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Full text of "Nature et liberté"

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University  of  Ottawa 


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Nature  et  Liberté 


B.    «REVIS    —    IMPRIMERIE    DE    I^GÎIT 


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Bibliothèque  de  Culture  générale. 
LÉON    BRUNSCHVICG 

MEMBRE     DE     L'INSTITUT 


Nature  et  Liberté 


PARIS 
ERNEST   FLAMMARION,   ÉDITEUR 

26,     RUE      RACINE,     26 


Tous  droits  de  traductioa,  d'adaptation  et  de  reproduction  réserviSs 
pour  tous  les  pays. 


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Droits  de  traduction  et  de  reproduction  réservés 
pour  tous  les  pays. 
Copyright  1921, 
*  by  Ernest  Flamaiarion. 


INTRODUCTION 


Les  études  qui  composent  le  présent  ouvrage,  ne 
constituent  pas  un  exposé  d'allure  abstraite  et  doc- 
trinale. Elles  sont  reliées  les  unes  aux  autres  par  la 
seule  unité  de  l'inspiration,  conformément,  dirions- 
nous,  à  cet  ordre  dont  Pascal  écrivait  qu'il  consiste 
principalement  à  la  digression  sur  chaque  point 
qu'on  rapporte  à   la  fin,  pour    la  montrer  toujours. 

Notre  but  est  d'illustrer  une  certaine  conception  de 
la  philosophie,  dont  ces  pages  préliminaires  essaient 
d'esquisser'le  schème. 

Toute  recherche  poursuivie  sur  le  terrain  scienti- 
fique ou  dans  le  domaine  pratique,  toute  technique 
individuelle  ou  collective,  suppose  une  acceptation, 
tacite  ou  explicite,  de  bases  sur  lesquelles  l'effort  de 
la  pensée  s'appuie,  de  procédés  qui  servent  à  la 
guider. 

Si  l'on  se  demande  ce  que   valent  bases  et  pro-  ' 
cédés,  on  est  conduit  à  une  série  de  problèmes  nou- 


VI  INTnODUCïION 

veaux.  Au  lieu  de  dérouler  la  chaîne  des  consé- 
quences suivant  des  règles  uniformes  de  raisonnement 
ou  d'action,  l'esprit  remonte  de  condition  en  condition, 
j)ar  le  progrès  d'une  réflexion  qui  aspire  à  posséder, 
qui  conçoit  tout  au  moins,  ce  qu'elle  appelle  Vincon- 
diiionnel. 

Une  discipline  se  présente  alors,  qui  a  pour  objet  les 
principes,  et  qui  est  la  philosophie.  Connaître  l'univers, 
c'est  être  savant;  agir  à  propos,  c'est  être  habile  ;  être 
philosophe,  c'est  avoir  la  conscience,  et  c'est  donner 
l'impression,  d'introduire  dans  chacune  de  ses  affir- 
mations ou  de  ses  décisions  les  principes  dont  relève 
la  pensée  ou  la  conduite.  Chez  le  philosophe,  en 
d'autres  termes,  le  savoir  spéculatif,  scientia,  l'habi- 
leté pratique,  prudentia,  seront  fondés  sur  la  sa- 
gesse :  sapientia,  docpia. 

Voilà  l'idée  traditionnelle  de  la  philosophie.  A  la 
lumière  de  celte  idée,  s'éclaire  la  difficulté  essentielle 
à  laquelle  s'est  heurtée  l'ambition  des  philosophes, 
et  qui  a  été,  dans  l'histoire,  le  ressort  perpétuel- 
lement en  acte  du  mouvement  philosophique. 

Une  discipline  qui  porte  sur  les  principes  de  la 
connaissance  et  de  l'action,  requiert,  pour  se  cons- 
tituer, qu'elle  réussisse  à  établir,  comme  source  de 
toutes  les  sciences  théoriques  et  de  toutes  les  lois 
pratiques,  un  certain  nombre  d'affirmations  liées 
entre  elles,  un  système.  La  philosophie  par  essence, 
et  non  par  accident,  d'Aristote  à  Herbert  Spencer,  est 
<(  Discours  préliminaire  »  à  une  «  Encyclopédie  ». 

Or  ces  affirmations,  pour  être  posées  à  titre  de  prin- 
cipes, doivent  être  des  vérités  premières^  c'est-à-dire 
qu'elles  ne  sauraient  se  rattacher  à  rien  d'antérieur 


INTRODUCTION  VII 

par  quoi  elles  seraient  susceptibles  d'être  démontrées 
ou  justifiées.  Le  philosophe  sera  donc  celui  qui  fait 
table  rase  de  toute  idée  préconçue,  de  tout  préjugé, 
celui  qui  prend  l'attitude  du  doute.  Ainsi,  de  la  con- 
ception même  qui  le  voulait  systématique,  déroule 
cette  autre  conséquence  qu'il  sera  un  sceptique. 

Esprit  de  système  et  esprit  de  doute,  dogmatisme 
et  scepticisme,  sont  inséparables,  et  sont  pourtant 
incompatibles.  Par  là  s'expliquerait  assez  bien  sans 
doute  le  rythme  ondulatoire  suivant  lequel  semble 
s'être  poursuivi  le  cours  de  la  philosophie,  la  succes- 
sion entre  les  «  ventres  »  et  les  «  nœuds  »,  périodes 
d'épanouissement  dogmatique  et  périodes  de  resser- 
rement sceptique. 

De  pareilles  alternatives  sont-elles  destinées  à  se 
reproduire  sans  fin?  Après  la  crise  du  xviii'  siècle, 
Auguste  Comte  a  cru  que  l'on  mettrait  un  terme  aussi 
bien  à  l'incertitude  dissolvante  du  scepticisme  qu'à 
la  diversité  ruineuse  des  dogmatismes,  si  l'on  renon- 
çait à  poser  pour  elle-même  la  question  des  prin- 
cipes, si  on  les  laissait  se  déposer  en  quelque  sorte  et 
s'inscrire  dans  l'organisation  encyclopédique  des 
sciences  et  dans  la  structure  biologique  de  la  société. 
Le  philosophe,  spécialisé  dans  l'étude  des  généralités, 
se  bornerait  à  recueillir  les  résultats  du  savoir  po- 
sitif, sous  la  forme  défaits  généraux,  grâce  à  laquelle 
les  principes  deviendraient  homogènes  à  ce  savoir 
lui-même. 

Or,  les  prophéties  du  positivisme  se  trouvent,  après 
un  siècle  écoulé,  démenties  de  façon  éclatante  et  dé- 
cisive par  l'évolution  de  la  science  positive.  Sans 
entrer  dans  le  domaine  politique,  moral  ou  religieux, 


VIII  INTRODUCTION 

en  se  bornant  aux  disciplines  présumées  simples 
comme  la  géométrie  ou  la  mécanique,  les  progrès  du 
savoir  et  de  la  réflexion  ont  conduit  les  penseurs  les 
mieux  informés  de  la  réalité  scientllique,  un  Henri 
Poincaré  par  exemple  (et  l'on  aura  l'occasion  d'in- 
sister sur  ce  point  dans  les  pages  qui  suivent)  à  re- 
prendre vis-à-vis  de  systèmes  classiques,  tels  que 
celui  d'Eiiclide  ou  de  Newton,  l'attitude  du  doute 
méthodique,  à  remettre  en  question  les  principes. 

Après  l'échec  de  l'espérance  positiviste,  comment 
apparaîtront  donc  les  principes  qui  sont  l'objet  de  la 
philosophie?  Désespérant  d'en  justilier  rationnelle- 
ment lavaleur,  on  se  contentera  de  dir€,soit  qu'ils  sont 
acceptés  du  dehors  par  une  convention  d'origine  so- 
ciale, soit  qu'ils  sont  projetés  du  dedans  comme  l'ex- 
pression d'un  tempérament  individuel.  Le  philosophe 
aura  le  choix  d'être  un  avocat  ou  un  artiste.  Il  est  un 
avocat  quand  il  argum<nite  en  faveur  de  telle  ou  telle 
doctrine,  observant  dans  une  École  l'attitude  qu'ont, 
dans  les  partis  et  dans  les  Églises,  les  hommes  poli- 
tiques ou  les  théologiens.  Il  sera  un  artiste  s'il  de- 
mande à  la  coordination  de  thèmes  abstraits  cette 
traduction  du  rêve  intérieur  que  le  poète  et  le  musi- 
cien tentent  à  l'aide  d'instruments  différents.  Concep- 
tions antagonistes,  également  irréfutables  d'ailleurs 
puisqu'elles  ne  prétendent  pas  à  l'établissement  d'une 
vérité  quelconque,  puisqu'elles  réduisent  la  philo- 
sophie à  la  superlicialité  d'une  synthèse  subjective  et 
arbitraire,  mais  conceptions  également  insuffisantes, 
en  ce  sens  qu'elles  sont,  à  cause  de  leur  superlicialité 
même,  impuissantes  à  rendre  compte  de  soi.  Ni  le 
dogme  de  l'École  ni  l'œuvre  d'art  ne  naissent  par  gêné- 


INTRODUCTION  IX 

ration  spontanée;  ce  sont  des  produits  de  l'histoire. 
Et,  d'autant  qu'ils  renoncent  à  tronver  dans  la  régu- 
larité (l'une  méthode  rationnelle  la  légitimation  de 
leur  contenu  intrinsèque,  d'autant  plus  clairement 
se  manifeste  à  l'observateur  leur  dépendance  incons- 
ciente par  rapport  aux  circonstances  externes  qui  en 
sont  les  conditions  :  préoccupations  et  intérêts 
d'ordre  social  ou  religieux,  singularités  physiolo- 
giques ou  pathologiques,  combinaisons  d'influences 
et  de  suggestions. 

C'est  dans  l'histoire  que  Tiendra  donc  se  résoudre 
l'ensemble  des  systèmes,  envisagés  comme  choses  de 
tradition  ou  de  beauté.  Et,  à  ce  moment,  l'événement 
se  produira,  qui  nous  paraît  décisif  pour  l'intelli- 
gence de  la  philosophie.  Au  premier  abord,  du  point 
de  vue  de  l'histoire,  tous  les  systèmes  devraient  être 
mis  sur  le  même  plan,  comme  si,  du  fait  seul  de  leur 
apparition,  ils  avaient  un  droit  égal  à  naître  et  à 
vivre.  En  réalité,  quand  la  recherche  historique  est 
poussée  suffisamment  loin,  elle  est  capable  de  fournir 
une  base  pour  le  discernement  des  systèmes. 

A  cet  égard  nous  demandons  qu'on  nous  accorde 
la  supposition  d'une  histoire  qui  réussirait  à  être 
doublement  intégrale,  c'est-à-dire  qui  s'étendrait  à 
toutes  les  doctrines  qui  ont  eu  quelque  influence 
elTective,  et  qui  d'autre  part  saisirait  la  connexion 
de  la  réflexion  proprement  philosophique  avec  l'état 
des  sciences  et  des  techniques,  avec  les  vicissitudes 
des  sociétés  politiques  ou  religieuses.  Alors  les  sys- 
tèmes cesseront  d'être  détachés  les  uns  des  autres  ; 
les  principes  cesseront  d'être  isolés  dans  les  systèmes. 
La    succession    des    théories    philosophiques     qui 


X  INTRODUCTION 

semblait  tenir  en  échec  l'aspiration  au  dogmatisme 
et  tourner  à  la  gloire  du  seul  scepticisme,  revêtira  la 
continuité  d'une  courbe,  qui  aurait  sans  doute  une 
allure  extrêmement  irrégulière  et  compliquée,  mais 
dont  il  n'est  plus  interdit  de  tenter  l'analyse.  Décrire 
avec  exactitude  le  jeu  d'actions  et  réactions  entre 
les  faits  et  les  raisons,  qui  de  la  science  et  de  l'action 
fait  surgir  les  principes  sur  quoi  elles  vont  s'appuyer, 
c'est  se  donner  l'occasion,  et  la  base,  d'un  jugement. 
La  philosophie  saura  ce  que  les  hommes  ont  cru, 
pourquoi  ils  y  ont  cru;  mais  du  même  coup  elle  dira 
pourquoi  il  y  a  certaines  propositions  qu'il  est 
absurde  d'affirmer  encore,  d'autres  qu'il  ne  serait 
pas  moins  absurde  de  ne  pas  affirmer.  Parce  que, 
sont  bien  fondées  l'astronomie  de  Copernic  et  la  chimie 
de  Lavoisier,  apparaissent  illusoires  l'astronomie  de 
Ptolémée  et  la  chimie  de  Stahl;  de  même,  parce  que 
s'appliquent  aux  conditions  effectives  de  la  connais- 
sance humaine  l'intellectualisme  mathématique  de 
Descartes  et  l'idéalisme  critique  de  Kant,  l'empirisme 
qualitatif  de  Bacon  est  stérile,  chimérique  la  Théodicée 
de  Leibniz.  La  philosophie,  dans  l'hypothèse  où 
nous  nous  plaçons  ici,  résumera  l'expérience  de  l'hu- 
manité pensante  :  cette  expérience,  après  avoir  par 
ses  étonnantes  variétés  instruit  le  clinicien  et  diverti 
le  dilettante,  devra  s'achever, en  épreuve  de  vérité  qui 
opérera  le  discernement  des  valeurs,  qui  éliminera 
la  diversité  et  les  contradictions,  pour  ne  plus  laisseri 
subsister  que  la  seule  unité.  i 

Telle  est,  dans  son  contour  abstrait,  l'idée  de  la- 
philosophie  vers  laquelle  sont  orientées  les  études 
qui  suivent.  La  première  est  destinée  à  montrer  com- 


INTRODUCTION  XI 

ment,  dès  l'aurore  de  la  civilisatioo  moderne,  Ja 
souveraine  maîtrise  du  génie  français  a  dessiné,  avec 
Descaries  et  Pascal,  les  deux  courants  antagonisfees, 
de  rationalité  et  d'irrationalité,  qui  devaient  se  par- 
tager l'empire  des  esprits. 

Cette  première  étude  fournira  donc  un  point  de 
repère  pour  préciser  les  solutions  données  actuelle^ 
ment  aux  problèmes  qui  se  posent  dans  le  domaine 
spéculatif  et  dans  le  domaine  pratique,  de  façon  à 
faire  apparaître,  connexes  l'une  de  Tautrf,  une  phi- 
losophie de  la  nature  et  une  philosophie  de  la  liberté. 

Ainsi,  en  suivant  Henri  Poincaré  dans  sa  carrière 
de  penseur,  en  exposant  les  résultats  qui  se  dégagent 
de  V arithmétique  pour  la  théorie  de  la  connaissance, 
en  déterminant,  à  la  lumière  de  l'évolution  des 
sciences  physiques  au  xix'  siècle,  les  rapports  de 
la  conscience  intellectuelle  et  de  la  conscience  morale, 
nous  essayons  de  faire  toucher  du  doigt  cette  colla- 
boration entre  l'activité  spontanée  de  l'esprit  et  les 
réactions  imprévisibles  de  l'univers,  qui  délinit  pour 
l'homme  la  notion  de  vérité  rationnelle. 

Dans  le  domaine  de  la  vie  morale,  deux  études  de 
circonstance  (l'une  remonte  à  juillet  1902,  l'autre 
date  de  décembre  1914),  mais  qui,  sauf  illusion  de 
notre  part,  conservent  leur  caractère  d'actualité, . 
mettent  en  regard  Vidée  de  liberté  dans  Véducation 
française  et  le  concept  de  la  culture  allemande. 

La  conclusion,  consacrée  aux  rapports  entre  la  reli- 
gion et  la  philosophie  de  l'esprit,  aurait  pour  ambition 
de  montrer  comment  se  résout  le  problème  suprême 
de  la  philosophie  pour  qui  est  attentif  à  ne  rien  laisser 
perdre  du  long  travail  par  lequel  l'humanité,  scru- 


XII  INTRODUCTION 

tant  sans  trêve,  avec  un  scrupule  croissant,  ses 
motifs  d'affirmer  et  ses  raisons  d'aimer,  a  renversé 
les  idoles  de  l'imagination  et  les  rites  de  la  tradition 
afin  d'assurer  la  richesse  et  la  pureté  de  la  vie  inté- 
rieure. 


Nature  et  Liberté 


PREMIERE  PARTIE 

LES  DIRECTIONS   INITIALES 
DE  LA  PENSÉE  MODERNE 


Descartes  et  Pascal. 


Entre  Descartes  et  Pascal,  il  ne  s'agit  pas  d'établir 
un  parallèle  dans  l'abstrait.  Nous  sommes  en  pré- 
sence de  deux  personnalités  qui  se  sont  rencontrées 
réellement,  et  heurtées. 

Descartes  est  né  en  1596,  Pascal  en  1623;  l'intcr- 
valle  d'une  génération  les  sépare,  mais  la  prodigieuse 
précocité  de  Biaise  Pascal  a  rapproché  les  distances. 
Lorsque  les  premières  œuvres  de  Descartes,  les  Essais, 
qui  comprenaient  le  Discours  de  la  méthode  et  la  Géo- 
métrie, parvinrent  à  Paris,  vers  la  fin  de  1637,  déjà 
le  jeune  Pascal  «  se  trouvait  régulièrement  aux  con- 
férences qui  se  faisaient  toutes  les  semaines,  où  tous 
les  habiles  gens  de  Paris  s'assemblaient  pour  porter 
leurs  ouvrages  ».  Et  comme  le  dit  Mme  Perler,  «  il  y 


14  NATURE   ET   LIBERTÉ 

tenait  fort  bien  son  rang,  tant  pour  l'examen  que 
pour  la  production  ».  Il  fut  un  témoin  actif  des  polé- 
miques acariâtres  où  Roberval  et  Etienne  Pascal,  où 
Fermât  se  mesurèrent  avec  Descartes. 

En  septembre  1G47,  Descaries,  de  séjour  à  Paris, 
alla  rendre  visite  à  Pascal  ;  il  le  trouva  occupé  des 
recherches  physiques  auxquelles  l'expérience  de  Tor- 
ricelli  avait  servi  de  base.  On  y  parla,  peut-être  sur 
l'initiative  de  Descaries,  d'une  expérience  à  faire  au 
sommet  d'une  haute  montagne  pour  mettre  en  évi- 
dence les  eiîets  de  la  pesanteur  <le  l'air;  d'autre  part, 
on  y  reprit  la  querelle  métaphysique  du  plein  et  du 
vide,  qu'avait  ravivée  l'observation  de  la  chambre 
barométrique  d'où  l'air  est  exclu,  querelle  qui  im- 
pliquait la  recherche  de  la  méthode  convenable  à 
l'élude  de  la  nature. 

En  16.^0,  Descartes  meurt.  Dans  l'hiver  de  1654 
Pascal  prononce  [os  paroles  de  «  renonciation  totale 
et  douce  ».  Nous  savons,  par  sa  sœur  Jacqueline, 
qu'il  partit  «  le  lendemain  de  la  fête  des  Rois  avec 
M.  de  Luynes  pour  aller  en  Tune  de  ses  maisons  où 
il  a  été  quelque  temps  ».  Cette  maison,  le  château  de 
Vaumurier  près  de  Port-Royal  des  Champs,  était  de- 
venue un  foyer  de  cartésianisme.  Non  seulement  'le 
duc  de  Luynes  avait,  pour  son  usage  personnel,  fait 
une  traduction  française  des  Méditations  mélaphy- 
siqnes,  qui  fut  communiquée  à  Descartes  et  que  Des- 
cartes compléta  el  lit  publier.  Mais  encore  Arnauld 
voyait  comme  un  décret  providentiel  dans  le  succès 
d'une  philosophie  qui,  acceptant  la  bataille  sur  le 
terrain  du  doute  sceptique,  de  la  démonstration  ra- 
tionnelle, où  les  libertins  prétendaient  la  livrer, 
aboutissait  à  l'existence  de  Dieu  et  à  la  conception 
théologique  de  l'Univers. 

«  Combien,  écrit  Fontaine  dans  ses  Mémoires  pour 


NATURE   ET   LIBERTÉ  15 

servir  à  l'histoire  de  Port-Royal,  s'éleva-t-il  de  petites 
agitations  dans  ce  désert,  touchant  les  sciences 
humaines  de  la  philosophie  et  les  nouvelles  opinions 
de  M.  Descartes  !  Comme  M.  Arnauld,  dans  ses  heures 
de  relâche,  s'en  entretenait  avec  ses  amis  plus  parti- 
culiers, insensiblement  cela  se  répandit  partout;  et 
cette  solitude,  dans  les  heures  d'entretien,  ne  reten- 
tissait plus  que  de  ces  discours.  Il  n'y  avait  guère  de 
solitaire  qui  ne  parlât  d'automate.  On  ne  se  faisait 
plus  une  affaire  de  battre  un  chien.  On  lui  donnait 
fort  indifféremment  des  coups  de  bâton,  et  on  se  mo- 
quait de  ceux  qui  plaignaient  ces  bêtes  comme  si 
elles  eussent  senti  de  la  douleur.  On  disait  que 
c'étaient  des  horloges,  que  ces  cris  qu'elles  faisaient 
quand  on  les  frappait  n'étaient  que  le  bruit  d'un 
petit  ressort  qui  avait  été  remué,  mais  que  tout  cela 
était  sans  sentiment.  On  clouait  de  pauvres  animaux 
sur  des  ais,  par  les  quatre  pattes,  pour  les  ouvrir  tout 
en  vie,  et  voir  la  circulation  du  sang,  qui  était  une 
grande  matière  d'entretien  ». 

Ainsi,  ce  n'est  pas  uniquement  au  cours  de  sa  car- 
rière scientifique  que  la  considération  de  l'esprit  car- 
tésien s'impose  à  Pascal  ;  c'est  encore  dans  la  der- 
nière période  de  sa  vie,  lorsqu'il  s'est  retiré  dans  le 
cercle  étroit  des  «  vrais  disciples  ï  de  Jésus-Christ. 
Les  notes  manuscrites  qui  nous  ont  été  conservées, 
portent  la  marque  de  ses  réflexions  sur  la  circulation 
du  sang  comme  sur  l'automate.  La  seconde  thèse 
surtout  est  importante  pour  la  théologie  :  en  rame- 
nant toutes  les  manifestations  de  l'activité  chez  les 
«  bêtes  »  à  de  simples  fonctions  de  la  matière.  Des- 
cartes dissipe  l'analogie  apparente  de  la  vie  animale 
et  de  la  vie  humaine  ;  par  là,  il  écarte  les  difficultés 
que  l'on  opposait  au  dogme  de  l'immortalité  de 
l'âme.  La  portée  de  la  théorie  est  accentuée  par  l'exal- 


i6  -WATURE   ET   LUERTÉ 

talion  de  la  pensée,  qui  est  à  la  base  du  système 
cartésien.  Et,  sans  doute,  n'y  a-t-il  pas  une  façon 
plus  sensible  et  plus  éclatante  de  célébrer  Descartes 
que  de  le  mettre  en  cette  occasion  au-dessus  de  saint 
Augustin  lui-même.  A  propos  du  rapprochement 
qu'Arnauld  avait  signalé  entre  le  «  je  pense,  donc  je 
suis  »,  et  un  passage  des  Dialogues  sur  le  Libre-Ar- 
bitre^ Pascal  remarque  :  «  Je  sais  combien  il  y  a  une 
différence  entre  écrire  un  mot  à  l'aventure,  sans  y 
faire  une  réflexion  plus  longue  et  plus  étendue,  et 
apercevoir  dans  ce  mot  une  suite  admirable  de  con- 
séquences, qui  prouA'ent  la  distinction  des  natures 
matérielle  et  spirituelle,  et  en  faire  un  principe  ferme 
et  soutenu  d'une  physique  entière,  comm%  Descartes 
a  prétendu  faire  ».  ' 

Pascal  a  vu  combien  Descartes  était  grand.  Plus 
signiticative  et  plus  profonde  est  la  sentence  de  con- 
damnation qui  est  contenue  dans  les  notes  du  ma- 
nuscrit pascalien  :  «  Ecrire  contre  ceux  qui  appro- 
fondissent trop  les  sciences.  Descartes  ».  L'Apologie 
projetée  devait  renfermer  une  Lettre  de  la  folie  de  la 
science  humaine  et  de  la  philosophie,  et  il  devait  y  être 
traité  de  l'incertitude  et  de  l'inutilité  du  Cartésia- 
nisme. 

Cette  sentence  peut  être  interprétée  de  diverses 
manières  ;  on  y  a  vu  un  retour  de  Pascal  sur  son 
propre  passé,  dont  il  aurait  eu  peine  à  se  déprendre 
complètement,  le  désaveu  des  recherches  profanes 
provoquées  par  cette  fantaisie  de  vouloir  exceller  en 
tout,  par  cette  curiosité  de  savoir,  qui  est  la  forme 
la  plus  séduisante,  la  plus  dangereuse,  de  la  concu- 
piscence. Mais,  si  on  examine  de  plus  près  le  génie 
de  Pascal,  si  on  remarque  combien,  sur  le  terrain 
de  la  mathématique  et  de  la  physique,  où  il  aurait 
pu  se   rencontrer   avec  Descartes,  Pascal  en  réalité 


NATURE    ET   LIBERTÉ  17 

demeure  éloigné  de  lui,  on  arrive  à  une  conclusion 
différente,  et  on  voit  surgir  un  problème  nouveau. 

La  science  de  Descartes  se  prolonge  en  religion, 
comme  la  religion  de  Pascal  a  ses  racines  dans  la 
science.  Si,  au  lendemain  de  la  Renaissance  et  de  la 
Réforme,  l'idée  de  la  science  et  l'idée  de  la  religion 
se  reconstituent  toutes  deux,  la  réorganisation  s« 
fait  dans  une  direction  qui  n'est  pas  la  même  pour 
Descartes  et  pour  Pascal.  Ce  sont  deux  esprits  qui, 
à  travers  la  science  comme  à  travers  la  religion, 
s'affrontent  et  s'opposent. 


La  notion  que  Descartes  avait  de  la  science  appa- 
raît dans  le  titre  auquel  il  avait  d'abord  songé  pour 
l'écrit  qui  est  devenu  le  Discours  de  la  Méthode  : 
«  Projet  d'une  .science  universelle  qui  puisse  élever 
notre  nature  à  son  plus  haut  degré  de  perfection  ». 
L'universalité  de  la  science  repose  sur  l'unité  de  l'in- 
telligence. Avant  que  le  savant  sait  descendu  sur  le 
terrain  de  la  réalité,  il  sait  qu'il  possède  en  soi  la 
source  d'où  dérive  toute  connaissance.  «  Toutes  les 
sciences  réunies  ne  sont  rien  autre  chose  que  l'intel- 
ligence humaine,  qui  reste  toujours  la  même,  si 
variés  que  soient  les  sujets  auxquels  elle  s'applique, 
et  qui  n'en  reçoit  pas  plus  de  changement  que  n'en 
apporte  à  la  lumière  du  soleil  la  variété  des  objets 
qu'elle  éclaire  ». 

La  démarche  essentielle  de  l'intelligence,  c'est  l'in- 
tuition, c'est-à-dire  la  conception  d'un  esprit  sain  et 
attentif,  si  facile  et  si  distincte    qu'aucun  doute  ne 


18  NATURE    ET   LIBERTÉ 

reste  sur  ce  que  nous  comprenons.  A  l'intuition  va  se 
suspendre  une  chaîne  d'idées  qui,  une  fois  mises  en 
ordre,  s'appliquent  à  tout  ce  qui  est  susceptible  de 
mesure. 

Dès  lors,  en  constituant  a  priori  la  science  de  V ordre 
et  de  la  mesure,  l'intelligence  fournit  le  modèle  auquel 
elle  devra  plier  l'univers.  Le  progrès  de  la  méthode 
cartésienne  consiste  dans  une  «  heureuse  assimila- 
tion »  des  choses  à  l'intelligence.  Ainsi  la  géométrie 
des  Anciens  portait  directement  sur  la  ligure  soumise 
à  l'imagination,  tandis  que  la  géométrie  de  Descartes 
transpose  les  relations  proprement  spatiales  en  équa- 
tions, qui  sont  tout  intellectuelles  puisqu'elles  ne 
sont  que  des  combinaisons  de  signes.  La  physique 
d'Aristote  se  contentait  de  la  description  et  de  la 
classiQcation  des  qualités  sensibles;  la  physique  de 
Descartes  ramène  les  manifestations  qualitatives  de 
l'ordre  sensible  à  de  simples  déplacements  dans  l'es- 
pace qui  ressortissent  à  la  géométrie.  Au  début  de  ce 
Traité  de  la  Lumière  qu'il  laissa  inachevé  quand  il 
apprit  la  condamnation  de  Galilée,  Descartes  «  tâche 
d'expliquer  ce  qu  il  remarque  touchant  la  flamme. 
Lorsqu'elle  brûle  du  bois  ou  quelqu'autre  semblable 
matière,  nous  pouvons  voir  à  l'œil  qu'elle  remue  les 
petites  parties  de  ce  bois,  et  les  sépare  l'une  de 
l'autre,  transformant  ainsi  les  plus  subtiles  en  feu, 
en  air,  et  en  fumée  et  laissant  les  plus  grossières 
pour  les  cendres.  Qu'un  autre  donc  imagine,  s'il  veut, 
en  ce  bois,  la  Forme  du  feu,  la  Qualité  de  la  chaleur 
et  l'Action  qui  le  brûle,  comme  des  choses  toutes  di- 
verses ;  pour  moi,  qui  crains  de  me  tromper  si  j'y 
suppose  quelque  chose  de  plus  que  ce  que  je  vois 
nécessairement  y  devoir  être,  je  me  contente  d'y  con- 
cevoir le  mouvement  de  ses  parties  ».  De  même, 
pour  découvrir  la  loi  de  la  transmission  de  la  lu- 


NATURE    ET   LIBERTÉ  19 

mière,  il  convient,  de  ne  retenir  que  la  marche  des 
rayons  lumineux,  en  assimilant  la  nature  de  ces 
rayons,  et  la  transmission  qui  est  supposée  s'en  faire 
instantanément,  au  bâton  de  l'aveugle  par  lequel 
chacun  des  accidents  du  sol  se  traduit  immédiate- 
ment en  sensation. 

Enfin,  pour  saisir  les  secrets  des  réactions  qui  cons- 
tituent la  vie  des  animaux,  et  en  une  grande  partie 
même  la  vie  des  hommes,  il  faut  considérer  les  ma- 
chines importées  d'Italie  et  qui  faisaient  alors  l'admi- 
ration dos  visiteurs  de  Fontainebleau  et  de  Saint- 
Germain-en-Laye.  Les  objets  extérieurs  sont  comme 
des  étrangers  qui,  «  entrant  dans  quelqu'une  des 
grottes  de  ces  fontaines,  causent  eux-mêmes  sans  y 
penser  les  mouvements  qui  s'y  font  en  leur  présence; 
car  ils  n'y  peuvent  entrer  qu'en  marchant  sur  cer- 
tains carreaux  tellement  disposés  que,  par  exemple, 
s'ils  s'approchent  d'une  Diane  qui  se  baigne,  ils  la 
feront  cacher  dans  des  roseaux,  et  s'ils  passent  plus 
outre  pour  la  poursuivre,  ils  feront  venir  vers  eux  un 
Neptune  qui  les  menacera  de  son  trident;  ou,  s'ils 
vont  de  quelque  autre  côté,  ils  en  feront  sortir  un 
monstre  marin  qui  leur  vomira  de  l'eau  contre  la 
face;  ou  choses  semblables,  selon  le  caprice  des  Ingé- 
nieurs qui  les  ont  faites.  Et,  enfin,  quand  l'âme  rai- 
sonnable sera  en  cette  machine,  elle  y  aura  son 
siège  principal  dans  le  cerveau,  et  sera  là  comme  le 
fontainier  qui  doit  être  dans  les  regards  où  vont  se 
rendre  tous  les  tuyaux  de  ces  machines  quand  il  veut 
exciter  ou  empêcher  ou  changer  en  quelque  façon 
leurs  mouvements  ». 

Par  ces  citations,  je  ne  dis  pas  que  l'on  connaisse 
la  science  de  Descartes  ;  du  moins  on  saisit  pourquoi 
Pascal  physicien  s'oppose  à  Descartes  physicien. 

La  physique  de  Descartes  avait  pu  avoir    dans 


20  NATURE    ET   LIBERTÉ 

l'expérience  son  occasion  initiale  et  sa  confirmation; 
elle  n'en  reste  pas  moi-ns  supérieure'  à  Texpérience. 
Si  je  fais,  dit  Descartes,  «  une  brève  description  des 
principaux  phénomènes  dont  je  prétends  rechercher 
les  causes  »,  ce  n'est  pas  «  aiin  d'en  tirer  dos  raisons 
qui  servent  à  prouver  ce  que  j'ai  à  dire  ci-après  ;  car 
j'ai  dessein  d'expliquer  les  effets  par  leurs  causes,  et 
non  les  causes  par  leurs  effets  ».  Or,  de  la  part  d'un 
homme  Uni,  placé  devant  la  double  infinité  de  gran- 
deur et  de  petitesse,  n'est-ce  pas  une  prétention 
exorbitante  de  vouloir  ainsi  prendre  immédiatement 
possession  des  causes?  et  le  titre  de  l'ouvrage  carté- 
sien, les  Principes  de  /a  P/ii7oso/)/iie,  n'est-il  pas  «aussi 
fastueux  en  effet  (quoique  moins  en  apparence)  que 
cet  autre  qui  crève  le-  yeux  De  omni  scibili  »  ?  Pour 
Pascal,  il  y  a  dans  la  méthode  cartésienne  une 
erreur  fondamentale,  car  «  les  expériences...  sont 
les  seuls  principes  de  la  physique  »  ;  et,  dès  lors, 
l'universalité  est  un  préjugé  :  comment  pourrions- 
nous  savoir  à  l'avance  que  les  principes  vont  se  ré- 
duire à  l'unité? 

En  lG::i9,  Descaries  écrivait  :  «  Au  lieu  d'expliquer 
un  phénomène  seulement,  je  me  suis  résolu  d'expli- 
quer tous  les  phénomènes  de  la  nature,  c'est-à-dire 
toute  la  physique  ».  Et,  plus  tard,  quand  il  lut  les 
Dialogues  de  la  Science  nouvelle,  il  fit  grief  à  Galilée 
de  ce  que,  «  sans  avoir  considéré  les  premières 
causes  de  la  nature,  il  a  seulement  cherché  les  rai- 
sons de  quelques  effets  particuliers,  et  ainsi  il  a  bâti 
sans  fondement  ».  Or,  Pascal  appartient  à  l'école 
expérimentale  de  Galilée;  il  demande  de  quel  droit 
on  pose  a  priori  l'homogénéité  des  phénomènes  uni- 
versels afin  de  satisfaire  à  l'unité  de  la  science  phy- 
sique. L'ampleur  de  la  science  cartésienne  a  pour 
rançon  l'incertitude.,  «  Descartes.  Il  faut  dire  en  gros  : 


NATURE   ET   LIBERTÉ  "     21 

cela  se  fait  par  figure  et  mouvement,  car  cela  est  vrai, 
mais  (le  dire  quels,  et  composer  la  machine,  cela  est 
ridicule  ;  car  cela  est  inutile,  et  incertain,  et  pénible  ». 

Parla  généralité  de  la  méthode,  dont  il  était  si 
fier,  Doscartes  devient  aux  yeux  de  Pascal  le  type  du 
métaphysicien  chimérique  et  obstiné.  Écoutez  de 
quel  ton  Jacqueline  raconte  un  des  entretiens  de  sep- 
tembre 1647  :  ((  M.  Descartes,  avec  un  grand  sérieux, 
comme  on  lui  contait  une  expérience  et  qu'on  lui  de- 
mandait ce  qui  fut  entré  dans  la  seringue,  dit  que 
c'était  de  la  matière  subtile,  sur  quoi  mon  frère  lui 
répondit  ce  qu'il  put  ».  Quand  on  vint  à  parler  d'une 
expérience,  analogue  à  celle  que  Perier  devait  réa- 
liser l'année  suivante  au  sommet  du  Puy-de-Dôme, 
Robcrval  affirmant  que  cela  ne  servirait  de  rien,  Des- 
cartes prédit  le  succès;  mais  cette  assurance  même 
devait  mettre  Pascal  en  défiance.  Le  dogmatisme  de 
Descartes  et  le  dogmatisme  de  Roberval  lui  appa- 
raissent également  surannés.  11  a  l'ambition  démettre 
fin  aux  querelles  dogmatiques  auxquelles  s'est  com- 
plue l'ancienne  génération,  et  cela  par  un  recours 
décisif  à  l'expérience. 

Cette  défiance  à  l'égard  de  Descartes  physicien, 
Pascal  l'éprouve  également  à  l'égard  de  Descartes 
mathématicien.  Là  encore.  Descartes  enferme  a  priori 
la  science  dans  les  limites  de  sa  méthode.  Par 
exemple,  il  dit  de  Desargues,  le  maître  de  Pascal  : 
«  Je  ne  saurais  guère  m  imaginer  ce  qu'il  peut  avoir 
écrit  touchant  les  Coniques,  car,  bien  qu'il  soit  aisé 
de  les  expliquer  plus  clairement  qu'Apollonius,  ni 
aucun  autre,  il  est  toutefois,  ce  me  semble,  fort  dif- 
ficile d'en  rien  dire  sans  f  algèbre,  qui  ne  se  puisse 
rendre  beaucoup  plus  aisé  par  l'algèbre  ».  Or,  juste- 
ment les  procédés  de  Desargues  échappent  à  la  com- 
pétence de  l'algèbre  cartésienne  ;  car  ils  dépassent 


22  NATURE   ET   LIBERTÉ 

les  bornes  de  l'intuition  géométrique,  en  considérant 
dos  droites  parallèles  comme  un  faisceau  de  lignes 
dont  le  point  de  concours  serait  reculé  à  Tinfini.  De 
même,  les  procédés  de  la  géométrie  des  indivisibles, 
familiers  à  Pascal,  comme  ils  l'étaient  à  Torricelli  ou 
à  Roberval  (on  conjecture  même  que  Descaries  devait 
les  employer,  mais  qu'il  les  a  passés  sous  silence 
parce  qu'il  ne  savait  comment  les  ramener  à  des 
idées  claires  et  distinctes),  sont  des  conquêtes  de  l'es- 
prit sur  l'infini,  parce  que  ce  sont  des  démentis  har- 
dis à  l'intuition  immédiate.  Comme  celle  de  la  géo- 
métrie projective,  la  fécondité  du  calcul  intégral,  tel 
qu'il  est  conçu  à  l'époque  de  Pascal,  paraît  tenir  à  ce 
qu'il  brise  les  cadres  des  méthodes  purement  intel- 
lectuelles. 

En  résumé,  suivant  Descartes,  la  raison  dicte  ses 
lois  à  la  nature,  elle  construit  a  priori  le  schème  de 
la  science;  l'intelligence  définit  la  vérité.  Pour  Pas- 
cal, l'homme  se  heurte  à  la  réalité  ;  le  savant  doit  se 
soumettre  à  la  nature  ;  il  se  dépouille  de  tout  parti 
pris  pour  écouter  la  réponse  de  l'expérience;  il 
n'avancera  qu'en  adaptant  au  caractère  spécifique 
de  questions  particulières  des  procédés  de  recher- 
ches injustifiables  parfois  devant  la  logique. 


II 


L'attitude  scientifique  de  Descartes  et  l'attitude 
scientifique  de  Pascal  sont  donc  nettement  en  anta- 
gonisme l'une  avec  l'autre.  Or,  leur  attitude  scienti- 
fique commande  en  partie,  ou,  si  l'on  veut,  commence 
à  dessiner  déjà,  leur  attitude  religieuse. 


NATURE   ET  LIBERTÉ  23 

La  conception  cartésienne  de  la  science  implique, 
en  elle',  un  postulat  :  c'est  que  l'intellig-ence  humaine 
est  faite  pour  prendre  possession  de  l'univers,  que 
les  notion-  Les  plus  claires,  les  plus  favorables  à  l'in- 
térêt de  l'entendement,  sont  en  même  temps  celles 
qui  expriment  la  réalité  dans  son  essence  et  dans  sa 
vérité.  Or,  ce  postulat,  l'homme  ne  peut  pas  le  justi- 
fier à  lui  tout  seul;  car  il  est  partie  au  débat,  il  est 
d'un  certain  côté  de  la  barrière.  Une  connaissance 
intégrale  peut,  sans  doute,  se  constituer  à  l'aide  de 
la  méthode  cartésienne;  mais  elle  demeure  une  hypo- 
thèse, une  pure  possibilité  ;  elle  n'est  pas  la  science 
vraie,  tant  que  l'auteur  commun  de  l'intelligence  et 
de  la  nature  n'a  pas  garanti,  par  l'unité  de  sa  sages&e 
et  de  sa  puissance,  l'harmonie  du  sujet  connaissant 
et  de  l'objet  connu.  Bref,  tant  que  Dieu  n'est  pas 
découvert,  le  Moi  cartésien,  demeurant  en  face  de 
lui-même,  ne  peut  savoir  si  le  système  de  ses  connais- 
sances n'est  pas  un  rêve  envoyé  par  un  malin  génie 
qui  lui  imposerait  une  illusion  perpélueilrt.  La  con- 
naissance de  l'athée  n'est  pas  une  véritable  science. 

Pour  atteindre  Dieu,  Descartes  ne  fait  appel  qu'à 
la  démonstration  rationnelle.  11  s'agit,  placé  sur  le 
terrain  étroit  où  nous  avait  mis  le  cogito,  ne  possé- 
dant que  la  liaison  de  la  pensée  et  de  l'existence  à 
l'intérieur  de  la  conscience  individuelle,  d'en  faire 
sortir  l'être  nécessaire  et  universel.  L'argumentation 
carlésii  nne  est  bien  connue  :  parmi  les  éléments  qui 
composent  la  pensée  de  l'homme,  se  trouve  l'idée  de 
l'infini,  ou  du  parfait,  idée  simple  qui  ne  peut  pas 
ne  pas  être  vraie,  c'est-à-dire  qui  ne  peut  pas 
ne  pas  impliquer  la  représentation  d'un  objet  qui 
existe.  Or  l'homme,  étant  lini  et  imparfait,  ne  pos- 
sède pas  la  réalité  requise  pour  rendre  compte  de 
l'infini  et  du  parfait  ;  il  faut  donc  affirmer  qu'il  existe, 


24  NATUUE    ET   LIBERTÉ 

en  dehors  de  lui,  un  être  infini  et  parfait.  Ou,  si 
l'on  veut  encore,  considérons  que  l'homme  existe  : 
cette  existence  est  un  fait  dont  il  y  a  lieu  de  cher- 
cher la  cause.  Mais,  si  je  me  tiens  dans  l'ordre 
des  phénomènes,  si  je  remonte  à  mes  parents,  à  mes 
ancêtres,  etc.,  je  saisis  bien  la  cause  de  telle  ou  telle 
détermination  de  l'existence,  non  la  raison  de  l'exis- 
tence elle-même,  le  passage  de  l'essence  à  l'existence. 
Un  tel  passage  est  un  absolu  que  seule  peut  accom- 
plir la  puissance  absolue.  Si  l'homme  avait  disposé 
d'une  telle  puissance,  s'il  s'était  créé  lui-même,  il  se 
serait  rendu  parfait;  son  imperfection  même  appa- 
raît liée  à  la  réalité  de  l'être  par  qui  s'est  opéré  le 
passage  de  l'essence  à  l'existence. 

Le  mécanisme  de  ces  preuves  est  très  remarquable  : 
Descartes  va  de  la  finité  de  l'homme  à  l'intinité  de 
Dieu,  de  la  causalité  seconde  à  la  cause  première.  Il 
prend  pour  base  la  faiblesse  de  notre  être,  et  il  croit 
atteindre  l'être  de  Dieu.  Seulement  ce  passage  s'opère 
dans  la  pensée  humaine  à  l'aide  des  ressources  de 
cette  pensée.  Il  y  a  plus;  et,  dans  la  troisième  preuve, 
appelée  depuis  preuve  ontologique,  il  n'est  plus  ques- 
tion du  fait  que  nous  pensons  ou  que  nous  existons; 
le  passage  s'opère  de  l'idée  de  la  perfection  à  l'exis- 
tence de  l'Etre  parfait  comme  d'une  notion  géomé- 
trique à  l'unede  ses  propriétés.  L'essence  absolue  se 
pose  elle-même  comme  existence,  de  telle  sorte  que 
l'aveu  par  l'homme  de  sa  faiblesse  n'a  servi  qu'à  sou- 
ligner la  disproportion  de  son  être  à  la  pensée  qui 
est  en  lui,  et  qui  pourtant  le  dépasse  :  cette  pensée 
qui  ne  permet  sans  doute  pas  d'embrasser  et  d'épuiser 
l'infinité  de  Dieu,  elle  donne  du  moins  le  moyen  d'y 
atteindre,  d'y  toucher. 

Descartes  croit  avoir  retrouvé  ainsi  le  Dieu  tradi- 
tionnel de  la  religion;  et   nul   ne   doit   douter  de  sa 


^  NATURE   ET   LIBERTÉ  2ë 

sincérité,  de  son  respect  pour  le  dogme  qui  déborde 
le  domaine  de  la  raison.  Mais  la  juxtaposition  du  mys- 
tère et  de  la  lumière  est  elle-même  sans  mystère, 
((  Pour  le  mystère  de  la  sainte  Trinité,  je  juge,  avec 
saint  Thomas,  qu'il  est  purement  de  la  foi,  et  ne  se 
peut  connaître  par  la  lumière  naturelle.  Mais  je  ne 
nie  point  qu'il  y  ait  des  choses  en  Dieu  que  nous 
n'entendons  pas,  ainsi  qu'il  y  a  même  en  un  triangle 
plusieurs  propriétés  que  jamais  aucun  mathématicien 
ne  connaîtra,  bien  que  tous  ne  laissent  pas  pour  cela 
desavoir  ce  que  c'est  qu'un  triangle.  » 

Descartes  ne  méconnaît  pas  la  part  de  la  tradition; 
il  se  pique  d'être  «  fidèle  à  la  religion  de  sa  nour- 
rice ».  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'ayant  démontré 
l'existence  de  Dieu  par  la  lumière  naturelle,  il  se 
tient  à  la  partie  claire  et  pour  lui  lumineuse  de  l'idée 
divine.  A  la  fin  d'une  lettre  à  Constantin  Huygens,  il' 
parle  en  ces  termes  de  l'immortalité  personnelle  : 
«  Quoique  la  religion  nous  enseigne  beaucoup  de 
choses  sur  ce  sujet,  j'avoue  néanmoins  en  moi  une 
infirmité  qui  m'est,  ce  me  semble,  commune  avec  la 
plupart  des  hommes,  à  savoir  que,  nonobstant  que 
nous  veuillions  croire  et  même  que  nous  pensions 
croire  très  fermement  tout  ce  qui  nous  est  enseigné 
par  la  Religion,  nous  n'avons  pas  néanmoins  si  cou- 
tume d'être  si  touchés  des  choses  que  la  seule  foi 
nous  enseigne  et  où  notre  raison  ne  peut  atteindre, 
que  de  celles  qui  nous  sont  avec  cela  persuadées  par 
des  raisons  U/aturelles  fort  évidentes  ». 

