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Full text of "Napoléon en exil: relation contenant les opinions et les réflexions de ..."

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Fr \A^O . G . I O 




Harvard Collège Library 

FROM THE 

MASSACHUSETTS fflSTORICAL 
SOCIETY 




.^BIBLIOTHÈQUE DES lÉIOlKS HISTOIIQUES ET IILITAIIEt 

But la Bévolution, le Consulat et r£mpire 




COMPLÉMENT 

DU 

MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 



NAPOLÉON 

EN EXIL 

RELATION CONTENANT LBS OPINIONS KT LES RÉFLEXIONS 

DE NAPOLEON SUR LBS ÉVÉNEMENTS LES PLUS IMPORTANTS DE SA VIE 

DURANT TROIS ANS DR SA CAPTIVITÉ, RECUEILLIES 

Par le Docteur BARRY E. O'MÉARA 

INTRODUCTION ET NOTES 

DB 

DÉSIRÉ LACROIX 



TOOME jp'R-jei:mlx:bi-r 



PARIS 

GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS f} 



I^ 6. RUE DES SAINTS-PÈRE^, 6 



COMPLÉMENT 

DU MÉMORIAL 

DE SAINTE-HÉLÈNE 



FAC-SIMILE DE L'ECRITURE 
DE NAPOLÉON 



POST-SCRIPTUM DE LA MAIN DE NAPOLÉON 
SUR SA LETTRE A M. B. o'mEARA 






« S*il voit ma bonne Louise, je la prie de permettre qu'il 
c lui baise la main. » 



PARIS. IMP. F. IMBCRT, 7, RDB DES CAIffTTES. 



^ COMPLÉMENT 

DU 

MÉMORIAL DE SAINTR-HËLÈNB 



NAPOLEON 

EN EXIL 

RELATION CONTENANT LE8 OPINIONS ET LEB RÉFLEXIONS 

DE NAPOLÉON SUR LES ÉVÉNEMENTS LES PLUS IMPORTANTS DE SA VIE, 

DURANT TROIS ANS DE SA CAPTIVITÉ, RECUEILLIE» 

PAR LE DOCTEUR BARRY E. O'MÉARA 

INTRODUCTION ET NOTES 

DE 

DÉSIRÉ LACROIX 

TOM E£ PREMIER 
PARIS 

GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS 

6| RUt DES SAINTS-PÈRES, 6 

1897 



"Vixj V^'d.C G . \o 



V RARVARD COLLEGE LIBRARY 

6IFT OF THE 
MASSACHUSEnS HISTORICAL SOCIETY 






\ 



PREFACE 



Le docteur Bairy O'Meara, dont le nom est 
associé aux souyenirsde la captivité de Sainte- 
Hélène, naquit en Irlande en 1786(1). Il était 
fils d'un brave officier qui servit avec lord 
Harrington en Amérique. Très jeune, O'Meara 
se consacra à Tétude de la médecine en sui- 
vant les cours du collège de la Trinité et de 
rÉcole royale de chirurgie de Dublin; à 
dix-huitans il entra au 62'' régiment en qualité 
d'aide-chirurgien ; fit ses premières campagnes 
en Sicile et en Egypte, et passa dans le ser- 
vice de la marine, où il servit successivement 
sur V Aventure et le Victorieux pendant la 
guerre d'Amérique. Plus tard il fut, comme 
chirurgien-major, sous les ordres du capi- 
taine Frédéric Maitland qui, en 1815, reçut 
l'Empereur Napoléon à bord du BelUrophon. 

Dans la traversée de Rochefort à Plymouth, 
il eut occasion de donner des soins à plu- 

(1) Il est mort aux environs de Londres, le 3 juin 1836. 

a 



II PREFACE 



sieurs officiers français qui accompagnaient 
l'Empereur. Il lui fut présenté, et se rendit 
très agréable par ses manières, sa conversa- 
tion et sa connaissance de la langue italienne. 
Le duc de Rovigo proposa à O'Meara d'accom- 
pagner Napoléon à Sainte-Hélène en qualité 
de chirurgien. Le docteur accepta, après avoir 
obtenu le consentement du capitaine Maitland 
et l'autorisation de l'amiFal Keit; il stipula 
toutefois qu'il conserverait son grade et son 
rang dans la marine, et qu'il pourrait quit- 
ter Sainte-Hélène quand il le voudrait. 

Napoléon débarqua dans l'île vers le mi- 
lieu d'octobre; dans les cinq mois qui sui- 
virent, le docteur remplit ses fonctions près 
de lui, sans éprouver aucune tracasserie des 
autorités anglaises, et à l'entière satisfaction 
de l'Empereur et de ses compagnons de 
captivité. Presque tous les jours, le docteur 
O'Meara voyait l'Empereur qui causait fami- 
lièrement avec lui des événements remarqua- 
bles de âon règne et des personnages qui y 
avaient joué le principal rôle. O'Meara avait 
pris l'habitude, dès le départ pour Sainte- 
Hélène, de prendre noté de ces entretiens, et 
comme ils étaient devenus plus intimes, les 
feuillets de éon manuscrit augimentèrent cha- 
que jour d'intérêt et d'importance. Par pré- 



PREFACE -111 



<^autioa, il les fît passer en Angleterre au fur 
et à mesure qu'ils étaient mis au net. Ce 
isont là Iss premiers matériaux du Journal que 
le docteur a publié après la mort de Napolion* 
« Le désir des ministres de Sa Majesté britan- 
nique, dit-il, était d'ensevelir l'esprit de Napo- 
léon avec son corps dans le tombeau de son 
0ieU. Mais persuadé que les moindres étincel- 
les d'un génie. tel que le sien doivent être con- 
fieryées pour l'histoire» et bravant le despo- 
tisme qui voudrait emprisonner l'intelligence 
même, j'ai regardé comme un devoir de con- 
trarier ce dessein. » 

L'arrivée de Hudson Lowe comme gouver- 
neur commença une odieuse phase dans la 
captivité de Sainte-Hélène. Ce gouverneur- 
bourreau voulut amener O'Meara à lui rendre 
compte des moindres actes de Napoléon, à 
répéter ses réflexions et ses entretiens confi- 
dentiels, à faire servir en un mot ses rela- 
tion et ses devoirs comme médecin à un bas 
espionnage. O'Meara s y refusa, et alors com- 
mencèrent à son égard de viles tracasseries et 
de lâches persécutions, ayant pour but de 
rendre impossible son séjour dans l'île et de 
lui faire donner sa démission. Malgré tout, le 
docteur O'Meara continua à remplir ses fonc- 
tions avec zèleet loyauté. Hudson Lowe n'osait 



IV PRÉFACE 

le frapper ouvertement, car les motifs man- 
quaient, et il eût été vraiment trop odieux 
d'enlever àTillustre captif le seul médecin qui 
eAt sa confiance. 

Mais vers le milieu de l'année 1818, les 
choses s'envenimèrent brusquement. Des bul- 
letins sur la santé de l'Empereur, signés par 
le docteur Baxter, médecin en chef de l'île, 
et que Hudson Lowe prétendait faussement 
avoir été rédigés d'après le rapport verbal de 
O'Meara, amenèrent une scène violente entre 
celui-ci et le gouverneur. Le docteur fut aussi- 
tôt mis aux arrêts dans l'enceinte de Long- 
wood, avec défense de voir qui que ce fût, à 
moins de cas urgents de maladie. 

L'Empereur ayant été prévenu de ces faits, 
autorisa O'Meara à donner sa démission, 
comme n'ayant plus l'indépendance qu'exi- 
geait sa mission. D'un autre côté, Hudson 
Lowe l'informa officiellement qu'en vertu des 
instructions de lord Bathurst, en date du 
14 mai 1818, il avait reçu ordre de le destituer 
de ses fonctions près du « général Bonaparte », 
et de lui interdire toute relation avec les habi- 
tants de Longwood. Le docteur O'Meara déso- 
béit à cette dernière injonction, et vint faire ses 
adieux à l'Empereur qui le reçut très affectueu- 
sement. L'Empereur lui remit une lettre écrite 



PRÉFACB V 

SOUS sa dictée par le comte Bertrand^ qu'il 
signa, ajoutant ce post-scriptum de sa propre 
écriture : 

€ Je prie mes parents et amis de croire tout ce 
que le docteur O'Meara leur dira relativement 
à la position où je me trouve et aux sentiments 
que je conserve ! 1 1 » 

O'Meara, une fois de retour en Europe, ju- 
gea nécessaire de se justifier des accusation s 
ou insinuations faites contre lui au ministre 
des colonies par Hudson Lowe, et d'exposé r 
avecuiie mâle franchise tous les faits relatifs 
à ses fonctions et à son séjour à Sainte-Hélène . 
A cet effet, il adressa à TAmirauté une longue 
lettre très détaillée; c'était un exposé éner- 
gique de tous les procédés de sir Hudson 
Lowe à son égard et envers le captif qu'il 
surveillait. « Dans sa traversée en Europe, il 
avait donné à entendre que la vie de Napo* 
léon n'était pas en sûreté entre les mains de 
Hudson Lowe, et que lui, en qualité de méde- 
cin , avait reçu diverses insinuations et même 
plus pour aider à l'accomplissement d'un des- 
sein contre sesjours^ » Ces paroles avaient été 
rapportées au gouvernement. La lettre à l'A- 
miraiité reproduisait cette accusation en ter- 
mes mesurés (28 octobre 1818). Peu de jours 
après, le secrétaire de TAmirauté Croker fut 

a. 



VI PREFACE 



chargé d'adresser la réponse, et dans cette 
lettre très sévère, les lords de rAmirauté, s'at- 
tachant à ce seul passage et laissant de côté 
tout le reste, lui signifiaient son renvoi du ser- 
vice, et cela, sans lui accorder la moindre pen- 
sion. C'était la récompense de vingt année de 
service. 

En juillet 1819, parut un volume de trois 
cent huit pages, édité chez Chamerot à Paris 
et intitulé : Relation des événements arrivés à 
Sainte-Hélène, postérieurement à la nomi- 
nation de sir HudsonLowe au gouvernement 
de cette île y en réponse à une brochure ano- 
nyme ayant pour titre : Faits démonstratifs 
des traitements qu'on a fait éprouver à Napo- 
léon Bonaparte y confirmés par une corres- 
pondance et des documents officiels, etc., par 
E. Barry O'Méara, ex-chirurgien[de Napoléon. 
Cela fit assez connaître la triste existence que 
Ton avait créée à Napoléon. Mais lorsque parut 
l'ouvrage complet dn Journal de O'Méara, il fut 
alors lu partout avec une extrême curiosité, car 
c'était le premier livre qui faisait connaître, 
d'une manière authentique, en les flétrissant, 
les odieux procédés d'Hudson Lowe à l'égard 
de son prisonnier, et montrait que ce n'était pas 
sa responsabilitéqu'il avait voulu mettre àcou- 
vert par des mesures de prévoyance, mais qu'il 



KRBRÀCB ru 

ayait cherché à satisfaire la haine de ses cbm^ 
mettants et à seconder ainsi un climat meuN 
trier (1). 

Son Journal ne relate que des choses vraies, 
sans exagérations, sans aucun parti pris. Dans 
son Mémorial de Sainte- Hélène , le comte de 
Las Cases apprécie de cette façon Fœuvre 
de O'Meara : 

c Je n'ai point, dit^l, consigné, dans le cours 
de mon recueil, toutes les minutieuses cir- 
constances de nos querelles avecHudson Lowe, 
non plus que les nombreuses notes officiellM 
échangées entre nous. J'ai omis également les 
ignobles misères accumulées sur notre exis- 
tence animale. Mon but n'était point d'écrire 
l'histoirede Longwood etde ses douleurs, maiâ 



i. L'ex-gouverneur sentit toute la portée de ces accusations, 
et s'adressa aux tribunaux. Mais les formalités et les preuves 
de calomnie imposées par la loi anglaise l'arrêtèrent dans k 
cours de sa procédure et les tribunaux ne rendirent aucun 
an et contre le docteur 0*Meara. lludson Lowe continua à i^r- 
der le silence. Ce n*est que longtemps après sa mort, en IftSd^ 
que M. William Forsyth a publié, d'après les papiers ofûciels 
et la correspondance de Pex-gouverneur, VHisloire de ta cap- 
livilé de Napoléon à Sainte-Hélène (faprêt iet lnUre» et lejour^ 
nal de sir Hudson Lowe et documents officiels non publiés^ 
trois vol in-8. & Londres en 4853 (et traduite en 1854), dans le but 
de réfuter les accusations ou calomnies accréditées en Europe 
li^vX^s Mémoires parus depuis trente ans. Dans le cours de eet 
ouvrage, le docteur O'Meara est traité par l'ex-gouverneur et 
par l'éditeur avec une sévérité souvent ou' rageante. Heureu- 
sement cesattiiques vinrent àune.époque où l'opinion publiqiiie 
eut le temps de reQueiilir des renseignements, d'arriver à une 
appréciation consciencieuse et indépendante. '^ 



VIII PnÉFÀCB 

seulement de faire ressortir les nuances carac- 
téristiques de Napoléon. Au surplus, si on est 
curieux, on peut aller chercher tous ces détails 
dans la relation du docteur O'Meara. C'eût été 
petitesse à moi, l'un de ceux sur lesquels ils 
frappaient, que de trop m'y arrêter; mais chez 
le docteur, qui n'en était que le témoin, qui 
nous était étranger, qui était, on pourrait 
même dire, du parti adverse, ce soin de sa part 
et dans sa situation, ne peut, ne doit avoir été 
que le résultat d'une émotion profonde, d'une 
indignation généreuse qui honore son cœur. 

«Je dois déclarer ici que tout ce que je trouve 
à cet égard dans son ouvrage, et qui a pu être 
à ma connaissance lorsque j'étais sur les lieux, 
est de la plus stricte vérité; d'où je dois natu- 
rellement conclure, par analogie, qu'il en est 
de même sans doute de tout ce que je n'ai pas 
vu, ce qui se prolonge de dix-huit mois au delà, 
Aussî,jen'hésitepasàprononcerquejeletiens 
pour tel dans mon âme et conscience. 

<r li est bien vrai que plus tard, lorsque le 
docteur O'Meara revint en Europe, et le voyant 
poursuivi, persécuté, puni pour l'humanité 
dont il avait usé envers Napoléon, je lui en ai 
exprimé lapins vive reconnaissance et je lui ai 
écrit que, si l'injustice venait à le forcer de 
quitter son pays, il devenait libre, à son gré, 



PREFACE IX 



de venir prendre place dans ma famille, que je 
partagerais avec lui. A Sainte-Hélène, je le con- 
naissais àpeine ; je ne crois pas lui avoir adressé 
la parole dix fois durant tout mon séjour à 
Longwood. Je le considérais comme m'étant 
opposé de nation, d'opinion, d'intérêts : voilà 
quels étaient mes rapports avec M. O'Meara. II 
était donc entièrement libre à mon égard ; il 
demeurait maître d'écrire alors ce qui lui plai- 
sait^ sans que cela pût influer sur l'opinion qu'il 
m'a inspirée depois. 

« Que sir Hiadson Lowe prétende insinuer 
que le docteur était deux et trois fois espion 
dans le même temps, savoir : pour le gouver- 
nement, pour Napoléon, et pour lui sir Hudson 
Lowe, cela détruirait la vérité, l'authenticité 
des faits exposés dans son livre. Au contraire, 
et duquel des trois corrupteurs gagnerait-il le 
salaire en révélant ces hauts faits au public? 
Napoléon n'est plus ; le docteur n'a rien à en 
attendre; et il s'est fait des deux autres, par sa 
publication, d'ardents persécuteurs, qui lui ont 
ravi ses emplois et menacent son repos ; c'est 
que son véritable crime, à leurs yeux, est le 
zèle importun d'un ami de la bienséance et des 
lois, qui, révolté d'inconvenantes et ignobles 
vexations, en a signalé les vrais auteurs 
pour en disculper le pays : voilà la chose. 



PREFACE 



« Mais, puisque j'en suis à M. O'Meara et à 
son ouvrage, qu'il se trouve avoir tenu aussi un 
journal vers le même temps que moi, dans le 
même lieu et sur les mêmes sujets, je ferai ob- 
server que c'est assurément une circonstance 
bien heureuse pour Tauthenticilé des récits que 
le cours singulier de deux narrateurs qui, de 
position, de nation, d'opinion différentes, sans 
rapport entre eux, relatent des faits qu'ils ont 
puisés à la même source. 11 devient curieux de 
les opposer l'un à l'autre. O'Meara est traduit 
chez nous, qu'on parcoure, qu'on compare les 
deux productions. » 

« Si l'on fait la psu't du génie des deux lan- 
gues, des préjugés nationaux réciproques, de 
la différence de position des deux narrateurs, 
que présente la masse des deux récits? Une si- 
militude parfaite; car les légères différences 
sont même, en quelque sorte, la garantie de 
chacun, en ce qu'elles sont inévitables ; où a-t- 
on jamais vu deux hommes écrivant ce dont ils 
ont. été témoins, ne pas différer? et que d'inno- 
centes infidélités, d'ailleurs, n'avons-nous pas 
dû involontairement commettre en essayant de 
répéter de pures conversations prises au vol. 

« Toutefois, ajoute le comte de Las Cases, je 
n'ai pu m'empêcher de faire une remarque très 
importante en lisant O'Meara; c'est que les 



PREFACB XI 

conversations de Napoléon portent précisé- 
ment avec elles le caractère de la position des 
deuxpersonnes avec lesquelles il s'entretenait : 
tous les objets importants, chez O'Meara, 
sont beaucoup plus développés, plus suivis ; 
c'est que Napoléon parlait à quelqu'un à qui 
il croyait devoir apprendre; chez moi, au 
contraire, ils sont presque toujours en som- 
maires ; c'est que l'Empereur s'exprimait alors 
devant celui qu'il supposait savoir. » 

Nous avons pensé qu'après plus d'un demi- 
siècle écoulé, Touvrage du docteur O'Meara 
serait lu avec autant d'intérêt que lors de sa 
première apparition, car Ton dirait qu'à mesure 
que s'éloigne l'époque de ses révélations, on 
éprouve bien plus volontiers le désir de 
connaître tous les détails du drame déjà si 
lointain qui s'est déroulé à Sainte-Hélène. 
Nous n'avons rien changé au texte primitif du 
docteur O'Meara; nous n'avons fait qu'y 
ajouter de nombreuses notes pour expliquer 
certains événements oubliés aujourd'hui et 
rappeler, d'un autre côté, ce qu'étaient les 
personnages de toutes sortes dont il est fré- 
quemment question dans les entretiens de 
Napoléon. 

Désiré Lacroix. 



COMPLÉMENT DU MÉMORIAL 



DE 



SAINTE -HÉLÈNE 

(8 AOUT 1815 — FÉVRIER 1817). 



PREMIERE PARTIE 

1815» — D'après la^résolutlon qu'avait adoptée 
le gouvernement britannique d'envoyer Napoléon 
dans une résidence éloignée, résolution qui lui fut 
communiquée à Plymouth, par le major général 
sir Henry Bembury, sous-secrétaire d'Etat, à bord 
du Bellérophon^ vaisseau de 74, capitaine Maitland, 
Napoléon, accompagné des personnes de sa suite 
auxquelles on permit de rester auprès de lui, passa, 
le 8 août (1) 1815, sur le Northumberland^ vais- 

(1^ Lorsque l'cmpcrcar quitta lo BeUérophony le 8 aoiU, les oflQcicrs 
anglais furent dans la consternation ; ils se sentaient impliqués dans 
l'injustice d'un pareil procédé. Napoléon traversa le pont pour descendre 
dans la chaloupe, avec le calme et le sourire sur la filtre, ayant à ses 
côtés l'amiral Keith. Il s'arrêta devant le capitaine Mnitland, et le char- 
gea de témoigner sa satisfaction aux officiers et à l'équipage du Betlcro* 
phon ; et le voyant extrêmement triste, il lui dit pour le consoler : « La 
postérité ne peut en aucune manière vous accuser de ce qui arrive. Vous 
avez été trompé aussi bien que moi. » Napoléon Jouit pendant vingt- 
quatre jours de la protection du pavillon anglais ; if séjourna dans les 
rades de Torbay et de Plymoutn, et ce ne fut qu'apri>s ce temps que 
l'amiral désarma les Français, le 7 août, lorsqu'on passa à bord dfii Nor^ 
thumherland. Le désarmement est^ un des signes caractéristiques des 
prisonniers de guerre. Par une espèce de procédé, les armes do l'empe- 
reur ne furent point demandées. Voir V Appendice, n«* 1, 2, 3. 



À MEMORIAL DE SAINTE-HELENE 

seau de 74, capitaine Ross. Ce vaisseau portait le 
pavillon du contre-amiral sir George Cockburn, 
chargé de conduire Napoléon à Sainte-Hélène, et 
de prendre toutes les mesures nécessaires pour 
s'assurer de sa personne, après son arrivée au lieu 
de son exil. Le gouvernement permit que, parmi 
ceux qui l'avaient suivi à bord An Bellérophon et 
du Mirmidon^ quatre officiers, un médecin et douze 
personnes de sa Maison s'attachassent a) son sort ; 
les personnes dont les noms suivent furent choi- 
sies à cet effet : les comtes Bertrand, Montholon 
et Las Cases; le baron Gourgaud; la comtesse Ber- 
trand et ses trois enfants; la comtesse Montholon 
et un enfant; Marchand, premier valet de cham- 
bre; Cipriani, maître d'hôtel ; Piéron, Saint-Denis, 
Novarre, le Page, les deux Archambaud, Saintini, 
Rousseau, Gentilini, Joséphine; enfin Bernard et 
sa femme, domestiques du comte Bertrand. Un 
jeune homme de quinze ans, fils du comte de Las 
Cases, reçut aussi la permission d'accompagner 
son père. Avant de leur faire quitter XeBellérophoriy 
on demanda les épées et autres armes des prison- 
niers, et leur bagage fut visité, afin de s'em- 
parer de ce qui leur appartenait, soit en billets, 
argent ou bijoux. Napoléon, après avoir payé les 
personnes de sa suite à qui il ne fut plus permis de 
l'accompagner, ne possédait que quatre mille pièces 
d'or, dont on s'empara par ordre des ministres de 
Sa Majesté. 

Lorsque la décision du ministère anglais d'envoyer 
Napoléon k Sainte-Hélène fut communiquée à sa 



MEMORIAL DE SAINTE-HELENE «S 

Maison, M. Maingaud, chirurgien, qui l'avait ac- 
compagné depuis Rochefort, refusa de le suivre. 
M. Maingaud était un jeune homme inconnu à Na- 
poléon, et qui ^vait été appelé fortuitement pour le 
soigner, jusqu'à ce que M. Fourreau de Beauregard, 
qui avait été son chirurgien à File d'Elbe, put le 
rejoindre. J'ai appris que, quand bien même 
M. Maingaud aurait voulu aller à Sainte-Hélène, ses 
services n'auraient pas été acceptés. 

Le jour que Napoléon monta pour la première 
fois à bord du Bellérophon^ après avoir fait le tour 
du vaisseau, il vint à la poupe, où j'étais, et m'a- 
dressa la parole pour me demander si j'étais le chi^ 
rurgien-major. Je répondis affirmativement et en 
italien. Il s'informa alors, dans la même langue, de 
quel pays j'étais. Je répondis : « — D'Irlande. — 
Où avez-vous fait vos études? — A Dublin et ii Lon- 
dres. — Quelle est la meilleure des deux écoles de 
médecine ? » Je répondis que je croyais celle de Du- 
blin la meilleure pour l'anatomie, et celle de Lon- 
dres pour la chirurgie. — « Oh ! dit-il en souriant, 
vous dites que Dublin possède la meilleure école d'a- 
natomie, parce que vous êtes Irlandais. » Je lui dis 
que je lui demandais pardon, mais que j'affirmais 
cela parce que c'était la vérité ; qu'à Dublin on se 
procurait des sujets pour la dissection à un quart du 
prix qu'on les payait à Londres, et que les profes- 
seurs étaient également bons. Il sourit à cette ré- 
ponse, et me demanda à quelles actions je m'étais 
trouvé, et dans quelles parties du globe j'avais servi. 
Je lui en citai plusieurs, et entre autres l'Egypte. Au 



-4 MEMORIAL DE SAINTE-HELENE 

mot d'Egypte, il entama une série de questions aux- 
quelles je répondis du mieux qu'il me fut possible. 
Je lui dis que le corps des officiers auquel j'appar- 
tenais alors avait mangé longtemps dans une maison 
qui avait servi d'écurie pour ses chevaux. Il rit kce 
propos, et depuis il me remarqua toujours, chaque 
fois qu'il se promenait sur le pont ; souvent il m'ap- 
pelait pour lui servir d'interprète, ou pour lui expli- 
quer quelque chose. 

Lors du passage de Rochefort a Torbay, le colo- 
nel Planât, un de ses officiers, tomba malade. 
M. Maingaud étant incapable de lui offrir aucun se- 
cours parce qu'il souffrait lui-même beaucoup du mal 
de mer, je le soignai. Pendant la durée de sa mala- 
die, Napoléon s'informa souvent de son état, et 
s'entretint avec moi sur la nature de sa maladie et 
le mode de traitement que j'employais. Après notre 
arrivée à Plymouth, le général Gourgaud se trouva 
incoanmodé, et me fit l'honneur d'avoir recours à 
mes avis. Toutes ces circonstances me mirent, plus 
qu'aucun autre officier du vaisseau, excepté le capi- 
taine Maitland, en rapport avec Napoléon. 

La veille du jour où l'on quitta Torbay, le duc 
de Rovigo, avec qui je m'entretenais fréquemment, 
me demanda si je voulais accompagner Napoléon à 
Sainte-Hélène, en qualité de chirurgien, ajoutant 
que, dans ce cas, je recevrais une communication 
du grand maréchal comte Bertrand. Je répondis 
que je n'avais point d'objection à faire à cette pro- 
position, pourvu que le gouvernement anglais et 
mon capitaine y donnassent leur consentement, et 



MEMORIAL DE SAINTE-HELENE i> 

/iioyennant certains arrangements. Je fis part de 
cette proposition au capitaine Maitland, qui eut la 
bonté de me dire que je devais accepter cette offre, 
pourvu que j'obtinsse l'assentiment de l'amiral lord 
Keith et du gouvernement anglais ; il ajouta qu'il 
en parlerait à sa seigneurie. A notre arrivée îi 
Torbay, le comte Bertrand renouvela cette propo- 
sition à moi et au capitaine Maitland ; elle fut aussi 
communiquée à lord Keith. Sa Seigneurie me fit 
venir à bord du Tonnant^ ^t je lui expliquai à 
quelles conditions je désirais m'engager; il me 
recommanda, dans les termes les plus forts, d'accep- 
ter cette place, ajoutant qu'il ne pouvait m'ordon- 
ner de le faire, parce que cela était étranger au 
service naval, et que c'était un cas extraordinaire ; 
il m'exprima la conviction où il était que le gou- 
vernement, qui désirait que Napoléon fût accom- 
pagné d'un chirurgien de son choix, m'en saurait 
gré. Sa Seigneurie ajouta que je pouvais considé- 
rer cet emploi comme s'accordant avec ce que je 
devais à mon pays et k mon souverain. 

Satisfait que la proposition qui m'était faite eût 
reçu l'approbation de personnages aussi distingués 
dans notre marine que l'amiral lord Keith et le 
capitaine Maitland (1), j'acceptai l'emploi, et vins 

(1) C'est avec plaisir que je produis le témoignage suivant d'un capitaino 
avec qui j'ai servi sur trois -vaisseaux différents. 

« Au D. HARNE6S, etc., etc., etc. 

« Mon cher monsieur, 

« Le zèle et la bonne conduite de M. Barry O'Meara, tant qu'il a été, 
« sous mes ordres, chirurgien sur le (ioUathy exige de ma part, comme 
« acte de justice pour lui et pour Thonncur du service, de dire que pen- 



MEMORIAL DE SAINTE-HELENE 

h bord du Northumberlandy en faisant néanmoins 
la stipulation, par une lettre adressée à Sa Sei- 
gneurie, que je serais toujours considéré comme 
officier anglais, porté sur les rôles des chirurgiens 
de la marine «n activité, au service du gouverne- 
ment anglais, et que je serais libre dé quitter le 
service particulier que j'acceptais, s'il cessait de 
me convenir (1). 

La traversée dura environ dix semaines. Napo- 
léon ne souffrit beaucoup du mal de mer que pen- 
dant les huit premiers jours. Rarement il venait sur le 
pont avant le dîner; a dix ou onze heures il déjeu- 
nait à la fourchette, dans sa cabine, et passait une 
grande partie de la journée a lire et à écrire, il 
faisait ordinairement une partie d'échecs avant le 
dîner, et restait, par complaisance pour l'amiral, 
k peu près une heure à table; alors on lui appor- 
tait le café, et il quittait la compagnie pour faire 
un tour sur le pont; il était accompagné du comte 
Bertrand ou de M. Las Cases, tandis que l'ami- 
ral et les autres officiers restaient à table pendant 

« dant ^itinzo années qiio j'ai commandé l'un des vaisseaux de Sa Majesté^ 
« je n'ai jamais navîc^ué avec un officier de sa profession qui répondit 
« aussi entièrement à mon attente. Ne jjouvant juger de ses talents dans 
tt son art, bien que j'aie tous les motifs de croire qu'ils sont du premier 
« ordre, et que telle ait été l'opinion de la plupart des chirurgiens les 
« plus anciens et les plus respectables de la flotte, je dirai seulement que 
« pendant une longue période de mauvais temps, qui rendit tout l'équi- 
« page du Goliath très malade, ses attentions et sa sollicitude furent 
« telles qu'elles lui méritèrent mon approbation et l'affection reconnais- 
« santé clc tous les officiers et soldats. Si je devais être bientôt employé 
« de nouveau, je ne connais personne que je désirasse autant avoir pour 
« chirurgien que M. O'Mcara. Cependant,^ comme dans l'état présent de 
« la guerre, cela n'est pas probable, j'espère que vous me ferez l'honneur 
« de lui donner une commission ; ce sera un encouragement pour les 
« jeunes gens qui courent la même carrière. 

« J'ai l'honneur d'être, etc. 

« Frkdkric L. MAITLAND. » 

(1) Appendice^ n» 4. 



MÉMORIAL DE SAINTE-HBLËNE 7 

une heure ou deux de plus. En se promenant il 
parlait fréquemment aux officiers qui pouvaient 
Tentendre et converser avec lui; et souvent il fai- 
sait à M. Warden, chirurgien du Northtimberland^ 
des questions sur les maladies les plus fréquentes, et 
sur la manière de les traiter. Quelquefois il faisait une 
partie de whist, mais communément il se retirait 
dans sa cabine a neuf ou dix heures : tel fut le 
cours uniforme de sa vie pendant la traversée. 

Le Northumberland longea Funchal, et la frégate 
la Havane fut envoyée pour y prendre des rafraî- 
chissements. Pendant le temps que nous fûmes à 
l'ancre, il s'éleva un scirocco lestante qui fit beau- 
coup de ravages dans les vignes. Nous apprîmes 
que les habitants attribuaient cet ouragan à la pré- 
sence de Napoléon. 

Le comte Bertrand donna des ordres dans ce 
port pour qu'on fit venir d'Angleterre quatorze ou 
quinze cents volumes pour l'usage de Napoléon. 

Nous arrivâmes à Sainte-Hélène le 15 octobre 
(1815). Rien de plus stérile et de plus repoussant 
que l'aspect extérieur de cette île. On s'attendait 
qu'à son débarquement Napoléon serait engagé à 
séjourner k Plantation-House, maison de campagne 
du gouverneur, en attendant qu'on lui eût préparé 
une habitation; jusqu'alors tous les passagers de 
distinction avaient été invités à y passer le temps 
qu'ils se proposaient de séjourner dans l'île. Sans 
doute il existait de fortes raisons d'en agir ainsi 
avec l'ex-empereur, mais cette politesse ne s'éten- 
dit pas jusqu'à lui. 



8 MÉMORIAL DE SAINtE-HÉLBNB 

Dans la soirée du 17, à peu près vers sept heu- 
res, Napoléon débarqua à James-Town, accompa- 
gné de l'amiral, du comte et delà comtesse Bertrand, 
de M. Las Cases, du comte et de la comtesse Mon- 
tholon, etc. ; Ton se rendit à Tune des maisons les 
plus apparentes de la ville, appartenant à un gen- 
tleman nommé Porteous, laquelle avait été louée 
par l'amiral. Elle n'était cependant pas sans incon- 
vénients : Napoléon ne pouvait paraître à la fenêtre, 
ou même descendre de sa chambre a coucher, sans 
être exposé aux regards avides et grossiers de ceux 
qui cherchaient k satisfaire leur curiosité par la 
vue du célèbre captif. Il n'y avait pas de maison 
dans la ville dans laquelle Napoléon pût être entiè- 
rement tranquille, excepté celle du gouverneur. 
Cette maison a une cour, sa façade donne sur la 
promenade des remparts, et la vue s'étend sur la 
mer et sur le Marino; la proximité de l'Océan fut 
sans doute cause qu'on ne la choisit pas. 

Les habitants de l'île furent pendant presque 
toute la journée dans la vive impatience de jouir 
de la vue de l'exilé, lorsqu'il ferait son entrée dans 
le lieu de sa réclusion. Une infinité de personnes 
de tous les rangs, dans l'espoir de l'apercevoir, en- 
combraient le il/^^/v/zo, la rue et les maisons devant 
lesquelles il devait passer. La plupart furent cepen- 
dant trompées dans leur attente, car n'ayant pris 
terre qu'après le soleil couché, la majorité des 
insulaires, fatigués d'attendre et supposant que son 
débarquement n'aurait lieu que le lendemain matin, 
étaient rentrés dans leurs maisons. Il était d'ailleurs 



MÉMORIAL DE SAINTB^HËLENE 9 

presque impossible de reconnaître sa personne, 
Les comtes Bertrand et Montholon avec leurs 
épouses, le comte Las Cases et son fils, le général 
Gourgand et moi, fûmes également logés dans la 
maison de M. Porteous. 

Le lendemain matin, 18, de bonne heure, Napo- 
léon, accompagné de Famiral et de Las Cases, alla 
visiter Longwood, maison de campagne du lieute- 
nant-gouverneur; on lui avait dit que c'était Ton- 
droit le plus convenable pour sa résidence. Il était 
jnonté sur un petit cheval fort vif, que lui avait 
prêté le colonel Wilks, ancien gouverneur de Tile. 
En montant à Longwood, il remarqua un petit en- 
droit appelé the Briars, situé à peu près a deux 
cents verges de la route, et qui appartenait à un 
gentleman nommé Balcombe, qui devait remplir les 
fonctions de pourvoyeur de sa maison ; il parut char- 
mé de la situation pittoresque de cette habitation. 
La résidence de Long\'ood est située dans une plai- 
ne sur le sommet d'une montagne, ii peu près ii 
dix-huit cents pieds au-dessus du niveau la mer; 
en y comprenant Deadwood, elle occupe à peu près 
quatorze ou quinze cents acres de terre, dont la 
majeure partie est plantée d'arbres indigènes appe- 
lés ^w/WK'Ooa. Son aspect est sombre et monotone. 
Cependant Napoléon dit qu'il serait plus content 
:d'y fixer sa demeure, que de rester dans la 
ville pour y être sans cesse exposé a la curiosité 
insupportable des habitants. Par malheur, la mai- 
son ne consistait qu'en cinq chambres au rez-de- 
chaussée, qui avaient été bâties les unes après les 

1. 



10 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

autres, selon les besoins de la famille, et sans aucun 
égard pour la symétrie ou les convenances. Il était 
impossible que Napoléon et sa suite s'y logeassent. 

11 devenait nécessaire d'y faire auparavant des aug- 
mentations; et il était évident qu'elles ne pouvaient 
être faites avant plusieurs semaines, même sous 
l'inspection d'un officier aussi actif que sir George 
Cockburn. A son retour de Longwood, Napoléon 
se rendit at the BriarSy et dit a sir George qu'il 
aimait mieux y rester jusqu'à ce qu'on eût fait les 
changements nécessaires à Longwood, que de retour- 
ner à la ville, pourvu toutefois qu'on pût obtenir 
le consentement du propriétaire. Cette demande 
fut aussitôt accordée. The Briars est le nom d'une 
maison bâtie à peu près a un mille et demi de James- 
Town. Elle a pour dépendances quelques acres d'un 
terrain très bien cultivé en jîirdins fruitiers et po- 
tagers; l'eau qu'on y trouve en abondance, et plu- 
sieurs allées d'arbres dont la fraîcheur est délicieuse, 
concourent à l'embellir; elle est depuis longtemps 
renommée pour les mœurs hospitalières de son 
propriétaire, M. Balcombe. A peuprès à vingtverges 
de la maison, s'élève un petit pavillon qui consiste 
en une chambre au rez-de-chaussée et deux greniers ; 
Napoléon, pour n'occasionner aucun dérangement 
a ses hôtes, choisit ce pavillon pour sa demeure. 
Son lit de camp fut dressé dans la chambre du bas : 
c'est dans cette chambre, qui lui servait de salon 
et de salle à manger, qu'il dicta une partie des évé- 
nements de sa vie. M. de Las Cases et son fils lo- 
gèrent dans Tun des greniers ; le premier valet de 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 11 

chambre de Napoléon et quelques autres domes- 
tiques de sa maison couchèrent dans Tautre et sur 
le plancher d'un petit hangar faisant face à l'entrée 
de la salle du rez-de-chaussée. Dans les premiers 
jours, on envoya a Napoléon un dîner apprêté h la 
ville; mais ensuite M. Balcombe trouva les moyens 
d'établir une cuisine. On était si resserré que sou- 
vent Napoléon sortait, lorsqu'il avait achevé son 
dîner, pour laisser a ses domestiques le temps de 
manger dans la chambre qu'il venait de quitter. 

La famille de M. Balcombe se composait de sa 
femme, de deux filles, l'une d'environ douze ans 
et l'autre de quinze, et de deux garçons de cinq 
à six ans. Les deux jeunes personnes parlaient 
le français avec facilité; souvent Napoléon venait 
faire une partie de vv^hist ou converser un moment 
avec cette famille; une fois même il consentit à 
prendre part à une partie de co/in-maiHardy au 
grand amusement des jeunes filles. Cette digne 
famille n'oubliait rien de ce qui pouvait contribuer 
a adoucir les incommodités de sa situation. 

Un capitaine d'artillerie résidait at the Briars 
comme officier d'ordonnance; un sergent et quel- 
ques soldats y stationnaient aussi d'abord; mais, 
d'après quelques observations faites k sir George 
Cockburn, il les fit quitter ce poste, convaincu de 
leur inutilité. Les comtes Bertrand et Montholon, 
leurs épbuses et leurs enfants, le général Gourgaud 
et moi. Vivions ensemble chez M . Porteous, où M . Bal- 
combe entretenait une table servie à la française. 
Lors(Jue l'un deux voulait aller en ville ou partout 



12 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNB 

ailleurs, on ne lui imposait d'autre condition que 
celle d'être accompagné par moi, par quelque 
autre officier anglais, ou d'être suivi d'un soldat. 
De cette manière, il leur était permis de visiter 
tous les endroits de l'île, à l'exception des forts et 
des batteries. Ils reçurent la visite du colonel et 
de M™® Wilks, du lieutenant-colonel Skelton et 
de son épouse, des membres du conseil, et de la 
plupart des habitants notables de l'île, celle des 
officiers de terre et de mer appartenant k la gar- 
nison et k l'escadre, de leurs épouses et de leurs 
familles. De temps en temps les Français donnaient 
k leurs visiteurs des petites soirées, où régna cons- 
tamment la cordialité la plus touchante. Quelque- 
fois les comtesses Bertrand et Montholon, accom- 
pagnées d'un ou deux de leurs commensaux, passaient 
une heure ou deux k examiner ou même acheter 
quelques productions de l'Inde et de l'Europe, 
étalées dans les boutiques des marchands ; quoi- 
qu'elles offrissent moins de variété ou de magnifi- 
cence que celles de la rue Vivienne, elles avaient 
néanmoins le mérite de les distraire un peu de 
l'insipide monotonie de Sainte-Hélène. 

Sir George Cokburn donna plusieurs bals 
choisis, auxquels les Français furent invités, et où 
ils se rendirent souvent tous, k l'exception de 
Napoléon. On avait pour eux les plus grands égards, 
et, en général, si les choses n'allaient pas tout k 
fait selon leur gré sous plus d'un rapport, elles 
étaient, du moins, sur un pied capable de rendre 
leur existence tolérable, si l'île n'eût, par elle-même, 



MÉMORIAL DE SAINTE-UÉLENE 13 

présenté tant de désagréments. II eût peut-être été 
beaucoup plus convenable de loger Napoléon à 
Plantation-House, jusqu'à ce que les réparations 
et les changements qu'on faisait ii Longwood fus- 
sent terminés, que de le laisser aussi mal pourvu 
at the Briars. Je dois néanmoins rendre ii Tamiral 
la justice de dire que, sous ce rapport, j'ai eu des 
raisons de croire qu'il n'était pas libre de faire ce 
qu'il aurait voulu. Cependant sir George Cockburn 
ne négligeait rien pour agrandir et rendre plus 
commode le vieux bâtiment, de manière il le mettre 
en état de recevoir une si grande augmentation 
dans le nombre ordinaire de ses habitants. A cet 
effet, non seulement tous les ouvriers de l'escadre, 
mais encore tous ceux de l'île furent mis en réqui- 
sition; et, pendant deux mois, Longwood présenta 
le tableau le plus animé qu'on eût jamais observé 
à Sainte-Hélène, On voyait souvent l'amiral, infa- 
tigable dans ses travaux, arriver à Longwood au 
lever du soleil, encourager par sa présence les ou- 
vriers de Sainte-Hélène, qui, généralement indolents 
et paresseux, contemplaient avec étonnement la 
promptitude et l'activité d'un guerrier succéder a 
l'oisiveté dont jusqu'à présent ils avaient été té- 
moins, et qui leur était naturelle. 

Chaque jour des détachements de deux ou trois 
cents marins étaient occupés à apporter de James- 
Town des bois de charpente et d'autres matériaux 
pour la construction, ainsi que des meubles; bien 
que les meilleurs de ceux-ci eussent été, partout 
où l'on pouvait s'en procurer, achetés à des prix 



14 MEMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 

énormes, ils étalent cependant antiques et mes- 
quins. L'île était si dépourvue de moyens de trans- 
port, qu'il fallait que tout ce que l'on transférait à 
Longwood, même les pierres, fût porté en haut 
d'un sentier rapide, sur la tête et les épaules des 
marins, relevés quelquefois par des détachements 
du 53® régiment. Au moyen de ce travail continu, 
la maison de Longwood fut augmentée au point de 
pouvoir recevoir, le 9 décembre. Napoléon, le comte 
et la comtesse de Montholon, leurs enfants, le comte 
de Las Cases et son fils. 

Napoléon avait au rez-de-chaussée une petite 
chambre à coucher étroite, un cabinet d'égale di- 
mension, et une espèce de petite antichambre dont 
on fit une salle de bain. Le cabinet donnait sur une 
petite pièce basse et obscure, qui fut convertie en 
salle à manger. Dans une aile opposée du bâtiment, 
on trouvait une chambre à coucher plus grande que 
celle de Napoléon, une antichambre et un cabinet; 
ils furent occupés par la famille Montholon. Une 
porte conduisait de la salle à manger de Napoléon 
dans un salon d'à peu près dix-huit pieds sur quinze. 
Sir George Cockburn en avait fait construire un en 
bois, beaucoup plus long, plus élevé et plus aéré, 
ayant trois fenêtres de chaque côté et une galerie 
vitrée qui conduisait au jardin. Ce salon, quoiqu'il 
eût l'inconvénient de devenir d'une chaleur insup- 
portable vers le soir, lorsque le soleil, lançant ses 
feux avec toute l'ardeur du climat, pénétrait de ses 
rayons le bois même dont il était formé, était le seul 
endroit commode de tout l'édifice. M. de Las Cases 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 15 

avait, près de la cuisine, une chambre (1) qui avait 
été occupée avant par les domestiques du colonel 
Skelton. Une ouverture pratiquée dans le plafond 
donnait passage à un escalier très étroit, conduisant 
a une espèce de grenier, dans lequel couchait son 
fils. Les greniers du vieil édifice avaient été conver- 
tis en chambres pour Marchand, Cipriani, Saint- 
Denis, Joséphine, etc. D'après la construction du 
toit qui allait en pente, il était impossible de se te- 
nir debout dans ces greniers, excepté au milieu ; et 
le Soleil, qui dardait ses rayons sur les ardoises, les 
rendait quelquefois d'une chaleur insupportable. 
De nouvelles chambres furent construites, par la 
suite, pour eux, pour le général Gourgaud, Toffi- 
cier d'ordonnance et moi; en attendant, nous cou- 
châmes sous des tentes. Le lieutenant Blood et 
M. Cooper, charpentier du Northumberlandy ainsi 
que plusieurs officiers du vaisseau, restaient aussi 
dans le même endroit, les deux premiers sous une 
vieille bonnette qui avait été convertie en tente. 

Une table très bien servie, pour un pays comme 
Sainte-Hélène, était entretenue par les ordres de 
sir George Cockburn, pour les officiers d'ordon- 
nance et moi. 

Le comte Bertrand et sa famille étaient logés 
dans une petite maison a Hut's-Gate, h une mille 
de Longwood, à peu près. Cette maison, quoique 

(1) Quelque temps après on construisit, pour le couito ot son fils, un 
appartement adossé à la maison, qui fut divisé on uno chambre à rou- 
cner, un salon et une chambre pour leur doniostiquo. Ci>s chambres 
étaient si petites Qu'il n'y avait pas morne place pour une chaise entre les 
lits du père et du uls ; eïtes étaient on outre si basses, qu'une personne 
debout touchait presque au plafond. 



16 MEMORIAL DE SAlNTE-HÉLENE 

incommode, avait été louée d'après leur désir : ce 
fut la seule du voisinage qu'on put se procurer à 
un prix modéré ; il leur était impossible de loger 
à Longwood jusqu'à ce qu'on eût achevé la nou- 
velle maison dont les fondations avaient été immé- 
diatement jetées par les soins de sir George Cock- 
burn. 

Pendant que Napoléon habitait the Briars, je ne 
tins pas de journal régulier ; en conséquence, je 
ne puis pas détailler exactement ce qui s'y est dit 
et fait. L'ex-empereur passait la plus grande par- 
tie de son temps à dicter soit à Las Cases ou à son 
fils, soit aux comtes Bertrand et Montholon, soit 
enfin au général Gourgaud ; l'un de ces messieurs 
restait toujours près de lui. Il recevait quelquefois 
sur le pré, devant la maison, les personnes qui 
venaient lui présenter leurs respects ; quelquefois 
ceux qui en avalent la permission lui étaient présen- 
tés, dans la soirée, lorsqu'il était chez M. Balcombe. 
Pendant tout le temps qu'il habita the Briars, il 
n'en sortit qu'une seule fois pour aller à pied à une 
petite habitation du major Hodson, du régiment de 
Sainte-Hélène ; il s'entretint avec le major et son 
épouse pendant une demi-heure, caressant beau- 
coup leurs enfants, qui étaient extrêmement beaux. 
Il se promenait souvent pendant des heures entières 
dans les allées couvertes et les taillis de Briarsy où 
l'on veillait à ce qu'il ne fût pas importuné. Dans 
une de ces promenades, il s'arrêta ; et, me faisatit 
remarquer les précipices affreux qui nous environ- 
naient, il dit : « — Voyez la générosité de votre pays î 



MÉMORIAL DE SAlXTE-HÉLlîNB 17 

Voilà leur libéralité envers un homme malheureux, 
qui, comptant aveuglément sur leur prétendu ca- 
ractère national, crut pouvoir se livrer à eux sans 
crainte. Je pensais que vous étiez libres; mais je 
vois maintenant que vos ministres se moquent de 
vos lois, qui sont, comme celles des autres nations, 
faites pour protéger Thomme puissant, et opprimer 
le malheureux sans défense. » 

Une autre fois, il découvrit, par l'interprétation 
de Las Cases, qu'un vieux Malais, que M. Balcombe 
louait, avait été enlevé, quelques années auparavant 
de son pays natal, et conduit a bord d'un vaisseau 
anglais ; amené à Sainte-Hélène, débarqué il Tinsu 
de la douane, illégalement vendu comme esclave, 
on le louait au premier qui voulait s'en servir, en 
payant k son maître le prix du travail de cet infor- 
tuné. Napoléon dénonça ce fait à l'amiral, qui fit 
aussitôt prendre des renseignements dont le résul- 
tat eût été probablement l'émancipation du pauvre 
Tobie, si l'amiral eût conservé le commandement (1). 

On prit des arrangements avec le pourvoyeur 
pour qu'il fournît une certaine quantité de provi- 
sions, de vins, etc. Cette quantité était abondante, 
et Cipriani, le maître d'hôtel, la jugea suffisante 
pour le service de la maison. A la vérité, quelque- 
fois les provisions manquèrent, ou bien furent 



(1) Lorsque Napoléon apprit, quelque temps après le dôpart do sir 
George Cockburn, que ce pauvre homme n'avait pas reçu sa liberté, il 
chargea M. Balcombe de l'acheter de son maître, de le rendre libre, et 
de porter cette dépense sur le compte particulier du comte Bertrand. 
Sir Hudson Lowe jugea à propos d empêcher que cette bonne œuvre no 
s'accomplit, et le pauvre Malais était encore eu esclavage lorsque je 
quittai Sainte-Hélène. 



18 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 

de mauvaise qualité ; mais cela provenait souvent 
du défaut absolu de ressource dans l'île, ou de 
quelque accident, et généralement sir George Cock- 
burn y remédiait autant qu'il était possible. 

On avait donné à Napoléon un espace d'à peu 
près douze milles de circonférence, dans lequel il 
pouvait courir a cheval et se promener à pied, sans 
être accompagné d'un officier anglais. Le camp du 
53^ était situé à l'extrémité de cet espace, à Dead- 
wood, a peu près à un mille de Longwood ; il y 
en avait un autre a Hut's-Gate, en face de la de- 
meure de Bertrand, à la porte duquel on avait 
établi un poste d'officier. On fit avec Bertrand un 
arrangement en vertu duquel les personnes munies 
d'un laissez'passer de lui avaient la permission 
d'entrer sur les dépendances de Longwood. Cette 
mesure ne pouvait avoir aucun inconvénient: per- 
sonne ne pouvait entrer chez Bertrand sans per- 
mission de l'amiral, du gouverneur, ou de sir George 
Bingham ; en conséquence, au<;un individu suspect 
ne pouvait parvenir jusqu'à lui. Les Français avaient 
aussi la permission d'envoyer des lettres cachetées 
aux habitants et aux autres Français qui restaient 
dans l'île. Cette liberté ne pouvait en aucun cas 
devenir dangereuse ; car si les Français eussent 
cherché k faire passer des lettres en Europe, ils 
ne l'eussent tenté qu'après avoir pris des précautions 
particulières ; et il était de toute improbabilité qu'ils 
risquassent, par l'intermédiaire d'un domestique 
anglais ou d'un dragon, des lettres dont le contenu 
aurait pu les compromettre, eux ou leurs amis, 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 19 

lorsqu'il dépendait d'eux de les leur faire tenir 
directement, et qu'ils pouvaient se voir et s'entrete- 
nir librement (1). 

Une garde fut placée à l'entrée de Longwood, k 
peu près a cent pas de la maison; un cordon de 
sentinelles et de piquets fut établi autour des 
limites. A neuf heures, les sentinelles étaient rap- 
prochées et mises en communication les unes avec 
les autres; elles entouraient la maison de telle 
sorte que personne ne pouvait y entrer ou en 
sortir sans être vu. Deux factionnaires se tenaient 
à l'entrée principale, et des patrouilles se croi- 
saient sans cesse. Après neuf heures, Napoléon 
iie pouvait plus sortir de la maison sans être 
accompagné d'un officier de l'état-major, et per- 
sonne ne pouvait entrer sans avoir le mot d'ordre. 
Cette surveillance durait jusqu'au lendemain ma- 
tin. Tous les endroits par lesquels on aurait pu 
aborder dans l'île, tous ceux mêmes qui parais- 
saient en offrir la possibilité, étaient garnis de 
piquets ; et des sentinelles étaient placées sur cha- 
que sentier escarpé qui conduisait à la mer, bien 
que tous les sentiers, dans cette direction, offris- 
sent des obstacles insurmontables pour un homme 
aussi peu agile que Napoléon. 

Des différents postes d'observation de l'île, on 
aperçoit, quand le temps est clair, les vaisseaux à 
vingt-quatre lieues de distance, et toujours long- 



(1) Une preuve matérielle do ce qno j'avanre, c'est que durant les 
neuf mois que sir George Cockburn suivit ce système, il ne fut envoyé 
aucune lettre en Europe, excepté par la voie ordinaire du gouvernement. 



20 MÉMORIAL DE SAiKtE-HÉLBNE 

temps avant qu'ils puissent approcher du port. 
Deux vaisseaux de guerre croisaient continuelle- 
ment, Tun au vent et l'autre sous le vent; les 
postes élevés de l'île leur faisaient des signaux 
aussitôt qu'on apercevait un navire. Tous les bâti- 
ments, excepté les vaisseaux de gerre anglais, 
étaient accompagnés par un des croiseurs, qui ne 
les quittait plus qu'il ne leur eût été permis de 
jeter l'ancre, ou qu'ils n'eussent été renvoyés. Il 
n'était permis a aucun vaisseau étratiger d'aborder, 
si ce n'est dans le cas d'une grande détresse, et 
alors personne ne pouvait débtttquer : on envoyait 
à bord un officier avec un détachement d'un des 
vaisseaux de guerre, pour sU^veiller l'équipage 
pendant tout le temps que le Vaisseau séjournait, 
et pour empêcher toute communication . Tous les 
bateaux pêcheurs de l'île étaient comptés et amar- 
rés au rivage, le soir au coucher du soleil, sous 
la surveillance spéciale d'un lieutenant de la ma- 
rine. Aucun bateau, excepté ceux de la garde des 
vaisseaux de guerre, qui tournaient autour de l'île 
pendant toute la nuit, ne pouvait sortir une fois 
le soleil couché. L'officier d'ordonnance avait éga- 
lement ordre de s'assurer, deux fois toutes le» vingt- 
quatre heures, de la présence de Napoléon : ce 
qu'il faisait avectoute la délicatesse possible. Enfin, 
toutes les précautions humaines, excepté l'incarcé- 
ration et les fers, pour éviter qu'il s'échappât, 
furent prises par sir George Cockburii. 

Les officiers du 52®, les habitants les plus nota- 
bles de l'île, les officiers de Sainte-Hélène, et leurs 



MÉMORIAL DE SAIXTE-UÉlÈNE 21 

épouses, furent présentés a Napoléon. II en invitait 
quelques-uns, une fois Id semaine, k dîner avec lui : 
de ce nombre étaient M. Doveton et sa fille, le co- 
lonel Skelton, le capitaine Younghusband, et leurs 
épouses; M. Balcombe et sa famille, etc. Des offi- 
ciers et autres passager^ recommandables, venant 
de rinde ou de la Chine, accouraient en foule à 
Longwood, demandant à lui être présentés. Rare- 
ment ils étaient trompés dans leur attente, h moins 
qu'une indisposition de sa part, ou la courte durée 
de leur séjour dans l'île ne s'opposAt à ce qu'il les 
reçût. Plusieurs personnes, venues a une heure in- 
commode, sont restées dans ma chambre, dans l'es- 
poir que Napoléon se présenterait à la fenêtre de 
son appartement, longtemps après que la voile du 
petit hunier du vaisseau qui devait les transporter 
en Angleterre avait été déployée. Souvent il m'a 
été impossible de résister aux sollicitations de plus 
d'une belle jalouse de le voir, et je plaçai un des 
domestiques de la maison de manière a les prévenir 
de son approche à l'une des fenêtres ou à la porte 
du salon, afin qu'elle pût jeter un coup d'œil a la 
dérobée sur le célèbre captif. 

Peu de temps après son installation a Long>vood, 
j'appris a Napoléon la mort de Murât. Il m'enten- 
dit avec calme, et demanda aussitôt s'il était mort 
sur le champ de bataille. D'abord j'hésitai à lui dire 
qu'il avait été exécuté comme un criminel (1). Ayant 

(1) Après la bataille de Waterloo ot les insurrections royalistes de 
Mareeine et 4e Toulon,' Murât ne se vovant plus en sûreté, se réfugia en 
Corse d'où il organisa une petite expédition avec le fol espoir de rocon- 



22 MÉMORIAL DE SAlNTE-HÉLENE 

répété sa question, je lui appris enfin la manière 
dont il avait été mis à mort : il m'écouta sans chan- 
ger de contenance. Je lui racontai aussi la mort de 
Ney (2). « C'était un brave, dit-il, personne ne 
l'était plus que lui; mais c'était un fou. Il est mort 
/ sans emporter l'estime de personne; il m'a trahi à 
/ Fontainebleau. La proclamation contre les Bour- 
' bons, qu'il a dit, dans sa défense, tenir d^ moi, a 
été composée par lui-même, et je n'en avais pas 
entendu parler avant qu'elle fût lue aux soldats. Il 
est vrai que je lui ai fait passer l'ordre de m'obéîr. 
Que pouvait-il faire ? ses troupes l'abandonnaient! » 
Je lui avait prêté a lire VEtat actuel de la FrancCy 
par miss Williams. Deux ou trois jours, après il me 
dit en s'habillant : « C'est une sotte production que 
celle de votre compatriote; c'est un tissu de sottises. 
Voilà, continua-t-il en ouvrant sa chemise et en me 
montrant son gilet de flanelle, voilà la seule armure 
cachée que j'aie jamais portée; mon chapeau doublé 
d'acier, le voilà ; et il m'indiqua celui dont il se ser- 
vait habituellement. Oh ! elle a sans doute été bien 
payée pour toutes les platitudes et les mensonges 
qu'elle a débités ! » 

L'heure dîi lever de Napoléon n'était pas réguliè- 
rement fixée ; elle dépendait du repos dont il avait 
joui pendant la nuit. En général, il dormait peu; 



quérir sou royaume de Naples. Parti d'Ajaccio le 28 septembre 1815, il 
arriva le 8 octobre au village de Pizzo, dans les Calabres, ou il fut arrêté 
presque immédiatement. Cinq jours après il était jugé et condamné à 
mort par une commission militaire. 

(1) Le maréchal Ney, le Brave des Braves^ fusillé à Paris le 7 décem- 
bre 1815, après un jugement rendu par la Chambre des Pairs de 
Louis XVIII. 



MEMORIAL DE SAINTE-HELENE 23 

souvent il se levait à trois ou quatre heures; il lisait 
alors ou écrivait jusqu'à six ou sept, et lorsque le 
temps était beau, il sortait quelquefois à cheval, 
suivi de quelqu'un de ses généraux, ou se recouchait 
pendant une ou deux heures. Lorsqu'il était au lit, 
il ne pouvait dormir à moins qu'il ne fût dans l'obs- 
curité la plus complète ; il faisait fermer toutes les 
ouvertures qui pouvaient laisser pénétrer le moindre 
rayon de lumière. Je l'ai vu pourtant s'endormir 
quelquefois sur un sopha, et y rester quelques mi- 
nutes, en plein Jour. S'il était indisposé. Marchand 
lui faisait la lecture jusqu'à ce qu'il s'endormit. Quel- 
quefois il se levait à sept heures, et écrivait ou dic- 
tait jusqu'au déjeuner; ou, si la matinée était belle, 
11 sortait achevai. Lorsqu'il déjeunait dans sa cham- 
bre, on lui mettait son couvert sur une petite table 
ronde, à neuf ou dix heures; quand il prenait ce 
repas avec tous ceux qui lui appartenaient, c'était 
ordinairement à onze heures, et toujours à la four- 
chette. Après le déjeuner, il dictait ordinairement, 
pendant plusieurs heures, à quelqu'un de sa suite; 
et à deux et trois heures, il recevait les personnes 
qui avaient été, par des rendez-vous, autorisées à 
se présenter. Entre quatre et cinq, lorsque le temps 
était beau, il montait à cheval ou en voiture, et se 
promenait pendant une heure ou deux avec toute sa 
suite. A son retour, il dictait ou lisait jusqu'à huit 
heures, ou faisait une partie d'échecs. Alors on ser- 
vait le dîner, qui durait rarement plus de vingt mi- 
nutes ou une demi-heure. Il mangeait avec appétit 
et très vite, et ne semblait pas avoir de goût pour les 



24 MÉMORIAL DE SAlNTE-HÉLENE 

mets fortement épicés ou recherchés. Un de ceux 
qu'il préférait, c'était un gigot de mouton rôti; je 
l'ai vu souvent en consommer toute la partie brune. 
Il aimait beaucoup aussi les côtelettes de mouton. 
Rarement il buvait plus d'une demi-bouteille de vin 
à son dîner, encore le mouillait-il beaucoup. Après 
dîner, lorsque les domestiques s'étaient retirés, 
et qu'il ne recevait point de visites, il jouait quel- 
quefois aux échecs ou au whist; mais le plus ordi- 
nairement il s'entretenait avec les dames et lès 
autres personnes de sa suite, envoyait chercher un 
volume de Corneille ou de quelque autre auteur es- 
timé, et lisait haut pendant une heure. Il se retirait 
ordinairement a dix ou onze heures dans sa cham- 
à coucher, et se mettait .au lit aussitôt. Lorsqu'il 
déjeunait ou dînait seul dans son appartement, il 
envoyait souvent chercher quelqu'un de sa suite, 
pour converser avec lui pendant le repas. Il ne 
mangeait que deux fois par jour, et jamais, pendant 
tout le temps que je l'ai connu, il ne prit plus d'une 
très petite tasse de café après chaque repas ; il n'en 
prenait pas dans le cours de la journée. J'ai appris 
aussi, des gens qui avaient été à son service pen- 
dant quinze ans, qu'ils ne l'avaient jamais vu en 
demander davantage. 

Le 14 avril 1816, la frégate le Phaéton^ capitaine 
Stanfelt, arriva d'Angleterre, ayant à bord le lieu- 
tenant général sir Hudson Lowe, lady Lowe; sir 
Thomas Reade, député, adjoint général; le major 
Gorrequer, aide de camp de sir Hudson Lowe; le 
lieutenant-colonel Lyster, inspecteur de la milice; 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 25 

le major du génie Emmat; M. Baxter, députe ins- 
pecteur des hôpitaux; les lieutenants Wartham et 
Jackson, des ingénieurs et de Tétat-major, et d'au- 
tres officiers. Le lendemain, sir Hudson Lowe débar- 
qua et fut installé en qualité de gouverneur avec 
toutes les formalités d'usage. Un message fut envoyé 
à Longwood pour annoncer que le nouveau gouver- 
neur rendrait visite a Napoléon le lendemain matin 
à neuf heures. En conséquence, un peu avant l'heure 
fixée, sir Hudson Lowe arriva au milieu d'une bour- 
rasque de pluie et de vent ; il était accompagné de 
sir George Cockburn, et d'un nombreux état-major. 
Comme l'heure fixée était incommode, et que Napo- 
léon n'avait jamais reçu personne de si bonne heure, 
le gouverneur fut prévenu, lors de son arrivée, que 
Napoléon était indisposé, et qu'il ne pouvait l'ad- 
mettre. Cette réponse parut déconcerter sir Hudson 
Lowe, qui, après s'être promené de long en large 
devant les fenêtres du salon pendant quelques mi- 
nutes, demanda à quelle heure il pourrait être reçu 
le lendemain : on lui fixa celle de deux heures. Le 
lendemain il arriva au moment indiqué, accompa- 
gné, comme la veille, de l'amiral, et suivi de son 
état-major. Ils furent d'abord introduits dans la 
salle à manger, derrière laquelle était le salon où 
on devait les recevoir. Sir George Cockburn offrit 
isir Hudson Lowe de l'introduire, cette manière 
étant à son avis la plus officielle et la plus convena- 
ble de lui faire la remise de son prisonnier : sir 
Hudson Lowe y consentit. Novarre, un des domes- 
tiques français, se tenait à la porte du salon, pour 

2 



26 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

çinnoncer les personnes qui devaient entrer. Après 
avoir attendu quelqnes minutes, la porte s'ouvrit, 
et le gouverneur fut appelé. Aussitôt que le mot de 
gouverneur eut été prononcé, sir Hudson Lowe se 
leva, et s'avança avec tant d'empressement, qu'il 
entra dans le salon avant que sir George Cockburn 
en fût instruit. La porte avait été refermée; et lors- 
que l'amiral se présenta, le valet de chambre, n** ayant 
pas entendu son nom, lui dit qu'il ne pouvait entrer. 
Sir Hudson Lowe resta k peu près un quart d'heure 
avec Napoléon, pendant lequel temps la conversa- 
tion se fit toujours en italien. Les officiers de son 
état-major furent introduits ensuite. L'amiral ne 
réitéra pas sa demande. 

Le 18, j'apportai quelques journaux a Napoléon, 
qui, après m'avoir fait plusieurs questions concer- 
nant l'assemblée du Parlement, me demanda qui 
m'avait prêté ces journaux. Je répondis que c'était 
l'amiral. Napoléon dit: « Je sais qu'on a assez mal 
agi à son égard le jour qu'il est venu avec le gou- 
verneur ; qu'en a-t-il dit ? » Je répondis que l'ami- 
ral avait regardé cette action comme une insulte, 
et qu'il en paraissait très offensé. Le général Mon- 
tholon lui avait cependant donné une explication 
a ce sujet. Napoléon répliqua : « Je ne le verrai 
jamais avec plaisir qu'il ne s'annonce comme dési- 
rant me voir. — Il voulait, lui répondis-je, vous 
présenter officiellement le nouveau gouverneur, et 
pensait qu'agissant ainsi en qualité d'introducteur, 
il n'était pas nécessaire qu'il se fit annoncer. » — 
Napoléon répondit : « Il pouvait m'écrire par Ber- 



MÉMORIAL DE SA1XT£-HËLËNE 27 

trand qu'il désirait me voir; mais, continua-t-il, 
il voulait me mettre mal avec le nouveau gouver- 
neur, et pour cela il lui a persuadé de venir ici à 
neuf heures du matin, quoiqu'il sût bien que je ne 
reçois et ne recevrai jamais personne h cette heure. 
C'est fâcheux qu'un homme qui a des talents, car 
je le crois très bon officier, se soit comporté comme 
il l'a fait envers moi. C'est un grand défaut de gé- 
nérosité que d'insulter un malheureux. Insulter ceux 
qui sont en notre pouvoir, et qui par conséquent 
ne peuvent résister, est un signe certain de la bas- 
sesse de l'âme. » Je lui dis que j'étais convaincu 
que cela n'était qu'une méprise, que l'amiral n'avait 
jamais eu la plus légère intention de l'offenser ou 
de le broi^iller avec le nouveau gouverneur. Il 
reprit : « Dans mes malheurs, j'ai cherché un asile, et 
je n'ai trouvé que de mauvais traitements et l'in- 
sulte. Aussitôt que je fusa bord, comme je ne vou- 
lais pas rester deux ou trois heures à boire du vin 
pour m'enivrer, je quittai la table, et me rendis sur 
le pont. Comme je sortais, l'amiral dit d'un air de 
mépris : « Je crois que le général n'a jamais lu 
lord Chesterfield^ » voulant dire que je manquais 
de politesse, et que je ne savais pas me conduire à 
table. » J'essayai de lui faire entendre que les An- 
glais, et surtout les officiers de la marine, ne sont 
pas habitués a mettre beaucoup de politesse dans 
leurs discours; et que l'amiral s'était exprimé ainsi 
par inadvertance. Mais il repoussa cette excuse, et 
ajouta: «Si l'amiral George Cockburn avait besoin 
de parler a lord Saint-Vincent ou à lord Keith, 



28 MÉMORIAL DB SAINTE-HÉLÈNj^ 

I 

n'aurait-il pas envoyé demander à quelle heure ils 
seraient disposés à le recevoir ? Pourquoi ne serais- 
je pas traité avec autant de respect ? Mettant hors 
de question si ma tête a été couronnée, il me semble, 
ajouta-t-il en riant, que les actions que j'ai faites 
sont au moins aussi glorieuses qu'aucune des leurs. )) 
J'essayai encore d'excuser l'amiral ; sur quoi il me 
rappela ce qu'il venait de me dire relativement à 
lord Chesterfield, et finit par ces mots: «Qu'est-ce 
que cela voulait dire? » 

Le général Montholon entra dans ce moment, 
avec la traduction d'un papier envoyé par sir Hud- 
son Lowe, que les domestiques qui voudraient res- 
ter devaient signer; il était accompagné de la lettre 
suivante (1) : 

« Downingstreet, 10 janvier 1816, 

« Je dois a présent vous faire connaître que le 
« plaisir de S. A. R. le prince régent est qu'à 
« votre arrivée à Sainte-Hélène, vous communiqué- 
ce riez à toutes les personnes de la suite de Napoléon 
« Bonaparte, y compris les serviteurs domestiques, 
« qu'ils sont libres de quitter l'île immédiatement 
(( pour retourner en Europe ; ajoutant qu'il ne sera 
(( permis à aucun de rester k Sainte-Hélène, excepté 
<( ceux qui déclareront, par un écrit qui sera déposé 
« dans vos mains, que c'est leur désir de rester dans 

(l) Je prio le lecteur do ne pas me rendre responsable du mauvais 
français envoyé de Plantation-Housc à LongAvood. 
(iVo/e de O'Meara.) 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉlÈNB 29 

« l'île et de participer aux restrictions qu'il est né- 
(( cessaire d'imposer sur Napoléon Bonaparte person* 
« nelleraent. 

« Signé: Bathurst. » 

« Ceux qui parmi eux se détermineront h retour 
(( ner en Europe devront être envoyés par la pre- 
(( mière occasion favorable au cap de Bonne-Espé* 
(( rance ; le gouverneur de cette colonie sera chargé 
« de pourvoir aux personnes des moyens de trans- 
« port en Europe. 

« Signé: Bathlrst. » 

La déclaration qui accompagnait ces lettres, et 
que les domestiques étaient requis de signer, ne 
fut pas approuvée par Napoléon, qui déclara de plus 
qu'elle était traduite trop littéralement pour qu'au- 
cun Français pût aisément la comprendre. 11 pria 
donc le comte Montholon de se retirer dans la 
chambre voisine, où celle-ci fut rédigée : « Nous, 
soussignés, voulant continuer de rester au service 
de Napoléon, consentons, quelque affreux que soit 
le séjour de Sainte-Hélène, à y habiter, nous sou- 
mettant aux restrictions injustes et arbitraires qu'on 
a Imposées à lui et aux personnes qui sont à son 
service. » 

« La, dit-il; que ceux qui le voudront, signent 
cela; mais ne cherchez nullement a les influencer 
ni pour ni contre. » 

La demande faite aux domestiques de signer le 
papier envoyé par sir H. Lowe avait fait naître en 

2. 



30 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

eux le désir de recevoir de plus amples explica- 
tions; la plupart de ceux qui eurent recours à sir 
Thomas Reade en reçurent des réponses d'une 
nature propre à leur faire croire que ceux qui 
signeraient seraient obligés de rester dans Tîle 
durant la vie de leur maître, ce qui m'empêcha 
cependant aucun, d'eux de signer le papier qui 
leur était présenté. 

19 avril 1816. — Le temps a été très mauvais 
depuis quelques jours, ce qui, joint à d'autres cir- 
constances, a contribué à rendre Napoléon un 
peu mécontent. 

« Dans cette isola maladetta^ disait-il, on ne 
voit ni soleil ni lune pendant la plus grande par- 
tie de l'année. Toujours de la pluie et du brouillard. 
C'est pire que Capri. Avez-vous élé à Çapri? con- 
tinua-t-il. » Je répondis affirmativement ; « On 
peut s'y procurer tout ce qu'on veut du continent 
en quelques heures. » Il fit ensuite quelques 
remarques sur plusieurs mensonges absurdes qui 
avaient été publiés sur son compte dans les papiers 
ministériels ; et il demanda s'il était possible que 
les Anglais fussent assez crédules pour ajouter foi 
à tout ce qu'on disait de lui. 

21 avril, — Le capitaine Hamilton, de la frégate 
la Havane^ a été reçu par Napoléon dans le jardin. 
Napoléon a dit a cet officier qu'en arrivant dans 
l'île on lui avait demandé ce qu'il désirait avoir, 
et qu'il le priait de répondre pour lui qu'il deman- 
dait sa liberté ou le bourreau. Il a ajouté que les 
ministres anglais avaient indignement violé envers 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLENB 31 

lui les droits de Thospitalité, en le déclarant pri- 
sonnier: ce que, dans la situation où il se trouvait, 
n'auraient pas fait des sauvages. 

Le colonel Wilks et sa fille, qui se rendent en 
Angleterre sur la Haçane^ sont venus à Longwood 
avant leur départ, et ont eu une longue conversa- 
tion avec Napoléon. Il a été très satisfait de miss 
Wilks, jeune personne accomplie et très élégante, 
et lui a dit galamment « qu'elle surpassait tout ce 
qu'on lui avait dit d'elle ». 

54 açril . — Le temps est toujours sombre. 
Napoléon, d'abord abattu, a repris peu à peu sa 
gaieté. Il a beaucoup parlé de l'amiral, qu'il dit 
estimer comme un homme savant dans sa profes- 
sion. « Il n'a pas le cœur mauvais, ajouta-t-il; je 
le crois au contraire capable d'une action géné- 
reuse; mais il est brusque, colère, orgueilleux, 
impatient et fantasque, ne consultant jamais per- 
sonne, jaloux de son autorité, s'inquiétant fort peu 
de quelle manière il l'exerce; quelquefois violent, 
et manquant de dignité. » 

Il a fait quelques questions sur les bouvillons 
qui ont été amenés du cap de Bonne-Espérance, 
par ordre du gouvernement, et parmi lesquels il 
règne une grande mortalité, « L'amiral, dit-il, 
aurait dû en traiter, au lieu d'en faire la pro- 
priété du gouvernement. On sait d'avance que 
tout ce qui appartenait au gouvernement n'est 
jamais surveillé, et que tout le monde le pille. S'il 
avait traité avec quelqu'un, j'ose dire qu'il en serait 
mort a peine quelques-uns, au lieu qu'il en estpéri 



32 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNB 

un tiers. » Il me fit alors plusieurs questions sur le 
prix relatif des objets en Angleterre et à Sainte- 
Hélène, et finit par me demander si je prenais des 
honoraires pour soigner les malades de Tîle. Je 
répondis négativement, ce qui parut le surpren- 
dre. « Corvisart, dit-il, outre qu'il était mon pre- 
mier médecin, possédait une grande fortune et 
recevait souvent de moi de riches présents ; il 
prenait cependant constamment un napoléon pour 
chaque visite qu'il faisait à ses malades. Votre 
désintéressement m'étonne d'autant plus que, dans 
votre pays, chacun fait commerce : le membre dik 
Parlement vend son vote ; les ministres se font 
payer leurs places, les hommes de loi leur opi- 
nion. » 

26 a^friL — Napoléon a fait plusieurs questions 
relatives aux vaisseaux qu'on avait vus approcher 
de l'île. Il lui tardait d'apprendre si lady Bingham, 
que l'on attendait depuis quelque temp, était 
arrivée. Il a dit que sir George Bingham devait 
être inquiet sur son compte, et m'a demandé si le 
vaisseau avait reçu un chronomètre du gouverne- 
ment ; j'ai répondu que non. Il pensa qu'il aurait 
probablement manqué l'Ile faute de cet instru- 
ment. « Il est honteux, dit-il, pour votre gouver- 
.nement, de mettre trois ou quatre cents hommes 
à bord d'un vaisseau destiné pour cet endroit, 
sans chronomètre, courir ainsi les risques de 
perdre le bâtiment et sa cargaison, c'est-à-dire 
une valeur d'un demi-million, et la vie de tant de 
poveri diaç>oliy pour ménager trois ou quatre cents 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 33 

francs que coûterait une montre, Moi, continuart- 
il, j'ai ordonné que tous les vaisseaux de France 
en fussent munis. C'est, de la part de votre jçou- 
vernement, une mesquinerie dont on ne saurait se 
rendre compte. » Il me demanda alors s'il était 
vrai qu'on eût assemblé un conseil militaire pour 
juger des officiers qui s'étaient enivrés. « Est-ce 
donc un crime pour les Anglais de s'enivrer? 
et doit-on, pour une faute pareille, convoquer 
une cour martiale ? S^il en était ainsi, vous 
n'auriez que des conseils de guerre tous les 
jours. ***** était toujours un peu gai après son 
diner, lorsque nous étions à bord. » Je remarquai 
qu'il était fort différent d'être gai et de s'enivrer. 
Il rit et me répéta ce qu'il venait de dire des con- 
seils militaires. « Est-il vrai, dit-il ensuite, que 
l'on m'envoie des meubles et une maison ? Il y a 
tant de mensonges dans vos feuilles publiques,^ 
que je doute de tout; d'ailleurs je n'ai pas entendu 
parler officiellement de cet envoi. » Je lui dis que 
sir Hudson Lowe m'avait assuré ce fait, et que sir 
Thomas Reade affirmait avoir vu la maison et 
l'ameublement. 

Plusieurs changements dans la conduite que l'on 
tenait avec les Français avaient eu lieu depuis 
l'arrivée de sir Hudson. M. Brooke, secrétaire 
colonial, le major Gorrequer, aide de camp de sir 
Hudson, et différentes personnes, allèrent chez les 
différents marchands de la. ville, en leur défen- 
dant, au nom du gouverneur, de faire crédit aux 
Français, et de leur rien vendre s'ils ne payaient 



34 MÉMORIAL DE SAINTE-U£LÈN£ 

comptant, les menaçant non seulement de perdre 
le montant de leur fourniture, mais encore d'être 
assujettis à telle punition qu'il plairait au gouver- 
neur de leur infliger. Il leur fut aussi défendu 
d'avoir aucune communication, de quelque nature 
qu'elle pût être, avec eux, sans la permission spé- 
ciale du gouverneur, sous peine d'être bannis de 

nie. 

La plupart des officiers du 53® avaient pris l'ha- 
bitude de venir voir M™® Bertrand à Hut's Gâte; 
ils reçurent l'avis que leur mesure déplaisait aux 
nouvelles autorités ; l'officier de garde à Hut's 
Gâte reçut l'ordre de prendre note de toutes les 
personnes qui fréquenteraient la maison Bertrand. 
Des sentinelles furent placées sur plusieurs points 
pour éloigner les visiteurs; plusieurs officiers et 
même des dames furent renvoyés. Un sentiment 
très différent de ceux qu'avaient inspirés jusqu'a- 
lors les exilés se manifesta parmi les habitants et 
même parmi les officiers de la garnison. On hé- 
sita, on craignait même de les approcher. Le gou- 
verneur faisait les questions les plus minutieuses 
aux personnes qui s'étaient entretenues avec Napo- 
léon ou avec quelques personnes de sa maison. 
Plusieurs officiers du 53® allèrent à Hut's Gâte pren- 
dre congé de la comtesse Bertrand, pour me servir 
de leurs propres paroles, déclarant qu'il était impos- 
sible h des gens d'honneur de se conformer aux 
nouveaux règlements. On exigeait que toutes les 
personnes qui visitaient Hut's Gâte ou Longwood 
rapportassent au gouverneur ou a sir Thomas Reade, 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 35 

les conversations qu'elles avaient eues avec les Fran- 
çais. Plusieurs nouvelles sentinelles furent placées 
autour de la maison de Longwood et dans les 
environs. 

3 mai 1816. — Le tempsaétéextrèmement humide 
et brumeux ; le vent a été très violent depuis plu- 
sieurs jours, et Napoléon n'a pu sortir. Les mes- 
sagers et les lettres arrivaient continuellement de 
Plantation-House. Le gouverneur paraissait dési- 
rer beaucoup de voir Napoléon; il doutait qu'il 
fût chez lui, bien que ses envoyés l'eussent entendu 
parler et se fussent assurés ainsi de sa présence. 
Sir Hudson Lowe eut quelques conférences avec 
le comte Bertrand, et lui dit qu'il était néces- 
saire que quelqu'un de ses officiers pût voir Napo- 
léon tous les jours. Il vint aussi lui-même souvent a 
Longw'ood; et enfin, après quelques difficultés, il 
obtint, dans la chambre à coucher de Napoléon, 
une entrevue qui ne dura qu'un quart d'heure h 
peu près. Quelques jours avant, il m'avait demandé 
pour me faire différentes questions sur l'illustre 
prisonnier. Il fit plusieurs fois le tour de la mai- 
son, passa et repassa sous les fenêtres, mesura et 
traça un nouveau fossé qu'il voulait faire creuser, 
disait-il, pour empêcher le bétail de s'échapper. 
Arrivé k l'angle formé par deux anciens fossés, il 
remarqua un arbre dont les branches penchaient 
beaucoup; cet arbre excita une grande alarme dans 
son esprit; il me pria d'envoyer à l'instant même 
chercher M. Porteous, inspecteur des jardins de 
la compagnie. Quelques minutes après que j'eus 



36 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

envoyé un messager, le gouverneur, dont les yeux 
étaient toujours ifixés sur Tarbre, me prîa avec 
empressement d'aller chercher M. Porteous moi- 
même. En revenant avec celuî-ci, je trouvai sir 
Hudson Lowe qui se promenait de long en large 
et contemplait Tobjet qui paraissait être pour lui 
un si grand sujet d'alarme. Il ordonna à M. Por- 
teous de faire sur-le-champ arracher cet arbre, et, 
avant de se retirer, il me recommanda à voix basse 
de veiller à l'exécution de cet ordre. 

4 mai, — Sir Hudson Lowe alla voir le comte 
Bertrand, s'entretint avec lui pendant une heure. 
La conversation ne paraissait pas lui avoir plu; 
car en montant à cheval il murmura quelques mots. 
Il était de très mauvaise liumeur. J'appris bientôt 
après le motif de sa visite. Il débuta par me dire 
que les Français se plaignaient beaucoup sans 
raison, que, eu égard à leur situation, ils étaient 
très bien traités, et qu'ils devaient lui faire des 
remerciements au lieu de se plaindre. Il les accu- 
sait d'abuser de la générosité dont on usait a leur 
égard. Il voulait s'assurer lui-même, chaque jour, 
de la présence du général Bonaparte ; à cet effet, 
un officier nommé par lui devait le visiter a des 
heures fixes. Il s'exprimait avec autorité et même 
avec arrogance, et parlait souvent des grands pou- 
voirs dont il était investi. 

5 mai — Napoléon m'a envoyé chercher, par 
Marchand, à neuf heures. Je suis entré par la porte 
de derrière dans sa chambre à coucher, que je 
vais décrire aussi exactement que je le pourrai. Les 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 37 

murs sont couverts de nankin brun, bordé de papier 
vert à bordures ordinaires. Deux petites fenêtres, 
qui se lèvent comme les châssis qu'on voit sur 
nos toits, prennent jour sur le camp du 53* ; Tune 
était ouverte et retenue par un morceau de bois 
dentelé. Je remarquai des rideaux blancs, une 
petite cheminée, une mauvaise grille ii tourbe, des 
mains de fer, un manteau de cheminée des plus 
mesquins, en bois peint en blanc, sur lequel était 
un petit buste en marbre, représentant son fils. 
Au-dessus de la cheminée était suspendu le portrait 
de Marie-Louise, et quatre ou cinq portraits de 
son fils, dont l'un brodé par la mère. Un peu plus 
à droite était le portrait de Joséphine, en minia* 
ture; à gauche, le réveille-matin du grand Frédéric, 
que Napoléon avait pris à Potsdam ; la montre dont 
il.se servait étant consul, portant le chiffre B, 
était suspendue à droite à une épingle piquée dans le 
nankin, par une tresse de cheveux de Marie-Louise. 
Le plancher était couvert d'un mauvais tapis qui avait 
autrefois servi à la salle à manger d'un lieutenant 
de l'artillerie de Sainte-Hélène. Dans le coin, a 
droite, était, placé le petit lit de camp en fer avec 
ses rideaux de soie verte, sur lequel Napoléon avait 
reposé dans les champs de Marengo et d'Austerlitz. 
Entre les deux croisées était une commode. Une 
vieille bibliothèque avec des rideaux verts était 
placée a gauche de la porte qui conduit à la salle 
voisine. Devant la porte de derrière, un paravent 
de nankin ; entre ce paravent et la cheminée, un 
vieux sopha couvert d'étoffe blanche, sur lequel 

3 



38 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 

Napoléon était k demi, couché. Il était vêtu d'une 
robe de chambre et d'un pantalon k pieds d'étoffe 
blanche; il était coiffé d'un madras rouge bariolé; 
le col de sa chemise était ouvert, il n'avait pas de 
cravate. Sa physionomie était mélancolique et cha- 
grine. Une petite table ronde était devant lui avec 
quelques livres; et au pied de cette table, un amas 
de volumes qu'il avait déjk parcourus. Au pied du 
sopha et sous ses yeux, était suspendu le portrait 
de Marie-Louise tenant son fils dans ses bras. Las 
Casea, devant la cheminée, les bras croisés sur sa 
poitrine, tenait k la main quelques papiers. Il ne 
restait plus rien qui indiquât l'ancienne splendeur 
du puissant Napoléon, qu'un superbe laç^abo avec 
une cuvette en argent et un pot k eau du même 
métal; ce meuble était dans l'encoignure k gauche. 
Napoléon, après quelques questions peu importan- 
tes,me demanda, en français et en italien, en présence 
du comte de Las Cases, les explications suivantes : 
— (( Vous savez que c'est par suite de ma demande 
que vous êtes attaché k mon service. Maintenant 
je veux que vous me disiez franchement et claire- 
ment, comme un homme d'honneur, quel emploi 
vous croyez occuper près de moi. Est-ce celui de 
mon chirurgien, comme l'était M. Maingaud, ou 
bien êtes-vous ici comme un chirurgien de la calle 
d'un vaisseau et de ses prisonniers? Avez-vous ordre 
de faire des rapports au gouverneur sur ce qui se 
passe, et de lui rendre compte de mes indisposi- 
tions, et de lui répéter ce que je vous dis ? Répondez- 
moi franchement : en quelle qualité êtes-vous auprès 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLBNE 39 

de moi? » — Je répondis: « En qualité de votre 
chirurgien et de celui de votre suite. Je n'ai reçu 
d'autres ordres que ceux de prévenir sur-îe-champ, 
dans le cas où vous tomberiez dangereusement 
malade, afin d'avoir promptement les avis et les 
secours d'autres médecins. — Après, toutefois, a^'oir 
obtenu mon consentement; n'est-ce pas ainsi?» — 
Je répondis que je lui demanderais, sans doute, son 
consentement auparavant. Il continua alors : « Si 
vous étiez auprès de moi comme le chirurgien d'une 
prison, et que vous dussiez rapporter ce que je dis 
et ce que je fais, au gouverneur, que je considère 
comme un capo dispioniy je vous chasserais. » Il 
ajouta, lorsque je lui eus répondu que j'étais placé 
auprès de lui comme chirurgien, et non autrement: 
a Ne croyez pas que je vous prenne pour un espion; 
au contraire, je ne vous ai jamais pris en faute ; je 
vous aime et j'estime votre caractère: je ne pouvais 
vous en donner une meilleure preuve qu'en vous 
demandant à vous-même votre opinion relativement 
à vos fonctions. Comme vous êtes Anglais, et que 
vous êtes payé par le gouvernement anglais, peut- 
être serez-vous obligé d'être ce que je vous disais 
tout à l'heure. » Je lui répondis qu'en qualité de 
chirurgien, je me considérais comme n'appartenant 
k aucun pays. « Si je devenais sérieusement malade, 
dit-il, faites-moi connaître votre opinion, et deman- 
dez-moi mon consentement pour appeler d'autres 
médecins. Ce gouverneur, durant le peu de jours 
que j'ai été si triste, et que mon esprit souffrait 
de la manière dont j'ai été traité, ce qui m'a em- 



40 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

péché de sortir pour ne pas ennuyer les autres, 
voulait m'envoyer son médecin pour s'informer de 
ma santé. Je dis à Bertrand de le prévenir que je 
ne voulais ni de son médecin, ni de rien de ce qui 
me fut présenté par ses mains; que si j'étais réel- 
lement malade, je vous enverrais chercher, parce 
que j'avais confiance en vous ; que d'ailleurs un 
médecin ne me servirait à rien dans l'état où je me 
trouvais, et qu'il ne me fallait que du repos. J'ai 
su qu'il avait l'intention de désigner un officier qui 
viendrait voir dans ma chambre si je ne puis sortir. 
Le premier, continua-t-il avec une grande agitation, 
le premier qui osera entrer de force dans mon appar- 
tement, je le tue roide : s'il mange jamais pain ou 
viande, que je ne m'appelle jamais Napoléon. J'y 
suis bien décidé ; je n'ignore pas que' je serais tué 
après, car que peut un homme seul contre tout un 
camp ? J'ai bravé trop souvent la mort pour la crain- 
dre. D'ailleurs, je suis certain que ce gouverneur a 
été envoyé par lord***. Je lui disais, il y a quelques 
jours, que s'il voulait se débarrasser de moi, il trou- 
verait un excellent moyen de le faire, en ordonnant 
a quelqu'un d'entrer de force dans ma chambre; 
que je tuerais le premier qui se présenterait ; qu'alors 
je serais dépêché, et qu'il pourrait écrire à son 
gouvernement que Bonaparte avait été tué dans 
une dispute. Je lui ai dit aussi de s'éloigner 
et de ne me tourmenter par son odieuse présence. 
J'ai vu des Prussiens, des Tartares, des Cosa- 
ques, des Kalmoucks, etc., mais jamais, dans 
toute ma vie, je n'ai vu un homme aussi laid et 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLBNE 41 

aussi repoussant ; il a le crime gravé sur le f«- 
sage. » 

J'essayai de lui persuader que le ministère anglais 
n'était pas capable de ce dont il l'accusait, et que tel 
n'était pas le caractère de la nation. « J'avais des 
motifs de me plaindre de l'amiral, disait-il ; mais, 
quoiqu'il m'ait traité quelquefois avec grossièreté, 
jamais il ne s'est comporté comme ce Prussien. Il 
y a quelques jours, j'étais dans ma chambre, en proie 
h la mélancolie ; il vint et insista pour me voir, quoi- 
que je ne fusse pas encore habillé. L'amiral n'a 
jamais demandé deux fois à me voir lorsqu'on lui 
a dit que je n'étais pas habillé ou que j'étais malade, 
parce qu'il savait bien que si je ne pouvais sortir, 
on me trouverait toujours. » 

Il me dit ensuite qu'il craignait une attaque de 
goutte; je lui recommandai de faire plus d'exercice. 
« Quel exercice peut-on prendre, me répondit-il, 
dans cette île exécrable, où l'on ne peut faire un 
mille à cheval sans être trempé ? une île, dont les 
Anglais, accoutumés a l'humidité, se plaignent eux- 
mêmes ! » Il finit par faire plusieurs plaintes sé- 
rieuses sur la conduite du gouverneur, qui avait 
envoyé son aide de camp et son secrétaire dans toutes 
les boutiques défendre aux marchands, sous peine 
de la plus sévère punition, de faire crédit aux Fran- 
çais. 

6 mai. — J'ai eu un moment d'entretien avec 
Napoléon sur le même sujet qu'hier : je lui ai dit 
que, d'après les termes exprès de sa dernière con- 
versation, il me serait impossible de refuser de ré- 



42 MÉMORIAL DE SAlNTE-HÉLENE 

pondre à toutes les questions- qui me seraient faites 
par le gouverneur ou ses officiers, sur sa personne 
ou sur ses affaires ; que, d'ailleurs, depuis mon 
arrivée, et maintenant encore, j'avais souvent servi 
d'intermédiaire entre lui et les autorités de l'île, et 
que j'espérais remplir ces devoirs à sa satisfaction. 
Il me répondit : « Êtes-vous mon chirurgien, ou le 
chirurgien d'une galère ? Pense-t-on que vous ren- 
diez compte de ce que vous voyez ou entendez ? » Je 
répondis : « Je suis votre chirurgien, et non pas un 
espion ; je suis un homme en qui vous pouvez placer 
votre confiance ; je ne me regarde pas comme obligé 
de rapporter ce qui ne blesse pas ma fidélité, comme 
officier anglais, etc. » Je m'efforçai aussi de lui 
faire comprendre que je calculerais ma conduite, 
relativement à ses conversations, sur les règles qui 
dirigeraient à cet égard tous les galant* uomini ; que 
je me conduirais avec lui comme si j'étais attaché 
à un seigneur anglais en la même qualité ; mais qu'il i 
m'était impossible de garder un silence absolu, s'il | 
me permettait de conserver quelque communication | 
avec le gouverneur ou avec quelque autre officier 
anglais de l'île. Il répondit que tout ce qu'il exigeait 
de moi était que je me comportasse en galant uomoy 
et comme je le ferais si j'étais chirurgien du lord 
Saint-Vincent. « Je n'ai pas l'intention de vous con- 
<( traindre au silence, continua-t-il, ou de vous em 
(( pêcher de répéter les bavardages que vous pourriez 
<( m'entendre faire ; mais je dois vous prévenir d« 
« prendre garde que ce gouverneur, en vous flattant, 
« ne fasse de vous un espion, sans même que vous 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE Ml 

{( VOUS en doutiez. Après Dieu, voilfe vous devez a 
«votre gouvernement et à votre souverain; après 
« celui-ci, à vos malades. 

(( Pendant la courte entrevue que le gouverneur 
«eut avec moi dans ma chambre, continua-t-il, une 
« des premières choses qu'il me proposa fut de vims 
« renvoyer, et de vous remplacer par son propre 
« chirurgien. Il me fit deux fois cette proposition, 
« et il lui tardait tant de gagner ce point, que quoi- 
« qu'il eût essuyé de ma part le refus le plus posi- 
« tif, il se retourna encore, en s'en allant, pour me 
« renouveler sa proposition. Jamais je n'ai vu une 
« plus horrible figure ; il était assis sur une chaise 
« en face de mon sopha, et une tasse de café se 
« trouvait sur une petite table qui nous séparait. 
« Sa physionomie fit sur moi une telle impression, 
« qu'il me sembla que ses regards avaient empoi- 
« sonné le café, et j'ordonnai à Marchand de le jeter 
(( parla fenêtre; je ne l'aurais pas avalé pour tout 
(( au monde. » 

Le comte de Las Cases, qui était entré dans la 
chambre de Napoléon quelques minutes après le dé- 
part du gouverneur, me rapporta que l'ex-empereur 
lui avait dit : a Mon Dieu! c'est une figure bien si^ 
nistre ! J'ose à peine le dirCj mais c'est à ne pas 
prendre une tasse de caféy s'il demeure un instant 
seul auprès. » 

12 mai. — Sir Hudson Lowe a fait répandre hier la 
défense de recevoir ou de porter aucune lettre du 
général Bonaparte, des officiers de sa suite, de leurs 
iemmes ou des domestiques, de quelque nature que 



44 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

•fussent ces leftres, ni de leur en remettre aucune, 
sous peine d'être immédiatement arrêté et puni en 
conséquence. 

i4 mai. — J'ai vu Napoléon dans son cabinet de 
toilette; il s'est plaint des symptômes d'un catarrhe. 
J'en attribuai la cause k l'humidité; il était sorti 
avec des souliers trop minces; je lui recommandai 
de porter des galoches. Il ordonna à Marchand de 
lui en procurer. « J'ai promis, ajouta-t-il, de voir 
plusieurs personnes aujourd'hui; et quoique je sois 
indisposé, je les recevrai. » Au même instant, plu- 
sieurs de ceux qui venaient pour le voir s'appro- 
chèrent de la fenêtre, qui était ouverte, et essayè- 
rent d'écarter un peu le rideau pour regarder dans 
l'intérieur. Napoléon ferma la croisée, et me fit quel- 
ques questions sur lady Moira. Il me dit ensuite : 
« Le gouverneur a envoyé une invitation à Bertrand, 
pour que le général Bonaparte vînt à Plantation- 
House voir lady Moira. J'ai dit à Bertrand de ne 
pas y répondre. S'il voulait véritablement que je 
visse cette dame, il aurait dû comprendre Planta- 
tion House dans les limites qu'il m'a prescrites; 
mais c'est une véritable insulte de m'envoyer une 
pareille invitation, sachant qu'il faut que je me fasse 
accompagner d'un soldat, si je veux en profiter. S'il 
m'eût fait dire que lady Moira était indisposée, 
fatiguée ou enceinte, j'aurais été la voir; bien 
que je pense que, dans toutes les circonstances, 
elle aurait pu venir voir ou M™® Bertrand, ou 
Montholon, ou moi, puisqu'elle est libre, et que 
rien ne la retient. Les premiers souverains du 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLENB 45 

monde n'ont pas été honteux de me faire une visite. 

