et
à genièvre, la grève, sursaut pitoyable aux lendemains de
morne résignation. Des mots simples traduisent cette tristesse
monotone et grise. Parfois, l'émotion grandit quand, par exem-
ple, dans /e J^ai7, il secoue le lecteur d'un frisson d'épouvante
en décrivant la catastrophe de chemin de fer où la machine
esclave, transgressant les calculs fragiles des hommes, prend
1. U Enquête, p. 32.
2. Marée Fraîche, Vin de Champagne, p. 11.
LA PEINE DES HOMMES 985
dans son inconsciente rébellion une courte et sanglante re-
vanche :
On entendait grandir le sifflet du rapide qui engagea la courbe à
pleine pression de la compouad.Touslesmanœuvres, lesdeux bras levés,
jetaient face au train le signal d'arrêt. L'aiguille 21a, en pointe sur
voie de service, retourn'^e. la vitessede cette masse pouvait continuer
sur l'espace libre. L'enclanchement l'en empêchait. Etablie contre
la faillibilité des hommes, elle inutilisait leur initiative; le calcul,
réalisé en fer, donnait la direction de la catastrophe et l'impuissance
de rien changer dominait tout. Une tempête d'épouvante passait
sur l'âme des manœuvriers '' .
En même temps, il saisit le grotesque des individus et de
leurs attitudes. Pour camper d'un trait une silhouette cocasse,
pour croquer sur le vif une scène pittoresque, il trouve une
expression appropriée, une comparaison bizarre mais juste :
Il courait, remuant en nageoires ses oreilles minces. Son souffle
court donnait à ses pi'unelles des ahurissements d'asphyxié. Il arri-
vait, les bras flottants, le nez haut, comme tiré par un hameçon,
puis frétillait, à bout d'haleine. On eût dit qu'on venait de le pêcher -.
Ce don si vif, presque tactile, de la réalité concrète ne se
confine pas dans la recherche d'un pittoresque superficiel;
il cherche à saisir la psychologie non pas d'individualités iso-
lées, mais de types sociaux. Ces hommes d'affaires interna-
tionaux, ces Chercheurs d'or qui organisent méthodiquement
l'exploitation industrielle de la détresse de l'Autriche, s'op-
posent par les différences profondes de leurs origines hétéro-
gènes : dans l'âpreté commune de la chasse au gain qui les rap-
proche, leurs particularités s'effacent et tombent. Victor Cou-
tance, Ernest Popischil, Simon Salzbach, Pjebyl ont leurs
gestes, leurs manies, leurs idiotismes de langage : ils ne sont
que les variantes du type unique de l'homme d'affaires. Les
casquettes plates et les vareuses des agents de chemins de fer
dans le Bail, uniformisent jusqu'à leurs réflexions, leurs pen-
sées, bornées par les soucis de leur travail quotidien, subju-
guées par le poids de leur responsabihté. Tous ces person-
1. Le Rail, p. 85.
2. Marée Fraîche, Vin ilr Champagne, p. 41.
986 LA VIE DES PEUPLES
nages, par leur caractère de généralité, s'érigent en l'eprésen-
tants anonymes et symboliques d'une profession au même
titre que les héros de la tragédie classique sont censés per-
sonnifier les passions humaines. Les conditions de la vie mo-
derne, nous l'avons déjà remarqué, restreignent de plus en plus
l'initiative individuelle au profit de la collectivité qui finit par
l'abolir. Les cheminots qui s'activent sur les voies de triage
à la formation des trains de marchandises, les verriers qui de-
vant les fours façonnent le verre en fusion, les tisserands at-
tentifs au battement régulier de leur métier agissent et même
pensent en fonction du groupe qu'ils forment. A leurs con-
sciences individuelles se superpose pour ainsi dire une subcon-
science collective. Un ensemble d'individus peut être considéré
comme doué de sensations, de réflexes et d'aspirations "qui
ne sont pas l'équivalent de la somme des aspirations, des
réflexes et des sensations des individus qui s'y intègrent.
Une fois, une seule, il a brossé le portrait en pied d'un hom-
me, celui de Hugo Stinnes, dans un article de la Revue Heb-
domadaire. Cette personnalité de grande envergure se dresse
comme une vaste synthèse de la vie économique actuelle, maî-
tresse de plus en plus de la PoHtique, de la Diplomatie, de
l'existence même, en un sens, et de l'avenir des peuples. Pierre
Hamp admire ce capitaine d'industrie, parce qu'il est tout
action et qu'il sait transposer dans le réel ses conceptions,
mais il lui refuse sa sympathie. C'est « un réalisateur sans mys-
ticité » et cela ne suffit pas. Stinnes a raison de vouloir faire
de la politique, de peser de son poids sur l'orientationfuture
de l'Allemagne, mais cette action ne peut-elle être que maté-
rielle ? Il appartiendrait pourtant au patron, appelé à recueil-
lir la succession d'une féodalité politique, désormais caduque,
d'apporter un esprit nouveau. Il ne l'a pas fait et cela inquiète
Hamp, car le monde du travail a besoin d'un guide qui lui
éclaire la route. A la France peut-être, ose-t-il l'espérer, sera
dévolue la mission de déclarer « après les Droits de l'Homme
et du Citoyen, les Droits de l'Homme et du Travailleur. » Ce
portrait de l'industriel allemand laisse une impression d'a-
mertume et comme de tristesse : c'est la désillusion d'avoir
LA PEiyE DES HOMMES 987
en vain cherché quekjue chose d'humain dans cet esprit rigi-
de et froid.
Sa sensibiHté en est toute meurtrie et désorientée, elle qui
imprègne l'œuvre entière. Elle apparaît dans une observation
fugitive, dans un mot attendri qui semble lui avoir, par sur-
prise, échappé; la sobriété, avec laquelle ce sentiment se dé-
voile, en appuie la délicatesse : un peu de mélancolie appa-
raît, furtive, pour aussitôt disparaître. « Du fond de l'espace
rouge, derrière eux, venait jusqu'au fond des âmes le splen-
dide regret du soleil disparu. » — « Dans le ciel calme comme
un lac qui rêve...». On ne s'attendait guère à découvrir, épar-
ses, des impressions fraîches ou des images gracieuses comme
celles qu'il note dans l'usine de guerre où les femmes ont
introduit la joie de leur chanson et l'élégance de leur costume :
« A la tôlerie de guerre, les filles de Bretagne ont apporté leur
parure ancestrale... un charme inattendu s'ajoute au travail
quand devant la force des feux passe la douceur des coiffes^ .»
Voilà que nous avons tenté une analyse succincte, rapide
des qualités d'écrivain de Pierre Hamp. On ne peut mécon-
naître certains défauts, sensibles surtout à une lecture pro-
longée : style roidi. contourné par souci d'originalité en même
temps, semble-t-il, que par excès de conscience de l'ouvrier
de lettres. A limer ses phrases, il n'a pas été, à force, sans leur
avoir fait perdre quelque peu de souplesse et de prime-saut.
Cela est négligeable^. Sa prose est une belle prose française, sub-
stantielle et drue. Elle affecte d'être impersonnelle et objective.
Qu'on ne s'y fie point trop: on a déjà pu le noter, le moi y tient
plus grande place qu'il n'apparaît. Par là aussi, il se révèle
écrivain. Cependant, il l'a proclamé, il ne va pas user son talent
à écrire des romans ou des nouvelles sentimentales. Il n'a pé-
ché qu'une fois et s'en excuse : « Je me suis mêlé d'écrire une
histoire d'amour, c'est une pitoyable occupation. 2» Son des-
sein a été de reporter au travail le culte retiré à la femme.
Sa profession de foi s'affirme en quelques lignes dans la pré-
1. Le Travail invincible, p. 2"23.
2. Vieille Histoire.
9«8 LA VIE DES PEUPLES
face de Vieille histoire : « L'esprit mystérieux du travail refe-
.ra la grandeur de l'art tombé au rabâchage sénile. » Voilà
de quoi tenter le lyrisme d'un poète des temps futurs. « Dans
la conscience de l'artisan silencieux dorment des souffrances
inconnues. » Les conter vaudrait bien le récit de prouesses
guerrières ou l'analyse de subtilités amoureuses, à condition
de connaître intimement l'àme du travailleur. Il dénonce la
difficulté pour l'homme de lettres d'y parvenir : « Que le lit-
térateur réussisse ses marionnettes d'amour, cela s'accorde :
il peut en être. Mais figurer la conscience des travailleurs.
Non. Il n'en est pas. » S'autorisant de son passé, de son con-
tact permanent par la suite avec les ouvriers, de par ses
fonctions administratives, il a tenté cette tâche redoutable.
Gomment s'en est-il acquitté ?
« Beaucoup d'hommes veulent être servis à penser comme
ils sont servis à boire, de la boisson qu'ils aiment. » Voilà pour-
quoi sans doute Pierre Hamp est demeuré longtemps sans oc-
cuper dans notre République des Lettres le rang qui lui revient.
Il n'est pas sans risque d'essayer de rompre avec notre tra-
dition littéraire conservatrice, bien qu'il sévisse en ce moment
un certain snobisme sociologique qui. comme tous les sno-
bismes, est l'ombre déformée d'un mouvement d'idées sérieux.
Posées d'une façon impérieuse à l'occasion du bouleversement
provoqué par la guerre et ses lendemains, les questions éco-
nomiques et les questions sociales sollicitent l'attention du pu-
blic. Problème du change, problème des barrières douanières,
problème des réparations, l'actualité les a vulgarisés de
même que les problèmes des salaires, de la durée du travail,
des assurances sociales. Chacun est verni peu ou prou d'une
teinture de ces connaissances, apanage jusqu'ici d'un petit
noyau de spécialistes distants. A défaut d'études suivies dans
des traités techniques et sur documents hermétiques, il est pos-
sible d'en acquérir quelque clarté par les livres de Pierre
Hamp qui a touché ces questions non seulement d'un point
LA PEINE DES HOMMES 989
de vue objectif et scientifique, mais tout autant avec son
cœur, d'une façon beaucoup plus proche de la réalité. Tel a
été son dessein, certes : mettre en face du lecteur, indiffé-
rent, non par sécheresse d'àme mais plutôt par ignorance, le
spectacle de la souffrance quotidienne de l'humanité au tra-
vail. On l'a lu, non peut-être dès l'origine, car ses premières pu-
blications dans les Cahiers de la Quinzaine ont pour ainsi
dire passé inaperçues, mais depuis deux ou trois ans, après
qu'il se fut révélé comme publiciste et que ses études précises
et sincères eurent forcé l'attention. On a -considéré son œuvre
un peu comme une curiosité, comme un essai intéressant.
Ceux qui demandent à la lecture un simple délassement pou-
vaient être rebutés par le sérieux des sujets traités. Quant à
ceux qui sont à la recherche d'une documentation sociale, ils
étaient naturellement portés, par un préjugé courant, à pren-
dre moins aisément en considération des livres où perçait le
souci de la perfection littéraire.
Et pourtant ses livres donnent des aperçus vivants sur tous
les problèmes de l'Economie sociale. Ses pages sur le taudis
[Les Métiers blessés) ont la véhémence bourrée de faits d'un
réquisitoire. Les ravages de l'alcoolisme sont dénoncés dans
certains de ses contes [Buvons la bière du Nord, M. Raeiier
scandalisé...) et surtout dans ÏEnquête. Au point de vue social
ce dernier livre tout entier est à étudier d^près. C'est l'expo-
sé d'une méthode de détermination des besoins d'une famille
ouvrière, ayant pour but de fixer le minimum de salaire né-
cessaire à son existence. Celle-ci marque un progrès sur les
procédés employés dans des travaux du même genre qui se
sont contentés d'arrêter un nombre-indice dont les composan-
tes sont incomplètes, puisqu'elles négligent par exemple les
frais journaliers de transport et surtout les dépenses importan-
tes consacrées aux distractions. Ce système se prête malaisé-
ment, à raison même de sa précision et de sa minutie à une
généralisation : c'est le vice commun à toutes les enquêtes dé-
taillées.Des événements récents ontsouligné toute l'importance
de cette question. La grève du Textile de l'an dernier dans
le Nord a eu son point de départ dans un désaccord entre
990 LA VIE DES PEUPLES
patrons et ouvriers sur le nombre-indice du coût de la vie. De
même, la grève de l!Industrie du Livre à Bordeaux. Cette en-
quête menée dans les populations ouvrières du Nord est l'oc-
casion de remarques, d'observations sur la misère sans aurore
de ces pauvres gens, traînant une existence pitoyable qu'a-
bêtissent les jouissances frelatées et toxiques du genièvre et
de la bière. Nulle part, peut-être, Pierre Hamp n'a mieux at-
teint le pathétique que dans ces anecdotes, ces récits un peu dé-
cousus où transparaît la détresse d'un faubourg populeux de
Lille.
Le problème du travail de femmes l'arrête longuement,
car son importance est capitale au double point de vue éco-
nomique et familial. Il étudie quelques aspects de la question
dans plusieurs nouvelles de son recueil de contes intitulé Gens
et examine dans quelques articles des Métiers Blessés et du
Travail invincible les répercussions entraînées par la guerre
qui a introduit les femmes à l'usine où il n'apparaissait pas
que dût être leur place. Il montre le surmenage auquel sont
astreintes les femmes, réduites à demander du travail aux sous-
entrepreneuses qui sont portées à avilir le salaire à la tâche
d'autant plus volontiers que la concurrence de ces malheu-
reuses entre elles déprécie encore la valeur de leur force
de travail surabondante. Les ouvrières dont les ressources
sont limitées à ce salaire de famine sont prises à la gorge dans
les tenailles d'un dilemme implacable, la prostitution ou la
misère :
La grande Marcelle se résignait à un avantage de la complaisance.
— Au moins on bouffe.
Elle isola cette vérité dominante :
— Faut bouffer 1.
Cette situation douloureuse est demeurée vraie, même de-
puis le vote de la loi du 19 juillet 1915 instituant le minimum
de salaire dans les industries du vêtement à domicile. En ef-
fet, la rémunération du travail à la maison est normalement
moindre que pour le travail en atelier et l'application da
1. Gens, p. 16.
LA PEINE DES HOMMES 991
cette loi. étant encore récente, n'a pas jusqu'ici donné tous
les résultats qu'on en peut attendre.
L'écrivain s'est davantage étendu sur le travail des femmes
dans les usines de guerre. Leur condition n'éveille pas la pi-
tié : elles touchent des journées que la paye de leurs profes-
sions antérieures ne leur permettait pas de rêver. L'adapta-
tion à leurs tâches nouvelles a été surprenante. Pierre Hamp
a montré l'ouvrière également apte, contre l'attente, à l'ef-
fort dos besognes de manoeuvre et à la patiente minutie qu'exi-
ge la mécanique de précision : « Rude forgeronne d'acier rouge,
attentive vérificatrice des plus fins organes d'artillerie, ro-
buste s'il le faut, ou délicate et sûre, elle a montré à tous la
totalité de son inamense et subtile force ^.)) En sociologue et
aussi avec l'expérience d'un inspecteur du travail, il commente
cet événement inusité, la femme venant remplacer l'homme
et peut-être — qui sait? — l'évincer des professions où il se
croyait, grâce à ses qualités physiques, inexpugnable. Nom-
breux, il est vrai, étaient à l'origine les motifs de défiance à leur
égard; on craignait leur inexpérience, leur mobilité d'esprit.
Craintes excessives, mais l'utilisation élargie de la main d'oeu-
vre féminine a entraîné de graves conséquences démographi-
ques. En premier lieu la diminution de la natalité, la fem-
me se détournant des charges de la maternité qui l'éloigne-
raient de l'usine et la priveraient de son salaire dont la libre
disposition lui est garantie par la loi du 13 juillet 1907. Re-
lâchement du lien familial ensuite, par la négligence inévita-
ble de son intérieur et des soins à donner aux enfants : d'où
aggravation de la mortalité infantile. L'étude de Hamp, qui
ne s'était pas bornée à des descriptions pittoresques de la
femme à l'usine, s'est élevée à des considérations élargies, phi-
losophiques, soulignant ce conflit angoissant de l'intérêt na-
tional momentané, opposé à l'intérêt national permanent, « à
ce qui réellement crée la France, un nombre suffisant de Fran-
çais. )) Ce conflit ne peut se résoudre qu'en écartant la mère de
l'atelier autant que possible et en se résignant à combler le
l. Les Métiers blessés, p. 228.
992 LA VIE DES PEUPLES
déficit de notre main d'œuvre trop rare par l'appel à la main
d 'œuvre exotique et par le perfectionnement incessant de
l'outillage qui économise les hommes.
Il n'était pas sans intérêt de s'arrêter un instant sur les quel-
ques vingt pages que Pierre Hamp a consacrées à cette grave
question : la façon dont il l'a traitée nous instruit sur sa mé-
thode d'induire, en partant des faits, les conclusions générales
qui les dominent, avec une exacte probité d'observateur.
C'est en fonction de sa constante préoccupation des nécessi-
tés nationales, de l'avenir du pays, qu'il conforme ses juge-
ments, sachant au besoin reléguer pour un instant à l'écart
ses préférences et ses convictions si elles viennent en désaccord.
Son œuvre est celle d'un honnête homme que sa soumission à
la réalité préserve du parti-pris.
Cette probité intellectuelle ne l'empêche point de désigner
ses sympathies. Il chante la Peine des Hommes, et cette peine
innombrable et profonde l'émeut profondément « Très peu de
gens très riches, beaucoup de gens très pauvres, cela faisait
au loin une ville productrice, florissante ^ » Les intérêts diver-
gents font les antagonismes irréductibles, qu'aggrave une
méfiance réciproque telle « qu'il est plus facile à un chameau
de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer
dans la confiance du peuple 2. « Ce conflit latent, ce conflit
permanent, finit par provoquer à la longue, l'explosion de
la colère populaire. Dans le Nord, calme et placide, elle se
borne à la démonstration silencieuse de sa force; au
vigneron champenois, il faut la volupté sauvage et stérile
de la destruction et de la vengeance. La déflagration de la
misère en révolte ne dure pas, en revanche, comme peut k
faire l'obstination tranquille des Flamands. Rares sursauts
d'une résignation quotidienne et infinie : la vie du travailleur
en est pétrie, ses jours en sont tissés. Il y a, dans cette souffran-
ce humble et monotone, une grandeur qui force le respect
plus encore qu'elle n'inchne à la pitié. Ces deux sentiments
1. Gens, p. 149.
2. L'Enquête, p. 138,
LA PEINE DES HOMMES 993
intimement confondus qui se répondent et se renforcent font
de l'œuvre entière un plaidoyer persuasif et émouvant. Seule,
la résignation, ou plutôt l'indifférence passive, sclérose des
caractères émoussés par la dure peine, rend la misère suppor-
table : misère à l'atelier où l'exténuation et l'insalubrité de
techniques nocives émacient les corps épuisés; misère au
taudis, où l'absence d'hygiène, la tuberculose sournoise et la
cherté des subsistances achèvent de débiliter les énergies au
lieu de les réconforter et de les recréer. Le souci tyrannique
d'assurer l'existence matérielle est une idée fixe, hallucinante.
Le salaire, par force, est l'alpha et l'oméga des pensées, des
aspirations de l'ouvrier. Il domine toute la sociologie de l'ate-
lier.
Les économistes sont satisfaits d'avoir déterminé les cour-
bes représentatives de leurs variations et d'avoir réussi à
en équilibrer les facteurs quantitatifs dans la sécheresse abs-
traite d'une équation. Leur algèbre reste impuissante à sai-
sir les éléments psychologiques qui font jouer les ressorts
du mécanisme complexe de ce qu'on a appelé la loi des salai-
res. Le salaire à l'heure, en conscience, ne varie qu'en fonction
des larges fluctuations des conditions économiques générales.
Dans les périodes d'instabilité comme celle que nous traversons,
on le rajuste quand hausse ou baisse le coût de la vie. Le sa-
laire aux pièces subit l'influence d'autres causes. Il est établi
par tâtonnement, d'une façon empirique. Faute d'une méthode
« la rétribution est moins soumise à des lois économiques qu'à
des états d'esprit passionnels ». Le patronat a tiré de la hausse
continue des salaires au xix^ siècle l'enseignement que son
essence propre est de monter indéfiniment : aussi porte-t-il
ses efforts à contrarier ce mouvement. Si l'ouvrier aux pièces
arrive, grâce à son habileté manuelle et à sa force de résis-
tance, à accroître sa rémunération au-delà d'une certaine
limite, aussitôt le patron diminue le tarif de base. L'ouvrier
riposte en freinant son rendement. La limitation du salaire
par les chefs d'entreprise est anti-économique : leur intérêt
consisterait, au contraire, à intéresser l'ouvrier à la production.
Le résultat final serait une économie des prix de revient
994 LA VIE DES PEUPLES
récupérôesurraccioissement des quantités produites. La préoc-
cupation de l'industriel est en l'espèce d'ordre social. Si le salaire
est au-dessus du c niveau de vie » il pourra dans une certaine
mesure diminuer l'indépendance de son employé en complé-
tant l'insuffisance de la rémunération par des adjuvants qui
auront le caractère de primes accordées par pure bienveillance.
Si ces gratifications étaient obligatoires et prévues par un
barème fÉxe, il n'y faudrait rien voir d'autre qu'un assouplis
sèment des modalités de paiement de manière à tenir compte
de certaines considérations, telles que les charges de famille.
Le sursalaire familial dû à la libre initiative des industriels
risque d'apparaître comme un bienfait bénévole. Pierre Hamp
veut voir dans cette combinaison un mode d'asservissement,
appelée disparaître si le principe en était indiqué au Code du
Travail. Ce serait un progrès. Il en est d'autres à accomplir.
Des deux agents de la production, le travail est moins favo-
risé que le capital dans leurs rémunérations respectives. La
participation aux bénéfices, qui pourrait être un moyen de
rétablir l'équilibre, est un échelon vers la participation à la
gestion de l'entreprise. Pour l'auteur, ces innovations sont
souhaitables :
L'acce-sion des ouvriers au profit ne donnera pas la justice sociale
tant souhaitée, tant prêchée. Mais la participation de la main-d'œuvre
aux bénéfices et à la direction sont les deux grandes modifications
par quoi les formes du travail peuvent évoluer sainement^.
On y parviendra sans doute par la coopération. La
coopérative est l'organisme économique collectif de l'avenir.
Nous touchons ici à la question si complexe de l'actionnariat
ouvrier et des coopératives de main-d'œuvre, question sim-
plement indiquée par lui, mais non développée.
En attendant, le régime économique instable sous lequel
nous vivons se maintient. La répartition entre le rentier, le
salarié et le paysan ne se fait au profit de l'un qu'aux dépens
des deux autres. Pierre Hamp a montré en divers articles les
positions respectives de ces trois agents de la formation des
1, Les Méliersïblessés, p. 97,
LA PEINE DES HOMMES 995
ricliesses et leurs antagonismes acharnés. Illustrant d'exem-
ples ces phénomènes, il a raconté dans le Cantique des Can-
tiques la lutte opiniâtre du paysan contre l'usinier qui lui
payait sa récolS e à prix de famine, du salarié contre l'usinier
qui exténue sa force de travail sans compensation suffisante;
du paysan et du salarié. Lutte d'autant plus vive, hostilité
d'autant plus acerbe que la guerre a faussé les rapports
numériques normaux des choses et des prix, et déréglé les
rouages de la production. Peut-être une formule nouvelle
réalisera-! -elli' l'équilibre économique et 1^ justice sociale qui
en est l'expression idéale.
Cette perspective d'un avenir meilleur, d'une existence plus
aisée, xjue l'auteur laisse entrevoir, n'est point parvenue à
maturité dans la conscience des travailleurs. Leurs espoirs,
leurs désirs se portent sur des buts plus immédiats, moins
élevés. Il tâtonnent dans l'obscurité, à la recherche d'un idéal :
« Quelle angoisse sous ces ténèbres blanches ! La lumière
vaincue habitait l'invisible. Matin ? Soir ? Quelle heure de
l'humanité ? Le soleil ne se levait pas^ »
Une lumière malgré tout brille dans cette obscurité et
sa flamme se maintient, droite et vive. C'est celle d'un idéal
non de satisfaction matérielle, non de mieux-ètre physique,
mais de pur désintéressement, croirait-on. Il est, pour ainsi
dire, inné : c'est le respect du travail bien fait, c'est la cons-
cience professionnelle. Sentiment singulièrement robuste
qui s'impose à l'esprit en dehors presque l'adhésion expresse
de la volonté et qui est au métier ce que la morale est à la vie
courante. La lutte pour la défense des intérêts matériels, pour
la garantie du salaire ou pour l'obtention de certaines reven-
dications ne constitue pas, quoi qu'on en ait dit, un abaisse-
ment de la conscience professionnelle. « La grève n'est pas
dégoût du métier, mais défense de son droit'-. » On ne peut
découvrir dans cette i)robité du travailleur de soumission
à un impératif déontologique qui supposerait une certaine
1. Les Métiers blessés, p. 32.
2. V Enquête, [in fine).
996 LA VIE DES PEUPLES
éducation morale, mais l'analyse de cet instinct conduit à
y découvrir le concours d'éléments distincts : d'abord, l'amour-
propre qui porte à s'enorgueillir du produit de son travail,
lequel apparaît comme une émanation et un prolongement
du moi; la solidarité ensuite, qui unit les artisans du même
métier et fait naître l'esprit de corps, orgueil de se distinguer,
de constituer, à son propre point de vue, une élite profession-
nelle; ardeur, enfin, de travailler à rehausser par son mérite
personnel la réputation et l'honneur de la corporation. En
contre-partie, mépris des autres corporations, considérées
comme. inférieures, car on ne se pose qu'en s'opposant : c'est
tout l'esprit du vieux compagnonnage qui s'est transmis à
travers les siècles avec le prestige et la force de la tradition.
L'artisan aime son métier, car il peut, grâce à son habileté
et à son expérience, à ses qualités de goût et d'imagination,
imprimer sur l'objet inerte le sceau de sa personnalité. Il
se mire dans son ouvrage poli et bien ajusté comme dans un
miroir. Bernard Palissy a poussé les scrupules jusqu'aux
ultimes limites. Il a été, pourrait-on dire, un martyre de la
conscience professionnelle. Pierre Hamp a célébré son achar-
nement sublime à conduire ses essais à la perfection défini-
tive :
Le feu trompait encore l'homme qui dominait l'émail. Il brisa le?
pièces noircies mais utilisables, et, contre le blâme de ceux prêts à les
lui acheter, il continuait sa volonté, refusant d'humilier la beauté
du travail pour diminuer sa misère...
Ce saint du travail a créé au métier une âme durable parmi les arti-
sans dignes de subir le démon des fours -.
Un danger, toutefois, menace cette probité professionnelle.
L'évolution de la technique industrielle subordonne l'ou-
vrier à la machine. La production en série, la division du tra-
vail dépersonnalisent le travail. Le travailleur n'a plus à s'in-
téresser à la fabrication d'une machine où sa collaboration
s'est bornée à déclencher le levier d'une machine-outil, d'un
geste mécanique indéfiniment répété. Toute pensée est désor-
l. Le Travail invincible, p. 225,
LA PEI^'E DES HOMMES 997
mais absente; seule est nécessaire la tension de l'esprit sur-
veillant le réglage des machines. Taylor triomphe de Ruskin.
Il y faut prendre garde : « Ne pas recréer la conscience profes-
sionnelle sur la nouvelle technique ùte au métier sa fierté et
sa plus belle force de vie. » Le progrès économique n'est une
réalité durable et féconde que s'il s'appuie sur le concours
de tous ; entravé par un malaise social, le voilà paralysé:
« Aucune grande transformation des métiers ne peut se faire
sans la collaboration ouvrière qui n'est pas seulement des
mains, mais des âmes^ " La conscience professionnelle n'est
pas abolie par la transformation des méthodes de travail, elle
s'assouplit et se réadapte. L'amour désintéressé de la besogne
accomplie en artiste a disparu, mais l'enchaînement des
tâches successives et leur interdépendance mutuelle obhge
l'individu à faire son devoir sans défaillance car sa négligence
peut nuire, peut aller jusqu'à être mortelle aux camarades.
La conscience professionnelle, jadis repliée sur elle-même,
est devenue altruiste ; à la vertu dés anciens compagnons
s'est substitué la solidarité ouvrière. C'est la certitude d'une
obligation sociale vis-à-vis de l'usine entière, dont la bonne
marche dépendait de lui, que le machiniste Rogeau {Le Tra-
vail invincible, p. 198) est allé à l'extrême limite de sa force de
résistance.
Ainsi, le travail a beau devenir de plus en plus mécanique,
et restreindre d'autant la fonction de l'intelligence et de l'ini-
tiative, la puissance mystérieuse et invincible de l'esprit
le domine, lui donne son sens et, vers l'avenir incertain, lui
trace sa route. Pierre Hamp, dans son œuvre entière, a édifié
une haute, noble et large philosophie du travail. De l'étude
objective et indépendante des conditions du labeur moderne,
de l'enquête impartiale mais sympathique et bienveillante
du sort des travailleurs, il a dégagé à larges traits non seule-
ment la physionomie d'une catégorie sociale d'individus mais
1. Les Métiers blessés, p. 72.
998 LA VIE DES PEUPLES
en réalité le caractère essentiel d'une civilisation née à la suite
de la formidable extension du machinisme au xix^ siècle.
C'est véritablement une ère nouvelle qui repose sur les épau-
les d'un géant formidable et pacifique, nouvel Atlas : le Tra-
vail.
Bien que déjà le travail ait conquis ses lettres de noblesse
et que, sous l'empire des nécessités, l'oisiveté manuelle ait
pour ainsi dire perdu le prestige de son insolente stérilité,
la suprématie de la pensée interdit au labeur millénaire, qui
lui est même antérieur dans l'origine des temps, la préémi-
nence. Cela est juste. Cependant, la vérité est que l'un et
l'autre sont inséparables et qu'ils sont faits pour marcher
de pair, quelle que soit l'échelle idéale des valeurs, méconnue
d'ailleurs par la brutalité d'une réalité matérielle. Mépriser
l'œuvre des mains pour n'admirer que celle de l'esprit, c'est
par exemple oubher que la rayonnement du génie delà France
est subordonné pour une très grande part à l'ouverture de dé-
bouchés commerciaux. Le même pavillon cjui couvre nos den-
rées d'exportation apporte dans ses plis l'esprit même de notre
race et l'éclat de sa pensée. La prépondérance intellectuelle
dont nous sommes fiers à juste titre est intimement liée à
notre développement économique. Un pays peut à la rigueur se
borner à n'être qu'une redoutable puissance industrielle et
prospérer, mais la nation qui se confine aux spéculations supé-
rieures de l'esprit périclite.
L'ouvrier joue donc son rôle jusque dans la vie intellectuelle
du pays. Puisse-t-il conserver les qualités qui assurent à la
nation française sa vitalité opulente. Malheureusement, l'exé-
cution servile de devis calculés à une fraction de décimale
près exige moins de valeur individuelle. II serait regrettable
cependant de laisser celle-ci inemployée. La formule idéale
tire parti de toutes les forces utiles, harmonieusement. L'abso-
lutisme des nouvelles méthodes de travail ne peut être imposé
indifféremment dans tous les pays au mépris du naturel et
des habitudes de la population. La résistance des organisa-
tions ouvrières françaises à l'application du système Taylor
est autre chose qu'une répulsion mesquine à une quelconque
LA PEiyiE DES HOMMES 999
innovation. Le génie de la Fiance demande une règle qui res-
pecte son originalité et ses traditions et utilise ses aptitudes
natives.
Tenant compte de toute l'expérience corporative de la France,
pays d'une main-d'œuvre affinée et ancienne, il conviendrait qu'on
isole par le calcul de llexpérience et qu'on cherche à combiner, dans
l'application à la réalité, la conception d'intelligence et le fait de pra-
tique.
Notre expérience associée à la méthode peut composer le rythme
par quoi le métier atteint sa plus grande et saine force ^
Une réaction en ce sens se dessine déjà en France et le sys-
tème Taylor a subi chez nous une transformation profonde
avec l'école de M. Fayol qui l'a adapté et lui a rendu cet
élément intellectuel que l'Américainlui avait aventureusèment
retiré.
Pendant la guerre, le travail a été secoué par une crise très
grave, crise de croissance pour une très large part, car l'usine
de guerre a été une école de perfectionnement et de mise au
point, crise aussi par la destruction des régions du Nord ef
de l'Est et le bouleversement des conditions normales de
production. Il a prouvé sous les obus sa vitalité et son invin-
cible force lorsque les filateurs d'Armentières allaient à leur
métier chaque jour dans la zone bombardée par les obus,
avec un héroïsme tout simple, ou lorsque les forgerons de
Pompey ouvraient l'acier en fusion sous les bombes d'avion.
Le devoir de Défense Nationale l'a grandi et exalté et lui a
donné, dit Pierre Hamp, une signification spirituelle : « Au-
dessus de l'amour du métier qui ne l'obligeait (l'ouvrier)
qu'à bien faire, est la solidarité avec le combattant qui lui
commande d'épuiser sa vigueur. » L'usure volontaire jusqu'à
exténuation répond à l'esprit de sacrifice du soldat, héroïsme
en moins, car l'un et l'autre sentent le destin de la Patrie
lié à la durée et à l'intensité de leur effort.
A l'aurore de la j)yix, s'ouvre par lui un avenir magnifique.
Prévoyant les conséquence^ de l'évolution et du progrès indus-
i. Les Métiers blessés, pi 185.
1000 LA VIE DES PEUPLES
triel dans le futur, Pierre Hamp lui assigne le rôle sublime de
rénover le monde en achevant, de le transformer. Sur lui repo-
seront les principes suprêmes qui oiientent la vie :
Au bas de la civilisation est le travail. Tout s'appuie sur lui : liber-
té, droit. En haut, l'idée illuminatrice du monde, mais qui encore
vient des métiers, de leur internationalisme, de leur fraternité. L'huma-
nité refait son âme par la force et la spiritualité de la mécanique par
quoi est le salut et la beauté ^.
C'est une ère nouvelle dont il souhaite l'avènement et salue
déjà la marche irrésistible et triomphale. Le travail ne doit
plus courber le front sous l'opprobre millénaire de la malédic-
tion biblique; il lui appartient désormais de conduire le mopde
et de lui modeler une âme à sa propre image. Philosophie
matérialiste, sans doute, et qui n'ira pas san?choquerplus d'un
Français, plus volontiers séduit par les métaphysiques spiri-
tualistes où ?'est complu notre tradition philosophique depuis
Descartes jusqu'à M. Bergson. Peut-être l'auteur n'a-t-il pas
toujours évité l'exagération d'affirmer la supériorité du tra-
vail sur la pensée. Répétons que l'un et l'autre vont la main
dans la main, invincibles quand ils sont unis, sans vertu et
-ans vigueur dès qu'ils sont isolés. Il est intéressant toutefois
de supputer la part de vérité qui réside dans cette assertion
que
la plus grande force de ce temps est la force ouvrière. C'est par elle
que le monde change. La transformation des sociétés n'est plus due
à la prédication d'un homme mais à la pesée des foules au travail.
Les métiers sont à eux-mêmes leurs prophètes et s'annoncent une
religion où l'acte de foi n'est pas de croire mais de travailler. L'hu-
manité fera son âme plus avec ses mains qu'avec sa pensée -.
L'humanité, c'est le mot vague et sublime, lointain et pres-
tigieux qui symbolise et résume Icb aspirations confuses des
hommes vers un idéal de paix et de concorde définitive. Rêve
généreux, d'autant mieux paré des fleurs brillantes de notre
imagination que la réalité présente s'en écarte plus brutale-
1. La Victoire mécanicienne, p. 167.
2. Les Métiers blessés, p. 363.
LA PEINE DES HOMMES iOOI
men' . A l'encontre des prophéties utopiques de certains apô-
tres de la Jérusalem nouvelle, Pierre Hamp ne conçoit pas.
dans le sein de l'humanité, l'absorption, la fusion des nations.
Il voit au contraire la France, fidèle à sa généreuse tradition,
assumant le rôle magnifique de précéder ses compagnes et
de leur montrer d'un geste large l'horizon. Nos penseurs ont
toujours eu pour leur patrie l'ambition de la voir accomplir
les plus nobles missions et elle ne les a point déçus. Une nou-
velle mission s'offre à elle et elle n'y faillira sans doute pas,
espère-t-il. ,
Il importe à l'Humanité que nous, Français, tous ouvriers, ayons de
bons outils pour ajouter toute notre force à la fraternité du travail.
Soyons des laborieux sans fatigue dans la victoire mécanicienne et
les premiers à proclamer sur l'humanité, avec la sainteté du travail,
l'amour qu'elle cherche depuis quatre mille ans^
La réalisation de ces vastes espérances, encore lointaines,
exigera au préalable, l'éducation de l'opinion. Le travail
lui-même a besoin d'éducation. Créons des Facultés de tra-
vail. La journée courte doit accroître le bien-être du travail-
leur, à condition que l'emploi de ses loisirs soit fructueux pour
lui-même et pour la collectivité. Une orientation profession-
nelle, rationnellement conçue, est nécessaire, à côté des élé-
ments d'une culture plus générale. Pour que le peuple rem-
plisse le rôle qui lui est dévolu, il doit en être digne et s'y pré-
parer. L'automatisme abrutissant né de la standardisation
des gestes de l'ouvrier sera combattu par l'éducation suscep-
tible de les mettre à même de participer à la gestion des entre-
prises et à la conduite des affaires publiques, si l'évolution
sociale y doit aboutir.
Ainsi la Victoire mécanicienne sera remportée. Au pouvoir
politique, Pierre Hamp. envisage la substitution d'un pou-
voir professionnel législatif. Voilà exprimé avec talent, l'idée
un peu ambiguë, un peu équivoque des syndicalistes français :
« l'Atelier remplacera le Gouvernement, » Cette conception
prend corps un peu dans tous les partis, attentifs à l'impor-
1, La Victoire mécanicienne, [>. 1G7.
iOOâ LA VIE DES PEUPLÉS
tance et à l'urgence des grands problèmes économiques. Peut-
être cette hypothèse sera-t-elle, quelque jour, une réalité.
Aujourd'hui, la nécessité est pour le travail de recevoir un
statut juridique. Notre code du Travail est encore, malgré
raccumulafcion des textes, embryonnaire : il lui manque
l'unité et la largeur de vues indispensable. Disons le mot,
il lui manque une philosophie. Pierre Hamp en propose une.
Eparses dans toute son œuvre, ses idées se rejoignent se
complètent, se renforcent mutuellement. L'ensemble est beau,
il est généreux, il est élevé. C'est une longue apologie du tra-
vail construite par un avocat véhément, mais sobre de gestes
et d'éclats de voix, qui harcèle son auditoire et, dédaigneux
de lui plaire, le saisit, le secoue, lui impose sa conviction. Avec
son style rugueux de Père de l'Eglise, où quelques aspérités
blessent parfois, il frappe et instruit. Homme de parti,
il proclame sa foi mais se défend d'en être fanatique. Loisible
au lecteur de ne pas admettre ses thèses, de ne pas se plaire
à la lecture de ses livres: l'indifférence n'est pas possible;
c'est déjà un succès et une garantie de son talent. Son œuvre
est une œuvre de bonne foi, c'est celle d'un homme de cœur
et d'un honnête homme.
Georges Potut.
SOUVENIRS SUR F. A. STOLVPLNE
Parmi les présidents du Consoil qui ont sorvi sou? Nicolas II,
il n'en est pas un, je trois, (jui ail été l'objet d'autanl de ea-
lomnies que Piotr .Vrkadié\-ilcli Stolypine. Certes, Plehvé a été
bien autrement haï: mais conirc ce minisire (pii personnifiait
la plus noire réaction, la haine était ouverte, ])resque générale;
on le détestait lomme on déleste une bote fauve. De Stolypine,
par contn^ on ne peut dire (juil ait été vraiment haï. Mais
il a gêné une infinité de gens, à gauche, à droitt; comme au
centre, et comme on ne pouvait lui reprocher ni le manque de
clairvoyance, ni le manque d'honnêteté, niTabsence de courage;
comme il a maté une révolution dangereuse, comme il a été
sur le point de sauver la Russie par sa loi agraire, il a été l'ob-
jet d'une hostilité générale, mais pour les raisons les plus di-
ver.-^es. Les hommes de droite lui ont reproché son libéralisme
(oh ! bien modeste); les Cadcls, ces éternels illuminés, ces pro-
fesseurs ignorants de la vie russe, ne lui ont pas pardonné sa loi
agraire; les partis révolutionnaires l'ont assassiné pour venger
leur défaite momentanée, et son prédécesseur, Witté, a, dans
ses mémoires essayé par jalousie, de noircir son caractère et
ses intentions.
Personnellement, je crois que P. A. Stolypine a rendu à son
l)ays d'éminents services. C-ertes, il n'était ])as de l'envergure
de Witté. et il n'avait j^as le don de la construction, (pie possé-
da à un si haut degré ce grand ministre. Mais, dans une sphère
plus modeste, Stolypine a compris les princi])aux problèmes
russes, en tchinornil:. sans doute, mais en Ichinovnik intelli-
gent et complètement honnête. En reproduisant ici deux corn-
\0'M LA VIE DÉS PEUPLÉ^
versations que j'ai eues avec lui à des époques différentes, je
me contenterai de rappeler, à propos de chacune d'elles, les
circonstances extérieures qui l'ont préparée et entourée.
.Ma première visite est du 23 avril 1903. Je m'étais rendu en
Russie à l'occasion des troubles qui avaient ?iuvi la guerre
de Mandchourie. Stolypine était alors gouverneur de la pro-
vince de Saratof, ville où j'étais venu pour rencontrer un hom-
me politique, N. N. Lvof, qui avait eu beaucoup à souffrir de la
part des paysans soulevés, N.N. Lvof me reçut longuement, et,
le lendemain de ma visite chez lui, qui était précisément le
jour de Pâques, j'allai voir le gouverneur de la province, sans
intentions bien précises, et simplement parce qu'on disait de
lui du bien.
Stolypine était un homme de grande taille, avec une main
un peu contrefaite et un tic nerveux pinçant un visage à la fois
pâle de fond et rouge aux pommettes; la lèvre inférieure char-
nue, le regard froid et comme lassé, la voix forte; dans l'en-
semble, l'impression d'un homme solide, très courtois, mais
infiniment distant.
N'ayant rien de particulier à dire à ce haut fonctionnaire,
j'essayai du moins de me faire expliquer par lui, à son point
de vue, l'origine des troubles agraires qui bouleversaient alors
la Russie. Il paraît qu'il eut confiance en moi, car, tout en me
demandant de ne pas publier notre entretien, il me fit ingé-
nument le récit de ce qu'il avait vu dans sa province.
D'abord, me dit-il, il faut se rappeler que le gouvernement
de Saratof est un des plus turbulents de toute la Russie. A la
fin de 1902, l'un de mes prédécesseurs, M. Engelgart, a failli être
tué par un parti de paysans qui, ayant pris au pied de la lettre
une proclamation révolutionnaire déclarant que toute la terre
appartenait au peuple laboureur, s'étaient mis en marche jiour
piller un bien nobiliaire.
En réalité, continua le gouverneur, nos paysans ont fort
peu de terre; tels d'entre eux en possèdent tout au plus quel-
SOUVENIRS SUR P.- A STOLYPINÉ 1005
({lies mètres carrés. D'autre i)art, des proclamations révolu-
tionnaires leur prêchent une nouvelle tactique : au lieu de
piller les fermes des nobles et les châteaux, ils rendront la vie
impossible aux possesseurs de ces fermes et de ces châteaux
en coupant leurs forêts, en détruisant leurs vergers et leurs
récoltes. Pour commencer, ils se sont répandus, à raison de
plusieurs milliers d'hommes, dans une forêt de chênes sécu-
laires, d'une valeur énorme, qui appartient à N. N. Lvof,et se
sont mis à abattre fiévreusement les plus beaux arbres.
Le gouverneur, prévenu, se rend sur les lieux, en compagnie
de soldats cosaques. Les Cosaques avaient déjà arrêté quel-
ques meneurs, que leurs camarades, brisantla porte de la maison
où ils étaient détenus, avaient remis en liberté. Stolypine
arrive sur ces entrefaites. Il tente de persuader aux prisonniers
délivrés de se rendre de nouveau volontairement — Nous les
en empêcherons ! crient des voix irritées. — C'est bien !
répond Stolypine. Soldats, arrêtez vingt hommes au hasard !
A ces mots, une grêle de pierres s'abat sur les autorités. Les
Cosaques maintiennent avec peine leurs chevaux que les pay-
sans prennent pour cible ; déjà plusieurs hommes, atteints
par des pierres, saignent. Enfin, un officier de police qui se
trouvait debout à côté du gouverneur, s'affaisse frappé d'une
pierre à la tête. Le gouverneur se trouvait alors entouré par
un mince carré de fantassins, dont l'un des côtés avait com-
mencé à céder à la poussée de plusieurs milliers d'hommes. Il
demande au colonel combien on fera de victimes, s'il ordonne
de décharger les armes — Dans les trois cents ! fait le colonel.
Je ne puis m'y résoudre, répond Stolypine.
Descendant alors les deux ou trois marches de la maison,
sur le perron de laquelle il était debout, il se dirige vers la foule,
qui reflue légèrement et s'arrête.
— Quoi ! dit-il, vous vous révoltez? Eh bien, (et il ouvre
son vaste manteau gris doublé de drap rouge) tuez-moi, alors !
Cet officier, ces Cosaques, ces soldats que vous avez atteints,
ne sont pour rien ici. (^est moi seul qui ordonne ! Tuez-moi !
Mais sachez qu'après un gouverneur il en viendra un autre !
— Nous voulons nos camarades, nous ne céderons pas !
disent quelques voix.
i006 LA VIE DES PEUPLES
Mais, devant le spectacle de cet homme de haute taille qui
pénètre au milieu d'elle, les pans rouges de son manteau large-
ment ouverts, un revirement se fait dans la foule, qui tombe
à genoux.
Toutefois, les paysans refusent encore de céder, Stolypine,
sentant qu'il ne faut rien brusquer, s'éloigne alors en disant :
« Je vous rends les hommes, sûr que, demain, ils se constitue-
ront prisonniers ». Puis il rentre chez lui et renvoie les soldats.
Le lendemain, il revient dans le même village, Mordvina Karaï,
grosse agglomération de 7.000 habitants; mais il est presque
seul cette fois, accompagné seulement de trois Cosaques. De
nouveau, la foule se jette à genoux devant lui, mais de nouveau
elle refuse d'obéir et de rendre le bois volé.
Quelques jours plus tard, un bataillon d'infanterie fut
enfin amené. Les paysans prirent peur et s'exécutèrent : ils
ramenèrent dans la métairie de N.N. Lvof un peu plus de mille
traîneaux de bois coupé dans sa forêt.
Après m'a voir conté cette scène, le gouverneur m'avoua qu'il
s'attendait à de nouveaux excès, d'autant plus qu'il ne dispo-
sait pas d'une façon permanente, d'une force armée suffisante.
Je le poussai alors sur la question d'une Constituante, qui était
la question du jour.
— Une Constituante ! s'écria Stolypine; où irions-nous avec
cela ?...
Mes notes, que j'ai fixées en rentrant chez moi, se terminaient
par cette réflexion : « J'ai eu l'impression d'un homme énergi-
c{ue, qui sait rester dans le rang (moi, je suis un sous-ordre, m'a
t-il dit), mais qui fait son devoir. S'il est tant soit peu libéral,
il a l'étoffe de cjuelque ministre >\
Je ne m'étais pas trompé dans cette prévision, et c'est
à Stolypine président du conseil que s'adressa ma seconde
visite, celle du 20 mai 1909. Cette fois, je me trouvais presque
accidentellement en Russie, étant venu pour assister aux fêtes
du centenaire de Gogol à Moscou. Mais, tandis que se dérou-
lait la somptueuse guirlande des diners, des concerts, des raouts,
j'avais de graves conversations avec quelques hommes poli-
tiques. On s'attendait en effet, à cette époque, à une crise !
60(7 VE.XIHS SUR P.- A. STOL YPINE luO;
ministérielle que causerait la démission, espérée plutôt qu'at-
tendue, de Stolypine. Cette question me paraissant beaucoup
plus importante que les fêtes littéraires pour lesquelles j'étais
venu, je me rendis à Saint-Pétersbourg pour continuer mon
enquête politique et entendre de Stolypine^ lui-même son
avis sur la crise.
Stolypine était alors combattu par toute une série de grou-
pements politiques: — d'abord la camarilla,les amis personnels
de l'empereur, parmi lesquels se distinguaient le colonel Orlof ,
fils de l'ancien ambassadeur à Paris, et, le capitaine Poutia-
tine, intimes de la maison impériale, et fort loin d'être des
lumières; — ensuite, des hommes qui. appartenaient au Con-
seil de l'Empire, comme Alexis Bobrinski, et surtout d'anciens
ministres, jaloux de l'importance prise ]iar Stolypine, et dé-
sireux de ressaisir des parcelles du pouvoir. A ce groupe s'ajou-
taient des membres réactionnaires de la noblesse locale ; — puis
les fonctionnaires haut placés susceptibles d'être inspectés
(car Stolyjtine, reprenant une coutume d'Alexandre II, avait
organisé des révisions — inspections — dont il chargeait des
sénateurs intègres munis de pleins pouvoirs ; il y avait eu déjà à
Moscou une inspection de la police, à la suite de lacjuelle avait
été mis à pied le préfet de police, le général Reinbot; on atten-
dait des nouvelles inspections dans l'intendance, au Turkestan,
au Caucase, en Pologne, et, naturellement, les intérêts mena-
cés se liguaient cçntre le trop clairvoyant ministre); — enfin
le parti des germanophiles, qui voyaient avec déplaisir la
tendance franco-anglaise du ministère Stolypine. — Peut-être
faut-il compter aussi avec l'impatience du tsar, qui n'aimait
pas trop à avoir un ministre dont on parlât beaucoup.
Tels étaient les ennemis de Stolypine à droite. Il faudrait,
à gauche, ajouter le parti Cadet, persuadé que la loi du 0 no-
vembre, qui autorisait les paysans à sortir de la communauté,
menaçait le principe même de cette communauté, qu'ils te-
naient pour un gage de sécurité sociale pour la Russie ;<;t le
parti révolutionnaire qui exécrait le ministre à poigne que
n'avait clfrayé aucun des attentats dirigés contre lui, y com
pris celui (pji l'avait déjà blessé, et avait atteint sa famille.
1U08 LA VIE DES PEUPLES
Parmi les questions importantes sur lesquelles l'opinion
publique était agitée, se trouvait d'abord celle des crédits
pour la marine. Le président du conseil avait soumis à la Dou-
ma la proposition que faisait le gouvernement à ce sujet. Mais,
dès que les députés eurent étudié la question, l'entourage
du tsar prit peur, et Nicolas II refusa de sanctionner le
vote de la Chambre, se réservant de fixer les crédits de sa
propre autorité. On imagine le toile qui fut soulevé par Jette
décision, dont le public rejeta la faute sur Stolypine. Or, le
ministre n'y était pour rien. Les nombreux contacts que j'a-
vais eus avec les hommes politiques les mieux informés de
tous les camps m'avaient appris ce qui s'était passé. Après le
refus de sanction opposé par l'Empereur à la Chambre, Sto-
lypine avait réuni ses collègues du ministère pour leur expli-
quer qu'ils n'avaient plus qu'à démissionner en bloc. Mais,
à part ]\1. Kokovtsof, titulaire du portefeuille des Finances,
tous les autres collègues de Stolypine tenaient à conserver
leur place. Pourtant, le président du conseil n'en était pas res-
té là, v^t, personnellement, il avait prié l'empereur de lui don-
ner un successeur. L'empereur s'était écrié qu'il n'en voulait
rien faire, Stolypine lui paraissant être le seul ministre qui
fût de taille à réaliserles réformes promises parla Constitution.
Nicolas II ajouta : «Voyons, nous ne sommes ni en France, ni
en Finlande, pour vouloir démissionner ainsi !» — « Certes »
répondit Stolypine — « la situation est toute différente : en
Franc e, les ministres s'en vont quand ils sont en désaccord
avec la Chambre ; ici c'est le contraire : nous avons la Chambre
tout entière avec nous et si nous voulons partir, c'est parce que
l'empereur ne nous a pas soutenus ». Toutefois, le tsar insistant
pour qu'il restât, Stolypine y consentit en prenant ses ga-
ranties. Il expliqua à l'empereur tout ce que faisaient ses enne-
mis, la toile d'intrigues qu'on ourdissait autour de lui. Sans
lui rien cacher, ni les choses ni les noms, il prévint son sou-
verain, qui, en l'écoutant, avait des larmes dans les yeux. Sto-
lypine resta donc à son corps détendant, mais le grand public
s'imagina qu'il se « cramponnait » à son poste et n'avait pas
craint d'acheter sa sécurité en tournant le dos à la Chambre,
SOUVENIRS SUR p. -A. STOLYPINE 1009
Le régime de l'état de siège, qui durait encore, et grâce
auquel les gouverneurs généraux pendaient copieusement les
agitateurs dans les provinces, était également fort reproché
au président du conseil. On estimait généralement que, la
révolution une fois matée, il devrait desserrer les branches de
l'étau qui étranglait la Russie et la ruinait en y détruisant toute
confiance dans l'avenir économique.
D'autre part, on jugeait diversement l'attitude de Stoiypine
vis-à-vis de la Finlande, qu'il semblait vouloir traiter avec
dureté, alors que l'empereur paraissait, diseit-on, mieux dis-
posé à son égard. Enfin, le procès Lopoukhine indignait la
société cultivée. M. Lopoukhine, haut fonctionnaire de la po-
lice politique, revenant d'Angleterre où il avait conduit une
de ses filles, avait été abordé dans le train, en Allemagne, par
un célèbre révolutionnaire, M. Bourtsr'f. Soit qu'il ne fût pas
sur ses gardes, soit qu'il obéît à des motifs de crainte person-
nelle, quand il vit son incognito percé hors de Russie, soit en-
fin qu'il donnât un renseignement pour en obtenir d'autres.
M. Lopoukhine finit par dévoiler à son interlocuteur le nom
d'un des espions entretenus par le gouvernement russe au-
près des révolutionnaires, le nommé Azef. A peine rentré
à Pétersbourg, AL Lopoukhine était arrêté, traduit devant
un tribunal spécial, dont le président ne lui accorda pas le
droit de présenter sa défense, sous prétexte qu'il ne pour-
rait le faire qu'en dévoilant des secrets d'Etat, et condamné
à cinq ans de travaux forcés. Avocat général à Kief, il avait
jadis plu au ministre Plehve, qui l'avait fait directeur de la
jjolice, poste fort apprécié, car il rap))ortait alors une cin-
quantaine de mille francs rien que de traitement. Gouverneur
d'Esthonie, il avait eu durant les troubles de cette province,
une attitude dépourvue de crânerie, s'était caché, avait fui,
disait-on. En dépit de sa très grande amabilité personnelle et
d(^ la facilité avec laquell*^ il tâchait d'adoucir certaines in-
fortunes, il n'était donc pas particulièrement sympathique à
la société libérale. Mais, en lui refusant, ])ar un déni de justice,
le droit. <\o défens(\ le gouv^^rncmicnt avait intéresse hi Russie
.•ulli\'ée tout entière à ce malheureux fonctionnaire, .le par-
1010 VIE DES PEUPLES
lai de lui à A. F. Koni, l'ancien procureur général au Sénat
[Oberprokouror), l'auteur du livre délicieux Na jiznennom pouti
(Sur la route de la vie), le plus célèbre, le plus aimé, le plus res-
pecté, le plus intelligent, le plus brillant, le plus charmeur de
tous les magistrats russes. Et le fin vieillard me répondit avec
tristesse :« Peut-être l'accusé était-ilmédiocrementintéressant,
mais, comment admettre qu'un procureur (président) lui ait
refusé le drmt de se défendre? J'ai cherché, au cours de ma
longue carrière, à leur montrer, à ces gens-là, que la loi est la
loi, quoi qu'il en coûte pour la respecter : et voilà où tel de ces
hommes que j'ai formés a pu en arriver ! »...
J'avais fait le tour des partis politiques, j'avais vu Witté,
naturellement, et même Markof II. le farouche député d'ex-
trême-droite. Partout, j'avais entendu des opinions diver-
gentes sur le premier ministre. Il ne me restait plus qu'à être
reçu par lui. Toutefois, ce n'était pas chose facile que d'ap-
procher alors Stolypine. Il se défiait, comme du feu, de tout
étranger tenant une plume, d'abord parce que les visiteurs
vous font souvent dire des choses qu'on préférerait avoir tues,
ou même qu'on n'a pas dites, ensuite parce que la crise la-
tente du ministère russe intéressait vivement une foule de
gens, qui, bien recommandés, eussent assiégé le ministre.
Mais l'intervention d'un ami personnel me procura l'audience
souhaitée.
Le président du Conseil habitait alors dans l'une des îles
de la Neva, un palais officiel. C'est, je crois, non loin de là,
que, quelques années auparavant, il avait failli sauter avec
sa famille. Le palais est une grande bâtisse blanche qu'on
aperçoit dès qu'on entre dans l'île. Les précautions les plus
minutieuses étaient prises pour garder le ministre. Les sentiers
déserts n'étaient parcourus que par des agents de police en
uniforme ; çà et là, des hommes de la c rousse », aux figures
vilaines et soupçonneuses, un bâton à la main (chose très
rare pour un Russe de la ville) désœuvrés et empêtrés dans
des habits bourgeois qui leur allaient mal, erraient sur les che-
mins, ou surgissaient de derrière les fourrés. Derrière la bar-
rière du parc, on avait élevé une haute palissade, surmontée
SOUVENIRS SUR P.-A. STOLYPINE 1011
de fil de fer barbelé; en arrière de cette palissade, il y avait
sur une largeur d'un mètre à un mètre cinquante, un enche-
vètement de barbelés (comme ceux du front, mais mieux dis-
posés) élevés de 0 m. 50 au dessus du sol, ce qui les rendait
particulièrement 'dangereux. Un soldat à cheval gardait l'en-
trée pratiquée dans la palissade. A l'intérieur, une nuée de
soldats, de gendarmes, d'agents de police en uniforme. Mais,
au loin à la ronde, la solitude était absolue dans les allées du
beau parc. Quelle vie, tout de même, me disais-je, le pauvre
homme doit mener derrière ces frêles remparts !
Introduit auprès du ministre à l'heure indiquée, je lui ex-
pliquai mon désir d'éclaircir certaines questions de politique
intérieure russe, et je commençai, en soulignant le paradoxe
que marquait l'attitude de l'extrême droite, attaquant le
ministre, et se trouvant pourtant en ])lein accord avec l'em-
pereur, qui, lui, soutenait, ou du moins retenait son président
du conseil.
Stolypine éluda la réponse directe . Il me fit seulement ob-
server que le centre de l'opposition qui lui était faite se trou-
vait au conseil de l'Empire, où siégeaient un certain nombre
d'anciens ministres, qui auraient bien voulu revenir au pou-
voir, mais sentaient qu'ils ne feraient jamais partie de son
cabinet à lui. En dehors de ce groupe, l'empereur lui accordait
son entier appui.
Ne pouvant obtenir de renseignements plus exacts sur ce
point délicat, je passai à des questions précises, persuadé qu'il
en sortirait peut-être des formules tenant lieu de confidences.
Je demandai donc au ministre comment pouvait s'expliquer
l'attitude de l'adjoint du procureur du Saint-Synode, M. Ro-
govitch, qui avait provoqué récemment à la Douma un scan-
dale exactement pareil (cela, je ne le disais pas, naturellement)
à celui qu'avait provoqué l'empereur. En effet, le Saint-Sy-
node ou le ministère compétent avait introduit à la Chambre
un projet de loi relatif aux prêtres orthodoxes qui quitteraient
\ olontairement les ordres. Jadis, ils perdaient de ce fait leurs
droits civiques. Il s'agissait maintenant d'introduire ici des
■tempéraments. Cependant, M. Fiogovilch avait déclaré que le
1012 LA VIE DES PEUPLES
projet de loi présenté par lui avait été tellement remanié par
la commission de la Chambre, qu'il se voyait dans la néces-
sité de le retirer pour le présenter de nouveau à l'examen du
Saint-Synode. Là-dessus, les partis octobriste et cadet, la
gauche tout entière avaient protc^sté; un tumulte s'en était
suivi; les députés de droite avaient quitté la salle pour pro-
tester contre le centre et la gauche, et, en leur absence, la
loi avait été votée par les membres demeurés en séance.
— Oh ! dit Stolypine, M. Rogovitch est un homme un peu
nerveux et qui a été trop loin. Toute l'affaire était question de
mesure et d'entente ; le procureur adjoint a fait malencontreu-
sement du zèle. Il avait été décidé seulement par le ministère
de dire avec douceur aux députés que, lorsqu'il s'agissait de
lois religieuses pouvant avoir un retentissement considérable
dans un monde qui est peu connu des civils, il était souhaitable
que la commission de la Chambre saisie de ces projets de loi
prît contact, pour information, avec les représentants du
Saint-Synode. Il ne s'agissait nullement de contester à la
Douma son droit de légiférer : d'une simple question de pro-
cédure et de politesse, le procureur adjoint a fait une me-
nace. De là un malentendu, qui d'ailleurs, est liquidé.
J'entamai ensuite la question de l'ordre intérieur, sur la-
quelle le ministre était si violemment attaqué.
Que voulez-vous, me dit-il ! Vous avez vu ce qu'était la
Russie, lors de la visite que vous m'avez faite à Saratof : et
bien, regardez ce qu'elle est maintenant devenue ! Je me suis
trouvé en face de la Révolution : il fallait la prendre à la gorge :
je l'ai fait ! Elle était puissante, organisée, hardie, et dispo-
sait de grands moyens. En particulier, elle s'appuyait sur
deux groupes sociaux, d'abord sur le groupe des paysans, dont
elle flattait le désir de s'a])proprier les terres des propriétaires
voisins; ensuite sur la société cultivée moyenne, et, si étrange
que cela paraisse, sur la noblesse, habituée dès longtemps à
se plaindre du gouvernement. Voici comment j'ai procédé.
Au groupe des paysans, j'ai donné un dérivatif puissant en
utilisant un article à peu près oublié de la loi d'affranchisse-
ment de 1861. Grâce à cet article, il a été permis aux paysans
SOUVENIRS SUR P.-A. STOLYPINE 1013
de sortir de la communauté. J«' doute que, si j'avais été obli-
gé de présenter cette loi à la Douma, elle y eût été accueillie.
Néanmoins, regardez-en les rffpts : les paysans se jettent
avec une passion singulière sur ce moyen qui leur est offert
de sortir de la communauté des terres, dont ils connaissent
tous les inconvénients, sans en voir les avantages possibles,
s'il en est.
Au second groupe hostile, celui de la société cultivée, j'ai
tâché de donner comme dérivatif l'action j^olitiquc. Je l'ai
invité à collaborer avec le gouvernement, -au lieu de le criti-
quer par princi])e et en restant les bras croisés.
Sans doute, vous entendez des gens se plaindre des pour-
suites exercées contre les révolutionnaires. D'abord, il faut
reconnaître que nos tribunaux n'étaient pas organisés pour
juger le nombre exceptionnel d'affaires qu'ont fait naître les
désordres agraires et urbains. De là ce fait que, la révolution
étant terminée, on juge encore des révolutionnaires. Mais,
peu à peu l'étreinti^ se relâche. Ainsi j'ai là une carte de Russie
où sont portées les régions où subsiste l'état de siège : or, je
vois de jour en jour la surface ainsi réservée diminuer à vue
d'oeil. Aussi bien, prenez garde de confondre avec la révolu-
tion le banditisme. La guerre et les désordres qui en sont nés
ont fait sortir beaucoup de gens de leurs cadres coutumiers :
de là une floraison de banditisme comme nous n'en avions
jamais constatée : eh bien, les gens que l'on pend si abondam-
ment, comme vous dites, sont surtout des bandits.
Toutefois, pour le faire, il m'a fallu donner des pouvoirs
étendus à des gouverneurs généraux, et, dame ! il est possible
que, çà et là. dans le nombre, certaines condamnations aient
été un peu hâtives. Supposez qu'il y ait eu là quelques inno-
cents, vous admettrez pourtant que, si pénible que soit ce fait,
il n'en est pas moins admissible au i)oint de vue de l'intérêt
général, qui exigeait une i)arado rapide et impitoyable aux
menées révolutionnaires. Teniez, à Lodz, on assassinait à tous
les coins de rue. cX personne n'était assuré di; [)Ouvoir Iravail-
h'r. Eh bien, grâce au gouverneur général cpii n jx-ndu unr
douzaine d'individus, tout est rentré dans l'ordre, et l'on peut
1014 LA VIE DES PEUPLES
maintenant, là-bas, travailler et vivre aussi tranquillement
qu'à Pétersbourg ou à Londres. C'est que la révolution était
beaucoup plus puissante, allez, qu'on ne croit d'ordinaire.
Cet hiver, elle a, par exemple, failli faire sauter le Conseil de
l'Empire en y jetant des bombes depuis les tribunes. Jamais
encore nous n'avons eu à lutter avec une révolution aussi bien
organisée et aussi bien armée. Jadis, quelles armes avaient les
révolutionnaires? un revolver, un couteau; maintenant, la
bombe la plus terrible coûte 8 roubles !
Comme j'avais fait rebondir la conversation sur le nom de
Lopoukhine, je dis au ministre l'indignation de la société cul-
tivée à propos de ce procès sans garanties, dans leciuel on ac-
cusait le gouvernement d'avoir voulu, simplement, se venger.
— Oui, répond Stolypine, c'est la presse qui répand ces
idées-là. Je connais Lopoukhine depuis les bancs du collège,
et croyez qu'il m'a été infiniment dur de sévir contre lui.
Mais, quand on a, comme il l'a fait, donné ou vendu aux révo-
lutionnaires un secret dont ]30uvait dépendre la vie de l'em-
pereur ou de plusieurs autres personnes, on a mérité le
plus grave châtiment.
— Peut-être, dis-je, mais cela justifie-t-il le manque de
formes du procès?
— Que voulez-vous ! Lopoukhine voulait citer 28 affaires,
au cours desquelles il aurait découvert le nom d'une quantité
d'espions. Tout de même, on ne pouvait pas le laisser parler
de cela !
— Dans ce cas. sachant le danger, on est toujours libre
de ne pas faire le procès : nous savons, en France, ce que coûte
une entorse donnée aux formes de la justice et aux garanties
de l'accusé.
— Eh oui ! Le président du tribunal a été imprudent, en
promettant à l'accusé qu'il lui donnerait plus tard la parole,
et en ne la lui donnant pas. Mais vous ne pouvez pas penser
que c'est moi ou le ministre de la Justice qui avons donné
aux juges un mot d'ordre : pensez donc, des sénateurs ^ !
Nous aurions été bien reçus !
1. Le Sénat était en Russie une cour de justice
SOUVENIRS SUE P.-A.STOLYPINE 1015
— Cela n'empêche pas que les sénateurs qui ont jugé
l'affaire aient été assez « rady slaralsia » ( « à vos ordres, mon
général »). D'ailleurs, si Lopoukhine avait été le grand cri-
minel qu'on a voulu voir en lui, on s'expliquerait mal qu'il
soit rentré en Russie.
— Oh ! dit Stolypine. sa psychologie est infiniment simple.
La veille de son arrestation, il disait : » On n'osera pas me
toucher : j'en sais trop long « — Or j'ai osé. moi. voilà touL !
(a ya posmièl, vol i vsio^ !)
Il eût çté difficile de prolonger avec un pfésident du conseil
une discussion sur pareille matière. Je fus donc heureux,
ayant reconnu que, bien réellement, c'est à Lopoukhine,
plutôt qu'à son ^ crime » qu'on en avait voulu, de passer à
la question de la Finlande et de la ]5oliticjue extérieure du
cabinet.
— Ma politique à l'égard de la Finlande, est très simple,
me dit Stolypine. Je la considère comme une province au-
tonome conquise par le sang russe. Alexandre I^^" lui a donné
certains droits, qui étaient ceux d'une province suédoise
de ce temps-là; mais jamais il n'a pensé et jamais personne
n'a pensé depuis qu'elle dût constituer un Etat dans l'Etat,
et poursuivre, sans compensation, ses seuls intérêts personnels.
La Finlande n'est pas indépendante : elle est autonome.
Seulement, peu à peu, avec prudence, les Finlandais ont pris
certaines libertés, commis certains empiétements, encouragés
par ce fait qu'on n'a pas beaucoup regardé ce qui se passait
chez eux. A présent, ils sont dispensés du service militaire
dans l'armée russe, mais ils doivent contribuer, en échange,
à une partie de nos dépenses. Or, depuis 1907 inclus, ils ont
refusé d'accjuitter ces versements, s'ils n'étaient pas approuvés
au préalable, par leur Chambre. Cependant, ils ne contri-
buent pas à nos dépen.ses de tout ordre : |)ar exemple, il ne
leur est pas com|)té un copek pour l'entretien de la Cour.
Nous ne [)ouvons [)as. loul de même, tout faire payer par le
moujik russe, pour !<• plus grand bien des Finlandais. Je
veux obtenir que, pour tout ce qui concerne les questions qui
sont d'intérêt général pour l'empire russe : l'armée, la flotte.
1016 LA VIE DES PEUPLES
les postes et télégraphes, etc., rien ne soit entrepris chez eux
sans accord préalable avec nous. Vous savez que les Finlan-
dais ont ici un représentant qui a auprès de l'Empereur un
accès direct et lui fait sans contrôle rapport sur les affaires fin-
landaises. Or, il est arrivé plus d'une fois, au cours de ces
rapports, qu'on ait trompé l'empereur {oni podvéli gosoii-
daria). J'ai donc exigé que toutes les pièces soient communi-
quées préalablement à mon ministère, afin de me permettre
de présenter à l'empereur, pour toutes les questions cjui tou-
chent l'intérêt général de l'empire, l'opinion du ministère
en regard de celle du secrétaire finlandais.