Ainsi  la  direction  religieuse  de  l'esprit  cartésien 
est  bien  marquée.  Sans  doute  Descartes  pense  en 
toute  bonne  foi  que  ses  preuves  vont  rejoindre  le 
Dieu  de  la  tradition  chrétienne.  Il  insiste  sur  la  puis- 
sance mystérieuse  qui  est,  dans  sa  profondeur  der- 
nière, l'être  de  l'absolu,  sur  la  liberté  radicale  de  la 


26  NATURE    ET   LIBERTÉ 

volonté  divine  qui  aurait  pu  faire  que  les  contradic- 
toires fussent  possibles,  que  deux  et  deux  lissent  cni^. 
Mais,  par  la  délinition  même  de  cette  puissance, 
l'exploration  positive  nous  en  demeure  interdite. 
Nous  ignorons  tout  des  fins  de  Dieu;  les  possibilités, 
dont  nous  réservons  théoriquement  la  place,  nous 
échappent  pratiquement.  Nous  ne  commençons  notre 
enquête  qu'au  point  où  la  communication  s'est  éta- 
blie entre  Dieu  et  l'homme  ;  et,  dans  ce  domaine, 
l'intermédiaire  entre  Dieu  et  l'homme,  c'est  la  raison. 

Dire  que  Dieu  n'est  pas  trompeur,  c'est  dire  qu'il  a 
donné  à  l'homme,  usant  comme  il  convient  de  son 
intelligence,  le  pouvoir  d'atteindre  la  vérité,  c'est 
dire  qu'il  sert  de  caution  à  la  science  rationnelle. 
La  libtirté  radicale  de  Dieu  fait  que  les  vérités  éter- 
nelles sont  des  créations  contingentes.  Mais  ces 
vérités,  que  Dieu  n'a  pas  voulues  nécessairement, 
sont  devenues  nécessaires  pour  l'homme.  Ainsi,  c'est 
une  afiirmation  de  la  théologie  que  Dieu  a  créé  le 
monde,  et  Descartes  l'accepte  pleinement.  Il  va  même 
plus  loin  :  à  chaque  instant,  pour  assurer  la  subsis- 
tance du  monde,  Dieu  renouvelle  l'acte  de  la  Création; 
mais  Dieu  n'est  pas  changeant,  de  telle  sorte  que 
cette  création  continuée^  effet  de  la  puissance  trans- 
cendante de  Dieu,  porte  la  marque  de  l'immutabilité 
rationnelle.  Elle  fournit  une  garantie  aux  lois  a  priori 
de  la  mécanique  comme,  par  exemple,  la  loi  de  la 
conservation  du  mouvement,  prototype  de  la  conser- 
vation de  l'énergie,  et  que  Descartes  appuie  sur  la 
perfection  infinie  de  Dieu. 

Spéculativement  le  tout  d<^  l'univers  est  donné  à 
la  pensée  de  l'homme  comme  un  champ  naturel 
d'exploration;  dans  la  pratique  l'effort  de  l'homme 
est  de  s'égaler  au  tout  de  l'univers,  car  il  lui  appar- 
tient de  mettre  au  service  de  l'intelligence  l'infini  de 


NATURE   ET   LIBERTÉ  27 

liberté,  par  lequel  il  participe  à  la  puissance  divine. 
La  vertu  propre  de  l'homme  «  est  la  générosité  qui 
fait  qu'un  homme  s'estime  au  plus  haut  point  qu'il 
se  peut  légitimement  estimer  ».  Elle  suppose  non  seu- 
lement le  sentiment  de  la  liberté,  mais  aussi  la  réso- 
lution d'en  bien  user;  d  par  là,  elle  apparaît  comme 
d'essence  intellectuelle.  «  Pour  avoir  un  contente- 
ment qui  soit  solide,  il  est  besoin  de  suivre  la  vertu, 
c'est-à-dire  d'avoir  une  volonté  ferme  et  constante 
d'exécuter  tout  ce  que  nous  jugerons  être  le  meilleur, 
et  d'employer  toutes  les  forces  de  notre  entendement 
à  en  bien  juger  ».  Le  sage  trouvera  donc  un  point 
d'appui  pratique  dans  le  déterminisme  de  la  science, 
qui  revêt  l'aspect  de  la  Providence.  «  Tout  est  con- 
duit par  la  Providence  divine,  dont  le  décret  éternel 
est  tellement  infaillible  et  immuable,  qu'excepté  les 
choses  que  ce  même  décret  a  voulu  dépendre  de 
notre  libre  arbitre,  nous  devons  penser  qu'à  notre 
regard  il  n'arrive  rien  qui  ne  soit  nécessaire  et 
comme  fatal  ;  en  sorte  que  nous  ne  pouvons  sans 
erreur  désirer  qu'il  arrive  d'autre  façon  ».  L'accepta- 
tion stoïque  de  l'univers  n'est  que  la  préparation  au 
degré  supérieur  de  la  moralité,  à  la  vie  de  l'amour. 
L'amour  est  «  le  consentement  par  lequel  on  se  con- 
sidère dès  à  présent  comme  joint  avec  ce  qu'on  aime  ; 
en  sorte  qu'on  imagine  un  tout  duquel  on  pense  être 
seulement  une  partie  et  que  la  chose  aimée  en  est 
une  autre  ».  Or,  l'amour  s'ennoblit  à  mesure  que 
s'ennoblit  l'objet  auquel  nous  sommes  joint.  «  Tout 
de  même,  quand  un  particulier  se  joint  de  volonté  à 
son  prince  ou  à  son  pays,  si  son  amour  est  parfait 
il  ne  se  doit  estimer  que  comme  une  fort  petite  partie 
du  tout  qu'il  compose  avec  eux,  et  ainsi  ne  craindra 
pas  plus  d'aller  à  une  mort  assurée  pour  leur  ser- 
vice, qu'on  craint  de  tirer  un  peu  dt;  sang  do  son  bras 


28  NATURE    ET   LIBERTÉ 

pour  faire  que  le  reste  Ju  corps  se  porte  mieux.  Et 
on  voit  tous  les  jours  des  exemples  de  cet  amour, 
même  en  des  personnes  de  basse  condition,  qui 
donnent  leur  vi«  de  bon  cœur  pour  le  bien  de  leur 
pays  ou  pour  la  défense  d'un  grand  qu'ils  affec- 
tionnent. Ensuite  de  quoi  il  est  évident  que  notre 
amour  envers  Dieu  doit  être  sans  comparaison  le 
plus  grand,  le  plus  parfait  de  tous  ».  Ainsi,  notre 
générosité  va  rejoindre  la  générosité  de  Dieu  ;  l'unité 
définitive  s'accomplit  dans  l'amour  et  dans  l'harmo- 
nie :  «  Una  est  in  rébus  activa  vis,  amor,  charitas,  liar- 
monia  )>. 

Ces  citations  caractéristiques  (je  les  ai  multipliées 
à  dessein,  car  on  n'a  rien  fait  en  pareille  matière  tant 
qu'on  n'a  pas  reproduit  l'accent  des  hommes  et  des 
âmes),  laissent  apercevoir  le  rythme  de  l'esprit  carté- 
sien ;  rythme  que  l'on  retrouverait  chez  Spinoza  et 
même  chez  Malebranche.  Le  rythme  de  l'esprit  pasca- 
lien  est  inverse.  Tout  y  est  différent  :  la  roule,  la 
vérité,  la  vie. 

Dès  le  point  de  départ,  dès  les  preuves  de  l'exis- 
tence de  Dieu,  les  heurts  se  projiluisent.  En  effet,  il  y 
a  un  contraste  remarquable  entre  les  prémisses  et 
les  conclusions  du  raisonnement  cartésien.  L'argu- 
mentation y  est  fondée  sur  la  faiblesse  de  l'homme; 
mais  alors  il  faut  savoir  maintenir  cette  attitude  ini- 
tiale. Si  l'homme  est  incapable  de  saisir  les  objets 
réels,  même  de  raisonner  sans  se  tromper,  comment 
atteindrait-il  Dieu  par  les  seules  ressources  de  sa 
nature?  Le  scepticisme,  que  Descartes  a  employé 
pour  faire  table  rase  de  toutes  les  philosophies  hors 
la  sienne,  se  redresse  contre  lui  pour  faire  table  rase 
de  toutes  les  philosophies,  même  de  la  sienne.  Ce 
n'est  plus   à  la  raison  qu'il  est  donné  d'établir    la 


NATURE   ET   LIBERTÉ  29 

vérité;  l'évidence  même  dont  on  a  voulu  revêtir  cette 
vérité,  suffirait  à  la  rendre  suspecte.  Devant  l'infini, 
la  seule  attitude  à  prendre  est  celle  de  la  soumission. 
Descartes  l'avait  bien  reconnu  :  «  Je  n'ai  jamais  traité 
de  l'Infini  que  pour  me  soumettre  à  lui,  et  non  point 
pour  déterminer  ce  qu'il  est  ou  ce  qu'il  n'est  pas  ». 
Mais  il  n'a  pas  su  rester  fidèle  à  cette  parole.  La 
science  pascalienne  nous  apprendra  l'attitude  véri- 
table de  la  soumission.  Les  paradoxes  sur  l'infini  qui 
déconcertent  notre  logique,  sont  pour  la  science  nou- 
velle des  elfets  de  nature  qui  tracent  la  voie  à  l'intelli- 
gence véritable  de  la  r^digion.  «  L'unité  jointe  à  l'in- 
fini ne  l'augmente  de  rien,  non  plus  qu'un  pied  à 
une  mesure  infinie.  Le  fini  s'afiéanlit.en  présence  de 
l'infini,  et  devient  un  pur  néant.  Ainsi  notre  esprit 
devant  Dieu,  ainsi  notre  justice  devant  la  justice  de 
Dieu.  11  n'y  a  pas  si  grande  disproportion  entre  la  jus- 
tice et  celle  de  Dieu,  qu'entre  l'unité  et  l'infini  ». 

En  faisant  de  notre  raison  la  mesure  du  vrai  et  du 
juste,  Descartes  se  perdait  dans  la  diversité,  dans  la 
contradiction  des  systèmes  de  philosophie  et  de  poli- 
tique. Non  seulement  il  ne  possédait  pas  les  moyens 
d'atteindre  le  but,  mais  il  l'avait  perdu  de  vue.  Eût-il, 
le  premier  et  le  seul  d'entre  les  penseurs,  assuré  le 
triomphe  de  la  raison,  qu'il  aurait  encore  manqué 
Dieu;  il  aurait  proclamé  le  Dieu  des  savants  et  des 
philosophes  ;  le  Dieu  de  Pascal  n'est  pas  celui-là. 

Pascal  écarte  les  arguments  métaphysiques  :  «  Ces 
sortes  de  preuves,  disait-il,  au  rapport  de  MmePerier, 
ne  nous  peuvent  conduire  qu'à  une  connaissance  spé- 
culative de  Dieu;  et...  connaître  Dieu  de  cette  sorte 
était  ne  le  connaître  pas...  Le  Dieu  des  chrétiens  ne 
consiste  pas  en  un  Dieu  simplement  auteur  des  véri- 
tés géométriques  et  de  l'ordre  des  éléments  ;  c'est 
la  part  des  païens  et  des  épicuriens  ».  On  peut  se 


30  NATURE    ET   LIBERTÉ 

.■servir  de  ((  Platon  pour  disposer  au  christianisme  »; 
ot  c'est  un  grand  spectacle  de  voir  un  ancien,  privé 
de  la  lumière  de  la  révélation,  dépourvu  de  la  grâce 
céleste,  aller  au  devant  du  Dieu  inconnu.  Mais  on  ne 
pourrait  au  même  titre  faire  fonds  sur  Descartes. 
Car  ((  il  y  a  la  fui  reçue  dans  le  baptême  aux  chré- 
tiens de  plus  qu'aux  païens  ».  Descartes  a  été  intro- 
duit dans  la  foi  catholique  ;  il  est  de  ceux  pour  qui 
Jésus  est  mort,  il  n'a  pas  le  droit  de  s'en  tenir  au 
Dieu  abstrait  de  la  raison,  de  se  vanter  que  sa  philo- 
sophie puisse  être  reçue  même  par  les  Turcs.  On  ne 
se  convertira  pas  pour  avoir  lu  Descartes;  ou,  si  l'on 
se  convertissait,  ce  serait  au  «  déisme  que  la  religion 
abhorre  presque  à  l'égal  de  l'athéisme  ».  Dans  le 
christianisme,  tel  que  l'entend  Pascal,  <(  la  conver- 
sion véritable  consiste  à  s'anéantir  devant  cet  être 
universel  qu'on  a  irrité  tant  de  fois,  et  qui  peut  vous 
perdre  légitimement  à  toute  heure,  à  reconnaître 
qu'on  ne  veut  vivre  sans  lui  et  qu'on  n'a  mérité  rien 
de  lui  que  sa  disgrâce.  Elle  consiste  à  connaître  qu'il 
y  a  une  opposition  invincible  entre  Dieu  et  nous,  et 
que,  sans  un  médiateur,  il  ne  peut  y  avoir  de  com- 
merce ». 

La  vérité  sera  donc  puisée  à  une  source  de  connais- 
sance, que  Descartes  a  dédaignée.  Elle  est  dans  l'his- 
toire, dans  l'histoire  d'Adam  et  dans  l'histoire  de 
Jé-^us.  Encore  ne  verra-t-on  pas  là  une  histoire  d'ordre 
naturel  où  l'observation  se  suffirait  à  elle-même.  Le 
fait  n'est  rien  s'il  n'est  recueilli  et  interprété  par  le 
sentiment  intérieur,  par  cette  inclination  du  cœm' qui 
est  un  don  divin. 

Entre  Descartes  et  Pascal,  le  désaccord  porte  non 
pas  sur  telle  ou  telle  vérité,  mais  sur  le  sens  profond 
de  la  vérité,  sur  l'attitude  que  l'homme  doit  garder  à 
son  égard. 


NATURE    ET   LIBERTÉ  31 

Descartes,  se  souvenant  qu'il  avait  porté  l'épée, 
disait  :  «  C'est  véritablement  donner  des  batailles 
que  de  tâcher  à  vaincre  toutes  les  difficultés  et  erreurs 
qui  nous  empêchent  de  parvenir  à  la  connaissance  de 
la  vérité  ».  Pour  Pascal,  c'est  un  péché  de  croire 
qu'on  possède  la  vérité,  qu'on  l'a  emportée  de  haute 
lutte,  et  qu'on  peut  la  traiter  en  ville  conquise;  car 
c'est  revendiquer  pour  soi  un  mérite  qui  n'appartient 
qu'à  Dieu  seul.  «  Mais  quoi,  écrit-il  dans  les  der- 
nières années  de  sa  vie,  on  agit  comme  si  on  avait 
mission  pour  faire  triompher  la  vérité,  au  lieu  que 
nous  n'avons  mission  que  pour  combattre  pour  elle  ». 
Et,  se  faisant  scrupule  de  cette  vivacité,  il  ajoute  :  «  Je 
n'ai  pu  m'en  empêcher  tant  je  suis  en  colère  contre 
ceux  qui  veulent  absolument  que  l'on  croie  la  vérité 
lorsqu'ils  la  démontrent,  ce  que  Jésus-Christ  n'a  pas 
fait  dans  son  humanité  créée  ».  Le  manuscrit  des 
Pensées  porte  ces  mots  :  «  on  se  fait  une  idole  de  la 
vérité  même;  car  la  vérité  hors  la  charité  n'est  pas 
Dieu,  et  est  son  image,  et  une  idole,  qu'il  ne  faut  point 
aimer,  ni  adorer  ». 

A  la  création  continuée,  Descartes  demandait  la 
sécurité  de  la  science,  appuyant  l'uniformité  du  cours 
de  l'univers  sur  l'immutabilité  de  la  volonté  divine. 
Pascal  parle  d'un  «  flux  continuel  de  grâce,  que 
l'Ecriture  compare  à  un  fleuve,  et  à  la  lumière  que  le 
soleil  envoie  incessamment  hors  de  soi,  et  qui  est 
toujours  nouvelle,  en  sorte  que  s'il  cessait  un  ins- 
tant d'en  envoyer,  toute  celle  qu'on  aurait  reçue  dis- 
paraîtrait, et  on  resterait  dans  l'obscurité  ».  Mais 
nous  ne  possédons  ici  rien  que  nous  ayons  effective- 
ment conquis.  Nous  recueillons  le  bénéfice  d'une 
donation  gracieuse  et  toujours  révocable.  Saint  Pierre 
lui-même  a  péché  ;  celui  qui  travaille  à  la  conversion 
du  pécheur  doit  s'humilier  en  songeant  que  ce  pécheur 


32  '  NATURE   ET   LIBERTÉ 

sera  peutrètre  demain  revêtu  d'une  grâce  qui  lai  sera 
refusée  à  lui-même.  Le  chrétitm  vit  dans  l'inquiélude 
et  dans  le  tremblement,  en  face  de  cette  causalité 
mystérieuse  qui  entre  en  lui  pour  prendre  sa  propre 
place. 

Rien  ne  vaut  qui  vient  de  nous  :  rien  ne  vaut  qui 
va  vers  nous.  Pascal  professe  qu'il  faut  nous  dé- 
prendre des  autres  comme  de  nous,  qu'il  faut  con- 
traindre les  autres  à  se  déprendre  de  nous,  au  risque 
de  les  contrister  par  la  froideur  que  nous  nous  im- 
posons de  leur  témoigner.  «  Il  est  injuste  qu'on  s'at- 
tache à  moi  quoi  qu'on  le  fasse  avec  plaisir  et  volon- 
tairement ».  Le  bien  lui-même  cesse  d'être  le  bien, 
dès  que  l'homme  tente  de  se  l'approprier  :  «  Nos 
prières  et  vertus  sont  abominables  devant  Dieu  si 
elles  ne  sont  les  prières  et  vertus  de  Jésus-Christ.  Et 
nos  péchés  ne  seront  jamais  l'objet  de  la  miséri- 
corde mais  de  la  justice  de  Dieu,  s'ils  ne  sont  ceux 
de  Jésus-Christ.  11  a  adopté  nos  péchés,  et  nous  a 
admis  à  son  alliance;  car  les  vertus  lui  sont  propres, 
et  les  péchés  étrangers,  et  les  vertus  nous  sont  étran- 
gères, et  nos  péchés  nous  sont  propres  ». 

A  la  charité  de  Jésus  qui  a  dépouillé  sa  divinité 
pour  porter  le  poids  de  la  misère  et  du  péché  des 
hommes,  correspond  un  mystère  plus  grand  encore  : 
l'homme  dépouillant  son  humanité  pour  qu'un  Dieu 
se  substitue  à  lui.  Le  dernier  mot  de  l'amour,  ce  n'est 
pas  l'exaltation  du  moi,  devenant  capable  de  com- 
prendre l'univers  et  Dieu  même;  c'est  la  substitution 
des  moi.  Tandis  que  Descartes  écrivait  :  «  La  con- 
servation de  la  santé  a  été  de  tout  temps  le  principal 
but  de  mes  études»,  Pascal  rédige  une  Prière  pour 
le  bon  usage  des  maladies  :  a  Vous  êtes  le  souverain 
maître;  fait^'S  ce  que  vous  voudrez.  Donnez-moi, 
ôtez-moi  ;  mais  conformez  ma  volonté  à  la  vôtre  et 


NATURE  HT  LIBERTÉ  33 

que,  dans  une  soumission  humble  et  parfaite,  et, 
dans  une  sainte  confiance,  je  me  dispose  à  recevoir 
les  ordres  de  votre  Providence  éternelle,  et  que 
jadore  également  tout  ce  qui  me  vient  de  vous... 
Entrez  dans  mon  cœur  et  dans  mon  âme,  afin  qu'étant 
plein  de  vous,  ce  ne  soit  plus  moi  qui  vive  et  qui 
souffre,  mais  que  ce  soit  vous  qui  viviez  et  qui  soufr- 
friez  en  moi,  ô  mon  Sauveur  ». 


Ainsi,  entre  Descartes  et  Pascal,  l'opposition  est 
intégrale.  Autres  sont  les  interprétations  de  la 
science,  autres  les  interprétations  de  la  religion, 
autres  aussi  les  théories  qui  mettent  en  connexion 
la  science  et  la  religion. 

Cette  remarque  contribue  à  faire  disparaître  les 
malentendus  qui  ont  fait  rage  et  ravage  dans  plus 
d^une  polémique  contemporaine.  On  voudrait  fonder 
le  triomphe  de  la  religion  sur  la  faillite  de  la  science, 
on  voudrait  appuyer  au  triomphe  de  la  science  la 
faillite  de  la  religion.  Mais  ce  n'est  que  du  dehors, 
pour  le  vulgaire  ou  pour  le  profane,  que  la  mathéma- 
tique et  la  physique,  que  le  christianisme,  et  le 
catholicisme  même,  apparaissent  comme  enfermés 
dans  des  conclusions  uniformes,  dans  des  formules 
homogènes  et  stables.  La  science  et  la  religion,  étant 
choses  spirituelles,  résistent  aux  tentatives  de  sim- 
plification et  de  vulgarisation.  Le  bénéfice  à  tirer  de 
notre  étude  ce  serait  de  nous  montrer  la  profondeur 
et  la  difficulté  des  problèmes  que  trop  souvent  on 
ramène  à  leurs  termes  les  plus  extérieurs  et  les  plus 
superficiels,  et  de  provoquer  de  la  part  de  celui  qui 
veut  les  résoudre  pour  son  compte,  en  esprit  et  en 


34  NATURE  ET   LIBERTÉ 

vérité,  un  redoublement  d'attention  et  d'intelligence. 

En  fait,  Pascal  croit  à  la  science,  autant  que  Des- 
cartes croit  à  la  religion.  S'il  y  a  antagonisme  entre 
l'esprit  cartésien  et  l'esprit  pascalien,  ce  n'est  pas 
parce  qu'il  y  aurait  conflit  entre  l'esprit  de  la  science 
et  l'esprit  de  la  religion  ;  c'est  que  Pascal  et  Des- 
cartes, ne  se  contentant  pas  d'être  des  savants  et  des 
catholiques,  ont  créé,  ou  recréé,  leurs  idées  de  la 
science  et  leurs  idées  de  la  religion,  que,  par  un 
secret  qui  exprime  leur  génie,  ces  idées  se  sont  rap- 
prochées et  fondues  dans  Tharmonie  et  dans  l'unité 
d'un  système. 

Or,  ces  systèmes  s'opposent.  Quelle  est  l'attitude 
de  Ihomme  vis-à-vis  de  la  nature?  Est-ce  à  la  raison 
qu'il  appartient  de  faire  surgir  la  science  en  prêtant 
à  l'univers  un  ordre  qu'il  ne  décelait  pas  de  lui-même, 
en  le  forçant  à  révéler  ses  secrets?  —  ou,  au  con- 
traire, l'expérience  ne  vient-elle  pas  confondre  les 
préoccupations  de  la  raison,  et  assurer  le  triomphe 
du  fait  brut  sur  l'audace  de  la  pensée  spéculative? 
Quand  l'homme  parle  de  Dieu,  entrevoit-il  un  idéal 
dont  il  pourra  s'approcher  de  plus  en  plus,  qui  sanc- 
tilie  notre  elTort  pour  élever,  pour  purifier  notre 
vie,  pour  réaliser  notre  rêve  de  paix  et  d'harmonie  — 
ou  au  contraire,  n'est-ce  pas  Dieu  qui  a  condamné 
l'homme  dans  son  développement  naturel,  dans  son 
plaisir,  dans  la  règle  qu'il  s'est  faite  de  la  j  ustice  et  de 
la  vérité,  qui  a  voué  toutes  ses  luttes  et  tous  ses  sacri- 
fices même  à  dérision  et  à  néant?  Enfin  la  connais- 
sance qui  marque  le  plus  haut  degré  de  lumière, 
l'intuition,  apparaît-elle  comme  la  concentration  de 
l'intelligence,  d'où  dérive  tout  ce  qui  marque  la  trace 
de  l'esprit  dans  l'organisation  de  l'univers  et  dans 
l'organisation  de  la  société,  — ou  comme  une  faculté 
mystérieuse,  renversant   les  démarches  spontanées 


NATURE   ET   LIBERTÉ  35 

de  la  pensée,  se  refusant  à  tout  procédé  de  vérifica- 
tion positive,  de  justification  effective?  Voilà,  en  fin 
de  compte,  le  problème  que  pose  la  méditation  si- 
multanée de  Descartes  et  de  Pascal  et  qui  demeure, 
au  début  du  xx"  siècle,  aussi  actuel  et  aussi  aigu  qu'il 
pouvait  l'être  dans  la  première  moitié  du  xvii'. 


DEUXIEME  PARTIE 
PHILOSOPHIE  DE  LA  NATURE 


L'Œuvre  philosophique  d'Henri  Poîacaré. 


Henri  Poincaré  disait,  avec  la  simplicité  qui  lui 
était  habituelle  :  «  Si  bien  doué  que  Ton  soit,  on  ne 
fait  rien  de  grand  sans  travail;  ceux  qui  ont  reçu  du 
ciel  l'étincelle  sacrée,  n'en  sont  pas  exemptés  plus  que 
les  autres;  leur  génie  même  ne  fait  que  leur  tailler 
de  la  besogne  ».  Docile  à  Tappel  de  son  génie,  Poin- 
caré ne  s'est  pas  contenté  d'embrasser  dans  son  œuvre 
proprement  technique  l'ensemble  des  problèmes  ma- 
thématiques et  physiques  qui  se  sont  posés  aux 
savants  de  sa  génération;  il  a  encore  voulu  tirer  de 
cette  œuvre  une  moralité  capable  d'éclairer  l'esprit 
public,  en  lui  donnant  un  sens  plus  délicat,  plus 
exact,  des  conditions  véritables  et  des  résultats  de  la 
recherche  scientifique.  Dans  les  occasions  les  plus 
diverses,  jusqu'aux  derniers  jours  de  sa  vie,  il  a 
repris  cette  même  tâche,  avec  une  inlassable  généro- 
sité, avec  le  souci  constant  d'agrandir  le  cercle  de  ses 


38  NATURE    ET   LIBERTÉ 

préoccupations  (1),  insensible  d'ailleurs  h  l'admira- 
tion universelle  et  toujours  incomplètement  satisfait 
de  lui-même  (2).  L'entreprise  le  captivait  de  plus  en 
plus,  parce  qu'il  la  jugeait  utile  pour  le  bien  général, 
et  sans  doute  aussi  à  cause  de  son  extrême  difiicullé. 


11  y  a  quelques  années,  au  début  d'une  étude  sur 
VEvolulio?i  des  mathématiques  pures,  M.  Pierre  Bou- 
troux  écrivait  :  «  Ne  cherchons  pas  à  nous  dissimuler 
que  l'âge  d'or  des  mathématiques  est  aujourd'hui 
passé  ».  L'âge  d'or,  c'était  assurément  la  période  où 
Descartes  et  Fermât,  Leibniz  e^, Newton,  créaient  des 
méihoiies  qui  semblaient  révéfér  tout  d'un  coup  les 
véritables  formes  et  les  véritables  puissances  de  l'es- 
prit humain,  où  l'établissement  d'une  simple  relation 
mathématique  suffisait  pour  fonder  la  science  de  la 
lumière,  mieux  encore,  pour  ramener  à  l'unité  d'une 
même  théorie  les  phénomènes  de  la  pesanteur  ter- 
restre et  les  mouvements  du  système  solaire. .L'âge 
d'or  se  prolongeait  encore  à  l'époque  où  Lagrange  et 
Laplace,  réduisant  au  mmi/nî/m  les  postulats  de  l'ana- 

(1)  Il  semble  bien  que  Poincaré  songeait  à  lui-même  lorsque 
dans  sa  notice  sur  Halphen,  il  parle  de  ces  mathématiciens 
«  uniquement  curieux  d'étendre  toujours  plus  loin  les  frontières 
de  la  Science,  [s'empj-essant]  pour  courir  à  de  nouvelles  con- 
quêtes, de  laisser  là  un  problème  des  qu'ils  sont  sûrs  de  pou- 
voir lo  résoudre  ». 

(2)  «  Je  n'ai  jamais,  écrit-il  dans  cette  notice  sur  Halphen, 
terminé  un  travail  sans  regretter  la  façon  dont  je  l'avais  rédigé 
ou  le  plan  que  j'avais  adopté  ». 


NATURE   ET   LIBERTÉ  39 

iyse  ou  de  la  mécanique,  poursuivant  dans  la  rigueur 
du  détail  les  conséquences  des  formules  initiales, 
donnaient  à  la  mathématique  l'aspect  d'un  édifice, 
qui  n'était  peut-être  pas  également  achevé  en  toutes 
ses  parties,  mais  dont  les  lignes  essentielles  du 
moins  paraissaient  fixées  d'une  façon  définitive. 

L'œuvre  qui,  après  ces  maîtres,  s'offrait  à  l'effort 
scientifique  ne  devait  pas  être  moins  ardue,  puisqu'il 
s'agissait  d'aborder  et  de  résoudre  les  problèmes 
qu'ils  avaient  laissés  en  souffrance;  mais  elle  devait 
paraître  d'une  portée  plus  restreinte  :  on  ne  pouvait 
plus  espérer  les  éruptions  soudaines  qui  transfor- 
maient le  sol  de  la  science  ;  il  fallait  explorer  ce  sol 
afin  d'en  scruter  la  solidité,  afin  d'en  déterminer 
l'exacte  configuration,  d'en  délimiter  les  frontières. 
Découvrir  les  cas  singuliers,  les  anomalies  et  les 
exceptions  qui  mettent  en  déroute  les  liaisons  d'idées 
trop  facilement  admises  et  obligent  à  la  revision  des 
notions  fondamentales  ;  —  généraliser,  ou  encore 
particulariser,  tel  procédé  d'analyse;  —  inventer  les 
méthodes  qui  permettront  d'étudier  une  fonction 
dans  un  domaine  plus  étendu,  ou  fourniront  une 
meilleure  approximation  au  calcul  d'une  intégrale  — 
déterminer,  dans  telle  ou  telle  circonstance  donnée, 
le  coefficient  de  probabilité  que  comportent  les  con- 
ditions du  problème  —  comparer  les  conséquences 
mathématiques  d'une  théorie  avec  les  résultats  de 
plus  en  plus  précis  de  l'expérience,  et  faire  la  part 
des  erreurs  d'observation,  corriger  les  formules  pour 
tenir  compte  d'une  décimale  de  plus;  soumettre  ainsi 
à  une  sorte  d'enquête  perpétuelle  les  lois  qui  ont  la 
forme  la  plus  simple  ou  qui  paraissent  le  mieux  fon- 
dées, la  loi  de  Mariotte  par  exemple,  ou  la  loi  de 
Newton,  telles  sont  les  tâches  qui  sont  échues  aux 
générations  du  temps  présent.  La  dépense  de  génie 


4(>  NATTJRE   ET   LIBERTÉ 

n'a  pas  été  moindre  qu'aux  xvii"  ou  xviir  siècles; 
l'exemple  de  Poincaré  suffirait  à  prouver  qu'il  s'y 
manifeste  la  même  puissance  créatrice,  capable  de 
renouveter  certaines  questions  par  de  larges  vues 
d'ensemble  sur  la  science,  par  la  découverte  de  con- 
nexions inattendues  entre  les  domaines  en  apparence 
les  plus  éloignés.  L'œuvre,  dans  sa  sphère  propre, 
n'a  pas  brillé  d'un  éclat  moins  vif;  il  est  inévitable 
pourtant  que,  si  l'on  passe  du  point  de  vue  technique 
au  point  de  vue  philosophique,  le  rayonn^-ment  s'en 
étende  moins  loin;  il  est  inévitable,  en  tout  cas,  i^u'à 
l'apparition  de  cette  science  du  second  degré,  qui 
venait  se  greffer  sur  la  science  du  premier  degré  pour 
en  contrôler  et  en  prolonger  les  résultats,  corres- 
pondît une  révolution  dans  la  façon  dont  les  mathé- 
maticiens présentaient  au  public  les  idées  générales 
de  leur  science. 

Jusqu'à  la  lin  du  xix®  siècle,  lorsqu'il  arrivait  aux 
savants  de  délaisser  le  domaine  des  recherches  spé- 
ciales pour  aborder  les  problèmes  d'ordre  purement 
philosophique,  ils  se  proposaient  de  préciser  et  de 
consolider  l'idée  commune  qu'on  se  faisait  alors  de  la 
certitude.  Ils  définissaient  les  opérations  de  l'arithmé^ 
tiqufr  ou  les^  fondements  de  la  géométrie,  ils  expli- 
quaient les  notions  d'atome  ou  de  force,  avec  la  même 
sérénité  doctrinale,  avec  la  même  quiétude  dogma- 
tique, qu'ils  avaient  éprouvées  en  exposant  la  démons- 
tration de  tel  ou  tel  théorème  mathématique,  ou  en 
décrivant  les  synthèses  constitutives  de  tel  ou  tel 
corps  chimique.  De  la  région  des  principes  à  la  région 
des  applications  pratiques,  la  science  se  développait 
en  se  maintenant  sur  un  même  plan  :  le  plan  d3  la 
vérité.  Il  semblait  que  la  raison  apportât  d'elle-même 
les  cadres  destinés  à  recevoir,  à  capter  l'expérience  ; 
la  clarté   des  notions  initiales  faisait  pressentir  le 


NATURE   ET   LIBERTÉ  41 

succès  que  manifestait  ensuite  la  rencontre  avec  le 
réel. 

Pour  ce  qui  concerne  les  mathématiques  en  parti- 
culier, la  conception  classique  de  la  vérité  avait  pour 
base  la  notion  d'intuition,  grâce  à  laquelle  on  avait 
cru  pouvoir  joindre,  et  fondre  dans  une  sorte  d'unité, 
la  partie  abstraite  et  la  partie  concrète  de  la  science. 
L'analyse  paraissait  liée  à  la  notion  rationnelle  de 
continuité  t'dle  qu'on  la  trouve  encore  chez  Cournot, 
tandis  que  la  géométrie  empruntait  sa  rigueur  et  sa 
rationalité  à  l'idée  d'un  espace  homogène.  Kant  avait 
scellé  le  pacte  en  rattac'iant  à  la  structure  originelle 
de  l'esprit  humain,  comme  deux  formes  parallèles  et 
complémentaires,  l'intuition  a  priori  du  nombre  et 
l'intuition  a  priori  de  l'-ispace. 

Mais  voici  que  les  savants,  Helmholtz  au  premier 
rang  d'entre  eux,  essaient  de  rétablir  le  contact  entre 
la  spéculation  des  philosophes  et  le  progrès  accompli 
par  La  science  au  cours  du  xix*  siècle  :  ils  s'aper- 
çoivent que  la  théorie  kantienne,  sur  laquelle  ont 
roulé  jusque-là  les  controverses  philosophiques,  est 
dépourvue  de  fondement  positif.  L'appui  de  l'intuition 
simple,  susceptible  d'être  érigée  en  forme  a  priori, 
manque  aussi  bien  à  l'analyse  qu'à  la  géométrie. 

Le  mouvement  de  l'analyse,  à  partir  de  Caucày, 
consiste  à  dissocier  de  la  représentation  Imaginative 
la  pure  intelligence  des  symboles;  la  continuité,  la 
limite,  l'irrationnel,  sont  définis  d'une  façon  abstraite 
en  termes  de  nombres;  et  le  respect  professé  pour  la 
rigueur  formelle  du  raisonnement,  loin  de  stériliser 
la  science,  ainsi  que  le  voudrait  le  préjugé  anti-intel- 
lectualiste, a  été  fait  en  l'occasion  d'un  renouvelle- 
ment véritable.  Poincaré,  comme  Félix  Klein,  aimait 
à  insister  sur  la  belle  découverte  pressentie  par  Rie- 
mann,   accomplio  par  Weierstrass,  généralisée  par 


42  NATURE   ET   LIBERTÉ 

Darboux,  des  fonctions  continues  qui  n'ont  de  déri- 
vées pour  aucune  des  valeurs  de  la  variable.  Une  telle 
découverte  devait,  en  effet,  obliger  les  savants  à 
choisir  entre  l'analyse  et  l'intuition; or,  dit  Poincarc, 
comme  l'analyse  doit  rester  impeccable,  c'est  à  l'in- 
tuition que  l'on  a  donné  tort.  Mais  par  là  même  la 
question  se  pose,  qui  est  décisive  pour  l'orientation 
de  la  philosophie  mathématique  ;  «  Gomment  l'intui- 
tion peut-elle  nous  tromper  à  ce  point?  » 

D'autre  part  le  développement  de  la  géométrie 
moderne  montre  qu'il  n'est  plus  possible  de  tirer  de 
^'intuition  spatiale  une  forme  capable  de  communi- 
quer à  la  géométrie  une  certitude  apodictique,  exclu- 
sive de  toute  détermination  différente.  A  la  géomé- 
trie euclidienne  qui,  de  Descartes  à  Auguste  Comte, 
avait  fourni  aux  philosophes  leur  base  de  référence, 
Lobatschewsky  a  j  uxtaposé  une  géométrie  qui,  comme 
Beltrami  l'a  fait  voir,  se  rattache  à  la  première  par  un 
lien  de  correspondance,  tel  que  la  non-contradiction 
de  l'une  entraîne  la  non-contradiction  de  l'autre. 
Sophus  Lie,  enfin,  par  l'étude  systématique  des 
groupes  de  transformation,  a  permis  de  déterminer 
les  types  de  combinaison  entre  éléments  spatiaux 
qui  sont  compatibles  avec  la  libre  mobilité  d'un 
point,  et  qui,  par  suite,  permettent  l'édification  d'un 
système  géométrique.  «  La  géométrie  n'a  pas  pour 
unique  raison  d'être  la  description  immédiate  des 
corps  qui  tombent  sous  nos  sens,  elle  est  avant  tout 
l'étude  analytique  d'un  groupe  ». 

Par  suite,  si  l'on  regarde  au  point  de  départ  de 
l'arithmétique  ou  de  la  géométrie,  on  trouve  des  dé- 
finitions qui  sont  posées  librement  par  les  mathéma- 
ticiens. Il  leur  a  convenu  de  donner  une  limite  à  une 
série  de  nombres  rationnels,  alors  même  qu'il  n'y 
a  pas  de   nombre  rationnel  vers  lequel  tende  cette 


NATURE    ET   LIBERTÉ  43 

série;  il  leur  a  convenu  d'étudier  le  type  particulier 
de  liaison  r^patiale  qui  comporte  la  similitude  des 
figures.  Sans  doute,  celui  qui  s'enquiert  de  la  vérité 
de  la  science  voudrait  savoir  si  les  conventi  ns  qui 
président  au  choix  des  définitions  initiales  sont  elles- 
mêmes  vraies.  Mais  la  question  a-t-elle  bien  un  sens? 
On  pourra  dire  sans  doute  que  certaines  définitions 
sont  intrinsèquement  fausses  en  ce  sens  qu'elles 
renferment  un^^  contradiction  et  que,  par  suite,  l'ob- 
jet en  est  impossible.  Mais  si,  une  fois  qu'on  a 
épuisé  le  recours  a.u  critérium  de  la  contradiction,  on 
reste  en  présence  de  diverses  formes  de  nombres,  ou 
de  divers  systèmes  d'espace,  qui  ont  tous  satisfait  à 
ce  critérium^  il  n'y  aura  plus  de  discirnement  à  faire 
du  point  de  vue  de  la  vérité;  il  y  aura  plusieurs  types 
d'espace  également  légitimes,  comme  il  y  a  plusieurs 
systèmes  de  coordonnées  géométriques  ou  de  calculs 
algébriques. 

La  conclusion  paradoxale  à  laquelle  la  considéra- 
tion des  géométries  non-euclidiennes  conduit  la  phi- 
losophie s'est  fortifiée,  et  en  un  sens  s'est  précisée, 
par  l'étude  de  la  physique  théorique  à  laquelle  Poin- 
caré  devait  consacrer  une  part  de  plus  en  plus  impor- 
tante de  son  œuvre  mathématique  et  critique. 

Ici  encore,  l'accord  de  la  raison  et  de  l'expérience 
semblait  se  faire  naturellement  sur  la  base  de  l'in- 
tuition. L'espace  paraissait  être  un  objet  d'intuition 
auquel  nous  appliquons  des  procédés  intuitifs  de 
mesure;  ces  procédés,  nous  les  transportons  sponta- 
nément au  temps,  de  sorte  que  nous  croyons  mesu- 
rer le  temps  aussi  objectivement  que  l'espace.  Nous 
nous  faisons  une  représentation  de  la  matière  pon- 
dérable que,  directement  ou  indirectement,  nous 
considérons  comme  accessible  aux  sens;  et  nous 
étendons  nos  habitudes  de  représentation  pour  don- 


44  NATURE    ET   LIBEIlTÉ 

ner  une  réalité  objoctive  à  l'imagination  de  l'éther. 
Aux  mouvements  que  nous  saisissons  par  nos  yeux,' 
nous  adjoignons,  pour  en  interpréter  les  modalités, 
les  notions  de  force,  de  travail,  d'énergie,  suggérées 
du  moins  dans  leur  dénomination  por  de  vagues 
analogies  avec  les  sensations  tactilo-musrulaires,  et 
nous  faisons  participer  la  réalité  de  ces  notions  à  la 
réalité  immédiatement  donnée  du  mouvement  lui- 
même. 

Ainsi  s'est  constitué  un  édifice  dont  l'ampleur  et  la 
simplicité  avaient  longlt  mps  assuré  le  crédit.  L'as- 
tronomie, en  particulier  —  et  la  grandeur  de  l'astro- 
nomie a  inspiré  à  Poincaré  des  pages  destinées  à 
demeurer  au  premier  lang  de  cette  littérature  scien- 
tifique qui  est  l'une  des  parties  les  plus  originales  de 
notrp  patrimoine  national  —  l'astronomie  nous  a  fait 
une  âme  capable  de  comprendre  la  nature;  il  s  ex- 
plique -donc  que  les  savants  du  commencement  du 
xix*^  siècle,  depuis  Laplace  jusqu'à  Cauchy,  aient  eu 
pour  ambition  de  donner  à  la  physique  tout  entière 
la  même  précision  qu'à  la  mécanique  céleste.  La 
théorie  des  forces  centrales  rendait  cornpte  des  phé- 
nomènes de  capillarité,  des  lois  de  l'optique,  des 
mouvements  des  molécules  gazeuses,  moyennant 
parfois  un  changement  dans  la  valeur  numérique  de 
l'exposant. 

Or,  il  est  arrivé  que  les  progrès  mêmes  des  spécu- 
lations physiques  ont  remis  en  question  l'équilibre 
et  l'harmonie  de  l'édifice.  Ainsi,  la  mesure  de  la  vi- 
tesse des  courants  électriques  amène  Maxwell  à  faire 
la  synthèse  de  la  science  de  la  lumière  et  de  la  science 
de  l'électricité;  l'optique  qui,  avec  Fresnel,  parais- 
sait avoir  atteint  sa  forme  définitive,  satisfaisant  tout 
à  la  fois  aux  exigences  du  calcul  et  au  désir  de  re- 
présentation   proprement    mécanique,   devient   une 


NATURE   ET   LIBERTÉ  45 

province  d'une  théorie  plus  générale  où  l'explication 
de  type  mécanique  deviendra  beaucoup  plus  difticile 
à  saisir  et  à  fixer.  Tandis  que  le  système  des  équa- 
tions différentielles  demeure  homogène,  le  mécanisme 
ne  peut  plus  lui  faire  correspondre  que  des  tentar 
tives  partielles,  multiples,  divergentes,  sinon  contra- 
dictoires. Dès  lors,  une  séparation  se  manifeste  entre 
deux  ordres  de  notions  que  les  théoriciens  de  la  phy- 
sique mathématique  avaient  jusque-là  tendu  à  con- 
sidérer comme  solidaires  l'un  de  l'autre  :  d'une  part 
les  formules  analytiques,  d'autre  part  les  explications 
mécanistes. 

Sans  doute,  il  aurait  pu  se  faire  qu'à  l'esprit  de 
tous  les, physiciens  s'imposât  une  r»>présentation  uni- 
forme, soit  des  éléments  matériels,  èoit  des  fluides 
impondérables  qu'il  a  paru  nécessaire  d'y  adjoin  ire, 
avec  une  conception  uniforme  de  leurs  piopriétés 
fondamentales  et  de  leurs  mouvements  initiaux  ; 
alors  l'explication  mécaniste,  étant  unique,  serait  la 
vérité  même.  Mais  il  se  trouve  que  la  complication 
des  phénomènes,  croissant  ivec  l'exactitude  des  ob- 
servations et  la  puissance  des  instruments,  a  sug- 
géré une  multiplicité  d'explications  entre  lesquelles 
il  est  impossible  de  choisir,  qu'il  est  nécessaire  par- 
fois de  retenir  toutes  ensemble  en  dépit  de  leur 
diversité.  Il  faut  donc  savoir  profiter  de  l'avertisse- 
ment. L'explication  mécaniste  ne  consiste  qu'en 
images  *,  ces  images  ne  sauraient  se  substituer  à  la 
réalité  matérielle  dont  nos  sens  nous  donnent  la 
perception,  puisqu'on  dernière  analya|e  elles  sont  em- 
pruntées à  la  perception  sensible.  Là  où  nous  vou- 
drions saisir  un  modèle,  nous  ne  possédons  en  fait 
qu'une  copie;  les  images  qui  soutiennent  la  théorie 
proprement  mécaniste  intéressent  moins  la  struc- 
ture propre  de  la  science  que  la  psycliologie  du  sa- 


46  NATUHE    ET   LIBERTÉ 

vant.  Elles  traduisent  d'une  façon  concrète  les  résul- 
tats auxquels  il  est  arrivé;  elles  illustrent  les  points 
d'appui  sur  lesquels  il  peut  faire  fonds  dans  une  re- 
cherche ultérieure.  Elles  mettent  ainsi,  dans  la  mo- 
notonie des  formules  abstraites,  une  sorte  de  couleur 
qui  facilite  le  mouvement  de  la  pensée  et  rend  plus 
claire  la  conscience  des  progrès  accomplis.  Bref,  ce 
sont  des  schèmes  commodes,  d'une  commodité  rela- 
tive à  l'individu  qui  les  manio.  Parmi  les  physiciens, 
il  y  en  a  qui  ont  besoin  d'épuiser  en  quelque  sorte 
l'idée  de  la  matière  sur  laquelle  ils  travaillcni,  et  qui 
n'y  parviennent  qu'en  la  décomposant  en  éléments, 
sinon  indivisibles,  du  moins  nettement  séparés  des 
éléments  voisins;  d'autres  pour  qui  l'idée  d'une  réa- 
lité discontinue  brise  l'unité  de  la  pure  intuition 
spatiale,  qui  ont  besoin,  pour  que  leur  pensée  se 
meuve  aisément  et  naturellement,  de  combler  les 
hiatus  et  de  rétablir  partout  la  continuité.  Suivant 
une  suggestion  profonde  de  Poincaré,  l'oscillation 
perpétuelle  de  la  physique  entre  les  doctrines  ato- 
miques et  les  doctrines  du  continu  traduirait,  à  tra- 
vers l'antagonisme  perpétuel  des  savants,  «  l'opposi- 
tion de  deux  besoins  inconciliables  de  l'esprit  humain, 
dont  cet  esprit  ne  saurait  se  dépouiller  sans  cesser 
d'être  :  celui  de  comprendre,  et  nous  ne  pouvons 
comprendre  que  le  fini,  et  celui  de  voir,  et  nous  ne 
pouvons  voir  que  l'étendue  qui  est  infinie». 

