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Full text of "Vie des Peuples"

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I 


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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/n28viedespeuples07pari 


\ 


ToMB  VII.    —  NO  28 


10  AoLT  ly^,i 


LA 


YIE  DES  PEUPLES 


^UÎilVERSITY  L 


SOMMAIRE 


A.  ANDRÉADÈS La  polilique  orientale  anglaise  avant 

el  pendant  le  congrès  de  Berlin. . .  877 

Sherwood  Andersen 920 

Je  suis  trop  bêle 927 


B.  FAY 

Sherwood  ANDERSON. . . 

P.  L'ESPAGNOL 

DE  LA  TRAMERYE 


La  lulte  pour  le  pélrole  :  la  dernière  phase    940 

Georges  POTUT Pierre  Hamp  el  la  peine  des  Hommes.     969 

Jules  LEGRAS Souvenirs  sur  P.- A,  Slolypine 1003 


Figures  diplomatiques 1021 

Vie  littéraire 1025 

Vie  économique 1040 


Vie  politique 1045 

Vie  internationale 1078 

A  travers  lournauz  et  Revues. ...     1130 


Traduction  et  reproduction  interdites 


Prix  :  5  francs 


SOMMAIRE    DES    CHRONIQUES 


Flgurea  Diplomatiques  P»ges 

*  *  *  :  Take  Jonesco 1021 

Vie  littéraire 

Claude  Berton  :  Pour  lire  en  vacances.      1026 

Vie  économique 

Le  bâlimenl  et  la  crise  du  logement  ....     1040 

Vie  politique 

G.  B.  :  Italie  1045 

R.  C.  :  Pologne 1051 

G.  B.  :  Portugal 1059 

N.  D.  :  Yougoslavie 1066 

Vie  internationale 

Discours  de  M.  Poincaré  à  la  Chambre 

.    des  députés,  le  6  juillet  1922 1080 


Discours  de  M.  Poincaré  à  Jonchereij  Pae*» 

le  16  juillet  1922 Ull 

Discours  de  M.  Viviani  à  la  Chambre 

des  députés,  le  5  juillet  1922 1117 

Lettre  ouverte  de  M.  de  Jagow  à  M.  Vi- 
viani, du  13  juillet  1922 1125 

Commentaire  du  Journal  des  Débats  . .  1128 

A  travers  Journaux  et  Revues 

Questions  internationales 1 130 

La  France  vue  de  l'étranger 1131 

Grande-Bretagne 1136 

Allemagne   1144 

Autriche 1 153 

Italie 1160 

Suède 1169 

Asie    : 1170 

Afrique 1179 

Amérique 1180 

Océanie 1185 


LA  VIE  DES  PEUPLES 

Revue  de   la  Pensée   el   de   l'Aclioiié   françaises   el   étrangères 

Parait  le  10  de  chaque  mois  en  un  volume  in-8°  d'au  moins  192  payes 


Fondateur:  A.  DE    LAPRADELLE 


PRIÈRE  D'ADRESSER  TOUT  CE  QUI  CONCERNE 

La  Rédaction  de  la  Revue  :  2,  Rue  Lecourbe,  Paris  (XV'')  —  Tél.  Ségur  84-40 
L'Administration  de  la  Revue  :  A  la  Librairie  Guilion,  5,  Place  de  la  Sorbonne,  Paris  (V*) 


Secrétaire  Général  :  Jean  Bonnbrot. 


CONDITIONS  D'ABONNEMENT  : 

Un  an 
France     , 50  fr. 

Six  mois 
.    30  fr. 
.  40  fr. 

Etranger 70  fr.     . . . 

p 


La 


Hevue  de  Genève 


Diiocl<  ui-  :   Robert  de  Traz 


Internationale, mais  non  internationaliste, la"  REVUE  DE 
GENÈVE  **  est  un  organe  de  liaison.  Elle  groupe  des  écrivains 
représentatifs  de  chaque  nation,  afin  qu'ils  s'expliquent. 
Revue  de  civilisation  comparée,  elle  donne  chaque  mois,  grâce 
à  des  collaborateurs  de  tous  pays,  l'image  vivante  et  contem- 
poraine d'un  monde  où  personne  ne  peut  plus  s'isoler. 

La  "  REVUE  DE  GENÈVE  "  publie  des  œuvres  de  Maurice 
Barrés,  Georges  Duhamel,  Elie  Faure,  Edmond  Jaloux,  Daniel 
Halévy,  Camille  Mauclair,  André  Suarès,  Albert  Thibaudet, 
Hellens,  B.  Croce,  G.  Ferrero,  Vilfredo  Pareto,  G.  Prezzolini, 
Bennett,  Joseph  Conrad,  J.  Joyce,  George  Moore,  Shaw,  N.  Mur- 
ray  Butler,  John  Erskine,  Ch.  Macfarland,  F.  W.  Forster, 
Freud,Thomas  Mann,  Rathenau,  Redlich,  Keyserling,  A.  Kou- 
prine,  Milioukov,  Remisov,  Alexis  Tolstoï,  Branting,  Lange, 
Nansen,  J.  Bojer,  Fer  Hellstrœm,  Lagerkvist,  Masaryk,  Bénès, 
A.  Apponyi,  \.  de  Voïnovitch,  Markovitch,Unamuno,  Madaria- 
ga,  etc.,  etc. 

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France  et  Belgique  (argent 

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Aimer,  de  Paul  Géraldv,  1.50.  —  Le  Débat  de  Nicola\ic,  mystère 
d'Henry  Ghéon,  1.50.  —  Beethoven,  de  René  Fauchois,  1.75.  — 
L'Heure  du  Berger,  d'Edouard  Bourdet,  1.50.  —  Pierre'  Dupont,  de 
Lucien  Descaves,  1  franc,  etc... 


LA  POLITIQUE  ORIENTALE  DE  L'ANGLETERRE 
AVANT  ET  APRÈS  LE  CONCrRÈS  DE  RERLIN 


Disraeli  et  Sai.isbury 
I 

La  crisf^  qui  débuta  par  l'insurrection  bosniaque  do  1875  et 
se  termina  —  en  apparence  —  au  traité  de  Berlin  a  une  im- 
portance capitale  dan^;  l'histoire  de  la  (fuestion  d'Orioni 
et  dans  l'histoire  de  l'Europe  tout  entière,  (-'est  elle  qui  a  mi> 
la  Bosnie-Herzégovine,  sous  couleur  d'occu])ation,  sous  la 
domination  de  l'Autrichc-Hongrie;  et  c'est  dans  la  Bosnie 
austro-hongroise  qu'eut  lieu  trente-cinq  ans  ])lus  tard  l'assas- 
sinat de  l 'archiduc  héritier,  qui  donna  l'occasion  ou  le 
prétexte   de  la  guerre. 

Certains  côtés  de  cette  crise  étaient  jusqu'ici  imparfaite- 
ment connus.  En  particulier,  on  était  mal  renseigné  sur  le 
rôle  de  l'Angleterre.  Mais  voici  que  deux  ])ublicai  ions  récen- 
tes viennent  de  jeter  la  lumière  sur  la  politi([ue  du  cabinet 
anglais.  Ce  sont  les  deux  derniers  volumes  de  la  T/c  de  Disraeli 
par  lord  Buckle  ^  et  les  deux  i)remiers  volumes  de  la  Vie  de 
lord  Salisburij  par  lady  Gwendolin  Cecil,  sa  fille. 

Une  circonstance  d'ordre  sentimental  donne  aux  derniers 
volumes  de  la  biographie  de  Beaconsfiidd  un  prix  inesl  im;d)l(\ 
A|)rès  la  mort  de  sa  femme,  Disraeli  étail  tombé  é|)erdunie)d 
amoureux  de  deux  sœurs,  lady  Chesterfifdd  et  lady  Brad- 
ford.  La  |)remière,  qui  était  veuve,  refusa  sa  main,  el   la  se- 

I.  <^rliii-(;i  a  liTinim''  l:i  \'li-  <li'  Disrni'li  cDMimi'iict-c  luM'^Icmps  avant  la  t^iii-rri' 
par  l'iMi  Monypenny. 


878  LA  VIE  DES  PEUPLES 

conde  son  cœur.  Mais  ces  refus  ,loin  de  dépiter  le  romantique 
septuagénaire,  poussèrent  sa  passion  à  se  donner  cours  dans 
une  correspondance  éperdue.  C'est  à  la  plus  jeune  et,  semble-t- 
il,  la  plus  cruelle  des  sœurs  que  s'adressaient  surtout  ses 
épîtres.  Il  lui  écrivait  sans  cesse  et  pour  lui  dire  tout,  même 
les  nouvelles  ultra-confidentielles  qu'il  cachait  à  ses  ministres  ^. 
Ainsi  sommes-nous  tenus  au  courant  de  ses  moindres  faits  et 
gestes  et  de  ses  pensées  les  plus  intimes.  Amoureux  comme 
on  ne  l'est  qu'à  l'aurore  ou  au  couchant  de  la  vie,  soucieux 
de  plaire  et  de  conquérir,  il  versait  dans  ces  lettres,  avec  les 
secrets  de  l'Etat,  tout  le  brillant  de  son  talent  littéraire. 
Il  disait  tout,  et  de  telle  manière  qu'aucun  Livre  Bleu  ne  sau- 
rait offrir  au  diplomate  ou  au  dilettante  l'intérêt  des  volumes 
où  passent  les  parties  essentielles  de  cette  correspondance. 
D'autant  que  ces  volumes  contiennent  une  autre  corres- 
pondance, inédite,  non  moins  précieuse,  celle  de  Disraeli 
avec  la  reine  '^.  Victoria,  de  tout  temps  épistolière  très 
franche,  n'avait  jamais  peut-être  encore  été  plus  précise. 
Comment  ce  Mazarin  moderne,  à  peine  chrétien  et  à  peine 
Anglais  ^,  avait-il  pu  entrer  si  avant,  et,  en  tout  cas,  plus  avant 
que  tout  autre,  dans  la  faveur  de  sa  souveraine?  Des  nom- 
breuses explications  tentées  de  ce  fait*,  une  surtout  importe 
ici.  C'est  que,  sceptique  en  fait  de  politique  intérieure,  Dis- 
raeli, comme  beaucoup  d'Anglais  de  fraîche  date,  avait  un 

1.  Cf.,  dans  Buckle,  p.  179,  une  lettre  caractéristique  relative  à  un  rapport 
ultra-confidentiel  de  Layard. 

2.  La  publication  des  lettres  de  la  reine  s'arrête  jusqu'ici  au  lendemain  de 
la  guerre  d'Italie.  Les  trois  volumes  édités  par  les  soins  de  lord  Esher,  qui  em- 
brassent la  période  de  1837  à  1861,  ont  été  résumés  en  français  par  M.  Jacques 
Bardoux. 

3.  Les  origine  Israélites  de  Disraeli  sont  connues.  Mais  il  est  curieux  de  le 
voir  traiter  d'étranger  par  ses  propres  ministres.  Lord  Derby  écrivait  le  23  dé- 
cembre 1877  à  lord  Salisbury  :  «  Il  croit  au  «  prestige  »,  comme  font  tous  les  étran- 
gers, et  tiendrait  sincèrement  pour  l'intérêt  de  ce  pays  de  dépenser  200  millions 
de  livres  dans  une  guerre  si  le  résultat  en  était  d'augmenter  l'opinion  qu'ont 
les  Etats  étrangers  de  l'Angleterre  comme  puissance  militaire  ». 

4.  On  a  rappelé  notamment  qu'il  avait  tenu  compte  du  fait  que  la  reine,  pour 
être  une  femme  remarquable,  n'en  était  pas  moins  une  femme, tandis  que,  selon 
la  remarque  piquante  de  la  souveraine,  Gladstone,  quand  il  lui  parlait,  avait 
l'air  11  de  liaranguer  un  meeting  »,  et  que  Disraeli  avait  en  vain  conseillé  à  Derby 
de  quitter  dans  ses  rapports  avec  la  reine;  «  sa  panoplie  glacée  ».  Beaconsfield  se 
vantait  aussi  de  répaa.;re  la  flatterie  «par  brouettées  »,  et  il  avaitincontestable- 
ment  une  façon  claire,  spirituelle  et  piquante  d'exposer  les  affaires,  qui  rendait 
ses  notes  plus  agréables  à  la  reine  que  les  mémoires  circonstanciés  de  Gladstone. 


DISRAELI  ET  SALISBURY  879 

culte  superstitieux  de  l'Empire  britannique  et  de  son  pres- 
tige. Or  ces  sentiments,  ardemment  partagés  par  la  reine,  ne 
se  trouvaient  au  même  degré  ni  chez  ses  rivaux  ni  chez  ses 
principaux  collaborateurs,  aussi  patriotes,  certes,  mais  moins 
romanesques,  plus  conscients  des  réalités  et,  aussi,  des  devoirs 
de  la  Grande-Bretagne  envers  les  Chrétiens. 

Pour  contenir  des  lettres  moins  inattendues,  la  biographie 
de  lord  Salisbury  n'abonde  pas  moins  en  révélations  précieu- 
ses. Si  ce  n'est  pas  dans  la  correspondance  de  cet  «  époux  idéal  » 
qu'il  faut  chercher  des  épîtres  diplomatico-amoureuses  aux 
femmes  des  autres,  du  moins  lord  Salisbury  n'avait-il  rien  de 
caché  pour  la  sienne.  Beaconsfield  regrettait  que  son  ministre 
se  fît  accompagner  des  siens  dans  ses  déplacements  diploma- 
tiques i.  Nous  le  regrettons  aussi,  à  un  autre  point  de  vue.  Si 
lady  Salisbury  n'avait  pas  suivi  son  mari  à  Constantinople 
et  ne  l'avait  pas  si  vite  rejoint  à  Berlin,  nous  aurions  une  vue 
infiniment  plus  complète  des  coulisses  diplomatiques  des 
deux  Conférences.  Heureusement;  des  séparations  acciden- 
telles nous  ont  valu  des  renseignements  de  prix  ;  et  nous  en 
trouvons  d'autres,  notamment  dans  les  lettres  que  Salisbury, 
longtemps  ministre  de  l'Inde,  adressait  au  vice-roi  lord  Lyt- 
ton,  et  qui  traitent  des  problèmes  asiatiques  aussi  bien  que 
des  questions  européennes.  Enfin  la  biographie  de  lord  Salis- 
bun>^  si  elle  est  moins  riche  de  documents,  l'emporte  peut-être 
en  valeur  psychologique  et  historique  sur  celle  de  Beacons- 
field, car  elle  a  été  écrite  par  la  fille  du  ministre  qui,  ne  l'ayant 
jamais  quitté,  l'ut  la  sûre  dépositaire  de  sa  pensée  et  nous  révèle 

1.  Le  20  novembre  1876  il  écrivait  à  lady  Bradford  :  «  Salisbury  est  parti  ce 
matin.  11  était  accompagné  de  plusieurs  secrétaires  et,  je  crois,  malheureusement, 
de  plusieurs  membres  de  sa  famille  :  lady  Salisbury  son  fils  aîné  et  sa  fille.  Je 
crains  que  ces  derniers  ne  soient  moins  utiles  que  ses  secrétaires.  Les  journaux 
français  disent  que  la  conférence  a  été  remise  parce  que  M.  de  Salisbury  était 
accompagné  de  Mme  de  Salisbury  et  de  sept  enfants.  Le  mal  n'a  pas  atteint 
ces  extrémités,  mais  il  est  suffisant  »  (Buckle,  VI,  p.  97).  Au  fond,  il  devaitv  avoir 
dans  cette  sortie  assez  inconvenante  et  assez  injuste,  —  car  lady  Salisbury  trans- 
mit à  l'occasion  à  son  mari  des  renseignements  dignes  d'être  mentionnés  dans 
des  pièces  confidentielles  (Ceci!,  11,  p.  105)  —,  l'éclio  de  vieilles  rancunes  et  de 
soupQons  inavoués.  Quand,  eu  avril  1878,  sûr  désormais  de  la  collaboration  du 
marquis,  il  va  passer  quelques  jours  chez  ce  dernier,  il  change  de  ton.  Il  écrit 
à  lady  Bradford  :  «  Personne  à  Hatfield;  littéralement  la  famille;  celle-ci  ce- 
pendant est  nombreuse,  originale  et  amusante.  Les  deux  filles,  à  qui  je  n'avais 
jamais  pnrlé  auparavant,  sont  très  intelligoTiles  et  agréabIe^  »  (Butkle.  \I,  p.  -291) 


880  La  vie  des  peuplés 

ses  jugements  ultérieurs  sur  les  événements  auxquels  il  prit 
part,  et  probablement  aussi  sur  les  hommes  avec  lesquels 
il  entra  en  contact.  Lady  Gwendolen  semble  avoir  même  re» 
trouvé  la  plume  sobre,  brillante  et  acérée,  de  son  père  ; 
les  portraits  ou  les  croquis  qu'elle  trace  chemin  faisant  sont 
très  frappants.  On  peut  regretter  qu'elle  n'ait  pas  assez  tenu 
compte  des  documents  ou  ouvrages  parus  à  l'étranger. 
Elle  ne  semble  connaître,  par  exemple,  ni  les  Souvenirs  du 
comte  de  Mouy  qui  fut  secrétaire  et  de  la  Conférence  de  Cons- 
tantinople  et  du  Congrès  de  Berlin,  ni  les  Souvenirs  d'avant 
et  d'après  In  guerre  de  1877-78  qu'a  publiés  dans  la  Revue  des 
Deux  Mondes,  en  1915,  M.  de  Nelidof,  très  informé  grâce  aux 
fonctions  qu'il  occupait,  et  très  sincère  ^. 

Mais  au  total,  les  lacunes  de  l'une  ou  de  l'autre  de  ces  bio- 
graphies ne  comptent  guère  à  côté  de  ce  qu'elles  nous  appor- 
tent. Complétées  par  les  biographies  déjà  parues,  notamment 
celle  de  Dilke  ^,  elles  fournissent  tous  les  matériaux  néces- 
saires à  une  histoire  complète  de  l'action  diplomaticfue  de 
l'Angleterre  en  Orient  de  1876  à  1878. 

De  cette  action,  on  ne  trouvera  ici  que  l'esquisse,  ramassée 
autour  des  deu:^  personnalités  si  originales  qui  dirigèrent 
la  politique  britannique  aux  moments  décisifs. 


II 


Les  biographes  de  Disraeli  et  de  Salisbury  se  rencontrent 
avec  MM.  de  Mouy  et  de  Nélidof  pour  affirmer  l'origine 
financière  de  la  grande  crise  orientale.  Ce  fut,  en  1875,  la 


1.  Nelidof.  que  la  France  a  bien  connu  comme  ambassadeur  de  Russie,  était-  à 
l'époque  conseiller  de  l'ambassade  russe  de  Constantinople.  Mais  il  remplit 
souvent  les  fonctions  de  chargé  d'affaires,  et  c'est  lui,  entre  autres,  qui  rompit 
en  1877  les  relations  avec  la  Porte.  Avant  la  déclaration  de  guerre,  c'est  lui  qui, 
résidant  à  Bucarest  sous  un  faux  nom,  négocia  la  convention  avec  la  Roumanie; 
l'attention  que  le  tsar,  la  cour  et  le  cabinet  russe  prêtaient  à  ses  rapports  et  à 
ses  avis  faisaient  prévoir  la  brillante  carrière  qu'il  a  parcourue  depuis. 

2.  Miss  Tuckwell,  The  li/e  of  Ihe  Ri.  Hmi  sir  Ch.  W.  Dilke.  1917.  Voir  aussi  les 
biographies  du  duc  de  Devonshire,  par  B.  Rolland,  de  lord  Gosclien  par  Arthur 
EUiot,  de  Gladstone  par  John  Morley  (19(13).  de  Granville  par  lord  E.  Fitz-Mau- 
rice  (190G). 


DISRAELI  ET  SALISBVRY  881 

susj tension  totale  du  service  de  sa  dette  ^  qui  ouvrit  pour  la 
Tunjuie  l'ère  des  difficultés.  Toute  banqueroute  a  son  contre- 
cou  |)  à  l'intérieur,  dans  la  ruine  d'une  partie  de  la  population 
et  la  désorganisation  des  services  publics.  Ce  devait  être 
le  cas,  plus  que  partout  ailleurs,  dans  cette  Turquie  où, 
depuis  la  guerre  de  Crimée,  on  avait  pris  la  douce  habitude 
de  payer  soldats  et  fonctionnaires  avec  l'argent  prêté  par  les 
Européens.  Pour  les  sujets  chrétiens  de  l'empire  ottoman, 
la  faillite  était  une  incitation  nécessaire  à  la  révolte,  car 
non-seulement  ils  souffraient  des  méfaits  d'une  administra- 
tion à  court  d'argent,  mais  encore  ce  terrible  craquement 
financier,  qui  témoignait  du  délabrement  de  tout  l'édifice 
turc,  leur  donnait  à  croire  que  le  moment  était  venu  d'en 
hâter  la  démolition.  Enfin,  les  mouvements  insurrectionnels, 
auxcjuels  ils  s'apprêtaient  à  recourir,  et  que  la  Porte  avait 
moins  de  ressources  que  jadis  pour  réprimer,  étaient  assurés 
de  rencontrer  désor-mais  à  l'étranger  plus  de  sympathies  encore 
qu'auparavant.  Jusque  là.  les  sujets  révoltés  delà  Porte  pou- 
vaient compter  sur  les  sympathies  des  orthodoxes  d'Orient  (>t 
sur  celles  des  libéraux  d'Occident.  Mais  ils  se  heurtaient  à  la 
froideur  de  certaines  missions,  qui,  à  la  différence  de  la  ma- 
jorité des  catholiques  restés  fidèles  aux  traditions  de  Chateau- 
briand, voyaient  en  eux  plus  des  hérétiques  que  des  chrétiens, 
et  surtout  à  l'opposition  des  cercles  financiers.  Ceux-ci  tien- 
nent fortement  au  Turc,  car,  le  Turc  parti,  «  les  affaires  le- 
vantines »,  suivant  le  mot  d'un  Français  mort  récemment, 
«  doivent  devenir  honnêtes  »,  Or.  ces  milieux,  oi!i  d'habitude, 
elle  dis])osait  d'auxiliaires  inestimables,  la  Porte  les  voyait 
maintenant  souhaiter  sa  défaite,  seule  sauvegarde  de  leurs 

1.  Cf.  sur  la  f|ui'stion  fli-  la  detlf  turque  au  Congrès  de  Berlin  et  l'espèce  de 
conlroje  financier  auquel  ensuite  on  finit  par  aboutir,  (Charles  Murawitz,  Lc.v 
finances  di;  la  Turquie  (Paris,  1902);  A.  du  ^■elay.  HisUiivr  financiae  de  lu  Tur- 
quie (Paris,  iy03):  Cli  Daniiris.  La  délie  publique  ottomane  (Athènes.  1915,  en 
•rrecV  Remarquons  que  de  rnèirie  la  dette  helléniciue  —  et  non  l'occupation  de 

la  Crèti fut  la  ca\ise  réelle  de  la  puerre  jrréco-lurque.  C'est   l'AIlcuiagne  (|ui 

[loussa  la  Turquie  à  déclarer  la  guerre  à  la  Grèce  en  1897.  Une  fois  ses  intérèls 
L'aranti*^  paj"  un  contrôle  sur  les  finances  helléniques,  elle  abandonna  sa  protégée, 
et  ne  ^'(lpposa  pas  à  ce  que  la  Crète  devint  grecque  de  fait.  Sans  doute,  elle  ne 
concourut  pas  activement  à  établir  l'antonomie  complète  de  l'île  sous  un  prince 
liellèrii-,  mais  elle  n'entrava  en  rien  l'action  des  autres  puissances  dans  ce  sens. 
Selon  le  mot  du  prince  de  Bùlov,  »  elle  retira  sa  flûte  du  concert  européen  ». 


882  LA  VIE  DES  PEUPLES 

créances  ^.  La  création  de  la  Dette  ottomane,  conséquence 
indirecte  du  traité  de  Berlin,  montra  qu'ils  ne  s'étaient  pas 
trompés  dans  leurs  calculs. 

A  cette  heure  qui  semblait  donc  opportune  pour  frapper 
la  Turquie,  la  Russie  était  représentée  à  Gonstantinople  par 
le  comte  Ignatief,  qui,  s'il  n'avait  ni  une  conscience  très  scru- 
puleuse ^  ni  un  profond  sens  politique  ^,  tenait  de  la  nature  une 
intelligence  souple  et  vive  ainsi  qu'une  activité  prodigieuse. 
Ignatief,  dit  Melchior  de  Vogue  ^,  pratiquait  aux  dépens  de  la 
Turquie  «  l'art  d'agiter  avant  de  s'en  servir  ».  Avant  de  réaliser 
son  programme  du  dépècement  de  l'empire  turc  au  profit  des 
Bulgares,  les  seuls  des  Slaves  en  qui  la  Russie  eût  confian- 
ce, il  déchaîna  des  troubles  dans  toutes  les  provinces  chré- 
tiennes. 

Les  abus  classiques  qu'engendrait  la  perception  de  la  dîme 
provoquèrent  en  juillet  1875  une  révolte  en  Herzégovine; 
le  mois  suivant,  un  incident  de  même  nature  permit  de  sou- 
lever les  Bosniaques.  Devant  l'extension  que  prenait  le  mou- 
vement, la  Porte  eut  recours  à  son  expédient  accoutumé  • 
un  firman  promulguant  des  réformes.  Le  remède  ne  fut  pris 
au  sérieux  que  par  les  journalistes  à  ses  gages,  Andrassy  le 


1.  En  1876  les  hondhnlclers  turcs  s'étaient  adressés  au  gouvernement  britan- 
nique, mais  lord  Derby  avait  considéré  qu'il  ne  pouvait  pas  intervenir  officiel- 
lement auprès  de   la   Porte. 

2.  La  biographie  de  lady  G.  Cecil  contient  à  ce  sujet  deux  anecdotes  carac- 
téristiques :  A  une  séance  de  la  Conférence  de  Gonstantinople.  Salisbury  fut 
obligé  de  remarquer  qu'une  ligne  de  démarcation  tracée  sur  la  carte  à  une 
séance  précédente  avait  été  profondément  modifiée  dans  l'intervalle.  Il  s'atten- 
dait à  quelque  protestation  véhémente.  Mais  Ignatief  se  borna  à  dire  ((  Monsieur 
le  marquis  est  si  fin  qu'on  ne  peut  rien  lui  cacher  »  (p.  110.)  La  seconde  anecdote 
est  encore  plus  caractéristique.  Au  lendemain  de  la  Conférence,  Ignatief  avait 
pris  l'initiative  d'un  voyage  en  Angleterre  et  s'était  fait  inviter  au  château  de 
Salisbury.  Une  compagnie  nombreuse,  dont  deux  membres  notables  de  l'opposi- 
tion, reçut  avec  lui  l'hospitalité.  .Sitôt  la  réception  finie,  ces  hommes  d'iïtat  li- 
béraux crurent  de  linir  devoir  de  communiquer  à  Salisbury  une  série  de  confi- 
dences diplomatiques  que  le  général  Ignatief  leur  avait  faites  avec  l'objet  avoué 
de  les  armer  pour  une  attaque  à  la  Chambre  des  Communes  contre  leur  hôte 
commun,  (p.  133.) 

3.  «  Le  manque  de  système  »,  dit  Nelidof  (p.  213),  «  était  le  défaut  cajutal  de 
cet  esprit  si  vif  et  si  fin.  Il  ne  voyait  pas  la  suite  des  choses,  le  lendemain  tout 
au  plus.  C'est  pour  cela  qu'il  a  échoué  dans  toute  sa  carrière  ».  La  preuve  la 
plus  manifeste  de  ce  manque  de  prévoyance  fut  le  traité  de  San  Stefano. 

4.  Article  paru  dans  le  Figaro  au  lendemain  de  la  mort  d' Ignatief  (été  1908). 
L'auteur  des  Morts  qui  parlent  servait  comme  diplomate  en  Orient  pendant 
toute  la  crise  qui  nous  occupe.  Les  articles  qu'il  publia  à  cette  époque  daiis  la 
Bévue  des  Deux  Mondes,  notamment  sur  la  Thessalie  (1879),  sont  à  retenir. 


DISRAELI  ET  SALISBURY  883 

qualifia  d'insuffisant  i,  et  bientôt  un  mémorandum  rédigé  à 
Berlin  par  les  gouvernements  des  trois  Empereurs  marqua 
l'entrée  en  scène  des  grandes  puissances. 

Le  cabinet  de  Londres,  alors  turcophile  ^,  quoiqu'il  eût 
donné  une  adhésion  de  principe  à  la  note  d'Andrassy,  refusa 
d'adhérer  au  mémorandum.  On  le  lui  a.  depuis,  justement 
reproché,  car,  outre  que  !es  conditions  posées  à  Berlin  étaient 
acceptables  pour  la  Porte,  une  intervention  énergique  aurait 
pu  prévenir  l'extension  de  l'incendie,  qui  n'était  que  trop 
à  prévoir.  En  effet  les  gouvernements  serbe  et  monténégrin, 
qui,  au  début,  s'étaient  tenus  plutôt  à  l'écart,  furent  entraînés 
par  l'opinion  publique,  d'abord  à  prêter  leur  concours  aux 
insurgés,  ensuite  à  déclarer  la  guerre  à  la  Turquie.  Simulta- 
nément le  fanatisme  turc  se  réveilla.  Les  consuls  de  France 
et  d'Allemagne  à  Salonique,  s' étant  rendus  dans  une  mosquée 
pour  délivrer  une  jeune  chrétienne  convertie  de  force,  furent 
massacrés  par  la  foule.  Pis  encore,  un  mouvement  ayant  éclaté 
dans  le  sud  de  la  Bulgarie,  le  gouvernement  turc  en  confia 
la  répression,  non  aux  troupes  régulières,  mais  aux  bachi- 
bouzouks.  Ce  fut  l'origine  des  massacres  de  Batak,  des  atro- 
cités bulgares,  qui  certes  pâlissent  devant  les  massacres  organi- 
sés par  Abdul-Hamid  et  les  Jeunes-Turcs  ^,  et  ont  été  exagérés 
dans  la  campagne  organisée  par  Ignatief  "*,  mais  qui  n'en  fu- 

1.  Note  du  30  décembre. 

2.  Ce  sont  les  propres  termes  d'un  .\nglais  éminent,  M.  William  Miller,  The 
olloman    Empire,    1801-1913.  (Cambridge,  1913.  p.  .363). 

3.  Le  nombre  des  Bulgares  massacrés  pendant  le  mois  de  mai  1876  est  évalué, 
par  M.  Miller  (p.  366)  à  12.000.  A  Batak.  ville  qui  ne  comptait  que  7.000  âmes, 
;).000  périrent.  Les  Arméniens  massacrés  en  1895-6,  puisenl909el  1914-21,  dé- 
passent certainement  un  million.  Quant  aux  Grecs,  un  archéologue  français. 
M.  Félix  Sartiaux.  conclut  ainsi  son  étude  sur  If  s  persécutions  dont  ils  furent  l'ob- 
jet de  1914  à  1918  :  "  En  résumé,  on  a  la  certitude  que  450.000  des  Grecs  dépor- 
tés sont  morts,  que  150.000  des  Grecs  enrôlés  dans  les  bataillons  de  travailleurs 
sont  morts,  que  250.000  Grecs  n'ont  dij  leur  salut  qu'à  la  fuite  ».  Les  Jeunes- 
Turcs  sont  arrivés  à  faire  une  besogne  plus  étendue  qu'.\chmet  .'Xga,  le  héros  de 
Batak,  et  qu'.Xbdul-Hamiil.  jjarc»'  qu'ils  ont  romplacé  le  massacre  proprement 
dit  par  des  moyens  plus  perfectionnés  :  la  déportation  en  masse  et  les  bataillons 
de  travail. 

4.  .M.  de  Nelidof  fait  à  ce  sujet  (p.  336)  les  révélations  suivantes  :  «.J'étais  alors 
sincèrement  sympafhicjue  à  sa  manière  d'agir,  étant  convaincu  que  tout  ce 
qu'on  racontait  était  la  vérité.  C'est  .seulement  plus  tard  que  j'appris  combien 
il  y  avait  d'exagération  dans  le  mouvemont  prétendu  unanimi"  des  Ilerzégovi- 
niens,  dans  les  atrocités  lnrfju<'s  l'I  flans  les  récils  réfiutés  impartiaux  du  cor- 
nvspondant  du  Nciv  York  Herald,  Mac-(;ahan  et  du  consul  des  Etats-Unis 
Schuyler,  qu' Ignatief  avait  envoyés  en  Bulgarie  accompagnés  par  le  prince 
Tzéreterlev,  lequel  leur  fit  voir  et  écrire  ce  qu'il  voulait  ou  plutôt  ce  qu'il  avait 
l'ordre  de  leur  inspirer.  Il  l'a  avoué  lui-même  plu«  tard  ». 


884  LA   VIE  DES   PEUPLES 

reiil  ])as  moins  des  actes  épouvantables  ^,  bien  laits  pour  ré- 
volter une  opinion  publique  qui  n'était  pas  encore  accoutumée 
à  des  forfaits  de  ce  genre. 

Ces  événements  provoquèrent  une  vive  émotion  tant  en 
Europe  qu'aux  Etats-Unis.  Nulle  part  ils  n'eurent  plus  d'écho 
qu'en  Amc'eterre.  Le  gouvernement,  mal  informé,  fidèle  aux 
Turcs,  chercha  à  présenter  les  faits  comme  des  incidents  sans 
importance.  Il  sortit  «  fort  endommagé^  »  des  débats  parle- 
mentaires; et  Disraeli  se  félicita  que  ceux-ci  eussent  été  clos 
par  la  fin  de  la  session.  Mais  Gladstone  n'était  pas  horpme  à 
laisser  i)asser  pareille  occasion  :  il  sortit  de  la  retraite  pour  pu- 
blier ses  Atrocités  bulgares^. 

Les  massacres  succédaient  à  la  faillite;  aussi  à  l'automne 
1877  «  pouvait-on  parcourir  toute  l'Europe  sans  trouver  un 
seul  ami  des  Turcs  ».  La  déposition,  puis  la  mort  violente 
d'Abdul-Aziz,  suivie  de  la  démence  et  de  la  déposition  de  son 
successeur,  mettaient  le  comble  à  la  confusion.  Hommes 
d'Etat  et  chancelleries  s'entretenaient  ouvertement  désormais 
d'un  partage  partiel  de  l'empire  ottoman*. 

L'intransigeance  des  Turcs  fit  cjue  les  victoires  mômes  qu'ils 
remportèrent  pendant  l'été  1876  se  tournèrent  contre  eux. 
Tandis  que  les  Monténégrins  se  bornaient  sagement  à  une 
guerre  locale,  les  Serbes,  (comptant  à  tort  ^  sut  une  insurrection 
bulgare,  envahirent  le  territoire  turc.  Restés  seuls,  ils  furent 


1.  Non  seulement  par  le  nombre  élevé  des  victimes  mais  par  la  façon  dont 
ceux-ci  furent  mis  à  mort.  Ainsi  phis  d'un  millier  furent  brûlés  vivants  dans 
une  église.  Notons  que  les  malheureux  habitants  de  Batak  s'étaient  rendus  à 
condition  qu'ils  auraient  la   vie   sauve. 

2.  Ce  sont  les  propres  expressioîis  du  premier  ministre. 

3.  Elles  parurent  le  6  septembre  1876. 

4.  Voyez  (p.  95  et  suiv. )  les  rapports  adressés  par  lord  t^alisbury  au  cours  de 
sa  tournée  à  travers  les  cours  européennes  à  la  v<'ille  de  la  conférence  de  Cons- 
tantinople.  La  conclusion  du  dernier,  daté  de  Rome,  est  ^  retenir.  «  Au  cours 
do  tous  mes  déplacements,  je  n'ai  pas  trouvé  un  seul  ami  du  Turc.  La  plupart 
croient  son  heure  venue:  quelques-uns,  qu'elle  peut  être  remise.  Personne  n'a 
même  suggéré  l'idée  qu'il  en  a  encore  pour  longtemps  ».  D'ailleurs  les  lellres  de 
Beaconsfield  lui-même  en  1876  sont  pleines  de  plans  de  pai'tage. 

5. Les  Bulgares  qui  comptaient  sur  une  guerre  menée  par  la  Russie  uniquement 
en  leur  faveur,  ne  se  souciaient  pas  de  faciliter  une  insurrection  générale  de 
chrétiens,  qui  comportait  de  nombreux  risques  et  qui  en  cas  de  réussite  aurait 
abouti  à  une  Cirande-Serbie  aussi  bien  qu'à  une  Grande-Bulgarie.  Quant  au 
mouvement  de  Batak,  les  comités  l'avaient  organisé  sur  tine  petite  échelle  et 
tout-à-fait  au  sud  de  la  Roumélie  orientale,  de  façon  à  borner  leurs  pertes  au 
minimum,  et  à  affirmer  leurs  revendications  jusque  dans  leurs  limites  extrêmes. 


DISRAELI  ET  SALISBURY  885 

battus  et  virent  à  leur  tour  leur  territoire  envahi.  Au  lieu  de  se 
hâter  de  conclure  la  paix,  les  Turcs  voulurent  poursuivTe  leur 
marche  sur  Belgrade.  Ils  fournirent  ainsi  au  tsar  l'occasion 
désirée  de  lancer  un  ultimatum  au  sultan. 

Voici  donc  la  Russie  et  la  Turquie  face  à  face.  Jamais  la 
situation  de  la  ])remière  n'avait  étémeilleure.  Son  amitié  avec 
l'Allemagne,  l'entente  qu'elle  avait  conclue  avec  l'Autriche 
mettaient  ses  frontières  à  l'abri;  la  Roumanie  lui  ouvrait  ses 
siennes.  Elle  voyait  son  ennemi  abandonné  par  les  puissances 
qui  l'avaient  aidé  dans  la  guerre  de  Crimée  ;  car  d'un  concours 
de  la  France  ou  de  l'Italie  il  ne  pouvaitêtre  question,  tandis 
•  (ue  la  révolte  de  l'opinion  publique  anglaise  rendait  impos- 
sible une  assistance  quelconque  à  la  Turquie,  fût-ce  un  simple 
ap])ui  diplomatique,  semblable  à  celui  qui  avait  été  fourni 
dix  mois  auparavant,  au  moment  du  mémorandum  de  Berlin. 
Seule  la  réalisation,  d'un  vaste  plan  de  réformes  pouvait  enle- 
ver au  tsar  le  prétexte  d'une  intervention  isolée.  Ce  fut  l'objet 
de  la  Conférence  de  Constantinople. 

Le  marquis  de  Salisbury,  ministre  pour  l'Inde,  y  re})résenta 
la  Grande-Bretagne,  s'occupant  ainsi  })our  la  première  fois 
officiellement  de  politique  extérieure.  Le  choix  était  signifi- 
catif :  on  savait  que  le  noble  lord  n'était  pas  partisan  de  la  ])oli- 
tique  résolument  philoturque  qu'un  discours  belliqueux  de 
Disraeli^  avait  fait  croire  devoir  être  celle  de  l'Angletern'. 
Malgré  cet  avertissement,  la  Turquie  repoussa  le  programme 
élaboré  par  la  Conférence  :  et  non  pas  même  en  alléguant 
qu'il  contrevenait  aux  intérêts  de  l'Empire  (les  concessions 
({u'accordait  aux  «hréliens.  du  moins  sur  le  papier.  la  Consti- 
tution de  1876,  théâtralement  promulguée  le  jour  même  de 
l'ouvi^rture  de  la  Conférence,  étaient  plus  grandes  que  celles 
(jue  réclamait  la  diplomatie  européenne),  mais  parce  qu'il 
toucliait  «  à  sa  dignité  ».  en  d'autres  termes,  parce  qu'il  com- 
j)ortait  un  certain  contrôle.  «  En  vain  »,  dit  iVl.  de  Mouy, 
«  renonca-t-on  successivement  aux  autorités  cantonales,  à  la 


I.  Il  ;)vail  iliL,  an  I(;ui(|mi'I  du  lurd-iiiairi-.  (|iic  rAiitrl<'U'rrc,  malgré  sa  n'|iii- 
<,'iiaiici'  pDiir  la  gut'irr,  avait  toujours  été  [uètf  à  preiuiro  Ws  armes  «pouruin' 
cause  juste  ». 


886  LA  VIE  DES  PEUPLES 

gendarmerie  internationale,  en  vain  en  vint-on  à  réduire  tout 
l'ensemble  des  réformes  à  une  commission  consulaire  pour 
aider  les  pouvoirs  locaux,  à  l'admission  de  quek[ues  officiers 
instructeurs  dans  la  gendarmerie  ottomane,  les  ministres  otto- 
mans restaient  inflexibles...  et  quand  finalement  on  leur  de- 
manda :  «  Mais  enfin  quelles  garanties  offrez-vous  aux  puis- 
sances? »  ils  répondirent  fièrement  :  «  Seulement  des  garan- 
ties morales,  le  temps  et  les  lois  ». 

Les  ambassadeurs  étrangers  durent  quitter  Constantinople. 
La  Russie  était  arrivée  à  ses  fins.  Elle  pouvait  rejeter  tous  les 
torts  ^  sur  la  Turquie,  et  lui  déclarer  la  guerre  avec  la  certitude 
que  la  Grande-Bretagne  était  condamnée  à  rester  témoin 
impuissant  du  conflit^.  De  fait,  le  Foreign  Office  dut  se  bor- 
ner à  une  déclaration  où  il  annonçait  qu'il  resterait  neutre 
tant  qu'on  ne  toucherait  pas  à  Constantinople.  aux  Détroits,  à 
l'isLhme  de  Sue^  et  au  golfe  Persique.  Cela  équivalait,  pour 
une  Russie  t|ue  le  succès  n'aurait  pas  grisée,  à  une  presque 
entière  liberté  d'action. 

Cependant,  cette  passivité  répondait  mieux  au  caractère 
du  ministre  des  affaires  étrangères,  lord  Derby,  qu'à  la 
turcophilie  profonde  de  Disraeli,  devenu  sur  ces  entrefaites 
comte  de  Beaçonsfield.  A  défaut  de  son  cabinet,  celui-ci 
trouvait  pour  l'encourager  la  reine  et  les  cercles  militaires. 
La  reine  est  convaincue  que  les  Russes  sur  le  Bosphore,  c'est 
la  ruine  de  l'Angleterre.  Au  début  comme  à  la  fin  de  la 
guerre,  «  son  inquiétude  est  sans  limites^  ».  De  plus,  elle  a  un 
sens  extrême  de  l'amour-propre  britannique  ;  «-  le  langage  de  la 

1.  Ignatief,  prévoyant  le  refus  de  la  Turquie,  se  prêtait  à  toute?  les  modi- 
fications proposéi\s  au  projet  primitif  de  reformes.  Il  se  bornait  à  dire  «  On  m'en- 
lève toutes  mes  plumes  ».  M.  de  Chaudordy,  sachant  à  quoi  s'en  tenir  sur  les 
causes  profondes  de  cette  étonnante  modération,  lui  répondit  :  "  Il  vous  en  res- 
tera toujours  assez  ».  (Mouy,  p.  52.) 

2.  D'autant  plus  que,  jusqu'à  la  fin,  la  Turquie  sembla  vouloir  empirer  sa 
situation  diplomatique  par  une  intransigeance  où  il  y  avait  autant  d'orgueil 
que  de  fatalisme.  A  la  veille  de  déclarer  la  guerre,  la  Russie,  prise  d'hésitations 
se  contentait  de  quelques  concessions  en  faveur  du  Monténégro.  A  Nelidof  qui 
lui  disait  qu'en  refusant  de  céder  quelques  districts  la  Turquie  s'exposait  à 
perdre  des  provinces,  Safvet  pacha,  ministre  des  affaires  étrangères,  répondit  : 
«  Eh  bien,  que  faire?  .Si  c'est  la  fatalité,  nous  perdrons  des  provinces,  mais  nous 
ne  pouvons  pas  céder  de  petits  districts  ».  (Nelidof,  loc.  cit.). 

3.  Tous  les  passages  entre  guillemets  sont  empruntés  aux  lettres  de  la  reine 
à  Beaçonsfield. 


DISRAELI  ET  SALISBUBY  887 

presse  russe  fait  bouillir  son  sang  ».  L'inertie  de  ses  ministres, 
et  particulièrement  de  lord  Derby  ^.  a  le  même  effet.  Elle  cher- 
che à  secouer  cette  inertie  par  des  lettres  et  des  dépêches  qui 
pleuvent  comme  grêle  sur  la  tête  du  pauvre  Beaconsfield  ^. 
Plutôt  que  de  régner  sur  un  empire  moralement  diminué, 
«  elle  préfère  déposer  sa  couronne  d'épines  ^  ».  Les  souvenirs  des 
glorieux  jours  de  Crimée  sont  pour  beaucoup  dans  cet  état 
d'esprit.  Quand  aux  militaires,  ils  obéissent  surtout  à  la  convic- 
tion qu'une  guerre  anglo-russe  est  ((inévitable  )),etqueparconsé- 
quent  il  ne  faut  pas  manquer  l'occasion  inespérée  qu'offre 
((  une  Russie  épuisée^  ».  Mais  la  reine  Victoria,  malgré  toute 
son  ardeur,  était  foncièrement  constitutionnelle,  et  le  parti 
militaire  a  toujours  eu  en  Angleterre,  le  respect  de  l'autorité 
civile.  Aussi  quand,  le  5  octobre  1877.  au  lendemain  des  grands 
échecs  russes,  Disraeli  chercha  à  entraîner  ses  collègues,  il 
dut  battre  en  retraite  devant  l'opposition  de  plusieurs  de  ses 
ministres,  notamment  de  ceux  qu'il  nommait  alors  ((  les  trois 
lords  »  :  Derby,  Carnarvon  et  Salisbury  ^. 

Mais  tandis  que  le  parti  neutraliste  l'emporte  à  Londres, 
Plevna  tombe,  grâce  au  concours  militaire  de  la  Roumanie, 
à  laquelle  n'évitant  aucune  faute,  la  Turquie  vient  de  déclarer 
la  guerre  ^  :  toute  la  résistance  turque  croule  comme  un  châ- 
teau de  cartes.  Avec  la  marche  prodigieusement  rapide  des 


1.  C'est  surtout  à  lord  Derby,  qui  incarnait  à  ses  yeux  un*^  politique  humiliante, 
qu'elle  s'en  prend.  Dès  juin  1877  «'lie  déclare  «  qu'elle  ne  se  souvient  vTaiment 
pas  d'un  pareil  ministre  des  affaires  étrangères  ».  Le  27  mars  1878.  elle  consi- 
dère sa  démission,  comme  -<  an  unmixed  hlessinf/  »  (un  bienfait  sans  mélange). 

2.  '<  La  I''ée  (c'i^st  ainsi  que  Disraeli  désignait  la  reine  dans  sa  correspondance 
avec  lady  Bradford)  «  écrit  tous  les  jours  et  télégraphie  toutes  les  heures  ». 

3.  «Tiiornu  crnwn  »  :  ce  n'est  pas  la  seule  allusion  qu'elle  fasse  à  une  abdication 
possible. 

4.  C'est  ainsi  que  s'exprimait  l'attaché  militaire  à  Saint-Pétersbourg,  le  co- 
lonel Welleslcy  (Cf.  un  résumé  de  son  rapport  dans  la  r/ede  Salisbury,  p.  168). 

5.  Une  lettre  de  lord  Salisbury  à  sa  femme,  alors  :'i  Dieppe  (Cecil,  p.  161). 
nous  éclaire  sur  la  forme  que  Disraeli  donnait  ;i  ses  projets.  Il  s'agissait  d'invi- 
tiT  le  sultan  à  adliérer  ù  certaines  conditions  de  paix  avec  la  promesse  qu'au 
cas  ou  le  tsar  les  rejetterait  l'Angleterre  sortirait  <ie  la  neutralité  :  ■  La  proposi- 
tion »  ajoute  Salisbury,  «  avait  tout  l'air  d'une  intrigue  écossaise  ».  allusion  à  la 
reine,  alors  à  Halmoral. 

6.  La  Houmanie  avait,  par  convention,  promis  k  la  Russie,  le  libre  passage 
par  son  Urrituire,  mais  non  un  concours  armé.  L'arrogance  avec  laquelle  Gort- 
chakof  déclarait  «  que  la  I^ussii^  n'avait  pas  besoin  de  l'armée  roumaine  »  aurait 
peut-être  pu  la  tenir  éloignée  du  conflit.  Mais  les  Turcs  prirent  lesdevantsen 
bombardant  dès  le  printemps  <le  1877  la  ville  roumaine  de  Calafal. 


888  LA    VIE  DES   PEUPLES 

Russes  à  travers  les  Balkans  et  la  Thrace,  les  vieux  préjugés 
anti-russes  se  réveillent  en  Angleterre.  Il  devient  évident 
que  ni  Constantinople  ni  les  Détroits  ne  sont  à  l'abri  d'un 
coup  de  main.  Salisbury  et  Northcote,  qui,  sans  vouloir  re- 
commencer la  guerre  de  Crimée,  n'admettent  pas  non  plus 
que  la  Russie  dicte  une  paix  qui  obligerait  l'Angleterre  à  se 
battre,  non  pour  les  intérêts  turcs,  comme  en  1854,  mais 
pour  sa  propre  sécurité,  se  rangent  à  l'avis  de  Disraeli,  partisan 
d'une  politique  active.  La  presque  unanimité  do  leurs  collè- 
gues partage  leur  manière  de  voir.  Deux  fois,  la  flotte  est 
envoyée  aux  Dardanelles.  Deux  fois,  lord  Derby  et  lord  Car- 
narvon,  partisans  de  la  paix  à  tout  prix,  offrent  leur  démis- 
sion, et  deux  fois  la  flotte  reçoit  l'ordre  de  rentrer  à  sa  base. 
Ces  promenades,  qui  provoquent  les  sourires  de  l'Europe, 
exaspèrent  l'ojiinion  anglaise;  le  patriotisme  tourne  au  chau- 
vinisme, au  jingoïsme^.  Le  traité  de  San-Stefano.  qui  mécon- 
tente tous  les  intéressés,  sauf  les  Bulgares,  raffermit  le  parti 
belliqueux  en  lui  donnant  l'assurance  qu'en  cas  de  guerre  la 
Russie  demeurerait  isolée,  et  que  l'Angleterre  pourrait  comp- 
ter sur  le  concours  de  l'Autriche-Hongrie,  et  peut-être  des 
Serbes  et  des  Roumains. 

Un  Congrès  était  inévitable  ;  la  Russie  en  reconnaissait  la 
nécessité  en  principe  ;  mais,  tout  comme  la  Turquie,  elle  ne 
perdit  pas  l'occasion  d'une  seule  faute.  Elle  déclara  ne  vouloir 
laisser  débattre  que  ceux  des  articles  du  traité  de  San-Stefano 
à  la  discussion  desquels  elle  consentirait.  Persister  dans  cette 
])rétention,  c'était  la  guerre.  En  se  bornant  à  la  formuler 
pour  la  retirer  bientôt,  la  Russie  montra  sa  faiblesse,  et  perdit 
son  meilleur  ami,  lord  Derby.  Celui-ci,  craignant  que  l'op- 
position au  traité  de  San-Stefano  n'aboutît  aux  hostilités, 
donna  sa  démission.  Lord  Salisbury  reçut  sa  succession, 
et  son  premier  acte  fut  de  lancer  la  fameuse  circulaire  du 
1er  avril,  qui  est  un  refus  singulièrement  vigoureux  d'accepter 
le  traité.  Neuf  jours  plus  tard,  Gortchakof  répond  que,    par 

1.  C'i'st  d(!  ce  luoiiicjiL  qui'  daU-  l'i^xpression  :  le  nioL  vicnl  d'une  chanson  de 
café-concert  aussi  populaire,  que  Tlia  absenl-minded  bcggar  en  1899  et  que  Tip- 
perarij  en  1914.  Il  y  aurait  un  article  cui-ieux  à  écrire  sur  «la  politique  extérieure 
et  le  music-hall  en  Angleterre  ». 


DISRAELI  ET  SALISBURY  889 

cette  circulaire,  l'Angleterre  dit  ce  qu'elle  ne  veut  pas,  mais 
qu'elle  doit  dire  ce  qu'elle  veut.  C'était  ouvrir  les  négociations 
sur  tout  le  traité.  Pour  être  à  même  de  «  mieux  causer  »,  le 
gouvernement  britannique,  qui  a  déjà  toute  sa  flotte  devant 
Constantinople,  fait  approuver  l'appel  des  réserves  et,  aus- 
sitôt, renvoie  le  Parlement.  En  même  temps,  par  trois  voies 
indirectes  ^,  il  fait  savoir  aux  Russes  qu'il  envisage  sérieuse- 
ment l'éventualité  d'une  guerre.  Heureusement,  cette  éven- 
tualité est  évitée  grâce  aux  deux  négociateurs  dont  l'un, 
Chouvalof,  n'a  ni  l'entêtement  ni  l'arrogance  de  son  chef, 
Gortchakof,  et  l'autre,  Salisbury,  sait  tout  ce  qu'a  de  suranné 
la  politique  philoturque  de  Palmerston,  à  laquelle  Disraeli 
reste  fidèle.  Des  concessions  réciproques,  et,  notamment 
l'accord  sur  la  création  d'une  Bulgarie  limitée  à  des  frontières 
raisonnables,  règlent  la  question  d'Europe. 

Il  était  difficile  d'obtenir  d'aussi  fortes  concessions  en  Asie 
et  notamment  de  faire  céder  la  Russie  sur  Kars  et  Batoum. 
Il  s'agissait  donc  d'avoir  un  titre  pour  intervenir  au  cas  où 
les  Russes  voudraient  se  servir  de  ces  nouvelles  possessions 
pour  de  nouvelles  conquêtes.  Ce  fut  à  quoi  visa  l'accord  anglo- 
turc  du  4  juin,  signé  quatre  jours  à  peine  après  l'accord 
Chouvalof-Salisbury.  La  Grande-Bretagne  y  garantissait 
l'intégrité  des  possessions  asiatiques  du  sultan,  en  se  faisant 
céder  Chypre  pour  le  temps  où  les  Russes  resteraient  à  Kars. 
Si  à  ces  deux  accords  on  joint  l'accord  austro-russe,  qui  per- 
mettait à  François»Joseph  d'occuper  la  Bosnie  et  l'Herzégovi- 
ne ^,  on  s'aperçoit  que  le  traité  de  Berlin,  dans  ses  dispositions 
essentielles,  n'a  fait  qu'enregistrer  les  résultats  de  conventions 
secrètes. 

Ce  fut  Salisbury  qui  proposa  au  Congrès  de  Berlin  de  con- 
fier à  l'Autriche-IIongrie  le  mandat  d'occuper  la  Bosnie- 
Herzégovine.  Le  Ballplatz,  <|ui  avait  en  poche  depuis  trois 

1.  "  Nous  fîimis  pari  di>  ci'tte  résolution  sous  la  plus  stricto  coiifideiice  au  sul- 
tan, à  Amlrassy  «t  aux  Roumains.  Mais  coniine  nous  y  comptions  bien,  Abdul- 
Ilmnid  la  communiqua  à  >on  médi^cin  gn-c  (il  s'agit  (W  ."Ûavroyéui  pacha), 
Andrassv  à  Bismari-,k,  i-t  N-s  JU)umains  au\-  Husscs  ».  (Disrai'li  à  ian'ini',  Buckle, 
p.  29.3).  ' 

2.  Convi'iilion    lU-     lii-iclisiadt,     1870. 


8§0  LA  VIE  DES  PEUPLES 

ans  le  consentement  de  la  Russie  à  l'opération,  n'osait  pren- 
dre l'initiative  de  demander  la  réalisation  de  cette  pro- 
messe. Aussi  Bismarck  comparaît-il  les  Autrichiens  à  des  gens 
qui,  non  contents  de  réclamer  les  alouettes  toutes  rôties, 
voudraient  encore  qu'on  les  leur  mît  dans  la  bouche.  Quelle 
était  donc  la  pensée  intime  des  deux  hommes  d'Etat  britan- 
niques qui  présidèrent  à  la  conclusion  des  accords  anglo- 
russe  et  anglo-turc,  et  à  l'exécution  de  l'accord    austro-russe? 

III 

C'est  au  traité  de  Berlin  que  Disraeli  a  dû  de  finir  sa  vie  dans 
une  apothéose.  Méprisé  dans  sa  jeunesse  et  suspect  dans  son 
âge  mûr,  dandy  mâtiné  d'aventurier,  admis  pour  la  première 
fois  à  quarante-huit  ans  dans  une  combinaison  ministérielle, 
pour  n'être  pendant  vingt  ans  encore,  membre  du  gouverne- 
ment qu'à  de  longs  intervalles  et  pour  de  courtes  périodes,  c'est 
depuis  1878  qu'aux  yeux  d'une  grande  partie  de  l'opinion 
il  passe  pour  le  grand  homme  d'Etat  anglais  de  son  temps  ^. 
Sa  politique  orientale  apportant  à  son  pays,  outre  la  paix  avec 
l'honneur,  Chypre  et  les  actions  du  canal  de  Suez,  paraît  son 
plus  beau  titre  de  gloire  ;  et  lord  Buckle,  comme  pour  confirmer 
ce  jugement  général  de  ses  compatriotes,  invoque  Bismarck 
mettant  par  son  mot  fameux,  «  Dev  cille  Jiide  ist  der  Mann  », 
Beaconsfield  au  premier  rang  des  protagonistes  du  Congrès  de 
Berlin,  et  aussi  \ç  Journal  des  Débats,  pour  qui  la  politique 
suivie  en  1878  prouvait  que  les  traditions  anglaises  jugées 
perdues  «  survivaient  dans  les  cœurs  d'une  femme  et  d'un 
vieil  homme  d'Etat  ^  ». 

1.  Voir  Maurice  Courceile,  Disraeli,  (Paris,  1902;  dans  la  collection  Ministres 
el  hommes  d'Etat;  Alcan,  éditeur).  La  triste  opinion  qu'on  avait  de  Disraeli  au 
moment  où  il  entre  au  Parlement  apparaît  à  ce  que  l'Athenaeum  refusait  de 
l'admettre  parmi  ses  membres  et  que  O'Connell  le  traitait  avec  le  plus  injurieux 
mépris,  le  caractérisant  dans  un  meeting  public  ,"  d'insigne  menteur  tant  en 
actes  qu'en  paroles  »,  s'étonnant  «  que  l'Angleterre  tolérât  la  présence  d'une 
aussi  vile  créature,  d'un  mécréant,  d'un  type  aussi  abominable  «,  ajoutant  que 
ces  expressions,  pour  violentes  qu'elles  fussent  «  ne  suffisaient  pas  à  exprimer 
son  dégoût  pour  un  pareil  reptile  ».  Disraeli  fut  ministre  des  finances  en  1852  et 
1858  dans  les  cabinets  éphémères  de  lord  Derby,  avec  qui  il  rentra  au  pouvoir  en 
1866,  et  qu'il  remplaça  à  la  présidence  du  conseil  en  1868;  mais,  avant  la  fin  de 
cette  année,  il  dut  céder  la  place  à  Gladstone. 

2.  Buckle.  p.  343. 


DISRAELI  ET  SALISBURY  891 

Laissons  là  Bismarck,  qui  jugeait  les  gens  d'après  l'étendue 
de  leurs  annexions  et  confessait  à  Disraeli  que  le  coup  de 
main  sur  Chypre  avait  changé  son  avis  sur  l'Angleterre 
qu'il  avait  crue  tn  décadence  depuis  sa  renonciation  au 
protectorat  des  îles  lonnienes  ^.  Les  précieux  documents 
que  nous  apportent  les  derniers  volumes  de  lord  Buckle,  et  cjui 
mettent  à  nu  la  pensée  et  le  cœur  de  Disraeli  pendant  la  seule 
période  où  il  exerça  véritablement  le  pouvoir,  pendant  la  seule 
grande  crise  extérieure  sur  laquelle  sa  volonté  put  agir,  sont 
des  guides  plus  sûrs  que  les  boutades  du  chancelier  de  fer. 
Pour  démêler  si  le  «  sphinx  aux  primevères  »  fut  le  «  sur-Ras- 
tignac  »  c[ue  virent  si  longtemps  en  lui  les  gens  de  sa  génération, 
ou  au  contraire  le  grand  homme  que  proclamèrent  ceux  de 
l'âge  suivant  (et  peut-être  fut-il  à  la  fois  l'un  et  l'autre),  il  suf- 
fit de  laisser  parler  les  textes. 

Comme  chef  de  parti,  Disraeli  montra  certes  des  dons  sans 
pareils  :  il  sut  capter  la  confiance  de  la  reine  comme  celle  des 
ouvriers^,  flatter  l'aristocratie^,  cajoler  la  bourgeoisie  intel- 
lectuelle*, servir  les  intérêts  des  cercles  financiers;  et  le  parti 
tory  galvanisé  et  ramené  au  pouvoir  après  une  longue  éclipse, 
a  les  meilleures  raisons  du  monde  de  lui  être  reconnaissant. 
ISa  personnalité,  qui  aurait  piqué  la  curiosité  et  concentré 
'attention  en  tout  pays,  exerçait  toutes  les  séductions  du 


1.  Buckle,  p.  332.  Si  la  boulimie  territoriale  n'avait  pas  troublé  la  vision  du 
cliancelier,  il  aurait  vu  que  l'Angleterre,  en  cédant  le  Septanèse  à  la  Grèce,  s'ac- 
quérait des  titres  à  la  reconnaissance  de  l'hellénisme,  au  prix  d'une  renoncia- 
tion à  des  îles  qui  n'étaient  pour  elle  qu'une  source  de  dépenses  et  de  compli- 
cations. Dès  1831,  sir  Henry  Parnell,  dans  un  livre  qui  eut  une  influence  déci- 
sive sur  l'évolution  économique  de  l'Angleterre,  estimait  que,  la  Grèce  une  fois 
affranchie  du  Turc,  la  Grande  Bretagne  n'avait  plus  aucune  raison  de  garder 
une  aussi  coûteuse  possession  (Financial  Reform,  p.  249). 

2.  On  a  souvent  expliqué  comment  Disraeli  a  profité  du  bref  passage  des  con- 
servateurs au  pouvoir  en  18G7  pour  étendre  le  droit  de  suffrage  à  1.200.000 
hommes,  au  lieu  des  400.000  à  qui  Gladstone  proposait  d'accorder  l'électorat. 
Pareillement,  en  1875,  il  accorda,  aux  grévistes,  vis-à-vis  des  «  jaunes  »  des 
droits  où  Gladstone  voyait  une  atteinte  à  la  liberté  individuelle.  (.\bel  Chevalley, 
La  reine  Victoria,  Paris,  1902,  pages  271-2). 

3.  Il  affichait  dans  ses  discours  et  ses  romans  sa  foi  dans  la  nécessité  d'une 
aristocratie  et  de  l'aristocratie  britannique  en  particulier  (Voyez  Courcelle, 
p.  40-6).  Dans  celles  de  ses  lettres  privées  qu'il  adresse  à  des  aristocrates,  il 
malmène  la  bourgeoisie.  Il  n'a  pas  confiance  en  des  ministres  bourgeois  «  car 
ils  ont  la  terreur  des  responsabdités  »  (à  lord  Salisbury);  M.  Chamberlain  lui 
fait  l'effet  «  d'un  marchand  de  fromages  x  (à  lady  Bradford),  et  ainsi  de  suite 

1.    Il  offrit  la  [lairie  et  lies  pensions  à  Tennyson  et  à  Carlyle. 


802  LÀ    VIE  DES  PEUPLES 

mystère  et  de  l'originalité  sur  un  Parlement  livré  aux  cler- 
gymen  laïques,  du  genre  de  Gladstone,  ou  à  l'aristocratie 
éclairée  et  consciencieuse,  mais  terne  et  compassée  des  Derby 
ou  des  Hartington  ^.  Comme  orateur,  il  dominait  toutes  les 
cordes  de  l'éloquence,  car  sa  foi  dans  la  race  britannique  lui 
permettait  d'atteindre  parfois  jusqu'à  la  vraie  grandeur,  et  il 
était  naturellement  clair,  élégant,  concis,  spirituel  et  pittores- 
que. Passé  maître  dans  l'art  de  la  réplique,  voire  de  l'invective, 
désarçonnant  l'adversaire  d'un  seul  coup,  il  fut  un  debaler 
incomparable.  Gomme  épistolier,  il  était  plus  merveilleux  en- 
core; ses  lettres  joignent  la  force  et  les  grâces  des  lettres  de 
Voltaire  au  naturel  de  celles  de  Diderot.  A  des  dons  d'assimi- 
lation ei  d'imagination  tout  sémitiques,  il  associait  l'appli- 
cation méthodique  qui  semble  le  privilège  des  races  du  Nord. 
Il  fut  le  plus  assidu  et  le  plus  laborieux  des  parlementaires  2, 
Vers  la  fin  de  sa  vie,  mille  maux  vinrent  s'abattre  sur  lui,: 
goutte,  bronchite,  insomnie;  sa  vue  et  son  ouïe  étaient  at- 
teintes; mais  rien  ne  put  abattre  son  ardeur  à  sersir  son  pays 
et  son  parti  ^. 

Dans  les  affaires  extérieures,  sa  correspondance  le  montre 
trop  souvent  ce  qu'on  l'avait  accusé  d'être  :  un  Oriental  ima- 
ginatif,  mettant  en  scène  les  romans  qu'il  écrivit  dans  sa  jeu- 
nesse et,  jusqu'à  un  certain  point,  un  aventurier,  aventurier 
de  génie  certes,  mais  tout  de  môme  aventurier. 

Ge  qui  frappe  tout  d'abord  en  lui,  surtout  par  contraste  avec 
lordSalisbury,  c'est  l'absence  de  tout  plan  réfléchi  et  de  prévi- 
sions justifiées  par  les  faits.  La  politique,  il  le  dit,  le  répète  et  se 


1.  Disraeli  qualifi»^  le  premier  discours  de  Hartini?ton(depîiisducde  Dcvonshire) 
en  qualité  do  chef  de  l'opposition,  «  sérieux,  genllemanlikr  et  un  peu  terne  » 
{h  ladyBradford). 

2.  Au  Parlement  anglais,  les  séances  durent  couramment  six  à  huit  heures, 
parfois  plus  longtemps.  Disraeli  ne  quittait  son  banc  que  pour  manger  à  la  hâte 
dans  uru^  voiture  le  dîner  que  lui  apportait  sa  femme. 

3.  A  Berlin,  les  soirées  l'épuisaient;  il  note  dans  son  journal  le  24  .juin;  ><  A 
dix  iieures  je  commence  à  mourir,  et  à  minuit  je  voudrais  être  enterré;  mais  l'ab- 
sence à  toute  réunion  mondaine  importante  serait  une  faute  »;  et  de  fait,  il 
n'en  manque  pas  une. En  Angleterre,  sa  vie  est  un  martyre  quotidien.il  rem- 
plit cependant  son  devoir  en  souriant.  11  écrit  le  22  mars  1,S78  à  ladyBradford: 
«  Malgré  le  danger  de  sortir  dans  mon  état,  j'eus  mon  audience.  La  santé  de  la 
reine  n'était  pas  beaucoup  meilleure  que  celle  de  son  ministre,  jamais  le  royaume 
ne  fut  gouverné  au  milieu  ae  plus  de  toux  et  d'éternuemenls  ». 


DISRAELI  ET  SALJSBUHY  893 

vante  de  l'avoir  dit  et  répété,  est  pour  lui  un  jeu  de  hasard  ^. 
Il  s'y  jette,  le  cœur  léger,  par  une  espèce  de  fatalisme  oriental, 
parce  qu'il  a  foi  en  son  étoile.  Le  26  juillet  1877,  au  milieu 
d'extrêmes  difficultés  intérieures  et  extérieures,  il  écrit  à  sa 
Dul(  inée  :  «  Je  quitte  un  cabinet  consterné  pour  faire  face 
à  une  cour  orageuse,  mais  j'ai  foi  dans  mon  étoile.  » 

Ses  pro})héties  nous  paraissent  puériles,  tant  elles  sont 
démenties  par  les  événements.  Tandis  que  Salisbury  avait 
prévu  dès  1871  l'alliance  franco-anglaise  et  la  guerre  de  1914, 
et  même  aperçu  que  la  guerre  éclaterait  parce  cjue  l'Allemagne 
voudrait  mettre  la  main  sur  les  petits  Etats  qui  la  séparent  de 
la  mer  du  Nord,  Beaconsfield  n'a  jamais  envisagé  la  guerre 
avec  l'Allemagne,  et,  loin  de  prévoir  la  revanche,  il  gémit  à 
l'idée  que  la  France  court  le  risc^ue  d'un  partage  -.  Ce  n'est  pas 
d'ailleurs  qu'il  aime  la  France  ou  la  veuille  forte  ^,  mais  il  sent 
les  dangers  qui  découlent  de  sa  faiblesse^.  S'agit-il  d'événe- 
ments à  brève  échéance,  sur  lesquels  l'erreur  est  moins  excu- 
sable, ses  bévues  sont  encore  plus  singulières.  Le  25  décembre 
1876,  il  s'entête  dans  l'idée,  déjà  souvent  exprimée  par  lui,  qu'il 
y  a  .99  chances  sur  100  pour  que  la  Russie  ne  fasse  pas  la  guerre, 
cette  guerre  qui  éclatera  en  avril,  et  dont  nous  savons  aujour- 
d'hui par  Nélidof  qu'elle  était  décidée  en  principe  depuis  plu- 
sieurs mois.  Même  manque  de  prescience  au  cours  des  hostilités. 
Au  début  ilcroit  que  la  Turquie  ne  sera  capable  d'offrir  au- 
cune résistance,  c{ue  les  Russes  seront  en  60  jours  à  Constan- 
tinople.  Plevna  lui  paraît  un  conte  merveilleux  {wonderoiis  iale) 
Puis  soudain  l'optimisme  à  outrance  succède  au  pessimisme. 
La  campagne  de  Bulgarie  .sera  pour  les  Russes  une  espèce  de 
1812;  à  la  veille  de  la  capitulation  d'Osman  pacha,  il  espère 
que  Suleïman  le  débloquera,  et  ainsi  de  suite.  Son  ignorance 

1.  \  ovez  notamment  sa  lettre  à  ladv  Bradford,  du  2  novembre  1876. 

2.  .\  lad  y  Bradford. 

3.  «  Quand  elle  était  forte,  elle  nous  donnait  bien  des  ennuis  »  (lettre  à  lord 
Derby,   17  octobre  1876).  Voyez  |»lus  bas  son  pamphlet  antifrançais  de  1832. 

4.  «  Chose  curieuse  :  depuis  la  défaite  de  la  France,  qui  nous  donnait  tant  d'a- 
larmes et  d'ennuis,  la  conduite  des  affaires  publiques  est  devenue  infiniment 
plus  difficile;  il  n  y  a  |)Ius  d'équilibre  et,  à  moins  f]ue  nous  abandonnions  nos 
propres  vues  pour  collaborer  avec  les  trois  em|)ires  du  Nord,  ils  peuvent  ajrir 
sans  nous,  ce  qui  n'est  pas  a},'réable  pour  un  Etat  comme  rAngleterrc.  (A  lady 
Brailforil.    6    septembre    1875V 


894  LA  VIE  DES  PEUPLES 

des  faits  accomplis  égale  son  manque  de  flair  des  faits  à  venir. 
L'entente  austro-russe,  qui  délimitait  les  sphères  d'influence 
des  deux  empires  dans  les  Balkans  et  spécifiait  les  conditions 
de  la  neutralité  do  l' Au  triche-Hongrie,  fut  signée  à  Reichstadt 
le  8  juillet  1876.  Or,  jusqu'en  octobre  1877,  Disraeli  accorde 
foi  à  .\ndrassy  qui  en  nie  l'existence;  il  lui  faut  pour  y  croire, 
une  rencontre  fortuite  à  Brighton  avec  Chouvalof  qui  lui 
donne  l'assurance  ^  qu'il  a  vu  la  pièce.  Il  ne  paraît  pas  davan- 
tage avoir  connu  à  temps  l'entente  russo-roumaine.  Par  sa 
confiance  aveugle  dans  le  hasard  et  son  manque  de  précision 
dans  l'information  et  le  raisonnement,  il  est  souvent  entraîné 
à  des  plans  chimériques  :  en  mars  1878,  il  rêve  d'une  ligue 
méditerranéenne  qui,  outre  la  France  et  la  Grèce,  compren- 
drait l'Autriclie-Hongrie  et  l'Italie,  c'est-à-dire  précisément 
les  Etats  dont  les  intérêts  sont  le  plus  souvent  opposés  dans 
la  Méditerranée  orientale. Pour  les  mêmes  raisons,  ses  desseins 
se  modifient  sans  cesse.  Le  4  septembre  1876,  il  construit  un 
projet  de  partage  de  l'empire  turc  entre  l'Autriche-Hongrie 
et  la  Russie, sous  les  auspices  amicaux  de  l'Angleterre  qui,  en 
coopération  avec  l'Allemagne,  se  réserverait  la  garde  de  Gons- 
tantinople  et  des  Détroits  2.  Mais  quelques  mois  plus  tard,  il 
faut,  comme  on  l'a  vu,  l'opposition  des  trois  «  lords  «  pour 
l'empêcher  d'intervenir  par  les  armes  en  faveur  de  la  Porte. 
Parfois  les  changements  sont  encore  plus  brusques.  Dès  son 
arrivée  à  Gonstantinople,  Salisbury  reçut  de  Beaconsfield  deux 
lettres  proposant  des  plans  plus  fantaisistes  que  pratiques. 
Le  premier  consistait  à  induire  la  Russie  et  l'Autriche  à  ac- 
quiescer à  une  occupation,  apparemment  indéfinie,  des  Bal- 
kans par  l'Angleterre  à  leur  exclusion  mutuelle.  Le  second 
était,  au  cas  où  la  Russie  envahirait  la  Turquie,  de  rester 
neutres,  puis,  après  avoir  fortifié  Gonstantinople  à  nos  frais, 
envoyé  notre  flotte  dans  la  mer  Noire,  de  déclarer  la  guerre 
au  moment  opportun;  une  place  d'armes  de  premier  ordre 
devait  être   notre   récompense.    Dans   les   deux   cas,   aucune 

1.  Lettre  du  19  octobre  1877  à  la  reine,  Buckle  p.  185. 

2.  Mémorandum  à  lord  Devhy  (Life,  VI  p.  52-3).  Il  suggère  de  même  de  mo- 
deler la  garnison  anglo-allemande  sur  les  «  garnisons  fédérales  »  de  Mayence 
et  d'autres  lace-;  l'o.'Les  '4-0 .-ma  niques  après  1815. 


DISRAELI  ET  SALISBUR  Y  $95 

considération  n'était  témoignée  au  sultan.  ^înis  soudain  Bea- 
consiield  se  transforme  en  un  champion  zélé  de  l'indépendance 
turque  1  ». 

Lady  Gwendolen  Cecil  attribue  cette  dernière  volte-face 
à  des  raisons  de  i)ol!ti((ue  intérieure.  En  décembre  1(S78.  les 
libéraux  avaient  repris  leur  agitation  anti-turque;  or  lord  Bea- 
consfield  s'était  toujours  montré  «  nK^rbidement  effrayé  »  de 
paraître  céder  à  la  pression  de  ce  mouvement,  même  quand  il 
eut  le  plus  d'influence.  Maintenant,  de  peur  de  paraître  adhé- 
rer à  la  politique  d'expulsion  des  Turcs  réclamée  à  un  grand 
meeting  tenu  à  Saint-James  Hall,  il  se  refusait  à  exercer  la 
pression  conseillée  par  Salisbury  jiour  forcer  le  -->ultan  à  accep- 
ter les  réformes,  sans  songer  au 'surplus  que  des  réformes  sé- 
rieuses étaient  la  seule  chance  du  maintien  de  rinléoriié  de 
l'empire  turc. 

On  aperçoit  ici  l'une  des  plus  fortes  ombres  du  caractère 
de  Disraeli.  Il  aimait  l'Angleterre,  certes,  et  avec  lyrisme,  mais 
ses  passions  contre  ses  adversaires  étaientsi  violentes  qu'au  fond 
sa  politique  extérieure,  trop  souvent,  ne  se  proposa  que  d'être 
le  contre-pied  de  la  leur.  Au  début  de  sa  carrière,  ])Our  miner 
le  cabinet  whig  qui  fit  la  réforme  de  1832,  il  avait  osé  écrire 
tout  un  ouvrage  2,  d'une  rare  violence,  où  il  accusait  lord  Grey 
et  lord  Palmerston  d'avoir  livré  l'Angleterre  à  la  France,  et 
où  il  représentait  ce  pays  comme  l'ennemi  héréditaire  et 
nécessaire  du  sien,  et  son  roi  comme  le  dernier  des  hommes  ^. 
Quarante  années  de  vie  parlementaire  et  la  plus  haute  des 
charges  n'avaient  pu  lui  donner  une  idée  plus  élevée  de  la 
])olitique  étrangère.  Il  est  vrai  qu'il  haïssait  Gladstone  infi- 
niment plus  qu'il  n'avait  haï  Palmerston.  Dans  ses  lettres  à 
lady  Bradford.  il  l'appelle  <<  ce  tartuffe  »,  et  jilus  souvent  encore 
«  cette  canaille  >>.  A  lord  Derby  il  écrit  :  «  La  postérité  fera  jus- 

1.  Ceci),  111.  -  Ces  <ioii\  plans  rapiiellent  les  idôos  exposées  en  septembre 
h  Derby,  mais  avec  des  modifications  imporlanles). 

2.  TCiKjlnnd  and  Franrr  nr  <i  cure  far  llic  miiiislcrial  Gallmnania.  Ce  titre  fait 
deviner  b'  contenu  dn  pam|)hlel,  mais  non  |'ri|,r(>té  inouïe  de  la  forme.  On  en 
trouvera  de-;  extraits  dans  BiieUle,  (1.  p.  -207  et  siuvanles). 

:i.  Cetli-  pnldication  était  d'autant  plus  Scandaleuse  (|ue,  comme  le  remarque 
son  biotîraplie  Monnypenny,  très  peu  d'années  après  il  s'exprima  sur  l'entente 
cordiale  tout  autrement,  i-t   devint  même  un  ami  pei-soinn-l  de  l,iiiii>;-I'liilippe. 


896  LA    VIE  DES  PEUPLES 

tice  de  Gladstone,  ce  maniaque  sans  scrupules,  extraordinaire 
mélange  d'envie,  d'esprit  de  vengeance,  d'hypocrisie  et  de 
superstition,  et  dont  le  trait  marcjuant  est  qu'il  n'est  jamais  un 
gentleman  ^.    « 

Gladstone,  il  est  vrai  ne  s'exprimait  pas  avec  plus  de  mé- 
nagement sur  son  compte.  Après  le  traité  de  Berlin,  il  dit  à 
Théodore  Delyanni,  de  passage  à  Londres,  que  Disraeli  était 
un  menteur  notoire  et  que  la  Grèce  avait  été  bien  naïve  de 
croire  à  ses  assurances  ^.  Comme  toute  la  presse  libérale  ^,  il 
accusait  Disraeli  d'être  guidé  dans  sa  politique  orientale  non 
par  les  intérêts  de  l'Angleterre,  mais  par  ses  instincts  sémiti- 
ques, parles  rancunes  antichrétiennes  et  les  ])réjugés  pro-turcs 
des    Israélites. 

Que  Disraeli  soit  antichrétien,  c'est  incontestable.  Il  l'est  à  tel 
point  qu'il  ne  comprend  pas  que  ses  ministres  aient  d'autres 
sentiments.  Il  se  moque  des  sympathies  de  ses  collègues  angli- 
cans, notamment  de  lord  Carnarvon,pour  l'Eglise  orthodoxe, 
qu'il  appelle,  lui,  «  l'hérésie  de  Photius  »;  il  se  plaint  des  obsta- 
cles qu'il  trouve  dans  les  sentiments  religieux  de  la  plupart 
des  membres  de  son  cabinet  ^,  dans  leurs  rapports  avec  des 
évêques.  Mais  c'est  surtout  l'idée  que  la  Grande-Bretagne  a 
le  devoir  de  protéger  les  chrétiens  qui  l'exaspère  au  plus  haut 
point.  «  Salisbury  »,  écrit-il  à  Derby  le  28  décembre  1876,  «  est 
plein  de  préventions,  et  ne  se  rend  pas  compte  qu'il  a  été 
envoyé  à  Gonstantinople  pour  tenir  les  Russes  hors  de  Turcjuie, 
et  non  pour  créer  une  existence  idéale  aux  Turcs  chrétiens  ». 
Lui  certes  n'est  pas  influencé  par  de  pareils  soucis.  Lord 
Buckle  s'est  donné  infiniment  de  peine  pour  expliquer  le  dis- 
cours qu'il  prononça  au  moment  des  atrocités  bulgares;  mais 
quiconque  relira  cette  harangue  singulière  pensera  que  l'évè- 
que  qui  la  qualifia  alors  de  «  bouffonnerie  cynique  »  n'exagérait 

1.  Buckle,  p.  67. 

2.  Je  tiens  ces  propos  de  la  bouche  même  de  Delyanni. 

3.  Voyez  une  amusante  lettre  de  Salisbury  prévoyant  que,  quand  on  appren- 
drait le  traité  du  4  juin.  «  M.  Gladstone  ferait  un  discours  de  quatre  heures  sur 
l'égoïsme  de  l'Angleterre  et  le  désintéressement  de  la  Russie,  tandis  que  le  Daily 
News  prouverait  de  manière  décisive  que  l'idée  de  prendre  Chypre  ne  pouvait 
venir  qu'aux  instincts  sémitiques  du  premier  ministre  ». 

4.  Lettre  à  Derby  en  date  du  19  novembre  1876. 


DISRAELI  ET  SALISBUEY  897 

guère  ^  Son  antipathie  ne  se  bornait  pas  aux  Bulgares  ^.  Une 
fois  qu'il  eut  Chypre  en  poche,  il  ne  songea  plus  qu'à  une  chose  : 
conserver  à  la  Turquie  le  plus  de  territoire  possible  en  Eu- 
rope ^.  Il  se  félicita  de  la  façon  dont  furent  traités  à  Berlin 
les  autres  chrétiens.  «  J'ai  toujours  été  d'avis  »,  écrit-il  le 
20  juillet  1878  à  la  reine,  «  que  les  Etats  tributaires  rebelles 
devraient  recevoir  une  compensation  aussi  maigre  que  pos- 
sible ».  Ainsi,  pour  lui.  Roumains  et  Serbes  ne  sont  que  des 
sujets  rebelles,  coupables  de  félonie  envers  leur  maître  légi- 
time. Les  Grecs,  qui,  eux.  ne  sont  pas  rebelles,  qui  sur  ses 
conseils  sont  restés  neutres  ^  et  dont  il  a  reconnu  les  revendi- 
cations comme  légitimes  tant  ^ans  des  mémorandums  à  ses 
ministres  ^,  que  dans  des  documents  officiels  ^,  sont  encore 
plus  mal  traités.  Tant  que  le  congrès  de  Berlin  n'est  pas  con- 
voc[ué.  il  fait,  certes,  sonner  très  haut  l'injustice  commise 
par  le  traité  de  San  Stefano  aux  dépens  des  Grecs,  auxquels 
les  Français  et  les  Italiens  s'intéressent  alors  vivement. 
Mais,  le  but  atteint,  il  les  abandonne  complètement.  En  pleine 
séance,  il  fait  de  l'ironie  aux  dépens  de  leurs  plénipotentiaires, 
et,  à  son  retour  en  Angleterre,  justifie  cet  abandon  en  disant 
qu'ils  avaient  tourné  leurs  yeux  ailleurs',  ce  qui  était  faux. 
Sa  biographie®  révèle  qu'il  alla  encore  plus  loin;  il  prit  sur  lui 
d'écrire  à  Bismarck  pour  lui  expliquer  que  la  réalisation  des 
stipulations  du  traité  de  Berlin  accordant  l'Epire  méridionale 
à  la  Grèce  entraînerait  une  guerre  albanaise.  «  Songez  à  cela. 

1.  La  reine,  liircopliile.  mais  clirétieiine,  eut  une  toute  autre  conduite.  Quand 
en  septembre,  après  la  clôture  du  Parlement,  arrivèrent  les  rapports  de  Fjaring. 
envoyé  sur  les  lieux,  <  elle  fut  horrifiée  et  pressa  son  premier  ministre  de  flétrir 
par  un  discours  public  les  crimes  et  leurs  auteurs.  Plusieurs  des  collègues  de 
Disraeli  jjartatreaient  cette  façon  de  voir,  mais  lui  estimait  qu'il  avait  montré 
suffisamment  son  horreur  des  atrocités  pendant  les  débats  parlementaires  ». 
(BucKie,  p.  64). 

2.  11  rejetait  sur  les  chrétiens  en  général  la  responsabilité  de  la  crise  d'Orient. 
Voyez  notamment  sa  lettre  ;i  lord  Derby  du  2(!  novembre  1876. 

3.  "  Ce  congrès  »,  disait-il  à  Berlin,  "  est  réuni  pour  consolider  le  sultan  et  non 
|iour  partager  ses  territoires  ». 

4.  Le  fait  est  reconnu  par  sa  biographie  (Vl,  p.  285). 

5.  Dansson  mémorandum  deseptembre  1876  il  disait  :  »  l'agrandissement  de  la 
rjrèce  est  indiq\ié  [lar  la  nature  des  choses  ». 

6.  Voir  toute  la  correspondance  officielle  échangée  avec  la  Russie.  11  y  est 
(juestion  entre  autres  du  «uutrm  interesl  «que  l'Angleterre  nourrit  pour  la  Grèce. 

7.  C'est-à-dire  vers  la   Hussie. 

8.  Page  340-1. 


898  LA  VIE  DES  PEUPL  ES 

cher  prinrc  >..  dit-il,  et  il  conseille  qu'on  se  borne  à  rixéeulion 
des  sli()ulalions  relatives  à  la  Thessalie.  De  fait,  tant  qu'il 
resta  au  pouvoir,  il  s'arrangea  pour  que  les  Grecs  n'eussent 
rien  mèm(>   en   Thessalie  ^. 

Ses  adversaires  attribuaient  communément  cette  sympathie 
pour  1(>  Turc,  cette  haine  du  chrétien  au  fait  ([u'il  était  de- 
meuré un  «  crypto-juif  ».  Pareille  explication  paraît  invrai- 
semblable en  France,  où  il  y  a  tant  de  juifs  ])hilhellènes  et  de 
chréliens  turcophiles.  Mais  en  Angleterre  les  convictions  re- 
ligieuses ont  leur  contrecoup  sur  les  affaires  étrangères.  Si  les 
sympathies  de  beaucoup  d'anglicans  allaient  non  seulement 
aux  petits  peuples  balkaniques,  mais  même  aux  Moscovites 
si  redoutés,  c'est,  sans  nul  doute, uniquement  |)arce  qu'ils  appar- 
tenaient à  cette  Eglise  orthodoxe  qui  jadis  lutta  avec  l'Eglise 
protestante  contre  les  progrès  du  «  papisme  »  en  Orient.  In- 
versement les  Israélites  anglais  n'oublient  pas  que  ])endant 
de  longs  siècles  leurs  coreligionnaires  trouvèrent  asile  chez  les 
sultans.  De  nos  jours  encore,  les  principaux  représentants  de 
la  turcophilie  dans  le  parti  au  pouvoir  en  Angleterre  (lord 
Reading  et  Montagu)  ne  sont-ils  pas  israélites?  Mais  au  début 
du  xix^  siècle,  dans  les  milieux  où  fut  élevé  Disraeli,  à  peine 
écliappés  des  ghellos,  la  tolérance  turque  devait  })araître 
encore  plus  méritoire.  Or  Disraeli, s'il  reçut  le  baptême  (à  treize 
ans), eut  le  mérite  de  n'être  pas  un  renégat.  Il  ne  renia  jamais 
ses  origines  et  poursuivit  de  sa  haine  les  ennemis  de  sa  race. 
Quand  lord  Derby  lui  passa  la  présidence  du  conseil,  son  pre- 
mier acte  fut  de  débarquer  très  cavalièrement  le  lord-chance- 
lier, le  plus  haut  personnage  du  cabinet  après  lui,  «  qu'il  jugeait 
insuffisant  et  qui  avait  été  un  des  plus  résolus  opposants  à  la 
cause  juive  ^  ».  Cela  se  passait  cinquante  ans  aprèssonbaj)tême. 
Vingt-cinq  ans  j-jIus  tôt,  il  écrivait  Abi'oy.  roman  juif  jiatio- 
naliste  (nous  dirions  aujourd'hui  sioniste), et.  chose  extraordi- 
naire pourré|)oquc, il  allait  scbatt  re  en  Orient  pour  les  Turcs  ^. 

1.  En  revanche  il  ne  leur  ménagea  pas  ses  c|uulibels  >  La  Grèce  »,  dil-il  en 
jtleine  Chambre.  «  a  un  glin'ienx  passé  et  un  brillant  avenir,  elle  peut  attendre  ». 
Sans  le  retour  au  pou  voir  de  Gladstone,  qui  obtint  pour  elle  une  partie  des  ter- 
ritoires promis  à  Berlin,  elle  aurait  attendu  longtemps. 

2.  Life,  tome  IV,   p.  593. 

3.  Life  t.  I,  p.  158.  Il  arriva  —  heurensement  pour  lui  —  une  fois  les  hostilités 
finies.  Mais  il  ne  se  rendit  pas  moins  au  quartier-général  du  grand-vizir. 


DISRAELI  ET  SALISBURY  899 

Ses  origines  sont  donc  inconstestablement  pour  beaucoup 
dans  sa  politique.  Mais,  à  expliquer  cette  politique  uniquement 
par  ses  «  instincts  sémitiques  »,  ses  adversaires  ne  voyaient 
qu'une  partie  de  la  vérité.  Son  sémitisme  aurait  pu  le  conduira 
à  la  haine  de  ceux  des  orthodoxes  qui  persécutent  les  Israélites, 
mais  non  des  Grecs,  qui.  quoique  souvent  rivaux  commerciaux 
des  Juifs,  leur  ont  accordé  l'égalité  politique  avant  tout  autre 
Etat  européen,  la  France  exceptée.  En  réalité,  la  turcophilie 
de  Disraeli,  si  elle  est  en  partie  sémitique  a  également  un  ca- 
ractère artistique  et  littéraire  ;  elle  découle  des  impressions  de 
son  grand  voyage  en  Orient  (1830-1),  telles  que  nous  les  con- 
naissons parfaitement  par  ses  lettres  ^  et  son  roman  autobiogra- 
phique Contarinî  Fleming.  A 'cet  égard.  Disraeli  est  un  ancê- 
tre de  Pierre  Loti.  Les  journalistes  athéniens  ont  été  étonnés 
quand  l'auteur  des  Désenchantées  leur  confessa  que  la  baie  de 
Salamine  le  laissait  froid.  Voici  les  méditations  de  Contarini 
Fleming  «  sur  les  ruines  d'Athènes  »  ^  :  «  Pourquoi  ne  pas  étudier 
aussi  les  Orientaux?  Sûrement  nous  découvririons  dans  les 
pages  des  Persans  et  des  Arabes  des  nouvelles  sources  d'émo- 
tion, de  nouveaux  modes  d'expression,  de  nouvelles  suites 
d'idées  et  de  nouvelles  explosions  d'imagination  ». 

Disraeli  n'avait  pas  plus  tôt  débarqué  en  E])ire  qu'il  dét  ta- 
rait à  Austen  détester  les  Grecs  plus  que  jamais  ^.  11  ne  les  avait 
pas  vus  huit  jours.  Son  enthousiasme  pour  les  Turcs  est  aussi 
immédiat  que  sa  haine  pour  les  Grecs.  Dans  cette  même  lettre 
à  Austen,  la  première  qu'il  écrivit  d'Orient,  il  dit  : 

'(  ,Jo  ne  puis  vous  donner  dans  une  simple  lettre  une  idée  de  tous 
les  pachas,  de  tous  les  silictars  et  de  tous  les  agas  avec  qui  nous  avons 
échange  des  visites.  Chaque  matin  nous  rendions  des  visites,  assis- 
tions à  des  revues  et  nousgorgions  de  confitures;  chaque  soir,  des  dan- 
seurs et  des  chanteurs  étaient  envoyés  à  noire  maison  par  quelque 
vizir  ou  (juelque  paclia.  Pendant  une  semaine  je  revécus  des  pages  des 

I.    Rc|iiu(liiil('s  flaii-^ /,(7''.  t.  1.(1.  lô!S  et  ?ui\  antps. 

vî.  nii:uifl  Di^^raf'li  visitsi  AIIk'mips,  les  Tiu'cs  avaient  déliiiit  la  \  ille.  mais  le- 
naifnr<')if;orp  l'.\cropol<',  qu'ils  devaient  bientôt  évacuer.  Disraeli  se  vante  d'a- 
voir étt';  le  dernier  étranger  (|ui  ait  visité  l'Acropole  avant  le  départ  de  la  garni- 
son turque. 

3.    P.  158. 


900  LA    VIE   DES  PEUPLES 

Mille  el  une  niiils  :  quels  détilés  !  quels  habits  magnifiques  !  quels  cor- 
tèges de  cavaliers  !  quelles  caravanes  de  chameaux  !  Et,  puis  les  délices 
d'être  traité  en  grand  personnage  par  un  homme  (le  grand  vizir  com- 
mandan'  l'armée)  qui  décapite  chaque  matin  la  moitié desa  province  ». 

Retenons  ce  dernier  trait:  c'est  bien  la  «  bouffonnerie  cyni- 
que »  que  flétrissait  un  demi-siècle  plus  tard  l'évèque  de  Bom- 
bay ^.  Mais  retenons  aussi  c[ue  dans  une  armée  turque  qui 
réduit  sans  pitié  des  provinces  révoltées  il  ne  voit  que  le  côté 
pittoresque.  Pareillement,  dans  une  lettre  à  prétentions  poli- 
tiques, il  juge  les  peuples  d'après  leur  costume  ^  et  il  prend  en 
grippe  les  Arméniens,  «  qui  constituent  la  base  de  la  vie  écono- 
mique »,  parce  cju'ils  portent  «  des  capes  rondes  et  noires  du 
plus  mauvais  goût  ». 

Le  caractère  littéraire  plutôt  que  politique  des  opinions  de 
Disraeli  avait  frappé  Napoléon  III  ^.  Ou'aurait-il  dit  s'il  avait 
lu  la  lettre  suivante,  adressée  de  Constantinople  à  E.  Lyt- 
ton  Bulwer  : 

«  Je  vous  confesse  que  mes  préventions  en  faveur  des  Turcs  sont 
confirmées  par  mon  séjour  en  Turquie.  La  vie  de  ce  peuple  s'accorde 
grandement  avec  mes  goûts  naturels  pour  l'indolence  et  la  mélancolie. 
Reposer  sur  de  voluptueuses  ottomanes,  fumer  de  superbes  pipes,  se 
prêter  journellement  au  luxe  d'un  bain  qui  exige  une  demi-douzaine 
de  serviteurs;  longer  des  rivages  qui  forment  de  perpétuels  tableaux 
dans  un  caïquc  sculpté,  et  ne  connaître  dautre  fatigue  que  le  trot  d'un 
cheval  arabe,  c'est  une  vie  infiniment  plus  raisonnable  que  le  bavarda- 
ge des  clubs,  l'ennui  des  salons  et  la  vulgarité  de  nos  controverses 
politiques  >>. 

On  dirait  du  Pierre  Loti  moins  bien  écrit  ;  et  le  rapprochement 
se  peut  pousser  plus  loin.  «  Pour  me  présenter  au  grand-vizir  », 
écrit-il  à  Austen,  «  je  combinais  tel  costume  que  le  permettaii 
une  garde-robe  hétérogène;  les  Turcs  étaient  ébahis  ».  D'une 
lettre  de  son  compagnon  de  voyage  Meredith,  il  résulte  que  cet 


l.  Dp  même,  après  un  portrait  très  flatté  du  s-ultan,  il  dira:  «C'est  le  pi  us  affable 
des  princes,  il  se  mêle  à  ses  sujets  et  les  taxe  sans  ombre  de  pitié  ».   (p.  169). 

2.   P.  168-9.  Sa  lettre  est  datée  de  Constantinople  et  adressée  à  son  frère  Isaac. 

.3.  Il  le  dit  formellement  à  lord  Malmesbury,  qui  le  consigna  dans  ses  Menvnr 
of  an  ex-minisîpr  à  la  date  du  19  avril  1857. 


DISRAELI  ET  SALISBURY  901 

ébahissement  n'était  pas  un  éblouissemenl.  Le  médecin  du 
vizir,  qui  baragouinai!  lifalien.  no  put  s'empêcher  de  lui  de- 
mander. '(  Oiieslo  veslo  infilcse  o  fanlasia'^  » —  «  Inglose  c  fantas- 
iico  ^)  lut  la  réplique  de  linipi-rturbable  Benjamin  ^  Avec  fierté, 
il  relate  que  «  Mechmet  paclia  lui  a  dit  qu'il  ne  Ta  pas  pris  jiour 
un  Anglais  parce  qu'il  marchait  lentement.  «  On  croirait  en- 
tendre M.  Jourdain  promu  à  la  dignité  de  mamamouchi. 

Quarante-six  ans  plus  tard,  ce  voyage  en  Orient  devait 
av'oir  une  grande  répercussion  sur  la  })olitique  britannique. 
G'estsur  les  impressions  du  jeune  littérateur,  sur  ses  sympathies 
pour  un  «  peuple  <ahne  et  somptueux,  dont  les  habitudes  cor- 
respondent tellement  à  sa  conception  des  bienséances  et  du 
plaisir  »  que  se  fonde  l'attitude  du  premier  ministre  2. Sans  les 
vents  qui,  empêchant  le  jeune  Disraléli  de  loucher  à  Rhodes, 
le  poussèrent  «  vers  le  royaume  rosé  de  Venus  »,  ^  l'ile  de  Chy- 
pre ne  serait  pas  aujourd'hui  encore  une  colonie  britannique  *, 
tandis  que  la  conviction  acquise  à  Constantinople  que  les  Rus- 
ses n'avaient  dû  leur  victoire  de  1829  qu'à  la  trahison^  expli- 
que les  illusions  de  l'année  1877  sur  une  résistance  victorieuse 
des  Turcs, 

L'inconsistance,  l'imprévoyance,  et,  jusqu'au  traité  de 
Berlin,  la  singulière  hésitation  de  la  politique  de  Disraeli  appa- 
raissent dans  ses  lettres.  Pour  les  années  1875  à  1877.  on  peut 
il  est  vrai,  invoquer  trois  circonstances  atténuantes;  il  était 
mal  informé  par  ses  ambassadeurs,  il  se  heurtait  à  une  opposi- 
tion démagogique,  et  son  action  était  ])aralysée  j)ar  ses  minis- 
tres. 

Sur  le  premier  point, ses plaintesincessantess'expi-imentsou- 

1.  Mereditli  nous  a  conservé  la  description  de  ce  costume  à  la  vérité  plus  fan- 
taisiste encore  qu'anglais.  «  l'i<,'\irez-vous  une  chemise  entiéromeat  rouge,  a\ec 
de  gros  boutons  d'argent,  un  pantalon  vert  avec  des  parements  de  soie,  autour  de 
la  taille  un  grand  chrde  albanais  multicolore,  des  babouches  turques  rouges,  et 
pour  compléter  le  tout,  une  veste  espagnole  couverte  de  broderies  et  de  rubans  » 
(T.   I,  p.    159). 

2.  Life,    p.     159. 

3.  Voyez  Life  p.  171,  où  il  parle  à  sa  so^ur  de  Chypre  comme  d'  "  une  ilc  fa- 
meuse dau'^  tous  les  temjis  »,  de  \  énus.  des  Croisés,  etc. 

4.  On  a  souvent  cité  le  passa<,'e  de  Tar.crède  où,  dès  1847.  Disraeli  demandait 
Chypre  |)Our  prix  d'un  concours  armé  à  prêter  par  les  .Anglais  aux  Turcs. 

5.  Lettre  h  son  frère  Isaac  en  date  du  1 1  janvier  {Life,  p.  169).  C'est  dans  cette 
môme  lettre  qu'il  apprécie  les  différentes  nationalités  d'après  leur  costume. 


902  LA    VIE  DES  PEUPLES 

vent  de  façon  fort  divertissante  :  «  Pendant  toute  la  crise  da- 
nubienne, aucun  des  ambassadeurs  de  Sa  Majesté  n'était  à 
son  poste;  ils  prenaient  Dieu  sait  ciuelles  eaux,  probablement 
celles  du  Lethé.  »  écrit-il  dès  septembre  1875  à  lady  Bradford. 
Dans  sa  correspondance,  pourtant  officieuse,  avec  Derby,  il 
prend  successivement  tous  ses  ambassadeurs  à  partie  :  «  Dans 
les  deux  postes  principaux,  Vienne  et  Constantinople,  nous 
sommes  très  faibles.  Elliot  a  beaucoup  de  qualités  mais  il 
manque  d'énergie,  on  devrait  profiter  de  sa  déplorable  santé 
pour  lui  donner  un  coadjuteur.  OuantàBuchanan,jele  connais 
depuis  1830,  et  puis  témoigner  que  l'âge  n'a  pas  affaibli  son 
intelligence.  Il  fut  toujours  d'une  désespérante  médiocrité  )>. 
Bientôt  c'est  le  tour  de  l'ambassadeur  à  Saint-Pétersbourg, 
lord  Augustus  Lof  tus,  qualifié  tantôt  de  pomposo,  tantôt  de 
«  parasite  de  Livadia  »  ou  d'  <(  homme  qui  a  peur  de  l'ombre  de 
Gortchakof  '\  Pour  lord  Odo  Russell;  «  en  extase  devant  Bis- 
marck »,  c'est  <(  le  pire  de  tous  ces  ambassadeurs  inutiles  »  ^. — 
D'ailleurs,  les  ambassadeurs  étrangers  ne  sont  pas  mieux  trai- 
tés ^,  et  le  ministère  de  la  guerre  l'est  plus  mal  encore  :  «  le 
département  des  renseignements  aurait  dû  s'appeler  le  dé- 
partement de  l'ignorance  ^  ».  S'il  y  a  une  part  de  vérité  dans  ces 
lamentations^,  si  Disraeli  avait  raison  de  se  méfier  d'ambassa- 
deurs de  carrière  «  faibles  et  attachés  aux  formes  »,  il  eut  le 
tort  de  ne  pas  moins  se  méfier  des  avis  salutaires  qu'envoya 
de  Constantinople  un  ambassadeur  extraordinaire  qui  n'avait 
ni  l'un  ni  l'autre  de  ces  défauts,  lord  Salisbury  ^. 

1.  A  Derby,  13  septembre  1877. 

2.  Ici  encore  ses  appréciations,  pour  être  partiellement  injustes,  sont  trop 
amusantes  pour  ne  pas  être  reproduites.  «  J'ai  reçu  la  visite  des  ambassadeurs 
d'Autriche  et  de  Russie.  Us  ne  savaient  rien  et  se  flattaient  que  je  prenais  leur 
ignorance  pour  une  sage  réserve.  Leurs  gouvernements  ne  les  tiennent  pas  au 
courant,  et  ces  gouvernements  eux-mêmes  ne  savent  quelles  décisions  prendre. 
Beust  est  imaginatif  et  rêveur.  Quant  au  charmant  Chouvalof,  je  suis  parfaite- 
ment convaincu  qu'au  lieu  d'être  un  profond  et  rusé  diplomate  il  ne  sait  pas  l'A. 
B.  G.  de  son  métier,  et  qu'il  est  parfaitement  sincère  dans  les  fréquentes  assuran- 
ces qu'il  nous  donne  sur  ce  point  »  (à  lady  Bradford,  3  novembre  1875).  A  quel- 
ques mois  de  là,  il  écrit  h  lord  Derby  de  l'ambassadeur  allemand  :  «  Munster  est 
soupçonneux  et  stupide  ». 

3.  À  son  secrétaire.   17  décembre   1876. 

4.  Ainsi  Buchanan  assurait  Salisbury  de  passage  à  Vienne  (à  la  fin  de  1876), 
que  l'Autriche-Hongrie  n'avait  pas  de  visées  sur  la  Bosnie,  alors  que  la  conven- 
tion de  Rcichstadt    lait  déjà  signée. 

5.  Dans  une  lettre  à  Derby, 
que  désir  de  guerre  et  chez  les 


il  reproche  à  Salisbury  «  de  ne  voir  chez  les    RussCg 
5  Turcs  qu'inflexiblitè.  tandis  que  les  Russes  pr 


DISRAELI  ET  SALISBUBY  903 

Il  est  bien  eertaiii  que  Tattitude  de  l'opposition  a  beaucouj) 
gêné  Disraeli.  John  Morley  a  expliqué  la  conduite  de  Gladstone 
en  1876  par  quatre  raisons  ^  qui  sont  très  exactes.  Mais  lord 
Buckle  ne  se  trompe  pas  en  y  ajoutant  c  son  désir  intense  de 
renverser  son  trop  heureux  rival  ».  Pendant  le  duel  Disraeli- 
Gladstone  (1865-1881),  l'Angleterre  en  l'ut  souvent  au  poini 
où  la  rivalité  entre  les  chefs-  des  grands  partis  atteint  une 
telle  acuité  qu'elle  transforme  les  questions  de  politiciuc 
étrangère  en  arguments  électoraux. 

Il  est  exact  aussi  que  Disraeli,  jusqu'en  1878,  n'eut  pas  les 
mains  libres,  car  pendant  longtemps  son  cabinet  fut  en  proie 
à  de  violentes  dissensions  ^.  et  le  premier  ministre  demeura  loin 
de  régner  sur  lui  en  maître  absolu.  II  avait  à  compter  surtout 
avec  les  «  trois  lords  ».  Salisbury  et  Carnarvon  n'étaient  entrés 
dans  son  cabinet  que  par  dévouement  au  parti;  ils  n'avaient 
])as  oublié  les  violents  dissentiments  de  1867*,  et  lui-même  ne  se 
sentait  guère  en  communion  d'idées  avec  ces  aristocrates  im- 
bus d'anglicanisme  ^.  Mais  ce  fut  lord  Derby,  son  disciple  chéri  " 


parcnl  un  compromis  et  que  les  Turcs  y  sont  enclins  »  (/,//(',  I.  \'l.  ]>.  1  !-■,'  .  Çuel- 
ques  jours  après  les  Turcs  rejetaient  les  réformes,  et  les  Ru^se*-  (|ui  ne  s'élaicnl 
montrés  si  modérés  que  parce  qu'ils  prévoyaient  ce  refus,  n'atferdin  ni  (jue  le 
printemps  pour  franchir  le  Pruth. 

1.  A  savoir  :  1°  le  rejet  par  l'Angleterre  du  mémorandum  de  Berlin:  2°  les 
atrocités  bulgares;  .3°  les  responsabilités  encourues  du  fait  de  la  guerre  de  Cri- 
mée; 4"  sa  sympathie  pour  l'Eglise  orthodoxe. 

2.  Qu'il  y  eût  là,  malgré  les  apparences,  plus  de  la  faute  de  Disraeli  (|ue  de 
Gladstone,  cela  semble  résulter  de  ces  deux  observations;  1°  Disraeli  avait  déjà 
essayé  de  réveiller  les  souvenirs  des  guerres  franco-anglaises  pour  combattre  la 
politique  si  sage  des  Whigs  en  1832;  2°  Gladstone  n'hésita  pas  à  continuer  la 
politique  orientale  de  Salisbury  en   1886. 

3.  '<  Empêcher  le  cabinet  de  se  dissoudre  fut  pour  moi  une  plus  grande  vic- 
toire que  de  battre  Gortchakof  ou  de  déjouer  les  intrigues  de  Bismarck  »  (ii  lady 
Bradford,  28  février  1878). 

4.  Ils  avaient  alors  donné  leur  démission  plutôt  que  de  participer  -  au  saut 
dans  l'inconnu  »  qu'était  aux  yeux  de  beaucoup  l'extension  si  libérale  de  l'é- 
lectorat. 

5.  Il  en  voulait  surtout  à  lord  Carnarvon.  le  «  petit  Carnarvon  ».  comme  il  ap- 
pelait cet  homme  éminent  par  la  culture  et  le  caractère.  Il  lui  reprochait  cons- 
tamment ses  sympathies  pour  l'église  grec(|ue;  mais  c'est  surtout  les  dîners  (lue 
son  ministre  offrait  aux  journalistes  île  l'ofiposition  c[ue  Disraeli  ne  pouvait  pas 
digérer.  «  Ils  boivent  son  porto  et  disent  du  mal  de  moi  »  écrivait-il  à  lady  Brad- 
ford. Ce  qui  l'exaspérait  fiarticulièrement.  c'est  que  ces  propos  étaient  tenus 
devant  la  belle-mére  de  Carnarvon,  cette  lady  Chesterfield,  sœur  de  lady  Brad- 
ford, dont,  à  l'nge  de  soixante-dix  an*;.  Disraeli  avait  demandé  la  main. 

6.  Tout  jeune  député.  Derby,  alors  lord  Sfanle\,  avait  eu  I8.'')3  soutenu  le 
droit  pour  le,s  Israélites  de  siéger  au  Parlement. 


904  LA    VIE   DES  PEUPLES 

fils  de  son  ancien  chef,  qui  lui  donna  le  plus  de  fil  à  retordre. 
Derby  était  un  homme  d'un  haut  caractère,  d'une  puissance 
d'argumentation  peu  commune,  d'une  intelligence  et  d'une 
éloquence  très  réelles  cjuoique  glaciales,  d'une  application  au 
travail  peu  habituelle  chez  un  aussi  grand  seigneur  i,  mais  af- 
fligé à  un  degré  extraordinaire,  inouï,  d'un  défaut  immense 
chez  un  homme  ])olitique  :  l'irrésolution.  Et,  ce  défaut, 
non  seulement  2  il  le  possédait,  mais  il  employait  tous  ses  ra- 
res dons  intellectuels  à  le  servir.  Quand  il  fallait  adopter  une 
politique  passive,  on  pouvait  compter  qu'il  trouverait  pour  elle 
les  meilleurs  arguments  ^.  Quand  ses  collègues  avaient  pris  une 
résolution,  on  était  sûr  que,  soit  par  des  exceptions  dilatoi- 
res, soit  par  la  forme  qu'il  lui  donnerait  dans  ses  dépêches 
ou  ses  conversations  avec  les  ambassadeurs,  il  empêche- 
rait qu'on  n'aboutît.  Avec  lui  la  politique  anglaise  devint  «  un 
bateau  c[ui  suit  paresseusement  le  courant  et  dont  l'effort  se 
borne  à  éviter  les  collisions  ^)).  Or,jusc[u'en  1878, Disraeli  ne  put 
ni  décider  Derby  à  agir,  ni  se  passer  d'un  homme  qui,  par  ses 
talents  et  sa  qualité  de  fils  de  l'ancien  président  du  conseil, 
était  considéré  comme  le  sous-chef  du  parti,  et  dont  le  prestige 
de  sa  famille  faisait  un  des  grands  électeurs  tories.  Le  jour, 
disent  les  admirateurs  de  Disraeli,  où  l'auteur  de  Tancrède 
put  «  débarquer  »  Derby  ^,  nous    eûmes    le    traité    de  Berlin, 

1.  Elle  exaspérait  son  père,  homme  d'un  tout  autre  tempérament.  On  lui  de- 
mandait, un  jour  comment  il  se  faisait  qu'il  n'eut  pas  encore  envoyé  à  son  fils 
sa  traduction  d'Homère.  «  .l'attends  de  la  mettre  en  prose  et  de  l'imprimer  sous 
forme  de  Livre  Bleu  »  fut  la  réponse.  Deux  lettres  contenues  dans  la  Vie  de  Dis- 
raeli nous  peignent  admirablement  le  contraste  entre  les  deux  hommes.  L'une, 
émanant  de  Lennox  représente,  en  1857  »  le  chef  de  notre  parti,  ne  songeant 
qu'au  whist,  au  billard  et  aux  courses;  impossible  de  lui  extraire  un  mot 
sur  les  affaires  publiques  ».  L'autre, de  1875,  nous  montre  le  fils,  devenu  ministre, 
se  privant  régulièrement  de  déjeun<^r  pour  pouvoir  travailler  toute  la  journée 
sans  désemparer. 

2.  Il  est  plus  facile,  disait-on,  de  faire  marcher  un  édredon  que  de  lui  faire 
prendre  une  décision. 

3.  Ainsi  pour  ce  qui  est  de  Constantinople  «  Aucune  grande  puissance  n'est 
désireuse  de  la  voir  entre  les  mains  d'une  autre;  aucun  petit  Etat  n'a  la  force 
de  la  garder:  une  occupation  internationale  est  un  expédient  douteux  et  dan- 
gereux "  (discours  à  une  délégation.ouxTière,  le  11  sept.  1876).  Toutes  les  formes 
d'action  sont  successivement  écartées  avec  une  logique  merveilleuse. 

4.  Lettre  de  lord  Salisbury  à  lord  Lytton,  9  mars  1877. 

5.  Il  montra  en  la  circonstance  sa  rare  dextérité  électorale.  Il  fit  en  effet  entrer 
aussitôt  dans  son  cabinet  avec  le  portefeuille  é^  la  guerre,  le  propre  frère  de 
Derby.  Ainsi  l'énorme  influence  des  Stanley  dans  le  Lancashire  demeura  acquise 
aux  conservateurs. 


DISRAELI  ET  SALISBURY  905 

un  des  plus  grands  triomphes  de  la  diplomatie  anglaise. 

Mais  le  traité  de  Berlin  fut-il  vraiment  un  triomphe?  C'est 
la  question.  Du  point  de  vue  général,  certainement  non.  x  Vio- 
lé autant  qu'on  peut  l'être,  comme  la  belle  Cunégonde,  il 
demeure  le  seul  traité  dans  l'histoire  sur  lequel  tous  ses  signa- 
taires aient  porté  la  main  ^  Il  n'a  cessé  d'être  la  source  de 
frictions,  de  mobilisations,  de  révolutions,  de  conflits  armés, 
et  de  guerres  ^  ;  il  n'a  pas  pu  empêcher  pour  un  laps  de  temps  rai- 
sonnable le  mal  qu'il  se  proposait  d'éviter  :  la  dissolution  de 
.'empire  ottoman.  Bien  pis,  il  a  engendré  des  maux  nouveaux, 
car  il  a  rendu  impossible  le  partage  pacifique  de  la  Turquie 
d'Europe  entre  les  Etats  chrétieçis.  Ici  les  responsabilités  de 
Disraeli  sont  énormes.  Si  en  effet  le  traité  de  Berlin,  tout  en 
laissant  aux  Bulgares  les  limites  auxquelles  leur  donnait  droit 
la  théorie  des  nationalités,  avait  accordé  à  la  Serbie,  à  la  Rou- 
manie ei  à  la  Grèce  un  accroissement  légitime,  s'il  avait  établi, 
w  comme  le  prescrit  la  nature  des  choses  »,  un  équilibre  entre 
les  Etats  chrétiens,  ceux-ci  se  seraient  entendus  entre  eux,  et 
une  Confédération  balkanique  eût  été  réalisable.  Au  lieu  de 
cela,  dans  sa  rage  anti-chrétienne,  il  poursuivit  l'entreprise 
doublement  chimérique  de  consolider  la  Turquie  en  Europe 
et  de  partager  la  Bulgarie  en  deux.  Bientôt  les  Bulgares,  le 
St)ul  peuple  balkanique  qui  ne  se  fût  pas  sérieusement  révolté 
contre  les  Turcs,  se  trouvèrent  constituer  un  royaume  presque 
double  de  la  Grèce  et  la  Serbie  laissées  à  peu  de  chose  près  au 
point  où  elles  étaient  avanl  la  guerre  turco-russe.  Il  s'ensuivit 

1.  En  effet,  comme  le  remarque  M.  .Miller  (p.  396),  les  articles  23  et  61  qui 
stipulaient  des  réformes  en  faveur  des  chrétiens  d'Europe  et  d'Asie  furent  vio- 
lés tant  par  la  Truquie,  qui  ne  réalisa  pas  ces  réformes,  que  par  les  grandes  puis- 
sances, qui  n'en  exigèrent  pas  la  réalisation  et  laissèrent  massacrer  les  chrétiens, 
et  notamment  les  Arméniens,  k  qui  elles  avaient  garanti  une  bonne  administra- 
tion. L'article  59  fut  violé  par  la  Russie,  qui  ferma  et  fortifia  le  port  de  Batoum; 
l'article  25  par  l'.Vutriche,  fiui  annexa  la  Bosnie;  l'article  63  par  l'Italie,  qui  an- 
nexa Tripoli:  la  Roumanie  tourna  l'article  48  qui  garantissait  aux  .Juifs  l'éga- 
lité civique:  la  Bulgarie  annula  deux  séries  entières  de  clauses,  en  réalisant  son 
union  avec  la  Roumélie  orientale.  La  Turquie  viola  le  protocole  13.  en  refusant 
de  céder  Janina  et  l'Olympe  h  la  (Jrèce:  par  contre,  cette  dernière  proclama 
son  union  avec  la  Crète,  et  ainsi  de  suite. 

2.  11  serait  fastidieux  d'éiiumérer  toutes  les  mobilisations  qui  se  sont  succé- 
dé depuis  1878  dans  les  Balkans,  ainsi  que  les  révolutions  qui  n'ont  cessé  d'é- 
clater en  Crète,  Macédoine,  l-^piri'  et  .•\lbanie.  Les  guerres  furent  la  guerre  biilga- 
ro-serbe  fl8SH),  la  êtuimtp  gréco-turque  (1897):  la  première  et  la  seconde  guerre 
balkani(iue  (1912-3);   la  guerre  de   1914-s. 


906  LA  VIE  DES  PEU  LE  S 

que  la  Bulgarie  crut  pouvoir  aspirer  légitimement  à  l'hégémo- 
nie ;  de  là  les  coups  des  comitadjis  de  1902-3,  les  attaques  brus- 
quées de  1913  et.  1915,  et  le  reste. 

Du  point  de  vue  purement  anglais,  il  a  été  prouvé  que  Chy- 
pre est  d'une  utilité  militaire  nulle,  tandis  qu'elle  (  onstitue  un 
sérieux  embarras  pour  tout  ministre  biitannique  invoquant 
la  théorie  des  nationalités.  Ce  (jui  est  plus  grave,  la  Turquie 
«  consolidée  »  et  la  Bulgarie  renforcée  se  joignirent  j)enclant  la 
grande  guerre  aux  ennemis  de  l'Angleterre,  qui  avait  par 
contre  à  ses  côtés  les  «  petits  Etats  rebelles  »  dont  Beaconsl'ield 
était  si  joyeux  de  voir  les  frontières  réduites.  Le  sultan  n'avait 
pas  d'ailleurs  attendu  le  xx^  siècle  pour  se  jeter  dans  les  bras 
de  l'Allemagne  ^. 

Il  est  malgré  tout  facile  de  comprendre  l'enthousiasme 
avec  lequel  Beaconsiield  fut  sacré  <  surliomme  »  au  Itud'-main 
du  congrès  de  Berlin.  Abstraction  faite  du  talent  de  mise  en 
scène  de  ce  cabotin  de  génie  ^  il  faut  reconnaîl  re  que  la  Russie 
triomphante  après  San-Stefano.  revint  humiliée  de  Berlin, 
alors  que  l'Angleterre,  quantité  négligeable  en  janvier  1878, 
appararut  cinq  mois  après  comme  l'arbitre  de  l'Orient. 

Le  grand  public,  appréciant  toujours  une  politique  à  ses 
fruits,  ne  s'attardait  pas  à  voir  que  ce  résultat  était  dû  moins 
au  génie  de  Beaconsl'ield  qu'aux  erreurs  d'Ignatief  et  de  ses 
amis.  Les  auteurs  du  traité  de  San-Stefano  réussireht  ce  tour 
de  force  de  se  mettre  à  dos  non  seulement  les  Turcs  et  les 
Grecs  avec  les  puissances  qui  s'intéressaient  à  ces  peuples, 
mais  aussi  les  Roumains  et  les  Serbes,  leurs  alliés,  et  enfin 
l'Autriche-Hongrie,  avec  laquelle  ils  avaient  un  an  auparavant 


1.  11  l'osulLi'  de  docunienLs  inédits  publiés  dans  la  biog'rapliie  de  GliarlesDil- 
ke,  que  le  sultan  (tome  I.  p.  412)  offrit  son  alliance  à  rAllema-iue  contre  la 
France,  pendant  que  Bartliélemy-SainL-llilaire  était,  au  quai  d'Orsay.  On  se 
souvient  que  le  premier  acte  de  ce  ministre  avait  été  de  désavouei-  la  politi(]ue 
philhellénique  de  Gambetta  pour  entamer  à  coups  de  circulaires  une  violente 
campagne  contre  les  propositions  de  (iladslone.  Il  voyait  dans  la  Turquie  une 
amie  traditionnelle  de  la  France.  II  ignoi'ait  comment  cellt^-ci  le  payait  de  ses 
peines. 

2.  Voyez  l'habileté  avec  laquelle  il  a  résumé  sa  politique  dans  la  formule  : 
«  la  paix  avec  l'iionneur  «,  bien  faite  pour  enflammer  la  mentalité  liritannique, 
pratique   et   romanesque   à    la   fois. 


DISRAELI  ET  SALISBURY  907 

signé  un  traité  ^  Cette  dernière  faute  dépasse  en  aveuglement 
politique  l'infamie  ^  de  dépouiller  la  Roumanie  ;  en  rompant 
ainsi  l'entente  des  trois  Empereurs,  qui  gênait  si  fort  Disraeli 
et  en  établissant  une  rivalité  austro-russe  permanente,  elle 
faisait  de  l'Angleterre,  libre  de  s'allier  avec  l'un  ou  l'autre  des 
doux  empires,  l'arbitre  de  l'Orient.  Elle  avait  pour  effet  im- 
médiat de  réduire  à  l'impuissance  l'armée  russe  épuisée  et 
exposée  à  tout  moment  à  se  trouver  prise  dans  une  souri- 
cière entre  les  navires  britanniques  et  les  soldats  de  Fran- 
çois-Joseph. 

La  politique  de  Beaconsfield  était  évidemment  préférable  à 
celle  des  hommes  qui,  entraînés  aoit  par  l'esprit  d'opposition 
soit  par  les  sympathies  confessionnelles  2,  croyaient  au 
désintéressement  de  la  Russie.  Elle  l'emportait  également 
sur  celle  de  lord  Derby  qui,  par  ses  hésitations  perpétuelles, 
avait  encouragé  la  Russie  à  mettre  en  question  les  intérêts 
vitaux  anglais  et  rendu  ainsi  presque  fatale,  la  guerre  qu'il  se 
proposait  d'éviter.  Mais  cette  supériorité  sur  ses  rivaux  et 
sur  son  ex-collègue  ne  donne  à  Beaconsfield  ni  la  porspicacité, 
ni  les  vues  précises,  ni  l'objectivité  ni  la  fermeté  dans  le 
dessein.  Ces  attributs  du  véritable  grand  homme  d'Etat, 
c'est  chez  lord  Salisbury  qu'il   faut  les  chercher. 


IV 


Ce  qui  frappe  tout  d'abord  dans  les  lettres  de  lord  Salis- 
bury, c'est  sa  perspicacité  pour  ainsi  dire  prophétique.  On  y 
trouve  prévus  tous  les  grands  événements  des  années  1914  à 


1.  Cft  traité  était  respecté  on  apparence,  puisque  la  Bosnie  et  l'Herzégovine 
demeuraient  au  sultan;  mais  le  traité  de  San-Stefano  ne  stipulait  pas  leur  occu- 
pation par  l'Autriche,  et  le  couloir  qu'il  laissait  entre  les  frontières  serbes  et 
monténégrines  était  si  étroit  que  le  Drang  nach  Oslcn  devenait  impossible.  (Pour 
comprendre  mieux  ceci,  il  faut  avoir  sous  les  yeux  une  carte  de  la  péninsule 
balkanique  selon  le  traité  de  San  Stefano;  on  eu  trouvera  une  dans  Miller,  p.  386.) 

2.  Le  mot  n'est  [)as  trop  fort  si  on  considère  qu'avant  les  hostilités  les  Husses 
avaient  garanti  aux  Roumains  l'iutégrilé  de  leurs  frontières,  et  que  durant 
la  guerre  ils  ne  durent  leur  salut  devant  Plevna  qu'à  l'arrivée  de  l'armée  rou- 
maine. 

3.  Lord  (laitiatNciii.   I5:itli.  elc. 


908  /..-i  VIE  DES  PEUPLES 

1918.  Sa  correspondance  avec  lord  Lytton,  vice-roi  des  Indes, 
est  particulièrement  intéressante.  Dans  deux  lettres  successi- 
ves, les  16  février  et  2  mars  1877,  il  prédit  à  Lytton  cjne  si  l'An- 
gleterre est  engagée  dans  une  grande  guerre,  ce  sera  contre  l'Al- 
lemagne, non  contre  la  Russie,  et  les  raisons  pour  lesquelles 
il  ne  craint  pas  les  Russes,  souvent  indiquées  dans  sa  corres- 
pondance, sont  développées  le  27  avril  1877  : 

«  Excepté  l'étendue  qu'ils  occupent  sur  la  carte,  rien  dans  leur  his- 
toire ou  leur  situation  actuelle  n'explique  la  terreur  qu'ils  inspirent  à 
nos  coloniaux  et  à  notre  parti  militaire.  Sauf  quand  ils  se  sont  trouvés 
en  conflit  avec  des  Orientaux  barbares,  ou  avec  les  Polonais  qui  ne 
valent  pas  beaucoup  mieux,  leurs  annales  militaires  n'ont  enregistré 
que  des  défaites  ;  leurs  seuls  trophées  furent  de  repousser  deux  envahis- 
seurs qu'une  longue  série  de  victoires  avaient  conduits  au  cœur  de 
leur  empire,  à  Moscou  et  à  Pultava.  Leur  histoire  navale  est  simple- 
ment inexistante.  Peuple  peu  guerrier,  ils  ont  une  bureaucratie  cor- 
rompue, et  leurs  chefs  ne  montrent  de  compétence  que  s'ils  les  em- 
pruntent à  l'Allemagne.  Leurs  finances  ne  furent  jamais  bonnes;  leur 
situation  sociale  est  une  crise  prolongée,  menaçant  de  tourner  dans 
un  moment  de  faiblesse,  en  une  révolution  socialiste  ». 

Non  moins  pro])hétiques  sont  ces  lignes  extraites  de  la  pre- 
mière lettre  c[u'il  adresse  comme  ministre  des  affaires  étran- 
gères à  son  ambassadeur  à  Vienne  (10  avril  1878)  : 

«  La  fin  de  l'Autriche  n'est  pas  une  chimère.  Elle  a  montré  récem- 
ment une  telle  faiblesse  et  un  tel  manque  de  confiance  dans  ses  forces, 
et  tant  de  cette  absence  de  sincérité  qui  est  une  preuve  de  faiblesse, 
que  je  ne  puis  me  tenir  de  craindre  qu'un  grand  événement  quelcon- 
que dans  le  Sud-Est  de  l'Europe  ne  dissolve  pour  jamais  ce  bloc  mal 
soudé  ». 

Ces  dons  de  perspicacité,  il  les  déploya  dans  la  question 
d'Orient.  Même  avant  d'y  être  mêlé  directement,  quand  il 
n'était  que  ministre  des  Indes  ^  il  repousse  l'idée  de  s'attacher 
à  des  «  carcasses  mortes  »,  de  maintenir  le  sultan  en  Europe. 
Les  années   1856-1876  ont  ) trouvé  ([u'on  ne  |)eul   remettre 


1.  Cf.  sa  leltre  à  lord  Beacoiisfield,  en  date  du  2.3  septembre  1876,  et  ses  lettres 
écrites  à  la  même  époque,  ou  un  peu  plus  tard,  aux  lords  Derby,  Lytton  et  Car- 
narvon  et  à  sir  E.  Malet.  {Life,  p.  84-7  et  144-5). 


DISRAELI  ET  SALISBURY  909 

rra])lomb  la  Turquie^.  Or  une  Turquie  faible  est  condamnée 
à  être  la  vassale  de  la  Russie  ^.  D'autre  part,  l'expulsion 
avec  «  armes  et  bagages  »  des  Turcs  d'Europe  «  n'est  pas  chose 
aisée  x^,  et  les  peuples  chrétiens  ne  sont  pas  encore  politique- 
ment assez  mûrs  pour  prendre  la  succession  du  sultan.  Il 
iaut  donc  obtenir  pour  eux  une  large  autonomie  sous  un  con- 
trôle international.  Ce  programme  correspondant  à  l'humani- 
té avait  l'avantage  aussi  de  permettre  à  l'Angleterre  de  cesser 
ii  de  se  pendre  aux  basques  de  l'Autriche  »,  en  qui  il  n'avait 
aucune  confiance  ^,  pour  s'entendre  avec  la  Russie,  que, 
nous  le  savons,  il  ne  craignait  pas. 

Ce  plan  de  Salisbury,  qui,  dès' l'automne  de  1876,  apparaît 
clairement,  l'emporte  de  beaucoup  sur  les  projets  contradic- 
toires de  Beaconsfield.  Il  était  d'abord  réalisable,  puisque, 
d'une  part,  la  Russie  ne  pouvait  refuser  son  concours  à  un 
programme  qui  répondait  si  parfaitement  à  ses  déclarations 
publiques,  et  que.  de  l'autre,  la  Turquie  devait  d'autant  plus 
céder  à  la  double  pression  du  tsar  et  de  l'Angleterre  que  ses 
droits  souverains  étaient  respectés.  Il  s'accordait  avec  les  inté- 
rêts anglais,  car  la  Grande-Bretagne  n'avait  aucune  objection 
à  l'émancipation  des  Slaves  des  Balkans  5,  et  Salisbury  ne 
concevait  pas  qu'on  émancipât  les  Bulgares  sans  les  autres 
Slaves  et  les  Slaves  sans  les  Grecs.  Il  répondait  aux  intérêts 
de  l'humanité,  car  il  écartait  le  retour  de  massacres  turcs  *. 
Par  dessus  tout,  il  tranchait  une  fois  pour  toute  la  question 
balkanique,  et  prévenait  l'entrée  en  guerre  de  la  Russie,  et 


1.  Il  emploie  ce  terme  au  moment  de  prendre  le  portefeuille  des  affaires  étran- 
gères, dans  son  mémoire  à  lord  Beaconsfield.  (p.  213). 

2.  Life,  p.  145.  De  fait,  la  Turquie,  sauvée  en  1854  par  l'intervention  armée 
des  puissances  occidentales,  était  retombée  après  1870  dans  les  mains  de  la 
Russie.  Cette  toute-puissance  moscovite  fut  la  principale  raison  de  la  perte 
d'.\dljul-Aziz  et  de  son  vizir  .Malimoud,  communément  surnommé  Malimoudief. 

3.  Il  estimait  qu'une  telle  opération  supposerait  une  guerre.  C'est  pour  cela 
que,  selon  l'expression  de  sa  fille,  les  «  Croises  »  (lire  les  gladstoniens)  lui  étaient 
aussi  anti|»athiques  que  les  jingoes.  (Life,  p.  93). 

4.  Life,  p.  87,  258,  etc. 

5.  Sa  seule  crainte  était  que  cette  émancipation  réalisée  partiellement  sous 
les  auspices  de  la  seule  Russie  ne  cachât  une  mainmise  du  tsar  sur  les  Balkans. 

G.  «  Je  suis  tout  à  fait  d'accord  avec  vous,  seulement,  j'estime  qu'encore 
plus  que  le  châtiment  des  coupablesnous  devonsavoir  pour  but  de  préserver  ces 
provinces  infortunées  du  retour  de  pareilles  calamités...  Si  on-permet  au  Turc 
de  vivre,  ses  dents  doivent  lui  être  arrachées  «  (A  lord  Carnarvon,  13  sept.  1876). 


910  LA  VIE  DES  PEUPLES 

par  suite  le  risque  d'autres  guerres  dans  l'avenir.  Eviter  la 
guerre  fut  toujours  le  point  cardinal  de  la  politique  salis- 
burienne. 

Un  historien  fort  distingué  a  noté,  dans  une  étude  récente, 
que  Salisbury  ne  fut  pas  seulement  un  grand  diplomate, 
mais  toujours  «  un  gentleman  et  un  chrétien  ^  ».  Son  plan 
de  1876  suffirait  à  démonter  cette  affirmation.  Il  aurait 
même  eu  des  effets  plus  bienfaisants  encore  qu'il  ne  paraît 
à  première  vue.  Les  peuples  balkaniques,  appelés  d'abord  a 
jouir  d'une  autonomie  contrôlée,  n'auraient  pas  pu  se  jeter 
tête  baissée, comme  ils  l'ont  fait,  dans  des  luttes  démagogiques 
et  des  dépenses  militaires.  Leurs  frontières  fixées  une  fois 
pour  toutes  et  d'une  façon  à  peu  près  équitable  par  les  grandes 
puissances,  ils  n'auraient  pas  été  dévorés  par  ces  ambitions 
et  ces  rivalités  auxquelles  les  condamnait  la  présence  à  leur 
porte  d'une  Turquie  moribonde  détenant  une  partie  de  leur 
héritage  légitime. 

Ce  plan  si  sage,  si  chrétien  et  si  facile  à  appliquer,  Salis- 
bury n'eut  pas  le  pouvoir  de  le  réaliser.  A  la  Conférence  de 
Gonstantinople,  ses  conseils  ne  furent  pas  écoutés,  et  c{uand, 
en  avril  1878,  il  devint  ministre  des  affaires  étrangères,  il 
était  trop  tard  pour  faire  triompher  ses  propres  vues.  Lors- 
qu'on le  félicitait  sur  ses  grands  succès  du  printemps  et  de  l'été 
1878,  il  répliquait  avec  mélancolie  qu'au  lieu  de  poursuivre 
sa  politique  il  «  n'avait  fait  que  recueillir  les  porcelaines  bri- 
sées par  Derby  ». 

Les  événements  des  dix  dernières  années  auraient  sans 
doute  augmenté  ses  regrets.  Avec  son  plan,  l'autonomie 
devait  être  à  la  fois  générale  et  temporaire.  Dès  l'abord,  le 
pouvoir  de  la  Porte  cesserait  d'être  administratif  pour  ne  res- 
ter que  politique  ^.  Après  «  une  période  de  transition,  les  pro- 
vinces émancipées  reviendraient  à  leurs  vrais  héritiers  ». 
En  d'autres  termes,  la  Thrace  et  la  Macédoine  iraient  à  la 

1.  ,1.  A.  Marriott,  dans  la  Reuae  d' Edimbourg,  janvier  1922. 

2.  Mémorandum,  h  Beaconsfield  (Li/e  p.  214).  Dans  une  lettre  à  Otto  Russell, 
il  explique  que  les  provinces  autonomes  doivent  être  sous  une  suzeraineté  quel- 
conque; or  la  suzeraineté  turque  est  la  seule  qui  soit  sûre  de  rester  provisoire 
(p.  243). 


DISRAELI  ET  SALISBUBY  911 

Grèce,  comme  il  le  dit  expressément  ^  la  Bosnie  et  l'Her- 
zégovine à  la  Serbie,  tandis  que  la  Bulgarie  deviendrait 
indépendante.  Si  les  avis  de  Salisbury  avaient,  dès  1876, 
prévalu,  la  carte  actuelle  des  Balkans  qui  n'a  pu  être  consti- 
tuée que  par  quarante  années  de  guerres  balkaniques  et  une 
terrible  guerre  mondiale,  aurait  été  réalisée  progressivement 
et   pacifiquement. 

Les  lettres  de  Disraeli  et  de  Salisbury-,  complétant  les 
souvenirs  de  Mouy,  et  de  Nélidof,  ne  servent  guère  qu'à 
illustrer  deux  tristes  véiités  :  que  les  conseils  les  plus  sin- 
cères sont  donnés  en  vain  à  un  peuple  que  Jupiter  veut 
perdre,  et  que  l'ambassadeur  4e  plus  perspicace  ne  sert  à 
rien  quand  son  gouvernement  ne  se  conforme  pas  à  ses  avis. 

Clairvoyant  de  loin,  Salisbury  le  fut  naturellement  plus 
encore,  quand  l'observation  sur  place  renforça  ses  dons  innés. 
Les  Jeunes-Tuns,  qui  venaient  de  faire  leur  apparition  avec 
Midhat  et  suscitaient  en  1876,  comme  ils  firent  en  1908,  un 
grand  enthousiasme,  lui  parurent  dès  l'abord  «  un  parti  para- 
doxal et  sans  sincérité  »,  abondant  en  tous  les  lieux  communs 
de  la  démocratie  moderne,  mais,  en  fait,  recrutant  la  majorité 
de  ses  partisans  parmi  les  réactionnaires  et  les  fanatiques,  et 
poursuivant  le  succès  par  l'intrigue  et  l'assassinat  ^.  Les  sujets 
et  protégés  anglais  sont  aussi  jugés  sévèrement*.  Ils  assiègent 
l'ambassade;  ils  affectent  d'être  turcophiles  et  patriotes,  mais 
ne  songent  qu'à  obtenir  des  concessions  de  la  Porte  et  à  faire 
dépenser  de  l'argent  à  l'Angleterre.  Dans  une  lettre  à  Carnar- 
von,  il  les  appelle  rascally  Levantines  (canailles  de  Levantins  ^). 

Mais  c'est  pour  les  Turcs  en  général  qu'il  a  les  épithètes  les 
plus  vives  :  puérils,  puis  stupides,  enfin  idiots  ®.  Deux  choses 
expliquent  cette  sévérité.  D'abord  les  raisons  de  la  résistance 


1.  P.  24.3,  213-4  et  sa  dt'^claraLion  au  Congrès  de  Berlin  :  «  La  Thrace  et  la  Ma- 
cédoine sont  aussi  grecques  que  la  Thessalie  ou  l'Epire  ». 

2.  Avant  de  se  rendre  en  Turquie,  Salisbury  fit  une  tournée  à  travers  les  chan- 
celleries européennes;  de  Paris,  de  Berlin  et  de  Vienne,  il  envoya  à  Londres  de 
remarquables  rapports. 

:i.   P.  77. 

4.  A   lord   Derby,   p.    117. 

5.  P.  121. 

6.  P.    111,    115,    116. 


912  LA  VIE  DES  PEUPLES 

des  Turcs  :  «  S'ils  disaient  à  la  Conférence  que  son  plan  de 
réformes  diminue  le  pouvoir  ou  le  revenu  du  sultan,  ou  qu'il 
rapproche  trop  le  chrétien  du  musulman,  ou  qu'il  prive  le 
fonctionnaire  turc  d'emplois  rémunérateurs  dans  les  provinces, 
tout  cela  serait  compréhensible.  Mais  tout  ce  qu'ils  disent, 
c'est  qu'une  commission  de  contrôle  compromettrait  leur 
dignité.  C'est  comme  si  un  balayeur  des  rues  se  plaignait 
d'avoir  été  éclaboussé  i.  »  Ensuite,  Salisbury  percevait  par- 
faitement que  la  Russie  voulait  la  guerre.  Or  l'attitude  des 
Turcs  offrait  aux  Russes  le  meilleur  prétexte  à  la  déclarer. 

Cette  guerre,  il  n'y  avait  qu'un  moyen  de  l'éviter.  C'était  de 
s'entendre  avec  la  Russie  et  de  forcer  en  même  temps  les 
Turcs  à  accepter  les  réformes,  de  façon  qu'elles  ne  fussent  pas 
conçues  dans  un  esprit  préjudiciable  aux  intérêts  anglais. 
Mais  Beaconsfield,  entraîné  par  sa  haine  contre  Gladstone 
et  sa  conviction  que  la  Russie  ne  se  battrait  pas,  refusait  de 
presser  la  Porte,  et  Salisbury,  «  sans  bourse  pour  acheter  et 
sans  épée  pour  menacer  ^  »  dut  assister  impuissant  à  la  ruine 
de  ses  projets.  Il  lui  resta  pour  seule  consolation  d'avoir,  au 
moment  même  où,  en  novembre,  il  acceptait  par  devoir  cette 
mission  à  Constantinople,  prévu  et  l'échec  qui  l'attendait^, 
et  que  cet  échec  viendrait  plus  des  Turcs  que  des  Russes  *, 

Pendant  l'année  1877,  l'attitude  de  Salisbury  apparaît 
très  nette  et  parfaitement  logique  ^.  Il  était  opposée  une  inter- 
vention armée  aux  côtés  de  la  Porte,  non  seulement  parce 
qu'il  estimait  que  la  décadence  de  la  Turquie  ne  pouvait  être 
arrêtée,  et  que  la  Russie  n'était  pas  à  craindre  comme  puis- 
sance mondiale  mais  aussi  parce  que  la  Porte,  en  refusant  de 


1.  A  lord  Derby,  21  décembre  1876. 

2.  C'est  sa  propre  expression.  Pour  lui,  il  n'aurait  sans  doute  pas  craint  d'em- 
ployer l'épée.  Il  écrit  à  lord  Carnarvon  :  «  La  faiblesse  de  notre  politique  a  été 
dans  la  diminution  de  notre  influence  beaucoup  plus  que  dans  la  faiblesse  de 
notre  ambassadeur.  Le  fait  que  Navarin  était  frais  dans  la  mémoire  des  Turcs 
fut  pour  beaucoup  dans  la  force  de  lord  Stratford  ».  Life,  p.  122). 