Pour la Pologne, je suis d'avis de lui donner la plus grande
liberté possible dans les limites de l'ancien royaume. Mais
je ne veux pas qu'elle déborde sur les régions voisines. Chez
elle, je veux lui donner liberté de langue et d'administration.
J'ai fait préparer un projet ayant pour but de substituer,
sur son territoire, aux commissaires et aux fonctionnaires
russes qui l'administrent, l'administration municipale polo-
naise. Je tiens prêt un autre projet tendant à y introduire les
zemstvo. Mais ce n'est pas encore assez aux yeux des Polonais :
ils ne se déclarent jamais satisfaits. Je les connais assez bien,
ayant été jadis gouverneur de Grodno. J'ai donc proposé de
créer un nouveau gouvernement, celui de Kholm, réunissant
les parties russes des gouvernements de Siedlets et de Liou-
bline, à l'effet d'éviter de mêler les questions russes et les
polonaises, de laisser les Polonais chez eux, et d'éviter qu'Us
s'imposent à la population russe. Ils répondent en m'accusant
de vouloir russifier leur pays. Cela est une accusation absurde,
car, si je voulais russifier, je n'aurais ])as besoin de modifier
les divisions administratives.
Comme je demandais au ministre s'il était exact qu'on
opposât un étroit nationalisme aux Polonais fonctionnaires
en Russie, le ministre me répondit :
— - Grâce à leur situation spéciale, les Polonais se sont jetés
en masse sur les fonctions dépendant de l'Etat, par exemple
les chemins de fer, et sur les carrières libérales; ils sont mé-
decins, avocats, eti.. on ne voit qu'eux dans ces postes. Alors,
SOUVEyiBS SUR P.-A. STOLYPINE 1017
un beau jour, une campagne de presse s'est dessinée contre
eux, faisant remarquer le danger qu'il y avait pour notre
pays à laisser entre les mains de personnes appartenant à
une autre nationalité que la nôtre, des instruments vitaux
pour le pays comme le sont par exemple les chemins de fer.
Un certain mouvement d'hostilité en a résulté, cela est
évident...
Je demandai au ministre s'il était exact que. parmi ceux
de ses adversaires qui appartenaient aux sphères élevées de la
société, il en était qui lui reprochaient de ne pas être favora-
ble à un rapprochement avec l'Allemagne. Là encore, je reçus
une réponse plutôt élusive.
— J'ai fait, depuis mon arrivée au pouvoir, tout ce que j'ai
pu pour me rapprocher de l'Angleterre et de la France natu-
rellement. Or, voyez combien j'ai eu raison : si je n'avais pas
agi ainsi, l'affaire de Perse aurait pu nous amener la guerre,
tandis que, grâce à cet accord entre les puissances, tout s'est
passé le mieux du monde. Cependant, nul plus que moi
n'est persuadé de la nécessité de vivre en bons termes avec la
puissance qui est notre voisine : l'Allemagne. J'admire beau-
coup sa discipline, l'ordre qui règne chez elle, sa prospérité.
Je ne puis qu'être heureux de voir les grandes puissances de
l'Europe vivre en bons termes. C'est en effet vers le Sud qu'il
nous faut jeter les yeux. Ce qui se passe en Turquie est de
nature à nous intéresser : le sultan est un homme de paille
(en français). Or, la révolution a été militaire, ce qui est grave.
Au Parlement, qui seul va vouloir gouverner, on ne s'entendra
pas, car une foule de nationalités diverses vont s'y trouver
représentées, et alors, Dieu sait comment cela se terminera.
Le prince Ferdinand, qui est un homme ambitieux, voudra
agir... Il est bon d'être tranquille dans le reste de l'Europe
pour suivre avec attention ce qui se passe là-bas...
Avant de me laisser partir, Stolypine sentit combien il me
serait pénible de ne ))as utiliser en quelque façon ce qu'il
m'avait dit. Il ajoula donc : Vous pourrez dire que vous tenez
d'une source bien informée qu'il n'est nullement question
de réaction. La réaction n'aura pas lieu tant que je serai là.
1018 LA VIE DES PEUPLES
Seulement, je veux aller pas à pas et ne rien brusquer : je
ne veux pas d'une Douma zakonosoviéchtchaiielnaya (consul-
tative pour les lois), mais je tiens à une Douma zakonadatiel-
naya (législative) : vous saisissez la différence? Seulement,
je suis, et par mes traditions et par mes convictions, un mo-
narchiste. Je ne veux pas installer en Russie la république.
Or, c'est à cela que tend le parti cadet; de là ses attaques
contre le centre qui me soutient et contre tous les actes du
gouvernement.
Aussi bien suis-je heureux de travailler avec la Douma.
Je n'y déteste pas du tout l'opposition : tout de même, nous
ne sommes pas en Perse ! et j'ai plaisir à discuter avec elle.
D'ailleurs, nous avons une bonne Douma. Je disais à l'Em-
pereur : « La première Douma était rouge ; la deuxième était
bigarrée; celle-ci, la troisième, est grise. Or, cette Douma grise
est particulièrement travailleuse, elle fait avec un dévouement
admirable ce travail humble, pénible, sans gloire, mais indis-
pensable, qui est nécessaire ici. Il ne faut pas oublier en effet
que notre tâche est compliquée par la nécessité de rattar-her
le présent au passé sans rompre totalement les traditions.
Toutefois, une Douma ne peut pas gouverner seule : étant
donnée la diversité des peuples qui composent l'empire, il
faut, et pour longtemps, encore, une poigne centrale. Que du,
moins nous puissions avoir de la tranquillité pour quelques
années. Chaque jour gagné sur le désordre nous enrichit. Il
faut qu'après ces rudes secousses, la Russie se remette pour
pouvoir se développer.
Après quelques autres questions de moindre importance,
je quittai le ministre ; il me serra la main, brièvement, et me
laissa partir, sans un mot qui me pût faire croire qu'il se re-
lâchait de l'attitude officielle...
Treize terribles années se sont écoulées depuis cette dernière
visite faite à Stolypine. J'ai souvent réfléchi à ce qu'il m'avait
dit, comme à ce qu'il m'avait tu et à ce qu'il m'avait laissé
SOUVENIRS SUR P.-A. STOLYPINE 1019
entendre. Une conversation comme celle-là en effet, n'exprime
que par ses contours généraux l'homme qui en est le personna-
ge principal. Certes, si j'avais publié ces pages au lendemain
de ma visite, j'aurais pourtant fait du bruit : il va de soi que je
ne l'ai pas voulu. .Mais, à tout bien peser, Stolypine ne m'a
pas fait de confidences graves. C'est précisément ce qui me
permet, à distance, de reproduire son argumentation, en es-
pérant qu'on y trouvera du moins l'image fidèle de ce que fut
ce ministre si injustement décrié.
Je ne compare pas Stolypine à Witté. Avec tous ses défauts,
Witté avait quelque chose de très grand, et il a laissé une mar-
que profonde sur une période de l'histoire russe. Stolypine
n'était pas un homme de tout premier plan, mais cela, à son
époque, valait peut-être beaucoup mieux pour son pays. Un
homme politique m'a confié que l'empereur disait de son pré-
sident du conseil : « Il est borné ». Je ne sais si cette confidence
repose sur la réalité; en tout cas, ce n'est pas par sa connais-
sance des hommes que Nicolas II laissera une trace dans l'his-
toire. Du moins, la formule, vraie ou fausse, attribuée au sou-
verain, a fait fortune. Je la crois injuste. Stolypine ne voyait
peut-être pas les questions sous un angle démesuré, mais il
tâchait de voir juste, pour pouvoir gouverner sans à-coups et
sans risques exagérés. Son intelligence, qui était réelle, servie
par un grand talent de parole, était dirigée surtout du côté
des solutions pratiques des grands problèmes. Il ne cherchait
pas à être de ceux qui prétendent construire pour l'éternité :
il tâchait de voir clair dans le présent, et, dans l'ensemble, j'ai
l'impression qu'il y est parvenu. Si discuté qu'ait été ce mi-
nistre, mort victime de son devoir, nul du moins ne songera
à le mettre en parallèle avec les hommes usés ou tarés que
.\icolas II lui a donnés pour successeurs : les Gorémykine, les
Doumovo, les Sturmer et consorts. L'histoire impartiale
établira, je n'en doute pas, que Stolypine, malgré certaines
erreurs, malgré une certaine sécheresse apparente qui tranchait
sur la cordialité générale du Russe, et qui lui faisait, sans
l'ombre d'une hésitation, donner le pas à la raison d'Etat
sur toutes autres raisons, sentimentales, logiques, ou même
1020 LA VIE DES PEUPLES
tout bonnement légales, a été un ouvrier sincère et le plus
souvent heureux de la reconstruction russe après la secousse
de Mandchourie. Il ne faut pas non plus que jamais, dans notre
pays où l'on aime le courage et l'honnêteté, on confonde,
moralement, ce très noble mJnistre avec la foule si bigarrée,
au point de vue moral, des présidents du Conseil du dernier
règne .
Jules Legras.
FIGURES DIPLOMATIQUES
Take Jonesco
De tous les hommes d'Etat roumains, Take Jonesco était, sans
conteste, celui dont l'Europe avait le plus entendu le nom, et s'ima-
ginait connaître le mieux le caractère et les idées; et, à ce titre, on
devrait le nommer le plus Européen d'entre eux. Sa figure avait grandi
du même pas que l'importance et le prestige de sa patrie; l'ouverture
de la crise nationale décisive d'où est sortie la nouvelle Roumanie
unie l'avait porté au premier plan de la politique internationale; le
traité de Londres, l'entrée de son pays dans la guerre du droit, et la
formation de la Petite Entente sont trois événements capitaux aux-
quels son nom demeurera attaché. C'est une gloire dont pourrait se
contenter le plus exigeant que d'avoir, un tiers de siècle après la con-
quête définitive de l'indépendance nationale, introduit sa patrie sur
la grande scène européenne, et de l'y avoir, par une politique à la fois
prudente et hardie, représentée avec éclat, et conduite, par d'éblouis-
sants succès, à la réalisation de l'unité de la Grande Roumanie.
Toute gloire a sa rançon; et celle que" le destin a exigée de Take Jo-
nesco a été lourde. Dans la vie politique intérieure de sa patrie, il est
demeuré presque toujours un isolé, et, si ardent, si complet Roumain
qu'il fût et demeurât dans toutes ses fibres, presque un déraciné. Il
n'est arrivé que très tard, après la guerre, à ce ministère des affaires
étrangères où le désignaient depuis longtemps et ses talents, et sa
notoriété européenne, et ses rf^lations internationales. Il n'a atteint le
couronnement de sa légitime ambition, la présidence du conseil, que
pour être renversé au bout d'un mois, dans l'obscurité, par une intri-
gue parlementaire. Il a disparu sous le coup encore de cet échec, sans
avoir jamais pu donner sa pleine mesure et s'assurer de ses contem-
porains et de la postérité un jugement de pleine équité.
On l'a nommé r« animateur » de sa nation. C'est un hommag»* où
l'on sent une pointe d'ironie. L'hommage est mérité, et l'ironie, à con-
dition de rester discrète et teintée de sympathie, ne jtorte point tort
AOUT iO
1022 LA VIE DES PEUPLES
à la vérité. Sa parole, en effet, a fait autant et plus pour son pays que
ses actes. Par l'isolement même auquel il semblait condamné et dont
il a, plus d'une fois, cherché en vain à sortir, par cette espèce de déra-
cinement qui le faisait souffrir, il était, plus que n'importe lequel de
ses rivaux, prédestiné à être, dans des moments critiques ou décisifs,
la conscience et la voix de sa nation. Affranchi, un peu contre son gré,
des liens étroits de l'organisation de parti ou de clan si puissante dans
son pays, il avait du moins par là la liberté et la force de s'élever à la
hauteur où se découvre l'intérêt national, de risquer un pas audacieux
ou un acte téméraire, de rappeler à son peuple à quoi oblige une
grande destinée. N'eût-il eu que ce double mérite, qui n'en est qu'un,
d'avoir, en septembre 1914, opposé à l'appel du vieux roi Carol au
respect des traités secrets conclus par lui avec les monarques des
puissances centrales, le droit de la nation à ne prendre conseil que de ses
intérêts vitaux, qui la tournent vers les sympathies et les amitiés occi-
dentales, et, d'avoir deux ans plus tard, eu la part peut-être décisive
dans la résolution qui fit entrer la Roumanie en guerre, aux côtés des
Alliés, c'en serait assez pour lui assurer dans l'histoire de son peuple
une place unique, et dans la reconnaissance de toute la race roumaine,
qu'il a tant contribué à unh-, une part impérissable.
Mais il a eu un autre mérite encore, et plus rare : c'est d'avoir,
du premier moment, vu avec une pleine clarté la nécessité pour la
Roumanie agrandie d'un faisceau d'alliances où s'appuyer pour sou-
tenir sa puissance nouvelle et laisser à l'Europe centrale et orientale
née des guerres balkaniques et de la guerre européenne le loisir d'arri-
ver à sa consolidation définitive. De l'alliance balkanique à la Petite
Entente, au travers des adaptations qu'ont exigées les transforma-
tions politiques du monde,runité d'inspiration estentière. Il n'y a guère
d'homme d'Etat roumain qui n'ait reconnu la justesse de cette ins-
piration : mais il y en a peu, ou même il n'y en a point pour s'en être
aussi complètement pénétré que Take Jonesco, pour s'être aussi pas-
sionnément mis à son service, pour avoir eu la clairvoyance et le
courage de sacrifier plus d'un avantage tentant, mais secondaire, au
succès de ce grand dessein. En cela encore, il a montré que la meilleure
manière d'être un bon Roumain est d'être un bon Européen : et si la
plus capitale peut-être des conséquences de la guerre est d'avoir fait
sauter la barrière que l'hégémonie du germanisme, dans l'ancienne
Europe centrale, dressait entre l'Occident et l'Orient, d'avoir, par le
rapprochement intellectuel et politique de ces deux vastes régions,
préparé l'avènement d'une Europe stable et unie, où le contact fécond
des peuples vieux et des peuples jeunes permettra l'épanouissement
d'une civilisation plus ample, plus riche, et plus profonde que celles
qui se sont disputé jusqu'ici le continent divisé, il serait injuste de ne
pas réserver sur les plaques de marbre où s'inscriront les noms des
i KJi HlïS DIPLOM ATIOL ES : TAKE JONESCO 1(J23
bons ouvriers de cette grande œuvre une place au nom de Take Jo-
nesco.
Autant s:i ligne politique extérieure se détache ferme, nette et
droite, d'une éclatante unité, autant, au contraire, sa carrière parle-
mentaire donne au premier abord, l'impression du fantasque, du tour-
menté, du capricieux, de l'énigmatique. Député à 26 ans. c'est parmi
IbS libéraux nationaux, le parti historique des Bratiano, qu'il prend
place. Mais au bout de peu d'années, il les quitte pour passer au camp
de leurs adversaires, les conservateurs. L'aubaine ne porte point
bonheur a ceux-ci : la présence de Take Jonesco dans leurs rangs accé-
lère et aggrave la crise où le parti conservateur se divise entre une
fî-action aristocratique fidèle à la tradition des- boyards, et une frac-
tion démocratique, dont Take Jonesco s'est fait le champion. Il
s'appuie sur la classe dont il est lui-même issu : la petite bourgeoisie
des villes, jusqu'alors tenue à l'écart delà vie politique; et l'on peut
être tenté de sourire de cette « démocratie «, dans un pays où les pay-
sans, qui sont presque toute la population de la Roumanie, ne comp-
tent pour rien dans les affaires publiques; mais le progrès politique le
]>lus sûr est celui qui se fait par étapes. C'était beaucoup déjà, dans la
Roumanie d'il y a trente ou quarante ans, de revendiquer contre
Toligarchie des propriétaires de latifundia, organisée dans les deux
grands partis historiques, les droits de l'intelligence et du travail, si
modestement ou si mal que l'une et l'autre fussent représentées parmi
ces fonctionnaires, ces gens de professions libérales, ces boutiquiers
et artisans qui furent les premières troupes de Take Jonesco. Ici
encore, il a été un animateur. Sans la besogne d'éveil politique qu'il
a faite, le terrain aurait-il été préparé pour la naissance des patis
vraiment démocratiques, paysans de classe ou de sentiment, auxquels
appartient pour une bonne part l'avenir de la Roumanie? Et le lossé
aussi ne serait-il pas bien plus profond qu'il n'est aujourd'hui, peut-
être infranchissable, entre les terres rédimées. TransylvanieouBanat,
éveillées par le régime hongrois à la vie moderne, et une vieille Rou-
manie restée toute figée dans la raideur de son féodalisme? Des
moyens dont a usé Take Jonesco, des armes qu'il a employées, de la
tactique qu'il a suivie, de ses élans et de ses calculs, de ses audaces
et de ses feintes, on peut discuter, et encore faut-ilconsidérer les diffi-
cultés de la situation pour un homme nouveau, auquel plus d'un
fais.iil sentir qu'on le regardait comme un j)arvenu, pour un politique
(jui n'a\ail à opposer aux forces traditionnelles de ses adversaires —
le nom. la richesse, le |)reptige historique, la clientèle — que son
talent et le rayonnement de sa personnalité — ; mais il reste qu'à
de< niunients graves |)(>ur sa j)atrie, et voici encore quelques mois
seulemeid. il a été celui sur qui se sont concentrés les espoirs de tous les
partisans dune rénovation de la vie politique dans un pays dont la
1U24 LA VIE DES PEUPLE.^
soudaine croissance a tendu les vieux cadres où naguère tenait sa
vie jusqu'à en rendre inévitable l'éclatement. '~1
Les deux grandes forces de Take Jonesco étaient son éloquence et
sa séduction personnelle. S'il s'est fait des ennemis nombreux et
acharnés, il a eu, par contre, des admirateurs ardents et des amis
passionnés et fidèles. Sur sa tombe, trop tôt ouverte, l'unanimité
s'est faite, dans la nation qu'il a servie de toutes les puissances de son
être, pour reconnaître ce que lui doit la patrie dont il a, d'une aspira-
lion enthousiaste, énergique et tenace, consacré toute sa vie à assurer
la prospérité, la grandeur et l'unité.
VIE LITTERAIRE
Pour lire en vacances ^
Emportez des livres dans vos bagages pour les vacances et si vos
vacances se passent sans que vous voyagiez, prenez des livres et lisez,
et vous aurez fait un voyage. Et si le mauvtns sort ne vous accorde
pas de vacances lisez quelques pages, et vous aurez donné de l'air,
un répit, à votre esprit, vous l'aurez promené parmi des aspects nou-
veaux. Le changement est un repos. Lisez.
Jamais on n'a tant voyagé, jamais aussi Ton n'a tant publié. Je crois
d'ailleurs que le nombre des publications est en raison directe du nom-
bre et de l'étendue des déplacements.
Voici trois livres, fort différents, qui emmènent la pensée assez loin
et qui sont des livres de voyage : le Gigantesque, par Adrien Le Cor-
beau, Le voyage de M. Renan, par André Thérive, et Walden ou la Vie
dans les Bois par H. D. Thoreau, traduction L. Fabulet.
Le Gigantesque, est l'histoire d'un arbre. Oui. d'un arbre !... Jack
London a écrit dans V Appel de la forêt l'histoire d'un chien, merveil-
leux récit, d'une sauvage grandeur, d'une rusticité farouche, d'une
animalité sublime : Maeterlinck nous a donné la Fie des abeilles, un
poème de vie collective des insectes. Sarah Bernhardt, dans sa jeunesse
a narré V Histoire d'une chaise, les aventures oubliées maintenant d'une
chaise enlevée en ballon, au temps des ballons ovales, avant les sphé-
riques. C'est comme si nous disions « au temps des diligences ». « Tout
est plein d'âme ! » ce cri du panthéiste Victor Hugo retentit encore au
milieu des nouvelles générations, avides de comprendre, de chercher
et d'expliquer l'immense nature qui nous entoure, dont nous faisons
partie et de découvrir un lien, entre tous les êtres, entre toutes les
choses et nous-mêmes, centre (croyons-nous) de l'univers.
1. Le Gigantesque, par Adrien Lp Corbeau (Fasquelle éd.). Le Voyage de M.
Jienan. par André Thérive (Bernard Grasset éd.). Le Première guerre mondiale,
par le lieut.-col. C. A. Court Rcpint^ton (Payot éd.). Walden ou la Vie dans les
Buis, par Henry David Thoreau, traduction Louis Fabulet (Edition de la Nou-
selle Revue l'^rançaise). l.a limiluliun de Vliérilage, par Harlan Eugène Read.
(l'ayot éd.l. Le Bouclier d'Alexandre par Marcelle Tinayre (Calmann-Lévy éd.).
Une Repentie [Marie-Madeleine) par Marcelle \'ioux. (P'asquellf. éd.). Trois
Femmes annamites par Cl. Chavas-naron fF'asquelle. éd.).
1026 LA VIE DES PEUPLES
Le Gigantesque, estunsequoia, un pin de Californie, undes plus hauts,
un des plus anciens arbres du monde, parents des grands conifères de
terrains tertiaires, une des merveilles de la création par sa force, par
sa hauteur, par sa parure, par sa longévité. Le séquoia peut vivre au-
delà de cinq mille ans.
L'auteur rêve en face de cet arbre dont l'existence est, auprès de la
nôtre, une éternité, et qui, dans son immobilité majestueuse, attaché
au sol, finalement aura contemplé au terme de sa vie, devant le spec-
tacle de la nature changeante autour de lui, plus de choses qu'un de
nous autres éphémères humains, après cent ans d'une existence d'agi-
tation et de déplacements.
Le séquoia ne voyage que lorsqu'il n'est qu'une graine ballottée par
les brises et les eaux, roulant sur les pentes, entraînées par le courant,
soulevée par la tempête, emportée dans les replis des pattes des ani-
maux... jusqu'au jour où une bouffée du vent vient l'amener auprès
d'un creux du sol, dans lequel un scarabée le fait tomber et le recouvre
instinctivement de terre fertile, dans quoi enfin, son germe se fend,
s'ouvre et donne naissance à l'arbre sous la poussée de la vie. Il lui
vient des racines qui grandissent et s'allongent prodigieusement, en
pompant les substances éparses autour d'elles. L'arbre perce la terre
et s'accroît. Il est à jamais fixé. Maintenant ...
«...Dans l'air transparent et bleu de l'été, dans la brume du mélancolique au-
tomne, sous le souffle âpre, glacial et pur de l'hiver, notre arbre existe et s'en-
richit avec chaque année qui s'écoule. Car c'est un arbre maintenant, un sé-
quoia gigantesque. Situé un peu plus loin que la lisière d'une forêt, et entouré
d'espace,^ il prend des allures de solitaire. Son sommet, comme à travers un
gouffre opalescent et vert, domine la contrée. Le bois qui frémit en son voisi-
nage, est composé d'arbres d'une nature différente de la sienne : ils sont délicats,
élancés, leur hauteur est médiocre, la lumière et le vert pénètrent facilement
leur voûte peu épaisse. Dans ce décor, les saisons se succèdent lentement, les
années semblent passer plus vite que les saisons, et si quelqu'un d'éternel
pouvait, immuablement caché dans les fibres du tronc gigantesque, compter
les vagues du temps qui traverse l'espace, il trouverait que les siècles s'envolent
aussi rapidement que les années. Gomme tout est beau à la surface de la terre,
songerions-nous à la place du séquoia, car nous ne savons concevoir l'existence
qu'à travers nos moyens spéciaux. De la chaleur, de l'étendue, de la clarté,
puis des couleurs, des formes et des parfums, voilà pour nous: mais le séquoia
se rend-il compte comme il fait splendide autour de lui? Il y a des moments
où l'on croirait que certaines ambiances ne le laissent pas indifférent. Pourtant,
il ne peut pas voir la colline lointaine ondoyant à l'horizon, si verte et si claire en
été, si blanche et si grave pendant l'hiver; il ne peut admirer l'interminable
perspective de la plaine, ni de la rivière qui coule à quelques centaines de mètres
de là; il ne considère certainement pas l'océan d'azur qui le baigne, et il ne
sent pas, ce que l'on appelle humainement, sentir les caresses du vent, les
rudes baisers du froid, l'émanation fraîche du fleuve, pas plus que la saveur de
l'atmosphère, les vibrations du jour ou l'ombre apaisante de la nuit. Non, il
ne sent, ni ne voit, ni ne goûte, comme nous, le mouvement, la lumière, les bruits
et les arômes; néanmoins, il perçoit bien des impressions indéfinissables pour
nous et il communie ardemment, voluptueusement ou malaisément avec les
principes constituants de son milieu. Que ne peut-on inventer des mots nou-
veaux que l'on appliquerait à des sensations inédites, afin de vérifier par nos
facultés propres les sympathies et les antipathies des plantes, leur contente-
nrjent et leur malaise. De tout ce qui l'environne, mont, plaine, air, effluves,
VIE LITTÉRAIRE : POUR LIEE EN VACANCES 1027
notre séquoia fait partie par un échange incessant de substances. Puisée dans les
profondeurs de l'humus, la sève monte sans arrêt, par chaque cellule qui l'aspire,
jusqu'à la palme de l'arbre, elle circule singulièrement vite, à travers le moindre
utricule; puis, du sommet, elle redescend aussi rapidement et lourde d'éléments
nouveaux, jusqu'à la dernière extrémité de la racine. Ces éléments, ne sont assu-
rément point mystérieux pour nous, quant à leur composition chimique;
mais comme elle est troublante quand même, l'absorption dans l'ambiance,
des parcelles formant cette sève et qui proviennent en réalité de tout ce qui
compose le monde en ses parties les plus différentes ! Par l'espace et par le temps,
à travers des myriades de forces qui nous entourent, dans les corps solides
liquides ou gazeux, parmi tant d'aspects et de matières divers, nous choisissons
tous, que nous soyons hommes, bêtes ou plantes, les seules essences propres à
nous constituer chacun selon son espèce. Aussi, le séquoia attire dans l'air qui
l'environne, dans les ondes blancs du jour, dans les vapeurs d'eau, dans tous les
mouvements et parfums qui tourbillonnent antour de lui, les substances spé-
ciales destinées à bâtir son écorce rouge, les dures fibr^es de son tronc, la pâte
verte de ses aiguilles. Dans le même tout immense que composent des milliers
de corps dissemblables, les oiseaux puisent leurs plumage, la tortue son écaille,
les vers leurs anneaux, les fleurs leurs pétales, les humains la couleur de leur
regard, leur sang et leur chair; ce n'est, nous le savons bien que du carbone dans
ses diverses compositions; ne soyons pas moins troublés de cette unité qui, si
nous l'approfondissions, nous fait, dans une perspective hallucinante d'infini
entrevoir une uniformité familière de tous les univers, et admirons naïvement
que, dans l'air où nous nous mouvons, dans la lumière scintillant au fond de
nos prunelles, dans tous les aspects et dans toutes les senteurs, les mêmes
éléments donnent naissance à un os, à un morceau de nacre, à un élytre, à une
griffe, à un œil. Car si la matière est la même, les forces sont infinies qui la
[létrissent. De combien d'énergies se compose donc le miroitant, l'innombrable,
l'éternel disque de la vie, dont nous entrevoyons de temps en temps de vagues
images et qui, tournant vertigineusement, emporte dans sa course les mondes
chaotiques de grandeur ou affolants de petitesse ?
Et il nous apprend avant tout, ce disque éblouissant et multiple, le mouvement
et l'harmonie, en d'autres termes le travail et l'amour. Depuis les atomes jus-
qu'aux planètes, tout se combine et tout se meut. Voyez les millions d'aiguilles
de séquoia, comme elles aspirent, et respirent sans cesse, en pompant ou en re-
jetant dans l'espace les gaz et l'eau. Les stomates, pas un quart de seconde,
ne cessent de fonctionner. A l'intérieur des cellules, c'est la sève qui s'exerce
sans arrêt. Rien, en effet, ne reste nulle part dans un état d'inertie absolue,
l'éther vibre, la clarté perce, les cœurs battent, l'eau coule, les molécules des
cristaux se superposent, les astres tournent, l'air bouge, les ténèbres fécondent,
partout et toujours l'amour et le travail ».
L'arbre gigantesque poursuit de la sorte sa croissance mystérieuse
et lente à travers les âges. Il voit les cieux changer, les autres plantes
autour de lui croître et périr. Dans l'horizon immense, rayonnant au-
tour de sa cime, la vie et la mort font leur œuvre. Il contemple les
mariages des substances et les jonctions des êtres. Les amants qui
viennent exalter leur amour devant les spectacles de la nature, les
insectes qui tourbillonnent ivres de voluptés, les bêtes qui se pour-
chassent, se dévorent ou s'accouplent. La longévité du gigantesque,
cette durée majestueuse donne à l'arbre superbe une expérience pro-
fonde. Il n'a pas besoin, l'enraciné, de courir vers l'aventure; avec le
temps, c'est l'aventure (pii vient devant lui, dérouler ses péripéties.
Lue large symphonie composée de tous les rythmes de l'univers, fait
passer ses ondes à travers les branches frissonnantes du bel arbre
dont la sève se tarit lentement et ne s'épuise qu'après six millénaires.
1028 LA VIE DES PEUPLES
Et le gigantesque au bout de cette vie démesurément prolongée,
géant vide de sang, séché dans le vent, inerte aux saisons, un jour
sent cracfuer sa formidable charpente, devenue fragile et que ne nour-
rissent plus ses racines, et il s'écroule, comme un rêve, comme une
montagne, comme un espoir, comme un empire, au milieu d'un nuage
de poussière fait de l'impalpable poudre de son aubier et de sa moelle
désagrégés, pulvérisés silencieusement par l'œuvre du temps qui vient
à bout de tout pour détruire comme pour créer.
Et le séquoia, après avoir connu la vie, connaît enfin ce que l'on
nomme la mort.
L'histoire du gigantesque est bien belle. Elle a l'envolée d'un poème,
la précision d'une description scientifique, les élans réfléchis d'une
évocation philosophique et elle s'ennoblit de cette sérénité forte et
harmonieuse que les esprits élevés, vraiment épris des visions de la
nature puisent à les contempler.
M. Renan, qu'André Thérive a pris pour héros de son roman,
conçu à la fois dans la manière de Jules Verne et d'Anatole France,
fut une façon de séquoia de la philosophie. Il eut une existence longue,
laborieuse, et son esprit, comme la cime du « Gigantesque «s'élevait
fort au-dessus du sol, où ses racines celtiques plongeaient très loin
dans le passé.
Le séquoia, demeure attaché à la terre qui le retient et d'où il tire les
ahments de sa vie. M. Renan, le M. Renan d'André Thérive est atta-
ché à son Collège de France, à ses cours de hi Sorbonne, à mille obliga-
tions, qui, vers le sommet de sa carrière le contraignaient à ne point
quitter Paris, sauf pendant de courtes vacances.
Afin de pouvoir, avec moins de fatigue, continuer ses chères études
et satisfaire à certaines corvées officielles, le M. Renan du roman con-
çoit le projet, ayant rencontré un sosie hébraïsant comme lui, de se
décharger d'une partie de ses corvées, en se faisant remplacer par cet
autre lui-même, docile et, malgré son érudition, totalement dépourvu
de volonté et de jugement personnel.
La fable est assez bien imaginée, dans tout ce qu'elle comporte
d'ailleurs d'irrespectueux pour un grand homme.
La fiction rappelle un fort joli roman, œuvre d'une femme de lettres
irlandaise (M. P.). C'était l'aventure d'un membre du Parlement, en
proie à la manie de la morphine et qui, un soir, à travers lesbrouillards
de Londres aperçoit un vagabond qui lui ressemble . 11 s'entretient nvec
ce ménechme qui lui a demandé du feu pour allumer sa cigarette. Le
vagabond est un homme instruit, raté de la vie. Le morphinomane voit
un moyen de satisfaire son vice ou de se guérir, en se faisant rempl icer
pendant certaines absences par cet individu, d'esprit distingué, sans
ressources et qui lui ressemble. La substitution va très loin, car le
membre du Parlement est marié. Son sosie prend sa place, d'abord
VIE LITTÉPAIEE : POLB LIRE EN VACANCES 1029
dans son travail, aux Communes, puis, peu à peu à son foyer. Le mor-
phinomane est incapable de se délivrer de sa funeste passion. Sa femme
qui n'a pas été mise dansTaconfidencedecetteexcentriqueconvention,
sans se rendre compte dune manière précise qu'un étranger sest glissé
entre elle et son mari, est surprise des succès remportés par ce remjjla-
çant intelligent et actif. Et après s'être écartée de son vrai mari, abruti
par son vice, elle en arrive à la réconciliation avec cet époux supposé,
lequel ne prend totalement auprès d'elle la place de l'homme qui a
voulu ce troc étrange, que le jour où l'invétéré morphinomane suc-
combant à la déchéance est mort et enterré sous le nom de l'aven-
turier auquel il a volontairement livré sa propre destinée. .Joli roman
de la double personnalité et qui mériterait d'être relu.
M. Renan. lui, n'a pas de vice, mais, vieux et fatigué, il veut son repos,
et Antoine Pugeat. ancien séminariste, fort versé dans les langues
orientales et déplorable raté, a accepté, puisqu'il ressemble à l'illustre
auteur de la Vie de Jésus, de prendre parfois sa place dans de fasti-
dieuses cérémonies officielles et de l'aider dans ses travaux.
Or, il s'agit un jour d'aller chercher à Port-Saïd, une pierre votive
de Teïma portant une inscription en caractères araméens. Les savants
allemands ont eu un estampage de cette inscription en même temps
que Renan. La traduction qu'ils en ont donnée n'est peut-être pas
exacte. Pour l'amour de l'épigraphie. Renan presse Antoine Pugeat
d'aller chercher lui-même la fameuse pierre, que les épigraphistes
germains sont capables de faire voler afin d'avoir l'exclusivité de la
traduction du texte, faite d'après l'original même. Antoine Pugeat
hésite. 11 part.
C'est ainsi que commence le fameux voyage du faux M. Renan. Les
récits de voyage de Jules Verne n'ont pas d'autre début. Une conquê-
te scientifique à accomplir, et les tribulations des conquérants...
Nous sommes dans les années 84-85. Les troupes anglo-égyptiennes
en Afrique centrale ont essuyé défaites sur défaites. La côte africaine
n'est pas sûre, et le navire qui conduit Antoine Pugeat vers Alexan-
drie a une avarie. Quelques passagers, dont Pugeat. descendent à terre
pendant une relâche pour des réparations au bateau. Des bandits les
enlèvent et les emmènent à l'intérieur.
Les compagnons du faux Renan, sont un capitaine français, cassé de
son grade pour contrebande, aventurier exalté qui veut ofuirson épée
aux insurgés derviches, pour combattre les Britanniques qu'il hait, trois
nonnes, un prêtre autrichien et des marchands «rrecs.
Le faux Renan est sauvé de la mort par un exemplaire du Coran en
arabe qu'il avait mis dans sa poche à son départ, pour l 'étudier en
route, et qui donne ù ses ravisseurs une haute idée de sa situation, il
est pris pour un vrai croyant. H parle et il lit l'arabe. Après lùen de>
fatigues, leur troupe arrive auprès de Mohammad-Ahmed, le Madhi
qui assiège Khartoum où s'est enlermé Gordon-Pacha à la suite des
1030 LA VIE DES PEUPLES
désastres de l'armée d'Hicks-Pacha, complètement détruite par les
Derviches.
Le faux Renan est considéré comme un grand sage, un saint der-
viche; et, l'un des confidents du Madhi lui donne le surnom de « Lu-
mière intermittente ». Il fait de son mieux pour adoucir le sort de ses
compagnons.il marie une des trois nonnes, afin de h i assurer la viet,au-
ve. Mais, malgré toute sa casuistique laïque, il ne parvient guère qu'à
faire le malheur de la sainte fille, qui l'a reconnu pour l'auteur détesté
de la Vie de Jésus, interprétée selon la science et non point selon la
religion. Elle consent, menacée des pires supplices, à épouser un des
marchands grecs, le plus vieux, le plus laid, par esprit de pénitence,
puis, sur les instances du faux Renan qui croit au pouvoir bien-
faisant de l'amour, elle se sépare du vieux Grec et elle prend pour
mari le capitaine Guéret, l'aventureux militaire que le Madhi a
enrôlé dans ses troupes avec un grade élevé. Le faux Renan se trouve
dans une situation morale extraordinaire. Et c'est là que se joue la
malice de l'auteur au dépens du vieux Renan.
Pour les derviches et les sectateurs du Madhi, il est un saint dans
leur religion Pour les quelques Européens prisonniers de Mohammad-
Ahmed, il n'est qu'un vieux savant, d'une grande célébrité et d'un
scepticisme ironique. Pour les religieuses captives, il est un monstre.
Enfin il est Antoine Pugeat, ancien séminariste qui a jeté la robe aux
orties, poussé par des motifs mal définis d'ailleurs, point par passion,
point par amour pour la science et point davantage par manque fon-
cier de foi. mais seulement par manque de caractère.
La raillerie contenue dans le roman d'André Thérive, raillerie douce
et indirecte, puisque les bévues, les erreurs, les fourvoiements dans
lesquels se jette, avec de grandes phrases commentatrices, le faux
M. Renan, ne peuvent en aucune sorte atteindre le vrai Renan,
consiste à placer une manière de succédané de Renan, dans des cir-
constances extraordinaires et à lui prêterdes propospseudo-renaniens,
une grande ingéniosité et belle audace, car le vrai Renan avait, dans
ses paroles et dans ses écrits une grâce assez difficilement imitable.
Antoine Pugeat nous fait un peu l'effet d'un Renan de cinéma
d'un de ces acteurs, q\!e l'on choisit afin de lui confier le rôle d'un
grand personnage connu, non pour son talent, mais poursa ressem-
blance physique avec ce personnage. Et il faut alors toujours se
contenter d'un à peu près.
Les épisodes du roman tiennent également, par leur accumulation
précipitée de cet art muet des images en mouvement, qui a tant d'in-
fluence sur le théâtre et sur le livre.
Le faux M. Renan est envoyé en parlementaire à Gordon-Pacha.
L'entrevue du militaire et du vieux savant, leur conversation au mi-
lieu de Khartoum assiégée, forment des pages très originales.
Gordon était un croyant. Renan passe pour avoir été un sceptique.
VIE LITTÉRAIRE : POUR LIRE EN VACANCES 1031
L'ancien séminariste et le soldat britannique, condottiere illuminé
la Bible dune main et la courbache de lautre, dans le décor de Khar-
toum mourant de faim et prêt à se rendre, se drcssenl ainsi que dp
curieuses figures animées de la vie de l'histoire.
Khartonm est pris, Gordon égorgé. Le faux M. Renan parvient,
dans le désordre du sac de la ville, à rejoindre une canonnière de l'ar-
mée de secours sur le Nil. 11 reprend le cours de sa mission, arrive à
Port-Saïd et il embanpie la fameuse pierre de Teïma avec lui en reve-
nant en France.
Mais ses aventures l'ont transformé. Physiquement, il a maigri, sa
barbe a poussé. Il n'a plus l'extérieur obèse et l'apparence rêveuse de
Renan. Moralement, au cours des fabuleux pcri/s qu'il a traversés, il
s'est lassé de cette indulgence philosophique, de cette adaptation per-
pétuelle de son esprit aux circonstances, de ce dédain indulgent et
souriant aux fautes, aux crimes, à toutes les aberrations humaines
jugées du point de \aie de Sirius à la Renan. Il est redevenu Antoine
Pugeat, un pauvre être qui a manqué sa vie, et qui n'est ni un reli-
gieux, ni un athée, ni un travailleur manuel, ni un travailleur intel-
lectuel, ni un ami. ni un ennemi de Dieu et des hommes. André Thé-
rive a peut-être voulu nous montrer avec un art littéraire plein d'agré-
ment l'ombre de Renan, l'ombre, la silhouette élargie, rapetissée.
allongée, déformée, tantôt précise, tantôt floue, tantôt burlesquement
déformée, tantôt harmonieuse aussi selon la position du vieux pen-
seur éclairé par le grand soleil de la vérité qu'il cherchai! comme il le
pouvait avec des moyens humains et une bonne foi qui était sa foi.
« Verilatem dilexi. »
Le Voyage de M. Renan nous ramène vers ces deux personnages,
curieux par leurs œuvres et par leur personne : Ernest Renan et Chi-
nese-Gordon. Le livre nous incite à relire les admirables lettres que
ces deux hommes surprenants et pleins de contrastes écrivirent l'un
et l'autre à leurs sœurs, confidentes de leurs pensées intimes. Il nous
fait penser enfin à cet antagonisme que nous voyons se perpétuer.
l)ien qu'atténué, entre l'esprit français et l'esprit anglo-saxon, et
dont nous trouvons les traces dans ce premier volume des mémoires
de '( Ln première guerre mondiale i. publié par le lieutenant-colonel Re-
pington et déjà brillamment analysé et signalé dans la Vie des Peu-
ples. On y saisit pêle-mêle une foule de petites notations, propos de
camps, de table et de bureaux officiels, très intéressantes. Les propos
de table sont tellement abondants, que ces mémoires ont valu au lieu-
tenant-colonel Repinglf)n un surnom cruel lancé parle Punch : » The
dirûng ivarrior » \e guerrier dînant, jeu de mot sur « ///p dying war-
rior » le guerrier mourant, la statue antique célèbre. Dès la première pa-
ge du livre, nous avons une révélation amusante. Le quartier général
belge à La Panne était installé au début de la guerre dans un petit
cottage encombré de livres.
1032 LA VIE DES PEUPLES
... « Avant la guerre un Allemand, le D' Reich, y avait élu domicile, donnant
à La Panne la préférence sur toute autre localité parce que ce village était en-
tièrement écarté, qu'on y pouvait mener une existence des plus simples et qu'on
ne voyait pas de soldats dans les environs. Le savant était venu là pour écrire
un livre sur la paix universelle. La guerre le surprit au beau milieu de son travail.
Reich fut interné; son cottage servit de cantonnement à des gendarmes dont on
apercevait les sabres et les revolvers suspendus au-dessus des livres précieux
abandonnés... Exemple bien frappant de la vanité des aspirations de l'homme ! »
Qu'aurait dit Renan, ou qu'aurait dit Antoine Pugeat en face de
ce retour des choses d'ici-bas? Renan est le philosophe artiste issu de
notre civilisation française qui a le goût de tout expliquer par la lo-
gique, ce qui entraîne le Français à de belles œuvres claires et parfois
à des entreprises dangereuses. Le lieutenant-colonel Repington est
un anglais type, philosophe à sa manière, très convaincu qu'il appar-
tient à une élite, par les habitudes de vie. par l'entente des faits, par
une sorte d'insouciance élégante et confortable, grâce à quoi le Britan-
nique diversifie son existence et fait deux parts de sa vie, le travail
et la distraction. La grande guerre vue par ce gentleman accompli, qui
passe des tranchées aux garden parties aveclemême entrain.nousdonne
une idée assez exacte de la mentalité anglaise au cours du conflit
mondial... et même après.
Les Américains n'ont pas ce laisser-aller fas'hionable. Leur première
existence de pionniers, et qui est encore celle qu'ils mènentdans nombre
de leurs Etats-frontières, a laissé en eux de fortes traces, et parmi leurs
livres de prédilection, les rêveries d'un pionnier, Henry-David Tho-
reau, ont conservé un très vif prestige.
Louis Fabulet, à qui nous devons de connaître Rudyard Kipling, a
traduit Wnlden, qui compte parmi les chefs-d'oeuvre delà littérature
classique américaine.
Henry-David Thoreau,est un Américain d'origine française, comme
l'indique son nom, mêlée de sang écossais, né en 1817. Il fit de bonnes
études, fabriqua de? crayons avec son père, puis, las de l'existence
des villes , ayant assez d'argent pour vivre, en 1854, il se retira du
monde (à cette époque, aux Etats-LTnis la chose était aisée) et il se
bâtit une cabane {the log-cabin) en poutres non équarries au bord de
l'étang de Walden, dont il prit le nom pour titre à son livre.
Walden est demeuré une sorte de Bible pour les Américains bâtis-
seurs de cités, organisateurs de grands trusts, lanceurs de compa-
gnies de chemin de fer, défricheurs de vastes territoires, fondateurs
d'une immense civilisation édifiée avec une si prodigieuse rapi-
dité et un si formidable développement qu'elle est une surprise pour
ceux qui ont conscience de sa puissance. Ces hommes, acharnés au
labeur de la maîtrise des forces de la nature qu'ils transforment pour
leurs fins industrielles, rasant la forêt, canalisant les fleuves vers des
turbines, rreusant des mines, forant des puits de pétrole dans des dé-
VIE LITTÉRAIRE: POVR LIRE EIS VACANCES 1033
serts, juchant des observatoires au sommet des montagnes, plantant
des champs d'arbres t'nii tiers là où s'étendaient des forêts vierges, sup
primant à coups de carabine de précision presque toute la faune au-
tochtone, ces transfigura Leurs forcenés de leur immense pays, sem.-
blent avoir une mystérieuse nostalgie de la nature qu'ils violentent.
Ils détruisent, ils bouleversent, ils construisent puis ils agglomèrent
dans de populeuses cités où se pressent les usines, les comptoirs, les
cinémas, les universités, les ciubs politiques, les lignes de tramways,
les théâtres, les imprimeries de journaux, ils accumulent autour d'eux
tout ce que le progrès matériel et intellectuel peut leur procurer de
commodités et de jouissances, en s" attachant surtout avec passion à
tout ce que ce progrès vient leur apporter de moyens nouveaux pour
accélérer leur marche précipitée vers plus de bien-être, plus de raf-
finement, plus de perfection et de contraintes civilisatrices, et au
milieu de cette tâche accomplie dans la fièvre et dans l'enthousiasme,
ils conservent un vague regret, un cuite obscur et indécis pour la na-
ture dont ils modifient, si brutalement parfois, les aspects sauvages
et grandioses.
Ils ont la nostalgie de la vie simple, rustique, dénuée de tout l'ap-
pareil compliqué des arrangements et de l'ordre étroit de ces vastes
chantiers de travaux et de plaisirs intensifiés que l'on nomme les
grandes villes. Alors parfois, pour quelques jours, pour quelques se-
maines, ils s'en vont planter leur tente dans la forêt, au bord d'une
rivière. Ils allument un feu de campement, ils pèchent, ils chassent,
ils s'imaginent qu 'ils mènent l'existence des premiers âges de leur indé-
pendance nationale. Pourtant, ils ont emporté avec eux un gramo-
phone qui fait virer sur son disque les vibrations sifflantes d'un fox-
trot ou d'un refrain de music-hall.
On comprend que Thoreau, apôtre de camping, contempteur des
cités soit resté pour les Américains l'interprète idéal de leurs aspira-
tions profondes, refoulées sans cesse par leur ambition et leurs be-
soins grandissants, mais permanentes en leurs âmes.
Ecoutez ce (jue dit Thoreau.
« La simplicité et la moitié même de la vie de l'homme aux âges primitifs
impliquent au moins cet avantage, qu'elle le laissent n'être qu'un passant
dans la nature. Une fois rétabli par la nourriture et par le sommeil il contemplait
de nouveau son voyage. 11 demeurait, si l'on peut dire, sous la tente ici-bas
et passait le temps à suivre les vallées, à traverser les plaines ou à grimper au
sommet des monts. Mais voici les hommes devenus les outils de leurs outils !
L'homme qui en toute indépendance cueillait les fruits lorsqu'il avait faim, est
devenu un fermier, et celui qui, debout sous un arbre, en faisait son abri, un
maître de maison. Nous ne campons plus aujourd'hui pour une nuit, mais nous
étant fixés sur la terre, nous avons oublié le ciel. Nous avons adopté le Christia-
nisme simplement comme une méthode perfectionnée d'agriculture. Nous
avons bâti pour ce monde une tombe de famille et pour le prochain une tombe
de famille. Les meilleures œuvres d'art sont l'expression de la lutte que soutient
l'homme pour s'affranchir de cet étal, mais tout l'effet de notre art est de rendre
1034 LA VIE DES PEUPLES
confortable cette basse condition-ci et de nous faire oublier cette haute condi-
tion-là. Il n'y a véritablement pas place en ce village pour l'érection d'une œu-
vre des beaux-arts, s'il nous en était venu le moindre, car nos existences, nos
maisons, nos rues, ne lui fournissent nul piédestal convenable. Il n'y a pas un
clou pour y pendre un tableau, pas une planche pour recevoir le buste d'un
héros ou d'un saint. Lorsque je réfléchis à la façon dont nos maisons sont bâties,
au prix que nous les payons ou ne payons pas, et à ce qui préside à la conduite
comme à l'entretien de leur économie intérieure, je m'étonne que le plancher
ne cède pas sous les pieds des visiteurs dans le temps qu'il admire les bibelots
couvrant la cheminée, pour le faire passer dans la cave jusqu'à quelque solide
quoique terreuse fondation ».
La lerreuse fondalion !... la terre, le sol natal. Voilà vers quoi Tho-
reau veut ramener les hommes !
Quand on pense que cette éloquente diatribe contre les cités, les?
maisons des cités et leurs ornements a été écrite avant les derniers
Jours de 1850, dans la première moitié du xix^ siècle on Amérique,
alors que dominait sur presque toute l'Union une simple existence
agricole, alors que les Etats-Unis ne j)ossédaient pas la moitié de leur
population actuelle, et que les immigrants poursuivaient encore leur
loute à travers les plaines et les forêts, avec de grands chariots bâ-
chés qu'ils formaient en camp le soir pour se défendre contre les sau-
vagese Lies déprédations des fauves, ...alors on se demande ce que dirait le
philosophe de h\ nature s'il ressuscitait aujourd'hui comme Rip Van
Winkle, pour voir les nouvelles villes encombrées, l'abandon des
campagnes, Pittsburg couvrant de la fumée de ses hauts-fournCriux
l'espace de cinq de nos départements français, le Woolworth Buil-
ding escaladant le ciel avec ses innombrables étages, et 'es sauvages
indiens des réserves de l'Oklahoma enrichis par des puits de pétrole,
roulant dans des autos Ford et écoutant des airs de rag limes, en-
voyés par la T. S. F., à des milliers de lieues.
Thorcau est un J.-J. Rousseau américain, et son influence sur ces
fiévreux conquérants de la civilisation moderne ne peut être qu'ex-
cellente. Les tendances des hommes ont besoin d'opposition comme
leurs gouvernements.
Walden reste pour les Américains, si peu méditatifs, une source de
réflexions. Sa lecture peut être, pour nous autres Français, pleine de
suggesl ions. Notre petite bourgeoisie, notre classe paysanne n'ont pas
un très vif sentiment de la nature, à quoi il faut toujours revenir pour
la santé du corps et de l'esprit. Cela s'aperçoit au mauvais goût de
nos constructions campagnardes, à l'insouciance avec laquelle nous
bâtissons en gâtant nos plus beaux sites, et à la déplorable santé de
notre race abîmée par l'alcoolisme et le manque d'exercice rationnel.
Ecoutez encoie Thoreau :
« Tout homme est le bâtisseur d'un temple, appelé son corps, au dieu qu'il
révère suivant un style purement à lui, et il ne peut s'en tirer en se contentant
de marteler du marbre. Nous sommes tous sculpteurs et peintres, et nos maté-
riaux sont notre chair, notre sang, nos os; toute pensée élevée commence sur
sur-le-champ à affiner les traits d'un homme, toute vilenie ou toute sensualité
à l'abrutir ».
VIE LITTÉRAIRE : POUR LIRE EN VACANCES 1035
Un de nos meilleurs écrivains parmi la jeune pensée Irançaiso,
Pierre Lasserre a dit fort bien et plus brièvement :
« Les grandeurs de la pensée ne peuvent pas rester longtemps séparées des
grandeurs de l'action ".
Thoreau avait une vive imagination qui ne laissait pas parfois de
l'amener à de poétiques erreurs.
Dans son Walden, il fait une merveilleuse description de son émo-
tion délicieuse un jour de pluie et de soleil, où il se trou\-a par hasard
enveloppé dans le pilier impalpable et multicolore d'un grand arc-en-
ciel qui traversait le firmament. Or, dernièrement ce tut aux Etats-
Unis la question de savoir, nul ne s'étant encore trouvé enclos dans le
pillier d'un arc-en-ciel, si réellement cette merveille était possible.
Des physiciens et des météoiologistes, prouvèrent qu'un pareil
bonheur n'était pas réalisable. Si l'on voit un arc-en-ciel Ion n'es
point dedans. Si par hasard on se trouve directement dons la zone
qu'il couvre, on ne le voit pas.
Thoreau avait rêvé. L'arc-en-ciel est l'image du bonheur humain.
On n'en a la vision qu'à distance lorsqu'on lo désire ou lorsqu'on
l'a perdu. Lorsqu'on le possède, on n'en a pas conscience. L'aventure
de l'arc-en-ciel est la seule objection que l'on ait fait aux Etats-Unis
à l'œuvre de Thoreau qui est celle d'un poète plein de charme et d'amu-
sement pittoresque et parfois de profondeur. Elle n'arrêtera pas
le cours du temps et ne ressuscitera pas la log cabin qui disparaît
très vite, même dans le Sud, oii de confortables et élégantes maisons
de bois joliment travaillé la remplace; mais Walden est rempli d'air,
de lumière, de frissons aquatiques, de parfums sylvestres. Ce sont
des grâces éternelles.
Les Américains, sont fort préoccupés de leur organisation sociale.
Thoreau n'a pas voulu faire fortune dans les crayons. Mais beau-
coup d'autres de ses concitoyens nont p.iS rougi (au contraire) de
recueillir des millions de dollars. Les Etats-Unis, où tout est grand,
sont le pays des fortunes colossales attachées à des entreprises gigan-
tesques. Cela piéoccupe les Américains à un double point de vue.
D'abord, ces fortunes sont lelhiment énormes qu'elles ne peuvent
])lus être entamées et se diminuer, \enir se perdre dans la collecti-
vité. Elles s'accroissent et, par conséquent, elles constituent, au
milieu de cette démocratie, de véritables fiefs, tout puissisnts sur les
affaires et sur la politique. Le fait est indéni;ible. Ensuite, les entre-
prises qui font la base de c(s fortunes sont à la merci des héritiers
qui peuvent les gérer selon leur cai)rice, parfois pour le plus grand
dommage du public, car en Amérique, où le public, l'opinion publique
sontet veulent demeurer, les maîtres ultimes, l'on pense avec quelque
raison que les grandes entreprises industrielles et commerciales ont
i03è LA VIE DES PBVPLÈb
été crées [lour le public et non pas le public pour les entreprises-
Ce principe des droits suprêmes de la collectivité est profondément
ancré dans l'âme de tout américain. C'est à ce point qu'un homme de la
plus haute valeur, H. G. Hoover, le Secrétaire actuel du commerce,
taisant, poussé par ses amis, sa campagne électorale présidentielle et
développant son programme d'action, exposa des conceptions hc^rdies
touchant l'héritage : Hoover admettait, non pas le dépouillement des
héritiers, mais une certaine limitation de leurs droits. Il jugeait
dangereux et préjudiciable à l'intérêt public qu'une grande affaire
périclitât, parce que livrée légalement à la mort de son fondateur,
à des mains inexpertes, improbes ou insouciantes. Et il réclamait le
mécanisme légrtl d'une mise en tutelle des grandes entreprises. L'idée
était audacieuse. On peut croire qu'elle fit à Hoover un certain tort
dans le parti républicain auquel il se rattachait et dont il réclamait
l'estampille officielle.
Harlan Eugène Read la reprend et la propage avec plus d'audace,
car il préconise une véritable confiscation de la richesse acquise,
afin de supprimer la classe des multi-millionnaires parasites, et vivant
du labeur de la nation, et afin également de payer les frais de la
guerre, problème qui se pose aux Etats-Unis* comme en Europe.
Si énorme que soit la fortune du testateur, chacun des héritiers
directs ne pourrait recevoir plus de 100.000 dollars. Le reste retourne
à l'Etat.
Le projet est hardi, et Harlan Eugène Read le présente avec une
méthode et une argumentation très habiles.
Quelle que soit l'opinion que l'on professa en face de ces théories,
qui répondent, dans une certaine mesure, aux préoccupations égali-
taires américaines, on peut apprécier dans le livre d'H. E. Read,
ce qu'il nous révèle des mœurs des Etats-Unis où, malgré les origines
démocratiques du pays, ses libres coutumes el son absence de pré-
jugés de caste, une aristocratie se reforme extrêmement forte, car elle
a pour appui, non un titre conférant quelque vague privilège,
mais l'argent, et des droits sur la direction générale du travail de la
nation.
Les Américains ont fait beaucoup de chemin depuis Thoreau,
lorsque celui-ci écrivait :
« Je vois des jeunes gens, mes concitoyens, dont c'est malheur d'avoir hérité
de fermes, maisons, granges, bétail et matériel agricole, attendu qu'on acquiert
ces choses plus facilement qu'on ne s'en débarrasse ».
Et H. E. Read écrit tranquillement :
« Le droit d'hériter d'un royaume n'est pas plus absurde que le droit d'héri-
ter d'une grande fortune ».
Les Anciens avaient pour l'héritage un respect religieux, que nous
n'avons plus, même nous autres Eui-opéens tout attachés que nous
soyons à nos traditions.
VIE LITTÉRAIRE : POUR LIRE EN VACANCES 1037
L'histoire du bouclier d'Alexandre est la tragique aventure mythique
d'un héritage transmis par Alexandre le Grand à une de ses descen-
dantes, et c'est aussi le récit d'un voyage à travers ce que nous nom-
mons aujourd'hui l'Orient moyen; cette Grèce, cette Macédoine,
cette Albanie, ces confins de l'Asie, berceau de la civilisation de l'Eu-
rope, oùles Européens, après la giande guerre, luttent entre eux pour
des puits de pétrole, des concessions de mines ou d'exploitations de
bois, ou pour obtenir ce droit de dominer diplomatiquement, contenu
dap.s cette expression imprécise mais qui tient tant de choses en deux
mots : « des zones d'influence ».
L'aventure de Ghrysanthe, le marin tarentin, lancé à la conquête
du bouclier d'Alexandre, gv.vdé dans les défilés' de l'Araxe par les-
grands lions de pierre, peut être rapprochée de ce remous de con-
voitises, qui précipite les Occidentaux européens vers ces beaux pays
engourdis depuis des siècles, dans une léthargie que la grande guerre
a secoué à peine, pour venir s'emparer des trésors dont ils ne font
rien et dont ils ne sont que les passifs et ignorants gardiens.
Thalestris, reine des Amazones, a eu d'Alexandre une fille après
s'être unie au plus vaillant des hommes pour faire souche d'un enfant
héroïque. En quittant Alexandre, Thalestris a reçu en souvenir sou
grand bouclier noir de Pallas Troyenne, orné au centre de la tête de
Gorgone.
Cette fille de l'Amazone, recueillie piir Pyrétos le Centaure, et
nommée par sa mère : Perséis Aior pata (la tueuse d'hommes), éle-
vée parmi les nymphes, n'a pas dans son cœur lu farouche énergie de sa
mère, l'intrépidité conquérante de son père. Plus femme que guerrière,
elle préfère aux armes les vêtements et les chansons. Elle réchauffe
sur son sein les oisillons tombés du nid, elle berce dans ses bras les
agneaux nouveaux-nés; elle enchante les abeilles. Elle a consulté
l'Oracle des chênes. Un homme doit venir de la mer vers elle, pour
conquérir le bouclier. Alors, elle accomplira la rite des Amazones,
imposé par Diane. Elle s'unira à l'étranger et le tuera pour garder le
bouclier et pour n'être pas tuée par cet homme.
En vérité, voilà l'image symbolique de la conquête occidentale.
L'auteur a-t-il pensé à cette interpréta tion de son livre ?
Chrysanthe est envoyé à la recherche du bouclier d'Alexandre
par son oncle, un changeur, un banquier de Thessalonique. Il traverse
la mer. Il voyage à travers mille difficultés, conduit par un Scythe
avec une troupe de Macédoniens que découragent les fatigues et les
maladies, vers le défilé de l'Araxe.
Arrivé presque au but il laisse ses compagnons à leur campement et
s'engage dans le défilé. H s'égare, cherche son chemin. Un cavalier
est devant lui.
« Son costume, analogue à celui que les Scythes ont emprunté des anciens
Persos — justaucorps droit et longs caleçons bariolés — était fait de poaux de
AODT 11
1038 LA VIE DES PEUPLÉS
chevreau souples et fines, peintes avec le suc des plantes en couleurs crues,
bleu, vert et noir. Les motifs ornementaux, semés d'étoiles, corolles, feuillages,
simulaient la plus riche broderie. Ces mêmes motifs couvraient les chaussures,
cousues sur la forme du pied, et le petit bonnet conique qui laissait dépasser
seulement deux touffes de cheveux blonds ».
C-'esL Perséis, sous des habits d'homme. Dès que Chrysanthe,en lui
demandant son chemin, lui a révélé qu'il vient « de la mer », Perséis
se souvenant de l'oracle, conduit Ghrysanthe vers le Centaure... Et le
rite s'accomplit.
Dans l'obscurité de la nuit, Perséis vient, sa hachette à la main
s'unir à Ghrysanthe. Mais l'Amazone-Femme, n'a pas le courage de
tuer l'homme « qui vient de la mer » et qui a possédé son corps de vier-
ge. Au lever du jour, elle le contemple dans le profond sommeil où il
est tombé. Désarmée, de ses mains elle caresse le cou du dormeur.
Ghrysanthe à ce contact se réveille. Les yeux encore vagues, d'un
geste brusque il saisit son poignard et l'enfonce jusqu'à la garde dans
la poitrine de l'Amazone qui l'épargnait. Perséis tombe. Ghrysanthe
lui arrache son voile. 11 reconnaît le cavalier qui l'a accueilli dans le
défilé où il s'était perdu, et il crie de douleur d'avoir tué la trop pi-
toyable Amazone.
Ghrysanthe, touché par l'amour pour la première fois ne s'empare
pas du bouclier. Il couche dans son ove creux le beau corps sans vie
de Perséis et, pendant que le Gentaure Pyrétos, avec toute la troupe
des demi-dieux sylvestres, rend les honneurs funèbres à la fille de
Thalestin, il part rejoindre ses compagnons.
De retour à Tarente, Ghrysanthe s'engage comme rameur sur un
navire en partance pour les mers hyperboréennes à la recherche de
terres nouvelles et de la fabuleuse Thulé...
Les charmes de la fable des temps héroïques de la Grèce anime ce
roman tiré des plus vieilles légendes antiques et que le hasard des si-
militudes rapproche des événements actuels, si surprenants et si gran-
dioses que dans des millénaires à venir, leur ensemble formera peut-
être aussi une mythologie.
Marcelle Vioux, l'an dernier, a donné l'histoire d'une pécheresse
de notre temps, VEnlisée, un roman cruel, plein de terribles détails,
et dans la liberté de son expression, d'une portée morale incontes-
table. Aujourd'hui, danst/ne Repentie, « l'enlisée » est Marie- Magde-
leine, la plus grande et la plus touchante de toutes les femmes qui
firent de l'amour leur joie et leur torture. Marie-Magdeleine est une
Amazone vaincue. Née pour la perdition des hommes, devant le Sau-
veur, elle abdique son audace et sa lascivité perverses. Gomme l'Ama-
zone de la fable païenne, elle laisse tomber sa hachette au double
tranchant, de désir, de volupté provoquante, mais le lien qui l'unit
au Sauveur n'est pas un lien de chair,et elle meurt lorsque son vain-
queur, le vainqueur de la Mort, ressuscite et lui laisse, à cette pèche-
VIE LITTÉRAIRE: POUR LIRE EN VACANCES i039
re^se, désormais sainte entre les femmes, le bouclier de son pardon qui
la protège à jamais dans l'éternité.
Qu'auraient pensé le vrai et le faux Renan et Gordon, l'apôtre h
la courbache, de cette interprétation émouvante du ne grande image
sacrée, d'un mysticisme féminin et très oriental?...
Pour ceux des voyageurs qui, durant ces vacances, iront faire une
visite à l'Exposition de Marseille, oîi l'Extrême-Orient tient une si
grande place, les Trois femmes annamites de Chivas-Baron jette-
ront quelques clartés sur la psychologie sentimentale des petites ton-
kinoises, pleines de résignation et de tendresse refoulées. Celles-là
n'ont rien des amazones, ni des repenties. La simplicité de leur cœur
est grande et leur soumission aux hommes complète. Elles ne savent
pas ce que c'est (fue le péché. Elles n'ont d'autre culte que la religion
des ancêtres. Et pourtant, il y a une certaine .Madame Hoa. épouse de
deux maris européens successifs, qui se la repassent dans leur bail.
après avoir terminé leur séjour de fonctionnaire, et qui semble avoir
compris les avantages de la civilisation occidentale. Madame Hoa esl
fort intéressante. La question du mélange des sangs européens et indigè-
nes est effleurée là, d'une touche légère, mais on sent bien que lorsque
Madame Hoa se décide à ne pas faire laquer, selon la coutume, les
dents de ses filles, nées d'un père français., la religion des ancêtres su-
bit une atteinte, et qu'une transformation s'opère.
L'Annam se métamorphose par ces métis, comme l'Inde par ses
babous. Les idées européennes filtrent à travers l'Asie, grâce à ces in-
dividus de race croisée, plus aptes que les autres à comprendre l'Eu-
rope, à assimiler sa culture, ses préjugés aussi, et qui deviennent, fi-
nalement, très redoutables à l'Europe. Jamais pous ne serons assez bien
renseignés sur nos frères jaunes qui pullulent aujourd'hui sur' leur
continent immense, ce continent dont la petite Çurope ne forme que le
dernier promontoire en face de l'Atlantique. Et, pour se renseigner, je
le redis encore, sur nos frères jaunes, sur nos semblables, sur la nature
et sur la vie, pour ceux que le voyage n'emportera pas dans sa diver-
sité récréante, instructive, rajeunissante, il n'est rien de tel que de lire
les livres variés que produisent au lendemain de la guerre les cer-
veaux sortis de leur stujieur et pressés de s'exprimer enfin, à peu
près librement,
Claude Bjlrton
VIE ÉCONOMIQUE
L'industrie du bâtiment et la crise du logement
Les difficultés que l'industrie du bâtiment rencontre en France se
manifestent avec plus d'intensité encore en Allemagne à raison du
déséquilibre des prix. La crise du logement reste toujours aiguë, elle
y est d'autant plus sensible que la population ne cesse pas de s'ac-
croître.
Le Gouvernement et les administrations locales cherchent à remé-
dier au mal par des solutions improvisées dont les conséquences sont
difficiles à prévoir.
La nouvelle loi sur les loyers maintient le double principe de la
limitation du prix des loyers et du rationnement des logements. A
l'égard du loyer, elle prend pour base le loyer de 1914 qu'elle permet
de majorer légèrement (à Berlin de 70 %) en vue, disent les déclara-
tions officielles, de compenser la dépréciation de l'argent. Mais comme
celle-ci dépasse actuellement 3.500 %, les locataires sont logés à peu
près gratuitement et les propriétaires d'immeubles sont presque
complètement privés de revenu réel.
En conséquence, ils continuent à ne plus entretenir les maisons; la
détérioration de celles-ci s'accroît rapidement au point de devenir
dangereuse. Aussi la loi nouvelle décide-t-elle que les locataires devront
payer les réparations. 11 reste à voir si cette disposition pourra pra-
tiquement recevoir une application générale dans l'état actuel des
choses. Elle ne procurerait, en tout cas, aucun revenu au proprié-
taire. Les créanciers hypothécaires resteraient également lésés. De
cette perte de revenus privés, résulte pour l'Etat une perte d'impôts
au profit des locataires.
Il va de soi que le crédit hypothécaire a cessé de fonctionner et
qu'il ne se construit plus d'immeubles.
Ce n'est pas seulement la ruine des propriétaires qui s'y oppjse,
mais encore la difficulté d'établir des devis en présence du mouve-
ment ascendant dos prix de construction. En avril dernier, le prix
LE BATIMENT ET LA CRISE DU LOGEMENT 1041
des tuiles était devenu 39 fois plus élevé qu'en 1914, celui du ciment
22 fois, celui de la chaux 33. celui du bois 53, celui des ferrures 56,
celui du verre 75. Le prix des transports et du travail aussi a augmenté,
quoique dans des proportions moindres. Le salaire des maçons et
charpentiers est devenu 14 fois plus fort; celui des manœuvres 20 fois.
La cherté des matériaux de construction se trouve accentuée par le
fait que l'Allemagne, qui en importait beaucoup avant la guerre (no-
tamment du bois), n'en importe que fort peu aujourd'hui et a repris
ses exportations.
La situation serait donc sans issue si les principes ne comportaient
pas d'exceptions. Mais les nouvelles lois, très rigoureuses pour les
immeubles existant avant 1919, laissent toute latitude aux proprié-
taires qui feraient construire des maisons neuves pour se couvrir de
leurs frais et risques. Non seulement ilsbénéficient de quelquesexemp-
tions fiscales, mais encore rien ne limite leur droit d'exiger des loyers
aussi élevés que possible et de stipuler des accroissements ultérieurs
proportionnels à la dépréciation de la monnaie. Comme contrepartie,
les locataires des maisons en construction auront l'avantage de n'être
plus rationnés quant au nombre de pièces qu'ils pourront occuper.
Ces dispositions ont provoqué la construction de maisons luxueuses.
Seuls, en effet, les locataires opulents peuvent s'engager à payer des
loyers couvrant les frais d'intérêt et d'amortissement d'immeubles
construits aux prix actuels. D'autre part, on a édifié un assez grand
nombre de locaux commerciaux et industriels. Enfin, certaines muni-
cipalités et des sociétés souvent subventionnées ont activement déve-
loppé la construction d'habitations ouvrières. Il en a été ainsi notam-
ment dans la région minière de la Rhur.
Au total, en 1921, 58.700 maisons d'habitations nouvelles se sont
élevées en Allemagne. Au commencement de 1922, on annonçait
qu'un crédit de 100.000.000 de marks seraitaftectécomme subvention
à l'édification de 6 à 7.000 maisons destinées surtout à des travailleurs
employés par l'Etat prussien. Dans les trois dernières années, la ville
de Francfort a dépensé 140 millions de marks en constructions ou
transformations de logements. Les loyers qu'elle en retire sont d'ail-
leurs très loin de lui permettre de couvrir ses dépenses.