« Il paraît, continua-t-il, que ce gouverneur était 
avec Blûcher, et qu'il a écrit à votre gouvernement 
plusieurs lettres officielles, dans lesquelles il lui 
rendait, en partie, compte des opérations de 1814. 
La dernière fois que je l'ai vu, je lui ai dit : Est-ce 
vous, monsieur, qui avez rédigé cela ? Il répondit 
que oui. Je lui dis alors que ces lettres étaient plei- 
nes d'erreurs et de sottises. Il haussa les épaules, 
parut confus, et répliqua : J'ai cru voir ainsi. Si 
ces lettres, ajouta Napoléon, étaient les seuls dé- 
tails qu'il envoyât à son gouvernement, il a trahi 
son pays. » 

Le comte Bertrand vint annoncer plusieurs per- 
sonnes autres que celles a qui il avait donné ren- 
dez-vous. Il cita, entre autres, le nom d'Arbuthnot. 
Napoléon me demanda qui c'était. Je lui répondis 
que je le croyais frère de celui qui avait été ambas- 
sadeur à Constantinople. « Ah ! oui, oui, dit Na- 
poléon avec un léger sourire, lorsque Sébastiani y 
était. Vous pouvez leur dire que je les recevrai. 

« Avez-vous conversé longtemps avec le médecin 
du gouverneur? » me demanda ensuite Napoléon. 
Je répondis affirmativement, ajoutant qu'il était le 
chef de Tétat-major médical, mais qu'il n'était pas 
attaché au gouverneur en qualité de médecin. « Quel 
homme est-ce ? A-t-il l'air honnête ? Est-il savant ? » 
Je lui répondis que sa physionomie parlait beaucoup 
en sa faveur, et qu'on le considérait comme un 
homme plein de savoir et de mérite, 

16 mai. — Sir Hudson Lowe a obtenu une en- 

3* 



46 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 

trevue d'à peu près une demi-heure avec Napoléon; 
elle ne parait pas avoir été satisfaisante. J'ai vu 
Napoléon se promener d'un air triste et rêveur, 
dans le jardin, quelques minutes après le départ 
du gouverneur, et je lui ai donné \e Dictionnaire des 
Girouettes et quelques journaux. Après m'avoir de- 
mandé qui me les avait procurés, il me dit : « Ce 
vizo di boja a tormentarmi est venu. Dites-ltii que 
je ne veux plus le voir, qu'il ne vienne plus me 
fatiguer de son odieuse présence. Ne le laissez 
jamais approcher de moi, à moins que ce ne soit 
pour me dépécher: il trouvera mon sein prêt à rece- 
voir le coup; mais, jusque-la, qu'il me fasse grâce 
de son visage repoussant, je ne puis m'y accoutu- 
mer. » 

il mai. — Napoléon a été fort gai. Il m'a deman- 
dé les nouvelles. Je lui ai dit que les dames qu'il 
avait reçues quelques jours auparavant avaient été 
enchantées de ses manières; d'après ce qu'elles 
avaient entendu dire de lui, et de ce qu'elles avaient 
lu, elles s'en étaient formé une opinion toute diffé- 
rente. (( Ah ! dit-il en riant, je suis sûr qu'elles 
s'attendaient à voir quelque animal féroce avec des 
cornes. » 

La conversation tomba ensuite sur ce qu'avait 
écrit de lui sir Robert Wilson, relativement à Jaffa 
au capitaine Wright, etc. Je lui dis que, comme 
ces assertions n'avaient jamais été positivement 
contredites, un grand nombre d'Anglais, y ajou- 
taient foi. « Bah ! répondît Napoléon, ces calom- 
nies tomberont d'elles-mêmes ; il y a en France tant 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 47 

d'Anglais, ils verront bientôt que tout cela n'est 
pas vrai. Si Wilson lui-même n'avait pas été con- 
vaincu de la fausseté des renseignements qu'il avait 
recueillis, pensez-vous qu'il aurait aidé La Valette 
à sortir de prison (1) ? » 

19 mai. — Napoléon a été de très bonne humeur. 
Je lui ai dit que le dernier gouverneur de Java, 
M. Raffles, et son état-major étaient arrivés; qu'ils 
se rendaient en Angleterre, et désiraient ardem- 
ment lui présenter leurs hommages. « Quel homme 
est-ce que le gouverneur ? » Je répondis que M. IJrm- 
ston me l'avait donné pour un braçissimo uomOy 
qui avait beaucoup de savoir et de talents. « Eh 
bien, dit-il, je le recevrai dans deux ou trois heu- 
res, lorsque je serai habillé. 

« Votre gouverneur, disait-il en parlant de sir 
Hudson Lowe, è un imbecille. Il demandait a Ber- 
trand, l'autre jour, s'il ne s'était jamais informé a 

(1) Sir Robert Thomas Wilson ëtait nn gcnëral anglais qui fit la cam- 
pagne de France en 1814 avec les alliés, mais il avait une telle sympa- 
thie pour les Français qu'il les protégeait dans toutes les occasious 
possibles. C'est lui qui, aidé d'un do ses amis, le capitaine Hutchinson, 
conduisit en Belgique, après de vives péripéties, M. de La Valette que 
sa femme et sa iule venaient de faire évader do la Conci(>rgerie, le 20 Av~ 
cembre 1815 ; cet acte commis sur le territoire français rendait Wilsim 
justiciable des tribunaux français; aussi fut-il prévenu, avec le capitaine 
Hutchinson, de « complot tendant à détruire le gouvernement du roi en 
arrachant un condamné à la vindicte des lois », et arrêté i\ son retour 
en France. Le 22 avril 1816, les accusés comparurent devant la cour 
d'assises. Wilson avait pour défenseur le célèbre M. Dupin ; mais pre- 
nant la parole après son avocat, il protesta « qu'il était, non pas un révo- 
lutionnaire, comme on l'avait dit, mais un ami de la liberté et de 
l'indépendance, dont il désirait voir jouir les hommes et tous les États 
et se félicita d'avoir pu servir la cause de l'humanité en aidant les efl'orts 
d'une femme vertueuse et à jamais illustre ». Après cet aveu d'un fait 
que la loi française considérait comme un délit, Wilson et ses amis 
furent condamnés, mais à trois mois seulement d'emprisonnement. 
C'était presque un acquittement ; et de retour en Angleterre, au mois de 
juillet 1816, il y fut accueilli avec une faveur générale. Cet excellent 
homme, plein de mérite et de courage, esprit généreux et libre, un de 
ceux qui ont fait le plus honorer et respecter le nom anglais à l'étran- 
ger, mourut à Lon^i^s en 1849. 



48 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE. 

aucun des passagers qui allaient en Angleterre, 
s'ils se proposaient d'aller en France, parce que 
s'il l'avait fait, il devrait s'en abstenir a l'avenir. 
Bertrand répondit que sans doute il l'avait fait, et 
que, de plus, il avait même prié plusieurs voyageurs 
de dire à ses parents qu'il se portait bien. « Mais, 
dit cet imbécile, vous ne deviez pas le faire. — 
Pourquoi ? répondit Bertrand. Votre gouvernement 
ne m'a-t-il pas permis d'écrire autant de lettres que 
je voudrais? Et aucune puissance peut-elle me refu- 
ser la liberté de parler ? » 

« Bertrand aurait pu dire, continua Napoléon, 
que les galériens et les gens condamnés à mort ont 
la permission de s'informer de leur famille. » Il 
observa ensuite combien il était inutile et vexatoire 
d'exiger qu'un officier l'accompagnât lorsqu'il vou- 
lait visiter l'intérieur de l'Ile. « On peut bien, con- 
tinua-t-il, m'éloigner de la ville et du rivage : jamais 
je ne demanderai de m'en approcher. Tout ce qui 
est nécessaire pour s'assurer de moi, c'est de bien 
garder les côtes de ce rocher. Qu'il place ses piquets 
autour de l'île, les uns contre les autres, ce qu'il 
peut aisément faire avec le nombre d'hommes qu'il 
a sous ses ordres, et il me sera impossible de 
m'échapper. Ne peut-il d'ailleurs mettre quelques 
vedettes de plus sur pied lorsqu'il sait que je vais 
sortir? Ne peut-il les placer sur les hauteurs ou par- 
tout ailleurs, sans que je le sache? Jamais je ne 
ferai semblant de les voir. Ne peut-il agir ainsi, 
sans m'obliger de dire a Poppleton que je veux aller 
k cheval? Non pas que j'en veuille à Poppleton; 



MÉMORIAL DE SAINTE-RÉLENB k t 

j'aime les bons soldats, de quelque nation qu*iU 
soient; mais je ne voudrais rien faire qui pût faire 
voir k quelqu'un que je suis prisonnier. J*ai été 
forcé de venir ici contre les lois des nations, et je 
ne reconnaîtrai jamais qu'on a le droit de m'y rete- 
nir. Demander un officier pour qu'il m'accompa- 
gne serait l'avouer tacitement. Je n'ai nullement 
rintention de chercher à m'échapper, quoique je 
n'aie point donné ma parole de ne pas en faire la 
tentative, et que je ne la donnerai jamais; car ce 
serait avouer que je suis prisonnier, ce que je ne 
ferai jamais. Ne peuvent-ils m'imposer des restric- 
tions nouvelles lorsqu'il arrive des vaisseaux, et ne 
permettre à aucun bâtiment de mettre à la voile 
avant qu'on se soit assuré de ma présence dans 
l'île, sans pour cela employer une contrainte inutile 
et vexatoire ? Il est nécessaire pour ma santé que 
je fasse sept à huit lieues par jour; mais je ne veux 
pas les faire avec un officier ou une sentinelle der- 
rière moi. C'a toujours été ma maxime, qu'un 
homme montre plus de vraie bravoure en suppor- 
tant les calamités et en résistant aux malheurs qui 
lui arrivent, qu'en se débarrassant de la vie. C'est 
l'action d'un joueur qui a tout perdu, ou celle d'un 
prodigue ruiné; et cela ne prouve qu'un manque 
de courage. Votre gouvernement se trompe s'il 
s'imagine qu'en cherchant tous les moyens de 
m'accabler, tels que de m'exiler ici, de me priver 
de toute communication avec mes parents les plus 
proches et les plus chers, au point que j'ignore 
s'il existe encore une personne de mon sang; en 



50 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

m'isolant du monde et en m'imposant des restric- 
tions inutiles et vexatoires, qui deviennent plus 
rigoureuses de jour en jour; en envoyant la lie des 
hommes pour me servir de geôliers; il se trompe, 
s'il croit fatiguer ma patience et me pousser à com- 
mettre un suicide. Si jamais j'avais eu un sembla- 
ble dessein, Tidée seule du plaisir que cela lui pro- 
curerait m'eût empêché de l'accomplir. 

« Ce palais y qu'ils m'envoient, à ce qu'on dît, 
(( continua-t-il en riant, c'est autant d'argent jeté 
(( dans la mer. J'aimerais mieux qu'ils m'eussent 
(( envoyé quatre cents volumes, que toutes leurs maî- 
« sons et leurs ameublements. D'abord, il faudra plu- 
(( sieurs années pour bâtir ce prétendu palais, et 
« avant ce temps-là j e ne serai plus . Il faudra que tout 
« cela soit bâti par ces pauvres soldats et marins. Je 
(( ne le voudrais pas, je ne voudrais pas encore 
« encourir la haine de ces pauvres gens, déjà assez 
« malheureux d'avoir été envoyés dans cet endroit 
« détestable, et qui sont d'ailleurs harassés de fatigue. 
« Ils me chargeront de malédictions, en pensant que 
(( je suis l'auteur de toutesleurs peines, et peut-être 
« désireront-ils se débarrasser de moi. » Je l'assu- 
rai qu'aucun soldat anglais ne deviendrait un assas- 
sin. Il m'interrompit en disant : « Je n'ai point 
(( sujet de me plaindre des soldats ou des marins 
« anglais; au contraire, ils me traitent avec res- 
(( pect, et paraissent touchés de mon sort, m 

Il me parla ensuite de quelques officiers anglais. 
(( Moore, dit-il, était un brave soldat, un officier 
« rempli de talents. Il a fait quelques gaucheries j 



MÉMORIAL DE SAINTB-HÉLENB 51 

(( qui étaient probablement inséparables des diiTi- 
(( cultes qui l'entouraient, et qui furent causées 
(( peut-être par la fausse route que lui firent pren- 
« dre les informations qu'il recevait. » Il répéta 
plusieurs fois cet éloge, et rappela qu'il avait com- 
mandé la réserve en Egypte, où il s'était très bien 
comporté, et avait déployé du talent. Je lui dis que 
Moore était toujours un des premiers au feu, et 
qu'il avait toujours eu le malheur d'être blesné. 
« Ah ! dit-il, cela est nécessaire quelquefois; il est 
« mort généreusement, il est mort en soldat (l). 
« Menou était un homme courageux, mais il n'était 
« pas soldat (2). Vous ne deviez pas prendre l'Egypte. 
(( Si Kléber eût vécu, jamais vous ne l'auriez con- 
i< quise, surtout avec une armée dépourvue d'art il 
a lerie et de cavalerie. Les Turcs ne signifiaient 
« rien. La mort de Kléber fut un malheur irrépa- 
<( rable pour la France et pour moi. C'était un 
« homme doué des talents les plus brillants et de 
« la plus rare bravoure. J'ai écrit, pendant que 



(1) Moore venait d'atteindre La Corognc avec des troupes i^piiisôoH et 
désorganisées lorsqu'il résolut de livrer un demie r combat « plutôt pour 
relever l'honneur de l'armée anglaise ^ue dans l'espoir do conserver une 
position en Espagne.» — «La bataille, livrée le 16 janvier 1809 .fut extrême- 
ment animée ae part et d'autre, et des doux cotés on s'attribua la vic- 
toire. Vers la fin du combat, et lorsqu'il était déjà manifeste que les 
Anglais ne seraient pas battus, Moore fut blesse mortellement par un 
boulet. II mourut au bout de quelques instants. Ses dernières paroles 
furent qu'il avait toujours désiré mourir do cotto manière, et que le 
peuple anglais serait content de lui et lui rendrait justice. Ainsi périt 
un des officiers les plus vaillants et les plus habiles aue l'Angleterre 
ait possédés. On lui reproche justement quelques fautes dans sa acrnière 
campagne, mais il les racheta par la bataille de La Corognc et uno mort 
héroïque. » Une belle mort de soldat, comme disait Napoléon. 

(2) Menou avait pris le commandement on chef de l'armée après la mort 
de Kléber, assassiné le 14 juin 1800. On a dit que Menou était au-dessous 
de cette mission difficile ; d'autres, que les généraux, ses collègues, lui 
refusèrent leur concours. Quoi qu'il en soit, il fallut évacuer 1 Egypte. 



52 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

« j'étais aux Briars^ l'histoire de mes campagnes 
« et des vôtres; mais j'aurais besoin des Moniteurs 
u pour les dates. » 

La conversation roula ensuite sur les officiers de 
la marine française. « Villeneuve, dit-il, lorsqu'il 
« fut pris et amené en Angleterre, fut tellement 
« affligé de sa défaite, qu'il étudia l'anatomie pour 
a se détruire lui-même. A cet effet, il acheta plu- 
« sieurs gravures anatomiques du cœur, et les 
« compara avec son propre corps pour s'assurer 
« exactement de la position de cet organe. Lors 
« de son arrivée en France, je lui ordonnai de 
« rester a Rennes. Craignant d'être jugé par un 
« conseil de guerre pour avoir désobéi à mes ordres, 
« et conséquemment pour avoir perdu la flotte (car 
((je lui avais ordonné de ne pas mettre à la voile 
(( et de ne pas s'engager avec les Anglais), il réso- 
(( lut de se donner la mort. En conséquence, il 
(( prit ses gravures du cœur, les compara de nou- 
(( veau avec sa poitrine, fit au centre de la gravure 
<( une piqi^re avec une longue épingle, fixa ensuite 
((Cette épingle, autant que possible, h la même 
(( place contre sa poitrine, l'enfonça jusqu'à la tête, 
(( se perça le cœur et expira. Lorsqu'on ouvrit sa 
(( chambre, on le trouva mort, l'épingle dans la 
(( poitrine, et la marque faite dans la gravure cor- 
(( respondant à la blessure de son sein. Il n*aurait 
(( pas dû en agir ainsi, continua Napoléon; c'était 
(( un brave, bien qu'il n'eût aucun talent (1). 

(1) A la bataille de Trafalgar, le 21 octobre 1805, lorsqu'il vit son 
navire rasé comme un ponton, la poupe démolie, les mAts abattus, 



MÉMORIAL DE 8AINTE-HÉLBNE 53 

« Barré, que vous avez pris sur le Riçoli^ était 
<c un très brave et très bon officier (l). Lors de 
(( mon expédition d'Egypte, après être débarqué 
« et avoir pris Alexandrie en quelques heures, je 
(c lui donnai Tordre de sonder le passage pour la 
a flotte. Il était entré dans le port un vaisseau vénî- 
« tien de soixante-quatre et un vaisseau de oin- 
te quante canons, à ce qu'il me dit, je crois, et que 
« je suppose que vous y avez vus; mais on disait 
« que les gros vaisseaux de ligne ne pourraient 
« pas entrer. Barré m'annonça qu'il y avait assez 
« d'eau dans une partie du canal; Brueys, au con- 
c( traire, affirmait qu'il n'y en avait pas assez pour 
« les vaisseaux de quatre-vingts canons. Barré 
(( persista dans son dire. Pendant ce temps, je 
(( m'étais avancé dans le pays a la poursuite des 
(( Mamelucks. Toute communication entre l'armée 
(c et la ville fut interceptée par les Bédouins, qui 
a prirent les courriers ou les tuèrent tous. Mes 
c< ordres n'arrivèrent pas, sans quoi j'eusse obligé 

Ï presque tout son équipage hors de combat, Villeneuve amena non pavil- 
on. Les amiraux Magon et Gravina tués, 17 vaisseaux pris, un de 
coulé, 6 à 7000 hommes tués ou noyés, telle était la pt^rte «les Français 
dans cette journée, perte dont la nîort de Nelson fut peut-être la seule 
compensation. C'est le 23 avril 1806 que Villeneuve fut trouvé mort dans 
la chambre de Thôtel où il était descendu à Renues. Il avait laissé sur 
la table une lettre qui faisait connaître les motifs de sa mort. Cette 
lettre que le ministre de la marine, d'aceord avec la famille de l'amiral 
Villeneuve, ayait jugé à propos de tenir secrète, fut publiée pour la 
première fois en 1828, dans le 36* volume des Annales maritimes. Elle 
est adressée à M"* Villeneuve, née Dantoine, à Valensoles (Rasses- 
Pyrénées), et datée du 21 avril. Il y avait en outre à coté do cette lettre 
plusieurs sommes d'argent avec les noms du donataire inscrits do sa 
main. 

(1) Napoléon voulant qne tous les pays conquis contribuassent h 
l'agrandissement de la puissance maritime de la France, avait ordonné 
de mettre un vaisseau de 82 canons sur les chantiers de Venise. Ce 
vaisseau auquel on donna le nom de Rivoli était achevé au mois de jan-* 



54 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

« Brueys d'entrer; car j'avais le commandement 
« de la flotte aussi bien que de l'armée. Pendant 
« ce temps, Nelson arriva et battit Brueys et sa 
« flotte (3) ; ce qui m'apprit ensuite que Barré avait 
« raison, car vous avez fait entrer le Tigre et le Cana- 
« pus. » 

Après cela, il fit quelques observations sur Sainte- 
Hélène. « Tel est, dit-il, le déplorable état de ce 
rocher, qu'on croit être fort heureux quand on n'y 
meurt pas de faim. Piontowski (1) alla l'autre jour 
chez Robinson, où on lui dit : « Oh! que vous avez 
« de bonheur d'avoir de la viande fraîche tous les 
« jours à dîner! Oh! si nous pouvions jouir du même 
« avantage, que nous serions heureux! » Est-ce là, 
continua- t-il, un séjour propre à des gens qui ont 
été accoutumés à vivre parmi des êtres humains? 

28 mai — Napoléon m'a demandé si j'avais eu 
beaucoup de société à dîner hier. Je répondis : 
« Un. peu. — Combien y en avait-il d'ivres? » — 
Je répliquai : « Aucun. — Bah, bah, pas possible; 



vier 1812. Le commandand Barré en reçut le commandement et le 20 fé- 
vrier il prit la mer pour se diriger sur Ancône, éclairé par une petite 
escadrille de bricks ; mais à peine était-il en vue du cap Garo que le 
Rivoli et ses petits bâtiments furent attaqués par le vaisseau anglais de 
82 Victorious et le brick de 18 Weazel. Après une lutte opirùktre, te Rivoli 
était complètement désemparé, il avait près de deux mètres d'eau dans 
la cale, deux pièces de 36 éclatèrent et mirent soixante hommes hors de 
combat. C«t événement malheureux nécessita le désarmement de la 
batterie haute, et l'envoi des hommes qui s'y trouvaient dans l'autre. Le 
désordre et le découragement occassionnés par cet accident détermi- 
nèrent le capitaine Barré à amener le pavillon. 

(1) Piontowski, dont on ne connaît pas trop l'origine, était venu à 
l'ile d'Elbe et avait obtenu d'y servir comme soldat dans la Garde. 
Au retour de l'île d'Elbe, il avait été porté au ^rade de lieutenant ; à 
notre départ de Paris, il avait reçu la permission de suivre : il fut à 
Plymouth, du nombre de ceux aue les instructions anglaises séparèrent 
do nous. Son dévouement pour l'Empereur, sa douleur d'ea être séparé, 
avaient vaincu les Anglais et leur avaient arraché la permission de venir 
le rejoindre. 



MÉMORIAL DE SAINTB-HÉLENB 55 

ils n'ont donc pas fait honneur à votre dîner? — 
Le capitaine Ross Test toujours, lui dis-je. » Il rit 
à cette réponse, et ajouta : « Ross est un bon enfant, 
et Téquipage du vaisseau est très heureux de Tavoir 
pour capitaine. J'ai vu, continua-t-il, ce pauvre 
ecclésiastique Jones (1). Ils ont bien mal agi envers 
ce digne homme en le privant de son emploi. On 
n'aurait pas dû le renvoyer, si ce n'était pour lui, 
du moins pour sa famille. C'est un brave hamme, 
n'est-ce pas? » Je répondis qu'il avait un très bon 
cœur, mais qu'on l'accusait d'aimer trop à se mê- 
ler de ce qui ne le regardait pas. 

Je lui appris la mort de la reine de Portugal (2), et 
lui dis qu'une frégate française était arrivée à Rio- 
Janeiro pour demander une des filles du roi en 
mariage pour le duc de Berry. « La reine, dit-il, 
était folle depuis longtemps, et ses filles sont toutes 
laides. » 

29 mai — Il est arrivé un vaisseau d'Angleterre. 
J'ai été à la ville voir le gouverneur, et à mon retour 
je suis allé chez Napoléon, qui jouait aux quilles 
avec ses généraux, dans son jardin. Je lui dis, d'a- 
près le désir du gouverneur, qu'on avait apporté au 
Parlement un bill qui donnait plein pouvoir aux 
ministres de le détenir à Sainte-Hélène, et qui 
allouait les sommes nécessaires a son entretien. Il 
demanda si ce bill avait trouvé de l'opposition. Je 
répondis : « Fort peu. — Brougham ou Burdett 

(1). M. Jones avait ëtë précepteur des enfants do M. Balooinbc pendant 
la résidence de Napoléon à the Briars. 

(a) La reine Marie qui s'était réfugiée au Brésil depuis l'invasion de son 
royaume. 



56 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

n'ont-ils pas parlé ? » Je répondis que je n'avais pas 
vu les journaux, mais que je croyais que M. Brou- 
gham avait dit quelque chose. Je lui remis aussi 
quelques journaux français que l'amiral m'avait 
donnés avant de les lire lui-même. « Qui vous a 
donné ces journaux? — L'amiral. — Quoi! pour 
moi? (Avec quelque surprise.) — Il m'a dit de les 
donner au comte Bertrand ; mais ils vous sont réel- 
lement destinés. » Après un moment d'entretien, 
il me pria de lui procurer le Morning Chronicle, le 
Globe, ou tout autre journal de l'oppossition. 

7 juin 1816. — J'ai déjeuné avec Napoléon dans 
le jardin. Nous avons eu une longue dissertation 
médicale; il soutenait que sa méthode de ne rien 
manger, de boire beaucoup d'eau d'orge sans vin, et 
de faire six ou sept lieues à cheval pour exciter la 
transpiration, en cas de maladie, est meilleurs que 
la mienne. 

La conversation tomba ensuite sur le cérémonial 
relatif au mariage. Je lui dis qu'en Angleterre, lors- 
qu'un protestant et une catholique se mariaient en- 
semble, la cérémonie devait d'abord être célébrée 
par un ministre protestant, et ensuite par un prêtre 
de l'Eglise romaine. « C'est un tort, dit-il : le ma- 
riage doit être un contrat purement civil ; et lors- 
que les parties ont paru devant un magistrat, et 
qu'en présence des témoins ils ont pris un engage- 
ment, ils doivent être considérés comme mari et 
femme. C'est ce que j'ai fait en France. S'ils veu- 
lent, ils peuvent ensuite faire répéter la cérémonie 
par un prêtre. Ce fut toujours ma maxime, que les 



MÉMORIAL DE SAINTfi-HELBNE 57 

cérémonies religieuses ne doivent jamais ^tre au- 
dessus dés lois. J'ai ordonné aussi que les mariages 
contractés par les Français en pays étrangers, lors- 
qu'ils auraient été faits selon les lois de ce pays, 
seraient valides au retour des parties en F'rance. 

15 juin, — Napoléon déjeunait dans son bain 
quand je suis entré. Une petite table à coulisse avait 
été placée sur la baignoire. Je lui dit que Warden 
avait trouvé un livre qui lui appartenait, et qui avait 
été probablement perdu à bord du Northumberland, 
« Ah ! Warden, ce brave homme, comment se por- 
te-t-il ? pourquoi ne vient-il pas ? je serais bien aise 
de le voir. » Je lui dis qu'il serait très honoré de 
lui être présenté, s'il voulait le recevoir comme sim- 
ple particulier, et non pas comme médecin. « Puis- 
que vous dites que c'est un galant homme, je le 
verrai. Vous pourrez me le présenter au jardin, 
quand vous voudrez. Avez- vous vu lady Lowe ? On 
la dit belle femme, très aimable. » Je lui dis que 
j'avais entendu dire aussi qu'elle était fort jolie. — 
« C'est dommage, dit-il, qu'elle ne puisse donner 
une portion de son esprit et de sa grâce k son 
mari ; car jamais je n'ai vu d'homme public plus 
pesant et plus sot. » Il me (it plusieurs questions 
sur Londres, dont je lui avais prêté une histoire qui 
m'avait été donnée en présent par le capitaine Ross. 
11 paraissait connnaitre déjà parfaitement l'ouvrage, 
bien qu'il ne l'eût que depuis quelques jours ; il 
en expliquait les planches, et s'amusait h répéter 
plusieurs des cris des marchands ambulants. Il 
disait que s'il eût été roi d'Angleterre, il aurait vou- 



58 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

lu faire une grande rue ou, pour mieux dire, un 
beau quai de chaque côté de la Tamise, et une autre 
depuis Saint-Paul jusqu'à la rivière. La conversation 
tomba ensuite sur la manière de vivre en France et 
en Angleterre. « Qui mange le plus, dit-il, des Fran- 
çais ou des Anglais ? » Je lui dis que je pensais 
que c'étaient les Français. « Je ne le crois pas, » dit 
Napoléon. Je répondis que, bien que les Français 
prétendissent ne faire que deux repas par jour, ils 
en faisaient réellement quatre. « Ils n'en font que 
deux, » dit-il. Je répondis qu'ils prenaient quelque 
chose à neuf heures du matin, à onze heures, à 
quatre heures et à sept ou huit heures du soir. — 
(( Moi, dit-il, je ne mange jamais plus de deux fois 
par jour. Votre cuisine est plus saine que la nôtre. 
Votre soupe est cependant très mauvaise ; ce n'est 
que du pain, du poivre et de l'eau. Vous buvez du 
vin avec excès. » Je lui dis que nous n'en buvions 
pas autant que les Français le pensaient. « Bah, 
répondit-il, Piontowski, qui dîne quelquefois au 
camp avec les officiers du 53*, dit qu'ils boivent à 
l'heure ; qu'après que la nappe est levée, ils paient 
tant par heure, et boivent autant qu'ils peuvent, ce 
qui dure quelquefois jusqu'à quatre heures du matin. 
Je lui dis que cela était si loin d'être vrai, que plu- 
sieurs officiers ne buvaient pas de vin plus de deux 
fois la semaine, et cela les jours où l'on invitait les 
étrangers. Il y a un tiers de bouteille devant cha- 
cun de ceux qui boivent du vin ; et lorsque cette 
portion est épuisée, on la renouvelle. Les convives 
paient seulement en raison de ce qu'ils consomment. 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 59 

Il parut surpris de cette explication, et o!)serva avec 
quelle facilité un étranger, qui ne connaît qu'im- 
parfaitement la langue, peut être conduit à juger mal 
des coutumes d'une autre nation. 

il juin. — Je dis à Napoléon qu'on apercevait la 
frégate Me Newcastle ; elle portait le nouvel amiral. 
Il me pria d'aller chercher ma lunette, et de lui 
faire voir le bâtiment. A mon retour, je le trouvai 
qui allait aux écuries. Je lui montrai le vaisseau 
qui louvoyait. Bientôt après Warden arriva, et 
Napoléon m'invitaàdéjeuneraveclui,et me ditd'ame- 
ner aussi le lieutenant Blood. Pendant le déjeuner, 
la conversation s'engagea sur l'abbé de Pradt, etc. ; on 
répéta quelques-unes des absurdités contenues dans 
le Quaterly Rewiew^ sur la conduite de l'empereur 
pendant qu'il était à the Brlars, « Cela amusera le 
public, » répondit Napoléon. Warden lui dit que 
toutel'Europe était jalouse de connaître son opinion 
sur lord Wellington, comme général. Il ne répondit 
rien, et la question ne fut pas répétée. 

Trois commissaires arrivèrent sur le Newcastte : 
c'étaient le comte Balmaine pour la Russie ; le 
baron Sturmer, accompagné de son épouse, pour 
l'Allemagne; le marquis deMontchenu (1), pour la 
France, et le capitaine Gor, son aide de camp. Un 
botaniste allemand suivait le baron Sturmer. 

18 juin, — J'ai dit à Napoléon que j'étais allé à 



(1) Le marquis de Montchenu, entré au service en 1773 dans les che- 
vaa-légers de la garde du roi, devint capitaine on 1779 et mestre do 
camp en 1782, grade qu'il occupait encore jusqu'au moment dc^ la réor- 
ganisation de l'armée en 1791. Alors il émigra et suivit les princes do 
la famille royale dans leur exil. 



60 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

la ville, et que les commissaires pour la Russie, la 
France et l'Autriche étaient arrivés. « Avez-vousvu 
quelqu'un d'eux? — Oui, j'ai vu le commissaire 
français. — Quelle espèce d'homme est-ce ? — C'est 
un vieil émigré, le marquis de Montchenu. Il aime 
beaucoup à parler ; mais son extérieur prévient assez 
en sa faveur. Comme je faisais partie d'un groupe 
d'officiers, sur la terrasse qui fait face à la maison 
de l'amiral, il s'approcha de moi, et me dit en fran- 
çais : Pour l'amour de Dieu, faites-moi savoir si 
quelqu'un de vous parle français, car je ne sais pas 
un mot d'anglais. Je suis venu finir mes jours au 
milieu de ces rochers, dit-il en montrant Ladder- 
Hill, et je ne connais pas la langue. » Napoléon rit 
beaucoup, et répéta plusieurs fois, baçard, imbé- 
cile, « Quelle folie, d'envoyer ici des commissaires, 
sans charge et sans responsabilité ! Ils n'auront qu'à 
courir les rues, et à grimper sur les rochers. Le 
gouvernement prussien a montré plus de sagesse, 
et il a économisé son argent. » Je lui dis que Drouot 
avait été acquitté (1) ; il en parut très satisfait. Il parla 
dans les termes les plus flatteurs des talents et des 
vertus de Drouot, et observa que, d'après les lois 
françaises, il ne pouvait être puni pour sa conduite. 

(1) Drouot, en 1815, suivit Napoléon à l'Ile d'Elbe et en fut nommé 
gouverneur. Devenu à son retour commandant général de la Garde im- 

Ïtérialc, il fut compris ensuite dans la fameuse ordonnance du 24 juil- 
et 1815. Traduit cievant un conseil de guerre, il fut acquitté après avoir 
prononcé ces paroles : « Quand j'ai connu l'ordonnance du 24 juillet, je 
me suis rendu volontairement ; j'ai couru au-devant du jug^oment aae 
je devais subir. Si je suis condamné par les hommes qui ne jugent aes 
actions que sur les apparences, je serai absous par mon juge le plus 
implacable, ma conscience. Tant que la fidélité aux serments sera sacrée 
parmi les hommes, je serai justifié ; mais quoique je fasse le plus grand 
cas do leur opinion, je tiens encore plus à la paix de ma conscience. 
J'attends votre décision avec calme... » 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 61 

20 juin. — Le contre-amiral sir Pultney Malcolm, 
le capitaine de pavillon Meynell, et quelques autres 
officiers de marine ont été présentés à Napoléon. 

21 juin. — J'ai vu Napoléon se promener dans le 
jardin ; je lui ai offert un livre que je m'étais procuré 
pour lui. Après m'avoir fait plusieurs questions sur 
jjme pierJe, dame très âgée et très respectable 
à qui je donne des soins, il me dit qu'il avait vu le 
nouvel amiral. « Voila un homme qui a réellement 
une physionomie agréable, ouverte, franche et sin- 
cère. C'est vraiment la figure d'un Anglais. En 
vérité, j'éprouve autant de plaisir à le voir que si 
c'était une jolie femme ; il n'a rien de sombre, de 
louche, ni de dissimulé. Sa physionomie dit quel 
cœur il porte,, et je suis sûr que cet homme est 
bon. Jamais je n'ai vu un homme de qui j'aie conçu 
aussi vite une bonne opinion que ce beau vieillard 
à l'air martial. Il porte la tête haute, dit franche- 
ment et hardiment ce qu'il pense, sans craindre de 
vous regarder en face ; sa figure fait désirer a tout 
le monde de le connaître davantage, et rendrait 
l'homme le plus soupçonneux confiant avec lui. » 

La conversation s'engagea ensuite sur la protes- 
tation qui avait été faite par Holland contre le bill 
pour la détention de Napoléon (l). Celui-ci exprima 
la bonne opinion qu'il avait de lord Holland, opinion 



(1) Lors des événements de 1814 et de 1815, lord HoUand « fut presque 
scal, au milieu de la réaction générale contre Napoléon et contre la 
France, à prêcher la modération dans la victoire, le respect dû au mal- 
heur et les droits imprescriptibles des nations, il demanda qu'au con- 
grès de Vienne on ne disposât que des territoires qui s'y trouvaient 
représentés. En 1816, lorsqu'il fut question de déclarer Napoléon prison- 
nier de guerre, et quoique abandonné en cette occasion par ses collègues 



62 MEMORIAL DE SAINTE-HELENE 

que justifiaient ses talents et ses vertus. Il fut très 
content d'apprendre que le duc de Sussex s'était 
joint k lui dans cette protestation, (2) et observa que 
lorsque les passions seraient calmées, la conduite de 
ces deux pairs passerait à la postérité, couverte 
d'autant de gloire que celle des auteurs de la pro- 
position serait chargée d'ignominie. Il fit plusieurs 
questions concemaDt la réduction de l'armée an- 
glaise, et observa qu*il était absurde que le gouver- 
nement anglais s'efforçât d^ériger la nation en 
puissance militaire, sans avoir une p<^ulation assez 
nombreuse pour fournir le nombre de soldats requis 
pour lutter avec les grandes ou même les puissances 
continentales du dernier ordre; tandis qu'il né- 



du Parlement qui votaient habituellement avec lui, il éleva la voix 
contre le bill, et ne cessa de protester contre la conduite peu généreuse 
du gouvernement anglais envers le grand homme qui s'était confié à sa 
foi. De son côté, lady Holland, avec cette délicatesse dont les femmes 
seules ont le secret, s'empressait à prévenir les vœux du prisonnier de 
Sainte-Hélène, en lui envoyant des livres, des journaux, tout ce qui 
pouvait contribuer autant que possible à adoucir les ennuis de la cap- 
tivité. » Napoléon reconnut ces attentions en envoyant à lady Holland 
une boite enrichie d'une pierre antique qu'il avait autrefois reçue du pape 
Pie VI, après la signature du traité de Tolentino. Ce présent était accom- 
pagné de ces mots écrits de sa main : « L'Empereur Napoléon à lady 
Holland, témoignage de satisfaction et d'estime. » 

(2) Protestation contre la seconde lecture du bill de détention 
de Bonaparte. 

« Sans avoir égard au caractère ou à la conduite de la personne qui 
« est l'objet du présent bill, je désapprouve la mesure qu'il sanctionne et 
« qu'il proroge. 

« Condamner à un exil lointain et à l'emprisonnement un chef étran- 
« gor et captif, qui, après l'abdication de son autorité, et comptant sur la 
« générosité des Anglais, s'est rendu à nous de préférence à ses autres 
« ennemis, est indigne de la magnanimité d'un grand peuple ; et les 
« traités par lesquels nous nous sommes engages à le tenir enfermé, 
« d'après le vœu des souverains à qui il ne s'était jamais rendu, me pa- 
« raissent contraires à tous principes d'équité et tout à fait inutiles. 

« Signé Wassal Holland » 

Lors de la troisième lecture. Son Altesse Royale le duc de Sussex pro- 
testa aussi par les mêmes motifs. 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 03 

gligeait et semblait déprécier la marine, qui était 
la véritable force et le rempart de l'Angleterre. 
« Ils s'apercevront plus tard de leur erreur,» dit-il. 

23 Juin. — Plusieurs caisses de livres, qui avaient 
été dirigées par Bertrand sur Madère et apportées 
sur le Newcastle par sir Pultney Malcolm, avaient 
été envoyées hier k Napoléon. [Je le trouvai dans sa 
chambre, entouré de volumes; sa physionomie était 
rayonnante, et il était d'une humeur charmante. Il 
avait passé toute la nuit à lire. « Ah! dit-il en me 
montrant quelques livres qu'il avait, selon sa cou- 
tume, jetés sur le plancher après les avoir lus, je lis 
quarante pages de français pendant le temps qu'il 
me faudrait pour en comprendre deux d'anglais. » 

Je m'aperçus ensuite que son empressement a 
les voir avait été si grand, qu'il avait lui-même 
travaillé avec un marteau et un ciseau pour ouvrir 
les caisses qui les renfermaient. 

24 juin. — J'ai vu Napoléon dans le jardin. Je 
lui ai dit que sir Thomas Reade m'avait envoyé sept 
caisses de livres pour lui, et que le gouverneur y 
avait joint pour son usage deux fusils fabriqués 
d'après le principe de percussion, et qu'il m'avait 
chargé de lui en expliquer le mécanisme, (c II est 
inutile, répondit Napoléon, de m'envoyerdes fusils 
de chasse, lorsque je suis confiné dans un endroit 
où il n'y a pas de gibier. » Je lui dis que M. Baxter 
était venu dans l'espoir d'obtenir l'honneur de lui 
être présenté. Il me pria de l'appeler. En le voyant 
entrer, il lui dit en souriant: « Eh bien, signor 
medico, combien avez-vous tué de malades dans 



64 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

votre vie?» Après quoi il s'entretint avec lui pen- 
dant près d'une heure sur différents sujets. 

Sir Hudson Lowe m'a dit qu'il était si loin de 
vouloir s'opposer à ce qu'on fit passer en Europe 
aucune lettre ou aucune plainte, qu'il avait offert à 
Bonaparte de faire parvenir en Angleterre toutes 
les lettres qu'il voudrait, et que non seulement il 
les y enverrait, mais qu'il les ferait imprimer dans 
les journaux des deux nations. 

28 Juin. — Sir Hudson Lowe a répandu une pro- 
clamation (1) dans laquelle il déclare que toute per- 
sonne qui entretiendrait la moindre correspondance 
ou relation avec Napoléon Bonaparte, ses officiers 
ou domestiques, qui en recevrait des lettres ou leur 
en ferait passer, qui leur ferait, sans autorisation 
expresse du gouverneur, une communication quel- 
conque, se rendrait coupable d'infraction aux actes 
parlementaires relatifs à la sûreté de Napoléon, et 
serait poursuivie selon toute la rigueur des lois; 
comme aussi, que quiconque recevrait une lettre ou 
communication de sa part ou de celle de ses offi- 
ciers ou domestiques, et ne les remettrait pas au 
gouverneur de suite, ou ne lui en donnerait pas 
connaissance, qui fournirait au susdit Napoléon 
Bonaparte, ses officiers ou domestiques, de l'argent, 
ou tous autres moyens à l'aide desquels il pourrait 
s'échapper, serait considéré comme complice de 
son évasion, et jugé comme tel. 

i^^ juillet 1816. — Une lettre, adressée, par sir 
Hudson Lowe au comte Bertrand, interdit toute 

(1) Appendice, w 5. 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLISNE 05 

espèce de communication, écrite ou verbale, avec les 
habitants de Tîle, excepté avec ceux qui auraient 
été préalablement désignés au gouverneur par TofS- 
cier d'ordonnance. 

Depuis l'arrivée des livres, Napoléon a employé 
constamment plusieurs heures, chaque jour, à lire, 
à relever des dates et rassembler d'autres matériaux 
pour l'histoire de sa vie, à partir de son arrivée en 
France jusqu'à son retour d'Egypte. Le brouillard, 
la pluie et la violence du vent qui souffle continuelle- 
ment sur l'habitation de Longwood, exposée sans 
aucun abri à l'orage, contribuent beaucoup à l'em- 
pêcher de sortir, et l'ont dégoûté de sa résidence. Il 
a exprimé le désir d'être transporté du côté de l'île 
qui est plus chaud et défendu contre le vent piquant 
et continueMu sud-est. 

^juillet, — Sir Pultney et lady Malcolm ont eu 
une entrevue de près de deux heures avec Napoléon, 
qui a paru très content. Pendant la conversation, 
il est entré dans de longs détails sur la bataille de 
Waterloo, sur les manœuvres de mer, etc. Les offi- 
ciers du Newcastle lui ont été présentés aussi. — 
La viande, qui a toujours été de mauvaise qualité, 
est si détestable aujourd'hui, que le capitaine 
Poppleton a été obligé de la renvoyer et d'adresser 
une plainte au gouverneur. 

6 juillet, — M™® Bertrand nous a appris, au 
capitaine Poppleton et h moi, qu'elle a écrit à 
M. Montchenu pour le prier de vouloir bienvenir la 
voir à Hut's-Gate, parce qu'on lui avait dit qu'il 
avait vu sa mère, dont la santé était fort languis- 



66 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

gante. M. de Las Cases devait aussi se trouver chez 
elle à son arrivée, pour avoir des nouvelles de sa 
femme, que ce M. de Montchenu avait vue quelque 
temps avant de partir de Paris. 

8 juillet, — Les domestiques de Longwood, qui 
portaient des provisions au comte Bertrand, ont été 
arrêtés par les sentinelles, et on ne leur a pas per- 
mis d'entrer dans la cour ; les viandes ont été passées, 
k l'aide de longues perches, par-dessus la muraille, 
en présence d'une sentinelle qui a dit ne pouvoir 
permettre qu'on pénétrât dans l'intérieur. Une scène 
semblable avait déjà eu lieu lorsque mon domes- 
tique apporta quelques médicaments pour celui de 
Bertrand, qui était dangereusement malade. Une 
bouteille était garnie d'une prescription écrite de 
ma main, pour indiquer la manière' dont il fallait 
faire usage du médicament. Cette ordonnance était 
écrite en français, et la sentinelle, ne pouvant la 
comprendre, crut de son devoir de l'arracher. Hier, 
un soldat a été envoyé au camp, afin d'être jugé par 
un conseil de guerre, pour avoir permis à un nègre 
d'entrer dans la cour de Bertrand et d'y boire de 
l'eau ; voilà ce qui probablement accroît la rigueur 
des sentinelles. 

9 juillet. — Une lettre de représentation a été 
envoyée ce matin à sir Hudson Lowe. Il est question, 
à Longwood, d'une machine à faire de la glace, que 
quelques officiers du Nesvcastle ont dit avoir été 
envoyée pour Napoléon par lady Holland ; cette 
machine n'a pas encore paru. 

18 juillet. — Depuis quelques jours on a remarqué 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLENB 67 

une grande diminution dans la quantité du vin, de la 
volaille, et autres articles de première nécessité. 
On a écrit sur cet affaire à sir Thomas Reade. Le 
capitaine Poppleton a été lui-même à la ville, pour 
en parler à sir Hudson Lowe. 

H juillet. — Pendant que j'étais à Hut's-Gate, un 
sergent, envoyé par sir Hudson Lowe, est entré ; il 
m'a prié de le suivre chez le gouverneur. Son 
Excellence m'a demandé si je savais dans quelle par- 
tie de l'ile le général Bonaparte désirait que sa 
nouvelle maison fût bâtie. Je répondis qu'il préfé- 
rait les Briars, Sir Hudson Lowe a répondu que 
cela ne se pourrait pas, que c'était trop près de 
la ville, et qu'il ne fallait pas y penser. Il m'a 
demandé ensuite si je pensais qu'il préférât à 
Longwood quelque autre point de l'île. J'ai affirmé 
qu'à coup sûr il choisirait l'autre côté. Le gouver- 
neur m'a chargé de demander à Napoléon lui-même 
qu'elle partie il préférerait. Il dit aussi que Napo- 
léon a refusé de voir les commissaires, et m'a prie 
de m'àssurer s'il persistait toujours dans son refus. 
Son Excellence m'a demandé si je connaissais ce 
que les Français désiraient savoir du marquis de 
Montchenu. J'ai répondu qUe M"'® Bertrand dési- 
rait s'informer de la santé de sa mère, et que Las 
Cases devait aller le rejoindre à Hut's-Gate, et qu'il 
paraissait très impatient de savoir des nouvelles de 
sa femme, ayant appris que M. de Montchenu l'a- 
vait vue très peu de temps avant de quitter Paris. 
Sir Hudson Lowe me dit alors qu'il ferait au gou- 
vernement britannique son rapport sur Las Cases, 



68 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

qui avait refusé avec mépris quelques articles 
envoyés pour l'usage des généraux et de Bonaparte, 
tandis qu'il écrivait à lady Clavering pour la prier 
d'acheter et de lui envoyer la plupart des mêmes 
objets. Il m'a assuré de nouveau qu'il mettrait à 
l'avenir la plus grande promptitude à transmettre 
toutes plaintes au gouvernement, et à les rendre 
publiques. Il paraît désirer beaucoup que je lui 
fasse connaître les besoins et les désirs du général 
Bonaparte, pour les communiquer à son gouverne- 
ment, qui saurait, par ce moyen, comment les pré- 
venir ou les satisfaire. Il m'a chargé aussi de dire à 
M™® Bertrand qu'il était très fâché que quelques- 
unes des restrictions qu'il avait été obligé de lui im- 
poser lui fussent désagréables ou blessassent son 
amour-propre, quoiqu'il lui parût qu'on s'était servi 
d'elle comme d'un instrument; il lui conseille d'être 
plus circonspecte. Après cette conversation, il s'est 
rendu à Longwood, où il a eu un long entretieF 
avec le comte Montholon, dans le but d'améliorer 
d'agrandir et d'embellir Long-wood-House. 

12 juillet. — Napoléon est triste. Je lui ai appris 
que le gouverneur était venu la veille à Longwood, 
pour voir s'il ne pourrait pas lui procurer plus d'ai- 
sance et de commodités, soit en ajoutant de nou- 
velles chambres à la maison qu'il habite a Longwood, 
soit en élevant une nouvelle maison dans quelque 
autre partie de l'île; j'ajoutai que le gouverneur 
m'avait chargé de lui demander quel serait le lieu 
qu'il préférerait. Il répondit : « A questa casa^ in 
questo luogo tristOy non sfoglio niente de lui. Je hais 



MEMORIAL DE SAINTE-HELENE 69 

ce Longwood, sa vue seule me donne de la mélan- 
colie. Qu'il me place dans quelque endroit où Ton 
trouve de l'ombre, de la verdure et de l'eau. II 
souffle ici un vent furieux, chargé de pluîe et de 
brouillard, che mi taglia l'anima^ ou bien il sole mi 
hrucia il cerçello faute d'ombre, lorsque je sors. 
Qu'il me mette du côté de l'île où est située Plan- 
tation HousCy s'il veut réellement faire quelque 
chose pour moi. Mais à quoi sert de venir ici me 
faire des propositions, pour ne rien exécuter? La 
maison de Bertrand n'est pas plus avancée que le 
premier jour depuis son arrivée. L'amiral avait au 
moins envoyé son charpentier, et il pressait les 
travaux. » Je répondis que le gouverneur m'avait 
chargé de lui dire qu'il ne commencerait rien avant 
de savoir si ce qu'il ferait pourrait lui plaire ; mais 
que s'il voulait proposer un plan pour sa maison, 
il donnerait à tous les ouvriers de l'île, ainsi qu'a 
un certain nombre d'ingénieurs, etc., l'ordre do se 
rendre a Longwood, et de se mettre do suite à 
l'ouvrage ; que le gouverneur craignait qu'en faisant 
travailler au bâtiment qu'il habitait, il ne fût 
importuné par le bruit. « Oui, certes, dit-il cela me 
gênerait. Je ne lui demande pas de faire aucun 
changement à la maison bâtie dans cet abominable 
endroit; qu'il en fasse élever une de l'autre côté 
de l'île, où l'on trouve de l'ombre, de la verdure 
et de l'eau, et où je puisse être à l'abri de ce çento^ 
agro. Si l'on avait l'intention de construire une 
maison pour mon usage, je voudrais qu'elle fût 
située sur les propriétés du colonnel Smith, que 



70 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

b 

Bertrand a été voir, ou bien à Rosemary-HalL Mais 
toutes ces offres ne sont que des impostures : rien 
ne se fait depuis qu'il est ici. Tenez, continua-t-il 
en me nuontrant une fenêtre, j'ai été obligé de faire 
tendre une paire de draps en place de rideaux, 
parce que les autres étaient si sales, que je ne 
pouvais les toucher, et qu'on ne pouvait en obtenir 
pour les remplacer. E un trist'uomoy è peggio del- 
l'isola. Voyez sa conduite envers cette pauvre 
M"" Bertrand; il l'a privée du peu de liberté dont 
elle jouissait, et a défendu qu'on vînt la voir et cau- 
ser un instant avec elle, ce qui était une espèce de 
consolation pour cette dame, habituée à avoir de la 
compagnie. » Je lui fis part que le gouverneur 
m'avait dit que c'était parce que M™® Bertrand 
avait envoyé un billet au. marquis de Montchenu 
sans le faire passer d'abord par ses mains. « Sottise 
que cela, répondit-il; d'après les ordres existants 
lors de son arrivée, il était permis d'écrire aux 
habitants, et aucune disposition contraire n'a été 
communiquée à personne. D'ailleurs, elle et son 
mari n'auraient-ils pas pu aller à la ville voir 
Montchenu ? Les gens faibles sont toujours craintifs 
et superstitieux; Cet homme est bon à faire un capo 
di sbirriy et non pas un gouverneur. 

13 juillet. — J'ai communiqué à sir Hudson Lowe 
la réponse de Napoléon. Elle n'a pas paru lui plaire ; 
il m'a répondu qu'il ne pourrait pas exercer une 
surveillance aussi facile sur le prisonnier, dans 
les cantons qu'il voulait habiter. Je lui ai fait 
observer qu'au contraire cela serait beaucoup plus 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 71 

aisé, puisqu'il serait placé au milieu de son état- 
major, et que, d'ailleurs, comme les endroits en 
question étaient entourés de rochers très élevés 
et inégaux, il serait facile de placer, de manière à 
empêcher tous moyens d'évasion, des piquets que 
Napoléon ne pourrait voir. Le gouverneur consen- 
tit d'abord; mais l'instant d'après il observa qu'il 
ne saurait où loger le commissaire autrichien, qui 
s'était établi à Rosemary^Hall. Je hasardai de lui 
dire que, quelque désirable que fût le bien-être du 
baron Sturmer, il était de moindre importance que 
celui du principal détenu. Sir Hudson Lowe, après 
un moment de silence, me demanda si j'avais répé- 
té à M™^ Bertrand ce qu'il m'avait dit. Je répon- 
dis affirmativement. Il me dit qu'il n'avait pas suf- 
fisamment expliqué les motifs qu'il avait eus de lui 
imposer de nouvelles restrictions ; que sir George 
Cockburn, avant son départ, lui avait montré le 
grand inconvénient de l'état de choses qui existait 
alors, et la nécessité d'empêcher qu'on obtînt si 
librement accès dans la maison de Bertrand; qu'il 
avait fortement recommandé les mesures que lui, 
sir Hudson, avait pensé, depuis, devoir employer, 
et que l'amiral lui avait déclaré que son intention 
était de les ordonner, s'il n'eût attendu chaque jour 
l'arrivée d'un gouverneur; qu'on avait d'abord per- 
mis un libre accès chez Bertrand, parce qu'on sup- 
posait que la nouvelle maison qu'il devait habiter ii 
Longwood serait bientôt achevée ; qu'après quoi il 
devait être soumis aux mêmes restrictions que les 
autres personnes attachées au général Bonaparte. 



72 MEMORIAL DE SAINTE-HÉlÈNE 

Il me pria d'en parler à la comtesse, et dit qu'il 
Voccuperait de la construction de la nouvelle mai- 
son dans l'emplacement que j'avais proposé, ajou- 
tant que celui du colonel Smith et de Rosemary^ 
Hall iraient ensemble. 

i5 juillet, — Napoléon est sorti de très grand 
matin en voiture. 

16 juillet, — Napoléon, qui était descendu de 
bonne heure aux écuries, et avait ordonné lui-même 
qu'on mît les chevaux^ m'a rejoint dans le parc, et 
m'a fait monter dans sa voiture. Il souflFraît d'un mal 
de dents. J'ai déjeuné avec lui. Pendant le repas 
nous avons parlé des commissaires. Il me demanda 
si M™** Sturmer l'avait vu à Paris ; je répondis que 
oui, et qu'elle désirait beaucoup lui être présentée. 
(( Et qui l'en empêche ? dit-il. Je veux bien les rece- 
voir tous, s'ils veulent me le faire demander par 
Bertrand. Je les recevrai comme de simples parti- 
culiers. Jamais je ne refuse de voir personne, lors- 
qu'on me le demande comme il convient ; et d'ail- 
leurs je serai charmé de recevoir une dame. 

« Il paraît, continua-t-il, que vos ministres nous 
ont envoyé des objets d'habillement dont ils sup- 
posaient que nous manquions. Si le gouverneur 
avait le moindre sentiment d'humanité, il en aurait 
envoyé la note à Bertrand, en le prévenant que, 
s'ils nous étaient nécessaires, nous pourrions deman- 
der ceux qui nous plaisaient. Mais, au lieu d'agir 
d'après les règles de la politesse, ce geôlier change 
en insulte ce que probablement votre gouverne- 
ment considérait comme une attention ; il choisit ce 



MEMORIAL DE SAINTE-^HÉLÈNB 73 

qui lui plaît, et nous Tenvole de la manière la plus 
avilisante et sans nous consulter, comme s*il jetait 
une aumône à des mendiants, ou des habits à des 
condamnés. Veramente ha il cuore di boja; car 
personne autre qu'un boja ne chercherait, sans né- 
cessité, à augmenter les misères de gens déjà trof 
malheureux dans notre position. Ses mains souillent 
tout ce qu'elles ^ touchent. Voyez comme il tour- 
mente cette pauvre M"" Bertrand, en la privant 
de la petite société à laquelle elle est accoutumée 
et qui lui est nécessaire. Ce n'est pas punir son ma- 
ri; pourvu qu'il ait un livre, il est content. Je suis 
étonné qu'on vous permette, à vous et à Popple- 
ton, de rester près de moi. Il me surveillerait lui- 
même s'il le pouvait. Avez-vous des galériens en 
Angleterre ? » Je répondis que non, mais que nous 
avions des condamnés qui travaillent a Portsmouth 
et ailleurs. « Alors, dit-il, on aurait dû l'en nom- 
mer gardien : c'est bien là l'emploi qui lui convient. » 

Sir Hudson Lowe est venu à Longwood, et a eu 
avec Napoléon une très courte entrevue. 

il juillet. — Napoléon m'a appelé dans le jardin, 
pour m'apprendre qu'il a dit au gouverneur qu'il 
avait, sans nécessité, augmenté leur contrainte ; que 
c'était sans aucun motif qu'il avait puni M™* Ber- 
trand ; qu'il les avait insultés par la manière dont il 
leur avait envoyé les objets à leur usage ; qu'il avait 
insulté Las Cases en lui disant qu'il avait lu ses 
lettres, et que s'il avait besoin d'une paire de sou- 
liers ou d'une paire de bas, il n'avait qu'à les lui 
faire demander ; que si Bertrand ou Las Cases vou- 

5 



74 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

laient former une conspiration avec les commis- 
saires, ce qu'il paraissait craindre, il n'avait rien de 
mieux à faire que de citer l'un d'eux à la tour d'a- 
larme; que c'était une infamie, à lui, investi de l'au- 
torité, d'insulter un homme qui, comme Bertrand, 
était estimé de toute l'Europe. 

Napoléon me parla ensuite de la nouvelle maison, 
et dit que s'il croyait habiter longtemps Sainte-Hé- 
lène, il désirerait qu'elle fût bâtie à côté de Plan- 
tation-House. « Mais, continua-t-il, je pense qu'aus- 
sitôt que les affaires de France seront réglées, et 
que tout sera tranquille, le gouvernement anglais me 
permettra de retourner en Europe et de finir mes 
jours en Angleterre. Je ne crois pas qu'ils soient 
assez fous pour dépenser huit millions par an pour 
me tenir ici, lorsque je ne suis plus à craindre ; c'est 
pourquoi je m'inquiète fort peu de la maison. » Il 
parla ensuite de son évasion, et dit que quand bien 
même il voudrait s'évader, il avait contre lui quatre- 
vingt-dix-huit chances sur cent. «Malgré cela, con- 
tinua-t-il, ce geôlier m'impose autant de gêne que 
si je n'avais qu'à entrer dans un bateau et m'esqui- 
ver. Il est vrai que tant qu'un homme existe, il est 
toujours à craindre qu'il ne s'échappe; et le seul 
moyen de prévenir sa fuite, c'est de le faire mourir. 
// ny a que les morts qui ne reviennent pas. 

« Alors cessera toute inquiétude de la part des 
puissances de l'Europe et de lord Castlereagh (1). 
Plus de dépense, plus de flotte pour me surveiller; 
ces pauvres soldats ne seront plus fatigués à mourir 

(1) Ministre anglais. 



MÉMORIAL jm SAINTE-HÉLèNE 75 

par les piquets ou les gardes, ou harassés à mon- 
ter des fardeaux sur ces rochers. » 

18 Juillet. — Sir Hudson Lowe est venu a Long- 
wood; il est convenu, avec le général Montholon, 
de quelques arrangements au sujet de .la maison. 
Tous les changements à faire dans l'édifice ont été 
confiés au colonel Mynjrard, secondé par le lieute- 
nant d'état-major Jackson. — On a apporté un bil- 
lard à Longwood. 

19 juillet, — A peu près vers cinq heures du 
matin, on s'aperçut que le salon de Long^vood- 
House était en feu. L'incendie fut arrêté en une 
demi-heure par le capitaine Poppleton et la garde, 
aidés des gens de la maison. Le feu était déjà par- 
venu à quelques pouces de distance du plafond, 
formé d'un double plancher. S'il fût parvenu jus- 
que-la, il aurait été presque impossible de sauver 
l'édifice, parce qu'il n'y a pas d'eau a Longwood. 

20 juillet. — Sir Thomas Reade m'a envoyé les 
rideaux de lit pour Napoléon. 

22 juillet. — J'ai dîné dans le camp. On a célé- 
bré l'anniversaire de la bataille de Salamanque. 
Son Excellence a asi^isté au repas avec son état- 
major. 

24 juillet. — L'amiral a envoyé un lieutenant et 
un détachement de marins pour faire une tente avec 
une voile de bonnette; les arbres de Longwood ne 
donnent aucun ombrage. Le colonel Maunsell, du 
BS*^, me pria de faire mes efforts pour procurer une 
entrevue avec Napoléon au docteur Ward, qui a été 
dix-huit ans dans l'Inde. On en parla à Napoléon, 



76 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

qui répondit que le docteur Ward devait en faire la 
demande en personne au comte Bertrand. 

25 juillet. — J's^ dit à Napoléon que le Griffon 
était arrivé d'Angleterre la nuit précédente, et 
avait apporté la nouvelle que le général Bertrand, 
contumace, avait été condammé à mort (1). Il parut 
un instant confondu par l'étonnement, et très af- 
fligé ; mais il se remit, et me fit observer que, d'a- 
près la législation française, un homme accusé d'un 
crime capital peut être jugé et condamné par con- 
tumace, mais qu'on ne peut exécuter cette sentence 
que l'homme n'ait été jugé de nouveau, lui présent; 
et que si Bertrand se présentait, il serait acquitté 
comme Drouot. Il en témoigna cependant beau- 
coup de chagrin, surtout à cause de TefiFet que cela 
pourrait produire sur M™* .Bertrand. « En ré- 
volution, dit-il, on oublie tout. Le bien que vous 
faites aujourd'hui, demain sera oublié. La face des 
affaires une fois changée, reconnaissance, amitié, 
parenté, tous les liens.se brisent, et chacun cherche 
son intérêt. » 

26 juillet, — J'ai vu Napoléon à sa toilette. Lors- 
qu'il s'habille, il est aidé par Marchand, Saint- 
Denis et Novarre. L'un des deux derniers tient un 
miroir devant lui, et l'autre les ustensiles néces- 



(1) Aussitôt le retour des Bourbons, le nom de Bertrand était porté 
sur les listes de proscription et ensuite condamné à mort par contu- 
mace. Mais une réprobation unanime ne tarda pas à s'élever contre cet 
acte d'emportement réactionnaire, et Louis XVIII, en prince éclairé, 
comprit qu'un arrêt qui condamnait le dévouement et la fidélité était 
une tache pour son règne. Les portes de la France s'ouvrirent donc de- 
vant le général Bertrand, aussitôt que la mort de l'Empereur eut romptt 
les liens qui le retenaient sur la terre étrangère. 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLBNB 77 

saires pour faire la barbe, tandis que Marchand 
attend pour lui tendre ses habits, l'eau de Colo- 
gne, etc. Quand il a fini de raser un côté de sa 
figure, il demande à Saint-Denis ou à Novarre : « Est-ce 
fait ? » Sur leur réponse, il commence a raser l'au- 
tre côté. Quand il a fini, on lui porte le miroir k la 
lumière, et il regarde s'il a bien fait disparaître 
toute sa barbe. S'il aperçoit ou sent qu'il en reste 
encore, il prend quelquefois l'un d'eux par l'oreille, 
ou lui donne un léger coup sur la joue, en disant 
d'un air gai: «Ah! coquin^ pourquoi m'avez-vous 
dit que c'était fini ? » C'est probablement ce badi- 
nage qui a fait courir le bruit qu'il battait et qu'il 
maltraitait ses domestiques. Il se lave ensuite la 
figure avec de l'eau dans laquelle on a mêlé un peu 
d'eau de Cologne; il en répand aussi quelques 
gouttes sur sa personne. Il se nettoie ensuite très 
soigneusement les dents, se fait souvent brosser le 
corps avec une brosse à chair, change son linge et 
son gilet de flanelle, et passe un pantalon de grosse 
serge ou de nankin brun, un gilet blanc, met des 
bas de soie, des souliers à boucles d'or; il porte 
une cravate noire qui ne dépasse pas même le . 
bord du col de sa chemise, et un petit chapeau à 
trois cornes, avec une cocarde tricolore. Lorsqu'il 
n'est pas en négligé, il est toujours décoré du cor- 
don de la grand'-croix de la Légion-d'Honneur. 
Quand il a passé son habit. Marchand lui présente 
une petite bonbonnière, sa tabatière, son mouchoir, 
et il quitte la chambre. 
Napoléon se plaignait aujourd'hui d'une légère 



78 MÉMORIAL DE SAINTE*-HÉlÈNE 

douleur dans le côté droit. Je lui conseillai de faire 
bien frotter cette partie avec de l'eau de Cologne 
et de la flanelle, et de prendre une certaine potion. 
Il se mit à rire, et me donna amicalement un léger 
coup sur la joue. Il me demanda les causes de la 
maladie de foie qui régnait dans cette île. Je lui en 
désignai plusieurs, et entre autres l'ivrognerie et 
la chaleur du climat. « Si, me dit-il, l'ivrognerie 
en est seule cause; jamais je ne devrais avoir cette 
maladie. » 

21 juillet. ' — Le colonel Keating, dernier gou- 
verneur de l'Ile de Bourbon, a eu avec Napoléon 
une entrevue qui a duré près d'une heures 

28 juillet, — J'ai appris de Cipriani, qu'au com- 
mencement de 1815, il avait été envoyé de l'île 
d'Elbe à Leghorn acheter pour 100^000 francs de 
meubles pour le palais de Napoléon, Pendant son 
séjour i il s'était intimement lié avec une personne 
nommée***, qui avait pour ami le nommé *** de 
Vienne; cet homme, assure Cipriani, fit savoir à 
son ami que le congrès avait décidé que Napoléon 
serait envoyé à Sainte-Hélène, et même il lui avait 
. fait passer par écrit la substance des conventions. 
Une copie de cette pièce fut remise à Cipriani, qui 
repartit en toute hâte pour l'île d'Elbe, afin de com- 
muniquer a Napoléon la nouvelle qu'il avait reçue. 
Cette communication, et la confirmation qu'il en 
reçut ensuite de M***, A*** et M***, qui étaient à 
Vienne, contribuèrent à le décider à rentrer en 
France. 

J'ai accompagné Napoléon dans sa promenade du 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 70 

soir en voiture. Je lui ai dit que sir Thomas Keade 
m'avait prié de l'informer que le commissaire de 
Russie n'avait pas eu de part il la note offîcielle 
adressée au gouverneur pour demandera voir Napo* 
léon. Il me répondit qu'ils avaient pris un très mau- 
vais moyen pour le voir; que toutes les puissances 
de l'Europe ne pourraient l'obliger à les recevoir 
comme personnages officiels : qu'il leur était per- 
mis d'enfoncer la porte ou d'abattre la maison, s'ils 
le voulaient. Il me dit ensuite qu'un livre, relatif à 
son règne en France, avait été récemment envoyé 
par l'auteur (un Anglais, M. Hobhouse) à sir Hud- 
son Lowe, avec prière de le lui faire remettre. Le dos 
portait cette inscription en lettre d'or : A Napoléon 
le Grand, ou à l'empereur Napoléon. « Cegaleriano^ 
continua-t-il, ne voulut pas permettre qu'il me fût 
envoyé, parce qu'il pensait que j'éprouverais quel- 
que plaisir à voir que. tous les hommes ne lui res- 
semblaient pas, et que j'étais estimé pi^r quelques- 
uns de ses compatriotes : Non credes^o che un uomo 
poteça essere basso e sfile a talsegno, » 

Depuis l'arrivée de sir Hudson Lowe, on envoie 
beaucoup de journaux à Longwood. Au lieu d'une 
suite régulière de plusieurs feuilles, ainsi que quel- 
ques journaux détachés, il n'est arrivé que quelques 
numéros sans suite du TimeSy et de temps en temps 
un Courrier, Cetts interception a causé une grande 
inquiétude à Longwood, parmi ceux qui ont des 
parents en France, et a beaucoup mécontenté Na- 
poléon, à qui sir George Cockburn envoyait fréquem- 
ment les journaux, avant même de les avoir lus. 



80 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

2 août 1816. — Je me suis plaint des pour- 
voyeurs, qui depuistroisjours n'ont apporté d'autres 
légumes que des pommes de terre; je les ai priés, 
dans le cas où il leur serait défendu d'en fournir 
d'autres, de transmettre ma lettre au major Gor- 
requer. 

3 août. — J'ai reçu une réponse de M. Fowler, 
employé près des pourvoyeurs, qui m'informait qu'ils 
avaient reçu l'ordre de ne plus envoyer de végétaux; 
que le major Gorrequer leur avait dit qu'ils seraisnt 
fournis, à l'avenir, par le jardin de l'honorable com- 
pagnie. 

Le colonel Maunsell a été présenté aujourd'hui 
par sir George Bingham. Napoléon s'est entretenu 
peu de temps avec ce dernier. 

5 août. — Sir Hudson Lowe est venu k Long- 
wood, et m'ayant tiré à l'écart, il me demanda, d'un 
air mystérieux, si je pensais que le général Bona- 
parte prendrait en bonne part l'invitation qu'il avait 
l'intention de lui faire d'assister à un bal qu'il don- 
nait à Plantation-House, pour célébrer l'anniver- 
saire de la naissance du prince régent. Je répondis 
que je croyais qu'il considérerait cette invitation 
comme une insulte, surtout si elle était adressée au 
général Bonaparte. Son Excellence dit qu'elle évi- 
terait cela en le priant en personne. Je lui recom- 
mandai de consulter le comte Bertrand à ce sujet, ce 
qu'il me promit de faire. Il revint ensuite sur une 
conversation que nous avions eue auparavant, et me 
dit qu'il pensait que mes honoraires devaient être 
portés a 500 liv, sterl. par an; qu'il en écrirait à 



MÉMORIAL DE SAlNTE-HÉLENE 81 

lord Bathurst, et lui demanderait cette augmen- 
tation pour moi. Il me parla ensuite du livre de 
M. Hobhouse, observant qu'il ne pouvait pas le faire 
passer à Longwood, parce qu'il ne lui avait pas été 
envoyé par le secrétaire d'État; que d'ailleurs on 
y parlait très mal de lord Castlereagh, et qu'il ne 
se souciait pas de permettre au général Bonaparte 
de lire un écrit dans lequel un ministre anglais 
était ainsi traité, ou même de savoir qu'il fût per- 
mis de publier en Angleterre un livre contenant de 
semblables réflexions. Je me permis d'observer a 
Son Excellence que Napoléon désirait beaucoup voir 
cet ouvrage, et qu'il lui ferait un grand plaisir de 
le lui envoyer; sir Hudson Lowe répondit que 
M. Hobhouse, dans la lettre qui l'accompagnait, lui 
avait permis, s'il ne se croyait pas autorisé a l'en- 
voyer à sa destination, de le placer dans sa biblio- 
thèque. 

6 août. — Napoléon a encore parlé du livre que 
le gouverneur retient, dit-il, illégalement; il ajouta 
que quand même il serait prisonnier et condamné à 
mort, le gouverneur ne serait pas excusable de gar- 
der un livre publié et imprimé, dans lequel il ne 
se trouve ni trahison, ni correspondance secrète, 
et parce qu'il y avait quelques bêtises dessus. Il vou- 
lait parler de l'inscription. 

Un lieutenant, deux gardes-marine et un déta- 
chement de marins se sont occupés à réparer la 
tente, qui a beaucoup souflFert des derniers mauvais 
temps. Napoléon est allé les voir, et s'est entretenu 
quelque temps avec les gardes-marines, dont l'un, 

5. 



82 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

par un étrange rapprochement, se trouve être le 
fils de M. Drake (1), connu par sa conduite à Mu- 
nich. 

10 août, — Sir Hudson Lowe est arrivé pendant 
que Napoléon déjeunait sous la tente; il désirait le 
voir, mais il n'a pu y parvenir. 

12 août. — Grande revue au camp en l'honneur 
du prince régent. J'ai dit à Napoléon que l'anni- 
versaire de la naissance de Son Altesse était célébré 
dans toutes nos colonies. « Gia^ giuy dit-il, natu- 
ralmente, » Il me demanda si j'étais invité à dîner 
chez le gouverneur; je répondis que non, mais que 
j'étais prié pour le bal. 

i4 août. — Napoléon est sorti ce matin a cheval 
pour la première fois depuis deux mois. Il m'a dit 
qu'il avait un grand mal de tête, qu'il s'était décidé 
à prendre un peu d'exercice. « Mais, continua-t-il, 
les limites sont tellement circonscrites, que je ne 
puis courir pendant plus d'une heure; et, pour me 
faire quelque bien, il faudrait que je pusse galoper 
pendant trois ou quatre heures. Ce sbirro siciliano 
est venu : je serais resté une heure de plus dans la 
tente, si j'eusse appris son arrivée. Mi répugna 
V anima il vederlo. \\ est toujours inquiet et sem- 
ble continuellement en colère et mal à son aise, 
comme si quelque chose lui tourmentait la cons- 
cience, et qu'il cherchât à se fuir lui-même. 

« Pour remplir, dans les circonstances actuelles, 



(1) C'est celui qui a été si cruellement mystifié par M. Méhée de la 
Touche, qui, bien malgré lui, a été forcé de publier de quelle manière 
il avait trompé cet agent anglais. 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 83 

continua-t-il le poste assez singulièrement impor- 
tant de gouverneur de Sainte-Hélène, il aurait fallu 
un homme très poli et à la fois très ferme, qui sût 
dorer un refus et rendre plus légères les privations 
imposées aux détenus, au lieu de leur rappeler sans 
cesse qu'il les regarde comme des prisonniers. A 
la place d'un pareil homme, ils m'envoient un 
uomo non conosciutOy che non a mai comandato^ 
che non a nessun ordine^ ne sistema; che non sa 
farsi ubbidirey che non a maniera ne creanza. — 
E che pare che abbia sempre çissuto con di ladri.n 

15 août. — Anniversaire de la naissance de 
Napoléon. Il a déjeuné sous sa tente avec les dames 
et toute sa suite, y compris Piontowski et les 
enfants. Il n'y a rien eu d'extraordinaire dans le 
repas, ni aucune nouvelle décoration. Dans la soi- 
rée, les demestiques anglais et français ont eu un 
grand souper, et on a dansé ensuite. Au grand éton- 
nement des Français, aucun des Anglais ne s'eni- 
vra. 

16 août. — Sir Hudson Low^e est venu; nous 
avons eu ensemble et avec le général Montholon un 
long entretien sur la nécessité de diminuer les dé-r 
penses de la Maison, qu'il prétend être faites sans 
économie; entre autres exemples de ce qu'il regar- 
dait comme une prodigalité, il dit au général Mon- 
tholon qu'il avait remarqué, en comparant les mé- 
moires de Plantation-House et de Longwood, que 
l'on avait consommé plus de sel blanc à Longw^ood 
que chez lui; en conséquence, il recommanda qu'à 
l'avenir on se servit autant que possible de sel gris 



84 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

pour la cuisine et pour la table des domestiques. 
On a envoyé aujourd'hui à Longwood une des 
machines pneumatiques de Leslie pour faire de la 
glace. Aussitôt qu'elle fut mise en place, j'en prévins 
Napoléon, et lui dis que l'amiral était à Longwood. 
Il me fit plusieurs questions sur cette machine; il 
connaît parfaitement les principes sur lesquels sont 
imaginées les pompes à air. Il exprima une grande 
admiration pour la chimie ; il parla des grands pro- 
grès qu'elle avait faits depuis quelques années, et 
ajouta qu'il l'avait toujours encouragée et facilitée 
le plus possible. Alors je le quittai et me rendis 
dans la chambre où était la machine, pour commen- 
cer l'expérience en présence de l'amiral. Au bout 
de quelques minutes, Napoléon, accompagné du 
comte Montholon, entra et aborda gaiement l'ami- 
ral, qui parut content de le voir. Une tasse d'eau 
fut glacée en sa présence, à peu près en quinze 
minutes, et il attendit une demi-heure, pour voir 
si la même quantité de limonade gèlerait, ce qui 
ne réussit pas. On essaya ensuite, mais inutilement, 
de faire glacer du lait. Napoléon prit dans sa main 
le morceau de glace obtenu avec de l'eau, et observa 
que cette découverte aurait causé une grande satis- 
faction en Egypte. La première glace que l'on ait 
vue à Sainte-Hélène fut faite par cette machine, et 
les Yam-Stocks (1), en français racines de patates^ 
la contemplèrent avec le plus grand étonnement. 
Quelques-uns avaient peine a se persuader que la 

(1) Sobriquet donné aux naturels de l'île. 



MÉMORIAL DE SÀlNTE-HÉLENE 85 

masse solide qu'ils tenaient dans leurs mains fût 
réellement composée d'eau, et ils n'en furent con- 
vaincus que lorsqu'ils l'eurent vue se dissoudre. 

n août. — Je suis allé à Hut's-Gate pour voir 
Bernard qui était très mal. Le commandant du 
poste a consigné la sentinelle pour m'avoir laissé 
entrer. Je sortis pour demander de quoi il s'agis- 
sait et j'appris du sergent qu'il avait ordre d'em- 
pêcher tout le monde d'entrer, excepté l'état-ma- 
jor. Sir Hudson Lowe en avait, à ce qu'il parait, 
donné l'ordre lui-même, la veille, en allant chez 
Bertrand, à qui il avait montré une lettre de lord 
Bathurst, qui annonçait que les dépenses de l'éta- 
blissement d^evaient être réduites à 8,000 liv. sterl. 
par an. Les hommes qui apportaient les provisions 
n'avaient pas même la facilité d'entrer ; il leur fal- 
lait les faire passer par-dessus la muraille. On re- 
fusa aussi de laisser entrer les domestiques de 
Longwood, ainsi que M. Brocke, secrétaire colo- 
nial. Sir Hudson Low^e a adressé une lettre au comte 
Montholon, dans laquelle il demande 12,000 livres 
sterling par an, pour entretenir sur le même pied 
la Maison de Napoléon et de sa suite (1). 

18 août, — Le gouverneur et l'amiral, accom- 
pagnés de sir Thomas Reade et du major Gorrequer, 
sont arrivés à Longwood, dans le moment que Na- 
poléon se promenait dans le jardin avec les comtes 
Bertrand et Montholon, Las Cases et son fils. Son 
Excellence envoya demander une entrevue, qui lui 
fut accordée. Elle eut lieu dans le jardin. Les trois- 

(1). Appendice, n» fr. 



86 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

principaux personnages. Napoléon, sir Hudson et 
sir Pultney, nous devançaient un peu. Le capitaine 
Poppleton et moi, nous nous tenions à quelque dis- 
tance par derrière, mais assez près pour observer 
leurs gestes. Nous remarquâmes que la conversa- 
tion était principalement soutenue par Napoléon, 
qui, par intervalle, paraissait s'échauffer. Il s'ar- 
rêtait souvent, puis reprenait une marche forcée, 
et accompagnait ses paroles de gestes animés. Les 
manières de sir Hudson paraissaient aussi être fort 
agitées. L'amiral était le seul qui parût parler avec 
calme. Une demi-heure après environ, nous vîmes 
sir Hudson Lowe se retourner brusquement, et se 
retirer sans saluer Napoléon. L'amiral ôta son cha- 
peau, s'inclina et partit. Sir Hudson Lovsre s'a- 
vança vers Poppleton et moi. Il se promena de long 
en large dans la plus grande agitation, tandis que 
ses chevaux arrivaient ; enfin il me dit : « Le géné- 
ral Bonaparte m'a traité d'une manière très inju- 
rieuse. Je l'ai quitté en lui disant : Monsieur^ cous 
êtes malhonnête ! » Il monta alors à cheval et partit 
au galop. L'amiral paraissait pensif et troublé. Il 
était évident que la conversation avait été orageuse. 
. 19 août. — J'ai vu Napoléon dans son cabinet de 
toiletté ; il était de très bonne humeur. Il m'a de- 
mandé comment se portait Gourgaud ; et sur ce que 
je lui dis que je lui avais ordonné une médecine, il 
se mit à rire, et répliqua : « Il ferait bien mieux de 
se mettre à la diète pendant quelques jours, et de 
boire beaucoup d'eau. Les médecines ne sont bon- 
nes que pour les gens de l'ancien rçgime. » 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 87 

Il dit ensuite : « Ce gouverneur est venu m*en- 
nuyer hier. Il m'avait vu me promener dans le jar- 
din, je n'ai pu, par conséquent, lui refuser de Té- 
couter. Il voulait entrer avec moi dans des détails 
de ménage, pour réduire nos dépenses. Il a eu l'au- 
dace de me dire que les choses sont maintenant 
dans le même état qu'à son arrivée, et qu'il venait 
pour se justifier ; qu'il s'était déjà présenté deux 
fois dans cette intention, mais que j'étais dans le 
bain. Non, monsieur, lui répondis-je, je n'étais pas 
dans le bain ; mais j'en avais un de commande pour 
ne pas vous recevoir. Vous aggravez vos torts en 
cherchant à les justifier. Il m'a dit que je le jugeais 
mal, et que si je le connaissais, je changerais d'o- 
pinion. Vous connaître, monsieur, lui répondis-je, 
con>ment le pourrais-je ? Les gens se font connaître 
par leurs actions, en commandant dans les batail- 
les. Vous n'avez jamais eu sous vos ordres que dos 
vagabonds et des déserteurs corses, des brigands 
napolitains et piémontais. Je connais tous les géné- 
raux anglais qui se sont distingués ; mais je ne 
vous ai jamais entendu nommer que comme un 
scriçano de Blûcher ou un chef de brigands. Vous 
n'avez jamais commandé des gens d'honneur ; vous 
n'avez jamais vécu avec eux. Il me dit qu'il n'avait 
pas recherché son emploi. Je lui répondis qu'il y 
avait des places qui ne se sollicitaient pas, qu'elles 
étaient données par les gouvernements aux gens qui 
s'étaient déshonorés eux-mêmes. Il ne fait que son 
devoir, me dit-il, et je ne dois pas le blâmer, puis- 
qu'il n'agit que d'après ses ordres. Je répondis à 



88 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉlÈNE 

cela : Le bourreau en fait autant ; mais lorsqu* 11 me 
met la corde au cou pour m'étrangler, est-ce un 
motif pour l'aimer, que de savoir qu'il agit d'après 
des ordres ? D'ailleurs, je ne crois aucun gouverne- 
ment assez vil pour donner des ordres semblables 
à ceux que vous faites exécuter. J'ajoutai que, s'il 
le voulait, il n'avait pas besoin de rien m'envoyer à 
manger ; que j'irais m'ass.eoir à la table des braves 
officiers du 53® ; que j'étais sûr qu'il n'en était pas 
un qui ne se trouvât heureux de donner place à un 
vieux soldat ; qu'il n'y avait pas un seul soldat dans 
tout le régiment qui n'eût plus de cœur que lui; 
que dans le bill inique du Parlement, on avait dé- 
cidé que je serais traité en prisonnier, mais qu'il me 
traitait plus mal qu'un criminel condamné ou un 
galérien ; qu'il était permis à ces malheureux de 
recevoir les journaux et les livres imprimés, et 
qu'il me privait de cette consolation. Vous avez 
plein pouvoir sur mon corps, lui dis-je, mais mon 
âme vous échappera toujours ; cette âme est aussi 
fière, aussi courageuse que lorsque je commandais 
à l'Europe. Y ous êtes un s birro^iciliano y et nonpasun 
Anglais. Enfin je le priai de ne plus se présenter 
devant moi, à moins qu'il ne m'apportât l'ordre de 
me dépécher ; qu'alors il trouverait toutes les por- 
tes ouvertes. 

(( Je n'ai pas, continua Napoléon, l'habitude d'in- 
sulter personne ; mais l'effronterie de cet homme 
m'a révolté, et je n'ai pu m'empêcher de lui ex- 
primer mon ressentiment. Lorsqu*il eut l'impu- 
dence de me dire, devant l'amiral, qu'il avait tout 



MÉMORIAL DE SÀINTE-HÉLÈNE 89 

laissé dans le même état que lorsqu'il était arrivé, 
je répondis : Faites appeler le capitaine d'ordon- 
nance, et interrogez-le ; je m'en rapporterai à sa 
décision. Il resta muet. 

« Enfin il me dit qu'il avait trouvé son emploi 
si difficile a remplir qu'il s'en était démis. Je ré- 
pondis qu'on ne pourrait jamais envoyer un homme 
plus méchant que lui, bien que l'emploi fût de na- 
ture à répugner à un galant' uomo. Si vous en trou- 
vez l'occasion, ajoutai-je, ou si quelqu'un vous le 
demande, vous pouvez répéter ce que je vous ai 
dit. » 

Je donnai à Napoléon l'ouvrage intitulé Détails 
sur la campagne d' Espagne ^ par Sarrazin. « Sar- 
razin, dit-il, était un lâche, un homme sans honneur, 
sans foi et sans probité. Lorsque je revins de l'île 
d'Elbe, il m'écrivit à Paris, pour m'offrir ses ser- 
vices ; il me proposait, si je voulais lui pardonner 
et l'employer, de me donner tous les plans et tous 
les secrets des Anglais. J'avais l'intention, au lieu 
d'accepter ses offres, de le faire juger comme un 
traître ; mais j'étais si occupé que cela m'est sorti 
de la mémoire (1). » 

(1) Jean Sarrazin, né à Saint-Sylvestre dans le Lot-et-Garonne, en 1770, 
exerça d'abord comme professeur de mathématiques à La Réole et au 
collège de Sorèze, et il était précepteur des fils du duc de Béthune 
depuis deux ans lorsqu'en 1792, il partit comme volontaire pour l'armée 
du Nord • en peu de temps il devint capitaine ; mais cassé de son grade 
pour avoir pris part à un mouvement séditieux, il passa comme simple 
soldat à l'armée de l'Ouest où il se distingua assez pour que Marceau 
l'attachât comme officier à son état-major. Avec Marceau à l'armée du 
Nord, Sarrazin se fit remarquer à Fleurus,à Coblentz, au siège de Maës- 
tricht et devint alors chef ae brigade : en 1795, il servit sous Kléber et 
était chef d'état-maior de Bemadottc on 1796^ passa de là en Italie, fut 
nommé gouverneur d'Udine et fit partie de l'expédition d'Irlande on 1798 
la valeur dont il fit preuve à la prise de Killala et au combat de Castlo- 
bar lui valut d'être nommé général de brigade et peu de temps après 



90 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

21 août, — Il est arrivé un vaisseau d'Angle- 
terre. Je suis allé à la ville, où j'ai vu le capitaine 
Stanfelt à qui j'ai dit qu'un entretien très désagréa- 
ble avait eu lieu entre le gouverneur et Napoléon, 
et que sir Hudson Lovv^e avait dit a ce dernier qu'il 
s'était démis de son emploi. A mon retour ; j'allai 
à Hut's-Gate avec le capitaine Maunsell du 53®, et 
le capitaine Poppleton. M™® Bertrand me de- 
manda s'il était arrivé quelques lettres. Le capi- 
taine Maunsell dit qu'il en avait vu plusieurs pour 
eux au bureau des postes. A mon arrivée à Long- 
wood, Napoléon me fit la même question; je lui ré- 
pondis ce que le capitaine Maunsell avait dit à 
]yjme Bertrand. Je n'avais pas intention d'en par- 
ler avant de m'être assuré qu'on les ferait par- 
venir à Longwood, ne voulant pas aigrir davantage 
Napoléon contre le gouverneur ; mais comme j'é- 
tais certain qu'il l'apprendrait d'Hut's-Gats, je ne 
pouvais cacher que je savais qu'il y en eût. 

22 août. — Sir Hudson Lowe m'a fait appeler à 
Plantation-House. Je le trouvai se promenant dans 
le chemin à gauche de sa maison. Il me dit qu'il 
avait quelques communications à transmettre au 
gouvernement, et qu'il désirait connaître l'état de 

général de division. Enfin, après avoir ou d'importants commandements 
et. occupé des fonctions délicates, il se vendit aux Anglais, se rendit 
à Londres et fut condamné par contumace à Lille en 1810. Il recouvra 
son grade lors de la première Restauration; mais en 1818 il fut arrêté 
sous l'inculpation de trigamic et condamné à dix ans de travaux forcés 
et au carcan. Gracié au bout de trois années, il alla à Lisbonne, puis à 
Londres, où il obtint une modique pension ; il visita la Hollande, l'Alle- 
magne, la Turquie, la Belgique : enfin, il mourut vers 1840 sans avoir 
pu obtenir du gouvernement de Louis-Philippe l'autorisation do rentrer 
en France. 11 y a dans le Moniteur des 5 et 10 juillet 1810 un long et cu- 
rieux rapport du duc de Feltro à l'Empereur, faisant connaître dans seS 
plus petits détails toute la vie de Sarrazin, 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLEXE 01 

la santé du général Bonaparte, et savoir si je n'a- 
vais rien à dire. « J'ai appris, continua-t-il, que 
Bonaparte vous a dit que j'ai donné ma démission 
de la place de gouverneur de cette île : est-ce vrai ? « 
— Je répondis : « Il m'a assuré que vous lui en 
avez parlé. » Sir Hudson ajouta : « Jamais je n'ai 
dit une chose semblable, je n'en ai même jamais ou 
la volonté; ou il a rêvé, ou il a mal compris mes 
paroles. J'ai dit simplement que si le gouverne- 
ment n'approuvait pas ma conduite, je donnerais 
ma démission. Je vous prie donc de lui affirmer 
que jamais je n'ai dit cela, et que jamais je n'ai eu 
intention de le faire. » Il me demanda ensuite s'il 
m'avait instruit du sujet de leur conversation. Je 
répondis que j'en connaissais une partie. Il me de- 
manda ce que je savais. Je dis que je ne pensais 
pas qu'il eût oublié et que je ne voulais pas lui ré- 
péter des choses qui ne pouvaient que lui être dé- 
sagréables. Il m'objecta que j'en avais parlé ailleurs, 
et qn*il avait le droit de savoir de ma propre bou- 
che ce que j'en avais dit. Bien que j'eusse la per- 
mission de le faire, il ne me convenait guère de 
répéter à la face d'un homme des expressions telles 
que celles qui avait été prononcées sur son compte ; 
cependant, je ne crus pas à propos de refuser. Je 
lui ^n répétai donc quelques parties. Sir Hudson 
dit que, quoiqu'il n'eût jamais commandé d'armées 
contre Napoléon, il lui avait fait peut-être porter 
des coups pljls .funestes que s'il eût été à la tête 
de 100,000 hommes, par les renseignements qu'il 
avait fournis, avant et pendant les conférencee de 



92 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 

Châtillon ; que ses conseils avaient été suivis plus 
tard, et étaient la cause de sa chute. « Je voudrais 
bien qu'il sût tout cela, ajouta-t-il, afin qu'il eût 
au moins des raisons pour me haïr. Je publierai 
probablement les détails de cette affaire. »• 

Alors sir Hudson Low^e se promena pendant quel- 
que temps, en se mordant les doigts, et me demanda 
si M™® Bertrand avait répété à des étrangers 
quelque chose de la conversation qu'il avait eue 
avec le général Bonaparte. Je répondis que je ne 
savais pas si M™* Bertrand en était instruite. 
« Il est à désirer pour elle qu'elle ne la connaisse 
pas, dit-il; car elle pourrait rendre sa position et 
celle de son mari plus désagréables encore qu'elles 
ne le sont. » Il répéta ensuite avec colère quelques- 
unes des paroles de Napoléon, et dit : « Le général 
Bonaparte vous a-t-il répété, monsieur, que je lui 
avais dit que son langage était grossier et indécent, 
et que je ne l'écouterais pas davantage? » Je lui 
répondis que non. « Cela prouve une grande peti- 
tesse de sa part, de ne pas vous avoir tout dit. Il 
aurait mieux fait de réfléchir sur sa situation, car 
il dépend de moi de la rendre beaucoup plus dure. 
S'il continue ses injures, je lui ferai sentir mon 
pouvoir. Il est mon prisonnier de guerre, et j'ai le 
droit de le traiter selon sa conduite. Je le mettrai à 
la raison. » Il se promena encore quelques minutes, 
en répétant les observations de Napoléon, qu'il ca- 
ractérisait d'ignobles, etc. Enfin «s'étant mis lui- 
même en colère, il s'écria : « Dites au général Bona- 
parte qu'il veille sur sa conduite, et que, s'il conti- 



MÉMORIAL DE SÀlNTE-HÉLENE 93 

nue, je serai forcé d'augmenter les restrictions déjà 
apportées à sa liberté. » Après avoir observé qu'il, 
avait été cause de la perte de millions d'hommes, et 
que, s'il était libre, il le serait encore, il finît en 
disant : « Je regarde Ali-Pacha comme un coquin 
plus estimable que lui. » (M. Baxter venait de nous 
joindre lorsqu'il prononça ces mots.) 