Une  fois  les  images  rejetées  dans  le  plan  de  la  sub- 
jectivité, que  reste-t-il  de  la  science  elle-même?  des 
formules  analytiques.  Les  physiciens  anglais,  tels 
que  Maxw^ell  ou  Lord  Kelvin,  ne  sauraient  se  dispen- 
ser de  «  réaliser  »,  c'est-à-dire  de  définir  en  termes 
de  sensibilité,  l'objet  sur  lequel  ils  travaillent;  leurs 
contemporains  français  —  contrairement  d'ailleurs  à 
leurs    compatriotes    des    générations    précédentes, 


NATURE   ET  LIBERTÉ  47 

peut-être  aussi  des  générations  suivantes  —  estiment 
que  toute  hypothèse  relative  à  la  représentation  de 
la  matière  est  indifférente  à  la  science  proprement 
dite.  Pour  eux,  il  y  a  même  «  une  inconsciente  con- 
tradiction »  à  vouloir  «  rapprocher...  de  la  matière 
vulgaire  »  cette  matière  que  l'on  dit  véritable  préci- 
sément parce  qu'elle  est  «  derrière  la  matière  qu'at- 
teignent nos  sens  et  que  l'expérience  nous  fait  con- 
naître »,  précisément  parce  qu'elle  n'a  que  des 
qualités  géométriques,  et  que  les  atomes  s'en  ra- 
mènent à  «  des  points  mathématiques  soumis  aux 
seules  formules  de  la  dynamique  ».  Ils  réduisent  ce 
qu'il  y  a  de  solide  et  d'objectif  dans  la  science  à  un 
ensemble  d'équations  différentielles;  et  en  cela  ne 
sont-ils  pas  les  plus  fidèles  à  l'inspiration  de  Newton 
lui-même  qui  nous  a  montré  «  qu'une  loi  n'est 
qu'une  relation  nécessaire  entre  l'état  précédent  du 
monde  et  son  état  immédiatement  postérieur?  »  y 

Ainsi,  après  que  se  sont  écroulées  les  théori  s 
représentatives,  hypothèses  issues  de  l'imagination 
et  qui  ne  sont  que  pour  l'imagination,  les  rapports 
demeurent  qui  sont  purement  intellectuels,  et  les  rap- 
ports constituent  la  science.  Cette  conception  domine 
la  philosophie  scientifique  de  Poincaré  :  par  elle 
s'expliquent  les  merveilleux  servic<~s  dont  la  science 
de  la  nature  est  redevable  à  la  méthode  moderne  de 
l'interprétation  mathématique.  «  Qu'est-ce  qui  a 
appris  à  connaître  les  analogies  véritables,  profondes, 
celles  que  les  yeux  ne  voient  pas  et  que  la  raison  de- 
vine? c'est  l'esprit  mathématique  qui  dédaigne  la  .. 
matière  pour  ne  s'attacher  qu'à  la  forme  pure  ». 

Mais,  une  fois  que  le  savant  a  pris  conscience  de 
l'idéalisme  mathématique  qui  est  immanent  à  la 
science  moderne,  il  ne  pourra  plus  parler  le  langage 
épais  et  naïf  du   sens   commun.  Les  lois,    conçues 


•18  NATURE    ET  LIBERTÉ 

comme  formules  analytiques,  ne  sont  plus  immé- 
diatement liées  aux  données  de  fait,  elles  ne  peuvent 
plus  être  posées  comme  des  réalités  objectives.  C'est 
ce  que  Poincaré  fera  voir  clairement  en  prenant 
l'exemple  le  plus  simple  qui  soit,  l'exemple  du  mou- 
vement terrestre.  Le  soleil  se  meut  autour  de  la  terre, 
voilà  le  fait  qui  existe  pour  le  sens  commun,  le  fait 
que  les  hommes  pendant  des  siècles  ont  cru  avoir  vu, 
de  leurs  propres  yeux  vu.  La  science  moderne 
résiste  à  l'affirmation  de  ce  fait  parce  que  dans  l'ap- 
parence de  l'intuition  immédiate  elle  retrouve  un 
postulat  implicite,  à  savoir  que  le  mouvement  des 
astres  doit  être  rapporté  à  l'observateur  supposé 
immobile.  Ce  postulat  avait  permis  à  Ptolémée  de 
coordonner  lesphénomènes  célestes  dans  un  système, 
qui  n'était  pas  contradictoire  sans  doute,  mais  auquel 
des  complications  sans  cesse  croissantes  finissaient 
par  donner  une  physionomie  artificielle  et  baroque. 
Or,  puisque  l'espace  n'est  pas  une  réalité  absolue 
nous  avons  le  droit  de  choisir  un  autre  système  de 
points  de  repère  pour  la  mesure  du  mouvement,  par 
exemple  de  prendre  le  centre  de  gravité  du  système 
solaire  et  des  axes  passant  par  les  étoiles  lixes  ; 
grâce  à  ce  choix,  on  explique  d'une  façon  plus  simple 
et  plus  harmonieuse,  éliminant  loule  coïncidence  for- 
tuile^  l'ensemble  des  mouvements  célestes.  Dès  lors, 
on  doit  dire,  avec  Copernic  et  Galilée,  que  la  terre 
tourne  autour  du  soleil.  Mais  il  faut  s'entendre  :  est- 
ce  qu'en  parlant  ainsi  on  substitue  un  fait  à  un  autre 
fait  ?  une  intuition  à  une  autre  intuition  ?  Pas  le 
moins  du  monde  ;  si  la  vérité  consiste  dans  l'intuition 
immédiate  du  réel,  il  n'y  a  pas  même  lieu  de  poser  la 
question  de  la  vérité  du  mouvement  terrestre.  Dire 
que  la  terre  tourne  autour  du  soleil,  c'est  adopter  un 
langage    qui   nous   met   en   mesure   de   classer  les 


NATURE   ET   LIBERTÉ  49 

phénomènes,  de  constituer  des  synthèses  partielles 
et  de  les  faire  rentrer  aisément  à  leur  tour  dans  une 
synthèse  totale  ;  mais  ce  langage  a  pour  condition 
la  conception  d'un  principe  abstrait  et  universel  tel 
que  la  relativité  de  l'espace  ;  or  ce  principe  est  indé- 
pendant, par  son  universalité  même,  des  faits  qui  ont 
pu  le  suggérer,  et  dont  il  facilite  la  coordination. 

Tandis  que  les  théories  représentatives,  auxquelles 
appartiennent  les  hypothèses  mécanistes,  ne  sont 
que  des  appuis  extrinsèques  pour  la  découverte  des 
lois,  Poincaré  montre  combien  il  importe  de  consi- 
dérer et  de  retenir,  à  titre  de  conditions  intrinsèques 
pour  la  détermination  des  lois,  des  principes  comme 
les  principes  de  la  mécanique  classique.  Par  exemple, 
pour  exprimer  à  l'aide  de  formules  analytiques  les 
phénomènes  de  l'astronomie  ou  de  la  physique,  il  a 
fallu  poser  en  principe  que  «  l'accélération  d'un 
corps  ne  dépend  que  de  la  position  de  ce  corps  et  des 
corps  voisins,  et  de  leurs  vitesses.  Les  mathémati- 
ciens diraient  que  les  mouvements  de  toutes  les 
molécules  matérielles  de  l'univers  dépendent  d'équa- 
tions différentielles  du  second  ordre  )>.  Telle  est  la 
formule  la  plus  précise  que  l'on  peut  donner  au  prin- 
cipe d'inertie  généralisé. 

La  proposition  qui  correspond  à  cette  formule  a 
été  suggérée  par  l'observation  des  phénomènes  astro- 
nomiques ;  vraie  dans  ce  domaine,  elle  posséderaune 
vérification  partielle.  Mais  de  quel  droit  l'étendre 
sans  limite,  de  façon  à  la  considérer  comme  la  loi 
nécessaire  de  tous  les  phénomènes  sans  exception? 
C'est,  répond  Poincaré,  que  nous  voyons,  en  astro- 
nomie, les  corps  dont  nous  étudions  les  mouvements 
et  que  nous  ne  pouvons  dès  lors,  sans  introduire  des 
hypothèses  dont  le  caractère  gratuit  et  arbitraire  se 
manifeste  immédiatement,  faire  intervenir  l'action 


50  XATUnE   ET   I.irEnTK 

des  corps  invisibles.  11  n'en  est  pas  de  même  en 
physique  :  «  Si  les  phénomènes  physiques  sont  «lus à 
des  mouvements,  c'est  aux  mouvements  de  molé- 
cules que  nous  ne  voyons  pas.  Si  alors  l'accélération 
d'un  des  corps  que  nous  voyons  nous  parait  dépendre 
d'autre  chose  que  des  positions  ou  des  vitesses  des 
autres  corps  visibles  ou  des  molécules  invisibles  dont 
nousavons  été  amenés  antérieurement  à  admettre 
l'existence,  rien  ne  nous  empêchera  de  supposer  que 
cette  autre  chose  est  la  position  ou  la  vitesse  d'autres 
molécules  dont  nous  n'avions  pas  jusque-là  soup- 
çonné la  présence.  La  loi  se  trouvera  sauvegardée. 

«  Qu'on  me  permette  —  et  il  est  nécessaire  de  citer 
cette  page  afin  de  donnera  la  conception  de  Poincaré 
toute  sa  précision  —  d'employer  un  instant  le  lan- 
gage mathématique  pour  exprimer  la  même  pensée 
sous  une  autre  forme.  Je  suppose  que  nous  obser- 
vions n  molécules,  et  que  nous  constations  que  leurs 
3n  coordonnées  satisfont  à  un  système  de  3  n  équa- 
tions diflërentielles  du  quatrième  ordre  (et  non  du 
deuxième  ordre,  comme  l'exigerait' la  loi  d'inertie). 
Nous  savons  qu'en  introduisant  3  n  variables 
auxiliaires,  un  système  de  3  n  équations  du  quatrième 
ordre  peut  être  ramené  à  un  système  de  6  n 
équations  du  deuxième  ordre.  Si  alors  nous  sup- 
posons que  ces  3  n  variables  auxiliaires  représen- 
tent les  coordonnées  de  n  molécules  invisibles,  le 
résultat  est  de  nouveau  conforme  à  la  loi  d'inertie. 
En  résumé,  cette  loi,  vérifiée  expérimentalement  dans 
quelques  cas  particuliers,  peut  être  étemiue  sans 
crainte  aux  cas  les  plus  généraux,  l'expérience  ne 
peut  plus  ni  la  confirmer,  ni  la  contredire  n.  On  com- 
prend donc  dans  quel  sens  on  a  pu  être  amené  à 
dire  que  «  le  principe  désormais  cristallisé,  pour 
ainsi  dire,  n'est  plus  soumis  au  contrôle  de  l'expé- 


NATURE    ET   LIBERTÉ  51 

rience.  Il  n'est  pas  vrai  ou  faux,  il  est  commode  ». 

Cette  analyse  des  principes  de  la  mécanique  permet 
d'interpréter,  sans  crainte  d'équivoque,  les  formules 
analogues  que  déjà,  dans  un  mémoire  qui  remonte 
à  1887,  Poincaré  avait  appliquées  à  la  géométrie.  Ici, 
nous  l'avons  vu,  nous  n'avons  pas  non  plus  le  droit 
de  parler  de  vérité.  Non  seulement,  depuis  les  travaux 
de  Sophus  Lie,  nous  savons  que  ladéduction  appuyée 
sur  le  seul  principe  de  contradiction  ne  nous  fournit 
pas  le  moyen  de  décider  entre  les  divers  systèmes  de 
la  géométrie  ;  mais,  en  dépit  des  espérances  de 
Lobatschewsky,  et  comme  Lotze  l'avait  fortement 
montré,  nous  devons  renoncer  à  tout  critérium  expé- 
rimental. Il  est  impossible  d'expérimenter  sur  des 
droites  ou  sur  des  figures  abstraites  :  une  expérience 
ne  peut  porter  que  sur  des  corps  matériels.  Dès  lors, 
si  on  opère  sur  des  corps  solides,  on  fait  une  expé- 
rience de  mécanique  ;  si  on  opère  sur  des  rayons 
lumineux,  on  fait  une  expérience  d'optique  ;  mais  on 
n'aura  jamais  fait  une  expérience  de  géométrie. 

Nous  ne  saurions  donc  escompter  au  profit  de  la 
géométrie  euclidienne  une  vérité  qui  serait  exclu- 
sive de  la  vérité  de  tout  autre  système;  mais  il  de- 
meure permis  de  parler  le  langage  de  la  commodité, 
et  de  distinguer  entre  les  différents  types  de  géométrie, 
comme  entre  les  différentes  théories  de  la  physique. 
De  ce  point  de  vue,  nous  dirons  que  la  géométrie 
euclidienne  est  et  qu'elle  restera  la  plus  commode, 
parce  qu'elle  est  la  plus  simple,  v  Et  elle  n'est  pas 
telle  seulement  par  suite  de  nos  habitudes  d'esprit, 
ou  de  je  ne  sais  quelle  intuition  directe  que  nous 
aurions  de  l'espace  euclidien,  elle  est  la  plus-simple 
en  soi,  de  même  qu'un  polynôme  du  premier  degré 
est  plus  simple  qu'un  polynôme  du  second  degré  ». 
D'autre  part,  regardant  du  côté  de  l'expérience,  nous 


02  NATURE    ET    LIBERTE 

aurons  une  seconde  raison  de  regarder  la  géométrie 
euclidienne  comme  la  plus  commode  ;  c'est  «  qu'elle 
s'accorde  assoz  bien  avec  la  propriété  des  solitJes 
naturels  ».  Or,  remarque  Poincaré,  «  les  di|]"érentes 
parties  de  notre  corps,  notre  omI,  nos  membres  jouis- 
sent précisément  des  propriétés  des  corps  solides.  A 
ce  compte,  nos  expériences  fondamentales  santavant 
tout  lies  expériences  de  physiologie  qui  portent,  non 
sur  l'espace  qui  est  l'objet  que  doit  étudier  le 
géomètre,  mais  sur  son  corps,  c'est-à-dire  sur  l'ins- 
trument dont  il  doit  se  servir  pour  cette  étude  ». 

Par  là  Poincaré  fait  voir  sur  quelles  bases  et  dans 
quelles  limites  est  fondée  l'assimilation  des  principes 
delà  géométrie  euclidienne  aux  principes  de  la  méca- 
nique. Les  principes  de  la  mécanique  «  sont  des 
conventions  et  des  délinitions  déguisées  »  ;  néan- 
moins, ils  résultent  directement  des  expériences 
propres  à  cette  science;  et,  quoiqu'ils  n'aient  guère 
à  craindre  les  démentis  de  l'expérience,  ils  sont 
placés  sur  le  terrain  de  l'expérience;  la  mécanique 
demeure  une  science  expérimentale.  Dans  le  cas  de 
la  géométrie,  au  contraire,  nous  sommes  en  présence 
d'une  suggestion  indirecte  qui.  remontant  de  la 
physiologie  ou  rie  la  physique  jusqu'à  la  géométrie, 
sort  du  plan -de  l'expérience,  et  qui,  par  suite,  permet 
de  donner  aux  démonstrations  de  la  géométrie  l'allure 
d'une  déduction  toute  rationnelle  et  tout  a  priori. 
Néanmoins,  ici  comme  là,  il  demeure  que  la  science 
ne  parvient  pas  à  s'appuyer  sur  des  vérités  d'intui- 
tion. Elle  est  suspendue  à  des  principes  qui  sont  des 
formules  conventionnelles,  choisies  parce  qu'elles 
présentai-^nt  le  plus  de  commodité  pour  concilier  les 
exigences  intellectuelles  de  la  simplicité  et  la  repré- 
sentation approximative  des  données  sensibles. 


NATURE    ET   LIBERTÉ  53 

En  substituant  l'idée  commune  de  commodité  à  la 
notion  classique  de  vérité,  Poincaré  semblait  avoir 
ruiné  l'objoctivité  de  la  géométrie  et  de  la  physique 
rationnelle,  par  là  rejoint  la  tradition  de  l'empirisme 
nominaliste.  11  s'exposait  à  ce  que  son  autorité  incom- 
parable de  savant  fût  invoquée  dans  les  polémiques 
dirigées  dans  les  dernières  années  du  xix®  siècle  contre 
La  valeur  des  spéculations  intellectuelles.  La  tendance 
devint  invincible,  lorsque,  en  1902,  ses  premiers 
articles  et  mémoires  d'intérêt  général  furent  réunis, 
sous  le  titre  de  la  Science  et  l'Hypothèse,  dans  la  Bi- 
bliothèque de  Philosophie  scientifique^  qui  était  destinée 
à  devenir  rapidement  populaire.  C'est  que,  sans 
doute,  au  sommet  de  la  réflexion  théorique  comme 
-au  sommet  de  la  vie  morale,  la  difficulté  est  moins 
de  donner,  que  de  rencontrer  qui  mérite  de  rece- 
voir (1). 

Assurément,  l'auteur  de  la  Science  et  V Hypothèse 
goûtait  les  expressions  fortes,  d'apparence. déconcer- 
tante, et  qui  secouent  l'esprit  engourdi.  Chez  la 
masse  de  ses  lecteurs,  faute  de  l'attention  t^ t  du  dé- 
sintéressement intellectuel  qui  auraient  permis  de 
saisir  une  pensée  aussi  concise  et  aussi  concentrée 
que  la  sienne,  les  expressions  paradoxales  se  trans- 
formaient en  paradoxes  qui  mettaient  l'intelligence 
en  fuite,  et  ne  faisaient  que  réveiller  des  préjugés 
séculaires.  Poincaré  avait  voulu  guérir  de  l'illusion 
du  savoir  automatique  qui  se  déroulerait  suivant  des 

(i;  Dans  le  discours  prononcé  aux  funérailles  d'fienri  Poin- 
caré, M.  Lippmann  disait  :  «  Sa  philosophie,  qui  implique  une 
profonde  connaissance  de  la  mécanique  et  de  Ja  physique 
mathématique,  qui  est  une  des  plus  abstruses  et  des  plus 
inaccessibles  qu'on  puisse  trouver,  est  par  surcroît  devenue 
populaire;  ce  qui  montre  combien  elle  est  difficile  à  com- 
prendre. » 


o4  NATURE    ET   LIBERTE 

lois  éternelles  sans  réclamer  à  chaque  moment  l'in- 
tiTvention  d'une  critique  scrupuleuse  et  défiante.  Ne 
séparant  pas  l'esprit  scientifique  de  l'indépendance 
spirituelle,  il  tendait,  pour  reprendre  une  expression 
fameuse,  à  rétablir  en  mathématique,  en  mécanique, 
en  astronomie,  en  physique,  la  liberté  de  conscience. 
Par  l'effet  d'une  légende  spontanée  et  indéracinable, 
il  apparut  tout  à  coup  comme  l'auxiliaire  inattendu 
de  ce  pragmatisme  dont  Brunetière  avait  eu  l'honneur 
de  marquer,  avec  sa  loyauté  brutale,  la  véritable 
origine  et  le  but  véritable  :  fonder  sur  la  faillite  de 
la  science  ce  règne  de  l'autorité  qu'Auguste  Comte 
avait  vainement  attendu  de  la  connaissance  positive. 
Qu'on  lui  fît  dire  que  la  science  était  indifférente 
à  la  recherche  de  la  vérité,  et  qu'on  s'autorisât  de 
cette  prétendue  indifférence  pour  transporter  ailleurs 
le  centre  des  préoccupations  humaines,  pour  élever 
au-dessus  de  la  science  un  je  ne  sais  quoi  qu'on 
appellerait  encore  la  vérité,  et  dont  le  propre  carac- 
tère serait  de  ne  jamais  se  vérifier,  cela,  Poincaré  ne 
l'admettait  pas.  Pour  son  esprit  droit,  il  y  avait  quel- 
que chose  d'insupportable  dans  le  spectacle  dont  le 
succès  de  la  Science  et  F  Hypothèse  avait  été  l'occasion: 
on  se  servait  du  scrupule  scientifique  qui  lui  avait 
interdit  de  prononcer  le  mot  de  vérité,  comme  d'un 
prétexte  pour  se  débarrasser  de  tout  scrupule  intel- 
lectuel, et  pour  proclamer,  cette  fois  en  plein  arbi- 
traire, la  suprématie  des  inspirations  subjectives  ou 
des  révélations  extérieures.  «  Je  commence,  écrit-il 
en  mai  1904  dans  le  Bulletin  de  la  Société  française 
d'Astronomie,  à  être  un  peu  agacé  de  tout  le  bruit 
qu'une  partie  de  la  presse  fait  autour  de  quelques 
phrases  tirées  d'un  dii  mes  ouvrages,  et  des  opinions 
ridicules  qu'elle  me  prête  ».  Revenant  sur  cette  ques- 
tion du  mouvement  de  la  terre,  qui  avait  donné  lieu 


NATURE    ET   LIBERTÉ  55 

aux  fantaisies  de  quelques  journalistes,  il  rappelle 
que,  si  la  relativité  de  l'espace  exclut  l'intuition  di- 
recte d'un  tel  mouvement,  elle  n'empêche  pas  de  dé- 
cider entre  le  système  de  Ptolémée  et  le  système  de 
Copernic.  La  concordance  des  périodes  astrono- 
miques est,  dans  le  premier,  l'efTet  d'un  pur  hasard; 
dans  le  second,  le  résultat  d'un  lien  direct  entre 
les  déplacements  des  astres  dans  l'espace.  Or,  l'éli- 
mination du  hasard  donne  à  ces  liaisons  scienti- 
fiques l'universalité,  qui  équivaut  à  l'objectivité. 
Sans  doute,  les  rapports  scientitiques  ne  peuvent 
être  indépendants  de  l'esprit  qui  les  constate  et  qui 
les  aftirme  ;  ils  n'en  sont  pas  moins  objectifs,  puis- 
qu'ils deviennent  et  demeureront  communs  à  tous 
les  êtres  pensants.  La  critique  de  Pôincaré  a  fait 
justice  du  préjugé  réaliste  qui  avait  imposé  au  sens 
commun  la  notion  du  vrai  entendu  comme  7-ee/  donné 
dans  Vinluitioji  immédiate  ;  elle  permet  donc  que  l'on 
réintroduise  dans  la  science,  pour  désigner  cette 
universalité  dans  la  commodité  même,  l'idée  et  le 
mot  même  de  vérité.  «  Les  rapports  intimes  que  la 
mécanique  céleste  nous  révèle  entre  tous  les  phéno- 
mènes célestes  sont  des  rapports  vrais;  affirmer 
l'immobilité  de  la  Terre,  ce  serait  nier  ces  rapports, 
ce  serait  donc  se  tromper.  La  vérité,  pour  laquelle 
Galilée  a  souffert,  reste  donc  la  vérité,  encore  qu'elle 
n'ait  pas  tout  à  fait  le  même  sens  que  pour  le  vul- 
gaire, et  que  son  vrai  sens  soit  bien  plus  subtil,  plus 
profond  et  plus  riche  ». 

Capable  de  mettre  «  au-dessus  de  toute  contesta- 
tion... les  théorèmes  de  mathématiques  et  les  lois 
énoncées  par  les  physiciens  »,  d'établir  son  objecti- 
vité, tant  par  le  succès  de  ses  prévisions  que  pa^ 
l'accord  qu'elle  assure  entre  les  esprits,  la  science 
garde  toute  sa  valeur.  Il  faut  dire  plus  :  elle  enseigne 


56  NATURE    ET   LIBERTÉ 

à  r homme  la  plus  grande  des  valeurs  humaines,  qi 
est  l'amour  de  la  vérité,  et,  par  là,  elle  permet  u 
jugement  décisif  des  âmes.  A  coup  sûr,  Poincaré  d 
s'efl'rayait  pas  des  mots  ;  dans  ses  dernières  contro 
verses  avec  les  cantoriens^  il  acceptait  pour  so 
compte  l'épithète  de  pragmatiste.  Pourtant  le  me 
le  plus  dur  qui  ait  été  dit  sur  le  pragmatisme,  celu 
qui  remonte,  comme  le  voulait  Pascal,  de  l'inlirmit 
de  l'intelligence  à  rinlirmité  du  cœur,  c'est  Poin 
café  qui  l'a  prononcé,  sans  viser  la  doctrine,  pfi 
une  expression  naturelle  de  sa  conscience  scient 
fique.  Parlant,  aux  étudiants  de  V Université  de  Parit 
de  la  Vérité  scientifique  et  de  la  Vérité  morale,  il  l€ 
avertissait  que  «  ceux  qui  ont  peur  de  l'une  auror 
peur  aussi  de  l'autre,  car  ce  sont  ceux  qui,  en  toute 
choses,  se  préoccupent  avant  tout  des  conséquences  ) 
Et  la  signification  de  cette  parole  est  soulignée  ps 
le  langage  qu'il  avait  tenu  dans  cette  même  année  190Î 
en  présidant  une  séance  générale  de  VAssociatio 
amicale  des  anciens  élèves  de  l'Ecole  Polytechnique 
«  N'imitons  pas  les  auteurs  des  trop  célèbres  prc 
grammes  de  1850,  qui  ont  voulu  nous  infliger  di 
années  de  pesante  obscurité.  Ces  hommes,  dont  que 
ques-uns  étaient  éminents,  savaient  bien  ce  qu'i; 
faisaient.  S'ils  avaient  peur  de  la  pensée  désintc 
ressée,  c'est  qu'ils  savaient  qu'elle  est  libératrice  : 

L'accent  de  telles  paroles  ne  pouvait  manquer  c 
frapper  les  auditeurs  de  Poincaré.  Quelques-uns  oi 
conclu  à  un  changement  dans  l'orientation  de  sj 
philosophie.  L'examen  des  dates  ne  contirme  ptl 
semblable  supposition.  *  j 

Poincaré,  certes,  aurait  pu,  sans  se  démentir,  rei 
tilier  des  expressions  dont  on  avait  forcé  le  sens,  • 
qui  avaient  conduit  à  une  interprétation  inexacte  c 
sa  pensée;  mais  il  s'est  trouvé,  en  fait,  qu'entraim 


NATURE   Er  LIBERTÉ  57" 

par  des  associations  verbales,  la  plupart  de  ses  com- 
mentateurs lui  avaient  prêté  des  formules  qu'il  n'avait 
pas  effectivement  employées  (i)i  De  ce  que  Poincaré 
avait  réduit  les  principes  de  la  science  à  n'être  que 
des  conventions,  on  a  conclu  qu'il  les  regardait 
comme  arbitraires,  et  ceux  mêmes  de  ses  interprètes 
que  l'on  pourrait  le  moins  soupçonner  d'arrière-pen- 
sée tendancieuse,  ont  dit  et  répété  qu'il  avait  insisté 
sur  le  caractère  arbitraire  de  la  mathématique  et  de  la 
physique.  Or,  déjà  dans  son  Mémoire  de  1900  sur  les 
Principes  de  la  mécanique,  Poincaré  avait  pris  soin  de 
distinguer  convention  et  arbitraire.  «  La  loi  de  l'accé- 
lération, la  règle  de  la  composition  des  forces,  ne 
sont-elles  donc  que  des  conventions  arbitraires? 
Conventions?  oui;  arbitraires,  non  ;  elles  le  seraient 
si  on  perdait  de  vue  les  expériences  qui  ont  conduit 
les  fondateurs  de  la  science  à  les  adopter  et  qui,  si 
imparfaites  qu'elles  soient,  suffisent  pour  les  justi- 
fier. Il  est  bon  que,  de  temps  en  temps,  on  ramène 
notre  attention  sur  l'origine  expérimentale  de  ces 
conventions  ». 

Et  deux  ans  plus  tard,  averti  du  danger  par  les 
articles  de  M.  Edouard  Le  Roy  dans  la  Revue  de  Mé- 
taphysique et  de  Morale,  il  avait,  à  trois  reprises,  au 
cours  de  Y  Introduction  qu'il  écrivit  pour  la  Science  et 
IHypothèse,  mis  son  lecteur  en  garde  contre  l'inter- 
prétation qui  commençait  à  se  répandre  de  sa  pensée  : 
((  Dans  les  mathématiques  et  dans  les  sciences  qui  y 
touchent,  la  déduction  s'appuie  sur  les  conventions, 
et  ces  conventions  sont  l'œuvre  de  la  libre  activité  de 

(1)  M.  Milhaud  a  signalé,  dès  1903  {Revue  de  Métaphysique  et 
de  Morale,  p.  773),  les  «  exagérations  «  et  les  «  malentendus  » 
auxquels  les  écrits  philosophiques  de  Poincaré  avaient  donné 
lieu.  Voir  dans  le  même  sens  Rageot,  Les  savants  et  la  philo- 
p.  8'J  et  suiv. 


38  NATURE    ET  LIBERTÉ 

notre  esprit  qui,  dans  ce  domaine,  ne  reconnaît  pas 
d'obstacle...  Ces  décrets,  pourtant,  sont-ils  arbi- 
traires? Non,  répond  Poincaré,  car  sans  cela,  ils 
seraient  stériles.  »  Quelques  lignes  plus  loin  il  re- 
proche aux  nominalistes  comme  M.  Le  Roy,  d'avoir 
oublié  que  la  liberté  n'est  pas  l'arbitraire;  et  il 
répète  encore,  avant  de  terminer  cette  très  courte 
Introduction,  que  «  si  les  principes  de  la  géométrie 
ne  sont  que  des  conventions,  ils  ne  sont  pas  arbi- 
traires ».  L'expérience,  avait-il  dit  déjà  en  1893  (et 
c'est  une  idée  sur  laquelle  il  n'a  guère  manqué  l'oc- 
casion de  revenir),  nous  «  guide  dans  ce  choix  qu'elle 
ne  nous  impose  pas  ». 


II 


Ce  qui,  dès  la  première  heure,  a  fait  le  caractère  posi- 
tif et  constitué  l'originalité  de  la  pensée  de  Poincaré, 
on  se  condamne  donc  à  le  laisser  échapper,  tant 
qu'on  se  borne  à  retenir  les  expressions  qui  ont  paru 
autoriser  un  retour,  sinon  au  scepticisme,  du  moins 
au  nominalisme.  Pour  Poincaré,  la  commodité  n'est 
pas  simplement  et  uniquement  la  simplicité  logique; 
elle  est  aussi  ce  qui  donne  à  l'intelligence  prise  sur 
les  choses  elles-mêmes.  Naturellement,  si  on  com- 
mence par  dissocier  ces  deux  aspects  de  la  commo- 
dité, on  ne  sera  plus  en  présence  que  d'une  adaptation 
subjective  et  arbitraire;  mais,  aux  yeux  de  Poincaré, 
les  deux  aspects  de  la  commodité  ne  se  suppléent 
pas  l'un  l'autre;  il  ne  faut  pas  dire  non  plus  qu'ils 
ne  font  que  s'ajouter  du  dehors  :  il  y  a  entre  eux  une 
liaison  intime  et  profonde.  Sans  doute  il  sera  d'au- 


NATURE   ET  LIBERTÉ  59 

tant  plus  difficile  de  déterminer  les  circonstances  et 
les  conditions  de  cette  liaison  qu'elles  ne  rentrent  pas 
dans  les  cadres  rigides  des  doctrines,  qu'elles  ne  se 
laissent  pas  résumer  en  formules.  Dans  son  dernier 
article  de  Scieniia  (septembre  191â),  revenant  sur  la 
constitution  de  notre  géométrie,  Poincaré  parlait  de 
cote  mal  taillée  entre  notre  amour  de  la  simplicité  et 
notre  désir  de  ne  pas  nous  écarter  de  ce  que  nous 
apprennent  nos  instruments. 

Mais,  c'est  à  la  difticulté  même  de  la  tâche  qu'on 
en  mesurera  le  prix.  Aussi  Poincaré  s'attache-t-il  à 
suivre  dans  la  complexité  sinueuse  et  inattendue  de 
son  développement  cet  esprit  dont  la  nature  a  pro- 
voqué l'activité,  qu'elle  a  contraint,  presque  malgré 
lui,  à  révéler  sa  puissance  créatrice.  Procédant  par- 
fois par  approximations  et  par  retouches  successives 
qui  laissent  devant  elles  le  champ  ouvert  à  une  infi- 
nité de  réflexions,  il  introduit  son  lecteur  au  cœur 
de  la  réalité  mathématique  et  physique.  Pour  décrire 
la  richesse  croissante  et  la  beauté  de  la  science,  il 
parle  un  langage  qui  ne  contredit  les  théories  de  la 
Critique  de  la  Raison  pure  que  pour  mieux  revenir 
à  l'inspiration  qui  dictait  à  Kant  la  Critique  de  la  fa- 
culté de  juger;  il  fait  entendre  enfin  le  sens  nouveau, 
le  sens  profond,  de  la  vérité  scientifique. 

Si  nous  voulons  donner  de  la  pensée  philosophique 
de  Poincaré  une  idée  complète  et  lidèle,  il  convient 
donc  que  nous  corrigions  par  des  analyses  de  détail 
les  généralités  trop  extérieures  auxquelles  ses  pre- 
mit^rs  commontateurs  s'étaient  arrêtés  ;  et  pour  cela 
il  faut  que  nous  reprenions  la  science  à  sa  base,  par 
la  considération  de  la  mathématique  abstraite. 

L'arithmétisation  de  l'analyse  a  consacré  la  défaite 
de  l'intuitionisme  classique.  Il  n'y  a  de  vérité  dans 
l'analyse  qu'autant  qu'il  y  a  de  rigueur;  et  il  n'y  a  de 


60  NATURE   ET   LIBERTÉ 

rigueur  qu'autant  que  tous  les  raisonnements  se 
réduisent  à  des  égalités  ou  des  inégalités  entre 
nombres  entiers.  Est-ce  à  dire  que  les  opérations  de 
l'analyse  se  réduisent  à  des  opérations  logiques?  Sans 
doute,  une  propriété  relative  à  un  nombre  entier,  si 
grand  qu'il  soit,  peut  se  démontrer  par  récurrence,  à 
l'aide  d'un  nombre  fini  de  syllogismes  ou  de  raison- 
nements analogues  à  des  syllogismes.  Mais  alors, 
nous  ne  sommes  en  présence  que  de  vérifications  par- 
ticulières. Pour  obtenir  une  démonstration  générale, 
portant  sur  la  suite  illimitée  des  nombres  naturels, 
il  faut  pouvoir  passer  du  fini  à  l'infini  ;  et  ce  passage 
rend  le  raisonnement  mathématique  irréductible  aux 
formes  purement  analytiques  de  la  déduction.  Le 
raisonnement  mathématique  est  une  induction,  mais 
une  induction  complète;  par  cela  même  qu'il  fait 
entrer  dans  l'unité  d'une  formule  une  infinité  de  syl- 
logismes, il  dépasse  l'étendue  de  l'expérience,  comme 
il  dépassait  le  principe  de  contradiction,  «c  On  ne 
saurait,  d'autre  part,  remarque  Poincaré,  songer  à  y 
voir  une  convention,  comme  pour  quelques-uns  des 
postulats  de  la  géométrie  ».  Ici,  en  effet,  l'esprit  ne 
se  trouve  pas  en  présence  d'une  pluralité  de  procédés 
ou  de  systèmes  entre  lesquels  il  peut  exercer  la 
liberté  de  son  choix.  Le  principe  de  l'induction  com- 
plète est  le  véritable  type  du  jugement  synthétique  a 
priori;  il  a  pour  lui  la  force  d'une  «  irrésistible  évi- 
dence »;  et  cette  force  n'est  autre  «  que  l'affirmation 
de  la  puissance  de  l'esprit  qui  se  sait  capable  de  con- 
cevoir la  répétition  indéfinie  d'un  même  acte  dès  que 
cet  acte  est  une  fois  possible.  L'esprit,  ajoute  Poin- 
caré, a  de  cette  puissance  une  intuition  directe  ». 

Une  telle  intuition,  qui  est  d'ordre  dynamique  et 
idéaliste,  ne  peut  pas  se  transformer  en  l'intuition 
directe  d'un  donné  au  sens  réaliste  du  mot.  Il  n'y  a 


NATURE    ET   LIBERTÉ  61 

donc  pas  d'infini  actuel  si  l'on  veut  faire  de  l'infini 
un  objet  de  représentation;  et  c'est  ce  qui  va  nous 
expliquer  la  résistance  opposée  par  Poincaré  aux 
doctrines  métaphysiques  auxquelles  la  théorie  des 
ensembles  a  donné  occasion.  Après  les  travaux  de 
Cantor,  la  logique  qui,  chez  Helmholtz,  apparaissait 
en  deçà  du  pouvoir  effectif  de  l'esprit,  s'est  trouvée 
tout  à  coup  au  delà  ;  elle  a  franchi  la  suite  illimitée 
des  nombres;  elle  a  envisagé  des  propositions  telles 
qu'il  faudrait,  pour  les  vérifier,  se  rendre  capable 
d'une  infinité  de  choix  arbitraires  successifs.  Or,  la 
logique,  ainsi  comprise,  n'est  en  état  de  manier  que 
des  concepts  verbaux;  la  satisfaction  qu'elle  y  trouve 
ne  s'explique  que  par  un  parti  pris  de  réalisme  sco- 
lastique.  «  Un  des  traits  caractéristiques  du  canto- 
risme,  c'est  qu'au  lieu  de  s'élever  au  général  en 
bâtissant  des  constructions  de  plus  en  plus  compli- 
quées et  de  définir  par  construction,  il  part  du  genus 
siipremum  et  ne  définit,  comme  auraient  dit  les  sco- 
lastiques,  que  per  genus  proximuvi  et  differentiam 
specificam  ».  Du  reste  les  contradictions  de  fait 
auxquelles  s'est  heurté  le  cantorisme  entendu  en  ce 
sens,  ont  mis  suffisamment  en  lumière  le  caractère 
illusoire  de  pareils  procédés.  Elles  ont  engagé  les 
mathématiciens  à  se  maintenir  dans  la  sphère  des 
opérations  effectives,  où  l'intelligence  se  manifeste 
comme  puissance  concrète,  se  limitant  par  sa  réalité 
même. 

Ainsi  la  réflexion  sur  la  mathématique  pure  montre 
que  déjà  la  science  se  déroule  sur  un  plan  intermé- 
diaire entre  la  logique  formelle  et  l'intuition  propre- 
ment dite.  Elle  fait  comprendre  en  quels  termes  se 
pose,  pour  Poincaré,  le  problèoae  philosophique  de 
la  géométrie. 

L'espace  du  géomètre  est,  à  ses  yeux,  essentielle- 


62  NATURE    ET   UBEflTÉ 

ment  relatif;  il  ne  peut  y  avoir  intuition  directe  ni  de 
la  droite,  ni  île  la  distance,  ni  de  quelque  grandeur 
que  ce  soit  Pourtant,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'il  soit 
possible  d'épuiser  l'espace  géométrique  au  moyi-n  de 
notions  purem  nt  abstraites.  Hilbert,  dans  un  travail 
célèbre  sur  lequel  Poincaré  avait  été  des  premiers  à 
attirer  l'att-antion,  a  mis  sous  forme  logique  les 
diverses  relations  (jui  sont  à  la  base  de  la  géométrie; 
mais,  parmi  ces  relations,  n'y  en  a-t-il  pas  qmi  l'on 
ne  peut  réduire  à  des  définitions  déguisées  ou  à  des 
conventions,  même  justifiées,  où  l'on  serait  tenté  de 
reconnaître  une  qualité  propre  à  l'intuition  spatiale? 
Tels  seront,  par  exemple,  les  axiomes  do  l'ordre^  qui 
partent  sui'  la  relation  d'entre:  A  est  entre  B  et  C.  Sur 
de  tels  axiomes,  remlus  indépendants  de  touti's  les 
autres  conceptions  qui  venaient  s'y  ajouter  dans  le 
système  de  la  géométrie  classique,  s'est  constituée 
l'analt/sis  silus,  ou  géométrie  de  situation,  à  laqu-dle, 
après  Riemann,  Poincaré  a  donné  une  part  de  son 
génie.  Or,  écrivait-il  dans  ua  mémoire,  qui  parais- 
sait en  1912,  quelqut:s  jours  après  sa  mort,  «  la-pro- 
position fondamentale  de  Vanalysis  situs,  c'est  que 
l'espace  est  un  continu  à  trois  dimensions  ».  Et  il  fai- 
sait un  effort  nouveau  pour  déterminer  la  portée 
exacte  de  cette  proposition. 

Le  continu  matiiématique  —  Poincaré  lavait  expli- 
qué dans  l'article  qu'il  voulut  bien  écrire  pour  le 
premier  numéro  de  la  Revue  de  Métaphysique  et  de 
Morale  —  est  une  création  de  l'intelligence  provoquée 
par  les  contradictions  auxquelles  conduit  l'étude  du 
continu  physique.  Supposons,  en  effet,  que  A  et  B 
soient  deux  sensations  entre  lesquelles  nous  remar- 
quons une  différence  d'intensité.  Fechner  a  montré 
qu'il  était  possible  d'insérer  entre  A  et  B  un  degré 
intermédiaire  G,  tel  que  la  différence  entre  A  et  C, 


NATURE   ET   LIBERTÉ  63 

entre  G  et  B,  soit  insensible.  Dès  lors,  la  traduction 
immédiate  de  l'expérience  donne  lieu  à  une  sorte 
d'antinomie  : 

G  =  A,  etC  =  B;  A  >  B. 

Mais  l'esprit,  qui  n'use  de  sa  puissance  créatrice 
que  quand  l'expérience  lui  en  impose  la  nécessité, 
conçoit  alors  le  continu  mathématique,  grâce  auquel 
il  a  le  moyen  de  lever  cette  contradiction  apparente; 
on  sait  d'ailleurs  comment  l'effort  des  mathémati- 
ciens modernes,  depuis  Cauchy  jusqu'à  Kronecker,  a 
su  ramener  le  continu  à  un  système  rigoureux  d'iné- 
galités. 

Mais,  se  demande  maintenant  Poincaré,  comment 
à  ce  continu  abstrait  peut-on  attribuer  un  certain 
nombre  de  dimensions?  Sufllt-il  de  dire  qu'il  est  un 
ensemble  de  coordonnées,  c'est-à-dire  de  quantités 
susceptibles  de  varier  indépendamment  l'une  de 
l'autre,  et  de  prendre  toutes  les  valeurs  réelles  satis- 
faisant à  certaines  inégalités?  Cette  délinition  est  sans 
doute  exempte  de  contradiction;  pourtant  elle  ne 
satisfait  pas  l'intelligence  :  c'est  la  liaison  intime 
entre  les  dimensions  qui  les  fait  apparaître,  dans  1b 
maniement  géométrique  de  l'espace,  comme  les  par- 
ties d'un  même  tout.  Voilà  pourquoi,  afin  de  rendre 
compte  de  cette  liaison,  Poincaré  introduit  la  notion 
de  coupure.  S'il  y  a,  dans  la  suite  illimitée  des  points 
mathématiques  que  l'on  tend  à  organiser  en  série 
continue,  deux  points  par  lesquels  on  s'interdit  de 
passer,  on  obtient  alors  une  séparation^en  deux  séries 
distinctes;  si  cette  séparation  est  définitive,  comme  il 
arrive  sur  une  courbe  fermée,  le  continu  est  à  une 
dimension.  Il  est  visible,  au  contraire,  que  deux 
points  interdits  (ou  un  nombre  quelconque)  ne  seront 


64  NATURE  ET  LIBERTÉ 

pas  un  obstacle  définitif  si  l'on  est  sur  une  surface 
fermée;  cette  surface  constituera  un  continu  à  deux 
dimensions,  où  il  sera  toujours  possible  de  tourner 
autour  des  points  interdits.  La  surface  à  son  tour  ne 
sera  découpée  en  plusieurs  parties,  que  si  l'on  y 
trace  une  ou  plusieurs  courbes,  et  si  on  les  considère 
comme  des  coupures  que  l'on  s'interdit  de  franchir. 
De  même,  pour  décomposer  véritablement  l'espace, 
nous  devons  nous  interdire  de  franchir  certaines  sur- 
faces ;  et  c'est  pour  cela  que  nous  disons  que  L'espace 
est  à  trois  dimensions. 

Poincaré  ne  s'en  tient  pas  là  :  du  terrain  mathé- 
matique il  transporte  cette  conception  du  continu  sur 
le  terrain  physique,  et  il  montre  à  quelle  réalité 
d'ordre  psycho-physiologique  correspond  le  fait 
des  trois  dimensions.  Les  données  tactiles  sont 
réparties  sur  la  surface  de  la  peau;  les  données 
visuelles  sont  réparties  sur  la  surface  rétinienne.  Or, 
ces  deux  continus  à  deux  dimensions  s'ordonnent 
dans  un  continu  à  trois  dimensions,  parce  que  c'est 
dans  un  tel  continu  que  les  mouvements,  correspon- 
dant aux  sensations  musculaires,  peuvent,  de  la 
façon  la  plus  favorable,  permettre  de  corriger  les 
changements  externes  à  l'aide  de  mouvements 
internes.  Dans  un  espace  à  deux  dimensions,  nous 
ne  pourrions  déterminer  le  mouvem^ent  nécessaire 
pour  amener  les  doigts  au  contact  d'un  objet  éloi- 
gné ;  il  nous  manquerait  une  donnée,  qui  est  la  dis- 
tance de  cet  objet;  il  faut  que  la  vue  s'exerce  à  dis- 
tance, et  c'est  pour  cette  raison  qu'il  nous  est  com- 
mode d'attribuer  à  l'espace  trois  dimensions. 

«  Mais  ce  mot  de  commode,  ajoute  Poincaré,  n'est 
peut-être  pas  ici  assez  fort.  Un  être  qui  aurait  attribué 
à  l'espace  deux  ou  quatre  dimensions  se  serait 
trouvé,  dans  un  monde  fait  comme  le  nôtre,  en  état 


NATURE   ET   LIBERTÉ  65 

d'infériorité  dans  la  lutte  pour  la  vie  ».  D'une  part, 
en  attribuant  deux  dimensions  à  l'espacf!,  on  serait 
exposé  à  substituer  aux  mouvements  qui  réussissent 
pour  la  correction  des  changements  externes,  des 
mouvements  qui  ne  réussiraient  pas.  D'autre  part, 
en  lui  en  attribuant  quatre,  on  se  priverait  de  la 
possibilité  de  substituer  à  certains  mouvements 
d'autres  mouvements  qui  réussiraient  tout  aussi  bien, 
et  qui  pourraient  présenter,  dans  certaines  circons- 
tances, des  avantages  particuliers. 

Ainsi,  à  mesure  que  Poincaré  serre  de  plus  près 
le  problème,  tout  en  maintenant  les  termes  dans 
lesquels  il  l'avait  posé  dès  le  début,  oji  voit  que  son 
nominalisme  apparent  s'infléchit  dans  le  sens  d'une 
pénétration  intime,  d'une  harmonie  croissante,  entre 
l'esprit  et  les  choses.  L'impression  sera  la  même, 
elle  s'accentuera  encore,  lorsqu'on  se  transportera 
sur  le  terrain  de  la  physique  où,  d'ailleurs,  et  c'est 
Poincaré  qui  le  fait  remarquer,  si  loin  que  l'on  veuille 
pousser  le  nominalisme,  on  en  rencontre  inévitable- 
ment la  limite. 

