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Nature et Liberté
B. «REVIS — IMPRIMERIE DE I^GÎIT
"i
's?.
Bibliothèque de Culture générale.
LÉON BRUNSCHVICG
MEMBRE DE L'INSTITUT
Nature et Liberté
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, 26
Tous droits de traductioa, d'adaptation et de reproduction réserviSs
pour tous les pays.
'Univers/'
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/ ^'^y
Droits de traduction et de reproduction réservés
pour tous les pays.
Copyright 1921,
* by Ernest Flamaiarion.
INTRODUCTION
Les études qui composent le présent ouvrage, ne
constituent pas un exposé d'allure abstraite et doc-
trinale. Elles sont reliées les unes aux autres par la
seule unité de l'inspiration, conformément, dirions-
nous, à cet ordre dont Pascal écrivait qu'il consiste
principalement à la digression sur chaque point
qu'on rapporte à la fin, pour la montrer toujours.
Notre but est d'illustrer une certaine conception de
la philosophie, dont ces pages préliminaires essaient
d'esquisser'le schème.
Toute recherche poursuivie sur le terrain scienti-
fique ou dans le domaine pratique, toute technique
individuelle ou collective, suppose une acceptation,
tacite ou explicite, de bases sur lesquelles l'effort de
la pensée s'appuie, de procédés qui servent à la
guider.
Si l'on se demande ce que valent bases et pro- '
cédés, on est conduit à une série de problèmes nou-
VI INTnODUCïION
veaux. Au lieu de dérouler la chaîne des consé-
quences suivant des règles uniformes de raisonnement
ou d'action, l'esprit remonte de condition en condition,
j)ar le progrès d'une réflexion qui aspire à posséder,
qui conçoit tout au moins, ce qu'elle appelle Vincon-
diiionnel.
Une discipline se présente alors, qui a pour objet les
principes, et qui est la philosophie. Connaître l'univers,
c'est être savant; agir à propos, c'est être habile ; être
philosophe, c'est avoir la conscience, et c'est donner
l'impression, d'introduire dans chacune de ses affir-
mations ou de ses décisions les principes dont relève
la pensée ou la conduite. Chez le philosophe, en
d'autres termes, le savoir spéculatif, scientia, l'habi-
leté pratique, prudentia, seront fondés sur la sa-
gesse : sapientia, docpia.
Voilà l'idée traditionnelle de la philosophie. A la
lumière de celte idée, s'éclaire la difficulté essentielle
à laquelle s'est heurtée l'ambition des philosophes,
et qui a été, dans l'histoire, le ressort perpétuel-
lement en acte du mouvement philosophique.
Une discipline qui porte sur les principes de la
connaissance et de l'action, requiert, pour se cons-
tituer, qu'elle réussisse à établir, comme source de
toutes les sciences théoriques et de toutes les lois
pratiques, un certain nombre d'affirmations liées
entre elles, un système. La philosophie par essence,
et non par accident, d'Aristote à Herbert Spencer, est
<( Discours préliminaire » à une « Encyclopédie ».
Or ces affirmations, pour être posées à titre de prin-
cipes, doivent être des vérités premières^ c'est-à-dire
qu'elles ne sauraient se rattacher à rien d'antérieur
INTRODUCTION VII
par quoi elles seraient susceptibles d'être démontrées
ou justifiées. Le philosophe sera donc celui qui fait
table rase de toute idée préconçue, de tout préjugé,
celui qui prend l'attitude du doute. Ainsi, de la con-
ception même qui le voulait systématique, déroule
cette autre conséquence qu'il sera un sceptique.
Esprit de système et esprit de doute, dogmatisme
et scepticisme, sont inséparables, et sont pourtant
incompatibles. Par là s'expliquerait assez bien sans
doute le rythme ondulatoire suivant lequel semble
s'être poursuivi le cours de la philosophie, la succes-
sion entre les « ventres » et les « nœuds », périodes
d'épanouissement dogmatique et périodes de resser-
rement sceptique.
De pareilles alternatives sont-elles destinées à se
reproduire sans fin? Après la crise du xviii' siècle,
Auguste Comte a cru que l'on mettrait un terme aussi
bien à l'incertitude dissolvante du scepticisme qu'à
la diversité ruineuse des dogmatismes, si l'on renon-
çait à poser pour elle-même la question des prin-
cipes, si on les laissait se déposer en quelque sorte et
s'inscrire dans l'organisation encyclopédique des
sciences et dans la structure biologique de la société.
Le philosophe, spécialisé dans l'étude des généralités,
se bornerait à recueillir les résultats du savoir po-
sitif, sous la forme défaits généraux, grâce à laquelle
les principes deviendraient homogènes à ce savoir
lui-même.
Or, les prophéties du positivisme se trouvent, après
un siècle écoulé, démenties de façon éclatante et dé-
cisive par l'évolution de la science positive. Sans
entrer dans le domaine politique, moral ou religieux,
VIII INTRODUCTION
en se bornant aux disciplines présumées simples
comme la géométrie ou la mécanique, les progrès du
savoir et de la réflexion ont conduit les penseurs les
mieux informés de la réalité scientllique, un Henri
Poincaré par exemple (et l'on aura l'occasion d'in-
sister sur ce point dans les pages qui suivent) à re-
prendre vis-à-vis de systèmes classiques, tels que
celui d'Eiiclide ou de Newton, l'attitude du doute
méthodique, à remettre en question les principes.
Après l'échec de l'espérance positiviste, comment
apparaîtront donc les principes qui sont l'objet de la
philosophie? Désespérant d'en justilier rationnelle-
ment lavaleur, on se contentera de dir€,soit qu'ils sont
acceptés du dehors par une convention d'origine so-
ciale, soit qu'ils sont projetés du dedans comme l'ex-
pression d'un tempérament individuel. Le philosophe
aura le choix d'être un avocat ou un artiste. Il est un
avocat quand il argum<nite en faveur de telle ou telle
doctrine, observant dans une École l'attitude qu'ont,
dans les partis et dans les Églises, les hommes poli-
tiques ou les théologiens. Il sera un artiste s'il de-
mande à la coordination de thèmes abstraits cette
traduction du rêve intérieur que le poète et le musi-
cien tentent à l'aide d'instruments différents. Concep-
tions antagonistes, également irréfutables d'ailleurs
puisqu'elles ne prétendent pas à l'établissement d'une
vérité quelconque, puisqu'elles réduisent la philo-
sophie à la superlicialité d'une synthèse subjective et
arbitraire, mais conceptions également insuffisantes,
en ce sens qu'elles sont, à cause de leur superlicialité
même, impuissantes à rendre compte de soi. Ni le
dogme de l'École ni l'œuvre d'art ne naissent par gêné-
INTRODUCTION IX
ration spontanée; ce sont des produits de l'histoire.
Et, d'autant qu'ils renoncent à tronver dans la régu-
larité (l'une méthode rationnelle la légitimation de
leur contenu intrinsèque, d'autant plus clairement
se manifeste à l'observateur leur dépendance incons-
ciente par rapport aux circonstances externes qui en
sont les conditions : préoccupations et intérêts
d'ordre social ou religieux, singularités physiolo-
giques ou pathologiques, combinaisons d'influences
et de suggestions.
C'est dans l'histoire que Tiendra donc se résoudre
l'ensemble des systèmes, envisagés comme choses de
tradition ou de beauté. Et, à ce moment, l'événement
se produira, qui nous paraît décisif pour l'intelli-
gence de la philosophie. Au premier abord, du point
de vue de l'histoire, tous les systèmes devraient être
mis sur le même plan, comme si, du fait seul de leur
apparition, ils avaient un droit égal à naître et à
vivre. En réalité, quand la recherche historique est
poussée suffisamment loin, elle est capable de fournir
une base pour le discernement des systèmes.
A cet égard nous demandons qu'on nous accorde
la supposition d'une histoire qui réussirait à être
doublement intégrale, c'est-à-dire qui s'étendrait à
toutes les doctrines qui ont eu quelque influence
elTective, et qui d'autre part saisirait la connexion
de la réflexion proprement philosophique avec l'état
des sciences et des techniques, avec les vicissitudes
des sociétés politiques ou religieuses. Alors les sys-
tèmes cesseront d'être détachés les uns des autres ;
les principes cesseront d'être isolés dans les systèmes.
La succession des théories philosophiques qui
X INTRODUCTION
semblait tenir en échec l'aspiration au dogmatisme
et tourner à la gloire du seul scepticisme, revêtira la
continuité d'une courbe, qui aurait sans doute une
allure extrêmement irrégulière et compliquée, mais
dont il n'est plus interdit de tenter l'analyse. Décrire
avec exactitude le jeu d'actions et réactions entre
les faits et les raisons, qui de la science et de l'action
fait surgir les principes sur quoi elles vont s'appuyer,
c'est se donner l'occasion, et la base, d'un jugement.
La philosophie saura ce que les hommes ont cru,
pourquoi ils y ont cru; mais du même coup elle dira
pourquoi il y a certaines propositions qu'il est
absurde d'affirmer encore, d'autres qu'il ne serait
pas moins absurde de ne pas affirmer. Parce que,
sont bien fondées l'astronomie de Copernic et la chimie
de Lavoisier, apparaissent illusoires l'astronomie de
Ptolémée et la chimie de Stahl; de même, parce que
s'appliquent aux conditions effectives de la connais-
sance humaine l'intellectualisme mathématique de
Descartes et l'idéalisme critique de Kant, l'empirisme
qualitatif de Bacon est stérile, chimérique la Théodicée
de Leibniz. La philosophie, dans l'hypothèse où
nous nous plaçons ici, résumera l'expérience de l'hu-
manité pensante : cette expérience, après avoir par
ses étonnantes variétés instruit le clinicien et diverti
le dilettante, devra s'achever, en épreuve de vérité qui
opérera le discernement des valeurs, qui éliminera
la diversité et les contradictions, pour ne plus laisseri
subsister que la seule unité. i
Telle est, dans son contour abstrait, l'idée de la-
philosophie vers laquelle sont orientées les études
qui suivent. La première est destinée à montrer com-
INTRODUCTION XI
ment, dès l'aurore de la civilisatioo moderne, Ja
souveraine maîtrise du génie français a dessiné, avec
Descaries et Pascal, les deux courants antagonisfees,
de rationalité et d'irrationalité, qui devaient se par-
tager l'empire des esprits.
Cette première étude fournira donc un point de
repère pour préciser les solutions données actuelle^
ment aux problèmes qui se posent dans le domaine
spéculatif et dans le domaine pratique, de façon à
faire apparaître, connexes l'une de Tautrf, une phi-
losophie de la nature et une philosophie de la liberté.
Ainsi, en suivant Henri Poincaré dans sa carrière
de penseur, en exposant les résultats qui se dégagent
de V arithmétique pour la théorie de la connaissance,
en déterminant, à la lumière de l'évolution des
sciences physiques au xix' siècle, les rapports de
la conscience intellectuelle et de la conscience morale,
nous essayons de faire toucher du doigt cette colla-
boration entre l'activité spontanée de l'esprit et les
réactions imprévisibles de l'univers, qui délinit pour
l'homme la notion de vérité rationnelle.
Dans le domaine de la vie morale, deux études de
circonstance (l'une remonte à juillet 1902, l'autre
date de décembre 1914), mais qui, sauf illusion de
notre part, conservent leur caractère d'actualité, .
mettent en regard Vidée de liberté dans Véducation
française et le concept de la culture allemande.
La conclusion, consacrée aux rapports entre la reli-
gion et la philosophie de l'esprit, aurait pour ambition
de montrer comment se résout le problème suprême
de la philosophie pour qui est attentif à ne rien laisser
perdre du long travail par lequel l'humanité, scru-
XII INTRODUCTION
tant sans trêve, avec un scrupule croissant, ses
motifs d'affirmer et ses raisons d'aimer, a renversé
les idoles de l'imagination et les rites de la tradition
afin d'assurer la richesse et la pureté de la vie inté-
rieure.
Nature et Liberté
PREMIERE PARTIE
LES DIRECTIONS INITIALES
DE LA PENSÉE MODERNE
Descartes et Pascal.
Entre Descartes et Pascal, il ne s'agit pas d'établir
un parallèle dans l'abstrait. Nous sommes en pré-
sence de deux personnalités qui se sont rencontrées
réellement, et heurtées.
Descartes est né en 1596, Pascal en 1623; l'intcr-
valle d'une génération les sépare, mais la prodigieuse
précocité de Biaise Pascal a rapproché les distances.
Lorsque les premières œuvres de Descartes, les Essais,
qui comprenaient le Discours de la méthode et la Géo-
métrie, parvinrent à Paris, vers la fin de 1637, déjà
le jeune Pascal « se trouvait régulièrement aux con-
férences qui se faisaient toutes les semaines, où tous
les habiles gens de Paris s'assemblaient pour porter
leurs ouvrages ». Et comme le dit Mme Perler, « il y
14 NATURE ET LIBERTÉ
tenait fort bien son rang, tant pour l'examen que
pour la production ». Il fut un témoin actif des polé-
miques acariâtres où Roberval et Etienne Pascal, où
Fermât se mesurèrent avec Descartes.
En septembre 1G47, Descaries, de séjour à Paris,
alla rendre visite à Pascal ; il le trouva occupé des
recherches physiques auxquelles l'expérience de Tor-
ricelli avait servi de base. On y parla, peut-être sur
l'initiative de Descaries, d'une expérience à faire au
sommet d'une haute montagne pour mettre en évi-
dence les eiîets de la pesanteur <le l'air; d'autre part,
on y reprit la querelle métaphysique du plein et du
vide, qu'avait ravivée l'observation de la chambre
barométrique d'où l'air est exclu, querelle qui im-
pliquait la recherche de la méthode convenable à
l'élude de la nature.
En 16.^0, Descartes meurt. Dans l'hiver de 1654
Pascal prononce [os paroles de « renonciation totale
et douce ». Nous savons, par sa sœur Jacqueline,
qu'il partit « le lendemain de la fête des Rois avec
M. de Luynes pour aller en Tune de ses maisons où
il a été quelque temps ». Cette maison, le château de
Vaumurier près de Port-Royal des Champs, était de-
venue un foyer de cartésianisme. Non seulement 'le
duc de Luynes avait, pour son usage personnel, fait
une traduction française des Méditations mélaphy-
siqnes, qui fut communiquée à Descartes et que Des-
cartes compléta el lit publier. Mais encore Arnauld
voyait comme un décret providentiel dans le succès
d'une philosophie qui, acceptant la bataille sur le
terrain du doute sceptique, de la démonstration ra-
tionnelle, où les libertins prétendaient la livrer,
aboutissait à l'existence de Dieu et à la conception
théologique de l'Univers.
« Combien, écrit Fontaine dans ses Mémoires pour
NATURE ET LIBERTÉ 15
servir à l'histoire de Port-Royal, s'éleva-t-il de petites
agitations dans ce désert, touchant les sciences
humaines de la philosophie et les nouvelles opinions
de M. Descartes ! Comme M. Arnauld, dans ses heures
de relâche, s'en entretenait avec ses amis plus parti-
culiers, insensiblement cela se répandit partout; et
cette solitude, dans les heures d'entretien, ne reten-
tissait plus que de ces discours. Il n'y avait guère de
solitaire qui ne parlât d'automate. On ne se faisait
plus une affaire de battre un chien. On lui donnait
fort indifféremment des coups de bâton, et on se mo-
quait de ceux qui plaignaient ces bêtes comme si
elles eussent senti de la douleur. On disait que
c'étaient des horloges, que ces cris qu'elles faisaient
quand on les frappait n'étaient que le bruit d'un
petit ressort qui avait été remué, mais que tout cela
était sans sentiment. On clouait de pauvres animaux
sur des ais, par les quatre pattes, pour les ouvrir tout
en vie, et voir la circulation du sang, qui était une
grande matière d'entretien ».
Ainsi, ce n'est pas uniquement au cours de sa car-
rière scientifique que la considération de l'esprit car-
tésien s'impose à Pascal ; c'est encore dans la der-
nière période de sa vie, lorsqu'il s'est retiré dans le
cercle étroit des « vrais disciples ï de Jésus-Christ.
Les notes manuscrites qui nous ont été conservées,
portent la marque de ses réflexions sur la circulation
du sang comme sur l'automate. La seconde thèse
surtout est importante pour la théologie : en rame-
nant toutes les manifestations de l'activité chez les
« bêtes » à de simples fonctions de la matière. Des-
cartes dissipe l'analogie apparente de la vie animale
et de la vie humaine ; par là, il écarte les difficultés
que l'on opposait au dogme de l'immortalité de
l'âme. La portée de la théorie est accentuée par l'exal-
i6 -WATURE ET LUERTÉ
talion de la pensée, qui est à la base du système
cartésien. Et, sans doute, n'y a-t-il pas une façon
plus sensible et plus éclatante de célébrer Descartes
que de le mettre en cette occasion au-dessus de saint
Augustin lui-même. A propos du rapprochement
qu'Arnauld avait signalé entre le « je pense, donc je
suis », et un passage des Dialogues sur le Libre-Ar-
bitre^ Pascal remarque : « Je sais combien il y a une
différence entre écrire un mot à l'aventure, sans y
faire une réflexion plus longue et plus étendue, et
apercevoir dans ce mot une suite admirable de con-
séquences, qui prouA'ent la distinction des natures
matérielle et spirituelle, et en faire un principe ferme
et soutenu d'une physique entière, comm% Descartes
a prétendu faire ». '
Pascal a vu combien Descartes était grand. Plus
signiticative et plus profonde est la sentence de con-
damnation qui est contenue dans les notes du ma-
nuscrit pascalien : « Ecrire contre ceux qui appro-
fondissent trop les sciences. Descartes ». L'Apologie
projetée devait renfermer une Lettre de la folie de la
science humaine et de la philosophie, et il devait y être
traité de l'incertitude et de l'inutilité du Cartésia-
nisme.
Cette sentence peut être interprétée de diverses
manières ; on y a vu un retour de Pascal sur son
propre passé, dont il aurait eu peine à se déprendre
complètement, le désaveu des recherches profanes
provoquées par cette fantaisie de vouloir exceller en
tout, par cette curiosité de savoir, qui est la forme
la plus séduisante, la plus dangereuse, de la concu-
piscence. Mais, si on examine de plus près le génie
de Pascal, si on remarque combien, sur le terrain
de la mathématique et de la physique, où il aurait
pu se rencontrer avec Descartes, Pascal en réalité
NATURE ET LIBERTÉ 17
demeure éloigné de lui, on arrive à une conclusion
différente, et on voit surgir un problème nouveau.
La science de Descartes se prolonge en religion,
comme la religion de Pascal a ses racines dans la
science. Si, au lendemain de la Renaissance et de la
Réforme, l'idée de la science et l'idée de la religion
se reconstituent toutes deux, la réorganisation s«
fait dans une direction qui n'est pas la même pour
Descartes et pour Pascal. Ce sont deux esprits qui,
à travers la science comme à travers la religion,
s'affrontent et s'opposent.
La notion que Descartes avait de la science appa-
raît dans le titre auquel il avait d'abord songé pour
l'écrit qui est devenu le Discours de la Méthode :
« Projet d'une .science universelle qui puisse élever
notre nature à son plus haut degré de perfection ».
L'universalité de la science repose sur l'unité de l'in-
telligence. Avant que le savant sait descendu sur le
terrain de la réalité, il sait qu'il possède en soi la
source d'où dérive toute connaissance. « Toutes les
sciences réunies ne sont rien autre chose que l'intel-
ligence humaine, qui reste toujours la même, si
variés que soient les sujets auxquels elle s'applique,
et qui n'en reçoit pas plus de changement que n'en
apporte à la lumière du soleil la variété des objets
qu'elle éclaire ».
La démarche essentielle de l'intelligence, c'est l'in-
tuition, c'est-à-dire la conception d'un esprit sain et
attentif, si facile et si distincte qu'aucun doute ne
18 NATURE ET LIBERTÉ
reste sur ce que nous comprenons. A l'intuition va se
suspendre une chaîne d'idées qui, une fois mises en
ordre, s'appliquent à tout ce qui est susceptible de
mesure.
Dès lors, en constituant a priori la science de V ordre
et de la mesure, l'intelligence fournit le modèle auquel
elle devra plier l'univers. Le progrès de la méthode
cartésienne consiste dans une « heureuse assimila-
tion » des choses à l'intelligence. Ainsi la géométrie
des Anciens portait directement sur la ligure soumise
à l'imagination, tandis que la géométrie de Descartes
transpose les relations proprement spatiales en équa-
tions, qui sont tout intellectuelles puisqu'elles ne
sont que des combinaisons de signes. La physique
d'Aristote se contentait de la description et de la
classiQcation des qualités sensibles; la physique de
Descartes ramène les manifestations qualitatives de
l'ordre sensible à de simples déplacements dans l'es-
pace qui ressortissent à la géométrie. Au début de ce
Traité de la Lumière qu'il laissa inachevé quand il
apprit la condamnation de Galilée, Descartes « tâche
d'expliquer ce qu il remarque touchant la flamme.
Lorsqu'elle brûle du bois ou quelqu'autre semblable
matière, nous pouvons voir à l'œil qu'elle remue les
petites parties de ce bois, et les sépare l'une de
l'autre, transformant ainsi les plus subtiles en feu,
en air, et en fumée et laissant les plus grossières
pour les cendres. Qu'un autre donc imagine, s'il veut,
en ce bois, la Forme du feu, la Qualité de la chaleur
et l'Action qui le brûle, comme des choses toutes di-
verses ; pour moi, qui crains de me tromper si j'y
suppose quelque chose de plus que ce que je vois
nécessairement y devoir être, je me contente d'y con-
cevoir le mouvement de ses parties ». De même,
pour découvrir la loi de la transmission de la lu-
NATURE ET LIBERTÉ 19
mière, il convient, de ne retenir que la marche des
rayons lumineux, en assimilant la nature de ces
rayons, et la transmission qui est supposée s'en faire
instantanément, au bâton de l'aveugle par lequel
chacun des accidents du sol se traduit immédiate-
ment en sensation.
Enfin, pour saisir les secrets des réactions qui cons-
tituent la vie des animaux, et en une grande partie
même la vie des hommes, il faut considérer les ma-
chines importées d'Italie et qui faisaient alors l'admi-
ration dos visiteurs de Fontainebleau et de Saint-
Germain-en-Laye. Les objets extérieurs sont comme
des étrangers qui, « entrant dans quelqu'une des
grottes de ces fontaines, causent eux-mêmes sans y
penser les mouvements qui s'y font en leur présence;
car ils n'y peuvent entrer qu'en marchant sur cer-
tains carreaux tellement disposés que, par exemple,
s'ils s'approchent d'une Diane qui se baigne, ils la
feront cacher dans des roseaux, et s'ils passent plus
outre pour la poursuivre, ils feront venir vers eux un
Neptune qui les menacera de son trident; ou, s'ils
vont de quelque autre côté, ils en feront sortir un
monstre marin qui leur vomira de l'eau contre la
face; ou choses semblables, selon le caprice des Ingé-
nieurs qui les ont faites. Et, enfin, quand l'âme rai-
sonnable sera en cette machine, elle y aura son
siège principal dans le cerveau, et sera là comme le
fontainier qui doit être dans les regards où vont se
rendre tous les tuyaux de ces machines quand il veut
exciter ou empêcher ou changer en quelque façon
leurs mouvements ».
Par ces citations, je ne dis pas que l'on connaisse
la science de Descartes ; du moins on saisit pourquoi
Pascal physicien s'oppose à Descartes physicien.
La physique de Descartes avait pu avoir dans
20 NATURE ET LIBERTÉ
l'expérience son occasion initiale et sa confirmation;
elle n'en reste pas moi-ns supérieure' à Texpérience.
Si je fais, dit Descartes, « une brève description des
principaux phénomènes dont je prétends rechercher
les causes », ce n'est pas « aiin d'en tirer dos raisons
qui servent à prouver ce que j'ai à dire ci-après ; car
j'ai dessein d'expliquer les effets par leurs causes, et
non les causes par leurs effets ». Or, de la part d'un
homme Uni, placé devant la double infinité de gran-
deur et de petitesse, n'est-ce pas une prétention
exorbitante de vouloir ainsi prendre immédiatement
possession des causes? et le titre de l'ouvrage carté-
sien, les Principes de /a P/ii7oso/)/iie, n'est-il pas «aussi
fastueux en effet (quoique moins en apparence) que
cet autre qui crève le- yeux De omni scibili » ? Pour
Pascal, il y a dans la méthode cartésienne une
erreur fondamentale, car « les expériences... sont
les seuls principes de la physique » ; et, dès lors,
l'universalité est un préjugé : comment pourrions-
nous savoir à l'avance que les principes vont se ré-
duire à l'unité?
En lG::i9, Descaries écrivait : « Au lieu d'expliquer
un phénomène seulement, je me suis résolu d'expli-
quer tous les phénomènes de la nature, c'est-à-dire
toute la physique ». Et, plus tard, quand il lut les
Dialogues de la Science nouvelle, il fit grief à Galilée
de ce que, « sans avoir considéré les premières
causes de la nature, il a seulement cherché les rai-
sons de quelques effets particuliers, et ainsi il a bâti
sans fondement ». Or, Pascal appartient à l'école
expérimentale de Galilée; il demande de quel droit
on pose a priori l'homogénéité des phénomènes uni-
versels afin de satisfaire à l'unité de la science phy-
sique. L'ampleur de la science cartésienne a pour
rançon l'incertitude., « Descartes. Il faut dire en gros :
NATURE ET LIBERTÉ " 21
cela se fait par figure et mouvement, car cela est vrai,
mais (le dire quels, et composer la machine, cela est
ridicule ; car cela est inutile, et incertain, et pénible ».
Parla généralité de la méthode, dont il était si
fier, Doscartes devient aux yeux de Pascal le type du
métaphysicien chimérique et obstiné. Écoutez de
quel ton Jacqueline raconte un des entretiens de sep-
tembre 1647 : (( M. Descartes, avec un grand sérieux,
comme on lui contait une expérience et qu'on lui de-
mandait ce qui fut entré dans la seringue, dit que
c'était de la matière subtile, sur quoi mon frère lui
répondit ce qu'il put ». Quand on vint à parler d'une
expérience, analogue à celle que Perier devait réa-
liser l'année suivante au sommet du Puy-de-Dôme,
Robcrval affirmant que cela ne servirait de rien, Des-
cartes prédit le succès; mais cette assurance même
devait mettre Pascal en défiance. Le dogmatisme de
Descartes et le dogmatisme de Roberval lui appa-
raissent également surannés. 11 a l'ambition démettre
fin aux querelles dogmatiques auxquelles s'est com-
plue l'ancienne génération, et cela par un recours
décisif à l'expérience.
Cette défiance à l'égard de Descartes physicien,
Pascal l'éprouve également à l'égard de Descartes
mathématicien. Là encore. Descartes enferme a priori
la science dans les limites de sa méthode. Par
exemple, il dit de Desargues, le maître de Pascal :
« Je ne saurais guère m imaginer ce qu'il peut avoir
écrit touchant les Coniques, car, bien qu'il soit aisé
de les expliquer plus clairement qu'Apollonius, ni
aucun autre, il est toutefois, ce me semble, fort dif-
ficile d'en rien dire sans f algèbre, qui ne se puisse
rendre beaucoup plus aisé par l'algèbre ». Or, juste-
ment les procédés de Desargues échappent à la com-
pétence de l'algèbre cartésienne ; car ils dépassent
22 NATURE ET LIBERTÉ
les bornes de l'intuition géométrique, en considérant
dos droites parallèles comme un faisceau de lignes
dont le point de concours serait reculé à Tinfini. De
même, les procédés de la géométrie des indivisibles,
familiers à Pascal, comme ils l'étaient à Torricelli ou
à Roberval (on conjecture même que Descaries devait
les employer, mais qu'il les a passés sous silence
parce qu'il ne savait comment les ramener à des
idées claires et distinctes), sont des conquêtes de l'es-
prit sur l'infini, parce que ce sont des démentis har-
dis à l'intuition immédiate. Comme celle de la géo-
métrie projective, la fécondité du calcul intégral, tel
qu'il est conçu à l'époque de Pascal, paraît tenir à ce
qu'il brise les cadres des méthodes purement intel-
lectuelles.
En résumé, suivant Descartes, la raison dicte ses
lois à la nature, elle construit a priori le schème de
la science; l'intelligence définit la vérité. Pour Pas-
cal, l'homme se heurte à la réalité ; le savant doit se
soumettre à la nature ; il se dépouille de tout parti
pris pour écouter la réponse de l'expérience; il
n'avancera qu'en adaptant au caractère spécifique
de questions particulières des procédés de recher-
ches injustifiables parfois devant la logique.
II
L'attitude scientifique de Descartes et l'attitude
scientifique de Pascal sont donc nettement en anta-
gonisme l'une avec l'autre. Or, leur attitude scienti-
fique commande en partie, ou, si l'on veut, commence
à dessiner déjà, leur attitude religieuse.
NATURE ET LIBERTÉ 23
La conception cartésienne de la science implique,
en elle', un postulat : c'est que l'intellig-ence humaine
est faite pour prendre possession de l'univers, que
les notion- Les plus claires, les plus favorables à l'in-
térêt de l'entendement, sont en même temps celles
qui expriment la réalité dans son essence et dans sa
vérité. Or, ce postulat, l'homme ne peut pas le justi-
fier à lui tout seul; car il est partie au débat, il est
d'un certain côté de la barrière. Une connaissance
intégrale peut, sans doute, se constituer à l'aide de
la méthode cartésienne; mais elle demeure une hypo-
thèse, une pure possibilité ; elle n'est pas la science
vraie, tant que l'auteur commun de l'intelligence et
de la nature n'a pas garanti, par l'unité de sa sages&e
et de sa puissance, l'harmonie du sujet connaissant
et de l'objet connu. Bref, tant que Dieu n'est pas
découvert, le Moi cartésien, demeurant en face de
lui-même, ne peut savoir si le système de ses connais-
sances n'est pas un rêve envoyé par un malin génie
qui lui imposerait une illusion perpélueilrt. La con-
naissance de l'athée n'est pas une véritable science.
Pour atteindre Dieu, Descartes ne fait appel qu'à
la démonstration rationnelle. 11 s'agit, placé sur le
terrain étroit où nous avait mis le cogito, ne possé-
dant que la liaison de la pensée et de l'existence à
l'intérieur de la conscience individuelle, d'en faire
sortir l'être nécessaire et universel. L'argumentation
carlésii nne est bien connue : parmi les éléments qui
composent la pensée de l'homme, se trouve l'idée de
l'infini, ou du parfait, idée simple qui ne peut pas
ne pas être vraie, c'est-à-dire qui ne peut pas
ne pas impliquer la représentation d'un objet qui
existe. Or l'homme, étant lini et imparfait, ne pos-
sède pas la réalité requise pour rendre compte de
l'infini et du parfait ; il faut donc affirmer qu'il existe,
24 NATUUE ET LIBERTÉ
en dehors de lui, un être infini et parfait. Ou, si
l'on veut encore, considérons que l'homme existe :
cette existence est un fait dont il y a lieu de cher-
cher la cause. Mais, si je me tiens dans l'ordre
des phénomènes, si je remonte à mes parents, à mes
ancêtres, etc., je saisis bien la cause de telle ou telle
détermination de l'existence, non la raison de l'exis-
tence elle-même, le passage de l'essence à l'existence.
Un tel passage est un absolu que seule peut accom-
plir la puissance absolue. Si l'homme avait disposé
d'une telle puissance, s'il s'était créé lui-même, il se
serait rendu parfait; son imperfection même appa-
raît liée à la réalité de l'être par qui s'est opéré le
passage de l'essence à l'existence.
Le mécanisme de ces preuves est très remarquable :
Descartes va de la finité de l'homme à l'intinité de
Dieu, de la causalité seconde à la cause première. Il
prend pour base la faiblesse de notre être, et il croit
atteindre l'être de Dieu. Seulement ce passage s'opère
dans la pensée humaine à l'aide des ressources de
cette pensée. Il y a plus; et, dans la troisième preuve,
appelée depuis preuve ontologique, il n'est plus ques-
tion du fait que nous pensons ou que nous existons;
le passage s'opère de l'idée de la perfection à l'exis-
tence de l'Etre parfait comme d'une notion géomé-
trique à l'unede ses propriétés. L'essence absolue se
pose elle-même comme existence, de telle sorte que
l'aveu par l'homme de sa faiblesse n'a servi qu'à sou-
ligner la disproportion de son être à la pensée qui
est en lui, et qui pourtant le dépasse : cette pensée
qui ne permet sans doute pas d'embrasser et d'épuiser
l'infinité de Dieu, elle donne du moins le moyen d'y
atteindre, d'y toucher.
Descartes croit avoir retrouvé ainsi le Dieu tradi-
tionnel de la religion; et nul ne doit douter de sa
^ NATURE ET LIBERTÉ 2ë
sincérité, de son respect pour le dogme qui déborde
le domaine de la raison. Mais la juxtaposition du mys-
tère et de la lumière est elle-même sans mystère,
(( Pour le mystère de la sainte Trinité, je juge, avec
saint Thomas, qu'il est purement de la foi, et ne se
peut connaître par la lumière naturelle. Mais je ne
nie point qu'il y ait des choses en Dieu que nous
n'entendons pas, ainsi qu'il y a même en un triangle
plusieurs propriétés que jamais aucun mathématicien
ne connaîtra, bien que tous ne laissent pas pour cela
desavoir ce que c'est qu'un triangle. »
Descartes ne méconnaît pas la part de la tradition;
il se pique d'être « fidèle à la religion de sa nour-
rice ». Il n'en est pas moins vrai qu'ayant démontré
l'existence de Dieu par la lumière naturelle, il se
tient à la partie claire et pour lui lumineuse de l'idée
divine. A la fin d'une lettre à Constantin Huygens, il'
parle en ces termes de l'immortalité personnelle :
« Quoique la religion nous enseigne beaucoup de
choses sur ce sujet, j'avoue néanmoins en moi une
infirmité qui m'est, ce me semble, commune avec la
plupart des hommes, à savoir que, nonobstant que
nous veuillions croire et même que nous pensions
croire très fermement tout ce qui nous est enseigné
par la Religion, nous n'avons pas néanmoins si cou-
tume d'être si touchés des choses que la seule foi
nous enseigne et où notre raison ne peut atteindre,
que de celles qui nous sont avec cela persuadées par
des raisons U/aturelles fort évidentes ».