23 août. — J'ai dit à Napoléon, dans le cours de 
la conversation, que le gouverneur l'accusait d'avoir 
mal compris ses expressions, qu'il prétendait 
n'avoir jamais dit ni eu l'intention de dire qu'il eût 
donné sa démission; qu'il avait avancé seulement 
que si le gouvernement n'approuvait pas sa con- 
duite, il abandonnerait sa place, etc. « Cela est bien 
singulier, dit Napoléon, il m'a dit qu'il l'avait aban- 
donnée : au moins je l'ai compris ainsi. Tantopegio.ri 
J'observai ensuite qu'en conséquence des désagré- 
ments qu'il avait éprouvés dans leur dernière entre- 
vue, il était probable qu'il n'en solliciterait pas une 
autre. « Tanto meglio^ dit Napoléon, alors je n'aurai 
plus l'ennui de l s no bruto mo, etc. » 

26 août, — Napoléon m'a demandé si j'avais vu 
la lettre écrite par le comte Montholon à sir Hudson 
Lowe, contenant leurs plaintes ; je répondis que oui. 
(( Croyez- vous, me dit-il, que le gouverneur l'en- 
voie en Angleterre? » Je lui assurai que je n'en dou- 
tais pas; que,^de plus, le gouverneur m'avait dit lui 
avoir offert, non seulement de faire parvenir leurs 
lettres, mais encore de les insérer dans les journaux. 
« C'est une fausseté, répondit Napoléon, il m'a dit 
qu'il enverrait nos lettres en Europe, et qu'il les 



94 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈXE 

ferait publier, si toutefois il en approuvait le coa 
tenu. D'ailleurs, quand bien même il le voudrait, 
son gouvernement ne le souflrirait pas. Supposez, 
par exemple, que je lui envoie une adresse a la na- 
tion française. Au surplus, je ne pense pas qull 
permettrait qu'on publiât une lettre qui le touvri- 
rait d'infamie. Le peuple anglais veut savoir pour- 
quoi je conserve le titre d'empereur après avoir 
abdiqué : je l'ai expliqué dans une 'lettre. J'avais 
intention de vivre incognito en Angleterre comme 
un simple particulier; mais puisqu'ils m'ont envoyé 
ici, et qu'ils veulent faire croire que je n'ai jamais 
été premier magistrat, ou empereur de France, j'en 
conserve le titre. *** m'a rapporté qu'il avait entendu 
dire aux lords Liverpool et Castlereagh-, qu'une des 
principales raisons pour lesquelles ils m'avaient 
envoyé ici, était la crainte que je ne me mêlasse 
de quelque cabale avec l'opposition. Il est assez 
probable qu'ils craignaient bien plus que je ne fisse 
connaître la vérité sur leur compte, et que je révé- 
lasse bien des choses qui ne leur plairaient pas, 
parce qu'en Angleterre ils ne pouvaient défendre 
aux personnes de distinction de me voir. » 

Il se plaignait ensuite de la sévérité inutile avec 
laquelle on le privait de certains journaux, ne lui 
laissant que quelques numéros détachés de la sotte 
Gazette de France^ ou bien de la ridicule Quoti^ 
dienne ou du Times, 

Depuis quelques jours, de nouveaux piquets ont 
été établis, et l'on a placé plusieurs nouvelles sen- 
tinelles, qui sont la plupart sous les yeux de Napo 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 1>5 

léon lorsqu'il veut sortir après le soleil couché. 
On a presque terminé des fossés de huit ou dix 
pieds de profondeur qui entourent le jardin. 

27 août, — Napoléon m'a demandé s'il était 
vrai que le commissaire français et M'"" Sturmer 
eussent eu une querelle. J'ai répondu que M. Mont- 
chenu avait dit que M™® Sturmer ne savait pas 
entrer dans un salon. Il se mit à rire et me dit : 
« Je parierais bien que le vieux marquis n'a dit 
cela que parce que cette dame n'est pas sortie d'une 
vieille souche noble, et parce que son père est plé- 
béien. Ces vieux émigrés ont le malheur de n'esti- 
mer que ceux qui peuvent établir de gothiques ar-» 
moiries. » Je lui demandai si F. G — était un 
homme a talents. Il se mit k rire aux éclats. « Lui 
un homme à talents ! c'est le plus grand benêt de 
la terre, un igno7*antaccio che non ha ne (alentOy ne 
informazioney une espèce de Don Quichotte. Je le 
connais bien. Il n'est pas capable de soutenir une 
conversation de cinq minutes. Il n'en était pas de 
même de son épouse; c'était une belle femme, très 
spirituelle, mais bien malheureuse. Era bella, gra- 
ziosuy e piena d*intel/igen;;a. Il parla ensuite pen- 
dant longtemps de la France. La plus grande 
faute que pourraient faire les ministres actuels, ce 
serait d'introduire dans l'armée française l'ancien 
système de noblesse. Au lieu de laisser les fils de 
paysans et de laboureurs arriver aux grades de 
généraux comme de mon temps, s'ils veulent les 
réserver à la vieille noblesse, ils se perdront sans 
retour. La noblesse, avant la Révolution, se compo- 



96 MÉMORIAL DE SAINTB-HELENE 

sait en grande partie d'hommes ignorants, vains et 
arrogants : je ne sais comment elle se compose 
aujourd'hui, et je ne suis pas k même de juger de 
la vérité de ce mot : Ils n'ont rien appris^ ils nont 
rien oublié. Quoi qu'il en soit, si, après vingt-cinq 
ans d'exil et de disgrâce, ils sont rentrés avec les 
mêmes principes, et s'ils parviennent à les faire 
adopter aux ministres, une nouvelle révolution est 
infaillible. Je connais les Français : six, dix ans se 
passeront peut-être sans trouble ; mais une armée 
organisée dans des principes qui blesseraient l'éga- 
lité consacrée dans la loi fondamentale serait mas- 
sacrée et jetée dans la Seine. Mais on sera trop 
sage pour éviter ce malheur. Moi, j'ai tiré la plupart 
de mes généraux de la boue. Partout où j'ai trouvé 
le talent et le courage, je l'ai élevé et mis ksa place. 
Mon principe était de tenir la carrière ouverte aux 
talents, sans demander si l'on avait des quartiers 
de noblesse à montrer. Il est vrai que j'ai élevé 
quelques individus de la vieille noblesse, par esprit 
de politique et de justice, mais jamais je n'ai eu en 
eux beaucoup de confiance. Si la masse du peuple, 
continua-t-il, voyait renaître les temps féodaux, elle 
s'irriterait de l'impossibilité où seraient ses enfants 
de s'élever dans l'armée. 

« Pour vous donner une idée du sentiment géné- 
ral de la France, je ne vous citerai qu'une anecdote : 
lors de mon retour d'Italie, comme ma voiture 
montait la côte escarpée de Tarare, je descendis 
pour la suivre a pied, sans domestique, comme cela 
m'arrivait souvent. Mon épouse et ma suite étalent 



MEMORIAL DE SAINTE-HELENE 97 

à quelque distance derrière moi. Je vis une vieille 
femme, estropiée et boitant, qui cherchait, à Taide 
d une béquille, à gravir la montagne. J'avais une 
redingote, et elle ne me reconnut pas. J'allai sur 
elle, et lui dis : Eh bien, ma bonne, où allez-vous 
avec un empressement si peu d'accord avec votre 
âge ? qu'est-il donc arrivé ? — Ma foi, répondit la 
vieille, on m'a dit que l'empereur était ici, et j'ai 
voulu le voir avant de mourir. — Bah, bah ! lui repli- ' 
quai-je, qu'avez-vous besoin dfe le voir? qu'avez- 
vous gagné avec lui ? c'est un roi tout comme un 
autre. — Monsieur, cela peut être ; mais, après tout, 
il est le roi du peuple. Nous l'avons choisi ; et si nous 
devons avoir un tyran, c'est la moindre des choses 
qu'il soit de notre choix. — Vous voyez en cela l'ex- 
pression des sentiments qui animaient alors la na- 
tion française , sortir de la bouche d'une vieille 
femme. » 

Je lui demandai son opinion sur Soult, et lui dis 
que j'avais entendu quelques personnes lui donner, 
comme général, le second rang après lui. Il répon- 
dit: (( C'est un excellent ministre de la guerre, ou 
un major général très précieux : il connaît mieux 
les dispositions d'une armée que la manière de la 
commander. » 

Quelques officiers du 53® avaient dit à M™® Ber- 
trand tenir de sir Thomas Reade que Bonaparte 
n'aime pas k les voir, ni aucun habit rouge, parce 
que cela lui rappelle Waterloo. M™® Bertrand 
leur assura que cette opinion était tout a fait con- 
traire à celle qu'elle avait toujours entendu expri- 

6 



08 3tÉMORIÀL DE SAIXTE-HÉLjÈNE 

mer par Napoléon. La même chose m'a été dite par 
les lieutenants Fitzgerald et Mackay. 

28 août, — J'ai appris que la fameuse lettre a été 
montrée à quelques officiers de la marine et de 
l'armée, et que probablement plusieurs copies en 
ont été envoyées en Angleterre. 

Le comte Montholon a remis ce soir au capitaine 
Poppleton, pour le gouverneur, une lettre dans 
laquelle il lui déclare que s'il ne juge pas convena- 
ble de rétablir les choses, relativement aux laissez- 
passe?', dans le même état où elles étaient du temps 
de sir George Cockburn, état que le gouvernement 
avait approuvé, il n'accorderait plus de laissez 
passer à personne. 

30 août. — Napoléon s'est levé à trois heures. 
11 a écrit jusqu'à six, puis s'est recouché. A cinq 
heures du soir, le comte Bertrand alla dire au ca- 
pitaine Poppleton que Napoléon désirait le voir. Le 
capitaine était encore en habit du matin ; il deman- 
da la permission de se retirer pour changer de vê- 
tements ; mais Bertrand exigea qu'il vînt sans céré- 
monie. Il fut donc introduit dans la salle de billard 
où il trouva Napoléon debout, le chapeau sous le 
bras. « Monsieur Poppleton, lui dit-il, vous êtes, 
je crois, le plus ancien capitaine du 53 ? — C'est 
vrai. — J'estime beaucoup les officiers et les sol- 
dats dli 53®, ce sont de braves gens qui font bien 
leur devoir. On m'a appris que le bruit courait, dans; 
le camp, que je ne voulais pas voir les officiers; 
-voulez-vous avoir la bonté de leur assurer que ceux 
qui leur ont rapporté cela leur ont dit une fausseté 



MEMORIAL DE SAINTE-HELENE ; 99 

Je n'ai jamais dit ni pensé rien de semblable : je serai 
toujours bien aise de les voir. 

On a dit aussi que le gouverneur leur avait dé- 
fendu dé me rendre visite. » Le capitaine Poppleton 
répondit qu'il croyait dénué de fondement le ren- 
seignement qu'il avait reçu; que les officiers du 53* 
connaissaient la bonne opinion qu'il avait toujours 
exprimée sur leur compte, qu'ils en étaient vive- 
ment flattés ; qu'ils avaient pour lui le plus profond 
respect. Napolécn sourit et répondit : « Je ne suis 
pas une çieifle femme. J'aime un brave soldat qui a 
subi le baptême du feu, à quelque nation qu'il 
appartienne. » 

31 août. — Sir George Bingham et le major Fehr- 
sen, du ôS', ont eu une longue conversation avec 
Napoléon. 

i®*" septembre 1816- — Sir Hudson Lowe est venu 
à Longwood. Depuis deux ou trois jours, la lettre 
avait été montrée et lue, par le comte Las Cases, au 
capitaine d'artillerie Grey, et à quelques officiers. 
Sir Hudson désirait beaucoup savoir si personne 
n'en avait pris copie. Je lui dis que tous les habitants 
de Longwood pouvaient s'en procurer une, s'ils en 
avaient envie. Son excellence parut très alarmée, et 
observa que c'était violer l'acte du Parlement, que 
de l'avoir lue à des personnes n'appartenant pas à 
Longw^ood. Il me demanda si j'avais communiqué au 
général Bonaparte ce qu'il m'avait dit le 22. Je ré- 
pondis que oui ; que Napoléon avait répondu qu'il 
pouvait agir comme il voudrait; que tout ce qui lui 
restait à faire maintenant était de placer des sen- 



100 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

tinelles aux portes et aux fenêtres pour Tempêcher 
de sortir, que tant qu'il aurait un livre il s'en in- 
quiéterait fort peu. Le gouverneur dit qu'il avait 
fait passer ses plaintes au gouvernement britanni- 
que, et qu'il dépendait des ministres d'agir comme 
bon leur semblerait; et qu'il me priait de lui dire 
qu'il leur avait fait connaître tout ce qui s'était pas- 
sé. Il ajouta qu'à la vérité, il ne pouvait être beau- 
coup plus mal. 

4 septembre, — J'ai dit à Napoléon que le gou- 
verneur m'avait chargé de lui apprendre que la 
lettre du comte de Montholon avait été envoyée au 
gouvernement de S. M., et qu'il avait mis les mi- 
nistres à même d'agir. <( Peut-être, répondit-il, sera- 
t-elle publiée dans les journaux anglais avant que 
la copie arrive ? » 

5 septembre, — Le major Gorrequer est venu à 
Longwood, pour prendre des arrangements avec le 
général Montholon, relativement à la réduction pro- 
posée dans les dépenses; il m'a prié d'y assister. Le 
major a dit que lorsque le gouvernement britannique 
avait fixé à 8,000 livres sterling le maximum de 
toutes les dépenses de la Maison du général Bona- 
parte, il pensait que quelques-uns des officiers 
généraux et autres individus qui la composent re- 
tourneraient en Europe. Comme cela n'avait point eu 
lieu, le gouverneur, sur sa propre responsabilité, 
avait ordonné qu'il serait ajouté 4,000 livres ster- 
ling aux 8,000, ce qui faisait en tout 12,000 liv. 
sterling pour toutes les dépenses ; que le généra) 
Montholon devait donc savoir que, sous aucun pré- 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNB 101 

texte, les dépenses ne pouvaient excéder 1,000 liv, 
par mois. Si le général Bonaparte ne voulait pas se 
conformer aux réductions nécessaires pour ne pas 
excéder cette somme, il devait payer le surplus par 
des traites fournies par quelque banquier d'Europe, 
ou sur tels de ses amis qui voudraient payer pour lui. 
Le comte Montholon répondit que Napoléon était 
prêt à payer toutes les dépenses de l'établissement, 
si on voulait lui laisser les moyens de le faire, et 
si Ton permettait à une maison marchande ou à 
une maison de Sainte-Hélène, Londres ou Paris, 
choisie par le gouvernement anglais lui-même, de 
servir d'intermédiaire pour recevoir et envoyer des 
lettres cachetées ; que, d'un autre côté, il engage- 
rait son honneur, pourvu qu'on regardât cette cor- 
respondance comme sacrée, que les lettres ne 
traiteraient que d'affaires pécuniaires. Le major Gor- 
requer répondit que cela ne pouvait être accordé, 
qu'aucune lettre cachetée ne sortirait de Long- 
wood. I 

Le major Gorrequer dit ensuite au comte Mon- 
tholon que la réduction proposée commencerait à 
s'effectuer à partir du 15 du présent mois, et le 
pria de s'arranger avec M. Balcombe,le pourvoyeur, 
sur l'emploi de 1,000 livres sterling par mois, à 
moins qu'il ne préférât donner des traites pour le 
surplus. Le comte Montholon répondit qu'il ne s'en 
mêlerait pas ; que le gouverneur pouvait agir comme 
il le voudrait ; que dans le moment présent on ne 
leur fournissait rien de superflu, et qu'aussitôt que 
es réductions commenceraient, lui, pour sa part, il 

6. "^ 



i 



102 91ÉMORIÀL DE SAINTE-HÉLÈNE 

abiandonnerait toute charge pour ne plus s'occuper 
de rien ; que c'était une imfamie de la part du mi- 
nistère anglais de déclarer à l'Europe que Napoléon 
ne manquait de rien, et de refuser les offres que 
faisaient les puissances alliées de défrayer une par- 
tie des dépenses, pour le réduire, lui et sa suite, 
presque à la ration d'un soldat. Le major Gorrequer 
nia que les puissances alliées eussent jamais fait 
une offre semblable. Montholon répondit qu'il l'avait 
lu dans quelques journaux. Le major Gorrequer 
observa alors qu'il était nécessaire d'apporter une 
grande réduction dans la consommation du vin, et 
qu'on se bornât a dix bouteilles de vin rouge et une 
de madère ; que la consommation dePlantation-House 
était réglée k raison d'une bouteille par personne. 
Montholon répondit que les Français buvaient beau- 
coup moins que les Anglais, et qu'il avait déjà fait 
à la table de Napoléon ce qu'il n'avait jamais fait 
en France chez lui, qu'il avait rebouché les restes 
de vin pour les faire servir le lendemain sur la table ; 
que de plus, le soir il ne restait jamais un morceau 
de viande dans le garde-manger. Gorrequer ob- 
serva que 12,000 livres sterling sont un joli revenu. 
C'est à peu près autant que 4,000 livres en Angle- 
terre, répondit Montholon. L'affaire fut alors ren- 
voyée au samedi. Avant de quitter Longwood, le 
major Gorrequer convint avec moi que les dépenses 
de l'établissement ne pouvaient être couvertes avec 
12,000 livres sterling par année ; mais qu'il pensait 
que l'on pouvait bien faire une réduction de 2,000 li- 
vres. J'observai que cela pouvait se faire, pourvu 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 103 

qu'on établît à Longwood, sous la direction d'une 
personne qui convint, un magasin de toutes les 
choses nécessaires. 

— Le major Gorrequer est revenu, et II a eu en 
ma présence une longue conversation avec le comte 
Montholon. Celui-ci lui a dit que les ordres avalent 
été donnés pour renvoyer sept domestiques, ce qui, 
avec l'économie apportée dans la nourriture et la 
consommation du vin, réduirait le dépense de l'éta- 
blissement à peu près de 15,194 livres sterling par 
an ; mais que cette somme était le minimum des 
minimum^ et qu'il était impossible d'y faire aucune 
autre réduction. Cependant le capitaine persista 
toujours à dire qu'à dater du 15, il ne serait accordé 
que 1,000 livres sterling par mois. Alors le comte 
Montholon, après avoir renouvelé l'offre faite dans 
la dernière conversation, dit que si le gouvernement 
britannique ne voulait pas lui permettre de se ser- 
vir de ses propriétés, il ne lui restait d'autre parti 
â prendre que de disposer de ce qui lui apparte- 
nait ; qu'en conséquence, une partie de son argente- 
rie serait portée k la ville et vendue, afin de se 
procurer , chaque mois, la somme nécessaire a ajouter 
à celle accordée par sir Hudson Low^e, pour leur 
subsistance. Le major Gorrequer dit qu'il en ins- 
truirait le gouverneur. 

. Sir Hudson Lowe, accompagné du général Meade, 
qui est arrivé depuis deux jours, est venu à Long- 
wood, et tous deux en ont fait le tour. Le gouverneur 
paraissait indiquer au général les limites et autres 
objets qui se rattachent à la garde des prisonniers. 



104 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

Vers le soir, Napoléon m'a envoyé chercher; il 
se plaignait d'un violent mal de tête. Il était dans 
sa chambre a coucher, assis devant un feu de bois, 
dont la flamme, brillant et s'éteignant tour à tour, 
donnait par instant à sa physionomie l'expression 
la plus singulière et la plus mélancolique. Ses mains 
étaient croisées sur ses genoux; il semblait réflé- 
chir à sa malheureuse position. Après un moment 
de silence, aDottore, dit-il, potete dar qualche cosa 
a far dormire un iiomo che non puo ? Cela est au- 
dessus de votre art. J'ai essayé en vain de prendre 
un peu de repos. Je ne puis, continua-t-il, je ne 
puis comprendre la conduite de vos ministres. Ils 
dépensent 60 ou 70,000 livres sterling pour en- 
voyer des meubles, du bois et des matériaux de 
construction pour mon xisage, et ils envoient en 
même temps l'ordre de me mettre presque k la ra- 
tion. Ils m'obligent de renvoyer mes domestiques, 
et de faire des réductions incompatibles avec la 
décence et le bien-être de ma Maison. Nous avons 
ici des aides de camp qui stipulent pour une bou- 
teille de vin et deux ou trois livres de viande avec 
autant de gravité et d'importance que s'il s'agissait 
de traiter de la distribution de plusieurs royaumes. 
Je vois des contradictions incompréhensibles : d'un 
côté, des frais énormes et inutiles; d'un autre, une 
petitesse et une vilenie impossibles à décrire. 
Pourquoi ne me laissent-ils pas le soin de me four- 
nir de tout ce qui m'est nécessaire, plutôt que d'a- 
vilir le caractère de la nation? Ils ne veulent pas 
fournir à mes serviteurs ce à quoi ils ont été ac- 



MÉMORIAL DE SAINTB-HÉLÈNE 105 

coutumes, et ne veulent pas non plus que j'y pour- 
voie pour eux, en envoyant des lettres cachetées au 
moyen d'une maison de commerce de leur propre 
choix. Aucun homme en France ne voudrait répon- 
dre à une de mes lettres, lorsqu'il saurait qu'elle 
pourrait être lue par les ministres anglais, qu'il 
serait par conséquent dénoncé, et que ses proprié- 
tés et sa personne seraient exposées à une ruine 
certaine. D'ailleurs, vos ministres ne m'ont pas fait 
preuve de probité, en s'emparant de la légère som- 
me que j'avais sur moi sur le Bellérophon; ce qui 
laisse à penser qu'ils feraient de même s'ils savaient 
où est placé ce que je possède. Ces envois ridicu* 
les qu'on fait ont sans doute pour but d'étourdir la 
nation anglaise. Jean Taureau (1), en voyant partir 
cet ameublement, en voyant tant de luxe et de pa- 
rade dans les préparatifs faits en Angleterre, en 
conclut que je suis traité ici comme un roi. S'il 
savait la vérité et le déshonneur qui rejaillit sur lui, 
il serait indigné. » Il me demanda alors quel était 
ce singulier officier général qu'il avait vu rôder avec 
sir Hudson Lowe. Je répondis que c'était le géné- 
ral Meade, arrivé depuis quelques jours avec son 
épouse ; que j'avais servi sous ses ordres en Egypte, 
où il avait été dangereusement blessé. « Quoi! avec 
Abercromby? (2) — Non, pendant la malheureuse 

(1) Sobriquet du peuple anglais. 

(2) Le général sir Ralpn Abercromby faisait partie do l'armée 
d'Egypte : à la tète de 16,000 hommes il s'empara d'abord du fort d'Abou- 
kir, malgré la résistance héroïque d'une garnison trop faible contre 
d'aassi nombreux assaillants. L'armée française s'étant repliée sur Alexan- 
drie, Abercromby s'avança contre elle, en couvrant son camp par des 
lignes de défense ; il fut attaqué par les Français sous les ordres du 
général Menou,le 31 mars 1801. Sans être arrêtés par la grande infériorité 



106 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

attaque de Rosette. — Quelle espèce d'homme est- 
ce ? » Je répondis qu'il avait une très bonne répu- 
tation. « On a vu, dit-il, le gouverneur l'arrêter plu- 
sieurs fois, et lui faire des observations. Je suppose 
qu'il lui aura rempli la tête de mensonges sur mon 
compte, et qu'il lui aura dit que j'abhorrais la vue 
même d'un Anglais, comme quelqu'une de ses ca^ 
nailles l'a répété aux officiers du 53®. Je lui ferai 
écrire pour le prévenir que je veux le voir. » 
. 8 septembre, — Le comte Montholon a écrit au 
général Meade pour l'inviter à venir à Longwood, 
en disant que Napoléon serait bien aise de le voir. 
Cette lettre fut remise au capitaine Poppleton, qui 
fut aussi chargé de dire à M™® Meade que Napo- 
léon osait à peine se permettre d'engager une 
dame à venir le visiter; mais que si elle lui accor- 
dait cette faveur, il serait heureux de la voir aussi. 
Le capitaine Poppleton porta cette lettre ouverte à 
sirHudson Lowe. Son Excellence la remit au géné- 
ral Meade. Sur la route de James-Town, le général 
Meade arrêta son cheval, et dit au capitaine Pop- 
pleton qu'il se serait estimé très heureux de pouvoir 
profiter de l'invitation qui lui était faite ; mais qu'il 
avait appris qu'il existait des restrictions, et qu'il 
fallait qu'il demandât au gouverneur la permission 
de l'accepter ; que d'ailleurs le vaisseau allait lever 
l'ancre, et qu'il ne voulait pas le retenir. Il le pria 



lui-même, blessé mortellement, expica sent jours après sur Iq bâtimeat 
qui lo transportait À Malto, où il fut entorré. 



MÉMORIAL DE SAINTB-HBLÈNE 107 

de faire connaître tous ces motifs à Longw'ood. Il 
écrivit ensuite au comte Montholon une lettre, pour 
le remercier de l'honneur qu'on lui avait fait, et 
s'excuser sur ce que le vaisseau allait lever Fancre. 

9 septembre. — Napoléon s'est plaint du mal de 
tête, de coliques, etc. — Je lui ai ordonné un léger 
purgatif; il l'a réfusé, en disant qu'il se guérirait 
lui-même en faisant diète et en buvant de l'eau de 
poulet. Il m'a fait part de la lettre que le général 
Meade a écrite au comte Montholon. a Je suis con- 
vaincu que le gouverneur l'a empêché de venir me 
voir, continua-t-il ; quand vous verrez ce gouverneur, 
dites-lui que telle est mon opinion. » 

Les généraux Gourgaud et Montholon se sont plaints 
du vin, qu'ils soupçonnent contenir du plomb, parce 
qu'il leur a donné la colique ; ils m'ont prié de me 
procurer une coupelle pour le décomposer. 

Le jeune Las Casés et Piontowski sont allés au- 
jourd'hui à la ville. Ils ont eu une longue conver- 
sation avec les commissaires russe et français. 
Piontowski dit qu'à leur arrivée sir Thomas Reade 
a envoyé l'ordre au lieutenant qui les accompagnait 
de ne pas leur permettre de se séparer ; de les suivre 
partout, et d'écouter leur conversation. Tandis qu'ils 
parlaient à Rose bud (bouton de rosëy jeune fille 
que l'on nomme ainsi à cause de la fraîcheur et de 
la beauté de son teint), un des soldats d'ordonnance 
de sir Thomas Reade, d'après les ordres de celui-ci, 
emmena leurs chevaux. Il était en outre chargé de 
leur dire que leur domestique était ivre, et que 
s'ils ne quittaient la ville aussitôt, sir Thomas le 



108 MEMORIAL DE SAINTE-HÉlÈNE 

punirait pour s'être enivré, parce qu'il était soldat. 
Le jeune Las Cases, plus calme, Ta prié de deman 
der, à cet effet, un ordre écrit; mais Piontowski, 
dans sa colère, n'a pu s'empêcher de lui dire qu'il 
donnerait des coups de cravache à quiconque es- 
saierait d'emmener les chevaux. 

10 septembre. — Napoléon, après un moment de 
conversation sur sa santé, m'a dit que tandis que le 
jeune Las Cases parlait au commissaire russe, le gou- 
verneur allait et venait pour les épier, devant la maison 
où ils étaient. « Je n'aurais jamais cru, continua-t-il, 
qu'un lieutenant général, un gouverneur, pût s'a- 
baisser jusqu'à faire le métier de gendarme. Dites- 
le-lui la première fois que vous le verrez. » 

Napoléon fit ensuite quelques observations sur 
la mauvaise qualité du vin fourni à Longwood. Il 
ajouta que lorsqu'il était sous-lieutenant d'artillerie, 
il avait une meilleure table, et buvait de meilleur 
vin. 

J'ai vu ensuite sir Hudson Lowe, qui m'a demandé 
si le général Bonaparte avait fait quelques obser- 
vations sur le refus du général Meade de se rendre 
à l'invitation qui lui avait été faite. Je lui ai répondu 
que Napoléon était persuadé que lui, sir Hudson 
Lowe, l'avait empêché de s'y rendre, et qu'il m'a- 
vait chargé de lui dire que telle était son opinion. 
A peine eus-je prononcé ces mots, que le gouver- 
neur changea de visage; il s'écria avec colère: 
« C'est un misérable menteur, un imposteur; j'ai 
prié moi-même le général Meade d'accepter. » Il 
se promena alors, pendant quelques minutes, dans 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 109 

une grande agitation, en répétant qu'il n'y avait 
qu'un méchant homme qui pût avoir une semblable 
idée sur son compte. Alors il monta à cheval et 
partit. A peine avait-il fait cent pas, qu'il revint 
sur ses pas, et me cria d'un ton d'indignation : 
(( Dites au général Bonaparte que ce qu'il a dit è 
una huggia infâme^ e che è un buggiardône cki 
rha detto (1). Dites-lui cela exactement. » 

Sir Thomas Reade m'a dit que le récit qu'a fait 
Plontowski de ce qui lui est arrivé dans la ville 
est faux; que les seuls ordres qu'il avait donnés 
au lieutenant Sweeny étaient de ne pas perdre les 
Français de vue ; que, voyant leur domestique tel- 
lement ivre qu'il ne pouvait se tenir à cheval, il 
avait envoyé, par pure politesse, son soldat d'ordon- 
nance pour l'aider à faire sortir les chevaux. 

12 septembre. — Napoléon est toujours malade; 
il s'est plaint d'un légère colique. Je lui ai ordonné 
une dose de sel d'Epsom. Il me donna, en plai- 
santant, un léger coup sur la joue, et dit que s'il 
n'allait pas mieux demain, il prendrait son purga- 
tif ordinaire, du sel de tartre. Pendant la conver- 
sation, je lui appris que le gouverneur m'avait assuré 
n'avoir non seulement pas empêché le général Meade 
de le voir, mais même l'avait pressé d'accepter l'in- 
vitation. (( Je ne le crois pas, dit Napoléon ; ou s'il 
l'a fait, c'était de manière à en détourner l'autre. » 

Je lui rapportai ensuite l'explication que m'avait 

(1) « Est un infâme mensonge, et que la personne qui l'a dit est un 
grand menteur. » Il est presque inutile de dire que je ne m'acquittai pas 
exactement de la commission. 

. 7 



110 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

donnée sîr Thomas Reade sur l'affaire de Pion- 
towskî. « Ce dont je me plains, dit-il, c'est de la 
manière ambiguë dont ils agissent pour empêcher 
les Français d'aller à la ville. Pourquoi ne disent- 
ils pas une bonne fois avec fermeté : « Vous ne 
pouvez pas aller à la ville? » et personne ne le 
demandera, et ils ne seront pas forcé de convertir 
des officiers en espions et en gendarmes, de faire 
suivre les Français partout, et d'écouter leurs con- 
versations. 

« Mais leur intention est de mettre tant d'en- 
traves à nos promenades, et de nous les rendre si 
désagréables, que cela équivale à une défense for- 
melle, pour que, sans donner des ordres directs, 
ce gouverneur puisse dire que nous avons la liberté 
d'aller à la ville, mais que nous ne voulons pas en 
profiter. » 

J'ai vu sir Hudson Lowe h la ville, et je lui ai ra- 
conté ce que j'avais dit à Napoléon sur Piontowski; 
j'ai rapporté sa réponse, ainsi que les plaintes faites 
par le général Gourgaud et le comte Montholon sur 
le vin, et la prière qu'ils m'ont faite de leur procu- 
reur une coupelle pour le décomposer. On a em- 
prunté quelques bouteilles de vin rouge au capitaine 
Poppleton, pour l'usage de Napoléon. 

13 septembre, — Napoléon va beaucoup mieux 
Il s'est entretenu, avec M. Balcombe, des affaires 
de l'établissement. 

On a pesé une grande quantité de vaisselle plate 
pour la briser et la vendre. Le capitaine Poppleton 
est allé en instruire sir Hudson Lowe. Le comte 



MÉMORIAL DE SÀINTE-HÉLENB 111 

Montholon et Cipriani se sont plaints du mauvais 
état des casseroles de cuisine, qui toutes ont besoin 
d'être étamées. Le major Gorrequer a été prié 
d'envoyer un ouvrier pour les réparer de suite. Il 
est arrivé au comte Montholon une lettre de M. Bal- 
combe, contenant la note des provisions, etc. 
qui avaient été fixées pour leur usage journalier, 
d'après la réduction ordonnée par le gouverneur. 
Montholon a déclaré qu41 ne signerait aucun reçu 
à l'avenir. 

Cipriani est allé dans la soirée chez le capitaine 
Maunsell pour le prier de lui procurer une dou- 
zaine ou deux de bouteilles du même vin qu'il avait 
emprunté au capitaine Poppleton pour l'empereur, 
et que l'on avait eu de la table du 53", celui qu'on 
avait envoyé de James-Town ayant donné la colique 
a Napoléon ; il a ajouté qu'il le paierait, ou en ren- 
drait une quantité égale de bouteilles. Je traduisis 
cette demande au capitaine Maunsell, qui dit qu'il 
ferait son possible pour procurer ce qu'on deman- 
dait. 

J'ai reçu une réponse du major Gorrequer, qui 
m'informe qu'il a donné l'ordre qu'une nouvelle bat- 
terie de cuisine fût envoyée h Longwood, etc., etc. 

Sir Hudson Lowe et son état-major ont été au 
camp ; le gouverneur a paru très en colère de la 
demande faite au capitaine Maunsell. Il paraît que 
le capitaine en a parlé à son frère, et au garde- 
magasin des vins du régiment, qui a proposé d'en 
envoyer une caisse à Napoléon. Cette intention fut 
communiquée à sir George Bingham, et reportée 



112 MEMORIAL DE SAINTE-HELENE 

par lui au gouverneur, qui m'envoya chercher, et 
me dit que je n'avais pas besoin de servir d'inter- 
prète en pareille occasion. Le major Gorrequer ob- 
serva que le général Bonaparte devait se contenter 
du vin qu'on lui envoyait, ou n'en pas boire du 
tout. 

15 septembre. — J'ai écrit au major Gorrequer 
pour répondre à quelques passages de sa dernière 
lettre, et lui donner une explication sur l'affaire du 
vin d'hier. Je lui ai dit que le général Gourgaud a 
affirmé qu'il y a du plomb dans le vin, et qu'il m'a 
prié de me procurer une coupelle pour le décompo- 
ser. J'ajoutai que j'avais fait connaître cette de- 
mande à sir Hudson Lowe, la dernière fois que 
je l'avais vu dans la ville. Je lui donnai aussi à en- 
tendre qu'il est naturel que Napoléon s'en rapporte, 
jusqu'à ce que l'expérience ait prouvé le contraire, 
à l'assertion du général Gourgaud, qui passe pour 
un très bon chimiste. Je le priai de communiquer 
cette lettre au gouverneur. 

n septembre, — J'ai donné à sir Hudson Lowe 
en personne une explication très détaillée de l'af- 
faire du vin entre le capitaine Maunsell, Cipriani 
et moi ; Son Excellence m'a dit en être satisfaite. 

Aujourd'hui, le major Gorrequer m'a dit, dans le 
cours de la conversation que nous avons eue relati- 
vement à l'approvisionnement de Longwood, que 
sir Hudson Lowe a déclaré tout soldat qui sert de 
domestique à Bonaparte, à Longwood, indigne de 
recevoir la ration. Sir Thomas Reade m'a prié de 
lui faire obtenir de l'argenterie de Napoléon ,cn- 



MÉMORIAL DE 8ÀINTB-HÉLBNB 113 

ticre, parce que, disait-îl, elle se vendrait mieux 
dans cet état que si elle était brisée. 

18 septembre. — Sir Hudson Lowe est venu à 
Longwood. Sir Thomas Reade m'a dit que Bertrand 
l'avait injurié dans sa conversation avec le gouver- 
neur, et que celui-ci avait cru de son devoir d'écrire, 
à ce sujet, une longue lettre à lord Bathurst. 

19 septembre. — Une grande partie de la vais- 
selle plate de Napoléon a été brisée, les armes im- 
périales et les aigles ont été mises à part. Le comte 
Montholon a demandé au capitaine Poppleton un 
officier pour l'accompagner à James-Town, afin de 
vendre son argenterie ; le capitaine en a fait préve- 
nir de suite le gouverneur par une ordonnance, et 
sîr Hudson lui a donné l'ordre de dire au comte 
Montholon que l'argent produit par la vente de l'ar- 
genterie ne lui serait pas remis, mais serait déposé, 
pour l'usage de Bonaparte, entre les mains de M. Bal- 
combe. 

21 septembre. — Sir Pultney Malcolm est venu à 
Longwood, pour prendre congé de Napoléon avant 
son départ pour le cap de Bonne-Espérance, qui 
doit avoir lieu sous quelques jours. II s'est long- 
temps entretenu avec Napoléon, qui l'a reçu très 
gracieusement. La conversation a roulé principale- 
ment sur le Scheldt, Anvers, les guerres d'Allema- 
gne, les Polonais, etc. 

J'ai écrit hier au soir à sir Thomas Reade, à la 
prière de M™® Bertrand, pour savoir si l'on per- 
mettrait qu'un phaéton, qui avait été acheté avec 
l'argent de Napoléon et donné ensuite par lui a 



114 MÉMORIAL DE SAINTE^HELENE 

y[me Bertrand, fût envoyé au Cap, par le vaisseau 
de sir Pultney Malcolm, pour y être vendu. Je finis 
en le priant de me faire savoir, avant d'en parler au 
gouverneur, s'il n'y a pas d'inconvenance à faire 
cette demande, parce qu'alors elle s'en abstien- 
drait. 

23 septembre, — J'ai reçu de sir Thomas Reade 
une lettre, qui m'annonce que le gouverneur a cou- 
senti à la vente du phaéton, à condition que le pro- 
duit en serait déposé entre les mains de M. Bal- 
combe. Trois des domestiques de Bertrand sont dan- 
gereusement malades. 

J'ai appris une anecdote curieuse sur le général 
Yandamme. Lorsqu'il fut fait prisonnier par les 
Russes, il fut conduit devant l'empereur Alexandre, 
qui l'appela voleur et pillard, ajoutant qu'on ne pou- 
vait accorder aucune faveur a un être aussi exécrable. 
Ces reproches furent suivis de l'ordre d'envoyer 
Vandamme en Sibérie, tandis que les autres prison- 
niers étaient conduits beaucoup moins loin vers le 
nord. Yandamme répondit avec un grand sang- 
froid : «Il se peut bien, sire, que je sois un voleur, 
un pillard ; mais il est des crimes plus grands qui 
n'ont jamais souillé ma main... » Il fut entraîné par 
son escorte. 

J'ai rencontré sir Hudson Lowe comme il venait 
à Longwood. Il m'a dit que le général Bonaparte 
s'était beaucoup nui par les lettres que le comte 
Montholon avait écrites d'après ses ordres, et qu'il 
désirait qu'il le sût; que s'il se fût conduit conve- 
nablement pendant quelques années, les ministres 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 115 

auraient pu croire qu'il était sincère, et lui permet- 
tre d'habiter l'Angleterre. Il ajouta que lui, Hud- 
son Lowe, avait aussi écrit à Londres des lettres 
telles, qu'elles empêcheraient à jamais Las Cases 
de recevoir la permission de rentrer en France. A 
Longwood, les volailles envoyées pour la consom- 
mation du jour furent montrées à Son Excellence, 
par le capitaine Poppleton. Le gouverneur voulut 
bien avouer cependant qu'elles étaient mauvaises. 

27 septembre. — Les commissaires sont venus à 
la porte de Longwood; ils ont voulu entrer; mais 
l'officier de garde les en a empêchés, parce que 
leurs laissez-passer ne spécifiaient pas Longwood, 
mais « tous les lieux par où un officier pouvait pas- 
ser ». 

28 septembre, — Napoléon s'est occupé à lire le 
grand ouvrage de Denon sur l'Egypte; il en a fait 
des extraits de sa propre main. 

i®' octobre 1816. — J'ai répété à Napoléon ce que 
sir Hudson Lowe m'avait chargé de lui dire le 23. 
Il a répondu : « Je n'attends que de mauvais trai- 
tements du ministère actuel. Plus ils voudront 
m'abaisser, plus je m'élèverai moi-même. J'avais 
l'intention de prendre le nom du colonel Muiron, 
tué à mes côtés à Arcole en me couvrant de son 
corps (i), et de vivre comme un simple particulier 
dans quelque partie de l'Angleterre, sans me mêler 
jamais au grand monde. Je ne serais jamais allé à 

(1) Muiron est le nom d'un officier qui, dès lesprcmiersjoursdola Révo- 
luution, servit dans le corps de l'artillerie, et se distingua particulièrement 
au siège de Toulon, 0(1 il fut blessé à côté de Bonaparte, en entrant par 
une embrasure dans la redoute anglaise. Au 13 vendémiaire, il comman- 



116 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

Londres, je n'aurais fréquenté que peu de person- 
nes. Peut-être me serais-je lié avec quelques savants? 
Je me serais promené tous les jours à cheval, et 
serais revenu à mes études. » Je lui fis l'observation 
que tant qu'il s'obstinerait à prendre le titre de 
Majesté, les ministres anglais saisiraient ce pré- 
texte pour le retenir à Sainte-Hélène. Il répondit : 
« Ils m'y forcent. Je voulais arriver ici incognito^ 
je l'avais proposé à l'amiral; mais ils n'ont pas 
voulu le permettre. Ils persistent à m'appeler 

dait une division d'artillerie qui défendait la Convention. Ensuite, lors 
de la campagne d'Italie, Bonaparte, général en chef, prit Muiron pour 
aide de camp, et trouva en lui un onicier des plus distingués. Il était 
partout où se trouvait son général. On sait la lutt« terrible que l'on dut 
soutenir pour s'emparer du pont et du village d'Arcole. A un moment 
tous les officiers qui sont auprès de Bonaparte tombent autour de lui ; 
Muiron est tué en le couvrant de son corps. Après la victoire si chère- 
ment achetée, Bonaparte écrivit au Directoire, et donna les plus grands 
regrets aux officiers et soldats tués dans cette journée. A la femme de 
Muiron, il adressa cette lettre : 

«A la citoyenne Muiron. 
« Quartier général, Vérone, 19 novembre 1796. 

« Muiron est mort à mes cotés, sur le champ de bataille d'Arcole. Vous 
avez perdu un mari qui vous était cher. J'ai perdu un ami auquel j'étais 
depuis longtemps attaché ; mais la patrie perd plus que nous deux en 
perdant un officier distingué autant par ses talents (jue par son courage. 
Si je puis vous être bon à quelque cnose, à vous ou a son enfant, je vous 
prie de compter entièrement sur moi. » 

« Bonaparte. » 

Le vainqueur d'Arcole n'oublia jamais Muiron : le 1*' juin 1797 il donna 
le nom de son aide de camp à l'une des frégates prises à Venise, 
et l'année suivante la Muiron faisait partie de la flotte qui partait avec 
Bonaparte pour l'Egypte. C'est également sur la Muiron que Bonaparte 
revint en Europe et arriva à Fréjus le 9 octobre 1799. Au combat d'Algé- 
siras, livré le 6 juillet 1801, la Muiron eut une belle part. Enfin, en 1807, 
le ministre de la marine écrivit à propos de la Muiron. au préfet mari- 
time de Toulon: 

« Monsieur le contre-amiral, la frégate la Muiron a ramené d'Egypte 
en France l'empereur Napoléon. Elle ne doit plus être exposée aux 'évé- 
nements de la mer et aux chances de la guerre. Elle sera conservée 
comme monument. Veuillez donc la faire placer dans tel lieu du port où 
elle frappera davantage: tous les regards et où il sera le plus facile de 
perpétuer sa conservation. » L'inscription suivante fut gravée en lettres 
d'or sur la poupe de la frégate et sur un marbre noir placé dans la 
chaml)re du conseil : 

LA MUIRON 

Prise en 1797, dans l'arsenal de Venise 

Par le conquérant de l'Italie 

Elle ramena d'Egvpte en 1799 

Le sauveur de la France. 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 117 

général Bonaparte. Je ne rougis point, de ce titre, 
mais je ne veux pas le recevoir d'eux. Si la républi- 
que n'a jamais existé légalement, elle n'a pas eu 
plus de droit de me nommer général que premier 
magistrat. Si l'amiral fût resté, continua-t-il, peut- 
être les choses se seraient-elles arrangées. Il avait 
du cœur, et était incapable d'une action basse. 
Croyez-vous, ajouta-t-il, qu'il nous nuise en arri- 
vant en Angleterre ? » Je répondis : « Je ne pense 
pas qu'il vous rende aucun service, surtout d'après 
la manière dont il a été traité la dernière fois qu'il 
est venu vous voir; mais il ne mentira pas, il rap- 
portera rigoureusement la vérité, et exprimera sur 
vous son opinion, qui ne vous est pas très favora- 
ble. — Pourquoi cela? répliqua-t-il ; nous étions 
très bien ensemble à bord du vaisseau. Que peut- 
il dire de moi? que je voudrais m'échapper pour 
remonter sur le trône de France? » Je répondis 
qu'il était probable qu'il le pense et qu'il le dira. 
«Bah ! réponditNapoléon, si j'étais maintenant en An- 
gleterre, et qu'une députation de France vîntm'ofFrir 
le trône, je ne voudrais pas l'accepter, à moins 
que je ne fusse certain que c'est le vœu unanime de 
la nation. Autrement, je serais obligé de devenir 
un bourreau, et de couper des milliers de têtes pour 
m'y maintenir. J'ai fait assez de bruit dans le monde, 
je vieillis et j'ai besoin de repos. Voilà les motifs 
qui m'ont fait abdiquer la dernière fois. » Je lui 
rappelai que lorsqu'il était sur le trône, il avait fait 
arrêter le frère de sir George Cockburn, envoyé 
à Hambourg, et que l'ayant fait amener en France, 

7 



118 MÉMOBIAL DE SAINTE-HÉLÈNB 

il l'y avait détenu plusieurs années. Il parut surpris 
et chercha à rassembler ses souvenirs. Après un 
moment de silence, il me demanda si j'étais sûr 
que la personne arrêtée fût véritablement le frère 
de sir George Cockburn. Je lui répondis que ce 
fait était certain, et que l'amiral me l'avait rapporté 
lui-même, a C'est assez probable, dit-il, mais je ne 
me rappelle pas son nom. Je suppose, cependant, 
que c'est à l'époque où je fis arrêter tous les An- 
glais qui se trouvaient sur le continent, parce que 
votre gouvernement s'était emparé, avant la décla 
ration de guerre, de tous les vaisseaux français, 
des matelots et des passagers qu'on avait rencon- 
trés dans les ports ou sur la mer. En revanche, je 
fis arrêter tous les Anglais que je trouvai à terre, 
pour leur montrer que, s'ils étaient puissants 
sur la mer, je l'étais sur terre, et que j'avais autant 
droit de m'emparer des geus qui étaient sur mon 
élément, qu'eux de faire prisonniers ceux qu'ils 
trouvaient sur le leur. Maintenant, dit-il, je com^ 
prends la raison pour laquelle vos ministres l'ont 
choisi. Je suis surpris cependant qu'il ne m'en ait 
jamais parlé. Un homme délicat n'aurait pas con- 
senti, dans des circonstances semblables, à se char- 
ger de me conduire ici. Vous verrez, continua-t-il, 
que dans peu les Anglais cesseront de me haïr. Il 
y en a tant qui ont vécu en France, tant qui y sont 
encore maintenant, qu'ils entendront la vérité, et 
opéreront un changement d'opinion en Angleterre; 
je leur laisse le soin de ma justification et ne doute 
point de leur jugement. » 



MÉMORIAL DB SAINTB-HÉLÈNE 119 

J'ai appris que les commissaires ont obtenu de 
sîr Hudson Lowe la permission de venir jusqu'à la 
porte intérieure de Longwood. 

Sir Hudson Lowe, accompagné de sir Thomas 
Reade, du major Gorrequer, de Winyard, P richard, 
de deux dragons et d'un domestique, est entré dans 
Longwood à cheval ; il a mis pied à terre vis-à-vis de 
la salle de billard, et a demandé à voir le général 
Bonaparte. Le général Montholon répondit qu'il 
était indisposé. Cette réponse de satisfit pas Son 
Excellence, qui dit une seconde fois, d'un ton d'au- 
torité, qu'il avait à communiquer au général Bona- 
parte lui-même, quelque- chose qu'il ne communi- 
querait à personne autre qu'à lui. On lui répondit 
qu'il serait prévenu quand il pourrait être reçu, 
parce que ^Napoléon souffrait beaucoup du mal 
de dents. A quatre heures. Napoléon m'envoya cher- 
cher et me pria de regarder une de ses dents qui 
était cariée, et qui remuait. Il me demanda ensuite 
si je savais ce que le gouverneur lui voulait, et 
pourquoi il demandait à le voir. Je répondis que 
peut-être il avait reçu quelque communication de 
lord Bathurst, et qu'il ne pouvait pas la faire con- 
naître à d'autres. « Il vaudrait mieux pour tous deux 
que nous ne nous vissions pas, dit Napoléon. C'est 
probablement quelque bêtise de lord Bathurst, qu'il 
rendra pire encore par sa manière de me la faire 
connaître. Je suis sûr que ce n'est rien de bon, car 
il ne serait pas si pressé de me l'annoncer. Lord*** 
est un méchant homme, ses communications ne sont 
que des perfidies, et la vue de mon gardien est plus 



120 MEMORIAL DE SAINTE-HELENE 

détestable encore. Il ne résultera rien de bon de 
cette entrevue. 

« La dernière fois que je l'ai vu, il a porté deux ou 
trois fois la main à son sabre, d'une manière vio- 
lente. Allez dono le trouver demain, lui ou sir Tho- 
mas Reade, et dites-lui que s'il a quelque chose à 
me communiquer, il fera mieux d'en prévenir 
Bertrand, ou que Bertrand se rendra chez lui ; 
assurez-lui qu'il peut compter qu'.on me rappor- 
tera fidèlement ce qui aura été dit. Ou bien qu'il 
m'envoie le colonel Reade ; je le recevrai, et je l'é- 
couterai, parce qu'il ne sera que le porteur d'or- 
dres, et non celui de qui ces ordres émaneront. En 
conséquence, si sa mission est désagréable, je ne 
lui en voudrai pas, puisqu'il ne fera qu'obéir à un 
chef. » J'essayai de l'engager a recevoir le gouver- 
neur, afin de terminer, s'il était possible, leurs dif- 
férends; mais il répondit que ce serait le plus mau- 
vais moyen d'y parvenir, parce qu'il savait bien que 
c'était quelque bêtise de lord Bathurst, qu'il ren- 
drait encore pire, et dont il ferait une véritable in- 
sulte par sa manière brutale de la rapporter. Il ajou- 
ta: « Vous savez que je ne me suis jamais mis en 
colère contre l'amiral, parce que, lors même qu'il 
avait quelque chose de désagréable a me dire, il le 
faisait avec ménagement; mais cet homme nous 
traite comme si nous étions autant de déserteurs.» 

Sachant sir Thomas Reade tout a fait incapable 
de lui rendre, soit en français, soit en italien, au- 
cune communication qui excéderait quelques mots, 
je lui demandai si, dans le cas où sir Thomas Reade 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLBNE 121 

ne pourrait lui expliquer parfaitement toutes les 
particularités que le gouverneur avait à lui dire, il 
le confiait au papier, il le lirait ou voudrait permet- 
tre qu'on le lui lût. Il répondit : « Certainement, 
qu'il s'y prenne comme cela ou qu'il envoie cher- 
cher Bertrand. Quant k moi, je ne le verrai peut- 
être pas de six mois. Qu'il enfonce les portes ou 
démolisse la maison; je ne suis pas soumis aux lois 
anglaises, puisqu'elles ne me protègent pas. Je suis 
sûr, continua-t-il, qu'il n'a rien d'agréable k m'ap- 
prendre, sans quoi il ne se serait pas pressé de venir 
lui-même. Il ne m'arrive jamais que des insultes ou 
de mauvaises nouvelles de la part delord Bathurst. 
Je voudrais qu'il eût donné l'ordre de me faire dé- 
pêcher. Je n'aimerais pas commettre un suicide, car 
j'ai toujours blâmé cet acte. J'ai fait vœu d'avaler la 
coupe jusqu'à la lie; mais je me réjouirais qu'on 
envoyât l'ordre de me faire mourir. » 

2 octobre. — J'ai vu Napoléon dans la matinée. 
Le mal de dents l'avait empêché de dormir; sa joue 
était enflée. Après avoir examiné la dent, j'en or- 
donnai l'extraction. Il me pria d'aller chez le gou- 
verneur, et de lui dire que, par suite d'une indispo- 
sition, des douleurs et de son manque de sommeil, 
il se trouvait dans l'impossibilité d'écouter avec 
calme aucune communication; qu'en conséquence, 
il le priait de faire part au comte Bertrand de ce 
qu'il avait k lui dire ; que le comte Bertrand le lui 
rapporterait fidèlement : mais que, s'il ne voulait pas 
faire sa communication au comte Bertrand ou k tout 
autre habitant de Longwood, il la recevrait du colo- 



122 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

nel Reade. Le reste du message n'était que la répé- 
tition de ce qu'il avait dit la veille. « Cet homme, 
disait-il, viendrait m'annoncer qu'une frégate est 
arrivée pour me conduire en Angleterre, que je 
regarderais cette nouvelle comme fâcheuse, par cela 
seul qu'il en aurait été le porteur. Vous pouvez voir 
par là combien il serait peu convenable que j'eusse 
une entrevue avec lui dans de pareilles dispositions. 
Il est accouru hier, entouré de son état-major, comme 
s'il allait en pompe assister à une exécution, au lieu 
devenir demander à me parler en particulier. Trois 
fois il est parti en colère. Il vaut donc mieux que 
nous n'ayons plus aucune relation ensemble, puis- 
qu'il n'en peut résulter aucun bien, et comme il 
représente sa nation ici, je ne veux ni l'insulter, ni 
lui répéter des observations semblables à celles que 
j'ai été obligé de lui faire déjà. » 

Je suis allé chez sir Hudson Lowe, à qui j'ai fait 
part du message dont j'avais été chargé, en en 
retranchant toutefois les paroles offensantes, mais 
en lui communiquant tout ce qui était nécessaire 
pour l'éclairer. Son Excellence me pria de lui faire 
ma demande par écrit, et me dit ensuite que le secré- 
taire d'État lui avait envoyé des ordres pour prendre 
des informations exactes sur une lettre concernant 
Bonaparte, qui avait paru dans un des journaux de 
Portsmouth, et qui avait beaucoup offensé les mi- 
nistres de Sa Majesté ; surtout parce que le capi- 
taine Hamilton, de la frégate la Ha\>ane^ avait rap- 
porté que j'en étais l'auteur, ou que je l'avais appor- 
tée à bord. Alors Son Excellence me demanda àquî 



MEMORIAL DE SAINTE-UKXÈNE 123 

j avais écrit, en ajoutant : (c II n'y a pas de mal dans 
cette lettre, elle est assez vraie en général; mais les 
ministres n'aiment pas qu'on publie rien sur le 
compte de Bonaparte. Tout doit venir d'eux. » Le 
capitaine Hamilton avait dit aussi que la lettre ano- 
nyme a été évidemment écrite pour être publiée. Je 
répondis à sir Hudson Lowe que jamais de ma vie 
je n'avais écrit de lettre anonyme, et qu'on avait 
inséré dans les journaux plusieurs pièces dont on 
m'avait supposé l'auteur, jusqu'à ce qu'un individu 
les eût avouées lui-même. Sir Hudson Lowe me pria 
de lui écrire à ce sujet une lettre d'explication ; 
après quoi il dicta h sir Thomas Reade la réponse 
qu'il désirait que je portasse au général Bonaparte ; 
en voici la copie que j'ai obtenue, et que le gouver- 
neur lut avant que je quittasse la maison. 

« La visite du gouverneur au général Bonaparte, 
à Longwood, était dictée d'abord par un sentiment 
de respect pour lui, et avait pour objet de lui com- 
muniquer, concernant ses officiers, des instructions 
qui devaient être connues de lui avant qu'ils en 
fussent informés. Le gouverneur aurait désiré faire 
cette communication au général Bonaparte de vive 
voix, en présence de sir Thomas Reade ou de quel- 
que autre officier de son état-major, et de l'un des 
généraux français. Jamais il n'a eu l'intention d'in 
sulter le général Bonaparte ; au contraire, il veut 
concilier la rigueur de ses instructions avec toutes 
les attentions et le respect qu'il lui doit. Il ne pou- 
vait concevoir la cause du ressentiment manifesté 
par le général Bonaparte à son égard. S'il ne veut 



124 MEMORIAL DE SAINTE-HELENE 

pas consentir à une entrevue en présence d'autres 
personnes, le gouverneur consentira à envoyer sir 
Thomas Reade pour communiquer au général Bo- 
naparte tout ce qu'il a à lui dire, laissant quelques 
points à discuter plus tard. Si le comte Bertrand 
est envoyé au gouverneur, il exige au moins de sa 
part quelques excuses, pour les expressions dont il 
s'est servi a son égard dans leur dernière entrevue, 
d'après le vœu du général Bonaparte lui-même. Le 
gouverneur pensait aussi que des excuses faites par 
Bertrand au nom du général Bonaparte lui-même, 
sur le langage peu modéré de celui-ci dans leur 
dernière entrevue, étaient également nécessaires; 
et qu'alors, lui, sir Hudson Lowe, exprimerait ses 
regrets des expressions qu'il aurait employées en 
réplique, et qui auraient paru désagréables, parce 
qu'il n'y avait eu, de sa part, aucune intention de 
rien dire d'offensant; qu'il n'avait fait que repous- 
ser l'attaque, et qu'enfin il ne s'abaisserait pas à 
une semblable démarche envers toute personne qui 
serait dans une autre position que le général Bona- 
parte ; mais que celui-ci étant déterminé à se que- 
reller avec le gouverneur sur la manière dont il exé- 
cutait les ordres qu'il avait reçus, il ne voyait plus 
d'espoir de pouvoir s'entendre. » 

A Longwood, je rapportai minutieusement ce 
qu'on vient de lire à Napoléon, en présence du 
comte Bertrand. Napoléon sourit avec dédain à 
l'idée de faire ses excuses à sir Hudson Lowe. 

3 octobre. — J'ai vu Napoléon dans la matinée. 
Après m'ètre informé de l'état de sa santé, il a enta- 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 125 

mé Taffaire d'hier. «Puisque ce gouverneur, dit-il, 
déclare qu'il ne fera pas sa communication ventière à 
Reade, mais qu'il se propose d'en réserver quelques 
points pour les discuter plus tard avec moi, je ne 
verrai pas Reade, parce que je ne consentais il le 
recevoir que pour éviter l'autre ; et d'après les dis- 
cussions ultérieures qu'il se réserve, il pourra reve- 
nir demain ou après demander une autre entrevue. 
S'il veut me communiquer quelque chose, qu'il en- 
voie son adjudant général à Bertrand ou a Montho- 
Ion, à Las Cases, à Gourgaud ou à vous; ou bien 
qu'il demande un de ces messieurs, et s'explique 
lui-même; ou bien qu'il dise tout à Reade, à sir 
George Bingham ou à tout autre, et je recevrai la 
personne qu'il aura choisie à cet effet. S'il persiste 
encore à me voir, je lui écrirai moi-même cette 
réponse : « Napoléon ne veut pas vous voir, parce 
que les trois dernières fois qu'il vous a reçu vous 
l'avez insulté ; il ne veut plus avoir de communica- 
tion avec vous. » Je sais bien que si nous avions 
une autre entrevue, il s'élèverait des querelles, 
et que nous nous dirions des injures; un geste 
douteux pourrait amener je ne sais trop quoi. Pour 
lui-même, il ne doit pas désirer à me voir, après le 
langage dont je me suis servi avec lui la dernière 
fois qu'il est venu. Je lui ai dit devant l'amiral, 
lorsqu'il a prétendu qu'il ne faisait que son devoir, 
que le bourreau le faisait aussi, mais qu'on n'était 
pas obligé de le voir avant le moment de son 
exécution. Ci sono state tre scène vergognosel ie 
ne veux pas renouveler ces scènes. Je sais que 



126 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

mon sang s'échauffera. Je lui dirais qu'aucun pou- 
voir sur terre ne peut obliger un prisonnier à voir 
son exécuteur, car sa conduite Ta rendu tel pour 
moi, et à discuter avec lui. 

« Il prétend qu'il agit d'après ses instructions; 
un gouvernement éloigné de deux mille lieues ne 
peut qu'indiquer la manière générale dont les cho- 
ses doivent être conduites, et doit laisser un grand 
pouvoir discrétionnaire, que cet homme défigure et 
cherche à me rendre le plus pesant possible, pour 
me tourmenter. Une preuve qu'il est pire que son 
gouvernement, c'est que ce dernier a envoyé plu- 
sieurs choses pour ma commodité; mais lui, il ne 
fait que m'obséder, m'insulter et me rendre l'exis- 
tence malheureuse. Pour compléter l'affaire il m'é- 
crit des lettres pleines de compliments et de dou- 
ceurs, il affecte pour moi les plus grands égards ; puis 
il envoie ensuite ces lettres chez lui, pour faire 
croire qu'il est notre meilleur ami. Je veux éviter 
une nouvelle scène. Jamais, au faîte même du pou- 
voir, je ne me suis servi envers personne d'un 
langage pareil à celui que j'ai employé avec lui. 
J'aurais été impardonnable aux Tuileries. J'aimerais 
mieux me faire arracher une dent que d'avoir avec 
cet homme une nouvelle conversation. Il a une 
mauvaise mission à remplir, et il la remplit mé- 
chamment. Je ne sais s'il connaît combien nous le 
haïssons, et combien nous le méprisons; je voudrais 
bien qu'il le sût. Il se défie de tout le monde; son 
état-major même n'est pas à l'abri de ses soupçons; 
vous voyez qu'il n'a pu se fier à Reade. S'il n'aime 



MÉMORIAL DE SAINTE-HëLÈNB 127 

pas Bertrand, pourquoi ne va-t-il pas voir Montho- 
lon ou Las Cases? » Je répondis que sir Iludson 
Lowe disait ne pouvoir se fier à la fidélité d'aucun 
d'eux pour reporter sa conversation. « Oh! dit-il, 
il en veut h Montholon pour sa lettre du mois d'août, 
et a Las Cases parce que non seulement il écrit la 
vérité à une dame de Londres, mais qu'il la dit 
partout. » Je répondis : « Le gouverneur accuse le 
comte Las Cases d'avoir forgé un grand nombre 
de mensonges sur ce qui s'est passé ici. — Las 
Cases, répondit-il, ne serait pas assez étourdi pour 
écrire des mensonges, lorsqu'il est obligé d'envoyer 
lui-même les lettres qui les contiennent. Il n'a 
écrit que la vérité, que ce geôlier est fâché de voir 
mettre au jour. Je suis sûr qu'il veut me dire qu'il 
faut renvoyer quelqu'un de mes généraux, et en 
jeter l'odieux sur moi, en m'en laissant le choix. 11 
vous renverrait aussi, s'il ne craignait que vous ne 
lui fissiez tort en Angleterre, en rapportant ce que 
vous avez vu ici. Son intention, je crois, est de 
chasser tous ceux qui seraient portés a me rendre 
la vie moins désagréable. En vérité, on a choisi un 
joli représentant de Bathurst! J'aimerais mieux 
avoir une entrevue avec le caporal de garde qu'avec 
ce galeriano. Quelle différence avec l'amiral! Nous 
parlions amicalement ensemble sur différents sujets; 
mais cet homme n'est propre qu'à opprimer et k 
insulter ceux que le malheur a mis en son pou- 
voir. » Il conversa ensuite sur différents sujets, fit 
quelques observations sur le mariage de la prin- 
cesse Charlotte avec le prince Léopold. Il parla 



} 



128 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

avec éloge de ce dernier, qu'il avait vu k Paris pen- 
dant son règne. 

D'après son désir, j'écrivis à sir Hudson Lowece 
qu'il avait dit, évitant néanmoins de répéter les 
expressions trop fortes. 

4 octobre, — Sir Thomas Reade est monté à ma 
chambre, à Longwood, avec les nouvelles instruc- 
tions que le gouverneur a reçues d'Angleterre. J'ai 
été trouver Napoléon pour le lui annoncer. Il m'a 
demandé si ces communications étaient entières. 
Je répondis que sir Thomas me l'avait assuré. Il 
m'ordonna de l'introduire. Lorsque je revins, sir 
Thomas Reade me dit que sa mission n'était pas 
très agréable, et qu'il espérait que Bonaparte ne se 
fâcherait pas contre lui pour cela : il me demanda 
comment il devait lui exprimer sa pensée k cet égard. 
Je le lui dis en italien. Nous nous rendîmes donc 
ensemble dans le jardin où était Napoléon. Je lui 
présentai Reade, et me retirai. Au bout de quel- 
ques minutes, Napoléon appela le comte Las Cases, 
et lui dit de traduire, tout haut, en français, le 
contenu du papier, k mesure que Reade le lisait. Lors- 
que Reade revint k ma chambre, il me dit que 
Napoléon avait été très honnête k son égard, et que, 
bien loin de s'être offensé, il lui avait demandé 
les nouvelles, et qu'il avait ri. Il avait seulement 
observé (comme Reade le répéta dans son italien) : 
Pià mi si perseguiterày meglio andrà e mostrera al 
mondo che rabbia di persecuzzioni, Fra poco tempo 
mi si leveranno tutti gli altri, et qualche mattina 
m'ammazzeranno. Sir Thomas me laissa alors lire 



MÉMORIAL DE SÀINTE-HÉLÈNB 129 

récrit, qui était conçu en ces termes : « Que les 
Français qui désireraient rester avec le général Bona- 
parte, devraient signer la formule qui leur serait 
présentée, et consentir à se soumettre, sans faire 
aucune observation particulière, à quelque restric- 
tion que Ton pût imposer au général Bonaparte. 
Ceux qui refuseraient seraient immédiatement 
embarqués pour le cap de Bonne-Espérance. La 
Maison devant subir une réduction de quatre per- 
sonnes, ceux qui resteraient devaient se considérer 
comme assujettis aux lois communes aux sujets bri- 
tanniques, et rendues surtout envers ceux qui avaient 
été commis h la sûreté du général Bonaparte, décla- 
rant crime de félonie toute complicité qui aurait 
pour but de l'aider a s'évader. Quiconque, parmi 
eux, se permettrait des injures, des réflexions outra- 
geantes, ou traiterait mal le gouverneur ou le gou- 
vernement, serait de suite envoyé au cap de Bonne- 
Espérance, où il ne lui serait fourni aucun moyen 
de retourner en Europe» » Il était spécifié aussi que 
l'obligation ne devait pas être perpétuelle pour 
ceux qui signeraient. On demandait aussi le paie- 
ment de 1,400 livres sterling avancées pour les livres 
qui avait été envoyés. Sir Thomas me dit ensuite 
que le comte Bertrand devait aller le lendemain k 
Plantation-Hoiise, et que je pouvais l'assurer que 
s'il se conduisait bien, peut-être ne renverrait-on 
aucun des domestiques, mais que tout dépendait 
de sa bonne conduite, 

5 octobre, — Comme je me promenais ce matin 
dans le parc, en réfléchissant à ce qui s'était passé 



130 MEMORIAL DE SAINTE-HELENE 

la veille, j'entendis une voix m'appeler. Je me 
retournai, et je fus surpris de voir Napoléon. Il me 
fit signe de venir à lui. Après m'avoir demandé 
comment je me portais, il dit : « Ebbene, bugiardo 
sempre questo gos^ernatore ! Il n'y avait rien, dans 
ce qu'il voulait me communiquer à moi-même, qu'il 
ne pût confier k Bertrand ou à tout autre. Mais il 
espérait trouver occasion de m'insulter, et il la sai- 
sissait avec empressement. Il est arrivé ici avec son 
état-major comme s'il allait faire une invitation de 
noces; à la seule idée de pouvoir m'affliger, le plai 
sir et la joie se peignaient sur sa physionomie. Il 
pensait qu'il allait enfoncer le stylet dans mon 
cœur, et il n'a pu se refuser le plaisir d'en jouir 
lui-même. Jamais il n'a donné une plus grande 
preuve de méchanceté qu'en voulant frapper lui 
même l'homme que le malheur a mis en son pou- 
voir. «Napoléon me répéta ensuite plusieurs parties 
de la communication qu'on lui avait faite la veille, 
et observa qu'on aurait dû la leur envoyer par écrit, 
parce qu'il est impossible à un Français de se péné- 
trer d'une communication anglaise après l'avoir 
seulement entendu lire pendant quelques minutes. 
Je pris la liberté de lui recommander, avec ins- 
tance, de tâcher, autant que. possible, d'arranger 
les affaires, parce que j'avais des motifs de croire 
que le gouverneur consentirait à ce que l'on ren- 
voyât des domestiques au lieu de quelques-uns des 
généraux, mais que si on l'irritait, il pourrait en 
agir autrement. Il répondit : « Voi ragionate corne 
un uomo libei^o; mais nous ne sommes pas libres, 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNB 131 

nous sommes au pouvoir d'un boja^non ce remedio. 
Ils renverront le reste peu à peu, et il vaut autant 
qu'ils partent maintenant que plus tard. Quel avan- 
tage retirerais-je de les avoir ici jusqu'à l'arrivée 
du prochain vaisseau venant d'Angleterre, ou jus- 
qu'à ce que cet am/wa/ trouve quelque prétexte pour 
les renvoyer? J'aimerais mieux qu'ils fussent tous 
partis que d'avoir, autour de moi, quatre ou cinq 
personnes tremblant sans cesse de se voir forcées 
de s'embarquer sur le premier vaisseau ; car, d'après 
la communication d'hier, ils sont tous à sa discré- 
tion. Qu'il renvoie tout le monde, qu'il place des 
sentinelles aux portes et aux fenêtres, qu'il ne 
m'envoie que du pain et de l'eau, cela m'est fort 
égal. Mon esprit est libre, je suis aussi indépendant 
que lorsque je commandais une armée de six cent 
mille hommes. Comme je le lui ai dit l'autre jour, 
ce cœur est aussi libre que lorsque je donnais des 
lois à l'Europe. Le gouverneur veut que mes gens 
s'assujettissent à des restrictions qu'il ne fait pas 
connaître; nul homme d'honneur ne signera une 
obligation sans savoir d'abord en quoi elle consiste. 
Mais \\ veut qu'ils signent tout ce qu'il lui plaira 
d'ordonner par la suite; alors, au moyen d'un de 
ces mensonges qu'il a toujours à sa disposition, il 
jurera qu'il n'a rien changé. Il en veut à Las Cases, 
parce qu'il a écrit à ses amis qu'il était mal logé 
et mal traité. A-t-on jamais entendu parler d'une 
semblable tyrannie ? Il traite les gens de la mîinière 
la plus barbare, accumule sur eux les insultes et les 
injures, et veut encore ôter la liberté de se plain- 



132 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 

dre. Je ne pense pas, contînua-t-il, que lord Lîver- 
pool ou même lord Castlereagh, approuvassent les 
traitements qu'on me fait éprouver, s'ils les connais- 
saient. Je crois qu'il n'y a que le gouverneur qui 
écrive a lord Bathurst, et qu'il ne lui dit que ce 
qui lui plait. » 

Sir Hudson Lowe m'a signifié hier qu'il avait fait 
tout ce qui dépendait de lui pour prouver (après la 
communication que je lui ai faite) qu'il n'y avait 
point d'esprit de vengeance dans sa conduite envers 
le général Bonaparte; mais que, n'ayant pas reçu 
satisfaction, il abandonnerait les choses à leur état 
naturel, et qu'il laissait le tout au jugement de 
l'autorité à laquelle il avait été soumis. Il me dit 
aussi que je pouvais contredire ce qu'avait avancé 
le général Bonaparte, qu'il avait porté la main à son 
sabre; que des témoins prouveraient le contraire, 
et qu'il n'y avait qu'un misérable qui pût agir de la 
sorte avec un homme désarmé ; que quant aux ins- 
tructions qu'il avait reçues, et h la manière dont il 
les avait fait connaître, n'ayant jamais, en aucun 
point, regardé l'opinion de Bonaparte, soit en affai- 
res ou en manière, comme un brade d'après lequel 
il dût régler ses jugements, il n'en penserait pas 
moins favorablement; qu'il craignait, au contraire, 
que Bonaparte ne fût insensible à tous procédés 
délicats; qu'avec lui il fallait être ou l'admirateur 
aveugle de ses faiblesses, ou l'esclave de ses volon 
tés. Sans quoi celui dont les actions contrarient ses 
vues, devait s'attendre à toute espèce de médisance. 
Il ajouta qu'il avait envoyé sir Thomas Reade avec 



MÉMORIAL ]>E SÀINTB-HÉLÈNB 133 

sa communication, et finit par décider qu'avant que 
le général Bonaparte proposât une autre manière 
de le désigner, il fallait qu'il abandonnât le titre 
d'empereur; et que si, d'ailleurs, il voulait prendre 
un nom supposé, il devait le lui faire connaître. 

Le comte Bertrand est allé à Plantation^ House y 
où il a appris que Piontowski et trois domestiques 
allaient être renvoyés. 

9 octobre. — Sir Hudson Lowe est venu a Long- 
wood, accompagné du colonel Winyard. Ces mes- 
sieurs sont entrés dans la chambre du capitaine 
Poppleton, où ils ont paru très occupés pendant 
deux heures. Le gouverneur sortit plusieurs fois, 
et se promena devant la porte. Lorsqu'ils eurent 
fini, on remit au capitaine Poppleton un paquet 
cacheté pour le comte Bertrand. Alors Son Excel- 
lence vint a moi, et me demanda si je pensais 
qu'on eût distribué quelques copies de la lettre que 
Montholon lui avait adressée. Je répondis que cela 
était probable, parce qu'on n'avait pas fait mystère 
du contenu de cette lettre; et qu'il savait bien 
que les Français avouaient publiquement le désir 
et l'intention d'en faire circuler des copies. Il me 
demanda si je pensais que les commissaires l'eus- 
sent vue. Je répondis que c'était très probable. 
Il parut d'abord très mécontent ; mais il dit ensuite 
qu'il la leur avait montrée lui-même. Il me demanda 
ensuite si j'en avais pris copie. Je répondis que oui. 
Il parut fort alarmé. Il demanda cette copie, et dit 
que ce serait une félonie que de l'envoyer en 
Angleterre. Après une discussion sur ce sujet, pen- 

8 



134 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

dant laquelle j'observai qu'en considérant ma 
situation et mon emploi à Longwood, je ne pouvais 
ignorer une partie de ce qui se passait, Son Excel- 
lence dit que cela était vrai, et qu'il était de mon 
devoir de lui dire tout ce qui avait lieu entre le 
général Bonaparte et moi. Je répondis que s'il 
existait quelque complot pour son évasion, ou 
quelque correspondance à cet effet, ou même 
si j'avais un seul soupçon, je croirais de mon 
devoir de lui en faire part; que si Napoléon 
disait quelque chose d'une importance politique, 
racontait quelque anecdote capable d'éclaircir 
une partie quelconque de son histoire, ou qni 
pût être utile je l'en avertirais; mais que je ne 
pouvais lui répéter tout ce qui se disait, et par- 
ticulièrement des injures, ou rien de ce qui serait 
de nature à exciter et accroître l'aigreur qui 
malheureusement existait entre eux, à moins qu'on 
ne m'ordonnât de le faire. Sir Hudson convint 
d'abord qu'il serait inconvenant de lui répéter 
ce qui pourrait être injurieux pour lui ; mais 
il ajouta bientôt après qu'il était essentiel que 
je lui répétasse tout; qu'un des moyens que le 
général Bonaparte avait de s'échapper était de 
l'avilir ; qu'il n'injuriait et ne cherchait à diminuer 
la réputation des ministres que pour tâcher de se 
sauver de l'île; et qu'en conséquence, je devais lui 
communiquer à l'instant toutes ces choses. Que, 
pour lui, il s'inquiétait fort peu de ses injures, et 
qu'il ne se laisserait jamais guider par le ressenti- 
ment; mais qu'il voulait tout savoir; que rien ne 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 135 

devait être communiqué en Angleterre que par lui, et 
que lui seul correspondait directement avec lord 
Bathurst. Ne convenant pas de la vérité du sophisme 
de Son Excellence, et réfléchissant à la conversation 
que j'avais eue sous les arbres de Plantation-House, 
deux jours avant sa dernière entrevue avec Napo- 
léon, je répondis que tous les membres du gou- 
vernement de Sa Majesté ne paraissaient pas de la 
même opinion; que j'avais reçu des lettres de per- 
sonnages marquants, qui me priaient de leur 
communiquer les circonstances relatives à Bona- 
porte, et me faisant des remerciements de mes 
premières lettres, qui avaient été montrées à quel- 
ques ministres du Cabinet. Le gouverneur fnt 
excessivement troublé de cettre réponse, et dit que 
ces gens-là n'avaient rien à démêler avec Bonaparte ; 
que le secrétaire d'État avec qui il correspondait 
était le seul qui dût connaître ce qui le concernait ; 
qu'il ne communiquait ce qui se passait pas même 
au duc d'Yorck ; qu'aucun des ministres, excepté 
lord Bathurst, ne devait rien savoir; et qu'enfin 
toute communication, faite même a Sa Seigneurie, 
devait passer par ses mains. Son Excellence observa 
alors que ma correspondance devait être assujettie 
aux mêmes restrictions que celle des autres per- 
sonnes attachées à la Maison du général Bonaparte. 
Je répondis que s'il n'était pas content de la manière 
dont je remplissais mes devoirs, j'étais prêt à 
renoncer à la place que j'occupais, et à partir 
aussitôt qu'il le voudrait à bord du vaisseau qui 
mettrait à la voile, parce que j'étais déterminé à 



136 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

ne renoncer à aucun de mes droits comme officier 
anglais. Sir Hudson dit que mon départ n'était point 
nécessaire; qu'il serait très facile d'arranger les 
choses. Il conclut en ajoutant que cette affaire 
méritait considération, et qu'une autre fois il me 
parlerait de nouveau à ce sujet. 

10 octobre, — J'ai eu un moment d'entretien avec 
Napoléon dans son cabinet de toilette. J'ai essayé 
de le convaincre que souvent sir Hudson Lowe 
s'était proposé de lui faire des politesses, lorsqu'il 
lui supposait l'intention de l'insulter ; que ses gestes 
indiquaient souvent des intentions fort éloignées 
de sa pensée ; je lui expliquai surtout que le mou- 
vement qu'avait fait sir Hudson Lowe, de porter 
la main k son sabre, était l'effet de l'habitude 
involontaire qu'il avait de saisir cet arme et de la 
lever entre son côté et son bras, ce que j'essayai 
de lui démontrer par des gestes; que le gouverneur 
m'avait dit lui-même, qu'il n'y avait qu'un misérable 
consommé qui pût tirer le sabre contre un homme 
sans armes. « Péri ragazzi^ dottore^ répondit Napo- 
léon, se non è boja, almeno ne ha Varia, Vous a-t-il 
fait part des nouvelles vexations qu'il veut ajouter 
k toutes celles que nous souffrons ? » Je répondis 
qu'il ne m'en avait pas dit un mot. « Ah ! répliqua 
Napoléon, son certo che abbia qualche cosa sinistra 
in ç>ista, » 

Ce soir, le comte Bertrand est venu dans ma 
chambre pour que je l'aidasse k traduire quelques 
parties des nouvelles restrictions (1), qui étaient, 

(1) Voyez l'Appendice, n» 3. 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLENB 137 

disait-il, d'une nature si injurieuse pour Napoléon 
qu'il se flattait encore de l'idée qu'il ne les aidait 
pas comprises. Elles disaient, dans quelques parties, 
que Napoléon ne pourrait s'éloigner de la grande 
route ; qu'il ne pourrait aller dans le chemin con- 
duisant chez miss Mason; qu'il ne pourrait entrer 
dans aucune des maisons ni parler à aucune des 
personnes qu'il rencontrerait dans ses promenades 
à pied ou a cheval. Tout préparé que je fusse, d'après 
les manières du gouverneur que j'avais observées 
dans la journée, à quelque mesure sévère, j'avoue 
que je restai pétrifié à la première lecture de cette 
pièce inique, et que même après l'avoir lue trois 
ou quatre fois, je pouvais à peine me persuader que je 
l'eusse biencomprise. Tandis que je m'occupais d'ai- 
der le comte Bertrand à la traduire , le colonel Winyard 
entra. Lorsque le comte fut parti, je demandai au 
colonel si je ne m'étais pas trompé dans la manière 
dont j'avais compris les restrictions imposées, et 
je les lui expliquai. Le colonel Winyard répondit 
que c'était parfaitement cela. 

11 octobre, — Sir HudsonLowe m'a fait appeler à la 
villeJ'ai déjeuné avec lui chez sir Thomas Reade ; après 
déjeuné, il m'a dit qu'il avait quelque chose de par- 
ticulier à me dire, mais que, n'étant pas dans un 
lieu convenable, il me le dirait une autre fois. Je 
lui montrai, ainsi qu'à sir Thomas, la traduction 
que j'avais faite de l'écrit en question, duquel le 
comte Bertrand avait paru douter. Sir Hudson ob- 
serva que j'avais traduit d'une manière trop forte, ce 
passage : « on devra se conformer exactement, etc. ; » 

8. 



138 MÉMORIAL DB SAINTE-HELENE 

mais que Texplication du sens était parfaitement 
exacte; que les Français ne devaient pas descendre 
dans la vallée, ou quitter la grande route, parce 
que, si on leur avait accordé un certain espace pour 
prendre de l'exercice, ce n'était que pour la conser- 
vation de leur santé ; qu'ils ne devaient parler à 
personne, ni entrer dans aucune maison, et que 
cela n'avait pas besoin d'explication, puisque toutes 
les restrictions imposées au général Bonaparte s'ap- 
pliquaient également aux gens de sa Maison. Il finit 
par observer que j'aurais dû saisir l'occasion de dire 
a Bonaparte que ces ordres étaient émanés du gou- 
vernement anglais, et que le gouverneur était chargé 
de les mettre à exécution, mais n'en était pas l'auteur. 

12 octobre, — Napoléon, après avoir fait plusieurs 
questions>âur un jugement rendu hier, et dans lequel 
j'ai figuré comme témoin, m'a parlé des restrictions 
nouvelles qu'on leur impose, et m'a dit que Bertrand 
ne pouvait se décider à croire qu'il les eût bien 
comprises; il me demanda mon opinion, quejelui 
exprimai aussi brièvement et avec autant de ré- 
serve qu'il me fut possible, a Che rabbia dipersec- 
cuzioniî » s'écria Napoléon. J'observai que j'avais 
entendu dire hier au gouverneur que les ordres 
étaient émanés du gouvernement britannique ; qu'il 
n'était que chargé de les mettre à exécution, et qu'il 
n'en était pas l'auteur. Napoléon me regarda de l'air 
le plus incrédule, sourit, et me donna un léger 
coup sur la joue en plaisantant. 

Une certaine quantité d'argenterie a été envoyée 
k la ville, et vendue, en présence de sir Thomas 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 139 

Reade, k M. Balcombe, quia reçu Tordre de Reade 
de payer de suite une certaine somme; et l'argent 
que la vente a produit (à peu près deux cent qua- 
rante livres sterling) doit rester entre les mains de 
Balcombe, et en être tiré par petites sommes, selon 
que les besoins l'exigeront. 

Le comte Bertrand a reçu deux lettres de sir 
HudsonLowe. Je n'en connais pas le contenu; mais 
j'ai appris que l'une avait rapport aux nouvelles res- 
trictions (1), et qu'elle contenait l'assertion qu'il avait 
été apporté peu de changement dans l'état des cho« 
ses, et que les limites prescrites étaient k peu près 
les mêmes qu'autrefois. L'autre était une réprimande 
au comte Las Cases, pour avoir osé donner k M. Bal- 
combe une traite sur son banquier k Londres, sans; 
en avoir préalablement demandé la permission au 
gouverneur. Elle contenait aussi la demande du rem- 
boursement des livres envoyés par le gouvernement, 
pour l'usage du général Bonaparte., Néanmoins, il 
paraissait que Las Cases avait fait connaître ses mo- 
tifs au gouverneur, et qu'il avait obtenu son consen- 
tement. Son Excellence l'ayant oublié, a retenu la 
traite de Las Cases, lorsqu'elle lui a été présentée 
par M. Balcombe. 

13 octobre, — J'ai vu Napoléon dans son bain ; il se 
plaignait de mal de tête et d'un malaise général ; il 
avait une légère fièvre. Il s'emporta contre l'île, et 
dit qu'il ne pouvait sortir une demi-heure au soleil 
sans avoir mal k la tête, par suite du défaut d'ombre 

(1) Appendice, n* 7. 



140 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

« Veramente, dit-îl, il faut une grande résolution 
et une grande f^rce d'âme pour supporter une exis 
tence pareille k la mienne, dans une demeure aussi 
horrible. Tous les jours de nouveaux colpi di stilo 
al cupre da questo boja^ che ha placera a far di 
maie. Cela parait être son seul plaisir. Chaque jour 
il imagine de nouveaux moyens de me tourmenter, 
de m'insulter et de m'imposer des privations nou 
velles : il veut abréger ma vie en m'irritant tous les 
jours. D'après ses dernières restrictions, il ne m'est 
pas permis de parler aux personnes que je rencontre 
Cette liberté n'est pas même refusée à des gens con 
damnés à mort. On enchaîne un homme, on l'en 
ferme dans un cachot, au pain et k l'eau ; mais on 
ne lui refuse pas la liberté de parler. C'est une vie 
tyrannîque dont on n'a pas encore d'exemple, à 
l'exception du Masque de fer. Dans les tribunaux 
de l'Inquisition, on écoute un homme dans sa dé- 
fense; mais j'ai, été condamné sans qu'on m'ait en- 
tendu et sans avoir été jugé, au mépris de toutes 
les lois divines et humaines ; je suis détenu comme 
prisonnier de guerre en temps de paix, séparé de 
ma femme et de mon fils; on m'a transporté parla 
force ici, où l'on m'impose les restrictions les plus 
injustes et les plus arbitraires; on m'ôte jusqu'à la 
liberté de la parole. Je suis sûr, continua-t-il, 
qu'aucun des ministres, excepté lord Bathurst, ne 
donnerait son consentement k un pareil acte de ty- 
rannie. Son grand soin de tenir tout secret montre 
qu'il apeur que sa conduite ne soit connue, même des 
ministres. Au lieu de ce mystère, de cet espionnage, 



MÉMORIAL DB SÀINTE-HÉLBNE 141 

il ferait mieux de me traiter de manière à ne pas 
craindre mes plaintes. Vous vous souvenez de ce que 
je vous ai dit quand ce gouverneur m'a répété, de 
vant l'amiral, qu'il enverrait toutes nos plaintes on 
Angleterre, et qu'il les ferait publier dans les jour- 
naux. Vous voyez maintenant qu'il craint, qu'il 
tremble que la lettre de Montholon ne soit parvc^ 
nue à Londres, ou qu'elle ne soit connue des habi- 
tants de l'île. Ils prétendent, en Angleterre, subve- 
nir à tous mes besoins; et, en effet, ils m'ont envoyé 
bien des objets ; mais cet homme arrive, qui réduit 
tout, m'oblige a vendre ma vaisselle pour acheter les 
choses nécessaires à la vie, qu'il me refuse, ou qu'il 
me donne en si petite quantité qu'elles deviennent 
insuffisantes. Il m'impose chaque jour une nouvelle 
contrainte ; il m'insulte moi et ma suite ; il finit par 
m'ôter la liberté de parler, et encore il a l'impu- 
dence d'écrire qu'il n'a rien changé. Il dit que s'il 
vient des étrangers pour me voir, ils ne peuvent par- 
ler à personne de ma suite, et qu'ils doivent tous 
m'être présentés par lui. Si mon fils venait dans 
l'île, et qu'on exigeât qu'il me fût présenté par lui, 
je refuserais de le voir. Vous savez, continua-t-il, 
que c'était pour moi plutôt une peine qu'un plaisir 
de recevoir tant d^étrangers, dont quelques-uns ne 
venaient que pour me regarder comme une bête 
curieuse ; mais encore c'était une consolation d'avoir 
le droit de les voir quand je voulais. » 

J'examinai ses gencives, qui étaient spongieuses, 
décolorées, et qui saignaient au moindre toucher. 
Je lui recommandai de faire usage de végétaux, de 



142 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

gargarismes acidulés, et de prendre de Texercice. 

i4 octobre, — Le papier contenant le consente- 
ment des Français et leur soumission volontaire 
aux restrictions qui étaient ou seraient imposées à 
Napoléon Bonaparte, envoyé à Longwood par le gou- 
verneur, a été signé par toute la suite de Napoléon, 
et est retourné à sir HudsonLowe. Le seul change- 
ment que les signataires y aient fait a été de subs- 
tituer l'empereur Napoléon à Napoléon Bonaparte» 

15 octobre. — Le papier a été renvoyé au comte 
Bertrand par le gouverneur, qui a demandé que Na- 
poléon Bonaparte fût rétabli à la place de V empe- 
reur Napoléon. 

J'ai vu Napoléon, qui m'a dit avoir conseillé à ses 
gens de ne pas signer, mais de quitter l'île, et d'al- 
ler au Cap. 

Sir HudsonLowe est venu a Longwood. Je lui ai 
dit que je croyais que les Français ne signeraient 
pas la déclaration écrite de la manière qu'il vou- 
lait. « Je suppose, répondit Son Excellence, qu'ils 
sont bien aises d'avoir le prétexte de quitter le gé- 
néral Bonaparte, ce que je leur ordonnerai défaire 
aussitôt. » Alors il envoya chercher le comte Ber- 
trand, le comte Las Cases et tous les autres officiers, 
à l'exception de Piontowski, et eut avec eux une 
longue conversation. A onze heures du soir, une 
lettre fut adressée par Hudson Lowe au comte Ber- 
trand. Il l'informait qu'en conséquence du refus des 
officiers français de signer la déclaration avec les 
mots Napoléon Bonaparte y eux et leurs domestiques 
seraient embarqués immédiatement pour le cap de 



MÉMORIAL DE SANITE-HÉLÈNE 143 

Bonne-Espérance sur un vaisseau prêt à les rece- 
voir; qu'il ne resterait qu'un cuisinier, un maître 
d'hôtel et un ou deux valets ; qu'en considération 
de l'état de grossesse avancée de la comtesse Ber- 
trand, son mari aurait la permission de rester jus- 
qu'à ce qu'elle fût en état de supporter le voyage. 

L'idée d'être séparés de Napoléon causa une gran- 
de douleur et une grande consternation parmi les 
habitants de Longwood; à l'insu de Napoléon, ils se 
rendirent chez le capitaine Poppleton, après minuit, 
et signèrent le papier exigé, a l'exception de Santi- 
niy qui refusa de signer un écrit qui ne qualifiait 
pas son maître d'empereur. Le papier a été transmis 
au gouverneur. 

16 octobre, — Napoléon m'a fait appeler par No- 
varre a six heures et demie du matin. Quand j'arri- 
vai, il me regarda avec curiosité, et me dit en riant: 
« Vous avez la figure comme si vous vous étiez gri- 
sé hier au soir. » Je répondis que je ne m'étais grisé; 
mais que j'avais diné au camp, et m'étais couché 
fort tard. « Quante bottiglie? tre? » ajouta-t-il en 
levant trois de ses doigts. Il me fit alors part que le 
comte Bertrand avait eu une conversation, la veille, 
sur son compte Vvec le gouverneur; qu'il avait en- 
voyé chercher Bertrand pour expliquer au gouver- 
neur ses véritables sentiments. « Et voila, continua- 
t-il en prenant un morceau de papier sur lequel 
étaient tracés quelques mots de son écriture, et dans 
le sens de l'écrit qu'il m'avait déjà donné, voilà ce 
que j'ai écrit, et ce que je me propose de lui en- 
voyer. » Il le lut alors à haute voix, en me demandant 



144 MEMORIAL DE SAINTE-HELENE 

par intervalles si je le comprenais, et dit : « Vous 
porterez une copie de cela au gouverneur, et vous lui 
signifierez que telles sont mes intentions. S'il vous 
demande pourquoi je n'ai pas signé, vous direz que 
cela était inutile, parce que je vous l'ai lu et vous 
l'ai expliqué sur l'original écrit de ma main. » Après 
avoir remarqué que le nom de Napoléon était trop- 
po ben conosciutOy et qu'il pourrait rappeler des 
souvenirs qu'il valait mieux oublier, il me chargea 
de proposer qu'on l'appela le colonel Muiron, tué 
à côté de lui à Arcole, ou le baron Duroc; que, 
comme le titre de colonel désigne un rang militaire, 
cela donnerait peut-être de l'ombrage; qu'ainsi 
probablement il vaudrait mieux adopter celui de 
baron Duroc (1), qui était le plus mince des titres 
féodaux. « Si le gouverneur consent, continua-t-il, 
qu'il signifie à Bertrand d'accepter l'un d'eux, et je 
l'adopterai. Cela épargnera bien des difficultés, et 
aplanira la route. Vos yeux, continua-t-il, ressem- 
blent bien k ceux d'un homme qui aurait fait une 
débauche la veille. » Je lui expliquai que cela pro- 
venait beaucoup du vent et de la poussière. Il son- 
na alors et demanda Saint-Denis, prit ensuite le 
papier que j'avais copié d'après Itii, me le fit lire 
tout haut, souligna quelques passages de sa propre 
main, me le donna; et me poussant doucement hors 
de la chambre en souriant, il me dit d'aller chez le 
gouverneur, et de lui dire que telles étaient ses in- 
tentions. 

(IJ Duroc, grand marc^chal du palais et crui accompagnait toujours Na- 
poléon. Il fut tué par un boulet de .canon le 32 mai 1813. 



1 



MÉMORIAL -DE SAINTE-HÉLENB 145 

Le papier contenait ce qui suit : 

« II me revient que, dans la conversation qui a 
eu lieu entre le général Low^e et plusieurs de ces 
messieurs, il s'est dit, sur ma position, des choses 
qui ne sont pas conformes à mes pensées. 

(( J'ai abdiqué dans les mains des représentants 
de la nation française et au profit de mon fils; je 
me suis rendu avec confiance en Angleterre pour y 
vivre, là, ou en Amérique, dans la plus profonde 
retraite et sous le nom d'un colonel tué à mes 
côtés, résolu de rester étranger à toute affaire po- 
litique ^ de quelque nature quelle pût être. 

« Arrivé à bord du Northumberland, on me dit 
que je suis prisonnier de guerre, qu'on me trans- 
porte au delà de la ligne, et que je m'appelle le 
général Bonaparte. Je dus reprendre ostensible- 
ment mon titre d'empereur, en opposition au titre 
de général Bonaparte qu'on voulait m'imposer. 

(( Il y a sept ou huit mois que le comte de Mon- 
tholon proposa de prévenir les petites difficultés 
qui naissent à chaque instant, en adoptant pour 
moi un nom ordinaire. L'amiral crut devoir écrire 
à Londre ; cela en reste là. 

« On me donne aujourd'hui un nom qui a cet 
avantage, qu'il ne rappelle pas le passé, mais qui 
n'est pas dans les formes de la société. Je suis tou 
jours disposé à prendre un nom qui entre dans Vu~ 
sage ordinaire y et je réitère que, quand on jugera 
à propos de me faire sortir de ce cruel séjour, je 
suis dans la volonté de rester étranger à la politique y 
quelque chose qui se passe dans le monde. Voilà ma 

9 



146 MEMORIAL DE SAINTE-HELENE 

pensée , toute autre chose qui aurait été dite sur 
cette matière, ne la ferait pas connaître. » 

Je me rendis de suite à Plantation-House, où 
je remis la lettre au gouverneur, en lui faisant part 
de la conversation que j'avais eue. Son Excellence 
parut très surprise, et me dit que cette communi- 
cation était fort importante, et méritait considéra- 
tion. Un instant après, il écrivit sur une feuille de 
papier ce qui suit : « Le gouverneur fera, sans 
perdre de temps, tenir au gouvernement britannique 
le papier qui lui a été remis aujourd'hui par le doc- 
teur O'Meara. Il pense qu'il serait plus convena- 
ble qu'il fût signé par la personne au nom de la- 
quelle il lui a été présenté. Le gouverneur ne 
prétend pas cependant, pour cela, jeter le moindre 
doute sur la validité ou l'authenticité de cet écrit, 
par rapport aux mots ou à l'esprit; il ctoit seule- 
ment qu'il aurait dû être envoyé sous une forme qui 
prévînt toute objection. Le gouverneur examinera 
avec soin si la teneur de ses instructions lui permet 
d'adopter l'un ou l'autre des noms proposés. Il dif- 
férera donc naturellement de s'en servir dans au- 
cune communication publique, jusqu'à ce qu'il ait 
obtenu la sanction de son gouvernement à cet effet. 
Le gouverneur sera toujours disposé à s'entendre 
avec le général Bertrand, quand il plaira à ce 
dernier. » 

II me chargea de montrer cet écrit à Napoléon, 
et ajouta : « Il n'est pas fort important que vous le 
lui laissiez. » Il me demanda ensuite si je pensais 
que Napoléon consentît à signer sa lettre. Je répon- 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 147 

dis qu'il le ferait peut-être, s'il voulait l'autoriser à 
prendre l'un des deux noms qu'il proposait. Sir 
Hudson m'objecta qu'il ne pouvait encore rien dé- 
cider. Son Excellence me dit ensuite que je ne de- 
vais avoir aucune communication quelconque, rela- 
tivement à Bonaparte, avec les personnages oITiciels 
d'Angleterre. Il insista donc pour que je ne leur 
parlasse pas de la proposition qui venait d'être laite. 
Il me dit qu'il avait parlé de moi dans ses lettres à 
lord Bathurst, et que je ferais bien de suivre ses 
avis ; que ma place était un poste de confiance, et 
qu'aucun des ministres, a l'exception de celui avec 
qui il correspond, ne doit rien savoir de ce qui se 
passe à Saint-Hélène. Il me pria ensuite de retour- 
ner auprès de Napoléon, et de tâcher de l'amener à 
signer le papier. 