3.  Dès  que  l'offre  lui  fut  faite,  il  écrivit  à  sa  femme  :  «  C'est  une  de  ces  propo- 
sitions que  l'honneur  nous  empêche  de  refuser,  mais  c'est  une  terrible  corvée 
impliquant  du  mal  de  mer,  beaucoup  de  français  et  un  échec  ». 

4.  Lettre  à  Derby  en  date  du  9  novembre. 

0.  Nous  pouvons  la  suivre  pas  à  pas  par  ses  lettres  pour  ainsi  dire  hebdoma 
dalres  à  lord  Lytton,  vice-roi  des  Indes. 


DISRAELI  ET  SALISBURY  913 

réaliser  les  réformes  conseillées  par  l'Angleterre,  avait  dégagé 
celle-ci  de  toute  obligation  morale,  et  qu'une  guerre  lui  pa- 
raissait impopulaire  ^.  dangereuse  et  inutile.  Il  se  méfiait  en 
principe  des  militaires  ^.  En  l'espèce  le  danger  d'une  invasion  de 
de  la  péninsule  balkanique  par  les  Russes  ne  lui  paraissait 
pas  valoir  les  dépenses  et  les  risques  d'une  inters^ention  isolée 
de  l'Angleterre.  Cette  invasion  ne  pouvait  être  que  tempo- 
raire. L'Autriche-Hongrie  en  effet  avait  déclaré  qu'elle  ne 
tolérerait  pas  une  occupation  permanente  de  la  Thrace  ni 
même  de  la  Bulgarie.  Si,  par  conséquent,  le  tsar  faisait  mine 
de  ne  pas  tenir  ses  promesses,  on  aurait  le  temps  encore 
de  lui  envoyer  un  ultimatum.  En  pareil  cas.  le  concours  de 
l'Autriche  Hongrie  était  assuré  «  et  la  position  de  la  Russie 
serait  si  désespérée  qu'elle  devrait  céder ^  ».  Par  contre 
la  politique  de  lord  Derby  "  suivre  le  courant  »  «  en 
se  limitant  à  des  décisions  prises  au  jour  le  jour  sans  plan 
arrêté  »  le  remplit  de  tristesse  «  et  d'appréhension*  ».  Il  ouvre 
son  cœur  à  Carnarvon,  le  plus  intime  de  ses  collègues-^.  Mais 
telle  est  son  horreur  naturelle  de  la  guerre  qu'il  préfère  Derby 
au  parti  belliqueux,  jusqu'au  moment  où  la  politique  ultrapa- 


1.  Le  ■' jingoïsme  »  ne  date  que  du  moment  où  la  Russie  parut  décidée  à  s'ins- 
taller dans  les  Balkans.  Au  début,  l'idée  de  la  guerre  comptait  peu  de  partisans. 
La  Vie  de  Salisburi/  contient  à  cet  égard  deux  lettres  très  probantes.  A  la  veille 
des  hostilités,  il  écrit  à  sa  femme,  restée  sur  la  Côte  d'Azur,  que  le  parti  turcophile 
se  compose  «  de  la  clique  du  prince  de  Galles,  du  parti  militaire  et  des  liommes 
antireligieux.  11  est  sans  grande  force  dans  le  Parlement  ».  (11  février  1877). 
A  ce  moment  Disraeli,  par  une  de  ces  sautes  d'humeur  cjui  lui  sont  coutumières, 
"  souhaitait  de  voir  les  Turcs  au  fond  de  la  Proponlide  >.  Deux  mois  plus  tard 
il  était  une  fois  de  plus  prêt  à  se  battre  «  pour  maintenir  la  Bulgarie  sous  le  joug 
turc».  Il  s'efforça,  dans  une  longue  conversation  privée,  de  convertir  Salisbury  à 
ses  vues  et  fut  "  presque  impoli  »  quand  il  vit  qu'il  perdait  son  temps.  Mais  l'at- 
titude de  son  chef  laissait  le  ministre  très  calme;  il  savait  que  Disraeli  n'oserait 
pas  provoquer  une  crise  ministérielle  qui,  étant  donnés  les  sentiments  pacifiques 
de  la  majorité,  «  le  jetterait  par  terre  ».  Cf.  deux  lettres  de  Salisbury  à  Carnar- 
von en  date  du  26  mars  et  du  18  avril  1877. 

2.  •'  .N'écoutez  pas  les  experts.  Si  vous  en  croyez  les  médecins,  rien  n'est  sain, 
si  vous  en  croyez  les  théologiens,  rien  n'est  innocent,  si  vous  en  croyez  les  sol- 
dats, rien  n'esl  sur.  11  est  nécessaire  pour  tous  de  diluer  leur  vin  par  une  géné- 
reuse addition  d'insipide  bon  sens  »  (à  lord  Lytton,  15  juin  1877). 

3.  Cette  prévision  communiquée  à  lord  Lytton  le  25  juillet  1877  devait  se 
réaliser  à  la  lettre  huit  mois  plus  tard. 

4.  A  lord  Lytton,    1   mai. 

5.  "  L'attitude  de  Derby  est.  comme  \  ous  le  dites.  dé.se>pérante.  Il  semble 
rjue  nous  devions  renoncer  n  toute  action  positive.  Nous  seron--  discrédités  par 
une  politique  vacillante,  éinasculée  et  sans  but  »  (27  mai). 


914  LA  VIE  DES  PEUPLES 

cifiste  lui  apparaît  comme  ayant  pour  résultat  fatal  non  la  paix, 
mais  la  guerre. 

C'est  que  Salisbury  n'excluait  pas,  malgré  tout,  la  perspec- 
tive d'un  conflit,  pour  le  cas  où  la  Russie  voudrait,  contraire- 
ment à  ses  promesses,  s'établir  dans  les  Balkans.  Or,  à  partir 
du  début  de  1878,  il  s'aperçut  que  la  diplomatie  russe  était 
convaincue  que  l'activité  oratoire  de  Gladstone  et  la  passivité 
diplomatique  de  Derby  excluaient  l'intervention  armée  de 
l'Angleterre,  et  par  contre-coup  celle  de  l'Autriche-Hongrie, 
qui  n'oserait  pas  agir  seule.  La  chancellerie  de  Saint-Péters- 
bourg méconnaissait  l'importance  qu'on  attachait  en  Angle- 
terre à  la  question  des  Détroits  :  pour  l'opinion  britannique, 
c'était  un  article  de  foi  qu'il  les  fallait  garder  à  l'abri  d'un 
coup  de  main  de  la  Russie  ^.  Fort  des  dissentiments  qui  exis- 
taient au  sein  du  cabinet  britannique  ^,  Gortchakof ,  d'ailleurs 
aussi  léger  que  vain  ^,  le  traita  avant,  pendant  et  après  ses 
négociations  avec  la  Turquie,  avec  la  plus  grande  désinvolture  * 

1.  Il  est  à  noter  que  sur  ce  point  Disraeli,  malgré  toute  sa  versatilité,  ne  varia 
jamais.  Les  combinaisons  si  diverses  que  lui  inspirait  son  imagination  fertile 
avaient  même  toujours  pour  base  la  présence  sur  les  Détroits  d'une  puissance 
assez  forte  pour  en  éloigner  les  Russes. 

2.  II  semble  qu'à  Saint-Pétersbourg  on  était  tenu  très  exactement  au  courant 
de  ce  qui  se  passait  dans  les  réunions  de  Downing  street.  Il  est  fait  allusion  à 
des  indiscrétions  tant  dans  la  Vie  de  Disraeli  que  dans  celle  de  Salisbury.  Un 
diplomate  étranger, qui  servait  à  Londres  pendant  toute  la  crise  orientale,  m'a 
dit  qu'on  les  attribuait  alors  à  la  trop  grande  intimité  qui  liait  l'ambassadeur 
de  Russie  à  la  maison  de  lord  Derby.  Le  ministre  des  affaires  étrangères  causait 
peu,  mais  son  entourage  le  plus  immédiat  bavardait  suffisamment  pour  qu'un 
familier  intelligent  pût  apprendre  beaucoup  de  choses.  Dans  les  documents  que 
nous  avons  sous  la  main,  rien  n'est  dit  sur  la  source  des  indiscrétions.  11  est  ce- 
pendant à  noter  que  Disraeli  transmit  le  rapport  du  colonel  V^'^ellesley  avertis- 
sant que  le  gouvernement  du  tsar  recevait  des  informations  sur  les  débats  mi- 
nistériels anglais  non  à  lord  Derby,  ministre  des  affaires  étrangères,  mais  à 
lord  Salisbury. 

3.  La  vanité  du  chancelier  russe  était  proverbiale.  Ses  collègues  de  Berlin 
et  de  Vienne  en  avaient  ouvertement  parlé  à  Salisbury  {Life,  103).  Andrassy 
l'avait  même  traité  non  seulement  de  «  vieillard  vaniteux  »  mais  aussi  de  «  vieux 
farceur  ».  Plus  élégamment  un  diplomate  français  avait  dit  «  qu'il  se  mirait  dans 
son  encrier  ».  Les  années  (il  était  né  en  1799)  avaient  doublé  sa  vanité  naturelle 
du  désir  de  finir  sa  carrière  de  façon  éclatante  :«  Je  veux  disparaître,  disait-il 
à  Bismarck,  non  comme  une  lampe  qui  file,  mais  comme  un  astre  brillant  ». 

4.  Ainsi,  quand  l'ambassadeur  d'.\ngleterre  se  plaignit  que  la  promesse  d'ac- 
corder un  armistice  aux  Turcs  ne  fut  pas  tenue,  Gortchakof  expliqua  que  pour 
plus  de  sûreté  il  avait  envoyé  ses  instructions  non  par  fil  télégraphique,  mais  par 
messager;  «  J'avais  promis  »,  conclut-il,  «  que  des  instructions  seraient  envoyées 
mais  non  qu'elles  parviendraient  à  destination  »  (p  186).  Au  cours  des  négocia- 
tions, il  expliqua  qu'il  ne  savait  rien  de  ce  qui  se  passait  parce  que  le  télégraphe 
aérien  ne  marchait  plus.  (p.  195).  Une  fois  l'armistice  signé,  le  l*"''  février,  les 
Turcs  mirent  bas  les  armes,  mais  les  Russes  continuèrent  leur  marche  sur  Cons- 
tantinople  (p.  196).  Enfin  le  traité  de  San-Stefano  ne  fut  connu  officiellemept 
(|ue  trois  semaines  après  sa  signature. 


DISRAELI  ET  SALISBUHY  915 

et  finit  par  se  réserver  de  juger  seul  quelles  dispositions  du 
traité  de  San-Stefano  pouvaient  être  modifiées.  Comme  le 
traité  touchait  aux  intérêts  vitaux  de  l'Angleterre,  cette  at- 
titude menait  tout  droit  au  conflit.  Il  n'y  avait  qu'un  moyen  de 
l'éviter  :  faire  comprendre  à  la  Russie,  avant  qu'il  ne  fiit  trop 
tard,  qu'elle  se  faisait  des  illusions  et  qu'elle  allait,  comme 
Salisbury  l'écrivait  dès  juillet  1877  à  Lytton,  se  trouver  prise 
comme  dans  un  étau  entre  l'Angleterre  et  rx\utrichc-Hongric. 
Mais  comment  lui  donner  cette  impression  salutaire,  tant  que 
Derby,  au  vu  et  au  su  de  tous,  empêchait  l'appel  des  réserves, 
faisait  rappeler  la  flotte,  et  prévenait  tout  ce  qui  pouvait 
lendre  les  menaces  anglaises  éventuellement  réalisables?  Le 
seul  remède  était  d'accepter  la  démission  dont  le  Foreign 
Secreiary  ne  cessait  de  menacer. 

En  se  séparant  donc  nettement  de  Derby  dès  que  les  Russes 
eurent  franchi  les  Balkans,  et  en  acceptant  un  peu  plus  tard 
sa  succession,  Salisbury  loin  de  commettre  un  acte  de  déloyau- 
té envers  un  collègue  qui  était  son  parent  et  son  ami,  ne  fit 
que  servir  les  intérêts  de  son  pays  et  poursuivre  le  but  qui 
lui  était  si  cher  :  la  paix.  Il  parvint  à  l'atteindre  en  deux 
mois  de  ministère. 

Quand  il  entra  au  Foreign  Office,  la  situation  était  loin 
d'être  facile.  Les  Russes  aux  portes  de  Constantinople,  la 
flotte  anglaise  ancrée  presque  en  face  de  l'armée  russe,  la 
moindre  étincelle  suffisait  à  allumer  l'incendie.  L'Autriche- 
Hongrie  pouvait,  il  est  vrai,  couper  les  jarrets  de  l'ours  mos- 
covite; mais  Salisbury  craignait  qu'Andrassy  «ne mît  son  con- 
cours aux  enchères  ^  ».  De  s'entendn^  directement  avec  la 
Russie,  l'intérêt  était  évident.  Mais  l'entente  était  difficile 
du  fait  qu'avant  de  mettre  la  Russie  en  présence  d'un  ulti- 
matum, on  l'avait  laissée  signer  le  traité  de  San-Stefano. 
L'honneur  du  tsar  et  l'amour-propre  de  Gortchakot  se  trou- 
vaient engagés.  On  a  donc  eu  raison  de  faire  grand  honneur 
à  Salisbury  des  négociations  qu'il  mena  avec  Chouvalof  et  qui, 

1.  \  sir  Henry  Elliot,  22  mai  1878.  11  avait  aussi  rrainldèsla  veille  de  la  guerre 
que  la  Russie,  moyennant  des  concessions  en  Europe,  n'obtînt  de  l'Autriche  une 
t^rando  liberté  d'action  en  Asie  (lettre  de  lord  Beaconsfield,  12  mars  1877). 


916  LA  VIE  DES  PEUPLES 

tout  on  assurant  à  la  Russie  des  satisfactions  suffisantes 
surtout  du  point  de  vue  moral,  garantirent  les  intérêts 
essentiels  de  l'Angleterre^.  On  doit  admirer  aussi  la  rapidité 
avec  laquelle  il  mena  les  négociations  avec  la  Porte.  Les  con- 
cessions obtenues  par  la  Russie  en  Asie  lui  paraissaient  les 
plus  redoutables  pour  l'Angleterre,  car,  sur  le  Caucase,  ce  que 
la  Russie  gagnait,  ce  n'était  pas  la  liberté  pour  d'autres,  mais 
des  conquêtes  pour  elle-même.  Il  s'agissait  pour  l'Angleterre 
de  se  procurer  un  titre  légal  et  les  moyens  d'empêcher  que 
ces  conquêtes  ne  s'étendissent.  Ce  titre,  la  Turquie  hésitait 
à  le  conférer,  car  ce  que  l'Anglererre  lui  offrait  en  échange 
n'était  plus  une  garantie  de  tous  ses  territoires  2,  pure  et 
simple,  mais  seulement  la  garantie  de  ses  territoires  asiati- 
ques, et  encore  à  la  condition  d'un  certain  droit  de  contrôle 
destiné  à  assurer  aux  chrétiens  une  vie  toi  érable  et  à  enlever 
aux  Russes  le  prétexte  d'une  intervention  nouvelle.  Il  fallait 
en  outre  «  une  place  d'armes  »  assez  proche  du  siège  éventuel 
du  conflit  et,  de  ce  fait,  les  susceptibilités  asiatiques  et  sy- 
riennes de  la  France  entraient  en  jeu.  Mais  Salisbury  savait 
comment  il  fallait  parler  aux  Turcs  ^,  et  il  enleva  sa  conven- 
tion tambour  battant;  il  prévint  les  objections  françaises  en 
préférant  Chypre  à  Alexandrette  *  et  en  sanctionnant  par 
avance  le  protectorat  de  la  Tunisie  ^;  il  donna  même  à  l'occu- 
pation de  Chypre  une  forme  de  nature  à  calmer  les  scrupules 
des  puritains,  puisque  l'Angleterre  ne  devait  y  demeurer 
qu'autant  que  la  Russie  persisterait  à  garder  Kars. 

Non  moins  habile  fut  sa  conduite  envers  rAutriche- 
Hongrie.  Il  connaissait  la  convention  relative  à  la  Bosnie- 
Herzégovine,  mais  il  n'ignorait  ni  la  répugnance  de  la  Russie 
à  la  publier^,  ni  les  hésitations  de  l'Autrirhe-Hongrie  à  s'en 

1.  Ainsi  il  céda  sur  la  Bessarabie  parce  que  »  la  question  était  d'un  intérêt 
secondaire  pour  l'Angleterre  et  qu'il  avait  accjuis  la  certitude  que  l'Autriche  ne 
se  battrait  pas  pour  elle  ».  (A  sir  H.  Elliot,  3  juin  1878). 

2.  C'est  cette  forme  qu'affectaient  les  traités  antérieurs. 

3.  Voyez  Life  p.  263-4.  Il  fallut  finalement  adresser|un  ultimatum  au  sultan. 

4.  Il  est  équitable  de  reconnaître  que  Beaconsfield  eut  autant  que  lui  le  souci 
de  ménager  les  aspirations  françaises  dans  l'Orient  méditerranéen. 

5.  Il  prit  soin  de  s'entendre  sur  ce  point  avec  Waddington  avant  que  la  con- 
vention anglo-turque  ne  fût  connue  {Life,  p.  1  7(i  et  295). 

6.  De  peur  de  froisser  les  susceptibilités  slaves,  et  dans  l'espoir  qu'Andrassy 
ne  se  déciderait  pas  à  agir. 


DISRAELI  ET  SALISBURY  ,  917 

prévaloir  1.  En  prenant  l'initiative  de  proposer  l'oceiipation 
des  provinces  yougo-slaves  par  la  monarchie  dualiste, 
il  tira  tout  le  profit  possible  d'un  événement  qu'il  n'aurait 
pas  dépendu  de  lui  d'empêcher.  L'Autriche-Hongrie  appa- 
raissait désormais  comme  la  rivale  et  non  plus  comme  l'asso- 
ciée de  la  Russie,  et  devenait  l'obligée  de  l'Angleterre. 

Enfin  Salisbury  couronna  ces  succès  diplomatic[ues  par  des 
succès  personnels  de  plume  et  de  parole  ^r  par  la  fameuse  cir- 
culaire qu'il  lança  au  lendemain  du  jour  où  il  prit  le  porte- 
feuille des  affaires  étrangères,  et  par  les  discours  brillants, 
précis  et  incisifs,  c[u'il  fut  souvent  amené  à  prononcer  à  Ber- 
lin^. Ainsi  s'explique  qu'on  ait  tant  vanté  son  action  pendant 
le  trimestre  d'avril  à  juillet  1878,  et  qu'un  de  ses  rivaux,  lord 
Rosebery.  ait  appelé  ce  moment  «  le  plus  brillant  de  sa  carrière» 

Aujourd'hui,  sa  correspondance  officielle  ou  intime  des 
années  1876-1878,  nous  explique  pourquoi  il  était  lui-même 
bien  moins  fier  de  son  œuvre.  Il  y  avait  loin  du  brocantage 
et  du  replâtrage  réalisé  à  Berlin,  au  travail  solide,  noble  et 
chrétien  qu'il  avait  rêvé  en  1876.  Et  ses  regrets  devaient  être 
d'autant  plus  vifs  que  l'émancipation  de  tous  les  chrétiens 
des  Balkans,  aurait  été.  sous  la  forme  progressive  où  il  l'avait 
conçue,  parfaitement  réalisable.  Car,  encore  une  fois,  la  Russie 
n'aurait  pu  se  refuser  à  coopérer  avec  l'Angleterre  dans  ce 
dessein  et  la  Turquie  aurait  d'autant  moins  pu  résister  k 
leur  pression  combinée  que  ses  droits  souverains  étaient 
au  début  respectés. 

La  carte  des  Balkans  est  aujourd'hui  à  peu  près  telle  que 
Salisbury  l'imaginait.  Mais  elle  s'est  faite  au  |)rix  de  flots  de 


1.  Les  hésitations  de  l'Autriche- Hongrie  étaient  dues  à  cette  volonté  vacil- 
lante où  Salisbury  on  l'a  vu,  percevait  une  preuve  de  faiblesse  congénitale  (voir 
sa  lettre  i'i  Klliut).  Ces  hésitations  avaient  paru  aussi  de  mauvais  augure  à  Bis- 
marck, qui  s'était  en  vain  efforcé  de  décider  l'Autriche- 1  longrie  î'i  occuper  la 
Serbie  au  moment  de  Plevna. 

2.  Le  style  diplomatique  de  Salisbury  transporta  l'iKunine  de  lettres  qu'était 
demeuré  EMsraeli.  Le  2  avril  ls78,  lendemain  du  jour  oii  la  fameuse  circulaire 
fut  lancée,  il  communitjue  à  la  reine  sa  joie  d'avoir  un  ministre  (|ui  c.  comme  jadis 
Canning  et  Palmerston  écrit  lui-même  ses  dépêches  importantes  »  et  d'être  dé- 
barrassé du  '  jargon  du  Furfii/n  Office  »  dans  lequel  étaient  "  manufacturées  » 
dans  les  dix  dernières  années  les  pièces  officielles. 

3.  Il  y  prit  constanmienl  la  parole,  son  chef  s'étant  réser\  é  |)oui'  de  rares  et 
importantes  occasions. 


918  LA  VIE  DES  PEUPLES 

sang  et  de  terribles  souffrances.  Le  résultat  eût  pu  être  atteint 
en  un  temps  bien  plus  court  et  par  des  moyens  pacificjues, 
s'il  y  avait  eu  moins  d'égoïsme  et  de  mégalomanie  chez 
Gortchakof  et  Ignaticf,  moins  de  préjugés  et  d'hésitations 
chez  Disraeli  et  Derby. 


La  conclusion  cjui  s'impose  quand  on  a  confronté  les  pré- 
cieux documents  que  nous  ont  révélés  les  récentes  publica- 
t-ons  sur  les  deux  hommes  d'Etat  britanniques  est  donc  que, 
pendant  la  grande  crise  orientale  qui  se  dénoua  provisoirement 
à  Berlin,  le  véritable  politique  fut  non  pas  Beaconsfield,  mais 
Salisbury. 

Cette  conclusion  n'étonnera  pas  ceux  qui  connaissent  la 
carrière  des  deux  hommes.  Jusqu'à  l'âge  de  soixante-dix  ans, 
le  premier  fut  en  tout  et  pour  tout  ministre  quatre  années, 
et  toujours  dans  des  cabinets  simplement  tolérés  par  la  majo- 
rité; son  triomphe  fut  tardif  et  en  somme  éphémère;  devenu 
chef  d'une  majorité  à  soixante-dix  ans  seulement,  il  trouva 
avant  de  mourir  le  temps  de  conduire  son  parti  à  un  désastre 
électoral  qu'avec  son  imprévoyance  coutumière  il  n'avait  rien 
fait  pour  éviter.  Le  second,  au  contraire,  fut,  de  1874  à  1902, 
presc[ue  constamment  ministre  ou  premier  ministre;  il  se 
retira  du  pouvoir  volontairement  après  des  élections  aussi 
triomphales  pour  les  conservateurs  qu'avaient  été  désastreu- 
ses celles  de  1880,  et  en  léguant  à  ses  successeurs  une  situa- 
tion diplomatique  incomparable. 

Mais  ce  jugement,  par  contre,  surprendra  sans  doute  le 
grand  public,  à  qui  tant  en  Angleterre  qu'à  l'étranger  le  nom 
de  Disraeli  est  bien  plus  familier  que  celui  de  Salisbury.  C'est 
que  les  masses  jugent  les  hommes  politiques  un  peu  comme 
elles  jugent  des  pièces  de  théâtre.  Sauf  pour  une  carrière  mar- 
quée par  de  très  grands  événements  (grandes  guerres,  révolu- 
tions, etc.),  le  public  est  attiré  par  ce  qui  parle  à  son  imagina- 
tion, à  ses  nerfs,  à  ses  yeux;  la  raison,  le  bon  goût,  ne  viennent 
qu'en  seconde  ligne.  Or  Salisbury,  malgré  des  connaissances 


DISRAELI  ET  SALISBURY  919 

et  un  esprit  politique  que  Disraeli  n'eut  jamais,  np  faisait  ap- 
pel qu'à  la  raison.  Son  esprit  même,  son  ironie  naturelle  i, 
ses  sarcasmes  fameux,  ne  pouvaient  être  appréciés  que  j)ar  les 
délicats.  On  a  dit  des  épigrammes  de  Beaumarchais  qu'on 
les  voit  venir  de  loin  armées  de  plumes  qui  flambent,  tandis 
que  celles  de  Le  Sage  sont  non  des  flèches,  mais  des  aiguilles 
qui  s'enfoncent  sans  bruit  dans  la  blessure  ;  il  faut  une  minute 
de  réflexion  pour  les  deviner  et  les  comprendre.  A  ce  point 
de  vue,  Beaconsfield  rappelle  l'auteur  du  Barbier  et  Salisbury 
celui  de  Tiircarel.  De  plus.  Disraeli  colportait  son  esprit  dans 
tous  les  salons  :  Salisbury,  calfeutré  dans  sa  famille  et  son  labo- 
ratoire, vivait  si  isolé  qu'il  ne  reconnaissait  pas  ses  ministres 
dans  la  rue  '^.  Ajoutons  que  sa  carrière  n'offrait  rien  qui 
piquât  la  curiosité  ou  enflammât  l'imagination  :  avec  ses 
talents,  son  grand  nom,  sa  fortune,  il  était  voué  dans  l'Angle- 
terre victorienne  à  tenir  une  des  premières  |)laces  dans  le 
parti  conservateur.  La  carrière  de  Disraeli  est  au  contraire 
plus  romanesque  que  ses  ])ro]jres  romans.  Dans  son  jugement 
sur  ces  derniers,  un  criiique  injustement  oublié,  Schérer^  disait 
que  leur  auteur  «  ne  fut  ni  un  écrivain  ni  un  grand  romancier' 
mais  supplée  à  ce  qui  lui  manque  par  une  sorte  de  diablerie, 
par  l'entrain  et  le  savoir-faire  ».  On  pourrait,mu/a/is  midandis, 
en  dire  autant  de  Disraeli  politique  et  diplomate. 

A.  AxNDRÉADÈS. 


1.  Sur  la  tournure  ironique  que  prenaient  naturellement  ^es  peni?ées.  voir  la 
discours  qu'a  prononcé  quelque  temps  après  sa  mort  son  neveu,  lord  ïîalfour. 

2.  L'anecdote  souvent  contée,  et  jugée  apocrvphe.  est  confirmée  par  lady 
G.  Cecil. 

3.  Dans  le  journal  le  Temps,  à  propos  de  Lolliaire. 


SHERWOOD  AiNDERSON 


De  Sherwood  Anderson  je  ne  connais  que  la  légende  et  les 
nouvelles,  mais  celle-ci  comme  celles-là  sont  le  plus  bel  objet 
que  produisirent  cette  année  les  États-Unis.  On  ne  savait  point 
qui  il  était  il  y  a  un  an.  Son  dernier  livre,  Le  triomphe  de  l'Œuf, 
a  montré  qu'il  était  sans  doute  le  plus  original  et  le  plus  expres- 
sif des  jeunes  écrivains  américains.  Non  qu'Anderson  se  soit 
brusquement  formé  et  soit  à  peine  sorti  de  l'enfance.  Il  doit 
avoir  dépassé  trente  ans  depuis  longtemps.  Mais  il  est  plus 
jeune  que  Sinclair  Lewis,  l'auteur  illustre  de  Main  Street,  que 
Booth  Tarkington,  le  traditionnel  metteur  en  scène  de  la  jeu- 
nesse  américaine. 

Il  porte  en  lui  une  jeunesse  qui  ne  dépend  pas  de  son  âge.  Je 
le  compris  ce  jour  de  printemps  ou  l'on  me  raconta  sur  les 
quais  de  New- York,  que  Sherwood  Anderson  n'avait  ni  âge 
ni  nom.  Il  naquit  sur  la  rive  ouest  du  Mississipi,  à  une  époque 
point  reculée,  mais  où  cette  région  était  encore  presque  vierge. 
Ses  parents,  dont  il  ne  garde  rien qu'uneimagevagueet  inutile, 
l'abandonnèrent,  quand  il  parlait  à  peine,  sur  la  rive  est  du 
Mississipi,  et  jamais  plus  il  ne  les  revit.  Il  vécut  pourtant. 
Toute  cette  contrée  croissait,  se  peuplait  et  se  couvrait  de 
bourgs,  de  villes.  Sherwood  Anderson,  —  il  reçut  ce  nom  au 
hasard,  vécut  en  un  de  ces  villages  où  il  n'y  a  d'abord  avec 
un  drugstore,  sorte  de  boutique  où  l'on  vend  des  glaces,  de  l'épi- 
cerie, de  la  pharmacie  et  des  brosses  à  dents,  qu'un  bazar  et 
un  bureau  de  poste.  Il  travaillait  au  drug  store  et  y  gagnait  son 
pain  quotidien.  Il  était  libre  aussi,  et  le  long  des  bancs  du  Missi- 
sipi    il    errail    pour  se  baigner,  pour  se  chauffer  au  soleil,  ou 


SHERWOOD  ANDEHSON  921 

pour  louer  son  travail  aux  mariniers.  Avec  les  années  il  par- 
courut bien  du  pays,  puis  il  se  fixa.  Dans  la  petite  ville  où 
il  s'était  arrêté,  il  sut  se  faire  sa  place.  Il  gagna  sa  vie  comme 
garçon  de  magasin.  Comme  il  avait  l'esprit  pratique,  qu'il  était 
honnête,  exact  et  dévoué,  il  réussit  bien.  On  l'estimait  et  il 
mettait  de  l'argent  de  côté.  Puis  il  s'éprit  d'une  jeune  fille,  la 
sur  intendante  des  écoles  de  la  petite  ville,  et  la  rechercha  en 
mariage.  Dès  ce  temps,  l'éducation,  l'écriture,  les  mots  avaient 
un  pouvoir  de  fascination  sur  lui.  Sans  rien  savoir  il  écrivait. 
Son  mariage  avec  cette  femme  instruite  fut  suivi  d'années  heu- 
reuses où  peu  à  peu  l'inquiétude  se  mêla.  Plus  il  ap- 
prochait du  savoir,  plus  il  le  désignait  ;  il  rédigeait  des  histoires 
maintenant,  et  souhaitait  d'en  composer  davantage.  Il  alla 
à  Chicago,  dit-on,  la  première  grande  ville  qu'il  ait  vue.  Il  eut 
le  vertige,  non  du  luxe,  ni  de  l'or,  ni  de  la  masse  et  de  la  foule  ; 
à  tout  cela  il  était  préparé  par  la  terre  chaude  du  Mississipi,  et 
ses  rêves  de  grandeur  —  mais  il  fut  ébloui  par  les  connaissances 
des  hommes  et  leur  civilisation.  Rien  ne  l'y  avait  préparé, 
mais  son  instinct  l'y  portait.  Il  rentra  chez  lui  pour  retrouver 
sa  femme,  ses  enfants,  son  magasin,  avec  le  travail  quotidien, 
le  gain,  la  prospérité  qui  croissait  et  devenait  absorbante.  Elle 
était  si  dominatrice  qu'il  fallut  lui  céder,  acheter  le  magasin, 
devenir  riche.  Mais  ce  fut  pour  peu  de  temps.  De  nouveau  il 
retourna  à  Chicago.  Cette  fois  il  y  demeura.  Tout  ce  qu'il  avait, 
il  le  vendit  ou  le  donna.  Tous  ses  biens,  il  les  laissa  à  sa  femme 
et  aux  siens,  il  ne  garda  que  lui-même  et  son  ambition.  Il  ne 
retourna  plus  à  la  petite  ville,  mais  il  vécut  à  Chicago  et  à 
New- York,  étudiant,  peinant,  écrivant.  11  dépensait  le  moins 
qui!  pouvait  Quand  il  n'avait  plus  rien,  il  r«devenait  pour 
quelques  mois  l'homme  de  jadis,  usait  de  son  esprit  pratique 
vendait  ses  heures  et  son  travail  à  un  commerçant  quelconque 
afin  d'être  ensuite  libre  et  recueilli.  Je  ne  l'ai  pointvu,ettout  ce 
que  je  dis  ici,  je  l'ai  entendu  comme  une  légende.  Je  ne  le  sais 
point.  Au  moins  est-ce  l'auréole  que  l'Amérique  place  autour 
de  Sherwood  Anderson.  On  trouve  en  ses  œuvies  le  Missis- 
sipi de  jadis,  vierge,  chaud,  fécond  et  doux,  »t  le  petit  bourg 
où  il  f'st  si  aii^éde  réussir,  si  difficile  de  penser,  et  la  grande  ville 
bouleversée  par  les  vents  de  l'Esprit. 


922  La  vie  dès  peuples 


She  woofl  Ande  son  vit  pour  son  œuvre.  Il  est  tout  en  elle. 
Mai  comme  il  n'a  point  trouvé  sa  personnalité,  ou  plutôt 
comme  il  l'a  faite  avec  lenteur,  en  deux  efforts  successifs  et 
distincts  ses  nouvelles  reflètent  de  lui  deux  images  bien  dif- 
férentes. Ainsi  que  Sinclair  Lewis,  Sherwood  Anderson  a  vécu 
dans  cette  vaste  plaine  centrale  des  États-Unis,  que  l'on  nom- 
me le  Middle  West,  mais  il  a  vécu  plus  au  Sud,  du  côté  où  le 
Alississipi  sert  de  chemin  entre  les  grands  lacs  et  la  Louisiane  : 
le  Sud  de  l'Ohio,  le  Sud  de  l' Illinois,  et  le  Kentucky.  Il  s'est 
mêlé  à  la  vie  du  Sud,  elle  l'a  bercé  comme  enfant,  tiède,  co- 
lorée, joyeuse.  C'est  seulement  plus  tard,  quand  il  est  remonté 
vers  le  Nord,  qu'il  a  souffert.  Le  Sud  a  laissé  sur  lui  une  em- 
preinte profonde,  comme  le  Nord  sur  Sinclair  Lewis.  Par  sa  joie, 
par  son  individualisme,  par  son  mépris  pour  les  questions  so- 
ciales, par  son  instinctive  piété,  il  est  bien  plus  près  des  colons 
virginiens,  qui,  à  force  de  marcher  vers  l'Ouest  ont  trouvé  le 
Mississipi,  que  des  Scandinaves  venus  delà  Suède  glacée  dans 
les  régions  brutales  du  Michigan.  Toutefois,  il  a  bien  reçu  sa 
culture  du  Nord,  de  ce  grand  Middle  West  américain  dont 
Chicago  est  la  capitale,  ville  aux  avenues  trop  larges,  où  les 
palais  en  brique  jaune  semblent  construits  d'après  un  type 
Scandinave  et  néo-babylonien  revu  à  Berlin.  Ce  contraste  l'op- 
presse en  ce  moment,  et  va  peut-être  l'empêcher  de  produire. 
Du  moins  il  est  sans  cesse  obligé  de  choisir  en  lui  entre  ces  deux 
éléments  qui  n'ont  pu  se  mêler,  qu'il  n'a  pas  su  concilier,  et 
dont  aucun  n'a  disparu. 

Ses  nouvelles  reflètent  ce  trouble.  Son  dernier  livre.  Le 
Triomphe  de  l'Œuf,  publié  en  1921,  et  couronné,  fêté,  admiré 
de  tous, révèle  avec  éclat  le  conflit  de  son  âme.  Il  renferme  deux 
séries  de  nouvelles.  Les  unes,  faites  de  son  enfance,  directes  et 
nues,  embrumées  d'un  plaisir  des  sens  et  du  sentiment,  char- 
gées d'attente  et  de  désir,  mais  aussi  mystérieuses,  grâce  à  la 
réserve  et  à  la  fierté  de  cette  âme  qui  ne  s'est  point  donnée  en- 
core et  qui  hait  la  souillure.  Tous  ces  souvenirs  de  son  enfance 


SHÉRWOOD  ANDEESON  923 

sont  simples,  luisants  et  purs  comme  l'ivoire.  Pauvi'e  et  non 
instruit,  il  était  du  Peuple  libre,  errant  et  noble  :  c'était  un 
fils  de  roi.  D'où  le  caractère  si  original  et  si  difficile  à  définir 
de  son  indépendance.  L'enfant  qu'il  montre  n'est  pas  un  en- 
fant de  la  nature  inculte,  avide  et  sans  morale.  Le  contact  de 
la  nature  lui  a  enseigné  l'intense  plaisir  des  sens  et  l'oubli  des 
complications,  mais  il  a  gardé  l'instinct  du  décent,  du  spirituel, 
du  beau  idéal.  Sa  race,  pour  s'être  roulée  dans  un  sol  gras  et 
riche,  y  a  pris  une  qualité  matérielle  que  nulle  race  d'Europe 
n'a  plus,  mais  elle  a  gardé,  simplifié  et  avivé  son  souci  essentiel 
et  ancien  de  moralité. 

L'autre  série  de  nouvelles,  celles  qui  expriment  sa  culture 
et  ses  raffinements  nouveaux,  est  toute  teintée  de  science,  de 
philosophie  et  de  poésie.  Elles  peuvent  plaire  davantage;  pour 
moi,  jeles  aime  moins.  En  Sherwood  jouent  désormais  des  notions 
que  Freud  a  lancées  à  travers  le  monde,  des  sentiments  qui  lui 
viennent  de  Tolstoï,  et  des  principes  qu'il  doit  aux  économistes. 
Il  n'a  point  tout  à  fait  perdu  l'usage  de  ses  sens  américains,  ni 
ce  désir, cette  attente,  ce  vide  qu'il  cherche  en  vain  à  combler. 
Mais  tout  cela  est  obscurci,  mille  nuages  flottent  en  lui,  confus. 
Ce  n'est  plus  la  race  triomphante  et  simple,  comme  celle  qui 
éclate  en  un  jeune  homme, c'est  la  race  opprimée, embrouillée. 
Il  a  trouvé  bien  des  idées,  mais  il  n'est  pas  siàr  que  ce  soit  les 
siennes.  Il  balbutie.  Son  corps  s'est  alourdi,  cette  surprenante 
pureté  a  disparu.  Il  l'a  sacrifiée  à  la  connaissance  et  à  la  sagesse. 
Il  a  perdu  la  faculté  d'honorer  et  de  craindre  directement  qui, 
jadis,  donnait  tant  de  relief  à  son  être. 

Il  y  a  quelque  chose  de  décevant  dans  ce  résultat.  Sherwood 
Anderson,  aux  yeux  d'un  lecteur  européen,  semble  bien  avoir 
sacrifié  ce  qu'il  possédait  de  plus  précieux  pour  acquérir  une 
culture  systématique.  II  n'a  pu  se  donner  de  cadres  intellec- 
tuels solides  jusqu'à  présent,  et  les  mécanismes  de  pensée  ou 
de  sentiment  qu'on  lui  a  enseignée  ont  coupé  court  aux  asso- 
ciations d'idées  claires  et  délicieuses  de  son  enfance.  Une  fois 
de  plus,  c'est  l'échec  de  la  culture  intellectuelle  (mal  utilisée 
peut-être),  à  s'assimiler  un  être  neuf  et  à  le  préciser  sans  le 
gâter.  Le  cas  de  Sherwood  Anderson  est  celui  de  millions  de 
jeunes  gens  aux  États-Unis,  qui  apprennent  en  hâte  tout  ce 


924  LA  VIE  DES  PEUPLES 

que  nous  savons  ici,  avec  le  résultat  de  no  plus  être  chez  eux 
nulle  part  et  d'avoir  perdu  le  moyen  de  réussir  par  eux-mêmes 
en  aucun  lieu.  Le  problème  de  Sherwood  Anderson  est  celui 
de  tous  les  jeunes  Américains  de  vieille  race,  qui  ont  un  fond 
propre  d'une  grande  valeur,  de  l'ambition  et  qui  veulent  en  tirer 
parti.  Pour  y  ai  river,  ils  détruisent  en  eux  ce  qui  faisait  le 
ressort  même  de  la  vie  ou  le  parfum  de  la  beauté,  et  sur  un  sol 
vierge,  plat  et  vaste,  jadis  chargé  d'une  végétation  courte  et 
puissante,  ils  édifient  des  horreurs  semi-geimaniques,  ou  de 
laides  petites  bâtisses  anglaises  aux  contours  biscornus.  On  a 
honte,  et  amer  regret  pour  nos  civilisations  d'Europe, 
devant  un  si  décourageant  spectacle.  Ici  moins  qu'en  tout  au- 
tre lieu  on  a  envie  de  parler  et  d'expliquer.  Cet  état  de  civilisa- 
tion et  de  culture,  provisoire  ou  définitif,  donne  une  vive  image 
de  l'inanité  de  la  critique. 

Depuis  des  siècles  nous  expliquons  les  choses  et  les  gens. 
Sans  en  souffir  autant  que  d'autres,  nous,  Français.  Mais  cer- 
taines maladies  transplantées  deviennent  mortelles.  Ainsi 
l'esprit  d'exégèse,  de  critique  et  de  bavardage,  le  goût  de  ra- 
tiociner,  semblent  plus  exécrables  au  Nouveau  Monde  que 
dans  l'Ancien.  Ce  n'est  peut-être  qu'une  illusion.  Je  ne  parle 
pas  ici  contre  les  traditions  intellectuelles,  ni  les  cadres  de 
l'esprit,  ni  le  sens  de  la  construction.  Mais  qui  n'a  senti  l'ina- 
nité de  ce  travail  d'explication  et  de  discussion  auquel  nous 
nous  livrons  en  art,  littérature  et  politique,  d'autant  plus  ac- 
tivement que  nous  sommes  plus  incapables  de  produire.  A 
force  d'aimer  les  mots,  de  les  manier,  et  de  les  compliquer,  nous 
nous  embrouillons  tous  ;  les  plus  hardis  novateurs  ne  sont  pas 
moins  lassants  que  les  plus  anciens  rabâcheurs.  L'ennui  qui 
se  dégage  de  cet  effort  monotone  et  persistant  envahit  les 
deux  Mondes.  Chez  nous,  où  de  vieilles  et  bonnes  habitudes 
ont  maintenu  une  structure  aux  langages,  à  l'esprit  d'analyse 
f^t  aux  plaisirs  d'art,  les  écrivains  peuvent  échapper  parfois 
au  mal;  en  Amérique,  où  il  y  a  bien  plus  d'inexpérience  intel- 
lectuelle, les  explications  et  théories  philosophiques  contem- 
poraines, tous  les  commentaires  qui  coulent  sans  fin  ont  réussi 
bien  plus  complètement  à  embrouiller  les  esprits  et  à  créer  un 
immense  malentendu. 


SHERWOOD  ANDERSON  925 

Freud,  Benedetto  Croce,  la  théorie  romantique  de  Tolstoï, 
Hegel  et  M.  Bergson,  sans  compter  Dada  et  H. -G.  Wells,  ont 
bousculé  l'âme  de  Sherwood  Anderson.  Il  inspire  encore  ''ad- 
miration; car,  en  ce  tournoiement,  on  voit  briller  tout  ce  qu'il 
y  avait  en  lui.  Mais  il  provoque  surtout  la  pitié.  C'est  mon  avis 
du  moins,  et  afin  de  ne  trahir  ni  le  lecteur  que  je  respecte,  ni 
Sherwood  Anderson  que  j'aime,  je  donnerai  ici  trois  nouvelles 
de  lui,  la  première  toute  étincelante  de  la  flamme  de  son  en- 
fance, les  deux  suivantes  qui  représentent  la  phase  la  plus 
moderne  de  sa  pensée. 


J'ai  consacré  tous  mes  soins  à  être  loyal  vis-à-vis  d'Ander- 
son  en  sa  double  personnalité.  Mais  il  était  aisé  do  traduire  la 
deuxième  série  de  nouvelles  où  toutes  les  adresses,  tous  les 
moyens  de  la  littérature  internationale  se  retrouvent,  et  où 
des  souvenirs  de  Dostoiewski,  de  Gorki,  de  Maupassant,  de 
Claudel  vous  suggèrent  sans  cesse  des  correspondances  exac- 
tes. Il  était  plus  malaisé  d'exprimer  ce  que  je  n'avais  vu  nulle 
part,  ce  Sherwood  Anderson  qui  fut  abandonné  sur  les  bords 
du  Mississipi,  et  vécut  heureux,  libre  et  pur.  Une  des  passions 
de  l'enfance  de  Sherwood  semble  avoir  été  les  chevaux,  et  cela 
ajoutait  une  nouvelle  difficulté  technique  à  celles  d'un  ordre 
littéraire.  Toutefois,  guidé  par  le  plaisir  que  j'éprouvais  et, 
voulais  faire  éprouver,  aidé  aussi  d'uno  façon  remarquable, 
j'ai  traduit  ces  trois  nouvelles,  en  recherchant  d'abord  à  n'en 
point  exagérer  le  charme.  Sherwood  Anderson  les  a  rédigées 
entièrement  en  argot  américain,  et  cette  langue  populaire  a 
une  saveur  profonde.  Elle  est  à  la  fois  simple,  naïve,  et  expres- 
sive. Elle  parle  des  objets  avec  tendresse  et  familiarité,  comme 
tout  proches.  Ainsi  elle  enivre  un  étranger,  mais  l'étranger  n'a 
qu'à  demi  raison.  Pour  quiconque  a  beaucoup  entendu  cet 
argot  dans  les  rues  et  sur  les  routes  il  est  devenu  un  langage 
presque  aussi  conventionnel  et  abstrait  que  la  langue  littéraire. 
J'ai  donc  voulu  éviter  de  créer  un  faux  pittoresque,  un  faux 
exotisme,  et  toutes  sortes  de  mirages  qui  ne  sont  pas  dans 
rinteiil  i(,ri  de  Siiciwuod  Andcrscin.  <'ii   I  r;idiiis;ijil    ;ivcf  trojj 


926  ,  LA    VIE  DES  PEUPLÉ^ 

de  saveur  et  d'exactitude  les  termes  d'argot  dont  il  use.  J'ai 
cherché  à  les  rendre  par  des  mots  d'argot  français  équivalents, 
qui  continssent  la  même  dose  de  sensibilité,  mais  soient  aussi 
usés.  J'ai  préféré  reproduire  le  mouvement  général  des  sen- 
timents, fût-ce  au  risque  d'éteindre  quelques  détails,  car  je  sais 
que  là  est  bien  la  vérité  de  l'art  d'Anderson. 

J'étais  tenu  d'exprimer  le  côté  populaire,  simple  et  direct 
de  cette  prose. Y  introduire  des  mots  savants  et  intellectuels  eût 
été  odieux.  L'enfant  que  représente  Anderson  en  ses  nouvelles 
est  souvent  un  mystique  à  sa  façon,  jamais  un  spéculatif.  Les 
sentences  qu'il  profère  sont  des  jugements,  résultat  d'un 
instinct  ou  d'un  groupe,  produit  même  d'une  méditation,  mais 
non  d'une  discussion  intérieure.  Aussi  ai-je  pris  soin  de  ne 
mettre  en  ces  pages  que  des  mots  réellement  employés  par 
les  gens  du  peuple  en  France.  J'ai  vérifié  et  fait  vérifier.  Si 
parfois  telle  expression  crue  ou  plate  surprend  le  lecteur  qui 
songe  à  une  autre,  pour  lui  plus  courante,  qu'il  croie  que  mon 
choix  a  été  déterminé,  non  par  le  parler  populaire  tel  que  les 
contes  du  Journal  ou  les  romans  de  Daudet  le  donnent,  mais 
par  celui  dont  se  servent  à  Chantilly  autour  des  champs  de 
course,  et  sur  les  boulevards  extérieurs,  les  enfants  et  les  hom- 
mes du  bas  peuple.  La  plus  grande  difficulté  fut  d'éviter  la 
littérature.  Il  n'y  en  a  point  dans  Anderson.  Rien  que  de  la 
jeunesse  et  du  désir  et  de  la  pureté.  Un  peu  de  vice  eût  été  bien 
plus  littéraire,  surtout  en  France  à  l'heure  présente.  Mais  en 
ces  pages  il  n'y  a  dans  le  texte  anglais  rien  qui  soit  impur  ou 
grossier.  Il  n'y  a  ni  sous-entendu,  ni  allusion  ;  c'est  un  plein  jour 
sur  une  étoffe  rustique  et  brillante,  la  franchise  populaire  d'une 
âme  enfantine  et  fière.  J'ai  rejeté  tout  ce  qui  était  adresse  et 
élégance,  tout  ce  qui  faisait  joli  ou  cruel,  tout  ce  qui  surprenait 
ou  plaisait.  J'ai  cherché  à  ne  garder  que  le  reste. 

Je  ne  dirai  rien  de  plus  sur  une  œuvre  et  un  homme  qui  m'ont 
donné  d'infinis  plaisirs.  Je  voudrais  avoir  rendu  ses  mots  et 
ce  merveilleux  silence  par  lequel  il  exprime  tant,  et  que  j'ai 
reconnu,  chez  tous  les  jeunes  hommes  de  là-bas,  refuge  der- 
nier où  leur  âme  retrouvait  sa  hardiesse  et  sa  pureté. 

B.  Fay. 


«  JE  SUIS  TROP  BETE  » 


C'a  été  un  roiip  dur  pour  moi.  Un  dos  plus  pénible?  quo  j'ai 
PU  à  supporter.  C'est  la  faute  de  m^  propre  stupidité.  Quelque- 
fois encore,  quand  j'y  repense,  j'ai  envie  de  pleurer,  de  ju- 
rer, de  me  flanquer  des  coups  de  pied.  Peut-être  même  main- 
tenant, après  si  longtemps,  je  trouverai  une  sorto  de  satisfac- 
tion à  me  faire  prendre  pour  pas  grand 'chose  en  racontant 
mon    histoire. 


Ça  commence  à  trois  heures  un  après-midi  d'octobre.  Je 
suis  assis  dans  la  tribune  pour  les  épreuves  d'automne  au  trot 
et  au  galop  à  Sandusky,  Ohio.  Pour  dire  vrai,  je  me  sentais 
un  peu  ridicule  d'être  dans  la  tribune  L'été  d'avant,  j'avais 
quitté  la  ville  avec  Harry  Whitehead  et  un  nègre  du  nom  de 
Burt.  Je  m'étais  placé  comme  lad,  pour  soigner  un  des  deux 
chevaux  d'Harry.  Il  les  avait  engagés  dans  les  courses  d'au- 
tomne cette  année.  Maman  avait  pleuré  et  ma  sœur  Mildred, 
qui  désirait  obtenir  une  place  de  maîtresse  d'école  dans  notre 
ville  cet  automne,  avait  grogné  et  tempêté  dans  la  maison  une 
semaine  entière  avant  mon  départ.  Elles  estimaient  toutes  le 
deux  humiliant  que  quelqu'un  de  la  famille  fût  lad.  Mildred 
croyait,  je  pense,  que  ma  situation  l'empêcherait  d'obtenir 
l'emploi  pour  lequel  elle  avait  tant  peiné. 

Mais,  après  tout,  il  fallait  bien  travailler.  Impossible  de  rien 
trouver  d'autre.  Un  solide  garçon  de  dix-neuf  ans  ne  peut  pas 
traîner  à  la  maison.  J'étais  devenu  trop  costaud  poiu-  tondre 


928  LA  VIE  DES  PEUPLES 

les  gazons  des  autres  et  vendre  les  journaux.  Les  petits  ga- 
mins que  leur  taille  rend  sympathiques  me  chipaient  mes 
clients.  Il  y  en  avait  un  qui  ne  cessait  de  dire,  partout  où  il 
y  avait  un  gazon  à  tondre  ou  une  citerne  à  curer,  qu'il  faisait 
des  économies  pour  se  payer  de  l'éducation.  Je  restais  réveillé 
des  nuits  entières,  cherchant  des  moyens  de  lui  nuire  sans 
être  piis  et  je  pensais  à  des  charrettes  qui  lui  passeraient 
sur  le  corps,  à  des  briques  qui  lui  tomberaient  sur  la  tête, 
dans  la  rue.  Mais  ça  n'a  pas  d'importance. 

J'étais  placé  chez  Harry  et  j'aimais  bien  Burt.  On  s'enten- 
dait à  merveille  tous  les  deux.  C'était  un  grand  nègre  avec  un 
corps  paresseux,  une  allure  flemmarde,  et  de  bons  yeux  doux. 
Pour  les  coups  il  pouvait  en  allonger  comme  Jack  Johnson. 
II  avait  un  grand  étalon  noir,  capable  de  faire  du  2.09  ou  2.10 
en  cas  de  nécessité.  Moi,  je  m'occupais  d'un  petit  cheval 
hongre,  appelé  Doctor  Fritz  qui  ne  perdit  pas  une  course  de 
la  saison,  quand  Harry  voulait  le  faire  gagner. 

On  était  parti  tard  en  juillet,  dans  un  van  avec  les  deux 
chevaux.  Ensuite  jusqu'à  la  fin  novembre  on  était  allé  de 
réunion  en  réunion  et  de  foire  en  foire.  C'était  du  bon  temps, 
çà  je  le  reconnais.  A  mon  idée  les  garçons  qui  sont  élevés  régu- 
lièrement chez  eux  et  n'ont  jamais  un  chic  nègre  comme  Burt 
pour  ami  intime,  qui  vont  dans  les  universités  et  les  collèges, 
ne  volent  jamais  rien,  ne  se  saoulent  pas  un  peu,  n'appren- 
nent pas  à  jurer  de  gens  qui  savent,  ne  se  promènent  pas  de- 
vant les  tribunes  en  bras  de  chemise  et  en  culotte  sale,  pen- 
dant les  courses,  quand  la  tribune  est  pleine  de  gens  tirés  à 
quatre  épingles  (à  quoi  bon  en  parler),  ces  garçons-là  ne  sa- 
vent rien  de  rien.  Ils  n'ont  jamais  eu  l'occasion  de  s'instruire. 

Mais,  à  moi,  Burt  m'apprit  à  étriller  un  cheval,  à  enrouler 
les  bandes  après  la  course,  à  doper  et  quantité  dé  choses  pré- 
cieuses pour  n'importe  qui.  Il  roulait  un  bandage  si  serré  sur 
une  jambe  de  cheval,  que  s'il  avait  été  de  la  même  couleur 
que  sa  robe,  on  n'aurait  pas  pu  le  distinguer.  Je  crois  qu'il 
aurait  pu  être  un  jockey  célèbre  et  serait  arrivé  à  quelque  chose 
comme  Murphy  et  Walter  Cox  et  les  autres,  s'il  n'avait  pas 
été  noir. 


JE  SUIS  TROP  BÊTE  929 

Ah  !  oui,  c'était  chouette  !  On  arrivait  dans  un  chef-lieu 
par  exemple,  un  samedi  ou  dimanche.  La  foire  commençait 
le  mardi  suivant  jusqu'au  vendredi  après  midi.  Doctor  Fritz 
était  engagé  dans  la  course  au  trot  du  mardi,  mercredi  après- 
midi.  Bucéphale  les  grattait  dans  la  course  pour  «  toutes  caté- 
gories ».  On  avait  beaucoup  de  temps  pour  flâner,  écouter,  par- 
ler de  chevaux  et,  dites,  Burt  passait  une  raclée  à  un  campa- 
gnard, qui  avait  voulu  le  mettre  en  boîte.  On  en  apprenait 
sur  les  hommes  et  les  chevaux,  on  ramassait  quantité  d'infor- 
mations. Assez  pour  le  reste  de  l'existence,  si  on  a  du  bon  sens 
et  si  on  sait  faire  le  tri  dans  ce  qu'on  entend,  voit  et  sent. 

A  la  fin  de  la  semaine,  la  réunion  terminée,  Harry  rentrait 
chez  lui,  s'occuper  de  son  écurie  de  louage.  Burt  et  vous,  vous 
atteliez  les  chevaux  à  des  charrettes  et  les  conduisiez  par 
la  route  à  l'endroit  des  prochaines  courses;  lentement  et  di- 
rectement, pour  ne  pas  les  échauffer,  etc.,  etc.,  vous  savez. 

Ah!  oui, Grand  Dieu  !  les  beaux  noyers,  les  beaux  hêtres, 
les  beaux  chênes,  et  les  autres  espèces  d'arbres  le  long  de  la 
route,  tous  bruns  et  rouges  !  les  bonnes  odeurs  et  Burt  qui 
chantait  une  chanson  appelée  «  La  rivière  profonde  ».  Les 
filles  de  la  campagne  à  leur  fenêtre  et  puis  tout.  Vous  pouvez 
me  fourrer  le  nez  dans  vos  livres  autant  que  vous  voudrez. 
Je  crois  que  je  sais,  moi,  où  j'ai  fait  mon  éducation. 

Bien.  On  rencontrait  un  de  ces  petits  bouts  de  village  sur 
la  route,  disons  maintenant  un  samedi  après-midi,  et  Burt 
disait  :  «  Arrêtons-nous  ici  ».  Et  on  s'arrêtait. 

On  mettait  les  chevaux  chez  le  loueur,  on  leur  donnait  à 
manger,  on  prenait  son  complet  propre  dan  la  malle  et  on 
s'habillait. 

La  ville  était  pleine  de  fermiers,  la  bouche  ouverte,  voyant 
que  nous  étions  du  f>ersonnel  d(îs  courses.  Les  gosses  n'avaient 
peut-être  jamais  vu  un  nègre  de  leur  vie,  ils  s'enfuyaient  quand 
on  descendait  tous  les  deux  leur  grande  rue. 

C'éiait  avant  la  «  prbbihition  »  et  toutes  ses  sottises.  On 
entrait  dans  un  café  tous  les  deux  et  les  garçons  de  la  campa- 
gne venaient  s'asseoir  autour  de  nous.  Il  y  avait  toujours 
quelqu'un  qui  prétendait  s'y  connaître  en  chevaux.  11  discou- 


930  LA    VIE   DES  PEUPLES 

rait,  puis  posait  des  queàtioiis.  On  lui  en  racontait  des  boni- 
ments et  des  boniments,  tant  qu'on  pouvait,  sur  les  chevaux 
qu'on  soignait  et  dont  on  était  propriétaire.  Quelqu'un  of- 
frait une  tournée  de  whisky.  Burt  clignait  de  l'œil  et  vous  ré- 
pondait du  premier  coup  :  «  Parfait,  très  bien,  pour  vous  faire 
plaisir  je  boirai  un  petit  coup  avec  vous.  )> 


Mais  tout  ça  n'est  pas  mon  histoire.  Nous  étions  rentrés 
fin  novembre  et  j'avais  promis  à  ma  mère  de  laisser  tranquil- 
les les  courses  pour  de  bon.  Il  faut  faire  tant  de  promesses  à 
une  mère.  Elle  ne  connaît  que  ça. 

Donc,  comme  il  n'y  avait  pas  plus  de  travail  dans  notre 
ville  qu'à  mon  départ,  j'étais  allé  à  Sandusky.  J'y  avais  trou- 
vé une  bonne  place.  Je  m'occupais  des  chevaux  d'un  homme 
qui  faisait  la  livraison,  le  camionnage  et  la  manutention. 
C'était  une  joliment  bonne  place. 

Un  jour  de  sortie  par  semaine,  un  lit  pour  dormir  dans  la 
grange,  presque  rien  d'autre  à  faire  qu'à  enfourner  le  foin  et 
l'avoine  à  une  collection  de  gros  canassons.  Un  crapaud  les 
aurait  battus  à  la  course.  Je  n'étais  pas  mécontent  et  je  pou- 
vais envoyer  de  l'argent  à  la  maison. 

Puis,  ainsi  que  je  vous  l'ai  raconté  au  début,  les  courses 
d'automne  se  font  à  Sandusky.  Comme  c'est  mon  jour  de 
sortie,  j'y  vais.  Je  quitte  le  travail  à  midi;  je  mets  mon  com- 
plet propre,  un  chapeau  melon  marron  tout  neuf  (je  l'avais 
acheté  le  samedi  d'avant)  et  un  col  droit. 

D'abord,  pour  commencer,  je  descends  en  ville  me  prome- 
ner avec  le  beau  monde.  Je  me  suis  toujours  dit  «  Soignons 
les  dehors  »  et  je  l'avais  fait.  Comme  j'avais  quarante  dollars 
dans  ma  poche,  j'entre  au  Grand-Hôtel,  je  vais  au  bureau 
de  «  Tabacs  de  luxe  »  et  dis  :  «  Donnez-moi  trois  cigares  à  25  ». 
Une  quantité  d'étrangers,  d'amateurs  de  chevaux,  de  gens 
habillés  venus  des  villes  voisines,  se  trouvaient  dans  le  hall 
et  au  bar.  Je  me  mêle  à  eux.  Au  bar,  il  y  avait  un  garçon  avec 
une  canne  et  un  nœud  papillon.  Rien  qu'à  le  regarder,  j'en 


JE  SUIS  TROP  Bf.TE  931 

étais  malade.  J'aime  qu'un  homme  soit  un  homme  et  s'habille 
avec  soin,  mais  pas  qu'il  se  donne  des  airs  pareils.  Alors,  je 
le  bouscule  un  peu  rudement  et  je  demande  un  whisky. 

Il  me  regarde  comme  s'il  allait  peut-être  m'emboîter  mais 
il  change  d'idée  et  ne  dit  rien.  Alors  je  commande  un  autre 
whisky  rien  que  pour  l'épater;  puis  je  m'en  vais.  Arrivé  là, 
je  me  paye  le  meilleur  fauteuil  que  je  peux  trouver  dans  la 
tribune  du  milieu  ;  mais  pas  dans  une  loge  :  c'est  trop  faire 
des   manières. 

Me  voilà  assis  dans  la  tribune,  gai  comme  tout.  Je  regarde 
les  lads,  avec  leurs  culottes  sales  et  leurs  couvertures  sur  l'é- 
paule, juste  comme  j'étais  l'année  passée.  J'aime  autant  l'un 
que  l'autre;  être  ici  et  me  sentir  considéré,  ou  là-bas  en  re- 
gardant les  particuliers,  me  sentant  plus  considéré  encore  et 
plus  important  aussi.  L'un  vaut  l'autre,  si  on  sait  voir  juste  ; 
je  l'ai  dit  bien  souvent. 

Bien  juste  en  face  de  moi,  dans  la  tribune,  ce  jour-là.  il 
y  avait  un  jeune  homme  avec  deux  jeunes  filles,  à  peu  près 
de  mon  âge.  Le  jeune  homme  était  un  chic  type  très  bien. 
Il  était  de  l'espèce  qui  sans  doute  va  au  collège  et  en  sort  pour 
être  homm*^  d'affaires  ou  journaliste  ou  quelque  chose  comme 
qd,  mais  il  n'était  pas  méprisant.  Il  y  en  a  de  cette  espèce 
des  très  bien  et  il  en  était. 

Sa  sœur  et  une  autre  jeune  fille  étaient  avec  lui.  La  sœur 
regarde  par  dessus  l'épaule  de  son  frère,  d'abord  par  hasard: 
sans  aucune  intention  particulière  (ce  n'était  pas  son  genre) 
ses  yeux  et  les  miens  se  rencontrent. 

Vous  savez  ce  que  c'est.  Ah  !  qu'elle  était  jolie  !  Elle  avait 
une  robe  simple  en  espèce  d'étoffe  bleue,  qui  semblait  faite 
n'importe  comment,  mais  était  bien  cousue,  bien  coupée  et 
puis  tout.  Je  m'en  étais  bien  aperçu,  j'avais  rougi  quand  elle 
m'avait  regardé  en  face  et  elle  aussi.  C'était  la  plus  gentille 
jeune  fille  que  j'ai  vue  de  la  vie.  Elle  ne  se  croyait  pas  quel- 
qu'un et  pouvait  parler  correctement  sans  ressembler  à  une 
maîtiesse  d'école  ou  à  quelque  chose  comme  ça.  Ce  que  je 
veux  dire,  c'est  qu'elle  était  paifaite.  Son  père  devait  être  un 
homme  posé,  mais  pas  assez  riche  pour  qu'elle  soit  fière  d'être 


932  LA    VIE  DES  PEUPLES 

sa  fillo,  comme  il  y  on  a  qui  sont.  Peut-èLre  il  possédaiL  une 
pharmacie  ou  une  épicerie  dans  leur  ville  ou  quelque  chose 
comme  ça.  Elle  ne  me  l'a  jamais  dit  et  je  ne  lui  ai  jamais 
demandé. 

Ma  famille  est  très  bien,  si  ça  vous  intéresse.  Mon  grand- 
père  était  Gallois  et  là-bas  dans  notre  ancienne  patrie,  au 
pays  de  Galles,  il  était...,  mais  ça  n'a  pas  d'importance. 


La  première  épreuve  de  la  première  course  terminée,  le 
jeune  homme  assis  avec  les  deux  jeunes  filles  les  quitte  et 
descend  pour  parier.  Je  savais  ce  qu'il  allait  faire,  pourtant 
il  ne  parlait  pas  haut  et  fort  pour  que  tout  le  monde  sût  qu'il 
s'y  connaissait,  comme  certains  font;  ce  n'était  pas  son  gen- 
re. Bien;  il  revient  et  je  l'entends  dire  aux  jeunes  filles  sur 
quel  cheval  il  a  parié.  Pendant  l'épreuve,  ils  se  lèvent  tous 
à  moitié,  excités,  en  sueur,  comme  les  gens  qui  ont  parié  sur 
un  cheval.  Quand  le  cheval  approche  du  poteau,  ils  espèrent 
le  voir  finir  en  tête,  mais  ça  n'arrive  jamais,  parce  qu'il  n'a 
pas  assez  de  nerfs,  croyez-moi. 

Alors,  bien  vite  après,  les  concurrents  s'amènent  pour  la 
course  de  2.18  et  il  y  avait  un  cheval  que  je  connaissais.  Bob 
French  l'avait  dans  son  équipe,  mais  il  ne  lui  appartenait 
pas.  Il  appartenait  à  un  M.  Mathers  de  Marietta,  Ghio. 

Ce  M.  Mathers  était  très  riche,  il  possédait  des  mines  de 
charbon  ou  je  sais  quoi.  Il  avait  une  chic  propriété  à  la  cam- 
pagne et  était  enragé  pour  faire  courir  ;  Mais  il  était  presby- 
térien ou  je  ne  sais  quoi.  Probablement,  je  pense,  sa  femme 
aussi  et  plus  rigide  que  lui.  Donc  il  ne  faisait  jamais  courir 
en  son  nom.  On  racontait  sur  les  champs  de  course  de  l'Ohio 
que  quand  un  de  ses  chevaux  était  prêt  il  le  confiait  à  Bob 
French  et  prétendait  à  sa  femme  qu'il  était  vendu. 

Donc  Bob  prenait  les  chevaux  et  en  faisait  juste  ce  qu'il 
voulait.  Qui  pourrait  l'en  blâmer?  Pas  moi,  toujours.  Tantôt, 
il  s'arrangeait  pour  gagner,  tantôt  pour  perdre.  Ce  n'était 
jamais  ça  qui  m'intéressait  quand  j'étais  lad.  Ceque  jedési- 


JE  sus  TROP  BETE  933 

rais  savoir, c'était  si  un  cheval  avait  la  vitesse  et  pouvait  finir 
en  tête,  en  cas  de  besoin. 

Comme  je  vous  le  raconte.  Bob  faisait  courir  le  cheval 
de  M.  Mathers  dans  cette  course.  Le  cheval  s'appelait  Abou 
Ben  Ahem  ou  quelque  chose  comme  ça.  Il  était  rapide  com- 
me l'éclair.  C'était  un  hongre;  il  était  classé  2.21  mais  il 
pouvait  faire  08  ou  09.  Quant  Burt  et  moi  étions  sur  les  rou- 
tes, comme  je  vous  l'ai  raconté  l'année  d'avant;  un  nègre, 
une  connaissance  de  Burt,  était  en  place  chez  M,  Mathers. 
Un  jour  qu'il  n'y  avait  pas  de  course  à  la  foire  de  Marietta  et 
que  Harry  notre  patron  était  retourné  chez  lui.  nous  étions 
allés  le  voir. 

Donc,  tout  le  monde  était  à  la  foire  excepté  le  nègre.  Il  nous 
a  fait  visiter  la  chic  maison  de  M.  Mathers.  Burt  et  lui  ont 
débouché  une  bouteille  de  vin  que  M.  Mathers  avait  cachée 
dans  sa  chambre  à  coucher,  au  fond  d'un  placard,  sans  que  sa 
femme  s'en  aperçoive.  Il  nous  a  montré  le  cheval  Abou  Ben 
Ahom.  Burt  avait  toujours  dans  l'idée  de  devenir  jockey, 
mais  il  n'avait  pas  grande  chance  d'arriver  étant  nègre.  Lui 
et  l'autre  nègre  ont  vidé  la  bouteille  de  vin  entière,  et  Burt 
commençait  à  être  un  peu  gai. 

Le  nègre  a  laissé  Burt  prendre  cet  Abou  Ben  Ahem  et  le 
faire  courir  un  mille  sur  une  piste  <jue  M.  Mathers  avait  pour 
lui  tout  seul,  juste  là,  sur  sa  ferme.  AL  Mathers  avaitun  enfant, 
une  fille,  elle  était  comme  malade  un  peu  rachitique,  elle  est 
rentrée  et  il  a  fallu  nous  grouiller  pour  remettre  Abou  Ben 
Ahem  à  l'écurie 

Ce  que  je  vous  raconte  là,  c'est  pour  que  tout  soit  bien  clair. 
A  Saïidusky,  l'après-midi  que  j'étais  aux  courses,  lo  jeune 
homme  était  embêté  d'avoir  perdu  son  pari  devant  les  jeunes 
filles.  Vous  savez  comme  l'on  est.  Une  des  deux  était  sa  fian- 
cée, l'autre  sa  sœur.  J'avais  bien  vu  ça,  «  Allons,  je  me  dis,  j(^ 
vais  lui  passer  un  tuyau  ».  Il  a  été  rudement  bien  quand  je  lui 
ai  touché  l'épaule.  Lui  et  les  jeunes  filles  ont  été  gentils  avec 
moi  depuis  le  début  jusqu'à  la  fin.  Je  n'ai  rien  contre  eux. 

lJ<»n<'.  il  se  jx'nclK'  «ti  ari-ièi-»'  et  je  lui  passe  h'  tuyau  sur  AIumi 
B<'n  Ahem.  «  JNt^  pariez  {)as  un  c«'nl   à  la   pr«'niière  épreuxc; 


934  LA  VIE  DES  PEUPLES 

il  courrn  comme  un  bœuf  attelé  à  une  charrue,  mais  ensuite 
descendez  et  mis<'z  droit  sur  lui  ».   Voilà  ce  que  je  lui    ai  dit. 

Bien.  Je  n*ai  jamais  vu  un  garçon  en  traiter  plus  chique- 
ment  un  autre.  II  y  avait  un  gros  Monsieur  assis  derrière  la 
jeune  fille.  Elle  m'avait  regardé  et  je  l'avais  regardé  déjà 
deux  fois  et  nous  avions  rougi  tous  les  deux.  Voilà  ce  qu'il 
fit,  il  eut  l'audace  de  se  retourner  et  de  demander  au  gros 
.  Monsieur  de  changer  de  place  avec  moi  pour  que  je  puisse  être 
à  côté  d'eux. 

Ah  oui!  Grand  Dieu.  M'y  voilà  !  Quel  abruti  j'étais  de  m'être 
monté  là-bas  au  bar  de  l'hôtel  et  simplement  pour  un  sale 
particulier  avec  une  canne  et  cette  espèce  de  cravate.  M'être 
laissé  mettre  en  rogne  et  boire  ce  whisky   juste  pour  l'épater. 

Sûrement  elle  s'en  apercevrait  quand  je  serai  assis  juste 
derrière  elle.  Elle  pourrait  sentir  mon  haleine.  Je  me  serais 
fait  dégringoler  de  cette  tribune,  j'aurais  fait  tout  le  parcours 
en  me  flancjuant  des  coups  de  pied  et  plus  vite  encore  que  tou- 
tes les  vieilles  rosses  qui  étaient  là  cette  année. 

Parce  que  cette  jeune  fille  n'était  pas  une  chipie,  ce  que 
j'aurais  uua.'^é  pour  une  tablette  de  chewing  giim,  du  cachou, 
des  bonbons  acidulés,  ou  n'importe  quoi.  J'étais  bien  content 
d'avoir  ces  cigares  à  25  cents  dans  ma  poche.  Tout  de  suite, 
j'en  offre  un  au  jeune  homme  et  j'en  allume  un.  Alors  le  gros 
monsieur  se  lève  ;  nous  changeons  de  place,  me  voilà  juste  der- 
rière elle.  Ils  se  présentent  eux-mêmes,  la  fiancée  du  jeune 
homme  qui  était  avec  lui  s'appelait  Elinor  Woodbury,  son 
père  était  fabricant  de  tonneaux  à  un  endroit  nommé  Tif- 
fin.  Ohio.  Le  jeune  homme  s'appelait  Wilbur  Wessen  et  sa 
sœur  Mlle  Lucy  Wessen. 

Je  suppose  que  c'est  leur  chic  nom  qui  m'a  fait  dérailler. 
Un  garçon  juste  parce  qu'il  a  été  lad  et  qu'il  s'occupe  des  che- 
vaux d'un  livreur  camionneur  magasinier  n'est  ni  meilleur 
ni  pire  pour  cela.  Je  l'ai  pensé  bien  souvent;  et  je  l'ai  dit  aussi. 
Mais  vous  savez  comme  l'on  est.  Il  y  avait  quelque  chose  dans 
cette  espèce  de  jolie  robe.  Dans  ces  jolis  yeux  qu'elle  avait, 
dans  la  manière  de  me  regarder  un  peu  par  dessus  l'épaule 
de  son  frère  et  moi  de  la  regarder,  puis  de  rougir  tous  les  deux. 
Je  ne  pouvais  pas  me  donner  l'air  d'une  gourde,  dites? 


JE  SUIS  TROP  BETE  935 

J'ai  agi  cuiiim<'  un  idioL,  voilà  toul.  Je  réponds  que  mon 
nom  était  Walter  Mathers,  de  Marietta,  Ohio.  Je  leur  raconte 
à  tous  les  trois  les  plus  épouvantables  mensonges  qu'on  puisse 
imaginer.  Je  dis  qu'Abou  Ben  Ahem  appartient  à  mon  père, 
mais  qu'il  l'avait  confié  à  Bob  French  pour  le  faire  courir, 
parce  que  notre  famille  est  trop  fière  pour  faire  courir,  com- 
me ça  ;  je  voulais  dire  à  notre  nom.  Une  fois  lancés,  ils  se  pen- 
chent vers  moi  et  m'écoutent,  les  yeux  de  Mlle  Lucy  Wesscn 
brillaient  et  je  me  suis  conduit  comme  un  âne. 

Je  leur  parle  de  notre  propriété  à  Marietta,  de  nos  grandes 
écuries  et  notre  grande  maison  de  briques  sur  la  colline  au- 
dessus  de  rOhio.  J'étais  assez  malin  pour  ne  pas  avoir  l'a-ir 
de  me  vanter.  Je  commençais  à  raconter,  puis  les  laissais  me 
tirer  le  reste,  j'avais  l'air  de  parler  le  plus  à  contre-cœur 
que  possible.  Notre  famille  ne  possède  pas  de  fabriques  de 
tonneaux  et  depuis  que  je  nous  connais,  nous  avons  toujours 
été  plutôt  pauvres,  sans  rien  demander  à  personne  pourtant 
et  mon  grand-père  au  pays  de  Galles...,  mais  ça  n'a  pas  d'im- 
portance. 

Nous  nous  mettons  à  bavarder,  comme  si  nous  nous  connais- 
sions depuis  des  années.  Je  raconte  que  mon  père  craint  que 
peut-être  ce  Bob  French  ne  soit  pas  honnête  et  qu'il  m'a 
envoyé  à  Sandusky  incognito  pour  le  pincer  si  je  pouvais. 
Et  je  leur  fais  croire  que  je  me  suis  aperçu  de  tout  dans  cette 
course  de  2.18  ou  Abou  Ben  Ahem  doit  débuter 

Je  dis  qu'il  perdrait  la  première  épreuve  en  courant  comme 
une  vache  boiteuse,  mais  qu'ils  se  retrouverait  et  les  écorche- 
rait  tous  vivants  ensuite.  Pour  soutenir  mes  dires,  je  prends 
trente  dol'ars  dans  ma  poche,  les  tends  à  M.  Wilbur  Wessen 
et  lui  demande  si  ça  ne  lui  fait  rien,  après  la  première  épreu- 
ve, de  descendre  et  de  les  placer  sur  Abou  Ben  Ahem  quelles 
que  soient  les  chances  contre  lui.  Ce  que  j'ajoute,  c'est  que  je 
n'ai  pas  envie  que  Bob  French  ni  aucun  des  lads  me  voient. 

Pour  sûr,  quand  arrive  la  première  épreuve.  Amou  Ben 
Ahem  est  parti  du  mauvais  pied,  il  n'a  rien  donné  jusqu'à  la 
courbe  finale,  il  courait  comme  un  cheval  de  bois  ou  une  rosse 
malade,  et  il  ;i  fini  je  dernier.  Alors  ce  Wilbur  Wessen  est  des- 


936  LA  VIE  DES  PEUPLES 

cendu  au  guichet,  sous  la  tribune.  Me  voilà  seul  avec  les  jeu- 
nes filles.  Cette  Mlle  Wooldbury  regardait  de  l'autre  côté. 
Lucy  Wessen  m'a  touché  avec  ses  épaules  sans  me  toucher, 
voyez-vous.  Elle  ne  s'accotait  pas  sur  moi,  voilà  ce  que  je 
veux  dire.  Vous  savez  comme  une  femme  peut  faire  ça.  Elles 
vous  touchent,  mais  elles  ne  vous  poussent  pas.  Vous  savez 
ce  qu'elles  font. 


Après  ils  m'ont  donné  un  coup.  En  cachette  de  moi,  ils 
s'étaient  entendus,  ils  avaient  décidé  que  Wilbur  Wessen 
parierait  cinquante  dollars  et  les  jeunes  filles  chacune  dix, 
et  de  leur  argent  encore.  J'étais  déjà  malade,  mais  je  l'ai  été 
bien  plus  ensuite. 

Pour  le  cheval  Abou  Ben  Ahem  et  leur  argent  je  ne  m'en 
faisais  pas  beaucoup.  Çà  finit  bien,  Abou  a  couru  les  trois  der- 
nières courses  comme  un  panier  d'œufs  pourris  arrive  au  mar- 
ché avant  qu'on  s'en  aperçoive,  et  Wilbur  a  gagné  neuf  pour 
deux.  Mais  il  y  avait  autre  chose  qui  me  rongeait. 

Quand  Wilbur  est  revenu  après  son  pari,  il  a  causé  tout  le 
temps  avec  cette  Miss  Woodbury;  et  moi,  et  Lucy  Wessen, 
ils  nous  laissaient  tout  seuls,  comme  si  nous  étions  dans  une 
île  déserte.  Si  seulement  je  n'avais  pas  triché  ou  si  j'avais  pu 
m'en  sortii-.  Mais  il  n'y  a  pas  de  Walther  Mathers  ainsi  que 
je  l'avais  dit  à  elle  et  aux  deux  autres.  Il  n'y  en  a  pas  et  il 
n'y  en  a  jamais  eu.  Mais,  s'il  y  en  avait  un,  sûrement  j'irais 
à  Marietta,  Ohio  et  je  le  tuerais  net. 

Voilà  où  j'en  étais,  grand  abruti  que  je  suis.  Bientôt,  la 
course  a  fini.  Wilbur  a  été  chercher  l'argent;  puis  nous  avons 
pris  un  fiacre  pour  rentrer  en  ville  et  il  nous  a  payé  un  chic 
dîner  à  l'hôtel  et,  par  dessus  le  marché,  une  bouteille  de  Cham- 
pagne. 

On  était  là  tous  les  deux,  la  jeune  fille  et  moi.  Elle  ne  parlait 
pas  beaucoup  et  je  ne  disais  rien  non  plus.  Mais  il  y  a  une  chose 
que  je  sais,  elle  ne  s'accrochait  pas  à  moi,  à  cause  de  mes  boni- 
ments sur  mon  père,  son  argent  et  tout  ça.  Ce  n'était  pas  son 


JE  SUIS  TROP  BÊTE  %i1 

genre,  vous  savez.  Non,  non.  Des  jeunes  filles  comme  ça,  on 
n'en  rencontre  qu'une  fois  dans  sa  vie.  Si  on  ne  se  dépêche 
pas,  la  chance  est  perdue,  c'est  fini  pour  de  bon;  on  n'a  plus 
qu'à  se  jeter  dans  la  rivière.  Elles  vous  regardent  du  dedans, 
juste  une  minute,  ça  n'est  pas  de  la  séduction,  mais  c'est 
comme  ça,  et  la  conclusion,  c'est  que  l'on  veut  avoir  juste 
cette  femme-là  pour  votre  femme  et  pas  d'autres.  On  voudrait 
lui  donner  plein  de  fleurs,  de  chics  robes,  on  voudrait  que  les 
enfants  qu'on  doit  avoir  soient  les  siens.  On  a  envie  pour  elle 
de  belle  musique  et  pas  de  jazz.  C'est  comme  ça. 

Il  y  a  un  endroit  près  de  Sandusky  de  l'autre  côtéd'une  sorte 
de  plage  qu'on  appelle  Cedar  Point.  Après  ce  dîner  nous  y 
sommes  allés  dans  un  canot  automobile  pour  nous  tout  seuls. 
Wilbur  et  Mlle  Lucy  et  cette  Mlle  Woodbury  avaient  à  attra- 
per le  train  de  dix  heures  pour  revenir  à  Tiffin.Ohio.  Quand 
vous  sortez  avec  des  jeunes  filles  comme  çà.vous  ne  pouvez 
pas  vous  en  fiche,  manquer  le  train  et  passer  la  nuit  dehors 
comme  on  fait  quand  on  est  avec  une  gamine  ({uelconque. 

Wilbur  nous  a  payé  un  canot  automobile;  il  y  en  avait 
bien  pour  quinze  thunes,  mais  je  ne  l'aurais  jamais  su  si 
je  n'avais  pas  écouté.  Ça  n'était  pas  son  genre  de  trompet- 
ter  ce  qu'il  faisait. 

Une  fois  à  Cedar  Point,  nous  ne  nous  sommes  pas  arrêtés 
parce  qu'il  y  avait  un  tas  de  particuliers  bien  vulgaires.  Il  y 
avait  des  salles  de  bal  et  des  restaurants  pour  les  campa- 
gnards, mais  aussi  une  plage  où  on  pouvait  se  promener  et 
trouver  des  places  sombres.  C'est  là  que  nous  sommes  allés. 

Elle  ne  parlait  presque  pas  du  tout,  ni  moi  non  plus.  Et  je 
pensais  que  j'étais  bien  reconnaissant  à  ma  mère.  Elle  avait 
bien  raison  quand  on  était  gosse  de  nous  faire  manger  à  table 
avec  une  fourchette.de  ne  pas  nous  laisser  éclabousser  avec 
notre  soupe,  ni  fairc^  du  bruit,  comme  les  voyous  qui  traînent 
sur  les  champs  de  course. 

Wilbur  et  son  amie  se  sont  promenés  sur  la  plage.  Lucy 
et  moi,  on  est  resté  assis  à  un  endroit  noir.  Il  y  avait  des  raci-^ 
nés  de  vieux  arbres,  que  la  mer  avait  jetés  là.  Ensuite,  jus^ 
qu'au  momt'nt  où  il  ;i  fidlii  ([u'on  r(  jjarto  pour  le  canot  et  qu'ils 


038  LA  VIE  DES  PEUPLÉS 

aillent  à  leur  train,  le  temps  a  passé  comme  rien  du  tout.  On 
aurait  dit  un  clin  d'œuil. 

Voilà  comme  c'était.  La  place  oîi  on  se  trouvait  était  noire 
comme  j'ai  dit  et  il  y  avait  des  racines  d'un  vieux  tronc  d'ar- 
bre qui  se  dressaient  en  l'air  comme  des  bras.  Il  y  avait  l'odeur 
de  la  mer  et  on  aurait  dit  qu'on  pouvait  étendre  la  main  et 
toucher  la  nuit,  tant  elle  était  chaude  et  douce  et  semblait 
rafraîchissante  comme  une  orange. 

J'aurais  pleuré  et  juré,  j'aurais  sauté  et  dansé.  J'étais  si 
excité,  si  heureux,  si  triste. 

Quand  Wilbur  est  revenu  de  sa  promenade  tout  seul  avec 
sa  fiancée,  et  que  Lucy  les  a  vus  qui  s'approchaient,  elle  a  dit  : 
«  Il  faut  aller  au  train  maintenant  ».  Et  elle  pleurait  presque, 
elle  aussi.  Pourtant,  il  y  avait  quelque  chose  que  je  savais  et 
qu'elle  ne  savait  pas,  et  elle  ne  pouvait  pas  être  sens  dessus 
dessous  comme  moi.  Alors,  avant  que  Wilbur  et  Mlle  Woodbu- 
ry  nous  aient  rejoints,  elle  a  levé  la  tête  et  elle  m'a  embrassé 
vite  en  appuyant  sa  tête  contre  moi,  et  elle  frissonnait  toute. 

Quelquefois  j'espère  que  j'ai  un  cancer  et  que  j'en  mourrai. 
Je  pense  que  vous  savez  ce  que  je  veux  dire.  Nous  avons  tra- 
versé la  baie  dans  le  canot  pour  aller  au  train  comme  ça  et 
il  faisait  noir  encore.  Elle  m'a  chuchoté  et.  ce  qu'elle  disait, 
q'était  que  moi  et  elle  on  aurait  pu  sortir  du  bateau  et  mar- 
cher sur  l'eau,  ça  avait  l'air  fou.  mais  je  la  comprenais. 

Tout  à  coup  on  était  à  la  gare.  Il  y  avait  là  un  tas  de  campa- 
gnards de  ceux  qu'on  voit  à  toutes  les  foires  et  ça  se  poussait 
et  ça  se  bourrait,  comme  du  bétail  à  l'abreuvoir.  Comment 
que  j'aurais  pu  lui  parler?  «  Ça  ne  sera  pas  long,  parce  que 
vous  m'écrirez  et  que  je  vous  écrirai.  »  C'est  tout  ce  qu'elle 
m'a  dit. 

J'avais  à  peu  près  autant  de  chance  d'en  sortir  qu'une  poule 
qui  se  noie.  J'avais  de  la  chance  !  une  chic  chance  ! 

Et  peut-être  qu'elle  écrirait  à  Marietta.  comme  ça  et  que 
la  lettre  reviendrait  avec  un  cachet  des  Postes  dessus,  pour 
dire  :  «  Il  n'y  a  pas  de  type  de  ce  nom-là  »,  ou  quelque  chose 
comme  ça,  je  ne  sais  pas  moi. 

Et  moi  qui  voulais   me   donner   pour   une   grosse   légume 


JE  SUIS  TROP  BÊTE  Ô39 

et  quelqu'un  de  chic  devant  elle,  le  meilleur  petit  être  que 
Dieu  ait  créé.  Sacrée  veine  ! 

Ensuite  le  train  est  arrivé;  elle  a  monté  dedans,  WilburWes- 
sen  et  moi  on  s'est  serré  la  main  et  cette  MUe  Woodbury 
m'a  fait  un  gentil  salut  et  je  l'ai  saluée.  Puis  le  train  est  parti 
et  j'ai  éclaté  en  larmes  comme  un  gosse. 

Ah  oui  !  J'aurais  pu  courir  après  ce  train  et  démolir  Dan 
Patch  comme  un  train  de  marchandises  après  un  tamponne- 
ment. Mais  à  quoi  ça  m'aurait  servi?  Avez-vous  jamais  vu 
un    crétin    pareil? 

Je  vous  parie  que  si  je  me  casse  un  bras,  ou  si  un  train 
m'écrase  le  pied,  je  n'irai  pas  chez  le  médecin.  Je  resterai  là 
pour  souffrir  et  souffrir.  Voilà  ce  que  je  ferai. 

Je  vous  parie  que.  si  je  n'avais  pas  bu  cet  alcool,  je  n'aurais 
jamais  été  assez  ballot  pour  mentir,  des  mensonges  qu'on  ne 
peut  plus  rattraper  avec  une  demoiselle  comme  elle. 

Je  voudrais  l'avoir  ici  devant  moi,  ce  type  avec  son  nœud 
papillon  et  sa  canne.  Je  lui  rentrerais  dedans,  pour  de  bon. 
C'est  un  grand  ballot.  Voilà  tout  ce  qu'il  est. 

Et  si  moi,  je  n'en  suis  pas  un  autre,  trouvez-m'en  un. 
Amenez-le  moi.  Je  cesserai  de  travailler,  je  suis  un  propre  à 
rien.  Je  lui  donnerai  ma  place.  J'en  ai  assez  de  travailler,  de 
gagner  de  l'argent  et  d'en  mettre  de  côté  pour  une  gourde 
comme    moi. 

Sherwood  Anderson 

(  irad.  B.  Fcuj.) 


LA  LUTTE  POUR  LE  PETROLE  : 
LA  DERMÈRE  PHASE 


La  lutte  pour  la  Mésopotamie  et  les  Iles  de  la  Sonde. 

I 

Pendanl  que  l'Angleterro  se  lançait  à  la  conquête  de  presque 
tout  le  pétrole  restant  dans  le  monde,  les  Etats-Unis  s'endor- 
maient dans  une  sécurité  trompeuse.  N'avaient-ils  pas  fourni 
80  %  des  besoins  des  Alliés  pendant  la  guerre?  Il  est  vrai  que 
si  les  hostilités  avaient  continué,  les  Etats-Unis  n'auraient  pu 
suffire  à  nos  demandes.  «  En  septembre  et  en  octobre  1918  », 
a  déclaré  M.  Deen.  qui  a  joué  un  si  grand  rôle  dans  l'alliance 
de  la  «  Royal  Dutch  »  et  de  la  «  Shell  »  et  dirige  aujourd'hui 
les  pétroles  de  l'Oklahoma.  —  «  les  Alliés  ont  pris  chaque  jour 
194.000  barils  de  gazoline,  alors  que  la  production  quotidienne 
moyenne  était  de  191.000.  En  réunissant  les  livraisons  faites 
en  Europe  par  le  Mexique  et  les  Etats-Unis,  on  arrive  à 
1.200.000  barils  par  jour,  alors  que  les  Etats-Unis  n'en  pro- 
duisent que  960.000  et  le  Mexique  140.000.  Le  déficit  quotidien 
était  donc  de  300.000  barils  ». 

Les  Etats-Unis  se  sont  sacrifiés  pour  les  Alliés  pendant  la 
guerre.  L'Angleterre  ne  leur  en  a  aucune  reconnaissance  !  Ils 
n'aiTivaient  déjà  même  pas  à  suffir  .^  à  leur  consommation  inté- 
rieure —  puisque  25  %  du  pétrole  employé  aux  Etats-Unis 
provenait  du  Mexique  —  et  ils  nous  ont  envoyé  plus  que  leur 
propre  production.  La  guerre  n'a  pas  peu  contribué  à  les 
mettre  dans  la  situation  où  ils  se  trouvent. 

Si  leur  consommation  continue  à  croître  dans  les  propor- 


LA  LUTTE  POUR  LE  PÉTROLE  941 

t.ion-^  acluelles.  il-,  consommeront,  dans  quatre  ans,  d'après  le 
nouveau  président  de  la  «  Standard  Oil  of  Nrw- Jersey  ».  Wal- 
ter  Teagle,  630  millions  de  barils,  —  le  double  de  ce  qu'ils  ont 
produit  en  1919.  Rien  que  depuis  1914,  les  automobiles  ont 
passé  aux  Etats-Unis  di'  1.700.000  à  8  millions  (pullulement 
des  voitures  Ford).  Elles  absorbent  à  elles  seules  85  %  de 
la  production  nationale  ;  et  il  ne  reste  que  15  %  pour  les  che- 
mins de  fer,  la  navigation,  l'industrie  et  les  exportations. 

Les  Compagnies  américaines  ont  réalisé  un  grand  effort  : 
elles  ont  intensifié  la  production,  la  faisant  monter  de  376  mil- 
lions de  barils  en  1919  à  443  en  1920.  De  nouvelles  recherches 
ont  été  plus  spécialement  poursuivies  dans  le  Texas  et  le 
Kansas.  Mais  n'est-ce  pas  hâter  davantage  l'heure  à  lac{uelle 
les  Etats-Unis  auront  épuisé  leurs  ressources? 

Sur  un  mot  d'ordre  du  gouvernement  des  Etats-Unis  : 
«  Tirez  de  plus  en  plus  du  pélrole  des  pays  étrangers  »,  —  la 
«  Standard  »  lança  ses  prospecteurs  à  travers  le  monde.  Mais 
partout  ils  se  heurtèrent  à  un  obstacle  imprévu.  Un  prospec- 
teur américain  <ut  le  malheur  de  paraître  sur  les  bords  de  la 
mer  Morte  en  octobre  1919.  Sans  aucune  hésitation,  le  géné- 
ral anglais  gouvernant  la  Palestine  le  fit  arrêter  à  Jérusalem. 
A  toutes  les  protestations  indignées  du  président  Wilson, 
l'Angleterre  répondit  simplement  «  qu'il  ne  s'agissait  pas  d'une 
mesure  visant  spécialement  les  Américains,  mais  que  toute 
prospection  était  interdite  en  Palestine  jusqu'à  nouvel  ordre  ». 
Les  mêmes  faits  se  sont  reproduits  en  Mésopotamie. 

Dans  le  monde  entier,  sauf  prut-être  au  Canada,  sur  lequel, 
vu  leur  proximité  géographique,  ils  ont  une  grande  influence, 
les  Américains  ont  trouvé  porte  close.  Ils  sont  en  général*  : 
—  ou  bien  exclus  des  concessions  pétrolifères  situées  dans  le 
territoire,  les  colonies  et  môme  les  sphères  d'influence  de 
l'Angleterre,  de  la  France.du  Japon  et  des  Pays-Bas;  — ou  bien 
sont  autorisés  à  s'y  établir,  mais  seulement  à  des  conditions 
telles  qu'ils  perdent  la  direction  (effective  de  leurs  entreprises. 


1.    Rapport  flu  Diroct<'ur  américain  du  «  Bureau  of  Mim-s  »,  \'an  II.  Manning, 
au  SPcrélairi'  d'Etat  df  rintéri«'ur. 


942  LA  VIE  DES  PEUPLES 

Il  est  inlerdit  aux  étrangers  de  prospecter  L.  pétrole  en 
Birmanie,  aux  Indes,  en  Perse,  dans  l'Ouganda,  et  le  Royaume- 
Uni.  Une  politique  d'exclusion  des  étrangers  du  contrôle  des 
produits  pétrolifères  est  suivie  en  Algérie,  en  Australie,  dans 
la  Barbade,  l'Afrique  orientale  britannique,  la  Guyane  an- 
glaise, en  France,  dans  l'Afrique  occidentale  française,  au 
Guatemala,  au  Japon,  à  Formose,  à  Sakhaline,  à  Madagascar, 
au  Mexique,  en  Nouvelle-Guinée,  et  probablement  dans  l'U- 
nion sud-africaine.  Le  Venezuela  et  l'Ouganda  envisagent  éga- 
lement une  politique  analogue. 

Le  droit  d'exploiter  les  ricJiesses  minérales  ne  peut  être 
accordé  aux  étrangers  en  Australie,  dans  la  Barbade,  l'Afrique 
orientale  britannique,  la  Guinée,  les  Indes  néerlandaises,  en 
France,  dans  l'Afrique  occidentale  française,  au  Guatemala, 
dans  l'Inde  (probablement),  en  Grande-Bretagne,  au  Japon 
(en  pratique),  à  la  Trinité  (en  partie),  au  Venezuela,  à  Mada- 
gascar—  et,  sauf  respect  des  droits  acquis,  en  Roumanie  et 
Tchécoslovaquie.  Des  restrictions  temporaires  sont  placées  à 
l'acquisition  par  les  étrangers  de  concessions  pétrolifères  dans 
deux  districts  de  la  Colombie  et  dans  le  nouveau  territoire 
roumain. 

La  propriété  des  gisements  appartient  au  gouvernement  en 
Bolivie,  à  Costa-Rica,  en  Tchécoslovaquie,  dans  l'Afrique  du 
Sud,  l'Ouganda,  au  Venezuela,  en  Angleterre,  et,  en  partie,  en 
Argentine  (le  gouvernement  s'y  est  réservé  les  riches  gisements 
de  Ridavavia),  en  Australie,  dans  la  Guinée  anglaise,  l'Equa- 
teur, l'Inde,  à  la  Trinité,  au  Canada  et  en  Colombie.  La  Répu- 
blique Dominicaine,  le  Mexique,  la  Roumanie  et  la  Russie  exa- 
minent la  possibilité  d'agir  de  même.  Mais  les  Etats-Unis  se 
sont  engagés  à  ne  reconnaître  le  nouveau  gouvernement  mexi- 
cain que  s'il  y  renonçait.  En  France,  le  gouvernement  a  sur 
les  richesses  du  sous-sol  un  droit  régalien  ;  il  les  concède  discré- 
tionnairement. 

Devant  cette  situation,  le  sénateur  Gore,  de  l'Oklahoma, 
demanda,  le  10  mars  1920,  au  gouvernement  fédéral,  un  rap- 
port sur  les  mesures  prises  par  les  gouvernements  étrangers 
pour  exclure  les  Américains  des  champs  de  pétrole.  Deux  mois 


LA  LUTTE  POin  LE  PÉTROLE  y43 

après,  le  17  mai,  le  président  Wilsoii  transmettait  au  Sénat  le 
rapport  du  ministère  des  Affaires  étrangères. 

«  La  politique  générale  du  gouvernement  britannique  »,  écri- 
vait le  sous-secrétaire  d'Etat  Frank  Polk,«tend,  d'une  part,  à 
exclure  les  étrangers  du  contrôle  de  toutes  les  ressources  pétro- 
lifères  de  l'Empire  britannique  et,  d'autre  part,  à  s'assurer  le 
même  contrôle  sur  les  ressources  pétrolifères  des  autres  pays  ». 
Les  moyen'^  employés  sont  : 

I.  —  Interdiction  aux  étrangers  de  posséder  ou  exploiter  des 
champs  pétrolifères  dans  l'Empire; 

IL  —  Participation  directe  de  l'Etat  dans  le  capital  et  la 
direction  des  compagnies  ; 

III.  —  Mesures  empêchant  les  sociétés  britanniques  de  ven- 
dre leurs  propriétés  à  des  entreprises  possédées  ou  contrôlées 
par  des  étrangers  ; 

IV.  —  Décrets  (ordres  en  Conseil)  intei  disant  le  transfert 
de  leurs  actions  à  d'autres  que  des  sujets  britanniques. 

Ces  mesuies  ont  abouti  à  la  prise  de  contrôle  de  la  «  Shell  », 
d'accord  avec  la  «  Royal  Dutcli  »,  qui  détient  60  %  de  ses 
actions.  «  Il  est  établi  que  le  gouvernement  anglais  a  le  con- 
trôle de  r  «  Anglo-Persian  »  et  qu'il  supporte  la  moitié  des 
frais  de  mise  en  valeui  des  champs  pétrolifères  de  la  Guyane. 
Toute  prospection  de  pétrol;^  dans  le  Royaume-Uni  doit  être 
autorisée  par  le  Board  of  Trade  ».  En  fait,  les  seuls  forages 
exécutés  dans  le  pays  le  sont  par  la  maison  Pearson  and 
Sons,  agissant  comme  agent  du  gouvernement.  A  la  Tri- 
nité, personne  ne  peut  acquérir  de  terrains  pétrolifères  sans 
autorisation  écrite  du  gouverneur  qui  est  placé  sous  le  contrôle 
du  secrétaire  d'Etat  des  colonies.  Or,  celui-ci  exige  de  toute 
société  britannique  qu'elle  n'ait  pas  plus  de  25  %  de  son 
capital  détenu  par  des  étrangers,  que  la  majorité  des  adminis- 
trat(^urs  soient  anglais...  —  Sauf  dans  le  nord  de  la  Perse,  où 
la  «Standard  Oil  »  vient  de  s'introduire  (1922),  les  Américains 
sont  éliminés  par  le  fait  que  1'  «  Anglo-Persian  »  a  des  droits 
exclusifs  poui'  une  j^ériode  de  trente  ans,  à  partir  de  1901. 
Ce  ])rivilège  a  été  grandement  renforcé  par  l'accord  anglo- 
persan  de  1918,  (jui  place  toutes  les   administrations  civiles, 


944  LA  VIE  DES  PEUPLES 

militaires  et  financières  de  l'Etat  porsan  sous  le  contrôle  de 
la  Grande-Bretagne. 

Le  rapport  Polk  établit  ensuite  que  presque  tous  les  autres 
pays,  même  les  plus  petits,  ferment  leur  porttî  aux  Américains. 
Seule .,  la  Bolivie,  la  Colombie  et  Costa-Rica,  qui  vient  d'an- 
nuler les  concessions  accordées  à  la  a  British  Controlled  Oil- 
fiekh  »,  mettent  sur  le  même  pied  les  Américains  et  leurs 
nationaux.  Mais  il  n'en  est  pas  de  même  du  Guatemala,  de 
l'Equateur  et  surtout  du  Mexique.  «  D'après  la  nouvelle  Cons- 
titution de  ce  pays,  tous  les  gisements  miniers  et  pétrolifères 
seraient  la  propriété  de  la  nation.  Seuls,  les  Mexicains  (ou 
naturalisés)  pourront  posséder  des  terres,  mines  ou  puits  de 
pétrole.  A  la  vérité,  les  mêmes  droits  pourront  être  accordés  à 
des  étrangers,  mais  à  la  condition  qu'ils  se  considèrent  comme 
propriétaires  mexicains  et  renoncent  à  invoquer  la  protection 
de  leur  gouvernement.  En  outre,  dans  une  zone  de  100  kilo- 
mètres le  long  des  frontières,  et  de  50  kilomètres  au  bord  de  la 
mer,  aucun  étranger  ne  pourra  acquérir  de  propriété  ». 

Entre  temps  avait  été  signée  la  convention  de  San-Remo. 
par  laquelle  le  gouvernement  français  —  volontairement  ou 
non  —  s'associait  à  l'Angleterre  pour  évincer  l'Amérique  des 
centres  asiatiques  de  production  du  pétrole,  et  lui  livrait  les 
richesses  qui  pourraient  être  découvertes  dans  les  zones  d'in- 
fluen(;e  réservées  à  la  France.  Quelles  pressions  furent  em- 
ployées pour  obtenir  sa  signature?  C'est  ce  qu'on  saura  peut- 
être  un  jour.  Toujours  est-il  que  le  gouvernement  français  fut 
si  gêné  de  cette  convention  que,  pendant  trois  mois,  il  n'osa  la 
publier. 

Lorsqu'il  s'y  décida,  cette  publication  produisit  aux  Etats- 
Unis  un  malaise  profond. 

II 

Cependant,  l'opinion  publique  et  les  milieux  officiels  amé- 
ricains suivaient  passionnément  l'évolution  du  conflit.  La 
situation  se  tendit  encore  davantage  à  la  suite  d'un  article  du 
«  Sperling's  Journal  »,  qui  constituait  un  véritable  défi  lancé 


LA  LUTTE  POUR  LE  PÉTROLE  945 

par  sir  Mackay  Edgar.  L'Angleteri-e  y  chantait,  insol^nimenl. 
son  triomphe.  «  Je  puisdire»,  écrivait  sir  Mackay,  «  que  les  2/3 
des  gisements  exploités  dans  l'Amérique  centrale  et  l'Améri- 
que du  Sud  sont  entre  des  mains  anglaises.  Dans  les  Etats  de 
Guatemala.  Honduras.  Nicaragua.  Costa-Rica,  Panama,  Co- 
lombie, Venezuela  et  Equateur,  l'immense  majorité  des  conces- 
sions sont  aux  mains  de  sujets  britanniques,  et  seront 
mises  en  valeur  par  nos  capitaux. 

«  Le  groupe  Alves  («  British  Controlled  Oilfields  >')•  dont  les 
propriétés  encerclent  en  fait  les  2  /3  de  la  mer  des  Caraïbes,  est 
entièrement  anglais,  et  les  contrats  qui  le  régissent  assurent 
la  perpétuité  absolue  du  contrôle  aux  intérêts  britanniques. 
Aucun  citoyen,  aucun  groupe  américain,  n'a  acquis  et  ne 
pourra  jamais  acquérir  dans  l'Amérique  Centrait'  une  situa- 
tion... «semblable  à  celle  de  M.  Alves.  «Si l'on  considèie  la  plus 
grande  de  toutes  les  organisations  pétrolifères,  le  groupe 
«  Shell  »,  il  possède  ou  contrôle  des  entreprises  dans  tous  les 
champs  pétrolifères  du  monde,  y  compris  les  Etats-Unis,  la 
Russie,  le  Mexique,  les  Indes  Néerlandaises,  la  Roumanie, 
l'Egypte,  le  Venezuela,  la  Trinité,  l'Inde,  Ceylan,  les  Etats  Ma- 
lais, la  Chine,  le  Siam,  les  Détroits  et  les  Philippines. 

«  Sans  doute,  il  faudra  attendre  quelques  années  avant  que 
leb  profits  de  cette  situation  puissent  être  cueillis;  mais  il  est 
hors  de  doute  que  la  récolte  sera  m.agnifique. Avant  peu,  l'Amé- 
rique sera  obligée  d'acheter,  à  coups  de  millions  de  livres  par 
an  aux  Sociétés  anglaises,  et  de\Ta  payer  en  dollars  en  quan- 
tités croissantes,  l'huile  dont  elle  ne  peut  se  passer,  et  qu'elle 
n<'  sera  plus  capable  de  tii'er  de  ses  piopres  réserves. 

«  J'eslim*'  que'  si  leur  consommation  continue  à  st;  dévelop- 
per avec  la  vitesse  actuelle,  dans  dix  ans  les  Américains  seront 
contraints  d'importer  500  millions  de  barils,  ce  qui,  au  prix 
très  bas  de  2  dollars  le  baril,  implique  un  versement  annuel 
d'un  million  de  dollar^,  dont  la  plus  grande  partie  tombera 
dans  des  poches  anglais('^.  A  l'exception  du  Mexique  et  d'une 
petite  parLio  de  l'Aniéricpir  c<  ntralc,  le  monde  entier  est  soli- 
dement barricadé  contre  une  attaque  (^n  force  des  Etals-Unis. 
La  position  anglaise  est  imprenable.  » 


946  LA  VIE  DES  PEUPLES 

Un  an  après  la  conclusion  de  la  paix,  la  lutte  entre  l'An- 
gleterre et  l'Américfue  en  est  à  sa  phase  la  plus  aiguë.  Les 
Etats-Unis  veulent  à  tout  prix  obtenir  une  part  des  gisements 
de  la  Mésopotamie,  et  des  nouveaux  terrains  pétroliteres  qui 
viennent  d'être  découverts  dans  les  îles  de  la  Sonde,  à  Djambi. 
Le  secrétaire  d'Etat  Colby  adresse,  en  conséquence,  le  20 
novembre  1920,  à  lord  Curzon,  une  note  que  la  presse  améri- 
caine publie  le  24,  et  dans  laquelle  il  proteste  contre  l'exclu- 
sion des  Américains  de  la  Mésopotamie  et  réclame  l'égalité 
de  traitement  pour  toutes  les  nations. 

Le  gouvernement  britannique  ne  fit,  au  début,  à  la  note 
Colby  qu'une  réponse  vague.  La  presse  anglaise  en  publia  le 
texte  complet  (Tî'mes,  6  avril  1921).  Lord  Curzon  y  décla- 
rait que  les  droits  anglais  actuels  en  Mésopotamie  ne  sont  que 
la  confirmation  de  ceux  qu'avait  acquis  avant  la  guerre  la 
«  Turkish  Petroleum  »  (dont  le  Gouvernement  anglais  détient, 
avec  la  «Royal  Dutch  »,  le  contrôle,  car  il  a  acheté  200.000  ac- 
tions ordinaires  de  cette  société).  Sans  la  guerre,  les  gisements 
de  Mossoul  et  de  Bagdad  auraient  depuis  longtemps  été  exploi- 
tés.Les  droits  acquis  pai  le  gouvernement  français  (convention 
de  San  Remo)  ne  représentent  que  la  part  allemande,  et  ils  lui 
ont  été  donnés  en  compensation  des  facilités  accordées  pour 
l'écoulement  du  pétrole  produit  vers  la  Méditerranée.  Ni  les 
droits  de  la  «  Turkish  Petroleum  »,  ni  la  convention  de  San 
Remo  n'empêcheront  l'Etat  arabe  de  jouir  de  tous  les  avanta- 
ges de  la  propriété  et  du  développement  des  exploitations  pé- 
trolifères.  Le  gouvernement  britannique  n'a  aucunement  le 
désir  d'empêcher  les  Etats-Unis  de  participer  à  l'expansion 
de  l'industrie  pétrolif ère  en  Mésopotamie.  Et  la  note  anglaise 
fait  remarquer  que  Londres  n'est  pas  du  tout  d'accord  avec 
Washington  sur  l'estimation  des  ressources  en  pétrole  des  di- 
verses nations.  La  production  future  encore  problématique 
mise  à  part,  il  reste  établi  qu'à  l'heure  actuelle,  les  Etats- 
Unis,  produisent  70%  de  l'extraction  mondiale^.  Il  n'est  donc 

1.  En  réalité,  au  moment  même  où  était  écrite  cette  note,  les  Etats-Unis 
n'en  produisaient  que  64  %.  Et  une  grande  partie  de  cette  production  est  entre 
des  mains  anglaises  (Dutch-Shell). 


LA  LUTTE  POVR  LE  PÉTROLE  947 

pas  aisé  de  justifier  l'insistance  de  Washington,  relativement 
à  l'extension  du  contrôle  américain  sur  les  sources  qui  pour- 
raient être  découvertes  dans  les  pays  à  mandats.  Le  gouverne- 
ment britannique  est  néanmoins  d'accord  avec  le  gouverne- 
ment américain,  pour  déclarer  que  les  ressources  en  pétrole 
doivent  être  développées  sans  considérer  le  point  de  vue  de 
nationalité. 

Cette  réponse  ne  satisfit  pas  le  gouvernement  fédéral. 
L'Angleterre  était  bien  d'accord  avec  lui  pour  déclarer  que 
les  ressources  pétrolifères  doivent  être  exploitées  «  sans  con- 
sidérer le  point  de  vue  de  nationalité  »,  mais  elle  n'ouvrait 
pas  pour  cela  la  Mésopotamie  aux  Américains.  Et,  à  l'oc- 
casion de  la  réunion  du  Conseil  de  la  Société  des  Nations, 
qui  devait  examiner  en  détail, à  Paris, le  problèmedes  mandats, 
Washington  pour  ennuyer  Londres,  envoya  le  21  février  1921, 
une  note  demandant  que  la  question  des  mandats  sur  les 
anciennes  colonies  allemandes  fût  soumise  à  un  nouvel  exa- 
men. L'Amérique  vient  finalement  dé  l'emporter  car,  lors  de 
la  conclusion  de  l'accord  naval  de  Washington,  elle  exigea  que 
ses  nationaux  eussent  des  droits  égaux  à  ceux  de  la  Grande- 
Bretagne  en  Mésopotamie  et  en  Palestine. 


m 


Pendant  ce  temps,  la  «  Royal  Dutch-Shell  »,  qui  d'accord 
avec  r  «  Anglo-Persian  »,  avait  demandé  au  gouvernement 
britannique  de  lui  réserver  l'exploitation  des  gisements  de 
Mésopotamie,  —  ce  qu'elle  est  bien  près  d'obtenir,  puisqu'on 
prévoit  la  formation  d'une  compagnie  sous  contrôle  exclusi- 
vement anglais,  avec  sir  John  Corvans,  l'un  des  membres  les 
plus  en  vue  du  groupe  «  Shell  »,  comme  administrateur- 
gérant  —  la  «  Royal  Dutch  »,  dis-je,  s'efforçait  aussi  d'ac- 
caparer les  nouveaux  gisements  découverts  dans  les  îles  de 
la  Sonde,  à  Djambi. 

Djambi  est  le  dernier  vaste  lerraiii  à  exploiter  dans  les 
Indes  néerlandaises  :   les  champs  pétrolifères  de  ce  district 


y48  LA  VIE  DES  PEUPLES 

atteignent  4  millions  d'acres.  Les  vues  de  la  «  Royal  Dutch  » 
ne  rencontrèrent  au  début  pas  d'obstacles,  et  elle  obtint  de 
la  Chambre  basse  de  Hollande  l'attribution  de  ces  gisements 
à  sa  filiale,  la  «  Bataafsche  Petroleum  ».  Mais  deux  représen- 
tants de  la  Standard  apportèrent  à  La  Haye,  à  la  Chambre  et 
aux  Ministres  cette  communication  :  la  «  Standard  Oil  » 
offrait  de  former,  d'accord  avec  le  gouvernement  hollandais, 
une  compagnie  qui  aurait  la  moitié  des  terrains  de  Djambi. 
aux  mêmes  conditions  que  la  «  Royal  Dutch  ».  Elle  rappelait 
qu'aux  Etats-Unis  les  Hollandais  avaient  eu  toute  facilité, 
et  comptait  sur  la  réciprocité. 

Cette  communication  inattendue  jeta  la  perluibation  dans 
le  monde  financier  et  politique  des  Pays-Bas.  Un  député 
demanda  si  la  note  de  la  Standard  venait  du  gouvernement 
américain.  Le  président  répondit  qu'il  n'en  savait  rien,  mais 
qu'en  tout  cas  cette  note  devait  exprimer  les  sentiments  de 
Washington.  Un  socialiste  proposa  l'exploitation  totale  par 
l'Etat  :  elle  fut  repoussée  par  55  voix  contre  24.  Les  libéraux, 
par  peur  de  complications  internationales,  étaient  opposés  au 
projet  du  gouvernement.  Mais  finalement  la  seconde  Chambre 
adopta  ce  projet  par  49  voix  contre  30. 

Là-dessus  arriva  à  la  Haye  une  note  énergique  du  secrétaire 
d'Etat  Hughes,  —  qui  faillit  jadis  vaincre  Wilson  lors  de 
sa  réélection  à  la  Présidence,  et  a  aujourd'hui  la  place  pré- 
pondérante dans  le  cabinet  de  M.  Harding.  —  M.  Hughes 
ordonnait  à  l'ambassadeur  américain  d'insister  vivement 
auprès  du  gouvernement  hollandais  pour  qu'il  donnât  dans 
les  Indes  néerlandaises  les  mêmes  facilités  aux  sociétés  amé- 
ricaines qu'aux  autres  sociétés.  Car,  disait-il,  les  nationaux 
de  tous  les  pays  ont  des  droits  égaux  sur  les  ressources  vitales 
et  naturelles,  et  on  ne  peut  en  interdire  l'accès  à  une  nation 
particulière.  «  Nous  ne  cherchons  pas  à  obtenir  la  préférence 
sur  d'autres  contrées,  mais  nous  ne  voulons  pas  que  d'autres 
contrées  obtiennent  des  avantages  à  notre  détriment.  En  ce 
qui  concerne  le  pétrole,  la  solution  du  problème,  c'est  de  don- 
ner des  droits  égaux  à  toutes  les  compagnies  de  toutes  les 
nations  ». 


LA  LVTTE  POUR  LE  PÉTROLE  949 

Le  gouvernement,  des  Pays-Bas  a  fait  parvenir  à  Washing- 
ton sa  réponse  à  la  note  américaine.  Il  y  attire  surtout  l'atten- 
tion sur  le  désintéreFsement  marqué  par  les  Américains  au 
moment  où  la  concurrr-nce  était  libre,  moment  que  la  «  Royal 
Dutch  »  a  choisi  pour  faire  une  offre  de  beaucoup  plus  avan- 
tageuse que  celles  de  se?  rivales.  En  1915.  l'exploitation  des 
gisements  de  la  réo^ion  de  Sumatra  fui  conférée  à  l'Etat;  mais 
en  1918,  cette  règle  fut  modifiée,  et  il  fut  décidé  que  l'exploi- 
tation pour<*ait  avoir  lieu  soit  directement  par  l'Etat,  soit  par 
l'intermédiaire  d'une  compagnie,  soit  sous  le  régime  de  la 
Régie  intéressée.  A  ce  moment,  aucune  protestation  améri- 
caine ne  parvint  au  gouvernement  hollandais,  et  il  n'en  fut 
envoyé  qu'après  la  signature  du  contrat  entre  la  «  Royal 
Dutch  »  et  le  gouvern«'ment.  Cependant,  ajoute  la  note,  il 
reste  encore  de  nombreux  champs  pétrolifères  de  valeur  dans 
les  Indes  orientales,  et  le  gouvernement  hollandais  serait 
disposé  à  octroyer  des  concessions  au  capital  américain. 

Cette  affaire  ne  paraît  nullement  liquidée  par  le  vote  de  la 
seconde  Chambre  des  Pays-Bas.  La  polémique  continue  entre 
Washington  et  la  Haye.  Le  gouvernement  américain  récla- 
mait encore  en  mai  1921  la  publication  de  sa  note  du  19  avril, 
que  la  Haye  s'obstinait  à  tenir  secrète.  Et  l'on  reprochait 
énergiquement  en  Hollande  au  ministre  des  colonies  d'avoir 
caché  à  la  Chambre  1rs  éléments  de  la  correspondance  échan- 
gée avec  les  Etats-Unis.  J'ai  pu  me  procurer  le  texte  de  la 
lettre  que  lui  adressa  la  Standard  : 

«  Le  développement  des  gisements  pétrolifères  est  actuel- 
lement une  ((uestion  vitale  pour  tous  les  pays,  et  exige  qu'une 
attention  croissante  lui  soit  vouée  par  le  monde  entier.  Les 
colonies  hollandaise^  onl  h'  bonheui  de  posséder  des  gisements 
de  pétrole  extrêmement  riches,  en  particuli  m'  ceux  du  territoire 
Djambi.  La  «  Standard  Oil  >»,  société  pétrolière  américaine,  à 
responsabilité  limitée,  demande  à  pouvoii  participer  au  déve- 
loppement des  mines  de  Djambi,  sur  lesquelles  des  décisions 
doivfmt  être  prises  prochainenu'nt.  En  i  égard  de  la  grande 
étendue  des  ehamps  pétrolifères  d»-  Djambi.  le  gouvernement 
néerlandais  ne  considérera  ceitainemcnt  pascomme  dans  l'in- 


950  LA  VIE  DES  PEUPLES 

térêt  de  la  population  et  du  pays  de  les  faire  exploiter  par 
une  seule  compagnie. 

«La  «  Standard  Oil  «soumet  à  l'approbation  du  gouverne- 
ment néerlandais  le  projet  de  former  une  compagnie  hollan- 
daise, selon  les  lois  minières  des  Indes  néerlandaises,  et 
d'après  lequel  une  partie  des  champs  deDjambi  serait  exploi- 
tée sur  la  base  de  la  loi  Djambi.  Ce  projet  devait  être  soumis 
à  la  deuxième  Chambre  des  Etats  Généraux.  La  «  Standard  » 
se  déclare  prête  à  fournir  toutes  les  garanties  nécessaires  pour 
l'exploitation  du  territoire  précité. 

«  La  «  Standard  «  est  convaincue  que  le  gouvernement  néer- 
landais admettra  facilement  que  les  Etats-Unis,  qui  sont  et 
ont  toujours  été  les  plus  gros  producteurs  de  pétrole,  pourront 
apporter  aux  intérêts  hollandais  autant  de  profit  qu'ils  l'ont 
fait  pour  leurs  propres  citoyens.  Nous  autres,  compagnies 
américaines,  croyons  donc  avoir  tous  les  droits  de  participer 
au  développement  des  champs  de  pétrole  de  Djambi, et  sommes 
assurés  que  cette  participation  servirait  aussi  bien  les  inté- 
rêts de  la  Hollande  que  ceux  des  Etats-Unis,  et  aiderait  à 
resserrer  les  lions  d'amitié  qui  existent  entre  les  deux  pays  )^ 

L'opinion  publique  en  Angleterre  n'en  est  pas  moins 
inquiète.  «  Depuis  la  guerre  »,  déclare  le  Times,  «  la  question 
du  pétrole  est  devenue  une  question  internationale  au  premier 
chef.  L'Angleterre  y  prend  un  intérêt  paiticulier  :  nul  pays  ne 
dépend  davantage  pour  sa  tranquillité  de  la  puissance  sur  mer 
et  dans  l'air. Quand,  jusqu'à  Trafalgar,  l'essentiel  était  d'avoir 
de  bons  navires  en  chêne,  elle  veillait  avec  soin  sur  ses  forêts... 
Elle  ne  peut  en  faire  autant  pour  le  pétrole,  en  possédant  peu 
dans  l'Empire  ». 

Les  Etats-Unis  veulent  l'égalité  de  traitement.  L'Angleterre 
nie  la  justice  de  cette  revendication.  «  Vous  produisez  chez 
vous,  leur  dit  lord  Curzon,  60  à  70  %  du  pétrole  que  l'on 
consomme;  au  Mexique,  et  ailleurs,  vous  contrôlez  12  %  de  la 
production  mondiale.  Nous,  nous  n'en  avons  que  4%,  et  dans 
des  territoires  très  éloignés  de  chez  nous  ». 

Les  Etats-Unis  répondent  que  d'ici  18  ans  tout  leur  pétrole 
sera  épuisé,  et  qh'ils  n'arrivent  môme  pas  à  satisfaire  leur 


LA  LUTTE  POVR  LE  PÉTROLE  951 

consommation  intérieure.  Les  commandes  de  1920  dépassent 
la  production.  «  Erreur  !  »  réplicjuent  les  Anglais.  «  L'excès  de 
la  demande  a  fait  hausser  le  prix  du  pétrole  et.  par  réaction, 
cette  demande  a  diminué.  Vous  avez  même  été  forcés  de  bais- 
ser les  prix.  Le  péti'ole  de  Pensylvanie  est  à  3  £le  baril  depuis 
décembre,  au  lieu  de  6  £  10.  Et  si  1(^  Mexique  se  développe, 
l'oscillation  du  pendule  en  ce  sens  va  continuer.  Mais  vous 
n'avez  pas  à  craindre  l'épuisement  du  pétrole  américain. 
Lisez  les  rapports  de  vos  experts.  M.  David  White,  ({ui  fait 
partie  de  l'Inspection  géologique  des  Etats-Unis, a  bien  déclaré 
que  la  production  du  pétrole  est  à  l'apogée,  et  que  la  di- 
minution commence.  M.  Lane,  ex-secrétaire  de  l'Intérieur, a 
môme  donné  les  statistiques  de  l'épuisement  : 

93  '^/o Lima  Indiana  ; 

70   % Appalachiam  ; 

65   %    Colorado  ; 

51    %   Illinois. 

Mais  M.  White  admet  lui-même  qu'il  y  a  des  quantités  de 
terrains  pétrolifères  insuffisamment  exploités  ou  même  encore 
inconnus.  Quant  au  pétrole  du  Mexique,  qu'on  prétend  me- 
nacé par  l'eau  salée,  il  n'y  a  pas  à  s'inquiéter.  L'exploitation  est 
encore  à  ses  débuts  et  réserve  d'agréables  surprises.  » 

Lord  Curzon,  d'ailleurs,  d'un  geste  dédaigneux,  balaie 
toutes  les  statistiques.  «  On  ne  peut,  dit-il,  se  fier  à  leur  exac- 
titude ».  Mais  ce  geste  n'a  pas  impressionné  les  Etats-Unis  : 
ils  sont  résolus  à  obtenu-  satisfaction  à  tout  prix. 


IV 


Déjà  les  Etats-Unis  ont  commencé  à  riposter,  en  poursui- 
vant la  réalisation  fiévreuse  d'un  programme  maritime  qui 
vise  d'une  façon  générah*  à  «uilever  à  l'Angletf^re  l'hégémonir 
des  mers.  Ils  ont  consti  uil  une  flotte  commerciale  immense  qui, 
au  30  juin  1920,  repvésenlait  déjà  plus  de  28.000  navires.  Et 


952  LA    VIE   DES  PEUPLES 

leurs  chantiers  sont  en  train  de  construire  des  dreadnoughts 
plus  puissants  que  ceux  de  l'Angleterre.  A  la  Conférence  de 
Washington,  la  Grande-Bretagne  a  dû  renoncer  à  sa  supréma- 
tie navale.  Elle  n'eut  d'ailleurs  plus  pu  continuer  à  lutter. 
Les  Etats-Unis  peuvent,  sans  se  gêner,  consacrer  des  milliards 
à  leur  flotte,  mais  l'Angleterre,  qui  a  le  plus  souffert  de  la 
guerre,  et  dont  le  budget — si  l'on  en  croit  ses  hommes  d'Etat — 
—  s'équilibre  avec  peine,  ne  le  pourrait  plus.  Le  peuple  bi  itan- 
nique  est  actuellement  si  pressuré  d'impôts  qu'il  serait  impos- 
sible de  lui  faire  rendre  davantage. 

Si  l'Angleterre  n'a  plus  seule  la  maîtrise  des  mers,  à  quoi 
lui  serviront,  en  cas  de  guerre,  les  immenses  gisements  dont 
elle  s'est  assurée  la  possession  dans  l'Amérique  centrale,  au 
Mexique,  et  des  deux  côtés  de  l'Amérique  du  Sud?  A  quoi 
servira  tout  le  travail  de  la  «  British  Controlled    Oilfields  »  ? 

Même  si  l'Angleterre  possédait  encore  la  suprématie  na- 
vale dans  les  mêmes  proportions  qu'en  1914,  il  suffirait  à 
l'Am.érique  d'avoir  une  flotte  égale  à  ce  qu'était  la  flotti-  alle- 
mande pour  lui  fermer  l'accès  de  la  mer  des  Caraïbes  :  jamais 
la  flotte  britannique  n'osera  t'y  risquer.  Elle  fera  comme  de 
1914  à  1919! 

Or,  si  la  llotte  américaine  est  «  à  même  de  fermer  les  ac- 
cès de  ses  rivages  et  du  golfe  du  Mexique,  ses  adversaires 
pourront  avoir,  dans  leurs  grandes  bases  navales,  les  plus 
puissants  cuirrassés,  et  dans  leurs  parcs  les  plus  imposantes 
réserves  de  camions  et  d'avions,  toutes  ces  forces,  en  l'état 
actuel  de  la  production  pétrolifère.  risqueront  de  se  trouver 
paralysées,  faute  d'un  approvisionnement  suffisant^  ». 

Mais  les  Etats-Unis  ne  se  sont  pas  contentés  d'enlever 
à  l'Angleterre  la  suprématie  navale.  En  menaçant  d'user  sur 
leur  territoire  de  représailles  contre  la  «  Royal  Dutch-Shell  » 
et  les  sociétés  anglaises,  ils  ont  forcé  le  gouv<'rnement  à  céder 
en  ce  qui  concei'ne  la  Palestine  et  la  Mésopotamie.  Les  Améri- 
cains ont  été  d'autant  plus  furieux  de  voir  arrêter  leurs  pros- 
pecteurs en  Palestine  qu'ils  y  avaient  obtenu    du  gouverne- 

1.   Le    Produclfur,   janvier    1921  :    «  Les   grands   programmes   nationaux  ». 


LA  LUTTE  POUR  LE  PÉTROLE  953 

inenL  turc,  avant  la  guerre,  le  droit  do  forage.  Toute  la  valléo 
de  Yarmak,  les  environs  de  Bethléem  (Vebi  Musa),  le  sud 
de  la  mer  Morte  et  l'est  du  Jourdain,  devaient  être  prospectés 
par  la  «  Standard  ».  Aussi  le  gouvernement  fédéral  s'est-il 
fait  autoriser  au  début  de  1920,  par  le  «  General  Leasing  Act  » 
à  exiger  de  toute  société  pétrolifère  opérant  aux  Etats-Unis 
qu'elle  ne  compte  parmi  ses  actionnaires  que  des  citoyens 
américains.  Une  décision  judiciaire  vient  déjà  d'être  prise, 
refusant  aux  sujets  anglais  le  droit  d'être  actionnaires  dans 
une  société  américaine  de  cette  nature.  M.  Daniels,  ministre  de 
la  marine,  voudrait,  en  outre,  faire  voter  par  le  Congrès  un 
bill  autorisant  le  président  à  mettre  l'embargo  sur  l'exporta- 
tion du  pétrole.  La  «  Royal  Dutch-Shell  »,  qui  tire  maintenant 
43  %  de  sa  production  des  Etats-Unis,  ne  pouirait  ainsi  la 
transporter  en  Angleterre.  Mais  il  est,  à  ce  sujet,  en  conflit 
avecle  nouveau  ministre  de  l'intérieur,  M.  Payne,  qui  trouve 
que  l«i  bill  de  l'été  dernier  suffit  pour  protéger  les  Etats-Unis. 
C(i  bill  interdit  la  location  de  puits  à  une  corporation  d'action- 
naires étrangers,  à  moins  que  ceux-ci  ne  soient  d'un  pays  qui 
«  accorde  la  réciprocité  »;  encore  faut-il  qut^  la  corporation  ait 
une  majorité  d'actionnaires  étrangers  ! 

Le  système  de  réciprocité  vient  d'être  inauguré  par  le  pré- 
sident Harding  :  les  gouvernements  qui  permettront  la  libre 
concurrence  aux  sociétés  américaines  seront  traitées  de  même. 

Les  permissions  sollicitées  par  la  «  Royal  Dutch  »  lui  se- 
ront donc  probablement  refusées,  tandis  que  celles  qu'ont 
demandées  les  Sociétés  canadiennes,  comme  la  «  Midland  Oil  », 
auront  bien  plus  de  chances  d'être  agréée.-.  :  il  suffira  que 
leurs  actionnaires  anglais  deviennent  canadiens.  Car  le  Ca- 
nada a  toujours  laissé  à  la  «  Standard  Oil  »  une  tiès  grande 
liberté  sur  son  t<;rriloire.  Il  a  mêmt^  lefusé,  en  avril  1919, 
l'association  d'intérêts  que  lui  proposait  la  «  Shell  »,  de  peui 
de  blesser  Washington.  Et  si  jamais  une  guerre  éclatait 
entre  l'Angleterre  et  les  Etats-Unis,  il  est  à  peu  prè.-^  sûr  qu'il 
proclamerait  son  indépendance  et  sortirait  de  rEmjjire  l»ritan- 
nique. 

Le  "  Leii,-,ing  A(  1    '>  jxturra   devenir  une  nrme  dangereuse 


954  LA  Vie  des  peuples 

(;ntr».'  les  mains  de  la  Standard  :  elle  en  profitera  peut-être 
pour  forcer  la  main  à  la  «  Dutch-Shell  »,  qui  a  plusieurs  fois 
refusé  de  coopérer  avec  elle.  Beaucoup  de  compagnies  cali- 
forniennes, filiales  de  la  «  Shell  »,  ont  déjà  été  sommées  de 
prouver  que  leurs  actionnaires  sontréellementdessujets  améri- 
licains,  conformément  aux  lois  du  Congrès. 

Ainsi  commencent  à  se  réaliser  les  menaces  prononcées  par 
Walter  Teagle,  à  la  réunion  de  1'  «  American  Petroleum  Ins- 
titute  »,  en  1920  :  «  Si  les  gouvernements  étrangers  insistent 
pour  poursuivie  leur  politique  de  nationaliseï  les  terrains 
pétrolifères  —  s'ils  persistent  à  garder  les  dépôts  de  pétrole 
pour  leur  propre  bénéfice  dans  l'avenir,  tout  en  demandant 
aux  Etats-Unis  de  satisfaire  leurs  besoins  présents  —  alors, 
il  n'y  a  pas  d'autre  alternative  pour  nous  que  de  constater 
l'attitude  des  Gouvernements  étrangers,  et  par  mesure  d'auto- 
protection,  d'examiner  les  moyens  de  conserver  notre  pétrole 
pour  nos  besoins  à  nous.  Etant  donnée  leur  position  dans  le 
commerce  mondial,  et  les  armes  économiques  ou  financières 
qu'ils  ont  sous  la  main,  les  Etats-Unis  forceraient  assuré- 
ment les  autres  pays  à  une  nouvelle  distribution  des  terrains 
pétrolifères,  de  façon  à  obtenir  une  part  des  territoiies  que 
ces  pays  voulaient  garder  pour  eux  ». 

L'Angleterre,  fait  remarquer  le  sénateur  Phélan,  tient  la 
moitié  du  pétrole  mondial  et  n'en  produit  que  le  quart,  tandis 
que  les  Etats-Unis,  possesseurs  d'un  sixième  en  produisent 
les  trois  quarts.  Dans  les  conflits  possibles  de  demain,  elle 
tient  non  seulement  à  mettre,  par  le  pétrole,  toutes  les  chances 
de  succès  de  son  côté,  mais  encore  à  enlever  à  ses  rivaux 
éventuels,  fussent-ils  ses  ariiis  d'aujourd'hui,  ces  mêmes 
chances  de  triomphe.  Elle  agit  délibérément  pour  diminuer 
les  ressources  de  l'Amérique,  qui,  du  train  dont  vont  les 
choses,  seront  épuisées  d'ici  dix-huit  ans. 

Aussi  l'ancien  secrétaire  de  l'intérieur,  M.  Franklin 
Lane,  se  demandait-il  avec  inquiétude,  il  y  a  déjà  plus  d'un 
an,  si  l'Angleterre  n'agissait  pas  ainsi  pour  arrêter  l'essor 
naval  des  Etats-Unis.  «  0:^  de  tels  procédés  conduisent-ils  à 
la  paix  ou  à  la  guerre?  Est-il  admissible  que  l'Angleterre  — 


LA  LUTTE  POUB  LE  PÉTROLE  955 

non  point  les  capitalistes  britanniques,  mais  l'Etat  ouïe  gou- 
vernement de  la  Grande-Bretagne,  c'est-à-dire  une  entité  po- 
litique —  s'empare  d'un  marché  de  cette  importance  et  en 
écarte  le  reste  du  monde?  Ne  voit-on  pas  que  si,  non  plus  les 
nationaux,  mais  les  Etats  eux-mêmes,  représentés  par  les 
gouvernements,  se  mêlent  à  la  concurrence  économique,  et 
se  transforment  en  maisons  de  commerce  ou  en  firmes  in- 
dustrielles, il  n'y  a  plus  à  espérer  aucun  apaisement  des 
conflits  qui  renaîtront  sans  cesse  delà  rivalité  commerciale?  « 


De  la  Conférence  de  Washington 
à  la  Conférence  de  Gênes 

I 

Depuis  la  Conférence  de  Washington,  une  grande  accalmie 
s'est  manifestée.  Lo  grand  maître  de  la  politique  anglaise  du 
pétrole,  sir  John  Cadman,  pendant  son  voyage  aux  Etats- 
Unis,  prodigua  les  paroles  les  plus  apaisantes.  Il  affirma  que 
la  politique  anglaise  ne  visait  nullement  à  éliminer  les  Amé- 
ricains des  régions  pétrolifères  du  monde,  et  se  montra  même 
partisan  d'une  «  coopération  des  capitaux  américains  et  an- 
glais dans  l'exploitation   du  pétrole  ». 

S'il  y  a  eu,  ajouta-t-il,  des  restrictions  dans  certains  Domi- 
nions et  colonies,  c'est  que  le  gouvernement  central  ne  pou- 
vait s'y  opposer.  D'ailleurs,  au  Canada,  la  plus  grande  société 
d'exploitation  est  une  société  américaine,  1'  «  Impérial  Oil  ». 
A  la  Trinité,  il  existe  une  loi  qui  donne  l'exclusivité  des  con- 
cessions pétrolifères  sur  les  terrains  de  la  Couronne  aux  seules 
sociétés  britanniques,  mais  il  n'existe  aucune  restriction 
pour  les  autres  terrains  de  cette  colonie.  En  Birmanie  aussi, 
la  participation  du  capital  étranger  est  interdite,  mais  cette 
interdiction  est  très  ancii^nne;  elle  remonte  à  35  ou  40  ans.  et 
il  y  a  lieu  de  penser  qu'<'lle  pourrait  être  rapidement  rapportée. 

Sir  John  Cadman  alla  même  jusqu'à  déclarer  qu'il  condam- 
nait énergiquement  toute  intervention    des  gouvernements 


95?  LA   VIE  DES  PEUPLES 

dans  la  question  du  pétrole.  Cette  affirmation  de  la  part  d'un 
des  dirigeants  de  1'  «  Anglo-Persian  »  ne  manquait  pas  de 
piquant.  Mais  il  est  certain  que  le  gouvernement  anglais, 
sentant  qu'il  était  allé  trop  loin,  éprouvait  le  besoin  de  jeter 
du  lest.  Une  trêve  des  pétroles  fut  secrètement  négociée 
pendant  la  Conférence  de  Washington,  en  marge  du  grand 
accord  naval.  L'Angleterre  consentit  même  à  laisser  la  «  Stan- 
dard Oil  »  s'introduire  dans  les  cinq  provinces  du  nord  de  la 
Perse,  jadis  réservées  à  l'influence  russe.  La  Standard,  pour 
obtenir  malgré  l'initiale  opposition  de  1'  «Anglo-Persian»,  ces 
concessions  du  gouvernement  persan,  n'avait  pas  hésité  à 
faire  intervenir  le  ministre  américain  à  Téhéran  ^.  L'appui  que 
ne  lui  refusèrent  jamais  les  représentants  de  Washington  fut 
toujours  l'une  des  principales  causes  de  ses  triomphes. 

Mais  la  lutte  entre  l'Angleterre  et  les  Etats-Unis  ne  devait 
pas  tarder  à  reprendre  avec  une  acuité  accrue,  pour  la  con- 
quête des  derniers  champs  de  pétrole  en  déshérence,  du 
Caucase  à  l'Oural  et  au  Turkestan.  La  Conférence  de  Gênes 
restera,  aux  yeux  de  l'histoire,  beaucoup  moins  une  grande 
œuvre  pour  la  paix  du  monde,  que  la  «  Conférence  du  Pétrole  » 
où  furent  offertes  par  Tchitchérine  aux  convoitises  des 
puissances  les  immenses  richesses  de  l'ancien  Empire  des  tzars. 
Comme  je  l'ai  montré  dans  la  préface  de  la  traduction  russe 
de  mon  li\Te  [Mirovaya  borda  za  nephte)  qui  vient  d'être 
publiée  sous  la  direction  de  l'ancien  président  de  la  rommissioB 
technique  impériale  de  Bakou,  ingénieur  en  chef  de  la  Société 
Nobel,  M.  Nélik-Noubarof  : 

«Si  la  Russie, qui  au  début  du  xx^ siècle, occupa  quelques  an- 
nées la  première  place  dans  la  production  mondiale,  ne  tient 
plus  aujourd'hui  que  le  troisième  rang,  les  réserves  contenues 
dans  son  sol  n'en  sont  pas  moins  telles  qu'elles  dépassent  un 
milliard  de  mètres  cubes,  atteignant  presque  celles  des  Etats- 
Unis  et  de  l'Alaska  réunis  (1.113.000  m  ^).  La  Perse  et  la  Méso- 
potamie, le  Mexique  lui-même,  ne  viennent  qu'après  elle,  ainsi 

1.  Je  crois  que  l'exploitation  de  ces  gisements  sera  prochainement  remise  à  la 
«  Sinclair  »,  l'une  des  plus  puissantes  sociétés  américaines  après  la  ■<  Standard  », 
et  dont  celle-ci  a  récemment  acheté  un  grand  nombre  d'actions. 


LA  LUTTE  POUR  LE  PÉTROLE  95? 

que  le  nord  de  l'Amérique  du  Sud.  Quant,  aux  autres  régions, 
elles  suivent  de  très  loin.  Le  jour  où  les  réserves  des  Etats- 
Unis  seront  épuisées,  ce  qui  ne  tardera  guère  plus  d'une 
vingtaine  d'années,  à  moins  de  circonstances  exceptionnelles 
—  vu  les  proportions  effrayantes  de  leur  consommation  — 
elle  jouera    un   rôle  considérable  dans  le  monde  ». 

Les  superficies  exploitées  dans  toutes  les  régions  de  la 
Russie,  de  la  Sibérie  et  du  Caucase  sont  très  inférieures  à 
l'étendue  des  gisements  reconnus;  et  ces  derniers  ne  repré- 
sentent eux-mêmes  qu'une  faible  portion  de  ceux  dont  des 
études  sommairt.'s  établissent  r<'xistence  certaine.  Les  ri- 
chesses pétrolifères  de  la  Russie  représentent  à  elles  seules 
un  sixième  des  réserves  de  l'Univeis.  Voilà  pourquoi  elles  fu- 
rent à  Gênes  l'objet  de  si  âpres  convoitises. 