Ainsi la direction religieuse de l'esprit cartésien
est bien marquée. Sans doute Descartes pense en
toute bonne foi que ses preuves vont rejoindre le
Dieu de la tradition chrétienne. Il insiste sur la puis-
sance mystérieuse qui est, dans sa profondeur der-
nière, l'être de l'absolu, sur la liberté radicale de la
26 NATURE ET LIBERTÉ
volonté divine qui aurait pu faire que les contradic-
toires fussent possibles, que deux et deux lissent cni^.
Mais, par la délinition même de cette puissance,
l'exploration positive nous en demeure interdite.
Nous ignorons tout des fins de Dieu; les possibilités,
dont nous réservons théoriquement la place, nous
échappent pratiquement. Nous ne commençons notre
enquête qu'au point où la communication s'est éta-
blie entre Dieu et l'homme ; et, dans ce domaine,
l'intermédiaire entre Dieu et l'homme, c'est la raison.
Dire que Dieu n'est pas trompeur, c'est dire qu'il a
donné à l'homme, usant comme il convient de son
intelligence, le pouvoir d'atteindre la vérité, c'est
dire qu'il sert de caution à la science rationnelle.
La libtirté radicale de Dieu fait que les vérités éter-
nelles sont des créations contingentes. Mais ces
vérités, que Dieu n'a pas voulues nécessairement,
sont devenues nécessaires pour l'homme. Ainsi, c'est
une afiirmation de la théologie que Dieu a créé le
monde, et Descartes l'accepte pleinement. Il va même
plus loin : à chaque instant, pour assurer la subsis-
tance du monde, Dieu renouvelle l'acte de la Création;
mais Dieu n'est pas changeant, de telle sorte que
cette création continuée^ effet de la puissance trans-
cendante de Dieu, porte la marque de l'immutabilité
rationnelle. Elle fournit une garantie aux lois a priori
de la mécanique comme, par exemple, la loi de la
conservation du mouvement, prototype de la conser-
vation de l'énergie, et que Descartes appuie sur la
perfection infinie de Dieu.
Spéculativement le tout d<^ l'univers est donné à
la pensée de l'homme comme un champ naturel
d'exploration; dans la pratique l'effort de l'homme
est de s'égaler au tout de l'univers, car il lui appar-
tient de mettre au service de l'intelligence l'infini de
NATURE ET LIBERTÉ 27
liberté, par lequel il participe à la puissance divine.
La vertu propre de l'homme « est la générosité qui
fait qu'un homme s'estime au plus haut point qu'il
se peut légitimement estimer ». Elle suppose non seu-
lement le sentiment de la liberté, mais aussi la réso-
lution d'en bien user; d par là, elle apparaît comme
d'essence intellectuelle. « Pour avoir un contente-
ment qui soit solide, il est besoin de suivre la vertu,
c'est-à-dire d'avoir une volonté ferme et constante
d'exécuter tout ce que nous jugerons être le meilleur,
et d'employer toutes les forces de notre entendement
à en bien juger ». Le sage trouvera donc un point
d'appui pratique dans le déterminisme de la science,
qui revêt l'aspect de la Providence. « Tout est con-
duit par la Providence divine, dont le décret éternel
est tellement infaillible et immuable, qu'excepté les
choses que ce même décret a voulu dépendre de
notre libre arbitre, nous devons penser qu'à notre
regard il n'arrive rien qui ne soit nécessaire et
comme fatal ; en sorte que nous ne pouvons sans
erreur désirer qu'il arrive d'autre façon ». L'accepta-
tion stoïque de l'univers n'est que la préparation au
degré supérieur de la moralité, à la vie de l'amour.
L'amour est « le consentement par lequel on se con-
sidère dès à présent comme joint avec ce qu'on aime ;
en sorte qu'on imagine un tout duquel on pense être
seulement une partie et que la chose aimée en est
une autre ». Or, l'amour s'ennoblit à mesure que
s'ennoblit l'objet auquel nous sommes joint. « Tout
de même, quand un particulier se joint de volonté à
son prince ou à son pays, si son amour est parfait
il ne se doit estimer que comme une fort petite partie
du tout qu'il compose avec eux, et ainsi ne craindra
pas plus d'aller à une mort assurée pour leur ser-
vice, qu'on craint de tirer un peu dt; sang do son bras
28 NATURE ET LIBERTÉ
pour faire que le reste Ju corps se porte mieux. Et
on voit tous les jours des exemples de cet amour,
même en des personnes de basse condition, qui
donnent leur vi« de bon cœur pour le bien de leur
pays ou pour la défense d'un grand qu'ils affec-
tionnent. Ensuite de quoi il est évident que notre
amour envers Dieu doit être sans comparaison le
plus grand, le plus parfait de tous ». Ainsi, notre
générosité va rejoindre la générosité de Dieu ; l'unité
définitive s'accomplit dans l'amour et dans l'harmo-
nie : « Una est in rébus activa vis, amor, charitas, liar-
monia )>.
Ces citations caractéristiques (je les ai multipliées
à dessein, car on n'a rien fait en pareille matière tant
qu'on n'a pas reproduit l'accent des hommes et des
âmes), laissent apercevoir le rythme de l'esprit carté-
sien ; rythme que l'on retrouverait chez Spinoza et
même chez Malebranche. Le rythme de l'esprit pasca-
lien est inverse. Tout y est différent : la roule, la
vérité, la vie.
Dès le point de départ, dès les preuves de l'exis-
tence de Dieu, les heurts se projiluisent. En effet, il y
a un contraste remarquable entre les prémisses et
les conclusions du raisonnement cartésien. L'argu-
mentation y est fondée sur la faiblesse de l'homme;
mais alors il faut savoir maintenir cette attitude ini-
tiale. Si l'homme est incapable de saisir les objets
réels, même de raisonner sans se tromper, comment
atteindrait-il Dieu par les seules ressources de sa
nature? Le scepticisme, que Descartes a employé
pour faire table rase de toutes les philosophies hors
la sienne, se redresse contre lui pour faire table rase
de toutes les philosophies, même de la sienne. Ce
n'est plus à la raison qu'il est donné d'établir la
NATURE ET LIBERTÉ 29
vérité; l'évidence même dont on a voulu revêtir cette
vérité, suffirait à la rendre suspecte. Devant l'infini,
la seule attitude à prendre est celle de la soumission.
Descartes l'avait bien reconnu : « Je n'ai jamais traité
de l'Infini que pour me soumettre à lui, et non point
pour déterminer ce qu'il est ou ce qu'il n'est pas ».
Mais il n'a pas su rester fidèle à cette parole. La
science pascalienne nous apprendra l'attitude véri-
table de la soumission. Les paradoxes sur l'infini qui
déconcertent notre logique, sont pour la science nou-
velle des elfets de nature qui tracent la voie à l'intelli-
gence véritable de la r^digion. « L'unité jointe à l'in-
fini ne l'augmente de rien, non plus qu'un pied à
une mesure infinie. Le fini s'afiéanlit.en présence de
l'infini, et devient un pur néant. Ainsi notre esprit
devant Dieu, ainsi notre justice devant la justice de
Dieu. 11 n'y a pas si grande disproportion entre la jus-
tice et celle de Dieu, qu'entre l'unité et l'infini ».
En faisant de notre raison la mesure du vrai et du
juste, Descartes se perdait dans la diversité, dans la
contradiction des systèmes de philosophie et de poli-
tique. Non seulement il ne possédait pas les moyens
d'atteindre le but, mais il l'avait perdu de vue. Eût-il,
le premier et le seul d'entre les penseurs, assuré le
triomphe de la raison, qu'il aurait encore manqué
Dieu; il aurait proclamé le Dieu des savants et des
philosophes ; le Dieu de Pascal n'est pas celui-là.
Pascal écarte les arguments métaphysiques : « Ces
sortes de preuves, disait-il, au rapport de MmePerier,
ne nous peuvent conduire qu'à une connaissance spé-
culative de Dieu; et... connaître Dieu de cette sorte
était ne le connaître pas... Le Dieu des chrétiens ne
consiste pas en un Dieu simplement auteur des véri-
tés géométriques et de l'ordre des éléments ; c'est
la part des païens et des épicuriens ». On peut se
30 NATURE ET LIBERTÉ
.■servir de (( Platon pour disposer au christianisme »;
ot c'est un grand spectacle de voir un ancien, privé
de la lumière de la révélation, dépourvu de la grâce
céleste, aller au devant du Dieu inconnu. Mais on ne
pourrait au même titre faire fonds sur Descartes.
Car (( il y a la fui reçue dans le baptême aux chré-
tiens de plus qu'aux païens ». Descartes a été intro-
duit dans la foi catholique ; il est de ceux pour qui
Jésus est mort, il n'a pas le droit de s'en tenir au
Dieu abstrait de la raison, de se vanter que sa philo-
sophie puisse être reçue même par les Turcs. On ne
se convertira pas pour avoir lu Descartes; ou, si l'on
se convertissait, ce serait au « déisme que la religion
abhorre presque à l'égal de l'athéisme ». Dans le
christianisme, tel que l'entend Pascal, <( la conver-
sion véritable consiste à s'anéantir devant cet être
universel qu'on a irrité tant de fois, et qui peut vous
perdre légitimement à toute heure, à reconnaître
qu'on ne veut vivre sans lui et qu'on n'a mérité rien
de lui que sa disgrâce. Elle consiste à connaître qu'il
y a une opposition invincible entre Dieu et nous, et
que, sans un médiateur, il ne peut y avoir de com-
merce ».
La vérité sera donc puisée à une source de connais-
sance, que Descartes a dédaignée. Elle est dans l'his-
toire, dans l'histoire d'Adam et dans l'histoire de
Jé-^us. Encore ne verra-t-on pas là une histoire d'ordre
naturel où l'observation se suffirait à elle-même. Le
fait n'est rien s'il n'est recueilli et interprété par le
sentiment intérieur, par cette inclination du cœm' qui
est un don divin.
Entre Descartes et Pascal, le désaccord porte non
pas sur telle ou telle vérité, mais sur le sens profond
de la vérité, sur l'attitude que l'homme doit garder à
son égard.
NATURE ET LIBERTÉ 31
Descartes, se souvenant qu'il avait porté l'épée,
disait : « C'est véritablement donner des batailles
que de tâcher à vaincre toutes les difficultés et erreurs
qui nous empêchent de parvenir à la connaissance de
la vérité ». Pour Pascal, c'est un péché de croire
qu'on possède la vérité, qu'on l'a emportée de haute
lutte, et qu'on peut la traiter en ville conquise; car
c'est revendiquer pour soi un mérite qui n'appartient
qu'à Dieu seul. « Mais quoi, écrit-il dans les der-
nières années de sa vie, on agit comme si on avait
mission pour faire triompher la vérité, au lieu que
nous n'avons mission que pour combattre pour elle ».
Et, se faisant scrupule de cette vivacité, il ajoute : « Je
n'ai pu m'en empêcher tant je suis en colère contre
ceux qui veulent absolument que l'on croie la vérité
lorsqu'ils la démontrent, ce que Jésus-Christ n'a pas
fait dans son humanité créée ». Le manuscrit des
Pensées porte ces mots : « on se fait une idole de la
vérité même; car la vérité hors la charité n'est pas
Dieu, et est son image, et une idole, qu'il ne faut point
aimer, ni adorer ».
A la création continuée, Descartes demandait la
sécurité de la science, appuyant l'uniformité du cours
de l'univers sur l'immutabilité de la volonté divine.
Pascal parle d'un « flux continuel de grâce, que
l'Ecriture compare à un fleuve, et à la lumière que le
soleil envoie incessamment hors de soi, et qui est
toujours nouvelle, en sorte que s'il cessait un ins-
tant d'en envoyer, toute celle qu'on aurait reçue dis-
paraîtrait, et on resterait dans l'obscurité ». Mais
nous ne possédons ici rien que nous ayons effective-
ment conquis. Nous recueillons le bénéfice d'une
donation gracieuse et toujours révocable. Saint Pierre
lui-même a péché ; celui qui travaille à la conversion
du pécheur doit s'humilier en songeant que ce pécheur
32 ' NATURE ET LIBERTÉ
sera peutrètre demain revêtu d'une grâce qui lai sera
refusée à lui-même. Le chrétitm vit dans l'inquiélude
et dans le tremblement, en face de cette causalité
mystérieuse qui entre en lui pour prendre sa propre
place.
Rien ne vaut qui vient de nous : rien ne vaut qui
va vers nous. Pascal professe qu'il faut nous dé-
prendre des autres comme de nous, qu'il faut con-
traindre les autres à se déprendre de nous, au risque
de les contrister par la froideur que nous nous im-
posons de leur témoigner. « Il est injuste qu'on s'at-
tache à moi quoi qu'on le fasse avec plaisir et volon-
tairement ». Le bien lui-même cesse d'être le bien,
dès que l'homme tente de se l'approprier : « Nos
prières et vertus sont abominables devant Dieu si
elles ne sont les prières et vertus de Jésus-Christ. Et
nos péchés ne seront jamais l'objet de la miséri-
corde mais de la justice de Dieu, s'ils ne sont ceux
de Jésus-Christ. 11 a adopté nos péchés, et nous a
admis à son alliance; car les vertus lui sont propres,
et les péchés étrangers, et les vertus nous sont étran-
gères, et nos péchés nous sont propres ».
A la charité de Jésus qui a dépouillé sa divinité
pour porter le poids de la misère et du péché des
hommes, correspond un mystère plus grand encore :
l'homme dépouillant son humanité pour qu'un Dieu
se substitue à lui. Le dernier mot de l'amour, ce n'est
pas l'exaltation du moi, devenant capable de com-
prendre l'univers et Dieu même; c'est la substitution
des moi. Tandis que Descartes écrivait : « La con-
servation de la santé a été de tout temps le principal
but de mes études», Pascal rédige une Prière pour
le bon usage des maladies : a Vous êtes le souverain
maître; fait^'S ce que vous voudrez. Donnez-moi,
ôtez-moi ; mais conformez ma volonté à la vôtre et
NATURE HT LIBERTÉ 33
que, dans une soumission humble et parfaite, et,
dans une sainte confiance, je me dispose à recevoir
les ordres de votre Providence éternelle, et que
jadore également tout ce qui me vient de vous...
Entrez dans mon cœur et dans mon âme, afin qu'étant
plein de vous, ce ne soit plus moi qui vive et qui
souffre, mais que ce soit vous qui viviez et qui soufr-
friez en moi, ô mon Sauveur ».
Ainsi, entre Descartes et Pascal, l'opposition est
intégrale. Autres sont les interprétations de la
science, autres les interprétations de la religion,
autres aussi les théories qui mettent en connexion
la science et la religion.
Cette remarque contribue à faire disparaître les
malentendus qui ont fait rage et ravage dans plus
d^une polémique contemporaine. On voudrait fonder
le triomphe de la religion sur la faillite de la science,
on voudrait appuyer au triomphe de la science la
faillite de la religion. Mais ce n'est que du dehors,
pour le vulgaire ou pour le profane, que la mathéma-
tique et la physique, que le christianisme, et le
catholicisme même, apparaissent comme enfermés
dans des conclusions uniformes, dans des formules
homogènes et stables. La science et la religion, étant
choses spirituelles, résistent aux tentatives de sim-
plification et de vulgarisation. Le bénéfice à tirer de
notre étude ce serait de nous montrer la profondeur
et la difficulté des problèmes que trop souvent on
ramène à leurs termes les plus extérieurs et les plus
superficiels, et de provoquer de la part de celui qui
veut les résoudre pour son compte, en esprit et en
34 NATURE ET LIBERTÉ
vérité, un redoublement d'attention et d'intelligence.
En fait, Pascal croit à la science, autant que Des-
cartes croit à la religion. S'il y a antagonisme entre
l'esprit cartésien et l'esprit pascalien, ce n'est pas
parce qu'il y aurait conflit entre l'esprit de la science
et l'esprit de la religion ; c'est que Pascal et Des-
cartes, ne se contentant pas d'être des savants et des
catholiques, ont créé, ou recréé, leurs idées de la
science et leurs idées de la religion, que, par un
secret qui exprime leur génie, ces idées se sont rap-
prochées et fondues dans Tharmonie et dans l'unité
d'un système.
Or, ces systèmes s'opposent. Quelle est l'attitude
de Ihomme vis-à-vis de la nature? Est-ce à la raison
qu'il appartient de faire surgir la science en prêtant
à l'univers un ordre qu'il ne décelait pas de lui-même,
en le forçant à révéler ses secrets? — ou, au con-
traire, l'expérience ne vient-elle pas confondre les
préoccupations de la raison, et assurer le triomphe
du fait brut sur l'audace de la pensée spéculative?
Quand l'homme parle de Dieu, entrevoit-il un idéal
dont il pourra s'approcher de plus en plus, qui sanc-
tilie notre elTort pour élever, pour purifier notre
vie, pour réaliser notre rêve de paix et d'harmonie —
ou au contraire, n'est-ce pas Dieu qui a condamné
l'homme dans son développement naturel, dans son
plaisir, dans la règle qu'il s'est faite de la j ustice et de
la vérité, qui a voué toutes ses luttes et tous ses sacri-
fices même à dérision et à néant? Enfin la connais-
sance qui marque le plus haut degré de lumière,
l'intuition, apparaît-elle comme la concentration de
l'intelligence, d'où dérive tout ce qui marque la trace
de l'esprit dans l'organisation de l'univers et dans
l'organisation de la société, — ou comme une faculté
mystérieuse, renversant les démarches spontanées
NATURE ET LIBERTÉ 35
de la pensée, se refusant à tout procédé de vérifica-
tion positive, de justification effective? Voilà, en fin
de compte, le problème que pose la méditation si-
multanée de Descartes et de Pascal et qui demeure,
au début du xx" siècle, aussi actuel et aussi aigu qu'il
pouvait l'être dans la première moitié du xvii'.
DEUXIEME PARTIE
PHILOSOPHIE DE LA NATURE
L'Œuvre philosophique d'Henri Poîacaré.
Henri Poincaré disait, avec la simplicité qui lui
était habituelle : « Si bien doué que Ton soit, on ne
fait rien de grand sans travail; ceux qui ont reçu du
ciel l'étincelle sacrée, n'en sont pas exemptés plus que
les autres; leur génie même ne fait que leur tailler
de la besogne ». Docile à Tappel de son génie, Poin-
caré ne s'est pas contenté d'embrasser dans son œuvre
proprement technique l'ensemble des problèmes ma-
thématiques et physiques qui se sont posés aux
savants de sa génération; il a encore voulu tirer de
cette œuvre une moralité capable d'éclairer l'esprit
public, en lui donnant un sens plus délicat, plus
exact, des conditions véritables et des résultats de la
recherche scientifique. Dans les occasions les plus
diverses, jusqu'aux derniers jours de sa vie, il a
repris cette même tâche, avec une inlassable généro-
sité, avec le souci constant d'agrandir le cercle de ses
38 NATURE ET LIBERTÉ
préoccupations (1), insensible d'ailleurs h l'admira-
tion universelle et toujours incomplètement satisfait
de lui-même (2). L'entreprise le captivait de plus en
plus, parce qu'il la jugeait utile pour le bien général,
et sans doute aussi à cause de son extrême difiicullé.
11 y a quelques années, au début d'une étude sur
VEvolulio?i des mathématiques pures, M. Pierre Bou-
troux écrivait : « Ne cherchons pas à nous dissimuler
que l'âge d'or des mathématiques est aujourd'hui
passé ». L'âge d'or, c'était assurément la période où
Descartes et Fermât, Leibniz e^, Newton, créaient des
méihoiies qui semblaient révéfér tout d'un coup les
véritables formes et les véritables puissances de l'es-
prit humain, où l'établissement d'une simple relation
mathématique suffisait pour fonder la science de la
lumière, mieux encore, pour ramener à l'unité d'une
même théorie les phénomènes de la pesanteur ter-
restre et les mouvements du système solaire. .L'âge
d'or se prolongeait encore à l'époque où Lagrange et
Laplace, réduisant au mmi/nî/m les postulats de l'ana-
(1) Il semble bien que Poincaré songeait à lui-même lorsque
dans sa notice sur Halphen, il parle de ces mathématiciens
« uniquement curieux d'étendre toujours plus loin les frontières
de la Science, [s'empj-essant] pour courir à de nouvelles con-
quêtes, de laisser là un problème des qu'ils sont sûrs de pou-
voir lo résoudre ».
(2) « Je n'ai jamais, écrit-il dans cette notice sur Halphen,
terminé un travail sans regretter la façon dont je l'avais rédigé
ou le plan que j'avais adopté ».
NATURE ET LIBERTÉ 39
iyse ou de la mécanique, poursuivant dans la rigueur
du détail les conséquences des formules initiales,
donnaient à la mathématique l'aspect d'un édifice,
qui n'était peut-être pas également achevé en toutes
ses parties, mais dont les lignes essentielles du
moins paraissaient fixées d'une façon définitive.
L'œuvre qui, après ces maîtres, s'offrait à l'effort
scientifique ne devait pas être moins ardue, puisqu'il
s'agissait d'aborder et de résoudre les problèmes
qu'ils avaient laissés en souffrance; mais elle devait
paraître d'une portée plus restreinte : on ne pouvait
plus espérer les éruptions soudaines qui transfor-
maient le sol de la science ; il fallait explorer ce sol
afin d'en scruter la solidité, afin d'en déterminer
l'exacte configuration, d'en délimiter les frontières.
Découvrir les cas singuliers, les anomalies et les
exceptions qui mettent en déroute les liaisons d'idées
trop facilement admises et obligent à la revision des
notions fondamentales ; — généraliser, ou encore
particulariser, tel procédé d'analyse; — inventer les
méthodes qui permettront d'étudier une fonction
dans un domaine plus étendu, ou fourniront une
meilleure approximation au calcul d'une intégrale —
déterminer, dans telle ou telle circonstance donnée,
le coefficient de probabilité que comportent les con-
ditions du problème — comparer les conséquences
mathématiques d'une théorie avec les résultats de
plus en plus précis de l'expérience, et faire la part
des erreurs d'observation, corriger les formules pour
tenir compte d'une décimale de plus; soumettre ainsi
à une sorte d'enquête perpétuelle les lois qui ont la
forme la plus simple ou qui paraissent le mieux fon-
dées, la loi de Mariotte par exemple, ou la loi de
Newton, telles sont les tâches qui sont échues aux
générations du temps présent. La dépense de génie
4(> NATTJRE ET LIBERTÉ
n'a pas été moindre qu'aux xvii" ou xviir siècles;
l'exemple de Poincaré suffirait à prouver qu'il s'y
manifeste la même puissance créatrice, capable de
renouveter certaines questions par de larges vues
d'ensemble sur la science, par la découverte de con-
nexions inattendues entre les domaines en apparence
les plus éloignés. L'œuvre, dans sa sphère propre,
n'a pas brillé d'un éclat moins vif; il est inévitable
pourtant que, si l'on passe du point de vue technique
au point de vue philosophique, le rayonn^-ment s'en
étende moins loin; il est inévitable, en tout cas, i^u'à
l'apparition de cette science du second degré, qui
venait se greffer sur la science du premier degré pour
en contrôler et en prolonger les résultats, corres-
pondît une révolution dans la façon dont les mathé-
maticiens présentaient au public les idées générales
de leur science.
Jusqu'à la lin du xix® siècle, lorsqu'il arrivait aux
savants de délaisser le domaine des recherches spé-
ciales pour aborder les problèmes d'ordre purement
philosophique, ils se proposaient de préciser et de
consolider l'idée commune qu'on se faisait alors de la
certitude. Ils définissaient les opérations de l'arithmé^
tiqufr ou les^ fondements de la géométrie, ils expli-
quaient les notions d'atome ou de force, avec la même
sérénité doctrinale, avec la même quiétude dogma-
tique, qu'ils avaient éprouvées en exposant la démons-
tration de tel ou tel théorème mathématique, ou en
décrivant les synthèses constitutives de tel ou tel
corps chimique. De la région des principes à la région
des applications pratiques, la science se développait
en se maintenant sur un même plan : le plan d3 la
vérité. Il semblait que la raison apportât d'elle-même
les cadres destinés à recevoir, à capter l'expérience ;
la clarté des notions initiales faisait pressentir le
NATURE ET LIBERTÉ 41
succès que manifestait ensuite la rencontre avec le
réel.
Pour ce qui concerne les mathématiques en parti-
culier, la conception classique de la vérité avait pour
base la notion d'intuition, grâce à laquelle on avait
cru pouvoir joindre, et fondre dans une sorte d'unité,
la partie abstraite et la partie concrète de la science.
L'analyse paraissait liée à la notion rationnelle de
continuité t'dle qu'on la trouve encore chez Cournot,
tandis que la géométrie empruntait sa rigueur et sa
rationalité à l'idée d'un espace homogène. Kant avait
scellé le pacte en rattac'iant à la structure originelle
de l'esprit humain, comme deux formes parallèles et
complémentaires, l'intuition a priori du nombre et
l'intuition a priori de l'-ispace.
Mais voici que les savants, Helmholtz au premier
rang d'entre eux, essaient de rétablir le contact entre
la spéculation des philosophes et le progrès accompli
par La science au cours du xix* siècle : ils s'aper-
çoivent que la théorie kantienne, sur laquelle ont
roulé jusque-là les controverses philosophiques, est
dépourvue de fondement positif. L'appui de l'intuition
simple, susceptible d'être érigée en forme a priori,
manque aussi bien à l'analyse qu'à la géométrie.
Le mouvement de l'analyse, à partir de Caucày,
consiste à dissocier de la représentation Imaginative
la pure intelligence des symboles; la continuité, la
limite, l'irrationnel, sont définis d'une façon abstraite
en termes de nombres; et le respect professé pour la
rigueur formelle du raisonnement, loin de stériliser
la science, ainsi que le voudrait le préjugé anti-intel-
lectualiste, a été fait en l'occasion d'un renouvelle-
ment véritable. Poincaré, comme Félix Klein, aimait
à insister sur la belle découverte pressentie par Rie-
mann, accomplio par Weierstrass, généralisée par
42 NATURE ET LIBERTÉ
Darboux, des fonctions continues qui n'ont de déri-
vées pour aucune des valeurs de la variable. Une telle
découverte devait, en effet, obliger les savants à
choisir entre l'analyse et l'intuition; or, dit Poincarc,
comme l'analyse doit rester impeccable, c'est à l'in-
tuition que l'on a donné tort. Mais par là même la
question se pose, qui est décisive pour l'orientation
de la philosophie mathématique ; « Gomment l'intui-
tion peut-elle nous tromper à ce point? »
D'autre part le développement de la géométrie
moderne montre qu'il n'est plus possible de tirer de
^'intuition spatiale une forme capable de communi-
quer à la géométrie une certitude apodictique, exclu-
sive de toute détermination différente. A la géomé-
trie euclidienne qui, de Descartes à Auguste Comte,
avait fourni aux philosophes leur base de référence,
Lobatschewsky a j uxtaposé une géométrie qui, comme
Beltrami l'a fait voir, se rattache à la première par un
lien de correspondance, tel que la non-contradiction
de l'une entraîne la non-contradiction de l'autre.
Sophus Lie, enfin, par l'étude systématique des
groupes de transformation, a permis de déterminer
les types de combinaison entre éléments spatiaux
qui sont compatibles avec la libre mobilité d'un
point, et qui, par suite, permettent l'édification d'un
système géométrique. « La géométrie n'a pas pour
unique raison d'être la description immédiate des
corps qui tombent sous nos sens, elle est avant tout
l'étude analytique d'un groupe ».
Par suite, si l'on regarde au point de départ de
l'arithmétique ou de la géométrie, on trouve des dé-
finitions qui sont posées librement par les mathéma-
ticiens. Il leur a convenu de donner une limite à une
série de nombres rationnels, alors même qu'il n'y
a pas de nombre rationnel vers lequel tende cette
NATURE ET LIBERTÉ 43
série; il leur a convenu d'étudier le type particulier
de liaison r^patiale qui comporte la similitude des
figures. Sans doute, celui qui s'enquiert de la vérité
de la science voudrait savoir si les conventi ns qui
président au choix des définitions initiales sont elles-
mêmes vraies. Mais la question a-t-elle bien un sens?
On pourra dire sans doute que certaines définitions
sont intrinsèquement fausses en ce sens qu'elles
renferment un^^ contradiction et que, par suite, l'ob-
jet en est impossible. Mais si, une fois qu'on a
épuisé le recours a.u critérium de la contradiction, on
reste en présence de diverses formes de nombres, ou
de divers systèmes d'espace, qui ont tous satisfait à
ce critérium^ il n'y aura plus de discirnement à faire
du point de vue de la vérité; il y aura plusieurs types
d'espace également légitimes, comme il y a plusieurs
systèmes de coordonnées géométriques ou de calculs
algébriques.
La conclusion paradoxale à laquelle la considéra-
tion des géométries non-euclidiennes conduit la phi-
losophie s'est fortifiée, et en un sens s'est précisée,
par l'étude de la physique théorique à laquelle Poin-
caré devait consacrer une part de plus en plus impor-
tante de son œuvre mathématique et critique.
Ici encore, l'accord de la raison et de l'expérience
semblait se faire naturellement sur la base de l'in-
tuition. L'espace paraissait être un objet d'intuition
auquel nous appliquons des procédés intuitifs de
mesure; ces procédés, nous les transportons sponta-
nément au temps, de sorte que nous croyons mesu-
rer le temps aussi objectivement que l'espace. Nous
nous faisons une représentation de la matière pon-
dérable que, directement ou indirectement, nous
considérons comme accessible aux sens; et nous
étendons nos habitudes de représentation pour don-
44 NATURE ET LIBEIlTÉ
ner une réalité objoctive à l'imagination de l'éther.
Aux mouvements que nous saisissons par nos yeux,'
nous adjoignons, pour en interpréter les modalités,
les notions de force, de travail, d'énergie, suggérées
du moins dans leur dénomination por de vagues
analogies avec les sensations tactilo-musrulaires, et
nous faisons participer la réalité de ces notions à la
réalité immédiatement donnée du mouvement lui-
même.
Ainsi s'est constitué un édifice dont l'ampleur et la
simplicité avaient longlt mps assuré le crédit. L'as-
tronomie, en particulier — et la grandeur de l'astro-
nomie a inspiré à Poincaré des pages destinées à
demeurer au premier lang de cette littérature scien-
tifique qui est l'une des parties les plus originales de
notrp patrimoine national — l'astronomie nous a fait
une âme capable de comprendre la nature; il s ex-
plique -donc que les savants du commencement du
xix*^ siècle, depuis Laplace jusqu'à Cauchy, aient eu
pour ambition de donner à la physique tout entière
la même précision qu'à la mécanique céleste. La
théorie des forces centrales rendait cornpte des phé-
nomènes de capillarité, des lois de l'optique, des
mouvements des molécules gazeuses, moyennant
parfois un changement dans la valeur numérique de
l'exposant.
Or, il est arrivé que les progrès mêmes des spécu-
lations physiques ont remis en question l'équilibre
et l'harmonie de l'édifice. Ainsi, la mesure de la vi-
tesse des courants électriques amène Maxwell à faire
la synthèse de la science de la lumière et de la science
de l'électricité; l'optique qui, avec Fresnel, parais-
sait avoir atteint sa forme définitive, satisfaisant tout
à la fois aux exigences du calcul et au désir de re-
présentation proprement mécanique, devient une
NATURE ET LIBERTÉ 45
province d'une théorie plus générale où l'explication
de type mécanique deviendra beaucoup plus difticile
à saisir et à fixer. Tandis que le système des équa-
tions différentielles demeure homogène, le mécanisme
ne peut plus lui faire correspondre que des tentar
tives partielles, multiples, divergentes, sinon contra-
dictoires. Dès lors, une séparation se manifeste entre
deux ordres de notions que les théoriciens de la phy-
sique mathématique avaient jusque-là tendu à con-
sidérer comme solidaires l'un de l'autre : d'une part
les formules analytiques, d'autre part les explications
mécanistes.
Sans doute, il aurait pu se faire qu'à l'esprit de
tous les, physiciens s'imposât une r»>présentation uni-
forme, soit des éléments matériels, èoit des fluides
impondérables qu'il a paru nécessaire d'y adjoin ire,
avec une conception uniforme de leurs piopriétés
fondamentales et de leurs mouvements initiaux ;
alors l'explication mécaniste, étant unique, serait la
vérité même. Mais il se trouve que la complication
des phénomènes, croissant ivec l'exactitude des ob-
servations et la puissance des instruments, a sug-
géré une multiplicité d'explications entre lesquelles
il est impossible de choisir, qu'il est nécessaire par-
fois de retenir toutes ensemble en dépit de leur
diversité. Il faut donc savoir profiter de l'avertisse-
ment. L'explication mécaniste ne consiste qu'en
images *, ces images ne sauraient se substituer à la
réalité matérielle dont nos sens nous donnent la
perception, puisqu'on dernière analya|e elles sont em-
pruntées à la perception sensible. Là où nous vou-
drions saisir un modèle, nous ne possédons en fait
qu'une copie; les images qui soutiennent la théorie
proprement mécaniste intéressent moins la struc-
ture propre de la science que la psycliologie du sa-
46 NATUHE ET LIBERTÉ
vant. Elles traduisent d'une façon concrète les résul-
tats auxquels il est arrivé; elles illustrent les points
d'appui sur lesquels il peut faire fonds dans une re-
cherche ultérieure. Elles mettent ainsi, dans la mo-
notonie des formules abstraites, une sorte de couleur
qui facilite le mouvement de la pensée et rend plus
claire la conscience des progrès accomplis. Bref, ce
sont des schèmes commodes, d'une commodité rela-
tive à l'individu qui les manio. Parmi les physiciens,
il y en a qui ont besoin d'épuiser en quelque sorte
l'idée de la matière sur laquelle ils travaillcni, et qui
n'y parviennent qu'en la décomposant en éléments,
sinon indivisibles, du moins nettement séparés des
éléments voisins; d'autres pour qui l'idée d'une réa-
lité discontinue brise l'unité de la pure intuition
spatiale, qui ont besoin, pour que leur pensée se
meuve aisément et naturellement, de combler les
hiatus et de rétablir partout la continuité. Suivant
une suggestion profonde de Poincaré, l'oscillation
perpétuelle de la physique entre les doctrines ato-
miques et les doctrines du continu traduirait, à tra-
vers l'antagonisme perpétuel des savants, « l'opposi-
tion de deux besoins inconciliables de l'esprit humain,
dont cet esprit ne saurait se dépouiller sans cesser
d'être : celui de comprendre, et nous ne pouvons
comprendre que le fini, et celui de voir, et nous ne
pouvons voir que l'étendue qui est infinie».