A mon retour, je fis connaître à Napoléon la ré- 
ponse et les désirs du gouverneur. Il me dit que son 
intention n'avait jamais été que le papier restât en- 
tre les mains du gouverneur ; qu'il avait voulu seu- 
lement qu'il fût lu et montré, et qu'ensuite on le 
lui rendit, comme on avait fait avant ; qu'il avait eu 
l'envie de lui communiquer ses intentions, afin de 
savoir s'il serait dans la disposition de faire la moi- 
tié du chemin; que lorsqu'il s'en serait entendu 
avec Bertrand, il ferait écrire une lettre convena- 
ble, et qu'alors il serait temps de signer. Il conclut 
en m'engageant à tâcher de ravoir le papier. 

Je me rendis à Plantation- House^ et informai sir 
Hudson Lowe que j'étais chargé de reprendre le 
papier ; il me le rendit en exprimant quelque sur- 



148 MEMORIAL DE SÀINTE-HÉlÈNE 

prise. Il dit que cette idée avait sans doute été sug- 
gérée par quelque défaut de sincérité de la part de 
Bonaparte, ou par suite des mauvais conseils de 
quelqu'un de ses généraux. 11 me demanda ensuite 
si le comte Montholon se croyait bien sûr de rester 
dans l'ile, après avoir signé la déclaration. Il me 
chargea ensuite de dire à Napoléon que faire part 
au gouvernement britannique de son intention de 
changer de nom n'était' pas lui demander la per- 
mission de le faire, mais simplement s'informer s'il 
reconnaîtrait ce changement. Je remis le papier à 
Napoléon, et lui rendis compte des observations du 
gouverneur. Napoléon me dit que si sir Hudson 
Lowe voulait faire savoir à Bertrand, ou même à 
moi, qu'il autorisait ce changement de nom et qu'il 
lui parlât en conséquence, lui. Napoléon, écrirait 
une lettre dans laquelle il déclarerait adopter celui 
des noms qui serait autorisé, et qu'il la signerait 
et l'enverrait au gouverneur. « Lametâ digusti de 
che ho proçato qui (1), dit-il, me vient de ce titre. » 
Je lui dis que beaucoup de personnes étaient éton- 
nées qu'il conservât ce titre après son abdication. 
Il répondit : « J'ai abdiqué le trône de France, mais 
non le titre d'empereur. Je ne m'appelle pas Na- 
poléon, empereur de France, mais V empereur Na- 
poléon, Les souverains conservent généralement 
leurs titres. C'est ainsi que Charles d'Espagne con- 
serva le titre de roi et de majesté après avojr abdi- 
qué en faveur de son fils. Si j'étais en Angleterre, 

(1) « La moitié des vexations que j'ai essuyées ici. » 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 149 

je ne m'appellerais pas empereur. Mais on veut 
faire croire que la nation française n'avait pas le 
droit de faire de moi son souverain. Si elle n'a pu 
me faire empereur, elle n'a pu également me faire 
général. Un homme à la tête d'un faible parti, pen- 
dant les troubles d'un pays, est appelé chef de re- 
belles ; mais lorsqu'il réussit, qu'il fait de grandes 
actions et élève son pays et lui-même, on le nomme 
général, souverain, etc. C'est le succès seul qui lui 
donne ce titre ; s'il eût été' malheureux, il eût con- 
tinué d'être chef de rebelles, peut-être aurait-il 
péri sur un échafaud. Votre nation, continua-t-il, a 
longtemps appelé Washington un chef de rebelles, 
et refusé de le connaître, lui ou la constitution de 
son pays ; mais ses succès vous ont obligés de chan- 
ger d'avis et de reconnaître l'un et l'autre. C'est le 
succès qui fait le grand homme. Il serait véritable- 
ment ridicule de ma part, ajouta-t-il, si ce n'était 
que vos ministres m'y obligent, de me qualifier 
d'empereur dans la position où je suis : cela rappel- 
lerait ces malheureux de Bedlam, à Londres, qui 
se figurent être rois au milieu de leurs chaînes et 
sur leur paille. » 

Il parla ensuite avec le plus grand éloge des 
comtes Bertrand, Montholon, Las Cases, et des 
autres personnes de sa suite, pour le dévouement 
héroïque qu'ils avaient manifesté, et les preuves 
d'attachement qu'ils n'avaient cessé de lui donner, 
en restant avec lui contre son désir. « Ils avaient, 
continua-t-il, un excellent prétexte pour sortir de 
l'île : d'abord en refusant de signer l'écrit parce 



150 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

que j'y suis appelé Napoléon Bonaparte, et ensuite 
parce que je leur avais défendu de le signer. Mais, 
non : ils auraient signé tiranno Bonaparte^ ou tout 
autre nom flétrissant, pour rester avec moi, ici, dans 
la misère, plutôt que de retourner en Europe, où 
ils pourraient vivre dans la splendeur. Plus votre 
gouvernement cherche à me dégrader, plus ils ont 
de respect pour moi ; ils se glorifient d'avoir au- 
jourd'hui pour moi plus de déférence que lorsque 
j'étais au faîte de la gloire. 

<f Pare y dit-il ensuite, che questo goçernatore è 
stato sempre spione. Il serait bon pour être com- 
missaire de police d'une petite ville. » Je lui de- 
mandai lequel des deux il croyait avoir été le meil- 
leur ministre de la police, de Savary ou deFouché, 
ajoutant que l'un et l'autre avaient eu une mauvaise 
réputation en Angleterre. «Savary, dit-il, n'est pas 
un méchant homme; au contraire, il a un excellent 
cœur, et c'est un brave soldat. Vous l'avez vu pleurer. 
Il m'aime avec toute l'affection d'un père (1). Les An- 
glais qui ont vécu en France désabuseront bientôt 
votre nation. Fouché est un mécréant de toutes les 
couleurs, un terroriste, qui a plusieurs fois pris 
une part active aux scènes sanglantes de la Révolu- 



(1) Savary fut du nombre des ministres qui, lors de la reddition de 
Paris en 1814, accompagnèrent à Blois l'impératrice Marie-Louise. Pen- 
dant les Cent-Jours, if fut nommé, le 20 mars, inspecteur géeéral de la 
gendarmerie, et, le 2 juin ^ pair de France. Toujours fidèle à l'empereur, 
voulut l'accompagner à Sainte-Hélène ; mais, enlevé par les ÂnglaLs 
sur le Bellérophoii , il fut conduit à Malte avec le général Lallemand i-t 
quelques autres officiers, et enfermé pendant sept mois au fort Emma- 
nuel. Porté sur la liste de proscription du 24 juillet, il s'évada de Malte 
et se réfugia en Autriche et en Turquie. Revenu en France en 1819, pour 
purger le jugement du 25 décembre 1816 qui l'avait condamné à mort, 
par contumace, il fut défendu par M. Dupin et acquitté. 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 151 

tîon. C'est un homme qui vous arrache tous vos 
secrets avec un air de calme et de désintéressement. 
11 est très riche, mais ses richesses sont mal acquises. 
11 existait à Paris un impôt sur les maisons de jeu; 
mais comme c'était une manière infâme d*obtenir 
de l'argent, je ne voulus pas en profiter, et j'or- 
donnai que le montant de cet impôt serait aiTecté 
à un hôpital pour les pauvres. Il s'élevait à quelques 
millions ; mais Fouché, chargé de le percevoir, en 
mit une bonne partie en poche, et il m'a toujours 
été impossible de découvrir le véritable montant 
annuel de cet impôt. » 

Je lui dis qu'on était surpris que, pendant sa plus 
grande gloire, il n'eût jamais donné un duché à 
personne en France, quoiqu'il eût créé tant de ducs 
et de princes ailleurs. Il répondit, parce que cela 
aurait produit un grand mécontentement parmi le 
peuple, Si, par exemple, j'avais fait un de mes ma- 
réchaux duc de Bourgogne, au lieu de lui donner 
un titre emprunté à une victoire, cela aurait ex- 
cité l'alarme en Bourgogne, parce qu'on y aurait 
pensé que quelque territoire et des droits féodaux 
étaient attachés à ce titre, et que le duc les récla- 
merait. La nation haïssait tant la vieille noblesse, 
que la création d'un titre qui eût eu quelque chose 
d'elle, aurait excité un mécontentement général, 
auquel, tout-puissant que j'étais, je n'ai jamais voulu 
m'exposer. J'instituai la nouvelle noblesse pour 
faire oublier l'ancienne, et pour satisfaire le peuple 
parce que la plupart de ceux que j'en revêtis étaient 
sortis du peuple, et chaque soldat avait le droit 



152 MEMORIAL DE SÀINTE-HÉlÈNE 

d'aspirer au titre de duc. Je crois pourtant que j'ai 
encore eu tort en cela, parce que cela affaiblit ce 
système d'égalité qui plaisait tant à la nation ; mais 
si j'eusse créé des ducs avec des titres français, on 
eût cru que je voulais faire revivre les anciens pri- 
vilèges féodaux, sous lesquels la France a été si 
longtemps accablée. » 

Les gencives de Napoléon étaient dans le même 
état aujourd'hui qu'auparavant. Il s'est plaint en 
général de sa santé, ajoutant que, quelque chose 
qui arrivât, il ne pouvait vivre longtemps. Il m'a 
fait observer qu'il avait mis en pratique la diète et 
tous les autres remèdes ; mais que quant à l'exer- 
cice (le remède le plus essentiel), la contrainte qu'on 
lui imposait était un obstacle insurmontable. Il m'a 
fait plusieurs questions anatomiques, particulière- 
ment sur le cœur, en disant : « Credo che il mio 
cuore batte mai^ non Vho sentito mai battere (1). Il 
me pria alors de poser la main sur son cœur. J'es- 
sayai pendant quelque temps, mais je ne pus sentir 
aucune pulsation, ce que j'attribuai à ce que Na- 
poléon était très gras. J'avais déjà observé que la 
circulation ne se faisait chez lui qu'avec lenteur. Le 
nombre de ses pulsations excédait rarement cin- 
quante-huit ou soixante par minute, et plus fréquem- 
ment cinquante-quatre. 

18 octobre, — Le capitaine Piontowski, Rous- 
seau, Santini cadet, ont été désignés par sir Hudson 
Lowepour quitter Longw^ood. Le comte Montholon 

(1) « Je crois que mon cœur ne bat pas, jamais je ne l'ai senti.» 



MÉMORIAL DE SÂINTE-HÉLENB 153 

m'a prié d'informer le gouverneur que Napoléon 
désirait que l'on ne séparât point les frères Archam- 
baud ; que par là, on désorganiserait tout à fait le 
service de l'équipage, et qu'on le priverait par consé- 
quent du peu de moyens qu^il avait de prendre de 
l'exercice, le gouverneur devant savoir que dans un 
endroit tel que Sainte-Hélène, où les routes étaient 
si dangereuses, il était nécessaire d'avoir un cocher 
attentif. Il ajouta que si Napoléon avait à choisir 
entre ceux qui devaient partir, il nommerait Rous- 
seau, Santini et Bernard, sujets inutiles et adonnés 
à la boisson, ou Gentilini, parce qu'il pensait que ce 
serait une cruauté que de séparer deux frères. 

J'ai fait cette communication à sir Hudson Lowe, 
qui a répondu que le général Bonaparte n'était pas 
maître de choisir; que les domestiques qui devaient 
quitter Longwod resteraient auprès du comte Ber- 
trand, et, de plus, il avait l'ordre de renvoyer les 
Français et non les étrangers ; que Bernard était 
flamand, Gentilini italien et par conséquent ne se 
trouvaient pas désignés pour partir ; que si Santini 
n'avait pas refusé de signer le papier, il l'aurait 
conservé, parce qu'il est Corse. Il n'avait cependant, 
disait-il, aucune objection à faire à ce que le sort 
désignât, entre tous les Français au service du général 
Bonaparte, ceux qui partiraient. Il me pria défaire 
entendre tout cela au général Bonaparte. Il ajouta 
que comme, d'après ses instructions, le choix dé- 
pendait de lui, il allait écrire au capitaine Popple- 
ton de renvoyer Piontowski et les deux Archam- 
baud, si Rousseau restait ; ou l'un des deux seule- 

9. 



154 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

ment si Rousseau partait. Il me chargea ensuite 
de demander s'il devait attendre quelque autre com- 
munication relativement au changement de nom, 
le vaisseau qu'il se proposait de charger de ses 
dépêches à ce sujet devant mettre à la voile pour 
l'Angleterre dans la soirée (1). 

A mon retour à Longwood, je communiquai cet 
avis à Napoléon, qui répondit : « Le gouverneur a- 
t-il le droit d'autoriser le changement de nom ? la 
note qu'il nous a remise prouverait le contraire. » 
Je répondis que je ne savais rien de plus que ce que 
je lui avais déjà dit. « Alors, dit-il, avant de faire 
aucune autre démarche, qu'il réponde positivement 
s'il y est autorisé ou non, si o no. » Je lui fis con- 
naître la décision de Son Excellence, relative aux 
domestiques qui devaient quitter Sainte-Hélène. 
« Santini n'est pas Français, dit-il ! Docteur, vous 
n'êtes pas assez imbécile pour ne pas voir que c'est 
un prétexte pour me faire une insulte. Tous les 
Corses sont Français. Il veut, en embarquant mes 
cochers, m'empêcher de prendre un peu d'exercice 
en voitpre. » 

19 octobre, — Piontowski, Santini, Rousseau 
et Archambaud le jeune ont été envoyés à la ville, 
sur l'ordre de sir Hudson Lowe, pour s'embarquer. 
Santini a reçu une pension de cinquante liv. ster- 

(1) La seule réponse que les ministres de S. M. consentirent à faire à 
cette proposition était contenue dans un article inséré dans le n" xxxii 
du Quartely Review, que sir Hudson Lowe prit soin d'envoyer à Long- 
wood, aussitôt que la copie en fut parvenue dans l'île. Je me crois fondé 
à attribuer cet article à quelque créature ministérielle, et je me fonde 
sur ce (^ue cette transaction n'a été connue que des gens employés par 
les ministres et de l'établissement de Longwood ; et il est évident que 
les habitants de Sainte-Hélène n'en pouvaient être les auteurs. 

{Note de O'Meara.) 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 155 

ling par an ; Archambaud et Rousseau, une de 
vingt-cinq chacun ; Piontowski a reçu aussi une 
pension et une lettre de recommandation. Lors de 
l'embarquement, leurs personnes et leurs bagages 
ont été sévèrement fouillés par le capitaine Maun- 
sell et le sergent Prévôt. Ils ont mis, dans la soirée, 
à la voile pour le Cap. Piontowski a été mis nu 
par le capitaine Maunsell, qui Ta fouillé. 

J'ai fait part à sir Hudson Lowe de ce que m'avait 
dit Napoléon relativement a son changement de 
nom; il a répondu: ce Je crois qu'il est en mon 
pouvoir de l'approuver. » Alors, je le priai de voir 
le comte Bertrand à ce sujet, et Son Excellence se 
rendit de suite à Hut's-Gate. 

20 octobre. -^ Le comte, la comtesse Bertrand 
et leur famille, sont venus de Hut's-Gate a Long- 
wood. 

21 octobre, — J'ai dîné à Plantation-House avec 
les commissaires russe et autrichien, le botaniste 
et le capitaine Gor. Les commissaires ont exprimé 
beaucoup de mécontentement de n'avoir pas encore 
YuNapoléon. Le comte Balmaine a surtout dit qu'on 
paraissait se méfier d'eux; que s'il eût prévu le 
traitement qui l'attendait, il ne serait pas venu ; 
que l'empereur Alexandre avait le plus grand inté- 
rêt à empêcher Napoléon de s'évader, mais qu'il 
désirait qu'on le traitât avec le respect qui lui est 
dû. C'est pourquoi il avait demandé à le voir 
comme simple particulier, et non officiellement 
comme commissaire. Il disait aussi que les com- 
missaires deviendraient l'objet de la risée de l'Eu- 



156 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENB 

rope, si l'on savait qu'ils eussent passé tant de 
mois à Sainte-Hélène sans jamais avoir vu celui 
dont leur devoir les obligeait de constater la pré- 
sence. Le gouverneur leur a toujours répondu que 
Bonaparte refusait de recevoir qui que ce fût. Le 
botaniste faisait les mêmes plaintes que le comte 
Balmaine, et remarquait que Longwood était le der- 
nier séjour du monde^ et, selon lui, la plus vilaine 
partie de l'île. 

22 octobre, — Sir Hudson Lowe m'a fait appe- 
ler, et m'a dit que les commissaires semblaient 
avoir eu pour moi beaucoup d'attentions ; qu'une 
aussi longue conversation avec tout autre que moi 
ne lui aurait point semblé extraordinaire, mais qu'ils 
paraissaient désirer voir le général Bonaparte ; et 
il me conseilla d'être très prudent dans mes entre- 
tiens avec eux. II m'apprit aussi que tout ce que je 
lui avais dit, relativement au changement de nom, 
lui avait été confirmé par le comte Bertrand. 

23 octobre. — Napoléon est indisposé : une de 
ses joues est considérablement enflée. Je lui ai or- 
donné des fomentations et des bains de vapeur sur 
la partie affectée, qu'il a mis en pratique. Je lui 
ai recommandé aussi l'extraction d'une dent cariée, 
en lui renouvelant les avis que je lui avais donnés 
en tant d'autres occasions, relativement à l'exer- 
cice, aussitôt que la diminution de l'enflure lui 
permettrait d'en prendre. J'ordonnai aussi qu'il 
continuât à faire diète, et ne mangeât que des vé- 
gétaux et des fruits. 

« Ou il fait, répliqua-t-il, un vent furieux, mêlé 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNB 157 

de brouillard, qui me fait enfler le visage lorsque 
je sors, ou bien un soleil qui me brûle le cerveau, 
faute d'ombre. Ils me font habiter exprès la plus 
mauvaise partie de Tîle. Lorsque j'étais at the 
Briars, j'avais au moins une promenade ombragée, 
et un climat doux ; mais ici, on arrivera plus cite 
au but qu'on se propose, Avez-vous vu /o sbirro 
siciliano F » Je répondis que sir Hudson Lowe m'a 
dit avoir écrit en Angleterre, relativement a sa pro- 
position de changer son nom. « Non dite altro che 
buggie, dit Napoléon, c'est son système. Le men- 
songe, ajouta-t-il, n'est pas un vice national en 
Angleterre ; mais ce *** a tous les vices des petits 
potentats d'Italie. » 

Il me pria de tâcher de lui procurer une chaise 
longue. Je communiquai sa demande au gouver- 
neur, qui répondit qu'il en ferait faire une, parce 
qu'on n'en trouverait pas dans l'Ile. 

21 octobre, — Napoléon est sorti en voiture 
pour la première fois depuis longtemps. Il m'a dit 
qu'ayant suivi mon ordonnance, son visage allait 
beaucoup mieux. Les dentés sapientise de la mâ- 
choire supérieure sont toutes cariées et dessolées. 

Il m'a demandé s'il y avait des nouvelles. Je lui 
ai répondu que nous nous attendions chaque jour 
à apprendre le résultat de l'expédition de lord Ex- 
mouth; je lui demandai son avis sur la probabi- 
lité du succès. Napoléon répondit qu'il pensait que 
l'expédition réussirait, surtout si la flotte prenait 
et détruisait autant qu'elle le pourrait les vaisseaux 
barbaresques alors ancrés en face de là ville, et 



158 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

ne permettait pas à un seul vaisseau, pas même un 
bateau pêcheur, d'entrer ou de sortir. 

« Persistez en cela pendant quelque temps, ajou- 
ta-t-il, et le dey se soumettra, ou la canaille se 
révoltera, Tassassinera, et consentira ensuite àvos 
propositions. Mais les Algériens ne tiendront 
aucun traité. C'est une honte pour les puissances 
de l'Europe de laisser subsister tant de repaires 
de voleurs. Les Napolitains eux-mêmes, au lieu de 
se laisser piller, pourraient les détruire. Ils ont à 
peu près cinquante mille matelots, tant sur le con- 
tinent qu'en Sicile, et ils pourraient facilement, 
avec leur marine, empêcher un seul vaisseau de 
quitter les côtes de Barbarie. » Je répondis que 
les Napolitains étaient si poltrons sur mer, que les 
Algériens avaient pour eux le plus grand mépris. 
« Ils sont aussi poltrons sur terre, reprit Napoléon, 
mais on peut remédier à leur couardise par de 
bons officiers et une sage discipline. A Amiens, 
j'ai proposé a votre gouvernement de se joindre à 
moi pour détruire entièrement ces nids de pirates, 
ou au moins pour brûler leurs vaisseaux, démolir 
leurs forteresses, les forcer à cultiver leurs terres 
et à renoncer au brigandage; mais vos minis- 
tres n'ont pas voulu consentir à cette union, 
par une basse jalousie contre les Américains, avec 
qui les Barbaresques étaient alors en guerre. Je 
voulais les anéantir, biep que cela m'importât 
peu, parce qu'ils respectaient mon pavillon, et 
qu'ils faisaient un commerce très étendu avec Mar- 
seille. » Je demandai à Napoléon s'il croyait que 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 159 

lord Exmouth ferait bien de débarquer sa marine 
et ses matelots, et d'attaquer la ville. « Oh! non, 
répondit Napoléon; s*il n'a que peu de forces, il 
fera tuer la moitié de ses hommes par les canaglie 
des maisons et des batteries ; et il est inutile d'en- 
voyer contre eux des forces considérables, à moins 
que vous ne soyez décidés à détruire tout à fait leur 
puissance. » 

La conversation tourna sur la dette nationale et 
le poids énorme des taxes en Angleterre. Napoléon 
doutait que les Anglais pussent continuer à fabri- 
quer les marchandises de manière à pouvoir les 
vendre au même prix que celles de France, à cause 
de la cherté excessive des vivres en Angletrre. 

Il dit qu'il doutait que la nation pût supporter 
tout à la fois le poids énorme des taxes, le haut 
prix des denrées, et l'extravagance d'une mauvaise 
administration. « Lorsque j'étais en France, conti- 
nua-t-il, avec quatre fois autant de territoire, et 
quatre fois autant de population, jamais je n'aurais 
pu lever la moitié de vos taxes. Je ne sais comment 
hpoploazza anglaise le souffre. Malgré des succès 
presque incroyables, et auxquels un accident et 
peut-être la destinée ont contribué, je ne crois pas 
que vous soyez encore hors de danger ; bien que 
vous ayez le monde sous votre sceptre, je ne pense 
pas que vous puissiez jamais payer vos dettes. Votre 
grand commerce vous a maintenus, mais cet appui 
vous manquera lorsque vous ne pourrez plus vendre 
au-dessous du prix des autres nations qui amélio- 
rent chaque jour leurs manufactures. Peu d'an- 



160 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉlÈNE 

4 

nées sufBront pour prouver si j'ai raison. La chose 
la moins raisonnable que TAngleterre ait jamais 
faite, continua-t-il, est d'avoir voulu devenir une 
puissance militaire; par cela même, elle se place 
pour toujours sous la dépendance de la Russie, de 
l'Allemagne, ou de la Prusse, ou du moins devient 
redevable à quelqu'une d'elles. Vous n'avez pas 
une population assez nombreuse pour lutter sur le 
continent avec la France, ou avec aucune des puis- 
sances que j'ai nommées, et il vous faudra par con- 
séquent louer des hommes ; sur mer, au contraire, 
vous avez tant de supériorité, vos marins sont tel- 
lement au-dessus des nôtres, que vous pouvez tou- 
jours commander aux autres, avec sûreté pour vous- 
mêmes, et sans beaucoup de dépense. Vos soldats 
n'ont pas les qualités requises pour une nation mi- 
litaire ; ils n'égalent pas les Français en adresse, en 
activité, ni en intelligence. Une fois qu'ils ne crai- 
gnent plus la sangle, ils n'obéissent à personne. On 
ne peut en venir à bout dans une retraite; s'ils 
trouvent du vin, ce sont autant de diables, et adieu 
la subordination. J'ai été témoin de la retraite de 
Moore; je n'ai jamais rien vu de semblable; il était 
impossible de réunir les soldats, ni d'en rien faire; 
presque tous étaient ivres. Vos officiers comptent 
sur l'argent pour obtenir des grades. Vos soldats 
sont braves, personne ne peut le nier; mais c'est 
une mauvaise politique d'encourager la manie mi- 
litaire, au lieu de s'attacher à la marine, qui est 
la véritable force de votre nation, force qui vous 
rendra toujours puissants, tant que vous la possé- 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 101 

derez. Pour avoir de bons soldats, il faut qu'une / 
nation soit toujours en guerre. I 

«Si vous aviez perdu la bataille de Waterloo, 
continua-t-il, dans quel état aurait été l'Angleterre! 
La fleur de votre jeunesse aurait été détruite ; car 
pas un homme, pas même Wellington, ne serait pas 
échappé. » Jp répondis que lord Wellington avait 
résolu, lors de cette affaire, de n'abandonner le 
champ de bataille que mort. Napoléon répondit : 
« Il ne pouvait se retirer. Il aurait été détruit avec 
son armée, si Grouchy fût venu au lieu des Prus- 
siens. » Je lui demandai alors s'il n'avait pas cru 
pendant quelque temps que les Prussiens qui s'é- 
taient montrés, étaient des Français faisant partie 
du corps de Grouchy. 11 répondit : « Certainement, I 
et je comprends difficilement encore comment 
c'était une division prussienne, et non celle de 
Grouchy. » Je pris alors la liberté de lui demander 
si, dans le cas où ni Grouchy ni les Prussiens ne 
seraient venus, la bataille n'aurait pas été indécise. 
Napoléon répondit : « L'armée anglaise eût été 
détruite : elle était défaite dès le millieu du jour; 
mais la destinée avait décidé que Wellington la 
gagnerait. J'avais peine à croire qu'il nous attaque- 
rait, parce que s'il s'était retiré a Antwerp, comme 
il aurait dû le faire, j'aurais été accablé par une 
armée de trois ou quatre cent mille hommes, qui 
marchait contre moi. En donnant bataille, la chance 
était en ma faveur. C'était la plus grande folie que 
de se séparer les armées anglaise et prusienne ; elles 
auraient dû être réunies, et je ne puis comprendre 



162 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

la raison de leur séparation. C'était folie à Welling- 
ton de me liver bataille dans un endroit où, s'il 
eût été défait, tout son monde aurait été perdu; car 
il n'avait pas d'espoir de retraite : un bois se trouvait 
sur ses derrières, et une seule route pour y parvenir. 
Il aurait été taillé en pièces. D'ailleurs il s'était 
laissé surprendre ; c'était un grande faute. Il aurait 
dû entrer en campagne depuis le commencement de 
juin, parce qu'il devait savoir que je me proposais 
de l'attaquer. Il pouvait tout perdre, mais il a eu du 
bonheur; sa destinée l'a emporté, et tout ce qu'il a 
fait sera prôné. Mon intention éta it d'att aqu er et d e 
détruire les A ngla is. ^ Je savais que cela produirait 
un changement de ministres. L'indignation de voir 
qu'ils avaient causé la perte de quarante milliers 
d'hommes, la fleur de l'armée anglaise, aurait excité 
une telle commotion populaire, qu'ils auraient été 
chassés. Le peuple anglais aurait dit: « Que nous 
importe qui soit sur le trône de France, Louis ou 
Napoléon? nous avons assez souffert. Cette affaire ne 
nous est pas personnelle, qu'ils s'arrangent entre 
eux. » Il aurait fait la paix. Les Saxons, les Bavarois, 
les Belges, les Wurtembergeois se seraient joints à 
moi. La coalition n'était rien sans l'Anglej^xç. Les ' 
Russes auraient fait la paix, et je fusse resté paisi- 
blement sur le trône. Le traité aurait été durable; 
car que pouvait faire la France après le traité de 
Paris? Qu'y avait-il a craindre d'elle? 

« Tels étaient mes motifs, continua-Mlj^^ûur - 
attaquer les Anglais. J'avais battu les Prussiens. 
Avant midi, j'étais vainqueur. Je pus dire que tout 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLENB 103 

m'appartenait; mais ie hasard et la destinée en 
ont décidé autrement. Sans doute les Anglais se 
sont battus vaillamment, personne ne peut le nier; 
mais ils auraient été défaits. 

« Pitt et sa politique, continua-t-il, ruinèrent 
presque l'Angleterre, en entretenant la guerre sur 
le continent. » Je lui fis remarquer que de grands 
politiques affirmaient en Angleterre que si nous 
n'eussions pas continué la guerre, nous eussions 
été ruinés, et que l'Angleterre fût devenue une 
province de la France. « Au contraire, dit Napo- 
léon, l'Angleterre étant en guerre avec la France, 
a donné à cette dernière le prétexte et l'occasion 
d'étendre sous moi ses conquêtes si loin, que je 
devins empereur presque du monde entier, ce qui 
ne serait pas arrivé s'il n'y eût pas eu de guerre. » 
La conversation tomba ensuite sur l'occupation de 
Malte. « Deux jours, dit-il, avant que lord Whit- 
worth quittât Paris, on offrit au ministère, et à 
d'autres personnes qui m'entouraient, trente mil- 
lions de francs, et on ajouta qu'on me reconnaîtrait 
comme roi de France, si je consentais à vous céder 
Malte. » Il ajouta cependant que la guerre aurait 
éclaté quand même il n'aurait pas été question de 
Malte. » Nous parlâmes ensuite des marins anglais. 
Napoléon dit qu'ils étaient aussi supérieurs aux 
marins français, que ceux-ci l'étaient aux Espa- 
gnols. Je hasardai de dire que je pensais que les 
Français ne feraient jamais de bons matelots, a 
cause de leur impétuosité et de leur légèreté ; que 
surtout ils ne voudraient jamais se soumettre, sans 



164 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

se plaindre, à bloquer des ports pendant des années, 
comme nous l'avons fait à Toulon, souffrant du 
mauvais temps et des privations de toute espèce. 
« Je ne suis pas de votre avis en cela, signor dot- 
torCy dit-il; mais je ne pense pas qu'ils deviennent 
jamais aussi bons matelots que les vôtres. La mer 
vous appartient ; vos matelots sont aussi supérieurs 
aux nôtres, que les Hollandais l'étaient autrefois 
aux vôtres. Je crois cependant que les Américains 
sont meilleurs matelots que vous, parce qu'ils sont 
moins nombreux. » Je répondis que les Américains 
avaient ' un grand nombre de matelots anglais k 
leur service, et qu'indépendamment d'autres cir- 
constances, la discipline américaine, à bord des 
vaisseaux de guerre, était beaucoup plus sévère que 
la nôtre; et que si les Américains avaient une 
marine considérable, il leur serait impossible de 
placer sur chaque vaisseau autant de marins expé- 
rimentés. Lorsque je dis que la discipline améri- 
caine était plus sévère que la nôtre, il sourit et dit: 
« Sarebbe difficile a credere, » 

A cinq heures de l'après-midi. Napoléon m'en- 
voya chercher. Je le trouvai assis dans un fauteuil 
auprès du feu. Il était sorti pour se promener, mais 
il avait été saisi de douleurs, de maux de dents et 
d'une toux violente. Je trouvai ses amygdales enflées 
et sa joue enflammée. Pendant que j'étais près de 
lui, les douleurs augmentèrent. « Je tremble y dit-il 
au comte Las Cases qui était là, comme si j'avais 
eu peur, » Son pouls était agité. Je lui recomman- 
dai des fomentations chaudes sur la joue, un lini- 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 165 

ment pour la gorge, des fondants chauds, un gar- 
garisme, des bains de pieds et une abstinence to- 
tale; il approuva mon ordonnance, à l'exception du 
Uniment. Il me fit beaucoup de questions sur la 
fièvre. 

Je Tai vu encore à neuf heures, il était couché. 
Mes avis avaient été strictement suivis; j'aurais 
désiré qu'il prît un laxatif. Il attribuait son indis- 
position au çentaccio (1) qui soufflait continuelle- 
ment sur le sol aride et découvert de Longwood. 
(( Il faudrait que je fusse at the Briars, disait-il, ou 
de l'autre côté de l'île, au lieu d'habiter cet endroit 
épouvantable. J'y étais dans cette saison l'année 
dernière, et je me portais très bien. » Il me de- 
manda quel était, selon moi, le moyen le plus 
facile de mourir, et remarqua que la mort par le 
froid est la plus commode de toutes, parce que si 
muore dormendo (on meurt en dormant). 

J'ai adressé une lettre a sir Hudson Lowe, pour 
le prévenir de la maladie de Napoléon. 

^yi octobre. — Napoléon a eu une transpiration 
abondante pendant la nuit; il se trouve beaucoup 
mieux. Je lui ai recommandé de continuer le même 
traitement, et de ne pas s'exposer au vent. 11 m'a 
fait presque les mêmes observations qu'il avait 
faites la veille sur l'exposition malsaine et décou- 
verte de Longwood, ajoutant que l'endroit était si 
stérile, qu'il y croissait à peine une plante. 

J'ai eu quelques moments d'entretien avec lui 

(1) Ventuccio, mot provincial qui «ignifie un vent violent et âpre. 



166 MÉMORIAL DE SAINTÉ-HÉlÈNE 

sur rimpératrice Joséphine : il en a parlé dans les 
termes les plus affectueux. Il a fait, dit-il, la pre- 
mière connaissance de cette femme aimable lors du 
désarmement des sections de Paris, après le 13 ven- 
démiaire 1795. « Un jeune garçon de douze ou 
treize ans se présenta à moi, continua-t-il, en me 
suppliant de lui faire rendre Tépée de son père, 
qui avait été général de la République. Je fus si 
touché de cette prière affectueuse, que j'ordonnai 
que Tépée lui fût remise. Ce jeune enfant était 
Eugène Beauharnais. En voyant l'épée, il fondit 
en larmes. Je fus tellement ému par son action, 
que je le comblai d'éloges. Quelques jours après, 
sa mère vint me faire une visite de remerciements. 
Son extérieur me frappa, mais encore plus son es- 
prit. Cette première impression prit chaque jour 
une nouvelle force, et le mariage ne tarda pas à 
s'ensuivre (1). » 

J'ai vu sir Hudson Lowe. Je lui ai fait connaître 
l'état de la santé de Napoléon, et lui ai dit qu'il 



(1) Le prince Eugène rappelle cet événement de la façon suivante 
dans ses Mémoires : 

a A la suite du 13 Vendémiaire, un ordre du Jour défendit, sous peiae 
de mort, aux habitants de Paris de conserver aes armes. Je ne pus me 
faire à l'idée de me séparer du sabre que mon père avait porté, quU avait 
illustré par d'honorables et d'éclatants services. Je conçus l'espoir d'ob- 
tenir la permission de pouvoir garder ce sabre et je fis des aémarches 
en conséquence auprès au général Bonaparte. L'entrevue qu'il m'accorda 
fut d'autant plus touchante qu'elle réveilla en moi le souvenir encore 
récent de la perte que j'avais faite. (Le général de Beauharnais avait été 
guillotiné le 23 juillet 1794). Ma sensibilité et cfuelques réponses heureaseS 
que je fis au général lui iirent naître le désir de connaître l'intérieur de 
ma famille, et il vint lui-même le lendemain me porter l'autorisation que 
j'avais si vivement désirée. » 

Ce passage des Mémoires du prince Eugène réfute donc l'erreur his- 
torique que les historiens et aussi les peintres ont commise en représen- 
tant soit dans leurs écrits, soit dans leurs tableaux, le jeune Eugène de 
Beauharnais recevant l'épée de son père des mains du général Bonaparte. 

Quant au mariage avec Joséphine de Beauharnais, il eut lieu le 8 mars 1796. 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 167 

attribuait sa maladie à la violence du vent, à l'ex- 
position de Longwood; j'ajoutai qu'il avait exprimé 
le désir d'être transporté ai the BriarSy ou de tout 
autre côté de l'île. Son Excellence a répondu : 
c( Le fait est que le général Bonaparte veut parve- 
nir à Plantation-House ; mais la compagnie des 
Indes-Orientales ne consentira jamais à donner une 
si belle plantation à une troupe de Français, pour 
en détruire les arbres et ravager les jardins. 

Huit heures du soir. Napoléon n'est pas aussi bien. 
La partie droite des mâchoires est considérablement 
tuméfiée. Il éprouve, à cause de l'inflammation des 
amygdales, de la difficulté à avaler, etc. Il n'a rien 
voulu employer autre chose que des fondants et 
des fomentations. Je lui ai recommandé de prendre, 
dans la matinée, un purgatif et quelques autres 
remèdes actifs, ce qu'il a refusé de faire, en disant 
qu'il n'avait pris aucune médecine depuis son en- 
fance; qu'il connaissait son tempérament, et qu'il 
était persuadé que le moindre purgatif produirait 
sur lui les plus violents effets, et contrarierait les 
efforts de la nature; qu'il avait confiance à la diète, 
aux délayants, etc. 

29 octobre. — Napoléon éprouve un peu de mieux. 
Je lui ai dit que s'il était attaqué de quelque mala- 
die du climat, ce serait probablement un homme 
mort en peu de jours, parce que les moyens qu'il 
voulait employer étaient totalement impuissants 
pour vaincre une maladie violente, bien qu'ils eus- 
sent pu suffire pour le débarrasser des légers acci- 
dents qu'il avait supportés. Malgré tous les raison- 



168 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

nements et toutes les représentations que je lui fis, 
il paraissait croire qu'il valait mieux ne rien faire 
que de prendre des médecines, parce qu'il les regar- 
dait comme dangereuses, ou qu'au moins on devait 
s'en méfier, parce qu'elles pouvaient troubler les 
opérations de la nature, 

30 octobre. — Napoléon a consenti a faire usage 
d'un gagarisme d'infusion de roses et d'acide sulfu- 
rique. Plusieurs vésicules s'étaient formées en de- 
dans de la joue et sur les gencives. Il s'est emporté 
contre le climat barbaro de Longwood,eta reparlé 
de the Briars (1). 

J'ai informé sir Hudson Lowe de l'état de sa 
santé, et du désir qu'il avait d'être transporté at 
the Briars, Son Excellence a répondu que si le 
général Bonaparte voulait se mettre à l'aise et se 
réconcilier avec l'île, il fallait qu'il fît venir quel- 
ques-unes des sommes immenses qu'il possédait, 
et qu'il en achetât une maison et des terres. Je 
lui répondis que Napoléon ne savait pas où son 
argent était placé. Sir Hudson répliqua : « Je suis 
sûr qu'il vous a dit cela afin que vous me le répé- 
tiez. » 

i«' noçfembre 1816^ — Napoléon va mieux. Ses 
jambes sont un peu gonflées ; les glandes de la 
cuisse ont éprouvé de l'accroissement. Je lui ai 
recommandé de prendre du sulfate de magnésie 
ou du sel de Glauber. Un second lot de vaisselle 
plate a été brisé pour être vendu à la ville. 

(1) The Briars est à peu près à deux milles du bord do la mer. 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 169 

2 novembre. — L'état de Napoléon est à peu 
près le même. Je lui ai recommandé, dans les ter- 
mes les plus pressants, de prendre de Texercice 
aussitôt que Tétat de sa santé et le temps le lui 
permettraient ; je l'ai sérieusement prévenu que 
s'il ne faisait exactement ce que je lui ai prescrit, 
il serait bientôt infailliblement attaqué de quel- 
que maladie sérieuse. 

Pendant la conversation, je pris la liberté de 
demander à Napoléon quelles avaient été ses rai- 
sons pour encourager autant les Juifs. Il répon- 
dit : « Il y avait beaucoup de Juifs dans les pays 
sur lesquels je régnais ; j'espérais en les rendant 
libres, et en leur donnant des droits égaux à ceux 
des catholiques et des protestants, les rendre 
bons citoyens, et les forcer à renoncer à l'usure, 
et à se conduire comme le reste de la commu- 
nauté. Je crois que j'aurais fini par réussir. Mon 
raisonnement était que, puisque leurs rabbins leur 
expliquent qu'ils ne doivent pas pratiquer l'usure 
contre leur propre tribu, mais qu'elle leur est per- 
mise envers les chrétiens et autres, en les ren- 
dant égaux à mes autres sujets ils devaient me 
regarder comme Salomon ou Hérode, comme le 
chef de leur nation, et considérer mes autres su- 
jets comme les frères d'une tribu semblable à la 
leur ; qu'en conséquence, il ne leur était pas per- 
mis de les traiter usurairement eux ou moi ; mais 
qu'ils devaient en agir comme si nous étions de 
la tribu de Juda ; que jouissant des mêmes droits 
que tous mes autres sujets, ils devaient de la 

10 



170 MÉMORIAL DE SÀINTE-HÉLÈNE 

même manière payer les taxes, se soumettre aux 
lois de la conscription et à toutes les autres. J'ob- 
tins par ce moyen beaucoup de soldats. Outre 
cela, j'aurais attiré une grande richesse en France, 
parce que les Juifs sont très nombreux, et qu'ils 
se seraient empressés de venir en foule dans un 
pays où ils auraient joui de privilèges bien supé- 
rieurs à ceux que leur accordent les autres gou- 
vernements. Je voulais d'ailleurs établir une li- 
berté de conscience universelle. Mon système était 
de n'avoir point de religion prédominante, mais 
de tolérer tous les cultes ; je voulais que chacun 
crût et pensât à sa manière, et que tous les hom- 
mes, protestants, catholiques, mahométans, déis- 
tes, etc., fussent égaux ; de sorte que la religion 
ne pût avoir aucune influence sur l'occupation des 
emplois du gouvernement ; qu'elle ne pût contri- 
buer à les faire accueillir ou repousser par un sol- 
liciteur ; et que, pour donner un emploi à un 
homme, on ne pût faire aucune objection fondée 
sur sa croyance, pourvu que d'ailleurs il fût capa- 
ble. Je rendis tout indépendant de la religion : 
les tribunaux, lès mariages, les cimetières mêmes 
ne furent plus à la disposition des prêtres, et ils 
ne pouvaient plus refuser d'enterrer le corps d'une 
personne d'un culte différent. Mon intention était 
de rendre purement civil tout ce qui appartenait 
a l'Etat et à la constitution, sans égard pour au- 
cune religion. Je ne voulais accorder aux prêtres 
aucune influence et aucun pouvoir sur les affaires 
civiles ; mais les obliger à s'en tenir à leurs affai- 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 171 

res spirituelles, sans se mêler d'autres choses. » 
Je lui demandai si les oncles et les nièces pou- 
vaient se marier en France, Il répondit : « Oui, 
mais il faut qu'ils en obtiennent la permission spé- 
ciale. » Je lui demandai si cette permission devait 
être accordée par le pape. « Par le pape? dit-il; 
non. » Puis, me prenant le bout de l'oreille en 
souriant, il ajouta : <( Je vous dis que ni le pape, ni 
aucun de ses prêtres, n'ont le pouvoir de rien ac- 
corder. Par le souverain. » 

Je lui fis ensuite quelques questions sur les 
francs-maçons, et lui demandai son opinion sur 
leur compte. « C'est un tas d'imbéciles qui s'as- 
semblent pour faire bonne chère, et exécuter quel- 
ques folies ridicules. Néanmoins, dit-il, ils font de 
temps à autre quelques bonnes actions. Ils ont 
aidé dans la Révolution, et récemment encore, à 
diminuer la puissance du pape et l'influence du 
clergé. Lorsque les sentiments d'un peuple sont con- 
tre le gouvernement, toutes les sociétés particulières 
tendent à lui nuire. » Jie lui demandai si les francs- 
maçons du continent avaient quelque liaison avec 
les illuminati. Il répondit : « Non, c'est une so- 
ciété tout à fait diflFérente; en Allemagne, elle est 
d'une nature dangereuse. » Je lui demandai s'il 
n'avait pas protégé les francs-maçons. Il répondit 
qu'il l'avait fait plutôt parce qu'ils étaient contre 
le pape, que pour tout autre motif. » — S'il aurait 
jamais permis le rétablissement des jésuites en 
France. « Jamais, dit-il : c'est la plus dangereuse 
de toutes les sociétés ; elle a fait plus de mal que 



172 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENB 

toutes les autres. La doctrine des jésuites est que 
leur général est le souverain des souverains et le 
maître du monde ; que tous les ordres qui en éma- 
nent doivent être écoutés, quelque contraires aux 
lois, quelque coupables qu'ils soient. Toute action, 
quelque atroce qu'elle soit, commise par eux, en 
exécution des ordres de leur générl, à Rome, de- 
vient méritoire à leurs yeux. Non, non, je n'au- 
rais jamais consenti qu'il existât dans mes États 
une société sous les ordres d'un étranger siégeant 
à Rome. Je n'aurais jamais voulu de frati. Il y 
avait assez de prêtres pour ceux qui en avaient 
besoin, sans voir encore des monastères remplis 
de canagliey qui ne feraient que manger, prier et 
commettre des crimes. » Je fis la remarque qu'il 
était à craindre que les prêtres et les jésuites ne 
prissent bientôt une grande influence en Europe. 
Napoléon répondit : « Cela est très probable. Dans 
les règnes qui ont précédé le mien, les protes- 
tants étaient aussi maltraités que les Juifs ; ils ne 
pouvaient acheter de terre : je les ai mis sur le 
même pied que les catholiques. L'empereur Alexan- 
dre a pu sans inconvénient permettre l'entrée de 
son empire aux jésuites, parce qu'il est de sa po- 
litique d'attirer dans son pays barbare des hom- 
mes éclairés, quelle que soit leur secte ; et d'ail- 
leurs ils ne sont pas très à craindre en Russie, 
parce que la religion est différente. Cependant ils 
feront tant, qu'il sera forcé de les renvoyer (!)• » 

(1) Cette prédiction ne tarda pas à s'accomplir; en 1820 ils furent 
expulsés de toute la Russie. 



MÉMORIAL DE SAINTE-U^LKNE 173 

Voici le portrait qu'il faisait de Carnot : « C'était 
un homme laborieux et sincère, mais sujet à l'in- 
fluence des intrigues et facile à se laisser tromper. 
II a dirigé les opérations de la guerre, sans avoir 
mérité les éloges qu'on lui a donnés, parce qu'il 
n'avait ni l'expérience ni l'habitude de la guerre. 
Il n'a montré que peu de talent pendant son premier 
ministère ; il a eu avec le ministre des finances et la 
trésorerie plusieurs querelles dans lesquelles il 
avait tort. Il quitta le ministère, convaincu qu'il ne 
pouvait le conserver faute d'argent. Il vota ensuite 
contre l'établissement de l'empire ; mais comme sa 
conduite a toujours été franche, jamais il ne donna 
(l'ombrage. Jamais il ne demanda rien pendant la 
prospérité de l'empire ; mais après les malheurs de 
la Russie, il sollicita de l'emploi, et reçut le com- 
mandement d'Anvers, qu'il défendit fort bien. Après 
mon retour de l'île d'Elbe, il fut nommé ministre 
de rintérieur, et j'eus tout lieu d'être satisfait de sa 
conduite. Lors de l'abdication, il a été membre du 
gouvernement provisoire ; mais il fut joué par les 
intrigants dont il était entouré. Dans sa jeunesse, 
il passait pour un original parmi ses camarades. Il 
détestait les nobles, et eut, à ce sujet, plusieurs 
querelles avec Robespierre, qui en avait protégé 
plusieurs sur la fin. Il était membre du comité de 
Salut public avec Robespierre, Couthon, Saint-Just 
et autres bouchers, et ce fut le seul qu'on ne dénon- 
ça point. Il demanda ensuite à être jugé, pour sa 
conduite avec ceux qu'il voulait bien appeler ses 
collègues, ce qui lui fut refusé ; mais sa demande de 

10. 



174 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

partager le sort des autres lui fit un grand honneur. 

c( Barras, dit ensuite Napoléon, était un homme 
violent, de peu de conscience et de résolution, léger 
et loin de mériter la réputation dont il jouissait; la 
violence de ses manières et l'éclat de sa voix, lors- 
qu'il commençait un discours, semblaient donner 
de lui une toute autre idée que celle qui est généra- 
lement reçue. » 

5 novembre. — Sir Hudson Lowe est venu à 
Longwood. Je lui dis que bien que Napoléon 
allât mieux, je pensais que s'il persistait k ne pas 
vouloir sortir de sa chambre et à ne pas prendre 
d'exercice, il serait bientôt atteint de quelque mala- 
die sérieuse, et que, selon toutes probabilités, son 
existence à Sainte-Hélène ne se prolongerait pas au 
delà d'une ou deux années. Sir Hudson demanda 
avec quelque âpreté : « Pourquoi ne prend-il pas 
d'exercice ? » Je lui fis une courte récapitulation de 
plusieurs des entraves qu'il mettait à sa liberté : je 
citai entre autres la mesure de faire placer, aux portes 
du jardin où il avait coutume de se promener, des 
sentinelles à six heures du soir, avec l'ordre de ne 
laisser sortir personne, quoique ce fût précisément 
l'instant oii la fraîcheur du temps rendait la prome- 
nade plus agréable. 

Sir Hudson dit que les sentinelles n'étaient pas 
placées à sixheures, mais seulement au coucherdu so- 
leil. Je répondis à Son Excellence que le soleil se cou- 
chait immédiatement après six heures, et qu'entre 
les tropiques, le crépuscule durait fort peu. Le gou- 
verneur envoya chercher alors le capitaine Popple* 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 175 

ton^ et lui fit quelques questions relativement à la 
pose des sentinelles et à leurs ordres. Le capitaine 
Poppleton lui dit que les ordres donnés aux senti- 
nelles étaient verbaux, qu'ils pouvaient donc être 
mal entendus. Après s'être entretenu pendant quel- 
que temps avec le capitaine Poppleton, sir Hudson 
Lowe dit qu'il trouvait bien extraordinaire que le 
général Bonaparte ne voulût pas sortir à cheval 
avec un officier anglais. Je remarquai qu'il le ferait 
probablement, si les choses étaient mieux aména- 
gées, si, par exemple, lorsqu'il monte k cheval, on 
envoyait, à quelque distance après lui, un officier 
pour surveiller ses mouvements; que Napoléon, 
quoiqu'il connaîtrait la destination de cet officier, 
ne paraîtrait jamais s'en apercevoir, et qu'il serait 
aussi bien gardé que si l'officier galopait à ses côtés. 
J'allai même jusqu'à lui dire que Napoléon m'avait 
insinué à moi-même qu'il ne ferait pas attention à 
celui qui le suivrait, pourvu qu'on ne sût pas offi- 
ciellement qu'il avait une garde près de lui. Sir 
Hudson répondit qu'il y réfléchirait, et me pria de 
lui écrire mon opinion sur la santé du général Bo- 
naparte, en me prévenant que je devais me rappe 
1er que la vie d'un homme ne devait pas entrer en 
balance avec le mal qu'il pouvait causer s'il parve- 
nait à s'échapper, et que je ne devais pas oublier 
que le général Bonaparte avait déjà été le fléau 
du monde et la cause de la mort de plusieurs mil- 
lions d'individus ; que ma position était toute par- 
ticulière, et d'une grande importance politique. 
Une certaine quantité de vaisselle plate a encore 



176 MÉMORIAL DE SAIN'I:E-HÉL]BNE 

été brisée, portée k la ville par Ciprîani, et déposée 
entre les mains de MM. Balcombe, Cole et Compa- 
gnie, en présence de sir Thomas Reade, à qui a été 
remise la clef du coffre qui la renfermait. 

7 nos^embre, — Napoléon se trouve beaucoup 
mieux, il ne sent presque plus aucun mal. 

8 noçfembre, — Napoléon m'a fait plusieurs ques- 
tions anatomiques et physiologiques ; il m'a dit qu'il 
avait étudié l'anatomie pendant quelques jours, mais 
que la vue des cadavres ouverts l'avait rendu malade, 
et qu'il avait abandonné totalement cette science. 
Après quelques développements sur ses idées rela 
tivement à l'ame, je fis quelques remarques sur les 
Polonais qui avaient servi dans son armée, et qui 
étaient fort attachés à sa personne. « Ah ! s'écria 
Napoléon, certes ils m'étaient attachés ! Le vice- 
roi actuel de Pologne était avec moi dans mes cam- 
pagnes d'Egypte; je le fis général. La plus grande 
partie de ma vieille garde polonaise est maintenant, 
par politique, employée par Alexandre. C'est une 
brave nation, et qui fournit de bons soldats.^ Ils 
résistent mieux que les Français au froid des pays 
du Nord. Je lui demandai si, dans les climats moins 
rigoureux, les Polonais étaient aussi bons soldatsque 
les Français. « Oh ! non, non; le Français leur est 
de beaucoup supérieur. Le commandant de Dant- 
zig m'a rendu compte que pendant la rigueur de 
l'hiver, lorsque le thermomètre descendait à dix- 
huit degrés, il était impossible de faire rester les 
soldats français en faction à leur poste, tandis que 
les Polonais'ne souffraient point. » « Poniatowski, 



MEMORIAL DE SAINTE-HKLRNE 177 

continua-t-il, était un homme d'un noble caractère, 
rempli d'honneur et de bravoure. Je me proposais 
de le faire roi de Pologne, si j'avais réussi en Rus- 
sie. » Je lui demandai h quoi il attribuait principa- 
lement le peu de succès de cette expédition.- « Au 
froid, au froid prématuré et à l'incendie de Mos- 
cou, répondit Napoléon. J'étais de quelques jours 
en arrière, j'avais calculé le froid qu'il avait fait 
depuis cinquante années, et l'extrême froid n'avait 
jamais commencé avant le 20 décembre, vingt jours 
plus tard qu'il ne commença. Quand j'étais à Mos- 
cov, le froid était à trois degrés, et le Français le 
supportait avec plaisir; mais pendant la marche, le 
thermomètre descendit à dix-huit degrés, et presque 
tous les chevaux périrent. J'en perdis trente mille 
en une nuit. On fut obligé d'abandonner presque 
toute l'artillerie, forte alors de cinq cents pièces; 
on ne pouvait emporter ni munitions ni provisions. 
Nous ne pouvions, faute de chevaux, faire une recon- 
naissance, ou envoyer une avant-garde de cavalerie 
pour chercher la route. Les soldats perdaient le 
courage et la raison, et tombaient dans la confusion. 
La circonstance la plus légère les alarmait. Quatre 
ou cinq hommes suffisaient pour effrayer tout un 
bataillon. Au lieu de se tenir réunis, ils erraient 
séparés pour chercher du feu. Ceux que l'on en- 
voyait en éclaireurs couraient se réchauffer dans les 
maisons. Ils se répandaient de tous côtés, se déban- 
daient et devenaient facilement la proie de l'ennemi. 
D'autres se couchait par terre, s'endormaient ; 
un peu de sang sortaient de leurs narines, et il§ 



178 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

mouraient en dormant. Des milliers de soldats pé- 
rirent de cette manière. Les Polonais sauvèrent 
quelques-uns de leurs chevaux, et un peu deleur 
artillerie ; mais les Français et les soldats des autres 
nations n'étaient plus les mêmes hommes. La cava- 
lerie a surtout souffert ; sur quarante mille hommes, 
trois mille à peine ont été sauvés. Sans rincendie 
de Moscou, j'aurais réussi. J'y aurais passé l'hiver. 
« Il y avait dans cette ville à peu près quarante 
mille habitants, qui étaient pour ainsi dire esclaves. 
J'aurais proclamé la liberté de tous les esclaves en 
Russie, et aboli le vasselage et la noblesse. Cela 
m'aurait procuré l'union d'un parti immense et 
puissant. J'aurais fait la paix à Moscou, ou bien 
j'aurais marché sur Pétersbourg l'année suivante. 
Alexandre le savait bien, aussi avait-il envoyé ses 
diamants, ses objets précieux et ses vaisseaux en 
Angleterre. Sans cet incendie, j'aurais complètement 
réussi. Je les avais battus dans une grande action 
à la Moskowa; j'attaquai, avec quatre-vingt-dix 
mille hommes, l'armée russe forte de deux cent 
cinquante mille, et fortifiée jusqu'aux dents, et la 
défit complètement. Soixante-dix mille Russes 
restèrent sur le champ de bataille. Ils eurent l'im- 
pudence de dire qu'ils avaient gagné la bataille, 
bien que je marchasse sur Moscou. Deux jours 
après, j'étais au milieu d'une belle ville approvi- 
sionnée pour un an ; car, en Russie, il y avait 
toujours des provisions pour plusieurs mois avant 
que la gelée vînt. Les magasins de toute espèce 
étaient encombrés. Les maisons des habitants 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNB 179 

étaient bien pourvues, et la plupart avaient laissé 
leurs domestiques, qui nous auraient servi. Beau- 
coup de propriétaires avaient laissé des billets par 
lesquels ils priaient les officiers français qui pren- 
draient possession de leurs maisons d'épargner les 
meubles et autres effets ; qu'ils avaient laissé tout 
ce qui pouvait être utile à nos besoins, et qu'ils 
espéraient revenir dans peu de jours, lorsque 
l'empereur Alexandre aurait arrangé les affaires; 
et qu'alors ils seraient bien aises de nous voir. Plu- 
sieurs dames étaient restées; elles savaient qu'à 
Berlin et à Vienne il n'avait été fait aucune offense 
aux habitants. D'ailleurs ils comptaient sur une 
prompte paix. Nous espérions jouir de nous-mêmes 
dans les quartiers d'hiver, avec tout espoir de suc- 
cès au printemps. Deux jours après notre arrivée, 
l'incendie fut découvert. Il ne paraissait pas d'abord 
être très alarmant, et l'on pensait qu'il aurait pu être 
causé par des soldats, en allumant leurs feux trop 
près des maisons, qui étaient presque toutes en 
bois. Cette circonstance m'affligea, et je donnai des 
ordres extrêmement sévères à ce sujet aux com- 
mandants de régiments et autres. Le lendemain le 
feu s'était accru, mais pas encore de manière à don- 
ner des craintes sérieuses. Cependant, craignant 
qu'il ne vînt jusqu'à nous, je sortis à cheval et don- 
nai tous les ordres possibles pour l'éteindre. Le jour 
suivant, un vent violent s'étant élevé, l'incendie se 
propagea avec la plus grande rapidité. Des cen- 
taines de misérables, payés à cet effet, se disper- 
sèrent dans différents quartiers de la ville, et, au 



180 MEMORIAL DE SAINTE-HELENE 

moyen de mèches qu^ils cachaient sous leurs man- 
teaux, ils mirent le feu aux maisons qui se trou- 
vaient sous le vent, ce qui était facile, à cause des 
matières combustibles qui formaient leur bâtisse. 
Cette circonstance, jointe à la violence du vent, 
rendit inutiles tous les efforts pour éteindre le 
feu. Moi-même, j'eus peine à en sortir en vie. Afin 
de donner l'exemple, je m'exposai au milieu des 
flammes, et j'eus les cheveux et les sourcils brûlés; 
mes habits furent brûlés sur mon dos. Mais tous 
les efforts furent vains, parce qu'ils avaient détruit 
la plupart des pompes, qui étaient au nombre de 
mille à peu près, et dont je crois que nous ne trou- 
vâmes plus une seule en état de servir. En 
outre, les misérables payés par Rostopchin cou- 
raient de tous côtés, rallumant partout le feu 
avec leurs torches ; ce en quoi ils n'étaient que trop 
secondés par le vent. Ce terrible incendie détrui- 
sit complètement la ville. J'étais préparé à tout, 
excepté à cet événement. Le coup était imprévu : 
qui aurait pu croire qu'une nation aurait mis le feu 
à sa capitale? Cependant les habitants eux-mêmes 
firent, tous leurs efforts pour l'éteindre, et plusieurs 
périrent dans la tentative. Ils amenèrent devant 
nous un grand nombre de ces incendiaires avec 
leurs torches; car nous n'aurions jamais pu les 
reconnaître au milieu d'une telle' populace. Je fis 
fusiller à peu près deux cents de ces misérables. 
Sans ce feu fatal, j'avais tout ce qui était néces- 
saire à mon armée : d'excellents quartiers d'hiver, 
des approvisionnements de toute espèce ; et l'année 



MÉMORIAL DU SAINTK-HELÈNE 184 

suivante aurait décidé de tout. Alexandre aurait 
fait la paix, ou j'aurais été à Pétersbourg. » Je lu» 
demandai s'il pensait qu'il aurait pu soumettri» 
entièrement la Russie. « Non, répondit Napoléon. 
mais j'aurais obligé la Russie à faire une paix con 
venable aux intérêts de la France. Je quittai Moscoi» 
cinq jours trop tard. Plusieurs des généraux, 
continua- t-il, ont été arrachés de leurs lits par le 
feu. Je restai moi-même dans le Kremlim (1) jusqu'à 
ce que je fusse environné des flammes. Le feu 
gagna les magasins chinois et indiens, et plu- 
sieurs entrepôts d'huile et d'esprit, qui s'enflam- 
mèrent. Je me retirai alors dans une maison de 
campagne appartenant à l'empereur Alexandre, à 
peu près à une lieue de Moscou ; et vous pouvez 
juger vous-même de l'intensité du feu, lorsque vous 
saurez qu'on pouvait à peine tenir les mains sur les 
murs ou les fenêtres du côté de Moscou, tant elles 
étaient échauffées. C'était le spectacle d'une mer de 
feu y des montagnes de flammes rouges et tour- 
noyantes comme les vagues, s'élançaient tout à coup 
vers un ciel embrasé, et retombaient ensuite dans un 
océan de feu. C'était le spectacle le plus grand, le 
plus sublime et le plus terrible que j'aie vu dans 
ma vie. — Allons^ docteur (2). » 



(1) Le général Gourgaud m'a dit que, pendant cette confusion, un grand 
nombre dé corbeaux, toujours par milliers à Moscou, se perchèrent en 
masse sur les tours du Kremlin, d'où ils descendaient fréquemment et 
voltigeaient autour des soldats français en battant des ailes et croassant, 
comme s'ils les eussent menacés de la destruction qui les attendait. Il 
ajoute que les troupes avaient été découragées à cette vue^ que les soldats 
regardaient comme d'un funeste présage. 

(2) C'était l'expression accoutumée de Napoléon lorsqu*il voulait que je 
me retirasse. 

11 



182 MEMORIAL DE SAINTE-HELENE 

.9 noçembre, — Je me suis entretenu pendant 
quelque temps avec Napoléon relativement à la reli- 
gion. Je lui dis qu'on avait différentes opinions sur 
sa croyance en Angleterre, et qu'on l'avait supposé, 
depuis peu, catholique romain. « Eàbene, répliqua- 
t-il, credo tutto quel che creda la chiesa. (Je crois 
tout ce que l'Eglise croit.) J'avais coutume, conti- 
nua-t-il, quand ils étaient devant moi, de mettre aux 
prises le pape et l'évéque de Nantes. Le pape vou- 
lait rétablir les moines. Mon évèque avait coutume 
de lui dire que je ne trouvais pas mauvais qu'on fût 
moine dans le cœur, mais que je ne voulais pas 
permettre qu'il en existât publiquement aucune 
société. Le pape voulait me faire confesser, ce que 
j'évitai toujours en disant : Santo padre^ je suis 
occupé à présent; quand je serai plus vieux. Je pre- 
nais plaisir à converser avec le pape, continua-t-il ; 
c'était un bon vieillard, ma testardo (mais tenace). 

« Il y a tant de religions différentes, continua- 
t-il, ou de modifications dans la religion, qu'il est 
difficile de savoir laquelle choisir. Si une religion 
avait existé dès le commencement du monde, je la 
croirais la véritable. Mais dans l'état où sont les 
choses, je pense que chacun doit conserver la reli- 
gion de ses pères. Qu'êtes-vous ? — Protestant, 
répondis-je. — Votre père l'était-il aussi? — Oui. 
— Eh bien, continuez dans cette croyance. 

<( En France, continua-t-îl, je recevais également 
les catholiques et les protestants à mon lever. Je 
payais leurs ministres de même. 

« Je donnai aux protestants, à Paris, une belle 



MÉMORIAL DE SAINTE-HBLENB 183 

église qui avait autrefois appartenu aux jésuites (1). 
Pour prévenir toutes querelles de religion, dans 
les lieux où se trouvaient des temples protestants 
et catholiques, je leur défendis également de son- 
ner les cloches pour appeler le peuple au service 
dans leurs églises respectives, à moins que les 
ministres de l'un et de l'autre ne fissent une 
demande particulière à cet effet, en établissant que 
c'était d'après le désir et sur la demande des mem- 
bres de chaque communion. On donnait alors une 
permission pour un an; et si, k l'expiration de 
cette année, la demande n'était pas renouvelée par 
les deux parties, la permission cessait. Par ces 
moyens, j'empêchai les discussions qui avaient 
existé auparavant, parce que les prêtres catholiques 
ne pouvaient sonner leurs cloches à moins que les 
protestants n'eussent un semblable privilège. 

« Il existe un lien entre l'animal et la Divinité. 
L'homme, ajouta-t-il, est seulement un animal plus 
parfait que le reste; il raisonne mieux, mais que 
savons-nous si les animaux n'ont pas un langage 
particulier ? Mon opinion est qu'il y a de notre part, 
parce que nous ne les entendons pas, présomption 
à assurer que non. Un cheval a de la mémoire, de 



secours. 

affecté au Consistoire et ceux de Pentemont (rue de Grcnelle-Saint- 
Germain) et Sainte-Marie-Saint-Antoine, aux deux églises de secours. 
Plus tard, en 1811, les travaux de déblaiement de la place du Carrousel 
ayant nécessité la démolition de l'église Saint-Louis, une décision impé- 
riale du 3 février de la même année désigna l'église de l'Oratoire (an- 
cienne église des Oratoriens), pour recevoir le Consistoire protestant, 
connu depuis sous le nom de Temple de l'Oratoire. 



184 MÉMORIAL DB SAINTE-HELENE 

la connaissance et de l'amour. Il distingue son 
maître entre les domestiques, bien que ceux-ci 
soient plus constamment avec lui. J'avais un cheval 
qui me reconnaissait parmi tout le monde, et qui, 
lorsque j'étais sur son dos, manifestait, par ses 
sauts et sa marche hardie, qu'il savait porter un 
personnage supérieur à ceux dont il était ordinai- 
rement entouré. Il ne voulait permettre à personne 
autre que moi de le monter, excepté à un palefre- 
nier qui en prenait constamment soin ; et lorsqu'il 
était monté par cet homme, ses mouvements étaient 
si différents, qu'il semblait reconnaître qu'il portait 
un valet. Lorsque je perdais ma route, je le laissais 
aller, et il la retrouvait toujours dans les endroits 
où, avec toute mon observation et ma connaissance 
particulière des lieux, je n'aurais pu le faire. Qui 
peut nier l'intelligence des chiens? Il existe une 
chaîne entre les animaux ; les plantes sont autant 
d'animaux qui mangent et boivent, et il y existe 
des degrés jusqu'à l'homme, qui est seulement le 
plus parfait de tous les êtres. Le même esprit les 
anime plus ou moins. — Votre gouverneur, dit-il 
après un moment de silence, a fermé le sentier qui 
conduit aux jardins de la Compagnie, où je me pro- 
menais quelquefois, parce que c'est le seul endroit 
à l'abri du ^^ento agro; il à regardé cette liberté 
comme une trop grande faveur. Son certo che a 
qualche cattiço oggetto in vista. Mais tout cela ne 
me chagrine pas beaucoup, car, lorsque l'heure 
d'un homme est venue, il doit partir. » Je pris la 
liberté de lui demander s'il n'était pas fataliste. 



MÉMORIAL DE SAINTB-HÉlÈNB 185 

« SicurOy répondit Napoléon, autant que les Turcs. 
J'ai toujours été de même. Il faut obéir à Tordre 
du destin. [Quando lo s^uole il destina ^ bisogna^ 
uhbidire,) » 

Je lui fis quelques questions relativement à Blû- 
cher. <( Blûcher, dit-il, est un très brave soldat, un 
bon sabreur. Il est comme un taureau qui ferme 
les yeux, et, sans voir aucun danger, se précipite 
en avant. Il a commis mille fautes, et, sans des cir- 
constances imprévues, j'aurais pu, différentes fois, 
le faire prisonnier, lui et la plus grande partie de 
son armée. Il est obstiné et infatigable, ne craignant 
rien, et très attaché à son pays. Mais, comme géné- 
ral, il est sans talent. Je me souviens que, lorsque 
j'étais en Prusse, il dînait à ma table, après s'être 
rendu, et qu'on le considérait comme un homme 
très ordinaire. » 

En parlant des soldats anglais, il disait : « Le 
soldat anglais est brave, et les officiers sont géné- 
ralement gens d'honneur ; cependant je ne les crois 
pas en état d'exécuter de grandes manœuvres. 
Je pense que si j'étais à leur tête, je pourrais les 
rendre capables de tout. Pourtant je ne les connais 
pas encore assez bien pour en parler décidément. 
J'ai eu une conversation avec Bingham à ce sujet ; 
et, bien qu'il ne soit pas de mon avis, je voudrais 
changer votre système(l). Aulieu du fouet, je vou- 



(1) Napoléon avait grandement raison, et aurait pu donnera M. Bingham 
une preuve de la venté de son assertion, en lui citant le régiment anglais 
appelé The Scotch-Grau (Écossais gris), régiment dans lequel jamais 
cavaUer n'a reçu un seul coup de fouet. 



186 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENQ 

draîs les conduire par le point d'honneur. Je 
voudrais exciter en eux une certaine émulation. 
J'avancerais, comme je le faisais en France, tout 
soldat qui se serait distingué. Après une action, 
j'assemblais les officiers et les soldats, et je deman- 
dais : Quels sont ceux qui se sont distingués ? Quels 
sont les brades P Et j'avançais tous ceux qui savaient 
lire et écrire. J'ordonnais à ceux qui ne le savaient 
pas d'étudier jusqu'à ce qu'ils fussent suffisamment 
instruits, et alors je les avançais. Que ne pourrait- 
on pas attendre de l'armée anglaise, si chaque sol- 
dat espérait devenir général, en se comportant 
bravement? Bingham dit cependant que la plus 
grande partie de vos soldats sont des brutes, et 
qu'il faut les conduire à coups de bâton. Mais, 
certes, continua-t-il, les soldats anglais doivent 
avoir assez de sentiments pour être placés au moins 
au niveau des soldats des autres nations chez qui 
le système dégradant du fouet n'est pas en usage. 
Tout ce qui avilit l'homme doit être rejeté. Bingham 
dit qu'il n'y a que la canaille qui s'enrôle volon- 
tairement. Cette punition avilissante en est la seule 
cause. Je voudrais l'abolir, et que le titre même de 
simple soldat devînt un honneur pour celui qui en 
serait revêtu. Je voudrais faire ce que j'ai fait en 
France : j'encouragerais les jeunes gens instruits, 
les fils de marchands, les nobles, enfin toutes les 
classes, à me fournir de simples soldats, que j'avan- 
cerais selon leur mérite ; je remplacerais le fouet 
par la prison, le pain et l'eau, et par le mépris de 
leurs camarades. Quando il soldato è amlito e di- 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 187 

sonorato colle fruste ^ poco gli preme la gloria e 
Vonore délia sua patria (1). 

« Quel sentiment d'honneur peut rester à un 
homme qui a été fustigé en présence de ses cama- 
rades? Il perd tout Tamour de la patrie, et se bat- 
trait également contre elle, s'il était mieux payé 
par le parti opposé. Lorsque les Autrichiens pos- 
sédaient ritalie, ils cherchèrent inutilement à 
faire des soldats des Italiens : ceux-ci désertaient 
aussi vite qu'on les avait réunis, ou bien, s'ils se 
voyaient forcés de marcher à l'ennemi, ils se sau- 
vaient au premier coup de feu. Il était impossible 
de maintenir un seul régiment. Lorsque j'eus con- 
quis l'Italie, et que je commençai à faire des levées, 
les Autrichiens se moquèrent de moi, et disaient 
que cela ne me réussirait pas ; qu'ils avaient es- 
sayé bien des fois à le faire, et qu'il n'était pas 
dans le caractère des Italiens de se battre et de 
devenir de bons soldats. Malgré cela j'enrôlai plu- 
sieurs milliers d'Italiens, qui se battirent avec 
autant de bravoure que les Français, et qui ne 
m'abandonnèrent jamais, même dans mon adver- 
sité. Quelle en était la cause ? J'avais aboli le fouet 
et le bâton, que les Autrichiens avaient adoptés ; 
j'avançai ceux des soldats qui avaient des talents ; 
plusieurs généraux furent choisis parmi eux. Je 
substituai l'honneur et l'émulation à la terreur et au 
fouet. » 

Je demandai à Napoléon son opinion relativement 

(1) Quand un soldat a été avili et déshonoré par le fouet, il se soucie 
fort peu de la gloire et de Thonneur de sou pays. 



188 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉlÈNE 

au mérite comparatif des Russes, des Prussiens et 
des Allemands. Il me répondit : <c Les soldats 
changent quelquefois ; ils sont braves un jour, et 
lâches l'autre. J'ai vu les Russes faire des prodiges 
de valeur à Eylau ; c'étaient alors autant de héros ; 
à la Moscowa, retranchés d'une manière inexpu- 
gnable, ils me laissèrent battre cent cinquante mille 
hommes avec quatre-vingt-dix mille. A léna, et dans 
d'autres batailles de cette campagne, les Prussiens 
s'enfuirent aussi timidement que des moutons ; 
depuis ce temps ils se sont battus bravement. Mon 
opinion est qu'aujourd'hui le soldat prussien est su- 
périeur au soldat autrichien. Les cuirassiers fran- 
çais étaient la meilleure cavalerie du monde pour 
enfoncer l'infanterie. Individuellement, il n'est pas 
de cavalier supérieur ou même comparable au ma- 
meluck ; mais ils ne peuvent agir en corps. Les 
Cosaques sont excellents comme partisans, et les 
Polonais comme lanciers. » 

Je lui demandai aussi quel était, à son avis, le 
meilleur général autrichien. « Le prince Charles, 
répondit-il, bien qu'il ait commis un grand nombre 
/ de fautes. Quant à Schwarzenberg, il n'est pas ca- 
pable de commander six mille hommes. » 

Napoléon parla ensuite du siège de Toulon, et 
ajouta que là il avait fait prisonnier le général 
O'Hara. « Je puis dire, continua-t-il, que je l'ai fait 
prisonnier de ma propre main. J'avais établi une 
batterie masquée de huit pièces de vingt-quatre, 
et de quatre mortiers, pour attaquer le fort Malbous- 
quet, qui se trouvait occupé par les Anglais : cette 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 180 

batterie fut achevée dans la soirée, et j'étais dans 
l'intention d'attaquer le lendemain matin. Tandis 
que je donnais des ordres sur un autre point de 
l'armée, quelques députés de la Convention natio- 
nale arrivèrent. Dans ce temps-la, ils prenaient 
quelquefois sur eux de diriger les opérations mili- 
taires, et ces imbéciles ordonnèrent à la batterie 
de commencer son feu ; on obéit à cet ordre. Aus- 
sitôt que je vis ce feu prématuré, je pensai que le 
général anglais attaquait la batterie, et l'enlèverait 
probablement, parce que toutes mes dispositions 
n'avaient pas encore été prises pour la soutenir. 
En effet, O'Hara, voyant que le feu de la batterie 
chasserait ses troupes de Malbousquet, et que je 
finirais par m'emparer du fort qui commandait la 
rade, se décida à m'attaquer. En conséquence, il se 
mît à la tête de ses troupes, fit une sortie, et em- 
porta effectivement la batterie et les lignes que 
j'avais formées à gauche. {Ici Napoléon traça sur 
un morceau de papier le plan de la position des batte- 
ries.) Celles de droite furent prises par les Napo- 
litains. Tandis que ceux-ci s'occupaient à enclouer 
les canons, j'avançai, sans être aperçu, avec trois 
ou quatre cents grenadiers, par un boyau couvert 
d'oliviers, lequel communiquait à la batterie, et je 
commençai un feu terrible sur les troupes d'O'Hara. 
Les Anglais étonnés crurent d'abord que les Napo- 
litains, qui occupaient les lignes sur la droite, les 
prenaient pour des Français, et tous criaient : C'est 
cette canaglia de Napolitains, qui fait feu sur nous 
(car, à cette époque, vos troupes méprisaient beau- 

11* 



190 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE. 

coup les Napolitains). O'Hara sortit de la batterie, 
et s'avança vers nous. Il fut blessé au bras par un 
sergent ; et comme j'étais à l'entrée du boyau, 
je le saisis brusquement par son habit, et le 
poussai au milieu de mes soldats, en pensant 
que c'était un colonel, parce qu'il avait deux épau- 
lettes. Tandis qu'on l'emmenait, il s'écria qu'il 
était le commandant en chef des Anglais. Il croyait 
qu'il allait être massacré, parce qu'il existait un 
ordre de la Convention de ne point faire de 
quartier aux Anglais. Je courus à lui, et j'empê- 
chai les soldats de le maltraiter. Il parlait un 
très mauvais français ; et comme je voyais qu'il 
s'imaginait qu'on avait l'intention de le massa- 
crer, je fis tout ce qui était en mon pouvoir pour 
le rassurer, et donnai ordre qu'on pansât immé- 
diatement sa blessure, et qu'on eût pour lui les 
plus grands égards. Il me pria ensuite de lui don- 
ner des détails sur la manière dont il avait été pris, 
afin d'en rendre compte à son gouvernement dans 
sa justification. 

(( Ces imbéciles députés de la Convention, conti- 
nua-t-il, voulait d'abord attaquer et incendier la 
ville; mais je leur démontrai qu'elle était très forte, 
et que nous perdrions beaucoup de monde ; que le 
meilleur serait de nous emparer des forts qui com- 
mandaient la rade, et que les Anglais seraient pris, 
ou forcés de brûler la plus grande partie de la flotte, 
et de se sauver. On suivit mes avis ; et les Anglais, 
devinant quelle en serait la suite, mirent le feu aux 
vaisseaux, et abandonnèrent la ville. S'il étaitvenu 



MÉMORIAL. DE SAlNTE-HÉLENE 191 

un libeccio (1), ils auraient été tous pris. Ce fut 
Sydney Smith qui incendia la flotte, et elle eût été 
entièrement brûlée si les Espagnols eussent fait 
leur devoir. C'était le plus beau feu d'artifice pos- 
sible. 

(( Les Napolitains, continua-t-il, sont la plus vile 
canaglia du monde. Murât a causé ma ruine en 
avançant avec eux contre les Autrichiens. Lorsque 
le vieux Ferdinand en eut connaissance, il se mit a 
rire, et dit, dans son jargon, que les Napolitaine ser- 
viraient Murât comme ils l'avaient servi lui-même 
lorsque Championnet, avec dix mille Français, en 
avait dispersé cent mille comme des moutons. J'a- 
vais défendu a Murât d'agir, parce qu'a mon retour 
de l'île d'Elbe il était convenu entre... et moi, 
que si je lui cédais l'Italie, il ne se joindrait pas 
à la coalition contre moi. J'en avais fait la promesse, 
et je l'aurais tenue; mais cet imbécile de Murât, mal- 
gré les ordres que je lui avais donnés, marcha en 
Italie avec sa canaille, où iï fut soufflé comme une 
balle. Alors tous mes projets, plans et traités, furent 
renversés. Deux fois Murât m'a trahi et ruiné. La 
première, lorsqu'il m'abandonna pour se joindre aux 
alliés avec soixante mille hommes, me forçant par 
là d'en tenir en Italie trente mille, dont j'avais tant 
besoin ailleurs. A cette époque, son armée était^om- 
mandée par des Français; sans cette marche jbja- 
sardée de Murât, les Russes se fussent retirés, leur 
intention n'étant pas d'avancer si l'Autriche n^^pe 
joignait pas à la coalition; vous fussiez ainsi restés 

(1) Vent du sud. 



192 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

seuls, et eussiez accepté la paix de grand cœur. «Na- 
poléon ajouta ensuite qu'il avait toujours été disposé 
à conclure la paix avec l'Angleterre. «Que vos mi- 
nistres disent ce qu'ils voudront, disait-il, j'ai tou- 
jours été prêt à faire la paix. A l'époque où Fox 
mourut, tout semblait le faire présager. Si lord Lau- 
derdale eût été sincère, elle aurait été conclue. Avant 
la campagne de Prusse, je lui fis signifier qu'il fe- 
rait mieux d'engager ses concitoyens h faire la paix, 
parce que dans deux mois je serais maître de la 
Prusse, par la raison que, bien que la Russie et la 
Prusse réunies pussent s'opposer à moi, la Prusse 
seule ne le pouvait pas ; que les Russes étaient à 
trois mois de marche de distance, et que je savais 
que le plan de campagne des Prussiens était de dé- 
fendre Berlin, au lieu de se retirer en attendant le 
renfort des Russes ; qu'alors je détruirais leur armée, 
et prendrais Berlin avant que les Russes arrivassent 
et qu'ensuite je déferais très facilement ces derniers. 
Je conseillai donc à lord Lauderdale de profiter de 
mes offres de paix avant que les Prussiens, qui 
étaient vos meilleurs amis sur le continent fussent 
battus. Je crois qu'il fut sincère après cette com- 
munication, et qu'il écrivit à vos ministres pour les 
engager à la paix ; mais ils ne voulurent jamais y 
cbilkètitir, pensant que le roi de Prusse était à la 
féVè de cent mille hommes, que je pouvais être bat- 
tU^' etqiié cette défaite causerait ma ruine. Cela était 
posôîtle : quelquefois une bataille décide de tout, et 
souvent aussi les circonstances les plus légères déci- 
dent du sort d'une bataille. L'événement prouva 



MÉMORIAL DE SAINTE-HKLBNB 193 

que je ne m'étais pas trompé : je vainquis à léna, 
et la Prusse fut à moi. Après Tilsit et Erfurt, con- 
tinua-t-il, une lettre signée de moi et de l'empereur 
Alexandre, et contenant des propositions de paix 
avec l'Angleterre, fut envoyée à vos ministres ; mais 
ils ne voulurent pas accepter ces nouvelles propo- 
sitions. » 

Napoléon parla ensuite de sir Sydney Smith. 
« Sydney Smith, dit-il, est un brave officier. Il a 
montré une grande habileté dans le traité relatif à 
Tévacuation de l'Egypte par les Français ; il sut pro- 
fiter du mécontentement qui existait parmi les 
troupes françaises, en se voyant si longtemps éloi- 
gnées de la France. Il prouva aussi beaucoup 
d'honneur en envoyant immédiatement à Kléber le 
refus que fit lord Keith de ratifier le traité, ce qui 
sauva l'armée française ; car, s'il eût tenu ce refus 
secret pendant sept ou huit jours de plus, le Caire 
aurait été cédé aux Turcs et l'armée française se 
serait vue forcée de se rendre aux Anglais. Il mon- 
tra également beaucoup de noblesse et d'humanité 
dans tous ces procédés à l'égard des Français qui 
tombèrent entre ses mains. Il débarqua au Havre, 
selon quelques-uns, pour une sotte gageure qu'il 
avait faite d'aller au théâtre ; d'autres disent que 
c'était pour examiner la place. Quel qu'ait été son 
motif, il fut arrêté et renfermé au Temple comme 
espion ; il fut même question, pendant un temps, 
de le juger et de l'exécuter. Peu après je revins 
d'Italie ; Sydney Smith m'écrivit de sa prison pour 
me prier d'intercéder en sa faveur. Il est actif, 



194 MEMORIAL DE SAINTE-HÉlÈNE 

intelligent, remuant et infatigable; mais je le crois 
mezzo pazzo. » 

Je lui demandai si sir Sydney n'avait pas déployé 
beaucoup de talent et de bravoure à Acre. Napoléon 
répondit : « Oui; la principale cause de la non- 
réussite, c'est qu'il prit tout mon train d'artillerie à 
bord de plusieurs petits vaisseaux. Sans cela, j'au- 
rais pris Acre malgré lui. Il se conduisit vaillam- 
ment, et fut bien secondé par Phelippeaux (1), 
Français de beaucoup de talent qui avait étudié 
avec moi comme ingénieur. Il y avait aussi un ma- 
jor Douglas qui se comporta bravement. L'acquisi- 
tion de cinq ou six cents matelots, comme canon- 
niers, devint un puissant secours pour les Turcs, 
dont le courage se releva, et à qui ceux-ci appri- 
rent à défendre leur forteresse. Mais Sydney com- 
mit une grande faute en faisant des sorties où deux 
ou trois cents braves perdirent la vie sans aucune 
chance de succès. Il était impossible qu'il réussit 
contre le grand nombre de Français qui étaient de- 



(1) Pendant qu'il était à TEcole royale militaire de Paris, Bonaparte 
avait comme condisciple Le Picard de Phelippeaux, né à Angles en Vea- 
déc plus ftgé que lui de deux ans, entré à l'Ecole le 27 septembre 1781etDc 
devant en sortir, aussi dans l'artillerie, qu'en 1785. Bonaparte avait en 
en Phelippeaux un rival heureux qui l'emportait toujours sur lui. o Cette 
rivalité se traduisait souvent en voies de fait, que leur sergent-major 
Picot de Peccaduc ne pouvait parvenir à arrêter. Il y eut même un ioiir 
un duel entre Bonaparte et Pnelippcaux, qui faillit coûter la vie a co 
dernier. Phelippeaux émi^ra en 1791, puis rentra en Vendée pour s'y 
battre avec les chouans ; fait prisonnier il fut conduit à Paris, et enferm« 
dans la même prison où se trouvait déjà l'amiral anglais Sydney Smith. 
Tous les deux eurent l'adresse de s'enfuir, et quand Sydney Smith eut le 
commandement de la flotte destinée à agir en Êgvpte, il emmena Phelip- 
peaux à qui il confia la défense de Saint-Jean-d'Àcre menacé par Bona- 
garte, devenu général en chef de l'expédition d'Orient. Voilà comment 
onaparte se retrouva en face de son ancien condisciple et adversaire. 
Phelippeaux qui, cependant, avait été assez bien servi par les circons- 
tances, ne put jouir longtemps de son succès, car il mourut de la peste 
.pou après la levée du siège. 



MEMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 195 

vant Acre. Je parierais qu'il perdit là la moitié de 
son équipage. Il répandit parmi mes troupes des 
proclamations qui en ébranlèrent quelques-unes ; je 
publiai en conséquenôe un ordre par lequel je le 
déclarais fou, et défendais toute communication avec 
lui. Quelques jours après, il envoya, au moyen d'un 
parlementaire, un lieutenant ou un garde-marine 
porteur d'un cartel pour moi. Je répondis à ce mes- 
sage que je me rendrais à son invitation quand il 
amènerait Marlboroug pour me battre. Malgré cela, 
j'aime le caractère de cet homme. » 

Il me répondit, à la remarque que je lui fis que 
l'invasion d'Espagne était devenue pour lui un plan 
destructif: « Si le gouvernement que j'avais établi 
fût resté, c'eût été la meilleure chose qui eût ja- 
mais pu arriver à l'Espagne. J'aurais régénéré les 
Espagnols, j'en aurais fait une grande nation. Je 
leur aurais donné une nouvelle dynastie qui n'au- 
rait eu de droit sur l'Espagne que par le bien qu'elle 
lui aurait fait. Ils auraient eu un monarque capable 
de relever la nation courbée sous le joug de la su- 
perstition et de l'ignorance. Peut-être a-t-il mieux 
valu pour la France que ce plan n'ait pas réussi, 
car l'Espagne aurait été une dangereuse rivale. 
J'aurais détruit la superstition et aboli l'inquisi- 
tion et les monastères de ses paresseux hestie di 
frati. J'aurais détruit entièrement l'influence dan- 
gereuse des prêtres. Les guérillas , qui se sont 
battues contre moi avec tant de bravoure, déplorent 
maintenant ces mêmes succès. Dans les derniers 
temps que j'étais ^ Paris, je reçus des lettres de 



196 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

Mina et de plusieurs autres chefs de guérillas, qui 
me priaient de les aider à chasser leurs moines. » 

Napoléon fit ensuite quelques observations rela- 
tives au gouverneur de l'île, dont il opposait les 
manières mystérieuses et soupçonneuses a la con- 
duite franche et ouverte de sir George Cockburn. 
« Bien que l'amiral fût brusque et sévère, dit-il, il 
était cependant incapable d'une action vile. 11 ne 
se proposait aucune atrocité,. et par conséquent ne 
faisait aucun mystère de sa conduite. Jamais je ne 
l'ai soupçonné d'un dessein sinistre ; et quoique je 
ne pusse pas l'aimer, je ne pouvais non plus le mé- 
priser. Mais je méprise celui-ci. Comme geôlier, 
l'amiral était bon et humain, et nous lui devions 
de la reconnaissance ; comme notre hôte, nous 
avions des sujets de mécontentement et de plaintes 
contre lui. Ce nouveau geôlier prive pour moi la 
vie de tout ce qui pourrait me la faire supporter. 

« Si ce n'était un acte de poltronnerie, qui d'ail- 
leurs plairait à vos ministres, je m'en débarrasse- 
rais. Tengo la cita per la gloria. Mais je pense qu'il 
y a plus de courage à supporter une existence 
comme la mienne qu'à l'abandonner. Ce gouverneur 
a une double correspondance avec vos ministres, 
semblable à celle que tous vos ambassadeurs entre- 
tiennent avec ceux-ci : les uns écrivent comme pour 
tromper le monde, dans le cas où on les obligerait 
jamais à publier leurs lettres; l'autre leur fait un 
récit sincère, mais pour eux seuls. » Je lui dis que 
je croyais que tous les ambassadeurs, et autres per- 
sonnages officiels de tous les pays, faisaient tou- 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNB 197 

jours deux récits différents, l'un pour le public, et 
l'autre contenant des choses qu'on a des raisons de 
ne pas divulguer. « C'est vrai, signor medico^ ré- 
pondit Napoléon en me prenant par l'oreille avec 
un sourire; mais il n'y a pas dans le monde un 
ministère aussi machiavélique que le vôtre. Et cela 
tient k votre système. Ce système et la liberté de la 
presse mettent vos ministres dans l'obligation do 
donner quelques détails à la nation, et par cela 
même, les force à tromper le public dans plus 
d'une circonstance ; mais, comme il leur est aussi 
nécessaire de connaître la vérité, ils ont une dou- 
ble correspondance : une officielle et une fausse, 
pour tromper la nation, lorsque le Parlement veut 
en prendre connaissance et la publie ; l'autre parti- 
culière et véritable, pour la tenir enfermée, et ne 
pas la déposer dans les archives. C'est ainsi qu'ils 
s'arrangent à faire voir à John Bull les choses 
comme il leur plaît. 

« Ce système de fourberie est inutile dans un 
pays où rien n'oblige à publier ou à rendre des 
comptes : si le souverain ne veut pas faire connaître 
ses transactions, il les garde pour lui seul, et ne 
donne aucune explication ; il ne lui est donc pas 
nécessaire de faire écrire des rapports mensongers 
pour tromper le peuple. Ces motifs font qu'il y a 
plus de falsification dans vos documents officiels 
que dans aucun de ceux des autres nations. » 

iO noçembr^, — J'ai écrit à sir Hudson Lowe 
pour lui faire part de l'opinion où j'étais qu'une, 
plus longue retraite et le défaut d'exercice amène- 



198 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

rait quelque maladie sérieuse qui, selon toutes pro- 
babilités, serait fatale à Napoléon. 

12 novembre. — Je me suis entretenu pendant 
longtemps avec Napoléon ; il était dans son bain. Lui 
ayant demandé son opinion sur T*** (1) : « T*** me 
dit-il, est le plus méprisable des agioteurs ; c'est unbas 
flatteur, un homme corrompu, qui a trahi tour a 
tour tous les partis, tous les individus. Prudentet cir- 
conspect, toujours traître, mais toujours en conspi- 
ration avec la fortune, T*** traite ses ennemis comme 
s'ils devaient être un jour ses amis, et ses amis 
comme s'ils devaient devenir ses ennemis. 11 a du 
talent, mais il est vénal en toutes choses, on ne 
peut rien faire avec lui qu'en le payant. Les rois de 
Bavière et de Wurtemberg m'avaient fait tant de 
plaintes sur ses extorsions et sa rapacité, que je 
lui retirai le portefeuille. J'appris en outre qu'il 
avait divulgué a quelques intrigants un secret de la 
plus haute importance, et que je n'avais confié qu'à 
lui seul. Lorsque je revins de l'île d'Elbe, T*** 
.m'écrivit en m'ofFrant ses services, à la seule condi- 
tion que je lui pardonnasse et lui rendisse ma fa- 
veur. Il argumentait d'après une proclamation dans 
laquelle je disais qu'il était des circonstances aux- 
quelles il était impossible de résister. Mais, réflé- 
chissant que je devais faire quelques exceptions, je 
le refusai, parce que si je n'avais puni personne, 
cela aurait excité l'indignation. » 

Je demandai a Napoléon s'il était vrai que T*** 
lui eût conseillé de détrôner le roi d'Espagne, ajou- 

(1) Talleyrand. 



MÉMORIAL DE SAINTE-HKLENB 100 

tant que je tenais du duc de Rovîgo que T*** lui 
avait dit : «Votre Majesté ne sera jamais en sûreté sur 
son trône tant qu'un Bourbon en occupera un autre. » 
Napoléon me répondit: «Il est vrai qu'il m'a conseillé 
de faire tout ce qui pourrait nuire aux Bourbons. » 
Napoléon m'a fait voir les marques de deux bles- 
sures, dont l'une a laissé une profonde cicatrice au- 
dessus du genou gauche; il m'a dit l'avoir reçue 
dans sa première campagne d'Italie. Les chirurgiens 
l'avaient jugée d'abord d'une nature si sérieuse, 
qu'ils doutaient alors s'il ne serait pas prudent de 
lui faire subir l'amputation. Il me dit que, lorsqu'il 
était blessé, il le tenait toujours secret, pour ne 
pas décourager les soldats. L'autre blessure était 
sui l'orteil ; il l'avait reçue à Eckmûhl. « Au siège 
d'Acre, continua-t-il, une bombe, lancée par Syd- 
ney Smith, vint tomber à mes pieds. Deux soldats, 
qui étaient à mes côtés, me saisirent et m'embras- 
sèrent étroitement, l'un par devant et l'autre de côté. 
et me firent ainsi un rempart de leur corps contre 
les effets de la bombe, qui, en faisant explosion, les 
couvrit de poussière. Nous tombâmes tous trois dans 
le trou formé par son éclat; un des deux soldats fut 
blessé. Je les fis tous deux officiers. L'un a depuis 
perdu une jambe à Moscou, et commandait à Vin- 
cennes lorsque je quittai Paris. Quand les Russes 
le sommèrent de rendre la place, il répondit que, 
lorsqu'ils lui rapporteraient la jambe qu'il avait per- 
due à Moscou, il leur rendrait la forteresse (1). Plu- 

(1) C'est du général Daumesml dont il est question comme gouverneur 
de Vincennes. 