La  physique,  comme  toute  science,  est  constituée 
par  l'intelligence;  la  science,  par  définition,  sera 
intellectualiste,  ou  elle  ne  S'>ra  pas.  Mais  il  est  clair 
que,  sans  l'expérience,  la  physique  n'aurait  pas  eu 
de  raison  de  se  constituer;  ce  sont  les  relations  inva- 
riantes entre  «  faits  bruts  »,  qui  fournissent  une  base 
au  système  des  lois.  Peut-être  est-ce  pour  avoir  trop 
escompté  la  facilité  avec  laquelle  la  physique  classique 
réussissait  à  faire  rentrer  les  faits  bruts  dans  le  cadre 
des  lois,  que  l'on  a  cru  pouvoir  ramener  les  principes 
à  n'être  que  des  «  définitions  déguisées  »;  d'où 
quelques  penseurs  ont  tiré  argument  contre  la  valeur 
objective  et  la  nécessité  de  la  science.  Or,  avec  les 
progrès  accomplis  par  la  physique  dans  les  premières 


66  NATURE    ET   LIBERTÉ 

années  du  xx"  siècle,  on  a  été  obligé  de  reconnaître  que 
les  faits  avaient  une  limite  de  plasticité.  Ils  ont  mon- 
tré qu'ils  possédaient,  si  l'on  nous  permet  l'expres- 
sion, un  plus  mauvais  caractère  qu'on  ne  pensait.  Ils 
ont  remis  en  question  la  validité  de  principes  que 
l'on  avait  posés  comme  indéfiniment  lélastiqués  et, 
par  là  même,  à  l'abri  de  toute  contradiction  expéri- 
mentale. 

Devant  la  résistance  do  l'expérience  aux  «  coups 
de  pouce  »  trop  commodes  que  la  physique  théorique 
est  si  souvent  tentée  de  donner,  nul  plus  que  Poin- 
caré  ne  montra  cette  bonne  humeur,  cette  docilité 
d'esprit,  cette  jeunesse  intellectuelle,  dont  il  fait, 
dans  son  éloge  de  Lord  Kelvin,  les  privilèges  du  vrai 
savant.  «  Sans  ce  lest,  —  écrivait  Poincaré,  en  se 
félicitant  du  développement  de  l'industrie  et  des 
forces  colossales  dont  elle  offre  au  savant  le  spectacle 
comme  dans  un  immense  champ  d'expériences,  — 
qui  sait  s'il  ne  quitterait  pas  la  terre,  séduit  par  le 
mirage  de  quelque  scolastique,  ou  s'il  ne  désespé- 
rerait pas,  en  croyant  qu'il  n'a  fait  qu'un  rêve?  »  Les 
expériences  délicates  et  brillantes  qui  se  sont  poursui- 
vies dans  le  domaine  deU'électro-optique  ont  eu  un 
résultat  analogue  :  elles  ont  marqué  le  retour  du 
rêve  à  la  réalité.  En  se  heurtant  aux  faits,  la  physique 
mathématique  a  été  obligée  de  redescendre  sur  terre, 
de  reprendre  contact  avec  les  choses,  de  «  vivre  » 
avec  elles. 

Sans  doute,  la  «  phy-ique  des  principes  »  n'a  pas 
succombé.  Il  n'est  pas  interdit  de  soutenir  que  l'expé- 
rience est  incapable  de  lui  infliger  un  démenti  formel: 
par  exemple,  il  sera  toujours  loisible  au  savant,  pour 
maintenir  le  principe  de  la  conservation  de  l'énergie, 
do  faire  surgir  de  son  imagination  un  type  nouveau 
d'énergie,   d'en  calculer  l'ejcpression  de  telle  façon 


NATURE   ET   LIBERTÉ  67 

qu'il  retrouve  dans  ses  formules  l'égalité  désirée. 
Mais  Poincaré  avait  prévu  le  moment  où  cet  effort 
d'imagination  serait  inutile,  parce  qu'alors  le  prin- 
cipe, ne  traduisant  que  l'entêtement  du  physicien  à 
défendre  ses  cadres  analytiques,  n'aurait  plus  de 
prise  sur  les  choses,  et  s'évanouirait  par  sa  stéri- 
lité. 

Après  les  observations  provoquées  par  la  décou- 
verte de  la  radio-activilé,  surtout  après  l'expérience 
de  Michelson  sur  la  constance  de  la  vitesse  de  la 
lumière  quel  que  soit  le  mouvement  avec  lequel  il 
aurait  semblé  qu'elle  dût  se  composer,  ce\  moment 
est  arrivé.  Entre  les  principes  de  la  mécanique,  il 
a  fallu  choisir.  Mais  le  sentiment  que  les  physiciens 
ont  alors  éprouvé  n'a  plus  été  l'embarras  de  se 
décider  entre  diverses  hypothèses  qui,  toutes,  seraient 
également  satisfaisantes.  A  l'excès  de  richesse  a  suc- 
cédé un  état  de  gêne  où  la  nécessité  de  choisir  s'ac- 
compagne de  sacrifices  douloureux.  On  a  dû  se  rési- 
gner à  l'abandon  du  principe  qui  paraissait  le  plus 
commode  pour  l'intelligence  de  la  nature,  qui  répon- 
dait le  mieux  aux  formes  a  priori  d'une  «  raison 
mathématique  »  :  le  principe  de  Lavoisier,  par  lequel 
on  pouvait  remonter  de  l'invariabilité  de  la  masse 
à  l'indestructibilité  de  la  matière;  en  1906,  Poincaré 
pouvait,  dans  The  Athe7iœum,  parler  de  la  fin  de  la 
malière.  En  revanche,  on  a  pu  sauver  le  principe  de 
la  Relativité.  La  nature,  toujours  plus  sage  que  les 
espérances  des  hommes,  semble  avoir  déjoué  toutes 
les  tentatives  pour  arriver  à  la  mesure  d'une  vitesse 
absolue;  elle  laisse  ainsi  1'  «  impression  que  le  prin- 
cipe de  relativité  est  bien  une  loi  générale  de  la 
nature  ». 

Ce  n'est  pas  tout.  Si  l'on  suit  l'action  exercée  par 
le  progrès  de  l'expérimentation  sur  les  conceptions 


68  NATURE    ET   LIRERTÉ 

théoriques  de  l'univers  —  et  Poincaré,  que  l'on  a 
représenté  si  souvent  comme  un  analyste  dédaigneux 
du  réel,  s'est  prescrit  cette  tâche  jusqu'aux  derniers 
jours  de  sa  vie  —  on  est  ol)ligé  d'aller  [)lns  loin 
encore.  Par  di  là  les  principes  qui  soutiennent 
l'édilice  .-cientifique,  il  y  a  des  formes  générales  qui 
paraissent  exprimer,  d'une  façon  plus  profonde  et 
plus  impérieuse,  les  exigences  de  l'esprit  dans  la 
constitution  de  la  science.  Ainsi,  à  plusieurs  reprises, 
Poincaré  a  insisté  sur  le  rôle  joué  en  physique  par 
l'instrument,  en  apparence  tout  subjectif  et  toutarti- 
fîciel,  ique  l'homme  s'est  donné  lorsqu'il  a  créé  le 
calcul  des  probabilités.  Il  a  montré  que,  dans  ses 
démarches  aventureuses  et  paradoxales,  le  mathéma- 
ticien faisait  fonds  sur  deux  formes  maîtresses,  qui 
lui  paraissaient  s'imposer  en  quelque  sorte  à  la 
nature  des  choses  :  \d.  simplicité  et  la  continuité. 

Pour  prendre  un  exemple,  si  nous  avions  la  vue 
assez  perçante  pour  suivre  dans  une  masse  gazeuse 
les  mouvements  de  chacun  des  atomes  que  nous  ne 
pouvons  pas  ne  pas  imaginer  comme  éléments  cons- 
titutifs de  cette  masse,  nos  observations  se  tradui- 
raient par  les  représentations  les  plus  compliquées, 
et  nous  en  serions  réduits  à  constater  l'irrégularité. 
Mais  le  grand  nombre  des  molécules  nous  permet  de 
passer  par-dessus  notre  ignorance  radicale.  Quelle 
que  soit  la  singularité  des  mouvements  initiaux,  il 
n'est  besoin  que  de  se  donner  un  temps  suffisant 
pour  que  les  effets  des  singularités  s'amortissent, 
pour  que  les  mouvements  irréguliers  se  neutralisent, 
pour  que  les  accidents  rentrent  dans  l'ordre.  De  la 
multiplicité  de  ces  mouvements  en  apparence  diver- 
gents, la  théorie  cinétique  des  gaz  fera  sortir  une 
formule  simple  comme  la  loi  de  Mariotte.  Or,  de  quel 
droit  le  savant  fait-il  une  vertu  de  son  ignorance?  et 


NATURE    ET   LIBERTÉ  69 

d'où  lui  vient  sa  confiance?  C'est  qu'en  procédant  de 
la  sorte,  il  arrive  à  la  simplicité.  Il  faut  bien  s'arrêter 
quelque  part  et,  pour  que  la  science  soit  possible, 
il  faut  s'arrêter  quand  on  a  trouvé  la  simplicité. 

Le  savant  est  ainsi  tenté  de  transformer  la  simpli- 
cité en  critérium  de  la  vérité.  «  Il  y  a  cinquante  ans, 
écrivait  Poinearé  en  1899,  les  physiciens  considéraient 
une  loi  simple  comme  plus  probable  qu'une  loi  com 
pliquée,  toutes  choses  égales  d'ailleurs.  Ils  invo- 
quaient même  ce  principe  en  faveur  de  la  loi  de 
Mariolte,  contre  les  expériences  d>  Regnault  ».  Ici 
encore,  sous  la  pression  des  faits,  il  a  bien  fallu 
abandonner  les  partis-pris  de  système.  Les  savants 
n'ont  certes  pas  perdu  l'amour  de  la  simplicité; 
mais,  à  l'école  de  l'expérience,  ils  ont  appris  qu'il 
y  a  dans  la  recherche  du  simple  une  limite  qu'ils  ne 
pourraient  franchir  sans  aller  contre  le  bon  sens. 
Hs  ont  fait  de  la  simplicité  une  notion  relative,  des- 
tinée à  paraître  toujours  se  perdre,  pour  se  retrou- 
ver toujours,  au  cours  d'une  évolution  incessante. 
L'étude  expérimentale  des  pressions  qui  s'exercent 
sur  une  masse  gazeuse  avait  commencé  par  mettre 
en  évidence  une  relation  simple,  tlerrière  laquelle  se 
dissimulait  la  complexité  des  mouvements  molécu- 
laires qui  se  produisent  au  sein  de  la  masse  gazeuse. 
Bon  gré,  mal  gré,  on  a  dû  tenir  compte  de  cette  com- 
plexité lorsque  l'expérimentation  s'est  faite  plus 
précise,  plus  minutieuse.  Peut-être  un  phénomène 
analogue  se  produira-t-il  pour  la  loi  de  Newton.  Ici 
les  données  initiales  de  l'observation  étaient  com- 
plexes au  point  de  sembler  inextricables;  la  loi  s'est 
révélée  d'une  merveilleuse  simplicité.  Il  est  impossi  ble 
pourtant  d'aflirmer  que  cette  simplicité  n'est  pas 
encore  liée  au  caractère  approximatif  de  la  loi,  et 
•qu'on  ne  peut  pas  être  conduit,   en  serrant  de  plus 


70  NATURE    ET   LIBERTÉ 

près  les  conditions  du  problème,  à  corriger  les  for- 
mules nevvtoniennes. 

La  critique  ne  doit-elle  pas  être  plus  profonde 
encore?  Derrière  cette  croyance  à  la  simplicité  que 
les  savants  ont  répudiée,  quoique  l)ion  souvent  ils 
soient  obligés  d'agir  comme  s'ils  l'avaient  conservée, 
demeure,  comme  le  postulat  ultime  de  la  foi  scien- 
tilique,  la  croyance  à  la  continuité  (au  sens  technique 
que  les  mathématiciens  donnent  à  ce  mot).  C'est  par 
elle  que  le  savant  peut  arriver  à  tirer  d'un  nombre 
toujours  restreint  d'observations  isolées  une  courbe 
fie  forme  régulière,  sans  points  anguleux,  sans  in- 
flexions trop  accentuées,  sans  variations  brusques  du 
rayon  de  courbure,  de  façon,  non  seulement  à  déter- 
miner les  valeurs  de  la  fonction  intermédiaire  entre 
les  points  observés,  mais  même  à  rectifier,  pour  les 
points  directement  observés,  les  indications  fournies 
par  l'observation.  «  Sans  cette  croyance  à  la  conti- 
nuité, conclut  Poincaré,  l'interpolation  serait  impos- 
sible, on  ne  pourrait  déduire  une  loi  d'un  nombre 
fini  d'observations.  La  science  n'existerait  pas  ». 

Or,  et  précisément  en  partant  de  la  théorie  ciné- 
tique des  gaz,  en  employant  le  calcul  des  probabilités 
pour  accorder  la  théorie  avec  les  faits,  particulière- 
ment avec  la  loi  du  rayonnement  noir,  et  avec  la 
mesure  des  chaleurs  spécifiques  des  corps  solides  aux 
très  basses  températures  dans  l'air  ou  dans  l'hydro- 
gène liquides,  on  est  arrivé  à  mettre  en  question  la 
forme  que  la  mécanique  avait  prise  depuis  Newton, 
et  qui  paraissait  la  forme  définitive  de  la  science.  On 
ne  se  demande  plus  seulement  «  si  les  équations  dif- 
férentielles de  la  Dynamique  doivent  être  modifiées, 
mais  si  les  lois  du  mouvement  pourront  encore  être 
exprimées  par  des  équations  différentielles  ».  Et 
l'étude  que  Poincaré,  en  février  1912,  consacrait  à 


NATURE    ET   LIBERTÉ  71 

l'examen  de  l'hypothèse  des  Quanta^  formulée  par 
Planck,  se  termine  ainsi  :  «  La  discontinuité  va-t-elle 
régner  sur  l'univers  physique  et  son  triomphe  est-il 
délinitif  ?  Ou  bien  reconnaitra-t-on  que  cette  discon- 
tinuité n'est  qu'apparente  et  dissimule  une  série  de 
processus  continus?  Le  premier  qui  a  vu  un  choc  a 
cru  observer  un  phénomène  discontinu  ;  et  ;nous 
savons  aujourd'hui  qu'il  n'a  vu  que  l'effet  de  chan- 
gements de  vitesse  très  rapides,  mais  continus. 
Chercher  dès  aujourd'hui  à  donner  un  avis  sur  ces 
questions,  ce  serait  perdre  son  encre  ». 

Quelques  mois  après  la  publication  de  ces  lignes 
qui  remettaient  en  question  le  principe  de  la  science 
moderne,  brusquement,  la  mort  imposait  le  repos  à 
cette  pensée  qui  se  renouvelait  sans  cesse  dans 
l'examen  des  formes  nouvelles  qu'avaient  prises  les 
grands  problèmes  des  mathématiques  et  de  la 
physique.  Elle  jetait  dans  le  désarroi  ceux  pour  qui 
cette  critique,  «  qu'aucune  borne  ne  contenait  »,  était 
un  élément  fontlamental  de  leur  conscience  scienti- 
fique. En  parlant  de  Cornu,  mort  à  peu  près  à  l'âge 
où  lui-même  devait  disparaître,  Poincaré  disait  : 
«  Quand  la  mort  nous  enlève  un  homme  dont  la 
tâche  est  terminée,  c'est  seulement  l'ami,  le  maître 
ou  le  conseiller  que  nous  pleurons;  mais  nous  savons 
que  son  œuvre  est  accomplie,  et,  à  défaut  de  ses 
conseils,  ses  exemples  nous  restent.  Combien  elle 
nous  semble  plus  impitoyable  quand  c'est  un  savant 
encore  tout  rempli  de  vigueur  physique,  de  force 
morale,  de  jeunesse  d'esprit,  d'activité  féconde,  qui 
soudain  disparait;  alors  nos  regrets  sont  sans  bornes, 
car  ce' que  nous  perdons,  c'est  l'inconnu,  qui  par 
essence  est  sans  limites;  ce  sont  les  espoirs  intinis, 
les  découvertes  de  demain,  que  celles  d'hier  sem- 
blaient nous  promettre.  De  là,  cette  émotion  qui  s'est 


72  NATURE   ET   LIBERTÉ 

emparée  du  monde  savant  tout  entier  quand  cette 
nouvelle  si  imprévue,  si  foudroyante,  est  venue  le 
frapper.  »  Il  est  rare  que  l'émotion  décrite  en  ces 
termes  par  Poincaré  eût  été  aussi  universellement, 
aussi  cruellement  ressentie  que  devant  sa  propre 
tombe;  et  de  toutes  parts  aussi  elle  a  provoqué  un 
effort  pour  faire  surgir,  au  milieu  de  notre  deuil  et 
de  notre  désarroi  même,  l'idée  qui  doit  exprimer  le 
souvenir  spirituel  d'Henri  Poincaré. 

Cette  idée,  il  est  à  peine  besoin  de  le  redire  après 
ce  que  nous  venons  de  rappeler  de  ses  derniers  écrits, 
aucune  conclusion  dogmatique,  aucune  formule  de 
système  ne  la  contiendra.  Poincaré,  définitivement, 
échappe  à  ceux  qui,  défenseurs  ou  ennemis  du  savoir 
positif,  demandent  à  la  philosophie  scientifique  des 
thèses  et  des  mots  d'ordre  capables  de  flatter  leurs 
passions,  qui  ne  se  tournent  vers  elle  que  pour  se 
dispenser  de  comprendre  du  dedans  la  réalité  de  la 
science.  Le  développement  de  sa  pensée  demeure  une 
déception  perpétuelle  pour  ceux  qui  éprouvent  le 
besoin  d'une  orthodoxie  :  «  La  foi  du  savant,  a-t-il 
écrit,  ressemblerait  plutôt  à  la  foi  inquiète  de  l'héré- 
tique, à  celle  qui  cherche  toujours  et  qui  n'est  jamais 
satisfaite  ».  Dans  cet  esprit,  Poincaré  faisait  honneur 
à  Joseph  Bertrand  d'avoir  par  sa  pénétrante  critique 
ramené  les  penseurs  de  sa  génération  «  à  ce  demi- 
scepticisme  qui  est  pour  le  savant  le  commencement 
de  la  sagesse  ».  Dans  cet  esprit  il  disait  que,  ((  dans 
notre  monde  relatif,  toute  certitude  est  mensonge  ». 
Mais,  nous  croyons  l'avoir  montré,  utiliser  ces  pa- 
roles pour  en  tirer  une  sorte  de  profession  de  foi 
contre  la  science  et  contre  la  vérité,  ce  serait  trahir 
Poincaré,  car  ce  serait  oublier  que  chez  lui  la  qualité 
du  doute  est  liée  à  la  qualité  du  savoir.  Comme  le  re- 
marque excellemment  M.  Milhaud,  «  Poincaré,  pour 


NATURE   ET   LIBERTÉ  73 

avoir  vécu  au  contact  des  vérités  apodictiques  de 
l'analyse  abstraite,  ne  reconnaît  plus  nulle  part 
ailleurs,  pas  même  dans  le  monde  des  figures  spa- 
tiales, une  seule  vérité  nécessaire  ».  Aussi  celui  qui 
s'est  rendu  capable  de  comprendre  la  philosophie 
scientifique  d'Henri  Poincaré,  n'y  trouvera  jamais 
prétexte  à  ce  pessimisme  intellectuel,  à  ce  mépris  de 
la  pensée  désintéressée,  que  l'on  a  tenté  de  mettre 
sous  son  autorité  pour  les  intérêts  de  la  polémique. 
Seulement,  et  suivant  l'expression  même  de  Poincaré, 
((  il  ne  faut  pas  croire  que  l'amour  de  la  vérité  se 
confonde  avec  l'amour  de  la  certitude  »  ;  l'idole  de  la 
certitude  doit  s'effacer  pour  que  naisse  l'intelligence 
de  la  vérité,  sous  la  forme  où  Poincaré  l'a  vue  et  l'a 
aimée  :  jeu  émouvant,  jeu  sublime  où  la  nature  et 
l'esprit  sont  engagés  pour  une  lutte  sans  fin. 

Sans  doute  l'esprit  est  libre,  et  il  se  sent  créateur; 
mais,  à  cause  de  cela  même,  il  est  arrivé  qu'il  s'est 
enchanté  des  premiers  produits  de  son  activité,  qu'il 
s'y  est  complu  et  qu'il  s'y  est  arrêté.  Parce  qu'il  suf- 
fisait des  relations  arithmétiques  pour  faire  appa- 
raître les  lois  de  l'astronomie  ou  de  l'acoustique,  les 
Pythagoriciens  voyaient  dans  le  nombre,  non  seule- 
ment la  base,  mais  aussi  la  limite,  du  monde  intelli- 
gible. Cette  harmonie,  dont  l'image  flattait  la  pensée 
abstraite,  la  nature  l'a  rompue  par  une  sorte  de  vio- 
lence ;  mais  elle  a  ainsi  contribué  au  progrès  de  la 
pensée,  «c  Le  seul  objet  naturel  de  la  pensée  mathé- 
matique, c'est  le  nombre  entier;  c'est  le  monde  exté- 
rieur qui  nous  a  imposé  le  continu,  que  nous  avons 
inventé,  sans  doute,  mais  qu'il  nous  a  forcés  à  in- 
venter ». 

Après  le  succès,  qui  paraissait  définitif,  de  la  mé- 
canique classique,  une  contrainte  analogue  a  déter- 
miné   l'évolution,    merveilleusement  rapide,   de    la 

4 


> 


74  NATDKE    ET   LinBRTÉ 

pliysiqu-e  moderne.  «  Quelque  Tariée  qoe  soit  l'ima- 
gmalioTi  <^e  l'homme,  la  nature  est  mille  fois  pkis 
riohe  encore.  Pour  la  suivre,  nous  devons  prendre 
des  chemins  que  nous  avions  négligés,  et  ces  chemins 
nous  conduisent  à  des  sommets  d'où  nous  découvrons 
des  paysages  nou-veaux.  Quoi  de  plus  utile?  »  C'est 
d'un  point  de  vu*'  toujours  plus  élevé,  embrassant  un 
horizon  dont  il  n'avait  pas  d'abord  soupçonné  toute 
l'étendue,  que  l'esprit  s'flïorcera  de  rétablir  c<^tte 
harmonie  interne  du  monde,  dont  Poincaré  dit  qu'elle 
est  «  la  seule  véritable  réalité  objective  »,  -et  «  qu'elle 
est  la  source  de  toute  beauté  ».  Obligé  de  dépasser 
les  limites  où  il  s'était  d'abord  enfermé,  il  vouflra 
retrouver,  comme  lui  étant  parente  et  assimilée,  cette 
harmonie  ri  cette  beauté  :  «  Quand  un  calcul  un  peu 
long  nous  a  conduits  à  quelque  résultat  simple  et 
frappant,  nous  ne  sommes  pas  satisf^iits  tant  que 
nous  n'avons  pas  montré  que  nous  aurions  pu  prévoir, 
sinon  ce  résultat  tout  entier,  du  moins  ses  traits  les 
plus  caractéristiques  ». 

L'intérêt  de  cette  prévision  tient-il  uniquement  à 
l'économie  de  pensée  qu'elle  nou«  procure  ?  Poincaré 
sans  doute  fait  observer,  apiès  Mach,  «  que,  dans  des 
cas  analogues,  le  long  calcul  ne  pourrait  pas  resser- 
vir et  qu'il  n'en  est  pas  de  même  du  raisonnement  à 
demi  intuitif,  qui  aurait  pu  nous  permettre  de  pré- 
voir ».  Mais  il  nous  semble  qu'il  y  a  pour  lui  autre 
chose  encore  dans  cette  prévisio'n  ;  il  y  a  l'empreinte 
de  l'esprit  sur  la  connaissance  brute  que  le  résultat 
d'un  cas  particulier  ou  l'observation  d'un  phénomène 
nouveau  nous  avait  acquise.  En  -effet,  comme  il  le 
remarque  à  cet  endroit  même,  «  ce  que  la  science 
vise  ce  n'est  pas  Vordre  »  —  l'ordre  pur  et  simple  qui 
découle  des  déductions  logiques,  on  l'obtiendrait  à 
trop  bon  compte, -et  Tonne  serait  pas  etîectivemeiiït 


NATURE    ET   LIBERTÉ  75 

instruit  —  c'est  «  l'ordre  inattendu  »  :  ordre  inat- 
tendu, mais  non  imprévisible  en  soi,  et  Poincaré  le 
montrait,  dans  une  de  ses  dernières  conférences,  en 
rappelant  les  multiples  concordances  qui  se  sont  ma- 
nifestées grâce  en  particulier  aux  travaux  de  M.  Jean 
Perrin,  dans  la  détermination  du  nombre  des  atomes. 
La  science  ne  triomphe  jamais  mieux,  remarquait-il, 
que  ((  quand  l'expérience  nous  révèle  une  coïncidence 
que  l'on  aurait  pu  prévoir  et  qui  ne  saurait  être  due 
au  hasard,  et  surtout  quand  il  s'agit  d'une  coïncidence 
numérique  ».  Si  dans  un  semblable  domaine,  où  les 
décisions  ne  dépendent  ni  de  conventions,  ni  d'hypo- 
thèses, l'esprit  s'est  rendu  ce  témoignage  qu'il  aurait 
pu  prévoir,  il  cesse  d'être  du  côté  des  choses  et,  en 
quelque  sorte,  contre  soi  ;  il  achève  l'œuvre  d'assimi- 
lation, il  a  la  plénitude  de  la  possession  intellec- 
tuelle. 

Alors,  on  peut  dire  du  savant  qn  il  a  vu  clair  dans  son 
cœur.  Il  sait  pourquoi  il  avait  assumé  une  tâche  dont 
aucune  satisfaction  d'honneur  ou  d'arg<mt,  dont  au- 
cune raison  d'intérêt  général  même  ne  pourrait 
jamais  compenser  la  difficulté.  «  Le  savant  n'étudie 
pas  la  nature  parce  que  cela  est  utile  ;  il  l'étudié 
parce  qu'il  y  prend  plaisir,  et  il  y  prend  plaisir  parce 
qu'elle  est  belle  ».  Il  faut  ajouter,  pour  marquer  toute 
la  portée  de  cette  idée,  que  la  beauté  scientifique  do 
la  nature,  comme  d'ailleurs  la  beauté  proprement 
artistique,  ne  se  découvre  pas  du  premier  regard  ; 
l'initiation  rafiinée  qu'elle  exige  est  liée  à  la  culture 
de  l'intelligence,  car  c'est  une  beauté  intime  qui 
vient  de  l'ordre  harmonieux  de  ses  parties  et  que 
seule  l'intelligence  pure  peut  saisir  :  «  Si  les  Grecs 
ont  triomphé  des  Barbares,  et  si  l'Europe,  héritière 
de  la  pensée  des  Grecs,  domine  le  monde,  c'est  parce 
que  les  sauvages  aimaient  les  couleurs  criardes,  et 


"76  TfATORE    ET    LlBEJvTi 

les  6011S  bruyants  du  liambour  qui  u'ûccupaient  que 
leurs  sons.,  taudis  que  les  Grecs  aimaient  la  beauté 
inteli^*ictuelle  qui  «e  caclie  sous  la  beauté  sensible  et 
que  c'est  celle-ci  qui  fait  l'intelligence  sûre  t-t  forte  ». 

L'aspiration  vers  celle  b^  auté  d'essence  intelligible, 
la  conlianco  qu'il  met  en  elJe,  dominent  les  vues  plii- 
losophiques  de  Poincaré.  Par  le  seutiment  de  la 
beauté,  il  rend  compte  de  ce  que  l'esprit  doit  ajouter 
à  la  logique  proprement  dite,  pour  avoir  pleine  et 
familière  possession  delà  science,  de  celte  sorte  d'i'w- 
tuilion,  dans  l'acception  large  que  l'on  peut  donner  à 
ce  mot,  qui  fait  rentrer  les  articulations  successives 
d'une  démonstration  dans  l'unité  d'un  tout  organisé. 
Par  là  aussi  il  essaie  de  forcer  le  secret  du  travail 
mystérii'ux  qui  s'accomplit  dans  les  profondeurs 
cachées  de  l'esprit,  et  qui  est  à  la  base  de  toute  in- 
Vi-ntion.  Jusque  dans  le  domaine  de  la  mathématique 
abstraite,  qui  semble  rés^^rvé  aux  pures  déductions 
logiques,  les  idées  sont  discernées  et  comme  filtrées, 
l'effort  inconscient  est  orienté  vers  les  découvertes 
fécondes,  vers  les  faits,  au  sens  plein  où  le  mathé- 
maticien emploie  le  terme,  grâce  au  sentiment  de  la 
beauté  mathématique,  de  l'harmonie  des  nombres  et 
des  formes,  de  l'élégance  géométrique  —  vrai  senti- 
ment esthétique  que  tous  les  vrais  mathématiciens 
connaissent,  et  qui,  même  dans  les  illusions  où  il 
nous  (Mitraîne,  révèle  sa  nature  spécillque. 

Enfin,  du  sommet  où  il  voit  se  refaire  sans  cesse, 
plus  riche  et  plus  profonde  même  qiril  ne  l'avait 
espéré  d'abord,  l'harmonii^  de  l'esprit  et  des  choses, 
le  savant  comprend  quelle  puissance  de  rayonnement 
émane  de  la  science,  comment  elle  introduit  la  séré- 
nité, l'unité  dans  les  chost^s  humaines.  «  Le  savant, 
écrit  Poincaré,  ne  doit  jamais  oublier  que  l'objet  spé- 
cial qu'il  étudie  n'est  qu'une  partie  d'un  grand  tout, 


NATURE    ET   LIBERTÉ  77 

<jui  le  déborde  infiniment,  et  c'est  l'amour  et  la  curio- 
sité de  ce  grand  tout  qui  doit  être  l'unique  ressort  de 
son  activité  ».  L'esprit  tenJu  vers  un  tel  objet,  il 
surmontera  aisément  les  inévitables  divergences  des 
esprits  individuels,  il  sera  même  lente  d'y  voir  la 
condition  la  plus  favorable  pour  le  succès  du  combat 
que  les  hommes  livrent  par  des  méthodes  différentes, 
sur  des  terrains  différents  de  la  civilisation,  contre  la 
résistance  aveugle,  -parfois  malfaisante,  de  la  nature. 
Le  savant  ne  sépare  pas  les  hommes  les  uns  des 
autres  parce  qu'il  sait,  suivant  le  mot  si  simple  de 
Poincaré,  et  qui  inspirait  l'allocution  qu'il  prononçait 
le  26  juin  1912,  presque  la  veille  de  sa  mort,  en  pré- 
sidant la  première  séance  de  la  Ligue  française  d'édu- 
cation morale,  que  nous  n'a^'ons  pas  trop  df^  toutes 
leurs  forces  réunies.  De  la  diversité  des  moyens,  sa 
pensée  revient  sans  effort  pour  se  tourtior  vers  le.  but 
commun  :  mieux  comprendre  soi-mêm«,  et  mieux 
faire  comprendre  autour  de  soi,  la  grandeur  de  l'in- 
telligence humaine  (1),  par  qui  la  véritése  manifeste, 
se  prolonge  et  se  renouvelle  :  «  'De  mêm'e  que 
l'humanité  est  immortelle,  bien  que  ks  hommes 
subissent  la  mort,  de  même  la  vérité  est  éternelle, 
bien  que  les  idées  soient  périssables,  parce  que  les 
idées  engendrent  les  idées,  comme  les  hommes  en- 
gendrent les  hommes  ». 

(1)  Cette  expression  est  empruntée  aux  pages  écrites  par 
Poincaré  sur  Curie  :  «  Le  soir  qui  a  précédé  sa  mort,...  j'étais 
assis  à  côté  de  lui  ;  il  me  parlait  de  ses  projets,^de  ses  idées; 
j'admirais  cette  fécondité  et  cette  prol'ondeur  de  pensée,  l'as- 
pect nouveau  que  prenaient  les  phénomènes  physiques,  vus  à 
travers  cet  esprit  original  et  lucide,  je  croyais  mieux  com- 
prendre la  grandeur  de  rintelligenoe  humaine  ». 


L'Ai'ithiuélique 
et  la  Théorie  de  la  connaissance. 


Deux  méthodes  peuvent  être  suivies  pour  détermi- 
ner les  rapports  entre  la  mathématique  et  la  théorie 
de  la  connaissance.  La  première  méthode  va  de  la 
philosophie  à  la  sci.  nce  :  elle  suppose  qu'avant 
d'avoir  pratiqué,  médité  la  mathématique,  on  pos- 
sède déjà  une  idée  complète  de  la  raison  et  de  l'ex- 
périence. C'est  ainsi  qu'on  procède  le  plus  souvent, 
peut-être  pour  obéir  aux  nécessités  d'un  enseigne- 
ment populaire  et  simple;  on  présente  aux  novices 
deux  partis  historiques,  rationalisme  et  empirisme, 
entre  lesquels  ils  auront  à  choisir  de  la  même  façon 
que  naguère  dans  la  Grande-Bretagne  l'électeur  de- 
vait à  toute  force  opter  entre  les  whigs  et  les  tories. 
Le  rationalisme  conçoit  un  monde  dont  la  perfection 
consisterait  à  ne  rien  emprunter  aux  données  de 
l'expérience,  où  serait  satisfait  l'idéal  de  la  logique 
péripatéticienne,  que  la  scolastique  a  transmis  à  Pas- 
cal :  prouver  toutes  les  propositions  de  la  science  à 
partir  de  principes  évidents  par  eux-mêmes  ou  de 
notions  définies  a  priori.  Par  contre,  l'empirisme  nie 
toute  connaissance  a  priori;  mais  l'idée  qu'il  se  fait 
de  l'expérience   est  elle-même  exclusive   et  tout  a 


NATURE   ET   LIBERTE 


79 


priori.  L'empirisme  imagine  un  monde  qui  s'offrirait 
de  soi-même  à  l'esprit,  avec  la  plénitude  de  ses  pro- 
priétés intrinsèques,  sans  que  nous  eussions  à  four- 
nir aucun  effort  d'activité,  sans  que  nous  pussions 
lui  apporter  aucune  détermination  complémentaire 
ou  constitutive  :  l'ensemble  des  objets  qui  composent 
l'univers  serait  immédiatement  donné  à  l'intuition. 

Or,  ni  l'une  ni  l'autre  des  théories  dont  l'enseigne- 
ment philosophique  garde  si  pieusement  la  tradi- 
tion, n'a  pu  s'appliquer  avec  succès  à  la  théorie  de  la 
connaissance  mathématique.  Les  principes  logiques 
du  raisonnement  suffisent  pour  mettre  en  évidence 
la  nécessité  qui  relie  certaines  conséquences  à  cer- 
taines prémisses;  mais  cette  nécessité,  tout  le  monde 
le  reconnaît,  ne  saurait  donner  qu'une  vérité  condi- 
tionnelle, relative  à  l'hypothèse  initiale  du  raisonne- 
ment, tandis  que  la  notion  de  science  implique  la 
vérité  catégorique  des  propositions  qui  constituent  le 
contenu  du  savoir.  Quanta  l'empirisme,  c'est  à  peine 
s'il  peut  être  mis  en  cause  ici  :  on  demeure  d'accord 
en  effet  que,  même  dans  le  domaine  des  sciences  de 
la  nature,  l'empirisme  n'a  pas  su  rendre  compte  de 
l'expérience  scientifique;  l'expérience  est  instructive 
et  féconde  dans  la  mesure  où  elle  se  réfère  à  l'inter- 
vention d'une  intelligence  inventive  et  subtile  qui 
fait  craquer  le  cadre  de  l'intuition  empirique. 

De  ces  considérations  préliminaires  il  résulte,  non 
seulement  qu'il  est  légitime  de  suivre  la  seconde  mé- 
thode, c'est-à-dire  d'aller  de  la  science  à  la  philoso- 
phie, mais  surtout  qu'il  faut  y  pr^'udre  la  précaution 
d'oublier  tout  ce  qui  a  pu  être  dit  dans  les  manuels 
de  logique  au  sujet  de  la  raison  et  de  l'expérience  : 
autrement  nous  ne  nous  rendrions  pas  capables  de 
recevoir  de  la  mathématique  une  instruction  exacte 
sur  la  raison  et  sur  l'expérience. 


NATURE.  ET   LIBERTE. 


Dans  l'exposé  qui  va  suivre  je  bornerai  mes  réfé- 
rences aiux  parties  les  pluS'  élémentaires,  mais  qui 
sont  aussi  les  plus  lumineuses,  de  l'arithmétique. 

Rien  ne  répond  mi  ux  que  le  nombre  onti-^r  à 
ridée  d'une  création  puremtMit  intellectuelle,  A  partir 
d'une  limite,  variable  suivant  les  personnes,  mais 
qui  ne  dépasse  guère  trente,  nous  ne  di^sposons  plus, 
pour  compter,  d'une  intuition  directe  :  le  nombre 
devient  un  être  idéal,  qui  tist  entièrement  couslitué 
dii  dedans  par  les  procédés  intellectuels  de  la  numé- 
ration. 11  pourra  donc  sembler,  du  moins  à  un.  regard 
superficiel,  que  le  nombre  entier  est  le  produit  d'un 
artilice  ou  d'une  convention.  Mais  un  fait  est  da 
moins  certain,  c'est  qu'une  fois  mis  au  monde,  chaque 
nombre  présente  une  nature  indiviAluelle  objective, 
qui  échappe  à  toute  dé  Inction  générale,  à  toute  an- 
ticipation du  raisonnenifMit.  La  raison  qui  lui  a 
donné  naissancr^  est  réduite  à  l'étudier  du  dehors-, 
exactemjent  comme  la  mèrf  est  obligée  de  recourir  à, 
l'observati/oni  pour  comprendre  le  caractère  de  son 
enfant,  l'humeur  dont  il  est  à  tel  jour  et. à  telle  heure. 

Ainsi,  le  nombre  137  est-il  divisible  par  quelqiue 
autre  nombre  que  lui-même  ou  l'unité?  Je  n'en  puis 
rien  savoir  a  priori;  je  ne  puis  rien  prévoir;  il  faut 
que  je  fast&e  l'épreuve,,  que  je  procède  par  expé- 
rience, en  essayant  tour  à  tour  les  nombres  premiers 
inférieurs  ou  égaux  à  1/137.  Le  nombre  aiura'.  donc 
beau  être  une  notion  a.  priori,  il  n'en,  sera  pas  moins- 
objet  d'expérience  —  liaison  d'idées  qui  n'a  rien  de 


NATURE   ET  LIBERTÉ  Sll 

paradoxal  du  moment  qu'on  a  écarté  le  préjugé  de 
l'empirisme  métaphysique  —  :  on  saura  voir  alors 
dans  l'expérience,  non  plus  l'intuition  d'une  réalité 
qui  serait  extérieure  à  la  pensée,  ma;is  unti  c^^rtaine 
attitude  de  Fesprit,  tournée  vers  son  objet  atin  d'en 
enregistrer  l'es  particularités-,  cet  objet  fût-il  l'être 
qu'il  a  délîni  lui-même  par  le  processus  intellectuel 
de  sa  formation. 

Après  avoir  obtenu  des  recueils  do  constatations 
particulières,  l'arithméticien  va,  comme  le  physicien, 
chercher  dés  lois.  11  a  le  même  but,  il  usera  des. 
mêmes  procédés.  11  hasarde  une  généralisation.  Par 
exemple.  Fermât  est  «  quasi-persuadé  »  que  «  les 
puissances  carrées  de  2^  augmentées  de  l'unité^  sont 
toujours  des  nombres  premiers  ».  Il  croit  pouvoir  «  ré- 
pondre ))  de  la  vérité  de  la  proposition,  et  il  invite 
Pascal  à  en  chercher  la  démonstration.  Or,  le  pres- 
sentiment de  Fermât  l'a  trompé  :  Euler  a  remarqué 

5 

que  2^  -(-  1  n'est  pas  un  nombre  premier.  -  Ou  bien, 

comme  il  arrive  pour  le  théorème  simple  communi- 
qué par  Euler  à  GioVdbach  :  tout  nombre  pair  est  une 
somme  de  deux  nombres  premiers^  la.,  vérilication  sur 
les  nombres  particuliers,  si  loin  qu'on  l'ait  poussée, 
ne  la  pas  mis  en  défaut;  mais  on  n'a  pas  réussi  à 
dépasser  la  généralisation  empirique,  à  fournir  une 
démonstration  rationnelle  qui  nous  placerait  à  l'abri 
d'un  démenti  ultérieur  de  l'expérience.  —  Ailleurs  la 
nécessité  de  la  loi  a  pu  être  établie  :  l'esprit  s'est 
pleinement  assimilé,  s'est  rendu  transparente,  la  mar 
tière  avec  laquelle  il  prenait  contact;  j'en  prendrai 
comme  exemple  la  loi  de  formation  des  nombres 
carrés  parfaits,  que  l'on  obtient  en  ajoutant  succes- 
sivement à  l'unité  les  nomJares  impairs  pris  dans 
l'ordre  naturel  de  leur  progresMon. 


82  NATURE    ET   LIBERTÉ 

* 

II  y  a  lieu  de  remarquer  que  cette  proposition  a 
été  découverte  et  démontrée  par  les  Pythagoriciens, 
et  cela  explique  à  merveille  comment  ils  étaient 
arrivés  à  la  conscience  la  plus  nette  de  la  vérité  ma- 
tliématique.  La  science  suivant  le  pythagorisme  con- 
siste à  prendre  possession  des  rapports  naturels; 
elle  est  en  contact  direct  avec  la  réalité,  comme  cette 
réalité  même  satisfait  spontanément  aux  exigences 
de  lintelligenco  claire  et  de  la  simplicité.  La  science 
manifeste  l'harmonie  de  l'esprit  et  des  choses  (i). 
Tous  les  analystes  de  race,  depuis  Fermât  jusqu'à 


(1)  Il  y  aurait  intérêt   à  pouvoir  rechercher  ici   comment, 
après  Pythagore,  après  Platon   qui  avait  si  mervcilleusemeut 
assoupli,  élargi,  fécondé   les  principes  de  la  théorie  pythago- 
ricienne, tant  de  philosophes   ont  laissé   échapper  le  contenu 
substantiel  et  concret  de  la  mathématique.  C'est,  croyons-nous, 
qu'ils  se  sont  moins  in  éressés  à  la  science  elle-même  qu'à  la 
pédagogie  de  la  science,  et  que  la  tradition  séculaire  en  ma- 
tière de    mathématiques  consiste  à  enseigner,  non   le  travail 
de  l'intelligence   qui    a   conquis  la   vérité   scientifique,    mais 
Véconomie  de  pensée  qui  permet  d'en   abréger  l'exposition.  A 
cet  égard  les  Analytiques  d'Aristote,  qui  s'étaient  appuyés  sur 
la    méthodologie  des  mathématiques   pour  déborder  le  cadre 
de   tnute  science  particulière   et  déterminer  la  condition  du 
discours  parfait,    étaient  considérés  comme  un  modèle  ;  leur 
influence  nous  paraît  visible   sur  les  Eléments  d'Euclide.  La 
substitution  de  l'idéal  de  logique  verbale,  qui  sera  l'idéa!  sco- 
lastique,  à  l'idéal  pythagoricien  ou  platonicien  (qui  avec  Des- 
cartes  deviendra  l'idéal   moderne)  de  la  science  vraie,  nous 
semble  donc  un  fait  historique,  et  passager.  Lorsque  certains 
écrivains  prétendent  bannir  de  la  philosophie  mathématique 
la    considération  de   l'histoire,  pour  ne  s'attacher  qu'aux  dé- 
monstrations éternelles  d'une  immuable  logique,  ils  ne  s'aper- 
çoivent pas  que  leur  dogmatisme  est  né  à  un  moment  précis 
de  l'histoire,  qu'il  est  suspendu  à  un  accident  contingent  de 
cette   évolution   historique   dont   ils   croient   pouvoir  nier  la 
réalité  —  de  la  même  façon  que  les  juges  de  Galilée,  tout  en 
proclamant  l'immobilité  de  la  terre,  ne  pouvaient  s'empêcher 
de  tourner  efTectiveraent  avec  elle. 


îfATURB    ET   LlfiBBTÉ  83. 

Galoi»  ou  jusq»'à  Hermite.,.  ont  ea  le  sentiment  pro- 
fond que  le-ur  science  ne  pouvait  pas  se  ré<:luire  à 
des  artitiees  d'écriture  ou  de  comptabilité,  que  l'ac- 
tivité ne  s'en  exerçait  pas  dans  le  vide,  qu'elle  avait 
une  distance  à  franchir  sur  une  route  où  ne  man- 
quaient ni  le  risque  des  tournants'  difticites  ni  la  joie 
des  horizons  inattendus,  qu'elle  avait  aus:&i  un  but 
effectif  à  toucher,  en  un  mol  qu'il  y  avait  à  livrer 
bataille  pour  gagner  de  la  vérité. 


II 


La  généralisation  du  nombre  entier  (calcul  des- 
nombres  dits  fractionnaires,  négatifs,  imaginaires) 
parait  être  l'œuvre  de  la  raison  seule.  Cependant, 
poui;  cf^ux  qui  considèrent  que  la  science  n'altdnt 
pas-  la  vérité  si  elle  ne  saisit  pas  une  certaine  con- 
nexion, directe  ou  indirecte,  entre  le  cours  de  la 
pensée  et  le  cours  des  choses,  il  n'est  nullement  in- 
différent de  constater  qu'au  fractionnement  idéal  de 
l'unité  en  parties  homogènes  peut  correspondre  le 
fractionnement  matériel  d'un  objet  en  éléments  plus 
petits,  susceptibles  d'être  rendus  de  plus  en  plus 
semblables  les  uns  aux  autres  :  «  dans  les  mathéma- 
tiques, écrit  Leibniz,  l'expérience  peut  garantir  le 
raisonnement  à  tout   moment  (1)  ».  Il   pourra,  en 

(1)  Nous  ne  croyons  pas  siiperflu  de  rappeler- que  le  penseur 
le  plus  soucieux,  peut-être  de  la  vérité  dans  l'art  s"était  fait 
une  loi  d'observer  cette  stricte  connexion.  Flaubert  ctiliquait, 
le  l"  février  1852,  son  propre  essai  de  Sainl-Anloine  :  «  La 
déduction  des  idées  sévèrement  suivie  n'a  point  son  parallé- 
lisme dans  l'enchaînement  deS'  faits,  » 


84  NATURE   ET   LIBERTÉ 

effet,  arriver  que,  poursuivant  la  généralisation,  par 
exemple  pour  ce  qui  concerne  les  nombres  qualifiés 
ou  les  expressions  imaginaires,  on  se  heurte  à  des 
difficultés  dont  la  solution  philosophique  exigera  le 
recours  à  cette  garantie  expérimentale  que  l'on  avait 
commencé  d'abord  par  mépriser.  Soit  à  justifier, 
dans  le  calcul  des  nombres  négatifs,  la  règle  clas- 
sique des  signes  :  moins  mullipliê  par  moins  donne 
plus.  Prise  en  elle-même  la  multiplication  de  deux 
nombres  négatifs  n'offre  aucun  sens  intelligible,  par 
suite  il  semble  impossible  de  démontrer  la  légitimité 
de  la  règle. 