Malgré ces efforts, il subsiste à Francfort, comme dans toute l'Alle-
magne, une pénurie grave de logements. La municipalité de cette
ville considérait comme urgent, au printemps, d'en construire 3.500.
Pour cela, elle comptait sur de nouvelles subventions de l'Etat, sur
une augmentation de taxes municipales et sur un emj)runf .
Grâce à cette baisse, la construction est devenue moins coûteuse et
il sera possible, pour une somme donnée, de faire construire un plus
grand nombre de maisons. D'après les renseignements fournis par un
spécialiste, sir H. Kingsley Wood, le prix de revient poui- une maison
1042 LA VIE DES PEUPLES
de trois pièces, serait, depuis un an, tombé de £ l.UUU u £ 4L)U. Même
en admettant quela diminution ne soitpas aussi forte pour la moyenne
des maisons, il n'en est pas moins vrai que la possibilité de construc-
tion a beaucoup augmenté.
Cependant, même en mettant les choses au mieux, le ministère de
l'Hygiène compte sur une perte sèche égale aux deux tiers de la valeur
des maisons construites sous son contrôle. Il ne peut donc plus être
question de développer les entreprises édihtaires oll'icielles au-delà
des engagements déjà pris en vertu de la loi.
En revanche, grâce à la baisse des prix de construction, l'industrie
privée du bâtiment commence à renaître. On le constate en diverses
villes; mais cette reprise s'effectue avec assez de calme pour tenir
compte des possibilités locales et ne provoque aucun changement
soudain de l'offre et de la demande.
D'ailleurs la législation anglaise, sans être aussi rigoureuse que
celle de l'Allemagne, n'est pas très encourageante pour les capitalistes
désireux de faire construire des maisons de rapport. Elle limite à 40%
l'augmentation de loyers qu'ils peuvent exiger sur les maisons ancien-
nes par rapport aux prix de 1914, quoique leurs frais (sauf le loyer de
l'argent pour les hypothèques anciennes encore en cours) soient
encore supérieurs d'au moins 80 % au niveau de 1914. En consé-
quence, ces propriétaires manquent plus ou moins de disponibilités
à consacrer à des constructions neuves. En outre, les taxes pesant
sur la propriété bâtie ont beaucoup augmenté. D'ailleurs, depuis 1910
déjà, la législation fiscale (dans le but de réprimer la spéculation sur
les terrains) était extrêmement rigoureuse pour les propriétaires et
avait contribué à réduire l'esprit d'entreprise pour les affaires de
bâtiment.
La renaissance de l'activité, qui est réelle dans cette branche d'af-
faires ne semble donc pouvoir être qu'assez lente.
Le mois dernier, la Gazelle de Francfort enregistrait les doléances
des hommesd'affaires se plaignant de la quantitéexcessive de capitaux
et de main-d'œuvre que l'industrie u bâtiment absorbait au détri-
ment d'autres branches d'activité. ^ , j^ . î^ i^
^, .. w i ",. u
Une sensible amélioration de la situation s'est produite en Angle-
terre, au point de vue du logement. Toutefois, il convient de l'exa-
miner de près et d'en reconnaître les imperfections.
Le fait évident est que la pénurie de logement est moindre. En 1919,
on estimait à 300.000 le nombre de maisons à construire (il s'en cons-
truisait, en moyenne, 100.000 par an avant la guerre); cette année,
le déficit paraît n'être plus que d'environ 250.000. Bien entendu, le
LE BATIMENT ET LA CRISE DU LOGEMENT 1043
nombre de maisons construites depuis 1919 est intérieur à la différence
entre les deux nombres. La diminution tient en grande partie à ce que
les familles ont comprimé leur besoin de logement. Les exigences à cet
égard sont plus modestes qu'au lendemain de la guerre. Peut-être
aussi la reprise du mouvement d'émigration contribue-t-il à alléger
la situation.
Cependant l'amélioration piovient en grande partie d'une reprise
de l'industrie du bâtiment. A cet égard, il convient de distinguer entre
les entreprises des autorités publiques et celles des particuliers.
D'après sir Alfred Mond. ministre de l'Hygiène, 220.000 maisons
auront été fournies par l'Etat et par les municipalités lorsque aura été
exécuté le projet édilitaire voté sur l'initiative'de son prédécesseur,
le D"" Addison. Une partie de ces maisons est déjà construite, une
autre en voie de construction, une autre n'existe qu'à l'étot de plans.
En présence du caractère ruineux de la combinaison, il a été néces-
saire, l'an dernier, de réduire le projet du D' Addison. Son ampleur
même compromettait la cause des locataires qu'il était destiné à
servir, parce qu'elle intensifiait la hausse des prix de construction. 11
y a un an, l'Etat a décidé de limiter à £10.000.000 par an sa contri-
bution aux dépenses de construction officielles d'immeubles. Les
municipalités, de leur côté, ont. autant que possible, arrêté les frais.
Il serait exagéré de dire que cette seule restriction ait suffi à faire
baisser les prix des matériaux, les salaires de la main d'œuvre, les
bénéfices et honoraires des entrepreneurs et architectes : on sait, en
effet, qu'à l'égard des matériaux notamment, Us prix ont baissé,
dans le monde entier, sons l'influence de diverses causes. Mais il ne
faut pas oublier qu'une de ces causes est, précisément, l'arrêt ou le
ralentissement de l'industrie du bâtiment.
Elle est au contraire, très rapide aux Etats-Unis et contribue large-
ment, ainsi que Tavant-dernier Bulletin l'a signalé, à la reprise de
l'industrie du fer. Réciproquement, d'ailleurs, aux Etats-Unis comme
en Angleterre, les entreprises de constructions ont été stimulées
|)ar la baisse du prix des matériaux. La baisse du taux de Tint Met
leur a, également, été favorable.
Le progrès a été particulièrement sensible à partir de la fin de lété.
D'après les statistiques de l'U. S. Department of Commerce, il > a eu
dans les 27 Etats composant le Nord-Est des Etat-Unis, jilus de con-
hats conclus pour dos constructions, au mois de septembre 1921, que
dans n'importe quel autre mois de cette année ou que, dans aucun
mois de septembre des années récentes. Leur total surpasse de 1 1,5 %
celui d'août, tandis que, dans les dix dernières années, les contrats
1044 LA VIE DES PEUPLES
pour constructions conclus en septembre étaient, en moyenne, de
14,5 % intérieurs à ceux du mois d'août.
Il y a cependant plusieurs catégories de constructions qui ont
diminué d'une manière durable depuis le milieu de 1920. Telles sont
les constructions de locaux industriels. En effet, ils avaient pris une
telle extension de 1914 à 1920 qu'ils se trouvent plus que s'uffisants
pour les besoins actuels. De même la crise économique générale a
arrêté le développement des constructions destinées à des adductions
d'eaux, à des canalisations pour le gaz, à des chantiers navals, etc..
Mais, pour ce genre de constructions, de même que pour celles dont
les chemins de fer doivent bénéficier, une reprise semble se dessiner,
de même que pour les écoles et autres édifices publics.
Les constructions qui, depuis la fin d'août, augmentent le plus par
rapport à l'ensemble sont les maisons d'habitation. Leur proportion
pour les 27 Etats du Nord-Est, était de 40 % en octobre dernier et de
69 % en novembre.
L'activité s'est maintenue depuis le commencement de l'année
courante. En mars, dernier mois dont nous connaissions les résultats,
le nombre et la valeur des contrats de construction ont atteint leur
maximum. Dans 166 villes principales des Etats-Unis, ils ont formé
un total de 259.500.000 dollars contre 126.470.000 dollars en mars
1921 . Le progrès a été particulièrement sensible à l'égard des maisons
d'habitation. A Gleveland, vient d'avoir lieu une grande exposition
du bâtiment et de l'ameublement destinée à faire connaître au public
les combinaisons les plus avantageuses au point de vue du confort et
de l'économie.
En République Argentine, où la crise du logement s'est manifestée
aussi l'an dernier, la situation est restée grave et la Chambre des
députés a voté récemment un projet de loi relatif aux loyers.
Le seul remède efficace étant ra"ugmentation de la construction,
le Parlement a, d'autre part, supprimé les droits de douane perçus
sur l'importation des matériaux de construction.
Une mesure semblable a été prise en Italie.
VIE POLITIQUE
ITALIE
La crise ministérielle.
L'Italie, qui avait eu tant de peine à sortir de la crise de l'hiver
dernier et à former le gouvernement Facta, est entrée à la veille des
vacances en grande crise ministérielle. Le 20 juillet. M. Facta a été
renversé par 288 voix contre 103. Rien de plus confus que les origines
de cette crise. Elle est issue du malaise général de l'Italie, de l'affai-
blissement de ridée d'Etat dans ce pays; elle a été précipitée par des
intrigues de parti, par des arrangements de couloir.
Les événements de Crémone.
M. Facta avait pris le pouvoir en un moment de grand désordre.
Il avait été choisi, malgré son caractère d'homme de second plan et
peut-être à cause de ce caractère. C'est un homme sage et modéré et
l'Italie semblait redouter un président du Conseil énergique qui en-
tendrait faire respecter la loi, par les fascistes, même par l'effusion du
sang. Avec M. Facta on n'avait pas ce risque à redouter. D'autre part,
M. Facta était un vieux parlementaire, on lui supposait une certaine
habileté et il était soutenu par son ami M. Giolitti et par la faction
giolittienne. Enfin. .M. Facta était un homme souple et aimable. 11
semblait avoir les ((u alités nécessaires pour assurer la présidence de
la Conférence de Gênes.
La Conférence de Gênes fut un échec. Le ministre des affaires étran-
gères Schanzer sur qui on avait fondé de grands espoirs et qui pas>ait
pour le grand homme du nouveau gouvernement n'obtint aucun
succès éclatant. Sa dernière tentative de rapprochement vers l'An-
gleterre se termina par un échec. M. Schanzer indisposa la France et
ne sut pas amener l'Angleterre à des concessions importantes. A
l'extérieur, le nouveau gouvernement n'augmentait donc pas le près-
1046 LA VIE, DES PEUPLES
tige italien. A rintérieur, les désordres des rues, les luttes entre fas-
cistes et couiniunistes continuaient. En juin, les troubles de Bologne
avaient inquiété toute l'Italie; en juillet, les troubles de Crémone
prenaient des proportions encore plus grandes.
La municipalité de Crémone est socialiste. Et peut-être avait-elle
outrepassé ses droits et gouverné la ville au profit de son propre parti.
Les fascistes commencèrent une agitation violente contre le maire.
Ils engagèrent les gens de Crémone à refuser l'impôt. Puis ils décidè-
rent la mobilisation de leurs escadrons et Crémone fut envahie par les
fascistes des régions voisines. M. Facta, dans son souci d'éviter tout
conflit entre les troupes et les fascistes, prit des mesures modérées
qui auraient dû apaiser les deux partis, qui ne firent que les irriter.
Les fascistes réclamaient la démission du conseil municipal. Il est
à peu près avéré que le Gouvernement poussa lui aussi à cette démis-
sion qui aurait arrêté momentanément les troubles. Le conseil muni-
cipal, fort de son droit, resta en place.
Cependant les fascistes mettaient à sac le siège de certaines orga-
nisations socialistes de Crémone. A la Chambre, les députés socia-
listes protestèrent. Au cours de la séance du 15 juillet, on apprit que
la maison du député socialiste crémonais Miglioli avait été pillée
par les fascistes. Aussitôt les députés socialistes demandèrent la
démission du ministère. Ils furent appuyés par une partie des popu-
laires et des constitutionnels. La séance s'acheva dans le tumulte.
Le lendemain on apprit que les fascistes évacuaient Crémone. Il était
trop tard. Une nouvelle crise ministérielle allait s'ouvrir.
Le jeu des partis.
Le groupe parlementaire socialiste avait un intérêt puissant à
l'ouverture d'une crise. Une crise leur offrant l'occasion de réaliser la
collaboration avant la réunion du Congrès national. Depuis qu'ils se
sont assurés l'approbation de la C. G. T. les socialistes collaboration-
nistes — et c'est la grande majorité du groupe parlementaire —
désirent participer au pouvoir le plus rapidement possible et forcer la
main au Congrès national en le mettant en présence du fait accompli.
Dès qu'ils virent qu'une crise était possible, les membres des partis
démocrates et constitutionnels commencèrent à s'agiter. Ils formaient
un élément considérable de la majorité de M. Facta. Dès qu'ils entre-
virent la possibilité de prendre sa place ils se demandèrent s'ils n'éta' t
pas temps de le renverser. La faction giolittienne de ces partis resta
seule fidèle à M. Facta. M. Giolitti. qui faisait sa saison à Vichy, ne
se souciait pas de reprendre le pouvoir; le ministère Facta avait tou-
jours satisfait aux demandes des giolittiens. Quant aux candidats pos-
sibles à la Présidence du Conseil, M. Orlando était loin de Rome,
VIE POLITIQUE : ITALIE 1047
M. De JNicola laissait dire qu'il eiiLendail rester président de la Cham-
bre, M. Nitti se montrait peu. mais agissait. Les membres de la majori-
té ministérielle, comprenant qu'une crise ne pourrait apparaître aux
yeux du pays que comme un conflit d'intérêts personnels, taisaient de
nombreuses démarches auprès de M. Facta pour l'amener à donner
sa démission sans affronter un vote des Chambres. M. Facta refusait.
Il comprenait qu'un pareil départ aurait l'air d'une défection. Il avait
été amené au gouvernement, par la Chambre et sans avoir brigué le
pouvoir : il entendait que la Chambre se prononçât, le renvoyât après
l'avoir choisi. Les constitutionnels hésitaient à prendre la responsa-
bilité d'une crise qui risquait de recommencer les longues incertitudes
de février et qui pouvait aboutir à une collab'oration socialiste. Or,
l'élément bourgeois, qui forme le principal appui du parti constitu-
tionnel entendait éviter avant tout l'accès des socialistes au pouvoir.
Tout dépendait des populaires. Rangés fermement autour d'un
ministère qui n'avait été que trop obéissant à leur influence, ils pou-
vaient éviter la crise. Mais dès le premier jour, leur attitude fut très
ambiguë.
Malgré son unité, malgré sa discipline, le parti populaire est formé
d'éléments disparates unis par un seul lien : le caiholicisme. Il serait
difficile de définir exactement le corps de la doctrine du parti popu-
laire. Il a des aspirations socialistes, mais qui restent vagues, — que
l'on imagine la doctrine de M. Marc Sangnieret du Sillon. — mais quel-
ques pointspratiques très définis : règlement de la question des latifun-
dia, liberté de l'enseignement.
Cette absence de grande doctrine amène le parti populaire à une
politique étrange et généralement peu édifiante. En toute occasion,
le parti populaire s'attache aux résultats pratiques qui sont les seuls
points précis de son programme. A chaque changement de minis-
tère, le parti populaire paraît uniquement soucieux de s'assurer un
nombre important de portefeuilles et démettre la main sur les départe-
ments qui, disposant de telle ou telle faveur, pourront augmenterson
influence. Une fois le ministère formé, le secrétaire politique du parti
populaire. Don Sturzo, surveille de près le gouvernement auquel ses
amis collaborent. Il fait de fréquentes visites au président du Conseil
et lui fait payer sans cesse au plus haut tarif le concours du parti
populaire.
C'est le caractère le plus singulier du parti populaire que cette domi-
nation d'un seul homme. Don Sturzo est le grand ouvrier du parti
et peut-être son lien le plus solide. A défaut de grandes idées politi-
ques comnuines il fallait au parti populaire un dictateur éiu'igique
d'une discipline inviolable. Si l'on excepte M. Meda. le parti populaire
ne compte pas une personnalité de premier plan. 11 semble que Don
Sturzo. soit par goût de domination personnelle, soit parce qu'il
1048 LA VIE DES PEUPLES
comprend qu'un pareil parti ne peut avoir plusieurs chefs, s'efforce
de maintenir tous les députés populaires dans une demi-pénombre.
Il a établi pour les ministres populaires le système du relativisme.
A chaque crise, ce sont des hommes nouveaux qui reçoivent les porte-
feuilles que Don Sturzo a fait attribuer à son parti. Ces hommes
restent en place un mois ou un an, puis ils reprennent leurs sièg'es
de députés. Ainsi il leur est impossible de montrer une personnalité
forte. Ils ont cependant le temps de répandre les faveurs sur leurs
électeurs particuliers et d'assurer au parti populaire une clientèle
inébranlable dans leurs collèges respectifs.
A la veille de la crise, Don Sturzo exerçait la plus grande influence
sur M. Facta. Il l'avait prouvé en fixant lui-même la date de la dis-
cussion sur la latifundia. D'un autre côté, l'ouverture d'une crise
pouvait amener les socialistes au pouvoir, et Don Sturzo avait accueilli
très froidement les dernières avances des socialistes coUaboration-
nistes. On pouvait donc s'attendre à voir les populaires défendre
M. Facta. Mais il n'en fut rien.
Dès les préliminaires de la crise, l'attitude de Don Sturzo fut in-
quiétante. Il fit front d'abord contre les fascistes et demanda au gou-
vernement de prendre des mesures sévères pour rétablir l'ordre
D'autre part, les populaires déclaraient assez hypocritement qu'ils
n'étaient que cent à la Chambre et que, si la crise se produisait, ils
n'en pourraient être rendus responsables.
La chule du ministère.
Le 19 juillet malgré les perfides conseils de ses anciens amis, M. Fac-
ta refuse de donner sa démission sans débat et se présente devant les
Chambres. Et, immédiatement après son discours, les populaires
dévoilent leurs batteries. L'un d'entre eux, M. Longinotti dépose un
ordre du jour de méfiance contre le ministère :
« La Chambre constatant que l'œuvre du gouvernement n'a pas poursuivi
la pacification intérieure, indispensable même pour la restauration de l'économie
et des finances du pays, passe h l'ordre du jour ».
L'ordre du jour des populaires est accepté par 208 voix contre 103.
Le lendemain, M. Facta donne sa démission.
La crise.
Les fascistes, AL Mussolini en tête, ne voulant pas être les vaincus
de la séance afin de réserver l'avenir, ont voté contre le ministère.
M. Facta n'a été soutenu que par les nationalistes, la droite libérale,
VIE POLITIQUE : ITALIE 1049
les agrariens et les giolittiens. Mais le parti sur lequel pèse la plus
grande responsabilité de la crise est le parti populaire. Par son revire-
ment, il a provoqué la chute de M. Facta.|Et immédiatement, il s'ef-
force de recueillir les fruits de sa manœuvre. Le soir même, la Direction
du parti populaire se réunit. Elle pousse en avant M. Meda, elle de-
mande le portefeuille de l'intérieur pour M. Mauri, elle s'efforce de
déterminer la nature du'nouveau^ministère. Don Sturzo prétend ex-
clure du pouvoir l'extrême-droite et l'extrême-gauche. Il s'opposera
donc à un ministère de concentration. Comment composer ce minis-
tère du centre? On parle d'une combinaison groupant MM. Orlando,
Meda, Bonomi, De Nava et quelques giolittiens. Mais il est peu pro-
bable que M. Orlando consente à gouverner centre les deux partis
extrémistes et couvrir de son nom un ministère dont Don Sturzo
serait le véritable chef. Si une pareille combinaison devait réussir, il
serait plus naturel que M. Meda en prît la direction nominale.
M. Orlando, appelé à Rome par le roi, essaie de former son minis-
tère. Et immédiatement sa conception se heurte à celle de Don Sturzo
Il pense que l'Italie ayant besoin de pacification, la seule combinaison
possible est celle qui s'attirera la bienveillance de tous les partis. 11
ne croit pas le moment venu d'appeler les socialistes au pouvoir, mais
il veut s'assurer l'appui des collaborationnistes. Il entend comprendre
dans son gouvernement éventuel un représentant de la Droite.
Or, Don Sturzo maintient inébranlablement son veto contre les
deux partis extrémistes. D'autre part, ses exigences sont énormes. Il
entend assurer à son parti cinq ou six portefeuilles et garder le droit
d'exclusive pour tous les ministères qui peuvent gêner le développe-
ment du parti populaire. Pendant quatre jours, M. Orlando lutte pour
la composition du ministère. Il demande à la Droite d'accepter les
exigences des populaires. Naturellement, la Droite refuse. Il fait de
nouvelles tentatives auprès des populaires. Ceux-ci déclarent qu'ils
n'ont provoqué la crise que pour exchire la Droite du pouvoir et se
montrent inébranlables.
Le 24 juillet, M. Orlando renonce à former le ministère. Le soir du
même jour, le roi fait appeler M. Bonomi et le charge de former une
nouvelle combinaison.
Le ministère Bonomi serait un ministère de combat. Il s'appuierait
uniquement sur les gauches et répondrait par conséquent aux vues de
Don Sturzo. Il obtiendrait en outre l'appui et peut-êtrele vote des socia-
cialistes collaborationnistes. M. Turati fait une vive campagne pour la
réussite de la combinaison Bonomi. Les droites et les fascistes sont
directement menacés. M. Bonomi peut donc compter sur leur oppo-
sition absolue, peut-être sur l'insurrection.
Pour se maintenir au pouvoir dans de pareilles conditions, il faudrait
que .M. Bonomi ofil l'appui sans restrictions de toutes les gauches.
1050 LA VIE DES PEUPLES
Or, les quatre groupes de la déruocralie constit.ulionnelle ne paraissent
pas très favorablement disposés. La démocratie sociale a voté un
ordre du jour regrettant l'échec de M. Orlando, les giolittiens ne peu-
vent soutenir le leader d'un groupe qui a renversé M. Facta. Les deux
autres groupes se montrent très réservés.
Dans la journée du 25, les populaires voient leur situation s'amoin-
drir par suite de la publication de deux notes politiques. L'une a été
envoyée par M. Giolitti au directeur de la Tribune. M. Giolitti blâme
les intrigues politiques du Parlement et rappelle que l'Italie doit
avant tout se préoccuper d'éviter la faillite. L'autre note vient
du Vatican. Elle est publiée par V Osservaiore Romano. Une fois de plus,
le Vatican déclare qu'il n'est en rien responsable des actes du parti
populaire. La publication de cette note a la valeur d'un sévère désavœu.
De très nombreux catholiques sont etfrayés en effet par le mouvement
des populaires vers les socialistes. Un député populaire, le prince ro-
main Boncompagni, vient de quitter le parti de Don Sturzo.
Le 26, M. Bonomi renonce à former le ministère. Le Roi fait appeler
M. Meda. Mais le parti populaire sent bien qu'il ne peut à lui seul
assurer la vie d'un gouvernement. Il ne veut pas risquer son prestige
dans une affaire périlleuse. M. Meda refuse.
Le Roi offre alors le ministère à M. De Nava ancien ministre du
Trésor du Cabinet Bonomi. M. De Nava essaie d'abord de s'assurer
l'appui de M. Orlando. Il va le trouver à Fiuggi. A son retour à
Rome, il apprend que la Droite et deux des groupes de la démocratie
font opposition à son ministère.
C'est qu'un fait nouveau s'est produit. Les populaires comprenant
qu'ils ne réussiront pas à imposer leur volonté et qu'ils encourent une
grave responsabilité, en prolongeant la durée de la crise ont abandonné
leurs prétentions premières. Un ordre du jour du groupe parlementaire
populaire déclare renoncer à tout veto. Dès lors, le ministère de col-
laboration que voulait réaliser M. Orlando redevient possible. M.
Orlando quitte Fiuggi et arrive à Rome le 28 à 8 heures du matin.
Il se rend chez le Président du Sénat, puis chez le Président de la
Chambre, M. De Nicola, où il rencontre M. De Nava. A la suite de cet
entretien, M. De Nava se rend au Ouirinal pour annoncer son échec au
Roi.
Les socialistes sentent alors que le terrain se dérobe sous eux.
Un ministère Orlando va se former réunissant tous les partis de la
Chambre contre eux. De cette crise encore ils sortiront battus. Or les
attaques des fascistes contre leurs organisations sont de plus en plus
violentes. A Ravenne, les fascistes viennent d'incendier le siège des
coopératives après une lutte sanglante. Huit personnes ont été tuées.
Les socialistes font donc un suprême effort. Le Comité directeur du
groupe parlementaire socialiste se réunit el se déclare prêt à collaborer
VIE POLITIQUE : POLOGNE lO&l
au gouvernement. Ainsi pourra peut-être se réaliser la combinaison
cfu'au début de la crise, M. Mussolini, chel des fascistes, indiquait à
M. Orlando : appeler dans un même cabinet les socialistes et les fas-
cistes.
Le 29, le roi fait appeler M. Turati. Et M. Turati se rend au Qui-
cinal. C'est la première fois qu'un député socialiste va voirie Roi avec
délégation du groupe parlementaire. Le socialisme italien, ou du moins
la fraction collaborationniste, entre donc dans une nouvelle phase
Le même jour, .\L Orlando voit M. Turati. Il semble disposé à
tenter la collaboration socialiste. Il entend former un ministère de
grande concentration comprenant un représentant des deux partis
extrémistes. L'idée est séduisante. Pourra-t-ell'e jouer dans la réalité.
La présence de M. Turati et de M. Mussolini dans le même cebinet
empêchera-t-elle les fascistes et les communistes provinciaux de se
massacrer réciproquement dès qu'ils en trouveront l'occasion?
Au mois d'août 1921, M. De Nicola tenta de réconcilier les deux frac-
tions antagonistes. Un traité fut signé qui fut violé presque aussitôt.
Il est peu probable que M. Orlando réussisse dans une entreprise si
hardie. S'il échoue, qui pourra tenter à sa place de former un gouver-
nement ? La politique de M. De Nicola est, comme celle de M. Orlando,
la politique d'unité nationale avec collaboration socialiste. Alors,
où trouver un chef de gouvernement? Gouverner sans les socialistes,
c'est encourager les fascistes. Gouverner sans les droites, c'est dresser
contre l'Etat rinsurrection armée. La situation est douloureuse.
Le 30 juillet certains parlent de demander à M. Fncla de reprendre
le Gouvernement.
G. B.
POLOGNE
Crises ministérielles.
Le 20 juin, au moment où le général Szeptycki entrait à la tête des
troupes polonaises à Katovice (Kattowitz) et où différents orateur.s
célébraient i\ ce propos la réunifui d'une partie de, la Haute- Silésie à
la mère-patrie au bout de plusieurs siècles, la Pologne traversait la
crise ministérielle, sinon la plus grave, du moins la plus longue et la
plus mystérieuse qu'elle ait connue depuis sa résurrection.
Ce n'est que le 25 juin, après une première crise d'une vingtaine de
jours, que la désignation de M. Arthur Sliwinski, vice- président du
conseil municipal de Varsovie, fit apeicevctir une solution des diffi-
1052 LA VIE DES PEUPLES
cultes intérieures où se débat le pays, et ce n'est que le "2*.^ que le nou-
veau cabinet, dont l'existence devait être si éphémère, sembla défini-
tivement constitué. Les crises ministérielles ont été très fréquentes
dans la Pologne nouvelle. En principe il n'y a pas lieu de s'étonner de
la chose en un pays qui a dû reconstruire de toutes pièces les différents
rouages de la vie administrative et gouvernementale. Si on ajoute à
cela l'état de guerre avec la Russie bolcheviste,qui s'est prolongé jus-
qu'à la fin de 1920, l'incertitude extérieure, l'indétermination des
froiitières de l'est ou de l'ouest pendant des moi», pendant des années
même, aussi bien du côté de la Lituanie que de l'Allemagne ou de la
Tchécoslovaquie (Wilna, Allenstein, Marienwerder, Teschen, sans
parler du problème de Haute-Silésie qui vient seulement de rece-
voir sa solution définitive par la remise à la Pologne et à l'Allemagne
des territoires qui leur avaient été respectivement attribués en
octobre 1921 par le Conseil de la Société des Nations), on conviendra
que la tâche était particulièrement ardue pour les hommes chargés de
diriger les destinées de la République polonaise. Enfin, un dernier
obstacle à l'établissement d'un régime parlementaire sur le modèle des
démocraties occidentales, comme la France,la Belgique ou l'Angleterre,
réside dans l'instabilité de l'équilibre des pai'tis politiques au sein de
la Diète actuelle.
Le premier cabinet Ponikowski, qui se maintint au pouvoir à peu
près six mois cet hiver, était, comme l'a montré une précédente chro-
nique \ un cabinet d'affaires, aucune majorité gouvernementale n'ar-
rivant à se dégager à la Diète. Le second cabinet Ponikowski, qui lui
succéda le 8 mars 1922, n'avait été que légèrement remanié et présen-
tait les mêmes caractères. Ne pouvant s'appuyer résolument ni sur la
droite ni sur la gauche, il eut — et cela n'a rien de surprenant — une
existence encore plus brève : il vécut à peine trois mois. Pourtant tout
le monde s'accorde en Pologne à rendre hommage à la loyauté et à
la sagesse politique de M. Antoine Ponikowski, dont la prudence et la
modération lors du règlement de la question de Wilna, en mars dernier,
ont évité à son pays des complications internationales. Très conscient
des difficultés de sa tâche, il ne cherchait guère à imprimer une direc-
tion précise à la politique du gouvernement : la composition plutôt
bigarrée de son ministère le lui interdisait plus ou moins. La Diète
ayant décidé que les élections auraient lieu avant le l^r octobre 1922, il
s'agissait jusque là d'expédier les affaires courantes et de faire vivi-e
ce pays qui paraît résolu à subsister. Cependant une série de questions
se présentaient qui n'étaient pas susceptibles d'ajournement : parmi
elles la question économique et financière et les questions extérieures.
Sur la première, le second cabinet Ponikowski semble avoir rencontré
l. Vie des Peuples, avril 1922.
VIE POLITIQUE : POLOGNE 1053
moins de diniculLés que le ministère précédent. Sans doute 1" application
pratique de la danina (prélèvement sur les fortunes) votée aupara-
vant par la Diète et allant à l'égard des éléments les plus riches de
la population, au patriotisme desquels on s'adressait, jusqu'à une
confiscation à peine déguisée, rencontrait bien des obstacles; sans
doute le projet de loi sur le monopole du tabac soulevait de vives dis-
cussions. Mais malgré les critiques qui avaient été adressées à M. Mi-
chalski, ministre des finances dans les deux cabinets Ponikowski,
l'opinion polonaise en son ensemble semblait décidée à lui faire con-
fiance et paraissait surtout reculer devant le péril qu'il y aurait eu à
bouleverser encore une fois ce système. En effet, le public voyait fort
bien que les expériences iniructueuses et surtoyt les fréquents revire-
ments des années précédentes avaient beaucoup contribué à ébranler
le crédit de l'Etat, à favoriser l'inilation monétaire, à empêcher la
stabilisation du change ainsi que la reconstruction économique.
D'ailleurs, en a\Til et en mai dernier, les préoccupations de cet ordre,
si graves fussent-elles, passaient au second plan. Tous les yeux étaient
tournés vers Gênes, les rapports avec la Russie étaient devenus la
seule question à l'ordre du jour. Le traité àe. Rapallo produisit, comme
bien on pense, une véritable sensation. Bien qu'à partir de Ce moment
les résultats négatifs de la Conférence ne fissent de doute pour personne,
ils n'en causèrent pas moins une déception plus ou moins vive
dans de nombreux milieux.
C'est la tournure prise par la réunion de Gênes qui a amené la chute
du second ministère Ponikowski. Déjà au cours de la Conférence,
M. Zaleski, qui faisait partie de la délégation polonaise à Gênes où
il accompagnait M. Skirmunt, alors ministre des affaire étrangères,
avait été rappelé en toute hâte à Varsovie pour donner des explication?
sur la politique suivie parla délégation. A son retour d'Italie,
M. Skirmunt s'arrêta à Vienne pour y négocier un accord économique
austro-polonais. Le 25 mai, jour de l'Ascension, il arrivait à Cracovie,
le 26 rentrait à Varsovie, et le 31 faisait à la Diète un long exposé
sur la conférence de Gênes et sur la politique extérieure.
A première vue. il parut avoir remporté im succès parlementaire.
Mais le lendemain, 2 juin, eut lieu au Belvédère une mystérieuse séance
du conseil des ministres, sous la présidence du chef de l'Etat, le
maréchal Pilsudski; et cette séance amena la démission du
cabinet ;car, pas plus que le premier ministère Ponikowski, lesecondn'a
été renversé par la Diète. L'un et l'autre ont donné leur démission de
plein gré : en mars, pour parer à une manœuvre de la droite contre la
politique du gouvernement — qui était aussi celle du chef de l'Etat —
dans la question de Wilna; en juin.au contraire par suite de divergences
de vues avec le chef de l'Etat.
Celui-ci, tout le monde le sait en Pologne, n'estguère disposé à jouer
AOUT 18
1054 LA VIE DES PEUPLES
un rôle effacé. Sur la politique extérieure de son pays à Gênes, il a
gardé pendant deux mois la plus grande réserve. Mais, le moment venu,
cette question, à l'ordre du jour dans la Pologne entière, pouvait lui
servir pour éliminer du gouvernement les hommes qui avaient cessé
de lui convenir.
Le 3 juin dans la matinée, alors qu'ils commentaient encore les
déclai'ations faites par M. Skirmunt le 31 mai, les Varsoviens, en Msant
les journaux, apprirent à leur grand étonnement que M. Ponikowski
avait offert la démission du ministère au chef de l'Etat au cours du
conseil des ministres de la veille mais que cette démission, était
ou serait sûrement refusée. La presse ne parlait de la chose que dans
un langage très éuigmatique. Le Kujer Warszawski, du 3 juin, l'un des
organes les mieux informés, s'exprimait ainsi : « Dans la journée du
« 2 juin, ie < abinet Ponikowski s'est trouvé placé tout à fait à l'impro-
« viste, dans une position difficile... » et, un peu plus loin : « Cette
« nouvelle situation politique n'a été provoquée par aucun motif
« sérieux. On peut espérer que l'affaire sera rapidement rédr.ite aux
« proportions d'un simple incident... » Le même journal ajoutait :
« Certaines divergences sont apparues entre les membres du cabinet
« et le chef d,- l'Etat dans l'appréciation de la situation internationale
« en général. Ce n'est pas tant la gravité de ces divergen'.^es que le
« ton sur lequel s'est exprimé le chef de l'Etat qui ont fait naître
« l'événement ».
M. Ponikowski ne fut guère plus explicite dans ses déclarations aux
journalistes. Il dit que ses collègues et lui avaient eu l'impression de ne
plus avoir la confiance entière du chef de l'Etat et qu'ils avaient décidé
de lui remettre leurs portefeuilles. Puis il ajouta que la situation s'était
éclaircie ensuite après une longue conversation qu'il avait eue avec le
maréchal. Il ne voulut pas donner d'autres précisions. Les journaux
étaient assez sobres de détails, et pour cause : aujourd'hui encore, on
n'est pas tout à fait fixé sur ce qui s'est passé au conseil des ministres
du 2 juin. Mais gazettes et agences insistaient toutes tellement sur le
fait que la démission du cabinet n'avait pas été acceptée et qu'au cours
de la réunion suivante du conseil (6 juin) les «divergences de vues qui
avaient existé seraient complètement aplanies «quelepublicconsidéra
l'incident comme clos.
C'était la veille de la Pentecôte. Malgré les incidents du 2 un g.-and
nombre de députés profitèrent des fêtss pour aller passer quelques
jours dans leurs circonscriptions, tant la situation politique et parle-
mentaire leur semblait calme. Aussi, lorsqu'on apprit trois jours après
qu'au début de la réunion où tout devait s'arranger, le 6 juin le ma-
réchal, contrairement à l'attente généi*ale, avait déclaré accepter à
titre délinitif la démission du cabinet, fut-ce un vrai coup de théâtre :
plu? que de l'étonnement, presque de la stupeur, non seulement dans
VIE POLITIQUE : POLOGSE 1055
les uiilieux hostiles au cht^f d • lEtat, mais même chez certains de ses
partisans.
La droite,qui n'avait gui-rc témoigné de sympathie a M. Ponil<owski
lors de la chute de son premier catinet r propos de VViinfc, se sentit
prise pour lu; d'une tendresse subite, qui n'était que le reflet de son
hostilité contre le chef de l'Etat. Dans la presse, à laquelle il n'était
plus possible de garder la même réserve que le 3 juin, les commentaires
allaient leur train. Le conflit du 2 juin cessait d'apparaître comme un
simple incident personnel sans la moindre importance; on commençait
à faire allusion à des «scènes orageuses », et à une '-situation de la plus
extrême gravité ». On alla dans les milieux de droite jusqu'à parler
de 18 brumaire et de "2 décembre. M. Ponikowski^ déclara aux journa-
listes que ses relations personnelles avec le mai-échal Pilsudski étaient
toujours excellentes, et que si ce dernier avait accepté la démission du
gouvernement, ce n'était pas qu'il lui refusât sa confianre, mais
parce qu'il « estimait que le ministère ne jouissait prs d'une autorité
« suffisante pour la préparation des élections dans un moment où la
« politique internationale était si complexe •>.
C'est là en effet, semble- t-il, qu'il faut chercher la clef de l'énigme.
On peut concevoir pour uii président de la république une politique
personnelle, très personnelle, qui cependant ne vise pas à la dictature.
Mais une grande partie de l'opinion avait été frappée de ce qu'il y avait
eu d'un peu brusque dans le geste du chef de l'Etat, et les milieux par-
lementaires surtout paraissaient impatientés de ce procédé et peu dis-
posés à admettre l'ouverture d'une crise ministérielle tout à fait en
dehors d'une initiative quelconque du Parlement. On allait jusqu'à
reprocher à M. Ponikowski d'a\oir démissionné sans l'autorisation
préalable de la Diète. En outre la droite faisait courir des bruits de
guerre, et répétait que la politique personnelle du maréchal Pilsudski
était belliqueuse.
Ce dernier au contraire trouvait ses meilleurs appuis dans les partis
de g.iuche, notamment chez les socialistes, dont l'organe officiel,
le Robolnik, écrivait: « C'est bien la [politique intérieure et extérieure
de la droite qui pouvait nous menacer d'une guerre. Son nationalisme
outrancier n'a pas d'autre effet que de nous entourer d'ennemis... Le
chef de l'Etat aurait fait remarquer à Ponikowski le danger d'une
pareille politique. S'il l'a fait, c'est dans son ardent désir d'éviter tout
conflit à l'avenir ». Néanmoins, d'accord en cela avec l'ensemble de lu
presse, 1^ /îo6o/n /A- considérait que le moment était peu 0})portun pijur
faire traîner la ci'ise ministérielle. D'autre part, tout le moiule était
unanime à demander au chef de l'Etat des éclaircissements sur la
genèse de la crise. Aussi est-ce avec une vive satisfaction qu'on apprit
que ce dernier acceptait de venir donner des explications sur la situa-
tion politique à la réunion des chefs de groupe de la Diète.
1056 LA VIE DÉS PEUPLES
La déclaration qu'il y lut le 8 juin est un véritable chef-d'œuvre de
diplomatie, puisqu'à la suite de cette lecture personne n'était au
fond mieux fixé qu'auparavant. Le maréchal affirmait qu'il « ne met
pas en doute les capacités personnelles des membres du cabinet dé-
missionnaire, mais qu'il n'a plus confiance dans le gouvernement, en
tant que gouvernement, parce que ce dernier ne possède pas l'auto-
rité indispensable dans les circonstances actuelles ». De quelles cire ins-
tances s'agissait-il? Les réponses purement négatives du maréchal
aux questions des députés Glabiuski,Rataj, Dabanowicz-Czerniewski,
Grabski et Matakienwie rendirent ses déclarations encore plus
énigmatiques. Lorsqu'on lui demanda notamment s'il avait l'intention
d'exiger des crédits plus élevés pour la mobilisation, il s'empressa de
démentir formellement ce bruit répandu par certains. alarmistes, qui
feignaient déjà d'y voir une menace de guerre imminente. Où lonc
trouver la clef de l'énigme ? Peut-être dans cette cons atation que « la
Pologne entre dans une période où le gouvernement devra résoudre des
questions plus importantes que jusqu'à présent »? Mais tout cela est
encore assez vague et n'ajoute pas grand' chose aux déclarations faites
antérieurement à la presse par M. Ponikowski. Une seule ligne est un
peu précise, c'est celle où le chef de l'Etat dit que « le pays va passer
par une phase anormale du fait de la lutte électorale ». On chercherait
en vain une meilleure explication : toujours est-il que les chefs de
partis furent forcés de s'en contenter.
Au cours de la semaine qui suivit, bien loin d'user, comme ses ad-
versaires le lui reprochaient, de procédés de coup d'Etat, le maréchal
Pilsudski, accus*^ dans certains milieux de forcer la main à la Diète et
de ne pas respecter suffisamment sa souveraineté,fit mine en quelque
sorte d'abdiquer au profit de cette Diète et la pria de résoudre elle-mê-
me la crise ministérielle. Ainsi celle-ci s'est prolongée, comprenant
deux phases, la première caractérisée par le refus définitif de M. Poni-
kowski de former un troisième cabinet malgré les instances de certains
milieux parlementaires, la seconde par l'échec do la combinaison Prza-
nowski. M. Etienne Przanowski, après avoir vu sa candidaturis ap-
prouvée à la Diète par 299 voix contre 98, renonça lui aussi à consti-
tuer un ministère devant les difficultés que lui firent les partis de
gauche. La preuve paraissant ainsi faite que la Diète à elle seule,
n'arriverait jamais à désigner un candidat susceptible de former un
gouvernement viable, le choix du chef du nouveau cabinet retombait
donc sur le chef de l'Etat, ce qui était d'ailleurs le seul moyen cons-
titutionnel de sortir d'une situation inextricable.
Le maréchal, qui attendait cette heure, voulait confier le soin de
préparer les élections générales à un président du Conseil franchement
homme de gauche, qui s'entourerait de collaborateurs choisis dans
les différents partis de gauche : tel semble avoir été le secret de la
VIE POLITIQUE : POLOGNE 1057
myst(^rieuse séance du 2 juin. Le reste : politique extérieure, Con-
férence de Gênes, traité de Rapallo, etc., ne fut guère que prétexte.
Le chef de l'Etat désignant ainsi M. Sliwinski, la Diète,dont l'impuis-
sance en cette matière s'était révélée aux yeux de tous, n'avait plus
qu'a ratifier ce choix, ce qu'elle fit par 226 voix contre 188.
L'union des gauches et du centre gauche s'était faite sur le nom. du
candidat du maréchal; mais les conservateurs (les nationaux démo-
crates comme ils se nomment) restaient irréductibles. M. Sliwinski
acceptant de constituer le nouveau cabinet dans ces conditions, la
liste presque complète des nouveaux ministres parut le 20 juin. Les
départements de nature technique ''commerce et industrie, chemins de
fer. travail et prévoyance sociale, hygiène, etc.) ne changeaient pas
de titulaires; M. Narutowicz remplaçait M. Skirmunt aux affaires
étrangères, et certains portefeuilles n'avaient pas pu être définitive-
ment attribués. M. Jastrzebski, par exemple, à qui avait été proposé le
ministère des finances, représentant la Pologne à La Haye et n'ayant
pas eu le temps de donner sa réponse, un intérimaire était chargé de
diriger ce département. Mais, en tout cas, le départ du précéient
ministre, M. Michalski était acquis.
Malgré la composition bigarrée de la Diète, le chef de l'Etat avait
donc, sans employer aucun moyen violent, su lui imposer les hommes:
en qui il avait une entière confiance et qu'il croyait capables de pré-
parer les élections législatives. C'était un succès pour lui. Mais il faut,
en Pologne, compter non seulement avec les brusques revirements de
« l'âme slave », mais aussi et surtout avec la versatilité d'une assem-
blée qui ne sait pas ce qu'elle veut et se déjuge à quelques jours de
distance. Il semblait certain le 7 juillet que M. Sliwinski ferait les
élections; mais le 8 on apprenait que la Diète n'avait pas approuvé
l'exposé du nouveau président du Conseil et que 201 déjjutés contre
195 lui avaient refusé leur confiance. La démission du cabinet fut
aussitôt remise au maréchal Pilsudski, et acceptée pai' lui.
Après la crise de juin, qui avait été longue, c'est donc une crise de
juillet. Le mal risque de de\enir chronique, jusqu'aux prochaines
élections tout au moins. Le nouveau coup de théâtre du 8 juillet est
sans aucun doute le résultat des manœuvres de la droite et du centre
droit. Mais ces partis {)euvent-il& espérer avec une majorité de six
voix, inconsistante et toute d'occasion, constituer un ministère plus
stable que le cabim^t Sliwinski ?Sans être porté au pessimisme on doit
en douter très sérieusement.
Un observateur étranger, qui essaie de se rendre comf.te de la situa-
tion sans parti pris, ne peut s'empêcher de penser que ce petit jeu des
factions a assez duré, et, puisque les nouvelles élections auront lieu
bientôt, ne jieut exprimer dans l'intérêt de Iri Pologne qu'un vœu :
ci'lui de voir sortir de 1;4 lutte électorale, qui menaced'être très Apre , une
1058 LA VIE DES PEUPLES
majorité parlementaire plus solide, permettant à un gouvernement
quelconque, qu'il soit de gauche, du centre ou de droite, de diriger les
destinées du pays sans être exposé aux continuels soubresauts de ces
derniers temps.
L'incident Kori'anty, par où s'est dessinée la manœuvre de; la droite
à laquelle il a été fait allusion plus haut a été une nouvelle surprise, et
l'origine de nouvelles complications. Par 219 voix contre 206, donc
à 13 voix de sa majorité la Diète, le 14 juillet, désigna M. Korfanty
comme président du Conseil. M. Albert Korfanty, qui n'a pas besoin
d'être présenté au public international, est un homme d'action, éner-
gique, tenace, le véritable promoteur du mouvement nationaliste
polonais en Haute-Silésie. Aussi est-il extrêmement populaire dans les
provinces de l'Ouest : Posnanie, Poméranie, Silésie. Il l'est beaucoup
moins dans l'ancienne Pologne du Congrès. Malgré ses origines prolé-
tariennes les masses ouvrières lui sont en général hostiles : on ne lui
pardonne pas d'avoir passé à la droite sous le manteau de la démocra-
tie nationale.
Le sort de la combinaison Korfanty dépendait de la solidité du
bloc centre dans cette Diète où les majorités se font et se défont en
une heure.
Le président du Conseil désigné se rendit aussitôt chez le chef de
l'Etat, qui lui déclara qu'il était dans l'impossibilité de collaborer avec
lui, et qu'il serait forcé de démissionner dans le cas où M. Korfanty
accepterait le mandat que lui confiait la Diète. M. Korfanty répondit
qu'il s'en remettait aux groupes parlementaires qui avaient soutenu
sa candidature.
Les chefs des clubs de la droite'et du centre, mis au courant par lui,
décidèrent de passer outre, et de risquer même la crise présiden-
tielle. Quelques heures plus tard, M.Trampczynski, maréchal de la Diè-
te, recevait une lettre du chef de l'Etat dans laquelle celui-ci annon-
çait que, désireux de ne gêner en rien la formation du nouveau mi-
nistère, il serait obligé de s:' démettre prochainement de ses fonctions.
Contre une combinaison Korfanty s'annonçait l'opposition irréduc-
tible de tous les éléments de gauche en Pologne. Voici à titre d'exemple
comment le Robolnik, l'organe officiel du parti socialiste, s'exprimait,
commentant au lendemain de ce 14 juillet mouvementé la nouvelle
de la formation d'un cabinet Korfanty : « La Pologne a connu déjà
« plus d'un gouvernement et divers ministres. Mais jamais il n'y eut
« encore une provocation pareille à celle que constitue le cabinet
« Korfanty. Jamais les milieux démocratiques n'ont montré une telle
« unanimité, un tel accord qu'ils le font actuellement en exprimant
« leur indignation contre la comWflaison Korfanty. Ce n'est plus là
« seulement une opposition m.»is bien une lutte acharnée qui se dérou-
« lera en dehors de la Dtête, Il faiit s'attendre à une exaspération
VIE POLITIQUE -.PORTUGAL 1059
« aiguë des antagonismes. La désignation de M. Korfanty ne marque
« pas la fin de la crise, bien ou contraire. C'est maintenant que com-
« menée la plus dangereuse des crises que connut jamais la jeune ré-
« publique polonaise. La désignation de M. Korfanty sera le signal de
« luttes intestines, il constituera en mâme temps un très grave dom-
« mage à notre politique extérieure ».
Ce n'est pas, sans doute, ces menaces qui ont fait réfléchir les
éléments les plus modérés de la droite. C'est la crainte d'ouvrir une
crise présidentielle. La droite a perdu la partie pour l'avoir trop tôt
et trop complètement crue gagnée, et pour a\oir au veto de fait opposé
par le maréchal à la candidature Korfanty, riposté par le dépôt d'un
ordre du jour de défiance contre le chef de l'Etal. Mise en minorité
de 16 voix, elle a vu l'initiative repasser au maréchal, et se former, les
tout derniers jours de juillet,unministèro qui, sous la présidence du rec-
teur, dé l'Université de Cracovie, le professeur Nowak, comprend
presque tous les membres du cabinet Slivsinski. Ce ministère sans cou-
leur politique aggressi^■e, mais dont la tendance est nettement de
gauche, présidera aux élections du a novembre, qui imprimeront la
nouvelle orientation à la politique jusqu'ici si agitée et traversée de la
Pologne.
R. G.
PORTUGAL
A l'extrémité de l'Evirope méridionale, dans une admirable position
dominant l'Atlantique, le Portugal mène une vie à la fois languissante
et agitée. Chargé encore des dépouilles de sa gloire d'autrefois, em-
barrassé de traditions vermoulues, il ne semble pas avoir la vitalité des
nations nouvelles qui ont surgi récemment dans l'Europe centrale et
dans les Balkans.
Un mauvais destin pèse sur cette péninsule ibérique, les efforts
de la monarchie castillane étaient arrivés à constiluer au temps de
Philippe H l'unité. Mais les diverses provinces répugnent à la vie
commune. Le Portugal, qui avait de magnifiques souvenirs nationaux,
un grand empire colonial, se soustrait à l'unité dès le xvii® siècle.
Au nord et à l'est de la péninsule, d'autres terres protestent contre le
joug castillan. La Navarre et les provinces basques combattent pour
le chef de l'absolutisme Don Carlos, la Catalogne lutte pour la révolu-
tion sociale. Légitimistes navarrais ou basques, anarchistes catalans
veulent se soustraire à la domination de Madrid.
Délivré de l'Espagne, le Portugal reconstitué sous la monarchie de
Firagance n'a pu échapper à la décadence générale de l'Ibérie. Son
1060 LA VIE DES PEUPLES
histoire, depuis le xvii^ siècle, n'est qu'une longue stagnation : des
rois incapables, un empire colonial inexploité, un peuple fatigué peut-
être parce que ses ancêtres ont trop agi, une administration désor-
donnée, l'ignorance générale. Parfois une crise vient secouer ce peuple :
Pombal prend le pouvoir et essaie de moderniser son pays ; les troupes
de Napoléon forcent le roi à s'embarquer pour le Brésil ; les légitimistes
et les constitutionnalistes luttent pour ou contre les idées modernes;
le Brésil se détache de la métropole. La crise passée, la torpeur s'éta-
blit à nouveau, le malaise s'accroît. Une grande tristesse pèse sur les
meilleurs éléments de ce peuple. Les rois de la maison de Bragance se
montrent toujours plus apathiques, plus insouciants. De temps à
autre, un écrivain évoque la grandeur de Lusiades, des l'infant Henri,
de Vasco de Gama, de Magellan, d'Alvares Cabrai. Sa voix ne peut
galvaniser une masse illettrée. Il semble que ce peuple désespère de
l'Etat, de la communauté portugaise, de l'effort national. Les indivi-
dus essaient d'agir seuls ou par petits groupes. Les attentats, les coups
d'Etat se multiplient. Le roi Carlos et son fils aîné sont massacrés. Le
roi Manuel est détrôné. Depuis que la République est proclamée, les
révoltes militaires se multiplient. La constitution républicaine ne
peut jouer régulièrement dans un pays où la majorité des électeurs ne
sait pas lire. Le gouvernement se trouve toujours aux mains de
coteries plus ou moins nombreuses; aucun parti ne peut s'appuyer
solidement sur l'ensemble de la nation, car l'ensemble de la nation
contemple le jeu politique avec indifférence. De très nobles esprits,
renonçante l'effort, se résignent au suicide. D'autres quittent leur
terre natale, vont s'installer au Brésil. Le Gouvernement, étant faible,
nepeutsupprimerles abus. Ne pouvant compter sur l'opinion publique,
il est à la merci des hommes politiques. Certains de ceux-ci font passer
leurs intérêts avant ceux du pays. Il y a des combinaisons d'affai/es
contre lesquelles les plus loyaux ministres ne peuvent rien, puisque
les organisateurs de ces combinaisons disposent, par influence person-
nelle, d'un grand nombre de voix au Parlement. Et pourtant, ce peuple
de six millions d'habitants ne peut oublier que c'est lui qui a ouvert
jadis les principales routes maritimes du monde et qu'il est encore
possesseur d'un des trois plus vastes empires coloniaux.
Un élan d'enthousiasme patriotique vient de soulever le Portugal.
Au mois d'avril dernier, deux aviateurs portugais, MM. Gago Coutinho
et Sacadura Cabrai, décidaient de traverser l'Atlantique sur un hydra-
vion. Ils partirent de Lisbonne, s'envolant du centre même de la nation
portugaise, du pied de la tour de Belem. D'étape en étape, ils avancè-
rent vers Rio de Janeiro. Le cœur du Portugal cultivé fut tout entier
pendant deux mois, dans ces deux hommes. On ouvrit des souscrip-
tions publiques pour élever un monument commémoratif à Belem,
la Chambre envoya des adresses de félicitations, les journaux publié-
VIE POLITIQUE: PORTUGAL 1061
rent chaque jour des poèmes, des proses lyriques. Ces deux Portugais
isolés, dont le monde était enfin obligé d'apprendre les noms, ces
ailes, cette route inconnue loule marquée de souvenirs d'autrefois, ce
Brésil enfin, toujours aimé, toujours regretté et qui. par sa gloire nais-
sante, par sa prospérité, sauve l'honneur de la race portugaise, tout
cela enivra ce peuple qui crut à la naissance d'une aurore nouvelle.
C'est vers le Brésil que les Portugais regardent sans cesse. Cons-
cients de leur faiblesse et doutant de leurs efforts, ils contemplent la
magnifique réussite de la confédération brésilienne. C'est sans effusion
de sang, et sans haine que les deux pays se sont autrefois séparés. Pour-
quoi n'essaieraient-ils pas aujourd'hui de se réunir? La jeune républi-
que américaine infuserait un sang nouveau au vieux pays lusitanien.
Le Portugal reprendrait un rang dans le monde.
Les questions politiques se règlent suivant les intérêts beaucoup
plus que suivant les sentiments. Le Portugal aurait grand intérêt à
l'union, mais il se peut que le Brésil, où les éléments non-portugais font
entendre leur voix, refuse de prendre jamais une pareille charge.
Certaines voix brésiliennes, celle de M. Graça Aranha par exemple, ont
déjà lance quelques appels en faveur de l'union. Le Brésil aurait sans
doute bien de la peine à obtenir qu'un régime normal s'établît au
Portugal; il se heurterait à des susceptibilités ombrageuses. Pourtant,
l'union lui ouvrirait la magnifique colonie d'Angola encore inexploitée,
qui lui fait face et qui peut devenir une concurrente sérieuse. Par son
union, le Brésil acquerrait un grand empire colonial, des positions dans
l'Inde et en Océanie. Il se peut d'ailleurs qu'un pareil champ paraisse
trop vaste à une république américaine en pleine formation et qui tient
un immense continent vierge à défricher. Il se peut que le Brésil recule.
Aucune tentative officielle n'a été encore faite, mais l'idée germe
dans certains esprits. En se réunissant au Brésil, le Portugal échappe-
rait à l'emprise de l'Angleterre que beaucoup trouvent lourde et humi-
liante, qui pourtant est indispensable dans l'état de faiblesse actuel.
La politique intérieure.
Rien de plus confus que le jeu des partis politirpies au Portugal,
rien aussi de plus terne.
D'un côté, les monarchistes divisés en plusieurs factions. Les mo-
narchistes perdent chaque jour de leur influence. La mauvaise admi-
nistration des Bragance. le manque de gloire de cette dynastie. In
faible ardeur du roi .Manuel II ont fail perdre au monarchisme la plus
grande partie de sa force. .
Le roi Manuel II n'était pas reconiui par tous les monarchistes.
Il était le roi des constitutionnalistes. un roj reconnu par la nation
comme le roi d'Espagne actuel, comme Louis-Philippe en France.
1062 LA VIE DES PEUPLES
Contre lui se dressaient les légitimistes, partisans de la branche issue
de Don .Miguel, soutenant les mêmes principes que Don Carlos en
Espagne ou que Henri V en France.
Même après l'exil de Manuel II, la division s'était maintenue. Le
23 janvier 1919, M. Païva Conceiro tentait une révolution en faveur de
Manuel II, en s'appuyant sur les seuls constitutionnalistes.Onse sou-
vient que le roi Manuel ne répondit pas aux appels de M. Païva Con-
ceiro et que plusieurs l'accusèrent de préférer les charmes d'un joyeux
exil aux soucis du pouvoir. Ses ennemis assurèrent même que le roi
interdisait à sespartisans toute tentative nouvelle. Après chaqueéchauf-
fourée, de nouveaux exilés prenaient la route de l'étranger et venaient
demander des secours au roi Manuel, qui entendait disposer tout autre-
ment de sa fortune. Mais en avril dernier on apprenait que le roi Ma-
nuel essayait de concentrer autour de lui toutes les forces monarchistes.
Des délégués de la faction légitimiste devaient rencontrer ses repré-
sentants à Paris.
Le chef des légitimistes était, jusqu'à ces dernières années, Dom
Miguel II de Bragance. En 1920, à la suite d'affaires assez confuses
Dom Miguel renonçait à ses droits et son fils aîné le duc Miguel de
Vizen abdiquait à son tour. Leurs droits passaient à un enfant, fils
cadet de Dom Miguel II, Dom Nuno Duarte. La duchesse Aldegonde de
de Guimaraes. sœur de Dom Miguel II, était nommée régente. Elle
prenait la direction du parti légitimiste.
En avril dernier les représentants de la duchesse rencontraient à
Paris ceux de Manuel II. Ils concluaient un accord qui fut rendu public
dans les premiers jours de mai. Le roi Manuel, constatant qu'il était
privé de descendance, consentait que son héritier fût désigné par
les Cortès. Les légitimistes se contentaient de cette déclaration qui
ouvrait la voie à leur prétendant, le petit prince Nuno Duarte.
C'est un accord de personnes qui ressemble à celui qui réconcilia
jadis en France Henri V et le comte de Paris. De tels accords ne peu-
vent vivre que loin du pouvoir. Si Manuel II remontait sur le trône,
il devrait bien choisir entre le principe constitutionnel et le principe
légitimiste. Mais il ne semble pas qu'une restauration ait actuellement
aucune chance de réussite.
Les catholiques, qui, jusqu'ici, ayant été maltraités par le nouveau
régime, s'étaient montrés violemment anti-républicains, se rallient
aujourd'hui à la République. Le Gouvernement a repris depuis deux
ans des relations officielles avec le Saint-Siège. Le Vatican a envoyé des
instructions pour le ralliement. Le Congrès catholique qui s'est tenu
à Lisbonne le 3 mai a dissocié le catholicisme et le monarchisme.
Le roi Manuel a donc perdv son appui le plus fort.
La République n'a pu encore établir le jeu normal des partis politi-
ques. Le parti libéral qui était au pouvoir en octobre 1921, ayant été
VIE POLITIQUE : POPTUGAL 1063
renversé par un coup d'Etat militaire mêlé d'assassinats, a été rem-
placé par le parti démocratique. l;ne fois chassé du pouvoir. le parti
libéral s'esX trouvé sans force. Il n'a même pas pu constituer une forte
opposition. C'est seulement au cours du mois de mai qu'il a essayé de
relever la tète et de se rapprocher d'un autre parti d'opposition, les
reconstituants.
Le parti démocratique n'était pas l'auteur du coup d'Etat doctobre.
Il était cependant si mal afi'ermi que c'est seulement en juin dernier
qu'il a fait arrêter les principaux auteurs des meurtres d'octobre.
Les colonies. '
Le Portugal ne trouve pas en lui la force nécessaire pour mettre
son empire en valeur. Pendant la guerre, une flotte d'Etat avait été
créée pour joindre la métropole aux principales possessions. L'admi-
nistration de cette flotte s'est traduite par un déficit formidable.
L'absence de contrôle autorisait tous les pillages. Aujourd'hui, Lis-
bonne ne communique avec la plupart de ses colonies que par des
lignes étrangères.
Les colonies portugaises se trouvent dans des conditions très désa-
vantageuses. Elles ne peuvent attendre aucun secours de la métropole
et, d'autre part, elles doivent écarter les entreprises étrangères qui
pourraient progressivement évincer le Portugal. Elles semblent
condamnées à l'immobilité.
La métropole, sentant le danger, leur a donné quelques possibilités
d'initiative. Le gouverneur ou haut-commissaire choisi par le Portugal
jouit d'une autonomie assez étendue. Il est assisté d'un conseil formé de
colons.
Le Mozambique.
Le Mozambique est la colonie la plus prospère et en même temps la
plus menacée. Son port de Lourenço-Marques, qui est sa principale
richesse, est alimenté par un arrière-pays appartenant au Trans-
vaal, à la Confédération de l'Afrique du Sud. Les Sud-Africains
désirent ardemment s'emparer de ce port et on se demande comment
le faible Portugal, malgré la protection de l'Angleterre, pourra résister
à un puissant voisin qui tait lui-même partie de l'Empire cl dont le
centre vital est en Afrique même.
Il semble que le Portugal ait livré délibérément le Mo/.ambi(|ue
aux influences étrangères. Toute la jeunesse de la colonie est élevée
par des étrangers. Les sectes les [ilusdiverses du protestantisme ont
oyvert des écoles là-bas; Anglais, Américains et Suisses forment l'esprit
1064 • LA VIE DES PEUPLES
des enfants de la colonie el leur enseignent le mépris de la métropole. Il
y a dans tout le Mozambique 40 instituteurs portugais. On compte
63 Suisses dans la seule parcelle de la mission romande.
La question de Lourenço-Marquez n'est pas la seule qui mette en
présence l'Afrique du Sud et le Mozambique. L'Afrique du Sud de-
mande de la main-d'œuvre indigène à la colonie portugaise. Un grand
nombre d'ouvriers du Rand viennent du Mozambique. Le Portugal,
qui ne peut donner du travail à ses indigènes, est bien forcé de les
laisser partir, mais il perçoit un droit de sortie sur chaque émigré.
Des dissentiments éclatent sans cesse, le Portugal prétendant limiter
l'exportation, l'Afrique du Sud voulant avoir la libre disposition de la
main-d'œuvre. Il semble d'ailleurs difficile que les autorités portugaises
puissent empêcher matériellement les indigènes de gagner le Transvaal.
L'opinion publique portugaise s'occupe de plus en plus du Mozam-
bique. Il est bien difficile au gouvernement, dans l'état actuel des fi-
nances, de commencer de grandes entreprises. Unévêque missionnaire
a été envoyé au Mozambique pour essayer d'organiser des écoles natio-
nales. D'autre part, le haut-commissaire du Mozambique, M. Brito
Camacho, a essayé de négocier un emprunt.
M. Brito Camacho, grand journaliste de Lisbonne, envoyé au Mo-
zambique comme gouverneur, s'y est montré très actif, mais a été
accusé par ses ennemis d'oublier les intérêts de la métropole. Il se
trouve en face du dilemme éternel : faut-il donner le pas à l'intérêt
économique de la colonie ou à l'intérêt national ?
Le Mozambique restera inexploité tant qu'il ne possédera pas un
réseau de voies ferrées. Ses finances ne lui permettent pas de se lancer
dans une pareille entreprise. Il doit donc négocier un emprunt. Cet
emprunt, il peut le contracter sur ses propres garanties, pourvu qu'ii
obtienne l'autorisation de la métropole.
M. Brito Camacho s'est adressé aux banquiers de Londres et il a
demandé cinq millions de livres sterling. On comprend que les ennemis
du gouverneurdeMozambiquel'attaquenticar, contracter un emprunt
à Londres, c'est livrer un peu plus la colonie à l'influence britannique
et aux convoitises de l'Afrique du Sud. Il est permis de se demander si
M. Brito Camacho n'aurait pu essayer de négocier avec d'autres pays,
avec les Etats-Unis, par exemple.
Les conditions posées par la Cité de Londres sont draconieimes.
Les banquiers anglais exigent une hypothèque de 50 % sur la plupart
des impôts. Ils retiendront toute la devise anglaise qui proviendra de
la taxe payée par l'Afrique du Sud pour les indigènes émigrés. De
plus, les banquiers garderont la plus grande partie de l'emprunt et
l'emploieront à acheter du matériel de construction aux maisons an-
glaises. Enfin le Mozambique devra prouver qu'il lui est. possible d'é-
quilibrer sou budget. C'est un traité d'usurier. d'Harpagon ou de
VIE POLITIQUE: PORTUGAL 106â
Shylock. S'il est conclu, le Portugal n'aura plus qu'à renoncer au
Mozambique. Le projet semble avoir révolté la colonie. A Lisbonne,
il provoque une indignation mélancolique. Un journaliste répète la
phrase du marquis de Pombal: «Adieu. Portugal, car tu t'en vas à tou-
tes voiles ».
Angola.
L'Angola est moins directement menacé. Là aussi, le gouverneur,
M. Norton de Matos est accusé de négliger les intérêts de la métropole
et de Jouer au roitelet. 11 est évident que lorsqu'il est dans la colonie
le gouverneur est amené à des mesures qui peuvent donner à la terre
qu'il administre une vie nouvelle. L'intérieur de l'Angola est toujours
en effervescence. De temps à autre. M. Norton de Matos envoie une
colonne de cinq ou six cents hommes.
Les Anglais exploitent en partie la colonie d'Angola. Mais ils se con-
tentent ici du régime de faveur que leur accorde l'alliance portugaise.
Le chemin de fer de Benguella ouvre à leur commerce des zones qui,
jusqu'ici, écoulaient leurs produits par le cours inférieur du Congo.
Colonies du Pacifique.
Timor et Macao, sont dans le plus grand désordre.
Timor est une magnifique position que menacent d'un côté les
Hollandais établis aux îles de la Sonde, de l'autre les Etats-Unis
soucieux de s'assurer des bases importantes dans le Pacifique, le
Japon enlin, adversaire acharné de la puissance américaine.
Cependant le Portugal laisse Timor à l'abandon. Un gouverneur de
Timor, nommé depuis un an. n'a pas encore rejoint son poste.
Quant au comptoir chinois de Macao, il est le théâtre de révoltes
incessantes. Les indigènes sentent la faiblesse portugaise et organisent
toujours de nouveaux mouvements. En juin, de graves émeutes ont
troublé la ville. Les Portugais se sont rendus maîtres de la situation
grâce à l'appui d'une canonnière anglaise. Cependant, un vaisseau
de guerre quittait Lisbonne. A son arrivée, la situation ne pouvait être
que perdue ou détinitivement rétablie.
Le Portugal, malgré le bel effort qu'il a accompli pendant la guerre,
et bien que son régime politique tende à se stabiliser, est donc à une
heure très sombre de son iiistoire. Il ne semble pas devoir trouver en
lui des forces suffisantes pour rétablir sa situation. Tous ceux qui
aiment ce malheureux pays pour les erands exploits de son passé,
1066 LA VIE DES PEUPLES
pour ses navigateurs à qui le monde moderne doit tant, pour la
noblesse, pour la délicatesse de cœur deseseulants. souhaitent qu'une
aide extérieure vienne le secourir et lui rendre sa place. Cette aide ne
peut venir que des Brésiliens, ses frères de race et de civilisation.
L'idée de la réunion des deux peuples est encore une lueur confuse.
Les Portu2:ais doivent lutter de toutes leurs forces pour en faire une
réalité.
J. E.
YOUGOSLAVIE
La situation politique pendant et après la Conférence de Gênes
Avant la Conférence de Gênes, la presse gouvornementnle de Bel-
grade et de Zigreb avait nettement défini les buts de la délégation
yougos! ivc : il s'agiss lit avant tout pour celle-ci d'arriver à une en-
tente définitive avec l'Italie sur les problèmes adriatiques. La ques-
tion de la reconn lissance des Soviets devait passer en seconde ligne,
et il semble bien qu'avant même l'ouverture des pourparlers le gouver-
nement de Belgrade était décidé à s^ conformer entièrement aux
vues des Alliés dans les affaires russes. Dès la fin de mars, le traité
germano-russe était prévu par l'opinion yougoslave, et dans les
milieux bien informés on parlait communément d'une alliance intéres-
sée de l'Allemagne avec la Russie.
Dans la première quinzaine d'a\'ril, la délégation yougoslave com-
mença ses entrevues avec quelques membres de la délégation italienne.
Les partis du gouvernement affirmèrent tous alors dans leurs organes
que c'était l'Italie seule qui avait réclamé avec insistance que les pour-
parlers eussent lieu à Gênes même, et pendant la durée de la Confé-
rence. La Ryelch, le grand quotidien démocrate, qui donne la note offi-
cielle la plus juste, s'étonnait, dès le milieu d'avril que l'Italie xint à
Gênes, pour obtenir la révision du traité italo-yougoslave : « De quelle
révision, veut-on parler ? Pour nous, il ne peut-être question que d'une
révision à notre avantage, s'il est en principe permis de soulever un tel
débat' au sein de la Conférence ! » La délégation yougoslave était fer-
mi^ment résolue à exiger l'application pure et simple du traité de
Rapallo. Mais, devant l'obstination des Italiens à en réclamer la
révision, elle envisagea aussitôt l'annexion de Zadar (Zara), afin de
consolider la situation du royaume en Dalmatie. L'Italie aurait peut-
être cédé sur ce point, mais elle tenait à garder ses positions dans la
question de Fiunie.Ce fut la cause de l'échec de ces premiers pourparlers.