200 MÉMORIAL DE SAINTB-HÉlÈNE 

sieurs fois dans ma vie, continua-t-il^ j'ai été sauvé 
par des soldats et des officiers, qui se précipitaient 
devant moi au milieu du danger le plus imminent. 
Comme j'avançais sur Arcole, le colonel Muiron, 
mon aide de camp, se jeta devant moi, me couvrit 
de son corps, et reçut la blessure qui m'était des- 
tinée. Il tomba mort à mes pieds, et son sang me 
jaillit au visage. Il avait donné sa vie pour sauver la 
mienne. Jamais, je crois, on n'a vu tant de dévoue- 
ment de la part des soldats, que les miens m'en 
ont témoigné. Dans tous mes malheurs, jamais le 
soldat, même expirant, n'éleva une plainte contre 
moi; jamais un homme n'a été servi plus fidè- 
lement par ses troupes. La dernière goutte de sang 
sortait de leurs veines avec le cri de çiçe VEmpe- 
reur, » 

Je lui demandai, dans le cas où il eût gagné la 
bataille de Waterloo, s'il eût consenti au traité de 
î Paris. Napoléon répondit : « Certes, je l'aurais 
\ ratifié. Il n'entrait pas dans mon système de propo- 
\ ser une semblable paix moi-même. J'avais déjà ab- 
diqué plutôt que de consentir à des conditions bien 

Daumcsnil, depuis la campagne d'Italie, faisait partie de la compagnie 
des guides dont Bonaparte connaissait si bien les hommes ; et il devait 
encore moins oublier que celui-ci, Daumesnil^ au combat de la Favorite, 
avait enlevé deux drapeaux à l'ennemi. Soit avec la Garde consulaire, 
soit comme officier aux chasseurs de la Garde, Daumesnil fit constam- 
ment campagne avec l'Empereur. Il venait d'ôtre promu au grade de 
major lorsqu'il tomba blesse à la jambe gauche sur le champ de bataille 
de Wagram et non pas à Moscou, le 6 juillet 1809, étant à peine remis 
d'un coup de lance qui lui avait percé le corps au commencement de la 
campagne. Amputé deux fois en quelques jours, il eut le bonheur de se 
rétablir, et l'Empereur lui conserva son commandement. Nommé géné- 
ral de brigade le 2 mars 1812, commandant do Vincennes, il fut investi, 
le 18 du même mois, du titre de gouverneur de cette place, d'où sortirent 
pendant les trois dernières années de l'Empire jusqu'à 350,000 cartouches 
et 40,000 gargousses par jour. Son importance était si grande, que l'Em- 
pereur, dans un ordre spécial, prescrivait au général Daumesnil d'y loger, 
de ne jamais découcher et de ne pas s'en absenter un instant sans ordro. 



MÉMORIAL DE 5AINTE-HÉLBNB 201 

meilleures; mais trouvant le traité tout fait, je Tau- 
rais accepté, parce que la Frîince avait besoin de 
repos. » 

13 noi^embre, — Sir Hudson Lowe a fait passer 
au comte Las Cases l'ordre de renvoyer son domes- 
tique, et de le remplacer par un soldat qu'il lui 
envoyait k cet effet. Le comte répondit que sir Hud- 
son Lowe avait le pouvoir de lui ôter son domes- 
tique ; mais qu'il ne pouvait l'obliger a en prendre 
un de sa main; qu'il lui serait sans doute très in- 
commode de perdre cet homme, vu le mauvais état 
de la santé de son fils ; mais que si on le renvoyait, 
il n'en accepterait pas un du choix de sir Hudson 
Lowe. Le capitaine Poppleton a écrit au gouver- 
neur pour lui faire connaître la réponse du comte, 
et lui dire, en même temps, que l'homme qu'il 
proposait pour remplacer le domestique du comte, 
avait déjà été employé à Longwood, et qu'on l'en 
avait renvoyé pour cause d'ivrognerie. Sir Hudson 
me chargea alors de dire au capitaine Poppleton 
que le premier domestique pourrait rester jusqu'à 
ce qu'on en eût trouvé un qui convînt, ajoutant 
qu'il s'en occuperait lui-même, et qu'il me priait 
de le dire au comte. Je lui appris que j'étais dans 
l'intention d'appeler M. Baxter, pour lui demander 
son avis sur la maladie du jeune Las Cases, qui 
présentait quelques symptômes alarmants. 

Je communiquai au comte Las Cases le message 
dont j'étais chargé pour lui par sir Hudson Lowe. 
Le comte répondit : « Si le gouverneur m'avait dit 
qu'il ne voulait pas que mon domestique restât avec 



202 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

moi, OU qu'il serait bien aise que je le renvoyasse, 
et qu'il m'eût donné quinze jours pour en chercHer 
un autre, je l'aurais aussitôt renvoyé, j'aurais pro- 
bablement prié le gouverneur de m'en envoyer un; 
mais, d'après la manière dont il agit avec moi, je 
ne prendrai aucun domestique de sa part; il me 
traite comme me traiterait un caporal. Quand même 
l'amiral aurait eu des sujets de se plaindre de moi, 
il ne m'eût jamais ôté mon domestique par esprit 
de vengeance. » 

J'ai dîné à Plantation-House, avec le marquis de 
Montchenu, qui égaya la compagnie par l'impor- 
tance qu'il attachait à sa grande naissance, sur la- 
quelle il raconta plusieurs anecdotes. 

16 nos>embre, — Le vaisseau de transport The 
Adamant est arrivé du Cap. Il était porteur de la 
nouvelle de l'arrivée de sir George Cockburn en 
Angleterre, lequel avait obtenu, le 2 août, une au- 
dience du prince régent. 

Un inspecteur de police, nommé Rainsford, est 
arrivé d'Angleterre après avoir été au Cap. 

11 noi^embre, — L'approvisionnement de Long- 
wood a été diminué, par ordre de sir Hudson Lowe, 
de deux livres de viande par jour, à cause du départ 
d'un domestique qui n'en recevait qu'une. Oh dimi- 
nua également la dépense d'une bouteille de vin. 

Les charretiers qui apportent les provisions di- 
sent que le linge sale de Longwood, lorsqu'il ar- 
rive a la ville, est fort souvent inspecté par sir 
Thomas Reade. La comtesse Bertp^MSid avait fait 
passer, dans le coffre contenant ce Kâge, ies nou- 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 203 

velles qu'elle tenait de miss Chesborough, avant 
l'arrivée de sir Hudson Low^e dans l'île. Le papier 
avait été placé avec négligence sur le linge, et le 
coffre n'était pas fermé. Sir Thomas Reade s'en 
aperçut et dit que c'était une violation des règles, 
et que miss Chesborough devait être renvoyée de 
l'île. Il examina ensuite le linge de la comtesse, 
sur lequel il fît des observations tout à fait con • 
traires à la délicatesse et au respect que l'on doit 
au sexe. 

J'ai dit à Napoléon que j'avais appris qu'il avait 
sauvé la vie au maréchal Duroc dans ses premières 
campagnes d'Italie, lorsque celui-ci avait été pris 
et condamné pour cause d'émigration, et que l'on 
prétendait que c'était là la cause du grand attache- 
ment que Duroc lui avait conservé jusqu'à sa mort. 
Napoléon parut surpris, et répondit : « Il n'en est 
rien. Qui vous a fait ce conte ? » Je dis que je l'a- 
vais entendu répéter par le marquis de Montchenu, 
dans un dîner. « Il n'y a pas un mot de vrai dans 
tout cela, répondit Napoléon : j'ai tiré Duroc du 
train d'artillerie, qu'il n'était encore qu'un enfant, 
et je l'ai protégé jusqu'à sa mort. Mais je pense 
que Montchenu a dit cela parce que Duroc était 
d'une ancienne famille, ce qui, aux yeux de cet 
homme, est la seule source du mérite. Il estime 
beaucoup ceux qui peuvent mettre en avant autant 
de quartiers de noblesse qu'il en possède. Ce sont 
des gens de cette opinion qui ont hâté la Révolu- 
tion. Avant elle, un homme comme Bertrand, qui 
vaut à lui seul une armée de féodaux ignorants. 



204 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉlÈNB 

n'aurait pas même été sous-lleutenant, tandis que 
de gothiques parchemins auraient fait un général 
d'un enfant. Que Dieu ait pitié de toute nation. qui, 
a l'avenir, sera gouvernée avec de pareils prin- 
cipes ! continua-t-il. La plupart des généraux de 
mon temps, dont les belles actions enorgueillis- 
sent la France, sont sortis de la classe plébéienne. 
Je suis étonné qu'on ait admis la duchesse de Reg- 
gio au rang de première dame d'honneur de la du- 
chesse de Berry, car son mari n'était jadis qu'un 
simple soldat, et n'est pas d'une grande nais- 
sance. » Je lui demandai son opinion sur le duc de 
Reggio. <( C'était un brave homme, dit Napoléon, 
ma di poca testa. Il s'est laissé depuis influencer 
par sa jeune épouse, qui sort d'une ancienne fa- 
mille. Cependant il m'avait offert ses services lors 
de mon retour de l'ile d'Elbe, et prêté serment de 
fidélité. » Je demandai à Napoléon s'il pensait qu'il 
eût été sincère. « Il aurait pu l'être, signor medico; 
j'ose même affirmer qu'il l'eût été si j'eusse réussi. » 

Napoléon est très occupé à dicter ses mémoires 
aux comtes Bertrand et Montholon. 

Sir Hudson a fait quelques difficultés pour per- 
mettre que le produit de la dernière vente d'argen- 
terie fût mis à la disposition des Français, en don- 
nant pour prétexte que la somme était trop forte 
(elle s'élevait à 295 livres sterling). Il a demandé 
des détails sur la manière dont on comptait l'em- 
ployer. Il a vu, d'après l'examen fait, que sur les 
295 livres sterling, il ne resterait que fort peu de 
chose de disponible, parce qu'il était dû 85 livres à 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 205 

Marchand, 45 livres à Cîprîani, 76 livres à Gentilinî ; 
cet argent avait été avancé par eux pour achat de 
choses extraordinaires dans la nourriture, avant la 
dernière vente €e l'argenterie. Il était dû aussi 
70 livres sterling à M. Balcombe, 10 livres à Le Sage, 
et 20 livres à Archambaud pour achat de volailles. 

22 novembre, — Sir Hudson Lowe a ordonné 
une nouvelle réduction dans le vin et la viande. 

J'ai rencontré le baron Sturmer en ville, et je 
me suis entretenu quelque temps avec lui ; il dé- 
sirait beaucoup voir Napoléon. Il m'a appris que 
sir Hudson Lpwe, en permettant aux commissaires 
d'entrer jusqu'à la porte extérieure de Longwood, 
avait exigé leur parole d'honneur que, çans qu'il 
leur en eût accordé la permission^ ils ne parle- 
raient pas à Napoléon. 

23 nos>embre. — Sir Pultney Malcolm est ar- 
rivé du Cap. Napoléon souhaitait ardemment les 
journaux. J'ai essayé de lui en procurer, mais j'ai 
appris que le gouverneur s'était emparé de tous 
ceux qu'on avait apportés. 

25 noçembre, — En revenant de la ville a Long- 
wood, je rencontrai sur la route sir Hudson Lowe 
à cheval. Lorsque j'approchai de Son Excellence, 
elle me dit d'un air de triomphe : « Vous trouverez 
votre ami Las Cases en sûreté. » Quelques minutes 
après, je vis le comte sous la surveillance de l'aide 
de camp Prichard, et se rendant à Hut's-Gate. 
Voici comment les choses s'étaient passées. A peu 
près vers les trois heures, sir Hudson, accompa- 
gné de sir Thomas Reade, du major Gorrequer et 

12 



206 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNB 

de trois dragons, entrèrent à Longwood. Ils furent 
immédiatement suivis dn capitaine Blakeney et du 
ministre de la police. Sir Hudson Lowe et le ma- 
jor Gorrequer s'éloignèrent un peu, tandis que les 
autres se rendirent k la chambre du capitaine Pop- 
pleton, après avoir préalablement ordonné k un 
détachement, commandé par un caporal, de les 
suivre. Sir Thomas ordonna au capitaine Popple- 
ton d'envoyer chercher Las Cases, qui était en ce 
moment avec Napoléon. Après avoir attendu quel- 
que temps, Las Cases sortit, et fut arrêté par Reade 
et le commissaire de police, comme 'il se rendait à 
sa chambre ; on s'empara ensuite de ses hardes et 
de ses effets. Ses papiers furent cachetés avec soin 
par son fils, qui se rendit aussitôt après à Hut's- 
Gate sous la surveillance d'un officier du 66® régi- 
ment, chargé de l'empêcher de voir qui que ce 
fût, a l'exception du gouverneur et de son état- 
major. La cause de tout ceci était que Las Cases le 
père avait donné à Scott, son domestique, une let- 
tre écrite sur de la soie, que celui-ci devait porter 
en Angleterre. Scott fit part de cette circonstance 
à son père, qui le conduisit chez un M. Baker, et 
de là chez le gouverneur, qui, après l'avoir inter- 
rogé, le iSt mettre en prison. 

Je vis Napoléon dans la soirée ; il paraissait igno- 
rer les intentions de Las Cases. « Je suis cepen- 
dant convaincu, dit-il, qu'il n'y a rien d'important 
dans la lettre saisie, parce que Las Cases est un 
honnête homme, et qu'il m'est trop dévoué pour 
former aucune entreprise qui pût le compromettre, 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 207 

OU qui me soit relative, sans m*en avoir d'abord 
instruit ; c'était sans doute quelque plainte qu'il 
adressait à son épouse, sur la conduite du gouver- 
neur, et les vexations qu'il nous fait journellement 
éprouver. Peut-être écrivait-il a son banquier k 
Londres, car il a quatre ou cinq mille livres sterl. 
de placées, qu'il était dans l'intention de retirer 
pour venir à mon secours; et il ne se souciait pas sans 
doute que sa lettre passât par les mains de Iludson 
Lowe, auquel aucun de nous ne se fierait. Si Las Cases 
m'eût consulté, je l'aurais détourné de ce dessein, 
non que je désapprouve ses efforts pour faire con- 
naître notre situation ; mais je le blâme d'avoir agi 
avec autant d'étourderie. Comment un homme qui 
a autant d'esprit que Las Cases a-t-il pu choisir 
pour agent secret un esclave, qui ne sait ni lire ni 
écrire, et songer à l'envoyer passer six mois en 
Angleterre, où il n'a jamais été, où il ne connaît 
personne, et où il aurait très certainement mal 
rempli les fonctions qui lui étaient confiées ? D'ail- 
leurs, à moins que le gouverneur ne soit un scioc- 
conCy il n'aurait pu en obtenir la permission de 
quitter l'île. Je ne puis expliquer sa conduite qu'en 
admettant que le poids de nos afflictions et la triste 
situation de son fils, condamné à mourir d'une ma- 
ladie incurable, ont égaré son jugement. Je vou- 
drais que la vérité fût connue ; et je suis fâché de 
cet incident, parce qu'en m'accusant d'avoir eu 
connaissance de ce projet, on aura par là une mince 
opinion de mon intelligence. En supposant que 
j'eusse consenti à un complot aussi absurde, je lui 



208 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

aurais recommandé de charger un homme d'hon- 
neur de cette importante mission, en lui recom- 
mandant de porter directement au prince régent, 
nos réclamations, en exigeant, au préalable, de cet 
homme, sa parole qu'il garderait religieusement le 
secret, dans le cas où il n'aurait pas voulu s'acquit- 
ter de cette mission. S'il nous avait trahis, tant pis 
pour lui. Las Cases a chez lui mes campagnes en 
Italie, et toute la correspondance officielle entre 
l'amiral, le gouverneur et Longwood ; et Ton m'a 
dit qu'il avait fait un journal contenant les détails 
de tout ce qui s'est passé ici, avec un grand nom- 
bre d'anecdotes qui me concernent. J'ai prié Ber- 
trand d'aller à Plantation-House, pour réclamer 
tous ces objets. C'est la partie la moins intéressante 
de ma vie, parce qu'elle n'a rapport qu'au com- 
mencement de ma carrière ; je ne voulais pourtant 
pas que ce gouvernement l'eût à sa disposition. » 
« Je suis sûr, répéta- t-il encore, qu'il n'y a rien 
d'important dans la lettre de Las Cases ; si cela eût 
été, il me l'aurait fait connaître. Mais j'ose dire que 
ce*** écrira là-dessus cent faussetés en Angleterre. 
Tandis que j'étais à Paris, lors de mon retour de 
rile d'Elbe, je trouvai dans les papiers particuliers 
de M. de B*** une lettre qui avait été écrite de Tile 
d'Elbe, par une des femmes de chambre de ma 
sœur Pauline, et qui paraissait avoir été dictée dans 
un moment d'aigreur. Pauline est très belle et très 
gracieuse. Il y avait une description fort exacte de 
ses habitudes, de son vêtement, de sa garde-robe, 
ainsi que de ses goûts ; on ajoutait que j'étais soi- 



MÉMORIAL DE SAINTE-UÉLÈNE 209 

gneux de contribuer à son bonheur, et que j'avais 
présidé moi-même à Tameublement de son boudoir. 
Puis, venant à ce qui me concernait personnelle- 
ment, on disait quel homme extraordinaire j'étais ; 
qu'une nuit, m'étant horriblement brûlé le doigt, 
j'avais versé une bouteille d'encre presque entière 
dessus, sans faire seulement attention à la douleur ; 
on faisait mention d'autres petites bêtises, assez 
vraies peut-être, mais qui ne méritaient pas d'être 
écrites. M. de B*** avait falsifié cette lettre en y 
ajoutant des choses abominables, telle que de dire 
que j'avais couché avec ma sœur ; et dans la marge, 
était écrit de la main du faussaire : A imprimer. » 

26 novembre. — Napoléon était dans son bain. Il 
m'a demande si j'avais appris quelque chose de 
relatif à Las Cases, et me témoigna le chagrin qu'il 
ressentait de le perdre. « Las Cases, dit-il, est le 
seul parmi les Français qui sache bien parler an- 
glais, ou du moins qui l'explique à ma satisfac- 
tion. Je ne puis maintenant lire un journal anglais. 
M™® Bertrand comprend parfaiement cette langue ; 
mais vous savez qu'on ne peut pas toujours impor- 
tuner une dame. Las Cases m'était très nécessaire. 
Priez l'amiral de s'intéresser à ce pauvre homme, 
qui, j'en suis convaincu, n'en a pas dit autant que 
Montholon en avait dit dans sa lettre. Il succom- 
bera sous le poids de tant d'afflictions, car il 
est d'une constitution faible, et cela terminera un 
peu plus tôt l'existence de son malheureux fils (1). 

(1) Si les morts pouyaient savoir ce aui se passe en ce inonde, quel 
plaisir pour Napoléon d'apprendre que le fils de M. La? Cases est bien 

12, 



210 MÉMORIAL DE SAINTE^HÉLENE 

Napoléon demanda si M™* Bertrand n'était pas 
indisposée et dit qu'il craignait qu'elle ne soup- 
çonnât que sa mère était morte ou dangereusement 
malade, a Les impressions du plaisir et de la dou- 
leur, disait-il, produisent de fortes impressions 
sur l'âme de ces créoles susceptibles. Joséphine 
était sujette aux attaques de nerfs toutes les fois 
qu'elle éprouvait quelque chagrin. C'était une femme 
aimable, spirituelle, affable, et vraiment charmante. 
Era la dama la piîi graziosa di Francia, C'était 
la déesse de la toilette ; toutes les modes tiraient 
d'elle leur origine ; tout ce qu'elle mettait semblait 
charmant ; et puis, elle était si bonne, si humaine ! 
C'était bien le meilleure femme de toute la France. » 

Il parla ensuite de la détresse qui se faisait sen- 
tir en Angleterre, et prétendit qu'elle était causée 
par les abus du ministère. « Vous avez fait des 
merveilles, dit-il, et des choses qui pourraient pa- 
raître impossibles ; mais je pense que l'Angleterre, 
écrasée comme elle l'est sous le fardeau d'une 
dette nationale, pour le paiement de laquelle il lui 
faudrait quarante années de paix et de commerce, 
peut être comparée à un homme qui a bu beau- 
coup d'eau- de vie, pour augmenter son courage et 
ses forces, mais qui, bientôt, affaibli par ce même 
stimulant qui lui a donné un moment d'énergie 
chancelle et finit par tomber, épuisé par les moyens 



portant, et qu'il a donné des coups de cravache au boja Hudson Lowe .'... 
Voyez la brochure intitulée Rencontre de sir Hudson Lowe avec M. Emma- 
nuel Las Cases. Paris, Plancher. 1 fr. 25 c. 

(Note de O'Meara.) 



MÉMORIAL DE SAlNTE-HÉLENE 211 

extraordinaires qu'il a employés pour se soutenir, » 
La conversation tourna alors sur la bataille d'Ans- 
terlitz. Napoléon m'apprit qu'avant la bataille, le 
roi de Prusse avait signé la coalition contre lui. 
« Haugwitz, dit-il, vint me l'apprendre, et me 
conseilla en même temps de faire la paix. Je ré- 
pondis à cela : L'issue de la bataille qui se prépare 
décidera de tout. Je crois la gagner, et, dans ce 
cas, je dicterai une paix convenable à mes vues. 
Maintenant, je ne puis rien écouter. — L'événement 
répondit pleinement à mon attente : je remportai 
une victoire si décisive, qu'elle me mit à même 
d'imposer les conditions que je voulus. » Je deman- 
dai à Napoléon si cet Haugwitz était un de ses 
affidés. « Non, répondit-il, mais c'était un homme 
qui pensait que la Prusse ne jouerait jamais le pre- 
mier rôle [giocare il primo ruolo) dans les affaires 
du continent ; que ce n'était qu'une puissance du 
second ordre, et qu'elle devait agir comme telle. 
Dans le cas où j'aurais été vaincu, j'espérais que 
la Prusse ne se joindrait pas franchement aux alliés, 
parce qu'il aurait été naturellement de son intérêt 
de conserver un équilibre en Europe, ce qui n'au- 
rait pu exister si elle se fût réunie à ceux qui se- 
raient devenus les plus forts par ma défaite. D'ail- 
leurs, la jalousie et le soupçon se seraient élevés, 
et les alliés n'auraient' pas eu confiance au roi de 
Prusse, qui les avaient déjà trahis. Je donnai le 
Hanovre aux Prussiens, continua-t-il, afin de les 
brouiller avec vous et d'exciter une guerre qui vous 
aurait fermé le continent. Le roi de Prusse fut assez 



212 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 

simple pour croire qu'il pourrait conserver cette 
province et rester en paix avec vous. Il me fit en- 
suite la guerre comme un insensé, poussé par la 
reine, le prince Louis, et une foule d'autres jeunes 
gens qui lui firent croire que la Prusse était assez 
forte, même sans le secours de la Russie. Il apprit 
bientôt le contraire à ses dépens. » Je demandai 
ce qu'il aurait fait si le roi de Prusse avait joint 
son armée à celle des alliés, avant la bataille d'Aus- 
terlitz. Il me dit : « Ah ! Monsieur le docteur, cela 
aurait changé complètement la face des choses. » 

Il fit l'éloge du roi de Saxe, qu'il disait être un 
très brave homme ; du roi de Bavière, qui était bon 
et franc ; et du roi de Wurtemberg, qui était un 
prince de beaucoup de moyens, mais d'un caractère 
dur. « Alexandre et le roi de Wurtemberg, disait- 
il, sont deux souverains pleins de talent. Lord*** 
est un mauvais sujet et un agioteur. Tandis qu'il 
négociait k Paris, il faisait partir chaque jour des 
courriers pour Londres, afin de connaître la hausse 
et la baisse, ce qui l'intéressait plus que tout le 
reste. Si c'eût été un honnête homme au lieu d'un 
agioteur, il est probable que lai négociation aurait 
réussi. Je fus bien fâché, par la suite, d'avoir à 
traiter avec un homme d'un caractère aussi mépri- 
sable. » Il prononça ces derniers mots d'un air 
dédaigneux. 

21 novembre, — Napoléon est très affligé de la 
manière dont ont a traité Las Cases, et de ce qu'on 
retient ses propres papiers. Il faisait observer jus- 
tement que, s'il y avait eu le plan de quelque 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 213 

complot dans la lettre de Las Cases, le gouverneur 
s'en serait aperçu en moins de dix minutes ; qu'il 
avait pu voir, en aussi peu d'instants , que les cam- 
pagnes d'Italie ne contenaient aucune trahison, et 
que d'ailleurs il était contraire à toutes les lois de 
lui retenir ses papiers. « Peut-être, continua-t-îl, 
sir Hudson viendra dans quelques jours dire qu'il 
a été averti qu'il se tramait une conspiration pour 
effectuer mon évasion avec cet homme? Quelle cer- 
titude ai-je que, lorsque j'aurai fini d'écrire mon 
histoire, il ne s'en emparera pas? Il est vrai que je 
puis garder mes manuscrits dans ma chambre, en 
disputer la propriété le pistolet à la main, et faire 
sauter la cervelle au premier qui voudrait s'en 
emparer. Pauvre ressource ! Il faudra que je me 
décide à brûler tout ce que j'ai fait ; c'était mon 
seul amusement dans cette affreuse demeure ; peut- 
être mes écrits auraient-il intéressé le monde ; mais 
avec ce sbirro siciliano^ il n'y a ni garantie ni sé- 
curité. Il viole toutes les lois, et foule aux pieds 
la décence, la politesse et les égards que les hom- 
mes se doivent réciproquement dans l'état social ; 
une joie sauvage brillait dans ses yeux lorsqu'il 
est venu, parce qu'il avait trouvé une nouvelle oc- 
casion de nous insulter. Dans le moment qu'avec 
son état-major il faisait entourer la maison, il me 
rappelait les sauvages des îles de la mer du Sud, 
dansant autour des prisonniers qu'ils vont dévorer. 
Répétez-lui, continua l'Empereur, ce que j'ai dit 
de sa conduite. » Et de peur que je n'oubliasse ses 
expressions relativement aux sauvages, il me les 



214 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

répéta une seconde fois et me les fit redire après 
lui. 

Je suis allé à Hut's-Gate pour voir sir Hudson 
Lowe, qui m'avait fait demander par un dragon; il 
m'assura que les campagnes d'Italie et les papiers 
officiels seraient renvoyés a Longwood le lendemain, 
et me pria de dire au général Bonaparte que tous 
ses papiers avaient été respectés, et que tout ce qui 
le concernait lui serait rendu. Il dit que, quant au 
journal de Las Cases, il s'en entretiendrait avec le 
comte Bertrand. 

J'appris à Son Excellence que Napoléon avait nié 
qu'il eût eu aucune connaissance du projet formé 
par le comte Las Cases, et j'ajoutai que j'étais con- 
vaincu qu'il avait ignoré les intentions du comte 
jusqu'à ce que ces lettres eussent été arrêtées. Sir 
Hudson répondit qu'il le tenait quitte de toute 
connaissance sur cette affaire, et qu'il me priait de 
le lui faire savoir. Il se félicita beaucoup de son dis- 
cernement dans l'opinion qu'il s'était formée à l'é- 
gard du domestique du comte Las Cases. 

J'ai vu ensuite le jeune Las Cases, qui est très 
malade. Sir Thomas Reade resta dans la chambre 
tandis que je le visitais. En sortant, sir Thomas me 
dit que « le père Las Cases avait été d'une si grande 
impertinence avec le gouverneur, que celui-ci avait 
ordonné qu'on ne lui laissât voir personne, à moins 
que ce ne fût en présence de quelqu'un de son état- 
major ». 

A mon retour, je rendis à Napoléon le message 
du gouverneur, et l'assurais que j'avais vu une par- 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 215 

tie de ses papiers cachetés. Lorsque je lui appris 
que le gouverneur l'acquittait de toute participa- 
tion dans cette affaire, il me répondit : « Si j'en 
eusse été instruit et que je ne l'eusse point empêché 
j'aurais été pis qu'un pazzo da catena. Il suppose 
qu'il s'agissait d'un complot pour faciliter mon éva- 
sion. Je puis dire en toute sûreté que j'ai quitté l'île 
d'Elbe accompagné de huit cents hommes seulement, 
et que je suis arrivé à Paris, en traversant toute la 
France, sans employer aucun complot ni machina- 
tions. » 

Napoléon envoya chercher Saint-Denis, qui avait 
copié le journal de Las Cases, et le pria de lui en 
donner une idée. Saint-Denis répondit que ce jour- 
nal contenait ce qui était arrivé de remarquable 
depuis l'embarquement à bord du Bellérophoriy et 
quelques anecdotes sur différentes personnes et sur 
sir George Cockburn. « Comment y est-il traité? 
demanda Napoléon. — Comme cela, sire. — A-t-il 
marqué que je l'avais appelé requin? — Oui, sire. 

— Et sir George Bingham? — Il en parle fort 
honorablement, ainsi que du colonel Wilks. — N'y 
a-t-il rien qui puisse compromettre quelqu'un? (Et 
il nomma trois ou quatre personnes.) — Non sire. 

— Parle-t-il de l'amiral Malcolm? — Oui, sire. — 
Dit-il que j'ai observé qu'il avait la physionomie 
d'un véritable Anglais? — Oui, sire, et il le traite 
fort bien. — Il ne dit rien du gouverneur actuel? — 
Il en parle beaucoup, sire, répondit Saint- Denis, 
qui ne pouvait s'empêcher de sourire. — Répète-t-il 
que j'ai dit : C*est un homme ignoble, et sa figure 



21G MEMORIAL DE SAINTE-HELENE 

est la plus basse que j*ale jamais vue? » — Saint- 
Denis répondit affirmativement; mais il ajouta que 
ses expressions étaient fréquemment adoucies. 
Napoléoil demanda si le comte avait conservé l'anec- 
dote de la tasse de café. Saint-Denis répondit qu'il 
ne se le rappelait pas. — « Dit-il que je l'ai appelé 
sbire sicilien? — Oui sire. — C'est son nom, dit 
Napoléon. » 

Napoléon parla de son frère Joseph, et dit : « Il 
avait un excellent caractère. Ses vertus et ses talents 
convenaient à la vie privée à laquelle la nature 
l'avait destiné. Trop bon pour être un grand homme, 
il n'a nulle ambition. Il me ressemble beaucoup au 
physique, mais il est bien mieux. Il est plein d'ins- 
truction ; mais ce n'est pas celle qui convient à un 
monarque ; il n'est pas capable non plus de com- 
mander une armée. » 

29 novembre. — Me trouvant fort incommodé, 
depuis quelques jours, d'une attaque au foie, mala- 
die dominante et souvent mortelle de cette ile, et 
sentant les symptômes s'aggraver considérablement 
par les fréquents voyages que j'étais forcé de faire 
de la ville à Plantation-House^ vice çersa, j'eus 
recours au docteur M. Léan, du 53® régiment, pour 
me faire une saignée abondante. Sir Iludson Lowe 
entra dans mon appartement tandis que cette opé- 
ration avait lieu. Je lui appris que Napoléon avait 
dit : « Quelle garantie puis-je avoir que le gouver- 
neur ne viendra pas quelque jour s'emparer |du ma- 
nuscrit de mon histoire, lorsqu'il sera terminé, sous 
un prétexte quelconque? et qu'il m'avait prié de lui 



MEMORIAL DE SAINTE-HÉLENB 217 

exprimer cette crainte. » Sir Hudson répondit : « La 
bonne conduite qu'il tiendra deviendra sa garan* 
tic. » 

Peu de temps après, je vis Napoléon dans son ca- 
binet de toilette. Il était fort content qu'on lui eût 
rendu les campagnes d'Italie, et dit qu'il réclame- 
rait les autres papiers. « Ce gouverneur, ajouta-t-il, 
s'il avait la moindre délicatesse, ne continuerait pas 
de lire un ouvrage dans lequel sa conduite est. pré- 
sentée sous son véritable jour. Il aura dû être peu 
satisfait des comparaisons que j'ai faites entre Cock- 
burn et lui, surtout lorsque je dis que l'amiral était 
grossier, mais incapable d'une action vile ; que son 
successeur est capable de tout*** et***. Je suis cepen- 
dant content qu'il ait lu ce journal ; il connaîtra la 
véritable opinion que nous avons de lui... » 

Tandis que l'empereur parlait, ma vue s'obscurcit, 
tout ce qui m'entourait parut s'agiter devant mes 
yeux, et je tombai enfin privé de connaissance sur 
le plancher. Jamais je n'oublierai le premier objet 
qui s'offrit à ma vue lorsque je repris l'usage de mes 
sens : c'était Napoléon, penché sur mon visage, et me 
regardant avec l'expression du plus grand intérêt 
et de l'anxiété la plus tendre. D'une main il ouvrait 
le col de ma chemise, et de l'autre il tenait un flacon 
de vinaigre des Quatre Voleurs sous mes narines. Il 
m'avait ôté ma cravate, et versé une bouteille d'eau 
de Cologne sur le visage. « Lorsque je vous ai vu 
tomber, me dit-il, j'ai cru d'abord que votre pied 
avait glissé; mais vous voyant rester sans mouve- 
ment, je craignis que cène fût une attaque d'apo- 

13 



218 &IÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

plexie. Votre visage était d'une pâleur mortelle, vos 
lèvres blanches et sans mouvement, et rien n'annon- 
çait la respiration; je finis par croire que c'était un 
accès de syncope, et que votre âme s'était évanouie. » 
Marchand vint alors dans la chambre où nous étions, 
et Napoléon lui ordonna de m'apporter de l'eau de 
fleur d'oranger, son remède favori. Dans son empres- 
sement, en me voyant tomber, il avait cassé le cor- 
don de la sonnette. Il me dit qu'il m'avait relevé et 
placé sur un fauteuil, qu'il avait promptement arra- 
ché ma cravate, et jeté de l'eau de Cologne et de 
l'eau sur la figure ; il me demanda s'il avait bien 
fait. Je lui dis que c'était tout ce qu'il fallait faire, 
et qu'un chirurgien ne m.'aurait pas mieux secouru, 
excepté qu'au lieu de me faire coucher, il m'avait 
mis sur un fauteuil. Lorsque je quittai la chambre, 
je l'entendis dire à voix basse, à Marchand, de me 
suivre, dans la crainte qu'il ne me prît une autre 
faiblesse. 

i®*" décembre 1816. — Napoléon, après m'avoirfaît 
quelques questions sur ma santé, et s'être informé 
quels effets le mercure avait produits sur moi, me fit 
l'observation qu'il désirerait que Las Cases s'en allât 
parce que, disait-il, trois ou quatre mois de séjour 
de plus à Sainte-Hélène ne seront d'aucune utilité ni 
pour lui ni pour moi. Celui qu'on éloignera de moi 
ensuite, sous un prétexte quelconque, c'est Mon- 
tholon, parce qu'ils voient qu'il m'est nécessaire, 
que sa présence m'est agréable, et qu'il cherche tou- 
jours à prévenir mes besoins. Je suis moins malheu- 
reux que ceux qui sont attachés à mon sort ; car moi 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELÈHK 219 

je ne vois personne, et eux ils sont chaque jour ex* 
posés à des insultes et à des vexations. Ils ne peuvent 
ni parler ni écrire ; et s'ils veulent sortir, .il faut 
qu'ils se soumettent à des restrictions avilissantes. 
Je suis fâché qu'ils ne m'aient pas tous quitté depuis 
deux mois. Après qu'on les aura éloignés de moi, 
vous le serez aussi, et alors le crime sera consommé. 
Ils sont assujettis à tous les actes arbitraires que le 
pouvoir veut leur faire essuyer, et ne sont protégés 
par aucune loi. Sir Hudson Lowe est à la fois le 
geôlier^ le gouverneur, l'accusateur, le juge, et quel- 
quefois le bourreau; comme, par exemple, lorsqu'il 
s'empara de cet Indien, recommandé par ce bra^e 
homme y le colonel Skelton, au général Montholon, 
comme un bon domestique. Il est venu ici, et l'a 
arrêté lui-même sous mes fenêtres. Il se rendait 
justice, sans doute, en se mettant à la place qui lui 
convenait : le métier d*un sbire est bien mieux son 
affaire que celui de représentant d'une grande nation 
Un soldat est mieux traité que ceux qui m'entourent; 
car, s'il est accusé, c'est à la loi seule à prononcer 
sur son sort. En Angleterre, on ne refuse ni livres, 
ni papiers à un prisonnier enfermé dans un cachot. 
Sinon qu'il ne m'a point forcé à le voir, ce gouver- 
neur a fait tout ce qu'il a pu pour me tourmenter. 
« Au lieu de nous laisser en proie au caprice d'un 
individu, ajouta-t-il, il devrait y avoir un comité 
composé de l'amiral, de sir Georges Bingham et de 
deux membres du Conseil, pour débattre et décider 
les mesures qu'il serait nécessaire d'adopter envers 
nous. » 



220 MEMORIAL DE SÂINTE-HÉLÈNE 

3 décembre, — Napoléon m'envoya chercher à 
une heure après midi. Je le trouvai au lit, souffrant 
d'un mal de tête et d'un malaise général qui avait 
été précédé de frisson. Il avait eu un peu de fièvre 
pendant la nuit. Je lui ordonnai quelques remèdes, 
et lui démontrai, dans les termes les plus forts, la 
nécessité de suivre mon avis, et surtout de prendre 
de l'exercice, et en lui affirmant que j'étais persua- 
dé que, dans le cas contraire, il serait bientôt 
attaqué d'une maladie sérieuse. « Tanto meglio^ ré- 
pondit Napoléon, /?m presto si finira, » 

4 décembre, — J'ai adressé k sir Hudson Lowe 
le bulletin de la santé de Napoléon et les avis que 
je lui avais donnés. Napoléon allait un peu mieux. 
Il m'objecta qu'il lui était impossible de suivre la 
recommandation que je lui avais faite de prendre de 
l'exercice, d'abord par rapport aux restrictions qui 
lui étaient imposées dans sa promenade, ensuite 
parce qu'il faisait un vent terrible, et enfin que si le 
vent se calmait, la chaleur devenait épouvantable, 
et qu'il n'y avait pas d'ombre dans les environs de 
Longwood. Il me donna ensuite son opinion sur 
Moreau et autres. « Moreau, dit-il, était un excel- 
lent général de division, mais incapable de com- 
mander un grand corps. Avec cent mille hommes, 
Moreau aurait éparpillé son armée sur différents 
points, couvert les routes de soldats, et n'aurait pas 
fait plus que s'il n'eût eu que trente mille hommes. 
Il ne savait ni profiter du nombre de ses troupes, 
ni de leur position. Très calme et très froid dans le 
combat, il était plus en état de commander dans la 



MEMORIAL DE SAINTB-^ÉLÈNB 221 

chaleur d'une action, que de faire des dispositions 
préliminaires. On le voyait souvent fumer sa pipe 
sur le champ de bataille. Moreau n'avait pas natu- 
rellement un mauvais cœur ; c'était un bon i^içant^ 
mais il açait peu de caractère. Il se laissait conduire 
par sa femme et une autre créole, sa belle-sœur. La 
part qu'il prit, avec Pichegru et Georges, dans la 
conspiration, et la manière dont il finit sa carrière, 
en combattant contre son pays, déshonorent à jamais 
sa mémoire . Comme général , Moreau était infiniment 
au-dessous de Desaix, Kléber ou même Soult. De 
tous les généraux que j'ai eus sous moi, Desaix et 
Kléber ont été ceux qui ont déployé le plus de talent, 
surtout Desaix, parce que Kléber n'aimait la gloire 
qu'autant qu'elle lui procurait des richesses et des 
plaisirs. Desaix, au contraire, aimait la gloire pour 
elle-même, et méprisait toute autre chose. Il ne 
rêvait que la guerre et la gloire. Les richesses et 
les plaisirs n'étaient rien pour lui; il ne leur accor- 
dait pas même une pensée. C'était un petit homme, 
d'un air sombre, d'un pouce à peu près moins grand 
que moi, toujours vêtu avec négligence, quelque- 
fois même ses vètementsétaient déchirés, méprisant 
les jouissances et les commodités de la vie. Plusieurs 
fois, en Egypte, je lui fis présent d'un équipage de 
campagne complet, mais il le perdait aussitôt. 
Enveloppé dans son manteau, Desaix se jetait sur 
un canon, et dormait aussi à son aise que sur l'édre- 
don. La mollesse n'avait pour lui aucun charme. 
Droit et honnête dans tous ses procédés, les Arabes 
l'avaient appelé le Sultan Juste, La nature l'avait 



222 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

formé pour faire un grand général. Kléber et Desaix 
furent des pertes irréparables pour la France. Si 
Kléber eût vécu, votre armée eût péri en Egypte. Si 
cet imbécile de Menou vous eût attaqués lors de 
votre débarquement, avec ses vingt mille hommes, 
au lieu de la division Lanusse, vous étiez perdus 
sans ressource. Vous n'aviez que dix-sept ou 
dix-huit mille hommes, sans cavalerie. 

« Lannes, lorsque je le pris pour la première fois 
par la main, n'était qu'un ignorantaccio , Son édu- 
cation avait été très négligée. Néanmoins il fit beau- 
coup de progrès, et pour en juger il suffit de dire 
qu'il aurait fait un général de première classe ; il 
possédait une grande expérience de la guerre. II 
s'était trouvé dans cinquante combats isolés, et à 
cent batailles plus ou moins importantes. C'était un 
homme d'une bravoure extraordinaire, calme au 
milieu du feu. Il possédait un coup d'œil sûr et 
pénétrant, était prompt à profiter de toutes h$ 
occasions qui se présentaient. Violent et emporté, 
quelquefois même en ma présence, dans ses exprès» 
sionsjil m'était très attaché. Dans ses accès de colère, 
il ne voulait permettre à personne de lui faire des 
observations; et même il n'était pas toujours pru- 
dent de lui parler lorsqu'il était dans cet état de 
violence. Alors il avait l'habitude de venir à moi et 
de me dire qu'on ne pouvait se fier à telle ou telle 
personne. Comme général, il était infiniment au- 
dessus de Moreau et de Soult. 

« Massèna, dit-il, était un homme d'un talent 
supérieur. Néanmoins, il faisait généralement de 



MÉMORIAL DE SÂINTE-HÉLÈNE 223 

mauvaises dispositions avant une bataille; et ce 
n'était que lorsque les hommes tombaient de tous 
côtés qu'il commençait a agir avec ce jugement qu'ill 
aurait dû montrer auparavant. Au milieu des morts 
et des mourants, de la grêle de balles qui mois- 
sonnaient tout autour de lui, Masséna était toujours 
lui-même. Il donnait ses ordres, et faisait ses dis- 
positions avec le plus grand sang-froid et le plus 
grand jugement. Voilà la ver a nobilita di sangue. 
On disait avec vérité de Masséna, qu'il ne commen- 
çait jamais à agir avec discernement que lorsque la 
chance d'une bataille se déclarait contre lui. C'était, 
un grand pillard. Il était toujours de moitié avec 
les fournisseurs et les commissaires de l'armée. Je 
lui dis plusieurs fois que s'il voulait cesser ses hon- 
teuses spéculations je lui ferai présent , de huit 
cent mille francs ou d'un million ; mais il en avait 
pris tellement l'habitude, qu'il ne pouvait s'empê- 
cher de se mêler de ces sales intrigues pécuniaires. 
Il était, pour cela, haï par les soldats, qui se révol- 
tèrent trois ou quatre fois contre lui. Cependant, eu 
égard aux circonstances, c'était un homme précieux, 
et il eût été un grand homme si ses qualités brillantes 
n'eussent été obscurcies par le vice honteux de 
l'avarice. 

ft Pichegru, continua Napoléon, était répétiteur à 
Brienne, et m'enseigna les mathématiques lorsque je 
n'avais que dix ans. Il possédait cette science au plus 
haut degré. Comme général, Pichegru était un 
homme d'un talent peu ordinaire, infiniment supé- 
rieur à Moreau, bien qu'il n'eût fait rien de vérita- 



224 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

blement remarquable, ses succès en Hollande étant, 
en grande partie, la conséquence de la victoire de 
Fleurus. Pichegru, après s'être vendu, sacrifia la vie 
de près de vingt mille de ses soldats, en les jetant 
à dessein entre les mains de l'ennemi, qu'il avait 
instruit de ses mouvements. Il eut une fois une dis- 
cussion fort vive avec Kléber, parce qu'au lieu de 
faire marcher son armée sur Mayence, comme il 
aurait dû le faire, il en avait dirigé la plus grande 
partie sur un autre point où Kléber fit observer 
qu'il aurait suffi seulement d'envoyer les ambulances, 
avec quelques hommes, pour faire parade. Alors on 
attribua ce mouvement à l'impéritie ; mais ensuite 
on découvrit que c'était une véritable trahison. » 

Sir Hudson Lowe est venu à Longw^ood, et m'a 
dit que le général Bonaparte avait adopté un très 
mauvais système en lui déclarant en quelque sorte 
la guerre, puisqu'il était la seule personne qui lui 
pût être de quelque utilité et lui rendre sa situation 
plus agréable. Le comte Las Cases avait, disait-il, 
bien changé d'avis à son égard depuis l'instant où 
ils avaient eu ensemble des communications plus 
fréquentes. Il ne le regardait plus comme un despote 
capricieux, faisant tout ce qu'il pouvait pour les 
tourmenter. 

C'était de Las Cases lui-même qu'il avait appris 
qu'il était revenu a d'autres idées sur le compte du 
général Bonaparte, auquel, disait-il, on avait fait 
voir tous les objets à travers un voile de sang (1); 

{i; Ce sont les propres paroles de Hudson Lowe. 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 225 

qu'en mon particulier, j'aurais bien fait de détruire 
les fâcheuses impressions que Napoléon pouvait 
avoir reçues sur sa personne et son caractère. Il me 
demanda alors si j'avais jamais appris au général 
Bonaparte que les Français qui étaient avec lui vou- 
laient l'employer comme un instrument pour 
s'agrandir eux-mêmes, sans s'inquiéter de quels 
moyens ils se servaient! Je lui répondis que, certes, 
je n'avais jamais rien dit de semblable, mais que je 
m'étais au contraire toujours efforcé de le détrom- 
per toutes les fois que je reconnaissais qu'il avait 
été mal informé. Sir Hudson Lowe me dit que les 
ministres me considéraient en quelque sorte comme 
responsable, et qu'on s'en prendrait à moi si le 
général Bonaparte n'était pas instruit de ma- 
nière à ce qu'on ne pût donner une fausse inter- 
prétation à tout ce qui se faisait. Son Excellence fit 
alors quelques remarques sur ce que le général 
Bonaparte se tenait constamment renfermé dans sa 
chambre, et me demanda mon opinion sur ce qu'il 
serait convenable de faire pour le décider a sortir. 
Je répondis qu'il faudrait étendre ses limites, sup- 
primer quelques-unes des restrictions, et lui donner 
une maison de l'autre côté de l'île; qu'il s'était sou- 
vent plaint de ne pouvoir sortir à Longw^ood sans 
avoir une migraine affreuse, occasionnée par l'ardeur 
du soleil et le défaut d'ombre; ou que si, parfois, 
les rayons du soleil étaient obscurcis, alors il s'éle- 
vait un vent aigu qui, soufflant sur un terrain élevé 
et sans abri, lui faisait enfler les joues et occasion- 
nait un catarrhe. Je lui fis observer aussi que 

13. 



226 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 

rapprovisionnement de la Maison était tout k fait 
insuffisant, et que les Français dépensaient chaque 
jour sept ou huit livres sterling en achat d'articles 
indispensables dont je fis l'énumération. Sir Hud- 
son Lowe répondit que, quant à cela, il avait 
déjà outrepassé de moitié les sommes accordées 
par les ministres, responsables au Parlement des 
dépenses de Longwood, qui excédaient huit mille 
livres sterling par an, et que peut-être serait-11 
obligé plus tard de payer le surplus de ses propres 
deniers ; que ses instructions étaient beaucoup plus 
rigoureuses que celles de son prédécesseur; mais 
que malheureusement le général Bonaparte avait 
cru qu'elles étaient plus douces, ce qui faisait une 
bien grande différence; que toutes ses actions 
avaient été mal interprétées, et que la malignité les 
avait présentées sous l'aspect le plus défavorable; 
que le gouvernement britannique ne voulait pas 
rendre l'existence du général Bonaparte pénible, 
ni le tourmenter ; que ce n'était pas tant lui que Ton 
craignait, que les gens turbulents et méchants qui, 
à l'aide de son nom et de son influence, exci- 
teraient des troubles et la rébellion en France et 
partout, pour s'agrandir et servir leurs propres 
intérêts. Il dit aussi que Las Cases était fort bien 
traité, et qu'il ne manquait de rien. Il me pria de 
faire part de tout cela au général Bonaparte. 

Je communiquai quelques-unes de ces remarques 
du gouverneur à Napoléon, qui répondit : « Jane 
crois pas qu'il agisse d'après ses instructions; ou, 
s'il le fait, il s'est déshonoré en acceptant un emploi 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 227 

aussi avilissant. Un gouvernement éloigné de deux 
mille lieues, et ignorant les localités de l'île, ne 
peut jamais entrer dans les détails ; il ne peut que 
donner des ordres généraux et un pouvoir discré- 
tionnaire. On lui a seulement ordonné de prendre 
toutes les mesures nécessaires pour prévenir mon 
évasion ; et je suis traité d'une manière qui dégrade 
l'humanité. Il est facile de concevoir qu'on tue un 
homme et qu'on l'enterre ensuite ; mais cette tor- 
ture, cette manière de me faire mourir en détail, est 
plus cruelle que la mort la plus prompte. J'ai sou- 
vent entendu parler, continua-t-il, du système ty- 
rannique et oppressif que l'on suit dans vos colo- 
nies ; mais je n'aurais jamais pensé qu'il pût exister 
une violation de la loi et de la justice aussi manifeste 
que celle que l'on pratique ici. D'après ce que je 
vois, je pense qu'il n'y a pas sur terre une nation 
plus esclave que vos Anglais; c'est ce que j'ai dit 
au colonel Wilks, le premier gouverneur de cette 
île. » Je lui répondis qu'il ne devait pas se former 
une idée de la nation anglaise, par une colonie su- 
jette à des lois militaires, placée sous des circons- 
tances particulières ; que, pour juger sainement de 
l'Angleterre, il fallait y être, et qu'il verrait com- 
bien un individu avec un habit brun ou un habit 
rouge s'inquiétait peu des ministres. « C'est ce que 
disait le vieux colonel, répondit Napoléon ; mais je 
parle de vous d'après ce que j'en ai vu, et je dis 
que vous êtes les plus grands esclaves de la terre. 
Tout tremble à la vue de ce gouverneur. Sir George 
Bingham, qui est si bon, en a cependant tellement 



228 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

peur, qu'il ne viendrait pas me voir, dans la crainte 
de lui donner de l'ombrage : tous les autres officiers 
s'éloignent a notre approche. » J'observai que ce 
n'était pas la peur, mais la délicatesse qui empêchait 
sir George Bingham de venir, et que quant aux 
autres odiciers, ils devaient obéir aux ordres qu'ils 
avaient reçus. Napoléon répondit: « Si c'étaient des 
Français, ils ne craindraient pas de dire leur façon 
de penser sur la barbarie du traitement qu'on 
exerce ici, et un général français chargé d'un com- 
mandement subalterne, et qui verrait dégrader son 
pays comme on dégrade le vôtre, en porterait 
plainte à son gouvernement. Quant à moi, continua- 
t-il, je ne me plaindrais pas pour ce qui m'est per- 
sonnel ; mais comme la nation pourrait demander 
une enquête sur la manière dont j'ai été traité ici, 
les ministres diraient alors : Jamais il ne s'est 
plaint, il se trouvait donc bien traité, et l'enquête 
est sans fondement. Sans cela, je croirais me dégra- 
der en prononçant un seul mot de plainte, quoique 
je sois tellement dégoûté de la conduite de ce 
sbirro, que j'apprendrais avec le plus grand plaisir 
que l'ordre de me faire fusiller fût arrivé. Je le re- 
garderais comme une faveur. » 

Je lui dis que sir Hudson Lowe avait témoigné 
le désir de tout concilier de la manière la plus satis- 
faisante. Napoléon répondit: « S'il veut nous 
arranger, qu'il remette les choses sur le même pied 
qu'elles étaient du temps de l'amiral Cockburn. 
Que personne ne vienne ici sans une lettre de Ber- 
trand. S'il ne veut pas donner à Bertrand la liberté 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 229 

de laisser entrer chez moi, qu'il fasse lui-même 
une liste des personnes de Tîle dont il permettra 
la visite, qu'il la lui envoie, que celui-ci ait le pou- 
voir de leur écrire et de leur accorder la faculté 
d'entrer. Lorsqu'il arrive des étrangers, qu'il fasse 
de même une liste de ceux à qui il permettra de 
nous voir, et que, pendant leur séjour, il les laisse 
nous visiter avec le laissez-passer de Bertrand. 
Peut-être n'en verrai-je que fort peu, parce qu'il 
est difficile de distinguer ceux qui viennent me voir 
comme une bête curieuse, de ceux qui sont ame- 
nés par des motifs de considération et de respect ; 
je serais bien aise, au moins, d'en avoir le privilège. 
C'est à lui de s'arranger, s'il le veut ; il a le pou- 
voir, je n'en ai aucun ; je ne suis pas gouverneur, je 
n'ai pas de places à donner. Qu'il change l'ordre 
établi, d'après lequel je ne puis ni quitter la grande 
route, ni parler à une dame si je la rencontre. 

« En peu de mots, che si comporti bene s^erso di 
me (qu'il se comporte bien avec moi) ; s'il ne veut 
pas me traiter comme un homme che ha giucato 
un ruolo corne quel che ho giucato io, qu'il ne me 
traite pas plus mal qu'un galérien ou un criminel 
condamné, puisqu'on ne les empêche pas de parler. 
Qu'il agisse ainsi, et alors je dirai qu'il a d'abord 
pris un surcroît de précautions, dans la crainte que 
je ne m'évadasse ; mais que, lorsqu'il a reconnu 
son erreur, il n'a pas craint de revenir sur ses pas; 
et que je ne m'étais pas trompé sur la mauvaise opi- 
nion que j'avais eue de lui : ma siete un bambinOy 
dottore (vous êtes un enfant, docteur), vous avez trop 



230 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

bonne opinion du genre humain ; cet homme n'est 
pas sincère. Je crois que l'idée que je m'étais for- 
mée [d'abord de lui est juste ; que c'est un homme 
dont la méchanceté naturelle est encore accrue par 
la crainte de la responsabilité qui pèse sur lui dans 
la place qu'il occupe. C'est un homme retors y abject 
et tout à fait au-dessous de son emploi. Je parle- 
rais ma vie, continua-t-il, que si j'envoyais prier 
sir George Bingham ou l'amiral de sortir à cheval 
avec moi, avant que je me fusse promené trois fois 
soit avec l'un, soit avec l'autre, ce gouverneur leur 
ferait quelques insinuations qui m'exposeraient à 
l'affront de les voir refuser de m'accompagner dé- 
sormais. Il assure que Las Cases est très bien traité, 
qu'il ne manque de rien, et cela parce qu'il ne le 
laisse pas encore mourir de faim. C'est un homme 
vraiment ignoble. Il dégrade son espèce, en ne faisant 
nulle attention aux besoins moraux qui distinguent 
l'homme de la brute, et en ne considérant que les 
besoins physiques les plus grossiers. Comme si Las 
Cases était une bête de somme, et qu'il suffit de lui 
donner une botte de foin pour dire de lui : Il est 
heureux, son ventre est plein : tous ses besoins sont 
satisfaits. )> 

5 décembre. — J'ai eu une longue conversation 
avec Napoléon, qui était dans son bain. Je lui ai 
demandé son opinion sur l'empereur Alexandre. 
« Il a plus de talent que ses deux autres alliés (1). 
C'est un homme adroit, très ambitieux, et qui cher- 

(1) L'empereur François et le roi de Prusse. 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 231 

cheà paraître populaire. Son faible est de se croire 
savant dans l'art de la guerre, et il n'aime rien tant 
qu'à s'entendre complimenter à ce sujet, bien que 
toutes les opérations militaires qu'il a dirigées lui- 
même aient été jugées fausses et funestes. A Tilsitt, 
Alexandre et le roi de Prusse s'inquiétaient beau- 
coup pour inventer les uniformes de hussards et 
de dragons, et discutaient fort sérieusement en- 
semble si la croix des ordres devait être suspendue 
à tel ou tel bouton. Tous les jours nous sortions à 
cheval tous les trois. Jl nous arrivait souvent, à 
l'empereur Alexandre et à moi, de prendre le galop 
et d'abandonner le roi de Prusse, que nous laissions 
ainsi derrière nous. » 

Napoléon me raconta ensuite quelques événements 
de sa jeunesse. Il me dit qu'en sortant de l'école 
de Brienne il avait été envoyé à Paris, à Tage de 
quinze ou seize ans (1), où, après avoir subit un 
examen général, et répondu d'une manière satis- 
faisante sur les mathématiques, il fut placé de suite 
dans l'artillerie. « Quand la Révolution éclata, con- 
tinua-t-il, à peu près un tiers des officiers de l'ar- 
tillerie émigrèrent, et je devins chef de bataillon au 
siège de Toulon, après avoir été proposé, par les 
officiers de l'artillerie eux-mêmes, comme celui qui, 
parmi eux, possédait le plus de connaissances dans 
cette partie. Pendant le siège, je commandai l'artil- 
lerie ; je dirigeais les opérations contre la ville, et 
je fis O'Hara prisonnier, comme je vous l'ai raconté 

(1) Bonaparte fut admis à l'école royale militaire de Paris le 29 octo- 
bre 1784 ; u avait alors 15 ans et deux mois. 



232 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉlÈNE 

ailleurs. Lorsque la place eut capitulé, je fus nom- 
mé commandant de Tartillerie de l'armée d'Italie; 
d'après les plans que j'avais faits, un grand nombre 
de forteresses furent prises. Ces plans furent suivis 
en Suisse et au-delà des Alpes. De retour à Paris, je 
fus fais général, et l'on m'offrit le commandement 
de l'armée de la Vendée. Je le refusai, en disant qu'il 
ne pouvait convenir qu'à un général de gendarme- 
rie. Le 13 vendémiaire, je commandais l'armée de 
la Convention, dans Paris, contre les sections, et 
je les défis après une action de quelques minutes. 
J'obtins ensuite le commandement de l'armée d'I- 
talie; c'est là que j'établis ma réputation. Rien n'a 
été plus simple que mon élévation ; elle ne fut le 
résultat ni de l'intrigue, ni du crime ; je la dus aux 
circonstances particulières du temps, et à ce que je 
m'étais battu successivement, avec succès, contre 
les ennemis de mon pays. Ce qu'il y a de plus ex- 
traordinaire, et, je crois, sans autre exemple dans 
l'histoire, c'est que, de simple particulier, je m'é- 
levai à la hauteur étonnante de la puissance suprê- 
me, et sans avoir, pour y parvenir, commis un seul 
crime : à mon lit de mort, je ferais la même décla- 
ration. » 

Je demandai à l'empereur s'il était vrai qu'il dût 
à Barras le grade qu'il occupait à Toulon, et s'il 
avait offert ses services aux Anglais. « L'un est aussi 
faux que l'autre,. répondit Napoléon. Je n'ai eu de 
relations avec Barras qu'après l'affaire de Toulon. 
Ce fut à Gasparin, député d'Orange, et homme à 

(1) Gasparin était capitaine au régiment de Picardie, lorsqu'éclata U 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 233 

talent, que je dus la protection que j'obtins alors, 
et son appui contre une race d'ignoranlacci en- 
voyés par la Convention. Jamais je n'ai offert mes 
services k TAngleterre, je n'en ai même jamais eu 
ridée, pas plus que celle d'aller me faire Turc k 
Constantinople. Tous ces récits sont des romans. 
Je passai quelque temps en Corse avec Paoli,en l'an. . 
Paoli m'aimait beaucoup, et je lui étais moi-même 
extrêmement attaché ; mais Paoli épousa la cause 
de la faction anglaise, et moi celle des Français, et, 
en conséquence, presque toute ma famille fut chas- 
sée de la Corse. Paoli me frappait souvent, avec 
amitié, sur la tête, en disant : Vous êtes un des hom- 
mes de Plutarque. Il avait deviné que je serais un 
homme extraordinaire. » 

Napoléon parla ensuite de l'opération de Copen- 
hague. « Cette expédition, dit-il, prouvait une 
grande énergie de la part de vos ministres ; mais, 
en mettant de côté la violation que vous fîtes du 



Révolution, il en adopta les principes avec une chaleureuse conviction ; 
il siégea également, et devint membre de TAssemblcc léirislativo et 
de la Convention. A son retour d'une mission à l'armée du Nord, las de 
la défection de Dumouriez, il fut nommé membre du comité de Salut 
public. C'est lui qui fit décréter l'envoi de quatre représentants du peuple 
auprès de chaque armée. Lui-même fut envoyé successivement dans la 
Vendée, à l'armée des Alpes, puis à Toulon pour surveiller le siège de 
cette ville conjointement avec Albltte, Barras, Fréron, Ricord, Robes- 
pierre jeune et Saliceti. Bientôt il sut apprc'cicr les talents militaires do 
Bonaparte et fit accepter son plan des opérations. Gasparin ne vit pas le 
triomphe qu'il avait préparé, n tomba malade de fatigue et d'épuisement 
et alfa mourir à Orange, sa ville natale, un mois avant l'entrée des 
Français à Toulon. 

Dans son testament Napoléon, lè^ue 100,000 francs « au fils ou petit-fils 
du député à la Convention Gasparin, représentant du peuple à l'armée 
de Toulon, pour avoir protégé et sanctionné de son autorité le plan q^ue 
nous avons donné, qui a valu la prise de cette ville et qui était contraire 
à celui envoyé par le comité de Salut public. Gasparin nous a mis par sa 
protection à l'aDri des persécutions de l'ignorance des états-majors qui 
commandaient l'armée avant l'arrivée de mon ami Dugommier. » 



234 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

droit des nations, car en effet c*en était une mani- 
feste, je crois que cela nuisit à vos intérêts en vous 
faisant des ennemis irréconciliables de la brave na« 
tion danoise, et en vous fermant le Nord pour trois 
ans. Lorsque j'appris cet événement, je dis : J'en 
suis bien aise, parce que cela va brouiller, d'une 
manière irréconciliable, l'Angleterre et les puis- 
sances du Nord. Les Danois ne pouvaient me fournir 
que soixante bâtiments de guerre, mais cela était 
peu important ; j'avais des vaisseaux en abondance, 
je n'avais besoin que de matelots, que vous ne 
prîtes pas, et que j'obtins ensuite, tandis que, par 
cette expédition, vos ministres acquirent la répu- 
tation d'hommes sans foi, et violant tous les traités 
sans scrupule. 

« Pendant la guerre avec vous, dit-il, je recevais 
toutes les nouvelles d'Angleterre par les contre- 

(1) C'est lord WilUam Cathcart, général et diplomate anglais qui, en 
1807, fut chargé de Todieuse mission d'enlever la flotte danoise, et de 
bombarder Copenhas^ue en cas de résistance. 

Du 2 au 5 sei)tembre, des fusées à la Congrève furent lancées sur la 
malheureuse capitale. Les barbares auteurs de cette entreprise n'avaient 
pas même Vexcuse de leur propre danger, car ils étaient couverts de 
manière à ne pas perdre un seul homme. Plus de 2,000 individus,hommes, 
femmes, enfants, vieillards avaient succombé. Une moitié de la ville 
était détruite, les beaux édifices, les plus belles églises étaient en ruines. 
Ce fut un hideux spectacle que de voir les Anglais se ruer sur les 
richesses que venait de leur obtenir le triste triomphe de la force dé- 
loyale sur la faiblesse confiante et désarmée. Pendant plusieurs semaines, 
les braves Danois, assistèrent à la spoliation complète de leurs magasins, 
de leurs chantiers, de leur arsenal et enfin de leur flotte. Seize vaisseaux 
de ligne, une vingtaine de frégates et de bricks furent en quelques jours, 
gréés, équipés et conduits en Angleterre, et l'on vit les Anglais danser à 
la lueur de l'incendie des navires en construction qu'ils ne pouvaient 
emmener, ou de vieilles carcasses hors d'état de supporter la mer. Tout 
ce que l'arsenal renfermait de bois, de munitions navales, fut transporté 
à bord des flottes. Le vainqueur poussa la rapacité jusqu'à enlever les 
outils des ouvriers ; puis, lorsqu'il ne resta plus rien sur quoi Von put 
faire main basse, lorsque des généraux anglais furent avisés que les 
troupes françaises arrivaient à marches forcées pour venger cet attentat 
inouï, l'immense convoi anglais leva l'ancre et s'enfuit à toutes voiles, 
emportant avec ses rapines les malédictions pour toujours du peuple 
danois. 



MÉMORIAL PE SAINTE-HELENE 235 

bandiers. Ce sont des gens redoutables, qui ont 
l'adresse et le courage de tout faire pour de l'argent. 
Une partie de Dunkerque leur était assignée, et ils 
y étaient en quelque sorte renfermés; mais comme 
ensuite ils y étaient sortis de leurs limites, s'étaient 
livrés à la débauche, et qu'ils insultaient tout le 
inonde, j'ordonnai que l'on préparât Gravelines pour 
les recevoir. Là ils avaient établi un petit camp, de 
l'enceinte duquel il leur était défendu de sortir. H 
fiit un temps où près de cinq cents contrebandiers 
étaient réunis à Dunkerque. J'avais par eux tous 
les renseignements que je pouvais désirer. Ils re- 
cevaient les journaux et les dépèches des émissaire^ 
que nous avions à Londres. Ils emmenaient de 
France des espions, les débarquaient et les tenaient 
dans leurs maisons pendant quelques jours ; ensuite 
ils les dispersaient dans le pays, et nous les rame- 
naient lorsque cela était nécessaire. La police avait 
aussi k sa solde un certain nombre d'émigrés fran- 
çais qui lui donnaient constamment des renseigne- 
ments «ir les projets du parti vendéen, de Georges 
et autres, et lorsqu'ils se préparaient à m'assassiner, 
tous leurs mouvements m'étaient connus. En outre, 
la police avait plusieurs espions anglais k sa dis- 
position ; plusieurs étaient de haute qualité, il y 
avait surtout beaucoup de dames. Parmi ces der- 
nières, il s'en trouvait une d'un rang très élevé, 
qui fournissait des renseignements précieux, et qui 
recevait quelquefois la somme énorme de trois 
mille livres sterling. Ces contrebandiers traversaient 
le canal dans des bateaux qui n'étaient pas plus 



236 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

larges que cette baignoire. Il était réellement 
étonnant de les voir, en passant, défier vos vaisseaux 
de soixante* quatorze. » Je dis à Napoléon que ces 
gens étaient doublement espions, et qu'ils appor- 
taient des nouvelles de France au gouvernement 
britannique. « Cela est très probable, répondit 
Napoléon ; ils vous portaient les journaux, mais je 
crois que, comme espions, ils ne vous donnaient 
pas beaucoup de nouvelles. C'était des genti terribiliy 
qui faisaient beaucoup de mal à votre gouverne- 
ment. Ils emportaient annuellement de France pour 
quarante ou cinquante millions de soieries et d'eau- 
de-vie ; et ils aidaient les prisonniers français à 
s'évader. 

« Les parents des Français détenus dans votre 
pays avaient coutume d'aller à Dunkerque, de faire 
marché avec les contrebandiers pour ramener tel ou 
tel prisonnier. Il ne leur fallait que le nom, l'âge et 
un signe particulier au moyen duquel le prisonnier 
pût avoir confiance en eux. Généralement, ils efiec- 
tuaient sa délivrance en peu de temps; car, pour 
des hommes de cette espèce, ils remplissaient leurs 
engagements avec honneur et loyauté. Plusieurs 
fois, ils nous offrirent d'enlever, pour une somme 
d'argent, quelques-uns des membres de la famille 
des -Bourbons, et de les amener en France; mais il 
eût fallu stipuler que, s'ils rencontraient quelque 
obstacle, ou qu'ils fussent contrariés dans leur entre- 
prise, il leur serait permis de les massacrer, ce à 
quoi je ne voulus jamais consentir. Ils m'offrirent 
aussi de m'amener Dumouriez, Sarrazin et autres, 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 237 

qu'ils savaient que je haïssais ; mais je les méprisais 
trop ppur m'occuper d'eux sérieusement. » 

Cette conversation avait été la suite de la nou- 
velle que je lui avais donnée de l'arrivée de Lefebvre- 
Desnoettes (1) et de son frère Joseph, à New- York. 
Alors je lui demandai si Lefebvre n'avait pas man- 
qué a sa parole en Angleterre. Napoléon répondit: 
« Oui » et ajouta : « On a souvent parlé des officiers 
français qui avaient été employés après avoir rompu 
leur parole en Angleterre. Le fait est que les 
Anglais eux-mêmes étaient les premiers à donner 
cet exemple, et que douÈe de ces messieurs s'étaient 
récemment enfuis. Je proposai à vos ministres que 
les deux gouvernements se renvoyassent réciproque- 
ment tout prisonnier;l3e quelque rang qu'il fût, qui 
aurait manqué à sa parole, et se serait échappé. Ils 
refusèrent, et je ne m'en inquiétai plus. Je ne rece- 



(1) Âpres Ventrée de Tarmée française à Madrid, le 4 décembre 1808, 
Lefebvre-Desnoettes fut détaché du quartier général avec trois escadrons 
de chasseurs de la Garde, et atteignit, le 26, l'arrière-garde du général 
anglais Moore sur les rives de TEsIa, devant Benavente. Trouvant Je 
pont de l'Esla coupé, il crut la ville de Benavente évacuée. Emporté par 
sa bouillante ardeur, il passa la rivière à la nage pour se porter sur 
Benavente, oii il se trouva en présence de toute la cavalerie auglaise aux 
ordres des généraux lord Pager et Steward. Alors s'engagea un long 
combat de 400 hommes contre 2,000. Entourés par cette troupe nombreuse, 
les chasseurs français se défendirent avec toute la valeur qu'on devait 
attendre d'eux ; mais ils furent enfin forcés de repasser la rivière. 
Lefebvre fut blessé d'un coup de pistolet ; son cheval fut tué ; alors il 
fut fait prisonnier ainsi que dix de ses chasseurs démontés comme lui. 

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deux pièces d'artillerie légère qui tirèrent à mitraille et contraignirent 
les chasseurs à abandonner leur généreux dessein. En rendant compte 
de cette afTaire, le 21" Bulletin de l'armée d'Espagne s'exprimait ainsi : 
«^Le ffénéral Lefebvre a sans doute fait une faute, mais cette faute est 
d'un Français ; il doit être à la fois blâmé et récompensé. » 

Conduit en Angleterre, il y resta prisonnier jusqu'en 1811, époque à 
laquelle il parvint à s'échapper, et l'Empereur lui rendit le commande- 
ment des chasseurs à cheval de la Garde qu'il lui avait conservé pendant 
ss^ captivité. 




238 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

vais pas à la cour ceux qui s'étaient évadés; je ne 
les encourageais, ni ne les décourageais. Après ce 
refus, vos ministres firent beaucoup de hrmt{chias8o) 
sur ce que des officiers qui avaient manqué à leur 
parole, avaient été employés dans mes armées, quoi- 
que eux-mêmes eussent refusé de prendre avec moi 
les seules mesures qui pouvaient mettre fin au 
désordre, c'est-à-dire que les deux partis les ren- 
voyassent aussitôt ; et ensuite ils ont eu l'impudence 
d'en jeter tout l'odieux sur moi. Mais vous autres, 
Anglais, vous n'avez jamais tort. » 

Je lui demandai s'il pensait que l'expédition de 
Walcheren, mieux conduite, aurait pu réussir. Napo- 
léon répondit : « Je pense que si vous eussiez débar- 
qué d'abord quelques milliers d'hommes à Willam- 
stadt, et que vous eussiez marché directement sur 
Anvers, la consternation, le manque de prépara- 
tifs et l'incertitude du nombre des assaillants au- 
raient pu faire que vous l'eussiez emporté par un 
coup de main ; mais cela dievint impossible dès que 
la flotte se fut rassemblée. Les équipages des vais- 
seaux, réunis à la garde nationale, aux ouvriers et 
autres, faisaient à peu près un total de quinze mille 
hommes. Les vaisseaux eussent été coulés bas, ou 
renfermés dans les chantiers, et les équipages 
employés sur les batteries. D'ailleurs, la ville 
d'Anvers, quoique vieille, est bien fortifiée. Il est 
vrai que lord Chatam fit tout ce qu'il put pour faire 
manquer le but de l'expédition; car, après avoir 
laissé passer les premiers jours, l'affaire devenait 
impraticable. Vous aviez trop et trop peu d'hommes, 



MEMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 239 

trop pour un coup de main, et trop peu pour un siège 
régulier. Les habitants étaient tous contre vous, 
parce qu'ils voyaient clairement que vous vous pro- 
posiez de surprendre la ville, de tout brûler et tout 
détruire, remonter ensuite sur vos vaisseaux, et 
vous éloigner. Cette'expédition vous fit grand tort. 
Vos ministres étaient mal informés de la situation 
du pays. Vous eûtes ensuite la folie de rester dans 
un endroit pestilentiel, jusqu'à ce que vous y eussiez 
perdu plusieurs milliers d'hommes ; c'était le com- 
ble de l'imprévoyance ou de l'inhumanité. J'en étais 
bien aise, parce que je savais que les progrès des 
maladies vous forceraient, sans que je fisse aucun 
effort, à évacuer le pays. Je n'y avais envoyé que 
des déserteurs et des mauvais sujets pour former la 
garnison, et j'avais donné ordre qu'on les fit cou- 
cher dans deux frégates que j'avais fait expédier 
à cet effet. Je leur faisais aussi porter de l'eau k 
grands frais; mais toutes les précautions que je pre- 
nais n'empêchaient pas que ce lieu ne fût malsain. 
Le général qui défendait Flessingue, ajouta-t-il, ne 
tint pas aussi longtemps qu'il l'aurait dû. Il avait 
fait une immense fortune avec les contrebandiers 
(car il y avait un autre dépôt en cet endroit), et il 
s'était rendu coupable d'intrigues pour lesquelles il 
craignait d'être conduit devant une cour martiale, et 
je crois qu'il était bien aise de se débarrasser. » 

le demandai à Napoléon s'il était vrai qu'un Corse, 
nommé Masséria, eût été autrefois chargé de lui 
faire des propositions de la part de notre gouver- 
nement. « Masséria ? Oui, répondit-il, je me rap- 



240 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

pelle fort bien qu'il me fut amené lorsque j'étais 
Premier Consul. On l'introduisit avec beaucoup de 
mystère et de discrétion dans ma chambre, tandis 
•que j'étais/ comme à présent, dans le bain. Je crois 
qu'il commença par me parler d'affaires politiques, 
et me faire des insinuations sur la paix ; mais je 
l'arrêtai dès les premiers mots, parce qu'il avait été 
publié dans les journaux anglais qu'il venait pour 
une mission que je n'aimais pas. D'ailleurs, Massé- 
ria, bien qu'il fût braçissimo uomo, était un grand 
parleur. Je crois qu'il était envoyé par le roi George 
lui-même. C'était un républicain, et il soutenait que 
la mort de Charles V était juste et avait été 
nécessaire. » 

Lady Lowe est venue a Longwood, et, pour la pre- 
mière fois, elle a rendu visite aux comtesses Ber- 
trand et Montholon. 

6 décembre, — Napoléon me dit que la visite que 
fit lady Lowe lui paraissait un artifice de la part de 
son mari, per gettar la pohere negli occAi(pour 
jeter de la poudre aux yeux), et pour faire croire 
que, malgré l'arrestation de Las Cases, le gou- 
verneur était très bien k Longwood; qu'il n'avait 
fait que son devoir, et que les bruits qui avaient 
couru des mauvais traitements auxquels il soumet 
les habitants de Longwood sont sans fondement. 
Je lui répondis que lady Lowe avait toujours désiré 
voir les comtesses Bertrand et Montholon, et qu'elle 
avait saisi la première occasion qui s'était présen- 
tée depuis qu'elle était relevée de couches. Napo- 
léon répliqua : « Je suis bien loin de penser qu'elle 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 241 

prenne part aux noirceurs de son mari, mais elle a 
mal choisi son temps. Il l'envoie au moment où il 
traite Las Cases avec tant de barbarie et d'illégalité. 
C'est un artifice pour aveugler le monde, ou bien 
il se moque de nos malheurs. Rien de plus insul- 
tant que d'ajouter l'ironie à l'injustice. » Je lui fis 
observer qu'il était peut-être plus équitable de con- 
sidérer cette démarche de la part du gouverneur 
comme les préliminaires d'un arrangement. « Non, 
répondit Napoléon, cela ne peut pas être. S'il vou- 
lait se raccommoder avec moi, la première démar- 
che serait de nous afiranchir de quelques-unes de ses 
restrictions oppressives et inutiles. Hier, après que 
son épouse fut venue, M"® Bertrand et sa famille 
allèrent se promener ; à leur retour, ils furent arrê- 
tés par les sentinelles, qui refusèrent de les laisser 
entrer, parce qu'il était six heures. Au nom de Dieu, 
s'il voulait se réconcilier avec nous, continuerait-il 
de nous empêcher de sortir à la seule heure du jour 
pendant laquelle, dans cette saison, la promenade 
soit agréable ? S'il vous demande ce que je pense de 
la visite de son épouse, continua Napoléon, dites- 
lui franchement les observations que j'ai faites. » 

7 décembre, — J'ai écrit à sir Hudson Lowe pour 
lui expliquer ce que Napoléon croyait être le meil- 
leur moyen d'effectuer un accommodement. 

J'ai eu une longue conversation avec Napoléon 
sur l'anatomie du corps humain. Il désira voir quel- 
ques estampes anatomiques sur les sujets que je 
traitais. Il me dit qu'autrefois il avait essayé d'étu- 
dier l'anatomie, mais qu'il avait été dégoûté par la 

14 



242 MEMORIAL DE SAINTE-HELENE 

vue et Todeur des cadavres. Je lui dis que les gra- 
vures servent seulement à rappeler ce qu'on a déjà 
appris par la dissection, et qu'elles ne peuvent 
jamais la remplacer. Napoléon convint parfaitement 
de eela avec moi, et entra dans plusieurs détails 
relatifs aux encouragements qu'il avait donnés aux 
écoles d'anatomîe et de chirurgie, et de la facilité 
qu'il avait procurée aux étudiants en médecine d ap- 
prendre leur profession à peu de frais à Paris. 

II émit ensuite quelques opinions sur les indivi- 
dus qui ont figuré dans la Révolution française. «Ro- 
bespierre, dit-il, bien que ce fût un monstre altéré 
de sang, n'était pas aussi méchant que CoUot-dBer- 
bois, Billaud-Varennes, Hébert (1), Fouquier- 
Tainville et tant d'autres. Sur la fin, Robespierre 
avait voulu devenir plus modéré, et, quelque temps 
avant sa mort, il avait effectivement dit qu'il était 
las des exécutions, et qu'il conseillait de suivre un 
autre système. Lorsque l'exécrable Hébert accusa la 
reine d'outrager la nature, Robespierre proposa de 
le dénoncer comme ayant fait une accusation aussi 
calomnieuse et aussi peu fondée, et qui n'avait pour 
objet que de provoquer le peuple à un soulèvement 
en faveur de cette princesse, en appelant l'intérêt 
sur elle. Dès le commencement de la Révolution, 
Louis XVI parait avoir eu constamment devant les 
yeux l'exemple de Charles I". 

« Charles, après avoir lutté corps à corps avec 
le Parlement, avait fini par succomber et perdre la 

(1) Pamphlétaire révolutionnaire, membre de la Commune de Paris, 
décapité en 1794. 



MÉMORIAL DE SAINTE- HELENE 243 

tête. Sa fin tragique empêcha Louis, en plusieurs 
occasions, de s'opposer aux efforts des révolution- 
naires. Lorsqu'on osa le mettre en jugement, il 
devait dire simplement que, d'après la Constitution, 
il ne pouvait rien faire de mal, et que sa personne 
était sacrée ; la reine aurait dû faire de même. Cette 
protestation ne leur aurait pas sauvé la vie, mais 
ils seraient morts l'un et l'autre avec encore plus de 
dignité. Robespierre était d'avis qu'on fît secrète- 
ment mourir le roi. « A quoi servent ces vaines 
formalités, disait-il, lorsque vous allez le condamner 
à la mort, innocent ou coupable ? » La reine, ajouta 
Napoléon, marcha k l'échafaud avec une espèce de 
joie : ce devait être pour elle un grand soulagement 
de quitter une vie qu'on empoisonnait d'amertume 
avec une aussi exécrable barbarie. Si j'eusse eu 
quatre ou cinq ans de plus, continua-t-il, certaine- 
ment j'aurais été guillotiné avec tant d'autres. » 



FIN DE LA PREMIERE PARTIE 



COMPLÉMENT DU MÉMORIAL 



DE 



SAINTE- HÉLÈNE 



SECONDE PARTIE 

8 décembre 1816* — Napoléon était dans son baîn. 
Nous parlâmes longtemps de la situation critique 
dans laquelle se trouvait l'Angleterre, situation qu'il 
attribuait entièrement à rimbécillité de lordCastle- 
reagh. « Si vos ministres, disait-il, avaient eu égard 
aux intérêts de la patrie, au lieu de faire d'ignobles 
intrigues, ils auraient fait de vous la nation la 
plus heureuse et la plus florissante. Ils auraient 
dit aux gouvernements espagnol et portugais, après 
la fin de la guerre : « Nous seuls avons sauvé votre 
pays, et l'avons empêché de devenir une province 
de France ; nous avons, dans plusieurs campagnes, 
versé notre sang en servant votre cause ; nous avons 
dépensé plusieurs millions, et par conséquent notre 
pays est surchargé de dettes contractées pour vous, 
et que nous devons payer. Vous avez les moyens de 
vous acquitter ; notre situation exige que nous liqui- 

14. 



246 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

dions nos dettes ; nous vous demandons, en consé- 
quence, que la nation anglaise soit la seule autorisée 
à faire, pendant vingt ans, le commerce de TAmé- 
rique du Sud, et que nos vaisseaux aient le même 
privilège que les vaisseaux espagnols. Par ce 
moyen, nous nous rembourserons sans vous épui- 
ser. « Qui aurait pu s'y opposer? D'ailleurs, kdire 
vrai, ce n'aurait été qu'une demande juste, et au- 
cune puissance alliée n'aurait pu vous disputer le 
droit de la faire; car c'est vous seuls qui avez em- 
pêché l'Espagne et le Portugal de succomber. Vous 
auriez pu demander également au Portugal qui l'a 
secouru en hommes et en argent, et lui a conservé 
l'existence comme nation. De cette manière vos ma- 
nufactures auraient prospéré ; vos matelots auraient 
servi sur vos propres vaisseaux, au lieu de mourir 
de faim, ou d'être forcés de chercher des moyens 
d'existence chez les nations étrangères ; votre popu- 
lace aurait été contente et heureuse, au lieu qu'elle 
est obligée d'avoir recours aux souscriptions pour 
ne pas périr de misère. Dans l'état où sont les 
choses, la France possédera bientôt le commerce 
du Brésil; vos colonies vous fournissent plus de 
coton et de sucre que vous n'en avez besoin, et par 
conséquent vous ne prendrez pas les productions 
américaines en échange de vos marchandises. Les 
Français le feront, car la Martinique ne peut fournir 
à leur consommation. Ils échangeront leurs mar- 
chandises fabriquées, leurs soieries, leurs meubles, 
leurs vins, etc., contre des produits coloniaux; et 
bientôt ils auront tout le négoce du Brésil. Ils auront 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLENB 247 

également la préférence dans le commerce avec les 
colonies espagnoles, à cause de la religion, et parce 
que les Espagnols, comme les autres nations, sont 
jaloux d'un peuple dont la puissance maritime est 
trop étendue ; ils aideront par conséquent k l'afTai- 
blir; et la manière la plus sûre d y parvenir est de 
diminuer le commerce de l'Angleterre. Un autre 
trait d'ineptie de la part de vos ministres, c'est d'a- 
voir exclu les autres nations du commerce des 
Indes, et particulièrement les Hollandais, qui seront 
vos plus grands ennemis. Avant vingt ans, lorsque 
la France se sera relevée, vous verrez la Hollande 
se joindre à elle pour vous asservir. Si vous eussiez 
fait les demandes que je vous ai dites, elles vous 
auraient été accordées, et les puissances de l'Eu- 
rope n'auraient pas été plus jalouses de vous qu'elles 
ne le sont aujourd'hui, et qu'elles le seront toujours, 
tant que vous conserverez la suprématie sur les 
mers et que vous insisterez sur ce prétendu droit 
de recherches et sur les autres articles de votre 
code de la marine. Alors vous auriez pu conserver 
votre empire maritime, qui doit infailliblement dé- 
choir si votre commerce relatif n'est pas plus étendu 
que celui des autres peuples. Mais vos ministres ont 
eu de fausses idées des choses. Ils se sont imaginé 
qu'ils pouvaient inonder le continent de marchan- 
dises anglaises, et en trouver le prompt débit. Non, 
non; le monde est maintenant trop éclairé (1). Les 
Russes eux-mêmes diront : Pourquoi, tandis que 

(1) La lecture du tarif promulgué par la Russie prouva combien cette 
opinion était prophétique. 



248 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 

nos manufacturiers sont nombreux et instruits, 
enrichir cette nation pour la mettre en état d'entre- 
tenir le monopole et d'exercer la tyrannie sur les 
mers? — Vous verrez, continua Napoléon, que, 
dans quelques années, il se vendra fort peu de mar- 
chandises anglaises sur le continent (1). J'ai donné 
une vie nouvelle aux manufactures. Les Français 
vous surpassent dans la fabrication des draps et de 
beaucoup d'autres articles. Ils ont surpassé les Hol- 
landais dans les toiles et la mousseline. J'ai contri- 
bué à la formation d'un grand nombre de fabricants. 
J'ai établi Y École polytechnique^ de laquelle sorten* 
des centaines de chimistes habiles, pour répandre 
la science dans les différentes manufactures, et 
appliquer la chimie aux arts. En conséquence, tout 
marche sur des principes certains et bien établis, 
au lieu que l'ancienne méthode était vague et incer- 
taine : chaque fiibricant sait raisonner sur chacune 
de ses opérations. Les temps sont changés, continua 
Napoléon, et vous ne devez plus compter sur le con- 
tinent pour placer vos marchandises. L'Amérique, 
TEspagne et le continent portugais sont vos seuls 
débouchés. Souvenez-vous de ce que je vous dis : 
dans une année ou deux, votre peuple se plaindra 
et dira : « Nous avons tout gagné, mais nous mou- 
rons de faim; nous sommes dans une situation 
plus précaire qu'avant la paix. » Peut-être vos 
ministres se décideront-ils plus tard à ce qu'ils 



(1) Je communiquai toute cette conversation à des personnages employés 
au gouvernement anglais peu de temps après qu'eUe eut eu Ûeu. 

(Note de O'Meara.) 



MEMORIAL DB SAINTE-HÉLÈNE 249 

auraient dû faire auparavant. Vous n'êtes point 
en état, continua-t-il, de faire face même à la 
Prusse, dans les champs de bataille ; et vous n'avez 
dû vos avantages sur le continent qu'à cette souve- 
raineté maritime .que vous pourrez bien perdre si 
vos ministres s'entêtent à maintenir le misérable 
système militaire qu'ils ont adopté. L'Angleterre a 
fait son ça-tout (Hd giucato per tutto o per niente). 
Elle a gagné, elle a fait des choses incroyables, et, 
au résultat, son bénéfice se réduit à zéro. Le peuple 
meurt de faim, et est dans un état pire que celui 
dans lequel il se trouvait pendant la guerre ; tandis 
que la France, qui a tout perdu, est encore floris- 
sante, et que les besoins de son peuple sont abon 
damment satisfaits. La France s'est engraissée, mal- 
gré les saignées nombreuses qu'on lui a faites, 
tandis que l'Aiigleterre se trouve comme un homme 
a qui des liqueurs stimulantes ont donné une force 
trompeuse et momentanée, mais qui, une fois dése- 
nivré, retombe dans un état de débilité. » 

10 décembre, — L'eau est très rare àLongwood. 
Sir Hudson Lowe a donné des ordres pour que les 
chevaux de l'établissement fussent menés a Hut's- 
Gate, au lieu de les abreuver de Peau fournie par 
les conduits placés pour Tusage de la maison de 
Napoléon. L'eau que ces conduits amènent est verte 
et boueuse, l'odeur en est détestable. Il est plus 
facile de se procurer une pièce de vin k Longwood, 
qu'une bouteille de bonne eau. Les détachements du 
53® sont journellement occupés à transporter des 
tonneaux d'eau dans leur camp. Ceci me rappelle le 



250 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

temps que j'ai passé en Egypte, où nous étions 
obligés d'acheter de l'eau à des prix exorbitants. 

Charles, domestique mulâtre, a été renvoyé de 
Longwood. Sir Hudson Lowe a aussitôt ordonné 
qu'il fût embarqué pour son paiys. Il a subi un long 
interrogatoire de la part de Son Excellence, sur ce 
qu'il avait vu et entendu pendant le temps qu'il était 
resté à Longwood. On a fait faire au gouverneur, 
par l'officier d'ordonnance, la demande d'un chariot 
pour transporter de l'eau a l'établissement, celle 
des réservoirs étant devenue trop peu abondante et 
trop infecte. 

, Napoléon est triste ; il est mécontent que sir Hud- 
son Lowe ne lui ait renvoyé que trois ou quatre 
chapitres de ses campagnes d'Italie, au lieu de lui 
avoir remis le tout. Il m'a prié de lui dire que, s'il 
les faisait copier, il eût la complaisance de lui 
renvoyer les originaux aussitôt qu'il aurait fini. 

il décembre. — Je suis allé à Plantation-Bouse^ 
pour faire part à sir Hudson Lowe du message qui 
m'était confié. Son Excellence s'emporta et dit que, 
si le général Bonaparte persistait à croire que ses 
papiers avaient été retenus pour en prendre des 
copies, après lui avoir fait assurer le contraire, la 
veille, par le jeune Las Cases, il le considérerait 
comme indigne d*étre traité en homme d'honneur^ 
et comme ne méritant pas la considération due par 
un galant homme à un autre. Non seulement il me 
répéta deux fois cette phrase, mais il m'obligea 
encore de l'écrire sur mon portefeuille, en me priant 
de ne pas manquer de la rendre fidèlement au gé- 



MÉMORIAL DE SAINTB-HÉLENB 251 

néral Bonaparte. Après s'être un peu calmée, Son 
Excellence revint à des sentiments plus modérés, 
me donna quelques explications, en me priant de 
les faire connaître à Napoléon, et me fit déchirer de 
mon portefeuille les expressions injurieuses qu*elle 
m'y avait fait mettre. Alors le gouverneur me con- 
duisit dans la bibliothèque, et me dit qu'il ne pou- 
vait avoir égard à ce que je lui avais écrit, et que le 
général Bonaparte ne pouvait obtenir la permission 
de parcourir le pays : que si les intentions des mi- 
nistres eussent été seulement de prévenir sa fuite, un 
simple facteur de la compagnie des Indes aurait suffit 
pour le surveiller aussi bien que tout autre person- 
nage ; mais qu'ils avaient d'autres projets, et qu'il 
avait été envoyé pour les exécuter ; qu'il avait plu- 
sieurs raisons majeures pour empêcher qu'il ne 
communiquât avec personne dans l'île; que tout 
homme pourrait s'assurer de sa personne en plaçant 
des sentinelles autour de lui ; mais que lui pourrait 
faire encore plus. Lorsque je fus sur le point de 
quitter la chambre, il me rappela : « Dites au géné- 
ral Bonaparte, répéta-t-Il, qu'il est heureux qu'on 
ait nommé pour gouverneur de Tîle un homme aussi 
bon que moi. D'autres, avec les instructions que 
j'ai, l'auraient tenu enchaîné pour sa conduite. » Il 
finit par me prier de tâcher de faire présenter sir 
Thomas Strange a Napoléon. 

CiprianI est allé à la ville pour acheter des provi- 
sions. 

12 décembre. — J'ai exprimé a Napoléon, de la 
manière la moins offensante qu'il m'a été possible 



252 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉlÈNE 

ce que sir Hudson Lowe m'avait chargé de lui dire ; 
je lui ai répété l'assurance qu'il m'avait donnée que 
ses papiers étaient sacrés pour lui. Je lui ai fait 
remarquer qu'il en avait une certitude dans la lettre 
d'Emmanuel de Las Cases qui accompagnait la par- 
tie de ses Mémoires qu'on lui avait déjà rendue, et 
qui lui assurait que le surplus avait été respecté ; 
que sir Hudson Lowe m'avait dit que, pendant l'ex- 
men des papiers, qui avait toujours eu lieu en pré- 
sence de Las Cases, chaque fois que celui-ci indiquait 
quelques fragments appartenant à Napoléon, ils 
étaient aussitôt mis de côté, sans qu'on en prit lec- 
ture ; lorsque l'examen cessait, les papiers étaient 
scellés du cachet de Las Cases, et ce cachet n'était 
jamais rompu qu'en sa présence ; que sir Hudson 
avait dit que, loin d'être poussé par la malice ou la 
vengeance, il avait écrit au ministère pour adoucir 
sa position, etc. Napoléon répondit qu'il n'en croyait 
rien ; qu'aucun gouvernement, à deux mille lieues 
de distance, ne pouvait connaître assez bien les lo- 
calités pour donner des détails suffisants ; que les 
ordres ne pouvaient être que généraux ; qu'il lui 
était impossible d'ajouter foi à aucune des assertions 
d'un homme qui avait dit tant de faussetés, et que 
la lettre du jeune Las Cases n'était pas satisfaisante, 
puisqu'elle contenait simplement l'assurance de sir 
Hudson Lowe que ses papiers seraient respectés. » 
Quant à ses instructions (1), si elles ne renferment 
pas l'ordre écrit de m'assassiner, on croirait vrai- 

(1) Cette réponse me fut donnée par écrit pour sir Hudson Lowe. 