Au  premier  abord,  on  estimera  sans  doute  que  le 
priorisme  peut  prendre  facilement  son  parti  do  cette 
impossibilité.  L'esprit  taille  ici  dans  une  étoffe  toute 
neuve;  n'est-ce  pas  pour  lui  l'occasion  de  mettre  en 
œuvre  l'activité  créatrice  et  libre  qui  lui  est  essen- 
tielle ?  il  posera  donc  la  règle  des  signes  en  vertu 
d'une  convention  expresse,  d'une  définition  arbi- 
traire, que  l'on  compare  au  décret  d'un  souverain 
absolu.  Telle  est  la  conception  qui  a  été  introduite 
vers  la  fin  du  xix®  siècle  dans  la  philosophie  de  la 
science;  elle  a  été  une  des  sources  principales  de  ce 
mouvement  anti-intellectualiste  que  William  James 
comparait  à  un  raz  de  marée  et  qui  menaçait  de 
noyer  toutes  les  résistances,  tous  les  scrupules  de  la 
raison  devant  les  mystères  de  la  tradition  collective 
ou  devant  les  caprices  de  l'illumination  individuelle. 
Et,  en  effet,  pour  ceux  qui  ont  pris  au  sérieux  la 
thèse  du  nominalisme  mathématique  et  qui  l'ont 
poussée  jusqu'aux  dernières  conséquences,  comme 
il  était  séduisant  de  le  faire  particulièrement  pour  le 
calcul  des  nombres  négatifs  ou  des  expressions  ima- 
ginaires, les  mathématiques  se  ramènent  à  un  jeu  de 
symboles,  créés  par  une  libre  fantaisie  et  combinés 


NATURE    ET   LIBERTÉ  85 

suivant  des  règles  arbitraires.  L'arithméticien  ne 
serait  pas  loin  de  ressembler  à  un  dément  qui,  en- 
fermé dans  un  asile,  disposerait  d'une  imprimerie, 
y  publierait  à  son  gré  un  Journal  Officiel  où  il  se 
plairait  à  entasser  les  lois  et  les  décrets,  sans  soule- 
ver d'ailleurs  ni  protestation  ni  opposition,  puis- 
qu'aussi  bien  son  Journal  ne  serait  pas  appelé  à  fran- 
chir l'enceinte  de  l'asile  d'aliénés. 

Mais,  si  la  mathématique  est  une  science,  il  faut  que 
l'activité  créatrice  de  l'arithméticien  soit  orientée 
vers  une  épreuve  vérificatrice,  permettant  d'agréger 
l'affirmation  de  la  règle  des  signes  au  système  des 
propositions  démontrées.  Rien  de  plus  simple  que  de 
concevoir  pareille  épreuve  :  il  suffira  de  substituer, 
dans  un  produit  tel  que  :  (5  X  10),  la  différence 
10  —  5  à  5,  et  la  différence  i20  —  10  à  10;  j'aurai 
alors  à  effectuer  les  opérations  suivantes  :  10  x  20; 
puis  10  X  —  20  ;  puis  —  5  >.  20  ;  enfin  —  5  x  —  10, 
et  à  faire  la  somme  de  produits  obtenus.  Pour  les 
dernières  opérations,  particulièrement  pour  le  pro- 
duit (—  5  X  —  10),  aucune  règle  n'est  imposée  di- 
rectement par  la  raison  ou  par  l'intuition;  il  faut 
donc  que  je  convienne  d'en  établir  une.  Est-ce  à  dire 
que  cette  convention  soit  absolument  arbitraire  et 
que  l'on  puisse  indifféremment  choisir  telle  ou  telle 
convention?  Non;  car  il  est  aisé  de  voir  que  certaines 
règles,  comme  les  règles  usuelles,  et  celles-là  seule- 
ment, permettent  de  faire  coïncider  les  résultats  de 
l'opération  (10  —  5)  X  (20  —  10)  avec  le  résultat  de 
la  multiplication  directe  :  5  X  10.  Or  cette  coïnci- 
dence doit  servir  de  critérium  ;  le  calcul  des  nombres 
négatifs,  capable  de  participer  à  la  vérité  du  calcul 
des  nombres  positifs,  se  justifiera  par  cette  partici- 
pation, tandis  qu'à  toute  autre  combinaison  de  sym- 
boles (qui  pourrait  acquérir  une  haute  perfection  en 


86  NATUBE  ET   LIBERTÉ 

tant  que  discipline  formelle)  il  faudra  refuser  le  droit 
de  cité  dans  la  science.  L'axithméticien  se  trouve 
exactement  placé  dans  les  conditions  du  physicien 
q^i  lui  aussi  est  capable,  auLaur  des  phénomènes 
d'un  ordre  déterminé,  de  construire  un  grand  nombre 
de  systèmes  divers,  mais  qui  oriente  tout  son  effort 
d'invention  en  vue  de  préparer  un  recours  tIécLsif  à 
l'expérience,  dans  l'attente  d'une  coïncidence  spa- 
tiale —  position  d'une  certaine  raie  dans  le  spectre 
ou  mesure  de  la  dénation  de  l'aiguille  du  galvano- 
mètre —  qui  donnera  le  moyen  d'éliminer  plusieurs 
théories  fausses,  et  d'en  retenir,  sinon  une  seule,  du 
moins  un  plus  petit  nombre  qu'aupai'avant. 

L'application,  à  la  fois  plus  étendue  et  plus  indi- 
recte, d'une  méthode  semblable  servirait  à  justifier 
le  calcul  des  expressions  imaginaires;  les  consé- 
quences du  théorème  fondamental  ;  i-=  —  1,  permet- 
tent de  constituer,  dans  1  \s  différents  domaines  de  la 
mathématique,  aritkmétique,  algèbre,  analyse,  géd- 
mëirie,  des  disciplines  qui  rejoignent  les  parties  plus 
simples  de  la  science  et  qui  sont  connexes  entre 
elles;  le  calcul  des  expressions  imaginaires  est  vrai 
en  tant  que  vers  lui  convergent  diverses  théories  dont 
chacune  prise  à  part  pourrait  soulever  des  discus- 
sions d'interprétation,  mais  qui  se  soutiennent  mu- 
tuellement en  même  temps  qu'elles  s'appuient  aux 
vérités  déjà  démontrées.  C'est  tle  la  même  façon  que 
la  détermination  lie  l'ordre  de  grandeur  des  atomes 
s'impose  comme  vraie  parce  quelle  résulte  de  la  con- 
vergence d'un  grand  nombre  de  méthodes  indépen- 
dantes, appliquées  à  l'étade  de  phénomènes  naturels 
d'ordre  différent. 

Aux  yeux  des  philosophes,  le  succès  du  calcul  des 
imaginaires  a  un  avantage  :  il  a  dissipé  le  fantôme 
de  ce  rationalisme  qui  avait  la  prétention  de  se  por- 


NATURE   ET   LIBERTÉ  87 

ter  au  secours  de  l'intelligence  proprement  scienti- 
fique et  de  déduire  dans  l'absolu,  comme  pour  les 
marquer  du  sceau  de  l'éternité,  les  conquêtes  succes- 
sives de  la  mathématique,  à  l'imitation  sans  doute 
de  cette  philosophie  de  l'histoire  qui  s'était  donné  la 
mission  de  justifier  a  priori  les  événements  une  fois 
accomplis.  Mais  on  voit,  d'autre  part,  que  la  part  faite 
à  l'expérience  dans  l'établissement  de  la  théorie  des 
imaginaires  ne  justifie  pas  la  transformation  de  cette 
expérience  en  une  faculté,  irréductible  à  la  raison  et 
qui  lui  serait  opposée,  processus  mystérieux  de  ma- 
turation et  de  révélation  subite  que  l'on  rapproche- 
rait, dans  une  sorte  de  concept  global,  de  ce  qu'après 
James  on  a  pris  coutume  d'appeler  expérience  reli- 
gieuse. Pas  plus  en  mathématique  qu'en  physique 
l'expérience  ne  fournit  de  contenu  positif,  de  déter- 
mination complète;  elle  consiste  uniquement  en 
points  de  repère  par  rapport  auxquels  l'activité  de 
l'intelligence  s'oriente,  s'éprouve,  se  constitue  comme 
vérité.  L'esprit  humain  est  im,  ainsi  que  l'avait  vu 
Descartes;  l'arithméticien  ne  procède  pas  autrement 
que  tout  autre  savant,  soit  qu'il  puisse  faire  coïncider 
chacune  des  articulations  de  son  raisonnement  avec 
une  donnée  de  l'observation,  comme  il  arrivera  dans 
l'étude  des  entiers  positifs,  soit  qu'étendant  le  champ 
de  ses  opérations  au  delà  du  domaine  des  représen- 
tations intuitives,  il  ne  se  réfère  plus  qu'à  des  con- 
nexions lointaines  et  dérivées,  comme  il  arrive  pour 
le  calcul  des  nombres  qualifiés  ou  des  expressions 
imaginaires. 


SS  NATURE   ET   LIBBnTÉ' 


ÏÏI 


Ea  mêUne  collaboration  harmonieuse  entre  la  rai- 
son et  l'expérience  qu'on  retrouve  à  tous  les  degrés 
et  dans  tous  les-  domaines  d-e  la  science  positive, 
nouS'  allons  la  surpren-dre  enfin  dans  le  travail  par 
lequel  l'arithmétique  se  donne  son  objet,  dans  l'acqui- 
sition' delà  notion  de  nombre.  11  suffit,  à  cet  égard, 
de  suivre  une  indication  particulièrement  suggestive 
et  féconde  que  l'on  doit  à  Jules  Tànnery.  Des  peuples 
qui  ne  savent  pas  compter,  qui  n'ont  pas  de  nombres 
à  leur  disposition,  peuvent  arriver  aux  résultats  pra- 
tiques de  la  supputation,  par  exemple  peuvent  cons- 
tituer des  tas  d'obji  ts  en  nombre  égal,  en  recourant 
à  un  procédé  comme  Cf^lui  de  l'échange  U7i  contre  un. 
Rien  sans  doute  n'est  plus  rudimentaire;  mais,  Jules 
Tannery  en  avait  fait  la  remarque,  lorsque  les  mathé- 
malicifms  contemporains  ont  cherché  ce  qu'il  y  avait, 
de  plus  simple  et  de  plus  profond  à  la  base  de  la 
science,  ils  ont  été  amenés  à  considérer  des  en- 
sembles d'objets  quelconques,  tels  qu'à  un  élément 
de  l'un  corresponde  un  élément,  et  un  seul,  de  l'autre. 
Georg  Gantor  qui  a  donné  à  la  théorie  des  ensembles 
toute  sa  portée,  qui  a  montré  comment  l'étude  de  la. 
correspondance  rniivoque  et  réciproque  permettait  de 
creuser  la  pensée  mathématique  au  delà  de  la  distinc- 
tion secondaire  entre  nombres  finis  et  nombres  in- 
finis, avait  déjà  fait  entendre  que  cette  conception 
rejoignait  les  démarches  spontanées  d'une  intelli- 
gence inculte;  et  c'est  ce  qu'ont  confirmé  avec  une 
précision  inattendue  les  recherches  ethnographiques, 


nature;  et  liberté  89 

telles  qire  M.  Lévy-Brutil  les  a  exposées  et  interpré- 
tées dans  un  très  beau?  chapitre  (ie  son  livre  bien 
connu  :  Les  Fonctions  mentales  dans  les-  Sociétés  infé^ 
rieures.  Grrêkce  à  la  théorie  dos  ensembiesv  nous 
voj'ons  exactement  ce  qae  fait  l'indigène  des  îles 
Mfurray  qui  arrive  à  compter  jusqu'à»  31,  en  rappor- 
tant les  objets  qu'il  veut  supputer  à  des  parties  du 
corps  pris  dans  un  ordre  toujours  le  même:  doigts, 
poignet,  coude,  aisselle;  car  ct^t  indigène  est,  pour 
nous,  un  pur  cantor.ien.  Sa  pensée  ne  dispose  paS'  de 
signeS'  proprement  numériques;  elle  ne  trouve  pas 
de  points  d'appui  dans'ties  concepts- que  des  généra- 
lions  antérieures  auraient  élaborés  et  transmis  sous- 
une  forme  abs-tradte  par  léducation;  on  ne  la  voit 
que  mieux  circuler  àt  trav<'rs  leS'  objets  pour  les^ 
mettre  en  corrélationi  et  établir  entre  eux  l'équiva- 
lence. La  pensée  qui  a  engendré  l'arithmétique  est 
essentiellement  une  activité;  et^  si  le  rationalisme 
classique  n'avait  imaginé  sous  le  nom  de  pensée  pure 
un  je  ne  sais  quoi  qui  évoque  la  chimère  de  la  créa- 
tion ex  nihVo,  serait-il  besoin  d'ajouter  que  cette 
activité  ne  s'exerce  pas  pour  elle-même,  qu'elle  vit 
en  contact  avf»c  les  choses,  qu'elle  se  forme  en  les 
maniant,  en  éprouvant  sur  elles  la  solidité  de  ses 
conceptions? 

En  un  sens  l'intellectualisme  parle  ici  comme  parle 
de  nos  jours  le  pragmatisme;  il  faut  éclaircir  l'équi- 
voque née  d'une  inévitable  associalion  d'idées.  Ce 
que  l'intellectualisme  reproche  au  pragmatisme,  ce 
n'est  pas  de  dire  ce  que  les  Platon  et  les  Spinoza 
n'ont  pas  cessé  de  répéter  eux-mêmes,  que  l'intelli- 
gence était  une  activité  se  développant  sans  être  arrê- 
tée par  l'espace  ou  par  le  temps,  constituant  le  monde 
en  tant:  qu'elle  lui.  confère  la  continuité  et  l'unité. 
Mais  le  vice  du  pragmatisme  est.  d'avoir  noyé  dans  le 


90  NATURE    ET   LIBERTÉ 

concept  a  priori  de  l'action  ce  qui  est  le  caractère 
spécifique  de  l'action  intelligente  :  le  souci  de  vérifier 
suivant  une  règle  qui  soit  indépendante  du  caprice 
des  volontés  individuelles.  C'est  ce  souci  qui  va  con- 
férer sa  valeur  à  la  pratique  si  rudimentaire  de 
l'échange  un  contre  un  :  on  recommence  l'opération 
avec  autant  de  lenteur,  et  autant  de  fois,  que  l'on 
voudra,  de  façon  à  bien  s'assurer  qu'il  n'y  a  eu  ni 
omission  ni  répétition,  que  l'équivalence  exacte  a  été 
obtenue.  Pour  l'intellfctualisme,  la  science  com- 
mence dès  que  se  manifeste  ce  qui  fait  la  dignité  de 
l'homme  :  le  scrupule  de  vérité. 

Il  n'y  a  donc  aucun  motif  de  déprécier  des  pra- 
tiques qui  du  dehors   apparaissent  tâtonnantes    et 
gauches.  Le  sauvage  qui  pour  obtenir  de  la  lumière 
frotte  des  branches  dans  la  forêt  est  peut-être  aussi 
capable  d'entendre  la  physique  que  le  civilisé  qui  se 
borne  à  tourner  le  bouton  de  l'électricité.  La  cuisi- 
nière qui  ne  sait  pas  écrire,  dépense,  pour  faire  ses 
comptes   de   tête,    autant   de   vertu   mathématique, 
peut-être,  que  l'actuaire  qui  recourt  à  des  machines 
à  calculer.  M.  René  Bazin,  dans  un  récit  de  voyage 
en  Espagne,  rapporte  la  réponse  d'une  vieille  femme 
à  laquelle  il  demandait  son  âge  :  Quatre  douros  et 
quatre  réaux,  monsieur!  (c'est-à-dire,  puisqu'un  douro 
vaut   vingt   réaux,    quatre-vingt-quatre   réaux).    La 
vieille  avait  remplacé  les  années  par  les  pièces  de 
monnaie;  elle  avait  étalé  le   temps    dans    l'espace; 
qu'est-ce  à  dire?  elle  n'avait  pas  détaché,  dans  son 
langage,  les  termes  numériques  du  système  moné- 
taire auquel  ces  termes  étaient  habituellement  liés; 
mais  la  dissociation,  qui  n'est  point  dans  ses  pa- 
roles, elle  l'avait  effectuée  dans  sa  pensée,  car  elle 
a  voulu  exprimer,  et  elle  a  fait  exactement  entendre, 
qu'elle  avait  quatre-vingt-quatre  ans.  La  confusion, 


NATURE   ET   LIBERTÉ  91 

au  premier  abord  déconcertante,  de  ses  paroles  ne 
fait  que  mieux  transparaître,  et  la  clarté  de  son  intel- 
ligence, et  ce  qui  la  rendait  claire  :  elle  a  compris 
qu'elle  avait  vécu  autant  d'années  qu'il  y  a  de  réaux 
dans  quatre  douros  et  quatre  réaux.  Elle  a  effective- 
ment conçu  ce  que  son  langage  n'avait  pas  su  expli- 
citer :  un  rapport.  Gomme  dit  admirablement  Hame- 
lin,  le  ((  rapport  est  précisément  ce  quelque  chose  de 
délini  et  de  subtil  à  la  fois  qui  ne  se  laisse  pas  em- 
prisonner comme  une  pierre  dans  les  limites  d'une 
surface  rigide  (1)  ». 

Une  fois  admis,  conformément  au  principe  de  l'in- 
tellectualisme, que  l'acte  de  relation  précède  la  fonc- 
tion du  concept,  et  en  explique  la  nature,  la  philoso- 
phie voit  diminuer  les  difficultés  auxquelles  elle 
s'était  heurtée  dans  l'étude  du  nombre.  On  ne  saurait, 
certes,  dire  avec  l'empirisme  que  nous  concevons  les 

(1)  Je  dois  revenir  ici  sur  la  philosophie  d'Aristote,  qui  me 
semble  avoir  joué  un  rôle  perturbateur  dans  la  théorie  de  la 
connaissance  mathématique;  car  l'auditeur  assidu  de  Platon 
ne  paraît  pas  être  parvenu  à  comprendre  l'acte  fondamental 
de  l'esprit  :  la  mise  en  relation.  Est-ce  parce  qu'il  était 
réaliste,  qu'il  ne  pouvait  concevoir,  sauf  dans  la  vie  divine,  le 
mouvement  en  dehors  de  la  matérialité,  et  qu'il  ne  pouvait 
s'empêcher  de  traduire  toute  liaison  intellectuelle  en  termes 
d'images?  ou  est-ce  que  parce  qu'il  avait  le  génie  de  la  c^iri- 
cature  et  que,  pour  faire  rire  aux  dépens  de  l'Académie,  il  de- 
vait, suivant  les  expressions  classiques  de  M.  Bergson,  plaquer 
du  mécanique  sur  du  vivant?  toujours  est-il  qu'Aristote  a 
transposé  dans  l'intuition  la  dialectique  ailée  et  subtile  de 
Platon.  De  l'Idée,  rapport  destiné  à  circuler  à  travers  les  appa- 
rences matérielles  pour  établir  l'unité  de  la  communication 
spirituelle,  de  la  participation  rationnelle,  il  a  fait  un  calque 
inerte  et  décoloré  des  données  sensibles  —  transposition  où  je 
serais  porté  à  voir  ce  qui  explique  la  faiblesse  et  la  décadence 
de  la  spéculation  philosophique  jusqu'à  Descartes,  et  même, 
à  certains  égards,  le  courant  contemporain  de  réaction  anti-^ 
intellectualiste. 


QZ  NATUKE    ET   LIBERTE 

nombres  parce  que  l6s<i)i)jets  donttésdanB  l'eupériettoe 
&n%  un  nombre  ;  car  les  choses  n'ont  de  nombre  qu'à 
la  condition  d'être  préalablement  comiptéeB.  Mais  il 
faudra  se  r(^fuser  à  concevoir,  avec  !un  certain  ratio- 
nalisme, que  It's  nombres  sont  tout  d'un  coup  venus 
du  ciel  et  tombés  sur  la  table  du  mathématicien.  La 
Cfmstitution  de  chaque  nombre  répond  à  un  efl'ort 
effectif  de  pensée,  à  une  déc(iuverte  qui  a  provoqué 
des  doutes  et  subi  répr(^uve  d'un  contrôle.  Par 
exemple  on  s'est  avisé  qu'il  revenait  au  même  de 
prendre  un  objet  puis  un  autre  objet,  uu  bien  de  saisir 
tous  les  deux  en  une  fois  ;  la  première  égalité  numé- 
rique s'est  ainsi  présentée,  en  dehors  de  tout  langage 
conceptuel,  comme  l'équivalence  de  deux  procédés 
manuels,  équivalence  qui  a  dû  paraître  d'abord  une 
téméraire  innovation,  mais  qui  sur  le  marché  de 
l'échange  se  prêtait  à  la  vérification  de  l'expérience, 
prise  cette  fois  dans  son  champ  initial  et  sous  sa 
forme  ordinaire.  De  cette  équivalence  entre  la  duplica- 
tion et  l'addition,  est  résulté  le  nombre  deux.  El  dans 
chaque  aire  de  civilisation  les  hommes  ont  dû  gagner 
les  nombres  un  à  un,  à  la  sueur  de  leur  front,  en 
recourant  à  des  opérations  diverses  dont  on  retrouve 
la  trace  soit  dans  le  langage  numérique  des  sociétés 
inférieures,  soit  même  dans  celui  des  peuples  civi- 
lisés. C'est  ainsi  que  6  pourra  être,  non  pas  seule- 
ment 5  4-1,  mais  encore,  comme  chez  les  insulaires  de 
Nicobar,  2x3,  ou,  comme  chez  les  Ainu,  10—4.  C'est 
ainsi  que  les  Romains  disaient,  pour  18,  duodeviginti, 
c'est-à-dire  20 — 2,  et  que  nous  disons  quatre-vingt- 
diw-huiten  associant  multiplication  et  addition. 

Ces  exemples,  que  l'on  pourrait  étendre  autant  que 
l'on  voudrait,  mettent  hors  de  doute  que  les  nombres 
n'ont  pas  eu  pour  origine  un  procédé  général  qui 
permettrait  de  les  nommer  suivant  une  série  régu- 


! 


NAT.ORE   ET   LÏB,EfiT-É  03 

lière;  ce  sont  des  réalités  que  l'es,prit  a  dû  conquérir 
-A  l'aide  d'opératioas  différentes,  addition,  soustraction, 
multiplication,  plus  tard  exponentiation,  à  charge  par 
lui  de  vérilicr,  en. chaque  circonstance  particulière, 
l'identité  des  résultats  obtenus  par  ces  voies  diffé- 
rentes. On  s'est  assuré  par  une  expérience  simple  et 
directe,  renouvelable  à  volonté,  que  le  produit  4x2 
prenait  place  dans  la  série  des  nombres  entre  le 
résultat  de  l'addition  6-f  1  et  le  résultat  de  la  sous- 
traction 10— 1.  L'activité  qui  a  constitué  les  nombres 
est  bien  de  la  même  qualité  que  l'activité  dont  fait 
preuvi',  je  ne  dis  pas  le  mathématicien,  mais  d'une 
façon  générale  l'homme  qui  a  accepté  une  discipline 
de  vérihcation,  le  savant. 

Nous  pouvons  conclure  :  l'arithmétique,  quoique 
toute  rationnelle  ou  plus  exactement  parce  qu'elle 
est  toute  rationnelle,  est  un  instrument  qui  s'f^st 
forgé,  qui  ne  cesse  de  s'aiguiser,  au  contact  de  l'expé- 
rience. Dès  la  première  branche  de  l'encyclopédie  il 
apparaît  que  la  science  n'est  digne  de  ce  nom  que  si 
elle  accomplit  la  fonction  naturelle  de  toute  connais- 
sance :  avoir  prise  sur  les  choses.  Et  par  suite  on  pourra 
passer  de  l'arithmétique  à  la  géométrie,  puis  de  là 
au  groupe  des  sciences  physiques  ou  naturelles,  sans 
rompre  avec  l'homogénéité  du  savoir,  sans  se  h<^urter 
à  ces  brusques  discontinuités,  à  ces  oppositions  aiguës 
qui  ont  paru  en  compromettre  l'équilibre  et  la  valeur. 
Les  sciences  dites  positives  doivent  à  la  mathématique 
leur  positivité,  nOnseub^ment  parce  qu'il  n'y  a  de  rela- 
tion précise,  par  suite  de  certitude  proprement  dite, 
que  là  où  on  a  introduit  l'exactituile  de  la  mesure, 
mais  parce  que  la  mathématique,  ayant  le  privilège 
de  considérer  l'expérience  dans  les  conditions  où  elle 
est  à  la  fois  plus  simple  et  plus  détachée  du  sensible, 
fournit  le  modèle  de  cette  connexion  entre  l'activité 


94  NATURE    ET   LIBERTÉ 

do  lintelligence  et  l'éprouve  des  faits,  qui  constitue 
la  vérité  scienlilique.  Claude  Bernard  cite,  pour 
appuyer  ses  réflexions  sur  la  méthode  en  physio- 
logie, une  page  de  Joseph  Bertrand  :  «  La  géométrie 
ne  doit  être  pour  le  physicien  qu'un  puissant  auxi- 
liaire :  quand  elle  a  poussé  les  principes  à  leurs  der- 
nières conséquences,  il  lui  est  impossible  de  faire 
davantage,  etl'incertitude  du  point  de  départ  ne  peut 
que  s'accroître  par  l'aveugle  logiiiue  de  l'analyse,  si 
l'expérience  ne  vient  à  chaque  pas  servir  de  boussole 
et  de  règle  ».  Cette  remarque  judicieuse,  dont  un 
mathématicien  a  fait  bénéficier  physiciens  et  biolo- 
gistes, il  reste  que  les  mathématiciens  se  l'appliquent 
à  eux-mêmes  :  alors  la  crise  de  la  philosophie  mathé- 
matique, quia  failli  devenir  la  crise  de  la  philosophie 
tout  entière,  aura  disparu. 


Sur  les  Rapports  de  la  Conscience  intellec- 
tuelle et  de  la  Conscience  morale. 


En  février  185S,  Edmond  Scherer,  l'un  des  témoins 
i«s  plus  aigus  du  mouvement  des  idées  au  cours  du 
XIX' siècle,  écrivait  :  «  La  conscience,  souveraine  dans 
le  domaine  subjectif  de  la  morale,  ne  peut  entrer^ 
comme  élément  objectif  dans  le  système  des  choses 
humaines  qu'en  se  soumettant  à  ce  contrôle  et  à 
cette  discussion  qui  résultent  du  rapprochement 
même  de  tous  les  éléments  de  la  réalité  ».  Les 
valeurs  de  la  conscience  morale  qui  se  révèlent  à 
l'humme  intérieur,  ne  suffisent  donc  pas  à  fonder 
((  un  système  des  choses  ».  Si  elles  prétendent  à 
l'objectivité,  elles  trouvent  en  face  d'elles  d'autres 
valeurs  qui,  elles,  se  présentent  naturellement  comme 
objectives,  les  valews  de  la  science.  Or  les  valeurs  de 
la  science,  faisant  abstraction  de  toute  qualité,  de 
toute  liberté,  paraissent  incompatibles  avec  ce  que 
la  moralité  réclame  spontanément  comme  un  absolu. 
C'est  en  ces  termes  que  Y  alternative  s'est  imposée, 
semble-t-il,  aux  penseurs  de  la  dernière  moitié  du 
siècle  dernier.  Ils  se  classaient,  ils  s'oppo-saient, 
suivant  leur  préoccupation  principale  qui  était,  po-ur 


96  NATURE    ET   LIBERTÉ 

les  uns,  de  conquérir  le  domaine  moral  afin  de  l'an- 
nexer au  déterminisme  scientifique,  au  mécanisme, 
pour  les  autres,  au  contraire,  de  limiter  la  compé- 
tence de  la  science  par  l'exigence  de  la  conscience 
morale. 

Nous  voudrions  nous  demander  si,  dans  l'état 
actuel  de  nos  connaissances  scientiliquos  et  surtout 
de  notre  réflexion  sur  les  sciences,  le  problème  se 
pose  encore  au  philosophe  sous  le  même  aspect  5 
nous  essaierons  de  montrer  comment  le  progrès  de 
la  critique  des  sciences,  qui  s'est  si  visiblement 
accéléré  au  cours  des  vingt-cinq  dernières  années, 
a  insensiblement  rétabli  une  sorte  d'égalité  de  niveau 
entre  notre  conscience  morale  et  ce  qu'on  pourrait 
appeler  noire  conscience  intellectuelle,  de  telle  manière 
que  l'antinomie  de  la  science  et  de  la  morale  à 
laquelle  les  générations  précédentes  se  sont  heurtées, 
a  disparu  presque  d'elle-même  par  le  seul  fait  d'une 
réflexion  approfondie  sur  le  savoir  scientifique. 


Reportons-nous  quelque  cent  ans  en  arrière,  et 
proposons-nous  de  définir  la  conception  de  l'univers 
alors  mise  en  faveur  par  l'autorité  de  savants  illustres 
q  i  furent  en  même  temps  de  grands  écrivains, 
jaloux,  comme  l'avaient  été  leurs  prédécesseurs  du 
xviii^  siècle,  de  tourner  au  profit  de  l'esprit  public 
les  résultats  généraux  de  leurs  travaux  purement 
techniques. 

La  Mécanique  céleste  de  Laplace  résout  d'une  façon 
positive,    et  qui  passe  pour   définitive,  le  problème 


NATURE   ET   LIBERTÉ  91 

posé  par  la  découverte  newtonienne  :  «  L'empirisme 
a  été  banni  entièrement  de  l'Astronomie,  qui,  main- 
tenant, est  un  graml  problème  de  mécanique,  dont 
les  éléments  du  mouvement  des  astres,  leurs  figures 
et  leurs  masses  sont  les  arbitraires,  seules  données 
indispensables  que  cette  science  doive  tirer  des 
observations  ».  C'est  ainsi  du  moins  que  s'exprime 
Laplace  dans  les  premières  pages  de  la  quatrième 
partie  de  V Exposition  du  système  du  monde.  Mais  dans 
l'avant-dernier  chapitre  de  l'ouvrage  il  va  plus  loin; 
il  semble  faire  abstraction  de  ces  données,  qui 
demeurent  gênantes  pour  le  mathématicien,  qui 
risquont  d'altérer  ce  que  Kant  appelait  la  pureté  de  la 
science  rationnelle.  Il  finit  par  s'exprimer  comme  si  le 
fait  était  absorbé  dans  la  loi  :  «  La  loi  de  l'attraction 
réciproque  au  carré  do  la  distance  est  celle  des  éma- 
nations qui  partent  d'un  centre.  Elle  parait  être  la 
loi  de  toutes  les  forces,  dont  l'action  se  fait  apercevoir 
à  des  distances  sensibles,  comme  on  l'a  reconnu  dans 
les  forces  électriques  et  magnétiques.  Ainsi  cette  loi 
répondant  exactement  à  tous  les  phénomènes,  doit 
être  regardée  par  sa  simplicité  et  par  sa  généralité, 
comme  rigoureuse.  Une  de  ses  propriétés  remar- 
quables, est  que  si  les  dimensions  de  tous  les  corps  de 
l'univers,  leurs  distances  mutuelles  et  leurs  vitesses 
venaient  à  croître  ou  à  diminuer  proportionnellement, 
ils  décriraient  des  courbes  entièrement  semblables 
à  celles  qu'ils  décrivent;  en  sorte  que  l'univers  réduii 
ainsi  successivement  jusqu'au  plus  petit  espace 
imaginable,  offrirait  toujours  les  mêmes  apparences 
à  ses  observateurs.  Ces  apparences  sont  par  consé- 
quent indépendantes  des  dimensions  de  l'univers; 
comme  en  vertu  de  la  proportionnalité  de  la  force  à 
la  vitesse,  elles  sont  indépendantes  du  mouvement 
absolu  qu'il  peut  avoir  dans  l'espace.  La  simplicité 

5 


9S  NATURE    ET   LIBERTÉ 

des  lois  fie  la  natuFo,ine  nous  permet  donc  d'dteerver 
et  deiconnaitrc  que^dos  rapports  ». 

Assurément  'il  est  impossible  de  lire  ces  lignes 
sans  se  poser  la  question  suivante  :  quels  peuvent 
être  ces  observateurs  devant  qui  l'univers  tout  entier 
serait  susceptible  de  se  majorer  ou  de  se  minorer  sslïïs 
qu'ils  fussent  enélatde  s'en  apercevoir?  où  seraient- 
ils  situés,  et  quelle  relation  kuripropre  vie  pourrait- 
elle  soutenir  avec  la  vie  de  l'univers? -sont-ce  encore 
des  hommes?  Ou  bien'Laplace,  qui  s'était  donné  pour 
tâche  de  purger  la  cosmologie  newtonienne  fie  toute 
survivance  théologique,  n'a-t-il  pas  inconsciemment 
réintroduit  dans  son  interprétation  de  la  science  un 
être  analogue  «u  Dieu  des  Principes,  capable  de 
.sentir  la  totalité  des  espaces  et  des  temps?  Le  plus 
curieux  peut-être  est  que  Laplace  lui-même  ne  s'est 
pas  posé  la  question,  qui  lui  aurait  paru  sans  doute 
un  piège  métaphysique.  11  se  contente  dafUrmer, 
comme  s'il  s'agissait  d'un  théorème  exactement 
démontré,  que  des  apparences  des  phénomènes 
dépendent  iiniqiicmenl  des  relations  exprimées  par 
les  équations  de  la  sciei^ce,  nullement  par  conséquent 
des  coefficients  — alors  que  ces  coefticients  sont, 
en  toute  évidence,  nécessaires  pour  appliquer  les 
formules  :à  'un  calcul  déterminé,  que  seuls  ils  per- 
mettent d'en  garantir  la  vérité  puisque  seuls  ils 
établissent  une  coïncidence  entre  les  résultats  du 
calcul  dune  part  et  d'autre  part  la  réalité  accessible 
à  l'observation. 

En  tout  cas,  de  cette  vue  que  le  crédit  de  Laplace 
impose  à  la  consicience  intellectuelle  de  ses  contem- 
porains, il  résulte,  comme  l'a  fortement  montré 
M.  Bergson,  que  dans  l'astronomie  du  xix*  siècle,  le 
temps  sembfe  éliminé  àtitre  de  grandeur  concrète. 
Non^pas  iju^il  convienne,  à  notre  avis  du  moins,  de 


NATURE   ET  LIBERTÉ  99 

rendre  responsable  de  cette  élimination  la  nature 
propre  de  l'espace.  La  mécanique  rationnelle  ne  réduit 
pas  le  temps  à  l'espace;  au  contraire,  si  elle  traite  le 
temps  comme  une  quatrième  dimension  de  l'espace, 
il  est  bien  clair  que  c'est  parce  qu'elle  distingue  la 
simultanéité  et  la  succession  :  à  cette  condition  seu- 
lement elle  est  capable  d'ajouter,  par  suite  et  en 
un  sens  d'opposer,  celle-ci  à  celle-là.  Si  donc  on 
est  amené  à  reconnaître  que  l'assimilation  du  temps 
à  une  dimension  a  été  l'occasion  d'une  confusion 
philosophique,  nous  ne  dirons  pas  que  c'est  faute 
d'avoir  aperçu  le  contraste  qu'il  devrait  y  avoir  entre 
la  destinée  du  temps  en  soi  et  la  destinée  de  l'espace 
en  soi;  nous  nous  contenterons  de  constater  qu'une 
erreur  dans  l'interprétation  de  la  science  a  été 
renouvelée  à  propos  du  temps,  qui  avait  été  déjà 
commise  à  propos  de  l'espact^.  En  fait,  le  processus 
par  lequel  Laplace  isole  les  relations  temporelles  de 
la  réalité  même  du  temps,  c'est  exactement  le  pro- 
cessus par  lequel  certains  géomètres  croient  pouvoir 
retenir  comme  leur  objet  propre  les  relations  spa- 
tiales, indépendamment  de  la  réalité  de  l'étendue. 
Et  cela  est  si  vrai  que  Laplace  pour  montrer  toute  la 
portée  de  la  remarque  que  nous  venons  de  citer, 
ajoute  cette  noie  (à  laquelle  les  progrès  de  la  spécu-' 
lation  géométrique  à  partir  de  Lobatschewsky  et 
Riemann  donnent  aujourd'hui  une  signification  que 
Laplace  ne  soupçonnait  pas)  :  «  les  tentatives  des 
géomètres  pour  démontrer  le  postulatum  d'Euclide 
sur  les  parallèles,  ont  été  jusqu'à  présent  inutiles. 
Cependant  personne  ne  révoque  en  doute  ce  postulatum 
et  les  théorèmes  qu'Euclide  en  a  déduits.  La  percep- 
tion de  l'étendue  renferme  donc  une  propriété  spé- 
ciale, évidente  par  elle-même  et  sans  laquelle  on  ne 
peut  rigoureusement  établir  les  propriétés  des  parai- 


Univers  (TaJ^ 
BIBLIOTHECA 


'100  NATURK    ET   LIBEFîTI^ 

lèles.  :L'i(léo  il'un«  étendue  limiléo,  par  exemple  du 
cercle,  ne  contieilt  rien  qui  dépendcde  sa  grandi'iir 
absoliip.  Mais  si'nous  diminuons  ipar  la  pensée  son 
rayon,  nous  sommf^s  portés  invinciblement  à  diminuer 
d'ans  1(?  :même  rapport  sa  circonférence  et  les  côtés 
de  toutes  les  ligures  inscrites.  Cette  proporlionnalilé 
me  paraît  être  un  postulalum  bien  plus  naturel  que 
celui  d'EucIide  :  11  est  curieux  de  le  retrouver  dans 
lesTésultats  deila  pesanteur  univers' lie  ». 

Ainsi  la  mécanique  célerste,  et  la  physique  terrestre 
pour  autant  qu'elle  est  dominée  par  la  conception  des 
forces  ei'Ulrales,  atteignent  le  même  degré  de  ratio- 
nalité que  les  mathématiques;  on  dinait  qu'aux  yeiix 
de  La-piace  elles  ont  par  là  terminé  leur  évolution, 
qu'elles  sont  parvenues  à  k  perfection  de  leur  struc- 
ture interne.  Au  premier  abord,  en  effet,  il  sem- 
bl-rait  que  l'application  de  la  mathématique  à  la 
physique  dût  comporter  naturellement  la  distinction 
de  la,  forme  mathématique  et  il'une  7natière  physique. 
Le  travail  qui  s'opère  à  partir  de  la  ;mise  du  pro- 
blème en  équations  et  qui  consiste  en  transforma- 
tions purement  intellectuelles,  ne  peut  se  confondre 
avec  le  travailqui  conduit  à  la  mise  en  équations  et 
qui  s'exerce  sut  les  données  de  l'expérience.  Là 
interviennent  uniquement  ce  que  M;a!e!)ranche 
appelle  les  nombres  nombrants  ;  ici  au  contraire  sont 
introduits  les  nombres  nombres.  Ou,  pour  généraliser, 
là  ne  serait  que  la  mesure  mesurante  ;  ici  serait  encore 
la,  meS'Ure  mesurée.  Mais  -semblable  dualisme  choque  la 
raison,  telle  que  la  Ir^adition  des  mathématiciens  la 
conçoit;  et  Laplaee  eonsidère  que  la  réduction  de  la 
mécanique  et  de  la  physique  à  la  loi  de  la  pesanteur 
universelle  a  pour  eonséquence  d'en  débarrasser 
délinitivement  la  seience.  Désormais  la  matière  de 
l'univers  pourra  ise  rétrécir  ou  sei  dilater  indéfiniment 


NATURE   ET   LIBERTÉ  101 

ilans  l'espace  ou  dans  le  temps;  du  moment  que  la 
forme  des  équations  est  respectée,  il  n'y  aura  ri'en 
dans  les  apparences  des  phénomènes  qui  avertisse  du 
changement  subi  par  la  réalité  et  puisse  le  rendre 
sensible  à  ri)bscrvateur  idéal  que  Laplace  suppose. 
Autant  dire  que  le  mesuré  se  trouve  entièrement 
réduit  au  mesurant;  ce  qui  affranchit  l'univers  scien- 
tifique de  toute  contingence,  de  toute  véritable  varia- 
tion, pour;ne  plus 'laisser  place  qu'à  l'éternelle  et 
intelligible  nécessité. 

Par  un  synchronisme  remarquable  un  savant  qui 
avait  une  autorité  semblable  à  celle  <le  Laplace,  qui 
traduisait  également  en  sytème  philosophique  les 
résultats  de  ses  découvertes,  prétendait  avoir  cons- 
titué dans  l'ordre  de  ses  études  la  «  méthode  par- 
faite ))  qui  «  serait  toute  la  science  ».  —  Chose 
curieuse,  cette  méthode,  qui  consistait  à  classer  les 
animaux  en  espèces  et  en  genres,  suivant  les  prin- 
cipes que  Laurent  de  Jussieu  avait  appliqués  avec 
succès  à  la  botanique,  marquait  un  retour  à  la  doc- 
trine des  idées  générales  que  l'enseignement  d'Aris- 
iote  et  de  la  scoiastique  anfait  rendue  classique,  mais 
dont  la  science  moderne,  attentive  à  l'explication 
intégrale  et  nécessaire  de  la  réalité,  avail  dénoncé 
depuis  deux  siècles  le  caractère  encore  tout  extérieur 
et  tout  empirique.  Los  philosophes  ne  prirent  pas 
garde  à  cette  opposition  :  la  méthode,  exaltée  par 
Cuvier,  avait  d'avantage  de  soustraire  le  monde  des 
vivants  à  toute  modification  dans  l'avenir,  à  toute 
cause  perturbatrice  ;  elle  tournait  la  pensée  vers 
l'unité  d'un  plan  d'où  l'ensemble  des  êtres  aurait  tiré 
une  fuis  pour  toutes  son  origine  et  sa  structure;  dès 
dors  elle  était,  suivant  le  langage  m^me  de  Guvier, 
«  l'idéal  auquel  l'histoire  naturelle  doit  tendre  :  car, 
ajoutait-il,  il  est  évident  que  si  on  y  parvenait  l'on 


102  NATURE   ET   LIBERTÉ 

aurait  l'expression  exacte  et  complète  de  la  nature 
entière  ». 

Enfin,  la  chimie  que  Lavoisier  avait  fait  entrer  dans 
l'ère  positive  concourait  pour  une  part  notable  à  con- 
solider, dans  le  public  philosophique,  la  conception 
d'une  science  purement  statique,  intemporelle.  Entre 
la  chimie  de  Stahl  et  la  chimie  de  Lavoisi^-r,  il  y  a 
toute  la  distance  qui  sépare  de  la  pensée  moderne  la 
pensée  du  moyen  âge  ;  non  que  l'hypothèse  du  phlo- 
gistique  soit  moins  ingénieuse,  qu'elle  soit  moins 
représentative  des  faits  pour  l'imagination;  mais  l'in- 
terprétation des  expériences  suivant  Lavoisier  im- 
plique un  principe  dont  elles  fournissent  une  vérifi- 
cation constante,  le  principe  de  la  conservation  de  la 
masse.  Or,  ce  princip  '  offre  à  l'esprit  la  satisfac- 
tion de  se  présenter  sous  forme  d'une  égalité  mathé- 
matique. Par  suite,  on  peut  dire  qu'il  est  indifférent 
au  sens  dans  lequel  se  produit  la  transformation 
chimique  :  le  passage  est  assuré  indéfiniment  de 
l'analyse  à  la  synthèse,  de  la  synthèse  à  l'analyse,  de 
telle  sorte  que  l'ensembli?  de  l'univers,  considéré 
comme  la  somme  de  ses  éléments  chimiques,  se 
défait  et  se  refait,  perpétuellement  identique  à  lui- 
même  dans  son  fond,  ainsi  que  le  voulait  déjà  l'ato- 
misme  de  Démocrite. 

Au  milieu  du  xix*  siècle,  la  découverte  de  l'équiva- 
lence entre  le  travail  mécanique  et  la  chaleur  permet 
de  poser  la  même  forme  d'égalité  mathématique  comme 
garantissant  la  conservation  des  forces.  Alors,  les 
forces  étant,  selon  la  définition  consacrée  depuis  Leib- 
niz, les  causes  du  mouvement,  l'univers  apparaît  ré- 
versible, non  plus  dans  sa  substance  seulement, 
mais  aussi  dans  son  action,  dans  son  énergie,  suivant 
l'expressive  métaphore  que  tant  de  philosophes  ou 
de  demi-philosophes  de  la  fin  du  xix°  siècle  ont  prise 


NATURE   ET  LIBERTÉ  103 

au  pied  de  la  lettre.  Le  principe  de  la  conservation 
de  l'énergie  marque  l'achèvement  de  la  méthode  phy- 
sique en  consacrant  à  la  fois  l'intelligibilité  et  l'éter- 
nité de  la  réalité  caiisatrice  à  travers-  l'univers.  Le 
monde  de  la  science  acquiert  donc  une  objectivité 
parfaite.  Rien  n'y  pénètre  de  ce  qui  intéresse  l'homme 
et  demeure  relatif  à  lui.  Mais  il  faut  dire  encore  plus  : 
puisque  tout  mode  d'activité,  quelle  qu'en  soit  l'ap- 
parence, est  au  même  titre  une  manifestation  de 
l'énergie  universelle,  il  conviendra  de  faire  rentrer 
sous  laxiome  unique  et  éternel  le  devenir  humain, 
avec  son  apparence  illusoire  de  contingence  externe, 
de  liberté  intérieure. 


II 


Ainsi,  par  une  convergence  de  courants  qui  parais- 
saient irrésistibles,  par  une  alliance  d'autorités  qui 
paraissaient  irrécusables,  une  idée  de  la  science  s'est 
imposée  qui,  pendantladernièrc  moitiéduxix'siècle, 
devait  inévitablement  faire  croire  à  un  conflit  aigu, 
presque  tragique,  entre  la  vérité  d'ordre  spéculatif  et 
la  vérité  d'ordre  pratique,  entre  la  conscience  intel- 
lectuelle et  la  conscience  morale. 

De  cette  idée,  qui  était  également  admise  comme  le 
point  de  départ  de  leur  controverse  et  par  les  parti- 
sans et  par  les  adversaires  du  scientisme,  revenons 
maintenant  à  la  conception  de  la  science,  telle  qu'aux 
premières  années  du  xx*"  siècle,  elle  nous  apparaît 
dictée  par  les  résultats  désormais  acquis  des  sciences 
positives,  telle  que  nous  pouvons  la  recueillir  actuel- 
lement dans  les  travaux  multiples  et  profonds  des 


104  NATORE   ET   LIBERTÉ 

savants  contemporains  dont  la  pensée  se  tourne  de 
plus  on  plus  vers  les  vu«s  d'ensemble,  vers  la  critiiiue 
des  méthodes  et  des  principes  eux-mêmes-. 