La  question  du  pétrole  est  la  première  question  politique  du 
temps  présent;  mais  dans  cette  Conférence  où  devait  se  jouer 
l'avenir  de  l'Europe,  nous  étions  le  seul  peuple  qui  n'eût  pas 
l'air  de  s'en  apercevoir.  Le  quai  d'Orsay  n'avait  pas  daigné 
désigner  ])our  Gênes  un  seul  expert  pétrolier  ^  ;  mieux  que  cela, 
le  seul  des  délégués  français  qui  <  onnùt  la  question  du 
pétrole  avait  reçu  pour  instruclion  précise  avant  son  dé- 
part de  se  tenir  systématiquement  à  l'écart  de  toutes  les 
discussions  relatives  au  pétrole. 

Il  était  d'ailleurs  manifestement  impossible  de  prétendre 
régler  à  Gènes  la  question  du  pétrole  russe  en  dehors  de  toute 
représentation  des  Etats-Unis.  Notre  délégation  se  borna  à 
observer.  Du  moins  la  France  gagna-t-elle  à  cette  abstention 
de  ne  prendre  aucune  part  à  cette  scandaleuse  course  aux 
concessions  dont  les  coulisses  de  Gènes  offrirent  aux  délégués 
des  Soviets  le  lamentable  spectacle,  tandis  qu'ils  discutaient 
avec  les  représentants  officiels  des  Puissances  les  grands 
principes  de  la  morale  internationale. 

C'est  dans  cette  atmosphère  enfiévrée  qu'éclata  brusque- 
ment la  nouvelle  de  la  signature  par  Krassine  du  contrat 
conférant  à  la  «  Royal   Diilcli  Shell  »  le  monopole  du  pétrole 

1.  II  avait  pourtant  été  avorli  «lès  le  mois  i\f  mars  df  l'accord  qui  sf  préparait 
mitre  la  .Slieli  et  l<fs  Soviets,  et  avait  connu  le  texte  du  contrat. 


958  LA   VIE  DES  PEUPLES 

de  la  région  du  Caucase.  L'émotion  fut  grande;  elle  provoqua 
aussitôt  de  solennels  démentis,  plus  retentissants  que  satis- 
faisants. Les  rares  pétroliers,  astres  et  satellites,  qui  ne  se 
trouvaient  pas  encore  à  Gênes,  s'y  précipitèrent,  prêts  à  la 
bataille. 

Le  gouvernement  français  y  envoya  immédiatement 
M.Laurent  Eynac.  Et  encore  le  conseil  des  ministres  avait-il 
décidé  de  l'y  déléguer  seul  comme  personnalité  officielle. 
Ce  n'est  que  dans  l'après-midi  du  jour  où  cette  décision  fut 
prise,  qu'on  voulut  bien  reconnaître  que  M.  Eynac  ayant  de- 
puis un  an  perdu  le  contact  avec  ces  anciens  services,  il  était 
nécessaire  de  lui  adjoindre  M.  l'intendant  Pineau,  qui  dirige 
avec  une  remarquable  compétence  le  service  des  essences  et 
pétroles  au  ministère  du  commerce. 

Adoptant  le  point  de  vue  belge  sur  la  restitution  des  biens 
privés,  la  délégation  française  défendit  énergiquement  nos 
intérêts  anciens  dans  le  pétrole  russe.  Au  cours  de  décembre 
1920,  ils  représentaient  une  valeur  de  200  millions.  Une  poli- 
tique commune  fut  élaborée  avec  les  principales  sociétés  de 
pétrole  belges,  dont  l'importance  au  Caucase  égale  la  nôtre, 
en  vue  de  la  défense  des  droits  acquis  avant  et  après  la  na- 
toinalisation  des  mines  et  des  usines  par  les  Soviets. 

M.  Laurent  Eynac  réclama  énergiquement  du  gouverne- 
ment britannique  l'application  des  clauses  de  l'accord  de 
San  Remo  relatives  à  la  Russie.  Mais  l'Angleterre  s'en  tira 
d'une  façon  très  habile  en  leur  donnant  une  inteiqnétation 
restrictive.  Car  M.  Lloyd  George  ne  se  souciait  pas  d'empêcher 
les  négociations  particulières  de  la  «  Royal  Dutch  Shell  ». 


II 


Depuis  longtemps,  le  grand  trust  cherchait  à  mettre  la  main 
sur  les  gisements  de  la  Russie,  et  à  réaliser  ainsi,  d'accord 
avec  le  gouvernement  britannique,  son  rêve  d'hégémonie 
mondiale  du  pétrole.  S'il  n'a  pas  fusionné  au  début  de  1922 
avec  r  «  Anglo-Persian  »  et  la  «  Burmah  Oil  »,  c'est  uniquement 


LA  LUTTE  POUR  LE  PÉTROLE  959 

par  crainte  des  représailles  américaines.  Il  en  fut  fortement 
question,  mais  M.  Lloyd  George,  après  bien  des  hésitations, 
refusa  d'y  consentir;  si  peu  de  temps  après  l'accord  naval  de 
Washington,  cela  eût  soulevé  aux  Etats-Unis  une  émotion 
considérable,  et  aurait  paru  une  véritable  provocation. 

Dès  que  l'Angleterre  eut  signé  avec  Moscou  son  accord 
commercial,  la  «  Royal  Dutch  »  entama  immédiatement  des 
négociations  avec  les  représentants  des  Soviets,  relations  qui 
ne  lardèrent  pas  à  se  traduire  par  la  vente  de  10.000  lonnes 
de  pélrole  à  1'  «  Asiatic  Petroleum  ».  l'une  des  filiales  de  la 
«  Dulch-Shell  ,>. 

Sigiiercnl  pour  les  coopérativcb  russes  do  production, 
Krassine,  Rosovsky,  Mme  Varvara  I^olovstef,  Victor  Nogin 
et  Basil  Crysin. 

,Le  fameux  accord  entre  la  «  Shell  »  et  les  Soviets,  qui 
remua  la  presse  du  monde  entier,  et  dont  la  divulgation  pro- 
duisit un  scandale  tel  qu'elle  faillit  faire  sauter  la  Conférence, 
n'a  pas  été  conclu  à  Gênes.  Il  fut  rédigea  Londres.en  févi-ier, 
sous  la  forme  ([ue  voici  : 

Le  gouvernement  soviétique  serait  prêt  à  considérer  une  propo>ilion 
en  vertu  de  laquelle  la  vente  de  tous  les  produits  pétroliléres  dispo- 
nibles pour  l'exportation  et  provenant  de  différents  gisements  de 
Russie  serait  confiée  à  un  syndicat  formé  sur  les  l)ases  suivantes. 
Le  capital  initial  du  syndicat  sera  constitué  par  parts  égales  par  le 
gouvernement  russe  et  le  groupe  étranger.  La  direction  du  syndicat 
aura  le  contrôle  de  toute  la  branche  «  ventes  »,  et  sera  confiée  ù  un 
conseil  dans  lequel  le  groupe  étranger  et  le  gouvernement  soviéticfue 
russe  seront  représentés  dans  une  proportion  égale. 

Le  syndicat  s'engagera  envers  le  gouvernement  russe  à  eifectuer 
la  vente  des  produits  pétrolifèrcs  dans  les  meilleures  conditions  po>- 
sibles.  De  façon  à  rendre  cette  vente  plus  avantageuse,  le  syndicat  aura 
à  fournir  ou  à  acquérir,  dans  l'avenir,  l'organisation  de  distribution 
adéquate,  qui,  éventuellement,  nécessitera  une  certaine  dépense. 
Le  capital  nécessaire  à  cet  effet  pourrait  être  fourni  par  l'émission 
d'obligations  dont  Pijitérêt  serait  garanti  par  le  groupe  étranger. 

Le  syndicat  recevrait  comme  rémunération  de  son  activité  une  cer- 
taine commission  sur  toutes  les  ventes.  Cette  commission  sera  calculée 
sur  une  base  variant  selon  les  quantités  vendues. 

Pour  les  quantités  ne  dépassant  pas  100.000  tonnes  on  propose 
jj  %   ;  pour  les  qiuuililés  dépassant  ci;  chiffre,  la  |>ro|M»rtion  pniuiait 


960  LA  VIE  DES  PEUPLE^ 

être  fixée  par  un  accord  mutuel.  En  outre,  il  est  entendu  que  le  produit 
des  ventes  réalisées  par  le  syndicat  à  un  prix  supérieur  au  prix  d'expor- 
tation américain  appartiendra  entièrement  au  syndicat.  Après  déduc- 
tion de  tous  les  frais  généraux,  les  produits  ainsi  réalisés  seront  affectés 
en  premier  lieu  au  payement  des  obligations,  si  le  syndicat  en  a  émis; 
le  solde  sera  partagé  par  pai-t  égale  entre  les  deux  groupes  formant  le 
syndical,  c'est-à-dire  le  gouvernement  russe  et  un  groupe  étranger. 
Ces  arrangements  seront  conclus  pour  une  période  de  cinq  années; 
après  ce  délai  le  gouvernement  russe  aura  le  droit  de  rembourser  les 
obligations  émises,  s'il  y  en  a,  au  prix  d'émission  ou  à  toutes  autres 
conditions  qui  pourront  être  stipulées  au  moment  de  l'émission,  et  de 
mettre  un  à  l'accord.  De  même  le  gouvernement  russe  devra  donner 
un  préavis  d'un  an  à  la  fin  de  la  quatrième  année  dans  le  cas  où  il 
désirerait  mettre  lin  à  l'accord.  A  défaut  de  préavis,  l'accord  sera  re- 
nouvelé «  ipso  facto  )i  pour  une  nouvelle  période  d'une  année. 

Il  est  entendu  que  le  gouvernement  russe  aura  droit,  à  n'importe 
quel  moment,  d'effectuer  des  ventes  de  produits  pétrolifères  directe- 
ment à  des  gouvernements  étrangers,  mais  ces  ventes  ne  devront 
en  aucun  cas  dépasser  50  %  des  quantités  disponibles  pour  l'exporta- 
tion. Le  succès  du  syndicat,  pour  commencer,  dépendra  surtout  des 
facilités  disponibles  pour  amener  les  stocks  de  pétrole  existants  aux 
différents  ports  d'embarquement. A  iheure  actuelle,  ces  facilités  sont 
malheureusement  insuffisantes  :  dans  le  but  de  remédier  à  cette  situa- 
tion, le  groupe  étranger  du  syndicat  devra  être  préparé  à  dépenser 
pour  les  transports  une  somme  d'au  moins  500.000  livres  sterling. 
Cette  somme,  ainsi  que  d'autres  mentionnées  ci-dessous,  seront  ga- 
ranties par  le  gouvernement  russe,  et  si  possible  par  les  stocks  de 
pétroles  russes. 

Cet  argent  sera  consacré  à  l'achat  du  matériel  roulant  nécessaire, 
à  l'entretien  des  pipe-lines,  et,  si  c'est  nécessaire,  à  l'établissement  de 
nouveaux  pipe-lines,  pour  les  différents  produits.  Sur  les  sommes 
ainsi  déboursées,  il  sera  émis  des  obligations  dites  de  transports, 
portant  intérêt  à  8  %.  En  outre,  ces  obligations  auront  droit  à  un 
bonus  dont  le  montant  sera  déterminé  par  la  quantité  de  produits 
pétrolifères  transportés  au-delà  d'un  certain  montant  à  tixer. 

La  valeur  de  ce  bonus  pourra  être  fixée  par  un  accord  mutuel  et 
prendi-a  la  forme  d'une  redevance  sur  chaque  poud  de  produits  pétro- 
lifères transportés  en  Russie  au  delà  d'une  certaine  quantité.  Le  paye- 
ment de  rintérêt  sur  ces  obligations  sera  garanti  par  le  gouvernement 
russe  et ,  si  nécessaire,  par  les  stocks  de  pétrole  existants.  Le  système 
de  transport  ainsi  formé  par  le  nouveau  matériel  roulant  à  acheter  et 
par  celui  existant  sera  placé  sous  la  direction  d'un  conseil  comprenant 
par  parties  égales  des  délégués  du  gouvernement  russe  et  du  groupe 
étranger.  Le  président  de  ce  conseil  sera  nommé  par  le  gouvernement 


LA  LUTTE  POUR  LE  PÉTBOLE  961 

russe.  Le  matériel  roulant  ainsi  cjue  toutes  les  propriétés  de  l'entre- 
prise commune  ne  pourront  être  réquisitionnés  ni  par  le  gouvernement 
central  ni  par  les  autorités  locales. 

Le  conseil  de  l'entreprise  aura  le  droit  d'importer  de  la  main- 
d'œu\Te  exercée  de  l'étranger  et,  dune  façon  générale,  d'administrer 
et  de  diriger  l'entreprise  au  mieux  du  but  à  poursui\Te  et  des  intérêts 
à  réaliser. 

Toute  nouvelle  augmentation  de  capital  qui  serait  nécessaire  sera 
fournie  par  le  gouvernement  soviétique  russe  et  le  groupe  étranger. 

Cette  augmentation  de  capital  prendra  de  nouveau  la  forme  d'é- 
missions d'obligations  à  un  taux  d'intérêt  à  fixer  mutuellement  au 
moment  de  l'émission,  le  gouvernement  russe  étant  responsable  de  sa 
souscription  pour  une  moitié  de  l'émission  et  le  groupe  étranger  pour 
l'autre  moitié.  Ces  obligations  auroni  également  droit  à  un  bonus 
dans  les  mêmes  conditions  que  les  obligations  ci-dessus  mentionnées. 

L'activité  du  conseil  de  l'entreprise  commune  en  Russie  sera  déli- 
mitée par  tous  les  décrets  et  lois  de  la  République  socialiste  fédérative 
de  Russie  et  par  tous  les  règlements  en  vigueur.  Le  total  des  employés 
du  syndicat  en  Russie  ne  de\Ta  pas  comprendre  plus  de  50  %  d'em- 
ployés étrangers. 

Si  un  accord  sur  ces  bases  est  possible,  le  groupe  étranger  aura  le 
droit  de  déléguer  ses  représentants  en  Russie  afin  d'examiner  les  con- 
ditions de  transport  et  prendre  des  échantillons  des  stocks  existants. 

Après  un  délai  de  dix  ans.  le  gouvernement  russe  sera  libre  de  rem- 
bourser les  obligations  dites  de  transport  aux  taux  d'émission  ainsi 
qu'à  toutes  autres  conditions  stipulées  au  moment  de  l'émission.  Il 
est  convenu  que  ces  conditions  comporteront  certaines  primes  de 
remboursement  calculées  sur  les  bénéfices  moyens  des  deux  dernières 
années  d'exploitation  de  l'entreprise  commune.  Le  gouvernement 
russe  devra  donner  un  préavis  pour  le  remboursement  dans  un  délai 
qui  ne  devra  pas  dépasser  la  fin  de  la  neuvième  année. 

Je  sais  que  des  modifications  sérieuses  à  ce  contrat  avaient 
été  entrevues  par  les  deux  parties  au  cours  des  négociations. 
Elles  ne  devaient  y  être  introduites  qu'au  cas  où  M.  Lloyd 
George  aurait  réussi  à  faire  obtenir  à  la  République  Fédérale 
des  Soviets  sa  reconnaissance  de  jure.  Cet  accord,  qui  fut 
bien  r.l  dûment  paraphé  à  Gênes,  mais  non  signé,  ne  visait 
que  les  concessions  de  gisements  non  encore  exploités. 
Mais  le  Gouvernement  Soviétique  avait  verbalement  promis 
de  faire  passer  aux  mains  des  Anglais  les  champs  en  exploita- 
tion el-  nationalisés  ])ar  lui  depuis  quatre  ans. De  plus,  pendant 


^62  LA  VIE  DES  PEUPLES 

tout  cet  hiver,  dos  groupements  anglais  s'étaient  mis  en  rela- 
tion par  l'inteimédiaire  de  Krassine  avec  les  anciens  proprié- 
taires de  ces  concessions,  et  avaient  traité  avec  eux  de  leur 
reprise.  Le  gouvernement  bolcheviste  a  toujours  poussé  les 
puissances  étrangères  qui  cherchaient  à  s'assurer  une  part  des 
pétroles  russes  à  traitei'  de  leur  côté  avec  les  propriétaires 
dépossédés,  afin  de  ne  plus  avoir  à  craindre  aucune  revendi- 
cation dans  l'avenir. 

Le  jeu  de  la  «  Royal  Dutch  »,  avant  la  Conférence  de 
Gênes,  fut  extrêmement  habile.  Dès  le  mois  de  janvier  1922, 
elle  fit  répandre  en  France  le  bruit  qu'elle  avait  des  diffi- 
c  ultés  avec  l'Angleterre.  Le  gouvernement  britannique,  lais- 
sait-elle entendre,  ne  vise  qu'à  faire  concéder  le  monopole 
de  l'exploitation  des  pétroles  de  la  Russie  à  1'  c  Anglo-Persian  », 
qu'il  dirige  directement.  La  «  Royal  Dutch  »  est  donc  obligée 
de  s'appuyer  sur  le  gouvernement  français. 

Cette  manœuvre  réussit  si  bien,  que  lorsqu'on  apporta  à 
nos  représentants  à  Gênes  des  précisions  sur  la  conclusion 
alors  toute  proche  de  l'accord  entre  la  «  Shell  »  et  les  Soviets, 
ils  haussèrent  les  épaules,  souriant  dédaigneusement  :  la  ri- 
valité entre  la  «  Royal  Dutch  »  et  l'Angleterre  était  certaine; 
si  le  grand  trust  obtenait  quelques  avantages,  la  France 
en  tirerait  profit.  Il  valait  bien  mieux  le  laisser  agir. 

Leur  désillusion  fut  amère. 


III 


Or  ce  n'est  pas  depuis  1922,  mais  depuis  1919  que  le  gou- 
vernement britannique,  d'accord  avec  la  «  Royal  Dutch-Shell  » 
cherche  à  s'assurer  la  production  des  puits  de  pétrole  du  Cau- 
case. M.  Lloyd  George  fit  mener  les  pourparlers  avec  lenteur, 
car  il  n'avait  pas  encore  à  ce  moment  grande  confiance  dans 
la  durée  du  régime  bolcheviste.  Il  n'envisageait  même  pas 
l'éventualité  de  traiter  avec  ses  dhigeants.  Les  financiers  de 
la  «  Dutch-Shell  »  ne  s'adressèrent  qu'aux  grands  proprié- 
taires de  pétrole  russes  dépossédés,  et  le  27  juillet  1920,  une 


LA  LUTTE  POUR  LE  PÉTROLE  963 

dfs  plus  puissantes  filiales  du  trust,  la  «Bataafsche  Petroleum  » 
acheta  une  grande  partie  des  actions  que  possédaient, 
dans  les  sociétés  du  Caucase,  MM.  Mantacheff,  Lianosotf  et 
Pitoïeffcar  le  célèbre  acteur  russe  Pitoïeff  est  aussi  un  grand 
propriétaire  de  naphte. 

Le  prix  d'achat  fut  fixé  à  11.042.000  £.  645.000,  soit  au 
cours  d'alors  plus  de  30  millions  de  francs,  furent  immé- 
diatement versées;  le  reste  devait  être  payé  en  8  échéancesi 
dont  les  propriétaires  russes  ne  touchèrent  même  pas  la  pre- 
mière.  C'est   c{ue   le   temps   avait  rapidement  marché. 

M.  Lloyd  George  avait  été  pris  pour  le  gouvernement  de 
Moscou  d'une  subite  et  violente  sympathie.  Il  voyait  mainte- 
nant en  lui  le  sauveur  qui  assurerait  à  l'industrie  anglaise  en 
sommeil  les  marchés  de  reconstruction  de  l'immense  empire 
dévasté.  II  était  décidé  à  lui  donner  sa  consécration  officielle, 
à  lui  amener  celle  de  l'Europe  entière,  et  à  approuver  ses  théo- 
ries et  ses  actes,  notamment  les  nationalisations.  Dès  lors,  la 
«  Shell  »  crut  n'avoir  plus  rien  à  faire  avec  les  propriétaires 
du  régime  disparu.  Et  le  colonel  Boyle,  l'un  de  ses  plus  actifs 
directeurs,  entra  en  relations  avec  Krassine  qui  promit  de 
réserver  à  la  «  Pioyal  Dul  ch-Schell»  le  monopole  de  l'expor- 
tation du  pétrole  russe. 

Krassine  promit  tout  ce  qu'on  voulut,  laissa  établir  le 
contrat.  Mais  du  jour  où  on  parla  de  le  signer  à  Gênes,  il 
donna  au  projet  une  publicité  telle  que  le  «  toile  »  diplomatique 
général  qui  s'ensuivit  en  interdit  la  signature. 

Car  ce  sont  les  Soviets  eux-mêmes  qui  ont  divulgué  leur 
accord  avec  la  «  Shell  ».  Ils  ne  veulent  pas  remetl  re  entre 
les  mains,  d'un  seul  peuple,  et  surtout  d'un  peuple  aussi 
conquérant,  aussi  ambitieux  que  le  peuple  anglais,  la  plus 
grande  richesse  de  la  Russie. 

Lr  gouvernement  britannique  a  inijn({ué  de  peu  son  plus 
grand  rêve  :  la  conquête  des  gisements  delpétrolc  restant  dans 
le  monde  entier,  conquête  qui  lui  eût  assuré  la  supréninlir 
de  l'avenir,  el  eijt  fait  des  autres  peuples  ses  tributaires. 

Mais  malgré  tout,  je  crois  ?n  l'avenir  de  cette  race  anglaise, 
dont  un  chef  de  gouvernement  ne  craignais  pas  de  dire,  vingt 


964  LA    VIE  DES  PEUPLES 

ans  avant,  que  l'Allemagne  n'eût  commencé  à  rêver  de  la  supré- 
matie européenne  :  «  Je  crois  en  cette  race,  la  plus  grande  des 
races  gouverrantes  que  le  monde  ait  jamais  connues,  en  cette 
race  anglo-saxonne,  fière,  tenace,  confiante  en  soi,  résolue, 
que  nul  climat,  nul  changement  ne  saurait  abâtardir,  et  qui 
infailliblement  sera  la  force  prédominante  de  la  future 
histoire...  » 


Comment  la  France  peut  s'assurer  20   %  des  pétroles  russes 

Nulle  question  ne  passionne  plus  en  ce  moment  l'opinion 
du  monde  que  celle  du  pétrole.  Les  grands  peuples  ne  se  battent 
plus  simplement,  comme  jadis,  pour  acquérir  de  nouveaux 
territoires,  mais  pour  devenir  les  maîtres  de  l'huile  de  pierre, 
de  cette  matière  «  plus  dominatrice  de  la  planète  que  l'or 
lui-même  »  et  qui,  avec  la  richesse,  donne  à  celui  qui  la  possède 
une  puissance  devant  laquelle  tout  est  obligé  de  s'incliner. 
Posséder  du  pétrole  est  pour  une  grande  nation  une  question  de 
vie  ou  de  mort.  Sans  combustible  liquide,  il  sera  désormais 
impossible  de  soutenir  une  guerre.  Le  rôle  du  pétrole  n'a  cessé 
de  s'accroître  de  1914  à  1918.  Sans  essence  pour  les  camions? 
les  tracteurs,  les  automobiles  (^t  les  avions,  sans  huiles  lour- 
des pour  les  chaudières  des  navires  et  les  moteurs  industriels, 
sans  huiles  de  graissage  pour  toutes  les  machines,  comment 
assurer  le  déplacement  combiné  des  armées? 

Gomme  l'écrivit  M.  Clemenceau  dans  le  télégramme  déses- 
péré qu'il  adressa  le  15  octobre  1917  au  président  Wilson 
«  Une  goutte  d'essence  est  aussi  précieuse  qu'une  goutte  de 
sang...  Toute  défaillance  d'essence  amènerait  la  paralysie 
brusque  de  nos  armées,  et  pourrait  nous  acculer  à  une  paix 
inacceptable  ». 

La  France,  à  ce  moment,  faillit  perdre  la  guerre  :  nous 
n'avions  même  plus  dans  nos  stations-magasins,  ainsi  que  le 
signala  le  représentant  du  généralissime,  les  réserves  suffi- 
santes pour  faire  face  pendant  plus  de  trois  jours  à  une 
situation  analogue  à  celle   de  Verdun. 


LA  LUTTE  POUR  LE  PÉTROLE  965 

II  ne  faut  pas  que  pareille  situation  se  représente  pouj-  la 
France.  Ce  que  nous  tirons  d'Alsace  et  d'Algérie  est  infime, 
et  ne  représente  que  le  vingtième  de  nos  besoins.  Quant 
aux  participations  que  nous  avons  acquises  en  Galicie  et  en 
Roumanie,  elles  équivalent,  en  cas  de  lutte  contre  l'Allema- 
gne, à  zéro. 

Nos  gî'oupes  financiers  du  Nord  s'étaient  beaucoup  intéres- 
sés ces  dernières  années  à  diverses  entreprises  galiciennes, 
la  «  Sylva  Plana  ».  la  «  Premier  Oil  »,  la  «  Galicienne  des  Kar- 
pathes  »,  la  «  Dabrowa  ».  Mais  nous  venons  de  perdre  la 
«  Dabrowa  »  qui  a  été  vendue  à  1'  «  Union  des  Pétroles  »,  de 
Zurich,  dont  les  attaches  allemandes  ne  sont  pas  douteuses. 
Et  la  production  galicienne  est  de  plus  en  plus  médiocre. 
Elle  suffira  tout  juste  à  la  Pologne.  Nous  avons  en  Roumanie 
la  «  Golombia  »  qui  est  une  affaire  modeste,  et  25  %  de  la 
«  Steana  Romana  ».  Mais  tout  cela  ne  constitue  pas  un  appro- 
visionnement sérieux  pour  la  France. 

L'Angleterre  nous  a  promis  à  San  Remo  25  %  des  pétroles 
de  la  Mésopotamie, dont  nous  venions  de  lui  céder  si  facilement 
le  territoire  :  or  les  pétroles  de  Mésopotamie  sont  une  affaire 
d'avenir  et  non  une  affaire  en  exploitation;  ils  ne  donneront 
rien  avant  cinq  ans. 

Ainsi  que  M.  Jacques  Roujon  le  faisait  remarquer  le  8  mai 
dans  l'jEc/rtir,  citant  ce  qu'il  nommait  mes  «inquiétantes» 
déclarations  : 

«  L'indépendance  politique  d'un  peuple  n'est  parfois  qu'un 
décor.  La  France  ayant  négligé  de  faire  sa  part  dans  le  partage 
des  pétroles  mondiaux,  se  trouve  aujourd'hui  dans  la  dépen- 
dance de  l'Angleteri-e  et  de  l'Amérique.  Si  demain  nous  avions 
à  nous  défendre  contre  une  nouvelle  agression,  nos  tanks, 
nos  avions,  nos  sous-marins  et  tous  nos  ravitaillements  ne 
pourraient    fonctionner    qu'avec    l'agrément    de    nos    alliés. 

«  Même  avec  la  première  armée  du  monde,  la  France  ne 
pourrait  être  victorieuse;  que  si  l'Angleterre  et  les  Etats- 
Unis  le   lui  permettaient  ». 

Pareil  état  de  choses  ne  saurait  se  prolonger.  .l'affirme  «[ue 
la  France  peut,  en  ce  moment,  si  elle  le  désire,  mettre  la  main  sur 


966  LA  VIE  DES  PEUPLES 

20%  des  pétroles  russes,  ce  qui,  non  seulement,  lui  donnerait 
l'indépendance  en  matière  de  pétrole,  mais  lui  permettrait 
même  de  réexporter.  Il  suffirait  pour  cela  que,  reconnaissant 
cette  question  de  combustible  comme  une  question  d'intérêt 
national,  le  gouvernement  se  décide,  ainsi  que  je  l'ai  proposé, 
à  créer  une  société  demi-officielle,  comme  F  «  Anglo-Persian 
Oil  C^.  Cette  société  pourrait  être  constituée  avec  un  capital 
nominal  de  200  millions  de  francs  et,  au  fur  et  à  mesure  de  son 
développement,  ce  capital  pourrait  être  augmenté.  10  mil- 
lions suffiraient  pour  débuter.  30  %  de  ce  capital  pourraient 
être  souscrits  par  le  gouvernement;  25%  par  des  capitalistes 
français,  45  %  par  des  propriétaires  naphtifères  russes. 

Mais  comme  tous  les  biens  des  propriétaires  de  naplite 
russes  sont  restés  en  Russie,  on  pourrait  accepter  la  formule 
suivante  : 

1°  Le  groupe  français  de  capitalistes  verserait  le  capital 
de  constitution  pour  lui-même  et  pour  le  groupe  russe.  Le 
groupe  russe  laisserait  ses  actions  chez  le  groupe  français 
comme  garantie  de  versement. 

2°  Le  gi'oupe  russe  s'obligerait  à  verser  sa  part  dans  le  capital 
de  constitution  quand  arrivera  pour  lui  la  possibilité  réelle  de 
recommencer  le  travail  sur  les  terrains  pétrolifères  et  dans  les 
trois  ans  qui  suivront  le  moment  où  il  rentrera  en  posses- 
sion de  ses  terrains. 

Pratiquement,  l'affaire  se  réduirait  à  ceci  : 

Le  conseil  d'administration,  qui  serait  composé  proportion- 
nellement au  capital,  commencerait  immédiatement  les  dé- 
marches pour  l'obtention  d'une  participation  de  contrôle 
dans  les  différentes  sociétés  russes  de  pétroles  :  pas  une  affaire 
ne  pourrait  être  vendue  si  le  groupe  français  ou  russe  mettait 
opposition  à  cet  achat. 

Il  faut  remarquer  qu'encore  avant  la  guerre  la  Russie  pro- 
duisait annuellement  environ  10  millions  de  tonnes  et  que  de 
tout  ce  produit,  environ  7  millions  de  tonnes  étaient  contrôlés 
[)ar  le  groupe  Shell,  société  Nobel,  Russian  Général  Oil  C°  et, 
ces  derniers  temps,  par  la  Standard  Oil.  Il  restait  donc  une  par- 
ticipation libre  dans  la  production  russe  non   contrôlée   par 


LA  LUTTE  POLE  LE  PÉTROLE  967 

l'Angleterre  et  les  Etats-Unis  de  30  %   environ,   c'est-à-dire 
3  millions  de  tonnes. 

Il  n'y  a  naturellement,  pas  à  compter  qu'on  pourrait  prendre 
sous  le  contrôle  du  nouveau  trust  le  solde  de  30  %,  mais  on 
peut  espérer  réunir  20  %,  avec  la  production  importante  de 
2  millions  de  tonnes  par  an,  ce  qui  représente  le  double  de  la 
consommation  de  combustible  de  la  France. 

En  outre,  le  trust,  qui  serait  géré  par  un  groupe  russe  expé- 
rimenté, pourrait  recevoir  beaucoup  de  terrains  pétroliteres 
non  encore  exploités,  aussi  bien  en  Russie  que  dans  les  autres 
pays,  et  occuper  dans  les  six  ou  huit  années  prochaines  une 
situation  égale  à  celle  de  1'  «  Anglo  Persian  »  et  des  autres 
groupes  mondiaux. 

Le  principe  d'acquisition  doit  être  le  suivant  : 

Le  trust  franco-russe  représentera  la  holding  C°  où  seront 
centralisées  les  acquisitions  des  nouvelles  sociétés  naphtifères, 
terrains,  usines,  pipe-lines,  etc.  à  concurrence  de  51  %.  les 
autres  49  %  restant  chez  les  anciens  propiiétaires  :  sur  ces 
51  %,  après  l'estimation  d'un  comité  spécial,  seraient  payés 
des  avances  de  10  à  20  %. 

Le  reste  ne  serait  acquitté  qu'au  moment  où  la  nouvelle 
société  rentrera  en  possession  de  fait  de  ses  gisements.  Le 
r  isque   sera   ainsi   minime. 

Les  richesses  contenues  dans  le  sol  de  l'ancien  empire  des 
tsars,  sont  inestimables.  M.  Lianosoff,  président  de  l'Asso- 
ciation pétrolière  russe,  croit  qu'avec  une  certaine  dépense 
pour  le  développement  de  laffaire.  nous  pourrions  arriver 
à  une  production  de  3  à  4  milliards  de  pouds,  c'est-à-dire 
environ  cinq  millions  de  tonnes  ^ 

Gomme  les  gisements  des  Etats-Unis  s'épuisent,  on  voit 
à  quel  rôle  considérable  est  appelée  la  production  russe,  et 
(fuel  énorme  développement  le  nouveau  trust  que  je  propose 
à  la  France  de  constituer  est  destiné  à  acquérir. 

Pierrç  L'Espagnol  de  la  Tramerye. 

1.  En  plus  du  (|uart  des  |)étroles  de  Mésopotamie,  auquel  nous 
avons  droit,  nous  pouvons  aussi  avoir  des    gisements   au    Mexique, 


968  LA   VIE  DES  PEUPLES 

le  long  du  Golfe,  et  à  l'Equateur,  dans  la  région  de  Santa  Elena  où 
travaillent  la  «  Standard  OU»,  1'  « Anglo-Equatorian  »  et  la  «  British 
Controlled  Oillields  ».  La  France  peut  aussi  se  faire  offrir  les  con- 
cessions jadis  demandées  par  le  §rouj)e  Pearson  dans  l'île  de  Puna 
et  qui  lui  furent  relusées.  Il  s'agit  ici  de  gisements  non  encore  en  exploi- 
tation et  qui  pourraient  aller  jusqu'à  100.000  hectares.  Il  est  plus  que 
temps  que  le  gouvernement  français  se  décide  à  créer  une  holding 
Company,  contrôlant  diverses  iiliales,  qui  réuniraient  ce  que  nous- 
pouvons  recueillir  à  travers  le  monde.  La  France  a  en  ce  moment  les 
moyens  de  faire,si  elle  le  désire, une  politique  indépendante  du  pétrole. 
Le  voudra-t-elle?  Si  elle  ne  l'ose,  il  n'y  aura  plus  qu'à  se  lier  à  l'un 
des  deux  grands  trusts,  «  Royal  Dutch  »  ou  «  Standard  Oil  »,  ce  que 
préconisent  de  puissantes  personnalités  —  ou  continuer  indéfini- 
ment une  politique  hésitante. 


PIERRE  HAMF  ET  LA  PEINE  DES  HOMiMES 


Ce  qui  fait  l'éminente  dignité  du  labeur  humain,  c'est  qu'il 
n'est  jamais  uniquement  machinal.  L'ouvrier,  même  dans 
les  besognes  les  plus  rudimentaires,  ne  se  borne  pas  à  dépen- 
ser de  l'énergie  musculaire  :  il  y  consacre  par  parts  égales  l'ha- 
bileté de  ses  mains,  les  ressources  de  son  ingéniosité  et  l'éner- 
gie de  sa  volonté.  Le  bœuf  placide  hâle  la  charrue  dans  la  terre 
grasse  et  le  cheval  entraîne  le  manège  où  il  est  attelé  dans 
une  ronde  sans  fin,  à  l'aveuglette  sous  les  œillères  de  cuir  : 
l'un  et  l'autre  subissent  la  loi  du  travail  que  leur  imposent  le 
fouet  ou  l'aiguillon.  La  conscience  professionnelle,  qui  est  le 
scrupule  d'atteindre  à  l'idéale  perfection  d'un  métier,  distin- 
gue l'artisan  de  l'animal  passif  et  de  la  machine  automatique. 
Ce  sentiment  a  entretenu  et  fortifié  les  traditions  de  probité 
et  d'honneur  des  anciennes  corporations;  il  subsiste  dans 
l 'amour-propre  qui  solidarise  les  travailleurs  des  divers  corps 
de  métiers.  Il  procure  à  l'homme  le  contentement  de  la  tâche 
accomplie  avec  exactitude  et  lui  donne  du  cœur  à  l'ouvrage. 

Penché  sur  son  travail  quotidien,  celui-ci  chante  pour  ryth- 
mer son  geste  monotone  ou  raviver  son  attention  ankylosée 
par  la  déprimante  uniformité  de  la  production  en  série.  Comme 
on  voit,  peints  sur  les  sarcophages  des  Pharaons,  les  moisson- 
neurs du  Nil  couper  le  blé  en  cadence  au  son  de  la  flûte,  l'a- 
justeur scande  d'un  refrain  alerte  le  va-et-vient  de  la  lime 
qui  égratigne  en  grinçant  le  métal  et  le  menuisier,  dont  la 
varlope  légère  effleure  la  planche  polie  et  frise  les  boucles 
blondes  des  copeaux  transparents,  lui  renvoie  en  écho  sa  chan- 
son. 

A  peine  entrées  dans  Tusine  sombre  et  grise,  les  femmes 


070  LA    VIE  DES  PEUPLES 

ont  montré  le  souci  que  tout  autour  d'elles  fût  plus  propre  et 
plus  net.  Elles  n'ont  pas  innové  seulement  par  l'aisance  plus 
harmonieuse  de  leurs  gestes,  mais  aussi  par  l'exemple  de  leur 
élégance  et  de  leur  coquetterie.  M.  Pierre  Hamp  s'est  plu  à 
évoquer  quelque  part  la  gracieuse  pensée  de  jeunes  ouvrières 
de  l'usine  de  guerre  disposant  sur  le  bâti  de  leur  machine  la 
fleur  qu'elles  avaient  épinglée  à  leur  sarrau.  L'attache- 
ment à  la  profession  va  plus  loin  encore.  Le  surmenage  phy- 
sique, les  risques  d'infection  ou  d'intoxication,  les  dangers 
d'accidents  mortels  sont  impuissants  à  détourner  l'ouvrier  de 
demeurer  fidèle  à  sa  misère.  Le  travail  ploie  sous  la  malédic- 
tion divine  et,  nourri  de  peines  et  de  souffrances,  c'est  mira- 
cle qu'il  puisse  encore  procurer  la  joie  précaire  d'aimer  son 
métier.  Pourquoi  le  mineur  se  sent-il  retenu  à  la  mine  vin- 
dicative et  meurtrière  ?  Pourquoi  le  verrier  persiste-t-il  à  mo- 
deler de  son  souffle  embrasé  le  verre  liquide  dont  la  fusion 
éblouissante  brûle  ses  prunelles  et  corrode  ses  poumons? 
L'inépuisable  trésor  de  résignation,  qui  donnait  à  l'esclave 
antique  la  force  de  tourner  chaque  jour  la  meule  à  laquelle  il 
restait  enchaîné,  permet  encore  au  salarié  d'exposer  son  corps 
au  broyage  des  machines  ou  à  la  morsure  des  acides.  Mais 
qu'on  le  laisse  chanter  :  «  Par  le  travail  où  l'on  ne  chante  plus 
se  fait  un  grand  œuvre  d'abêtissement  humain.  L'ouvrier 
n'aime  plus  son  métier  et  cela  ébranle  le  monde  ^  ».  Il  se  joue 
un  drame  obscur  :  c'est  le  drame  de  toute  l'humanité  labo- 
rieuse et  pitoyable,  avec  ses  douleurs  profondes,  ses  pâles 
joies,  son  existence  sans  horizons,  stéréotypée.  C'est  la  lutte 
perpétuelle  de  l'être  contre  la  matière  inerte  et  rebelle,  contre 
l'étreinte  de  nécessités  économiques  et  sociales,  à  la  fois  bru- 
tales et  perfides. 

N'y  a-t-il  pas  là  un  thème  d'une  richesse  infinie  pour  une 
littérature  du  travail  ?  Le  terrain  n'est  pas  absolument  vierge 
et  de  nombreuses  incursions  ont  été  menées  déjà  dans  ce 
domaine,  mais,  pour  la  première  fois  dans  notre  littérature, 
Pierre  Hamp  a  consacré  une  oeuvre  entière  à  l'illustration  et 

J.  Marée  Fraîche,   Vin  de  Clmmpagne,  préface. 


LA  PEINE  DES  HOMMES  971 

à  l'apologie  du  travail,  œuvre  lyrique,  parfois  même  épique, 
d'un  réalisme  saisissant  où  l'émotion  jaillit  par  sa  seule  vertu 
interne  de  faits  que  l'auteur  a  narrés  avec  une  impassibilité 
voulue,  laissant  ceux-ci  frapper  le  lecteur  par  leur  simplicité 
fruste  et  leur  rude  et  persuasive  éloquence. 


Originale,  l'œuvre  de  Pierre  Hamp  l'est,  à  n'en  pas  douter, 
à  telle  enseigne  qu'il  ne  paraît  pas  hasardeux  d'affirmer 
qu'elle  marque  une  date  dans  notre  histoire  littéraire. 

Rien  ne  nous  autorise  à  refuser  d'y  voir  l'origine  d'une  orien- 
tation nouvelle  à  cette  époque  un  peu  confuse  où,  comme  au 
début  de  chaque  siècle,  une  jeune  génération  d'écrivains 
cherche  à  prendre  conscience  d'elle-même  et  à  choisir  une  di- 
rection. La  période  classique  a  été  celle  de  l'épanouissement 
d'une  littérature  de  l'intelligence,  de  la  raison,  éprise  d'étu- 
dier l'âme  humaine  dans  l'absolu  et  le  général.  Plus  tard,  en 
revanche,  le  romantisme  et  les  tendances  qui  en  dérivent  ont 
exalté  la  vie  affective,  tout  intérieure  et  délibérément  indi- 
vidualiste. Aujourd'hui,  les  conditions  d'existence  et  les 
exigences  de  la  pensée  conduisent  à  demander  aux  lettres 
autre  chose.  Il  n'est  pas  certain  que  les  livres  qui  paraissent 
actuellement  soient  pour  la  plupart  susceptibles  de  demeurer 
comme  documents  représentatifs  de  l'état  d'esprit  et  du 
tempérament  de  leurs  contemporains.  Le  public  lui-même 
montre  en  général  un  goût  assez  éclectique,  sans  méthode  ni 
idée  directrice.  Flottement  et  indécision.  La  plupart  du  temps, 
les  loisirs  manquent  pour  savourer  un  bon  livre,  comme  il  le 
mériterait;  on  se  borne  à  l'article  de  revue,  voire  à  l'article  de 
quotidien,  hâtivement  parcouru.  En  particulier,  on  lit  de 
moins  en  moins  de  vers,  et  cela  est  affligeant,  d'autant  qu'il  s'en 
publie  d'exquis.  Le  roman  psychologique  paraît  moins  recher- 
ché :  on  s'est  lassé,  pour  les  avoir  trop  étudiées,  des  compli- 
cations sentimentales,  de  la  physiologie  de  l'amour,  de  la  straté- 
gie de  l'adultère.  On  ne  hait  point,  par  contre,  certaine  psy- 
chologie  un  peu   floue,   mobihi  et  impressionniste,  quand  elle 


972  LA    VIE  DES  PEUPLES 

s'exprime  avec  un  talent  souple  et  nuancé  et  c'est  bien  volon- 
tiers que  l'on  se  laisse  égarer  du  côlé  de  chez  Proust.  Par  réac- 
tion contre  le  roman  d'analyse,  les  faveurs  du  public  vont  au 
roman  d'aventures,  mais  la  fortune  de  ce  genre  est  décevante. 
Si  La  Calprenède  était  assez  captivant  pour  prendre  comme 
avec  de  la  glu  Mme  de  Sévigné,  même  au  sortir  d'une  lec- 
ture de  Nicole,  la  poussière  de  l'oubli  l'a  enseveli  pour  jamais. 
Dumas  père,  surtout  maintenant,  reste  ad  usum  juventutis. 
L'on  se  divertit  aux  histoires  fantastiques  de  M.  Pierre  Mac 
Orlan  et  les  éditions  des  livres  de  M.  Pierre  Benoît  s'enlèvent, 
mais  l'esprit  ne  tardera  pas  à  réclamer  une  nourriture  plus 
substantielle. 

La  littérature,  admet-on  avec  Taine,  comme  les  arts  plas- 
tiques, subit  les  influences  conjuguées  du  milieu  et  du  mo- 
ment. Seule  l'inspiration  qui  puise  directement  aux  sources 
mêmes  de  la  réalité,  et  en  est  l'émanation  fidèle  plus  ou  moins 
idéalisée,  celle-là  seule  est  assez  riche  de  sève  pour  demeurer. 
Il  n'est  pas  possible  de  prophétiser  quelles  seront  les  tendan- 
ces du  mouvement  littéraire  de  demain,  à  supposer  même 
que  l'on  puisse  discerner  des  courants  nettement  tracés; 
cependant  quelques  observations  peuvent  retenir  l'attention. 
Le  concept  de  l'individu  perd  de  sa  force  et  de  sa  valeur.  La 
guerre  a  été  anonyme  et  collective.  L'évolution  économique 
tend  à  la  concentration  industrielle,  à  l'intégration  ;  la  produc- 
tion ^ 'oriente  vers  la  fabrication  en  série  :  l'homme  isolé 
s'efface  devant  le  groupe  organisé.  Ce  sont  des  ensembles, 
des  colonies  d'êtres  qui  agissent,  se  meuvent,  pensent,  souf- 
frent comme  s'ils  formaient  un  corps  unique,  pourvu  en  quel- 
que sorte  d'une  conscience  autonome.  La  sociologie  s'est 
emparée  de  ces  constatations  pour  bâtir  un  système  où  un  peu 
de  verbalisme  peut-être  a  faussé  le  sens  et  la  portée  de  cer- 
taines observations  et  s'est  laissée  entraîner  à  certaines  con- 
clusions hâtives  :  elle  n'a  fait,  cependant,  qu'enregistrer  un 
ensemble  de  faits  d'expérience.  Du  même  point  de  départ 
est  partie  l'école  unanimiste.  illustrée  par  M.  Georges  Duha- 
mel et  la  Vie  Unanime.  Un  écrivain  «  travailliste  »,  célébrant 
les  métiers  et  leurs  artisans,  c'est-à-dire  des  catégories  d'ê- 


LA  PEINE  DES  HOMMES  973 

très  et  non^des  individualités  ^isolées,  pourrait  logiquement 
se  rattacher,  toutes  proportions  gardées,  à  cette  idée  direc- 
trice, mais  Pierre  Hamp  .n'adopte  au cune^^f doctrine  ni  ne 
^'inféode    à    aucune    école. 

Il  n'est  pas  le  premier,  tant  s'en  faut,  qui  se  soit  penché 
sur  le  monde  du  travail,  mais  on  doit  remonter  à  l'antiquité 
romaine,  à  l'antiquité  grecque,  pour .  trouver  des  poèmes 
prenant  pour  sujet  l'activité  manuelle.  Les  Grecs  qui  se  plai- 
saient aux  récits  mythologiques,  aux  exploits  légendaires 
et  aux'aventures  merveilleuses,  ne  dédaignaient  pas  la  poésie 
didactique,  pratique  et  utilitaire.  Hésiode,  chantant  les  Tra- 
vaux et  les  Jours,  décrit  les  occupations  et  énumère  les  beso- 
gnes de  l'agriculture  qui  est  le  seul  élément,  pour  ainsi  dire, 
de  l'économie  antique.  La  poésie  est  pastorale,  non  parce  que 
ce  genre  est  spécifiquement  poétique,  mais  parce  que  l'on 
vit  à  la  campagne.  Il  ne  vient  à  l'idée  de  personne,  de  s'inté- 
resser aux  industries  encore  rudimentaires,  qui  sont  abandon- 
nées aux  esclaves.  Si  Platon  leur  emprunte  une  comparaison 
brillante,  un  exemple  frappant,  ce  n'est  qu'accessoirement  .Vir- 
gile décrit  avec  précision  et  minutie  les  travaux  des  champs 
parce  que,  de  son  temps  également,  l'économie  était  à  peu  près 
exclusivement  rurale.  La  vie  matérielle  a  évolué,  s'est  trans- 
formée :  le  prestige  incomparable  de  l'Antiquité  a  conféré 
à  l'agriculture  et  à  la  campagne  le  privilège  perpétuel  d'ins- 
pirer l'imagination  des  poètes.  Le  sentiment  de  la  nature, 
plus  tard,  a  contribué,  par  le  ciiarme  de  ses  images  et  l'agré- 
ment de  ses  descriptions,  à  invétérer  cette  convention.  Quant 
aux  métiers  qui  font  déroger,  c'est  afïaire  aux  vilains  :  tout 
au  plus  peuvent-ils  être  admis  à  fournir  une  belle  métaphore 
ou  l'éclat  d'un  mot  rare  et  technique.  C'est  ainsi  que  Ronsard 
en  recommandait  l'emploi  :  «  Tu  pratiqueras  les  artisans  de 
tous  mestiers  de  Marine,  Vonnerie,  Fauconnerie,  et  principale- 
ment ceux  qui  doiuent  la  perfection  de  leurs  ouurages  aux 
fourneaux,  Orfèures,  Fondeurs,  Mareschaux,  Minerailliers, 
et  de  là  tireras  maintes  b(;lles  et  viues  comparaisons,  auecques 
les  noms  propres  des  outils  pour  enrichir  ton  œuure  et  le  ren- 


974  LA    VIE  DES  PEUPLES 

dre  plus  aggréable...^  ».  Cependant  le  xix^  siècle  allait  saluer 
l'avènement  de  l'âge  de  fer,  de  l'âge  industriel.  Aux  alentours 
de  1848  est  né  en  France,  un  courant  d'opinion  favorable  au 
travail  et  aux  idées  sociales.  Sous  l'influence  plus  ou  moins 
directe  de  l'Angleterre  où  un  mouvement  analogue  se  dévelop- 
pait parallèlement,  à  la  suite  de  Robert  Owen  et  des  Ricardiens 
égalitaires,  mais  surtout  avec  une  originalité  qui  devait  très 
peu  de  chose  à  l'étranger,  Proudhon  et  Fourier  d'une  part, 
Saint-Simon  et  ses  disciples  de  l'autre,  jetaient  les  fondements 
d'une  sociologie  ouvrière,  libérale  et  socialiste  chez  les  premiers, 
autoritaire  et  despotique  chez  les  seconds.  Les  ouvrages  qui 
se  sont  multipliés  à  cette  époque  s'égarent  souvent  dans  l'uto- 
pie et  la  fantaisie  et  demeurent  fort  éloignés  delà  réalité.  La  cause 
est  gagnée  cependant.  Un  écrivain  peut  désormais  impunément 
situer^dans'l'atelierje'cadrefd'un  roman  à  thèse  sociale.  Zola 
et  l'école  naturaliste  se  sont  livrés  à  des  enquêtes  et  à  des  re- 
cherches et  ont  rassemblé  une  documentation  étendue  et 
sérieuse  pour  peindre  la  vie  des  ouvriers  et  leur  misère.  Paul 
Adam  également  a  écrit  des  pages  puissantes  et  fortes,  sur  le 
métier,  sur  le  travail,  sur  l'énergie  humaine.  Dans  cette  prose 
luxuriante,  pleine  de  sève,  resplendit  la  magnifique  gran- 
deur de  l'effort  fécond.  Cependant,  personne  n'a  devancé 
Pierre  Hamp  dans  son  dessein  ambitieux  d'exalter  la  sévère 
beauté  de  l'humanité  laborieuse  et  d'en  dégager  une  philo- 
sophie. Ce  vaste  sujet  est  digne  par  son  ampleur  et  sa  richesse 
de  susciter  lui  aussi  des  chefs-d'œuvre.  Pierre  Hamp,  dont 
l'enthousiasme  ne  laisse  pas  de  s'affirmer  avec  une  certaine 
intransigeance,  exalte  la  beauté  du  travail  et  les  souffran- 
ces qui  le  grandissent  : 

Un  espace  aussi  grand  que  ceux  que  l'humanité  a  jamais  parcou- 
rus, plus  grand  que  la  guerre,  aussi  grand  que  la  Beauté  et  l'Amour, 
est  devant  l'artiste  :  le  Travail.  Depuis  que  c'est  à  la  sueur  de  son 
visage  que  l'homme  doit  manger  son  pain,  la  peine  qui  nourrit  tout 
ce  qui  est  au  monde,  du  Baiser  jusqu'à  la  Guerre,  n'a  pas  retenti  dans 
la  poésie  humaine.  Le  plus  grand  poète  du  travail  fut  le  Jehovah  lu- 

1.  Ronsard,  Abrégé  de  V/irl  poétique  français,  à  Alphonse  Delbene,  abbé  de 
Hautecombe  en  Savoie  (1565). 


LA  PEl.\E  DES  HOMMES  975 

mineux  dans  la  verdure  paradisiaque   qui   prononça  sur  le  labeur 
humain  la  durable  malédiction  ^. 

Il  a  raison  de  constater  que  «  à  l'heure  où  la  société  des 
hommes  veut  le  salut  par  le  travail,  un  art  capable  de  figurer 
le  labeur  humain  est  à  peine  commencé.  »  Et  pourtant,  il 
ne  craint  pas  de  l'affirmer,  «  le  drame  de  l'usine  est  sur  le 
même  plan  que  V Iliade  >>.  Au-dessus  même,  si  l'on  reconnaît 
une  valeur  supérieure  à  l'énergie  concentrée  dans  un  effort 
patient  et  dépensée  avec  opiniâtreté  pour  assouplir  la  matière 
rebelle,  de  préférence  au  geste  meurtrier  et  au  vertige  san- 
guinaire du  guerrier.  La  vertu  bienfaisante  de  la  paix  est  plus 
digne  d'être  célébrée  que  les  carnages  et  les  dévastations. 
«  Y  a-t-il  moins  de  noblesse  dans  l'attitude  de  l'homme  qui 
résiste  au  fardeau  ou  lève  l'outil  que  dans  celle  du  guerrier 
brandissant  l'arme,  ou  de  la  danseuse  aux  pieds  impétueux?  2» 
Il  y  a  surtout  de  l'utilité  sociale  et  voilà  de  quoi  tenter  le 
poète  de  l'avenir  dont  l'art,  renonçant  à  s'étioler  dans  un 
dilettantisme  vain,  ne  veut  plus  être  que  pragmatiste.  La 
vie  matérielle  n'est  pas  séparée  par  un  divorce  irrémédiable 
de  la  pensée  pure  qu'elle  retient  de  s'égarer  dans  le  rêve  et 
de  s'exténuer  :  elle  lui  est  à  la  fois  un  soutien  et  une  sauve- 
garde. Tandis  que  la  Hollande  et  Venise  avaient  dû  à  leur 
prospérité  commerciale  un  merveilleux  épanouissement  des 
lettres  et  des  arts,  nous  avons  déprécié  notre  prestige  et 
notre  vigueur  intellectuelle,  de  crainte  de  déroger  par  res- 
pect d'un  préjugé  funeste  et  périmé  : 

Nous,  Français,  avons  longtemps  cru  qu'il  suffisait,  pour  demeurer 
un  grand  peuple,  de  penser  noblement.  Notre  nation,  vouée  au  culte 
des  écrivains,  des  artistes,  a  [>ris  trop  de  goût  à  la  figuration  de  la  vie. 
Réaliste,  elle  a  diminué  la  force  matérielle  nécessaire  pour  distribuer 
dans  le  monde  son  influence.  L'intellectualisme  civilisateur  n'est 
[)as  l'agent  dominant  de  l'expansion  d'un  peuple. 

Toute  la  prospérité  et  la  sécurité  nationales  reposent  sur  le  travail  '■^. 

D'ailleurs,  l'esthétique  et  la  morale  n'ont  point  de  raison, 

1.  Gens,  prélaco,  p.   13. 

2.  Les  Métiers  blessés,   p.    155,  * 

3.  Les  Métiers  blessés,  p.  7. 


976  LA    VIE  DES  PEUPLES 

l'une  ni  l'autre,  de  démissionner.  Qu'y  a-t-il,  au  vrai,  d'in- 
trinsèquement poétique  dans  une  ferme,  dans  un  moulin  ? 
Ces  bâtiments  n'ont  point  été  édifiés  pour  la  joie  du  regard, 
mais  pour  une  destination  simplement  utilitaire.  L'atelier,  la 
machine  nous  apparaissent  laids,  sales,  ternes.  C'est  que  notre 
rétine  n'a  point  encore  subi  l'accommodation  ni  l'accoutu- 
mance nécessaires,  mais  plus  tard,  le  passant... 

...  aimera-t-il  le  fût  de  la  cheminée  qui  portera  haut  le  feu  des  hom- 
mes pour  leur  travail.  La  cheminée,  semblable  à  la  colonne  du  temple 
antique  et  qui  fume  comme  l'autel  aux  dieux,  sera-t-elle  la  beauté 
regrettée,  'opposée  aux  formes  nouvelles  ?  ^ 

Et  la  morale  ?  La  peine  des  hommes  attelés  aux  tâches 
rudes  n'asservit  point  l'idéal  qui  couve  dans  leurs  réflexions 
tenaces.  L'aspiration  qui  s'élève  de  leur  souffrance  quotidienne 
prend  la  forme  vague  encore  d'une  justice  à  qui  le  socialisme 
offre  des  attributs  concrets  et  des  buts  précis.  La  mystique  de 
la  justice  suffit  bien  tout  autant  que  n'importe  quel  autre  con- 
cept moral  à  jeter  les  fondements  d'une  éthique.  Reprenant 
l'idée  de  Victor  Hugo  sur  le  rôle  social  du  poète,  pasteur  de 
peuples  et  mage,  qui  guide  l'humanité  vers  l'étoile  lointaine, 
Pierre  Hamp  confie  à  l'écrivain  la  mission  de  dégager  la  phi- 
losophie de  son  époque  et  de  célébrer  «  les  mains  noires  et 
le  corps  suant  du  travail  où  s'abrite  la  beauté  durable  d'une 
civilisation  au  sourire  fait  d'une  aurore  méditerranénne.  2» 
Que  l'écrivain  se  borne  à  écrire  par  amour  de  l'art  d'écrire, 
et  le  voilà  digne  de  son  mépris,  justifié  en  un  sens,  excessif 
à  plus  d'un  égard,  car  il  n'est  d'utilitarisme  qui  ne  puisse  per- 
mettre le  délassement  et  la  récréation  de  l'esprit  dans  le  jeu  dé- 
licatement nuancé  des  mots  brillants  et  des  pensées  ingénieuses, 
et  dans  l'enchantement  des  rêveries  vagabondes.  Cependant  si 
«  s'amuser  au  jeu  d'écrire  est  une  occupation  sénile...  ce  peut 
être  une  joie  fine  qu'on  a  pour  aimer  le  beau  français  depuis  la 
phrase  d'Amyot  jusqu'au  vers  de  la  Légende  des  Siècles.  Si  une 
œuvre  littéraire  trouve  excuse,  c'est  sa  dévotion  au  langage 


1.  Gens,    p.    175. 

2.  Le    Travail    invincible,    p.  22. 


LA  PEINE  DES  HOMMES  977 

français  2.  »  Il  ajoute,  il  est  vrai,  et  sur  ce  point  tout  le  monde,  il 
est  à  présumer,  s'accorde  à  lui  donner  raison.  :  «  Aimer  la 
langue  que  l'on  écrit  ne  suffit  plus,  même  au  plus  grand  artiste. 
Il  faut  aimer  les  hommes^.  »  L'un  ne  va  pas  sans  l'autre.  Le 
plus  grand  écrivain  est  en  même  temps  le  plus  humain.  Pierre 
Hamp  porte  aux  travailleurs,  c'est  presque  dire  à  l'huma- 
nité entière,  un  amour  ému  et  grave.  En  dépit  d'une  impassi- 
bilité volontairement  raidie,  il  nous  convainc  de  la  majesté 
du  travail  et  persuade  en  même  temps  à  notre  cœur  la  pitié. 
S'il  est  vain  en  effet  d'écrire  par  dilettantisme,  il  faut  mettre 
au  service  de  l'éloge  du  travail  les  ressources  de  la  langue  et 
le  talent  de  l'écrivain,  car  c'est  œuvre  utile.  Saint  François 
de  Sales  décrivait  d'une  voix  douce  et  d'un  style  fleuri  les 
duretés  de  la  vie  chrétienne.  Pierre  Hamp  n'a  pas  dédaigné, 
pour  chanter  le  travail  et  sa  vertu  féconde,  d'illustrer  son 
œuvre,  en  même  temps  que  de  statistiques,  d'images  vivantes, 
hautes  en  relief  et  en  couleurs,  souvent  dessinées  d'une  main 
ferme  et  précise.  Tous  les  procédé^  du  mJtier  g 'écrire  ont 
pour  li'i  l'^ur  emplo"  <'t  leur  prix,  il  éprouve  une  sorte  de 
ravissement  physique  à  sertir  son  texte  de  mots  techniques 
qui  attirent  l'œil  par  leur  nouveauté  et  frappent  l'oreille  par 
leur  sonorité  inaccoutumée.  De  du  Bellai  jusqu'à  lui  la  mé- 
thode n'a  pas  changé  pour  rehausser  l'éclat  du  style  et 
eni'ichir  l'expression.  Il  en  use  avec  une  volupté  qui  ne 
trouve  point  à  s'assouvir,  cherchant  à  réaliser  des  chatoie- 
ments imprévus  par  la  rencontre  de  syllabes  inusitées, 
Après  avoir  puisé  dans  tous  les  lexiques,  emprunté  à  tous 
les  argots,  utilisé  des  mots  cueillis  dans  la  tradition  orale 
des  termes  d'ateliers  et  des  patois,  il  va  pénétrer  dans  les 
arcanes  des  idiomes  scientifiques.  Les  provignements  étran- 
ges de  la  terminologie  chimique  lui  sont  une  aubaine 
miraculeuse. 

Il  vouhiit  non  seulement  corrompre,  mais  remplacer  absolument 
l;ji  rose,  par  l'alcool  phénylétique;  le  trèlle,  par  le  salycylate  d'amyle; 

1.  Gcn.1,    préface,    p.    7. 

2.  Ibid.,  préface,  p.  8. 


978  LA    VIE  DES  PEUPLES 

le  géranium,  par  l'oxyde  de  phényle  cristallisé;  le  jasmin,  par  le  buty- 
rate  de  benzyle;  l'ylang-ylang,  par  le  méthylparacrésol  ^. 

Certains  passages  évoquent  jDar  leurs  somptuosités  ver- 
bales l'étrange  A  Rebours  de  Huysmans.  Cela  ne  va  point 
heureusement  jusqu'à  l'abus.  C'est  pour  la  prose  un  condi- 
ment, ce  n'est  pas  sa  substance  même.  Il  ornemente  son  style 
qui  fait  un  peu  songer  à  ces  bijoux  espagnols,  de  Tolède  ou 
d'Eïbar,  où  le  damasquinage  d'or  fin  fait  scintiller  l'éclat 
sombre  de  l'acier  bruni. 


Gomment  s'élaborent  en  lui  les  images  qu'habillent  le 
pailletage  des  mots  et  l'éclat  de  la  phrase?  A  quelles  réactions 
psychologiques  réponoent-elles?  En  d'autres  termes  comment 
peut  se  déterminer  le  tempérament  de  l'écrivain  et  se  définir 
son  originalité?  Avant  même  d'établir  la  nouveauté  de  l'œuvie 
de  Pierre  Hamp  et  son  intérêt  social,  il  convient  de  lui  assi- 
gner sa  place  dans  le  mouvement  littéraire  contemporain,  où 
il  s'est  révélé  comme  l'un  de  nos  plus  vigoureux  et  succu- 
lents prosateurs. 

Il  n'est  point,  à  vrai  dire,  séduisant.  S'il  s'est  efforcé  de 
rendre  le  monde  du  travail  attachant,  à  l'imposer  à  l'atten- 
tion, voire  au  respect  du  lecteur,  c'est  moins  en  captant  la 
sympathie  de  celui-ci  qu'en  circonvenant  sa  raison.  L'apolo- 
gie qu'il  a  entreprise  est  rationnelle  et  conforme  à  l'esprit  et 
à  la  discipline  de  notre  civilisation  méthodique.  Sa  voix 
toujours  égale  et  un  peu  sourde  paraît  empreinte  d'une  austé- 
rité qui  dédaigne  de  plaire  et  de  divertir.  Son  talent  a  quelque 
chose  de  rigide  et  de  métallique.  Les  phrases  chez  lui  compor- 
tent poids  et  volume;  elles  se  soupèsent  au  creux  de  la  main. 
Encore  que  polies  et  ajustées  avec  soin,  elles  présentent  au 
toucher  des  rugosités  et  des  arêtes  vives.  Forgées  d'un  poi- 
gnet robuste,  elles  s'emboitent  et  se  juxtaposent  comme  des 
plaques  d'acier  rivées  ensemble.  L'ensemble  est  un  peu  massif  : 

1.  Le  Cantique  des  Cantiques,  t.  I,  p.  278. 


LA  PEISE  DES  HOMMES  979 

il  donne  une  belle  impression  de  solidité,  de  stabilité.  S'il  n'est 
pas  vain  de  classer  les  écrivains  d'après  leurs  aptitudes  à  réagir 
à  une  catégorie  déterminée  de  sensations,  selon  que  tel  ou 
tel  de  leurs  sens  paraît  hypertrophié  aux  dépens  des  autres 
et  introduit  dans  leur  tempérament  une  certaine  unité  qui 
se  révèle  au  choix  de  leurs  métaphores,  dé  leurs  images  et  de 
leurs  comparaisons,  on  peut  admettre  que,  de  même  que  Cha- 
teaubriand ou  Théophile  Gautier  étaient  des  coloristes  et 
Baudelaire  un  olfactif,  Pierre  Hamp  est  un  j^lastique.  Son  style 
roidi  par  un  effort  continu  de  concision^  qui  ne  laisse  pas  de 
fatiguer  à  la  longue,  semble  lourd  alors  qu'il  est  vigoureux 
avec  ses  tournures  parfois  étranges  et  ses  raccourcis  inatten- 
dus :  «  Elle  mi-riait...  »  «  Elle  dit  à  voix  de  genièvre...  »  «  L'hési- 
tation dont  il  maigrissait...  »  La  syntaxe  est  parfois  tendue  à 
se  rompre,  elle  ne  rompt  point.  L'image  ramassée  en  quelques 
mots,  prend  une  force  étonnante  :  «  chacun,  tenu  coi  par  la 
gêne,  aspirait  son  bruit.  «  »...  il  était  mort  moins  quelques 
jours  ))  «....  dans  la  plaine  chauve,  armée  de  cactus  et  d'immen- 
sité... ».  De  là  à  l'accuser  d'incorrection  et  de  cacographie, 
il  n'y  avait  qu'un  faux-pas.  Quelques  critiques  y  ont  trébuché. 
Il  n'est  pas  niable  que  plus  d'une  négligence  de  style  ait 
subsisté  des  épreuves  à  l'impression.  Mais  le  plus  souvent  il 
faut  noter  surtout  ses  efforts  pour  trouver  des  formules  nou- 
velles et  des  tournures  originales  qui  surprennent  ceux  dont  la 
syntaxe  se  borne  à  la  Grammaire  selon  l'Académie  et  le  voca- 
bulaire au  Dictionnaire  d'icelle.  De  tentatives  et  de  tâton- 
nements dont  quelques-uns  peuvent  être  inégalement  heureux 
peut  jaillir  la  lueur  du  génie,  comme  l'étincelle  du  silex  ra- 
boteux. 

11  reproduit  telles  quelles  les  sensations  qu'il  a  enregistrées, 
sous  leur  forme  brute,  décomposée,  analytique.  Peu  importe 
d'égayer  l'œil  ou  d'amuser  l'oreille.  Par  delà  ces  organes  que 
n'impressionne  que  la  vaine  apparence  des  choses,  il  faut  frap- 
per l'esprit  fortement,  durement.  Ses  images  restent  élé- 
mentaires, organique.--.  11  n'a  souci  d'élaborer  ses  sensations 
en  synthèses  savantes  et  harmonieuses.  Inutile  de  préciser 
par  des  détails  plus  minutieux  une  ébauche  schématique,  de 


980  LA    VIE  DES  PEUPLES 

nuancer,  de  tonaliser  les  couleurs  étendues  par  larges  couches 
uniformes.  Il  ne  se  complaît  pas  aux  combinaisons  musicales 
de  hauteur,  de  timbre  ou  d'intensité  des  sonorités  qui  chez  lui 
sont  et  restent  des  bruits  coexistant  sans  se  fondre  ni  s'amal- 
gamer. Par  exemple  : 

Le  piquement  des  pioches  dans  le  ballast  fournissait  un  bruit 
menu  sous  les  bruits  hauts  du  sifîlement  des  machines  et  du  choc 
des  tampons...  y" 

Sur  le  vacarme  majeur  du  roulement,  les ''roues  battant  le  joint 
des  rails,  précipitaient  des  chocs  détachés,  puis  noyés  dans  le  bruit 
décroissant  du  train,  rapetissé  par  la  distance  ^. 

La  perception  des  odeurs  paraît  chez  lui  plus  raffinée. 
Ecrire  deux  volumes  entiers  pour  chanter  l'histoire  de  l'es- 
sence subtile  qui  s'exhale  du  calice  des  fleurs  et  va,  après 
toute  une  chimie  compliquée,  servir  la  beauté  de  la  femme» 
cela  suppose  que  l'auteur  est  sensible  à  l'ivresse  olfactive  et 
y  puise  une  inspiration  qui  déborde  largement  de  la  des- 
cription des  opérations  successives  de  la  parfumerie.  Le  Can- 
tique des  Cantiques,  comme  Marée  Fraîche,  Vin  de  Champagne 
ou  le  Bait,  est  mieux  qu'une  narration  détaillée  et  précise  : 
on  y  sent  frémir  la  vie  et  s'attendrir  l'humaine  pitié.  Mais 
de  certaines  pages  du  Cantique  des  Cantiques  se  dégage  de 
plus  un  vertige  capiteux  qui  procure  au  lecteur  des  impres- 
sions presque  physiques  : 

L'odeur  des  roses  mûries  par  le  plein  soleil  augmentait.  La  terre 
parlait  dans  la  suavité  des  fleurs.  L'herbe  de  prairie,  les  figuiers,  les 
orangers,  les  oliviers,  fes  bourgeons  de  vigne,  de  la  plus  biSse  feuille 
écrasée  par  le  pied  de  l'homme  à  la  plus  haute  où  chantait  l'oiseau, 
tout  donnait  du  parfum  à  plein  soufïle.  La  respiration  de  la  terre 
dans  ses  plantes  heureuses  embaumait  le  pays  silencieux  ^. 

Les  baumes  nocturnes  jaillissaient  des  jardins  heureux.  Comme  le 
soleil  baissait  derrière  les  collines,  commençait  la  plus  grande  suavité 
de  ce  pays  embf  umé.  Etoile  de  la  terre,  le  jasmin  ne  s'ouvrait  qu'au 
crépuscule.  L'éruption  du  parfum  blanc  d'août,  plus  puissant  que  le 
parfum  rose  de  mai,  allait  toucher  les  arbres  de  l'Estérel.  Le  charme 


1.  Le  Rail,  pp.  18-21. 

2.  Le  Cantique  des  Cantiques,  p.  138. 


LA  PEINE  DES  HOMMES  981 

de  l'ombre  lumineuse  augmentait  par  la  respiration  de  la  fleur.  Ré- 
servée et  morne  le  jour,  la  nuit  elle  vivait  alertement.  .Si  l'odeur  avait 
été  lumière,  une  nappe  de  feu  aurait  couvert  les  jardins.  Dans  la  nuit 
câline  à  ses  lèvres  pieuses,  la  femme  choyée  était  ravie  en  ce  mystère  : 
le  Parfum  ^. 

L'odorat  est  un  sens  délicat  qui  procure  des  sensations  rares. 
II  offre  une  variété  dans  la  qualité  des  sensations  à  quoi  ne 
peut  atteindre  l'oreille  ni  le  toucher  et  que  la  perce,  tion  colorée 
ne  distance  pas.  Les  odeurs  sont  peut-être  les  seules  données 
des  sens  qui  échappent  à  toute  classitication  et  demeurent 
rebelles  aux  tentatives  de  réductions  à  un  petit  nombre  de 
catégories  simples  comme  Linné  ou  Bain  en  avaient  tenté- 
Elles  se  prêtent  ainsi  à  merveille  au  jeu  infini  des  combinai- 
sons et  des  mélanges  d'un  art  subtil  et  difficile.  M.  Tys, 
parfumeur,  définit  ainsi  l'esprit  de  son  métier  intuitif 
et  savant  : 

Je  suis  parfumeur,  c'est  un  don  comme  de  naître  musicien  ou  pein- 
tre. Le  parfumeur  a  le  nez,  le  peintre  a  l'œil,  le  musicien,  l'oreille. 
Le  peintre  compare  des  couleurs  en  les  plaçant  l'une  à  côté  de  l'autre; 
il  les  voit  en  même  temps,  tandis  qu'il  est  impossible  au  parfumeur 
de  sentir  deux  odeurs  ensemble...  il  doit  en  même  temps  se  souvenir 
du  premier  parfum  pour  le  comparer  au  second,  et  l'oublier  pour  ne 
pas  l'y  mêler  :  s'en  débarrasser  et  en  tarder  mémoire...  L'analyse 
olfactive,  l'examen  organoleptique,  sont  plus  difficiles  que  l'analyse 
chimique...  Le  parfumeur  artiste  trouve  des  combinaisons  nouvelles, 
comme  Debussy  en  musique,  Cézanne  en  peinture  -. 

Si  son  oreille  perçoit  avec  précision  les  odeurs  les  plus  variées 
qu'il  décrit  avec  amour  et  avec  minutie,  il  ne  s'attarde  pas  le 
plus  souvent  à  dessiner  ses  images  en  miniaturiste  patient. 
En  général,  il  se  boi'ne  au  croquis  linéaire  qui  suggère  bien 
plus  qu'il  ne  représente.  Ses  tableaux  sont  esquissés  d'un  trait 
sûr,  épais,  uniforme  comme  des  gravures  sur  bois,  sobres  de 
détails.  Voici  un  paysage  qui  tient  en  huit  lignes  : 

Les  meules  jaunes  de  l'avoine,  les  meules  blanches  du  blé,  les  meu- 
les grises  de  Tannée  d'avant,  maintenant  habitaient  la  plaine  fauchée. 
Leurs  groupes  semblaient,  au  loin,  des  hameaux. 

1.  Le  Cantique  des  Cantiques,  p.  211. 

2.  Le  Cantique  des  Cantiques,  II.  p.  34. 


982  LA   VIE  DES  PEPLES 

Des  petites  glaneuses,  harassées,  s'y  adossaient  assises  et  présen- 
taient à  l'horizon  leurs  semelles  à  gros  clous.  Elles  regardaient  venir, 
là-bas,  la  première  brume  d'automne,  l'invasion  du  br  uillard  guettant 
la  plaine  recueillie  où  deux  routes  blanches  traçaient  une  croix  i. 

S'il  voit  les  objets  rapprochés  en  grandeur  naturelle  dans 
leurs  contours  simplifiés,  un  curieux  mécanisme  d'accommoda- 
tion visuelle  lui  fait  représenter  l'éloignement,  la  profondeur 
avec  des  proportions  démesurées,  comme  s'il  était  atteint  d'une 
sorte  d'agoraphobie;  l'espace,  le  ciel  vide  prennent  avec  lui 
l'aspect  terrifiant,  comme  chez  Hugo,  de  goufïres  et  d'abîmes  : 

On  prévoyait,  à  l'immense  pureté  du  ciel,  un  froid  terrible.  Les  as- 
tres luisaient  autant  que  des  yeux  de  fous.  De  les  fixer  donnait  le 
vertige.  Le  gouffre  de  distance  entre  la  terre  et  les  étoiles  apparaissait 
redouta blement  agrandi  et  angoissant-. 

Le  tracé  des  lignes  noires  qui  enserrent  de  leurs  contours 
précis  les  objets  et  les  êtres  ne  donne  qu'imparfaitement  l'ap- 
parence de  la  vie  :  il  manque  le  divin  rayonnement  de  la  lu- 
mière décomposée,  la  couleur.  Ce  n'est  parfois  que  l'opposi- 
tion simpliste  du  noir  sur  la  vive  blancheur  de  la  lumière,  de 
la  fumée  de  suie  montant  sur  le  ciel  clair;  plus  souvent,  il  note 
les  jeux  du  soleil  sur  la  nature,  sobrement,  avec  les  couleurs  pri- 
maires et  leurs  complémentaires,  sans  plus:  il  semble  que  ces 
nuances  simples  ne  servent  qu'à  rehausser  le  dessin  comme 
une  gouache  légère  : 

Trois  couleurs  enluminaient  le  paysage  :  le  rouge  des  murs  en  bri- 
ques, le  bleu  des  toits  d'ardoises  et  le  vert  perdu  des  arbres  lointains. 

La  terre  disparaissait  sous  la  tempête  de  verdure  qui  l'assaillait 
de  sa  beauté,  de  sa  fraîcheur,  de  ses  parfums. 

Dans  le  ciel  bordé  de  deuil,  commençaient  les  illustrations  en  cou- 
leur du  crépuscule,  mais  un  voile  gris,  tiré  par  la  brise  cacha  les  ima- 
ges que  le  vent  qui  dessine  et  que  le  soleil  qui  peint  recopient  chaque 
beau  soir  depuis  le  commencement  du  monde  ^. 

Ce  n'est  là  que  la  description  d'un  paysage,  délassement 
de  l'esprit,  jeu  futile  auquel  il  faut  se  garder  de  s'attarder  car  — 

1.  Vieille  Histoire,  p.  125. 

2.  Vieille    Histoire,    p.     159. 

3.  Marée  Fraîche,  Vin  de  Champagne,  p.  85, 


LA  PEI.XE  DES  HOMMES  983 

ne  l'a-t-il  pas  proclamé  lui-même? — «s'amu?er  au  jeu  d'écrire  est 
une  occupa^^ion  sénile  ».  Mais  pour  décrire  les  beautés  de  l'in- 
dustrie humaine,  il  n'est  pas  de  mot  trop  riche  ni  de  palette 
trop  somptueuse.  Son  enthousiasme,  qu'il  s'extasie  sur  l'é- 
mail sortant  du  four  ou  sur  le  métal  en  fusion  jaillissant  des 
cubilots,  l'attardé  à  en  décrire  les  rutilances  et  à  rendre  l'éclat 
de  leurs  reflets  changeants.  Voici  avec  quelle  richesse  d'expres- 
sion il  peint... 

...  la  fusion  du  cuivre  aux  lueurs  vertes.  Aucun  feu  allumé  par  les 
hommes  n'a  de  couleurs  plus  attirantes.  L'usine  contient  toutes  les 
nuances  du  printemps  et  l'éclatement  rouge  des  crépuscules.  Des 
ringards  remuant  du  soleil  piquent  dans  des  aubes  et  des  aurores. 
Hors  du  fer  noir  des  lingotières,  l'agile  flamme  cuivrée,  fièrement 
blonde,  diffuse  son  or  traversé  de  pourpre.  Sa  beauté  ne  se  retrouve 
qu'aux  matins  et  aux  soirs  du  ciel  et  à  l'imagination  de  l'enfer. 

Au  laminage  de  l'acier,  le  métal  attaqué  rouge  déteint  vers  le  noir 
et  garde  par  l'éteignement  de  la  surface  sur  le  feu  durable  au  centre 
des  moires  bleues  que  la  chaleur  bouge.  Le  rouge  du  cuivre  tire  vers 
l'or;  son  refroidissement  commence  par  une  pellicule  verte,  transpa- 
rente sur  son  feu  composé  de  jaune.  Les  longs  fils  giclant  des  trains 
de  laminage  serpentent  au  sol  avec  une  souplesse  impossible  à  l'acier. 
Une  grâce  ondoyante  vit  dans  les  barres  chaudes.  Flamme  et  mouve- 
ment, tout  ici  est  charmeur  sous  la  promptitude  des  hommes  dont  les 
outils  noirs  commandent  le  métal  en  feu. 

Avec  ces  ébauches  enlevées  d'un  pinceau  agile,  les  descrip- 
tions s'ordonnent  et  les  tableaux  se  composent.  Rapidement 
brossés  en  général,  ils  saisissent  et  retiennent  l'attention  par 
leur  relief  et  la  notation  du  petit  fait  caractéristique  qui  donne 
à  l'ensemble  sa  physionomie.  L'impression  de  vie  qui  les  ani- 
me jaillit  de  la  synthèse  de  petites  phrases  juxtaposées.  Ce 
peintre  a  le  souci  pointilliste  du  détail.  Il  procède  par  touches 
courtes  et  parallèles  et  ses  procédés  accusent  parfois  la  minutie 
patiente  qu'on  retrouve  aux  tableauxdes  Primitifs. Aucune  pré- 
cision n'est  de  trop  i)our  nous  initier  à  la  pèche  en  pleine  mer, 
à  la  préparation  du  Champagne  ou  aux  fabrications  de  guerre. 
Un  manuel  de  vulgarisation  technirpie  ne  serait  guère  d'une 
lecture  plus  fructueuse,  mais  resterait  distancé  sous  le  rapport 

l.   Lf   Travail  invincible,   p.  235. 


981  LA    VIE  DES  PEUPLES 

de  la  valeur  littéraire.  Chez  Pierre  Hamp,  ce  sont  peut-être 
les  descriptions  les  plus  courtes  où  se  marque  avec  le  plus  d'in- 
tensité son  réalisme  saisissant  : 

Le  sabot  d'un  cheval  grillé  par  le  fer  rouge  donnait  à  M.  Peltier, 
l'odeur  vive  de  la  corne  brûlée.  M.  Peltier  regarda  le  geste  accéléré 
du  frappeur  remuer  au  fond  de  la  forge,  l'ombre  trouée  par  le  fer.  Le 
charron  fi  xant  à  fond  un  timon  à  la  place  des  ferrures  produisait  un  parfum 
de  flamme  de  bois.  Devant  ces  métiers  aux  gestes  semblables  depuis 
avant  Jésus-Christ,  l'enquêteur  ne  perdait  rien  de  la  douceur  prise  à 
aimer  la  plaine  où  la  nuit  tombait.  La  terre  humide,  aux  sillons  lui- 
sants et  un  peu  lointains,  donnait  l'illusion  des  deux  plus  belles  cho- 
ses du  monde  :  la  vague  et  l'étoile  i. 

Quelques  lignes  parfois  évoquent  la  netteté  précise  de  Cha- 
teaubriand, avec  son  coloris  en  camaïeu  : 

Boulogne-sur-Mer  en  novembre,  le  matin.  Une  transparente  brume 
blanche  naissait  à  terre  et  devenait  opaque  à  fleur  de  toit.  Pas  de  ciel. 
Les  vols  en  accents  circonflexes  des  mouettes  gris  perle  montaient 
s'engloutir  dans  ces  ténèbres  blafardes.  Des  édifices  de  la  ville  en 
colline,  les  silhouettes  seules  subsistaient,  foncées  sur  l'écran  blanc  -. 


Nous  n'avons  pas  encore  senti  jusqu'ici  tressaillir,  fébrile, 
sous  sa  plume  l'activité  de  l'homme.  Cherchons-la  dans  les 
pages  où  l'effort  physique  et  la  souffrance  atteignent  à  un  pa- 
thétique âprement  et  largement  humain.  Pierre  Hamp  nous 
fait  assister  au  drame  obscur  du  travail,  pauvre  en  péripéties. 
Il  évoque  la  vie  sans  horizon,  misérable  et  serve,  des  popula- 
tions ouvrières  du  Nord,  l'asservissement  au  cabaret  à  bière  et 
à  genièvre,  la  grève,  sursaut  pitoyable  aux  lendemains  de 
morne  résignation.  Des  mots  simples  traduisent  cette  tristesse 
monotone  et  grise.  Parfois,  l'émotion  grandit  quand,  par  exem- 
ple, dans  /e  J^ai7,  il  secoue  le  lecteur  d'un  frisson  d'épouvante 
en  décrivant  la  catastrophe  de  chemin  de  fer  où  la  machine 
esclave,  transgressant  les  calculs  fragiles  des  hommes,  prend 


1.  U  Enquête,    p.     32. 

2.  Marée  Fraîche,    Vin  de  Champagne,  p.   11. 


LA  PEINE  DES  HOMMES  985 

dans  son  inconsciente  rébellion  une  courte  et  sanglante  re- 
vanche : 

On  entendait  grandir  le  sifflet  du  rapide  qui  engagea  la  courbe  à 
pleine  pression  de  la  compouad.Touslesmanœuvres,  lesdeux  bras  levés, 
jetaient  face  au  train  le  signal  d'arrêt.  L'aiguille  21a,  en  pointe  sur 
voie  de  service,  retourn'^e.  la  vitessede  cette  masse  pouvait  continuer 
sur  l'espace  libre.  L'enclanchement  l'en  empêchait.  Etablie  contre 
la  faillibilité  des  hommes,  elle  inutilisait  leur  initiative;  le  calcul, 
réalisé  en  fer,  donnait  la  direction  de  la  catastrophe  et  l'impuissance 
de  rien  changer  dominait  tout.  Une  tempête  d'épouvante  passait 
sur  l'âme  des  manœuvriers  '' . 

En  même  temps,  il  saisit  le  grotesque  des  individus  et  de 
leurs  attitudes.  Pour  camper  d'un  trait  une  silhouette  cocasse, 
pour  croquer  sur  le  vif  une  scène  pittoresque,  il  trouve  une 
expression  appropriée,  une  comparaison  bizarre  mais  juste  : 

Il  courait,  remuant  en  nageoires  ses  oreilles  minces.  Son  souffle 
court  donnait  à  ses  pi'unelles  des  ahurissements  d'asphyxié.  Il  arri- 
vait, les  bras  flottants,  le  nez  haut,  comme  tiré  par  un  hameçon, 
puis  frétillait,  à  bout  d'haleine.  On  eût  dit  qu'on  venait  de  le  pêcher  -. 

Ce  don  si  vif,  presque  tactile,  de  la  réalité  concrète  ne  se 
confine  pas  dans  la  recherche  d'un  pittoresque  superficiel; 
il  cherche  à  saisir  la  psychologie  non  pas  d'individualités  iso- 
lées, mais  de  types  sociaux.  Ces  hommes  d'affaires  interna- 
tionaux, ces  Chercheurs  d'or  qui  organisent  méthodiquement 
l'exploitation  industrielle  de  la  détresse  de  l'Autriche,  s'op- 
posent par  les  différences  profondes  de  leurs  origines  hétéro- 
gènes :  dans  l'âpreté  commune  de  la  chasse  au  gain  qui  les  rap- 
proche, leurs  particularités  s'effacent  et  tombent.  Victor  Cou- 
tance,  Ernest  Popischil,  Simon  Salzbach,  Pjebyl  ont  leurs 
gestes,  leurs  manies,  leurs  idiotismes  de  langage  :  ils  ne  sont 
que  les  variantes  du  type  unique  de  l'homme  d'affaires.  Les 
casquettes  plates  et  les  vareuses  des  agents  de  chemins  de  fer 
dans  le  Bail,  uniformisent  jusqu'à  leurs  réflexions,  leurs  pen- 
sées, bornées  par  les  soucis  de  leur  travail  quotidien,  subju- 
guées   par   le  poids  de  leur  responsabihté.  Tous  ces  person- 

1.  Le   Rail,   p.   85. 

2.  Marée    Fraîche,    Vin   ilr   Champagne,    p.   41. 


986  LA    VIE  DES  PEUPLES 

nages,  par  leur  caractère  de  généralité,  s'érigent  en  l'eprésen- 
tants  anonymes  et  symboliques  d'une  profession  au  même 
titre  que  les  héros  de  la  tragédie  classique  sont  censés  per- 
sonnifier les  passions  humaines.  Les  conditions  de  la  vie  mo- 
derne, nous  l'avons  déjà  remarqué,  restreignent  de  plus  en  plus 
l'initiative  individuelle  au  profit  de  la  collectivité  qui  finit  par 
l'abolir.  Les  cheminots  qui  s'activent  sur  les  voies  de  triage 
à  la  formation  des  trains  de  marchandises,  les  verriers  qui  de- 
vant les  fours  façonnent  le  verre  en  fusion,  les  tisserands  at- 
tentifs au  battement  régulier  de  leur  métier  agissent  et  même 
pensent  en  fonction  du  groupe  qu'ils  forment.  A  leurs  con- 
sciences individuelles  se  superpose  pour  ainsi  dire  une  subcon- 
science collective. Un  ensemble  d'individus  peut  être  considéré 
comme  doué  de  sensations,  de  réflexes  et  d'aspirations  "qui 
ne  sont  pas  l'équivalent  de  la  somme  des  aspirations,  des 
réflexes  et  des  sensations  des  individus  qui  s'y  intègrent. 

Une  fois,  une  seule,  il  a  brossé  le  portrait  en  pied  d'un  hom- 
me, celui  de  Hugo  Stinnes,  dans  un  article  de  la  Revue  Heb- 
domadaire. Cette  personnalité  de  grande  envergure  se  dresse 
comme  une  vaste  synthèse  de  la  vie  économique  actuelle,  maî- 
tresse de  plus  en  plus  de  la  PoHtique,  de  la  Diplomatie,  de 
l'existence  même,  en  un  sens,  et  de  l'avenir  des  peuples.  Pierre 
Hamp  admire  ce  capitaine  d'industrie,  parce  qu'il  est  tout 
action  et  qu'il  sait  transposer  dans  le  réel  ses  conceptions, 
mais  il  lui  refuse  sa  sympathie.  C'est  «  un  réalisateur  sans  mys- 
ticité »  et  cela  ne  suffit  pas.  Stinnes  a  raison  de  vouloir  faire 
de  la  politique,  de  peser  de  son  poids  sur  l'orientationfuture 
de  l'Allemagne,  mais  cette  action  ne  peut-elle  être  que  maté- 
rielle ?  Il  appartiendrait  pourtant  au  patron,  appelé  à  recueil- 
lir la  succession  d'une  féodalité  politique,  désormais  caduque, 
d'apporter  un  esprit  nouveau.  Il  ne  l'a  pas  fait  et  cela  inquiète 
Hamp,  car  le  monde  du  travail  a  besoin  d'un  guide  qui  lui 
éclaire  la  route.  A  la  France  peut-être,  ose-t-il  l'espérer,  sera 
dévolue  la  mission  de  déclarer  «  après  les  Droits  de  l'Homme 
et  du  Citoyen,  les  Droits  de  l'Homme  et  du  Travailleur.  »  Ce 
portrait  de  l'industriel  allemand  laisse  une  impression  d'a- 
mertume et  comme  de  tristesse  :  c'est  la  désillusion  d'avoir 


LA  PEiyE  DES  HOMMES  987 

en  vain  cherché  quekjue  chose  d'humain  dans  cet  esprit  rigi- 
de et  froid. 

Sa  sensibiHté  en  est  toute  meurtrie  et  désorientée,  elle  qui 
imprègne  l'œuvre  entière.  Elle  apparaît  dans  une  observation 
fugitive,  dans  un  mot  attendri  qui  semble  lui  avoir,  par  sur- 
prise, échappé;  la  sobriété,  avec  laquelle  ce  sentiment  se  dé- 
voile, en  appuie  la  délicatesse  :  un  peu  de  mélancolie  appa- 
raît, furtive,  pour  aussitôt  disparaître.  «  Du  fond  de  l'espace 
rouge,  derrière  eux,  venait  jusqu'au  fond  des  âmes  le  splen- 
dide  regret  du  soleil  disparu.  »  —  «  Dans  le  ciel  calme  comme 
un  lac  qui  rêve...».  On  ne  s'attendait  guère  à  découvrir,  épar- 
ses,  des  impressions  fraîches  ou  des  images  gracieuses  comme 
celles  qu'il  note  dans  l'usine  de  guerre  où  les  femmes  ont 
introduit  la  joie  de  leur  chanson  et  l'élégance  de  leur  costume  : 
«  A  la  tôlerie  de  guerre,  les  filles  de  Bretagne  ont  apporté  leur 
parure  ancestrale...  un  charme  inattendu  s'ajoute  au  travail 
quand  devant  la  force  des  feux  passe  la  douceur  des  coiffes^  .» 

Voilà  que  nous  avons  tenté  une  analyse  succincte,  rapide 
des  qualités  d'écrivain  de  Pierre  Hamp.  On  ne  peut  mécon- 
naître certains  défauts,  sensibles  surtout  à  une  lecture  pro- 
longée :  style  roidi.  contourné  par  souci  d'originalité  en  même 
temps,  semble-t-il,  que  par  excès  de  conscience  de  l'ouvrier 
de  lettres.  A  limer  ses  phrases,  il  n'a  pas  été,  à  force,  sans  leur 
avoir  fait  perdre  quelque  peu  de  souplesse  et  de  prime-saut. 
Cela  est  négligeable^.  Sa  prose  est  une  belle  prose  française,  sub- 
stantielle et  drue.  Elle  affecte  d'être  impersonnelle  et  objective. 
Qu'on  ne  s'y  fie  point  trop:  on  a  déjà  pu  le  noter,  le  moi  y  tient 
plus  grande  place  qu'il  n'apparaît.  Par  là  aussi,  il  se  révèle 
écrivain.  Cependant,  il  l'a  proclamé,  il  ne  va  pas  user  son  talent 
à  écrire  des  romans  ou  des  nouvelles  sentimentales.  Il  n'a  pé- 
ché qu'une  fois  et  s'en  excuse  :  «  Je  me  suis  mêlé  d'écrire  une 
histoire  d'amour,  c'est  une  pitoyable  occupation.  2»  Son  des- 
sein a  été  de  reporter  au  travail  le  culte  retiré  à  la  femme. 
Sa  profession  de  foi  s'affirme  en  quelques  lignes  dans  la  pré- 


1.  Le   Travail  invincible,  p.  2"23. 

2.  Vieille  Histoire. 


9«8  LA    VIE  DES  PEUPLES 

face  de  Vieille  histoire  :  «  L'esprit  mystérieux  du  travail  refe- 
.ra  la  grandeur  de  l'art  tombé  au  rabâchage  sénile.  »  Voilà 
de  quoi  tenter  le  lyrisme  d'un  poète  des  temps  futurs.  «  Dans 
la  conscience  de  l'artisan  silencieux  dorment  des  souffrances 
inconnues.  »  Les  conter  vaudrait  bien  le  récit  de  prouesses 
guerrières  ou  l'analyse  de  subtilités  amoureuses,  à  condition 
de  connaître  intimement  l'àme  du  travailleur.  Il  dénonce  la 
difficulté  pour  l'homme  de  lettres  d'y  parvenir  :  «  Que  le  lit- 
térateur réussisse  ses  marionnettes  d'amour,  cela  s'accorde  : 
il  peut  en  être.  Mais  figurer  la  conscience  des  travailleurs. 
Non.  Il  n'en  est  pas.  »  S'autorisant  de  son  passé,  de  son  con- 
tact permanent  par  la  suite  avec  les  ouvriers,  de  par  ses 
fonctions  administratives,  il  a  tenté  cette  tâche  redoutable. 
Gomment  s'en  est-il  acquitté  ? 


«  Beaucoup  d'hommes  veulent  être  servis  à  penser  comme 
ils  sont  servis  à  boire,  de  la  boisson  qu'ils  aiment.  »  Voilà  pour- 
quoi sans  doute  Pierre  Hamp  est  demeuré  longtemps  sans  oc- 
cuper dans  notre  République  des  Lettres  le  rang  qui  lui  revient. 
Il  n'est  pas  sans  risque  d'essayer  de  rompre  avec  notre  tra- 
dition littéraire  conservatrice,  bien  qu'il  sévisse  en  ce  moment 
un  certain  snobisme  sociologique  qui.  comme  tous  les  sno- 
bismes,  est  l'ombre  déformée  d'un  mouvement  d'idées  sérieux. 
Posées  d'une  façon  impérieuse  à  l'occasion  du  bouleversement 
provoqué  par  la  guerre  et  ses  lendemains,  les  questions  éco- 
nomiques et  les  questions  sociales  sollicitent  l'attention  du  pu- 
blic. Problème  du  change,  problème  des  barrières  douanières, 
problème  des  réparations,  l'actualité  les  a  vulgarisés  de 
même  que  les  problèmes  des  salaires,  de  la  durée  du  travail, 
des  assurances  sociales.  Chacun  est  verni  peu  ou  prou  d'une 
teinture  de  ces  connaissances,  apanage  jusqu'ici  d'un  petit 
noyau  de  spécialistes  distants.  A  défaut  d'études  suivies  dans 
des  traités  techniques  et  sur  documents  hermétiques,  il  est  pos- 
sible d'en  acquérir  quelque  clarté  par  les  livres  de  Pierre 
Hamp  qui  a  touché  ces  questions  non  seulement  d'un  point 


LA  PEINE  DES  HOMMES  989 

de  vue  objectif  et  scientifique,  mais  tout  autant  avec  son 
cœur,  d'une  façon  beaucoup  plus  proche  de  la  réalité.  Tel  a 
été  son  dessein,  certes  :  mettre  en  face  du  lecteur,  indiffé- 
rent, non  par  sécheresse  d'àme  mais  plutôt  par  ignorance,  le 
spectacle  de  la  souffrance  quotidienne  de  l'humanité  au  tra- 
vail. On  l'a  lu,  non  peut-être  dès  l'origine,  car  ses  premières  pu- 
blications dans  les  Cahiers  de  la  Quinzaine  ont  pour  ainsi 
dire  passé  inaperçues,  mais  depuis  deux  ou  trois  ans,  après 
qu'il  se  fut  révélé  comme  publiciste  et  que  ses  études  précises 
et  sincères  eurent  forcé  l'attention.  On  a -considéré  son  œuvre 
un  peu  comme  une  curiosité,  comme  un  essai  intéressant. 
Ceux  qui  demandent  à  la  lecture  un  simple  délassement  pou- 
vaient être  rebutés  par  le  sérieux  des  sujets  traités.  Quant  à 
ceux  qui  sont  à  la  recherche  d'une  documentation  sociale,  ils 
étaient  naturellement  portés,  par  un  préjugé  courant,  à  pren- 
dre moins  aisément  en  considération  des  livres  où  perçait  le 
souci  de  la  perfection  littéraire. 

Et  pourtant  ses  livres  donnent  des  aperçus  vivants  sur  tous 
les  problèmes  de  l'Economie  sociale.  Ses  pages  sur  le  taudis 
[Les  Métiers  blessés)  ont  la  véhémence  bourrée  de  faits  d'un 
réquisitoire.  Les  ravages  de  l'alcoolisme  sont  dénoncés  dans 
certains  de  ses  contes  [Buvons  la  bière  du  Nord,  M.  Raeiier 
scandalisé...)  et  surtout  dans  ÏEnquête.  Au  point  de  vue  social 
ce  dernier  livre  tout  entier  est  à  étudier  d^près.  C'est  l'expo- 
sé d'une  méthode  de  détermination  des  besoins  d'une  famille 
ouvrière,  ayant  pour  but  de  fixer  le  minimum  de  salaire  né- 
cessaire à  son  existence.  Celle-ci  marque  un  progrès  sur  les 
procédés  employés  dans  des  travaux  du  même  genre  qui  se 
sont  contentés  d'arrêter  un  nombre-indice  dont  les  composan- 
tes sont  incomplètes,  puisqu'elles  négligent  par  exemple  les 
frais  journaliers  de  transport  et  surtout  les  dépenses  importan- 
tes consacrées  aux  distractions.  Ce  système  se  prête  malaisé- 
ment, à  raison  même  de  sa  précision  et  de  sa  minutie  à  une 
généralisation  :  c'est  le  vice  commun  à  toutes  les  enquêtes  dé- 
taillées.Des  événements  récents  ontsouligné  toute  l'importance 
de  cette  question.  La  grève  du  Textile  de  l'an  dernier  dans 
le    Nord   a    eu  son  point  de  départ  dans  un  désaccord  entre 


990  LA    VIE  DES  PEUPLES 

patrons  et  ouvriers  sur  le  nombre-indice  du  coût  de  la  vie.  De 
même,  la  grève  de  l!Industrie  du  Livre  à  Bordeaux.  Cette  en- 
quête menée  dans  les  populations  ouvrières  du  Nord  est  l'oc- 
casion de  remarques,  d'observations  sur  la  misère  sans  aurore 
de  ces  pauvres  gens,  traînant  une  existence  pitoyable  qu'a- 
bêtissent les  jouissances  frelatées  et  toxiques  du  genièvre  et 
de  la  bière.  Nulle  part,  peut-être,  Pierre  Hamp  n'a  mieux  at- 
teint le  pathétique  que  dans  ces  anecdotes,  ces  récits  un  peu  dé- 
cousus où  transparaît  la  détresse  d'un  faubourg  populeux  de 
Lille. 

Le  problème  du  travail  de  femmes  l'arrête  longuement, 
car  son  importance  est  capitale  au  double  point  de  vue  éco- 
nomique et  familial.  Il  étudie  quelques  aspects  de  la  question 
dans  plusieurs  nouvelles  de  son  recueil  de  contes  intitulé  Gens 
et  examine  dans  quelques  articles  des  Métiers  Blessés  et  du 
Travail  invincible  les  répercussions  entraînées  par  la  guerre 
qui  a  introduit  les  femmes  à  l'usine  où  il  n'apparaissait  pas 
que  dût  être  leur  place.  Il  montre  le  surmenage  auquel  sont 
astreintes  les  femmes,  réduites  à  demander  du  travail  aux  sous- 
entrepreneuses  qui  sont  portées  à  avilir  le  salaire  à  la  tâche 
d'autant  plus  volontiers  que  la  concurrence  de  ces  malheu- 
reuses entre  elles  déprécie  encore  la  valeur  de  leur  force 
de  travail  surabondante.  Les  ouvrières  dont  les  ressources 
sont  limitées  à  ce  salaire  de  famine  sont  prises  à  la  gorge  dans 
les  tenailles  d'un  dilemme  implacable,  la  prostitution  ou  la 
misère  : 

La  grande  Marcelle  se  résignait  à  un  avantage  de  la  complaisance. 

—  Au  moins  on  bouffe. 

Elle  isola  cette  vérité  dominante  : 

—  Faut  bouffer  1. 

Cette  situation  douloureuse  est  demeurée  vraie,  même  de- 
puis le  vote  de  la  loi  du  19  juillet  1915  instituant  le  minimum 
de  salaire  dans  les  industries  du  vêtement  à  domicile.  En  ef- 
fet, la  rémunération  du  travail  à  la  maison  est  normalement 
moindre   que  pour   le  travail   en   atelier  et   l'application  da 

1.  Gens,     p.     16. 


LA  PEINE  DES  HOMMES  991 

cette  loi.  étant  encore  récente,  n'a  pas  jusqu'ici  donné  tous 
les  résultats  qu'on  en  peut  attendre. 

L'écrivain  s'est  davantage  étendu  sur  le  travail  des  femmes 
dans  les  usines  de  guerre.  Leur  condition  n'éveille  pas  la  pi- 
tié :  elles  touchent  des  journées  que  la  paye  de  leurs  profes- 
sions antérieures  ne  leur  permettait  pas  de  rêver.  L'adapta- 
tion à  leurs  tâches  nouvelles  a  été  surprenante.  Pierre  Hamp 
a  montré  l'ouvrière  également  apte,  contre  l'attente,  à  l'ef- 
fort dos  besognes  de  manoeuvre  et  à  la  patiente  minutie  qu'exi- 
ge la  mécanique  de  précision  :  «  Rude  forgeronne  d'acier  rouge, 
attentive  vérificatrice  des  plus  fins  organes  d'artillerie,  ro- 
buste s'il  le  faut,  ou  délicate  et  sûre,  elle  a  montré  à  tous  la 
totalité  de  son  inamense  et  subtile  force  ^.))  En  sociologue  et 
aussi  avec  l'expérience  d'un  inspecteur  du  travail,  il  commente 
cet  événement  inusité,  la  femme  venant  remplacer  l'homme 
et  peut-être  —  qui  sait?  —  l'évincer  des  professions  où  il  se 
croyait,  grâce  à  ses  qualités  physiques,  inexpugnable.  Nom- 
breux, il  est  vrai,  étaient  à  l'origine  les  motifs  de  défiance  à  leur 
égard;  on  craignait  leur  inexpérience,  leur  mobilité  d'esprit. 
Craintes  excessives,  mais  l'utilisation  élargie  de  la  main  d'oeu- 
vre féminine  a  entraîné  de  graves  conséquences  démographi- 
ques. En  premier  lieu  la  diminution  de  la  natalité,  la  fem- 
me se  détournant  des  charges  de  la  maternité  qui  l'éloigne- 
raient  de  l'usine  et  la  priveraient  de  son  salaire  dont  la  libre 
disposition  lui  est  garantie  par  la  loi  du  13  juillet  1907.  Re- 
lâchement du  lien  familial  ensuite,  par  la  négligence  inévita- 
ble de  son  intérieur  et  des  soins  à  donner  aux  enfants  :  d'où 
aggravation  de  la  mortalité  infantile.  L'étude  de  Hamp,  qui 
ne  s'était  pas  bornée  à  des  descriptions  pittoresques  de  la 
femme  à  l'usine,  s'est  élevée  à  des  considérations  élargies,  phi- 
losophiques, soulignant  ce  conflit  angoissant  de  l'intérêt  na- 
tional momentané,  opposé  à  l'intérêt  national  permanent,  «  à 
ce  qui  réellement  crée  la  France,  un  nombre  suffisant  de  Fran- 
çais. ))  Ce  conflit  ne  peut  se  résoudre  qu'en  écartant  la  mère  de 
l'atelier  autant  que  possible  et  en  se  résignant  à  combler  le 

l.  Les  Métiers  blessés,   p.  228. 


992  LA    VIE  DES  PEUPLES 

déficit  de  notre  main  d'œuvre  trop  rare  par  l'appel  à  la  main 
d 'œuvre  exotique  et  par  le  perfectionnement  incessant  de 
l'outillage  qui  économise  les  hommes. 

Il  n'était  pas  sans  intérêt  de  s'arrêter  un  instant  sur  les  quel- 
ques vingt  pages  que  Pierre  Hamp  a  consacrées  à  cette  grave 
question  :  la  façon  dont  il  l'a  traitée  nous  instruit  sur  sa  mé- 
thode d'induire,  en  partant  des  faits,  les  conclusions  générales 
qui  les  dominent,  avec  une  exacte  probité  d'observateur. 
C'est  en  fonction  de  sa  constante  préoccupation  des  nécessi- 
tés nationales,  de  l'avenir  du  pays,  qu'il  conforme  ses  juge- 
ments, sachant  au  besoin  reléguer  pour  un  instant  à  l'écart 
ses  préférences  et  ses  convictions  si  elles  viennent  en  désaccord. 
Son  œuvre  est  celle  d'un  honnête  homme  que  sa  soumission  à 
la  réalité  préserve  du  parti-pris. 

Cette  probité  intellectuelle  ne  l'empêche  point  de  désigner 
ses  sympathies.  Il  chante  la  Peine  des  Hommes,  et  cette  peine 
innombrable  et  profonde  l'émeut  profondément  «  Très  peu  de 
gens  très  riches,  beaucoup  de  gens  très  pauvres,  cela  faisait 
au  loin  une  ville  productrice,  florissante  ^  »  Les  intérêts  diver- 
gents font  les  antagonismes  irréductibles,  qu'aggrave  une 
méfiance  réciproque  telle  «  qu'il  est  plus  facile  à  un  chameau 
de  passer  par  le  trou  d'une  aiguille  qu'à  un  riche  d'entrer 
dans  la  confiance  du  peuple  2.  «  Ce  conflit  latent,  ce  conflit 
permanent,  finit  par  provoquer  à  la  longue,  l'explosion  de 
la  colère  populaire.  Dans  le  Nord,  calme  et  placide,  elle  se 
borne  à  la  démonstration  silencieuse  de  sa  force;  au 
vigneron  champenois,  il  faut  la  volupté  sauvage  et  stérile 
de  la  destruction  et  de  la  vengeance.  La  déflagration  de  la 
misère  en  révolte  ne  dure  pas,  en  revanche,  comme  peut  k 
faire  l'obstination  tranquille  des  Flamands.  Rares  sursauts 
d'une  résignation  quotidienne  et  infinie  :  la  vie  du  travailleur 
en  est  pétrie,  ses  jours  en  sont  tissés.  Il  y  a,  dans  cette  souffran- 
ce humble  et  monotone,  une  grandeur  qui  force  le  respect 
plus  encore  qu'elle  n'inchne  à  la  pitié.  Ces  deux  sentiments 


1.  Gens,    p.    149. 

2.  L'Enquête,  p.  138, 


LA  PEINE  DES  HOMMES  993 

intimement  confondus  qui  se  répondent  et  se  renforcent  font 
de  l'œuvre  entière  un  plaidoyer  persuasif  et  émouvant.  Seule, 
la  résignation,  ou  plutôt  l'indifférence  passive,  sclérose  des 
caractères  émoussés  par  la  dure  peine,  rend  la  misère  suppor- 
table :  misère  à  l'atelier  où  l'exténuation  et  l'insalubrité  de 
techniques  nocives  émacient  les  corps  épuisés;  misère  au 
taudis,  où  l'absence  d'hygiène,  la  tuberculose  sournoise  et  la 
cherté  des  subsistances  achèvent  de  débiliter  les  énergies  au 
lieu  de  les  réconforter  et  de  les  recréer.  Le  souci  tyrannique 
d'assurer  l'existence  matérielle  est  une  idée  fixe,  hallucinante. 
Le  salaire,  par  force,  est  l'alpha  et  l'oméga  des  pensées,  des 
aspirations  de  l'ouvrier.  Il  domine  toute  la  sociologie  de  l'ate- 
lier. 

Les  économistes  sont  satisfaits  d'avoir  déterminé  les  cour- 
bes représentatives  de  leurs  variations  et  d'avoir  réussi  à 
en  équilibrer  les  facteurs  quantitatifs  dans  la  sécheresse  abs- 
traite d'une  équation.  Leur  algèbre  reste  impuissante  à  sai- 
sir les  éléments  psychologiques  qui  font  jouer  les  ressorts 
du  mécanisme  complexe  de  ce  qu'on  a  appelé  la  loi  des  salai- 
res. Le  salaire  à  l'heure,  en  conscience,  ne  varie  qu'en  fonction 
des  larges  fluctuations  des  conditions  économiques  générales. 
Dans  les  périodes  d'instabilité  comme  celle  que  nous  traversons, 
on  le  rajuste  quand  hausse  ou  baisse  le  coût  de  la  vie.  Le  sa- 
laire aux  pièces  subit  l'influence  d'autres  causes.  Il  est  établi 
par  tâtonnement,  d'une  façon  empirique.  Faute  d'une  méthode 
«  la  rétribution  est  moins  soumise  à  des  lois  économiques  qu'à 
des  états  d'esprit  passionnels  ».  Le  patronat  a  tiré  de  la  hausse 
continue  des  salaires  au  xix^  siècle  l'enseignement  que  son 
essence  propre  est  de  monter  indéfiniment  :  aussi  porte-t-il 
ses  efforts  à  contrarier  ce  mouvement.  Si  l'ouvrier  aux  pièces 
arrive,  grâce  à  son  habileté  manuelle  et  à  sa  force  de  résis- 
tance, à  accroître  sa  rémunération  au-delà  d'une  certaine 
limite,  aussitôt  le  patron  diminue  le  tarif  de  base.  L'ouvrier 
riposte  en  freinant  son  rendement.  La  limitation  du  salaire 
par  les  chefs  d'entreprise  est  anti-économique  :  leur  intérêt 
consisterait,  au  contraire,  à  intéresser  l'ouvrier  à  la  production. 
Le  résultat  final  serait  une  économie  des  prix  de   revient 


994  LA    VIE   DES   PEUPLES 

récupérôesurraccioissement  des  quantités  produites.  La  préoc- 
cupation de  l'industriel  est  en  l'espèce  d'ordre  social.  Si  le  salaire 
est  au-dessus  du  c  niveau  de  vie  »  il  pourra  dans  une  certaine 
mesure  diminuer  l'indépendance  de  son  employé  en  complé- 
tant l'insuffisance  de  la  rémunération  par  des  adjuvants  qui 
auront  le  caractère  de  primes  accordées  par  pure  bienveillance. 
Si  ces  gratifications  étaient  obligatoires  et  prévues  par  un 
barème  fÉxe,  il  n'y  faudrait  rien  voir  d'autre  qu'un  assouplis 
sèment  des  modalités  de  paiement  de  manière  à  tenir  compte 
de  certaines  considérations,  telles  que  les  charges  de  famille. 
Le  sursalaire  familial  dû  à  la  libre  initiative  des  industriels 
risque  d'apparaître  comme  un  bienfait  bénévole.  Pierre  Hamp 
veut  voir  dans  cette  combinaison  un  mode  d'asservissement, 
appelée  disparaître  si  le  principe  en  était  indiqué  au  Code  du 
Travail.  Ce  serait  un  progrès.  Il  en  est  d'autres  à  accomplir. 
Des  deux  agents  de  la  production,  le  travail  est  moins  favo- 
risé que  le  capital  dans  leurs  rémunérations  respectives.  La 
participation  aux  bénéfices,  qui  pourrait  être  un  moyen  de 
rétablir  l'équilibre,  est  un  échelon  vers  la  participation  à  la 
gestion  de  l'entreprise.  Pour  l'auteur,  ces  innovations  sont 
souhaitables   : 

L'acce-sion  des  ouvriers  au  profit  ne  donnera  pas  la  justice  sociale 
tant  souhaitée,  tant  prêchée.  Mais  la  participation  de  la  main-d'œuvre 
aux  bénéfices  et  à  la  direction  sont  les  deux  grandes  modifications 
par  quoi  les  formes  du  travail  peuvent  évoluer  sainement^. 

On  y  parviendra  sans  doute  par  la  coopération.  La 
coopérative  est  l'organisme  économique  collectif  de  l'avenir. 
Nous  touchons  ici  à  la  question  si  complexe  de  l'actionnariat 
ouvrier  et  des  coopératives  de  main-d'œuvre,  question  sim- 
plement indiquée  par  lui,  mais  non  développée. 

En  attendant,  le  régime  économique  instable  sous  lequel 
nous  vivons  se  maintient.  La  répartition  entre  le  rentier,  le 
salarié  et  le  paysan  ne  se  fait  au  profit  de  l'un  qu'aux  dépens 
des  deux  autres.  Pierre  Hamp  a  montré  en  divers  articles  les 
positions  respectives  de  ces  trois  agents  de  la  formation  des 

1,  Les  Méliersïblessés,  p.  97, 


LA  PEINE  DES  HOMMES  995 

ricliesses  et  leurs  antagonismes  acharnés.  Illustrant  d'exem- 
ples ces  phénomènes,  il  a  raconté  dans  le  Cantique  des  Can- 
tiques la  lutte  opiniâtre  du  paysan  contre  l'usinier  qui  lui 
payait  sa  récolS e  à  prix  de  famine,  du  salarié  contre  l'usinier 
qui  exténue  sa  force  de  travail  sans  compensation  suffisante; 
du  paysan  et  du  salarié.  Lutte  d'autant  plus  vive,  hostilité 
d'autant  plus  acerbe  que  la  guerre  a  faussé  les  rapports 
numériques  normaux  des  choses  et  des  prix,  et  déréglé  les 
rouages  de  la  production.  Peut-être  une  formule  nouvelle 
réalisera-! -elli'  l'équilibre  économique  et  1^  justice  sociale  qui 
en  est  l'expression  idéale. 

Cette  perspective  d'un  avenir  meilleur,  d'une  existence  plus 
aisée,  xjue  l'auteur  laisse  entrevoir,  n'est  point  parvenue  à 
maturité  dans  la  conscience  des  travailleurs.  Leurs  espoirs, 
leurs  désirs  se  portent  sur  des  buts  plus  immédiats,  moins 
élevés.  Il  tâtonnent  dans  l'obscurité,  à  la  recherche  d'un  idéal  : 
«  Quelle  angoisse  sous  ces  ténèbres  blanches  !  La  lumière 
vaincue  habitait  l'invisible.  Matin  ?  Soir  ?  Quelle  heure  de 
l'humanité  ?  Le  soleil  ne  se  levait  pas^  » 

Une  lumière  malgré  tout  brille  dans  cette  obscurité  et 
sa  flamme  se  maintient,  droite  et  vive.  C'est  celle  d'un  idéal 
non  de  satisfaction  matérielle,  non  de  mieux-ètre  physique, 
mais  de  pur  désintéressement,  croirait-on.  Il  est,  pour  ainsi 
dire,  inné  :  c'est  le  respect  du  travail  bien  fait,  c'est  la  cons- 
cience professionnelle.  Sentiment  singulièrement  robuste 
qui  s'impose  à  l'esprit  en  dehors  presque  l'adhésion  expresse 
de  la  volonté  et  qui  est  au  métier  ce  que  la  morale  est  à  la  vie 
courante.  La  lutte  pour  la  défense  des  intérêts  matériels,  pour 
la  garantie  du  salaire  ou  pour  l'obtention  de  certaines  reven- 
dications ne  constitue  pas,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  un  abaisse- 
ment de  la  conscience  professionnelle.  «  La  grève  n'est  pas 
dégoût  du  métier,  mais  défense  de  son  droit'-.  »  On  ne  peut 
découvrir  dans  cette  i)robité  du  travailleur  de  soumission 
à  un  impératif  déontologique  qui  supposerait  une  certaine 


1.  Les  Métiers  blessés,  p.  32. 

2.  V Enquête,  [in  fine). 


996  LA  VIE  DES  PEUPLES 

éducation  morale,  mais  l'analyse  de  cet  instinct  conduit  à 
y  découvrir  le  concours  d'éléments  distincts  :  d'abord,  l'amour- 
propre  qui  porte  à  s'enorgueillir  du  produit  de  son  travail, 
lequel  apparaît  comme  une  émanation  et  un  prolongement 
du  moi;  la  solidarité  ensuite,  qui  unit  les  artisans  du  même 
métier  et  fait  naître  l'esprit  de  corps,  orgueil  de  se  distinguer, 
de  constituer,  à  son  propre  point  de  vue,  une  élite  profession- 
nelle; ardeur,  enfin,  de  travailler  à  rehausser  par  son  mérite 
personnel  la  réputation  et  l'honneur  de  la  corporation.  En 
contre-partie,  mépris  des  autres  corporations,  considérées 
comme. inférieures,  car  on  ne  se  pose  qu'en  s'opposant  :  c'est 
tout  l'esprit  du  vieux  compagnonnage  qui  s'est  transmis  à 
travers  les  siècles  avec  le  prestige  et  la  force  de  la  tradition. 
L'artisan  aime  son  métier,  car  il  peut,  grâce  à  son  habileté 
et  à  son  expérience,  à  ses  qualités  de  goût  et  d'imagination, 
imprimer  sur  l'objet  inerte  le  sceau  de  sa  personnalité.  Il 
se  mire  dans  son  ouvrage  poli  et  bien  ajusté  comme  dans  un 
miroir.  Bernard  Palissy  a  poussé  les  scrupules  jusqu'aux 
ultimes  limites.  Il  a  été,  pourrait-on  dire,  un  martyre  de  la 
conscience  professionnelle.  Pierre  Hamp  a  célébré  son  achar- 
nement sublime  à  conduire  ses  essais  à  la  perfection  défini- 
tive    : 

Le  feu  trompait  encore  l'homme  qui  dominait  l'émail.  Il  brisa  le? 
pièces  noircies  mais  utilisables,  et,  contre  le  blâme  de  ceux  prêts  à  les 
lui  acheter,  il  continuait  sa  volonté,  refusant  d'humilier  la  beauté 
du  travail  pour  diminuer  sa  misère... 

Ce  saint  du  travail  a  créé  au  métier  une  âme  durable  parmi  les  arti- 
sans dignes  de  subir  le  démon  des  fours  -. 

Un  danger,  toutefois,  menace  cette  probité  professionnelle. 

L'évolution  de  la  technique  industrielle  subordonne  l'ou- 
vrier à  la  machine.  La  production  en  série,  la  division  du  tra- 
vail dépersonnalisent  le  travail.  Le  travailleur  n'a  plus  à  s'in- 
téresser à  la  fabrication  d'une  machine  où  sa  collaboration 
s'est  bornée  à  déclencher  le  levier  d'une  machine-outil,  d'un 
geste  mécanique  indéfiniment  répété.  Toute  pensée  est  désor- 

l.  Le    Travail   invincible,    p.    225, 


LA  PEI^'E  DES  HOMMES  997 

mais  absente;  seule  est  nécessaire  la  tension  de  l'esprit  sur- 
veillant le  réglage  des  machines.  Taylor  triomphe  de  Ruskin. 
Il  y  faut  prendre  garde  :  «  Ne  pas  recréer  la  conscience  profes- 
sionnelle sur  la  nouvelle  technique  ùte  au  métier  sa  fierté  et 
sa  plus  belle  force  de  vie.  »  Le  progrès  économique  n'est  une 
réalité  durable  et  féconde  que  s'il  s'appuie  sur  le  concours 
de  tous  ;  entravé  par  un  malaise  social,  le  voilà  paralysé: 
«  Aucune  grande  transformation  des  métiers  ne  peut  se  faire 
sans  la  collaboration  ouvrière  qui  n'est  pas  seulement  des 
mains,  mais  des  âmes^  "  La  conscience  professionnelle  n'est 
pas  abolie  par  la  transformation  des  méthodes  de  travail,  elle 
s'assouplit  et  se  réadapte.  L'amour  désintéressé  de  la  besogne 
accomplie  en  artiste  a  disparu,  mais  l'enchaînement  des 
tâches  successives  et  leur  interdépendance  mutuelle  obhge 
l'individu  à  faire  son  devoir  sans  défaillance  car  sa  négligence 
peut  nuire,  peut  aller  jusqu'à  être  mortelle  aux  camarades. 
La  conscience  professionnelle,  jadis  repliée  sur  elle-même, 
est  devenue  altruiste  ;  à  la  vertu  dés  anciens  compagnons 
s'est  substitué  la  solidarité  ouvrière.  C'est  la  certitude  d'une 
obligation  sociale  vis-à-vis  de  l'usine  entière,  dont  la  bonne 
marche  dépendait  de  lui,  que  le  machiniste  Rogeau  {Le  Tra- 
vail invincible,  p.  198)  est  allé  à  l'extrême  limite  de  sa  force  de 
résistance. 


Ainsi,  le  travail  a  beau  devenir  de  plus  en  plus  mécanique, 
et  restreindre  d'autant  la  fonction  de  l'intelligence  et  de  l'ini- 
tiative, la  puissance  mystérieuse  et  invincible  de  l'esprit 
le  domine,  lui  donne  son  sens  et,  vers  l'avenir  incertain,  lui 
trace  sa  route.  Pierre  Hamp,  dans  son  œuvre  entière,  a  édifié 
une  haute,  noble  et  large  philosophie  du  travail.  De  l'étude 
objective  et  indépendante  des  conditions  du  labeur  moderne, 
de  l'enquête  impartiale  mais  sympathique  et  bienveillante 
du  sort  des  travailleurs,  il  a  dégagé  à  larges  traits  non  seule- 
ment la  physionomie  d'une  catégorie  sociale  d'individus  mais 

1.  Les    Métiers    blessés,    p.    72. 


998  LA    VIE  DES  PEUPLES 

en  réalité  le  caractère  essentiel  d'une  civilisation  née  à  la  suite 
de  la  formidable  extension  du  machinisme  au  xix^  siècle. 
C'est  véritablement  une  ère  nouvelle  qui  repose  sur  les  épau- 
les d'un  géant  formidable  et  pacifique,  nouvel  Atlas  :  le  Tra- 
vail. 

Bien  que  déjà  le  travail  ait  conquis  ses  lettres  de  noblesse 
et  que,  sous  l'empire  des  nécessités,  l'oisiveté  manuelle  ait 
pour  ainsi  dire  perdu  le  prestige  de  son  insolente  stérilité, 
la  suprématie  de  la  pensée  interdit  au  labeur  millénaire,  qui 
lui  est  même  antérieur  dans  l'origine  des  temps,  la  préémi- 
nence. Cela  est  juste.  Cependant,  la  vérité  est  que  l'un  et 
l'autre  sont  inséparables  et  qu'ils  sont  faits  pour  marcher 
de  pair,  quelle  que  soit  l'échelle  idéale  des  valeurs,  méconnue 
d'ailleurs  par  la  brutalité  d'une  réalité  matérielle.  Mépriser 
l'œuvre  des  mains  pour  n'admirer  que  celle  de  l'esprit,  c'est 
par  exemple  oubher  que  la  rayonnement  du  génie  delà  France 
est  subordonné  pour  une  très  grande  part  à  l'ouverture  de  dé- 
bouchés commerciaux.  Le  même  pavillon  cjui  couvre  nos  den- 
rées d'exportation  apporte  dans  ses  plis  l'esprit  même  de  notre 
race  et  l'éclat  de  sa  pensée.  La  prépondérance  intellectuelle 
dont  nous  sommes  fiers  à  juste  titre  est  intimement  liée  à 
notre  développement  économique.  Un  pays  peut  à  la  rigueur  se 
borner  à  n'être  qu'une  redoutable  puissance  industrielle  et 
prospérer,  mais  la  nation  qui  se  confine  aux  spéculations  supé- 
rieures de  l'esprit  périclite. 

L'ouvrier  joue  donc  son  rôle  jusque  dans  la  vie  intellectuelle 
du  pays.  Puisse-t-il  conserver  les  qualités  qui  assurent  à  la 
nation  française  sa  vitalité  opulente.  Malheureusement,  l'exé- 
cution servile  de  devis  calculés  à  une  fraction  de  décimale 
près  exige  moins  de  valeur  individuelle.  II  serait  regrettable 
cependant  de  laisser  celle-ci  inemployée.  La  formule  idéale 
tire  parti  de  toutes  les  forces  utiles,  harmonieusement.  L'abso- 
lutisme des  nouvelles  méthodes  de  travail  ne  peut  être  imposé 
indifféremment  dans  tous  les  pays  au  mépris  du  naturel  et 
des  habitudes  de  la  population.  La  résistance  des  organisa- 
tions ouvrières  françaises  à  l'application  du  système  Taylor 
est  autre  chose  qu'une  répulsion  mesquine  à  une  quelconque 


LA  PEiyiE  DES  HOMMES  999 

innovation.  Le  génie  de  la  Fiance  demande  une  règle  qui  res- 
pecte son  originalité  et  ses  traditions  et  utilise  ses  aptitudes 
natives. 

Tenant  compte  de  toute  l'expérience  corporative  de  la  France, 
pays  d'une  main-d'œuvre  affinée  et  ancienne,  il  conviendrait  qu'on 
isole  par  le  calcul  de  llexpérience  et  qu'on  cherche  à  combiner,  dans 
l'application  à  la  réalité,  la  conception  d'intelligence  et  le  fait  de  pra- 
tique. 

Notre  expérience  associée  à  la  méthode  peut  composer  le  rythme 
par  quoi  le  métier  atteint  sa  plus  grande  et  saine  force  ^ 

Une  réaction  en  ce  sens  se  dessine  déjà  en  France  et  le  sys- 
tème Taylor  a  subi  chez  nous  une  transformation  profonde 
avec  l'école  de  M.  Fayol  qui  l'a  adapté  et  lui  a  rendu  cet 
élément  intellectuel  que  l'Américainlui avait  aventureusèment 
retiré. 

Pendant  la  guerre,  le  travail  a  été  secoué  par  une  crise  très 
grave,  crise  de  croissance  pour  une  très  large  part,  car  l'usine 
de  guerre  a  été  une  école  de  perfectionnement  et  de  mise  au 
point,  crise  aussi  par  la  destruction  des  régions  du  Nord  ef 
de  l'Est  et  le  bouleversement  des  conditions  normales  de 
production.  Il  a  prouvé  sous  les  obus  sa  vitalité  et  son  invin- 
cible force  lorsque  les  filateurs  d'Armentières  allaient  à  leur 
métier  chaque  jour  dans  la  zone  bombardée  par  les  obus, 
avec  un  héroïsme  tout  simple,  ou  lorsque  les  forgerons  de 
Pompey  ouvraient  l'acier  en  fusion  sous  les  bombes  d'avion. 
Le  devoir  de  Défense  Nationale  l'a  grandi  et  exalté  et  lui  a 
donné,  dit  Pierre  Hamp,  une  signification  spirituelle  :  «  Au- 
dessus  de  l'amour  du  métier  qui  ne  l'obligeait  (l'ouvrier) 
qu'à  bien  faire,  est  la  solidarité  avec  le  combattant  qui  lui 
commande  d'épuiser  sa  vigueur.  »  L'usure  volontaire  jusqu'à 
exténuation  répond  à  l'esprit  de  sacrifice  du  soldat,  héroïsme 
en  moins,  car  l'un  et  l'autre  sentent  le  destin  de  la  Patrie 
lié  à  la  durée  et  à  l'intensité  de  leur  effort. 

A  l'aurore  de  la  j)yix,  s'ouvre  par  lui  un  avenir  magnifique. 
Prévoyant  les  conséquence^  de  l'évolution  et  du  progrès  indus- 

i.  Les  Métiers  blessés,  pi  185. 


1000  LA    VIE  DES  PEUPLES 

triel  dans  le  futur,  Pierre  Hamp  lui  assigne  le  rôle  sublime  de 
rénover  le  monde  en  achevant,  de  le  transformer.  Sur  lui  repo- 
seront les  principes  suprêmes  qui  oiientent  la  vie  : 

Au  bas  de  la  civilisation  est  le  travail.  Tout  s'appuie  sur  lui  :  liber- 
té, droit.  En  haut,  l'idée  illuminatrice  du  monde,  mais  qui  encore 
vient  des  métiers,  de  leur  internationalisme,  de  leur  fraternité.  L'huma- 
nité refait  son  âme  par  la  force  et  la  spiritualité  de  la  mécanique  par 
quoi  est  le  salut  et  la  beauté  ^. 

C'est  une  ère  nouvelle  dont  il  souhaite  l'avènement  et  salue 
déjà  la  marche  irrésistible  et  triomphale.  Le  travail  ne  doit 
plus  courber  le  front  sous  l'opprobre  millénaire  de  la  malédic- 
tion biblique;  il  lui  appartient  désormais  de  conduire  le  mopde 
et  de  lui  modeler  une  âme  à  sa  propre  image.  Philosophie 
matérialiste,  sans  doute,  et  qui  n'ira  pas  san?choquerplus  d'un 
Français,  plus  volontiers  séduit  par  les  métaphysiques  spiri- 
tualistes  où  ?'est  complu  notre  tradition  philosophique  depuis 
Descartes  jusqu'à  M.  Bergson.  Peut-être  l'auteur  n'a-t-il  pas 
toujours  évité  l'exagération  d'affirmer  la  supériorité  du  tra- 
vail sur  la  pensée.  Répétons  que  l'un  et  l'autre  vont  la  main 
dans  la  main,  invincibles  quand  ils  sont  unis,  sans  vertu  et 
-ans  vigueur  dès  qu'ils  sont  isolés.  Il  est  intéressant  toutefois 
de  supputer  la  part  de  vérité  qui  réside  dans  cette  assertion 
que 

la  plus  grande  force  de  ce  temps  est  la  force  ouvrière.  C'est  par  elle 
que  le  monde  change.  La  transformation  des  sociétés  n'est  plus  due 
à  la  prédication  d'un  homme  mais  à  la  pesée  des  foules  au  travail. 
Les  métiers  sont  à  eux-mêmes  leurs  prophètes  et  s'annoncent  une 
religion  où  l'acte  de  foi  n'est  pas  de  croire  mais  de  travailler.  L'hu- 
manité fera  son  âme  plus  avec  ses  mains  qu'avec  sa  pensée  -. 

L'humanité,  c'est  le  mot  vague  et  sublime,  lointain  et  pres- 
tigieux qui  symbolise  et  résume  Icb  aspirations  confuses  des 
hommes  vers  un  idéal  de  paix  et  de  concorde  définitive.  Rêve 
généreux,  d'autant  mieux  paré  des  fleurs  brillantes  de  notre 
imagination  que  la  réalité  présente  s'en  écarte  plus  brutale- 


1.  La  Victoire  mécanicienne,  p.  167. 

2.  Les  Métiers  blessés,  p.  363. 


LA  PEINE  DES  HOMMES  iOOI 

men' .  A  l'encontre  des  prophéties  utopiques  de  certains  apô- 
tres de  la  Jérusalem  nouvelle,  Pierre  Hamp  ne  conçoit  pas. 
dans  le  sein  de  l'humanité,  l'absorption,  la  fusion  des  nations. 
Il  voit  au  contraire  la  France,  fidèle  à  sa  généreuse  tradition, 
assumant  le  rôle  magnifique  de  précéder  ses  compagnes  et 
de  leur  montrer  d'un  geste  large  l'horizon.  Nos  penseurs  ont 
toujours  eu  pour  leur  patrie  l'ambition  de  la  voir  accomplir 
les  plus  nobles  missions  et  elle  ne  les  a  point  déçus.  Une  nou- 
velle mission  s'offre  à  elle  et  elle  n'y  faillira  sans  doute  pas, 
espère-t-il.  , 

Il  importe  à  l'Humanité  que  nous,  Français,  tous  ouvriers, ayons  de 
bons  outils  pour  ajouter  toute  notre  force  à  la  fraternité  du  travail. 
Soyons  des  laborieux  sans  fatigue  dans  la  victoire  mécanicienne  et 
les  premiers  à  proclamer  sur  l'humanité,  avec  la  sainteté  du  travail, 
l'amour  qu'elle  cherche  depuis  quatre  mille  ans^ 

La  réalisation  de  ces  vastes  espérances,  encore  lointaines, 
exigera  au  préalable,  l'éducation  de  l'opinion.  Le  travail 
lui-même  a  besoin  d'éducation.  Créons  des  Facultés  de  tra- 
vail. La  journée  courte  doit  accroître  le  bien-être  du  travail- 
leur, à  condition  que  l'emploi  de  ses  loisirs  soit  fructueux  pour 
lui-même  et  pour  la  collectivité.  Une  orientation  profession- 
nelle, rationnellement  conçue,  est  nécessaire,  à  côté  des  élé- 
ments d'une  culture  plus  générale.  Pour  que  le  peuple  rem- 
plisse le  rôle  qui  lui  est  dévolu,  il  doit  en  être  digne  et  s'y  pré- 
parer. L'automatisme  abrutissant  né  de  la  standardisation 
des  gestes  de  l'ouvrier  sera  combattu  par  l'éducation  suscep- 
tible de  les  mettre  à  même  de  participer  à  la  gestion  des  entre- 
prises et  à  la  conduite  des  affaires  publiques,  si  l'évolution 
sociale  y  doit  aboutir. 

Ainsi  la  Victoire  mécanicienne  sera  remportée.  Au  pouvoir 
politique,  Pierre  Hamp.  envisage  la  substitution  d'un  pou- 
voir professionnel  législatif.  Voilà  exprimé  avec  talent,  l'idée 
un  peu  ambiguë,  un  peu  équivoque  des  syndicalistes  français  : 
«  l'Atelier  remplacera  le  Gouvernement,  »  Cette  conception 
prend  corps  un  peu  dans  tous  les  partis,  attentifs  à  l'impor- 

1,  La    Victoire  mécanicienne,    [>.    1G7. 


iOOâ  LA    VIE  DES  PEUPLÉS 

tance  et  à  l'urgence  des  grands  problèmes  économiques.  Peut- 
être  cette  hypothèse  sera-t-elle,  quelque  jour,  une  réalité. 

Aujourd'hui,  la  nécessité  est  pour  le  travail  de  recevoir  un 
statut  juridique.  Notre  code  du  Travail  est  encore,  malgré 
raccumulafcion  des  textes,  embryonnaire  :  il  lui  manque 
l'unité  et  la  largeur  de  vues  indispensable.  Disons  le  mot, 
il  lui  manque  une  philosophie.  Pierre  Hamp  en  propose  une. 
Eparses  dans  toute  son  œuvre,  ses  idées  se  rejoignent  se 
complètent,  se  renforcent  mutuellement.  L'ensemble  est  beau, 
il  est  généreux,  il  est  élevé.  C'est  une  longue  apologie  du  tra- 
vail construite  par  un  avocat  véhément,  mais  sobre  de  gestes 
et  d'éclats  de  voix,  qui  harcèle  son  auditoire  et,  dédaigneux 
de  lui  plaire,  le  saisit,  le  secoue,  lui  impose  sa  conviction.  Avec 
son  style  rugueux  de  Père  de  l'Eglise,  où  quelques  aspérités 
blessent  parfois,  il  frappe  et  instruit.  Homme  de  parti, 
il  proclame  sa  foi  mais  se  défend  d'en  être  fanatique.  Loisible 
au  lecteur  de  ne  pas  admettre  ses  thèses,  de  ne  pas  se  plaire 
à  la  lecture  de  ses  livres:  l'indifférence  n'est  pas  possible; 
c'est  déjà  un  succès  et  une  garantie  de  son  talent.  Son  œuvre 
est  une  œuvre  de  bonne  foi,  c'est  celle  d'un  homme  de  cœur 
et  d'un  honnête  homme. 

Georges  Potut. 


SOUVENIRS  SUR  F.  A.  STOLVPLNE 


Parmi  les  présidents  du  Consoil  qui  ont  sorvi  sou?  Nicolas  II, 
il  n'en  est  pas  un,  je  trois,  (jui  ail  été  l'objet  d'autanl  de  ea- 
lomnies  que  Piotr  .Vrkadié\-ilcli  Stolypine. Certes,  Plehvé  a  été 
bien  autrement  haï:  mais  conirc  ce  minisire  (pii  personnifiait 
la  plus  noire  réaction,  la  haine  était  ouverte,  ])resque  générale; 
on  le  détestait  lomme  on  déleste  une  bote  fauve.  De  Stolypine, 
par  contn^  on  ne  peut  dire  (juil  ait  été  vraiment  haï.  Mais 
il  a  gêné  une  infinité  de  gens,  à  gauche,  à  droitt;  comme  au 
centre,  et  comme  on  ne  pouvait  lui  reprocher  ni  le  manque  de 
clairvoyance, ni  le  manque  d'honnêteté, niTabsence  de  courage; 
comme  il  a  maté  une  révolution  dangereuse,  comme  il  a  été 
sur  le  point  de  sauver  la  Russie  par  sa  loi  agraire,  il  a  été  l'ob- 
jet d'une  hostilité  générale,  mais  pour  les  raisons  les  plus  di- 
ver.-^es.  Les  hommes  de  droite  lui  ont  reproché  son  libéralisme 
(oh  !  bien  modeste);  les  Cadcls,  ces  éternels  illuminés,  ces  pro- 
fesseurs ignorants  de  la  vie  russe,  ne  lui  ont  pas  pardonné  sa  loi 
agraire;  les  partis  révolutionnaires  l'ont  assassiné  pour  venger 
leur  défaite  momentanée,  et  son  prédécesseur,  Witté,  a,  dans 
ses  mémoires  essayé  par  jalousie,  de  noircir  son  caractère  et 
ses  intentions. 

Personnellement,  je  crois  que  P.  A.  Stolypine  a  rendu  à  son 
l)ays  d'éminents  services.  C-ertes,  il  n'était  ])as  de  l'envergure 
de  Witté.  et  il  n'avait  j^as  le  don  de  la  construction,  (pie  possé- 
da à  un  si  haut  degré  ce  grand  ministre.  Mais,  dans  une  sphère 
plus  modeste,  Stolypine  a  compris  les  princi])aux  problèmes 
russes,  en  tchinornil:.  sans  doute,  mais  en  Ichinovnik  intelli- 
gent et  complètement  honnête.  En  reproduisant  ici  deux  corn- 


\0'M  LA  VIE  DÉS  PEUPLÉ^ 

versations  que  j'ai  eues  avec  lui  à  des  époques  différentes,  je 
me  contenterai  de  rappeler,  à  propos  de  chacune  d'elles,  les 
circonstances  extérieures  qui  l'ont  préparée  et  entourée. 


.Ma  première  visite  est  du  23  avril  1903.  Je  m'étais  rendu  en 
Russie  à  l'occasion  des  troubles  qui  avaient  ?iuvi  la  guerre 
de  Mandchourie.  Stolypine  était  alors  gouverneur  de  la  pro- 
vince de  Saratof,  ville  où  j'étais  venu  pour  rencontrer  un  hom- 
me politique,  N.  N.  Lvof,  qui  avait  eu  beaucoup  à  souffrir  de  la 
part  des  paysans  soulevés,  N.N.  Lvof  me  reçut  longuement,  et, 
le  lendemain  de  ma  visite  chez  lui,  qui  était  précisément  le 
jour  de  Pâques,  j'allai  voir  le  gouverneur  de  la  province,  sans 
intentions  bien  précises,  et  simplement  parce  qu'on  disait  de 
lui  du  bien. 

Stolypine  était  un  homme  de  grande  taille,  avec  une  main 
un  peu  contrefaite  et  un  tic  nerveux  pinçant  un  visage  à  la  fois 
pâle  de  fond  et  rouge  aux  pommettes;  la  lèvre  inférieure  char- 
nue, le  regard  froid  et  comme  lassé,  la  voix  forte;  dans  l'en- 
semble, l'impression  d'un  homme  solide,  très  courtois,  mais 
infiniment   distant. 

N'ayant  rien  de  particulier  à  dire  à  ce  haut  fonctionnaire, 
j'essayai  du  moins  de  me  faire  expliquer  par  lui,  à  son  point 
de  vue,  l'origine  des  troubles  agraires  qui  bouleversaient  alors 
la  Russie.  Il  paraît  qu'il  eut  confiance  en  moi,  car,  tout  en  me 
demandant  de  ne  pas  publier  notre  entretien,  il  me  fit  ingé- 
nument le  récit  de  ce  qu'il  avait  vu  dans  sa  province. 