Une fois les images rejetées dans le plan de la sub-
jectivité, que reste-t-il de la science elle-même? des
formules analytiques. Les physiciens anglais, tels
que Maxw^ell ou Lord Kelvin, ne sauraient se dispen-
ser de « réaliser », c'est-à-dire de définir en termes
de sensibilité, l'objet sur lequel ils travaillent; leurs
contemporains français — contrairement d'ailleurs à
leurs compatriotes des générations précédentes,
NATURE ET LIBERTÉ 47
peut-être aussi des générations suivantes — estiment
que toute hypothèse relative à la représentation de
la matière est indifférente à la science proprement
dite. Pour eux, il y a même « une inconsciente con-
tradiction » à vouloir « rapprocher... de la matière
vulgaire » cette matière que l'on dit véritable préci-
sément parce qu'elle est « derrière la matière qu'at-
teignent nos sens et que l'expérience nous fait con-
naître », précisément parce qu'elle n'a que des
qualités géométriques, et que les atomes s'en ra-
mènent à « des points mathématiques soumis aux
seules formules de la dynamique ». Ils réduisent ce
qu'il y a de solide et d'objectif dans la science à un
ensemble d'équations différentielles; et en cela ne
sont-ils pas les plus fidèles à l'inspiration de Newton
lui-même qui nous a montré « qu'une loi n'est
qu'une relation nécessaire entre l'état précédent du
monde et son état immédiatement postérieur? » y
Ainsi, après que se sont écroulées les théori s
représentatives, hypothèses issues de l'imagination
et qui ne sont que pour l'imagination, les rapports
demeurent qui sont purement intellectuels, et les rap-
ports constituent la science. Cette conception domine
la philosophie scientifique de Poincaré : par elle
s'expliquent les merveilleux servic<~s dont la science
de la nature est redevable à la méthode moderne de
l'interprétation mathématique. « Qu'est-ce qui a
appris à connaître les analogies véritables, profondes,
celles que les yeux ne voient pas et que la raison de-
vine? c'est l'esprit mathématique qui dédaigne la ..
matière pour ne s'attacher qu'à la forme pure ».
Mais, une fois que le savant a pris conscience de
l'idéalisme mathématique qui est immanent à la
science moderne, il ne pourra plus parler le langage
épais et naïf du sens commun. Les lois, conçues
•18 NATURE ET LIBERTÉ
comme formules analytiques, ne sont plus immé-
diatement liées aux données de fait, elles ne peuvent
plus être posées comme des réalités objectives. C'est
ce que Poincaré fera voir clairement en prenant
l'exemple le plus simple qui soit, l'exemple du mou-
vement terrestre. Le soleil se meut autour de la terre,
voilà le fait qui existe pour le sens commun, le fait
que les hommes pendant des siècles ont cru avoir vu,
de leurs propres yeux vu. La science moderne
résiste à l'affirmation de ce fait parce que dans l'ap-
parence de l'intuition immédiate elle retrouve un
postulat implicite, à savoir que le mouvement des
astres doit être rapporté à l'observateur supposé
immobile. Ce postulat avait permis à Ptolémée de
coordonner lesphénomènes célestes dans un système,
qui n'était pas contradictoire sans doute, mais auquel
des complications sans cesse croissantes finissaient
par donner une physionomie artificielle et baroque.
Or, puisque l'espace n'est pas une réalité absolue
nous avons le droit de choisir un autre système de
points de repère pour la mesure du mouvement, par
exemple de prendre le centre de gravité du système
solaire et des axes passant par les étoiles lixes ;
grâce à ce choix, on explique d'une façon plus simple
et plus harmonieuse, éliminant loule coïncidence for-
tuile^ l'ensemble des mouvements célestes. Dès lors,
on doit dire, avec Copernic et Galilée, que la terre
tourne autour du soleil. Mais il faut s'entendre : est-
ce qu'en parlant ainsi on substitue un fait à un autre
fait ? une intuition à une autre intuition ? Pas le
moins du monde ; si la vérité consiste dans l'intuition
immédiate du réel, il n'y a pas même lieu de poser la
question de la vérité du mouvement terrestre. Dire
que la terre tourne autour du soleil, c'est adopter un
langage qui nous met en mesure de classer les
NATURE ET LIBERTÉ 49
phénomènes, de constituer des synthèses partielles
et de les faire rentrer aisément à leur tour dans une
synthèse totale ; mais ce langage a pour condition
la conception d'un principe abstrait et universel tel
que la relativité de l'espace ; or ce principe est indé-
pendant, par son universalité même, des faits qui ont
pu le suggérer, et dont il facilite la coordination.
Tandis que les théories représentatives, auxquelles
appartiennent les hypothèses mécanistes, ne sont
que des appuis extrinsèques pour la découverte des
lois, Poincaré montre combien il importe de consi-
dérer et de retenir, à titre de conditions intrinsèques
pour la détermination des lois, des principes comme
les principes de la mécanique classique. Par exemple,
pour exprimer à l'aide de formules analytiques les
phénomènes de l'astronomie ou de la physique, il a
fallu poser en principe que « l'accélération d'un
corps ne dépend que de la position de ce corps et des
corps voisins, et de leurs vitesses. Les mathémati-
ciens diraient que les mouvements de toutes les
molécules matérielles de l'univers dépendent d'équa-
tions différentielles du second ordre )>. Telle est la
formule la plus précise que l'on peut donner au prin-
cipe d'inertie généralisé.
La proposition qui correspond à cette formule a
été suggérée par l'observation des phénomènes astro-
nomiques ; vraie dans ce domaine, elle posséderaune
vérification partielle. Mais de quel droit l'étendre
sans limite, de façon à la considérer comme la loi
nécessaire de tous les phénomènes sans exception?
C'est, répond Poincaré, que nous voyons, en astro-
nomie, les corps dont nous étudions les mouvements
et que nous ne pouvons dès lors, sans introduire des
hypothèses dont le caractère gratuit et arbitraire se
manifeste immédiatement, faire intervenir l'action
50 XATUnE ET I.irEnTK
des corps invisibles. 11 n'en est pas de même en
physique : « Si les phénomènes physiques sont «lus à
des mouvements, c'est aux mouvements de molé-
cules que nous ne voyons pas. Si alors l'accélération
d'un des corps que nous voyons nous parait dépendre
d'autre chose que des positions ou des vitesses des
autres corps visibles ou des molécules invisibles dont
nousavons été amenés antérieurement à admettre
l'existence, rien ne nous empêchera de supposer que
cette autre chose est la position ou la vitesse d'autres
molécules dont nous n'avions pas jusque-là soup-
çonné la présence. La loi se trouvera sauvegardée.
« Qu'on me permette — et il est nécessaire de citer
cette page afin de donnera la conception de Poincaré
toute sa précision — d'employer un instant le lan-
gage mathématique pour exprimer la même pensée
sous une autre forme. Je suppose que nous obser-
vions n molécules, et que nous constations que leurs
3n coordonnées satisfont à un système de 3 n équa-
tions diflërentielles du quatrième ordre (et non du
deuxième ordre, comme l'exigerait' la loi d'inertie).
Nous savons qu'en introduisant 3 n variables
auxiliaires, un système de 3 n équations du quatrième
ordre peut être ramené à un système de 6 n
équations du deuxième ordre. Si alors nous sup-
posons que ces 3 n variables auxiliaires représen-
tent les coordonnées de n molécules invisibles, le
résultat est de nouveau conforme à la loi d'inertie.
En résumé, cette loi, vérifiée expérimentalement dans
quelques cas particuliers, peut être étemiue sans
crainte aux cas les plus généraux, l'expérience ne
peut plus ni la confirmer, ni la contredire n. On com-
prend donc dans quel sens on a pu être amené à
dire que « le principe désormais cristallisé, pour
ainsi dire, n'est plus soumis au contrôle de l'expé-
NATURE ET LIBERTÉ 51
rience. Il n'est pas vrai ou faux, il est commode ».
Cette analyse des principes de la mécanique permet
d'interpréter, sans crainte d'équivoque, les formules
analogues que déjà, dans un mémoire qui remonte
à 1887, Poincaré avait appliquées à la géométrie. Ici,
nous l'avons vu, nous n'avons pas non plus le droit
de parler de vérité. Non seulement, depuis les travaux
de Sophus Lie, nous savons que ladéduction appuyée
sur le seul principe de contradiction ne nous fournit
pas le moyen de décider entre les divers systèmes de
la géométrie ; mais, en dépit des espérances de
Lobatschewsky, et comme Lotze l'avait fortement
montré, nous devons renoncer à tout critérium expé-
rimental. Il est impossible d'expérimenter sur des
droites ou sur des figures abstraites : une expérience
ne peut porter que sur des corps matériels. Dès lors,
si on opère sur des corps solides, on fait une expé-
rience de mécanique ; si on opère sur des rayons
lumineux, on fait une expérience d'optique ; mais on
n'aura jamais fait une expérience de géométrie.
Nous ne saurions donc escompter au profit de la
géométrie euclidienne une vérité qui serait exclu-
sive de la vérité de tout autre système; mais il de-
meure permis de parler le langage de la commodité,
et de distinguer entre les différents types de géométrie,
comme entre les différentes théories de la physique.
De ce point de vue, nous dirons que la géométrie
euclidienne est et qu'elle restera la plus commode,
parce qu'elle est la plus simple, v Et elle n'est pas
telle seulement par suite de nos habitudes d'esprit,
ou de je ne sais quelle intuition directe que nous
aurions de l'espace euclidien, elle est la plus-simple
en soi, de même qu'un polynôme du premier degré
est plus simple qu'un polynôme du second degré ».
D'autre part, regardant du côté de l'expérience, nous
02 NATURE ET LIBERTE
aurons une seconde raison de regarder la géométrie
euclidienne comme la plus commode ; c'est « qu'elle
s'accorde assoz bien avec la propriété des solitJes
naturels ». Or, remarque Poincaré, « les di|]"érentes
parties de notre corps, notre omI, nos membres jouis-
sent précisément des propriétés des corps solides. A
ce compte, nos expériences fondamentales santavant
tout lies expériences de physiologie qui portent, non
sur l'espace qui est l'objet que doit étudier le
géomètre, mais sur son corps, c'est-à-dire sur l'ins-
trument dont il doit se servir pour cette étude ».
Par là Poincaré fait voir sur quelles bases et dans
quelles limites est fondée l'assimilation des principes
delà géométrie euclidienne aux principes de la méca-
nique. Les principes de la mécanique « sont des
conventions et des délinitions déguisées » ; néan-
moins, ils résultent directement des expériences
propres à cette science; et, quoiqu'ils n'aient guère
à craindre les démentis de l'expérience, ils sont
placés sur le terrain de l'expérience; la mécanique
demeure une science expérimentale. Dans le cas de
la géométrie, au contraire, nous sommes en présence
d'une suggestion indirecte qui. remontant de la
physiologie ou rie la physique jusqu'à la géométrie,
sort du plan -de l'expérience, et qui, par suite, permet
de donner aux démonstrations de la géométrie l'allure
d'une déduction toute rationnelle et tout a priori.
Néanmoins, ici comme là, il demeure que la science
ne parvient pas à s'appuyer sur des vérités d'intui-
tion. Elle est suspendue à des principes qui sont des
formules conventionnelles, choisies parce qu'elles
présentai-^nt le plus de commodité pour concilier les
exigences intellectuelles de la simplicité et la repré-
sentation approximative des données sensibles.
NATURE ET LIBERTÉ 53
En substituant l'idée commune de commodité à la
notion classique de vérité, Poincaré semblait avoir
ruiné l'objoctivité de la géométrie et de la physique
rationnelle, par là rejoint la tradition de l'empirisme
nominaliste. 11 s'exposait à ce que son autorité incom-
parable de savant fût invoquée dans les polémiques
dirigées dans les dernières années du xix® siècle contre
La valeur des spéculations intellectuelles. La tendance
devint invincible, lorsque, en 1902, ses premiers
articles et mémoires d'intérêt général furent réunis,
sous le titre de la Science et l'Hypothèse, dans la Bi-
bliothèque de Philosophie scientifique^ qui était destinée
à devenir rapidement populaire. C'est que, sans
doute, au sommet de la réflexion théorique comme
-au sommet de la vie morale, la difficulté est moins
de donner, que de rencontrer qui mérite de rece-
voir (1).
Assurément, l'auteur de la Science et V Hypothèse
goûtait les expressions fortes, d'apparence. déconcer-
tante, et qui secouent l'esprit engourdi. Chez la
masse de ses lecteurs, faute de l'attention t^ t du dé-
sintéressement intellectuel qui auraient permis de
saisir une pensée aussi concise et aussi concentrée
que la sienne, les expressions paradoxales se trans-
formaient en paradoxes qui mettaient l'intelligence
en fuite, et ne faisaient que réveiller des préjugés
séculaires. Poincaré avait voulu guérir de l'illusion
du savoir automatique qui se déroulerait suivant des
(i; Dans le discours prononcé aux funérailles d'fienri Poin-
caré, M. Lippmann disait : « Sa philosophie, qui implique une
profonde connaissance de la mécanique et de Ja physique
mathématique, qui est une des plus abstruses et des plus
inaccessibles qu'on puisse trouver, est par surcroît devenue
populaire; ce qui montre combien elle est difficile à com-
prendre. »
o4 NATURE ET LIBERTE
lois éternelles sans réclamer à chaque moment l'in-
tiTvention d'une critique scrupuleuse et défiante. Ne
séparant pas l'esprit scientifique de l'indépendance
spirituelle, il tendait, pour reprendre une expression
fameuse, à rétablir en mathématique, en mécanique,
en astronomie, en physique, la liberté de conscience.
Par l'effet d'une légende spontanée et indéracinable,
il apparut tout à coup comme l'auxiliaire inattendu
de ce pragmatisme dont Brunetière avait eu l'honneur
de marquer, avec sa loyauté brutale, la véritable
origine et le but véritable : fonder sur la faillite de
la science ce règne de l'autorité qu'Auguste Comte
avait vainement attendu de la connaissance positive.
Qu'on lui fît dire que la science était indifférente
à la recherche de la vérité, et qu'on s'autorisât de
cette prétendue indifférence pour transporter ailleurs
le centre des préoccupations humaines, pour élever
au-dessus de la science un je ne sais quoi qu'on
appellerait encore la vérité, et dont le propre carac-
tère serait de ne jamais se vérifier, cela, Poincaré ne
l'admettait pas. Pour son esprit droit, il y avait quel-
que chose d'insupportable dans le spectacle dont le
succès de la Science et F Hypothèse avait été l'occasion:
on se servait du scrupule scientifique qui lui avait
interdit de prononcer le mot de vérité, comme d'un
prétexte pour se débarrasser de tout scrupule intel-
lectuel, et pour proclamer, cette fois en plein arbi-
traire, la suprématie des inspirations subjectives ou
des révélations extérieures. « Je commence, écrit-il
en mai 1904 dans le Bulletin de la Société française
d'Astronomie, à être un peu agacé de tout le bruit
qu'une partie de la presse fait autour de quelques
phrases tirées d'un dii mes ouvrages, et des opinions
ridicules qu'elle me prête ». Revenant sur cette ques-
tion du mouvement de la terre, qui avait donné lieu
NATURE ET LIBERTÉ 55
aux fantaisies de quelques journalistes, il rappelle
que, si la relativité de l'espace exclut l'intuition di-
recte d'un tel mouvement, elle n'empêche pas de dé-
cider entre le système de Ptolémée et le système de
Copernic. La concordance des périodes astrono-
miques est, dans le premier, l'efTet d'un pur hasard;
dans le second, le résultat d'un lien direct entre
les déplacements des astres dans l'espace. Or, l'éli-
mination du hasard donne à ces liaisons scienti-
fiques l'universalité, qui équivaut à l'objectivité.
Sans doute, les rapports scientitiques ne peuvent
être indépendants de l'esprit qui les constate et qui
les aftirme ; ils n'en sont pas moins objectifs, puis-
qu'ils deviennent et demeureront communs à tous
les êtres pensants. La critique de Pôincaré a fait
justice du préjugé réaliste qui avait imposé au sens
commun la notion du vrai entendu comme 7-ee/ donné
dans Vinluitioji immédiate ; elle permet donc que l'on
réintroduise dans la science, pour désigner cette
universalité dans la commodité même, l'idée et le
mot même de vérité. « Les rapports intimes que la
mécanique céleste nous révèle entre tous les phéno-
mènes célestes sont des rapports vrais; affirmer
l'immobilité de la Terre, ce serait nier ces rapports,
ce serait donc se tromper. La vérité, pour laquelle
Galilée a souffert, reste donc la vérité, encore qu'elle
n'ait pas tout à fait le même sens que pour le vul-
gaire, et que son vrai sens soit bien plus subtil, plus
profond et plus riche ».
Capable de mettre « au-dessus de toute contesta-
tion... les théorèmes de mathématiques et les lois
énoncées par les physiciens », d'établir son objecti-
vité, tant par le succès de ses prévisions que pa^
l'accord qu'elle assure entre les esprits, la science
garde toute sa valeur. Il faut dire plus : elle enseigne
56 NATURE ET LIBERTÉ
à r homme la plus grande des valeurs humaines, qi
est l'amour de la vérité, et, par là, elle permet u
jugement décisif des âmes. A coup sûr, Poincaré d
s'efl'rayait pas des mots ; dans ses dernières contro
verses avec les cantoriens^ il acceptait pour so
compte l'épithète de pragmatiste. Pourtant le me
le plus dur qui ait été dit sur le pragmatisme, celu
qui remonte, comme le voulait Pascal, de l'inlirmit
de l'intelligence à rinlirmité du cœur, c'est Poin
café qui l'a prononcé, sans viser la doctrine, pfi
une expression naturelle de sa conscience scient
fique. Parlant, aux étudiants de V Université de Parit
de la Vérité scientifique et de la Vérité morale, il l€
avertissait que « ceux qui ont peur de l'une auror
peur aussi de l'autre, car ce sont ceux qui, en toute
choses, se préoccupent avant tout des conséquences )
Et la signification de cette parole est soulignée ps
le langage qu'il avait tenu dans cette même année 190Î
en présidant une séance générale de VAssociatio
amicale des anciens élèves de l'Ecole Polytechnique
« N'imitons pas les auteurs des trop célèbres prc
grammes de 1850, qui ont voulu nous infliger di
années de pesante obscurité. Ces hommes, dont que
ques-uns étaient éminents, savaient bien ce qu'i;
faisaient. S'ils avaient peur de la pensée désintc
ressée, c'est qu'ils savaient qu'elle est libératrice :
L'accent de telles paroles ne pouvait manquer c
frapper les auditeurs de Poincaré. Quelques-uns oi
conclu à un changement dans l'orientation de sj
philosophie. L'examen des dates ne contirme ptl
semblable supposition. * j
Poincaré, certes, aurait pu, sans se démentir, rei
tilier des expressions dont on avait forcé le sens, •
qui avaient conduit à une interprétation inexacte c
sa pensée; mais il s'est trouvé, en fait, qu'entraim
NATURE Er LIBERTÉ 57"
par des associations verbales, la plupart de ses com-
mentateurs lui avaient prêté des formules qu'il n'avait
pas effectivement employées (i)i De ce que Poincaré
avait réduit les principes de la science à n'être que
des conventions, on a conclu qu'il les regardait
comme arbitraires, et ceux mêmes de ses interprètes
que l'on pourrait le moins soupçonner d'arrière-pen-
sée tendancieuse, ont dit et répété qu'il avait insisté
sur le caractère arbitraire de la mathématique et de la
physique. Or, déjà dans son Mémoire de 1900 sur les
Principes de la mécanique, Poincaré avait pris soin de
distinguer convention et arbitraire. « La loi de l'accé-
lération, la règle de la composition des forces, ne
sont-elles donc que des conventions arbitraires?
Conventions? oui; arbitraires, non ; elles le seraient
si on perdait de vue les expériences qui ont conduit
les fondateurs de la science à les adopter et qui, si
imparfaites qu'elles soient, suffisent pour les justi-
fier. Il est bon que, de temps en temps, on ramène
notre attention sur l'origine expérimentale de ces
conventions ».
Et deux ans plus tard, averti du danger par les
articles de M. Edouard Le Roy dans la Revue de Mé-
taphysique et de Morale, il avait, à trois reprises, au
cours de Y Introduction qu'il écrivit pour la Science et
IHypothèse, mis son lecteur en garde contre l'inter-
prétation qui commençait à se répandre de sa pensée :
(( Dans les mathématiques et dans les sciences qui y
touchent, la déduction s'appuie sur les conventions,
et ces conventions sont l'œuvre de la libre activité de
(1) M. Milhaud a signalé, dès 1903 {Revue de Métaphysique et
de Morale, p. 773), les « exagérations « et les « malentendus »
auxquels les écrits philosophiques de Poincaré avaient donné
lieu. Voir dans le même sens Rageot, Les savants et la philo-
p. 8'J et suiv.
38 NATURE ET LIBERTÉ
notre esprit qui, dans ce domaine, ne reconnaît pas
d'obstacle... Ces décrets, pourtant, sont-ils arbi-
traires? Non, répond Poincaré, car sans cela, ils
seraient stériles. » Quelques lignes plus loin il re-
proche aux nominalistes comme M. Le Roy, d'avoir
oublié que la liberté n'est pas l'arbitraire; et il
répète encore, avant de terminer cette très courte
Introduction, que « si les principes de la géométrie
ne sont que des conventions, ils ne sont pas arbi-
traires ». L'expérience, avait-il dit déjà en 1893 (et
c'est une idée sur laquelle il n'a guère manqué l'oc-
casion de revenir), nous « guide dans ce choix qu'elle
ne nous impose pas ».
II
Ce qui, dès la première heure, a fait le caractère posi-
tif et constitué l'originalité de la pensée de Poincaré,
on se condamne donc à le laisser échapper, tant
qu'on se borne à retenir les expressions qui ont paru
autoriser un retour, sinon au scepticisme, du moins
au nominalisme. Pour Poincaré, la commodité n'est
pas simplement et uniquement la simplicité logique;
elle est aussi ce qui donne à l'intelligence prise sur
les choses elles-mêmes. Naturellement, si on com-
mence par dissocier ces deux aspects de la commo-
dité, on ne sera plus en présence que d'une adaptation
subjective et arbitraire; mais, aux yeux de Poincaré,
les deux aspects de la commodité ne se suppléent
pas l'un l'autre; il ne faut pas dire non plus qu'ils
ne font que s'ajouter du dehors : il y a entre eux une
liaison intime et profonde. Sans doute il sera d'au-
NATURE ET LIBERTÉ 59
tant plus difficile de déterminer les circonstances et
les conditions de cette liaison qu'elles ne rentrent pas
dans les cadres rigides des doctrines, qu'elles ne se
laissent pas résumer en formules. Dans son dernier
article de Scieniia (septembre 191â), revenant sur la
constitution de notre géométrie, Poincaré parlait de
cote mal taillée entre notre amour de la simplicité et
notre désir de ne pas nous écarter de ce que nous
apprennent nos instruments.
Mais, c'est à la difticulté même de la tâche qu'on
en mesurera le prix. Aussi Poincaré s'attache-t-il à
suivre dans la complexité sinueuse et inattendue de
son développement cet esprit dont la nature a pro-
voqué l'activité, qu'elle a contraint, presque malgré
lui, à révéler sa puissance créatrice. Procédant par-
fois par approximations et par retouches successives
qui laissent devant elles le champ ouvert à une infi-
nité de réflexions, il introduit son lecteur au cœur
de la réalité mathématique et physique. Pour décrire
la richesse croissante et la beauté de la science, il
parle un langage qui ne contredit les théories de la
Critique de la Raison pure que pour mieux revenir
à l'inspiration qui dictait à Kant la Critique de la fa-
culté de juger; il fait entendre enfin le sens nouveau,
le sens profond, de la vérité scientifique.
Si nous voulons donner de la pensée philosophique
de Poincaré une idée complète et lidèle, il convient
donc que nous corrigions par des analyses de détail
les généralités trop extérieures auxquelles ses pre-
mit^rs commontateurs s'étaient arrêtés ; et pour cela
il faut que nous reprenions la science à sa base, par
la considération de la mathématique abstraite.
L'arithmétisation de l'analyse a consacré la défaite
de l'intuitionisme classique. Il n'y a de vérité dans
l'analyse qu'autant qu'il y a de rigueur; et il n'y a de
60 NATURE ET LIBERTÉ
rigueur qu'autant que tous les raisonnements se
réduisent à des égalités ou des inégalités entre
nombres entiers. Est-ce à dire que les opérations de
l'analyse se réduisent à des opérations logiques? Sans
doute, une propriété relative à un nombre entier, si
grand qu'il soit, peut se démontrer par récurrence, à
l'aide d'un nombre fini de syllogismes ou de raison-
nements analogues à des syllogismes. Mais alors,
nous ne sommes en présence que de vérifications par-
ticulières. Pour obtenir une démonstration générale,
portant sur la suite illimitée des nombres naturels,
il faut pouvoir passer du fini à l'infini ; et ce passage
rend le raisonnement mathématique irréductible aux
formes purement analytiques de la déduction. Le
raisonnement mathématique est une induction, mais
une induction complète; par cela même qu'il fait
entrer dans l'unité d'une formule une infinité de syl-
logismes, il dépasse l'étendue de l'expérience, comme
il dépassait le principe de contradiction, «c On ne
saurait, d'autre part, remarque Poincaré, songer à y
voir une convention, comme pour quelques-uns des
postulats de la géométrie ». Ici, en effet, l'esprit ne
se trouve pas en présence d'une pluralité de procédés
ou de systèmes entre lesquels il peut exercer la
liberté de son choix. Le principe de l'induction com-
plète est le véritable type du jugement synthétique a
priori; il a pour lui la force d'une « irrésistible évi-
dence »; et cette force n'est autre « que l'affirmation
de la puissance de l'esprit qui se sait capable de con-
cevoir la répétition indéfinie d'un même acte dès que
cet acte est une fois possible. L'esprit, ajoute Poin-
caré, a de cette puissance une intuition directe ».
Une telle intuition, qui est d'ordre dynamique et
idéaliste, ne peut pas se transformer en l'intuition
directe d'un donné au sens réaliste du mot. Il n'y a
NATURE ET LIBERTÉ 61
donc pas d'infini actuel si l'on veut faire de l'infini
un objet de représentation; et c'est ce qui va nous
expliquer la résistance opposée par Poincaré aux
doctrines métaphysiques auxquelles la théorie des
ensembles a donné occasion. Après les travaux de
Cantor, la logique qui, chez Helmholtz, apparaissait
en deçà du pouvoir effectif de l'esprit, s'est trouvée
tout à coup au delà ; elle a franchi la suite illimitée
des nombres; elle a envisagé des propositions telles
qu'il faudrait, pour les vérifier, se rendre capable
d'une infinité de choix arbitraires successifs. Or, la
logique, ainsi comprise, n'est en état de manier que
des concepts verbaux; la satisfaction qu'elle y trouve
ne s'explique que par un parti pris de réalisme sco-
lastique. « Un des traits caractéristiques du canto-
risme, c'est qu'au lieu de s'élever au général en
bâtissant des constructions de plus en plus compli-
quées et de définir par construction, il part du genus
siipremum et ne définit, comme auraient dit les sco-
lastiques, que per genus proximuvi et differentiam
specificam ». Du reste les contradictions de fait
auxquelles s'est heurté le cantorisme entendu en ce
sens, ont mis suffisamment en lumière le caractère
illusoire de pareils procédés. Elles ont engagé les
mathématiciens à se maintenir dans la sphère des
opérations effectives, où l'intelligence se manifeste
comme puissance concrète, se limitant par sa réalité
même.
Ainsi la réflexion sur la mathématique pure montre
que déjà la science se déroule sur un plan intermé-
diaire entre la logique formelle et l'intuition propre-
ment dite. Elle fait comprendre en quels termes se
pose, pour Poincaré, le problèoae philosophique de
la géométrie.
L'espace du géomètre est, à ses yeux, essentielle-
62 NATURE ET UBEflTÉ
ment relatif; il ne peut y avoir intuition directe ni de
la droite, ni île la distance, ni de quelque grandeur
que ce soit Pourtant, il ne s'ensuit pas qu'il soit
possible d'épuiser l'espace géométrique au moyi-n de
notions purem nt abstraites. Hilbert, dans un travail
célèbre sur lequel Poincaré avait été des premiers à
attirer l'att-antion, a mis sous forme logique les
diverses relations (jui sont à la base de la géométrie;
mais, parmi ces relations, n'y en a-t-il pas qmi l'on
ne peut réduire à des définitions déguisées ou à des
conventions, même justifiées, où l'on serait tenté de
reconnaître une qualité propre à l'intuition spatiale?
Tels seront, par exemple, les axiomes do l'ordre^ qui
partent sui' la relation d'entre: A est entre B et C. Sur
de tels axiomes, remlus indépendants de touti's les
autres conceptions qui venaient s'y ajouter dans le
système de la géométrie classique, s'est constituée
l'analt/sis silus, ou géométrie de situation, à laqu-dle,
après Riemann, Poincaré a donné une part de son
génie. Or, écrivait-il dans ua mémoire, qui parais-
sait en 1912, quelqut:s jours après sa mort, « la-pro-
position fondamentale de Vanalysis situs, c'est que
l'espace est un continu à trois dimensions ». Et il fai-
sait un effort nouveau pour déterminer la portée
exacte de cette proposition.
Le continu matiiématique — Poincaré lavait expli-
qué dans l'article qu'il voulut bien écrire pour le
premier numéro de la Revue de Métaphysique et de
Morale — est une création de l'intelligence provoquée
par les contradictions auxquelles conduit l'étude du
continu physique. Supposons, en effet, que A et B
soient deux sensations entre lesquelles nous remar-
quons une différence d'intensité. Fechner a montré
qu'il était possible d'insérer entre A et B un degré
intermédiaire G, tel que la différence entre A et C,
NATURE ET LIBERTÉ 63
entre G et B, soit insensible. Dès lors, la traduction
immédiate de l'expérience donne lieu à une sorte
d'antinomie :
G = A, etC = B; A > B.
Mais l'esprit, qui n'use de sa puissance créatrice
que quand l'expérience lui en impose la nécessité,
conçoit alors le continu mathématique, grâce auquel
il a le moyen de lever cette contradiction apparente;
on sait d'ailleurs comment l'effort des mathémati-
ciens modernes, depuis Cauchy jusqu'à Kronecker, a
su ramener le continu à un système rigoureux d'iné-
galités.
Mais, se demande maintenant Poincaré, comment
à ce continu abstrait peut-on attribuer un certain
nombre de dimensions? Sufllt-il de dire qu'il est un
ensemble de coordonnées, c'est-à-dire de quantités
susceptibles de varier indépendamment l'une de
l'autre, et de prendre toutes les valeurs réelles satis-
faisant à certaines inégalités? Cette délinition est sans
doute exempte de contradiction; pourtant elle ne
satisfait pas l'intelligence : c'est la liaison intime
entre les dimensions qui les fait apparaître, dans 1b
maniement géométrique de l'espace, comme les par-
ties d'un même tout. Voilà pourquoi, afin de rendre
compte de cette liaison, Poincaré introduit la notion
de coupure. S'il y a, dans la suite illimitée des points
mathématiques que l'on tend à organiser en série
continue, deux points par lesquels on s'interdit de
passer, on obtient alors une séparation^en deux séries
distinctes; si cette séparation est définitive, comme il
arrive sur une courbe fermée, le continu est à une
dimension. Il est visible, au contraire, que deux
points interdits (ou un nombre quelconque) ne seront
64 NATURE ET LIBERTÉ
pas un obstacle définitif si l'on est sur une surface
fermée; cette surface constituera un continu à deux
dimensions, où il sera toujours possible de tourner
autour des points interdits. La surface à son tour ne
sera découpée en plusieurs parties, que si l'on y
trace une ou plusieurs courbes, et si on les considère
comme des coupures que l'on s'interdit de franchir.
De même, pour décomposer véritablement l'espace,
nous devons nous interdire de franchir certaines sur-
faces ; et c'est pour cela que nous disons que L'espace
est à trois dimensions.
Poincaré ne s'en tient pas là : du terrain mathé-
matique il transporte cette conception du continu sur
le terrain physique, et il montre à quelle réalité
d'ordre psycho-physiologique correspond le fait
des trois dimensions. Les données tactiles sont
réparties sur la surface de la peau; les données
visuelles sont réparties sur la surface rétinienne. Or,
ces deux continus à deux dimensions s'ordonnent
dans un continu à trois dimensions, parce que c'est
dans un tel continu que les mouvements, correspon-
dant aux sensations musculaires, peuvent, de la
façon la plus favorable, permettre de corriger les
changements externes à l'aide de mouvements
internes. Dans un espace à deux dimensions, nous
ne pourrions déterminer le mouvem^ent nécessaire
pour amener les doigts au contact d'un objet éloi-
gné ; il nous manquerait une donnée, qui est la dis-
tance de cet objet; il faut que la vue s'exerce à dis-
tance, et c'est pour cette raison qu'il nous est com-
mode d'attribuer à l'espace trois dimensions.
« Mais ce mot de commode, ajoute Poincaré, n'est
peut-être pas ici assez fort. Un être qui aurait attribué
à l'espace deux ou quatre dimensions se serait
trouvé, dans un monde fait comme le nôtre, en état
NATURE ET LIBERTÉ 65
d'infériorité dans la lutte pour la vie ». D'une part,
en attribuant deux dimensions à l'espacf!, on serait
exposé à substituer aux mouvements qui réussissent
pour la correction des changements externes, des
mouvements qui ne réussiraient pas. D'autre part,
en lui en attribuant quatre, on se priverait de la
possibilité de substituer à certains mouvements
d'autres mouvements qui réussiraient tout aussi bien,
et qui pourraient présenter, dans certaines circons-
tances, des avantages particuliers.
Ainsi, à mesure que Poincaré serre de plus près
le problème, tout en maintenant les termes dans
lesquels il l'avait posé dès le début, oji voit que son
nominalisme apparent s'infléchit dans le sens d'une
pénétration intime, d'une harmonie croissante, entre
l'esprit et les choses. L'impression sera la même,
elle s'accentuera encore, lorsqu'on se transportera
sur le terrain de la physique où, d'ailleurs, et c'est
Poincaré qui le fait remarquer, si loin que l'on veuille
pousser le nominalisme, on en rencontre inévitable-
ment la limite.