Peut-être  le  trait  décisif,  celui  (juien  tout  cas  s'est 
gravé  le  plus  avant  dan-  l'e&prit  public,  vient-ildela 
révolution  qui  a  éclaté  dans  les  sciences  <le  la  vie. 
Av.'C  quelque  liabilt'té  qu'il  se  soit  flatté  d'en  tirer  une- 
sorti'  d(>  déduction  systémalifiuo,  Cuvior  n  •  pouvait 
longtemps  abuser  -avantset  i)hilosopliessur  la  va!e>ur 
explicative  ©t  sur  la  fécondité  d'un  procédé  desimpie' 
classilication  :  la  classilication  ne  fait  que  décrire  la 
matière  à  étuJior,  elle  sert  tout  au  plus  à  préparer 
l'œuvre  propre  de  la  science.  C'tte  œuvre,  la  biologie 
l'a  aujourd'hui  accom|)lie  en  pénétrant  du  monde  des 
elTets  dans  le  monde  des  causes,  en  faisant  dép  'ndre 
d'un  lien  objectif  de  parenté  le  rapprochi'm;'nt  analo- 
gique des  espèces  et  des  genres.  Le  dynamisme  fina- 
liste, qui  considère  l'organisme  individuel  commis  «  un 
sy  tème  clos  »,  est  une  a  istraction;  la  seule  réalité, 
c'est  la  nature  toul  entièreavec  l'ensembl  '  desaclions 
qui  s'exercent  du  dehors  sur  lêlre  vivant  et  des 
réactions  par  lesquelles  l'être  vivant,  répond  dans.-  le 
sons-de  ses  besoins  et  de  ses  désirs  propres.  La  dé- 
couverte de  la  causalité  biologique  mèue  ainsi  à 
reconstituer  rationnellement  ane  hisloire  ûe  la  vie^.où 
la  moin. ire  transformation  des  circonstances,  le 
moindre  efl"ort  interne,  s'inscrit  comme  l'uni  des 
factem's  concourant  à  une  transformation  de  l'espèce. 
Dans  l'avènement  de  l'évolutionnisme  qui  a  modifié 
du- tout  au  tout  non  seulement  la  physionomie  mais 
l'idéal  de  la  science,  entrent  sans  doute  pour  une 
grande  part  les  découvertes  accumulées  depuis  Cnvier 
dans  le  domaine  des  faits;  positifs.  Il  n'en;  est.  pas 
moins  remarquable  que,-. dès  1809,  un  contemporain 
de  Guvier   publiait   une  œuvre,  kntemont   élaborée 


NATURE   ET  LIBERTÉ  lOS 

au  contact  de  la  nature,  élevée  au-dessus  de  toutes 
les.  étroitesses  d'interprétation,  de  tous  les  partis 
pris  systématiques,  dont  plus  d'un  évolutionniste 
postérieur  sera  le  prisonnier.  Avec  Lamarck  l'huma.- 
nité  a  compris,  définitivement,  que  la  vie,  affranchie 
de  toute  intervention  transcendante  qui  lui  assigne- 
rait d'avance  sa  forme  et  son  but,  se  fait  à  ella-même 
sa  destinée,  dans  le  temps  et  avec  le  tempSi 

La  conception  de  la  physique  n'a  pas- été  moins 
profondément  renouvelée  que  lâ  conception  de  la 
biologii'.  Non  que  le  principe  de  la  conservation  de 
l'énergie  ait  été  abandonné  ;  mais  il  n'est  plus  permis 
de  le  considérer  comme  constituant  l'unique  fonde- 
ment d'une  cosmologie  et  de  conclure  à  l'entière 
réversibilité  des  phénomènes  de  la-  nature..  Il  faut 
faire  une  place  à  un  second  pirincàpe  qui  apparaît 
également  essentiel,  au  prineipj  de  Carnot-Clausius. 
Or  suivant  ce  principe  -les  choses,  prises  dans  la 
partie  de  l'espace  et  pour  la  période  de  temps  que 
notre  science  positive  est  capable  d'embrasser,  sont 
orientées  dans  un  certain  sens,  comme  le  cours- d'un 
fleuve  ;  elles  descendent  vers  l'équilibre  thermique), 
de  telle  sorte  que,  si  séduisaate  que  soit  Ihypothèse 
théorique  de  la  réversibilité,  les  faits  nous  imposant 
l'affirmation  catégorique  de  l'irréversibilité.  L'égalité 
quantitative  est  inséparable  d'une  inégalité  qualita- 
tive; la  physique  rationnelle" est;  une  histoire.  Cette 
conception,  qui  prend  tant  d'importance  aujourd'hui 
dans  la  philosophie  naturelle,  n'est-elle  que  la  consé- 
quence d'une  découverte  récente  et  ne  correspond- 
elle  qu'à  une  phase,  peut-être  éphémère,  de  la 
réflexion  scienstifique  ?  Notre  réponse  sera  e-xactemenit 
celle  que  nous  venons  de  faire  eaa  ce  qui'  concernait 
la  biologie.  II' s:'est  beaucoup  moi n:s- agi,  pour  la 
génération  actuelle,  de  s'initiera  unescijnce  nouvelle 


106  NATORE    ET   LIBERTÉ 

que  de  dissiper  l'illusion  qu'avaient  fait  naître  parmi 
les  philosophes  certains  interprèles  oucertains  vulga- 
risateurs de  la  science.  Eu  fait,  le  mémoire  fonda- 
mental de  Sadi  Carnot  a  précédé  de  près  de  vingt  ans 
l'établissement  du  principe  de  la  conservation  de 
l'énergie  ;  la  constitution  de  la  thermo-dynamique 
par  Clausius  est  de  1849.  Déjà  en  1868,  dans  un  texte 
dont  Bernard  Brunhes  a  souligné  à  diverses  reprises 
la  haute  signification,  Rankine  se  plaignait  que  des 
deux  lois  sur  lesquelles  reposait  ia  thermo-dynamique 
la  première  seule,  celle  qui  consiste  dans  la  converti- 
bilité de  la  chaleur  en  puissance  mécanique,  avait  été 
vulgarisée,  tandis  qu'on  avait  laissé  ignorer  au  public 
jusqu'à  l'existence  de  la  seconde,  de  celle  qui  mesure 
jusqu'où  va  la  conversion  réelle  dans  des  circonstances 
données.  «  Le  mal,  ajoutait-il,  est  pire  qu'une  igno- 
rance absolue  :  si  une  demi-science  n'a  pas  de  danger 
en  elle-même,  c'est  à  la  condition  qu'on  sache  bien 
que  ce  n'est  pas  la  science  complète  ».  Dans  cette 
(L  diversité  de  fortune  »  des  deux  principes  de  la 
thermo-dynamique  on  a  été  tenté  de  voir  un  signe 
d'une  différence  radicale  de  nature.  Le  principe  de 
la  conservation  flatterait  l'instinct  profond  de  Fintel- 
ligence,  Texigence  d'égalité  qui  est  le  ressort  même 
de  la  raison,  tandis  que  le  principe  delà  dégradation 
y  répugnerait.  Mais,  quelque  commode  qu'elle  soit 
pour  l'attaque  ou  la  défense  de  positions  métaphy- 
siques, cette  détermination  desattributsessentiels  de 
la  raison  prise  en  soi  risque  d'être  purement  arbi- 
traire ;  elle  implique  en  tout  cas,  la  psychologie  des 
facultés  qui  en  fait  n'a  peut-être  été  abandonnée 
par  personne,  qui  en  droit  est  condamnée  par  tous. 
Or,  non  seulement  nul  ne  conteste  que  ce  soit  par 
l'application  et  la  convergence  des  mêmes  procédés 
de  pensée  que  furent  élaborées  en  effet  la  conception 


NATDBE    ET.  LIBERTÉ  '    iû7 

da  Carnot.et  la  conception  de  Robert  Mayer,  celle,  de, 
Glausius  et  celiede  Helmholtz:;  non  seulement  il  est. 
loisible  de  soutenir,  suivaat  la  thèse  très  ingénieuse 
de  M.  Lalande,  que  le  principe  de  Garnot,  ten.dantià. 
établir  l'équilibre  universel,  satisfait  à  l'exigence, 
rationnelle  (l'égalité  et  d'identité  ;  mais  encore,  ainsi, 
que  M.  Weber  le  remarquait  à.  propos  du. beau  livre, 
de  M.  Meyer.son  :  Idenlilé  et  .fte'a/iie',.  nous,  pouvons 
soustraire  à  l'incertitude  des  controverses  contnm- 
poraines  la  signification  des  deux  principes  en  invo- 
quant un  arbitrage  que  sa  date  tenl  irrécusablOi 
C'est  ;m  1781  que  Kant  énumérait,  dans  les  analogies, 
de  rea^pe'rience,.  les  conditions  nécessaires  àda  science 
rationnelle  de  la  nature.  Or,  la  première  de  ces  cout 
ditions  est  la  permanence  d'une  substance  à  travers, 
le. temps  ;  la  seconde  au  contraire  est  la  succession, 
de  la  cause  et  do  l'effet  suivant  l'ordre  objectif,  par 
suite  irréversible.,  du, temps.  Tout  principe  de.  conser- 
vation répond. àda. première  condition,  à,  la  substau:- 
tialité  ;  et  à  cet  égard,  si  l'interprétation  de  la.conser- 
vation  de  l'énergie  a  donné  lieu  à  confusion,  ce  n'est 
qjjB  pendant  la  période  où  l'on  est  demeuré  sous 
l'illusion  réaliste  qu'entraînait,  le  métaphore  de 
Vénergie.  En.  revanche,  pour  rappeler  une  observation, 
fort  juste  de  Lasswitz.,  le  principe  de  Garnot-Glausius 
remplit  très  exactement  la  place  que  le  génie  «le  Kant, 
avait  réservée,  dans  la  seconde  analogie,  à.lafonction 
propre  de  la  causalité. 

Quant  à  l'astronomie  mathématique,  il.  n'est  même 
pas  besoin-  d'invoquer  uni  principe  nouveau  pour 
rendre  compte  du  revirement  qui  s'est  aujourd'hui 
accompli  dans  la  conscience  iatellectuelle  des  savants 
et  des  philosophe&.llsufrisait.de  cette  réflexion  simple 
que,  si  la  mécanique  céleste  a. été  capable  de  réduire 
au  minimum. iesidannées, empruntées  à.  l'observation. 


108  NAXaRE   ET  LIBERTÉ 

cela  ne  veut  pas  dire  qu'elle  puisse  s'en  dispenser:  pas- 
ser en  quelque  sorte  à  la  limite,  feindre  une  connais- 
sance de  l'univers  qui  serait  tout  entière  réduite  à  des 
relations  formelles,  comme  dans  l'hypothèse  où  La- 
place  se  complaisait  de  la  relativité  de  l'univers,  c'est 
se  mettre  on  contradiction  avec  les  conditions  d'une 
connaissance  qui  a  pour  objet  la  réalité  même,  et  qui 
prétend  être  légitimement  la  science  de  notre  univers. 
La  simplicité  presque  élémentaire  de  cette  réflexion 
n'en  doit  dissimuler  d'ailleurs  ni  l'originalité  ni  la 
fécondité.  C'est  à  Cournot  que  nous  en  sommes  rede- 
vables :  «L'astronomie,  écrit-il,  la  géologie  (compre- 
nant ce  qu'on  appelle  de  nos  jours  la  physique  du 
globe  et  la  géographie  physique)  doivent  être  ran- 
gées sous  la  rubrique  des  sciences  cosmologiques  ;  et 
à  coup  siîr  on  ne  les  en  estime  pas  moins  pour  s'oc- 
cuper d'objets  particuliers  ou  individuels,  tels  que  le 
soleil,  la  voie  lactée,  l'anneau  de  Saturne,  la  lune  ou 
la  terre...  Les  explications  qu'admettent  les  sciences 
cosmologiques,  se  fondent  principalement  sur  l'his- 
toire des  phénomènes  passés  :  le  mot  dliistoife  étant 
pris  ici  dans  son  acception  philosophique  la  plus 
large...  Il  faut  signaler,  à  propos  des  sciences  que 
nous  appelons  cosmologiques,  cette  première  ap- 
parition de  la  donnée  historique,  qui  doit  prendre 
dans  le  système  de  nos  connaissances  une  part  de 
plus  en  plus  grande...  »  Déjà,  du  reste,  avec  le  senti- 
ment bien  net  des  confusions  que  le  prestige  de  La- 
place  entraînait  dans  la  conception  de  l'astronomie, 
il  accompagnait  cette  distinction  entre  les  lois  scien- 
tifiques et  les  données  historiques  d'une  observation 
qui  pour  nous  est  capitale  :  «  Supposer  que  cette  dis- 
tinction n'est  pas  essentielle,  c'est  admettre  que  le 
temps  n'est  qu'une  illusion  ou  s'élever  à  un  ordre  de 
réalités  au  sein  desquelles  le  temps  disparaît  ». 


NATURE   ET   LIBERTÉ  109 

A  quoi  l'érudition  contemporaine  permet  d'ajouter 
de  singulières  précisions  :  les  travaux  qui  ont  élucidé 
la  façon  dont  s'est  constituée  cette  cosmologie  ration- 
nelle queLaplace  avait  mise  sous  sa  forme  définitive, 
nous  ont  rendu  familières  les  difficultés  intrinsèques, 
les  contradictions  même,  qui  sont  liées   sinon  à  la 
nature,  du  moins  à  l'exposé  traditionnel  des  principes. 
Affirmer,  avec  Descartes  dont    Laplace  reprend   la 
thèse,  que  l'espace  doit  être  entièrement  relatif  pour 
être  entièrement  intelligible,  c'est  s'interdire,  ainsi 
que  le  montre  M.  Dnhem  dans  ses  précieuses  études 
sur /e  mouvement  absolu  et  le  mouvement  relatif,  de  po- 
sera titre  de  principe  la  loi  d'inertie;  car  une  telle 
loi  implique  la  réalité  intrinsèque  d'un  mouvement 
uniforme  et  rectiligne.  Prétendre,  au  contraire,  avec 
Newton,  que  le  mouvement  est  absolu,  et  invoquer  à 
l'appui  (le  cette  conception  des  expériences  d'ordre 
physique,  ce  n'est  pas    répondre  aux  conditions  du 
problème,  puisqu'il  s'agit  de  concevoir   un  mouve- 
ment comme  celui  de  la  terre  qui  non  seulement  est 
inaccessible  à  l'observation  sensible  mais  encore  se 
trouve  en  contradiction  avec  elle.  D'autre  part,  l'idée 
du   mouvement  absolu  implique,  avec    la  notion  de 
l'espace  absolu,  la  notion  d'un  temps  absolu.  Newton 
écrit  dans  un  Scholie  célèbre  du  livre  P""  des  Prin- 
cipes :  «  Le  temps  absolu,  vrai,  et  mathématique,  qui 
en  soi  et  par  sa  nature  est  sans  relation  à  quoi  que  ce 
soit  d'extérieur,  a  un  cours  toujours  égal  à  lui-même 
{sequabiliter  fluit),  et  sous  un  autre  nom  il  est  appelé 
Durée.  Le  Temps  relatif,  apparent  et  vulgaire,  est  une 
certaine  mesure  sensible  et  externe  de  la  Durée  par 
le  mouvement  (mesure  exacte  ou  approximative,  seu 
accurata  seu  insequabilis)  dont  on  use  vulgairement  à 
la  place  du  temps  vrai,  par  exemple  :  l'heure,  le  jour, 
le  mois,  l'année  ». 


140  NATURE   ET  LIBEflTÉ 

Or,  en  fait,.il  est  impossibla  de  canslituer  une  me- 
sure (lu  temps  à  l'aiile  du  mouvement,  si  la  détermi- 
nation du  mouvement  supposa  déjà  une  mesure  du 
tem{)S.  En  droit  il  hsI  im|)ûssil)le  de  concevoir  ce  <iue 
poul  être  le  cours  uniforme  du  temps,  autcrieurenuînt 
à  toute  mesure  par  laquelle  on  pourrait  s'assurer  de 
cette  uniformité.  Pourtant  on  ne  peut  pas  douter  que 
ces  liifOcultés,  eniapparence  inextr.ica'jles,  la  science 
lesarésolues,  puisqu'elle  a  réussi  à  constitu  m*  eff  'Ctive- 
ment  un  système  du  m  jnde  où,  moyennant  en  parti- 
culier la  loi  de  l'inerti  ^,  il  y  a  un;î  distinction  positive 
entr  •  les  mouvements  apparents  pour  les  sens  et  les 
mouvements  réels  pour  l'intelligence.  Et  la  science 
les  a  résolues,  parce  que  la  thèse  de  l'entière  relati- 
A'ité  lui  est  aussi  étrangère  que  l'antithèse  deVabso- 
lument  absolu  :  toutes  deux  en  effet  reposent  sur  le 
même  rêve  métaphysique  d'un  ordre  de  déduction 
progressive  qui,  partant  de  notions  évidentes  ou  de 
réalités  absolues,  se  suffirait  à  lui-même,  indépen- 
damment de  l'opération  régressive  par  laquelle  on 
s'est  élevé  des  phénomènes  donnés  aux  principes 
idéaux.  Mais  il  suffit  de  prendre,  par  l'appel  à  la 
psychologie  ou, à.  l'histoire,,  conscience  de  la  façon 
dont  nous  nous  constituons  notre  passé,  passé  d'in- 
dividu ou  passé  d'humanité,,  pour  bien  comprendre 
que  le  temp.s  ne  se  détache  jamais  pour  nous  du  pré- 
sent qui  en  fait  la  réalité,  que  nous  ordonnons  la  ma^ 
tière.  de  nos  souvenirs  en  remontant  de  ce  présent 
jusqu'à  une  certaine  limite  ;.et^ette  limite  n'est  pas, 
ne  peut  pas  être,  une  origine  véritable  :  elle  est  seu- 
lement un  point  de  départ  pour  un  exposé  de  nos 
connaissances  qui  pourra  être  présenté  en  sens  in- 
verse de  l'ordre  de  leur  acqjuisition,  mais  qui  en  fait 
demeure  attacké  et  suspendu  à  cet.  ordre  d'acquisir 
tion.  Par  la  liaison  indissoluble  de  la  régression  aua- 


NATURE  ET  LIBERTÉ  111 

lytique  et  de  la  progression  synthétique,  on  se  rendra 
compte  que  la  cosmologie  se  donne  légitimement  un 
mouvement  relativement  absolu,  en  choisissant  un 
système  de  points  supposés  fixes,  un  trièdre  de  ré- 
férence tel  que  les  déplacements  des  astres  appa- 
raissent comme  les  conséquences  rigoureusement 
calculées  d'un  petit  nombre  de  lois,  y  compris  la  loi 
de  l'inertie.  Par  cette  liaison  également  on  se  rendra 
compte  que  l'on  parle  légitimement  d'un  temps  uni- 
forme, l'uniformité  n'étant  autre  chose  qu'une  limite 
provisoire,  atteinte  d'une  façon  toute  négative  par 
l'élimination  de  toutes  les  causes  connues  qui  seraient 
supposées  pouvoir,  pour  telle  ou  telle  espèce  de 
phénomènes  donnés,  troubler  la  régularité  du  flux 
temporel.  Les  difficultés  dans  la  théorie  physique  qui 
résultent  des  expériences  de  Michelson  et  de  Morley 
montrent,  d'ailleurs,  quelles  résistances  inattendues 
le  problème  de  la  mesure  objective  du  temps  ren- 
contre dans  la  nature  même  de  la  réalité  ;  elles  té- 
moignent par  là  même  que  la  science,  interprétée 
avec  exactitude,  est  hors  d'état,  et  suivant  nous 
qu'elle  est  heureusement  hors  d'état,  de  parvenir 
à  cette  forme  que  Laplace  a  cru  atteindre,  où  elle 
aurait  achevé  d'éliminer  les  données  de  fait  pour 
ne  plus  consister  qu'en  pures  combinaisons  de 
notions  a  priori.  Les  choses,  plus  raisonnables  que 
les  hommes  suivant  l'admirable  parole  de  Félix  Klein, 
les  ont  contraints  d'abandonner  l'idéal  contradictoire 
d'une  science  qui  aurait  la  prétention  de  s'appliquer 
à  l'expérience  et  d'où  toute  trace  d'expérience  serait 
pourtant  bannie. 

Nous  ajouterons,  puisque  Laplace  dans  la  note  que 
nous  avons  reproduite  pensait  éclairer  sa  propre  con- 
ception de  la  loi  de  la  pesanteur  universelle  en  l'éga- 
lant au  principe  de  similitude  dans  l'espace,  que  la 


142;  NATURE  ET  LIBEBTÉ 

méthode  des  sciences  cosmologiques  ou  biologiques 
est,  sur'  co  point  fondamental,  homogène  à  la  mé- 
thode des  mathématiques,  et  même  de  la  logique^ 
Nous  avons  montré,  dans  les  Etapes  de  la  Fkiloso- 
plde  malhvmatique  où  nous  prenons  la  quesliurii  par 
l'autre  extrémité,  comment  la  découverte  du  para- 
^doxe.  des  objets  symétriques  rpiidait  mani^e^te  que  la 
troisième  (îimension  marque  la  limite  <lu  pouvoir 
régressif  de  l'esprit,  comment  elle  nous  obligeait  à 
reconnaître  dans  notre;  conception  de  l'espace,  même 
géométrique,  un  élément  d'intuitiorç^  un  icî,  qui  ré- 
siste à  lai  résolution  pui'pmimt  intellectuelle.  De 
même,  ladécouvertode  la  géométrie  non  eucliilienne 
interdit  qu'on  puisse  se  retourner,  comme  faisait  La- 
place^  .vers  l'évideDce  pour  pallier  rimpossibilité  où 
les  géomètres  ont  été  de  démontrer'  les  postulats 
d'Euclide.  L'absence  de  courbure,  au  sens  riemannieai 
du  mot,  qui  caractérise  l'espace  euclidien,  p-rmet  les 
théories  générales  sur  les  ligures  semblables  et  con- 
fère à  la  géométrie  classique  uu  privilège  de  simpli- 
cité bien  fait  sans  doute  pour  retenir  l'attention. 
Mais  elle  ne  donne  pas  le  droit  de  conclure  que  les 
autres  types  d'espaces  présentant  la  moindre  contra- 
diction intrinsèque.  En  vue  de  l'application  à  la  réa- 
lité, l'absence  de  courbure  est  une  hypothèse,  suivant 
l'expression  favorite  de  Poinearé;  ce  qui  ne  veut 
nullement  dire  qu'elle  soit  destinée  à  demeurer  hypo- 
thétique. S'il  est  établi  que  les  propriétés  de  l'espace 
euclidien  sont  les  plus  favorables  à  la  coordination 
des  phénomènes  lie  l'univers,  elles  deviennent  vraies, 
au  même  titre  que  la  formule  n-nvlonienne  de  la  gra- 
vitation.ou. que  l'inégalité  de  CarnottClausius. 

A  quoi  il  convient  encore  d'ajouter  que  le  dévelop- 
pement de  la  logique  moderne  a  eu  ce  singnlier  ré- 
sultat de  chasser  l'évidenco  d»  son  dernier  réduit,. lâj 


NATUBE  :  ET!  LIBERTÉ.  1133 

théorie  du  sytlogisme.  Ea  1906' et  en  1910,  dans 
la  Revue  de  Métaphi/sique,  M.  Russell  a  dû  arouer 
que  l'espoir  d'établir  sur  la  base  de  l'évide^nce  une 
sorte  de  réalisme' néoscolastique,  s'était  à  l'usage 
révélé  déce\"ant,  que  les  principes  logistiques  étaient 
des  hypothèses  obscures  parfois  jusque  dans  leur 
énoncé,  suggérées  par  l'emploi  de  là  méthode  induc- 
tive  et  qui,  si  elles  sont  vérifiées  tout  au  moins  par- 
tiellement, ne  peuvent  l'ètrd  que  par  le  seul  accord 
de  leurs  conséqu3ncos  avec  là  réai^té 

De  ces  cjn.sidérations- il  est  légitime  do  conclure. 
que  ravènf'mcntdu  temps  ne  marque  même  pas  une- 
séparation  radical©  entre  les  sciences  qui  traitent 
seulement  de  ^relations,-  soit  concoptuolles,  soit  spa- 
tiales, et  les  sciences  qui  ont  à  établir  des  rapports: 
de  succession.  Comme  la  fait  remarquer  HfMiri  Poiur 
caré  en  1911  au  Congrès  de  philosophie,  de  Bologne, 
ces-  dernières  sciences  supposent  simplement  une 
condition  supplémentaire,  à  savoir  que  les  lois  elles- 
mêmes  demeurent  invariables,  et  en  effet  c'est  à 
cette  condition  que  le  passé  pourra  être  reconstitué, 
quc'par  ex-'mple  1&  géologue  fera  entrer  l'action  de 
la  pesanteur  ou  do  l'évaporation  dans  l'ensemble 
des  phénomènes  qui  ont^  précédé  les  états- de  la  pla- 
nète accessibles  à  l'o'iservation  directe.  D'ailleurs 
Fhypothè-e  n'a  guère  b  soin  d'être  explicitée  ;  car;, 
ne  connaissant  rien  dii  passé  qu'à  la  lumière  du 
présent;  nous  sommes  également  incapables  de  la 
contredire  ou  de  la  oonlirmer.  Le  fait  seul  qu'une 
pareille  question  a  été  soulevée  est  pourtant  à  con-- 
sidérer  :  il  souligne  le  progrès  effcjctué  dans  lai: 
direction  tracée  par  Cournot,  et  grâce  en  particulier 
à  la  puissance  initiative  de  M.  Boutroux  ;  il  marque, 
d'un  trait  qui  l'achève,  le  dessin  de  la  conscience 
intellectuelle  contemporaine. 


114  NATURE    ET   LIBERTÉ 

Si  les  réflexions  qui  précèdent,  et  où  nous  croyons 
avoir  mis  bien  peu  du  nôtre,  sont  exactes,  elles  sont 
décisives  pour  la  position  actuelle  du  problème  de  la 
philosophie  générale.  Notre  génération  en  aurait  Uni 
avec  l'antinomie  factice  d'un  univers  moral,  gravitant 
tout  entier  autour  du  foyer  humain  de  la  conscience 
et  de  la  liberté,  et  d'un  univers  physique  qui  serait 
complètement  détaché  de  Vici  et  du  maintenant,  dé- 
taché de  l'homme  et  de  la  pensée  humaine,  qui  serait 
dominé  par  une  nécessité  planant  en  quelque  sorte 
par-dessus  la  diversité  des  lieux  et  la  succession  des 
temps.  L'univers  de  la  science  est  en  réalité,  comme 
l'était  déjà  dans  l'oriire  spéculatif  l'univers  de  la 
perception  et  l'univers  de  la  mémoire,  un  produit  de 
l'organisation  humaine;  il  correspond  uniquement  à 
un  degré  plus  élevé  dans  l'élargissement  de  l'horizon 
de  la  conscience,  élargissement  illimité,  par  cela  que 
la  spontanéité  inventive  de  la  raison  est  elle-même 
une  puissance  illimitée.  La  règle  de  vérité  est 
d'ordre  humain;  elle  a  jailli  dans  l'esprit  au  contact 
de  la  nature  ;  perpétuellement  elle  se  précise  et  elle 
s'aiguise  à  l'épreuve  d'une  nouvelle  confrontation 
avec  la  nature.  Dès  lors  subsiste-t-il  un  motif  a 
priori  pour  que  cette  règle  de  vérité  ne  puisse  servir 
de  modèle  à  la  règle  de  justice?  La  conscience  mo- 
rale contemporaine,  qui  nous  fait  un  devoir  de 
prendre  en  charge  les  joies,  les  douleurs,  d'âmes  de 
plus  en  plus  nomlreuses,  la  destinée  de  groupes  de 
plus  en  plus  étendus  et  de  mieux  en  mieux  coor- 
donnés, ne  comporte-t-elle  pas  un  progrès  parallèle 
au  progrès  de  la  conscience  intellectuelle? 


TROISIEME  PARTIE 
PHILOSOPHIE    DE    LA   LIBERTÉ 


L'Éducation  de  la  Liberté. 


Quel  rôle  l'idée  de  la  liberté  joue-t-elle  dans  VUni- 
ver site  française,  en  particulier  dans  notre  enseigne- 
ment secondaire?  Les  polémiques  d'ordre  politique 
ou  religieux  dénaturent  le  problème  lorsqu'elles 
donnent  à  cette  liberté  un  sens  économique  et  maté- 
riel, définissant  la  liberté  de  l'enseignement  secon- 
daire comme  une  liberté  de  concurrence  :  l'enlant 
serait  une  matière  brute  qu'il  s'agit  de  «^manufactu- 
rer »  avec  l'estampille  d'un  parti  ou  d'une  église. 
Une  telle  lil)erté  signifierait  à  nos  yeux,  la  mort  de  la 
liberté  spirituelle,  qui  seule  nous  intéresse.  C'est 
pour  donner  un  foyer  à  la  liberté  de  l'esprit  que  nous 
rêvons  d'une  Université  qui  soit  à  la  fois  un  corps 
public  et  une  organisation  autonome,  qui  devienne 
la  conscience  intellectuelle  et  morale  de  la  nation. 

Il  est  superflu  d'insister  sur  la  gravité  du  pro- 
blème de  l'éducation  nationale  :  tous  les  jours  dirai- 


116  NATURE    ET   LIBERTÉ 

nue  la  part  de  Thc^^ritago  social  que  le  père  laissait  à 
ses  enfants;  ils  ne  doivent  plus  compter  sur  son  nom 
ou  sur  ses  fonctions  pour  se  dispenser  de  marquer 
eux-mêmes  leur  place  et  de  la  remplir  par  leur  pro- 
pre mérite;  Inen  plus,  ils  n'auront  guère  le  loisir 
d'attendre  que  leur  vocation  se  soit  affi  rmie  ou 
qu'ils  se  soient  assurf's  de  leurs  aptitudes;  il  faut 
commencer  de  bonne  heure  l'apprentissage  de  la  vie; 
dans  la  foule  des  concurrents,  ceux-là  seuls  auront 
chance  d'avancer  qui  se  seront  assez  tôt  défini  le 
sens  et  le  but  de  leur,  route.  Devant  cette  ncci^s^ité 
de  plus  en  plus  pressante,  !a  sagesse  n'est-elle  pas 
d'écouter  les  conseils  de  l'intérêt  et  d'organiser  un 
enseignement  exactement  approprié  à  Tétat  et  aux 
exigences  de  la  société  contem{)oraine?  Si  nous  sa- 
vons de  façon  précise  commt  nt  se  pratique  aujour- 
d'hui la  division  <lu  travail,  nous  dresserons  un 
tableau  des  occupations  qui  en  résultent,  et  nous  y 
adapterons  les  individus,  spécialité  par  spécialité; 
chacun  sera  préparé  de  la  sorte  à  trouver  le  juste 
emploi  de  ses  facultés,  -t  ain^i  seront  maintenus 
l'équilibre  économique  et  l'équilibre  moral  de  l'huma- 
nité. 

Pourtant  il  eât  vrai  que  la  conception  utilitaire  est, 
dans  l'Université  française,  exclue  de  notre  ensei- 
gnement classique,  même  sous  les  multiples  aspects 
qu'il  revêt  désormais.  Plus  d'un  ennemi  charitable 
—  nous  n'avons  que  de  ceux-là  —  nous  prendra  en 
pitié,  et  déplorera  notre  goût  du  passé,  notre  cuit© 
des  traditions.  Mais  je  voudrais  ici' dissiper  un  pré- 
jugé qui  Sf'rait  funestn  pour  notre  pays  et  pournous  : 
on  se  trompe,  sinon  sur  notre  œuvre,  du  moins  sur 
notre  intention.  Si  nous  écartons  la  conception  utili- 
taire, ce  n'est  pas  que  nous  ayons  peur  des  nouveau- 
tés, c'est  tout  au  contraire  parce  qwerutilitarisme 


NATURE    ET   LIBERTÉ  il 7 

nous  paraît  déjà  retarder,  et  de  beaucoup.  Ouvrez 
les  yeux  :  vous  apercevrez  avec  une  sorte  d'évidence 
^os^ière  la  caraetéristique  de  la  société  moderne, 
qui  est  la  vitesse  du  procès  ou  si  vous  aimez  mieux 
la  rapidité  de  l'évolution.  Après  !  le  moyen  âge,  qui 
avait  été  ;une  période  plusieurs  fois  séculaire,  le 
xvi^  siècle,  le  xvii%  le  xviii",  correspondent  à  des 
divisions  consacrées  de  l'histoire,  parce  qu'ils  cor 
respondent  bien  à  une  façon  particulière  qu'avairnt 
les  hommes  de  travailler,  de  se  gouverner  et  de  pen- 
ser. -Mais  le  xix^  siècle  —  qui  commence  en  1789  — 
est-+il  un  siècle  unique,  ou  n'est-il  pas  plusieurs  siè- 
cles à  lui  tout  seul?  Une  génération  a  vu  deux  ou 
trois  fois  se  renouv;?ler  les  forces  qui  triomphent  de 
l'espace  et  du  temps,  les  foyers  de  chaleur  et  les 
sources  de  lumière.  Elle  a  vu  se  décupler  littérale- 
ment, avec  l'étendue  des  régions  ouvertesàinotre  ci- 
vilisation, le  champ  de  nos  préoccupations  écono- 
miques et  politiques.  Faut-il  énumérer  enfin  les 
révolutions  dans  le  domaine  de  l'art  ou  de  la  pensée 
qui  nous  ont  rendu  accessibles  des  formes  de  beauté 
nouvelles,  qui  ont  si  heureusement  élargi  notre  intel- 
ligence de  la  vérité  et  notre  sens  de  l'humanité? 

En  nous  recommaniJant  de  poursuivre  l'utilité  im- 
médiate, l'utilitarisme  nous  conseillerait  donc  l'œuvre 
la  plus  inutile  qui  soit  :  travailler  sur  un  modèle 
dont  nous  sommes  sûrs  qu'il  serait  périmé  au  mo- 
ment où  l'édifice  pourrait  être  achevé.  C'est  pourquoi 
vous  refuserez  de  lier  l'enfant  dès  les  premières 
années  au  mécanisme  de  la  société  actuelle,  de  l'en- 
fermer à  la  place  précise  que  lui  assignerait  aujoui;,- 
d'hui  la  division  du  travail;  le  spécialiste  est  prison- 
nier de  sa  spécialité,  et  il  faut  épargner  à  ceux  que 
vous  aimez  le  sort  des  êtres  qui  doivent  survivre  à 
■la  fonction  pour  laquelle  ils  ont  été  préparés  et  qui 


lis  NATORE   ET   LIBERTÉ 

ne  subsistent  plus  qu'à  l'état  d'organes  atrophiés. 
Vous  résisterez  à  la  tentation  de  débarrasser  l'enfant 
de  tout  souci  qui  excéderait  l'horizon  de  l'heure 
présente;  vous  demanderez  au  maître  de  ne  pas  être 
myope,  pour  que  l'élève  ne  devienne  pas  aveugle. 

Notre  devoir  envers  nos  lils  est  autrement  large-, 
autrement  diflicile  à  remplir;  nous  devons  réserver 
pour  eux  et  nous  devons  réserver  en  eux  la  liberté 
de  l'avenir.  Nous  voulons  qu'ils  soient  réellement, 
en  esprit  et  en  vérité,  les  contemporains  de  l'huma- 
nité où  ils  vivront;  nous  manquerions  notre  but  si 
nous  avions  la  présomption  de  les  adapter  d'avance  à 
un  milieu  qui  sans  cesse  se  modifie.  Ce  qui  importe, 
c'est  de  leur  communiquer  la  force  de  s'adapter  eux- 
mêmes,  c'est  de  fonder  en  eux  une  provision  de  ri- 
chesse intellectuelle  et  d'énergie  morale  où  ils  puisent 
la  souplesse  de  conception  et  la  puissance  de  se 
transformer.  Au  lieu  d'avoir  été  fabriqués  comme 
des  automates  en  vue  de  certaines  fonctions  écono- 
miques ou  d'une  certaine  discipline  sociale,  ils  se 
seront  forgé  à  eux-mêmes  l'instrument  qui  les  met- 
tra en  mesure  de  dominer  le  nouvel  ordre  de  choses, 
d'en  être  l'arbitre  par  l'indépendance  de  leur  juge- 
ment, d'y  collaborer  par  l'effort  réfléchi  de  leur  vo- 
lonté. L'apprentissage  des  habitudes,  si  admirable 
par  l'habileté  et  la  rapidité  dont  l'artisan  témoigne 
dans  une  spécialité  donnée,  fait  de  l'homme  l'esclave 
du  passé;  mais,  parce  qu'elle  a  le  souci  de  l'avenir, 
parce  qu'elle  a  pris  à  sa  charge  d'assurer  les  condi- 
tions nécessaires  au  progrès  de  l'humanité,  l'Univer- 
sité se  propose  avant  tout  de  développer,  en  ce  qu'elle 
a  de  spontané,  d'original,  d'imprévisible,  la  puis- 
sance intérieure  qui  est  l'esprit. 

Comment  l'esprit  peut-il  grandir  en  chacun  de 
nous?   C'est   une   question  que  les  philosophes   se 


NATURE   ET   LIBERTÉ  i-'lO 

posent,  mais  qu'ils  ne  sont  pas  seuls  à  résoudre  — 
'heureusement  pour  la  philosophie  qui  deviendrait 
alors  une  spécialité  et  qui  est  la  négation  de  toute 
spécialité  —  heureusement  pour  l'Université  qui  'ne 
serait  pas  C€  que  son  nom  lui  fait  un  devoir  d'être  : 
une  convergence  d'études  multiples,  une  solifiarité 
d'efforts  fondée  sur  l'unité  même  de  l'esprit  et  abou- 
tissant à  ce  but  communqui  est  la  formation  de  l'es- 
prit. L'enseignement  secondaire  —  il  ne  faut  pas  se 
lasser  de  le  redire,  puisqu'on  me  se  lasse  pas  de  l'ou- 
blier —  est  caractérisé  par  une  méthode  générale,  et 
cette  méthode  consiste,  quelle  que  soit  la  matière 
enseignée,  à  faire  surgir  de  la  matière  d'esprit. 

Ainsi  la  matière  de  l'histoire  est  le  passé;  or,  quel 
profit  immédiat  peut-on  tirer  d'expériences  faites  par 
des  hommes  qui  ne  sont  pas  tout  à  fait  semblables 
à  nous,  à  des  époques  qui  ne  sont  pas  id(ntiques  à 
la  nôtre,  expériences  au  surplus  si  nombreuses  et  si 
contradictoires  qu'elles  autorisent  toutes  les  interpré- 
tations? Mais  l'histoire  s'adresse  à  l'esprit;  elle  libère 
du  passé  parce  qu'elle  le  fait  connaître.  Si  nous  ne 
sommes  pas  avertis  par  elle,  nous  serons  tout  natu- 
rellement dupes  de  la  société  qui  nous  entoure;  car 
nous  ne  saurons  pas  faire  le  départ  entre  les  survi- 
vances des  âges  révolus  et  les  idées  qui  ont  en  elles  la 
jeunesse  et  la  vie;  nous  les  accepterons  toutes  pêle- 
mêle,  comme  si  elles  étaient  toutes  du  même  âge;  et 
alors,  devant  un  tel  désordre  moral,  devant  une  telle 
anarchie  intellectuelle,  à  peine  nous  restera-t-il  la 
force  de  déplorer  nos  divisions  et  de  nous  resigner  au 
chaos.  Mais  en  réalité,  et  suivant  un  mot  célèbre, 
nous  avons  peu  'de  contemporains.  Peu  d'hommes 
laissent;pénétrer  dans  leur  intelligence  les  événements 
qui  se  passent  sous  leurs  yeux,  ouvrent  leur  volonté 
aux  aspirations  nouvelles  de  leur  temps.  'Des  gens 


120  NATURE    ET   LIBERTÉ 

paraissent  jounes,  et  leur  esprit  dort  depuis  des 
années,  pour  quelques-uns  il  faut  dire  depuis  des 
siècles  ;  ils  ont  cessé  de  pnnser  depuis  des  siècles,  à  ce 
point  qu'ils  ont  oublie  de  mourir.  L'histoire  se  sou- 
vient pour  eux  ;  elle  dit  à  quelle  époque  une  idée  s'est 
formée,  en  accord  avec  quelles  conceptions  scienti- 
fiques ou  morales,  sous  l'empire  de  quelles  néces- 
sités politiques  ou  économiques;  elle  dresse  ainsi 
l'état  civil  de  chaque  esprit,  elle  assigne  une  date  à 
sa  naissance,  elle  le  replace  dans  son  cadre  véritable. 
Le  chaos  apparent  des  opinions  se  dissipe,  il  se 
résout  en  une  succession  harmonieuse  de  doctrines 
qui  chacune  à  leur  heure  sont  venues  se  déposer  à  la 
surface  de  la  société.  Par  là  aussi  se  dissipe  ce  qui  a 
été  jusqu'à  présent  l'obstacle  principal  au  progrès 
des  civilisations  :  le  mirage  qui  transpose  les  concep- 
tions du  passé  en  une  perspective  illusoire,  et  leur 
donne,  avec  l'attrait  de  la  nouveauté,  les  promesses 
de  l'avenir.  Si  les  hommes  connaissent  l'histoire,  l'his- 
toire ne  se  recommencera  pas.  L'enseignement  de 
l'histoire  donne  du  recul  à  l'esprit,  afin  d'assurer 
son  élan;  il  appuie  l'enfanta  l'humanité  passée,  pour 
que  l'enfant  ait  prise  sur  l'humanité  future. 

L'interprétation  de  l'histoire  se  fait  par  la  science. 
De  loin  la  science  semble  un  corps  de  doctrine  qui 
s'impose  par  une  sorte  de  contrainte  matérielle  ; 
n'est-elle  pas  faite  de  résultats  qu'il  ne  paraît  pas 
permis  de  contester?  Ne  prescrit-elle  pas  des  mé- 
thodes universelles  où  l'intelligence  se  sent  entraînée 
malgré  elle  et  comme  prise  dans  les  rouages  d'un 
mécanisme?  En  fait,  et  pour  qui  l'a  pratiqué,  l'ensei- 
gnement de  la  science  est  l'enseignement  même  de 
l'esprit,  sous  sa  forme  vivante,  je  dirai  presque  sous 
sa  forme  dramatique.  Car  il  est  vrai  que  toute  décou- 
verte, toute  démonstration  nouvelle,  s'est  présentée 


NATtJRE   ET   LIBERTÉ  121 

d'abord  comme  l'issue  d'un  duel.  C'est  dany  la  polé- 
mique et  clans  la  controverse  que  se  sont  édiliées  les 
grandes  œuvres  de  la  pensée  humaine.  Je  devrais 
rappeler  l'histoire  tout  entière  de  la  physique  au 
XVII*  siècle,  de  la  biologie  au  xix";  j'évoquerai  seule- 
ment le  souvenir  d'un  Pasteur.  La  contradiction  a  bien 
été  l'aiguillon  de  ses  plus  beaux  travaux,  si  elle  a 
fini  par  assombrir,  et  plus  cruellement  qu'il  n'eût 
fallu,  le  rayonnement  de  la  gloire  aux  dernières 
heures  de  la  carrière.  Or,  chaque  fois  que  nous 
posons  un  problème  à  l'enfant,  nous  le  replaçons 
dans  les  conditions  où  la  conquête  s'est  opérée  pour 
la  première  fois,  nous  lui  demandons  de  prendre  sa 
place  au  combat,  de  lutter  pour  éliminer  le  préjugé, 
pour  établir  la  vérité.  Le  jour  où  il  est  maître  de  la 
méthode  qui  discerne  entre  l'un  et  l'autre,  l'enfant 
n'est  plus  pour  l'histoire  de  l'humanité  un  témoin, 
mais  un  arbitre  ;  de  la  réalité,  telle  qu'elle  s'est  dérou- 
lée à  travers  les  temps,  il  sait  extraire  la  vérité  qui 
subsiste  dans  tous  les  temps  à  la  fois;  dans  chaque 
progrès  accompli  suivant  l'ordre  de  la  raison,  il  lit 
le  jugement  du  Dieu  qui  prononce  par  l'esprit.  La 
science  enseigne  la  vertu  religieuse,  qui  est  la  sin- 
cérité absolue  :  celui-là  ost  assuré  de  ne  jamais  men- 
tir aux  hommes  qui,  dans  le  silence  de  la  méditation 
scientifique,  a  senti  l'impossibilité  de  se  mentir  à 
soi-même. 

Si  cette  discipline  toute  rationnelle  est  une  condi- 
tion essentielle  de  notre  enseignement  secondaire,  si 
elle  n'a  rien  qui  répugne  à  la  culture  littéraire  — 
quel  exercice  de  style  serait  plus  honnête  et  plus 
profitable  que  l'exacte  rédaction  d'un  travail  scienti- 
fique? —  elle  ne  constitue  pas  à  elle  seule  tout  l'es- 
prit critique.  La  liberté  du  jugement  ne  s'épuise  pas 
dans   l'examen   méthodique   et    dans  l'appréciation 


122  NATUBE  'ET    LIBERTÉ 

rigoureuse  des  résultats  positifs;  autrement  l'esprit 
de  nos  erifarits  risquerait  de  s'arrêter  prématurément 
aux  limites  que'novis  leur  aurions  fixées,  et  de  non- 
veau  notre  œuvre  serait  compromise.  11  faut  qu'il  y 
ait  dans  râmc  un  foyer  et  comme  uncréserve  de  clia- 
leur  d'où  elle  reçoive  l'élan  vers  un  monde  inconnu, 
d'où  elle  s'ompresse  h  la  rencontre  de  la  ivérité, 
alors  qu'elle  est  seulement  pr^îs-senliie  et  qu'elle  appa- 
raît à  l'horizon  comme  une  lueur  encore  indécise.  Tel 
est  le  rôle  de  l'enseignement  «'stliélique.  An  temps 
des  Arts  poétiques,  il  se  traduisait  en  un  système 
ëe  'formules  rigides  et  de  préceptes  littéraux  ;  mais 
de  c*  la  le  temps dui-mème  a  f.iit  justice  :  pour  nous, 
les  romantiques  sont  des  classiques  au  même  titre 
que  les  classiques  eux-mêmes;  Shakespeare,  Gœthe  ou 
Lamartine  sont  dans  la  tradition  comme  Sophocle, 
Virgile  ou  'Racine.  La  culture  du  goût  consiste  non  à 
dbsf^rver  les  règles  mais  à  savoir  s'en  affranchir  pour 
maintenir  en  soi  intacte,  pour  développer  dan-s  Tinti- 
mité  des  grandes  œuvres,  la  faculté  de  l'admiration. 
Les  rhéteurs  latins  servaient  leur  patrie  en  fi)rmant 
l'homme  de  bien,  habile  à  parler;  deurs  successeurs 
ont  un  rôle  -social  qu'il  est  difficile  d'exagérer::  ils 
forment  l'homme  de  bien  qui  sait  admirer.  Le  vers 
célèbre  : 

La  critique  est  aisée,  et  l'art  est  difficile 

est  passé  en  proverbe,  et  ilost  faux  :Gomme  un  pro- 
verbe. Tout«  uotre  histoire  l'atteste,  depuis  'Polyeucte 
ou /'/ièf/re 'jusqu'aux  tableaux  de  Millet  ou  aux  sym- 
phonies de'Berlioz,  ce  nesont  pas  les  artistes  qui  ont 
mauqué  à  la  critique,  ce  sont  les  ci'itiques  qui  ont 
manqué  à  l'artiste.  Leigénie  a  moins  de  peine  à  cr^er 
un  chdf-d'œuvre  que  c^rtaiivs  critiques  de  profession 
à  ouvrir  les 'yeux  ouïes  oreilles,  ât  à  comprendre. 