D'abord,  me  dit-il,  il  faut  se  rappeler  que  le  gouvernement 
de  Saratof  est  un  des  plus  turbulents  de  toute  la  Russie.  A  la 
fin  de  1902,  l'un  de  mes  prédécesseurs,  M.  Engelgart,  a  failli  être 
tué  par  un  parti  de  paysans  qui,  ayant  pris  au  pied  de  la  lettre 
une  proclamation  révolutionnaire  déclarant  que  toute  la  terre 
appartenait  au  peuple  laboureur,  s'étaient  mis  en  marche  jiour 
piller  un  bien  nobiliaire. 

En  réalité,  continua  le  gouverneur,  nos  paysans  ont  fort 
peu  de  terre;  tels  d'entre  eux  en  possèdent  tout  au  plus  quel- 


SOUVENIRS  SUR  P.- A  STOLYPINÉ  1005 

({lies  mètres  carrés.  D'autre  i)art,  des  proclamations  révolu- 
tionnaires leur  prêchent  une  nouvelle  tactique  :  au  lieu  de 
piller  les  fermes  des  nobles  et  les  châteaux,  ils  rendront  la  vie 
impossible  aux  possesseurs  de  ces  fermes  et  de  ces  châteaux 
en  coupant  leurs  forêts,  en  détruisant  leurs  vergers  et  leurs 
récoltes.  Pour  commencer,  ils  se  sont  répandus,  à  raison  de 
plusieurs  milliers  d'hommes,  dans  une  forêt  de  chênes  sécu- 
laires, d'une  valeur  énorme,  qui  appartient  à  N.  N.  Lvof,et  se 
sont  mis  à  abattre  fiévreusement  les  plus  beaux  arbres. 

Le  gouverneur,  prévenu,  se  rend  sur  les  lieux,  en  compagnie 
de  soldats  cosaques.  Les  Cosaques  avaient  déjà  arrêté  quel- 
ques meneurs,  que  leurs  camarades,  brisantla  porte  de  la  maison 
où  ils  étaient  détenus,  avaient  remis  en  liberté.  Stolypine 
arrive  sur  ces  entrefaites.  Il  tente  de  persuader  aux  prisonniers 
délivrés  de  se  rendre  de  nouveau  volontairement  —  Nous  les 
en  empêcherons  !  crient  des  voix  irritées.  —  C'est  bien  ! 
répond  Stolypine.  Soldats,  arrêtez  vingt  hommes  au  hasard  ! 

A  ces  mots,  une  grêle  de  pierres  s'abat  sur  les  autorités.  Les 
Cosaques  maintiennent  avec  peine  leurs  chevaux  que  les  pay- 
sans prennent  pour  cible  ;  déjà  plusieurs  hommes,  atteints 
par  des  pierres,  saignent.  Enfin,  un  officier  de  police  qui  se 
trouvait  debout  à  côté  du  gouverneur,  s'affaisse  frappé  d'une 
pierre  à  la  tête.  Le  gouverneur  se  trouvait  alors  entouré  par 
un  mince  carré  de  fantassins,  dont  l'un  des  côtés  avait  com- 
mencé à  céder  à  la  poussée  de  plusieurs  milliers  d'hommes.  Il 
demande  au  colonel  combien  on  fera  de  victimes,  s'il  ordonne 
de  décharger  les  armes  —  Dans  les  trois  cents  !  fait  le  colonel. 
Je  ne  puis  m'y  résoudre,  répond  Stolypine. 

Descendant  alors  les  deux  ou  trois  marches  de  la  maison, 
sur  le  perron  de  laquelle  il  était  debout,  il  se  dirige  vers  la  foule, 
qui  reflue  légèrement  et  s'arrête. 

—  Quoi  !  dit-il,  vous  vous  révoltez?  Eh  bien,  (et  il  ouvre 
son  vaste  manteau  gris  doublé  de  drap  rouge)  tuez-moi,  alors  ! 
Cet  officier,  ces  Cosaques,  ces  soldats  que  vous  avez  atteints, 
ne  sont  pour  rien  ici.  (^est  moi  seul  qui  ordonne  !  Tuez-moi  ! 
Mais  sachez  qu'après  un  gouverneur  il  en  viendra  un  autre  ! 

—  Nous  voulons  nos  camarades,  nous  ne  céderons  pas  ! 
disent  quelques   voix. 


i006  LA  VIE  DES  PEUPLES 

Mais,  devant  le  spectacle  de  cet  homme  de  haute  taille  qui 
pénètre  au  milieu  d'elle,  les  pans  rouges  de  son  manteau  large- 
ment ouverts,  un  revirement  se  fait  dans  la  foule,  qui  tombe 
à   genoux. 

Toutefois,  les  paysans  refusent  encore  de  céder,  Stolypine, 
sentant  qu'il  ne  faut  rien  brusquer,  s'éloigne  alors  en  disant  : 
«  Je  vous  rends  les  hommes,  sûr  que,  demain,  ils  se  constitue- 
ront prisonniers  ».  Puis  il  rentre  chez  lui  et  renvoie  les  soldats. 
Le  lendemain,  il  revient  dans  le  même  village,  Mordvina  Karaï, 
grosse  agglomération  de  7.000  habitants;  mais  il  est  presque 
seul  cette  fois,  accompagné  seulement  de  trois  Cosaques.  De 
nouveau,  la  foule  se  jette  à  genoux  devant  lui,  mais  de  nouveau 
elle  refuse  d'obéir  et  de  rendre  le  bois  volé. 

Quelques  jours  plus  tard,  un  bataillon  d'infanterie  fut 
enfin  amené.  Les  paysans  prirent  peur  et  s'exécutèrent  :  ils 
ramenèrent  dans  la  métairie  de  N.N.  Lvof  un  peu  plus  de  mille 
traîneaux  de  bois  coupé  dans  sa  forêt. 

Après  m'a  voir  conté  cette  scène,  le  gouverneur  m'avoua  qu'il 
s'attendait  à  de  nouveaux  excès,  d'autant  plus  qu'il  ne  dispo- 
sait pas  d'une  façon  permanente,  d'une  force  armée  suffisante. 
Je  le  poussai  alors  sur  la  question  d'une  Constituante,  qui  était 
la  question  du  jour. 

—  Une  Constituante  !  s'écria  Stolypine;  où  irions-nous  avec 
cela  ?... 

Mes  notes, que  j'ai  fixées  en  rentrant  chez  moi,  se  terminaient 
par  cette  réflexion  :  «  J'ai  eu  l'impression  d'un  homme  énergi- 
c{ue,  qui  sait  rester  dans  le  rang  (moi,  je  suis  un  sous-ordre,  m'a 
t-il  dit),  mais  qui  fait  son  devoir.  S'il  est  tant  soit  peu  libéral, 
il  a  l'étoffe  de  cjuelque  ministre  >\ 

Je  ne  m'étais  pas  trompé  dans  cette  prévision,  et  c'est 
à  Stolypine  président  du  conseil  que  s'adressa  ma  seconde 
visite,  celle  du  20  mai  1909.  Cette  fois,  je  me  trouvais  presque 
accidentellement  en  Russie,  étant  venu  pour  assister  aux  fêtes 
du  centenaire  de  Gogol  à  Moscou.  Mais,  tandis  que  se  dérou- 
lait la  somptueuse  guirlande  des  diners,  des  concerts,  des  raouts, 
j'avais  de  graves  conversations  avec  quelques  hommes  poli- 
tiques. On  s'attendait  en  effet,  à  cette  époque,  à  une  crise  ! 


60(7  VE.XIHS  SUR  P.- A.  STOL  YPINE  luO; 

ministérielle  que  causerait  la  démission,  espérée  plutôt  qu'at- 
tendue, de  Stolypine.  Cette  question  me  paraissant  beaucoup 
plus  importante  que  les  fêtes  littéraires  pour  lesquelles  j'étais 
venu,  je  me  rendis  à  Saint-Pétersbourg  pour  continuer  mon 
enquête  politique  et  entendre  de  Stolypine^  lui-même  son 
avis  sur  la  crise. 

Stolypine  était  alors  combattu  par  toute  une  série  de  grou- 
pements politiques:  —  d'abord  la  camarilla,les  amis  personnels 
de  l'empereur,  parmi  lesquels  se  distinguaient  le  colonel  Orlof , 
fils  de  l'ancien  ambassadeur  à  Paris,  et,  le  capitaine  Poutia- 
tine,  intimes  de  la  maison  impériale,  et  fort  loin  d'être  des 
lumières; —  ensuite,  des  hommes  qui. appartenaient  au  Con- 
seil de  l'Empire,  comme  Alexis  Bobrinski,  et  surtout  d'anciens 
ministres,  jaloux  de  l'importance  prise  ]iar  Stolypine,  et  dé- 
sireux de  ressaisir  des  parcelles  du  pouvoir.  A  ce  groupe  s'ajou- 
taient des  membres  réactionnaires  de  la  noblesse  locale  ;  —  puis 
les  fonctionnaires  haut  placés  susceptibles  d'être  inspectés 
(car  Stolyjtine,  reprenant  une  coutume  d'Alexandre  II,  avait 
organisé  des  révisions  —  inspections  —  dont  il  chargeait  des 
sénateurs  intègres  munis  de  pleins  pouvoirs  ;  il  y  avait  eu  déjà  à 
Moscou  une  inspection  de  la  police,  à  la  suite  de  lacjuelle  avait 
été  mis  à  pied  le  préfet  de  police,  le  général  Reinbot;  on  atten- 
dait des  nouvelles  inspections  dans  l'intendance, au  Turkestan, 
au  Caucase,  en  Pologne,  et,  naturellement,  les  intérêts  mena- 
cés se  liguaient  cçntre  le  trop  clairvoyant  ministre);  —  enfin 
le  parti  des  germanophiles,  qui  voyaient  avec  déplaisir  la 
tendance  franco-anglaise  du  ministère  Stolypine.  —  Peut-être 
faut-il  compter  aussi  avec  l'impatience  du  tsar,  qui  n'aimait 
pas  trop  à  avoir  un  ministre  dont  on  parlât  beaucoup. 

Tels  étaient  les  ennemis  de  Stolypine  à  droite.  Il  faudrait, 
à  gauche,  ajouter  le  parti  Cadet,  persuadé  que  la  loi  du  0  no- 
vembre, qui  autorisait  les  paysans  à  sortir  de  la  communauté, 
menaçait  le  principe  même  de  cette  communauté,  qu'ils  te- 
naient pour  un  gage  de  sécurité  sociale  pour  la  Russie  ;<;t  le 
parti  révolutionnaire  qui  exécrait  le  ministre  à  poigne  que 
n'avait  clfrayé  aucun  des  attentats  dirigés  contre  lui,  y  com 
pris  celui  (pji  l'avait  déjà  blessé,  et  avait  atteint  sa  famille. 


1U08  LA  VIE  DES  PEUPLES 

Parmi  les  questions  importantes  sur  lesquelles  l'opinion 
publique  était  agitée,  se  trouvait  d'abord  celle  des  crédits 
pour  la  marine.  Le  président  du  conseil  avait  soumis  à  la  Dou- 
ma la  proposition  que  faisait  le  gouvernement  à  ce  sujet. Mais, 
dès  que  les  députés  eurent  étudié  la  question,  l'entourage 
du  tsar  prit  peur,  et  Nicolas  II  refusa  de  sanctionner  le 
vote  de  la  Chambre,  se  réservant  de  fixer  les  crédits  de  sa 
propre  autorité.  On  imagine  le  toile  qui  fut  soulevé  par  Jette 
décision,  dont  le  public  rejeta  la  faute  sur  Stolypine.  Or,  le 
ministre  n'y  était  pour  rien.  Les  nombreux  contacts  que  j'a- 
vais eus  avec  les  hommes  politiques  les  mieux  informés  de 
tous  les  camps  m'avaient  appris  ce  qui  s'était  passé.  Après  le 
refus  de  sanction  opposé  par  l'Empereur  à  la  Chambre,  Sto- 
lypine avait  réuni  ses  collègues  du  ministère  pour  leur  expli- 
quer qu'ils  n'avaient  plus  qu'à  démissionner  en  bloc.  Mais, 
à  part  ]\1.  Kokovtsof,  titulaire  du  portefeuille  des  Finances, 
tous  les  autres  collègues  de  Stolypine  tenaient  à  conserver 
leur  place.  Pourtant,  le  président  du  conseil  n'en  était  pas  res- 
té là,  v^t,  personnellement,  il  avait  prié  l'empereur  de  lui  don- 
ner un  successeur.  L'empereur  s'était  écrié  qu'il  n'en  voulait 
rien  faire,  Stolypine  lui  paraissant  être  le  seul  ministre  qui 
fût  de  taille  à  réaliserles  réformes  promises  parla  Constitution. 
Nicolas  II  ajouta  :  «Voyons,  nous  ne  sommes  ni  en  France,  ni 
en  Finlande,  pour  vouloir  démissionner  ainsi  !»  —  «  Certes  » 
répondit  Stolypine  —  «  la  situation  est  toute  différente  :  en 
Franc  e,  les  ministres  s'en  vont  quand  ils  sont  en  désaccord 
avec  la  Chambre  ;  ici  c'est  le  contraire  :  nous  avons  la  Chambre 
tout  entière  avec  nous  et  si  nous  voulons  partir,  c'est  parce  que 
l'empereur  ne  nous  a  pas  soutenus  ».  Toutefois,  le  tsar  insistant 
pour  qu'il  restât,  Stolypine  y  consentit  en  prenant  ses  ga- 
ranties. Il  expliqua  à  l'empereur  tout  ce  que  faisaient  ses  enne- 
mis, la  toile  d'intrigues  qu'on  ourdissait  autour  de  lui.  Sans 
lui  rien  cacher,  ni  les  choses  ni  les  noms,  il  prévint  son  sou- 
verain, qui,  en  l'écoutant,  avait  des  larmes  dans  les  yeux.  Sto- 
lypine resta  donc  à  son  corps  détendant,  mais  le  grand  public 
s'imagina  qu'il  se  «  cramponnait  »  à  son  poste  et  n'avait  pas 
craint  d'acheter  sa  sécurité  en  tournant  le  dos  à  la  Chambre, 


SOUVENIRS  SUR  p. -A.  STOLYPINE  1009 

Le  régime  de  l'état  de  siège,  qui  durait  encore,  et  grâce 
auquel  les  gouverneurs  généraux  pendaient  copieusement  les 
agitateurs  dans  les  provinces,  était  également  fort  reproché 
au  président  du  conseil.  On  estimait  généralement  que,  la 
révolution  une  fois  matée,  il  devrait  desserrer  les  branches  de 
l'étau  qui  étranglait  la  Russie  et  la  ruinait  en  y  détruisant  toute 
confiance  dans  l'avenir  économique. 

D'autre  part,  on  jugeait  diversement  l'attitude  de  Stoiypine 
vis-à-vis  de  la  Finlande,  qu'il  semblait  vouloir  traiter  avec 
dureté,  alors  que  l'empereur  paraissait,  diseit-on,  mieux  dis- 
posé à  son  égard.  Enfin,  le  procès  Lopoukhine  indignait  la 
société  cultivée.  M.  Lopoukhine,  haut  fonctionnaire  de  la  po- 
lice politique,  revenant  d'Angleterre  où  il  avait  conduit  une 
de  ses  filles,  avait  été  abordé  dans  le  train,  en  Allemagne,  par 
un  célèbre  révolutionnaire,  M.  Bourtsr'f.  Soit  qu'il  ne  fût  pas 
sur  ses  gardes,  soit  qu'il  obéît  à  des  motifs  de  crainte  person- 
nelle, quand  il  vit  son  incognito  percé  hors  de  Russie,  soit  en- 
fin qu'il  donnât  un  renseignement  pour  en  obtenir  d'autres. 
M.  Lopoukhine  finit  par  dévoiler  à  son  interlocuteur  le  nom 
d'un  des  espions  entretenus  par  le  gouvernement  russe  au- 
près des  révolutionnaires,  le  nommé  Azef.  A  peine  rentré 
à  Pétersbourg,  AL  Lopoukhine  était  arrêté,  traduit  devant 
un  tribunal  spécial,  dont  le  président  ne  lui  accorda  pas  le 
droit  de  présenter  sa  défense,  sous  prétexte  qu'il  ne  pour- 
rait le  faire  qu'en  dévoilant  des  secrets  d'Etat,  et  condamné 
à  cinq  ans  de  travaux  forcés.  Avocat  général  à  Kief,  il  avait 
jadis  plu  au  ministre  Plehve,  qui  l'avait  fait  directeur  de  la 
jjolice,  poste  fort  apprécié,  car  il  rap))ortait  alors  une  cin- 
quantaine de  mille  francs  rien  que  de  traitement.  Gouverneur 
d'Esthonie,  il  avait  eu  durant  les  troubles  de  cette  province, 
une  attitude  dépourvue  de  crânerie,  s'était  caché,  avait  fui, 
disait-on.  En  dépit  de  sa  très  grande  amabilité  personnelle  et 
d(^  la  facilité  avec  laquell*^  il  tâchait  d'adoucir  certaines  in- 
fortunes, il  n'était  donc  pas  particulièrement  sympathique  à 
la  société  libérale.  Mais,  en  lui  refusant,  ])ar  un  déni  de  justice, 
le  droit.  <\o  défens(\  le  gouv^^rncmicnt  avait  intéresse  hi  Russie 
.•ulli\'ée  tout  entière  à  ce  malheureux  fonctionnaire,  .le  par- 


1010  VIE  DES  PEUPLES 

lai  de  lui  à  A.  F.  Koni,  l'ancien  procureur  général  au  Sénat 
[Oberprokouror),  l'auteur  du  livre  délicieux  Na  jiznennom  pouti 
(Sur  la  route  de  la  vie),  le  plus  célèbre,  le  plus  aimé,  le  plus  res- 
pecté, le  plus  intelligent,  le  plus  brillant,  le  plus  charmeur  de 
tous  les  magistrats  russes.  Et  le  fin  vieillard  me  répondit  avec 
tristesse  :«  Peut-être  l'accusé  était-ilmédiocrementintéressant, 
mais,  comment  admettre  qu'un  procureur  (président)  lui  ait 
refusé  le  drmt  de  se  défendre?  J'ai  cherché,  au  cours  de  ma 
longue  carrière,  à  leur  montrer,  à  ces  gens-là,  que  la  loi  est  la 
loi,  quoi  qu'il  en  coûte  pour  la  respecter  :  et  voilà  où  tel  de  ces 
hommes  que  j'ai  formés  a  pu  en  arriver  !  »... 

J'avais  fait  le  tour  des  partis  politiques,  j'avais  vu  Witté, 
naturellement,  et  même  Markof  II.  le  farouche  député  d'ex- 
trême-droite. Partout,  j'avais  entendu  des  opinions  diver- 
gentes sur  le  premier  ministre.  Il  ne  me  restait  plus  qu'à  être 
reçu  par  lui.  Toutefois,  ce  n'était  pas  chose  facile  que  d'ap- 
procher alors  Stolypine.  Il  se  défiait,  comme  du  feu,  de  tout 
étranger  tenant  une  plume,  d'abord  parce  que  les  visiteurs 
vous  font  souvent  dire  des  choses  qu'on  préférerait  avoir  tues, 
ou  même  qu'on  n'a  pas  dites,  ensuite  parce  que  la  crise  la- 
tente du  ministère  russe  intéressait  vivement  une  foule  de 
gens,  qui,  bien  recommandés,  eussent  assiégé  le  ministre. 
Mais  l'intervention  d'un  ami  personnel  me  procura  l'audience 
souhaitée. 

Le  président  du  Conseil  habitait  alors  dans  l'une  des  îles 
de  la  Neva,  un  palais  officiel.  C'est,  je  crois,  non  loin  de  là, 
que,  quelques  années  auparavant,  il  avait  failli  sauter  avec 
sa  famille.  Le  palais  est  une  grande  bâtisse  blanche  qu'on 
aperçoit  dès  qu'on  entre  dans  l'île.  Les  précautions  les  plus 
minutieuses  étaient  prises  pour  garder  le  ministre.  Les  sentiers 
déserts  n'étaient  parcourus  que  par  des  agents  de  police  en 
uniforme  ;  çà  et  là,  des  hommes  de  la  c  rousse  »,  aux  figures 
vilaines  et  soupçonneuses,  un  bâton  à  la  main  (chose  très 
rare  pour  un  Russe  de  la  ville)  désœuvrés  et  empêtrés  dans 
des  habits  bourgeois  qui  leur  allaient  mal,  erraient  sur  les  che- 
mins, ou  surgissaient  de  derrière  les  fourrés.  Derrière  la  bar- 
rière du  parc,  on  avait  élevé  une  haute  palissade,  surmontée 


SOUVENIRS  SUR  P.-A.  STOLYPINE  1011 

de  fil  de  fer  barbelé;  en  arrière  de  cette  palissade,  il  y  avait 
sur  une  largeur  d'un  mètre  à  un  mètre  cinquante,  un  enche- 
vètement  de  barbelés  (comme  ceux  du  front,  mais  mieux  dis- 
posés) élevés  de  0  m.  50  au  dessus  du  sol,  ce  qui  les  rendait 
particulièrement  'dangereux.  Un  soldat  à  cheval  gardait  l'en- 
trée pratiquée  dans  la  palissade.  A  l'intérieur,  une  nuée  de 
soldats,  de  gendarmes,  d'agents  de  police  en  uniforme.  Mais, 
au  loin  à  la  ronde,  la  solitude  était  absolue  dans  les  allées  du 
beau  parc.  Quelle  vie,  tout  de  même,  me  disais-je,  le  pauvre 
homme  doit  mener  derrière  ces  frêles  remparts  ! 

Introduit  auprès  du  ministre  à  l'heure  indiquée,  je  lui  ex- 
pliquai mon  désir  d'éclaircir  certaines  questions  de  politique 
intérieure  russe,  et  je  commençai,  en  soulignant  le  paradoxe 
que  marquait  l'attitude  de  l'extrême  droite,  attaquant  le 
ministre,  et  se  trouvant  pourtant  en  ])lein  accord  avec  l'em- 
pereur, qui,  lui,  soutenait,  ou  du  moins  retenait  son  président 
du  conseil. 

Stolypine  éluda  la  réponse  directe .  Il  me  fit  seulement  ob- 
server que  le  centre  de  l'opposition  qui  lui  était  faite  se  trou- 
vait au  conseil  de  l'Empire,  où  siégeaient  un  certain  nombre 
d'anciens  ministres,  qui  auraient  bien  voulu  revenir  au  pou- 
voir, mais  sentaient  qu'ils  ne  feraient  jamais  partie  de  son 
cabinet  à  lui.  En  dehors  de  ce  groupe,  l'empereur  lui  accordait 
son  entier  appui. 

Ne  pouvant  obtenir  de  renseignements  plus  exacts  sur  ce 
point  délicat,  je  passai  à  des  questions  précises,  persuadé  qu'il 
en  sortirait  peut-être  des  formules  tenant  lieu  de  confidences. 
Je  demandai  donc  au  ministre  comment  pouvait  s'expliquer 
l'attitude  de  l'adjoint  du  procureur  du  Saint-Synode,  M.  Ro- 
govitch,  qui  avait  provoqué  récemment  à  la  Douma  un  scan- 
dale exactement  pareil  (cela,  je  ne  le  disais  pas, naturellement) 
à  celui  qu'avait  provoqué  l'empereur.  En  effet,  le  Saint-Sy- 
node ou  le  ministère  compétent  avait  introduit  à  la  Chambre 
un  projet  de  loi  relatif  aux  prêtres  orthodoxes  qui  quitteraient 
\  olontairement  les  ordres.  Jadis,  ils  perdaient  de  ce  fait  leurs 
droits  civiques.  Il  s'agissait  maintenant  d'introduire  ici  des 
■tempéraments.  Cependant,  M.  Fiogovilch  avait  déclaré  que  le 


1012  LA    VIE    DES  PEUPLES 

projet  de  loi  présenté  par  lui  avait  été  tellement  remanié  par 
la  commission  de  la  Chambre,  qu'il  se  voyait  dans  la  néces- 
sité de  le  retirer  pour  le  présenter  de  nouveau  à  l'examen  du 
Saint-Synode.  Là-dessus,  les  partis  octobriste  et  cadet,  la 
gauche  tout  entière  avaient  protc^sté;  un  tumulte  s'en  était 
suivi;  les  députés  de  droite  avaient  quitté  la  salle  pour  pro- 
tester contre  le  centre  et  la  gauche,  et,  en  leur  absence,  la 
loi  avait  été  votée  par  les  membres  demeurés  en  séance. 

—  Oh  !  dit  Stolypine,  M.  Rogovitch  est  un  homme  un  peu 
nerveux  et  qui  a  été  trop  loin.  Toute  l'affaire  était  question  de 
mesure  et  d'entente  ;  le  procureur  adjoint  a  fait  malencontreu- 
sement du  zèle.  Il  avait  été  décidé  seulement  par  le  ministère 
de  dire  avec  douceur  aux  députés  que,  lorsqu'il  s'agissait  de 
lois  religieuses  pouvant  avoir  un  retentissement  considérable 
dans  un  monde  qui  est  peu  connu  des  civils,  il  était  souhaitable 
que  la  commission  de  la  Chambre  saisie  de  ces  projets  de  loi 
prît  contact,  pour  information,  avec  les  représentants  du 
Saint-Synode.  Il  ne  s'agissait  nullement  de  contester  à  la 
Douma  son  droit  de  légiférer  :  d'une  simple  question  de  pro- 
cédure et  de  politesse,  le  procureur  adjoint  a  fait  une  me- 
nace.  De  là  un  malentendu,   qui  d'ailleurs,  est  liquidé. 

J'entamai  ensuite  la  question  de  l'ordre  intérieur,  sur  la- 
quelle le  ministre  était  si  violemment  attaqué. 

Que  voulez-vous,  me  dit-il  !  Vous  avez  vu  ce  qu'était  la 
Russie,  lors  de  la  visite  que  vous  m'avez  faite  à  Saratof  :  et 
bien,  regardez  ce  qu'elle  est  maintenant  devenue  !  Je  me  suis 
trouvé  en  face  de  la  Révolution  :  il  fallait  la  prendre  à  la  gorge  : 
je  l'ai  fait  !  Elle  était  puissante,  organisée,  hardie,  et  dispo- 
sait de  grands  moyens.  En  particulier,  elle  s'appuyait  sur 
deux  groupes  sociaux,  d'abord  sur  le  groupe  des  paysans,  dont 
elle  flattait  le  désir  de  s'a])proprier  les  terres  des  propriétaires 
voisins;  ensuite  sur  la  société  cultivée  moyenne,  et,  si  étrange 
que  cela  paraisse,  sur  la  noblesse,  habituée  dès  longtemps  à 
se  plaindre  du  gouvernement.  Voici  comment  j'ai  procédé. 

Au  groupe  des  paysans,  j'ai  donné  un  dérivatif  puissant  en 
utilisant  un  article  à  peu  près  oublié  de  la  loi  d'affranchisse- 
ment de  1861.  Grâce  à  cet  article,  il  a  été  permis  aux  paysans 


SOUVENIRS  SUR  P.-A.  STOLYPINE  1013 

de  sortir  de  la  communauté.  J«'  doute  que,  si  j'avais  été  obli- 
gé de  présenter  cette  loi  à  la  Douma,  elle  y  eût  été  accueillie. 
Néanmoins,  regardez-en  les  rffpts  :  les  paysans  se  jettent 
avec  une  passion  singulière  sur  ce  moyen  qui  leur  est  offert 
de  sortir  de  la  communauté  des  terres,  dont  ils  connaissent 
tous  les  inconvénients,  sans  en  voir  les  avantages  possibles, 
s'il  en  est. 

Au  second  groupe  hostile,  celui  de  la  société  cultivée,  j'ai 
tâché  de  donner  comme  dérivatif  l'action  j^olitiquc.  Je  l'ai 
invité  à  collaborer  avec  le  gouvernement, -au  lieu  de  le  criti- 
quer par  princi])e  et  en  restant  les  bras  croisés. 

Sans  doute,  vous  entendez  des  gens  se  plaindre  des  pour- 
suites exercées  contre  les  révolutionnaires.  D'abord,  il  faut 
reconnaître  que  nos  tribunaux  n'étaient  pas  organisés  pour 
juger  le  nombre  exceptionnel  d'affaires  qu'ont  fait  naître  les 
désordres  agraires  et  urbains.  De  là  ce  fait  que,  la  révolution 
étant  terminée,  on  juge  encore  des  révolutionnaires.  Mais, 
peu  à  peu  l'étreinti^  se  relâche.  Ainsi  j'ai  là  une  carte  de  Russie 
où  sont  portées  les  régions  où  subsiste  l'état  de  siège  :  or,  je 
vois  de  jour  en  jour  la  surface  ainsi  réservée  diminuer  à  vue 
d'oeil.  Aussi  bien,  prenez  garde  de  confondre  avec  la  révolu- 
tion le  banditisme.  La  guerre  et  les  désordres  qui  en  sont  nés 
ont  fait  sortir  beaucoup  de  gens  de  leurs  cadres  coutumiers  : 
de  là  une  floraison  de  banditisme  comme  nous  n'en  avions 
jamais  constatée  :  eh  bien,  les  gens  que  l'on  pend  si  abondam- 
ment, comme  vous  dites,  sont  surtout  des  bandits. 

Toutefois,  pour  le  faire,  il  m'a  fallu  donner  des  pouvoirs 
étendus  à  des  gouverneurs  généraux,  et,  dame  !  il  est  possible 
que,  çà  et  là.  dans  le  nombre,  certaines  condamnations  aient 
été  un  peu  hâtives.  Supposez  qu'il  y  ait  eu  là  quelques  inno- 
cents, vous  admettrez  pourtant  que,  si  pénible  que  soit  ce  fait, 
il  n'en  est  pas  moins  admissible  au  i)oint  de  vue  de  l'intérêt 
général,  qui  exigeait  une  i)arado  rapide  et  impitoyable  aux 
menées  révolutionnaires.  Teniez,  à  Lodz,  on  assassinait  à  tous 
les  coins  de  rue.  cX  personne  n'était  assuré  di;  [)Ouvoir  Iravail- 
h'r.  Eh  bien,  grâce  au  gouverneur  général  cpii  n  jx-ndu  unr 
douzaine  d'individus,  tout  est  rentré  dans  l'ordre,  et  l'on  peut 


1014  LA    VIE  DES  PEUPLES 

maintenant,  là-bas,  travailler  et  vivre  aussi  tranquillement 
qu'à  Pétersbourg  ou  à  Londres.  C'est  que  la  révolution  était 
beaucoup  plus  puissante,  allez,  qu'on  ne  croit  d'ordinaire. 
Cet  hiver,  elle  a,  par  exemple,  failli  faire  sauter  le  Conseil  de 
l'Empire  en  y  jetant  des  bombes  depuis  les  tribunes.  Jamais 
encore  nous  n'avons  eu  à  lutter  avec  une  révolution  aussi  bien 
organisée  et  aussi  bien  armée.  Jadis,  quelles  armes  avaient  les 
révolutionnaires?  un  revolver,  un  couteau;  maintenant,  la 
bombe  la  plus  terrible  coûte  8  roubles  ! 

Comme  j'avais  fait  rebondir  la  conversation  sur  le  nom  de 
Lopoukhine,  je  dis  au  ministre  l'indignation  de  la  société  cul- 
tivée à  propos  de  ce  procès  sans  garanties,  dans  leciuel  on  ac- 
cusait le  gouvernement  d'avoir  voulu,  simplement,  se  venger. 

—  Oui,  répond  Stolypine,  c'est  la  presse  qui  répand  ces 
idées-là.  Je  connais  Lopoukhine  depuis  les  bancs  du  collège, 
et  croyez  qu'il  m'a  été  infiniment  dur  de  sévir  contre  lui. 
Mais,  quand  on  a,  comme  il  l'a  fait,  donné  ou  vendu  aux  révo- 
lutionnaires un  secret  dont  ]30uvait  dépendre  la  vie  de  l'em- 
pereur ou  de  plusieurs  autres  personnes,  on  a  mérité  le 
plus  grave  châtiment. 

—  Peut-être,  dis-je,  mais  cela  justifie-t-il  le  manque  de 
formes  du  procès? 

—  Que  voulez-vous  !  Lopoukhine  voulait  citer  28  affaires, 
au  cours  desquelles  il  aurait  découvert  le  nom  d'une  quantité 
d'espions.  Tout  de  même,  on  ne  pouvait  pas  le  laisser  parler 
de  cela  ! 

—  Dans  ce  cas.  sachant  le  danger,  on  est  toujours  libre 
de  ne  pas  faire  le  procès  :  nous  savons,  en  France,  ce  que  coûte 
une  entorse  donnée  aux  formes  de  la  justice  et  aux  garanties 
de  l'accusé. 

—  Eh  oui  !  Le  président  du  tribunal  a  été  imprudent,  en 
promettant  à  l'accusé  qu'il  lui  donnerait  plus  tard  la  parole, 
et  en  ne  la  lui  donnant  pas.  Mais  vous  ne  pouvez  pas  penser 
que  c'est  moi  ou  le  ministre  de  la  Justice  qui  avons  donné 
aux  juges  un  mot  d'ordre  :  pensez  donc,  des  sénateurs  ^  ! 
Nous  aurions  été  bien  reçus  ! 

1.  Le  Sénat  était  en  Russie  une  cour  de  justice 


SOUVENIRS  SUE  P.-A.STOLYPINE  1015 

—  Cela  n'empêche  pas  que  les  sénateurs  qui  ont  jugé 
l'affaire  aient  été  assez  «  rady  slaralsia  »  (  «  à  vos  ordres,  mon 
général  »).  D'ailleurs,  si  Lopoukhine  avait  été  le  grand  cri- 
minel qu'on  a  voulu  voir  en  lui,  on  s'expliquerait  mal  qu'il 
soit  rentré  en  Russie. 

—  Oh  !  dit  Stolypine.  sa  psychologie  est  infiniment  simple. 
La  veille  de  son  arrestation,  il  disait  :  »  On  n'osera  pas  me 
toucher  :  j'en  sais  trop  long  «  —  Or  j'ai  osé.  moi.  voilà  touL  ! 
(a  ya  posmièl,  vol  i  vsio^  !) 

Il  eût  çté  difficile  de  prolonger  avec  un  pfésident  du  conseil 
une  discussion  sur  pareille  matière.  Je  fus  donc  heureux, 
ayant  reconnu  que,  bien  réellement,  c'est  à  Lopoukhine, 
plutôt  qu'à  son  ^  crime  »  qu'on  en  avait  voulu,  de  passer  à 
la  question  de  la  Finlande  et  de  la  ]5oliticjue  extérieure  du 
cabinet. 

—  Ma  politique  à  l'égard  de  la  Finlande,  est  très  simple, 
me  dit  Stolypine.  Je  la  considère  comme  une  province  au- 
tonome conquise  par  le  sang  russe.  Alexandre  I^^"  lui  a  donné 
certains  droits,  qui  étaient  ceux  d'une  province  suédoise 
de  ce  temps-là;  mais  jamais  il  n'a  pensé  et  jamais  personne 
n'a  pensé  depuis  qu'elle  dût  constituer  un  Etat  dans  l'Etat, 
et  poursuivre,  sans  compensation,  ses  seuls  intérêts  personnels. 
La  Finlande  n'est  pas  indépendante  :  elle  est  autonome. 
Seulement,  peu  à  peu,  avec  prudence,  les  Finlandais  ont  pris 
certaines  libertés,  commis  certains  empiétements,  encouragés 
par  ce  fait  qu'on  n'a  pas  beaucoup  regardé  ce  qui  se  passait 
chez  eux.  A  présent,  ils  sont  dispensés  du  service  militaire 
dans  l'armée  russe,  mais  ils  doivent  contribuer,  en  échange, 
à  une  partie  de  nos  dépenses.  Or,  depuis  1907  inclus,  ils  ont 
refusé  d'accjuitter  ces  versements,  s'ils  n'étaient  pas  approuvés 
au  préalable,  par  leur  Chambre.  Cependant,  ils  ne  contri- 
buent pas  à  nos  dépen.ses  de  tout  ordre  :  |)ar  exemple,  il  ne 
leur  est  pas  com|)té  un  copek  pour  l'entretien  de  la  Cour. 
Nous  ne  [)ouvons  [)as.  loul  de  même,  tout  faire  payer  par  le 
moujik  russe,  pour  !<•  plus  grand  bien  des  Finlandais.  Je 
veux  obtenir  que,  pour  tout  ce  qui  concerne  les  questions  qui 
sont  d'intérêt  général  pour  l'empire  russe  :  l'armée,  la  flotte. 


1016  LA    VIE    DES  PEUPLES 

les  postes  et  télégraphes,  etc.,  rien  ne  soit  entrepris  chez  eux 
sans  accord  préalable  avec  nous.  Vous  savez  que  les  Finlan- 
dais ont  ici  un  représentant  qui  a  auprès  de  l'Empereur  un 
accès  direct  et  lui  fait  sans  contrôle  rapport  sur  les  affaires  fin- 
landaises. Or,  il  est  arrivé  plus  d'une  fois,  au  cours  de  ces 
rapports,  qu'on  ait  trompé  l'empereur  {oni  podvéli  gosoii- 
daria).  J'ai  donc  exigé  que  toutes  les  pièces  soient  communi- 
quées préalablement  à  mon  ministère,  afin  de  me  permettre 
de  présenter  à  l'empereur,  pour  toutes  les  questions  cjui  tou- 
chent l'intérêt  général  de  l'empire,  l'opinion  du  ministère 
en  regard  de  celle  du  secrétaire  finlandais. 

Pour  la  Pologne,  je  suis  d'avis  de  lui  donner  la  plus  grande 
liberté  possible  dans  les  limites  de  l'ancien  royaume.  Mais 
je  ne  veux  pas  qu'elle  déborde  sur  les  régions  voisines.  Chez 
elle,  je  veux  lui  donner  liberté  de  langue  et  d'administration. 
J'ai  fait  préparer  un  projet  ayant  pour  but  de  substituer, 
sur  son  territoire,  aux  commissaires  et  aux  fonctionnaires 
russes  qui  l'administrent,  l'administration  municipale  polo- 
naise. Je  tiens  prêt  un  autre  projet  tendant  à  y  introduire  les 
zemstvo.  Mais  ce  n'est  pas  encore  assez  aux  yeux  des  Polonais  : 
ils  ne  se  déclarent  jamais  satisfaits.  Je  les  connais  assez  bien, 
ayant  été  jadis  gouverneur  de  Grodno.  J'ai  donc  proposé  de 
créer  un  nouveau  gouvernement,  celui  de  Kholm,  réunissant 
les  parties  russes  des  gouvernements  de  Siedlets  et  de  Liou- 
bline,  à  l'effet  d'éviter  de  mêler  les  questions  russes  et  les 
polonaises,  de  laisser  les  Polonais  chez  eux,  et  d'éviter  qu'Us 
s'imposent  à  la  population  russe.  Ils  répondent  en  m'accusant 
de  vouloir  russifier  leur  pays.  Cela  est  une  accusation  absurde, 
car,  si  je  voulais  russifier,  je  n'aurais  ])as  besoin  de  modifier 
les  divisions  administratives. 

Comme  je  demandais  au  ministre  s'il  était  exact  qu'on 
opposât  un  étroit  nationalisme  aux  Polonais  fonctionnaires 
en  Russie,  le  ministre  me  répondit  : 

— -  Grâce  à  leur  situation  spéciale,  les  Polonais  se  sont  jetés 
en  masse  sur  les  fonctions  dépendant  de  l'Etat,  par  exemple 
les  chemins  de  fer,  et  sur  les  carrières  libérales;  ils  sont  mé- 
decins, avocats,  eti..  on  ne  voit  qu'eux  dans  ces  postes.  Alors, 


SOUVEyiBS  SUR  P.-A.  STOLYPINE  1017 

un  beau  jour,  une  campagne  de  presse  s'est  dessinée  contre 
eux,  faisant  remarquer  le  danger  qu'il  y  avait  pour  notre 
pays  à  laisser  entre  les  mains  de  personnes  appartenant  à 
une  autre  nationalité  que  la  nôtre,  des  instruments  vitaux 
pour  le  pays  comme  le  sont  par  exemple  les  chemins  de  fer. 
Un  certain  mouvement  d'hostilité  en  a  résulté,  cela  est 
évident... 

Je  demandai  au  ministre  s'il  était  exact  que.  parmi  ceux 
de  ses  adversaires  qui  appartenaient  aux  sphères  élevées  de  la 
société,  il  en  était  qui  lui  reprochaient  de  ne  pas  être  favora- 
ble à  un  rapprochement  avec  l'Allemagne.  Là  encore,  je  reçus 
une  réponse  plutôt  élusive. 

—  J'ai  fait,  depuis  mon  arrivée  au  pouvoir,  tout  ce  que  j'ai 
pu  pour  me  rapprocher  de  l'Angleterre  et  de  la  France  natu- 
rellement. Or,  voyez  combien  j'ai  eu  raison  :  si  je  n'avais  pas 
agi  ainsi,  l'affaire  de  Perse  aurait  pu  nous  amener  la  guerre, 
tandis  que,  grâce  à  cet  accord  entre  les  puissances,  tout  s'est 
passé  le  mieux  du  monde.  Cependant,  nul  plus  que  moi 
n'est  persuadé  de  la  nécessité  de  vivre  en  bons  termes  avec  la 
puissance  qui  est  notre  voisine  :  l'Allemagne.  J'admire  beau- 
coup sa  discipline,  l'ordre  qui  règne  chez  elle,  sa  prospérité. 
Je  ne  puis  qu'être  heureux  de  voir  les  grandes  puissances  de 
l'Europe  vivre  en  bons  termes.  C'est  en  effet  vers  le  Sud  qu'il 
nous  faut  jeter  les  yeux.  Ce  qui  se  passe  en  Turquie  est  de 
nature  à  nous  intéresser  :  le  sultan  est  un  homme  de  paille 
(en  français).  Or,  la  révolution  a  été  militaire,  ce  qui  est  grave. 
Au  Parlement,  qui  seul  va  vouloir  gouverner,  on  ne  s'entendra 
pas,  car  une  foule  de  nationalités  diverses  vont  s'y  trouver 
représentées,  et  alors,  Dieu  sait  comment  cela  se  terminera. 
Le  prince  Ferdinand,  qui  est  un  homme  ambitieux,  voudra 
agir...  Il  est  bon  d'être  tranquille  dans  le  reste  de  l'Europe 
pour  suivre  avec  attention  ce  qui  se  passe  là-bas... 

Avant  de  me  laisser  partir,  Stolypine  sentit  combien  il  me 
serait  pénible  de  ne  ))as  utiliser  en  quelque  façon  ce  qu'il 
m'avait  dit.  Il  ajoula  donc  :  Vous  pourrez  dire  que  vous  tenez 
d'une  source  bien  informée  qu'il  n'est  nullement  question 
de  réaction.  La  réaction  n'aura  pas  lieu  tant  que  je  serai  là. 


1018  LA    VIE  DES  PEUPLES 

Seulement,  je  veux  aller  pas  à  pas  et  ne  rien  brusquer  :  je 
ne  veux  pas  d'une  Douma  zakonosoviéchtchaiielnaya  (consul- 
tative pour  les  lois),  mais  je  tiens  à  une  Douma  zakonadatiel- 
naya  (législative)  :  vous  saisissez  la  différence?  Seulement, 
je  suis,  et  par  mes  traditions  et  par  mes  convictions,  un  mo- 
narchiste. Je  ne  veux  pas  installer  en  Russie  la  république. 
Or,  c'est  à  cela  que  tend  le  parti  cadet;  de  là  ses  attaques 
contre  le  centre  qui  me  soutient  et  contre  tous  les  actes  du 
gouvernement. 

Aussi  bien  suis-je  heureux  de  travailler  avec  la  Douma. 
Je  n'y  déteste  pas  du  tout  l'opposition  :  tout  de  même,  nous 
ne  sommes  pas  en  Perse  !  et  j'ai  plaisir  à  discuter  avec  elle. 
D'ailleurs,  nous  avons  une  bonne  Douma.  Je  disais  à  l'Em- 
pereur :  «  La  première  Douma  était  rouge  ;  la  deuxième  était 
bigarrée;  celle-ci,  la  troisième,  est  grise.  Or,  cette  Douma  grise 
est  particulièrement  travailleuse,  elle  fait  avec  un  dévouement 
admirable  ce  travail  humble,  pénible,  sans  gloire,  mais  indis- 
pensable, qui  est  nécessaire  ici.  Il  ne  faut  pas  oublier  en  effet 
que  notre  tâche  est  compliquée  par  la  nécessité  de  rattar-her 
le  présent  au  passé  sans  rompre  totalement  les  traditions. 
Toutefois,  une  Douma  ne  peut  pas  gouverner  seule  :  étant 
donnée  la  diversité  des  peuples  qui  composent  l'empire,  il 
faut,  et  pour  longtemps,  encore,  une  poigne  centrale.  Que  du, 
moins  nous  puissions  avoir  de  la  tranquillité  pour  quelques 
années.  Chaque  jour  gagné  sur  le  désordre  nous  enrichit.  Il 
faut  qu'après  ces  rudes  secousses,  la  Russie  se  remette  pour 
pouvoir  se  développer. 

Après  quelques  autres  questions  de  moindre  importance, 
je  quittai  le  ministre  ;  il  me  serra  la  main,  brièvement,  et  me 
laissa  partir,  sans  un  mot  qui  me  pût  faire  croire  qu'il  se  re- 
lâchait de  l'attitude  officielle... 


Treize  terribles  années  se  sont  écoulées  depuis  cette  dernière 
visite  faite  à  Stolypine.  J'ai  souvent  réfléchi  à  ce  qu'il  m'avait 
dit,  comme  à  ce  qu'il  m'avait  tu  et  à  ce  qu'il  m'avait  laissé 


SOUVENIRS  SUR  P.-A.  STOLYPINE  1019 

entendre.  Une  conversation  comme  celle-là  en  effet,  n'exprime 
que  par  ses  contours  généraux  l'homme  qui  en  est  le  personna- 
ge principal.  Certes,  si  j'avais  publié  ces  pages  au  lendemain 
de  ma  visite,  j'aurais  pourtant  fait  du  bruit  :  il  va  de  soi  que  je 
ne  l'ai  pas  voulu.  .Mais,  à  tout  bien  peser,  Stolypine  ne  m'a 
pas  fait  de  confidences  graves.  C'est  précisément  ce  qui  me 
permet,  à  distance,  de  reproduire  son  argumentation,  en  es- 
pérant qu'on  y  trouvera  du  moins  l'image  fidèle  de  ce  que  fut 
ce  ministre  si  injustement  décrié. 

Je  ne  compare  pas  Stolypine  à  Witté.  Avec  tous  ses  défauts, 
Witté  avait  quelque  chose  de  très  grand,  et  il  a  laissé  une  mar- 
que profonde  sur  une  période  de  l'histoire  russe.  Stolypine 
n'était  pas  un  homme  de  tout  premier  plan,  mais  cela,  à  son 
époque,  valait  peut-être  beaucoup  mieux  pour  son  pays.  Un 
homme  politique  m'a  confié  que  l'empereur  disait  de  son  pré- 
sident du  conseil  :  «  Il  est  borné  ».  Je  ne  sais  si  cette  confidence 
repose  sur  la  réalité;  en  tout  cas,  ce  n'est  pas  par  sa  connais- 
sance des  hommes  que  Nicolas  II  laissera  une  trace  dans  l'his- 
toire. Du  moins,  la  formule,  vraie  ou  fausse,  attribuée  au  sou- 
verain, a  fait  fortune.  Je  la  crois  injuste.  Stolypine  ne  voyait 
peut-être  pas  les  questions  sous  un  angle  démesuré,  mais  il 
tâchait  de  voir  juste,  pour  pouvoir  gouverner  sans  à-coups  et 
sans  risques  exagérés.  Son  intelligence,  qui  était  réelle,  servie 
par  un  grand  talent  de  parole,  était  dirigée  surtout  du  côté 
des  solutions  pratiques  des  grands  problèmes.  Il  ne  cherchait 
pas  à  être  de  ceux  qui  prétendent  construire  pour  l'éternité  : 
il  tâchait  de  voir  clair  dans  le  présent,  et,  dans  l'ensemble,  j'ai 
l'impression  qu'il  y  est  parvenu.  Si  discuté  qu'ait  été  ce  mi- 
nistre, mort  victime  de  son  devoir,  nul  du  moins  ne  songera 
à  le  mettre  en  parallèle  avec  les  hommes  usés  ou  tarés  que 
.\icolas  II  lui  a  donnés  pour  successeurs  :  les  Gorémykine,  les 
Doumovo,  les  Sturmer  et  consorts.  L'histoire  impartiale 
établira,  je  n'en  doute  pas,  que  Stolypine,  malgré  certaines 
erreurs,  malgré  une  certaine  sécheresse  apparente  qui  tranchait 
sur  la  cordialité  générale  du  Russe,  et  qui  lui  faisait,  sans 
l'ombre  d'une  hésitation,  donner  le  pas  à  la  raison  d'Etat 
sur  toutes  autres  raisons,  sentimentales,  logiques,  ou  même 


1020  LA  VIE  DES  PEUPLES 

tout  bonnement  légales,  a  été  un  ouvrier  sincère  et  le  plus 
souvent  heureux  de  la  reconstruction  russe  après  la  secousse 
de  Mandchourie.  Il  ne  faut  pas  non  plus  que  jamais,  dans  notre 
pays  où  l'on  aime  le  courage  et  l'honnêteté,  on  confonde, 
moralement,  ce  très  noble  mJnistre  avec  la  foule  si  bigarrée, 
au  point  de  vue  moral,  des  présidents  du  Conseil  du  dernier 
règne . 

Jules  Legras. 


FIGURES  DIPLOMATIQUES 


Take    Jonesco 


De  tous  les  hommes  d'Etat  roumains,  Take  Jonesco  était,  sans 
conteste,  celui  dont  l'Europe  avait  le  plus  entendu  le  nom,  et  s'ima- 
ginait connaître  le  mieux  le  caractère  et  les  idées;  et,  à  ce  titre,  on 
devrait  le  nommer  le  plus  Européen  d'entre  eux.  Sa  figure  avait  grandi 
du  même  pas  que  l'importance  et  le  prestige  de  sa  patrie;  l'ouverture 
de  la  crise  nationale  décisive  d'où  est  sortie  la  nouvelle  Roumanie 
unie  l'avait  porté  au  premier  plan  de  la  politique  internationale;  le 
traité  de  Londres,  l'entrée  de  son  pays  dans  la  guerre  du  droit,  et  la 
formation  de  la  Petite  Entente  sont  trois  événements  capitaux  aux- 
quels son  nom  demeurera  attaché.  C'est  une  gloire  dont  pourrait  se 
contenter  le  plus  exigeant  que  d'avoir,  un  tiers  de  siècle  après  la  con- 
quête définitive  de  l'indépendance  nationale,  introduit  sa  patrie  sur 
la  grande  scène  européenne,  et  de  l'y  avoir,  par  une  politique  à  la  fois 
prudente  et  hardie,  représentée  avec  éclat,  et  conduite,  par  d'éblouis- 
sants succès,  à  la  réalisation  de  l'unité  de  la  Grande  Roumanie. 

Toute  gloire  a  sa  rançon;  et  celle  que" le  destin  a  exigée  de  Take  Jo- 
nesco a  été  lourde.  Dans  la  vie  politique  intérieure  de  sa  patrie,  il  est 
demeuré  presque  toujours  un  isolé,  et,  si  ardent,  si  complet  Roumain 
qu'il  fût  et  demeurât  dans  toutes  ses  fibres,  presque  un  déraciné.  Il 
n'est  arrivé  que  très  tard,  après  la  guerre,  à  ce  ministère  des  affaires 
étrangères  où  le  désignaient  depuis  longtemps  et  ses  talents,  et  sa 
notoriété  européenne,  et  ses  rf^lations  internationales.  Il  n'a  atteint  le 
couronnement  de  sa  légitime  ambition,  la  présidence  du  conseil,  que 
pour  être  renversé  au  bout  d'un  mois,  dans  l'obscurité,  par  une  intri- 
gue parlementaire.  Il  a  disparu  sous  le  coup  encore  de  cet  échec,  sans 
avoir  jamais  pu  donner  sa  pleine  mesure  et  s'assurer  de  ses  contem- 
porains et  de  la  postérité  un  jugement  de  pleine  équité. 

On  l'a  nommé  r«  animateur  »  de  sa  nation.  C'est  un  hommag»*  où 
l'on  sent  une  pointe  d'ironie.  L'hommage  est  mérité,  et  l'ironie,  à  con- 
dition de  rester  discrète  et  teintée  de  sympathie,  ne  jtorte  point  tort 

AOUT  iO 


1022  LA   VIE  DES  PEUPLES 

à  la  vérité.  Sa  parole,  en  effet,  a  fait  autant  et  plus  pour  son  pays  que 
ses  actes.  Par  l'isolement  même  auquel  il  semblait  condamné  et  dont 
il  a,  plus  d'une  fois,  cherché  en  vain  à  sortir,  par  cette  espèce  de  déra- 
cinement qui  le  faisait  souffrir,  il  était,  plus  que  n'importe  lequel  de 
ses  rivaux,  prédestiné  à  être,  dans  des  moments  critiques  ou  décisifs, 
la  conscience  et  la  voix  de  sa  nation.  Affranchi,  un  peu  contre  son  gré, 
des  liens  étroits  de  l'organisation  de  parti  ou  de  clan  si  puissante  dans 
son  pays,  il  avait  du  moins  par  là  la  liberté  et  la  force  de  s'élever  à  la 
hauteur  où  se  découvre  l'intérêt  national,  de  risquer  un  pas  audacieux 
ou  un  acte  téméraire,  de  rappeler  à  son  peuple  à  quoi  oblige  une 
grande  destinée.  N'eût-il  eu  que  ce  double  mérite,  qui  n'en  est  qu'un, 
d'avoir,  en  septembre  1914,  opposé  à  l'appel  du  vieux  roi  Carol  au 
respect  des  traités  secrets  conclus  par  lui  avec  les  monarques  des 
puissances  centrales,  le  droit  de  la  nation  à  ne  prendre  conseil  que  de  ses 
intérêts  vitaux,  qui  la  tournent  vers  les  sympathies  et  les  amitiés  occi- 
dentales, et,  d'avoir  deux  ans  plus  tard,  eu  la  part  peut-être  décisive 
dans  la  résolution  qui  fit  entrer  la  Roumanie  en  guerre,  aux  côtés  des 
Alliés,  c'en  serait  assez  pour  lui  assurer  dans  l'histoire  de  son  peuple 
une  place  unique,  et  dans  la  reconnaissance  de  toute  la  race  roumaine, 
qu'il  a  tant  contribué  à  unh-,  une  part  impérissable. 

Mais  il  a  eu  un  autre  mérite  encore,  et  plus  rare  :  c'est  d'avoir, 
du  premier  moment,  vu  avec  une  pleine  clarté  la  nécessité  pour  la 
Roumanie  agrandie  d'un  faisceau  d'alliances  où  s'appuyer  pour  sou- 
tenir sa  puissance  nouvelle  et  laisser  à  l'Europe  centrale  et  orientale 
née  des  guerres  balkaniques  et  de  la  guerre  européenne  le  loisir  d'arri- 
ver à  sa  consolidation  définitive.  De  l'alliance  balkanique  à  la  Petite 
Entente,  au  travers  des  adaptations  qu'ont  exigées  les  transforma- 
tions politiques  du  monde,runité  d'inspiration  estentière.  Il  n'y  a  guère 
d'homme  d'Etat  roumain  qui  n'ait  reconnu  la  justesse  de  cette  ins- 
piration :  mais  il  y  en  a  peu,  ou  même  il  n'y  en  a  point  pour  s'en  être 
aussi  complètement  pénétré  que  Take  Jonesco,  pour  s'être  aussi  pas- 
sionnément mis  à  son  service,  pour  avoir  eu  la  clairvoyance  et  le 
courage  de  sacrifier  plus  d'un  avantage  tentant,  mais  secondaire,  au 
succès  de  ce  grand  dessein.  En  cela  encore,  il  a  montré  que  la  meilleure 
manière  d'être  un  bon  Roumain  est  d'être  un  bon  Européen  :  et  si  la 
plus  capitale  peut-être  des  conséquences  de  la  guerre  est  d'avoir  fait 
sauter  la  barrière  que  l'hégémonie  du  germanisme,  dans  l'ancienne 
Europe  centrale,  dressait  entre  l'Occident  et  l'Orient,  d'avoir,  par  le 
rapprochement  intellectuel  et  politique  de  ces  deux  vastes  régions, 
préparé  l'avènement  d'une  Europe  stable  et  unie,  où  le  contact  fécond 
des  peuples  vieux  et  des  peuples  jeunes  permettra  l'épanouissement 
d'une  civilisation  plus  ample,  plus  riche,  et  plus  profonde  que  celles 
qui  se  sont  disputé  jusqu'ici  le  continent  divisé,  il  serait  injuste  de  ne 
pas  réserver  sur  les  plaques  de  marbre  où  s'inscriront  les  noms  des 


i  KJi  HlïS  DIPLOM  ATIOL  ES  :  TAKE  JONESCO  1(J23 

bons  ouvriers  de  cette  grande  œuvre  une    place  au  nom  de  Take  Jo- 
nesco. 

Autant  s:i  ligne  politique  extérieure  se  détache  ferme,  nette  et 
droite,  d'une  éclatante  unité,  autant,  au  contraire,  sa  carrière  parle- 
mentaire donne  au  premier  abord,  l'impression  du  fantasque,  du  tour- 
menté, du  capricieux,  de  l'énigmatique.  Député  à  26  ans.  c'est  parmi 
IbS  libéraux  nationaux,  le  parti  historique  des  Bratiano,  qu'il  prend 
place.  Mais  au  bout  de  peu  d'années,  il  les  quitte  pour  passer  au  camp 
de  leurs  adversaires,  les  conservateurs.  L'aubaine  ne  porte  point 
bonheur  a  ceux-ci  :  la  présence  de  Take  Jonesco  dans  leurs  rangs  accé- 
lère et  aggrave  la  crise  où  le  parti  conservateur  se  divise  entre  une 
fî-action  aristocratique  fidèle  à  la  tradition  des- boyards,  et  une  frac- 
tion démocratique,  dont  Take  Jonesco  s'est  fait  le  champion.  Il 
s'appuie  sur  la  classe  dont  il  est  lui-même  issu  :  la  petite  bourgeoisie 
des  villes,  jusqu'alors  tenue  à  l'écart  delà  vie  politique;  et  l'on  peut 
être  tenté  de  sourire  de  cette  «  démocratie  «,  dans  un  pays  où  les  pay- 
sans, qui  sont  presque  toute  la  population  de  la  Roumanie,  ne  comp- 
tent pour  rien  dans  les  affaires  publiques;  mais  le  progrès  politique  le 
]>lus  sûr  est  celui  qui  se  fait  par  étapes.  C'était  beaucoup  déjà,  dans  la 
Roumanie  d'il  y  a  trente  ou  quarante  ans,  de  revendiquer  contre 
Toligarchie  des  propriétaires  de  latifundia,  organisée  dans  les  deux 
grands  partis  historiques,  les  droits  de  l'intelligence  et  du  travail,  si 
modestement  ou  si  mal  que  l'une  et  l'autre  fussent  représentées  parmi 
ces  fonctionnaires,  ces  gens  de  professions  libérales,  ces  boutiquiers 
et  artisans  qui  furent  les  premières  troupes  de  Take  Jonesco.  Ici 
encore,  il  a  été  un  animateur.  Sans  la  besogne  d'éveil  politique  qu'il 
a  faite,  le  terrain  aurait-il  été  préparé  pour  la  naissance  des  patis 
vraiment  démocratiques,  paysans  de  classe  ou  de  sentiment, auxquels 
appartient  pour  une  bonne  part  l'avenir  de  la  Roumanie?  Et  le  lossé 
aussi  ne  serait-il  pas  bien  plus  profond  qu'il  n'est  aujourd'hui,  peut- 
être  infranchissable,  entre  les  terres  rédimées.  TransylvanieouBanat, 
éveillées  par  le  régime  hongrois  à  la  vie  moderne,  et  une  vieille  Rou- 
manie restée  toute  figée  dans  la  raideur  de  son  féodalisme?  Des 
moyens  dont  a  usé  Take  Jonesco,  des  armes  qu'il  a  employées,  de  la 
tactique  qu'il  a  suivie,  de  ses  élans  et  de  ses  calculs,  de  ses  audaces 
et  de  ses  feintes,  on  peut  discuter, et  encore  faut-ilconsidérer  les  diffi- 
cultés de  la  situation  pour  un  homme  nouveau,  auquel  plus  d'un 
fais.iil  sentir  qu'on  le  regardait  comme  un  j)arvenu,  pour  un  politique 
(jui  n'a\ail  à  opposer  aux  forces  traditionnelles  de  ses  adversaires  — 
le  nom.  la  richesse,  le  |)reptige  historique,  la  clientèle  —  que  son 
talent  et  le  rayonnement  de  sa  personnalité  — ;  mais  il  reste  qu'à 
de<  niunients  graves  |)(>ur  sa  j)atrie,  et  voici  encore  quelques  mois 
seulemeid.  il  a  été  celui  sur  qui  se  sont  concentrés  les  espoirs  de  tous  les 
partisans  dune  rénovation  de  la  vie  politique  dans  un  pays  dont  la 


1U24  LA  VIE  DES  PEUPLE.^ 

soudaine  croissance   a  tendu   les  vieux  cadres  où  naguère   tenait  sa 
vie  jusqu'à  en  rendre  inévitable  l'éclatement.  '~1 

Les  deux  grandes  forces  de  Take  Jonesco  étaient  son  éloquence  et 
sa  séduction  personnelle.  S'il  s'est  fait  des  ennemis  nombreux  et 
acharnés,  il  a  eu,  par  contre,  des  admirateurs  ardents  et  des  amis 
passionnés  et  fidèles.  Sur  sa  tombe,  trop  tôt  ouverte,  l'unanimité 
s'est  faite,  dans  la  nation  qu'il  a  servie  de  toutes  les  puissances  de  son 
être,  pour  reconnaître  ce  que  lui  doit  la  patrie  dont  il  a,  d'une  aspira- 
lion  enthousiaste,  énergique  et  tenace,  consacré  toute  sa  vie  à  assurer 
la  prospérité,  la  grandeur  et  l'unité. 


VIE  LITTERAIRE 


Pour  lire  en  vacances  ^ 

Emportez  des  livres  dans  vos  bagages  pour  les  vacances  et  si  vos 
vacances  se  passent  sans  que  vous  voyagiez,  prenez  des  livres  et  lisez, 
et  vous  aurez  fait  un  voyage.  Et  si  le  mauvtns  sort  ne  vous  accorde 
pas  de  vacances  lisez  quelques  pages,  et  vous  aurez  donné  de  l'air, 
un  répit,  à  votre  esprit,  vous  l'aurez  promené  parmi  des  aspects  nou- 
veaux. Le  changement  est  un  repos.  Lisez. 

Jamais  on  n'a  tant  voyagé,  jamais  aussi  Ton  n'a  tant  publié.  Je  crois 
d'ailleurs  que  le  nombre  des  publications  est  en  raison  directe  du  nom- 
bre et  de  l'étendue  des  déplacements. 

Voici  trois  livres,  fort  différents,  qui  emmènent  la  pensée  assez  loin 
et  qui  sont  des  livres  de  voyage  :  le  Gigantesque,  par  Adrien  Le  Cor- 
beau, Le  voyage  de  M.  Renan,  par  André  Thérive,  et  Walden  ou  la  Vie 
dans  les  Bois  par  H.  D.  Thoreau,  traduction  L.  Fabulet. 

Le  Gigantesque,  est  l'histoire  d'un  arbre.  Oui.  d'un  arbre  !...  Jack 
London  a  écrit  dans  V  Appel  de  la  forêt  l'histoire  d'un  chien,  merveil- 
leux récit,  d'une  sauvage  grandeur,  d'une  rusticité  farouche,  d'une 
animalité  sublime  :  Maeterlinck  nous  a  donné  la  Fie  des  abeilles,  un 
poème  de  vie  collective  des  insectes.  Sarah  Bernhardt,  dans  sa  jeunesse 
a  narré  V Histoire  d'une  chaise,  les  aventures  oubliées  maintenant  d'une 
chaise  enlevée  en  ballon,  au  temps  des  ballons  ovales,  avant  les  sphé- 
riques.  C'est  comme  si  nous  disions  «  au  temps  des  diligences  ».  «  Tout 
est  plein  d'âme  !  »  ce  cri  du  panthéiste  Victor  Hugo  retentit  encore  au 
milieu  des  nouvelles  générations,  avides  de  comprendre,  de  chercher 
et  d'expliquer  l'immense  nature  qui  nous  entoure,  dont  nous  faisons 
partie  et  de  découvrir  un  lien,  entre  tous  les  êtres,  entre  toutes  les 
choses  et  nous-mêmes,  centre  (croyons-nous)  de  l'univers. 

1.  Le  Gigantesque,  par  Adrien  Lp  Corbeau  (Fasquelle  éd.).  Le  Voyage  de  M. 
Jienan.  par  André  Thérive  (Bernard  Grasset  éd.).  Le  Première  guerre  mondiale, 
par  le  lieut.-col.  C.  A.  Court  Rcpint^ton  (Payot  éd.).  Walden  ou  la  Vie  dans  les 
Buis,  par  Henry  David  Thoreau,  traduction  Louis  Fabulet  (Edition  de  la  Nou- 
selle  Revue  l'^rançaise).  l.a  limiluliun  de  Vliérilage,  par  Harlan  Eugène  Read. 
(l'ayot  éd.l.  Le  Bouclier  d'Alexandre  par  Marcelle  Tinayre  (Calmann-Lévy  éd.). 
Une  Repentie  [Marie-Madeleine)  par  Marcelle  \'ioux.  (P'asquellf.  éd.).  Trois 
Femmes  annamites  par  Cl.  Chavas-naron  fF'asquelle.  éd.). 


1026  LA    VIE   DES   PEUPLES 

Le  Gigantesque,  estunsequoia,  un  pin  de  Californie,  undes  plus  hauts, 
un  des  plus  anciens  arbres  du  monde,  parents  des  grands  conifères  de 
terrains  tertiaires,  une  des  merveilles  de  la  création  par  sa  force,  par 
sa  hauteur,  par  sa  parure,  par  sa  longévité.  Le  séquoia  peut  vivre  au- 
delà  de  cinq  mille  ans. 

L'auteur  rêve  en  face  de  cet  arbre  dont  l'existence  est,  auprès  de  la 
nôtre,  une  éternité,  et  qui,  dans  son  immobilité  majestueuse,  attaché 
au  sol,  finalement  aura  contemplé  au  terme  de  sa  vie,  devant  le  spec- 
tacle de  la  nature  changeante  autour  de  lui,  plus  de  choses  qu'un  de 
nous  autres  éphémères  humains,  après  cent  ans  d'une  existence  d'agi- 
tation et  de  déplacements. 

Le  séquoia  ne  voyage  que  lorsqu'il  n'est  qu'une  graine  ballottée  par 
les  brises  et  les  eaux,  roulant  sur  les  pentes,  entraînées  par  le  courant, 
soulevée  par  la  tempête,  emportée  dans  les  replis  des  pattes  des  ani- 
maux... jusqu'au  jour  où  une  bouffée  du  vent  vient  l'amener  auprès 
d'un  creux  du  sol,  dans  lequel  un  scarabée  le  fait  tomber  et  le  recouvre 
instinctivement  de  terre  fertile,  dans  quoi  enfin,  son  germe  se  fend, 
s'ouvre  et  donne  naissance  à  l'arbre  sous  la  poussée  de  la  vie.  Il  lui 
vient  des  racines  qui  grandissent  et  s'allongent  prodigieusement,  en 
pompant  les  substances  éparses  autour  d'elles.  L'arbre  perce  la  terre 
et  s'accroît.  Il  est  à  jamais  fixé.  Maintenant  ... 

«...Dans  l'air  transparent  et  bleu  de  l'été,  dans  la  brume  du  mélancolique  au- 
tomne, sous  le  souffle  âpre,  glacial  et  pur  de  l'hiver,  notre  arbre  existe  et  s'en- 
richit avec  chaque  année  qui  s'écoule.  Car  c'est  un  arbre  maintenant,  un  sé- 
quoia gigantesque.  Situé  un  peu  plus  loin  que  la  lisière  d'une  forêt,  et  entouré 
d'espace,^  il  prend  des  allures  de  solitaire.  Son  sommet,  comme  à  travers  un 
gouffre  opalescent  et  vert,  domine  la  contrée.  Le  bois  qui  frémit  en  son  voisi- 
nage, est  composé  d'arbres  d'une  nature  différente  de  la  sienne  :  ils  sont  délicats, 
élancés,  leur  hauteur  est  médiocre,  la  lumière  et  le  vert  pénètrent  facilement 
leur  voûte  peu  épaisse.  Dans  ce  décor,  les  saisons  se  succèdent  lentement,  les 
années  semblent  passer  plus  vite  que  les  saisons,  et  si  quelqu'un  d'éternel 
pouvait,  immuablement  caché  dans  les  fibres  du  tronc  gigantesque,  compter 
les  vagues  du  temps  qui  traverse  l'espace,  il  trouverait  que  les  siècles  s'envolent 
aussi  rapidement  que  les  années.  Gomme  tout  est  beau  à  la  surface  de  la  terre, 
songerions-nous  à  la  place  du  séquoia,  car  nous  ne  savons  concevoir  l'existence 
qu'à  travers  nos  moyens  spéciaux.  De  la  chaleur,  de  l'étendue,  de  la  clarté, 
puis  des  couleurs,  des  formes  et  des  parfums,  voilà  pour  nous:  mais  le  séquoia 
se  rend-il  compte  comme  il  fait  splendide  autour  de  lui?  Il  y  a  des  moments 
où  l'on  croirait  que  certaines  ambiances  ne  le  laissent  pas  indifférent.  Pourtant, 
il  ne  peut  pas  voir  la  colline  lointaine  ondoyant  à  l'horizon,  si  verte  et  si  claire  en 
été,  si  blanche  et  si  grave  pendant  l'hiver;  il  ne  peut  admirer  l'interminable 
perspective  de  la  plaine,  ni  de  la  rivière  qui  coule  à  quelques  centaines  de  mètres 
de  là;  il  ne  considère  certainement  pas  l'océan  d'azur  qui  le  baigne,  et  il  ne 
sent  pas,  ce  que  l'on  appelle  humainement,  sentir  les  caresses  du  vent,  les 
rudes  baisers  du  froid,  l'émanation  fraîche  du  fleuve,  pas  plus  que  la  saveur  de 
l'atmosphère,  les  vibrations  du  jour  ou  l'ombre  apaisante  de  la  nuit.  Non,  il 
ne  sent,  ni  ne  voit,  ni  ne  goûte,  comme  nous,  le  mouvement,  la  lumière,  les  bruits 
et  les  arômes;  néanmoins,  il  perçoit  bien  des  impressions  indéfinissables  pour 
nous  et  il  communie  ardemment,  voluptueusement  ou  malaisément  avec  les 
principes  constituants  de  son  milieu.  Que  ne  peut-on  inventer  des  mots  nou- 
veaux que  l'on  appliquerait  à  des  sensations  inédites,  afin  de  vérifier  par  nos 
facultés  propres  les  sympathies  et  les  antipathies  des  plantes,  leur  contente- 
nrjent  et  leur  malaise.  De  tout  ce  qui  l'environne,  mont,  plaine,  air,  effluves, 


VIE  LITTÉRAIRE  :  POUR  LIEE  EN  VACANCES  1027 

notre  séquoia  fait  partie  par  un  échange  incessant  de  substances.  Puisée  dans  les 
profondeurs  de  l'humus,  la  sève  monte  sans  arrêt,  par  chaque  cellule  qui  l'aspire, 
jusqu'à  la  palme  de  l'arbre,  elle  circule  singulièrement  vite,  à  travers  le  moindre 
utricule;  puis,  du  sommet,  elle  redescend  aussi  rapidement  et  lourde  d'éléments 
nouveaux,  jusqu'à  la  dernière  extrémité  de  la  racine.  Ces  éléments,  ne  sont  assu- 
rément point  mystérieux  pour  nous,  quant  à  leur  composition  chimique; 
mais  comme  elle  est  troublante  quand  même,  l'absorption  dans  l'ambiance, 
des  parcelles  formant  cette  sève  et  qui  proviennent  en  réalité  de  tout  ce  qui 
compose  le  monde  en  ses  parties  les  plus  différentes  !  Par  l'espace  et  par  le  temps, 
à  travers  des  myriades  de  forces  qui  nous  entourent,  dans  les  corps  solides 
liquides  ou  gazeux,  parmi  tant  d'aspects  et  de  matières  divers,  nous  choisissons 
tous,  que  nous  soyons  hommes,  bêtes  ou  plantes,  les  seules  essences  propres  à 
nous  constituer  chacun  selon  son  espèce.  Aussi,  le  séquoia  attire  dans  l'air  qui 
l'environne,  dans  les  ondes  blancs  du  jour,  dans  les  vapeurs  d'eau,  dans  tous  les 
mouvements  et  parfums  qui  tourbillonnent  antour  de  lui,  les  substances  spé- 
ciales destinées  à  bâtir  son  écorce  rouge,  les  dures  fibr^es  de  son  tronc,  la  pâte 
verte  de  ses  aiguilles.  Dans  le  même  tout  immense  que  composent  des  milliers 
de  corps  dissemblables,  les  oiseaux  puisent  leurs  plumage,  la  tortue  son  écaille, 
les  vers  leurs  anneaux,  les  fleurs  leurs  pétales,  les  humains  la  couleur  de  leur 
regard,  leur  sang  et  leur  chair;  ce  n'est,  nous  le  savons  bien  que  du  carbone  dans 
ses  diverses  compositions;  ne  soyons  pas  moins  troublés  de  cette  unité  qui,  si 
nous  l'approfondissions,  nous  fait,  dans  une  perspective  hallucinante  d'infini 
entrevoir  une  uniformité  familière  de  tous  les  univers,  et  admirons  naïvement 
que,  dans  l'air  où  nous  nous  mouvons,  dans  la  lumière  scintillant  au  fond  de 
nos  prunelles,  dans  tous  les  aspects  et  dans  toutes  les  senteurs,  les  mêmes 
éléments  donnent  naissance  à  un  os,  à  un  morceau  de  nacre,  à  un  élytre,  à  une 
griffe,  à  un  œil.  Car  si  la  matière  est  la  même,  les  forces  sont  infinies  qui  la 
[létrissent.  De  combien  d'énergies  se  compose  donc  le  miroitant,  l'innombrable, 
l'éternel  disque  de  la  vie,  dont  nous  entrevoyons  de  temps  en  temps  de  vagues 
images  et  qui,  tournant  vertigineusement,  emporte  dans  sa  course  les  mondes 
chaotiques  de  grandeur  ou  affolants  de  petitesse  ? 

Et  il  nous  apprend  avant  tout,  ce  disque  éblouissant  et  multiple, le  mouvement 
et  l'harmonie,  en  d'autres  termes  le  travail  et  l'amour.  Depuis  les  atomes  jus- 
qu'aux planètes,  tout  se  combine  et  tout  se  meut.  Voyez  les  millions  d'aiguilles 
de  séquoia,  comme  elles  aspirent,  et  respirent  sans  cesse,  en  pompant  ou  en  re- 
jetant dans  l'espace  les  gaz  et  l'eau.  Les  stomates,  pas  un  quart  de  seconde, 
ne  cessent  de  fonctionner.  A  l'intérieur  des  cellules,  c'est  la  sève  qui  s'exerce 
sans  arrêt.  Rien,  en  effet,  ne  reste  nulle  part  dans  un  état  d'inertie  absolue, 
l'éther  vibre,  la  clarté  perce,  les  cœurs  battent,  l'eau  coule,  les  molécules  des 
cristaux  se  superposent,  les  astres  tournent,  l'air  bouge,  les  ténèbres  fécondent, 
partout  et  toujours  l'amour  et  le  travail  ». 

L'arbre  gigantesque  poursuit  de  la  sorte  sa  croissance  mystérieuse 
et  lente  à  travers  les  âges.  Il  voit  les  cieux  changer,  les  autres  plantes 
autour  de  lui  croître  et  périr.  Dans  l'horizon  immense,  rayonnant  au- 
tour de  sa  cime,  la  vie  et  la  mort  font  leur  œuvre.  Il  contemple  les 
mariages  des  substances  et  les  jonctions  des  êtres.  Les  amants  qui 
viennent  exalter  leur  amour  devant  les  spectacles  de  la  nature,  les 
insectes  qui  tourbillonnent  ivres  de  voluptés,  les  bêtes  qui  se  pour- 
chassent, se  dévorent  ou  s'accouplent.  La  longévité  du  gigantesque, 
cette  durée  majestueuse  donne  à  l'arbre  superbe  une  expérience  pro- 
fonde. Il  n'a  pas  besoin,  l'enraciné,  de  courir  vers  l'aventure;  avec  le 
temps,  c'est  l'aventure  (pii  vient  devant  lui,  dérouler  ses  péripéties. 
Lue  large  symphonie  composée  de  tous  les  rythmes  de  l'univers,  fait 
passer  ses  ondes  à  travers  les  branches  frissonnantes  du  bel  arbre 
dont  la  sève  se  tarit  lentement  et  ne  s'épuise  qu'après  six  millénaires. 


1028  LA    VIE  DES   PEUPLES 

Et  le  gigantesque  au  bout  de  cette  vie  démesurément  prolongée, 
géant  vide  de  sang,  séché  dans  le  vent,  inerte  aux  saisons,  un  jour 
sent  cracfuer  sa  formidable  charpente,  devenue  fragile  et  que  ne  nour- 
rissent plus  ses  racines,  et  il  s'écroule,  comme  un  rêve,  comme  une 
montagne,  comme  un  espoir,  comme  un  empire,  au  milieu  d'un  nuage 
de  poussière  fait  de  l'impalpable  poudre  de  son  aubier  et  de  sa  moelle 
désagrégés,  pulvérisés  silencieusement  par  l'œuvre  du  temps  qui  vient 
à  bout  de  tout  pour  détruire  comme  pour  créer. 

Et  le  séquoia,  après  avoir  connu  la  vie,  connaît  enfin  ce  que  l'on 
nomme  la  mort. 

L'histoire  du  gigantesque  est  bien  belle.  Elle  a  l'envolée  d'un  poème, 
la  précision  d'une  description  scientifique,  les  élans  réfléchis  d'une 
évocation  philosophique  et  elle  s'ennoblit  de  cette  sérénité  forte  et 
harmonieuse  que  les  esprits  élevés,  vraiment  épris  des  visions  de  la 
nature  puisent  à  les  contempler. 

M.  Renan,  qu'André  Thérive  a  pris  pour  héros  de  son  roman, 
conçu  à  la  fois  dans  la  manière  de  Jules  Verne  et  d'Anatole  France, 
fut  une  façon  de  séquoia  de  la  philosophie.  Il  eut  une  existence  longue, 
laborieuse,  et  son  esprit,  comme  la  cime  du  «  Gigantesque  «s'élevait 
fort  au-dessus  du  sol,  où  ses  racines  celtiques  plongeaient  très  loin 
dans  le  passé. 

Le  séquoia,  demeure  attaché  à  la  terre  qui  le  retient  et  d'où  il  tire  les 
ahments  de  sa  vie.  M.  Renan,  le  M.  Renan  d'André  Thérive  est  atta- 
ché à  son  Collège  de  France,  à  ses  cours  de  hi  Sorbonne,  à  mille  obliga- 
tions, qui,  vers  le  sommet  de  sa  carrière  le  contraignaient  à  ne  point 
quitter  Paris,    sauf  pendant  de  courtes  vacances. 

Afin  de  pouvoir,  avec  moins  de  fatigue,  continuer  ses  chères  études 
et  satisfaire  à  certaines  corvées  officielles,  le  M.  Renan  du  roman  con- 
çoit le  projet,  ayant  rencontré  un  sosie  hébraïsant  comme  lui,  de  se 
décharger  d'une  partie  de  ses  corvées,  en  se  faisant  remplacer  par  cet 
autre  lui-même,  docile  et,  malgré  son  érudition,  totalement  dépourvu 
de  volonté  et  de  jugement  personnel. 

La  fable  est  assez  bien  imaginée,  dans  tout  ce  qu'elle  comporte 
d'ailleurs  d'irrespectueux  pour  un  grand  homme. 

La  fiction  rappelle  un  fort  joli  roman,  œuvre  d'une  femme  de  lettres 
irlandaise  (M.  P.).  C'était  l'aventure  d'un  membre  du  Parlement,  en 
proie  à  la  manie  de  la  morphine  et  qui,  un  soir,  à  travers  lesbrouillards 
de  Londres  aperçoit  un  vagabond  qui  lui  ressemble  .  11  s'entretient  nvec 
ce  ménechme  qui  lui  a  demandé  du  feu  pour  allumer  sa  cigarette.  Le 
vagabond  est  un  homme  instruit,  raté  de  la  vie.  Le  morphinomane  voit 
un  moyen  de  satisfaire  son  vice  ou  de  se  guérir,  en  se  faisant  rempl  icer 
pendant  certaines  absences  par  cet  individu,  d'esprit  distingué,  sans 
ressources  et  qui  lui  ressemble.  La  substitution  va  très  loin,  car  le 
membre  du  Parlement  est  marié.  Son  sosie  prend  sa  place,  d'abord 


VIE  LITTÉPAIEE  :  POLB  LIRE  EN  VACANCES  1029 

dans  son  travail,  aux  Communes,  puis,  peu  à  peu  à  son  foyer.  Le  mor- 
phinomane est  incapable  de  se  délivrer  de  sa  funeste  passion.  Sa  femme 
qui  n'a  pas  été  mise  dansTaconfidencedecetteexcentriqueconvention, 
sans  se  rendre  compte  dune  manière  précise  qu'un  étranger  sest  glissé 
entre  elle  et  son  mari,  est  surprise  des  succès  remportés  par  ce  remjjla- 
çant  intelligent  et  actif.  Et  après  s'être  écartée  de  son  vrai  mari,  abruti 
par  son  vice,  elle  en  arrive  à  la  réconciliation  avec  cet  époux  supposé, 
lequel  ne  prend  totalement  auprès  d'elle  la  place  de  l'homme  qui  a 
voulu  ce  troc  étrange,  que  le  jour  où  l'invétéré  morphinomane  suc- 
combant à  la  déchéance  est  mort  et  enterré  sous  le  nom  de  l'aven- 
turier auquel  il  a  volontairement  livré  sa  propre  destinée.  .Joli  roman 
de  la  double  personnalité  et  qui  mériterait  d'être  relu. 

M.  Renan. lui, n'a  pas  de  vice,  mais, vieux  et  fatigué,  il  veut  son  repos, 
et  Antoine  Pugeat.  ancien  séminariste,  fort  versé  dans  les  langues 
orientales  et  déplorable  raté,  a  accepté,  puisqu'il  ressemble  à  l'illustre 
auteur  de  la  Vie  de  Jésus,  de  prendre  parfois  sa  place  dans  de  fasti- 
dieuses cérémonies  officielles  et  de  l'aider  dans  ses  travaux. 

Or,  il  s'agit  un  jour  d'aller  chercher  à  Port-Saïd,  une  pierre  votive 
de  Teïma  portant  une  inscription  en  caractères  araméens.  Les  savants 
allemands  ont  eu  un  estampage  de  cette  inscription  en  même  temps 
que  Renan.  La  traduction  qu'ils  en  ont  donnée  n'est  peut-être  pas 
exacte.  Pour  l'amour  de  l'épigraphie.  Renan  presse  Antoine  Pugeat 
d'aller  chercher  lui-même  la  fameuse  pierre,  que  les  épigraphistes 
germains  sont  capables  de  faire  voler  afin  d'avoir  l'exclusivité  de  la 
traduction  du  texte,  faite  d'après  l'original  même.  Antoine  Pugeat 
hésite.  11  part. 

C'est  ainsi  que  commence  le  fameux  voyage  du  faux  M.  Renan.  Les 
récits  de  voyage  de  Jules  Verne  n'ont  pas  d'autre  début.  Une  conquê- 
te scientifique  à  accomplir,  et  les  tribulations  des  conquérants... 

Nous  sommes  dans  les  années  84-85.  Les  troupes  anglo-égyptiennes 
en  Afrique  centrale  ont  essuyé  défaites  sur  défaites.  La  côte  africaine 
n'est  pas  sûre,  et  le  navire  qui  conduit  Antoine  Pugeat  vers  Alexan- 
drie a  une  avarie. Quelques  passagers,  dont  Pugeat.  descendent  à  terre 
pendant  une  relâche  pour  des  réparations  au  bateau.  Des  bandits  les 
enlèvent  et  les  emmènent  à  l'intérieur. 

Les  compagnons  du  faux  Renan,  sont  un  capitaine  français,  cassé  de 
son  grade  pour  contrebande,  aventurier  exalté  qui  veut  ofuirson  épée 
aux  insurgés  derviches,  pour  combattre  les  Britanniques  qu'il  hait,  trois 
nonnes,  un  prêtre  autrichien  et  des  marchands  «rrecs. 

Le  faux  Renan  est  sauvé  de  la  mort  par  un  exemplaire  du  Coran  en 
arabe  qu'il  avait  mis  dans  sa  poche  à  son  départ,  pour  l 'étudier  en 
route,  et  qui  donne  ù  ses  ravisseurs  une  haute  idée  de  sa  situation,  il 
est  pris  pour  un  vrai  croyant.  H  parle  et  il  lit  l'arabe.  Après  lùen  de> 
fatigues,  leur  troupe  arrive  auprès  de  Mohammad-Ahmed,  le  Madhi 
qui  assiège  Khartoum  où  s'est  enlermé  Gordon-Pacha  à  la  suite  des 


1030  LA    VIE  DES  PEUPLES 

désastres  de  l'armée  d'Hicks-Pacha,  complètement  détruite  par  les 
Derviches. 

Le  faux  Renan  est  considéré  comme  un  grand  sage,  un  saint  der- 
viche; et,  l'un  des  confidents  du  Madhi  lui  donne  le  surnom  de  «  Lu- 
mière intermittente  ».  Il  fait  de  son  mieux  pour  adoucir  le  sort  de  ses 
compagnons.il  marie  une  des  trois  nonnes,  afin  de  h  i  assurer  la  viet,au- 
ve.  Mais,  malgré  toute  sa  casuistique  laïque,  il  ne  parvient  guère  qu'à 
faire  le  malheur  de  la  sainte  fille,  qui  l'a  reconnu  pour  l'auteur  détesté 
de  la  Vie  de  Jésus,  interprétée  selon  la  science  et  non  point  selon  la 
religion.  Elle  consent,  menacée  des  pires  supplices,  à  épouser  un  des 
marchands  grecs,  le  plus  vieux,  le  plus  laid,  par  esprit  de  pénitence, 
puis,  sur  les  instances  du  faux  Renan  qui  croit  au  pouvoir  bien- 
faisant de  l'amour,  elle  se  sépare  du  vieux  Grec  et  elle  prend  pour 
mari  le  capitaine  Guéret,  l'aventureux  militaire  que  le  Madhi  a 
enrôlé  dans  ses  troupes  avec  un  grade  élevé.  Le  faux  Renan  se  trouve 
dans  une  situation  morale  extraordinaire.  Et  c'est  là  que  se  joue  la 
malice  de  l'auteur  au  dépens  du  vieux  Renan. 

Pour  les  derviches  et  les  sectateurs  du  Madhi,  il  est  un  saint  dans 
leur  religion  Pour  les  quelques  Européens  prisonniers  de  Mohammad- 
Ahmed,  il  n'est  qu'un  vieux  savant,  d'une  grande  célébrité  et  d'un 
scepticisme  ironique.  Pour  les  religieuses  captives,  il  est  un  monstre. 
Enfin  il  est  Antoine  Pugeat,  ancien  séminariste  qui  a  jeté  la  robe  aux 
orties,  poussé  par  des  motifs  mal  définis  d'ailleurs,  point  par  passion, 
point  par  amour  pour  la  science  et  point  davantage  par  manque  fon- 
cier de  foi.  mais  seulement  par  manque  de  caractère. 

La  raillerie  contenue  dans  le  roman  d'André  Thérive,  raillerie  douce 
et  indirecte,  puisque  les  bévues,  les  erreurs,  les  fourvoiements  dans 
lesquels  se  jette,  avec  de  grandes  phrases  commentatrices,  le  faux 
M.  Renan,  ne  peuvent  en  aucune  sorte  atteindre  le  vrai  Renan, 
consiste  à  placer  une  manière  de  succédané  de  Renan,  dans  des  cir- 
constances extraordinaires  et  à  lui  prêterdes  propospseudo-renaniens, 
une  grande  ingéniosité  et  belle  audace,  car  le  vrai  Renan  avait,  dans 
ses  paroles  et  dans  ses  écrits  une  grâce  assez  difficilement  imitable. 

Antoine  Pugeat  nous  fait  un  peu  l'effet  d'un  Renan  de  cinéma 
d'un  de  ces  acteurs,  q\!e  l'on  choisit  afin  de  lui  confier  le  rôle  d'un 
grand  personnage  connu,  non  pour  son  talent,  mais  poursa  ressem- 
blance physique  avec  ce  personnage.  Et  il  faut  alors  toujours  se 
contenter  d'un  à  peu  près. 

Les  épisodes  du  roman  tiennent  également,  par  leur  accumulation 
précipitée  de  cet  art  muet  des  images  en  mouvement,  qui  a  tant  d'in- 
fluence sur  le  théâtre  et  sur  le  livre. 

Le  faux  M.  Renan  est  envoyé  en  parlementaire  à  Gordon-Pacha. 
L'entrevue  du  militaire  et  du  vieux  savant,  leur  conversation  au  mi- 
lieu de  Khartoum  assiégée,  forment  des  pages  très  originales. 

Gordon  était  un  croyant.  Renan  passe  pour  avoir  été  un  sceptique. 


VIE  LITTÉRAIRE  :  POUR  LIRE  EN  VACANCES  1031 

L'ancien  séminariste  et  le  soldat  britannique,  condottiere  illuminé 
la  Bible  dune  main  et  la  courbache  de  lautre,  dans  le  décor  de  Khar- 
toum  mourant  de  faim  et  prêt  à  se  rendre,  se  drcssenl  ainsi  que  dp 
curieuses  figures  animées  de  la  vie  de  l'histoire. 

Khartonm  est  pris,  Gordon  égorgé.  Le  faux  M.  Renan  parvient, 
dans  le  désordre  du  sac  de  la  ville,  à  rejoindre  une  canonnière  de  l'ar- 
mée de  secours  sur  le  Nil.  11  reprend  le  cours  de  sa  mission,  arrive  à 
Port-Saïd  et  il  embanpie  la  fameuse  pierre  de  Teïma  avec  lui  en  reve- 
nant en  France. 

Mais  ses  aventures  l'ont  transformé.  Physiquement,  il  a  maigri,  sa 
barbe  a  poussé.  Il  n'a  plus  l'extérieur  obèse  et  l'apparence  rêveuse  de 
Renan.  Moralement,  au  cours  des  fabuleux  pcri/s  qu'il  a  traversés,  il 
s'est  lassé  de  cette  indulgence  philosophique,  de  cette  adaptation  per- 
pétuelle de  son  esprit  aux  circonstances,  de  ce  dédain  indulgent  et 
souriant  aux  fautes,  aux  crimes,  à  toutes  les  aberrations  humaines 
jugées  du  point  de  \aie  de  Sirius  à  la  Renan.  Il  est  redevenu  Antoine 
Pugeat,  un  pauvre  être  qui  a  manqué  sa  vie,  et  qui  n'est  ni  un  reli- 
gieux, ni  un  athée,  ni  un  travailleur  manuel,  ni  un  travailleur  intel- 
lectuel, ni  un  ami.  ni  un  ennemi  de  Dieu  et  des  hommes.  André  Thé- 
rive  a  peut-être  voulu  nous  montrer  avec  un  art  littéraire  plein  d'agré- 
ment l'ombre  de  Renan,  l'ombre,  la  silhouette  élargie,  rapetissée. 
allongée,  déformée,  tantôt  précise,  tantôt  floue,  tantôt  burlesquement 
déformée,  tantôt  harmonieuse  aussi  selon  la  position  du  vieux  pen- 
seur éclairé  par  le  grand  soleil  de  la  vérité  qu'il  cherchai!  comme  il  le 
pouvait  avec  des  moyens  humains  et  une  bonne  foi  qui  était  sa  foi. 
«  Verilatem  dilexi.  » 

Le  Voyage  de  M.  Renan  nous  ramène  vers  ces  deux  personnages, 
curieux  par  leurs  œuvres  et  par  leur  personne  :  Ernest  Renan  et  Chi- 
nese-Gordon.  Le  livre  nous  incite  à  relire  les  admirables  lettres  que 
ces  deux  hommes  surprenants  et  pleins  de  contrastes  écrivirent  l'un 
et  l'autre  à  leurs  sœurs,  confidentes  de  leurs  pensées  intimes.  Il  nous 
fait  penser  enfin  à  cet  antagonisme  que  nous  voyons  se  perpétuer. 
l)ien  qu'atténué,  entre  l'esprit  français  et  l'esprit  anglo-saxon,  et 
dont  nous  trouvons  les  traces  dans  ce  premier  volume  des  mémoires 
de  '(  Ln  première  guerre  mondiale  i.  publié  par  le  lieutenant-colonel  Re- 
pington  et  déjà  brillamment  analysé  et  signalé  dans  la  Vie  des  Peu- 
ples. On  y  saisit  pêle-mêle  une  foule  de  petites  notations,  propos  de 
camps,  de  table  et  de  bureaux  officiels,  très  intéressantes.  Les  propos 
de  table  sont  tellement  abondants,  que  ces  mémoires  ont  valu  au  lieu- 
tenant-colonel Repinglf)n  un  surnom  cruel  lancé  parle  Punch  :  »  The 
dirûng  ivarrior  »  \e  guerrier  dînant,  jeu  de  mot  sur  « ///p  dying  war- 
rior  »  le  guerrier  mourant,  la  statue  antique  célèbre. Dès  la  première  pa- 
ge du  livre,  nous  avons  une  révélation  amusante.  Le  quartier  général 
belge  à  La  Panne  était  installé  au  début  de  la  guerre  dans  un  petit 
cottage  encombré  de  livres. 


1032  LA    VIE  DES  PEUPLES 

...  «  Avant  la  guerre  un  Allemand,  le  D'  Reich,  y  avait  élu  domicile,  donnant 
à  La  Panne  la  préférence  sur  toute  autre  localité  parce  que  ce  village  était  en- 
tièrement écarté,  qu'on  y  pouvait  mener  une  existence  des  plus  simples  et  qu'on 
ne  voyait  pas  de  soldats  dans  les  environs.  Le  savant  était  venu  là  pour  écrire 
un  livre  sur  la  paix  universelle.  La  guerre  le  surprit  au  beau  milieu  de  son  travail. 
Reich  fut  interné;  son  cottage  servit  de  cantonnement  à  des  gendarmes  dont  on 
apercevait  les  sabres  et  les  revolvers  suspendus  au-dessus  des  livres  précieux 
abandonnés...  Exemple  bien  frappant  de  la  vanité  des  aspirations  de  l'homme   !  » 

Qu'aurait  dit  Renan,  ou  qu'aurait  dit  Antoine  Pugeat  en  face  de 
ce  retour  des  choses  d'ici-bas?  Renan  est  le  philosophe  artiste  issu  de 
notre  civilisation  française  qui  a  le  goût  de  tout  expliquer  par  la  lo- 
gique, ce  qui  entraîne  le  Français  à  de  belles  œuvres  claires  et  parfois 
à  des  entreprises  dangereuses.  Le  lieutenant-colonel  Repington  est 
un  anglais  type,  philosophe  à  sa  manière,  très  convaincu  qu'il  appar- 
tient à  une  élite,  par  les  habitudes  de  vie.  par  l'entente  des  faits,  par 
une  sorte  d'insouciance  élégante  et  confortable,  grâce  à  quoi  le  Britan- 
nique diversifie  son  existence  et  fait  deux  parts  de  sa  vie,  le  travail 
et  la  distraction.  La  grande  guerre  vue  par  ce  gentleman  accompli,  qui 
passe  des  tranchées  aux  garden  parties  aveclemême  entrain.nousdonne 
une  idée  assez  exacte  de  la  mentalité  anglaise  au  cours  du  conflit 
mondial...  et  même  après. 

Les  Américains  n'ont  pas  ce  laisser-aller  fas'hionable.  Leur  première 
existence  de  pionniers,  et  qui  est  encore  celle  qu'ils  mènentdans nombre 
de  leurs  Etats-frontières,  a  laissé  en  eux  de  fortes  traces,  et  parmi  leurs 
livres  de  prédilection,  les  rêveries  d'un  pionnier,  Henry-David  Tho- 
reau,  ont  conservé  un  très  vif  prestige. 

Louis  Fabulet,  à  qui  nous  devons  de  connaître  Rudyard  Kipling,  a 
traduit  Wnlden,  qui  compte  parmi  les  chefs-d'oeuvre  delà  littérature 
classique    américaine. 

Henry-David  Thoreau,est  un  Américain  d'origine  française,  comme 
l'indique  son  nom,  mêlée  de  sang  écossais,  né  en  1817.  Il  fit  de  bonnes 
études,  fabriqua  de?  crayons  avec  son  père,  puis,  las  de  l'existence 
des  villes  , ayant  assez  d'argent  pour  vivre,  en  1854,  il  se  retira  du 
monde  (à  cette  époque,  aux  Etats-LTnis  la  chose  était  aisée)  et  il  se 
bâtit  une  cabane  {the  log-cabin)  en  poutres  non  équarries  au  bord  de 
l'étang  de  Walden,  dont  il  prit  le  nom  pour  titre  à  son  livre. 

Walden  est  demeuré  une  sorte  de  Bible  pour  les  Américains  bâtis- 
seurs de  cités,  organisateurs  de  grands  trusts,  lanceurs  de  compa- 
gnies de  chemin  de  fer,  défricheurs  de  vastes  territoires,  fondateurs 
d'une  immense  civilisation  édifiée  avec  une  si  prodigieuse  rapi- 
dité et  un  si  formidable  développement  qu'elle  est  une  surprise  pour 
ceux  qui  ont  conscience  de  sa  puissance.  Ces  hommes,  acharnés  au 
labeur  de  la  maîtrise  des  forces  de  la  nature  qu'ils  transforment  pour 
leurs  fins  industrielles,  rasant  la  forêt,  canalisant  les  fleuves  vers  des 
turbines,  rreusant  des  mines,  forant  des  puits  de  pétrole  dans  des  dé- 


VIE  LITTÉRAIRE:  POVR  LIRE  EIS  VACANCES  1033 

serts,  juchant  des  observatoires  au  sommet  des  montagnes,  plantant 
des  champs  d'arbres  t'nii tiers  là  où  s'étendaient  des  forêts  vierges,  sup 
primant  à  coups  de  carabine  de  précision  presque  toute  la  faune  au- 
tochtone, ces  transfigura  Leurs  forcenés  de  leur  immense  pays,  sem.- 
blent  avoir  une  mystérieuse  nostalgie  de  la  nature  qu'ils  violentent. 

Ils  détruisent,  ils  bouleversent,  ils  construisent  puis  ils  agglomèrent 
dans  de  populeuses  cités  où  se  pressent  les  usines,  les  comptoirs,  les 
cinémas,  les  universités,  les  ciubs  politiques,  les  lignes  de  tramways, 
les  théâtres,  les  imprimeries  de  journaux,  ils  accumulent  autour  d'eux 
tout  ce  que  le  progrès  matériel  et  intellectuel  peut  leur  procurer  de 
commodités  et  de  jouissances,  en  s" attachant  surtout  avec  passion  à 
tout  ce  que  ce  progrès  vient  leur  apporter  de  moyens  nouveaux  pour 
accélérer  leur  marche  précipitée  vers  plus  de  bien-être,  plus  de  raf- 
finement, plus  de  perfection  et  de  contraintes  civilisatrices,  et  au 
milieu  de  cette  tâche  accomplie  dans  la  fièvre  et  dans  l'enthousiasme, 
ils  conservent  un  vague  regret,  un  cuite  obscur  et  indécis  pour  la  na- 
ture dont  ils  modifient,  si  brutalement  parfois,  les  aspects  sauvages 
et  grandioses. 

Ils  ont  la  nostalgie  de  la  vie  simple,  rustique,  dénuée  de  tout  l'ap- 
pareil compliqué  des  arrangements  et  de  l'ordre  étroit  de  ces  vastes 
chantiers  de  travaux  et  de  plaisirs  intensifiés  que  l'on  nomme  les 
grandes  villes.  Alors  parfois,  pour  quelques  jours,  pour  quelques  se- 
maines, ils  s'en  vont  planter  leur  tente  dans  la  forêt,  au  bord  d'une 
rivière.  Ils  allument  un  feu  de  campement,  ils  pèchent,  ils  chassent, 
ils  s'imaginent  qu  'ils  mènent  l'existence  des  premiers  âges  de  leur  indé- 
pendance nationale.  Pourtant,  ils  ont  emporté  avec  eux  un  gramo- 
phone  qui  fait  virer  sur  son  disque  les  vibrations  sifflantes  d'un  fox- 
trot  ou  d'un  refrain  de  music-hall. 

On  comprend  que  Thoreau,  apôtre  de  camping,  contempteur  des 
cités  soit  resté  pour  les  Américains  l'interprète  idéal  de  leurs  aspira- 
tions profondes,  refoulées  sans  cesse  par  leur  ambition  et  leurs  be- 
soins grandissants,  mais  permanentes  en  leurs  âmes. 

Ecoutez  ce  (jue  dit  Thoreau. 

«  La  simplicité  et  la  moitié  même  de  la  vie  de  l'homme  aux  âges  primitifs 
impliquent  au  moins  cet  avantage,  qu'elle  le  laissent  n'être  qu'un  passant 
dans  la  nature.  Une  fois  rétabli  par  la  nourriture  et  par  le  sommeil  il  contemplait 
de  nouveau  son  voyage.  11  demeurait,  si  l'on  peut  dire,  sous  la  tente  ici-bas 
et  passait  le  temps  à  suivre  les  vallées,  à  traverser  les  plaines  ou  à  grimper  au 
sommet  des  monts.  Mais  voici  les  hommes  devenus  les  outils  de  leurs  outils  ! 
L'homme  qui  en  toute  indépendance  cueillait  les  fruits  lorsqu'il  avait  faim,  est 
devenu  un  fermier,  et  celui  qui,  debout  sous  un  arbre,  en  faisait  son  abri,  un 
maître  de  maison.  Nous  ne  campons  plus  aujourd'hui  pour  une  nuit,  mais  nous 
étant  fixés  sur  la  terre,  nous  avons  oublié  le  ciel.  Nous  avons  adopté  le  Christia- 
nisme simplement  comme  une  méthode  perfectionnée  d'agriculture.  Nous 
avons  bâti  pour  ce  monde  une  tombe  de  famille  et  pour  le  prochain  une  tombe 
de  famille.  Les  meilleures  œuvres  d'art  sont  l'expression  de  la  lutte  que  soutient 
l'homme  pour  s'affranchir  de  cet  étal,  mais  tout  l'effet  de  notre  art  est  de  rendre 


1034  LA    VIE  DES  PEUPLES 

confortable  cette  basse  condition-ci  et  de  nous  faire  oublier  cette  haute  condi- 
tion-là. Il  n'y  a  véritablement  pas  place  en  ce  village  pour  l'érection  d'une  œu- 
vre des  beaux-arts,  s'il  nous  en  était  venu  le  moindre,  car  nos  existences,  nos 
maisons,  nos  rues,  ne  lui  fournissent  nul  piédestal  convenable.  Il  n'y  a  pas  un 
clou  pour  y  pendre  un  tableau,  pas  une  planche  pour  recevoir  le  buste  d'un 
héros  ou  d'un  saint.  Lorsque  je  réfléchis  à  la  façon  dont  nos  maisons  sont  bâties, 
au  prix  que  nous  les  payons  ou  ne  payons  pas,  et  à  ce  qui  préside  à  la  conduite 
comme  à  l'entretien  de  leur  économie  intérieure,  je  m'étonne  que  le  plancher 
ne  cède  pas  sous  les  pieds  des  visiteurs  dans  le  temps  qu'il  admire  les  bibelots 
couvrant  la  cheminée,  pour  le  faire  passer  dans  la  cave  jusqu'à  quelque  solide 
quoique  terreuse  fondation  ». 

La  lerreuse  fondalion  !...  la  terre,  le  sol  natal.  Voilà  vers  quoi  Tho- 
reau  veut  ramener  les  hommes  ! 

Quand  on  pense  que  cette  éloquente  diatribe  contre  les  cités,  les? 
maisons  des  cités  et  leurs  ornements  a  été  écrite  avant  les  derniers 
Jours  de  1850,  dans  la  première  moitié  du  xix^  siècle  on  Amérique, 
alors  que  dominait  sur  presque  toute  l'Union  une  simple  existence 
agricole,  alors  que  les  Etats-Unis  ne  j)ossédaient  pas  la  moitié  de  leur 
population  actuelle,  et  que  les  immigrants  poursuivaient  encore  leur 
loute  à  travers  les  plaines  et  les  forêts,  avec  de  grands  chariots  bâ- 
chés qu'ils  formaient  en  camp  le  soir  pour  se  défendre  contre  les  sau- 
vagese  Lies  déprédations  des  fauves,  ...alors  on  se  demande  ce  que  dirait  le 
philosophe  de  h\  nature  s'il  ressuscitait  aujourd'hui  comme  Rip  Van 
Winkle,  pour  voir  les  nouvelles  villes  encombrées,  l'abandon  des 
campagnes,  Pittsburg  couvrant  de  la  fumée  de  ses  hauts-fournCriux 
l'espace  de  cinq  de  nos  départements  français,  le  Woolworth  Buil- 
ding escaladant  le  ciel  avec  ses  innombrables  étages,  et  'es  sauvages 
indiens  des  réserves  de  l'Oklahoma  enrichis  par  des  puits  de  pétrole, 
roulant  dans  des  autos  Ford  et  écoutant  des  airs  de  rag  limes,  en- 
voyés par  la  T.  S.  F.,  à  des  milliers  de  lieues. 

Thorcau  est  un  J.-J.  Rousseau  américain,  et  son  influence  sur  ces 
fiévreux  conquérants  de  la  civilisation  moderne  ne  peut  être  qu'ex- 
cellente. Les  tendances  des  hommes  ont  besoin  d'opposition  comme 
leurs  gouvernements. 

Walden  reste  pour  les  Américains,  si  peu  méditatifs,  une  source  de 
réflexions.  Sa  lecture  peut  être,  pour  nous  autres  Français,  pleine  de 
suggesl  ions.  Notre  petite  bourgeoisie,  notre  classe  paysanne  n'ont  pas 
un  très  vif  sentiment  de  la  nature,  à  quoi  il  faut  toujours  revenir  pour 
la  santé  du  corps  et  de  l'esprit.  Cela  s'aperçoit  au  mauvais  goût  de 
nos  constructions  campagnardes,  à  l'insouciance  avec  laquelle  nous 
bâtissons  en  gâtant  nos  plus  beaux  sites,  et  à  la  déplorable  santé  de 
notre  race  abîmée  par  l'alcoolisme  et  le  manque  d'exercice  rationnel. 

Ecoutez  encoie  Thoreau  : 

«  Tout  homme  est  le  bâtisseur  d'un  temple,  appelé  son  corps,  au  dieu  qu'il 
révère  suivant  un  style  purement  à  lui,  et  il  ne  peut  s'en  tirer  en  se  contentant 
de  marteler  du  marbre.  Nous  sommes  tous  sculpteurs  et  peintres,  et  nos  maté- 
riaux sont  notre  chair,  notre  sang,  nos  os;  toute  pensée  élevée  commence  sur 
sur-le-champ  à  affiner  les  traits  d'un  homme,  toute  vilenie  ou  toute  sensualité 
à  l'abrutir  ». 


VIE  LITTÉRAIRE  :  POUR  LIRE  EN  VACANCES  1035 

Un  de  nos  meilleurs  écrivains  parmi  la  jeune  pensée  Irançaiso, 
Pierre  Lasserre  a  dit  fort  bien  et  plus  brièvement  : 

«  Les  grandeurs  de  la  pensée  ne  peuvent  pas  rester  longtemps  séparées  des 
grandeurs  de  l'action  ". 

Thoreau  avait  une  vive  imagination  qui  ne  laissait  pas  parfois  de 
l'amener  à  de  poétiques  erreurs. 

Dans  son  Walden,  il  fait  une  merveilleuse  description  de  son  émo- 
tion délicieuse  un  jour  de  pluie  et  de  soleil,  où  il  se  trou\-a  par  hasard 
enveloppé  dans  le  pilier  impalpable  et  multicolore  d'un  grand  arc-en- 
ciel  qui  traversait  le  firmament.  Or,  dernièrement  ce  tut  aux  Etats- 
Unis  la  question  de  savoir,  nul  ne  s'étant  encore  trouvé  enclos  dans  le 
pillier  d'un  arc-en-ciel,  si  réellement  cette  merveille  était  possible. 
Des  physiciens  et  des  météoiologistes,  prouvèrent  qu'un  pareil 
bonheur  n'était  pas  réalisable.  Si  l'on  voit  un  arc-en-ciel  Ion  n'es 
point  dedans.  Si  par  hasard  on  se  trouve  directement  dons  la  zone 
qu'il  couvre,  on  ne  le  voit  pas. 

Thoreau  avait  rêvé.  L'arc-en-ciel  est  l'image  du  bonheur  humain. 
On  n'en  a  la  vision  qu'à  distance  lorsqu'on  lo  désire  ou  lorsqu'on 
l'a  perdu.  Lorsqu'on  le  possède,  on  n'en  a  pas  conscience.  L'aventure 
de  l'arc-en-ciel  est  la  seule  objection  que  l'on  ait  fait  aux  Etats-Unis 
à  l'œuvre  de  Thoreau  qui  est  celle  d'un  poète  plein  de  charme  et  d'amu- 
sement pittoresque  et  parfois  de  profondeur.  Elle  n'arrêtera  pas 
le  cours  du  temps  et  ne  ressuscitera  pas  la  log  cabin  qui  disparaît 
très  vite,  même  dans  le  Sud,  oii  de  confortables  et  élégantes  maisons 
de  bois  joliment  travaillé  la  remplace;  mais  Walden  est  rempli  d'air, 
de  lumière,  de  frissons  aquatiques,  de  parfums  sylvestres.  Ce  sont 
des  grâces  éternelles. 

Les  Américains,  sont  fort  préoccupés  de  leur  organisation  sociale. 
Thoreau  n'a  pas  voulu  faire  fortune  dans  les  crayons.  Mais  beau- 
coup d'autres  de  ses  concitoyens  nont  p.iS  rougi  (au  contraire)  de 
recueillir  des  millions  de  dollars.  Les  Etats-Unis,  où  tout  est  grand, 
sont  le  pays  des  fortunes  colossales  attachées  à  des  entreprises  gigan- 
tesques. Cela  piéoccupe  les  Américains  à  un  double  point  de  vue. 
D'abord,  ces  fortunes  sont  lelhiment  énormes  qu'elles  ne  peuvent 
])lus  être  entamées  et  se  diminuer,  \enir  se  perdre  dans  la  collecti- 
vité. Elles  s'accroissent  et,  par  conséquent,  elles  constituent,  au 
milieu  de  cette  démocratie,  de  véritables  fiefs,  tout  puissisnts  sur  les 
affaires  et  sur  la  politique.  Le  fait  est  indéni;ible.  Ensuite,  les  entre- 
prises qui  font  la  base  de  c(s  fortunes  sont  à  la  merci  des  héritiers 
qui  peuvent  les  gérer  selon  leur  cai)rice,  parfois  pour  le  plus  grand 
dommage  du  public,  car  en  Amérique,  où  le  public,  l'opinion  publique 
sontet  veulent  demeurer,  les  maîtres  ultimes,  l'on  pense  avec  quelque 
raison  que  les  grandes  entreprises  industrielles  et  commerciales  ont 


i03è  LA  VIE  DES  PBVPLÈb 

été  crées  [lour  le  public  et  non  pas  le  public  pour  les  entreprises- 
Ce  principe  des  droits  suprêmes  de  la  collectivité  est  profondément 
ancré  dans  l'âme  de  tout  américain.  C'est  à  ce  point  qu'un  homme  de  la 
plus  haute  valeur,  H.  G.  Hoover,  le  Secrétaire  actuel  du  commerce, 
taisant,  poussé  par  ses  amis,  sa  campagne  électorale  présidentielle  et 
développant  son  programme  d'action,  exposa  des  conceptions  hc^rdies 
touchant  l'héritage  :  Hoover  admettait,  non  pas  le  dépouillement  des 
héritiers,  mais  une  certaine  limitation  de  leurs  droits.  Il  jugeait 
dangereux  et  préjudiciable  à  l'intérêt  public  qu'une  grande  affaire 
périclitât,  parce  que  livrée  légalement  à  la  mort  de  son  fondateur, 
à  des  mains  inexpertes,  improbes  ou  insouciantes.  Et  il  réclamait  le 
mécanisme  légrtl  d'une  mise  en  tutelle  des  grandes  entreprises.  L'idée 
était  audacieuse.  On  peut  croire  qu'elle  fit  à  Hoover  un  certain  tort 
dans  le  parti  républicain  auquel  il  se  rattachait  et  dont  il  réclamait 
l'estampille  officielle. 

Harlan  Eugène  Read  la  reprend  et  la  propage  avec  plus  d'audace, 
car  il  préconise  une  véritable  confiscation  de  la  richesse  acquise, 
afin  de  supprimer  la  classe  des  multi-millionnaires  parasites,  et  vivant 
du  labeur  de  la  nation,  et  afin  également  de  payer  les  frais  de  la 
guerre,  problème  qui  se  pose  aux  Etats-Unis*  comme  en  Europe. 
Si  énorme  que  soit  la  fortune  du  testateur,  chacun  des  héritiers 
directs  ne  pourrait  recevoir  plus  de  100.000  dollars.  Le  reste  retourne 
à  l'Etat. 

Le  projet  est  hardi,  et  Harlan  Eugène  Read  le  présente  avec  une 
méthode  et  une  argumentation  très  habiles. 

Quelle  que  soit  l'opinion  que  l'on  professa  en  face  de  ces  théories, 
qui  répondent,  dans  une  certaine  mesure,  aux  préoccupations  égali- 
taires  américaines,  on  peut  apprécier  dans  le  livre  d'H.  E.  Read, 
ce  qu'il  nous  révèle  des  mœurs  des  Etats-Unis  où,  malgré  les  origines 
démocratiques  du  pays,  ses  libres  coutumes  el  son  absence  de  pré- 
jugés de  caste,  une  aristocratie  se  reforme  extrêmement  forte,  car  elle 
a  pour  appui,  non  un  titre  conférant  quelque  vague  privilège, 
mais  l'argent,  et  des  droits  sur  la  direction  générale  du  travail  de  la 
nation. 

Les  Américains  ont  fait  beaucoup  de  chemin  depuis  Thoreau, 
lorsque  celui-ci  écrivait  : 

«  Je  vois  des  jeunes  gens,  mes  concitoyens,  dont  c'est  malheur  d'avoir  hérité 
de  fermes,  maisons,  granges,  bétail  et  matériel  agricole,  attendu  qu'on  acquiert 
ces  choses  plus  facilement  qu'on  ne  s'en  débarrasse  ». 

Et  H.  E.  Read  écrit  tranquillement  : 

«  Le  droit  d'hériter  d'un  royaume  n'est  pas  plus  absurde  que  le  droit  d'héri- 
ter d'une  grande  fortune  ». 

Les  Anciens  avaient  pour  l'héritage  un  respect  religieux,  que  nous 
n'avons  plus,  même  nous  autres  Eui-opéens  tout  attachés  que  nous 
soyons  à  nos  traditions. 


VIE  LITTÉRAIRE  :  POUR  LIRE  EN  VACANCES  1037 

L'histoire  du  bouclier  d'Alexandre  est  la  tragique  aventure  mythique 
d'un  héritage  transmis  par  Alexandre  le  Grand  à  une  de  ses  descen- 
dantes, et  c'est  aussi  le  récit  d'un  voyage  à  travers  ce  que  nous  nom- 
mons aujourd'hui  l'Orient  moyen;  cette  Grèce,  cette  Macédoine, 
cette  Albanie,  ces  confins  de  l'Asie,  berceau  de  la  civilisation  de  l'Eu- 
rope, oùles  Européens,  après  la  giande  guerre,  luttent  entre  eux  pour 
des  puits  de  pétrole,  des  concessions  de  mines  ou  d'exploitations  de 
bois,  ou  pour  obtenir  ce  droit  de  dominer  diplomatiquement,  contenu 
dap.s  cette  expression  imprécise  mais  qui  tient  tant  de  choses  en  deux 
mots  :  «  des  zones  d'influence  ». 

L'aventure  de  Ghrysanthe,  le  marin  tarentin,  lancé  à  la  conquête 
du  bouclier  d'Alexandre,  gv.vdé  dans  les  défilés' de  l'Araxe  par  les- 
grands  lions  de  pierre,  peut  être  rapprochée  de  ce  remous  de  con- 
voitises, qui  précipite  les  Occidentaux  européens  vers  ces  beaux  pays 
engourdis  depuis  des  siècles,  dans  une  léthargie  que  la  grande  guerre 
a  secoué  à  peine,  pour  venir  s'emparer  des  trésors  dont  ils  ne  font 
rien  et  dont  ils  ne  sont  que  les  passifs  et  ignorants  gardiens. 

Thalestris,  reine  des  Amazones,  a  eu  d'Alexandre  une  fille  après 
s'être  unie  au  plus  vaillant  des  hommes  pour  faire  souche  d'un  enfant 
héroïque.  En  quittant  Alexandre,  Thalestris  a  reçu  en  souvenir  sou 
grand  bouclier  noir  de  Pallas  Troyenne,  orné  au  centre  de  la  tête  de 
Gorgone. 

Cette  fille  de  l'Amazone,  recueillie  piir  Pyrétos  le  Centaure,  et 
nommée  par  sa  mère  :  Perséis  Aior  pata  (la  tueuse  d'hommes),  éle- 
vée parmi  les  nymphes,  n'a  pas  dans  son  cœur  lu  farouche  énergie  de  sa 
mère,  l'intrépidité  conquérante  de  son  père.  Plus  femme  que  guerrière, 
elle  préfère  aux  armes  les  vêtements  et  les  chansons.  Elle  réchauffe 
sur  son  sein  les  oisillons  tombés  du  nid,  elle  berce  dans  ses  bras  les 
agneaux  nouveaux-nés;  elle  enchante  les  abeilles.  Elle  a  consulté 
l'Oracle  des  chênes.  Un  homme  doit  venir  de  la  mer  vers  elle,  pour 
conquérir  le  bouclier.  Alors,  elle  accomplira  la  rite  des  Amazones, 
imposé  par  Diane.  Elle  s'unira  à  l'étranger  et  le  tuera  pour  garder  le 
bouclier  et  pour  n'être  pas  tuée  par  cet  homme. 

En  vérité,  voilà  l'image  symbolique  de  la  conquête  occidentale. 
L'auteur  a-t-il  pensé  à  cette  interpréta tion  de  son  livre  ? 

Chrysanthe  est  envoyé  à  la  recherche  du  bouclier  d'Alexandre 
par  son  oncle,  un  changeur,  un  banquier  de  Thessalonique.  Il  traverse 
la  mer.  Il  voyage  à  travers  mille  difficultés,  conduit  par  un  Scythe 
avec  une  troupe  de  Macédoniens  que  découragent  les  fatigues  et  les 
maladies,  vers  le  défilé  de  l'Araxe. 

Arrivé  presque  au  but  il  laisse  ses  compagnons  à  leur  campement  et 
s'engage  dans  le  défilé.  H  s'égare,  cherche  son  chemin.  Un  cavalier 
est  devant  lui. 

«  Son  costume,  analogue  à  celui  que  les  Scythes  ont  emprunté  des  anciens 
Persos  —  justaucorps  droit  et  longs  caleçons  bariolés  —  était  fait  de  poaux  de 

AODT  11 


1038  LA    VIE  DES  PEUPLÉS 

chevreau  souples  et  fines,  peintes  avec  le  suc  des  plantes  en  couleurs  crues, 
bleu,  vert  et  noir.  Les  motifs  ornementaux,  semés  d'étoiles,  corolles,  feuillages, 
simulaient  la  plus  riche  broderie.  Ces  mêmes  motifs  couvraient  les  chaussures, 
cousues  sur  la  forme  du  pied,  et  le  petit  bonnet  conique  qui  laissait  dépasser 
seulement  deux  touffes  de  cheveux  blonds  ». 

C-'esL  Perséis,  sous  des  habits  d'homme.  Dès  que  Chrysanthe,en  lui 
demandant  son  chemin,  lui  a  révélé  qu'il  vient  «  de  la  mer  »,  Perséis 
se  souvenant  de  l'oracle,  conduit  Ghrysanthe  vers  le  Centaure... Et  le 
rite  s'accomplit. 

Dans  l'obscurité  de  la  nuit,  Perséis  vient,  sa  hachette  à  la  main 
s'unir  à  Ghrysanthe.  Mais  l'Amazone-Femme,  n'a  pas  le  courage  de 
tuer  l'homme  «  qui  vient  de  la  mer  »  et  qui  a  possédé  son  corps  de  vier- 
ge. Au  lever  du  jour,  elle  le  contemple  dans  le  profond  sommeil  où  il 
est  tombé.  Désarmée,  de  ses  mains  elle  caresse  le  cou  du  dormeur. 
Ghrysanthe  à  ce  contact  se  réveille.  Les  yeux  encore  vagues,  d'un 
geste  brusque  il  saisit  son  poignard  et  l'enfonce  jusqu'à  la  garde  dans 
la  poitrine  de  l'Amazone  qui  l'épargnait.  Perséis  tombe.  Ghrysanthe 
lui  arrache  son  voile.  11  reconnaît  le  cavalier  qui  l'a  accueilli  dans  le 
défilé  où  il  s'était  perdu,  et  il  crie  de  douleur  d'avoir  tué  la  trop  pi- 
toyable Amazone. 

Ghrysanthe,  touché  par  l'amour  pour  la  première  fois  ne  s'empare 
pas  du  bouclier.  Il  couche  dans  son  ove  creux  le  beau  corps  sans  vie 
de  Perséis  et,  pendant  que  le  Gentaure  Pyrétos,  avec  toute  la  troupe 
des  demi-dieux  sylvestres,  rend  les  honneurs  funèbres  à  la  fille  de 
Thalestin,  il  part  rejoindre  ses  compagnons. 

De  retour  à  Tarente,  Ghrysanthe  s'engage  comme  rameur  sur  un 
navire  en  partance  pour  les  mers  hyperboréennes  à  la  recherche  de 
terres  nouvelles  et  de  la  fabuleuse  Thulé... 

Les  charmes  de  la  fable  des  temps  héroïques  de  la  Grèce  anime  ce 
roman  tiré  des  plus  vieilles  légendes  antiques  et  que  le  hasard  des  si- 
militudes rapproche  des  événements  actuels,  si  surprenants  et  si  gran- 
dioses que  dans  des  millénaires  à  venir,  leur  ensemble  formera  peut- 
être  aussi  une  mythologie. 

Marcelle  Vioux,  l'an  dernier,  a  donné  l'histoire  d'une  pécheresse 
de  notre  temps,  VEnlisée,  un  roman  cruel,  plein  de  terribles  détails, 
et  dans  la  liberté  de  son  expression,  d'une  portée  morale  incontes- 
table. Aujourd'hui,  danst/ne  Repentie,  «  l'enlisée  »  est  Marie- Magde- 
leine,  la  plus  grande  et  la  plus  touchante  de  toutes  les  femmes  qui 
firent  de  l'amour  leur  joie  et  leur  torture.  Marie-Magdeleine  est  une 
Amazone  vaincue.  Née  pour  la  perdition  des  hommes,  devant  le  Sau- 
veur, elle  abdique  son  audace  et  sa  lascivité  perverses.  Gomme  l'Ama- 
zone de  la  fable  païenne,  elle  laisse  tomber  sa  hachette  au  double 
tranchant,  de  désir,  de  volupté  provoquante,  mais  le  lien  qui  l'unit 
au  Sauveur  n'est  pas  un  lien  de  chair,et  elle  meurt  lorsque  son  vain- 
queur, le  vainqueur  de  la  Mort,  ressuscite  et  lui  laisse,  à  cette  pèche- 


VIE  LITTÉRAIRE:  POUR  LIRE  EN  VACANCES  i039 

re^se,  désormais  sainte  entre  les  femmes,  le  bouclier  de  son  pardon  qui 
la  protège  à  jamais  dans  l'éternité. 

Qu'auraient  pensé  le  vrai  et  le  faux  Renan  et  Gordon,  l'apôtre  h 
la  courbache,  de  cette  interprétation  émouvante  du  ne  grande  image 
sacrée,  d'un  mysticisme  féminin  et  très  oriental?... 

Pour  ceux  des  voyageurs  qui,  durant  ces  vacances,  iront  faire  une 
visite  à  l'Exposition  de  Marseille,  oîi  l'Extrême-Orient  tient  une  si 
grande  place,  les  Trois  femmes  annamites  de  Chivas-Baron  jette- 
ront quelques  clartés  sur  la  psychologie  sentimentale  des  petites  ton- 
kinoises, pleines  de  résignation  et  de  tendresse  refoulées.  Celles-là 
n'ont  rien  des  amazones,  ni  des  repenties.  La  simplicité  de  leur  cœur 
est  grande  et  leur  soumission  aux  hommes  complète.  Elles  ne  savent 
pas  ce  que  c'est  (fue  le  péché.  Elles  n'ont  d'autre  culte  que  la  religion 
des  ancêtres.  Et  pourtant,  il  y  a  une  certaine  .Madame  Hoa.  épouse  de 
deux  maris  européens  successifs,  qui  se  la  repassent  dans  leur  bail. 
après  avoir  terminé  leur  séjour  de  fonctionnaire,  et  qui  semble  avoir 
compris  les  avantages  de  la  civilisation  occidentale.  Madame  Hoa  esl 
fort  intéressante.  La  question  du  mélange  des  sangs  européens  et  indigè- 
nes est  effleurée  là,  d'une  touche  légère,  mais  on  sent  bien  que  lorsque 
Madame  Hoa  se  décide  à  ne  pas  faire  laquer,  selon  la  coutume,  les 
dents  de  ses  filles,  nées  d'un  père  français.,  la  religion  des  ancêtres  su- 
bit une  atteinte,  et  qu'une  transformation  s'opère. 

L'Annam  se  métamorphose  par  ces  métis,  comme  l'Inde  par  ses 
babous.  Les  idées  européennes  filtrent  à  travers  l'Asie,  grâce  à  ces  in- 
dividus de  race  croisée,  plus  aptes  que  les  autres  à  comprendre  l'Eu- 
rope, à  assimiler  sa  culture,  ses  préjugés  aussi,  et  qui  deviennent,  fi- 
nalement, très  redoutables  à  l'Europe.  Jamais  pous ne  serons  assez  bien 
renseignés  sur  nos  frères  jaunes  qui  pullulent  aujourd'hui  sur' leur 
continent  immense,  ce  continent  dont  la  petite  Çurope  ne  forme  que  le 
dernier  promontoire  en  face  de  l'Atlantique.  Et,  pour  se  renseigner,  je 
le  redis  encore,  sur  nos  frères  jaunes,  sur  nos  semblables,  sur  la  nature 
et  sur  la  vie,  pour  ceux  que  le  voyage  n'emportera  pas  dans  sa  diver- 
sité récréante,  instructive,  rajeunissante,  il  n'est  rien  de  tel  que  de  lire 
les  livres  variés  que  produisent  au  lendemain  de  la  guerre  les  cer- 
veaux sortis  de  leur  stujieur  et  pressés  de  s'exprimer  enfin,  à  peu 
près  librement, 

Claude  Bjlrton 


VIE  ÉCONOMIQUE 


L'industrie  du  bâtiment  et  la  crise  du  logement 

Les  difficultés  que  l'industrie  du  bâtiment  rencontre  en  France  se 
manifestent  avec  plus  d'intensité  encore  en  Allemagne  à  raison  du 
déséquilibre  des  prix.  La  crise  du  logement  reste  toujours  aiguë,  elle 
y  est  d'autant  plus  sensible  que  la  population  ne  cesse  pas  de  s'ac- 
croître. 

Le  Gouvernement  et  les  administrations  locales  cherchent  à  remé- 
dier au  mal  par  des  solutions  improvisées  dont  les  conséquences  sont 
difficiles  à  prévoir. 

La  nouvelle  loi  sur  les  loyers  maintient  le  double  principe  de  la 
limitation  du  prix  des  loyers  et  du  rationnement  des  logements.  A 
l'égard  du  loyer,  elle  prend  pour  base  le  loyer  de  1914  qu'elle  permet 
de  majorer  légèrement  (à  Berlin  de  70  %)  en  vue,  disent  les  déclara- 
tions officielles,  de  compenser  la  dépréciation  de  l'argent.  Mais  comme 
celle-ci  dépasse  actuellement  3.500  %,  les  locataires  sont  logés  à  peu 
près  gratuitement  et  les  propriétaires  d'immeubles  sont  presque 
complètement  privés  de  revenu  réel. 

En  conséquence,  ils  continuent  à  ne  plus  entretenir  les  maisons;  la 
détérioration  de  celles-ci  s'accroît  rapidement  au  point  de  devenir 
dangereuse.  Aussi  la  loi  nouvelle  décide-t-elle  que  les  locataires  devront 
payer  les  réparations.  11  reste  à  voir  si  cette  disposition  pourra  pra- 
tiquement recevoir  une  application  générale  dans  l'état  actuel  des 
choses.  Elle  ne  procurerait,  en  tout  cas,  aucun  revenu  au  proprié- 
taire. Les  créanciers  hypothécaires  resteraient  également  lésés.  De 
cette  perte  de  revenus  privés,  résulte  pour  l'Etat  une  perte  d'impôts 
au  profit  des  locataires. 

Il  va  de  soi  que  le  crédit  hypothécaire  a  cessé  de  fonctionner  et 
qu'il  ne  se  construit  plus  d'immeubles. 

Ce  n'est  pas  seulement  la  ruine  des  propriétaires  qui  s'y  oppjse, 
mais  encore  la  difficulté  d'établir  des  devis  en  présence  du  mouve- 
ment ascendant  dos  prix  de  construction.  En  avril  dernier,  le  prix 


LE  BATIMENT  ET  LA  CRISE  DU  LOGEMENT  1041 

des  tuiles  était  devenu  39  fois  plus  élevé  qu'en  1914,  celui  du  ciment 
22  fois,  celui  de  la  chaux  33.  celui  du  bois  53,  celui  des  ferrures  56, 
celui  du  verre  75.  Le  prix  des  transports  et  du  travail  aussi  a  augmenté, 
quoique  dans  des  proportions  moindres.  Le  salaire  des  maçons  et 
charpentiers  est  devenu  14  fois  plus  fort;  celui  des  manœuvres  20  fois. 

La  cherté  des  matériaux  de  construction  se  trouve  accentuée  par  le 
fait  que  l'Allemagne,  qui  en  importait  beaucoup  avant  la  guerre  (no- 
tamment du  bois),  n'en  importe  que  fort  peu  aujourd'hui  et  a  repris 
ses  exportations. 

La  situation  serait  donc  sans  issue  si  les  principes  ne  comportaient 
pas  d'exceptions.  Mais  les  nouvelles  lois,  très  rigoureuses  pour  les 
immeubles  existant  avant  1919,  laissent  toute  latitude  aux  proprié- 
taires qui  feraient  construire  des  maisons  neuves  pour  se  couvrir  de 
leurs  frais  et  risques.  Non  seulement  ilsbénéficient  de  quelquesexemp- 
tions  fiscales,  mais  encore  rien  ne  limite  leur  droit  d'exiger  des  loyers 
aussi  élevés  que  possible  et  de  stipuler  des  accroissements  ultérieurs 
proportionnels  à  la  dépréciation  de  la  monnaie.  Comme  contrepartie, 
les  locataires  des  maisons  en  construction  auront  l'avantage  de  n'être 
plus  rationnés  quant  au  nombre  de  pièces  qu'ils  pourront  occuper. 

Ces  dispositions  ont  provoqué  la  construction  de  maisons  luxueuses. 
Seuls,  en  effet,  les  locataires  opulents  peuvent  s'engager  à  payer  des 
loyers  couvrant  les  frais  d'intérêt  et  d'amortissement  d'immeubles 
construits  aux  prix  actuels.  D'autre  part,  on  a  édifié  un  assez  grand 
nombre  de  locaux  commerciaux  et  industriels.  Enfin,  certaines  muni- 
cipalités et  des  sociétés  souvent  subventionnées  ont  activement  déve- 
loppé la  construction  d'habitations  ouvrières.  Il  en  a  été  ainsi  notam- 
ment dans  la  région  minière  de  la  Rhur. 

Au  total,  en  1921,  58.700  maisons  d'habitations  nouvelles  se  sont 
élevées  en  Allemagne.  Au  commencement  de  1922,  on  annonçait 
qu'un  crédit  de  100.000.000  de  marks  seraitaftectécomme subvention 
à  l'édification  de  6  à  7.000  maisons  destinées  surtout  à  des  travailleurs 
employés  par  l'Etat  prussien.  Dans  les  trois  dernières  années,  la  ville 
de  Francfort  a  dépensé  140  millions  de  marks  en  constructions  ou 
transformations  de  logements.  Les  loyers  qu'elle  en  retire  sont  d'ail- 
leurs très  loin  de  lui  permettre  de  couvrir  ses  dépenses. 

Malgré  ces  efforts,  il  subsiste  à  Francfort,  comme  dans  toute  l'Alle- 
magne, une  pénurie  grave  de  logements.  La  municipalité  de  cette 
ville  considérait  comme  urgent,  au  printemps,  d'en  construire  3.500. 
Pour  cela,  elle  comptait  sur  de  nouvelles  subventions  de  l'Etat,  sur 
une  augmentation  de  taxes  municipales  et  sur  un  emj)runf . 

Grâce  à  cette  baisse,  la  construction  est  devenue  moins  coûteuse  et 
il  sera  possible,  pour  une  somme  donnée,  de  faire  construire  un  plus 
grand  nombre  de  maisons.  D'après  les  renseignements  fournis  par  un 
spécialiste,  sir  H.  Kingsley  Wood,  le  prix  de  revient  poui-  une  maison 


1042  LA    VIE  DES    PEUPLES 

de  trois  pièces,  serait,  depuis  un  an,  tombé  de  £  l.UUU  u  £  4L)U.  Même 
en  admettant  quela  diminution  ne  soitpas  aussi  forte  pour  la  moyenne 
des  maisons,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  la  possibilité  de  construc- 
tion a  beaucoup  augmenté. 

Cependant,  même  en  mettant  les  choses  au  mieux,  le  ministère  de 
l'Hygiène  compte  sur  une  perte  sèche  égale  aux  deux  tiers  de  la  valeur 
des  maisons  construites  sous  son  contrôle.  Il  ne  peut  donc  plus  être 
question  de  développer  les  entreprises  édihtaires  oll'icielles  au-delà 
des  engagements  déjà  pris  en  vertu  de  la  loi. 

En  revanche,  grâce  à  la  baisse  des  prix  de  construction,  l'industrie 
privée  du  bâtiment  commence  à  renaître.  On  le  constate  en  diverses 
villes;  mais  cette  reprise  s'effectue  avec  assez  de  calme  pour  tenir 
compte  des  possibilités  locales  et  ne  provoque  aucun  changement 
soudain  de  l'offre  et  de  la  demande. 

D'ailleurs  la  législation  anglaise,  sans  être  aussi  rigoureuse  que 
celle  de  l'Allemagne,  n'est  pas  très  encourageante  pour  les  capitalistes 
désireux  de  faire  construire  des  maisons  de  rapport.  Elle  limite  à  40% 
l'augmentation  de  loyers  qu'ils  peuvent  exiger  sur  les  maisons  ancien- 
nes par  rapport  aux  prix  de  1914,  quoique  leurs  frais  (sauf  le  loyer  de 
l'argent  pour  les  hypothèques  anciennes  encore  en  cours)  soient 
encore  supérieurs  d'au  moins  80  %  au  niveau  de  1914.  En  consé- 
quence, ces  propriétaires  manquent  plus  ou  moins  de  disponibilités 
à  consacrer  à  des  constructions  neuves.  En  outre,  les  taxes  pesant 
sur  la  propriété  bâtie  ont  beaucoup  augmenté.  D'ailleurs,  depuis  1910 
déjà,  la  législation  fiscale  (dans  le  but  de  réprimer  la  spéculation  sur 
les  terrains)  était  extrêmement  rigoureuse  pour  les  propriétaires  et 
avait  contribué  à  réduire  l'esprit  d'entreprise  pour  les  affaires  de 
bâtiment. 

La  renaissance  de  l'activité,  qui  est  réelle  dans  cette  branche  d'af- 
faires ne  semble  donc  pouvoir  être  qu'assez  lente. 

Le  mois  dernier,  la  Gazelle  de  Francfort  enregistrait  les  doléances 
des  hommesd'affaires  se  plaignant  de  la  quantitéexcessive  de  capitaux 
et  de  main-d'œuvre  que  l'industrie  u  bâtiment  absorbait  au  détri- 
ment d'autres  branches  d'activité.  ^         ,    j^ .      î^  i^ 

^, ..  w  i  ",.  u 

Une  sensible  amélioration  de  la  situation  s'est  produite  en  Angle- 
terre, au  point  de  vue  du  logement.  Toutefois,  il  convient  de  l'exa- 
miner de  près  et  d'en  reconnaître  les  imperfections. 

Le  fait  évident  est  que  la  pénurie  de  logement  est  moindre.  En  1919, 
on  estimait  à  300.000  le  nombre  de  maisons  à  construire  (il  s'en  cons- 
truisait, en  moyenne,  100.000  par  an  avant  la  guerre);  cette  année, 
le  déficit  paraît  n'être  plus  que  d'environ  250.000.  Bien  entendu,  le 


LE  BATIMENT  ET  LA  CRISE  DU  LOGEMENT  1043 

nombre  de  maisons  construites  depuis  1919  est  intérieur  à  la  différence 
entre  les  deux  nombres.  La  diminution  tient  en  grande  partie  à  ce  que 
les  familles  ont  comprimé  leur  besoin  de  logement.  Les  exigences  à  cet 
égard  sont  plus  modestes  qu'au  lendemain  de  la  guerre.  Peut-être 
aussi  la  reprise  du  mouvement  d'émigration  contribue-t-il  à  alléger 
la  situation. 

Cependant  l'amélioration  piovient  en  grande  partie  d'une  reprise 
de  l'industrie  du  bâtiment.  A  cet  égard,  il  convient  de  distinguer  entre 
les  entreprises  des  autorités  publiques  et  celles  des  particuliers. 

D'après  sir  Alfred  Mond.  ministre  de  l'Hygiène,  220.000  maisons 
auront  été  fournies  par  l'Etat  et  par  les  municipalités  lorsque  aura  été 
exécuté  le  projet  édilitaire  voté  sur  l'initiative'de  son  prédécesseur, 
le  D""  Addison.  Une  partie  de  ces  maisons  est  déjà  construite,  une 
autre  en  voie  de  construction,  une  autre  n'existe  qu'à  l'étot  de  plans. 

En  présence  du  caractère  ruineux  de  la  combinaison,  il  a  été  néces- 
saire, l'an  dernier,  de  réduire  le  projet  du  D'  Addison.  Son  ampleur 
même  compromettait  la  cause  des  locataires  qu'il  était  destiné  à 
servir,  parce  qu'elle  intensifiait  la  hausse  des  prix  de  construction.  11 
y  a  un  an,  l'Etat  a  décidé  de  limiter  à  £10.000.000  par  an  sa  contri- 
bution aux  dépenses  de  construction  officielles  d'immeubles.  Les 
municipalités,  de  leur  côté,  ont.  autant  que  possible,  arrêté  les  frais. 
Il  serait  exagéré  de  dire  que  cette  seule  restriction  ait  suffi  à  faire 
baisser  les  prix  des  matériaux,  les  salaires  de  la  main  d'œuvre,  les 
bénéfices  et  honoraires  des  entrepreneurs  et  architectes  :  on  sait,  en 
effet,  qu'à  l'égard  des  matériaux  notamment,  Us  prix  ont  baissé, 
dans  le  monde  entier,  sons  l'influence  de  diverses  causes.  Mais  il  ne 
faut  pas  oublier  qu'une  de  ces  causes  est,  précisément,  l'arrêt  ou  le 
ralentissement  de  l'industrie  du  bâtiment. 


Elle  est  au  contraire,  très  rapide  aux  Etats-Unis  et  contribue  large- 
ment, ainsi  que  Tavant-dernier  Bulletin  l'a  signalé,  à  la  reprise  de 
l'industrie  du  fer.  Réciproquement,  d'ailleurs,  aux  Etats-Unis  comme 
en  Angleterre,  les  entreprises  de  constructions  ont  été  stimulées 
|)ar  la  baisse  du  prix  des  matériaux.  La  baisse  du  taux  de  Tint  Met 
leur  a,  également,  été  favorable. 