M. Nintchitch, ministre des affaires étrangères, président de la
VIE POLITIQUE : YOUGOSLAVIE 1067
m»
délégation yougoslave, reçut alors des instructions sévères du Conseil
des ministres réuni à Belgrade. On lui recommandait de ne pas persé-
vérer dans une politique de flottement et d'atermoiements. Il fallait
« en finir avec la question de Fiume et les pourparlers avec l'Italie,
puisque les points de vue italien et yougoslave étaient diamélralemenl
opposés ».
Quelque peu ému par l'attitude énergique de M. Pachitch, président
du Conseil, M. Nintchitch revint a Belgrade dans les derniers jours
d'avril . Il s'expliqua devant le Conseil des ministres, et en obtint l'ap-
probation de son attitude. Le 29 avril, il se rendit à Zagreb, capitale
de la Croatie, pour faire des déclarations, à un rédacteur delà Ryetch;
[(ubliées aussitôt, elles renseignèrent et calmèrent l'opinion publique
en démontrant qu'il n'avait jamais existé un désaccord quelconque
entre M. Nintchitch et ses collègues du gouvernement de Belgrade. Si
le président de la délégation était revenu dans la capitale c'était uni-
quement pour mettre le cabinet au courant de la marche des pourpar-
lers de Gênes. 11 agissait sur son initiative personnelle, à l'exemple
des ministres d'autres gouvernements. « Les Italiens et les Yougoslaves
sont d'accord sur l'exécution du traité de Rapallo. Mais les modalités
de cette exécution provoquent des divergences entre eux. Les Italiens
eux-mêmes sont divisés dans leurs opinions au sujet de la solution du
différend. Les uns préconisent l'arbitrage, les autres veulent un règle-
ment entre les deux Etats intéressés, mais de préférence au cours de la
Conférence ». Le mémorandum du Bloc croate (dont il sera question
plus loin) « n'a pas été remis au ministre par la délégation italienne,
mais par des personnes jjrivées ».
Pendant que se pour.suiv^iifmt les travaux de Gênes, le gouvernement
voyait se marquer ou s'accentuer deux grands courants d'opposition.
La Constitution yougoslaviî prescrit que le royaume est divisé en
régions de moins de 800.000 habitants. Cette division devait être faite
par une loi. Mais le Cabinet de Belgrade ayant laissé passer le délai fixé
par ia Constitution poui- le dépôt de la loi. il fallut opérer par décret.
Le décret du 26 avril partage l'Etat des Serbes-Croates et Slovènes en
3.3 régions. Belgrade forme une agglomération indépendante et le
département de Belgrade complètement séparédela métropole, com-
prend dans sa partie septentrionale les villes de Pancevo, Turski
Becej, Velika Kikinda, Zenta. En Croatie, au contraire, le déparle-
ment de Zagreb englobe, outre cette capitale, les villes de Varazdiii et
de Krizevci. Les principaux autres départements sont ceux deLjnljIja-
na. Capitale de la Slovénie, de .Marabor, de Baka avec Novi-Sad. de
Podunavlje comprenant, avec Sinedercvo, l'ancien département de
Belgrade, plusieurs arrondissements du département de Valjevo et
une partie du Bauat. Le dé|)arlement de Nich englobe aussi celui de
Pirot et une partie de celui de Vsanje. Un article de la Constitution
1068 LA VIE DES PEUPLES
sLipule que deux ou plusieurs régions peuvent se lusionucr, pourvu
que la totalité de leur population n'excède pas 800.000 âmes.
Cette division administrative était désirée depuis longtemps par
l'opinion publique. Mais elle provoqua une rupture complète entre les
partis au gouvernement et le groupe musulman qui sur d'autres points
encore n'approuvait pas la politique intérieure du cabinet. Réunis
en congrès, le 14 avril, les députés musulmans adoptèrent, à une majo-
rité de 45 voix, la motion du chel de leur parti, Is D' Spaho, ancien
ministre du commerce, qui leur conseillait de se rallier à l'opposition
Cette décision tut très favorablement commentée, par le grand journal
Croate de l'opposition, VObzor. La majorité gouvernementale eut, de
fait, à se ressentir de cet événement, car les Musulmans i'orniaient un
groupement assez important au Parlement. Ce qu'ils reprochaient
surtout au gouvernement, c'est de méconnaître le principe de la Cons-
titution, qui proclame l'égalitéabsolue de tous les citoyens yougoslaves
sans distinction de religions : car il ressort des chiffres mêmes du bud-
get que les églises orthodoxes sont plus favorisées que les églises ca-
tholiques et les mosquées, que les prêtres et même les instituteurs sont
mieux payés en Serbie qu'en Croatie et en Bosnie.
Tandis que les dissidents musulmans accentuent de plus en plus
leur politique d'hosUlité au Cabinet Pachitch, le jjlus puissant des
partis Slovènes, le parti populaire, s'efforce, par lorgane de son grand
journal de Ljubljana, le Slovenec, de flétrir la mauvaise conduite de la
délégation yougoslave. De l'aveu même de M. D. Nicolaévitch, pré-
sident de la Société des journalistes yougoslaves, la délégation s'est
montrée « hésitante, peu active, très faible; elle n'a rien organisé; elle
a manqué de méthode» ; M. Koumanoudi, ministre des finances, homme
de grande valeur, serait resté presque inactif pendant tous les travaux
de la Conférence. Quant au parti gouvernemental croate, il se félicite
seulement de l'admission de la Petite- Entente dans toutes les con-
versations importantes. 11 regrette qu'une Conférence technique n'ait
pas précédé celle de Gênes. A son avis, la réunion des diplomates et des
hommes politiques aurait dû logiquement venir après celle des experts.
On a fait le contraire, et on aura peut-être à. s'en rei)entir. Néanmoins,
les députés démocrates de Zagreb, nettement favorables au gouverne-
ment, insistent tout particulièrement sur la situation heureuse créée
à la Petite-Entente à Gênes. A la fin de la première décade de mai, leur
orî^ane central, la Ryetch, déclare que la Petite-Entente est devenue
maintenant « une puissance que la Conférence des Ambassadeurs
devra convoquer, toutes les fois qu'il y aura des décisions importantes
à prendre ». Los démocrates croates, n'hésitent pas à revendiquer pour
la Yougoslavie le mérite de la vraie « création de la Petite- Entente, l'ac-
te le plus essentiel accompli par le royaume- depuis sa fondation ». Cer-
tains chefs du parti gouvernemental reprochent amèrement au « Bloc
VIE POLITIQUE : YOUGOSLAVIE 1069
croate » de ptu-sisLci- ;i \()ui(.iir ciéei' une sort(- d'Etat dans TEtnl, df
chercher systématiquement a s'isoler des l'rères Serbes et Slovènes, et
de s'exclure ainsii'atalementde la Petite-Entente. L'intransigeance des
partisans de l'autonomie provinciale, les membres du « Bloc croate »
a causé leur propre échec. A force de vouloir considérer a priori la
Croatie comme une province indépendante, ils ont fini par généraliser
peu à peu leur conception d'autonomie politique, ils ont demandé
qu'on étendît celle-ci aux Albanais, aux Allemands et surtout aux
Hongrois habitant la Yougoslavie.
A la fin de la Conférence, lors des derniers pourparlers entre M. Nin-
tchitch et M. Schanzer, le ministre desaffaires étrangères yougoslave
avait réussi à se concilier les symiKithies de tou^ les partis politiques
de son pays, qui se félicitaient des résultats obtenus par lui. L'accord
semblait parfait entre Italiens et Yougoslaves au sujet de Zara et de
Fiume. Malheureusement, cet accord, soumis au gouvernement de
Belgrade, entraînait l'Italie à des concessions qui produisirent une
im.pression pénible sur l'opinion publique et sur la presse. Pour sauver
la situation, les plus chauds partisans de M. Nintehitch, les radicaux
proposèrent des solutions provisoires, aussi bien dans la question de
Zara que dans celle de Fiume. Pour la première de ces deux villes, il
s'agirait simplement d'assurer son ravitaillement, grâce à une régle-
mentation rigoureuse du commerce defrontière,à Tinterdictionde l'ex-
portation, et à i'é\"acuation pir l'armée italienne, de la troisième
zone d'occupation en Dalmatie. Quant à la question de Fiume elle se-
rait réglée par une Commission mixte, com.posée de six délégués, trois
pour l'Italie, trois pour la Yougoslavie.
Il conviendrait de régler tout d'abord les questions de frontières,
puis les conditions des transports entre Fiume et les Etats contractants
enfin l'organisation générale de l'Etat de Fiume, en accord avec l'ar-
ticle 4 du traité ot aussi a\ec les documents postérieurs à sa signa-
ture et notamment la lettre du comte Sîorza ^. Personnellement, le
gouvernemeni de Belgrade préconisait une solution internation Je du
[iroblème adri:i tique au moyen d'un accord intervenant entie Fiume
et les autres Etats, ou bien par l'arbitrage de la Suisse.
Pendant que le problème italo-yougoslavc reten.àt ainsi l'attention
des délégués jusqu'aux dernières séances de la Conférence, la question
croate se ])la("ail tout à fiit au premier plan des affaires intérieures du
roy.iume. La lutte est entre le chef du « Bloc croate », partisan enthou-
siaste d'une République cro ite, et les radicaux, démocrates et socia-
listes de toutes nuances, qui oublient leurs divergences politiques et
s'unissent pour le combattre, dans l'intérêt supérieur du bien de l'Etat.
Le Bloc revendique avant tout l'autonomie pro\ inciale, m;:is les partis
du gouvei nement cvaigueni que, si elle lui est accordée, il se borne à
penser aux affaires région-.les et néglige les grands problèmes qui
intéressent l'ensemble de la vie nationale.
Aeur 13
1070 LA VIE DES PEUPLES
Si la proportion des députés croates est trèslaiijle, dans le ministère,
c'est peut-être à cause de cette politique intransigeante de décentra-
lisation qui est commune à tous les partis croates et va chez certains
jusqu'au séparatisme.
La conséquence curieuse et quelque peu paradoxale de cet état de
choses est de créer une rivalité politique très vive entre Belgrade et Za-
greb, deux villes qui devraient, au contraire s'associer très étroitement
pour l'établissement solide de l'unité yougoslave. Les autonomistes
extrémistes de Croatie vont jusqu'à al'lirmer que Belgrade et le gou-
vernement travaillent à la ruine de Zagreb. Les polémiques les plus
acerbes ne cessent de s'engager journellemententre la presse du gouver-
nement et le grand organe des « républicains « croates, V Obzor. D'un
côté, comme de l'autre, on suppute lus résultats des futures élections
législatives, qui, selon la Constitution, doivent avoir lieu en juillet 1923.
Les membres de l'opposition annoncent déjà la chute prochaine et
retentissante des partis gouvernementaux actuels. M. Protitch, ancien
président du Conseil, radical dissident, paraît gêné par leurs pronos-
tics; il estime pouvoir venir à bout des démocrates s'ils veulent gou-
verner seuls, et il espère s'emparer du pouvoij- d'ici un an avant les
élections. Cet ancien premier yougoslave est détesté par le Bloc
croate, parce qu'il a reproché à ce dernier d'avoir refusé de venir
siéger à Belgrade, à l'Assemblée nationale, sur un mot d'ordre d'abs-
tention donné par le grand chef du parti paysan républicain croate,
M. Raditch. Le Bloc compte que la nouvelle Chambre commencera
ses travaux par une révision consciencieuse de la Constitution, et
les membres de l'opposition croate se flattent de pouvoir alors im-
poser leurs volontés au sein de l'Assemblée nationale, en dépit du
scepticisme de M. Protitch et du parti radical.
En attendant que l'avenir décide de son sort le cabinet actuel se
maintient sans trop de difficultés. A son retour de Gênes et de Rome,
M. Krstelj, ministre du commerce, a fait de longues déclarations aux
chefs du parti démocrate. Il a insisté sur les résultats positifs des en-
trevues de Gênes et de Rome. Aussi bien rapporte-t-il « deux textes
généraux » accompagnés de 21 conventions, réglant les relations éco-
nomiques et financières italo-yougoslaves. Après l'approbation du
cabinet yougoslave, cette sorte de nouveau traité provisoire pourra
entrer en vigueur.
Puis une commission sera nommée, de deux représentants de cha-
cun des pays. Obéissant aux instructions du gou\'ernement,M. Krstelj
a consenti à céder à la ville de Zara 15 kilomètres de territoire, pour les
besoins de ses transports. 6 kilomètr ^s ont également été cédés dans la
direction de Biograd, 20 dans celle du canal de Planina, 12 dans celle
de l'île d'Iz. Celle-ci, ainsi que l'île d'Aljan feront partie de la ville de
Zara, qui sera sous la domination italienne, tandis que la zone des
VjÈ POLÎllOVL : YOUGOSLAVIE 1071
Uuusporis icsLeia suus l'iUiUiiité des Youguslaves. L'indépeadaiice de
Fiume csl sauvcgdrdé.t>. L'accord n'est pas encore conclu au sujet, du
jiort Barioss. En somme, comme le déclare la /iyé/c/î, en commentant
ies déclarai ions que lui a l'ailes le ministre, «ritalie n'a riencédéel nous
continuons à souliiir depuis deux ans des clauses trop générales et
trop prixées de garantie pour nous du traité de Rapalio ». Le droit
reste bien du côté youi,(»sliA e, mais la force appartient à l'Italie, et
mjdheureusemcnl n la raison du plus tort est toujours la meilleure ».
Les soldais ilaliens occui)enl encore une grande partie du terriloire
yougoslase. Le grand journal d'information de Belgrade, favorabfe au
gouvernement, la Polilika. [iroclame que la cession de Zara à l'Italie
csl « une iHuusIruosité diplomatique et juridique*. L'Italie a pu assurer
mit- \ie à <-.t' monstre : une oasis italienne sur la côte dalmale yougo-
siaxe >K Ainsi, la Yougoslavie apparaîtcomme une victime des intrigues
iluliennes, commencées par le comte Stoiza. 11 est juste de dire, toute-
lois, que les ministres yougoslaves semblent avoii' commis certaines
fautes — c'est, du moins, ce que prétendent ies organes avertis de
l'opposition. — En déclarant que le traité de Rapalio manquait de
clarté, M. Nintchitch a surtout cherché à le reviser. Mieux aurait valu
son apjjlication pure: et simple ou l'arbitrage de la Suisse ou de la
Société des .Nations, solennellement promis par M. Pachitchau Parle-
ment. Ces ei'reurs et ces abstentions regrettables pourraient justifier le
cri d'indignation jeté par VOhzer : « On a trompé le. Parlement et
l'opinion publique ».
Ce mécontentement id. ces protestations d'une partie de l'opinion
publique et de la pr(^sse, ont eu leur répercussion au sein de l'Assemblée
ititionile. En effet, à la séance du -l'.) juin, jdusieurs questions furent
:idressées par les députés à .M. Nintchitch sur la politique générale du
cabinet. Le ministre commença par déclarer qu'il s'opposerait désor-
mais énergiquement à toute tentative de violation des clauses du traité
de Tria non. .\u sujet de Fiume, il chercha surtout à calmer les esprits,
d'une manière assez habile, en déclaraiU qu'il ne pouxait encore don-
ner toutes les piécisions voulues, mais que d'ici peu de jours la situa-
tion sérail lout à fait aplanie. Ces déclarations optimistes ne purent
satisfaire le député dalmate Kouhchitch, qui objecta au ministre
qu'une grande confusion régnaitencore dans les affaires de Fiume, une
tentative révolutionnaire serait même paraît-il, à redouter, elle aurait
\Htuv objectif de constituer un nouveau gouvernement, une sorte de
directoire, composé de l'2 membres. Le député socialiste E. Kristan
reprocha alors à M. Nintchitch de maintenir une légation russe à Bel-
grade. Le ministre répondit que celle-ci ne représentait nullement la
Russie officielle. Enfin une discussion s'éleva au suj(d de la con-
duite de la délégation yougoslaxe au Congrès des associations pour la
Société des Nations à Prague. M. Nintchitch déclara aux députés que
107v: LA VIE DES PEUPLES
la délégation ne représentait pas le gouvernement et que le Congrès
lui-même était une assemblée privée d'associations.
Trois jours avant cette séance, M. Svetozar Pribitchevitch, ministre
derinstructionpublique,interviewéparla fiyeZc/i, faisait d'importantes
déchira Lions au sujet des conventions passées par M. Krstelj. M. Pri-
bitclie\ itch, l'une des personnalités les plus éminentes et les plus ac-
tives du parti démocrate, ancien ministre de l'Intérieur s'indignait de
Ifi conclusion de conventions qui permettaient à l'Italie de créer et
d'entretenir en Dcilmatic des écoles pour des nationaux alors que la
Yougoslavie n'obtenait pas de Tltalie les mêmes droits. De l'avis du
ministre, toutes les conventions signées par M. Krstelj, doivent être
soumises à l'examen approiondi du Parlement, avunt d'être ratifiées.
M. Pribitchevitch ne s'est pas borné à discuter les problèmes de.
politique extérieure; il a cherché aussi à donner des indications pré-
cises sur la question croate, qui préoccupe visiblement l'opinion publi-
que en Yougoslavie. D'une manière générale, on peut dire que le peu-
ple est peu satisfait des menées séparatistes de M. Raditch, contraires
à l'esprit et à la lettre de la Constitution du uidodan, hostiles à l'établis-
sement définitif de l'unité nation.Ue, si nécessaire au pays dans les
temps difficiles et troublés que nous traversons. Le ministre de l'Ins-
truction publique estime que M. Stoyan Protitch.l'^ncien président du
Conseil, aujourd'hui radical dissident, perd son temps en cherchant à
discuter avec M. Stréjean Raditch. Celui-ci ne serait qu'un a général
sans armées », donc fort peu redoutable. Par contre, M. Pribitchevitch
affirme qu'il voit des symptômes favorables de l'amélioration de la
mentilité paysanne, aussi bien en Croatie qu'en Serbie. Les paysans
yougosl.îves d'aujourd'hui, qui forment la grosse masse de la popula-
tion du royaume, manifestent une défiance instinctive à l'égard des
agitateurs soi-disant républicains; ils ont soif de bien-être et de paix
et ils p(;nsent, avec justesse, d'ailleurs, que leur bonheur matériel et
moral dépend de la puissance et de la grandeur de l'Etat. Tant que
l'unité '.olitique du royaume demeurera en péril, la patrie souffrira,
men.icée d:ius sa vie et dans son avenir mêmes.
M. Pribitchevitch a raison de poursuivre avec ténacité la réalisation
de l'unité nationale, c'est certainement la meilleure chance de salut
pour le royaume. Il sied cependant d'insister sur la difficulté de cette
tâche ; il ne faut pas oublier que sur le territoire du royaume S. H. S. ^
vivent quatre millions de Croates catholiques, et d'autre part, plusd'un
million de musulmans, qui ne cherchent aucunement à se fusionner
avec les éléments chrétiens de la population. Du fait de la faible den-
sité de la population en Yougoslavie, de la force et de la diversité des
idées religieuses, le5 courants politiques ne prennent que difficilement
une direction convergente. C'est ce qui explique que dès la publication
do SOS déclarations, M. Pribitchevitchait été violemment attaqué par
VIE POLITIQUE . YOUGOSLAVIE 1873
les partis croates, surtout par les leaders de l'opposition; ils lui repro-
chent des tendances centralisatrices, ils l'accusent de vouloir installer
la dictature à Belgrade et de rêver l'unité serbe et nonTunité nationale
yougoslave.
L'assassinat de Rathemiu a donné aux démocrates une occasion de
justifier la politique de leur chef et de flétrir l'i^ttitude des révolution-
naires du Bloc croate, semblable, selon eux à celle des réactionnaires
allemands. La presse gouvernementale compare le meurtre récent du
ministre Drachkovitch à celui de Rathenau.Pourla. Ryetch.M. Raditch
et ses partisans sont avant tout des utopistes dangereux.
En Slovénie, Tautonomisme provincial moins intransigeant qu'en
Croatie, essaie de trouver un terrain d'entente |)ra tique, une formule
transactionnelle qui permette de concilier les intérêts de tous les partis,
en sauvegardant l'idéal de la nation. Il groupe environ'60 % des dépu-
tés Slovènes en un solide parti, dit parti populyire,dont le programme
a été bien défini à la Chambre par un de ses leader?, le député Janko
Simrak : ^< Si M. Raditch veut avoir une République croate, le parti
populaire protestera énergiquement contre un tel programme. Les
questions intérieures ne devront être résolues que par un accord mu-
tuel ». Ainsi le parti populaire quoique autonomiste, n'est pas sépara-
tiste : il aspire seulement à un régime de décentralisation, d'indépen-
dance régionale. Au contraire les démocrates Slovènes sont pour la
fusion complète de tous les Yougoslaves : très serbophiles, ilsconsenti-
r;;ienl même à l'abandon de leur langue nationale pour ne plus parler
que le serbe. Ils se vantent d'avoir été affranchis par les Serbes et les
-Mliés. Ce sont peut-être les plus ententophiles des Yougoslaves. Il
convient, toutefois, de noter qu'ils n'occupent que 20 % des sièges
Slovènes au Parlement, même avec ceux du parti agraire, qui n'est
qu'une fraction toute nouvelle du parti démocrate.
Cette serbophilie se retrouve aussi chez les Dalmates, ainsi que par-
mi les Bosniaqu(îS et les Herzégoviniens orthoaoxes, qui tous glori-
fient la Serbie d'a\oir libéré et unifié la patrie.
Les démonstrations viriées provoquées à la. Chambre pai' l:i ques-
tion croate, ne doi\'enl j):-s nous faire perdre de vue rirnpi)rlanle séan-
ff du '1 juin, dans Ij-quf'lle la loi électorale a été \otée. Ce n'est pas
■^ans de grosses difficultés que le texte définitif de cette loi a pu être
idopté; l'accord était loin de r<^,gner jusqu'ici à son sujet, même parmi
!os membres du gouvernement et elle avait donné lieu à de chaudts dis-
cussions, qui. m::intcs fois, mirent \v cibinel enforl nu^uvaise posture.
Li nouvell ■ loi consacre h^ |)riiicipe proportionn;;liste. Elle encourage
h; création de gmnds groupements politiques, elle combat le morcelle-
ment des partis. Il y ■av.'M jusqu'ici au p;-rlemcnt. des fractions de
T) déiiutés ! Aujourd'hui chaque liste devra réunir un coefficient déter-
miné pour obl'-nir un mand.il. Mais la loi a !<• tort de ne pas asstz
1074 LA VIE DES PEUPLES
tenir compte du mode de formation des partis en Yougoslavie. Le
pourcentage des électeurs pour les différents partis varie considérable-
ment suivauL les régions. Ainsi les démocrates réunissent la majorité
des voix en Serbie et en Macédoine, mais n'ont que bien peu de ])arti-
sans en Croatie, en Slovénie et en Bosnie. Par l'application de la nou-
velle loi, les partis, qui sont régionaux, bien plus que nationaux, rem-
porteront une victoire écrasante dans certaines provinces du royaume
et un échec complet dans certaines autres.
La création d'une majorité puissante à la Chambre, comme le désire
la nouvelle loi, sera donc extrêmement difficile à obtenir.
11 est facile de se rendre compte d'avance du résultat d'élections qui
seront faites suivant cette loi. En Croatie, le parti paysan séparatiste,
qui forme un grand groupe politique, sous la direction de M. Raditch,
réunira le maximum des suffrages. En Slovénie, ce sera le parti Koro-
sec ou parti populaire qui triomphera. Dans les régions où l'opposi-
tion est forte, elle obtiendra tous les sièges qu'elle voudra. Le seul re-
mède à celte situation serait une entente étroite entre les démocrates
et les radicaux, partis dits « constructeurs d' Etat ». Pourra-t-elle se réa-
liser à temps et à souhait, et contribuer ainsi au succès si nécessaire de
l'unification nationale? Toujours est-il qu'à l'heure présente les par-
tis socialistes sont le plus directement atteints par la nouvelle loi, at-
tendu qu'ils sont en minorité dans toutes les régions du royaume.
Aussi un de leurs députés, E. Kristan, a-t-il protesté énergiquement
contre le vote de la loi, qui. selon lui, favorisera les minorités provin-
ciales au détriment des grands groupements de travailleurs urbains.
Le groupe socialiste tout entier ainsi que le groupe paysan serbe, ont
voté contre la loi.
Au début de juillet, la Chambre a été enfin saisie du projet d'em-
prunt extérieur que la Yougoslavie avait déjà cherché à négocier avec
les Et;*ts-Unis, dès la fin d'avril. Un groupe de banques américaines
avait alors proposé au gouvernement de Belgrade un emprunt de 100
millions de dollars, à 85 %, avec intérêt de 8 % et délai d'amortisse-
ment de 40 ans; 30 % de cette somme devaient être versés en argent
liquide, afin d'améliorer le change du royaume, le reste fourni en na-
ture sous forme de matériel de chemin de ter. M. Koumanoudi réussit
à obtenir 40 % d'argent liquide. L'em()runt ne put pas être conclu im-
médiatement à cause d'une campagne violente de l'opposition. M. Sto-
yan Protitch, l'ancien président du conseil, combattit le projet, en
déclarant que des mesures plus urgentes s'imposaient pour Je bien du
pays, notamment le vote et l'équilibre du buaget, la construction de
chemins de fer au moyen de concessions nationales et étrangères.
Grâce aux efforts combinés des radicaux, dont le premier ministre
yougoslave actuel est le chef, et des démocrates, l'emprunt a pu itre
conclu après de laborieux pourparlers. La ratification parlementaire
VIE POLITIQUE : YOl'GOSLAVIE 1076
a été nssez difficile; les partis agraires de l'opposition, le parti popu-
laire de M. Korosec, les socialistes, les groupes musulmans, ont voté
contre le projet. Celui-ci a fini par être adopté par la Chambre dans
sa séance du 25 juillet. Immédiatement on a enregistré une hausse
du dinar parallèle à celle qui s'était déjà produite lors de l'ouverture
des pourparlers, à la fin d'avril. Il est clair qu'il faut faire une part à
la spéculation dans ces améliorations soudaines du change; mais on
doit remarquer, toutefois, que depuis plusieurs mois déjà le ministre
des finances de Yougoslavie s'efforce de remédier à la dépréciation
du dinar, en augmentant les impôts. Les terres paysannes notamment,
ont vu leur imposition augmentée de 200 %. C'est justice, car c'est pré-
cisément dans les campagnes du royaume que les richesses abondent el
que les propriétaires sont le moins gr'evés d'impôts.
A la séance du 26 juillet, M. Nintchitch, ministre des affaires étran-
gères, a fait, à la Chambre, d'importantes déclarations. Il a d'abord
parlé de la Conférence de Gênes et affirmé qu'aujourd'hui « la Petite-
Entente forme un front unique contre toute violation éventuelle du
traité de paix». Quant à la Conférence de la Haye, le ministre avoue
qu'elle « n'intéresse ]>as la Yougoslavie, attendu que celle-ci n'a pas
d'intérêts directs en Russie, que le gouvernement de Belgrade observe
une stricte neutralité vis-à-vis des Soviets, qu'il ne veut pas du tout
se mêler de leurs affaires intérieures et qu'il ne pourra les reconnaître
de jure qu'après tous ses alliés de la Petite Entente. «
Passant en revue les rapports actuels de la Yougoslavie avec ses
voisins. M. Nintchitch insiste sur le besoin qu'éprouve son pays «d'une
exécution scrupuleuse du traité de Rapallo ». La « situation pénible »,
créée par l'occupation militaire italienne de la troisième zone doit
prendre fin. Alors on s'acheminera pas à pas vers un règlement « cor-
dial » de toutes les questions encore pendantes entre l'Italie et la You-
goslavie, Les deux pays doivent arriver à une entente, car « leurs in-
térêts sont les mêmes dans les territoires hérités de l'Autriche ;>.
De la Hongrie et de la Bulgarie, M. Nintchitch n'exige que « la
sti'icte observation des traités ». Il attire l'attention de la Chambre
sur les incursions répétées en territoire yougoslave de bandes bulgares,
composées de véritables agents provocateurs, qui se donnent dans leur
pays comme « membres de sociétés de bienfaisance ». Eu réalité, ce
sont des comitadjis « déguisés » qui, franchissant la frontière serbe,
viennent semer la terreur parmi les populations paisibles et se livrent
sur elles à des actes de violence. Des protestations semblables se sont
élevées déjà en Rouninnie et en Grèce contre ces bandes « noires »,
qui ont aussi fait des incursions sur le territoire de ces deux pays.
Parlant des résultats du Conseil de la Société des Nations tenu à
Londres, le ministre déclaie que les Alliés « ont décidé que la ques-
tion bulgare devrait être réglée uniquementenlre les gouvernements de
1078 LA VIE DES PEUPLES
Sofia et de Belgrade. D'ailleurs, la Yougoslavie ne cherche qu'à vivre
en amitié parfaite avec la Bulgarie ».
Les relations actuelles de la Yougoslavie avec l'Autriche sont « des
relations correctes et normales de bons voisins ». Quant à la question
albanaise, elle est définitivement résolue.- « Un ministre de Yougosla-
vie réside maintenant à Tirana. La reconnaissance du gouvernement
albanais par le royaume est un fait accompli et les relations diploma-
tiques sont établies. »
En résumé, forte de son « alliance » avec la Tchéco-Slovaquie et la
Roumanie, pouvant compter sur !'« amitié » de la Pologne et « l'appui
de ses grands Alliés, la Yougoslavie poursuit une politique de l'occi-
dent paisible et défensive.
La fin de la séance a été consacrée à la discussion du budget, qui,
malgré les efforts de l'opposition sera très probablement voté dons les
premiers jours d'août. Cette fois encore, M. Raditch et les 60 députés
du parti paysan républicain croate, se sont abstenus d'assister aux dé-
libérations de l'assem.blée. Cette tactique leur est familière et fait
partie, pour ainsi dire, de leur programme politique.
Quelles conclusions tirer de ce tableau d'ensemble de la situation
politique en Yougoslavie, au cours des quatre derniers mois? Au
point de vue de la politique extérieure, la question, qui prime toutes
les autres, est celle de l'accord avec l'Italie. Or, celui-ci est loin encore
d'être parfait. La troisième zone demeure toujours occupée par les
troupf*s italiennes. En outre, il est importfint de remarquer que sur
une population totale de 1.610.082 Slovènes \ 1.000.000 à peine se
trouvent en Slovénie. Près de 400.000 vivent sur le territoire italien
notamment dans la région de Trieste. en butte aux persécutions des
Italiens, sans droits et sans défense en face du gouvernement de Ro-
me, et par l'organe de leur grand journal, V Edinosl Triesli, ils récla-
ment l'union fraternelle de tous les partis et revendiquent leur droit
à l'existence, leur autonomie et leur rattachement à la Yougoslavie.
Quant au reste de la population Slovène, il est dispersé en Autriche,
principalement en Carinthie, où il est aussi persécuté par la Volhs-
wehr. Ces faits contribuent forcément à rendre difficile In situation
de la Yougoslavie vis-à-vis de certains de ses voisins, surtout de l'Ita-
lie. A l'intérieur, le gouvernement de Belgrade fait des efforts considé-
rables pour parvenir à établir solidement l'unité nationale, sans la-
quelle aucun progrès n'est possible. L'avenir même du jeune royaume
dépend de la réalisation de cette unité. Elle est, à l'heure actuelle, re-
tardée par le pouvoir encore redoutable des éléments séparatistes qui
s'appuient sur les masses paysnrmes. incultes et suggestionnobles, sur
l'antagonisme très marqué des diverses nationalités et des différentes
religions. La cohésion du bloc de la Petite-Entente, démontrée par
les résultats de h\ Conférence de Gênes, contribuera très vraisemblable-
VIE POLITIQUE : VOi i.OSLA' lE 1077
ment à affiimer la puissance politique propie de la Yougoslavie et
à lui p^.rmettre de réaliser plus facilement, plus sûrement, ses aspira-
tions nationales. Isolé, le royaume des Serbes, Croates et Slovènes efit
été un Etrit SEcrilié, dans un avenï!' plus ou moins lointain. 11 a com-
pris le besoin d'une alliance solide et bienfaisante aAec les Etals \ oi-
sins comme la Bulgarie a compris qu'elle serait condamnée à périr.
étouffée, en raison même de sa situation territoriale, si elle s'obsti-
nait à ne pas vouloir graviter dans l'orbite balkanique.
La Yougoslavie est un Etat tout jeune, et l'unité politique léelle et
durable ne se conquiert pas en quelques années. L'histoire du déve-
loppement des grandes puissances occidentales suffit à le prou\er.
La restauration des finances du royaume, le retour à une vie écono-
mique normale sont, avec l'heureuse solution des problèmes politi(iues,
les conditions indispensables de son développement. Mais les progrès
accomplis en trois .'ins d'indépendance sont la meilleure réponse à
ceux qui s'obstineraient à douter de l'avenir du royaume uni des Ser-
bes, Croates et Slovènes.
N. D.
VIE L\TERIVATIONALE
LES RESPONSABILITÉS DE LA GUERRE
V édifice entier du traité de Versailles repose sur r article 231. qui pro-
nonce contre r Allemagne, auteur de la guerre, à la fois une flétrissure
morale et une condamnation civile, dans des termes qu'il est bon de
rappeler à Voccasion : » Les Gouvernements alliés et associés dé-
clarent et l'Allemagne reconnaît C[ue l'Allemagne et ses alliés
sont responsables pour les avoir causés de toutes les pertes et
de tous les dommages subis par les Gouvernemerits alliés et asso-
ciés et leurs nationaux en conséquence de la guerre, qui leur a
été imposée par l'agression de l'Allemagne et de ses alliés «.
L'obligation des réparations se fonde donc sur Vaveu de V Allema-
gne que seule elle a voulu la guerre et Va déchaînée.
Contre cet aveu, auquel les Alliés la contraignaient, elle a protesté dès h
début, elle n'a jamais cessé de protester, et sa protestation a revêtu
des formes de plus en plus vives. Les conséquences politiques et les
conséquences matérielles de sa reconnaissance de culpabilité lui
paraissent également lourdes, dangereuses, menaçantes, insuppor-
tables. Encore, sur la question des réparations. Vopinion germani-
que semble-t-elle divisée : et. si une forte minorité de fanatiques,
d'énergumènes ou de cyniques, docile aux excitations des Luden-
dorff et des Helfferich, est résolue à user de tous les moyens pour
soustraire V Allemagne aux charges qui lui incombent, on peut ad-
mettre, avec de bons observateurs, qu'il existe — mais peut-être pour
peu de temps encore — une faible majorité pour accepter le prin-
cipe que V Allemagne doit indemniser les victimes de ses pro-
cédés de guerre, tout en cherchant d'ailleurs à le faire aux moindres
frais. Mais, sur le point de la culpabilité, à l'exception d'une poignée
d'hommes dont on ne saurait assez admirer la clairvoyance, l'éner-
gie et le courage. — la clairvoyance, car ils comprennent que le
seul moyen d'ôter à l'ancien régime allemand toute chance de res-
tauration est de le faire apparaître seul responsable du poids des
réparations au peuple qui les paie; l'énergie, nécessaire pour ne
VIE IXTEEyATIOXALE: DOCUMENTS l':^'79
point se lasser d'une lutte si inégale: le courage enfin, car on sait
quels risques court aujourd'hui en Allemagne quiconque se dresse
contre les passions nationalistes exaspérées — aucun Allemand,
même parmi les démocrales, même parmi les socialistes, n'admet
sincèremenl la faute unique de V Allemagne dans le déchaînement
de la catastrophe. C'est un fait qui s'impose à tout observateur,
même le mieux disposé en faveur d'un rapprochement franco-alle-
mand, pour peu qu'il garde un peu d'esprit critique^. Est-ce la
survivance du vieil orgueil de l' Allemagne impériale même chez
ceux qui s'en rroijaienl le plus exempts f ou esl-ce seulement calcul
qui. en ébranlant l'article 231, compte faire tomber loul le traité 1
La campagne contre le « mensonge de la responsabilité », la Schuldlùge,
a. depuis des mois repris avec fureur dans toute l' Allemagne. A en
voir V extension el les ravages croissants, on pourrait s'étonner de
r indifférence avec laquelle les vainqueurs assistent à son dévelop-
pement, pour eux si qros de menaces, si l'on ne savait trop, pour
l'avoir cruellemenl appris depuis l'armistice, avec quelle mécon-
naissance, quelle ignorance foncière de T Allemagne, quel dilettan-
tisme et quelle légèreté, pour ne point parler du machiavélisme naïf
de certains, a été partout conduite, depuis 1918. la politique alle-
mande des vainqueurs. Au lendctnain de l'armistice, le problème
allemand n'était qu'un problème de psychologie, simple rt facile à
résoudre si on en apercevait clairement les données et les méthodes,
mais embrouillé, plein de détours, de pièges, el de risques si on
r attaquait mal. Quelques hommes, qui connaissaient l' Allemagne,
Vont dit en novembre et décembre 1918. et montré comment il fallait
le prendre: mais c'est les autres qu'on a écoutés, el le résultat est sous
nos yeux.
Il faudra revenir prochainement pour en montrer les dessous, sur cette
campagne k innocentisle ».que le récent procès suscité à Munich par
les accusations portée.^ ronlre la mémoire de Kurt Eisner a éclairée
d'une lumière si crue. Il faudra aussi prendre corps à corps ce
Livre Noir, lancé par les bolcheviks, nccueilliavec une joie délirante
par le nationalisme allemand el ses alliés, et où. on le verra, l'exa-
men critique ne peut, en dépit des étranges liberlés qui y sont prises
avec les textes, découvrir la moindre charge contre la politique
française. C'est ce Livre Noii' qui, par une .<iérie de répercussions,
est à l'origine du débat institué devant la Chambre des députés
françaises les 5 «/ 6 juillet, sur les responsabilités de la guerre, à la
suite d'attaques du député communiste VaiUani-Coulurier contre
M. Poincaré.
En pareille matière, les documents raient plus que les plus éloquents
\. Voir, clans |e Progrès civinw du 29 jiiillel, rarlicif de M. Tli. Ruyssen,
1080 LA VIE DES PEUPLES
commentaire a. On reproduit donc ici. d'abord le grand discours par
lequel M. Poincaré est iniervenn dans ce débat, et pour le compléter
celui que le président du conseil a prononcé le 16 juillet à Jonchery,
à r inauguration du monument de la première victime de la guerre, et
qui a apporté à Vopinion universelle la révélation de certains faits
nouveaux, dont l'un (la lettre du consul général cV Allemagne à Bâte)
est capital. En face du discours de M. Viviani. qui, préface à celui
de M. Poincaré, fixe des points dlnstoire, on a placé, par scrupule
d'impartialité, la réponse de M . de Jagow. secrétaire d' Etat allemand
aux affaires étrangères en juillet et aoûl 1914 et. pour la nicllre au
point le commentaire qu'y a consacré le Journul des Débits du
2-2 juillet.
Discours prononcé par M. Poincaré à la Chambre des Députés
le 6 juillet 1922
Avant d'essayer de répondre à ces interpellations et aux commen-
taires prolongés dont les orateurs lesont entourées hier ettoutàl'heure,
je suis, à mon vif regret, forcé de revenir d'un mot sur l'incident qui
a été avant-hier l'origine même de ce débat.
L'Humanité a, en effet, reproduit hier et je sais quelle veut à
nouveau faire distribuer demain l'abominable gravure dont a parlé
hier M. Vaillant-Couturier, et qui continue à être répandue à profusion
dans la France entière.
Tout à l'heure. Messieurs, un honorable membre de cette Assemblée
M. Courtial, me remettait la lettre suivante qu'il a reçue d'un ouvrier
de Clermont-Ferrand :
« Monsieur le député,
« Excusez-moi de la liberté que je prends en vous écrivant. Vous n'êtes pas
pour moi un inconnu, je suis un de vos électeurs. Je m'adresse à vous au sujet
de la fameuse campaene « Poincaré-la-guerre ».
« .Je suis ouvrier, on peut me donner des leçons de français, c'est entendu,
mais, à l'heure présente, il se passe à Clermont une chose révoltante que je tiens
à vous signaler; et je pense que, quand vous la connaîtrez vous ferez votre pos-
sible pour la faire enrayer et au besoin insisterez pour le vote d'une loi, afin que
des mesures énereriques soient prises, puisque, à l'heure présente, il est impossi-
ble de combattre cette odieuse campagne.
" A Clermont-Ferrand, et probablement dans toute la France, circule, de-
puis quelques jours, une photographie représentant M. Poincaré, un ambassa-
deur, le préfet de la Meuse! etc.. revenant d'une visite aux tombes de nos grands
morts, dans un des cimetières de Verdun.
' A côté, sur la droite, figure un texte véritablement outrageant pour notre
président du conseil. C'est de cette photo que je veux parler. Vous la connais-
sez certainement, elle a figuré il y a une dizaine de jours sur le journal l'Huma-
nité. Elle est maintenant en carte postale. Cette ignoble gravure est distribuée
dans notre ville à qui le désire et même à qui ne le désire pas. Elle est colportée
dan« nos campagnes et est distribuée à nos braves paysans.
« Ma lettre n'est pas bien faite. .Je suis un ouvrier, mais elle vous touchera
VIE INTERNATIONALE : DOCUMENTS 1081
certainement davantage que si elle vous était adressée par un homme d'un cer-
tain rang.
« Je vous laisse libre d'en faire ce que vous jugerez bon, afin qu'elle vous aide
à conjurer le grand péril auquel nous courons.
« Excusez-moi, monsieur le député, de vous avoir retenu aussi longuement.
« Croyez à l'expression...
« Signé Paul .Mulsan, mutilé de guerre, ouvrier d'usine à Clermont ».
Culte lettre sutlinût à me venger de bien des inianiies.
Beaucoup de membres de celte Chtimbre ont vu cettif! carte postale.
Elle n'est pas, comme M. Vâillant-Couturiei l'a dit, reproduite d'après
une photographie oflicielle, mais d'après une photographie du Monde
Illustré, photographie que je tiens à la disposition de la Chambre et
où l'on voit très clairement — la photographie du Monde illualré e«l
plus grande et plus visible — que ni l'ambassî.deur, M. Myron Her-
ryck, ni moi, nous ne sourions.
La propagande qui se poursuit dans certains milieilx heureusemeul
très restreints, au sujet des responsabilités de la guerre, n'est pas moins
abominable. Elle l'est mêmu davantage, parci que celle-ci ne vise
plus seulement un homme, ce qui est négligeable, mais parce qu'elle
peut atteindre la France elle-même.
Je suis véritablement étonné dt s distinguo que M. Caehin a]ii>i)rl(t à
cette tribune.
il nous dit :
« Je ne cherche i-ias à excuser l'Allemagne impéri, iliste. Au contraire
je la condamne ».
Comment ! Vous ne voyez pas que si vous condamnez enmême temps
la France, vous excusez au moins pour moitié 1" Allemagne !
M. Charles Baron. — M. Poincaré n'est pas la France. Quel orgueil.
Jupiter olympien !
M. le Président du Conseil. — J'ai entendu, comme tout le
niondc, les vociférations de l'honorable M. Baron. M. Baron tient à
Ci' qu'il soit bien ent(mdu que je ne suis pas la France. Il n'a pas
besoin de prendre tant de peine pour le démontrer.
Mais j'ai représenté la France et je l'ai représentée aux heures les
plus graN'es et les plus dilliciles et, quoique indigne, peut-être de la
représenter, j^ suis bien lorcé de dire qu'aux yeux de l'étranger je
{)ersonniliais cependant la France et, quand vous attaquez non seule-
ment l'ancien président de la République, mais, par la force même
des choses, tous les cabinets qui se sont succédés autour de lui, \ous
attaquez la France elle-même.
Messieurs, lisez le livre que publie aujourd'hui même notrehontjrable
collègue M. André Fri bourg, sous le titre : Les semeurs de haine. —
Leur œuvre en Allemagne avant et depuis la guerre. Vous y verrez, avec
une profusion de documents à l'appui, comment l'Allemagne a pré-
pure 1:' guerii' depuis de longues années, par l'affiche. |)ar le pamphlet,
iOS2 LA VIE DES PEVPLEb
\}i)v la chanson, ])hv les roitinns, par les inéiuoites, par le Ihéâtrc, p;)r le
cinéma, par les conférences et surtout ptrr l'enseignement, et vous y
verrez qu'aujourd'hui, par les même moyens, elle continue les mêmes
attaques, mais cette fois contre le traité de Versailles.
Les auteurs du traité de Versailles ontvouluqu'ilreposâtavanttout
sui' une idée morale. Ils ont pensé qu'ils ne. dev;uent pas seulement
justifie-r Je traité par la victoire, comme on le faisait autrefois, qu'ils
devaient surtout le justifier par les responsabilités mêmes de la guerre,
et les deux Chambres françaises se sont à l'unanimité associées à cette
manière de faire;
Ici, M. Barthou, au Sénat, M. Léon Bourgeois, ont, d nsleurs remar-
quables i-apports, exposé que l'Allemagne était tout à la lois seule
responsable d'a\oir déclaré la guerre et de l'avoir ensuite menée par
des méthodes abominables. La même opinion a été soutenue dans tous
les pays alliés, et'le traité a étératifiésans que personne se levât, ici ou
ailleurs, pour contester l'opinion des honorables rapporteurs.
Le traité contenait, vous le savez, une reconnaissance formelle de la
culpabilité de l'Allemagne impériale, signée par les plénipotentiaires
allemands.
Depuis lors, à mesure que le temps a passé, l'Allemagne a relevé la
tête et est revenue ;^ la plupart de ses habitudes d'avant guerre. Elle
recourt aujourd'hui à toutes les habiletés, à tous les subterfuges pour
échapper au ()ayement desré|)arations, etelle s'est dit que le principe
de ces réparations étant fondé sur sa responsabilité, le plus sûr moyen
d'échapper au payement était de décliner maintenantlaresjionsabilité
qu'elle avait reconnue.
M. Arislide Briand. — Ce que dit M. le Président du Conseil est
très exact. Ce fut la thèse même soutenue à Londres devant les alliés
par le docteur von Simons, ministre des Affaires étrangères d'Alle-
magne. Pour relever ce défi, les alliés, adressant un ultimatum à l'Al-
lemagne, ont pris soin de...
M. Poincaré. — .... de renouveler et de confirmer !
M. Aristide Briand. — .... de mettre en tête de ce document le
principe duquel dérive, toutes les responsabiliés de l'Allemagne. Or,
cet ultimatum et sa déclaration de principe, le Reichstag, à la majo-
rité, l'a accepté. Ce ne sont plus seulement les plénipotentiaires, c'est
l'assemblée représentative de l'Allemagne qui, une fois de plus, a
reconnu la responsabilité de son pays.
M. le Président du Conseil. — Je remercie l'honorable M. Briand
de compléter avec autant de précision ma démonstration.
Malheureusement, ces reconnaissances successives n'ont pas empê-
ché l'Allemagne de mener depuis quelques mois une campagne dans
le monde entier, dans les ancien pays neutres, drUisles pays nlliés, en
Amérique et en France même.
Vie interna tionale -. documents loès
11 élnit inévilnble — j»:i jie iifvu éloiiiit^ fi je, lu- m ea iitllige même
|)r)S — il él;iit inévitable que j'eusso rhoniiour d'èlie lo point de mire
de celte campagne. J'uvais étéprcsidentdn conseilau début des guerres
balkaniques. J'avais été président de la République de 1913 à lO^O.
L'Aile iiagnt> a donc personnifié— c'était fatal— dans le chef de l'Etal
la politique française. Pour les besoins de la discussion, je veux bien
accepter celte persounil'icatiou, mais je liens, avant loute démons-
tration, à faire une double remarqui^
J'accepte toutes les responsabilités de là politique que j'ai suivie,
en 191-2, comme presidentduconse.il. Mais j'ajoute tout de suite, et je
suis sûr que je no serai démenti par aucun d'eux, — il y en a dans cette
salle, — que tous mes collaborateurs y ont été étroitement associés. Je
ne. le dis pHS bien entendu, pour répartir la responsabilité, tout sim-
plement pour montrer à la Chambre que si j'avais voulu suivre une poli-
tique personnelle, si légèrement belliqueuse que ce tût, je ne l'aurais
pas pu, parce que, tous les jours, je mettais mes collègues au courant
et leur demandais leur avis.
Parmi ces collègues, il y avait des honimes tels que M. Léon Bour-
geois, M. Briand — qui assurément se le rappelle, — M. Klotz,
M. Pams. qui a été ensuite mon concurrent à la {(résidence de la
République, mais qui, jusqu'à la dernière heure, — M. Briand et
M. Klotz se le rappellent. — est resté étfoitemenl uni a\ec moi,;
qui, depuis lors, est devenu ministre ]><'ndant la guerre et qui
a été un de mes collaborateurs les plus affectueux et les plus fidèles.
Et l'un de mes collègues, x\I. Steeg, a lui-même cité par écrit, dans
un article qu'il a publié il y a quelques mois, un mol que j'a\ais dit
alors dans une séance du conseil. J'avoue que je ne me le rappelais
même pas, teJlement il exprimait ma pensée jn-ofonde et je le trouvais
naturel. .J'avais dit, en jileiri conseil :
" .\lors même que je serais sûr par avance qu'une guerre nous conduirait à la
victoire, je ne prendrais jamais la responsabilité de la laisser déclarer ».
A partir de janvier 1913 — c'est ma seconde observation — jeae\ iens
Président de la République.
Comme l'a dit hier .M. Viviaui dans son émouvante improvisation,
je ne suis |)lus à partir dv- cett<ï date, responsable constitutionn.'jle-
ment, mais je tiens à prendre ma large part de responsabilité morale
dans tous les actes accomplis sous ma présidence par les cabinets
successifs. .Je parle tout au moins, de la politique militaire pendant la
guerre. De la fin de 191 3 à la guerre^ les cabinets qui m'ont entouré,
successivement jirésidés par .M. iJoumergue et par .M. \i\iani, conte-
naient une majorité de membres qui avaient été nies adxersaires.
L'accord a toujours été n'est-ce pas, M. Viviani, complet et étroit,
entre nous, et jamais, je l'affirme, je n'ai écrit une ligne ni dit un mot
1084 t.A Vie des peuples
(lui n'eût été par :ivance. soumis -a rniiprobalion du conseil des minis-
tres.
Sous réserve de ces deux observations préliminaires, je réponds aux
allégations des interpella teurs, d'.-ibord sur h. première période, ei
puis sur la seconde.
Année 1912 : on oublie ou on pi<raîl un peu trop oublier ce qu'a été
Tannée 1912. Je dirais probablement quelque chose d'apparence un
jjeu naïve en précisant simplement qu'elle succédait à l'année 1911,
mais l'année 1911 avait été une année terriblement agitée et inquié-
tante pour la France. L'affaire d'Agadir avait produit dans tout le
pays une émotion profonde, que l'on peut avoir oubliée aujourd'hui
mais qui avait troublé tout r> pays. Tous les Français se demandaient
ce que serait le lendemain.
De longues et pénibles négociations ont été engagées. Le traité du
4 novembre 1911 a causé, vous vous le rappelez, dans le pays, une
vive déception. L'abandon d'une partie du Congo, c'était aux yeux
de la France, la perte d'une partie de notre patrimoine national.
Sur ces entrefaites, une crise ministérielle éclata à la suite d'un
dissentiment qui s'était produit devant la commission du Sénat entrt-
le président du conseil d'alors, M. Caillaux, et le ministre des affaires
étrangères, M. de Sclves. Je fus appelé par M. le Président Fallières,
qui m'avait déjà plusieurs fois offert la présidence du conseil et qui
insista très affectueusement pour que j'acceptasse.
Sur ses instances et sur celles de M. Léon Bourgeois, je me résignai,
mais, me défiant de mes forces et de mon expérience, je m'entourai
immédiatement des plus hautes personnalités de la République. Je
réunis auprès de moi, non seulement M. Léon Bourgeois, mais M.
M. Briand, M. Millerand, M. Steeg, M. Delcassé, M. Klotz — je passe
les autres, mais je ne les oublie pas.
Nous avons débuté par un acte de conciliation vis-à-vis de l'Alle-
magne : malgré lopposition de plusieurs membres importants du
Sénat, malgré ropposition, notamment, de M. Clemenceau et de
M. Pichon, nous avons fait ratifier le traité du 4 novembre 1911 . Nous
avons été bien mal récompensés, d'ailleurs, de cette preuve de bien-
veillance, et je me suis demandé souvent, depuis la guerre, si ce
n'étaient pas les membres opposants qui avaient raison.
Toujours est-il qu'au lendemain même de la ratification, des diffi-
cultés successives, interminables, se sont élevées au Maroc. C'a été,
d'abord, des réclamations d'un personnage qui s'appelait M. Ficke.
C'était un Allemand très protégé par l'ambassade, et qui, tous les
jours, sr plaignait d'avoir été spolié. Quelques années après, au len-
demain de la déclaration de guerre, on s'est aperçu que ce n'était qu'un
espion allemand. On a fait des perquisitions chez lui, et on y a retrouvé
la preuve que l'zXllemagne préparait la guerre au Maroc depuis plu-
VIE INTERNATIONALE : DOCUMENTS I08b
sieurs armées. Ue sui te que, si les incidents n'avaient pas éclaté dans
la péninsule bakanique, ils auraient certainement éclaté avant peu
au Maroc. Mais c'est du côté de l'Orient que se tirent entendre les pre-
miers grondements de l'orage.
A ce sujet, MM. les communistes incriminent, avec un peu d'obs-
curité, mais avec beaucoup de véhémence, notre politique d'entente
avec la Russie, ils cherchent à tirer parti de certaines publications,
plus ou moins exactes,en tout cas incomplètes, qui émanent des Soviets
et, notamment, d'un livre auquel on a donné le titre un peu mysté-
rieux de Livre noir, livre qui a été traduit en français par un journaliste
dévoyé, resté à la solde des Soviets, M. Marchand — dont, entre pa-
renthèses, j'avais facilité le début de carrière.
M. Marcel Cachin. — Très honnête homme !
M. le Président du conseil. — M. Cachin, si c'était un si honnête
homme, je vous garantis qu'il n'autait pas écrit à mon endroit ce qu'il
a écrit.
M. Marcel Cachin. — C'est un très honnête homme.
M. le président du conseil. — Lorsqu'on est venu solliciter un service
dans le cabinet d'un homme politique, on est au moins tenu au silence.
Quoi qu'il en soit, Messieurs, le Livre jaune que nous avons publié
nous-mêmes montre les lacunes, les inexactitudes, les erreurs, les fan-
taisies et les coupures volontaires de ce Livre noir. J'ajoute que, même
dans l'édition française, publiée, si je ne me trompe, par le journal
V Humanilé, on a mis en relief, en gros caractères, un certoin nombre
de passages dont ou veut tirer des conséquences désobligeantes pour
moi, et on a laissé en petits caractères tous les passages qui répondent,
au contraire, page par page, à certaines allégations qui ont été pro-
duites à cette tribune. J'en fournirai la preuve tout à l'heure.
Un distingué diplomate, que beaucoup d'entre vous connaissent,
M. Homieu, a f.ùt soigneusement la comparaison des textes, dans une
brochure récente,et il a montré toute la mauvaise foi do la i)ublication
russe, telle qu'elle a été présentée.
La politique que nous avons suivie en 1912, messieurs, — je tiens à
le dire tout de suite et on ne le pourra pas démentir — ■ est une poli-
tique d'étroite entente européenne. Afin de ne pas opposer groupe à
groupe, nous avons fait, depuis l.i première heure de la crise balkanique
jusqu'à la dernière, tous nos efforts pour rester en contact, non seule-
mont avec l'Angleterre, mais avec les autres puissances.
C'était du reste, bien naturel et c'était obligatoire: nous redoutions
l'opposition de l'Autriche et do la Russie en Orient et nous voulions
à tout prix l'éviter.
C'est ainsi, messieurs, qu'à un moment donné, je vois qu'un projet
russe va s'opposer à un projet autrichien. Je télégraphie immédia-
tement à notre ambassadeur a Vienne, le 1" septembre 191-4 :
AOVT 14
10è« LA VIE DES PEUPLES
« Vous pouvez exprimei' à Litre personnel, l'opinion que le Gouver-
nement de la République, lermement attaché à la Triple Entente ne
poursuit en Orient aucun objet d'intérêt exclusif et que le concours
de toutes les puissances lui paraît nécessaire à la solutiondu problème
balkanique ».
Quelques jours après, messieurs, je réponds encore à une obser-
vation qui m'est faite par le gouvernement russe qu' « il me paraît
indispensable de tenir le contact le plus étroit avec le gouvernement
autrichien ».
Le 18 novembre, le secrétaire d'Etat allemand des afiaires étran-
gères prend l'initiative d'énumérer cinq points d'intérêt général,dont
les grandes puissances devront se réserve»' la décision lors du règle-
ment de la paix balkanique. Je réponds immédiatement :
« Le Gouvernement français demeure disposé à continuer la conversation
avec toutes les puissances, sur les cinq points indiqués par M. de Kiderlen. »
Quelques jours après, M. de Kiderlen se ravise et s'efforce de réser-
ver à l'examen exclusif de l'Autriche-Hongrie et de l'Itali*^ la question
d'Albanie et celle de l'accès de l'Adriatique. Je télégraphie immé-
diatement à M. Jules Gambon •
« Il me paraît nécessaire que toutes les puissances soient appelées à dire leur
mot sur toutes les questions. »
Voilà, par conséquent, la ligne générale que nous avions adoptée et
dont, vous le verrez, nous ne nous sommes pas un instant départis.
Aussi bien, le 20 décembre 1912, quelques jours avant mon élection
à la présidence de la République, l'illustre orateur dont on a plusieurs
fois parlé, depuis avant- hier, à cette tribune, M. Jaurès, rendait-il,
ici même, justice à la politique que j'avais suivie. C'était tout à la fin
de la session : je ne me suis presque plus représenté devant les Cham-
bres avant l'élection présidentielle. Voici comment M. Jaurès s'ex-
prima, au moment où je venais de m'expliquer, publiquement et so-
lennellement à cette tribune, sur la politique que j'avais suivie :
« Il nous suffit qu'à cette heure, M. Poincaré ait voulu sincèrement la paix,
qu'il en ait donné l'impression à l'Europe, qu'il ait compris que le devoir de la
France était d'y coopérer loyalement.
« Et je me rappelle, non sans gratitude, que M. le président du conseil a pris,
dès le début de la crise, l'initiative de ces conversations générales entre tous les
pays qui ont apaisé, amorti le conflit, et qui viennent de prendre leur forme dé-
finitive dans la conférence des ambassadeurs réunis à Londres ».
On n'en prétend pas moins que nous avons été à la remorque de la
Russie, et particulièrement de M. Isvolski. Je suis, je l'avoue, un peu
embarrassé, car je n'aime pas médire des morts et je ne veux d'ail-
leurs pas parler de M. Isvolski qu'avec respect, parce qu'il était le re-
présentant d'une puissance alliée et, surtout, parce qu'il a eu un fils
blessé au service de la France.
VIE L\'TEnyATlà.\ALÉ : DOCUMENT h 1087
\hiis tous mes collègues de 191-2, et, riotinnmcnl, M. t;ri:iiid et
M. KloU. f(uj sont ici tous deux, se vappclieiiL cerluinemenl comme
moi que nous étions loin d';i\oir pleine conti;ince en M. Isvolski. Celte
défiance a même été la cause essentielle du voyage que tous mes col-
lègues m'ont insiammeiit prié de faire à Pétrograd, du moins à Saint-
Pétersbourg, puisque tel était encore le nom de la capitale russe à
cette époque, dans Télé de 19P2.
Nous étions les alliés de la P.ussie depuis de longues années, et nous
voulions, bien eJitendu. conserver celte alliMiice comme un gage es-
sentiel d'équilibre européen.
Nous entendions également, el toujours <\\\n> rintérêt de la paix, et
toujours dans l'intérêt de noire sécurité,maintenir l'entente franco-an-
glaise telle qu'elle existait depuis ces accords de 1904, si étrangement
défigurés tout à l'heure par M. Cachin.
C'est la politique que j'ai suivie, que tous les cabinets français,
sans exception, ont suivie, qu'ils fussent modérés, qu'ils fussent ra-
dicaux, qu'ils fussent radicaux-socialistes, et la France, en effet, ne
pouvait en suivre une autre.
M. Vaillant-Couturier a dit hier qu'il y avait, en France, un « parti
de ta guerre ». 11 a cité, à ce propos, une brochure, signée « Agathon »,
dédiée, paraît-il, à M. Colrat. M. Colrat n'est pas ici, mais il ne me dé-
mentira pas: avant qu'il fût député, je n'avais jamais eu avec lui
;iucune conversation politique. Il a été, comme M. André Paisant,
comme M. Charles P»eil)el. comme M. Léon Bérard, un de mes colla-
l)0ra leurs au Palais de justice, mais au Palais seulement. A celle épo-
(jue, je ne traitais a\ec lui que d'affaires professionnelles. Je souhaite-
rais que la même ligne de démarcation infranchissable, que j'ai tou-
jours mise entre mon métier d'avocat et mon rôle d'homme politique,
fût respectée aussi sévèrement par tous.
M. Colral était donc parfaitement libre d'accepter la dédicace d'un
livre ou de laisser paraître tel ou tel outrefilet dans V Opinion. Mais
j "ajoute que j'ai eu la curiosité, puisqu'on citait un entrefilet de V Opi-
nion, de réclamer le numéro où il avait paru, et voici ce que j'ai lu
en tête de ce journal. C'est le numéro du 14 décembre 1018. C'est, par
conséquent, à la fin de la guerre. .M. Colrat était parli poui' les armées
pendant la guerre.
Le numéro où a paru lenlrefilel sur lequel on a cherché à équivo-
quer avant-hier, et dont on voudra bien reconnaître que je ne suis
cependant pas responsable, ce numéro commence par ces mots :
« Nous sommes heureux d'annoncer à no.s lecteurs que, à dater du 1'' janvier
proctiain. .\I. Maurice Colrat reprendra la direction effective de {'Opinion. «
Monsieur Vaillant-Couturier, vous auriez pu lire le numéro tout
entier. Vous trouvez cela tout-à-fait nature? Vous êtes avocat sta-
Iûg8 LA VIE DES PEUPLES
giaire. Laissez-moi vous donner un conseil, un conseil d'aîné : quand
vous mettez une pièce au débat, lisez-la toujours tout entière, et ne
laissez jamais <à vos contradicteurs le soin de compléter votre lecture.
C'est un détestable procédé, et il ne réussit jamais !
J'éprouve du reste quelque confusion à relever des allégations aus-
si misérables que celles qui ont été produites à cette tribune. Dire
qu'il y avait en France un « parti de la guerre », c'est émettre une af-
iirmation qui sera certainement lelevée avec joie en Allemagne et
qui y méritera les honneurs de l';<tïichage, mais c'est énoncer une
contre-vérité.
En France, s'il y a eu quelques égarés qui aient eu de telles idées,
citez-les 1 Mais vous ne citerez pas un seul hommepolitiqueresponsable.
M. Adrien Pressemane. — Vous niez l'évidence.
M. Poincaré. — Pouvez-vous citer un homme politique responsa-
ble?...
•Je répète qu'on n'a pas le droit d'appeler manifestations d'un << par-
ti » des manifestations isolées, qui ne répondent pas au sentiment pu-
blic. La France était, avant la guerre foncièrement pacifique. Elle
n'oubliait certes pas les provinces qui lui avaient été arrachées. Elle
avait bien le droit de garder ce souvenir au fond du cœur. Mais per-
sonne en France, je dis personne de responsable, personne dans les
Chambres françaises, ne méditait une guerre de revanche. Et, mes-
sieurs, je crois que j'exprimais la pensée de la France entière lorsque
je répétais au banquet du comité du commerce et de l'industrie la
phrase que j'avais prononcée devant ce même comité en 1912, en
pleine crise balkanique :
« Que, de tant d'efforts sincèrement employés à la conservation de la paix,
il pût rt^^sulter une guerre — et quelle guerre ! la plus effroyable qui se soit abatue
sur le inonde ! — ce serait un défi au bon sens, à la civisliation et à l'humanité. »
J'ajoute, puisque M. Vaillant-Couturier a rappelé que je suis Lor-
rain, que les Lorrains étaient, s'il est possible, encore plus fermement
attachés à la paix que les isutres Français.
Ils connaissaient, en effet — oui, certes, ils avaient de bonnes rai-
sons de les connaître mieux que personne ! —les risques d'une guerre.
Ils se rappelaient les invasions qu'ils avaient tant de fois subies.
Moi-même, messieurs, s'il m'est permis de me mettre en cause, et
je m'en excuse, je me rappelais comme un douloureux souvenir d'en-
fance une occupation allemande de trois longues années, dans le dé-
partement que j'ai encore l'honneur de représenter aujourd'hui. Je
savais bien qu'une nouvelle guerre exposerait mon malheureux pays
natal à un recommencement des épreuves qu'il avait si souvent con-
nues. Je savais bien que nos maisons familiales seraient bombardées
et détruites, que nos régions payeraient la guerre plus cher que tout
le reste de la France.
VIE INTERNATIONALE : DOCUMENTS 10^9
Aussi bien, messieurs, le mot que j'avais dit en 1912 et qu'a répété
M. Steeg exprimait-il très exactement ma pensée profonde : jamais,
jamais, je n'aurais voulu prendre la responsabilité d'une guerre, alors
même, je le répète, que j'eusse été assuré di- la victoire !
Mais, autant j'étiàs résolu à tout faire pour éviter cette guerre, au-
tant j'étais déterminé à tout faire pour que, si elle éclatait malgré
tous nos efforts de paix, elle se terminât par la victoire et par la libé-
ration de l'Alsace et de la Lorraine.
C'est cette double pensée — quoi qu'on en ait dit, elle ne conlienl
rien de contradictoire — qui a inspiré, depuis trente cinq ans, toute
ma vie politique. Et pourquoi donc parlé-je de moi ? C'est la pensée qui
a inspiré toute la politique française. '
On peut, assurément, m'adresser bien des reproches, mais il en est
un que je me suis efforcé de ne jamais mériter : je n'ai point varié
dans les idées que j'ai défendues, j'ai toujours été républicain et j'ai
toujours été patriote. Mais je n'ai jamais été partis, n d'une politique
de vaine bravade ou de manifestations chauvines, et je défie qu'on
trouve depuis trente-cinq ans, une parole qui pfit avoir une allure bel-
liqueuse.
Oh ! vous avez cherché — et vous n'avez rien trouvé ! — Oui,
oui ! vous avez trouvé — ce que vous avez .apporté hier !...
M. Vaillanl- Couturier. — Je rends hommage à votre prudence.
M. le Président du Conseil. — Tantôt on dénonce mes impruden-
ces, et tantôt, lorsqu'il le faut, on rend hommage à ma prudence,
mais on essaye d'y mettre de l'ironie et de la malveill'nce.
En 1912, à un moment où la Franco était encore frémissante de l'in-
cident d'Agadir, nous avons tenu à maintenir étroitement la Triple
Entente, que nous considérions — je l'ai dit et je ne me lasserai pas
(le le répéter — commis une garantie essentielle depaix,enprésence de
l'impéiialisnie grandissant de l'AUenuigne. Mais pas un instant — nous
allons le voir — nous n'avons voulu donner et nous n'.ivons donné à
l'.ette Trijile, Entente un caractère agressif. Notre politique ;. toujours
<-u la signification eurojtéenne la plus accentuée. .Je n'en veux poui'
preuve que des passages très nombreux du Livre Noir lui-même, no-
fimnient celui-ci, oia M. Isvolski rapporte, le 8 février 1912. une con-
versation que j'avais eue avec lui au sujet des négociations anglo-alle-
mandes engagées par lord Hiddane. .Je n'ai pas besoin de \ ous din
que ces passages sont imprimés, dans l'édition française, en petits
i-.aractères":
•< -M. Poincarfî m'a exposé que le fiouvernemeiil framai'^ ne pouvait que sa-
luer la présente tentative de l'Anarleterre et de l'Allemagne d'établir entre elles
des relations normales, et que cette tentative ne soulève, du cùté franç;ais, pas
la moindre p ^occupation ou un doute au sujet de l'entière loyauté du gouver-
nement anplais. Il y aurait plutôt lieu de redouter l'insuccès éventuel des pour-
parlers, après lequel pourrait se produire un cxacerbement plus grand encore
1090 LA VIE DES PEUPLES
des relations anglo-allemandes, et. par conséquent, une nouvelle menace s la
paix européenne.
« Les déclarations de M. Poincaré me semblent entièrement sincères et, de
mon côté, j'essaie de raffermir en lui une façon de voir optimiste au sujet de
cette affaire. Je ne puis pourtant ne pas remarquer que. dans les centres mili-
taires d'ici, prédomine un point de vue qiielque peu différent... »
En 1911, messieurs, après l'affaire d'Agadir, nous avions, tout na-
turellement, demandé à l'Autriche son adhésion au traité franco-al-
lemand du 4 novembre. Toutes les puissances signataires de l'acte
d'Aigésiras, et notamment l'Italie, avaient immédiatement acquiescé.
L'Autriche, au contraire, s'était fait prier, et, comme prix de son
acceptation —j'arrive, messieurs, à ce qu'on a appelé hier 1' « inci-
dent Crozier » — l'Autriche avait demandé que le marché de Paris fût
ouvert à des emprunts d'Etat autrichiens et hongrois.
M. Klotz se rappelle assurément l'incident : il y a été mêlé de très
prés. J'ajoute, du reste que, contrairement à ce qu'on a dit, c'était
sous un ministère présidé non pas par M. Poincaré, mais par M. Cail-
laux.
M. Klolz. — Parfaitement.
M. le président du Conseil. — Je vais préciser. Je ne critique pas
du tout ce qui a été fait à ce moment. îSous allons voir, au contraire,
qu'on m'a attribué ce qui avait été fait, avant moi, mais qu'en réalité,
ce qui avait été fait avant moi était parfaitement légitime.
