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V'
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in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/nducontratsocialOOrous
I DU CONTRAT
SOCIAL;
OU
PRINCIPES
DU DROIT
POLITIQUE.
Par J.J.Rousseau ^ Citoyen.
de Genève.
jEucid. XI.
Iditwn Sant Cartons- , à laquelle on a ajouté
«ne Lettre de l'Auteur aufiul Ami qui lui
refis dans le monde.
Y^l^/; /^^*t^A^
■i AMSTERDAM,
Chez Marc - Michel Rev
W. D C C. L X I I.
1^
II.
AVERTISSEMENT.
V^ E petit Traité eft extrait
d'un Ouvrage plus étendu ,
entrepris autrefois fans avoir
confalté mes forces, & aban-
donné depuis long - temps.
Des divers morceaux qu'on
pouvoit tirer de ce qui étoit
fait , celui-ci eft le plus con«
fidérable , & m'a paru le
moins indigne d'être offert
au Public. Le refte n'eft déjà
plus.
I
IV
ffâ^ «^ f^ f^Sfl^ff eli eîfi eïir
c^ OfL^ J10 «Jto cJi^>cJf^o^
T A B L E h
DES LIVRES
E T
Z)^J^ CHAPITRES.
LIVRE I.
Ozi Po/i examine comment V hom-
me jpcijje de Vétat dénature cl
Vétat civil 5 &" quelles font les
conditions ejjentielles dupacle.
ChapîTPvE I, Sujet de ce premier
Livre, page 3
II. Des premières Sociétés, $
■ \\\. Du droit du plus fort. 11
IV. De VEfclavage. . . 14
V. Qu^il faut toujours re-
monter à une première
convention. ..... 2$
TABLE. V
Chapitre VL Du l'aciefocial p. 28
VU. Du Souverain. . . 3J
— Vill. De l'Etat civil. . 41
IX. Du Domaine réel. , ^Jt
wêmwmmwêmMmmmmmm
LIVRE II.
Oà il ejl traité de la Lc'giflation,
Chapitre I. Que la Souveraineté
ejl inaliénable J 5
— II. Que la Souveraineté ejl
indivijible j-j
•^- III. Si la volonté générale
peut errer 6z
— IV. Des bornes du Pouvoir
fouverain 66
V. Du Droit de vie & de
mort nj
VI. De la Loi 8^
Vlî. Du Légiflateur. . . ^2
r Vlll. Du Peuple. . . 105
r IX, Suite 10^
r] TABLE
Chapitre X. Suite iî8
— -— XL Des divers Jtjlêmes de
législation 12^
— XII. Divijion des Loix. 130
LIVRE III.
Oà il ejl traité des loix politiques y
c'cjl 'à' dire , de la forme du
Gouvernement.
Chapitre I. Du Gouvernement en
général 136
' II. Du principe qui conjîitue
les diverfes formes de
Gouvernement. . . . 151
' ' ■ — III. Divijion des Gouverne^
mènes ijp
—- IV. De la Démocratie, 16^
— V. De V Arijîocratie. . i^p
' — VI. De la Monarchie. 175
j" VII. Des gouvernements mix-
tts. . 1^1
TABLE vij
CHAPIïiiE Vill Qu6 toute forme de
Gouvernement nejl pus
propre à tout pays. . I P4
IX. Des Jignes d'un bon
Gouvernement. . . . 2op
— X. De Vabus du Gouverne-
ment & de fn pente a
dégénérer 214
XI. De la. mort du corps poli-
tique 222
XII. Comment fe maintient
l'autorité fouveraine. 225
XllI. Suite 22&
XlV. Suite 233
XV. Des Députés ou Répré-
fcntans 2^5
. XVI. Que Vinjîitution du
Gouvernement ncji point
un Contrat 24^
XVH. De l'injîitution dit
Gouvernement. ... 249
XVlll. Moyens de prévenir
les ufurpations du Gou-
yernement 253
viij TABLE,
LIVRE IV.
Oà continuant de traiter des loix
politiques on expoje les moyens
d^afferniir la conjlitution de
VEtat.
Chapitre I. Que, la volonté générale-
ejl Indejîniâible. . . 25p
II. Des Suffrages. , . 2.6$
IIÎ. Des élections. . . . 274
IV. Des comices romains. 280
V. Du Tribunal. ... ^10
VI. De la Diclature. ^\6
VII. De la Cenfure. . ^24
VIII. De la Religion civile.
5^P
■ IX. ConcluJïoTi, . . . . 3^0
PRINCIPES
PRINCIPES
POLITIQUE.
LivvvE Premier.
Je veux chercher fi dans l'ordre
civil il peut y avoir quelque règle
d'adminiftration légitime & fûre,
en prenant les hommes tels qu'ils
font 3 & les loix telles qu'elles
peuvent être : Je tâcherai tou-
jours d'allier dans cette recher-
che^ ce que le droit permet avec
ce que l'intérêt prefcrit , afin que
la jufl:ice & Tutilité ne fe trou*
vent point divilées.
A
^ )( o( #
J'entre en matière fans prou-
ver l'importance de mon fujet.
On me demandera fi je fuis Prin-
ce ou Légiflateur pour écrire fur
la Politique? Je réponds que non,
& que c'eft pour cela que j'écris
fur la Politique. Si j'étois Prince
ou Légiflateur , je ne perdrois
pas mon temps à dire ce qu'il
faut faire ; je le ferois y ou je me
tairois.
Né Citoyen d'un État libre ,
& membre du Souverain , quel-
que foible influence que puifTe
avoir ma voix dans les aËiires
publiques ^ le droit d'y voter fuf-
fit pour m'impofer le devoir de
m'en inftruire. Heureux toutes
les fois que je médite fur les Gou-
vernements y de trouver toujours
dans mes recherches de nouvel-
les raifons d'aimer celui de mon
Pays !
^ )C 5 )( #
CHAPITRE I.
Sujet de ce Premier Livre^
L'homme eft né libre , & par-
tout il eft dans les fers. Tel fe
croit le maître des autres ^ qui
ne laifle pas d'être plus efclave
qu'eux.Comment ce changement
s'eft-il fait ? Je l'ignore. Q,u'eft*
ce qui peut le rendre légitime ?
Je crois pouvoir réfoudre cette
queftion.
Si je ne confiderois que la force
& l'effet qui en dérive , je dirois :
Tant qu'un Peuple eft contraint
d'obéir & qu'il obéit , il fait bien;
fî-tôt qu'il peut fecoucr le joug
& qu'il le fecoue , il fait encore
mieux : car, recouvrant fa liber-
té par le même droit qui la lui a
ravie , ou il eft fondé à la repren-
# )( 4 )( #
dcCy ou l'on ne l'étoit point à la
lui ôter. Mais l'ordre focial eft
un droit facré ^ qui fert de bafe
à tous les autres. Cependant ce
droit ne vient point de la natu-
re ; il eft donc fondé fur des con-
ventions : il s'agit de favoir quel-
les font ces conventions. Avant
d'en venir-là je dois établir ce que
je viens d'avancer.
% * *i H»; « or «: 7"^
■*'
L
CHAPITRE IL
Des premières Sociétés.
La plus ancienne de toutes les
fociétés & la feule naturelle ^ eft
celle de la famille. Encore les
enfants ne reftent-ils liés au père
qu'auflî long-temps qu'ils ont be-
foin de lui pour fe conferver. Si-
tôt que ce befoin ceflTe ^ le lien
naturel fe diflbut. Les enfants ,
exempts de l'obéiflance qu'ils dé-
voient au père , le père exempt
des foins qu'il devoit aux enfants,
rentrent tous également dans
rindépendance. S'ils continuent
de refter unis, ce n'eft plus natu-
rellement, c'eft volontairement;
& la famille elle-même ne fe
maintient que par convention.
Cette liberté commune eft
A3
une eonféquence de la nature de
l'homme. Sa première loi eft de
veiller à fa propre confervation y
fes premiers foins font ceux qu'il
fe doit à lui-même; &^ fi-tôt
qu'il eft en âge de raifon y lui feul
étant juge des moyens propres à
le conferver ^ devient par-là fon
propre maître.
La famille eft donc 5 fi l'on
veut 5 le premier modèle des fo-
ciétés politiques; le chef eft l'ima-
ge du père, le peuple eft l'image
des enfants ; & tous étant nés
égaux & libres 3 n'aliènent leur
liberté que pour leur utilité. Tou-
te la différence eft que dans la
famille l'amour du père pour fes
enfants le paye des foins qu'il leur
rend y 6c que dans l'État le plai-
fir de commander fupplée à ce^
amour que le chef n'a pas pour
fes peuples.
Grotius nie que tout pouvoir
humain foit établi en faveur
de ceux qui font gouvernés :
Il cite Fefclavage en exemple.
Sa plus confiante manière de
raifonner eft d'établir toujours le
droit par le fait *. On pourroit
employer une méthode plus con-
féquente ^ mais non pas plus favo-
rable aux Tyrans.