Le  progrès  a  été  particulièrement  sensible  à  partir  de  la  fin  de  lété. 
D'après  les  statistiques  de  l'U.  S.  Department  of  Commerce,  il  >  a  eu 
dans  les  27  Etats  composant  le  Nord-Est  des  Etat-Unis,  jilus  de  con- 
hats  conclus  pour  dos  constructions,  au  mois  de  septembre  1921,  que 
dans  n'importe  quel  autre  mois  de  cette  année  ou  que,  dans  aucun 
mois  de  septembre  des  années  récentes.  Leur  total  surpasse  de  1 1,5  % 
celui  d'août,  tandis  que,  dans  les  dix  dernières  années,  les  contrats 


1044  LA    VIE  DES  PEUPLES 

pour  constructions  conclus  en  septembre  étaient,  en  moyenne,  de 
14,5  %  intérieurs  à  ceux  du  mois  d'août. 

Il  y  a  cependant  plusieurs  catégories  de  constructions  qui  ont 
diminué  d'une  manière  durable  depuis  le  milieu  de  1920.  Telles  sont 
les  constructions  de  locaux  industriels.  En  effet,  ils  avaient  pris  une 
telle  extension  de  1914  à  1920  qu'ils  se  trouvent  plus  que  s'uffisants 
pour  les  besoins  actuels.  De  même  la  crise  économique  générale  a 
arrêté  le  développement  des  constructions  destinées  à  des  adductions 
d'eaux,  à  des  canalisations  pour  le  gaz,  à  des  chantiers  navals,  etc.. 
Mais,  pour  ce  genre  de  constructions,  de  même  que  pour  celles  dont 
les  chemins  de  fer  doivent  bénéficier,  une  reprise  semble  se  dessiner, 
de  même  que  pour  les  écoles  et  autres  édifices  publics. 

Les  constructions  qui,  depuis  la  fin  d'août,  augmentent  le  plus  par 
rapport  à  l'ensemble  sont  les  maisons  d'habitation. Leur  proportion 
pour  les  27  Etats  du  Nord-Est,  était  de  40  %  en  octobre  dernier  et  de 
69  %  en  novembre. 

L'activité  s'est  maintenue  depuis  le  commencement  de  l'année 
courante.  En  mars,  dernier  mois  dont  nous  connaissions  les  résultats, 
le  nombre  et  la  valeur  des  contrats  de  construction  ont  atteint  leur 
maximum.  Dans  166  villes  principales  des  Etats-Unis,  ils  ont  formé 
un  total  de  259.500.000  dollars  contre  126.470.000  dollars  en  mars 
1921 .  Le  progrès  a  été  particulièrement  sensible  à  l'égard  des  maisons 
d'habitation.  A  Gleveland,  vient  d'avoir  lieu  une  grande  exposition 
du  bâtiment  et  de  l'ameublement  destinée  à  faire  connaître  au  public 
les  combinaisons  les  plus  avantageuses  au  point  de  vue  du  confort  et 
de  l'économie. 


En  République  Argentine,  où  la  crise  du  logement  s'est  manifestée 
aussi  l'an  dernier,  la  situation  est  restée  grave  et  la  Chambre  des 
députés  a  voté  récemment  un  projet  de  loi  relatif  aux  loyers. 

Le  seul  remède  efficace  étant  ra"ugmentation  de  la  construction, 
le  Parlement  a,  d'autre  part,  supprimé  les  droits  de  douane  perçus 
sur  l'importation  des  matériaux  de  construction. 

Une  mesure  semblable  a  été  prise  en  Italie. 


VIE  POLITIQUE 


ITALIE 

La  crise  ministérielle. 

L'Italie,  qui  avait  eu  tant  de  peine  à  sortir  de  la  crise  de  l'hiver 
dernier  et  à  former  le  gouvernement  Facta,  est  entrée  à  la  veille  des 
vacances  en  grande  crise  ministérielle.  Le  20  juillet.  M.  Facta  a  été 
renversé  par  288  voix  contre  103.  Rien  de  plus  confus  que  les  origines 
de  cette  crise.  Elle  est  issue  du  malaise  général  de  l'Italie,  de  l'affai- 
blissement de  ridée  d'Etat  dans  ce  pays;  elle  a  été  précipitée  par  des 
intrigues  de  parti,  par  des  arrangements  de  couloir. 

Les  événements  de  Crémone. 

M.  Facta  avait  pris  le  pouvoir  en  un  moment  de  grand  désordre. 
Il  avait  été  choisi,  malgré  son  caractère  d'homme  de  second  plan  et 
peut-être  à  cause  de  ce  caractère.  C'est  un  homme  sage  et  modéré  et 
l'Italie  semblait  redouter  un  président  du  Conseil  énergique  qui  en- 
tendrait faire  respecter  la  loi,  par  les  fascistes,  même  par  l'effusion  du 
sang.  Avec  M.  Facta  on  n'avait  pas  ce  risque  à  redouter.  D'autre  part, 
M.  Facta  était  un  vieux  parlementaire,  on  lui  supposait  une  certaine 
habileté  et  il  était  soutenu  par  son  ami  M.  Giolitti  et  par  la  faction 
giolittienne.  Enfin.  .M.  Facta  était  un  homme  souple  et  aimable.  11 
semblait  avoir  les  ((u alités  nécessaires  pour  assurer  la  présidence  de 
la  Conférence  de  Gênes. 

La  Conférence  de  Gênes  fut  un  échec.  Le  ministre  des  affaires  étran- 
gères Schanzer  sur  qui  on  avait  fondé  de  grands  espoirs  et  qui  pas>ait 
pour  le  grand  homme  du  nouveau  gouvernement  n'obtint  aucun 
succès  éclatant.  Sa  dernière  tentative  de  rapprochement  vers  l'An- 
gleterre se  termina  par  un  échec.  M.  Schanzer  indisposa  la  France  et 
ne  sut  pas  amener  l'Angleterre  à  des  concessions  importantes.  A 
l'extérieur,  le  nouveau  gouvernement  n'augmentait  donc  pas  le  près- 


1046  LA   VIE, DES  PEUPLES 

tige  italien.  A  rintérieur,  les  désordres  des  rues,  les  luttes  entre  fas- 
cistes et  couiniunistes  continuaient.  En  juin,  les  troubles  de  Bologne 
avaient  inquiété  toute  l'Italie;  en  juillet,  les  troubles  de  Crémone 
prenaient  des  proportions  encore  plus  grandes. 

La  municipalité  de  Crémone  est  socialiste.  Et  peut-être  avait-elle 
outrepassé  ses  droits  et  gouverné  la  ville  au  profit  de  son  propre  parti. 

Les  fascistes  commencèrent  une  agitation  violente  contre  le  maire. 
Ils  engagèrent  les  gens  de  Crémone  à  refuser  l'impôt.  Puis  ils  décidè- 
rent la  mobilisation  de  leurs  escadrons  et  Crémone  fut  envahie  par  les 
fascistes  des  régions  voisines.  M.  Facta,  dans  son  souci  d'éviter  tout 
conflit  entre  les  troupes  et  les  fascistes,  prit  des  mesures  modérées 
qui  auraient  dû  apaiser  les  deux  partis,  qui  ne  firent  que  les  irriter. 
Les  fascistes  réclamaient  la  démission  du  conseil  municipal.  Il  est 
à  peu  près  avéré  que  le  Gouvernement  poussa  lui  aussi  à  cette  démis- 
sion qui  aurait  arrêté  momentanément  les  troubles.  Le  conseil  muni- 
cipal, fort  de  son  droit,  resta  en  place. 

Cependant  les  fascistes  mettaient  à  sac  le  siège  de  certaines  orga- 
nisations socialistes  de  Crémone.  A  la  Chambre,  les  députés  socia- 
listes protestèrent.  Au  cours  de  la  séance  du  15  juillet,  on  apprit  que 
la  maison  du  député  socialiste  crémonais  Miglioli  avait  été  pillée 
par  les  fascistes.  Aussitôt  les  députés  socialistes  demandèrent  la 
démission  du  ministère.  Ils  furent  appuyés  par  une  partie  des  popu- 
laires et  des  constitutionnels.  La  séance  s'acheva  dans  le  tumulte. 
Le  lendemain  on  apprit  que  les  fascistes  évacuaient  Crémone.  Il  était 
trop  tard.  Une  nouvelle  crise  ministérielle  allait  s'ouvrir. 

Le  jeu  des  partis. 

Le  groupe  parlementaire  socialiste  avait  un  intérêt  puissant  à 
l'ouverture  d'une  crise.  Une  crise  leur  offrant  l'occasion  de  réaliser  la 
collaboration  avant  la  réunion  du  Congrès  national.  Depuis  qu'ils  se 
sont  assurés  l'approbation  de  la  C.  G.  T.  les  socialistes  collaboration- 
nistes  —  et  c'est  la  grande  majorité  du  groupe  parlementaire  — 
désirent  participer  au  pouvoir  le  plus  rapidement  possible  et  forcer  la 
main  au  Congrès  national  en  le  mettant  en  présence  du  fait  accompli. 

Dès  qu'ils  virent  qu'une  crise  était  possible,  les  membres  des  partis 
démocrates  et  constitutionnels  commencèrent  à  s'agiter.  Ils  formaient 
un  élément  considérable  de  la  majorité  de  M.  Facta.  Dès  qu'ils  entre- 
virent la  possibilité  de  prendre  sa  place  ils  se  demandèrent  s'ils  n'éta' t 
pas  temps  de  le  renverser.  La  faction  giolittienne  de  ces  partis  resta 
seule  fidèle  à  M.  Facta.  M.  Giolitti.  qui  faisait  sa  saison  à  Vichy,  ne 
se  souciait  pas  de  reprendre  le  pouvoir;  le  ministère  Facta  avait  tou- 
jours satisfait  aux  demandes  des  giolittiens.  Quant  aux  candidats  pos- 
sibles à  la  Présidence  du  Conseil,    M.  Orlando  était  loin  de  Rome, 


VIE  POLITIQUE  :  ITALIE  1047 

M.  De  JNicola  laissait  dire  qu'il  eiiLendail  rester  président  de  la  Cham- 
bre, M.  Nitti  se  montrait  peu.  mais  agissait.  Les  membres  de  la  majori- 
té ministérielle,  comprenant  qu'une  crise  ne  pourrait  apparaître  aux 
yeux  du  pays  que  comme  un  conflit  d'intérêts  personnels,  taisaient  de 
nombreuses  démarches  auprès  de  M.  Facta  pour  l'amener  à  donner 
sa  démission  sans  affronter  un  vote  des  Chambres.  M.  Facta  refusait. 
Il  comprenait  qu'un  pareil  départ  aurait  l'air  d'une  défection.  Il  avait 
été  amené  au  gouvernement,  par  la  Chambre  et  sans  avoir  brigué  le 
pouvoir  :  il  entendait  que  la  Chambre  se  prononçât,  le  renvoyât  après 
l'avoir  choisi.  Les  constitutionnels  hésitaient  à  prendre  la  responsa- 
bilité d'une  crise  qui  risquait  de  recommencer  les  longues  incertitudes 
de  février  et  qui  pouvait  aboutir  à  une  collab'oration  socialiste.  Or, 
l'élément  bourgeois,  qui  forme  le  principal  appui  du  parti  constitu- 
tionnel entendait  éviter  avant  tout  l'accès  des  socialistes  au  pouvoir. 

Tout  dépendait  des  populaires.  Rangés  fermement  autour  d'un 
ministère  qui  n'avait  été  que  trop  obéissant  à  leur  influence,  ils  pou- 
vaient éviter  la  crise.  Mais  dès  le  premier  jour,  leur  attitude  fut  très 
ambiguë. 

Malgré  son  unité,  malgré  sa  discipline,  le  parti  populaire  est  formé 
d'éléments  disparates  unis  par  un  seul  lien  :  le  caiholicisme.  Il  serait 
difficile  de  définir  exactement  le  corps  de  la  doctrine  du  parti  popu- 
laire. Il  a  des  aspirations  socialistes,  mais  qui  restent  vagues,  —  que 
l'on  imagine  la  doctrine  de  M.  Marc  Sangnieret  du  Sillon.  — mais  quel- 
ques pointspratiques  très  définis  :  règlement  de  la  question  des  latifun- 
dia, liberté  de  l'enseignement. 

Cette  absence  de  grande  doctrine  amène  le  parti  populaire  à  une 
politique  étrange  et  généralement  peu  édifiante.  En  toute  occasion, 
le  parti  populaire  s'attache  aux  résultats  pratiques  qui  sont  les  seuls 
points  précis  de  son  programme.  A  chaque  changement  de  minis- 
tère, le  parti  populaire  paraît  uniquement  soucieux  de  s'assurer  un 
nombre  important  de  portefeuilles  et  démettre  la  main  sur  les  départe- 
ments qui,  disposant  de  telle  ou  telle  faveur,  pourront  augmenterson 
influence.  Une  fois  le  ministère  formé,  le  secrétaire  politique  du  parti 
populaire.  Don  Sturzo,  surveille  de  près  le  gouvernement  auquel  ses 
amis  collaborent.  Il  fait  de  fréquentes  visites  au  président  du  Conseil 
et  lui  fait  payer  sans  cesse  au  plus  haut  tarif  le  concours  du  parti 
populaire. 

C'est  le  caractère  le  plus  singulier  du  parti  populaire  que  cette  domi- 
nation d'un  seul  homme.  Don  Sturzo  est  le  grand  ouvrier  du  parti 
et  peut-être  son  lien  le  plus  solide.  A  défaut  de  grandes  idées  politi- 
ques comnuines  il  fallait  au  parti  populaire  un  dictateur  éiu'igique 
d'une  discipline  inviolable.  Si  l'on  excepte  M.  Meda.  le  parti  populaire 
ne  compte  pas  une  personnalité  de  premier  plan.  11  semble  que  Don 
Sturzo.   soit   par  goût  de  domination   personnelle,  soit  parce  qu'il 


1048  LA    VIE  DES  PEUPLES 

comprend  qu'un  pareil  parti  ne  peut  avoir  plusieurs  chefs,  s'efforce 
de  maintenir  tous  les  députés  populaires  dans  une  demi-pénombre. 
Il  a  établi  pour  les  ministres  populaires  le  système  du  relativisme. 
A  chaque  crise,  ce  sont  des  hommes  nouveaux  qui  reçoivent  les  porte- 
feuilles que  Don  Sturzo  a  fait  attribuer  à  son  parti.  Ces  hommes 
restent  en  place  un  mois  ou  un  an,  puis  ils  reprennent  leurs  sièg'es 
de  députés.  Ainsi  il  leur  est  impossible  de  montrer  une  personnalité 
forte.  Ils  ont  cependant  le  temps  de  répandre  les  faveurs  sur  leurs 
électeurs  particuliers  et  d'assurer  au  parti  populaire  une  clientèle 
inébranlable  dans  leurs  collèges  respectifs. 

A  la  veille  de  la  crise,  Don  Sturzo  exerçait  la  plus  grande  influence 
sur  M.  Facta.  Il  l'avait  prouvé  en  fixant  lui-même  la  date  de  la  dis- 
cussion sur  la  latifundia.  D'un  autre  côté,  l'ouverture  d'une  crise 
pouvait  amener  les  socialistes  au  pouvoir,  et  Don  Sturzo  avait  accueilli 
très  froidement  les  dernières  avances  des  socialistes  coUaboration- 
nistes.  On  pouvait  donc  s'attendre  à  voir  les  populaires  défendre 
M.  Facta.  Mais  il  n'en  fut  rien. 

Dès  les  préliminaires  de  la  crise,  l'attitude  de  Don  Sturzo  fut  in- 
quiétante. Il  fit  front  d'abord  contre  les  fascistes  et  demanda  au  gou- 
vernement de  prendre  des  mesures  sévères  pour  rétablir  l'ordre 
D'autre  part,  les  populaires  déclaraient  assez  hypocritement  qu'ils 
n'étaient  que  cent  à  la  Chambre  et  que,  si  la  crise  se  produisait,  ils 
n'en  pourraient  être  rendus  responsables. 

La  chule  du  ministère. 

Le  19  juillet  malgré  les  perfides  conseils  de  ses  anciens  amis,  M.  Fac- 
ta refuse  de  donner  sa  démission  sans  débat  et  se  présente  devant  les 
Chambres.  Et,  immédiatement  après  son  discours,  les  populaires 
dévoilent  leurs  batteries.  L'un  d'entre  eux,  M.  Longinotti  dépose  un 
ordre  du  jour  de  méfiance  contre  le  ministère  : 

«  La  Chambre  constatant  que  l'œuvre  du  gouvernement  n'a  pas  poursuivi 
la  pacification  intérieure,  indispensable  même  pour  la  restauration  de  l'économie 
et  des  finances  du  pays,  passe  h  l'ordre  du  jour  ». 

L'ordre  du  jour  des  populaires  est  accepté  par  208  voix  contre  103. 
Le  lendemain,  M.  Facta  donne  sa  démission. 

La  crise. 

Les  fascistes,  AL  Mussolini  en  tête,  ne  voulant  pas  être  les  vaincus 
de  la  séance  afin  de  réserver  l'avenir,  ont  voté  contre  le  ministère. 
M.  Facta  n'a  été  soutenu  que  par  les  nationalistes,  la  droite  libérale, 


VIE  POLITIQUE  :  ITALIE  1049 

les  agrariens  et  les  giolittiens.  Mais  le  parti  sur  lequel  pèse  la  plus 
grande  responsabilité  de  la  crise  est  le  parti  populaire.  Par  son  revire- 
ment, il  a  provoqué  la  chute  de  M.  Facta.|Et  immédiatement,  il  s'ef- 
force de  recueillir  les  fruits  de  sa  manœuvre.  Le  soir  même,  la  Direction 
du  parti  populaire  se  réunit.  Elle  pousse  en  avant  M.  Meda,  elle  de- 
mande le  portefeuille  de  l'intérieur  pour  M.  Mauri,  elle  s'efforce  de 
déterminer  la  nature  du'nouveau^ministère.  Don  Sturzo  prétend  ex- 
clure du  pouvoir  l'extrême-droite  et  l'extrême-gauche.  Il  s'opposera 
donc  à  un  ministère  de  concentration.  Comment  composer  ce  minis- 
tère du  centre?  On  parle  d'une  combinaison  groupant  MM.  Orlando, 
Meda,  Bonomi,  De  Nava  et  quelques  giolittiens.  Mais  il  est  peu  pro- 
bable que  M.  Orlando  consente  à  gouverner  centre  les  deux  partis 
extrémistes  et  couvrir  de  son  nom  un  ministère  dont  Don  Sturzo 
serait  le  véritable  chef.  Si  une  pareille  combinaison  devait  réussir,  il 
serait  plus  naturel  que  M.  Meda  en  prît  la  direction  nominale. 

M.  Orlando,  appelé  à  Rome  par  le  roi,  essaie  de  former  son  minis- 
tère. Et  immédiatement  sa  conception  se  heurte  à  celle  de  Don  Sturzo 
Il  pense  que  l'Italie  ayant  besoin  de  pacification,  la  seule  combinaison 
possible  est  celle  qui  s'attirera  la  bienveillance  de  tous  les  partis.  11 
ne  croit  pas  le  moment  venu  d'appeler  les  socialistes  au  pouvoir,  mais 
il  veut  s'assurer  l'appui  des  collaborationnistes.  Il  entend  comprendre 
dans  son  gouvernement  éventuel  un  représentant  de  la  Droite. 

Or,  Don  Sturzo  maintient  inébranlablement  son  veto  contre  les 
deux  partis  extrémistes.  D'autre  part,  ses  exigences  sont  énormes.  Il 
entend  assurer  à  son  parti  cinq  ou  six  portefeuilles  et  garder  le  droit 
d'exclusive  pour  tous  les  ministères  qui  peuvent  gêner  le  développe- 
ment du  parti  populaire.  Pendant  quatre  jours,  M.  Orlando  lutte  pour 
la  composition  du  ministère.  Il  demande  à  la  Droite  d'accepter  les 
exigences  des  populaires.  Naturellement,  la  Droite  refuse.  Il  fait  de 
nouvelles  tentatives  auprès  des  populaires.  Ceux-ci  déclarent  qu'ils 
n'ont  provoqué  la  crise  que  pour  exchire  la  Droite  du  pouvoir  et  se 
montrent  inébranlables. 

Le  24  juillet,  M.  Orlando  renonce  à  former  le  ministère.  Le  soir  du 
même  jour,  le  roi  fait  appeler  M.  Bonomi  et  le  charge  de  former  une 
nouvelle  combinaison. 

Le  ministère  Bonomi  serait  un  ministère  de  combat.  Il  s'appuierait 
uniquement  sur  les  gauches  et  répondrait  par  conséquent  aux  vues  de 
Don  Sturzo.  Il  obtiendrait  en  outre  l'appui  et  peut-êtrele  vote  des  socia- 
cialistes  collaborationnistes.  M.  Turati  fait  une  vive  campagne  pour  la 
réussite  de  la  combinaison  Bonomi.  Les  droites  et  les  fascistes  sont 
directement  menacés.  M.  Bonomi  peut  donc  compter  sur  leur  oppo- 
sition absolue,  peut-être  sur  l'insurrection. 

Pour  se  maintenir  au  pouvoir  dans  de  pareilles  conditions,  il  faudrait 
que  .M.   Bonomi  ofil  l'appui  sans  restrictions  de  toutes  les  gauches. 


1050  LA    VIE  DES  PEUPLES 

Or,  les  quatre  groupes  de  la  déruocralie  constit.ulionnelle  ne  paraissent 
pas  très  favorablement  disposés.  La  démocratie  sociale  a  voté  un 
ordre  du  jour  regrettant  l'échec  de  M.  Orlando,  les  giolittiens  ne  peu- 
vent soutenir  le  leader  d'un  groupe  qui  a  renversé  M.  Facta.  Les  deux 
autres  groupes  se  montrent  très  réservés. 

Dans  la  journée  du  25,  les  populaires  voient  leur  situation  s'amoin- 
drir par  suite  de  la  publication  de  deux  notes  politiques.  L'une  a  été 
envoyée  par  M.  Giolitti  au  directeur  de  la  Tribune.  M.  Giolitti  blâme 
les  intrigues  politiques  du  Parlement  et  rappelle  que  l'Italie  doit 
avant  tout  se  préoccuper  d'éviter  la  faillite.  L'autre  note  vient 
du  Vatican.  Elle  est  publiée  par  V  Osservaiore  Romano. Une  fois  de  plus, 
le  Vatican  déclare  qu'il  n'est  en  rien  responsable  des  actes  du  parti 
populaire.  La  publication  de  cette  note  a  la  valeur  d'un  sévère  désavœu. 
De  très  nombreux  catholiques  sont  etfrayés  en  effet  par  le  mouvement 
des  populaires  vers  les  socialistes.  Un  député  populaire,  le  prince  ro- 
main Boncompagni,  vient  de  quitter  le  parti  de  Don  Sturzo. 

Le  26,  M.  Bonomi  renonce  à  former  le  ministère.  Le  Roi  fait  appeler 
M.  Meda.  Mais  le  parti  populaire  sent  bien  qu'il  ne  peut  à  lui  seul 
assurer  la  vie  d'un  gouvernement.  Il  ne  veut  pas  risquer  son  prestige 
dans  une  affaire  périlleuse.  M.  Meda  refuse. 

Le  Roi  offre  alors  le  ministère  à  M.  De  Nava  ancien  ministre  du 
Trésor  du  Cabinet  Bonomi.  M.  De  Nava  essaie  d'abord  de  s'assurer 
l'appui  de  M.  Orlando.  Il  va  le  trouver  à  Fiuggi.  A  son  retour  à 
Rome,  il  apprend  que  la  Droite  et  deux  des  groupes  de  la  démocratie 
font  opposition  à  son  ministère. 

C'est  qu'un  fait  nouveau  s'est  produit.  Les  populaires  comprenant 
qu'ils  ne  réussiront  pas  à  imposer  leur  volonté  et  qu'ils  encourent  une 
grave  responsabilité,  en  prolongeant  la  durée  de  la  crise  ont  abandonné 
leurs  prétentions  premières.  Un  ordre  du  jour  du  groupe  parlementaire 
populaire  déclare  renoncer  à  tout  veto.  Dès  lors,  le  ministère  de  col- 
laboration que  voulait  réaliser  M.  Orlando  redevient  possible.  M. 
Orlando  quitte  Fiuggi  et  arrive  à  Rome  le  28   à   8   heures  du  matin. 

Il  se  rend  chez  le  Président  du  Sénat,  puis  chez  le  Président  de  la 
Chambre,  M.  De  Nicola,  où  il  rencontre  M.  De  Nava.  A  la  suite  de  cet 
entretien,  M.  De  Nava  se  rend  au  Ouirinal  pour  annoncer  son  échec  au 
Roi. 

Les  socialistes  sentent  alors  que  le  terrain  se  dérobe  sous  eux. 
Un  ministère  Orlando  va  se  former  réunissant  tous  les  partis  de  la 
Chambre  contre  eux.  De  cette  crise  encore  ils  sortiront  battus.  Or  les 
attaques  des  fascistes  contre  leurs  organisations  sont  de  plus  en  plus 
violentes.  A  Ravenne,  les  fascistes  viennent  d'incendier  le  siège  des 
coopératives  après  une  lutte  sanglante.  Huit  personnes  ont  été  tuées. 
Les  socialistes  font  donc  un  suprême  effort.  Le  Comité  directeur  du 
groupe  parlementaire  socialiste  se  réunit  el  se  déclare  prêt  à  collaborer 


VIE  POLITIQUE  :  POLOGNE  lO&l 

au  gouvernement.  Ainsi  pourra  peut-être  se  réaliser  la  combinaison 
cfu'au  début  de  la  crise,  M.  Mussolini,  chel  des  fascistes,  indiquait  à 
M.  Orlando  :  appeler  dans  un  même  cabinet  les  socialistes  et  les  fas- 
cistes. 

Le  29,  le  roi  fait  appeler  M.  Turati.  Et  M.  Turati  se  rend  au  Qui- 
cinal.  C'est  la  première  fois  qu'un  député  socialiste  va  voirie  Roi  avec 
délégation  du  groupe  parlementaire.  Le  socialisme  italien,  ou  du  moins 
la  fraction  collaborationniste,  entre  donc  dans  une  nouvelle  phase 

Le  même  jour,  .\L  Orlando  voit  M.  Turati.  Il  semble  disposé  à 
tenter  la  collaboration  socialiste.  Il  entend  former  un  ministère  de 
grande  concentration  comprenant  un  représentant  des  deux  partis 
extrémistes.  L'idée  est  séduisante.  Pourra-t-ell'e  jouer  dans  la  réalité. 
La  présence  de  M.  Turati  et  de  M.  Mussolini  dans  le  même  cebinet 
empêchera-t-elle  les  fascistes  et  les  communistes  provinciaux  de  se 
massacrer  réciproquement  dès  qu'ils  en  trouveront  l'occasion? 
Au  mois  d'août  1921,  M.  De  Nicola  tenta  de  réconcilier  les  deux  frac- 
tions antagonistes.  Un  traité  fut  signé  qui  fut  violé  presque  aussitôt. 
Il  est  peu  probable  que  M.  Orlando  réussisse  dans  une  entreprise  si 
hardie.  S'il  échoue,  qui  pourra  tenter  à  sa  place  de  former  un  gouver- 
nement ?  La  politique  de  M.  De  Nicola  est,  comme  celle  de  M.  Orlando, 
la  politique  d'unité  nationale  avec  collaboration  socialiste.  Alors, 
où  trouver  un  chef  de  gouvernement?  Gouverner  sans  les  socialistes, 
c'est  encourager  les  fascistes.  Gouverner  sans  les  droites,  c'est  dresser 
contre  l'Etat  rinsurrection  armée.  La  situation  est  douloureuse. 
Le  30  juillet  certains  parlent  de  demander  à  M.  Fncla  de  reprendre 
le  Gouvernement. 

G.  B. 


POLOGNE 
Crises  ministérielles. 

Le  20  juin,  au  moment  où  le  général  Szeptycki  entrait  à  la  tête  des 
troupes  polonaises  à  Katovice  (Kattowitz)  et  où  différents  orateur.s 
célébraient  i\  ce  propos  la  réunifui  d'une  partie  de,  la  Haute- Silésie  à 
la  mère-patrie  au  bout  de  plusieurs  siècles,  la  Pologne  traversait  la 
crise  ministérielle,  sinon  la  plus  grave,  du  moins  la  plus  longue  et  la 
plus  mystérieuse  qu'elle  ait  connue  depuis  sa  résurrection. 

Ce  n'est  que  le  25  juin,  après  une  première  crise  d'une  vingtaine  de 
jours,  que  la  désignation  de  M.  Arthur  Sliwinski,  vice- président  du 
conseil  municipal  de  Varsovie,  fit  apeicevctir    une  solution  des    diffi- 


1052  LA    VIE  DES  PEUPLES 

cultes  intérieures  où  se  débat  le  pays,  et  ce  n'est  que  le  "2*.^  que  le  nou- 
veau cabinet,  dont  l'existence  devait  être  si  éphémère,  sembla  défini- 
tivement constitué.  Les  crises  ministérielles  ont  été  très  fréquentes 
dans  la  Pologne  nouvelle.  En  principe  il  n'y  a  pas  lieu  de  s'étonner  de 
la  chose  en  un  pays  qui  a  dû  reconstruire  de  toutes  pièces  les  différents 
rouages  de  la  vie  administrative  et  gouvernementale.  Si  on  ajoute  à 
cela  l'état  de  guerre  avec  la  Russie  bolcheviste,qui  s'est  prolongé  jus- 
qu'à la  fin  de  1920,  l'incertitude  extérieure,  l'indétermination  des 
froiitières  de  l'est  ou  de  l'ouest  pendant  des  moi»,  pendant  des  années 
même,  aussi  bien  du  côté  de  la  Lituanie  que  de  l'Allemagne  ou  de  la 
Tchécoslovaquie  (Wilna,  Allenstein,  Marienwerder,  Teschen,  sans 
parler  du  problème  de  Haute-Silésie  qui  vient  seulement  de  rece- 
voir sa  solution  définitive  par  la  remise  à  la  Pologne  et  à  l'Allemagne 
des  territoires  qui  leur  avaient  été  respectivement  attribués  en 
octobre  1921  par  le  Conseil  de  la  Société  des  Nations),  on  conviendra 
que  la  tâche  était  particulièrement  ardue  pour  les  hommes  chargés  de 
diriger  les  destinées  de  la  République  polonaise.  Enfin,  un  dernier 
obstacle  à  l'établissement  d'un  régime  parlementaire  sur  le  modèle  des 
démocraties  occidentales,  comme  la  France,la  Belgique  ou  l'Angleterre, 
réside  dans  l'instabilité  de  l'équilibre  des  pai'tis  politiques  au  sein  de 
la  Diète  actuelle. 

Le  premier  cabinet  Ponikowski,  qui  se  maintint  au  pouvoir  à  peu 
près  six  mois  cet  hiver,  était,  comme  l'a  montré  une  précédente  chro- 
nique \  un  cabinet  d'affaires,  aucune  majorité  gouvernementale  n'ar- 
rivant à  se  dégager  à  la  Diète.  Le  second  cabinet  Ponikowski,  qui  lui 
succéda  le  8  mars  1922,  n'avait  été  que  légèrement  remanié  et  présen- 
tait les  mêmes  caractères.  Ne  pouvant  s'appuyer  résolument  ni  sur  la 
droite  ni  sur  la  gauche,  il  eut  —  et  cela  n'a  rien  de  surprenant  —  une 
existence  encore  plus  brève  :  il  vécut  à  peine  trois  mois.  Pourtant  tout 
le  monde  s'accorde  en  Pologne  à  rendre  hommage  à  la  loyauté  et  à 
la  sagesse  politique  de  M.  Antoine  Ponikowski,  dont  la  prudence  et  la 
modération  lors  du  règlement  de  la  question  de  Wilna,  en  mars  dernier, 
ont  évité  à  son  pays  des  complications  internationales.  Très  conscient 
des  difficultés  de  sa  tâche,  il  ne  cherchait  guère  à  imprimer  une  direc- 
tion précise  à  la  politique  du  gouvernement  :  la  composition  plutôt 
bigarrée  de  son  ministère  le  lui  interdisait  plus  ou  moins.  La  Diète 
ayant  décidé  que  les  élections  auraient  lieu  avant  le  l^r  octobre  1922,  il 
s'agissait  jusque  là  d'expédier  les  affaires  courantes  et  de  faire  vivi-e 
ce  pays  qui  paraît  résolu  à  subsister.  Cependant  une  série  de  questions 
se  présentaient  qui  n'étaient  pas  susceptibles  d'ajournement  :  parmi 
elles  la  question  économique  et  financière  et  les  questions  extérieures. 

Sur  la  première,  le  second  cabinet  Ponikowski  semble  avoir  rencontré 

l.   Vie  des  Peuples,  avril  1922. 


VIE  POLITIQUE  :  POLOGNE  1053 

moins  de  diniculLés  que  le  ministère  précédent.  Sans  doute  1" application 
pratique  de  la  danina  (prélèvement  sur  les  fortunes)  votée  aupara- 
vant par  la  Diète  et  allant  à  l'égard  des  éléments  les  plus  riches  de 
la  population,  au  patriotisme  desquels  on  s'adressait,  jusqu'à  une 
confiscation  à  peine  déguisée,  rencontrait  bien  des  obstacles;  sans 
doute  le  projet  de  loi  sur  le  monopole  du  tabac  soulevait  de  vives  dis- 
cussions. Mais  malgré  les  critiques  qui  avaient  été  adressées  à  M.  Mi- 
chalski,  ministre  des  finances  dans  les  deux  cabinets  Ponikowski, 
l'opinion  polonaise  en  son  ensemble  semblait  décidée  à  lui  faire  con- 
fiance et  paraissait  surtout  reculer  devant  le  péril  qu'il  y  aurait  eu  à 
bouleverser  encore  une  fois  ce  système.  En  effet,  le  public  voyait  fort 
bien  que  les  expériences  iniructueuses  et  surtoyt  les  fréquents  revire- 
ments des  années  précédentes  avaient  beaucoup  contribué  à  ébranler 
le  crédit  de  l'Etat,  à  favoriser  l'inilation  monétaire,  à  empêcher  la 
stabilisation  du  change  ainsi  que  la  reconstruction  économique. 
D'ailleurs,  en  a\Til  et  en  mai  dernier,  les  préoccupations  de  cet  ordre, 
si  graves  fussent-elles,  passaient  au  second  plan.  Tous  les  yeux  étaient 
tournés  vers  Gênes,  les  rapports  avec  la  Russie  étaient  devenus  la 
seule  question  à  l'ordre  du  jour.  Le  traité  àe.  Rapallo  produisit,  comme 
bien  on  pense,  une  véritable  sensation.  Bien  qu'à  partir  de  Ce  moment 
les  résultats  négatifs  de  la  Conférence  ne  fissent  de  doute  pour  personne, 
ils  n'en  causèrent  pas  moins  une  déception  plus  ou  moins  vive 
dans  de  nombreux  milieux. 

C'est  la  tournure  prise  par  la  réunion  de  Gênes  qui  a  amené  la  chute 
du  second  ministère  Ponikowski.  Déjà  au  cours  de  la  Conférence, 
M.  Zaleski,  qui  faisait  partie  de  la  délégation  polonaise  à  Gênes  où 
il  accompagnait  M.  Skirmunt,  alors  ministre  des  affaire  étrangères, 
avait  été  rappelé  en  toute  hâte  à  Varsovie  pour  donner  des  explication? 
sur  la  politique  suivie  parla  délégation.  A  son  retour  d'Italie, 
M.  Skirmunt  s'arrêta  à  Vienne  pour  y  négocier  un  accord  économique 
austro-polonais.  Le  25  mai,  jour  de  l'Ascension,  il  arrivait  à  Cracovie, 
le  26  rentrait  à  Varsovie,  et  le  31  faisait  à  la  Diète  un  long  exposé 
sur  la  conférence  de  Gênes  et  sur  la  politique  extérieure. 

A  première  vue.  il  parut  avoir  remporté  im  succès  parlementaire. 
Mais  le  lendemain,  2  juin,  eut  lieu  au  Belvédère  une  mystérieuse  séance 
du  conseil  des  ministres,  sous  la  présidence  du  chef  de  l'Etat,  le 
maréchal  Pilsudski;  et  cette  séance  amena  la  démission  du 
cabinet  ;car, pas  plus  que  le  premier  ministère  Ponikowski,  lesecondn'a 
été  renversé  par  la  Diète.  L'un  et  l'autre  ont  donné  leur  démission  de 
plein  gré  :  en  mars,  pour  parer  à  une  manœuvre  de  la  droite  contre  la 
politique  du  gouvernement  —  qui  était  aussi  celle  du  chef  de  l'Etat  — 
dans  la  question  de  Wilna;  en  juin.au  contraire  par  suite  de  divergences 
de  vues  avec  le  chef  de  l'Etat. 

Celui-ci,  tout  le  monde  le  sait  en  Pologne,  n'estguère  disposé  à  jouer 

AOUT  18 


1054  LA    VIE  DES  PEUPLES 

un  rôle  effacé.  Sur  la  politique  extérieure  de  son  pays  à  Gênes,  il  a 
gardé  pendant  deux  mois  la  plus  grande  réserve.  Mais, le  moment  venu, 
cette  question,  à  l'ordre  du  jour  dans  la  Pologne  entière,  pouvait  lui 
servir  pour  éliminer  du  gouvernement  les  hommes  qui  avaient  cessé 
de  lui  convenir. 

Le  3  juin  dans  la  matinée,  alors  qu'ils  commentaient  encore  les 
déclai'ations  faites  par  M.  Skirmunt  le  31  mai,  les  Varsoviens,  en  Msant 
les  journaux,  apprirent  à  leur  grand  étonnement  que  M.  Ponikowski 
avait  offert  la  démission  du  ministère  au  chef  de  l'Etat  au  cours  du 
conseil  des  ministres  de  la  veille  mais  que  cette  démission,  était 
ou  serait  sûrement  refusée.  La  presse  ne  parlait  de  la  chose  que  dans 
un  langage  très  éuigmatique.  Le  Kujer  Warszawski,  du  3  juin,  l'un  des 
organes  les  mieux  informés,  s'exprimait  ainsi  :  «  Dans  la  journée  du 
«  2  juin,  ie  <  abinet  Ponikowski  s'est  trouvé  placé  tout  à  fait  à  l'impro- 
«  viste,  dans  une  position  difficile...  »  et,  un  peu  plus  loin  :  «  Cette 
«  nouvelle  situation  politique  n'a  été  provoquée  par  aucun  motif 
«  sérieux.  On  peut  espérer  que  l'affaire  sera  rapidement  rédr.ite  aux 
«  proportions  d'un  simple  incident...  »  Le  même  journal  ajoutait  : 
«  Certaines  divergences  sont  apparues  entre  les  membres  du  cabinet 
«  et  le  chef  d,-  l'Etat  dans  l'appréciation  de  la  situation  internationale 
«  en  général.  Ce  n'est  pas  tant  la  gravité  de  ces  divergen'.^es  que  le 
«  ton  sur  lequel  s'est  exprimé  le  chef  de  l'Etat  qui  ont  fait  naître 
«  l'événement  ». 

M.  Ponikowski  ne  fut  guère  plus  explicite  dans  ses  déclarations  aux 
journalistes.  Il  dit  que  ses  collègues  et  lui  avaient  eu  l'impression  de  ne 
plus  avoir  la  confiance  entière  du  chef  de  l'Etat  et  qu'ils  avaient  décidé 
de  lui  remettre  leurs  portefeuilles.  Puis  il  ajouta  que  la  situation  s'était 
éclaircie  ensuite  après  une  longue  conversation  qu'il  avait  eue  avec  le 
maréchal.  Il  ne  voulut  pas  donner  d'autres  précisions.  Les  journaux 
étaient  assez  sobres  de  détails,  et  pour  cause  :  aujourd'hui  encore,  on 
n'est  pas  tout  à  fait  fixé  sur  ce  qui  s'est  passé  au  conseil  des  ministres 
du  2  juin.  Mais  gazettes  et  agences  insistaient  toutes  tellement  sur  le 
fait  que  la  démission  du  cabinet  n'avait  pas  été  acceptée  et  qu'au  cours 
de  la  réunion  suivante  du  conseil  (6  juin)  les  «divergences  de  vues  qui 
avaient  existé  seraient  complètement  aplanies  «quelepublicconsidéra 
l'incident  comme  clos. 

C'était  la  veille  de  la  Pentecôte.  Malgré  les  incidents  du  2  un  g.-and 
nombre  de  députés  profitèrent  des  fêtss  pour  aller  passer  quelques 
jours  dans  leurs  circonscriptions,  tant  la  situation  politique  et  parle- 
mentaire leur  semblait  calme.  Aussi,  lorsqu'on  apprit  trois  jours  après 
qu'au  début  de  la  réunion  où  tout  devait  s'arranger,  le  6  juin  le  ma- 
réchal, contrairement  à  l'attente  généi*ale,  avait  déclaré  accepter  à 
titre  délinitif  la  démission  du  cabinet,  fut-ce  un  vrai  coup  de  théâtre  : 
plu?  que  de  l'étonnement,  presque  de  la  stupeur,  non  seulement  dans 


VIE  POLITIQUE  :  POLOGSE  1055 

les  uiilieux  hostiles  au  cht^f  d  •  lEtat,  mais  même  chez  certains  de  ses 
partisans. 

La  droite,qui  n'avait  gui-rc  témoigné  de  sympathie  a  M.  Ponil<owski 
lors  de  la  chute  de  son  premier  catinet  r  propos  de  VViinfc,  se  sentit 
prise  pour  lu;  d'une  tendresse  subite,  qui  n'était  que  le  reflet  de  son 
hostilité  contre  le  chef  de  l'Etat.  Dans  la  presse, à  laquelle  il  n'était 
plus  possible  de  garder  la  même  réserve  que  le  3  juin,  les  commentaires 
allaient  leur  train.  Le  conflit  du  2  juin  cessait  d'apparaître  comme  un 
simple  incident  personnel  sans  la  moindre  importance;  on  commençait 
à  faire  allusion  à  des  «scènes  orageuses  »,  et  à  une  '-situation  de  la  plus 
extrême  gravité  ».  On  alla  dans  les  milieux  de  droite  jusqu'à  parler 
de  18  brumaire  et  de  "2  décembre.  M.  Ponikowski^  déclara  aux  journa- 
listes que  ses  relations  personnelles  avec  le  mai-échal  Pilsudski  étaient 
toujours  excellentes,  et  que  si  ce  dernier  avait  accepté  la  démission  du 
gouvernement,  ce  n'était  pas  qu'il  lui  refusât  sa  confianre,  mais 
parce  qu'il  «  estimait  que  le  ministère  ne  jouissait  prs  d'une  autorité 
«  suffisante  pour  la  préparation  des  élections  dans  un  moment  où  la 
«  politique  internationale  était  si  complexe  •>. 

C'est  là  en  effet,  semble- t-il,  qu'il  faut  chercher  la  clef  de  l'énigme. 
On  peut  concevoir  pour  uii  président  de  la  république  une  politique 
personnelle,  très  personnelle,  qui  cependant  ne  vise  pas  à  la  dictature. 
Mais  une  grande  partie  de  l'opinion  avait  été  frappée  de  ce  qu'il  y  avait 
eu  d'un  peu  brusque  dans  le  geste  du  chef  de  l'Etat,  et  les  milieux  par- 
lementaires surtout  paraissaient  impatientés  de  ce  procédé  et  peu  dis- 
posés à  admettre  l'ouverture  d'une  crise  ministérielle  tout  à  fait  en 
dehors  d'une  initiative  quelconque  du  Parlement.  On  allait  jusqu'à 
reprocher  à  M.  Ponikowski  d'a\oir  démissionné  sans  l'autorisation 
préalable  de  la  Diète.  En  outre  la  droite  faisait  courir  des  bruits  de 
guerre,  et  répétait  que  la  politique  personnelle  du  maréchal  Pilsudski 
était  belliqueuse. 

Ce  dernier  au  contraire  trouvait  ses  meilleurs  appuis  dans  les  partis 
de  g.iuche,  notamment  chez  les  socialistes,  dont  l'organe  officiel, 
le  Robolnik,  écrivait:  «  C'est  bien  la  [politique  intérieure  et  extérieure 
de  la  droite  qui  pouvait  nous  menacer  d'une  guerre.  Son  nationalisme 
outrancier  n'a  pas  d'autre  effet  que  de  nous  entourer  d'ennemis...  Le 
chef  de  l'Etat  aurait  fait  remarquer  à  Ponikowski  le  danger  d'une 
pareille  politique.  S'il  l'a  fait,  c'est  dans  son  ardent  désir  d'éviter  tout 
conflit  à  l'avenir  ».  Néanmoins,  d'accord  en  cela  avec  l'ensemble  de  lu 
presse,  1^  /îo6o/n /A- considérait  que  le  moment  était  peu  0})portun  pijur 
faire  traîner  la  ci'ise  ministérielle.  D'autre  part,  tout  le  moiule  était 
unanime  à  demander  au  chef  de  l'Etat  des  éclaircissements  sur  la 
genèse  de  la  crise.  Aussi  est-ce  avec  une  vive  satisfaction  qu'on  apprit 
que  ce  dernier  acceptait  de  venir  donner  des  explications  sur  la  situa- 
tion politique  à  la  réunion  des  chefs  de  groupe  de  la  Diète. 


1056  LA    VIE  DÉS  PEUPLES 

La  déclaration  qu'il  y  lut  le  8  juin  est  un  véritable  chef-d'œuvre  de 
diplomatie,  puisqu'à  la  suite  de  cette  lecture  personne  n'était  au 
fond  mieux  fixé  qu'auparavant.  Le  maréchal  affirmait  qu'il  «  ne  met 
pas  en  doute  les  capacités  personnelles  des  membres  du  cabinet  dé- 
missionnaire, mais  qu'il  n'a  plus  confiance  dans  le  gouvernement,  en 
tant  que  gouvernement,  parce  que  ce  dernier  ne  possède  pas  l'auto- 
rité indispensable  dans  les  circonstances  actuelles  ».  De  quelles  cire  ins- 
tances s'agissait-il?  Les  réponses  purement  négatives  du  maréchal 
aux  questions  des  députés  Glabiuski,Rataj,  Dabanowicz-Czerniewski, 
Grabski  et  Matakienwie  rendirent  ses  déclarations  encore  plus 
énigmatiques.  Lorsqu'on  lui  demanda  notamment  s'il  avait  l'intention 
d'exiger  des  crédits  plus  élevés  pour  la  mobilisation,  il  s'empressa  de 
démentir  formellement  ce  bruit  répandu  par  certains. alarmistes,  qui 
feignaient  déjà  d'y  voir  une  menace  de  guerre  imminente.  Où  lonc 
trouver  la  clef  de  l'énigme  ?  Peut-être  dans  cette  cons  atation  que  «  la 
Pologne  entre  dans  une  période  où  le  gouvernement  devra  résoudre  des 
questions  plus  importantes  que  jusqu'à  présent  »?  Mais  tout  cela  est 
encore  assez  vague  et  n'ajoute  pas  grand'  chose  aux  déclarations  faites 
antérieurement  à  la  presse  par  M.  Ponikowski.  Une  seule  ligne  est  un 
peu  précise,  c'est  celle  où  le  chef  de  l'Etat  dit  que  «  le  pays  va  passer 
par  une  phase  anormale  du  fait  de  la  lutte  électorale  ».  On  chercherait 
en  vain  une  meilleure  explication  :  toujours  est-il  que  les  chefs  de 
partis  furent  forcés  de  s'en  contenter. 

Au  cours  de  la  semaine  qui  suivit,  bien  loin  d'user,  comme  ses  ad- 
versaires le  lui  reprochaient,  de  procédés  de  coup  d'Etat,  le  maréchal 
Pilsudski,  accus*^  dans  certains  milieux  de  forcer  la  main  à  la  Diète  et 
de  ne  pas  respecter  suffisamment  sa  souveraineté,fit  mine  en  quelque 
sorte  d'abdiquer  au  profit  de  cette  Diète  et  la  pria  de  résoudre  elle-mê- 
me la  crise  ministérielle.  Ainsi  celle-ci  s'est  prolongée,  comprenant 
deux  phases,  la  première  caractérisée  par  le  refus  définitif  de  M.  Poni- 
kowski de  former  un  troisième  cabinet  malgré  les  instances  de  certains 
milieux  parlementaires,  la  seconde  par  l'échec  do  la  combinaison  Prza- 
nowski.  M.  Etienne  Przanowski,  après  avoir  vu  sa  candidaturis  ap- 
prouvée à  la  Diète  par  299  voix  contre  98,  renonça  lui  aussi  à  consti- 
tuer un  ministère  devant  les  difficultés  que  lui  firent  les  partis  de 
gauche.  La  preuve  paraissant  ainsi  faite  que  la  Diète  à  elle  seule, 
n'arriverait  jamais  à  désigner  un  candidat  susceptible  de  former  un 
gouvernement  viable,  le  choix  du  chef  du  nouveau  cabinet  retombait 
donc  sur  le  chef  de  l'Etat,  ce  qui  était  d'ailleurs  le  seul  moyen  cons- 
titutionnel de  sortir  d'une  situation  inextricable. 

Le  maréchal,  qui  attendait  cette  heure,  voulait  confier  le  soin  de 
préparer  les  élections  générales  à  un  président  du  Conseil  franchement 
homme  de  gauche,  qui  s'entourerait  de  collaborateurs  choisis  dans 
les  différents  partis  de  gauche  :  tel  semble  avoir  été  le  secret  de  la 


VIE  POLITIQUE  :  POLOGNE  1057 

myst(^rieuse  séance  du  2  juin.  Le  reste  :  politique  extérieure,  Con- 
férence de  Gênes,  traité  de  Rapallo,  etc.,  ne  fut  guère  que  prétexte. 
Le  chef  de  l'Etat  désignant  ainsi  M.  Sliwinski,  la  Diète,dont  l'impuis- 
sance en  cette  matière  s'était  révélée  aux  yeux  de  tous,  n'avait  plus 
qu'a  ratifier  ce  choix,  ce  qu'elle  fit  par  226  voix  contre  188. 

L'union  des  gauches  et  du  centre  gauche  s'était  faite  sur  le  nom.  du 
candidat  du  maréchal;  mais  les  conservateurs  (les  nationaux  démo- 
crates comme  ils  se  nomment)  restaient  irréductibles.  M.  Sliwinski 
acceptant  de  constituer  le  nouveau  cabinet  dans  ces  conditions,  la 
liste  presque  complète  des  nouveaux  ministres  parut  le  20  juin.  Les 
départements  de  nature  technique  ''commerce  et  industrie,  chemins  de 
fer.  travail  et  prévoyance  sociale,  hygiène,  etc.)  ne  changeaient  pas 
de  titulaires;  M.  Narutowicz  remplaçait  M.  Skirmunt  aux  affaires 
étrangères,  et  certains  portefeuilles  n'avaient  pas  pu  être  définitive- 
ment attribués.  M.  Jastrzebski,  par  exemple, à  qui  avait  été  proposé  le 
ministère  des  finances,  représentant  la  Pologne  à  La  Haye  et  n'ayant 
pas  eu  le  temps  de  donner  sa  réponse,  un  intérimaire  était  chargé  de 
diriger  ce  département.  Mais,  en  tout  cas,  le  départ  du  précéient 
ministre,  M.  Michalski  était  acquis. 

Malgré  la  composition  bigarrée  de  la  Diète,  le  chef  de  l'Etat  avait 
donc,  sans  employer  aucun  moyen  violent,  su  lui  imposer  les  hommes: 
en  qui  il  avait  une  entière  confiance  et  qu'il  croyait  capables  de  pré- 
parer les  élections  législatives.  C'était  un  succès  pour  lui. Mais  il  faut, 
en  Pologne,  compter  non  seulement  avec  les  brusques  revirements  de 
«  l'âme  slave  »,  mais  aussi  et  surtout  avec  la  versatilité  d'une  assem- 
blée qui  ne  sait  pas  ce  qu'elle  veut  et  se  déjuge  à  quelques  jours  de 
distance.  Il  semblait  certain  le  7  juillet  que  M.  Sliwinski  ferait  les 
élections;  mais  le  8  on  apprenait  que  la  Diète  n'avait  pas  approuvé 
l'exposé  du  nouveau  président  du  Conseil  et  que  201  déjjutés  contre 
195  lui  avaient  refusé  leur  confiance.  La  démission  du  cabinet  fut 
aussitôt  remise  au  maréchal  Pilsudski,  et  acceptée  pai'  lui. 

Après  la  crise  de  juin,  qui  avait  été  longue,  c'est  donc  une  crise  de 
juillet.  Le  mal  risque  de  de\enir  chronique,  jusqu'aux  prochaines 
élections  tout  au  moins.  Le  nouveau  coup  de  théâtre  du  8  juillet  est 
sans  aucun  doute  le  résultat  des  manœuvres  de  la  droite  et  du  centre 
droit.  Mais  ces  partis  {)euvent-il&  espérer  avec  une  majorité  de  six 
voix,  inconsistante  et  toute  d'occasion,  constituer  un  ministère  plus 
stable  que  le  cabim^t  Sliwinski  ?Sans  être  porté  au  pessimisme  on  doit 
en  douter  très  sérieusement. 

Un  observateur  étranger,  qui  essaie  de  se  rendre  comf.te  de  la  situa- 
tion sans  parti  pris,  ne  peut  s'empêcher  de  penser  que  ce  petit  jeu  des 
factions  a  assez  duré,  et,  puisque  les  nouvelles  élections  auront  lieu 
bientôt,  ne  jieut  exprimer  dans  l'intérêt  de  Iri  Pologne  qu'un  vœu  : 
ci'lui  de  voir  sortir  de  1;4  lutte  électorale,  qui  menaced'être  très  Apre ,  une 


1058  LA    VIE  DES  PEUPLES 

majorité  parlementaire  plus  solide,  permettant  à  un  gouvernement 
quelconque,  qu'il  soit  de  gauche,  du  centre  ou  de  droite,  de  diriger  les 
destinées  du  pays  sans  être  exposé  aux  continuels  soubresauts  de  ces 
derniers  temps. 

L'incident  Kori'anty,  par  où  s'est  dessinée  la  manœuvre  de;  la  droite 
à  laquelle  il  a  été  fait  allusion  plus  haut  a  été  une  nouvelle  surprise,  et 
l'origine  de  nouvelles  complications.  Par  219  voix  contre  206,  donc 
à  13  voix  de  sa  majorité  la  Diète,  le  14  juillet,  désigna  M.  Korfanty 
comme  président  du  Conseil.  M.  Albert  Korfanty,  qui  n'a  pas  besoin 
d'être  présenté  au  public  international,  est  un  homme  d'action,  éner- 
gique, tenace,  le  véritable  promoteur  du  mouvement  nationaliste 
polonais  en  Haute-Silésie.  Aussi  est-il  extrêmement  populaire  dans  les 
provinces  de  l'Ouest  :  Posnanie,  Poméranie,  Silésie.  Il  l'est  beaucoup 
moins  dans  l'ancienne  Pologne  du  Congrès.  Malgré  ses  origines  prolé- 
tariennes les  masses  ouvrières  lui  sont  en  général  hostiles  :  on  ne  lui 
pardonne  pas  d'avoir  passé  à  la  droite  sous  le  manteau  de  la  démocra- 
tie nationale. 

Le  sort  de  la  combinaison  Korfanty  dépendait  de  la  solidité  du 
bloc  centre  dans  cette  Diète  où  les  majorités  se  font  et  se  défont  en 
une  heure. 

Le  président  du  Conseil  désigné  se  rendit  aussitôt  chez  le  chef  de 
l'Etat,  qui  lui  déclara  qu'il  était  dans  l'impossibilité  de  collaborer  avec 
lui,  et  qu'il  serait  forcé  de  démissionner  dans  le  cas  où  M.  Korfanty 
accepterait  le  mandat  que  lui  confiait  la  Diète.  M.  Korfanty  répondit 
qu'il  s'en  remettait  aux  groupes  parlementaires  qui  avaient  soutenu 
sa  candidature. 

Les  chefs  des  clubs  de  la  droite'et  du  centre,  mis  au  courant  par  lui, 
décidèrent  de  passer  outre,  et  de  risquer  même  la  crise  présiden- 
tielle. Quelques  heures  plus  tard,  M.Trampczynski,  maréchal  de  la  Diè- 
te, recevait  une  lettre  du  chef  de  l'Etat  dans  laquelle  celui-ci  annon- 
çait que,  désireux  de  ne  gêner  en  rien  la  formation  du  nouveau  mi- 
nistère, il  serait  obligé  de  s:'  démettre  prochainement  de  ses  fonctions. 

Contre  une  combinaison  Korfanty  s'annonçait  l'opposition  irréduc- 
tible de  tous  les  éléments  de  gauche  en  Pologne.  Voici  à  titre  d'exemple 
comment  le  Robolnik,  l'organe  officiel  du  parti  socialiste,  s'exprimait, 
commentant  au  lendemain  de  ce  14  juillet  mouvementé  la  nouvelle 
de  la  formation  d'un  cabinet  Korfanty  :  «  La  Pologne  a  connu  déjà 
«  plus  d'un  gouvernement  et  divers  ministres.  Mais  jamais  il  n'y  eut 
«  encore  une  provocation  pareille  à  celle  que  constitue  le  cabinet 
«  Korfanty.  Jamais  les  milieux  démocratiques  n'ont  montré  une  telle 
«  unanimité,  un  tel  accord  qu'ils  le  font  actuellement  en  exprimant 
«  leur  indignation  contre  la  comWflaison  Korfanty.  Ce  n'est  plus  là 
«  seulement  une  opposition  m.»is  bien  une  lutte  acharnée  qui  se  dérou- 
«  lera  en  dehors  de  la  Dtête,  Il  faiit  s'attendre  à  une  exaspération 


VIE  POLITIQUE -.PORTUGAL  1059 

«  aiguë  des  antagonismes.  La  désignation  de  M.  Korfanty  ne  marque 
«  pas  la  fin  de  la  crise,  bien  ou  contraire.  C'est  maintenant  que  com- 
«  menée  la  plus  dangereuse  des  crises  que  connut  jamais  la  jeune  ré- 
«  publique  polonaise.  La  désignation  de  M.  Korfanty  sera  le  signal  de 
«  luttes  intestines,  il  constituera  en  mâme  temps  un  très  grave  dom- 
«  mage  à  notre  politique  extérieure  ». 

Ce  n'est  pas,  sans  doute,  ces  menaces  qui  ont  fait  réfléchir  les 
éléments  les  plus  modérés  de  la  droite.  C'est  la  crainte  d'ouvrir  une 
crise  présidentielle.  La  droite  a  perdu  la  partie  pour  l'avoir  trop  tôt 
et  trop  complètement  crue  gagnée,  et  pour  a\oir  au  veto  de  fait  opposé 
par  le  maréchal  à  la  candidature  Korfanty,  riposté  par  le  dépôt  d'un 
ordre  du  jour  de  défiance  contre  le  chef  de  l'Etal.  Mise  en  minorité 
de  16  voix,  elle  a  vu  l'initiative  repasser  au  maréchal,  et  se  former,  les 
tout  derniers  jours  de  juillet,unministèro  qui, sous  la  présidence  du  rec- 
teur, dé  l'Université  de  Cracovie,  le  professeur  Nowak,  comprend 
presque  tous  les  membres  du  cabinet  Slivsinski.  Ce  ministère  sans  cou- 
leur politique  aggressi^■e,  mais  dont  la  tendance  est  nettement  de 
gauche,  présidera  aux  élections  du  a  novembre,  qui  imprimeront  la 
nouvelle  orientation  à  la  politique  jusqu'ici  si  agitée  et  traversée  de  la 
Pologne. 

R.  G. 

PORTUGAL 

A  l'extrémité  de  l'Evirope  méridionale,  dans  une  admirable  position 
dominant  l'Atlantique,  le  Portugal  mène  une  vie  à  la  fois  languissante 
et  agitée.  Chargé  encore  des  dépouilles  de  sa  gloire  d'autrefois,  em- 
barrassé de  traditions  vermoulues,  il  ne  semble  pas  avoir  la  vitalité  des 
nations  nouvelles  qui  ont  surgi  récemment  dans  l'Europe  centrale  et 
dans  les  Balkans. 

Un  mauvais  destin  pèse  sur  cette  péninsule  ibérique,  les  efforts 
de  la  monarchie  castillane  étaient  arrivés  à  constiluer  au  temps  de 
Philippe  H  l'unité.  Mais  les  diverses  provinces  répugnent  à  la  vie 
commune.  Le  Portugal,  qui  avait  de  magnifiques  souvenirs  nationaux, 
un  grand  empire  colonial,  se  soustrait  à  l'unité  dès  le  xvii®  siècle. 
Au  nord  et  à  l'est  de  la  péninsule,  d'autres  terres  protestent  contre  le 
joug  castillan.  La  Navarre  et  les  provinces  basques  combattent  pour 
le  chef  de  l'absolutisme  Don  Carlos,  la  Catalogne  lutte  pour  la  révolu- 
tion sociale.  Légitimistes  navarrais  ou  basques,  anarchistes  catalans 
veulent  se  soustraire  à  la  domination  de  Madrid. 

Délivré  de  l'Espagne,  le  Portugal  reconstitué  sous  la  monarchie  de 
Firagance  n'a  pu  échapper  à  la  décadence  générale  de  l'Ibérie.  Son 


1060  LA    VIE  DES  PEUPLES 

histoire,  depuis  le  xvii^  siècle,  n'est  qu'une  longue  stagnation  :  des 
rois  incapables,  un  empire  colonial  inexploité,  un  peuple  fatigué  peut- 
être  parce  que  ses  ancêtres  ont  trop  agi,  une  administration  désor- 
donnée, l'ignorance  générale.  Parfois  une  crise  vient  secouer  ce  peuple  : 
Pombal  prend  le  pouvoir  et  essaie  de  moderniser  son  pays  ;  les  troupes 
de  Napoléon  forcent  le  roi  à  s'embarquer  pour  le  Brésil  ;  les  légitimistes 
et  les  constitutionnalistes  luttent  pour  ou  contre  les  idées  modernes; 
le  Brésil  se  détache  de  la  métropole.  La  crise  passée,  la  torpeur  s'éta- 
blit à  nouveau,  le  malaise  s'accroît.  Une  grande  tristesse  pèse  sur  les 
meilleurs  éléments  de  ce  peuple.  Les  rois  de  la  maison  de  Bragance  se 
montrent  toujours  plus  apathiques,  plus  insouciants.  De  temps  à 
autre,  un  écrivain  évoque  la  grandeur  de  Lusiades,  des  l'infant  Henri, 
de  Vasco  de  Gama,  de  Magellan,  d'Alvares  Cabrai.  Sa  voix  ne  peut 
galvaniser  une  masse  illettrée.  Il  semble  que  ce  peuple  désespère  de 
l'Etat,  de  la  communauté  portugaise,  de  l'effort  national.  Les  indivi- 
dus essaient  d'agir  seuls  ou  par  petits  groupes.  Les  attentats,  les  coups 
d'Etat  se  multiplient.  Le  roi  Carlos  et  son  fils  aîné  sont  massacrés.  Le 
roi  Manuel  est  détrôné.  Depuis  que  la  République  est  proclamée,  les 
révoltes  militaires  se  multiplient.  La  constitution  républicaine  ne 
peut  jouer  régulièrement  dans  un  pays  où  la  majorité  des  électeurs  ne 
sait  pas  lire.  Le  gouvernement  se  trouve  toujours  aux  mains  de 
coteries  plus  ou  moins  nombreuses;  aucun  parti  ne  peut  s'appuyer 
solidement  sur  l'ensemble  de  la  nation,  car  l'ensemble  de  la  nation 
contemple  le  jeu  politique  avec  indifférence.  De  très  nobles  esprits, 
renonçante  l'effort,  se  résignent  au  suicide.  D'autres  quittent  leur 
terre  natale,  vont  s'installer  au  Brésil.  Le  Gouvernement,  étant  faible, 
nepeutsupprimerles  abus.  Ne  pouvant  compter  sur  l'opinion  publique, 
il  est  à  la  merci  des  hommes  politiques.  Certains  de  ceux-ci  font  passer 
leurs  intérêts  avant  ceux  du  pays.  Il  y  a  des  combinaisons  d'affai/es 
contre  lesquelles  les  plus  loyaux  ministres  ne  peuvent  rien,  puisque 
les  organisateurs  de  ces  combinaisons  disposent,  par  influence  person- 
nelle, d'un  grand  nombre  de  voix  au  Parlement.  Et  pourtant,  ce  peuple 
de  six  millions  d'habitants  ne  peut  oublier  que  c'est  lui  qui  a  ouvert 
jadis  les  principales  routes  maritimes  du  monde  et  qu'il  est  encore 
possesseur  d'un  des  trois  plus  vastes  empires  coloniaux. 

Un  élan  d'enthousiasme  patriotique  vient  de  soulever  le  Portugal. 
Au  mois  d'avril  dernier,  deux  aviateurs  portugais,  MM.  Gago  Coutinho 
et  Sacadura  Cabrai,  décidaient  de  traverser  l'Atlantique  sur  un  hydra- 
vion. Ils  partirent  de  Lisbonne,  s'envolant  du  centre  même  de  la  nation 
portugaise,  du  pied  de  la  tour  de  Belem.  D'étape  en  étape,  ils  avancè- 
rent vers  Rio  de  Janeiro. Le  cœur  du  Portugal  cultivé  fut  tout  entier 
pendant  deux  mois,  dans  ces  deux  hommes.  On  ouvrit  des  souscrip- 
tions publiques  pour  élever  un  monument  commémoratif  à  Belem, 
la  Chambre  envoya  des  adresses  de  félicitations,  les  journaux  publié- 


VIE  POLITIQUE:  PORTUGAL  1061 

rent  chaque  jour  des  poèmes, des  proses  lyriques.  Ces  deux  Portugais 
isolés,  dont  le  monde  était  enfin  obligé  d'apprendre  les  noms,  ces 
ailes,  cette  route  inconnue  loule  marquée  de  souvenirs  d'autrefois,  ce 
Brésil  enfin,  toujours  aimé,  toujours  regretté  et  qui.  par  sa  gloire  nais- 
sante, par  sa  prospérité,  sauve  l'honneur  de  la  race  portugaise,  tout 
cela  enivra  ce  peuple  qui  crut  à  la  naissance  d'une  aurore    nouvelle. 

C'est  vers  le  Brésil  que  les  Portugais  regardent  sans  cesse.  Cons- 
cients de  leur  faiblesse  et  doutant  de  leurs  efforts,  ils  contemplent  la 
magnifique  réussite  de  la  confédération  brésilienne.  C'est  sans  effusion 
de  sang,  et  sans  haine  que  les  deux  pays  se  sont  autrefois  séparés.  Pour- 
quoi n'essaieraient-ils  pas  aujourd'hui  de  se  réunir?  La  jeune  républi- 
que américaine  infuserait  un  sang  nouveau  au  vieux  pays  lusitanien. 
Le  Portugal  reprendrait  un  rang  dans  le  monde. 

Les  questions  politiques  se  règlent  suivant  les  intérêts  beaucoup 
plus  que  suivant  les  sentiments.  Le  Portugal  aurait  grand  intérêt  à 
l'union,  mais  il  se  peut  que  le  Brésil,  où  les  éléments  non-portugais  font 
entendre  leur  voix,  refuse  de  prendre  jamais  une  pareille  charge. 
Certaines  voix  brésiliennes,  celle  de  M.  Graça  Aranha  par  exemple,  ont 
déjà  lance  quelques  appels  en  faveur  de  l'union.  Le  Brésil  aurait  sans 
doute  bien  de  la  peine  à  obtenir  qu'un  régime  normal  s'établît  au 
Portugal;  il  se  heurterait  à  des  susceptibilités  ombrageuses.  Pourtant, 
l'union  lui  ouvrirait  la  magnifique  colonie  d'Angola  encore  inexploitée, 
qui  lui  fait  face  et  qui  peut  devenir  une  concurrente  sérieuse.  Par  son 
union,  le  Brésil  acquerrait  un  grand  empire  colonial,  des  positions  dans 
l'Inde  et  en  Océanie.  Il  se  peut  d'ailleurs  qu'un  pareil  champ  paraisse 
trop  vaste  à  une  république  américaine  en  pleine  formation  et  qui  tient 
un  immense  continent  vierge  à  défricher.  Il  se  peut  que  le  Brésil  recule. 
Aucune  tentative  officielle  n'a  été  encore  faite,  mais  l'idée  germe 
dans  certains  esprits.  En  se  réunissant  au  Brésil,  le  Portugal  échappe- 
rait à  l'emprise  de  l'Angleterre  que  beaucoup  trouvent  lourde  et  humi- 
liante, qui  pourtant  est  indispensable  dans  l'état  de  faiblesse  actuel. 

La   politique  intérieure. 

Rien  de  plus  confus  que  le  jeu  des  partis  politirpies  au  Portugal, 
rien  aussi  de  plus  terne. 

D'un  côté,  les  monarchistes  divisés  en  plusieurs  factions.  Les  mo- 
narchistes perdent  chaque  jour  de  leur  influence.  La  mauvaise  admi- 
nistration des  Bragance.  le  manque  de  gloire  de  cette  dynastie.  In 
faible  ardeur  du  roi  .Manuel  II  ont  fail  perdre  au  monarchisme  la  plus 
grande  partie  de  sa  force.     . 

Le  roi  Manuel  II  n'était  pas  reconiui  par  tous  les  monarchistes. 
Il  était  le  roi  des  constitutionnalistes.  un  roj  reconnu  par  la  nation 
comme  le  roi  d'Espagne  actuel,  comme  Louis-Philippe  en  France. 


1062  LA    VIE  DES  PEUPLES 

Contre  lui  se  dressaient  les  légitimistes,  partisans  de  la  branche  issue 
de  Don  .Miguel,  soutenant  les  mêmes  principes  que  Don  Carlos  en 
Espagne  ou  que  Henri  V  en  France. 

Même  après  l'exil  de  Manuel  II,  la  division  s'était  maintenue.  Le 
23  janvier  1919,  M.  Païva  Conceiro  tentait  une  révolution  en  faveur  de 
Manuel  II,  en  s'appuyant  sur  les  seuls  constitutionnalistes.Onse  sou- 
vient que  le  roi  Manuel  ne  répondit  pas  aux  appels  de  M.  Païva  Con- 
ceiro et  que  plusieurs  l'accusèrent  de  préférer  les  charmes  d'un  joyeux 
exil  aux  soucis  du  pouvoir.  Ses  ennemis  assurèrent  même  que  le  roi 
interdisait  à  sespartisans  toute  tentative  nouvelle.  Après  chaqueéchauf- 
fourée,  de  nouveaux  exilés  prenaient  la  route  de  l'étranger  et  venaient 
demander  des  secours  au  roi  Manuel,  qui  entendait  disposer  tout  autre- 
ment de  sa  fortune.  Mais  en  avril  dernier  on  apprenait  que  le  roi  Ma- 
nuel essayait  de  concentrer  autour  de  lui  toutes  les  forces  monarchistes. 
Des  délégués  de  la  faction  légitimiste  devaient  rencontrer  ses  repré- 
sentants à    Paris. 

Le  chef  des  légitimistes  était,  jusqu'à  ces  dernières  années,  Dom 
Miguel  II  de  Bragance.  En  1920,  à  la  suite  d'affaires  assez  confuses 
Dom  Miguel  renonçait  à  ses  droits  et  son  fils  aîné  le  duc  Miguel  de 
Vizen  abdiquait  à  son  tour.  Leurs  droits  passaient  à  un  enfant,  fils 
cadet  de  Dom  Miguel  II,  Dom  Nuno  Duarte.  La  duchesse  Aldegonde  de 
de  Guimaraes.  sœur  de  Dom  Miguel  II,  était  nommée  régente.  Elle 
prenait  la  direction  du  parti  légitimiste. 

En  avril  dernier  les  représentants  de  la  duchesse  rencontraient  à 
Paris  ceux  de  Manuel  II.  Ils  concluaient  un  accord  qui  fut  rendu  public 
dans  les  premiers  jours  de  mai.  Le  roi  Manuel,  constatant  qu'il  était 
privé  de  descendance,  consentait  que  son  héritier  fût  désigné  par 
les  Cortès.  Les  légitimistes  se  contentaient  de  cette  déclaration  qui 
ouvrait  la  voie  à  leur  prétendant,  le  petit  prince  Nuno  Duarte. 

C'est  un  accord  de  personnes  qui  ressemble  à  celui  qui  réconcilia 
jadis  en  France  Henri  V  et  le  comte  de  Paris.  De  tels  accords  ne  peu- 
vent vivre  que  loin  du  pouvoir.  Si  Manuel  II  remontait  sur  le  trône, 
il  devrait  bien  choisir  entre  le  principe  constitutionnel  et  le  principe 
légitimiste.  Mais  il  ne  semble  pas  qu'une  restauration  ait  actuellement 
aucune  chance  de  réussite. 

Les  catholiques,  qui,  jusqu'ici,  ayant  été  maltraités  par  le  nouveau 
régime,  s'étaient  montrés  violemment  anti-républicains,  se  rallient 
aujourd'hui  à  la  République.  Le  Gouvernement  a  repris  depuis  deux 
ans  des  relations  officielles  avec  le  Saint-Siège.  Le  Vatican  a  envoyé  des 
instructions  pour  le  ralliement.  Le  Congrès  catholique  qui  s'est  tenu 
à  Lisbonne  le  3  mai  a  dissocié  le  catholicisme  et  le  monarchisme. 
Le  roi  Manuel  a  donc  perdv  son  appui  le  plus  fort. 

La  République  n'a  pu  encore  établir  le  jeu  normal  des  partis  politi- 
ques. Le  parti  libéral  qui  était  au  pouvoir  en  octobre  1921,  ayant  été 


VIE  POLITIQUE  :  POPTUGAL  1063 

renversé  par  un  coup  d'Etat  militaire  mêlé  d'assassinats,  a  été  rem- 
placé par  le  parti  démocratique.  l;ne  fois  chassé  du  pouvoir.  le  parti 
libéral  s'esX  trouvé  sans  force.  Il  n'a  même  pas  pu  constituer  une  forte 
opposition.  C'est  seulement  au  cours  du  mois  de  mai  qu'il  a  essayé  de 
relever  la  tète  et  de  se  rapprocher  d'un  autre  parti  d'opposition,  les 
reconstituants. 

Le  parti  démocratique  n'était  pas  l'auteur  du  coup  d'Etat  doctobre. 
Il  était  cependant  si  mal  afi'ermi  que  c'est  seulement  en  juin  dernier 
qu'il  a  fait  arrêter  les  principaux    auteurs   des   meurtres   d'octobre. 

Les  colonies.  ' 

Le  Portugal  ne  trouve  pas  en  lui  la  force  nécessaire  pour  mettre 
son  empire  en  valeur.  Pendant  la  guerre,  une  flotte  d'Etat  avait  été 
créée  pour  joindre  la  métropole  aux  principales  possessions.  L'admi- 
nistration de  cette  flotte  s'est  traduite  par  un  déficit  formidable. 
L'absence  de  contrôle  autorisait  tous  les  pillages.  Aujourd'hui,  Lis- 
bonne ne  communique  avec  la  plupart  de  ses  colonies  que  par  des 
lignes  étrangères. 

Les  colonies  portugaises  se  trouvent  dans  des  conditions  très  désa- 
vantageuses. Elles  ne  peuvent  attendre  aucun  secours  de  la  métropole 
et,  d'autre  part,  elles  doivent  écarter  les  entreprises  étrangères  qui 
pourraient  progressivement  évincer  le  Portugal.  Elles  semblent 
condamnées  à  l'immobilité. 

La  métropole,  sentant  le  danger,  leur  a  donné  quelques  possibilités 
d'initiative.  Le  gouverneur  ou  haut-commissaire  choisi  par  le  Portugal 
jouit  d'une  autonomie  assez  étendue.  Il  est  assisté  d'un  conseil  formé  de 
colons. 

Le  Mozambique. 

Le  Mozambique  est  la  colonie  la  plus  prospère  et  en  même  temps  la 
plus  menacée.  Son  port  de  Lourenço-Marques,  qui  est  sa  principale 
richesse,  est  alimenté  par  un  arrière-pays  appartenant  au  Trans- 
vaal,  à  la  Confédération  de  l'Afrique  du  Sud.  Les  Sud-Africains 
désirent  ardemment  s'emparer  de  ce  port  et  on  se  demande  comment 
le  faible  Portugal,  malgré  la  protection  de  l'Angleterre,  pourra  résister 
à  un  puissant  voisin  qui  tait  lui-même  partie  de  l'Empire  cl  dont  le 
centre  vital  est  en  Afrique  même. 

Il  semble  que  le  Portugal  ait  livré  délibérément  le  Mo/.ambi(|ue 
aux  influences  étrangères.  Toute  la  jeunesse  de  la  colonie  est  élevée 
par  des  étrangers.  Les  sectes  les  [ilusdiverses  du  protestantisme  ont 
oyvert  des  écoles  là-bas;  Anglais,  Américains  et  Suisses  forment  l'esprit 


1064  •  LA    VIE  DES  PEUPLES 

des  enfants  de  la  colonie  el  leur  enseignent  le  mépris  de  la  métropole.  Il 
y  a  dans  tout  le  Mozambique  40  instituteurs  portugais.  On  compte 
63  Suisses  dans  la  seule  parcelle  de  la  mission  romande. 

La  question  de  Lourenço-Marquez  n'est  pas  la  seule  qui  mette  en 
présence  l'Afrique  du  Sud  et  le  Mozambique.  L'Afrique  du  Sud  de- 
mande de  la  main-d'œuvre  indigène  à  la  colonie  portugaise.  Un  grand 
nombre  d'ouvriers  du  Rand  viennent  du  Mozambique.  Le  Portugal, 
qui  ne  peut  donner  du  travail  à  ses  indigènes,  est  bien  forcé  de  les 
laisser  partir,  mais  il  perçoit  un  droit  de  sortie  sur  chaque  émigré. 
Des  dissentiments  éclatent  sans  cesse,  le  Portugal  prétendant  limiter 
l'exportation,  l'Afrique  du  Sud  voulant  avoir  la  libre  disposition  de  la 
main-d'œuvre.  Il  semble  d'ailleurs  difficile  que  les  autorités  portugaises 
puissent  empêcher  matériellement  les  indigènes  de  gagner  le  Transvaal. 

L'opinion  publique  portugaise  s'occupe  de  plus  en  plus  du  Mozam- 
bique. Il  est  bien  difficile  au  gouvernement,  dans  l'état  actuel  des  fi- 
nances, de  commencer  de  grandes  entreprises.  Unévêque  missionnaire 
a  été  envoyé  au  Mozambique  pour  essayer  d'organiser  des  écoles  natio- 
nales. D'autre  part,  le  haut-commissaire  du  Mozambique,  M.  Brito 
Camacho,  a  essayé  de  négocier  un  emprunt. 

M.  Brito  Camacho,  grand  journaliste  de  Lisbonne,  envoyé  au  Mo- 
zambique comme  gouverneur,  s'y  est  montré  très  actif,  mais  a  été 
accusé  par  ses  ennemis  d'oublier  les  intérêts  de  la  métropole.  Il  se 
trouve  en  face  du  dilemme  éternel  :  faut-il  donner  le  pas  à  l'intérêt 
économique  de  la  colonie  ou  à  l'intérêt  national  ? 

Le  Mozambique  restera  inexploité  tant  qu'il  ne  possédera  pas  un 
réseau  de  voies  ferrées.  Ses  finances  ne  lui  permettent  pas  de  se  lancer 
dans  une  pareille  entreprise.  Il  doit  donc  négocier  un  emprunt.  Cet 
emprunt,  il  peut  le  contracter  sur  ses  propres  garanties,  pourvu  qu'ii 
obtienne  l'autorisation  de  la  métropole. 

M.  Brito  Camacho  s'est  adressé  aux  banquiers  de  Londres  et  il  a 
demandé  cinq  millions  de  livres  sterling.  On  comprend  que  les  ennemis 
du  gouverneurdeMozambiquel'attaquenticar, contracter  un  emprunt 
à  Londres,  c'est  livrer  un  peu  plus  la  colonie  à  l'influence  britannique 
et  aux  convoitises  de  l'Afrique  du  Sud.  Il  est  permis  de  se  demander  si 
M.  Brito  Camacho  n'aurait  pu  essayer  de  négocier  avec  d'autres  pays, 
avec  les  Etats-Unis,  par  exemple. 

Les  conditions  posées  par  la  Cité  de  Londres  sont  draconieimes. 
Les  banquiers  anglais  exigent  une  hypothèque  de  50  %  sur  la  plupart 
des  impôts.  Ils  retiendront  toute  la  devise  anglaise  qui  proviendra  de 
la  taxe  payée  par  l'Afrique  du  Sud  pour  les  indigènes  émigrés.  De 
plus,  les  banquiers  garderont  la  plus  grande  partie  de  l'emprunt  et 
l'emploieront  à  acheter  du  matériel  de  construction  aux  maisons  an- 
glaises. Enfin  le  Mozambique  devra  prouver  qu'il  lui  est.  possible  d'é- 
quilibrer sou  budget.   C'est  un  traité  d'usurier.   d'Harpagon  ou  de 


VIE  POLITIQUE:  PORTUGAL  106â 

Shylock.  S'il  est  conclu,  le  Portugal  n'aura  plus  qu'à  renoncer  au 
Mozambique.  Le  projet  semble  avoir  révolté  la  colonie.  A  Lisbonne, 
il  provoque  une  indignation  mélancolique.  Un  journaliste  répète  la 
phrase  du  marquis  de  Pombal:  «Adieu.  Portugal,  car  tu  t'en  vas  à  tou- 
tes voiles  ». 


Angola. 

L'Angola  est  moins  directement  menacé.  Là  aussi,  le  gouverneur, 
M.  Norton  de  Matos  est  accusé  de  négliger  les  intérêts  de  la  métropole 
et  de  Jouer  au  roitelet.  11  est  évident  que  lorsqu'il  est  dans  la  colonie 
le  gouverneur  est  amené  à  des  mesures  qui  peuvent  donner  à  la  terre 
qu'il  administre  une  vie  nouvelle.  L'intérieur  de  l'Angola  est  toujours 
en  effervescence.  De  temps  à  autre.  M.  Norton  de  Matos  envoie  une 
colonne  de  cinq  ou  six  cents  hommes. 

Les  Anglais  exploitent  en  partie  la  colonie  d'Angola.  Mais  ils  se  con- 
tentent ici  du  régime  de  faveur  que  leur  accorde  l'alliance  portugaise. 
Le  chemin  de  fer  de  Benguella  ouvre  à  leur  commerce  des  zones  qui, 
jusqu'ici,  écoulaient  leurs  produits  par  le  cours  inférieur  du  Congo. 


Colonies  du  Pacifique. 

Timor  et  Macao,  sont  dans  le  plus  grand  désordre. 

Timor  est  une  magnifique  position  que  menacent  d'un  côté  les 
Hollandais  établis  aux  îles  de  la  Sonde,  de  l'autre  les  Etats-Unis 
soucieux  de  s'assurer  des  bases  importantes  dans  le  Pacifique,  le 
Japon  enlin,  adversaire  acharné  de  la  puissance  américaine. 
Cependant  le  Portugal  laisse  Timor  à  l'abandon.  Un  gouverneur  de 
Timor,  nommé  depuis  un  an.  n'a  pas  encore  rejoint  son  poste. 

Quant  au  comptoir  chinois  de  Macao,  il  est  le  théâtre  de  révoltes 
incessantes.  Les  indigènes  sentent  la  faiblesse  portugaise  et  organisent 
toujours  de  nouveaux  mouvements.  En  juin,  de  graves  émeutes  ont 
troublé  la  ville.  Les  Portugais  se  sont  rendus  maîtres  de  la  situation 
grâce  à  l'appui  d'une  canonnière  anglaise.  Cependant,  un  vaisseau 
de  guerre  quittait  Lisbonne.  A  son  arrivée,  la  situation  ne  pouvait  être 
que  perdue  ou  détinitivement  rétablie. 

Le  Portugal,  malgré  le  bel  effort  qu'il  a  accompli  pendant  la  guerre, 
et  bien  que  son  régime  politique  tende  à  se  stabiliser,  est  donc  à  une 
heure  très  sombre  de  son  iiistoire.  Il  ne  semble  pas  devoir  trouver  en 
lui  des  forces  suffisantes  pour  rétablir  sa  situation.  Tous  ceux  qui 
aiment  ce  malheureux  pays  pour  les  erands  exploits  de  son  passé, 


1066  LA    VIE  DES  PEUPLES 

pour  ses  navigateurs  à  qui  le  monde  moderne  doit  tant,  pour  la 
noblesse,  pour  la  délicatesse  de  cœur  deseseulants.  souhaitent  qu'une 
aide  extérieure  vienne  le  secourir  et  lui  rendre  sa  place.  Cette  aide  ne 
peut  venir  que  des  Brésiliens,  ses  frères  de  race  et  de  civilisation. 
L'idée  de  la  réunion  des  deux  peuples  est  encore  une  lueur  confuse. 
Les  Portu2:ais  doivent  lutter  de  toutes  leurs  forces  pour  en  faire  une 
réalité. 

J.  E. 


YOUGOSLAVIE 
La  situation  politique  pendant  et  après  la  Conférence  de  Gênes 

Avant  la  Conférence  de  Gênes,  la  presse  gouvornementnle  de  Bel- 
grade et  de  Zigreb  avait  nettement  défini  les  buts  de  la  délégation 
yougos!  ivc  :  il  s'agiss lit  avant  tout  pour  celle-ci  d'arriver  à  une  en- 
tente définitive  avec  l'Italie  sur  les  problèmes  adriatiques.  La  ques- 
tion de  la  reconn  lissance  des  Soviets  devait  passer  en  seconde  ligne, 
et  il  semble  bien  qu'avant  même  l'ouverture  des  pourparlers  le  gouver- 
nement de  Belgrade  était  décidé  à  s^  conformer  entièrement  aux 
vues  des  Alliés  dans  les  affaires  russes.  Dès  la  fin  de  mars,  le  traité 
germano-russe  était  prévu  par  l'opinion  yougoslave,  et  dans  les 
milieux  bien  informés  on  parlait  communément  d'une  alliance  intéres- 
sée de  l'Allemagne  avec  la  Russie. 

Dans  la  première  quinzaine  d'a\'ril,  la  délégation  yougoslave  com- 
mença ses  entrevues  avec  quelques  membres  de  la  délégation  italienne. 
Les  partis  du  gouvernement  affirmèrent  tous  alors  dans  leurs  organes 
que  c'était  l'Italie  seule  qui  avait  réclamé  avec  insistance  que  les  pour- 
parlers eussent  lieu  à  Gênes  même,  et  pendant  la  durée  de  la  Confé- 
rence. La  Ryelch,  le  grand  quotidien  démocrate,  qui  donne  la  note  offi- 
cielle la  plus  juste,  s'étonnait,  dès  le  milieu  d'avril  que  l'Italie  xint  à 
Gênes,  pour  obtenir  la  révision  du  traité  italo-yougoslave  :  «  De  quelle 
révision,  veut-on  parler  ?  Pour  nous,  il  ne  peut-être  question  que  d'une 
révision  à  notre  avantage,  s'il  est  en  principe  permis  de  soulever  un  tel 
débat' au  sein  de  la  Conférence  !  »  La  délégation  yougoslave  était  fer- 
mi^ment  résolue  à  exiger  l'application  pure  et  simple  du  traité  de 
Rapallo.  Mais,  devant  l'obstination  des  Italiens  à  en  réclamer  la 
révision,  elle  envisagea  aussitôt  l'annexion  de  Zadar  (Zara),  afin  de 
consolider  la  situation  du  royaume  en  Dalmatie.  L'Italie  aurait  peut- 
être  cédé  sur  ce  point,  mais  elle  tenait  à  garder  ses  positions  dans  la 
question  de  Fiunie.Ce  fut  la  cause  de  l'échec  de  ces  premiers  pourparlers. 

M.   Nintchitch,  ministre  des  affaires    étrangères,  président  de  la 


VIE  POLITIQUE  :  YOUGOSLAVIE  1067 

m» 
délégation  yougoslave,  reçut  alors  des  instructions  sévères  du  Conseil 
des  ministres  réuni  à  Belgrade.  On  lui  recommandait  de  ne  pas  persé- 
vérer dans  une  politique  de  flottement  et  d'atermoiements.  Il  fallait 
«  en  finir  avec  la  question  de  Fiume  et  les  pourparlers  avec  l'Italie, 
puisque  les  points  de  vue  italien  et  yougoslave  étaient  diamélralemenl 
opposés  ». 

Quelque  peu  ému  par  l'attitude  énergique  de  M.  Pachitch,  président 
du  Conseil,  M.  Nintchitch  revint  a  Belgrade  dans  les  derniers  jours 
d'avril  .  Il  s'expliqua  devant  le  Conseil  des  ministres,  et  en  obtint  l'ap- 
probation de  son  attitude.  Le  29  avril,  il  se  rendit  à  Zagreb,  capitale 
de  la  Croatie,  pour  faire  des  déclarations,  à  un  rédacteur  delà  Ryetch; 
[(ubliées  aussitôt,  elles  renseignèrent  et  calmèrent  l'opinion  publique 
en  démontrant  qu'il  n'avait  jamais  existé  un  désaccord  quelconque 
entre  M.  Nintchitch  et  ses  collègues  du  gouvernement  de  Belgrade.  Si 
le  président  de  la  délégation  était  revenu  dans  la  capitale  c'était  uni- 
quement pour  mettre  le  cabinet  au  courant  de  la  marche  des  pourpar- 
lers de  Gênes.  11  agissait  sur  son  initiative  personnelle,  à  l'exemple 
des  ministres  d'autres  gouvernements.  «  Les  Italiens  et  les  Yougoslaves 
sont  d'accord  sur  l'exécution  du  traité  de  Rapallo.  Mais  les  modalités 
de  cette  exécution  provoquent  des  divergences  entre  eux.  Les  Italiens 
eux-mêmes  sont  divisés  dans  leurs  opinions  au  sujet  de  la  solution  du 
différend.  Les  uns  préconisent  l'arbitrage,  les  autres  veulent  un  règle- 
ment entre  les  deux  Etats  intéressés,  mais  de  préférence  au  cours  de  la 
Conférence  ».  Le  mémorandum  du  Bloc  croate  (dont  il  sera  question 
plus  loin)  «  n'a  pas  été  remis  au  ministre  par  la  délégation  italienne, 
mais  par  des  personnes  jjrivées  ». 

Pendant  que  se  pour.suiv^iifmt  les  travaux  de  Gênes,  le  gouvernement 
voyait  se  marquer  ou  s'accentuer  deux  grands  courants  d'opposition. 

La  Constitution  yougoslaviî  prescrit  que  le  royaume  est  divisé  en 
régions  de  moins  de  800.000  habitants.  Cette  division  devait  être  faite 
par  une  loi.  Mais  le  Cabinet  de  Belgrade  ayant  laissé  passer  le  délai  fixé 
par  ia  Constitution  poui-  le  dépôt  de  la  loi.  il  fallut  opérer  par  décret. 
Le  décret  du  26  avril  partage  l'Etat  des  Serbes-Croates  et  Slovènes  en 
3.3  régions.  Belgrade  forme  une  agglomération  indépendante  et  le 
département  de  Belgrade  complètement  séparédela  métropole,  com- 
prend dans  sa  partie  septentrionale  les  villes  de  Pancevo,  Turski 
Becej,  Velika  Kikinda,  Zenta.  En  Croatie,  au  contraire,  le  déparle- 
ment de  Zagreb  englobe,  outre  cette  capitale,  les  villes  de  Varazdiii  et 
de  Krizevci.  Les  principaux  autres  départements  sont  ceux  deLjnljIja- 
na.  Capitale  de  la  Slovénie,  de  .Marabor,  de  Baka  avec  Novi-Sad.  de 
Podunavlje  comprenant,  avec  Sinedercvo,  l'ancien  département  de 
Belgrade,  plusieurs  arrondissements  du  département  de  Valjevo  et 
une  partie  du  Bauat.  Le  dé|)arlement  de  Nich  englobe  aussi  celui  de 
Pirot  et  une  partie  de  celui  de  Vsanje.  Un  article  de  la  Constitution 


1068  LA    VIE  DES  PEUPLES 

sLipule  que  deux  ou  plusieurs  régions  peuvent  se  lusionucr,  pourvu 
que  la  totalité  de  leur  population  n'excède  pas  800.000  âmes. 

Cette  division  administrative  était  désirée  depuis  longtemps  par 
l'opinion  publique.  Mais  elle  provoqua  une  rupture  complète  entre  les 
partis  au  gouvernement  et  le  groupe  musulman  qui  sur  d'autres  points 
encore  n'approuvait  pas  la  politique  intérieure  du  cabinet.  Réunis 
en  congrès,  le  14  avril,  les  députés  musulmans  adoptèrent,  à  une  majo- 
rité de  45  voix,  la  motion  du  chel  de  leur  parti,  Is  D'  Spaho,  ancien 
ministre  du  commerce,  qui  leur  conseillait  de  se  rallier  à  l'opposition 
Cette  décision  tut  très  favorablement  commentée,  par  le  grand  journal 
Croate  de  l'opposition,  VObzor.  La  majorité  gouvernementale  eut,  de 
fait,  à  se  ressentir  de  cet  événement,  car  les  Musulmans  i'orniaient  un 
groupement  assez  important  au  Parlement.  Ce  qu'ils  reprochaient 
surtout  au  gouvernement,  c'est  de  méconnaître  le  principe  de  la  Cons- 
titution, qui  proclame l'égalitéabsolue  de  tous  les  citoyens  yougoslaves 
sans  distinction  de  religions  :  car  il  ressort  des  chiffres  mêmes  du  bud- 
get que  les  églises  orthodoxes  sont  plus  favorisées  que  les  églises  ca- 
tholiques et  les  mosquées,  que  les  prêtres  et  même  les  instituteurs  sont 
mieux  payés  en  Serbie  qu'en  Croatie  et  en  Bosnie. 

Tandis  que  les  dissidents  musulmans  accentuent  de  plus  en  plus 
leur  politique  d'hosUlité  au  Cabinet  Pachitch,  le  jjlus  puissant  des 
partis  Slovènes,  le  parti  populaire,  s'efforce,  par  lorgane  de  son  grand 
journal  de  Ljubljana,  le  Slovenec,  de  flétrir  la  mauvaise  conduite  de  la 
délégation  yougoslave.  De  l'aveu  même  de  M.  D.  Nicolaévitch,  pré- 
sident de  la  Société  des  journalistes  yougoslaves,  la  délégation  s'est 
montrée  «  hésitante,  peu  active,  très  faible;  elle  n'a  rien  organisé;  elle 
a  manqué  de  méthode»  ;  M.  Koumanoudi, ministre  des  finances,  homme 
de  grande  valeur,  serait  resté  presque  inactif  pendant  tous  les  travaux 
de  la  Conférence.  Quant  au  parti  gouvernemental  croate,  il  se  félicite 
seulement  de  l'admission  de  la  Petite- Entente  dans  toutes  les  con- 
versations importantes.  11  regrette  qu'une  Conférence  technique  n'ait 
pas  précédé  celle  de  Gênes.  A  son  avis,  la  réunion  des  diplomates  et  des 
hommes  politiques  aurait  dû  logiquement  venir  après  celle  des  experts. 
On  a  fait  le  contraire,  et  on  aura  peut-être  à.  s'en  rei)entir.  Néanmoins, 
les  députés  démocrates  de  Zagreb,  nettement  favorables  au  gouverne- 
ment, insistent  tout  particulièrement  sur  la  situation  heureuse  créée 
à  la  Petite-Entente  à  Gênes.  A  la  fin  de  la  première  décade  de  mai,  leur 
orî^ane  central,  la  Ryetch,  déclare  que  la  Petite-Entente  est  devenue 
maintenant  «  une  puissance  que  la  Conférence  des  Ambassadeurs 
devra  convoquer,  toutes  les  fois  qu'il  y  aura  des  décisions  importantes 
à  prendre  ».  Los  démocrates  croates,  n'hésitent  pas  à  revendiquer  pour 
la  Yougoslavie  le  mérite  de  la  vraie  «  création  de  la  Petite- Entente,  l'ac- 
te le  plus  essentiel  accompli  par  le  royaume-  depuis  sa  fondation  ».  Cer- 
tains chefs  du  parti  gouvernemental  reprochent  amèrement  au  «  Bloc 


VIE  POLITIQUE  :  YOUGOSLAVIE  1069 

croate  »  de  ptu-sisLci-  ;i  \()ui(.iir  ciéei'  une  sort(-  d'Etat  dans  TEtnl,  df 
chercher  systématiquement  a  s'isoler  des  l'rères  Serbes  et  Slovènes,  et 
de  s'exclure  ainsii'atalementde  la  Petite-Entente.  L'intransigeance  des 
partisans  de  l'autonomie  provinciale,  les  membres  du  «  Bloc  croate  » 
a  causé  leur  propre  échec.  A  force  de  vouloir  considérer  a  priori  la 
Croatie  comme  une  province  indépendante, ils  ont  fini  par  généraliser 
peu  à  peu  leur  conception  d'autonomie  politique,  ils  ont  demandé 
qu'on  étendît  celle-ci  aux  Albanais,  aux  Allemands  et  surtout  aux 
Hongrois  habitant  la   Yougoslavie. 

A  la  fin  de  la  Conférence,  lors  des  derniers  pourparlers  entre  M.  Nin- 
tchitch  et  M.  Schanzer,  le  ministre  desaffaires  étrangères  yougoslave 
avait  réussi  à  se  concilier  les  symiKithies  de  tou^  les  partis  politiques 
de  son  pays,  qui  se  félicitaient  des  résultats  obtenus  par  lui.  L'accord 
semblait  parfait  entre  Italiens  et  Yougoslaves  au  sujet  de  Zara  et  de 
Fiume.  Malheureusement,  cet  accord,  soumis  au  gouvernement  de 
Belgrade,  entraînait  l'Italie  à  des  concessions  qui  produisirent  une 
im.pression  pénible  sur  l'opinion  publique  et  sur  la  presse.  Pour  sauver 
la  situation,  les  plus  chauds  partisans  de  M.  Nintehitch,  les  radicaux 
proposèrent  des  solutions  provisoires,  aussi  bien  dans  la  question  de 
Zara  que  dans  celle  de  Fiume.  Pour  la  première  de  ces  deux  villes,  il 
s'agirait  simplement  d'assurer  son  ravitaillement,  grâce  à  une  régle- 
mentation rigoureuse  du  commerce  defrontière,à  Tinterdictionde  l'ex- 
portation, et  à  i'é\"acuation  pir  l'armée  italienne,  de  la  troisième 
zone  d'occupation  en  Dalmatie.  Quant  à  la  question  de  Fiume  elle  se- 
rait réglée  par  une  Commission  mixte,  com.posée  de  six  délégués,  trois 
pour  l'Italie,  trois  pour  la  Yougoslavie. 

Il  conviendrait  de  régler  tout  d'abord  les  questions  de  frontières, 
puis  les  conditions  des  transports  entre  Fiume  et  les  Etats  contractants 
enfin  l'organisation  générale  de  l'Etat  de  Fiume,  en  accord  avec  l'ar- 
ticle 4  du  traité  ot  aussi  a\ec  les  documents  postérieurs  à  sa  signa- 
ture et  notamment  la  lettre  du  comte  Sîorza  ^.  Personnellement,  le 
gouvernemeni  de  Belgrade  préconisait  une  solution  internation  Je  du 
[iroblème  adri:i tique  au  moyen  d'un  accord  intervenant  entie  Fiume 
et  les  autres  Etats,  ou  bien  par  l'arbitrage  de  la  Suisse. 

Pendant  que  le  problème  italo-yougoslavc  reten.àt  ainsi  l'attention 
des  délégués  jusqu'aux  dernières  séances  de  la  Conférence,  la  question 
croate  se  ])la("ail  tout  à  fiit  au  premier  plan  des  affaires  intérieures  du 
roy.iume.  La  lutte  est  entre  le  chef  du  «  Bloc  croate  »,  partisan  enthou- 
siaste d'une  République  cro  ite,  et  les  radicaux,  démocrates  et  socia- 
listes de  toutes  nuances,  qui  oublient  leurs  divergences  politiques  et 
s'unissent  pour  le  combattre,  dans  l'intérêt  supérieur  du  bien  de  l'Etat. 
Le  Bloc  revendique  avant  tout  l'autonomie  pro\  inciale,  m;:is  les  partis 
du  gouvei  nement  cvaigueni  que,  si  elle  lui  est  accordée,  il  se  borne  à 
penser  aux  affaires  région-.les  et  néglige  les  grands  problèmes  qui 
intéressent  l'ensemble  de  la  vie  nationale. 

Aeur  13 


1070  LA    VIE  DES  PEUPLES 

Si  la  proportion  des  députés  croates  est  trèslaiijle,  dans  le  ministère, 
c'est  peut-être  à  cause  de  cette  politique  intransigeante  de  décentra- 
lisation qui  est  commune  à  tous  les  partis  croates  et  va  chez  certains 
jusqu'au  séparatisme. 

La  conséquence  curieuse  et  quelque  peu  paradoxale  de  cet  état  de 
choses  est  de  créer  une  rivalité  politique  très  vive  entre  Belgrade  et  Za- 
greb, deux  villes  qui  devraient,  au  contraire  s'associer  très  étroitement 
pour  l'établissement  solide  de  l'unité  yougoslave.  Les  autonomistes 
extrémistes  de  Croatie  vont  jusqu'à  al'lirmer  que  Belgrade  et  le  gou- 
vernement travaillent  à  la  ruine  de  Zagreb.  Les  polémiques  les  plus 
acerbes  ne  cessent  de  s'engager  journellemententre la  presse  du  gouver- 
nement et  le  grand  organe  des  «  républicains  «  croates,  V Obzor.  D'un 
côté,  comme  de  l'autre,  on  suppute  lus  résultats  des  futures  élections 
législatives,  qui,  selon  la  Constitution,  doivent  avoir  lieu  en  juillet  1923. 
Les  membres  de  l'opposition  annoncent  déjà  la  chute  prochaine  et 
retentissante  des  partis  gouvernementaux  actuels.  M.  Protitch,  ancien 
président  du  Conseil,  radical  dissident,  paraît  gêné  par  leurs  pronos- 
tics; il  estime  pouvoir  venir  à  bout  des  démocrates  s'ils  veulent  gou- 
verner seuls,  et  il  espère  s'emparer  du  pouvoij-  d'ici  un  an  avant  les 
élections.  Cet  ancien  premier  yougoslave  est  détesté  par  le  Bloc 
croate,  parce  qu'il  a  reproché  à  ce  dernier  d'avoir  refusé  de  venir 
siéger  à  Belgrade,  à  l'Assemblée  nationale,  sur  un  mot  d'ordre  d'abs- 
tention donné  par  le  grand  chef  du  parti  paysan  républicain  croate, 
M.  Raditch.  Le  Bloc  compte  que  la  nouvelle  Chambre  commencera 
ses  travaux  par  une  révision  consciencieuse  de  la  Constitution,  et 
les  membres  de  l'opposition  croate  se  flattent  de  pouvoir  alors  im- 
poser leurs  volontés  au  sein  de  l'Assemblée  nationale,  en  dépit  du 
scepticisme  de  M.  Protitch  et  du  parti  radical. 

En  attendant  que  l'avenir  décide  de  son  sort  le  cabinet  actuel  se 
maintient  sans  trop  de  difficultés.  A  son  retour  de  Gênes  et  de  Rome, 
M.  Krstelj,  ministre  du  commerce,  a  fait  de  longues  déclarations  aux 
chefs  du  parti  démocrate.  Il  a  insisté  sur  les  résultats  positifs  des  en- 
trevues de  Gênes  et  de  Rome.  Aussi  bien  rapporte-t-il  «  deux  textes 
généraux  »  accompagnés  de  21  conventions,  réglant  les  relations  éco- 
nomiques et  financières  italo-yougoslaves.  Après  l'approbation  du 
cabinet  yougoslave,  cette  sorte  de  nouveau  traité  provisoire  pourra 
entrer  en  vigueur. 

Puis  une  commission  sera  nommée,  de  deux  représentants  de  cha- 
cun des  pays.  Obéissant  aux  instructions  du  gou\'ernement,M.  Krstelj 
a  consenti  à  céder  à  la  ville  de  Zara  15  kilomètres  de  territoire,  pour  les 
besoins  de  ses  transports.  6  kilomètr  ^s  ont  également  été  cédés  dans  la 
direction  de  Biograd,  20  dans  celle  du  canal  de  Planina,  12  dans  celle 
de  l'île  d'Iz.  Celle-ci,  ainsi  que  l'île  d'Aljan  feront  partie  de  la  ville  de 
Zara,  qui  sera  sous  la  domination  italienne,  tandis  que  la  zone  des 


VjÈ  POLÎllOVL  :  YOUGOSLAVIE  1071 

Uuusporis  icsLeia  suus  l'iUiUiiité  des  Youguslaves.  L'indépeadaiice  de 
Fiume  csl  sauvcgdrdé.t>.  L'accord  n'est  pas  encore  conclu  au  sujet,  du 
jiort  Barioss.  En  somme,  comme  le  déclare  la  /iyé/c/î,  en  commentant 
ies  déclarai  ions  que  lui  a  l'ailes  le  ministre, «ritalie  n'a  riencédéel  nous 
continuons  à  souliiir  depuis  deux  ans  des  clauses  trop  générales  et 
trop  prixées  de  garantie  pour  nous  du  traité  de  Rapalio  ».  Le  droit 
reste  bien  du  côté  youi,(»sliA  e,  mais  la  force  appartient  à  l'Italie,  et 
mjdheureusemcnl  n  la  raison  du  plus  tort  est  toujours  la  meilleure  ». 
Les  soldais  ilaliens  occui)enl  encore  une  grande  partie  du  terriloire 
yougoslase.  Le  grand  journal  d'information  de  Belgrade,  favorabfe  au 
gouvernement,  la  Polilika.  [iroclame  que  la  cession  de  Zara  à  l'Italie 
csl  «  une  iHuusIruosité  diplomatique  et  juridique*.  L'Italie  a  pu  assurer 
mit-  \ie  à  <-.t'  monstre  :  une  oasis  italienne  sur  la  côte  dalmale  yougo- 
siaxe  >K  Ainsi,  la  Yougoslavie  apparaîtcomme  une  victime  des  intrigues 
iluliennes,  commencées  par  le  comte  Stoiza.  11  est  juste  de  dire,  toute- 
lois,  que  les  ministres  yougoslaves  semblent  avoii'  commis  certaines 
fautes  — c'est,  du  moins,  ce  que  prétendent  ies  organes  avertis  de 
l'opposition.  —  En  déclarant  que  le  traité  de  Rapalio  manquait  de 
clarté,  M.  Nintchitch  a  surtout  cherché  à  le  reviser.  Mieux  aurait  valu 
son  apjjlication  pure:  et  simple  ou  l'arbitrage  de  la  Suisse  ou  de  la 
Société  des  .Nations,  solennellement  promis  par  M.  Pachitchau  Parle- 
ment. Ces  ei'reurs  et  ces  abstentions  regrettables  pourraient  justifier  le 
cri  d'indignation  jeté  par  VOhzer  :  «  On  a  trompé  le.  Parlement  et 
l'opinion  publique  ». 

Ce  mécontentement  id.  ces  protestations  d'une  partie  de  l'opinion 
publique  et  de  la  pr(^sse,  ont  eu  leur  répercussion  au  sein  de  l'Assemblée 
ititionile.  En  effet,  à  la  séance  du  -l'.)  juin,  jdusieurs  questions  furent 
:idressées  par  les  députés  à  .M.  Nintchitch  sur  la  politique  générale  du 
cabinet.  Le  ministre  commença  par  déclarer  qu'il  s'opposerait  désor- 
mais énergiquement  à  toute  tentative  de  violation  des  clauses  du  traité 
de  Tria  non.  .\u  sujet  de  Fiume,  il  chercha  surtout  à  calmer  les  esprits, 
d'une  manière  assez  habile,  en  déclaraiU  qu'il  ne  pouxait  encore  don- 
ner toutes  les  piécisions  voulues,  mais  que  d'ici  peu  de  jours  la  situa- 
tion sérail  lout  à  fait  aplanie.  Ces  déclarations  optimistes  ne  purent 
satisfaire  le  député  dalmate  Kouhchitch,  qui  objecta  au  ministre 
qu'une  grande  confusion  régnaitencore  dans  les  affaires  de  Fiume,  une 
tentative  révolutionnaire  serait  même  paraît-il,  à  redouter,  elle  aurait 
\Htuv  objectif  de  constituer  un  nouveau  gouvernement,  une  sorte  de 
directoire,  composé  de  l'2  membres.  Le  député  socialiste  E.  Kristan 
reprocha  alors  à  M.  Nintchitch  de  maintenir  une  légation  russe  à  Bel- 
grade. Le  ministre  répondit  que  celle-ci  ne  représentait  nullement  la 
Russie  officielle.  Enfin  une  discussion  s'éleva  au  suj(d  de  la  con- 
duite de  la  délégation  yougoslaxe  au  Congrès  des  associations  pour  la 
Société  des  Nations  à  Prague.  M.  Nintchitch  déclara  aux  députés  que 


107v:  LA    VIE  DES  PEUPLES 

la  délégation  ne  représentait  pas  le  gouvernement  et  que  le  Congrès 
lui-même  était  une  assemblée  privée  d'associations. 

Trois  jours  avant  cette  séance,  M.  Svetozar  Pribitchevitch,  ministre 
derinstructionpublique,interviewéparla  fiyeZc/i,  faisait  d'importantes 
déchira  Lions  au  sujet  des  conventions  passées  par  M.  Krstelj.  M.  Pri- 
bitclie\  itch,  l'une  des  personnalités  les  plus  éminentes  et  les  plus  ac- 
tives du  parti  démocrate,  ancien  ministre  de  l'Intérieur  s'indignait  de 
Ifi  conclusion  de  conventions  qui  permettaient  à  l'Italie  de  créer  et 
d'entretenir  en  Dcilmatic  des  écoles  pour  des  nationaux  alors  que  la 
Yougoslavie  n'obtenait  pas  de  Tltalie  les  mêmes  droits.  De  l'avis  du 
ministre,  toutes  les  conventions  signées  par  M.  Krstelj,  doivent  être 
soumises  à  l'examen  approiondi  du  Parlement,  avunt  d'être  ratifiées. 

M.  Pribitchevitch  ne  s'est  pas  borné  à  discuter  les  problèmes  de. 
politique  extérieure;  il  a  cherché  aussi  à  donner  des  indications  pré- 
cises sur  la  question  croate,  qui  préoccupe  visiblement  l'opinion  publi- 
que en  Yougoslavie.  D'une  manière  générale,  on  peut  dire  que  le  peu- 
ple est  peu  satisfait  des  menées  séparatistes  de  M.  Raditch,  contraires 
à  l'esprit  et  à  la  lettre  de  la  Constitution  du  uidodan,  hostiles  à  l'établis- 
sement définitif  de  l'unité  nation.Ue,  si  nécessaire  au  pays  dans  les 
temps  difficiles  et  troublés  que  nous  traversons.  Le  ministre  de  l'Ins- 
truction publique  estime  que  M.  Stoyan  Protitch.l'^ncien  président  du 
Conseil,  aujourd'hui  radical  dissident,  perd  son  temps  en  cherchant  à 
discuter  avec  M.  Stréjean  Raditch.  Celui-ci  ne  serait  qu'un  a  général 
sans  armées  »,  donc  fort  peu  redoutable.  Par  contre,  M.  Pribitchevitch 
affirme  qu'il  voit  des  symptômes  favorables  de  l'amélioration  de  la 
mentilité  paysanne,  aussi  bien  en  Croatie  qu'en  Serbie.  Les  paysans 
yougosl.îves  d'aujourd'hui,  qui  forment  la  grosse  masse  de  la  popula- 
tion du  royaume,  manifestent  une  défiance  instinctive  à  l'égard  des 
agitateurs  soi-disant  républicains;  ils  ont  soif  de  bien-être  et  de  paix 
et  ils  p(;nsent,  avec  justesse,  d'ailleurs,  que  leur  bonheur  matériel  et 
moral  dépend  de  la  puissance  et  de  la  grandeur  de  l'Etat.  Tant  que 
l'unité  '.olitique  du  royaume  demeurera  en  péril,  la  patrie  souffrira, 
men.icée  d:ius  sa  vie  et  dans  son  avenir  mêmes. 

M.  Pribitchevitch  a  raison  de  poursuivre  avec  ténacité  la  réalisation 
de  l'unité  nationale,  c'est  certainement  la  meilleure  chance  de  salut 
pour  le  royaume.  Il  sied  cependant  d'insister  sur  la  difficulté  de  cette 
tâche  ;  il  ne  faut  pas  oublier  que  sur  le  territoire  du  royaume  S.  H.  S.  ^ 
vivent  quatre  millions  de  Croates  catholiques,  et  d'autre  part,  plusd'un 
million  de  musulmans,  qui  ne  cherchent  aucunement  à  se  fusionner 
avec  les  éléments  chrétiens  de  la  population.  Du  fait  de  la  faible  den- 
sité de  la  population  en  Yougoslavie,  de  la  force  et  de  la  diversité  des 
idées  religieuses,  le5  courants  politiques  ne  prennent  que  difficilement 
une  direction  convergente.  C'est  ce  qui  explique  que  dès  la  publication 
do  SOS  déclarations,  M.  Pribitchevitchait  été  violemment  attaqué  par 


VIE  POLITIQUE  .   YOUGOSLAVIE  1873 

les  partis  croates,  surtout  par  les  leaders  de  l'opposition;  ils  lui  repro- 
chent des  tendances  centralisatrices,  ils  l'accusent  de  vouloir  installer 
la  dictature  à  Belgrade  et  de  rêver  l'unité  serbe  et  nonTunité  nationale 
yougoslave. 

L'assassinat  de  Rathemiu  a  donné  aux  démocrates  une  occasion  de 
justifier  la  politique  de  leur  chef  et  de  flétrir  l'i^ttitude  des  révolution- 
naires du  Bloc  croate,  semblable,  selon  eux  à  celle  des  réactionnaires 
allemands.  La  presse  gouvernementale  compare  le  meurtre  récent  du 
ministre  Drachkovitch  à  celui  de  Rathenau.Pourla.  Ryetch.M.  Raditch 
et  ses  partisans  sont  avant  tout  des  utopistes  dangereux. 

En  Slovénie,  Tautonomisme  provincial  moins  intransigeant  qu'en 
Croatie,  essaie  de  trouver  un  terrain  d'entente  |)ra tique,  une  formule 
transactionnelle  qui  permette  de  concilier  les  intérêts  de  tous  les  partis, 
en  sauvegardant  l'idéal  de  la  nation.  Il  groupe  environ'60  %  des  dépu- 
tés Slovènes  en  un  solide  parti,  dit  parti  populyire,dont  le  programme 
a  été  bien  défini  à  la  Chambre  par  un  de  ses  leader?,  le  député  Janko 
Simrak  :  ^<  Si  M.  Raditch  veut  avoir  une  République  croate,  le  parti 
populaire  protestera  énergiquement  contre  un  tel  programme.  Les 
questions  intérieures  ne  devront  être  résolues  que  par  un  accord  mu- 
tuel ».  Ainsi  le  parti  populaire  quoique  autonomiste,  n'est  pas  sépara- 
tiste :  il  aspire  seulement  à  un  régime  de  décentralisation,  d'indépen- 
dance régionale.  Au  contraire  les  démocrates  Slovènes  sont  pour  la 
fusion  complète  de  tous  les  Yougoslaves  :  très  serbophiles,  ilsconsenti- 
r;;ienl  même  à  l'abandon  de  leur  langue  nationale  pour  ne  plus  parler 
que  le  serbe.  Ils  se  vantent  d'avoir  été  affranchis  par  les  Serbes  et  les 
-Mliés.  Ce  sont  peut-être  les  plus  ententophiles  des  Yougoslaves.  Il 
convient,  toutefois,  de  noter  qu'ils  n'occupent  que  20  %  des  sièges 
Slovènes  au  Parlement,  même  avec  ceux  du  parti  agraire,  qui  n'est 
qu'une  fraction  toute  nouvelle  du  parti  démocrate. 

Cette  serbophilie  se  retrouve  aussi  chez  les  Dalmates,  ainsi  que  par- 
mi les  Bosniaqu(îS  et  les  Herzégoviniens  orthoaoxes,  qui  tous  glori- 
fient la  Serbie  d'a\oir  libéré  et  unifié  la  patrie. 

Les  démonstrations  viriées  provoquées  à  la.  Chambre  pai'  l:i  ques- 
tion croate,  ne  doi\'enl  j):-s  nous  faire  perdre  de  vue  rirnpi)rlanle  séan- 
ff  du  '1  juin,  dans  Ij-quf'lle  la  loi  électorale  a  été  \otée.  Ce  n'est  pas 
■^ans  de  grosses  difficultés  que  le  texte  définitif  de  cette  loi  a  pu  être 
idopté;  l'accord  était  loin  de  r<^,gner  jusqu'ici  à  son  sujet,  même  parmi 
!os  membres  du  gouvernement  et  elle  avait  donné  lieu  à  de  chaudts  dis- 
cussions, qui.  m::intcs  fois,  mirent  \v  cibinel  enforl  nu^uvaise  posture. 
Li  nouvell  ■  loi  consacre  h^  |)riiicipe  proportionn;;liste.  Elle  encourage 
h;  création  de  gmnds  groupements  politiques,  elle  combat  le  morcelle- 
ment des  partis.  Il  y  ■av.'M  jusqu'ici  au  p;-rlemcnt.  des  fractions  de 
T)  déiiutés  !  Aujourd'hui  chaque  liste  devra  réunir  un  coefficient  déter- 
miné pour  obl'-nir  un  mand.il.  Mais  la  loi  a  !<•  tort  de  ne  pas  asstz 


1074  LA    VIE  DES  PEUPLES 

tenir  compte  du  mode  de  formation  des  partis  en  Yougoslavie.  Le 
pourcentage  des  électeurs  pour  les  différents  partis  varie  considérable- 
ment suivauL  les  régions.  Ainsi  les  démocrates  réunissent  la  majorité 
des  voix  en  Serbie  et  en  Macédoine,  mais  n'ont  que  bien  peu  de  ])arti- 
sans  en  Croatie,  en  Slovénie  et  en  Bosnie.  Par  l'application  de  la  nou- 
velle loi,  les  partis,  qui  sont  régionaux,  bien  plus  que  nationaux,  rem- 
porteront une  victoire  écrasante  dans  certaines  provinces  du  royaume 
et  un  échec  complet  dans  certaines  autres. 

La  création  d'une  majorité  puissante  à  la  Chambre,  comme  le  désire 
la  nouvelle  loi,  sera  donc  extrêmement  difficile  à  obtenir. 

11  est  facile  de  se  rendre  compte  d'avance  du  résultat  d'élections  qui 
seront  faites  suivant  cette  loi.  En  Croatie,  le  parti  paysan  séparatiste, 
qui  forme  un  grand  groupe  politique,  sous  la  direction  de  M.  Raditch, 
réunira  le  maximum  des  suffrages.  En  Slovénie,  ce  sera  le  parti  Koro- 
sec  ou  parti  populaire  qui  triomphera.  Dans  les  régions  où  l'opposi- 
tion est  forte,  elle  obtiendra  tous  les  sièges  qu'elle  voudra.  Le  seul  re- 
mède à  celte  situation  serait  une  entente  étroite  entre  les  démocrates 
et  les  radicaux,  partis  dits  «  constructeurs  d' Etat  ».  Pourra-t-elle  se  réa- 
liser à  temps  et  à  souhait,  et  contribuer  ainsi  au  succès  si  nécessaire  de 
l'unification  nationale?  Toujours  est-il  qu'à  l'heure  présente  les  par- 
tis socialistes  sont  le  plus  directement  atteints  par  la  nouvelle  loi,  at- 
tendu qu'ils  sont  en  minorité  dans  toutes  les  régions  du  royaume. 
Aussi  un  de  leurs  députés,  E.  Kristan,  a-t-il  protesté  énergiquement 
contre  le  vote  de  la  loi,  qui.  selon  lui,  favorisera  les  minorités  provin- 
ciales au  détriment  des  grands  groupements  de  travailleurs  urbains. 
Le  groupe  socialiste  tout  entier  ainsi  que  le  groupe  paysan  serbe,  ont 
voté  contre  la  loi. 

Au  début  de  juillet,  la  Chambre  a  été  enfin  saisie  du  projet  d'em- 
prunt extérieur  que  la  Yougoslavie  avait  déjà  cherché  à  négocier  avec 
les  Et;*ts-Unis,  dès  la  fin  d'avril.  Un  groupe  de  banques  américaines 
avait  alors  proposé  au  gouvernement  de  Belgrade  un  emprunt  de  100 
millions  de  dollars,  à  85  %,  avec  intérêt  de  8  %  et  délai  d'amortisse- 
ment de  40  ans;  30  %  de  cette  somme  devaient  être  versés  en  argent 
liquide,  afin  d'améliorer  le  change  du  royaume,  le  reste  fourni  en  na- 
ture sous  forme  de  matériel  de  chemin  de  ter.  M.  Koumanoudi  réussit 
à  obtenir  40  %  d'argent  liquide.  L'em()runt  ne  put  pas  être  conclu  im- 
médiatement à  cause  d'une  campagne  violente  de  l'opposition.  M.  Sto- 
yan  Protitch,  l'ancien  président  du  conseil,  combattit  le  projet,  en 
déclarant  que  des  mesures  plus  urgentes  s'imposaient  pour  Je  bien  du 
pays,  notamment  le  vote  et  l'équilibre  du  buaget,  la  construction  de 
chemins  de  fer  au  moyen  de  concessions  nationales  et  étrangères. 
Grâce  aux  efforts  combinés  des  radicaux,  dont  le  premier  ministre 
yougoslave  actuel  est  le  chef,  et  des  démocrates,  l'emprunt  a  pu  itre 
conclu  après  de  laborieux  pourparlers.  La  ratification  parlementaire 


VIE  POLITIQUE  :   YOl'GOSLAVIE  1076 

a  été  nssez  difficile;  les  partis  agraires  de  l'opposition,  le  parti  popu- 
laire de  M.  Korosec,  les  socialistes,  les  groupes  musulmans,  ont  voté 
contre  le  projet.  Celui-ci  a  fini  par  être  adopté  par  la  Chambre  dans 
sa  séance  du  25  juillet.  Immédiatement  on  a  enregistré  une  hausse 
du  dinar  parallèle  à  celle  qui  s'était  déjà  produite  lors  de  l'ouverture 
des  pourparlers,  à  la  fin  d'avril.  Il  est  clair  qu'il  faut  faire  une  part  à 
la  spéculation  dans  ces  améliorations  soudaines  du  change;  mais  on 
doit  remarquer,  toutefois,  que  depuis  plusieurs  mois  déjà  le  ministre 
des  finances  de  Yougoslavie  s'efforce  de  remédier  à  la  dépréciation 
du  dinar,  en  augmentant  les  impôts.  Les  terres  paysannes  notamment, 
ont  vu  leur  imposition  augmentée  de  200  %.  C'est  justice,  car  c'est  pré- 
cisément dans  les  campagnes  du  royaume  que  les  richesses  abondent  el 
que  les  propriétaires  sont  le  moins  gr'evés  d'impôts. 

A  la  séance  du  26  juillet,  M.  Nintchitch,  ministre  des  affaires  étran- 
gères, a  fait,  à  la  Chambre,  d'importantes  déclarations.  Il  a  d'abord 
parlé  de  la  Conférence  de  Gênes  et  affirmé  qu'aujourd'hui  «  la  Petite- 
Entente  forme  un  front  unique  contre  toute  violation  éventuelle  du 
traité  de  paix».  Quant  à  la  Conférence  de  la  Haye,  le  ministre  avoue 
qu'elle  «  n'intéresse  ]>as  la  Yougoslavie,  attendu  que  celle-ci  n'a  pas 
d'intérêts  directs  en  Russie,  que  le  gouvernement  de  Belgrade  observe 
une  stricte  neutralité  vis-à-vis  des  Soviets,  qu'il  ne  veut  pas  du  tout 
se  mêler  de  leurs  affaires  intérieures  et  qu'il  ne  pourra  les  reconnaître 
de  jure  qu'après  tous  ses  alliés  de  la  Petite  Entente.  « 

Passant  en  revue  les  rapports  actuels  de  la  Yougoslavie  avec  ses 
voisins.  M.  Nintchitch  insiste  sur  le  besoin  qu'éprouve  son  pays  «d'une 
exécution  scrupuleuse  du  traité  de  Rapallo  ».  La  «  situation  pénible  », 
créée  par  l'occupation  militaire  italienne  de  la  troisième  zone  doit 
prendre  fin.  Alors  on  s'acheminera  pas  à  pas  vers  un  règlement  «  cor- 
dial »  de  toutes  les  questions  encore  pendantes  entre  l'Italie  et  la  You- 
goslavie, Les  deux  pays  doivent  arriver  à  une  entente,  car  «  leurs  in- 
térêts sont  les  mêmes  dans  les  territoires  hérités  de  l'Autriche  ;>. 

De  la  Hongrie  et  de  la  Bulgarie,  M.  Nintchitch  n'exige  que  «  la 
sti'icte  observation  des  traités  ».  Il  attire  l'attention  de  la  Chambre 
sur  les  incursions  répétées  en  territoire  yougoslave  de  bandes  bulgares, 
composées  de  véritables  agents  provocateurs,  qui  se  donnent  dans  leur 
pays  comme  «  membres  de  sociétés  de  bienfaisance  ».  Eu  réalité,  ce 
sont  des  comitadjis  «  déguisés  »  qui,  franchissant  la  frontière  serbe, 
viennent  semer  la  terreur  parmi  les  populations  paisibles  et  se  livrent 
sur  elles  à  des  actes  de  violence.  Des  protestations  semblables  se  sont 
élevées  déjà  en  Rouninnie  et  en  Grèce  contre  ces  bandes  «  noires  », 
qui  ont  aussi  fait  des  incursions  sur  le  territoire  de  ces  deux  pays. 

Parlant  des  résultats  du  Conseil  de  la  Société  des  Nations  tenu  à 
Londres,  le  ministre  déclaie  que  les  Alliés  «  ont  décidé  que  la  ques- 
tion bulgare  devrait  être  réglée  uniquementenlre  les  gouvernements  de 


1078  LA    VIE  DES  PEUPLES 

Sofia  et  de  Belgrade. D'ailleurs,  la  Yougoslavie  ne  cherche  qu'à  vivre 
en  amitié  parfaite  avec  la  Bulgarie  ». 

Les  relations  actuelles  de  la  Yougoslavie  avec  l'Autriche  sont  «  des 
relations  correctes  et  normales  de  bons  voisins  ».  Quant  à  la  question 
albanaise,  elle  est  définitivement  résolue.-  «  Un  ministre  de  Yougosla- 
vie réside  maintenant  à  Tirana.  La  reconnaissance  du  gouvernement 
albanais  par  le  royaume  est  un  fait  accompli  et  les  relations  diploma- 
tiques sont  établies.  » 

En  résumé,  forte  de  son  «  alliance  »  avec  la  Tchéco-Slovaquie  et  la 
Roumanie,  pouvant  compter  sur  !'«  amitié  »  de  la  Pologne  et  «  l'appui 
de  ses  grands  Alliés,  la  Yougoslavie  poursuit  une  politique  de  l'occi- 
dent paisible  et  défensive. 

La  fin  de  la  séance  a  été  consacrée  à  la  discussion  du  budget,  qui, 
malgré  les  efforts  de  l'opposition  sera  très  probablement  voté  dons  les 
premiers  jours  d'août.  Cette  fois  encore,  M.  Raditch  et  les  60  députés 
du  parti  paysan  républicain  croate,  se  sont  abstenus  d'assister  aux  dé- 
libérations de  l'assem.blée.  Cette  tactique  leur  est  familière  et  fait 
partie,  pour  ainsi  dire,  de  leur  programme  politique. 

Quelles  conclusions  tirer  de  ce  tableau  d'ensemble  de  la  situation 
politique  en  Yougoslavie,  au  cours  des  quatre  derniers  mois?  Au 
point  de  vue  de  la  politique  extérieure,  la  question,  qui  prime  toutes 
les  autres,  est  celle  de  l'accord  avec  l'Italie.  Or,  celui-ci  est  loin  encore 
d'être  parfait.  La  troisième  zone  demeure  toujours  occupée  par  les 
troupf*s  italiennes.  En  outre,  il  est  importfint  de  remarquer  que  sur 
une  population  totale  de  1.610.082  Slovènes \  1.000.000  à  peine  se 
trouvent  en  Slovénie.  Près  de  400.000  vivent  sur  le  territoire  italien 
notamment  dans  la  région  de  Trieste.  en  butte  aux  persécutions  des 
Italiens,  sans  droits  et  sans  défense  en  face  du  gouvernement  de  Ro- 
me, et  par  l'organe  de  leur  grand  journal,  V Edinosl  Triesli,  ils  récla- 
ment l'union  fraternelle  de  tous  les  partis  et  revendiquent  leur  droit 
à  l'existence,  leur  autonomie  et  leur  rattachement  à  la  Yougoslavie. 
Quant  au  reste  de  la  population  Slovène,  il  est  dispersé  en  Autriche, 
principalement  en  Carinthie,  où  il  est  aussi  persécuté  par  la  Volhs- 
wehr.  Ces  faits  contribuent  forcément  à  rendre  difficile  In  situation 
de  la  Yougoslavie  vis-à-vis  de  certains  de  ses  voisins,  surtout  de  l'Ita- 
lie. A  l'intérieur,  le  gouvernement  de  Belgrade  fait  des  efforts  considé- 
rables pour  parvenir  à  établir  solidement  l'unité  nationale,  sans  la- 
quelle aucun  progrès  n'est  possible.  L'avenir  même  du  jeune  royaume 
dépend  de  la  réalisation  de  cette  unité.  Elle  est,  à  l'heure  actuelle,  re- 
tardée par  le  pouvoir  encore  redoutable  des  éléments  séparatistes  qui 
s'appuient  sur  les  masses  paysnrmes.  incultes  et  suggestionnobles,  sur 
l'antagonisme  très  marqué  des  diverses  nationalités  et  des  différentes 
religions.  La  cohésion  du  bloc  de  la  Petite-Entente,  démontrée  par 
les  résultats  de  h\  Conférence  de  Gênes,  contribuera  très  vraisemblable- 


VIE  POLITIQUE  :    VOi  i.OSLA'  lE  1077 

ment  à  affiimer  la  puissance  politique  propie  de  la  Yougoslavie  et 
à  lui  p^.rmettre  de  réaliser  plus  facilement,  plus  sûrement,  ses  aspira- 
tions nationales.  Isolé,  le  royaume  des  Serbes,  Croates  et  Slovènes  efit 
été  un  Etrit  SEcrilié,  dans  un  avenï!'  plus  ou  moins  lointain.  11  a  com- 
pris le  besoin  d'une  alliance  solide  et  bienfaisante  aAec  les  Etals  \  oi- 
sins  comme  la  Bulgarie  a  compris  qu'elle  serait  condamnée  à  périr. 
étouffée,  en  raison  même  de  sa  situation  territoriale,  si  elle  s'obsti- 
nait à  ne  pas  vouloir  graviter  dans  l'orbite  balkanique. 

La  Yougoslavie  est  un  Etat  tout  jeune,  et  l'unité  politique  léelle  et 
durable  ne  se  conquiert  pas  en  quelques  années.  L'histoire  du  déve- 
loppement des  grandes  puissances  occidentales  suffit  à  le  prou\er. 
La  restauration  des  finances  du  royaume,  le  retour  à  une  vie  écono- 
mique normale  sont,  avec  l'heureuse  solution  des  problèmes  politi(iues, 
les  conditions  indispensables  de  son  développement.  Mais  les  progrès 
accomplis  en  trois  .'ins  d'indépendance  sont  la  meilleure  réponse  à 
ceux  qui  s'obstineraient  à  douter  de  l'avenir  du  royaume  uni  des  Ser- 
bes, Croates  et  Slovènes. 

N.   D. 


VIE  L\TERIVATIONALE 


LES    RESPONSABILITÉS  DE  LA  GUERRE 

V édifice  entier  du  traité  de  Versailles  repose  sur  r article  231.  qui  pro- 
nonce contre  r  Allemagne,  auteur  de  la  guerre,  à  la  fois  une  flétrissure 
morale  et  une  condamnation  civile,  dans  des  termes  qu'il  est  bon  de 
rappeler  à  Voccasion  :  »  Les  Gouvernements  alliés  et  associés  dé- 
clarent et  l'Allemagne  reconnaît  C[ue  l'Allemagne  et  ses  alliés 
sont  responsables  pour  les  avoir  causés  de  toutes  les  pertes  et 
de  tous  les  dommages  subis  par  les  Gouvernemerits  alliés  et  asso- 
ciés et  leurs  nationaux  en  conséquence  de  la  guerre,  qui  leur  a 
été  imposée  par  l'agression  de  l'Allemagne  et  de  ses  alliés  «. 
L'obligation  des  réparations  se  fonde  donc  sur  Vaveu  de  V  Allema- 
gne que  seule  elle  a  voulu  la  guerre    et  Va  déchaînée. 

Contre  cet  aveu,  auquel  les  Alliés  la  contraignaient,  elle  a  protesté  dès  h 
début,  elle  n'a  jamais  cessé  de  protester,  et  sa  protestation  a  revêtu 
des  formes  de  plus  en  plus  vives.  Les  conséquences  politiques  et  les 
conséquences  matérielles  de  sa  reconnaissance  de  culpabilité  lui 
paraissent  également  lourdes,  dangereuses,  menaçantes,  insuppor- 
tables. Encore,  sur  la  question  des  réparations.  Vopinion  germani- 
que semble-t-elle  divisée  :  et.  si  une  forte  minorité  de  fanatiques, 
d'énergumènes  ou  de  cyniques,  docile  aux  excitations  des  Luden- 
dorff  et  des  Helfferich,  est  résolue  à  user  de  tous  les  moyens  pour 
soustraire  V  Allemagne  aux  charges  qui  lui  incombent,  on  peut  ad- 
mettre, avec  de  bons  observateurs,  qu'il  existe —  mais  peut-être  pour 
peu  de  temps  encore  —  une  faible  majorité  pour  accepter  le  prin- 
cipe que  V Allemagne  doit  indemniser  les  victimes  de  ses  pro- 
cédés de  guerre,  tout  en  cherchant  d'ailleurs  à  le  faire  aux  moindres 
frais.  Mais,  sur  le  point  de  la  culpabilité,  à  l'exception  d'une  poignée 
d'hommes  dont  on  ne  saurait  assez  admirer  la  clairvoyance,  l'éner- 
gie et  le  courage.  —  la  clairvoyance,  car  ils  comprennent  que  le 
seul  moyen  d'ôter  à  l'ancien  régime  allemand  toute  chance  de  res- 
tauration est  de  le  faire  apparaître  seul  responsable  du  poids  des 
réparations  au  peuple  qui  les  paie;  l'énergie,  nécessaire  pour  ne 


VIE  IXTEEyATIOXALE:  DOCUMENTS  l':^'79 

point  se  lasser  d'une  lutte  si  inégale:  le  courage  enfin,  car  on  sait 
quels  risques  court  aujourd'hui  en  Allemagne  quiconque  se  dresse 
contre  les  passions  nationalistes  exaspérées  —  aucun  Allemand, 
même  parmi  les  démocrales,  même  parmi  les  socialistes,  n'admet 
sincèremenl  la  faute  unique  de  V Allemagne  dans  le  déchaînement 
de  la  catastrophe.  C'est  un  fait  qui  s'impose  à  tout  observateur, 
même  le  mieux  disposé  en  faveur  d'un  rapprochement  franco-alle- 
mand, pour  peu  qu'il  garde  un  peu  d'esprit  critique^.  Est-ce  la 
survivance  du  vieil  orgueil  de  l' Allemagne  impériale  même  chez 
ceux  qui  s'en  rroijaienl  le  plus  exempts  f  ou  esl-ce  seulement  calcul 
qui.  en  ébranlant  l'article  231,  compte  faire  tomber  loul  le  traité  1 

La  campagne  contre  le  «  mensonge  de  la  responsabilité  »,  la  Schuldlùge, 
a.  depuis  des  mois  repris  avec  fureur  dans  toute  l' Allemagne.  A  en 
voir  V extension  el  les  ravages  croissants,  on  pourrait  s'étonner  de 
r indifférence  avec  laquelle  les  vainqueurs  assistent  à  son  dévelop- 
pement, pour  eux  si  qros  de  menaces,  si  l'on  ne  savait  trop,  pour 
l'avoir  cruellemenl  appris  depuis  l'armistice,  avec  quelle  mécon- 
naissance, quelle  ignorance  foncière  de  T  Allemagne,  quel  dilettan- 
tisme et  quelle  légèreté,  pour  ne  point  parler  du  machiavélisme  naïf 
de  certains,  a  été  partout  conduite,  depuis  1918.  la  politique  alle- 
mande des  vainqueurs.  Au  lendctnain  de  l'armistice,  le  problème 
allemand  n'était  qu'un  problème  de  psychologie,  simple  rt  facile  à 
résoudre  si  on  en  apercevait  clairement  les  données  et  les  méthodes, 
mais  embrouillé,  plein  de  détours,  de  pièges,  el  de  risques  si  on 
r  attaquait  mal.  Quelques  hommes,  qui  connaissaient  l' Allemagne, 
Vont  dit  en  novembre  et  décembre  1918.  et  montré  comment  il  fallait 
le  prendre:  mais  c'est  les  autres  qu'on  a  écoutés,  el  le  résultat  est  sous 
nos  yeux. 

Il  faudra  revenir  prochainement  pour  en  montrer  les  dessous,  sur  cette 
campagne  k  innocentisle  ».que  le  récent  procès  suscité  à  Munich  par 
les  accusations  portée.^  ronlre  la  mémoire  de  Kurt  Eisner  a  éclairée 
d'une  lumière  si  crue.  Il  faudra  aussi  prendre  corps  à  corps  ce 
Livre  Noir,  lancé  par  les  bolcheviks,  nccueilliavec  une  joie  délirante 
par  le  nationalisme  allemand  el  ses  alliés,  et  où.  on  le  verra,  l'exa- 
men critique  ne  peut,  en  dépit  des  étranges  liberlés  qui  y  sont  prises 
avec  les  textes,  découvrir  la  moindre  charge  contre  la  politique 
française.  C'est  ce  Livre  Noii'  qui,  par  une  .<iérie  de  répercussions, 
est  à  l'origine  du  débat  institué  devant  la  Chambre  des  députés 
françaises  les  5  «/  6  juillet,  sur  les  responsabilités  de  la  guerre,  à  la 
suite  d'attaques  du  député  communiste  VaiUani-Coulurier  contre 
M.  Poincaré. 

En  pareille  matière,  les  documents  raient    plus  que  les    plus  éloquents 

\.  Voir,  clans  |e  Progrès  civinw  du  29  jiiillel,  rarlicif  de  M.  Tli.   Ruyssen, 


1080  LA    VIE  DES   PEUPLES 

commentaire  a.  On  reproduit  donc  ici.  d'abord  le  grand  discours  par 
lequel  M.  Poincaré  est  iniervenn  dans  ce  débat,  et  pour  le  compléter 
celui  que  le  président  du  conseil  a  prononcé  le  16  juillet  à  Jonchery, 
à  r inauguration  du  monument  de  la  première  victime  de  la  guerre,  et 
qui  a  apporté  à  Vopinion  universelle  la  révélation  de  certains  faits 
nouveaux,  dont  l'un  (la  lettre  du  consul  général  cV  Allemagne  à  Bâte) 
est  capital.  En  face  du  discours  de  M.  Viviani.  qui,  préface  à  celui 
de  M.  Poincaré,  fixe  des  points  dlnstoire,  on  a  placé,  par  scrupule 
d'impartialité,  la  réponse  de  M .  de  Jagow.  secrétaire  d' Etat  allemand 
aux  affaires  étrangères  en  juillet  et  aoûl  1914  et.  pour  la  nicllre  au 
point  le  commentaire  qu'y  a  consacré  le  Journul  des  Débits  du 
2-2  juillet. 


Discours  prononcé  par  M.  Poincaré  à  la  Chambre  des  Députés 
le  6  juillet  1922 

Avant  d'essayer  de  répondre  à  ces  interpellations  et  aux  commen- 
taires prolongés  dont  les  orateurs  lesont  entourées  hier  ettoutàl'heure, 
je  suis,  à  mon  vif  regret,  forcé  de  revenir  d'un  mot  sur  l'incident  qui 
a  été  avant-hier  l'origine  même  de  ce  débat. 

L'Humanité  a,  en  effet,  reproduit  hier  et  je  sais  quelle  veut  à 
nouveau  faire  distribuer  demain  l'abominable  gravure  dont  a  parlé 
hier  M.  Vaillant-Couturier,  et  qui  continue  à  être  répandue  à  profusion 
dans  la  France  entière. 