La physique, comme toute science, est constituée
par l'intelligence; la science, par définition, sera
intellectualiste, ou elle ne S'>ra pas. Mais il est clair
que, sans l'expérience, la physique n'aurait pas eu
de raison de se constituer; ce sont les relations inva-
riantes entre « faits bruts », qui fournissent une base
au système des lois. Peut-être est-ce pour avoir trop
escompté la facilité avec laquelle la physique classique
réussissait à faire rentrer les faits bruts dans le cadre
des lois, que l'on a cru pouvoir ramener les principes
à n'être que des « définitions déguisées »; d'où
quelques penseurs ont tiré argument contre la valeur
objective et la nécessité de la science. Or, avec les
progrès accomplis par la physique dans les premières
66 NATURE ET LIBERTÉ
années du xx" siècle, on a été obligé de reconnaître que
les faits avaient une limite de plasticité. Ils ont mon-
tré qu'ils possédaient, si l'on nous permet l'expres-
sion, un plus mauvais caractère qu'on ne pensait. Ils
ont remis en question la validité de principes que
l'on avait posés comme indéfiniment lélastiqués et,
par là même, à l'abri de toute contradiction expéri-
mentale.
Devant la résistance do l'expérience aux « coups
de pouce » trop commodes que la physique théorique
est si souvent tentée de donner, nul plus que Poin-
caré ne montra cette bonne humeur, cette docilité
d'esprit, cette jeunesse intellectuelle, dont il fait,
dans son éloge de Lord Kelvin, les privilèges du vrai
savant. « Sans ce lest, — écrivait Poincaré, en se
félicitant du développement de l'industrie et des
forces colossales dont elle offre au savant le spectacle
comme dans un immense champ d'expériences, —
qui sait s'il ne quitterait pas la terre, séduit par le
mirage de quelque scolastique, ou s'il ne désespé-
rerait pas, en croyant qu'il n'a fait qu'un rêve? » Les
expériences délicates et brillantes qui se sont poursui-
vies dans le domaine deU'électro-optique ont eu un
résultat analogue : elles ont marqué le retour du
rêve à la réalité. En se heurtant aux faits, la physique
mathématique a été obligée de redescendre sur terre,
de reprendre contact avec les choses, de « vivre »
avec elles.
Sans doute, la « phy-ique des principes » n'a pas
succombé. Il n'est pas interdit de soutenir que l'expé-
rience est incapable de lui infliger un démenti formel:
par exemple, il sera toujours loisible au savant, pour
maintenir le principe de la conservation de l'énergie,
do faire surgir de son imagination un type nouveau
d'énergie, d'en calculer l'ejcpression de telle façon
NATURE ET LIBERTÉ 67
qu'il retrouve dans ses formules l'égalité désirée.
Mais Poincaré avait prévu le moment où cet effort
d'imagination serait inutile, parce qu'alors le prin-
cipe, ne traduisant que l'entêtement du physicien à
défendre ses cadres analytiques, n'aurait plus de
prise sur les choses, et s'évanouirait par sa stéri-
lité.
Après les observations provoquées par la décou-
verte de la radio-activilé, surtout après l'expérience
de Michelson sur la constance de la vitesse de la
lumière quel que soit le mouvement avec lequel il
aurait semblé qu'elle dût se composer, ce\ moment
est arrivé. Entre les principes de la mécanique, il
a fallu choisir. Mais le sentiment que les physiciens
ont alors éprouvé n'a plus été l'embarras de se
décider entre diverses hypothèses qui, toutes, seraient
également satisfaisantes. A l'excès de richesse a suc-
cédé un état de gêne où la nécessité de choisir s'ac-
compagne de sacrifices douloureux. On a dû se rési-
gner à l'abandon du principe qui paraissait le plus
commode pour l'intelligence de la nature, qui répon-
dait le mieux aux formes a priori d'une « raison
mathématique » : le principe de Lavoisier, par lequel
on pouvait remonter de l'invariabilité de la masse
à l'indestructibilité de la matière; en 1906, Poincaré
pouvait, dans The Athe7iœum, parler de la fin de la
malière. En revanche, on a pu sauver le principe de
la Relativité. La nature, toujours plus sage que les
espérances des hommes, semble avoir déjoué toutes
les tentatives pour arriver à la mesure d'une vitesse
absolue; elle laisse ainsi 1' « impression que le prin-
cipe de relativité est bien une loi générale de la
nature ».
Ce n'est pas tout. Si l'on suit l'action exercée par
le progrès de l'expérimentation sur les conceptions
68 NATURE ET LIRERTÉ
théoriques de l'univers — et Poincaré, que l'on a
représenté si souvent comme un analyste dédaigneux
du réel, s'est prescrit cette tâche jusqu'aux derniers
jours de sa vie — on est ol)ligé d'aller [)lns loin
encore. Par di là les principes qui soutiennent
l'édilice .-cientifique, il y a des formes générales qui
paraissent exprimer, d'une façon plus profonde et
plus impérieuse, les exigences de l'esprit dans la
constitution de la science. Ainsi, à plusieurs reprises,
Poincaré a insisté sur le rôle joué en physique par
l'instrument, en apparence tout subjectif et toutarti-
fîciel, ique l'homme s'est donné lorsqu'il a créé le
calcul des probabilités. Il a montré que, dans ses
démarches aventureuses et paradoxales, le mathéma-
ticien faisait fonds sur deux formes maîtresses, qui
lui paraissaient s'imposer en quelque sorte à la
nature des choses : \d. simplicité et la continuité.
Pour prendre un exemple, si nous avions la vue
assez perçante pour suivre dans une masse gazeuse
les mouvements de chacun des atomes que nous ne
pouvons pas ne pas imaginer comme éléments cons-
titutifs de cette masse, nos observations se tradui-
raient par les représentations les plus compliquées,
et nous en serions réduits à constater l'irrégularité.
Mais le grand nombre des molécules nous permet de
passer par-dessus notre ignorance radicale. Quelle
que soit la singularité des mouvements initiaux, il
n'est besoin que de se donner un temps suffisant
pour que les effets des singularités s'amortissent,
pour que les mouvements irréguliers se neutralisent,
pour que les accidents rentrent dans l'ordre. De la
multiplicité de ces mouvements en apparence diver-
gents, la théorie cinétique des gaz fera sortir une
formule simple comme la loi de Mariotte. Or, de quel
droit le savant fait-il une vertu de son ignorance? et
NATURE ET LIBERTÉ 69
d'où lui vient sa confiance? C'est qu'en procédant de
la sorte, il arrive à la simplicité. Il faut bien s'arrêter
quelque part et, pour que la science soit possible,
il faut s'arrêter quand on a trouvé la simplicité.
Le savant est ainsi tenté de transformer la simpli-
cité en critérium de la vérité. « Il y a cinquante ans,
écrivait Poinearé en 1899, les physiciens considéraient
une loi simple comme plus probable qu'une loi com
pliquée, toutes choses égales d'ailleurs. Ils invo-
quaient même ce principe en faveur de la loi de
Mariolte, contre les expériences d> Regnault ». Ici
encore, sous la pression des faits, il a bien fallu
abandonner les partis-pris de système. Les savants
n'ont certes pas perdu l'amour de la simplicité;
mais, à l'école de l'expérience, ils ont appris qu'il
y a dans la recherche du simple une limite qu'ils ne
pourraient franchir sans aller contre le bon sens.
Hs ont fait de la simplicité une notion relative, des-
tinée à paraître toujours se perdre, pour se retrou-
ver toujours, au cours d'une évolution incessante.
L'étude expérimentale des pressions qui s'exercent
sur une masse gazeuse avait commencé par mettre
en évidence une relation simple, tlerrière laquelle se
dissimulait la complexité des mouvements molécu-
laires qui se produisent au sein de la masse gazeuse.
Bon gré, mal gré, on a dû tenir compte de cette com-
plexité lorsque l'expérimentation s'est faite plus
précise, plus minutieuse. Peut-être un phénomène
analogue se produira-t-il pour la loi de Newton. Ici
les données initiales de l'observation étaient com-
plexes au point de sembler inextricables; la loi s'est
révélée d'une merveilleuse simplicité. Il est impossi ble
pourtant d'aflirmer que cette simplicité n'est pas
encore liée au caractère approximatif de la loi, et
•qu'on ne peut pas être conduit, en serrant de plus
70 NATURE ET LIBERTÉ
près les conditions du problème, à corriger les for-
mules nevvtoniennes.
La critique ne doit-elle pas être plus profonde
encore? Derrière cette croyance à la simplicité que
les savants ont répudiée, quoique l)ion souvent ils
soient obligés d'agir comme s'ils l'avaient conservée,
demeure, comme le postulat ultime de la foi scien-
tilique, la croyance à la continuité (au sens technique
que les mathématiciens donnent à ce mot). C'est par
elle que le savant peut arriver à tirer d'un nombre
toujours restreint d'observations isolées une courbe
fie forme régulière, sans points anguleux, sans in-
flexions trop accentuées, sans variations brusques du
rayon de courbure, de façon, non seulement à déter-
miner les valeurs de la fonction intermédiaire entre
les points observés, mais même à rectifier, pour les
points directement observés, les indications fournies
par l'observation. « Sans cette croyance à la conti-
nuité, conclut Poincaré, l'interpolation serait impos-
sible, on ne pourrait déduire une loi d'un nombre
fini d'observations. La science n'existerait pas ».
Or, et précisément en partant de la théorie ciné-
tique des gaz, en employant le calcul des probabilités
pour accorder la théorie avec les faits, particulière-
ment avec la loi du rayonnement noir, et avec la
mesure des chaleurs spécifiques des corps solides aux
très basses températures dans l'air ou dans l'hydro-
gène liquides, on est arrivé à mettre en question la
forme que la mécanique avait prise depuis Newton,
et qui paraissait la forme définitive de la science. On
ne se demande plus seulement « si les équations dif-
férentielles de la Dynamique doivent être modifiées,
mais si les lois du mouvement pourront encore être
exprimées par des équations différentielles ». Et
l'étude que Poincaré, en février 1912, consacrait à
NATURE ET LIBERTÉ 71
l'examen de l'hypothèse des Quanta^ formulée par
Planck, se termine ainsi : « La discontinuité va-t-elle
régner sur l'univers physique et son triomphe est-il
délinitif ? Ou bien reconnaitra-t-on que cette discon-
tinuité n'est qu'apparente et dissimule une série de
processus continus? Le premier qui a vu un choc a
cru observer un phénomène discontinu ; et ;nous
savons aujourd'hui qu'il n'a vu que l'effet de chan-
gements de vitesse très rapides, mais continus.
Chercher dès aujourd'hui à donner un avis sur ces
questions, ce serait perdre son encre ».
Quelques mois après la publication de ces lignes
qui remettaient en question le principe de la science
moderne, brusquement, la mort imposait le repos à
cette pensée qui se renouvelait sans cesse dans
l'examen des formes nouvelles qu'avaient prises les
grands problèmes des mathématiques et de la
physique. Elle jetait dans le désarroi ceux pour qui
cette critique, « qu'aucune borne ne contenait », était
un élément fontlamental de leur conscience scienti-
fique. En parlant de Cornu, mort à peu près à l'âge
où lui-même devait disparaître, Poincaré disait :
« Quand la mort nous enlève un homme dont la
tâche est terminée, c'est seulement l'ami, le maître
ou le conseiller que nous pleurons; mais nous savons
que son œuvre est accomplie, et, à défaut de ses
conseils, ses exemples nous restent. Combien elle
nous semble plus impitoyable quand c'est un savant
encore tout rempli de vigueur physique, de force
morale, de jeunesse d'esprit, d'activité féconde, qui
soudain disparait; alors nos regrets sont sans bornes,
car ce' que nous perdons, c'est l'inconnu, qui par
essence est sans limites; ce sont les espoirs intinis,
les découvertes de demain, que celles d'hier sem-
blaient nous promettre. De là, cette émotion qui s'est
72 NATURE ET LIBERTÉ
emparée du monde savant tout entier quand cette
nouvelle si imprévue, si foudroyante, est venue le
frapper. » Il est rare que l'émotion décrite en ces
termes par Poincaré eût été aussi universellement,
aussi cruellement ressentie que devant sa propre
tombe; et de toutes parts aussi elle a provoqué un
effort pour faire surgir, au milieu de notre deuil et
de notre désarroi même, l'idée qui doit exprimer le
souvenir spirituel d'Henri Poincaré.
Cette idée, il est à peine besoin de le redire après
ce que nous venons de rappeler de ses derniers écrits,
aucune conclusion dogmatique, aucune formule de
système ne la contiendra. Poincaré, définitivement,
échappe à ceux qui, défenseurs ou ennemis du savoir
positif, demandent à la philosophie scientifique des
thèses et des mots d'ordre capables de flatter leurs
passions, qui ne se tournent vers elle que pour se
dispenser de comprendre du dedans la réalité de la
science. Le développement de sa pensée demeure une
déception perpétuelle pour ceux qui éprouvent le
besoin d'une orthodoxie : « La foi du savant, a-t-il
écrit, ressemblerait plutôt à la foi inquiète de l'héré-
tique, à celle qui cherche toujours et qui n'est jamais
satisfaite ». Dans cet esprit, Poincaré faisait honneur
à Joseph Bertrand d'avoir par sa pénétrante critique
ramené les penseurs de sa génération « à ce demi-
scepticisme qui est pour le savant le commencement
de la sagesse ». Dans cet esprit il disait que, (( dans
notre monde relatif, toute certitude est mensonge ».
Mais, nous croyons l'avoir montré, utiliser ces pa-
roles pour en tirer une sorte de profession de foi
contre la science et contre la vérité, ce serait trahir
Poincaré, car ce serait oublier que chez lui la qualité
du doute est liée à la qualité du savoir. Comme le re-
marque excellemment M. Milhaud, « Poincaré, pour
NATURE ET LIBERTÉ 73
avoir vécu au contact des vérités apodictiques de
l'analyse abstraite, ne reconnaît plus nulle part
ailleurs, pas même dans le monde des figures spa-
tiales, une seule vérité nécessaire ». Aussi celui qui
s'est rendu capable de comprendre la philosophie
scientifique d'Henri Poincaré, n'y trouvera jamais
prétexte à ce pessimisme intellectuel, à ce mépris de
la pensée désintéressée, que l'on a tenté de mettre
sous son autorité pour les intérêts de la polémique.
Seulement, et suivant l'expression même de Poincaré,
(( il ne faut pas croire que l'amour de la vérité se
confonde avec l'amour de la certitude » ; l'idole de la
certitude doit s'effacer pour que naisse l'intelligence
de la vérité, sous la forme où Poincaré l'a vue et l'a
aimée : jeu émouvant, jeu sublime où la nature et
l'esprit sont engagés pour une lutte sans fin.
Sans doute l'esprit est libre, et il se sent créateur;
mais, à cause de cela même, il est arrivé qu'il s'est
enchanté des premiers produits de son activité, qu'il
s'y est complu et qu'il s'y est arrêté. Parce qu'il suf-
fisait des relations arithmétiques pour faire appa-
raître les lois de l'astronomie ou de l'acoustique, les
Pythagoriciens voyaient dans le nombre, non seule-
ment la base, mais aussi la limite, du monde intelli-
gible. Cette harmonie, dont l'image flattait la pensée
abstraite, la nature l'a rompue par une sorte de vio-
lence ; mais elle a ainsi contribué au progrès de la
pensée, «c Le seul objet naturel de la pensée mathé-
matique, c'est le nombre entier; c'est le monde exté-
rieur qui nous a imposé le continu, que nous avons
inventé, sans doute, mais qu'il nous a forcés à in-
venter ».
Après le succès, qui paraissait définitif, de la mé-
canique classique, une contrainte analogue a déter-
miné l'évolution, merveilleusement rapide, de la
4
>
74 NATDKE ET LinBRTÉ
pliysiqu-e moderne. « Quelque Tariée qoe soit l'ima-
gmalioTi <^e l'homme, la nature est mille fois pkis
riohe encore. Pour la suivre, nous devons prendre
des chemins que nous avions négligés, et ces chemins
nous conduisent à des sommets d'où nous découvrons
des paysages nou-veaux. Quoi de plus utile? » C'est
d'un point de vu*' toujours plus élevé, embrassant un
horizon dont il n'avait pas d'abord soupçonné toute
l'étendue, que l'esprit s'flïorcera de rétablir c<^tte
harmonie interne du monde, dont Poincaré dit qu'elle
est « la seule véritable réalité objective », -et « qu'elle
est la source de toute beauté ». Obligé de dépasser
les limites où il s'était d'abord enfermé, il vouflra
retrouver, comme lui étant parente et assimilée, cette
harmonie ri cette beauté : « Quand un calcul un peu
long nous a conduits à quelque résultat simple et
frappant, nous ne sommes pas satisf^iits tant que
nous n'avons pas montré que nous aurions pu prévoir,
sinon ce résultat tout entier, du moins ses traits les
plus caractéristiques ».
L'intérêt de cette prévision tient-il uniquement à
l'économie de pensée qu'elle nou« procure ? Poincaré
sans doute fait observer, apiès Mach, « que, dans des
cas analogues, le long calcul ne pourrait pas resser-
vir et qu'il n'en est pas de même du raisonnement à
demi intuitif, qui aurait pu nous permettre de pré-
voir ». Mais il nous semble qu'il y a pour lui autre
chose encore dans cette prévisio'n ; il y a l'empreinte
de l'esprit sur la connaissance brute que le résultat
d'un cas particulier ou l'observation d'un phénomène
nouveau nous avait acquise. En -effet, comme il le
remarque à cet endroit même, « ce que la science
vise ce n'est pas Vordre » — l'ordre pur et simple qui
découle des déductions logiques, on l'obtiendrait à
trop bon compte, -et Tonne serait pas etîectivemeiiït
NATURE ET LIBERTÉ 75
instruit — c'est « l'ordre inattendu » : ordre inat-
tendu, mais non imprévisible en soi, et Poincaré le
montrait, dans une de ses dernières conférences, en
rappelant les multiples concordances qui se sont ma-
nifestées grâce en particulier aux travaux de M. Jean
Perrin, dans la détermination du nombre des atomes.
La science ne triomphe jamais mieux, remarquait-il,
que (( quand l'expérience nous révèle une coïncidence
que l'on aurait pu prévoir et qui ne saurait être due
au hasard, et surtout quand il s'agit d'une coïncidence
numérique ». Si dans un semblable domaine, où les
décisions ne dépendent ni de conventions, ni d'hypo-
thèses, l'esprit s'est rendu ce témoignage qu'il aurait
pu prévoir, il cesse d'être du côté des choses et, en
quelque sorte, contre soi ; il achève l'œuvre d'assimi-
lation, il a la plénitude de la possession intellec-
tuelle.
Alors, on peut dire du savant qn il a vu clair dans son
cœur. Il sait pourquoi il avait assumé une tâche dont
aucune satisfaction d'honneur ou d'arg<mt, dont au-
cune raison d'intérêt général même ne pourrait
jamais compenser la difficulté. « Le savant n'étudie
pas la nature parce que cela est utile ; il l'étudié
parce qu'il y prend plaisir, et il y prend plaisir parce
qu'elle est belle ». Il faut ajouter, pour marquer toute
la portée de cette idée, que la beauté scientifique do
la nature, comme d'ailleurs la beauté proprement
artistique, ne se découvre pas du premier regard ;
l'initiation rafiinée qu'elle exige est liée à la culture
de l'intelligence, car c'est une beauté intime qui
vient de l'ordre harmonieux de ses parties et que
seule l'intelligence pure peut saisir : « Si les Grecs
ont triomphé des Barbares, et si l'Europe, héritière
de la pensée des Grecs, domine le monde, c'est parce
que les sauvages aimaient les couleurs criardes, et
"76 TfATORE ET LlBEJvTi
les 6011S bruyants du liambour qui u'ûccupaient que
leurs sons., taudis que les Grecs aimaient la beauté
inteli^*ictuelle qui «e caclie sous la beauté sensible et
que c'est celle-ci qui fait l'intelligence sûre t-t forte ».
L'aspiration vers celle b^ auté d'essence intelligible,
la conlianco qu'il met en elJe, dominent les vues plii-
losophiques de Poincaré. Par le seutiment de la
beauté, il rend compte de ce que l'esprit doit ajouter
à la logique proprement dite, pour avoir pleine et
familière possession delà science, de celte sorte d'i'w-
tuilion, dans l'acception large que l'on peut donner à
ce mot, qui fait rentrer les articulations successives
d'une démonstration dans l'unité d'un tout organisé.
Par là aussi il essaie de forcer le secret du travail
mystérii'ux qui s'accomplit dans les profondeurs
cachées de l'esprit, et qui est à la base de toute in-
Vi-ntion. Jusque dans le domaine de la mathématique
abstraite, qui semble rés^^rvé aux pures déductions
logiques, les idées sont discernées et comme filtrées,
l'effort inconscient est orienté vers les découvertes
fécondes, vers les faits, au sens plein où le mathé-
maticien emploie le terme, grâce au sentiment de la
beauté mathématique, de l'harmonie des nombres et
des formes, de l'élégance géométrique — vrai senti-
ment esthétique que tous les vrais mathématiciens
connaissent, et qui, même dans les illusions où il
nous (Mitraîne, révèle sa nature spécillque.
Enfin, du sommet où il voit se refaire sans cesse,
plus riche et plus profonde même qiril ne l'avait
espéré d'abord, l'harmonii^ de l'esprit et des choses,
le savant comprend quelle puissance de rayonnement
émane de la science, comment elle introduit la séré-
nité, l'unité dans les chost^s humaines. « Le savant,
écrit Poincaré, ne doit jamais oublier que l'objet spé-
cial qu'il étudie n'est qu'une partie d'un grand tout,
NATURE ET LIBERTÉ 77
<jui le déborde infiniment, et c'est l'amour et la curio-
sité de ce grand tout qui doit être l'unique ressort de
son activité ». L'esprit tenJu vers un tel objet, il
surmontera aisément les inévitables divergences des
esprits individuels, il sera même lente d'y voir la
condition la plus favorable pour le succès du combat
que les hommes livrent par des méthodes différentes,
sur des terrains différents de la civilisation, contre la
résistance aveugle, -parfois malfaisante, de la nature.
Le savant ne sépare pas les hommes les uns des
autres parce qu'il sait, suivant le mot si simple de
Poincaré, et qui inspirait l'allocution qu'il prononçait
le 26 juin 1912, presque la veille de sa mort, en pré-
sidant la première séance de la Ligue française d'édu-
cation morale, que nous n'a^'ons pas trop df^ toutes
leurs forces réunies. De la diversité des moyens, sa
pensée revient sans effort pour se tourtior vers le. but
commun : mieux comprendre soi-mêm«, et mieux
faire comprendre autour de soi, la grandeur de l'in-
telligence humaine (1), par qui la véritése manifeste,
se prolonge et se renouvelle : « 'De mêm'e que
l'humanité est immortelle, bien que ks hommes
subissent la mort, de même la vérité est éternelle,
bien que les idées soient périssables, parce que les
idées engendrent les idées, comme les hommes en-
gendrent les hommes ».
(1) Cette expression est empruntée aux pages écrites par
Poincaré sur Curie : « Le soir qui a précédé sa mort,... j'étais
assis à côté de lui ; il me parlait de ses projets,^de ses idées;
j'admirais cette fécondité et cette prol'ondeur de pensée, l'as-
pect nouveau que prenaient les phénomènes physiques, vus à
travers cet esprit original et lucide, je croyais mieux com-
prendre la grandeur de rintelligenoe humaine ».
L'Ai'ithiuélique
et la Théorie de la connaissance.
Deux méthodes peuvent être suivies pour détermi-
ner les rapports entre la mathématique et la théorie
de la connaissance. La première méthode va de la
philosophie à la sci. nce : elle suppose qu'avant
d'avoir pratiqué, médité la mathématique, on pos-
sède déjà une idée complète de la raison et de l'ex-
périence. C'est ainsi qu'on procède le plus souvent,
peut-être pour obéir aux nécessités d'un enseigne-
ment populaire et simple; on présente aux novices
deux partis historiques, rationalisme et empirisme,
entre lesquels ils auront à choisir de la même façon
que naguère dans la Grande-Bretagne l'électeur de-
vait à toute force opter entre les whigs et les tories.
Le rationalisme conçoit un monde dont la perfection
consisterait à ne rien emprunter aux données de
l'expérience, où serait satisfait l'idéal de la logique
péripatéticienne, que la scolastique a transmis à Pas-
cal : prouver toutes les propositions de la science à
partir de principes évidents par eux-mêmes ou de
notions définies a priori. Par contre, l'empirisme nie
toute connaissance a priori; mais l'idée qu'il se fait
de l'expérience est elle-même exclusive et tout a
NATURE ET LIBERTE
79
priori. L'empirisme imagine un monde qui s'offrirait
de soi-même à l'esprit, avec la plénitude de ses pro-
priétés intrinsèques, sans que nous eussions à four-
nir aucun effort d'activité, sans que nous pussions
lui apporter aucune détermination complémentaire
ou constitutive : l'ensemble des objets qui composent
l'univers serait immédiatement donné à l'intuition.
Or, ni l'une ni l'autre des théories dont l'enseigne-
ment philosophique garde si pieusement la tradi-
tion, n'a pu s'appliquer avec succès à la théorie de la
connaissance mathématique. Les principes logiques
du raisonnement suffisent pour mettre en évidence
la nécessité qui relie certaines conséquences à cer-
taines prémisses; mais cette nécessité, tout le monde
le reconnaît, ne saurait donner qu'une vérité condi-
tionnelle, relative à l'hypothèse initiale du raisonne-
ment, tandis que la notion de science implique la
vérité catégorique des propositions qui constituent le
contenu du savoir. Quanta l'empirisme, c'est à peine
s'il peut être mis en cause ici : on demeure d'accord
en effet que, même dans le domaine des sciences de
la nature, l'empirisme n'a pas su rendre compte de
l'expérience scientifique; l'expérience est instructive
et féconde dans la mesure où elle se réfère à l'inter-
vention d'une intelligence inventive et subtile qui
fait craquer le cadre de l'intuition empirique.
De ces considérations préliminaires il résulte, non
seulement qu'il est légitime de suivre la seconde mé-
thode, c'est-à-dire d'aller de la science à la philoso-
phie, mais surtout qu'il faut y pr^'udre la précaution
d'oublier tout ce qui a pu être dit dans les manuels
de logique au sujet de la raison et de l'expérience :
autrement nous ne nous rendrions pas capables de
recevoir de la mathématique une instruction exacte
sur la raison et sur l'expérience.
NATURE. ET LIBERTE.
Dans l'exposé qui va suivre je bornerai mes réfé-
rences aiux parties les pluS' élémentaires, mais qui
sont aussi les plus lumineuses, de l'arithmétique.
Rien ne répond mi ux que le nombre onti-^r à
ridée d'une création puremtMit intellectuelle, A partir
d'une limite, variable suivant les personnes, mais
qui ne dépasse guère trente, nous ne di^sposons plus,
pour compter, d'une intuition directe : le nombre
devient un être idéal, qui tist entièrement couslitué
dii dedans par les procédés intellectuels de la numé-
ration. 11 pourra donc sembler, du moins à un. regard
superficiel, que le nombre entier est le produit d'un
artilice ou d'une convention. Mais un fait est da
moins certain, c'est qu'une fois mis au monde, chaque
nombre présente une nature indiviAluelle objective,
qui échappe à toute dé Inction générale, à toute an-
ticipation du raisonnenifMit. La raison qui lui a
donné naissancr^ est réduite à l'étudier du dehors-,
exactemjent comme la mèrf est obligée de recourir à,
l'observati/oni pour comprendre le caractère de son
enfant, l'humeur dont il est à tel jour et. à telle heure.
Ainsi, le nombre 137 est-il divisible par quelqiue
autre nombre que lui-même ou l'unité? Je n'en puis
rien savoir a priori; je ne puis rien prévoir; il faut
que je fast&e l'épreuve,, que je procède par expé-
rience, en essayant tour à tour les nombres premiers
inférieurs ou égaux à 1/137. Le nombre aiura'. donc
beau être une notion a. priori, il n'en, sera pas moins-
objet d'expérience — liaison d'idées qui n'a rien de
NATURE ET LIBERTÉ Sll
paradoxal du moment qu'on a écarté le préjugé de
l'empirisme métaphysique — : on saura voir alors
dans l'expérience, non plus l'intuition d'une réalité
qui serait extérieure à la pensée, ma;is unti c^^rtaine
attitude de Fesprit, tournée vers son objet atin d'en
enregistrer l'es particularités-, cet objet fût-il l'être
qu'il a délîni lui-même par le processus intellectuel
de sa formation.
Après avoir obtenu des recueils do constatations
particulières, l'arithméticien va, comme le physicien,
chercher dés lois. 11 a le même but, il usera des.
mêmes procédés. 11 hasarde une généralisation. Par
exemple. Fermât est « quasi-persuadé » que « les
puissances carrées de 2^ augmentées de l'unité^ sont
toujours des nombres premiers ». Il croit pouvoir « ré-
pondre )) de la vérité de la proposition, et il invite
Pascal à en chercher la démonstration. Or, le pres-
sentiment de Fermât l'a trompé : Euler a remarqué
5
que 2^ -(- 1 n'est pas un nombre premier. - Ou bien,
comme il arrive pour le théorème simple communi-
qué par Euler à GioVdbach : tout nombre pair est une
somme de deux nombres premiers^ la., vérilication sur
les nombres particuliers, si loin qu'on l'ait poussée,
ne la pas mis en défaut; mais on n'a pas réussi à
dépasser la généralisation empirique, à fournir une
démonstration rationnelle qui nous placerait à l'abri
d'un démenti ultérieur de l'expérience. — Ailleurs la
nécessité de la loi a pu être établie : l'esprit s'est
pleinement assimilé, s'est rendu transparente, la mar
tière avec laquelle il prenait contact; j'en prendrai
comme exemple la loi de formation des nombres
carrés parfaits, que l'on obtient en ajoutant succes-
sivement à l'unité les nomJares impairs pris dans
l'ordre naturel de leur progresMon.
82 NATURE ET LIBERTÉ
*
II y a lieu de remarquer que cette proposition a
été découverte et démontrée par les Pythagoriciens,
et cela explique à merveille comment ils étaient
arrivés à la conscience la plus nette de la vérité ma-
tliématique. La science suivant le pythagorisme con-
siste à prendre possession des rapports naturels;
elle est en contact direct avec la réalité, comme cette
réalité même satisfait spontanément aux exigences
de lintelligenco claire et de la simplicité. La science
manifeste l'harmonie de l'esprit et des choses (i).
Tous les analystes de race, depuis Fermât jusqu'à
(1) Il y aurait intérêt à pouvoir rechercher ici comment,
après Pythagore, après Platon qui avait si mervcilleusemeut
assoupli, élargi, fécondé les principes de la théorie pythago-
ricienne, tant de philosophes ont laissé échapper le contenu
substantiel et concret de la mathématique. C'est, croyons-nous,
qu'ils se sont moins in éressés à la science elle-même qu'à la
pédagogie de la science, et que la tradition séculaire en ma-
tière de mathématiques consiste à enseigner, non le travail
de l'intelligence qui a conquis la vérité scientifique, mais
Véconomie de pensée qui permet d'en abréger l'exposition. A
cet égard les Analytiques d'Aristote, qui s'étaient appuyés sur
la méthodologie des mathématiques pour déborder le cadre
de tnute science particulière et déterminer la condition du
discours parfait, étaient considérés comme un modèle ; leur
influence nous paraît visible sur les Eléments d'Euclide. La
substitution de l'idéal de logique verbale, qui sera l'idéa! sco-
lastique, à l'idéal pythagoricien ou platonicien (qui avec Des-
cartes deviendra l'idéal moderne) de la science vraie, nous
semble donc un fait historique, et passager. Lorsque certains
écrivains prétendent bannir de la philosophie mathématique
la considération de l'histoire, pour ne s'attacher qu'aux dé-
monstrations éternelles d'une immuable logique, ils ne s'aper-
çoivent pas que leur dogmatisme est né à un moment précis
de l'histoire, qu'il est suspendu à un accident contingent de
cette évolution historique dont ils croient pouvoir nier la
réalité — de la même façon que les juges de Galilée, tout en
proclamant l'immobilité de la terre, ne pouvaient s'empêcher
de tourner efTectiveraent avec elle.
îfATURB ET LlfiBBTÉ 83.
Galoi» ou jusq»'à Hermite.,. ont ea le sentiment pro-
fond que le-ur science ne pouvait pas se ré<:luire à
des artitiees d'écriture ou de comptabilité, que l'ac-
tivité ne s'en exerçait pas dans le vide, qu'elle avait
une distance à franchir sur une route où ne man-
quaient ni le risque des tournants' difticites ni la joie
des horizons inattendus, qu'elle avait aus:&i un but
effectif à toucher, en un mol qu'il y avait à livrer
bataille pour gagner de la vérité.
II
La généralisation du nombre entier (calcul des-
nombres dits fractionnaires, négatifs, imaginaires)
parait être l'œuvre de la raison seule. Cependant,
poui; cf^ux qui considèrent que la science n'altdnt
pas- la vérité si elle ne saisit pas une certaine con-
nexion, directe ou indirecte, entre le cours de la
pensée et le cours des choses, il n'est nullement in-
différent de constater qu'au fractionnement idéal de
l'unité en parties homogènes peut correspondre le
fractionnement matériel d'un objet en éléments plus
petits, susceptibles d'être rendus de plus en plus
semblables les uns aux autres : « dans les mathéma-
tiques, écrit Leibniz, l'expérience peut garantir le
raisonnement à tout moment (1) ». Il pourra, en
(1) Nous ne croyons pas siiperflu de rappeler- que le penseur
le plus soucieux, peut-être de la vérité dans l'art s"était fait
une loi d'observer cette stricte connexion. Flaubert ctiliquait,
le l" février 1852, son propre essai de Sainl-Anloine : « La
déduction des idées sévèrement suivie n'a point son parallé-
lisme dans l'enchaînement deS' faits, »
84 NATURE ET LIBERTÉ
effet, arriver que, poursuivant la généralisation, par
exemple pour ce qui concerne les nombres qualifiés
ou les expressions imaginaires, on se heurte à des
difficultés dont la solution philosophique exigera le
recours à cette garantie expérimentale que l'on avait
commencé d'abord par mépriser. Soit à justifier,
dans le calcul des nombres négatifs, la règle clas-
sique des signes : moins mullipliê par moins donne
plus. Prise en elle-même la multiplication de deux
nombres négatifs n'offre aucun sens intelligible, par
suite il semble impossible de démontrer la légitimité
de la règle.
Au premier abord, on estimera sans doute que le
priorisme peut prendre facilement son parti do cette
impossibilité. L'esprit taille ici dans une étoffe toute
neuve; n'est-ce pas pour lui l'occasion de mettre en
œuvre l'activité créatrice et libre qui lui est essen-
tielle ? il posera donc la règle des signes en vertu
d'une convention expresse, d'une définition arbi-
traire, que l'on compare au décret d'un souverain
absolu. Telle est la conception qui a été introduite
vers la fin du xix® siècle dans la philosophie de la
science; elle a été une des sources principales de ce
mouvement anti-intellectualiste que William James
comparait à un raz de marée et qui menaçait de
noyer toutes les résistances, tous les scrupules de la
raison devant les mystères de la tradition collective
ou devant les caprices de l'illumination individuelle.