Il est donc douteux 3 félon
Grotius 5 fi le genre humain ap-
partient à une centaine d'hom-
mes ^ ou îi cette centaine d'hom-
mes appartient au genre humain ;
& il paroît dans tout fon livre
pencher pour le premier avis :
*3, Les favantes recherches fur le droit
,, public ne font fouvent que Thiftoire des
„ anciens abus , & on s'eft entêté mal-à-pro^
„ pos quand on s'eft donné la peine de les
„ trop étudier. " Traité manufcrit des intérêts
de la Fr. avec fes voifins ; par M. L. M. d'A*
Voilà précifément ce qu'a fait Grotius,
A 4
# )( 8 )( #
c'eft aulTi le fentiment de Hob-
bès. Ainfi voilà l'efpece humaine
divifée en troupeaux de bétail y
dont chacun a fon chef, qui le
garde pour le dévorer.
Comme un pâtre eft d'une na-
ture fupérieure à celle de fon trou-^
peau, les pafteurs d'hommes^ qui
font leurs chefs , font auffi d'u-
ne nature fupérieure à celle de
leurs peuples. Ainfi raifonnoit,
au rapport de Philon , l'Empereur
Caligula; concluant affez bien de
cette analogie que les Rois étoient
des Dieux , ou que les peuples
étoient des bêtes.
Le raisonnement de ce Cali-
gula revient à celui de Hobbès &
de Grotius. Ariftote avant eux
tous avoit dit auflî que les hom-
pes ne font point naturellement
égaux 5 mais que les uns naiflent
pour l'efclavage & les autres pour
la domination.
# )( 9 )( #
Aristote avoit raifon ; mais-
il prenoit l'effet pour la caule.
Tout homme né dans Tefclavage
nait pour l'efclavage ^ rien n'eft
plus certain. Les efclaves perdent
tout dans leurs fers, jufqu'au de-
lîr d'en fortir : ils aiment leur fer-
vitude comme les compagnons
d'Ulyfie aimoient leur abrutifie-
ment *. S'il y a donc des efclaves
par nature ^ c'eft parce qu'il y a
eu des efclaves contre nature. La
force a fait les premiers efclaves^
kur lâcheté les a perpétués.
Je n'ai rien dit du Roi Adam,
ni de l'Empereur Noé , père de
trois grands Monarques qui fe
partagèrent l'univers^ comme fi-
rent les enfants de Saturne, qu'on
a cru reconnoïtre en eux. J'efpe-
re qu'on me Içaura gré de cette
* Voyez un petit traité de Plutarque inti-
tulé : Que Us bétes ujcnt de la raifon.
=^ )( io)( #
modération^ car 5 defcendant di-
reftement de l'un de ces Princes ,
& peut-être de la branche aînée^
que fçais-je fi par la vérification
des titres je ne me trouverois
point le légitime Roi du genre
humain? Quoiqu'il en foit^ on ne
peut difconvenir qu'Adam n'ait
été Souverain du monde ^ com-
me Robinfon de fon Ifle ^ tant
qu'il en fut le feul habitant ^ &
ce qu'il y avoit de commode dans
cet Empire , étoit que le Monar-
que afilué iiir fon trône n'avoit
à craindre ni rébellions ^ ni guer-
res y ni confpirateiirs.
^%^•^^
'^..^'^.J^
# )C II )( #
CHAPITRE III.
Du Droit du plus fort.
Le plus fort n'eft jamais aflez
fort pour être toujours le maître,
s'il ne transforme fa force en droit,
& l'obéiflance en devoir. De-là le
droit du plus fort ; droit pris iro-
niquement en apparence & réel*
lement établi en principe : Mais
ne nous expliquera -t -on jamais
Ce mot? La force eft une puiflance
phyfique; je ne vois point quelle
moralité peut réfulter de fes ef-
fets. Céder à la force eft un afte
de néceffité , non de volonté ,
c'eft tout au plus un afte de pru-
dence. En quel iens pourra -ce
être un devoir ?
Supposons un moment ce pré-
tendu droit. Je dis qu'il n'en ré-
fuite qu'un galimathias inexpli-
cable. Car fi tôt que c'eft la force
qui fait le droit , l'effet change
avec la caufe ^ toute force qui
furmonte k première j fuccede à
fon droit. Si tôt qu'on peut défo-
béir impunément ^ on le peut
légitimement ; & puifque le plus
fort a toujours raifon ^ il ne s'agit
que de faire en forte qu'on foit
le plus fort. Or qu'eft - ce qu'un
droit qui périt quand la force
cefîe ? S'il faut obéir par force ^
on n'a pas befoin d'obéir par de-
voir ; & fi l'on n'eft plus forcé
d'obéir ^ on n'y eft plus obligé.
On voit donc que ce mot de droit
n'ajoute rien à la force ; il ne
fignifie ici rien du tout.
Obéissez aux Puiflances. Si
cela veut dire , cédez à la force y
le précepte eft bon, mais fuperflu;
je répons qu'il ne fera jamais vio^
# )( I? )( #
je. Toute puiflance vient de Dieui
je l'avoue j mais toute maladie
en vient auffi. Eft-ce à dire qu'il
loit défendu d'appeller le Méde-
cin? Qu'un brigand me furprenne
au corn d'un bois j non feule-
ment il faut par force donner
la bourfe , mais quand je pour-
rois la fouftraire , fuis-jeen con-
Icience obligé de la donner? Car
enhn le piftolet qu'il tient eft auf-
" une puifTance.
Convenons donc que force
"ki '"^ P^s droit , & qu'on n'eft
oblige d'obeir qu'aux puiffances
légitimes. Ainfi ma queftion pri-
tnmve revient toujours.
#)( i4)( #
CHAPITRE IV.
De VEfclavage.
PuiSQu'AUCUN homme n'a une
autorité naturelle fur fon fem-
blable , 8c puifque la force ne
produit aucun droit , relient donc
les conventions pour bafe de
toute autorité légitime parmi les
hommes.
Si un particulier , dit Grotius ,
peut aliéner fa liberté & fe rendre
efclave d'un maître , pourquoi
tout un peuple ne pourroit-il
pas aliéner la fienne, & fe rendre
fujet d'un Roi ? Il y a là bien
des mots équivoques qui auroient
befoin d'explication, mais tenons-
nous-en à celui à' aliéner. Aliéner
c'eft donner ou vendre. Or un
homme qui fe fait efclave d'un
#)(i5)( #
autre, ne fe donne pas, il fe
vend , tout au moins pour fa
fubfiftance : mais un peuple pour-
quoi fe vend-il ? Bien-loin qu'un
Roi fourniffe à fes fujets leur fub-
liftance, il ne tire la fienne que
d'eux, & félon Rabelais , un Roi
ne vit pas de peu. Les fujets
donnent donc leur perfonne à
condition qu'on prendra aufîi
leur bien ? Je ne vois pas ce qu'il
leur refte à conferver.
^ On DIRA que le defpote afTure
a fes fujets la tranquiUité civile.
Soit; mais qu'y gagnent-ils, fi
les guerres que fon ambition leur
attire, fi fon infatiable avidité ,
il les vexations de fon miniftere
les délolent plus que neferoient
leurs diflèntions ? Qu'y gagnent-
ils, fi cette tranquillité même
eft une de leurs miferes ? On vit
tranquille auffi dans les cachots j
#)( i6 )(#
en eft-ce affez pour s'y trouver
bien ? Les Grecs ^ enfermés dans
l'antre du Cyclope^ y vivoient
tranquilles ^ en attendant que
leur tour vînt d'être dévorés.
Dire qu'un homme fe donne
gratuitement , c'eft dire une
chofe abfurde & inconcevable^
un tel acte eft illégitime & nul ,
par cela feul que celui qui le fait ,
n'eft pas dans fon bon fens. Dire
la même chofe de tout un peu-
ple, ç'eft fuppofer un peuple de
foux : la fohe ne fait pas droit*
Quand chacun pourroit s'a-
liéner lui-même 5 il ne peut aliéner
fes enfants ^ ils naiffent hommes
& hbres; leur hberté leur appar-
tient 5 nul n'a droit d'en difpofer
qu'eux. Avant qu'ils foient en
âge de raifon, le père peut en
leur nom ftipuler des conditions
pour leur confervation y pour leur
bien
^# )( 17 )( #
bien-être ; mais non les donner
irrévocablement & fans condi-
tion 5 car un tel don eft contraire
aux fins de la nature ^ & pafle
les droits de la paternité. 11 fau-
droit donc pour qu'un gouver-
nement arbitraire fût légitime,
qu'à chaque génération le peuple
fût le maître de l'admettre ou
de le rejetter : mais alors ce
gouvernement ne feroit plus ar-
bitraire.
Renoncer à fa liberté ^ c*eft
renoncer à fa qualité d'homme ,
aux droits de l'humanité ^ même
à fes devoirs. Il n'y a nul dédon>-
magement poffible pour quicon-
que renonce à tout. Une telle
renonciation eft incompatible
avec la nature de l'homme ^ &
c'eft ôter toute moralité à fes
aftions que d'ôter toute liberté
à fa Yolonté. Enfin c'eft uira
#)( i8 )( #
convention vaine & contradic-
toire 5 de ftipuler d'une part une
autorité abfolue ^ & de l'autre
une obéiffance fans bornes. N'eft-
il pas clair qu'on n'cft engagé à
rien envers celui dont on a droit
de tout exiger ^ & cette feule
condition y fans équivalent^ fans
échange , n'entraîne-t-elle pas la
nullité de l'afte? Car quel droit
mon efclave auroit-il contre moi ^
puifque tout ce qu'il a m'appar»
tient 3 & que fon droit étant le
mien , ce droit de moi contre
moi-même eft un mot qui n'a
aucun fens?