La Chambre connaît toutes les intrigues financières auxquelles:
donnaient lieu, trop souvent, ces admissions à la cote, lorsque, sur-
tout, elles étaient demandées, autrefois, par les agents de l'Autriche
ou par les agents de l'Allemagne. Cette fois-ci, la demande était for-
mulée en connexion avec la question du traité du 4 novembre. C'était
— je précise — au mois de novembre 1911, c'est-à-dire alors que M. de
Selves était ministre rtes affaires étrangères.
Le 6 novembre, M. de Selves avait télégraphié à M. Crozier. Je de-
mande à la Chambre d'excuser ces détails, ils ne sont pas du tout sans
importance.
Je disais que, le 6 novembre, M. de Selves avait déjà prévenu le
gouvernement austro-hongrois, par l'intermédiaire de M. Crozier,
qu'il ne fallais pas mélanger les deux questions. 11 avait dit, en pro-
pres termes :
« Je ne sais pas quelles sont les circonstances auxquelles fait allusion le comte
d'/Erenthal et dans lesquelles nous aurions été défavorables à l'Autriche. La
question des emprunts est une question tectinique, qui n'a pas de connexion avec
l'affaire marocaine. »
Le comte d'iErenthal n'en avait pas moins cherché à mélanger les
deux questions, que M. de Selves tenait, avec grande raison, à dis-
tinguer, et 'e 18 iiovemt}re 1911, il avait remis à M. Crozier une note
VIE INTERNATIONALE : DOCUMENTS 1091
ainsi conçue — ce sont les propositions dont on a parlé hier, vous ap-
précierez :
Dans cette pièce, le ministère impérial et royal déclarait que l'Au-
triche-Hongrie «envisageait l'accord survenu dans les affaires du Ma-
roc, entre la République française et l'Allemagne, sans jalousie comme
sans appréhension » et il ajoutait :
« Nous examinerons donc avec bienveillance les stipulations' d'une conven-
tion que nous sommes tout disposés à saluer comme une nouvelle garantie de
paix et d'harmonie.
<' Persuadés que nous sommes que nus bonnes relations nous permettent de
coopérer avec la France sans friction, sur le errain économique, au Maroc, com-
me ailleurs, en Orient, nous ne mettrons pas, comme d'autres puissances croient
devoir le faire, notre adhésion an prix de compensations matérielles, soit au
Maroc, soit ailleurs. Aussi nous espérons que le Gouverftement de la République
voudra bien donner son appui à nos efforts, tendant à établir entre les forces
économiques de l'Autriche-Hongrie et de la France dds rapports répondantà
l'attitude politique que les deux puissances se félicitent d'observer mutuelle-
ment. Dans cet ordre d'idées, la possibilité de placement des empunts de l'Au-
tricxe et de la Hongrie sur le marché parisien figure au premier rang. La haute
influence du Gouvernement de la République, pour peu qu'il se rende ù nos
vues d'une façon générale, nous obtiendrait assurément l'admission à la côte
officielle des titres de ces opérations. »
Voilà, messieurs, la not^ioù l'ont: vu, hier, une proposition dentent*;
politique.
Sur le moment, cependant, M. Crozier ne s'y était pas trompé. Car,
en la transmettant à M. de Selves, il écrivait :
" Il n'est pas douteux que de la réponse que nous ferons à ces ouvertures dé-
pendra la rapidité ou la lenteur des formalités qui doivent précéder l'accession
de r.\utriche- Hongrie au traité franco-allemand. »
Dans ce papier, que l'on a si étrangement travesti, il n'y ovait donc
qu'une seule chose : une condition, de mauvais goût, que le gouverne-
ment autrichien tentait de mettre à son acceptation des accords ma-
rocains. L'Autriche demandait l'ouverture de notre marché. Or, à
ce moment même, elle développait ses armements sur terre et sur mer,
et, à la d-^mande de l'Allemagne — ce qui était une menace pour l'I-
talie — elle accroissait sa flotte de la Méditerranée, elle fabriquait
même de ces canons lourds que nous avons vus sur notre front pen-
dant la guerre.
Favoriser les emprunts demandés, c'était donc nous jeter dans une
entreprise périlleuse. Notre chargé d'affaires à Vienne, M. de Saint-
Aulaire, s'en rendit parfaitement compte. Le 7 décembre, pendant
un congé de M, Crozier, il écrivait à M. de Selves, pour le mettre en
garde contre la proposition faite.
J'épargne les lectures à la Chambre, mais j'ai les pièces sous les
yeux.
Le 20 décembre, M. do Saint-Aulaire revenait à la charge.
Veuillez remarquer encore une fois que tout cela se passai! avani le
cabinet que j'ai formé.
1092 LA VIE DES PEUPLES
Le 2 janvier suix'nnt, M. de Selves écrivait à M. Klotz une lettre
ainsi conçue ;
« Ainsi que vous le savez, on parle depuis quelques temps de l'émission éven-
tuelle d'un emprunt d'Etat autrichien ou hongrois en France. La réalisation d'une
telle opération sur notre marché serait de nature à nous créer de très sérieuses
difficultés du côté de la Russie.
1 Je me propose de vous donner à ce sujet des explications verbales détaillées,
mais il m'a paru utile de vous mettre d'ores et déjà en garde contre les sollici-
tations dont vous pourriez être l'objet de la part des établissements financiers
susceptibles de s'intéresser à l'émission d'un emprunt de la monarchie austro-
hongroise. »
M. Klotz avait aussitôt pris note et il avait découragé les banquiers
qui s'étaient adressés à lui.
Le récit est bien exact?
M. Klotz. — Tout à fait exact.
M. le président du Conseil. — Le 13 janvier suivant, au moment
où M. de Selve? i^îlait quitter le quai d'Orsay, il remerciait M. de Saint-
Aulaire de ses dépêches, il le félicitait de sa clairvoyance et il ajou-
tait que la politique que le Gouvernement français avait suivie répon-
dait aux nécessités nationales.
Le récit de M. Vaillant-Couturier, messieurs, est donc complète-
ment inexact.
Ce n'est pas moi qui ai pris la décision de repousser alors la demande
de l'Autriche, c'est mon honorable prédécesseur, et il l'a prise en par-
faite connaissance de cause et dans l'intérêt même de la paix euro-
péenne.
Je répète, d'n illeurs, que. malgré la réserve à laquelle nous étions
condamnés vis-à-^■is de l'Autriche, à cause de sa situation dans la Tri-
ple Alliance, à cause de son intimité avec l'Allemagne, à cause, évi-
demment, des difficultés qu'au sein de la Triple Alliance elle avi: it
a vec no treamie l'Italie, à cause sur tout de l'influence militaire qui s'exer-
çait sur les deux empires, malgré, dis-je, cette réserve à laquelle nous
étions condamnés, nous aAons toujours cherché, et je crois que nous
■•ivons toujours réussi jusqu'à l'attentat de Serajevo, à entretenir avec
le gouvernement austro-hongrois les relations les plus cordiales.
Personnellement, j'avais avec M. le comte Szecsen, ambassadeur
d'Autriche à Paris, des rapports tout aussi fréquents, je dois ajouter,
tout aussi cordiaux qu'avec les ambassadeurs alliés, parce que — c'est
un hommage que je lui rends — c'était, en effet, un homme sincère-
ment attaché à la paix européenne.
Je n'en veux pour preuve, messieurs, que cette lettre amicale qu'il
aurait pu assurément se dispenser de m'envoyer, et qu'il m'a écrite le
18 janvier 1913, c'est-à-dire au moment même de mon élection à la
présidence de la République.
Voici la lettre d'un homme dont, d'après les interpella leurs, nous
VIE INTERNA TIONALE: DOCUMENTS 1093
aurions combattu sans cesse. dei»uis plusieurs mois. les intérêts na-
tionaux :
" Monsieur le Président,
« Permettez-moi de joindre mes vueux très chaleureux à ceux de vos nombreux
amis et de vous offrir mes félicitations les plus sincères à l'occasion de votre
élection à la place si éminente que vous allez occuper.
« Permettez-moi aussi d'exprimer l'espoir que Votre Excellence voudra bien
me conserver, dans l'avenir, la bienveillante confiance dont Elle a bien voulu
m'honorer jusqu'ici. »
Je passe la fin qui est d'un ordre trop familier, trop intime.
Si l'ambassadeur d'Autriche écrivait ainsi, au commencement de
1913, au nouveau Président de la République, c'est assurément qu'il
n'avait pas eu à se plaindre des relations qu'il avait eues avec le pré-
sident du conseil pendant tout le cours de l'année 1913.
Mais, si cordiales, messieurs, que fussent ces relations avec les re-
présentants des pays étrangers, c'était avant tout les intérêts de la
France que je consultais, bien entendu, dans mes conversations avec
eux, et cela tout aussi bien dans mes relations avec M. Isvolski
qu'avec les autres.
A aucun moment, M. Is\olski n'a exercé sur la politique fiançaise
la moindre influence.
Non seulement mes collègues de 191-i, mais les ministres qui nous
ont suivis se rappellent les uns et les autres combien, au contraire,
plusieurs fois, en conseil nous nous sommes plaints tous de certains de
ses propos ou do certaines de ses attitudes. Mais il était le représen-
tant d'un pays fdlié et nous devions le considérer comme tel.
Au commencement de l'année 1912, l'alliance russe datait dune
vingtaine d'années et vous connaissez par le Livre jaune de 1898 la
convention militaire qui en formait le document essentiel.
Je n'ai lu que le passage auquel on a fait allusion hier et iiujouid'iiui
encore et sur lequel a roulé la plus grande partie de la discussion des
interpellateurs. c'est la pluMse suivanle. décisive du rt-sle. de la con-
vention :
« Si la France est attaquée par l'Allemai^ne ou par l'Italie soutenue par l'Alle-
magne, la Russie emploiera toutes ses forces disponibles pour attaquer l'.Mle-
magne.
Si la Russie est attaquée par l'Allemagne, ou par l'Autriche soutenue par
l'Allemagne, la France emploiera toutes ses forces disponibles pour combattre
l'Allemagne. »
Lorsqu'ont éclaté les événements balkaniques, la préoccupation
inévitable du (gouvernement '"rançais a été que ces clauses de l'alliance
ne pussent nous entraîner dans un conflit; mais, d'autre itart. nous
ne pouvions ni désavouer l'alliance, ni la rétracter ; nous ne le pouvions
pas, nous nous serions exposés à une rupture avec la Russie, cl, par
suite, à un isolement relatif en Europe.
1094 LA VIE DES PEUPLES
Nous avons donc pratiqué, autant que possible — je dis nous en
parlant de tous les cabinets français qui se sont succédés — une poli-
tique de rapprochement ave« tous les pays d'Europe, et nous avons
pratiqué cette politique en plein accord avec l'honorable M. Louis,
^ambassadeur à Saint-Pétersbourg.
Le Livre jaune, que je viens de publier, abonde en télégrammes qui
prouvent la constance de cet accord jusqu'à la fin de 1912.
Il faut véritablement croire que les interpella teurs, qui lisent avec
tant de soin les publications bolchevistes ne prennent même pas la
peine de lire les publications françaises.
M. Vaillant-Couturier a prétendu que j'avais poursuivi M. Louis de
je ne sais quelles persécutionset M. Cachin a essayé tout à l'heure de
revenir sur cette allégation. Mon démenti immédiat a un peu inter-
rompu sa démonstration.
Rien n'est moins exacL J'ai des lettres personnelles de M. Louis
qui font foi du conti-aire.
Si M.Louis ne m'a pas accompagné à Moscou en 1912, c'est pour une
raison que j'ai regrettée plus que personne : M. Louis était très souf-
frant. C'était un excellent agent, consciencieux, attentif, avisé, mais
il était déjà atteint de la maladie dont il est mort. 11 était un peu ren-
fermé à cause de cette maladie, et il vivait très isolé à Saint-Péters-
bourg. 11 ne ^'oya^t presque jamais l'empereur, dont le gouvernement
de la République finissait par ignorer complètement la pensée.
Mais j'ajoute que, contrairement aux affirmations qui ont été tout
à l'heure reproduites encore à cette tribune, nous avons maintenu
M. Louis à Saint-Pétersbourg bien au-delà de la date qu'indiquait
tout à l'heure M. Cachin. Il a été maintenu jusqu'au mois de février
1913 et c'est alors, sous le ministère de l'honorable M. Briand, et par-
ce qu'il était impossible de le laisser à son poste davantage, qu'il a
été rappelé. Mais on avait maintenu M. Louis aussi longtemps qu'il
avait été possible de le maintenir.
M. Ferdinand Bougère. — ■ Trop longtemps.
M. Poincaré. — Non, pas trop longtemps, parce que, par son intel-
ligence et l'autorité de ses services, il rendait encore la représenta-
tion française des plus honorables.
Mais il ne voyait presque jamais l'empereur et vous savez que l'em-
pereur était lui-même assez difficile à pénétrer. L'affaire de Kiel nous
avait appris depuis longtemps à redouter quelque peu ses inspira-
tions personnelles.
En outre, il y avait entie M. Louis et le ministre des affaires étran-
gères, M. Sazonov, une sorte d'incompatibilité d'humeur qui avait
amené M. Sazonov à faire demander le remplacement de M. Louis.
Mais après avoir entendu les explications de M.Louis et bien qu'il fût
malade, nous l'avions maintenu en place, parce que nous n'avions
VIE INTEEXATIOXALE : DOCUMENTS 1095
pas voulu paraître, le sacrifier à des réclamations d'un pays étranger,
fût-ce un pays allié. Nous iia\ons inelheureusenient pas pu lui ren-
dre la santé et dissiper com|ilètennent le malaise qui existait entre les
deux gouvernements. D'un autre côté, depuis ces longs, ces fameux dé-
mêlés avec le comte d'^renthal — je vois M. Briand sourire et, en ef-
fet, cela réveille en nous des souvenirs communs...
M. Arislidf Briand. —C'était le secret de notre inquiétude.
M. le Président du Conseil. — Précisénu-nl. il était mal vu en Au-
triche, nous savions quà ctiaque instant il pouvait y avoir des inci-
dents assez délicats, dus à des initiatives personnelles de M. Isvolski,
dont nous étions fort loin d'approuver toutes les idées.
Enfin, par-dessus tout, dans le courant de' lOTi, nous étions in-
quiets de cette alliance balkanique sur laquelle nous n'avions obtenu,
ni par M. Louis, ni \y.n- M. Isvolski, aucun renseignement précis.
C'est alors que M. le Président Fallières et les membres du cabinet
que je présidais m'engagèrent tous à faire le voyage de Russie, pour tâ-
cher d'obtenir des informations plus exactes.
J'eus donc, à Saint-Pétersbourg avec M. Sazouov une corn ersa lion
qu'il a résumée lui-même d"après une note qui a été publiée par M. Sie-
bert.
.Je me demande pourquoi, en lisant tout à l'heure un passage des
mémoires de M.Sazonov, M. Cachin a négligé cet autre passage.
L'entretien porte sur la situation balkanique et sur un plan com-
mun de mesures di[>loma tiques à adopter pour conjurer une t;ggrava-
tion de la situation.
:< A cette occasion... », note en propres termes 31. Sazonov, dont, du
reste, je dois dire que l'esprit était tout à fait pacifique. M. Briand
l'a vu comme moi dans le courant de l'année 1912, puisqu'il est venu
à Paris; M. Viviani l'a vu en 1914, dans les heures les plus graves et
les plus angoissantes. Nous avons tous constaté que, personnellement,
M. Sazonov était un très sincère ami de la paix.
M. Ernesl Lafonl. — Oh ! l'influence de M. Sazonov !
M. le Président du Conseil. — II était ministre des affaires étran-
gères.
Et j'ajoute que l'empereur, si j'ose prononcer son noni devant vous,
était lui-même très fermement attaché à la paix.
Voici une publication, dont vous avez lu des extraits tout à l'heure.
Vous auriez dû lire jusqu'ici :
« A cette occasion, Poincarê crut nécessaire daccentuerque lopiniou piililiqiic
française ne permettrait pas qu'on en appelât aux armes pour des affaires pu-
rement balkaniques, si l'Allemagne n'y participait pas et ne proxoquait pa.s
elle-même le casus fœderis. «
Voilà donc très exaclemeni inlerprélée l;< ptiisci' ((iiisl;i iil<- tl luia-
uinie de tous les gouvcinements frani^ais.
1096 LA VIE DES PEUPLES
Lorsque le 15 octobre 191-2, j'ai prié notre ambassadeur à Londres,
M. Paul Cambon, de transmettre au Foreign Office les renseignements
que j'avais recueillis à Saint-Pétersbourg, je lui disais que je tenais à
mettre le gouvernement anglais au courant de ce que j'avais appris
pendant mon voyage, parce que je souhiutais vivement, ardemment,
que les trois gouvernements gardassent le contact et fissent des ef-
forts communs pour la sauvegarde de la paix européenne.
Vous le voyez, c'était toujours chez le cabinet français la même pré-
occupation de maintenir la paix et de maintenir en même temps la
Triple Entente, que nous considérions comme un gage et comme une
garantie de la paix générale.
Sans doute, il pouvait arriver à M. Isvolski de ne pas reproduire
très exactement la pensée du gouvernement français ou même, comme
quelques ambassadeurs, d'y substituer la sienne, comme quelques
ambassadeurs aussi, de chercher à se faire valoir de temps en t,em})s
auprès de son propre gouvernemenl.
Le fait est que le 17 novembre, M. Isvolski avait très inexactement
reproduit un entretien qu'il avait eu avec moi et qu'il m'avait attribué
cette phrase qu'on a lue hier mais que, vous allez le voir, je n'ai ja-
mais prononcée :
« Tout cela revient k dire que si la Russie fait la guerre, la France la fera aussi »,
Après avoir envoyé ce télégramme, je dois dire que M. Isvolski a
eu une sorte de remords et d'inquiétude d'avoir trahi ma pensée, et
il est venu faire ce qu'il ne tiiisait jamais, il est venu me lire son télé-
gramm-e de la veille. J'ai immédiatement protesté auprès de lui et
j'ai en même temps télégraphié à M. Louis pour le |)rier de rectifier et
de préciser ma pensée.
« M. Isvolski m'a lu hier le télégramme qu'il a envoyé à Saint-Pétersbourg, en
même temps que la lettre que je lui avais écrite. Pour préciser l'attitude de la
France, il a dit ({ue la France ferait la guerre si la Russie la faisait elle-même,
puisque nous savions que l'Allemagne était derrière l'Autriche. Je lui ai fait re-
marquer que cette formule était trop générale et que j'avais uniquement dit que
la P'rance respecterait le traité d'alliance... » — comment donc aurais-je pu dire
autre chose — «... et soutiendrait même militairement la Russie au cas où joue-
rait le casas ftairris. M, Isvolski m'a promis de rectifier et de préciser. Je vous
.serai obligé de bien vouloir vous-même, à l'occasion, définir notre attitude en
stricte conformité avec le traité. »
M. Isvolski a rectifié lui-même — je dois dire qu'il a rectifié in-
complètement — et sa rectification a paru dans le Livre noir. Or,
M. Vaillant-Couturier'ne l'a pas lue. Il n'a lu que le télégramme rec-
tifié, celui qu'on fait paraître en grosses lettres, mnis non le télégra-
me rectifiant, qui est, au contraire, publié en petits caractères. C'est
le procédé de toutes les publications; c'est co qu'on appelle de l'Iiis-
loire. Le voici :
VIEINTEB.XATIONALE: DOCUMENTS 1097
« Pour éviter tout malentendu, et vu l'importance de la question, j'ai cru
devoir lire h M. Poincaré mon télégramme n'^ 369 dont il a complètement ap-
prouvé le texte.
« Il m'a prié seulement de préciser les conditions auxquelles la France ferait
la guerre. 11 est bien entendu — me dit-il — que la France marcherait dans le
cas déterminé où le casus fœderia prévu par l'alliance... » — je vous ai lu le texte
intentionnellement tout à l'heure — « ...se produirait, c'est-à-dire dans le cas où
l'Allemagne soutiendrait par les armes l'Autriche contre la Russie.»
11 est à noter que, dans ce télégramme rectificatif, M. Isvolski donne
du casus jœderis une interprétation encore inexacte puisque c'est seu-
lement en cas d'attaque de l'Allemagne contre la Russie qu'il
doit jouer. Mais mes instructions à M. Louis, qui ont été en\oyées le
même jour. sont, elles, tout à fait formelles. Je dis, comme je dois le
dire, que je m'en tiens au casus fœderis; le gouvernement russe, com-
me le Gouvernement français, a le traité dans ses archives.
J'avais dit : « Nous respecterons, le cas échéant, le traité », rien de
plus, et il va sans dire que, si je n'avais pas tenu ce langage, j'auto-
risais la Russie à nous abandonner en casd'attaque de l'Allemagne
sur nos frontières de l'Est.
Mais, je le répète encore, toul en maintenant rallia nce, nous vou-
lions maintenir la solidarité européenne. Le Livre noir en fait foi ù
chaque page. C'est, en effet, la France qui a fait les premiers efforts,
d'abord pour empêcher la guerre balkanique, puis pour la localiser
ou la circonscrire, enfin i)oui' régler la paix par une conférence, et je
dois répéter que M. Sazonov ;>. sincèrement aidé cette action pacifique.
L'Allemagne elle-même, qui n'était pas, alors, encore décidée à une
guerre immédiate, nous rendait justice et, le 2 octobre, M. Jules Cam-
bon me télégraphirdt de Berlin : :
1 Après avoir vu le secrétaire d'Etat ce matin, je me suis rendu chez le dit
M. de Kiderlen. La Russie et l'Autriche, si elles font la démarche ayant pour
objet le statu qun territorial, agiraient au nom de toutesles puissances, y compris
l'Allemagne. M. de Bethmann-Hollweg m'a exprimé l'espoir que Votre Excel-
lence, — je vous demande pardon, messieurs, l'Excellence, c'était moi — pour-
rait amener M. Sazonov à prendre l'initiative qui lui est proposée. La déclara-
tion lui semble très urgente et il n'y a pas à ses yeux un jour à perdre.
« II m'a répété combien il comptait que la paix de l'Europe serait assurée,
grâce à vos efforts.
« La Gazette de r Allemagne du F<nrd publiera ce .soir un communiqué affir-
mant l'union des grandes puissances pour empêcher ou, tout au moins, pour lo-
caliser le conflit, et exprimant la confiance qu'elles n'y participeront pas. »
Trois jours après, le 5 octobre 1912, le Fremdenblall, traduisant
la pensée du gouvernement autrichien, appréciait ainsi l'attitude du
gouvernement français, et c'est dans les journaux autrichiens et dans
les documents allenijinds (jue je trouve la réponse déci6i\e aux allé-
gations des interpelloteurs :
Par une initiative prompte et décisive, le Gouvernement français a fourni une
fois de plus la preuve de ses sentiments pacifiques en s'efforçant de prévenir uAe
conflagration avec un zèle digne de la gratitude générale. »
ioÔ8 La vie dès peuples
Enfin, coiiiorménit'nl à noire initiative, une coiitércnce des délé-
gués des puissunces se réunissait à Londres sous la présidence de l'ho-
norable sir Edward Grey, aujourd'hui lord Grey, qui a tant fait alors
et qui a tant tait aussi en 1914 pour la conservation de la paix euro-
péenne.
C'est en grande partie, messieurs, à raction personnelle de sir Ed-
ward Grey, mais c'est aussi, il faut bien que je l'ajoute, grâce au con-
cours que lui a prêté le Gouvernement français, que la généralisation
du conflit a pu, alors, être évitée et que la paix a été sauvée. Sauvée
pour deux ans ! C'est bien court, et, à ce moment-là, c'était bien long.
Sur ces entrefaites, messieurs, l'Assemblée Nationale m'a envoyé
à l'Elysée, et M. Vaillant-Couturier veut que cette élection ait eu,
aux yeux du monde, une signification belliqueuse. S'il en avait été
ainsi, je pense qu'un homme du caractère de mon éminent collègue et
ami, M. Léon Bourgeois n'en aurait pas pris l'initiative. .Te pense qu'un
aussi fervent ami de la paix — ^et je ne parle que de ceux qui se sont
prononcés publiquement — qu'un aussi fervent ami de la paix que
M. Ferdinand Buisson, ne m'aurait pas alors ouvertement et courageu-
sement soutenu.
M. Ferdinand Buisson. — C'est très juste.
M. le Président du Conseil — II ne m'a soutenu que parce qu'il
me connaissait depuis de longues années, parce qu'il avait été mon
collaborateur très dévoué au ministère de l'instruction publique,
jiarce qu'il connaissait depuis longtemps mes sentiments et mes
opinions et qu'il savait que j'étais un ami fervent et sincère de la
paix.
Mais, dit-on, le baron Guillaume, ministre de Belgique, a parlé vers
cette époque du chauvinisme qui sévissait en France.
Le baron Guillaume était, en effet, ministre de Belgique. C'était un
très honnête homme, je ne dirai rien qui étonne ses compatriotes en
ajoutant que c'était un observateur assez su))erliciel qui, comme un
petit nombre de Belges avant la guerre, croyait, hélas ! à l'esprit pa-
cifique de l'Allemagne.
Mais on a parlé tout à l'heure de M. le baron Beyens et on a oublié
qu'il a publié un livre magnifique où il a expressément regretté les
erreurs d'appréciation qu'il avait, pendant plusieurs années, portées
sur le compte de l'Allemagne, et je dois bien dire que le baron Guil-
laume ne s'était pas suffisamment renseigné auprès de son éminent
collègue de Berlin, M. le baron Beyens, car le 18 octobre 1912, le ba-
ron Beyens écrivait à M. Davignon, ministre des affaires étrangères
de Belgique, une lettre que voici et qui répond, je pense, suffisamment
aux interpella teurs :
« Le premier effet de la crise balkanique a été d'opérer un rapprochement
entre le Gouvernement Impérial et celui de la République. Egalement désireux
Vie 1 n t e ri\' AT I o.\ al e -. documents 1099
de voir le conflit localisé dans la péninsule et d'éviter une guerre européenne,
ils se sont entendus pour agir dans le même sens avec leurs alliés respectifs
la Russie et l'Autriche.
« L'initiative prise personnellement par M. Poincaré, en vue du rétablisse-
ment de la paix, a reçu l'approbation et même les éloges de la presse allemande.
« Signé : Baron Beyens. »
Au reste, lorsque les communistes recherchent clans 1m volumineuse
correspondance du baron Guillaume, correspondance saisie par les Al-
lemands à Bruxelles, pendant les hostilités, et publiée par eux, lors-
que les communistes y cherchent deux lignes sur le prétendu chau-
vinisme Irançais, pourquoi en négligent-ils d'autres passages, comme
celui-ci, par exemple, daté du 3 mars 1913?
M. de Schœn se plaignait au ministre de Belgique de ce que l'opi-
nion publique se surexcitât tout à la lois en Allemagne et en France,
et il ajoutait :
« Gela est d'autant plus ridicule que, durant toute la crise que nous traver-
sons, les deux gouvernements ont prouvé les sentiments les plus pacifiques et
se sont continuellement appuyés l'un sur l'autre pour éviter les conflits. »
M. Léon Blum. — Le document était à double tranchant, parce qu'il
pourrait être interprété comme montrant une volonté pacilique en
Allemagne.
M. le Président du Conseil. — • .Je vous remercie, monsieur Blum.
Je vous répondrai, parce que je ne veux pas qxu) votre interruption
puisse être exploitée en Allemagne.
M. Léon Blum. — - ÏNi moi non plus.
M. le président du Conseil. — Ni vous non plus.
Il n'est pas douteux que, pendant toute l'année 1912, l'Allemagne n
tait sincèrement des efforts pour s'allier à nous, dans l'intérêt général
de l'Europe et pour la conserv^ation de la jiaix..., elle n'était pas prête.
Elle n'était pas prête, et c'est la raison pour laquelle, dès la lin de
1912 et le commencement de 1913, elle a tait voter ses programmes mi-
litaires et obligé ainsi la France à établir le service de trois ans.
Quoi qu'il en soit et pendant l'année 1912 tous les efforts groupés
des puissances avaient réussi. iMaisen juin 1914 l'attentat de Serajevo
est venu brusquement compromettre cette œuvre de coopération gé-
nérale, et il sutiit de lire les annotations mises par l'empereur (iuil-
laume II à ce moment sur les documents diplomatiques qui lui étaient
quotidiennement communiqués, annotations qui ont été publiées par
la révohjtion allemande ou du moins par Kautsky avec l'aulorisa-
tion de la révolution allemande à une heure où elle ne cherchai! pas
encore à excuser lEmpirc il suffit de lire ces annolali(»us violentes,
insensées, pour voir qut; lidée d'écraser la Serbie :i iiniiiédialt-nient
dominé toute la politique austro-allemande.
Qu'ajouterai-Je d'ailleurs, à cet égard, à la magnifique improvisa-
llOi» LA VIE DÈS PEUPLES
Lion de M. Viviani, si pi'ufoadément émouvante, si belle do sincéiité
et de courage, et pour laquelle je veux, du haut de cette tribune, lui
dire encore toute mon affectueuse gratitude?
Nous sommes, messieurs, partis ensemble pour Saint-Pétersbourg.
Voyage officiel, qu'une tradition déjà ancienne avait rendu obliga-
toire. Je suivrais simplement l'exemple de tous mes prédécesseurs; et,
dès le mois de janvier 191-1, toutes les conditions de ce voyage avaient
été arrêtées par des télégrammes échangés entre M. Doumergue, pré-
sident du conseil, et notre ambassade à Saint-Pétersbourg.
L'Autriche et l'Allemagne, connaissant nos projets, connaissant
l'heure exacte de notre arrivée à Saint-Pétersbourg et notre départ
de Cronstadt, s'étaient, comme l'a dit M. Viviani, concertées pour
que l'ultimatum à la Serbie ne îûi envoyé qu'après que nous aurions
quitté la Russie.
A droite. — C'est une preuve de leur volonté de guerre.
M. le président du Conseil. — - On redoutait donc, de toute éviden-
ce, que les deux gouvernements pussent s'entendre sur place pour la
paix. On redoutait que nous fissions entendre, tout de suite, des
[tropositions d'arbitrage ou de médiation — ce que nous aurions
certainement fait — et on voulait nous mettre en présence du fait
accompli.
Lorsque l'ultimatum fut connu à Saint-Pétersbourg, nous étions
déjà en mer et nous étions si loin de penser à la possibilité d'une guerre
que nous avons, comme il était convenu, rendu la visite annoncée au
roi de Suède et à la ville de Stockholm.
Même, messieurs, en quittant Stockholm, nous nous imaginions
encore pouvoir tenir la promesse que nous avions faite à Copenhague
et à Christiania et ce n'est qu'en pleine Baltique que les radios de Paris
nous arrivèrent — M. Viviani se rappelle assurément comment nous
les guettions, ces radios, heure par heure, minute par minute — ce
n'est qu'en pleine Baltique que ces radios nous ont renseignés sur
la gravité de la situation et nous ont forcés à revenir directement.
Voilà comment nous voulions la guerre, voilà comment nous la cher-
chions !
Nous sommes revenus en France dans une angoisse indescriptible.
C'est seulement à Dunkerque que nous avons tout connu par les mi-
nistres qui étaient venus au-devant de nous. Lorsque nous sommes ar-
rivés à Paris, nous avons été accueillis, vous vous le rappelez, par une
population frémissante qui, elle non plus, certes, ne voulait pas la
guerre, qui désirait que tout fût fait encore pour l'éviter, mais qui
comprenait,malgré tout,les menaces qui pesaient sur la France et qui
était prête tout entière à défendre nos intérêts nationaux.
M. Viviani ayant repris la direction du Gouvernement a tenu à don-
ner encore une nouvelle preuve de nos intentions pacifiques; il en a
Vie I n t e r.\ AT 1 o.\ al e .- documents iioi
éloqueinmeiiL indiqué liier un lémoigaage décisif, lorsqu'il n parlé de
ce retrait de 10 kilomètres que, même après la mobilisation, le Gou-
vernement français a imposé à nos troupes.
11 n'a pris cette mesure qu'après s'être assuré qu'elle était acceptée
par le commandement militaire.
il n'en a pas moins été critiqué.
Pour moi, je me félicite, malgré tout, qu'il l'ait prise parce qu'elle
était la manifestation évidente, la manifestation indiscutable de notre
ferme volonté d'éviter toute rencontie qui eût rendu la guerre com-
plètement inévitable.
Non seulement j'ai accef)té cette mesure, nçn seulement j'en ai
pris la responsabilité morale, mais, comme l'a dit hier M. "Viviani, et
je l'en remercie, j'ai fait compléter le soir même l'ordre qui la pres-
crivait, en faisant ajouter une mention qu'on avait omise et qui avait
trait à la cavalerie.
Dans cette période tragique, je suis resté en contact étroit avec le
Gouvernement et le seul acte personnel que je me sois permis et en-
core, bien entendu, après avoir demandé et obtenu l'assentiment du
cabinet, c'est la lettre à S. M. le roi d'Angleterre, et dont je n'impo-
serai pas une nouvelle lecture à la Chambre; la Chambre la connaît.
Voix nombreuses. — • Lisez-la.
M. le président du Conseil. — La voici :
« Cher et grand ami,
« Dans les circonstances graves que traverse l'Europe, je crois devoir commu-
niquer directement à Votre Majesté les renseignements que le Gouvernement de
la République a reçus d'Allemagne.
<' Les préparatifs militaires auxquels se livre le gouvernement impérial, no-
tamment dans le voisinage immédiat de la frontière française, prennent chaque
jour une intensité et une accélération nouvelles.
« La France, résolue à faire jusqu'au bout tout ce qui dépendra d'elle pour
maintenir la paix, s'est bornée jusqu'ici aux mesures de précaution les plus in-
<lispensables. Mais il ne semble pas que sa prudence et sa modération ralentis-
sent les dispositions de l'Allemagne, loin de là.
« Nous sommes donc peut-être, malgré la'sagesse du Gouvernement de la Ré-
publique et le calme de l'opinion, à la veille des événements les plus redoutables.
« De toutes les informations qui nous arrivent, il résulte que, si l'Allemagne
avait la certitude que le gouvernement anglais n'interviendrait pas dans un con-
flit où la France serait engagée, la guerre serait inévitable et qu'en revanche,
si l'Allemagne avait la certitude que l'Entente Cordiale s'affirmerait, le cas
échéant, jusque sur les champs de bataille, il y aurait les plus grandes chances
pour que la paix ne fût pas troublée.
" Sans doute nos accords militaires et navals laissent entière la liberté du
gouvernement de Votre Majesté et, dans les lettres échangées en 1912, entre sir
Edward Grey et M. Paul Cambon. l'Angleterre et la France se sont simplement
engagées l'une vis-à-vis de l'autre, à causer entre elles en cas de tension euro-
péenne et à examiner ensemble s'il y avait lieu à une action commune... » - Ce
sont des lettres de 1912 dont je m'honore, messieurs, d'avoir pris l'initiative. —
« ...Mais le caractère d'intimité que le sentiment public a donné, dans les deux
pays à l'entente de l'.Vngletcrre et de la France et la confiance avec laquelle nos
deux gouvernements n'ont cessé do travailler au maintien de la paix, les sym-
pathies que Votre Majesté a toujours témoignées à la France m'autorisent à
AOI.'T »«*
iio^ LA Vie des peuples
lui faire connaître en toute franchise mee impressions, qui sont celles du Gouver-
nement de la République et de la France entière. C'est, je crois, du langage et
de la conduite du gouvernement anglais que dépendent désormais les dernières
possibilités d'une solution pacifique.
« Nous avons nous-mêmes, dès le début de la crise, recommandé à nos alliés
une modération dont ils ne se sont pas départis.
« D'accord avec le gouvernement royal et conformément aux dernières sug-
gestions de sir Edward Grey, nous continuerons à agir dans le même sens, mais
si tous les efforts de conciliation partent du même côté et si l'Allemagne et l'Au-
triche peuvent spéculer sur l'abstention de l'Angleterre, les exigences de l'Au-
triche demeureront inflexibles et un accord deviendra impossible entre la Rus-
sie et elle.
« J'ai la conviction profonde qu'à l'heure actuelle, plus l'Angleterre, la France
et la Russie donneront une forte impression d'unité dans leur action diploma-
tique, plus il sera encore permis de compter sur la conservation de la paix.
« Votre Majesté voudra bierf excuser une démarche qui n'est inspirée que par
le désir de voir l'équilibre européen définitivement raffermi...
« Je prie Votre Majesté de croire à mes sentiments les plus cordiaux. »
Il y a deux jours, à la célébration de l'Indépendance Day, M. Wal-
ter Berry, président de la Chambre de commerce américaine, disait que,
si les pacifistes anglais n'avaient pas,à la fin de 1914, retardé la décla-
ration publique du gouvernement britannique et entraîné en même
temps la démission de trois ministres, la guerre aurait sans doute été
écartée.
Il suffit en effet, de lire les annotations de Guillaume II pour en être
convaincu.
L'empereur redoutait vivement l'intervention de l'Angleterre et,
s'il avait été sûr par avance qu'elle se produirait, il aurait sans doute
r'éfléchi et hésité.
Quoi qu'il en soit...
A r extrême- gauche. — Pourquoi vous êtes-vous adressé au roi
d'Angleterre?
M. le président du Conseil. — • Je ne pouvais pas m'adresser à un
autre qu'à Sa Majesté le roi, mais le roi a transmis immédiatement
cette lettre à son gouvernement. Il m'a répondu qu'il transmettrait
la lettre.
M. André Fribourg. — M. Asquith a hésité jusqu'au 2 août.
M. le président du Conseil. — Il m'a répondu ce qui a été publié.
Quoi qu'il en soit, en cherchant à provoquer une déclaration pu-
blique, une décision publique de l'Angleterre, nous n'avions évidem-
ment d'autre pensée que de tenter une chance suprême pour conjurer
la guerre.
Nous avons donc fait et, quand je dis nous, je répète, tous les
gouvernements français, la France a fait tout ce qui était en son pou-
voir pour écarter cette catastrophe et pour l'épargner à l'Europe et
au monde.
Mais, de plus en plus, l'Allemagne, tantôt poussée par l'Autriche
et tantôt la poussant, était décidée à jouer son va-tout.
Les preuves des intentions belliqueuses de l'Allemagne, à ce mo-
VIE I.\TEENATIO.\ALE : DOCUMENTS 1103
ment, elles sont surabondantes et je me demande, en présence de ces
témoignages multiples et concordants, quel effort supplémentaire de
paix nous aurions pu accomplir pour empêcher l'Allemagne de réali-
ser son dessein.
Il y a d'abord, messieurs, la forme même de la déclaration de guerre
et les mensonges audacieux qu'elle contenait. Vous vous rappelez
que M. de Schœn avait écrit à M. Viviani une lettre dans laquelle il
lui parlait des avions de Nuremberg. Mais, d'après les documents pu-
bliés par Kautsky, M. de Schœn n'a pas lu tout le texte du télégramme
qu'il avait reçu.
On prétend aujourd'hui, en Allemagne, que le télégramme lui était
arrivé brouillé. Je l'ai fait rechercher. Il n'a pas l'apparence d'un té-
légramme brouillé. Mais j'ai indiqué, depuis longtemps déjà, et sans
être démenti par M. de Schœn, qui cependant a rectifié mes informa-
tions sur d'autres points du reste secondaires, qu'il avait dû avoir
d'autres raisons de ne pas lire la fin du télégramme qu'il avait reçu.
Il pouvait, en effet, parler d'avions à M. Viviani, parce que des avions
volant sur Nuremberg, c'est une chose qui n'est pas contrôlable. Mais,
dans le télégramme qu'il avait reçu, on parlait d'incursions françaises
surle territoire allemand, et M. de Schœn savait, depuisdeux jours, par
M. Viviani, que nous avions retiré nos troOpes à 10 kilomètres de la
frontière.
Si l'Allemagne avait eu de bonnes raisons à donner pour justifier sa
déclaration de guerre, pourquoi cette fable des avions de Nuremberg
et pourquoi surtout cette tentative de fable supplémentaire des in-
cursions françaises sur le territoire allemand?
Si l'Allemagne avait eu à invoquer des griefs sérieux soit contre
la Russie, soit contre la France, c'était le moment de les faire connaître.
Elle ne les a pas fait connaître.
*Une autre preuve bien saisissante et trop souvent oubliée, trop
souvent ignorée même des intentions belliqueuses de l'Allemagne,
c'est la préméditation qu'elle a mise à violer le territoire belge.
Tout le monde sait dans quelles conditions l'armée allemande a
envahi la Belgique après avoir adressé au cabinet de Bruxelle son ul-
timatum auquel le roi Albert et ses ministres ont fait une réponse im-
mortelle, la réponse sublime du courage et de la loyauté.
Mais ce que tout le monde ne sait pas et ce qu'a révélé cependant la
publication de Kautsky, autorisé par la République allemande, à un
moment, je le répète, où elle n'excusait pas encore l'empire, ce que
tout le monde ne sait pas, c'est que l'ultimatum de Berlin à la Belgi-
que avait été préparé et rédigé, dès le 26 juillet, c'est-à-dire deux jours
après l'ultimatum; c'est-à-dire à un moment où M. Vivit.ni et moi
nous étions en pleine mer, et bien longtemps avant ces mobilisations
autrichiennes et russes, sur lesquelles on a cherché, hier, à équivoquer.
1104 LA VIE DES PEUPLES
Il avait été rédigé, à cette date, de la propre main de M. de Moltke,
chef d'état-major général. 11 avait été légèrement retouché par le
chancelier de l'empire, par M. Stuann et M. Zimmermann. Puis, il
avait été adressé, sous pli cacheté, par M. von Jagow, secrétaire d'Etat,
au ministre d'Allemagne en Belgique, avec recommandation de n'ou-
vrir l'enveloppe que sur un ordre télégraphique. En fait, cet ordre ne
fut envoyé que le 2 août au ministre d'Allemagne à Bruxelles.
Mais, dès le 26 juillet, on avait écrit dans ce document, que la Fran-
ce se préparait à envahir la Belgique. Et, à cette calomnie odieuse,
messieurs, on avait ajouté :
i. L'Allemagne n'a en vue aucun acte d'hostilité contre la Belgique.
« Si la Belgique consent, dans la guerrt- imminente... » — le 26 juillet, la guerre
était donc imminente — " ...à reprendre une attitude de neutralité bienveillante
envers l'Allemagne, le gouvernement allemand, de son côté, non seulement s'en-
gage, pour la conclusion de la paix, à garantir le royaume et ses possessions dans
toute leur étendue, mais... « — écoutez ceci, messieurs — « ...est même disposé
à accueillir de la manière la plus bienveillante les réclamations éventuelles du
royaume, relatives à des compensations territoriales aux dépens de la France.»
Voilà le marché infâme que l'on voulait proposer à la Belgique,
A nous-mêmes que voulait-on proposer? Nous le savons très exac-
tement maintenant par le déchiffrement d'un télégramme adressé le
31 juillet par M. de Schœn à son gouvernement.
M. de Schœn avait été chargé de nous demander ce que nous fe-
rions si la guerre éclatait entre l'Allemagne et la Russie; et si nous lui
avions répondu : « Nous abandonnerons notre alliée, nous resterons
neutres », voici ce que de Schœn était chargé de dire à M. Viviani :
Je lis ce télégramme :
« La Russie a, malgré notre action médiatrice encore en cours et bien que
nous n'ayons nous-mêmes pris aucune mesure de mobilisation, décidé la mobili-
sation de son armée et flotte entière, par conséquent aussi contre nous.
« Nous avons, là-dessus, déclaré état de danger de guerre, que la mobilisa-
tion doit suivre au cas où la Russie ne suspendrait pas dans les douze heures
toute mesure de guerre contre nous et l'Autriche.
« La mobilisation signifie inévitablement la guerre.
« Veuillez demander au Gouvernement français s'il peut, dans une guerre
russo-allemande, rester neutre.
« Réponse doit être donnée dans les dix-huit heures.Télégraphiez aussitôt
heure de la question posée. La plus grande hâte s'impose. »
Et le télégramme continuait, dans une cryptographie plus compli-
quée et plus secrète que nous n'avons réussi à déchiffrer que plus
tard :
« Si le Gouvernement français déclare rester neutre. Votre Excellence voudra
bien lui faire savoir que nous devons, comme garantie de cette neutralité, exiger
la remise des forteresses de Toul et de Verdun, que nous occuperions et que nous
restituerions après achèvement de la guerre avec la Russie. »
— Le bon billet ! —
iRéponse à cette dernière question doit être ici avant samedi après- midi qua-
tre heures.
* Signé : de Bethmann Hollvreg. »
VIE IXTER.XAT/OyALE : DOCUMENTS 1105
Voilà, messieurs, la récompense qu'on. nous aurait offerte si nous
avions eu la lâcheté de répudier notre alliance.
Mais il y a plus. L'Allemagne ne nous a même pas laissé le temps
d'examiner si nous resterions ou non fidèles à notre alliance.
Losqu'elle eut déclaré la guerre à la Russie, M. Isvolski, comme le
rappelait hier M. Viviani. est venu à lElysée dans la nuit. Le conseil
des ministres siégeait. Je l'ai quitté un instant pour recevoir l'am-
bassadeur. M. Isvolski m'a demandé si la France exécuterait le traité
d'alliance. Je lui ai répondu loyalement : « C'est l'intention du Gou-
vernement. Mais la décision ne peut être prise que par les Chambres
et je vous demande quelques jours pour leur soumettre h. question. »
Je suis rentré au conseil qui a approuvé ma réponse et qui l'a con-
firmée. Et comme pour prouver au monde sa volonté de guerre, l'Al-
lemagne n'a pas attendu ces quelques jours de répit que nous avait
accordés la Russie et que nous lui avions demandés; elle nous a, à
nous-mêmes, déclaré la guerre. .
Dès la première heure, le parti socialiste, snns distinguer à ce mo-
ment entre les responsabilités totales et les responsabilités partielles,
s'est, à l'exemple de M. Vaillant et de M. Guesde, associé, comme tou-
te la Chambre, aux déclarations de M. Viviani. président du conseil,
et au message même du Président de la République, message qui di-
sait : « La France n'a aucune responsabilité dans la guerre. »
Ce que je dis est à l'éloge de ceux qui représentaient alors le parti
socialiste, c'est à l'éloge du parti socialiste lui-même. J'entends ne
pas faire — je n'ai pas besoin de le dire — de réquisitoire contre ;;ucun
parti. Je cite des faits, je rappelle des vérités que personne ne peut
contester.
Quelques semaines après, MM. Guesde et Sembat sont entrés au
Gouvernement. Ce ne sont pas des concours isolés qu'ont donnés
alors au président de la République et aux ministres des personnalités
socialistes : presque tout entier le parti socialiste a prêté son con-
cours au Gouvernf^ment.
.Je dis « presque tout entier », car je connais des membres du parti
qui. dès la première heure, ont pris une attitude très différente.
Dans son immense majorité, le parti socialiste a suivi ses chefs qui
le représentaient dans le Gouvernement, et quant aux ministres socia-
listes, nous avons eu avec eux — tous les ministres — la même colla-
boration '-ordiale sans réserve, sans r(^>(riction.
Jamais le moindre mol de reproche sur le passé, jamais la moindre
allusion à des responsribilités françaises quelconques dans la guerre.
Fîien au contraire, les ministres socialistes, comme les autres, mani-
festaient une confiance entière dans le président de la Ré[)ublique, et
il y avait entre nous — j'ai plaisir à me le rapiicler — une snlidarité
complète dans un st-ntiment très élevé de défense nation:: le.
1106 LA VIE DES PEUPLES
D'après les interpellateurs j'aurais cependant, après avoir voulu la
guerre, commis un nouveau crime : je l'aurais prolongée, j'aurais écar-
té en 1917 des propositions de paix.
M. Cachin a fait allusion ici à une visite que j'ai reçue au mois de
mars 1917 du prince Sixte de Bourbon.
Je tiens à rappeler à la Chambre ce que j'ai dit tout à l'heure par
voie d'interruption, mais il est besoin de le préciser, que tout le dossier
de cet incident a été communiqué au président de la commission des
affaires extérieures; il a été communiqué par l'honorable M. Clemen-
ceau, président du conseil, avec mon plein assentiment, et M. Pichon,
en le remettant, a déclaré, au nom du Gouvernement d'alors, que
l'attitude du président de la République avait été d'une correction
irréprochable.
J'ai, en effet, refusé d'engager la conversation avec le prince Sixte,
à moins qu'il ne m'autorisât à tenir au courant le président du conseil
des ministres.
Ce président du conseil, comme je l'ai indiqué lors de la première
visite du prince Sixte — visite où aucune précision n'avait été appor-
tée dans la conversation — était M. Briand. Je l'ai donc simplement
averti. A ce moment, il n'y avait aucune proposition.
Quelques jours après, M. Briand a été remplacé par M. Ribot, que
j'ai immédiatement mis au courant.
D'accord avec lui, j'ai, de nouveau reçu le prince, qui m'a alors
apporté la lettre de l'empereur Charles d'Autriche qui a été lue par
M. Cachin, non pas complètement, mais à peu près complètement.
Je tiens à dire très nettement ici que, pour mon compte, je n'ai ja-
mais mis en doute ni la sincérité personnelle du prince Sixte, ni la
sincérité et les intentions de l'empereur Charles.
Mais le désir de paix de ce dernier n'était malheureuseent pas aussi
facilement réalisable pour lui-même qu'on aurait pu le souhaiter.
En réalité, le malheureux empereur Charles, à ce moment n'était plus
maître de son pays. L'Autriche et la Hongrie étaient occupées par-
tout par les divisions allemandes.
Et je ne sais pas, mais je crois bien que, parmi les passages qui ont
été oubliés par M. Cachin, il y avait celui-ci :
« De son côté, l'Autriche-Hongfrie demandera, comme condition primordiale
et absolue, que le royaume de Serbie cesse à l'avenir toute relation et qu'il sup-
prime toute société ou groupement dont le but politique tend vers la désagré-
gation de la monarchie, en particulier la Narodna Obrana, qu'il empêche loya-
lement, et par tous les moyens en son pouvoir, toute sorte d'agitation politique
soit en Serbie, soit en dehors de ses frontières, dans ce sens et qu'il en donne
l'assurance, sous la garantie des puissances de l'entente... »
Par conséquent, il y avait déjà des négociations à engager avec la
Serbie avant de pouvoir accepter. Il y avait aussi, nous allons le voir,
VIE INTERNATIONALE : DOCUMENTS 1107
des négociations à engager avec l'Italie. Mais comment nous saisir des
propositions de l'empereur Charles ?
Le prince Sixte a expliqué lui-même qu'il demandait qu'on ne par-
lât de ces propositions à personne.
Pourquoi? Parce que, disait-il, si l'Allemagne les connaissait, elle
paralyserait toutes les intentions de l'empereur.
Hélas ! l'Allemagne occupait l'Autriche tout entière. II y avait en
Autriche et en Hongrie, dans toutes les grandes villes, des divisions
allemandes. D'autre part, dans la lettre qu'il avait écrite à son beau-
frère, et que vous connaissez maintenant à peuprèsentièrement, au-
cun avantage n'était offert à l'Italie et nous ne pouvions, bien entendu,
faire une paix séparée en dehors de l'Italie.
Notre accord de 1915 nous l'interdisait expressément et, en dehors
même de cet accord, la loyauté nous eût fait un devoir élémentaire
de ne pas nous séparer de notre alliée.
Aussi bien, puisque M. Cachin nous a dit lui-même qu'il avait connu
le dossier, pourquoi donc n'en a-t-il pas lu ici la pièce essentielle, la
pièce décisive?
Lorsque M. Ribot, M. Lloyd George et M. Sonnino se sont rencon-
trés le 19 avril 1917 à Saint-Jean-de-Maurienne. je n'y étais pas, et
voici le procès-verbal dressé par M. Ribot lui-même et communiqué à
la commission des affaires extérieures présidée à ce moment par
M. Barthou.
J'ajoute que cette pièce a été communiquée à M. Lloyd George et
à M. Sonnino.
Les représentants des trois gouvernements se rencontrent donc le
19 avril 1917 à Saint- Jean de-Maurienne et voici le procès-verbal do
M. Ribot, qui s'est expliqué complètement sur cette question, comme
M. Clemenceau et M. Pichon l'ont fait, et je ne crois pas, à vrai dire,
qu'on puisse critiquer, en quelque mesure que ce soit l'attitude adop-
tée et suivie par le Gouvernement français :
«MM. Lloyd George, Ribot et le baron Sonnino se sont entretenus des ten-
tatives que l'Autrictie serait disposée à faire auprès d'une ou plusieurs des puis-
sances alliées pour obtenir une paix séparée. Ils sont tombés d'accord qu'il ne
serait pas opportun d'engager une conversation qui, dans les circonstances pré-
sentes, serait particulièrement dangereuse et risquerait d'affaiblir l'étroite union
qui existe entre les alliés et qui est plus nécessaire que jamais. »
M. Paul Painlevé. — Voulez-vous me permettre d'ajouter un mot?
M. le Président du Conseil. — Je vous en prie, d'autant que vous
avez été mêlé très étroitement à cette affaire.
M. Paul Painlevé. — J'étais à cette époque ministre de la guerre,
dans le Gouvernement de M. Ribot, M. Ribot. conformément à l'en-
gagement formel qu'il avait dû prendre ainsi que M. Lloyd George
de son côté n'a pas saisi son gouvernement des propositions ni
IIOR LA VIE DES PEUPLES
de 1:1 correspondance du prince Sixte, mais quand il est revenu de
Saint- Jeiin-de-Maurienne, il nous fit à M. l'amiral Lacaze, M. Albert
Thomas et moi, un récit très bref, mais précis de ce qui s'était passé.
« Nous étions partis avec M. Lloyd George, saisis par voie indirecte de cer-
taines propositions de paix séparée avec l'Autriclie, sur lesquelles il nous sem-
blait possible, notamment à M. Lloyd George, de fondre quelques espérances,
au moins comme paroles de départ. Quand nous avons informé M. Sonnino des
possibilités d'une paix séparée où l'Autriche acceptait de céder le Trentin et les
îles Dalmates. M. Sonnino répliqua avec énergie qu'une paix était impossible
dans laquelle les légitimes et justes aspirations nationales de l'Italie ne seraient
pas satisfaites, mais recevraient à peine les maigres compensations que lui avaient
offertes M. de Bulow pour ne pas entrer en guerre. Si après deux ans d'une guerre
meurtrière où l'Italie était entrée délibérément du côté du droit, un gouverne-
ment acceptait de telles bases de négociations, non seulement ce gouvernement
serait balayé par l'indignation publique, mais c'est le régime lui-même qui se-
rait menacé, c'était l'Italie sortant immédiatement de la guerre, frémissante
et ulcérée de l'injustice subie. »
M. Ribot et M. Lloyd George, après cette discussion, étaient arrivés
à la conclusion qu'il était absolument impossible d'aboutir à aucun
résultat, à moins que l'Autriche ne consentît à donner satisfaction
aux justes revendications de l'Italie.
Voilà les conclusions de Saint- Jean-de-Maurienne et comme, par la
suite, l'Autriche, n'a voulu consentir à aucune concession du côté
de l'Italie, il était impossible d'aboutir, à moins de manquer entière-
ment vis-à-vis de notre alliée, à la parole donnée, à moins d'entrer
dans des négociations occultes et déloyales qui nous auraient amenés,
en réalité, à un désastre diplomatique en même temps qu'au déshon-
neur.
Il aurait fallu oublier qu'en aoîit 1914, la neutralité amicale de l'I-
talie nous avait permis d'opposer aux armées allemandes la totalité
de nos hommes des Alpes; il aurait fallu oublier qu'elle était entrée
volontairement dans une guerre terrible au moment où l'armée russe
subissait un désastre ; il aurait fallu traiter comme un chiffon de papier
des conventions sacrées au bas desquelles la France avait. mis sa si-
gnature.
Et je peux apporter à l'appui de ce qui i)récède un autre fait.
Mais j'abuse peut-être de votre autorisation, monsieur le président
du conseil...
M. le Président du Conseil. — Continuez, je vous en prie.
M. Paul Painlevé. — Au mois d'août 1917, au moment où le front
russe craquait, où le général Foch, chef d'état-major général et le
généralissime, le général Péta in. estimaient que la Russie n'était plus
qu'une façade déjà partiellement effondrée et que le jour approchait
où les alliés occidentaux devraient, seuls, faire face pour un temps —
— avant l'intervention des puissants contingents américains — à l'en-
semble des armées austro-allemandes, à ce moment, les deux grands
VIE IXTEnyATIOXALE : DOCUMEiXTS 1109
chefs, prévoyant les moments durs à passer, me disaient quil n'y au-
rait qu'une parade immédiate, ce serait la paix séparée avec l'Autriche.
Or, à la même époque, l'état-major de la rue Saint- Dominique
était saisi de propositions de sondages de conversations avec l'Au-
triche auxquelles, nprès <!Voir pris l'avis de M. Ribot. d'ailleurs scep-
tique sur les résutlats, je donn;ii mon assentiment.
Ces conversations, connues sous le nom de conversations Armand-
Revertera, on peut les critiquer, on peut dire que le comte Armand a
peut-être grossi, dans son imagination, sonrôle, et dépassé les instruc-
tions qu'il avaient reçues, ninis il les a dépassées dans quel sens? En
offrant à l'Autriche les perspectives les plus favorables, si elle consen-
tait à des conditions qui fussent acceptables par, nos alliés. Et malgré
ces perspectives, malgré ces offres, malgré la certitude que toutes les
forces de l'Entente seraient derrière d'Autriche pour la défendre
éventuellement contre ses alliés de la veille, jamais l'Autriche, si elle
en a eu les velléités, n'a eu ni la v^olonté ni le pouvoir de se séparer
de lAllemagne. Elle ne le pouvait pas, elle ne l'osait pas. elle ne le
voulait pas parce qu'elle était aux mains de l'armée allemande et par-
ce qu'elle était retenue par des raisons de loyauté. Jamais on n'a pu
obtenir de l'Autriche, quand elle fut mise au pied du mur, d'autres
propositions que celle-ci : servir d'honnête courtier pour demander à
l'Allemagne de rétrocéder à la France l' Alsace-Lorraine.
Cette demande, nous savons aujourd'hui que l'empereur Charles,
loyalement, l'a adressée à l'Allemagne, en offrant en échange de ce
sacrifice la Galicie pour constituer un royaume de Pologne à la tête
duquel serait plate un HohenzoUern. Mais l'Allemagne, là-dessus, ne
voulait rien entendre : il n'est aucun personnage responsable alle-
mand — les textes sont là — qui n'ait, en quelques circonstances que
ce soit, déclaré, affirmé, répété qu'il n'y avait pas de question d'Al-
sace-Lorraine, que l'Alsace-Lorraineest une terre purement allemande,
au sujet de laquelle jamais, jamais, aucune concession ne serait pos-
sible.
Il est bien facile de dire aujourd'hui : que c'était un jeu d'enfant
de faire la |)aix, la paix séparée avec r.\utriche en 1U17, et qu'il a
fallu toute la maladresse, ou la timidité, ou l'impérialisme des gou-
vernements d'alors pour n'y point réussir.
Voici, en réalité, ce qui serait arrivé si. inifu'udemment, malgré
l'Italie, à son insu et par conséquent contre elle, nous nous étions lais-
sé entraîner dans ces négociations i)érilleus<>s : rAlkmagne n'eût mê-
me pas accepté de discuter la question d'Alsace-Lorraine. L'Autiiche
serait restée à ses côtés. Mais l'Italie eût été immédiatement prévmtie
par l'Allemagne de ces tractations occultes et déloyales.
Et qui peut dire quelle fût été l.-i répercussion d'une telle révéla-
tion sur la volonté de notre alliée italienne ? Aurions-notjs été fondés
1110 LA VIE DES PEUPLES
à lui demander qu'elle restât fidèlement en guerre alors que nous lui
aurions donné l'exemple de la déloyauté?
Voilà quelle aurait été la conséquence d'une telle félonie, s'il s'était
trouvé un Gouvernement français assez oublieux de la dignité et de
l'honneur national pour s'y laisser aller.
Et se trouverait-il quelqu'un dans cette Cham.bre pour nous repro-
cher d'être restés fidèles à la parole donnée par la France, et d'avoir
répondu à la loyauté italienne par une loyauté égale? non, il n'est
personne ici, comme à l'ancienne Chambre, pour concevoir comme pos-
sible une politique qui nous eût à jamais séparés de l'Italie. Le 23 mai
1919, anniversaire de l'entrée en guerre de l'Italie, la Chambre accla-
mait notre alliée, amie éternelle. Comment cette alliance eût-
elle pu être éternelle si nous l'avions déchirée pendant le péril?
Laissez-moi vous dire la proposition de résolution déposée ce jour-là
par M. Emile Constant :
« La Chambre, heureuse de célébrer, dans la victoire des puissances alliées et
associées, l'anniversaire de l'entrée en guerre de l'Italie, affirme la fraternité
absolue des deux peuples et leur volonté de rester indissolublement unis dans
une paix juste et durable. »
Ont signé cette proposition : MM. Emile Constant, Barthou, Marcel
Sembat, Marcel Cachin et d'autres de leurs collègues. ( Fi/s applau-
dissements répétés à gauche, au centre et à droite).
Divers membres du centre. — Cachin-la-guerre ! {Rires).
M. Marcel Cachin. — Permettez-moi...
M. le président du Conseil. — Non, Monsieur Cachin !
Tout à l'heure, l'honorable M. Cachin s'est opposé à ce qu'on l'in-
terrompît. Je ne veux assurément pas lui infliger la peine du talion.
Mais je lui demande d'attendre la fin de mon discours. Je n'en ai que
pour quelques minutes, et je voudrais pouvoir terminer.
Je n'en remercie pas moins l'honorable M. Painlevé des explications
si décisives qu'il vient de produire. J'ajoute, du reste, que, si je suis
bien renseigné, ce n'est pas seulement en signant la proposition dont
M. Painlevé vient de donner lecture que M. Cachin paraît s'être un
peu déjugé. Il paraît s'être déjugé plutôt, le jour où la commission
des affaires extérieures de la Chambre précédente, dont il faisait
partie, s'est prononcée, sans aucune protestation de sa part et à l'una-
nimité, par un vote entièrement favoroble aux explications que je
viens de fournir à la Chambre.
Voilà donc, messieurs, comment nous avons prolongé la guerre,
après l'avoir provoquée !
VIE INTEBNATIONALE : DOCUMENTS 1111
Nous avions, du moins, le droit d'espérer qu'après la victoire, uous
tous qui avions eu la lourde charge de diriger, pendant des années
terribles, les affaires de la France, nous ne serions pas méconnus, ni
calomniés. Mais la rançon de toute action politique, et même, hélas !
de toute action nationale, est l'outrage de quelques-uns, et tout cela
est négligeable.
Ce qui n'est pas négligeable, c'est l'effet que peuvent produire de
telles calomnies dans d'autres pays que la France.
Comment, messieurs, seize puissances, de tous les continents,
ont rendu justice à la France et lui ont donné raison dans la lutte
engagée. Elles ont signé avec nous le traité de Versailles. Elles y ont
proclamé non pas la responsabilité partielle, rnais la responsabilité
exclusive et totale de l'Allemagne impériale. Seraient-elles donc ve-
nues se battre sur notre sol, si elles avaient pu admettre que nous
eussions une parcelle quelconque de responsabilité dans la guerre?
Après la Serbie, la Belgique, l'Angleterre et l'Empire britannique
tout entier, puis le Japon, l'Italie, la Chine, le Portugal, la Roumanie,
puis tant de républiques des deux Amériques ! Seraient-elles venues,
toutes ces puissances, sur le sol français, si elles avaient un seul instant
admis, ou que l'Allemagne fût innocente de la guerre, ou que la France
en fût, même partiellement, responsable?
Ne nous y trompons pas : la campagne allemande tend à faire croire
aujourd'hui à toutes ces puissances que nous les avons mystifiées. Elle
tend à diminuer cet effort grandiose du monde civilisé. Il est honteux,
il est pitoyable que cette campagne puisse être encouragée par quel-
ques Français égerés.
Mais le pays tout entier, dans son inaltérable bon sens, l'a déjà
flétrie, il la flétrira encore comme un outrage à la vérité et comme
une injure à la patrie !
Discours prononcé par M. Poincaré à Joncherey le 16 juillet 1922.
Le monument que nous inaugurons aujourd'hui tout prés du lieu
où fut tué, le 2 août 191.5, le caporal Peugeot, est destiné à immorta-
liser le nom du premier enfant de France qui ait été frappé par une
balle allemande. Mais, en même temps qu'il représente un pieux hom-
mage rendu à une mémoire glorieuse, il a toute la valeur d'un sym-
bole et il illustre d'une manière éclatante la magnifique démonstra-
1112 LA VIE DES PEUPLES
tion que M. Viviani présentait ces jours-ci, à la Chambre des députés,
à propos des origines de la guerre universelle.
Voulant éviter, jusqu'à la dernière heure, toute possibilité de ren-
contre entre les patrouilles de nos voisins et nos postes d'observation,
le gouvernement français avait pris sur lui de demander au comman-
dant en chef s'il ne croirait pas pouvoir maintenir nos troupes à dix
kilomètres en deçà de la frontière. Le lieutenant-colonel Fabry,
député de Paris, a expliqué, en termes émouvants, comment, dans
un intérêt supérieur, l'état-major général avait ac([uiescé à cette me-
sure de prudence. Par télégramme du 30 juillet, le général en chef
avait précisé à tous les secteurs la ligne qui ne devait pas être dépas-
sée et partout nos officiers et nos soldats s'étaient inclinés devant
cette volonté pacifique. Le commandant du 7^ corps avait, le jour
même, transmis cet ordre à toutes les unités qui se trouvaient sous
ses ordres et, notamment, à la 14e division, à Belfort. Dans la soirée
du lendemain 1er août, il avait encore renouvelé ses instructions dans
les termes suivants : « Le ministre de la guerre vient de faire télépho-
ner ce qui suit : Le ministre de la guerre insiste encore, de la part du
président de la République, pour des raisons diplomatiques sérieuses,
sur la nécessité absolue de ne pas franchir la ligne de démarcation
Fraize, Grand- Valtin, Longemer, la Dresse, Cornimont, Bussang,
Saint-Maurice, ballon de Servance, Giromagny, Etueff ont- Haut,
Saint-Germain, Fontenelle, Charmois, Délie. Cette interdiction s'ap-
plique aussi bien à la cavalerie qu'aux autres armes. Aucune patrouille,
aucune reconnaissance, aucun poste, aucun élément, ne doit retourner
à Test de ladite ligne ». Lorsqu'on relit aujourd'hui, messieurs, l'en-
semble des ordres qui ont été alors donnés par l'autorité militaire et
qui concordent tous avec celui que je viens de vous citer, on ne peut
se défendre d'admirer le remarquable esprit de discipline avec lequel,
dès les premières menaces de giierre, l'armée tout entière acceptait la
direction du pouvoir civil et consentait à demeurer immobilisée dans
une position strictement défensive, pour ne pas laisser défigurer, aux
yeux du monde, la physionomie de la France.
Ici comme partout, notre couverture avait été tenue à 10 kilomètres
de la frontière et le 2^ bataillon du 44^ régiment d'infanterie, qui était
en garnison à Montbéliard. et dans lequel servait le caporal Peugeot,
avait à l'aube du 2 août envoyé deux compagnies aux lisières de Jon-
cherey. A l'est de la commune, et à environ 700 mètres, avait été ins-
tallé sur la route de Faverois un petit poste avancé. Il était composé
de quatre hommes : Devaux, Cointet, Monnieret Simon, et commandé -
par Peugeot. Le caporal était un jeune instituteur qui, depuis sa sor-
tie, encore toute récente, de l'école normale, avait enseigné à l'école
du Pissoux et y avait fait preuve des plus nobles qualités profession-
nelles. Sa mère elle-même était institutrice et il avait reçu au foyer
VJE IXTERyATIOXALE : DOCUMENTS 1113
de ses parents des leçons quotidiennes de patriotisme et de devoir ci-
vique. Comme caporal, il était très aimé de son escouade, et malgré
sa jeunesse, il exerçait sur ses subordonnés un réel ascendant. Il
était parti avec ses quatre soldats pour le poste qui lui était assigné,
là-haut, dans la direction de Faverois, sur la crête où verdoyait le bois
des Coupes, il s'était arrêté près de la maison Docourt et il avait
placé Devaux en sentinelle quelques mètres plus loin, au sommet de
la côte. Cette matinée du 2 août était, comme la veille, vous vous ie
rappelez, d'une chaleur exceptionnelle. Tout en observant les envi-
rons, Peugeot s'assit, un instant, dans un champ de blé, pour écrire
un mot à sa famille, vers qui se portaient tendrement ses pensées :
« J'ai été envoyé avec mes hommes, disait-il, j5our l'ormer un poste
de surveillance en avant. Nous sommes dans un champ de blé, duquel
nous devons protéger nos sentinelles en cas d'attaque. » Le l'acteur
Maistre, chargé parle bureau de Délie de taire la tournée de Joncherey,
venait d'arriver à !a maison Docourt, Peugeot lui remit sa lettre. Au
même moment, deux camarades, envoyés par la compagnie, Brenet
et Bonzon. apportaient la soupe. Il était 10 heures moins un quart.
Tout était calme; la guerre, du reste, n'était pas déclarée, et lattaque
dont parlait négligemment Peugeot n'était pas vraisemblable. Tout
à coup, Cointet qui avait relevé Devaux comme sentinelle crie : « Aux
armes ! » D'un même mouvement, le caporal et les hommes tournent
aussitôt les yeux de son côté et voient arriver, à bride abattue, des
cavalier.- allemands. Le lieutenant qui les commande se précipite sur
Cointet. le trappe d'un c^up de sabre et le fait rouler dans un fossé.