Et, en effet, pour ceux qui ont pris au sérieux la
thèse du nominalisme mathématique et qui l'ont
poussée jusqu'aux dernières conséquences, comme
il était séduisant de le faire particulièrement pour le
calcul des nombres négatifs ou des expressions ima-
ginaires, les mathématiques se ramènent à un jeu de
symboles, créés par une libre fantaisie et combinés
NATURE ET LIBERTÉ 85
suivant des règles arbitraires. L'arithméticien ne
serait pas loin de ressembler à un dément qui, en-
fermé dans un asile, disposerait d'une imprimerie,
y publierait à son gré un Journal Officiel où il se
plairait à entasser les lois et les décrets, sans soule-
ver d'ailleurs ni protestation ni opposition, puis-
qu'aussi bien son Journal ne serait pas appelé à fran-
chir l'enceinte de l'asile d'aliénés.
Mais, si la mathématique est une science, il faut que
l'activité créatrice de l'arithméticien soit orientée
vers une épreuve vérificatrice, permettant d'agréger
l'affirmation de la règle des signes au système des
propositions démontrées. Rien de plus simple que de
concevoir pareille épreuve : il suffira de substituer,
dans un produit tel que : (5 X 10), la différence
10 — 5 à 5, et la différence i20 — 10 à 10; j'aurai
alors à effectuer les opérations suivantes : 10 x 20;
puis 10 X — 20 ; puis — 5 >. 20 ; enfin — 5 x — 10,
et à faire la somme de produits obtenus. Pour les
dernières opérations, particulièrement pour le pro-
duit (— 5 X — 10), aucune règle n'est imposée di-
rectement par la raison ou par l'intuition; il faut
donc que je convienne d'en établir une. Est-ce à dire
que cette convention soit absolument arbitraire et
que l'on puisse indifféremment choisir telle ou telle
convention? Non; car il est aisé de voir que certaines
règles, comme les règles usuelles, et celles-là seule-
ment, permettent de faire coïncider les résultats de
l'opération (10 — 5) X (20 — 10) avec le résultat de
la multiplication directe : 5 X 10. Or cette coïnci-
dence doit servir de critérium ; le calcul des nombres
négatifs, capable de participer à la vérité du calcul
des nombres positifs, se justifiera par cette partici-
pation, tandis qu'à toute autre combinaison de sym-
boles (qui pourrait acquérir une haute perfection en
86 NATUBE ET LIBERTÉ
tant que discipline formelle) il faudra refuser le droit
de cité dans la science. L'axithméticien se trouve
exactement placé dans les conditions du physicien
q^i lui aussi est capable, auLaur des phénomènes
d'un ordre déterminé, de construire un grand nombre
de systèmes divers, mais qui oriente tout son effort
d'invention en vue de préparer un recours tIécLsif à
l'expérience, dans l'attente d'une coïncidence spa-
tiale — position d'une certaine raie dans le spectre
ou mesure de la dénation de l'aiguille du galvano-
mètre — qui donnera le moyen d'éliminer plusieurs
théories fausses, et d'en retenir, sinon une seule, du
moins un plus petit nombre qu'aupai'avant.
L'application, à la fois plus étendue et plus indi-
recte, d'une méthode semblable servirait à justifier
le calcul des expressions imaginaires; les consé-
quences du théorème fondamental ; i-= — 1, permet-
tent de constituer, dans 1 \s différents domaines de la
mathématique, aritkmétique, algèbre, analyse, géd-
mëirie, des disciplines qui rejoignent les parties plus
simples de la science et qui sont connexes entre
elles; le calcul des expressions imaginaires est vrai
en tant que vers lui convergent diverses théories dont
chacune prise à part pourrait soulever des discus-
sions d'interprétation, mais qui se soutiennent mu-
tuellement en même temps qu'elles s'appuient aux
vérités déjà démontrées. C'est tle la même façon que
la détermination lie l'ordre de grandeur des atomes
s'impose comme vraie parce quelle résulte de la con-
vergence d'un grand nombre de méthodes indépen-
dantes, appliquées à l'étade de phénomènes naturels
d'ordre différent.
Aux yeux des philosophes, le succès du calcul des
imaginaires a un avantage : il a dissipé le fantôme
de ce rationalisme qui avait la prétention de se por-
NATURE ET LIBERTÉ 87
ter au secours de l'intelligence proprement scienti-
fique et de déduire dans l'absolu, comme pour les
marquer du sceau de l'éternité, les conquêtes succes-
sives de la mathématique, à l'imitation sans doute
de cette philosophie de l'histoire qui s'était donné la
mission de justifier a priori les événements une fois
accomplis. Mais on voit, d'autre part, que la part faite
à l'expérience dans l'établissement de la théorie des
imaginaires ne justifie pas la transformation de cette
expérience en une faculté, irréductible à la raison et
qui lui serait opposée, processus mystérieux de ma-
turation et de révélation subite que l'on rapproche-
rait, dans une sorte de concept global, de ce qu'après
James on a pris coutume d'appeler expérience reli-
gieuse. Pas plus en mathématique qu'en physique
l'expérience ne fournit de contenu positif, de déter-
mination complète; elle consiste uniquement en
points de repère par rapport auxquels l'activité de
l'intelligence s'oriente, s'éprouve, se constitue comme
vérité. L'esprit humain est im, ainsi que l'avait vu
Descartes; l'arithméticien ne procède pas autrement
que tout autre savant, soit qu'il puisse faire coïncider
chacune des articulations de son raisonnement avec
une donnée de l'observation, comme il arrivera dans
l'étude des entiers positifs, soit qu'étendant le champ
de ses opérations au delà du domaine des représen-
tations intuitives, il ne se réfère plus qu'à des con-
nexions lointaines et dérivées, comme il arrive pour
le calcul des nombres qualifiés ou des expressions
imaginaires.
SS NATURE ET LIBBnTÉ'
ÏÏI
Ea mêUne collaboration harmonieuse entre la rai-
son et l'expérience qu'on retrouve à tous les degrés
et dans tous les- domaines d-e la science positive,
nouS' allons la surpren-dre enfin dans le travail par
lequel l'arithmétique se donne son objet, dans l'acqui-
sition' delà notion de nombre. 11 suffit, à cet égard,
de suivre une indication particulièrement suggestive
et féconde que l'on doit à Jules Tànnery. Des peuples
qui ne savent pas compter, qui n'ont pas de nombres
à leur disposition, peuvent arriver aux résultats pra-
tiques de la supputation, par exemple peuvent cons-
tituer des tas d'obji ts en nombre égal, en recourant
à un procédé comme Cf^lui de l'échange U7i contre un.
Rien sans doute n'est plus rudimentaire; mais, Jules
Tannery en avait fait la remarque, lorsque les mathé-
malicifms contemporains ont cherché ce qu'il y avait,
de plus simple et de plus profond à la base de la
science, ils ont été amenés à considérer des en-
sembles d'objets quelconques, tels qu'à un élément
de l'un corresponde un élément, et un seul, de l'autre.
Georg Gantor qui a donné à la théorie des ensembles
toute sa portée, qui a montré comment l'étude de la.
correspondance rniivoque et réciproque permettait de
creuser la pensée mathématique au delà de la distinc-
tion secondaire entre nombres finis et nombres in-
finis, avait déjà fait entendre que cette conception
rejoignait les démarches spontanées d'une intelli-
gence inculte; et c'est ce qu'ont confirmé avec une
précision inattendue les recherches ethnographiques,
nature; et liberté 89
telles qire M. Lévy-Brutil les a exposées et interpré-
tées dans un très beau? chapitre (ie son livre bien
connu : Les Fonctions mentales dans les- Sociétés infé^
rieures. Grrêkce à la théorie dos ensembiesv nous
voj'ons exactement ce qae fait l'indigène des îles
Mfurray qui arrive à compter jusqu'à» 31, en rappor-
tant les objets qu'il veut supputer à des parties du
corps pris dans un ordre toujours le même: doigts,
poignet, coude, aisselle; car ct^t indigène est, pour
nous, un pur cantor.ien. Sa pensée ne dispose paS' de
signeS' proprement numériques; elle ne trouve pas
de points d'appui dans'ties concepts- que des généra-
lions antérieures auraient élaborés et transmis sous-
une forme abs-tradte par léducation; on ne la voit
que mieux circuler àt trav<'rs leS' objets pour les^
mettre en corrélationi et établir entre eux l'équiva-
lence. La pensée qui a engendré l'arithmétique est
essentiellement une activité; et^ si le rationalisme
classique n'avait imaginé sous le nom de pensée pure
un je ne sais quoi qui évoque la chimère de la créa-
tion ex nihVo, serait-il besoin d'ajouter que cette
activité ne s'exerce pas pour elle-même, qu'elle vit
en contact avf»c les choses, qu'elle se forme en les
maniant, en éprouvant sur elles la solidité de ses
conceptions?
En un sens l'intellectualisme parle ici comme parle
de nos jours le pragmatisme; il faut éclaircir l'équi-
voque née d'une inévitable associalion d'idées. Ce
que l'intellectualisme reproche au pragmatisme, ce
n'est pas de dire ce que les Platon et les Spinoza
n'ont pas cessé de répéter eux-mêmes, que l'intelli-
gence était une activité se développant sans être arrê-
tée par l'espace ou par le temps, constituant le monde
en tant: qu'elle lui. confère la continuité et l'unité.
Mais le vice du pragmatisme est. d'avoir noyé dans le
90 NATURE ET LIBERTÉ
concept a priori de l'action ce qui est le caractère
spécifique de l'action intelligente : le souci de vérifier
suivant une règle qui soit indépendante du caprice
des volontés individuelles. C'est ce souci qui va con-
férer sa valeur à la pratique si rudimentaire de
l'échange un contre un : on recommence l'opération
avec autant de lenteur, et autant de fois, que l'on
voudra, de façon à bien s'assurer qu'il n'y a eu ni
omission ni répétition, que l'équivalence exacte a été
obtenue. Pour l'intellfctualisme, la science com-
mence dès que se manifeste ce qui fait la dignité de
l'homme : le scrupule de vérité.
Il n'y a donc aucun motif de déprécier des pra-
tiques qui du dehors apparaissent tâtonnantes et
gauches. Le sauvage qui pour obtenir de la lumière
frotte des branches dans la forêt est peut-être aussi
capable d'entendre la physique que le civilisé qui se
borne à tourner le bouton de l'électricité. La cuisi-
nière qui ne sait pas écrire, dépense, pour faire ses
comptes de tête, autant de vertu mathématique,
peut-être, que l'actuaire qui recourt à des machines
à calculer. M. René Bazin, dans un récit de voyage
en Espagne, rapporte la réponse d'une vieille femme
à laquelle il demandait son âge : Quatre douros et
quatre réaux, monsieur! (c'est-à-dire, puisqu'un douro
vaut vingt réaux, quatre-vingt-quatre réaux). La
vieille avait remplacé les années par les pièces de
monnaie; elle avait étalé le temps dans l'espace;
qu'est-ce à dire? elle n'avait pas détaché, dans son
langage, les termes numériques du système moné-
taire auquel ces termes étaient habituellement liés;
mais la dissociation, qui n'est point dans ses pa-
roles, elle l'avait effectuée dans sa pensée, car elle
a voulu exprimer, et elle a fait exactement entendre,
qu'elle avait quatre-vingt-quatre ans. La confusion,
NATURE ET LIBERTÉ 91
au premier abord déconcertante, de ses paroles ne
fait que mieux transparaître, et la clarté de son intel-
ligence, et ce qui la rendait claire : elle a compris
qu'elle avait vécu autant d'années qu'il y a de réaux
dans quatre douros et quatre réaux. Elle a effective-
ment conçu ce que son langage n'avait pas su expli-
citer : un rapport. Gomme dit admirablement Hame-
lin, le (( rapport est précisément ce quelque chose de
délini et de subtil à la fois qui ne se laisse pas em-
prisonner comme une pierre dans les limites d'une
surface rigide (1) ».
Une fois admis, conformément au principe de l'in-
tellectualisme, que l'acte de relation précède la fonc-
tion du concept, et en explique la nature, la philoso-
phie voit diminuer les difficultés auxquelles elle
s'était heurtée dans l'étude du nombre. On ne saurait,
certes, dire avec l'empirisme que nous concevons les
(1) Je dois revenir ici sur la philosophie d'Aristote, qui me
semble avoir joué un rôle perturbateur dans la théorie de la
connaissance mathématique; car l'auditeur assidu de Platon
ne paraît pas être parvenu à comprendre l'acte fondamental
de l'esprit : la mise en relation. Est-ce parce qu'il était
réaliste, qu'il ne pouvait concevoir, sauf dans la vie divine, le
mouvement en dehors de la matérialité, et qu'il ne pouvait
s'empêcher de traduire toute liaison intellectuelle en termes
d'images? ou est-ce que parce qu'il avait le génie de la c^iri-
cature et que, pour faire rire aux dépens de l'Académie, il de-
vait, suivant les expressions classiques de M. Bergson, plaquer
du mécanique sur du vivant? toujours est-il qu'Aristote a
transposé dans l'intuition la dialectique ailée et subtile de
Platon. De l'Idée, rapport destiné à circuler à travers les appa-
rences matérielles pour établir l'unité de la communication
spirituelle, de la participation rationnelle, il a fait un calque
inerte et décoloré des données sensibles — transposition où je
serais porté à voir ce qui explique la faiblesse et la décadence
de la spéculation philosophique jusqu'à Descartes, et même,
à certains égards, le courant contemporain de réaction anti-^
intellectualiste.
QZ NATUKE ET LIBERTE
nombres parce que l6s<i)i)jets donttésdanB l'eupériettoe
&n% un nombre ; car les choses n'ont de nombre qu'à
la condition d'être préalablement comiptéeB. Mais il
faudra se r(^fuser à concevoir, avec !un certain ratio-
nalisme, que It's nombres sont tout d'un coup venus
du ciel et tombés sur la table du mathématicien. La
Cfmstitution de chaque nombre répond à un efl'ort
effectif de pensée, à une déc(iuverte qui a provoqué
des doutes et subi répr(^uve d'un contrôle. Par
exemple on s'est avisé qu'il revenait au même de
prendre un objet puis un autre objet, uu bien de saisir
tous les deux en une fois ; la première égalité numé-
rique s'est ainsi présentée, en dehors de tout langage
conceptuel, comme l'équivalence de deux procédés
manuels, équivalence qui a dû paraître d'abord une
téméraire innovation, mais qui sur le marché de
l'échange se prêtait à la vérification de l'expérience,
prise cette fois dans son champ initial et sous sa
forme ordinaire. De cette équivalence entre la duplica-
tion et l'addition, est résulté le nombre deux. El dans
chaque aire de civilisation les hommes ont dû gagner
les nombres un à un, à la sueur de leur front, en
recourant à des opérations diverses dont on retrouve
la trace soit dans le langage numérique des sociétés
inférieures, soit même dans celui des peuples civi-
lisés. C'est ainsi que 6 pourra être, non pas seule-
ment 5 4-1, mais encore, comme chez les insulaires de
Nicobar, 2x3, ou, comme chez les Ainu, 10—4. C'est
ainsi que les Romains disaient, pour 18, duodeviginti,
c'est-à-dire 20 — 2, et que nous disons quatre-vingt-
diw-huiten associant multiplication et addition.
Ces exemples, que l'on pourrait étendre autant que
l'on voudrait, mettent hors de doute que les nombres
n'ont pas eu pour origine un procédé général qui
permettrait de les nommer suivant une série régu-
!
NAT.ORE ET LÏB,EfiT-É 03
lière; ce sont des réalités que l'es,prit a dû conquérir
-A l'aide d'opératioas différentes, addition, soustraction,
multiplication, plus tard exponentiation, à charge par
lui de vérilicr, en. chaque circonstance particulière,
l'identité des résultats obtenus par ces voies diffé-
rentes. On s'est assuré par une expérience simple et
directe, renouvelable à volonté, que le produit 4x2
prenait place dans la série des nombres entre le
résultat de l'addition 6-f 1 et le résultat de la sous-
traction 10— 1. L'activité qui a constitué les nombres
est bien de la même qualité que l'activité dont fait
preuvi', je ne dis pas le mathématicien, mais d'une
façon générale l'homme qui a accepté une discipline
de vérihcation, le savant.
Nous pouvons conclure : l'arithmétique, quoique
toute rationnelle ou plus exactement parce qu'elle
est toute rationnelle, est un instrument qui s'f^st
forgé, qui ne cesse de s'aiguiser, au contact de l'expé-
rience. Dès la première branche de l'encyclopédie il
apparaît que la science n'est digne de ce nom que si
elle accomplit la fonction naturelle de toute connais-
sance : avoir prise sur les choses. Et par suite on pourra
passer de l'arithmétique à la géométrie, puis de là
au groupe des sciences physiques ou naturelles, sans
rompre avec l'homogénéité du savoir, sans se h<^urter
à ces brusques discontinuités, à ces oppositions aiguës
qui ont paru en compromettre l'équilibre et la valeur.
Les sciences dites positives doivent à la mathématique
leur positivité, nOnseub^ment parce qu'il n'y a de rela-
tion précise, par suite de certitude proprement dite,
que là où on a introduit l'exactituile de la mesure,
mais parce que la mathématique, ayant le privilège
de considérer l'expérience dans les conditions où elle
est à la fois plus simple et plus détachée du sensible,
fournit le modèle de cette connexion entre l'activité
94 NATURE ET LIBERTÉ
do lintelligence et l'éprouve des faits, qui constitue
la vérité scienlilique. Claude Bernard cite, pour
appuyer ses réflexions sur la méthode en physio-
logie, une page de Joseph Bertrand : « La géométrie
ne doit être pour le physicien qu'un puissant auxi-
liaire : quand elle a poussé les principes à leurs der-
nières conséquences, il lui est impossible de faire
davantage, etl'incertitude du point de départ ne peut
que s'accroître par l'aveugle logiiiue de l'analyse, si
l'expérience ne vient à chaque pas servir de boussole
et de règle ». Cette remarque judicieuse, dont un
mathématicien a fait bénéficier physiciens et biolo-
gistes, il reste que les mathématiciens se l'appliquent
à eux-mêmes : alors la crise de la philosophie mathé-
matique, quia failli devenir la crise de la philosophie
tout entière, aura disparu.
Sur les Rapports de la Conscience intellec-
tuelle et de la Conscience morale.
En février 185S, Edmond Scherer, l'un des témoins
i«s plus aigus du mouvement des idées au cours du
XIX' siècle, écrivait : « La conscience, souveraine dans
le domaine subjectif de la morale, ne peut entrer^
comme élément objectif dans le système des choses
humaines qu'en se soumettant à ce contrôle et à
cette discussion qui résultent du rapprochement
même de tous les éléments de la réalité ». Les
valeurs de la conscience morale qui se révèlent à
l'humme intérieur, ne suffisent donc pas à fonder
(( un système des choses ». Si elles prétendent à
l'objectivité, elles trouvent en face d'elles d'autres
valeurs qui, elles, se présentent naturellement comme
objectives, les valews de la science. Or les valeurs de
la science, faisant abstraction de toute qualité, de
toute liberté, paraissent incompatibles avec ce que
la moralité réclame spontanément comme un absolu.
C'est en ces termes que Y alternative s'est imposée,
semble-t-il, aux penseurs de la dernière moitié du
siècle dernier. Ils se classaient, ils s'oppo-saient,
suivant leur préoccupation principale qui était, po-ur
96 NATURE ET LIBERTÉ
les uns, de conquérir le domaine moral afin de l'an-
nexer au déterminisme scientifique, au mécanisme,
pour les autres, au contraire, de limiter la compé-
tence de la science par l'exigence de la conscience
morale.
Nous voudrions nous demander si, dans l'état
actuel de nos connaissances scientiliquos et surtout
de notre réflexion sur les sciences, le problème se
pose encore au philosophe sous le même aspect 5
nous essaierons de montrer comment le progrès de
la critique des sciences, qui s'est si visiblement
accéléré au cours des vingt-cinq dernières années,
a insensiblement rétabli une sorte d'égalité de niveau
entre notre conscience morale et ce qu'on pourrait
appeler noire conscience intellectuelle, de telle manière
que l'antinomie de la science et de la morale à
laquelle les générations précédentes se sont heurtées,
a disparu presque d'elle-même par le seul fait d'une
réflexion approfondie sur le savoir scientifique.
Reportons-nous quelque cent ans en arrière, et
proposons-nous de définir la conception de l'univers
alors mise en faveur par l'autorité de savants illustres
q i furent en même temps de grands écrivains,
jaloux, comme l'avaient été leurs prédécesseurs du
xviii^ siècle, de tourner au profit de l'esprit public
les résultats généraux de leurs travaux purement
techniques.
La Mécanique céleste de Laplace résout d'une façon
positive, et qui passe pour définitive, le problème
NATURE ET LIBERTÉ 91
posé par la découverte newtonienne : « L'empirisme
a été banni entièrement de l'Astronomie, qui, main-
tenant, est un graml problème de mécanique, dont
les éléments du mouvement des astres, leurs figures
et leurs masses sont les arbitraires, seules données
indispensables que cette science doive tirer des
observations ». C'est ainsi du moins que s'exprime
Laplace dans les premières pages de la quatrième
partie de V Exposition du système du monde. Mais dans
l'avant-dernier chapitre de l'ouvrage il va plus loin;
il semble faire abstraction de ces données, qui
demeurent gênantes pour le mathématicien, qui
risquont d'altérer ce que Kant appelait la pureté de la
science rationnelle. Il finit par s'exprimer comme si le
fait était absorbé dans la loi : « La loi de l'attraction
réciproque au carré do la distance est celle des éma-
nations qui partent d'un centre. Elle parait être la
loi de toutes les forces, dont l'action se fait apercevoir
à des distances sensibles, comme on l'a reconnu dans
les forces électriques et magnétiques. Ainsi cette loi
répondant exactement à tous les phénomènes, doit
être regardée par sa simplicité et par sa généralité,
comme rigoureuse. Une de ses propriétés remar-
quables, est que si les dimensions de tous les corps de
l'univers, leurs distances mutuelles et leurs vitesses
venaient à croître ou à diminuer proportionnellement,
ils décriraient des courbes entièrement semblables
à celles qu'ils décrivent; en sorte que l'univers réduii
ainsi successivement jusqu'au plus petit espace
imaginable, offrirait toujours les mêmes apparences
à ses observateurs. Ces apparences sont par consé-
quent indépendantes des dimensions de l'univers;
comme en vertu de la proportionnalité de la force à
la vitesse, elles sont indépendantes du mouvement
absolu qu'il peut avoir dans l'espace. La simplicité
5
9S NATURE ET LIBERTÉ
des lois fie la natuFo,ine nous permet donc d'dteerver
et deiconnaitrc que^dos rapports ».
Assurément 'il est impossible de lire ces lignes
sans se poser la question suivante : quels peuvent
être ces observateurs devant qui l'univers tout entier
serait susceptible de se majorer ou de se minorer sslïïs
qu'ils fussent enélatde s'en apercevoir? où seraient-
ils situés, et quelle relation kuripropre vie pourrait-
elle soutenir avec la vie de l'univers? -sont-ce encore
des hommes? Ou bien'Laplace, qui s'était donné pour
tâche de purger la cosmologie newtonienne fie toute
survivance théologique, n'a-t-il pas inconsciemment
réintroduit dans son interprétation de la science un
être analogue «u Dieu des Principes, capable de
.sentir la totalité des espaces et des temps? Le plus
curieux peut-être est que Laplace lui-même ne s'est
pas posé la question, qui lui aurait paru sans doute
un piège métaphysique. 11 se contente dafUrmer,
comme s'il s'agissait d'un théorème exactement
démontré, que des apparences des phénomènes
dépendent iiniqiicmenl des relations exprimées par
les équations de la sciei^ce, nullement par conséquent
des coefficients — alors que ces coefticients sont,
en toute évidence, nécessaires pour appliquer les
formules :à 'un calcul déterminé, que seuls ils per-
mettent d'en garantir la vérité puisque seuls ils
établissent une coïncidence entre les résultats du
calcul dune part et d'autre part la réalité accessible
à l'observation.
En tout cas, de cette vue que le crédit de Laplace
impose à la consicience intellectuelle de ses contem-
porains, il résulte, comme l'a fortement montré
M. Bergson, que dans l'astronomie du xix* siècle, le
temps sembfe éliminé àtitre de grandeur concrète.
Non^pas iju^il convienne, à notre avis du moins, de
NATURE ET LIBERTÉ 99
rendre responsable de cette élimination la nature
propre de l'espace. La mécanique rationnelle ne réduit
pas le temps à l'espace; au contraire, si elle traite le
temps comme une quatrième dimension de l'espace,
il est bien clair que c'est parce qu'elle distingue la
simultanéité et la succession : à cette condition seu-
lement elle est capable d'ajouter, par suite et en
un sens d'opposer, celle-ci à celle-là. Si donc on
est amené à reconnaître que l'assimilation du temps
à une dimension a été l'occasion d'une confusion
philosophique, nous ne dirons pas que c'est faute
d'avoir aperçu le contraste qu'il devrait y avoir entre
la destinée du temps en soi et la destinée de l'espace
en soi; nous nous contenterons de constater qu'une
erreur dans l'interprétation de la science a été
renouvelée à propos du temps, qui avait été déjà
commise à propos de l'espact^. En fait, le processus
par lequel Laplace isole les relations temporelles de
la réalité même du temps, c'est exactement le pro-
cessus par lequel certains géomètres croient pouvoir
retenir comme leur objet propre les relations spa-
tiales, indépendamment de la réalité de l'étendue.
Et cela est si vrai que Laplace pour montrer toute la
portée de la remarque que nous venons de citer,
ajoute cette noie (à laquelle les progrès de la spécu-'
lation géométrique à partir de Lobatschewsky et
Riemann donnent aujourd'hui une signification que
Laplace ne soupçonnait pas) : « les tentatives des
géomètres pour démontrer le postulatum d'Euclide
sur les parallèles, ont été jusqu'à présent inutiles.
Cependant personne ne révoque en doute ce postulatum
et les théorèmes qu'Euclide en a déduits. La percep-
tion de l'étendue renferme donc une propriété spé-
ciale, évidente par elle-même et sans laquelle on ne
peut rigoureusement établir les propriétés des parai-
Univers (TaJ^
BIBLIOTHECA
'100 NATURK ET LIBEFîTI^
lèles. :L'i(léo il'un« étendue limiléo, par exemple du
cercle, ne contieilt rien qui dépendcde sa grandi'iir
absoliip. Mais si'nous diminuons ipar la pensée son
rayon, nous sommf^s portés invinciblement à diminuer
d'ans 1(? :même rapport sa circonférence et les côtés
de toutes les ligures inscrites. Cette proporlionnalilé
me paraît être un postulalum bien plus naturel que
celui d'EucIide : 11 est curieux de le retrouver dans
lesTésultats deila pesanteur univers' lie ».
Ainsi la mécanique célerste, et la physique terrestre
pour autant qu'elle est dominée par la conception des
forces ei'Ulrales, atteignent le même degré de ratio-
nalité que les mathématiques; on dinait qu'aux yeiix
de La-piace elles ont par là terminé leur évolution,
qu'elles sont parvenues à k perfection de leur struc-
ture interne. Au premier abord, en effet, il sem-
bl-rait que l'application de la mathématique à la
physique dût comporter naturellement la distinction
de la, forme mathématique et il'une 7natière physique.
Le travail qui s'opère à partir de la ;mise du pro-
blème en équations et qui consiste en transforma-
tions purement intellectuelles, ne peut se confondre
avec le travailqui conduit à la mise en équations et
qui s'exerce sut les données de l'expérience. Là
interviennent uniquement ce que M;a!e!)ranche
appelle les nombres nombrants ; ici au contraire sont
introduits les nombres nombres. Ou, pour généraliser,
là ne serait que la mesure mesurante ; ici serait encore
la, meS'Ure mesurée. Mais -semblable dualisme choque la
raison, telle que la Ir^adition des mathématiciens la
conçoit; et Laplaee eonsidère que la réduction de la
mécanique et de la physique à la loi de la pesanteur
universelle a pour eonséquence d'en débarrasser
délinitivement la seience. Désormais la matière de
l'univers pourra ise rétrécir ou sei dilater indéfiniment
NATURE ET LIBERTÉ 101
ilans l'espace ou dans le temps; du moment que la
forme des équations est respectée, il n'y aura ri'en
dans les apparences des phénomènes qui avertisse du
changement subi par la réalité et puisse le rendre
sensible à ri)bscrvateur idéal que Laplace suppose.
Autant dire que le mesuré se trouve entièrement
réduit au mesurant; ce qui affranchit l'univers scien-
tifique de toute contingence, de toute véritable varia-
tion, pour;ne plus 'laisser place qu'à l'éternelle et
intelligible nécessité.
Par un synchronisme remarquable un savant qui
avait une autorité semblable à celle <le Laplace, qui
traduisait également en sytème philosophique les
résultats de ses découvertes, prétendait avoir cons-
titué dans l'ordre de ses études la « méthode par-
faite )) qui « serait toute la science ». — Chose
curieuse, cette méthode, qui consistait à classer les
animaux en espèces et en genres, suivant les prin-
cipes que Laurent de Jussieu avait appliqués avec
succès à la botanique, marquait un retour à la doc-
trine des idées générales que l'enseignement d'Aris-
iote et de la scoiastique anfait rendue classique, mais
dont la science moderne, attentive à l'explication
intégrale et nécessaire de la réalité, avail dénoncé
depuis deux siècles le caractère encore tout extérieur
et tout empirique. Los philosophes ne prirent pas
garde à cette opposition : la méthode, exaltée par
Cuvier, avait d'avantage de soustraire le monde des
vivants à toute modification dans l'avenir, à toute
cause perturbatrice ; elle tournait la pensée vers
l'unité d'un plan d'où l'ensemble des êtres aurait tiré
une fuis pour toutes son origine et sa structure; dès
dors elle était, suivant le langage m^me de Guvier,
« l'idéal auquel l'histoire naturelle doit tendre : car,
ajoutait-il, il est évident que si on y parvenait l'on
102 NATURE ET LIBERTÉ
aurait l'expression exacte et complète de la nature
entière ».
Enfin, la chimie que Lavoisier avait fait entrer dans
l'ère positive concourait pour une part notable à con-
solider, dans le public philosophique, la conception
d'une science purement statique, intemporelle. Entre
la chimie de Stahl et la chimie de Lavoisi^-r, il y a
toute la distance qui sépare de la pensée moderne la
pensée du moyen âge ; non que l'hypothèse du phlo-
gistique soit moins ingénieuse, qu'elle soit moins
représentative des faits pour l'imagination; mais l'in-
terprétation des expériences suivant Lavoisier im-
plique un principe dont elles fournissent une vérifi-
cation constante, le principe de la conservation de la
masse. Or, ce princip ' offre à l'esprit la satisfac-
tion de se présenter sous forme d'une égalité mathé-
matique. Par suite, on peut dire qu'il est indifférent
au sens dans lequel se produit la transformation
chimique : le passage est assuré indéfiniment de
l'analyse à la synthèse, de la synthèse à l'analyse, de
telle sorte que l'ensembli? de l'univers, considéré
comme la somme de ses éléments chimiques, se
défait et se refait, perpétuellement identique à lui-
même dans son fond, ainsi que le voulait déjà l'ato-
misme de Démocrite.
Au milieu du xix* siècle, la découverte de l'équiva-
lence entre le travail mécanique et la chaleur permet
de poser la même forme d'égalité mathématique comme
garantissant la conservation des forces. Alors, les
forces étant, selon la définition consacrée depuis Leib-
niz, les causes du mouvement, l'univers apparaît ré-
versible, non plus dans sa substance seulement,
mais aussi dans son action, dans son énergie, suivant
l'expressive métaphore que tant de philosophes ou
de demi-philosophes de la fin du xix° siècle ont prise
NATURE ET LIBERTÉ 103
au pied de la lettre. Le principe de la conservation
de l'énergie marque l'achèvement de la méthode phy-
sique en consacrant à la fois l'intelligibilité et l'éter-
nité de la réalité caiisatrice à travers- l'univers. Le
monde de la science acquiert donc une objectivité
parfaite. Rien n'y pénètre de ce qui intéresse l'homme
et demeure relatif à lui. Mais il faut dire encore plus :
puisque tout mode d'activité, quelle qu'en soit l'ap-
parence, est au même titre une manifestation de
l'énergie universelle, il conviendra de faire rentrer
sous laxiome unique et éternel le devenir humain,
avec son apparence illusoire de contingence externe,
de liberté intérieure.
II
Ainsi, par une convergence de courants qui parais-
saient irrésistibles, par une alliance d'autorités qui
paraissaient irrécusables, une idée de la science s'est
imposée qui, pendantladernièrc moitiéduxix'siècle,
devait inévitablement faire croire à un conflit aigu,
presque tragique, entre la vérité d'ordre spéculatif et
la vérité d'ordre pratique, entre la conscience intel-
lectuelle et la conscience morale.
De cette idée, qui était également admise comme le
point de départ de leur controverse et par les parti-
sans et par les adversaires du scientisme, revenons
maintenant à la conception de la science, telle qu'aux
premières années du xx*" siècle, elle nous apparaît
dictée par les résultats désormais acquis des sciences
positives, telle que nous pouvons la recueillir actuel-
lement dans les travaux multiples et profonds des
104 NATORE ET LIBERTÉ
savants contemporains dont la pensée se tourne de
plus on plus vers les vu«s d'ensemble, vers la critiiiue
des méthodes et des principes eux-mêmes-.
Peut-être le trait décisif, celui (juien tout cas s'est
gravé le plus avant dan- l'e&prit public, vient-ildela
révolution qui a éclaté dans les sciences <le la vie.