Grotius & les autres tirent
de la guerre un autre origine du
prétendu droit d'efclavage. Le
vainqueur ayant ^ félon eux , le
droit de tuer le vaincu y celui-ci
peut racheter fa vie aux dépens
de fa liberté 3 convention d'au-
#)( ï9)( #
tant plus légitime qu'elle tourne
au profit de tous deux.
Mais il eft clair que ce pré-
tendu droit de tuer les vaincus ,
ne rélulte en aucune manière de
l'état de guerre, par cela feu!
que les hommes vivant dans leur
primitive indépendance , n'ont
point entre eux de rapport aflez
confiant pour conftituer ni l'état
de paix, ni l'état de guerre, ils ne
font point naturellement enne-
mis. G'eft le rapport des chofes ,
& non des hommes , qui confli-
tue la guerre , & l'état de guerre
ne pouvant naître des fimples
relations perfonnelles , mais feu-
lement des relations réelles , la
guerre privée ou d'homme à
homme ne peut exifler ^ ni dans
l'état de nature où il n'y a point
de propriété conftante , ni dans
# ) ( 20 ) ( #
rétat Ibcial où tout eft fous
l'autorité des loix-
Les combats particuliers 5 les
duels ^ les rencontres, font des
aftes qui ne confti tuent point
un état ^ & à l'égard des guerres
privées , autoriiées par les éta*
bliflements de Louis IX , Roi de
France , &fufpenduespar la paix
de Dieu , ce font des abus du
gouvernement féodal , fyftême
abfurde s'il en fut jamais y con^
traire aux principes du droit na-
turel 5 & à toute bonne politique.
La guerre n'€;ft donc point
une relation d'homme à homme ^
mais une relation d'état à état^
dans laquelle les particuliers ne
font ennemis qu'accidentelle-
ment 5 non poiQt comme hom-
mes, ni même comme citoyens,
mais comme foldats j non point
comme membres de la patrie ,
# ) ( 21 ) ( #
mais comme fes défenfeurs. Enfin
chaque Etat ne peut avoir pour
ennemis que d'autres Etats , &
non pas des hommes ^ attendu
qu'entre chofes de diverfes na-
tures y on ne peut fixer aucun
vrai rapport.
Ce principe eft même con-
forme aux maximes étabUes de
tous les temps&à la pratique conf-
tante de tous les peuples policés.
Les déclarations de guerre font
moins des avertifiemens aux puit
fances qu'à leurs fujets. L'étran^
ger y foit Roi , foit particulier ^
loit peuple y qui vole /tue ou dé-
tient les fujets fans déclarer la
guerre au Prince ^ n'ell pas un
ennemi y c'eft un brigand. Mê-
me en pleine guerre un prmce jufte
s'empare bien en pays ennemi dç
tout ce qui appartient au pubhc ^
mais a reipedte la. perfonne & le^
biens des particuliers ••, il refpefte
des droits fur lefquels font fondés
les fiens. La fin de la guerre étant
la deftruftion de l'Etat ennemi,
on a droit d'en tueries défenfeurs
tant qu'ils ont les armes à la main;
mais fi - tôt qu'ils les pofent & fe
rendent 5 ceffant d'être ennemis
ou infl:ruments dePennemi, ils
redeviennent Amplement hom-
mes, & l'on n'a plus de droit fur
leur vie. Quelquefois on peut tuer
l'Etat fans tuer un feul de fes
membres: Or la guerre ne donne
aucun droit qui ne foit nécefîaire
à fa fin. Ces principes ne font pas
ceux de Grotius ; ils ne font pas
fondés fur des autorités de Poètes,
mais ils dérivent de la nature
des chofes , & font fondés fur la
raifon.
A l'égard du droit de con-
quête ^ il n'a d'autre fondement
=^)( 23 )( ^
que la Loi du plus fort. Si la guer-
re ne donne point au vainqueur
le droit de maflacrer les peuples
vaincus, ce droit qu'il n'a pas,
ne peut fonder celui de les aflèr-
vir. On n'a le droit de tuerl'enne-
mi,que quand on ne peut le faire
efclave ; le droit de le faire efcla-
ve ne vient donc pas du droit de
le tuer: C'eft donc un échange
inique de lui faire acheter au prix
de fa liberté fa vie fur laquelle on
n'a aucun droit. En établiflànt
le droit de vie & de mort fiu- le
droit d'efclavage, & le droit d'ef-
clavage fur le droit de vie & de
mort, n'eft-il pas clair qu'on
tombe dans le cercle vicieux ?
En supposant même ce terri-
ble droit de tout tuer , je dis
qu'un efclave fait à la guerre, ou
un peuple conquis, neft tenu à
rien du tout envers Ion maître;.
# ) ( 24 ) ( #
qu'à lui obéir autant qu'il y eft
forcé. En prenant un équivalent
à fa vie , le vainqueur ne lui en a
point fait grâce : au lieu de le
tuer fans fruit il l'a tué utilement.
Loin donc qu'il ait acquis fur lui
nulle autorité jointe à la force ,
l'état de guerre fubfîfte entre eux
comme auparavant , leur rela-
tion même en eft l'effet ^ & l'u-
fage du droit delà guerre ne fup-
pofe aucun traité de paix. Ils ont
fait une convention ; foit : mais
cette convention , loin de dé-
truire l'état de guerre > en fup-
pofe la continuité.
A I N s 1 5 de quelque fens, qu'on
cnvifage les choies ^ le dro:|t d'ef-
clavage eft nul ^ non feulement
parce qu'il eft illégitime y mais
parce qu'il eft abfurdeôc ne figni-
fierien. Ces mots , efdavage &
droit yioxit contradidoires ^ ils
s'ex.-
#)(^5 )(#
s'excluent mutuellement. Soît
d'un homme à un homme , foit
d'un homme à un peuple , ce dis-
cours lera toujours également
infenfé. Je fais avec toi une corh-
veiuion touu a ta charge & toute
à mon profit ^ que fobferveral
tant qu'il nie plaira , & que tu
ohferveras tant quil me plaira.
C H A P I T Px. E V.
Quil faut toujours remonter cl
une première convention,
Q u AND j'accorderois tou t ce que
j'ai'réfuté julqu'ici^ les fauteurs
du defpotiime n'en feroient pas
plus avancés. 11 y aura toujours
une grande différence entre Ibu-
mettre une multitude , 6c régir
une fociété. Q,ue des hommes
épars foient lucceffivement afier-
^ . C
# )( ^oc #
vis à un feul ^ en quelque nom-
bre qu'ils puiffent être , je ne vois
là qu'un maître &c des efclaves ^
je n'y vois point un peuple ôc Ion
chef^c'eft^ fi l'on veut, une agré-
gation 3 mais non pas une affb-
dation ; il n'y a là ni bien public
ni corps politique. Cet homme ,
eût-il afîervi la moitié du monde ,
n'eft toujours qu'un particulier;
Ion intérêt , léparé de celui des
autres , n'eft toujours qu'un in-
térêt privé. Si ce même homme
vient à périr 3 Ion Empire après
luirefte épars & laas liaifon, com-
me un chêne fe diflbut & tombe
en un tas de cendres 3 après que
le feu l'a confumé.
Un peuple, dit Grotius ,
peut fe donner à un Roi. Selon
Grotius un peuple eft donc un
peuple avant de fe donner à un
Roi. Ce don même eft un afte
#)( v)(#
civil, il fuppofe une délibération
publique. Avant donc que d'e-
xaminer l'afte par lequel un peu-
ple élit un Roi y il feroit bon d'e-
xaminer l'afte par lequel un peu-
ple eft un peuple. Car cet adle
étant néceffairement antérieur à
l'autre , eft le vrai fondement de
la fociété.
En effet , s'il n'y avoit
point de convention anté-
rieure 5 où feroit ^ à moins qù'é'
réleftion ne fût unanime , l'o-
bligation pour le petit nombre
de le foumettre au choix du
grand , & d'où cent , qui veulent
un maître 5 ont-ils le droit de vo-
ter pour dix qui n'en veulent
point? La loi de la pluralité des
iuffrages eft elle-mcnic un établif-
fement de convention , Se fuppofe
au moins une fois l'unanimité.
Cz
CHAPITRE VI.
Du Pacte foc'iaL
Je SUPPOSE les hommes par-
venus à ce point où les obA^acles
qui nuifent à leur confervation
dans l'état de nature ^ l'empor-
tent par leur réfiftance ilir les for-
ces que chaque individu peut em-
ployer pour ie maintenir dans cet
état 5 alors cet état primitif ne
peut plus fubiîfcer , 6c le genre
humain périroit s'il ne changeoit
fa manière d'être.
O K 5 c o M M E les hommes ne
peuvent engendrer de nouvelles
forces j mais feulement unir ôc
diriger celles qui exiftent^ ils
n'ont plus d'autre moyen pour fe
conferver , que de former par
agrégation une fomme de forces
^ ) ( 29 ) ( # .
qui puifle remporter fur la réfif-
tance , de les mettre en jeu par
un feul mobile & de les faire agir
de concert.
Cette fomme de forces ne
peut naître que du concours de
plufieurs : mais la force & la li-
berté de chaque homme étant les
premiers inllruments de fa confer-
vation 5 commient les engagera-
t-il fans fe nuire ^ & fans négli-
ger les foins qu'il fe doit ? Cette
difficulté ramenée à mion fujet
peut s'énoncer en ces termes.