Puis il fond sur André Peugeot qui, ayant pris la position du tireur
à genoux, le met en joue et tire. L'officier décharge à bout portant sur
le caporal trois coups de revolver automatique et l'étend mort devant
la maison. Mais les sr)ldats du poste t!t ceux qui avaient apporté la
soupe font. ;i leur tour, feu surle lieutenant. Celui-ci, atteini parles
iialles françaises, tombe de son cheval, ({ui continue sa course affolée
vers Joncherey. La patrouille allemande se disperse à travers champs
et disparaît derrière le rideau des bois. De Joncherey, le chef de batail-
lon Petitjean, qui commande le -2^ bataillon du 44«, accourt aux ren-
seignements. II trouve, allongé sur la route et baigné dans une mare
de sang, le corps du lieutenant allemand, atteint d'une balle derrière
l'oreille droite et d'une autre à l'aine gauche. Il identifie cet officier.
C'est un nommé Camille Mayer, du 5^ chasseurs à cheval, en garnison
à Mulhouse.
Dès 1012, .Messieurs, nous avions su que ce régiment, qui formait,
avec le 22^ dragons, la 29« brigade de cavalerie allemande, devait, en
cas de mobilisation, envoyer des patrouilles sur le territoire fran-
çais; un soldat, qui avait été maltraité par ses chefs et avait déserté,
jious avait communiffué ;i cet égard des ordres de mobilisation très
nu LA VIE DES PEUPLES
significatifs. Il est, par consécjuent, impossible de prétendre, soit que
le lieutenant Mayer ait pénétré par erreur jusqu'à Joncherey, soit
qu'il ait entrepris, sans l'aveu de ses chefs, une opération téméraire.
Ses chefs savaient si bien, du reste, qu'il était mort sur le sol de France
que, ne le voyant pas revenir au 5^ chasseurs, ils ont, tout de suite,
cherché à se renseigner sur son sort, et mon ami M. Farges, député,
qui était alors notre consul général à Bâle, recevait le 4 août, de son
collègue allemand M. Wunderlich, une lettre qui contient l'aveu for-
mel de l'agression allemande. Cette lettre est jusqu'ici restée inédite,
La voici : « Monsieur le consul général, les événements terribles qui
ont fait éclater la guerre entre les deux pays dont nous sommes les
représentants à Bâle m'ont frappé de consternation, d'autant plus
que j'aime votre belle patrie où j'ai passé douze ans inoubliables
comme consul d'Allemagne à Marseille. Les relations entre l'Allema-
gne et la France étant interrompues pour le moment (savourez ce
délicat euphémisme,) je m'adresse, sur la demande du commandeur
{sic) du régiment des chasseurs à cheval n^ 5 à Mulhouse, à votre gé-
nérosité, pour avoir des renseignements, par votre intermédiaire sur
l'état du lieutenant Mayer, blessé avant-hier près de Délie, sur le ter-
ritoire français. Veuillez agréer, etc. — Signé : le consul général d'Al-
lemagne, Wunderlich. » Ainsi, on savait, au 5^ chasseurs, que le lieu-
tenant Mayer avait franchi la frontière et qu'il était resté en terri-
toire français. Au surplus, deux cavaliers allemands, désarçonnés dans
leur fuite, ont été faits prisonniers et ont reconnu que les patrouilles du
5^ chasseurs avaient reçu l'ordre d'entrer en France. Malgré cette au-
dacieuse violation de notre sol, les honneurs militaires ont été rendus
au lieutenant Mayer, les officiers du 44^ d'infanterie ©t du 11« dragons
ont assisté aux obsèques et l'administrateur même du territoire de
Belfort, M. Goublet, a pris part à la cérémonie. L'inhumation s'ache-
vait à peine dans le cimetière de Joncherey lorsque le père et la mère
d'André Peugeot, avertis du malheur qui les frappait, vinrent cher-
cher la dépouille de leur enfant et la transportèrent, près de Montbé-
liard, à Etupes, où ils avaient désiré qu'elle fût ensevelie. C'était le
4 août, à deux heures de l'après-midi, au moment même^ où les Cham-
bres françaises, tenaient l'émouvante séance qui cimenta l'union sa-
crée. Le même jour, au Reichstag, le chancelier de l'empire d'Alle-
magne ne craignait pas de formuler cette insolente contre-vérité : « Mal-
gré l'ordre formel, une de nos patrouilles du 14^ corps, apparem-
ment conduite par un officier, a franchi la frontière le 2 août. Elle
semble avoir été anéantie, un seul homme est revenu ». Vous enten-
dez, messieurs, malgré l'ordre formel ! Ainsi l'Allemagne voulait faire
croire que les incursions qui avaient eu lieu en territoire français
avant la déclaration de guerre avaient été des incidents isolés, invo-
lontaires, dus à la désobéissance de quelques subordonnés. Comme si
VIE INTERNATIONALE : DOCUMENTS 1116
le nombre de ces attentats n'en démontrait pas le caractère général et
systématique ! Comme si, dans cette même matinée du 2 août, la
cavalerie allemande n'avait pas pénétré jusqu'à Suarce, réquisitionné
des voitures et des chevaux, et emmené en captivité des habitants
inoffensifs ! Comme si, dès la veille, dès le 1" août, des dragons alle-
mands du 22^ régiment n'étaient pas venus à Chavannes-les-Grands !
Comme si un autre dragon du même régiment, s'étant jeté avec une
patrouille, le 2 août, sur le village de Reppe, n'y avait pas été fait
prisonnier par un brigadier des douanes ! Et que dire des autres vio-
lations commises aux frontières des Vosges et de Meurthe-et-Mo«aplle,
à Wissembach, à Cirey-sur-Vezouse, à Xures, à Coincourt, à Rémé-
ré ville, et ailleurs ? Que dire des avions et des dirigeables qui ont, avant
la déclaration de guerre, survolé notre territoire? C'est après six heu-
res du soir, le 3 août, que M. de Schœn est venu, au quai d'Orsay, re-
mettre à M. Viviani la lettre mensongère que lui avait dictée le gou-
vernement de Berlin. Une heure avant cette remise, un aviateur alle-
mand jetait six bombes sur Lunéville. A un moment où nous refu-
sions encore de faire contre l'Allemagne le moindre geste d'agression
et où nous restions patiemment immobiles endeçà denotre propre fron-
tière, nos voisins nous révélaient donc, par une longue série d'atta-
ques déloyales, leur parti pris de créer l'irréparable.
Dans la soirée du 2 août, le président du conseil, M. Viviani, avait
protesté auprès de M. de Schœn contre ceux de ces incidents qui s'é-
taient déjà produits et notamment contre ceux de Suarce et de Jon-
cherey. Le chancelier, M. de Bethmann-Hollweg n'en avait pas moins
déposé, le 3 août, à la Diète d'empire, un mémoire où il nous accusait
d'avoir commencé nous-mêmes les hostilités, et tous les journaux al-
lemands, toutes les agences, toutes les trompettes de la propagande
germanique avaient immédiatement fait chorus. C'était, dès le 2 août,
un télégramme de Berlin, qui lançait la fable des avions de Nuremberg ;
c'était une dépêche Wolff, qui signalait des patrouilles françaises à
Rethel, dans le cercle de Thionville; c'était la Gazelle de Francfort,
qui dénaturait l'affaire de Reppe et la représentait comme s'étant pas-
sée en Alsace, c'était l'ambassadeur d'Allemagne à Londres, le prince
Lichnowsky que son gouvernement chargeait d'informer le Foreign
Office d'un fait vraiment merveilleux : quatre-vingts officiers fran-
çais, revêtus d'uniformes prussiens, avaient traversé toute la Belgique,
dans douze automobiles, et avaient franchi la frontière allemande à
l'ouest de Gelden. Et c'étaient encore d'autres inventions grossières :
les Français occupant des communes d'Alsace, Saintc-.Marie-aux-
Mines, Metzeral, Gottesthal, les Français installés à la Schlucht et au
Donon, des avions français passant au-dessus de Kartsnihe, de Wesel,
de Coblcntz et de Cologne. Toutes ces fausses nouvelles, bruyamment
répandues à travers le monde, n'avaient d'autre objet que de préparer
1116 LA VIE DES PEUPLÉS
le thème de la déclaration de guerre, el, en el'fet, ce sont elles, et elles
seules, qui ont fourni les éléments, soit du télégramme adressé de Ber-
lin à M. de Schœn, soit de la note, prudemment abrégée, que l'ambas-
sadeur a remise à M. Viviani pour essayer de justifier la décision de
l'Allemagne .Le lendemain, 4 août, le chancelier répétait, au Reichs-
tag, ces impudents mensonges. « La France, disait-il, avait déclaré
qu'elle respecterait une zone de dix kilomètres à la frontière. Et, en
réalité, qu'est-il advenu? Des aviateurs ont jeté des bombes, des pa-
trouilles de cavalerie, des compagnies françaises ont envahi le terri-
toire d'empire. De ce fait, la France, bien que la guerre ne fût pas en-
core déclarée, a rompu la paix et nous a positivement attaqués ».
Ainsi, dès la première heure, l'Allemagne avait tenté cette cynii{ue
interversion des rôles elle nous avait explicitement accusés d'avoir
nous-mêmes précipité les événements par des attaques à main armée.
Non seulement il n'est rien resté de cette calomnie, non seulement il
a été établi qu'aucune de nos patrouilles n'avait pénétré en Allema-
gne et qu'aucun de nos avions n'avait survolé Nuremberg, Wesel et
Karlsruhe, mais il s'est trouvé que c'était l'Allemagne, et l'Allemagne
seule, qui avait devancé, par tout un ensemble de petites actions mi-
litaires, la démarche suprême de son ambassadeur. Si bien qu'à relire
aujourd'hui sa déclaration de guerre à la France, le monde entier
peut constater avec stupéfaction qu'il n'en subsiste pas un grief, pas
une ligne, pas un mot. L'Allemagne a été elle-même contrainte de re-
connaître ses allégations mal fondées et d'avouer ou qu'elle s'est trom-
pée ou qu'elle a menti. C'est assez, semble-t-il, pour lui interdire de
répudier maintenant, ou de chercher à partager avec d'autres, des
responsabilités qu'à l'heure décisive elle a assumées tout entières.
Vainement la sophistique allemande tente-t-elle de distinguer entre
les causes immédiates et les causes lointaines de la guerre. Il est aisé
de prouver que, sur les unes et les autres, la France n'a jamais exercé
que l'influence la plus sincèrement pacifique. Mais l'examen scrupu-
leux des causes immédiates n'est-il pas, ici, le plus sûr moyen de com-
prendre les causes lointaines ? Lorsque l'empire d'Allemagne, à l'heure
où il refusait ou faisait échouer toutes les propositions d'arbitrage,
de médiation ou de conférence internationale, fabriquait, à l'aide de
reproches fantaisistes, une déclaration de guerre à la France et n'at-
tendait même pas de l'avoir remise au gouvernement de la RépubUque
pour envahir nos départements frontières, il se condamnait lui-même
devant les peuples contemporains et devant l'Histoire; il démontrait
clairement qu'il n'avait aucun respect pour la vérité, et que, pour ar-
river à ses fins belliqueuses, il n'hésitait pas à forger les plus viles ca-
lomnies. Quelques efforts que fasse aujourd'hui le Reich pour échap-
per à ce jugement ineffaçable, il n'en obtiendra jamais la revision. Les
faits sont là. Rien ne fera disparaître le souvenir vengeur. Aux insen-
VrE r\TEnyATio\Ai.E : nor:rME.\Ts 1117
ses qui se laisseraient aller à les méconnaîLre et à les oublier, cette
pierre les rappellera. Contre le vain assaut des légendes infâmes, elle
dresse le bloc inébrnnlaiile àv la réalité.
Discours prononcé par M. Viviani
à la Chambre de Députés, le 6 juillat 1922.
M. René Muiani. — Vous m'avez mis ^ quoique ludireclument,
très naturellemeuL en cause, et je tiens ;i laire tout d'al)ord une dé-
claration.
Il ne serait tolérable, ni pour la Cbambre, ni immu- le pays, ([ue le
président respons.ible du gouvernement de 1914 ne marquât p;!s im-
médiatement, et quand il en a roccasion, sa place dans ce débat.
11 ne m'appartient pas d'invoquer la Constitution de 1875 et je connais
trop M. Poinearé pour penser qu'il déraber;>it des res]ions,ibilités
morales derrière un ])aravent protocolaire.
Le président du conseil. — Nous avons passé ensemble des heures qui
ne s'oublient ]ias.
M. liené Viviani. — M;^is je n";K-.complis p.is seiilerncul un de\'oir,
j'exerce un droit. Je ne laisserai ])as biiser dans mes mains les préro-
g.itives du gouvernement qui, dans la démocratie, est seul resi)onsaijle.
Je voudrais ici, comme je l'ai t'ait à la Haute-Cour, en face de l'hom-
me qui le premier avait dirigé contre M. Poinearé et contre moi les
premières attaques...
Le président du conseil. — Elles viennent toujours du même endroit.
M. René Viviani. — ... je veux évoquer la responsabilité de l'His-
toire, dans l'ordre militaire, dans l'ordre dijjlomatique et dans l'ordre
civil, depuis le 16 juin l'.(14, date de ravénement de mon gouvernement
jusqu'au 1*^'' novembre lUl.ô, date de m\ démission. Je l'évoque même
dans la portion de temps où, éloigné de la France avec M. Poinearé
pour accomplir un voyage qui avait été organisé par mon prédécesseur,
M. Doumergue, j'étais représenté à Paris p,ir M. Bienvenu-Martin.
Donc, en ce qui concerne les f.iits doiif je viens de p nier et qui sont
1. M. \iviani s'adrr>>so ici à .M. Xaiiianl-Cmitiiiii'r. dont, avec son coiLSon-
teinenl il inlerroinpl le (ti^roiir-,
AOUT IG
iils La vie des peuples
inclus entre ces deux dates extrêmes, l'homme responsable, c'est moi.
S'il y a des responsabilités, il faut les vider avec moi.
Lph jours Iragiqiie.f} .
Puisque l'occasion mest offerte, répondant à l'interruption de
M. le président du conseil qui rappelait que nous avions traversé en-
semble des jours tragiques, où nos cœurs ont connu toutes les espé-
rances et toutes les émotions, je veux, puisque j'ai été son témoin quo-
tidien, lui ai)porter, sans usurper un mandat trop large, au nom de mon
gouvernement tout entier, l'hommage qui lui est dû. Je rends ainsi
hommage à l'homme qui, enfermé dans une Constitution étroite, ne
l>ouvant pas agh-, faisait, par la persuasion, en résumant les débats,
apparaître, avec la lucidité incomparable de son esprit, la fluidité et la
netteté de sa parole, l'avis qui lui paraissait utile, à l'homme laborieux
et courageux.
C'est M. Poincaré qui présidait le conseil des ministres lorsque,
prenant une responsabilité supplémentaire, j'ai déchiré, malgré le
cahier de mobilisation, le carnet B, l'ensemble des mesures de police
par lesquelles on parquait dans des camps de concentration 2.800 ou-
vriers, i)our des propos inconsidérés et lointains.
Ce jour-là, le 30 juillet, à huit heures du soir, Jaurès m'est venu
voir. Ce fut notpe dernier entretien. Il me dit : « Ami, nous marchons
vers la frontière. Faites qu'il n'y ait |)as un abîme entré la France ou-
vrière et la France gouvernementale ». Hélas ! ses bras étaient tendus
vers moi; mais la porte s'ouvrit et M. de Schœn fut annoncé. Nous
avons été séparés par l'Allemagne.
M. Poincaré présidait le conseil des ministres, le 30 juillet, lorsque,
d'accord avec le ministre de la guerre et avec le général Joffre, j'ai
pris cette responsabilité, la plus tragique de toutes, telle qu'aucun pays
n'aurait osé l'assumer dans aucune histoire. Afin d'éviter que le conflit ,
s'il devait surgir, naquît d'un fait isolé, de deux patrouilles qui se
trompent de chemin, de deux sous-officiers, allemand ou français,
qui perdent le sang-froid, j'ai fait reculer de dix kilomètres les troupes
françaises.
Or, écoutez bien, lorsque M. Messimy, en exécution de la délibéra-
lion du conseil, eut envoyé l'ordr? au quartier général, M. Poincaré qui,
d'un regard perspicace, lisait toutes les dépêches émanant des minis-
tères, a rappelé le ministre à dix heures du soir, en lui disant qu'il y
avait, dans son télégramme, une lacune; qu'on n'avait pas visé la
cavalerie, qui, de son propre mouvement, pouvait se porter en avant.
VIE IXTERNATIOXALE : DOCUMEXTS iHO
Si bien que c'est à la demande du président de la République qui,
lorsque le conseil a délibéré, est le gardien de ses décisions, que la dé-
pêche a été ainsi complétée.
M. Poincaré présidait, lorsque M. Isvolsky nous a rendu visite à
l'Elysée, le jour de la déclaration de guerre à la Russie. M. Isvolsky
demandait si la France, tenue par son traité d'alliance, allait entrer
en guerre. M. Poincaré ne voulut pas s'engager. Il a répondu qu'à
son avis la France ne devrait pas prendre l'initiative. Il est venu nous
demander une délibération. Nous avons couvert sa réponse tout of-
ficieuse.
Je tiens à lui rendre liommage, à rapjieler avec lui ces jours tragiques
que nous avons tia\'ersés. Mais, quant à moi, jq ne laisserai pas que
les faits, qui se sont accomplis sous le «gouvernement dont J'étais le
chef, ne soient pas, s'ils sont reprochables. reprochables à l'homnit;
qui est à cette jjlace.
Et si je ne vous gêne pas tro)), mon cher collègue. \uuU'Z-\ uns me
permettre deux mots ou sujet de la mobilisât ii.n?
L'Europe en 1914.
11 y a, je vous l'assure, une confusion dans \ utre espril . Je \ais \ous
(lire laquelle. 11 y a deux mobilisations russes. 11 y a la moliilisttidU du
29 juillet, par laquelle la Russie a répondu à 1:-, mobilisation autrichien-
ne. Permettez-moi de rétablir dans son ampleur le table:ni de l'Iairop»
ffue vous n'a\e'/ fait que partiellement.
L'assassinat de Sarajevo est du 28 juin. Ou ;.iii;!il pu |)ens(M' (pu*,
le lendemain, d.ns un moment d'excila: ion. r.Vulrir lu; adresserait à la
Serbie un ultimatum, même brutal. FJIc a gtrdé ses nerfs el son
sang-froid. On sait poui-quoi : elle a, purement et simplenu-nl, attendu
le 23 juilU't.Tout le monde connaissait tous les détails de notre voyage.
On savait que, le 23, nous devions (juittor Cronstadt el ou atten-
dait ce momenL-là, pour faire partir cet ultimatum et le reuuttre aux
mains du gouvernement serbe. Quand on a su que nous partirions
deux heures |)lus tard, on a remis rullimatum deux heures plus tard.
L'ultimatum fut donc remis. Vous savez que ce n'est pas M. Sasonof.
c'est lord Grey qui a déclaré que, c'était le doeumeiil le plusout rageant
qui ait jamais circulé à travers l'Histoire.
La France, l'Angleterre et la Russie ont donné à la S( i hie tles eoii-
seils de sagesse. La Serbie qui, à moins de descendre au-tlessous de son
histoire, ne |)ouvail cepeiidanl pas accepter lintrusiou des poli'-iers
e.utriehiims sur son sol, a aet-eplé les autres clauses, niênu' lo plus
1120 LA VIE DES PEUPLES
rigoureuses, si bien que, le 25 juillet, quand on a connu la réponse
serbe, tous ont considéré la paix sauvée.
Pourquoi le représentant autrichien à Belgrade qui avait préptné
son départ avant de connaître cette réponse, est-il parti malgré tout?
La Serbie est envahie, la guerre est déclarée, Belgrade est canonnée.
Que lait la Russie ?
Tout d'abord elle adhère à la proposition de lord Grey, quiest la con-
versation à quatre, et M. Sasonof ait : « L'Autriche et la Russie sont
trop intéressées; l'Allemagne, l'Angleterre, ritr.lie et la France ont
qualité pour trancher le problème ».
Ah ! si on avait accepté cela ! Si on avait transporté à Londres ce
débat ! Si les quatre puissances intéressées avaient pu se saisir de cette
question qui naissait, vous ne seriez pt;s à cette tribune, mon cher
collègue, pour prononcer ce discours, et moi — et je m'excuse, dans
j'émotion que j'éprouve au souvenir de ces heures tragiques, de la
jongueur ae mes observations — je ne nous interromprais pas.
On réclame. Relus ! M. Sasonof, loin de demander t' l'Autiiche
d'évacuer la Serbie, allant jusqu'à consacrer l'invasion, demande sim-
plement la suspension de la marche de l'armée autrichienne. Refus 1
L'Autriche se refuse à tout rapport qui, étendant la délibération,
pourra amortir le conflit.
Et, pendant ce tem[)s, que fait TAllemagne ? Nous allons parler de la
mobilisation !
Il y a, mon cher collègue^ un fait énorme qui, malheureusement,
disparaît sous la plume de la plupart des historiens, et qui est l'his-
toire du premier ultimatum adressé par l'Allemagne à la Russie.
C'est le 1?0 juillet que l'Autriche a mobilisé par iellement sur la
frontière galicienne onze corps d'armée. Que peut faire la Russie?
Elle est bieJi obligée de mobilis( r des corps d'armée — sur la fron-
tière galicienne, et non allemande. Ecoutez-moi !
La mohilisaîion russe.
Et puis, qu'est-ce que la mobilisation de la Russie ? Vous avez servi,
mon cher collègue. Vous connaissez la valeur technique des mots. Ce
qui importe, dans une mobilisation, ce n'est pas le décret, qui n'est
qu'un morceau de papier. Ce qui est quelque chose, c'est la concen-
tration des troupes qui le suit et, par conséquent, la mobilisation
dépend, pour son efficacité, de trois facteurs; l'étendue du pays, la
VIE ISTERyATWSALE : DOCUMENTS 1121
puissance ou la médiocrité des moyens do Lionsport, et la quantité
des troupes qu'il s'agit de rassembler. Si bien qu'en Suisse, par exemple,
on j)eut mobiliser en quelques heures, et qu'il fallait seize jours à la
Russie, alors qu'il en fallait trois à l'Allemagne, trois à l'Autriche et
trois à la France, pour mobiliser.
C'est déjà cpielque chose, pour un pays qui doit mettre seize jours
pour mob'liser sestroupeset les transporter au moyen de chemins de fer
presque inexistants, pour les masser sur la frontière, que de sij conten-
ter de quelques corps d'armée.
Ultimatum de l'Allemagne. Pourquoi? La frontière ;!lU'rnandc
n'était menacée par aucun soldai russe.
Que visait donc cet ultimatum outrageant du J't juillet, verm de
l'Allemagne à la Russie? Pendant ce temps la guerre se prépare.
Réunion à Potsdam, le 29 juillet, le soir. Au sortir de cette réunion,
conversation capitale entre M. de Bethmann-Holiweg et l'ambassa-
deur britannique. Que lui dit-il? Lisez la correspondanco du gouver-
nement anglais avec son ambassadeur !
Qu'a dit M. de Bethmann-Holiweg? Je cite de mémoire : « Si la
Grande-Bretagne consent à rester à l'écart, nous donnons l'assurance
qu'en cas de victoire, nous ne porterons aucune atteinte au territoire
de la France ». — Mais il se refuse ou même engagement pour les colo-
nies : « Nous restaurerons l'intégrité de la Belgique lorsqu'elle nous aura
livré passage ».
La guerre était sur le point d'être déclarée.
Le parti était pris, le 29 juillet au soir !
Mais au même moment. l'Angleterre a fait sa\ oir qu'elle gardait les
mains libres si la France était impliquée dans le conflit. Alors, change-
ment de front !
M. Sasonof s'était relounié vers moi. Je me rappelle cette uuit
tragique, et vous aussi, monsieur Poincaré. où je suis venu vous trou-
ver. M. Sasonof me disait : « Puis-je compter sur les obligat ions d'al-
liance? » Je répondis, sous ma signature : « La France restera fidèle
aux obligations de l'alliance. Mais, dans les préparatifs qu'exige
peut-être de vous la sécurité nationale, ne faites rien qui puisse don-
ner à l'Allemagne un prétexte. .. Mo dépêche a d'ailleurs été vaine.
Pourquoi? Changement de front : l'attitude de l'Angleterre n'a pas
permis de déchaîner la guerre le 29 juillet contre la Russie, pour une
mobilisation partielle rendue nécessaire par la inultilisai ion autri-
chienne.
L'ultimatum a été retiré. On va préparer autre chose ipii paraîtra
plus plausible.
Mais quelle conclusion tirer de là ? Ectmtez-moi : le 2^1 juillet, il w y
avait pas de mobilisation générale msse il n'y avait pas de mobili-
1122 LA VIE DES PEUPLES
sation générale autrichienne. Dans cet ulLiniaLum, qu'avait à laire
l'Allemagne contre la Russie, qui n'avait pas mobilisé sur sa frontière?
Et puis, savez-vous ce qui s'est passé dans la presse? Le Lokal-
Anzeiger, le 30 juillet, à midi, publiaitl'ordrede mobilisation allemand.
Que s'était-il passé ? Le gouvernement allemand était si sûr de la guer-
re le 29, qu'il avait communiqué le décret de mobilisation allemande
à tous les journaux. Puis, on l'avait retiré après la réponse anglaise.
Mais le bureaucrate malavisé chargé de cette besogne n'avait pas passé
ce dernier ordre aux bureaux du Lokal- Anzeiger. M. de Jagow traita
cette publication de « mauvaise action « devant M. Jules Cambon,
qu'il avait appelé. Mais ce journal n'aurait pas publié le décret si le
ministère des affaires étrangères et le ministère de la guerre ne le lui
avaient pas donné.
La mobilisation de V Autriche.
Alors, seconde mobilisation autrichienne. Nous approchons du
drame. Et c'est ici que je vous réponds : je vais faire une preuve con-
traire à vos affirmations, en empruntant des documents allemands.
Je laisse de côté tout ce qui a été dit par des Russes et des Français.
L'Autriche mobilise « généralement ». Je déclare que l'Autriche
a mobilisé généralement le 30 juillet, à une heure du matin.Ceci a été
reconnu par M. de Bethmann-Hollweg. A quelle date, je vous le
demande, la Russie a-t-elle mobilisé « généralement », et surtout à
quelle heure? C'est ce point qui est, en effet, en discussion. Dans la
nuit du 30 au 31 juillet, l'Autriche mobilise. Et moi, je vous déclare,
avec des documents allemands, qui peuvent être tout de suite à votre
disposition, si on veut bien les rechercher, que la mobilisation russe
a été faite à onze heures du matin le 31 juillet.
Trois documents, que je rappelle de mémoire, mais que je pourrais
vous lire, le prouvent : 1° télégramme de l'empereur d'Allemagne
au roi George, du 31 juillet, à deux heures de l'après-midi ; 2° au même
moment, réponse télégraphique de l'empereur d'Allemagne au tsar,
qui l'implore pour la paix.
Dans aucune de ces dépêches — vous pouvez voir celles de l'empe-
reur Guillaume au tsar dans le Livre jaune que j'ai publié — il n'est
fait allusion à la mobilisation russe. La Russie aurait mobilisé à quatre
heures du matin et à deux heures de l'après-midi, et l'empereur d'Al-
lemagne, avec les moyens d'investigation puissants qu'il avait à
sa disposition, n'aurait pas pu le savoir ! Cependant, quelle belle ré-
VIE lyTERNATIONALE : DOCUMENTS 1123
poiise à taire au roi George et à l'empereur de Russie : « Vous me de-
mandez d'arrêter les préparatiis et je suis en présence d'une mobili-
sation générale ! »
Voici un autre document capital. Vous étiez à la guerre. Je sais
l'attitude que vous avez eue. Vous n'avez évidemment pas pu tout
lire. Ce document a été publié quelques mois après
M. Vaillant-Couturier. — Je me base sur les mémoires de l'ambassa-
deur de France en Russie.
M. BenéViiiani. — ^h)i^ n:oi. je n.e Ijîk mt îî jih' U ( ( dcM. de
Jagow au Livre blanc. Je suppose que M. de Jagow savait ([uelque
chose.
M. Vaillant-Couturier. — Je suppose aussi que l'ambassadeur de
France savait quelque chose !
M. René Viuiani. — Mes chers collègues, je vous en prie, c'est moi
qui abuse de la parole et qui dois plutôt remercier notre collègue de ni'"
le permettre.
Je recommande à tous les hommes de bonne loi la lecture de la bro-
chure intitulée : c Qui a voulu la guerrel » et qui a paru en novembre
1914, signée des professeurs Durkheim et Denis. J'imagine que sous
leur plume impartiale, les mérités peuvent apparaître.
Vous y lirez le document allemand suivant :
"Après avoir reproduit le texte du télégrammeimpérial.l'auleurdela
la préface du Livre blanc, page 12, ajoute :
« Ce télégranime n'était pas encore arrivé à sa destination que la
mobilisation de toutes les forces russes, ordonnée déjà ce jour même —
31 juillet — dans la matinée... » — en allemand, am Vormillarj —
« ... était en voie de réalisation... »
Vormitlag, c'est onze heures du matin, la seconde partie de la mati-
née.
.M. de Jagow savait bien ce qui s'était passé, lui qui a jtrésidé à la
préface du Livre blanc. Il reconnaît que c'est le 31 juillet, à onze heu-
res du matin, que la mobilisation russe a été ordonnée. C'est ce qui
explique qu'à deux heures de l'après-midi, dans ses télégrammes ovi
roi George et au tsar, l'empereur d'Allemagne n'était pas encore au
courant et na pas pu faire état de la mobilisation msse. Cette dernière
est donc postérieure à la mobilisation autrichienne.
F-^t puis ! et {)uis ! et puis ! laissons de côté les mobilisations : ce
n'est que l'apparence des conflits.
1V24 LA VIE DES PEUPLES
L' Allemagne voulait la guerre.
La guerre, l'Allemagne la voulait. Reportez-vous au noble discours
de M. Giolitti, prononcé en novembre 1914 à la Chambre italienne;
il a rappelé qu'en 1913 l'Italie avait été pressentie pour agir contre la
Serbie, de concert avec les empires centraux, un an avant l'attentat de
Sarajevo. Mais l'Italie n'a pas voulu agir. Elle a considéré que le traité
de la 'Iriple- Alliance était purement défensif. Et c'est pour cela qu'on
l'a punie en 1914, en ne lui faisait pas connaître l'ultimatum adressé
à la Serbie.
Comment ! En 1913 déjà, on voulait envahir la Serbie et c'est la
noble attitude de l'Italie qui a fait échouerle crime ! Et vous allez dire
qu'en 1914, c'est l'histoire d'une mobilisation qui peut être mise en
cause? Non ! on n'en est pas là ! (Vifs applaudissements).
Maintenant, je termine en vous remerciant. Que voulez-vous que
je vous dise? Je ne sais pas la raison de ce débat. Je ne l'aurais pas
souhaité. Laissez-moi tout vous dire. Voilà trente ans que je suis
dans cette Chambre, j'ai siégé huit ans dans les gouvernements et les
événements terribles m'ont trouvé debout à la place que je n'avais pas
cherchée. J'essaye, tout en restant fidèle aux idées qui ont illuminé
ma jeunesse, dans la mesure où les contingences delà vie le permettent,
de m'élever au-dessus des partis. Laissez-moi vous le dire, deux sou-
venirs me hantent.
Le traité de Versailles.
Ici, le 16 septembre 1919, étant président de la commission de la
paix, j'ai couvert, après M. Barthou, de mon discours, le traité de paix.
Eh bien, nous avons un traité de paix. C'est une charte fragile, diffi-
cilement rédigeable, avec des contradictions, mais imprégnée du sang
des martyrs. C'est la charte sur laquelle repose notre droit. Qu'est-
ce que nous en faisons dans ce débat?
L'union.
Et puis au mois d'août 1914. mon jeune collègue, vous étiez au
front, je le sais; moi, j'étais au poste de combat que m'avait donné la
VIE l\TERyATlO.\ALH : DOCUMENTS 1125
patrie. Le 4 août, vers sept heures du soir, je suis revenu du Sénat,
après avoir fait voter les lois de guerre. Alors ici j'ai retrouvé la repré-
sentation nationale, ardente et résolue. Les jeunes allaient partir et
nous, nous allions demeurer. J'ai parlé à la Chambre, au pays, à
l'armée, j'ai appelé au devoir et à l'indépendance, après M. le prési-
dent de la Républicjue, à l'union sacrée !
Ah ! le grand et noble jour ! Je \uis encore M. de Mun, représentant
du passé, et M. \'aillant, représentant de la Révolution, ces deux vieil-
lards qui avaient vu 1870, allant lun vers l'autre, la Révolution
française et la Croisade, la France immortelle symbolisée, toute la
noblesse, toute la tradition, toute la générosité de la France, qui de-
puis vingt siècles, de Poitiers à Valmy, s'était levée pour elle, et aussi
pour défendre l'indépendance des peuples et la fierté de la race hu-
maine. Et, attaquée, elle allait recommencer 1
Ce jour-là. nous nous sommes évadés des querelles, des haines, des
combats fratricides, nous nous sommes élevés au-dessus des factions et
des partis. Ce jour ne peut-il donc pas revenir? Pensez-y et renouvelez
dans cette heure grave, au fond de votre cœur, votre serment de fi-
délité à la patrie.
Lettre ouverte de M. de Jagow à M. Viviani.
publiée dans la Dmlsche Allyemeine Zeilutiu du 13 juillet 1922.
Dans la séance du .") juillet. M. Poincaré a mis en scène un débat
stirla responsabilité de laguerro. Le but de ce débat était une démons-
tration à effet contre la vérité qui tend invincit)lenient à se faire jour
sur les événements de la semaine noire de juillet 1914. A cette occasi(>ii
vous avez. M. \'iviani, prononcé un discours dans lequel, non seule-
ment vous rompiez une lance pour l'innocence de la France, mais
aussi revendiquiez la responsabilité de la politi(fuc française d'alors
pour couvrir votre ami. alors chef d'Etat, Poi.ncaré. du reproche d'a-
voir poussé à la guerre. Comme vous vous référez à moi. je me vois
forcé de vous déclarer que les bases de votre conception de l'origine d€
la guerre sont complètement ruineuses.
Vous invo([uez le mémoire de 1914 au Heichstag. du(|uel, comme
étant alors secrétaire d'Etat aux Affaires Etrangères, j'ai, d'après vous,
1126 LA VIE DES PEUPLES
écrit la préface. Vous relevez que le 31 juillet est donné là comme la
date de la mobilisation russe : c'est vrai, mais depuis 1914 huit
années ont passé, et, pendant ce temps, la vérité a, malgré tous
les efforts contraires, lait de lents mais sûrs progrès. Vos anciens
amis y ont essentiellement contribué. Vous savez que l'ambassa-
deur français d'alors à Pétersbourg a expressément posé comme
établi que la mobilisation générale russe a eu lieu le 30 juillet, et ce
l'ait a été récemment pleinement confirmé parle général Dobrorolsky
dans une peinture complète des événements i. •
En face de deux témoignages aussi graves, toutes les données ve-
nant d'ailleurs, les vôtres comme celles du mémoire allemand, sont
caduques, car le représentant de la France, alors étroitement unie à
la Russie, et le chef de la section russe de mobilisation qui avait à exé-
cuter les ordres du tsar doivent naturellement mieux savoir ce qui se
passait à Pétersbourg, dans les coulisses, que l'empereur allemand,
présenté bizarrement par vous comme le mieux informé des témoins.
En reprenant des erreurs dès longtemps caduques, vous tentez
d'obscurcir à dessein la vérité des faits, mais cette tentative n'aura
pas de succès en dehors de la Chambre française. Carie reste du monde
sait aujourd'hui — ne sait que trop bien — comment se sont déroulés
les événements qui conduisirent à la guerre mondiale. Je ramasse
ici brièvement l'essentiel, parce qu'il est dans l'intérêt général que la
vérité péniblement acquise ne soit pas de nouveau, comme en 1919,
remplacée par des fables vieilles ou nouvelles!
La mobilisation partielle russe (du 13« corps), connue à Paris le 29,
a été ordonnée ce mêm.e jour. Le 29 fut aussi donné ensuite l'ordre de
mobilisation générale, un peu après révoqué. L'ambassadeur fran-
çais Paléologue a décrit en détail cet épisode dans ses souvenirs : le
30, la mobilisation générale russe fut décidément résolue et ordonnée;
cet acte, qui signifiait la guerre avec l'Allemagne, fut connu le matin
du 31 juillet à Berlin et aussi à Paris et à Londres. La mobilisation
générale russe n'était motivée par rien. La mobilisation effectuée
le 25, de la moitié des seize corps austro-hongrois, contre la Serbie,
a, nous le disions, motivé la mobilisation des quinze corps russes;
en réponse, le 31, à midi, fut ordonnée la mobilisation des huit
corps autrichiens restants. Vous parlez maintenant d'une deuxième
mobilisation partielle (de 11 corps) effectuée le 29 contre la Russie.
C'est une invention gratuite, une affirmation d'une fausseté prouvée :
l'Au triche-Hongrie n'a pas élargi sa mobilisation entre le 25 et le 31.
Comment une armée de 11 corps serait-elle sortie du sol? L'Autriche
• ne disposait alors que de 16 corps.
Votre affirmation d'un premier ultimatum allemand à la Russie,
du 29, est une vieille fable de propagande, dès longtemps réfutée,
anéantie par la publication de documents allemands. L'avertisse-
VfE L\TEBXATIO.\ALE : DOCUMENTS 1127
ment envoyé ce jour-hi à PéLersbourg au sujeL des mesures guerrières
prises, correspondait de lorme et de contenu aux avertissement!:. jour-
nellement répétés afors à Pétersbourg, de ne pas détruire les chances
de négociations, surtout de la médiation allemande, riche en perspec-
tives, par des mesures militaires. Le 29. un avertissement pai-eil l'ut
d'ailleurs envoyé à Paris, reçu par vous, MA'iviani. et il ne mhis vint
pas à l'idée d'y voir un ultimatum.
Les autres allirmations apportées parvoub pour juslilioi' la Bussie
tsariste, ne sont pas vraies non plus. On n'a, le 29 juiilcl. à Berlin,
décidé ni la guerre ou la mobilisation, ni la proclamation de 1" >■ étal
de danger de guerre menaçant >),quoiquerétat-,maj or russe, comme vo-
tre ambassadeur Paléologue l'annonçait à son gouvernement, comp-
tât absolument que l'Allemagne mobiliserait le 30 juillet en réponse
à la mobilisation partielle russe. Les légendes bâties sur l'édition spé-
ciale du Lokal Anzeiger ont été récemment réfutées par la pénétrante
enquête du comte Mongtelas.
Il est vrai seulement que le fait de la mobilisation générale msse
n'a été connu à Berlin que le matin du 31. Le télégramme de l'em-
pereur allemand au roi d'Angleterre, que vous citez laussement. dé-
plore déjà cette mobilisation et ses contre-coups inévitables. Le tsar,
par contre, n'avait pas besoin d'être informé de l'étendue de sa pro-
pre mobilisation: sur les suites, il avait été aussi mis au courant par
l'empereur et par l'ambassadeur comte Pourtalès.
Il est facile de deviner pourquoi vous cherchez à défendre les dé-
marches russes par tous les moyens. Vous savez que la connivence
du gouvernement français, dont vous étiez alors le chef responsable,
ne restera pas longtemps cachée. Les raisons sont claires aussi pour
lesquelles vous imaginez un ultimatum allemand, des décisions d'un
conseil de la couronne, et vous vous référez à une mobilisation autri-
chienne qui n'a pas eu lieu. Le 29 juillet 1914 était d'une importance
décisive; ce jour-là, la Russie s'est décidée à la guerre et vous, M. Vi-
viani. avez suivi votre allié sans objection. Dès le 29. l'ambassadeur
français était informé de la mobilisation générale russe décidée puis
retardée d'un jour. Le même jour, le gouvernement russe faisait décla-
rer par son ambassadeur qu'il regardait la guerre comme inévital)le
et hâtait ses préparatifs. Vous même aviez ordonné à M. Cambon
à Londres d'indiquer que le casus fœderi'- entrait en jeu. Même le «Bloc
national » ne vous accorderait pas pleine approbation, sil était ren-
seigné sur la marche des négociations entre Pétersbourg et Paris, (jui
seront dévoilées, à ce que j'apprends, par les prochaines |)ublications
de Moscou. Mais, sans même parler de ces apports nouveaux, il est
clair déjà, sur la base du matériel connu, que votre démonstration
est construite sur des affirmations inexactes. Vous ne pouvez pas ré-
1128 LA VIE DES PEUPLES
fuLer le fait que la mobilisation générale russe, qui provoqua la guerre
et l'avait pour but, n'était justiliée par rien, était dictée seulement par
la volonté de la guerre.
Je me borne pour aujourd'hui à ces brèves fixations de faits pour
montrer clairement à tout le monde combien est intenable votre dé-
monstration ».
Von Jagow
(Zinst, Kr. Halle, 14 juillet 1922).
Commentaire du Journal des Débats (22 juillet 1922).
La réponse de M. de Jagow est d'une faiblesse extraordinaire, et
ne fait que souligner la responsabilité du gouvernement allemand.
Il serait facile de montrer que son exposé de la succession des événe-
ments pèche sur plus d'un point. Mais, s'agissant uniquement de sa-
voir qui a provoqué la guerre, c'est tout à fait inutile, et une remarque
décisive suffira.
M. de Jagow reconnaît que dans la préface du Livre blanc, publié
quelques semaines après l'ouverture des hostilités, il a placé au
31 juillet la mobilisation générale russe, et que sa conviction était bien
alors que celle-ci avait ou lieu ce jour-là. Ce n'était donb pas la mobi-
lisation générale russe qui avait pu déterminer les Empires centraux
à prendre les mesures extrêmes qui ont déclenché la guerre. C'est l'é-
vidence même : la responsabilité du gouvernement allemand ne serait
modifiée en rien parce que, plusieurs années après, il aurait appris que
le mobilisation russe avait précédé la sienne. Dans ces journées déci-
sives de la fin de juillet 1914, l'Allemagne et l'Autriche ont procédé
à leurs mobilisations générales, promptement suivies de déclaration
de guerre, sans le moins du monde être informées d'une mobilisation
VIE INTERXATfOXALE : DOCIMENTS 1129
générale russe réelle ou supposée. M. de Jagow lui-même rétablit une
t'ois de plus. C'est un fait connu, que tout criminel qui cherche à se
justifier s'enlerre ; l'ex-secrétaire d'Etat allemand se charge encore de
le démontrer.
À TRAVERS JOURNAUX ET REVUES
I. — QUESTIONS INTERNATIONALES.
Le désarmement.
La défaite semble avoir dessillé les yeux de certains Allemands qui
aujourd'hui, comprennent loale la vanité du droit de la force. Parmi eux
est r auteur de cel article sur le désarmemenL. On ne peut que regretter
que r Allemagne de 1914 n'ait pas envisagé de la même façon que
M. Nietsche le devoir de la nation la mieux armée.
Aucun gouvernement n'avoue qu'il entretient une armée pour satis-
l'aire à l'occasion des désirs de conquête; elle ne doit servir qu'à sa
protection. Il invoque en sa laveur la morale de la légitime défense :
sela consiste à réserver la moralité pour soi et l'immoralité pour le voi-
sin, car on est forcé de lui imputer des désirs d'agression et de conquête
si l'on veut que notre pays songe aux moyens de se défendre; en outie,
ce voisin, qui répudie comme notre pays toute idée d'agression et qui
prétend aussi n'entretenir son armée que pour sa défense, en expli-
quant les raisons pour lesquelles nous avons besoin d'une armée, nous
affirmons qu'il est un hypocrite et un habile criminel désireux d'atta-
quer à l'improviste une victime sans défense et innocente. Telle est la
situation de tous les pays entre eux : ils supposent de mauvaises in-
tentions chez le voisin et de bonnes chez eux. Mais cette supposition
est inhumaine, aussi mauvaise et pire que la guerre parce que, nous
l'avons vu, elle impute l'immoralité au voisin et semble provoquer
ainsi un état d'esprit et un acte hostiles. Il faut repousser le principe de
l'armée comme moyen de défense aussi catégoriquement que les dé-
sirs de conquête. Un grand jour viendra peut-être où un peuple remar-
quable par des guerres et des victoires, par les progrès de son organisa-
tion militaire et de son intelligence et habitué à leur faire les plus
erands sacrifices, s'écriera spontanément « Nous brisons notre épée ! »
et détraira son armée jusque dans ses dernières bases. Se désarmer
tandis qu'on était le mieux armé, par conviction profonde, tel est le
moyen d'arriver à la paix véritable, qui doit s'appuyer toujours sur
la paix des ospiits; au contraire la paix dite armée, telle qu'elle existe
A TBA y ERS LES riEV UES : L E DÉ S ARM EM EN T 1131
maintenant dans tous les pays, n'est que la guerre des esprits qui
n'ont confiance ni en eux-mêmes ni dans le voisin, et qui refusent de
déposer les armes, à la fois par haine et par crainte. Plutôt la ruine que
la haine et la crainte, plutôt deux fois la ruine que d'être un objet de
haine et de crainte, telle doit être la maxime suprême de toute la
société politique en particulier. — Nietsche.
{Dir Welfbuhne, 22 juin 1922).
II. — LA FRANCE VUE DE L ETRANGER.
1. — La France et 1 Allemagne peuvent-elles 'être réconciliées?
La tension des rapports franco-allemands gêne profondément l' Angle-
terre. Da/î.s/a Fortnightly Pxeview, M. W. H. Dawson essaie de persua-
der la France qu'elle doit se montrer conciliante. Chose plus inicressanle.
il engage son propre pays à renoncer à une partie de son butin et à rendre
à r Allemagne quelques-unes de ses colonies.
En discutant cette question, dit M. William Harbult Dawsou dans
la Forlnightly Review de juillet, je n'agis pas en critique peu amical de
la France, ni comme avocat particulier de l'Allemagne, mais en bon
Fiuropéen qui est convaincu que de tels Européens sont aussi, au point
de vue de leurs propres patries, de bons patriotes. Il est moins utile
actuellement de mettre ces deux nations en contact que de les tenir à
une certaine distance l'une de l'autre. Car plusieurs articles du Traité
de Versailles pourraient bien avoir été malicieusement introduits pour
donner aux deux pays les plus grandes occasions de friction. L'harmo-
nie peut exister cependant entre des cordes qui sont à plusieurs octa-
ves de distance. Si la France et l'Allemagne désirent vivre sur un pied
de concorde, — et je crois que l'Allemagne le désire ardemment — elles
peuvent l.- faire... Le modus vivendi auquel je pense implique une poli-
iicpie de concessions. Par le traité de Versailles, les Alliés ont |)ris à
l'Allemagne tout ce qui leur semblait important : armée, flotte, marine
marchande, câbles, colonies, liberté des négociations internationales,
direction des chemins de fer, et une partie des ressources natu-
relles vitales et des industries. L'Allemagne a maintenant bien peu
de chose, ou elle n'a rien à offrir commebase de commerce, et il s'ensuit
que les concessions doivent venir d'un seul côté et qu'elles doivent
entraîner des modifications du Traité de Versailles. De tous côtés on
demande que le traité soit modifié, mais le plus souvent on sait mal
quelles sont les dispositions les plus gênantes du traité et comment il
peut êtiti utihuuent amcutlé.
La question ries réparations a attiié presque exclusivement l'atten-
tion du pnlilic anglais, à rausf de la \ igueiu' avec laciuellr l;i Fiaiit;e h
1132 LA VIE DES PEUPLES
réclamé le paiement de ses créances, à cause du trouble que les paie-
ments allemands ont apporté dans la situation économique, dans son
change, dans son crédit. Cependant, on ne saurait comprendre trop
clairement que la question des réparations n'est que l'un des trois
problèmes très distincts dont dépend le règlement des affaires d'Alle-
magne et d'Europe.
Les autres problèmes sont la question des accords territoriaux et la
question des pénalités commerciales et économiques que l'Allemagne
a dii accepter. Je considère que des modifications dans ces deux direc-
tions seraient un moyen de réconcilier l'Allemagne avec son antago-
niste la plus acharnée. On lui donnerait ainsi la possibilité de se re-
mettre d'aplomb et de consacrer toute son attention aux immenses
tâches de la reconstruction, dont le paiement des réparations dépend.
M. Dawson demande que la France fasse des concessions au sujet de la
Rhénanie et du bassin de la Sarre. Il demande aussi que le régime du
port de Memel soit modifié. Il passe ensuite aux colonies.
En attendant le jour où les territoires tropicaux de l'Afrique seront
administrés par un grand consortium international — • peut-être sous
une Société des Nations plus forte — dans l'intérêt des populations
indigènes, pour l'exploitation rationnelle et la répartition équitable
des produits, l'Allemagne a besoin d'avoir accès aux sources des pro-
duits tropicaux. Si nous ne lui donnons pas cet accès par des moyens
pacifiques, nous pouvons l'amener de nouveau à sa terrible doctrine
que la force est le seul remède. Lord John Russel a émis une maxime
politiquetrèssage et très bien adaptée à notre temps lorsqu'il a dit que:
si une chose est inévitable la plus grande sagesse est de la faire gracieu-
sement. Je demande le rétablissement de l'Allemagne sous le soleil des
tropiques comme une mesure de justice et de droit, et aussi comme une
mesure de sagesse et d'habileté. Ici tout dépend de l'Angleterre et de
la France. J'ajoute que j'ai la ferme conviction que les aspirations
coloniales de l'Allemagne pourraient être satisfaites sans aucun préju-
judice pour ce que l'Afrique du Sud et l'AustraHe regardent comme
leurs intérêts vitaux.
(Forlnightly Review, juillet 1922).
2. — La France et les Etats-Unis.
La politique de la France est attaquée de toutes parts aux Etats- Unis.
Quelques voix s'élèvent cependant pour la défendre. Le professeur Char-
les Seymour écrit dans la Yale Review :
L'Europe et le monde ne peuvent laisser la France isolée au milieu
d'une Europe ((ui n'est pas eiicorepacitiée.Oue Puiucaré se maintienne
.4 TRAVERS LES REVUES : FRANCE 1133
ou qu'il Loiube, il esl de preiuiiM-e importance pour 1" Angleterre el pour
les Etats-Unis que la France se joigne de tout cœur au mouvement
pour la restauration économique de l'Europe, sans quoi il n'y aura pas
de stabilité économique dans le monde.
Or, la France, ayant de grandes dépenses mililaires qui lui inlcrdisenl
d'équilibrer son budget, ne peut apporter son effort à la restauration éco-
nomique. Et la France ne peut desarmer car nous ne lui avons pas donné
la rive gauche du Rhin, car nous lui avons refusé la constitution d'une
armée internationale au service de la Société des Nations, car nous avons
refusé de ratifier le traité de garantie. Les Etals- Unis qui se sont désinté-
ressés des affaires d' Europe, sont grandement responsables de l'attitude
actuelle de la France. •
Nous avons jeté à la France mille épithètes de condamnation. Et
nous ne nous sommes pas aperçus que. de toutes les nations, c'était
nous qui avions le moins le droit de nous plaindre. Jamais situation
politique n'a mieux montré la justesse de la parabole de la paille et de
la poutre. Nous avons reproché aux Français d'avoir la vue courte,
sans nous apercevoir que nous n'avions \tj nous-mêmes les affaires
qu'à travers le prisme coloré de notre ignorance. Si la France entre-
tient une forte armée, nous le devons, en grande partie du moins, au fait
que nous avons refusé de ratifier les accords qui devaient rendre la
démobilisation possible et sans danger. Et tant que nous nous abstien-
drons de toute collaboration économique en Europe, nous ne pouvons
nous attendre à un changement radical dans l'attitude de la France
au sujet des réparations. Pour la France, le problème des réparations
doit dominer tous les autres et, tant qu'une solution meilleure ne sera
pas proposée, elle doit s'appuyer sur le Traité de Versailles. Mais il est
évident que, sans la collaboration des Etats-Unis, aucune solution ne
pourra être trouvée. Comme prix de notre collaboration, politique et
économique, nous pourrions poser les bases (fue nous voudrions : dé-
sarmement, dépenses réduites à la production, divorce des animosités
politiques et des nécessités économiques.
M. Seymour espère en M. Hughes, auteur des réductions navales de
Washington.
S'il montrait le même courage en affrontant les problèmes d'Eu-
rope ! S'il ne disait plus : « Nous ne pouvons venir, parce qu'e vous
n'avez pas désarmé el équilibré vos budgets » ! S'il déclarait : « Nous
sommes prêts à venir. Vous devez désarmer et équilibrer vos budgets
mais nous sommes prêts à vous aider»! Plusieurs traits indiquent que,
-M. Hughes etM.IIarding comprennent que nous avons des intérêts
\'itaux dans les affaires oui'opéennes. mais ils redoutent l'esprit de
clocher qui a détruil la politique de \\oodro\v Wilson. Ils ont besoin
de l'appui d'une opinion puiiliquc courageuse... Il est temps que le
public américain cesse de déplorer l'existence des traditions et des pré-
1134 LA VIE DES PEUPLES
jugés français, pour comprendre que nos propres préjugés empêchent
la stabilisation des affaires du monde. Le sentiment et Tinstinct des
affaires sont d'accord pour nous appeler à jouer notre rôle. En 1918,
Théodore Roosevelt disait de la France : « Jamais dans l'histoire du
monde on n'a vu pareille loyauté dans l'accomplissement dun devoir
dangereux... Et grande sera sa récompense, car elle a sauvé l'âme du
monde ». L'Amérique a maintenant l'occasion de payer sa dette en
acceptant ce devoir qui, lui aussi, demande du courage, mais qui est
évident. Au lieu de répéter que la France regarde par le gros bout de sa
lorgnette, essayons l'autre bout de notre télescope.
{Yale Reuiew, juin 1922).
3. — Molière.
Le troisième centenaire de Molière a été célébré par les intellectuels de
Vélranger. L'américaine Current Op'inïonestitneque Molièreavecsonbon
sens est le type même du Français. C'est réduire peut-être un peu Molière
et le sens poétique de notre race.
Son arme était le rire...
Il ne faut pas s'étonner que les Français écoutent toujours Molière
avec tant de plaisir, car il est le miroir de leurs âmes, il les aide à se
comprendre eux-mêmes, comme il a aidé le monde entier à les com-
prendre. Celui qui veut comprendre les Français doit connaître
M. Jourdain et sa femme, — n'oubliez jamais sa femme. Il doit
entendre le rire qui éclate dans le théâtre lorsqu'à la fin delà
pièce, on arrache son masque à Tartuffe. Il doit contempler la faiblesse
de Sganarelle, l'incorrigible logique d'Arnolphe qui, à quarante-deux
ans, est amené à épouser un tendron de seize ans; la rigidité
d'Alceste, le solitaire comiqu^ qui n'a pas peur du ridicule, qui se
plaît même à être ridicule, qui trouve une consolation à voîr qu'i'
est ridicule aux yeux des autres, tous les hommes lui paraissant si
odieux qu'il souffrirait de leur sembler bon ou sage.
Le bon sens de Molière explique son influence sur un peuple qui,
comme les Français, semblent placer le sens commun au-dessus de
tous les autres éléments dans l'art de la vie humainement considérée.
L'Angleterre ne rend pasde pareilshonneursàShakespeare, car Molière
ne quitte jamais la scène française, tandis qu'à Londres, de nombreu-
ses années peuvent passer sans qu'on joue Richard III, Cymbeline, la
Tempête, Trotlus et Cressida. En Espagne, l'immortel Galderon, avec
une œuvre aussi grande que Hamlet, qu'Œdipe, que Tartuffe, est joué
très irrégulièrement. En France, on ne peut pas vivre sans Molière. Par
À IRA VERS LES REVUES : FRANCE 1 j 35
là, les Français révèlent quils vivent complètement sur le plan du sens
commun, qualité qu'on Irouv.e chez eux beaucouj) plus développée que
partout ailleurs, l'ail attesté par la renommée de Molière.
[Currenl opinion juin 192'2)
4. — M. Marcel Proust
La litléraiure française moderne, dans ses manifestations les plus
discutées. attire l'attention, provoque V admiration de la critique anglaise.
M. Middleton Murry étudie l'œuvre de Marcel Proust et il y découvre
l'expression d'une sensibilité nouvelle. Après avoir mis en lumière les
principales qualités de l'auteur de Swann, // arrive à cette conclusion :
Ce ne sont pas ces qualités si rares, si estimables qu'elles soient, qui
l'ontd'-4/a recherche du temps perdu l'œuvre la plus significative de la
littérature contemporaine. Ces qualités sont précieuses, mais elles
sont, en un certain sens, superficielles et elles pourraient être contre-
b;ilancées par l'obscurité indiscutable, par la complication désagréable
de la langue dans de larges portions du livre. Pourtant ce livre est
quelque chose de plus qu'un récit obscur coupé fréquemment par de
brusques clartés de beauté. Ce livre possède au moins une des qualités
(ie la durée : une âme. 11 est né d'un dessein haut et subtil. L'auteur a
une vue densemble de la vie. Un feu secret est en lui et nous en sen-
tons l'irradiation à travers les pages les plus obscures longtemps avant
que nous puissions endécouvrir la source.Aussi,bien que parfoissa langue
soit alambiquée jucju'au grotesque, .M. Proust a du style. Nous pouvons
lui iippliquer correctement l;i phrase qu'il a employée lui-même à pro-
pos dun de ses grands piédécesseurs, Stendiial, et diie que son œuvre
:i « la grande ossature du style » chose beaucoup plr.s importante que
la limpidité ou la beauté dans le détail de l'expression. Le style de
M. Proust, est, dans le sens le plus large, un style nouveau et profon-
dément original, comme la sensibilité à qui il doit d'être.
iQuarterly Review. juillet 1922).
5. — Constantin Guys.
L'English Review, oryane jeune et indépendant, célèbre un des
peintres les plus troublants de noire temps.
Ce qui d<jmine duns cet incomparable peintre de la prostitution,
c'est l'expression. Elle est infiniment profonde et xélièmentc sangui-
naire comme le ciel que j'ai vu ce soir après le coucher du soleil, téné-
Ii3t3 i^^ y^E i^ES PEUPLES
bruijx citns s.i mrgnificence p mrpre : un Gcy i d. crépuscule. Guys est
toujours en éveil pour saisir avec îureur les apparitions vivantes...
L'observation de Guys est spontanée, vive et vitale. Il peut repré-
senter des scènes qui sont morbides et moroses et folles, à la fois réelles
et fantastiques. Il fixe sur ses feuilles un extraordinaire crépuscule.
[English Review, juillet 1922).
III. — GRANDE BRETAGNE
1. — La mip-ation dans T Empire britannique.
L'Empire britannique souffre d'un grave malaise démographique. Sur
le sol de la métropole la population des villes augmente au détriment de
celle des campagnes. Les Dominions voient arriver des immigrants qui
veulent rester dans les villes alors quon a besoin d'agriculteurs.
Le mal spécial dont nous souffrons en Ai;^leterre, mal qui s'étend à
''Ecosse, est l'agglomération disproportionnée de notre population
dans les zones urbaines. En chiffres ronds, 80 % de la population ac-
tuelle de l'Angleterre et du pays de Galles est urbaine. Londres seul,
j entende «le plus grand Londres «contient une populationde 7.476.000
habitants. Or l'Australie n'a que 5 .437.000 habitants et la population
de la Nouvelle-Zélande, si l'on exclut les Maoris, est de 1.218.000 ha-
bitants, si bien que « le plus grand Londres » a une population blanche
^périeure à celles de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande réunies. A
côté de Londres, il y a en Angleterre et dans le pays de Galles cent
villes dont la popula tion dépasse 50.000 habitants. Ces villes avaient en
1921 une population de 18. 693.000 habitants soit environ la moitié
de la population totale de l'Angleterre et du pays de Galles. De plus, il
y a naturellement un grand nombre de petites villes; beaucoup de ces
zones, classées comme rurales, spécialement dans les districts de mines,
sont en réalité des centres urbains, présentant tous les inconvénients
de l'agglomération et de la mauva'se aération...
U intérêt de la métropole est de garder les agriculteurs; V intérêt des
dominions est de les attirer.
Le problème pratique est donc de savoir si ces deux intérêts peuvent
être réconciliés. Le projet le plus intéressant est celui du colonel
Beckler Wilson qui propose de prendre des enfants des villes,lorsqu'ils
sont très jeunes, et de les former dans des fermes anglaises jusqu'à ce
qu'ils soient capables de devenir fermiers dans les dominions. Le
colonel Wilson estime que si un garçon est enlevé assez tôt à la ville, on
A TRAVERS LES REVUES: GRANDEB-RETAGNE 1137
peut l'amener à aimer la campagne et à devenir trèsutilecomme ouvrier
de ferme. Beaucoup a été déjà fait dans ce sens par des agences vo-
lontaires comme Dr Barnardo's homes, la Church Army etc.. Ces or-
ganisations possèdent des fermes; on y fait l'éducation des jeunes
garçons, puis on les envoie en Australie ou au Canada. Les promoteurs
de ces organisations ont compris cette vérité évidente : si vous voulez
amener un individu à un genre de vie tout nouveau, il fsut le prendre^
jeune. De grandes sommes ont été dépensées par l'Etat anglais ou
par les dominions pour donner des passages gratuits à d'anciens soldats
ou autres qui exprimaient le désir d'émigrer. Dans un grand nombre
de cas. les homm-^s que l'on aidait ainsi s'apercevaient que les condi-
tions de la vie n'étiient pas aussi désirables qu'ils lavaient imaginé et
ils s'en retournaient. Les Gouvernements ont profité de la leçon... et on
choisit maintenant les émigrants avec plus de soin. Mais, quelque soin
qu'on prenne.il est extrêmement difficiled'êtresûrd'avancequ'unhom-
me pourra changer complètement sa façon de vivre et se trouver heu-
reux dans une ferme éloignée de la Prairie lorsqu'il avait été habitué
à vivre dans un pays à population dense comme l'Angleterre. Donc, si
le Gouvernement envoie des émigrants adultes, il court toujours le
danger de les voir s'employer dans les\illesou s'efforcer de rentrer en
Angleterre.
'Edinbur(jh Re/'/ftt'. juillet 19-22.)
2. — Lord Derby
M. Lloyd George paraît toujours élabli 1res soUdemenl au pouvoir.
Cependant, on parle de successeurs possibles. On cite Lord Derby.
Lord Derby, de r illustre famille des Stanley, a deux passions : les
courses de chevaux et la politique. Ancien ambassadeur à Paris, grand
recruteur pendant la guerre, c'est un des membres les plus influents
du parti tory.
C'est un homme rejjlel à grosse tête dont les traits les plus frappants
sont des yeux rieurs et une bouche souriante que la moustache hérissée
laisse voir. Les cheveux sont fins et gris, mais la voix est puissante et
les manières cordi; les... Il n'a jamais oublié un visage ou un nom, au
moins dans le Lancashire où il est non seulement grand propriétaire,
mais puissance politi(iue de première grandeur. C'est l'influence ilidi-
\ iduf^lle la plus puissante de la politique anglaise. Vn membre de sa
f;imille estd'ordinain" dé[>uté aux Communes pour Preston. Knowsley.
la grande maison de famille, est un faubourg de Liverpool. Bootleesl
aux Stanley et aussi une grande étendue de terre au nord do Manches-
ler. Ils ont été autrefois rois à man. Les auberges pr^*nnenl souvent
l(^ nom (le Derby comme enseigne. La famille n'a rien [lerdu de s'a
1138 LA VIE DES PEUPLES
puissance politique et territoriale, malgré les nouvelles mœurs, les
temps nouveaux, la montée de la classe ouvrière.
Lord Derby a rendu au parti tory la vigueur qu'il avait au temps de
Disraeli. 11 comprend la condition des hommes de toutes les classes,
fi-dr sa connaissance du caractère anglais est très étendue. Il peut écou-
ter avec un imperturbable sourire... pendant des heures entières. Sa spé-
cialité est l'information de première main. Il déteste les rapports, les
im})ressions. Aussi a-t-il visité les ouvriers dans leurs maisons lorsqu'il
a étudié les conditions de logement et il n'y a pas la moindre affecta-
tion dans la simplicité avec laquelle il parle d'un problème, riant avec
un ouvrier, dans la propre cuisine de cet ouvrier. Lord Derby peut
faire une profonde impression sur les pauvres parce qu'il a étudié de
très près leurs problèmes économiques, s'occupant de détails comme
le prix du froment à la livre, le jirix du pain cuit au four de la maison,
le nombre de vêtements qu'un homme peut acheter dans l'année, la
difficult d'avoir deux métiers pour ceux qui, comme le plâtrier, n'ont
du travail que pendant une saison. Lord Derby est. très à son aise dans
la compagnie mêlée d'une auberge. « Je suis du peuple », dit-il.
C'est ce contact que Lord Derby nomme sources d'informations
de première main. Il s'est donné comme loi, lorsqu'il est entré dans la
vie publique, d'entrer en conversation avec tous ceux qu'il rencontre-
rait, que ce soit dans une auberge de village ou en chemin de fer. « J'ai
été parfois rembarré, disait-il un jour à un journaliste de Londres, mais
l'expérience m'a appris à ne pas être trop sensible ». Sa finesse d'ob-
servation, sa connaissance de toutes les faces de la vie anglaise, sa maî-
trise de tous les sujets qu'il étudie, font de lui la terreur de tous les fonc-
tionnnires soumis au contrôle des parlementaires. Il a une habileté gé-
niale pour poser une question dangereuse à un témoin qui se dérobe;
et il peut amener, parla douceur, sa victime à passerd'une affirmation
à l'affirmation contraire sans provoquer une scène, ni un éclat de
mauvaise humeur. Jamais sa bonne humeur ne paraît si contagieuse que
lorsqu'il entre dans une salle de commission où l'on dispute chaude-
ment, où l'on hurle. Il sourit, puis pose une question avec une obser-
vation opportune à celui qui semble de mauvaise humeur, puis à celui
qui se croit outragé. Et il place ainsi la discussion sur une nouvelle
base d'amabilité, de jovialité, de camaraderie. Plus d'une crise du
parti conservateur a été apaisée à table, le matin, devant les œufs au
jambon, les petits pains, les biscuits et les fruits.
Toute la carrière de Lord Derby est donc la mise en œuvre du tact
personnel, l'établissement de l'intimité, du sentiment de fraternité.
C'est le génie particulier de la famille Stanley, un trait qui est dans la
race depuis plusieurs génération^, un don très subtil de l'analyse, plus
utile à son possesseur que la froide dévotion aux principes qui donne d?
l'influence à \m homme comme John Bright ou Lord Morley. Lord
A TRAVERS LES BEVUES: GRANDE-BRETAGNE 1139
Derby a été accusé piir ses ennemis politiques de subordonner les
principes à la personnalité. Il a été accusé de considérer les principes
comme une création des laiseurs de phrases, pour qui il a le plus grand
mépris. 11 a été accusé de mettre son influence au service de ses parti-
sans pour former une coterie politique. Lord Derby ne rougit guèreàces
accusations. 11 admet volontiers que/pour lui, les hommes ne sont pas
moins importants que les mesures et que les gens sont au moins aussi
bons que les principes.
Lord Derby est dans sa gh)ir<' les jours de grande tête, l<)rsqu«' l:i
foule est très joyeuse. Les courses le rendent heureux. Une foiri' de
campagne lui ôte des épaules un grand nombre d'années. Un dîner
avec ses partisans lui donne un entrain irrésistible. Lorsqu'il organise
une réunion, rien ne cloche jamais. La gaieté est large, le bal animé,
l'air embaumé; les discours provoquent de grands éclats de rire; la
réserve est bannie, la joyeuse Angleterre ressuscite. C'est pour cela,
pense Lord Derby, que les conservateurs luttent. La tâche d'un hom-
me d'Etat est de rendre le peuple heureux, devoir s'il est bien nourri,
bien logé et de ne pas s'occuper du reste. C'est aussi la doctrine de
Sir George Younger, cet autre pilier du conservatisme ^. Cette doctrine
paraît trop joviale et trop matérielle à certains conserva leurs du type
de Lord Hugh Cecil qui donne de l'importance au spiritualisme en
politique. 11 y a là un conflit de tempéraments : Lord Derby ne pense
qu'à ce monde, les conservateurs du type Cecil sont des hommes
de religion. L'un d'entre eux a laissé dernièrement le particonservateur.
Il ne pouvait supporter la grossièreté de l'attitude de Lord Derby
envers les bonnes choses de ce monde.
Les amib de Lord IJerby ex|)liquent qu'il redoute tout niéla.nae de la
religion et de la politique... H est pourtant dévot comme tous ses ancê-
tres, qui ont été des piliers de l'église. Le grana chef des conservateurs
est toujours à son banc à l'église, le dimanche matin, revêtu de sa lon-
gue redingote, une fleur à la boutonnière, et il se fait une loi de re-
prendre à dîner le s( rmon d'i m.ilin.
(Currenl opinion juin 1922).
3. — Shelley
L' Angleterre célèbre aclnelU'incnl le centenaire (te la mort de Sliellei/ qui
périt noifc pendant une lenipéie dans la nier Tijrrtiénicnne. C'esi une des
fifjures tes plus pures de la poésie, ei sans doute le vérilable initiateur de
la poésie anglaise moderne. M. (iilhrrl Thomas esquisse son caractère
avec la plus grande délicaJesse.
1. Voir la Vie des Peuples de juin.
1140 LA VIE DES PEUPLES
Il n'y avait pas en Shelley deux entités distinctes : le poète et l'honi-
me. « Ma poésie, disait Byron. est une chose. J'ensuis une autre... Ma
poésie est une faculté séparée. L'idéal n'a aucun effet sur le caractère
réel». Ilavouait ainsi, avecune candeur cynique, cequi est vrai denom-
breux artistes créateurs. Mais, pour Shelley, la poésie n'était pas une
« faculté séparée », un simple ornement de la vie ou un moyen d'échap-
perà la vie. C'était essentiellement quelque chose qui doit transformer,
révolutionner la vie. La conviction passionnée que les hommes doivent
vivre la poésie et, par là, ramener l'âge d'or, était en effet la source
principale de son inspiration. Shelley se distingue des poètes qui ont
partagé, dans une certaine mesure, ses croyances et son idéal. Les autres
ont moralisé sur l'amour, la vérité et la fraternité, en les contemplant
objectivement et à distance. Shelley seul, et sans doute Blake,
chantent ces choses sans perdre le ton cynique. Ces choses, Shelley les
respire comme l'air natal. Il ne parle pas de la République idéale com-
me d'un pays vague et lointain dontles pics, verslesquels nous som-
mes poussés parla Crainte ou le Devoir «fils sévère de la voix de Dieu »,
sont à peine visibles parmi les sombres brouillards. Il est chez lui
dans ces altitudes aériennes, comme son alouette qui plonge dans la
profondeur bleue du ciel.