(Note de O'Meara.) 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 253 

ment qu'on le lui a donné verbalement {a ifoce). 
Lorsqu'on se propose de faire périr un homme, on 
commence toujours par le séquestrer de la société, 
et l'empêcher d'avoir aucune communication avec 
elle ; on l'enveloppe des ombres du mystère, afin 
qu'après avoir accoutumé le monde à n'en entendre 
plus parler, on puisse aisément le faire disparaître. 
Faites connaître au gouverneur mes sentiments à ce 
sujet. » 

Je lui ai dit ensuite que sir Thomas Strange, qui 
avait été grand juge dans les Indes Orientales, dési- 
rait lui présenter ses respects, et que la visite qu'il 
souhaitait lui faire n'avait pas pour objet de satisfaire 
une importune curiosité, mais était une marque de 
cette considération que toute personne devait avoir 
pour le grand homme qui était parvenu par son 
génie à la puissance suprême. Napoléon m'a répondu : 
« Je ne recevrai aucun de ceux qui ne s'adresseront 
pas d'abord à Bertrand. Je ne veux voir aucune des 
personnes que le gouverneur m'enverra directement, 
parce que j'aurais l'air d'obéir à un ordre. » 

Alors le comte Bertrand entra et m'apprit que le 
gouverneur, qui était à Longwood, voulait me voir. 
« S'il vous adresse quelques questions sur ce que je 
pense, dit Napoléon, dites-lui que je me propose de 
faire, contre sa conduite barbare, une protestation 
au prince régent. C'est illégalement qu'il tient Las 
Cases renfermé, lorsqu'il n'existe aucune charge 
contre lui. 11 devait lui permettre de reprendre sa 
place auprès de moi, ou le renvoyer de l'île, ou enfin 
le faire juger. S'il veut accommoder tous les diffé- 

15 



254 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

rends élevés entre nous, ainsi qu'il semble le désirer, 
qu'il change de méthode, et qu'il remette les choses 
sur le même pied qu'avant le départ de l'amiral Cock- 
burn. Quanta la visite du juge qu'il voudrait que je 
reçusse, comme il m'a déjà véritablement enfermé 
dans un sépulcre, dites-lui que les gens qui sont des- 
cendus dans la tombe ne reçowent pas de çisites. 
D'ailleurs, si sir Thomas ne parle pas français, je ne 
puis, d'après les propres ordres du gouverneur, me 
servir d'un de mes officiers comme interprète; car 
il a défendu aux étrangers, qui pourraient venir me 
voir, de parler ou d'avoir quelque communication 
avec aucune des personnes de ma suite ; d'un autre 
côté, je n'ai plus Las Cases. » 

Le comte Bertrand me pria de dire au gouverneur 
que, s'il voyait sir Thomas Strange, il serait obligé 
de lui montrer les défenses faites par lui, et signées 
de sa main, d'après lesquelles il n'était point permis 
aux individus porteurs de laissez-passer pour voir 
Napoléon, de s'entretenir avec aucune des personnes 
de sa suite, a moins d'en avoir reçu l'autorisation 
spéciale. 

Lorsque j'appris a sir Hudson Lowe ce que j'avais 
été chargé de lui dire, il me répondit qu'il en ferait 
part à lord Bathurst, ajoutant ensuite que le comte 
Las Cases n'avait pas suivi le général Bonaparte par 
affection, mais bien pour se procurer les matériaux 
nécessaires a la publication de sa vie ; que les minis- 
tres craignaient que quelques intrigants en France, 
ou sur le continent, ne cherchassent a exciter la ré- 
bellion et allumer de nouvelles guerres en Europe, 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 255 

en employant son nom pour servir leurs projets ; que 
le général Bonaparte était très heureux d'avoir af- 
&îre à un homme aussi' bon que lui, etc., etc. 

Il ajouta encore qu'il ne pouvait faire connaître la 
nature de ses ordres ; qu'outre la détention du gé- 
néral Bonaparte, il avait encore à remplir un objet 
important ; et, après avoir beaucoup parlé sur des 
sujets semblables, il finit par me dire qu'il permet- 
trait, dès le lendemain, à sir Thomas Strange et a sa 
famille de communiquer avec Bertrand, ou avec 
toute autre personne de la suite de Napoléon. 

J'ai vu sir Thomas Reade, à qui j'ai rapporté la 
réponse de Napoléon relativement à l'entrevue que 
le gouverneur désirait obtenir pour sir Thomas 
Strange. Sir Thomas me dit : « Si j'étais gouverneur, 
je lui ferais bien sentir qu'il est mon prisonnier. 
— A moins de l'enchaîner, vous ne pourriez pas 
faire beaucoup plus qu'on n'en a fait, lui dis-je. — 
Oh! s'il ne voulait pas faire mes volontés, je lui ôte- 
rais ses livres, et c'est ce que je conseillerai au gou- 
verneur de faire. C'est un misérable proscrit, un 
prisonnier ; et le gouverneur a le droit de le traiter 
avec toute la sévérité qu'il jugera convenable : per- 
sonne ne peut s'opposer à ce que le gouverneur fasse 
son devoir, et à ce qu'il exécute les ordres qu'il a 
reçus. » 

J'ai rapporté à Napoléon ce que Son Excellence 
m'avait chargé de lui dire. Il m'a répondu que le 
seul moyen d'empêcher qu'on ne se servît de son 
nom pour exciter des révoltes, était de le faire mou- 
rir. «Voilà, dit-il, comment on y pourra parvenir; 



256 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

elle plus tôt sera le mieux. Il rCy a que les mortes 
qui ne retiennent pas. 

« Tout ce qu'il dit, continua-t-il, est per geltar la 
pohere, pour abuser le juge, afin de publier, en 
arrivant en Angleterre, que c'est ma faute, si je ne 
reçois pas qui il me plaît, un uomo cattivo che ha 
tutta la scaltrezza siciliana, » 

13 décembre. — Une lettre de Napoléon, cachetée, 
a été donnée par le comte Bertrand au capitaine 
Poppleton, afin que celui-ci la remît au gouverneur 
pour la faire tenir à Las Cases. A six heures après 
midi, un dragon est venu apporter au comte Bertrand 
deux lettres de sir Hudson Lowe. Dans l'une, il lui 
renvoyait la lettre de Napoléon au comte Las Cases, 
parce qu'elle était cachetée, et qu'il ne voulait pas 
remettre de lettre cachetée ; que quand bien même 
elle eût été ouverte, il dépendait de son contenu 
qu'elle fût remise ou non; ensuite, parce qu'il dé- 
fendait toute communication entre Napoléon et le 
comte Las Cases. Dans l'autre, le gouverneur disait 
qu'il ne prendrait probablement aucune décision 
relativement à Las Cases, qu'il n'eût reçu des nou- 
velles du gouvernement britannique. J'ai vu Napo- 
léon. Il n'espérait rien de bon de la part du gouver- 
neur, qui était, selon lui, un homme de méchante 
humeur. « Il devrait, dit-il, se faire appliquer plu- 
sieurs larges vésicatoires, pour enlever une partie de 
cette mauvaise lymphe. » 

Je lui fis quelques questions sur la part que Mo- 
eau avait prise dans la conspiration. « Moreau, dit- 
il, a avoué à ses avocats qu'il avait vu Georges et 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉlÈNB 237 

Pichegru, qu'il s'était entretenu avec eux, et qu'il 
se proposait de le dire lors de son jugement. Cepen- 
dant son conseil le dissuada de le faire, et lui dit que, 
s'il convenait d'avoir communiqué avec Georges, 
rien ne pourrait l'empêcher d'être condamné à mort. 
Moreau, dans une entrevue avec deux des autres 
conspirateurs, persista à soutenir que la première 
démarche qu'il fallait faire était de me tuer ; qu'il 
aurait plein pouvoir sur l'armée quand je ne serais 
plus, mais qu'il ne pourrait rien faire tant que 
j'existerais. Lorsqu'on vint l'arrêter, son acte d'ac- 
cusation lui fut remis : il y était accusé d'avoir con- 
spiré contre la vie du Premier Consul et la sûreté 
de la république, de complicité avec Pichegru et 
Georges : en lisant ces noms, le papier lui échappa 
des mains, et il s'évanouit. 

« Lors de la bataille de Dresde, continua Napo- 
léon, j'ordonnai que les alliés fussent attaqués 
simultanément par les ailes de mon armée. Le 
centre resta immobile pendant l'exécution de ces 
manœuvres. Je remarquai un gros de cavalerie 
ennemie à 500 verges environ. Je conclus qu'ils 
observaient mes mouvements ; j'appelai un capitaine 
d'artillerie, qui commandait un parc de dix-huit 
ou vingt pièces. Jetez une douzaine de boulets à la 
fois dans ce groupement-là^ lui dis-je ; peut-être y 
a-t-il quelques petits généraux. Mes ordres furent 
aussitôt exécutés. Un des boulets atteignit Moreau, 
lui emporta les deux jambes, et traversa son cheval. 
Je crois que plusieurs de ceux qui l'entouraient 
furent tués ou blessés. Alexandre venait de s'entre- 



258 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉlÈNB 

tenir avec lui quelques minutes auparavant. Les 
deux jambes de Moreau furent amputées non loin 
du lieu où il lui avait parlé. Un de ses pieds, que 
le chirurgien avait laissé sur la place avec la botte 
qui le couvrait, fut apporté par un paysan au roi 
de Saxe, avec la nouvelle que quelque officier de 
grande distinction avait été frappé par un boulet. 
Le roi, pensant que Ton pourrait peut-être découvrir 
le nom de l'individu à sa botte, me l'envoya. 
Elle fut examinée à mes quartiers généraux; mais 
tout ce dont on put s'assurer, c'est que la botte 
n'était ni de manufacture anglaise ni française. 
Le lendemain, nous apprîmes que cette jambe était 
celle de Moreau. Ce qu'il y a d'assez extraordi- 
naire, continua Napoléon, c'est que, dans une action 
qui eut lieu quelque temps après, ayant ordonné 
au même officier d'artillerie de tirer avec les 
mêmes canons, dans des circonstances à peu près 
semblables, sur un groupe d'officiers réunis, le 
général Saint-Priest, autre Français, homme à 
talent, mais qui était chargé d'un commandement 
dans l'armée russe, fut tué avec plusieurs autres. 
Rien n'est plus destructeur, poursuivit Napoléon, 
qu'une décharge de douze canons ou plus sur un 
groupe d'individus. Ils peuvent éviter un ou deux 
boulets; mais il est presque impossible d'échapper 
à dix-huit ou vingt. Après la bataille d'Esling, 
lorsque j'eus réuni mon armée à l'île de Lobau, 
il y eut de part et d'autre entre les soldats, et sans 
que les généraux y prissent aucune part, une 
suspension d'armes tacite ; le feu n'eût produit 



MÉMORIAL DB SAINTE-HELENE 259 

d'autre avantage que celui de faire tuer quelques 
malheureuses sentinelles. Tous les jours, je courais 
à cheval dans toutes les directions. Personne ne 
fut attaqué de l'un ni de l'autre côté. Un jour, 
cependant, que j'étais avec Oudinot, je m'arrêtai 
un moment au bord de l'île, à peu près à quatre- 
vingts toises de distance de la rive opposée, sur 
laquelle étaient les ennemis. Ils m'aperçurent, et 
m'ayant reconnu à mon petit chapeau et à mon 
habit gris, ils pointèrent sur nous une pièce de 
trois. Le boulet passa entre Oudinot et moi, et 
nous rasa de près tous deux. Nous donnâmes 
de l'éperon, et disparûmes promptement. Dans 
cette circonstance, l'attaque était, à peu de chose 
près, un assassinat. S'ils eussent tiré une douzaine 
de coups de canon à la fois, ils nous auraient tués. » 

Le comte Bertrand a rapporté la lettre de Napo- 
léon au capitaine Poppleton ; après en avoir brisé 
devant lui le cachet, il le pria de la remettre ainsi 
à sir Hudson Lowe. 

L'amiral a envoyé des oranges à Longwood. 

i^ décembre. — Napoléon est très indisposé; la 
nuit a été des plus mauvaises ; il était encore au lit à 
onze heures . a Docteur, me dit-il , j'ai eu cette nuit une 
attaque de nerfs, qui n'a pas cessé de me tourmen- 
ter et qui m'a ôté entièrement le repos; j'ai eu un 
grand mal de. tête, et des agitations involontaires; 
j'ai perdu connaissance pendant quelques moments : 
je pensais, j'espérais même qu'il me viendrait une 
crise plus violente, qui m'emporterait avant que le 
jour fût arrivé. Il me semblait que j'allais avoir 



260 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 

une attaque d'apoplexie; je sentais une pesanteur 
de tête et des tournoiements, comme si elle eût été 
surchargée d'une trop grande quantité de sang, et 
j'aurais vivement désiré pouvoir me tenir debout. 
J'éprouvais une telle chaleur dans le cerveau, que je 
priai ceux qui étaient autour de moi de me verser 
de l'eau froide sur le crâne. Pendant quelque temps 
ils ne purent me comprendre ; l'eau finissait par me 
paraître chaude et sentir le soufre, bien qu'elle fût 
véritablement froide. » Lorsque je le vis, la transpi- 
ration était libre, et je lui conseillai de l'exciter; le 
mal de tête avait beaucoup diminué. Après que je 
lui eus prescrit tout ce que je croyais nécessaire, il 
répondit : « Si s^werebbe troppo lungamente. » 11 me 
parla ensuite des cérémonies funéraires, et ajouta 
que, lorsqu'il mourrait, il désirait que son corps 
fût brûlé. « C'est le meilleur moyen, dit-il, de 
calmer toutes les craintes. Quant à la résurrection, 
elle doit s'accomplir par un miracle ; et il est facile 
à l'Être qui a le pouvoir de réunir les restes des 
morts de reformer aussi les corps avec leurs 
cendres. » 

15 décembre. — J'ai eu un long entretien avec 
sir Hudson Lowe, relativement aux affaires de 
Longwood, et à la santé de Napoléon. Son Excellence 
m'a dit qu'elle supposait que c'était le comte Ber- 
trand qui avait informé Las Cases qu'il serait ren- 
voyé de l'île; que, s'il persistait à écrire encore des 
réflexions injurieuses sur la manière dont le général 
Bonaparte était traité il le rendait (lui Bertrand) 
responsable de toutes les conséquences qui pour- 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉlÈNB 261 

raient en résulter. Il observa aussi que quant aux 
précautions contre lesquelles on s'était tant récrié, 
« elles n'avaient effectivement subi que peu d'augmen- 
tation », et que la défense de parler à personne, 
dont le général Bonaparte s'était plein si fortement, 
n'était pas pour lui un ordre, mais une prière. Il 
ajouta que Las Cases avait cherché à faire passer une 
accusation secrète contre lui ; que c'était frapper un 
homme par-derrière ; et que les Français devaient 
bien savoir qu'ils disaient des mensonges, sans quoi 
ils n'eussent pas hésité de lui remettre leurs lettres 
pour qu'il les envoyât en Angleterre avec ses dépê- 
ches. Le gouvernement avait simplement observé, 
dans sa conversation avec Bertrand, que s'il fût 
conformé à ses instructions, il aurait renvoyé Las 
Cases de l'île, à cause des lettres qu'il avait écrites. 
Ses instructions étaient, disait-il, d'une telle nature, 
qu'il ne lui était pas possible de les faire connaître. 
Elles lui prescrivaient, d'une part, de traiter le 
général Bonaparte avec la plus grande indulgence ; 
et, de l'autre, elles lui imposaient des conditions 
qu'il était impossible d'accorder avec cette même 
indulgence. Il avait écrit pour s'en expliquer, et 
pour engager les ministres à adoucir les rigueurs 
existantes. 

16 décembre. — J'ai vu Napoléon, à qui j'ai répété 
ce que le gouverneur m'avait chargé de lui dire. 
Napoléon a répondu : « Le gouverneur a renvoyé et 
refusé de faire passer en Angleterre une lettre de 
plaintes que lui avait fait remettre Montholon ; il a 
dit à Bertrand qu'il ne recevrait aucune lettre dans 

15; 



262 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉlÈNE 

laquelle je ne serais pas qualifié comme son gouver- 
nement prétendait que je le fusse ; et il a envoyé, par 
son chef (T état-major^ une pièce officielle, menaçant 
de renvoyer de Tîle quiconque ferait des réflexions 
sur lui ou son gouvernement. Indépendamment de 
cela, il a fait entendre clairement à Bertrand que 
si Las Cases continuait de se plaindre, il le banni- 
rait de Sainte-Hélène. Dans des ordres comme ceux 
dont il est porteur, il doit toujours exister quelque 
contradiction apparente et un grand pouvoir dis- 
crétionnaire ; mais il voit tout du mauvais côté, et 
lorsqu'il trouve la possibilité d'interpréter en mal 
une phrase qui pourrait tout aussi bien se prendre 
en bonne part, on est toujours certain de lui voir 
choisir le premier sens. Un uomo che ha la malizia^ 
ma no V anima. Peut-être voit-il qu'il est allé trop 
loin, et a-t-il besoin maintenant de jeter l'odieux de 
sa conduite sur son gouvernement. » 

l^ décembre, — J'ai été avec Baxter voir le comte 
Las Cases et son fils. Le comte m'apprit que le gou- 
verneur lui avait permis de retourner à Longwood 
à certaines conditions, mais qu'il n'était pas encore 
entièrement décidé sur ce qu'il ferait. Le jeune Las 
Cases disait que son père craignait d'être regardé 
avec une sorte de dédain à Longwood, s'il y retour- 
nait, à cause de la manière désagréable dont il avait 
été arrêté, et emmené par la police du gouverneur. 
A mon retour, j'appris à Napoléon que le gou- 
verneur avait ofi<ert à Las Cases de le renvoyer k 
Longwood. Après quelques discussions à ce sujet, 
Napoléon ajouta qu'il ne donnerait aucun conseil, 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLEXE 2G3 

relativement k cela, à Las Cases; que s'il revenait, 
il le recevrait avec plaisir; mais que, dansée der- 
nier cas, il avait ordonné à tous ses généraux de par- 
tir, afin d'être indépendant, parce qu'alors il ne 
craindrait plus de les voir tourmenter par le gou- 
verneur, pour se venger de lui. a Moi, contlnua-t- 
il, je ne crainspas qu'ils me renvoient de l'île. » 

Je vis sir Hudson Lowe, qui me dit qu'à l'excep- 
tion de certaines restrictions nécessaires, il avait 
ordre de son gouvernement de traiter le général 
Bonaparte avec tout le ménagement possible et qu'il 
pensait s'y être conformé ; qu'il avait été extrême- 
ment modéré ; que s'il avait changé quelque chose à 
ses ordres, c'était sa propre faute et celle de Las 
Cases. Il me pria de le répéter h Longwood. Bientôt 
après, il me dit que si le comte Bertrand eût montré 
à sir Thomas Strange les défenses qu'il leur avait 
faites, il aurait été autorisé à le renvoyer de l'île. Il 
me demanda presque aussitôt si la médiation de sir 
George BIngham pourrait amener quelque résultat ; 
je répondis que cela était possible, mais qu'il me sem- 
blait que sir George BIngham ne parlait pas fran- 
çais avec assez de facilité pour soutenir une longue 
discussion et répondre à des raisonnements faits 
dans cette langue; et que, selon moi, l'amiral sir 
Pultney Malcolm serait un bien meilleur intermé- 
diaire. 

J'ai répété à Napoléon la conversation du gouver- 
neur. « Docteur, répondit-il, lorsque cet homme a 
l'audace de vous dire, lui qui sait tout ce qui se passe, 
qu'il me traite avec indulgence, je n'ai pas besoin de 



264 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

VOUS faire comprendre ce qu'il doit écrire à son gou- 
vernement. » 

Napoléon me dit que la nuit dernière il avait 
éprouvé une attaque semblable à celle du 13, mais 
moins violente. « Ali (c'est ainsi qu'il appelait ordi- 
nairement Saint-Denis), effrayé, me jeta de l'eau de 
Cologne au visage, croyant que c'était de l'eau pure. 
L'âcreté de cette liqueur spiritueuse m'ayant causé 
une grande douleur en m'entrant dans les yeux, je 
revins k la vie. » 

Je lui répétai ce que sir Hudson Lowe m'avait dit 
relativement à l'entremise de sir George Bingham. 
Il répondit : « Peut-être cela pourrait-il être utile; 
mais tout ce qu'il yak faire, est che esca delsuoruolo 
dicarceriere^e che si mella nel ruolo di galant' uomo 
(qu'il quitte le rôle de geôlier pour prendre celui de 
galant homme). Si quelqu'un voulait se charger de 
l'office de médiateur, le plus propre k cela serait sans 
doute l'amiral, d'abord parce qu'il est indépendant 
du gouverneur, et ensuite parce que c'est un homme 
avec qui je puis raisonner et m'entendre. Mais, con- 
tinua-t-il, questo governatore è un uomosenzafede. 
Lorsque votre ministère n'est pas de bonne foi, ou 
qu'il a besoin de tergiversations, il envoie en ambas- 
sade, ou comme gouverneur, un Drake ou un Hudson 
Lowe; si, au contraire, il veut concilier ou traiter 
honorablement, il choisit un Cornwallis. UnCorn- 
wallis, ici, ferait plus que toutes les restrictions ima- 
ginables. » Il me fit observer ensuite qu'il lui pa- 
raissait plus k propos que Las Cases retournât à 
Longwood que de rester dans l'île, séparé d'eux, ou 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 265 

d'être envoyé au Cap, et que je pouvais le lui dire. 

21 décembre, — Une lettre du major Gorrequer 
annonça que le gouverneur permettrait à Archam- 
baud devoir son frère le lendemain. Celui-ci était 
açrive du Cap, avec Santini et Rousseau, sur la fré- 
gate rOrontes{i). 

22 décembre. — Archambaud a vu son frère en 
présence d'un des agents du gouverneur ; mais il ne 
lui a pas été permis de voir ni d'entretenir les deux 
autres. 

23 décembre, — Sir Hudson Lowe est venu à Long- 
wood. Je lui ai dit ce que Napoléon pensait relative- 
ment à Las Cases ; il me répondit qu'il fallait que 
celui-ci fît ses conditions avant de retourner à Long- 
wood. Il me pria d'aller à Hut's-Gate, et de lui répé- 
ter ce que le général Bonaparte avait dit ; mais de 
n'avoir aucune autre communication avec lui. Je par- 
lai à Son Excellence de l'accès de syncope dont Napo- 
léon avait été attaqué. « Il serait fâcheux, répondit 
sir Hudson Lowe, qu'il fût emporté, une de ces nuits, 
par une semblable attaque. » Je fis observer au gou- 
verneur qu'il était probable qu'il serait frappé d'une 
apoplexie qui terminerait ses jours ; et que, s'il con- 
tinuait à vivre de la même manière, il était à présu- 
mer qu'il ne jouirait pas longtemps d'une bonne 
santé. 

Sir Hudson demanda ce qui pourrait l'engager à 
prendre de l'exercice. Je répondis qu'il faudrait se 
relâcher un peu de la contrainte qu'on lui imposait, 

(1) Cette demande avait d'abord été refusée par sir Hudson Lowe. 



266 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

et l'affranchir de quelques-unes des restrictions dont 
il se plaignait le plus. Sir Hudson Lowe fit quelques 
observations sur le danger de laisser trop de liber- 
té il un homme qui avait déjà été Tauteur de tant 
de maux, et la cause de tant de troubles. Il me pria 
ensuite de lui faire un rapport par écrit sur la san- 
té du jeune Las Cases. Je répondis que j'étais sur 
le point d'aller le voir conjointement avec M. Ba^t- 
ter. Son Excellence dit que son dessein était d'aller 
chez le comte Bertrand pour s'entretenir avec lui 
sur les motifs qu'on pouvait avoir de se plaindre. 
En revenant, je rencontrai encore sir Hudson 
Lowe, qui me parut de très mauvaise humeur. Il 
me dit que le comte Bertrand avait conversé avec 
lui pendant quelque temps d'une manière- très 
raisonnable; mais qu'ensuite il s'était follement 
étendu sur notre situation^ comme si le sort futurdu 
comte Bertrand était de quelque importance pour 
l'Angleterre ou pour l'Europe, et comme s'il ne s'a- 
gissait pas spécialement de la sûreté de la personne 
de Bonaparte. Il ajouta qu'il ne pouvait concevoir 
pourquoi il confondait sa position avec celle de son 
maître. 

jyjme Balcombe et sa fille aînée sont venues 
rendre visite à la comtesse Bertrand. Elles auraient 
désiré être présentées à Napoléon et voir la com- 
tesse Montholon ; comme leur laissez-passer ne fai- 
sait mention que de la famille Bertrand et de nulle 
autre personne, l'officier d'ordonnance s'y opposa. 

J'ai vu ensuite Napoléon. « Ce gouverneur, me 
dit-il, a été faire quelques propositions à Bertrand, 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 267 

mais d'une manière si obscure et si mystérieuse, 
qu'on ne pouvait comprendre quelles étaient ses 
vues. Tout ce qu'il dit manque de clarté ; et quand il 
est forcé de laisser échapper la vérité, il l'enveloppe 
d'équvoques jésuitiques et de tournures évasives. Il 
a été question entre eux de Las Cases ; et sir Hud- 
son a fini par affirmer que Las Cases n était 
pas en prison y et quil ny avait même jamais été. 
(C'est un composé de stupidité, de mensonge et 
d'un peu de ruse. E un uomo composta cCimbecili- 
tà^ di buggie e d'un poco di scaltrezza.) Las Cases 
peut-il sortir ? Peut-il voir personne, soit jPra/if aii, 
soit Anglais y excepté ses geôliers ? car on ne doit pas 
compter la visite d'un chirurgien. Peut-il recevoir 
ou envoyer une lettre sans qu'elle ne soit préalable- 
ment ouverte ? Je ne sais vraiment pas ce que cet 
homme entend par être en prison. 

(( Combien j'ai été fou, continua Napoléon, de me 
livrer entre vos mains ! Je m'étais fait une fausse idée 
de votre caractère national; j'avais une opinion ro- 
manesque de la nation anglaise. A cette idée se joi- 
gnait un peu d'orgueil : j'aurais rougi de me rendre 
à aucun de ces souverains dont j'avais conquis les 
Etats, et dont les capitales m'avaient vu entrer en 
vainqueur; c'est ce qui m'a déterminé à me confier, 
à vous, que je n'avais jamais subjugués. Docteur, je 
suis bien puni de la haute opinion que j'avais conçue 
de votre nation, et de la confiance que j'ai mise en 
elle, au lieu de remettre ma personne entre les 
mains de mon beau-père ou de l'empereur Alexan- 
dre, qui m'eussent tous deux traité en souverain. » 



268 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

Je lui répondis qu'il était possible que l'empereur 
Alexandre Peut envoyé en Sibérie. « Pas du tout, 
répondit Napoléon. A part tout autre motif secret, 
Alexandre, par politique et par le désir qu'il a de se 
populariser, m'aurait traité en roi, et j'aurais eu des 
palais à ma disposition. D'ailleurs, Alexandre est un 
prince généreux, et il aurait pris plaisir à me bien 
traiter. Mon beau-père, quoique sans beaucoup de 
moyens, ne laisse pas d'avoir des principes de reli- 
gioUy et il est incapable de commettre un crime, ou 
d'exercer la cruauté qu'on déploie ici contre moî. 

J'ai été avec M. Baxter voir le comte Las Cases 
et son (ils. J'ai ensuite fait à sir Hudson Lowe un 
rapport sur la santé du jeune Las Cases; j'ai terminé 
ma lettre en demandant que ce jeune homme fût 
transporté en Europe pour y chercher sa guérison. 
M. Baxter a écrit aussi dans le même sens; il a de 
plus adressé au gouverneur une autre lettre qui 
traite tout entière de la santé du comte lui-même, 
et dans laquelle il expose que ce dernier étant af- 
fligé de dyspepsie^ il serait nécessaire qu'il habitât 
un climat plus froid, et qu'enfin celui de l'Europe 
lui serait plus favorable. 

55 décembre, — Napoléon a été de très bonne hu- 
meur; il m'a fait plusieurs questions dans notre lan- 
gue ; et, quoiqu'il conservât la prononciation fran- 
çaise, les mots dont il se servait étaient corrects, 
et il les appliquait a propos. 

26 décembre. — Sir Hudson Lowe m'a fait deman- 
der ; je l'ai trouvé en ville. Il a prétendu que j'avais 
mêlé trop d'intérêt politique dans ma lettre sur le 



MEMORIAL DE SAINTE-HELENE 269 

comte Las Cases ; que mon avis aurait dû se borner 
aux conséquences de son séjour à Longwood, et 
que je paraissais trop entrer dans la manière de 
voir de ces gens-la. J'ai répondu que j'avais dû in- 
diquer la cause de sa maladie, et qu'il avait dit lui- 
même que si l'état de la santé de son fils exigeait 
absolument qu'on le transportât en Europe, il ne 
s'y opposerait pas. Sir Hudson répondit que cer- 
tainement il avait dit que si une telle mesure était 
absolument nécessaire, il n'y mettrait point d'oppo- 
sition; mais que j'étais entré dans une discussion 
étrangère à l'objet de ma lettre. 

Le gouverneur m'a ensuite parlé des mesures res- 
trictives, et m'a montré une lettre qu'il avait, dit- 
il, l'intention de faire passer a Bertrand, et sur 
laquelle il me priait de lui dire mon avis. Après 
l'avoir lue, je fis observer à Son Excellence que je 
la croyais propre à faire naître de la part de Napo- 
léon des remarques pleines d'aigreur, attendu que 
les choses restaient, d'après cette lettre, à peu près 
dans le même état qu'auparavant, quoique, en ap- 
parence, on eût levé quelques-unes des restrictions. 
Son excellence, après quelques observations, parut 
enfin se ranger de mon avis. Il me dit qu'il se pro- 
posait d'examiner plus mûrement cette affaire. Il 
m'autorisa en même temps a dire au général Bona- 
parte qu'on se relâcherait un peu de la contrainte 
qui lui était imposée, surtout en ce qui concernait 
la liberté de parler; qu'on reculerait les limites de 
ses promenades, et que les personnes qui voudraient 
communiquer avec lui en auraient la liberté, près- 



270 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

que de la même manière que du temps de l'amiral. 
J'ai donné connaissance de cette conversation à 
Napoléon ; il m'a répondu qu'il ne demandait rien 
autre chose, sinon que tout fût à peu près remis 
sur le même pied que du temps de Tamiral. Il ajouta 
qu'il trouverait juste et équitable que, si le gou- 
verneur avait quelque soupçon fondé soit sur un 
habitant de l'île, ou sur un voyageur, ou enfin sur 
qui que ce fût, il refusât, dans ce cas, la permission 
de venir à Longwood ; mais que son intention était 
que la plus grande partie des habitants notables 
de l'île et des voyageurs eussent la liberté de venir 
le voir, et non pas qu'on en choisît un ou deux pour 
les envoyer a Longwood par ordre du gouverneur, 
ou de son état-major, comme un gardien des galé- 
riens enverrait un voyageur curieux pour voir quel- 
que criminel marquant, et retenu a la chaîne. « Si, 
a-t-il continué, je rencontrais par hasard un homme 
dont la conversation me fît plaisir, tel que l'amiral 
par exemple, je désirerais pouvoir l'entretenir une 
seconde fois, peut-être même l'inviter soit à dîner 
ou à déjeuner, comme j'en avais la coutume avant 
l'arrivée de ce gouverneur. Par conséquent, je 
désirerais que l'on commençât par envoyer à Ber- 
trand la liste des personnes qu'il me serait permis 
de voir, et qu'ensuite Bertrand eût le droit de faire 
demander tous ceux dont le nom serait porté sur 
cette liste. Je désire aussi ne jamais voir personne 
venir avec un laissez-passer sur lequel le jour soit 
fixé, ce qui semble dire : venez ce jour-là, et mon- 
trez-vous ; qu'en outre notre situation fût plus clai- 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 271 

rement définie, de manière à ce que les gens de ma 
Maison ne soient pas exposés aux insultes auxquelles 
ils ont été en butte jusqu'à présent, soit par igno- 
rance des ordres du gouverneur, soit par erreur de 
la part des sentinelles, ou enfin parce qu'en donnant 
k celles-ci des ordres discrétionnaires, on leur im- 
pose une responsabilité dont le gouverneur devient 
un juge arbitraire. Je suis porté à entrer en 
accommodement ; mais le gouverneur n'a ni senti- 
ment ni cœur. Il traite un homme comme le cheval 
auquel on donne une botte de foin et un toit 
pour le garantir des injures de Fair. Sa politique 
est celle des petits princes d'Italie: écrire et pro- 
mettre de belles choses, donner une liberté appa- 
rente, ensuite changer tout par des restrictions. » 

J'ai ensuite demandé, dans le cas où le gouverneur 
y consentirait, et dans celui où l'amiral y donnerait 
son assentiment, s'il entrerait en conférence avec 
cet officier en qualité d'intermédiaire, afin de régler 
les arrangements réciproques. Napoléon me répon- 
dit qu'il y était tout disposé. « J'aurais le plus grand 
plaisir, ajouta-t-il, à traiter personnellement avec 
l'amiral, et je pense que nous pourrions convenir 
de nos faits en une demi-heure. J'ai tant de con- 
fiance en lui, que, si le gouverneur anglais y consent, 
et que l'amiral veuille donner sa parole d'honneur 
que personne, excepté lui, n'en saura la teneur, à 
moins qu'il n'y ait quelque complot ou quelque 
trame contre son gouvernement, je lui écrirai une 
lettre par laquelle je le mettrai en possession de 
tout ce que je sais faire partie de ma fortune, afin 



272 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

que j'en puisse faire usage. Demain je vous ferai 
savoir si je suis du même avis quant à rintermé- 
diaire. Si je persiste dans la même opinion, vous 
irez trouver le gouverneur pour lui en faire la pro- 
position. » 

Le comte Bertrand a envoyé à sir Hudson Lowe 
une lettre, dans laquelle il le prie d'accorder au 
comte Las Cases la permission de venir, avant son 
départ, prendre à Longwood congé de Napoléon. 

27 décembre. — J'ai donné k Napoléon quelques 
journaux. Après y avoir jeté les yeux, il a remarqué 
un article concernant Pozzo di Borgo. « Pozzo di 
Borgo, a-t-il dit, était député au Corps législatif 
pendant la Révolution. C'est un homme de talent, 
un^politique habile, qui connaît bien la France. » 

Il m'a ensuite prié d'aller trouver le gouverneur 
pour lui dire que, s'il était disposé à faire un arran- 
gement amical, je pensais que le meilleur moyen 
serait d'autoriser l'amiral à servir d'intermédiaire ; 
que si cela se faisait ainsi, il ne doutait pas qu'on ne 
pût arranger cette affaire ; qu'il le désirait lui- 
même, n'aimant pas à porter des plaintes ; que tout 
ce qu'il demandait, c'était de pouvoir vivre, ou, pour 
s'expliquer en d'autres termes, qu'il désirait que 
les restrictions ne fussent pas de nature à forcer 
personne à souhaiter sa mort ; qu'en conséquence 
de ce que je leur avais transmis, il avait ordonné à 
Bertrand de s'abstenir de rédiger la plainte qu'il 
avait résolu d'envoyer à lord Castlereagh, et qui 
devait être soumise au prince régent ; qu'en défini- 
tive, il désirait entrer en arrangement. 



i MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLENB 273 

Je suis venu en ville pour remplir ce message ; le 
gouverneur en était parti avant mon arrivée. J'ai 
fait part à sir Thomas Reade de l'objet de ma mis- 
sion : celui-ci m'a répondu qu'il était sûr que le 
gouverneur ne consentirait jamais à se servir de 
l'entremise de l'amiral ; qu'il devenait même inutile 
d'en faire la proposition. J'ai répondu que, comme 
je m'étais chargé du message, je devais le trans- 
mettre au gouverneur, et que peut-être les résultats 
en seraient avantageux. Je me suis rendu k Planta^ 
tion-Housey et j'ai communiqué le sujet de ma visite 
à sir Hudson Lowe. Il me répondit qu'il accepterait 
la proposition, mais qu'il fallait que Napoléon se 
décidât d'abord sur un point très délicat, qui pour*- 
rait faire rompre tous les arrangements proposés. 
Il s'agissait du désir qu'il avait manifesté de voir le 
comte Las Cases avant son départ ; ce qui détruirait 
le but important que sir Hudson Lowe avait en vue 
depuis un mois, de faire cesser toute communication 
entre Longwood et Las Cases ; que le général Bona- 
parte pourrait lui faire des communications impor- 
tantes et dangereuses ; et que, pour y mettre 
obstacle, il proposerait qu'un officier de l'état-major 
fut présent à cette entrevue ; ce qui, probablement, 
irriterait le général Bonaparte. 

11 écrivit ensuite les mots suivants sur un morceau 
de papier, me pria de les copier et de les montrer : 
« Le gouverneur ne croit pas avoir donné volontai- 
rement au général Bonaparte aucune raison plau- 
sible de mécontentement. Il a vu avec peine qu'il 
s'était élevé quelques débats sur des points à l'égard 



274 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 

desquels son devoir ne lui permettait pas de transi- 
ger ; ces difficultés auraient pu être souvent apla- 
nies par un seul mot. 

« Le gouverneur est prêt à employer tous les 
moyens qui lui paraîtront propres à faire cesser ces 
mésintelligences. » 

Sir Hudson me donna ensuite, pour le comte 
Bertrand, un fort paquet contenant une réponse à 
la demande de voir Las Cases, et quelques explica- 
tions relatives aux mesures restrictives qu'il con- 
sentait à annuler dans quelques-unes de leurs par- 
ties. Il ajoutait que le cinquième article de celles 
arrêtées dans le commencement d'octobre ne de- 
vait être regardé que comme une demande faite au 
général Bonaparte de ne pas mettre le gouverneur 
dans l'obligation de le faire suivre par un officier, 
en entamant de longues conversations avec des per- 
sonnes non autorisées par le gouverneur à commu- 
niquer avec lui ; il finissait par dire qu'il verrait 
l'amiral avant que celui-ci allât offrir sa médiation 
à Napoléon. 

28 décembre, — Napoléon est indisposé. Il a 
passé une très mauvaise nuit, et a beaucoup souf- 
fert du mal de tête. Je l'ai vu à trois heures de l'a- 
près-midi ; il était encore dans son lit, et n'avait 
reçu personne. Je lui ai fait savoir ce que sir Hud- 
son m'avait communiqué au sujet de la médiation 
proposée. Je n'ai pas voulu lui répéter ce qu'avait 
dit Son Excellence relativement à Fentrevue qu'il 
désirait avoir avec Las Cases, craignant par la d'ag- 
graver son indisposition, et de mettre obstacle à l'ac- 



MEMORIAL DE SAINTE-HÉlÈNB 275 

commodément qu'on négociait. Comme j'étais dans 
la chambre, Marchand entra et lui annonça qu'on 
ne pouvait préparer le bain qu'il avait demandé, 
attendu qu'on manquait totalement d'eau à Long- 
wood. Napoléon ne manifesta pas de mécontente- 
ment, il exprima seulement la crainte qu'il avait de 
ne pouvoir recevoir sir Pultney, si celui-ci venait à 
Longwood ce jour-là. Il me pria de dire au comte 
Bertrand que, dans le cas où Tamiral se présente- 
rait, il l'amenât à son habitation, pour lui montrer 
les papiers nécessaires et discuter cette affaire avec 
lui ; ajoutant que s'il se trouvait assez bien, 11 l'en- 
verrait chercher ; mais que, dans le cas contraire, 
il fixerait un autre jour pour cette entrevue. 

J'ai ensuite vu le comte Bertrand, qui m'a prié 
de lui expliquer le sens du passage de la lettre de 
Son Excellence, dans laquelle elle essaie de faire 
passer la défense de parler faite à Napoléon, comme 
un acte de politesse. Comme je n'ai pas été élevé 
dans la chicane, je me trouvai dans l'impossibilité 
de donner une explication suffisante de la doctrine 
du gouverneur. 

Sir Pultney et lady Malcolm sont venus à Long- 
wood, et ont rendu visite aux familles Bertrand et 
Montholon. Le gouverneur n'avait encore fait au- 
cune communication k sir Pultney. Lorsque celui-ci 
fut informé de la proposition, il témoigna combien 
il désirait qu'on mît les choses sur un meilleur pied 
entre Napoléon et le gouverneur. Il ajouta que si 
on le chargeait de cette affaire, il croyait pouvoir, 
en bien peu de temps, la terminer d'une manière 



276 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

satisfaisante. Il objecta cependant que, jusqu à ce 
que le gouverneur l'y eût autorisé, il ne voulait 
avoir aucun entretien ni avec Napoléon ni avec per- 
sonne de sa suite. 

J'ai vu Napoléon dans sa chambre k coucher avec 
le maréchal Bertrand. Il avait devant lui le paquet 
de lettres que le gouverneur m'avait remis. 11 ve- 
nait d'apprendre la réponse de ce dernier à la de- 
mande ayant pour but qu'il fût permis au comte Las 
Cases de venir le voir k Longwood avant son dé- 
part. Il a fait la remarque que les criminels con- 
damnés k mort, et sur le point d'être conduits au 
supplice, obtenaient la permission de dire adieu à 
leurs amis, sans que personne y fût présent. Il ex- 
prima en termes très énergiques l'indignation que 
lui inspirait une conduite aussi barbare. Il m'a en- 
suite demandé quelle était la réponse du gouver- 
neur k la proposition que j'avais faite ; je lui trans- 
mis cette réponse en anglais et en français, et, de 
cette manière, je lui répétai ce que le gouverneur 
m'avait dit relativement k Las Cases. Quand il 
arriva au mot mésintelligence, etc. : « Tracasserie^ 
a-t-il dit ; c'est Ik le langage qu'il n'a cessé de tenir. 
C'est insulter au bon sens. On ne peut se mépren- 
dre sur ses intentions. Elles avaient pour but d'ac- 
cumuler sur ma tète tous les genres de vexations 
inutiles. Je ne puis, ajouta-t-il, penser qu'il per- 
mette k l'amiral de servir d'intermédiaire. Comp- 
ter Ik-dessus, c'est attendre encore quelque chi- 
cane de sa part. Il ne permettra jamais qu'on en 
vienne k une conclusion. » Il dicta ensuite au comte 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNB 277 

Bertrand quelques lignes contenant une protesta- 
tion contre la conduite du gouverneur, et il le pria 
de les mettre au net dans la chambre voisine. Il me 
pria de faire part au gouverneur des remarques 
qu'il avait faites sur ses procédés, et il fit Tobser- 
vation qu'il espérait que Tamiral n'entamerait rien 
sans avoir préalablement acquis une parfaite con- 
naissance de cette affaire, afin de ne pas se laisser 
jouer par le gouverneur, qui, vraisemblablement, 
tâcherait de le prévenir par toutes les faussetés 
qu'il avait toujours à sa disposition. « Je serais fâ- 
ché, continua-t-il, que Tamiral entreprît rien qui 
ne pût réussir, à cause de l'estime que je lui porte. » 

Sir Thomas Reade a passé toute la journée en 
consultation à Plantation-House, 

29 décembre, — Une lettre de sir Hudson Lowe, 
adressée au comte Bertrand, est arrivée à huit heu- 
res du matin. J'ai vu Napoléon à deux heures de 
l'après-midi ; il m'a appris que, comme le gouver- 
neur avait, il y a environ quatorze ou quinze jours, 
manifesté le désir de connaître le sujet des plaintes 
des Français, il avait chargé Bertrand de lui en- 
voyer une copie des mesures restrictives, avec quel- 
ques observations y relatives, afin qu'il pût y réflé- 
chir. Il me dit aussi qu'il avait fait écrire sur le dos 
du mémorandum contenant les opinions du gouver- 
neur, que je lui avais remis hier, et qu'il me priait 
de renvoyer à ce dernier les observations suivan- 
tes : 

i^, « On ne justifiera pas, par quelques phrases 
de la correspondance du ministère, la conduite 

16 



278 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

qu'on tient depuis six mois. Une longue et volumi- 
neuse correspondance ministérielle est un arsenal 
où il y a des armes à deux tranchants. 

2®. « Les derniers règlements seraient considérés 
comme injurieux et oppressifs à Botany-Bay ; ils 
doivent être, quoi que l'on en dise, contraires à la 
volonté du gouvernement anglais, qui a approuvé 
les règlements en vigueur jusqu'au mois d'août der- 
nier. 

3^, a Toutes les observations que le comte Ber- 
trand et le comte Montholon ont faites, ont été inu- 
tiles. Une libre discussion leur a été interdite par 
des menaces. 

« Ce gouverneur, a-t-il dit, est un homme tout à 
ait incapable de remplir le poste qu'on lui a confié. 
Il a beaucoup de ruse, mais point de talent ni de 
fermeté. C'est un homme soupçonneux y astucieux, 
menteur, double^ et plein d'insinuation, comme 
étaient les Italiens il y a deux ou trois siècles. C'eût 
été un excellent familier de l'Inquisition. Il met de 
l'astuce à dire bonjour. On devrait l'envoyer à Goa. 
Bertrand écrit qu'il espère qu'il ne refusera pas son 
consentement à une chose aussi insignifiante que 
l'est celle de permettre à Las Cases de venir à 
Longwood. S'il refuse, Bertrand ira le voir, accom- 
pagné d'un officier : ce que je ne pourrais me dé- 
cider à faire moi-même. 

« Que peut-il craindre ? continua-t-il. Que je lui 
dise d'écrire à ma femme ? Il le fera bien sans que 
je l'en charge. Que je lui fasse part de mes opi- 
nions et de mes projets ? Il les connaît déjà. Pense- 



MÉMORIAL DE SÀINTE-HBLÈNE 279 

t-il que TEurope soit une mîne, et que Las Cases 
soit rétinccUe qui doit y mettre le feu ? » 

Une lettre de sir Hudson Lowe, sur le couvert de 
laquelle étaient ces mots, « très pressée », a été 
remise au capitaine Poppleton : elle en renfermait 
une autre pour le comte Bertrand, dont la teneur 
était qu'ensuite de la manière dont Las Cases avait 
été éloigné de Longwood, le gouverneur ne pouvait 
pas permettre qu'il prît congé du général Bona- 
parte. Peu de temps après, le comte Bertrand et le 
général Gourgaud se rendirent en ville, accompa- 
gnés du capitaine Poppleton, pour voir Las Ca- 
ses, et prendre congé de lui. Il est difficile de con- 
cilier la conduite qu'on tint envers eux dans cette 
circonstance, avec les autres mesures que sir Hud- 
son Lowe a mises en usage, et avec l'importance 
qu'il déclare attacher à couper toute communica- 
tion avec Longwood. On les laissa seuls pendant le 
déjeuner, et il ne resta que le capitaine Poppleton, 
qui entend difficilement le français, et ne le com- 
prend même pas du tout quand on le parle avec la 
volubilité que mettent ordinairement les Français 
dans leurs conversations. Ils restèrent pendant quel- 
ques heures ensemble, dans la grande chambre du 
château, qui a environ cinquante pieds de longueur 
sur vingt de largeur, se promenant d'un côté, tan- 
dis que le colonel Winyard et le major Gorrequer, 
qui devaient les surveiller, se tenaient à l'extrémité 
opposée ; en sorte que, dans le fait. Las Cases au- 
rait aussi bien pu obtenir la permission de venir à 
Longwood ; on aurait ainsi épargné à Napoléon un 



280 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 

refus qu'il pouvait regarder comme une insulte. 
Vers les trois heures de Taprês-midi, Las Cases et 
son fils s'embarquèrent à bord du sloop de guerre 
le Griffon y capitaine Wright, pour le cap de Bonne- 
Espérance. Il fut accompagné sur les bords de la 
mer par sir Hudson Lowe, sir Thomas Reade, etc. 
Son journal et ses papiers, excepté quelques-uns 
de peu d'importance, furent retenus par -le gouver- 
neur avant son départ. Il fit le transfert de 4,000 li- 
vres sterling qu'il avait dans les mains de ban- 
quiers à Londres, pour l'usage de Napoléon (1). 

J'ai vu sir Hudson Lowe, à cheval, passer dans la 
rue ; il m'a crié : Votre négociation a échoué. 

Cipriani a apporté, ce matin, environ cinq cents 
livres sterling de valeur, en argenterie, pour les 
vendre. Lorsque sir Hudson Lowe vit cela, il en- 
voya chercher Cipriani, à qui il demanda à quoi 
ils pouvaient employer tant d'argent. Cipriani, en 
Corse rusé et intelligent, répondit : « Pour acheter 
de quoi manger.» Son Excellence joua l'étonnement, 
et dit : « Comment ! est-ce que vous n'avez pas assez 
de vivres? » — « Nous avons acheté, dit Cipriani, 
depuis quelques mois, pour tant de poules, de beurre, 
de pain, de viande, et divers autres articles de nour- 
riture journalière ; et il me reste des remerciements 
à faire à votre chef d'état-major, de ce qu'il a eu la 
bonté de me procurer non seulement beaucoup de 
choses, mais encore de la complaisance qu'il a 
mise à empêcher que l'on ne me trompât quand je 

(1) Appendice, pièce n« S, lettre de Napoléon à Las Cases. 



MÉMORIAL DE SAINTE-HëLÈNB 281 

faisais les paiements. » Sir Hudson fut d'abord un 
peu déconcerté de cette réponse ; mais ensuite, re- 
prenant un air d'étonnement, il demanda : « Pour- 
quoi achetez- vous tant-de beurre et tant de volaille?» 
— «Pourquoi? répliqua Cipriani : la quantité accor- 
dée par Vostra Eccellenza ne suffit pas pour notre 
nourriture. Vous nous avez ôté presque la moitié de 
ce que nous accordait Tamiral. » Cipriani lui établit 
alors un compte détaillé de ce dont les Français 
avaient besoin, entra en explication sur la différence 
qu'il y avait entre la manière de vivre anglaise et 
française, et fit un détail exact et satisfaisant de tout. 
Sir Hudson a dit que le devis de ce qu'on devait 
accorder a^t été fait à la hâte; qu'il avait l'inten- 
tion de l'examiner; et qu'à la prochaine dépèche 
d'Angleterre, il s'attendait à quelque amélioration. 
3i décembre. — Sir Hudson Lowe m'a envoyé 
chercher à six heures du matin. Aussitôt après mon 
arrivée, il m'a fait entrer dans uûe chambre parti- 
culière, et m'a dit d'une manière très solennelle, 
qu'il m'avait appelé pour lui rendre compte d'une 
circonstance très extraordinaire ; que, la veille, le 
baron Sturmer avait écrit au major Gorrequer une 
note faisant mention que le général Bonaparte avait 
eu une défaillance accompagnée de fièvre, il y a 
quelque temps, et disant particulièrement qu'il avait 
été nécessaire de lui jeter de l'eau de Cologne sur 
la figure, et de quelques autres circonstances. Il me 
demanda si ces détails étaient vrais, attendu qu'ils 
étaient de nature à être transmis à sa Cour. Son Ex- 
cellence ajouta qu'elle était très surprise que le 

16. 



282 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

baron Sturmer en eût connaissance, et me demanda 
à quî j'en avais parlé. Je lui ai répondu que je n'en 
avais rien dit qu'à lui, à son état-major, peut-être 
à l'amiral, et à Baxter que j'ai consulté comme 
médecin sur cette affaire; qu'en outre, les détails 
rapportés dans la lettre du baron étaient, pour la 
plupart, controuvés; que d'ailleurs toutes les per- 
sonnes de Longwood savaient que Napoléon avait 
éprouvé une défaillance la nuit qu'il avait citée, et 
qu'elles en connaissaient les circonstances. Son 
Excellence m'a ensuite donné des avis sur la néces- 
sité du secret, et m'a prié de lui fournir un rapport 
écrit de cette affaire, afin que, comme elle avait 
malheureusement été ébruitée, il lût en état de con- 
tredire les détails incorrects qu'on avait dû faire 
circuler. Il a supposé que l'amiral en avait parlé k 
Montchenu ou à Sturmer. 

J'ai vu l'amiral en ville, qui m'a dit que je ne lui 
avais pas parlé de cet évanouissement, et qu'il n'en 
avait rien dit à Montchenu ni à Sturmer, mais que 
la moitié de la ville le connaissait, ce dont je fus 
bientôt convaincu par le grand nombre de questions 
que l'on me fit avant mon départ. 

J'ai vu Napoléon à mon retour. « Veramente, me 
dit-il en riant, s^ostro goç^ernatore è una bestia che 
non ha senso commune. Sa conduite, depuis quelques 
jours, a prouvé plus que jamais son incapacité. Il 
vient ici avec une armée d'état-major, comme s'il 
voulait prendre une ville d'assaut, s'empare de Las 
Cases, l'emmène de force, le tient au secret pen- 
dant quelques semaines. Il lui offre ensuite de re- 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLENB 283 

tourner à Longwood ; Las Cases prend la résolution 
de partir. Ce gouverneur, de la manière la plus 
brutale, lui refuse de prendre congé de moi, quoi- 
que, en même temps, il lui fasse TofiFre de retour- 
ner à Longwood, jusqu'à ce qu'il reçoive des nou- 
velles d'Angleterre; et, pour couronner l'œuvre, 
il permet k Bertrand et à Gourgaud d'aller en ville 
et de converser avec lui pendant plusieurs heures. 
Bertrand dit qu'ils ont eu toute la facilité possible 
de communiquer avec lui sur ce qu'ils pouvaient 
désirer, ainsi que de lui remettre des lettres. Ah! 
a-t-il continué, si toute l'Angleterre ressemblait a 
cet homme, je ne serais pas actuellement ici. C'est 
un homme bornée un triste sujet. Il a un peu d'arti- 
fice, et c'est tout, mais aucune fermeté ni consis- 
tance. Il a parlé hier à Cipriani, devant lequel il a 
prétendu ignorer que nous n'avons pas de provisions 
suffisantes, quoique son conseil privé, Reade, ait 
aidé, pendant quelques mois, Cipriani à acheter du 
pain et du sel pour nous. Il a témoigné son chagrin 
qu'on ait brisé l'argenterie. Veramente fa pietà àe 
voir une grande nation représentée par un tel 
homme. » 

Premie?^ janvier 1811. — J'ai vu Napoléon dans 
le salon. Je lui ai souhaité un heureux renouvelle- 
ment d'année. Il m'a répondu qu'il espérait que l'an- 
née qui s'ouvrait apporterait quelque changement 
favorable dans sa situation. « Peut-être mourrai-je, 
ajouta-t-il en riant, ce qui vaudra bien mieux. Je ne 
puis être pis que je suis à présent. » Il était de très 
bonne humeur, il parla de la chasse au cerf et au 



284 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉlÈNE 

sanglier. Il me montra la cicatrice d'une blessure a 
l'index, qu'il me dit avoir reçue d'un sanglier, dans 
une chasse où il était accompagné du duc de Dalma- 
tie. Le comte Montholon entra; Napoléon lui dit 
quelque chose à l'oreille ; il sortit, et revint bientôt 
avec une tabatière qu'il remit à Napoléon. Celui-ci 
me la présenta de ses propres mains en disant: 
« Docteur, je vous fais ce présent, en reconnaissance 
des soins que vous m'avez prodigués dans ma mala- 
die. » Il est inutile de dire qu'un présent des mains 
d'un tel homme fut reçu de ma part avec un senti- 
ment d'orgueil, et que je m'eflTorçai de lui exprimer 
ce dont mon âme était pénétrée. 

Napoléon fit aussi de riches présents aux com- 
tesses Bertrand et Montholon, consistant en quel- 
ques pièces uniques dans le monde, de la belle 
porcelaine qui lui avait été donnée par la ville de 
Paris. Il donna au comte Bertrand un superbe échi 
quier, etc.; tous les enfants reçurent également de 
lui quelque don magnifique. Le temps' était si mau- 
vais et si brumeux, qu'on ne pouvait apercevoir le 
signal de Deadwood. 

2 janvier, — Cipriani est allé à la ville acheter des 
provisions. 

3janne?\ — Napoléon avait été malade pendant 
la nuit, mais il se trouvait mieux. Après quelques 
minutes de conversation, je lui demandai son 
opinion sur Georges. « Georges, dit-il, était una 
bestia ignorante. Il avait du courage, et c'était tout. 
Après la paix avec les chouans, je cherchai à le 
gagner, parce qu'alors il m'aurait été utile, et que je 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 285 

désirais ardemment calmer tous les partis. Je le fis 
demander, et lui parlai pendant longtemps. Son père 
était meunier, et lui-même n'était qu'un ignorant. 
Cette conversation ne fut suivie d'aucun résultat ; 
et quelques jours après, il partit pour Londres. » 

kjansfier, — Le vaisseau de guerre fAe 5/?^^ est 
arrivé. Il apporte la nouvelle de la destruction des 
bâtiments algériens, et du traité que le dey a été 
forcé de faire. 

bjansfier, — Sir Hudson Lowe est venu à Long- 
wood. J'ai eu avec lui une longue conversation 
concernant les restrictions. Son Excellence a dit 
qu'il n'avait aucune objection à faire à ce que le 
général Bonaparte parcourût à cheval tout le côté 
gauche de Hut's-Gate, dans la direction de miss 
Mason ; mais qu'il ne voulait pas accorder la même 
permission à sa suite. J'ai observé qu'il serait diffi- 
cile d'établir une ligne dé démarcation, attendu que 
Napoléon n'était jamais sorti à cheval sans être 
accompagné par deux ou trois personnes. 

Sir Hudson Lowe répondit qu'il leur était permis 
d'aller dans la même direction, quand ils seraient 
dans la compagnie du général Bonaparte, mais qu'il 
leur serait défendu de le faire quand ils seraient 
seuls. Il me pria ensuite de dire au général qu'il 
pouvait se promener à cheval dans cette direction, 
sans qu'il trouvât aucun empêchement; j'observai 
qu'il vaudrait mieux l'apprendre au comte Ber- 
trand, et qu'aussi on devait en prévenir le poste de 
Hut's-Gate, parce qu'autrement il arrêterait les 
Français s'ils essayaient de profiter de* cette per- 



286 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉlÈNE 

mission. Sir Hudson Lowe répondit que les senti- 
nelles n'avaient point d'ordre de les arrêter. Je dis 
que les généraux Montholon et Gourgaud avaient 
été arrêtés plusieurs fois quand ils se rendaient à la 
maison d'alarme, quoiqu'ils fussent dans les limites. 
Le gouverneur a répondu qu'il fallait que ce fût par 
erreur j et que les sentinelles n'avaient point la con- 
signe d'en user ainsi. J'ai fait l'observation que 
j'avais été arrêté deux fois moi-même, à la même 
place. « Comment cela peut-il être? a dit sir Hud- 
son ; les sentinelles n'ont l'ordre ai! arrêter que les 
Français, » J'ai répondu que la sentinelle avait 
dit qu'elle avait la consigne d'arrêter toutes les 
personnes suspectes, et que, pensant que j'en fai- 
sais partie, elle m'avait arrêté ; ce dont je ne pouvais 
la blâmer. Le gouverneur se mit a rire, puis dit 
qu'il n'élargirait pas les limites fixées, niais permet- 
trait au général Bonaparte d'étendre ses promenades 
à cheval à droite et à gauche, dans diverses direc- 
tions. Il me donna en conséquence l'ordre de l'en 
informer, et de lui dire « qu'il pouvait parcourir à 
cheval les anciennes limites, sans être accompagné 
et sans qu'on y mît obstacle. » 

J'ai vu Napoléon peu de temps après; je lui ai 
communiqué le message de Son Excellence. Il m'a 
demandé si les piquets avaient été placés sur les 
hauteurs comme ils l'étaient auparavant, quand il 
avait coutume d'aller à cheval dans cette direction. 
J'ai répondu que je ne les avais pas remarqués. Il a 
pris sa lunette, et a regardé de ce côté-là pendant 
un instant. 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 287 

J'ai donné à Napoléon des détails sur l'affaire 
d'Alger, et lui ai remis un journal qui en conte- 
nait le rapport officiel ; après l'avoir lu, il témoi- 
gna beaucoup de plaisir de ce que ces barba- 
res avaient été châtiés. Il me dit que la victoire 
que nous avions remportée ne changeait pas sa façon 
de penser quant à la meilleure manière de traiter 
avec eux. « Vous en seriez venus à bout tout aussi 
bien au moyen d'un blocus. Sans doute cette action 
va donner beaucoup de renom à l'adresse et à la 
bravoure des matelots anglais ; mais, cependant, je 
suis d'avis que c'était trop se hasarder. Certainement 
vous avez fait de grandes choses, et vous vous êtes tirés 
d'affaires, grâce à la bravoure et à l'intelligence de 
vos matelots ; mais c'est une raison de plus pour ne 
pas les exposer contre une telle canaille. Il n'existe 
point de marins, les Américains exceptés, qui 
eussent fait ce que vous venez de faire, et même 
qui l'eussent entrepris. Malgré tout, et malgré vos 
succès, c'était une folie, c'était abuser de votre 
marine, que d'attaquer des batteries élevées au-des- 
sus de vos bâtiments, et auxquelles vous ne pouviez 
faire tort; de s'engager contre des boulets rouges 
et des rochers, et de courir le risque de perdre 
une flotte, et faire tuer de braves gens par de 
telle canaille^ indépendamment de la honte qu'il 
y aurait eu pour l'Angleterre d'être battue par 
des barbares ; ce qui aurait dû arriver. Si les 
Algériens eussent fait feu quand vous avez opéré 
votre descente, au lieu de vous permettre de pren- 
dre tranquillement votre position et de jeter l'ancre, 



288 MEMORIAL DE SAINTE-HELENE 

comme sî vous passiez une revue, vous n'eussiez 
certainement pas réussi. Supposons que le dey 
d'Alger eût refusé, le lendemain de la bataille, de 
consentira une seule des conditions de lord Exmouth 
qu'aurait fait ce dernier? Rien, comptez-y; il ne se 
serait pas avisé d'attaquer une seconde fois avec 
des bâtiments démantelés, et manquant de poudre. 
Il eût été obligé de faire retirer sa flotte, c'eût été 
un affront pour l'Angleterre. D'ailleurs, vous-même 
avez appris à ces misérables à se défendre. 

« Si vous les avez frappés de terreur, et si les 
conditions que vous avez faites sont strictement 
observées, continua-t-il, vous aurez rendu un grand 
service à l'humanité, outre que vous avez déployé 
une grande adresse maritime et une grande bra- 
voure . 

Mais je ne crois pas que les Algériens veuil- 
lent jamais changer la condition des prisonniers, 
et ne les pas mettre dans l'esclavage ; je crains que 
ces derniers ne soient plus maltraités qu'ils l'étaient 
auparavant, parce que ces barbares n'ont plus 
aucune espérance de rançon, ce qui était le seul 
motif qui les engageait à ménager la vie de leurs 
captifs. Ayant perdu l'espérance d'en tirer de 
l'argent, ils les massacreront, les jetteront à la mer, 
ou les mutileront horriblement ; car vous savez 
qu'ils croient faire une action méritoire que de 
détruire les infidèles. » 

Il a parlé avec beaucoup de considération de lord 
Nelson, et il a essayé de pallier la seule tache dont 
soi souillée sa mémoire, l'exécution de Carracioli, 



MEMORIAL DE SAINTE-HKLÈNE 289 

qu'il a entièrement attribuée à cette méchante 
femme, L,.. R... C...(l) 

Tandis que je conversais avec Napoléon, le géné- 
ral Gourgaud se fit annoncer et entra. Il apporta 
quelques nouvelles qui n'étaient point en harmonie 
avec le message que le gouverneur m'avait chargé 
de transmettre. Il parait que, tandis qu'il parcourait 
achevai l'intérieur des limites, il fut arrêté, vers 
les cinq heures après midi, par la sentinelle de 
HutVGate, et retenu jusqu'à ce que le sergent 
commandant le poste l'eût relâché. Il ajouta que, 
toutes les fois qu'il sortait, la même chose lui arri- 
vait, parce que les sentinelles désiraient se sous- 
traire a toute responsabilité. 

6 janvier. — J'ai communiqué à sir Hudson Lowe 
ce qui était arrivé à Gourgaud, et je lui ai remis 
une lettre du capitaine Poppleton a ce sujet. Son 
Excellence a assuré que les sentinelles n'avaient pas 
reçu de nouveaux ordres, et que c'était par méprise 
qu'elles en usaient ainsi. 

Cipriani m'a dit que Pozzo di Burgo était le fils 
d'un berger corse, qui avait coutume d'apporter du 
beurre, des œufs et du lait à la famille de Bonaparte. 
Comme c'était un enfant très amusant, il fut remar- 
qué par Madame mèrey qui paya ses mois d'école. 
Par suite de l'intérêt que prenait à lui cette famille, 
il fut nommé député a l'Assemblée législative, parce 
qu'aucun des fils Bonaparte n'avait l'âge convenable 
pour être élu. Il revint ensuite en Corse en qualité 

(1) La reine Caroline. L'amiral Carracioli. vieillard de 9oixantc>dix ans, 
fut pendu par ordre de lady Hamilton, maîtresse de Nelson. 

17 






290 MEMORIAL DE SAIXTE-HÉlÈNE 

de procureur général, se joignit à Pesaldi, ennemi 
implacable des Bonaparte, et, en conséquence, il le 
devint également. Cipriani me dit aussi que Massé- 
ria s'adressa à lui pour savoir comment il pourrait 
obtenir une audience de Napoléon, en lui disant que 
son intention avait été d'abord d'employer l'inter- 
médiaire de l'archichancelier. Cipriani le détourna 
de suivre cette marche, parce qu'étant émigré, il 
pourrait être arrêté et jugé, et, dans ce cas, con- 
damné à mort ; il lui donna le conseil de s'adresser 
à Madame /wère,dont il était connu. Masséria l'écouta 
et parvint à obtenir une entrevue. Il échoua dans la 
tentative qu'il fit pour ouvrir une négociation. Ayant 
fait, depuis, de nouvelles démarches pour obtenir 
une nouvelle audience, on lui ordonna de quitter la 
France . Sur les recherches que l'on fita Hut's-Gate, le 
sergent commandant le poste montra un morceau de 
papier contenant un ordre donné aux sentinelles, 
qui portait qu'aucun Français, pas même Bonaparte, 
n'avait la permission de passer ce poste, sans être 
accompagné d'un officier anglais. Le sergent dit 
aussi, ce qui était très remarquable, que sir Hudson 
Lowe donnait souvent des ordres de vive voix, non 
seulement aux officiers de garde non commission- 
nés, mais même aux sentinelles. 

1 jarn^ier, — Napoléon est resté levé jusqu'à trois 
heures du matin ; il a employé le temps a dicter et à 
écrire. Il s'est ensuite relevé à cinq heures, et a pris 
un bain chaud. Il n'a rien mangé qu'à sept heures 
du soir, et s'est couché à huit. 

8 janvier. — J'ai eu un entretien avec Napoléon 



i 



MEMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 291 

sur leis Algériens. Je lui ai demandé ensuite s*il était 
vrai que Desaix, un peu avant sa mort, avait pro- 
noncé ces mots : « Dites au Premier consul que je 
regrette de mourir avant d'avoir assez fait pour 
vivre dans la postérité. » Napoléon a répondu que 
c'était vrai. U donna des éloges à la mémoire de 
Desaix. Il a déjeuné aujourd'hui a la manière an- 
glaise, et a pris des rôties au beurre avec du thé. 
Le temps était si couvert et si chargé de brouillards 
qu'on ne pouvait faire les signaux. 

10 jan^ie7\ — Sir Pultney Malcolm, accompagné 
des capitaines Meynell et Wauchope, de la marine 
royale, sont venus a Longwood, et ont eu une entre- 
vue avec Napoléon. Il a donné à l'amiral un détail 
abrégé de sa vie. 

J'ai été en ville, et j'ai demandé à sir Thomas 
Reade que l'on accordât aux Français la permission 
d'acheter deux vaches, afin de pouvoir avoir un peu 
de bon lait pour leur maison. 

Le brouillard a été si épais, et le temps si mau- 
vais, que le signal de tout est bien (allV» \v<ll,) ne 
pouvait être vu ; on a envoyé des ordonnances pour 
en instruire le gouverneur et l'amiral. 

11 jan{>ier, — Le temps a continué à être très 
mauvais. 

12Jançier, — J'ai vu Napoléon dans son cabinet 
de toilette. Je lui ai donné un journal du 3 octobre 
1806. J'ai parlé avec lui de Chateaubriand, sir 
Robert Wilson, etc. J'ai fait l'observation qu'on 
était surpris qu'il n'eût pas répondu ou fait répondre 
a l'ouvrage de sir Wilson et à plusieurs autres qui 



292 MÉMORIAL DE SÀINTE-HÉLÈNE 

renfermaient des allégations semblables. II me 
répondit que cela était inutile, que ces écrits tom- 
beraient d'eux-mêmes ; que sir Robert s'était déjà 
mis en contradiction avec lui-même par la réponse 
qu'il avait faite lors de son jugement dans l'aflFaire 
La Valette et qu'il était certain que Wilson était 
actuellement fâché d'avoir publié ce qu'il avait alors 
cru véritable ; que d'ailleurs les Anglais qui rentre- 
raient chez eux après quelque séjour en France, 
reviendraient détrompés sur son caractère, et 
détromperaient leurs compatriotes. 

Je lui ai demandé si, lors de son expédition 
d'Egypte, il était aussi mince qu'on le disait ; il 
m'a répondu qu'en eflTet il était alors très fluet, 
quoique d'une constitution forte et nerveuse ; qu'il 
avait souffert ce qui aurait emporté des hommes 
plus robustes. Après sa trente-sixième année, il 
avait pris de l'embonpoint. 

II m'a dit avoir souvent travaillé quinze heures 
par jour, sans s'interrompre un moment et sans 
prendre de nourriture. Dans une occasion, il avait 
travaillé trois jours et trois nuits sans se coucher ni 
s'arrèter.Aujourd'hui, à l'instant où Napoléon quittait 
la table, et allai tprendre son chapeau sur le buffet, il 
en sortit un gros rat, qui s'enfuit entre ses jambes ; 
ce qui surprit tout le monde. 

13jançie?\ — J'ai demandé au pourvoyeur si l'on 
tenait compte à la maison des articles accordés par 
le gouvernement pour la durée d'une semaine, et 
dont on ne faisait point usage, et s'il était permis 
d'appliquer la valeur desdits articles k augmenter 



MÉMORIAL DE SAINTE-HBLÈNB 293 

la ration de ceux qiiî n'en avaient pas une suflisante, 
ou si de telles épargnes appartenaient au gouverne- 
ment. On m'a répondu que toutes les épargnes, 
faites dans la maison sur les articles de confiseur, 
pouvaient être appliquées à augmenter la quantité 
allouée de légumes ; mais que les autres devaient 
être au profit du gouvernement et non des Français : 
qu'il y a quelques semaines, aucune épargne, de 
quelque nature qu'elle fût, ne pouvait être employée 
à augmenter les provisions dont on manquait ; mais 
que, sur diverses représentations que j'avais faites 
pendant la maladie de Napoléon, sur le défaut de 
légumes, sir Hudson Lowe avait ordonné que la 
valeur des articles de confiseur (1) dont on ne se 
servirait pas à Longwood pourrait être employée à 
augmenter la quantité des autres provisions : que le 
major Gorrequer avait fait, dans une lettre, des ré- 
primandes très dures aux pourvoyeurs, pour avoir 
remboursé la valeur du fruit accordé (quand on ne 
pouvait s'en procurer dans Tile), et en avoir employé 
le montant à augmenter la quantité de légumes ; 
qu'on avait joint à ces réprimandes l'ordre de ne 
jamais renouveler la même chose, sous peine d'une 
grande responsabilité. 

Ik janvier, — Je me suis informé auprès du ma^ 
jor de brigade Harrisson, dont le poste est à Hut's- 
Gate, s'il avait été apporté quelque changement 
aux ordres donnés ; s'il était permis à Napoléon de 



(1) n était rare que les Français fis!>ent usago des articles de confiseur 
envoyés d'Angleterre, attendu que Piéron, le chef d'office, excellait dans 
son art. 



294 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

dépasser le piquet planté a cette porte, et de faire, 
sans être accompagné d'un officier anglais le tour 
de la maison de miss Mason et de Woody-Range. 
Le major Harrisson m'a répondu que les ordres 
n'étaient point changés à cet égard, et que si Napo- 
léon voulait dépasser, il serait arrêté par les senti- 
nelles. Il a ajouté que le général Gourgaud lui avait 
adressé hier la même demande, et qu'il lui avait 
fait la même réponse. Cipriani a été en ville pour 
acheter du mouton. 

15 Janvier, — J'ai vu Napoléon dans son bain; 
il était un peu chagrin et rêveur : il s'est plaint de 
ce que le gouverneur n'avait pas tenu sa parole à 
l'occasion de la médiation dont l''amiral devait 
être chargé. 

n janner. — M™® Bertrand est accouchée, à 
trois heures et demie, d'un beau garçon. Ses cou- 
ches ont été suivies de symptômes très alarmants. 

Sir Hudson Lowe est venu à Longwood, et m'a 
demandé si j'avais eu quelque conversation avec Na- 
poléon, concernant l'amiral, depuis la dernière fois 
qu'il m'avait vu. J'ai répondu que Napoléon avait 
paru très surpris que le gouverneur n'eût point 
accepté la médiation de cet officier. Sir Hudson a 
dit qu'il avait regardé la négociation comme rompue, 
parce que le général Bonaparte lui avait adressé des 
observations nombreuses sur les restrictions éta- 
blies dans le mois d'octobre dernier; que le style 
en était violent, et qu'elles étaient remplies d'allé- 
gations fausses; qu'enfin il regardait comme une 
rupture irrévocable les notes écrites au dos de la 



MÉMORIAL DE SAINTE-HEI ÈXE 295 

réponse faite a la proposition originale. « Il ne 
savait pas, ajouta-t-11, si ces remarques devaient 
n'être lues que par mol, ou si, au contraire, je devais 
les envoyer en Angleterre ; que le fréquent usage 
du mot empereur y dans les représentations écrites 
par le comte Bertrand, suffisait seul pour rompre 
de suite cette affaire. » J'ai répondu que ces repré- 
sentations n'avalent été faites que pour lui être 
soumises. Son Excellence s'est alors emportée con- 
tre Las Cases, qu'il accusait d'avoir fait naître une 
foule de malentendus entre Bonaparte et lui. 11 me 
dit qu'il avait lu dans son journal que Bonaparte 
avait dit avoir en horreur jusqu'à la vue d'un uni- 
forme anglais et d'un officier de cette nation ; que 
je pouvais choisir une occasion de lui dire cela, et 
ajouter que l'opinion du gouverneur était qu'il 
ne s'était jamais servi de pareilles expressions. 

Sir Hudson demanda ensuite si j'avais annoncé au gé^ 
néral Bonaparte qu'il avait la liberté défaire, achevai 
et sans être accompagné, le tour de la maison de 
miss Mason et de Woody Range. Je répondis que 
oui ; mais que le major Harrisson avait signifié le 
contraire au général Gourgaud et à mol-même. Son 
Excellence me ditque, depuis, il avait expédié l'ordre 
de le laisser aller librement, et me pria d'en Informer 
le général Bonaparte, aussi bien que des motifs pour 
lesquels il avait rompu l'affaire de la médiation pro- 
posée. Il me chargea de lui dire, en outre, qu'il atten-; 
dait journellement des nouvelles favorables auxFran- 
çals, et qu'il espérait que le gouvernement anglais lui 
permettrait d'adoucir leur position. 



296 MEMORIAL DE SAINTE-HELENE 

Le soir même, Son Excellence changea d'avis, et 
me défendit de rien communiquer au général Bona- 
parte au sujet de la promenade à 'gauche de Hut's- 
Gate, mais de lui dire les autres choses dont il m'avait 
parlé. 

18 janvier. — Napoléon m'a envoyé chercher. Il 
souffrait d'un grand mal de tète, et m'a questionué 
sur M"" Bertrand, dont la santé l'inquiète. Je 
l'ai instruit des causes qui avaient produit les symp- 
tômes alarmants qui s'étaient manifestés. Je lui ai en 
outre fait connaître les raisons que le gouverneur avait 
alléguées hier pour s'excuser de n'avoir pas été plus 
avant dans la médiation proposée; enfin, j'ai répété 
tout ce que sir Hudson m'avait ordonné de dire. 

Napoléon a répondu : « Il ne m'est jamais entré 
dans l'esprit de rompre la négociation. Les observa- 
tions que j'ai faites ont été envoyées au gouverneur 
sur sa propre demande, et d'après le désir qu'il a 
montré de connaître nos sujets de plainte. Elles 
n'ont jamais eu pour but de refuser raccommode- 
ment proposé, et n'ont jamais été destinées pour 
l'Angleterre, d'autant plus que ce n'était qu'une 
copie de ce que j'avais eu l'intention de lui faire pas- 
ser auparavant. J'aurais voulu, continua-t-il, que 
l'amiral fût présent à toutes les conventions qu'on 
aurait faites, pour en appeler à lui, comme à un 
homme d'honneur et à un véritable Anglais. Je 
désirais qu'il connût toutes les transactions, pour 
que le gouverneur ne pût changer les ordres et les 
règlements, en niant, par la suite, ce qu'on aurait 
conclu d'abord, et dire que tout était resté tel 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 297 

qu'au commencement. Mais ce gouverneur n'a 
jamais eu l'intention de faire appeler l'amiral. 
Tout ceci n'est qu'une ruse. E un uomo senza 
fede. » J'ai dit à Napoléon que le gouverneur 
m'avait dit avoir écrit en Angleterre, et qu'il atten- 
dait, tous les jours, l'ordre d'améliorer sa position* 
« 11 n'a jamais rien écrit de semblable, répondit 
Napoléon ; il voit qu'il en a trop fait, et maintenant 
il attend l'arrivée de quelque bâtiment anglais, afin 
de pouvoir jeter tout l'odieux de ces mesures sur les 
ministres, et de dire qu'il a écrit pour les faire chan- 

« Les ministres lui ont accordé un pouvoir dis- 
crétionnaire, pour les mesures à prendre pour pré- 
venir ma fuite : tout le reste vient de lui. 11 nous 
traite comme si nous étions des rustres ou des sots 
dont il peut se jouer à son gré, au moyen de ses pi- 
toyables artifices. » 

VAdamant est arrivé du Cap, Lady Malcolm a en- 
voyé des fruits à Napoléon. Je suis allé en ville; je me 
suis procuré quelques journaux, que j'ai donnés à 
ce dernier à mon retour. Je l'ai aidé à en expliquer 
quelques passages. Je lui ai raconté sur son fils une 
anecdote qui l'a beaucoup fait rire, et qui l'a mis de 
très bonne humeur. Il me l'a fait répéter, m'a adressé 
plusieurs questions sur Marie-Louise, et m'a enfin 
prié de ç>oir tous les journaux qui arriveraient dans 
l'île, afin que, si je ne pouvais mêles faire prêter, 
je pusse au moins lui donner connaissance de 
tout ce qui aurait rapport à son épouse et à son 
fils, (c Car, ajouta-t-il, une des raisons pour les- 

17. 



**'l J "1. -iw* 



298 MÉMORIAL DE SAINTE-HELËNE 

quelles ce gouverneur ne nous fait pas parvenir de 
journaux, est d'empêcher que je ne voie quelques 
articles qui pourraient me faire plaisir, surtout ceux 
qui me donneraient quelques nouvelles de ma femme 
et de mon fils. » 

19 jansfier. — Sir Hudson Lowe m'a fait appeler. 
Je me suis rendu à ses ordres. Je lui ai fait part de la 
réponse de Napoléon au message dont il m'avait 
chargé pour lui le 17, retranchant toutes les épi- 
thétes injurieuses, et donnant aux discours de Napo- 
léon un tour plus modéré. — Sir Hudson me dit 
n'avoir jamais demandé d'observations sur les res- 
trictions; qu'il croyait avoir exprimé seulement le 
désir de connaître le sujet de leurs plaintes; qu'il 
apprenait avec plaisir que Napoléon, en envoyant ses 
observations n'avait pas eu l'intention de rompre 
l'arrangement proposé. 

Un instant après, Son Excellence commença à s'em- 
porter, et dit que la personne qui avait dicté des ob- 
servations dans de semblables termes, et contenant 
tant de mensonges, n'avait pu être guidée par des 
motifs de conciliation, et qu'il ne ferait aucune dé- 
marche nouvelle dans cette affaire; qu'il pensait 
qu'une personne, qui en proposait une autre pour 
médiatrice, ne pouvait avoir d'autre vue que de faire 
des concessions ou des excuses; que si telles étaient 
les vues du général Bonaparte, il lui conseillait de 
nommer un intermédiaire ; sans quoi il pouvait s'abs- 
tenir de le faire. Le gouverneur me demanda ensuite 
si je pensais que ce fût le but de Napoléon. Je répon- 
dis à Son Excellence que je pouvais lui assurer que 



MÉMORIAL DE SAINTE-HBLENR 200 

Napoléon ne se proposait rien de pareil, et n'en 
avait même jamais eu la pensée. Sir Hudson, après 
quelques assertions hasardées, relatives aux motifs 
qu'il supposait aux prisonniers, se leva, entra dans 
une autre chambre, en rapporta un volume de Qua- 
terly Rei^iew, contenant un article sur l'ouvrage de 
Miot^wT* V Egypte. Il le remit entre mes mains en me 
montrant, d'un air de triomphe, le passage suivant, 
qu'il me pria de lire à haute voix. « Bonaparte con- 
naît assez le genre humain pour éblouir le faible, 
tromper l'ambitieux, imposer au timide, et se ser- 
vir habilement des méchants; mais Bonaparte est 
d'une ignorance grossière en toute autre chose. Il 
ne connaît ni ne comprend le pouvoirdu patriotisme, 
l'enthousiasme de la vertu et la force du devoir. » 
Pendant que je lisais cela, Son Excellence poussait 
de longs éclats de rire. Il me fit ensuite remarquer, 
dans un ouvrage posthume de Voltaire (à ce que je 

(1) Il y eut deux frèros Miot. L'aine André devenu comte do Mditu, 
ëtait simple chef de bureau au Ministère de la guerre au moniont do la 
Révolution ; doué d'une grande érudition et ayant l'amour du travail il 
devînt secrétaire général, en 1793, au ministôro des affaires étrangères 
et fut chargé peu après de la direction de ce ministère sous le t'trc de 
commissaire des Relations Exlérieures ; il fut ministre plénipotentiaire, 
se lia avec Bonaparte mais surtout avec Joseph auc^ucl il resta toujours 
attache depuis 1798 jusqu'en 1815; il fut son ministre do l'intérieur à 
Naples, son surintendant général en Espagne. Après la chute de l'Em- 
pire il se consacra entièrement à do beaux travaux littéraires qui lui 
méritèrent d'être nommé membre de l'Institut. Outre ses ouvrages de 
traductions sur Hérodote, Homère et Diodore do Sicile, il a laissé de très 
curieux Mémoires sur le Consulat, l'Empire et le roi Joseph, 3 volumes 
in-8» parus en 1858. 

Le second frère, Jacques-François est celui dont il est question ici. 
D'abord employé au Ministère des affaires étrangères, puis commissaire 
des guerres aux armée d'Italie et d'Egypte, il passa plus tard au service 
du roi Joseph à Naples comme capitaine, le suivit on Espagne oCi il fut 
nommé colonel et écuyer et no revint on France qu'on 1813, après la 
bataiUc de Vittoria, C'est lui qui est l'auteur des Mémoires pour servir à 
l'histoire des expéditions d'Egypte et en Syrie pendant les années VI et 
VJJl de la République française. Il a été reconnu que cet ouvrage con- 
tient beaucoup trop d'observations fausses sur Bonaparte et la plupart 
d«8 généraux 4e VAvméo d'Egypte. 



300 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

crois), une définition du mot caractère y définition 
dont il me dit que le général Bonaparte n'avait pas 
probablement connaissance, « car, ajouta-t-il, il ne 
serait pas si passionné pour les œuvres de ce grand 
.homme. » 

Sir Hudson Lowe dit ensuite que le général Bona- 
parte devrait lui envoyer Tamiral. Je lui répondis que 
sir Pultney Malcolm ne se chargerait d'aucun mes- 
sage, à moins qu'il n'y fût préalablement autorisé 
par lui; que, puisqu'il avait maintenant entre ses 
mains les plaintes des Français, il pouvait faire con- 
naître à l'amiral jusqu'à quel point il ferait droit k 
leurs demandes, et qu'en déclarant ses intentions k 
cet officier, celui-ci saurait, et comment il devait 
agir, et quelle réponse il aurait k faire. Sir Hudson 
eut encore recours aux termes des observations qui 
lui avaient été faites; et, après avoir prolongé la dis- 
cussion pendant quelque temps, il me chargea d'un 
message k peu près semblable à celui du 17, ajou- 
tant « qu'k cette époque, il avait prévu que la de- 
mande de voir Las Cases, demande qu'il ne pouvait 
accorder, renverserait tous les projets d'arrange- 
ments. » Il me dit ensuite que je pouvais prendre, 
dans sa bibliothèque, tous les ouvrages qui me plai- 
saient, k l'exception de ceux qui flattaient par trop 
Bonaparte. Un instant après, il me donna le libelle 
de Pillet sur l'Angleterre, l'expédition de Miot en 
Egypte, les Amours secrètes de Napoléon y etc. Je lui 
demandai si je pouvais prêter Pillet a Napoléon. 
« Oui, et dites-lui que Pîllet connaît tout autant 
l'Angleterre que Las Cases. » Son Excellence tira 



MEMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNB 301 

ensuite d'une tablette un livre intitulé : Les Impos" 
leurs insignes^ ou Histoire de plusieurs hommes de 
néant^ de toutes nations, qui ont usurpe fa qualité 
d* empereur y de roi et de prince. Il me le remit en 
disant, avec une grimace toute particulière : c< Vous 
feriez bien aussi de porter cela au général Bonaparte ; 
peut-être y trouverait-il quelque caractère semblable 
au sien. » 

20 Janvier. — Cipriani est allé à la ville pour 
acheter de la viande, du beurre, et autres objets de 
nécessité. Sir Thomas Reade Taide toujours très 
activement à se les procurer. 

21 Janvier. — J'ai vu Napoléon dans la soirée. Je 
lui ai donné de Touvrage Pillet, en lui parlant des 
faussetés qu'il renferme, entre autres les liaisons 
incestueuses que l'auteur affirme exister presque 
partout en Angleterre. Il en parut surpris et offensé, 
et dit que souvent la méchanceté se combattait elle- 
même. Lorsque je lui répétai que Pillet a^ait avancé 
que les officiers de la marine française sont plus 
savants et manœuvraient mieux que les officiers an- 
glais, il sourit. « Vraiment ils l'ont bien prouvé, dit- 
il, par le résultat de leurs actions ! » 

Je lui appris alors que j'avais lu un livre intitulé 
Amours secrètes de Napoléon Bonaparte, mais que 
c'était un tissu de niaiseries. Il sourit, et me pria 
de le lui procurer. « Cela me fera rire, au moins. » 
dit-il. J^ le lui apportai. Il remarqua une gravure 
dans laquelle on le représente plongeant une épée 
dans un ballon, parce que l'aéronaute n'avait pas 
voulu le laisser monter avec lui, « Quelques per- 



302 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉlÈxE 

sonnes croient que le trait représenté ici est réelle- 
ment de mol, dit-il, et je l'ai entendu affirmer par 
des hommes qui me connaissaient bien ; mais il est 
faux. Ce fait est réellement arrivé, mais l'auteur 
était membre du comité. C'était un jeune homme 
d'une grande bravoure, dont la tournure et les 
manières avaient quelque chose de bizarre ; il mar- 
chait toujours sur la pointe du pied, et aimait à se 
promener au bord des précipices. » 

En ce moment, quelqu'un entra dans la cham- 
bre : « Eh î bien, s^écria-t-il, ç>oi/ à mes amours se- 
crètes. » Il parcourut alors quelques passages du 
livre en riant de tout son cœur, mais en obser- 
vant que c'était une absurdité monstrueuse. Après 
en avoir feuilleté une partie que je n'avais pas lue, 
il le ferma et me le rendit en disant qu'il n'y 
avait pas un seul mot de vérité dans ces anecdo- 
tes; que, même, les noms de la plus grande par- 
tie des femmes dont il y était parlé, lui étaient 
inconnus. 

Napoléon resta fort tard à lire Pillet, et j'ap- 
pris qu'on l'avait souvent entendu pousser de longs 
éclats de rire. 

22janner. — Napoléon a passé une grande partie 
de la journée à dicter ses mémoires aux comtes Ber- 
trand et Montholon, dans la salle de billard, qu'il 
a transformée en cabinet d'étude. Quelquefois il 
s'amuse à rassembler les billes, et k tâcher de 
les faire toutes rouler dans la blouse opposée. 

Sir Hudson Lowe m'a envoyé, pour l'usage de 
Napoléon, dtt café qu'il dit être d'ui^e excellente 



NÉMOIUAL DE SAIXTE-HÉlÈNE 303 

qualité, et qu'il m'a soigneusement recommandé. 
23janifier. — Napoléon a été fort gai. Il m'a parlé 
du livre de Pillet, en disant qu'il ne se rappelait per- 
sonne de ce nom. « Probablement, dit-il, ce Pillet 
est un homme qui aura été maltraité par vous, sur 
vos pontons, et qui aura écrit contre les Anglais 
avec le fiel et l'aigreur que lui inspirait son mé- 
contentement. II n'y a, dans tout le livre, qu'un 
seul passage que je croie conforme à la vérité : c'est 
celui dans lequel il est question du traitement qu'é- 
prouvaient les prisonniers sur les pontons. Quelle 
barbarie de la part de votre gouvernement d'en- 
fermer tous les soirs, pendant tant d'heures, 
h bord de vos vaisseaux, et sans leur donner d'air, 
de malheureux soldats qui n'avaient pas été ac- 
coutumés à la mer ! Il y a quelque chose d'hor- 
rible, continua-t-il, dans la manière de traiter les 
prisonniers en Angleterre. La seule idée d'être 
mis a bord d'un vaisseau, et d'y être retenu pen- 
dant plusieurs jours, a quelque chose d'effrayant. 
Vos matelots s'épouvantent eux-mêmes de l'idée 
d'être toujours à bord des vaisseaux, et courent, 
aussitôt qu'ils le peuvent, jouir des délices de la 
terre. Rien n'a plus irrité contre vous les nations 
du continent; car non seulement vos ministres y 
entassaient les Français, mais encore tous les pri- 
sonniers des autres nations en guerre avec vous. 
Je reçus tant de plaintes du traitement barbare 
que ces malheureux éprouvaient sur les pontons, 
traitement si contraire à celui que recevaient, en 
France, vos compatriotes, que j'avais fini par don- 



304 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

ner des ordres pour que tous les prisonniers an- 
glais fussent mis à bord de pontons que Ton au- 
rait préparés à cet eflFet, et qu'ils fussent traités 
comme on traitait les miens en Angleterre. Si je 
fusse resté en France, ce projet aurait été mis à 
exécution. Il eût produit un bon effet, car j'au- 
rais donné aux Anglais, ainsi retenus, toutes les 
facilités pour faire entendre leurs plaintes ; et vos 
ministres eussent été, malgré eux, forcé de re- 
tirer les Français des pontons, afin que pareille 
mesure ne fût pas adoptée en France à l'égard 
des Anglais. » 

Je fis la remarque que le traitement des pri- 
sonniers français n'avait pas été, à beaucoup près, 
aussi mauvais que plusieurs l'avaient rapporté, 
et que Pillet l'avait surtout exagéré. Napoléon ré- 
pondit : « Je ne doute pas qu'on n'ait exagéré 
la rigueur de ce traitement; mais ce que je sais, 
c'est qu'il était barbare, et presque insupportable. 
C'est une action cruelle que de mettre des sol- 
dats à bord de bâtiments. En France, tous les An- 
glais étaient bien traités : au moins, j'avais l'in- 
tention qu'ils le fussent. Il a sans doute existé 
quelques abus, comme il s'en rencontre toujours 
en pareil cas; mais je n'en étais pas cause. Tou- 
tes les fois que je les ai connus, je les ai tou- 
jours réprimés avec sévérité. Vir***, par exemple, 
fut mis en jugement dès que j'eus découvert ses 
vols, et je l'aurais fait pendre, si, redoutant le 
résultat de son procès, il ne se fût brûlé la cer- 
velle. Plusieurs autres ont été punis : il est im- 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 305 

possible à un gouvernement de chercher, plus que 
je ïie Tai fait, à adoucir le sort des prisonniers 
de guerre; mais je n'ai pu remédier à quelques 
abus, dont j'ai puni les auteurs toutes les fois 
que je les ai connus. 

« Que de milliers de prisonniers anglais ra- 
content franchement la manière dont ils ont été 
traités! Il y en a quelques-uns dans cette île. Quand 
ils essayaient de s'enfuir, et qu'on les reprenait, 
alors on les tenait étroitement resserrés; mais ja- 
mais on ne les a traités d'une manière aussi bar- 
bare que les Français l'étaient sur vos pontons. 
Vos ministres ont fait grand bruit sur ce que j'avais 
employé des prisonniers français qui avaient man- 
qué à leur parole, et s'étaient échappés; mais les 
prisonniers de votre nation ont été les premiers à 
donner l'exemple. Quand ils sont rentrés, votre 
ministère a fini aussi par les employer. J'en ai 
usé de même par représailles. J'ai fait publier 
les noms de plusieurs Anglais qui avaient manqué 
à leur parole d'honneur, et violé leur serment, 
avant que les Français en eussent jamais donné 
l'exemple, et que l'on avait employés ensuite. J'ai 
faitplus, car j'ai proposé à vos ministres de renvoyer 
tous les prisonniers français qui avaient manqué à 
leur parole, depuis le commencement de la guerre, 
pourvu que les Anglais en fissent de même ; ils s'y 
sont refusés. Que pouvais-je de plus? Vos ministres 
ont jeté feu et flamme contre la mesure que j'avais 
adoptée de retenir tous les voyageurs anglais qui se 
trouvaient en France, quoiqu'ils eussent eux-mêmes 



306 MÉMORIAL DE SA1NTE>HÉLENE 

donné l'exemple d'une mesure pareille, en s'empa- 
rant, corps et biens, de tous les bâtiments français 
qui étaient, soit dans leurs ports, soit en pleine mer. 
Je dis alors : Si vous retenez ceux de mes sujets qui 
voyagent sur la mer, dont vous êtes maîtres absolus, 
je retiendrai les vôtres sur la terre, où je suis égale- 
ment puissant. Mais, après cela, j'ai offert de relâ- 
cher tous les Anglais que j'avais arrêtés en France 
avant la déclaration de guerre, pourvu que vous en 
fissiez autant des Français et de leur fortune, dont 
vous vous étiez emparés à bord des bâtiments. Votre 
gouvernement a refusé. 

a Vos ministres, continua-t-îl, ne disent jamais la 
vérité, à moins qu'ils ne puissent faire autrement, 
ou qu'ils ne sachent que tôt ou tard elle percera et 
viendra à la connaissance du public ; dans le pre- 
mier cas, ils la déguisent ou suppriment selon qu'il 
convient à leurs vues. » 

J'ai fait quelques observations relativement aux 
accusations de Pillet sur la dépravation générale 
qu'il prétend exister parmi les dames anglaises, et 
sur les autres assertions odieuses. J'ai soutenu qu'il 
n'y avait pas de pays au monde où il existât moins 
de liaisons illicites entre les proches parents, 
et j'ai ajouté que nulle part on ne trouvait, parini 
les dames, plus de délicatesse et plus de pureté de 
mœurs. J'ai fait observer h Napoléon qu'il fallait que 
Pillet eût vécu dans une très mauvaise société, d'a- 
près ce qu'il disait des sweethears^ que j'expliquai 
comme un mot dont se servaient seulement les fem- 
mes de chambre, les filles de petits détaillants et les 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉlÈXE l]07 

grisettes, quoiqu'il eût affirmé que ce ternie était 
d'un usage familier parmi les jeunes dames de la 
plus haute société. « C'est vrai, dit Napoléon, je 
pense qu'il n'a jamais vu de dames anglaises k bord 
de son bâtiment, excepté des putane de la plus basse 
classe. Il a eu vraiment une belle occasion d'étudier 
les usages et les mœurs des Anglais, rélégué, comme 
il dit l'avoir été, pendant sept ou huit ans à bord 
d'un ponton ! 