35 Trouver une forme d'af-
55
fociations qui défende & pro-
tège de toute la force commu-
ne la perfonne & les biens de
chaque aiTocié 5 6c par laquelle
chacun s'uniffant à tous n'o-
^^béiffe pourtant qu'à lui-même ôc
^5 refte auffi libre qu'auparavant?^^
Tel eft le problème fondamental
C3
v
# ) ( 3^ ) ( #
dont le contrat focial donne la
Iblution.
Les clauses de ce contrat
font tellement déterminées par
la nature de l'aéle que la moindre
modification les rendroit vaines
& de nul effet ^ en ibrte que,
bien qu'elles n'aient peut-être
jamais été formellement énon-
cées, elles ibnt par-'toutles mê-
ines y par-tout tacitememt admi-
fps & reconnues ; jufqu'à ce que ,
le padle focial étant violé , cha-
cun rentre alors dans ks premiers
droits & reprenne fa liberté na-
^ turclle 5 en perdant la liberté
conventionnelle pour laquelle il
y renonça.
Ces clauses bien étendues fe
réduifent toutes à une feule , la-
voir l'aliénation totale de chaque
afTocié avec tous fes droits à toute
la communauté. Car première-
# )( 31 )(#
ment 5 chacun fe donnant tout
entier , la condition ell: égale
pour tous 5 & la condition étant
égale pour tous 5 nul n'a intérêt
de la rendre onéreufe aux autres.
De plus, l'aliénation fefai-
fant fans réferve, Tunion efl: auilî
parfaite qu'elle peut l'être & nul
aflbcié n'a plus rien à réclamer :
Car s'il reftoit quelques droits
aux particuliers , comme il n'y
auroit aucun iupérieur commun
qui pût prononcer entre eux 6c
le public 5 chacun étant en quel-
que point fon propre , juge préten-
droit bien-tôt l'être en tous, l'état
de nature fubfifteroit , & l'aiTocia-
tion deviendroit nécelTairement
tyrannique ou vaine.
Enfin chacun fe donnant à
tous ne fc donne à perfonne ;
& comme il n'y a pas un afîbcic
iur lequel on n'acquière le même
C4
droit qu'on lui cède fur foi ^ on
gagne l'équivalent de tout ce
qu'on perd , & plus de force pour
conlerver ce qu'on a.
Si donc on écarte du paile
ibcial ce qui n'eft pas de fon ef-
ience ^ on trouvera qu'il fe réduit
aux termes fuivants. Chacun de
nous met en commun fa ferfon-
lie & toute fa puijfance fous la
fupreme direction de la volonté
générale y & nous recevons en
corps chaque jnembre comme par^
ne indivijihle du tout,
A l'instant 3 au lieu de la
perlonne particulière de chaque
contrariant y cet afte d'affbcia-
tion produit un corps moral &
collectif ^ compofé d'autant de
membres que Taflemblée a de
voix; lequel reçoit de ce même
acte fon unité 5 fon 7noi commun ,
la vie & fa volonté. Cette perfon-
# )( 33 )(#
ne publique , qui fe forme ainfî
par l'union de toutes les autres ,
prenoit autrefois le nom de Citc'^ ,
àc prend maintenant celui de
* Le vrai Cens de ce mot s'efl prefque
entièrement effacé chez les modernes i la plu-
part prennent une ville pour une Cité & un
liourgcois pour un Citoyen. Ils ne favent pas
que les maifons font la Ville mais que les
Citoyens font la Cicé. Cette même erreur
coûta cher au refois aux Carthaginois. Je n'ai
-pas lu que le titre de cives ait jamais étédon-
né aux fujets d'aucun Prince , i>as même an-
ciennement aux Macédoniens , ni de \\o^ jours
aux Anglois , quoique plus près de la liberté
que tous les autres. Les leuls François pren-
aient tout familièrement ce nom de Citoyens ,
parce qu'ils n'en ont aucune véritable idée ^
comme on peut le voir dans leurs Di<fl:ion-
naircs , fans quoi ils tomberoient en l'ulur-
pant dans le crime de Léze-Majefté: ce nom
chez eux exprime une vertu & non pas un
droit. Quand Bodin a voulu parler de nos
Citoyens & Bourgeois , il a fait une lourde
bévue en prenant les uns pour les autres- M.
d'Alembert ne s'y ell pas trompé;, & a biea
diftingué daPiS Ion article Genève les quatre
ordres d'hommes , [mcmeciaq, en y comptaar
# )( 34)(=^
Republique ou de corps politique ^
lequel eft appelle par les membres
Etat quand il eft paffif. Souverain
quand il eft a£lif , FuiJJ'ance en
le comparant à fes femblables.
A regard des aiTociés ils prennent
cclîeàivement le nom àt peuple ^
& s'appellent en particulier Cito^
yens , comme participant à l'au-
torité fouveraine ^^Sujets com-
me foumis aux loix de l'Etat.
Mais ces termes fe confondent
fouvent & le prennent l'un poiur
l'autre ; il ftiffit de les favoir
diftinguer quand ils font emplo-
yés dans toute leur précifion.
les fimples étrangers,] qui font dans notre
ville, & dont deux feulement compofent
la République. Nul autre auteur François ,
que ie fâche, n'a compris le vrai fens du
mot Citoyeus,
#)( 35 )(#
CHAPITRE VIL
JDu Souverain,
On voit par cette formule
que Tafte d'affbciation renferme
un engagement réciproque du
public avec les particuliers^ &
que chaque individu y contrac-
tant 5 pour ainli dire , avec lui-
même ^ fe trouve engagé fous un
double rapport^ fa voir, com-
me membre du Souverain envers
les particuliers y &c comme mem*
bre de l'Etat envers le Souverain.
Mais on ne peut appliquer ici la
maxime du droit civil , que nul
n'eft tenu aux engagements pris
avec lui-même ; car il y a biea
de la différence entre s'obliger en-
vers foi 5 ou envers un tout dont
Qu iait partie.
# )( 36 )(#
Il faut remarquer encore qtie
la délibération publique , qui
peut obliger tous les fujets en-
vers le Souverain ^ à caufe des
deux différents rapports fous lef-
queîs chacun d'eux eft envifagé ;,
ne peut 5 par la raifon contraire,
obliger le Souverain envers lui-
même , & que, par coniequent,
il eft contre la nature du corps
politique que le Souverain s'im-
pofe une loi qu'il ne puifle enfrein-
dre. Ne pouvant fe confidérer
que fous un feul 5c même rapport ,
il eft alors dans le cas d'un par-
ticulier contraftant avec foi-mê-
me : par où l'on voit qu'il n'y a
ni ne peut y avoir nulle efpece
de Loi fondamentale obligatoire
pour le corps du peuple , pas
même le contrat locial. Ce qui
ne fignine pas que ce corps ne
puiffe fort bien s'engager envers
autrui en ce qui ne déroge point
à ce contrat; car^ à l'égard de
l'étranger^ il devient un être fim-
ple , un individu.
Mais le corps politique où le
Souverain ne tirant Ion être que
de la fainteté du contrat ^ ne peut
jamais s'obliger ^ même envers
autrui , à rien qui déroge à cet
ade primitif, comme d'aliéner
quelque portion de lui-même ou
de le foumettre à un autre Sou-
verain. Violer l'afte par lequel
il exifle , feroit s^méantir ; & ce
qui n'eft rien , ne produit rien.
Si-tôt^ que cette multitude
efl ainii réunie en un corps , en
ne peut offenfer un des membres
lans attaquer le corps ; encore
moins oficnfer le corps lans que
les membres s'en reiîcntent. Ainii
le devoir & l'intérêt obligent
également les deux parties cou.
# )( 38 )( #
traçantes à s'entre-aider mutuel-
lement 5 &c les mêmes hommes
doivent chercher à réunir fous ce
double rapport tous les avanta-
ges qui en dépendent.
Or le Souverain ^ n'étant for-
mé que des particuliers qui le
compoient y n'a ni ne peut avoir
d'intérêt contraire au leur j par
conféquent la puiflance fouve-
raine n'a nul befoin de garant
envers les fujets, parce qu'il eft
impoffible que le corps veuille
nuire à tous fes membres ; & nous
verrons ci - après qu'il ne peut
nuire à aucun en particulier. Le
Souverain , par cela feul qu'il
eft, eft toujours tout ce qu'il doit
être.
Mais il n'en eft pas ainfî des
fujets envers le Souverain , au-
quel malgré l'intérêt commun ,
rien ne répondroit de leurs enga-
#)( 39 )( #
gemens s'il ne trouvoit des mo-
yens de s'afliirer de leur fidélité.
En effet chaque individu
peut comme hom.me avoir une
volonté particulière y contraire ou
diflemblable à la volonté géné-
rale qu'il a comme Citoyen. Son
intérêt particulier peut lui par-
ler tout autrement que l'intérêt
commun ; fon exiftence abfolue
8c naturellement indépendante
peut lui faire envilagcr ce qu'il
doit à la caufe commune com-
me une contribution gratuite ,
dont la perte fera moins nuifible
aux autres que le payement n'en
cft onéreux pour lui ; & regar-
dant la perfonne morale qui conf-
titue l'Etat y comme un être de
railbn, parce que ce n'cft pas un
homme , il jouiroit des droits du
citoyen fans vouloir remplir les
devoirs du fiijet j injuftice dont
# ) ( 40 ) C #
le progrès caufcroit la ruine du
corps politique.