Av.'C quelque liabilt'té qu'il se soit flatté d'en tirer une-
sorti' d(> déduction systémalifiuo, Cuvior n • pouvait
longtemps abuser -avantset i)hilosopliessur la va!e>ur
explicative ©t sur la fécondité d'un procédé desimpie'
classilication : la classilication ne fait que décrire la
matière à étuJior, elle sert tout au plus à préparer
l'œuvre propre de la science. C'tte œuvre, la biologie
l'a aujourd'hui accom|)lie en pénétrant du monde des
elTets dans le monde des causes, en faisant dép 'ndre
d'un lien objectif de parenté le rapprochi'm;'nt analo-
gique des espèces et des genres. Le dynamisme fina-
liste, qui considère l'organisme individuel commis « un
sy tème clos », est une a istraction; la seule réalité,
c'est la nature toul entièreavec l'ensembl ' desaclions
qui s'exercent du dehors sur lêlre vivant et des
réactions par lesquelles l'être vivant, répond dans.- le
sons-de ses besoins et de ses désirs propres. La dé-
couverte de la causalité biologique mèue ainsi à
reconstituer rationnellement ane hisloire ûe la vie^.où
la moin. ire transformation des circonstances, le
moindre efl"ort interne, s'inscrit comme l'uni des
factem's concourant à une transformation de l'espèce.
Dans l'avènement de l'évolutionnisme qui a modifié
du- tout au tout non seulement la physionomie mais
l'idéal de la science, entrent sans doute pour une
grande part les découvertes accumulées depuis Cnvier
dans le domaine des faits; positifs. Il n'en; est. pas
moins remarquable que,-. dès 1809, un contemporain
de Guvier publiait une œuvre, kntemont élaborée
NATURE ET LIBERTÉ lOS
au contact de la nature, élevée au-dessus de toutes
les. étroitesses d'interprétation, de tous les partis
pris systématiques, dont plus d'un évolutionniste
postérieur sera le prisonnier. Avec Lamarck l'huma.-
nité a compris, définitivement, que la vie, affranchie
de toute intervention transcendante qui lui assigne-
rait d'avance sa forme et son but, se fait à ella-même
sa destinée, dans le temps et avec le tempSi
La conception de la physique n'a pas- été moins
profondément renouvelée que lâ conception de la
biologii'. Non que le principe de la conservation de
l'énergie ait été abandonné ; mais il n'est plus permis
de le considérer comme constituant l'unique fonde-
ment d'une cosmologie et de conclure à l'entière
réversibilité des phénomènes de la- nature.. Il faut
faire une place à un second pirincàpe qui apparaît
également essentiel, au prineipj de Carnot-Clausius.
Or suivant ce principe -les choses, prises dans la
partie de l'espace et pour la période de temps que
notre science positive est capable d'embrasser, sont
orientées dans un certain sens, comme le cours- d'un
fleuve ; elles descendent vers l'équilibre thermique),
de telle sorte que, si séduisaate que soit Ihypothèse
théorique de la réversibilité, les faits nous imposant
l'affirmation catégorique de l'irréversibilité. L'égalité
quantitative est inséparable d'une inégalité qualita-
tive; la physique rationnelle" est; une histoire. Cette
conception, qui prend tant d'importance aujourd'hui
dans la philosophie naturelle, n'est-elle que la consé-
quence d'une découverte récente et ne correspond-
elle qu'à une phase, peut-être éphémère, de la
réflexion scienstifique ? Notre réponse sera e-xactemenit
celle que nous venons de faire eaa ce qui' concernait
la biologie. II' s:'est beaucoup moi n:s- agi, pour la
génération actuelle, de s'initiera unescijnce nouvelle
106 NATORE ET LIBERTÉ
que de dissiper l'illusion qu'avaient fait naître parmi
les philosophes certains interprèles oucertains vulga-
risateurs de la science. Eu fait, le mémoire fonda-
mental de Sadi Carnot a précédé de près de vingt ans
l'établissement du principe de la conservation de
l'énergie ; la constitution de la thermo-dynamique
par Clausius est de 1849. Déjà en 1868, dans un texte
dont Bernard Brunhes a souligné à diverses reprises
la haute signification, Rankine se plaignait que des
deux lois sur lesquelles reposait ia thermo-dynamique
la première seule, celle qui consiste dans la converti-
bilité de la chaleur en puissance mécanique, avait été
vulgarisée, tandis qu'on avait laissé ignorer au public
jusqu'à l'existence de la seconde, de celle qui mesure
jusqu'où va la conversion réelle dans des circonstances
données. « Le mal, ajoutait-il, est pire qu'une igno-
rance absolue : si une demi-science n'a pas de danger
en elle-même, c'est à la condition qu'on sache bien
que ce n'est pas la science complète ». Dans cette
(L diversité de fortune » des deux principes de la
thermo-dynamique on a été tenté de voir un signe
d'une différence radicale de nature. Le principe de
la conservation flatterait l'instinct profond de Fintel-
ligence, Texigence d'égalité qui est le ressort même
de la raison, tandis que le principe delà dégradation
y répugnerait. Mais, quelque commode qu'elle soit
pour l'attaque ou la défense de positions métaphy-
siques, cette détermination desattributsessentiels de
la raison prise en soi risque d'être purement arbi-
traire ; elle implique en tout cas, la psychologie des
facultés qui en fait n'a peut-être été abandonnée
par personne, qui en droit est condamnée par tous.
Or, non seulement nul ne conteste que ce soit par
l'application et la convergence des mêmes procédés
de pensée que furent élaborées en effet la conception
NATDBE ET. LIBERTÉ ' iû7
da Carnot.et la conception de Robert Mayer, celle, de,
Glausius et celiede Helmholtz:; non seulement il est.
loisible de soutenir, suivaat la thèse très ingénieuse
de M. Lalande, que le principe de Garnot, ten.dantià.
établir l'équilibre universel, satisfait à l'exigence,
rationnelle (l'égalité et d'identité ; mais encore, ainsi,
que M. Weber le remarquait à. propos du. beau livre,
de M. Meyer.son : Idenlilé et .fte'a/iie',. nous, pouvons
soustraire à l'incertitude des controverses contnm-
poraines la signification des deux principes en invo-
quant un arbitrage que sa date tenl irrécusablOi
C'est ;m 1781 que Kant énumérait, dans les analogies,
de rea^pe'rience,. les conditions nécessaires àda science
rationnelle de la nature. Or, la première de ces cout
ditions est la permanence d'une substance à travers,
le. temps ; la seconde au contraire est la succession,
de la cause et do l'effet suivant l'ordre objectif, par
suite irréversible., du, temps. Tout principe de. conser-
vation répond. àda. première condition, à, la substau:-
tialité ; et à cet égard, si l'interprétation de la.conser-
vation de l'énergie a donné lieu à confusion, ce n'est
qjjB pendant la période où l'on est demeuré sous
l'illusion réaliste qu'entraînait, le métaphore de
Vénergie. En. revanche, pour rappeler une observation,
fort juste de Lasswitz., le principe de Garnot-Glausius
remplit très exactement la place que le génie «le Kant,
avait réservée, dans la seconde analogie, à.lafonction
propre de la causalité.
Quant à l'astronomie mathématique, il. n'est même
pas besoin- d'invoquer uni principe nouveau pour
rendre compte du revirement qui s'est aujourd'hui
accompli dans la conscience iatellectuelle des savants
et des philosophe&.llsufrisait.de cette réflexion simple
que, si la mécanique céleste a. été capable de réduire
au minimum. iesidannées, empruntées à. l'observation.
108 NAXaRE ET LIBERTÉ
cela ne veut pas dire qu'elle puisse s'en dispenser: pas-
ser en quelque sorte à la limite, feindre une connais-
sance de l'univers qui serait tout entière réduite à des
relations formelles, comme dans l'hypothèse où La-
place se complaisait de la relativité de l'univers, c'est
se mettre on contradiction avec les conditions d'une
connaissance qui a pour objet la réalité même, et qui
prétend être légitimement la science de notre univers.
La simplicité presque élémentaire de cette réflexion
n'en doit dissimuler d'ailleurs ni l'originalité ni la
fécondité. C'est à Cournot que nous en sommes rede-
vables : «L'astronomie, écrit-il, la géologie (compre-
nant ce qu'on appelle de nos jours la physique du
globe et la géographie physique) doivent être ran-
gées sous la rubrique des sciences cosmologiques ; et
à coup siîr on ne les en estime pas moins pour s'oc-
cuper d'objets particuliers ou individuels, tels que le
soleil, la voie lactée, l'anneau de Saturne, la lune ou
la terre... Les explications qu'admettent les sciences
cosmologiques, se fondent principalement sur l'his-
toire des phénomènes passés : le mot dliistoife étant
pris ici dans son acception philosophique la plus
large... Il faut signaler, à propos des sciences que
nous appelons cosmologiques, cette première ap-
parition de la donnée historique, qui doit prendre
dans le système de nos connaissances une part de
plus en plus grande... » Déjà, du reste, avec le senti-
ment bien net des confusions que le prestige de La-
place entraînait dans la conception de l'astronomie,
il accompagnait cette distinction entre les lois scien-
tifiques et les données historiques d'une observation
qui pour nous est capitale : « Supposer que cette dis-
tinction n'est pas essentielle, c'est admettre que le
temps n'est qu'une illusion ou s'élever à un ordre de
réalités au sein desquelles le temps disparaît ».
NATURE ET LIBERTÉ 109
A quoi l'érudition contemporaine permet d'ajouter
de singulières précisions : les travaux qui ont élucidé
la façon dont s'est constituée cette cosmologie ration-
nelle queLaplace avait mise sous sa forme définitive,
nous ont rendu familières les difficultés intrinsèques,
les contradictions même, qui sont liées sinon à la
nature, du moins à l'exposé traditionnel des principes.
Affirmer, avec Descartes dont Laplace reprend la
thèse, que l'espace doit être entièrement relatif pour
être entièrement intelligible, c'est s'interdire, ainsi
que le montre M. Dnhem dans ses précieuses études
sur /e mouvement absolu et le mouvement relatif, de po-
sera titre de principe la loi d'inertie; car une telle
loi implique la réalité intrinsèque d'un mouvement
uniforme et rectiligne. Prétendre, au contraire, avec
Newton, que le mouvement est absolu, et invoquer à
l'appui (le cette conception des expériences d'ordre
physique, ce n'est pas répondre aux conditions du
problème, puisqu'il s'agit de concevoir un mouve-
ment comme celui de la terre qui non seulement est
inaccessible à l'observation sensible mais encore se
trouve en contradiction avec elle. D'autre part, l'idée
du mouvement absolu implique, avec la notion de
l'espace absolu, la notion d'un temps absolu. Newton
écrit dans un Scholie célèbre du livre P"" des Prin-
cipes : « Le temps absolu, vrai, et mathématique, qui
en soi et par sa nature est sans relation à quoi que ce
soit d'extérieur, a un cours toujours égal à lui-même
{sequabiliter fluit), et sous un autre nom il est appelé
Durée. Le Temps relatif, apparent et vulgaire, est une
certaine mesure sensible et externe de la Durée par
le mouvement (mesure exacte ou approximative, seu
accurata seu insequabilis) dont on use vulgairement à
la place du temps vrai, par exemple : l'heure, le jour,
le mois, l'année ».
140 NATURE ET LIBEflTÉ
Or, en fait,.il est impossibla de canslituer une me-
sure (lu temps à l'aiile du mouvement, si la détermi-
nation du mouvement supposa déjà une mesure du
tem{)S. En droit il hsI im|)ûssil)le de concevoir ce <iue
poul être le cours uniforme du temps, autcrieurenuînt
à toute mesure par laquelle on pourrait s'assurer de
cette uniformité. Pourtant on ne peut pas douter que
ces liifOcultés, eniapparence inextr.ica'jles, la science
lesarésolues, puisqu'elle a réussi à constitu m* eff 'Ctive-
ment un système du m jnde où, moyennant en parti-
culier la loi de l'inerti ^, il y a un;î distinction positive
entr • les mouvements apparents pour les sens et les
mouvements réels pour l'intelligence. Et la science
les a résolues, parce que la thèse de l'entière relati-
A'ité lui est aussi étrangère que l'antithèse deVabso-
lument absolu : toutes deux en effet reposent sur le
même rêve métaphysique d'un ordre de déduction
progressive qui, partant de notions évidentes ou de
réalités absolues, se suffirait à lui-même, indépen-
damment de l'opération régressive par laquelle on
s'est élevé des phénomènes donnés aux principes
idéaux. Mais il suffit de prendre, par l'appel à la
psychologie ou, à. l'histoire,, conscience de la façon
dont nous nous constituons notre passé, passé d'in-
dividu ou passé d'humanité,, pour bien comprendre
que le temp.s ne se détache jamais pour nous du pré-
sent qui en fait la réalité, que nous ordonnons la ma^
tière. de nos souvenirs en remontant de ce présent
jusqu'à une certaine limite ;.et^ette limite n'est pas,
ne peut pas être, une origine véritable : elle est seu-
lement un point de départ pour un exposé de nos
connaissances qui pourra être présenté en sens in-
verse de l'ordre de leur acqjuisition, mais qui en fait
demeure attacké et suspendu à cet. ordre d'acquisir
tion. Par la liaison indissoluble de la régression aua-
NATURE ET LIBERTÉ 111
lytique et de la progression synthétique, on se rendra
compte que la cosmologie se donne légitimement un
mouvement relativement absolu, en choisissant un
système de points supposés fixes, un trièdre de ré-
férence tel que les déplacements des astres appa-
raissent comme les conséquences rigoureusement
calculées d'un petit nombre de lois, y compris la loi
de l'inertie. Par cette liaison également on se rendra
compte que l'on parle légitimement d'un temps uni-
forme, l'uniformité n'étant autre chose qu'une limite
provisoire, atteinte d'une façon toute négative par
l'élimination de toutes les causes connues qui seraient
supposées pouvoir, pour telle ou telle espèce de
phénomènes donnés, troubler la régularité du flux
temporel. Les difficultés dans la théorie physique qui
résultent des expériences de Michelson et de Morley
montrent, d'ailleurs, quelles résistances inattendues
le problème de la mesure objective du temps ren-
contre dans la nature même de la réalité ; elles té-
moignent par là même que la science, interprétée
avec exactitude, est hors d'état, et suivant nous
qu'elle est heureusement hors d'état, de parvenir
à cette forme que Laplace a cru atteindre, où elle
aurait achevé d'éliminer les données de fait pour
ne plus consister qu'en pures combinaisons de
notions a priori. Les choses, plus raisonnables que
les hommes suivant l'admirable parole de Félix Klein,
les ont contraints d'abandonner l'idéal contradictoire
d'une science qui aurait la prétention de s'appliquer
à l'expérience et d'où toute trace d'expérience serait
pourtant bannie.
Nous ajouterons, puisque Laplace dans la note que
nous avons reproduite pensait éclairer sa propre con-
ception de la loi de la pesanteur universelle en l'éga-
lant au principe de similitude dans l'espace, que la
142; NATURE ET LIBEBTÉ
méthode des sciences cosmologiques ou biologiques
est, sur' co point fondamental, homogène à la mé-
thode des mathématiques, et même de la logique^
Nous avons montré, dans les Etapes de la Fkiloso-
plde malhvmatique où nous prenons la quesliurii par
l'autre extrémité, comment la découverte du para-
^doxe. des objets symétriques rpiidait mani^e^te que la
troisième (îimension marque la limite <lu pouvoir
régressif de l'esprit, comment elle nous obligeait à
reconnaître dans notre; conception de l'espace, même
géométrique, un élément d'intuitiorç^ un icî, qui ré-
siste à lai résolution pui'pmimt intellectuelle. De
même, ladécouvertode la géométrie non eucliilienne
interdit qu'on puisse se retourner, comme faisait La-
place^ .vers l'évideDce pour pallier rimpossibilité où
les géomètres ont été de démontrer' les postulats
d'Euclide. L'absence de courbure, au sens riemannieai
du mot, qui caractérise l'espace euclidien, p-rmet les
théories générales sur les ligures semblables et con-
fère à la géométrie classique uu privilège de simpli-
cité bien fait sans doute pour retenir l'attention.
Mais elle ne donne pas le droit de conclure que les
autres types d'espaces présentant la moindre contra-
diction intrinsèque. En vue de l'application à la réa-
lité, l'absence de courbure est une hypothèse, suivant
l'expression favorite de Poinearé; ce qui ne veut
nullement dire qu'elle soit destinée à demeurer hypo-
thétique. S'il est établi que les propriétés de l'espace
euclidien sont les plus favorables à la coordination
des phénomènes lie l'univers, elles deviennent vraies,
au même titre que la formule n-nvlonienne de la gra-
vitation.ou. que l'inégalité de CarnottClausius.
A quoi il convient encore d'ajouter que le dévelop-
pement de la logique moderne a eu ce singnlier ré-
sultat de chasser l'évidenco d» son dernier réduit,. lâj
NATUBE : ET! LIBERTÉ. 1133
théorie du sytlogisme. Ea 1906' et en 1910, dans
la Revue de Métaphi/sique, M. Russell a dû arouer
que l'espoir d'établir sur la base de l'évide^nce une
sorte de réalisme' néoscolastique, s'était à l'usage
révélé déce\"ant, que les principes logistiques étaient
des hypothèses obscures parfois jusque dans leur
énoncé, suggérées par l'emploi de là méthode induc-
tive et qui, si elles sont vérifiées tout au moins par-
tiellement, ne peuvent l'ètrd que par le seul accord
de leurs conséqu3ncos avec là réai^té
De ces cjn.sidérations- il est légitime do conclure.
que ravènf'mcntdu temps ne marque même pas une-
séparation radical© entre les sciences qui traitent
seulement de ^relations,- soit concoptuolles, soit spa-
tiales, et les sciences qui ont à établir des rapports:
de succession. Comme la fait remarquer HfMiri Poiur
caré en 1911 au Congrès de philosophie, de Bologne,
ces- dernières sciences supposent simplement une
condition supplémentaire, à savoir que les lois elles-
mêmes demeurent invariables, et en effet c'est à
cette condition que le passé pourra être reconstitué,
quc'par ex-'mple 1& géologue fera entrer l'action de
la pesanteur ou do l'évaporation dans l'ensemble
des phénomènes qui ont^ précédé les états- de la pla-
nète accessibles à l'o'iservation directe. D'ailleurs
Fhypothè-e n'a guère b soin d'être explicitée ; car;,
ne connaissant rien dii passé qu'à la lumière du
présent; nous sommes également incapables de la
contredire ou de la oonlirmer. Le fait seul qu'une
pareille question a été soulevée est pourtant à con--
sidérer : il souligne le progrès effcjctué dans lai:
direction tracée par Cournot, et grâce en particulier
à la puissance initiative de M. Boutroux ; il marque,
d'un trait qui l'achève, le dessin de la conscience
intellectuelle contemporaine.
114 NATURE ET LIBERTÉ
Si les réflexions qui précèdent, et où nous croyons
avoir mis bien peu du nôtre, sont exactes, elles sont
décisives pour la position actuelle du problème de la
philosophie générale. Notre génération en aurait Uni
avec l'antinomie factice d'un univers moral, gravitant
tout entier autour du foyer humain de la conscience
et de la liberté, et d'un univers physique qui serait
complètement détaché de Vici et du maintenant, dé-
taché de l'homme et de la pensée humaine, qui serait
dominé par une nécessité planant en quelque sorte
par-dessus la diversité des lieux et la succession des
temps. L'univers de la science est en réalité, comme
l'était déjà dans l'oriire spéculatif l'univers de la
perception et l'univers de la mémoire, un produit de
l'organisation humaine; il correspond uniquement à
un degré plus élevé dans l'élargissement de l'horizon
de la conscience, élargissement illimité, par cela que
la spontanéité inventive de la raison est elle-même
une puissance illimitée. La règle de vérité est
d'ordre humain; elle a jailli dans l'esprit au contact
de la nature ; perpétuellement elle se précise et elle
s'aiguise à l'épreuve d'une nouvelle confrontation
avec la nature. Dès lors subsiste-t-il un motif a
priori pour que cette règle de vérité ne puisse servir
de modèle à la règle de justice? La conscience mo-
rale contemporaine, qui nous fait un devoir de
prendre en charge les joies, les douleurs, d'âmes de
plus en plus nomlreuses, la destinée de groupes de
plus en plus étendus et de mieux en mieux coor-
donnés, ne comporte-t-elle pas un progrès parallèle
au progrès de la conscience intellectuelle?
TROISIEME PARTIE
PHILOSOPHIE DE LA LIBERTÉ
L'Éducation de la Liberté.
Quel rôle l'idée de la liberté joue-t-elle dans VUni-
ver site française, en particulier dans notre enseigne-
ment secondaire? Les polémiques d'ordre politique
ou religieux dénaturent le problème lorsqu'elles
donnent à cette liberté un sens économique et maté-
riel, définissant la liberté de l'enseignement secon-
daire comme une liberté de concurrence : l'enlant
serait une matière brute qu'il s'agit de «^manufactu-
rer » avec l'estampille d'un parti ou d'une église.
Une telle lil)erté signifierait à nos yeux, la mort de la
liberté spirituelle, qui seule nous intéresse. C'est
pour donner un foyer à la liberté de l'esprit que nous
rêvons d'une Université qui soit à la fois un corps
public et une organisation autonome, qui devienne
la conscience intellectuelle et morale de la nation.
Il est superflu d'insister sur la gravité du pro-
blème de l'éducation nationale : tous les jours dirai-
116 NATURE ET LIBERTÉ
nue la part de Thc^^ritago social que le père laissait à
ses enfants; ils ne doivent plus compter sur son nom
ou sur ses fonctions pour se dispenser de marquer
eux-mêmes leur place et de la remplir par leur pro-
pre mérite; Inen plus, ils n'auront guère le loisir
d'attendre que leur vocation se soit affi rmie ou
qu'ils se soient assurf's de leurs aptitudes; il faut
commencer de bonne heure l'apprentissage de la vie;
dans la foule des concurrents, ceux-là seuls auront
chance d'avancer qui se seront assez tôt défini le
sens et le but de leur, route. Devant cette ncci^s^ité
de plus en plus pressante, !a sagesse n'est-elle pas
d'écouter les conseils de l'intérêt et d'organiser un
enseignement exactement approprié à Tétat et aux
exigences de la société contem{)oraine? Si nous sa-
vons de façon précise commt nt se pratique aujour-
d'hui la division <lu travail, nous dresserons un
tableau des occupations qui en résultent, et nous y
adapterons les individus, spécialité par spécialité;
chacun sera préparé de la sorte à trouver le juste
emploi de ses facultés, -t ain^i seront maintenus
l'équilibre économique et l'équilibre moral de l'huma-
nité.
Pourtant il eât vrai que la conception utilitaire est,
dans l'Université française, exclue de notre ensei-
gnement classique, même sous les multiples aspects
qu'il revêt désormais. Plus d'un ennemi charitable
— nous n'avons que de ceux-là — nous prendra en
pitié, et déplorera notre goût du passé, notre cuit©
des traditions. Mais je voudrais ici' dissiper un pré-
jugé qui Sf'rait funestn pour notre pays et pournous :
on se trompe, sinon sur notre œuvre, du moins sur
notre intention. Si nous écartons la conception utili-
taire, ce n'est pas que nous ayons peur des nouveau-
tés, c'est tout au contraire parce qwerutilitarisme
NATURE ET LIBERTÉ il 7
nous paraît déjà retarder, et de beaucoup. Ouvrez
les yeux : vous apercevrez avec une sorte d'évidence
^os^ière la caraetéristique de la société moderne,
qui est la vitesse du procès ou si vous aimez mieux
la rapidité de l'évolution. Après ! le moyen âge, qui
avait été ;une période plusieurs fois séculaire, le
xvi^ siècle, le xvii% le xviii", correspondent à des
divisions consacrées de l'histoire, parce qu'ils cor
respondent bien à une façon particulière qu'avairnt
les hommes de travailler, de se gouverner et de pen-
ser. -Mais le xix^ siècle — qui commence en 1789 —
est-+il un siècle unique, ou n'est-il pas plusieurs siè-
cles à lui tout seul? Une génération a vu deux ou
trois fois se renouv;?ler les forces qui triomphent de
l'espace et du temps, les foyers de chaleur et les
sources de lumière. Elle a vu se décupler littérale-
ment, avec l'étendue des régions ouvertesàinotre ci-
vilisation, le champ de nos préoccupations écono-
miques et politiques. Faut-il énumérer enfin les
révolutions dans le domaine de l'art ou de la pensée
qui nous ont rendu accessibles des formes de beauté
nouvelles, qui ont si heureusement élargi notre intel-
ligence de la vérité et notre sens de l'humanité?
En nous recommaniJant de poursuivre l'utilité im-
médiate, l'utilitarisme nous conseillerait donc l'œuvre
la plus inutile qui soit : travailler sur un modèle
dont nous sommes sûrs qu'il serait périmé au mo-
ment où l'édifice pourrait être achevé. C'est pourquoi
vous refuserez de lier l'enfant dès les premières
années au mécanisme de la société actuelle, de l'en-
fermer à la place précise que lui assignerait aujoui;,-
d'hui la division du travail; le spécialiste est prison-
nier de sa spécialité, et il faut épargner à ceux que
vous aimez le sort des êtres qui doivent survivre à
■la fonction pour laquelle ils ont été préparés et qui
lis NATORE ET LIBERTÉ
ne subsistent plus qu'à l'état d'organes atrophiés.
Vous résisterez à la tentation de débarrasser l'enfant
de tout souci qui excéderait l'horizon de l'heure
présente; vous demanderez au maître de ne pas être
myope, pour que l'élève ne devienne pas aveugle.
Notre devoir envers nos lils est autrement large-,
autrement diflicile à remplir; nous devons réserver
pour eux et nous devons réserver en eux la liberté
de l'avenir. Nous voulons qu'ils soient réellement,
en esprit et en vérité, les contemporains de l'huma-
nité où ils vivront; nous manquerions notre but si
nous avions la présomption de les adapter d'avance à
un milieu qui sans cesse se modifie. Ce qui importe,
c'est de leur communiquer la force de s'adapter eux-
mêmes, c'est de fonder en eux une provision de ri-
chesse intellectuelle et d'énergie morale où ils puisent
la souplesse de conception et la puissance de se
transformer. Au lieu d'avoir été fabriqués comme
des automates en vue de certaines fonctions écono-
miques ou d'une certaine discipline sociale, ils se
seront forgé à eux-mêmes l'instrument qui les met-
tra en mesure de dominer le nouvel ordre de choses,
d'en être l'arbitre par l'indépendance de leur juge-
ment, d'y collaborer par l'effort réfléchi de leur vo-
lonté. L'apprentissage des habitudes, si admirable
par l'habileté et la rapidité dont l'artisan témoigne
dans une spécialité donnée, fait de l'homme l'esclave
du passé; mais, parce qu'elle a le souci de l'avenir,
parce qu'elle a pris à sa charge d'assurer les condi-
tions nécessaires au progrès de l'humanité, l'Univer-
sité se propose avant tout de développer, en ce qu'elle
a de spontané, d'original, d'imprévisible, la puis-
sance intérieure qui est l'esprit.
Comment l'esprit peut-il grandir en chacun de
nous? C'est une question que les philosophes se
NATURE ET LIBERTÉ i-'lO
posent, mais qu'ils ne sont pas seuls à résoudre —
'heureusement pour la philosophie qui deviendrait
alors une spécialité et qui est la négation de toute
spécialité — heureusement pour l'Université qui 'ne
serait pas C€ que son nom lui fait un devoir d'être :
une convergence d'études multiples, une solifiarité
d'efforts fondée sur l'unité même de l'esprit et abou-
tissant à ce but communqui est la formation de l'es-
prit. L'enseignement secondaire — il ne faut pas se
lasser de le redire, puisqu'on me se lasse pas de l'ou-
blier — est caractérisé par une méthode générale, et
cette méthode consiste, quelle que soit la matière
enseignée, à faire surgir de la matière d'esprit.
Ainsi la matière de l'histoire est le passé; or, quel
profit immédiat peut-on tirer d'expériences faites par
des hommes qui ne sont pas tout à fait semblables
à nous, à des époques qui ne sont pas id(ntiques à
la nôtre, expériences au surplus si nombreuses et si
contradictoires qu'elles autorisent toutes les interpré-
tations? Mais l'histoire s'adresse à l'esprit; elle libère
du passé parce qu'elle le fait connaître. Si nous ne
sommes pas avertis par elle, nous serons tout natu-
rellement dupes de la société qui nous entoure; car
nous ne saurons pas faire le départ entre les survi-
vances des âges révolus et les idées qui ont en elles la
jeunesse et la vie; nous les accepterons toutes pêle-
mêle, comme si elles étaient toutes du même âge; et
alors, devant un tel désordre moral, devant une telle
anarchie intellectuelle, à peine nous restera-t-il la
force de déplorer nos divisions et de nous resigner au
chaos. Mais en réalité, et suivant un mot célèbre,
nous avons peu 'de contemporains. Peu d'hommes
laissent;pénétrer dans leur intelligence les événements
qui se passent sous leurs yeux, ouvrent leur volonté
aux aspirations nouvelles de leur temps. 'Des gens
120 NATURE ET LIBERTÉ
paraissent jounes, et leur esprit dort depuis des
années, pour quelques-uns il faut dire depuis des
siècles ; ils ont cessé de pnnser depuis des siècles, à ce
point qu'ils ont oublie de mourir. L'histoire se sou-
vient pour eux ; elle dit à quelle époque une idée s'est
formée, en accord avec quelles conceptions scienti-
fiques ou morales, sous l'empire de quelles néces-
sités politiques ou économiques; elle dresse ainsi
l'état civil de chaque esprit, elle assigne une date à
sa naissance, elle le replace dans son cadre véritable.
Le chaos apparent des opinions se dissipe, il se
résout en une succession harmonieuse de doctrines
qui chacune à leur heure sont venues se déposer à la
surface de la société. Par là aussi se dissipe ce qui a
été jusqu'à présent l'obstacle principal au progrès
des civilisations : le mirage qui transpose les concep-
tions du passé en une perspective illusoire, et leur
donne, avec l'attrait de la nouveauté, les promesses
de l'avenir. Si les hommes connaissent l'histoire, l'his-
toire ne se recommencera pas. L'enseignement de
l'histoire donne du recul à l'esprit, afin d'assurer
son élan; il appuie l'enfanta l'humanité passée, pour
que l'enfant ait prise sur l'humanité future.
L'interprétation de l'histoire se fait par la science.
De loin la science semble un corps de doctrine qui
s'impose par une sorte de contrainte matérielle ;
n'est-elle pas faite de résultats qu'il ne paraît pas
permis de contester? Ne prescrit-elle pas des mé-
thodes universelles où l'intelligence se sent entraînée
malgré elle et comme prise dans les rouages d'un
mécanisme? En fait, et pour qui l'a pratiqué, l'ensei-
gnement de la science est l'enseignement même de
l'esprit, sous sa forme vivante, je dirai presque sous
sa forme dramatique. Car il est vrai que toute décou-
verte, toute démonstration nouvelle, s'est présentée
NATtJRE ET LIBERTÉ 121
d'abord comme l'issue d'un duel. C'est dany la polé-
mique et clans la controverse que se sont édiliées les
grandes œuvres de la pensée humaine. Je devrais
rappeler l'histoire tout entière de la physique au
XVII* siècle, de la biologie au xix"; j'évoquerai seule-
ment le souvenir d'un Pasteur. La contradiction a bien
été l'aiguillon de ses plus beaux travaux, si elle a
fini par assombrir, et plus cruellement qu'il n'eût
fallu, le rayonnement de la gloire aux dernières
heures de la carrière. Or, chaque fois que nous
posons un problème à l'enfant, nous le replaçons
dans les conditions où la conquête s'est opérée pour
la première fois, nous lui demandons de prendre sa
place au combat, de lutter pour éliminer le préjugé,
pour établir la vérité. Le jour où il est maître de la
méthode qui discerne entre l'un et l'autre, l'enfant
n'est plus pour l'histoire de l'humanité un témoin,
mais un arbitre ; de la réalité, telle qu'elle s'est dérou-
lée à travers les temps, il sait extraire la vérité qui
subsiste dans tous les temps à la fois; dans chaque
progrès accompli suivant l'ordre de la raison, il lit
le jugement du Dieu qui prononce par l'esprit. La
science enseigne la vertu religieuse, qui est la sin-
cérité absolue : celui-là ost assuré de ne jamais men-
tir aux hommes qui, dans le silence de la méditation
scientifique, a senti l'impossibilité de se mentir à
soi-même.
Si cette discipline toute rationnelle est une condi-
tion essentielle de notre enseignement secondaire, si
elle n'a rien qui répugne à la culture littéraire —
quel exercice de style serait plus honnête et plus
profitable que l'exacte rédaction d'un travail scienti-
fique? — elle ne constitue pas à elle seule tout l'es-
prit critique. La liberté du jugement ne s'épuise pas
dans l'examen méthodique et dans l'appréciation
122 NATUBE 'ET LIBERTÉ
rigoureuse des résultats positifs; autrement l'esprit
de nos erifarits risquerait de s'arrêter prématurément
aux limites que'novis leur aurions fixées, et de non-
veau notre œuvre serait compromise. 11 faut qu'il y
ait dans râmc un foyer et comme uncréserve de clia-
leur d'où elle reçoive l'élan vers un monde inconnu,
d'où elle s'ompresse h la rencontre de la ivérité,
alors qu'elle est seulement pr^îs-senliie et qu'elle appa-
raît à l'horizon comme une lueur encore indécise. Tel
est le rôle de l'enseignement «'stliélique. An temps
des Arts poétiques, il se traduisait en un système
ëe 'formules rigides et de préceptes littéraux ; mais
de c* la le temps dui-mème a f.iit justice : pour nous,
les romantiques sont des classiques au même titre
que les classiques eux-mêmes; Shakespeare, Gœthe ou
Lamartine sont dans la tradition comme Sophocle,
Virgile ou 'Racine. La culture du goût consiste non à
dbsf^rver les règles mais à savoir s'en affranchir pour
maintenir en soi intacte, pour développer dan-s Tinti-
mité des grandes œuvres, la faculté de l'admiration.
Les rhéteurs latins servaient leur patrie en fi)rmant
l'homme de bien, habile à parler; deurs successeurs
ont un rôle -social qu'il est difficile d'exagérer:: ils
forment l'homme de bien qui sait admirer. Le vers
célèbre :
La critique est aisée, et l'art est difficile
est passé en proverbe, et ilost faux :Gomme un pro-
verbe. Tout« uotre histoire l'atteste, depuis 'Polyeucte
ou /'/ièf/re 'jusqu'aux tableaux de Millet ou aux sym-
phonies de'Berlioz, ce nesont pas les artistes qui ont
mauqué à la critique, ce sont les ci'itiques qui ont
manqué à l'artiste. Leigénie a moins de peine à cr^er
un chdf-d'œuvre que c^rtaiivs critiques de profession
à ouvrir les 'yeux ouïes oreilles, ât à comprendre.