Tout  à  l'heure.  Messieurs,  un  honorable  membre  de  cette  Assemblée 
M.  Courtial,  me  remettait  la  lettre  suivante  qu'il  a  reçue  d'un  ouvrier 
de  Clermont-Ferrand  : 

«  Monsieur  le  député, 

«  Excusez-moi  de  la  liberté  que  je  prends  en  vous  écrivant.  Vous  n'êtes  pas 
pour  moi  un  inconnu,  je  suis  un  de  vos  électeurs.  Je  m'adresse  à  vous  au  sujet 
de  la  fameuse  campaene  «  Poincaré-la-guerre  ». 

«  .Je  suis  ouvrier,  on  peut  me  donner  des  leçons  de  français,  c'est  entendu, 
mais,  à  l'heure  présente,  il  se  passe  à  Clermont  une  chose  révoltante  que  je  tiens 
à  vous  signaler;  et  je  pense  que,  quand  vous  la  connaîtrez  vous  ferez  votre  pos- 
sible pour  la  faire  enrayer  et  au  besoin  insisterez  pour  le  vote  d'une  loi,  afin  que 
des  mesures  énereriques  soient  prises,  puisque,  à  l'heure  présente,  il  est  impossi- 
ble de  combattre  cette  odieuse  campagne. 

"  A  Clermont-Ferrand,  et  probablement  dans  toute  la  France,  circule,  de- 
puis quelques  jours,  une  photographie  représentant  M.  Poincaré,  un  ambassa- 
deur, le  préfet  de  la  Meuse!  etc..  revenant  d'une  visite  aux  tombes  de  nos  grands 
morts,  dans  un  des  cimetières  de  Verdun. 

'  A  côté,  sur  la  droite,  figure  un  texte  véritablement  outrageant  pour  notre 
président  du  conseil.  C'est  de  cette  photo  que  je  veux  parler.  Vous  la  connais- 
sez certainement,  elle  a  figuré  il  y  a  une  dizaine  de  jours  sur  le  journal  l'Huma- 
nité. Elle  est  maintenant  en  carte  postale.  Cette  ignoble  gravure  est  distribuée 
dans  notre  ville  à  qui  le  désire  et  même  à  qui  ne  le  désire  pas.  Elle  est  colportée 
dan«  nos  campagnes  et  est  distribuée  à  nos  braves  paysans. 

«  Ma  lettre  n'est  pas  bien  faite.  .Je  suis  un  ouvrier,  mais  elle  vous  touchera 


VIE  INTERNATIONALE  :  DOCUMENTS  1081 

certainement  davantage  que  si  elle  vous  était  adressée  par  un  homme  d'un  cer- 
tain rang. 

«  Je  vous  laisse  libre  d'en  faire  ce  que  vous  jugerez  bon,  afin  qu'elle  vous  aide 
à  conjurer  le  grand  péril  auquel  nous  courons. 

«  Excusez-moi,  monsieur  le  député,  de  vous  avoir  retenu  aussi  longuement. 

«  Croyez  à  l'expression... 

«  Signé  Paul  .Mulsan,  mutilé  de  guerre,  ouvrier  d'usine  à  Clermont  ». 

Culte  lettre  sutlinût  à  me  venger  de  bien  des  inianiies. 

Beaucoup  de  membres  de  celte  Chtimbre  ont  vu  cettif!  carte  postale. 
Elle  n'est  pas,  comme  M.  Vâillant-Couturiei  l'a  dit,  reproduite  d'après 
une  photographie  oflicielle,  mais  d'après  une  photographie  du  Monde 
Illustré,  photographie  que  je  tiens  à  la  disposition  de  la  Chambre  et 
où  l'on  voit  très  clairement  —  la  photographie  du  Monde  illualré  e«l 
plus  grande  et  plus  visible  — que  ni  l'ambassî.deur,  M.  Myron  Her- 
ryck,  ni  moi,  nous  ne  sourions. 

La  propagande  qui  se  poursuit  dans  certains  milieilx  heureusemeul 
très  restreints,  au  sujet  des  responsabilités  de  la  guerre,  n'est  pas  moins 
abominable.  Elle  l'est  mêmu  davantage,  parci  que  celle-ci  ne  vise 
plus  seulement  un  homme,  ce  qui  est  négligeable,  mais  parce  qu'elle 
peut  atteindre  la  France  elle-même. 

Je  suis  véritablement  étonné  dt  s  distinguo  que  M.  Caehin  a]ii>i)rl(t  à 
cette  tribune. 

il  nous  dit  : 

«  Je  ne  cherche  i-ias  à  excuser  l'Allemagne  impéri, iliste.  Au  contraire 
je  la  condamne  ». 

Comment  !  Vous  ne  voyez  pas  que  si  vous  condamnez  enmême  temps 
la  France,  vous  excusez  au  moins  pour  moitié  1" Allemagne  ! 

M.  Charles  Baron.  — M.  Poincaré  n'est  pas  la  France.  Quel  orgueil. 
Jupiter  olympien  ! 

M.  le  Président  du  Conseil.  —  J'ai  entendu,  comme  tout  le 
niondc,  les  vociférations  de  l'honorable  M.  Baron.  M.  Baron  tient  à 
Ci'  qu'il  soit  bien  ent(mdu  que  je  ne  suis  pas  la  France.  Il  n'a  pas 
besoin  de  prendre  tant  de  peine  pour  le  démontrer. 

Mais  j'ai  représenté  la  France  et  je  l'ai  représentée  aux  heures  les 
plus  graN'es  et  les  plus  dilliciles  et,  quoique  indigne,  peut-être  de  la 
représenter,  j^  suis  bien  lorcé  de  dire  qu'aux  yeux  de  l'étranger  je 
{)ersonniliais  cependant  la  France  et,  quand  vous  attaquez  non  seule- 
ment l'ancien  président  de  la  République,  mais,  par  la  force  même 
des  choses,  tous  les  cabinets  qui  se  sont  succédés  autour  de  lui,  \ous 
attaquez  la  France  elle-même. 

Messieurs,  lisez  le  livre  que  publie  aujourd'hui  même  notrehontjrable 
collègue  M.  André  Fri bourg,  sous  le  titre  :  Les  semeurs  de  haine.  — 
Leur  œuvre  en  Allemagne  avant  et  depuis  la  guerre.  Vous  y  verrez,  avec 
une  profusion  de  documents  à  l'appui,  comment  l'Allemagne  a  pré- 
pure  1:'  guerii'  depuis  de  longues  années,  par  l'affiche.  |)ar  le  pamphlet, 


iOS2  LA    VIE  DES  PEVPLEb 

\}i)v  la  chanson,  ])hv  les  roitinns,  par  les  inéiuoites,  par  le  Ihéâtrc,  p;)r  le 
cinéma,  par  les  conférences  et  surtout  ptrr  l'enseignement,  et  vous  y 
verrez  qu'aujourd'hui,  par  les  même  moyens,  elle  continue  les  mêmes 
attaques,  mais  cette  fois  contre  le  traité  de  Versailles. 

Les  auteurs  du  traité  de  Versailles  ontvouluqu'ilreposâtavanttout 
sui'  une  idée  morale.  Ils  ont  pensé  qu'ils  ne.  dev;uent  pas  seulement 
justifie-r  Je  traité  par  la  victoire,  comme  on  le  faisait  autrefois,  qu'ils 
devaient  surtout  le  justifier  par  les  responsabilités  mêmes  de  la  guerre, 
et  les  deux  Chambres  françaises  se  sont  à  l'unanimité  associées  à  cette 
manière  de  faire; 

Ici,  M.  Barthou,  au  Sénat,  M.  Léon  Bourgeois,  ont,  d  nsleurs  remar- 
quables i-apports,  exposé  que  l'Allemagne  était  tout  à  la  lois  seule 
responsable  d'a\oir  déclaré  la  guerre  et  de  l'avoir  ensuite  menée  par 
des  méthodes  abominables.  La  même  opinion  a  été  soutenue  dans  tous 
les  pays  alliés,  et'le  traité  a  étératifiésans  que  personne  se  levât,  ici  ou 
ailleurs,  pour  contester  l'opinion  des  honorables  rapporteurs. 

Le  traité  contenait,  vous  le  savez,  une  reconnaissance  formelle  de  la 
culpabilité  de  l'Allemagne  impériale,  signée  par  les  plénipotentiaires 
allemands. 

Depuis  lors,  à  mesure  que  le  temps  a  passé,  l'Allemagne  a  relevé  la 
tête  et  est  revenue  ;^  la  plupart  de  ses  habitudes  d'avant  guerre.  Elle 
recourt  aujourd'hui  à  toutes  les  habiletés,  à  tous  les  subterfuges  pour 
échapper  au  ()ayement  desré|)arations,  etelle  s'est  dit  que  le  principe 
de  ces  réparations  étant  fondé  sur  sa  responsabilité,  le  plus  sûr  moyen 
d'échapper  au  payement  était  de  décliner  maintenantlaresjionsabilité 
qu'elle  avait  reconnue. 

M.  Arislide  Briand.  —  Ce  que  dit  M.  le  Président  du  Conseil  est 
très  exact.  Ce  fut  la  thèse  même  soutenue  à  Londres  devant  les  alliés 
par  le  docteur  von  Simons,  ministre  des  Affaires  étrangères  d'Alle- 
magne. Pour  relever  ce  défi,  les  alliés,  adressant  un  ultimatum  à  l'Al- 
lemagne, ont  pris  soin  de... 

M.  Poincaré.  — ....  de  renouveler  et  de  confirmer  ! 

M.  Aristide  Briand.  —  ....  de  mettre  en  tête  de  ce  document  le 
principe  duquel  dérive,  toutes  les  responsabiliés  de  l'Allemagne.  Or, 
cet  ultimatum  et  sa  déclaration  de  principe,  le  Reichstag,  à  la  majo- 
rité, l'a  accepté.  Ce  ne  sont  plus  seulement  les  plénipotentiaires,  c'est 
l'assemblée  représentative  de  l'Allemagne  qui,  une  fois  de  plus,  a 
reconnu  la  responsabilité  de  son  pays. 

M.  le  Président  du  Conseil.  —  Je  remercie  l'honorable  M.  Briand 
de  compléter  avec  autant  de  précision  ma  démonstration. 

Malheureusement,  ces  reconnaissances  successives  n'ont  pas  empê- 
ché l'Allemagne  de  mener  depuis  quelques  mois  une  campagne  dans 
le  monde  entier,  dans  les  ancien  pays  neutres,  drUisles  pays  nlliés,  en 
Amérique  et  en  France  même. 


Vie  interna tionale  -.  documents  loès 

11  élnit  inévilnble  —  j»:i  jie  iifvu  éloiiiit^  fi  je,  lu-  m  ea  iitllige  même 
|)r)S  — il  él;iit  inévitable  que  j'eusso  rhoniiour  d'èlie  lo  point  de  mire 
de  celte  campagne.  J'uvais  étéprcsidentdn  conseilau  début  des  guerres 
balkaniques.  J'avais  été  président  de  la  République  de  1913  à  lO^O. 
L'Aile  iiagnt>  a  donc  personnifié— c'était  fatal— dans  le  chef  de  l'Etal 
la  politique  française.  Pour  les  besoins  de  la  discussion,  je  veux  bien 
accepter  celte  persounil'icatiou,  mais  je  liens,  avant  loute  démons- 
tration, à  faire  une  double  remarqui^ 

J'accepte  toutes  les  responsabilités  de  là  politique  que  j'ai  suivie, 
en  191-2,  comme  presidentduconse.il.  Mais  j'ajoute  tout  de  suite,  et  je 
suis  sûr  que  je  no  serai  démenti  par  aucun  d'eux, —  il  y  en  a  dans  cette 
salle,  —  que  tous  mes  collaborateurs  y  ont  été  étroitement  associés.  Je 
ne.  le  dis  pHS  bien  entendu,  pour  répartir  la  responsabilité,  tout  sim- 
plement pour  montrer  à  la  Chambre  que  si  j'avais  voulu  suivre  une  poli- 
tique personnelle,  si  légèrement  belliqueuse  que  ce  tût,  je  ne  l'aurais 
pas  pu,  parce  que,  tous  les  jours,  je  mettais  mes  collègues  au  courant 
et  leur  demandais  leur  avis. 

Parmi  ces  collègues,  il  y  avait  des  honimes  tels  que  M.  Léon  Bour- 
geois, M.  Briand  —  qui  assurément  se  le  rappelle,  —  M.  Klotz, 
M.  Pams.  qui  a  été  ensuite  mon  concurrent  à  la  {(résidence  de  la 
République,  mais  qui,  jusqu'à  la  dernière  heure,  —  M.  Briand  et 
M.  Klotz  se  le  rappellent.  —  est  resté  étfoitemenl  uni  a\ec  moi,; 
qui,  depuis  lors,  est  devenu  ministre  ]><'ndant  la  guerre  et  qui 
a  été  un  de  mes  collaborateurs  les  plus  affectueux  et  les  plus  fidèles. 
Et  l'un  de  mes  collègues,  x\I.  Steeg,  a  lui-même  cité  par  écrit,  dans 
un  article  qu'il  a  publié  il  y  a  quelques  mois,  un  mol  que  j'a\ais  dit 
alors  dans  une  séance  du  conseil.  J'avoue  que  je  ne  me  le  rappelais 
même  pas,  teJlement  il  exprimait  ma  pensée  jn-ofonde  et  je  le  trouvais 
naturel.  .J'avais  dit,  en  jileiri  conseil     : 

"  .\lors  même  que  je  serais  sûr  par  avance  qu'une  guerre  nous  conduirait  à  la 
victoire,  je  ne  prendrais  jamais  la  responsabilité  de  la  laisser  déclarer  ». 

A  partir  de  janvier  1913 — c'est  ma  seconde  observation — jeae\  iens 
Président  de  la  République. 

Comme  l'a  dit  hier  .M.  Viviaui  dans  son  émouvante  improvisation, 
je  ne  suis  |)lus  à  partir  dv-  cett<ï  date,  responsable  constitutionn.'jle- 
ment,  mais  je  tiens  à  prendre  ma  large  part  de  responsabilité  morale 
dans  tous  les  actes  accomplis  sous  ma  présidence  par  les  cabinets 
successifs.  .Je  parle  tout  au  moins,  de  la  politique  militaire  pendant  la 
guerre.  De  la  fin  de  191 3  à  la  guerre^  les  cabinets  qui  m'ont  entouré, 
successivement  jirésidés  par  .M.  iJoumergue  et  par  .M.  \i\iani,  conte- 
naient une  majorité  de  membres  qui  avaient  été  nies  adxersaires. 
L'accord  a  toujours  été  n'est-ce  pas,  M.  Viviani,  complet  et  étroit, 
entre  nous,  et  jamais,  je  l'affirme,  je  n'ai  écrit  une  ligne  ni  dit  un  mot 


1084  t.A  Vie  des  peuples 

(lui  n'eût  été  par  :ivance.  soumis  -a  rniiprobalion  du  conseil  des  minis- 
tres. 

Sous  réserve  de  ces  deux  observations  préliminaires,  je  réponds  aux 
allégations  des  interpella teurs,  d'.-ibord  sur  h.  première  période,  ei 
puis  sur  la  seconde. 

Année  1912  :  on  oublie  ou  on  pi<raîl  un  peu  trop  oublier  ce  qu'a  été 
Tannée  1912.  Je  dirais  probablement  quelque  chose  d'apparence  un 
jjeu  naïve  en  précisant  simplement  qu'elle  succédait  à  l'année  1911, 
mais  l'année  1911  avait  été  une  année  terriblement  agitée  et  inquié- 
tante pour  la  France.  L'affaire  d'Agadir  avait  produit  dans  tout  le 
pays  une  émotion  profonde,  que  l'on  peut  avoir  oubliée  aujourd'hui 
mais  qui  avait  troublé  tout  r>  pays.  Tous  les  Français  se  demandaient 
ce  que  serait  le  lendemain. 

De  longues  et  pénibles  négociations  ont  été  engagées.  Le  traité  du 
4  novembre  1911  a  causé,  vous  vous  le  rappelez,  dans  le  pays,  une 
vive  déception.  L'abandon  d'une  partie  du  Congo,  c'était  aux  yeux 
de  la  France,  la  perte  d'une  partie  de  notre  patrimoine  national. 

Sur  ces  entrefaites,  une  crise  ministérielle  éclata  à  la  suite  d'un 
dissentiment  qui  s'était  produit  devant  la  commission  du  Sénat  entrt- 
le  président  du  conseil  d'alors,  M.  Caillaux,  et  le  ministre  des  affaires 
étrangères,  M.  de  Sclves.  Je  fus  appelé  par  M.  le  Président  Fallières, 
qui  m'avait  déjà  plusieurs  fois  offert  la  présidence  du  conseil  et  qui 
insista  très  affectueusement  pour  que  j'acceptasse. 

Sur  ses  instances  et  sur  celles  de  M.  Léon  Bourgeois,  je  me  résignai, 
mais,  me  défiant  de  mes  forces  et  de  mon  expérience,  je  m'entourai 
immédiatement  des  plus  hautes  personnalités  de  la  République.  Je 
réunis  auprès  de  moi,  non  seulement  M.  Léon  Bourgeois,  mais  M. 
M.  Briand,  M.  Millerand,  M.  Steeg,  M.  Delcassé,  M.  Klotz  — je  passe 
les  autres,  mais  je  ne  les  oublie  pas. 

Nous  avons  débuté  par  un  acte  de  conciliation  vis-à-vis  de  l'Alle- 
magne :  malgré  lopposition  de  plusieurs  membres  importants  du 
Sénat,  malgré  ropposition,  notamment,  de  M.  Clemenceau  et  de 
M.  Pichon,  nous  avons  fait  ratifier  le  traité  du  4  novembre  1911 .  Nous 
avons  été  bien  mal  récompensés,  d'ailleurs,  de  cette  preuve  de  bien- 
veillance, et  je  me  suis  demandé  souvent,  depuis  la  guerre,  si  ce 
n'étaient  pas  les  membres  opposants  qui  avaient  raison. 

Toujours  est-il  qu'au  lendemain  même  de  la  ratification,  des  diffi- 
cultés successives,  interminables,  se  sont  élevées  au  Maroc.  C'a  été, 
d'abord,  des  réclamations  d'un  personnage  qui  s'appelait  M.  Ficke. 
C'était  un  Allemand  très  protégé  par  l'ambassade,  et  qui,  tous  les 
jours,  sr  plaignait  d'avoir  été  spolié.  Quelques  années  après,  au  len- 
demain de  la  déclaration  de  guerre,  on  s'est  aperçu  que  ce  n'était  qu'un 
espion  allemand.  On  a  fait  des  perquisitions  chez  lui,  et  on  y  a  retrouvé 
la  preuve  que  l'zXllemagne  préparait  la  guerre  au  Maroc  depuis  plu- 


VIE  INTERNATIONALE  :  DOCUMENTS  I08b 

sieurs  armées.  Ue  sui  te  que,  si  les  incidents  n'avaient  pas  éclaté  dans 
la  péninsule  bakanique,  ils  auraient  certainement  éclaté  avant  peu 
au  Maroc.  Mais  c'est  du  côté  de  l'Orient  que  se  tirent  entendre  les  pre- 
miers grondements  de  l'orage. 

A  ce  sujet,  MM.  les  communistes  incriminent,  avec  un  peu  d'obs- 
curité, mais  avec  beaucoup  de  véhémence,  notre  politique  d'entente 
avec  la  Russie,  ils  cherchent  à  tirer  parti  de  certaines  publications, 
plus  ou  moins  exactes,en  tout  cas  incomplètes,  qui  émanent  des  Soviets 
et,  notamment,  d'un  livre  auquel  on  a  donné  le  titre  un  peu  mysté- 
rieux de  Livre  noir,  livre  qui  a  été  traduit  en  français  par  un  journaliste 
dévoyé,  resté  à  la  solde  des  Soviets,  M.  Marchand  —  dont,  entre  pa- 
renthèses, j'avais  facilité  le  début  de  carrière. 

M.  Marcel  Cachin.  — Très  honnête  homme  ! 

M.  le  Président  du  conseil.  —  M.  Cachin,  si  c'était  un  si  honnête 
homme,  je  vous  garantis  qu'il  n'autait  pas  écrit  à  mon  endroit  ce  qu'il 
a  écrit. 

M.  Marcel  Cachin.  — C'est  un  très  honnête  homme. 

M.  le  président  du  conseil.  —  Lorsqu'on  est  venu  solliciter  un  service 
dans  le  cabinet  d'un  homme  politique,  on  est  au  moins  tenu  au  silence. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Messieurs,  le  Livre  jaune  que  nous  avons  publié 
nous-mêmes  montre  les  lacunes,  les  inexactitudes,  les  erreurs,  les  fan- 
taisies et  les  coupures  volontaires  de  ce  Livre  noir.  J'ajoute  que,  même 
dans  l'édition  française,  publiée,  si  je  ne  me  trompe,  par  le  journal 
V Humanilé,  on  a  mis  en  relief,  en  gros  caractères,  un  certoin  nombre 
de  passages  dont  ou  veut  tirer  des  conséquences  désobligeantes  pour 
moi,  et  on  a  laissé  en  petits  caractères  tous  les  passages  qui  répondent, 
au  contraire,  page  par  page,  à  certaines  allégations  qui  ont  été  pro- 
duites à  cette  tribune.  J'en  fournirai  la  preuve  tout  à  l'heure. 

Un  distingué  diplomate,  que  beaucoup  d'entre  vous  connaissent, 
M.  Homieu,  a  f.ùt  soigneusement  la  comparaison  des  textes,  dans  une 
brochure  récente,et  il  a  montré  toute  la  mauvaise  foi  do  la  i)ublication 
russe,  telle  qu'elle  a  été  présentée. 

La  politique  que  nous  avons  suivie  en  1912,  messieurs, —  je  tiens  à 
le  dire  tout  de  suite  et  on  ne  le  pourra  pas  démentir  — ■  est  une  poli- 
tique d'étroite  entente  européenne.  Afin  de  ne  pas  opposer  groupe  à 
groupe,  nous  avons  fait, depuis  l.i  première  heure  de  la  crise  balkanique 
jusqu'à  la  dernière,  tous  nos  efforts  pour  rester  en  contact,  non  seule- 
mont  avec  l'Angleterre,  mais  avec  les  autres  puissances. 

C'était  du  reste, bien  naturel  et  c'était  obligatoire:  nous  redoutions 
l'opposition  de  l'Autriche  et  do  la  Russie  en  Orient  et  nous  voulions 
à  tout  prix  l'éviter. 

C'est  ainsi,  messieurs,  qu'à  un  moment  donné,  je  vois  qu'un  projet 
russe  va  s'opposer  à  un  projet  autrichien.  Je  télégraphie  immédia- 
tement à  notre  ambassadeur  a  Vienne,  le  1"  septembre  191-4  : 

AOVT  14 


10è«  LA    VIE  DES  PEUPLES 

«  Vous  pouvez  exprimei'  à  Litre  personnel,  l'opinion  que  le  Gouver- 
nement de  la  République,  lermement  attaché  à  la  Triple  Entente  ne 
poursuit  en  Orient  aucun  objet  d'intérêt  exclusif  et  que  le  concours 
de  toutes  les  puissances  lui  paraît  nécessaire  à  la  solutiondu  problème 
balkanique  ». 

Quelques  jours  après,  messieurs,  je  réponds  encore  à  une  obser- 
vation qui  m'est  faite  par  le  gouvernement  russe  qu'  «  il  me  paraît 
indispensable  de  tenir  le  contact  le  plus  étroit  avec  le  gouvernement 
autrichien  ». 

Le  18  novembre,  le  secrétaire  d'Etat  allemand  des  afiaires  étran- 
gères prend  l'initiative  d'énumérer  cinq  points  d'intérêt  général,dont 
les  grandes  puissances  devront  se  réserve»'  la  décision  lors  du  règle- 
ment de  la  paix  balkanique.  Je  réponds  immédiatement  : 

«  Le  Gouvernement  français  demeure  disposé  à  continuer  la  conversation 
avec  toutes  les  puissances,  sur  les  cinq  points  indiqués  par  M.  de  Kiderlen.  » 

Quelques  jours  après,  M.  de  Kiderlen  se  ravise  et  s'efforce  de  réser- 
ver à  l'examen  exclusif  de  l'Autriche-Hongrie  et  de  l'Itali*^  la  question 
d'Albanie  et  celle  de  l'accès  de  l'Adriatique.  Je  télégraphie  immé- 
diatement à  M.  Jules  Gambon  • 

«  Il  me  paraît  nécessaire  que  toutes  les  puissances  soient  appelées  à  dire  leur 
mot  sur  toutes  les  questions.  » 

Voilà,  par  conséquent,  la  ligne  générale  que  nous  avions  adoptée  et 
dont,  vous  le  verrez,  nous  ne  nous  sommes  pas  un  instant  départis. 

Aussi  bien,  le  20  décembre  1912,  quelques  jours  avant  mon  élection 
à  la  présidence  de  la  République,  l'illustre  orateur  dont  on  a  plusieurs 
fois  parlé,  depuis  avant- hier,  à  cette  tribune,  M.  Jaurès,  rendait-il, 
ici  même,  justice  à  la  politique  que  j'avais  suivie.  C'était  tout  à  la  fin 
de  la  session  :  je  ne  me  suis  presque  plus  représenté  devant  les  Cham- 
bres avant  l'élection  présidentielle.  Voici  comment  M.  Jaurès  s'ex- 
prima, au  moment  où  je  venais  de  m'expliquer,  publiquement  et  so- 
lennellement à  cette  tribune,  sur  la  politique  que  j'avais  suivie  : 

«  Il  nous  suffit  qu'à  cette  heure,  M.  Poincaré  ait  voulu  sincèrement  la  paix, 
qu'il  en  ait  donné  l'impression  à  l'Europe,  qu'il  ait  compris  que  le  devoir  de  la 
France  était  d'y  coopérer  loyalement. 

«  Et  je  me  rappelle,  non  sans  gratitude,  que  M.  le  président  du  conseil  a  pris, 
dès  le  début  de  la  crise,  l'initiative  de  ces  conversations  générales  entre  tous  les 
pays  qui  ont  apaisé,  amorti  le  conflit,  et  qui  viennent  de  prendre  leur  forme  dé- 
finitive dans  la  conférence  des  ambassadeurs  réunis  à  Londres  ». 

On  n'en  prétend  pas  moins  que  nous  avons  été  à  la  remorque  de  la 
Russie,  et  particulièrement  de  M.  Isvolski.  Je  suis,  je  l'avoue,  un  peu 
embarrassé,  car  je  n'aime  pas  médire  des  morts  et  je  ne  veux  d'ail- 
leurs pas  parler  de  M.  Isvolski  qu'avec  respect,  parce  qu'il  était  le  re- 
présentant d'une  puissance  alliée  et,  surtout,  parce  qu'il  a  eu  un  fils 
blessé  au  service  de  la  France. 


VIE  L\'TEnyATlà.\ALÉ  :  DOCUMENT  h  1087 

\hiis  tous  mes  collègues  de  191-2,  et,  riotinnmcnl,  M.  t;ri:iiid  et 
M.  KloU.  f(uj  sont  ici  tous  deux,  se  vappclieiiL  cerluinemenl  comme 
moi  que  nous  étions  loin  d';i\oir  pleine  conti;ince  en  M.  Isvolski.  Celte 
défiance  a  même  été  la  cause  essentielle  du  voyage  que  tous  mes  col- 
lègues m'ont  insiammeiit  prié  de  faire  à  Pétrograd,  du  moins  à  Saint- 
Pétersbourg,  puisque  tel  était  encore  le  nom  de  la  capitale  russe  à 
cette  époque,  dans  Télé  de  19P2. 

Nous  étions  les  alliés  de  la  P.ussie  depuis  de  longues  années,  et  nous 
voulions,  bien  eJitendu.  conserver  celte  alliMiice  comme  un  gage  es- 
sentiel d'équilibre  européen. 

Nous  entendions  également,  el  toujours  <\\\n>  rintérêt  de  la  paix,  et 
toujours  dans  l'intérêt  de  noire  sécurité,maintenir  l'entente  franco-an- 
glaise telle  qu'elle  existait  depuis  ces  accords  de  1904,  si  étrangement 
défigurés  tout  à  l'heure  par  M.  Cachin. 

C'est  la  politique  que  j'ai  suivie,  que  tous  les  cabinets  français, 
sans  exception,  ont  suivie,  qu'ils  fussent  modérés,  qu'ils  fussent  ra- 
dicaux, qu'ils  fussent  radicaux-socialistes,  et  la  France,  en  effet,  ne 
pouvait  en  suivre  une  autre. 

M.  Vaillant-Couturier  a  dit  hier  qu'il  y  avait,  en  France,  un  «  parti 
de  ta  guerre  ».  11  a  cité,  à  ce  propos,  une  brochure,  signée  «  Agathon  », 
dédiée,  paraît-il,  à  M.  Colrat.  M.  Colrat  n'est  pas  ici,  mais  il  ne  me  dé- 
mentira pas:  avant  qu'il  fût  député,  je  n'avais  jamais  eu  avec  lui 
;iucune  conversation  politique.  Il  a  été,  comme  M.  André  Paisant, 
comme  M.  Charles  P»eil)el.  comme  M.  Léon  Bérard,  un  de  mes  colla- 
l)0ra leurs  au  Palais  de  justice,  mais  au  Palais  seulement.  A  celle  épo- 
(jue,  je  ne  traitais a\ec  lui  que  d'affaires  professionnelles.  Je  souhaite- 
rais que  la  même  ligne  de  démarcation  infranchissable,  que  j'ai  tou- 
jours mise  entre  mon  métier  d'avocat  et  mon  rôle  d'homme  politique, 
fût  respectée  aussi  sévèrement  par  tous. 

M.  Colral  était  donc  parfaitement  libre  d'accepter  la  dédicace  d'un 
livre  ou  de  laisser  paraître  tel  ou  tel  outrefilet  dans  V Opinion.  Mais 
j "ajoute  que  j'ai  eu  la  curiosité,  puisqu'on  citait  un  entrefilet  de  V Opi- 
nion, de  réclamer  le  numéro  où  il  avait  paru,  et  voici  ce  que  j'ai  lu 
en  tête  de  ce  journal.  C'est  le  numéro  du  14  décembre  1018.  C'est,  par 
conséquent,  à  la  fin  de  la  guerre.  .M.  Colrat  était  parli  poui'  les  armées 
pendant  la  guerre. 

Le  numéro  où  a  paru  lenlrefilel  sur  lequel  on  a  cherché  à  équivo- 
quer  avant-hier,  et  dont  on  voudra  bien  reconnaître  que  je  ne  suis 
cependant  pas  responsable,  ce  numéro  commence  par  ces  mots  : 

«  Nous  sommes  heureux  d'annoncer  à  no.s  lecteurs  que,  à  dater  du  1''  janvier 
proctiain.  .\I.  Maurice  Colrat  reprendra  la  direction  effective  de  {'Opinion.  « 

Monsieur  Vaillant-Couturier,  vous  auriez  pu  lire  le  numéro  tout 
entier.  Vous  trouvez  cela  tout-à-fait  nature?  Vous  êtes  avocat  sta- 


Iûg8  LA    VIE  DES  PEUPLES 

giaire.  Laissez-moi  vous  donner  un  conseil,  un  conseil  d'aîné  :  quand 
vous  mettez  une  pièce  au  débat,  lisez-la  toujours  tout  entière,  et  ne 
laissez  jamais  <à  vos  contradicteurs  le  soin  de  compléter  votre  lecture. 
C'est  un  détestable  procédé,  et  il  ne  réussit  jamais  ! 

J'éprouve  du  reste  quelque  confusion  à  relever  des  allégations  aus- 
si misérables  que  celles  qui  ont  été  produites  à  cette  tribune.  Dire 
qu'il  y  avait  en  France  un  «  parti  de  la  guerre  »,  c'est  émettre  une  af- 
iirmation  qui  sera  certainement  lelevée  avec  joie  en  Allemagne  et 
qui  y  méritera  les  honneurs  de  l';<tïichage,  mais  c'est  énoncer  une 
contre-vérité. 

En  France,  s'il  y  a  eu  quelques  égarés  qui  aient  eu  de  telles  idées, 
citez-les  1  Mais  vous  ne  citerez  pas  un  seul  hommepolitiqueresponsable. 
M.  Adrien  Pressemane.  —  Vous  niez  l'évidence. 
M.  Poincaré.  —  Pouvez-vous  citer  un  homme  politique  responsa- 
ble?... 

•Je  répète  qu'on  n'a  pas  le  droit  d'appeler  manifestations  d'un  <<  par- 
ti »  des  manifestations  isolées,  qui  ne  répondent  pas  au  sentiment  pu- 
blic. La  France  était,  avant  la  guerre  foncièrement  pacifique.  Elle 
n'oubliait  certes  pas  les  provinces  qui  lui  avaient  été  arrachées.  Elle 
avait  bien  le  droit  de  garder  ce  souvenir  au  fond  du  cœur.  Mais  per- 
sonne en  France,  je  dis  personne  de  responsable,  personne  dans  les 
Chambres  françaises,  ne  méditait  une  guerre  de  revanche.  Et,  mes- 
sieurs, je  crois  que  j'exprimais  la  pensée  de  la  France  entière  lorsque 
je  répétais  au  banquet  du  comité  du  commerce  et  de  l'industrie  la 
phrase  que  j'avais  prononcée  devant  ce  même  comité  en  1912,  en 
pleine  crise  balkanique  : 

«  Que,  de  tant  d'efforts  sincèrement  employés  à  la  conservation  de  la  paix, 
il  pût  rt^^sulter  une  guerre  —  et  quelle  guerre  !  la  plus  effroyable  qui  se  soit  abatue 
sur  le  inonde  !  —  ce  serait  un  défi  au  bon  sens,  à  la  civisliation  et  à  l'humanité.  » 

J'ajoute,  puisque  M.  Vaillant-Couturier  a  rappelé  que  je  suis  Lor- 
rain, que  les  Lorrains  étaient,  s'il  est  possible,  encore  plus  fermement 
attachés  à  la  paix  que  les  isutres  Français. 

Ils  connaissaient,  en  effet —  oui,  certes,  ils  avaient  de  bonnes  rai- 
sons de  les  connaître  mieux  que  personne  !  —les  risques  d'une  guerre. 
Ils  se  rappelaient  les  invasions  qu'ils  avaient  tant  de  fois  subies. 

Moi-même,  messieurs,  s'il  m'est  permis  de  me  mettre  en  cause,  et 
je  m'en  excuse,  je  me  rappelais  comme  un  douloureux  souvenir  d'en- 
fance une  occupation  allemande  de  trois  longues  années,  dans  le  dé- 
partement que  j'ai  encore  l'honneur  de  représenter  aujourd'hui.  Je 
savais  bien  qu'une  nouvelle  guerre  exposerait  mon  malheureux  pays 
natal  à  un  recommencement  des  épreuves  qu'il  avait  si  souvent  con- 
nues. Je  savais  bien  que  nos  maisons  familiales  seraient  bombardées 
et  détruites,  que  nos  régions  payeraient  la  guerre  plus  cher  que  tout 
le  reste  de  la  France. 


VIE  INTERNATIONALE  :  DOCUMENTS  10^9 

Aussi  bien,  messieurs,  le  mot  que  j'avais  dit  en  1912  et  qu'a  répété 
M.  Steeg  exprimait-il  très  exactement  ma  pensée  profonde  :  jamais, 
jamais,  je  n'aurais  voulu  prendre  la  responsabilité  d'une  guerre,  alors 
même,  je  le  répète,  que  j'eusse  été  assuré  di-  la  victoire  ! 

Mais,  autant  j'étiàs  résolu  à  tout  faire  pour  éviter  cette  guerre,  au- 
tant j'étais  déterminé  à  tout  faire  pour  que,  si  elle  éclatait  malgré 
tous  nos  efforts  de  paix,  elle  se  terminât  par  la  victoire  et  par  la  libé- 
ration de  l'Alsace  et  de  la  Lorraine. 

C'est  cette  double  pensée  —  quoi  qu'on  en  ait  dit,  elle  ne  conlienl 
rien  de  contradictoire  —  qui  a  inspiré,  depuis  trente  cinq  ans,  toute 
ma  vie  politique.  Et  pourquoi  donc  parlé-je  de  moi  ?  C'est  la  pensée  qui 
a  inspiré  toute  la  politique  française.  ' 

On  peut,  assurément,  m'adresser  bien  des  reproches,  mais  il  en  est 
un  que  je  me  suis  efforcé  de  ne  jamais  mériter  :  je  n'ai  point  varié 
dans  les  idées  que  j'ai  défendues,  j'ai  toujours  été  républicain  et  j'ai 
toujours  été  patriote.  Mais  je  n'ai  jamais  été  partis,  n  d'une  politique 
de  vaine  bravade  ou  de  manifestations  chauvines,  et  je  défie  qu'on 
trouve  depuis  trente-cinq  ans,  une  parole  qui  pfit  avoir  une  allure  bel- 
liqueuse. 

Oh  !  vous  avez  cherché  —  et  vous  n'avez  rien  trouvé  !  —  Oui, 
oui  !  vous  avez  trouvé  — ce  que  vous  avez  .apporté  hier  !... 

M.  Vaillanl- Couturier.  —  Je  rends  hommage  à  votre  prudence. 

M.  le  Président  du  Conseil.  —  Tantôt  on  dénonce  mes  impruden- 
ces, et  tantôt,  lorsqu'il  le  faut,  on  rend  hommage  à  ma  prudence, 
mais  on  essaye  d'y  mettre  de  l'ironie  et  de  la  malveill'nce. 

En  1912,  à  un  moment  où  la  Franco  était  encore  frémissante  de  l'in- 
cident d'Agadir,  nous  avons  tenu  à  maintenir  étroitement  la  Triple 
Entente,  que  nous  considérions  — je  l'ai  dit  et  je  ne  me  lasserai  pas 
(le  le  répéter  — commis  une  garantie  essentielle  depaix,enprésence  de 
l'impéiialisnie  grandissant  de  l'AUenuigne.  Mais  pas  un  instant  — nous 
allons  le  voir  —  nous  n'avons  voulu  donner  et  nous  n'.ivons  donné  à 
l'.ette  Trijile, Entente  un  caractère  agressif.  Notre  politique  ;.  toujours 
<-u  la  signification  eurojtéenne  la  plus  accentuée.  .Je  n'en  veux  poui' 
preuve  que  des  passages  très  nombreux  du  Livre  Noir  lui-même,  no- 
fimnient  celui-ci,  oia  M.  Isvolski  rapporte,  le  8  février  1912.  une  con- 
versation que  j'avais  eue  avec  lui  au  sujet  des  négociations  anglo-alle- 
mandes engagées  par  lord  Hiddane.  .Je  n'ai  pas  besoin  de  \  ous  din 
que  ces  passages  sont  imprimés,  dans  l'édition  française,  en  petits 
i-.aractères": 

•<  -M.  Poincarfî  m'a  exposé  que  le  fiouvernemeiil  framai'^  ne  pouvait  que  sa- 
luer la  présente  tentative  de  l'Anarleterre  et  de  l'Allemagne  d'établir  entre  elles 
des  relations  normales,  et  que  cette  tentative  ne  soulève,  du  cùté  franç;ais,  pas 
la  moindre  p  ^occupation  ou  un  doute  au  sujet  de  l'entière  loyauté  du  gouver- 
nement anplais.  Il  y  aurait  plutôt  lieu  de  redouter  l'insuccès  éventuel  des  pour- 
parlers, après  lequel  pourrait  se  produire  un  cxacerbement  plus  grand  encore 


1090  LA    VIE  DES  PEUPLES 

des  relations  anglo-allemandes,  et.  par  conséquent,  une  nouvelle  menace  s  la 
paix  européenne. 

«  Les  déclarations  de  M.  Poincaré  me  semblent  entièrement  sincères  et,  de 
mon  côté,  j'essaie  de  raffermir  en  lui  une  façon  de  voir  optimiste  au  sujet  de 
cette  affaire.  Je  ne  puis  pourtant  ne  pas  remarquer  que.  dans  les  centres  mili- 
taires d'ici,  prédomine  un  point  de  vue  qiielque  peu  différent...  » 

En  1911,  messieurs,  après  l'affaire  d'Agadir,  nous  avions,  tout  na- 
turellement, demandé  à  l'Autriche  son  adhésion  au  traité  franco-al- 
lemand du  4  novembre.  Toutes  les  puissances  signataires  de  l'acte 
d'Aigésiras,  et  notamment  l'Italie,  avaient  immédiatement  acquiescé. 

L'Autriche,  au  contraire,  s'était  fait  prier,  et,  comme  prix  de  son 
acceptation  —j'arrive,  messieurs,  à  ce  qu'on  a  appelé  hier  1'  «  inci- 
dent Crozier  »  — l'Autriche  avait  demandé  que  le  marché  de  Paris  fût 
ouvert  à  des  emprunts  d'Etat  autrichiens  et  hongrois. 

M.  Klotz  se  rappelle  assurément  l'incident  :  il  y  a  été  mêlé  de  très 
prés.  J'ajoute,  du  reste  que,  contrairement  à  ce  qu'on  a  dit,  c'était 
sous  un  ministère  présidé  non  pas  par  M.  Poincaré,  mais  par  M.  Cail- 
laux. 

M.  Klolz.  —  Parfaitement. 

M.  le  président  du  Conseil. — Je  vais  préciser.  Je  ne  critique  pas 
du  tout  ce  qui  a  été  fait  à  ce  moment.  îSous  allons  voir,  au  contraire, 
qu'on  m'a  attribué  ce  qui  avait  été  fait,  avant  moi,  mais  qu'en  réalité, 
ce  qui  avait  été  fait  avant  moi  était  parfaitement  légitime. 

La  Chambre  connaît  toutes  les  intrigues  financières  auxquelles: 
donnaient  lieu,  trop  souvent,  ces  admissions  à  la  cote,  lorsque,  sur- 
tout, elles  étaient  demandées,  autrefois,  par  les  agents  de  l'Autriche 
ou  par  les  agents  de  l'Allemagne.  Cette  fois-ci,  la  demande  était  for- 
mulée en  connexion  avec  la  question  du  traité  du  4  novembre.  C'était 
—  je  précise  — au  mois  de  novembre  1911,  c'est-à-dire  alors  que  M.  de 
Selves  était  ministre  rtes  affaires  étrangères. 

Le  6  novembre,  M.  de  Selves  avait  télégraphié  à  M.  Crozier.  Je  de- 
mande à  la  Chambre  d'excuser  ces  détails,  ils  ne  sont  pas  du  tout  sans 
importance. 

Je  disais  que,  le  6  novembre,  M.  de  Selves  avait  déjà  prévenu  le 
gouvernement  austro-hongrois,  par  l'intermédiaire  de  M.  Crozier, 
qu'il  ne  fallais  pas  mélanger  les  deux  questions.  11  avait  dit,  en  pro- 
pres termes  : 

«  Je  ne  sais  pas  quelles  sont  les  circonstances  auxquelles  fait  allusion  le  comte 
d'/Erenthal  et  dans  lesquelles  nous  aurions  été  défavorables  à  l'Autriche.  La 
question  des  emprunts  est  une  question  tectinique,  qui  n'a  pas  de  connexion  avec 
l'affaire  marocaine.  » 

Le  comte  d'iErenthal  n'en  avait  pas  moins  cherché  à  mélanger  les 
deux  questions,  que  M.  de  Selves  tenait,  avec  grande  raison,  à  dis- 
tinguer, et  'e  18  iiovemt}re  1911,  il  avait  remis  à  M.  Crozier  une  note 


VIE  INTERNATIONALE  :  DOCUMENTS  1091 

ainsi  conçue  — ce  sont  les  propositions  dont  on  a  parlé  hier,  vous  ap- 
précierez : 

Dans  cette  pièce,  le  ministère  impérial  et  royal  déclarait  que  l'Au- 
triche-Hongrie  «envisageait  l'accord  survenu  dans  les  affaires  du  Ma- 
roc, entre  la  République  française  et  l'Allemagne,  sans  jalousie  comme 
sans  appréhension  »  et  il  ajoutait  : 

«  Nous  examinerons  donc  avec  bienveillance  les  stipulations'  d'une  conven- 
tion que  nous  sommes  tout  disposés  à  saluer  comme  une  nouvelle  garantie  de 
paix  et  d'harmonie. 

<'  Persuadés  que  nous  sommes  que  nus  bonnes  relations  nous  permettent  de 
coopérer  avec  la  France  sans  friction,  sur  le  errain  économique,  au  Maroc,  com- 
me ailleurs,  en  Orient,  nous  ne  mettrons  pas,  comme  d'autres  puissances  croient 
devoir  le  faire,  notre  adhésion  an  prix  de  compensations  matérielles,  soit  au 
Maroc,  soit  ailleurs.  Aussi  nous  espérons  que  le  Gouverftement  de  la  République 
voudra  bien  donner  son  appui  à  nos  efforts,  tendant  à  établir  entre  les  forces 
économiques  de  l'Autriche-Hongrie  et  de  la  France  dds  rapports  répondantà 
l'attitude  politique  que  les  deux  puissances  se  félicitent  d'observer  mutuelle- 
ment. Dans  cet  ordre  d'idées,  la  possibilité  de  placement  des  empunts  de  l'Au- 
tricxe  et  de  la  Hongrie  sur  le  marché  parisien  figure  au  premier  rang.  La  haute 
influence  du  Gouvernement  de  la  République,  pour  peu  qu'il  se  rende  ù  nos 
vues  d'une  façon  générale,  nous  obtiendrait  assurément  l'admission  à  la  côte 
officielle  des  titres  de  ces  opérations.  » 

Voilà,  messieurs,  la  not^ioù  l'ont:  vu,  hier,  une  proposition  dentent*; 
politique. 

Sur  le  moment,  cependant,  M.  Crozier  ne  s'y  était  pas  trompé.  Car, 
en  la  transmettant  à  M.  de  Selves,  il  écrivait  : 

"  Il  n'est  pas  douteux  que  de  la  réponse  que  nous  ferons  à  ces  ouvertures  dé- 
pendra la  rapidité  ou  la  lenteur  des  formalités  qui  doivent  précéder  l'accession 
de  r.\utriche- Hongrie  au  traité  franco-allemand.  » 

Dans  ce  papier,  que  l'on  a  si  étrangement  travesti,  il  n'y  ovait  donc 
qu'une  seule  chose  :  une  condition,  de  mauvais  goût,  que  le  gouverne- 
ment autrichien  tentait  de  mettre  à  son  acceptation  des  accords  ma- 
rocains. L'Autriche  demandait  l'ouverture  de  notre  marché.  Or,  à 
ce  moment  même,  elle  développait  ses  armements  sur  terre  et  sur  mer, 
et,  à  la  d-^mande  de  l'Allemagne  — ce  qui  était  une  menace  pour  l'I- 
talie —  elle  accroissait  sa  flotte  de  la  Méditerranée,  elle  fabriquait 
même  de  ces  canons  lourds  que  nous  avons  vus  sur  notre  front  pen- 
dant la  guerre. 

Favoriser  les  emprunts  demandés,  c'était  donc  nous  jeter  dans  une 
entreprise  périlleuse.  Notre  chargé  d'affaires  à  Vienne,  M.  de  Saint- 
Aulaire,  s'en  rendit  parfaitement  compte.  Le  7  décembre,  pendant 
un  congé  de  M,  Crozier,  il  écrivait  à  M.  de  Selves,  pour  le  mettre  en 
garde  contre  la  proposition  faite. 

J'épargne  les  lectures  à  la  Chambre,  mais  j'ai  les  pièces  sous  les 
yeux. 

Le  20  décembre,  M.  do  Saint-Aulaire  revenait  à  la  charge. 

Veuillez  remarquer  encore  une  fois  que  tout  cela  se  passai!  avani  le 
cabinet  que  j'ai  formé. 


1092  LA    VIE  DES  PEUPLES 

Le  2  janvier  suix'nnt,  M.  de  Selves  écrivait  à  M.  Klotz  une  lettre 
ainsi  conçue  ; 

«  Ainsi  que  vous  le  savez,  on  parle  depuis  quelques  temps  de  l'émission  éven- 
tuelle d'un  emprunt  d'Etat  autrichien  ou  hongrois  en  France. La  réalisation  d'une 
telle  opération  sur  notre  marché  serait  de  nature  à  nous  créer  de  très  sérieuses 
difficultés  du  côté  de  la  Russie. 

1  Je  me  propose  de  vous  donner  à  ce  sujet  des  explications  verbales  détaillées, 
mais  il  m'a  paru  utile  de  vous  mettre  d'ores  et  déjà  en  garde  contre  les  sollici- 
tations dont  vous  pourriez  être  l'objet  de  la  part  des  établissements  financiers 
susceptibles  de  s'intéresser  à  l'émission  d'un  emprunt  de  la  monarchie  austro- 
hongroise.  » 

M.  Klotz  avait  aussitôt  pris  note  et  il  avait  découragé  les  banquiers 
qui  s'étaient  adressés  à  lui. 

Le  récit  est  bien  exact? 

M.  Klotz.  —  Tout  à  fait  exact. 

M.  le  président  du  Conseil.  —  Le  13  janvier  suivant,  au  moment 
où  M.  de  Selve?  i^îlait  quitter  le  quai  d'Orsay,  il  remerciait  M.  de  Saint- 
Aulaire  de  ses  dépêches,  il  le  félicitait  de  sa  clairvoyance  et  il  ajou- 
tait que  la  politique  que  le  Gouvernement  français  avait  suivie  répon- 
dait aux  nécessités  nationales. 

Le  récit  de  M.  Vaillant-Couturier,  messieurs,  est  donc  complète- 
ment inexact. 

Ce  n'est  pas  moi  qui  ai  pris  la  décision  de  repousser  alors  la  demande 
de  l'Autriche,  c'est  mon  honorable  prédécesseur,  et  il  l'a  prise  en  par- 
faite connaissance  de  cause  et  dans  l'intérêt  même  de  la  paix  euro- 
péenne. 

Je  répète,  d'n illeurs,  que.  malgré  la  réserve  à  laquelle  nous  étions 
condamnés  vis-à-^■is  de  l'Autriche,  à  cause  de  sa  situation  dans  la  Tri- 
ple Alliance,  à  cause  de  son  intimité  avec  l'Allemagne,  à  cause,  évi- 
demment, des  difficultés  qu'au  sein  de  la  Triple  Alliance  elle  avi:  it 
a  vec  no  treamie  l'Italie,  à  cause  sur  tout  de  l'influence  militaire  qui  s'exer- 
çait sur  les  deux  empires,  malgré,  dis-je,  cette  réserve  à  laquelle  nous 
étions  condamnés,  nous  aAons  toujours  cherché,  et  je  crois  que  nous 
■•ivons  toujours  réussi  jusqu'à  l'attentat  de  Serajevo,  à  entretenir  avec 
le  gouvernement  austro-hongrois  les  relations  les  plus  cordiales. 

Personnellement,  j'avais  avec  M.  le  comte  Szecsen,  ambassadeur 
d'Autriche  à  Paris,  des  rapports  tout  aussi  fréquents,  je  dois  ajouter, 
tout  aussi  cordiaux  qu'avec  les  ambassadeurs  alliés,  parce  que  — c'est 
un  hommage  que  je  lui  rends  —  c'était,  en  effet,  un  homme  sincère- 
ment attaché  à  la  paix  européenne. 

Je  n'en  veux  pour  preuve,  messieurs,  que  cette  lettre  amicale  qu'il 
aurait  pu  assurément  se  dispenser  de  m'envoyer,  et  qu'il  m'a  écrite  le 
18  janvier  1913,  c'est-à-dire  au  moment  même  de  mon  élection  à  la 
présidence  de  la  République. 

Voici  la  lettre  d'un  homme  dont,  d'après  les  interpella  leurs,  nous 


VIE  INTERNA  TIONALE:  DOCUMENTS  1093 

aurions  combattu  sans  cesse.  dei»uis  plusieurs  mois.  les  intérêts  na- 
tionaux : 

"   Monsieur  le  Président, 

«  Permettez-moi  de  joindre  mes  vueux  très  chaleureux  à  ceux  de  vos  nombreux 
amis  et  de  vous  offrir  mes  félicitations  les  plus  sincères  à  l'occasion  de  votre 
élection  à  la  place  si  éminente  que  vous  allez  occuper. 

«  Permettez-moi  aussi  d'exprimer  l'espoir  que  Votre  Excellence  voudra  bien 
me  conserver,  dans  l'avenir,  la  bienveillante  confiance  dont  Elle  a  bien  voulu 
m'honorer  jusqu'ici.  » 

Je  passe  la  fin  qui  est  d'un  ordre  trop  familier,  trop  intime. 

Si  l'ambassadeur  d'Autriche  écrivait  ainsi,  au  commencement  de 
1913,  au  nouveau  Président  de  la  République,  c'est  assurément  qu'il 
n'avait  pas  eu  à  se  plaindre  des  relations  qu'il  avait  eues  avec  le  pré- 
sident du  conseil  pendant  tout  le  cours  de  l'année  1913. 

Mais,  si  cordiales,  messieurs,  que  fussent  ces  relations  avec  les  re- 
présentants des  pays  étrangers,  c'était  avant  tout  les  intérêts  de  la 
France  que  je  consultais,  bien  entendu,  dans  mes  conversations  avec 
eux,  et  cela  tout  aussi  bien  dans  mes  relations  avec  M.  Isvolski 
qu'avec  les  autres. 

A  aucun  moment,  M.  Is\olski  n'a  exercé  sur  la  politique  fiançaise 
la  moindre  influence. 

Non  seulement  mes  collègues  de  191-i,  mais  les  ministres  qui  nous 
ont  suivis  se  rappellent  les  uns  et  les  autres  combien,  au  contraire, 
plusieurs  fois,  en  conseil  nous  nous  sommes  plaints  tous  de  certains  de 
ses  propos  ou  do  certaines  de  ses  attitudes.  Mais  il  était  le  représen- 
tant d'un  pays  fdlié  et  nous  devions  le  considérer  comme  tel. 

Au  commencement  de  l'année  1912,  l'alliance  russe  datait  dune 
vingtaine  d'années  et  vous  connaissez  par  le  Livre  jaune  de  1898  la 
convention  militaire  qui  en  formait  le  document  essentiel. 

Je  n'ai  lu  que  le  passage  auquel  on  a  fait  allusion  hier  et  iiujouid'iiui 
encore  et  sur  lequel  a  roulé  la  plus  grande  partie  de  la  discussion  des 
interpellateurs.  c'est  la  pluMse  suivanle.  décisive  du  rt-sle.  de  la  con- 
vention : 

«  Si  la  France  est  attaquée  par  l'Allemai^ne  ou  par  l'Italie  soutenue  par  l'Alle- 
magne, la  Russie  emploiera  toutes  ses  forces  disponibles  pour  attaquer  l'.Mle- 
magne. 

Si  la  Russie  est  attaquée  par  l'Allemagne,  ou  par  l'Autriche  soutenue  par 
l'Allemagne,  la  France  emploiera  toutes  ses  forces  disponibles  pour  combattre 
l'Allemagne.  » 

Lorsqu'ont  éclaté  les  événements  balkaniques,  la  préoccupation 
inévitable  du  (gouvernement  '"rançais  a  été  que  ces  clauses  de  l'alliance 
ne  pussent  nous  entraîner  dans  un  conflit;  mais,  d'autre  itart.  nous 
ne  pouvions  ni  désavouer  l'alliance,  ni  la  rétracter  ;  nous  ne  le  pouvions 
pas,  nous  nous  serions  exposés  à  une  rupture  avec  la  Russie,  cl,  par 
suite,  à  un  isolement  relatif  en  Europe. 


1094  LA    VIE  DES  PEUPLES 

Nous  avons  donc  pratiqué,  autant  que  possible  —  je  dis  nous  en 
parlant  de  tous  les  cabinets  français  qui  se  sont  succédés  —  une  poli- 
tique de  rapprochement  ave«  tous  les  pays  d'Europe,  et  nous  avons 
pratiqué  cette  politique  en  plein  accord  avec  l'honorable  M.  Louis, 
^ambassadeur  à  Saint-Pétersbourg. 

Le  Livre  jaune,  que  je  viens  de  publier,  abonde  en  télégrammes  qui 
prouvent  la  constance  de  cet  accord  jusqu'à  la  fin  de  1912. 

Il  faut  véritablement  croire  que  les  interpella teurs,  qui  lisent  avec 
tant  de  soin  les  publications  bolchevistes  ne  prennent  même  pas  la 
peine  de  lire  les  publications  françaises. 

M.  Vaillant-Couturier  a  prétendu  que  j'avais  poursuivi  M.  Louis  de 
je  ne  sais  quelles  persécutionset  M.  Cachin  a  essayé  tout  à  l'heure  de 
revenir  sur  cette  allégation.  Mon  démenti  immédiat  a  un  peu  inter- 
rompu sa  démonstration. 

Rien  n'est  moins  exacL  J'ai  des  lettres  personnelles  de  M.  Louis 
qui  font  foi  du  conti-aire. 

Si  M.Louis  ne  m'a  pas  accompagné  à  Moscou  en  1912,  c'est  pour  une 
raison  que  j'ai  regrettée  plus  que  personne  :  M.  Louis  était  très  souf- 
frant. C'était  un  excellent  agent,  consciencieux,  attentif,  avisé,  mais 
il  était  déjà  atteint  de  la  maladie  dont  il  est  mort.  11  était  un  peu  ren- 
fermé à  cause  de  cette  maladie,  et  il  vivait  très  isolé  à  Saint-Péters- 
bourg. 11  ne  ^'oya^t  presque  jamais  l'empereur,  dont  le  gouvernement 
de  la  République  finissait  par  ignorer  complètement  la  pensée. 

Mais  j'ajoute  que,  contrairement  aux  affirmations  qui  ont  été  tout 
à  l'heure  reproduites  encore  à  cette  tribune,  nous  avons  maintenu 
M.  Louis  à  Saint-Pétersbourg  bien  au-delà  de  la  date  qu'indiquait 
tout  à  l'heure  M.  Cachin.  Il  a  été  maintenu  jusqu'au  mois  de  février 
1913  et  c'est  alors,  sous  le  ministère  de  l'honorable  M.  Briand,  et  par- 
ce qu'il  était  impossible  de  le  laisser  à  son  poste  davantage,  qu'il  a 
été  rappelé.  Mais  on  avait  maintenu  M.  Louis  aussi  longtemps  qu'il 
avait  été  possible  de  le  maintenir. 

M.  Ferdinand  Bougère.  — ■  Trop  longtemps. 

M.  Poincaré.  —  Non,  pas  trop  longtemps,  parce  que,  par  son  intel- 
ligence et  l'autorité  de  ses  services,  il  rendait  encore  la  représenta- 
tion française  des  plus  honorables. 

Mais  il  ne  voyait  presque  jamais  l'empereur  et  vous  savez  que  l'em- 
pereur était  lui-même  assez  difficile  à  pénétrer.  L'affaire  de  Kiel  nous 
avait  appris  depuis  longtemps  à  redouter  quelque  peu  ses  inspira- 
tions personnelles. 

En  outre,  il  y  avait  entie  M.  Louis  et  le  ministre  des  affaires  étran- 
gères, M.  Sazonov,  une  sorte  d'incompatibilité  d'humeur  qui  avait 
amené  M.  Sazonov  à  faire  demander  le  remplacement  de  M.  Louis. 
Mais  après  avoir  entendu  les  explications  de  M.Louis  et  bien  qu'il  fût 
malade,  nous  l'avions  maintenu  en  place,  parce  que  nous  n'avions 


VIE  INTEEXATIOXALE  :  DOCUMENTS  1095 

pas  voulu  paraître,  le  sacrifier  à  des  réclamations  d'un  pays  étranger, 
fût-ce  un  pays  allié.  Nous  iia\ons  inelheureusenient  pas  pu  lui  ren- 
dre la  santé  et  dissiper  com|ilètennent  le  malaise  qui  existait  entre  les 
deux  gouvernements.  D'un  autre  côté,  depuis  ces  longs,  ces  fameux  dé- 
mêlés avec  le  comte  d'^renthal  — je  vois  M.  Briand  sourire  et,  en  ef- 
fet, cela  réveille  en  nous  des  souvenirs  communs... 

M.  Arislidf  Briand.  —C'était  le  secret  de  notre  inquiétude. 

M.  le  Président  du  Conseil.  —  Précisénu-nl.  il  était  mal  vu  en  Au- 
triche, nous  savions  quà  ctiaque  instant  il  pouvait  y  avoir  des  inci- 
dents assez  délicats,  dus  à  des  initiatives  personnelles  de  M.  Isvolski, 
dont  nous  étions  fort  loin  d'approuver  toutes  les  idées. 

Enfin,  par-dessus  tout,  dans  le  courant  de'  lOTi,  nous  étions  in- 
quiets de  cette  alliance  balkanique  sur  laquelle  nous  n'avions  obtenu, 
ni  par  M.  Louis,  ni  \y.n-  M.  Isvolski,  aucun  renseignement  précis. 

C'est  alors  que  M.  le  Président  Fallières  et  les  membres  du  cabinet 
que  je  présidais  m'engagèrent  tous  à  faire  le  voyage  de  Russie,  pour  tâ- 
cher d'obtenir  des  informations  plus  exactes. 

J'eus  donc,  à  Saint-Pétersbourg  avec  M.  Sazouov  une  corn  ersa  lion 
qu'il  a  résumée  lui-même  d"après  une  note  qui  a  été  publiée  par  M.  Sie- 
bert. 

.Je  me  demande  pourquoi,  en  lisant  tout  à  l'heure  un  passage  des 
mémoires  de  M.Sazonov,  M.  Cachin  a  négligé  cet  autre  passage. 

L'entretien  porte  sur  la  situation  balkanique  et  sur  un  plan  com- 
mun de  mesures  di[>loma tiques  à  adopter  pour  conjurer  une  t;ggrava- 
tion  de  la  situation. 

:<  A  cette  occasion...  »,  note  en  propres  termes  31.  Sazonov,  dont,  du 
reste,  je  dois  dire  que  l'esprit  était  tout  à  fait  pacifique.  M.  Briand 
l'a  vu  comme  moi  dans  le  courant  de  l'année  1912,  puisqu'il  est  venu 
à  Paris;  M.  Viviani  l'a  vu  en  1914,  dans  les  heures  les  plus  graves  et 
les  plus  angoissantes. Nous  avons  tous  constaté  que,  personnellement, 
M.  Sazonov  était  un  très  sincère  ami  de  la  paix. 

M.  Ernesl  Lafonl.  —  Oh  !  l'influence  de  M.  Sazonov  ! 

M.  le  Président  du  Conseil.  —  II  était  ministre  des  affaires  étran- 
gères. 

Et  j'ajoute  que  l'empereur,  si  j'ose  prononcer  son  noni  devant  vous, 
était  lui-même  très  fermement  attaché  à  la  paix. 

Voici  une  publication,  dont  vous  avez  lu  des  extraits  tout  à  l'heure. 
Vous  auriez  dû  lire  jusqu'ici  : 

«  A  cette  occasion,  Poincarê  crut  nécessaire  daccentuerque  lopiniou  piililiqiic 
française  ne  permettrait  pas  qu'on  en  appelât  aux  armes  pour  des  affaires  pu- 
rement balkaniques,  si  l'Allemagne  n'y  participait  pas  et  ne  proxoquait  pa.s 
elle-même  le  casus  fœderis.  « 

Voilà  donc  très  exaclemeni  inlerprélée  l;<  ptiisci'  ((iiisl;i  iil<-  tl  luia- 
uinie  de  tous  les  gouvcinements  frani^ais. 


1096  LA    VIE  DES  PEUPLES 

Lorsque  le  15  octobre  191-2,  j'ai  prié  notre  ambassadeur  à  Londres, 
M.  Paul  Cambon,  de  transmettre  au  Foreign  Office  les  renseignements 
que  j'avais  recueillis  à  Saint-Pétersbourg,  je  lui  disais  que  je  tenais  à 
mettre  le  gouvernement  anglais  au  courant  de  ce  que  j'avais  appris 
pendant  mon  voyage,  parce  que  je  souhiutais  vivement,  ardemment, 
que  les  trois  gouvernements  gardassent  le  contact  et  fissent  des  ef- 
forts communs  pour  la  sauvegarde  de  la  paix  européenne. 

Vous  le  voyez,  c'était  toujours  chez  le  cabinet  français  la  même  pré- 
occupation de  maintenir  la  paix  et  de  maintenir  en  même  temps  la 
Triple  Entente,  que  nous  considérions  comme  un  gage  et  comme  une 
garantie  de  la  paix  générale. 

Sans  doute,  il  pouvait  arriver  à  M.  Isvolski  de  ne  pas  reproduire 
très  exactement  la  pensée  du  gouvernement  français  ou  même,  comme 
quelques  ambassadeurs,  d'y  substituer  la  sienne,  comme  quelques 
ambassadeurs  aussi,  de  chercher  à  se  faire  valoir  de  temps  en  t,em})s 
auprès  de  son  propre  gouvernemenl. 

Le  fait  est  que  le  17  novembre,  M.  Isvolski  avait  très  inexactement 
reproduit  un  entretien  qu'il  avait  eu  avec  moi  et  qu'il  m'avait  attribué 
cette  phrase  qu'on  a  lue  hier  mais  que,  vous  allez  le  voir,  je  n'ai  ja- 
mais prononcée   : 

«  Tout  cela  revient  k  dire  que  si  la  Russie  fait  la  guerre,  la  France  la  fera  aussi  », 

Après  avoir  envoyé  ce  télégramme,  je  dois  dire  que  M.  Isvolski  a 
eu  une  sorte  de  remords  et  d'inquiétude  d'avoir  trahi  ma  pensée,  et 
il  est  venu  faire  ce  qu'il  ne  tiiisait  jamais,  il  est  venu  me  lire  son  télé- 
gramm-e  de  la  veille.  J'ai  immédiatement  protesté  auprès  de  lui  et 
j'ai  en  même  temps  télégraphié  à  M.  Louis  pour  le  |)rier  de  rectifier  et 
de  préciser  ma  pensée. 

«  M.  Isvolski  m'a  lu  hier  le  télégramme  qu'il  a  envoyé  à  Saint-Pétersbourg,  en 
même  temps  que  la  lettre  que  je  lui  avais  écrite.  Pour  préciser  l'attitude  de  la 
France,  il  a  dit  ({ue  la  France  ferait  la  guerre  si  la  Russie  la  faisait  elle-même, 
puisque  nous  savions  que  l'Allemagne  était  derrière  l'Autriche.  Je  lui  ai  fait  re- 
marquer que  cette  formule  était  trop  générale  et  que  j'avais  uniquement  dit  que 
la  P'rance  respecterait  le  traité  d'alliance...  »  —  comment  donc  aurais-je  pu  dire 
autre  chose  —  «...  et  soutiendrait  même  militairement  la  Russie  au  cas  où  joue- 
rait le  casas  ftairris.  M,  Isvolski  m'a  promis  de  rectifier  et  de  préciser.  Je  vous 
.serai  obligé  de  bien  vouloir  vous-même,  à  l'occasion,  définir  notre  attitude  en 
stricte  conformité  avec  le  traité.  » 

M.  Isvolski  a  rectifié  lui-même  —  je  dois  dire  qu'il  a  rectifié  in- 
complètement —  et  sa  rectification  a  paru  dans  le  Livre  noir.  Or, 
M.  Vaillant-Couturier'ne  l'a  pas  lue.  Il  n'a  lu  que  le  télégramme  rec- 
tifié, celui  qu'on  fait  paraître  en  grosses  lettres,  mnis  non  le  télégra- 
me  rectifiant,  qui  est,  au  contraire,  publié  en  petits  caractères.  C'est 
le  procédé  de  toutes  les  publications;  c'est  co  qu'on  appelle  de  l'Iiis- 
loire.  Le  voici  : 


VIEINTEB.XATIONALE:    DOCUMENTS  1097 

«  Pour  éviter  tout  malentendu,  et  vu  l'importance  de  la  question,  j'ai  cru 
devoir  lire  h  M.  Poincaré  mon  télégramme  n'^  369  dont  il  a  complètement  ap- 
prouvé le  texte. 

«  Il  m'a  prié  seulement  de  préciser  les  conditions  auxquelles  la  France  ferait 
la  guerre.  11  est  bien  entendu  —  me  dit-il  —  que  la  France  marcherait  dans  le 
cas  déterminé  où  le  casus  fœderia  prévu  par  l'alliance...  »  —  je  vous  ai  lu  le  texte 
intentionnellement  tout  à  l'heure  —  «  ...se  produirait,  c'est-à-dire  dans  le  cas  où 
l'Allemagne  soutiendrait  par  les  armes  l'Autriche  contre  la  Russie.» 

11  est  à  noter  que,  dans  ce  télégramme  rectificatif,  M.  Isvolski  donne 
du  casus  jœderis  une  interprétation  encore  inexacte  puisque  c'est  seu- 
lement en  cas  d'attaque  de  l'Allemagne  contre  la  Russie  qu'il 
doit  jouer.  Mais  mes  instructions  à  M.  Louis,  qui  ont  été  en\oyées  le 
même  jour.  sont,  elles,  tout  à  fait  formelles.  Je  dis,  comme  je  dois  le 
dire,  que  je  m'en  tiens  au  casus  fœderis;  le  gouvernement  russe,  com- 
me le  Gouvernement  français,  a  le  traité  dans  ses  archives. 

J'avais  dit  :  «  Nous  respecterons,  le  cas  échéant,  le  traité  »,  rien  de 
plus,  et  il  va  sans  dire  que,  si  je  n'avais  pas  tenu  ce  langage,  j'auto- 
risais la  Russie  à  nous  abandonner  en  casd'attaque  de  l'Allemagne 
sur  nos  frontières  de  l'Est. 

Mais,  je  le  répète  encore,  toul  en  maintenant  rallia nce,  nous  vou- 
lions maintenir  la  solidarité  européenne.  Le  Livre  noir  en  fait  foi  ù 
chaque  page.  C'est,  en  effet,  la  France  qui  a  fait  les  premiers  efforts, 
d'abord  pour  empêcher  la  guerre  balkanique,  puis  pour  la  localiser 
ou  la  circonscrire,  enfin  i)oui'  régler  la  paix  par  une  conférence,  et  je 
dois  répéter  que  M.  Sazonov  ;>.  sincèrement  aidé  cette  action  pacifique. 

L'Allemagne  elle-même,  qui  n'était  pas,  alors,  encore  décidée  à  une 
guerre  immédiate,  nous  rendait  justice  et,  le  2  octobre,  M.  Jules  Cam- 
bon  me  télégraphirdt  de  Berlin  :  : 

1  Après  avoir  vu  le  secrétaire  d'Etat  ce  matin,  je  me  suis  rendu  chez  le  dit 
M.  de  Kiderlen.  La  Russie  et  l'Autriche,  si  elles  font  la  démarche  ayant  pour 
objet  le  statu  qun  territorial,  agiraient  au  nom  de  toutesles  puissances,  y  compris 
l'Allemagne.  M.  de  Bethmann-Hollweg  m'a  exprimé  l'espoir  que  Votre  Excel- 
lence, —  je  vous  demande  pardon,  messieurs,  l'Excellence,  c'était  moi  —  pour- 
rait amener  M.  Sazonov  à  prendre  l'initiative  qui  lui  est  proposée.  La  déclara- 
tion lui  semble  très  urgente  et  il  n'y  a  pas  à  ses  yeux  un  jour  à  perdre. 

«  II  m'a  répété  combien  il  comptait  que  la  paix  de  l'Europe  serait  assurée, 
grâce  à  vos  efforts. 

«  La  Gazette  de  r  Allemagne  du  F<nrd  publiera  ce  .soir  un  communiqué  affir- 
mant l'union  des  grandes  puissances  pour  empêcher  ou,  tout  au  moins,  pour  lo- 
caliser le  conflit,  et  exprimant  la  confiance  qu'elles  n'y  participeront  pas.  » 

Trois  jours  après,  le  5  octobre  1912,  le  Fremdenblall,  traduisant 
la  pensée  du  gouvernement  autrichien,  appréciait  ainsi  l'attitude  du 
gouvernement  français,  et  c'est  dans  les  journaux  autrichiens  et  dans 
les  documents  allenijinds  (jue  je  trouve  la  réponse  déci6i\e  aux  allé- 
gations des  interpelloteurs  : 

Par  une  initiative  prompte  et  décisive,  le  Gouvernement  français  a  fourni  une 
fois  de  plus  la  preuve  de  ses  sentiments  pacifiques  en  s'efforçant  de  prévenir  uAe 
conflagration  avec  un  zèle  digne  de  la  gratitude  générale.  » 


ioÔ8  La  vie  dès  peuples 

Enfin,  coiiiorménit'nl  à  noire  initiative,  une  coiitércnce  des  délé- 
gués des  puissunces  se  réunissait  à  Londres  sous  la  présidence  de  l'ho- 
norable sir  Edward  Grey,  aujourd'hui  lord  Grey,  qui  a  tant  fait  alors 
et  qui  a  tant  tait  aussi  en  1914  pour  la  conservation  de  la  paix  euro- 
péenne. 

C'est  en  grande  partie,  messieurs,  à  raction  personnelle  de  sir  Ed- 
ward Grey,  mais  c'est  aussi,  il  faut  bien  que  je  l'ajoute,  grâce  au  con- 
cours que  lui  a  prêté  le  Gouvernement  français,  que  la  généralisation 
du  conflit  a  pu,  alors,  être  évitée  et  que  la  paix  a  été  sauvée.  Sauvée 
pour  deux  ans  !  C'est  bien  court,  et,  à  ce  moment-là,  c'était  bien  long. 

Sur  ces  entrefaites,  messieurs,  l'Assemblée  Nationale  m'a  envoyé 
à  l'Elysée,  et  M.  Vaillant-Couturier  veut  que  cette  élection  ait  eu, 
aux  yeux  du  monde,  une  signification  belliqueuse.  S'il  en  avait  été 
ainsi,  je  pense  qu'un  homme  du  caractère  de  mon  éminent  collègue  et 
ami,  M.  Léon  Bourgeois  n'en  aurait  pas  pris  l'initiative.  .Te  pense  qu'un 
aussi  fervent  ami  de  la  paix  — ^et  je  ne  parle  que  de  ceux  qui  se  sont 
prononcés  publiquement  —  qu'un  aussi  fervent  ami  de  la  paix  que 
M.  Ferdinand  Buisson,  ne  m'aurait  pas  alors  ouvertement  et  courageu- 
sement soutenu. 

M.  Ferdinand  Buisson.  —  C'est  très  juste. 

M.  le  Président  du  Conseil  —  II  ne  m'a  soutenu  que  parce  qu'il 
me  connaissait  depuis  de  longues  années,  parce  qu'il  avait  été  mon 
collaborateur  très  dévoué  au  ministère  de  l'instruction  publique, 
jiarce  qu'il  connaissait  depuis  longtemps  mes  sentiments  et  mes 
opinions  et  qu'il  savait  que  j'étais  un  ami  fervent  et  sincère  de  la 
paix. 

Mais,  dit-on,  le  baron  Guillaume,  ministre  de  Belgique,  a  parlé  vers 
cette  époque  du  chauvinisme  qui  sévissait  en  France. 

Le  baron  Guillaume  était,  en  effet,  ministre  de  Belgique.  C'était  un 
très  honnête  homme,  je  ne  dirai  rien  qui  étonne  ses  compatriotes  en 
ajoutant  que  c'était  un  observateur  assez  su))erliciel  qui,  comme  un 
petit  nombre  de  Belges  avant  la  guerre,  croyait,  hélas  !  à  l'esprit  pa- 
cifique de  l'Allemagne. 

Mais  on  a  parlé  tout  à  l'heure  de  M.  le  baron  Beyens  et  on  a  oublié 
qu'il  a  publié  un  livre  magnifique  où  il  a  expressément  regretté  les 
erreurs  d'appréciation  qu'il  avait,  pendant  plusieurs  années,  portées 
sur  le  compte  de  l'Allemagne,  et  je  dois  bien  dire  que  le  baron  Guil- 
laume ne  s'était  pas  suffisamment  renseigné  auprès  de  son  éminent 
collègue  de  Berlin,  M.  le  baron  Beyens,  car  le  18  octobre  1912,  le  ba- 
ron Beyens  écrivait  à  M.  Davignon,  ministre  des  affaires  étrangères 
de  Belgique,  une  lettre  que  voici  et  qui  répond,  je  pense,  suffisamment 
aux  interpella teurs  : 

«  Le  premier  effet  de  la  crise  balkanique  a  été  d'opérer  un  rapprochement 
entre  le  Gouvernement  Impérial  et  celui  de  la  République.  Egalement  désireux 


Vie  1  n t e ri\' AT I o.\ al e  -.  documents  1099 

de  voir  le  conflit  localisé  dans  la  péninsule  et  d'éviter  une  guerre  européenne, 
ils  se  sont  entendus  pour  agir  dans  le  même  sens  avec  leurs  alliés  respectifs 
la  Russie  et  l'Autriche. 

«  L'initiative  prise  personnellement  par  M.  Poincaré,  en  vue  du  rétablisse- 
ment de  la  paix,  a  reçu  l'approbation  et  même  les  éloges  de  la  presse  allemande. 

«  Signé  :  Baron  Beyens.  » 

Au  reste,  lorsque  les  communistes  recherchent  clans  1m  volumineuse 
correspondance  du  baron  Guillaume,  correspondance  saisie  par  les  Al- 
lemands à  Bruxelles,  pendant  les  hostilités,  et  publiée  par  eux,  lors- 
que les  communistes  y  cherchent  deux  lignes  sur  le  prétendu  chau- 
vinisme Irançais,  pourquoi  en  négligent-ils  d'autres  passages,  comme 
celui-ci,  par  exemple,  daté  du  3  mars  1913? 

M.  de  Schœn  se  plaignait  au  ministre  de  Belgique  de  ce  que  l'opi- 
nion publique  se  surexcitât  tout  à  la  lois  en  Allemagne  et  en  France, 
et  il  ajoutait  : 

«  Gela  est  d'autant  plus  ridicule  que,  durant  toute  la  crise  que  nous  traver- 
sons, les  deux  gouvernements  ont  prouvé  les  sentiments  les  plus  pacifiques  et 
se  sont  continuellement  appuyés  l'un  sur  l'autre  pour  éviter  les  conflits.  » 

M.  Léon  Blum.  — Le  document  était  à  double  tranchant,  parce  qu'il 
pourrait  être  interprété  comme  montrant  une  volonté  pacilique  en 
Allemagne. 

M.  le  Président  du  Conseil.  — •  .Je  vous  remercie,  monsieur  Blum. 
Je  vous  répondrai,  parce  que  je  ne  veux  pas  qxu)  votre  interruption 
puisse  être  exploitée  en  Allemagne. 

M.  Léon  Blum.  — -  ÏNi  moi  non  plus. 

M.  le  président  du  Conseil.  —  Ni  vous  non  plus. 

Il  n'est  pas  douteux  que,  pendant  toute  l'année  1912,  l'Allemagne  n 
tait  sincèrement  des  efforts  pour  s'allier  à  nous,  dans  l'intérêt  général 
de  l'Europe  et  pour  la  conserv^ation  de  la  jiaix...,  elle  n'était  pas  prête. 

Elle  n'était  pas  prête,  et  c'est  la  raison  pour  laquelle,  dès  la  lin  de 
1912  et  le  commencement  de  1913,  elle  a  tait  voter  ses  programmes  mi- 
litaires et  obligé  ainsi  la  France  à  établir  le  service  de  trois  ans. 

Quoi  qu'il  en  soit  et  pendant  l'année  1912  tous  les  efforts  groupés 
des  puissances  avaient  réussi.  iMaisen  juin  1914  l'attentat  de  Serajevo 
est  venu  brusquement  compromettre  cette  œuvre  de  coopération  gé- 
nérale, et  il  sutiit  de  lire  les  annotations  mises  par  l'empereur  (iuil- 
laume  II  à  ce  moment  sur  les  documents  diplomatiques  qui  lui  étaient 
quotidiennement  communiqués,  annotations  qui  ont  été  publiées  par 
la  révohjtion  allemande  ou  du  moins  par  Kautsky  avec  l'aulorisa- 
tion  de  la  révolution  allemande  à  une  heure  où  elle  ne  cherchai!  pas 
encore  à  excuser  lEmpirc  il  suffit  de  lire  ces  annolali(»us  violentes, 
insensées,  pour  voir  qut;  lidée  d'écraser  la  Serbie  :i  iiniiiédialt-nient 
dominé  toute  la  politique  austro-allemande. 

Qu'ajouterai-Je  d'ailleurs,  à  cet  égard,  à  la  magnifique  improvisa- 


llOi»  LA    VIE  DÈS  PEUPLES 

Lion  de  M.  Viviani,  si  pi'ufoadément  émouvante,  si  belle  do  sincéiité 
et  de  courage,  et  pour  laquelle  je  veux,  du  haut  de  cette  tribune,  lui 
dire  encore  toute  mon  affectueuse  gratitude? 

Nous  sommes,  messieurs,  partis  ensemble  pour  Saint-Pétersbourg. 
Voyage  officiel,  qu'une  tradition  déjà  ancienne  avait  rendu  obliga- 
toire. Je  suivrais  simplement  l'exemple  de  tous  mes  prédécesseurs;  et, 
dès  le  mois  de  janvier  191-1,  toutes  les  conditions  de  ce  voyage  avaient 
été  arrêtées  par  des  télégrammes  échangés  entre  M.  Doumergue,  pré- 
sident du  conseil,  et  notre  ambassade  à  Saint-Pétersbourg. 

L'Autriche  et  l'Allemagne,  connaissant  nos  projets,  connaissant 
l'heure  exacte  de  notre  arrivée  à  Saint-Pétersbourg  et  notre  départ 
de  Cronstadt,  s'étaient,  comme  l'a  dit  M.  Viviani,  concertées  pour 
que  l'ultimatum  à  la  Serbie  ne  îûi  envoyé  qu'après  que  nous  aurions 
quitté  la  Russie. 

A  droite.  —  C'est  une  preuve  de  leur  volonté  de  guerre. 

M.  le  président  du  Conseil.  — -  On  redoutait  donc,  de  toute  éviden- 
ce, que  les  deux  gouvernements  pussent  s'entendre  sur  place  pour  la 
paix.  On  redoutait  que  nous  fissions  entendre,  tout  de  suite,  des 
[tropositions  d'arbitrage  ou  de  médiation  —  ce  que  nous  aurions 
certainement  fait — et  on  voulait  nous  mettre  en  présence  du  fait 
accompli. 

Lorsque  l'ultimatum  fut  connu  à  Saint-Pétersbourg,  nous  étions 
déjà  en  mer  et  nous  étions  si  loin  de  penser  à  la  possibilité  d'une  guerre 
que  nous  avons,  comme  il  était  convenu,  rendu  la  visite  annoncée  au 
roi  de  Suède  et  à  la  ville  de  Stockholm. 

Même,  messieurs,  en  quittant  Stockholm,  nous  nous  imaginions 
encore  pouvoir  tenir  la  promesse  que  nous  avions  faite  à  Copenhague 
et  à  Christiania  et  ce  n'est  qu'en  pleine  Baltique  que  les  radios  de  Paris 
nous  arrivèrent  —  M.  Viviani  se  rappelle  assurément  comment  nous 
les  guettions,  ces  radios,  heure  par  heure,  minute  par  minute  —  ce 
n'est  qu'en  pleine  Baltique  que  ces  radios  nous  ont  renseignés  sur 
la  gravité  de  la  situation  et  nous  ont  forcés  à  revenir  directement. 

Voilà  comment  nous  voulions  la  guerre,  voilà  comment  nous  la  cher- 
chions ! 

Nous  sommes  revenus  en  France  dans  une  angoisse  indescriptible. 
C'est  seulement  à  Dunkerque  que  nous  avons  tout  connu  par  les  mi- 
nistres qui  étaient  venus  au-devant  de  nous.  Lorsque  nous  sommes  ar- 
rivés à  Paris,  nous  avons  été  accueillis,  vous  vous  le  rappelez,  par  une 
population  frémissante  qui,  elle  non  plus,  certes,  ne  voulait  pas  la 
guerre,  qui  désirait  que  tout  fût  fait  encore  pour  l'éviter,  mais  qui 
comprenait,malgré  tout,les  menaces  qui  pesaient  sur  la  France  et  qui 
était  prête  tout  entière  à  défendre  nos  intérêts  nationaux. 

M.  Viviani  ayant  repris  la  direction  du  Gouvernement  a  tenu  à  don- 
ner encore  une  nouvelle  preuve  de  nos  intentions  pacifiques;  il  en  a 


Vie  I n t e r.\ AT  1  o.\ al e  .-  documents  iioi 

éloqueinmeiiL  indiqué  liier  un  lémoigaage  décisif,  lorsqu'il  n  parlé  de 
ce  retrait  de  10  kilomètres  que,  même  après  la  mobilisation,  le  Gou- 
vernement français  a  imposé  à  nos  troupes. 

11  n'a  pris  cette  mesure  qu'après  s'être  assuré  qu'elle  était  acceptée 
par  le  commandement  militaire. 

il  n'en  a  pas  moins  été  critiqué. 

Pour  moi,  je  me  félicite,  malgré  tout,  qu'il  l'ait  prise  parce  qu'elle 
était  la  manifestation  évidente,  la  manifestation  indiscutable  de  notre 
ferme  volonté  d'éviter  toute  rencontie  qui  eût  rendu  la  guerre  com- 
plètement inévitable. 

Non  seulement  j'ai  accef)té  cette  mesure,  nçn  seulement  j'en  ai 
pris  la  responsabilité  morale,  mais,  comme  l'a  dit  hier  M.  "Viviani,  et 
je  l'en  remercie,  j'ai  fait  compléter  le  soir  même  l'ordre  qui  la  pres- 
crivait, en  faisant  ajouter  une  mention  qu'on  avait  omise  et  qui  avait 
trait  à  la  cavalerie. 

Dans  cette  période  tragique,  je  suis  resté  en  contact  étroit  avec  le 
Gouvernement  et  le  seul  acte  personnel  que  je  me  sois  permis  et  en- 
core, bien  entendu,  après  avoir  demandé  et  obtenu  l'assentiment  du 
cabinet,  c'est  la  lettre  à  S.  M.  le  roi  d'Angleterre,  et  dont  je  n'impo- 
serai pas  une  nouvelle  lecture  à  la  Chambre;  la  Chambre  la  connaît. 

Voix  nombreuses.  — •  Lisez-la. 

M.  le  président  du  Conseil.  —  La  voici  : 

«  Cher  et  grand  ami, 

«  Dans  les  circonstances  graves  que  traverse  l'Europe,  je  crois  devoir  commu- 
niquer directement  à  Votre  Majesté  les  renseignements  que  le  Gouvernement  de 
la    République   a   reçus   d'Allemagne. 

<'  Les  préparatifs  militaires  auxquels  se  livre  le  gouvernement  impérial,  no- 
tamment dans  le  voisinage  immédiat  de  la  frontière  française,  prennent  chaque 
jour  une  intensité  et  une  accélération  nouvelles. 

«  La  France,  résolue  à  faire  jusqu'au  bout  tout  ce  qui  dépendra  d'elle  pour 
maintenir  la  paix,  s'est  bornée  jusqu'ici  aux  mesures  de  précaution  les  plus  in- 
<lispensables.  Mais  il  ne  semble  pas  que  sa  prudence  et  sa  modération  ralentis- 
sent les  dispositions  de  l'Allemagne,  loin  de  là. 

«  Nous  sommes  donc  peut-être,  malgré  la'sagesse  du  Gouvernement  de  la  Ré- 
publique et  le  calme  de  l'opinion,  à  la  veille  des  événements  les  plus  redoutables. 

«  De  toutes  les  informations  qui  nous  arrivent,  il  résulte  que,  si  l'Allemagne 
avait  la  certitude  que  le  gouvernement  anglais  n'interviendrait  pas  dans  un  con- 
flit où  la  France  serait  engagée,  la  guerre  serait  inévitable  et  qu'en  revanche, 
si  l'Allemagne  avait  la  certitude  que  l'Entente  Cordiale  s'affirmerait,  le  cas 
échéant,  jusque  sur  les  champs  de  bataille,  il  y  aurait  les  plus  grandes  chances 
pour  que  la  paix  ne  fût  pas  troublée. 

"  Sans  doute  nos  accords  militaires  et  navals  laissent  entière  la  liberté  du 
gouvernement  de  Votre  Majesté  et,  dans  les  lettres  échangées  en  1912,  entre  sir 
Edward  Grey  et  M.  Paul  Cambon.  l'Angleterre  et  la  France  se  sont  simplement 
engagées  l'une  vis-à-vis  de  l'autre,  à  causer  entre  elles  en  cas  de  tension  euro- 
péenne et  à  examiner  ensemble  s'il  y  avait  lieu  à  une  action  commune...  »  -  Ce 
sont  des  lettres  de  1912  dont  je  m'honore,  messieurs,  d'avoir  pris  l'initiative. — 
«  ...Mais  le  caractère  d'intimité  que  le  sentiment  public  a  donné,  dans  les  deux 
pays  à  l'entente  de  l'.Vngletcrre  et  de  la  France  et  la  confiance  avec  laquelle  nos 
deux  gouvernements  n'ont  cessé  do  travailler  au  maintien  de  la  paix,  les  sym- 
pathies que  Votre  Majesté  a  toujours  témoignées  à  la  France  m'autorisent  à 

AOI.'T  »«* 


iio^  LA  Vie  des  peuples 

lui  faire  connaître  en  toute  franchise  mee  impressions,  qui  sont  celles  du  Gouver- 
nement de  la  République  et  de  la  France  entière.  C'est,  je  crois,  du  langage  et 
de  la  conduite  du  gouvernement  anglais  que  dépendent  désormais  les  dernières 
possibilités   d'une   solution   pacifique. 

«  Nous  avons  nous-mêmes,  dès  le  début  de  la  crise,  recommandé  à  nos  alliés 
une  modération  dont  ils  ne  se  sont  pas  départis. 

«  D'accord  avec  le  gouvernement  royal  et  conformément  aux  dernières  sug- 
gestions de  sir  Edward  Grey,  nous  continuerons  à  agir  dans  le  même  sens,  mais 
si  tous  les  efforts  de  conciliation  partent  du  même  côté  et  si  l'Allemagne  et  l'Au- 
triche peuvent  spéculer  sur  l'abstention  de  l'Angleterre,  les  exigences  de  l'Au- 
triche demeureront  inflexibles  et  un  accord  deviendra  impossible  entre  la  Rus- 
sie et  elle. 

«  J'ai  la  conviction  profonde  qu'à  l'heure  actuelle,  plus  l'Angleterre,  la  France 
et  la  Russie  donneront  une  forte  impression  d'unité  dans  leur  action  diploma- 
tique, plus  il  sera  encore  permis  de  compter  sur  la  conservation  de  la  paix. 

«  Votre  Majesté  voudra  bierf excuser  une  démarche  qui  n'est  inspirée  que  par 
le  désir  de  voir  l'équilibre  européen  définitivement  raffermi... 

«  Je  prie  Votre  Majesté  de  croire  à  mes  sentiments  les  plus  cordiaux.  » 

Il  y  a  deux  jours,  à  la  célébration  de  l'Indépendance  Day,  M.  Wal- 
ter  Berry,  président  de  la  Chambre  de  commerce  américaine,  disait  que, 
si  les  pacifistes  anglais  n'avaient  pas,à  la  fin  de  1914,  retardé  la  décla- 
ration publique  du  gouvernement  britannique  et  entraîné  en  même 
temps  la  démission  de  trois  ministres,  la  guerre  aurait  sans  doute  été 
écartée. 

Il  suffit  en  effet,  de  lire  les  annotations  de  Guillaume  II  pour  en  être 
convaincu. 

L'empereur  redoutait  vivement  l'intervention  de  l'Angleterre  et, 
s'il  avait  été  sûr  par  avance  qu'elle  se  produirait,  il  aurait  sans  doute 
r'éfléchi  et  hésité. 

Quoi  qu'il  en  soit... 

A  r extrême- gauche.  —  Pourquoi  vous  êtes-vous  adressé  au  roi 
d'Angleterre? 

M.  le  président  du  Conseil.  — •  Je  ne  pouvais  pas  m'adresser  à  un 
autre  qu'à  Sa  Majesté  le  roi,  mais  le  roi  a  transmis  immédiatement 
cette  lettre  à  son  gouvernement.  Il  m'a  répondu  qu'il  transmettrait 
la  lettre. 

M.  André  Fribourg.  —  M.  Asquith  a  hésité  jusqu'au  2  août. 

M.  le  président  du  Conseil.  —  Il  m'a  répondu  ce  qui  a  été  publié. 

Quoi  qu'il  en  soit,  en  cherchant  à  provoquer  une  déclaration  pu- 
blique, une  décision  publique  de  l'Angleterre,  nous  n'avions  évidem- 
ment d'autre  pensée  que  de  tenter  une  chance  suprême  pour  conjurer 
la  guerre. 

Nous  avons  donc  fait  et,  quand  je  dis  nous,  je  répète,  tous  les 
gouvernements  français,  la  France  a  fait  tout  ce  qui  était  en  son  pou- 
voir pour  écarter  cette  catastrophe  et  pour  l'épargner  à  l'Europe  et 
au  monde. 

Mais,  de  plus  en  plus,  l'Allemagne,  tantôt  poussée  par  l'Autriche 
et  tantôt  la  poussant,  était  décidée  à  jouer  son  va-tout. 

Les  preuves  des  intentions  belliqueuses  de  l'Allemagne,  à  ce  mo- 


VIE  I.\TEENATIO.\ALE  :  DOCUMENTS  1103 

ment,  elles  sont  surabondantes  et  je  me  demande,  en  présence  de  ces 
témoignages  multiples  et  concordants,  quel  effort  supplémentaire  de 
paix  nous  aurions  pu  accomplir  pour  empêcher  l'Allemagne  de  réali- 
ser son  dessein. 

Il  y  a  d'abord,  messieurs,  la  forme  même  de  la  déclaration  de  guerre 
et  les  mensonges  audacieux  qu'elle  contenait.  Vous  vous  rappelez 
que  M.  de  Schœn  avait  écrit  à  M.  Viviani  une  lettre  dans  laquelle  il 
lui  parlait  des  avions  de  Nuremberg.  Mais,  d'après  les  documents  pu- 
bliés par  Kautsky,  M.  de  Schœn  n'a  pas  lu  tout  le  texte  du  télégramme 
qu'il  avait  reçu. 

On  prétend  aujourd'hui,  en  Allemagne,  que  le  télégramme  lui  était 
arrivé  brouillé.  Je  l'ai  fait  rechercher.  Il  n'a  pas  l'apparence  d'un  té- 
légramme brouillé.  Mais  j'ai  indiqué,  depuis  longtemps  déjà,  et  sans 
être  démenti  par  M.  de  Schœn,  qui  cependant  a  rectifié  mes  informa- 
tions sur  d'autres  points  du  reste  secondaires,  qu'il  avait  dû  avoir 
d'autres  raisons  de  ne  pas  lire  la  fin  du  télégramme  qu'il  avait  reçu. 
Il  pouvait,  en  effet,  parler  d'avions  à  M.  Viviani,  parce  que  des  avions 
volant  sur  Nuremberg,  c'est  une  chose  qui  n'est  pas  contrôlable.  Mais, 
dans  le  télégramme  qu'il  avait  reçu,  on  parlait  d'incursions  françaises 
surle  territoire  allemand,  et  M.  de  Schœn  savait,  depuisdeux  jours,  par 
M.  Viviani,  que  nous  avions  retiré  nos  troOpes  à  10  kilomètres  de  la 
frontière. 

Si  l'Allemagne  avait  eu  de  bonnes  raisons  à  donner  pour  justifier  sa 
déclaration  de  guerre,  pourquoi  cette  fable  des  avions  de  Nuremberg 
et  pourquoi  surtout  cette  tentative  de  fable  supplémentaire  des  in- 
cursions françaises  sur  le  territoire  allemand? 

Si  l'Allemagne  avait  eu  à  invoquer  des  griefs  sérieux  soit  contre 
la  Russie,  soit  contre  la  France,  c'était  le  moment  de  les  faire  connaître. 
Elle  ne  les  a  pas  fait  connaître. 

*Une  autre  preuve  bien  saisissante  et  trop  souvent  oubliée,  trop 
souvent  ignorée  même  des  intentions  belliqueuses  de  l'Allemagne, 
c'est  la  préméditation  qu'elle  a  mise  à  violer  le  territoire  belge. 

Tout  le  monde  sait  dans  quelles  conditions  l'armée  allemande  a 
envahi  la  Belgique  après  avoir  adressé  au  cabinet  de  Bruxelle  son  ul- 
timatum auquel  le  roi  Albert  et  ses  ministres  ont  fait  une  réponse  im- 
mortelle, la  réponse  sublime  du  courage  et  de  la  loyauté. 

Mais  ce  que  tout  le  monde  ne  sait  pas  et  ce  qu'a  révélé  cependant  la 
publication  de  Kautsky,  autorisé  par  la  République  allemande,  à  un 
moment,  je  le  répète,  où  elle  n'excusait  pas  encore  l'empire,  ce  que 
tout  le  monde  ne  sait  pas,  c'est  que  l'ultimatum  de  Berlin  à  la  Belgi- 
que avait  été  préparé  et  rédigé,  dès  le  26  juillet,  c'est-à-dire  deux  jours 
après  l'ultimatum;  c'est-à-dire  à  un  moment  où  M.  Vivit.ni  et  moi 
nous  étions  en  pleine  mer,  et  bien  longtemps  avant  ces  mobilisations 
autrichiennes  et  russes,  sur  lesquelles  on  a  cherché,  hier,  à  équivoquer. 


1104  LA   VIE  DES  PEUPLES 

Il  avait  été  rédigé,  à  cette  date,  de  la  propre  main  de  M.  de  Moltke, 
chef  d'état-major  général.  11  avait  été  légèrement  retouché  par  le 
chancelier  de  l'empire,  par  M.  Stuann  et  M.  Zimmermann.  Puis,  il 
avait  été  adressé,  sous  pli  cacheté,  par  M.  von  Jagow,  secrétaire  d'Etat, 
au  ministre  d'Allemagne  en  Belgique,  avec  recommandation  de  n'ou- 
vrir l'enveloppe  que  sur  un  ordre  télégraphique.  En  fait,  cet  ordre  ne 
fut  envoyé  que  le  2  août  au  ministre  d'Allemagne  à  Bruxelles. 

Mais,  dès  le  26  juillet,  on  avait  écrit  dans  ce  document,  que  la  Fran- 
ce se  préparait  à  envahir  la  Belgique.  Et,  à  cette  calomnie  odieuse, 
messieurs,  on  avait  ajouté  : 

i.  L'Allemagne  n'a  en  vue  aucun  acte  d'hostilité  contre  la  Belgique. 

«  Si  la  Belgique  consent,  dans  la  guerrt-  imminente...  »  —  le  26  juillet,  la  guerre 
était  donc  imminente — "  ...à  reprendre  une  attitude  de  neutralité  bienveillante 
envers  l'Allemagne,  le  gouvernement  allemand,  de  son  côté,  non  seulement  s'en- 
gage, pour  la  conclusion  de  la  paix,  à  garantir  le  royaume  et  ses  possessions  dans 
toute  leur  étendue,  mais...  «  —  écoutez  ceci,  messieurs  —  «  ...est  même  disposé 
à  accueillir  de  la  manière  la  plus  bienveillante  les  réclamations  éventuelles  du 
royaume,  relatives  à  des  compensations  territoriales  aux  dépens  de  la  France.» 

Voilà  le  marché  infâme  que  l'on  voulait  proposer  à  la  Belgique, 

A  nous-mêmes  que  voulait-on  proposer?  Nous  le  savons  très  exac- 
tement maintenant  par  le  déchiffrement  d'un  télégramme  adressé  le 
31  juillet  par  M.  de  Schœn  à  son  gouvernement. 

M.  de  Schœn  avait  été  chargé  de  nous  demander  ce  que  nous  fe- 
rions si  la  guerre  éclatait  entre  l'Allemagne  et  la  Russie;  et  si  nous  lui 
avions  répondu  :  «  Nous  abandonnerons  notre  alliée,  nous  resterons 
neutres  »,  voici  ce  que  de  Schœn  était  chargé  de  dire  à  M.  Viviani  : 

Je  lis  ce  télégramme  : 

«  La  Russie  a,  malgré  notre  action  médiatrice  encore  en  cours  et  bien  que 
nous  n'ayons  nous-mêmes  pris  aucune  mesure  de  mobilisation,  décidé  la  mobili- 
sation de  son  armée  et  flotte  entière,  par  conséquent  aussi  contre  nous. 

«  Nous  avons,  là-dessus,  déclaré  état  de  danger  de  guerre,  que  la  mobilisa- 
tion doit  suivre  au  cas  où  la  Russie  ne  suspendrait  pas  dans  les  douze  heures 
toute  mesure  de  guerre  contre  nous  et  l'Autriche. 

«  La  mobilisation  signifie  inévitablement  la  guerre. 

«  Veuillez  demander  au  Gouvernement  français  s'il  peut,  dans  une  guerre 
russo-allemande,  rester  neutre. 

«  Réponse  doit  être  donnée  dans  les  dix-huit  heures.Télégraphiez  aussitôt 
heure  de  la  question  posée.  La  plus  grande  hâte  s'impose.  » 

Et  le  télégramme  continuait,  dans  une  cryptographie  plus  compli- 
quée et  plus  secrète  que  nous  n'avons  réussi  à  déchiffrer  que  plus 
tard  : 

«  Si  le  Gouvernement  français  déclare  rester  neutre.  Votre  Excellence  voudra 
bien  lui  faire  savoir  que  nous  devons,  comme  garantie  de  cette  neutralité,  exiger 
la  remise  des  forteresses  de  Toul  et  de  Verdun,  que  nous  occuperions  et  que  nous 
restituerions  après  achèvement  de  la  guerre  avec  la  Russie.  » 

—  Le  bon  billet  !  — 

iRéponse  à  cette  dernière  question  doit  être  ici  avant  samedi  après- midi  qua- 
tre heures. 

*  Signé  :  de  Bethmann  Hollvreg.  » 


VIE   IXTER.XAT/OyALE  :   DOCUMENTS  1105 

Voilà,  messieurs,  la  récompense  qu'on. nous  aurait  offerte  si  nous 
avions  eu  la  lâcheté  de  répudier  notre  alliance. 

Mais  il  y  a  plus.  L'Allemagne  ne  nous  a  même  pas  laissé  le  temps 
d'examiner  si  nous  resterions  ou  non  fidèles  à  notre  alliance. 

Losqu'elle  eut  déclaré  la  guerre  à  la  Russie,  M.  Isvolski,  comme  le 
rappelait  hier  M.  Viviani.  est  venu  à  lElysée  dans  la  nuit.  Le  conseil 
des  ministres  siégeait.  Je  l'ai  quitté  un  instant  pour  recevoir  l'am- 
bassadeur. M.  Isvolski  m'a  demandé  si  la  France  exécuterait  le  traité 
d'alliance.  Je  lui  ai  répondu  loyalement  :  «  C'est  l'intention  du  Gou- 
vernement. Mais  la  décision  ne  peut  être  prise  que  par  les  Chambres 
et  je  vous  demande  quelques  jours  pour  leur  soumettre  h.  question.  » 

Je  suis  rentré  au  conseil  qui  a  approuvé  ma  réponse  et  qui  l'a  con- 
firmée. Et  comme  pour  prouver  au  monde  sa  volonté  de  guerre,  l'Al- 
lemagne n'a  pas  attendu  ces  quelques  jours  de  répit  que  nous  avait 
accordés  la  Russie  et  que  nous  lui  avions  demandés;  elle  nous  a,  à 
nous-mêmes,   déclaré  la   guerre. . 

Dès  la  première  heure,  le  parti  socialiste,  snns  distinguer  à  ce  mo- 
ment entre  les  responsabilités  totales  et  les  responsabilités  partielles, 
s'est,  à  l'exemple  de  M.  Vaillant  et  de  M.  Guesde,  associé,  comme  tou- 
te la  Chambre,  aux  déclarations  de  M.  Viviani.  président  du  conseil, 
et  au  message  même  du  Président  de  la  République,  message  qui  di- 
sait :  «  La  France  n'a  aucune  responsabilité  dans  la  guerre.  » 

Ce  que  je  dis  est  à  l'éloge  de  ceux  qui  représentaient  alors  le  parti 
socialiste,  c'est  à  l'éloge  du  parti  socialiste  lui-même.  J'entends  ne 
pas  faire  — je  n'ai  pas  besoin  de  le  dire  — de  réquisitoire  contre  ;;ucun 
parti.  Je  cite  des  faits,  je  rappelle  des  vérités  que  personne  ne  peut 
contester. 

Quelques  semaines  après,  MM.  Guesde  et  Sembat  sont  entrés  au 
Gouvernement.  Ce  ne  sont  pas  des  concours  isolés  qu'ont  donnés 
alors  au  président  de  la  République  et  aux  ministres  des  personnalités 
socialistes  :  presque  tout  entier  le  parti  socialiste  a  prêté  son  con- 
cours au  Gouvernf^ment. 

.Je  dis  «  presque  tout  entier  »,  car  je  connais  des  membres  du  parti 
qui.  dès  la  première  heure,  ont  pris  une  attitude  très  différente. 

Dans  son  immense  majorité,  le  parti  socialiste  a  suivi  ses  chefs  qui 
le  représentaient  dans  le  Gouvernement,  et  quant  aux  ministres  socia- 
listes, nous  avons  eu  avec  eux  —  tous  les  ministres  —  la  même  colla- 
boration '-ordiale  sans  réserve,  sans  r(^>(riction. 

Jamais  le  moindre  mol  de  reproche  sur  le  passé,  jamais  la  moindre 
allusion  à  des  responsribilités  françaises  quelconques  dans  la  guerre. 
Fîien  au  contraire,  les  ministres  socialistes,  comme  les  autres,  mani- 
festaient une  confiance  entière  dans  le  président  de  la  Ré[)ublique,  et 
il  y  avait  entre  nous  — j'ai  plaisir  à  me  le  rapiicler  —  une  snlidarité 
complète  dans  un  st-ntiment  très  élevé  de  défense  nation:: le. 


1106  LA    VIE  DES  PEUPLES 

D'après  les  interpellateurs  j'aurais  cependant,  après  avoir  voulu  la 
guerre,  commis  un  nouveau  crime  :  je  l'aurais  prolongée,  j'aurais  écar- 
té en  1917  des  propositions  de  paix. 

M.  Cachin  a  fait  allusion  ici  à  une  visite  que  j'ai  reçue  au  mois  de 
mars  1917  du  prince  Sixte  de  Bourbon. 

Je  tiens  à  rappeler  à  la  Chambre  ce  que  j'ai  dit  tout  à  l'heure  par 
voie  d'interruption,  mais  il  est  besoin  de  le  préciser,  que  tout  le  dossier 
de  cet  incident  a  été  communiqué  au  président  de  la  commission  des 
affaires  extérieures;  il  a  été  communiqué  par  l'honorable  M.  Clemen- 
ceau, président  du  conseil,  avec  mon  plein  assentiment,  et  M.  Pichon, 
en  le  remettant,  a  déclaré,  au  nom  du  Gouvernement  d'alors,  que 
l'attitude  du  président  de  la  République  avait  été  d'une  correction 
irréprochable. 

J'ai,  en  effet,  refusé  d'engager  la  conversation  avec  le  prince  Sixte, 
à  moins  qu'il  ne  m'autorisât  à  tenir  au  courant  le  président  du  conseil 
des  ministres. 

Ce  président  du  conseil,  comme  je  l'ai  indiqué  lors  de  la  première 
visite  du  prince  Sixte  — visite  où  aucune  précision  n'avait  été  appor- 
tée dans  la  conversation  —  était  M.  Briand.  Je  l'ai  donc  simplement 
averti.  A  ce  moment,  il  n'y  avait  aucune  proposition. 

Quelques  jours  après,  M.  Briand  a  été  remplacé  par  M.  Ribot,  que 
j'ai  immédiatement  mis  au  courant. 

D'accord  avec  lui,  j'ai,  de  nouveau  reçu  le  prince,  qui  m'a  alors 
apporté  la  lettre  de  l'empereur  Charles  d'Autriche  qui  a  été  lue  par 
M.  Cachin,  non  pas  complètement,  mais  à  peu  près  complètement. 

Je  tiens  à  dire  très  nettement  ici  que,  pour  mon  compte,  je  n'ai  ja- 
mais mis  en  doute  ni  la  sincérité  personnelle  du  prince  Sixte,  ni  la 
sincérité  et  les  intentions  de  l'empereur  Charles. 

Mais  le  désir  de  paix  de  ce  dernier  n'était  malheureuseent  pas  aussi 
facilement  réalisable  pour  lui-même  qu'on  aurait  pu  le  souhaiter. 
En  réalité,  le  malheureux  empereur  Charles,  à  ce  moment  n'était  plus 
maître  de  son  pays.  L'Autriche  et  la  Hongrie  étaient  occupées  par- 
tout par  les  divisions  allemandes. 

Et  je  ne  sais  pas,  mais  je  crois  bien  que,  parmi  les  passages  qui  ont 
été  oubliés  par  M.  Cachin,  il  y  avait  celui-ci  : 

«  De  son  côté,  l'Autriche-Hongfrie  demandera,  comme  condition  primordiale 
et  absolue,  que  le  royaume  de  Serbie  cesse  à  l'avenir  toute  relation  et  qu'il  sup- 
prime toute  société  ou  groupement  dont  le  but  politique  tend  vers  la  désagré- 
gation de  la  monarchie,  en  particulier  la  Narodna  Obrana,  qu'il  empêche  loya- 
lement, et  par  tous  les  moyens  en  son  pouvoir,  toute  sorte  d'agitation  politique 
soit  en  Serbie,  soit  en  dehors  de  ses  frontières,  dans  ce  sens  et  qu'il  en  donne 
l'assurance,  sous  la  garantie  des  puissances  de  l'entente...  » 

Par  conséquent,  il  y  avait  déjà  des  négociations  à  engager  avec  la 
Serbie  avant  de  pouvoir  accepter.  Il  y  avait  aussi,  nous  allons  le  voir, 


VIE  INTERNATIONALE  :  DOCUMENTS  1107 

des  négociations  à  engager  avec  l'Italie.  Mais  comment  nous  saisir  des 
propositions  de  l'empereur  Charles  ? 

Le  prince  Sixte  a  expliqué  lui-même  qu'il  demandait  qu'on  ne  par- 
lât de  ces  propositions  à  personne. 

Pourquoi?  Parce  que,  disait-il,  si  l'Allemagne  les  connaissait,  elle 
paralyserait  toutes  les  intentions  de  l'empereur. 

Hélas  !  l'Allemagne  occupait  l'Autriche  tout  entière.  II  y  avait  en 
Autriche  et  en  Hongrie,  dans  toutes  les  grandes  villes,  des  divisions 
allemandes.  D'autre  part,  dans  la  lettre  qu'il  avait  écrite  à  son  beau- 
frère,  et  que  vous  connaissez  maintenant  à  peuprèsentièrement,  au- 
cun avantage  n'était  offert  à  l'Italie  et  nous  ne  pouvions,  bien  entendu, 
faire  une  paix  séparée  en  dehors  de  l'Italie. 

Notre  accord  de  1915  nous  l'interdisait  expressément  et,  en  dehors 
même  de  cet  accord,  la  loyauté  nous  eût  fait  un  devoir  élémentaire 
de  ne  pas  nous  séparer  de  notre  alliée. 

Aussi  bien,  puisque  M.  Cachin  nous  a  dit  lui-même  qu'il  avait  connu 
le  dossier,  pourquoi  donc  n'en  a-t-il  pas  lu  ici  la  pièce  essentielle,  la 
pièce  décisive? 

Lorsque  M.  Ribot,  M.  Lloyd  George  et  M.  Sonnino  se  sont  rencon- 
trés le  19  avril  1917  à  Saint-Jean-de-Maurienne.  je  n'y  étais  pas,  et 
voici  le  procès-verbal  dressé  par  M.  Ribot  lui-même  et  communiqué  à 
la  commission  des  affaires  extérieures  présidée  à  ce  moment  par 
M.  Barthou. 

J'ajoute  que  cette  pièce  a  été  communiquée  à  M.  Lloyd  George  et 
à  M.  Sonnino. 

Les  représentants  des  trois  gouvernements  se  rencontrent  donc  le 
19  avril  1917  à  Saint- Jean  de-Maurienne  et  voici  le  procès-verbal  do 
M.  Ribot,  qui  s'est  expliqué  complètement  sur  cette  question,  comme 
M.  Clemenceau  et  M.  Pichon  l'ont  fait,  et  je  ne  crois  pas,  à  vrai  dire, 
qu'on  puisse  critiquer,  en  quelque  mesure  que  ce  soit  l'attitude  adop- 
tée et  suivie  par  le  Gouvernement  français  : 

«MM.  Lloyd  George,  Ribot  et  le  baron  Sonnino  se  sont  entretenus  des  ten- 
tatives que  l'Autrictie  serait  disposée  à  faire  auprès  d'une  ou  plusieurs  des  puis- 
sances alliées  pour  obtenir  une  paix  séparée.  Ils  sont  tombés  d'accord  qu'il  ne 
serait  pas  opportun  d'engager  une  conversation  qui,  dans  les  circonstances  pré- 
sentes, serait  particulièrement  dangereuse  et  risquerait  d'affaiblir  l'étroite  union 
qui  existe  entre  les  alliés  et  qui  est  plus  nécessaire  que  jamais.  » 

M.  Paul  Painlevé.  — Voulez-vous  me  permettre  d'ajouter  un  mot? 

M.  le  Président  du  Conseil.  —  Je  vous  en  prie,  d'autant  que  vous 
avez  été  mêlé  très  étroitement  à  cette  affaire. 

M.  Paul  Painlevé.  —  J'étais  à  cette  époque  ministre  de  la  guerre, 
dans  le  Gouvernement  de  M.  Ribot,  M.  Ribot.  conformément  à  l'en- 
gagement formel  qu'il  avait  dû  prendre  ainsi  que  M.  Lloyd  George 
de   son  côté   n'a    pas  saisi   son  gouvernement  des  propositions    ni 


IIOR  LA    VIE  DES  PEUPLES 

de  1:1  correspondance  du  prince  Sixte,  mais  quand  il  est  revenu  de 
Saint- Jeiin-de-Maurienne,  il  nous  fit  à  M.  l'amiral  Lacaze,  M.  Albert 
Thomas  et  moi,  un  récit  très  bref,  mais  précis  de  ce  qui  s'était  passé. 

«  Nous  étions  partis  avec  M.  Lloyd  George,  saisis  par  voie  indirecte  de  cer- 
taines propositions  de  paix  séparée  avec  l'Autriclie,  sur  lesquelles  il  nous  sem- 
blait possible,  notamment  à  M.  Lloyd  George,  de  fondre  quelques  espérances, 
au  moins  comme  paroles  de  départ.  Quand  nous  avons  informé  M.  Sonnino  des 
possibilités  d'une  paix  séparée  où  l'Autriche  acceptait  de  céder  le  Trentin  et  les 
îles  Dalmates.  M.  Sonnino  répliqua  avec  énergie  qu'une  paix  était  impossible 
dans  laquelle  les  légitimes  et  justes  aspirations  nationales  de  l'Italie  ne  seraient 
pas  satisfaites,  mais  recevraient  à  peine  les  maigres  compensations  que  lui  avaient 
offertes  M.  de  Bulow  pour  ne  pas  entrer  en  guerre.  Si  après  deux  ans  d'une  guerre 
meurtrière  où  l'Italie  était  entrée  délibérément  du  côté  du  droit,  un  gouverne- 
ment acceptait  de  telles  bases  de  négociations,  non  seulement  ce  gouvernement 
serait  balayé  par  l'indignation  publique,  mais  c'est  le  régime  lui-même  qui  se- 
rait menacé,  c'était  l'Italie  sortant  immédiatement  de  la  guerre,  frémissante 
et  ulcérée  de  l'injustice  subie.  » 

M.  Ribot  et  M.  Lloyd  George,  après  cette  discussion,  étaient  arrivés 
à  la  conclusion  qu'il  était  absolument  impossible  d'aboutir  à  aucun 
résultat,  à  moins  que  l'Autriche  ne  consentît  à  donner  satisfaction 
aux  justes  revendications  de  l'Italie. 

Voilà  les  conclusions  de  Saint- Jean-de-Maurienne  et  comme,  par  la 
suite,  l'Autriche,  n'a  voulu  consentir  à  aucune  concession  du  côté 
de  l'Italie,  il  était  impossible  d'aboutir,  à  moins  de  manquer  entière- 
ment vis-à-vis  de  notre  alliée,  à  la  parole  donnée,  à  moins  d'entrer 
dans  des  négociations  occultes  et  déloyales  qui  nous  auraient  amenés, 
en  réalité,  à  un  désastre  diplomatique  en  même  temps  qu'au  déshon- 
neur. 

Il  aurait  fallu  oublier  qu'en  aoîit  1914,  la  neutralité  amicale  de  l'I- 
talie nous  avait  permis  d'opposer  aux  armées  allemandes  la  totalité 
de  nos  hommes  des  Alpes;  il  aurait  fallu  oublier  qu'elle  était  entrée 
volontairement  dans  une  guerre  terrible  au  moment  où  l'armée  russe 
subissait  un  désastre  ;  il  aurait  fallu  traiter  comme  un  chiffon  de  papier 
des  conventions  sacrées  au  bas  desquelles  la  France  avait. mis  sa  si- 
gnature. 

Et  je  peux  apporter  à  l'appui  de  ce  qui  i)récède  un  autre  fait. 

Mais  j'abuse  peut-être  de  votre  autorisation,  monsieur  le  président 
du  conseil... 

M.  le  Président  du  Conseil.  —  Continuez,  je  vous  en  prie. 

M.  Paul  Painlevé.  —  Au  mois  d'août  1917,  au  moment  où  le  front 
russe  craquait,  où  le  général  Foch,  chef  d'état-major  général  et  le 
généralissime,  le  général  Péta  in.  estimaient  que  la  Russie  n'était  plus 
qu'une  façade  déjà  partiellement  effondrée  et  que  le  jour  approchait 
où  les  alliés  occidentaux  devraient,  seuls,  faire  face  pour  un  temps  — 
—  avant  l'intervention  des  puissants  contingents  américains  — à  l'en- 
semble des  armées  austro-allemandes,  à  ce  moment,  les  deux  grands 


VIE   IXTEnyATIOXALE  :    DOCUMEiXTS  1109 

chefs,  prévoyant  les  moments  durs  à  passer,  me  disaient  quil  n'y  au- 
rait qu'une  parade  immédiate,  ce  serait  la  paix  séparée  avec  l'Autriche. 

Or,  à  la  même  époque,  l'état-major  de  la  rue  Saint- Dominique 
était  saisi  de  propositions  de  sondages  de  conversations  avec  l'Au- 
triche auxquelles,  nprès  <!Voir  pris  l'avis  de  M.  Ribot.  d'ailleurs  scep- 
tique sur  les  résutlats,  je  donn;ii  mon  assentiment. 

Ces  conversations,  connues  sous  le  nom  de  conversations  Armand- 
Revertera,  on  peut  les  critiquer,  on  peut  dire  que  le  comte  Armand  a 
peut-être  grossi,  dans  son  imagination,  sonrôle,  et  dépassé  les  instruc- 
tions qu'il  avaient  reçues,  ninis  il  les  a  dépassées  dans  quel  sens?  En 
offrant  à  l'Autriche  les  perspectives  les  plus  favorables,  si  elle  consen- 
tait à  des  conditions  qui  fussent  acceptables  par,  nos  alliés.  Et  malgré 
ces  perspectives,  malgré  ces  offres,  malgré  la  certitude  que  toutes  les 
forces  de  l'Entente  seraient  derrière  d'Autriche  pour  la  défendre 
éventuellement  contre  ses  alliés  de  la  veille,  jamais  l'Autriche,  si  elle 
en  a  eu  les  velléités,  n'a  eu  ni  la  v^olonté  ni  le  pouvoir  de  se  séparer 
de  lAllemagne.  Elle  ne  le  pouvait  pas,  elle  ne  l'osait  pas.  elle  ne  le 
voulait  pas  parce  qu'elle  était  aux  mains  de  l'armée  allemande  et  par- 
ce qu'elle  était  retenue  par  des  raisons  de  loyauté.  Jamais  on  n'a  pu 
obtenir  de  l'Autriche,  quand  elle  fut  mise  au  pied  du  mur,  d'autres 
propositions  que  celle-ci  :  servir  d'honnête  courtier  pour  demander  à 
l'Allemagne  de  rétrocéder  à  la  France  l' Alsace-Lorraine. 

Cette  demande,  nous  savons  aujourd'hui  que  l'empereur  Charles, 
loyalement,  l'a  adressée  à  l'Allemagne,  en  offrant  en  échange  de  ce 
sacrifice  la  Galicie  pour  constituer  un  royaume  de  Pologne  à  la  tête 
duquel  serait  plate  un  HohenzoUern.  Mais  l'Allemagne,  là-dessus,  ne 
voulait  rien  entendre  :  il  n'est  aucun  personnage  responsable  alle- 
mand —  les  textes  sont  là  —  qui  n'ait,  en  quelques  circonstances  que 
ce  soit,  déclaré,  affirmé,  répété  qu'il  n'y  avait  pas  de  question  d'Al- 
sace-Lorraine, que  l'Alsace-Lorraineest  une  terre  purement  allemande, 
au  sujet  de  laquelle  jamais,  jamais,  aucune  concession  ne  serait  pos- 
sible. 

Il  est  bien  facile  de  dire  aujourd'hui  :  que  c'était  un  jeu  d'enfant 
de  faire  la  |)aix,  la  paix  séparée  avec  r.\utriche  en  1U17,  et  qu'il  a 
fallu  toute  la  maladresse,  ou  la  timidité,  ou  l'impérialisme  des  gou- 
vernements d'alors  pour  n'y  point  réussir. 

Voici,  en  réalité,  ce  qui  serait  arrivé  si.  inifu'udemment,  malgré 
l'Italie,  à  son  insu  et  par  conséquent  contre  elle,  nous  nous  étions  lais- 
sé entraîner  dans  ces  négociations  i)érilleus<>s  :  rAlkmagne  n'eût  mê- 
me pas  accepté  de  discuter  la  question  d'Alsace-Lorraine.  L'Autiiche 
serait  restée  à  ses  côtés.  Mais  l'Italie  eût  été  immédiatement  prévmtie 
par  l'Allemagne  de  ces  tractations  occultes  et  déloyales. 

Et  qui  peut  dire  quelle  fût  été  l.-i  répercussion  d'une  telle  révéla- 
tion sur  la  volonté  de  notre   alliée  italienne  ?  Aurions-notjs  été  fondés 


1110  LA   VIE  DES  PEUPLES 

à  lui  demander  qu'elle  restât  fidèlement  en  guerre  alors  que  nous  lui 
aurions  donné  l'exemple  de  la  déloyauté? 

Voilà  quelle  aurait  été  la  conséquence  d'une  telle  félonie,  s'il  s'était 
trouvé  un  Gouvernement  français  assez  oublieux  de  la  dignité  et  de 
l'honneur  national  pour  s'y  laisser  aller. 

Et  se  trouverait-il  quelqu'un  dans  cette  Cham.bre  pour  nous  repro- 
cher d'être  restés  fidèles  à  la  parole  donnée  par  la  France,  et  d'avoir 
répondu  à  la  loyauté  italienne  par  une  loyauté  égale?  non,  il  n'est 
personne  ici,  comme  à  l'ancienne  Chambre,  pour  concevoir  comme  pos- 
sible une  politique  qui  nous  eût  à  jamais  séparés  de  l'Italie.  Le  23  mai 
1919,  anniversaire  de  l'entrée  en  guerre  de  l'Italie,  la  Chambre  accla- 
mait notre  alliée,  amie  éternelle.  Comment  cette  alliance  eût- 
elle  pu  être  éternelle  si  nous  l'avions  déchirée  pendant  le  péril? 
Laissez-moi  vous  dire  la  proposition  de  résolution  déposée  ce  jour-là 
par  M.  Emile  Constant  : 

«  La  Chambre,  heureuse  de  célébrer,  dans  la  victoire  des  puissances  alliées  et 
associées,  l'anniversaire  de  l'entrée  en  guerre  de  l'Italie,  affirme  la  fraternité 
absolue  des  deux  peuples  et  leur  volonté  de  rester  indissolublement  unis  dans 
une  paix  juste  et  durable.  » 

Ont  signé  cette  proposition  :  MM.  Emile  Constant,  Barthou,  Marcel 
Sembat,  Marcel  Cachin  et  d'autres  de  leurs  collègues.  (  Fi/s  applau- 
dissements répétés  à  gauche,  au  centre  et  à  droite). 

Divers  membres  du  centre.  — Cachin-la-guerre  !  {Rires). 

M.  Marcel  Cachin.  —  Permettez-moi... 

M.  le  président  du  Conseil.  —  Non,  Monsieur  Cachin  ! 

Tout  à  l'heure,  l'honorable  M.  Cachin  s'est  opposé  à  ce  qu'on  l'in- 
terrompît. Je  ne  veux  assurément  pas  lui  infliger  la  peine  du  talion. 
Mais  je  lui  demande  d'attendre  la  fin  de  mon  discours.  Je  n'en  ai  que 
pour  quelques  minutes,  et  je  voudrais  pouvoir  terminer. 

Je  n'en  remercie  pas  moins  l'honorable  M.  Painlevé  des  explications 
si  décisives  qu'il  vient  de  produire.  J'ajoute,  du  reste,  que,  si  je  suis 
bien  renseigné,  ce  n'est  pas  seulement  en  signant  la  proposition  dont 
M.  Painlevé  vient  de  donner  lecture  que  M.  Cachin  paraît  s'être  un 
peu  déjugé.  Il  paraît  s'être  déjugé  plutôt,  le  jour  où  la  commission 
des  affaires  extérieures  de  la  Chambre  précédente,  dont  il  faisait 
partie,  s'est  prononcée,  sans  aucune  protestation  de  sa  part  et  à  l'una- 
nimité, par  un  vote  entièrement  favoroble  aux  explications  que  je 
viens  de  fournir  à  la  Chambre. 

Voilà  donc,  messieurs,  comment  nous  avons  prolongé  la  guerre, 
après  l'avoir  provoquée  ! 


VIE  INTEBNATIONALE  :   DOCUMENTS  1111 

Nous  avions,  du  moins,  le  droit  d'espérer  qu'après  la  victoire,  uous 
tous  qui  avions  eu  la  lourde  charge  de  diriger,  pendant  des  années 
terribles,  les  affaires  de  la  France,  nous  ne  serions  pas  méconnus,  ni 
calomniés.  Mais  la  rançon  de  toute  action  politique,  et  même,  hélas  ! 
de  toute  action  nationale,  est  l'outrage  de  quelques-uns,  et  tout  cela 
est  négligeable. 

Ce  qui  n'est  pas  négligeable,  c'est  l'effet  que  peuvent  produire  de 
telles  calomnies  dans  d'autres  pays  que  la  France. 

Comment,  messieurs,  seize  puissances,  de  tous  les  continents, 
ont  rendu  justice  à  la  France  et  lui  ont  donné  raison  dans  la  lutte 
engagée.  Elles  ont  signé  avec  nous  le  traité  de  Versailles.  Elles  y  ont 
proclamé  non  pas  la  responsabilité  partielle,  rnais  la  responsabilité 
exclusive  et  totale  de  l'Allemagne  impériale.  Seraient-elles  donc  ve- 
nues se  battre  sur  notre  sol,  si  elles  avaient  pu  admettre  que  nous 
eussions  une  parcelle  quelconque  de  responsabilité  dans  la  guerre? 

Après  la  Serbie,  la  Belgique,  l'Angleterre  et  l'Empire  britannique 
tout  entier,  puis  le  Japon,  l'Italie,  la  Chine,  le  Portugal,  la  Roumanie, 
puis  tant  de  républiques  des  deux  Amériques  !  Seraient-elles  venues, 
toutes  ces  puissances,  sur  le  sol  français,  si  elles  avaient  un  seul  instant 
admis,  ou  que  l'Allemagne  fût  innocente  de  la  guerre,  ou  que  la  France 
en  fût,  même  partiellement,  responsable? 

Ne  nous  y  trompons  pas  :  la  campagne  allemande  tend  à  faire  croire 
aujourd'hui  à  toutes  ces  puissances  que  nous  les  avons  mystifiées.  Elle 
tend  à  diminuer  cet  effort  grandiose  du  monde  civilisé.  Il  est  honteux, 
il  est  pitoyable  que  cette  campagne  puisse  être  encouragée  par  quel- 
ques Français  égerés. 

Mais  le  pays  tout  entier,  dans  son  inaltérable  bon  sens,  l'a  déjà 
flétrie,  il  la  flétrira  encore  comme  un  outrage  à  la  vérité  et  comme 
une  injure  à  la  patrie  ! 


Discours  prononcé  par  M.  Poincaré  à  Joncherey  le  16  juillet  1922. 


Le  monument  que  nous  inaugurons  aujourd'hui  tout  prés  du  lieu 
où  fut  tué,  le  2  août  191.5,  le  caporal  Peugeot,  est  destiné  à  immorta- 
liser le  nom  du  premier  enfant  de  France  qui  ait  été  frappé  par  une 
balle  allemande.  Mais,  en  même  temps  qu'il  représente  un  pieux  hom- 
mage rendu  à  une  mémoire  glorieuse,  il  a  toute  la  valeur  d'un  sym- 
bole et  il  illustre  d'une  manière  éclatante  la  magnifique  démonstra- 


1112  LA    VIE  DES  PEUPLES 

tion  que  M.  Viviani  présentait  ces  jours-ci,  à  la  Chambre  des  députés, 
à  propos  des  origines  de  la  guerre  universelle. 

Voulant  éviter,  jusqu'à  la  dernière  heure,  toute  possibilité  de  ren- 
contre entre  les  patrouilles  de  nos  voisins  et  nos  postes  d'observation, 
le  gouvernement  français  avait  pris  sur  lui  de  demander  au  comman- 
dant en  chef  s'il  ne  croirait  pas  pouvoir  maintenir  nos  troupes  à  dix 
kilomètres  en  deçà  de  la  frontière.  Le  lieutenant-colonel  Fabry, 
député  de  Paris,  a  expliqué,  en  termes  émouvants,  comment,  dans 
un  intérêt  supérieur,  l'état-major  général  avait  ac([uiescé  à  cette  me- 
sure de  prudence.  Par  télégramme  du  30  juillet,  le  général  en  chef 
avait  précisé  à  tous  les  secteurs  la  ligne  qui  ne  devait  pas  être  dépas- 
sée et  partout  nos  officiers  et  nos  soldats  s'étaient  inclinés  devant 
cette  volonté  pacifique.  Le  commandant  du  7^  corps  avait,  le  jour 
même,  transmis  cet  ordre  à  toutes  les  unités  qui  se  trouvaient  sous 
ses  ordres  et,  notamment,  à  la  14e  division,  à  Belfort.  Dans  la  soirée 
du  lendemain  1er  août,  il  avait  encore  renouvelé  ses  instructions  dans 
les  termes  suivants  :  «  Le  ministre  de  la  guerre  vient  de  faire  télépho- 
ner ce  qui  suit  :  Le  ministre  de  la  guerre  insiste  encore,  de  la  part  du 
président  de  la  République,  pour  des  raisons  diplomatiques  sérieuses, 
sur  la  nécessité  absolue  de  ne  pas  franchir  la  ligne  de  démarcation 
Fraize,  Grand- Valtin,  Longemer,  la  Dresse,  Cornimont,  Bussang, 
Saint-Maurice,  ballon  de  Servance,  Giromagny,  Etueff ont- Haut, 
Saint-Germain,  Fontenelle,  Charmois,  Délie.  Cette  interdiction  s'ap- 
plique aussi  bien  à  la  cavalerie  qu'aux  autres  armes.  Aucune  patrouille, 
aucune  reconnaissance,  aucun  poste,  aucun  élément,  ne  doit  retourner 
à  Test  de  ladite  ligne  ».  Lorsqu'on  relit  aujourd'hui,  messieurs,  l'en- 
semble des  ordres  qui  ont  été  alors  donnés  par  l'autorité  militaire  et 
qui  concordent  tous  avec  celui  que  je  viens  de  vous  citer,  on  ne  peut 
se  défendre  d'admirer  le  remarquable  esprit  de  discipline  avec  lequel, 
dès  les  premières  menaces  de  giierre,  l'armée  tout  entière  acceptait  la 
direction  du  pouvoir  civil  et  consentait  à  demeurer  immobilisée  dans 
une  position  strictement  défensive,  pour  ne  pas  laisser  défigurer,  aux 
yeux  du  monde,  la  physionomie  de  la  France. 

Ici  comme  partout,  notre  couverture  avait  été  tenue  à  10  kilomètres 
de  la  frontière  et  le  2^  bataillon  du  44^  régiment  d'infanterie,  qui  était 
en  garnison  à  Montbéliard.  et  dans  lequel  servait  le  caporal  Peugeot, 
avait  à  l'aube  du  2  août  envoyé  deux  compagnies  aux  lisières  de  Jon- 
cherey.  A  l'est  de  la  commune,  et  à  environ  700  mètres,  avait  été  ins- 
tallé sur  la  route  de  Faverois  un  petit  poste  avancé.  Il  était  composé 
de  quatre  hommes  :  Devaux,  Cointet,  Monnieret  Simon,  et  commandé  - 
par  Peugeot.  Le  caporal  était  un  jeune  instituteur  qui,  depuis  sa  sor- 
tie, encore  toute  récente,  de  l'école  normale,  avait  enseigné  à  l'école 
du  Pissoux  et  y  avait  fait  preuve  des  plus  nobles  qualités  profession- 
nelles. Sa  mère  elle-même  était  institutrice  et  il  avait  reçu  au  foyer 


VJE  IXTERyATIOXALE  :   DOCUMENTS  1113 

de  ses  parents  des  leçons  quotidiennes  de  patriotisme  et  de  devoir  ci- 
vique. Comme  caporal,  il  était  très  aimé  de  son  escouade,  et  malgré 
sa  jeunesse,  il  exerçait  sur  ses  subordonnés  un  réel  ascendant.  Il 
était  parti  avec  ses  quatre  soldats  pour  le  poste  qui  lui  était  assigné, 
là-haut,  dans  la  direction  de  Faverois,  sur  la  crête  où  verdoyait  le  bois 
des  Coupes,  il  s'était  arrêté  près  de  la  maison  Docourt  et  il  avait 
placé  Devaux  en  sentinelle  quelques  mètres  plus  loin,  au  sommet  de 
la  côte.  Cette  matinée  du  2  août  était,  comme  la  veille,  vous  vous  ie 
rappelez,  d'une  chaleur  exceptionnelle.  Tout  en  observant  les  envi- 
rons, Peugeot  s'assit,  un  instant,  dans  un  champ  de  blé,  pour  écrire 
un  mot  à  sa  famille,  vers  qui  se  portaient  tendrement  ses  pensées  : 
«  J'ai  été  envoyé  avec  mes  hommes,  disait-il,  j5our  l'ormer  un  poste 
de  surveillance  en  avant.  Nous  sommes  dans  un  champ  de  blé,  duquel 
nous  devons  protéger  nos  sentinelles  en  cas  d'attaque.  »  Le  l'acteur 
Maistre,  chargé  parle  bureau  de  Délie  de  taire  la  tournée  de  Joncherey, 
venait  d'arriver  à  !a  maison  Docourt,  Peugeot  lui  remit  sa  lettre.  Au 
même  moment,  deux  camarades,  envoyés  par  la  compagnie,  Brenet 
et  Bonzon.  apportaient  la  soupe.  Il  était  10  heures  moins  un  quart. 
Tout  était  calme;  la  guerre,  du  reste,  n'était  pas  déclarée,  et  lattaque 
dont  parlait  négligemment  Peugeot  n'était  pas  vraisemblable.  Tout 
à  coup,  Cointet  qui  avait  relevé  Devaux  comme  sentinelle  crie  :  «  Aux 
armes  !  »  D'un  même  mouvement,  le  caporal  et  les  hommes  tournent 
aussitôt  les  yeux  de  son  côté  et  voient  arriver,  à  bride  abattue,  des 
cavalier.-  allemands.  Le  lieutenant  qui  les  commande  se  précipite  sur 
Cointet.  le  trappe  d'un  c^up  de  sabre  et  le  fait  rouler  dans  un  fossé. 
Puis  il  fond  sur  André  Peugeot  qui,  ayant  pris  la  position  du  tireur 
à  genoux,  le  met  en  joue  et  tire.  L'officier  décharge  à  bout  portant  sur 
le  caporal  trois  coups  de  revolver  automatique  et  l'étend  mort  devant 
la  maison.  Mais  les  sr)ldats  du  poste  t!t  ceux  qui  avaient  apporté  la 
soupe  font.  ;i  leur  tour,  feu  surle  lieutenant.  Celui-ci,  atteini  parles 
iialles  françaises,  tombe  de  son  cheval,  ({ui  continue  sa  course  affolée 
vers  Joncherey.  La  patrouille  allemande  se  disperse  à  travers  champs 
et  disparaît  derrière  le  rideau  des  bois. De  Joncherey,  le  chef  de  batail- 
lon Petitjean,  qui  commande  le  -2^  bataillon  du  44«,  accourt  aux  ren- 
seignements. II  trouve,  allongé  sur  la  route  et  baigné  dans  une  mare 
de  sang,  le  corps  du  lieutenant  allemand,  atteint  d'une  balle  derrière 
l'oreille  droite  et  d'une  autre  à  l'aine  gauche.  Il  identifie  cet  officier. 
C'est  un  nommé  Camille  Mayer,  du  5^  chasseurs  à  cheval,  en  garnison 
à  Mulhouse. 