Afin donc que le pafte locial
ne foit pas un vain formulaire , il
renferme tacitement cet engage-
ment qui feul peut donner de la
force aux autres , que quicon-
que refufera d'obéir à la volonté
générale, y fera contraint par tout
le corps 5 ce qui ne figmiie autre
choie finon qu'on le forcera d'ê-
tre libre : car telle efl: la condi-
tion qui donnant chaque Citoyen
à la Patrie le garantit de toute
dépendance perfpnnelle^ condi-
tion qui fait l'artifice 6c le jeu de
la machine poh tique , Se qui feule
rend légitimes les engagements
civils, lefquels fans cela feroient
abfurdes , tyranniques , ôcfajcts
aux pius.énormes abus.
CHAR
CHAPITRE VIII.
De l'Etat civil.
(^E PASSAGE de l'état de nature
à l'état civil produit dans l'hom-
me un changement très-remar-
quable 5 en fubflituant dans fa
conduite la juflice à Tinflincl , &
donnant à fes aftions la moralité
qui leur manquoit auparavant.
C'eft alors feulement que la voix
du devoir fuccédant à l'impul-
fion phyfique , ôcle droit à l'ap-
pétit, l'homme , qui jufqucs là
n'avoit regardé que lui-même,
le voit forcé d'agir fur d'autres
principes , 6c de conlulter fa rai-
ion avant d'écouter les penchants.
Qiioiqu'ilfe prive dans cet état de
plufieurs avantages qu'il tient
de la nature 3 il en regagne de
D
# ) ( 42 ) ( ^
fi grands , fes facultés s'exercent
& fe développent , fes idées s'é-
tendent 3 fes fentiments s'enno-
bliffent , fon ame toute entière
s'élève à tel point 5 que G. les abus
de cette nouvelle condition ne
le dégradoient fouvent au def-
fcus de celle dont il eft forti 5 il
devroit bénir fans ceflTe l'inflant
heureux qui l'en arracha pour ja-
mais 5 & qui 5 d'un animal ftupi-
de & borné, fit un être intelligent
Se un homme.
Réduisons toute cette balan»
ce à des termes faciles à compa-
rer. Ce que Thomme perd par le
contrat focial , c'eft fa liberté
naturelle & un droit illimité à
tout ce qui le tente Sl qu'il peut
atteindre, ce qu'il gagne , c'eft
la liberté civile ôc la propriété de
tout ce qu'il poffede. Pour ne pas
fe tromper dans ces compenfar
=^ ) ( 4? K #
tîons 5 il faiit bien diftinguer la
liberté naturelle qui n'a pour bor-
nes que les forces de l'individu ,
de la liberté civile qui eft limitée
par la volonté générale , & \x
polTeffion qui n'eft que l'effet de
la force ou le droit du premier
occupant , de la propriété qui
ne peut être fondée que fur un
titre pofitif.
On pourroit fur ce qui pré-
cède ajouter à l'acquis de l'état
civil 5 la liberté morale , qui
feule rend l'homme vraiment
maître de lui j car l'impulfion
du feul appétit eft efclavage , &
l'obéifTance à la loi qu'on s'eft
prelcrite , eft liberté. Mais je
n'en ai déjà que trop dit fur cet
article , & le fens philofophique
du mot libcrU n'eft pas ici de
mon fujet* "' . .
# ) ( 44 ) ( ^
mm mm 0m -- '^m ^^^ 1^^
CHAPITP.E IX.
Du Domaine réd.
(Chaque membre de la com-
munauté fe donne à elle au mo-
ment qu'elle' fe forme ^ tel qu'il
le trouve aftuellement , lui 6c
toutes les forces, dont les biens
<]u'il poflede font partie. Ce
n^efl pas que par cet afte la
poffeffion change de nature en
cnangeant de mains , & devienne
propriété dans celles du Souve-
rain : mais comme les forces de
la Cité font incomparablement
plus grandes que celles d'un par-
ticulier 5 la poffelfion publique
eft auffi dans le fait plus forte
6c plus irrévocable, fans être plus
légitime , au moins pour les
étrangers. Car l'Etat ^ à l'égard
#)(45 )( #
de fes membres 5 eft maître de
tous leurs biens par le contrat
ibcial , qui dans l'Etat fert de
bafe à tous les droits ^ mais il ne
Tell à regard des autres Puif-
fances y que par le droit du pre-
mier occupant 5 qu'il tient des
particuliers.
Le droit de premier occu-
pant 5 quoique plus réel que celui
du plus fort 5 ne devient un vrai
droit qu'après rétabliflement de
celui de propriété. Tout homme
a naturellement droit à tout ce
qui lui eft néceffaire ; mais l'acle
pofitif qui le rend propriétaire
de quelque bien ^ l'exclut de
tout le refte. Sa part étant faite,
il doit s'y borner, 6c n'a plus
aucun droit à la communauté.
Voilà pourquoi le droit de pre-
mier occupant , fi foible dans
•l'état de nature ^ eft refpectablc
# ) ( 46 ) ( #
à tout homme civil. On refpecle
moins dans ce droit ce qui eft à
autrui que ce qui n'eft pas à foi.
En général, pour autorifer
fur un terrein quelconque le droit
de premier occupant, il faut les
conditions luivantes. Première-
ment que ce terrein ne foit en-
core habité par perfonne ; iecon-
dément , qu'on n'en occupe que
la quantité dont on a befoin pour
fuhfifter ^ en troifieme heu , qu'on
en prenne poiTelTion y non par
une vaine cérémonie , mais par
le travail & la culture ^ leul figne
de propriété qui au défaut^ de
titres juridiques doive être reC-
pedlé d'autrui.
En effet , accorder au befoin
& au travail iç droit de pren)ier
occupant , n'efl-çe pas l'étendr^
auffi loin qu'U peut aller? E^u^r
çn ne pas dpnuer des bornes à-
# ) ( 47 ) ( #
ce droit ? SufHra-t-il de mettre
le pied fur un terrein commun
pour s'en prétendre auffi-tôp le
maître ? Suffira -t -il d'avoir la
force d'en écarter un moment
les autres hommes pour leur ôter
le droit d'y jamais revenir? Com-
ment un homme ou un peuple
peut-il s'emparer d'un territoire
immenfe 6c en priver tout le
genre humain , autrement que
par une ufurpation puniflable y
puifqu'elle ôte au refte des hom-
mes le léjour & les aliments que
la nature leur donne en commun?
QjLiand Nunez Balbao prenoit
fur le rivage podelfion de la Mer
du Sud ÔL de toute l'Amérique
méridionale , au nom de la Cou-
ronne de Callille y étoit-ce affez
pour en dépolféder tous les habi-
tants &L en exclure tous les Princes
du monde? Sur cepicd-là ces cérè-
=^ ) ( 48 ) ( #
monies fe miiîtiplioient aflez vai-
nement ^ 6c le Roi Catholique
n'avoit tout d'un coup qu'à
prendre de fon cabinet pofTefîîon
de tout l'univers , fauf à retran-
cher enfuite de Ion Empire ce
qui étoit auparavant poffédé par
les autres Princes.
On conçoit comment les ter-
res des particuliers réunies Se
contiguës deviennent le territoire
public 3 & comment le droit de
Ibuveraineté , s'étendant des fu-
jets au terrein qu'ils occupent ,
devient à la fois réel Se perfon-
nel ; ce qui met les poÂeffeurs
dans une plus grande dépen-
dance y 8c fait de leurs forces
même les garants de leur fidé-
lité. Avantage qui ne paroît pas
avoir été bien fenti des anciens
Monarques ^ qui ne s'appellant
que Pvois des Perfes^des Scithes,
des
# ) ( 49 ) ( #
<des Macédoniens ^ fembloient fc
regarder comme les chefs des
hommes 5 pkitôt qu^e comme les
maîtres du pays. Ceux d'aujour-
d'hui s'appellent plus habilement
Rois de France , d'Efpagne ,
d'Angleterre y &c. En tenant
ainfi le terrein ^ ils font bien furs
d'en tenir les habitants.
Ce qu'il y a de fingulier
dans cette aliénation 5 c'eft que
loin qu'en acceptant les biens des
particuliers^ la communauté les
en dépouille y elle ne fait que
leur en affurer la légitime pof-
feffion y changer l'ufurpation en
un véritable droit ^ & la jouif-
fance en propriété. Alors les poC-
fefleurs étant confidérés corame
dépofitaires du bien puUic ,
leurs droits étant refpeâiés de
tous les membres de l'Etat y &c
maintenus de toutes fes forces
Ë
#>( 50. >( #
contre l'étranger 3 par une ceflion.
avantageufe au public^ & plus
encore à eux-mêmes ^ ils ont ,
pour ainfi dire ^ acquis tout ce
qu'ils ont donné. Paradoxe qui
s'explique aiiément^par la diftin-
ftion des droits que le Souverain
&le propriétaire ont fur le même
fonds y comme on verra ci-après.
Il peut arriver auffi que les
hommes commencent à s'unir
avant que de rien polTéder y
& que s'emparant enfuite d'un
terrein fuffifant pour tous y ils
en jouiffent en commun y ou
qu'ils le partagent entre eux,
foit également y foit félon des
proportions établies par le Sou-
verain. De quelque manière que
fe faffe cette acquilîtion y le droit
que chaque particulier a fur fon
propre fonds 3 eft toujours lu-
bordonné au droit que la con),'^
munauté a fur tous , fans quoi.
il n'y auroit ni folidité dans le
lien focial, ni force réelle dan$^
l'exercice de la Souveraineté.