NATURE    ET   LIDERTÉ  123 

Jusqu'ici  en  France  —  et  la  remarque  est  peut-être 
vraie  seulement  pour  le  domaine  esthétique  —  il  y 
a  toujours  eu  quelqu'un  qui  était  en  avance  pour 
inventer,  et  une  foule  en  retard  pour  applaudir  :  on 
laisse  passer  dans  le  silenre,  à  moins  qu'on  écarte 
brutalement  de  la  route,  le  grand  homme  authen- 
tique; on  attend  le  simulateur  habile  dont  la  faculté 
maîtresse  est  la  science  de  la  publicité.  Quel  ensei- 
gnement est  donc  plus  nécessaire  au  relèvement 
moral  de  la  nation,  sinon  celui  qui  saurait  préparer 
«  des  oreilles  nouvelles  pour  une  musique  nouvelle, 
des  yeux  nouveaux  pour  les  choses  les  plus  lointaines, 
une  conscience  nouvelle  pour  des  vérités  restées 
muettes  jusqu'ici?  » 

La  philosophie  enfin  n'a  pas  de  matière  qui  lui  soit 
propre;  car  sa  matière,  c'est  l'esprit  tel  qu'il  vient 
d'être  formé  par  l'étude  de  l'histoire,  la  discipline  de 
la  science,  la  culture  esthétique;  c'est  sur  cet  esprit 
qu'elle  exerce  sa  réflexion  pour  en  faire  voir  l'unité. 
Tant  que'  nous  fermons  les  yeux  à  ce  que  nous 
sommes  au  plus  profond  de  notre  être,  l'esprit  est 
poumons  une  puissance  mystérieuse;  la  plupart  des 
hommes  seraient  disposés  à  admettre  qu'ils  sont 
n'importe  quoi,  des  morceaux  de  lave  dans  la  lune, 
comme  disait  Fichte,  plutôt  que  d'oser  être  eux-^ 
mêmes,  plutôt  que  de  se  faire  une  conviction  par  l'ef- 
fort de  leur  pensée  et  d'imprimer  à  leur  conduite  la 
marque  de  leur  personnalité  morale.  Pourtant  c'est 
un  fait  que  toute  raison  humaine  est  ouverte  à  l'in- 
finité des  idées  qui  se  déroulent  et  s'enchainent  pour 
faire  la  vérité;  pourtant  c'est  un  fait  qu'il  appartient 
à  chacun,  par  un  examen  scrupuleux,  de  débrouiller 
l'écheveau  de  ses  volontés,  et  de  reconquérir,  pour  la 
lumière  de  la  conscience,  une  part  toujours  plus 
grande  de  son  être  intime,  jusqu'à  ce  que  finalement 


ItA  NATUHE    ET   LIBERTK 

il  ait  déraciné  la  partialité  et  l'égi  ïsme  do,  la  nature. 
Sans  doute  ceux-là  se  plaindront  <l'ôtre  «  déracina  » 
(]ui  ont  le  regret  de  la  vie  végétative  ;  mais  —  le  mot 
est  déjà  dans  Aristote  —  il  faut  choisir  d'être  une 
plante  ou  d'êtn^  un  homme.. La  philosophie  consacre 
l'homme  en  l'élevant  à  la  dignité  de  la  liberté,  en  lui 
faisant  voir,  égale  à  cette  liberté,  sa  responsabilité 
vis-à-vis  des  autres.  Si  la  philosophie  —  qui  do- 
majide  oll<'  aussi  à  être  jugée,  non  sur  ce  qu'elle  a  pu 
être  à  certaines  époques  oii  dans  certains  systèmes, 
mais  sur  ce  qu'elle  est  aujourd'hui  dans  notre  Uni- 
versité nationale  —  revendique  la  tâche  d'achever 
l'œuvre  de  notre  enseignement,  c'est  qu'elle  pose  en 
termes  clairs  et  décisifs  le  problème  de  la  destinée 
murale  dont  toutes  les  éludas  antérieures  avaient  pré- 
paré la  solution.  Elles  auront  associé  l'enfant  aux 
efforts  collectifs  qui  ont  brisé  une  à  une  les  entraves 
de  la  nature  et  les  traditions  de  la  société,  elles 
auront  enfanté  en  chaque  homme  l'humanité  tout 
entière;  à  quoi  auront-elles  servi,  si  personne  n'in- 
tervient pour  en  faire  la  synthèse  et  en  tirer  la  con- 
clusion, ipour  montrer  que  nous  sommes  tenus  de 
dévouer  au  service  <le  Thumanité  ce  dont  nous  lui 
sommes  redevables,  la  lumière  de- notre  raison  et  la 
pureté  de  notre  volonté?  A  quoi  bon  avoir  retracé 
les  origines  séculaires  du  progrès,  si  nos  fds  ne  vou- 
laient plus  s'associer  à  l'œuvre  qui  le  poursuivra 
indéfiniment?  Il  faut  que  nos  fds  le  veuillent,  il  faut 
donc  que  nous  sachions  affranchir  leur  énergie  du 
préjugé  qui  obscurcit  et  de  la  haine  qui  entrave,  que 
nous, fondions  sur  la  droiture  de  l'intelligence  et  sur 
la  générosité  du  cœur  l'.unité  morale  de  la  patrie. 

En  délinitive  la,  pensée, la  plus  haute  dont  s'inspire 
l'Université  est  la  parole  inoubliable  de  l'Evangile  : 
Vous  laisserez  les  morts  ensevelir  les  morts.  Nous  tra.- 


NATURE    ET   LIBERTÉ  125 

vaillerons  à  pratiquer  la  charité,  quipst  le  flevoir  des 
vivants  envers  les  vivants.  Ceux  qui  ont  besoin  de 
nous  réclament  toutes  nos  forces  et  tout  notre  temps; 
nojus  irons  vers  eux,  et  nous  entraînerons  nos  morts 
avec  nous;  nous  ferons  fleurir  à  nouveau  ce  qu'ils 
ont  eu  de  meilleur  et  pour  quoi  nous  les  avons  aimés, 
leur  désir  de  vérité,  leur  respect  du  droit,  leur 
bonté.  Les  Archimède  et  les  Lavoisier,  les  Corneille 
et  les  Hugo,  les  Marc-Aurèle  et  les  Descartes,  sont 
les  vrais  professeurs  de  nos  fils;  c'est  à  eux  gue 
nous  remettons  les  élèves  de  notre  Enseignement 
national.  Par  eux  s'explique  la  neutralité  de  l'Univer- 
sité, qui  est  la  forme  extérieure  de  .son  existence, 
puisqu'elle  estja  condition  de  son  indépendance  spi- 
rituelle. L'Université  est  neutre  en  ce  sens  qu'elle 
rapporte  au  passé  toutes  les  doctrines  qu'elle  reçoit  du 
passé;  elle  les  réplace  dans  la  perspective  de  leur 
vérité  et  elle  en  tlégage  quelque  chose  qui  les  dépasse  : 
la  méthode  de  liberté  qui  prépare  l'avi-nir.  Le  re- 
proche de  ne  pas  avoir  de  doctrine,  nous  racc<'ptoiis 
donc,  et  nous  l-e  tournons  en  éloge.  Car  il  y  a  deucs 
sortes  d'éducateurs.  Les  uns  partent  d'un  système 
arrêté  à  l'avance  sur  lequel  ils  essaient  de  modeler 
l'intelligence  et  la  volonté  de  leurs  élèves;  ils  auront 
réussi  quand  ils  pourront,  en  se  penchant  sur  de  plus 
jeunes  cerveaux,  y  admirer  l'im^ago  de  leur  propre 
pensée,  attardée  dajis  la  contemplatien  d'elle-mèmo. 
Mais,  nous,: nous  essayons  de  ne  mêler  à. notre  œuvre 
aucun  soupçon  d'égoïsme,  ou  d'étroitesse  intellec- 
tuelle; nous  instruisons, nos  (ils,  non  pour  nous, mais 
pour  eux.  Et  s'ils  nous  contredisent,  s'ils  parviennent 
à  organiser  des  disciplines  nouvelles  de  vérité  et  de 
moralité,  à  ce  signe  nous  reconnaîtrons  que  noius 
avons  formé,  non  des  élèves, i  mais  des  maîtres,  non 
des  enfants, mais  des  hommes. 


La  Culture  allemande  et  la  Guerre  de  1914, 


Ceux  d'entre  nous  dont  la  première  enfance  a  coïn- 
ci  lé  avecles  désastres  de  1870  ont  grandi  dans  l'at- 
tente de  la  guerre.  C^^tte  guerre,  qui  a  failli  éclater 
en  1887,  lors  de  l'affaire  Schnœbelé,  nous  n'avions 
aucune  peine  à  nous  en  figurer  à  l'avance  la  physio- 
nomie :  elle  devait  être  la  réplique  de  1870,  une 
seconde  passe  dans  un  duel  engagé  entre  les  mêmes 
adversaires,  devant  les  mêmes  témoins. 

Une  telle  guerre,  qui  eût  été  strictement  franco- 
allemande,  nous  ne  l'avons  pas  eue;  la  guerre  de  1914 
a  un  tout  autre  caractère  :  elle  est  européenne  et  plus 
qu'européenne.  Si  notre  espoir  n'en  est  que  mieux 
affermi,  certes,  de  voir  l'Alsace  rejoindre  définitive- 
ment la  patrie  à  laquelle  elle  n'a  pas  cessé  de  se  sentir 
et  de  se  vouloir  unie,  nous  devons  en  même  temps 
reconnaître  que  la  portée  de  la  guerre  dépasse  la 
défense  de  notre  sol  et  la  conquête  de  nos  frontières 
nationales.  Ce  qui  est  remis  à  la  décision  des  armes, 
c'est  la  prétention  de  l'Allemagne  à  la  domination  du 
monde.  En  vue  de  ce  but,  l'Allemagne  a  déchaîné 
toute  sa  puissance  de  terreur  et  de  mort,  non  seule- 
ment contre  les  armées   combattantes,  non  seule- 


NATURE    ET   LIBERTÉ  127 

ment  contre  les  populations  civiles  de  la  France,  les 
vieillards  sans  défense,  les  femmes,  les  enfants,  mais 
encore  contre  les  neutres  de  droit,  contre  les  Belges, 
placés  pourtant  par  la  signature  d'un  Hohenzollern 
sous  la  protection  de  l'honneur  prussien.  Aussi  bien, 
chaque  fois  que  l'empereur  Guillaume  II  tente  devant 
ses  sujets  l'apologie  de  sa  politique,  chaque  fois  que 
les  fonctionnaires  allemands  s'adressent  aux  nations 
non  belligérantes  pour  les  persuader  de  la  bonne  foi 
germanique,  le  mot  de  culture  allemande  revient  avec 
la  persistance  d'un  leit  motiv.  Sans  doute,  l'usage  et 
l'abus  d'une  semblable  expression,  par  laquelle  on 
voudrait  paraître  répondre  à  tout,  sans  avoir  à  s'expli- 
quer sur  rien,  trahit  chez  nos  ennemis  un  trait  de 
caractère  que  Romain  Rolland  notait,  avec  beaucoup 
de  iinesse,  il  y  a  quelques  années  :  l'incapacité  à  se 
voir  soi-même,  à  oser  se  voir  en  face.  Nous  n'en  éprou- 
vons pas  moins,  poussés  par  notre  irrésistible  désir 
de  clarté,  le  besoin  de  soulever  le  voile  mystérieux  de 
cette  culture  allemande;  nous  voudrions  savoir  en 
quel  sens  les  Allemands,  et  ceux-là  mêmes  qui 
s'étaient  réclamés  des  idées  pacifistes,  républicaines 
ou  socialistes,  peuvent  invoquer  la  nécessité  de 
défendre  leur  culture  pour  tenter  d'excuser  la  décla- 
ration de  guerre  lancée  par  leur  empereur  contre  la 
Russie  et  contre  la  France. 


Quel  rapport  la  culture  a-t-elleavec  la  guerre? 

La  culture,  dans  l'acception  propre  du  mot,  c'est  ce 
qui  s'ajoute  à  la  nature  pour  élever  l'homme  au- 
dessus   de   l'animal,   c'est   le   raffinement   dans   les 


lis  NATURE.  ETLIBERTÉ 

ma'urs  et  la  délicatesse  dans  les  sentiments,  l'amour 
des  arts  et  le  goût  osthétiqiïe,  tout  ce  qui,  enfin,  san& 
rien  enlever  peut-être  à  l'égoïsme  de  nos  instincts,  ne 
visant  même  qu'à  muîtipilier  la  jouissance  de  vivre, 
introduit  dans  les  relations  sociales  le ciarme  incom- 
parable de  la  politesse  et  de  la  douceur.  A  cet  égard, 
les  Allemands  prétendent-ils,  ft  prétendent^ils  avf'C 
raison,  qu'ils  sont  plus  cultivés  que  leurs  voisins  de 
l'Est  ou  de  l'Ouest?  Je  ne  sais;  mais  ce  qui  paraît 
hors  de  dout'>,  c'est  que  l'issue  de  la  guerre  ne  pour- 
rait rien  prouver,  soit  pour,  soit  contre  unesemb'ahle 
prétention.  Sur  ce  point,  peut-être  sur  ce  point  seul, 
les  leçons  de  l'histoire  ne  souffrent  ni  exception,  ni 
démenti.  Rome,  encore  inculte,  a  vaincu  la  Grèce  cul- 
tivée :  elle  n'en  a;  pas  moins  subi  la  douce  pi^rsua-- 
sion,  l'empire  volontaire  de  la  culture  hellénique.  La 
Germanie,  inculte  à  celte  époque,  a.  détruit  l'empire 
romain  <le  là  Méditerranée  :  elle  n'en  a.pas  moins  dû 
emprunter  de  l'Eglise  laline,  qui.  elle-même  l'avait 
reçue  de  l'Orient,  la  forme  de  sa  croyance  religieuse, 
et  par  elle  la  substance  de  la  civilisation.  Sans  parler 
des  démonstrations  et  des  découvertes  de  la  science 
qui,  par  leur  caractère  rationnel  et  véritablement 
objectif,  échappent  à  toute  limitation  dans  l'espace, 
il  n'est  pas  perrùis  à  la  fortune  des  armes^de  se  pro- 
noncer sur  un  Gœthe  ou  sur  un  Beethoven,  sur  un 
Nietzsche  ou  sur  un  Wagner,  pas  plus,  d'ailleurs, 
quftsur  un  Dostoïewsky  ou  sur  un  Moussorgski,  sur 
un  Mœterlinck  ou  sur  un  Verhaeren,  sur  un  Bergson 
ou  sur  un  Debussy.  L'Allemagne,  une  fois  écrasée  par 
la  France  et  par  la  Russie,  n'en  demeurerait  pas  moins 
l'éducatrice  du  genre  humain  si,  effectivement,  était 
en  elle  un  invincible  ascendant  de  délicatesse  et  de 
générosité.  Mais  supposez  que  l'Evaugiiy  selon  Tolstoï 
marque  dattS:4'évolutiondes  sentiments  un  degré  plus 


NATURE   ET   LIBERTÉ  12^ 

élevé  que  TEvangile  selon  Bismarck,  ou  qu'à  l'âme', 
française  un  privilège  ait  été  donné  pour  émouvoir 
les  autres  âmes  et  les  forcer  d'aimer,  alors- il  n'y 
aurait  jamais  de  victoire  impériale  assez  complète^ 
pour  permettre  aux  Allemands  de  se  soustraire  à  ce 
rayonnement  bienfaisant  :  malgré  eux,  ils  seraient 
promus-à  la  dignité  d'une  humanité  supéri'ur.^. 

Les  Allemands  entendent-ils  par  culture  allemande 
quelque  chose  de  pkis  fort  et  de  plus  noble  qu*^  la 
culture  tout  court,  et  qui  exprime  plus-  directement- 
leur'  génie  national?  Au-dessus  du  raffinement  de 
civilisation^  dont  l'effet  est  simplement  d^augmenter 
les  satisfactions-  de  la  vie  individufdle  et  de  la  vie 
sociale,  il  y  a  l'ordre  de  la  moralité.  Au  xvi*  siècle, 
l'Italie  fut  l'initiatrice  de  la  Ri^naissance  ;  mais  la 
Réforme  a  été  en  grande  partie  l'œuvre  de  l'Alle- 
magne.  La  Réfonne  a  rompu  l'union  de  l'Eglise  chré- 
tienne et  de  l'art  païen;  elle  a  rappelé  aux  fidèles 
l'austérité  de  la  loi  religieuse,  le  devoir  de  soumis- 
sion au  commandement  de  Dieu.  C'est  en  raison  de 
cette^nspiration  qu'il  fut  réservé  à  un  Prussii^n  de 
Kœnigsberg,  Emmanuid  Kant,  d'édifier  la  doctrine  où 
la  loi  du  devoir  a  été  le  plus  complètement  dégagée 
de  toute  alliance  étrangère,  où  la  valeur  absolue  de 
la  conscience  morale  a  été  affirmée  avec  le  plus-  de 
netteté.  Mais  la  situation  géijgraphique  de  Kœnigs- 
berg autorise-t-elle  les  Allemands  à  réclamer  pour 
eux  et  pour  leur  culture  l'héritage  spirituel  de  Kant? 
Kantisme  oblige.  Or,  suivant  le  Kantisme,  il  n'y  a  pas 
d'intérêt,  si  noble  qu'il  soit  en  apparence,  fût-ce  le 
salut  d'un  individu  ou  le  salut  de  la  nation,  qui  puisse 
justifier  la  moindre  dérogation  au  respect  littéral, 
scrupuleux,  religieux,  de  la  parole  donnée, ^à  plus 
forte  raison  de  la  signature  engagée.  Ge  n'est  pas 
tout  :  Kant  a  poussé  la  prévoyance  du  génie  jusqu'à 


130  NATURE    ET   LIBERTÉ 

préciser  la  législation  de  la  guerre.  Considérant,  sui- 
vant ses  propres  expressions,  «  qu'une  guerre  d'exter- 
mination, pouvant  entraîner  la  destruction  des  deux 
parties  et  avec  elle  celle  de  toute  espèce  de  droit,  no 
laisserait  de  place  à  la  paix  perpétuelle  que  dans  le 
vaste  cimetière  du  genre  humain  »,  il  a  posé  en  prin- 
cipe que  «  nul  Etat  ne  doit  se  permettre,  dans  une 
guerre  avec  ua  autre,  des  hostilités  qui  rendraient 
impossible,  au  retour  de  la  paix,  la  confiance  réci- 
proque, comme,  par  exemple,  l'emploi  d'assassins 
Ipercussoi^es),  d'empoisonneurs  {venefici),  la  violation 
d'une  capitulation,  l'excitation  à  la  trahison  [per- 
duellio)  dans  l'Etat  auquel  il  fait  la  guerre,  etc.  j> 
Est-il  besoin  de  conclure?  Les  Allemands  songent-ils 
à  couvrir  de  ïimperatif  catégorique  les  actes  de  per- 
fidie, les  cruautés  indicibles  que  leurs  troupes  ont 
commis  en  service  commanûfe?  Faut-il  ouvrir  le  dossier 
des  atrocités  germaniques,  que  les  autorités  offi- 
cielles, insoupçonnables,  de  la  Belgique  et  de  la 
France,  constituent  après  contrôle  méthodique?  En 
fait,  du  jour  où,  dans  un  discours  d'un  cynisme  bal- 
butiant, le  chancelier  de  l'Empire,  M.  de  Bethmann- 
Hollw^eg,  avouait  que  son  maître  se  refusait  à  tenir 
l'engagement  qui  liait  à  jamais  les  rois  de  Prusse,  du 
jour  où  l'ambassadeur  d'Allemagne  à  Paris,  afin  de 
mettre  la  guerre  à  la  charge  de  la  France  et  dans 
l'espoir  de  tromper  l'Italie,  invoquait  des  actes  d'hos- 
tilité qu'aucun  commencement  de  preuve  n'a  jamais 
appuyés  et  que  notre  gouvernement  a  solennellement 
traités  de  misérables  mensonges,  l'Allemagne  avait 
renoncé  à  mériter  la  victoire  par  la  fidélité  à  la  lettre 
et  à  l'esprit  du  droit.  Si  la  guerre  de  1914  a  été  faite 
pour  la  culture  allemande,  c'est  que  cette  culture  a 
désormais  cessé  d'avoir  aucune  commune  mesure 
avec  la  conscience  morale  de  l'humanité. 


NATURE   ET-  UBERTÉ  lôl 


II 


Nous  laisserons  donc  de  côté  les  lettres  et  les  artsi, 
la  philosophie  et  la  morale;  nous  considérerons  la 
culture  allemande  du  point  de  vue  réaliste,  où  les 
nouvelles  générations  de  l'Allemagne  aiment,  à  se 
placpp,  comme  puissance  dans  l'organisation,  du  tra- 
vail, dans  la  méthode  de  production,  puissance  qui 
vise  et  qui,  (effectivement,  réussit  à. extraire  de  l'indi- 
vidu le  maximum  de  ce  qu'il  peut  fournir  pour  la 
prospérité  du, tout.  Cette  puissance,  en  tant  que  puist- 
sance,  a  des  droits  de  libre  expansion;  il  est  juste 
de  lui  laisser  dans  le  monde  la  part  d'influence  et  de 
richesse  qui  est  proportionnée  au  nombre  croissant 
de  l."i  population  allemande,  à.  lai  somme  de  son 
énergie  t*'nace  et  méthodique.  Ce  rêve  de  granileur 
matéripll  ■  ne  se  relève-t-il  pas  dune  certaine  nolilesse 
morale  lorsqu'on  remarque  quelle  solidarité  ii  a  étar- 
blier'ntre  les  diverses  parties  et  les  diverses  classes 
de  l'Empire,  quels  sacrifices  les  citoyens  ont  con- 
sentis pour  préparer  le  succès,  aussi  bien  dans  la 
lutte  écon  imique  que  dans  les  combats  sur  terre  et 
sur  mer?  Seulement,  pour  que  cette  interprétation 
de  la  culture  allemande  serve  à  légitimer  en  quoi  que 
ce  soit  la  guerre  de  1914,  il  faudrai  faire  la  preuve 
qu'f^n  1914  cette  culture  pouvait  légitimiMnent  se 
croire  menacée.  Question  de  fait  qui  deman.le  àêtre 
^examinée  en  toute  impartialité.  Les  Allemands 
comptent  de  trop  bons  psychiatres  pour  ignorer  qu'il 
ne  suffit  pas  —  et  loin  de  là  —  de  se  dire  persécuté 
pour  ni  pas  être  eflectivement  le  pire  des  persécu- 


132  NATURE   ET   LIBERTÉ 

ieurs.  Eux-mêmes  ont  étalé  avec  orgueil  la  marche 
triomphante  de  leurs  statistiques:  ils  se  sont  réjouis 
de  la  rapidité  avec  laquelle  ils  débordaient  en  Bel- 
gique et  en  Angleterre,  en  France  même  et  en  Russie, 
en  Asie-Mineure  et  en  Extrême-Orient,  (Jans  les  deux 
Amériques.  Effet  de  la  séduction  ou  effet  de  la  crainte, 
le  monde  se  montrait  de  plus  en  plus  accueillant  aux 
hommes  et  aux  choses  d'Allemagne.  Que  l'on  repasse 
par  la  mémoire  la  succession  des  événements  sur- 
venus en  Europe,  et  l'on  comprendra  comment  tout 
concourait  pour  donner  à  l'Allemagne  conscience  de 
la  force  acquise,  pour  consolider  sa  confiance  dans  le 
développement  pacifique  et  sur  de  sa  puissance.  Elle 
était  la  première  à  savoir,  il  y  a  vingt  ans,  que  l'al- 
liance franco-russe,  fondée  sur  le  respect  du  statu 
gi;o,  avait  un  caractère  purement  défensif  ;  et  elle 
avait  la  première  tourné  à  son  profit  le  dénoue- 
ment de  la  guerre  russo-japonaise.  La  démission  de 
M.  John  Burns  et  de  lord  Morley,  les  négociations  de 
M.  Wœste,  attestent  qu'elle  s'était  créé,  dans  certains 
partis  politiques  de  l'Angleterre  et  de  la  Belgique, 
des  intelligences  et  des  sympathies  ;  il  est  indéniable 
qu'elle  y  avait  fait  fond,  pour  escompter  le  succès 
d'une  offensive  rapide  sur  notre  frontière  du  Nord  et 
sur  nos  côtes  de  la  Manche.  Après  avoir  agrandi  son 
territoire  au  Congo,  elle  venait  de  s'assurer  définiti- 
vement ses  zones  d'influence  dans  l'Asie-Mineure;  les 
guerres  balkaniques  lui  avaient  donné  le  moyen  de 
rattacher  l'Albanie  à  la  sphère  de  la  domination  ger- 
manique, et  la  défaite  turque,  dont  elle  aurait  pu 
être  rendue  responsable,  lui  avait  valu  de  prendre 
militairement  possession  de  Constantinople. 

Etait-il  à  redouter  pour  l'Allemagne  que  l'accumu- 
lation de  ses  succès  soulevât  contre  elle  une  coalition 
de  résistances  qui  finirait  par  constituer  une  menace 


NATURE    ET   LIBERTÉ  133 

à  son  égard?  Ne  s'est-elle  pas  vue  obligée  de  prendre 
l'offensive  en  1914  pour  prévenir  la  date  où  la  Russie 
aurait  construit  un  réseau  de  chemins  de  fer  straté- 
giques, où  la  France  aurait  disposé  de  tout  le  maté- 
riel nécessaire  à  la  guerre  industrialisée,  où  l'An- 
gleterre, peut-être  même,  aurait  prévu  les  mesures 
militaires  lui  permettant  d'intervenir  sérieusement 
sur  le  continent  dans  les  premiers  mois  du  conflit? 
L'hypothèse  ne  manquera  pas  d'être  soutenue,  et  il 
n'est  pas  facile  de  réfuter  par  des  arguments  positifs 
des  insinuations  qui  se  réfèrent  aux  dangers  de  l'ave- 
nir. La  C orres'pondance  diplomatique,  publiée  par  le 
gouvernement  anglais  au  mois  d'août  1914,  montre 
cependant,  par  un  fait  dont  la  portée  aurait  pu  être 
incalculable,  que,  si  l'Allemagne  avait  sincèrement 
poursuivi  une  politique  pacilique,  inspirée  par  le 
seul  souci  de  défendre  sa  liberté  d'expansion  écono- 
mique, l'attitude  du  gouvernement  anglais,  dans  la 
crise  de  1914,  lui  fournissait  l'occasion  d'un  triomphe 
définitif.  Le  31  juillet  au  matin,  sir  E.  Goschen,  am- 
bassadeur de  Grande-Bretagne  à  Berlin,  donnait  lec- 
ture et  remettait  copie  à  M.  de  Bethmann-Hollweg, 
d'un  message  où  sir  Edward  Grey  faisait  la  promesse 
suivante  :  «  Si  on  peut  conserver  la  paix  de  l'Europe 
et  passer  sans  accident  à  travers  la  crise  actuelle,  mon 
effort  personnel  sera  de  prendre  l'initiative  d'un  ar- 
rangement auquel  l'Allemagne  puisse  souscrire  et  par 
lequel  elle  pourra  être  assurée  qu'aucune  politique 
agressive  ou  hostile  ne  sera  poursuivie  contre  elle  ou 
ses  alliés  par  la  France,  la  Russie  et  nous-mêmes, 
soit  ensemble,  soit  séparément  ».  Le  gouverne- 
ment allemand,  qui  connaît  pourtant  la  loyauté  des 
hommes  d'Etat  anglais,  ne  fit  pas  le  moindre  effort 
pour  tirer  parti  de  cette  déclaration;  ce  qui  n'em- 
pêche pas  que,  le  4  août,  informé  que  l'Angleterre 


134  PPÀÎTCRB   ET   LIBERTÉ 

faisait  honneur  à  la  signature  de  son  roi  et  qu'elle 
prenait  emmain  la  cause  delà  Belgique  attaquée  sans 
motif.  M;  de'  Jagow  disait  à  sir  Goscheui  «.  son  poi- 
gnant regret  de  voir  s'écrouler  toute  sa  politique  et 
celle  (lu  chancelier,  quia  été  de  devenir  amis  avec  la 
Grande-Bretagne  et  ensuite,  par  elle,  de  se  rappro- 
cher «le  la  France  ».  Jusqu'au  dernier  moment,  les 
textes  ofliciels  manifestent  la  même  contradiction 
entre  les  intentions  aflichées  par  l'Allemagne  et  ses 
gest"sréols,  entre  ses  paroles  et  ses  actes. 


III 


Ainsi,  ni  en  droit  ni  en  fait,  et  pour  autant  que 
nous  sommas  capables  de  mettre  une  ifée  précise 
sous  cette  expression  de  culture  alleman  le,  nous  ne 
saurions  admettre  que  la  guerre  de  1914  ait  un  rap- 
port véritable  avec  l'intérêt  de  la  culture  allemunde. 
La  née  ssité  de  défendre  cette  culture  est  un  mythe 
qu'il  a  fallu  créer  pour  les  besoins  de  la  cause,  c'est- 
à-ilire  non  pas  seulement  pour  donner  un  mot 
d'ordre  àilk' propagande  dans  les  nations- non-belli- 
gérantes, mais  aussi,  mais  surtout  à  notre  avis,  pour 
dissimuler  aux  Allemands  eux-mêmes  la  portée  de 
l'aventure  où  leur  gouvernement  les  avait  engagés. 

Rien  n'est  plus  délicat,  sans  doute,  que  de  vouloir 
préciser  l'état  des  esprits  dans  un  pays  qui  n'est  pas 
le  nôtre;  malgré  soi,  on  est  tenté  de  mêler  constata- 
tions de  faits  et  conclusions  de  droit.  Cependant,  si 
jamais  documents  ont  mérité  de  fournir  une  base  po- 
sitive ànos  réflexions,. ce  sont  bien  les  pièces  réunies 
dans  le  chapitre  premier  de  notre  Livre  Jaune  (paru 


NATURE   ET   LIBERTÉ  135 

en  1914),  sous  le  titre  d'Avertissements.  Or,  voici  ce 
qu'on  trouve  dans  \a.  Noie  officielle  du  30  juillet  1913 
sur  l'opinion  publique  en  Allemagne,  d'après  les  rap- 
ports des  agents  diplomatiques  et  consulaires  : 

((  Il  y  a  dans  le  pays  des  forces  de  paix,  mais  inor- 
ganiques et  sans  chefs  populaires.  Elles  considèrent 
que  la  gaerre  serait  un  malheur  social  pour  l'Alle- 
magne, que  l'orgueil  de  caste,  la  domination  prus- 
sienne et  les  fabricants  de  canons  et  de  plaques  de 
cuirassés  en  tireraient  le  meilleur  bénéfice,  que  la 
guerre  profiterait  surtout  à  l'Angleterre.  Elles  se  dé- 
composent ainsi  qu'il  suit  :  la  masse  profonde  des 
ouvriers,  des  artisans  et  des  paysans,  qui  sont  paci- 
fiques d'instinct.  La  noblesse  dégagée  des  intérêts  de 
carrière  militaire  et  engagée  dans  les  affaires  indus- 
trielles (tels  les  grands  seigneurs  de  Silésie  et  quel- 
ques autres  personnalités  très  influentes  à  la  Cour) 
et  assez  éclairée  pour  se  rendre  compte  des  consé- 
quences politiques  et  sociales  désastreuses  d'une 
guerre,  même  victorieuse.  Un  grand  nombre  d'indus- 
triels, de  commerçants  et  de  financiers  de  moyenne 
importance,  dont  la  guerre,  même  victorieuse,  amè- 
nerait la  banqueroute,  parce  que  leurs  entreprises 
vivent  de  crédit  et  sont  surtout  commanditées  par 
des  capitaux  étrangers.  Les  Polonais,  les  Alsaciens- 
Lorrains,  les  habitants  du  Schleswig-Holstein  con- 
quis, mais  non  assimilés,  et  en  hostilité  sourde  contre 
la  politique  prussienne,  soit  environ  7  millions  d'Al- 
lemands annexés.  Enfin  les  Gouvernements  et  les 
classes  dirigeantes  des  grands  Etats  du  Sud,  la  Saxe, 
la  Bavière,  le  Wurtemberg  et  le  Grand-Duché  de  Bade, 
sont  partagés  entre  ce  double  sentiment  :  une  guerre 
malheureuse  compromettrait  la  Confédération,  dont 
ils  ont  tiré  de  grands  avantages  économiques;  une 
guerre  victorieuse  ne  profiterait  qu'à  la  Prusse  et  à  la 


136  NATURE-  ET   LIBERTÉ 

prussianisatlon,  contre  laquelle  ils  défendent'  avec 
peine  leur  indépendance  politique  et  leur  autonomie 
administrative.  Ces-éléments  préfèrent,  par  raison  ou 
par  instinct,  la  paix  à  la  guerre...  » 

Lénumération  de  ci's  éléments'  ne  conftprendirien 
de  moins  que  la  majorité,  que  la  grande  majorité,  de 
la  population  allemande  :  de  tfdle  sorte  que,  si  les 
droits  jiiolitiques  du  peuplft  n'avaient  pas  été  toat  à 
fait  illusoires,  la  guerre  eût  été  certainement  évitée. 
De  fait,  touis  ces  éléments  (la  note  de  1913  y  insistait 
just(^ment)  «  ne  sont  que  des  forces  politiques  de 
contre-poidsj  dont  le  crédit  sur  l'opinion  est  limité, 
ou  des  forces  sociales  de  silence,  passives  et  sans 
défense  contre  la'  contagion  d'une  poussée  bulli- 
quc-suse».  Ce  sont  'les  forces  mortes^  parce  qu'elles re^- 
présentant  l'aspiration  de  vaincus,  d'avance  résignés 
à  n'être  pas  consultés.  Vaincues  par  l'Allemagne,  les 
sept  millions  dames  incorporées  malgré  elles  àl'Em- 
^ire;  mais  aussi  vaincus  en  Alle^magne  par  la  Prusse, 
l»s  bourgeois  du  Sud  qui,  fidèles-  à  l'e-nseignement 
des  Ficlite  et  des  Hegel,  ne  séparaient  pas  la  cause 
de  l'unité  allemande  de  rétai)lissement  de  la  liberté 
et  du  droit,  qui,  lors  du  Parlement  de  Francfort,  ten- 
ter- nt  en  vain  de  prendre  contact  avec  la  réalité  po- 
litique et  qui,  alliés  de  l'Autriclie  en  1806,  furent 
envcdoppés  avec  elle  dans  la  défaite  de  Sadowa;  mais 
aussi  vaincus  en  Prusse  par  les  Uohenzollern,  les 
ouvriers  et  les  paysans  qui  avaient  cru,  en  1848,  avoir 
brisé  le  joug  du  i^arLi  féodal,  et  qui  n'avaient  réussi 
qu'à  faire  trembler  de  peur  Frédéric-Guillaume  IV^ 
pendant  les  mémorables  journées  de  mars:  Man- 
teutïel,  en  concéilant  une  constitution  libérale,  avait 
averti  ses  amis  qu'il  ne  convenait  pas  d'attacher  trop 
d'im[)orlance  à  un  «  morceau  de  papier  »  ;  dès  l'an- 
née suivante  il  imposait  au  peuple  de  Prusse  la  loi 


NATURE   ET'  LIBERTÉ  1^7 

électorale  à  laquelle  ni  Bismarck  niOuilIaumîII  n'ont 
touche,  et  qui  fait  de  la  richesse  là.  base  unique  du 
pouvoir.  Or,  ces-  populations-,  qui  auraient  voulu  la 
paix  si  elles:  avaient  élé  capables  de  former  et  d'ex- 
primer une  volonté,  on  devait  tâcher  de  lès  éblouir 
par  le  mirage  dfr  la  culture  allemande.  L'emploi  de 
ce  mot  prestigieux',  où  s-^  mêlent  mj^stérieusement 
la  noblesse  du  regret  qui  les  rattache  à  l'idéal  pervlu, 
et  les  consijlalions  plus  solides  que  leur  a,  depuis 
1870,  apportées  le  progrès  de  leur'  expansion  écono- 
mique, devenait" ainsi;  pour  les  Allemands,  une  sorte 
de  mensonge  xiiaA,  nécessaire  pour  leur  faire  accep- 
ter, pour  leur  faire  supporter,  la  p'^nsée  delà  guerre. 
Dans  l'Allemagne  de  1914^  la  réalité  qui  s'abrite 
derrière  le  mythe  de  la  culture,  c'est  la  royauté  prus- 
sienne. Depuis-la  Réforme  et  la^  Révocation  de  l'E-lit 
de  Nantes  jusqu'au  principe  des-  nationalités-  et  àJa 
lutte  contre  le  despotisme  napoléonien,  les  Hohen- 
zoUern  ont,  avec  une  inflexible  ténacité,  fait  servir 
le  mouvement  des- idées  au  maintien  de  leur  souve- 
raineté absolue.  Ils  ne  possèdent  pas  seulement  la 
puissance  matérielle  ;  ils  prétendent  à  l'autorité  mo- 
rale. Ils  veulent  être  les  juges  des  intentions  en 
même  temps  que  les  maîtres- des  actes.  La  guerre  de 
1914,  c'est,  du  point  de  vue  de  la  politique  iutéri 'ure 
de  l'Allemagne,  la  réponse  de  Guillaume  II  aux  mil- 
lions d'électeurs- qui  ont  osé  souhaiter  l'introduction 
du  suffrage  universel  en  Prusse,  l'équité  dans  la  ré- 
partition des  sièges-  au  Reichstag,  et  qui,,  dans  un 
Etat  libre  de  tout  souci  extérieur,  au  milieu  d'une 
Europe  déjà  pourvue  des  institutions  modernes, 
auraient  fatalement  fini  par  faire  prévaloir  leurs 
justes  et  modestes  aspirations.  Un  monarque  moins 
susceptible  n'eût  pas- oublié  les-journées  de  novembre 
190S,  où  le  peuple  lui  infligea  l'humiliation  la  plus 


138  NATURE   ET   LIBERTÉ 

cruelle  que  jamais  homme  ait  eue  à  supporter,  où  le 
chancelier  de  Buluw,  lui-même,  se  refusa  au  gfste 
pudique  qui  aurait  couvert  la  nudité  de  la  majesté 
impériale.  Et  le  souvenir  en  eût-il  été  perdu,  qu'il 
resterait  l'ordre  du  jour  plus  récent  où  le  Parlement, 
au  lendemain  des  scandales  de  Saverne,  avait  dé- 
noncé les  excès  du  pouvoir  militaire.  Toute  plato- 
nique et  toute  fugitive  qu'elle  a  été,  cette  velléité 
d'indépendance  faisait  éclater  aux  yeux  de  tous 
quelle  distance  séparait  les  intérêts  et  les  sentiments 
du  peuple  allemand,  les  intérêts  et  les  sentiments  de 
la  dynastie  prussienne.  Dès  lors,  pour  ces  Schiuarzseher 
qui,  en  émettant  par  millions  les  votes  socialistes 
ou  radicaux,  prétendaient  tout  au  moins  manifester 
leur  défiance  à  l'égard  de  la  sagesse  de  leur  empereur, 
la  guerre,  décidée  malgré  eux,  en  partie  contre  eux, 
sera  un  châtiment  légitime  comme  elle  doit  être  la 
récompense  suprême  pour  les  Prussiens  pur  sang  qui 
ont  gardé  intacte  leur  foi  séculaire  dans  le  seigneur 
auquel  ils  ont  fait  remise  de  leur  vie,  de  leurs  biens, 
de  leur  honneur,  qui  attendent  de  lui  d'être  guidés, 
per  fas  et  nefas,  sur  la  route  delà  victoire  qui  glorifie 
et  qui  enrichit. 

Si  nous  ne  voulons  pas  nous  laisser  aller  à  parler, 
sans  nuance  et  sans  discernement,  du  passé  de  l'Alle- 
magne, si  nous  tenons  à  voir  clair  dans  nos  idées, 
nous  pouvons  donc  nous  assurer  facilement  que  le 
régime  actuel  de  l'Allemagne  ne  répond  en  rien  à  ce 
qui  fut  la  pensée  véritable  des  Fichte  et  des  Hegel 
lorsqu'ils  appelèrent  leur  patrie  à  prendre  la  direction 
de  la  civilisation  humaine.  Ce  que  Fichte  a  demandé 
à  l'Allemagne,  c'est  de  réaliser  la  mission  que  la 
France  s'était  attribuée  en  1789.  Tandis  que  la  France 
avait  failli  aux  principes  de  la  Révolution  proclamée 
par  elle,  qu'elle  était  désormais  asservie  à  la  tyrannie 


NATURE    ET   LIBERTÉ  139 

militaire  de  Napoléon,  le  peuple  allemand,  lui,  sau- 
rait s'élever  à  la  conscience  de  la  vraie  liberté,  il 
hâterait  l'avènement  du  Droit  et  de  la  Raison.  Aussi, 
comme  M.  Xavier  Léon  le  rappelait,  il  y  a  quelque 
temps,  dans  une  étude  publiée  par  la  Correspondance 
de  l'Union  pour  la  Vérité  {Fichte  en  1813,  15  jan- 
vier 1914),  nul  plus  que  l'auteur  des  Discours  à  la 
Nation  allemande,  ne  fut  troublé  par  V Appel  du  roi 
de  Prusse  à  soti  peuple,  à  son  armée.  Autant  il  lui  pa- 
raissait nécessaire  de  résister  à  l'arbitraire  de  l'Indi- 
vidu qui  se  croyait  supérieur  à  tous  les  hommes  et 
plus  fort  que  la  nature  même,  autant  le  titre  même 
de  cet  Appel,  qui,  de  l'armée  prussienne,  du  peuple 
prussien,  faisait  la  chose  et  la  propriété  du  mo- 
narque, devenait  menaçant  pour  l'avenir  de  la  cul- 
ture allemande.  Jamais  Fichte  n'a  fait  mieux  éclater 
son  génie  que  dans  cette  crainte  divinatrice  :  la  guerre 
de  1813,  au  lieu  d'être  la  guerre  nationale  qui  assu- 
rerait au  peuple  la  conquête  délinitive  de  son  indé- 
pendance politique,  risquait  de  dévier  en  une  guerre 
despotique  et  dynastique  qui  atTt;rmirait  l'absolutisme 
des  souverains  égoïstes,  qui  ramènerait  l'hypocrisie  de 
leurs  promesses  et  les  intrigues  de  leur  diplomatie. 
Et  ce  qui  est  vrai  de  Fichte,  demeure  encore  vrai 
même  de  Hegel,  dont  pourtant  les  synthèses,  en 
dépit  ou  à  cause  de  leur  prétention  à  tout  retenir  et  à 
tout  concilier,  ont  prêté  à  tant  d'interprétations 
divergentes,  dont  s'est  réclamé  plus  d'un  disciple 
compromettant,  à  gauche  d'ailleurs  aussi  bien  qu'à 
droite.  Car  Hegel  a  condamné  nettement,  dans  une 
note  de  la  Philosophie  du  Droit  (§  258),  la  doctrine 
d'une  «  incroyable  crudité  »  qui  prétendait  absorber 
la  substance  de  l'Etat  dans  la  personne  du  prince, 
en  lui  abandonnant  la  vie  et  la  richesse  de  ses 
sujets  comme  une  propriété   dont  le   droit  naturel 


(140  NATURE    E.T   LIBERTÉ 

permet  d'usrr  et  d'ahuser  en  tout  arbitraire  de  volonté- 
Or,  toile  est  précisément, la  doctrine  qui,  dominant 
k  constitution  de  l'Allemagne,  donne  à  la  guerre  do 
1914  son  vrai  caractère. 

Cotte  doctrine,! H allor,  dans  son  ouvrage  :  Reslau- 
r.aiion  de  la  science  de  l'Etat  ou  théorie  de  Ictat 
social  nniïirel,  opposée  à  la  chimère  .de  l'état  politique 
artificiel,  l'avait  rendue  célèbre  en  Allemagne,  comme 
Jixseph  de  Maistre  et  d',;  BonaM,  à  la  même  époque, 
en  France  :  -c'est  la  négation  de  toat«  philosophie  qui 
invoque, avec  Fichte  et  avecHegel,  ia  raisun  et  la  jus- 
tice,c'est  l'apolagi'^  matérialiste  de  Ja  force -et  <)e  la 
richesse,  relevée  par  l'évocation  poiHique  de  la  féotla- 
lité  médiévale,  par  un  emploi  éloquent  de  la  phraséo- 
logie chrétienne.  Mais,  alors  mèm«  qu'elhsi'  réclame 
.de  puissances  supratialurcllesetsuprasensibles  pour 
■se  prétendre  au-dessus  de  toute  vérification  -et  de 
toute  justification,  une  semblable  doctrine  n'est  pas 
dans  son  essence  d'origine  médiévale,  encore  moins 
d'inspiration  chrétienne;  elle  ne  fait  que  marquer  un 
épisode  nouveau  dans  un  conflit  moral  dont,  bi-en 
avant  la  naissance  d«  Jésus-Christ, -Platon  précisait 
les  termes  dans  V Eidhyphron  :  Le  saint  eat-ilaimé  des 
■Dieux  parce  qu'il  est  saint,  ou  est-il  saint  parce  qu'il  est 
aimé  des  Dieux?  Suivaa.t  la  première  alternative,, le 
rôle  de  la  religion  est  de  consiacrer  les  valeurs  que 
l'humanité  a  reconnues  conformes.à  la  raison  et  à, la 
justice;  suivant  la  seconde,, au, contraire,  la  définition 
dn  raisonnable  et  du  juste  dépend  du  libre  arbitre 
d<^Dieu,  ou,  pour  parlcravecplus  d'exactitude,  del'in- 
térêt  de  quiconque,  parmi  les  hommes,  s'est  arrogé  le 
privilè.ge  de  £aire  parler  Dieu.  A  la  Lueur  de>  cette  lutte 
-séculaire  entre  la  conscience  humaine  et  l'exploitation 
ide  Dieu,  S'éclaire  Ja  signification  que  la  suprématie: 
'de  la  dynastie  pru.ssienne  imprime  à  la  culture  aile- 


NATURE    ET   LIBERTÉ  141 

mande.,11  ne  s'agira  plus  dejugpr  cette  culture  d'après 
ridée  que  rhumanité  doit  se  faire  de  l'homme  cul- 
tivé; mais,  étant  posé  que  l'Empereur  est  l'élu  de  la 
Providence  divine,  il  convient  de  motleler  l'idée  dp  la 
culture  sur  la  conduite  des  soldats  qui  ont  juré  fidé- 
lité à  sa  personne  et  qui  portent  sur  leurs  arm'^s  la 
formule  d'enchantement  magique  :  Dieu  avec  nous. 
La  barbarie  disciplinée  —  (et  comment  dire  les  hor- 
reurs qu'a '■engendrées  l'union  de  la  discipline  et  de 
la  barbarie?)  —  étant  l'expression  suprême  de  la 
puissance  de  prévoyance  et  d'organisation,  apparaît 
alors  comme  l'épanouissement  et  la  fleur  de  la  cul- 
ture. De  tout  cela,  une  seule  preuve  :  la  victoire  pro- 
phétisée par  Guillaume  II;  car  la  victoire  «st  un  don 
de  Dieu  ot  elle  sera  l'absolution  du  crime. 