NATURE ET LIDERTÉ 123
Jusqu'ici en France — et la remarque est peut-être
vraie seulement pour le domaine esthétique — il y
a toujours eu quelqu'un qui était en avance pour
inventer, et une foule en retard pour applaudir : on
laisse passer dans le silenre, à moins qu'on écarte
brutalement de la route, le grand homme authen-
tique; on attend le simulateur habile dont la faculté
maîtresse est la science de la publicité. Quel ensei-
gnement est donc plus nécessaire au relèvement
moral de la nation, sinon celui qui saurait préparer
« des oreilles nouvelles pour une musique nouvelle,
des yeux nouveaux pour les choses les plus lointaines,
une conscience nouvelle pour des vérités restées
muettes jusqu'ici? »
La philosophie enfin n'a pas de matière qui lui soit
propre; car sa matière, c'est l'esprit tel qu'il vient
d'être formé par l'étude de l'histoire, la discipline de
la science, la culture esthétique; c'est sur cet esprit
qu'elle exerce sa réflexion pour en faire voir l'unité.
Tant que' nous fermons les yeux à ce que nous
sommes au plus profond de notre être, l'esprit est
poumons une puissance mystérieuse; la plupart des
hommes seraient disposés à admettre qu'ils sont
n'importe quoi, des morceaux de lave dans la lune,
comme disait Fichte, plutôt que d'oser être eux-^
mêmes, plutôt que de se faire une conviction par l'ef-
fort de leur pensée et d'imprimer à leur conduite la
marque de leur personnalité morale. Pourtant c'est
un fait que toute raison humaine est ouverte à l'in-
finité des idées qui se déroulent et s'enchainent pour
faire la vérité; pourtant c'est un fait qu'il appartient
à chacun, par un examen scrupuleux, de débrouiller
l'écheveau de ses volontés, et de reconquérir, pour la
lumière de la conscience, une part toujours plus
grande de son être intime, jusqu'à ce que finalement
ItA NATUHE ET LIBERTK
il ait déraciné la partialité et l'égi ïsme do, la nature.
Sans doute ceux-là se plaindront <l'ôtre « déracina »
(]ui ont le regret de la vie végétative ; mais — le mot
est déjà dans Aristote — il faut choisir d'être une
plante ou d'êtn^ un homme.. La philosophie consacre
l'homme en l'élevant à la dignité de la liberté, en lui
faisant voir, égale à cette liberté, sa responsabilité
vis-à-vis des autres. Si la philosophie — qui do-
majide oll<' aussi à être jugée, non sur ce qu'elle a pu
être à certaines époques oii dans certains systèmes,
mais sur ce qu'elle est aujourd'hui dans notre Uni-
versité nationale — revendique la tâche d'achever
l'œuvre de notre enseignement, c'est qu'elle pose en
termes clairs et décisifs le problème de la destinée
murale dont toutes les éludas antérieures avaient pré-
paré la solution. Elles auront associé l'enfant aux
efforts collectifs qui ont brisé une à une les entraves
de la nature et les traditions de la société, elles
auront enfanté en chaque homme l'humanité tout
entière; à quoi auront-elles servi, si personne n'in-
tervient pour en faire la synthèse et en tirer la con-
clusion, ipour montrer que nous sommes tenus de
dévouer au service <le Thumanité ce dont nous lui
sommes redevables, la lumière de- notre raison et la
pureté de notre volonté? A quoi bon avoir retracé
les origines séculaires du progrès, si nos fds ne vou-
laient plus s'associer à l'œuvre qui le poursuivra
indéfiniment? Il faut que nos fds le veuillent, il faut
donc que nous sachions affranchir leur énergie du
préjugé qui obscurcit et de la haine qui entrave, que
nous, fondions sur la droiture de l'intelligence et sur
la générosité du cœur l'.unité morale de la patrie.
En délinitive la, pensée, la plus haute dont s'inspire
l'Université est la parole inoubliable de l'Evangile :
Vous laisserez les morts ensevelir les morts. Nous tra.-
NATURE ET LIBERTÉ 125
vaillerons à pratiquer la charité, quipst le flevoir des
vivants envers les vivants. Ceux qui ont besoin de
nous réclament toutes nos forces et tout notre temps;
nojus irons vers eux, et nous entraînerons nos morts
avec nous; nous ferons fleurir à nouveau ce qu'ils
ont eu de meilleur et pour quoi nous les avons aimés,
leur désir de vérité, leur respect du droit, leur
bonté. Les Archimède et les Lavoisier, les Corneille
et les Hugo, les Marc-Aurèle et les Descartes, sont
les vrais professeurs de nos fils; c'est à eux gue
nous remettons les élèves de notre Enseignement
national. Par eux s'explique la neutralité de l'Univer-
sité, qui est la forme extérieure de .son existence,
puisqu'elle estja condition de son indépendance spi-
rituelle. L'Université est neutre en ce sens qu'elle
rapporte au passé toutes les doctrines qu'elle reçoit du
passé; elle les réplace dans la perspective de leur
vérité et elle en tlégage quelque chose qui les dépasse :
la méthode de liberté qui prépare l'avi-nir. Le re-
proche de ne pas avoir de doctrine, nous racc<'ptoiis
donc, et nous l-e tournons en éloge. Car il y a deucs
sortes d'éducateurs. Les uns partent d'un système
arrêté à l'avance sur lequel ils essaient de modeler
l'intelligence et la volonté de leurs élèves; ils auront
réussi quand ils pourront, en se penchant sur de plus
jeunes cerveaux, y admirer l'im^ago de leur propre
pensée, attardée dajis la contemplatien d'elle-mèmo.
Mais, nous,: nous essayons de ne mêler à. notre œuvre
aucun soupçon d'égoïsme, ou d'étroitesse intellec-
tuelle; nous instruisons, nos (ils, non pour nous, mais
pour eux. Et s'ils nous contredisent, s'ils parviennent
à organiser des disciplines nouvelles de vérité et de
moralité, à ce signe nous reconnaîtrons que noius
avons formé, non des élèves, i mais des maîtres, non
des enfants, mais des hommes.
La Culture allemande et la Guerre de 1914,
Ceux d'entre nous dont la première enfance a coïn-
ci lé avecles désastres de 1870 ont grandi dans l'at-
tente de la guerre. C^^tte guerre, qui a failli éclater
en 1887, lors de l'affaire Schnœbelé, nous n'avions
aucune peine à nous en figurer à l'avance la physio-
nomie : elle devait être la réplique de 1870, une
seconde passe dans un duel engagé entre les mêmes
adversaires, devant les mêmes témoins.
Une telle guerre, qui eût été strictement franco-
allemande, nous ne l'avons pas eue; la guerre de 1914
a un tout autre caractère : elle est européenne et plus
qu'européenne. Si notre espoir n'en est que mieux
affermi, certes, de voir l'Alsace rejoindre définitive-
ment la patrie à laquelle elle n'a pas cessé de se sentir
et de se vouloir unie, nous devons en même temps
reconnaître que la portée de la guerre dépasse la
défense de notre sol et la conquête de nos frontières
nationales. Ce qui est remis à la décision des armes,
c'est la prétention de l'Allemagne à la domination du
monde. En vue de ce but, l'Allemagne a déchaîné
toute sa puissance de terreur et de mort, non seule-
ment contre les armées combattantes, non seule-
NATURE ET LIBERTÉ 127
ment contre les populations civiles de la France, les
vieillards sans défense, les femmes, les enfants, mais
encore contre les neutres de droit, contre les Belges,
placés pourtant par la signature d'un Hohenzollern
sous la protection de l'honneur prussien. Aussi bien,
chaque fois que l'empereur Guillaume II tente devant
ses sujets l'apologie de sa politique, chaque fois que
les fonctionnaires allemands s'adressent aux nations
non belligérantes pour les persuader de la bonne foi
germanique, le mot de culture allemande revient avec
la persistance d'un leit motiv. Sans doute, l'usage et
l'abus d'une semblable expression, par laquelle on
voudrait paraître répondre à tout, sans avoir à s'expli-
quer sur rien, trahit chez nos ennemis un trait de
caractère que Romain Rolland notait, avec beaucoup
de iinesse, il y a quelques années : l'incapacité à se
voir soi-même, à oser se voir en face. Nous n'en éprou-
vons pas moins, poussés par notre irrésistible désir
de clarté, le besoin de soulever le voile mystérieux de
cette culture allemande; nous voudrions savoir en
quel sens les Allemands, et ceux-là mêmes qui
s'étaient réclamés des idées pacifistes, républicaines
ou socialistes, peuvent invoquer la nécessité de
défendre leur culture pour tenter d'excuser la décla-
ration de guerre lancée par leur empereur contre la
Russie et contre la France.
Quel rapport la culture a-t-elleavec la guerre?
La culture, dans l'acception propre du mot, c'est ce
qui s'ajoute à la nature pour élever l'homme au-
dessus de l'animal, c'est le raffinement dans les
lis NATURE. ETLIBERTÉ
ma'urs et la délicatesse dans les sentiments, l'amour
des arts et le goût osthétiqiïe, tout ce qui, enfin, san&
rien enlever peut-être à l'égoïsme de nos instincts, ne
visant même qu'à muîtipilier la jouissance de vivre,
introduit dans les relations sociales le ciarme incom-
parable de la politesse et de la douceur. A cet égard,
les Allemands prétendent-ils, ft prétendent^ils avf'C
raison, qu'ils sont plus cultivés que leurs voisins de
l'Est ou de l'Ouest? Je ne sais; mais ce qui paraît
hors de dout'>, c'est que l'issue de la guerre ne pour-
rait rien prouver, soit pour, soit contre unesemb'ahle
prétention. Sur ce point, peut-être sur ce point seul,
les leçons de l'histoire ne souffrent ni exception, ni
démenti. Rome, encore inculte, a vaincu la Grèce cul-
tivée : elle n'en a; pas moins subi la douce pi^rsua--
sion, l'empire volontaire de la culture hellénique. La
Germanie, inculte à celte époque, a. détruit l'empire
romain <le là Méditerranée : elle n'en a.pas moins dû
emprunter de l'Eglise laline, qui. elle-même l'avait
reçue de l'Orient, la forme de sa croyance religieuse,
et par elle la substance de la civilisation. Sans parler
des démonstrations et des découvertes de la science
qui, par leur caractère rationnel et véritablement
objectif, échappent à toute limitation dans l'espace,
il n'est pas perrùis à la fortune des armes^de se pro-
noncer sur un Gœthe ou sur un Beethoven, sur un
Nietzsche ou sur un Wagner, pas plus, d'ailleurs,
quftsur un Dostoïewsky ou sur un Moussorgski, sur
un Mœterlinck ou sur un Verhaeren, sur un Bergson
ou sur un Debussy. L'Allemagne, une fois écrasée par
la France et par la Russie, n'en demeurerait pas moins
l'éducatrice du genre humain si, effectivement, était
en elle un invincible ascendant de délicatesse et de
générosité. Mais supposez que l'Evaugiiy selon Tolstoï
marque dattS:4'évolutiondes sentiments un degré plus
NATURE ET LIBERTÉ 12^
élevé que TEvangile selon Bismarck, ou qu'à l'âme',
française un privilège ait été donné pour émouvoir
les autres âmes et les forcer d'aimer, alors- il n'y
aurait jamais de victoire impériale assez complète^
pour permettre aux Allemands de se soustraire à ce
rayonnement bienfaisant : malgré eux, ils seraient
promus-à la dignité d'une humanité supéri'ur.^.
Les Allemands entendent-ils par culture allemande
quelque chose de pkis fort et de plus noble qu*^ la
culture tout court, et qui exprime plus- directement-
leur' génie national? Au-dessus du raffinement de
civilisation^ dont l'effet est simplement d^augmenter
les satisfactions- de la vie individufdle et de la vie
sociale, il y a l'ordre de la moralité. Au xvi* siècle,
l'Italie fut l'initiatrice de la Ri^naissance ; mais la
Réforme a été en grande partie l'œuvre de l'Alle-
magne. La Réfonne a rompu l'union de l'Eglise chré-
tienne et de l'art païen; elle a rappelé aux fidèles
l'austérité de la loi religieuse, le devoir de soumis-
sion au commandement de Dieu. C'est en raison de
cette^nspiration qu'il fut réservé à un Prussii^n de
Kœnigsberg, Emmanuid Kant, d'édifier la doctrine où
la loi du devoir a été le plus complètement dégagée
de toute alliance étrangère, où la valeur absolue de
la conscience morale a été affirmée avec le plus- de
netteté. Mais la situation géijgraphique de Kœnigs-
berg autorise-t-elle les Allemands à réclamer pour
eux et pour leur culture l'héritage spirituel de Kant?
Kantisme oblige. Or, suivant le Kantisme, il n'y a pas
d'intérêt, si noble qu'il soit en apparence, fût-ce le
salut d'un individu ou le salut de la nation, qui puisse
justifier la moindre dérogation au respect littéral,
scrupuleux, religieux, de la parole donnée, ^à plus
forte raison de la signature engagée. Ge n'est pas
tout : Kant a poussé la prévoyance du génie jusqu'à
130 NATURE ET LIBERTÉ
préciser la législation de la guerre. Considérant, sui-
vant ses propres expressions, « qu'une guerre d'exter-
mination, pouvant entraîner la destruction des deux
parties et avec elle celle de toute espèce de droit, no
laisserait de place à la paix perpétuelle que dans le
vaste cimetière du genre humain », il a posé en prin-
cipe que « nul Etat ne doit se permettre, dans une
guerre avec ua autre, des hostilités qui rendraient
impossible, au retour de la paix, la confiance réci-
proque, comme, par exemple, l'emploi d'assassins
Ipercussoi^es), d'empoisonneurs {venefici), la violation
d'une capitulation, l'excitation à la trahison [per-
duellio) dans l'Etat auquel il fait la guerre, etc. j>
Est-il besoin de conclure? Les Allemands songent-ils
à couvrir de ïimperatif catégorique les actes de per-
fidie, les cruautés indicibles que leurs troupes ont
commis en service commanûfe? Faut-il ouvrir le dossier
des atrocités germaniques, que les autorités offi-
cielles, insoupçonnables, de la Belgique et de la
France, constituent après contrôle méthodique? En
fait, du jour où, dans un discours d'un cynisme bal-
butiant, le chancelier de l'Empire, M. de Bethmann-
Hollw^eg, avouait que son maître se refusait à tenir
l'engagement qui liait à jamais les rois de Prusse, du
jour où l'ambassadeur d'Allemagne à Paris, afin de
mettre la guerre à la charge de la France et dans
l'espoir de tromper l'Italie, invoquait des actes d'hos-
tilité qu'aucun commencement de preuve n'a jamais
appuyés et que notre gouvernement a solennellement
traités de misérables mensonges, l'Allemagne avait
renoncé à mériter la victoire par la fidélité à la lettre
et à l'esprit du droit. Si la guerre de 1914 a été faite
pour la culture allemande, c'est que cette culture a
désormais cessé d'avoir aucune commune mesure
avec la conscience morale de l'humanité.
NATURE ET- UBERTÉ lôl
II
Nous laisserons donc de côté les lettres et les artsi,
la philosophie et la morale; nous considérerons la
culture allemande du point de vue réaliste, où les
nouvelles générations de l'Allemagne aiment, à se
placpp, comme puissance dans l'organisation, du tra-
vail, dans la méthode de production, puissance qui
vise et qui, (effectivement, réussit à. extraire de l'indi-
vidu le maximum de ce qu'il peut fournir pour la
prospérité du, tout. Cette puissance, en tant que puist-
sance, a des droits de libre expansion; il est juste
de lui laisser dans le monde la part d'influence et de
richesse qui est proportionnée au nombre croissant
de l."i population allemande, à. lai somme de son
énergie t*'nace et méthodique. Ce rêve de granileur
matéripll ■ ne se relève-t-il pas dune certaine nolilesse
morale lorsqu'on remarque quelle solidarité ii a étar-
blier'ntre les diverses parties et les diverses classes
de l'Empire, quels sacrifices les citoyens ont con-
sentis pour préparer le succès, aussi bien dans la
lutte écon imique que dans les combats sur terre et
sur mer? Seulement, pour que cette interprétation
de la culture allemande serve à légitimer en quoi que
ce soit la guerre de 1914, il faudrai faire la preuve
qu'f^n 1914 cette culture pouvait légitimiMnent se
croire menacée. Question de fait qui deman.le àêtre
^examinée en toute impartialité. Les Allemands
comptent de trop bons psychiatres pour ignorer qu'il
ne suffit pas — et loin de là — de se dire persécuté
pour ni pas être eflectivement le pire des persécu-
132 NATURE ET LIBERTÉ
ieurs. Eux-mêmes ont étalé avec orgueil la marche
triomphante de leurs statistiques: ils se sont réjouis
de la rapidité avec laquelle ils débordaient en Bel-
gique et en Angleterre, en France même et en Russie,
en Asie-Mineure et en Extrême-Orient, (Jans les deux
Amériques. Effet de la séduction ou effet de la crainte,
le monde se montrait de plus en plus accueillant aux
hommes et aux choses d'Allemagne. Que l'on repasse
par la mémoire la succession des événements sur-
venus en Europe, et l'on comprendra comment tout
concourait pour donner à l'Allemagne conscience de
la force acquise, pour consolider sa confiance dans le
développement pacifique et sur de sa puissance. Elle
était la première à savoir, il y a vingt ans, que l'al-
liance franco-russe, fondée sur le respect du statu
gi;o, avait un caractère purement défensif ; et elle
avait la première tourné à son profit le dénoue-
ment de la guerre russo-japonaise. La démission de
M. John Burns et de lord Morley, les négociations de
M. Wœste, attestent qu'elle s'était créé, dans certains
partis politiques de l'Angleterre et de la Belgique,
des intelligences et des sympathies ; il est indéniable
qu'elle y avait fait fond, pour escompter le succès
d'une offensive rapide sur notre frontière du Nord et
sur nos côtes de la Manche. Après avoir agrandi son
territoire au Congo, elle venait de s'assurer définiti-
vement ses zones d'influence dans l'Asie-Mineure; les
guerres balkaniques lui avaient donné le moyen de
rattacher l'Albanie à la sphère de la domination ger-
manique, et la défaite turque, dont elle aurait pu
être rendue responsable, lui avait valu de prendre
militairement possession de Constantinople.
Etait-il à redouter pour l'Allemagne que l'accumu-
lation de ses succès soulevât contre elle une coalition
de résistances qui finirait par constituer une menace
NATURE ET LIBERTÉ 133
à son égard? Ne s'est-elle pas vue obligée de prendre
l'offensive en 1914 pour prévenir la date où la Russie
aurait construit un réseau de chemins de fer straté-
giques, où la France aurait disposé de tout le maté-
riel nécessaire à la guerre industrialisée, où l'An-
gleterre, peut-être même, aurait prévu les mesures
militaires lui permettant d'intervenir sérieusement
sur le continent dans les premiers mois du conflit?
L'hypothèse ne manquera pas d'être soutenue, et il
n'est pas facile de réfuter par des arguments positifs
des insinuations qui se réfèrent aux dangers de l'ave-
nir. La C orres'pondance diplomatique, publiée par le
gouvernement anglais au mois d'août 1914, montre
cependant, par un fait dont la portée aurait pu être
incalculable, que, si l'Allemagne avait sincèrement
poursuivi une politique pacilique, inspirée par le
seul souci de défendre sa liberté d'expansion écono-
mique, l'attitude du gouvernement anglais, dans la
crise de 1914, lui fournissait l'occasion d'un triomphe
définitif. Le 31 juillet au matin, sir E. Goschen, am-
bassadeur de Grande-Bretagne à Berlin, donnait lec-
ture et remettait copie à M. de Bethmann-Hollweg,
d'un message où sir Edward Grey faisait la promesse
suivante : « Si on peut conserver la paix de l'Europe
et passer sans accident à travers la crise actuelle, mon
effort personnel sera de prendre l'initiative d'un ar-
rangement auquel l'Allemagne puisse souscrire et par
lequel elle pourra être assurée qu'aucune politique
agressive ou hostile ne sera poursuivie contre elle ou
ses alliés par la France, la Russie et nous-mêmes,
soit ensemble, soit séparément ». Le gouverne-
ment allemand, qui connaît pourtant la loyauté des
hommes d'Etat anglais, ne fit pas le moindre effort
pour tirer parti de cette déclaration; ce qui n'em-
pêche pas que, le 4 août, informé que l'Angleterre
134 PPÀÎTCRB ET LIBERTÉ
faisait honneur à la signature de son roi et qu'elle
prenait emmain la cause delà Belgique attaquée sans
motif. M; de' Jagow disait à sir Goscheui «. son poi-
gnant regret de voir s'écrouler toute sa politique et
celle (lu chancelier, quia été de devenir amis avec la
Grande-Bretagne et ensuite, par elle, de se rappro-
cher «le la France ». Jusqu'au dernier moment, les
textes ofliciels manifestent la même contradiction
entre les intentions aflichées par l'Allemagne et ses
gest"sréols, entre ses paroles et ses actes.
III
Ainsi, ni en droit ni en fait, et pour autant que
nous sommas capables de mettre une ifée précise
sous cette expression de culture alleman le, nous ne
saurions admettre que la guerre de 1914 ait un rap-
port véritable avec l'intérêt de la culture allemunde.
La née ssité de défendre cette culture est un mythe
qu'il a fallu créer pour les besoins de la cause, c'est-
à-ilire non pas seulement pour donner un mot
d'ordre àilk' propagande dans les nations- non-belli-
gérantes, mais aussi, mais surtout à notre avis, pour
dissimuler aux Allemands eux-mêmes la portée de
l'aventure où leur gouvernement les avait engagés.
Rien n'est plus délicat, sans doute, que de vouloir
préciser l'état des esprits dans un pays qui n'est pas
le nôtre; malgré soi, on est tenté de mêler constata-
tions de faits et conclusions de droit. Cependant, si
jamais documents ont mérité de fournir une base po-
sitive ànos réflexions,. ce sont bien les pièces réunies
dans le chapitre premier de notre Livre Jaune (paru
NATURE ET LIBERTÉ 135
en 1914), sous le titre d'Avertissements. Or, voici ce
qu'on trouve dans \a. Noie officielle du 30 juillet 1913
sur l'opinion publique en Allemagne, d'après les rap-
ports des agents diplomatiques et consulaires :
(( Il y a dans le pays des forces de paix, mais inor-
ganiques et sans chefs populaires. Elles considèrent
que la gaerre serait un malheur social pour l'Alle-
magne, que l'orgueil de caste, la domination prus-
sienne et les fabricants de canons et de plaques de
cuirassés en tireraient le meilleur bénéfice, que la
guerre profiterait surtout à l'Angleterre. Elles se dé-
composent ainsi qu'il suit : la masse profonde des
ouvriers, des artisans et des paysans, qui sont paci-
fiques d'instinct. La noblesse dégagée des intérêts de
carrière militaire et engagée dans les affaires indus-
trielles (tels les grands seigneurs de Silésie et quel-
ques autres personnalités très influentes à la Cour)
et assez éclairée pour se rendre compte des consé-
quences politiques et sociales désastreuses d'une
guerre, même victorieuse. Un grand nombre d'indus-
triels, de commerçants et de financiers de moyenne
importance, dont la guerre, même victorieuse, amè-
nerait la banqueroute, parce que leurs entreprises
vivent de crédit et sont surtout commanditées par
des capitaux étrangers. Les Polonais, les Alsaciens-
Lorrains, les habitants du Schleswig-Holstein con-
quis, mais non assimilés, et en hostilité sourde contre
la politique prussienne, soit environ 7 millions d'Al-
lemands annexés. Enfin les Gouvernements et les
classes dirigeantes des grands Etats du Sud, la Saxe,
la Bavière, le Wurtemberg et le Grand-Duché de Bade,
sont partagés entre ce double sentiment : une guerre
malheureuse compromettrait la Confédération, dont
ils ont tiré de grands avantages économiques; une
guerre victorieuse ne profiterait qu'à la Prusse et à la
136 NATURE- ET LIBERTÉ
prussianisatlon, contre laquelle ils défendent' avec
peine leur indépendance politique et leur autonomie
administrative. Ces-éléments préfèrent, par raison ou
par instinct, la paix à la guerre... »
Lénumération de ci's éléments' ne conftprendirien
de moins que la majorité, que la grande majorité, de
la population allemande : de tfdle sorte que, si les
droits jiiolitiques du peuplft n'avaient pas été toat à
fait illusoires, la guerre eût été certainement évitée.
De fait, touis ces éléments (la note de 1913 y insistait
just(^ment) « ne sont que des forces politiques de
contre-poidsj dont le crédit sur l'opinion est limité,
ou des forces sociales de silence, passives et sans
défense contre la' contagion d'une poussée bulli-
quc-suse». Ce sont 'les forces mortes^ parce qu'elles re^-
présentant l'aspiration de vaincus, d'avance résignés
à n'être pas consultés. Vaincues par l'Allemagne, les
sept millions dames incorporées malgré elles àl'Em-
^ire; mais aussi vaincus en Alle^magne par la Prusse,
l»s bourgeois du Sud qui, fidèles- à l'e-nseignement
des Ficlite et des Hegel, ne séparaient pas la cause
de l'unité allemande de rétai)lissement de la liberté
et du droit, qui, lors du Parlement de Francfort, ten-
ter- nt en vain de prendre contact avec la réalité po-
litique et qui, alliés de l'Autriclie en 1806, furent
envcdoppés avec elle dans la défaite de Sadowa; mais
aussi vaincus en Prusse par les Uohenzollern, les
ouvriers et les paysans qui avaient cru, en 1848, avoir
brisé le joug du i^arLi féodal, et qui n'avaient réussi
qu'à faire trembler de peur Frédéric-Guillaume IV^
pendant les mémorables journées de mars: Man-
teutïel, en concéilant une constitution libérale, avait
averti ses amis qu'il ne convenait pas d'attacher trop
d'im[)orlance à un « morceau de papier » ; dès l'an-
née suivante il imposait au peuple de Prusse la loi
NATURE ET' LIBERTÉ 1^7
électorale à laquelle ni Bismarck niOuilIaumîII n'ont
touche, et qui fait de la richesse là. base unique du
pouvoir. Or, ces- populations-, qui auraient voulu la
paix si elles: avaient élé capables de former et d'ex-
primer une volonté, on devait tâcher de lès éblouir
par le mirage dfr la culture allemande. L'emploi de
ce mot prestigieux', où s-^ mêlent mj^stérieusement
la noblesse du regret qui les rattache à l'idéal pervlu,
et les consijlalions plus solides que leur a, depuis
1870, apportées le progrès de leur' expansion écono-
mique, devenait" ainsi; pour les Allemands, une sorte
de mensonge xiiaA, nécessaire pour leur faire accep-
ter, pour leur faire supporter, la p'^nsée delà guerre.
Dans l'Allemagne de 1914^ la réalité qui s'abrite
derrière le mythe de la culture, c'est la royauté prus-
sienne. Depuis-la Réforme et la^ Révocation de l'E-lit
de Nantes jusqu'au principe des- nationalités- et àJa
lutte contre le despotisme napoléonien, les Hohen-
zoUern ont, avec une inflexible ténacité, fait servir
le mouvement des- idées au maintien de leur souve-
raineté absolue. Ils ne possèdent pas seulement la
puissance matérielle ; ils prétendent à l'autorité mo-
rale. Ils veulent être les juges des intentions en
même temps que les maîtres- des actes. La guerre de
1914, c'est, du point de vue de la politique iutéri 'ure
de l'Allemagne, la réponse de Guillaume II aux mil-
lions d'électeurs- qui ont osé souhaiter l'introduction
du suffrage universel en Prusse, l'équité dans la ré-
partition des sièges- au Reichstag, et qui,, dans un
Etat libre de tout souci extérieur, au milieu d'une
Europe déjà pourvue des institutions modernes,
auraient fatalement fini par faire prévaloir leurs
justes et modestes aspirations. Un monarque moins
susceptible n'eût pas- oublié les-journées de novembre
190S, où le peuple lui infligea l'humiliation la plus
138 NATURE ET LIBERTÉ
cruelle que jamais homme ait eue à supporter, où le
chancelier de Buluw, lui-même, se refusa au gfste
pudique qui aurait couvert la nudité de la majesté
impériale. Et le souvenir en eût-il été perdu, qu'il
resterait l'ordre du jour plus récent où le Parlement,
au lendemain des scandales de Saverne, avait dé-
noncé les excès du pouvoir militaire. Toute plato-
nique et toute fugitive qu'elle a été, cette velléité
d'indépendance faisait éclater aux yeux de tous
quelle distance séparait les intérêts et les sentiments
du peuple allemand, les intérêts et les sentiments de
la dynastie prussienne. Dès lors, pour ces Schiuarzseher
qui, en émettant par millions les votes socialistes
ou radicaux, prétendaient tout au moins manifester
leur défiance à l'égard de la sagesse de leur empereur,
la guerre, décidée malgré eux, en partie contre eux,
sera un châtiment légitime comme elle doit être la
récompense suprême pour les Prussiens pur sang qui
ont gardé intacte leur foi séculaire dans le seigneur
auquel ils ont fait remise de leur vie, de leurs biens,
de leur honneur, qui attendent de lui d'être guidés,
per fas et nefas, sur la route delà victoire qui glorifie
et qui enrichit.
Si nous ne voulons pas nous laisser aller à parler,
sans nuance et sans discernement, du passé de l'Alle-
magne, si nous tenons à voir clair dans nos idées,
nous pouvons donc nous assurer facilement que le
régime actuel de l'Allemagne ne répond en rien à ce
qui fut la pensée véritable des Fichte et des Hegel
lorsqu'ils appelèrent leur patrie à prendre la direction
de la civilisation humaine. Ce que Fichte a demandé
à l'Allemagne, c'est de réaliser la mission que la
France s'était attribuée en 1789. Tandis que la France
avait failli aux principes de la Révolution proclamée
par elle, qu'elle était désormais asservie à la tyrannie
NATURE ET LIBERTÉ 139
militaire de Napoléon, le peuple allemand, lui, sau-
rait s'élever à la conscience de la vraie liberté, il
hâterait l'avènement du Droit et de la Raison. Aussi,
comme M. Xavier Léon le rappelait, il y a quelque
temps, dans une étude publiée par la Correspondance
de l'Union pour la Vérité {Fichte en 1813, 15 jan-
vier 1914), nul plus que l'auteur des Discours à la
Nation allemande, ne fut troublé par V Appel du roi
de Prusse à soti peuple, à son armée. Autant il lui pa-
raissait nécessaire de résister à l'arbitraire de l'Indi-
vidu qui se croyait supérieur à tous les hommes et
plus fort que la nature même, autant le titre même
de cet Appel, qui, de l'armée prussienne, du peuple
prussien, faisait la chose et la propriété du mo-
narque, devenait menaçant pour l'avenir de la cul-
ture allemande. Jamais Fichte n'a fait mieux éclater
son génie que dans cette crainte divinatrice : la guerre
de 1813, au lieu d'être la guerre nationale qui assu-
rerait au peuple la conquête délinitive de son indé-
pendance politique, risquait de dévier en une guerre
despotique et dynastique qui atTt;rmirait l'absolutisme
des souverains égoïstes, qui ramènerait l'hypocrisie de
leurs promesses et les intrigues de leur diplomatie.
Et ce qui est vrai de Fichte, demeure encore vrai
même de Hegel, dont pourtant les synthèses, en
dépit ou à cause de leur prétention à tout retenir et à
tout concilier, ont prêté à tant d'interprétations
divergentes, dont s'est réclamé plus d'un disciple
compromettant, à gauche d'ailleurs aussi bien qu'à
droite. Car Hegel a condamné nettement, dans une
note de la Philosophie du Droit (§ 258), la doctrine
d'une « incroyable crudité » qui prétendait absorber
la substance de l'Etat dans la personne du prince,
en lui abandonnant la vie et la richesse de ses
sujets comme une propriété dont le droit naturel
(140 NATURE E.T LIBERTÉ
permet d'usrr et d'ahuser en tout arbitraire de volonté-
Or, toile est précisément, la doctrine qui, dominant
k constitution de l'Allemagne, donne à la guerre do
1914 son vrai caractère.
Cotte doctrine,! H allor, dans son ouvrage : Reslau-
r.aiion de la science de l'Etat ou théorie de Ictat
social nniïirel, opposée à la chimère .de l'état politique
artificiel, l'avait rendue célèbre en Allemagne, comme
Jixseph de Maistre et d',; BonaM, à la même époque,
en France : -c'est la négation de toat« philosophie qui
invoque, avec Fichte et avecHegel, ia raisun et la jus-
tice,c'est l'apolagi'^ matérialiste de Ja force -et <)e la
richesse, relevée par l'évocation poiHique de la féotla-
lité médiévale, par un emploi éloquent de la phraséo-
logie chrétienne. Mais, alors mèm« qu'elhsi' réclame
.de puissances supratialurcllesetsuprasensibles pour
■se prétendre au-dessus de toute vérification -et de
toute justification, une semblable doctrine n'est pas
dans son essence d'origine médiévale, encore moins
d'inspiration chrétienne; elle ne fait que marquer un
épisode nouveau dans un conflit moral dont, bi-en
avant la naissance d« Jésus-Christ, -Platon précisait
les termes dans V Eidhyphron : Le saint eat-ilaimé des
■Dieux parce qu'il est saint, ou est-il saint parce qu'il est
aimé des Dieux? Suivaa.t la première alternative,, le
rôle de la religion est de consiacrer les valeurs que
l'humanité a reconnues conformes.à la raison et à, la
justice; suivant la seconde,, au, contraire, la définition
dn raisonnable et du juste dépend du libre arbitre
d<^Dieu, ou, pour parlcravecplus d'exactitude, del'in-
térêt de quiconque, parmi les hommes, s'est arrogé le
privilè.ge de £aire parler Dieu. A la Lueur de> cette lutte
-séculaire entre la conscience humaine et l'exploitation
ide Dieu, S'éclaire Ja signification que la suprématie:
'de la dynastie pru.ssienne imprime à la culture aile-
NATURE ET LIBERTÉ 141
mande.,11 ne s'agira plus dejugpr cette culture d'après
ridée que rhumanité doit se faire de l'homme cul-
tivé; mais, étant posé que l'Empereur est l'élu de la
Providence divine, il convient de motleler l'idée dp la
culture sur la conduite des soldats qui ont juré fidé-
lité à sa personne et qui portent sur leurs arm'^s la
formule d'enchantement magique : Dieu avec nous.
La barbarie disciplinée — (et comment dire les hor-
reurs qu'a '■engendrées l'union de la discipline et de
la barbarie?) — étant l'expression suprême de la
puissance de prévoyance et d'organisation, apparaît
alors comme l'épanouissement et la fleur de la cul-
ture. De tout cela, une seule preuve : la victoire pro-
phétisée par Guillaume II; car la victoire «st un don
de Dieu ot elle sera l'absolution du crime.