Je terminerai ce chapitre &
ce livre par une remarque qui
doit fervir de bafe à tout le fyf-
tême focial ; c'eft qu'au lieu de
détruire l'égalité naturelle , le
pafte fondamental fubftitue au
contraire une égalité morale &
légitime à ce que la nature avoit
pu mettre d'inégalité phyfique
entre les hommes 3 & que pou-
vant être inégaux en force ou
en génie ^ ils deviennent tous
égaux par convention & de
droit. *
* Sous les mauvais gouvernements cette éga-
lité n'cft qu'apparente & illuloire i elle ne fert
qu'à maintenir le pauvre dans fa mifere Se
le riche dans fon ufurpation. Dans le fait les
loix font toujours utiles à ceux qui poffedenc,
E2
#)( 5* )( #
& nuifibles à ceux qui n'oni rien : D*oii il
fuit que l'état locial n^eft avantageux aux
hommes qu'autant qu'ils ont tous quelque
chofe Se qu'aucun d'eux n'a rien de crop.
Fin du Livre premier*
PRINCIPES
POLITIQUE.
Livre Second.
i CHAPITRE I.
Çi/e /a Souveraineté ejl ina."
lie noble,
La PREMIERE & la plus impor-
tante conféquence des principes
ci-devant établis eft que la volon-
té générale peut feule diriger les
forces de l'Etat félon la fin de fon
inftitution y qui eft le bien com-
mun : car fi l'oppofition des inté-
têts particuliers a rendu néceflaîre
rétabliflement des fociétés , c'eft
l'accord de ces mêmes intérêts
qui Fa rendu poffible. Ceft ce
qu'il y a de commim dans ces
différents intérêts qui formewè le
lien focial ; & s'il n'y avoit pas
quelque point dans lequel tous
les intérêts s'accordent y nulle
fociété ne fçauroit exifter. Or
c'eft uniquement fur cet intérêt
Commun que la fociété doit être
gouvernée.
Je dis donc que la fouveraine-
té n'étant que l'exercice de la vo-
lonté générale ne peut jamais s'a-
liéner y & que le Souverain , qui
n'eft qu'un Etre colledlif ^ ne peut
être repréfenté que par lui-mê-
me 5 le pouvoir peut bien fe tranf-
mettre y mais non pas.la volonté.
En effet y s'il n'eft pas im-
poffible qu'une volonté partÎQU^
=^)( 55 )( #
liere s'accorde fur quelque point
avec la volonté générale , il eft
impoffible au moins que cet ac-
cord Ibit durable & confiant; car
la volonté particulière tend par
fa nature aux préférences ^ & la
volonté générale à l'égalité. 11 eft
plus impolTible encore qu'on ait
un garant de cet accord , quand
Tnême il devroit toujours exifîcr;
ce ne feroit pas un effet de Fart ^
mais du hazard. Le Souverain
peut bien dire y Je veux aftuelle-
ment ce que veut un tel homme,
ou du moins ce qu'il dit vouloir;
mais il ne peut pas dire: ce que
cet homme voudra demain 3 je le
voudrai encore ; puifqu'il eft ab-
furde que la volonté le donne des
chaînes pour l'avenir , & puifqu'il
ne dépend d'aucune volonté de
confentir à rien de contraire au
bien de 1 Etre qui veut. Si donc
E4
# )( 56 )( #
le peuple promet fimplement d'o-
béir 5 il le diflbut par cet afte ,
il perd fa qualité de peuple ; à
Tinllant qu'il y a un Maître il
n'y a plus de Souverain , & dès-
lors le corps politique eft détruit.
Ce n'est point à dire que les
ordres des chefs ne puiflent pafler
pour des volontés générales, tant
que le Souverain libre de s'y op-
pofer ne le fçait pas. En pareil
cas y du filence univerfel on doit
préfumer le confentement du peu-
ple. Ceci s'expliquera plus au
long.
#)( 57 )( #
CHAPITRE II.
Que la Souveraineté ejl indi-
rifihle.
pAR LA même raifon que la foii-
veraineté eft inaliénable , elle eft
indivifible. Car la volonté eft gé-
nérale *5 ou elle ne l'eft pas; elle
eft celle du corps du peuple , ou
feulement d'une partie. Dans le
premier cas cette volonté décla-
rée eft un afte de fouveraineté
& fait loi : Dans le fécond , ce
n'eft qu'une volonté particu-
lière ou un a6te de magiftrature;
c'eft un décret tout au plus.
Mais nos politiques ne pou-
* Pour qu'une volonté Toit générale , il n'eft
pas coujo.irs nécrfTaire qu'elle Toit unanime»
mais il eft néceflTaire que rouies les voix Ibtcn^
comp ées j toute exclufioii formelle rompe la
géiiQtalu4
# )(58 )( #^
vant divifer la foiiveraineté dans
fon principe, la divifent dans fon
objet 5 ils la divifent en force &
en volonté , en puiflance légifla-
tive ôc en puiflance executive ,
en droit d'impôts , de juftice &
de guerre , en adminiftration in-
térieure & en pouvoir de traiter
avec l'étranger : tantôt ils con-
fondent toutes ces parties Se tan-
tôt ils les féparent ; ils font du
Souverain un Etre fantaftiqite 8c
formé de pièces rapportées ; c'efl
comme s'ils compoioient Fhom-
me de plufieurs corps , dont Tun
auroit des yeux , l'autre des bras,
l'autre des pieds 6c rien de plus.
Les Charlatans du Japon dépè-
cent 3 dit- on 5 un enfant aux
yeux des fpeftateurs , puis jet-
tant en l'air tous les membres
l'un après l'autre, ils font retom-
ber Tenfant vivant ôc tout raffem-
# )( 59 )( #
blé. Tels font à peu près les tours
de gobelets de nos politiques ;
après avoir démembré le corps fo-
cial par un preftige digne de la
foire 5 ils raflemblent les pièces
on ne fçait comment.
Cette erreur vient de ne s'être
pas fait des notions exaftes de
l'autorité fouveraine , & d'avoir
pris pour des parties de cette au«
torité ce qui n'en étoit que des
émanations. Ainfi y par exemple,
on a regardé l'adle de déclarer la
guerre & celui de faire la paix
comme des aûes de fouveraineté
ce qui n eft pas; puilque chacun
de ces aftes n'ell pomt une loi ,
mais feulement une application
de la loi , un afte particulier qui
détermine le cas de la loi,comme
on le verra clairement quand l'i-
dée attachée au mot loi lera fixée.
^ EN SUIVANT 4e même les au^
^ ) ( 6o ) ( #
très divifions , on trouveroit que
toutes les fois qu'on croit voir la
fouveraineté partagée, on fe trom-
pe ; que les droits qu'on prend
pour des parties de cette fouve-
raineté 5 lui font tous fubordon-
nés y & fuppofent toujours des
volontés fuprêmes dont ces droits
ne donnent que l'exécution.
On ne fçauroit dire combien
ce défaut d'exaftitude a jette
d'obfcurité fur les décifions des
Auteurs en matière de droit po-
litique 3 quand ils ont voulu ju-
ger des droits refpeftifs des Rois
& des Peuples , fur les principes
qu'ils avoient établis. Chacun
peut voir dans les Chapitres III
& IV du premier livre de Gro-
tius comment ce fçavant homme
& fon traducteur Barbeyrac s'en-
chevêtrent , s'embarraflent dans
leurs lophifmes, crainte d'en^dire
# )( 6i )( #
trop ou de n'en pas dire aflez fe-'
Ion leurs vues , & de choquer les
intérêts qu'ils avoient à concilier.
Grotius réfugié en France , mé-
content de fa patrie , 6c voulant
faire fa cour à Louis XIII , à qui
fon livre étoit dédié , n'épargne
rien pour dépouiller les peuples
de tous leurs droits & pour en
revêtir les Rois avec tout l'art
poffible. C'eût bien été aufli le
goût de Barbeyrac , qui dédioit
fa tradudtion au Roi d'Angle-
terre George I ; mais malheureu-
fement Texpulfion de Jacques II,
qu'il appelle abdication , le for-
çoit à le tenir fur la réferve , à
gauchir y à tergiverfer pour ne
pas faire de Guillaume un ufur-
pateur. Si ces deux Ecrivains
avoient adopté les vrais princi-
pes 5 toutes les difficultés étoient
levées , & ils eufient été toujours
I
^ ) ( €^ )i^
conféquents ; mais ils auroient
triftement dit la vérité 5 & n'au-
roient fait leur cour qu'au peu-
ple. Or la vérité ne mené point
à la fortune, &c le peuple ne don-
ne ni ambaflades , ni chaires ^ ni
peniions.
CHAPITRE III.
Si la volonté générale peut errer»,
Jl s'ensuit de ce qui précède ,
que la volonté générale eft tou-
jours droite & tend toujours à
l'utilité publique: mais il ne s'en-
fuit pas que les délibérations du
peuple aient toujours la même
reclitude. On veut toujours fon
bien ^ mais on ne le voit pas tou-
jours ; jamais on ne corrompt le
peuple 5 mais fouvent on le trom^
pe , & c'eft alors feulement cju'il
^ # ) ( «? ) ( ^
paroît vouloir ce qui eft mal.