Mais l'alouette, après tout, fait son nid sur le sol. Pas plus que
celle qu'il a chantée dans des strophes immortelles, Shelley n'a vécu
entièrement parmi les nuages. Son génie — comme celui de Milton
avec qui, malgré des différences éclatantes, il a beaucoup de traits
communs, — a une base intellectuelle qu'on a trop peu remarquée,
« Il possédait, dit Mme Shelley, une brillante imagination » et aussi
« une raison exacte et logique ». C'est ce facteur de raison, si rare chez
les poètes, qui enveloppe sa vie et son œuvre d'un élément de mystère
attirant. Shelley est mort dans sa trentième année. Si, comme Mil-
ton, il avait vécu assez pour atteindre la plénitude de sa puissance,
son imagination et sa raison se seraient peut-être fondues en une har-
monie qui l'aurait placé parmi les premiers poètes du monde. Mais il
était inévitable que son imagination débordât son intelligence, malgré
les vaillants efforts de celle-ci pour dominer. L'imagination est le
don magique des dieux, mais la raison doit nécessairement se déve-
lopper par l'expérience. Un homme qui a la passion de la raison doit
atteindre la maturité plus lentement que celui chez qui cette passion
n'apparaît pas. Voilà pourquoi le génie de Keats était mûr à vingt-
cinq ans, celui de Shelley ne l'était pas à trente. Keats avait une na-
ture plus simple.
Ici il faut définir avec soin les termes que nous employons. Nous
avons dit que la nature de Keats était plus simple que celle de Shelley.
Elle était en effet moins complexe, elle avait des possibilités moins
variées. Mais il est un côté par lequel la nature de Shelley, malgré
.1 TRAVERS LES REVUES: GBAyDE-BRETAGNE 1111
toute sa complexité, était plus simple que celle de Keats. Si nous en-
tendons par simplicité la simplicité de l'enfant, simplicité qui lui ouvre
le royaume du Ciel. Sheiley était le plus simple des hommes. Son esprit
était très compliqué; l'esprit de l'enfant l'est aussi. L'esprit de Ten-
fant est un bouillonnement complexe où les instincts et les qualités
les plus différents luttent pour la cohésion et l'expression. Mais à
cette complexité mentale s'allie la simplicité spirituelle qui est 1h
couronne et le symbole de l'enfance. L'enfant regarde la vie avec des
yeux que n'obscurcissent pasla coutume ou la tradition. Il regarde Ja
beauté du monde naturel à travers les verres irisés de l'imagination,
il demande l'explication des actes de ses aînés qui ont étrangement
obscurci, à ce qu'il lui semble, le paradis qui est, autour d'eux. L'enfanl
acceptera joyeusement, bien qu'il soit curieux de pénétrer jusqu'au
fond, les miracles naturels qui l'entourent. Ce qu'il n'acceptera pas
sans discuter, ce sont les conventions qui partout empêchent l'homme
de jouir de ces miracles. Le cœur simple — le cœur d'enfant que le
.\ouveau Testament exalte et que Sheiley possédait — implique un
esprit sans repos, ardent, plein de doutes profonds. C'est seulement
lorsque la simplicité spirituelle de l'enfance est perdue que l'esprit,
cessant d'être un lac tourbillonnant, prend la simplicité d'une mare
stagnante. Et si, dans le cas du poète, l'imagination survit aux années
qui apportent aux hommes '< le joug inévitable ». cette imagination,
sauf chez les poètes très rares qui portent le sceau d'une immortelle
jeunesse, se concentre entre des barrières. L'imagination de Keals
était d'une sensibilité. d'une perfection exquise, mais elfe était resserrée
entre des limites, elle était concentrée. Pour lui, la Beauté était
la Vérité; la Vérité était la Beauté. Voilà tout ce qu'il savait, qu'il
désirait savoir. Mais il n'en était pas ainsi de Sheiley. Il ne cherchait
pas à échappera la vie; il ne se contentait pas d'une petite partie de la
vie. Son imagination continuait, avec l'impétuosité de la jeunesse,
à battre le ciel tout entier, cherchant à déchiffrer ses énigmes, s'ef-
forçant particulièrement de pénétrer les sombres nuées de l'erreur et de
la souffrance humaine qui obscurcissent la pure splendeur du ciel.
Il ne fit jamais usage des « choses comme elles sont ». Il refuse obstiné-
ment de les ignorer et aussi de faire aucun compromis avec elles. Il
garda, en u n mot, la simplicité spirituelle, l'esprit perplexe et ardent de
l'enifance. Ses spéculations métaphysiques, si avides, étaient celles de
l'enfance. Les fautes de sa vie. les défauts de son œuvre. — dus à la
hardiesse ou à la hâte— ont été ceux de l'enfance. Et surtout son gé-
nie rayonnant, sa générosité, le charme de son caractère ont été ceux
de l'enfance.
(Gilberl Thomas ; roiinifjhlh/ fterieir. juillol lU-22).
1142 LA VIE DES PEUPLES
4. — Gilbert Keith Chesterton.
Bien de plus caractéristique dans la lillérature anglaise contemporaine
que Vœuvre de Chesterton. Un critique italien, M. Federico Olivero,
professeur à V Université de Turin, donne sur celle œuvre une élude rapi-
de, mais lumineuse.
Chesterton est aujourd'hui l'esprit le plus représentatif de l'humour
anglais, non de l'humorisme rude de Fielding et de Smollet, ni de
l'humorisme très amer de Swift, mais plutôt de la jovialité sarcastique
de Carlyle et de la douceur souriante de Dickens. Moins sombre pour-
tant que l'auteur de Laller Day Pamphlets et moins sentimental que
l'auteur de M. Pickwick, il a toutefois comme caractéristique la puis-
sance de l'imagination et l'amour sincère de l'humanité. Si on regarde
plus loin, il est un descendant de la glorieuse lignée de Cervantes.
Il est né à Londres en 1874. L'influence de sa ville natale se reconnaît
dans l'énergie vibrante de son style, dans le rapide mouvement de ses
romans et surtout dans leur atmosphère, ce mélange de mysticisme et
de positivisme qui est l'essence de la métropole anglaise....
// est tour à tour dessinateur, journaliste, critique d'art, historien.
Le sujet essentiel de ses romans, et, en vérité, de tous ses écrits, est
la lutte de la foi contre l'athéisme, du bien contre le mal, de l'esprit
contre la matière... Il combat l'orgueilleuse conception de Nietzsche,
l'idée du surhomme de « Par delà le bien et le mal ». Où conduit ce
sentier ouvert par un esprit fou et cruel ? L'histoire des dernières
années le démontre. L'exemple typique est Ivywood, dans The
Flying Inn; l'idéal d'Innywood est d'agir au-delà des limites de la
loi morale, de briser tout obstacle, et ce rêve superbe le mène à la
démence. Ses idées se troublent lorsqu'elles entrent en contact avec
la réalité; parmi les personnages créés par Chesterton, il est le seul
dont la fin soit tragique; c'est seulement en lui que nous assistons au
naufrage irréparable d'une âme.
Chesterton a vraiment, comme il le dit lui-même dans The Wild
Knight, « the hunger of the stars », la faim des étoiles, le désir ardent
de l'infini. Nettement, il affirme sa foi. « Je dis, comme tous les chré-
tiens, que c'est un dessein divin qui gouverne le monde et non le des-
tin ». Le sujet de chacun de ses romans est une moderne « quête du
Saint-Graal ». c'est-à-dire de la Vérité qui ennoblit et sauve, de la
vision accordée aux âmes pures, refusée aux fripons et aux charlatans...
Il estvraimentun « Wild Knight ... qui combat pour desidéesnobles et
belles tourmentées par l'erreur... contre de fausses conceptions et
des penseurs en qui s'incarne la puissance du mal. L'âme de ses écrits
est cet esprit de lutte héroïque. Il est hostile à une science superbe, qui
se vante de résoudre tous les problèmes... Mais il respecte le savant
A TRAVERS LES REVUES: GRANDE-BRETAGNE 1143
qui se sert de son savoir pour le bien commun et admet les limites de
la science. Sa critique s'adresse souvent à l'homme du monde, vain et
superficiel... Il déteste l'esthétisme qui veut être l'unique maître de la
vie et l'art morbide qui ronge toute énergie morale et méprise les formes
simples et saines de l'existence...
Ses romans sont des farces symboliques, bizarres, mais fondées sur
une base sérieuse de pensée. Chaque personnage, chaque scène, chaque
objet est l'emblème d'une idée. Dans T/ie Napoléon of Nollinf/ Hill,
le dernier dialogue de Ouin et de Wayne résume les idées fondamentales
du roman et en révèlent l'allégorie; ces personnages représentent l'an-
tagonisme de deux conceptions : l'humoriste et le fanatique : ils sont
un personnage unique divisé en deux : le penseur et l'homme d'énergie
qui met en action les pensées du poète....
Il pense que l'art, dans chaque œuvre isolée, doit tendre à nous don-
ner une représentation synthétique de la vie universelle....
Ses personnages sont hardiment, vivement tracés, avec un certain
défaut de solidité, de réalité; ils semblent parfois de fantaisistes défor-
mations d'être vrais. Des idées, plutôt que des êtres de chair et d'os...
Son esprit exubérant tend vers l'exagération; il en résulte un style
tapageur, hyperbolique, où des métaphores hardies, qui accentuent
avec emphase les idées, se poursuivent, s'entrelacent rapidement.
Cependant ce qui. en apparence, est paradoxal et absurde. arrive à être
démontré logique et intimement vrai.
Les personnages, les objets sont déformés par son regard intérieur.
Comme s'ils étaient reflétés dans des miroirs convexes ou concaves...
Il est, au double seps du mot, — sens étymologique et sens ordinaire —
un penseur excentrique; il regarde, d'un point de vue spécial, les idéals
les événements, les âmes, et il se plaît à se montrer original et bizarre,
dans sa façon de penser et d'écrire. Sa prose est comme une eau
vive et courante; elle s(5întille, elle bavarde, elle rit, dansant sur les
roches, formant des tourbillons, réfléchissant et déformant les plantes
et les nuages et les personnes, reflétant sur la crête de ses ondes l'aube
d'or de l'au-delà. Son style est bizarre mais sans recherche, sans effort.
Il jaillit, irrésistible, de son imagination si active. Sa pensée a le vol
vertigineux d'un Pégase qui ne monte pas sous les blessures d'un
furieux éperon, mais par la libre force des ailes et par la joie enivrante
de s'élever dans une atmosphère spirituelle toujours plus pure...
Sa manière de peindre a quelque chose de théâtral: ses paysages
sont des décors traités à grands coups de pinceaux en couleurs écla-
tantes. Le ciel est « une coupole dorée avec des traînées bleu-paon >\
La chambre somptueuse de Quin est semblable à « l'intérieur d'une
améthyste »... Son style pittoresque a dans ses teintes résolues, \ igou-
reuses, brillantes, dans les forts contrastes, dans les larges touches,
dans les profils simplifiés et stylisés qui frappent l'œil de loin, quelque
1144 LA VIE DES PEUPLES
chose de la manière des affiches... Son goût n'est pas toujours parfait.
Que dire lorsqu'il dépeint les flancs courbés de Saint-Paul comme des
« cataractes muettes? » Des influences disparates éclatent par mo-
ments dans l'originalité de ses poèmes lyriques : Blake... ou Kipling.
Chesterton est un poète de l'humour. Il est plus difficile de retracer
les ciels bleus de la joie que les soirs pathétiques de la mélancolie.
« La littérature colorée de la joie, dit-il dans The Défendant, est infi
niment plus difficile, plus rare et triomphale que la littérature en
blanc et noir de la Douleur ». Mais sa gaieté renferme un grave élé-
ment de pensée... Il insiste sur l'importance du rire. « Rien n'est
sérieux comme le rire... La source de toute gaieté est dans un contraste
entre les rapports universels; toute véritable plaisanterie repose sur
des contrastes cosmiques qui exigent une vision de l'Univers entier ».
Son humorisme est élevé jusqu'à cette idéalité par l'idée mystique
qui envahit toutes ses œuvres. « Je mets, dit-il, sur ma casquette de
bouffon, une plume qui est tombée des ailes d'un ange ». Cette concep-
tion du rire s'étend de la vie individuelle à l'Univers; l'éclat de rire
du « Wild Knight » fait vibrer les étoiles. « Les soleils éternels, les sys-
tèmes stellaires sont pour moi les astres d'un instant, les feux tombés
de la joyeuse fusée divine qui monte en cette nuit de Carnaval ».
Mais il y a du sérieux et de la foi dans ce grotesque. « Ces monstres,
dit-il d'un de ses écrits humoristes, sont destinés à être les gargouilles
d'une cathédrale définie. Je dois sculpter les gargouilles parce que je ne
sais pas sculpter autre chose; je laisse à d'autres les anges, les arcs,
les flèches, mais je suis très certain du style^de l'architecture et de la
consécration de l'église ».
[Nuova Antologia, 16 mai 1922).
IV. — ALLEMAGNE
1. — L'ajournement de l'emprunt allemand.
Une fois de plus, à Voccasion de Véchec du projet d'emprunt, les Alle-
mands demandent la révision du traité de Versailles.
La décision de Morgan n'est pas une découverte inattendue mais
une simple confirmation de ce que les spécialistes de la finance ont
toujours déclaré depuis Bruxelles, à savoir que Tassainissement de la
situation économique européenne est impossible sous le règne du
traité de Versailles et de l'ultimatum de Londres. Et maintenant
on peut vraiment dire avec la Bible : « A quoi bon un nouveau témoi-
gnage? )) On ne peu t imaginer une instance plus élevée. La Commission
A TRAVEES LES REVUES: ALLEMAGNE 1145
des réparations a établi trois, iaits» : 1" aucun marche n acceptera un
emprunt allemand tant que l'Allemagne sera soumise à des engage-
ments qui dépassent sa solvabilité; 2° tant que, pour le même motil',
l'autorité du gouvernement sera menacée par la possibilité d"un bou-
leversement social; 3° tant que tout le reste du monde souifrira d'une
incertitude économique à cause du danger où se trouve l'Allemagne
au point de vue financier et politique. La Commission a interrompu
ses travaux parce que la France ne désire pas une enquête positive
sur les conditions dans lesquelles le crédit allemand pourrait être réta-
bli et un emprunt rendu possible, en d'autres termes, sur les proposi-
tions concernant les engagements supportables pour l'Allemagne et
les allégements nécessaires. '
Et maintenant? La déclaration des banquiers forcera la France à
agir. Ou elle cédera ou elle s'engagera dans la voie des sanctions,
montrant ainsi que le but politique d'un anéantissement plus complet
de l'Allemagne est essentiel à ses yeux. En aura-t-elle la possibilité ?
Gela dépend d'abord de la détresse financière de la France elle-même
et de la pression qu'exerceront éventuellement ses créanciers, ensuite
de la pression politique qu'elle subira sans doute. Que devons-nous
faire maintenant ? Avant tout, réclamer une fois de plus la protection
de l'article du traité de paix qui garantit un examen de la solvabilité
allemande et une modification correspondante des conditions de paie-
ment et refuser les nouveaux paiements dans la forme actuelle en
invoquant cet article; ensuite essayer activement de traverser la nou-
velle période d'attente en évitant la ruine, c'est-à-dire tenter par tous
les moyens possibles d'assainir le budget, au besoin en soutenant l'idée
de l'emprunt garanti à court terme dont parle la Commission, mais
seulement à condition que les perspectives de règlement définitif se
multiplient. — Gertrud Baumer.
{Die Hilfe, l'j juin \\y22).
2. — L assassinat de Rathenau.
Maximilien Harden fail un maijnifique portrail de Ralhenau.
... Cet homme au fond ne fut jamais républicain; il ne fut même
jamais démocrate. La plus grande amertume de sa vie fut de n'avoir
pas été admis à l'examen d'officier malgré tout le zélé dont il fit
preuve pendant son service au régiment des cuirassiers de la garde;
cette blessure ne se cicatrisa que bien plus tard, lorsqu'il obtint, au
prix des plus grands efforts, les plus hautes décorations prussiennes,
des décorations réservées normalement aux généraux, aux ministres
et aux favoris et qu'il portait avec bonheur et fierté. Du jour où il eut
réussi à obtenir du secrétaire d'Etat Podbielski la faveur de faire au
il 46 LA VIE DES PEUPLES
bureau principal des Postes, devant le Kaiser, une conférence sur
l'électricité, il se démena plus que jamais pour se concilier les laveurs
de Guillaume et de toutes les puissances bien en cour, et il réussit,
grâce à des dons séduisants et à la richesse de son esprit et de son'sa-
voir, d'ailleurs habilement utilisée : depuis que l'imperatorà l'humeur
changeante faisait mine de lui échapper, depuis deux années avant la
guerre, il cherchait surtout à arriver dans l'orbe du soleil qui montait.
Ayant acheté du lise de la couronne la demeure nobiliaire de P'reien-
wald, il lit stipuler qu'il aurait le droit de l'appeler château royal;
il en fit une sorte de copie du Musée de la reine Louise et il racontait
tout rayonnant que le seigneur von Oldenburg-Januschau lui avait
dit, dans ces salles même, qu'au fond leurs conceptions politiques
pouvaient fort bien s'entendre. Si le malin hobereau avait tenu ce
langage, c'est que son flair de chasseur le guidait juste. M. le docteur
Rathenau avait le dégoût de la « masse ». Il méprisait la plèbe allemande
d'hier et d'aujourd'hui et, souvent, n'avait pas assez de traits pour la
bafouer; par contre, il admirait (sans ferveur certes, car son tempé-
rament garda toujours la froideur de Sirus)la «petite troupe des blonds
héros » qui, comme dans l'Hellas, firent la grandeur de la nation et
maintinrent cette grandeur tant qu'ils purent gouverner sans être
gênés. 11 écrivait : « La puissance et les idées ont toujours été le pa-
trimoine de peuples aristocratiques ». Il écrivait en 1913 des vers pa-
triotiques prussiens, qu'il me demandait de publier ici.
Le «soulèvement ({u'est laguerre «lui apparaissait comme « le seul
moyen de secouer le joug pacifique (mercantile)»; c'est pour cela qu'il
fut, des années durant, partisan de la guerre préventive. Assez tard
dansl'été de 1918, il proclamait encore, résistant comme toujours de-
vant les faits, la victoire finale et triomphante des armes allemandes:
seulement sa grande intelligence de capitaine d'industrie lui faisait
pressentir que cette victoire serait sans profit au point de vue écono-
mique, car il n'y aurait pas moyen d'obliger l'Angleterre et surtout
l'Amérique à des relations commerciales avec le vainqueur. En
octobre, il demandait la continuation de la guerre qui ne pouvait
qu'aboutir à un Cannes gigantesque. A la destruction de centaines de
milliers de vies humaines par les gaz et les tanks de l'ennemi. Il ne se
sentait pas d'aise en glorifiant le germanisme pur, le germanisme
blond, libre de faiblesse chrétienne, juive ou slave, ce germanisme
auquel l'esprit grec était redevable de ses plus belles fleurs et la civi-
lisation française de tout ce qu'elle avait de vrai : il admirait dans le
vrai Prussien le dernier reste de cette race de maîtres créatrice et que
n'embarrassait aucun vertige de la consicence. Ce respect étonné et
pieux allait jusqu'à des enfantillages; il fit de lui, pendant des années,
un admirateur aveugle du général Ludendorff, en qui il ne voyait pas
seulement l'éminent technicien militaire, mais encore le plus grand
A TRAVERS LES REVUES: ALLEMAGNE 1147
stratège et l'organisateur le plus génial de r Allemagne, en d'autres
termes, le personnification même de son idéal prussien...
Son sens pratique tort aiguisé et la crainte perpétuelle de miser sur
le «mauvais cheval » l'amenèrent à reconnaître, fort tard, que la démo-
cratie était nécessaire, que la République était devenue inévitable
pour l'avenir immédiat; et le but de ses efforts devint alors de mettre
au service de celle-ci son talent hors de pair que la monarchie, malgré
toutes ses avances, avait dédaigné; et, dans le bonheur de gouverner.
il en oublia même son ressentiment contre « cette plèbe ». Mais il eût
préféré mille fois être ministre d'un empereur que d'une RépubUque.
Sa pensée intime l'attirait à droite, jamais à gauche. Le service obliga-
toire, le métier des armes sagement modernisé/ lui semblaient indis-
pensables. Le mot de révolution l'effrayait, était pourluiune horreur
et, même derrière des haies de gardiens, son sens « goethéen » de l'ordre
s offusquait de toute tentative de bouleversement qui, après avoir
détruit les « riches villas des exploiteurs » ne pouvait que ruiner l'Etat
lui-même. Il nourrissait l'espoir d'une revanche à prendre sur les
Polonais et les Français, (depuis l'échec de sa première tentative di-
plomatique dans l'aftaire Mannesmann, il regardait Paris d'un œil
plutôt courroucé et assez trouble). Sans doute ce n'était pas la guerre
du jour au lendemain, la guerre folle ([u'il voulait, mais l'espoir d'une
revanche a souvent traversé son esprit comme une consolation et,
de façon plus ou moins consciente, cela a certainement contribué à
cette conclusion prématurée et insensée du traité de Rapallo.
II a favorisé la réconciliation avec les monarchistes dont il faisait sa
société. Il a salué Kapp comme le chancelier légitime. Pendant son
ministère, bien cfu'il fût presque chancelier, il ne fil rien pour implan-
ter, pour fortifier l'esprit républicain, pour désarmer les puissances
mortellement hostiles à cet esprit. Tout fier, entre Auguste Eulenbourg
et Elard Oldenbourg, il avait chanté l'hymne prussien au temps où il
voulait passer pour le compagnon, l'égal des « blonds jeunes gens »
du « peuple aristocratique ». Et c'est celui-là que vous ave?, assassiné
misérables sots, celui qui dans ce monde chancelant voulait et pouvait
être votre espoir.
Mais il était juif et c'est pour cela qu'il n'eût pas dû « avoir l'effron-
terie de se mêler des affaires importantes de l'Allemagne ». Voilà
ce que vous hurliez. Voilà pourquoi dans vos beuveries vous chantiez
sur de doux airs l'aimable cou[ilel : « Qu'il crève, ce Walther Rathenau,
ce cochon de juif exécré de Dieu ». Ainsi fut-il fait. Mais par des sols.
Ils eussent pu l'utiliser comme témoin contre ses frères de race, ils
eussent pu en faire le meilleur auxiliaire de leur œuvre désormais à
l'abri des critiques des juifs. Et ils l'ont élevé à la gloire du martyr;
ils ont procuré au ministre juif, pour quelques heures, plus de gloire
quç n'en connut jamais fils d'Israël en Allemagne. Ce sont des maîtres
ii4s La vie des peuples
tireurs ceux qui ont. abattu en marche la bète noire qu'ils épiaient sans
l'aire la moindre éraflure au conducteur arien de l'auto : mais, au
point de vue intellectuel, quels niais, quels ignorants n'étaient-ils
pas? Sans quoi ils eussent flairé de quelle qualité était lesémitisme de
cet apôtre du germanisme, de cet adorateur de la Prusse...
Les maffistes du Nord ont pris pour un traître au pays Erzberger,
tout plein, tout suant de zèle patriotique. C'est pourquoi il eut le nu-
méro 316 sur la liste des victimes des monarchistes en délire. (Les
morts tombés au cours de combats ou après la sentence d'un tribunal
, improvisé ne sont pas comptés). Cette liste s'est encore accrue et
l'audace de l'essaim des meurtriers dont pas un n'a encore été jugé est
montée à la hauteur du Gaurisankar. Dans i'érudit et talentueux
[>etit-fils de Sem, à qui son seul acte vraiment efficace pendant son
ministère, l'alliance avec Moscou, avait valu l'applaudissement des
purs, ces adversaires stupides n'ont vu que le défaitiste, le pacifiste,
l'enjuiveur, le républicain. Les criailleries incessantes de ses propres
partisans, les perpétuels déguisements du Protée de l'électricité ont
empêché la bande d'assassins de reconnaître eu lui le plus adroit
propagandiste d'une contre- révolution discrète.
Mais maintenant, il s'agit de la République. A ceux qui gémissent
aujourd'hui ou hurlent de colère parce que les meurtriers leur ont
enlevé un être cher, il laut demander si leur sentiment de la justice,
si fort maintenant, était éteint en eux quand tant d'autres victimes
tombaient. — Maximilien Harden.
[Zukunfi, 1er juillet 1922).
Oito Flake tire les conclusions de ce nouvel assassinai.
Après le meurtre d' lilrzberger nous disions : « Peut-être ce sang n'a-t-
il pas coulé en vain, peut-être la république a-t-elle la volonté de vivre »
Si l'on dit « peut-être » en Allemagne, c'est comme si l'on haussait les
épaulés.
Cette fois, après le meurtre de Rathenau, il est merveilleux de voir
comme l'indignation s'empare des intéressés.
Chers Allemands, je vous connais. Il existe un type allemand de
résolutions viriles. Je l'ai étudié dans l'affaire de Saverne et depuis
je n'ai plus confiance en vous. Vous retombez dans votre léthargie
vous redevenez quelquefois bouillants, mais au bout de huit jours de
travail dans les coulisses, vous ne comiirenez plus vous-mêmes que vous
étiez irrités.
Si le bloc républicain ne se crée pas maintenant, c'est-à-dire si la
question de l'existence de la république ne prend pas assez d'acuité
pour faire naître deux partis, les lépublicains et les nationalistes,
rien n'aura changé.
A TRAVERS LES REVUES: ALLEMAGNE 1149
M.iis qu'aiiive-l-ii? Les partis de droite condamnent le crime. Les
coquins ! ils lont sur la conscience. L'Helft'erich de l'assassinat a bien
mérité sa couronne noir-blanc-rouge. 11 faut détruire ces hommes et
leur état d'esprit, leurs paroles et leurs actes, sinon ils détruiront la
republique, c'est-à-dire qu'au lieu d'anéantir un régime sans le pays,
ils détruiront un peuple.
Ecr;isez l'infâme ! Je suis paciliste. sans doute, et je condamne la
violence comme moyen de taire triompher les idées. Mais je sais aussi
qu'il est un point où la conséquence d'une opinion aboutit à la sup-
pression de cette opinion. Ne philosophons pas. Celui qui construit un
Etat doit être résolu à écarter ceux qui troublent son œuvre, tâche
d'autant plus facile que leur lâcheté est plus grande.
Ces Allemands de naissance, comme ils s'appellent eux-mêmes,
Messieurs les journalistes, orateurs, éducateurs, officiers et fonction-
naires du camp nationaliste sont des lâches, ils fournissent aux assa-
sins l'automobile, le costume de cuir servant de déguisement et le
pistolet-mitrailleuse comme ils fournissent en génér 1 d' s milliards :
mais quand ils sont forcés, bon gré mal gré, d'exprimer un avis sur le
meurtr'\, ils 1 fon' si mil qu'on ne peut s'empêcher de les mépriser.
Quelle l"çon et quelle consolation ! le militarism -; corrompt les âmes.
Si encore il donnait du couragd, il serait du moins le grave péril que
nous voyons souvent en lui. Attaquez, marchez contre la canaille,
apprenez enfin maintenant que toute idée, même celle de la répu-
blique, est morte tant qu'elle n'( st pas devenue le but de la vie:
donnez libre cours à votre indignation, haïssez, car il existe une haine
qui doit s'appeler la forme active de l'amour.
L'incapacité de vivre pour la politique est le défaut de l'Allemagne.
Souvent on a cru trouver cette force chez les nitionalistes, c'est
pourquoi nous les citions en exemple aux républicains. Le militarisme
était le but d'une vie, il faut que la république le devienne : telle est
la clé de la situation actuelle.
Le parti démocrate lui-même l'a senti et a lancé une proclamation.
Elle est très intéressante à lire, cette proclamation. MM. Petersen et
Erkelenz déclarent que le parti, dans l'intérêt de la reconstitution,
« a affirmé son esprit de conciliation » et terminent ainsi : « Notre
espérance a été déçue, la politique de conciliation a été interprétée
comme une faiblesse ». Sur ce point décisif, nous voulons prendre posi-
tion : la politique des démocrates n'a pas été faussement interprétée,
elle était fausse; elle n'a pas été regardée à tort comme une faiblesse,
elle en était une.
Elle l'est encore. La preuve, c'est que M. Gessler ne remet pas entr,^
de meilleurs mains le ministère de la Heichswehr, c'est-à-dire que son
parti ne l'y force pas et ne modifie ])as son pfjinl de vue au sujet du
problème de l'armée républicaine.
Aoi;r 18
1150 LA VIE DES PEUPLES
Il suffi L de lire la proclamation de M. Gessler sur la mort de Rathe-
nau pour connaître les défauts de son parti. Désignant le ministre de
la guerre, il est responsable de l'état d'esprit et des circonstances qui
ont provoqué le meurtre de Rathenau, lui et aucun autre.
11 a subi les événements au lieu de les prévenir; il n'a pas voulu que
la Reichswehr fût absolument différente de l'ancienne armée; il a
laissé lef généraux parler, les princes défiler, les officiers fonder des
ligues et empêché les hommes rentrés sains et saufs de la guerre do
s'abandonner à l'idée que l'âge des expéditions militaires était passé
et qu'il s'agissait de jeter les fondements du pouvoir civil. Par la
faute d'^s démocrates, le souvenir fut entretenu artificiellement et
les hommes ne furent pas prêts; n'ont-ils pas voulu sauver encore à
Spa le service militaire obligatoire ? Les scandales du règne de
M. Gessler se sont accumulés, le parti démocrate a gardé le silence. 1
voulait conserver sa popularité et n'en fut pas moins détesté. Qu'y a-t-
il gagné? Simplement ce que mérite celui qui n'a pas le courage de
dire nettement oui et non : le mépris et l'impuissance. La mort de
Rathenau entraînera la mort ou la guérison du parti démocrate alle-
mand.
11 en est de même des socialistes. Si les majoritaires ne s'unissent
pas aux indépendants et si ces derniers n'entrent pas dans le gouver-
nement,la ruine de l'Allemagne sera consommée. 11 est clair, en effet?
que l'Europe ne peut tolérer ce foyer de troubles à son centre. Il
suffira à l'Europe d'une légère intervention, l'Allemagne se détruira
elle-même si, après un événement comme ce meurtre, le gouvernement
républicain ne réprime pas le complot permanent des nationalistes par
le fer et par le fou. Personnellement, j'en arrive ;■ désirer la dissolution
politique de l'Allemagne, si son unité morale est Impossible à réaliser.
On est dégoiité de vivre au milieu d'ennuques, car on ne peut rien
faire parmi eux. Un peuple qui n'a pas de tempérament politique n'a
pas droit à l'existence politique, il est un obstacle pour le monde.
Si le gouvernement n'en finit pas avec les militaristes, la France et
son orateur Poincaré auront raison. L'appel du Chancelier était admi-
rable; reste à savoir si le pays est derrière lui, non provisoirement,
mais d'une manière permanente. C'est un moment historique, il
y va de notre indépendance politiqu?. Un lien direct unit le meurtre
de Rathenau à l'affaire- do Snverne, la bête féroce du militarisme vit
toujours. Les bêtes féroces, il faut les tuer, MM. Erleknz et Petersen !
par la conciliation, vous n'y arriverez pas. — Otto Flake.
[Die Weltbûhne, 6 juillet 1922).
A TBAVEES LES BEVUES: ALLEMAGNE 1151
La Passion > à Oberammergau.
Tons les dix otis, depuis le XV^" siècle, on joue le mystère de la Passion
du Clirisi à Oberammergau. village des montagnes bavaroises. Ces re-
présenlalions sont Vefjel d'un vœu prononcé jadis par les habilanls du
village, lors d'une grande peste.
Le spectacle esl très somptueu.t. Mais, bien (pie les acteurs soient tous
choisis parmi les gens du village, on peut craindre qu'un trop grand dé-
ploiement de mise en scène el des reconstitutions trop germaniquement
e:racl<-^ aient enlevé au speclarlc un peu de sa première ferveur.
M. A. Belli, journalisle italien représentant le Coriitii' illl;;li:i,
raconte une rcpréscntalion de la P;ission. ,
Lf \;)yjgeur i)i'Ul comprendie riuléiêl que sust::iU-nl ces représen-
tations décennales dès qu'à peine éveillé il se met ;i la ienêlre de sa
chambre. A six heures et demie du matin une foule serrée emplit
déjà toutes les avenues qui convergent vers l'énorme théâtre : des voi-
tures et des automobiles passent pleines de gens, tandis que les trains
spéciaux venus de Munich se succèdent continuellcnicnl portant
les spectateurs à Oberammergau.
Pensez que la représentation à laquelle j'assisterai est déjà la vingt-
cinquième. On ne devait jouer que le dim-anche, mais pour contenter
toutes les demandes, il y auia une représentation supplémentaire
demain lundi, une autre mercredi, une autre jeudi et ainsi de suite
jusqu'au '28 septembre. Jeudi, on attend quatre trains spéciaux
d'Américains débarqués à Naples il y a quatre jours...
Dès quatre heures, les cloches de l'élégante cathédrale, qu'entoure
le petit cimetière, commencent à apjjeler Us lidélea aux mess(^s qui se
succèdent de demi-heure en demi-heure jusqu'à sept heures. A huit
heures le canon tonne et annonce le commencement de la représen-
tation. Le théâtre offre alors un spectacle merveilleux. Le large han-
gar — pareil à une gare de chemin de fer — est fermé d'un côté, el
de l'autre, s'ouvre sur un fond naturel. L'avant-scène a une largeur
de plus de GO mètres. La scène a trente mètres de profondeur. Sur le
rideau est peint le Moïse de Michel- Ange. Des deux côtés de la scène
s'ouvrent deux arcs par lesquels on voit les rues de .lérusdem. \
droite le palais d'Anne, à gauche celui de Pilate, puis un portique
qui rejoint le commencement du parterre.
Le théâtre est arclii-plein. 4.000 pinces montent en gradins vers le
fond; aucune n'est vide. Sur les côtés et dans le fond -..'.ooo persimnes
environ sont debout. Vue d'en haut, on dirait une immense |»laoe
pavée de têtes. Il pleut à veise. Du dehors arri\e im froid piquant
Le thermomètre marque trois degrés. On a le droit d'ajiiiorter les
e(»u\ertures de son lit. I.cs spectatt-ms smil duni- ••,iiu\>'rts d'ètnff('s
1152 LA VIE DES PEUPLES
de toutes les couleurs. Là-hnut, dans les montagnes, il neige abondam-
ment.
La représentation commence.
Le Prologue et le Chœur sortent des portiques latéraux et commen-
cent courageusement a chanter sous la pluie torrentielle, comme si le
plus beau soleil de mai resplendissait. La partie musicale ne semble
pas, jusqu'ici, être très remarquable. Le chœur, comme d:;ns le théâtre
gT-ec, explique le sens de toutes lf>s scènes, les met en relation avec les
événements de l'Ancien Testament, invite au recueillement et à la
prière.
Puis le rideau s'ouvre et le chœur, composé par moitié d'hommes
et de femmes, en robe blanche de soie brodée, portant des manteaux
de soie rouge, bleue, verte ou cramoisie qui enveloppe tout le corps,
un diadème au front, se sépare en deux groupes qui se rangent sur les
côtés, et le premier tableau plastique apparaît : Adam et Eve chassés
du Paradis Terrestre, authentique chel-d'œuvre d'arrangement
scénique et de composition. Le rideau se referme et le chœur reprend
sa première place, non seulement pour expliquer le sens du tableau,
[iremière conséquence de ce péché pour lequel le fils de Dieu se fit
homme et mourut sur la croix, mais pour inviter la foule à prier, à
élever son esprit vers Dieu, à le remercier de nous avoir sauvés. Puis
c'est un autre tableau vivant : Ladoration de la Croix, magnifique
lui aussi sous tous les rapports. Le rideau se ferme, le chœur dit une
courte prière, se retire sur les côtés, disparaît sous les portiques. Et
l'action commence.
Tout ceci se déroule sans un instant d'hésitation, avec une préci-
sion admirable. Les actes se succèdent sans entr'actes. L'action se
déroule tantôt en plein air, sur l'énorme proscenium, tantôt au fond
des rues latérales, tantôt dans des deux palais de Pilate et d'Anne
où on arrive par de grands escaliers, tantôt sur la scène centrale où
une machinerie moderne rend possibles les innombrables changements
avec une rapidité extraordinaire et un silence absolu.
C'est d'abord rentrée à Jérusalem.
La beauté de cette « Passion » est dans l'ensemble. Les tableaux
vivants sont des chefs-d'œuvre grandioses. On ne peut imaginer chose
plus belle et plus complète. L'immobilité des personnages (souvent
très nombreux et dans des attitudes très incommodes), est telle que
l'on cherche avec la j melle le mouvement imperceptible qui nous
convaincra que ceux que nous voyons sont des êtres vivants. Dans
l'action principale aussi on trouve des tableaux admirables comme
la Cène qui est un Léonard de Vinci vivant et la Descente de Croix
reproduction du célèbre tableau de Rambrandt...
Suivons la représentation dans ses parties les plus vitales : par
exemple la scène de Jésus devant Pilate, scène à laquelle on ne peut
A TRAVERSLES REVUES: ALLEMAGNE 1153
assister sans la plus grande émotion. Pilate, du haut du balcon de
son palais, veut sauver Jésus dont il reconnaît l'innocence. Au bas
de l'escalier, les prêtres et les pharisiens accusent et demandent Bar-
rabbas. Un peu plus en arrière, par les rues, sur le proscenium, au
loin sur l'escalier du p;ildis d'Anne, le peuple tout entier qui s'agîte,
gesticule, lance des imprécations. Une masse énorme, la population
d'Oberammergau tout entière. Pensez à cette multitude énorme qui
se groupe, se disperse, se rejoint, chacun manifestant sa pensée sur
le jugement solennel. Pensez aux attitudes diverses, à la vivacité
des couleurs voyantes des costumes, pensez à cette multitude où
chacun a son geste et son attitude fixés d'avance, son expression,
son individualité, pensez que tout cela qui semble si spontané, si
naturel est le résultat d'une étude longue et patiente qui a duré des
années et des années et vous comprendrez qu'Obernmmergau se
soit élevé à une sublime hauteur artistique.
Ua pluie tombe toujours. Les acteurs. — ^ plusieurs d'entre eux sont
demi-nus, — continuent à jouer sous l'eau glacée. Entr'acte à midi.
Nous revenons à deux heures après le déjeuner, frappés au visage
par un vent glacé qui vient des montagnes où il ne cesse pas de neiger.
On fait un véritable effort pour se convaincre qu'on est en juillet
non en janvier. Nous avons dû manger auprès de grands poêles
ronflants.
L'après-midi, c'est la scène grandiose du Calvaire, puis la Résurrec-
tion cl r Ascension beaucoup moins émouvantes.
Le public ici n'applaudit pas. Il se borne à taper des pieds sur le
plancher à la fin de chaque acte. A la Cène, au Calvaire, l'énorme masse
de spectateurs est restée pourtant immobile et comme pétrifiée.
Lorsque je sors, à six heures, le temps est encore très mauvais.
Dans la boue du village l'eau s'accumule. Peu après, vers le crépuscule,
un rayon de soleil éclaire le paysage. Un instant, la pluie cesse. Je
vois la neige qui recouvre les hîutes montagnes qui entourent Ober-
i.mmcrg lu. Les étrangers circulent couverts des couvertures de leurs
|ils. Le spectacle est vraiment curieux et pittoresque.
ICorriere d' Italia, 2:i juillet \9'2-2).
V. — AUTRICHE
La situation en Autriche. — Le cabinet Seipel.
LeministèreautrichienSeipelaassumé une immense responsabilité. Il
setrouve en présence desmêmes difficultésquelecabinet précédentsans
avoir plus de moyens. Mais comme on pense toujours que ce qui est
nouveau est meilleur, on espère (fu'il réussira à effacer les conséquences
des faiites et des erreurs du trouvernement précédent et à trouver au
1154 LA VIE DES PEUPLES
luuiiib un expédient pour borLir de la niibéie présente. Le parti panger-
maniste autrichien envisage toujours, comme but de ses désirb, le rat-
tachement à l'Allemagne, mais c'est précisément ce qui doit être em-
pêche à tout prix, d'après la volonté de l'Entente telle qu'elle a été
exprimée à Versailles et à Saint-Germain. La question du rattachement
n'est qu'une des questions importantes que les alliés ont voulu régler
à leur manière dans les traités de paix et à propos desquelles, sous
rinspiration de la haine et de l'aveuglement, ils ont eu la main si mal-
heureuse, que la solution inventée par eux se trouve en contradiction
avec les véa'itahles besoins des peuples et des nations et que, même en
voulant rendre service à ses amis, l'Entente a créé unesiluationpresque
intenable. C'est ainsi qu'elle a introduit dans l'existence de l'Autriche
nouvelle une contradiction intime, une impossibilité. La haine leur
ayant enlevé la générosité et la clairvoyance, les alliés ont jugé d'une
manière superficielle et déraisonnable, la situation des peuples livrés à
eux: aussi ont-ils voulu avant tout empêcher qu'après la dissolution du
vieil empire des Habsbourg les habitants des provinces purement
allemandes de l'ancienne Autriche ne se réunissent à leurs compatrio-
tes de la vieille mère-patrie. Uniquement préoccupés d'empêcher la
réunion des Allemands et des Autrichiens, ils ont traité toute la ques-
tion en partant de ce point de vue que pour l'Autriche aussi le penchant
sentimental vers ses frères de race allemands et l'accroissement de
puissance politique résultant de cette union entraient seuls en ligne
de compte.
Mais il n'en est pas ainsi. Sans doute, cette tendance idéaliste qui
se trouve à la base de l'idée de rattachement a une très grande im-
portance et une valeur très élevée; cet effort pour donner une nouvelle
force et une nouvelle vie à la puissance nationale de l'Allemagne par
la réunion de deux victimes du même sort est ce qui nous touche le
plus vivement dans cette question. Mais ce n'est pas le seul motif que
l'on puisse invoquer en faveur de l'idée du rattachement, ni surtout
le plus important. En effet, la fidélité aux vieilles traditions autrichien-
nes, le souvenir de la période d'indépendance et de souveraineté im-
périale ne sont pas morts, mais dans des milieux nombreux on veut re-
constituer, cultiver et conserver le caractère autrichien et son idée
nationale sans trop anticiper sur l'avenir. On appréhende le rattache-
ment à l'Allemagne parce que l'on craint d'être absorbé entièrement
par elle et cependant là aussi, sous la pression des événements, cette
idée s'impose de plus en plus parce que la détresse économique parle
avec autorité. L'Autriche, si elle est réduite à elle-même, n'est pas
viable. Cette conviction se renforce de plus en plus et elle s'est répan-
due même dans certains milieux qui croyaient encore pouvoir trouver
une autre solution en obéissant loyalement aux désirs de l'Entente-
Mais l'Entente, qui a prononcé l'interdiction insensée du rattachement
A TRAVERS LES REVUES: AUTRICHE 1155
à l'Allemagne, ne songe pasdu tuulà en tirer les conclusions nécessaires
par une aide efficace.
Dans ces conditions, la ?itualion de la républiffue autricliienne est
devenue si difficile que l'en est forcé d'envisagei- une ruine totale. Le
Chancelier Schober, quia démissionné récemment, a étésubeimergépar
les événements. Entravé de tous côtés dans sa politique extérieure,
ne prévoyant aucune amélioration de la situation écononuque mais
s'apercevant au contraire qu'il glissait sans arrêt vers l'abîme, Schober
avait finalement accepté les offres de la république tchéco-slo\ aque
et signé le traité de Lana. Mais il avait ainsi perdu ses appuis politiques
dans le pays, car le parti pangermaniste. qui l'pvait mis au ftouvoir
avec les socialistes, n'a voulu accepter à aucun prix ce re\ iremcnt dan-
gereuxpourlapolitique du rattachement. La criseministériellea amené
au pouvoir une coalition entre chrétiens-sociaux cl pangeimanistes.
Si, grâce à la personnalité du nouveau chancelier, le prélat Seipel. le
centre de gravité se trouve maintenant chez les chrétiens-sociaux —
lepartiqui représente le plus nettementridéenafionale autrichienne- —
— on pourrait avoir l'impression que ce fait marque un recul de l'idée
de rattachement. Mais l'entrée des pangermanisies dans ce gouverne-
ment, sous la direction du nouveau vice-chancelier Frank, montre
que la situation a changé, non parce que les pangermanisies ont
renoncé au rattachement, mais parce que les chrétiens-sociaux se sont
rapprochés des pangermanistes au moins sur le terrain économique.
La vitalité du mouvement en faveur du rattachement s'est accrue en
Autriche avec une rapidité remarquable, dans ces derniers temps sur-
tout. Malgré tous les obstacles politiques, on voit s'élever la revendi-
cation puissanted'un rapprochement.au moinséconomique, avec lAlle-
magne, de l'introduction du mark en Autriche etc.. Tout cela se pro-
duit sous la direction d'un homme d'état chrétien-social qui serait
le dernier à approuver cette politique si une nécessité réelle ne ly
forçait. Cela ne veut pas diresans doute que le chancelierfeipel a aban-
donné le point de vue de son parti, et adopté le programme des panger-
manistes; c'est plutôt une preuve de la forte pression (\\\e subit le gou-
vernement autrichien quand il veut tenir compte dans une certaine
mesure des besoins du pays. L'état d'esprit actuel de l'Autriche en pré-
sence de la nouvelle dépréciation de la couronne et de l'impossibililé
de prévoir un meilleur avenir est caractérisé généralement par une
véritable panique. On semble a\oir compris aussi en France (|ue,
si l'on veut maintenir la séparation de l'Autriche e( de l'Allemagne o(
suivre une politique dite « Danubienne » sous le protectorat français,
il est grand temps d'intervenir par un secours financier. La suite de
ces événements mérite une attention spéciale. De notre côté, par suite
de nos difficultés et de nos cmbarraspersonnels. nous n'avons pu con-
sacrera la question du rattachement l'attention suivie qu'elle méritai l.
1156 LA VIE DES PEUPLES
La conscience d'avoir les mains liées en cette affaire est naturellement
un obstacle puissant. Cependant nous ne devrons jamais laisser cette
question disparaître de notre horizon politique.
(Wilhelmvon Massow, Die Grenzbolen. 17 juin 1922).
E. D.
La situation en Autriche
i
Le protonotaire apostolique Ignace Seipel, qui dirige maintenant»
fidèle aux Habsbourg, la république autrichienne, n'a pas eu beaucoup
de chance dans les premières semaines de sa chancellerie. Sans doute
il a cru taire, non seulement, une œuvre pie, mais encore un acte
très utile en cédant pour un morceau de pain, à l'A. E. G. de Berlin
les usines de Wœllersdorf, qui travaillaient avec un déficit annuel
de 15 millions de couronnes. Mais, au lieu de l'amélioration espérée,
il s'est produit une chute désastreuse de la couronne qui a dépassé mê-
me tout ce qu'on avait vu à Vienne. Le dollar est monté en quelques
jours à 10.000 couronnes et le papier-monnaie autrichien est tombé
à la 4.000^ partie de sa valeur d'avant-guerre. Même le mark, le misé-
rable mark allemand s'est payé parfois plus de 70 couronnes au Schot-
tenring, si bien que ce doit être actuellement un plaisir de vivre à Vien-
ne avec des marks allemands, bien que l'art d'adapter instantaném.ent
les prix au change y soit encore plus développé qu'à Berlin.
Ce serait sans doute une erreur d'attribuer la nouvelle hausse dé-
sastreuse de Vienne uniquement ou même principalement à la cession
de Wœllesdorf à l'industrie privée. Mais la suite des événements en
Autriche montre la valeur de cette affirmation de notre grosse indus-
trie qu'il suffit à l'Etat d'abandonner ses services en déficit pour que
le change du pays monte comme l'alouette dans le ciel bleu. Non, l'ex-
propriation des biens de l'Etat augmente seulement le profit des ac-
quéreurs et un gouvernement n'obtient pas plus de crédit en livrant
au capital privé ses dernières cheminées et ses dernières machines pour
alléger son budget de quelques millions or. Tel est l'avertissement
sérieux qui nous est donné par l'affaire de Wœllersdorf, même si l'on
se réjouit en Allemagne de ce que l'affaire ait été enlevée par l'A. E. G.
au lieu d'un consortium allié sous un masque autrichien.
Les formes extérieures suivant lesquelles les usines de Wœllersdorf
furent cédées à l'industrie privée rappellent une opération semblable
effectuée en Autriche il y a quelques générations : la transformation
des chemins de fer autrichiens en entreprise privée en 1854. A cette
époque aussi le gouvernement viennois s'était décidé à céder à l'indus-
trie privée, pour une somme modique, une propriété dans laquelle il
A TRAVERS LES REVUES: AUTRICHE 1157
avait placé des centaines de millions, pour débarrasser le budget de
la charge du déficit des chemins de ter. Mais les subventions qu'il dut
accorder directement ou indirectement aux entrepreneurvS pendant les
années suivantes étaient si élevées, qu'en 1879 l'Etat réquisitionna de
nouveau les chemins de fer privés. Comme à cette époque, on essaie
maintenant encore de déguiser la cession des biens de l'Etat par un
contrat de location à long terme; comme à cette époque le malheureux
Etat autrichien est obligé d'avancer à l'A. E.G. 3,9 milliards de cou-
ronnes pour des travaux. Aucune location n'est payée, mais les usines
de Wœllersdorf étant transformées en société par actions au capital de
1 milliard de couronnes. l'Etat reçoit seulement le tiers des actions et
de maigres privilèges pour le versement éventuel des dividendes. Ce
service public devient ainsi, au fond, une entreprise semi-commerciale
avec participation très réduite de l'Etat.
Il est trè^ probable que l'A. E. G. par son organisation modèle et
ses relations dans le monde entier, réussira à organiser l'entreprise
d'une manière plus rationnelle et à produire un bénéfice. Mais on peut
se demander si une telle réforme rationnelle, effectuée uniquement
d'après les principes de l'industrie privée, n'aura pas pour conséquence
indirecte une charge importante pour l'Etat et la population. Si par
exemple l'A. E. G. renvoie des fonctionnaires et des ou\riers en sur-
nombre qui ne pourront pas se placer ailleurs, l'Etat autrichien devra
secourir ces chômeurs: et si l'A. E. G. fait monter les prix afin de ga-
gner de l'argent pour le perfectionnement de son entreprise, les vic-
times seront les consommateurs et surtou l la grande masse de la popu-
lation lorsqu'il s'agit d'articles produits en grande quantité. 11 nest
donc pas certain que le peuple autrichien doive payer désormaislo mil-
liards d'impôts en moins, c'est-à-dire moins d'un million de dollars !
A ce point de vue aussi, nous avons toutes sortes de raisonh de suivre
l'expérience de 'Wœllersdorf avec la plus grande attention, en Allema-
gne, où la presse de Stinnes lutte continuellement pour la cession des
chemins de fer à l'industrie privée...
La lutte pour le rattachement rend encore plus difficile la politi(fue
économique et financière de ce malheureux Etat. Chaque fois que le
jjays se trouve pris dans l'étau. les partisans du rattachement tirent
a hue et ses adversaires à dia : les uns regardent vers l'Allemagne en
implorant du secours, les autres cherchent à obtenir un nouveau cré-
dit auprès de l'Entente. Mais jamais ce conflit ne s'est manifesté aussi
ouvertement que pendant la récente débâcle du change. Le socialiste
Otto Bauer, qui est incontestablement l'homme le plus inlelligeni
de l'Autriche et certainement aussi de tout le parti socialiste allemand,
a demandé au Parlement, aussitôt après la nouvelle chute de la couron-
ne, des négociations immédiates avec l'Allemagne, en vue d'un ratta-
chement économique : selon le projet de Bauer, le capital privé aile-
1158 LA VIE DES PEUPLES
mand devait fonder en Autriche une banque d'émission avec un capi-
tal de 8 milliards de marks-papier, (jui échangerait les couronnescontre
des marks et réaliserait ainsi pratiquement l'unité monétaire. La réac-
tion des ennemis du rattachement n'a pas tardé â se produire : le con-
trôleur financier anglais Young est intervenu, Poincaré et les Tchèques
ont menacé, et ]e résultai fut un accord entre le gouvernement autri-
chien et les grandes banques viennoises, devenues en grande partie an-
glaises, surla création d'une nouvelle banque d'émission avec un capi-
tal en majorité franco-anglais.
On est forcé de dire que l'Entente paie assez cher l'interdiction du
rattachement. Pourles réparations prévues au traité de Saint-Germain,
l'Autriche a obtenu un moratorium aux calendes grecques et. tous les
deux ou trois mois, il faut que l'Angleterre, la France ou la Tchéco-
slovaquie déboursent quelques millions or pour maintenir à flot cet
état non viable. Naturellement le gouvernement allemand ne peut
pas les suivre de ce pas et le capital privé allemand, modeste comme il
est, sait mettre un frein à sa générosité. Nous ne voulons pas dissimu-
ler que le rattachement de l'Autriche serait une lourde charge pour les
finances allemandes et serait peu avantageux pourles intérêts écono-
miques allemands ; nous ne devons pas oublier non plus que l'Autriche
réactionnaire, dont se réclame presque la moitié de la population et
les pangermanistes qui gouvernent un cinquième de ce peuple, en un
mot que l'Autriche en dehors de Vienne serait aussi pour l'Allemagne
une charge très lourde et difficile à supporter. Mais s'ils veulent sin-
cèrement s'unir à nous et si l'étranger n'y fait plus d'objection, l'Alle-
magne n'a pas le droit de faire du particularisme. — MoRUS.
{Die Welibuhne, 22 juin 1922.)
Le socialisme en Autriche
Il n'est pas facile aux camarades du Reich de se représenter l'état
d'esprit et les sentiments des socialistes autrichiens. Outre que la plu-
part des conditions sociales sont différentes, la situation historique
actuelle est particulièrement confuse...
Pour un étranger, il apparaît immédiatement que nous avons un
« gouvernement de prélat ». Le chancelier est un professeur de théolo-
gie. Même la monarchie cléricale n'est pas allée juqu'à donner un
prêtre comme président du conseil à la population. Et cependant, le
cabinet Seipel n'est pas l'indice d'un affaiblissement de la classe ou-
vrière, qui travaille en Autriche avec plus d'unité, de conscience de
classe et de cohésion t[u 'ailleurs à l'organisation de son puissant appa-
reil et à l'avènement d'un ordre nouveau. La séparation en sociahstes
A TRAVERS LES REVUES: AUTRICHE 1159
indé[iendanls et majoritaires n'existe pac ; le parti communiste
ne joue pour ainsi dire aucun rôle et n'a même pas pu faire entrer un
seul député au Parlement. Si un ctiré tien-social avéré a pu devenir
chancelier et si les chrétiens-sociaux ont entrej)ris ouvertement de
détendre les intérêts du patronat et des banques, cela sitrnil'ie simple-
ment qu'ils démasquent t'ra)ichement le front bourgeois...
Aucun gouvernement autrichien ne peut \aincre la resislance du
prolétariat organisé. A peine le cabinet Seipel. acclamé par toute la
presse bourgeoise, était-il en fonctions qu'il a dû faire voter par sa
majorité, sous la pression du parti ouvrier, une augmentation notable
des secours de chômage refusée par le cabinet précédent. Les pangcr-
manistes, les chrétiens-sociaux et le parti du comte Czernin (compo^é
uni([uement de cet homme qui sert à gagner ceux qui ne peuvent se
décider ni pour les pangermanistes antisémites, ni pour les chrétiens-
sociaux monarchistes) se maintiennent surtout, parce que la situation
internationale ne permet pas de profondes transformations sociales
ou économiques. En Autriche, nous avons le cas exceptionnel d'une
majorité bourgeoise qui ne dispose pas de la force militaire. L'armée,
y compris une- grande partie des officiers, est presque entièrement
hostileà la bourgeoisie. La majorité des soldats appartient aux groupe-
ments socialistes ou communistes. Les conseils de soldats, doni l'or-
ganisation rei>résente toujours une force importante, sont attachés
au camarade Deutsch, qui a réussi, pendant la révolution, à l'inverse
de >io>;ke. ti faire passer les armes militaires des mains de la bourgeoisie
dans celles du prolétariat. Maintenant encore, dans une période de
crise grave, le conseil des soldats d'Autriche à affirmé solennellement
sa solidarité avec tout le prolétariat. L'nfaitcaracléristi(|ue pourl'Au-
triche est que les conseils d'ouvriers existent toujours comme institu-
tions et que par exemple les revendications du conseil d'ouvriers de
Vienne, qui ont été formulées par suite de la dépréciation subite de la
monnaie et qui exigent que la détresse financière soit supprimée par
des impôts frappant surtout les classes possédantes, forment l'essen H cl
de tous les ordres du jour ju-ésentés le IG juin au \ oie des ouvriers
viennois.
Les revendications du prolétariat ont d'autant plus de poids que
l'expérience du l^"' décembre a montré à quelles violences conduit
souvent le désespoir. Les bourgeois n'ont pas oublié les pillages com-
mis à cette époque par des masses non organisées. Ils sont presque ras-
surés lorsque les représentants du prolétariat organisé, s'appuyant
sur les masses, exposent ses revendications. Une série de puissantes
manifestations en masse du prolétariat viennois organisées dans ces
derniers mois oui uionlré combien la classe ouvrière est consciente.
Seules l'unité du prolétariat et une action révolulionnaire soutenue
peuvent obtenir les résultats possibles à chaque instant. Dans son
1160 LA VIE DES PEUPLES
essence ]e socialisme autrichien, bien que centralisé, possède une
organisation très démocratique. Par exemnle, si la majorité socialiste
de Vienne envisage une réforme importante dans le domaine de la
législation ou de l'administration, elle convoque d'abord ce qu'on
appelle la Wiener Konferenz dans laquelle sont représentés non seule-
ment les délégués du parti mais encore ceux de toutes les organisations
prolétariennes acceptant le point de vue socialiste, c'est-à-dire les
syndicats, les coopératives ouvrières de consommation, le conseil
d'ouvriers, le groupement des locataires, etc... Ce contact étroit entre
la direction du parti et les masses, ayant souvent pour effet de renfor-
cer encore l'influence du pouvoir central, confère à toutes les décisions
une autorité particulière.
Si. malgré l'unité du prolétariat, les tentatives du patronat ne peu-
vent pas toujours être entièrement déjouées et si certaines attaques
bourgeoises ne peuvent pas toujours être repoussées, cela tient surtout
à ce que, comme nous l'avons déjà dit, la situation internationale a
placé l'Autriche sous la dépendance presque complète de l'étran-
ge-... — Peter Zirngibel (de Vienne).
iDie Glocke, 26 juin 1922).
VI. ITALIE
1. — Trieste et Hambourg
L' Italie souffre de graves malaises économiques. Malgré la défaile
de V Allemagne, le port de Trieste se voit distancé chaque jour par son
concurrent Hambourg.
Après avoir retracé Vhistoire des deux grands ports rivaux, M. Vitlorio
Segré examine la situation actuelle. Hambourg, malgré les coups qui lui
ont été portés par la défaite, se relève courageusement.
Tandis que Trieste, absorbée parle changement de régime politique,
.s'efforçait dans la première période qui suivit l'armistice, de commen-
cer la reprise des relations avec son anùèrepays partagé désormais
entre quatre Etats différents, Hambourg, lié à son hinterland national
pouvait sans secousses retourner à ses fonctions de débouché de l'Eu-
rope centrale et même, jetant les yeux au-delà de ses frontières,
commencer un lent travail de pénétration au-delà de son arrière-pays
naturel, travail favorisé par l'écroulement de l'Etat austro-hongrois,
par la nouvelle répartition politique des races qui en faisaient partie
et par la destruction des règlements préventifs qui favorisaient le port
de Trieste.
Trieste. absorbée parla réalisation de son rêve séculaire de rédemp
A TBAVEHS LES REVUES: ITALIE Il6i
tion, sous un gouvernement mililaire et une bureaucratie ignorant le
milieu, incompétente et mal préparée à des problèmes aussi ardus,
gênée par la prolongation d'une période d'incertitude, par la crise du
problème adriatique et les retards de l'annexion, perdit un temps pré-
cieux. Pourtant, parmi tant de difficultés, elle vit une reprise du com-
merce qui, commencée au printemps de 1919, se prolongea jusqu'à
l'automne de 1920. L'Europe centrale était alors affamée et privée de
tout. Des marchands et des mercantis, des commissions d'approvision-
nement et des spéculateursse jetèrent sur la cité adriatique pour acca-
parer tout ce qui montait. Des maisons de toute sorte, attiréespar
cette illusion, y fondaient des filiales et des dépôts. Dans un tel état
de choses, peu importaient les prix, les frais de place et de transports.
Tout le monde en profita, surtout les maisons d'expédition. Les maga-
sins de la ville et ceux du port franc furent rapidement pleins. D'Amé-
rique arrivaient des cargaisons entières de denrées et de conserves,
tandis que les prix montaient pour la plus grande joie des spéculateurs.
A un convoi de farine pour l'Autriche et la Tchéco-Slovaquie succé-
daient les transatlanticjues chargés de prisonniers revenus de Russie et
le port semblait retourné aux jours de sa plus belle activité. L'illusion
ne dura pas longtemps. Après la signature de la paix, cette reprise
apparut ce qu'elle était réellement : un commerce d'occasion.
La baisse vertigineuse du prix des marchandises, les mouvements
des devises, la désorganisation des transports, l'augmentation des
marchandises et, par conséquent, la nécessité absolue de limiter les
importations et d'économiser sur les frais de transports... firent dimi-
nuer sans cesse le mouvement commercial... et déterminèrent la déca-
dence économique de Trieste.
Le terrain une fois débarrassé du commerce occasionnel, il est de
toute évidence que la crise économique de Trieste, ([ui s'encadre dans
la crise générale, est essentiellement due à la crise des transports, au
manque de mesures préventives et de tarifs, à l'absence de traités
commerciaux et d'accords douaniers. Elle ne peut être ni rapidement,
ni facilement résolue; il faut pourtant lui trouver une solution. Ham-
bourg, privé de sa marine nationale par le traité de paix, a vu accourir
dans ses ports les navires du monde entier, créant une concurrence et
une lutte de frets qui lui prolite, mais qui nuit à Trieste et aux autres
ports. Le tableau que présente son port est presque celui de l'avant-
guerre. Son trafic a atteint, pendant certains mois, f>0 % du trafic des
temps les plus prospères.
Les marchandises aujourd'hui débarquées à Hambourg, gagnent
les destinations les moins naturelles. Outre la guerre des Irets il y a
la concurrence des dépenses de transbordement et les tarifs des che-
mins de fer par suite de l'abaissement du mark. Hambourg nous a
eulevé une partie du trafic de In Tchéco-Slovnquie avec qui il a stipulé
1162 Là VjË Dès peuplée;
un accord commercial; il atteint l'Autriche, la Hongrie, la Pologne et
même la Yougoslavie. Le tabac du Levant, les peaux de l'Asie-
Mineure et de Calcutta, les denrées coloniales et les drogues des
Indes, les cotons et les laines ne remontent plus l'Adriatique, mais ils
poursuivent leur route vers la mer du Nord. Tous les produits de l'in-
dustrie de l'Allemagne, même méridionale, prennent la même route.
Si on compare les frets on reste atterré par la concurrence de Ham-
bourg. Pour les soufres italiens, le fret pour Trieste est égal, malgré
l'énorme distance, au fret pour Hambourg. Au Conseil commercial de
Trieste pendant la discussion relative au port franc, un orateur rai-
sait remarquer combien cette déviation des trafics est irrationnelle,
puisque de Port-Saïd à Hambourg il y a 3.612 milles marins tandis
qu'il y en a 1312 de Port-Saïd à Trieste, puisque Vienne est à 589 kilo-
mètres de Trieste, à 1109 de Hambourg. Contre ce changement de
route occasionnel, Trieste et le Gouvernement doivent préparer
leurs défenses. Le commerce et les commerçants tendent vers le
point où l'atfluence du trafic forme une base, un marché, et un inté-
rêt d'achat. Aussi certains exportateurs levantins qui, autrefois,
fondaient des agences et instituaient des dépôts à Trieste, se sont
transférés à Hambourg pour y vendre leurs produits. Ceci est double-
ment désavantageux pour Trieste. Ces exportateurs font sur place
l'achat des produits industriels les plus divers et détournent aussi le
tarif d'exportation de la voie naturelle de l'Adriatique. Cet état de
choses est aussi préjudiciable à Venise qui, grâce à notre frontière du
Brenner, pouvait nouer de bonnes relations avec la Bavière et l'Alle-
magne méridionale.
Trieste, qui a confiance dans sa mission de sentinelle avancée pla-
cée sur les Alpes, à la frontière de trois races, et sur la mer, porte du
Levant et de l'Orient, met ses espérances dans la concession du port
franc qui, abaissant le prix de la vie, des marchandises et des frais de
port, lui donnerait la force nécessaire pour lutter contre sa forte rivale
et la ferait redevenir d'un seul coup l'entrepôt du Levant.
Cette mesure, qui serait de plus un facteur moral de premier ordre,
ne peut être séparée de la reconstruction économique de IT^urope et,
par conséquent, de son arrière-pays, reconstruction qui devait sortir de
la Conférence de Cènes. La Commission des transports, qui, indépen-
damment des fluctuations politiques, prépare son programme, sera
un des meilleurs facteurs de la reconstruction européenne.
{Niiova Anlologia, 1" juillet 1922).
2. — L'organisation militaire des fascistes.
Les troubles des nies conlinnenl toujours. Les fascistes sont toujours
les maîtres de la place publique. Un journaliste anglais, M. Strachan
Morgan, expose V organisation de leur petite armée.
A TBAVEES LES REVUES: ITALIE 1163
Los fascistes sont pleins dos souvenirs d: Rome et désirent ressus-
citer Ij'S traditions an'.iqu s. M. Mussolini et ses amis onl donné à leui-
armée la l'orme de l'armée romaine. La })remière unité est la squadra
qui leprésente le manipule romain. Elle comprend 20 ou 25 hommes,
est commandée par un chef de squadra, qui a deux divisions sous ses
ordres. Quatre squadre constituent une centurit sous le commande-
menl d'un centurion. Ou!,!tre cenluries forment une cohorte comman-
dée p:ir un senior. La légion compitud un nombre de cohortes variant
entre trois et neuf. Elle est commandée par un consul. L'Italie esl
divisée par les lascistes en quatre zones dont chacune comprend une *
ou plusieurs légions : l"' Lombardie, Piémont et Ligurie; 20 Vénétie..
Emilie et Romagnes; 3° Italie centrale et Sardaigne; 4^ Italie du sud
et Colonies. Chacune de ces zones se trouve sous In direction d'un
inspecteur-général. Les quatre inspecteurs loinieut le granit état-
major; M. Mussolini est à leur tête.
{Edimhnrgfi liniew. juillet l'J22)
Leopardi.
Le grand poêle Leopardi esl loujours un des maîtres de la jeunesse
ilalienne. Le groupe de la Ronda, un des élémenls les plus agissants de
la jeune liiléralure ilalienne, publiait Fan dernier des pages extraites
du journal du poète. La YAnndiX proposait Leopardi penseur à l'admira-
tion et à rimitalien de l'Italie. Elle reconnaissait en lui son inspi-
rateur. Le célèbre critique Benedetlo Croce réagit contre celle ten-
dance. Il publie une étude où il s'efforce de démontrer la vanité de
la pensée de Leopardi. Celle étude aura le plus grand retentissement.
Que fut la vie de Leopardi ? La vie. — c'est-à-dire le processus spi-
rituel dans lequel l'homme exprime et manifeste sa sensibilité, déter-
mine et particularise sa pensée, affirme dans l'action ses aspirations
et, en somme, développe le germe qu'il portait en lui. — réalise-! -elle,
d'une manière plus ou moins étendue, mais enfin en substance, sou
jiropre idéal ? Ce fut. |iour employer une image grossière, mais efficace.
« una vita strozzata », une vie étranglée. L'adolescent qui s'exerçail,
avec une grande ferveur et des soins assidus, à devenir un philologue,
un spécialiste des langues, des littératures et des antiquités classi-
ques, qui se préparait à prendre place parmi les géants de ces études,
entre les Mai et les Bo;ghesi, peut-être entre les Niebuhr et les Muller
ot les Bockh; le jeune homme qui attendai'. en frémissant les joies de
l'amour et se laissait entraîner i)ar des élans très nobles vers des
œuvres de patrie i-t dlmiiianilé: le poèt<' (fui peut-être se préparait en
Ilé4 LA VIE DES PEUPLES
lui pendant les exercices littéraires et, plus encore, dans le ravissement
des songes, se sentit, à ses premiers pas vers la gloire et vers l'amour,
pressé, étreint et terrassé pnr une force brutale, par ce qu'il appelle
<( la nature ennemie », et qui brisa ses études, interdit à son cœur de
battre, le rejeta sur lui-même, c'est-à-dire sur son corps blessé, et le
força à combattre chaque jour pour supporter ou adoucir les malaises
ôt les souffrances physiques .qui le tourmentaient invinciblement.