'Aussi bien, pour comprendre la physionomie au-
thentique de la guerre de 1914, il n'y a ^u chez nous
aucune hésitation, aucun dissentiment. Dans ce ma-
térialisme théocratique qui exalte ila force et la
guerre, dans cette sainte alliance où François-Joseph,
catholique et pieux, où Guillaume II, héritier des
grands-mailres de l'Ordre teutoiiique, invitent le
Commandeur des Croyants à prendre les armes pour
le salut de la civilisation européenne, notre peuple a
reconnu ce que la Noie de notre ambassa<le à Berlin
appelle (( la haine mystique de la France révolution-
naire ». Immédiatement, il s'est ressaisi à sa source
iotérieure, il s'est replacé dans son ordre propre, ila
retrouvé l'élan d'idéalisme généreux qui animait les
volontaires d-e la République. Nous ne luttons pas
pour notre droit seul; nous luttons pour le Droit.
Nous ne défendons pas seulement 1« sol de la France,
ses frontières, historiques ; nous défendons encore la
liberté de regarder avec nos yeux, de penser avec
notre esprit, de dire que ce qui nous panait blanc est
14:2 NATURE ET LIBERTÉ
blanc, que ce qui est juste est juste. La domi-
nation (le la culture allimande, telle que l'enten-
dent Guillaume II et ses ap:jlogistos, c'est, en der-
nière analyse, le droit, pour un Allemand, de nier le
droit des autres hommes, en invoquant à son profit
le respect littéral d'engagements auxquels il déclare
se soustraire pour son propre compte, en tirant les
conséquences juridiques, soit de prétendus faits dont
il allègue la vérité sans se prêter à aucune enquête
de contrôle et de vérification, soit même d'intentions,
qu'il attribue à autrui simpb ment parce qu'il y a
pour lui profit à les supposer. Ce que nos ennemis
attendent de leur victoire, c'est de nous contraindre
à l'aveu que la Serbie, qui, en réalité, accordait à
l'Autriche-Hongrie toutes les satisfactions humaine-
ment désirables, méditait l'invasion de l'Autriche-
Hongrie; que la Belgique, qui, en réalité, a défendu
avec son propre honneur l'honneur de toutes les
puissances garantes de sa neutralité, a pris elle-
même l'initiative de faire violer ses frontières; que la
France qui, en réalité, dans la dernière semaine de
juillet, n'a pas séparé et ne pouvait pas séparer son
intérêt de l'intérêt de la paix européenne, a provoqué
l'Allemagne en survolant la Bavière. Avec le triomphe
des armées impériales devrait disparaître de l'Europe,
et, plus tard sans doute du monde, ce que personne
n'avait jusqu'ici contesté à personne : la liberté de
donner aux mots leur sens, de concevoir pour elles-
mêmes la justice, la vérité, la moralité, sans être
tenu d'ajouter une épithète qui restreigne ces notions
aux limites d'un pays déterminé, et par là même en
détruise la valeur intrinsèque.
C'est pourquoi il nous appartient d'opposer k la
culture allemande, non pas proprement la culture
française, mais l'idée française de la culture humaine.
NATURE ET LIBERTÉ 143
celle dont Henri Poincaré, quelques jours avant sa
mort, fournissait l'expression la plus noble et la plus
simple : « La vie de l'homme est une lutte conti-
nuelle; contre lui se ilressont des forces aveugles,
sans doute, mais redoutables, qui le terrasseraient
promptement, qui le feraient périr, l'accableraient de
mille misères s'il n'était constamment debout pour
leur résister... Pourquoi les uns se réjouissent-ils
parfois des défailesdes autres? Oublient-ii^ que cha-
cune de ces défaites est un triomphe de l'adversaire
éternel, une diminution du patrimoine commun? Oh!
non, nous avons trop besoin de toutes nos forces
pour avoir le droit d'en négliger aucune; aussi, nous
ne repoussons, nous ne proscrivons que la haine.
Certes la haine aussi est une force, une force très
puissante; mais nous ne pouvons nous en servir,
parce qu'elle rapetisse, parce qu'elle est commf^ une
lorgnette dans laquelle on ne peut regarder qu'' par
le gros bout; même de peuple à peuple, la haine est
néfaste, et ce n'estpas < lie qui fait les vrais héros. Je
ne sais si, au delà de certaines frontières, on croit
trouver avantage à faire du patriotisme avec de la
haine , mais cela est contraire aux instincts de notre
race et à ses. traditions. Lp« armées françaises se-soilt
toujours battues pour quelqu'un ou pour quelque
chose, et non pas contre quelqu'un, elles ne se sont
pas moins bien 'battues pour cela ».
La Religion et la Philosophie de l'esprit.
îl y a quelque vingt-cinq siècles, tout près de nous
sans doute, clans l'évolution de notre planète, et pour-
tant à la limite des temps dont la mémoire se con-
serve avec quelque précision, un sage, un de ces
errants qui transportèrent la civilisation de l'Asie
mineure sur les côtes de l'Italie méridionale, Xéno-
phane de Colophon, disait : « Les mortels croient que
les dieux sont nés comme eux, qu'ils ont des sens,
une voix, un corps semblables aux leurs... Le nègre
se les représente noirs et avec un nez épaté; les
Tbraces avec des yeux bleus et une chevelure rouge...
Si les bœufs ou les lions avaient des mains, s'ils
savaient dessiner et travailler comme les hommes,
les bœufs feraient des dieux semblables aux bœufs,
les chevaux des dieux semblables aux chevaux; ils
leur donneraient des corps tels qu'ils en ont eux-
mêmes ». En face des images vulgaires, qui étaient
consacrées par les cultes helléniques, Xénophane
dresse l'idée pure du Dieu unique, universel, un, qui
ne ressemble aux hommes, ni par le corps, ni par la
pensée. A la critique d'ordre intellectuel, il joint une
critique d'ordre moral : Homère et Hésiode ont attri-
NATURE ET LIBERTÉ 145
bué aux dieux tout ce qui, chez les hommes, est hon-
teux et blâmable; le plus souvent ils leur prêtent des
actions criminelles : vols, adultères, tromperies réci-
proques ». Et ailleurs : « il ne faut pas raconter les
combats des Titans, des Géants ou des Centaures,
contes forgés par les anciens, ni des disputes ou des
bagatelles qui ne servent à rien. Il faut toujours bien
penser des dieux... Le sol est pur, pures sont les
mains et les coupes. Il faut d'abord, en hommes
sages, célébrer le Dieu par de bonnes paroles et de
chastes discours, faire des libations, et demander de
pouvoir nous comporter justement y>.
Les fragments que je viens de reproduire, ont été,
dans notre monde occidental, les germes de cette
philosophie spiritualiste de la religion, dont je vou-
drais ici exposer les traits essentiels.
Avec Xénophane, avec Socrate, avec Platon enfin
qui fut leur héritier commun, le clair génie de l'hel-
lénisme a défini l'inspiration qui devait, en face des
formes successives qu'allait revêtir l'institution reli-
gieuse, caractériser la peniSée philosophique : c'est
un appel à la pureté de la conscience, conscience pro-
prement intellectuelle aussi bien que conscience
proprement morale.
Il appartient aux croyances eollectives, à mesure
qu'elles se répandent dans les sociétés dont elles tra-
duisent en un sens, dont elles commandent et fixent
en un autre sens, la structure, de se maintenir à tra-
vers les générations sous une forme hiératique, de
telle façon que leur raison d'être qui ne pouvait
manquer, à l'origine, de paraître très simple et très
claire, a fini par prendre l'aspect d'une foi mysté-
rieuse, d'une intuition transcendante.
Par contre, le fonds de l'intelligence humaine, c'est
l'inquiétude, c'est le scrupule, c'est le besoin de
7
146 NATtJRBT ET LIBERTÉ
revenir infatigablement sur les affirmations qui se
sont produites au dehors, et qui circulent à travers
le monde; de discuter les motifs de tout ordre dont
elles résultent, de les soumettre au contrMe d'une
critique qui se fait toujours plus sévère pour demeurer
toujours loyale envers elle-même; de retenir enfin
ces propositions seules qui ont su résister à l'épreuve
de la vérification.
De même, la fonction de la pensée humaine, c'est
de réfléchir sur les coutumes qui, à un stade donné
de la civilisation, constituent le droit et les mœurs,
de remonter des faits aux principes qui commandent
ces faits ou tout au moins sont invoqués pour en jus-
tifier le crédit. 11 est inévitable, dès lors, qu'elle se
donne également pour tâche de rectifier et d'étendre
la portée des principes moraux, d'en assurer une
application plus exacte au détail de la réalité, bref
d'introduire entre les hommes une justice meilleure
et dans l'homme lui-même une volonté meilleure.
En raison de ce double progrès parallèle, la con-
science intellectuelle et la conscience morale entrent
nécessairement en conflit avec les représentations
collectives où se sont cristallisées les croyances des
générations disparues, avec les formes, qui voudraient
demeurer immuables, de l'institution religieuse.
Quelle solution le spiritualisme, entendu en un sens
véritablement spirituel, propose-t-il des conflits entre
la consci^ence et la tradition? Le philosophe s'est
donné pour rôle de chercher les vues d'ensemble,
d'être, suivanl l'expression platonicienne, ouvotîtixoç ;
il doit donc dominer et ramener à l'unité les éléments
d« la vie religieuse; il doit ainsi dégager de tout
symbole parlant à l'imagination, de tout préjugé
d'origine matérialiste, l'idée d'une religion qui serait,
d'une façon absolue, en esprit et en vérité. Telle eet
NATURE ET LIBERTÉ 147
l'œuvre, entreprise déjà dans l'antiquité grecque, que
Spinoza reprend au lendemain de la révolution carté-
sienne, que Fichte approfondit au lendemain de la
révolution kantienne, que quelques-uns des maîtres
de la génération qui nous précède, les African Spir et
les Lagneau, ont encore poursuivie, de manière à en
simplifier les conditions.
Je traiterai d'abord du conflit entre la science
moderne et les religions anciennes. Pascal l'a fait
sentir dans une parole d'un relief saisissant, rendue
plus saisissante encore par son isolement : « Le
silence éternel de ces espaces infinis m'effraie ».
Pourquoi cet effroi devant l'univers muet? Pascal
cherche dans l'univers « une âme qui réponde à son
âme ». Or, à mesure que l'objet de la contemplation
humaine grandit, que notre pensée devient, par la
mesure exacte et par l'exacte prévision des mouve-
ments célestes, capable de s'égaler à l'infini, toute
marque de volonté se dérobe à nos regards, toute
trace de finalité s'évanouit. 11 ne reste plus qu'une
chaîne d'événements reliés les uns aux autres d'une
façon si étroite qu'ils ne laissent aucune place au
déploiement d'une activité libre. La puissance phy-
sique qu'atteste la nature est disproportionnée aux
ressources d'une créature telle que nous; elle nous
écrase, elle nous humilie dans le sentiment que nous
avons de notre être individuel. Cette puissance parais-
sait dépendre d'un ordre supérieur; mais les généra-
Lions ont en vain cherché à en percer le secret; car ce
148 NATUnE ET LIBERTÉ
secret, l'astronomie a fait voir qu'il n'existait pas. Il
n'est pas vrai que Dieu parle à l'homme face à face,
comme la légende voulait qu'il eût parle à Moïse,
Si Dieu communique avec l'homme, il faudra que
ce soit d'esprit à esprit, suivant l'expression qu'un
penseur uni au Christ par la parenté de la race et
plus encore par la hauteur de la pensée, Spinoza,
employait pour caractériser, en opposition au ju-
daïsme, l'essence du véritable catholicisme. Mais alors
il importera d'examiner d'une façon très scrupuleuse
quelles peuvent être les conditions de cette commu-
nication spirituelle. En rompant avec l'ontologie des
scolastiques, la critique moderne a défmitivt-ment
écarté le fantôme de substai^ces qui seraient par delà
les qualités accessibles à nos sens : toute intuition
de substance dépasse notre pouvoir rationnel «raflir-
mation, elle est en dehors du savoir positif. En fait,
HQus ne pouvons poser l'existf^nce que par rapport à
des données qui se sont manifestées à un instant
donné et à un endroit déterminé. Que l'on supprime
une de ces conditions, que l'on parle d'un espace
pur où quelque chose se serait produit hors de toute
limite dans le temps, ou bien d'un temps pur où
quelque chose serait apparu qui n'aurait pas été
aperçu quelque part, on détruit, avec les conditions
qui permettent l'appréhension d'un être quelconque,
l'existence de cet être. De là il faut bien conclure que
toute existence particulière nous est donnée sous un
aspect de matière; nous ne pouvons saisir une exis-
tence qu'à travers le corps; mais nous n'en saisissons
alors que l'incorporation même, sous la double res-
triction de l'espace ou du temps qui en fait un indi-
vidu, qui la matérialise.
Dès lors, nous savons pourquoi nous ne devons
plus regarder ep dehors de nous dans l'espace, ou
NATURE ET LIBERTÉ 149
derrière nous dans le temps : en faisant appel à nos
sens ou à notre mémoire, nous nous condamnerions
à ne jamais rencontrer l'esprit. Dieu n'est pas dans la
nature, et il n'est pas dans l'histoire. C'est matéria-
liser Dieu que d'en faire une individualité qui aurait
exercé un pouvoir physique sur les choses et sur les
hommes, qui prendrait parti dans la lutte des intérêts
terrestres, qui devrait, pour calculer l'heure et le
lieu de~-SQxi intervention, consulter un calendrier,
distinguer le haut et le l)as, la droite et la gauche.
La critique moderne l'a fait comprendre, et ici
encore c'est Pascal qui s'est fait son interprète en
termes inoubliables, la dignité véritable est dans le^
sujet pensant, rompant le cadre de l'individualité
organique qui chez nous lui sert d'instrument, capable
d'embrasser dans l'unité d'un système la multitude
des points dispersés à travers l'espace, et la succes-
sion illimitée des moments temporels. Le spiritua-
lisme de la pensée, en opposition radicale avec la
métaphy-sique substantialiste et réaliste des théolo-
giens, a son point d'appui dans la science, dans l'as-
tronomie en particulier. La science a mis en évidence
la puissance créatrice qui réside dans l'esprit : elle a
constitué le réseau des relations analytiques, pure-
ment abstraites et spirituelles, comme disait Male-
branche, qui expriment les lois des phénomènes.
Par la façon dont elle rend compte des mouvements
des astres, dont elle en prévoit les diverses vicissi-
tudes, les conjonctions singulières à nos yeux telles
que les éclipses, elle convainc les plus inattentifs que
le savoir humain n'est pas une fantaisie subjective
liée aux facultés d'une espèce animale ou aux habi-
tudes d'une société donnée, qu'il y a entre les hommes
et les choses une connexion profonde, et comme une
communauté de nature. Or, cette idée que l'esprit
iSO NATURE ET LIBERTÉ
humain, dégagé de toutes les particularités, de toutes
les contingences qu'entraîne le cours de la civilisa-
lion, se rend capable de participer à la vie réelle de
l'univers, d'entrer avec lui en relation de parenté
véritable et de communion, n'est-ce pas une idée reli-
gieuse? n'est-ce pas, à sa racine même, l'idée reli-
gieuse?
Et s'il nous est donné ainsi de participer à la réa-
lité, de pénétrer jusqu'à l'unité du principe qui rat-
tache l'esprit à la nature, ne voit-on pas que sur cette
unité même reposera le lien spirituel par lequel les
hommes se rejoignent du dedans? L'universalité de
la raison, qui a fait de la connaissance humaine une
science vraie, atteste la présence d'une activité iden-
tique à travers la diversité apparente des individus.
C'est ainsi que dans ses Méditations chrétiennes où il
reçoit les enseignements du Verbe, Malebranche fait
dire au Christ : « Lorsque tu t'entretiens avec les
autres hommes, ils comprennent et approuvent tes
sentiments; lorsque des marchands se rendent leur
compte et que des Géomètres raisonnent entre eux,
ils se convainquent les uns les autres. Prends garde,
comment se peut-il faire que tous les hommes s'en-
tendent et conviennent entre eux, si la Raison qu'ils
consultent est une Raison particulière ? » Sans
doute, il est possible que peu d'hommes s'élèvent
jamais à la notion de « la Raison universelle, qui
rend raisonnables toutes les nations du monde »;
pourtant, dès que l'on réfléchit, on s'aperçoit que
sans elle rien n'arriverait dans le monde intellectuel,
depuis le plus banal échange de paroles jusqu'à l'im-
mense effort de la science et de l'industrie pour saisir
à leur source, poursuivre en leur cours, les forces de
la nature, pour en dériver et en multiplier les mani-
festations dans le sens où notre volonté l'a décidé.
NATURE ET LIBERTÉ 151
Il est donc exact de dire que la science conduit à
l'idée religieuse : en approfondissant les conditions
du jugement vrai, elle nous donne le moyen de nous,
unir à un principe dont l'existence est attestée par un
sentiment intellectuel, unique, de présence, et que
nous refuserons de revêtir, pour la satisfaction illu-
soire de l'imagination, des formes concrètes et maté-
rielles de l'individualité. Dieu n'est pas une personne
qui pourrait se rencontrer dans l'espace et dans le
temps avec d'autres personnes ; il est la réalité pure
et intime qui commande en chacun de nous la vie
spirituelle.
II
Je voudrais montrer, en peu de mots, comment
cette conclusion permet d'aborder, et de résoudre
peut-être, le conflit qui a mis aux prises, dans notre
civilisation occidentale, la conscience morale et la
tradition religieuse.
En effet, si nous suspendons le monde à une volonté
transcendante qui l'aurait appelé à l'existence et qui
en surveillerait le cours, nous nous obligeons à juger
du caractère de cette volonté par les signes que le.
monde en présente, par les effets qu'il manifeste. Or,
à mesure que la conscience humaine apporte à l'étude
du réel plus de scrupule et d'attention, elle y découvre,
avec un sentiment d'anxiété qui va jusqu'à l'indigna-
tion, jusqu'à la révolte, la profondeur de l'injustice
qui régit les relations des hommes et leurs destinées.
Elle réclame une explication ; et il ne peut y avoir
pour elle qu'une explication satisfaisante, celle qui
152 NATURE ET LIBERTÉ
relierait le mal moral à une causalité morale : si
l'homme souflVe, c'est de la faute qu'il a commise.
Justifier Dieu consistera donc à charger la créature
pour décharger le Créateur, à trancher ainsi l'alter-
native terrible qui est contenue dans ces simples
mots de Pascal : « 11 faut que nous naissions cou-
pables, ou Dieu serait injuste ».
Mais comment l'homme peut-il naître coupable?
On se demandera si, venant au monde, il n'est pas
déjà frappé d'une déchéance irréparable, s'il n'a pas
reçu en héritage le péché. En approfondissant cette
idée, on est conduit à invoquer, pour justifier l'exis-
tence du mal dans le monde, la solidarité des géné-
rations, la loi organique de l'hérédité. Dès lors, au
lieu de la causalité morale que l'on cherchait, on ne
rencontre plus qu'une transmission d'ordre maté-
rielle : la conscience se brise devant la nature des
choses, indifférente, aveugle d'une incurable cécité
morale.
Après la Profession de fui du Vicaire savoyard, lors-
qu'il sera désormais impossible de subordonner la
morale à la tradition religieuse, de placer la respon-
sabilité de la faute ailleurs que dans la seule volonté
de la personne, on ira chercher, avec Kant, la racine
du mal dans uhe profondeur qui la rend ina'ccessible
à l'expérience quotidienne; on invoquera un choix
que nous aurions fait librement, que nous continue-
rions peut-être à faire librement dans le fonds de
notre « caractère intelligible », mais sans que nous
en prenions conscience à un moment déterminé de
notre vie réelle; on dira que notre destinée visible est
par là suspendue à cette décision intemporelle qui
exprime la vérité de notre essence morale. Mais une
tentative aussi désespérée fait-elle autre chose que de
marquer le trouble de la pensée devant l'obscurité
NATURE ET LIBERTÉ 433
du problème? Une volonté qui ne s'avouerait pas au
plein jour de la conscience, qui ne mettrait pas en
œuvre le sentiment vivant de notre initiative réfléchie
et de notre responsabilité, contredirait aux condi-
Uons les plus manifestes et les plus sûres de t'auto^
nomie morale.
De toutes façons, il nous est interdit de ruser avec
notre idée naturelle de la justice. Car la justice est
ce qui juge; elle est, comme disait Spir, la norme; il
lui est donc essentiel qu'elle ne puisse s'incliner
devant le fait dont elle a, au contraire, pour fonction
de dénoncer l'anomalie fondamentale. Suivant l'admi-
rable distinction de Fichte, il faut dire de la justice
qu'elle est, non 1' « ordre ordonné », ordo ordinatus,
mais r « ordre qui ordonne », ordo ordinans. La foi
en l'avènement de la justice ne saurait consister dans
l'adhésion à un mythe ou à un symbole, ni dans l'at-
tente d'une intervention surnaturelle, provoquée par
des prières ou des sacrifices; elle est la croyance en
l'efficacité de l'action que dirige une volonté sage et
droite.
DemeuroBS donc sur le terrain où les exigences de
la vie quotidienne nous invitent à nous placer; réflé-
chissons sur les rapports de justice qui s'établissent
entre les hommes. Ces rapports, au premier abord,
vont nous paraître bien superficiels, bien extérieurs ;
il semble qu'ils naissent d'un compromis pratique
entre les intérêts, et qu'ils n'aient d'autres résultats
que de maintenir entre les individus les distances
nécessaires pour qu'ils ne se gênent pas les uns les
autres, pour que la circulation soit assurée au moins
de heurts possibles. Mais ce qui se passe dans l'ordre
de la vérité scientifique se passe aussi dans l'ordre de
la justice sociale. 11 est impossible de comprendre les
calculs élémentaires auxquels se livrent sur. un marché
154 NATURE ET LIBERTÉ
acheteurs et vendeurs, sans parvenir à concevoir des
règles de vérité qui sont indépendantes de telle ou
telle pratique d'échange, qui s'imposent aux hommes
comme les lois communes de leur activité. De même,
il est impossible d'établir le rapport le plus simple
de justice, celui qui concerne, par exemple, l'obser-
vation des contrats commerciaux, sans être amené à
en dégager la forme d'universalité, de réciprocité,
qui imprime à un Code la marque de la raison. Mais
il devient alors inévitable que le progrès de la réflexion
fasse rentrer dans cette forme de la justice les aspects
divers de la vie économique et de la vie morale. Met-
tant sans cesse à nu de nouvelles injustices, nous y
trouverons sans cesse la racine de nouveaux devoirs,
nous constituerons la volonté d'une justice qui sera
la justice tout entière, appliquée à tous les êtres
humains.
L'avènement d'une telle volonté signifie la présence
en chacun de nous du principe qui fait l'unité de
toutes les âmes, qui est la raison de l'amour. La réa-
lité de ce principe se reconnaît, comme la réa-
lité même de la vérité, à ce que la nécessité et la
liberté s'y réunissent et s'y confondent : « Celui qui
aime véritablement, disait Lagneau, ne se demande
pas s'il aime fatalement ou librement, mais son
amour, à ses yeux, implique les deux choses; cet
amour, il pense qu'il en a le mérite quoiqu'il ne puisse
y résister ».
Ce qui prouve que le principe de l'amour existe au
même titre que le principe de la raison, dont il est
en quelque sorte l'aspect pratique, ce n'est pas,
encore une fois, qu'il puisse s'incarner dans un être
qui serait posé à part de la réalité donnée, c'est que
sans lui « rien ne s'expliquerait » de ce qui fait le
cours quotidien des choses, ni la fidélité à la parole
NATURE ET LIBERTÉ 155
engagée, ni l'aide spontanée et constante que les
hommes se donnent les uns aux autres, ni le dévoue-
ment qui est nécessaire à toute heure pour maintenir
en équilibre la maison, la cité, l'Etat. De la simple
réflexion sur les conditions les plus manifestes de
notre vie sociale, surgira cette dialectique dont Platon
a jadis suivi les degrés à travers la beauté des corps,
à travers la beauté des âmes, jusqu'à ce qu'au som-
met se découvre le foyer dont les contingences de
l'existence individuelle, humiliations, ingratitudes,
séparations, dont le bonheur même ne pourra jamais
altérer la pureté ou affaiblir le rayonnement. Si nous
acquérons cette assurance que nous devenons, au
plus haut de nous-même, incapable de nous aban-
donner au découragement moral, décéder à un mou
vement de haine, de prendre en défiance la raison et
l'humanité, alors nous vivons la véritable vie reli-
gieuse.
La philosophie de l'esprit trouve ainsi son exacte
expression dans la définition de l'amour, que Pascal
a donnée : « Gomme nous ne pouvons aimer ce qui
est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en
nous, et qui ne soit pas nous, et cela est vrai d'un
chacun de tous les hommes. Or, il n'y a que l'Etre
universel qui soit tel. Le royaume de Dieu est en
nous : le bien universel est en nous, est nous-même,
et n'est pas nous ». Ce texte de Pascal, la philosophie
se l'approprie, comme elle s'est approprié la réflexion
sur la dignité de la pensée, sans en rien retrancher,
mais aussi sans y rien ajouter. Elle considère l'inté-
riorité du royaume divin comme se suffisant à elle-
même, dans son intégrité et dans sa pureté; elle
répugne à revêtir l'être universel d'une forme de per-
sonnalité qui le particulariserait et le matérialiserait
en le rendant tributaire de l'espace et du temps.
156 NSATOHE ET LIBERTÉ
Par là, sans doute, il est facile de comprendre
quels obstacles dressent devant le sentiment religieux
les formes traditionnelles de la foi. Ce n'est plus seu-
lement la faiblesse de l'imagination qui rêve d'un
Dieu existant « en chair et en os ». C'est le désir qui
exige un commerce réciproque où, en échange des
hommages et des flatteries, il serait comblé de mi-
racles et défaveurs. Les mystiques qui ont prèelié Iô
sacrifice de l'égoïsme humain, les philosophes qui,
de Socrateà Fichte, ont fondé la vie religieuse sur le
désintéressement absolu, ont été accusés d'athéisnofce
par les représentants des cultes populaires.
Ce que vaut une telle accusation, Fichte lui-même
l'a dit avec une grande vigueur : « Un Dieu qui doit
être le serviteur des désirs est un être méprisable;
il remplit une fonction qui répugnerait à tout hon-
nête homme. Un pareil Dieu est un méchant être;
il entretient et éternise la perdition des hommes
et la dégradation de la Ptaison; un pareil Dieu, c'est
à proprement parler et tout justement ce Prmte
de la terre, jugé et condamné depuis longtemps
par la bouche du Verbe dont il fausse les paroles-.
Son office est l'office de ce Prince ; sa fonction, de
subvenir aux besoins de la police. Ce sont eux les
véritables athées, ils n'ont absolument pas de Dieu;
ils se sont forgé une idole impie... Accomplir cer--
taines cérémonies, réciter certaines formules, croire
des propositions incompréhensibles, ce sont tous
leurs moyens de se mettre bien en cour avec lui et
de recevoir ses bénédictions. Ils adressent à Dieu des
louanges, ils lui font une gloire, dont un homme me
voudrait pas; et, ce qu'il y a de plus impie, ils ne
croient même pas aux paroles qu'ils prononcent, ils
s'imaginent seulement que Dieu aime à les entendre,
et pour avoir ses faveurs, ils abondent en. ce sens ».
NATURE ET LIBERTÉ 157
Les idolâtres n'ont pas l'intelligence de la vie reli-
gieuse parce qu'ils n'ont pas compris la nature de
l'amour. L'amour est unit^. Commo le disait encore
Lagneau, il « ne peut que revenir à sa source ; aim-er
c'est en définitive s'aimer, si c'est aimer en pleine
justitication ». Mais nous ne serons dignes de notre
propre amour que si, par delà notre individualité,
dans notre âme et dans le cœur de notre âme, nous
avons donné asile à l'universalité des êtres^ à la com-
munauté des êtres raisonnables. Et alors, comment
accepterions-nous de déchoir jusqu'au souci de notre
intérêt personnel? Gomment accppterions-nous de
faire déchoir Dieu jusqu'à ce qu'il oublie sa divinité
pour prendre part à l'intérêt d'un individu? « Il est
impossible, disait Spinoza, que celui qui aime Dieu
demande que Dieu l'aime à son tour ».
Nous venons de suivre la double exigence de la
spiritualité dans l'ordre de la critique rationnelle
et dans l'ordre de la pureté morale. Mais, en faisant
ainsi, est-ce que nous n'élevons pas la vie religieuse
à une telle ha^uteur qu'elle en devient inaccessible?
Est-ce que nous ne fermons pas les yeux à la fai-
blesse de l'homme, sur laquelle les philosophes
dont nous avons nous-mêmes invoqué l'autorité,
les Malebranche et les Pascal, ont si souvent in-
sisté, et qui leur avait montré la nécessité de faire
une place aux exigences du corps et de l'imagina-
tion? « La religion de l'esprit? oui, sans doute, nous
répondra M. Edouard Le Roy; mais, si l'on ne veut
pas se contenter de mots et de rêves, elle n'existe
que par l'insertion dans une société effective et dans
une tradition durable ». Nous ne méconnaissons pas,
158 NATURE ET LIBERTÉ
certes, la grande force de l'objection; si nous en
sommes peu touchés pourtant, c'est sans doute que
cette force est purement matérielle. Faire appel aux
sentiments commuas de l'humanité, à l'expérience
de ses misères, au besoin de consolation et d'appui
surnaturel que provoquent l'abattement physique et
le désespoir moral, c'est assurer le succès d'une apo-
logétique; nous le savons, et nous le contesterons
d'autant moins que les sentiments auxquels telle ou
telle forme religieuse se flatte de satisfaire si com-
plètement, nous apparaissent comme produits en
partie par l'évolution que cette forme religieuse a
commantlée. L'histoire et la sociologie font com-
prendre l'état de civilisation, parfois elles donnent
la date même, où se sont manifestés ces systèmes de
représentations et d'institutions ; elles disent quelles
circonstances en ont suscité ou favorisé le dévelop-
pement. Dès lors, plus le pragmatisme insistera sur
la subjectivité radicale des croyances religieuses, sur
leur adaptation aux conditions sociales dans les-
quelles les hommes ont dû vivre, mieux le terrain
sera préparé à la critique d'ordre psychologique et
d'ordre historique qui nous libérera des habitudes
lointaines transformées en sentiments inconscients
et en intuitions, plus sera mise en lumière la valeur
de la sincérité absolue qui, par delà cette bonne foi
vulgaire avec laquelle nous nous affirmons naïve-
ment dans ce que nous sommes, travaille à effacer
la trace de l'extérieur, du passé, de la matérialité,
pour ne retenir que le seul consentement de l'esprit
à l'esprit.
Il faut choisir d'être homme ou d'être plante, disait
jadis Aristote à ceux qui, manquant de courage ou
de sérieux, ne savaient pas affronter les nécessités
du combat pour lintelligence. Il faut se roidir contre
NATURE ET LIBERTÉ 159
répète Pascal à ceux qui se réfugient derrière la tra-
dition ou la coutume pour s'enraciner dans !e respect
verbal d'un ordre aboli. En reprenant ce mot et cette
attitude, la religion de l'esprit ne contredira pas à ce
qui est essentiel dans les religions positives ; elle
prolonge, elle achève, le mouvement de leur vie pro-
fonde. Par la vertu du germe originel qui était dé-
posé dans la pensée de Jésus, ou par la vertu propre
des races dont le développement spirituel s'est accom-
pli à l'intérieur du christianisme, le progrès de la
conscience religieuse s'est manifesté, dans notre
monde occidental, comme l'inquiétude perpétuelle
d'une foi qui se replie sur soi pour se scruter, se pré-
ciser, se re>-iser sans fin ; il a mis hors de pair,
comme étant la base de l'autonomie, comme faisant
le prix de la personne morale, la volonté de ne ja-
mais se mentir à soi-même, à rencontre et au mé-
pris du désir individuel ou de la pression sociale.
Et si l'on fait de la notion du sacré, avec le plus auto-
risé des sociologues contemporains, le caractère
constitutif de la réalité religieuse, on constate que
l'évolution du sacré s'est faite, suivant la formule
mystique, ab exterioribus ad interiora. « Il y a, tout
au moins, un principe, écrit M. Durkheim, que les
peuples les plus épris de libre examen tendent à
mettre au-dessus de la discussion, et à regarder
comme intangible, c'est-à-dire comme sacré : c'est le
principe même du libre examen ».
Nous pouvons donc être convaincus que nous ré-
pondons à l'aspiration, à l'exigence même de la
conscience humaine lorsque nous proclamons la
valeur religieuse de l'effort par lequel l'homme, fai-
sant abstraction de ce qui en lui n'est pas intelli-
gence, se tourne vers la vérité avec son âme tout
entière, selon l'admirable parole de Platon (dont la
160 NATURE ET LIBERTÉ
psychologie des facultés, entre les mains des éclec-
tiques et des pragmatistes, a dénaturé le sens). Tenir
pour un mot ou pour un rêve l'idée qui est pure, et
qui doit être pure pour avoir quelque chance d'être
vraie, douter qu'elle puisse être la source dt*s senti-
ments nobles et des volontés généreuses, c'est com-
mettre le péché contre l'esprit. Nous ne dirons pas
qu'il est irrémissible; nous connaissons assez la
nature des hommes pour couvrir de notre indul-
gence ce qui n'est que trop humain. Mais du moins,
si quelques philosophes se sont refusés à commettre
ce péché, l'humanité a le devoir de les regarder
comme les plus hauts, comme les meilleurs de ses
représentants ; et c'est pourquoi il convient de re-
cueillir avec fidélité, avec virilité, l'écho de leur
enseignement et de leur pensée.
TABLE DES MATIERES
InTRODI'CTIOX V
PREMIÈRE PARTIE
Les Directions initiales de la Pensée moderne.
Descartes et Pascal 13
DEUXIÈME PARTIE
Philosophie de la Nature.
L'OEuvre philosophique d'Henri Poincaré 37
L'Arithmétique et la Théorie de la connaissance .... 78
Sur les Rapports de la Conscience intellectuelle et de la
Conscience morale 95
TROISIÈME PARTIE
Philosophie de la Liberté.
L'Education de la Liberté 115
La Culture allemande et la Guerre de 1914 126
La Religion el la Philosophie de l'esprit 144
E GREVm — IMPRIMERIE DE LAGNY
CE B 2430
.B77N3 1S21
COO BRUNSCHVICG,
ACCM 1Q1A320
MATURE ET LI
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