Il Y a fouvent bien de la difFé-
rence entre la volonté de tous &
. la volonté générale ; celle-ci ne
regarde qu'à Imtéiêt commun,
l'autre regarde à Fmtérêt privé ,
& n'eft qu'une fomme de volon^
tes particulières : mais ôtez de ces
mêmes volontés les plus & les
moins qui s'entre-détruilént * ,
relie pour fomme des différences
la volonté générale.
Si, quand le peuple fuffîram-
ment informé , délibère , les Ci-
toyens n'a voient aucune commu-
* Chaque intérêt, dit le M. d'A. s des
principes différents. Vaccord de deux intérêts
particuliers fe forme par oppofition à celui d'un
tiers. Il eut pu ajouter que Taccord de tous
Jes intérêts fe forme par oppofition à celui
de chacun. S'il n'y avoit point d'intérêts dif.
terents, a peme fentiroit-on Tintérêt commun
qui ne trouveroit jamais d'obftacle i toutiroic
<ie lui-mcme,&la politique ccfTeroit d'ctrc'
m art.
)( 64)(#
nîcation entre eux , du grand
nombre de petites différences ré-
fulteroit toujours la volonté gé-
nérale 5 & la délibération feroit
toujours bonne. Mais quand il fe
fait des brigues , des afîbciations
partielles aux dépens de la gran-
de 5 la volonté de chacune^de ces
aflbciations devient générale par
rapport à fes membres , & parti-
culière par rapport à l'Etat j on
peut dire alors qu'il n'y a plus
autant de votans que d'hommes^
mais feulement autant que d'af-
fociations. Les différences devien-
nent moins nombreufes ôc don-
nent un réfultat moms général.
Enfin ^ quand une de ces affocia-
tions eft fi grande qu'elle l'empor-
te fur toutes les autres, vous n'a-
vez plus pour réfultat une lomme
de petites différences , mais une
différence unique} alors il n'y a
plus
plus de volonté générale , & l'a-
vis qui l'emporte^ n'eft qu'un avis
particulier.
Il importe donc pour avoir
bien l'énoncé de la volonté géné-
rale 5 qu'il n'y ait pas de fociété
partielle dans l'Etat y & que cha-
que Citoyen n'opine que d'après
lui*, ^elle fut l'unique & fubli-
me inftitution du grand Lycur-
gue. Qiie s'il y a des ibciétés par-
tielles 5 il en faut multiplier le
nombre 6c en prévenir l'inégalité,
comme firent Solon^Numa, Ser-
vius. Ces précautions font les feu-
I
* Vera coja è, dit Machiavel, che aîcmi
I dhifiotti nuocano aile Refiubliche , e alcune gio-
Vemo : quelle nuocono che Jono dalle fettt e da
, partigiaiii accompagnaîe : quelle giovano ch
' feuzafette Jtnzi partigianifi niant er.gono. Km
\ potendo adumque provrdere un foudatore d''una~
I Rcpublica che nonjfano nimicizie in quella , //«.
da proveder almeno dis non vi fiano fettc, Hift,.
ïwxeûc,. JU Vil..
E
#)( 66 )C^
les bonnes , pour que la volonté
générale foit toujours éclairée , &
que le peuple ne fe trompe point.
CHAPITR E IV.
Des bornes du pouvoir fbuveraln»
Si l'Etat ou la Cité n'eft qu'u-
ne perfonne morale dont la vie
confifte dans l'union de fes mem-
bres 5 & fi le plus important de
ies foins eft celui de fa propre
€onfervation^> il lui faut une for-
ce univerfelle & compulfive pour
mouvoir & difpofer chaque par-
tie de la manière la plus conve-
nable au tout. Comme la nature
donne à chaque homme un pou-
voir abfolu fur tous fes membres ,
le paéle focial donne au corps po-
litique un pouvoir abfolu fur tous^
ies fiens j & c'ell ce même poU'»<
# ) ( 6/ ) C #
voir 5 qui y dirigé par la volonté
générale , porte ^ comme j'ai dit,
le nom de fouveraineté.
Maïs outre la perlbnne publi-
que y nous avons à confidérer les
perfonnes privées qui la compo-
fent 5 & dont la vie & la liberté
font naturellement indépendan-
tes d'elle. Il s'agit donc de bien
diftinguer les droits refpeâiifs des
Citoyens & du Souverain*, &c
les devoirs qu'ont à remplir les
premiers en qualité de fujets, du
droit naturel dont ils doivent
jouir en qualité d'hommes.
On convient que tout ce qu3
chacun aliène par le pafte focial
de la puiflance, de fes biens, de fa
liberté , c'eft feulement la partie
* Ledleurs attentifs , ne vous prefTez pas ,
îe vous prie , de m'accufer ici de coiuradiélion.
Je n'ai pu Téviter dans les termes, yulapaii.^
^reié de la langue > mais aicendez.
# ) ( 68 ) ( #
de tout cela dont l'ufage importe
à la communauté , mais il faut
convenir auffi que le Souverain
leul ell: juge de cette importance.
Tou s les lervices qu'un Ci-
toyen peut rendre à FEtat , il les
lui doit fi-tôt que le Souverain les
demande , mais le Souverain de
fon côté ne peut charger les Su-
jets d^aucune chaîne inutile à la
communauté ; il ne peut pas mê-^
me le vouloir : car fous la loi de
raifon rien ne fe fait fans caufe ,
non plus que fous la loi de nature.
Les engagements qui nous
lient au corps focial ne font obli-
gatoires que parce qu'ils font mu-
tuels y & leur nature eft telle
qu'en les rempUfTant on ne peut
travailler pour autrui fans tra-
vailler auflî pour foi. Pourquoi la
volonté générale eft-elle toujours
droite ;, & pourquoi tous veulent^
# ) ( ^9 ) ( #
ils conflamment le bonheur de
chacun d'eux , fi ce n'eft parce
qu'il n'y a perfonne qui ne s'ap-
proprie ce mot chacun ^ & qui
ne fonge à lui-même en votant
pour tous ? Ce qui prouve que
réealité de droit & la notion de
jullice qu'elle produit dérive de
la préférence que chacun le don-
ne & par conséquent de la nature
de l'homme , que la volonté gé-
nérale pour être vraiment telle
doit être dans fon objet ainfi que
dans fon eflence , qu'elle doit
partir de tous pour s'appliquer à
tous 5 & qu'elle perd fa reélitude
naturelle lorfqu'elle tend à quel-
que objet individuel & détermi-
né j parce qu'alors jugeant de ce
qui nous ell: étranger , nous n'a-
vons aucun vrai principe d'équité
qui nous guide.
En effet ^fî-tôt qu'il s'agit
# ) ( 70 ) ( #
d'un fait ou d'un droit particu-
lier 5 fur \in point qui n a pas été
réglé par une convention géné-
rale & antérieure , l'affaire de-
vient contentieufe. C'eft un pro-
cès où les particuliers intéreflTés
font une des parties & le public
l'autre ^ mais où je ne vois ni la
loi qu'il faut fuivre y ni le juge
qui doit prononcer. 11 feroit ridi-
cule de vouloir alors s'en rappor-
ter à une expreffe décifion de la
volonté générale ^ qui ne peut
être que la conclufion de Tune
des parties y & qui par confé-
quent n'eft pour l'autre qu'une
volonté étrangère 5 particulière-
portée en cette occafion à l'in-
juftice & fujette à Terreur. Ainfi
de même qu'une volonté parti-
culière ne peut repréfenter la vo-
lonté générale , la volonté gêné--
yaleàlon tour change de nature^
#)(7ï )( #
ayant un objet particulier , & ne
peut comme générale prononcer
ni fur un homme ni fur un fait.
Quand le peuple d'Athènes , par
exemple , nommoit ou calToit fes
chefs 5 décernoit des honneurs à
l'un y impofoit des peines à l'au-
tre ^ & par des multitudes de dé-
crets particuhers , exerçoit indif-
tinftement tous les a6tes du Gou-
vernement j le peuple alors n'a-
voit plus de volonté générale ^
proprement dite ; il n'agiffoit plus
comme Souverain y mais comme
Magiftrat. Ceci paroîtra con-
traire aux idées communes 3 mais
il faut me laiffer le temps d'expo-
fer les miennes.
On doit concevoir par-là que
ce qui généralife la volonté eil
moins le nombre des voix , que*
l'intérêt commun qui les unit r
car dans cette inftitution y cha.^
#)( 72 )(#
cun fe fou met néceflairement aux
conditions qu'il impoie aux au-
tres, accord ad inirable de l'in-
térêt 6c de la juftice qui donne
aux délibérations communes un
caraftere d^équité qu'on voit éva-
nouir dans la diicuiîîon de toute
affaire particulière , faute d'un
intérêt commun , qui unifie de
identifie la règle du juge avec
celle de la partie.