Dès  1012,  .Messieurs,  nous  avions  su  que  ce  régiment,  qui  formait, 
avec  le  22^  dragons,  la  29«  brigade  de  cavalerie  allemande,  devait,  en 
cas  de  mobilisation,  envoyer  des  patrouilles  sur  le  territoire  fran- 
çais; un  soldat,  qui  avait  été  maltraité  par  ses  chefs  et  avait  déserté, 
jious  avait  communiffué  ;i  cet  égard  des  ordres  de  mobilisation  très 


nu  LA   VIE  DES  PEUPLES 

significatifs.  Il  est,  par  consécjuent,  impossible  de  prétendre,  soit  que 
le  lieutenant  Mayer  ait  pénétré  par  erreur  jusqu'à  Joncherey,  soit 
qu'il  ait  entrepris,  sans  l'aveu  de  ses  chefs,  une  opération  téméraire. 
Ses  chefs  savaient  si  bien,  du  reste,  qu'il  était  mort  sur  le  sol  de  France 
que,  ne  le  voyant  pas  revenir  au  5^  chasseurs,  ils  ont,  tout  de  suite, 
cherché  à  se  renseigner  sur  son  sort,  et  mon  ami  M.  Farges,  député, 
qui  était  alors  notre  consul  général  à  Bâle,  recevait  le  4  août,  de  son 
collègue  allemand  M.  Wunderlich,  une  lettre  qui  contient  l'aveu  for- 
mel de  l'agression  allemande.  Cette  lettre  est  jusqu'ici  restée  inédite, 
La  voici  :  «  Monsieur  le  consul  général,  les  événements  terribles  qui 
ont  fait  éclater  la  guerre  entre  les  deux  pays  dont  nous  sommes  les 
représentants  à  Bâle  m'ont  frappé  de  consternation,  d'autant  plus 
que  j'aime  votre  belle  patrie  où  j'ai  passé  douze  ans  inoubliables 
comme  consul  d'Allemagne  à  Marseille.  Les  relations  entre  l'Allema- 
gne et  la  France  étant  interrompues  pour  le  moment  (savourez  ce 
délicat  euphémisme,)  je  m'adresse,  sur  la  demande  du  commandeur 
{sic)  du  régiment  des  chasseurs  à  cheval  n^  5  à  Mulhouse,  à  votre  gé- 
nérosité, pour  avoir  des  renseignements,  par  votre  intermédiaire  sur 
l'état  du  lieutenant  Mayer,  blessé  avant-hier  près  de  Délie,  sur  le  ter- 
ritoire français.  Veuillez  agréer,  etc.  —  Signé  :  le  consul  général  d'Al- 
lemagne, Wunderlich.  »  Ainsi,  on  savait,  au  5^  chasseurs,  que  le  lieu- 
tenant Mayer  avait  franchi  la  frontière  et  qu'il  était  resté  en  terri- 
toire français.  Au  surplus,  deux  cavaliers  allemands,  désarçonnés  dans 
leur  fuite,  ont  été  faits  prisonniers  et  ont  reconnu  que  les  patrouilles  du 
5^  chasseurs  avaient  reçu  l'ordre  d'entrer  en  France.  Malgré  cette  au- 
dacieuse violation  de  notre  sol,  les  honneurs  militaires  ont  été  rendus 
au  lieutenant  Mayer,  les  officiers  du  44^  d'infanterie  ©t  du  11«  dragons 
ont  assisté  aux  obsèques  et  l'administrateur  même  du  territoire  de 
Belfort,  M.  Goublet,  a  pris  part  à  la  cérémonie.  L'inhumation  s'ache- 
vait à  peine  dans  le  cimetière  de  Joncherey  lorsque  le  père  et  la  mère 
d'André  Peugeot,  avertis  du  malheur  qui  les  frappait,  vinrent  cher- 
cher la  dépouille  de  leur  enfant  et  la  transportèrent,  près  de  Montbé- 
liard,  à  Etupes,  où  ils  avaient  désiré  qu'elle  fût  ensevelie.  C'était  le 
4  août,  à  deux  heures  de  l'après-midi,  au  moment  même^  où  les  Cham- 
bres françaises,  tenaient  l'émouvante  séance  qui  cimenta  l'union  sa- 
crée. Le  même  jour,  au  Reichstag,  le  chancelier  de  l'empire  d'Alle- 
magne ne  craignait  pas  de  formuler  cette  insolente  contre-vérité  :  «  Mal- 
gré l'ordre  formel,  une  de  nos  patrouilles  du  14^  corps,  apparem- 
ment conduite  par  un  officier,  a  franchi  la  frontière  le  2  août.  Elle 
semble  avoir  été  anéantie,  un  seul  homme  est  revenu  ».  Vous  enten- 
dez, messieurs,  malgré  l'ordre  formel  !  Ainsi  l'Allemagne  voulait  faire 
croire  que  les  incursions  qui  avaient  eu  lieu  en  territoire  français 
avant  la  déclaration  de  guerre  avaient  été  des  incidents  isolés,  invo- 
lontaires, dus  à  la  désobéissance  de  quelques  subordonnés.  Comme  si 


VIE  INTERNATIONALE  :  DOCUMENTS  1116 

le  nombre  de  ces  attentats  n'en  démontrait  pas  le  caractère  général  et 
systématique  !  Comme  si,  dans  cette  même  matinée  du  2  août,  la 
cavalerie  allemande  n'avait  pas  pénétré  jusqu'à  Suarce,  réquisitionné 
des  voitures  et  des  chevaux,  et  emmené  en  captivité  des  habitants 
inoffensifs  !  Comme  si,  dès  la  veille,  dès  le  1"  août,  des  dragons  alle- 
mands du  22^  régiment  n'étaient  pas  venus  à  Chavannes-les-Grands  ! 
Comme  si  un  autre  dragon  du  même  régiment,  s'étant  jeté  avec  une 
patrouille,  le  2  août,  sur  le  village  de  Reppe,  n'y  avait  pas  été  fait 
prisonnier  par  un  brigadier  des  douanes  !  Et  que  dire  des  autres  vio- 
lations commises  aux  frontières  des  Vosges  et  de  Meurthe-et-Mo«aplle, 
à  Wissembach,  à  Cirey-sur-Vezouse,  à  Xures,  à  Coincourt,  à  Rémé- 
ré ville,  et  ailleurs  ?  Que  dire  des  avions  et  des  dirigeables  qui  ont, avant 
la  déclaration  de  guerre,  survolé  notre  territoire?  C'est  après  six  heu- 
res du  soir,  le  3  août,  que  M.  de  Schœn  est  venu,  au  quai  d'Orsay,  re- 
mettre à  M.  Viviani  la  lettre  mensongère  que  lui  avait  dictée  le  gou- 
vernement de  Berlin.  Une  heure  avant  cette  remise,  un  aviateur  alle- 
mand jetait  six  bombes  sur  Lunéville.  A  un  moment  où  nous  refu- 
sions encore  de  faire  contre  l'Allemagne  le  moindre  geste  d'agression 
et  où  nous  restions  patiemment  immobiles  endeçà  denotre  propre  fron- 
tière, nos  voisins  nous  révélaient  donc,  par  une  longue  série  d'atta- 
ques déloyales,  leur  parti  pris  de  créer  l'irréparable. 

Dans  la  soirée  du  2  août,  le  président  du  conseil,  M.  Viviani,  avait 
protesté  auprès  de  M.  de  Schœn  contre  ceux  de  ces  incidents  qui  s'é- 
taient déjà  produits  et  notamment  contre  ceux  de  Suarce  et  de  Jon- 
cherey.  Le  chancelier,  M.  de  Bethmann-Hollweg  n'en  avait  pas  moins 
déposé,  le  3  août,  à  la  Diète  d'empire,  un  mémoire  où  il  nous  accusait 
d'avoir  commencé  nous-mêmes  les  hostilités,  et  tous  les  journaux  al- 
lemands, toutes  les  agences,  toutes  les  trompettes  de  la  propagande 
germanique  avaient  immédiatement  fait  chorus.  C'était,  dès  le  2  août, 
un  télégramme  de  Berlin,  qui  lançait  la  fable  des  avions  de  Nuremberg  ; 
c'était  une  dépêche  Wolff,  qui  signalait  des  patrouilles  françaises  à 
Rethel,  dans  le  cercle  de  Thionville;  c'était  la  Gazelle  de  Francfort, 
qui  dénaturait  l'affaire  de  Reppe  et  la  représentait  comme  s'étant  pas- 
sée en  Alsace,  c'était  l'ambassadeur  d'Allemagne  à  Londres,  le  prince 
Lichnowsky  que  son  gouvernement  chargeait  d'informer  le  Foreign 
Office  d'un  fait  vraiment  merveilleux  :  quatre-vingts  officiers  fran- 
çais, revêtus  d'uniformes  prussiens, avaient  traversé  toute  la  Belgique, 
dans  douze  automobiles,  et  avaient  franchi  la  frontière  allemande  à 
l'ouest  de  Gelden.  Et  c'étaient  encore  d'autres  inventions  grossières  : 
les  Français  occupant  des  communes  d'Alsace,  Saintc-.Marie-aux- 
Mines,  Metzeral,  Gottesthal,  les  Français  installés  à  la  Schlucht  et  au 
Donon,  des  avions  français  passant  au-dessus  de  Kartsnihe,  de  Wesel, 
de  Coblcntz  et  de  Cologne.  Toutes  ces  fausses  nouvelles,  bruyamment 
répandues  à  travers  le  monde,  n'avaient  d'autre  objet  que  de  préparer 


1116  LA    VIE  DES  PEUPLÉS 

le  thème  de  la  déclaration  de  guerre,  el,  en  el'fet,  ce  sont  elles,  et  elles 
seules,  qui  ont  fourni  les  éléments,  soit  du  télégramme  adressé  de  Ber- 
lin à  M.  de  Schœn,  soit  de  la  note,  prudemment  abrégée,  que  l'ambas- 
sadeur a  remise  à  M.  Viviani  pour  essayer  de  justifier  la  décision  de 
l'Allemagne  .Le  lendemain,  4  août,  le  chancelier  répétait,  au  Reichs- 
tag,  ces  impudents  mensonges.  «  La  France,  disait-il,  avait  déclaré 
qu'elle  respecterait  une  zone  de  dix  kilomètres  à  la  frontière.  Et,  en 
réalité,  qu'est-il  advenu?  Des  aviateurs  ont  jeté  des  bombes,  des  pa- 
trouilles de  cavalerie,  des  compagnies  françaises  ont  envahi  le  terri- 
toire d'empire.  De  ce  fait,  la  France,  bien  que  la  guerre  ne  fût  pas  en- 
core déclarée,  a  rompu  la  paix  et  nous  a  positivement  attaqués  ». 
Ainsi,  dès  la  première  heure,  l'Allemagne  avait  tenté  cette  cynii{ue 
interversion  des  rôles  elle  nous  avait  explicitement  accusés  d'avoir 
nous-mêmes  précipité  les  événements  par  des  attaques  à  main  armée. 
Non  seulement  il  n'est  rien  resté  de  cette  calomnie,  non  seulement  il 
a  été  établi  qu'aucune  de  nos  patrouilles  n'avait  pénétré  en  Allema- 
gne et  qu'aucun  de  nos  avions  n'avait  survolé  Nuremberg,  Wesel  et 
Karlsruhe,  mais  il  s'est  trouvé  que  c'était  l'Allemagne,  et  l'Allemagne 
seule,  qui  avait  devancé,  par  tout  un  ensemble  de  petites  actions  mi- 
litaires, la  démarche  suprême  de  son  ambassadeur.  Si  bien  qu'à  relire 
aujourd'hui  sa  déclaration  de  guerre  à  la  France,  le  monde  entier 
peut  constater  avec  stupéfaction  qu'il  n'en  subsiste  pas  un  grief,  pas 
une  ligne,  pas  un  mot.  L'Allemagne  a  été  elle-même  contrainte  de  re- 
connaître ses  allégations  mal  fondées  et  d'avouer  ou  qu'elle  s'est  trom- 
pée ou  qu'elle  a  menti.  C'est  assez,  semble-t-il,  pour  lui  interdire  de 
répudier  maintenant,  ou  de  chercher  à  partager  avec  d'autres,  des 
responsabilités  qu'à  l'heure  décisive  elle  a  assumées  tout  entières. 

Vainement  la  sophistique  allemande  tente-t-elle  de  distinguer  entre 
les  causes  immédiates  et  les  causes  lointaines  de  la  guerre.  Il  est  aisé 
de  prouver  que,  sur  les  unes  et  les  autres,  la  France  n'a  jamais  exercé 
que  l'influence  la  plus  sincèrement  pacifique.  Mais  l'examen  scrupu- 
leux des  causes  immédiates  n'est-il  pas,  ici,  le  plus  sûr  moyen  de  com- 
prendre les  causes  lointaines  ?  Lorsque  l'empire  d'Allemagne,  à  l'heure 
où  il  refusait  ou  faisait  échouer  toutes  les  propositions  d'arbitrage, 
de  médiation  ou  de  conférence  internationale,  fabriquait,  à  l'aide  de 
reproches  fantaisistes,  une  déclaration  de  guerre  à  la  France  et  n'at- 
tendait même  pas  de  l'avoir  remise  au  gouvernement  de  la  RépubUque 
pour  envahir  nos  départements  frontières,  il  se  condamnait  lui-même 
devant  les  peuples  contemporains  et  devant  l'Histoire;  il  démontrait 
clairement  qu'il  n'avait  aucun  respect  pour  la  vérité,  et  que,  pour  ar- 
river à  ses  fins  belliqueuses,  il  n'hésitait  pas  à  forger  les  plus  viles  ca- 
lomnies. Quelques  efforts  que  fasse  aujourd'hui  le  Reich  pour  échap- 
per à  ce  jugement  ineffaçable,  il  n'en  obtiendra  jamais  la  revision.  Les 
faits  sont  là.  Rien  ne  fera  disparaître  le  souvenir  vengeur.  Aux  insen- 


VrE  r\TEnyATio\Ai.E  :  nor:rME.\Ts  1117 

ses  qui  se  laisseraient  aller  à  les  méconnaîLre  et  à  les  oublier,  cette 
pierre  les  rappellera.  Contre  le  vain  assaut  des  légendes  infâmes,  elle 
dresse  le  bloc  inébrnnlaiile  àv  la  réalité. 


Discours    prononcé    par    M.  Viviani 
à  la  Chambre  de  Députés,  le  6  juillat  1922. 

M.  René  Muiani.  —  Vous  m'avez  mis  ^  quoique  ludireclument, 
très  naturellemeuL  en  cause,  et  je  tiens  ;i  laire  tout  d'al)ord  une  dé- 
claration. 

Il  ne  serait  tolérable,  ni  pour  la  Cbambre,  ni  immu-  le  pays,  ([ue  le 
président  respons.ible  du  gouvernement  de  1914  ne  marquât  p;!s  im- 
médiatement, et  quand  il  en  a  roccasion,  sa  place  dans  ce  débat. 
11  ne  m'appartient  pas  d'invoquer  la  Constitution  de  1875  et  je  connais 
trop  M.  Poinearé  pour  penser  qu'il  déraber;>it  des  res]ions,ibilités 
morales  derrière  un  ])aravent  protocolaire. 

Le  président  du  conseil.  —  Nous  avons  passé  ensemble  des  heures  qui 
ne  s'oublient  ]ias. 

M.  liené  Viviani.  —  M;^is  je  n";K-.complis  p.is  seiilerncul  un  de\'oir, 
j'exerce  un  droit.  Je  ne  laisserai  ])as  biiser  dans  mes  mains  les  préro- 
g.itives  du  gouvernement  qui,  dans  la  démocratie,  est  seul  resi)onsaijle. 

Je  voudrais  ici,  comme  je  l'ai  t'ait  à  la  Haute-Cour,  en  face  de  l'hom- 
me qui  le  premier  avait  dirigé  contre  M.  Poinearé  et  contre  moi  les 
premières  attaques... 

Le  président  du  conseil.  —  Elles  viennent  toujours  du  même  endroit. 

M.  René  Viviani.  —  ...  je  veux  évoquer  la  responsabilité  de  l'His- 
toire, dans  l'ordre  militaire,  dans  l'ordre  dijjlomatique  et  dans  l'ordre 
civil,  depuis  le  16  juin  l'.(14,  date  de  ravénement  de  mon  gouvernement 
jusqu'au  1*^''  novembre  lUl.ô,  date  de  m\  démission.  Je  l'évoque  même 
dans  la  portion  de  temps  où,  éloigné  de  la  France  avec  M.  Poinearé 
pour  accomplir  un  voyage  qui  avait  été  organisé  par  mon  prédécesseur, 
M.   Doumergue,  j'étais  représenté  à  Paris  p,ir  M.  Bienvenu-Martin. 

Donc,  en  ce  qui  concerne  les  f.iits  doiif  je  viens  de  p  nier  et  qui  sont 


1.   M.  \iviani  s'adrr>>so  ici  à   .M.  Xaiiianl-Cmitiiiii'r.  dont,  avec  son  coiLSon- 
teinenl  il  inlerroinpl   le  (ti^roiir-, 

AOUT  IG 


iils  La  vie  des  peuples 

inclus  entre  ces  deux  dates  extrêmes,  l'homme  responsable,  c'est  moi. 
S'il  y  a  des  responsabilités,  il  faut  les  vider  avec  moi. 


Lph  jours  Iragiqiie.f} . 


Puisque  l'occasion  mest  offerte,  répondant  à  l'interruption  de 
M.  le  président  du  conseil  qui  rappelait  que  nous  avions  traversé  en- 
semble des  jours  tragiques,  où  nos  cœurs  ont  connu  toutes  les  espé- 
rances et  toutes  les  émotions,  je  veux,  puisque  j'ai  été  son  témoin  quo- 
tidien, lui  ai)porter,  sans  usurper  un  mandat  trop  large,  au  nom  de  mon 
gouvernement  tout  entier,  l'hommage  qui  lui  est  dû.  Je  rends  ainsi 
hommage  à  l'homme  qui,  enfermé  dans  une  Constitution  étroite,  ne 
l>ouvant  pas  agh-,  faisait,  par  la  persuasion,  en  résumant  les  débats, 
apparaître,  avec  la  lucidité  incomparable  de  son  esprit,  la  fluidité  et  la 
netteté  de  sa  parole,  l'avis  qui  lui  paraissait  utile,  à  l'homme  laborieux 
et  courageux. 

C'est  M.  Poincaré  qui  présidait  le  conseil  des  ministres  lorsque, 
prenant  une  responsabilité  supplémentaire,  j'ai  déchiré,  malgré  le 
cahier  de  mobilisation,  le  carnet  B,  l'ensemble  des  mesures  de  police 
par  lesquelles  on  parquait  dans  des  camps  de  concentration  2.800  ou- 
vriers, i)our  des  propos  inconsidérés  et  lointains. 

Ce  jour-là,  le  30  juillet,  à  huit  heures  du  soir,  Jaurès  m'est  venu 
voir.  Ce  fut  notpe  dernier  entretien.  Il  me  dit  :  «  Ami,  nous  marchons 
vers  la  frontière.  Faites  qu'il  n'y  ait  |)as  un  abîme  entré  la  France  ou- 
vrière et  la  France  gouvernementale  ».  Hélas  !  ses  bras  étaient  tendus 
vers  moi;  mais  la  porte  s'ouvrit  et  M.  de  Schœn  fut  annoncé.  Nous 
avons  été  séparés  par  l'Allemagne. 

M.  Poincaré  présidait  le  conseil  des  ministres,  le  30  juillet,  lorsque, 
d'accord  avec  le  ministre  de  la  guerre  et  avec  le  général  Joffre,  j'ai 
pris  cette  responsabilité,  la  plus  tragique  de  toutes,  telle  qu'aucun  pays 
n'aurait  osé  l'assumer  dans  aucune  histoire.  Afin  d'éviter  que  le  conflit , 
s'il  devait  surgir,  naquît  d'un  fait  isolé,  de  deux  patrouilles  qui  se 
trompent  de  chemin,  de  deux  sous-officiers,  allemand  ou  français, 
qui  perdent  le  sang-froid,  j'ai  fait  reculer  de  dix  kilomètres  les  troupes 
françaises. 

Or,  écoutez  bien,  lorsque  M.  Messimy,  en  exécution  de  la  délibéra- 
lion  du  conseil,  eut  envoyé  l'ordr?  au  quartier  général,  M.  Poincaré  qui, 
d'un  regard  perspicace,  lisait  toutes  les  dépêches  émanant  des  minis- 
tères, a  rappelé  le  ministre  à  dix  heures  du  soir,  en  lui  disant  qu'il  y 
avait,  dans  son  télégramme,  une  lacune;  qu'on  n'avait  pas  visé  la 
cavalerie,  qui,  de  son  propre  mouvement, pouvait  se  porter  en  avant. 


VIE  IXTERNATIOXALE  :    DOCUMEXTS  iHO 

Si  bien  que  c'est  à  la  demande  du  président  de  la  République  qui, 
lorsque  le  conseil  a  délibéré,  est  le  gardien  de  ses  décisions,  que  la  dé- 
pêche a  été  ainsi  complétée. 

M.  Poincaré  présidait,  lorsque  M.  Isvolsky  nous  a  rendu  visite  à 
l'Elysée,  le  jour  de  la  déclaration  de  guerre  à  la  Russie.  M.  Isvolsky 
demandait  si  la  France,  tenue  par  son  traité  d'alliance,  allait  entrer 
en  guerre.  M.  Poincaré  ne  voulut  pas  s'engager.  Il  a  répondu  qu'à 
son  avis  la  France  ne  devrait  pas  prendre  l'initiative.  Il  est  venu  nous 
demander  une  délibération.  Nous  avons  couvert  sa  réponse  tout  of- 
ficieuse. 

Je  tiens  à  lui  rendre  liommage,  à  rapjieler  avec  lui  ces  jours  tragiques 
que  nous  avons  tia\'ersés.  Mais,  quant  à  moi,  jq  ne  laisserai  pas  que 
les  faits,  qui  se  sont  accomplis  sous  le  «gouvernement  dont  J'étais  le 
chef,  ne  soient  pas,  s'ils  sont  reprochables.  reprochables  à  l'homnit; 
qui  est  à  cette  jjlace. 

Et  si  je  ne  vous  gêne  pas  tro)),  mon  cher  collègue.  \uuU'Z-\ uns  me 
permettre  deux  mots  ou  sujet  de  la   mobilisât ii.n? 


L'Europe  en   1914. 


11  y  a,  je  vous  l'assure,  une  confusion  dans  \  utre  espril .  Je  \ais  \ous 
(lire  laquelle.  11  y  a  deux  mobilisations  russes.  11  y  a  la  moliilisttidU  du 
29  juillet,  par  laquelle  la  Russie  a  répondu  à  1:-,  mobilisation  autrichien- 
ne. Permettez-moi  de  rétablir  dans  son  ampleur  le  table:ni  de  l'Iairop» 
ffue  vous  n'a\e'/  fait  que  partiellement. 

L'assassinat  de  Sarajevo  est  du  28  juin.  Ou  ;.iii;!il  pu  |)ens(M' (pu*, 
le  lendemain,  d.ns  un  moment  d'excila:  ion.  r.Vulrir lu;  adresserait  à  la 
Serbie  un  ultimatum,  même  brutal.  FJIc  a  gtrdé  ses  nerfs  el  son 
sang-froid.  On  sait  poui-quoi  :  elle  a,  purement  et  simplenu-nl,  attendu 
le  23  juilU't.Tout  le  monde  connaissait  tous  les  détails  de  notre  voyage. 
On  savait  que,  le  23,  nous  devions  (juittor  Cronstadt  el  ou  atten- 
dait ce  momenL-là,  pour  faire  partir  cet  ultimatum  et  le  reuuttre  aux 
mains  du  gouvernement  serbe.  Quand  on  a  su  que  nous  partirions 
deux  heures  |)lus  tard,  on  a  remis  rullimatum  deux  heures  plus  tard. 

L'ultimatum  fut  donc  remis.  Vous  savez  que  ce  n'est  pas  M.  Sasonof. 
c'est  lord  Grey  qui  a  déclaré  que,  c'était  le  doeumeiil  le  plusout  rageant 
qui  ait  jamais  circulé  à  travers  l'Histoire. 

La  France,  l'Angleterre  et  la  Russie  ont  donné  à  la  S(  i  hie  tles  eoii- 
seils  de  sagesse.  La  Serbie  qui,  à  moins  de  descendre  au-tlessous  de  son 
histoire,  ne  |)ouvail  cepeiidanl  pas  accepter  lintrusiou  des  poli'-iers 
e.utriehiims  sur  son  sol,  a   aet-eplé  les  autres  clauses,    niênu'    lo  plus 


1120  LA    VIE  DES  PEUPLES 

rigoureuses,  si  bien  que,  le  25  juillet,  quand  on  a  connu  la  réponse 
serbe,  tous  ont  considéré  la  paix  sauvée. 

Pourquoi  le  représentant  autrichien  à  Belgrade  qui  avait  préptné 
son  départ  avant  de  connaître  cette  réponse,  est-il  parti  malgré  tout? 

La  Serbie  est  envahie,  la  guerre  est  déclarée,  Belgrade  est  canonnée. 
Que  lait  la  Russie  ? 

Tout  d'abord  elle  adhère  à  la  proposition  de  lord  Grey,  quiest  la  con- 
versation à  quatre,  et  M.  Sasonof  ait  :  «  L'Autriche  et  la  Russie  sont 
trop  intéressées;  l'Allemagne,  l'Angleterre,  ritr.lie  et  la  France  ont 
qualité  pour  trancher  le  problème  ». 

Ah  !  si  on  avait  accepté  cela  !  Si  on  avait  transporté  à  Londres  ce 
débat  !  Si  les  quatre  puissances  intéressées  avaient  pu  se  saisir  de  cette 
question  qui  naissait,  vous  ne  seriez  pt;s  à  cette  tribune,  mon  cher 
collègue,  pour  prononcer  ce  discours,  et  moi  —  et  je  m'excuse,  dans 
j'émotion  que  j'éprouve  au  souvenir  de  ces  heures  tragiques,  de  la 
jongueur  ae  mes  observations  — je  ne  nous  interromprais  pas. 

On  réclame.  Relus  !  M.  Sasonof,  loin  de  demander  t'  l'Autiiche 
d'évacuer  la  Serbie,  allant  jusqu'à  consacrer  l'invasion,  demande  sim- 
plement la  suspension  de  la  marche  de  l'armée  autrichienne.  Refus  1 
L'Autriche  se  refuse  à  tout  rapport  qui,  étendant  la  délibération, 
pourra  amortir  le  conflit. 

Et,  pendant  ce  tem[)s,  que  fait  TAllemagne  ?  Nous  allons  parler  de  la 
mobilisation  ! 

Il  y  a,  mon  cher  collègue^  un  fait  énorme  qui,  malheureusement, 
disparaît  sous  la  plume  de  la  plupart  des  historiens,  et  qui  est  l'his- 
toire du  premier  ultimatum  adressé  par  l'Allemagne  à  la  Russie. 

C'est  le  1?0  juillet  que  l'Autriche  a  mobilisé  par  iellement  sur  la 
frontière  galicienne  onze  corps  d'armée.  Que  peut  faire  la   Russie? 

Elle  est  bieJi  obligée  de  mobilis(  r  des  corps  d'armée  — sur  la  fron- 
tière galicienne,  et  non  allemande.  Ecoutez-moi  ! 


La  mohilisaîion  russe. 


Et  puis,  qu'est-ce  que  la  mobilisation  de  la  Russie  ?  Vous  avez  servi, 
mon  cher  collègue.  Vous  connaissez  la  valeur  technique  des  mots.  Ce 
qui  importe,  dans  une  mobilisation,  ce  n'est  pas  le  décret,  qui  n'est 
qu'un  morceau  de  papier.  Ce  qui  est  quelque  chose,  c'est  la  concen- 
tration des  troupes  qui  le  suit  et,  par  conséquent,  la  mobilisation 
dépend,  pour  son  efficacité,  de  trois  facteurs;  l'étendue  du  pays,  la 


VIE  ISTERyATWSALE  :    DOCUMENTS  1121 

puissance  ou  la  médiocrité  des  moyens  do  Lionsport,  et  la  quantité 
des  troupes  qu'il  s'agit  de  rassembler.  Si  bien  qu'en  Suisse,  par  exemple, 
on  j)eut  mobiliser  en  quelques  heures,  et  qu'il  fallait  seize  jours  à  la 
Russie,  alors  qu'il  en  fallait  trois  à  l'Allemagne,  trois  à  l'Autriche  et 
trois  à  la  France,  pour  mobiliser. 

C'est  déjà  cpielque  chose,  pour  un  pays  qui  doit  mettre  seize  jours 
pour  mob'liser  sestroupeset  les  transporter  au  moyen  de  chemins  de  fer 
presque  inexistants,  pour  les  masser  sur  la  frontière,  que  de  sij  conten- 
ter de  quelques  corps  d'armée. 

Ultimatum  de  l'Allemagne.  Pourquoi?  La  frontière  ;!lU'rnandc 
n'était  menacée  par  aucun  soldai  russe. 

Que  visait  donc  cet  ultimatum  outrageant  du  J't  juillet,  verm  de 
l'Allemagne  à  la  Russie?  Pendant  ce  temps  la  guerre  se  prépare. 
Réunion  à  Potsdam,  le  29  juillet,  le  soir.  Au  sortir  de  cette  réunion, 
conversation  capitale  entre  M.  de  Bethmann-Holiweg  et  l'ambassa- 
deur britannique.  Que  lui  dit-il?  Lisez  la  correspondanco  du  gouver- 
nement anglais  avec  son  ambassadeur  ! 

Qu'a  dit  M.  de  Bethmann-Holiweg?  Je  cite  de  mémoire  :  «  Si  la 
Grande-Bretagne  consent  à  rester  à  l'écart,  nous  donnons  l'assurance 
qu'en  cas  de  victoire,  nous  ne  porterons  aucune  atteinte  au  territoire 
de  la  France  ».  —  Mais  il  se  refuse  ou  même  engagement  pour  les  colo- 
nies :  «  Nous  restaurerons  l'intégrité  de  la  Belgique  lorsqu'elle  nous  aura 
livré  passage  ». 

La  guerre  était  sur  le  point  d'être  déclarée. 

Le  parti  était  pris,  le  29  juillet  au  soir  ! 

Mais  au  même  moment.  l'Angleterre  a  fait  sa\  oir  qu'elle  gardait  les 
mains  libres  si  la  France  était  impliquée  dans  le  conflit.  Alors,  change- 
ment de  front  ! 

M.  Sasonof  s'était  relounié  vers  moi.  Je  me  rappelle  cette  uuit 
tragique,  et  vous  aussi,  monsieur  Poincaré.  où  je  suis  venu  vous  trou- 
ver. M.  Sasonof  me  disait  :  «  Puis-je  compter  sur  les  obligat  ions  d'al- 
liance? »  Je  répondis,  sous  ma  signature  :  «  La  France  restera  fidèle 
aux  obligations  de  l'alliance.  Mais,  dans  les  préparatifs  qu'exige 
peut-être  de  vous  la  sécurité  nationale,  ne  faites  rien  qui  puisse  don- 
ner à  l'Allemagne  un  prétexte.  ..  Mo  dépêche  a  d'ailleurs  été  vaine. 
Pourquoi?  Changement  de  front  :  l'attitude  de  l'Angleterre  n'a  pas 
permis  de  déchaîner  la  guerre  le  29  juillet  contre  la  Russie,  pour  une 
mobilisation  partielle  rendue  nécessaire  par  la  inultilisai  ion  autri- 
chienne. 

L'ultimatum  a  été  retiré.  On  va  préparer  autre  chose  ipii  paraîtra 
plus  plausible. 

Mais  quelle  conclusion  tirer  de  là  ?  Ectmtez-moi  :  le  2^1  juillet,  il  w  y 
avait  pas  de  mobilisation  générale  msse    il  n'y  avait  pas  de  mobili- 


1122  LA    VIE  DES  PEUPLES 

sation  générale  autrichienne.  Dans  cet  ulLiniaLum,  qu'avait  à  laire 
l'Allemagne  contre  la  Russie,  qui  n'avait  pas  mobilisé  sur  sa  frontière? 
Et  puis,  savez-vous  ce  qui  s'est  passé  dans  la  presse?  Le  Lokal- 
Anzeiger,  le  30  juillet,  à  midi,  publiaitl'ordrede  mobilisation  allemand. 
Que  s'était-il  passé  ?  Le  gouvernement  allemand  était  si  sûr  de  la  guer- 
re le  29,  qu'il  avait  communiqué  le  décret  de  mobilisation  allemande 
à  tous  les  journaux.  Puis,  on  l'avait  retiré  après  la  réponse  anglaise. 
Mais  le  bureaucrate  malavisé  chargé  de  cette  besogne  n'avait  pas  passé 
ce  dernier  ordre  aux  bureaux  du  Lokal-  Anzeiger.  M.  de  Jagow  traita 
cette  publication  de  «  mauvaise  action  «  devant  M.  Jules  Cambon, 
qu'il  avait  appelé.  Mais  ce  journal  n'aurait  pas  publié  le  décret  si  le 
ministère  des  affaires  étrangères  et  le  ministère  de  la  guerre  ne  le  lui 
avaient  pas  donné. 


La  mobilisation  de  V  Autriche. 


Alors,  seconde  mobilisation  autrichienne.  Nous  approchons  du 
drame.  Et  c'est  ici  que  je  vous  réponds  :  je  vais  faire  une  preuve  con- 
traire à  vos  affirmations,  en  empruntant  des  documents  allemands. 
Je  laisse  de  côté  tout  ce  qui  a  été  dit  par  des  Russes  et  des  Français. 

L'Autriche  mobilise  «  généralement  ».  Je  déclare  que  l'Autriche 
a  mobilisé  généralement  le  30  juillet,  à  une  heure  du  matin.Ceci  a  été 
reconnu  par  M.  de  Bethmann-Hollweg.  A  quelle  date,  je  vous  le 
demande,  la  Russie  a-t-elle  mobilisé  «  généralement  »,  et  surtout  à 
quelle  heure?  C'est  ce  point  qui  est,  en  effet,  en  discussion.  Dans  la 
nuit  du  30  au  31  juillet,  l'Autriche  mobilise.  Et  moi,  je  vous  déclare, 
avec  des  documents  allemands,  qui  peuvent  être  tout  de  suite  à  votre 
disposition,  si  on  veut  bien  les  rechercher,  que  la  mobilisation  russe 
a  été  faite  à  onze  heures  du  matin  le  31  juillet. 

Trois  documents,  que  je  rappelle  de  mémoire,  mais  que  je  pourrais 
vous  lire,  le  prouvent  :  1°  télégramme  de  l'empereur  d'Allemagne 
au  roi  George,  du  31  juillet,  à  deux  heures  de  l'après-midi  ;  2°  au  même 
moment,  réponse  télégraphique  de  l'empereur  d'Allemagne  au  tsar, 
qui  l'implore  pour  la  paix. 

Dans  aucune  de  ces  dépêches  —  vous  pouvez  voir  celles  de  l'empe- 
reur Guillaume  au  tsar  dans  le  Livre  jaune  que  j'ai  publié  —  il  n'est 
fait  allusion  à  la  mobilisation  russe.  La  Russie  aurait  mobilisé  à  quatre 
heures  du  matin  et  à  deux  heures  de  l'après-midi,  et  l'empereur  d'Al- 
lemagne, avec  les  moyens  d'investigation  puissants  qu'il  avait  à 
sa  disposition,  n'aurait  pas  pu  le  savoir  !  Cependant,  quelle  belle  ré- 


VIE  lyTERNATIONALE  :   DOCUMENTS  1123 

poiise  à  taire  au  roi  George  et  à  l'empereur  de  Russie  :  «  Vous  me  de- 
mandez d'arrêter  les  préparatiis  et  je  suis  en  présence  d'une  mobili- 
sation générale  !  » 

Voici  un  autre  document  capital.  Vous  étiez  à  la  guerre.  Je  sais 
l'attitude  que  vous  avez  eue.  Vous  n'avez  évidemment  pas  pu  tout 
lire.  Ce  document  a  été  publié  quelques  mois  après 

M.  Vaillant-Couturier.  —  Je  me  base  sur  les  mémoires  de  l'ambassa- 
deur de  France  en  Russie. 

M.  BenéViiiani.  —  ^h)i^  n:oi.  je  n.e  Ijîk  mt  îî  jih' U  (  (  dcM.  de 
Jagow  au  Livre  blanc.  Je  suppose  que  M.  de  Jagow  savait  ([uelque 
chose. 

M.  Vaillant-Couturier.  —  Je  suppose  aussi  que  l'ambassadeur  de 
France  savait  quelque  chose  ! 

M.  René  Viuiani.  —  Mes  chers  collègues,  je  vous  en  prie,  c'est  moi 
qui  abuse  de  la  parole  et  qui  dois  plutôt  remercier  notre  collègue  de  ni'" 
le  permettre. 

Je  recommande  à  tous  les  hommes  de  bonne  loi  la  lecture  de  la  bro- 
chure intitulée  :  c  Qui  a  voulu  la  guerrel  »  et  qui  a  paru  en  novembre 
1914,  signée  des  professeurs  Durkheim  et  Denis.  J'imagine  que  sous 
leur  plume  impartiale,  les  mérités  peuvent  apparaître. 

Vous  y  lirez  le  document  allemand  suivant  : 

"Après  avoir  reproduit  le  texte  du  télégrammeimpérial.l'auleurdela 
la  préface  du  Livre  blanc,  page  12,  ajoute  : 

«  Ce  télégranime  n'était  pas  encore  arrivé  à  sa  destination  que  la 
mobilisation  de  toutes  les  forces  russes,  ordonnée  déjà  ce  jour  même  — 
31  juillet  —  dans  la  matinée...  »  —  en  allemand,  am  Vormillarj  — 
« ...  était  en  voie  de  réalisation...  » 

Vormitlag,  c'est  onze  heures  du  matin,  la  seconde  partie  de  la  mati- 
née. 

.M.  de  Jagow  savait  bien  ce  qui  s'était  passé,  lui  qui  a  jtrésidé  à  la 
préface  du  Livre  blanc.  Il  reconnaît  que  c'est  le  31  juillet,  à  onze  heu- 
res du  matin,  que  la  mobilisation  russe  a  été  ordonnée.  C'est  ce  qui 
explique  qu'à  deux  heures  de  l'après-midi,  dans  ses  télégrammes  ovi 
roi  George  et  au  tsar,  l'empereur  d'Allemagne  n'était  pas  encore  au 
courant  et  na  pas  pu  faire  état  de  la  mobilisation  msse.  Cette  dernière 
est  donc  postérieure  à  la  mobilisation  autrichienne. 

F-^t  puis  !  et  {)uis  !  et  puis  !  laissons  de  côté  les  mobilisations  :  ce 
n'est  que  l'apparence  des  conflits. 


1V24  LA    VIE  DES  PEUPLES 


L' Allemagne  voulait  la  guerre. 

La  guerre,  l'Allemagne  la  voulait.  Reportez-vous  au  noble  discours 
de  M.  Giolitti,  prononcé  en  novembre  1914  à  la  Chambre  italienne; 
il  a  rappelé  qu'en  1913  l'Italie  avait  été  pressentie  pour  agir  contre  la 
Serbie,  de  concert  avec  les  empires  centraux,  un  an  avant  l'attentat  de 
Sarajevo.  Mais  l'Italie  n'a  pas  voulu  agir.  Elle  a  considéré  que  le  traité 
de  la  'Iriple- Alliance  était  purement  défensif.  Et  c'est  pour  cela  qu'on 
l'a  punie  en  1914,  en  ne  lui  faisait  pas  connaître  l'ultimatum  adressé 
à  la  Serbie. 

Comment  !  En  1913  déjà,  on  voulait  envahir  la  Serbie  et  c'est  la 
noble  attitude  de  l'Italie  qui  a  fait  échouerle  crime  !  Et  vous  allez  dire 
qu'en  1914,  c'est  l'histoire  d'une  mobilisation  qui  peut  être  mise  en 
cause?  Non  !  on  n'en  est  pas  là  !  (Vifs  applaudissements). 

Maintenant,  je  termine  en  vous  remerciant.  Que  voulez-vous  que 
je  vous  dise?  Je  ne  sais  pas  la  raison  de  ce  débat.  Je  ne  l'aurais  pas 
souhaité.  Laissez-moi  tout  vous  dire.  Voilà  trente  ans  que  je  suis 
dans  cette  Chambre,  j'ai  siégé  huit  ans  dans  les  gouvernements  et  les 
événements  terribles  m'ont  trouvé  debout  à  la  place  que  je  n'avais  pas 
cherchée.  J'essaye,  tout  en  restant  fidèle  aux  idées  qui  ont  illuminé 
ma  jeunesse,  dans  la  mesure  où  les  contingences  delà  vie  le  permettent, 
de  m'élever  au-dessus  des  partis.  Laissez-moi  vous  le  dire,  deux  sou- 
venirs me  hantent. 


Le  traité  de    Versailles. 

Ici,  le  16  septembre  1919,  étant  président  de  la  commission  de  la 
paix,  j'ai  couvert,  après  M.  Barthou,  de  mon  discours,  le  traité  de  paix. 
Eh  bien,  nous  avons  un  traité  de  paix.  C'est  une  charte  fragile,  diffi- 
cilement rédigeable,  avec  des  contradictions,  mais  imprégnée  du  sang 
des  martyrs.  C'est  la  charte  sur  laquelle  repose  notre  droit.  Qu'est- 
ce  que  nous  en  faisons  dans  ce  débat? 


L'union. 

Et  puis  au  mois  d'août  1914.  mon  jeune  collègue,  vous  étiez  au 
front,  je  le  sais;  moi,  j'étais  au  poste  de  combat  que  m'avait  donné  la 


VIE   l\TERyATlO.\ALH  :    DOCUMENTS  1125 

patrie.  Le  4  août,  vers  sept  heures  du  soir,  je  suis  revenu  du  Sénat, 
après  avoir  fait  voter  les  lois  de  guerre.  Alors  ici  j'ai  retrouvé  la  repré- 
sentation nationale,  ardente  et  résolue.  Les  jeunes  allaient  partir  et 
nous,  nous  allions  demeurer.  J'ai  parlé  à  la  Chambre,  au  pays,  à 
l'armée,  j'ai  appelé  au  devoir  et  à  l'indépendance,  après  M.  le  prési- 
dent de  la  Républicjue,  à  l'union  sacrée  ! 

Ah  !  le  grand  et  noble  jour  !  Je  \uis  encore  M.  de  Mun,  représentant 
du  passé,  et  M.  \'aillant,  représentant  de  la  Révolution,  ces  deux  vieil- 
lards qui  avaient  vu  1870,  allant  lun  vers  l'autre,  la  Révolution 
française  et  la  Croisade,  la  France  immortelle  symbolisée,  toute  la 
noblesse,  toute  la  tradition,  toute  la  générosité  de  la  France,  qui  de- 
puis vingt  siècles,  de  Poitiers  à  Valmy,  s'était  levée  pour  elle,  et  aussi 
pour  défendre  l'indépendance  des  peuples  et  la  fierté  de  la  race  hu- 
maine. Et,  attaquée,  elle  allait  recommencer  1 

Ce  jour-là.  nous  nous  sommes  évadés  des  querelles,  des  haines,  des 
combats  fratricides,  nous  nous  sommes  élevés  au-dessus  des  factions  et 
des  partis.  Ce  jour  ne  peut-il  donc  pas  revenir?  Pensez-y  et  renouvelez 
dans  cette  heure  grave,  au  fond  de  votre  cœur,  votre  serment  de  fi- 
délité à  la  patrie. 


Lettre  ouverte  de  M.  de  Jagow  à  M.  Viviani. 
publiée  dans  la  Dmlsche  Allyemeine  Zeilutiu  du  13  juillet  1922. 


Dans  la  séance  du  .")  juillet.  M.  Poincaré  a  mis  en  scène  un  débat 
stirla  responsabilité  de  laguerro.  Le  but  de  ce  débat  était  une  démons- 
tration à  effet  contre  la  vérité  qui  tend  invincit)lenient  à  se  faire  jour 
sur  les  événements  de  la  semaine  noire  de  juillet  1914.  A  cette  occasi(>ii 
vous  avez.  M.  \'iviani,  prononcé  un  discours  dans  lequel,  non  seule- 
ment vous  rompiez  une  lance  pour  l'innocence  de  la  France,  mais 
aussi  revendiquiez  la  responsabilité  de  la  politi(fuc  française  d'alors 
pour  couvrir  votre  ami.  alors  chef  d'Etat,  Poi.ncaré.  du  reproche  d'a- 
voir poussé  à  la  guerre.  Comme  vous  vous  référez  à  moi.  je  me  vois 
forcé  de  vous  déclarer  que  les  bases  de  votre  conception  de  l'origine  d€ 
la  guerre  sont  complètement  ruineuses. 

Vous  invo([uez  le  mémoire  de  1914  au  Heichstag.  du(|uel,  comme 
étant  alors  secrétaire  d'Etat  aux  Affaires  Etrangères,  j'ai,  d'après  vous, 


1126  LA    VIE  DES  PEUPLES 

écrit  la  préface.  Vous  relevez  que  le  31  juillet  est  donné  là  comme  la 
date  de  la  mobilisation  russe  :  c'est  vrai,  mais  depuis  1914  huit 
années  ont  passé,  et,  pendant  ce  temps,  la  vérité  a,  malgré  tous 
les  efforts  contraires,  lait  de  lents  mais  sûrs  progrès.  Vos  anciens 
amis  y  ont  essentiellement  contribué.  Vous  savez  que  l'ambassa- 
deur français  d'alors  à  Pétersbourg  a  expressément  posé  comme 
établi  que  la  mobilisation  générale  russe  a  eu  lieu  le  30  juillet,  et  ce 
l'ait  a  été  récemment  pleinement  confirmé  parle  général  Dobrorolsky 
dans  une  peinture  complète  des  événements  i.  • 

En  face  de  deux  témoignages  aussi  graves,  toutes  les  données  ve- 
nant d'ailleurs,  les  vôtres  comme  celles  du  mémoire  allemand,  sont 
caduques,  car  le  représentant  de  la  France,  alors  étroitement  unie  à 
la  Russie,  et  le  chef  de  la  section  russe  de  mobilisation  qui  avait  à  exé- 
cuter les  ordres  du  tsar  doivent  naturellement  mieux  savoir  ce  qui  se 
passait  à  Pétersbourg,  dans  les  coulisses,  que  l'empereur  allemand, 
présenté  bizarrement  par  vous  comme  le  mieux  informé  des  témoins. 

En  reprenant  des  erreurs  dès  longtemps  caduques,  vous  tentez 
d'obscurcir  à  dessein  la  vérité  des  faits,  mais  cette  tentative  n'aura 
pas  de  succès  en  dehors  de  la  Chambre  française.  Carie  reste  du  monde 
sait  aujourd'hui  —  ne  sait  que  trop  bien  —  comment  se  sont  déroulés 
les  événements  qui  conduisirent  à  la  guerre  mondiale.  Je  ramasse 
ici  brièvement  l'essentiel,  parce  qu'il  est  dans  l'intérêt  général  que  la 
vérité  péniblement  acquise  ne  soit  pas  de  nouveau,  comme  en  1919, 
remplacée  par  des  fables  vieilles  ou  nouvelles! 

La  mobilisation  partielle  russe  (du  13«  corps),  connue  à  Paris  le  29, 
a  été  ordonnée  ce  mêm.e  jour.  Le  29  fut  aussi  donné  ensuite  l'ordre  de 
mobilisation  générale,  un  peu  après  révoqué.  L'ambassadeur  fran- 
çais Paléologue  a  décrit  en  détail  cet  épisode  dans  ses  souvenirs  :  le 
30,  la  mobilisation  générale  russe  fut  décidément  résolue  et  ordonnée; 
cet  acte,  qui  signifiait  la  guerre  avec  l'Allemagne,  fut  connu  le  matin 
du  31  juillet  à  Berlin  et  aussi  à  Paris  et  à  Londres.  La  mobilisation 
générale  russe  n'était  motivée  par  rien.  La  mobilisation  effectuée 
le  25,  de  la  moitié  des  seize  corps  austro-hongrois,  contre  la  Serbie, 
a,  nous  le  disions,  motivé  la  mobilisation  des  quinze  corps  russes; 
en  réponse,  le  31,  à  midi,  fut  ordonnée  la  mobilisation  des  huit 
corps  autrichiens  restants.  Vous  parlez  maintenant  d'une  deuxième 
mobilisation  partielle  (de  11  corps)  effectuée  le  29  contre  la  Russie. 
C'est  une  invention  gratuite,  une  affirmation  d'une  fausseté  prouvée  : 
l'Au triche-Hongrie  n'a  pas  élargi  sa  mobilisation  entre  le  25  et  le  31. 
Comment  une  armée  de  11  corps  serait-elle  sortie  du  sol?  L'Autriche 
•  ne  disposait  alors  que  de  16  corps. 

Votre  affirmation  d'un  premier  ultimatum  allemand  à  la  Russie, 
du  29,  est  une  vieille  fable  de  propagande,  dès  longtemps  réfutée, 
anéantie  par  la  publication  de    documents  allemands.  L'avertisse- 


VfE   L\TEBXATIO.\ALE  :    DOCUMENTS  1127 

ment  envoyé  ce  jour-hi  à  PéLersbourg  au  sujeL  des  mesures  guerrières 
prises,  correspondait  de  lorme  et  de  contenu  aux  avertissement!:. jour- 
nellement répétés  afors  à  Pétersbourg,  de  ne  pas  détruire  les  chances 
de  négociations,  surtout  de  la  médiation  allemande,  riche  en  perspec- 
tives, par  des  mesures  militaires.  Le  29.  un  avertissement  pai-eil  l'ut 
d'ailleurs  envoyé  à  Paris,  reçu  par  vous,  MA'iviani.  et  il  ne  mhis  vint 
pas  à  l'idée  d'y  voir  un  ultimatum. 

Les  autres  allirmations  apportées  parvoub  pour  juslilioi'  la  Bussie 
tsariste,  ne  sont  pas  vraies  non  plus.  On  n'a,  le  29  juiilcl.  à  Berlin, 
décidé  ni  la  guerre  ou  la  mobilisation,  ni  la  proclamation  de  1"  >■  étal 
de  danger  de  guerre  menaçant  >),quoiquerétat-,maj  or  russe,  comme  vo- 
tre ambassadeur  Paléologue  l'annonçait  à  son  gouvernement,  comp- 
tât absolument  que  l'Allemagne  mobiliserait  le  30  juillet  en  réponse 
à  la  mobilisation  partielle  russe.  Les  légendes  bâties  sur  l'édition  spé- 
ciale du  Lokal  Anzeiger  ont  été  récemment  réfutées  par  la  pénétrante 
enquête  du  comte  Mongtelas. 

Il  est  vrai  seulement  que  le  fait  de  la  mobilisation  générale  msse 
n'a  été  connu  à  Berlin  que  le  matin  du  31.  Le  télégramme  de  l'em- 
pereur allemand  au  roi  d'Angleterre,  que  vous  citez  laussement.  dé- 
plore déjà  cette  mobilisation  et  ses  contre-coups  inévitables.  Le  tsar, 
par  contre,  n'avait  pas  besoin  d'être  informé  de  l'étendue  de  sa  pro- 
pre mobilisation:  sur  les  suites,  il  avait  été  aussi  mis  au  courant  par 
l'empereur  et  par  l'ambassadeur  comte  Pourtalès. 

Il  est  facile  de  deviner  pourquoi  vous  cherchez  à  défendre  les  dé- 
marches russes  par  tous  les  moyens.  Vous  savez  que  la  connivence 
du  gouvernement  français,  dont  vous  étiez  alors  le  chef  responsable, 
ne  restera  pas  longtemps  cachée.  Les  raisons  sont  claires  aussi  pour 
lesquelles  vous  imaginez  un  ultimatum  allemand,  des  décisions  d'un 
conseil  de  la  couronne,  et  vous  vous  référez  à  une  mobilisation  autri- 
chienne qui  n'a  pas  eu  lieu.  Le  29  juillet  1914  était  d'une  importance 
décisive;  ce  jour-là,  la  Russie  s'est  décidée  à  la  guerre  et  vous,  M.  Vi- 
viani.  avez  suivi  votre  allié  sans  objection.  Dès  le  29.  l'ambassadeur 
français  était  informé  de  la  mobilisation  générale  russe  décidée  puis 
retardée  d'un  jour.  Le  même  jour,  le  gouvernement  russe  faisait  décla- 
rer par  son  ambassadeur  qu'il  regardait  la  guerre  comme  inévital)le 
et  hâtait  ses  préparatifs.  Vous  même  aviez  ordonné  à  M.  Cambon 
à  Londres  d'indiquer  que  le  casus  fœderi'- entrait  en  jeu.  Même  le  «Bloc 
national  »  ne  vous  accorderait  pas  pleine  approbation,  sil  était  ren- 
seigné sur  la  marche  des  négociations  entre  Pétersbourg  et  Paris,  (jui 
seront  dévoilées,  à  ce  que  j'apprends,  par  les  prochaines  |)ublications 
de  Moscou.  Mais,  sans  même  parler  de  ces  apports  nouveaux,  il  est 
clair  déjà,  sur  la  base  du  matériel  connu,  que  votre  démonstration 
est  construite  sur  des  affirmations  inexactes.  Vous  ne  pouvez  pas  ré- 


1128  LA    VIE  DES  PEUPLES 

fuLer  le  fait  que  la  mobilisation  générale  russe, qui  provoqua  la  guerre 
et  l'avait  pour  but, n'était  justiliée  par  rien, était  dictée  seulement  par 
la  volonté  de  la  guerre. 

Je  me  borne  pour  aujourd'hui  à  ces  brèves  fixations  de  faits  pour 
montrer  clairement  à  tout  le  monde  combien  est  intenable  votre  dé- 
monstration ». 

Von  Jagow 
(Zinst,  Kr.  Halle,  14  juillet  1922). 


Commentaire  du  Journal  des  Débats  (22  juillet  1922). 

La  réponse  de  M.  de  Jagow  est  d'une  faiblesse  extraordinaire,  et 
ne  fait  que  souligner  la  responsabilité  du  gouvernement  allemand. 
Il  serait  facile  de  montrer  que  son  exposé  de  la  succession  des  événe- 
ments pèche  sur  plus  d'un  point.  Mais,  s'agissant  uniquement  de  sa- 
voir qui  a  provoqué  la  guerre,  c'est  tout  à  fait  inutile,  et  une  remarque 
décisive  suffira. 

M.  de  Jagow  reconnaît  que  dans  la  préface  du  Livre  blanc,  publié 
quelques  semaines  après  l'ouverture  des  hostilités,  il  a  placé  au 
31  juillet  la  mobilisation  générale  russe,  et  que  sa  conviction  était  bien 
alors  que  celle-ci  avait  ou  lieu  ce  jour-là.  Ce  n'était  donb  pas  la  mobi- 
lisation générale  russe  qui  avait  pu  déterminer  les  Empires  centraux 
à  prendre  les  mesures  extrêmes  qui  ont  déclenché  la  guerre.  C'est  l'é- 
vidence même  :  la  responsabilité  du  gouvernement  allemand  ne  serait 
modifiée  en  rien  parce  que,  plusieurs  années  après,  il  aurait  appris  que 
le  mobilisation  russe  avait  précédé  la  sienne.  Dans  ces  journées  déci- 
sives de  la  fin  de  juillet  1914,  l'Allemagne  et  l'Autriche  ont  procédé 
à  leurs  mobilisations  générales,  promptement  suivies  de  déclaration 
de  guerre,  sans  le  moins  du  monde  être  informées  d'une  mobilisation 


VIE   INTERXATfOXALE  :    DOCIMENTS  1129 

générale  russe  réelle  ou  supposée.  M.  de  Jagow  lui-même  rétablit  une 
t'ois  de  plus.  C'est  un  fait  connu,  que  tout  criminel  qui  cherche  à  se 
justifier  s'enlerre  ;  l'ex-secrétaire  d'Etat  allemand  se  charge  encore  de 
le  démontrer. 


À  TRAVERS  JOURNAUX  ET   REVUES 


I.  —  QUESTIONS  INTERNATIONALES. 
Le    désarmement. 

La  défaite  semble  avoir  dessillé  les  yeux  de  certains  Allemands  qui 
aujourd'hui,  comprennent  loale  la  vanité  du  droit  de  la  force.  Parmi  eux 
est  r auteur  de  cel  article  sur  le  désarmemenL.  On  ne  peut  que  regretter 
que  r  Allemagne  de  1914  n'ait  pas  envisagé  de  la  même  façon  que 
M.  Nietsche  le  devoir  de  la  nation  la  mieux  armée. 

Aucun  gouvernement  n'avoue  qu'il  entretient  une  armée  pour  satis- 
l'aire  à  l'occasion  des  désirs  de  conquête;  elle  ne  doit  servir  qu'à  sa 
protection.  Il  invoque  en  sa  laveur  la  morale  de  la  légitime  défense  : 
sela  consiste  à  réserver  la  moralité  pour  soi  et  l'immoralité  pour  le  voi- 
sin, car  on  est  forcé  de  lui  imputer  des  désirs  d'agression  et  de  conquête 
si  l'on  veut  que  notre  pays  songe  aux  moyens  de  se  défendre;  en  outie, 
ce  voisin,  qui  répudie  comme  notre  pays  toute  idée  d'agression  et  qui 
prétend  aussi  n'entretenir  son  armée  que  pour  sa  défense,  en  expli- 
quant les  raisons  pour  lesquelles  nous  avons  besoin  d'une  armée,  nous 
affirmons  qu'il  est  un  hypocrite  et  un  habile  criminel  désireux  d'atta- 
quer à  l'improviste  une  victime  sans  défense  et  innocente.  Telle  est  la 
situation  de  tous  les  pays  entre  eux  :  ils  supposent  de  mauvaises  in- 
tentions chez  le  voisin  et  de  bonnes  chez  eux.  Mais  cette  supposition 
est  inhumaine,  aussi  mauvaise  et  pire  que  la  guerre  parce  que,  nous 
l'avons  vu,  elle  impute  l'immoralité  au  voisin  et  semble  provoquer 
ainsi  un  état  d'esprit  et  un  acte  hostiles.  Il  faut  repousser  le  principe  de 
l'armée  comme  moyen  de  défense  aussi  catégoriquement  que  les  dé- 
sirs de  conquête.  Un  grand  jour  viendra  peut-être  où  un  peuple  remar- 
quable par  des  guerres  et  des  victoires,  par  les  progrès  de  son  organisa- 
tion militaire  et  de  son  intelligence  et  habitué  à  leur  faire  les  plus 
erands  sacrifices,  s'écriera  spontanément  «  Nous  brisons  notre  épée  !  » 
et  détraira  son  armée  jusque  dans  ses  dernières  bases.  Se  désarmer 
tandis  qu'on  était  le  mieux  armé,  par  conviction  profonde,  tel  est  le 
moyen  d'arriver  à  la  paix  véritable,  qui  doit  s'appuyer  toujours  sur 
la  paix  des  ospiits;  au  contraire  la  paix  dite  armée,  telle  qu'elle  existe 


A  TBA  y  ERS  LES  riEV  UES  :  L  E  DÉ  S  ARM  EM  EN  T  1131 

maintenant  dans  tous  les  pays,  n'est  que  la  guerre  des  esprits  qui 
n'ont  confiance  ni  en  eux-mêmes  ni  dans  le  voisin,  et  qui  refusent  de 
déposer  les  armes,  à  la  fois  par  haine  et  par  crainte.  Plutôt  la  ruine  que 
la  haine  et  la  crainte,  plutôt  deux  fois  la  ruine  que  d'être  un  objet  de 
haine  et  de  crainte,  telle  doit  être  la  maxime  suprême  de  toute  la 
société  politique  en  particulier.  —  Nietsche. 

{Dir  Welfbuhne,  22  juin  1922). 

II.     —    LA    FRANCE    VUE    DE    L  ETRANGER. 
1.  —  La  France  et  1  Allemagne  peuvent-elles 'être   réconciliées? 

La  tension  des  rapports  franco-allemands  gêne  profondément  l' Angle- 
terre. Da/î.s/a  Fortnightly  Pxeview,  M.  W.  H.  Dawson  essaie  de  persua- 
der la  France  qu'elle  doit  se  montrer  conciliante.  Chose  plus  inicressanle. 
il  engage  son  propre  pays  à  renoncer  à  une  partie  de  son  butin  et  à  rendre 
à  r  Allemagne  quelques-unes  de  ses  colonies. 

En  discutant  cette  question,  dit  M.  William  Harbult  Dawsou  dans 
la  Forlnightly  Review  de  juillet,  je  n'agis  pas  en  critique  peu  amical  de 
la  France, ni  comme  avocat  particulier  de  l'Allemagne,  mais  en  bon 
Fiuropéen  qui  est  convaincu  que  de  tels  Européens  sont  aussi,  au  point 
de  vue  de  leurs  propres  patries,  de  bons  patriotes.  Il  est  moins  utile 
actuellement  de  mettre  ces  deux  nations  en  contact  que  de  les  tenir  à 
une  certaine  distance  l'une  de  l'autre.  Car  plusieurs  articles  du  Traité 
de  Versailles  pourraient  bien  avoir  été  malicieusement  introduits  pour 
donner  aux  deux  pays  les  plus  grandes  occasions  de  friction.  L'harmo- 
nie peut  exister  cependant  entre  des  cordes  qui  sont  à  plusieurs  octa- 
ves de  distance.  Si  la  France  et  l'Allemagne  désirent  vivre  sur  un  pied 
de  concorde,  — et  je  crois  que  l'Allemagne  le  désire  ardemment  — elles 
peuvent  l.-  faire...  Le  modus  vivendi  auquel  je  pense  implique  une  poli- 
iicpie  de  concessions.  Par  le  traité  de  Versailles,  les  Alliés  ont  |)ris  à 
l'Allemagne  tout  ce  qui  leur  semblait  important  :  armée,  flotte,  marine 
marchande,  câbles,  colonies,  liberté  des  négociations  internationales, 
direction  des  chemins  de  fer,  et  une  partie  des  ressources  natu- 
relles vitales  et  des  industries.  L'Allemagne  a  maintenant  bien  peu 
de  chose,  ou  elle  n'a  rien  à  offrir  commebase  de  commerce,  et  il  s'ensuit 
que  les  concessions  doivent  venir  d'un  seul  côté  et  qu'elles  doivent 
entraîner  des  modifications  du  Traité  de  Versailles.  De  tous  côtés  on 
demande  que  le  traité  soit  modifié,  mais  le  plus  souvent  on  sait  mal 
quelles  sont  les  dispositions  les  plus  gênantes  du  traité  et  comment  il 
peut  êtiti  utihuuent  amcutlé. 

La  question  ries  réparations  a  attiié  presque  exclusivement  l'atten- 
tion du  pnlilic  anglais,  à  rausf  de  la  \  igueiu'  avec  laciuellr  l;i  Fiaiit;e  h 


1132  LA    VIE  DES   PEUPLES 

réclamé  le  paiement  de  ses  créances,  à  cause  du  trouble  que  les  paie- 
ments allemands  ont  apporté  dans  la  situation  économique,  dans  son 
change,  dans  son  crédit.  Cependant,  on  ne  saurait  comprendre  trop 
clairement  que  la  question  des  réparations  n'est  que  l'un  des  trois 
problèmes  très  distincts  dont  dépend  le  règlement  des  affaires  d'Alle- 
magne et  d'Europe. 

Les  autres  problèmes  sont  la  question  des  accords  territoriaux  et  la 
question  des  pénalités  commerciales  et  économiques  que  l'Allemagne 
a  dii  accepter.  Je  considère  que  des  modifications  dans  ces  deux  direc- 
tions seraient  un  moyen  de  réconcilier  l'Allemagne  avec  son  antago- 
niste la  plus  acharnée.  On  lui  donnerait  ainsi  la  possibilité  de  se  re- 
mettre d'aplomb  et  de  consacrer  toute  son  attention  aux  immenses 
tâches  de  la  reconstruction,  dont  le  paiement  des  réparations  dépend. 

M.  Dawson  demande  que  la  France  fasse  des  concessions  au  sujet  de  la 
Rhénanie  et  du  bassin  de  la  Sarre.  Il  demande  aussi  que  le  régime  du 
port  de  Memel  soit  modifié.  Il  passe  ensuite  aux  colonies. 

En  attendant  le  jour  où  les  territoires  tropicaux  de  l'Afrique  seront 
administrés  par  un  grand  consortium  international  — •  peut-être  sous 
une  Société  des  Nations  plus  forte  —  dans  l'intérêt  des  populations 
indigènes,  pour  l'exploitation  rationnelle  et  la  répartition  équitable 
des  produits,  l'Allemagne  a  besoin  d'avoir  accès  aux  sources  des  pro- 
duits tropicaux.  Si  nous  ne  lui  donnons  pas  cet  accès  par  des  moyens 
pacifiques,  nous  pouvons  l'amener  de  nouveau  à  sa  terrible  doctrine 
que  la  force  est  le  seul  remède.  Lord  John  Russel  a  émis  une  maxime 
politiquetrèssage  et  très  bien  adaptée  à  notre  temps  lorsqu'il  a  dit  que: 
si  une  chose  est  inévitable  la  plus  grande  sagesse  est  de  la  faire  gracieu- 
sement. Je  demande  le  rétablissement  de  l'Allemagne  sous  le  soleil  des 
tropiques  comme  une  mesure  de  justice  et  de  droit,  et  aussi  comme  une 
mesure  de  sagesse  et  d'habileté.  Ici  tout  dépend  de  l'Angleterre  et  de 
la  France.  J'ajoute  que  j'ai  la  ferme  conviction  que  les  aspirations 
coloniales  de  l'Allemagne  pourraient  être  satisfaites  sans  aucun  préju- 
judice  pour  ce  que  l'Afrique  du  Sud  et  l'AustraHe  regardent  comme 
leurs  intérêts  vitaux. 

(Forlnightly  Review,  juillet  1922). 


2.  —  La  France  et  les  Etats-Unis. 

La  politique  de  la  France  est  attaquée  de  toutes  parts  aux  Etats-  Unis. 
Quelques  voix  s'élèvent  cependant  pour  la  défendre.  Le  professeur  Char- 
les Seymour  écrit  dans  la  Yale  Review  : 

L'Europe  et  le  monde  ne  peuvent  laisser  la  France  isolée  au  milieu 
d'une  Europe  ((ui  n'est  pas  eiicorepacitiée.Oue  Puiucaré  se  maintienne 


.4  TRAVERS  LES  REVUES  :  FRANCE  1133 

ou  qu'il  Loiube,  il  esl  de  preiuiiM-e  importance  pour  1" Angleterre  el  pour 
les  Etats-Unis  que  la  France  se  joigne  de  tout  cœur  au  mouvement 
pour  la  restauration  économique  de  l'Europe,  sans  quoi  il  n'y  aura  pas 
de  stabilité  économique  dans  le  monde. 

Or,  la  France,  ayant  de  grandes  dépenses  mililaires  qui  lui  inlcrdisenl 
d'équilibrer  son  budget,  ne  peut  apporter  son  effort  à  la  restauration  éco- 
nomique. Et  la  France  ne  peut  desarmer  car  nous  ne  lui  avons  pas  donné 
la  rive  gauche  du  Rhin,  car  nous  lui  avons  refusé  la  constitution  d'une 
armée  internationale  au  service  de  la  Société  des  Nations,  car  nous  avons 
refusé  de  ratifier  le  traité  de  garantie.  Les  Etals-  Unis  qui  se  sont  désinté- 
ressés des  affaires  d' Europe,  sont  grandement  responsables  de  l'attitude 
actuelle  de  la  France.  • 

Nous  avons  jeté  à  la  France  mille  épithètes  de  condamnation.  Et 
nous  ne  nous  sommes  pas  aperçus  que.  de  toutes  les  nations,  c'était 
nous  qui  avions  le  moins  le  droit  de  nous  plaindre.  Jamais  situation 
politique  n'a  mieux  montré  la  justesse  de  la  parabole  de  la  paille  et  de 
la  poutre.  Nous  avons  reproché  aux  Français  d'avoir  la  vue  courte, 
sans  nous  apercevoir  que  nous  n'avions  \tj  nous-mêmes  les  affaires 
qu'à  travers  le  prisme  coloré  de  notre  ignorance.  Si  la  France  entre- 
tient une  forte  armée,  nous  le  devons,  en  grande  partie  du  moins,  au  fait 
que  nous  avons  refusé  de  ratifier  les  accords  qui  devaient  rendre  la 
démobilisation  possible  et  sans  danger.  Et  tant  que  nous  nous  abstien- 
drons de  toute  collaboration  économique  en  Europe,  nous  ne  pouvons 
nous  attendre  à  un  changement  radical  dans  l'attitude  de  la  France 
au  sujet  des  réparations.  Pour  la  France,  le  problème  des  réparations 
doit  dominer  tous  les  autres  et,  tant  qu'une  solution  meilleure  ne  sera 
pas  proposée,  elle  doit  s'appuyer  sur  le  Traité  de  Versailles.  Mais  il  est 
évident  que,  sans  la  collaboration  des  Etats-Unis,  aucune  solution  ne 
pourra  être  trouvée.  Comme  prix  de  notre  collaboration,  politique  et 
économique,  nous  pourrions  poser  les  bases  (fue  nous  voudrions  :  dé- 
sarmement, dépenses  réduites  à  la  production,  divorce  des  animosités 
politiques  et  des  nécessités  économiques. 

M.  Seymour  espère  en  M.  Hughes,  auteur  des  réductions  navales  de 
Washington. 

S'il  montrait  le  même  courage  en  affrontant  les  problèmes  d'Eu- 
rope !  S'il  ne  disait  plus  :  «  Nous  ne  pouvons  venir,  parce  qu'e  vous 
n'avez  pas  désarmé  el  équilibré  vos  budgets  »  !  S'il  déclarait  :  «  Nous 
sommes  prêts  à  venir.  Vous  devez  désarmer  et  équilibrer  vos  budgets 
mais  nous  sommes  prêts  à  vous  aider»!  Plusieurs  traits  indiquent  que, 
-M.  Hughes  etM.IIarding  comprennent  que  nous  avons  des  intérêts 
\'itaux  dans  les  affaires  oui'opéennes.  mais  ils  redoutent  l'esprit  de 
clocher  qui  a  détruil  la  politique  de  \\oodro\v  Wilson.  Ils  ont  besoin 
de  l'appui  d'une  opinion  puiiliquc  courageuse...  Il  est  temps  que  le 
public  américain  cesse  de  déplorer  l'existence  des  traditions  et  des  pré- 


1134  LA    VIE  DES  PEUPLES 

jugés  français,  pour  comprendre  que  nos  propres  préjugés  empêchent 
la  stabilisation  des  affaires  du  monde.  Le  sentiment  et  Tinstinct  des 
affaires  sont  d'accord  pour  nous  appeler  à  jouer  notre  rôle.  En  1918, 
Théodore  Roosevelt  disait  de  la  France  :  «  Jamais  dans  l'histoire  du 
monde  on  n'a  vu  pareille  loyauté  dans  l'accomplissement  dun  devoir 
dangereux...  Et  grande  sera  sa  récompense,  car  elle  a  sauvé  l'âme  du 
monde  ».  L'Amérique  a  maintenant  l'occasion  de  payer  sa  dette  en 
acceptant  ce  devoir  qui,  lui  aussi,  demande  du  courage,  mais  qui  est 
évident.  Au  lieu  de  répéter  que  la  France  regarde  par  le  gros  bout  de  sa 
lorgnette,  essayons  l'autre  bout  de  notre  télescope. 

{Yale   Reuiew,  juin  1922). 


3.  —  Molière. 

Le  troisième  centenaire  de  Molière  a  été  célébré  par  les  intellectuels  de 
Vélranger.  L'américaine  Current  Op'inïonestitneque  Molièreavecsonbon 
sens  est  le  type  même  du  Français.  C'est  réduire  peut-être  un  peu  Molière 
et  le  sens  poétique  de  notre  race. 

Son  arme  était  le  rire... 

Il  ne  faut  pas  s'étonner  que  les  Français  écoutent  toujours  Molière 
avec  tant  de  plaisir,  car  il  est  le  miroir  de  leurs  âmes,  il  les  aide  à  se 
comprendre  eux-mêmes,  comme  il  a  aidé  le  monde  entier  à  les  com- 
prendre. Celui  qui  veut  comprendre  les  Français  doit  connaître 
M.  Jourdain  et  sa  femme,  —  n'oubliez  jamais  sa  femme.  Il  doit 
entendre  le  rire  qui  éclate  dans  le  théâtre  lorsqu'à  la  fin  delà 
pièce,  on  arrache  son  masque  à  Tartuffe.  Il  doit  contempler  la  faiblesse 
de  Sganarelle,  l'incorrigible  logique  d'Arnolphe  qui,  à  quarante-deux 
ans,  est  amené  à  épouser  un  tendron  de  seize  ans;  la  rigidité 
d'Alceste,  le  solitaire  comiqu^  qui  n'a  pas  peur  du  ridicule,  qui  se 
plaît  même  à  être  ridicule,  qui  trouve  une  consolation  à  voîr  qu'i' 
est  ridicule  aux  yeux  des  autres,  tous  les  hommes  lui  paraissant  si 
odieux  qu'il  souffrirait  de  leur  sembler  bon  ou  sage. 

Le  bon  sens  de  Molière  explique  son  influence  sur  un  peuple  qui, 
comme  les  Français,  semblent  placer  le  sens  commun  au-dessus  de 
tous  les  autres  éléments  dans  l'art  de  la  vie  humainement  considérée. 
L'Angleterre  ne  rend  pasde  pareilshonneursàShakespeare, car  Molière 
ne  quitte  jamais  la  scène  française,  tandis  qu'à  Londres,  de  nombreu- 
ses années  peuvent  passer  sans  qu'on  joue  Richard  III,  Cymbeline,  la 
Tempête,  Trotlus  et  Cressida.  En  Espagne,  l'immortel  Galderon,  avec 
une  œuvre  aussi  grande  que  Hamlet,  qu'Œdipe,  que  Tartuffe,  est  joué 
très  irrégulièrement.  En  France,  on  ne  peut  pas  vivre  sans  Molière.  Par 


À  IRA  VERS  LES  REVUES  :  FRANCE  1  j  35 

là,  les  Français  révèlent  quils  vivent  complètement  sur  le  plan  du  sens 
commun,  qualité  qu'on  Irouv.e  chez  eux  beaucouj)  plus  développée  que 
partout  ailleurs,  l'ail  attesté  par  la  renommée  de  Molière. 

[Currenl  opinion  juin  192'2) 


4.  —  M.  Marcel  Proust 

La  litléraiure  française  moderne,  dans  ses  manifestations  les  plus 
discutées. attire  l'attention,  provoque  V admiration  de  la  critique  anglaise. 
M.  Middleton  Murry  étudie  l'œuvre  de  Marcel  Proust  et  il  y  découvre 
l'expression  d'une  sensibilité  nouvelle.  Après  avoir  mis  en  lumière  les 
principales  qualités  de  l'auteur  de  Swann,  //  arrive  à  cette  conclusion  : 

Ce  ne  sont  pas  ces  qualités  si  rares,  si  estimables  qu'elles  soient,  qui 
l'ontd'-4/a  recherche  du  temps  perdu  l'œuvre  la  plus  significative  de  la 
littérature  contemporaine.  Ces  qualités  sont  précieuses,  mais  elles 
sont,  en  un  certain  sens,  superficielles  et  elles  pourraient  être  contre- 
b;ilancées  par  l'obscurité  indiscutable,  par  la  complication  désagréable 
de  la  langue  dans  de  larges  portions  du  livre.  Pourtant  ce  livre  est 
quelque  chose  de  plus  qu'un  récit  obscur  coupé  fréquemment  par  de 
brusques  clartés  de  beauté.  Ce  livre  possède  au  moins  une  des  qualités 
(ie  la  durée  :  une  âme.  11  est  né  d'un  dessein  haut  et  subtil.  L'auteur  a 
une  vue  densemble  de  la  vie.  Un  feu  secret  est  en  lui  et  nous  en  sen- 
tons l'irradiation  à  travers  les  pages  les  plus  obscures  longtemps  avant 
que  nous  puissions endécouvrir  la  source.Aussi,bien que  parfoissa  langue 
soit  alambiquée  jucju'au  grotesque,  .M.  Proust  a  du  style.  Nous  pouvons 
lui  iippliquer  correctement  l;i  phrase  qu'il  a  employée  lui-même  à  pro- 
pos dun  de  ses  grands  piédécesseurs,  Stendiial,  et  diie  que  son  œuvre 
:i  «  la  grande  ossature  du  style  »  chose  beaucoup  plr.s  importante  que 
la  limpidité  ou  la  beauté  dans  le  détail  de  l'expression.  Le  style  de 
M.  Proust,  est,  dans  le  sens  le  plus  large,  un  style  nouveau  et  profon- 
dément original,  comme  la  sensibilité  à  qui  il  doit  d'être. 


iQuarterly  Review.  juillet  1922). 


5.  —  Constantin  Guys. 

L'English  Review,  oryane  jeune  et  indépendant,  célèbre  un  des 
peintres   les  plus   troublants  de  noire  temps. 

Ce  qui  d<jmine  duns  cet  incomparable  peintre  de  la  prostitution, 
c'est  l'expression.  Elle  est  infiniment  profonde  et  xélièmentc  sangui- 
naire comme  le  ciel  que  j'ai  vu  ce  soir  après  le  coucher  du  soleil,  téné- 


Ii3t3  i^^    y^E  i^ES  PEUPLES 

bruijx  citns  s.i  mrgnificence  p  mrpre  :  un  Gcy  i  d.  crépuscule.  Guys  est 
toujours  en  éveil  pour  saisir  avec  îureur  les  apparitions  vivantes... 

L'observation  de  Guys  est  spontanée,  vive  et  vitale.  Il  peut  repré- 
senter des  scènes  qui  sont  morbides  et  moroses  et  folles,  à  la  fois  réelles 
et  fantastiques.  Il  fixe  sur  ses  feuilles  un  extraordinaire  crépuscule. 

[English  Review,  juillet  1922). 


III.  —  GRANDE  BRETAGNE 


1.  —  La  mip-ation  dans  T  Empire  britannique. 

L'Empire  britannique  souffre  d'un  grave  malaise  démographique.  Sur 
le  sol  de  la  métropole  la  population  des  villes  augmente  au  détriment  de 
celle  des  campagnes.  Les  Dominions  voient  arriver  des  immigrants  qui 
veulent  rester  dans  les  villes  alors  quon  a  besoin  d'agriculteurs. 

Le  mal  spécial  dont  nous  souffrons  en  Ai;^leterre,  mal  qui  s'étend  à 
''Ecosse,  est  l'agglomération  disproportionnée  de  notre  population 
dans  les  zones  urbaines.  En  chiffres  ronds,  80  %  de  la  population  ac- 
tuelle de  l'Angleterre  et  du  pays  de  Galles  est  urbaine.  Londres  seul, 
j  entende  «le  plus  grand  Londres  «contient  une  populationde  7.476.000 
habitants.  Or  l'Australie  n'a  que  5 .437.000  habitants  et  la  population 
de  la  Nouvelle-Zélande,  si  l'on  exclut  les  Maoris,  est  de  1.218.000  ha- 
bitants, si  bien  que  «  le  plus  grand  Londres  »  a  une  population  blanche 
^périeure  à  celles  de  l'Australie  et  de  la  Nouvelle-Zélande  réunies.  A 
côté  de  Londres,  il  y  a  en  Angleterre  et  dans  le  pays  de  Galles  cent 
villes  dont  la  popula  tion  dépasse  50.000  habitants.  Ces  villes  avaient  en 
1921  une  population  de  18.  693.000  habitants  soit  environ  la  moitié 
de  la  population  totale  de  l'Angleterre  et  du  pays  de  Galles.  De  plus,  il 
y  a  naturellement  un  grand  nombre  de  petites  villes;  beaucoup  de  ces 
zones,  classées  comme  rurales,  spécialement  dans  les  districts  de  mines, 
sont  en  réalité  des  centres  urbains,  présentant  tous  les  inconvénients 
de  l'agglomération  et  de  la  mauva'se  aération... 

U intérêt  de  la  métropole  est  de  garder  les  agriculteurs;  V intérêt  des 
dominions  est  de  les  attirer. 

Le  problème  pratique  est  donc  de  savoir  si  ces  deux  intérêts  peuvent 
être  réconciliés.  Le  projet  le  plus  intéressant  est  celui  du  colonel 
Beckler  Wilson  qui  propose  de  prendre  des  enfants  des  villes,lorsqu'ils 
sont  très  jeunes,  et  de  les  former  dans  des  fermes  anglaises  jusqu'à  ce 
qu'ils  soient  capables  de  devenir  fermiers  dans  les  dominions.  Le 
colonel  Wilson  estime  que  si  un  garçon  est  enlevé  assez  tôt  à  la  ville,  on 


A  TRAVERS  LES  REVUES:  GRANDEB-RETAGNE  1137 

peut  l'amener  à  aimer  la  campagne  et  à  devenir  trèsutilecomme ouvrier 
de  ferme.  Beaucoup  a  été  déjà  fait  dans  ce  sens  par  des  agences  vo- 
lontaires comme  Dr  Barnardo's  homes,  la  Church  Army  etc..  Ces  or- 
ganisations possèdent  des  fermes;  on  y  fait  l'éducation  des  jeunes 
garçons,  puis  on  les  envoie  en  Australie  ou  au  Canada.  Les  promoteurs 
de  ces  organisations  ont  compris  cette  vérité  évidente  :  si  vous  voulez 
amener  un  individu  à  un  genre  de  vie  tout  nouveau,  il  fsut  le  prendre^ 
jeune.  De  grandes  sommes  ont  été  dépensées  par  l'Etat  anglais  ou 
par  les  dominions  pour  donner  des  passages  gratuits  à  d'anciens  soldats 
ou  autres  qui  exprimaient  le  désir  d'émigrer.  Dans  un  grand  nombre 
de  cas.  les  homm-^s  que  l'on  aidait  ainsi  s'apercevaient  que  les  condi- 
tions de  la  vie  n'étiient  pas  aussi  désirables  qu'ils  lavaient  imaginé  et 
ils  s'en  retournaient.  Les  Gouvernements  ont  profité  de  la  leçon...  et  on 
choisit  maintenant  les  émigrants  avec  plus  de  soin.  Mais,  quelque  soin 
qu'on  prenne.il  est  extrêmement  difficiled'êtresûrd'avancequ'unhom- 
me  pourra  changer  complètement  sa  façon  de  vivre  et  se  trouver  heu- 
reux dans  une  ferme  éloignée  de  la  Prairie  lorsqu'il  avait  été  habitué 
à  vivre  dans  un  pays  à  population  dense  comme  l'Angleterre.  Donc,  si 
le  Gouvernement  envoie  des  émigrants  adultes,  il  court  toujours  le 
danger  de  les  voir  s'employer  dans  les\illesou  s'efforcer  de  rentrer  en 
Angleterre. 

'Edinbur(jh  Re/'/ftt'.  juillet    19-22.) 


2.  —  Lord  Derby 

M.  Lloyd  George  paraît  toujours  élabli  1res  soUdemenl  au  pouvoir. 
Cependant,  on  parle  de  successeurs  possibles.  On  cite  Lord  Derby. 

Lord  Derby,  de  r illustre  famille  des  Stanley,  a  deux  passions  :  les 
courses  de  chevaux  et  la  politique.  Ancien  ambassadeur  à  Paris,  grand 
recruteur  pendant  la  guerre,  c'est  un  des  membres  les  plus  influents 
du  parti  tory. 

C'est  un  homme  rejjlel  à  grosse  tête  dont  les  traits  les  plus  frappants 
sont  des  yeux  rieurs  et  une  bouche  souriante  que  la  moustache  hérissée 
laisse  voir.  Les  cheveux  sont  fins  et  gris,  mais  la  voix  est  puissante  et 
les  manières  cordi;  les...  Il  n'a  jamais  oublié  un  visage  ou  un  nom,  au 
moins  dans  le  Lancashire  où  il  est  non  seulement  grand  propriétaire, 
mais  puissance  politi(iue  de  première  grandeur.  C'est  l'influence  ilidi- 
\  iduf^lle  la  plus  puissante  de  la  politique  anglaise.  Vn  membre  de  sa 
f;imille  estd'ordinain"  dé[>uté  aux  Communes  pour  Preston.  Knowsley. 
la  grande  maison  de  famille,  est  un  faubourg  de  Liverpool.  Bootleesl 
aux  Stanley  et  aussi  une  grande  étendue  de  terre  au  nord  do  Manches- 
ler.  Ils  ont  été  autrefois  rois  à  man.  Les  auberges  pr^*nnenl  souvent 
l(^  nom  (le  Derby  comme  enseigne.  La  famille  n'a   rien  [lerdu  de  s'a 


1138  LA    VIE  DES   PEUPLES 

puissance  politique  et  territoriale,  malgré  les  nouvelles  mœurs,  les 
temps  nouveaux,  la  montée  de  la  classe  ouvrière. 

Lord  Derby  a  rendu  au  parti  tory  la  vigueur  qu'il  avait  au  temps  de 
Disraeli.  11  comprend  la  condition  des  hommes  de  toutes  les  classes, 
fi-dr  sa  connaissance  du  caractère  anglais  est  très  étendue.  Il  peut  écou- 
ter avec  un  imperturbable  sourire...  pendant  des  heures  entières.  Sa  spé- 
cialité est  l'information  de  première  main.  Il  déteste  les  rapports,  les 
im})ressions.  Aussi  a-t-il  visité  les  ouvriers  dans  leurs  maisons  lorsqu'il 
a  étudié  les  conditions  de  logement  et  il  n'y  a  pas  la  moindre  affecta- 
tion dans  la  simplicité  avec  laquelle  il  parle  d'un  problème,  riant  avec 
un  ouvrier,  dans  la  propre  cuisine  de  cet  ouvrier.  Lord  Derby  peut 
faire  une  profonde  impression  sur  les  pauvres  parce  qu'il  a  étudié  de 
très  près  leurs  problèmes  économiques,  s'occupant  de  détails  comme 
le  prix  du  froment  à  la  livre,  le  jirix  du  pain  cuit  au  four  de  la  maison, 
le  nombre  de  vêtements  qu'un  homme  peut  acheter  dans  l'année,  la 
difficult  d'avoir  deux  métiers  pour  ceux  qui,  comme  le  plâtrier,  n'ont 
du  travail  que  pendant  une  saison. Lord  Derby  est. très  à  son  aise  dans 
la  compagnie  mêlée  d'une  auberge.  «  Je  suis  du  peuple  »,  dit-il. 

C'est  ce  contact  que  Lord  Derby  nomme  sources  d'informations 
de  première  main.  Il  s'est  donné  comme  loi,  lorsqu'il  est  entré  dans  la 
vie  publique,  d'entrer  en  conversation  avec  tous  ceux  qu'il  rencontre- 
rait, que  ce  soit  dans  une  auberge  de  village  ou  en  chemin  de  fer.  «  J'ai 
été  parfois  rembarré,  disait-il  un  jour  à  un  journaliste  de  Londres,  mais 
l'expérience  m'a  appris  à  ne  pas  être  trop  sensible  ».  Sa  finesse  d'ob- 
servation, sa  connaissance  de  toutes  les  faces  de  la  vie  anglaise,  sa  maî- 
trise de  tous  les  sujets  qu'il  étudie,  font  de  lui  la  terreur  de  tous  les  fonc- 
tionnnires  soumis  au  contrôle  des  parlementaires.  Il  a  une  habileté  gé- 
niale pour  poser  une  question  dangereuse  à  un  témoin  qui  se  dérobe; 
et  il  peut  amener,  parla  douceur,  sa  victime  à  passerd'une  affirmation 
à  l'affirmation  contraire  sans  provoquer  une  scène,  ni  un  éclat  de 
mauvaise  humeur.  Jamais  sa  bonne  humeur  ne  paraît  si  contagieuse  que 
lorsqu'il  entre  dans  une  salle  de  commission  où  l'on  dispute  chaude- 
ment, où  l'on  hurle.  Il  sourit,  puis  pose  une  question  avec  une  obser- 
vation opportune  à  celui  qui  semble  de  mauvaise  humeur,  puis  à  celui 
qui  se  croit  outragé.  Et  il  place  ainsi  la  discussion  sur  une  nouvelle 
base  d'amabilité,  de  jovialité,  de  camaraderie.  Plus  d'une  crise  du 
parti  conservateur  a  été  apaisée  à  table,  le  matin,  devant  les  œufs  au 
jambon,  les  petits  pains,  les  biscuits  et  les  fruits. 

Toute  la  carrière  de  Lord  Derby  est  donc  la  mise  en  œuvre  du  tact 
personnel,  l'établissement  de  l'intimité,  du  sentiment  de  fraternité. 
C'est  le  génie  particulier  de  la  famille  Stanley,  un  trait  qui  est  dans  la 
race  depuis  plusieurs  génération^,  un  don  très  subtil  de  l'analyse,  plus 
utile  à  son  possesseur  que  la  froide  dévotion  aux  principes  qui  donne  d? 
l'influence  à  \m  homme  comme  John  Bright  ou   Lord   Morley.  Lord 


A  TRAVERS  LES  BEVUES:  GRANDE-BRETAGNE  1139 

Derby  a  été  accusé  piir  ses  ennemis  politiques  de  subordonner  les 
principes  à  la  personnalité.  Il  a  été  accusé  de  considérer  les  principes 
comme  une  création  des  laiseurs  de  phrases,  pour  qui  il  a  le  plus  grand 
mépris.  11  a  été  accusé  de  mettre  son  influence  au  service  de  ses  parti- 
sans pour  former  une  coterie  politique.  Lord  Derby  ne  rougit  guèreàces 
accusations.  11  admet  volontiers  que/pour  lui,  les  hommes  ne  sont  pas 
moins  importants  que  les  mesures  et  que  les  gens  sont  au  moins  aussi 
bons  que  les  principes. 

Lord  Derby  est  dans  sa  gh)ir<'  les  jours  de  grande  tête,  l<)rsqu«'  l:i 
foule  est  très  joyeuse.  Les  courses  le  rendent  heureux.  Une  foiri'  de 
campagne  lui  ôte  des  épaules  un  grand  nombre  d'années.  Un  dîner 
avec  ses  partisans  lui  donne  un  entrain  irrésistible.  Lorsqu'il  organise 
une  réunion,  rien  ne  cloche  jamais.  La  gaieté  est  large,  le  bal  animé, 
l'air  embaumé;  les  discours  provoquent  de  grands  éclats  de  rire;  la 
réserve  est  bannie,  la  joyeuse  Angleterre  ressuscite.  C'est  pour  cela, 
pense  Lord  Derby,  que  les  conservateurs  luttent.  La  tâche  d'un  hom- 
me d'Etat  est  de  rendre  le  peuple  heureux,  devoir  s'il  est  bien  nourri, 
bien  logé  et  de  ne  pas  s'occuper  du  reste.  C'est  aussi  la  doctrine  de 
Sir  George  Younger,  cet  autre  pilier  du  conservatisme  ^.  Cette  doctrine 
paraît  trop  joviale  et  trop  matérielle  à  certains  conserva  leurs  du  type 
de  Lord  Hugh  Cecil  qui  donne  de  l'importance  au  spiritualisme  en 
politique.  11  y  a  là  un  conflit  de  tempéraments  :  Lord  Derby  ne  pense 
qu'à  ce  monde,  les  conservateurs  du  type  Cecil  sont  des  hommes 
de  religion.  L'un  d'entre  eux  a  laissé  dernièrement  le  particonservateur. 
Il  ne  pouvait  supporter  la  grossièreté  de  l'attitude  de  Lord  Derby 
envers  les  bonnes  choses  de  ce  monde. 

Les  amib  de  Lord  IJerby  ex|)liquent  qu'il  redoute  tout  niéla.nae  de  la 
religion  et  de  la  politique...  H  est  pourtant  dévot  comme  tous  ses  ancê- 
tres, qui  ont  été  des  piliers  de  l'église.  Le  grana  chef  des  conservateurs 
est  toujours  à  son  banc  à  l'église,  le  dimanche  matin,  revêtu  de  sa  lon- 
gue redingote,  une  fleur  à  la  boutonnière,  et  il  se  fait  une  loi  de  re- 
prendre à  dîner  le  s(  rmon  d'i  m.ilin. 

(Currenl  opinion  juin  1922). 

3.  —  Shelley 

L' Angleterre  célèbre  aclnelU'incnl  le  centenaire  (te  la  mort  de  Sliellei/  qui 
périt  noifc  pendant  une  lenipéie  dans  la  nier  Tijrrtiénicnne.  C'esi  une  des 
fifjures  tes  plus  pures  de  la  poésie,  ei  sans  doute  le  vérilable  initiateur  de 
la  poésie  anglaise  moderne.  M.  (iilhrrl  Thomas  esquisse  son  caractère 
avec  la  plus  grande  délicaJesse. 

1.   Voir  la  Vie  des  Peuples  de  juin. 


1140  LA  VIE  DES  PEUPLES 

Il  n'y  avait  pas  en  Shelley  deux  entités  distinctes  :  le  poète  et  l'honi- 
me.  «  Ma  poésie,  disait  Byron.  est  une  chose.  J'ensuis  une  autre...  Ma 
poésie  est  une  faculté  séparée.  L'idéal  n'a  aucun  effet  sur  le  caractère 
réel».  Ilavouait  ainsi,  avecune  candeur  cynique,  cequi  est  vrai  denom- 
breux  artistes  créateurs.  Mais,  pour  Shelley,  la  poésie  n'était  pas  une 
«  faculté  séparée  »,  un  simple  ornement  de  la  vie  ou  un  moyen  d'échap- 
perà  la  vie.  C'était  essentiellement  quelque  chose  qui  doit  transformer, 
révolutionner  la  vie.  La  conviction  passionnée  que  les  hommes  doivent 
vivre  la  poésie  et,  par  là,  ramener  l'âge  d'or,  était  en  effet  la  source 
principale  de  son  inspiration.  Shelley  se  distingue  des  poètes  qui  ont 
partagé,  dans  une  certaine  mesure, ses  croyances  et  son  idéal.  Les  autres 
ont  moralisé  sur  l'amour,  la  vérité  et  la  fraternité,  en  les  contemplant 
objectivement  et  à  distance.  Shelley  seul,  et  sans  doute  Blake, 
chantent  ces  choses  sans  perdre  le  ton  cynique.  Ces  choses,  Shelley  les 
respire  comme  l'air  natal.  Il  ne  parle  pas  de  la  République  idéale  com- 
me d'un  pays  vague  et  lointain  dontles  pics,  verslesquels  nous  som- 
mes poussés  parla  Crainte  ou  le  Devoir  «fils  sévère  de  la  voix  de  Dieu  », 
sont  à  peine  visibles  parmi  les  sombres  brouillards.  Il  est  chez  lui 
dans  ces  altitudes  aériennes,  comme  son  alouette  qui  plonge  dans  la 
profondeur  bleue  du  ciel. 

Mais  l'alouette,  après  tout,  fait  son  nid  sur  le  sol.  Pas  plus  que 
celle  qu'il  a  chantée  dans  des  strophes  immortelles,  Shelley  n'a  vécu 
entièrement  parmi  les  nuages.  Son  génie  —  comme  celui  de  Milton 
avec  qui,  malgré  des  différences  éclatantes,  il  a  beaucoup  de  traits 
communs,  —  a  une  base  intellectuelle  qu'on  a  trop  peu  remarquée, 
«  Il  possédait,  dit  Mme  Shelley,  une  brillante  imagination  »  et  aussi 
«  une  raison  exacte  et  logique  ».  C'est  ce  facteur  de  raison,  si  rare  chez 
les  poètes,  qui  enveloppe  sa  vie  et  son  œuvre  d'un  élément  de  mystère 
attirant.  Shelley  est  mort  dans  sa  trentième  année.  Si,  comme  Mil- 
ton, il  avait  vécu  assez  pour  atteindre  la  plénitude  de  sa  puissance, 
son  imagination  et  sa  raison  se  seraient  peut-être  fondues  en  une  har- 
monie qui  l'aurait  placé  parmi  les  premiers  poètes  du  monde.  Mais  il 
était  inévitable  que  son  imagination  débordât  son  intelligence,  malgré 
les  vaillants  efforts  de  celle-ci  pour  dominer.  L'imagination  est  le 
don  magique  des  dieux,  mais  la  raison  doit  nécessairement  se  déve- 
lopper par  l'expérience.  Un  homme  qui  a  la  passion  de  la  raison  doit 
atteindre  la  maturité  plus  lentement  que  celui  chez  qui  cette  passion 
n'apparaît  pas.  Voilà  pourquoi  le  génie  de  Keats  était  mûr  à  vingt- 
cinq  ans,  celui  de  Shelley  ne  l'était  pas  à  trente.  Keats  avait  une  na- 
ture plus  simple. 

Ici  il  faut  définir  avec  soin  les  termes  que  nous  employons.  Nous 
avons  dit  que  la  nature  de  Keats  était  plus  simple  que  celle  de  Shelley. 
Elle  était  en  effet  moins  complexe,  elle  avait  des  possibilités  moins 
variées.  Mais  il  est  un  côté  par  lequel  la  nature  de  Shelley,  malgré 


.1  TRAVERS  LES  REVUES:  GBAyDE-BRETAGNE  1111 

toute  sa  complexité,  était  plus  simple  que  celle  de  Keats.  Si  nous  en- 
tendons par  simplicité  la  simplicité  de  l'enfant,  simplicité  qui  lui  ouvre 
le  royaume  du  Ciel.  Sheiley  était  le  plus  simple  des  hommes.  Son  esprit 
était  très  compliqué;  l'esprit  de  l'enfant  l'est  aussi.  L'esprit  de  Ten- 
fant  est  un  bouillonnement  complexe  où  les  instincts  et  les  qualités 
les  plus  différents  luttent  pour  la  cohésion  et  l'expression.  Mais  à 
cette  complexité  mentale  s'allie  la  simplicité  spirituelle  qui  est  1h 
couronne  et  le  symbole  de  l'enfance.  L'enfant  regarde  la  vie  avec  des 
yeux  que  n'obscurcissent  pasla  coutume  ou  la  tradition.  Il  regarde  Ja 
beauté  du  monde  naturel  à  travers  les  verres  irisés  de  l'imagination, 
il  demande  l'explication  des  actes  de  ses  aînés  qui  ont  étrangement 
obscurci,  à  ce  qu'il  lui  semble, le  paradis  qui  est, autour  d'eux.  L'enfanl 
acceptera  joyeusement,  bien  qu'il  soit  curieux  de  pénétrer  jusqu'au 
fond,  les  miracles  naturels  qui  l'entourent.  Ce  qu'il  n'acceptera  pas 
sans  discuter,  ce  sont  les  conventions  qui  partout  empêchent  l'homme 
de  jouir  de  ces  miracles.  Le  cœur  simple  —  le  cœur  d'enfant  que  le 
.\ouveau  Testament  exalte  et  que  Sheiley  possédait  —  implique  un 
esprit  sans  repos,  ardent,  plein  de  doutes  profonds.  C'est  seulement 
lorsque  la  simplicité  spirituelle  de  l'enfance  est  perdue  que  l'esprit, 
cessant  d'être  un  lac  tourbillonnant,  prend  la  simplicité  d'une  mare 
stagnante.  Et  si,  dans  le  cas  du  poète,  l'imagination  survit  aux  années 
qui  apportent  aux  hommes  '<  le  joug  inévitable  ».  cette  imagination, 
sauf  chez  les  poètes  très  rares  qui  portent  le  sceau  d'une  immortelle 
jeunesse,  se  concentre  entre  des  barrières.  L'imagination  de  Keals 
était  d'une  sensibilité. d'une  perfection  exquise,  mais  elfe  était  resserrée 
entre  des  limites,  elle  était  concentrée.  Pour  lui,  la  Beauté  était 
la  Vérité;  la  Vérité  était  la  Beauté.  Voilà  tout  ce  qu'il  savait,  qu'il 
désirait  savoir.  Mais  il  n'en  était  pas  ainsi  de  Sheiley.  Il  ne  cherchait 
pas  à  échappera  la  vie;  il  ne  se  contentait  pas  d'une  petite  partie  de  la 
vie.  Son  imagination  continuait,  avec  l'impétuosité  de  la  jeunesse, 
à  battre  le  ciel  tout  entier,  cherchant  à  déchiffrer  ses  énigmes,  s'ef- 
forçant  particulièrement  de  pénétrer  les  sombres  nuées  de  l'erreur  et  de 
la  souffrance  humaine  qui  obscurcissent  la  pure  splendeur  du  ciel. 
Il  ne  fit  jamais  usage  des  «  choses  comme  elles  sont  ».  Il  refuse  obstiné- 
ment de  les  ignorer  et  aussi  de  faire  aucun  compromis  avec  elles.  Il 
garda,  en  u  n  mot,  la  simplicité  spirituelle,  l'esprit  perplexe  et  ardent  de 
l'enifance.  Ses  spéculations  métaphysiques,  si  avides,  étaient  celles  de 
l'enfance.  Les  fautes  de  sa  vie.  les  défauts  de  son  œuvre.  —  dus  à  la 
hardiesse  ou  à  la  hâte— ont  été  ceux  de  l'enfance.  Et  surtout  son  gé- 
nie rayonnant,  sa  générosité,  le  charme  de  son  caractère  ont  été  ceux 
de    l'enfance. 

(Gilberl   Thomas  ;   roiinifjhlh/  fterieir.  juillol     lU-22). 


1142  LA  VIE  DES  PEUPLES 

4.  —  Gilbert  Keith  Chesterton. 

Bien  de  plus  caractéristique  dans  la  lillérature  anglaise  contemporaine 
que  Vœuvre  de  Chesterton.  Un  critique  italien,  M.  Federico  Olivero, 
professeur  à  V  Université  de  Turin,  donne  sur  celle  œuvre  une  élude  rapi- 
de, mais  lumineuse. 

Chesterton  est  aujourd'hui  l'esprit  le  plus  représentatif  de  l'humour 
anglais,  non  de  l'humorisme  rude  de  Fielding  et  de  Smollet,  ni  de 
l'humorisme  très  amer  de  Swift,  mais  plutôt  de  la  jovialité  sarcastique 
de  Carlyle  et  de  la  douceur  souriante  de  Dickens.  Moins  sombre  pour- 
tant que  l'auteur  de  Laller  Day  Pamphlets  et  moins  sentimental  que 
l'auteur  de  M.  Pickwick,  il  a  toutefois  comme  caractéristique  la  puis- 
sance de  l'imagination  et  l'amour  sincère  de  l'humanité.  Si  on  regarde 
plus  loin,  il  est  un  descendant  de  la  glorieuse  lignée  de  Cervantes. 

Il  est  né  à  Londres  en  1874.  L'influence  de  sa  ville  natale  se  reconnaît 
dans  l'énergie  vibrante  de  son  style,  dans  le  rapide  mouvement  de  ses 
romans  et  surtout  dans  leur  atmosphère,  ce  mélange  de  mysticisme  et 
de  positivisme  qui  est  l'essence  de  la  métropole  anglaise.... 

//  est  tour  à  tour  dessinateur,  journaliste,  critique  d'art,  historien. 

Le  sujet  essentiel  de  ses  romans,  et,  en  vérité,  de  tous  ses  écrits,  est 
la  lutte  de  la  foi  contre  l'athéisme,  du  bien  contre  le  mal,  de  l'esprit 
contre  la  matière...  Il  combat  l'orgueilleuse  conception  de  Nietzsche, 
l'idée  du  surhomme  de  «  Par  delà  le  bien  et  le  mal  ».  Où  conduit  ce 
sentier  ouvert  par  un  esprit  fou  et  cruel  ?  L'histoire  des  dernières 
années  le  démontre.  L'exemple  typique  est  Ivywood,  dans  The 
Flying  Inn;  l'idéal  d'Innywood  est  d'agir  au-delà  des  limites  de  la 
loi  morale,  de  briser  tout  obstacle,  et  ce  rêve  superbe  le  mène  à  la 
démence.  Ses  idées  se  troublent  lorsqu'elles  entrent  en  contact  avec 
la  réalité;  parmi  les  personnages  créés  par  Chesterton,  il  est  le  seul 
dont  la  fin  soit  tragique;  c'est  seulement  en  lui  que  nous  assistons  au 
naufrage  irréparable  d'une  âme. 

Chesterton  a  vraiment,  comme  il  le  dit  lui-même  dans  The  Wild 
Knight,  «  the  hunger  of  the  stars  »,  la  faim  des  étoiles,  le  désir  ardent 
de  l'infini.  Nettement,  il  affirme  sa  foi.  «  Je  dis,  comme  tous  les  chré- 
tiens, que  c'est  un  dessein  divin  qui  gouverne  le  monde  et  non  le  des- 
tin ».  Le  sujet  de  chacun  de  ses  romans  est  une  moderne  «  quête  du 
Saint-Graal  ».  c'est-à-dire  de  la  Vérité  qui  ennoblit  et  sauve,  de  la 
vision  accordée  aux  âmes  pures,  refusée  aux  fripons  et  aux  charlatans... 
Il  estvraimentun  «  Wild  Knight  ...  qui  combat  pour  desidéesnobles  et 
belles  tourmentées  par  l'erreur...  contre  de  fausses  conceptions  et 
des  penseurs  en  qui  s'incarne  la  puissance  du  mal.  L'âme  de  ses  écrits 
est  cet  esprit  de  lutte  héroïque.  Il  est  hostile  à  une  science  superbe,  qui 
se  vante  de  résoudre  tous  les  problèmes...  Mais  il  respecte  le  savant 


A  TRAVERS  LES  REVUES:  GRANDE-BRETAGNE  1143 

qui  se  sert  de  son  savoir  pour  le  bien  commun  et  admet  les  limites  de 
la  science.  Sa  critique  s'adresse  souvent  à  l'homme  du  monde,  vain  et 
superficiel...  Il  déteste  l'esthétisme  qui  veut  être  l'unique  maître  de  la 
vie  et  l'art  morbide  qui  ronge  toute  énergie  morale  et  méprise  les  formes 
simples  et  saines  de  l'existence... 

Ses  romans  sont  des  farces  symboliques,  bizarres,  mais  fondées  sur 
une  base  sérieuse  de  pensée.  Chaque  personnage,  chaque  scène,  chaque 
objet  est  l'emblème  d'une  idée.  Dans  T/ie  Napoléon  of  Nollinf/  Hill, 
le  dernier  dialogue  de  Ouin  et  de  Wayne  résume  les  idées  fondamentales 
du  roman  et  en  révèlent  l'allégorie;  ces  personnages  représentent  l'an- 
tagonisme de  deux  conceptions  :  l'humoriste  et  le  fanatique  :  ils  sont 
un  personnage  unique  divisé  en  deux  :  le  penseur  et  l'homme  d'énergie 
qui  met  en  action  les  pensées  du  poète.... 

Il  pense  que  l'art,  dans  chaque  œuvre  isolée,  doit  tendre  à  nous  don- 
ner une  représentation  synthétique  de  la  vie  universelle.... 

Ses  personnages  sont  hardiment,  vivement  tracés,  avec  un  certain 
défaut  de  solidité,  de  réalité;  ils  semblent  parfois  de  fantaisistes  défor- 
mations d'être  vrais.  Des  idées,  plutôt  que  des  êtres  de  chair  et  d'os... 

Son  esprit  exubérant  tend  vers  l'exagération;  il  en  résulte  un  style 
tapageur,  hyperbolique,  où  des  métaphores  hardies,  qui  accentuent 
avec  emphase  les  idées,  se  poursuivent,  s'entrelacent  rapidement. 
Cependant  ce  qui.  en  apparence,  est  paradoxal  et  absurde. arrive  à  être 
démontré  logique  et  intimement  vrai. 

Les  personnages,  les  objets  sont  déformés  par  son  regard  intérieur. 
Comme  s'ils  étaient  reflétés  dans  des  miroirs  convexes  ou  concaves... 
Il  est,  au  double  seps  du  mot,  —  sens  étymologique  et  sens  ordinaire  — 
un  penseur  excentrique;  il  regarde,  d'un  point  de  vue  spécial,  les  idéals 
les  événements,  les  âmes,  et  il  se  plaît  à  se  montrer  original  et  bizarre, 
dans  sa  façon  de  penser  et  d'écrire.  Sa  prose  est  comme  une  eau 
vive  et  courante;  elle  s(5întille,  elle  bavarde,  elle  rit,  dansant  sur  les 
roches,  formant  des  tourbillons,  réfléchissant  et  déformant  les  plantes 
et  les  nuages  et  les  personnes,  reflétant  sur  la  crête  de  ses  ondes  l'aube 
d'or  de  l'au-delà.  Son  style  est  bizarre  mais  sans  recherche,  sans  effort. 
Il  jaillit,  irrésistible,  de  son  imagination  si  active.  Sa  pensée  a  le  vol 
vertigineux  d'un  Pégase  qui  ne  monte  pas  sous  les  blessures  d'un 
furieux  éperon,  mais  par  la  libre  force  des  ailes  et  par  la  joie  enivrante 
de  s'élever  dans  une  atmosphère  spirituelle  toujours  plus  pure... 

Sa  manière  de  peindre  a  quelque  chose  de  théâtral:  ses  paysages 
sont  des  décors  traités  à  grands  coups  de  pinceaux  en  couleurs  écla- 
tantes. Le  ciel  est  «  une  coupole  dorée  avec  des  traînées  bleu-paon  >\ 
La  chambre  somptueuse  de  Quin  est  semblable  à  «  l'intérieur  d'une 
améthyste  »...  Son  style  pittoresque  a  dans  ses  teintes  résolues,  \  igou- 
reuses,  brillantes,  dans  les  forts  contrastes,  dans  les  larges  touches, 
dans  les  profils  simplifiés  et  stylisés  qui  frappent  l'œil  de  loin,  quelque 


1144  LA    VIE   DES   PEUPLES 

chose  de  la  manière  des  affiches...  Son  goût  n'est  pas  toujours  parfait. 
Que  dire  lorsqu'il  dépeint  les  flancs  courbés  de  Saint-Paul  comme  des 
«  cataractes  muettes?  »  Des  influences  disparates  éclatent  par  mo- 
ments dans  l'originalité  de  ses  poèmes  lyriques  :  Blake...  ou  Kipling. 
Chesterton  est  un  poète  de  l'humour.  Il  est  plus  difficile  de  retracer 
les  ciels  bleus  de  la  joie  que  les  soirs  pathétiques  de  la  mélancolie. 
«  La  littérature  colorée  de  la  joie,  dit-il  dans  The  Défendant,  est  infi 
niment  plus  difficile,  plus  rare  et  triomphale  que  la  littérature  en 
blanc  et  noir  de  la  Douleur  ».  Mais  sa  gaieté  renferme  un  grave  élé- 
ment de  pensée...  Il  insiste  sur  l'importance  du  rire.  «  Rien  n'est 
sérieux  comme  le  rire...  La  source  de  toute  gaieté  est  dans  un  contraste 
entre  les  rapports  universels;  toute  véritable  plaisanterie  repose  sur 
des  contrastes  cosmiques  qui  exigent  une  vision  de  l'Univers  entier  ». 
Son  humorisme  est  élevé  jusqu'à  cette  idéalité  par  l'idée  mystique 
qui  envahit  toutes  ses  œuvres.  «  Je  mets,  dit-il,  sur  ma  casquette  de 
bouffon,  une  plume  qui  est  tombée  des  ailes  d'un  ange  ».  Cette  concep- 
tion du  rire  s'étend  de  la  vie  individuelle  à  l'Univers;  l'éclat  de  rire 
du  «  Wild  Knight  »  fait  vibrer  les  étoiles.  «  Les  soleils  éternels,  les  sys- 
tèmes stellaires  sont  pour  moi  les  astres  d'un  instant,  les  feux  tombés 
de  la  joyeuse  fusée  divine  qui  monte  en  cette  nuit  de  Carnaval  ». 
Mais  il  y  a  du  sérieux  et  de  la  foi  dans  ce  grotesque.  «  Ces  monstres, 
dit-il  d'un  de  ses  écrits  humoristes,  sont  destinés  à  être  les  gargouilles 
d'une  cathédrale  définie.  Je  dois  sculpter  les  gargouilles  parce  que  je  ne 
sais  pas  sculpter  autre  chose;  je  laisse  à  d'autres  les  anges,  les  arcs, 
les  flèches,  mais  je  suis  très  certain  du  style^de  l'architecture  et  de  la 
consécration  de  l'église  ». 

[Nuova   Antologia,    16   mai    1922). 


IV.  —  ALLEMAGNE 


1.  —  L'ajournement  de  l'emprunt  allemand. 

Une  fois  de  plus,  à  Voccasion  de  Véchec  du  projet  d'emprunt,  les  Alle- 
mands demandent  la  révision  du  traité  de  Versailles. 

La  décision  de  Morgan  n'est  pas  une  découverte  inattendue  mais 
une  simple  confirmation  de  ce  que  les  spécialistes  de  la  finance  ont 
toujours  déclaré  depuis  Bruxelles,  à  savoir  que  Tassainissement  de  la 
situation  économique  européenne  est  impossible  sous  le  règne  du 
traité  de  Versailles  et  de  l'ultimatum  de  Londres.  Et  maintenant 
on  peut  vraiment  dire  avec  la  Bible  :  «  A  quoi  bon  un  nouveau  témoi- 
gnage? ))  On  ne  peu  t  imaginer  une  instance  plus  élevée.  La  Commission 


A  TRAVEES  LES  REVUES:  ALLEMAGNE  1145 

des  réparations  a  établi  trois,  iaits»  :  1"  aucun  marche  n  acceptera  un 
emprunt  allemand  tant  que  l'Allemagne  sera  soumise  à  des  engage- 
ments qui  dépassent  sa  solvabilité;  2°  tant  que,  pour  le  même  motil', 
l'autorité  du  gouvernement  sera  menacée  par  la  possibilité  d"un  bou- 
leversement social;  3°  tant  que  tout  le  reste  du  monde  souifrira  d'une 
incertitude  économique  à  cause  du  danger  où  se  trouve  l'Allemagne 
au  point  de  vue  financier  et  politique.  La  Commission  a  interrompu 
ses  travaux  parce  que  la  France  ne  désire  pas  une  enquête  positive 
sur  les  conditions  dans  lesquelles  le  crédit  allemand  pourrait  être  réta- 
bli et  un  emprunt  rendu  possible,  en  d'autres  termes,  sur  les  proposi- 
tions concernant  les  engagements  supportables  pour  l'Allemagne  et 
les  allégements  nécessaires.  ' 

Et  maintenant?  La  déclaration  des  banquiers  forcera  la  France  à 
agir.  Ou  elle  cédera  ou  elle  s'engagera  dans  la  voie  des  sanctions, 
montrant  ainsi  que  le  but  politique  d'un  anéantissement  plus  complet 
de  l'Allemagne  est  essentiel  à  ses  yeux.  En  aura-t-elle  la  possibilité  ? 
Gela  dépend  d'abord  de  la  détresse  financière  de  la  France  elle-même 
et  de  la  pression  qu'exerceront  éventuellement  ses  créanciers, ensuite 
de  la  pression  politique  qu'elle  subira  sans  doute.  Que  devons-nous 
faire  maintenant  ?  Avant  tout,  réclamer  une  fois  de  plus  la  protection 
de  l'article  du  traité  de  paix  qui  garantit  un  examen  de  la  solvabilité 
allemande  et  une  modification  correspondante  des  conditions  de  paie- 
ment et  refuser  les  nouveaux  paiements  dans  la  forme  actuelle  en 
invoquant  cet  article;  ensuite  essayer  activement  de  traverser  la  nou- 
velle période  d'attente  en  évitant  la  ruine,  c'est-à-dire  tenter  par  tous 
les  moyens  possibles  d'assainir  le  budget,  au  besoin  en  soutenant  l'idée 
de  l'emprunt  garanti  à  court  terme  dont  parle  la  Commission,  mais 
seulement  à  condition  que  les  perspectives  de  règlement  définitif  se 
multiplient.  —  Gertrud  Baumer. 

{Die    Hilfe,    l'j   juin    \\y22). 


2.  —  L  assassinat    de    Rathenau. 

Maximilien    Harden    fail    un    maijnifique    portrail    de    Ralhenau. 

...  Cet  homme  au  fond  ne  fut  jamais  républicain;  il  ne  fut  même 
jamais  démocrate.  La  plus  grande  amertume  de  sa  vie  fut  de  n'avoir 
pas  été  admis  à  l'examen  d'officier  malgré  tout  le  zélé  dont  il  fit 
preuve  pendant  son  service  au  régiment  des  cuirassiers  de  la  garde; 
cette  blessure  ne  se  cicatrisa  que  bien  plus  tard,  lorsqu'il  obtint,  au 
prix  des  plus  grands  efforts,  les  plus  hautes  décorations  prussiennes, 
des  décorations  réservées  normalement  aux  généraux,  aux  ministres 
et  aux  favoris  et  qu'il  portait  avec  bonheur  et  fierté.  Du  jour  où  il  eut 
réussi  à  obtenir  du  secrétaire  d'Etat  Podbielski  la   faveur  de  faire  au 


il 46  LA    VIE  DES  PEUPLES 

bureau  principal  des  Postes,  devant  le  Kaiser,  une  conférence  sur 
l'électricité,  il  se  démena  plus  que  jamais  pour  se  concilier  les  laveurs 
de  Guillaume  et  de  toutes  les  puissances  bien  en  cour,  et  il  réussit, 
grâce  à  des  dons  séduisants  et  à  la  richesse  de  son  esprit  et  de  son'sa- 
voir,  d'ailleurs  habilement  utilisée  :  depuis  que  l'imperatorà  l'humeur 
changeante  faisait  mine  de  lui  échapper,  depuis  deux  années  avant  la 
guerre,  il  cherchait  surtout  à  arriver  dans  l'orbe  du  soleil  qui  montait. 
Ayant  acheté  du  lise  de  la  couronne  la  demeure  nobiliaire  de  P'reien- 
wald,  il  lit  stipuler  qu'il  aurait  le  droit  de  l'appeler  château  royal; 
il  en  fit  une  sorte  de  copie  du  Musée  de  la  reine  Louise  et  il  racontait 
tout  rayonnant  que  le  seigneur  von  Oldenburg-Januschau  lui  avait 
dit,  dans  ces  salles  même,  qu'au  fond  leurs  conceptions  politiques 
pouvaient  fort  bien  s'entendre.  Si  le  malin  hobereau  avait  tenu  ce 
langage,  c'est  que  son  flair  de  chasseur  le  guidait  juste.  M.  le  docteur 
Rathenau  avait  le  dégoût  de  la  «  masse  ».  Il  méprisait  la  plèbe  allemande 
d'hier  et  d'aujourd'hui  et,  souvent,  n'avait  pas  assez  de  traits  pour  la 
bafouer;  par  contre,  il  admirait  (sans  ferveur  certes,  car  son  tempé- 
rament garda  toujours  la  froideur  de  Sirus)la  «petite  troupe  des  blonds 
héros  »  qui,  comme  dans  l'Hellas,  firent  la  grandeur  de  la  nation  et 
maintinrent  cette  grandeur  tant  qu'ils  purent  gouverner  sans  être 
gênés.  11  écrivait  :  «  La  puissance  et  les  idées  ont  toujours  été  le  pa- 
trimoine de  peuples  aristocratiques  ».  Il  écrivait  en  1913  des  vers  pa- 
triotiques prussiens,  qu'il  me  demandait  de  publier  ici. 

Le  «soulèvement  ({u'est  laguerre  «lui  apparaissait  comme  «  le  seul 
moyen  de  secouer  le  joug  pacifique  (mercantile)»;  c'est  pour  cela  qu'il 
fut,  des  années  durant,  partisan  de  la  guerre  préventive.  Assez  tard 
dansl'été  de  1918,  il  proclamait  encore,  résistant  comme  toujours  de- 
vant les  faits,  la  victoire  finale  et  triomphante  des  armes  allemandes: 
seulement  sa  grande  intelligence  de  capitaine  d'industrie  lui  faisait 
pressentir  que  cette  victoire  serait  sans  profit  au  point  de  vue  écono- 
mique, car  il  n'y  aurait  pas  moyen  d'obliger  l'Angleterre  et  surtout 
l'Amérique  à  des  relations  commerciales  avec  le  vainqueur.  En 
octobre,  il  demandait  la  continuation  de  la  guerre  qui  ne  pouvait 
qu'aboutir  à  un  Cannes  gigantesque.  A  la  destruction  de  centaines  de 
milliers  de  vies  humaines  par  les  gaz  et  les  tanks  de  l'ennemi.  Il  ne  se 
sentait  pas  d'aise  en  glorifiant  le  germanisme  pur,  le  germanisme 
blond,  libre  de  faiblesse  chrétienne,  juive  ou  slave,  ce  germanisme 
auquel  l'esprit  grec  était  redevable  de  ses  plus  belles  fleurs  et  la  civi- 
lisation française  de  tout  ce  qu'elle  avait  de  vrai  :  il  admirait  dans  le 
vrai  Prussien  le  dernier  reste  de  cette  race  de  maîtres  créatrice  et  que 
n'embarrassait  aucun  vertige  de  la  consicence.  Ce  respect  étonné  et 
pieux  allait  jusqu'à  des  enfantillages;  il  fit  de  lui,  pendant  des  années, 
un  admirateur  aveugle  du  général  Ludendorff,  en  qui  il  ne  voyait  pas 
seulement  l'éminent  technicien  militaire,  mais  encore  le  plus   grand 


A  TRAVERS  LES  REVUES:  ALLEMAGNE  1147 

stratège  et  l'organisateur  le  plus  génial  de  r Allemagne,  en  d'autres 
termes,  le  personnification  même  de  son  idéal  prussien... 

Son  sens  pratique  tort  aiguisé  et  la  crainte  perpétuelle  de  miser  sur 
le  «mauvais  cheval  »  l'amenèrent  à  reconnaître,  fort  tard,  que  la  démo- 
cratie était  nécessaire,  que  la  République  était  devenue  inévitable 
pour  l'avenir  immédiat;  et  le  but  de  ses  efforts  devint  alors  de  mettre 
au  service  de  celle-ci  son  talent  hors  de  pair  que  la  monarchie,  malgré 
toutes  ses  avances,  avait  dédaigné;  et,  dans  le  bonheur  de  gouverner. 
il  en  oublia  même  son  ressentiment  contre  «  cette  plèbe  ».  Mais  il  eût 
préféré  mille  fois  être  ministre  d'un  empereur  que  d'une  RépubUque. 
Sa  pensée  intime  l'attirait  à  droite,  jamais  à  gauche.  Le  service  obliga- 
toire, le  métier  des  armes  sagement  modernisé/ lui  semblaient  indis- 
pensables. Le  mot  de  révolution  l'effrayait,  était  pourluiune  horreur 
et,  même  derrière  des  haies  de  gardiens,  son  sens  «  goethéen  »  de  l'ordre 
s  offusquait  de  toute  tentative  de  bouleversement  qui,  après  avoir 
détruit  les  «  riches  villas  des  exploiteurs  »  ne  pouvait  que  ruiner  l'Etat 
lui-même.  Il  nourrissait  l'espoir  d'une  revanche  à  prendre  sur  les 
Polonais  et  les  Français,  (depuis  l'échec  de  sa  première  tentative  di- 
plomatique dans  l'aftaire  Mannesmann,  il  regardait  Paris  d'un  œil 
plutôt  courroucé  et  assez  trouble).  Sans  doute  ce  n'était  pas  la  guerre 
du  jour  au  lendemain,  la  guerre  folle  ([u'il  voulait,  mais  l'espoir  d'une 
revanche  a  souvent  traversé  son  esprit  comme  une  consolation  et, 
de  façon  plus  ou  moins  consciente,  cela  a  certainement  contribué  à 
cette  conclusion  prématurée  et  insensée  du  traité  de  Rapallo. 

II  a  favorisé  la  réconciliation  avec  les  monarchistes  dont  il  faisait  sa 
société.  Il  a  salué  Kapp  comme  le  chancelier  légitime.  Pendant  son 
ministère,  bien  cfu'il  fût  presque  chancelier,  il  ne  fil  rien  pour  implan- 
ter, pour  fortifier  l'esprit  républicain,  pour  désarmer  les  puissances 
mortellement  hostiles  à  cet  esprit.  Tout  fier,  entre  Auguste  Eulenbourg 
et  Elard  Oldenbourg,  il  avait  chanté  l'hymne  prussien  au  temps  où  il 
voulait  passer  pour  le  compagnon,  l'égal  des  «  blonds  jeunes  gens  » 
du  «  peuple  aristocratique  ».  Et  c'est  celui-là  que  vous  ave?,  assassiné 
misérables  sots,  celui  qui  dans  ce  monde  chancelant  voulait  et  pouvait 
être  votre  espoir. 

Mais  il  était  juif  et  c'est  pour  cela  qu'il  n'eût  pas  dû  «  avoir  l'effron- 
terie de  se  mêler  des  affaires  importantes  de  l'Allemagne  ».  Voilà 
ce  que  vous  hurliez.  Voilà  pourquoi  dans  vos  beuveries  vous  chantiez 
sur  de  doux  airs  l'aimable  cou[ilel  :  «  Qu'il  crève,  ce  Walther  Rathenau, 
ce  cochon  de  juif  exécré  de  Dieu  ».  Ainsi  fut-il  fait.  Mais  par  des  sols. 
Ils  eussent  pu  l'utiliser  comme  témoin  contre  ses  frères  de  race,  ils 
eussent  pu  en  faire  le  meilleur  auxiliaire  de  leur  œuvre  désormais  à 
l'abri  des  critiques  des  juifs.  Et  ils  l'ont  élevé  à  la  gloire  du  martyr; 
ils  ont  procuré  au  ministre  juif,  pour  quelques  heures,  plus  de  gloire 
quç  n'en  connut  jamais  fils  d'Israël  en  Allemagne.  Ce  sont  des  maîtres 


ii4s  La  vie  des  peuples 

tireurs  ceux  qui  ont.  abattu  en  marche  la  bète  noire  qu'ils  épiaient  sans 
l'aire  la  moindre  éraflure  au  conducteur  arien  de  l'auto  :  mais,  au 
point  de  vue  intellectuel,  quels  niais,  quels  ignorants  n'étaient-ils 
pas?  Sans  quoi  ils  eussent  flairé  de  quelle  qualité  était  lesémitisme  de 
cet  apôtre  du  germanisme,  de  cet  adorateur  de  la  Prusse... 

Les  maffistes  du  Nord  ont  pris  pour  un  traître  au  pays  Erzberger, 
tout  plein,  tout  suant  de  zèle  patriotique.  C'est  pourquoi  il  eut  le  nu- 
méro 316  sur  la  liste  des  victimes  des  monarchistes  en  délire.  (Les 
morts  tombés  au  cours  de  combats  ou  après  la  sentence  d'un  tribunal 
, improvisé  ne  sont  pas  comptés).  Cette  liste  s'est  encore  accrue  et 
l'audace  de  l'essaim  des  meurtriers  dont  pas  un  n'a  encore  été  jugé  est 
montée  à  la  hauteur  du  Gaurisankar.  Dans  i'érudit  et  talentueux 
[>etit-fils  de  Sem,  à  qui  son  seul  acte  vraiment  efficace  pendant  son 
ministère,  l'alliance  avec  Moscou,  avait  valu  l'applaudissement  des 
purs,  ces  adversaires  stupides  n'ont  vu  que  le  défaitiste,  le  pacifiste, 
l'enjuiveur,  le  républicain.  Les  criailleries  incessantes  de  ses  propres 
partisans,  les  perpétuels  déguisements  du  Protée  de  l'électricité  ont 
empêché  la  bande  d'assassins  de  reconnaître  eu  lui  le  plus  adroit 
propagandiste  d'une  contre- révolution  discrète. 

Mais  maintenant,  il  s'agit  de  la  République.  A  ceux  qui  gémissent 
aujourd'hui  ou  hurlent  de  colère  parce  que  les  meurtriers  leur  ont 
enlevé  un  être  cher,  il  laut  demander  si  leur  sentiment  de  la  justice, 
si  fort  maintenant,  était  éteint  en  eux  quand  tant  d'autres  victimes 
tombaient.   —  Maximilien  Harden. 

[Zukunfi,    1er   juillet    1922). 

Oito  Flake  tire  les  conclusions  de  ce  nouvel  assassinai. 

Après  le  meurtre  d' lilrzberger  nous  disions  :  «  Peut-être  ce  sang  n'a-t- 
il  pas  coulé  en  vain,  peut-être  la  république  a-t-elle  la  volonté  de  vivre  » 
Si  l'on  dit  «  peut-être  »  en  Allemagne,  c'est  comme  si  l'on  haussait  les 
épaulés. 

Cette  fois,  après  le  meurtre  de  Rathenau,  il  est  merveilleux  de  voir 
comme  l'indignation  s'empare  des  intéressés. 

Chers  Allemands,  je  vous  connais.  Il  existe  un  type  allemand  de 
résolutions  viriles.  Je  l'ai  étudié  dans  l'affaire  de  Saverne  et  depuis 
je  n'ai  plus  confiance  en  vous.  Vous  retombez  dans  votre  léthargie 
vous  redevenez  quelquefois  bouillants,  mais  au  bout  de  huit  jours  de 
travail  dans  les  coulisses,  vous  ne  comiirenez  plus  vous-mêmes  que  vous 
étiez  irrités. 

Si  le  bloc  républicain  ne  se  crée  pas  maintenant,  c'est-à-dire  si  la 
question  de  l'existence  de  la  république  ne  prend  pas  assez  d'acuité 
pour  faire  naître  deux  partis,  les  lépublicains  et  les  nationalistes, 
rien  n'aura  changé. 


A  TRAVERS  LES  REVUES:  ALLEMAGNE  1149 

M.iis  qu'aiiive-l-ii?  Les  partis  de  droite  condamnent  le  crime.  Les 
coquins  !  ils  lont  sur  la  conscience.  L'Helft'erich  de  l'assassinat  a  bien 
mérité  sa  couronne  noir-blanc-rouge.  11  faut  détruire  ces  hommes  et 
leur  état  d'esprit,  leurs  paroles  et  leurs  actes,  sinon  ils  détruiront  la 
republique,  c'est-à-dire  qu'au  lieu  d'anéantir  un  régime  sans  le  pays, 
ils  détruiront  un  peuple. 

Ecr;isez  l'infâme  !  Je  suis  paciliste.  sans  doute,  et  je  condamne  la 
violence  comme  moyen  de  taire  triompher  les  idées.  Mais  je  sais  aussi 
qu'il  est  un  point  où  la  conséquence  d'une  opinion  aboutit  à  la  sup- 
pression de  cette  opinion.  Ne  philosophons  pas.  Celui  qui  construit  un 
Etat  doit  être  résolu  à  écarter  ceux  qui  troublent  son  œuvre,  tâche 
d'autant  plus  facile  que  leur  lâcheté  est  plus  grande. 

Ces  Allemands  de  naissance,  comme  ils  s'appellent  eux-mêmes, 
Messieurs  les  journalistes,  orateurs,  éducateurs,  officiers  et  fonction- 
naires du  camp  nationaliste  sont  des  lâches,  ils  fournissent  aux  assa- 
sins  l'automobile,  le  costume  de  cuir  servant  de  déguisement  et  le 
pistolet-mitrailleuse  comme  ils  fournissent  en  génér  1  d'  s  milliards  : 
mais  quand  ils  sont  forcés,  bon  gré  mal  gré,  d'exprimer  un  avis  sur  le 
meurtr'\,  ils  1    fon'  si  mil  qu'on  ne  peut  s'empêcher  de  les  mépriser. 

Quelle  l"çon  et  quelle  consolation  !  le  militarism  -;  corrompt  les  âmes. 
Si  encore  il  donnait  du  couragd,  il  serait  du  moins  le  grave  péril  que 
nous  voyons  souvent  en  lui.  Attaquez,  marchez  contre  la  canaille, 
apprenez  enfin  maintenant  que  toute  idée,  même  celle  de  la  répu- 
blique, est  morte  tant  qu'elle  n'(  st  pas  devenue  le  but  de  la  vie: 
donnez  libre  cours  à  votre  indignation,  haïssez,  car  il  existe  une  haine 
qui  doit  s'appeler  la  forme  active  de  l'amour. 

L'incapacité  de  vivre  pour  la  politique  est  le  défaut  de  l'Allemagne. 
Souvent  on  a  cru  trouver  cette  force  chez  les  nitionalistes,  c'est 
pourquoi  nous  les  citions  en  exemple  aux  républicains.  Le  militarisme 
était  le  but  d'une  vie,  il  faut  que  la  république  le  devienne  :  telle  est 
la  clé  de  la  situation  actuelle. 

Le  parti  démocrate  lui-même  l'a  senti  et  a  lancé  une  proclamation. 
Elle  est  très  intéressante  à  lire,  cette  proclamation.  MM.  Petersen  et 
Erkelenz  déclarent  que  le  parti,  dans  l'intérêt  de  la  reconstitution, 
«  a  affirmé  son  esprit  de  conciliation  »  et  terminent  ainsi  :  «  Notre 
espérance  a  été  déçue,  la  politique  de  conciliation  a  été  interprétée 
comme  une  faiblesse  ».  Sur  ce  point  décisif,  nous  voulons  prendre  posi- 
tion :  la  politique  des  démocrates  n'a  pas  été  faussement  interprétée, 
elle  était  fausse;  elle  n'a  pas  été  regardée  à  tort  comme  une  faiblesse, 
elle  en  était  une. 

Elle  l'est  encore.  La  preuve,  c'est  que  M.  Gessler  ne  remet  pas  entr,^ 
de  meilleurs  mains  le  ministère  de  la  Heichswehr,  c'est-à-dire  que  son 
parti  ne  l'y  force  pas  et  ne  modifie  ])as  son  pfjinl  de  vue  au  sujet  du 
problème  de  l'armée  républicaine. 

Aoi;r  18 


1150  LA    VIE  DES  PEUPLES 

Il  suffi L  de  lire  la  proclamation  de  M.  Gessler  sur  la  mort  de  Rathe- 
nau  pour  connaître  les  défauts  de  son  parti.  Désignant  le  ministre  de 
la  guerre,  il  est  responsable  de  l'état  d'esprit  et  des  circonstances  qui 
ont  provoqué  le  meurtre  de  Rathenau,  lui  et  aucun  autre. 

11  a  subi  les  événements  au  lieu  de  les  prévenir;  il  n'a  pas  voulu  que 
la  Reichswehr  fût  absolument  différente  de  l'ancienne  armée;  il  a 
laissé  lef  généraux  parler,  les  princes  défiler,  les  officiers  fonder  des 
ligues  et  empêché  les  hommes  rentrés  sains  et  saufs  de  la  guerre  do 
s'abandonner  à  l'idée  que  l'âge  des  expéditions  militaires  était  passé 
et  qu'il  s'agissait  de  jeter  les  fondements  du  pouvoir  civil.  Par  la 
faute  d'^s  démocrates,  le  souvenir  fut  entretenu  artificiellement  et 
les  hommes  ne  furent  pas  prêts;  n'ont-ils  pas  voulu  sauver  encore  à 
Spa  le  service  militaire  obligatoire  ?  Les  scandales  du  règne  de 
M.  Gessler  se  sont  accumulés,  le  parti  démocrate  a  gardé  le  silence.  1 
voulait  conserver  sa  popularité  et  n'en  fut  pas  moins  détesté.  Qu'y  a-t- 
il  gagné?  Simplement  ce  que  mérite  celui  qui  n'a  pas  le  courage  de 
dire  nettement  oui  et  non  :  le  mépris  et  l'impuissance.  La  mort  de 
Rathenau  entraînera  la  mort  ou  la  guérison  du  parti  démocrate  alle- 
mand. 

11  en  est  de  même  des  socialistes.  Si  les  majoritaires  ne  s'unissent 
pas  aux  indépendants  et  si  ces  derniers  n'entrent  pas  dans  le  gouver- 
nement,la  ruine  de  l'Allemagne  sera  consommée.  11  est  clair,  en  effet? 
que  l'Europe  ne  peut  tolérer  ce  foyer  de  troubles  à  son  centre.  Il 
suffira  à  l'Europe  d'une  légère  intervention,  l'Allemagne  se  détruira 
elle-même  si,  après  un  événement  comme  ce  meurtre,  le  gouvernement 
républicain  ne  réprime  pas  le  complot  permanent  des  nationalistes  par 
le  fer  et  par  le  fou.  Personnellement,  j'en  arrive  ;■  désirer  la  dissolution 
politique  de  l'Allemagne, si  son  unité  morale  est  Impossible  à  réaliser. 
On  est  dégoiité  de  vivre  au  milieu  d'ennuques,  car  on  ne  peut  rien 
faire  parmi  eux.  Un  peuple  qui  n'a  pas  de  tempérament  politique  n'a 
pas  droit  à  l'existence  politique,  il  est  un  obstacle  pour  le  monde. 

Si  le  gouvernement  n'en  finit  pas  avec  les  militaristes,  la  France  et 
son  orateur  Poincaré  auront  raison.  L'appel  du  Chancelier  était  admi- 
rable; reste  à  savoir  si  le  pays  est  derrière  lui,  non  provisoirement, 
mais  d'une  manière  permanente.  C'est  un  moment  historique,  il 
y  va  de  notre  indépendance  politiqu?.  Un  lien  direct  unit  le  meurtre 
de  Rathenau  à  l'affaire-  do  Snverne,  la  bête  féroce  du  militarisme  vit 
toujours.  Les  bêtes  féroces,  il  faut  les  tuer,  MM.  Erleknz  et  Petersen  ! 
par  la  conciliation,  vous  n'y  arriverez  pas.  —  Otto   Flake. 

[Die  Weltbûhne,  6  juillet  1922). 


A  TBAVEES  LES  BEVUES:  ALLEMAGNE  1151 

La     Passion  >  à  Oberammergau. 

Tons  les  dix  otis,  depuis  le  XV^" siècle,  on  joue  le  mystère  de  la  Passion 
du  Clirisi  à  Oberammergau.  village  des  montagnes  bavaroises.  Ces  re- 
présenlalions  sont  Vefjel  d'un  vœu  prononcé  jadis  par  les  habilanls  du 
village,  lors  d'une  grande  peste. 

Le  spectacle  esl  très  somptueu.t.  Mais,  bien  (pie  les  acteurs  soient  tous 
choisis  parmi  les  gens  du  village,  on  peut  craindre  qu'un  trop  grand  dé- 
ploiement de  mise  en  scène  el  des  reconstitutions  trop  germaniquement 
e:racl<-^  aient  enlevé  au  speclarlc  un  peu  de  sa  première  ferveur. 

M.  A.  Belli,  journalisle  italien  représentant  le  Coriitii'  illl;;li:i, 
raconte  une  rcpréscntalion  de  la  P;ission.  , 

Lf  \;)yjgeur  i)i'Ul  comprendie  riuléiêl  que  sust::iU-nl  ces  représen- 
tations décennales  dès  qu'à  peine  éveillé  il  se  met  ;i  la  ienêlre  de  sa 
chambre.  A  six  heures  et  demie  du  matin  une  foule  serrée  emplit 
déjà  toutes  les  avenues  qui  convergent  vers  l'énorme  théâtre  :  des  voi- 
tures et  des  automobiles  passent  pleines  de  gens,  tandis  que  les  trains 
spéciaux  venus  de  Munich  se  succèdent  continuellcnicnl  portant 
les  spectateurs  à  Oberammergau. 

Pensez  que  la  représentation  à  laquelle  j'assisterai  est  déjà  la  vingt- 
cinquième.  On  ne  devait  jouer  que  le  dim-anche,  mais  pour  contenter 
toutes  les  demandes,  il  y  auia  une  représentation  supplémentaire 
demain  lundi,  une  autre  mercredi,  une  autre  jeudi  et  ainsi  de  suite 
jusqu'au  '28  septembre.  Jeudi,  on  attend  quatre  trains  spéciaux 
d'Américains  débarqués  à  Naples  il  y  a  quatre  jours... 

Dès  quatre  heures,  les  cloches  de  l'élégante  cathédrale,  qu'entoure 
le  petit  cimetière,  commencent  à  apjjeler  Us  lidélea  aux  mess(^s  qui  se 
succèdent  de  demi-heure  en  demi-heure  jusqu'à  sept  heures.  A  huit 
heures  le  canon  tonne  et  annonce  le  commencement  de  la  représen- 
tation. Le  théâtre  offre  alors  un  spectacle  merveilleux.  Le  large  han- 
gar —  pareil  à  une  gare  de  chemin  de  fer  —  est  fermé  d'un  côté,  el 
de  l'autre,  s'ouvre  sur  un  fond  naturel.  L'avant-scène  a  une  largeur 
de  plus  de  GO  mètres.  La  scène  a  trente  mètres  de  profondeur.  Sur  le 
rideau  est  peint  le  Moïse  de  Michel- Ange.  Des  deux  côtés  de  la  scène 
s'ouvrent  deux  arcs  par  lesquels  on  voit  les  rues  de  .lérusdem.  \ 
droite  le  palais  d'Anne,  à  gauche  celui  de  Pilate,  puis  un  portique 
qui  rejoint  le  commencement  du  parterre. 

Le  théâtre  est  arclii-plein.  4.000  pinces  montent  en  gradins  vers  le 
fond;  aucune  n'est  vide.  Sur  les  côtés  et  dans  le  fond  -..'.ooo  persimnes 
environ  sont  debout.  Vue  d'en  haut,  on  dirait  une  immense  |»laoe 
pavée  de  têtes.  Il  pleut  à  veise.  Du  dehors  arri\e  im  froid  piquant 
Le  thermomètre  marque  trois  degrés.  On  a  le  droit  d'ajiiiorter  les 
e(»u\ertures  de  son  lit.   I.cs  spectatt-ms  smil   duni-  ••,iiu\>'rts  d'ètnff('s 


1152  LA    VIE  DES  PEUPLES 

de  toutes  les  couleurs.  Là-hnut,  dans  les  montagnes,   il  neige  abondam- 
ment. 

La  représentation  commence. 

Le  Prologue  et  le  Chœur  sortent  des  portiques  latéraux  et  commen- 
cent courageusement  a  chanter  sous  la  pluie  torrentielle,  comme  si  le 
plus  beau  soleil  de  mai  resplendissait.  La  partie  musicale  ne  semble 
pas,  jusqu'ici,  être  très  remarquable.  Le  chœur,  comme  d:;ns  le  théâtre 
gT-ec,  explique  le  sens  de  toutes  lf>s  scènes,  les  met  en  relation  avec  les 
événements  de  l'Ancien  Testament,  invite  au  recueillement  et  à  la 
prière. 

Puis  le  rideau  s'ouvre  et  le  chœur,  composé  par  moitié  d'hommes 
et  de  femmes,  en  robe  blanche  de  soie  brodée,  portant  des  manteaux 
de  soie  rouge,  bleue,  verte  ou  cramoisie  qui  enveloppe  tout  le  corps, 
un  diadème  au  front,  se  sépare  en  deux  groupes  qui  se  rangent  sur  les 
côtés,  et  le  premier  tableau  plastique  apparaît  :  Adam  et  Eve  chassés 
du  Paradis  Terrestre,  authentique  chel-d'œuvre  d'arrangement 
scénique  et  de  composition.  Le  rideau  se  referme  et  le  chœur  reprend 
sa  première  place,  non  seulement  pour  expliquer  le  sens  du  tableau, 
[iremière  conséquence  de  ce  péché  pour  lequel  le  fils  de  Dieu  se  fit 
homme  et  mourut  sur  la  croix,  mais  pour  inviter  la  foule  à  prier,  à 
élever  son  esprit  vers  Dieu,  à  le  remercier  de  nous  avoir  sauvés.  Puis 
c'est  un  autre  tableau  vivant  :  Ladoration  de  la  Croix,  magnifique 
lui  aussi  sous  tous  les  rapports.  Le  rideau  se  ferme,  le  chœur  dit  une 
courte  prière,  se  retire  sur  les  côtés,  disparaît  sous  les  portiques.  Et 
l'action  commence. 

Tout  ceci  se  déroule  sans  un  instant  d'hésitation,  avec  une  préci- 
sion admirable.  Les  actes  se  succèdent  sans  entr'actes.  L'action  se 
déroule  tantôt  en  plein  air,  sur  l'énorme  proscenium,  tantôt  au  fond 
des  rues  latérales,  tantôt  dans  des  deux  palais  de  Pilate  et  d'Anne 
où  on  arrive  par  de  grands  escaliers,  tantôt  sur  la  scène  centrale  où 
une  machinerie  moderne  rend  possibles  les  innombrables  changements 
avec  une  rapidité  extraordinaire  et  un  silence  absolu. 
C'est  d'abord  rentrée  à  Jérusalem. 