(c II a agi contre son propre plan. Dans quelques 
parties de son livre, il a dit tant de mensonges et 
tant d'horreur des Anglais, que les vérités qui se 
trouvent dans le reste ne peuvent être reçues. Cet 
ouvrage ressemble aux écrits qui m'ont représenté 
comme un monstre, me complaisant dans l'effusion 
du sang, les crimes et les atrocités ; qui ont dit que, 
pour satisfaire mes goûts sanguinaires, je prenais 
plaisir, après une bataille, a faire passer ma voiture 
sur les corps des morts et des blessés. Son livre ren- 
ferme autant de vérités, et l'auteur combat lui-même 
ses propres intentions. J'ai vu avec joie l'esprit 
d'exaspération qui préside à tous ces pamphlets, 
dans la persuasion que les gens de raison et de bon 
sens ne pourront y ajouter foi. Ceux qui ont con- 
servé les apparences de la modération et de la dou- 
ceur étaient les seuls que je dusse craindre. » 

Je demandai dans ce moment à Napoléon s'il avait 
lu l'histoire de Miot sur l'expédition d'Egypte. 
« Quoi ! ce commissaire ? répondit-il. Je crois que 
Las Cases m'en a donné un exemplaire ; d'ailleurs, 
ce livre a été publié de mon temps. » Il me pria 



308 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉlÈNE 

alors de lui apporter celui que j'avais, afin de le 
comparer au sien. Il dit que Miot était unj^....; 
qu'il l'avait tiré de la boue lui et son frère. « Il a 
osé dire que j'avais essayé, par menaces, de Vem* 
pêcher de publier son livre ; ce qui est faux. 

« J'ai dit un jour à son frère qu'il eût aussi bien 
fait de ne pas donner des mensonges au public. 
C'était un homme dont l'âme était toujours res- 
serrée par la crainte. Que dit-il de l'afiFaire du poi- 
son et de la fusillade de JafFa ? » Je répondis que, 
quant au poison, Miot déclarait seulement que le 
bruit en avait couru ; mais qu'il assurait d'une ma- 
nière positive que Napoléon avait fait fusiller de trois 
à quatre mille Turcs quelques jours après la prise 
de JafFa. Napoléon répondit : « Il n'est pas vrai qu'il 
y en ait eu autant. J'ai fait fusiller mille ou douze 
cents hommes. La raison en était que, parmi la gar- 
nison de Jaffa, on découvrit un grand nombre de 
soldats turcs que j'avais faits prisonniers, peu de 
temps auparavant, à El-Arish, et envoyés à Bagdad, 
après qu'ils m'eurent donné leur parole de ne plus 
servir, ou du moins de ne plus porter les armes pen- 
dant un an. Je les avais fait escorter pendant douze 
lieues sur la route de Bagdad ; mais au lieu de s'y 
rendre, ces Turcs se jetèrent dans Jaffa, défendirent 
la place à outrance, et furent cause que je perdis un 
grand nombre de braves gens avant de m'en emparer. 
Sans le renfort que ces misérables donnèrent à la 
garnison de Jaffa, mes soldats n'eussent pas été sacri- 
fiés. D'ailleurs, avant d'attaquer cette ville, j'avais 
envoyé un parlementaire ; presque aussitôt nous 



MÉMORIAL DE SAINTE*HBL£NB ^9 

vîmes sa tète au bout d'un pieu planté sur la muraille. 
Si, dans cette circonstance, je leur eusse pardonné, 
et que je les eusse laissés aller encore sur parole, 
ils se seraient rendus directement à Saint-Jean- 
d'Acre, pour recommencer leur conduite de JafTa. 
« Je devais à la sûreté de mes soldats et à ma qua* 
lité de père de veiller k la sûreté de mes enfants, et 
de ne pas permettre qu'ils renouvelassent une pa- 
reille trahison. Il était impossible que je consentisse 
à laisser, pour les garder, une partie de mon armée, 
déjà réduite par la perfidie de ces misérables ; enfin, 
agir autrement que je n'ai fait eût été vouloir ma 
destruction. En conséquence, usant des droit de la 
guerre, d'après lesquels j'étais le maître de faire 
mourir des prisonniers faits dans une semblable 
circonstance, de ceux qu'a le vainqueur sur une 
ville prise d'assaut, et enfin de ceux de représailles 
contre les Turcs, j'ordonnai que les prisonniers 
faits à El-Arish, qui, au mépris de leur capitulation, 
avaient été repris les armes à la main à JafTa, fussent 
fusillés. On épargna la vie du reste, dont le nombre 
était considérable. J'en userais encore de même 
demain, et Wellington, ainsi que tous les généraux 
qui auraient commandé une armée en de semblables 
circonstances, en eussent fait autant. Avant de quit- 
ter Jaffa, et après en avoir fait embarquer la plus 
grande partie de mes malades et de mes blessés, on 
vint me dire qu'il restait a l'hôpital des hommes 
dans un état si dangereux, qu'il était impossible de 
les transporter. J'ordonnai aussitôt ti l'état-major 
des chirurgiens de se réunir, d'examiner ce qu'il y 



310 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

avait de mieux à faire, et de me faire connaître le 
résultat de leur délibération. En conséquence ils se 
consultèrent, et trouvèrent que sept à huit hommes 
étaient si dangereusement malades, qu'on regardait 
comme impossible leur retour à la vie. Ils convinrent 
qu'ils ne pouvaient vivre au delà de vingt-quatre 
heures ou de trente-six heures au plus ; qu'en outre, 
atteints de la peste, comme ils l'étaient, ils répan- 
draient cette maladie parmi tous les soldats qui com- 
muniqueraient avec eux. Plusieurs, qui étaient 
encore en pleine connaissance, demandaient instam- 
ment la mort. Larrey prétendait que leur rétablis- 
sement était impossible, et que ces pauvres gens ne 
pouvaient pas prolonger leur existence au delà de 
quelques heures ; mais comme ils pouvaient encore 
vivre jusqu'au moment où les Turcs arriveraient, et 
qu'ils pourraient être exposés aux tourments cruels 
que ces barbares étaient accoutumés de faire souffrir 
à leurs prisonniers, on pensa que ce serait un acte 
de charité de condescendre à leur^ désirs, et de 
devancer leur mort de quelques heures. 

« Desgenettes ne fut pas de cet avis, et dit que 
sa profession était de guérir les malades et non de 
les tuer. Larrey vint me trouver sur-le-champ, et 
me fit part de cette opposition, ainsi que du raison- 
nement de Desgenettes, en ajoutant qu'il avait rai- 
son. Mais, continua Larrey, ces hommes ne peuvent 
vivre que peu d'instants; et si vous voulez laisser 
une arrière-garde pour les protéger contre les 
postes avancés de l'ennemi, cela suffira. 

« J'ordonnai, en conséquence, à quatre à cinq 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLENB 311 

cents cavaliers, de rester en arrière, et de ne pas 
quitter l'endroit que les malades ne fussent morts. 
Ils restèrent en effet, et vinrent me faire le rapport 
qu'ils avaient tous expiré. J'ai appris depuis que 
Sydney Smith en avait trouvé un ou deux encore 
vivants, quand il était entré dans la ville. Voilà la 
vérité surcette affaire. Je suis sûr queWilson lui-même 
sait qu'il a été trompé quand il a fait son rapport. 
Sydney Smith n'a jamais avancé une semblable 
assertion. Je ne fais pas de doute que cette histoire 
d'empoisonnement n'ait été faite, en quelque sorte, 
par Desgenettes, qui était un bavard ; on l'aura mal 
entendue et mal répétée ensuite. Desgenettes, con- 
tinuait Napoléon, était un brave homme; et quoi- 
qu'il eût donné naissance à cette histoire, je ne 
m'en suis pas offensé, et je l'ai gardé près de ma 
personne pendant plusieurs campagnes qui eurent 
lieu plus tard. Je ne pense point que c'eût été com- 
mettre un crime que de donner de l'opium aux pes- 
tiférés; au contraire, c'eût été obéir à la voix de la 
raison ; il y avait plutôt de l'inhumanité a laisser 
quelques misérables, dans cet état désespéré, ex- 
posés à être massacrés par les Turcs, ou à éprouver, 
de la part de ceux-ci, des tourments épouvantables. 
Un général doit agir envers ses soldats comme il 
voudrait qu'on agît envers lui-même. Maintenant, 
je le demande, quel est l'homme jouissant de l'u- 
sage de sa raison, qui, dans des circonstance sem- 
blables, n'aurait pas préféré une mort prompte à 
l'horreur de vivre exposé aux tortures les plus 
affreuses de la part de ces barbares? Vous vous êtes 



312 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

trouvé parmi les Turcs, et vous les connaissez; je 
vous le demande à vous-même ; mettez-vous dans la 
position d'un de ces malades ; si l'on vous .deman- 
dait ce que vous préférez, qu'on vous abandonne aux 
tourments que pourraient vous infliger ces miséra- 
bles^ ou qu'on vous administre de l'opium, que ré- 
pondriez-vous ? — Sans doute, je préférerais la 
mort, lui dis-je. — Certainement, reprit Napoléon, 
tout homme en dirait autant. Si mon fils^ et cepen- 
dant je crois l'aimer autant qu'un père peut aimer 
son enfant, si mon fils, dis-je, était dans une situa- 
tion pareille à celle de ces malheureux, mon avis 
serait qu'on en agit de même ; et si je m'y trouvais 
moi-même, j'exigerais qu'on en usât ainsi envers 
moi. Au reste, si j'avais cru qu'il fût nécessaire de 
donner de l'opium à ces soldats, j'aurais fait assem- 
bler un conseil de guerre, j'aurais exposé la nécessité 
de cette action, et je l'aurais fait mettre à l'ordre 
de l'armée. Elle ne serait pas restée cachée. Croyez- 
vous que si j'eusse été capable d'empoisonner secrè- 
tement mes soldats, car agir en secret est donner 
l'apparence d'un crime à une action nécessaire, 
ou que si j'eusse été coupable d'une barbarie 
telle que celle de faire passer ma voiture sur le 
corps sanglant des blessés, mes troupes eussent 
combattu pour moi avec un enthousiasme et une 
affection sans pareils ? Non, non, je n'aurais pas 
renouvelé une telle action : quelque soldat m'eût 
brûlé la cervelle sur mon passage ; quelque blessé 
même aurait conservé assez de force pour lâcher la 
détente d'un fusil, et m'expédier. 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉlÈNB 313 

« Je n'ai jamais commis de crime dans toute ma 
carrière politique, je pourrais rafïirmer à mon ago- 
nie. Je ne serais pas ici, si j'avais su commettre le 
crime. 

« On m'a accusé de forfaits inutiles, tel que l'as- 
sassinat de Pichegru, Wright et autres. Au lieu de 
désirer la mort de Wright, j'avais besoin de son té- 
moignage, pour prouver que Pitt avait fait débar- 
quer en France des hommes pour m'assassiner, et 
cela sciemment. Wright s'est tué, sans doute pour 
ne pas compromettre son gouvernement. Quelles 
raisons pouvais-je avoir de faire assassiner Piche- 
gru, un honime aussi évidemment coupable, et qui 
pouvait être si facilement convaincu ? Il ne me man- 
quait pas de preuves contre lui : sa condamnation 
était assurée. Peut-être lui aurais-je pardonné. Si 
on eût fait mourir Moreau secrètement, alors, oui, 
on aurait pu dire que je l'avais fait assassiner, et 
toutes les apparences eussent été contre moi, car 
c'était le seul homme que j'eusse à redouter ; et ce- 
pendant il fut reconnu innocent. Il était bleu com- 
me moi ; Pichegru était blanc : on savait qu'il était 
soudoyé par l'Angleterre, et sa condamnation était 
certaine. » Alors Napoléon décrivit la manière dont 
on l'avait trouvé mort dans sa prison, et il remar- 
qua que ce genre de suicide, peu commun, était une 
preuve qu'on ne l'avait pas assassiné. « Nul autre 
que moi peut-être n'a su arriver au degré de puissance 
auquel je suis monté, sans être souillé de crimes. Un 
lord parent du duc de Bedford, qui dînait avec moi, 
à Tîle d'Elbe, m'a dit qu'on croyait généralement en 

18 



314 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

Angleterre que le duc d*Enghlen n'avait pas été jugé, 
mais assassiné pendant la nuit dans sa prison ; et 
fut surpris quand je lui dis qu'on lui avait fait un 

.f procès en règle, et que la sentence avait été publiée 
avant réxétntion . » 

Je demandai alors à Napoléon s'il était véritable 

. , que T*** eût gardé une lettre écrite par le duc d*En- 
ghien, et qu'il ne Teût remise que deux jours après 

/ /jl'exécution de ce prince. « C'est vrai, répondit Na- 

; *poléon. Leduc avait écrit une lettre dans laquelle 
il m'offrait ses services, et me demandait le com- 
mandement d'une armée ; et ce scélérat de T*** ne 
me la remit que deux jours après que le prince eût 
été mis à mort. » Je fis la remarque que T***, en 
retenant cette lettre d'une manière aussi coupable, 
s'était véritablement chargé du crime de cette ac- 
tion, et que Ton pouvait, avec raison, lui attribuer 
la mort du duc d'Enghien. Napoléon répondit que 
T*** était un bricconne capable de tous les crimes. 
« Je fis juger, dit-il, le duc d'Enghien comme cou- 
pable d'avoir porté les armes contre la République, 
et il fut fusillé d'après les lois d'alors. Jamais vous 
ne verrez vos ministres, lorsqu'il s'agira de la France, 
parler le langage de la vérité. Ils suivent les maxi- 
mes du fameux lord Chatam, qui disait : Si nous 
agissions de bonne foi ou avec justice ens^ers la 
France^ V Angleterre n aurait pas un quart de siècle 
d'existence, » 

J'ai fait part à Napoléon du message dont sir 
Hudson Lowe m'avait chargé pour lui. Il a répondu: 
(c L'opposition qu'il a apportée à ce que Las Cases 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 315 

vînt me voir m'a très fâché, attendu que c'est un 
acte de barbarie pour le moins inutile ; car on pour- 
rait l'appeler fureur de tourmenter mal à propos, 
puisqu'il a accordé aux généraux la permission 
d'aller en ville et de s'entretenir autant qu'ils le 
voudraient avec lui, et même sans que personne 
assistât à leur entretien. Quant h moi, je n'ai jamais 
refusé d'entrer en accommodements ; au contraire. 
A l'égard des remarques qu'il a faites sur les restric- 
tions, lui-même avait dit, dans sa lettre à Bertrand 
qu'il désirait connaître toutes les observations que 
nous pourrions avoir à faire; et c'est en conséquence 
de cela que ces observations lui furent adressées, 
afin qu'il connût notre façon de penser sur sa con- 
duite, d'autant plus que, selon lui, il n'avait été fait 
aucun changement. Mais jamais son intention n'a 
été de se servir de l'intermédiaire de l'amiral. 

ce Que peut-on attendre d'un homme qui donne 
des ordres aussi contradictoires, d'un homme qui 
vous dit qu'il a fait aux gardes et aux sentinelles 
des recommandations dont celles-ci n'ont jamais 
entendu parler ? qui nous dit que nous avons la 
liberté de passer par tel et tel endroit, et qui en 
même temps ordonne aux sentinelles d'arrêter les 
personnes qui leur paraîtront suspectes ? Or, dites- 
moi, quel individu peut être plus suspect a une sen- 
tinelle anglaise, qu'un Français, et que moi surtout ? 
Puisque, dans cette île, l'unique soin des soldats 
est de me garder, bien certainement toute senti- 
nelle anglaise qui voudra remplir son devoir, ne 
manquera pas d'arrêter les Français qu'elle aperce- 



31G MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

vra. » Je rîs aux éclats de la tournure dont s'était 
servi Napoléon. Il se joignit a moi, et répéta: Un 
uomo incapave che non ha nessuna fede ; après quoi 
il me pria de lui procurer le catalogue des livres 
qui étaient dans la bibliothèque publique de James- 
Town, et de lui donner, relativement à l'Egypte, 
tous les détails que je pourrais me procurer. 

J'ai vu sir Hudson Lowe en ville, et je lui ai com- 
muniqué la réponse de Napoléon. Quand j'en vins à 
la partie de cette réponse dans laquelle l'empereur 
disait que, dans sa dernière lettre à Bertrand, le 
gouverneur avait exprimé le désir de connaître toutes 
les explications qu'on pouvait avoir à faire, il 
m'interrompit en disant : « Ah ! oui, j'ai dit que 
je serais content d'entrer dans toutes les explica- 
tions, je me le rappelle. » Mais cependant il ne parut 
pas se soucier de s'appesantir sur ce sujet, et il 
observa que la réponse du général Bonaparte était 
la même que celle qu'il avait déjà faite. Il me 
recommanda de ne pas manquer de dire à Napoléon 
que Las Cases était aussi instruit que Pillet sur 
l'Angleterre. 

2k janvier, — Cipriani a été en ville, comme de 
coutume, pour se procurer plusieurs denrées. 

26 janvier, — Napoléon, pour la première fois 
depuis le 20 novembre dernier, est sorti de Long- 
wood, pour rendre visite à la comtesse Bertrand, à 
laquelle il adressa des compliments sur le bel enfant 
qu'elle venait de mettre au monde. « Sire, a répondu 
la comtesse, j'ai l'honneur de présenter à Votre 
Majesté le premier Français qui, depuis votre arri- 



MEMORIAL DE SAINTE-HELENE 317 

vée à Longwood, s'y soit introduit sans la permission 
du lord Bathurst. » 

21 janvier. — Napoléon était dans son bain. Il 
s'est plaint d'une douleur de tète et d'insomnie ; ce 
que j'ai attribué au défaut d'exercice, en lui recom- 
mandant instamment d'en prendre davantage. Il a 
reconnu la justesse de mes avis, mais il lui paraissait 
impossible de s'y conformer. 

Je lui ai appris que j'étais possesseur d'un livre 
contenant des détails sur une société que l'on avait 
formée contre lui, sous le nom de Philadelphie (1), 
et je lui exprimai l'étonnement où j'étais de ce qu'il 
n'eût pas succombé sous le fer de quelque conspi- 
rateur. Il a répondu: «Personne ne savait jamais, 
cinq minutes auparavant, que je dusse sortir, ni l'en- 
droit où je devais aller ; c'est ce qui déjoua souvent 
les conspirations ourdies contre moi, car les auteurs 
de ces complots ignoraient le lieu où ils pourraient 
exécuter leur infâme dessein. Peu de temps après 
que j'eus été nommé consul, environ cinquante 
personnes, dont une grande partie m'avaient été sin 
cèrement attachées avant (c'étaient des officiers de 
rarmée, des savants, des peintres et des sculpteurs), 
voulurent conspirer contre moi. Ils étaient tous de 
véritables républicains, leurs tètes étaient exaltées ; 



(1( Il s'agit bien certainement de V Histoire des Sociétés secrètes de 
l'Armée que Charles Nodier a publiée en 1815, et dans laquelle il repré- 
sente un colonel Oudet comme le chef des Ihiladelphes, association qui 
a pu exister, mais qui n'a eu d'âme que sous la plume de l'écrivain 
romancier. Du reste Nodier a étonné ses contemporains et les préten- 
dus affiliés eux-mêmes en leur révélant une foule de choses qu'ils ne 



éceptic 

18. 



318 MÉMORIAL DE SAINTE-HELEXE 

chacun d'eux se regardait comme un Brutus, me 
considérait comme un tyran et comme un autre 
César. Parmi eux se trouvait Arena (1), mon compa- 
triote, homme qui m'avait été autrefois très attaché, 
mais qui me regardait comme un tyran, et avait ré- 
solu de se défaire de moi, croyant que la France lui 
devrait son salut. Il y avait aussi un certain Ceracchî 
autre Corse, et fameux sculpteur, qui avait fait une 
statue de ma personne, lors de mon séjour a Milan. 
Cet homme avait de même manifesté beaucoup d'at- 
tachement pour moi : poussé par le fanatisme répu- 
blicain, il forma la résolution de m'assassiner, et 
vint à Paris pour l'exécuter. Il sollicita Thonneur de 
faire une seconde statue pour moi, alléguant que la 
première n'était pas exécutée d'une manière digne 
d'un sî grand homme. 

« Quoique j'ignorasse encore la conspiration, je 
refusai cependant d'accéder à cette demande, ne 
voulant pas rester assis pendant deux ou trois heures 
dans la même position et pendant plusieurs jours 
de suite, attendu que je m'étais déjà donné çettç 

(1) Ils étaient doux frùros de ce nom: BarthoïeniT, membre de rAssem- 
bloc législative et députe de la Corse au conseif des Cinq-Cents se fll 
toujours remarquer par son exaltation républicaine. Dans la fameuso 
K>urnee du 18 Brumaire, on l'accusa de s'être précipité sur le cénéral 
Bonaparte pour 1 assassiner .: ce fait n'a pu être prouvé. Mais, condamné 
a la déportation, il put se sauver et alla vivre obscurément à Livoume 
ou 11 mourut en 1829. Qui.nt à Joseph Are»a, il servit d'abord comme 
adjudant gênerai puis devint députe? de U Corse au conseil des Cinq- 
i.enis en 1797 ; il y siégea jusqu'au renouvellement de la législature l'an 
«rson fr^rn 'J^^'-ï™"* ^ l'armée à cetto époque ; et aprùs le 18 Brumaire. 
pLfr A ♦• ' ?'* ^on^PJ-o»»», Il don«^ sa démission pour ve.ir habiter 




:i^:uLTt%s^'\f^'-i"?''^>^^^u 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 319 

peine auparavant. Ce refus me sauva la vie ; car Tin- 
tention du sculpteur était de me poignarder pen- 
dant la séance. En outre, ils aidaient concerté leur 
plan tous ensemble. Il y avait dans leur bande [un 
capitaine qui avait été un de mes plus grands admi- 
rateurs. Cet homme convint qu'il était utile à FKtat 
de me renverser; mais il ne voulut pas consentir à 
ce qu'on m'assassinât lâchement, bien qu'il fût d'ac- 
cord avec les autres sur tout le reste. Mais les 
autres conspirateurs étaient d'une opinion diflé- 
rente, et ils insistaient sur la nécessité absolue de 
se défaire de moi, comme le seul moyen d'empêcher 
que la France ne tombât dans l'esclavage. Ils disaient 
tous qu'il ne pouvait exister d'espoir de liberté tant 
que je vivrais. Ce capitaine, voyant qu'ils étaient 
déterminés à répandre mon sang, malgré ses argu- 
ments et ses supplications, découvrit leurs noms et 
leur projet. Ils devaient m'assassiner h ma sortie du 
théâtre, la première fois que j'irais au spectacle. La 
police prit toutes les mesures convenables ; j'allai 
le soir même au théâtre, et je passai au milieu des 
conspirateurs, dont plusieurs m'étaient connus. Peu 
de temps après mon arrivée, ils furent arrêtés, et on 
trouva sur eux des poignards. Vous savez qu'en 
France on ne peut condamner personne à mort, à 
moins qu'on ne lui trouve l'instrument qui devait 
servir a commettre le crime : on leur fit donc leur 
procès, et plusieurs moururent du dernier sup- 
plice. » 

J'ai fait plusieurs questions à Napoléon sur^^l'af- 
faire de la machine infernale. Il m'a répondu : « C'é- 



320 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

tait vers Noél, et Ton préparait de grandes fêtes. On 
me pressait beaucoup d'aller à l'Opéra; comme 
j'avais été extrêmement occupé pendant toute la 
journée, je me trouvais ce soir-là fatigué, et je 
m'endormis sur un sofa dans le salon de ma femme. 
Joséphine descendit bientôt, m'éveilla, et insista 
pour que je me montrasse au théâtre. C'était une 
excellente femme, et elle désirait ardemment que je 
fisse tout ce qui pouvait me gagner la faveur du peu- 
ple. Vous savez que lorsqu'une femme a quelque 
dessein en tête, il faut qu'il s'exécute. Je me levai 
donc, quoique contre mon gré, et montai en voiture, 
accompagné de Lannes et de Bessières. J'étais 
encore si assoupi, que je m'endormis presque aussi- 
tôt. Je sommeillais, lorsque l'explosion se fit enten- 
dre, et je me rappelle qu'éveillé en sursaut par le 
bruit, j'éprouvai une commotion semblable à celle 
qu'eût produite l'action de me soulever avec ma voi- 
ture, et de la lancer dans un courant très rapide. 
Parmi les auteurs de ce complot étaient un nom- 
mé Saint-Réjant, Limoléan, qui a passé depuis en 
Amérique, où il s'est fait prêtre, et plusieurs autres. 
« Ils avaient fait faire une charrette avec un ton- 
neau semblable à ceux dont on se sert ordinairement 
à Paris pour porter l'eau dans les maisons, avec 
cette différence que le tonneau était placé en travers. 
Limoléan remplit le baril de poudre, et le plaça au 
détour de la rue que je devais traverser. Une circon- 
stance à laquelle je dois mon salut, c'est que la voi- 
ture de mon épouse étant de la même forme que la 
mienne, et l'une et l'autre ayant une escorte compo- 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 321 

sée de quinze hommes, Limoléan ne savait pas clans 
laquelle je me trouvais, et n'était pas même certain 
que je fusse dans Tune ou dans Tautre. Afin de s'en 
assurer, il se plaça en avant pour regarder dans la 
première voiture et voir si j'y étais. Un de mes gar- 
des, homme grand et fort, irrité de voir un homme 
obstruer le passage, et regarder avec une si grande 
curiosité dans la voiture, marche sur lui et lui donne 
un coup de sa botte forte, en lui criant : Va-t^eriy pé- 
kin! Limoléan fut étourdi et renversé par le coup. 
Avant qu'il pût se relever, la voiture avait déjà dé- 
passé d'un peu le lieu où se trouvait la machine. 
Limoléan, à ce que je pense, un peu déconcerté 
par sa chute, et ne remarquant pas que la voiture 
était déjà éloignée, courut à la charrette, mît le feu, 
et l'explosion de la machine eut lieu entre les deux 
voitures. Son effet fut si violent, qu'il tua le cheval 
d'un de mes gardes, et blessa grièvement le cavalier, 
renversa plusieurs pans de murs, tua ou blessa en- 
viron quarante à cinquante badauds qui se trouvaient 
là pour me voir passer (1). La police recueillit avec 
soin les débris de la charrette et de la machine, et 
invita tous les ouvriers de Paris à venir lés examiner. 
L'un dit : J'ai fait ceci ; l'autre : J'ai fait cela ; et ils 
convinrent tous d'avoir vendu les pièces dont était 
composée cette machine à deux hommes qui, d'après 
leur accent, paraissaient être Bas-Bretons ; la police 

(1) L'attentat du 3 nivôse (24 décembre 1800) connu sous le nom d'af- 
faire de la rue Saint-Nicaiso. La rue Saint-Nicaise n'avait pas plus do 
2uarante-cinq mètres de longueur j elle commençait rue de Rivoli et 
nissait rue Saint-Honoré. L'explosion eut lieu à l'entrée do la rue do 
La Loi (rue Richelieu.) 



322 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉlÈXE 

n'en put découvrir davantage. Peu de temps après, 
les cochers de louage et autres donnèrent dans les 
Champs-Elysées un grand dîner a mon cocher César, 
pensant qu'il m'avait sauvé la vie par son adresse et 
son activité, ce qui n'est pas croyable; car, au mo- 
ment de l'explosion, il était ivre. Ce fut le garde qui 
me sauva par le coup de pied qui avait renversé Li- 
moléansi fort à propos. Il est cependant possible que 
mon cocher ait aussi contribué à mon salut, en tour- 
nant le coin de la rue avec une rapidité sans égale ; 
car, dans son ivresse, il ne prenait garde à rien; 
et ce jour-là, il était tellement hors de raison, qu'il 
prit l'explosion pour une décharge que l'on faisait en 
l'honneur de ce que j'allais au théâtre. Pour en reve- 
nir a ce dîner, on y but largement, et l'on y porta 
souvent la santé de César. Un des cochers dit : César, 
je connais les hommes qui ont essayé de faire périr 
le Premier consul l'autre jour. Dans telle rue et dans 
telle maison, ajouta-t-il, et il les nomma, j'ai vu, ce 
jour-la, une charrette comme un tonneau à eau, sor- 
tir d'un passage ; comme je n'en avais jamais vu dans 
cet endroit, cela attira mon attention. J'observai si 
bienles hommes et le cheval, que je les reconnaîtrais 
encore. 

On envoya chercher de suite le ministre de la po- 
lice; on interrogea cet homme, qui conduisit les of- 
ficiers de police à la maison dont il avait parlé. On 
y trouva, en effet, l'instrument dont s'étaient servis 
les conspirateurs pour mettre lapoudre dans le baril; 
il en était encore empreint. On trouva aussi, sur le 
§ol, quelque peu de poudre qui avait été répandue. 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 323 

Le propriétaire de la maison, sur les questions qu'on 
lui fit, déclara qu'il y avait quelque temps que des 
hommes, qui lui étaient inconnus, étaient venus loger 
dans sa maison ; qu'il les avait pris pour des contre- 
bandiers; que le jour de l'explosion, ils étaient sortis 
avec la charrette, qu'il avait supposée remplie de 
marchandises prohibées. Il ajouta qu'ils étaient Bre- 
tons, et que l'un d'eux paraissait d'un rang au-des- 
sus des deux autres. Après qu'on eut obtenu un si- 
gnalement de leurs personnes, on fit toutes les 
recherches nécessaires. Saint-Réjant et Carbon fu- 
rent pris, jugés et mis à mort. Une circonstance sin- 
gulière, c'est qu'un inspecteur de police avait remar- 
qué cette charrette à un coin de la rue, où elle était 
depuis longtemps, et qu'il avait ordonné qu'on 
l'éloignât; mais celui qui était auprès lui fit observer 
qu'elle occupait peu de place. L'aspect de cette char- 
rette, a laquelle était attelé un misérable cheval qui 
ne valait pas vingt francs, n'était pas fait pour inspi- 
rer aucun soupçon à l'inspecteur. 

« A Schœnbrun, a continué l'empereur, j'eus bien 
du bonheur d'échapper au nouveau danger qui me- 
naçait mes jours. C'était peu de jours après la prise 
de Vienne ; je passais ii Schœnbrun la revue de mes 
troupes. Un jeune homme d'environ dix-huit ans se 
présenta à moi. Il s'approcha au point de me tou- 
cher, et dit qu'il voulait absolument me parler. Ber- 
thier, qui n'aimait pas qu'on me troublât dans une 
pareille circontance, le fit ranger de côté en disant : 
Si vous avez quelque chose à dire à l'empereur, il 
faut choisir un autre moment. Il appela alors Rapp, 



324 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLËNE 

qui était Allemand, et lui dit : « Voilà un jeune 
homme qui désire parler à Tempereur; voyez ce 
qu*il demande, et ne le laissez pas troubler Sa 
Majesté. » Après quoi il appela le jeune homme, et 
lui dit que Rapp parlait allemand, et qu'il lui répon- 
drait. Rapp alla à lui, et lui demanda ce qu'il dési- 
rait. Il répondit qu'il avait un mémoire à remettre 
k Tempereur. Rapp lui dit que j'étais occupé et qu'il 
était impossible de me parler pour le moment. Le 
jeune homme portait alors sa main dans son gilet, 
comme s'il eût cherché le papier qu'il voulait me 
donner. Voyant que, malgré son refus, il insistait 
pour me voir, et s'avançait toujours, Rapp, qui est 
un homme violent, lui donna un coup de poing et 
le repoussa de côté. Il revint de nouveau à la charge, 
au moment où les troupes défilaient. Rapp, qui le 
guettait, le fit saisir par quelques-uns des gardes et 
surveiller jusqu'à la fin de la revue; puis il le fit 
conduire à son logement, pour apprendre de lui ce 
qu'il voulait. Les gardes apercevant qu'il tenait cons- 
tamment la main dans son estomac, la lui firent ôter 
et l'examinèrent. Ils trouvèrent sous son habit un 
couteau long comme le bras. On lui demanda ce 
qu'il en voulait faire. Il répondit sur-le-champ : 
« Tuer l'empereur! «Peu de temps après, on me l'a- 
mena. Je m'informai de ce qu'il voulait.» Vous tuer!» 
répondit-il encore. Je lui demandai ce que je lui 
avais fait pour en vouloir si fort à ma vie. Il répondit 
que j'avais fait beaucoup de mal à son pays; que je 
l'avais ruiné et dévasté par la guerre. Il ajouta que 
p.ieu l'avait appelé pour être l'instrument de ma 



MEMORIAL DE SAINTE-HÉlÈNB 325 

mort, et cita Texemple de Judith et d'Holopherne. 
Il parla beaucoup de religion, et semblait croire 
qu'il était Judith et que j'étais Holopherne. Il cita 
plusieurs passages de FÉcriture qui avaient du rap- 
port avec son projet. C'était le fils d'un prêtre pro- 
testant d'Erfort. Son père n'était pas instruit de son 
dessein ; et il avait quitté la maison paternelle sans 
avoir d'argent. Je pense qu'il avait vendu sa montre 
pour acheter le couteau destiné à me tuer. Il dit 
qu'il mettait sa confiance en Dieu, et qu'il espérait 
qu'il lui inspirerait le moyen de se défaire de moi. 
Je fis venir Corvisart, lui ordonnai de lui tâter le 
pouls, et de me dire s'il était fou. Corvisart, après 
l'avoir examiné attentivement, trouva qu'il était 
calme. Je le renvoyai, et le fis enfermer dans une 
chambre avec un gendarme; j'ordonnai qu'on ne lui 
donnât aucune nourriture pendant vingt-quatre 
heures, excepté de l'eau, autant qu'il en voudrait 
boire. Je voulais, en employant ce moyen, lui don- 
ner le temps de se calmer et de réfléchir ; et qu'en- 
suite on l'examinât quand son estomac serait vide, 
et dans un moment où l'on ne pourrait pas supposer 
que rien pût échauffer ou exalter son imagination. 
Les vingt-quatre heures écoulées, je l'envoyai cher- 
cher, et je lui demandai : Si je vous accordais 
votre pardon, feriez-vous d'autres tentatives contre 
ma vie? Il hésita pendant longtemps, puis il dit en- 
fin, quoique avec une extrême répugnance, qu'il ne 
le ferait pas, parce qu'il pensait que, si c'eût été la 
volonté de Dieu qu'il me tuât, il aurait permis qu'il 
exécutât son projet dès la première fois. Mon inten- 

19 



326 MÉMORIAL DE SAINTE-HËLEXE 

tion était d'abord de lui accorder sa grâce ; mais on 
me représenta que son hésitation, au bout de vingt- 
quatre heures de jeûne, était un signe certain qu'il 
conservait encore de mauvaises intentions, et qu'il 
avait en vue de m'assassiner ; que c'était un enthou- 
siaste, un fanatique, et que lui pardonner serait d'un 
dangereux exemple. Rien n^est plus à craindre que 
ces sortes d'enthousiastes religieux ; ils en veulent k 
Dieu ou aux rois. Il subit donc son malheureux 
sort (1). 

« Une autre fois, continua Napoléon, le roi de 
Saxe m'écrivit une lettre par laquelle il m'informait 
qu'un homme allait partir de Stuttgard pour se ren- 
dre à Paris, où il arriverait probablement le jour 
qu'il me désignait, et que son intention était de m'as- 
sassiner. Cette lettre contenait aussi une descrip- 
tion détaillée de l'individu. La police prit ses 
mesures, et l'homme en question arriva au jour 
marqué. On l'avait surveillé ; on le vit entrer dans 
la chapelle des Tuileries, où je m'étais rendu depuis 
un moment. Il fut arrêté et examiné; il fit l'aveu de 
son projet, et déclara que sa première intention 
avait été de s'approcher de moi autant que possible, 
et de me tirer un coup de pistolet (il avait fait, en 
effet, quelques pas de mon côté) ; mais, après une 
plus mûre réflexion, il pensa que ce moyen n'était 
pas assez sûr, et il résolut de me tuer avec un cou- 
teau qu'il avait apporté dans cette intention. Je ne 
me souciais pas qu'on le Ht mourir, et j'ordonnai 

(!'; C'est le 13 octobre 1809 que Frédéric Stapss tenta d'assassiner 
Napoléon, et c'est le 17 qu'il fut fusillé. 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 327 

qu'on le retînt en prison. Lorsque je cessai d*ètre 
à la tête des affaires, cet homme qu'on avait détenu 
sept mois après mon départ de Paris, et qui avait 
été très maltraité, obtint sa liberté. Bientôt il 
déclara que son dessein n'était plus de me tuer, 
mais de tuer le roi de Prusse, pour avoir mal- 
traité les Saxons et la Saxe. Après mon retour de 
nie d'Elbe, je fis l'ouverture des Chambres. Au 
commencement de la cérémonie, ce même homme, 
qui s'était introduit, je ne sais comment, tomba 
par quelque accident; et un paquet, contenant quel- 
ques préparations chimiques, éclata dans sa poche, 
et le blessa dangereusement. Je n'ai jamais pu 
savoir positivement quelles étaient ses intentions 
ce jour-là. On l'arrêta. Cet accident causa de 
grandes alarmes dans la salle des séances. J'ai 
entendu dire depuis qu'il s'était jeté dans la Seine. » 
J'ai demandé ensuite à Napoléon s'il avait réel- 
lement eu l'intention d'entreprendre l'invasion de 
l'Angleterre, et, dans ce cas, quels eussent été ses 
plans. Il me répondit: « J'aurais tout dirigé moi- 
même ; j'avais donné des ordres pour que deux 
flottes considérables se rendissent dans les Indes- 
Occidentales. Au lieu d'y rester, elles n'auraient 
fait que se montrer à quelques-uns des établisse- 
ments que vous possédez dans ce pays, et seraient 
revenues de suite en Europe, après s'être dirigées 
sur le Ferrol, en avoir levé le blocus et fait sortir 
les bâtiments de guerre qui s'y trouvaient. Avec ce 
renfort, elles devaient se diriger sur Brest, où se 
trouvaient environ quarante vaisseaux de ligne, 



328 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

tout prêts k partir. La réunion s'étant opérée, tous 
ces vaisseaux auraient fait voile pour la Manche, où 
n'ayant rien rencontré d'assez fort pour leur résis- 
ter, ils en auraient chassé tous les vaisseaux anglais. 
Par de fausses nouvelles adroitement ménagées, je 
comptais vous forcer d'envoyer des escadres à la 
recherche de mes flottes dans les Indes-Orientales 
et Occidentales, et dans la Méditerranée. Avant 
que ces escadres fussent de retour, j'aurais été le 
maître du canal pendant deux mois, ayant à ma 
disposition environ soixante-dix vaisseaux de guerre 
outre les frégates. J'aurais passé en Angleterre 
avec une flottille et deux cent mille hommes; j'au- 
rais débarqué le plus près possible de Chatam, et 
de la je me serais dirigé sur Londres, où je pouvais 
arriver quatre jours après mon débarquement. J'au- 
rais proclamé la république : j'étais alors Premier 
consul ; l'abolition de la noblesse et de la Chambre 
des pairs, la distribution des biens de ceux qui se 
seraient opposés à mes projets, la liberté, l'égalité 
et la souveraineté du peuple, tout cela m'aurait 
fait bientôt des partisans. J'aurais laissé subsis- 
ter la Chambre des Communes, mais après lui 
avoir fait subir une grande réforme. J'aurais fait 
une proclamation pour annoncer à l'Angleterre 
que nous étions venus comme amis de la nation 
anglaise, pour la délivrer d'une aristocratie per- 
verse et corrompue, afin de donner une forme 
populaire k son gouvernement ; ce que la conduite 
de mes troupes aurait confirmé, attendu que je 
n'aurais pas souffert qu'elles commissent le moin- 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 329 

dre excès. J'aurais puni de mort la maraude, le 
mauvais traitement à Fégard des habitants, et la 
moindre infraction à mes ordres. Je pense, conti- 
nua-t-il, que, par mes promesses et les réformes 
que j'aurais réellement exécutées, je me serais fait 
un bon nombre de partisans. Dans une aussi grande 
ville que Londres, où il y a tant de populace et de 
mécontents, un parti formidable se serait déclaré 
pour moi. J'aurais excité en même temps une 
insurrection dans l'Irlande ». Je fis observer à 
l'empereur que son armée aurait péri petit à 
petit, et qu'en peu de temps un million d'hom- 
mes se seraient soulevés contre lui, et qu'en 
outre les Anglais auraient brûlé Londres plutôt 
que de la laisser entre ses mains. « Non, non, ré- 
pliqua Napoléon, je ne le crois pas; vous êtes trop 
riches et trop amateurs de l'argent. Que de fois 
les Parisiens ont juré de s'ensevelir sous les rui- 
nes de leur capitale, plutôt que de souffrir qu'elle 
tombât entre les mains des ennemis de la France ! 
Et cependant cette ville a été prise deux fois. On 
ne peut savoir ce qui serait arrivé, M. le docteur; 
ni vous, ni moi, ni Pillet, n'eussent pu deviner 
quel aurait été le résultat de cette affaire. Je crois 
que l'espérance d'une amélioration et d'une divi- 
sion de fortunes eût produit un merveilleux effet 
parmi la populace, surtout la populace de Lon- 
dres. 

« La populace est presque la même chez toutes 
les nations riches; j'aurais fait des promesses qui 
l'eussent charmée. Quelle résistance eût pu faire 



330 MEMORIAL DE SAINTE-HELENE 



~^ 



une armée indisciplinée contre la mienne, dans 
un pays qui, comme l'Angleterre, abonde en plai- 
nes? Tout ce que vous venez de .m'objecter, j'y 
avais songé ; mais j'avais aussi calculé l'effet 
qu'aurait produit la prise d'une ville grande et 
aussi opulente, de la Banque et de toutes vos 
richesses, de vos bâtiments sur la rivière et à Cha- 
tam. Je comptais me rendre maître dû canal pen- 
dant l'espace de deux mois, et pendant ce temps 
j'aurais attiré à moi des renforts considérables de 
troupes ; si bien que quand votre flotte serait 
revenue, elle aurait trouvé la capitale dans les 
mains de l'ennemi, et toute l'Angleterre occupée 
par mes armées. J'aurais aboli les coups de gar- 
cette, et j'aurais fait les plus grandes promesses 
k vos matelots; ce qui aurait sans doute produit 
une grande impression sur leur esprit. Les pro- 
clamations annonçant que nous venions en amis 
pour délivrer la nation anglaise d'une aristocratie nui- 
sible et despotique, dont le projet était de la main- 
tenir dans une guerre interminable, afin de s'en- 
richir du sang du peuple, l'établissement d'une 
république, l'abolition de la monarchie et de la 
noblesse, la confiscation des biens de ceux qui se 
seraient opposés à mes projets, et le partage de 
ces biens entre les hommes du peuple-, m'auraient 
gagné l'affection de la populace, de tous les gens 
sans aveu et de tous les mécontents du royaume. » 
J'ai pris la liberté de dire que, par suite des ré- 
volutions qui avaient eu lieu depuis quelques an- 
nées en France, il existait dans cet État une plus 



MEMORIAL DE SAINTE-HELENE 331 

grande division d'opinions, et par conséquent moins 
d'esprit national qu'en Angleterre ; qu'après les ré- 
volutions fréquentes survenues récemment dans ce 
pays, le peuple s'inquiétait moins que ne l'auraient 
fait les Anglais, de voir arriver un changement 
dans le gouvernement; que si les Anglais ne se 
fussent pas résolus de brûler leur capitale, comme 
les Russes, aumoins était-il probable qu'ils l'eussent 
défendue rue par rue, et que son armée aurait 
éprouvé le même désastre que la nôtre à Rosette 
et à Buénos-Ayres. « Je pense, répondit Napoléon, 
qu'il existe en Angleterre plus d'esprit national 
qu'en France ; mais néanmoins je ne crois pas que 
vous eussiez brûlé la capitale. Si a la vérité je vous 
eusse laissé quelques semaines à vous, pour em- 
porter vos richesses, je crois qu'on en serait peut- 
être venu à cette extrémité ; mais vous devez réflé- 
chir que vous n'auriez pas eu le temps d'organiser 
un plan. En outre, Moscou était bâti en bois, et 
d'ailleurs ce ne sont pas les habitants qui y mirent 
le feu; ceux qui l'incendièrent avaient pu prendre 
leurs mesures. Quant à défendre la ville, d'abord 
je n'aurais pas été assez bête pour agir comme 
vous l'avez fait à Rosette ; car je me serais pré- 
senté à vos portes sans vous laisser le temps de 
vous mettre en défense, et la terreur qu'eût ins- 
pirée mon armée aurait paralysé vos efforts. Je vous 
le dis, signor dottore, continua-t-il, on peut, à ce 
sujet, beaucoup parler pour et contre ; mais la ca- 
pitale étant dans mes mains, cela aurait produit un 
effet merveilleux. 



332 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

<c Apres le traité d'Amiens, j'aurais pu faire une 
bojine paix avec l'Angleterre. Quoi qu'en aient dit 
vos ministres, j'ai toujours été disposé à conclure 
réciproquement des conditions avantageuses aux 
deux nations. J'ai offert de signer un traité de com- 
merce, par lequel la France se serait engagée à 
prendre un million de produits de vos manufac- 
tures et de vos colonies, à conditon que l'Angle- 
terre prît en échange la valeur d'un million de mar- 
chandises françaises. Vos ministres regardèrent cette 
proposition comme un crime odieux, la repoussè- 
rent de la manière la plus emportée, en me repro* 
chant de l'avoir osé faire. J'aurais fait une belle 
paix, et je l'aurais maintenue ; mais vos ministres 
ont toujours refusé de traiter à des conditions égales, 
et ensuite ont voulu persuader au monde que c'était 
moi qui avais violé le traité d'Amiens. » 

La conversation roula ensuite sur les auteurs de 

la machine infernale. « Pitt les a envoyés dans des 

bâtiments anglais, et leur a donné de l'argent. On 

savait à Londres le dessein qu'ils avaient formé, et 

vous leur fournîtes les moyens de l'exécuter. Louis 

de Bourbon ne fut informé de rien. » 

/ ^^^Je me suis hasardé de demander a Napoléon s'il 

f^ avait eu pour but la monarchie universelle. « Non,_ 

'- ' a-t-il répondu ; mes intentions étaient de rendre la 

. rPrance plus grande qu'aucune autre nation de la 

V tè-rre. Par exemple, je ne voulais pas aller au-delà 

des Alpes. Je me proposais, si j'avais eu un second 

fils, ce que j'avais raison d'espérer, de le faire roi 

d'Italie, en faisant de toute l'Italie, Naples et la Si- 



MÉMORIAL DE SAINTE-HBLENE 333 

cîle, un seul Etat, dont Rome aurait été la capi- 
tale ; et j'aurais ôté Naples a Murât. » Je lui ai de- 
mandé s'il lui aurait donné un autre royaume. « Oh ! 
a-t-il répondu, cela se serait arrangé aisément. Si, 
a-t-il continué, j'étais à la tête des affaires en An- 
gleterre, j'aviserais aux moyens d'acquitter la dette 
nationale; j'appliquerais à cet effet la totalité des 
revenus de l'Eglise, hors un dixième, exceptant de 
la réforme les établissements peu rentes, de ma- 
nière à ce que le plus haut revenu, parmi le clergé, 
n'excédât pas huit cents à mille livres sterling par 
an. Qu'ont besoin ces prêtres de biens si étendus? 
Ils devraient suivre les préceptes de Jésus-Christ, 
qui leur a commandé, en leur qualité de pasteurs 
du peuple, de donner l'exemple de la modération, 
de l'humilité, du désintéressement et de la pauvreté ; 
au lieu de nager dans le luxe, dans les richesses, 
et de croupir dans l'oisiveté. A Cambrai, avant la 
Révolution, les deuxtiers des terres appartenaient à 
l'Église ; et dans presque toutes les autres provin- 
ces de France, le clergé en possédait le quart. 
J'aurais approprié au même objet toutes les siné- 
cures, excepté celles dont auraient joui des hommes 
qui ont rendu des services très éminents h l'Etat; 
et même ceux-là pourraient être récompensés en 
leur donnant quelque emploi qui leur imposerait 
l'obligation de travailler. Si vous émancipiez les ca- 
tholiques, ils paieraient volontiers des sommes im- 
menses pour liquider les dettes de la nation. Je ne 
puis concevoir, a-t-il continué, ce qui a empêché 
vos ministres de les émanciper. Dans un temps où 

19. 



334 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

toutes les nations renoncent aux préjugés illibéraux 
et à l'intolérance, vous conservez d'odieuses lois, 
qui ne sont dignes que de la manière de penser 
qu'on avait il y a deux ou trois cents ans. Quand la 
question des catholiques a été sérieusement agitée, 
j'aurais donné cinquante millions pour être assuré 
qu'on n'accorderait pas l'émancipation ; car, par là, 
vous auriez ruiné mes projets sur l'Irlande, cer- 
tain que si vous émancipiez les catholiques, ils de- 
viendraient des sujets aussi loyaux que le sont les 
protestants. J'imposerais, a-t-il continué, une taxe 
sur les absents, et peut-être diminuerais-je l'intérêt 
de la dette. » 

Je lui fis quelques observations sur l'intolérance 
que les catholiques avaient manifestée en quelques 
occasions. 

(c Si vous délivriez les catholiques, a-t-il répondu, 
de l'impossibilité où vous les avez mis de s'élever 
au-dessus d'un certain rang, et qu'ils pussent deve- 
nir membres du Parlement, vous verriez qu'ils ne 
sont ni plus intolérants ni plus fanatiques que vous. 
Le fanatisme est toujours fils de la persécution. Cette 
intolérance dont vous vous plaignez est le résultat 
de vos lois oppressives ; réformez-les, et dans peu 
d'années, quand vous aurez mis les catholiques sur 
le même pied que les anglicans, vous verrez l'esprit 
d'intolérance s'éteindre. Faites comme j'ai fait avec 
les protestants en France. 

« J'ai remarqué dans un journal, il y a deux ou 
trois jours, une chose que je ne puis croire; c'est, 
a-t-il continué, qu'on a en France le projet de faire 



MÉMORIAL DE SAINTE-HKLÈNB 31^5 

marché avec quelques compagnies' anglaises, pour 
fournir Paris de tuyaux de fer, et lui procurer de 
Teau de cette manière. On prétend que le gouver- 
nement français y a donné son approbation. Cela 
ne me paraît pas croyable, attendu qu'il y a en 
France des milliers de manufacturiers qui pourraient 
confectionner ces tuyaux tout aussi bien qu'en An- 
gleterre. Il n'y a que des fous qui puissent former 
un projet dont les suites seraient si nuisibles. En 
effet, ce serait exciter la haine de la nation. » 

28 janvier. — Cipriani a été en ville acheter les 
objets de nécessité. 

30 janner. — J'ai vu Napoléon dans la salle de 
billard; après s'être plaint pendant quelque temps 
de l'hypocrisie du gouverneur, il m'a chargé de lui 
porter le message suivant : « Dites-lui qu'en consé- 
quence de la conduite qu'il a tenue, en acceptant la 
médiation de l'amiral, et en finissant par ne rien 
entamer, je le regarde comme un homme senza 
parola e senza fede (sans parole et sans foi) ; qu'il a 
trahi la parole qu'il m'avait donnée, rompu un traité 
que les Bédouins arabes regardent comme sacré, 
mais que les agents des ministres anglais ne respec- 
tent pas. Dites-lui que quand un homme manque de 
parole, il manque de tout ce qui le distingue de l'ani- 
mal; qu'il s'est rendu indigne de ce caractère, et 
que je le place au-dessous du brigand des déserts. 
Indépendamment de sa conduite relativement à 
l'amiral, il a manqué a sa parole concernant les 
limites. Il vous a chargé de me faire savoir qu'il nous 
était permis d'aller k cheval par les anciennes limi- 



336 MEMORIAL DE SAINTE-HELENE 

tes, en spécifiant le sentier de miss Mason : eh bien ! 
Gourgaud est allé, il y a quelques jours, s'en infor- 
mer au major de Hut's-Gate; cet officier lui a dit 
qu'il ne pouvait le laisser passer, et qu'il n'avait été 
fait aucun changement dans les ordres précédem- 
ment donnés par le gouverneur. » 

J'ai ensuite fait part à Napoléon que, depuis l'épo- 
que dont il parlait, sir Hudson avait donné des ins- 
tructions pour lui permettre, à lui et à toute sa suite, 
de passer par la route qui conduit a la maison de 
miss Mason; mais que les personnes de sa suite ne 
pourraient passer que dans sa compagnie. Napoléon 
a répondu : « Cet ordre est inique, et il n*a pas le 
droit de le donner; car, d'après l'engagement que 
ces généraux ont signé par ordre de son gouverne- 
ment, ils se sont soumis aux restrictions qu'on juge- 
rait nécessaire de m'imposer personnellement y et 
à rien de plus. Or, ceci n'est pas une restriction 
qui me concerne : elle ne peut donc leur être appli- 
quée; elle est illégale. » 

Napoléon m'a chargé de dire, en outre, qu'il 
avait bien deviné que le gouverneur n'avait en vue 
que d'employer une misérable ruse pour gagner du 
temps, quand il avait accepté Toffre d'une média- 
tion au moyen de l'amiral, et qu'il avait également 
eu en vue d'empêcher qu'on envoyât une plainte 
par la frégate VOronte; que voyant l'offre acceptée 
par sir Hudson Lowe, le comte Bertrand s'était 
abstenu d'écrire une plainte qui aurait été soumise 
au prince régent et au gouvernement; que quand 
même cette plainte n'eût servi à rien, il aurait cepen- 



MEMORIAL OB SAINTE-HÉlÈNB [i^M 

dant été satisfaisant pour lui de savoir que le mau- 
vais traitement qu'il éprouvait provenait de l'ordre 
et de l'autorisation du gouvernement, et non du 
caprice d'un officier d'un grade inférieur. » 

Je me suis mis en route pour faire ce message. 
A mon arrivée, j'ai trouvé que sir Hudson Lowe avait 
quitté la ville. 

Pensant que Napoléon pouvait changer d'avis, et 
trouvant la Julia arrivée avec des nouvelles d'An- 
gleterre, je ne me suis pas rendu à Plantation^ 
House, 

J'ai réuni quelques journaux, et suis retourné à 
Longwood. J'ai trouvé Napoléon dans un bain chaud ; 
il avait les jambes enflées. Je lui ai recommandé 
l'exercice. Il m'a dit qu'il avait quelque idée de 
prier l'amiral de sortir à cheval avec lui, mais qu'il 
craignait que cela ne fît naître un démêlé avec le 
gouverneur. 

Dans un des journaux, on disait que la souve- 
raineté de l'Amérique espagnole du Sud avait été 
oflTerte à Joseph, frère de Napoléon. « Joseph, 
a-t-il dit, avec beaucoup de talent et d'esprit, est 
trop bon et aime trop ses plaisirs et les lettres pour 
être roi. Cependant cela serait très avantageux pour 
l'Angleterre, parce que vous auriez tout le com- 
merce de l'Amérique espagnole. Joseph ne voudrait 
et ne pourrait entretenir de commerce ni avec la 
France ni avec l'Espagne, et l'Amérique du Sud ne 
peut se passer d'importer d'immenses quantités de 
marchandises européennes. M'ayant entre vos 
mains, vous pourriez toujours obtenir des condi- 



338 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

lions avantageuses de Joseph, qui m'aime sincère- 
ment, et qui ferait tout pour moi. » 

31 janç^ier. — J*ai été à Planta tion-House^ et 
j'ai fait part à sir Hudson Lowe, dans des termes 
aussi modérés qu'il m'a été possible, du message 
dont j'étais chargé pour lui. Il m'a répondu qu'il 
s'effrayait peu des plaintes que le général Bonaparte 
pouvait faire passer en Angleterre; qu'il avait déjà 
expédié a son gouvernement ses observations sur 
les mesures qu'il avait prises; qu'il n'avait aucune 
répugnance k entendre l'amiral sur ce sujet. Je lui 
fis observer que sir Pultney Malcolm ne pouvait se 
charger de cette négociation sans y être autorisé, 
et je lui rappelai que, lors de la première proposi- 
tion qui avait été faite d'employer son intervention, 
il avait été dit expressément qu'il serait autorisé par 
le gouverneur. Sir Hudson Lowe le nia. Je le priai 
de vouloir bien se reporter à la lettre que je lui 
avais écrite a ce sujet. Après en avoir fait une nou- 
velle lecture, il convint, avec quelque mécontente- 
ment, que j'avais raison.. Je lui rappelai aussi que 
lorsqu'on lui en avait parlé, il avait dit encore qu'il 
s'en ouvrirait lui-même à l'amiral. Le gouverneur 
nia d'abord ce fait, et, après une longue discussion, 
il se décida a faire par écrit la réponse suivante : 
« Le gouverneur s'occupe k répondre aux observa- 
tions du comte Bertrand, ainsi qu'k ses remarques 
sur la réponse k la proposition faite de se servir de 
l'intermédiaire de l'amiral. Il verra aussi jusqu'k 
quel point ses instructions lui permettent d'accéder 
aux désirs du général Bonaparte. Lorsqu'il aura 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 339 

terminé son travail, il l'enverra au comte Bertrand; 
et alors si quelque arrangement est jugé possible, 
le gouverneur ne refusera plus d'autoriser la dé- 
marche de l'amiral ou de tout autre que le général 
Bonaparte jugera à propos de lui envoyer comme 
négociateur; bien que l'intervention de personne 
n'ait le pouvoir de le décider à accorder plus ou 
moins qu'il ne le voudrait, de sa propre liberté et 
d'après son seul jugement. Ces motifs, et les chan- 
gements déjà apportés aux mesures restrictives, 
ainsi que la teneur générale des observations et 
remarques reçues de Longw^ood depuis que le gou- 
verneur avait dit qu'il était disposé à employer un 
intermédiaire, enfin l'attente d'un message venant 
d'Angleterre, avaient été la cause du délai ap- 
porté à autoriser l'amiral à se charger de cette 
affaire. » 

Sir Hudson me pria de remettre cet écrit à Napo- 
léon, et me donna aussi une copie de sa propre ré- 
ponse à la proposition originale, et à Tune des re- 
marques qu'avait faites Napoléon. II me chargea de 
lui faire entendre que tout cela semblait annoncer 
que le général Bonaparte avait eu Tintention de se 
refuser à tout arrangement. 

Je fis part alors à sir Hudson Lowe des observa- 
tions faites par Napoléon sur l'illégalité de sa con- 
duite relativement à la contrainte qu'on voulait im- 
poser aux personnes de sa suite, et surtout ce qu'il 
avait dit relativement au général Gourgaud. Sir 
Hudson répondit qu'en sa qualité de gouverneur, 
il pouvait accorder une faveur et la retirer lorsqu'il 



H40 MEMORIAL DE SAINTE-HELENE 

lui plaisait; que s" il voulait bien faire une conces- 
sion au général Bonaparte, il ne s'ensuivait pas 
qu'il dût agir de même à l'égard des autres; qu'ils 
étaient libres de partir lorsque bon leur semblerait 
si la manière dont ils étaient traités leur déplai- 
sait, etc. 11 me chargea de dire aussi que ce qu'ils ap 
pelaient la défense de parler était une invitation po- 
lie, ou espèce d'avertissement amical. Jelui dis que 
je ne pensais pas que Napoléon voulût profiter de 
cette indulgence, à moins qu'elle ne s'étendît sur 
tous. Son Excellence répondit qu'il ne pouvait per- 
mettre aux officiers du général Bonaparte de par- 
courir le pays, pour dire partout des mensonges 
sur lui, comme Las Cases et Montholon l'avaient 
fait, et montrer des lettres à diverses personnes; 
que le général Bonaparte serait beaucoup mieux 
traité s'il n'avait pas autour de lui des gens aussi 
menteurs que Montholon et Bertrand. 

Je dis au gouverneur que Napoléon avait égale- 
ment observé qu'il était impossible que toutes les 
mesures restrictives lui eussent été imposées en 
vertu des ordres des ministres, puisque, par sa seule 
volonté, le gouverneur en avait levé quelques-unes; 
ce qu'il n'aurait pu faire, dans ce cas, sans leur sanc- 
tion, et qu'il n'aurait pas encore eu le temps de 
l'obtenir. Son Excellence parut être prise àl'impro- 
viste ; elle répondit aussitôt : « Ces mesures n'ont 
pas été ordonnées par les ministres ; je n'ai reçu au- 
cun détail, ni moi ni sir George - Cockburn ; on s'en 
est rapporté à mon jugement, et je puis prendre 
telles précautions qui me paraîtront convenables, et 



MÉMORIAL DB SAINTE-HÉLÈNE « 341 

faire comme je le voudrai. J'ai reçu Tordre de pren- 
dre tous les soins imaginables pour que Napoléon 
n'échappe pas, et pour empêcher toute correspon- 
dance avec lui, si ce n'est pas par mon intermédiaire. 
Le reste dépend de moi. » 

L'amiral Malcolm, son épouse et le capitaine 
Meynell ont eu une entrevue avec Napoléon à Long- 
wood. 

i®' fé{frier 1817. — J'ai fait part a Napoléon de ce 
que le gouverneur m'avait chargé de lui dire. Je lui 
ai montré la réponse de Son Excellence à la proposi- 
tion d'une intervention, et les remarques qu'il avait 
faites au dos. « Je soutiens et je soutiendrai, répon- 
dit Napoléon, que ces derniers jugements sont pires 
qu'aucun de ceux en vigueur à Botany-Bay, parce 
qu'en cet endroit même on ne défend pas aux gens 
de parler. Il est inutile qu'il s'efforce de vous per- 
suader qu'il ne nous a pas maltraités. Nous ne 
sommes ni des sots, ni des gens ordinaires. Il n'est 
pas un homme né libre dont les cheveux ne se dres- 
sassent d'horreur en apprenant les procédés atroces, 
qui ont pour but de nous empêcher déparier. II se 
moque de nous, en affirmant que c'était par poli- 
tesse, et ajoute par là l'ironie à l'insulte. Je sais 
que s'il voulait réellement faire quelques conces- 
sions, il en a plein pouvoir, sans avoir besoin d'in- 
termédiaire. Ce fut une preuve d'ineptie de sa 
part, que d'avoir accepté cette proposition ; mais 
après l'avoir ftit, il n'aurait pas dû manquer à sa 
parole. Qualche \fohe lo credo un boja^ cK è- 
Sfenuto per assassinarmi^ ma è piuttosto un uomo 



342 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉlÈNE 

incapacBy e senza cuorey che non capisce il suo 
impie go (1). » 

Il y a quelques jours que le comte Bertrand a en- 
voyé au capitaine Poppleton une lettre cachetée, 
adressée à sir Thomas Reade. Comme le capitaine 
Poppleton avait Tordre de faire remettre toutes les 
lettres cachetées au gouverneur, il l'envoya à Plan^ 
tation-Hoiise, où sir HudsonLowe l'ouvrit, et trouva 
qu'elle contenait une lettre ouverte adressée au père 
du comte Bertrand, dans laquelle ce dernier lui 
annonçait l'accouchement de la comtesse Bertrand. 
Dans cette lettre se trouvaient les mots : Nous ecri- 
Sfons à M, de ta Touche y etc. ^ pour lui donner d'autres 
renseignements, etc. Sir Hudson Lowe crut que cela 
signifiait grw'o/iaf'flfY écrite et sur-le-champ il envoya 
en toute hâte, par un dragon d'ordonnance, une 
lettre de réprimande au comte Bertrand. 

J'ai vu sir Hudson Lowe sur la hauteur au delà 
de Hut's-Gate, et je lui ai rapporté la réponse de 
Napoléon. Son Excellence m'a dit de nouveau que 
la défense dont on s'était plaint était une requête 
et une invitation polie de sa part, afin d'empêcher 
qu'on ne fût obligé de faire intervenir un officier 
anglais; ce qu'il désirait éviter. « Lui avez-vous 
dit cela?» a-t-il ajouté. J'ai répondu que oui. « Eh 
bien, quelle réponse vous a-t-il faite? » J'ai arti- 
culé la réponse de Napoléon, qui n'a pas paru faire 
plaisir à Son Excellence. J'ai, en outre, fait savoir 



(1) Quelquefois je m'imagine auc c'est un bourreau qui est venu pour 
m'assassiner ; mais cY«st probablement un homme incapable et sans cœur, 
qui connaît mal son métier. 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 343 

à sîr Hudson Lowe que Teau était si rare à Lon- 
gwood, qu'il devenait impossible de s'en procurer 
assez pour les bains de Napoléon, et qu'on éprou- 
vait beaucoup de peine et de difficulté à ce sujet. 

Sir Hudson Lowe a répondu qu'il ignorait que 
le général Bonaparte eut besoin de se faire bouillir 
pendant un si grand nombre d'heures dans F eau 
chaude^ et de réitérer aussi^sous^ent la même céré- 
moniey dans le temps où le 53* régiment avait bien 
de la peine à se procurer une quantité d'eau suffi- 
sante pour faire sa cuisine. 

Napoléon est allé rendre visite au comte et à 
la comtesse Bertrand, et y resté près de deux 
heures. 

2 février, — J'ai vu Napoléon dans le bain. « Ce 
gouverneur, m'a-t-il dit, a envoyé, il y a deux ou trois 
jours, a Bertrand, une lettre qui me donne la con- 
viction qu'il y a chez lui de la bêtise, de l'imbécil- 
lité et de l'incapacité jointes k peu de ruse, mais 
qu'au total c'est un homme qui manque absolu- 
ment d'honneur. 

V II a écrit à Bertrand comme on écrirait à un 
enfant de huit ou dix ans, et il le prie, dans le cas 
où il aurait envoyé des lettres en Europe par un 
autre canal que le sien, de le lui faire savoir, et 
de lui dire. par qui. Il ne sait pas le français. C'est 
une tournure fine de la langue française qu'il n'a 
pas saisie, qui consiste à employer le temps présent 
pour le futur. T écris, veut dire que l'intention d'é- 
crire est positive, mais qu'on ne l'a pas encore fait. 
Si Bertrand eût marqué fai écrit, alors il n'y a 



344 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

pas de doute que cela eût positivement signifié qu'il 
avait écrit ; mais l'autre manière de s'exprimer ne si- 
gnifie qu'une ferme résolution de faire ce que l'on n'a 
réellement pas encore fait. On pourrait l'excuser 
de ne pas connaître les tournures délicates d'une 
langue qui n'est pas la sienne, s'il ne voulait pas 
faire de commentaires sur de pareilles tournures. 
Dans sa situation, il devrait ressembler à un con- 
fesseur, et oublier la teneur des lettres après en 
avoir pris connaissance. 

« Quel autre motif que la rage d'écrire et de 
trouver à redire à tout contre raison, pourrait l'a- 
voir engagé à adresser une telle épître à Ber- 
trand (1)? » 

J'ai eu un entretien avec Napoléon, relativement 
a l'essai qu'avait fait le gouverneur de justifier la 
défense qu'il rious a faite de parler. « Je donne- 
rais, disait-il, deux millions pour que ces restric- 
tions fussent signées par le ministère anglais, afin 
de pouvoir montrer à l'Europe de quels actes bas, 
tyranniques et déshonorants, ce ministère est capa- 
ble, et de quelle manière il remplit les promesses 
qu'il a faites de me bien traiter. D'après le bill, le 
gouverneur n'a pas le droit de m'imposer une seule 
restriction. Ce bill, tout illégal et inique qu'il est, 
dit que je serai assujetti aux restrictions que les 
ministres jugeront convenables et nécessaires ; mais 



(1) Le comte et la comtesse Bertrand m'ont raconté que sir Thomas 
Reade avait oflfert ses services à la comtesse, et s'était proposé de faire 

Ï tasser leurs lettres à leurs aiiiis d'Europe par le canal de lord Batharst, 
es assurant qu'en les lui envoyant, c'était comme s'il les remettait 
airectement au gouverneur. 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 345 

il ne dit pas qu'ils auront le pouvoir de déléguer 
leur autorité à aucun autre agent. Ainsi, toute nou- 
velle mesure qui a pour but de gêner ma liberté, 
devrait être sanctionnée, non seulement par un mi- 
nistre, mais même par tout le ministère réuni. 

« Il est possible, continua Napoléon, qu'une par- 
tie de ces mauvais traitements provienne de son 
ineptie et de sa pusillanimité. C'est un/?oco di scal'- 
trezzuy molto di imhecilità{\). C'est une injure faite 
à la nation, une indignité et une insulte pour les 
empereurs d'Autriche et de Russie, ainsi que pour 
tous les souverains que j'ai vaincus, et avec lesquels 
j'ai fait des traités. 

« J'ai dit k Milady^ a continué l'empereur, que 
j'avais fait un grand éloge de votre nation, et que 
j'avais montré la haute idée que j'avais de l'hon- 
neur des Anglais, en me confiant à eux, de préfé- 
rence à mon beau-père et à mon ancien ami. Je 
lui ai dit aussi que les Anglais eussent été mes meil- 
leurs amis si j'étais resté en France; que, réunis, 
nous eussions conquis le monde. La confiance que 
j'ai eue dans les Anglais prouve quelle opinion j'avais 
d'eux, et quelles démarches j'aurais faites pour ga- 
gner l'amitié d'une telle nation; et j'y aurais réussi. 
C'était le seul peuple pour qui j'eusse de l'estime .^- 
Quant aux Autrichiens et aux Russes, ajouta-t-il 
avec un ton de mépris, je ne les ai jamais estimés. 
Je suis fâché de m'être trompé dans mon opinion ; 
car si je me fusse remis entre les mains de l'em- 

(1) Un peu de ruse et beaucoup de bêtise. 



346 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

pereur d*AutrIche, quoique sa manière de penser 
doive différer essentiellement de la mienne en po- 
litique, tout en jugeant nécessaire de me détrôner, 
il m'aurait fait l'accueil qu'on fait à un ami, et m'eût 
traité avec cordialité. C'est aussi ce que n'aurait 
pas manqué de faire l'empereur de Russie. Voilà 
ce que j'ai dit à Milady; j'ai ajouté que le traite- 
ment que Murât a éprouvé en Calabre est plein 
d'humanité, si on le compare à celui qu'oti me fait 
subir ici, vu que les Calabrais eurent bientôt ter- 
miné les malheurs de Murât, tandis qu'ici on m as- 
sassine à coups d'épingle, 

« Je pense que votre nation saura bien mauvais 
gré à ce gouverneur de l'avoir ainsi déshonorée 
par une conduite qui sera consignée dans l'histoire. 
Vous êtes fiers, et vous tenez plus à l'honneur na- 
tional qu'à l'argent; témoin les millions que vos 
mylords répandent tous les ans en France et dans 
d'autres parties du continent, pour soutenir et éle- 
ver le nom anglais. Plusieurs de vos nobles et au- 
tres auraient donné des millions pour éviter la ta- 
che d'infamie que cet imbécile imprime sur votre 
nation. » 

4 fés>riei\ — La rareté d'eau augmente tous les 
jours a Longwood; la plus grande partie de celle 
qu'on a apportée était trouble et d'un goût très 
désagréable, parce qu'elle a été amenée dans des 
vieux tonneaux de vin et de rhum, ce qui, nécessai- 
rement, lui a donné un goût aigre et insipide. 

bfé{>riei\ — Plainte faite officiellement par le 
capitaine Poppleton au colonel Wynyard, de la 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉlÈNB 347 

mauvaise qualité de Teau. Cipriani a été en ville 
comme à l'ordinaire. 

6 fés^rier, — Lady Lowe a rendu une visite a la 
comtesse Bertrand. 

Sir Hudson Lowe a eu une longue conversation 
avec moi au sujet d« Napoléon, dont la conclusion 
est que s41 rétablissait les anciennes limites, Napo- 
léon ne pourrait pas visiter les maisons comprises 
dans leur enceinte. Je lui ai fait part de quelques- 
uns des sentiments de Napoléon, et de la manière 
dont il s'est exprimé hier. Son Excellence a dit 
qu'il y a une grande différence entre des limites 
pour faire de l'exercice et des limites pour entrete- 
nir une correspondance et des communications sus- 
pectes; que s'il étendait les limites actuelles, on 
devait s'assujettir à n'entrer dans aucune des mai- 
sons désignées, a moins qu'on ne fût accompagné 
d'un officier anglais. J'ai fait la remarque qu'il n'y 
avait que quatre maisons dans les limites de 
Woody-Range, Sir Hudson a dit que peut-être on 
pourrait lever cette difficulté, en donnant de sa 
part , au général Bonaparte, une liste des maisons 
dans lesquelles il lui serait permis d'entrer. Je lui 
ai dit que Napoléon avait fait entendre que s'il avait 
eu l'intention d'intriguer avec les commissaires ou 
avec d'autres personnes, il aurait pu aisément en 
venir à bout, en leur faisant dire de le joindre dans 
l'intérieur des limites du poste principal, ce qu'il 
avait toujours eu la faculté de faire ; mais que 
Napoléon ne ferait jamais rien qui pût avoir la 
moindre apparence d'une intrigue. Sir Hudson 



348 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

a répondu que le général Bonaparte n^avait jainaîs 
cessé d'intriguer et qu'il intriguerait toujours. Il 
me pria ensuite de dire qu'il attendait de jour en 
jour un bâtiment qui devait apporter de nouveaux 
ordres et la permission de reculer les limites; que, 
pour lui, il n'aurait point de répugnance à permettre 
au général Bonaparte d'entrer dans de certaines 
maisons qu'il désignerait, ni même d'en envoyer 
une liste au comte Bertrand. 

7 février. — J'ai communiqué à Napoléon les 
idées de sir Hudson Lowe. « S'il m'accordait toute 
l'ile, à condition de donner ma parole de ne point 
faire de tentative pour m'échapper, a répondu 
Napoléon, je ne l'accepterais pas, parce que ce 
serait en quelque façon me reconnaître prisonnier, 
quoique, cependant, je n'essaierai jamais de recou- 
vrer ma liberté. Je suis ici de force et non de droit. 
Si Ton m'eût pris à Waterloo, peut-être me rési- 
gnerais-je, quoique, même dans ce cas, ce fût con- 
traire aux lois des nations, puisque nous n'avons 
pas actuellement de guerre. Si l'on m'offrait même 
la permission de demeurer en Angleterre sous de 
telles conditions, je ne pourrais pas l'accepter. Je 
n'entends pas ce qu'il veut dire par correspondance. 
Que redoute-t-il ? peut-être les commissaires. L'a- 
miral n'a jamais craint qu'on rendît sa conduite 
publique. J'espère, a continué Napoléon, que vous 
lui avez fait part de ce que j'ai dit, qu'il n'a pas le 
droit d'imposer des restrictions, à moins qu'elles ne 
soient ordonnées par les ministres. » J'ai répondu 
affirmativement, et j'ai dit que le gouverneur a 



MEMORIAL DE SAINTE-HELENE 340 

répliqué qu'il a le pouvoir d'imposer toutes les res- 
trictions qu'il jugera nécessaires. « Parle bill, s'est 
écrié Napoléon, il n'en a pas le droit; par la loi du 
plus fort, il est le maître de faire tout ce qu'il veut. 
Le Parlement anglais a bien osé rendre un bill pour 
légaliser ce qui est illégal, et autoriser une pros- 
cription contraire aux lois des nations, à la bonne 
foi et à son propre honneur. Mais, même d'après 
ce bill, il n'est pas permis de déléguer l'autorité. » 
Après quelques autres observations. Napoléon 
m'a dit : « Répétez au gouverneur que s'il envoie 
une liste au comte Bertrand, ou s'il lui fait savoir 
que, dans l'enceinte des limites, il y a plusieurs 
maisons qu'il désirerait que je ne visitasse pas, je 
n'entrerai ni dans ces maisons, ni dans celles des 
commissaires. S'il règle les choses de cette manière, 
on s'entendra ; mais s'il envoie une liste de toutes 
les maisons de l'ile, excepté une, et s'il spécifie 
que je pourrai entrer dans toutes, a l'exception de 
cette seule maison, je n'y consentirai pas ; tandis 
qu'au contraire s'il fait une liste de toutes les mai- 
sons de l'ile, à l'exception d'une seule, et me dit qu'il 
désire que je n'aille pas dans aucune de celles por- 
tées sur la liste, et s'il ne fait aucune observation sur 
cette seule maison, j'accepterai cette seconde con- 
dition de préférence à la première ; quoique, en y 
accédant, je ne pusse entrer que dans une seule 
maison, tandis que, par la première, je pourrais 
entrer dans toutes, k l'exception d'une seule. En 
souscrivant à la première de ces conditions, j'aurais 
l'air de ne rendre mes visites que par sa permission ; 

20 



350 MEMORIAL DE SAIXTE-HÉlÈNE 

tandis que, par la seconde, j'aurais Tair d'agir 
volontairement. Dites-lui cela, a-t-il continué; 
quoique je sois sûr que ce n'est de sa part qu'une 
misérable ruse et une intrigue qui n'aura aucune 
espèce de résultat. 

« Je pense, a ajouté Napoléon, que je dois à mon 
étoile d'avoir été si maltraité par les Anglais, et 
ensuite d'être tombé sous la tyrannie d'un gouver- 
neur dont la conduite est aussi infâme. A la fin, la 
postérité me vengera. » 

La viande a été de si mauvaise qualité pendant 
quelques jours, que l'officier d'ordonnance a cru de- 
voir la renvoyer avec quelques plaintes officielles. 

8 féçrîer. — J'ai été à Plantation-House ^ et j'ai 
communiqué à sir Hudson Lowe la teneur de la con- 
versation que je viens de rapporter. Son Excellence 
a répondu que, par cet arrangement, les principales 
difficultés étaient levées, et qu'il en parlerait au 
comte Bertrand. 

Cipriani est allé en ville, où il a cherché quelque 
viande de bonne qualité. 

9 fé^>tiei\ — Scott, le domestique à qui le comte 
Las Cases a remis sa lettre, a été relâché de son em- 
prisonnement, sous la condition que son père se 
porterait caution pour lui, et serait condamné à une 
amende de 100 livres sterling si le fils dépassait 
l'enceinte de la petite propriété de son père. 

10 février, — J'ai fait connaître à Napoléon que 
j'ai rapporté à sir Hudson Lowe ce dont il m'a 
chargé, et que celui-ci m'a promis d'en conférer 
avec le comte Bertrand. Napoléon a répondu : «Vous 



MÉMORIAL DE SAINTK-HÉlÈNE 351 

pouvez compter que rien ne se terminera. C'est seu- 
lement pour vous tromper. Il l'a déjà fait dans l'af- 
faire avec Tamiral. 

« Gourgaud, ajouta Napoléon, est tous les jours 
arrêté à Hut's-Gate. Les sentinelles crient: Ha fie! 
Le sergent sort du poste, et, après une espèce de 
délibéré, on lui dit : Passez ! » 

Nous parlâmes ensuite d'Alexandrie. « Vos mi- 
nistres ont montré bien peu de politique, dit Napo- 
déon, en ne conservant pas Alexandrie; ce serait 
maintenant un vieux vol comme celui de Malte, et 
vous en fussiez restés paisibles possesseurs. Cinq 
mille hommes suffisaient pour en former la garnison, 
et vous vous trouveriez défrayés de cette dépense 
par l'immense commerce que vous feriez en Egypte ; 
car il n'y a point d'autre ville maritime dans tout le 
pays. Selon moi, c'eût été pour vous une possession 
le beaucoup préférable à celle de Gibraltar ou de 
Malte. Une fois l'Egypte au pouvoir des Français, 
adieu l'Inde pour les Anglais. C'était un des grands 
projets que j'avais en vue. Je ne sais pas pourquoi 
vous attachez tant d'importance à Gibraltar : c'est 
un mauvais port, et dont la conservation vous coûte 
des sommes immenses. Vous ne pouvez, de cet en- 
droit, empêcher une flotte de passer dans la Médi- 
terranée. Lorsque je régnais en France, j'aimais 
beaucoup mieux voir Gibraltar entre vos mains que 
dans celles des Espagnols, parce que c'est, pour ces 
derniers, un sujet éternel de haine contre vous. » 
Je lui dis qu'on avait fait courir le bruit qu'il s'était 
proposé de l'assiéger, et qu'il avait fait, pour cela, 



352 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈKE 

marcher une forte armée en Espagne, quoique d'au- 
tres (lisent qu'il avait seulement l'intention d'établir 
ses troupes dans ce pays. Napoléon sourit. « CPest 
{fraiy dit-il. La Turquie succombera bientôt, et il 
sera impossible de la diviser sans en donner quelque 
portion à la France; cette portion sera l'Egypte. 
Mais, si vous eussiez gardé Alexandrie, vous auriez 
empêché les Français d'y prétendre, et de prendre, 
par la suite, possession de l'Inde ; car elle suivra 
certainement leur établissement en Egypte. » 

12 fè\>rier, — J'ai trouvé sir Hudson Lowe en- 
fermé avec sir Thomas Reade, à Plantation^House. 
Je me suis entretenu avec lui dans la bibliothèque, 
au sujet de la proposition du 8. Son Excellence ne 
voulut pas comprendre que visiter seulement les 
maisons dont l'entrée n'aurait pas été interdite aux 
prisonniers, et s'abstenir d'entrer dans celles dont 
il aurait fait l'exception, fût précisément la même 
chose que ce qu'il avait offert, de ne visiter que cer- 
taines malsons spécialement indiquées dans une 
liste. Il dit, d'assez mauvaise humeur, que le géné- 
ral Bonaparte cachait quelque dessein, et qu'il n'ac- 
corderait pas son consentement. J'observai qu'il 
était fâcheux qu'il m'eût choisi pour faire des pro- 
positions à ce sujet, parce que cela pourrait donner 
sujet de l'accuser d'avoir eu des arrière-pensées. 
Son Excellence répondit en me priant de répéter au 
général Bonaparte ce dont il m'avait déjà chargé 
auparavant, qu'il pouvait se considérer comme très 
heureux d'avoir affaire à un homme aussi bon, etc. 

M™® Balcombe et sa fille sont arrivées à Long- 



MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 353 

wood. J'ai dîné avec Napoléon en leur société. 11 a 
été extrêmement gai et causa beaucoup, sa conversa- 
tion était amusante et variée. Il apprit à miss Éliza 
la manière de jouer au billard. 

Dans la soirée, Napoléon me pria de ne plus lui 
faire, à l'avenir, de propositions au nom du gouver- 
neur,' sans avoir préalablement demandé à celui-ci 
quel en serait le résultat si Napoléon les acceptait. 
C^est un menteur y dit-il, un homme astucieux comme 
les petits tyrans d' Italie. Il n a rien d'anglais ^ Un a 
que la rage de tracasser les gens. 

On a demandé, le 10, à sir Hudson Lowe, de per- 
mettre à Cipriani d'aller dans la vallée, sous la garde 
d'un soldat, pour acheter un mouton et des légumes, 
parce que la viande envoyée par le gouvernement 
n'est pas mangeable. Il s'y est refusé. La viande, 
les légumes, le vin, etc., sont transportés chaque 
jour à Longwood, en plein soleil ; et la plupart de 
ces objets se gâtent en route. 

i4 février, — J'ai déjeuné avec Napoléon, qui m'a 
entretenu de la Russie. « Si Paul avait vécu, dit-il, 
on aurait forcé, dans peu, l'Angleterre à la paix. 
Vous eussiez été incapables de résister longtemps 
aux puissances du Nord réunies. J'avais écrit à Paul 
de construire des vaisseaux, et de s'efforcer de réu- 
nir le Nord contre vous, de ne point hasarder de 
batailles, parce qu'il serait battu ; mais de vous lais- 
ser vous épuiser vous-mêmes, et d'employer tous ses 
moyens pour former une nombreuse flotte sur la 
Méditerranée. » 

Il parla ensuite du traitement qu'il éprouvait de 

20. 



354 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE 

la part des ministres anglais, en assurant qu'il était 
pire que celui exercé, avant eux, à l'égard de la reine 
Marie Stuart, 

« Marie, dit-il, a été mieux traitée. Il lui était 
permis d'écrire, et elle était renfermée en Angle- 
terre, ce qui par cela même était tout pour elle. 11 
parait que la reine d'Ecosse était plus persécutée 
par les puritains, à cause de sa religion, que pour 
tout autre motif. » Je lui fis observer que Marie avait 
été accusée de complicité dans le meurtre de son 
mari. « Il n'y a pas la-dessus le moindre doute, dit- 
il ; elle épousa même, plus tard, son assassin. 

« Alexandre et le roi de Prusse, continua Napo- 
léon dînaient tous les jours avec moi ; Alexandre 
m'entretint un jour de son père : ce sujet le rendit 
extrêmement triste, et je me hâtai de détourner la 
conversation sur un sujet moins lugubre. Voici des 
détails authentiques sur cette funeste catastrophe. 

« Paul I^ a été assassiné par B^**, 0***, P***, Z*** 
et autres. Un Cosaque, en qui l'empereur se fiait 
beaucoup, était stationné devant sa porte. Les cons- 
pirateurs montèrent et demandèrent à entrer. P*** 
se nomma, et lui dit qu'il voulait parler de suite à 
l'empereur. Le fidèle Cosaque s'y refusa. Les cons- 
pirateurs tombèrent sur lui, et, après une résistance 
désespérée, il fut blessé au bras. Paul, qui était au 
lit, en sortit, en entendant du bruit, et chercha h 
s'enfuir dans les appartements de l'impératrice, 
Malheureusement pour lui, il avait ordonné, dans 
ses soupçons, un ou deux jours avant, que sa porte 
de communication fût fermée. Il alla donc se cacher 



MEMORIAL DE SAIXTE-HÉlÈNE 355 

dans sa chambre à coucher. Cependant, les conspi- 
rateurs enfoncent la porte, et se précipitant vers le 
lit, ils s'aperçoivent qu'il est vacant Nous sommes 
perduSy s'écrièrent-ils, il s'est échappe. Messieurs, 

leur dit B***, le nn est tiréy il le faut boire ! p***^ 

qui avait plus de présence d'esprit que les autres, 
s'avance vers le lit, et mettant ses mains sous la cou- 
verture : Le nid est chaud, dit-il, l'oiseau nest pas 
loin. Ils commencent alors à fureter partout, et finis- 
sent par arracher Paul de sa cachette, entre un para- 
vent et sa chaise de garde-robe, où B*** l'avait 
aperçu. Ils lui présentèrent un papier contenant une 
abdication, qu'ils voulurent lui faire signer; Paul 
s'y refusa. Alors Z*** lui donna un soufflet en lui 
disant : Signe ! A cette apostrophe inattendue, 
l'empereur dit : Donnez^ je çais signer. Je ne dois 

plus régner « Il n'est plus temps, répondit Z***. » 

Alors ils le saisirent, cassèrent son épée dans le 
fourreau, défirent son écharpe, et la lui passèrent 
au cou, Paul fit une résistance désespérée, en rete- 
nant toujours l'écharpe, et en empêchant la stran- 
gulation, malgré les coups de pommeau d'épée et 
d'une tabatière d'or dont les assassins le frappèrent 
sur les tempes et les mains. Craignant qu'il ne lui 
arrivât du secours, B*** le saisit par les parties, et 
l'acheva. » 

Je demandai à Napoléon s'il pensait que Paul eût 
véritablement l'esprit aliéné, (c Oui, sur les derniers 
temps, répondit Napoléon, je pense qu'il avait perdu 
une partie de sa raison. D'abord, il était fortement 
prévenu contre la Révolution, et contre toutes les 



356 MÉMORIAL DE SAINTE-HËLENK 

personnes qui y avaient pris part; mais j'avais fini 
par changer son opinion et le faire revenir à des sen- 
timents plus raisonnables. Si Paul avait vécu, vous 
auriez déjà perdu Tlnde. Nous avions formé ensem- 
ble le projet de l'envahir. J'avais fourni le plan ; je 
m'étais engagé à envoyer trente mille hommes de 
bonnes troupes ; il devait y réunir un nombre égal 
de ses meilleurs soldats russes, et quarante mille 
Cosaques. J'aurais donné une somme de dix millions 
pour l'achat des chameaux et autres choses néces- 
saires pour traverser le désert. Nous devions tous 
deux demander au roi de Prusse qu'il accordât le 
passage à mes troupes sur son territoire; ce que 
nous eussions obtenu aussitôt. J'aurais en même 
temps fait une semblable demande au roi de Perse, 
qui n'aurait certainement pas refusé, quoique la 
négociation entamée pour cet objet ne fût pas entiè- 
rement terminée ; mais elle aurait réussi, parce que 
les Persans désiraient en profiter. Mes soldats se 
seraient rendus à Warsaw, où les Russes et les Cosa- 
ques devaient les joindre. De cette ville, nos trou- 
pes réunies se dirigeaient vers la mer Caspienne, 
où elles s'embarquaient, ou bien continuaient leur 
voyage par terre, selon que les circonstances le per- 
mettraient. J'aurais envoyé un ambassadeur en 
Perse, pour y traiter de mes intérêts. Depuis ce 
temps, vos ministres ont été assez sots pour permet- 
tre aux Russes de s'emparer de quatre provinces, 
qui augmentent leur territoire au delà des monta- 
gnes. Si vous avez la guerre avec la Russie, la pre- 
mière année elle vous enlèvera l'Inde. » 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉlÈNE 357 

Je lui demandai alors s'il était vrai que Tem- 
pereur Alexandre eût formé le projet de s'empa- 
rer de la Turquie. Napoléon répondit : « Toutes 
ses pensées sont dirigées, vers cette conquête. Nous 
avons eu plusieurs discussions ensemble à ce sujet. 
Je fus d'abord charmé de sa proposition, parce que 
je pensais qu'il contribuerait à étendre les pro- 
grès de la civilisation, en refoulant au delà du Bos- 
phore, ces demi-sauvages; mais quand je vins à 
penser aux conséquences qui en seraient résultées, 
et que je vis quel immense pouvoir donnerait à la 
Russie le grand nombre de Grecs des provinces 
soumises au Grand Seigneur, qui se réuniraient 
naturellement à elle, je refusai d'y concourir, sur- 
tout parce que Alexandre voulait conserver Cons- 
tantinople; ce à quoi je ne pouvais consentir, 
parce que cela détruisait l'équilibre de la balance 
politique en Europe. 

(c Je réfléchis que la France avec l'Egypte, la 
Syrie et les Indes, ne serait rien en comparaison 
de ce que la Russie aurait de ses nouvelles con- 
quêtes. Je considérais aussi que les barbares du 
Nord n'étaient déjà que trop puissants, et que pro- 
bablement, par la suite, ils envahiraient toute 
l'Europe; ce que je pense encore maintenant. 
L'Autriche tremble déjà. Que la Russie et la Prusse 
se réunissent, et l'Autriche est écrasée, sans que 
l'Angleterre puisse l'empêcher. La France n'est 
rien maintenant, et les Autrichiens sont si faibles 
qu'ils seront facilement subjugués. Una nazione a 
colpo di bastone. Ils opposeront peu de résistance 



358 MÉMORIAL DE SAINTE-HELENE 

aux Russes, quî sont braves et patients. La Russie 
est d'autant plus formidable, qu'elle ne désarme 
jamais ; en Russie, un soldat est toujours soldat. Les 
Russes sont des barbares qui n'ont point de patrie, 
et k qui tous les pays semblent meilleurs que ce- 
lui qui leur a donné naissance. Lorsque les Cosa- 
ques entrèrent en France, il leur était indifférent 
quelles femmes leur tombaient entre les mains, 
parce que, vieilles ou jeunes, toutes étaient préfé- 
rables à celles qu'ils avaient quittées. D'ailleurs les 
Russes sont pauvres, et il est nécessaire pour eux 
d'être conquérants. Quand je ne serai plus, ma 
mémoire sera révérée; et l'on m'estimera d'avoir 
prévu ce qui sera arrivé, et d'avoir cherché à 
rempêcher. On respectera ma mémoire, alors que 
les barbares posséderont l'Europe, ce qui ne se- 
rait pas sans vous, signori Ingïesi, » 

Napoléon témoigna beaucoup d'inquiétude rela- 
tivement au comte Montholon, parce que le gou- 
verneur avait donné a entendre qu'il était question 
de le renvoyer. « La perte de Montholon me sera 
bien sensible, disait-il, parce qu'indépendamment 
de son attachement pour moi, il m'est on ne peut 
plus utile, et qu'il s'efforce de prévenir tous mes 
besoins. Je sais qu'il sera très affligé de me quit- 
ter, quoiqu'en effet il lui serait plus agréable d'être 
rendu à sa famille et à ses amis, puisqu'il n'est 
pas proscrit, et qu'il n'a rien à craindre en France. 
D'ailleurs, il est d'une famille noble, et obtiendra 
facilement, s'il le veut, la faveur des Bour- 
bons. » 



MÉMORIAL DE SAINTE-HKLEXK 350 

J'ai accompagné la comtesse Montholon à Plan^ 
tation-Housey pour rendre visite à lady Lowe. J'ai 
vu sir Hudson, qui m'a dit qu'il n'accordait au- 
cune confiance aux paroles du général Bonaparte, 
et qu'il était résolu à ce qu'il n'entrât dans aucune 
maison sans être accompagné d'un officier anglais. 
Nous eûmes ensuite quelques discussions relative- 
ment aux laissez'passer y que Son Excellence avait 
autrefois ordonnés aux personnes qui désiraient 
visiter Longwood. Sir Hudson Lowe voulu me per- 
suader qu'il n'avait jamais donné de laisse z-passcr 
pour un jour spécifié (1), et que le major Gorre- 
quer en attesterait la vérité. Je lui fis la remarque 
que plusieurs personnes à qui il avait accordé des 
laissez'passer les avaient fait voir au comte Ber- 
trand a Huts'-Gate, en lui montrant que le jour 
était spécifié , et en le priant de tâcher d'engager Na- 
poléon à les recevoir, parce que leur billet ne 
vaudrait rien un autre jour. Sir Hudson répondit, 
avec colère, qu'il en imposait. 

Avant de partir, Hudson Lowe me dit de pren- 
dre quelques numéros de V Ambigu, pour les mon- 
trer au général Bonaparte. 

A mon retour, j'ai dit a Napoléon que j'avais 
reçu quelques numéros d'un ouvrage périodique, 
appelé VAmbigu, qui, ai-je ajouté, le maltraite 
beaucoup. — Napoléon m'a dit en riant : « Il n'y 
a que les enfants qui craignent d'être maltraités. » 



(1) Ce fait était notoirement connu à Sainte-Hélène, et parmi les passa 
gers qui venaient d'Angleterre, et parmi ceux qui y retournaient. 

(Note de CfMeara.) 



360 MÉMORIAL DE SAINTE-HÉlÈXE 

Il m'a ensuite prié de lui apporter ces numéros. 
Quand il a eu jeté les yeux dessus, il m'a dit : « Ah ! 
ah! c'est du Pelletier? il y a vingt ans qu'il fait des' 
libelles contre moi, et je suis très content de pou-' 
voir me les procurer, » 

M™® la comtesse de M ontholon, et M™* ainsi que 
M"*Balcombe, ont eu une heure d'entretien avec 
Napoléon, hier dans l'après-midi. 

Cipriani a été en ville pour ses affaires habi- 
tuelles. 