Sa renonciation finale à la philologie, marquée par la remise de ses
cahiers de premières études à De Sinner, n'eut aucun motif intellec-
tuel. Ce ne tut pas comme chez d'autres, l'abandon d'un domaine
pour un autre plus divers ou plus ample. Ce fut simplement une néces-
sité imposée par ses yeux qui n'étaient plus assez forts et parce que le
travail continu et méthodique lui était interdit. La même nécessité
douloureuse et les difficultés économiques déterminèrent sa vie si
difficile, les changements de séjour à la recherche de meilleures condi-
toins physiques et morales, d'un travail qui ne fût pas trop contraire
à sa nature. Sans cesse il essayait de nouveaux arrangements sans se
décider jamais. Parfois il avait quelque trêve, quelque période
supportable, quelque soulagement fugitif. Si on pense, au contraire,
à d'autres vies, même à des existences qui ne furent pas calmes ni
heureuses, mais agitées et pleines de bourrasques, si on pense; par
exemple, à celle de Foscolo, on verra que Foscolo vécut et se développa,
mais que le pauvre Leopardi ne le put pas.
La solennité de l'histoirt qui ramène dans l'âme le drame de l'hu-
manité et entraîne à des admirations et des enthousiasmes, la sublime
philosophie qui fouille l'esprit humain et, grâce à la lumière qu'elle
trouve en lui, dissipe les ténèbres mystérieuses de l'univers et rend la
réalité compréhensible, la politique dans laquelle se forme, par l'a-
mour et par la lutte, l'histoire nouvelle, l'amour et la famille qui
redonnent perpétuellement au monde l'enfance et la jeunesse, toutes
ces formes, toutes les autres formes de l'activité humaine restèrent
loin de lui, étrangères, lointaines; il n'en souffrit pas les douleurs...
11 était attaché à lui-même, au problème élémentaire de vivre et de
respirer. Et lorsqu'il trouvait quelque allégement, lorsque, pour quel-
ques heures ou pour quelques jours, il lui Atait permis d'avoir une acti-
vité quelconque, la matière qui dans ces brefs intervalles s'offrait à sa
contemplation, à sa méditation, ne pouvait être que son malheureux,
état inguérissable, devenu pour lui la prison dans laquelle il était en-
fermé et dont il n'espérait plus sortir.
De sa poitrine, s'échappait la déploration de ce qu'il aurait pu
être, de ce qu'il n'était pas, de la promesse que la nature n'avait pas
tenue. Dans son intelligence se formait un jugement qui, peu à peu,
prit la forme d'une théorie philosophique, sur le mal, sur la douleur,
sur la vanité et la nullité de l'existence, jugement qui était lui-même
un regret, une amertume, un sentiment déguisé, projection en forme
A TRAVERS LES REVUES: ITALIE 1165
de raison de son état malheureux. A ce regret, à cette théorie de re-
gret et d'accusation se restreignait son monde spirituel; là, dans la
contemplation et dans la réflexion sur ce mystère de douleur, était
l'unique source d'inspiration de son imagination, l'unique point de
méditation de sa pensée.
On a considéré parfois Leopardi comme un poète philosophe, chose
qui n'est pas plus exacte pour lui que pour aucun autre poète. La condi-
tion fondamentale de son esprit était sentimentale et non philosophi-
que; on pourrait même la définir : un engorgement sentimental, un
vain désir et un désespoir si condensé et si violent, si extrême qu'il se
déverse dans la sphère de la pensée, détermine les concepts et les juge-
ments. Chaque fois que cette disposition d'âme, oubliant sa vérita-
ble essence, se comporta comme si elle eût été une position acquise
par le raisonnement et se fit critique, polémique ou satire, naquit
cette partie de l'œuvre de Leopardi qu'il faut reconnaître franchement
viciée : L^ plus grand nombre des Œuvres morales et en poésielesPa/i-
nodies et les Paralipomènes. Au point de vue de la doctrine, il s'était
jeté dans une voie sans issue, dans une lutte stérile. Il jugeait que la
vie est un ma) qu'il faut vivre avec l'amère conscience de ce mal radi-
cal, et il se trouvait en face des hommes qui, en ceci, pensaient ou
sentaient autrement que lui, parce qu'ils pouvaient disposer de leurs
forces physiques, parce que levers nerfs étaient calmes, leur âme équi-
librée. La joie de vivre les dominait et les animait, l'espérance leur
souriait, l'action les rendait ardents, l'amour les enivrait, et ils résis-
taient aux douleurs et aux adversités en les plaçant parmi les diffi-
cultés éventuelles à affronter lorsqu'ils n'étaient pas frappés en les af-
frontant et enles surmontant lorsqu'ilsétaient frappés. Ils ne pensaient
pas à la mort et. se conformaient consciemment ou inconsciemment
8 la parole antique : la mort ne concerne pas les vivants parce qu'ils
sont vivants; elle ne concerne pas les morts parce qu'ils sont morts.
Leopardi aurait voulu persuader à ces hommes qu'ils avaient tort et
qu'ils devaient désespérer avec lui. Mais on ne raisonne pas avec le sen-
timent. Sur le fronton d'une petite maison campagnarde du Tyrol
on lisait encore voici quelques années (et je ne sais si on ne lit pas en-
core) une inscription en vers allemands qui disait : « Je vis, mais pour
combien de temps? Je mourrai sans savoir où ni quand. Je vais je ne
sais où et, avec tout cela, je m'étonne d'être gai. Seigneur Jésus, proté-
gez ma maison ». Leopardi ne s'étonnait pas mais il s'indignait que les
hommes fussent, avec tout cela, si gais; et il les appelait lâches, il
voulait les confondre, leur faire honte, les convertir, c'est-à-dire faire
passer en eux, sous forme de laisonnement, son état d'âme personnel,
et il recourait pour cela, comme t- des motifs oratoires, à l'ironie, au
sarcasme, au grotesque. Celles de ses Œuvres morales qui ont ce ton
sont naturellement très froides : vains efforts pour offrir des représen-
AO«T 1!^
1166 La vie des peuples
tations comiques (que l'esprit polémique et la mauvaise humeur ne
peuvent engendrer, qui naissent de la jois et de la fantaisie sereine);
personnages qui sont de simples noms, dialogues qui sont des mono-
logues, prose très travaillée mais peu personnelle et qui a souvent
quelque chose de la déclamation académique. En vers et en prose,
il railla la foi du nouveau siècle, l'accroissement incessant, l'élargisse-
ment d3 l'esprit humain, le progrès, il railla le libéralisme, les tenta-
tives de réforme, les études d'économie et de sciences sociales, la phi-
losophie des temps nouveaux qui s'affirmait chez les grands penseurs
d'Allemagne, la philologie qui se permettait de rompre le plan tradi-
tionnel et de trouver des parentés entre leslangues indo-européennes,
en somme toute chose qui fut un indice de vitalité, d'esprit inventif,
d'audace...
11 y a quelque chose de malsain dans ces palinodies, dans ces paraU-
pomènes; De Sanctis lui-même fut amené à parler du « mauvais rire »
qu'on y découvre et des « coups de couteaux » que l'écrivain tente de
donner « avec la joie de quelqu'un qui se venge » et d'une « inimitié
envers la race humaine » dans laquelle on sent « la répulsion ». Sur ceci
il fallait que nous nous arrêtions un moment en considération de l'inin-
telligence habituelle avec laquelle on exalte ces écrits comme de très
pures œuvres d'imagination, de pensée et d'art; mais hâtons-nous
d'ajouter que ce mauvais rire, ces éclats de rage doivent être mis sur
le compte de la nature marâtre et très cruelle pour lui. Leopardi
était malade et, s'il mérite nos réserves de critiques, il commande notre
pitié d'hommes. En tout cas, tout ceci ne peut changer notre jugement
sur la noblesse intime du caractère de Giacomo Leopardi. L'homme
qui raillait le libéralisme eut tous ses amis parmi les libéraux. Ce
contempteur des hommes n'aspira jamais qu'à aimer et à être aimé.
Oh ! si un rayon de soleil avait chassé de ses veines la maladie qui
l'empoisonnait, dissipé la torpeur qui pesait sur lui ! Il se serait brus-
quement dressé et, avec un étonnement plus grand que celui qu'il
chanta dans Binascimenlo, il aurait regardé le monde avec des yeux
nouveaux et vu sa dissiper au lointain les sombres nœuds de ses pen-
sées et de ses fantaisies. La force active comprimée au fond de lui se
serait développée alors, généreuse et bienfaisante.
{Crilica, août 1922).
L'Université de Padoue,
L'Université de Padoue vient de célébrer son centenaire. A celte
occasion. M. Hagberl Wright retrace V histoire de la fameuse Université
qui naquit à Padoue au xiii^ siècle pour rivaliser avec r Université de
Bologne.
A TRAVERS LES REVUES: ITALIE 1167
La difficulté des voyages et les périls de la route n'empêchaient pas
les étudiants de déserter une Université pour une autre, lorsque des
événements politiques comme le ban d'excommunication qui tomba
sur Bologne et le despotisme de l'empereur Frédéric II le rendaient
désirable. La formation de centres nouveaux était relativement facile
lorsque le terme d'universilé ne comportait pas nécessairement des bâ-
timents de collège et un matériel d'éducation. Une Université, ce n'é-
tait alors guère plus qu'un groupe d'étudiants réunis pour profiter de
l'enseignement d'un ou de plusieurs savants à qui ils payaient ce qu'ils
pouvaient. Un noyau de la future Université, appelé Studium générale
fut établi à Padoue lorsque l'évêque Jordanus persuada Guillaume de
Gascogne, professeur deDécrétales, de quitter Bologne, accompagné par
Pierre l'Espagnol. Quarante ans après l'institution du Sludium (1222),
les privilèges et les chartes accordés par le Pape Urbain IV furent cou-
ronnés par le iiivQ 6.' universilas et les chaires de jurisprudence, de mé-
decine et de théologie acquirent rapidement une réputation qui attira
à' Padoue des étudiants venus de tous les pays d'Europe. Les villes
d'université rivales offraient de riches émoluments aux professeurs qui
se distinguaient et leur demandaient en même temps de prendre des
engagements fixes pour des périodes déterminées. Mais il ne semble pas
qu'aucun engagement ait pu retenir ces professeurs lorsque des tenta-
tions plus fortes se présentaient à eux.
L'étude du droit prit le pas sur la théologie, et la science de l'ana-
tomie reçut une splendide impulsion grâce à l'enseignement de maîtres
dont la chirurgie moderne reconnaît le génie. Les études classiques
attiraient un plus petit nombre d'étudiants que le droit ou la méde-
cine. Pourtant, elles étaient bientôt stimulées par les riches collec-
tions venues de Constantinople et par les exposés de commentateurs
éloquents. Les livres étaient rares. Aide Manuce n'avait pas encore
installé ses presses à Venise. Aussi l'enseignement était-il surtout don-
né de vive voix, et lorsqu'un maître avait fini son cours, il se portait
le plus souvent dans un autre endroit et recommençait ses lectures de-
vant un public nouveau.
Le premier collège offrant un logement aux étudiants, dont on ait
connaissance, fut fondé en 1360 par François de Carrare, d'une famille
de princes aimant la culture, qui longtemps gouverna Padoue. La do-
tation assurait le logement et l'entretien de douze étudiants en droit.
Quelques années après, un second collège pour un nombre égal d'étu-
diants fut fondé par un certain Pietro de Boatcri, natif de l'île de Mu-
rano près Venise, qui reçut l'autorisation d'acheter du terrain à. Pa-
doue dans ce dessein. Dans cette circonstance, les textes font men-
tion d'un directeur ou gouverneur dont le devoir est de maintenir ïa
discipline. Mais, en dépit de ces dotations et de deux ou trois autres
exemples de générosité privée, c'est un fait que, pendant les deux pre-
1168 LA VIE DES PEUPLES
miers siècles de son existence, l'Université n'eut pas un logement digne
de la haute place qu'elle occupait dans le monde des lettres et qu'elle
fut forcée de se servir de bâtiments dispersés qui furent utilisés comme
salles de lecture ou laboratoires bien qu'elles fussent très éloignées les
unes des autres. Mais, vers le milieu du xi^ siècle, les spacieuses cham-
bres de la fameuse Asloria del Bue (ou Bo en padouan) qui avaitété
pendant longtemps le rendez-vous favori des étudiants et l'hôtellerie
recevant les plus distingués voyageurs de passage à Padoue fut trans-
formée en siège' de l'Université.
Venise avait alors succédé aux Carrare el elle donnait un nouveau rè-
glement à V Université.
L'autorité suprême reposait entre les mains de trois reformaîori
choisis dans les plus hautes familles du patriciat vénitien. Ils restaient
en charge pendant deux ans, et ne pouvaient être réélus avant un in-
tervalle de durée égale. Ils pouvaient fonder de nouvelles charges, nom-
mer des professeurs et des lecteurs; ils avaient le privilège de proposer
au Sénat le vote d'honneur ou de pensions à accorder aux personnages
éminents dans la science et dans les lettres. Ils exerçaient la censure
sur tout ce qui s'imprimait, sur les gravures, les plans et les images;
ils surveillaient les écoles, les collèges, les gymnases, les académies
d'art et des belles-lettres. Ils semblent avoir usé de leurs pouvoirs
avec modération; l'esprit tolérant de Venise, où les ecclésiastiques
étaient privés de toute action politique, permit la formation de l'at-
mosphère mentale de l'Université et firent de Padoue la nourrice de
la pensée libre.
M. Hagbert Wright rappelle ensuite les grands noms qui illustrèrent
V Université de Padoue.
On connaît le cérémonial suivant lequel on conférait les grades
dans la cathédrale de Padoue. Aucun effort n'était épargné pour faire
de ce jour un grand événement de la vie de l'écolier. C'était certaine-
ment un grand jour aux yeux des membres de l'Université qui rece-
vaient de chaque gradué une riche moisson de dons et d'honoraires.
L'étudiant lui-même recevait un anneau, un bonnet et un livre. D'au-
tre part, il devait donner à l'archidiacre des confitures et du vin, au
prieur un anneau, un bonnet et une paire de gants, aux examinateurs,
un manteau, un capuchon et une robe. En 1395, un présent de drap
fut substitué à ces articles. De plus, il fallait des sommes considérables
pour payer les cloches et les trompettes, et les musiciens qui accompa-
gnaient le nouveau docteur chez lui, avec un cortège d'étudiants de
toutes les nations. Lorsque les parents du docteur étaient riches, de
grandes fêtes étaient données, auxquelles tous les notables de la ville
étaient invités. Parfois on organisait des joutes, le nouveau docteur
offrant de riches prix.
A TRAVERS LES BEVUES: ITALIE 1169
En contraste avec ces fêtes et ces pompes qui alternaient avec la
vie studieuse des écoliers, on trouve dans l'histoire de Padoue de nom-
breuses querelles dues aux discussions qui éclatèrent entre les Jésui-
tes et les chefs séculiers de l'Université. Ceux-ci triomphèrent le plus
souvent grâce à la puissante protection de l'Etat vénitien. La lutte des
deux fractions pour l'autorité suprême continua avec de courts inter-
valles jusqu'à ce que la gloire décUnante de Venise l'obligeât à faire
des concessions à la puissance du Pape.
{Contemporary Review, mai 1922).
VII. — SUEDE
Hialmar Branting
Dans un nouveau périodique de New- York : Our World, un Suédois,
M. Edivin Bjorkman publie une élude sur M. Hialmar Branling.
M. Branling est socialisle, mais socialisle modéré. Certains de ses
camarades Vont parfois accusé d'être un bourgeois ou même un traître.
Si on considère l'ensemble, M. Branting est un bourgeois. II sort
de Ja classe moyenne et enfonce de profondes racines dans cette classe.
Il a la solidité intellectuelle et la clarté de cette classe. Il préfère
toujours l'évolution à la révolution. Il a besoin de savoir où il va,
avant de se mettre en route. Il est familier avec toutes les théories
politiques qui ont jamais été formulées et il peut jouer avec elles. Il
a accepté certaines théories qui sont regardées généralement comme
fondamentales au socialisme, mais au fond, ce qui! pense, c'est que
les communautés et les nations de notre ère industrielle ne peuvent
vivre que sur une base coopérative. Pour lui la direction privée d'une
entreprise forme un Etat dans l'Etat qui empêche l'établissement
d'une organisation plus large à tous les points de Niie. Aussi le progrès
de la démocratie doit-il être étendu du terrain politique au terrain
industriel.
.Mais, si bien informé qu'il soit, ce n'est pas un théoricien. Jamais
depuis les jours du vieux Bismarck, on n'a vu un homme d'Etat
plus soumis à la suprématie des faits. C'est peut-être une des princi-
pales raisons pour lesquelles ses adversaires le craignent et l'admirent
autant qu'ils le font. Us savent que jamais aucune de ses propositions
ne va au-delà de la limite que les temps autorisent. Et il est plus facile
de lutter contre des utopies que contre des projets qui sont reconnus
réalisables par tout homme dont la pensée n'est pas entièrement
réglée par ses émotions.
11' *
1170 La vie des peuples
Son adhésion au socialisme fui un acte de courage.
Branting appartenait à une bonne famille de Stockholm qui avait
d'excellentes relations. Il était diplômé de l'Université et on le regar-
dait comme un jeune savant. Il avait des ressources lui permettant
de poursuivre ses études sans aucun souci d'argent ou, s'il le préférait,
de jouir de loisirs raffinés. Il était fiancé à une jeune fille de sa classe.
Même si les théories socialistes les séduisaient fortement, il pouvait
se contenter de les soutenir tranquillement du fond de son cabinet.
II préféra l'ignominie de s'associer ouvertement à une cause où les
plus libéraux voyaient alors quelque chose de criminel...
Devenu ministre, M. Branting montre le même courage.
Pendant la guerre, il courut le plus grand danger de sa carrière en
soutenant la cause des Alliés et de l'Amérique. La pression que le
parti allemand exerça sur lui fut terrible, mais jamais il ne balança
dès le moment où il eut compris que l'Allemagne devait être considérée
comme responsable de la guerre. Maintenant il a décidé de même que,
dans la mesure de son pouvoir, de celui de la Suède et des petites
nations sœurs alliées, il empêchera que le peuple allemand soit puni
au-delà de sa responsabilité. Comme toujours, son attitude est dictée,
beaucoup moins que par dos théories ou principes, par la sympathie
humaine et la reconnaissance de faits palpables. Il croit qu'une sage
conduite des affaires d'une nation moderne demande une complète
collaboration internation de; il croit de même qu'une collaboration
internationale, oubliant les différends d'autrefois, peut seule donner
au monde la nouvelle organisation sans laquelle le monde est menacé
de catastrophes, à côté de quoi la guerre elle-même semblerait
insignifiante.
{Our World, mai 1922).
VIII.— ASIE
1. — L'alliance germano-russe et le Proche-Orient.
Dans une nouvelle revue de New-York, un Grec, M. Adamanlios
Th. Polyzoides, présente la Turquie comme l'agenl du groupe germano-
russe. C'est un moyen indirect de demander pour la Grèce Vaide des
Alliés el des Etats-Unis. U article contient des détails intéressants.
Le temps des alliances entre empereurs est passé, mais le temps des
alliances entre peuples commence à peine et le traite germano-russe
montre la route. Les pangermanistes de la vieille école voyaient une
offense dans l'occupation de Constantinople par le tsar, les écono-
mistes allemands d'aujourd'hui y voient une excellente occasion de
collaborer avec la Russie maîtresse de cette ville pour le bénéfice
À TRAVERS LES REVIES: ASIE llTl
cummun des deux partis. D'autn; [lart. si un panslaviste d'autrefois
voyait un danger dans la construction d'un chemin de fer allemand en
Anatolie. h-s économistes russes d'aujourd'hui y verraient un moyen
excellent do développer leur commerce et leurs affaires. Voilà ce qu'on
peut voir à la lumière du traité germano-russe.
Que la Turquie y ait participé, c'est un autre signe des temps qui
montre que là aussi quelqui^ chose est changé. Il faut noter toutefois,
en passant, que le rôle de la Turquie, en cet te affaire, reste secondaire.
La Turquie n'a qu'un teul but vital qui ^^'st dempêcher comme elle
le pourra, le naufrage de l'Empire ottoman. Elle pense que cela sera
plus facile avec les Russes et les Allemands que sous les Alliés et elle
se tourne vers le nouveau groupe de puissances". La Bulgarie est en-
traînée par leiL mêmes motifs.
Le résultat de tout ceci est la possibilité imminente dune terrible
entente de cerveaux organisés et de ressources matérielles, admirable-
ment aidée par la position géographique. Sous les efforts combinés de
250 millions de Russes, Teutons et peuples alliés, un immense terri-
toire allant du Rhin au Pacifique, de la Baltique aux Balkans, à la
Mer Noire, à la Caspienne et à l'Himalaya peut devenir une unité
assez puissante pour défier qui que ce soit.
C'est contre ce danger que des mesures doivent être prises aujour-
d'hui. Les grandes démocraties occidentales, y compris l'Amérique,
ont aujourd'hui l'avantage du nombre, d'une organisation parfaite,
de positions meilleures. C'est le devoir de ces démocraties de voir
qu'une barrière doit être élevée contre les ambitions germano-russes,
ambitions qui brûlent toujours plus fort parce qu'elles sont alimentées
l)ar les haines de la défaite récente. C'est le devoir des démocraties
occidentales de tenir toutes les positions qui sont les clés du monde
et de les renforcer pour neutraliser toute attaque préméditée contre
elles.
Nous ne devons pas oublier que c'est l'impréparation des démo-
craties occidentales qui a rendu leur victoire si difficile et si coûteuse.
Nous ne devons pas oublier qu'en réalité la guerre a commencé dans
le Proche-Orient. Et c'est dan? le Proche-Orient que la guerre conti-
nue encore, la Grèce combattant pour les démocraties d'Occident
contre la Turquie, alliée do la Russo-Allemagne. La guérie prochaine
dont les causes ont été ébauchées à Rapallo par Tchitchériiic ot
Rathenau, éclatera le jour où la F^ussie, l'Allemagne et la Turquie
deviendront maîtresses de Constantinople qui est encore, conmie au
lemfts de Bonaparte, la capitale du monde.
[Cnrrenl Hislory. juin 1922).
1172 LA VIE DES PEUPLES
2. — Les légendes de l'Arménie.
L' Arménie possède de charmantes légendes où les souvenirs des vieilles
religions orientales se mêlent à la tradition chrétienne.
De même que Karthlos, arrière-petit-fils de Noé, est l'ancêtre
légend ire des Karthléens, ou Géorgiens, son frère Haik est le héros
éponyme du peuple que nous nommons Arméniens. Haik est le nom
que les Arméniens so donnent à eux-mêmes; et ils appellent leur pays
Hayastan, la terre de Haik. Les Arméniens sont un peuple aryen
établi vers le vii^ siècle avant Jésus-Christ sur les ruines de l'ancien
royaume pré-arménien de Van. Les Arméniens s'assimilèrent sans doute
la civilisation du peuple précédent qui se nommait lui-même Khaldéen
et a laissé des inscriptions en Assyrien cunéiforme. Ils entrent dans
le plein jour de l'histoire sous les Ars vcides, dynastie d'origine parthe
dont une branche régna plus tard pendant quelque temps en Géorgie.
Les Arsacides, dans les temps antiques, établirent leur domination
ou leur suzeraineté sur une partie considérable de la population ar-
ménienne, mais leurs frontières eurent toujours une tendance à res-
ter flottantes. Au premier siècle de notre ère, un Arsacide, Abgar V,
était roi d'Edesse, la moderne Ourfa dans la Mésopotamie septentrio-
nale. L'historien arménien Moïse de Khorène raconte en détail la
légende qui a sauvé de l'oubli le nom de ce roitelet. Le roi Abgar
souffrait d'une maladie incurable et il envoya à Jérusalem un messager
porteur d'une lettre adressée à « Jésus le bon médecin », lettre qui
l'invitait à venir à Edesse pour le guérir. Notre-Seigneur répondit
qu'il ne pouvait venir mais que, lorsque son ministère serait accompli,
il enverrait des disciples pour soigner le roi et enseigner l'évangile
à son peuple. Le scribe qui rapporta la réponse du Sauveur peignit
un portrait de Notre-Seigneur en « couleurs de cho'x» : et ce portrait,
dans h' suite de l'histoire, fut identifié avec le voile de Sainte Véroni-
que. Après l'Ascension, Saint Jude Thadée et Saint Barthélémy
vinrent à Edesse suivant la promesse du Seigneur; ils rendirent Abgar
à la santé et prêchèrent l'Evangile aux habitants d'Edesse.
La critique moderne tend à rejeter l'histoire du portrait, mais on
a des preuves évidentes que la foi chrétienne fut apportée en Arménie
à l'aurore même du christianisme, même si ce ne fut pas par Jude
Thadée et par Barthélémy. Cependant elle ne fit pendant longtemps
que des progrès partiels. Dans la deuxième moitié du iii^ siècle,
le roi d'Arménie Tiridate (Dirdat), fils de Chosroès, sacrifiait dans sa
capitale de Vagharshabad à Anahid, la déesse-mère, à Astghik la
déesse de l'amour, à Aramazd père des dieux et à sa fille Nanea, à
Vahagh, à Mithra. à Barshamin. En ce temps arriva, sur les rives de
1 Araxe, raconte la légende, une nonne d'extrême beauté, nommée
Rhipsimé. Elle avait fui son couvent de Rome pour échapper aux
A TRAVERS LES REVUES: ASIE 1173
poursuites de Tempereur Dioclétien. Elle était accompagnée de
Gaiané. abbesse du couvent et de plusieurs autres nonnes. Cependant
l'Empereur :imoureux avait envoyé des messagers dans toutes les
directions à la recherche de la nonne. Un de ces envoyés arriva donc à
la cour d'Arménie. Il port lit un message de Dioclétien ordonnant au
roi de se siisir de Rhipsimé et de ses compagnes, de mettre à mort
toute la communauté à l'exception de la très belle vierge et de ren-
voyer Rhipsimé à Rome, à moins que le roi fût séduit lui-même par
ses charmes. Dans ce cas il et; it autorisé à la prendre pour lui.
Tiridate découvrit bientôt la petite troupe et devint amoureux
de la belle nonne romaine. Il lui offrit de devenir reine, mais Rhipsimé,
qui avait refusé la main de l'Empereur de Rome parce qu'il était
païen, ne pouvait que rester indifférente aux propositions du roi
païen d'Arménie. Tiridate fit alors mourir la nonne et ses compLignes
dans les jilus hideuses tortures. Mais il fut aussitôt frappé j^ar la colère
du Tout-Puissant. Suivant la légende, il fut .ch:.ngé en sanglier et
ne reprit la forme humaine que sur l'intercession de son cousin Gré-
goire « l'Illumina tor » que quatorze ans auparavant il avrJt fait jeter
au fond d'un puits sec, pour le punir d'avoir esisayé de le convertir.
Grégoire fut transféré d'Artfixate, lieu où il était j)risonnier, à Va-
gharshabad et il y convertit le roi et les nobles. Puis Grégoire eut sa
célèbre vision : il vit le Sauveur descendre dans un flot de lumière et
frapper la terre avec un marteau d'or. Aussitôt que le marteau eût
touché le sol, surgirent quatre piédestaux d'or, un grand et trois petits-
surmontés de croix de feu. Le grand piédestal était près du palais
du roi, les petits étaient à l'emplacement du supplice de Rhipsimé et
de Gayané et à l'endroit où les nonnes avaient d'abord trouvé un
refuge. Grégoire ordonna que trois chapelles fussent construites aux
lieux où les trois j)etits piédestaux étaient apparus. Au point où^il
avait va le grand piédestal, il édifia la cathédrale qui reçut le nom
d'Echniadzin.
(H. G. Luke : Quarlerly Review. juilh-t 1922).
3. — Les peuples du Caucase.
î.e Caucase, ce herceaii des races, e.<it encore habité f)ar 1rs populalions
les plus diverses. Les hautes vallées ont servi de refuqe aux rares les plus
anciennes. Des peuples venus de terres lointaines ont pu i] vivre côte à
côte pendant des sièries sans jamais se mêler.
Un voyageur anglais, M. Luke, s'arrête dans une rnr de Tiflis ri
regarde passer ces races si dissemhlafdes.
D'iibnrd l"s Géor-sricns. minces. soui»l('S « t beiMix dans leurs cher-
kesski cris, bruns ou qreuat. hs |)rinces ne se distinguant des paysans
1174 LA VIE DES PEUPLES
que par la qualité des armes qu'iJs portent. Quelquefois d'ailleurs le
prince n'est qu'un paysan. Un Français demandait un jour à un ami
le sens du mot Effendi. « Oh ! dit l'ami, c'est à peu près comme prince
en Russie ». La réponse eût été plus. juste si l'ami eût dit «comme prince
en Géorgie » car le titre géorgien que l'on traduit par prince est
celui de la grande et de la petite noblesse. Or, le système féodal géor-
gien étend souvent la petite noblesse jusqu'aux propriétaires paysans.
Je vois ensuite les robustes Abkhases et Circassiens venus de la côte
de la Mer Noire, les Svanetiens ou Svans à l'air farouche, les « Soanes »
de Strabon, qui viennent des pentes méridionales de l'Elbrouz. Le
pays des Svanetiens, sauvage et rude comme eux, est si haut perché
qu'il n'est accessible au reste du monde que pendant quatre mois de
l'année. L'isolement où ils vivent a fait des Svanetiens un des peuples
les plus primitifs du Caucase. Chrétiens nominalement, ils ont un
vague clergé héréditaire et adorent la Reine Tamara et plusieurs di-
vinités païennes sous des noms chrétiens. Autre peuple primitif, les
Khevsurs, qui habitent les montagnes au sud-est de Kazbek. Les
Khevsurs portent encore l'armure de fer et le cotte de mailles et,
pour cela, prétendent descendre des croisés. Quoi qu'il en soit, il me
semble regarder le passé lorsque je vois l'un de ces guerriers armé de
pied en cap, portant lance et bouclier, prendre l'air dans la perspective
Golovinski parmi des promeneurs vêtus à la dernière' mode.
Egalement intéressants à beaucoup d'égards sont les Ossètes ou
Ossetins, qui débordent sur les deux pentes du Caucase entre Rasbek
et le territoire des Svanetiens. Au contraire des Svanetiens et des
Khevsurs, les Ossète? ne sont pas de race Karthléenne; ils ne sont pas
non plus d'origine germanique, comme certaines personnes trop ingé-
nieuses se sont efforcées de le démontrer en s'appuyant sur leur goût
pour la bière et le hasard qui fait ressembler à l'allemand quelques
mots de leur langage. Au point de vue religieux, ils sont partagés
entre l'Islam et l'Eglise orthodoxe, mais un grand fond de paganisme
est commun aux deux branches; et dans leurs vallées, comme dans
les sections le» plus élevées des routes militaires géorgiennes ou Ossé-
tines on peut voir encore des autels de sacrifice ornés des cornes d'une
chèvre sauvage. Les Ossètes sont surtout représentés à Tiflis par des
nourrices, mais dans l'Empire russe, ils fournissaient une partie de la
garde impériale; et plusieurs Ossètes ont obtenu de hauts comman-
dements dans l'armée russe. Bien que leurs croyances religieuses soient
peu précises, ils peuvent arriver à un degré de civilisation assez élevé
et ils pubhent à Tiflis un journal dans leur langue, imprimé en une
curieuse combinaison de caractères cyrilliques et romains. On recon-
naît leurs paysans à leur grand chapeau rond de feutre blanc, qui a la
forme du pétase d'Hermès; et il n'est pas douteux que cette race
a la plus grande antiquité. On trouve en outre dans le Caucase les
Kaburdans et les Ingouchs.
A TRAVERS LES REVUES: ASIE 1175
Voici d'autre part les fières populo tions musulmanes du Daghestan
qui, sous la brillante direction du Cheik Chamy] furent si longtemps
une épine au fia ncdela Russie. Les Avares, les Ciiechens, lesLesghiens,
tels sont les noms qui, avant la pacification du Caucase par les Russes,
jetaient la terreur parmi les races plus pacifiques de la plaine. Ce sont
des hommes vigoureux et passionnés, impatients de toute autorité
et de toute domination étrangère, sans loi, sans pitié, pillards et fana-
tiques. Ils gardent pourtant une certaine noblesse de caractère...
[Ouarterly /îet-'iea' juillet 1922).
4. — La femme hindoue.
Les peuples occideniaux sonl parlés à plaindre la femme d'Orient
enfermée loin des hommes. Un prince hindou inconnu s'efforce de faire
comprendre aux lecteurs américains la poésie de ces existences recluses.
Le système du purda-nashin règle la vie de la femme hindoue. Elle
vit dans ce qu'on appelle le Zenana. Un zenana n'est pas un harem.
Dans un harem, quelque potentat d'Orient comme le sultan de Tur-
quie ou le schah de Perse loge ses innombrables femmes. Dans un ze-
nana, les femmes d'une maison hindoue passent leurs jours. Ce sont
la mère, la femme, les sœurs mariées et les parentes proches du maître
de la maison. Il n'y a qu'une épouse. L'Hindou n'est pas polygame. Le
zenana n'est pas une prison \Tilgaire, mais un reliquaire. Si elle ne vi-
vait cachée, la femme hindoue se jugerait déshonoréeet sans protection.
La seule idée d'un regard du public sur l'existence des femmes répugne
à un esprit d'Hindou. Il pense que ce qui convient à la sainteté, c'est
l'éloignement, l'ombre, le silence et l'obscurité. Lorsqu'on parle de
la réclusion des femmes hindoues, il faut bien se garder de conceptions
fausses. 11 est vrai que dans la société et dans les rues on ne voit que
des hommes, exception faite pour les femmes de basses castes qui
sont employées aux travaux domestiques. Mais dans le zenana, les
femmes ont des relations fan>ilières avec les hommes de leur famille.
Les rapports entre beaux-frères et belles-sœurs sont très gais. Les
cousins sont considérés comme des frères. Et comme chaque femme
a sa place dans plusieurs familles il arrive que les femmes hindoues
connaissent parfois plus d'hommes que certaines femmes qui \ivent
seules, ou qui gagnent leur vie en travaillant dans les faubourgs de
Londres ou de New- York...
Jusqu'à treize ou quatorze ans, la pelite Hindoue est laissée très libre.
Au moment de ses fiançailles, la vie de la jeune fille change graduel-
lement et, le jour du mariage, elle entre dans une atmosphère de calme
e( de réserve. Sa toilette change aussi. Ses cheveux jusqu'alors rejetés
1176 LA VIE DES PEUPLES
en arrière sont soigneusemenl partagés et la raie est enduite d'un peu
de vermillon. Un voile est placé sur sa tête. La cérémonie des noces
est très simple. Le soir des noces, la fiancée est amenée devant le jeune
homme et on leur dit que le moment est propice pour échanger leur
premier regard. Ce sont les parents qui arrangent le mariage et les
deux époux ne se voient que lorsque la cérémonie est terminée.
L'antique feu védique apparaît dans le rite... La jeune fille place une
guirlande de fleurs autour du cou de son fiancé, symbole exquis du
lien qui doit les unir; puis ils font sept pas ensemble, la main dans la
main, tandis que le prêtre chante des chants appropriés à chaque âge
de la vie. Telle est la cérémonie.
L'épouse a de nombreux bijoux ; un seul est symbolique. La seule chose
dont elle ne se séparera jamais à moins que le veuvage pose sa main
glacée sur sa vie, est un anneau de fer couvert d'or qu'elle porte au
poignet gauche. C'est le signe du lien indissoblule du mariage. C'est
l'anneau nuptial.
L'amour de Vépouse pour Vépoux est une respectueuse adoration.
Mais répoux honore en la femme la qualité de mère. Il s'incline devant
sa propre mère et devant la mère de ses enfants.
L'épouse hindoue vient vers son mari avec le sentiment qu'éprouve
une Occidentale lorsqu'elle entre dans une église. L'amour d'un couple
hindou doit s'envelopper de secret. Les époux savent bien qu'ils ont
la plus grande influence l'un sur l'autre, mais, devant la famille, on ne
doit pas le dire. Le devoir d'une femme est d'obtenir que les prières
des autres soient écoutées, car l'idéal d'une femme doit être autant que
possible, d'aimer la famille de son mari comme jamais elle n'a
aimé la sienne. Les parents nouveaux doivent être pour elle plus
que les anciens. Pour la femme, l'amour suprême pour le mari est un
devoir... Lorsque le mari est présent, ou devant les hôtes honorés, la
femme ne doit pas s'imposer à l'attention des personnes plus âgées.
Elle reste assise silencieuse, son voile baissé, agitant un éventail ou
rendant quelque autre menu service.
Tous les fils d'une famille hindoue amènent leur femme sous le toit
de leurs parents et la confient à leur mère. Celle-ci, qui a marié ses
filles dans d'autres maisons, prend ces nouvelles venues à leur place.
Une femme n'a pas le pouvoir de porter la division entre une mère et
son fils, car la femme appartient beaucoup plus à la mère de son mari
qu'à son mari lui-même. Aussi ne peut-il naître aucune jalousie lors-
qu'une femme nouvelle entre dans la maison. C'est la mère qui con-
clut le mariage. Toutes les offres sont faites en son nom; et la proces-
sion qui va de la maison du fiancé à celle de la fiancée, quelques jours
avant le mariage, portant des huiles parfumées pour le bain de céré-
monie, porte une promesse d'amour et de bienveillance de la mère à la
nouvelle fille qui va prendre la place de sa propre enfant qui, peut-être
quelque temps avant, l'a laissée pourla maison d'une autre femme.
A TRAVERS LES REVUES: ASIE 1177
Dans la vie familiale hindoue, aucun lien ne peut être comparé à
celui qui unit la mère à son enfant. A la venue du premier-né, garçon ou
fille, la jeune femme est sortie de son noviciat. Elle est devenue mem-
bre du cercle directeur. C'est comme si toute la maison reconnais-
sait que désormais il > aura au moins un être, son enfant, devant qui
tous ses actes seront sacrés, parce qu'elle sera entièrement sans
faute. Le mot de « mère » est tenu pour sacré et lorsqu'un hindou
désire un service d'une femme, il l'appelle d'abord : « Mère ».
si jeune qu'elle soit, comme pour l'assurer que ses intentions
sont honorables. On n'a jamais employé ce mot dans l'Inde pour
un usage indigne. Aucune camaraderie n'autorise les enfants hin-
dous à appeler leurs parents de noms familiers ou à dire en parlant
d'eu.x : le vieux ou la vieille. Ces usages, me semble-t-il,sententun peu
le sauvage. L'enfant hindou qui se permettrait de précéder ses parents
serait coupable de sacrilège.
Suivant les idées de l'Inde, cest la maternité seule qui sanctifie
le mariage : sans elle, l'affectionn'a pas le droit d'être. Aussi les femmes
désirent-elles vivement des enfants. Il est très intéressant de voir une
Hindoue privée d'enfant adorerl'Enfant Saint. Aux heures du matin,
après le bain et av-ani de commencer son ménage, la femme s'assied
et offre à une petite image en croix de 1" Enfant Krishna (le Christ hin-
dou) l'eau du bain, des fleurs, des fruits, des gâteaux, d'autres choses
encore et ses offrandes sont coupées de méditations et de prières silen-
cieuses.
En échange de l'adoration de son fils, la femme hindoue accepte l'in-
violabilité absolue du mariage. Si un Hindou concevait que sa mère a
pu cesser un moment d'être fidèle à son père — quelles que soient les
provocations de celui-ci, safroideur et mêmesesmauvaistraitements —
son respect idéal pour elle se transformerait en douleur. Une veuve
remariée n'est guère plus aux yeux d'un Hindou, ([u'une femme sans
dignité, même lorsqu'il n'y a eu que des fiançailles et que la jeune fian-
cée n'est qu'une veuve enfant.
[Currenl Hisîory, juin 1922).
5. — Les chemins de fer de Mandchourie
La Mandchnurie, plus encore que les nulles terres rhinoises, esl livrée
aux ronvoilises élrcingères. Les Amérirains. lors de la (Conférence de
Washinijlon, ont essayé de s'y ménager un libre accès. Mais le Japon y
gardera longtemps, malgré te traité, une situation prépondérante.
M. J. iV. Jordan étudie les décisions prises par la Conférence île Was-
hington au sujet de r hxlrême- Orient.
1178 LA VIE DES PEUPLES
La situation en Mandchourie repose sur une série de traités et d'ac-
cords conclus au cours des derniers vingt-cinq ans par la Russie et la
Chine, le Japon et la Chine, le Japon et la Russie. Ce vaste pays de
400.000 milles carrés est traversé dans toute sa longueur, dans toute
sa largeur par des chemins de fer construits, dirigés, administrés par
la Russie et le Japon : et lorsqu'on a la plus légère connaissance de
cette forme de pénétration de l'Extrême-Orient par les voies ferrées,
on comprend que l'influence politique et économique exercée par
cette pénétration ne peut être réglée par aucune contérence. J'ai
surveillé le système en Corée et en Mandchourie depuis sa création
il y a vingt-cinq ans, et je puis témoigner, d'après ma propre expé-
rience, que c'est un système très efficace d'absorption pacifique. Avant
la guerre européenne, la domination russe dans le Nord et la prédomi-
nance japonaise dans le Sud tra\ aillaient en une étroite alliance
suivant des lignes parallèles. La position de la Russie a été
très ébranlée par la guerre tandis que celle du Japon était immensé-
ment renforcée. Le Japon a saisi l'occasion pour arracher une prolon-
gation de 99 ans pour les baux des chemins de fer de Port-Arthur, de
Dalny. de la Mandchourie du sud et d'Aktoung-Moukden. La Chine,
desoncôtéprofitantdel'abaissementdelaRussie, réussissait à mettre la
main sur le chemin de fer de la Chine orientale dans lequel elle n'avait
jusqu'alors qu'un intérêt nominal. Le chemin de fer de la Chine orien-
tale est rachetable en 1938 tandis que celui de la Mandchourie du sud
est livré au Japon jusqu'en 2. 002, celui d'Aktoung-Moukden. jusqu'en
2.007. Le contraste est encore accentué par la différence qui existe
entre la situation faite aux Japonais dans le sud, aux Russes dans le
nord. Il y a 120.000 Japonais dans la Mandchourie du sud qui vivent
sous la protection de leurs propres autorités. Dans le nord il existe
une population russe considérable qui est soumise en tout à la juridic-
tion chinoise.
On peut voir d'après ce bref exposé que le problème Mandchourien
est essentiellement un problème de voies ferrées. Toute tentative doit
reposer surcef ait ou en tenir compte. En 1909,les Etats-Unis firent une
tentative de ce genre. Le problème était alors beaucoup plus simple
qu'aujourd'hui. La proposition Knox de 1902 s'efforçait d'établir en
Mandchourie la politique de la porte ouverte et des chances égales, en
plaçant les chemins defermandchoussousuncontrôleinternational,par
un système analogue au consortium d'aujourd'hui.. Il se heurta à un
refus net de la Russie etdu Japon qui fut suivi parle traité russo-japo-
nais de l'année suivante qui consolide l'alliance des deux intérêts en
Mandchourie et forme la base de la politique russo-japonaise. Cepen-
dant, le gouvernement des soviets ne montre pas beaucoup d'em-
pressement à exploiter l'héritage mandchou qu'il a reçu de son impé-
rial prédécesseur. Et comme la Chine et la Russie doivent vivre en
A TRAVERS LES REVUES: ASIE 1179
voisins sur une frontière commune de 4.000 milles environ, il nest pas
improbable que la situation dans la .Mandchourie septentrionale re-
cevra des modifications considérables en faveur de la Chine. Si jamais
la Russie et la Chine sortent de leur faiblesse présente et ont une force
proportionnée à leur population et à leurs ressources naturelles, la
position du Japon sur le continent asiastique pourra devenir difficile.
Mais, pour le moment, il est peu vraisemblable que le Japon soit
arrêté, dans les vastes entreprises qu'il a commencées, par les déci-
sions de la Conférence de Washington.
[Quarlerly /îei'ieu'. juillet 19'22).
IX. AFRIQUE
Egypte. — La classe supérieure (lettre d'un Anglais .
Ma dernière lettre a été écrite juste avant la Déclaration et jusqu'a-
lors j'avais \ai des gens de toutes sortes : Anglais. Egyptiens de deux
religions, Syriens, et je veux vous donner une idée de leur manière
d'être, car c'est un côté important du problème égyptien. Ce qu'ils
pensent est une autre affaire et j'y viendrai plus tard lorsque j'en
saurai plus long...
Dans cette lettre je ne m'occupe donc que de classe sociale et non de
politique. Quelqu'un a dit que l'Egypte ignore l'idée d'égalité, qu'elle
ne connaît que supériorité et infériorité. Je commence par la supério-
rité, par les gens qui vivent au Caire de leurs rentes ou qui parfois ont
des professions honorifiques. Ce n'est pas une aristocratie dans le sens
que nous donnons à ce mot. Les titres de pacha et de bey ne sont pas
héréditaires. La richesse et l'influence sont la marque de cette classe.
bien que certains membres soient fiers de leur origine turque. Au point
de vue politique, cette classe est importante, car l'administration ac-
tuelle repose sur elle. On l'appelle la classe Pachawat. Si on s'en tient
aux apparences, il est souvent difficile de dire qu'elle est complète-
ment orientale. Ses membres ne sont pas toujours plus bruns que nous-
mêmes: ils portent des vêtements européens, parfois taillés par un
excellent tailleur anglais. En général, un effendi a le plus grand soin de
sa toilette. Le tarbouch même n'est pas un signe certain car il est
souvent porté par des Anglais. A peu près toute cette classe parle très
bien le français, quelquefois aussi l'anglais... Je n'ai jamai? rencontré
niille part plus de politesse et d'amabilité et ces qualités ne sont
pas particulières aux riches Egyptiens. Ils ont de si belles manières que
j'avais honte des miennes... .\ut refois les gens de cette classe allaient à
Constantinople pendant les chaleurs, mais la guerre a interrompu cette
1180 LA VIE DES PEUPLES
habitude et ils viennent maintenant en Europe. De grandes fortunes
ont été faites sur les armées pendant la guerre et, depuis l'armistice,
sur le coton... Ceci a eu certainement des conséquences politiques et
sociales : Certains de ces gens étaient pendant la guerre du côté de
nos ennemis. Un jeune politicien que j'ai rencontré l'autre jour et qui
aurait pu être officier dans la cavalerie anglaise, était auprès d'Enver.
Un bey que j'ai vu hier a combattu jusqu'à la fin dans l'armée turque.
Demain j'en verrai un autre qui a passé la guerre à Vienne et à Cons-
tantinople...
Je trouve parfois de l'enthousiasme pour les livres anglais. Je me
souviens qu'après l'armistice j'ai voyagé avec un jeune extrémiste
exalté qui portait avec lui Walter Scott. Les jeunes Egyptiens sem-
blent aujourd'hui aller faire leur éducation en Angleterre plutôt qu'en
France.
Les Egyptiens sont différents des Hindous... La dignité d'un homme
comme Sastri serait remarquable partout, mais pour un Anglais ces
pachas sont des compagnons bien plus agréables. Ils ont une gaieté
entraînante et un sens de l'humour qui n'appartient qu'à eux. Ils vous
regardent en face lorsqu'ils vous parlent... Ce n'est certainement pas
parmi eux que vous trouvez du fanatisme. Et cependant il faut se
rappeler que l'Orient est toujours l'Orient, même quand il porte un
vêtement à la dernière mode. Il n'y a aucune offense à le dire. Certains
d'entre eux voudraient même le proclamer. Us appartiennent à deux
mondes. V
[Round Table, juin 1922).
X. AMERIQUE
1. — Le Canada et r Empire Britannique.
Cerl-ains groupes canadiens réclamenl Vindépendance nationale.
M. Willison exalte l'Empire en des pages où le sentiment atteint une
réelle grandeur.
Une nouvelle école de constitutionnalistes vient d'apparaître au Ca-
nada et dans l'Afrique du Sud. Ils tiennent pour un statut d'égalité
dans l'Empire et pour la représentation séparée des Dominions aux
conférences internationales. Il y a quelques années, parmi les conser-
vateurs, la mode était de dénoncer Sir Wilfrid Laurier comme un
impérialiste douteux, n'acceptant pas que le Canada contribuât à la
défense de l'Empire et s'opposant à tout organisme commun assurant
sa stabilité et sa sécurité. Mais parmi ceux-là même qui l'attaquaient
une nouvelle vision des choses s'est établie... Aussi le langage des nou-
veaux consliiutionnalistes ressemble-t-il, par la lettre sinon par l'es-
A TBAVEHS LES HEVVES: AMÉRIQUE 11-1
prit, à celui de M. Henri Bourassa, ie leader enflammé du nationalisme
français contre qui M. Laurier du t lutter pour maintenir son influence
à Québec...
M. Willison décrit le rnouvenienl parliculavisle. puis il arrive à cette
conclusion :
Dans ce pay.-i. nous devons considérer deux choses : lo Tintérêt du
Canada, -.^«^ l'intérêt de l'Empire britannique. S'il y a danger de conflit
dans un loyalisme double, nous trouvons en revanche de la puissance
et du prestige dans le fait de faire partie de l'Empire. En un certain
sens, les Canadiens sont Américains et républicains. Nous sommes
gênés par le mystère mais en même temps soutenus par le fait delà
monarchie. La volonté que George V soit le roi et le prince de Galles
son successeur est aussi universelle et absolue dans les Dominions que
dans la mère patrie. Mais nous rions des anciennes superstitions du
droit divin et des privilèges aristocratiques. Nous pensons à l'Angle-
terre comme à notre vieille maison et, que nous l'avouions ou non,
nous sentons que nous possédons une partie de sa puissance et de
son prestige et des droits sur le fonds commun aux jours de danger.
Et voilà une des grandes sources du sentiment de l'Empire dans les
Dominions : toujours la Grande-Bretagne a sauvé la liberté du monde
et elle a établi la paix entre les nations.
« Nous avons entendu de nos oreilles, ô Seigneur, nos pères nous
ont dit quelle œuvre tu as accomplie ert efcS jours, aux temps d'autre-
fois ». " ■
Il n'est pas nécessaire de rappeler les longues luttes contre l'Espagne
et contre Napoléon. S'il n'y avait pas eu d'Angleterre, le monde eût
avancé beaucoup plus lentement vers les hautes terres de la liberté.
Mais comme le disait pendant la guerre un réd;:cteur du Times
de Londres, « aucun de ceux qui ont été sauvés n'a su com-
bien profondes étaient les eaux que nous avons traversées ». Lorsqu'on
regarde l'ensemble et lorsqu'on a pleinement reconnu et honoré les
sacrifices de la France, de la Russie et de l'Italie, lorsqu'on a estimé
à sa juste valeur l'intervention opportune et puissante des Etats-Unis,
un fait persiste : c'est que le courage britannique, l'endurance britan-
nique, les ressources britanniques sont les piliers qui ont soutenu le
temple de notre civilisation.
Pouvons-nous pensera un monde où ne serait pas l'Empire britanni-
que? Peut-il exister un Empire britannique sans le Canada? Si le
Canada se dérobait, l'Afrique du Sud adhèrerait-elle encore? Quel
serait l'effet d'un pareil acte sur l'Australie et la Nouvelle-Zélande?
Si les Dominions se retiraient, l'Empire serait réduit à deux îles de
l'Atlantique, et tout son pouvoir, tout son prestige dans le monde mo-
derne seraient gravement, sinon fatalement, atteints...
1182 LA VIE DES PEUPLES
Mais si i'Enipire tient, la population des Dominions s'accroîtra, la
Communauté deviendra plus puissante, la dignité de la nationalité
britannique grandira de génération en génération. Les enfants qui
sont aujourd'hui à l'école verront avant leur mort un Empire britan-
nique ayant une population blanche de 100 millions d'habitants et
les Dominions ayant dans l'Empire une puissance au moins aussi
grande que celle de la métropole. Ouicraindra alors pour l'autonomie ?
Qui redoutera la fédération? Il est possible que pour cette génération
un Parlement commun ne paraisse pas pratique ou désirable. L'orga-
nisation doit évoluer à mesure que les besoins surgissent et il est
(heureuxque les hommes d'Etat del'Empire n'aient pas essayé, dansdes
conférences constitutionnelles, de plonger dans l'avenir et de fixer le
sillon dans lequel l'Empire doit poursuivre le cours de sa destinée.
En ce temps, la puissance et la majesté del'Empirenelancerontplus
leurs vieux appels au cœur et aux émotions de l'homme. Les choses
écrites profondément dans l'histoire de l'Angleteri'e que nous aimons
le mieux sont l'amour de la vérité, la tradition qu'un homme doit tenir
sa parole, l'obligation pour une nation de tenir ses engagements. Ja-
mais dans l'histoire moderne, l'Angleterre n'a trahi son allié, traité sans
générosité un ennemi, provoqué la guerre entre les nations. Il y a
une grande valeur civile et chrétienne dans une pareille tradition et il
est très important pour le monde — et particulièrement pour les na-
tions les plus laibles et pour les nations qui ne sont pas encore affran-
chies— qu'un pareil Empire subsiste. Parsaconnection avec la Grande-
Bretagne, par sa collaboration avec la Grande-Bretagne, le Canada
servira bien mieux les intérêts de la civilisation que par l'autonomie
nationale, les alliances indépendantes avec d'autres pays, la représen-
tation séparée à la Société des Nations.
(John WiLLisoN : Nineleenlh Ceniury, juillet 1922).
2. — Haïti et Saint-Domingue.
Les Etals-Unis occupent depuis la guerre les deux républiques nègres
de Haïti. Une partie de Vopinion américaine proteste contre celte occu-
pation.
Ceux qui protestent montrent qu'ils ignorent le motif réel qui a
inspiré l'occupation de Haïti et de Saint-Domingue en 1915 et 1916.
C'était un motif de guerre. L'Amérique, il est vrai, n'avait pas encore
été entraînée dans la guerre, mais il y avait de bonnes raisons de sup-
poser qu'elle le serait bientôt. Il y avait aussi de bonnes raisons de
croire, comme Robert Lansing l'avait écrit au sénateur Mac-Gor-
mick, que « l'Allemagne était prête à s'assurer la domination exclusive
de Haïti et à installer des dépôts de charbon au môle Saint-Nicolas ».
A TRAVERS LES REVUES : AMÉRIQUE 1183
Le môle Saint-Nicolas est une base navale importante de Haïti.
L'île entière (qui comprend Haïti et Saint-Domingue) occupe une
position stratégique. Elle « contrôle» une des principales routes qui
mènent au canal de Panama. Ses ressources commerciales sont indi-
quées dans un prospectus américain qui parle « d'un sol vierge con-
tenant des forêts encore intactes, une main-d'œuvre à bon marché et
abondante, un pays entier ouvert l'exploitation ».
Depuis que les Haïtiens, guidés par Toussaint Louverlure, avaient
échappé à la domination française, ils avaient appliqué une loi inter-
disant à tout étranger la possession de terres à r intérieur de la République.
Les Etats-Unis modifièrent celte loi. 200.000 ares furent acquis par des
Américains. L'occupation eut lieu le 27 juillet '1915. Elle pouvait se
justifier par la situation de Haïti : assassinat du Président, désordres
intérieurs.
Le chef des forces d'invasion était l'amiral Caperton. Travaillant
d'accord avec le secrétaire Daniels, il agit de façon à prendre, presque
littéralement, le gouvernement de Haïti. En deux occasions, il « amena»
les représentants haïtiens à reculer l'élection d'un nouveau président.
Lorsque Sudre Dartiguenave, président du Sénat, se déclara candidat
à la présidence de la République et offrit, s'il était élu Président, d'ac-
cepter les conditions que les Etats-Unis, pourraient demander, y
compris le contrôle des douanes et la cession du môle Saint-Nicolas
que les Etats-Unis avaient demandé depuis un siècle environ, l'amiral
Caperton informa Washington de ces propositions. 11 avisa son
gouvernement que la dispersion des bandes de révolutionnaires par
les forces des Etats-Unis était indispensable si les Etats-Unis désiraient
à ce moment « négocier un traité pour le contrôle financier de Haïti ».
Le Département d'Etat, « sur les instructions du Président », ordonna
au Département de la Marine d'envoyer un corps de marins suffi-
sant pour assurer aux Etats-Unis la direction absolue de la situation.
Dartiguenave fut élu par des représentants gardés par les marins
américains.
Deux jours après, le Département d'Etat apportait un traité qui
prévoyait une cession complète de l'autorité haïtienne à l'Amérique,
Les représentants de Haïti repoussèrent ce traité. Alors l'amiral
Caperton proclama la loi martiale... A la fin, le traité fut signé et
Haïti devint en réalité... une dépendance du gouvernement américain..
« Le gouvernejnent des Etats-Unis, a dit l'ancien secrétaire d'Etat
Lansing, était animé par deux idées dominantes :
1° Mettre fin au terrible état d'anarchie, de sauvagerie et d'op-
pression qui avait prévalu ù Haïti pendant plusieurs dizaines d'années
et entreprendre d'établir la paix domestique dans la république, de
façon que la grande masse de la population qui avait été foulée aux
pieds par les dictateurs et les victimes innocentes de révolutions
1 1 s i L A V I E 1) E S P E U PL E .S
répétées, pûL joujr de la prospérité et du déveioppeiuent économi-
que et industriel auxquels toute nation américaine a droit.
20 Le désir d'arrêter toute puissance étrangère qui voudrait obte-
nir un pied-à-terre sur le territoire d'une nation américaine qui. si
cette puissance étrangère avait obtenu un contrôle sur les douanes,
ou l'établissement d'un dépôt de charbon ou d'une base navale, aurait
été certainement une menace pour la paix de l'hémisphère occidental
en antagonisme flagrant avec la Doctrine de Monroë ».
{Currenl Opinion, juin 1922).
3. — Mexique
M. E. J. Dillon, publicisle anglais, s'étonne des difficullés que les
Etais- Unis, et à leur suite i Angleterre et la France, opposent à la recon-
naissance du gouvernement mexicain du général Obregon. Si à Gênes,
dit-il, Tchitcherine avait accepté la moitié des conditions que le Mexique
accepte, le gouvernement des soviets, malgré ses lois communistes, aurait
été reconnu.
« Il faut aider les riches Etats que l'on suppose incapables de se
gouverner eux-mêmes » C'est l'évangile politique du groupe de politi-
ciens qui réclament unemission au nom de l'obligation élevée et morale
pour l'homme blanc, de reprendre son fardeau ». Le Président Har-
ding et M. Hughes cherchent du blé pour leur moulin lorsqu'ils deman-
dent un traité spécial comme condition de reconnaissance. Il est vrai
que ces deux hommes d'Etat invoquent les plus hauts principes de la
morale et qu'ils peuvent citer l'Ecriture pour appuyer leur dessein.
Mais ce qu'ils demandent ne pourrait être accordé sans violation de
la vérité et de la justice. Le résultat de leur demande doit être exacte-
ment ce que le goupe interventionniste demande : rejet du pays dans
la guerre civile et le chaos.
Le président Obregon ne peut conclure un pareil traité parce qu'il
a juré de respecter la Constitution,et la Constitution lui interdit expres-
sément de conclure un accord de ce genre. S'il prêtait la main à un
pacte pareil, qui dans l'esprit de M. Hughes le rendrait digne d'être
reconnu, il serait coupable d'un double parjure. Cependant le Mexique
est privé de crédit international. Les efforts des gouvernants actuels
pour réédifier le pays et instiTiire la nation sont annulés au nom de la
morale et de la religion. En juin 1921, le Président Harding remerciait
publiquement Dieu que les Etats-Unis ne soient pas ce que sont les
autres nations. « Si les autres nations de la terre, disait-il, étaient
honnêtes et dénuées d'égoïsme comme notre république, il n'y aurait
jamais d'autre guerre ». Le New-York Times du 10 juin 1922 commen-
A TRAVERS LES REVUES: AMÉRIQUE 1185
tait ainsi ce discours : « Quand nos Présidents sont tentés de céder un
peu à la vanité aux dépens des autres nations, ne devraient-ils pas
se recueillir et réfléchir à la façon dont les autres nations accueilleront
leurs paroles? Dans leurs coeurs, elles sont portées à considérer les
Américains comme des fats ou des hypocrites ».
D'un côté nous voyons les gouvernements des nations de progrès
travailler d'accord pour ramener les conditions économiques normales
dans le monde, de l'autre ces mêmes Gouvernements reculent le retour
des conditions économiques normales pour la grande République de
l'Amérique latine, comme si l'Amérique latine et ses peuples vivaient
hors du cercle de l'humanité et comme si leurs affaires n'avaient pas
d'influence sur celles des autres races. Cette politique à deux faces
est calculée pour mettre les spectateurs dans l'état d'esprit peu philo-
sophique où était Voltaire lorsqu'il écrivait à d'Alembert. « Nos
compliments au diable, car c'est lui qui gouverne le monde ».
[Quarlerly Review, juillet 1922).
X. — OCÉANIE
Les blancs et les peuples de couleur en Australie.
Le (jouvernemenl australien lend à interdire l'entrée du Dominion
aux populations de couleur. Dans /'United Empire du mois de juin, le
docteur R. W. Harnabook, de Melbourne, déclare que la race blanche
ne pourra jamais peupler les régions tropicales de V Australie.
Les tropiques sont réservés aux races de couleur; ils le seront tou-
jours. Tous ceux qui connaissent les tropiques savent que l'homme
blanc peut vivre ou exister sous les tropiques, mais nous devons dire
aussi que l'homme blanc ne peut assurer son existence sous les tro-
piques sans l'assistance de l'homme de couleur pour les travaux do-
mesUfpies et manuels. Connaissant les tropiques, ayant vécu et tra-
vaille parmi les indigènes, je ne puis adhérer au projet qui consiste à
installer les blancs et même les femmes dans les régions tropicales
sans leur donner l'assistance des ouvriers de couleur. Je ne veux pas
qu'on ruine l'existence de nos femmes blanches et il est absolument
impossible de développer un pays sans l'aide des femmes. Voilà le
point capital du projet. Une femme blanche, lorsqu'elle va sous les
tropiques (naturellement il y a des exceptions) perd de sa résistance.
Cette diminution s'applique à tout l'organisme, elle amène des trou-
bles de la santé. Elle devient moins apte à porter des enfants et les
enfants qui naissent d'elle seront vraisemblablement moins robustes.
L'erreur, pour l'Australie, vient de ce qu'en pratique 1 ensemble de
1186 LA VIE DES PEUPLES
notre population vit dans la zone tempérée. C'est là que l'on vote
et l'Australien ordinaire, qu'il soit politicien ou non, ne sait absolument
rien des tropiques et de la vie qu'on y mène; d'ailleurs il s'en soucie
peu. L' « Australie blanche » idéale, s'il ne s'agit que de la zone tempé-
rée, est une chose excellente,' mais elle n'est rien de plus qu'un idéal.
Dès qu'il s'agit des tropiques c'est une impossibilité physique absolue.
Elle n'existe pas aujourd'hui dans l'Australie tropicale et elle n'existera
jamais. Le cri : « Australie blanche » est poussé par l'homme qui n'a
pas la moindre intention d'emmener sa famille sous les tropiques, qui
n'y pense même pas. C'est le cri que nous entendons partout dans le
monde dès qu'il y a désordre. « Allez, hommes !... Mais moi je suis un
personnage trop important pour entrer là-dedans. Je n'ai aucune
objection à risquer la vie des autres, à ruiner la santé de leurs femmes
et de leurs familles, mais mon devoir est de rester en arrière, dans un
climat tempéré... Car moi je suis un personnage trop important pour
courir le risque de quelque malheur.» J'ai examiné les hommes qui
figurent aux réunions de votre Institut Colonial. La plupart sont des
hommes très respectables... mais qui ne connaissent rien des tropiques
et de la vie qu'on y mène. Beaucoup occupent des positions officielles
et, s'ils ont été sous les tropiques, c'est en partie de plaisir ou comme
gouverneurs de provinces, c'est-à-dire en gens qui ne savent rien des
maux contre lesquels un colon ordinaire doit lutter. Pourtant c'est
le colon qui fait le pays; ce n'est pas le gouverneur, le fonctionnaire
ou le membre du Parlement. Un fonctionnaire se rend sous les tro-
piques; il y vit dans le plus grand luxe. Le travail est fait par des gens
de couleur qui lavent, préparent la nourriture, cultivent les légumes,
font t®us les ouvrages manuels. Le fonctionnaire revient après quel-
ques semaines et quelques mois, ou même quelques années et il
parle des régions tropicales comme de pays excellents pour les blancs.
« Regardez-moi, dit-il alors, j'arrive des tropiques et je dois bien savoir
si les blancs peuvent y vivre ». Mais il ne dit pas, en fait il ne comprend
peut-être pas, que sans l'aide des gens de couleur, il n'aurait peut-être
pas pu subsister...
Tous ceux qui connaissent intimement les races orientales et les
peuples de couleur, et qui ont suivi de près les événements de ces vingt-
cinq dernières années doivent reconnaître que le temps de la domina-
tion des races blanches touche à sa fin.
{United Empire, juin 1922).
Le Gérant : A. Bière.
Bordeaux. — Irapr. J. Bière. 18-20-22, rue du Peugue.
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—s LIVRES NOUVEAUX S—
O-
:®
Le chat axix oreilles percées par Maurice
i.<3 Glay (chez Pion).
M. Le Glay nous apporte du Maroc une
vision nouvelle. Ou plutôt tandis que tant
d'autres romanciers se sont contentés de
nous donner des images, M. Le Glay s'est
efforcé de pénétrer les âmes, l'esprit de la
société, de comprendre. Il se défend con-
tre le rêve, contre les hallucinations, con-
tre les fantasmagories d'Orient. Il reste
un Français qui examine une réalité, qui
la touche, qui la soupèse. Ce livre devait
naître puisque les Européens, au lieu de
traverser le Maroc en un voyage de quel-
ques jours, se sont établis à Fez ou à
Marrakech, ont vécu de longues années
dans le contact des indigènes. 11 fallait
bien oublier le burnous et voir l'esprit.
M. Le Glay écrit avec la grâce un peu
sèche du xviii^ siècle. Il mêle assez adroi-
tementà ses notes une histoire mystérieuse.
Le dernier Vlklng par Johan Boder, tra-
duit par P. G. La Chesnais (chez
Calmann-Lévy).
La rude existence du Nord; terre âpre,
mer tourmentée. Poésie large qui sort de
la force même du récit, de la barbarie de
ces âmes nordiques si rudes, si silencieuses.
La tentative amoureuse, par André Gide,
(1 fr., chez Stock).
Dans un tout petit livre de 63 pages, le
meilleur d'André Gide est contenu. Ce
sont ses sensations à la fois pénétrantes
et délicieuses, des sentiments subtils, par-
fois un peu trop mincesquisecontournent
dans une âme de dilettante plus élégante
que forte. Ce sont des rêves qui ne se réali-
sent pas, parce que le héros du roman —
le mot de héros est bien mal choisi — a
plus d'imagination que de volonté, préfè-
re au réel, l'ombre qu'il peut manier à son
gré, s'amuse de brumes.
Myrrhlne courtisane et martyre, par
Pierre Mille (6 fr. 75, chez Ferenczi).
M. Pierre Mille a entrepris de tracer un
tableau de l'heure d'incertitude qui a été
marqué par la persécution de Dioclétien.
Les chrétiens mis au ban de l'Empire
formaient déjà une très puissante com-
munauté, qui, par le fils d'un de ses
adeptes, Constantin, allait bientôt saisir
le gouvernement de l'Empire. D'une main
très habile, d'un trait léger, M. Pierre
Mille donne quelques aquarelles de la
Corinthe de ce temps. Il manque peut-être
à ce livre tout de grâces si adroitement
énoncées un don d'imagination profonde.
On désirerait aussi,en plus d'ime page,un
peu de foi en la noblesse de l'âme humaine.
Je ne sais si ce livre, dans sa simplicité
voulue, est plus vrai que les Martyrs de
Chateaubriand. Livre très agréable pour-
tant par son dilettantisme et son raffi-
nement.
La maison de Claudine par Colette,(6 fr. 75
chez Ferenczi).
C'est le grand livre du mois, peut-être
de l'année et ce n'est qu'un recueil de
nouvelles. Colette qui, tant de fois, nous
avez heurtés par votre complaisance aux
vilenies humâmes, par ce goût du vice qui
avait vraiment l'air de se forcer tant il
faisait contraste avec votre nature agreste,
si saine ef si vigoureuse, vous dont la
qualité dominante est beaucoup moins
désir que raison, vous nous donnez un
livre pur, un livre sans tache, un livre où
vous avez mis votre enfance. Quel joli
cœur vous aviez dans ce temps. Quelle
sensibilité furtive saisissant les moindres
frissons, comme vous étiez belle dans
cette maison à glycines, sur laquelle il
valait mieux ne pas inscrire le nom de
Claudine où un peu trop de vice veule est
attaché, comme vous étiez simple et
franche avant Willy. Votre éditeur le dit :
Il n'y a dans ce livre ni tablier d'écolière,
ni chaussettes. Il a raison. Il y a une pe-
tite fille qui se tait et qui pense. II y a une
mère surtout, la plus vivante, la plus
tendre des mères, créature que les hommes
n'oublieront jamais, qu'ils aiment comme
vous l'aimiez. C'est à elle que nous devons
sans doute que ce petit livre soit chaste.
Le Saint-Siège et la Russie. Leurs relations
diplomatiques au XIX*^ siècle par Adrien
Boudou, (20 fr., chez Pion).
A l'heure où le Saint-Siège fait les plus
grands efforts pour renouer les relations
avec l'Eglise russe, pour ramener les
Eglises d'Orient dans la grande commu-
nion catholique, M. Adrien Boudou com-
mence la publication de l'histoire des rap-
ports entre la Russie et le Vatican au
xix« siècle. Le premier volume embrasse
la période qui s'étend de 1814 à 1847.
C'est un ouvrage monumental, aux vues
claires, nourri de faits et de documents.
Il continue la grande suite d'études du
P. Pierling sur la Russie et le Saint-Siège
du Concile de Florence à Alexandre I".
GU ideall dl un economlsta par L. Finandi,
(Florence à La Voce).
Le grand économiste italien Finandi,
esprit clair, pratiqiie, profondément com-
pétent, publie de très remarquables études
groupées on quatre séries : 1° Science et
Ecolo; 2 "Politique; Empircbritanniqueet
Société des Nations; 3° La guerre ita-
lienne; 4" Règles de conduite.
Imprimerie BIÈRE
18-20-ïî, rue du Peugue
= BORDEAUX =
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' P Vie des Peuples
Fr.Lit. t. 7, no. 28(1922)
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