'Aussi  bien,  pour  comprendre  la  physionomie  au- 
thentique de  la  guerre  de  1914,  il  n'y  a  ^u  chez  nous 
aucune  hésitation,  aucun  dissentiment.  Dans  ce  ma- 
térialisme théocratique  qui  exalte  ila  force  et  la 
guerre,  dans  cette  sainte  alliance  où  François-Joseph, 
catholique  et  pieux,  où  Guillaume  II,  héritier  des 
grands-mailres  de  l'Ordre  teutoiiique,  invitent  le 
Commandeur  des  Croyants  à  prendre  les  armes  pour 
le  salut  de  la  civilisation  européenne,  notre  peuple  a 
reconnu  ce  que  la  Noie  de  notre  ambassa<le  à  Berlin 
appelle  ((  la  haine  mystique  de  la  France  révolution- 
naire ».  Immédiatement,  il  s'est  ressaisi  à  sa  source 
iotérieure,  il  s'est  replacé  dans  son  ordre  propre,  ila 
retrouvé  l'élan  d'idéalisme  généreux  qui  animait  les 
volontaires  d-e  la  République.  Nous  ne  luttons  pas 
pour  notre  droit  seul;  nous  luttons  pour  le  Droit. 
Nous  ne  défendons  pas  seulement  1«  sol  de  la  France, 
ses  frontières,  historiques  ;  nous  défendons  encore  la 
liberté  de  regarder  avec  nos  yeux,  de  penser  avec 
notre  esprit,  de  dire  que  ce  qui  nous  panait  blanc  est 


14:2  NATURE    ET   LIBERTÉ 

blanc,  que  ce  qui  est  juste  est  juste.  La  domi- 
nation (le  la  culture  allimande,  telle  que  l'enten- 
dent Guillaume  II  et  ses  ap:jlogistos,  c'est,  en  der- 
nière analyse,  le  droit,  pour  un  Allemand,  de  nier  le 
droit  des  autres  hommes,  en  invoquant  à  son  profit 
le  respect  littéral  d'engagements  auxquels  il  déclare 
se  soustraire  pour  son  propre  compte,  en  tirant  les 
conséquences  juridiques,  soit  de  prétendus  faits  dont 
il  allègue  la  vérité  sans  se  prêter  à  aucune  enquête 
de  contrôle  et  de  vérification,  soit  même  d'intentions, 
qu'il  attribue  à  autrui  simpb  ment  parce  qu'il  y  a 
pour  lui  profit  à  les  supposer.  Ce  que  nos  ennemis 
attendent  de  leur  victoire,  c'est  de  nous  contraindre 
à  l'aveu  que  la  Serbie,  qui,  en  réalité,  accordait  à 
l'Autriche-Hongrie  toutes  les  satisfactions  humaine- 
ment désirables,  méditait  l'invasion  de  l'Autriche- 
Hongrie;  que  la  Belgique,  qui,  en  réalité,  a  défendu 
avec  son  propre  honneur  l'honneur  de  toutes  les 
puissances  garantes  de  sa  neutralité,  a  pris  elle- 
même  l'initiative  de  faire  violer  ses  frontières;  que  la 
France  qui,  en  réalité,  dans  la  dernière  semaine  de 
juillet,  n'a  pas  séparé  et  ne  pouvait  pas  séparer  son 
intérêt  de  l'intérêt  de  la  paix  européenne,  a  provoqué 
l'Allemagne  en  survolant  la  Bavière.  Avec  le  triomphe 
des  armées  impériales  devrait  disparaître  de  l'Europe, 
et,  plus  tard  sans  doute  du  monde,  ce  que  personne 
n'avait  jusqu'ici  contesté  à  personne  :  la  liberté  de 
donner  aux  mots  leur  sens,  de  concevoir  pour  elles- 
mêmes  la  justice,  la  vérité,  la  moralité,  sans  être 
tenu  d'ajouter  une  épithète  qui  restreigne  ces  notions 
aux  limites  d'un  pays  déterminé,  et  par  là  même  en 
détruise  la  valeur  intrinsèque. 

C'est  pourquoi  il  nous  appartient  d'opposer  k  la 
culture  allemande,  non  pas  proprement  la  culture 
française,  mais  l'idée  française  de  la  culture  humaine. 


NATURE    ET   LIBERTÉ  143 

celle  dont  Henri  Poincaré,  quelques  jours  avant  sa 
mort,  fournissait  l'expression  la  plus  noble  et  la  plus 
simple  :  «  La  vie  de  l'homme  est  une  lutte  conti- 
nuelle; contre  lui  se  ilressont  des  forces  aveugles, 
sans  doute,  mais  redoutables,  qui  le  terrasseraient 
promptement,  qui  le  feraient  périr,  l'accableraient  de 
mille  misères  s'il  n'était  constamment  debout  pour 
leur  résister...  Pourquoi  les  uns  se  réjouissent-ils 
parfois  des  défailesdes  autres?  Oublient-ii^  que  cha- 
cune de  ces  défaites  est  un  triomphe  de  l'adversaire 
éternel,  une  diminution  du  patrimoine  commun?  Oh! 
non,  nous  avons  trop  besoin  de  toutes  nos  forces 
pour  avoir  le  droit  d'en  négliger  aucune;  aussi,  nous 
ne  repoussons,  nous  ne  proscrivons  que  la  haine. 
Certes  la  haine  aussi  est  une  force,  une  force  très 
puissante;  mais  nous  ne  pouvons  nous  en  servir, 
parce  qu'elle  rapetisse,  parce  qu'elle  est  commf^  une 
lorgnette  dans  laquelle  on  ne  peut  regarder  qu''  par 
le  gros  bout;  même  de  peuple  à  peuple,  la  haine  est 
néfaste,  et  ce  n'estpas  <  lie  qui  fait  les  vrais  héros.  Je 
ne  sais  si,  au  delà  de  certaines  frontières,  on  croit 
trouver  avantage  à  faire  du  patriotisme  avec  de  la 
haine ,  mais  cela  est  contraire  aux  instincts  de  notre 
race  et  à  ses.  traditions.  Lp«  armées  françaises  se-soilt 
toujours  battues  pour  quelqu'un  ou  pour  quelque 
chose,  et  non  pas  contre  quelqu'un,  elles  ne  se  sont 
pas  moins  bien 'battues  pour  cela  ». 


La  Religion  et  la  Philosophie  de  l'esprit. 


îl  y  a  quelque  vingt-cinq  siècles,  tout  près  de  nous 
sans  doute,  clans  l'évolution  de  notre  planète,  et  pour- 
tant à  la  limite  des  temps  dont  la  mémoire  se  con- 
serve avec  quelque  précision,  un  sage,  un  de  ces 
errants  qui  transportèrent  la  civilisation  de  l'Asie 
mineure  sur  les  côtes  de  l'Italie  méridionale,  Xéno- 
phane  de  Colophon,  disait  :  «  Les  mortels  croient  que 
les  dieux  sont  nés  comme  eux,  qu'ils  ont  des  sens, 
une  voix,  un  corps  semblables  aux  leurs...  Le  nègre 
se  les  représente  noirs  et  avec  un  nez  épaté;  les 
Tbraces  avec  des  yeux  bleus  et  une  chevelure  rouge... 
Si  les  bœufs  ou  les  lions  avaient  des  mains,  s'ils 
savaient  dessiner  et  travailler  comme  les  hommes, 
les  bœufs  feraient  des  dieux  semblables  aux  bœufs, 
les  chevaux  des  dieux  semblables  aux  chevaux;  ils 
leur  donneraient  des  corps  tels  qu'ils  en  ont  eux- 
mêmes  ».  En  face  des  images  vulgaires,  qui  étaient 
consacrées  par  les  cultes  helléniques,  Xénophane 
dresse  l'idée  pure  du  Dieu  unique,  universel,  un,  qui 
ne  ressemble  aux  hommes,  ni  par  le  corps,  ni  par  la 
pensée.  A  la  critique  d'ordre  intellectuel,  il  joint  une 
critique  d'ordre  moral  :  Homère  et  Hésiode  ont  attri- 


NATURE   ET  LIBERTÉ  145 

bué  aux  dieux  tout  ce  qui,  chez  les  hommes,  est  hon- 
teux et  blâmable; le  plus  souvent  ils  leur  prêtent  des 
actions  criminelles  :  vols,  adultères,  tromperies  réci- 
proques ».  Et  ailleurs  :  «  il  ne  faut  pas  raconter  les 
combats  des  Titans,  des  Géants  ou  des  Centaures, 
contes  forgés  par  les  anciens,  ni  des  disputes  ou  des 
bagatelles  qui  ne  servent  à  rien.  Il  faut  toujours  bien 
penser  des  dieux...  Le  sol  est  pur,  pures  sont  les 
mains  et  les  coupes.  Il  faut  d'abord,  en  hommes 
sages,  célébrer  le  Dieu  par  de  bonnes  paroles  et  de 
chastes  discours,  faire  des  libations,  et  demander  de 
pouvoir  nous  comporter  justement  y>. 

Les  fragments  que  je  viens  de  reproduire,  ont  été, 
dans  notre  monde  occidental,  les  germes  de  cette 
philosophie  spiritualiste  de  la  religion,  dont  je  vou- 
drais ici  exposer  les  traits  essentiels. 

Avec  Xénophane,  avec  Socrate,  avec  Platon  enfin 
qui  fut  leur  héritier  commun,  le  clair  génie  de  l'hel- 
lénisme a  défini  l'inspiration  qui  devait,  en  face  des 
formes  successives  qu'allait  revêtir  l'institution  reli- 
gieuse, caractériser  la  peniSée  philosophique  :  c'est 
un  appel  à  la  pureté  de  la  conscience,  conscience  pro- 
prement intellectuelle  aussi  bien  que  conscience 
proprement  morale. 

Il  appartient  aux  croyances  eollectives,  à  mesure 
qu'elles  se  répandent  dans  les  sociétés  dont  elles  tra- 
duisent en  un  sens,  dont  elles  commandent  et  fixent 
en  un  autre  sens,  la  structure,  de  se  maintenir  à  tra- 
vers les  générations  sous  une  forme  hiératique,  de 
telle  façon  que  leur  raison  d'être  qui  ne  pouvait 
manquer,  à  l'origine,  de  paraître  très  simple  et  très 
claire,  a  fini  par  prendre  l'aspect  d'une  foi  mysté- 
rieuse, d'une  intuition  transcendante. 

Par  contre,  le  fonds  de  l'intelligence  humaine,  c'est 
l'inquiétude,   c'est  le   scrupule,  c'est  le   besoin   de 

7 


146  NATtJRBT  ET   LIBERTÉ 

revenir  infatigablement  sur  les  affirmations  qui  se 
sont  produites  au  dehors,  et  qui  circulent  à  travers 
le  monde;  de  discuter  les  motifs  de  tout  ordre  dont 
elles  résultent,  de  les  soumettre  au  contrMe  d'une 
critique  qui  se  fait  toujours  plus  sévère  pour  demeurer 
toujours  loyale  envers  elle-même;  de  retenir  enfin 
ces  propositions  seules  qui  ont  su  résister  à  l'épreuve 
de  la  vérification. 

De  même,  la  fonction  de  la  pensée  humaine,  c'est 
de  réfléchir  sur  les  coutumes  qui,  à  un  stade  donné 
de  la  civilisation,  constituent  le  droit  et  les  mœurs, 
de  remonter  des  faits  aux  principes  qui  commandent 
ces  faits  ou  tout  au  moins  sont  invoqués  pour  en  jus- 
tifier le  crédit.  11  est  inévitable,  dès  lors,  qu'elle  se 
donne  également  pour  tâche  de  rectifier  et  d'étendre 
la  portée  des  principes  moraux,  d'en  assurer  une 
application  plus  exacte  au  détail  de  la  réalité,  bref 
d'introduire  entre  les  hommes  une  justice  meilleure 
et  dans  l'homme  lui-même  une  volonté  meilleure. 

En  raison  de  ce  double  progrès  parallèle,  la  con- 
science intellectuelle  et  la  conscience  morale  entrent 
nécessairement  en  conflit  avec  les  représentations 
collectives  où  se  sont  cristallisées  les  croyances  des 
générations  disparues,  avec  les  formes,  qui  voudraient 
demeurer  immuables,  de  l'institution  religieuse. 

Quelle  solution  le  spiritualisme,  entendu  en  un  sens 
véritablement  spirituel,  propose-t-il  des  conflits  entre 
la  consci^ence  et  la  tradition?  Le  philosophe  s'est 
donné  pour  rôle  de  chercher  les  vues  d'ensemble, 
d'être,  suivanl  l'expression  platonicienne,  ouvotîtixoç  ; 
il  doit  donc  dominer  et  ramener  à  l'unité  les  éléments 
d«  la  vie  religieuse;  il  doit  ainsi  dégager  de  tout 
symbole  parlant  à  l'imagination,  de  tout  préjugé 
d'origine  matérialiste,  l'idée  d'une  religion  qui  serait, 
d'une  façon  absolue,  en  esprit  et  en  vérité.  Telle  eet 


NATURE   ET   LIBERTÉ  147 

l'œuvre,  entreprise  déjà  dans  l'antiquité  grecque,  que 
Spinoza  reprend  au  lendemain  de  la  révolution  carté- 
sienne, que  Fichte  approfondit  au  lendemain  de  la 
révolution  kantienne,  que  quelques-uns  des  maîtres 
de  la  génération  qui  nous  précède,  les  African  Spir  et 
les  Lagneau,  ont  encore  poursuivie,  de  manière  à  en 
simplifier  les  conditions. 


Je  traiterai  d'abord  du  conflit  entre  la  science 
moderne  et  les  religions  anciennes.  Pascal  l'a  fait 
sentir  dans  une  parole  d'un  relief  saisissant,  rendue 
plus  saisissante  encore  par  son  isolement  :  «  Le 
silence  éternel  de  ces  espaces  infinis  m'effraie  ». 
Pourquoi  cet  effroi  devant  l'univers  muet?  Pascal 
cherche  dans  l'univers  «  une  âme  qui  réponde  à  son 
âme  ».  Or,  à  mesure  que  l'objet  de  la  contemplation 
humaine  grandit,  que  notre  pensée  devient,  par  la 
mesure  exacte  et  par  l'exacte  prévision  des  mouve- 
ments célestes,  capable  de  s'égaler  à  l'infini,  toute 
marque  de  volonté  se  dérobe  à  nos  regards,  toute 
trace  de  finalité  s'évanouit.  11  ne  reste  plus  qu'une 
chaîne  d'événements  reliés  les  uns  aux  autres  d'une 
façon  si  étroite  qu'ils  ne  laissent  aucune  place  au 
déploiement  d'une  activité  libre.  La  puissance  phy- 
sique qu'atteste  la  nature  est  disproportionnée  aux 
ressources  d'une  créature  telle  que  nous;  elle  nous 
écrase,  elle  nous  humilie  dans  le  sentiment  que  nous 
avons  de  notre  être  individuel.  Cette  puissance  parais- 
sait dépendre  d'un  ordre  supérieur;  mais  les  généra- 
Lions  ont  en  vain  cherché  à  en  percer  le  secret;  car  ce 


148  NATUnE    ET   LIBERTÉ 

secret,  l'astronomie  a  fait  voir  qu'il  n'existait  pas.  Il 
n'est  pas  vrai  que  Dieu  parle  à  l'homme  face  à  face, 
comme  la  légende  voulait  qu'il  eût  parle  à  Moïse, 

Si  Dieu  communique  avec  l'homme,  il  faudra  que 
ce  soit  d'esprit  à  esprit,  suivant  l'expression  qu'un 
penseur  uni  au  Christ  par  la  parenté  de  la  race  et 
plus  encore  par  la  hauteur  de  la  pensée,  Spinoza, 
employait  pour  caractériser,  en  opposition  au  ju- 
daïsme, l'essence  du  véritable  catholicisme.  Mais  alors 
il  importera  d'examiner  d'une  façon  très  scrupuleuse 
quelles  peuvent  être  les  conditions  de  cette  commu- 
nication spirituelle.  En  rompant  avec  l'ontologie  des 
scolastiques,  la  critique  moderne  a  défmitivt-ment 
écarté  le  fantôme  de  substai^ces  qui  seraient  par  delà 
les  qualités  accessibles  à  nos  sens  :  toute  intuition 
de  substance  dépasse  notre  pouvoir  rationnel  «raflir- 
mation,  elle  est  en  dehors  du  savoir  positif.  En  fait, 
HQus  ne  pouvons  poser  l'existf^nce  que  par  rapport  à 
des  données  qui  se  sont  manifestées  à  un  instant 
donné  et  à  un  endroit  déterminé.  Que  l'on  supprime 
une  de  ces  conditions,  que  l'on  parle  d'un  espace 
pur  où  quelque  chose  se  serait  produit  hors  de  toute 
limite  dans  le  temps,  ou  bien  d'un  temps  pur  où 
quelque  chose  serait  apparu  qui  n'aurait  pas  été 
aperçu  quelque  part,  on  détruit,  avec  les  conditions 
qui  permettent  l'appréhension  d'un  être  quelconque, 
l'existence  de  cet  être.  De  là  il  faut  bien  conclure  que 
toute  existence  particulière  nous  est  donnée  sous  un 
aspect  de  matière;  nous  ne  pouvons  saisir  une  exis- 
tence qu'à  travers  le  corps;  mais  nous  n'en  saisissons 
alors  que  l'incorporation  même,  sous  la  double  res- 
triction de  l'espace  ou  du  temps  qui  en  fait  un  indi- 
vidu, qui  la  matérialise. 

Dès  lors,  nous  savons  pourquoi  nous  ne  devons 
plus  regarder  ep  dehors  de  nous  dans  l'espace,  ou 


NATURE    ET   LIBERTÉ  149 

derrière  nous  dans  le  temps  :  en  faisant  appel  à  nos 
sens  ou  à  notre  mémoire,  nous  nous  condamnerions 
à  ne  jamais  rencontrer  l'esprit.  Dieu  n'est  pas  dans  la 
nature,  et  il  n'est  pas  dans  l'histoire.  C'est  matéria- 
liser Dieu  que  d'en  faire  une  individualité  qui  aurait 
exercé  un  pouvoir  physique  sur  les  choses  et  sur  les 
hommes,  qui  prendrait  parti  dans  la  lutte  des  intérêts 
terrestres,  qui  devrait,  pour  calculer  l'heure  et  le 
lieu  de~-SQxi  intervention,  consulter  un  calendrier, 
distinguer  le  haut  et  le  l)as,  la  droite  et  la  gauche. 

La  critique  moderne  l'a  fait  comprendre,  et  ici 
encore  c'est  Pascal  qui  s'est  fait  son  interprète  en 
termes  inoubliables,  la  dignité  véritable  est  dans  le^ 
sujet  pensant,  rompant  le  cadre  de  l'individualité 
organique  qui  chez  nous  lui  sert  d'instrument,  capable 
d'embrasser  dans  l'unité  d'un  système  la  multitude 
des  points  dispersés  à  travers  l'espace,  et  la  succes- 
sion illimitée  des  moments  temporels.  Le  spiritua- 
lisme de  la  pensée,  en  opposition  radicale  avec  la 
métaphy-sique  substantialiste  et  réaliste  des  théolo- 
giens, a  son  point  d'appui  dans  la  science,  dans  l'as- 
tronomie en  particulier.  La  science  a  mis  en  évidence 
la  puissance  créatrice  qui  réside  dans  l'esprit  :  elle  a 
constitué  le  réseau  des  relations  analytiques,  pure- 
ment abstraites  et  spirituelles,  comme  disait  Male- 
branche,  qui  expriment  les  lois  des  phénomènes. 
Par  la  façon  dont  elle  rend  compte  des  mouvements 
des  astres,  dont  elle  en  prévoit  les  diverses  vicissi- 
tudes, les  conjonctions  singulières  à  nos  yeux  telles 
que  les  éclipses,  elle  convainc  les  plus  inattentifs  que 
le  savoir  humain  n'est  pas  une  fantaisie  subjective 
liée  aux  facultés  d'une  espèce  animale  ou  aux  habi- 
tudes d'une  société  donnée,  qu'il  y  a  entre  les  hommes 
et  les  choses  une  connexion  profonde,  et  comme  une 
communauté  de  nature.  Or,  cette  idée  que  l'esprit 


iSO  NATURE    ET   LIBERTÉ 

humain,  dégagé  de  toutes  les  particularités,  de  toutes 
les  contingences  qu'entraîne  le  cours  de  la  civilisa- 
lion,  se  rend  capable  de  participer  à  la  vie  réelle  de 
l'univers,  d'entrer  avec  lui  en  relation  de  parenté 
véritable  et  de  communion,  n'est-ce  pas  une  idée  reli- 
gieuse? n'est-ce  pas,  à  sa  racine  même,  l'idée  reli- 
gieuse? 

Et  s'il  nous  est  donné  ainsi  de  participer  à  la  réa- 
lité, de  pénétrer  jusqu'à  l'unité  du  principe  qui  rat- 
tache l'esprit  à  la  nature,  ne  voit-on  pas  que  sur  cette 
unité  même  reposera  le  lien  spirituel  par  lequel  les 
hommes  se  rejoignent  du  dedans?  L'universalité  de 
la  raison,  qui  a  fait  de  la  connaissance  humaine  une 
science  vraie,  atteste  la  présence  d'une  activité  iden- 
tique à  travers  la  diversité  apparente  des  individus. 
C'est  ainsi  que  dans  ses  Méditations  chrétiennes  où  il 
reçoit  les  enseignements  du  Verbe,  Malebranche  fait 
dire  au  Christ  :  «  Lorsque  tu  t'entretiens  avec  les 
autres  hommes,  ils  comprennent  et  approuvent  tes 
sentiments;  lorsque  des  marchands  se  rendent  leur 
compte  et  que  des  Géomètres  raisonnent  entre  eux, 
ils  se  convainquent  les  uns  les  autres.  Prends  garde, 
comment  se  peut-il  faire  que  tous  les  hommes  s'en- 
tendent et  conviennent  entre  eux,  si  la  Raison  qu'ils 
consultent  est  une  Raison  particulière  ?  »  Sans 
doute,  il  est  possible  que  peu  d'hommes  s'élèvent 
jamais  à  la  notion  de  «  la  Raison  universelle,  qui 
rend  raisonnables  toutes  les  nations  du  monde  »; 
pourtant,  dès  que  l'on  réfléchit,  on  s'aperçoit  que 
sans  elle  rien  n'arriverait  dans  le  monde  intellectuel, 
depuis  le  plus  banal  échange  de  paroles  jusqu'à  l'im- 
mense effort  de  la  science  et  de  l'industrie  pour  saisir 
à  leur  source,  poursuivre  en  leur  cours,  les  forces  de 
la  nature,  pour  en  dériver  et  en  multiplier  les  mani- 
festations dans  le  sens  où  notre  volonté  l'a  décidé. 


NATURE   ET   LIBERTÉ  151 

Il  est  donc  exact  de  dire  que  la  science  conduit  à 
l'idée  religieuse  :  en  approfondissant  les  conditions 
du  jugement  vrai,  elle  nous  donne  le  moyen  de  nous, 
unir  à  un  principe  dont  l'existence  est  attestée  par  un 
sentiment  intellectuel,  unique,  de  présence,  et  que 
nous  refuserons  de  revêtir,  pour  la  satisfaction  illu- 
soire de  l'imagination,  des  formes  concrètes  et  maté- 
rielles de  l'individualité.  Dieu  n'est  pas  une  personne 
qui  pourrait  se  rencontrer  dans  l'espace  et  dans  le 
temps  avec  d'autres  personnes  ;  il  est  la  réalité  pure 
et  intime  qui  commande  en  chacun  de  nous  la  vie 
spirituelle. 


II 


Je  voudrais  montrer,  en  peu  de  mots,  comment 
cette  conclusion  permet  d'aborder,  et  de  résoudre 
peut-être,  le  conflit  qui  a  mis  aux  prises,  dans  notre 
civilisation  occidentale,  la  conscience  morale  et  la 
tradition  religieuse. 

En  effet,  si  nous  suspendons  le  monde  à  une  volonté 
transcendante  qui  l'aurait  appelé  à  l'existence  et  qui 
en  surveillerait  le  cours,  nous  nous  obligeons  à  juger 
du  caractère  de  cette  volonté  par  les  signes  que  le. 
monde  en  présente,  par  les  effets  qu'il  manifeste.  Or, 
à  mesure  que  la  conscience  humaine  apporte  à  l'étude 
du  réel  plus  de  scrupule  et  d'attention,  elle  y  découvre, 
avec  un  sentiment  d'anxiété  qui  va  jusqu'à  l'indigna- 
tion, jusqu'à  la  révolte,  la  profondeur  de  l'injustice 
qui  régit  les  relations  des  hommes  et  leurs  destinées. 
Elle  réclame  une  explication  ;  et  il  ne  peut  y  avoir 
pour  elle  qu'une  explication  satisfaisante,  celle  qui 


152  NATURE   ET  LIBERTÉ 

relierait  le  mal  moral  à  une  causalité  morale  :  si 
l'homme  souflVe,  c'est  de  la  faute  qu'il  a  commise. 
Justifier  Dieu  consistera  donc  à  charger  la  créature 
pour  décharger  le  Créateur,  à  trancher  ainsi  l'alter- 
native terrible  qui  est  contenue  dans  ces  simples 
mots  de  Pascal  :  «  11  faut  que  nous  naissions  cou- 
pables, ou  Dieu  serait  injuste  ». 

Mais  comment  l'homme  peut-il  naître  coupable? 
On  se  demandera  si,  venant  au  monde,  il  n'est  pas 
déjà  frappé  d'une  déchéance  irréparable,  s'il  n'a  pas 
reçu  en  héritage  le  péché.  En  approfondissant  cette 
idée,  on  est  conduit  à  invoquer,  pour  justifier  l'exis- 
tence du  mal  dans  le  monde,  la  solidarité  des  géné- 
rations, la  loi  organique  de  l'hérédité.  Dès  lors,  au 
lieu  de  la  causalité  morale  que  l'on  cherchait,  on  ne 
rencontre  plus  qu'une  transmission  d'ordre  maté- 
rielle :  la  conscience  se  brise  devant  la  nature  des 
choses,  indifférente,  aveugle  d'une  incurable  cécité 
morale. 

Après  la  Profession  de  fui  du  Vicaire  savoyard,  lors- 
qu'il sera  désormais  impossible  de  subordonner  la 
morale  à  la  tradition  religieuse,  de  placer  la  respon- 
sabilité de  la  faute  ailleurs  que  dans  la  seule  volonté 
de  la  personne,  on  ira  chercher,  avec  Kant,  la  racine 
du  mal  dans  uhe  profondeur  qui  la  rend  ina'ccessible 
à  l'expérience  quotidienne;  on  invoquera  un  choix 
que  nous  aurions  fait  librement,  que  nous  continue- 
rions peut-être  à  faire  librement  dans  le  fonds  de 
notre  «  caractère  intelligible  »,  mais  sans  que  nous 
en  prenions  conscience  à  un  moment  déterminé  de 
notre  vie  réelle;  on  dira  que  notre  destinée  visible  est 
par  là  suspendue  à  cette  décision  intemporelle  qui 
exprime  la  vérité  de  notre  essence  morale.  Mais  une 
tentative  aussi  désespérée  fait-elle  autre  chose  que  de 
marquer  le  trouble  de  la  pensée  devant  l'obscurité 


NATURE  ET  LIBERTÉ  433 

du  problème?  Une  volonté  qui  ne  s'avouerait  pas  au 
plein  jour  de  la  conscience,  qui  ne  mettrait  pas  en 
œuvre  le  sentiment  vivant  de  notre  initiative  réfléchie 
et  de  notre  responsabilité,  contredirait  aux  condi- 
Uons  les  plus  manifestes  et  les  plus  sûres  de  t'auto^ 
nomie  morale. 

De  toutes  façons,  il  nous  est  interdit  de  ruser  avec 
notre  idée  naturelle  de  la  justice.  Car  la  justice  est 
ce  qui  juge;  elle  est,  comme  disait  Spir,  la  norme;  il 
lui  est  donc  essentiel  qu'elle  ne  puisse  s'incliner 
devant  le  fait  dont  elle  a,  au  contraire,  pour  fonction 
de  dénoncer  l'anomalie  fondamentale.  Suivant  l'admi- 
rable distinction  de  Fichte,  il  faut  dire  de  la  justice 
qu'elle  est,  non  1'  «  ordre  ordonné  »,  ordo  ordinatus, 
mais  r  «  ordre  qui  ordonne  »,  ordo  ordinans.  La  foi 
en  l'avènement  de  la  justice  ne  saurait  consister  dans 
l'adhésion  à  un  mythe  ou  à  un  symbole,  ni  dans  l'at- 
tente d'une  intervention  surnaturelle,  provoquée  par 
des  prières  ou  des  sacrifices;  elle  est  la  croyance  en 
l'efficacité  de  l'action  que  dirige  une  volonté  sage  et 
droite. 

DemeuroBS  donc  sur  le  terrain  où  les  exigences  de 
la  vie  quotidienne  nous  invitent  à  nous  placer;  réflé- 
chissons sur  les  rapports  de  justice  qui  s'établissent 
entre  les  hommes.  Ces  rapports,  au  premier  abord, 
vont  nous  paraître  bien  superficiels,  bien  extérieurs  ; 
il  semble  qu'ils  naissent  d'un  compromis  pratique 
entre  les  intérêts,  et  qu'ils  n'aient  d'autres  résultats 
que  de  maintenir  entre  les  individus  les  distances 
nécessaires  pour  qu'ils  ne  se  gênent  pas  les  uns  les 
autres,  pour  que  la  circulation  soit  assurée  au  moins 
de  heurts  possibles.  Mais  ce  qui  se  passe  dans  l'ordre 
de  la  vérité  scientifique  se  passe  aussi  dans  l'ordre  de 
la  justice  sociale.  11  est  impossible  de  comprendre  les 
calculs  élémentaires  auxquels  se  livrent  sur.  un  marché 


154  NATURE   ET  LIBERTÉ 

acheteurs  et  vendeurs,  sans  parvenir  à  concevoir  des 
règles  de  vérité  qui  sont  indépendantes  de  telle  ou 
telle  pratique  d'échange,  qui  s'imposent  aux  hommes 
comme  les  lois  communes  de  leur  activité.  De  même, 
il  est  impossible  d'établir  le  rapport  le  plus  simple 
de  justice,  celui  qui  concerne,  par  exemple,  l'obser- 
vation des  contrats  commerciaux,  sans  être  amené  à 
en  dégager  la  forme  d'universalité,  de  réciprocité, 
qui  imprime  à  un  Code  la  marque  de  la  raison.  Mais 
il  devient  alors  inévitable  que  le  progrès  de  la  réflexion 
fasse  rentrer  dans  cette  forme  de  la  justice  les  aspects 
divers  de  la  vie  économique  et  de  la  vie  morale.  Met- 
tant sans  cesse  à  nu  de  nouvelles  injustices,  nous  y 
trouverons  sans  cesse  la  racine  de  nouveaux  devoirs, 
nous  constituerons  la  volonté  d'une  justice  qui  sera 
la  justice  tout  entière,  appliquée  à  tous  les  êtres 
humains. 

L'avènement  d'une  telle  volonté  signifie  la  présence 
en  chacun  de  nous  du  principe  qui  fait  l'unité  de 
toutes  les  âmes,  qui  est  la  raison  de  l'amour.  La  réa- 
lité de  ce  principe  se  reconnaît,  comme  la  réa- 
lité même  de  la  vérité,  à  ce  que  la  nécessité  et  la 
liberté  s'y  réunissent  et  s'y  confondent  :  «  Celui  qui 
aime  véritablement,  disait  Lagneau,  ne  se  demande 
pas  s'il  aime  fatalement  ou  librement,  mais  son 
amour,  à  ses  yeux,  implique  les  deux  choses;  cet 
amour,  il  pense  qu'il  en  a  le  mérite  quoiqu'il  ne  puisse 
y  résister  ». 

Ce  qui  prouve  que  le  principe  de  l'amour  existe  au 
même  titre  que  le  principe  de  la  raison,  dont  il  est 
en  quelque  sorte  l'aspect  pratique,  ce  n'est  pas, 
encore  une  fois,  qu'il  puisse  s'incarner  dans  un  être 
qui  serait  posé  à  part  de  la  réalité  donnée,  c'est  que 
sans  lui  «  rien  ne  s'expliquerait  »  de  ce  qui  fait  le 
cours  quotidien  des  choses,  ni  la  fidélité  à  la  parole 


NATURE  ET  LIBERTÉ  155 

engagée,  ni  l'aide  spontanée  et  constante  que  les 
hommes  se  donnent  les  uns  aux  autres,  ni  le  dévoue- 
ment qui  est  nécessaire  à  toute  heure  pour  maintenir 
en  équilibre  la  maison,  la  cité,  l'Etat.  De  la  simple 
réflexion  sur  les  conditions  les  plus  manifestes  de 
notre  vie  sociale,  surgira  cette  dialectique  dont  Platon 
a  jadis  suivi  les  degrés  à  travers  la  beauté  des  corps, 
à  travers  la  beauté  des  âmes,  jusqu'à  ce  qu'au  som- 
met se  découvre  le  foyer  dont  les  contingences  de 
l'existence  individuelle,  humiliations,  ingratitudes, 
séparations,  dont  le  bonheur  même  ne  pourra  jamais 
altérer  la  pureté  ou  affaiblir  le  rayonnement.  Si  nous 
acquérons  cette  assurance  que  nous  devenons,  au 
plus  haut  de  nous-même,  incapable  de  nous  aban- 
donner au  découragement  moral,  décéder  à  un  mou 
vement  de  haine,  de  prendre  en  défiance  la  raison  et 
l'humanité,  alors  nous  vivons  la  véritable  vie  reli- 
gieuse. 

La  philosophie  de  l'esprit  trouve  ainsi  son  exacte 
expression  dans  la  définition  de  l'amour,  que  Pascal 
a  donnée  :  «  Gomme  nous  ne  pouvons  aimer  ce  qui 
est  hors  de  nous,  il  faut  aimer  un  être  qui  soit  en 
nous,  et  qui  ne  soit  pas  nous,  et  cela  est  vrai  d'un 
chacun  de  tous  les  hommes.  Or,  il  n'y  a  que  l'Etre 
universel  qui  soit  tel.  Le  royaume  de  Dieu  est  en 
nous  :  le  bien  universel  est  en  nous,  est  nous-même, 
et  n'est  pas  nous  ».  Ce  texte  de  Pascal,  la  philosophie 
se  l'approprie,  comme  elle  s'est  approprié  la  réflexion 
sur  la  dignité  de  la  pensée,  sans  en  rien  retrancher, 
mais  aussi  sans  y  rien  ajouter.  Elle  considère  l'inté- 
riorité du  royaume  divin  comme  se  suffisant  à  elle- 
même,  dans  son  intégrité  et  dans  sa  pureté;  elle 
répugne  à  revêtir  l'être  universel  d'une  forme  de  per- 
sonnalité qui  le  particulariserait  et  le  matérialiserait 
en  le  rendant  tributaire  de  l'espace  et  du  temps. 


156  NSATOHE   ET  LIBERTÉ 

Par  là,  sans  doute,  il  est  facile  de  comprendre 
quels  obstacles  dressent  devant  le  sentiment  religieux 
les  formes  traditionnelles  de  la  foi.  Ce  n'est  plus  seu- 
lement la  faiblesse  de  l'imagination  qui  rêve  d'un 
Dieu  existant  «  en  chair  et  en  os  ».  C'est  le  désir  qui 
exige  un  commerce  réciproque  où,  en  échange  des 
hommages  et  des  flatteries,  il  serait  comblé  de  mi- 
racles et  défaveurs.  Les  mystiques  qui  ont  prèelié  Iô 
sacrifice  de  l'égoïsme  humain,  les  philosophes  qui, 
de  Socrateà  Fichte,  ont  fondé  la  vie  religieuse  sur  le 
désintéressement  absolu,  ont  été  accusés  d'athéisnofce 
par  les  représentants  des  cultes  populaires. 

Ce  que  vaut  une  telle  accusation,  Fichte  lui-même 
l'a  dit  avec  une  grande  vigueur  :  «  Un  Dieu  qui  doit 
être  le  serviteur  des  désirs  est  un  être  méprisable; 
il  remplit  une  fonction  qui  répugnerait  à  tout  hon- 
nête homme.  Un  pareil  Dieu  est  un  méchant  être; 
il  entretient  et  éternise  la  perdition  des  hommes 
et  la  dégradation  de  la  Ptaison;  un  pareil  Dieu,  c'est 
à  proprement  parler  et  tout  justement  ce  Prmte 
de  la  terre,  jugé  et  condamné  depuis  longtemps 
par  la  bouche  du  Verbe  dont  il  fausse  les  paroles-. 
Son  office  est  l'office  de  ce  Prince  ;  sa  fonction,  de 
subvenir  aux  besoins  de  la  police.  Ce  sont  eux  les 
véritables  athées,  ils  n'ont  absolument  pas  de  Dieu; 
ils  se  sont  forgé  une  idole  impie...  Accomplir  cer-- 
taines  cérémonies,  réciter  certaines  formules,  croire 
des  propositions  incompréhensibles,  ce  sont  tous 
leurs  moyens  de  se  mettre  bien  en  cour  avec  lui  et 
de  recevoir  ses  bénédictions.  Ils  adressent  à  Dieu  des 
louanges,  ils  lui  font  une  gloire,  dont  un  homme  me 
voudrait  pas;  et,  ce  qu'il  y  a  de  plus  impie,  ils  ne 
croient  même  pas  aux  paroles  qu'ils  prononcent,  ils 
s'imaginent  seulement  que  Dieu  aime  à  les  entendre, 
et  pour  avoir  ses  faveurs,  ils  abondent  en.  ce  sens  ». 


NATURE    ET   LIBERTÉ  157 

Les  idolâtres  n'ont  pas  l'intelligence  de  la  vie  reli- 
gieuse parce  qu'ils  n'ont  pas  compris  la  nature  de 
l'amour.  L'amour  est  unit^.  Commo  le  disait  encore 
Lagneau,  il  «  ne  peut  que  revenir  à  sa  source  ;  aim-er 
c'est  en  définitive  s'aimer,  si  c'est  aimer  en  pleine 
justitication  ».  Mais  nous  ne  serons  dignes  de  notre 
propre  amour  que  si,  par  delà  notre  individualité, 
dans  notre  âme  et  dans  le  cœur  de  notre  âme,  nous 
avons  donné  asile  à  l'universalité  des  êtres^  à  la  com- 
munauté des  êtres  raisonnables.  Et  alors,  comment 
accepterions-nous  de  déchoir  jusqu'au  souci  de  notre 
intérêt  personnel?  Gomment  accppterions-nous  de 
faire  déchoir  Dieu  jusqu'à  ce  qu'il  oublie  sa  divinité 
pour  prendre  part  à  l'intérêt  d'un  individu?  «  Il  est 
impossible,  disait  Spinoza,  que  celui  qui  aime  Dieu 
demande  que  Dieu  l'aime  à  son  tour  ». 


Nous  venons  de  suivre  la  double  exigence  de  la 
spiritualité  dans  l'ordre  de  la  critique  rationnelle 
et  dans  l'ordre  de  la  pureté  morale.  Mais,  en  faisant 
ainsi,  est-ce  que  nous  n'élevons  pas  la  vie  religieuse 
à  une  telle  ha^uteur  qu'elle  en  devient  inaccessible? 
Est-ce  que  nous  ne  fermons  pas  les  yeux  à  la  fai- 
blesse de  l'homme,  sur  laquelle  les  philosophes 
dont  nous  avons  nous-mêmes  invoqué  l'autorité, 
les  Malebranche  et  les  Pascal,  ont  si  souvent  in- 
sisté, et  qui  leur  avait  montré  la  nécessité  de  faire 
une  place  aux  exigences  du  corps  et  de  l'imagina- 
tion? «  La  religion  de  l'esprit?  oui,  sans  doute,  nous 
répondra  M.  Edouard  Le  Roy;  mais,  si  l'on  ne  veut 
pas  se  contenter  de  mots  et  de  rêves,  elle  n'existe 
que  par  l'insertion  dans  une  société  effective  et  dans 
une  tradition  durable  ».  Nous  ne  méconnaissons  pas, 


158  NATURE    ET   LIBERTÉ 

certes,  la  grande  force  de  l'objection;  si  nous  en 
sommes  peu  touchés  pourtant,  c'est  sans  doute  que 
cette  force  est  purement  matérielle.  Faire  appel  aux 
sentiments  commuas  de  l'humanité,  à  l'expérience 
de  ses  misères,  au  besoin  de  consolation  et  d'appui 
surnaturel  que  provoquent  l'abattement  physique  et 
le  désespoir  moral,  c'est  assurer  le  succès  d'une  apo- 
logétique; nous  le  savons,  et  nous  le  contesterons 
d'autant  moins  que  les  sentiments  auxquels  telle  ou 
telle  forme  religieuse  se  flatte  de  satisfaire  si  com- 
plètement, nous  apparaissent  comme  produits  en 
partie  par  l'évolution  que  cette  forme  religieuse  a 
commantlée.  L'histoire  et  la  sociologie  font  com- 
prendre l'état  de  civilisation,  parfois  elles  donnent 
la  date  même,  où  se  sont  manifestés  ces  systèmes  de 
représentations  et  d'institutions  ;  elles  disent  quelles 
circonstances  en  ont  suscité  ou  favorisé  le  dévelop- 
pement. Dès  lors,  plus  le  pragmatisme  insistera  sur 
la  subjectivité  radicale  des  croyances  religieuses,  sur 
leur  adaptation  aux  conditions  sociales  dans  les- 
quelles les  hommes  ont  dû  vivre,  mieux  le  terrain 
sera  préparé  à  la  critique  d'ordre  psychologique  et 
d'ordre  historique  qui  nous  libérera  des  habitudes 
lointaines  transformées  en  sentiments  inconscients 
et  en  intuitions,  plus  sera  mise  en  lumière  la  valeur 
de  la  sincérité  absolue  qui,  par  delà  cette  bonne  foi 
vulgaire  avec  laquelle  nous  nous  affirmons  naïve- 
ment dans  ce  que  nous  sommes,  travaille  à  effacer 
la  trace  de  l'extérieur,  du  passé,  de  la  matérialité, 
pour  ne  retenir  que  le  seul  consentement  de  l'esprit 
à  l'esprit. 

Il  faut  choisir  d'être  homme  ou  d'être  plante,  disait 
jadis  Aristote  à  ceux  qui,  manquant  de  courage  ou 
de  sérieux,  ne  savaient  pas  affronter  les  nécessités 
du  combat  pour  lintelligence.  Il  faut  se  roidir  contre 


NATURE   ET  LIBERTÉ  159 

répète  Pascal  à  ceux  qui  se  réfugient  derrière  la  tra- 
dition ou  la  coutume  pour  s'enraciner  dans  !e  respect 
verbal  d'un  ordre  aboli.  En  reprenant  ce  mot  et  cette 
attitude,  la  religion  de  l'esprit  ne  contredira  pas  à  ce 
qui  est  essentiel  dans  les  religions  positives  ;  elle 
prolonge,  elle  achève,  le  mouvement  de  leur  vie  pro- 
fonde. Par  la  vertu  du  germe  originel  qui  était  dé- 
posé dans  la  pensée  de  Jésus,  ou  par  la  vertu  propre 
des  races  dont  le  développement  spirituel  s'est  accom- 
pli à  l'intérieur  du  christianisme,  le  progrès  de  la 
conscience  religieuse  s'est  manifesté,  dans  notre 
monde  occidental,  comme  l'inquiétude  perpétuelle 
d'une  foi  qui  se  replie  sur  soi  pour  se  scruter,  se  pré- 
ciser, se  re>-iser  sans  fin  ;  il  a  mis  hors  de  pair, 
comme  étant  la  base  de  l'autonomie,  comme  faisant 
le  prix  de  la  personne  morale,  la  volonté  de  ne  ja- 
mais se  mentir  à  soi-même,  à  rencontre  et  au  mé- 
pris du  désir  individuel  ou  de  la  pression  sociale. 
Et  si  l'on  fait  de  la  notion  du  sacré,  avec  le  plus  auto- 
risé des  sociologues  contemporains,  le  caractère 
constitutif  de  la  réalité  religieuse,  on  constate  que 
l'évolution  du  sacré  s'est  faite,  suivant  la  formule 
mystique,  ab  exterioribus  ad  interiora.  «  Il  y  a,  tout 
au  moins,  un  principe,  écrit  M.  Durkheim,  que  les 
peuples  les  plus  épris  de  libre  examen  tendent  à 
mettre  au-dessus  de  la  discussion,  et  à  regarder 
comme  intangible,  c'est-à-dire  comme  sacré  :  c'est  le 
principe  même  du  libre  examen  ». 

Nous  pouvons  donc  être  convaincus  que  nous  ré- 
pondons à  l'aspiration,  à  l'exigence  même  de  la 
conscience  humaine  lorsque  nous  proclamons  la 
valeur  religieuse  de  l'effort  par  lequel  l'homme,  fai- 
sant abstraction  de  ce  qui  en  lui  n'est  pas  intelli- 
gence, se  tourne  vers  la  vérité  avec  son  âme  tout 
entière,  selon  l'admirable  parole   de  Platon  (dont  la 


160  NATURE   ET   LIBERTÉ 

psychologie  des  facultés,  entre  les  mains  des  éclec- 
tiques et  des  pragmatistes,  a  dénaturé  le  sens).  Tenir 
pour  un  mot  ou  pour  un  rêve  l'idée  qui  est  pure,  et 
qui  doit  être  pure  pour  avoir  quelque  chance  d'être 
vraie,  douter  qu'elle  puisse  être  la  source  dt*s  senti- 
ments nobles  et  des  volontés  généreuses,  c'est  com- 
mettre le  péché  contre  l'esprit.  Nous  ne  dirons  pas 
qu'il  est  irrémissible;  nous  connaissons  assez  la 
nature  des  hommes  pour  couvrir  de  notre  indul- 
gence ce  qui  n'est  que  trop  humain.  Mais  du  moins, 
si  quelques  philosophes  se  sont  refusés  à  commettre 
ce  péché,  l'humanité  a  le  devoir  de  les  regarder 
comme  les  plus  hauts,  comme  les  meilleurs  de  ses 
représentants  ;  et  c'est  pourquoi  il  convient  de  re- 
cueillir avec  fidélité,  avec  virilité,  l'écho  de  leur 
enseignement  et  de  leur  pensée. 


TABLE   DES   MATIERES 


InTRODI'CTIOX V 

PREMIÈRE  PARTIE 
Les  Directions  initiales  de  la  Pensée  moderne. 

Descartes  et  Pascal 13 

DEUXIÈME  PARTIE 
Philosophie  de  la  Nature. 

L'OEuvre  philosophique  d'Henri  Poincaré 37 

L'Arithmétique  et  la  Théorie  de  la  connaissance    ....  78 
Sur  les  Rapports  de  la  Conscience  intellectuelle   et  de  la 

Conscience  morale 95 

TROISIÈME  PARTIE 
Philosophie  de  la  Liberté. 

L'Education  de  la  Liberté 115 

La  Culture  allemande  et  la  Guerre  de  1914 126 

La  Religion  el  la  Philosophie  de  l'esprit 144 


E     GREVm    —    IMPRIMERIE   DE   LAGNY 


CE  B    2430 
.B77N3  1S21 
COO   BRUNSCHVICG, 
ACCM  1Q1A320 


MATURE  ET  LI 


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