11 février, — Napoléon a observé qu'il avait 
trouvé Y Ambigu de Pelletier très intéressant, quoi- 
qu'il contînt beaucoup de faussetés et de sottises. 
« J'y ai lu, a-t-il continué, le détail de la bataille 
de Waterloo; il est presque exact. J'ai cherché 
dans ma tète à deviner quel en pouvait être l'au- 
teur; il faut que ce soit quelqu'un qui se trouvait 
alors auprès de moi. J'aurais gagné la bataille sans 
l'imbécillité de Grouchy. » 

J'ai demandé à Napoléon s'il pensait que Grou- 
chy eût agi avec l'intention de le trahir. « Non. 
non, a répondu Napoléon; mais il a manqué d'é- 
nergie. C'est de la part de quelques officiers de 
son état-major qu'il y a eu trahison. Je crois que 
quelques-uns de ceux que j'ai envoyés à Grouchy 
ont manqué à l'honneur et sont passés à l'ennemi; 
cependant je n'en suis pas certain, n'ayant pas revu 
Grouchy depuis ce temps-là. » 

Je lui ai demandé s'il pensait que le maréchal 
Soult ai été dans ses intérêts. Napoléon a répondu : 
» Certainement je l'ai cru; mais Soult n'a pas 



MEMORIAL DE SAINTE-HELENE 361 

trahi le roî de France, comme on l'a supposé. 11 
ne connaissait ni mon retour en France, ni mon 
débarquement; car, pendant quelques jours, il a 
pensé que j'étais devenu fou, et que ma perte était 
assurée. Malgré cela, les apparences étaient si for- 
tes contre Soult, et, sans en avoir Tintention, ses 
mouvements ont été si favorables à mes projets, 
que si j'eusse fait partie de son jury, et que j'eusse 
ignoré ce que je sais, je Taurais condamné comme 
ayant trahi la cause royale. Mais réellement il 
n'était pas instruit de mon dessein, quoique Ney, 
dans sa défense, ait prétendu que je lui ai dit le 
contraire. Quand Ney a dit avoir reçu de moi une 
proclamation, il a dit une fausseté. J'aurais sup- 
primé cette proclamation, si cela eût été en mon 
pouvoir; elle était indigne de moi. Ney n'aurait pas 
dû la publier, et agir différemment qu'il n'a fait; 
car quand il promit au roi de m'amener dans une 
cage de fer, il parlait dans la sincérité de son cœur, 
et ses intentions étaient conformes à ses discours ; 
il y persista pendant deux jours, après quoi il vint 
me joindre. Il aurait dû faire comme Oudinot, qui 
demanda à ses troupes s'il pouvait compter sur leur 
fidélité. Elles lui répondirent unanimement : «Nous 
ne nous battons pas contre Napoléon. ».I1 ne put 
empêcher les troupes, ni même les paysans, de se 
joindre à moi; mais Ney alla trop loin. 

« Mouton-Duvernet, a-t-il dit, a été une malheu- 
reuse victime des circonstances. Il voltigea pen- 
dant deux jours sur les flancs de ma petite armée, 
et ses intentions étaient de servir la cause du roi. 

21 



392 MEMORIAL DE SAINTE-HELENE 

Mçiis tout le monde se joignait à moi. Si Je Teusse 
voulu ^ je serais entré à Paris à la tète de quatre 
cent mille hommes. Ce qu'il y a encore de plus 
surprenant, et qui n'a, je crois, pas d'exemple dans 
l'histoire, c'est que tout se fit sans conspiration. Il 
.n'existait aucun complot, aucune intelligence avec 
aucun des généraux de France : pas un d'eux ne 
connaissait mes projets. Toute ma conspiration con- 
siste dans ma proclamation ; c'est par elle que je 
mis tout à exécution. Masséna même ne connaissait 
pas mon plan: quand on lui apprit que j'avais dé- 
barqué avec quelques centaines d'hommes, il ne put 
le croire, et. dit que cela était, impossible ; car il 
pensait que si j'eusse formé un tel projet, je l'en 
auiCais informé La nation française a pour qualités 
prédominantes la vanité, la légèreté, l'indépen- 
dance et le caprice (la vanità^ la leggerezza, tin- 
dependenzay é*l capriccio). Les Français se passe- 
raient plutôt de pain que de gloire, et une procla- 
mation produit beaucoup d'effet sur eux. Bien 
différents en cela du peuple anglais, chez qui les 
habitants de tout un comté se laissent influencer 
par l'opinion de deux ou trois familles nobles, les 
JFrançais veulent qu'on leur fasse la cour, 

« A Waterloo, pas un soldat ne s'est écarté du 
chemin de l'honneur. S'il y a eu une trahison, elle 
a existé parmi les généraux, et non parmi les sol- 
dats ; les officiers des régiments connaissaient les 
sentiments les uns des autres, et se défirent eux- 
mêmes de ceux qu'ils soupçonnaient» 
, « Votre nation a principalement l'intérêt pour 



MÉMORIAL DE SAINTB-HÉlÈNJS 3^ 

guide dans toutes ses actions. J'ai trouvé, depuis que 
je suis tombé dans vos mains, que vous n'avez pas 
plus de liberté que les autres peuples ; j'ai chèrement 
payé l'opinion romanesque et chevaleresque que 
j'avais conçue de vous. » 

Ici j'ai répété dans les mêmes termes ce que 
j'avais dit dans de semblables occasions. Napoléon 
secoua la tète et répondit: Je me souviens que 
Paoli, qui était un grand partisan de votre nation, 
et qui avait les inclinations britanniques, entendant 
élever la nation anglaise au-dessus de toutes les 
autres, et la citer comme la plus généreuse, la 
^lus libérale, et la [plus exempte de préjugés, s'é- 
cria r « Doucement, vous allez trop loin : les Anglais 
ne sont ni si généreux ni si dépouillés de préjugés 
que vous vous l'imaginez,- ils sont égoïstes ; c'est 
une nation de marchands, qui n'a que le profit en 
vue. • Quand ils font quelque chose, ils calculent 
toujours ce qu'ils y pourront gagner ; c'est le peu- 
ple le plus calculateur qui existe. » Paoli disait 
cela tout en rendant hommage aux bonnes qualités 
nationales que vous avez d'ailleurs. Aujourd'hui, 
je suis convaincu que Paoli avait raison. » 

Napoléon a ensuite fait quelques remarques con- 
cernant Longwood: il a témoigné sa surprise de 
ce que personne ne s'était présenté- pour faire un 
marché et fournir de l'eau à cette maison et au 
camp, en mettant pour condition qu'on lui accordât 
la permission d'établir un jardin dans la vallée, au 
moyen de quoi on pourrait se procurer des léguâ- 
mes à bon marché, non seulement pour Longwood 



36^1 MÉMORIAL DB SAINTE-HÉLBNB 

et pour le camp^ mais encore pour les habitations. 
« Ici, A-t-il continué, si Ton amenait Teau par 
un conduit, Novarre, à Taide de deux ou trois chi- 
nois, pourrait faire venir assez de légumes pour 
subvenir k nos besoins. Cela ne vaudrait-il pas 
mieux que de creuser des fossés et d'établir des 
fortifications autour de cette maison, comme si une 
armée était sur le point de l'attaquer? Un homme 
qui n'a pas de considération pour les besoins du 
soldat ne devrait jamais les commander; l'eau est 
une des choses les plus nécessaires pour les trou- 
pes. » 

Sir Thomas Reade a fait un long discours au-* 
jourd'hui sur l'imprudence qu'il y avait à permet- 
tre à Bonaparte de se procurer des journaux, 
excepté ceux que le gouverneur examinait aupara- 
vant. 

18 féçrier, — J'ai vu sir Hudson Lowe à Plan- 
tation-'Housse : je l'ai trouvé occupé à examiner 
quelques journaux pour Longwood. 11 en mit plu- 
sieurs de côté, comme n'étant pas, selon lui, pro- 
pres à être présentés à Napoléon. Il me fit en même 
temps l'observation que, quelque étrange que pût 
paraître cette mesure, le général Bonaparte devait 
lui en savoir gré, attendu que la lecture d'articles 
écrits en sa laveur, pourrait exciter en lui des espé- 
rances qui, si elles n'étaient pas réalisées, l'affli- 
geraient quand il faudrait qu'il y renonçât; que 
d'ailleurs le gouvernement anglais ne jugeait pas 
à propos de lui faire savoir tout ce qui s'écrivait 
dans les feuilles. 



MEMORIAL DB SAINTE-HBLENB 365 

19 février. — Sir Thomas Reade 8*occupe chau* 
dément à faire circuler dans la ville le bruit que 
le général Bonaparte est d'une humeur chagrine, 
et qu'il ne veut voir personne ; que le gouverneur 
pousse à son égard la bonté trop loin, et que Ton 
devrait le mettre aux fers* 

21 février, — Le bâtiment de transport, le Da- 
Pid, a apporté la nouvelle de Vs^rrivée de TAdo/phus 
au Cap, avec une cargaison consistant principale- 
ment en barres de fer, dont le gouverneur a fait la 
demande en Angleterre, pour entourer la maison de 
Napoléon. 

Sir Hudson Lowe est venu à Longwood, et a 
inspecté les travaux qu'on fait aux écuries, ainsi 
que les factionnaires qu'il avait placés autour. Il 
a eu ensuite un long entretien avec moi, sur les 
restrictions et les limites, sans cependant arriver k 
aucune décision. Après m'avoir dit que je suis, en 
quelque sorte, responsable envers les ministres de 
toutes les impressions défavorables qui peuvent 
exister dans l'esprit de Napoléon, Son Excellence 
continua à me faire la leçon sur mes conversations 
avec lui. Je lui fis sentir combien la position dans 
laquelle je me trouve est délicate, et enfin l'impos- 
sibilité où je suis de faire les ouvertures qu'il de- 
mande. Sir Hudson m'a répondu qu'il sentait tout 
l'embarras de ma situation; mais en même temps 
il ajouta que je devais lui découvrir, et a lui seul, 
tout ce qui se passe relativement à Napoléon, lui 
rapporter tous ses discours, et surtout ne pas omet- 
tre les épithëtes offensantes dont il se sert; qu'il 



985 xBMaaiAt bb sAiNTE-nusm 

ett nécessaire tpi*9 fMiit iafinié de tait ^^ foi se 
passe ; qu'ayant des relations journalières avec B<ma* 
parte, il pensait que je me laisserais moins influencer 
par lui que ne l'eussent fait quatre-vingt-dix-neuf 
autres personnes sur cent ; que j'occupe une place 
de grande importance, et dans laquelle je puis ren- 
dre des services essentiels; qu'un silence absolu 
sur tout, excepté pour lui, est on ne peut plus né- 
cessaire. 

Son Excellence m'a dit ensuite, pour me mon- 
trer la bonne opinion qu'elle a de moi, qu'elle ne 
se faisait pas scrupule de m'avouer que l'on devait 
beaucoup surveiller les commissaires, qui n'étaient 
dans le fait que des espions, dont toute l'affaire 
consiste à tirer de moi quelques particularités pour 
en faire l'envoi a leur Cours; que je devais user 
de beaucoup de circonspection, parce qu'il était 
certain qu'ils rapporteraient à leurs maîtres tout ce 
que j'aurais Ait, comme ils l'avaient déjà fait a son 
égard; il me répéta, comme preuve de ce qu'il 
avançait, la conversation que j'avais tenue avec le 
baron Sturmer, à Plantation-House le 21 octo- 
bre 1816, me faisant en même temps connaître 
qu'il était très satisfait de ma circonspection. Il 
m'a dit, en outre, qu'il' avait écrit h lord Bathurst 
en termes très avantageux pour moi, et qu'il avait 
recommandé que mes appointements fussent por- 
tés à 500 1. sterling (12000 f.) par an. 

Après cela, Son Excellence m'a fait part qu'il 
avait reçu du jeune Las Cases une lettre pour moi 
qu'il comptait m'envoyer* 



MÉMORIAL DS SÀIXTE-HÉlÈNB 367 

J*îiî reçu lé soir la lettre en question; elle était 
sous enveloppe et en renfermait une autre que la* 
mère du général Gourgaud écrivait à son fils, ainsi 
que Sir Hudson le marquait dans sa note, en me 
chargeant dé la lui remettre. 

24 féçrier, — M. Vernon est venu ondoyer, à 
Longwood, l'enfant du comte Bertrand. Napoléon 
a joué, le soir, au billard. 

25 février. -^ Cipriani est allé en ville pour 
acheter des provisions. 

28 février, -^ Napoléon a eu très peu de repos 
pendant la nuit; il s*est levé à cinq heures, et 
s^est promené pendant quelque temps dans la 
salle de billard. Je Tai trouvé couché sur un sopha; 
il avait Tair abattu. Il m'a salué d'une voix faible; 
je lui ai remis une gazette de Portsmouth, du mois 
de novembre dernier. Après avoir lu quelques 
observations sur le tort que produirait probable- 
ment à la France le mariage de l'empereur d'Autri- 
che avec la princesse de Bavière, ainsi qu'une re- 
marrque portant que Napoléon, dans la plénitude 
de sa puissance, s'y était toujours opposé, Napo- 
léon m'a dit : « C'est vrai. Je craignais les suites 
d'une alliance entre ces deux Maisons; mais main- 
tenant que peut faire cela? » Faisant allusion k la 
détresse dans laquelle se trouve le commerce d'An 
gleterre, il a fait l'observation que lord Castlereagh 
méritait la réprobation de la nation anglaise, pour 
le peu de soin qu'il avait pris aux intérêts de son 
pays, lors de la paix générale. « Les malheurs 
dont je fus assailli ont donné un tel ascendant à 



308 MÉMOBIAL DB SAINTE-HELENE 

r Angleterre, qu'on lui eût accordé presque tout 
ce qu'elle aurait demandé, indépendamment du 
droit qu'elle avait de réclamer une récompense 
pour les dépenses énormes qu'elle avait faites. Il 
s'est offert un moment favorable, qui ne se repré- 
sentera peut-être plus, où l'Angleterre aurait pu, 
dans l'espace de quelques années, se débarrasser 
de tout ce qui la gênait, et se délivrer de l'im- 
mense dette qui pèse sur elle. Si lord. Castlereagh 
eût été réellement attentif aux intérêts de sa patrie, 
il aurait saisi, dans les commencen^ents, la seule 
occasion qui se soit présentée d'assurer a l'An- 
gleterre des avantages commerciaux qui l'auraient 
délivrée de ses embarras. Mais, au lieu de cela, 
il s'est amusé à faire la cour aux rois et aux em- 
pereurs, qui ont flatté sa vanité en l'honorant de 
quelque attention, persuadés que, par cette con- 
duite, ils lui feraient négliger les intérêts de la 
Grande-Bretagne, et travailleraient à ceux de leurs 
pays respectifs. Il a été complètement leur dupe, 
et votre nation le maudira un jour. 

. (( Je ne vois maintenant d'autre moyen de vous 
tirer du mauvais pas où vous êtes engagés, que de 
réduire l'intérêt de la dette nationale, et confis- 
quer, au profit de l'Etat, la plus grande partie des 
revenus de l'église, toutes les sinécures, et d'éta- 
blir un système de réduction générale. Votre caisse 
d'amortissement est illusoire. Imposez une taxe sur 
les absents. Il est trop tard aujourd'hui pour reve- 
nir sur les traités de commerce. Ce que l'on eût 

regardé dans le temps comme juste et comme rai- 



MEMORIAL DE SAIMTE-HEL ENB 369 

sonnable, serait considéré maintenant sous un tout 
autre point de vue. L'occasion est perdue, et la 
nation est redevable à vos imbéciles de ministres 
de tous les malheurs qui vont Taccabler ; on ne doit 
les attribuer qu'à leur criminelle négligence. 

« J'ai appris, a-t-il dit/ que le botaniste (1) est 
sur le point de partir sans que j'aie pu le voir. 
Dans les contrées les plus barbares, on ne refuse- 
rait pas même à un prisonnier condamné à mort, 
la consolation de converser avec un homme qui 
aurait vu depuis peu sa femme et son enfant. 
-Même dans le temps où celle des cours de justice 
que l'on peut regarder [comme la plus exécrable, 
le tribunal révolutionnaire de France, exerçait son 
funeste pouvoir, on n'a jamais vu un tel exemple 
de barbarie et d'oubli de tout sentiment d'huma- 
nité; et votre nation, si renommée pour son libé- 
ralisme, se permet de pareilles infamies ! J'ai ap- 
pris que ce botaniste a demandé à me voir et qu'on 
lui en a refuse la permission. Dans ma lettre a Las 
Cases, que le gouverneur a lue, je me plaignais de 
cette conduite, comme d'une aggravation de ma 
peine, et par là je formais la demande de le voir. 
Je n'ai pas voulu m'y prendre d'une autre manière. 
Je me serais exposé à recevoir un refus de la part 
de ce bourreau, Cest le comble de la cruauté. Il 
faut être bien barbare pour refuser à un époux, à 
un père, la consolation d'entretenir une personne 

, (1) Napoléon avait été informé, et je crois, avec fondement, que ce 
gentleman avait conversé avec l'Impératrice et vu son fils peu de temps 
avant qull ne partit d'Allemagne pour se rendre à Sainte-Hélène. 

(Note de O'Meara,) 

21 



370 MÉMORIAL DE SAINTB^HBLENB 

qui a vu sa femme depuis peu, et touché son enfant 
(ici la voix de Napoléon s'affaiblit), et surtout lors- 
que, par la cruelle politique de quelques individus, 
il est pour toujours privé des embrassements de 
ces personnes chéries. Les anthropophages des 
mers du Sud n'en feraient pas autant : avant de 
dévorer leurs victimes, ils leur permettent de se 
voir et de converser ensemble. Les cannibales dé- 
sapprouveraient les cruautés que Ton exerce ici. » 

Napoléon se promena de long en large pendant 
quelque temps. Ensuite il continua : « Vous voyez 
la manière dont il cherche à en imposer aux voya- 
geurs qui se rendent en Angleterre, pour leur faire 
croire qu'il est le meilleur homme du monde, que 
sa conduite envers moi est toute bénigne, et que 
c'est entièfement ma faute ôi je ne reçois pas 
d'étrangers. Il donne comme une preuve de l'inté- 
rêt qu'il y prend, qu'il envoie son aide de camp 
pour me les présenter, quoiqu'il sache bien que 
cette dernière circonstance suffirait seule pour 
m'empêcher de les recevoir. Son but est de faire 
croire à l'Europe que je redoute la vue d'un 
Anglais. Voilà pourquoi il vous à prié de m'infor- 
que Las Cases avait dit que j'avais en horreur 
l'uniforme anglais. » 

J'ai fait observer que sîr Hudson Lowe pensait 
que c'était là une invention de Las Cases. « C'est 
une invention de sa part, a répliqué l'empereur, 
afin de vous en imposer. Si j'avais haï les Anglais, 
me serais-je remis entre leurs mains, au lieu de 
me rendre à l'empereur de Russie ou à Tempe- 



MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÊNB 371 

peur d'Autriche? Est-il possible de donner une 
plus grande preuve de mon estime pour une 
nation, que je Tai fait pour l'Angleterre, bien 
malheureusement pour moi! » 

Napoléon a ouvert la porte pour appeler Saint- 
Denis, et lui demander, en ma présence, si, dans 
son journal. Las Cases affirmait qu'il eût jamais 
dit qu'il haïssait les Anglais, et que sa prévention 
s'étendait jusqu'à leur uniforme, ou enfin quelque 
chose qui pût être entendu de cette manière. Saint- 
Denis a répondu que rien de ce genre n'était con- 
tenu dans le journal. « Eh bien, a dit Napoléon, 
si Las Cases l'eût dit, il l'aurait écrit de même 
dans son journal. Il faudrait être bien méchant 
pour vouloir me tourmenter dans la circonstance 
pénible où je me trouve. Il faut qu'il n'ait rien 
ici, a-t-il continué en plaçant sa main sur son 
sein; et quand un homme n'a point de cœur, il 
doit nécessairement avoir une mauvaise tête, et 
être hors d'état de commander ou d'agir par lui- 
même. La nature, en formant de certains hommes, 
a voulu les retenir dans une situation subalterne. 
Tel était Berthier. Il n'y avait pas au monde de 
meilleur chef d'état-major, c'était là que se trou- 
vait son véritable talent; mais il n'était pas capa- 
ble de commander cinq cents hommes. Ce gou- 
verneur aurait fait un excellent commis. Vous 
pouvez voir combien il est peu propre à occuper 
un poste important, puisqu'il se laisse mener par 
un imbécile, aussi méprisable que ce colonel 
Reade. Avez- vous lu Gil Blas? » J'ai répondu que 



372^ MBHOmAL DE SAINTE-HBLÈNB 

oui. (( Ce sourire éternel sur les lèvres de Reade, 
continua Napoléon, n'esta pas naturel, et me fait 
penser à Ambroise de Lamela, qui allait à l'église 
tout en formant le projet de voler son maître. Ce 
sourire sert k masquer ses intentions réelles. On 
m'a rapporté que les Balcombe avaient été inter- 
rogés et scrutés en tous sens par le gouverneur et 
par Reade, son conseil privé, sur ce qu'ils avaient 
dit et entendu dire à Longwood, et que le père 
avait répondu qu'il était venu ici pour avoir l'hon- 
neur de nous voir, et non pas pom* servir d'es- 
pion. >> 



FIN DE LA SECONDE PARTIE 



APPENDICE 



STATISTIQUE DE SAINTE-HELEiNE 



Sainte-Hélène est située entre le 15* degré 55 minutes 
de latitude sud, et le 5® degré 46 minutes de longitude 
ouest, sous les vents alises sud-est, Elle a à peu près 
dix milles et demi de longueur, six milles trois quarts 
de largeur, et vingt-huit milles de circonférence. La par- 
tie la plus élevée est Diana' s-Peak, Elle est éloignée de 
la terre la plus prochaine, TAscension, d'à peu près six 
cents milles ; le continent le plus rapproché, le cap de 
Bonne-Espérance, en est à douze cents lieues* Son as- 
pect est stérile et repoussant. Elle présente à l'extérieur 
l'apparence d'une masse de rochers noirâtres, formés de 
différentes laves, qui s'élèvent de l'Océan en pointes 
rudes et irrégulières, et qui paraissent brûlés et scori- 
fiés. Ils n'offrent aucune végétation à quinze cents pieds 
de hauteur au-dessus de la mer, et l'aridité de leurs mas- 
ses n'est rompue que par des ravins profonds et étroits 
qui descendent à la mer, et forment, en plusieurs en- 
droits, des espèces de ports. L'île est un composé de laves 
refroidies dans différents états de fusion, qui, jointes à 
l'absence totale de toute substance primitive, à ses hau- 
teurs en cône, au Puzzolana, et aux productions volca- 



374 APPENDICE 

niques qui s'y trouvent, prouvent clairement qu'elle a 
subi Taction du (eu, /a'mesi-Toà'ri, seiile 'wïWe qui soit 
dans Tîie, est située au fond d'un ravin, en forme de coin 
flanqué de chaque côté de rochers énormes et saillants, 
menaçant continuellement d'une mort affreuse les habi- 
tants de la ville. Le rocher à gauche, en venant de la 
mer, est appelé Rupert's-Hill ; celui à droite; Ladder-HilL 
Une route perpendiculaire et étroite appelée Sidepath 
(le sentier de côté) traverse le premier ; une autre route, 
qui coupe Ladder-Hill, conduit à la maison de campa- 
gne du gouverneur. Le premier aspect de la ville est 
agréable, surtout à ceux qui ont été longtemps en 
mer ; elle ressemble à une décoration de théâtre. Vis-à- 
vis de la ville, est Jarhes-Bayy port principal, où les 
vaisseaux les plus gros sont en parfafte sûreté. Le vent 
ne variant jamais de plus de deux ou trois points, et 
sbûfQant toujours de terre, est très favorable pour met- 
tre à là voile. La ville se compose d'une petite rue le 
long de la mer et qui est appelée Marino ; d'une grande 
rue qui, commençant à celle-ci, s'étend en ligne |droite 
à une distance d'à peu près trois verges, où elle se divise 
alors en deux plus petites. Elle offre à peu près cent 
soixante maisons, bâties principalement en pierres, ci- 
mentées avec de la boue, la chaux étant extrêmement rare 
dans l'île. Les principales maisons sont blanchies et 
couvertes en bardeaux; les autres sont couvertes de 
planches et de tei're. Il y a une église, un jardin bota- 
nique, un hi5pital, une taverne et des casernes. A gau- 
che de la baie, est situé le château du gouverneur. On 
trouve quelques brasseries dans lesquelles on fait de la 
bière aussi bonne que notre meilleure. 

Les maisons sont en général fort propres à l'extérieur, 
mais elles manquent de beaucoup de commodités. Ce 
sont presque toutes boutiques, hôtels garnis et auberges. 



APPENDidB 375 

On peut s'y procurer des marchandises dés Indes Orien- 
tales ou d'Angleterre ; mais ces dernières reviennent à 
des prix énormes. Le thé est la seule denrée qui y soit 
à bas prix. Lors de notre arrivée, ï\ était difficile de s y 
procurer les choses nécessaires à la vie, et ce n'était 
qii*à des prix exorbitants. Le bétail était tellement rare, 
que c'était une affaire d'état que de tuer un bouvillon ; 
les habitants ne pouvaient tuer même leur propre bétail, 
sans eh avoir préalablement obtenu la permission ex- 
presse du gouverneur et du conseil. Les moutons sont 
très petits ; ils pèsent rarement plus de vingt ou trente 
livres. Le mouton, lorsqu^on peut s'en procurer, coûte de 
1 fr.85 c.[à 2 fr.50 c.la livre.jLa volaille y est fort chère; 
elle coûte de 7 fr. 50 c. à 12 fr. 50 c. la pièce. Les canards, 
12 fr. 50 e. Les oies, 22 fr. 50 c. Les dindes coûtent de 
31 fr. 50 c., jusqu'à 50 fr. Il est très difficile de s'y pro- 
curer du veau, et il coûte à peu près 2 fr. 50 c. la livre. 
Le porc, 1 fr. 55 c. Les choux, de 1 fr. 50 c. à 3 fr. cha- 
que. Les carottes, 1 fr. 50 je. la douzaine. Les pommes 
de terre, de 7 fr. 50 c. à 10 fr. 80 c. le boisseau. Les 
CBufs, la douzaine, de 6 fr. 25 c. à 7 fr. 50 c. On y a 
quelquefois des pois, mais ils sont très chers. 

Le poisson le plus commun est le maquereau, il y est 
abondant. Il y a dès albicores, des bonetas, des bull's- 
eyes, des cavallies, et quelquefois, mais très rarement, 
des tortues de mer. On y trouve aussi une espèce d'écrè- 
vîsse appelée longues-pattes, et quelques cancres. 

Le seul gibier de l'île se compose de quelques paons 
sauvages, de perdrix et de faisans. Ces derniers sont 
gibier royal, et réservé. On soumet à une amende très 
forte quiconque en tuerait un, et ne l'apporterait pas de 
suite au gouverneur. On n'y voit point de lièvres, et très 
peu de lapins. Les locaux y sont excessivement chers; 
les habitués paient ordinairement 7 fr. 75 c. par nuit; 



376 APPENDICE 

les passagers paient le double. Le prix du logement et 
de la table est de 37 fr. 50 c. par jour, pour une grande^ 
personne ; 18 fr. 75 c. pour un enfant ; 12 fr, 50 c. pour 
un domestique : on donne à ces derniers une table pas* 
sable et très peu de vin. Le porter et tous les vins, ex-» 
cepté celui du Cap, y sont fort chers. La vente de toute 
espèce de spiritueux est prohibée. Les chèvres, qui y 
étaient autrefois nombreuses, et qui faisaient tort aux 
jeunes arbres, en sont presque exterminées. Les maisons 
sont remplies d'une quantité de rats et de souris incroya* 
ble à tous ceux qui n*ont pas été à Sainte-Hélène ; les 
ravages qu'ils commettent sont incalculables. On y est 
aussi assailli par des essaims de moucherons (mos'- 
chettesj de deux espèces, dont la piqûre est insupporta 
ble. On y voit aussi des quantités de rougets, des scor> 
pions, des [millipèdes et une espèce de mouches très 
incommode pour le bétail et lés chevaux. La quantité de^ 
chenilles et des vers y est étonnante, et les ravages que 
font ces insectes sont presque incroyables. J*ai ouï dire 
que des planches de végétaux avaient été quelquefois 
entièrement détruites en une nuit par les chenilles. .Lç 
bois de chauffage y est extrêmement rare et fort cher; 
on est obligé de tirer le charbon de FÂngleterre. Les 
ressources de Tîle sont peu nombreuses, et je puis dire 
avec vérité qu'il y avait à bord du Northumberland un 
plus grand nombre d'outils et de mécaniques, qu'elle 
n'en contient. Le prix du travail y est très élevé ; les 
journées ordinaires d'un ouvrier sont de 5 fr., et celles 
d'un mécanicien de 8 fr. 75 c. à 12 fr. 50 c, 
- James^Town est défendu par une ligne de fortifications 
élevées le long de la baie, adroite de laquelle se trouve 
le port, par des ouvrages maritimes, et par les batteries 
de Meuden et de Bank, sur Ladder-Hill et RuppertV 
Hill, Un pont-Ievis conduit à la porte de la ville; cette 



APPENDICE 377 

porte ^st fermée tous les soirs à la chute du jour. On 
aborde la ville au pied d'une montagne en cône, appelée 
Sugar-Loaf'Point. Avant qu'il leur soit permis de jeter 
Fancre, les vaisseaux sont obligés d'envoyer un bateau 
pour déclarer leur nom, leur pays, etc. Outre cet abor- 
dage, il y en a encore cinq ou six autres qui ne peuvent 
servir qu'à un très petit bâtiment. 

Une source qui la traverse fournit de l'eau à la ville, 
ainsi qu'aux vaisseaux de la baie. Cette eau, du cresson, 
quelques végétaux et de la bière, sont les seuls rafraîchis- 
sements que puissent se procurer les passagers dont la 
bourse n'est pas bien garnie. 

La population de l'île sans y comprendre la garnison, 
s'élève à deux mille neuf cents âmes à peu près, dont 
sept cent quatre-vingts sont blancs, trois cents noirs ; 
le re3te se compose de Lascars, de Chinois, etc. Les 
blancs sont ou d'origine anglaise, ou natifs de la Grande- 
Bretagne ; les insulaires en sont très jaloux, et les regar- 
dent comme des intrus. Ceux-ci, à leur tour, ont appelé 
les naturels du sobriquet de Yam-Stochs, On y parle 
l'anglais, mais on le prononce très mal. La religion an- 
glicane est la ' dominante ; les coutumes sont compo- 
sées des habitudes anglaises et des mœurs des tropiques. 
La principale nourriture consiste en viande salée, riz et 
poisson ; on obtient le premier de ces articles par quan- 
tités, dans les magasins de la compagnie des Indes- 
Orientales, à des prix modérés. La viande fraîche est un 
luxe que la haute classe se permet rarement, encore 
éprouve-t-elle beaucoup de difficulté à s'en procurer. 
Les végétaux sont ordinairement vendus ou échangés 
aux vaisseaux et aux troupes. Il y a peu d'années, l'île 
ne possédait pas encore une seule charrue ; cependant, 
son dernier gouverneur, le major-général Beaston, en fit 
introduire plusieurs. La plus grande partie des habitants 



sis APPBNDIGK 

demeurent à la ville, et ne vont à la campagne que pour 
leur amusement ou leur santé. Ils ont, en général, peu 
d'éducation ; et le petit nombre de ceux qui ont été éle- 
vés en Europe, conçoivent bientôt, à leur retour, le plus 
profond mépris pour leurs parents ou leurs |voîsîns. 

Le haut prix des denrées, et des autres choses néces- 
saires à la vie, ne permet pas aux habitants de déployer 
une grande hospitalité. A l'exception de la famille Bal- 
combe, les' étrangers ne peuveht guère attendre des 
égards que du propriétaire dé l'auberge où ils logent. 
La plupart des aubergistes sont les personnages les 
plus importants de l'île; ils comptaient parmi eux, il y' 
a^ quelques moisj le. second membre du'coiiseil. On y 
donne cependant quelques^ soirées, et les jeunes per- 
sonnes de l'île, dont quek[ues«unes sont fort jolies et 
fort ignorantes, n^exigent pas de longues assiduités pour- 
se décider à quitter le rocher où elles sotit nées. 

L'intérieur de l'île se? compose de chaînes de monta- 
gnes et de ravins. Diana S'Peaky le point le plus haut 
de l'île, est à deux mille cent quatre-vingt-dix-^ept pieds 
au-dessus du niveau de la mer. Le pays offre les con-' 
trastes les plus frappants d'aridité et de verdure. Ici, 
ce sont des rochers stériles et d'une hauteur immense, 
séparés par des abîmes profonds, obscurs et perpendi- 
culaires, parsemés çà et là d'immenses masses de ro- 
ches nues, et de quelques' terres-pleins de verdure ; là, 
de verts pâturages, et des jardins ornés d'arbres et de 
maisons qui s'élèvent dans la vallée ou sur le flanc des 
rochers. Quelque bétail, des moutons, et parfois un 
cheval, paissant sur les côtes escarpées des montagnes, 
offrent à l'œil, fatigué de la vue de ces précipices af- 
freux, un agréable soulagement. Ces contrastes font 
trouver au spectateur la partie cultivée de l'île pittores- 
que et romantique. La vue dont on jouit de Sandy^Bay^ 



▲r^fiHDiCfi 379 

et' -du sommet de Diana^s-PeacW, est véritable- 
metit splendidé. Cependant, la plus grande partie de' 
Fîle est dépouillée, et «on aspect est horrible et repous-. 
sant; la plupart des terres propres à la culture sont 
emcombréefs de ronces [ruhus pianaius), que Ton y' 
avait apportées, il y a quelques années, comme une ra- 
reté. Les routes sont, en général, fort étroites ; à peine 
un cheval y peut-il passer. Elle tournent autour du 
sommet des collines ou des flancs escarpés des nàonta- 
gnes a pic, et s'enfoncent dans les profondeurs des ra- 
vins. Il n^y avait dans Tîle que deux voitures, apparte- 
nant au gouverneur et traînées par des bœufs. 

On peut compter au nombre des sites les plus agréa- 
bles de rsle, d*abord Plantation^Housey ensuite la mai- 
son du coïonel Smith, Rosemary-Hall ; celle de M. Do- 
reton,' â Sandy^Éay^ the Briars, et la maison de miss 
Mason. Tous ces endroits sont ornés de beaux jardins, 
de promenades abritées, de verdure et de ruisseaux; ce 
ôont presque des demeures agréables. Plantation^ 
Housse et sea dépendances seraient considérées, dans 
toutes les parties de l'Europe, comme un site enchan- 
teur. 

Afin que le lecteur ne pense pas que je veuille en- 
chérir sur s^es beautés, je vais rapporter un extrait de 
la description qui en a été donnée dans le dernier ou- 
vrage publié sur Sainte-Hélène. « L'entrée de Planta- 
tiôn^House, résidence dé campagne du gouverneur, est 
à peu près à trois quarts de mille de C'est une habi- 
tation extrêmement élégante, agréablement située, ayant 
des jardins immenses et des terres bien cultivées ; elles 
sont labourées comme celles d'Angleterre, et entrete- 
nues aveé beaucoup de soin. Les jardins sont ornés de 
différentesespèces d'arbres magnifiques et d'arbrisseaux 
apportés d'Europe, d'Asie, d'Afrique et d'Amérique, 



380 APPENDICE 

Tous viennent des parties du monde les plus éloigoées 
et des climats les plus opposés, et cependant ces plantes 
y prospèrent et fleurissent toutes. » 

Plantation-House est abritée par les chaînes immenses 
de montagnes flj formant Diana' s-Peak et Halley's^ 
Mount, et qui séparent Ttle, garantissent cette par- 
tie du vent du sud-est, lequel, dans les endroits exposés 
à son ardeur, brûle la végétation* 

Lorsqu'on sut que Longwood avait été fixé pour la 
demeure de Napoléon, cette décision surprit d'abord les 
insulaires ; la situation est si aride, qu'aucune famille 
n'avait jamais pu l'habiter plus de quelques mois dans 
l'année : mais cette surprise cessa bientôt parce qu'on 
supposait qu'on lui préparerait une habitation convena- 
ble pour l'hiver, lorsque le gouverneur serait arrivé, 

Longwood est une vaste plaine sur le sommet d'une 
montagne, sous le vent, à deux mille pieds à peu près 
au-dessus du niveau de la mer. Elle contient un grand 
nombre d'arbres appelés gum^woods (conysa gummù- 
fera)y tous à peu près de la même taille, et penchant tous 
du même côté, à cause des vents alises qui soufflent 
continuellement du sud-est, ce qui leur donne l'aspect 
le plus monotone et le plus mélancolique. Les feuilles 
de l'arbre à gomme sont petites, étroites, et toutes réu-^ 
nies aux extrémités des branches, ce qui fait» par eonsé* 
quent, qu'elles ne donnent qu'un ombrage sans force, 
contre les rayons pénétrants du soleil. Il n'y a point 

(1) SiMiYcnt, dans les voyages que J'étais obligé de faire deux fois la 
semaine à Plantation.- Honse^ je laissais Longwood au milieu des brouil- 
lards et de la pluie, et trouvais le beau temps à Pli^ntation. Le change- 
ment commençait généralement à partir des montagpnes au-dessus de 
Hut's-Gate : on peut en attribuer la cause à ce que les nuages étaient 
attirés par les hautes montagnes appelées VÉpine du dos de Tile. On 
voyait tons les jours le beau temps à la ville, et la pluie et le brouillard 
en même temps dans les montagnes. Il est surprenant que l'on ne 
connaisse ni Je tonnerre ni les éclairs à Sainte*Héiène, ce qni provient 
sans doute de ce que le fluide électrique s amassant sur Diana's-Peak et 
les autres montagnes en cône, se trouve conduit à la mer. 



APPENDICE 381 

d'eau y excepté celle qu'on y amène d'à peu près trois 
milles. La plaine est exposée à un vent sud-est, cons- 
tamment chargé d'humidité; sa situation élevée fait 
qu'elle est enveloppée de brouillards ou noyée dans les 
pluies, pendant la plus grande partie de l'année. Le sol 
se compose d'une craie argileuse et gluante qui, dans 
.les temps humides, s'attache aux pieds du voyageur et 
y forme un tel poids, qu'elle l'empêche véritablement de 
marcher. Pendant un mois ou six semaines, le temps y 
est fort beau ; le soleil y est vertical pendant deux ou 
trois autres mois, et les sept ou huit derniers sont tou- 
jours pluvieux et désagréables. Bien que Longwood 
soit généralement couvert de brouillards, le ciel s'y 
éclaircit parfois, et les rayons du soleil y brillent d'une 
splendeur passagère. Bientôt après, l'atmosphère s'obs- 
curcit de nouveau, des brumes épaisses couvrent la 
plaine, et une pluie abondante, poussée impétueusement 
par l'éternel vent alise, mouille jusqu'aux os quiconque 
s'est hasardé à faire un tour de promenade, séduit par 
l'apparence trompeuse du soleil. Ces changements de 
température ont souvent lieu plusieurs fois dans le même 
jour, et sont une des causes de l'insalubrité de Sainte- 
Hélène. Par suite de la nature grasse du sol, la pluie ne 
pénètre que très peu sa surface, et court se précipiter 
dans les ravins du voisinage. La violence du vent qui 
détruit la végétation, jointe aux dégâts commis par les 
vers, et le manque d'eau pendant deux ou trois mois 
de l'année, rendent presque nuls tous les efforts pour 
cultiver le jardin : la plante qui réussit le mieux à Long- 
vood est le tithymale, herbe nuisible et laiteuse. 

Afin qu'on ne puisse pas croire que je me suis plu à 
exagérer les inconvénients de Longwood, je prendrai 
la liberté de citer deux passages de l'Histoire de Sainte- 
Hélène par M. Brooke, qui a habité cette île pendant à 



i 



382 APPENDICE 

peu près quarante ans ; il était le doyen du conseil «t 
remplaçait le gouverneur. M. Brooke possédait une vaste 
propriété dans Tile» et était plutôt porté à rehausser soii 
mérite qu*à en indiquer les défauts. « C'est seulement, 
» dit-il, dans les parties les plus abritées de Fîle que le 
9 chêne atteint à la perfection. Dans les lieux exposés à 
» l'ardeur du soleil, les vents alises, qui soufflent conti- 
» nuellement dans la même direction, produisent les ef- 
9 fets les plus funestes sur cet arbre et sur la plupart 
» de ceux étrangers au sol.» Page 228. — Puis il dit, 
page 255 : a Le gouverneur Dunbard était infatigable 
» dans ses efforts pour étudier les ressources et la ferti- 
B lité de rtle. Les expériences qu'il fit à Longwood pour 
» cultiver de l'avoine, de l'orge et du blé, donnèrent 
» naissance à tant d'espérances de succès, qu'on y avait 
» déjà élevé une grange ; mais la moisson ayant manqué, 
» elle fut convertie en une résidence pour le lieutenant- 
» gouverneur. On suppose qu'il dut cette non-réussite 
» à la sécheresse ou à quelque autre particularité du cli- 
» mat ou du sol, et non, comme on l'a affirmé quelque- 
fois, aux dégâts commis par les rats. » 
Une preuve plus.évidente que Longwood est l'endroit de 
Vile le plus aride et le plus désagréable (l.j, c'est qu'avant 
que Napoléon vint dans l'île, il n'avait jamais été habité 
plus de trois ou quatre mois de l'année par le lieutenant- 
gouverneur, comme maison de campagne, et quelquefois 
par les fermiers de la compagnie, qui s'y réunissaient 



(1| Dans l'esquisse que j'ai donnée des coutumes de Sainte-Hélène, j'ai 
oublié de- parier d'un usage qui peut bien n'être pas regardé comme 
très favorable aux mœurs. Si une demoiselle d'une honnête famille devient 
grosse avant le mariage, son séducteur, soit qu'il soit emplojé dans le 
civil ou le militaire de la compagnie des Indes-Orientales, qui constitue 
À peu près les quatre cinquièmes des habitants de la plus noble classe, 
est obligé de l'épouser, sous peine de perdre sa place. Il m'est impos- 
sible de dire si <rest véritablement nne coutume\ OU' nne loi établie par 
la Compagnie. 



APPBNDIGB 383 

dans une petite chaumière. Aucun des habitants de Tile 
n'en avait jamais fait sa résidence habituelle, connaissant 
bien tous ses inconvénients. Ce fait, qui n'est point con- 
trouvé, en dit plus à lui seul que des volumes. 

J'espère que les remarques suivantes sur Sainte-Hé- 
lène, qui sont fondées sur l'observation et l'expérience, 
ne seront pas trouvées superflues dans l'occasion pré- 
sente ; et pour les rendre plus intelligibles au lecteur, 
je. lui demanderai la permission de les faire précéder de 
quelques observations préliminaires., 

On peut attribuer la plus grande partie des maladies 
qui affligent le corps humain, aux changements subit de 
température, surtout lorsque ce changement est accom- 
pagné d'humidité. Les transitions soudaines du chaud au 
froid engourdissent les vaisseaux extrêmes de la surface 
du corps, en repoussant alors la même quantité de sang 
sur quelqu'un des organes internes. Les changements 
subits de l'atmosphère dans quelques climats, tels que 
celui d'Angleterre, produisent des aflections pulmo- 
naires; sous les tropiques, où le système bilieux est si 
susceptible de dérangement, elles occasionnent des ma- 
ladies de foie, La grande sympathie qui existe entre la 
peau, le foie et les intestins, n'a jamais été plus forte- 
ment démontrée que par le nombre des affections fu- 
nestes et violentes des deux derniers organes, qui sur- 
viennent journellement à Saint-Hélène, où les variations 
atmosphériques sont si fréquentes et si rapides, et oùll 
règne une si grande humidité. 

L'intérieur de l'île est formé, comme nous l'avons dit, 
de chaînes continuelles de montagnes hautes, inégales et 
escarpées, dont les sommités sont à deux mille six cents 
pieds au-dessus du niveau de l'Océan. Elles sont sépa- 
rées par des ravins profonds, longs et étroits, dont le fond 
n'est pas élevé, dans quelques-uns, à plus de quelques 



384 APPENDICE 

pieds au-dessus du niveau de la mer. Quiconque veut 
faire quelques milles à cheval doit s'attendre à changer 
de température à chaque instant. Abrité par la profon- 
deur des ravins, il éprouve la chaleur des tropiques dans 
une latitude de 15 degrés 55 minutes sud. Un moment 
après, passant à travers l'ouverture de quelque rocher, 
la pesanteur de l'atmosphère est remplacée par une bise 
soudaine qui souffle des montagnes, et dont l'effet, joint 
à l'humidité qui l'accompagne, produit l'évaporation ra- 
pide de la transpiration, la perte de la chaleur animale 
de la surface du corps, et repousse, par conséquent, le 
sang vers l'intérieur. Si l'on sort de la vallée pour gravir 
les montagnes dans un semblable état de transpiration, 
le même vent glacial, produisant les mêmes effets, vous 
frappe avant que vous ayez atteint leur sommet. 

En calculant un degré de température par chaque deux 
cents pieds d'élévation, on trouvera une différence de 
dix degrés entre Longwood, qui est à peu près à deux 
mille pieds au-dessus du niveau de la mer, et la ville. 
A cette différence, ajoutez-en deux ou trois pour la 
violence du vent sud-est, chargé d'humidité, qui domine 
généralement dans les hautes régions, et qui produit une 
différence d'évaporation entre les montagnes et les val- 
lées ; laquelle évaporation, jointe à l'augmentation de 
l'élévation, réduit la température de Longwood à douze 
ou treize degrés. Longwood se trouve en un moment 
assailli par une ondée de pluie, et enveloppé d'un brouil- 
lard épais, à la force duquel le vent communique une telle 
impétuosité, qu'il pénètre, en quelques minutes, les man- 
teaux les plus épais ; puis bientôt après, le ciel s'éclair- 
cissant laisse percer dans toute leur ardeur les rayons 
du soleil du tropique. Cet état dure quelques instants, 
et bientôt le brouillard, la pluie et l'humidité lui succèdent 
Ces ondées et ces coups de soleil successifs suffisent, 



APPENDICE 3SÔ 

comme tout médecin Taflirmera, pour produire les affec- 
tions inflammatoires les plus violentes dans les viscères, 
et particulièrement dans ceux de Tabdomen. 

Il est évident, diaprés cela, que Sainte-Hélène joint à 
ses causes générales d'insalubrité pour les Européens, 
causes inséparables du climat, sous le tropique, une 
insalubrité locale et particulière, ainsi que le prouve la 
grande mortalité qui y règne. Le plus léger froid, la 
moindre irrégularité, sont fréquemment suivis de vio- 
lentes attaques de dyssenterie, d'inflammations d'en- 
trailles, ou de fièvres qui deviennent funestes en peu de 
jours, si l'on n'emploie les moyens les plus prompts et les 
plus efficaces pour y remédier. Une plénitude d'humeur 
dans un enfant, qui, en Europe, n'exigerait qu'un peu 
d'eau chaude pour produire l'évacuation, devient ici une 
maladie épouvantable, et exige les remèdes les plus 
actifs ; l'issue de cette maladie est toujours funeste, si on 
la prend quelques heures trop tard seulement. Le climat 
est surtout contraire aux Européens ; il n'est à la vérité 
favorable à la longévité de personne, même des indigè- 
nes. En examinant les registres de la paroisse, on verra 
que peu de personnes y passent la quarante-cinquième 
année (1). Les maladies les plus communes sont la dys- 
senterie, les inflammations d'entrailles, les afiections au 
foie, et les fièvres, qui sont toutes violentes. Les dyssen- 
teries, surtout, et les maladies de foie, qui, se trouvant 
fréquemment réunies, s'y montrent avec les symptômes 
lesplus concentrés et les plus fâcheux, trompent l'efi'et des 



(i) Les seules maladies endémiques aax({uelles les -naturels de l'Ile 
soient sujets sont les catarrhes. Ces maladies, qui appartiennent à la 
classe de celles inflammatoires, peuvent, en quelque sorte, expliquer, 
malgré leur santé robuste, le peu d'exemples de longévité parmi les 
insulaires. Cette opinion est celle d'un de mes amis, qui exerce la môme 
profession que moi, et que j'ai consulté pour cette partie de mon journal. 
Vide Brooke's history of S*^Helena. 

22 



386 APPENDICE 

remèdes les plus actifs. et les plus puissants ;• et malgré 
le talent et Texpérience de plusieurs praticiens habiles, 
elles ont presque toujours une issue funeste,et cela dans 
une proportion étonnante, par rapport aux autres colo- 
nies anglaises. Pendant les douze ou treize premiers 
mois de son arrivée à Sainte-Hélène, le second bataillon 
du 66* régiment perdit cinquante hommes par cette ma- 
ladie; il était fort de six cent trente hommes; c'était un fer 
rouge. Plus récemment encore, le Conquérant,- arrisé en 
juillet 1817, perdit «n dix-huit mois, et presque tous par 
la même maladie, cent dix hommes sur six cents. Cent 
sept furent réformés et renvoyés en Angleterre, comme 
invalides. C'était plus du tiers de l'équipage.^ 

Je ne saurais établir|>ositivement le nombre des morts 
qui ont eu lieu dans les deux batfdllons du 66® régiment ; 
mais je crois qu'il s'est élevé au-dessus de cent vingt 
hommes : les feuilles de revue éclairciraient aisément ce 
fait. Dans les Indes-Occidentales, la proportion des 
morts de l'année 1814 était d'un sur vingt-cinq y celle 
des morts aux sujets atteints, d'un sur trente-six et deux 
tiers. Cependant, combien cette mortalité semble légère, 
lorsqu'on la compare à celle de Sainte-Hélène ! Elle était 
devenue si grande en cet endroit, que le gouverneur et 
l'amiral, craignant les efiTets que pourraient produire 
une plus longue résidence dans l'île, et désirant sans 
doute alléger leur misère^ autant que possible, envoyè- 
rent à peu près soixante-dix malades en Angleterre et 
au Cap, dans l'espace d'un mois à peu près.- La moitié 
de ceux qui ont été envoyés dans ce dernier endroit, 
et c'étaient les plus malades, reposent depuis longtemps 
dans leur paisible tombe. 

Le Conquérant reçut également l'ordre de croiser au 
vent de l'île pendant six semaines, sans cependant retirer 
un grand avantage de cette manoeuvre. 11 est digne de 



APPENDICE 387 

remarque que le vaisseau de la compagnie » le Racoon, 
avait beaucoup souffert de la dyssenterie et de l'hépatitis, 
tant qu'il était resté stationné à Sainte-Hélène ; lorsqu^on 
Fêut envoyé au Cap, l'équipage se rétablit et recouvra la 
santé : cet état dura tant que le vaisseau resta au Gap ; 
mais à sonretourâSainte-Hélène, la dyssenterie et Thépa- 
titis reparurent encore ; une forte maladie les suivit (1). 

La mortalité qui eut lieu dans les équipages des deux 
petits vaisseaux le Morquîto et /e Racoon, pendant qu'ils 
étaient stationnés à Sainte-Hélène, est véritablement 
effrayante. Chacun de ces bâtiments avait cent hommes 
d^équipa^e ; sur Tun, la mort enleva soixante hommes ; 
et sur l'autre, vingt-quatre. Le Liverot perdit onze 
hommes 'sur soixante-quinze ; et le Griffon, quinze sur 
quàtré-vîngt-cinq, sans compter les invalides et ceux en- 
voyés en Angleterre par suite de la même maladie. Les 
officiers de marine savent bien qu'à moins qu'on ne soit 
dans de très' mauvaises stations, les petits vaisseaux souf- 
frent généraletiaent le moins ; souvent ib ne perdent pas 
un seul homme dans l'année. J'ai été moi-même 
médecin à bord d'un sloop de guerre dans les Indes- 
Occidentales, et nous ne perdîmes pas un seul individu 
dans une année que nous restâmes exposés à l'influence 
nuisible du climat de Surinam. 

La réputation de salubrité, non méritée, dont Sainte- 
Hélène a joui jusqu'à ce joUr, s'est produite proba- 



(1) Une autre preuve très forte de l'insalubrité du climat, est celle du 
vaisseau fAmitiéi qui arriva d'Angleterre à Sainte-Hélène, au mois de 
novembre 1817. A peine y était-il depuis huit ou dix jours pour faire de 
l'eau, que la dyssenterie se manifesta parmi l'équipage ; et aans le cours 
de quelques semaines, à peu près cent individus en furent attaqués. 
L'équipage ne comptait pas un seul malade avant son arrivée à^ Samte- 
Hélene ; aucun symptôme de la maladie ne s'v était encore manifesté. ^ 

Du 20 novembre 1815 au 20 du même mois ae l'année suivante, on avait 
reçu à l'hôpital militaire quatre cent trente-huit malades, dont^ cent 
soixante dix-neuf étaient attaqués de maladies intestinales. Le régiment 
s'élevait à cinq ou six cents hommes. 



388 APPENDICE 

blemem parce qu'elle était peu connue, si ce n'est des 
marins qui, arrivant de voyages au long cours, étaient, 
comme les matelots de Dampier, enchantés de se trou* 
ver à terre, quelque part que ce fût, et, durant le peu de 
jours qu'ils y restaient, se trouvaient soulagés du scorbut 
par Tu sage du cresson dont elle abonde ; et parce 
que ses habitants, nombreux et principalement com- 
posés de naturels, ne souffrent pas autant que les étran- 
gers des effets du climat dans lequel ils sont nés. Jus* 
qu'à l'arrivée de l'illustre prisonnier, très peu d'Euro- 
péens avaient fait une résidence continue dans l'île ; et je 
puis affirmer, d'après une remarque personnelle, que le 
plus grand nombre de ceux qui y étaient alors, même des 
officiers, avaient des attaques plus ou moins violentes de 
dyssenterie ou d'hépatitis , et moi-même, bien qu'il m'en 
coûte de le dire, je fus de ce nombre. Les officiers de 
santé qui ont été le plus à même de se former une juste 
idée de l'île, sont dans l'opinion que le climat en est 
extrêmement malsain, et que la dyssenterie et l'hépatitis 
y régnent à un point et avec une intensité extraordi- 
naires. Pour convaincre le public que je ne suis ni sin- 
gulier dans mes opinions, ni enclin à exagérer, je 
demanderai la permission de renvoyer le lecteur à une 
dissertation médicale sur l'hépatitis et la dyssenterie de 
Sainte-Hélène, laquelle a été composée par un candidat 
au grade de docteur en médecine au collège de la Trinité, 
à Dublin. L'essai en question a été écrit par le docteur 
Leigh, ancien chirurgien du deuxième bataillon du 66* ré. 
gîment, stationné à Sainte-Hélène. 



APPENDICE 389 

Protocole des conférences de Châtillon''Sur-Seine, 

La pièce suivante réfute complètement les assertions 
ministérielles touchant le prétendu refus de l'Angle- 
terre de reconnaître la dynastie impériale. 

. 4 février 1814. 

- S. E, M. le duc de Vicence, ministre des relations 
extérieures, plénipotentiaire de France, d'une part; 
et les plénipotentiaires des Cours Alliées, savoir: 
M. le comte de Stadion, etc, pour l'Autriche; S. E. M. le 
comte de Razoumowski, etc., pour la Russie; L.L. 
E.E. lord Aberdeen, etc., et lord Gathcart, etc., et sir 
Charles Stewart, etc., pour la Grande-Bretagne; et 
S. E. M. le baron de Humboldt, etc., pour la Prusse, 
d'autre part, s'étant acquittés réciproquement des visites 
d'usages, dans la journée du 4 février, sont convenus 
en même temps de se réunir en séance le lendemain, 
5 du mois de février. 

Séance du il février, suite du protocole, 

...Le plénipotentiaire autrichien lit ensuite l'avant- 
propos du traité préliminaire suivant ; 

Projet d'un traité préliminaire entre les hautes 
puissances alliées et la France, 

Au nom de la très sainte et indivisible Trinité : L.L 
M.M. IL d'Autriche et de Russie, S, M. le Roi du 
Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et de l'Irlande, 
et S. M. le Roi de Prusse, agissant au nom de leurs 
alliés, d'une part, et de S. M. l'Empereur des Français, 
de l'autre, désirant cimenter le repos et le bien-être fu- 



390 APPENDICE 

tur de l'Europe par une paix solide et durable sur terre 
et sur mer, et ayant nommé, pour atteindre ce but sa- 
lutaire, leurs plénipotentiaires actuellen^nt réunis à 
Ghàtillon-sur-Seine, pour discuter les conditions de cette 
paix, les plénipotentiaires sont convenus des articles 
suivants : 

ARTICLE PREMIER. 

Il y aura paix et amitié entre L.L.M.M.II. d'Autri- 
che et de Russie, S. M. le Roi du Royaume-Uni de la 
Grande-Bretagne et de l'Irlande, et S. M. le Roi de 
Prusse, agissant en même temps au nom de tous leurs 
alliés, et S. M. l'Empereur des Français, leurs héritiers 
et successeurs* à perpétuité. 

Les hautes parties contractantes s'engagent, etc. 

Signé Aberdeen. — Cathcart. — Le comte de Ra- 

ZOUMOWSKI. — HUMBOLPT. — Le COMTE DE StADION. 

Charles Stewart, lieutenant^énéral. 

Signé Caulaincourt, duc de Vicence. 



" NO 2 . ■ 

Extrait rfe /a déclaration signée par les ministres des 
puissances alliées, à Vienne, le 13 mars 1815. 

Le^ puissances qui ont signé le traité d« Paris s'étant 
réunies en congrès à Vienne, et ayant appris la fuite de 
Napoléon Bonaparte, et son entrée en France par la 
force, doivent à leur propre dignité «t à l'ordre social» 
une déclaration des sentiments que cet événement leur 
fait éprouver. 

En rompant la convention qui l'avait établi dans l'île 
d'Elbe, Bonaparte a détruit le seul titre légal auquel 
était attachée son existence. En reparaissant en France 



' APPENDK^E 391 

avec des projets de trouble et de subversion, il s'est 
privé de la protection des lois, et a manifesté à la face 
du monde qu'il ne peut y avoir de paix avec lui. 

Les puissances alliées déclarent, en conséquence, que 
Napoléon est repoussé des relations civiles et sociales ; et 
quelles le livrent à la vengeance publique , comme l'ennemi 
et le perturbateur du repos du monde. 

Suivent les signatures. 

Autriche. . . . . Le prince de Metternich. — Le baron 
de Wessemberg. 

Espagne P. Gomoy Labrador. 

France Le prince Talleyrand. — Le duc d'Al» 

berg. — Latour-du-Pin. ; — Le comte Alexis de Noailles. 

Russie , Le comte de Rasoumouski. — Le comte 

de Stakelberg.^ — Le comte de Nesselrode. 

Grande-Bretagne, Wellington. — Clancarty. — 

Gathcart, — Stewart. 

Portugal, ..... Le comte Palmela. — Saldanha. — 
Lobo. 

Prusse Le prince d'Hardenberg, — Le baron 

de Humboldt. 

Suède Lowenhielm. 



No 3 
Protestation de l'empereur Napoléon, 

En présence de Dieu et des hommes, je proteste ici 
solennellement contre la violence exercée envers moi, 
contre la violation de mes droits les plus' sacrés. On a 
porté, par la force, atteinte à ma personne et à ma liberté. 
Je suis venu volontairement à bord du Belléroplion ; je 
ne suis pas prisonnier de T Angleterre, je suis son hôte. 

Je suis venu à l'invitation du capitaine lui-même ; il 
m*a dît qu'il avait ordre du gouvernement de me rece- 



392 APPENDICE 

voir et de me transporter, ainsi que ma suite, en Angle* 
terre, en cas que cela me fût agréable. Comptant sur 
cette assurance, j'acceptai cette offre, de me mettre sous la 
protection de la Grande-Bretagne. Du moment où je 
montai à bord du Bellérophon^ j'avais droit à l'hospita- 
lité anglaise. Si le gouvernement,' en donnant au capi- 
taine du Bellérophon des ordres pour me recevoir, naoi 
et ma suite, n'a voulu que me faire tomber dans un piège, 
il a forfait à l'honneur et dégradé son pavillon. 

Si cet acte a lieu, les Anglais auront parlé en vain à 
l'Europe de leurs lois et de leurs libertés. La confiance 
dans la bonne foi de l'Angleterre est anéantie par Fin- 
hospitalité du Bellérophon. 

J'en appelle à l'histoire ; elle dira : Un ennemi qui, 
pendant vingt ans, avait fait la guerre au peuplé anglais, 
vint dans son infortune chercher un asile sous la pro- 
tection de ses lois. Quelle plus forte preuve pouvait-il 
lui donner de son estime et de sa confiance ? Mais com- 
ment l'Angleterre a-t-elle payé une telle magnanimité ? 
On affecta de lui tendre une main hospitalière, et quand 
il se fut livré.,, on le sacrifia ! 



4 août 1815. 



Signé Napoléon. 



NO 4 

L.ETTRE de l'auteur à l'amiral lord Keith, à bord du vaîs^ 
seau de S M. le Bellérophon. 

Torbay, 7 août 1815. 
MlLORD, 

Le comte Bertrand m'ayant demandé, hier, pour accom- 
pagner le général Napoléon Bonaparte à Sainte-Hélène 
en qualité de chirurgien, celui qui s'était embarqué avec 
Jui ne voulant pas aller plus loin, je prends la .liberté 



APPENDICE 393 

d'informer Votre ' Seigneurie que je suis prêt à accepter 
cette place, pourvu que ma demande reçoive son appro- 
bation, et aux conditions suivantes, savoir: qu'il me sera 
permis, en prévenant d'avance de mon intention, de quit- 
ter le service particulier que j'accepte, s'il ne me convient 
pas ; que tout le temps que je servirai de cette manière 
me sera compté comme autant de service actif dans la 
marine de S. M., ou que je serai indemnisé d'une manière 
quelconque de la perte de temps que cela pourrait m'oc- 
casionner ; que je ne pourrai pas être considéré comme 
dépendant du général Napoléon Bonaparte ou payé par 
lui, mais comme officier anglais employé par mon propre 
gouvernement ; enfin, que je serai instruit, aussitôt que 
les circonstances pourront le permettre, du traitement 
qui me sera alloué, ainsi que de la manière que je le 
recevrai* 

J'ai l'honneur d'être, etc. 

Barry E. O'Meara. 



No 5 
Ilk Sainte-Hélène. — Ordonnances concernant le fort 

I. Les commandants de vaisseaux de l'honorable com- 
pagnie des Indes-Orientales, et les maîtres ou com- 
mandants de tous vaisseaux marchands, à qui il est 
permis de mouiller dans cette île, ne doivent pas pren- 
dre terre, ou permettre qu'aucune personne apparte- 
nant à leurs vaisseaux ou navires ne débarque, avant 
que la présente ordonnance n'ait été communiquée a 
bord desdits bâtiments; ils doivent, au préalable, en- 
voyer au gouverneur une liste des passagers, afin que 
celui-ci désigne ceux qui pourront descendre à terre. 

II. Dans le premier cas, il est exigé de tout comman- 
dant de vaisseau ou de bâtiment marchand, de déclarer 



394 APPENDICE 

positivement s'il règne ou s'il a régné quelque maladie 
à bord du vaisseau, si elle a été contagieuse ou non, s'il 
n'y a point eu de mort, et, dans l'affirmative, quelles en 
ont été les causes pendant le cours du voyage. 

IIL Toutes les lettres et paquets, quelles que soient 
les personnes à qui ils seraient adressés, si elles résident 
dans l'île, à l'exception de ceux venant par les malles 
régulières ou parla poste, devront être remis à l'officier, 
qui donnera connaissance de cette ordonnance : celui-ci 
les déposera au secrétariat du gouvernement, où les per- 
sonnes à qui ils seront adressées viendront les réclamer. 

IV. Si le commandant, quelqu'un de ses passagers, 
ou qui que ce soit â bord de son vaisseau, était chargé 
de quelques lettres, paquets, etc. à l'adresse de quel- 
ques-uns des étrangers de l'île, il est prié de le faire 
connaître au gouverneur lui-même, en lui mettant la 
lettre ou le billet sous enveloppe, et en attendant ses 
ordres sî les paquets étaient peu importants. 

V. Le commandant de vaisseau seulement, une fois 
que cette ordonnance aura été lue et publiée à bord, 
pourra débarquer s'il lui plaît, et se rendre directement 
chez le gouverneur, s'il est en ville, et, dans le cas con- 
traire, fera connaître son arrivée aux quartiers du dé- 
légué de Taide-major général. 

VI. Les commandants, officiers, et tout passager à qui 
il sera permis ensuite de débarquer, se rendront au 
bureau du major, à la ville, pour prendre lecture des 
règlements de l'île, et les signer avant que de se ren- 
dre à leurs logements, visiter quelque maison ou quel- 
que individu que ce soit. 

VII. Aucun passager ou autre personnage débarquant 
des vaisseaux qui toucheront la côte, ne devra quitter la 
vallée de James sans permission ; et pour l'obtenir, il 
devra se présenter chez l'aide-major général. 



APPENDICE 395 

VIII. Aucun individu, quel qu'il soit, ayant la permis- 
sion de débarquer, ne devra visiter Longwood, ou les 
limites y attenantes, ni avoir aucune communication ver- 
bale ou écrite avec les étrangers détenus dans l'île, sans 
faire connaître directement ses intentions à ce sujet au 
gouverneur, et sans en avoir obtenu l'autorisation. Si 
un individu quelconque, venait à recevoir quelque lettre 
ou paquet de quelqu'un des étrangers dont on a parlé, 
il devra l'apporter sans perdre de temps, au gouverneur, 
avant que d'y répondre. La même règle est applicable à 
tous les paquets qui pourraient être reçus, ou que l'on 
chercherait à faire remettre, 

IX. Les commandants des vaisseaux des Indes-Orien- 
tales, et les maîtres des vaisseaux marchands de toute 
espèce, à qui il sera permis de mouiller sur les côtes de 
l'île, ne devront permettre à qui que ce soit de venir a 
terre en permission, sans l'autorisation du gouverneur ; 
aucun des passagers ne pourra coucher à terre sans 
qu'il en soit instruit. 

X. Aucun vaisseau appartenant à la compagnie des 
Indes-Orientales, ou quelque bâtiment marchand que ce 
soit, ne devra débarquer entre le coucher et le lever du 
soleil ; ni à quelques instants du jour que ce soit, sans 
qu'un officier commandé à cet effet ne soit présent* Si le 
vaisseau, pour un motif quelconque, reçoit l'ordre de ne 
point aborder, il devra veiller à ce qu'il se tienne à une 
certaine distance du port, afin que les autres bâtiments 
puissent débarquer sans interruption. On .devra mettre 
la plus grande célérité à ce que les bateaux chargeant ou 
déchargeant des marchandises n'entravent point le$ 
autres dans leurs trajets. 

XI. Tous les bateaux appartenant à la compagnie des 
•Indes, ou \aisseaux marchands de toute espèce,. devront 

quitter l'île au coucher du soleil, et devront être immé»- 



396 APPENDICE 

diatement rendus à bord de leurs vaisseaux respectifs, 
excepté dan» les circonstances que désignera Tamiralr 

XII. Aucun bateau appartenant à un vaisseau de la 
compagnie, ou à quelque bâtiment marchand que ce soit, 
ne pourra aborder ou envoyer de bateaux à aucun au-' 
tre vaisseau arrivant dans le port. — Aucun bateau ne 
pourra débarquer autre part que dans le port. 

XIII. Aucun vaisseau de la compagnie, ou bâtiment 
marchand de quelque espèce que ce soit, ne devra jeter 
Tancre devant cette île, entre le coucher et le lever du 
soleil, ni mettre à la voile après le soleil couché, ni avant 
dix heures du matin. Il ne devront non plus mettre à la 
voile, que le pavillon de congé n'ait été hissé sur chaque 
vaisseau ou bâtiment. 

XIV. Si le pavillon de congé était hissé sur un vais- 
seau peu de temps avant le coucher du soleil, et qu'il ne 
levât pas aussitôt l'ancre, il ne pourra mettre à la voile 
que le signal n'ait été répété le lendemain matin à dix 
heures. 

XV. Il est expressément défendu à tout commandant de 
vaisseau, ou de bâtiment marchand, de permettre à au- 
cun bâtiment pêcheur de l'île, de longer les flancs de son 
navire sans un permis signé du gouverneur, ou de souf- 
frir qu'aucun bateau appartenant à leur vaisseau n'ap- 
proche des barques numérotées des pêcheurs de l'île, 
ou ne communique avec eux. 

XVI. Si uii bateau pêcheur cherche à communiquer 
avec un vaisseau qui ait le cap sur l'île, qui serait déjà à 
l'ancre, ou enfin s'il communique avec quelque bateau 
appartenant à ce vaisseau, son commandant, ou ses of- 
ficiers sont requis de le faire savoir aussitôt au pavillon 
et au député aide-major général, en prenant le numéro 
du bateau et en le retenant selon que l'exigeraient les 
circonstances. 



APPENDICE 397 

XVII. Les commandants de vaisseaux porteurs de 
journaux qui pourraient contenir des noui^elles récentes 
dignes d'intérêt, sont requis de les remettre à la personne 
par qui ces présentes leur seront lues, pour l'intelligence 
du gouverneur, qui les leur fera rendre soigneusement. 

XVIII. Il est défendu de débarquer de la poudre à 
tirer sans en avoir préalablement averti le commissaire 
des magasins, le master-intendant (officier employé dans 
les armées de la marine), afin que toutes les précautions 
nécessaires soient prises pour prévenir les accidents. 

XIX. Il ne pourra être débarqué d'étalon, de jument 
ou cheval hongre, sans une permission du secrétaire 
du gouvernement. 

XX. Il ne sera débarqué aucun vin, de quelque nature 
qu'il soit, sans un permis signé du secrétaire du gou- 
vernement. 

XXI. L'honorable conseil des directeurs ayant pro- 
hibé l'importation deâ spiritueux provenant de l'Inde, il 
est ordonné que quiconque enfreindra cet ordre, paiera 
une amende de 100 livres sterling. L'eau-de-vie, l'hy- 
dromel, le rhum des Indes-Orientales, les cordiaux, etc, 
ne peuvent de même être débarqués qu'en très petite 
quantité, après en avoir obtenu la permission, et payé 
un droit à raison de 12 sh. par. gallon. Le débarque- 
ment de toute espèce de spiritueux, en quelque quantité 
que ce soit, sans permis, assujettira le contrevenant à 
la peine sus-mentionnée. 

XXII. Les vaisseaux baleiniers ne devront pas jeter 
leurs harpons, tant qu'ils seront dans les parages de 
l'île, sous peine d'une amende de 50 fr. ; la moitié de 
cette somme sera comptée à celui qui le dénoncera. 

XXIII. Tout commandant de vaisseau ou maître de 
bâtiment marchand devra prévenir quarante-huit heures 
avant son départ, pourvu qu'il se propose toutefois de 

23 



398 APPENDICE 

rester aussi longtemps dans la rade. Cet avertissement 
doit être donné par écrit au secrétaire du gouvernement, 
et au master-intendant, entre dix heures du matin et 
deux heures d'après-midi. Le petit hunier doit être éga- 
lement détaché quarante-huit heures avant le départ du 
vaisseau. 

Tout commandant ou maître de vaisseau ou de bâti- 
ment marchand, ne doit, sous aucun prétexte, laisser 
personne dans l'île, ou emmener qui que ce soit, sans 
avoir demandé la permission par écrit au gouvernement. 

XXIV. Aucun commandant, passager, ou toute autre 
personne que ce soit, à bord d'un des vaisseaux de l'ho- 
norable compagnie, ou autre, qui pourrait avoir jeté 
l'ancre devant l'île, ne pourra se charger de lettres ou 
paquets, pour les transporter en Europe, au Gap de 
Bonne-Espérance, au sud de l'Amérique, ou partout 
ailleurs, excepté ceux remis par la poste, ou qui leur 
auraient été consignés par le secrétaire du gouverne- 
ment, ou par Taide-major général. 

Le commandant du vaisseau ou bâtiment marchand 
signera le rapport dont la forme est ci-annexée, et le 
remettra à l'officier qui lui aura donné lecture des pré- 
sentes. 



Proclamation du gouverneur de Sainte^ffélène, dans 
laquelle il prend possession de ^autorité dont il a été 
investi par le parlement britannique, . 

Proclamation du lieutenant général sir Hudson 
Lowe, gouverneur et commandant en chef, pour l'ho- 
norable compagnie des Indes-Orientales, de l'île Sainte- 
Hélène, et commandant des forces de S. M. dans ladite 
île. 

En vertu des pouvoirs et de l'autorité qui m'ont été 



APPENDICE 399 

confiés par Tordre et au nom de S. M. britannique, en 
date du 12 avril de la présente année, et du règne de 
S. M. la cinquante-sixième, lesquels m'autorisent à re- 
tenir Napoléon Bonaparte et à le traiter en prisonnier 
de guerre, en me conformant aux ordres particuliers 
qui seraient transmis de temps en temps, de la main 
d'un des premiers secrétaires d'Etat de Sa Majesté, 
pour prévenir l'évasion du susdit Napoléon Bona- 
parte ; tous les bien-aimés sujets de Sa Majesté, ses 
officiers de terre et de mer, sont requis de porter main- 
forte et assistance. Il est fait savoir publiquement que 
le gouvernement britannique a arrêté, dans sa présente 
session, que le susdit Napoléon Bonaparte serait dé- 
tenu, et que quiconque aiderait à sa fuite subirait la 
peine capitale. Le gouverneur a également reçu pleins 
pouvoirs pour régler les rapports journaliers des vais- 
seaux avec l'île pendant le temps que Napoléon Bona- 
parte serait retenu prisonnier. 

Les copies des deux actes sus-mentionnés sont an- 
nexées ici. 

En conséquence, le gouvernement fait publiquement 
connaître que les différents ordres promulgués jusqu'à 
présent dans l'île, pour tout ce qui a rapport à la sû- 
reté du susdit Napoléon Bonaparte, et pour ce qui est 
d'empêcher toute correspondance ou communication 
avec lui, ses généraux ou ses domestiques, continue- 
ront à rester en vigueur. 

Il est déclaré encore qu'après cette proclamation, 
quiconque enfreindrait les ordres établis pour la sû- 
reté de Napoléon Bonaparte, « ou entretiendrait une 
« correspondance quelconque avec lui, ses généraux 
« ou ses domestiques, » placés, d'après leur propre 
voeu, dans la même catégorie que lui, ou qui en rece* 
vraient ou leur remettraient des lettres ou paquets, 



400 APPENDICE 

« sans Tautorisation expresse du gouverneur ou de 
« Tofficier commandant alors dans Ttle, et tenant la 
<r plume en sa place, sera considéré comme ayant agi 
a contre les ordres et les intentions expresses des sus- 
V dits actes du Parlement, et poursuivi en conséquence, 
a Si par suite de quelque infraction aux règles éta- 
« blies, ou de quelque correspondance entretenue avec 
ce lui ou les gens de sa Maison, le susdit Napoléon Bo- 
te naparte venait à s'évader, les contrevenants seraient 
« considérés comme ayant facilité sa fuite, et jugés se- 
« Ion toute la rigueur des lois. » 

Il est déclaré en outre que quiconque aurait connais- 
sance de projets ou menées ayant pour but de faciliter 
l'évasion de Napoléon Bonaparte, et n'en donnerait pas 
immédiatement connaissance au gouverneur ou à Toffî- 
cier commandant en sa place, ou ne ferait pas tous 
ses efforts pour le prévenir, serait considéré comme y 
ayant pris part, et jugé comme tel. 

Tout individu qui recevrait des lettres de Napoléon 
Bonaparte ou des personnes de sa Maison, et qui ne les 
remettrait pas immédiatement au gouverneur ou à l'ofïï- 
cier commandant en sa place, ou qui procurerait au 
susdit Napoléon Bonaparte, à ses officiers on domesti- 
ques, de l'argent ou tout autre moyen d'évasion, sera 
considéré comme l'ayant aidé, et jugé comme tel. 

Toutes les lettres ou communications pour Napoléon 
ou sa suite, ou venant de quelqu'un d'eux, soit cache- 
tées ou ouvertes, devront être remises au gouverneur 
sans perdre de temps, et dans le même état qu'elles au- 
ront été reçues. 

L'objet de la présente proclamation n*est pas d'au- 
toriser aucune rigueur inutile, mais de donner plus de 
force à l'exécution des règles jusqu'à présent établies, 
et de prévenir les funestes résultats que pourraient 



APPENDICE 401 

amener l'ignorance et Timprudence aussi bien que la 
volonté. Toutes les personnes que leur devoir appelle 
près du lieu habité par Napoléon et les gens de sa 
suite, ou qui auraient quelques relations d'affaires avec 
eux, sont donc prévenues qu^elles recevront des per- 
missions régulières et signées du gouvernement de 
Tîle. L'acte du Parlement ne saurait autoriser aucun 
traitement violent ou aucune conduite inconvenante en- 
vers Napoléon ou les gens de sa Maison, tant qu'ils 
observeront les défenses que leur ont imposées les lois 
et les instructions du gouvernement de S. M. 

Donné à James-Town, dans l'île Sainte-Hélène, le 
26 juin 1816. 

Signé HUDSON LOWE, 
Gouverneur et commandant en chef. 

Par ordre du gouverneur, 

Signé G. GORREQUER, 

Secrétaire militaire. 



N^ 6. 



Lettre du gouverneur sir H. Lowe, au comte de 
Montholon, 

Plantation-House, le 17 août 1816. 
Monsieur, 
Ensuite de la conversation que j'ai déjà eue avec vous 
au sujet des dépenses de l'établissement de Longwood, 
j'ai l'honneur de vous apprendre qu'ayant fait tous mes 
efforts pour y effectuer des réductions, sans diminuer 
d'une manière sensible les agréments et les jouissances 
du général Bonaparte, ou celles d'aucune des familles ou 
des individus qui forment sa suite (et je suis heureux de 
reconnaître l'esprit d'économie que vous avez apporté 



402 APPENDICE 

dans cette opération) ; je puis vous transmettre mainte- 
nant, pour rinformation du général Bonaparte, deux 
états présentant des renseignements assez exacts pour 
que Ton puisse calculer la dépense annuelle, si toutefois 
les choses continuent sur le même pied qu'à présent. 

L*état n® 1 m'a été fourni par M. Ibbetson, commis- 
saire en chef de l'île, et le 2* a été fait par mon secrétaire 
militaire. 

Les instructions que j'ai reçues du gouvernement an- 
glais, m'ordonnent de limiter les dépenses de l'établis- 
sement du général Bonaparte à 8,000 livres sterling par 
an. Elles me permettent en même temps de me prêter 
aux autres dépenses que l'on désirerait, et que peut 
demander la table, etc., au-delà de la somme fixée par le 
gouvernement, pourvu qu'il (le général Bonaparte) four- 
nisse des fonds pour défrayer ces dépenses. 

Je suis donc réduit à la nécessité de vous requérir de 
lui faire savoir l'impossibilité dans laquelle je suis de 
fournir aux dépenses de son établissement, avec la somme 
qui m'est prescrite, à moins de faire, sur différents arti- 
cles, des réductions qui naturellement feront disparaître 
les commodités, dont jouissent maintenant les personnes 
qui sont autour de lui. Et ayant été déjà franchement 
informé par lui, aussi bien que par vous-même, -qu'il a à 
sa disposition, dans différentes parties de l'Europe, des 
moyens pécuniaires qui peuvent défrayer, non seulement 
Vejctrày mais encore toutes les dépenses (1), je prends la 
liberté de demander, avant de commencer aucune réduc- 
tion considérable et qui puisse être désagréable à lui ou 
aux personnes de sa suite, s'il serait bien aise que ces 

(1) On a répondu par le post-scriptum de la lettre du 23 août à cette 
partie de la lettre ae sir H. Lowe, et on lui a dit que si l'on pcnrmettait 
une libre correspondance, et si les besoins éprouvés ici étaient connus 
en Europe, on ne doutait pas que des millions ne fussent offerts des 
différentes parties de l'Europe. 



APPENDICE 403 

réductions fussent faites, ou s'il voudrait mettre à ma 
disposition les fonds nécessaires pour empêcher ces 
réductions, qui autrement seront inévitablement impo- 
sées. 

J'ai l'honneur, etc. 

Signé H. LowE, lieutenant général 

(Annexe a la lettre précédente.) 

TABLEAU montrant les dépenses annuelles probables 
pour le général Bonaparte et sa suite, à Vile Sainte^ 
Hélène. 



Fourni par le département du commissariat 

Liv. st. s. d. Liv. st. s. tl. 

F^ourrage pour 13 che- 
vaux 720 4 7 

Transport et fourrage 

pour le mulet qui le ) 794 2 3 

transporte 46 10 2 

Paie du soldat qui soi- 
gne le mulet 27 7 6 

Dé{4ense des domestiques anglais atta- 
chés à l'établissement du général Bona- 
parte. 675 

Dépense de transport pour les provisions 
que le pourvoyeur fournit à Longwood. 

Fourrage pour 8 mulets 272 1 4 

Paie de 2 muletiers . . 109 10 f 477 7 7 

Rations des mêmes . . 68 8 9 

Paie de 2 soldats, dito .27 7 6 



Total 1946 9 10 



404 APPENDICE 

Dépense pour les ouvriers employés à 

Longi\'Ood, dont on aura encore proba^ 

blement besoin pour longtemps. 
Deux inspecteurs de bâtiments, 6 char- 

Liv. st. 9. q. 
Ci-contre, ....... 1946 7 10 

pentiers, 4 scieurs de long, 9 maçons, 

3 plâtriers et 1 peintre 939 17 7 

Fourni par M. Defountain, chef des ma- 
gasins de la compagnie des Indes, 
Tables et autres objets nécessaires pour 

la Maison 2,020 5 3 

Fourni par les magasins du gouverne- 
ment j envoyé d'Angleterre, 

Vin de Grave, de Bordeaux, de Madère 2,445 10 

Fourni par M, Balcombe, pourvoyeur. 
Dépense de la Maison et de la table. . 11,700 

Proposé, 
Commission de 5 pour 100 
au pourvoyeur M. Bal- 
combe, sur ses avances \ à être ajoutée, 
pour la somme sus-men- 

lionnée 

Proposé, 

Les appointements pour le 
chirurgien O'Meara, atta- 
ché au général et à sa \ à être ajoutés, 
suite, qui ne son point 
encore fixés. 

Total. 19,052 2 8 

Signé ÎBBETSON, commissaire général 



APPENDICE 405 

N. B, Dans la somme de 11,700 est comprise la dé- 
pense fixée à 672 liv. sterling (16,128 fr.) pour la table 
de l'officier anglais de garde à Longwood. L'état n® 2 
est absolument semblable à celui-ci. Seulement il entre 
moins dans les détails et est fait en nombres ronds. Il 
monte à 19,450 liv. sterling, contenant les appointe- 
ments joints comme mémorandum à l'état ci-dessus. 

Le gouvernement anglais accordait les provisions aux 
prisonniers, ainsi qu'il suit. 

Par jour : 

Viande, boeuf et mouton, 82 livres. — Volailles, 6. — 
Pain, 66 livres. — Beurre, 5 livres. — Lard, 2 livres. 
Huile à salade, trois quarts de pinte. — Sucre candi, 
4 livres. — Café, 2 livres. — Thé vert, une demi-livre. 

— Thé noir, id. — Chandelles, cire, 8 livres. — 
30 œufs. — Sucre commun, 5 livres. — Fromage, 
llivre. — Vinaigre, un quart. — Farine, 5 livres. — 
Viande salée, 6 livres. — 300 livres pesant de bois à 
brûler. — 3 bouteilles de porter ou aie. — Légumes, 
10 s. — Fruits, 10 s. — Objets confits, 8 s. 

Par quinzaine : 
8 canards. — 2 dindes. — 2 oies. — 2 pains de sucre. 

— Un demi-sac de riz. 2 jambons, n'excédant pas 
14 livres chaque. — 45 boisseaux de charbon. — 80 s. 
de poisson — 98 s. de lait. — 7 livres s. de beurre 
frais, sel, moutarde, poivre, câpres, huile à brûler, pois. 

Vin, par jour : 

7 bouteilles Champagne ou vin de Grave. — 1 bou- 
teille Madère. — 1 bouteille de Constance. — 6 bou- 
teilles vin rouge (1). 

N. B, Après le départ du comte de Las Cases et de 
Poniatowski,la quantité de viande fut réduite à 72 livres 
par jour, et le nombre de volailles à 5. 

(1) Le gouvernement donnait aussi du vin du Cap et de Ténériffe pour 
les domestiques, à raison d'une bouteille par jour, ce qui n'était pas 
compris dans l'état. C'était à peu près une pinte de plus que la quantité 
accordée journellement pour les soldats et les matelots stationnés à 
Sainte'H^ène. 



406 APPENDICE 

Dépenses extraordinaires par jour, payées par les 
Français. 

1 s. d 

Une douzaine d^œufs, » 5 » 

8 livres de beurre, à 3 shell. la livre, 1 4 » 

2 livres de chandelles de cire, à 3 sh. 6 d., » 7 » 

3 volailles, à 6 sh. la pièce, » 19 » 

4 livres de sucre candi, » 8 » 
2 livres de sucre en pain, » 6 » 

1 livre de fromage, » 3 » 
Légumes, » 10 » 

2 livres de porc salé, » 2 (i 
1 livre de lard, » 1 » 
1 bouteille d'huile, » 8 » 
1 livre de riz, et 1 livre de farine de froment, » 1 » 

5 livres de sucre commun, » 1 6 
1 bouteille de vinaigre, » 1 » 
Papier pour la cuisine et fil d'emballage, » 1 » 
Petits pains à 1 sh. 6 d. chaque, » 6 » 



Extraordinaire par semaine : 

2 dindes, 
1 jambon, 

1 cochon rôti, 

1 bouteille de cornichons, 

3 bouteilles d'olives 



6 3 


» 


3 » 


» 


3 » 


» 


» 11, 


» 


» 12 


» 


1 4 


» 



8 7 )> 



L'état ci-dessus détaillée ne contient pas la quantité de 
viande achetée par les Français. Elle s'élevait de 3 
à 5 moutons par semaine, et à deux veaux par mois. 



APPENDICE 407 

^ N« 7. 
RESTRICTIONS faites par sir H. Lowe et commu- 
niquées à Longwood, le 19 octobre 1816, mais 
qu'il avait déjà mises a exécution par différents 
ordres secrets depuis le mois d'août précédent, 
et qu'il ne communiqua jamais aux officiers an- 
glais de service, honteux sans doute de leur 
contenu. 

Xexte de quelques changements proposés dans les règle" 
ments établis pour les captifs de Longwood 

Longwood avec la route par Hut's-Gate le long de la 
montagne, jusqu'au poste des signaux, près d'Alarm- 
House, sera établi comme limite. 

II. Des sentinelles marqueront les limites, que per- 
sonne ne pourra traverser, pour approcher de la mai- 
son de Longvvood, ou de son jardin, sans la permission 
du gouverneur. 

III. La route à la gauche de Hut's-Gate, qui retourne 
par Woode-Ridg à Longwood, n'ayant jamais été fré- 
quentée par le général Bonaparte, depuis l'arrivée du 
gouverneur, le poste qui l'observait sera, en grande 

• partie, retiré ; cependant toutes les fois qu'il voudrait 
aller à cheval dans cette direction, en prévenant l'offi- 
cier à temps, il n'éprouvera aucun obstacle. 

IV. S'il (le général Bonaparte) voulait prolonger sa 
promenade dans quelque autre direction, un officier de 
l'état-major du gouverneur (s'il en est informé à temps) 
sera prêt à l'tccompagner. Si le temps manquait, l'offi- 
cier de service à Longwood le remplacerait. 

L'officier qui le surveille a ordre de ne point l'appro- 
cher, à moins qu'il ne soit demandé, et de ne jamais 
surveiller sa promenade, excepté pour ce que lui com- 



408 APPENDICE 

mande son service ; c'est-à-dire, de veiller à tout ce qui 
pourrait, dans ses promenades, s'écarter des règles 
établies et de l'en avertir respectueusement. 

V. Les règlements déjà en force, pour empêcher des 
communications avec qui que ce soit sans la permis- 
sion du gouverneur, doivent être strictement exécutés. 
En conséquence, il est requis du général Bonaparte 
qu'il s'abstienne d'entrer dans aucune maison, ou d'en- 
gager aucune conversation avec les personnes qu il pour- 
rait rencontrer (excepté ce que demandent les saluta- 
tions et les politesses ordinaires, que chacun lui rendra) 
à moins que ce ne soit en présence d'un officier anglais. 

VI. Les personnes qui, avec le consentement du gé- 
néral Bonaparte, peuvent toujours recevoir du gouver- 
neur des permissions pour le visiter, ne pourront, 
malgré ces permissions, communiquer avec aucune au- 
tre personne de sa suite, à moins que ce ne soit spécia- 
lement exprimé dans ces permissions. 

VIL Au coucher du soleil, l'enceinte du jardin autour 
de Longwood sera regardée comme étant les limites. 
A cette heure, des sentinelles seront placées alentour, 
mais de manière à ne pas incommoder le général Bo- 
naparte, en observant sa personne, s'il voulait conti- 
nuer sa promenade dans le jardin après cette époque. 
Les sentinelles seront portées pendant la nuit à toucher 
la maison^ <îomme cela se pratiquait auparavant, et l'ad- 
mission sera interdite jusqu'à ce que les sentinelles soient 
retirées le lendemain matin de la maison et du jardin. 

VIII. Toute lettre pour Longwood sera mise, par le 
gouvernement, sous une enveloppe cachetée et envoyée 
à l'officier de service, pour être délivrée, cachetée, à 
l'officier de la suite du général Bonaparte auquel elle est 
adressée; lequel, parce moyen, sera assuré que per- 
sonne autre que le gouverneur n'en connaît le contenu. 



APPENDICE 409 

De la même manière, toute lettre des personnes de 
Longwood doit être délivrée à l'officier de service, 
mise sous une seconde enveloppe, cachetée et adressée 
au gouverneur, qui assurera que personne autre que lui 
n*en connaîtra le contenu. 

Aucune lettre ne doit être écrite ou envoyée ; aucune 
communication, de quelque espèce qu'elle soit, ne doit 
être faite, excepté en la manière susmentionnée. On ne 
peut avoir aucune correspondance dans l'île, excepté 
pour les communications qui sont indispensables à faire 
au pourvoyeur. Les notes qui les contiendraient doi- 
vent être données ouvertes à l'officier de garde qui sera 
chargé de les faire parvenir. 

Les restrictions susmentionnées commenceront à 
s*observer le 10 du courant. 

H, LowE. 
Sainte-Hélène, 9 octobre 18.. 



N*> 8. 
Lettre de l'empereur au comte Las Cases. 

Mon cher comte Las Cases, 

Mon cœur sent vivement ce que vous éprouvez. Arra- 
ché, il y a quinze ou dix-sept jours, d'auprès de moi, 
vous êtes enfermé au secret sans que j'aie pu recevoir 
ni vous donner aucune nouvelle, sans que vous ayez 
communiqué avec qui que ce soit. Français ou Anglais, 
privé même d'un domestique de votre choix. 

Votre conduite à Sainte-Hélène a été, comme votre 
vie, honorable et sans reproche; j'aime à vous le dire. 

Votre lettre à votre amie de Londres n'a rien de ré- 
préhensible. Vous y épanchiez votre cœur dans le sein 
de l'amitié. Cette lettre est comme les huit ou dix autres 
que vous avez écrites à la même personne, et que vous 



410 APPENDICE 

avez envoyées ouvertes. Le commandant de cette île 
ayant eu l'indélicatesse de scruter les expressions que 

vous confiiez à Tamitié, vous les a reprochées 

Dernièrement il vous a menacé de vous renvoyer de 
l'île, si vos lettres contenaient encore quelques plaintes. 
En agissant ainsi, il a violé le premier devoir de sa 
place, le premier article de ses restrictions, et le pre- 
mier sentiment de Thonnettr. Il vous a ainsi autorisé à 
chercher les moyens de répandre, par effusion, vos sen- 
timents dans le sein de vos amis, et de leur faire con- 
naître la conduite coupable de ce commandant. Mais 
vous êtes sans artifice ; il a été facile de surprendre 
votre confiance ! 

On cherchait un prétexte de saisir vos papiers. Une 
lettre à votre amie de Londres ne pouvait point auto- 
riser une visite de police chez vous ; car elle ne contient 
aucun complot, aucun mystère. Elle n'est que l'expres- 
sion d'un cœur noble et franc. La conduite illégale et 
précipitée que l'on a tenue en cette occasion, porte le 
caractère d'une haine basse et personnelle. 

Dans les contrées les moins civilisées, les exilés, les 
prisonniers, et même les criminels, sont sous la protec- 
tion des lois et même des magistrats ; les personnes 
nommées pour les garder ont des chefs, soit dans l'ad- 
ministration, soit dans Tordre judiciaire, pour les sur- 
veiller : mais sur ce roc, le même homme qui fait les 
plus absurdes règlements, les exécute avec violence, 
transgresse toutes les lois ; et il n'est personne pour 
restreindre les excès de son caprice. 

On enveloppe Longwood d'un voile que l'on voudrait 
rendre impénétrable, pour cacher une conduite crimi- 
nelle. Ce soin fait suspecter les intentions les plus 
odieuses !... 

Par des bruits artificieusement semé, on a essayé de 



APPENDICE 411 

tromper les officiers, les étrangers, les habitants de 
cette île, et même les agents étrangers qui, à ce que l'on 
dit, sont entretenus ici par l'Autriche et la Russie. Cer- 
tainement, le gouvernement anglais est trompé de la 
. même manière par des rapports artificieux et mensonger 

Vos papiers, parmi lesquels on savait qu'il y en avait 
qui m'appartenaient, ont été saisis sans aucune forma- 
lité, près de mon appartement, avec des exaltations de 
joie féroces. J'en fus informé quelques moments après ; 
je regardai par la fenêtre, et je vis qu'on vous enlevait. 
Un nombreux état-major caracolait autour de vous, je 
crus voir les sauvages des îles de la mer du sud, dan- 
sant autour des prisonniers qu'ils vont dévorer. 

Votre société m'était nécessaire ; seul, vous lisez, vous 
parlez et entendez l'anglais. Combien vous avez passé 
de nuits pendant mes maladies ! Cependant, je vous 
engage, et au besoin je vous ordonne, de requérir le 
commandant de cette île de vous renvoyer sur le conti- 
nent. Il ne peut point s'y refuser, puisqu'il n'a action sur 
vous que par l'acte volontaire que vous avez signé. Ce 
sera pour moi une grande consolation que de vous 
savoir en chemin pour de plus fortunés pays. 

Arrivé en Europe, soit que vous alliez en Angleterre, 
ou que vous retourniez dans la patrie, perdez le souve- 
nir des maux qu'on vous a fait souffrir. Vantez-vous de 
la fidélité que vous m'avez montrée et de toute l'affec- 
tion que je vous porte. 

Si vous voyez un jour ma femme et mon fils, embras- 
sez-les. Depuis deux ans je n'en ai aucune nouvelle 
directe ou indirecte. Il y a dans ce pays, depuis six 
mois, un botaniste allemand qui les a vus dans le jardin 
de Schœnbrunn quelques mois avant son départ. Les 
barbares ont empêché qu'il vînt me donner de leurs 
nouvelles ! 



412 APPENDICE 

Toutefois, consolez-vous et consolez mes amis. Mon 
corps se trouve, il est vrai, au pouvoir de la haine de 
mes ennemis, ils n'oublient rien de ce qui peut assou- 
vir leur vengeance, ils me tuent à coups d*épingles, 
mais la Providence est trop juste pour permettre que 
cela se prolonge longtemps encore. L'insalubrité de ce 
climat dévorant, le manque de tout ce qui entretient la 
vie, mettront, je le sens, un terme prompt à cette exis- 
tence, dont les derniers moments seront l'opprobre du 
caractère anglais. L'Europe signalera un jour avec hor- 
reur cet homme hypocrite et méchant que les vrais. 
Anglais désavoueront pour Breton. 

Gomme tout porte à penser qu'on ne vous permettra 
pas de venir me voir avant votre départ, recevez mes 
embrassements, l'assurance de mon estime et de mon 
amitié. Soyez heureux. 
Votre affectionné. 

Signé Napoléon. 

Longwood, 11 décembre 1816. 



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