La  beauté  de  cette  «  Passion  »  est  dans  l'ensemble.  Les  tableaux 
vivants  sont  des  chefs-d'œuvre  grandioses.  On  ne  peut  imaginer  chose 
plus  belle  et  plus  complète.  L'immobilité  des  personnages  (souvent 
très  nombreux  et  dans  des  attitudes  très  incommodes),  est  telle  que 
l'on  cherche  avec  la  j  melle  le  mouvement  imperceptible  qui  nous 
convaincra  que  ceux  que  nous  voyons  sont  des  êtres  vivants.  Dans 
l'action  principale  aussi  on  trouve  des  tableaux  admirables  comme 
la  Cène  qui  est  un  Léonard  de  Vinci  vivant  et  la  Descente  de  Croix 
reproduction  du  célèbre  tableau  de  Rambrandt... 

Suivons  la  représentation  dans  ses  parties  les  plus  vitales  :  par 
exemple  la  scène  de  Jésus  devant  Pilate,  scène  à  laquelle  on  ne  peut 


A  TRAVERSLES  REVUES:  ALLEMAGNE  1153 

assister  sans  la  plus  grande  émotion.  Pilate,  du  haut  du  balcon  de 
son  palais,  veut  sauver  Jésus  dont  il  reconnaît  l'innocence.  Au  bas 
de  l'escalier,  les  prêtres  et  les  pharisiens  accusent  et  demandent  Bar- 
rabbas.  Un  peu  plus  en  arrière,  par  les  rues,  sur  le  proscenium,  au 
loin  sur  l'escalier  du  p;ildis  d'Anne,  le  peuple  tout  entier  qui  s'agîte, 
gesticule,  lance  des  imprécations.  Une  masse  énorme,  la  population 
d'Oberammergau  tout  entière.  Pensez  à  cette  multitude  énorme  qui 
se  groupe,  se  disperse,  se  rejoint,  chacun  manifestant  sa  pensée  sur 
le  jugement  solennel.  Pensez  aux  attitudes  diverses,  à  la  vivacité 
des  couleurs  voyantes  des  costumes,  pensez  à  cette  multitude  où 
chacun  a  son  geste  et  son  attitude  fixés  d'avance,  son  expression, 
son  individualité,  pensez  que  tout  cela  qui  semble  si  spontané,  si 
naturel  est  le  résultat  d'une  étude  longue  et  patiente  qui  a  duré  des 
années  et  des  années  et  vous  comprendrez  qu'Obernmmergau  se 
soit  élevé  à  une  sublime  hauteur  artistique. 

Ua  pluie  tombe  toujours.  Les  acteurs. — ^  plusieurs  d'entre  eux  sont 
demi-nus,  —  continuent  à  jouer  sous  l'eau  glacée.  Entr'acte  à  midi. 
Nous  revenons  à  deux  heures  après  le  déjeuner,  frappés  au  visage 
par  un  vent  glacé  qui  vient  des  montagnes  où  il  ne  cesse  pas  de  neiger. 
On  fait  un  véritable  effort  pour  se  convaincre  qu'on  est  en  juillet 
non  en  janvier.  Nous  avons  dû  manger  auprès  de  grands  poêles 
ronflants. 

L'après-midi,  c'est  la  scène  grandiose  du  Calvaire,  puis  la  Résurrec- 
tion cl  r  Ascension  beaucoup  moins  émouvantes. 

Le  public  ici  n'applaudit  pas.  Il  se  borne  à  taper  des  pieds  sur  le 
plancher  à  la  fin  de  chaque  acte.  A  la  Cène,  au  Calvaire, l'énorme  masse 
de  spectateurs  est  restée  pourtant  immobile  et  comme  pétrifiée. 

Lorsque  je  sors,  à  six  heures,  le  temps  est  encore  très  mauvais. 
Dans  la  boue  du  village  l'eau  s'accumule.  Peu  après,  vers  le  crépuscule, 
un  rayon  de  soleil  éclaire  le  paysage.  Un  instant,  la  pluie  cesse.  Je 
vois  la  neige  qui  recouvre  les  hîutes  montagnes  qui  entourent  Ober- 
i.mmcrg  lu.  Les  étrangers  circulent  couverts  des  couvertures  de  leurs 
|ils.  Le  spectacle  est  vraiment  curieux  et  pittoresque. 

ICorriere  d' Italia,  2:i  juillet   \9'2-2). 


V.  —  AUTRICHE 

La  situation  en  Autriche.  —  Le  cabinet  Seipel. 

LeministèreautrichienSeipelaassumé  une  immense  responsabilité.  Il 
setrouve  en  présence  desmêmes difficultésquelecabinet  précédentsans 
avoir  plus  de  moyens.  Mais  comme  on  pense  toujours  que  ce  qui  est 
nouveau  est  meilleur,  on  espère  (fu'il  réussira  à  effacer  les  conséquences 
des  faiites  et  des  erreurs  du  trouvernement  précédent  et  à  trouver  au 


1154  LA    VIE   DES  PEUPLES 

luuiiib  un  expédient  pour  borLir  de  la  niibéie  présente.  Le  parti  panger- 
maniste  autrichien  envisage  toujours,  comme  but  de  ses  désirb,  le  rat- 
tachement à  l'Allemagne,  mais  c'est  précisément  ce  qui  doit  être  em- 
pêche à  tout  prix,  d'après  la  volonté  de  l'Entente  telle  qu'elle  a  été 
exprimée  à  Versailles  et  à  Saint-Germain.  La  question  du  rattachement 
n'est  qu'une  des  questions  importantes  que  les  alliés  ont  voulu  régler 
à  leur  manière  dans  les  traités  de  paix  et  à  propos  desquelles,  sous 
rinspiration  de  la  haine  et  de  l'aveuglement,  ils  ont  eu  la  main  si  mal- 
heureuse, que  la  solution  inventée  par  eux  se  trouve  en  contradiction 
avec  les  véa'itahles  besoins  des  peuples  et  des  nations  et  que,  même  en 
voulant  rendre  service  à  ses  amis, l'Entente  a  créé  unesiluationpresque 
intenable.  C'est  ainsi  qu'elle  a  introduit  dans  l'existence  de  l'Autriche 
nouvelle  une  contradiction  intime,  une  impossibilité.  La  haine  leur 
ayant  enlevé  la  générosité  et  la  clairvoyance,  les  alliés  ont  jugé  d'une 
manière  superficielle  et  déraisonnable,  la  situation  des  peuples  livrés  à 
eux:  aussi  ont-ils  voulu  avant  tout  empêcher  qu'après  la  dissolution  du 
vieil  empire  des  Habsbourg  les  habitants  des  provinces  purement 
allemandes  de  l'ancienne  Autriche  ne  se  réunissent  à  leurs  compatrio- 
tes de  la  vieille  mère-patrie.  Uniquement  préoccupés  d'empêcher  la 
réunion  des  Allemands  et  des  Autrichiens,  ils  ont  traité  toute  la  ques- 
tion en  partant  de  ce  point  de  vue  que  pour  l'Autriche  aussi  le  penchant 
sentimental  vers  ses  frères  de  race  allemands  et  l'accroissement  de 
puissance  politique  résultant  de  cette  union  entraient  seuls  en  ligne 
de  compte. 

Mais  il  n'en  est  pas  ainsi.  Sans  doute,  cette  tendance  idéaliste  qui 
se  trouve  à  la  base  de  l'idée  de  rattachement  a  une  très  grande  im- 
portance et  une  valeur  très  élevée;  cet  effort  pour  donner  une  nouvelle 
force  et  une  nouvelle  vie  à  la  puissance  nationale  de  l'Allemagne  par 
la  réunion  de  deux  victimes  du  même  sort  est  ce  qui  nous  touche  le 
plus  vivement  dans  cette  question.  Mais  ce  n'est  pas  le  seul  motif  que 
l'on  puisse  invoquer  en  faveur  de  l'idée  du  rattachement, ni  surtout 
le  plus  important.  En  effet,  la  fidélité  aux  vieilles  traditions  autrichien- 
nes, le  souvenir  de  la  période  d'indépendance  et  de  souveraineté  im- 
périale ne  sont  pas  morts,  mais  dans  des  milieux  nombreux  on  veut  re- 
constituer, cultiver  et  conserver  le  caractère  autrichien  et  son  idée 
nationale  sans  trop  anticiper  sur  l'avenir.  On  appréhende  le  rattache- 
ment à  l'Allemagne  parce  que  l'on  craint  d'être  absorbé  entièrement 
par  elle  et  cependant  là  aussi,  sous  la  pression  des  événements,  cette 
idée  s'impose  de  plus  en  plus  parce  que  la  détresse  économique  parle 
avec  autorité.  L'Autriche,  si  elle  est  réduite  à  elle-même,  n'est  pas 
viable.  Cette  conviction  se  renforce  de  plus  en  plus  et  elle  s'est  répan- 
due même  dans  certains  milieux  qui  croyaient  encore  pouvoir  trouver 
une  autre  solution  en  obéissant  loyalement  aux  désirs  de  l'Entente- 
Mais  l'Entente, qui  a  prononcé  l'interdiction  insensée  du  rattachement 


A  TRAVERS  LES  REVUES:  AUTRICHE  1155 

à  l'Allemagne,  ne  songe  pasdu  tuulà  en  tirer  les  conclusions  nécessaires 
par  une  aide  efficace. 

Dans  ces  conditions,  la  ?itualion  de  la  républiffue  autricliienne  est 
devenue  si  difficile  que  l'en  est  forcé  d'envisagei-  une  ruine  totale.  Le 
Chancelier  Schober,  quia  démissionné  récemment,  a  étésubeimergépar 
les  événements.  Entravé  de  tous  côtés  dans  sa  politique  extérieure, 
ne  prévoyant  aucune  amélioration  de  la  situation  écononuque  mais 
s'apercevant  au  contraire  qu'il  glissait  sans  arrêt  vers  l'abîme,  Schober 
avait  finalement  accepté  les  offres  de  la  république  tchéco-slo\  aque 
et  signé  le  traité  de  Lana.  Mais  il  avait  ainsi  perdu  ses  appuis  politiques 
dans  le  pays,  car  le  parti  pangermaniste.  qui  l'pvait  mis  au  ftouvoir 
avec  les  socialistes,  n'a  voulu  accepter  à  aucun  prix  ce  re\  iremcnt  dan- 
gereuxpourlapolitique  du  rattachement.  La  criseministériellea  amené 
au  pouvoir  une  coalition  entre  chrétiens-sociaux  cl  pangeimanistes. 
Si,  grâce  à  la  personnalité  du  nouveau  chancelier,  le  prélat  Seipel.  le 
centre  de  gravité  se  trouve  maintenant  chez  les  chrétiens-sociaux  — 
lepartiqui  représente  le  plus  nettementridéenafionale  autrichienne- — 
—  on  pourrait  avoir  l'impression  que  ce  fait  marque  un  recul  de  l'idée 
de  rattachement.  Mais  l'entrée  des  pangermanisies  dans  ce  gouverne- 
ment, sous  la  direction  du  nouveau  vice-chancelier  Frank,  montre 
que  la  situation  a  changé,  non  parce  que  les  pangermanisies  ont 
renoncé  au  rattachement,  mais  parce  que  les  chrétiens-sociaux  se  sont 
rapprochés  des  pangermanistes  au  moins  sur  le  terrain  économique. 

La  vitalité  du  mouvement  en  faveur  du  rattachement  s'est  accrue  en 
Autriche  avec  une  rapidité  remarquable,  dans  ces  derniers  temps  sur- 
tout. Malgré  tous  les  obstacles  politiques,  on  voit  s'élever  la  revendi- 
cation puissanted'un  rapprochement.au  moinséconomique, avec  lAlle- 
magne,  de  l'introduction  du  mark  en  Autriche  etc..  Tout  cela  se  pro- 
duit sous  la  direction  d'un  homme  d'état  chrétien-social  qui  serait 
le  dernier  à  approuver  cette  politique  si  une  nécessité  réelle  ne  ly 
forçait.  Cela  ne  veut  pas  diresans  doute  que  le  chancelierfeipel  a  aban- 
donné le  point  de  vue  de  son  parti,  et  adopté  le  programme  des  panger- 
manistes; c'est  plutôt  une  preuve  de  la  forte  pression  (\\\e  subit  le  gou- 
vernement autrichien  quand  il  veut  tenir  compte  dans  une  certaine 
mesure  des  besoins  du  pays.  L'état  d'esprit  actuel  de  l'Autriche  en  pré- 
sence de  la  nouvelle  dépréciation  de  la  couronne  et  de  l'impossibililé 
de  prévoir  un  meilleur  avenir  est  caractérisé  généralement  par  une 
véritable  panique.  On  semble  a\oir  compris  aussi  en  France  (|ue, 
si  l'on  veut  maintenir  la  séparation  de  l'Autriche  e(  de  l'Allemagne  o( 
suivre  une  politique  dite  «  Danubienne  »  sous  le  protectorat  français, 
il  est  grand  temps  d'intervenir  par  un  secours  financier.  La  suite  de 
ces  événements  mérite  une  attention  spéciale.  De  notre  côté,  par  suite 
de  nos  difficultés  et  de  nos  cmbarraspersonnels.  nous  n'avons  pu  con- 
sacrera la  question  du  rattachement  l'attention  suivie  qu'elle  méritai l. 


1156  LA    VIE  DES  PEUPLES 

La  conscience  d'avoir  les  mains  liées  en  cette  affaire  est  naturellement 
un  obstacle  puissant.  Cependant  nous  ne  devrons  jamais  laisser  cette 
question  disparaître  de  notre  horizon  politique. 

(Wilhelmvon  Massow,  Die  Grenzbolen.  17  juin  1922). 

E.  D. 

La    situation    en    Autriche 

i 

Le  protonotaire  apostolique  Ignace  Seipel,  qui  dirige  maintenant» 
fidèle  aux  Habsbourg,  la  république  autrichienne,  n'a  pas  eu  beaucoup 
de  chance  dans  les  premières  semaines  de  sa  chancellerie.  Sans  doute 
il  a  cru  taire,  non  seulement,  une  œuvre  pie,  mais  encore  un  acte 
très  utile  en  cédant  pour  un  morceau  de  pain,  à  l'A.  E.  G.  de  Berlin 
les  usines  de  Wœllersdorf,  qui  travaillaient  avec  un  déficit  annuel 
de  15  millions  de  couronnes.  Mais,  au  lieu  de  l'amélioration  espérée, 
il  s'est  produit  une  chute  désastreuse  de  la  couronne  qui  a  dépassé  mê- 
me tout  ce  qu'on  avait  vu  à  Vienne.  Le  dollar  est  monté  en  quelques 
jours  à  10.000  couronnes  et  le  papier-monnaie  autrichien  est  tombé 
à  la  4.000^  partie  de  sa  valeur  d'avant-guerre.  Même  le  mark,  le  misé- 
rable mark  allemand  s'est  payé  parfois  plus  de  70  couronnes  au  Schot- 
tenring,  si  bien  que  ce  doit  être  actuellement  un  plaisir  de  vivre  à  Vien- 
ne avec  des  marks  allemands,  bien  que  l'art  d'adapter  instantaném.ent 
les  prix  au  change  y  soit  encore  plus  développé  qu'à  Berlin. 

Ce  serait  sans  doute  une  erreur  d'attribuer  la  nouvelle  hausse  dé- 
sastreuse de  Vienne  uniquement  ou  même  principalement  à  la  cession 
de  Wœllesdorf  à  l'industrie  privée.  Mais  la  suite  des  événements  en 
Autriche  montre  la  valeur  de  cette  affirmation  de  notre  grosse  indus- 
trie qu'il  suffit  à  l'Etat  d'abandonner  ses  services  en  déficit  pour  que 
le  change  du  pays  monte  comme  l'alouette  dans  le  ciel  bleu.  Non,  l'ex- 
propriation des  biens  de  l'Etat  augmente  seulement  le  profit  des  ac- 
quéreurs et  un  gouvernement  n'obtient  pas  plus  de  crédit  en  livrant 
au  capital  privé  ses  dernières  cheminées  et  ses  dernières  machines  pour 
alléger  son  budget  de  quelques  millions  or.  Tel  est  l'avertissement 
sérieux  qui  nous  est  donné  par  l'affaire  de  Wœllersdorf,  même  si  l'on 
se  réjouit  en  Allemagne  de  ce  que  l'affaire  ait  été  enlevée  par  l'A.  E.  G. 
au  lieu  d'un  consortium  allié  sous  un  masque  autrichien. 

Les  formes  extérieures  suivant  lesquelles  les  usines  de  Wœllersdorf 
furent  cédées  à  l'industrie  privée  rappellent  une  opération  semblable 
effectuée  en  Autriche  il  y  a  quelques  générations  :  la  transformation 
des  chemins  de  fer  autrichiens  en  entreprise  privée  en  1854.  A  cette 
époque  aussi  le  gouvernement  viennois  s'était  décidé  à  céder  à  l'indus- 
trie privée,  pour  une  somme  modique,  une  propriété  dans  laquelle  il 


A  TRAVERS  LES  REVUES:  AUTRICHE  1157 

avait  placé  des  centaines  de  millions,  pour  débarrasser  le  budget  de 
la  charge  du  déficit  des  chemins  de  ter.  Mais  les  subventions  qu'il  dut 
accorder  directement  ou  indirectement  aux  entrepreneurvS  pendant  les 
années  suivantes  étaient  si  élevées, qu'en  1879  l'Etat  réquisitionna  de 
nouveau  les  chemins  de  fer  privés.  Comme  à  cette  époque,  on  essaie 
maintenant  encore  de  déguiser  la  cession  des  biens  de  l'Etat  par  un 
contrat  de  location  à  long  terme;  comme  à  cette  époque  le  malheureux 
Etat  autrichien  est  obligé  d'avancer  à  l'A.  E.G.  3,9  milliards  de  cou- 
ronnes pour  des  travaux.  Aucune  location  n'est  payée,  mais  les  usines 
de  Wœllersdorf  étant  transformées  en  société  par  actions  au  capital  de 
1  milliard  de  couronnes.  l'Etat  reçoit  seulement  le  tiers  des  actions  et 
de  maigres  privilèges  pour  le  versement  éventuel  des  dividendes.  Ce 
service  public  devient  ainsi,  au  fond,  une  entreprise  semi-commerciale 
avec  participation  très  réduite  de  l'Etat. 

Il  est  trè^  probable  que  l'A.  E.  G.  par  son  organisation  modèle  et 
ses  relations  dans  le  monde  entier,  réussira  à  organiser  l'entreprise 
d'une  manière  plus  rationnelle  et  à  produire  un  bénéfice.  Mais  on  peut 
se  demander  si  une  telle  réforme  rationnelle,  effectuée  uniquement 
d'après  les  principes  de  l'industrie  privée,  n'aura  pas  pour  conséquence 
indirecte  une  charge  importante  pour  l'Etat  et  la  population.  Si  par 
exemple  l'A.  E.  G.  renvoie  des  fonctionnaires  et  des  ou\riers  en  sur- 
nombre qui  ne  pourront  pas  se  placer  ailleurs,  l'Etat  autrichien  devra 
secourir  ces  chômeurs:  et  si  l'A.  E.  G.  fait  monter  les  prix  afin  de  ga- 
gner de  l'argent  pour  le  perfectionnement  de  son  entreprise,  les  vic- 
times seront  les  consommateurs  et  surtou  l  la  grande  masse  de  la  popu- 
lation lorsqu'il  s'agit  d'articles  produits  en  grande  quantité.  11  nest 
donc  pas  certain  que  le  peuple  autrichien  doive  payer  désormaislo  mil- 
liards d'impôts  en  moins,  c'est-à-dire  moins  d'un  million  de  dollars  ! 
A  ce  point  de  vue  aussi,  nous  avons  toutes  sortes  de  raisonh  de  suivre 
l'expérience  de  'Wœllersdorf  avec  la  plus  grande  attention,  en  Allema- 
gne, où  la  presse  de  Stinnes  lutte  continuellement  pour  la  cession  des 
chemins  de  fer  à  l'industrie  privée... 

La  lutte  pour  le  rattachement  rend  encore  plus  difficile  la  politi(fue 
économique  et  financière  de  ce  malheureux  Etat.  Chaque  fois  que  le 
jjays  se  trouve  pris  dans  l'étau.  les  partisans  du  rattachement  tirent 
a  hue  et  ses  adversaires  à  dia  :  les  uns  regardent  vers  l'Allemagne  en 
implorant  du  secours,  les  autres  cherchent  à  obtenir  un  nouveau  cré- 
dit auprès  de  l'Entente.  Mais  jamais  ce  conflit  ne  s'est  manifesté  aussi 
ouvertement  que  pendant  la  récente  débâcle  du  change.  Le  socialiste 
Otto  Bauer,  qui  est  incontestablement  l'homme  le  plus  inlelligeni 
de  l'Autriche  et  certainement  aussi  de  tout  le  parti  socialiste  allemand, 
a  demandé  au  Parlement,  aussitôt  après  la  nouvelle  chute  de  la  couron- 
ne, des  négociations  immédiates  avec  l'Allemagne,  en  vue  d'un  ratta- 
chement économique  :  selon  le  projet  de  Bauer,  le  capital  privé  aile- 


1158  LA    VIE  DES  PEUPLES 

mand  devait  fonder  en  Autriche  une  banque  d'émission  avec  un  capi- 
tal de  8  milliards  de  marks-papier,  (jui  échangerait  les  couronnescontre 
des  marks  et  réaliserait  ainsi  pratiquement  l'unité  monétaire.  La  réac- 
tion des  ennemis  du  rattachement  n'a  pas  tardé  â  se  produire  :  le  con- 
trôleur financier  anglais  Young  est  intervenu,  Poincaré  et  les  Tchèques 
ont  menacé,  et  ]e  résultai  fut  un  accord  entre  le  gouvernement  autri- 
chien et  les  grandes  banques  viennoises,  devenues  en  grande  partie  an- 
glaises, surla  création  d'une  nouvelle  banque  d'émission  avec  un  capi- 
tal en  majorité  franco-anglais. 

On  est  forcé  de  dire  que  l'Entente  paie  assez  cher  l'interdiction  du 
rattachement.  Pourles  réparations  prévues  au  traité  de  Saint-Germain, 
l'Autriche  a  obtenu  un  moratorium  aux  calendes  grecques  et.  tous  les 
deux  ou  trois  mois,  il  faut  que  l'Angleterre,  la  France  ou  la  Tchéco- 
slovaquie déboursent  quelques  millions  or  pour  maintenir  à  flot  cet 
état  non  viable.  Naturellement  le  gouvernement  allemand  ne  peut 
pas  les  suivre  de  ce  pas  et  le  capital  privé  allemand,  modeste  comme  il 
est,  sait  mettre  un  frein  à  sa  générosité.  Nous  ne  voulons  pas  dissimu- 
ler que  le  rattachement  de  l'Autriche  serait  une  lourde  charge  pour  les 
finances  allemandes  et  serait  peu  avantageux  pourles  intérêts  écono- 
miques allemands  ;  nous  ne  devons  pas  oublier  non  plus  que  l'Autriche 
réactionnaire,  dont  se  réclame  presque  la  moitié  de  la  population  et 
les  pangermanistes  qui  gouvernent  un  cinquième  de  ce  peuple,  en  un 
mot  que  l'Autriche  en  dehors  de  Vienne  serait  aussi  pour  l'Allemagne 
une  charge  très  lourde  et  difficile  à  supporter.  Mais  s'ils  veulent  sin- 
cèrement s'unir  à  nous  et  si  l'étranger  n'y  fait  plus  d'objection,  l'Alle- 
magne n'a  pas  le  droit  de  faire  du  particularisme.  —  MoRUS. 

{Die  Welibuhne,  22  juin  1922.) 


Le   socialisme    en    Autriche 

Il  n'est  pas  facile  aux  camarades  du  Reich  de  se  représenter  l'état 
d'esprit  et  les  sentiments  des  socialistes  autrichiens.  Outre  que  la  plu- 
part des  conditions  sociales  sont  différentes,  la  situation  historique 
actuelle  est  particulièrement  confuse... 

Pour  un  étranger,  il  apparaît  immédiatement  que  nous  avons  un 
«  gouvernement  de  prélat  ».  Le  chancelier  est  un  professeur  de  théolo- 
gie. Même  la  monarchie  cléricale  n'est  pas  allée  juqu'à  donner  un 
prêtre  comme  président  du  conseil  à  la  population.  Et  cependant, le 
cabinet  Seipel  n'est  pas  l'indice  d'un  affaiblissement  de  la  classe  ou- 
vrière, qui  travaille  en  Autriche  avec  plus  d'unité,  de  conscience  de 
classe  et  de  cohésion  t[u 'ailleurs  à  l'organisation  de  son  puissant  appa- 
reil et  à  l'avènement  d'un  ordre  nouveau.  La  séparation  en  sociahstes 


A  TRAVERS  LES  REVUES:  AUTRICHE  1159 

indé[iendanls  et  majoritaires  n'existe  pac  ;  le  parti  communiste 
ne  joue  pour  ainsi  dire  aucun  rôle  et  n'a  même  pas  pu  faire  entrer  un 
seul  député  au  Parlement.  Si  un  ctiré tien-social  avéré  a  pu  devenir 
chancelier  et  si  les  chrétiens-sociaux  ont  entrej)ris  ouvertement  de 
détendre  les  intérêts  du  patronat  et  des  banques,  cela  sitrnil'ie  simple- 
ment qu'ils  démasquent  t'ra)ichement  le  front  bourgeois... 

Aucun  gouvernement  autrichien  ne  peut  \aincre  la  resislance  du 
prolétariat  organisé.  A  peine  le  cabinet  Seipel.  acclamé  par  toute  la 
presse  bourgeoise, était-il  en  fonctions  qu'il  a  dû  faire  voter  par  sa 
majorité,  sous  la  pression  du  parti  ouvrier,  une  augmentation  notable 
des  secours  de  chômage  refusée  par  le  cabinet  précédent.  Les  pangcr- 
manistes,  les  chrétiens-sociaux  et  le  parti  du  comte  Czernin  (compo^é 
uni([uement  de  cet  homme  qui  sert  à  gagner  ceux  qui  ne  peuvent  se 
décider  ni  pour  les  pangermanistes  antisémites,  ni  pour  les  chrétiens- 
sociaux  monarchistes)  se  maintiennent  surtout,  parce  que  la  situation 
internationale  ne  permet  pas  de  profondes  transformations  sociales 
ou  économiques.  En  Autriche,  nous  avons  le  cas  exceptionnel  d'une 
majorité  bourgeoise  qui  ne  dispose  pas  de  la  force  militaire.  L'armée, 
y  compris  une- grande  partie  des  officiers,  est  presque  entièrement 
hostileà  la  bourgeoisie.  La  majorité  des  soldats  appartient  aux  groupe- 
ments socialistes  ou  communistes.  Les  conseils  de  soldats,  doni  l'or- 
ganisation rei>résente  toujours  une  force  importante,  sont  attachés 
au  camarade  Deutsch,  qui  a  réussi,  pendant  la  révolution,  à  l'inverse 
de  >io>;ke.  ti  faire  passer  les  armes  militaires  des  mains  de  la  bourgeoisie 
dans  celles  du  prolétariat.  Maintenant  encore,  dans  une  période  de 
crise  grave,  le  conseil  des  soldats  d'Autriche  à  affirmé  solennellement 
sa  solidarité  avec  tout  le  prolétariat.  L'nfaitcaracléristi(|ue  pourl'Au- 
triche  est  que  les  conseils  d'ouvriers  existent  toujours  comme  institu- 
tions et  que  par  exemple  les  revendications  du  conseil  d'ouvriers  de 
Vienne,  qui  ont  été  formulées  par  suite  de  la  dépréciation  subite  de  la 
monnaie  et  qui  exigent  que  la  détresse  financière  soit  supprimée  par 
des  impôts  frappant  surtout  les  classes  possédantes,  forment  l'essen  H  cl 
de  tous  les  ordres  du  jour  ju-ésentés  le  IG  juin  au  \ oie  des  ouvriers 
viennois. 

Les  revendications  du  prolétariat  ont  d'autant  plus  de  poids  que 
l'expérience  du  l^"'  décembre  a  montré  à  quelles  violences  conduit 
souvent  le  désespoir.  Les  bourgeois  n'ont  pas  oublié  les  pillages  com- 
mis à  cette  époque  par  des  masses  non  organisées.  Ils  sont  presque  ras- 
surés lorsque  les  représentants  du  prolétariat  organisé,  s'appuyant 
sur  les  masses,  exposent  ses  revendications.  Une  série  de  puissantes 
manifestations  en  masse  du  prolétariat  viennois  organisées  dans  ces 
derniers  mois  oui  uionlré  combien  la  classe  ouvrière  est  consciente. 
Seules  l'unité  du  prolétariat  et  une  action  révolulionnaire  soutenue 
peuvent  obtenir  les  résultats  possibles  à  chaque  instant.   Dans  son 


1160  LA    VIE  DES  PEUPLES 

essence  ]e  socialisme  autrichien,  bien  que  centralisé,  possède  une 
organisation  très  démocratique.  Par  exemnle,  si  la  majorité  socialiste 
de  Vienne  envisage  une  réforme  importante  dans  le  domaine  de  la 
législation  ou  de  l'administration,  elle  convoque  d'abord  ce  qu'on 
appelle  la  Wiener  Konferenz  dans  laquelle  sont  représentés  non  seule- 
ment les  délégués  du  parti  mais  encore  ceux  de  toutes  les  organisations 
prolétariennes  acceptant  le  point  de  vue  socialiste,  c'est-à-dire  les 
syndicats,  les  coopératives  ouvrières  de  consommation,  le  conseil 
d'ouvriers,  le  groupement  des  locataires,  etc...  Ce  contact  étroit  entre 
la  direction  du  parti  et  les  masses,  ayant  souvent  pour  effet  de  renfor- 
cer encore  l'influence  du  pouvoir  central,  confère  à  toutes  les  décisions 
une  autorité  particulière. 

Si.  malgré  l'unité  du  prolétariat,  les  tentatives  du  patronat  ne  peu- 
vent pas  toujours  être  entièrement  déjouées  et  si  certaines  attaques 
bourgeoises  ne  peuvent  pas  toujours  être  repoussées,  cela  tient  surtout 
à  ce  que,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  la  situation  internationale  a 
placé  l'Autriche  sous  la  dépendance  presque  complète  de  l'étran- 
ge-... —  Peter  Zirngibel  (de  Vienne). 

iDie  Glocke,  26  juin  1922). 


VI.    ITALIE 

1.  —  Trieste  et  Hambourg 

L' Italie  souffre  de  graves  malaises  économiques.  Malgré  la  défaile 
de  V  Allemagne,  le  port  de  Trieste  se  voit  distancé  chaque  jour  par  son 
concurrent    Hambourg. 

Après  avoir  retracé  Vhistoire  des  deux  grands  ports  rivaux,  M.  Vitlorio 
Segré  examine  la  situation  actuelle.  Hambourg,  malgré  les  coups  qui  lui 
ont  été  portés  par  la  défaite,  se  relève  courageusement. 

Tandis  que  Trieste,  absorbée  parle  changement  de  régime  politique, 
.s'efforçait  dans  la  première  période  qui  suivit  l'armistice,  de  commen- 
cer la  reprise  des  relations  avec  son  anùèrepays  partagé  désormais 
entre  quatre  Etats  différents,  Hambourg,  lié  à  son  hinterland  national 
pouvait  sans  secousses  retourner  à  ses  fonctions  de  débouché  de  l'Eu- 
rope centrale  et  même,  jetant  les  yeux  au-delà  de  ses  frontières, 
commencer  un  lent  travail  de  pénétration  au-delà  de  son  arrière-pays 
naturel,  travail  favorisé  par  l'écroulement  de  l'Etat  austro-hongrois, 
par  la  nouvelle  répartition  politique  des  races  qui  en  faisaient  partie 
et  par  la  destruction  des  règlements  préventifs  qui  favorisaient  le  port 
de  Trieste. 

Trieste.  absorbée  parla  réalisation  de  son  rêve  séculaire  de  rédemp 


A  TBAVEHS  LES  REVUES:  ITALIE  Il6i 

tion,  sous  un  gouvernement  mililaire  et  une  bureaucratie  ignorant  le 
milieu,  incompétente  et  mal  préparée  à  des  problèmes  aussi  ardus, 
gênée  par  la  prolongation  d'une  période  d'incertitude,  par  la  crise  du 
problème  adriatique  et  les  retards  de  l'annexion,  perdit  un  temps  pré- 
cieux. Pourtant,  parmi  tant  de  difficultés,  elle  vit  une  reprise  du  com- 
merce qui,  commencée  au  printemps  de  1919,  se  prolongea  jusqu'à 
l'automne  de  1920.  L'Europe  centrale  était  alors  affamée  et  privée  de 
tout.  Des  marchands  et  des  mercantis,  des  commissions  d'approvision- 
nement et  des  spéculateursse  jetèrent  sur  la  cité  adriatique  pour  acca- 
parer tout  ce  qui  montait.  Des  maisons  de  toute  sorte,  attiréespar 
cette  illusion,  y  fondaient  des  filiales  et  des  dépôts.  Dans  un  tel  état 
de  choses,  peu  importaient  les  prix,  les  frais  de  place  et  de  transports. 
Tout  le  monde  en  profita,  surtout  les  maisons  d'expédition.  Les  maga- 
sins de  la  ville  et  ceux  du  port  franc  furent  rapidement  pleins.  D'Amé- 
rique arrivaient  des  cargaisons  entières  de  denrées  et  de  conserves, 
tandis  que  les  prix  montaient  pour  la  plus  grande  joie  des  spéculateurs. 
A  un  convoi  de  farine  pour  l'Autriche  et  la  Tchéco-Slovaquie  succé- 
daient les  transatlanticjues  chargés  de  prisonniers  revenus  de  Russie  et 
le  port  semblait  retourné  aux  jours  de  sa  plus  belle  activité.  L'illusion 
ne  dura  pas  longtemps.  Après  la  signature  de  la  paix,  cette  reprise 
apparut  ce  qu'elle  était  réellement  :  un  commerce  d'occasion. 

La  baisse  vertigineuse  du  prix  des  marchandises,  les  mouvements 
des  devises,  la  désorganisation  des  transports,  l'augmentation  des 
marchandises  et,  par  conséquent,  la  nécessité  absolue  de  limiter  les 
importations  et  d'économiser  sur  les  frais  de  transports...  firent  dimi- 
nuer sans  cesse  le  mouvement  commercial...  et  déterminèrent  la  déca- 
dence économique  de  Trieste. 

Le  terrain  une  fois  débarrassé  du  commerce  occasionnel,  il  est  de 
toute  évidence  que  la  crise  économique  de  Trieste,  ([ui  s'encadre  dans 
la  crise  générale,  est  essentiellement  due  à  la  crise  des  transports,  au 
manque  de  mesures  préventives  et  de  tarifs,  à  l'absence  de  traités 
commerciaux  et  d'accords  douaniers.  Elle  ne  peut  être  ni  rapidement, 
ni  facilement  résolue;  il  faut  pourtant  lui  trouver  une  solution.  Ham- 
bourg, privé  de  sa  marine  nationale  par  le  traité  de  paix,  a  vu  accourir 
dans  ses  ports  les  navires  du  monde  entier,  créant  une  concurrence  et 
une  lutte  de  frets  qui  lui  prolite,  mais  qui  nuit  à  Trieste  et  aux  autres 
ports.  Le  tableau  que  présente  son  port  est  presque  celui  de  l'avant- 
guerre.  Son  trafic  a  atteint,  pendant  certains  mois,  f>0  %  du  trafic  des 
temps  les  plus  prospères. 

Les  marchandises  aujourd'hui  débarquées  à  Hambourg,  gagnent 
les  destinations  les  moins  naturelles.  Outre  la  guerre  des  Irets  il  y  a 
la  concurrence  des  dépenses  de  transbordement  et  les  tarifs  des  che- 
mins de  fer  par  suite  de  l'abaissement  du  mark.  Hambourg  nous  a 
eulevé  une  partie  du  trafic  de  In  Tchéco-Slovnquie  avec  qui  il  a  stipulé 


1162  Là    VjË  Dès  peuplée; 

un  accord  commercial;  il  atteint  l'Autriche,  la  Hongrie,  la  Pologne  et 
même  la  Yougoslavie.  Le  tabac  du  Levant,  les  peaux  de  l'Asie- 
Mineure  et  de  Calcutta,  les  denrées  coloniales  et  les  drogues  des 
Indes,  les  cotons  et  les  laines  ne  remontent  plus  l'Adriatique,  mais  ils 
poursuivent  leur  route  vers  la  mer  du  Nord.  Tous  les  produits  de  l'in- 
dustrie de  l'Allemagne,  même  méridionale,  prennent  la  même  route. 
Si  on  compare  les  frets  on  reste  atterré  par  la  concurrence  de  Ham- 
bourg. Pour  les  soufres  italiens,  le  fret  pour  Trieste  est  égal,  malgré 
l'énorme  distance,  au  fret  pour  Hambourg.  Au  Conseil  commercial  de 
Trieste  pendant  la  discussion  relative  au  port  franc,  un  orateur  rai- 
sait  remarquer  combien  cette  déviation  des  trafics  est  irrationnelle, 
puisque  de  Port-Saïd  à  Hambourg  il  y  a  3.612  milles  marins  tandis 
qu'il  y  en  a  1312  de  Port-Saïd  à  Trieste,  puisque  Vienne  est  à  589  kilo- 
mètres de  Trieste,  à  1109  de  Hambourg.  Contre  ce  changement  de 
route  occasionnel,  Trieste  et  le  Gouvernement  doivent  préparer 
leurs  défenses.  Le  commerce  et  les  commerçants  tendent  vers  le 
point  où  l'atfluence  du  trafic  forme  une  base,  un  marché,  et  un  inté- 
rêt d'achat.  Aussi  certains  exportateurs  levantins  qui,  autrefois, 
fondaient  des  agences  et  instituaient  des  dépôts  à  Trieste,  se  sont 
transférés  à  Hambourg  pour  y  vendre  leurs  produits.  Ceci  est  double- 
ment désavantageux  pour  Trieste.  Ces  exportateurs  font  sur  place 
l'achat  des  produits  industriels  les  plus  divers  et  détournent  aussi  le 
tarif  d'exportation  de  la  voie  naturelle  de  l'Adriatique.  Cet  état  de 
choses  est  aussi  préjudiciable  à  Venise  qui,  grâce  à  notre  frontière  du 
Brenner, pouvait  nouer  de  bonnes  relations  avec  la  Bavière  et  l'Alle- 
magne méridionale. 

Trieste,  qui  a  confiance  dans  sa  mission  de  sentinelle  avancée  pla- 
cée sur  les  Alpes,  à  la  frontière  de  trois  races,  et  sur  la  mer,  porte  du 
Levant  et  de  l'Orient,  met  ses  espérances  dans  la  concession  du  port 
franc  qui,  abaissant  le  prix  de  la  vie,  des  marchandises  et  des  frais  de 
port,  lui  donnerait  la  force  nécessaire  pour  lutter  contre  sa  forte  rivale 
et  la  ferait  redevenir  d'un  seul  coup  l'entrepôt  du  Levant. 

Cette  mesure,  qui  serait  de  plus  un  facteur  moral  de  premier  ordre, 
ne  peut  être  séparée  de  la  reconstruction  économique  de  IT^urope  et, 
par  conséquent,  de  son  arrière-pays,  reconstruction  qui  devait  sortir  de 
la  Conférence  de  Cènes.  La  Commission  des  transports,  qui,  indépen- 
damment des  fluctuations  politiques,  prépare  son  programme,  sera 
un  des  meilleurs  facteurs  de  la  reconstruction  européenne. 

{Niiova  Anlologia,  1"  juillet  1922). 

2.  —  L'organisation  militaire  des  fascistes. 

Les  troubles  des  nies  conlinnenl  toujours.  Les  fascistes  sont  toujours 
les  maîtres  de  la  place  publique.  Un  journaliste  anglais,  M.  Strachan 
Morgan,  expose  V organisation  de  leur  petite  armée. 


A  TBAVEES  LES  REVUES:  ITALIE  1163 

Los  fascistes  sont  pleins  dos  souvenirs  d:  Rome  et  désirent  ressus- 
citer Ij'S  traditions  an'.iqu  s.  M.  Mussolini  et  ses  amis  onl  donné  à  leui- 
armée  la  l'orme  de  l'armée  romaine.  La  })remière  unité  est  la  squadra 
qui  leprésente  le  manipule  romain.  Elle  comprend  20  ou  25  hommes, 
est  commandée  par  un  chef  de  squadra,  qui  a  deux  divisions  sous  ses 
ordres.  Quatre  squadre  constituent  une  centurit  sous  le  commande- 
menl  d'un  centurion.  Ou!,!tre  cenluries  forment  une  cohorte  comman- 
dée p:ir  un  senior.  La  légion  compitud  un  nombre  de  cohortes  variant 
entre  trois  et  neuf.  Elle  est  commandée  par  un  consul.  L'Italie  esl 
divisée  par  les  lascistes  en  quatre  zones  dont  chacune  comprend  une  * 
ou  plusieurs  légions  :  l"'  Lombardie,  Piémont  et  Ligurie;  20  Vénétie.. 
Emilie  et  Romagnes;  3°  Italie  centrale  et  Sardaigne;  4^  Italie  du  sud 
et  Colonies.  Chacune  de  ces  zones  se  trouve  sous  In  direction  d'un 
inspecteur-général.  Les  quatre  inspecteurs  loinieut  le  granit  état- 
major;  M.  Mussolini  est  à  leur  tête. 

{Edimhnrgfi   liniew.  juillet   l'J22) 


Leopardi. 

Le  grand  poêle  Leopardi  esl  loujours  un  des  maîtres  de  la  jeunesse 
ilalienne.  Le  groupe  de  la  Ronda,  un  des  élémenls  les  plus  agissants  de 
la  jeune  liiléralure  ilalienne,  publiait  Fan  dernier  des  pages  extraites 
du  journal  du  poète.  La  YAnndiX  proposait  Leopardi  penseur  à  l'admira- 
tion et  à  rimitalien  de  l'Italie.  Elle  reconnaissait  en  lui  son  inspi- 
rateur. Le  célèbre  critique  Benedetlo  Croce  réagit  contre  celle  ten- 
dance. Il  publie  une  étude  où  il  s'efforce  de  démontrer  la  vanité  de 
la  pensée  de  Leopardi.  Celle  étude  aura  le  plus  grand  retentissement. 

Que  fut  la  vie  de  Leopardi  ?  La  vie.  — c'est-à-dire  le  processus  spi- 
rituel dans  lequel  l'homme  exprime  et  manifeste  sa  sensibilité,  déter- 
mine et  particularise  sa  pensée,  affirme  dans  l'action  ses  aspirations 
et,  en  somme,  développe  le  germe  qu'il  portait  en  lui.  — réalise-! -elle, 
d'une  manière  plus  ou  moins  étendue,  mais  enfin  en  substance,  sou 
jiropre  idéal  ?  Ce  fut.  |iour  employer  une  image  grossière,  mais  efficace. 
«  una  vita  strozzata  »,  une  vie  étranglée.  L'adolescent  qui  s'exerçail, 
avec  une  grande  ferveur  et  des  soins  assidus,  à  devenir  un  philologue, 
un  spécialiste  des  langues,  des  littératures  et  des  antiquités  classi- 
ques, qui  se  préparait  à  prendre  place  parmi  les  géants  de  ces  études, 
entre  les  Mai  et  les  Bo;ghesi,  peut-être  entre  les  Niebuhr  et  les  Muller 
ot  les  Bockh;  le  jeune  homme  qui  attendai'.  en  frémissant  les  joies  de 
l'amour  et  se  laissait  entraîner  i)ar  des  élans  très  nobles  vers  des 
œuvres  de  patrie  i-t  dlmiiianilé:  le  poèt<'  (fui  peut-être  se  préparait  en 


Ilé4  LA    VIE   DES  PEUPLES 

lui  pendant  les  exercices  littéraires  et,  plus  encore,  dans  le  ravissement 
des  songes,  se  sentit,  à  ses  premiers  pas  vers  la  gloire  et  vers  l'amour, 
pressé,  étreint  et  terrassé  pnr  une  force  brutale,  par  ce  qu'il  appelle 
<(  la  nature  ennemie  »,  et  qui  brisa  ses  études,  interdit  à  son  cœur  de 
battre,  le  rejeta  sur  lui-même,  c'est-à-dire  sur  son  corps  blessé,  et  le 
força  à  combattre  chaque  jour  pour  supporter  ou  adoucir  les  malaises 
ôt  les  souffrances  physiques  .qui  le  tourmentaient  invinciblement. 
Sa  renonciation  finale  à  la  philologie,  marquée  par  la  remise  de  ses 
cahiers  de  premières  études  à  De  Sinner,  n'eut  aucun  motif  intellec- 
tuel. Ce  ne  tut  pas  comme  chez  d'autres,  l'abandon  d'un  domaine 
pour  un  autre  plus  divers  ou  plus  ample.  Ce  fut  simplement  une  néces- 
sité imposée  par  ses  yeux  qui  n'étaient  plus  assez  forts  et  parce  que  le 
travail  continu  et  méthodique  lui  était  interdit.  La  même  nécessité 
douloureuse  et  les  difficultés  économiques  déterminèrent  sa  vie  si 
difficile,  les  changements  de  séjour  à  la  recherche  de  meilleures  condi- 
toins  physiques  et  morales,  d'un  travail  qui  ne  fût  pas  trop  contraire 
à  sa  nature.  Sans  cesse  il  essayait  de  nouveaux  arrangements  sans  se 
décider  jamais.  Parfois  il  avait  quelque  trêve,  quelque  période 
supportable,  quelque  soulagement  fugitif.  Si  on  pense,  au  contraire, 
à  d'autres  vies,  même  à  des  existences  qui  ne  furent  pas  calmes  ni 
heureuses,  mais  agitées  et  pleines  de  bourrasques,  si  on  pense;  par 
exemple,  à  celle  de  Foscolo,  on  verra  que  Foscolo  vécut  et  se  développa, 
mais  que  le  pauvre  Leopardi  ne  le  put  pas. 

La  solennité  de  l'histoirt  qui  ramène  dans  l'âme  le  drame  de  l'hu- 
manité et  entraîne  à  des  admirations  et  des  enthousiasmes,  la  sublime 
philosophie  qui  fouille  l'esprit  humain  et,  grâce  à  la  lumière  qu'elle 
trouve  en  lui,  dissipe  les  ténèbres  mystérieuses  de  l'univers  et  rend  la 
réalité  compréhensible,  la  politique  dans  laquelle  se  forme,  par  l'a- 
mour et  par  la  lutte,  l'histoire  nouvelle,  l'amour  et  la  famille  qui 
redonnent  perpétuellement  au  monde  l'enfance  et  la  jeunesse,  toutes 
ces  formes,  toutes  les  autres  formes  de  l'activité  humaine  restèrent 
loin  de  lui,  étrangères,  lointaines;  il  n'en  souffrit  pas  les  douleurs... 
11  était  attaché  à  lui-même,  au  problème  élémentaire  de  vivre  et  de 
respirer.  Et  lorsqu'il  trouvait  quelque  allégement,  lorsque,  pour  quel- 
ques heures  ou  pour  quelques  jours,  il  lui  Atait  permis  d'avoir  une  acti- 
vité quelconque,  la  matière  qui  dans  ces  brefs  intervalles  s'offrait  à  sa 
contemplation,  à  sa  méditation,  ne  pouvait  être  que  son  malheureux, 
état  inguérissable,  devenu  pour  lui  la  prison  dans  laquelle  il  était  en- 
fermé et  dont  il  n'espérait  plus  sortir. 

De  sa  poitrine,  s'échappait  la  déploration  de  ce  qu'il  aurait  pu 
être,  de  ce  qu'il  n'était  pas,  de  la  promesse  que  la  nature  n'avait  pas 
tenue.  Dans  son  intelligence  se  formait  un  jugement  qui,  peu  à  peu, 
prit  la  forme  d'une  théorie  philosophique,  sur  le  mal,  sur  la  douleur, 
sur  la  vanité  et  la  nullité  de  l'existence,  jugement  qui  était  lui-même 
un  regret,  une  amertume,  un  sentiment  déguisé,  projection  en  forme 


A  TRAVERS  LES  REVUES:  ITALIE  1165 

de  raison  de  son  état  malheureux.  A  ce  regret,  à  cette  théorie  de  re- 
gret et  d'accusation  se  restreignait  son  monde  spirituel;  là,  dans  la 
contemplation  et  dans  la  réflexion  sur  ce  mystère  de  douleur,  était 
l'unique  source  d'inspiration  de  son  imagination,  l'unique  point  de 
méditation  de  sa  pensée. 

On  a  considéré  parfois  Leopardi  comme  un  poète  philosophe,  chose 
qui  n'est  pas  plus  exacte  pour  lui  que  pour  aucun  autre  poète.  La  condi- 
tion fondamentale  de  son  esprit  était  sentimentale  et  non  philosophi- 
que; on  pourrait  même  la  définir  :  un  engorgement  sentimental,  un 
vain  désir  et  un  désespoir  si  condensé  et  si  violent,  si  extrême  qu'il  se 
déverse  dans  la  sphère  de  la  pensée,  détermine  les  concepts  et  les  juge- 
ments. Chaque  fois  que  cette  disposition  d'âme,  oubliant  sa  vérita- 
ble essence,  se  comporta  comme  si  elle  eût  été  une  position  acquise 
par  le  raisonnement  et  se  fit  critique,  polémique  ou  satire,  naquit 
cette  partie  de  l'œuvre  de  Leopardi  qu'il  faut  reconnaître  franchement 
viciée  :  L^  plus  grand  nombre  des  Œuvres  morales  et  en  poésielesPa/i- 
nodies  et  les  Paralipomènes.  Au  point  de  vue  de  la  doctrine,  il  s'était 
jeté  dans  une  voie  sans  issue,  dans  une  lutte  stérile.  Il  jugeait  que  la 
vie  est  un  ma)  qu'il  faut  vivre  avec  l'amère  conscience  de  ce  mal  radi- 
cal, et  il  se  trouvait  en  face  des  hommes  qui,  en  ceci,  pensaient  ou 
sentaient  autrement  que  lui,  parce  qu'ils  pouvaient  disposer  de  leurs 
forces  physiques,  parce  que  levers  nerfs  étaient  calmes,  leur  âme  équi- 
librée. La  joie  de  vivre  les  dominait  et  les  animait,  l'espérance  leur 
souriait,  l'action  les  rendait  ardents,  l'amour  les  enivrait,  et  ils  résis- 
taient aux  douleurs  et  aux  adversités  en  les  plaçant  parmi  les  diffi- 
cultés éventuelles  à  affronter  lorsqu'ils  n'étaient  pas  frappés  en  les  af- 
frontant et  enles  surmontant  lorsqu'ilsétaient  frappés.  Ils  ne  pensaient 
pas  à  la  mort  et.  se  conformaient  consciemment  ou  inconsciemment 
8  la  parole  antique  :  la  mort  ne  concerne  pas  les  vivants  parce  qu'ils 
sont  vivants;  elle  ne  concerne  pas  les  morts  parce  qu'ils  sont  morts. 
Leopardi  aurait  voulu  persuader  à  ces  hommes  qu'ils  avaient  tort  et 
qu'ils  devaient  désespérer  avec  lui.  Mais  on  ne  raisonne  pas  avec  le  sen- 
timent. Sur  le  fronton  d'une  petite  maison  campagnarde  du  Tyrol 
on  lisait  encore  voici  quelques  années  (et  je  ne  sais  si  on  ne  lit  pas  en- 
core) une  inscription  en  vers  allemands  qui  disait  :  «  Je  vis,  mais  pour 
combien  de  temps?  Je  mourrai  sans  savoir  où  ni  quand.  Je  vais  je  ne 
sais  où  et,  avec  tout  cela,  je  m'étonne  d'être  gai.  Seigneur  Jésus,  proté- 
gez ma  maison  ».  Leopardi  ne  s'étonnait  pas  mais  il  s'indignait  que  les 
hommes  fussent,  avec  tout  cela,  si  gais;  et  il  les  appelait  lâches,  il 
voulait  les  confondre,  leur  faire  honte,  les  convertir,  c'est-à-dire  faire 
passer  en  eux,  sous  forme  de  laisonnement,  son  état  d'âme  personnel, 
et  il  recourait  pour  cela,  comme  t-  des  motifs  oratoires,  à  l'ironie,  au 
sarcasme,  au  grotesque.  Celles  de  ses  Œuvres  morales  qui  ont  ce  ton 
sont  naturellement  très  froides  :  vains  efforts  pour  offrir  des  représen- 

AO«T  1!^ 


1166  La  vie  des  peuples 

tations  comiques  (que  l'esprit  polémique  et  la  mauvaise  humeur  ne 
peuvent  engendrer,  qui  naissent  de  la  jois  et  de  la  fantaisie  sereine); 
personnages  qui  sont  de  simples  noms,  dialogues  qui  sont  des  mono- 
logues, prose  très  travaillée  mais  peu  personnelle  et  qui  a  souvent 
quelque  chose  de  la  déclamation  académique.  En  vers  et  en  prose, 
il  railla  la  foi  du  nouveau  siècle,  l'accroissement  incessant,  l'élargisse- 
ment d3  l'esprit  humain,  le  progrès,  il  railla  le  libéralisme,  les  tenta- 
tives de  réforme,  les  études  d'économie  et  de  sciences  sociales,  la  phi- 
losophie des  temps  nouveaux  qui  s'affirmait  chez  les  grands  penseurs 
d'Allemagne,  la  philologie  qui  se  permettait  de  rompre  le  plan  tradi- 
tionnel et  de  trouver  des  parentés  entre  leslangues  indo-européennes, 
en  somme  toute  chose  qui  fut  un  indice  de  vitalité,  d'esprit  inventif, 
d'audace... 

11  y  a  quelque  chose  de  malsain  dans  ces  palinodies,  dans  ces  paraU- 
pomènes;  De  Sanctis  lui-même  fut  amené  à  parler  du  «  mauvais  rire  » 
qu'on  y  découvre  et  des  «  coups  de  couteaux  »  que  l'écrivain  tente  de 
donner  «  avec  la  joie  de  quelqu'un  qui  se  venge  »  et  d'une  «  inimitié 
envers  la  race  humaine  »  dans  laquelle  on  sent  «  la  répulsion  ».  Sur  ceci 
il  fallait  que  nous  nous  arrêtions  un  moment  en  considération  de  l'inin- 
telligence habituelle  avec  laquelle  on  exalte  ces  écrits  comme  de  très 
pures  œuvres  d'imagination,  de  pensée  et  d'art;  mais  hâtons-nous 
d'ajouter  que  ce  mauvais  rire,  ces  éclats  de  rage  doivent  être  mis  sur 
le  compte  de  la  nature  marâtre  et  très  cruelle  pour  lui.  Leopardi 
était  malade  et,  s'il  mérite  nos  réserves  de  critiques,  il  commande  notre 
pitié  d'hommes.  En  tout  cas,  tout  ceci  ne  peut  changer  notre  jugement 
sur  la  noblesse  intime  du  caractère  de  Giacomo  Leopardi.  L'homme 
qui  raillait  le  libéralisme  eut  tous  ses  amis  parmi  les  libéraux.  Ce 
contempteur  des  hommes  n'aspira  jamais  qu'à  aimer  et  à  être  aimé. 
Oh  !  si  un  rayon  de  soleil  avait  chassé  de  ses  veines  la  maladie  qui 
l'empoisonnait,  dissipé  la  torpeur  qui  pesait  sur  lui  !  Il  se  serait  brus- 
quement dressé  et,  avec  un  étonnement  plus  grand  que  celui  qu'il 
chanta  dans  Binascimenlo,  il  aurait  regardé  le  monde  avec  des  yeux 
nouveaux  et  vu  sa  dissiper  au  lointain  les  sombres  nœuds  de  ses  pen- 
sées et  de  ses  fantaisies.  La  force  active  comprimée  au  fond  de  lui  se 
serait  développée  alors,  généreuse  et  bienfaisante. 

{Crilica,  août  1922). 

L'Université   de    Padoue, 

L'Université  de  Padoue  vient  de  célébrer  son  centenaire.  A  celte 
occasion.  M.  Hagberl  Wright  retrace  V histoire  de  la  fameuse  Université 
qui  naquit  à  Padoue  au  xiii^  siècle  pour  rivaliser  avec  r  Université  de 
Bologne. 


A  TRAVERS  LES  REVUES:  ITALIE  1167 

La  difficulté  des  voyages  et  les  périls  de  la  route  n'empêchaient  pas 
les  étudiants  de  déserter  une  Université  pour  une  autre,  lorsque  des 
événements  politiques  comme  le  ban  d'excommunication  qui  tomba 
sur  Bologne  et  le  despotisme  de  l'empereur  Frédéric  II  le  rendaient 
désirable.  La  formation  de  centres  nouveaux  était  relativement  facile 
lorsque  le  terme  d'universilé  ne  comportait  pas  nécessairement  des  bâ- 
timents de  collège  et  un  matériel  d'éducation.  Une  Université,  ce  n'é- 
tait alors  guère  plus  qu'un  groupe  d'étudiants  réunis  pour  profiter  de 
l'enseignement  d'un  ou  de  plusieurs  savants  à  qui  ils  payaient  ce  qu'ils 
pouvaient.  Un  noyau  de  la  future  Université,  appelé  Studium  générale 
fut  établi  à  Padoue  lorsque  l'évêque  Jordanus  persuada  Guillaume  de 
Gascogne,  professeur  deDécrétales,  de  quitter  Bologne,  accompagné  par 
Pierre  l'Espagnol.  Quarante  ans  après  l'institution  du  Sludium  (1222), 
les  privilèges  et  les  chartes  accordés  par  le  Pape  Urbain  IV  furent  cou- 
ronnés par  le  iiivQ  6.' universilas  et  les  chaires  de  jurisprudence,  de  mé- 
decine et  de  théologie  acquirent  rapidement  une  réputation  qui  attira 
à'  Padoue  des  étudiants  venus  de  tous  les  pays  d'Europe.  Les  villes 
d'université  rivales  offraient  de  riches  émoluments  aux  professeurs  qui 
se  distinguaient  et  leur  demandaient  en  même  temps  de  prendre  des 
engagements  fixes  pour  des  périodes  déterminées.  Mais  il  ne  semble  pas 
qu'aucun  engagement  ait  pu  retenir  ces  professeurs  lorsque  des  tenta- 
tions plus  fortes  se  présentaient  à  eux. 

L'étude  du  droit  prit  le  pas  sur  la  théologie,  et  la  science  de  l'ana- 
tomie  reçut  une  splendide  impulsion  grâce  à  l'enseignement  de  maîtres 
dont  la  chirurgie  moderne  reconnaît  le  génie.  Les  études  classiques 
attiraient  un  plus  petit  nombre  d'étudiants  que  le  droit  ou  la  méde- 
cine. Pourtant,  elles  étaient  bientôt  stimulées  par  les  riches  collec- 
tions venues  de  Constantinople  et  par  les  exposés  de  commentateurs 
éloquents.  Les  livres  étaient  rares.  Aide  Manuce  n'avait  pas  encore 
installé  ses  presses  à  Venise.  Aussi  l'enseignement  était-il  surtout  don- 
né de  vive  voix,  et  lorsqu'un  maître  avait  fini  son  cours,  il  se  portait 
le  plus  souvent  dans  un  autre  endroit  et  recommençait  ses  lectures  de- 
vant  un   public   nouveau. 

Le  premier  collège  offrant  un  logement  aux  étudiants,  dont  on  ait 
connaissance,  fut  fondé  en  1360  par  François  de  Carrare,  d'une  famille 
de  princes  aimant  la  culture,  qui  longtemps  gouverna  Padoue.  La  do- 
tation assurait  le  logement  et  l'entretien  de  douze  étudiants  en  droit. 
Quelques  années  après,  un  second  collège  pour  un  nombre  égal  d'étu- 
diants fut  fondé  par  un  certain  Pietro  de  Boatcri,  natif  de  l'île  de  Mu- 
rano  près  Venise,  qui  reçut  l'autorisation  d'acheter  du  terrain  à. Pa- 
doue dans  ce  dessein.  Dans  cette  circonstance,  les  textes  font  men- 
tion d'un  directeur  ou  gouverneur  dont  le  devoir  est  de  maintenir  ïa 
discipline.  Mais,  en  dépit  de  ces  dotations  et  de  deux  ou  trois  autres 
exemples  de  générosité  privée,  c'est  un  fait  que,  pendant  les  deux  pre- 


1168  LA    VIE  DES  PEUPLES 

miers  siècles  de  son  existence,  l'Université  n'eut  pas  un  logement  digne 
de  la  haute  place  qu'elle  occupait  dans  le  monde  des  lettres  et  qu'elle 
fut  forcée  de  se  servir  de  bâtiments  dispersés  qui  furent  utilisés  comme 
salles  de  lecture  ou  laboratoires  bien  qu'elles  fussent  très  éloignées  les 
unes  des  autres.  Mais,  vers  le  milieu  du  xi^  siècle,  les  spacieuses  cham- 
bres de  la  fameuse  Asloria  del  Bue  (ou  Bo  en  padouan)  qui  avaitété 
pendant  longtemps  le  rendez-vous  favori  des  étudiants  et  l'hôtellerie 
recevant  les  plus  distingués  voyageurs  de  passage  à  Padoue  fut  trans- 
formée en  siège' de  l'Université. 

Venise  avait  alors  succédé  aux  Carrare  el  elle  donnait  un  nouveau  rè- 
glement à  V  Université. 

L'autorité  suprême  reposait  entre  les  mains  de  trois  reformaîori 
choisis  dans  les  plus  hautes  familles  du  patriciat  vénitien.  Ils  restaient 
en  charge  pendant  deux  ans,  et  ne  pouvaient  être  réélus  avant  un  in- 
tervalle de  durée  égale.  Ils  pouvaient  fonder  de  nouvelles  charges,  nom- 
mer des  professeurs  et  des  lecteurs;  ils  avaient  le  privilège  de  proposer 
au  Sénat  le  vote  d'honneur  ou  de  pensions  à  accorder  aux  personnages 
éminents  dans  la  science  et  dans  les  lettres.  Ils  exerçaient  la  censure 
sur  tout  ce  qui  s'imprimait,  sur  les  gravures,  les  plans  et  les  images; 
ils  surveillaient  les  écoles,  les  collèges,  les  gymnases,  les  académies 
d'art  et  des  belles-lettres.  Ils  semblent  avoir  usé  de  leurs  pouvoirs 
avec  modération;  l'esprit  tolérant  de  Venise,  où  les  ecclésiastiques 
étaient  privés  de  toute  action  politique,  permit  la  formation  de  l'at- 
mosphère mentale  de  l'Université  et  firent  de  Padoue  la  nourrice  de 
la  pensée  libre. 

M.  Hagbert  Wright  rappelle  ensuite  les  grands  noms  qui  illustrèrent 
V  Université  de  Padoue. 

On  connaît  le  cérémonial  suivant  lequel  on  conférait  les  grades 
dans  la  cathédrale  de  Padoue.  Aucun  effort  n'était  épargné  pour  faire 
de  ce  jour  un  grand  événement  de  la  vie  de  l'écolier.  C'était  certaine- 
ment un  grand  jour  aux  yeux  des  membres  de  l'Université  qui  rece- 
vaient de  chaque  gradué  une  riche  moisson  de  dons  et  d'honoraires. 
L'étudiant  lui-même  recevait  un  anneau,  un  bonnet  et  un  livre.  D'au- 
tre part,  il  devait  donner  à  l'archidiacre  des  confitures  et  du  vin,  au 
prieur  un  anneau,  un  bonnet  et  une  paire  de  gants,  aux  examinateurs, 
un  manteau,  un  capuchon  et  une  robe.  En  1395,  un  présent  de  drap 
fut  substitué  à  ces  articles.  De  plus,  il  fallait  des  sommes  considérables 
pour  payer  les  cloches  et  les  trompettes,  et  les  musiciens  qui  accompa- 
gnaient le  nouveau  docteur  chez  lui,  avec  un  cortège  d'étudiants  de 
toutes  les  nations.  Lorsque  les  parents  du  docteur  étaient  riches,  de 
grandes  fêtes  étaient  données,  auxquelles  tous  les  notables  de  la  ville 
étaient  invités.  Parfois  on  organisait  des  joutes,  le  nouveau  docteur 
offrant  de  riches  prix. 


A  TRAVERS  LES  BEVUES:  ITALIE  1169 

En  contraste  avec  ces  fêtes  et  ces  pompes  qui  alternaient  avec  la 
vie  studieuse  des  écoliers,  on  trouve  dans  l'histoire  de  Padoue  de  nom- 
breuses querelles  dues  aux  discussions  qui  éclatèrent  entre  les  Jésui- 
tes et  les  chefs  séculiers  de  l'Université.  Ceux-ci  triomphèrent  le  plus 
souvent  grâce  à  la  puissante  protection  de  l'Etat  vénitien.  La  lutte  des 
deux  fractions  pour  l'autorité  suprême  continua  avec  de  courts  inter- 
valles jusqu'à  ce  que  la  gloire  décUnante  de  Venise  l'obligeât  à  faire 
des  concessions  à  la  puissance  du  Pape. 

{Contemporary  Review,  mai  1922). 


VII.  —  SUEDE 

Hialmar  Branting 

Dans  un  nouveau  périodique  de  New- York  :  Our  World,  un  Suédois, 
M.  Edivin  Bjorkman  publie  une  élude  sur  M.  Hialmar  Branling. 

M.  Branling  est  socialisle,  mais  socialisle  modéré.  Certains  de  ses 
camarades  Vont  parfois  accusé  d'être  un  bourgeois  ou  même  un  traître. 

Si  on  considère  l'ensemble,  M.  Branting  est  un  bourgeois.  II  sort 
de  Ja  classe  moyenne  et  enfonce  de  profondes  racines  dans  cette  classe. 
Il  a  la  solidité  intellectuelle  et  la  clarté  de  cette  classe.  Il  préfère 
toujours  l'évolution  à  la  révolution.  Il  a  besoin  de  savoir  où  il  va, 
avant  de  se  mettre  en  route.  Il  est  familier  avec  toutes  les  théories 
politiques  qui  ont  jamais  été  formulées  et  il  peut  jouer  avec  elles.  Il 
a  accepté  certaines  théories  qui  sont  regardées  généralement  comme 
fondamentales  au  socialisme,  mais  au  fond,  ce  qui!  pense,  c'est  que 
les  communautés  et  les  nations  de  notre  ère  industrielle  ne  peuvent 
vivre  que  sur  une  base  coopérative.  Pour  lui  la  direction  privée  d'une 
entreprise  forme  un  Etat  dans  l'Etat  qui  empêche  l'établissement 
d'une  organisation  plus  large  à  tous  les  points  de  Niie.  Aussi  le  progrès 
de  la  démocratie  doit-il  être  étendu  du  terrain  politique  au  terrain 
industriel. 

.Mais,  si  bien  informé  qu'il  soit,  ce  n'est  pas  un  théoricien.  Jamais 
depuis  les  jours  du  vieux  Bismarck,  on  n'a  vu  un  homme  d'Etat 
plus  soumis  à  la  suprématie  des  faits.  C'est  peut-être  une  des  princi- 
pales raisons  pour  lesquelles  ses  adversaires  le  craignent  et  l'admirent 
autant  qu'ils  le  font.  Us  savent  que  jamais  aucune  de  ses  propositions 
ne  va  au-delà  de  la  limite  que  les  temps  autorisent.  Et  il  est  plus  facile 
de  lutter  contre  des  utopies  que  contre  des  projets  qui  sont  reconnus 
réalisables  par  tout  homme  dont  la  pensée  n'est  pas  entièrement 
réglée  par  ses  émotions. 


11'  * 


1170  La  vie  des  peuples 

Son  adhésion  au  socialisme  fui  un  acte  de  courage. 

Branting  appartenait  à  une  bonne  famille  de  Stockholm  qui  avait 
d'excellentes  relations.  Il  était  diplômé  de  l'Université  et  on  le  regar- 
dait comme  un  jeune  savant.  Il  avait  des  ressources  lui  permettant 
de  poursuivre  ses  études  sans  aucun  souci  d'argent  ou,  s'il  le  préférait, 
de  jouir  de  loisirs  raffinés.  Il  était  fiancé  à  une  jeune  fille  de  sa  classe. 
Même  si  les  théories  socialistes  les  séduisaient  fortement,  il  pouvait 
se  contenter  de  les  soutenir  tranquillement  du  fond  de  son  cabinet. 
II  préféra  l'ignominie  de  s'associer  ouvertement  à  une  cause  où  les 
plus  libéraux  voyaient  alors  quelque  chose  de  criminel... 

Devenu  ministre,  M.  Branting  montre  le  même  courage. 

Pendant  la  guerre,  il  courut  le  plus  grand  danger  de  sa  carrière  en 
soutenant  la  cause  des  Alliés  et  de  l'Amérique.  La  pression  que  le 
parti  allemand  exerça  sur  lui  fut  terrible,  mais  jamais  il  ne  balança 
dès  le  moment  où  il  eut  compris  que  l'Allemagne  devait  être  considérée 
comme  responsable  de  la  guerre.  Maintenant  il  a  décidé  de  même  que, 
dans  la  mesure  de  son  pouvoir,  de  celui  de  la  Suède  et  des  petites 
nations  sœurs  alliées,  il  empêchera  que  le  peuple  allemand  soit  puni 
au-delà  de  sa  responsabilité.  Comme  toujours,  son  attitude  est  dictée, 
beaucoup  moins  que  par  dos  théories  ou  principes,  par  la  sympathie 
humaine  et  la  reconnaissance  de  faits  palpables.  Il  croit  qu'une  sage 
conduite  des  affaires  d'une  nation  moderne  demande  une  complète 
collaboration  internation  de;  il  croit  de  même  qu'une  collaboration 
internationale,  oubliant  les  différends  d'autrefois,  peut  seule  donner 
au  monde  la  nouvelle  organisation  sans  laquelle  le  monde  est  menacé 
de  catastrophes,  à  côté  de  quoi  la  guerre  elle-même  semblerait 
insignifiante. 

{Our   World,  mai   1922). 

VIII.— ASIE 

1.  —  L'alliance  germano-russe  et  le  Proche-Orient. 

Dans  une  nouvelle  revue  de  New-York,  un  Grec,  M.  Adamanlios 
Th.  Polyzoides,  présente  la  Turquie  comme  l'agenl  du  groupe  germano- 
russe.  C'est  un  moyen  indirect  de  demander  pour  la  Grèce  Vaide  des 
Alliés  el  des   Etats-Unis.   U article  contient  des  détails    intéressants. 

Le  temps  des  alliances  entre  empereurs  est  passé,  mais  le  temps  des 
alliances  entre  peuples  commence  à  peine  et  le  traite  germano-russe 
montre  la  route.  Les  pangermanistes  de  la  vieille  école  voyaient  une 
offense  dans  l'occupation  de  Constantinople  par  le  tsar,  les  écono- 
mistes allemands  d'aujourd'hui  y  voient  une  excellente  occasion  de 
collaborer  avec  la  Russie  maîtresse  de  cette  ville  pour  le  bénéfice 


À  TRAVERS  LES  REVIES:  ASIE  llTl 

cummun  des  deux  partis.  D'autn;  [lart.  si  un  panslaviste  d'autrefois 
voyait  un  danger  dans  la  construction  d'un  chemin  de  fer  allemand  en 
Anatolie.  h-s  économistes  russes  d'aujourd'hui  y  verraient  un  moyen 
excellent  do  développer  leur  commerce  et  leurs  affaires.  Voilà  ce  qu'on 
peut  voir  à  la  lumière  du  traité  germano-russe. 

Que  la  Turquie  y  ait  participé,  c'est  un  autre  signe  des  temps  qui 
montre  que  là  aussi  quelqui^  chose  est  changé.  Il  faut  noter  toutefois, 
en  passant,  que  le  rôle  de  la  Turquie,  en  cet  te  affaire,  reste  secondaire. 
La  Turquie  n'a  qu'un  teul  but  vital  qui  ^^'st  dempêcher  comme  elle 
le  pourra,  le  naufrage  de  l'Empire  ottoman.  Elle  pense  que  cela  sera 
plus  facile  avec  les  Russes  et  les  Allemands  que  sous  les  Alliés  et  elle 
se  tourne  vers  le  nouveau  groupe  de  puissances".  La  Bulgarie  est  en- 
traînée par  leiL  mêmes  motifs. 

Le  résultat  de  tout  ceci  est  la  possibilité  imminente  dune  terrible 
entente  de  cerveaux  organisés  et  de  ressources  matérielles,  admirable- 
ment aidée  par  la  position  géographique.  Sous  les  efforts  combinés  de 
250  millions  de  Russes,  Teutons  et  peuples  alliés,  un  immense  terri- 
toire allant  du  Rhin  au  Pacifique,  de  la  Baltique  aux  Balkans,  à  la 
Mer  Noire,  à  la  Caspienne  et  à  l'Himalaya  peut  devenir  une  unité 
assez  puissante  pour  défier  qui  que  ce  soit. 

C'est  contre  ce  danger  que  des  mesures  doivent  être  prises  aujour- 
d'hui. Les  grandes  démocraties  occidentales,  y  compris  l'Amérique, 
ont  aujourd'hui  l'avantage  du  nombre,  d'une  organisation  parfaite, 
de  positions  meilleures.  C'est  le  devoir  de  ces  démocraties  de  voir 
qu'une  barrière  doit  être  élevée  contre  les  ambitions  germano-russes, 
ambitions  qui  brûlent  toujours  plus  fort  parce  qu'elles  sont  alimentées 
l)ar  les  haines  de  la  défaite  récente.  C'est  le  devoir  des  démocraties 
occidentales  de  tenir  toutes  les  positions  qui  sont  les  clés  du  monde 
et  de  les  renforcer  pour  neutraliser  toute  attaque  préméditée  contre 
elles. 

Nous  ne  devons  pas  oublier  que  c'est  l'impréparation  des  démo- 
craties occidentales  qui  a  rendu  leur  victoire  si  difficile  et  si  coûteuse. 
Nous  ne  devons  pas  oublier  qu'en  réalité  la  guerre  a  commencé  dans 
le  Proche-Orient.  Et  c'est  dan?  le  Proche-Orient  que  la  guerre  conti- 
nue encore,  la  Grèce  combattant  pour  les  démocraties  d'Occident 
contre  la  Turquie,  alliée  do  la  Russo-Allemagne.  La  guérie  prochaine 
dont  les  causes  ont  été  ébauchées  à  Rapallo  par  Tchitchériiic  ot 
Rathenau,  éclatera  le  jour  où  la  F^ussie,  l'Allemagne  et  la  Turquie 
deviendront  maîtresses  de  Constantinople  qui  est  encore,  conmie  au 
lemfts  de  Bonaparte,  la  capitale  du  monde. 

[Cnrrenl  Hislory.  juin  1922). 


1172  LA    VIE  DES  PEUPLES 

2.  —  Les  légendes  de  l'Arménie. 

L' Arménie  possède  de  charmantes  légendes  où  les  souvenirs  des  vieilles 
religions  orientales  se  mêlent  à  la  tradition  chrétienne. 

De  même  que  Karthlos,  arrière-petit-fils  de  Noé,  est  l'ancêtre 
légend  ire  des  Karthléens,  ou  Géorgiens,  son  frère  Haik  est  le  héros 
éponyme  du  peuple  que  nous  nommons  Arméniens.  Haik  est  le  nom 
que  les  Arméniens  so  donnent  à  eux-mêmes;  et  ils  appellent  leur  pays 
Hayastan,  la  terre  de  Haik.  Les  Arméniens  sont  un  peuple  aryen 
établi  vers  le  vii^  siècle  avant  Jésus-Christ  sur  les  ruines  de  l'ancien 
royaume  pré-arménien  de  Van.  Les  Arméniens  s'assimilèrent  sans  doute 
la  civilisation  du  peuple  précédent  qui  se  nommait  lui-même  Khaldéen 
et  a  laissé  des  inscriptions  en  Assyrien  cunéiforme.  Ils  entrent  dans 
le  plein  jour  de  l'histoire  sous  les  Ars  vcides,  dynastie  d'origine  parthe 
dont  une  branche  régna  plus  tard  pendant  quelque  temps  en  Géorgie. 
Les  Arsacides,  dans  les  temps  antiques,  établirent  leur  domination 
ou  leur  suzeraineté  sur  une  partie  considérable  de  la  population  ar- 
ménienne, mais  leurs  frontières  eurent  toujours  une  tendance  à  res- 
ter flottantes.  Au  premier  siècle  de  notre  ère,  un  Arsacide,  Abgar  V, 
était  roi  d'Edesse,  la  moderne  Ourfa  dans  la  Mésopotamie  septentrio- 
nale. L'historien  arménien  Moïse  de  Khorène  raconte  en  détail  la 
légende  qui  a  sauvé  de  l'oubli  le  nom  de  ce  roitelet.  Le  roi  Abgar 
souffrait  d'une  maladie  incurable  et  il  envoya  à  Jérusalem  un  messager 
porteur  d'une  lettre  adressée  à  «  Jésus  le  bon  médecin  »,  lettre  qui 
l'invitait  à  venir  à  Edesse  pour  le  guérir.  Notre-Seigneur  répondit 
qu'il  ne  pouvait  venir  mais  que,  lorsque  son  ministère  serait  accompli, 
il  enverrait  des  disciples  pour  soigner  le  roi  et  enseigner  l'évangile 
à  son  peuple.  Le  scribe  qui  rapporta  la  réponse  du  Sauveur  peignit 
un  portrait  de  Notre-Seigneur  en  «  couleurs  de  cho'x»  :  et  ce  portrait, 
dans  h'  suite  de  l'histoire,  fut  identifié  avec  le  voile  de  Sainte  Véroni- 
que. Après  l'Ascension,  Saint  Jude  Thadée  et  Saint  Barthélémy 
vinrent  à  Edesse  suivant  la  promesse  du  Seigneur;  ils  rendirent  Abgar 
à  la  santé  et  prêchèrent  l'Evangile  aux  habitants  d'Edesse. 

La  critique  moderne  tend  à  rejeter  l'histoire  du  portrait,  mais  on 
a  des  preuves  évidentes  que  la  foi  chrétienne  fut  apportée  en  Arménie 
à  l'aurore  même  du  christianisme,  même  si  ce  ne  fut  pas  par  Jude 
Thadée  et  par  Barthélémy.  Cependant  elle  ne  fit  pendant  longtemps 
que  des  progrès  partiels.  Dans  la  deuxième  moitié  du  iii^  siècle, 
le  roi  d'Arménie  Tiridate  (Dirdat),  fils  de  Chosroès,  sacrifiait  dans  sa 
capitale  de  Vagharshabad  à  Anahid,  la  déesse-mère,  à  Astghik  la 
déesse  de  l'amour,  à  Aramazd  père  des  dieux  et  à  sa  fille  Nanea,  à 
Vahagh,  à  Mithra.  à  Barshamin.  En  ce  temps  arriva,  sur  les  rives  de 
1  Araxe,  raconte  la  légende,  une  nonne  d'extrême  beauté,  nommée 
Rhipsimé.  Elle  avait  fui  son  couvent  de  Rome  pour  échapper  aux 


A  TRAVERS  LES  REVUES:  ASIE  1173 

poursuites  de  Tempereur  Dioclétien.  Elle  était  accompagnée  de 
Gaiané.  abbesse  du  couvent  et  de  plusieurs  autres  nonnes.  Cependant 
l'Empereur  :imoureux  avait  envoyé  des  messagers  dans  toutes  les 
directions  à  la  recherche  de  la  nonne.  Un  de  ces  envoyés  arriva  donc  à 
la  cour  d'Arménie.  Il  port  lit  un  message  de  Dioclétien  ordonnant  au 
roi  de  se  siisir  de  Rhipsimé  et  de  ses  compagnes,  de  mettre  à  mort 
toute  la  communauté  à  l'exception  de  la  très  belle  vierge  et  de  ren- 
voyer Rhipsimé  à  Rome,  à  moins  que  le  roi  fût  séduit  lui-même  par 
ses  charmes.  Dans  ce  cas  il  et;  it  autorisé  à  la  prendre  pour  lui. 

Tiridate  découvrit  bientôt  la  petite  troupe  et  devint  amoureux 
de  la  belle  nonne  romaine.  Il  lui  offrit  de  devenir  reine,  mais  Rhipsimé, 
qui  avait  refusé  la  main  de  l'Empereur  de  Rome  parce  qu'il  était 
païen,  ne  pouvait  que  rester  indifférente  aux  propositions  du  roi 
païen  d'Arménie.  Tiridate  fit  alors  mourir  la  nonne  et  ses  compLignes 
dans  les  jilus  hideuses  tortures.  Mais  il  fut  aussitôt  frappé  j^ar  la  colère 
du  Tout-Puissant.  Suivant  la  légende,  il  fut  .ch:.ngé  en  sanglier  et 
ne  reprit  la  forme  humaine  que  sur  l'intercession  de  son  cousin  Gré- 
goire «  l'Illumina tor  »  que  quatorze  ans  auparavant  il  avrJt  fait  jeter 
au  fond  d'un  puits  sec,  pour  le  punir  d'avoir  esisayé  de  le  convertir. 
Grégoire  fut  transféré  d'Artfixate,  lieu  où  il  était  j)risonnier,  à  Va- 
gharshabad  et  il  y  convertit  le  roi  et  les  nobles.  Puis  Grégoire  eut  sa 
célèbre  vision  :  il  vit  le  Sauveur  descendre  dans  un  flot  de  lumière  et 
frapper  la  terre  avec  un  marteau  d'or.  Aussitôt  que  le  marteau  eût 
touché  le  sol, surgirent  quatre  piédestaux  d'or,  un  grand  et  trois  petits- 
surmontés  de  croix  de  feu.  Le  grand  piédestal  était  près  du  palais 
du  roi,  les  petits  étaient  à  l'emplacement  du  supplice  de  Rhipsimé  et 
de  Gayané  et  à  l'endroit  où  les  nonnes  avaient  d'abord  trouvé  un 
refuge.  Grégoire  ordonna  que  trois  chapelles  fussent  construites  aux 
lieux  où  les  trois  j)etits  piédestaux  étaient  apparus.  Au  point  où^il 
avait  va  le  grand  piédestal,  il  édifia  la  cathédrale  qui  reçut  le  nom 
d'Echniadzin. 

(H.  G.   Luke   :   Quarlerly   Review.  juilh-t    1922). 


3.  —   Les   peuples   du    Caucase. 

î.e  Caucase,  ce  herceaii  des  races,  e.<it  encore  habité  f)ar  1rs  populalions 
les  plus  diverses.  Les  hautes  vallées  ont  servi  de  refuqe  aux  rares  les  plus 
anciennes.  Des  peuples  venus  de  terres  lointaines  ont  pu  i]  vivre  côte  à 
côte  pendant  des  sièries  sans  jamais  se  mêler. 

Un  voyageur  anglais,  M.  Luke,  s'arrête  dans  une  rnr  de  Tiflis  ri 
regarde  passer  ces  races  si  dissemhlafdes. 

D'iibnrd  l"s  Géor-sricns.  minces.  soui»l('S  «  t  beiMix  dans  leurs  cher- 
kesski  cris,  bruns  ou  qreuat.  hs  |)rinces  ne  se  distinguant  des  paysans 


1174  LA  VIE  DES  PEUPLES 

que  par  la  qualité  des  armes  qu'iJs  portent.  Quelquefois  d'ailleurs  le 
prince  n'est  qu'un  paysan.  Un  Français  demandait  un  jour  à  un  ami 
le  sens  du  mot  Effendi.  «  Oh  !  dit  l'ami,  c'est  à  peu  près  comme  prince 
en  Russie  ».  La  réponse  eût  été  plus. juste  si  l'ami  eût  dit  «comme  prince 
en  Géorgie  »  car  le  titre  géorgien  que  l'on  traduit  par  prince  est 
celui  de  la  grande  et  de  la  petite  noblesse.  Or,  le  système  féodal  géor- 
gien étend  souvent  la  petite  noblesse  jusqu'aux  propriétaires  paysans. 
Je  vois  ensuite  les  robustes  Abkhases  et  Circassiens  venus  de  la  côte 
de  la  Mer  Noire,  les  Svanetiens  ou  Svans  à  l'air  farouche,  les  «  Soanes  » 
de  Strabon,  qui  viennent  des  pentes  méridionales  de  l'Elbrouz.  Le 
pays  des  Svanetiens,  sauvage  et  rude  comme  eux,  est  si  haut  perché 
qu'il  n'est  accessible  au  reste  du  monde  que  pendant  quatre  mois  de 
l'année.  L'isolement  où  ils  vivent  a  fait  des  Svanetiens  un  des  peuples 
les  plus  primitifs  du  Caucase.  Chrétiens  nominalement,  ils  ont  un 
vague  clergé  héréditaire  et  adorent  la  Reine  Tamara  et  plusieurs  di- 
vinités païennes  sous  des  noms  chrétiens.  Autre  peuple  primitif,  les 
Khevsurs,  qui  habitent  les  montagnes  au  sud-est  de  Kazbek.  Les 
Khevsurs  portent  encore  l'armure  de  fer  et  le  cotte  de  mailles  et, 
pour  cela,  prétendent  descendre  des  croisés.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  me 
semble  regarder  le  passé  lorsque  je  vois  l'un  de  ces  guerriers  armé  de 
pied  en  cap,  portant  lance  et  bouclier,  prendre  l'air  dans  la  perspective 
Golovinski  parmi  des  promeneurs  vêtus  à  la  dernière' mode. 

Egalement  intéressants  à  beaucoup  d'égards  sont  les  Ossètes  ou 
Ossetins,  qui  débordent  sur  les  deux  pentes  du  Caucase  entre  Rasbek 
et  le  territoire  des  Svanetiens.  Au  contraire  des  Svanetiens  et  des 
Khevsurs,  les  Ossète?  ne  sont  pas  de  race  Karthléenne;  ils  ne  sont  pas 
non  plus  d'origine  germanique,  comme  certaines  personnes  trop  ingé- 
nieuses se  sont  efforcées  de  le  démontrer  en  s'appuyant  sur  leur  goût 
pour  la  bière  et  le  hasard  qui  fait  ressembler  à  l'allemand  quelques 
mots  de  leur  langage.  Au  point  de  vue  religieux,  ils  sont  partagés 
entre  l'Islam  et  l'Eglise  orthodoxe,  mais  un  grand  fond  de  paganisme 
est  commun  aux  deux  branches;  et  dans  leurs  vallées,  comme  dans 
les  sections  le»  plus  élevées  des  routes  militaires  géorgiennes  ou  Ossé- 
tines  on  peut  voir  encore  des  autels  de  sacrifice  ornés  des  cornes  d'une 
chèvre  sauvage.  Les  Ossètes  sont  surtout  représentés  à  Tiflis  par  des 
nourrices,  mais  dans  l'Empire  russe,  ils  fournissaient  une  partie  de  la 
garde  impériale;  et  plusieurs  Ossètes  ont  obtenu  de  hauts  comman- 
dements dans  l'armée  russe.  Bien  que  leurs  croyances  religieuses  soient 
peu  précises,  ils  peuvent  arriver  à  un  degré  de  civilisation  assez  élevé 
et  ils  pubhent  à  Tiflis  un  journal  dans  leur  langue,  imprimé  en  une 
curieuse  combinaison  de  caractères  cyrilliques  et  romains.  On  recon- 
naît leurs  paysans  à  leur  grand  chapeau  rond  de  feutre  blanc,  qui  a  la 
forme  du  pétase  d'Hermès;  et  il  n'est  pas  douteux  que  cette  race 
a  la  plus  grande  antiquité.  On  trouve  en  outre  dans  le  Caucase  les 
Kaburdans  et  les  Ingouchs. 


A  TRAVERS  LES  REVUES:  ASIE  1175 

Voici  d'autre  part  les  fières  populo tions  musulmanes  du  Daghestan 
qui,  sous  la  brillante  direction  du  Cheik  Chamy]  furent  si  longtemps 
une  épine  au  fia ncdela  Russie.  Les  Avares, les  Ciiechens,  lesLesghiens, 
tels  sont  les  noms  qui,  avant  la  pacification  du  Caucase  par  les  Russes, 
jetaient  la  terreur  parmi  les  races  plus  pacifiques  de  la  plaine.  Ce  sont 
des  hommes  vigoureux  et  passionnés,  impatients  de  toute  autorité 
et  de  toute  domination  étrangère,  sans  loi,  sans  pitié,  pillards  et  fana- 
tiques. Ils  gardent  pourtant  une  certaine  noblesse  de  caractère... 

[Ouarterly  /îet-'iea' juillet  1922). 


4.  —  La  femme  hindoue. 

Les  peuples  occideniaux  sonl  parlés  à  plaindre  la  femme  d'Orient 
enfermée  loin  des  hommes.  Un  prince  hindou  inconnu  s'efforce  de  faire 
comprendre  aux  lecteurs  américains  la  poésie  de  ces  existences  recluses. 

Le  système  du  purda-nashin  règle  la  vie  de  la  femme  hindoue.  Elle 
vit  dans  ce  qu'on  appelle  le  Zenana.  Un  zenana  n'est  pas  un  harem. 
Dans  un  harem,  quelque  potentat  d'Orient  comme  le  sultan  de  Tur- 
quie ou  le  schah  de  Perse  loge  ses  innombrables  femmes.  Dans  un  ze- 
nana, les  femmes  d'une  maison  hindoue  passent  leurs  jours.  Ce  sont 
la  mère,  la  femme,  les  sœurs  mariées  et  les  parentes  proches  du  maître 
de  la  maison.  Il  n'y  a  qu'une  épouse.  L'Hindou  n'est  pas  polygame.  Le 
zenana  n'est  pas  une  prison  \Tilgaire,  mais  un  reliquaire.  Si  elle  ne  vi- 
vait cachée,  la  femme  hindoue  se  jugerait  déshonoréeet  sans  protection. 
La  seule  idée  d'un  regard  du  public  sur  l'existence  des  femmes  répugne 
à  un  esprit  d'Hindou.  Il  pense  que  ce  qui  convient  à  la  sainteté,  c'est 
l'éloignement,  l'ombre,  le  silence  et  l'obscurité.  Lorsqu'on  parle  de 
la  réclusion  des  femmes  hindoues,  il  faut  bien  se  garder  de  conceptions 
fausses.  11  est  vrai  que  dans  la  société  et  dans  les  rues  on  ne  voit  que 
des  hommes,  exception  faite  pour  les  femmes  de  basses  castes  qui 
sont  employées  aux  travaux  domestiques.  Mais  dans  le  zenana,  les 
femmes  ont  des  relations  fan>ilières  avec  les  hommes  de  leur  famille. 
Les  rapports  entre  beaux-frères  et  belles-sœurs  sont  très  gais.  Les 
cousins  sont  considérés  comme  des  frères.  Et  comme  chaque  femme 
a  sa  place  dans  plusieurs  familles  il  arrive  que  les  femmes  hindoues 
connaissent  parfois  plus  d'hommes  que  certaines  femmes  qui  \ivent 
seules,  ou  qui  gagnent  leur  vie  en  travaillant  dans  les  faubourgs  de 
Londres  ou  de  New- York... 

Jusqu'à  treize  ou  quatorze  ans,   la  pelite  Hindoue  est  laissée  très  libre. 

Au  moment  de  ses  fiançailles,  la  vie  de  la  jeune  fille  change  graduel- 
lement et,  le  jour  du  mariage,  elle  entre  dans  une  atmosphère  de  calme 
e(  de  réserve.  Sa  toilette  change  aussi.  Ses  cheveux  jusqu'alors  rejetés 


1176  LA  VIE  DES  PEUPLES 

en  arrière  sont  soigneusemenl  partagés  et  la  raie  est  enduite  d'un  peu 
de  vermillon.  Un  voile  est  placé  sur  sa  tête.  La  cérémonie  des  noces 
est  très  simple.  Le  soir  des  noces,  la  fiancée  est  amenée  devant  le  jeune 
homme  et  on  leur  dit  que  le  moment  est  propice  pour  échanger  leur 
premier  regard.  Ce  sont  les  parents  qui  arrangent  le  mariage  et  les 
deux  époux  ne  se  voient  que  lorsque  la  cérémonie  est  terminée. 
L'antique  feu  védique  apparaît  dans  le  rite...  La  jeune  fille  place  une 
guirlande  de  fleurs  autour  du  cou  de  son  fiancé,  symbole  exquis  du 
lien  qui  doit  les  unir;  puis  ils  font  sept  pas  ensemble,  la  main  dans  la 
main,  tandis  que  le  prêtre  chante  des  chants  appropriés  à  chaque  âge 
de  la  vie.  Telle  est  la  cérémonie. 

L'épouse  a  de  nombreux  bijoux  ;  un  seul  est  symbolique.  La  seule  chose 
dont  elle  ne  se  séparera  jamais  à  moins  que  le  veuvage  pose  sa  main 
glacée  sur  sa  vie,  est  un  anneau  de  fer  couvert  d'or  qu'elle  porte  au 
poignet  gauche.  C'est  le  signe  du  lien  indissoblule  du  mariage.  C'est 
l'anneau  nuptial. 

L'amour  de  Vépouse  pour  Vépoux  est  une  respectueuse  adoration. 
Mais  répoux  honore  en  la  femme  la  qualité  de  mère.  Il  s'incline  devant 
sa  propre  mère  et  devant  la  mère  de  ses  enfants. 

L'épouse  hindoue  vient  vers  son  mari  avec  le  sentiment  qu'éprouve 
une  Occidentale  lorsqu'elle  entre  dans  une  église.  L'amour  d'un  couple 
hindou  doit  s'envelopper  de  secret.  Les  époux  savent  bien  qu'ils  ont 
la  plus  grande  influence  l'un  sur  l'autre,  mais,  devant  la  famille,  on  ne 
doit  pas  le  dire.  Le  devoir  d'une  femme  est  d'obtenir  que  les  prières 
des  autres  soient  écoutées,  car  l'idéal  d'une  femme  doit  être  autant  que 
possible,  d'aimer  la  famille  de  son  mari  comme  jamais  elle  n'a 
aimé  la  sienne.  Les  parents  nouveaux  doivent  être  pour  elle  plus 
que  les  anciens.  Pour  la  femme,  l'amour  suprême  pour  le  mari  est  un 
devoir...  Lorsque  le  mari  est  présent,  ou  devant  les  hôtes  honorés,  la 
femme  ne  doit  pas  s'imposer  à  l'attention  des  personnes  plus  âgées. 
Elle  reste  assise  silencieuse,  son  voile  baissé,  agitant  un  éventail  ou 
rendant  quelque  autre  menu  service. 

Tous  les  fils  d'une  famille  hindoue  amènent  leur  femme  sous  le  toit 
de  leurs  parents  et  la  confient  à  leur  mère.  Celle-ci,  qui  a  marié  ses 
filles  dans  d'autres  maisons,  prend  ces  nouvelles  venues  à  leur  place. 
Une  femme  n'a  pas  le  pouvoir  de  porter  la  division  entre  une  mère  et 
son  fils,  car  la  femme  appartient  beaucoup  plus  à  la  mère  de  son  mari 
qu'à  son  mari  lui-même.  Aussi  ne  peut-il  naître  aucune  jalousie  lors- 
qu'une femme  nouvelle  entre  dans  la  maison.  C'est  la  mère  qui  con- 
clut le  mariage.  Toutes  les  offres  sont  faites  en  son  nom;  et  la  proces- 
sion qui  va  de  la  maison  du  fiancé  à  celle  de  la  fiancée,  quelques  jours 
avant  le  mariage,  portant  des  huiles  parfumées  pour  le  bain  de  céré- 
monie, porte  une  promesse  d'amour  et  de  bienveillance  de  la  mère  à  la 
nouvelle  fille  qui  va  prendre  la  place  de  sa  propre  enfant  qui,  peut-être 
quelque  temps  avant,  l'a  laissée  pourla  maison  d'une  autre  femme. 


A  TRAVERS  LES  REVUES:  ASIE  1177 

Dans  la  vie  familiale  hindoue,  aucun  lien  ne  peut  être  comparé  à 
celui  qui  unit  la  mère  à  son  enfant.  A  la  venue  du  premier-né,  garçon  ou 
fille,  la  jeune  femme  est  sortie  de  son  noviciat.  Elle  est  devenue  mem- 
bre du  cercle  directeur.  C'est  comme  si  toute  la  maison  reconnais- 
sait que  désormais  il  >  aura  au  moins  un  être,  son  enfant,  devant  qui 
tous  ses  actes  seront  sacrés,  parce  qu'elle  sera  entièrement  sans 
faute.  Le  mot  de  «  mère  »  est  tenu  pour  sacré  et  lorsqu'un  hindou 
désire  un  service  d'une  femme,  il  l'appelle  d'abord  :  «  Mère  ». 
si  jeune  qu'elle  soit,  comme  pour  l'assurer  que  ses  intentions 
sont  honorables.  On  n'a  jamais  employé  ce  mot  dans  l'Inde  pour 
un  usage  indigne.  Aucune  camaraderie  n'autorise  les  enfants  hin- 
dous à  appeler  leurs  parents  de  noms  familiers  ou  à  dire  en  parlant 
d'eu.x  :  le  vieux  ou  la  vieille.  Ces  usages, me  semble-t-il,sententun  peu 
le  sauvage.  L'enfant  hindou  qui  se  permettrait  de  précéder  ses  parents 
serait  coupable  de  sacrilège. 

Suivant  les  idées  de  l'Inde,  cest  la  maternité  seule  qui  sanctifie 
le  mariage  :  sans  elle,  l'affectionn'a  pas  le  droit  d'être.  Aussi  les  femmes 
désirent-elles  vivement  des  enfants.  Il  est  très  intéressant  de  voir  une 
Hindoue  privée  d'enfant  adorerl'Enfant  Saint.  Aux  heures  du  matin, 
après  le  bain  et  av-ani  de  commencer  son  ménage,  la  femme  s'assied 
et  offre  à  une  petite  image  en  croix  de  1" Enfant  Krishna  (le  Christ  hin- 
dou) l'eau  du  bain,  des  fleurs,  des  fruits,  des  gâteaux,  d'autres  choses 
encore  et  ses  offrandes  sont  coupées  de  méditations  et  de  prières  silen- 
cieuses. 

En  échange  de  l'adoration  de  son  fils,  la  femme  hindoue  accepte  l'in- 
violabilité absolue  du  mariage.  Si  un  Hindou  concevait  que  sa  mère  a 
pu  cesser  un  moment  d'être  fidèle  à  son  père  —  quelles  que  soient  les 
provocations  de  celui-ci, safroideur et  mêmesesmauvaistraitements — 
son  respect  idéal  pour  elle  se  transformerait  en  douleur.  Une  veuve 
remariée  n'est  guère  plus  aux  yeux  d'un  Hindou,  ([u'une  femme  sans 
dignité,  même  lorsqu'il  n'y  a  eu  que  des  fiançailles  et  que  la  jeune  fian- 
cée n'est  qu'une  veuve  enfant. 

[Currenl    Hisîory,  juin     1922). 


5.  —  Les  chemins  de  fer  de  Mandchourie 

La  Mandchnurie,  plus  encore  que  les  nulles  terres  rhinoises,  esl  livrée 
aux  ronvoilises  élrcingères.  Les  Amérirains.  lors  de  la  (Conférence  de 
Washinijlon,  ont  essayé  de  s'y  ménager  un  libre  accès.  Mais  le  Japon  y 
gardera  longtemps,  malgré  te  traité,  une  situation  prépondérante. 

M.  J.  iV.  Jordan  étudie  les  décisions  prises  par  la  Conférence  île  Was- 
hington au  sujet  de  r  hxlrême- Orient. 


1178  LA    VIE  DES  PEUPLES 

La  situation  en  Mandchourie  repose  sur  une  série  de  traités  et  d'ac- 
cords conclus  au  cours  des  derniers  vingt-cinq  ans  par  la  Russie  et  la 
Chine,  le  Japon  et  la  Chine,  le  Japon  et  la  Russie.  Ce  vaste  pays  de 
400.000  milles  carrés  est  traversé  dans  toute  sa  longueur,  dans  toute 
sa  largeur  par  des  chemins  de  fer  construits,  dirigés,  administrés  par 
la  Russie  et  le  Japon  :  et  lorsqu'on  a  la  plus  légère  connaissance  de 
cette  forme  de  pénétration  de  l'Extrême-Orient  par  les  voies  ferrées, 
on  comprend  que  l'influence  politique  et  économique  exercée  par 
cette  pénétration  ne  peut  être  réglée  par  aucune  contérence.  J'ai 
surveillé  le  système  en  Corée  et  en  Mandchourie  depuis  sa  création 
il  y  a  vingt-cinq  ans,  et  je  puis  témoigner,  d'après  ma  propre  expé- 
rience, que  c'est  un  système  très  efficace  d'absorption  pacifique.  Avant 
la  guerre  européenne,  la  domination  russe  dans  le  Nord  et  la  prédomi- 
nance japonaise  dans  le  Sud  tra\  aillaient  en  une  étroite  alliance 
suivant  des  lignes  parallèles.  La  position  de  la  Russie  a  été 
très  ébranlée  par  la  guerre  tandis  que  celle  du  Japon  était  immensé- 
ment renforcée.  Le  Japon  a  saisi  l'occasion  pour  arracher  une  prolon- 
gation de  99  ans  pour  les  baux  des  chemins  de  fer  de  Port-Arthur,  de 
Dalny.  de  la  Mandchourie  du  sud  et  d'Aktoung-Moukden.  La  Chine, 
desoncôtéprofitantdel'abaissementdelaRussie,  réussissait  à  mettre  la 
main  sur  le  chemin  de  fer  de  la  Chine  orientale  dans  lequel  elle  n'avait 
jusqu'alors  qu'un  intérêt  nominal.  Le  chemin  de  fer  de  la  Chine  orien- 
tale est  rachetable  en  1938  tandis  que  celui  de  la  Mandchourie  du  sud 
est  livré  au  Japon  jusqu'en  2. 002,  celui  d'Aktoung-Moukden.  jusqu'en 
2.007.  Le  contraste  est  encore  accentué  par  la  différence  qui  existe 
entre  la  situation  faite  aux  Japonais  dans  le  sud,  aux  Russes  dans  le 
nord.  Il  y  a  120.000  Japonais  dans  la  Mandchourie  du  sud  qui  vivent 
sous  la  protection  de  leurs  propres  autorités.  Dans  le  nord  il  existe 
une  population  russe  considérable  qui  est  soumise  en  tout  à  la  juridic- 
tion chinoise. 

On  peut  voir  d'après  ce  bref  exposé  que  le  problème  Mandchourien 
est  essentiellement  un  problème  de  voies  ferrées.  Toute  tentative  doit 
reposer  surcef  ait  ou  en  tenir  compte.  En  1909,les  Etats-Unis  firent  une 
tentative  de  ce  genre.  Le  problème  était  alors  beaucoup  plus  simple 
qu'aujourd'hui.  La  proposition  Knox  de  1902  s'efforçait  d'établir  en 
Mandchourie  la  politique  de  la  porte  ouverte  et  des  chances  égales,  en 
plaçant  les  chemins  defermandchoussousuncontrôleinternational,par 
un  système  analogue  au  consortium  d'aujourd'hui..  Il  se  heurta  à  un 
refus  net  de  la  Russie  etdu  Japon  qui  fut  suivi  parle  traité  russo-japo- 
nais de  l'année  suivante  qui  consolide  l'alliance  des  deux  intérêts  en 
Mandchourie  et  forme  la  base  de  la  politique  russo-japonaise.  Cepen- 
dant, le  gouvernement  des  soviets  ne  montre  pas  beaucoup  d'em- 
pressement à  exploiter  l'héritage  mandchou  qu'il  a  reçu  de  son  impé- 
rial prédécesseur.  Et  comme  la  Chine  et  la  Russie  doivent  vivre  en 


A  TRAVERS  LES  REVUES:    ASIE  1179 

voisins  sur  une  frontière  commune  de  4.000  milles  environ,  il  nest  pas 
improbable  que  la  situation  dans  la  .Mandchourie  septentrionale  re- 
cevra des  modifications  considérables  en  faveur  de  la  Chine.  Si  jamais 
la  Russie  et  la  Chine  sortent  de  leur  faiblesse  présente  et  ont  une  force 
proportionnée  à  leur  population  et  à  leurs  ressources  naturelles,  la 
position  du  Japon  sur  le  continent  asiastique  pourra  devenir  difficile. 
Mais,  pour  le  moment,  il  est  peu  vraisemblable  que  le  Japon  soit 
arrêté,  dans  les  vastes  entreprises  qu'il  a  commencées,  par  les  déci- 
sions de  la  Conférence  de  Washington. 

[Quarlerly  /îei'ieu'.  juillet  19'22). 


IX.    AFRIQUE 

Egypte.  —  La  classe  supérieure  (lettre  d'un  Anglais  . 

Ma  dernière  lettre  a  été  écrite  juste  avant  la  Déclaration  et  jusqu'a- 
lors j'avais  \ai  des  gens  de  toutes  sortes  :  Anglais.  Egyptiens  de  deux 
religions,  Syriens,  et  je  veux  vous  donner  une  idée  de  leur  manière 
d'être,  car  c'est  un  côté  important  du  problème  égyptien.  Ce  qu'ils 
pensent  est  une  autre  affaire  et  j'y  viendrai  plus  tard  lorsque  j'en 
saurai  plus  long... 

Dans  cette  lettre  je  ne  m'occupe  donc  que  de  classe  sociale  et  non  de 
politique.  Quelqu'un  a  dit  que  l'Egypte  ignore  l'idée  d'égalité,  qu'elle 
ne  connaît  que  supériorité  et  infériorité.  Je  commence  par  la  supério- 
rité, par  les  gens  qui  vivent  au  Caire  de  leurs  rentes  ou  qui  parfois  ont 
des  professions  honorifiques.  Ce  n'est  pas  une  aristocratie  dans  le  sens 
que  nous  donnons  à  ce  mot.  Les  titres  de  pacha  et  de  bey  ne  sont  pas 
héréditaires.  La  richesse  et  l'influence  sont  la  marque  de  cette  classe. 
bien  que  certains  membres  soient  fiers  de  leur  origine  turque.  Au  point 
de  vue  politique,  cette  classe  est  importante,  car  l'administration  ac- 
tuelle repose  sur  elle.  On  l'appelle  la  classe  Pachawat.  Si  on  s'en  tient 
aux  apparences,  il  est  souvent  difficile  de  dire  qu'elle  est  complète- 
ment orientale.  Ses  membres  ne  sont  pas  toujours  plus  bruns  que  nous- 
mêmes:  ils  portent  des  vêtements  européens,  parfois  taillés  par  un 
excellent  tailleur  anglais.  En  général,  un  effendi  a  le  plus  grand  soin  de 
sa  toilette.  Le  tarbouch  même  n'est  pas  un  signe  certain  car  il  est 
souvent  porté  par  des  Anglais.  A  peu  près  toute  cette  classe  parle  très 
bien  le  français,  quelquefois  aussi  l'anglais...  Je  n'ai  jamai?  rencontré 
niille  part  plus  de  politesse  et  d'amabilité  et  ces  qualités  ne  sont 
pas  particulières  aux  riches  Egyptiens.  Ils  ont  de  si  belles  manières  que 
j'avais  honte  des  miennes...  .\ut  refois  les  gens  de  cette  classe  allaient  à 
Constantinople  pendant  les  chaleurs,  mais  la  guerre  a  interrompu  cette 


1180  LA    VIE  DES  PEUPLES 

habitude  et  ils  viennent  maintenant  en  Europe.  De  grandes  fortunes 
ont  été  faites  sur  les  armées  pendant  la  guerre  et,  depuis  l'armistice, 
sur  le  coton...  Ceci  a  eu  certainement  des  conséquences  politiques  et 
sociales  :  Certains  de  ces  gens  étaient  pendant  la  guerre  du  côté  de 
nos  ennemis.  Un  jeune  politicien  que  j'ai  rencontré  l'autre  jour  et  qui 
aurait  pu  être  officier  dans  la  cavalerie  anglaise,  était  auprès  d'Enver. 
Un  bey  que  j'ai  vu  hier  a  combattu  jusqu'à  la  fin  dans  l'armée  turque. 
Demain  j'en  verrai  un  autre  qui  a  passé  la  guerre  à  Vienne  et  à  Cons- 
tantinople... 

Je  trouve  parfois  de  l'enthousiasme  pour  les  livres  anglais.  Je  me 
souviens  qu'après  l'armistice  j'ai  voyagé  avec  un  jeune  extrémiste 
exalté  qui  portait  avec  lui  Walter  Scott.  Les  jeunes  Egyptiens  sem- 
blent aujourd'hui  aller  faire  leur  éducation  en  Angleterre  plutôt  qu'en 
France. 

Les  Egyptiens  sont  différents  des  Hindous...  La  dignité  d'un  homme 
comme  Sastri  serait  remarquable  partout,  mais  pour  un  Anglais  ces 
pachas  sont  des  compagnons  bien  plus  agréables.  Ils  ont  une  gaieté 
entraînante  et  un  sens  de  l'humour  qui  n'appartient  qu'à  eux.  Ils  vous 
regardent  en  face  lorsqu'ils  vous  parlent...  Ce  n'est  certainement  pas 
parmi  eux  que  vous  trouvez  du  fanatisme.  Et  cependant  il  faut  se 
rappeler  que  l'Orient  est  toujours  l'Orient,  même  quand  il  porte  un 
vêtement  à  la  dernière  mode.  Il  n'y  a  aucune  offense  à  le  dire.  Certains 
d'entre  eux  voudraient  même  le  proclamer.  Us  appartiennent  à  deux 
mondes.  V 

[Round  Table,  juin  1922). 


X.   AMERIQUE 

1.  —  Le  Canada  et  r  Empire  Britannique. 

Cerl-ains  groupes  canadiens  réclamenl  Vindépendance  nationale. 
M.  Willison  exalte  l'Empire  en  des  pages  où  le  sentiment  atteint  une 
réelle   grandeur. 

Une  nouvelle  école  de  constitutionnalistes  vient  d'apparaître  au  Ca- 
nada et  dans  l'Afrique  du  Sud.  Ils  tiennent  pour  un  statut  d'égalité 
dans  l'Empire  et  pour  la  représentation  séparée  des  Dominions  aux 
conférences  internationales.  Il  y  a  quelques  années,  parmi  les  conser- 
vateurs, la  mode  était  de  dénoncer  Sir  Wilfrid  Laurier  comme  un 
impérialiste  douteux,  n'acceptant  pas  que  le  Canada  contribuât  à  la 
défense  de  l'Empire  et  s'opposant  à  tout  organisme  commun  assurant 
sa  stabilité  et  sa  sécurité.  Mais  parmi  ceux-là  même  qui  l'attaquaient 
une  nouvelle  vision  des  choses  s'est  établie...  Aussi  le  langage  des  nou- 
veaux consliiutionnalistes  ressemble-t-il,  par  la  lettre  sinon  par  l'es- 


A  TBAVEHS  LES  HEVVES:  AMÉRIQUE  11-1 

prit,  à  celui  de  M.  Henri  Bourassa,  ie  leader  enflammé  du  nationalisme 
français  contre  qui  M.  Laurier  du  t  lutter  pour  maintenir  son  influence 
à  Québec... 

M.  Willison  décrit  le  rnouvenienl  parliculavisle.  puis  il  arrive  à  cette 
conclusion  : 

Dans  ce  pay.-i.  nous  devons  considérer  deux  choses  :  lo  Tintérêt  du 
Canada,  -.^«^  l'intérêt  de  l'Empire  britannique.  S'il  y  a  danger  de  conflit 
dans  un  loyalisme  double,  nous  trouvons  en  revanche  de  la  puissance 
et  du  prestige  dans  le  fait  de  faire  partie  de  l'Empire.  En  un  certain 
sens,  les  Canadiens  sont  Américains  et  républicains.  Nous  sommes 
gênés  par  le  mystère  mais  en  même  temps  soutenus  par  le  fait  delà 
monarchie.  La  volonté  que  George  V  soit  le  roi  et  le  prince  de  Galles 
son  successeur  est  aussi  universelle  et  absolue  dans  les  Dominions  que 
dans  la  mère  patrie.  Mais  nous  rions  des  anciennes  superstitions  du 
droit  divin  et  des  privilèges  aristocratiques.  Nous  pensons  à  l'Angle- 
terre comme  à  notre  vieille  maison  et,  que  nous  l'avouions  ou  non, 
nous  sentons  que  nous  possédons  une  partie  de  sa  puissance  et  de 
son  prestige  et  des  droits  sur  le  fonds  commun  aux  jours  de  danger. 

Et  voilà  une  des  grandes  sources  du  sentiment  de  l'Empire  dans  les 
Dominions  :  toujours  la  Grande-Bretagne  a  sauvé  la  liberté  du  monde 
et  elle  a  établi  la  paix  entre  les  nations. 

«  Nous  avons  entendu  de  nos  oreilles,  ô  Seigneur,  nos  pères  nous 
ont  dit  quelle  œuvre  tu  as  accomplie  ert  efcS  jours,  aux  temps  d'autre- 
fois ».  "    ■ 

Il  n'est  pas  nécessaire  de  rappeler  les  longues  luttes  contre  l'Espagne 
et  contre  Napoléon.  S'il  n'y  avait  pas  eu  d'Angleterre,  le  monde  eût 
avancé  beaucoup  plus  lentement  vers  les  hautes  terres  de  la  liberté. 
Mais  comme  le  disait  pendant  la  guerre  un  réd;:cteur  du  Times 
de  Londres,  «  aucun  de  ceux  qui  ont  été  sauvés  n'a  su  com- 
bien profondes  étaient  les  eaux  que  nous  avons  traversées  ».  Lorsqu'on 
regarde  l'ensemble  et  lorsqu'on  a  pleinement  reconnu  et  honoré  les 
sacrifices  de  la  France,  de  la  Russie  et  de  l'Italie,  lorsqu'on  a  estimé 
à  sa  juste  valeur  l'intervention  opportune  et  puissante  des  Etats-Unis, 
un  fait  persiste  :  c'est  que  le  courage  britannique,  l'endurance  britan- 
nique, les  ressources  britanniques  sont  les  piliers  qui  ont  soutenu  le 
temple  de  notre  civilisation. 

Pouvons-nous  pensera  un  monde  où  ne  serait  pas  l'Empire  britanni- 
que? Peut-il  exister  un  Empire  britannique  sans  le  Canada?  Si  le 
Canada  se  dérobait,  l'Afrique  du  Sud  adhèrerait-elle  encore?  Quel 
serait  l'effet  d'un  pareil  acte  sur  l'Australie  et  la  Nouvelle-Zélande? 
Si  les  Dominions  se  retiraient,  l'Empire  serait  réduit  à  deux  îles  de 
l'Atlantique,  et  tout  son  pouvoir,  tout  son  prestige  dans  le  monde  mo- 
derne seraient  gravement,   sinon  fatalement,   atteints... 


1182  LA    VIE  DES  PEUPLES 

Mais  si  i'Enipire  tient,  la  population  des  Dominions  s'accroîtra,  la 
Communauté  deviendra  plus  puissante,  la  dignité  de  la  nationalité 
britannique  grandira  de  génération  en  génération.  Les  enfants  qui 
sont  aujourd'hui  à  l'école  verront  avant  leur  mort  un  Empire  britan- 
nique ayant  une  population  blanche  de  100  millions  d'habitants  et 
les  Dominions  ayant  dans  l'Empire  une  puissance  au  moins  aussi 
grande  que  celle  de  la  métropole.  Ouicraindra  alors  pour  l'autonomie  ? 
Qui  redoutera  la  fédération?  Il  est  possible  que  pour  cette  génération 
un  Parlement  commun  ne  paraisse  pas  pratique  ou  désirable.  L'orga- 
nisation doit  évoluer  à  mesure  que  les  besoins  surgissent  et  il  est 
(heureuxque  les  hommes  d'Etat  del'Empire  n'aient  pas  essayé, dansdes 
conférences  constitutionnelles,  de  plonger  dans  l'avenir  et  de  fixer  le 
sillon  dans  lequel  l'Empire  doit  poursuivre  le  cours  de  sa  destinée. 

En  ce  temps,  la  puissance  et  la  majesté  del'Empirenelancerontplus 
leurs  vieux  appels  au  cœur  et  aux  émotions  de  l'homme.  Les  choses 
écrites  profondément  dans  l'histoire  de  l'Angleteri'e  que  nous  aimons 
le  mieux  sont  l'amour  de  la  vérité,  la  tradition  qu'un  homme  doit  tenir 
sa  parole,  l'obligation  pour  une  nation  de  tenir  ses  engagements.  Ja- 
mais dans  l'histoire  moderne,  l'Angleterre  n'a  trahi  son  allié,  traité  sans 
générosité  un  ennemi,  provoqué  la  guerre  entre  les  nations.  Il  y  a 
une  grande  valeur  civile  et  chrétienne  dans  une  pareille  tradition  et  il 
est  très  important  pour  le  monde  —  et  particulièrement  pour  les  na- 
tions les  plus  laibles  et  pour  les  nations  qui  ne  sont  pas  encore  affran- 
chies—  qu'un  pareil  Empire  subsiste.  Parsaconnection  avec  la  Grande- 
Bretagne,  par  sa  collaboration  avec  la  Grande-Bretagne,  le  Canada 
servira  bien  mieux  les  intérêts  de  la  civilisation  que  par  l'autonomie 
nationale,  les  alliances  indépendantes  avec  d'autres  pays,  la  représen- 
tation séparée  à  la  Société  des  Nations. 

(John  WiLLisoN  :  Nineleenlh  Ceniury,  juillet  1922). 


2.  —  Haïti  et  Saint-Domingue. 

Les  Etals-Unis  occupent  depuis  la  guerre  les  deux  républiques  nègres 
de  Haïti.  Une  partie  de  Vopinion  américaine  proteste  contre  celte  occu- 
pation. 

Ceux  qui  protestent  montrent  qu'ils  ignorent  le  motif  réel  qui  a 
inspiré  l'occupation  de  Haïti  et  de  Saint-Domingue  en  1915  et  1916. 
C'était  un  motif  de  guerre.  L'Amérique,  il  est  vrai,  n'avait  pas  encore 
été  entraînée  dans  la  guerre,  mais  il  y  avait  de  bonnes  raisons  de  sup- 
poser qu'elle  le  serait  bientôt.  Il  y  avait  aussi  de  bonnes  raisons  de 
croire,  comme  Robert  Lansing  l'avait  écrit  au  sénateur  Mac-Gor- 
mick,  que  «  l'Allemagne  était  prête  à  s'assurer  la  domination  exclusive 
de  Haïti  et  à  installer  des  dépôts  de  charbon  au  môle  Saint-Nicolas  ». 


A  TRAVERS  LES  REVUES  :  AMÉRIQUE  1183 

Le  môle  Saint-Nicolas  est  une  base  navale  importante  de  Haïti. 
L'île  entière  (qui  comprend  Haïti  et  Saint-Domingue)  occupe  une 
position  stratégique.  Elle  «  contrôle» une  des  principales  routes  qui 
mènent  au  canal  de  Panama.  Ses  ressources  commerciales  sont  indi- 
quées dans  un  prospectus  américain  qui  parle  «  d'un  sol  vierge  con- 
tenant des  forêts  encore  intactes,  une  main-d'œuvre  à  bon  marché  et 
abondante,  un  pays  entier  ouvert  l'exploitation  ». 

Depuis  que  les  Haïtiens,  guidés  par  Toussaint  Louverlure,  avaient 
échappé  à  la  domination  française,  ils  avaient  appliqué  une  loi  inter- 
disant à  tout  étranger  la  possession  de  terres  à  r intérieur  de  la  République. 
Les  Etats-Unis  modifièrent  celte  loi.  200.000  ares  furent  acquis  par  des 
Américains.  L'occupation  eut  lieu  le  27  juillet  '1915.  Elle  pouvait  se 
justifier  par  la  situation  de  Haïti  :  assassinat  du  Président,  désordres 
intérieurs. 

Le  chef  des  forces  d'invasion  était  l'amiral  Caperton.  Travaillant 
d'accord  avec  le  secrétaire  Daniels,  il  agit  de  façon  à  prendre,  presque 
littéralement,  le  gouvernement  de  Haïti.  En  deux  occasions,  il  «  amena» 
les  représentants  haïtiens  à  reculer  l'élection  d'un  nouveau  président. 
Lorsque  Sudre  Dartiguenave,  président  du  Sénat,  se  déclara  candidat 
à  la  présidence  de  la  République  et  offrit,  s'il  était  élu  Président,  d'ac- 
cepter les  conditions  que  les  Etats-Unis,  pourraient  demander,  y 
compris  le  contrôle  des  douanes  et  la  cession  du  môle  Saint-Nicolas 
que  les  Etats-Unis  avaient  demandé  depuis  un  siècle  environ,  l'amiral 
Caperton  informa  Washington  de  ces  propositions.  11  avisa  son 
gouvernement  que  la  dispersion  des  bandes  de  révolutionnaires  par 
les  forces  des  Etats-Unis  était  indispensable  si  les  Etats-Unis  désiraient 
à  ce  moment  «  négocier  un  traité  pour  le  contrôle  financier  de  Haïti  ». 
Le  Département  d'Etat,  «  sur  les  instructions  du  Président  »,  ordonna 
au  Département  de  la  Marine  d'envoyer  un  corps  de  marins  suffi- 
sant pour  assurer  aux  Etats-Unis  la  direction  absolue  de  la  situation. 
Dartiguenave  fut  élu  par  des  représentants  gardés  par  les  marins 
américains. 

Deux  jours  après,  le  Département  d'Etat  apportait  un  traité  qui 
prévoyait  une  cession  complète  de  l'autorité  haïtienne  à  l'Amérique, 
Les  représentants  de  Haïti  repoussèrent  ce  traité.  Alors  l'amiral 
Caperton  proclama  la  loi  martiale...  A  la  fin,  le  traité  fut  signé  et 
Haïti  devint  en  réalité...  une  dépendance  du  gouvernement  américain.. 

«  Le  gouvernejnent  des  Etats-Unis,  a  dit  l'ancien  secrétaire  d'Etat 
Lansing,  était  animé  par  deux  idées  dominantes  : 

1°  Mettre  fin  au  terrible  état  d'anarchie,  de  sauvagerie  et  d'op- 
pression qui  avait  prévalu  ù  Haïti  pendant  plusieurs  dizaines  d'années 
et  entreprendre  d'établir  la  paix  domestique  dans  la  république,  de 
façon  que  la  grande  masse  de  la  population  qui  avait  été  foulée  aux 
pieds    par  les  dictateurs  et  les  victimes  innocentes   de  révolutions 


1 1  s  i  L  A  V I E  1)  E  S  P  E  U  PL  E  .S 

répétées,  pûL  joujr  de  la  prospérité  et  du   déveioppeiuent  économi- 
que et  industriel  auxquels  toute  nation  américaine  a  droit. 

20  Le  désir  d'arrêter  toute  puissance  étrangère  qui  voudrait  obte- 
nir un  pied-à-terre  sur  le  territoire  d'une  nation  américaine  qui.  si 
cette  puissance  étrangère  avait  obtenu  un  contrôle  sur  les  douanes, 
ou  l'établissement  d'un  dépôt  de  charbon  ou  d'une  base  navale,  aurait 
été  certainement  une  menace  pour  la  paix  de  l'hémisphère  occidental 
en  antagonisme  flagrant  avec  la  Doctrine  de  Monroë  ». 

{Currenl  Opinion,  juin   1922). 


3.  —  Mexique 

M.  E.  J.  Dillon,  publicisle  anglais,  s'étonne  des  difficullés  que  les 
Etais- Unis,  et  à  leur  suite  i  Angleterre  et  la  France,  opposent  à  la  recon- 
naissance du  gouvernement  mexicain  du  général  Obregon.  Si  à  Gênes, 
dit-il,  Tchitcherine  avait  accepté  la  moitié  des  conditions  que  le  Mexique 
accepte,  le  gouvernement  des  soviets,  malgré  ses  lois  communistes,  aurait 
été  reconnu. 

«  Il  faut  aider  les  riches  Etats  que  l'on  suppose  incapables  de  se 
gouverner  eux-mêmes  »  C'est  l'évangile  politique  du  groupe  de  politi- 
ciens qui  réclament  unemission  au  nom  de  l'obligation  élevée  et  morale 
pour  l'homme  blanc,  de  reprendre  son  fardeau  ».  Le  Président  Har- 
ding  et  M.  Hughes  cherchent  du  blé  pour  leur  moulin  lorsqu'ils  deman- 
dent un  traité  spécial  comme  condition  de  reconnaissance.  Il  est  vrai 
que  ces  deux  hommes  d'Etat  invoquent  les  plus  hauts  principes  de  la 
morale  et  qu'ils  peuvent  citer  l'Ecriture  pour  appuyer  leur  dessein. 
Mais  ce  qu'ils  demandent  ne  pourrait  être  accordé  sans  violation  de 
la  vérité  et  de  la  justice.  Le  résultat  de  leur  demande  doit  être  exacte- 
ment ce  que  le  goupe  interventionniste  demande  :  rejet  du  pays  dans 
la  guerre  civile  et  le  chaos. 

Le  président  Obregon  ne  peut  conclure  un  pareil  traité  parce  qu'il 
a  juré  de  respecter  la  Constitution,et  la  Constitution  lui  interdit  expres- 
sément de  conclure  un  accord  de  ce  genre.  S'il  prêtait  la  main  à  un 
pacte  pareil,  qui  dans  l'esprit  de  M.  Hughes  le  rendrait  digne  d'être 
reconnu,  il  serait  coupable  d'un  double  parjure. Cependant  le  Mexique 
est  privé  de  crédit  international.  Les  efforts  des  gouvernants  actuels 
pour  réédifier  le  pays  et  instiTiire  la  nation  sont  annulés  au  nom  de  la 
morale  et  de  la  religion.  En  juin  1921,  le  Président  Harding  remerciait 
publiquement  Dieu  que  les  Etats-Unis  ne  soient  pas  ce  que  sont  les 
autres  nations.  «  Si  les  autres  nations  de  la  terre,  disait-il,  étaient 
honnêtes  et  dénuées  d'égoïsme  comme  notre  république,  il  n'y  aurait 
jamais  d'autre  guerre  ».  Le  New-York  Times  du  10  juin  1922  commen- 


A  TRAVERS  LES  REVUES:  AMÉRIQUE  1185 

tait  ainsi  ce  discours  :  «  Quand  nos  Présidents  sont  tentés  de  céder  un 
peu  à  la  vanité  aux  dépens  des  autres  nations,  ne  devraient-ils  pas 
se  recueillir  et  réfléchir  à  la  façon  dont  les  autres  nations  accueilleront 
leurs  paroles?  Dans  leurs  coeurs,  elles  sont  portées  à  considérer  les 
Américains  comme  des  fats  ou  des  hypocrites  ». 

D'un  côté  nous  voyons  les  gouvernements  des  nations  de  progrès 
travailler  d'accord  pour  ramener  les  conditions  économiques  normales 
dans  le  monde,  de  l'autre  ces  mêmes  Gouvernements  reculent  le  retour 
des  conditions  économiques  normales  pour  la  grande  République  de 
l'Amérique  latine,  comme  si  l'Amérique  latine  et  ses  peuples  vivaient 
hors  du  cercle  de  l'humanité  et  comme  si  leurs  affaires  n'avaient  pas 
d'influence  sur  celles  des  autres  races.  Cette  politique  à  deux  faces 
est  calculée  pour  mettre  les  spectateurs  dans  l'état  d'esprit  peu  philo- 
sophique où  était  Voltaire  lorsqu'il  écrivait  à  d'Alembert.  «  Nos 
compliments  au  diable,  car  c'est  lui  qui  gouverne  le  monde  ». 

[Quarlerly  Review,  juillet  1922). 


X.  —  OCÉANIE 

Les  blancs  et  les  peuples  de  couleur  en  Australie. 

Le  (jouvernemenl  australien  lend  à  interdire  l'entrée  du  Dominion 
aux  populations  de  couleur.  Dans  /'United  Empire  du  mois  de  juin,  le 
docteur  R.  W.  Harnabook,  de  Melbourne,  déclare  que  la  race  blanche 
ne  pourra  jamais  peupler  les  régions  tropicales  de  V  Australie. 

Les  tropiques  sont  réservés  aux  races  de  couleur;  ils  le  seront  tou- 
jours. Tous  ceux  qui  connaissent  les  tropiques  savent  que  l'homme 
blanc  peut  vivre  ou  exister  sous  les  tropiques,  mais  nous  devons  dire 
aussi  que  l'homme  blanc  ne  peut  assurer  son  existence  sous  les  tro- 
piques sans  l'assistance  de  l'homme  de  couleur  pour  les  travaux  do- 
mesUfpies  et  manuels.  Connaissant  les  tropiques,  ayant  vécu  et  tra- 
vaille parmi  les  indigènes,  je  ne  puis  adhérer  au  projet  qui  consiste  à 
installer  les  blancs  et  même  les  femmes  dans  les  régions  tropicales 
sans  leur  donner  l'assistance  des  ouvriers  de  couleur.  Je  ne  veux  pas 
qu'on  ruine  l'existence  de  nos  femmes  blanches  et  il  est  absolument 
impossible  de  développer  un  pays  sans  l'aide  des  femmes.  Voilà  le 
point  capital  du  projet.  Une  femme  blanche,  lorsqu'elle  va  sous  les 
tropiques  (naturellement  il  y  a  des  exceptions)  perd  de  sa  résistance. 
Cette  diminution  s'applique  à  tout  l'organisme,  elle  amène  des  trou- 
bles de  la  santé.  Elle  devient  moins  apte  à  porter  des  enfants  et  les 
enfants  qui  naissent  d'elle  seront  vraisemblablement  moins  robustes. 
L'erreur,  pour  l'Australie,  vient  de  ce  qu'en  pratique  1  ensemble  de 


1186  LA    VIE  DES  PEUPLES 

notre  population  vit  dans  la  zone  tempérée.  C'est  là  que  l'on  vote 
et  l'Australien  ordinaire, qu'il  soit  politicien  ou  non,  ne  sait  absolument 
rien  des  tropiques  et  de  la  vie  qu'on  y  mène;  d'ailleurs  il  s'en  soucie 
peu.  L'  «  Australie  blanche  »  idéale,  s'il  ne  s'agit  que  de  la  zone  tempé- 
rée, est  une  chose  excellente,'  mais  elle  n'est  rien  de  plus  qu'un  idéal. 
Dès  qu'il  s'agit  des  tropiques  c'est  une  impossibilité  physique  absolue. 
Elle  n'existe  pas  aujourd'hui  dans  l'Australie  tropicale  et  elle  n'existera 
jamais.  Le  cri  :  «  Australie  blanche  »  est  poussé  par  l'homme  qui  n'a 
pas  la  moindre  intention  d'emmener  sa  famille  sous  les  tropiques,  qui 
n'y  pense  même  pas.  C'est  le  cri  que  nous  entendons  partout  dans  le 
monde  dès  qu'il  y  a  désordre.  «  Allez,  hommes  !...  Mais  moi  je  suis  un 
personnage  trop  important  pour  entrer  là-dedans.  Je  n'ai  aucune 
objection  à  risquer  la  vie  des  autres,  à  ruiner  la  santé  de  leurs  femmes 
et  de  leurs  familles,  mais  mon  devoir  est  de  rester  en  arrière,  dans  un 
climat  tempéré...  Car  moi  je  suis  un  personnage  trop  important  pour 
courir  le  risque  de  quelque  malheur.»  J'ai  examiné  les  hommes  qui 
figurent  aux  réunions  de  votre  Institut  Colonial.  La  plupart  sont  des 
hommes  très  respectables...  mais  qui  ne  connaissent  rien  des  tropiques 
et  de  la  vie  qu'on  y  mène.  Beaucoup  occupent  des  positions  officielles 
et,  s'ils  ont  été  sous  les  tropiques,  c'est  en  partie  de  plaisir  ou  comme 
gouverneurs  de  provinces,  c'est-à-dire  en  gens  qui  ne  savent  rien  des 
maux  contre  lesquels  un  colon  ordinaire  doit  lutter.  Pourtant  c'est 
le  colon  qui  fait  le  pays;  ce  n'est  pas  le  gouverneur,  le  fonctionnaire 
ou  le  membre  du  Parlement.  Un  fonctionnaire  se  rend  sous  les  tro- 
piques; il  y  vit  dans  le  plus  grand  luxe.  Le  travail  est  fait  par  des  gens 
de  couleur  qui  lavent,  préparent  la  nourriture,  cultivent  les  légumes, 
font  t®us  les  ouvrages  manuels.  Le  fonctionnaire  revient  après  quel- 
ques semaines  et  quelques  mois,  ou  même  quelques  années  et  il 
parle  des  régions  tropicales  comme  de  pays  excellents  pour  les  blancs. 
«  Regardez-moi,  dit-il  alors,  j'arrive  des  tropiques  et  je  dois  bien  savoir 
si  les  blancs  peuvent  y  vivre  ».  Mais  il  ne  dit  pas,  en  fait  il  ne  comprend 
peut-être  pas,  que  sans  l'aide  des  gens  de  couleur,  il  n'aurait  peut-être 
pas  pu  subsister... 

Tous  ceux  qui  connaissent  intimement  les  races  orientales  et  les 
peuples  de  couleur,  et  qui  ont  suivi  de  près  les  événements  de  ces  vingt- 
cinq  dernières  années  doivent  reconnaître  que  le  temps  de  la  domina- 
tion des  races  blanches  touche  à  sa  fin. 

{United  Empire,  juin  1922). 


Le  Gérant  :  A.   Bière. 


Bordeaux.  —  Irapr.  J.  Bière.  18-20-22,  rue  du  Peugue. 


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4-%'^ 


—s        LIVRES    NOUVEAUX       S— 


O- 


:® 


Le  chat  axix  oreilles  percées  par  Maurice 
i.<3  Glay  (chez  Pion). 

M.  Le  Glay  nous  apporte  du  Maroc  une 
vision  nouvelle.  Ou  plutôt  tandis  que  tant 
d'autres  romanciers  se  sont  contentés  de 
nous  donner  des  images,  M.  Le  Glay  s'est 
efforcé  de  pénétrer  les  âmes,  l'esprit  de  la 
société,  de  comprendre.  Il  se  défend  con- 
tre le  rêve,  contre  les  hallucinations,  con- 
tre les  fantasmagories  d'Orient.  Il  reste 
un  Français  qui  examine  une  réalité,  qui 
la  touche,  qui  la  soupèse.  Ce  livre  devait 
naître  puisque  les  Européens,  au  lieu  de 
traverser  le  Maroc  en  un  voyage  de  quel- 
ques jours,  se  sont  établis  à  Fez  ou  à 
Marrakech,  ont  vécu  de  longues  années 
dans  le  contact  des  indigènes.  11  fallait 
bien  oublier  le  burnous  et  voir  l'esprit. 
M.  Le  Glay  écrit  avec  la  grâce  un  peu 
sèche  du  xviii^  siècle.  Il  mêle  assez  adroi- 
tementà  ses  notes  une  histoire  mystérieuse. 


Le  dernier  Vlklng  par  Johan  Boder,  tra- 
duit par  P.  G.  La  Chesnais  (chez 
Calmann-Lévy). 

La  rude  existence  du  Nord;  terre  âpre, 
mer  tourmentée.  Poésie  large  qui  sort  de 
la  force  même  du  récit,  de  la  barbarie  de 
ces  âmes  nordiques  si  rudes,  si  silencieuses. 

La  tentative  amoureuse,  par  André  Gide, 
(1  fr.,  chez  Stock). 

Dans  un  tout  petit  livre  de  63  pages,  le 
meilleur  d'André  Gide  est  contenu.  Ce 
sont  ses  sensations  à  la  fois  pénétrantes 
et  délicieuses,  des  sentiments  subtils,  par- 
fois un  peu  trop  mincesquisecontournent 
dans  une  âme  de  dilettante  plus  élégante 
que  forte.  Ce  sont  des  rêves  qui  ne  se  réali- 
sent pas,  parce  que  le  héros  du  roman  — 
le  mot  de  héros  est  bien  mal  choisi  —  a 
plus  d'imagination  que  de  volonté,  préfè- 
re au  réel,  l'ombre  qu'il  peut  manier  à  son 
gré,   s'amuse  de  brumes. 


Myrrhlne    courtisane    et    martyre,     par 
Pierre  Mille   (6  fr.  75,  chez  Ferenczi). 

M.  Pierre  Mille  a  entrepris  de  tracer  un 
tableau  de  l'heure  d'incertitude  qui  a  été 
marqué  par  la  persécution  de  Dioclétien. 
Les  chrétiens  mis  au  ban  de  l'Empire 
formaient  déjà  une  très  puissante  com- 
munauté, qui,  par  le  fils  d'un  de  ses 
adeptes,  Constantin,  allait  bientôt  saisir 
le  gouvernement  de  l'Empire.  D'une  main 
très  habile,  d'un  trait  léger,  M.  Pierre 
Mille  donne  quelques  aquarelles  de  la 
Corinthe  de  ce  temps.  Il  manque  peut-être 
à  ce  livre  tout  de  grâces  si  adroitement 
énoncées  un  don  d'imagination  profonde. 
On  désirerait  aussi,en  plus  d'ime  page,un 
peu  de  foi  en  la  noblesse  de  l'âme  humaine. 
Je  ne  sais  si  ce  livre,  dans  sa  simplicité 


voulue,  est  plus  vrai  que  les  Martyrs  de 
Chateaubriand.  Livre  très  agréable  pour- 
tant par  son  dilettantisme  et  son  raffi- 
nement. 


La  maison  de  Claudine  par  Colette,(6  fr.  75 

chez  Ferenczi). 

C'est  le  grand  livre  du  mois,  peut-être 
de  l'année  et  ce  n'est  qu'un  recueil  de 
nouvelles.  Colette  qui,  tant  de  fois,  nous 
avez  heurtés  par  votre  complaisance  aux 
vilenies  humâmes, par  ce  goût  du  vice  qui 
avait  vraiment  l'air  de  se  forcer  tant  il 
faisait  contraste  avec  votre  nature  agreste, 
si  saine  ef  si  vigoureuse,  vous  dont  la 
qualité  dominante  est  beaucoup  moins 
désir  que  raison,  vous  nous  donnez  un 
livre  pur,  un  livre  sans  tache,  un  livre  où 
vous  avez  mis  votre  enfance.  Quel  joli 
cœur  vous  aviez  dans  ce  temps.  Quelle 
sensibilité  furtive  saisissant  les  moindres 
frissons,  comme  vous  étiez  belle  dans 
cette  maison  à  glycines,  sur  laquelle  il 
valait  mieux  ne  pas  inscrire  le  nom  de 
Claudine  où  un  peu  trop  de  vice  veule  est 
attaché,  comme  vous  étiez  simple  et 
franche  avant  Willy.  Votre  éditeur  le  dit  : 
Il  n'y  a  dans  ce  livre  ni  tablier  d'écolière, 
ni  chaussettes.  Il  a  raison.  Il  y  a  une  pe- 
tite fille  qui  se  tait  et  qui  pense.  II  y  a  une 
mère  surtout,  la  plus  vivante,  la  plus 
tendre  des  mères,  créature  que  les  hommes 
n'oublieront  jamais,  qu'ils  aiment  comme 
vous  l'aimiez.  C'est  à  elle  que  nous  devons 
sans  doute  que  ce  petit  livre  soit  chaste. 


Le  Saint-Siège  et  la  Russie.  Leurs  relations 
diplomatiques  au  XIX*^  siècle  par  Adrien 
Boudou,  (20  fr.,  chez  Pion). 

A  l'heure  où  le  Saint-Siège  fait  les  plus 
grands  efforts  pour  renouer  les  relations 
avec  l'Eglise  russe,  pour  ramener  les 
Eglises  d'Orient  dans  la  grande  commu- 
nion catholique,  M.  Adrien  Boudou  com- 
mence la  publication  de  l'histoire  des  rap- 
ports entre  la  Russie  et  le  Vatican  au 
xix«  siècle.  Le  premier  volume  embrasse 
la  période  qui  s'étend  de  1814  à  1847. 
C'est  un  ouvrage  monumental,  aux  vues 
claires,  nourri  de  faits  et  de  documents. 
Il  continue  la  grande  suite  d'études  du 
P.  Pierling  sur  la  Russie  et  le  Saint-Siège 
du  Concile  de  Florence  à  Alexandre  I". 


GU  ideall  dl  un  economlsta  par  L.  Finandi, 

(Florence    à    La    Voce). 

Le  grand  économiste  italien  Finandi, 
esprit  clair,  pratiqiie,  profondément  com- 
pétent, publie  de  très  remarquables  études 
groupées  on  quatre  séries  :  1°  Science  et 
Ecolo; 2 "Politique;  Empircbritanniqueet 
Société  des  Nations;  3°  La  guerre  ita- 
lienne; 4"  Règles  de  conduite. 


Imprimerie  BIÈRE 
18-20-ïî,  rue  du  Peugue 
=  BORDEAUX    = 


93i 


I 


V 


of  c  1 2  ms 


'         P  Vie  des  Peuples 

Fr.Lit.  t. 7, no. 28(1922) 


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