Par quelque côté qu'on re-
monte au principe , on arrive
toujours à la même conclufion ;
favoir, que le pa.fte locialéta-
blit entre les citoyens une telle
égalité, qu'ils s'engagent tous fous
les mêm.es conditions, & doivent,
jouir tous des mêmes droits- Ainiî
par la nature du padle , tout a6te
de fouveraineté , c'eÛ-à-dire tout
adle authentique de la volonté
générale oblige^ ou favonfe égale-
ment
# )( 73 )( ^
ment tous les Citoyens , enfcrte
que le Souverain connoit feule-
ment le corps de la nation & ne
diftinguc aucun de ceux qui la
compoicnt. du'cfl: - ce donc pro-
prement qu'un afte de fouverai-
neté ? Ce n'eft pas une conven-
tion du fupérieur avec l'inférieur,
mais une convention du corps
avec chacun de fes membres:
convention légitime , parce:
qu'elle a pour baie le contrat
focial ; équitable , parce qu'elle
eft commune à tous^ utile, parce
qu^elIe ne peut avoir d'autre ob-
jet que le bien général ; & fcli-
de 5 parce qu'elle a pour garant
la force publique Se le pouvoir
fuprême. Tant que les fujets ne
Ibnt foumis qu'à de telles con-
ventions 5 ils n'obéiflent à pcr-
fonne , mais feulement à leur
propre volonté 3 & demander juf-
G
^ # ) C 74 ) ( #
qu'où s'étendent les droits ref-
peftifs du Souverain & des Ci-
toyens y c'eft demander julqu'à
quel point ceux-ci peuvent s'en-
gager avec eux-mêmes y chacun
envers tous^ôc tous envers chacun
d'eux.
On VOIT par-là que le pou-
voir Souverain, tout abfolu, tout
facré y tout inviolable qu'il eft y
ne pafle ni ne peut palTer les
bornes des conventions généra-
les y & que tout homme peut
difpofer pleinement de ce qui lui
a été hiiflé de l'es, biens & de Ta
liberté par ces conventions ; de
forte que le Souverain n'eft ja-
mais en droit de charger un lujet
plus qu'un autre , parce qu'alors
Tafifaire devenant particulière ,
Ton pouvoir n'eft phis compétent.
Ces diftinâ:ions une lois ad-
mifes y il eft ii faux que dans le
#)( 75 )(#
contrat focial il y ait de la part
des particuliers aucune renoncia-
tion véritable , que leur fitua-
tion 5 par l'effet de ce contrat fe
trouve réellement préférable à
ce qu'elle étoit auparavxint , &
qu'au lieu d'une aliénatioti ^ ils
n'ont fait qu'un échange avan-
tageux d'une manière d'être in^
certaine & précaire , contre une
autre meilleure & plus fûré , de
l'indépendance naturelle contre
la liberté 5 du pouvoir de nuii'e à
autrui contre leur propre fureté y
& de leur forccjque d'autres pou-
voient furmonter^contre un droit
que l'union fociale rend invinci-
ble. Leur vie même, qu'ils ont
dévouée à l'Etat , en eft conti-
nuellement protégée; & lorfqu'ils
l'expofcnt pour la défenle , que
font-ils alors que lui rendre ce
qu'ils ont reçu de lui ? Qiie font-
Gz
^)( 70(#
ils qu'ils ne fifTent plus fréquem-
ment 6c avec plus de danger
dans rétat de nature , lorfque li-
vrant des combats inévitables ,
ils défendroient au péril de leur
vie ce qui leur fert à la confer-
ver ? Tous ont à combattre au
befoin pour la patrie 5 il eft vrai ;
mais auffi nul n'a jamais à com-
battre pour loi. Ne gagne- t-on
pas encore à courir^ pour ce qui
fait notre fureté 5 une partie des
rifques qu'il faudroit courir pour
nous-mêmes ^fi-tôt qu'elle nous
feroit ôtée ?
^^^;^-l^
^^^'i^^*^
CHAPITRE V.
Du droit de vie &" de mort.
On demande comment les
particuliers^ n'ayant point droit
de difpofcr de leur propre vie^
peuvent tranfmettre au Souve-
rain ce même droit qu'ils n'ont
pas ? Cette queftion ne paroît
difficile à réloudre que parce
qu'elle eft mal polée. Tout hom-
me a droit de rilquer fa propre
vie pour la conferver. A-t-on ja-
mais dit que celui qui Te jette par
une fenêtre^ pour échapper à un
incendie 5 loit coupable de fuici-
de ? A-t-on même jamais imputé
ce crime à celui qui périt dans
une tempête dont en s'cmbar-
quant il n'ignoroit pas le danger?
Le traité Ibcial a pour lin
#)( /S )( #
la confervation des contraftants.
Qui veut la fin , veut auffi les
moyens , & ces moyens font in-
féparabîes de quelques rifques ,
même de quelques pertes. Qui
veut conferver fa vie aux dépens
des autres , doit la donner auffi
pour eux quand il faut. Or le
Citoyen n'eft plus juge du péril
auquel la loi veut qu'il s'expofe;
& quand le Prince lui a dit : Il
eft expédient à l'Etat que tu
meures , il doit mourir 5 puifque
ce n'eft qu'à cette condition
qu'il a vécu en fureté jufqu'alors^
& que fa vie n'efl: plus feulement
un bienfait de la nature, mais un
don conditionnel de l'Etat.
La peine de mort infligée
aux criminels peut être envifagée
à-peu-près fous le même point
de vue : c'eft pour n'être pas la
vidime d'un aifairm que l'ou
_ # ) ( 79 ) ( =#
confent à mourir , fi on le de-
vient. Dans ce traité , loin de
difpofer de fa propre vie , on ne
longe qu'à la garantir , Se il n'efl
pas à préfumer qu'aucun des con-
tracStants prémédite alors de fs'
faire pendre.
D'ailleurs tout malfaiteur^
attaquant le droit fccial, devient
par fes forfaits rebelle & traître
à la patrie ; il celTe d'en être
membre en violant fes loix ^ &c
même il lui fait la guerre. Alors
la confervation de l'Etat eft in-
compatible avec la fienne, il faut
qu'un des deux périfle , &c quand
on fait mourir le coupable ^ c'eft
moins comme Citoyen que com-
me ennemi. Les procédures y le
jugement , lont les preuves ôc la
déclaration qu'il a rompu le trai-
té focial 5 &c par confcquent qu'il
n'eft pas membre de l'Etat. Or^
# ) ( Se ) ( ^.
comme il s'eft reconnu tel , tout
au moins par fon féjour, il en doit
êtreretranché par l'exil 5 comme
infrafteur du pacte , ou par la
mort comme ennemi public j
car un tel ennemi n'eft pas um
perfonne nioraîe/yeft un homme,
& c'eft alors que le droit de la
guerre efl: de tuer le vaincu.
M A î s , dira-t-on . la condam-
nation.d'un Criminel eft un acre
particulier. D'accord^ auffi cette
condamnation n'appartient - elle
point au Souverain^ c'eft un droit
qu'il peut conférer - fans pouvoir
Texercer iui^même. Toutes mes
idées fe tiennent , mais je ne
fçaurois les expofer toutes à la
fois.
Au RESTE la fréquence des
fupplices eft toujours un figne de
foiblelle ou de parefle dans le
Çwvernement. 11 n'y a point
^^ )( 8i )( ^
de méchant qu'on ne pût rendre
bon à quelque chofe. On n'a
droit de faire mourir , même
pour l'exemple , que celui qu'on
ne peut conferver (ans danger.
À l'égard du droit de faire
grâce j ou d'exempter un cou-
pable de la peine portée par la
loi & prononcée par le juge ^ il
n'appartient qu'à celui qui eft
au-defliis du juge & de la loi _,
c'eft-à-dire au Souverain ; encore
fon droit en ceci n'eft-il pas bieri
net 5 & les cas d'en ufer font-ils
très -rares. Dans un Etat bien
gouverné il y a peu de punitions>
non parce qu'on fait beaucoup
de grâces , mais parce qu'il y a
peu de criminels : la multitude
des crimes en afllire rimpunité
lorfque l'Etat dépérit. Sous la
République R.omaine jamais le
Sénat m les Confuls ne tentèrent
# )( soc #
de faire grâce , le peuple même
n'en faifoit pas ^ quoiqu il révo-
quât quelquefois fon propre juge-
ment. Les fréquentes grâces an-
noncent que bien-tôt les forfaits
n'en auront plus befoin j 6c cha-
cun voit où cela mené. Mais je
fens que mon cœur murmure Se
retient ma plume , laifibns dit
cuter ces queftions à l'homme
jufte qui n'a point failH 3 5c qui
jamais n'eut lui-même befoin de
grâce.
^
^^
f'J^^ér*
CHAPITRE VI>
jD^ U Loi,
Par le pade focial ncus avons
donné Texiflence Se la vie au
corps politique : il s'agit mainte*
nant de lui donner le mouve-*
ment & la volonté par la légifla-
tion. Car Tadle primitif par le*
quel ce corps fe forme & s'unit y
ne détermine rien encore de ce
qu'il doit faire pour fe conferver»
Ce qui eft bien & conforme à
l'ordre eft tel par la nature des
chofes indépendamment des con-
ventions humaines. Toute juftice
vient de Dieu y lui feul en eft la
fource ; mais fi nous fçavions la
recevoir de fi haut^nous n'aurions
befoin ni de gouvernement ni de
loix. Sans doute il eft une jufticQ
# ) ( 84 ) ( ^
univerfelle y émanée de la raifon
feule 5 mais cette juftice j pour
être admife entre nous, doit être
réciproque. A confidérer humai-
nement les chofes , faute de fan-
ftion naturelle 5 les loix de la ju-
ftice font vaines parmi les hom-
mes ; elles ne font que le bien
du méchant & le mal du jufte y
quand celui-ci les obferve avec
tout le monde y fans que per-
fonne les obferve avec lui. Il
faut donc des conventions Se des
loix pour unir les droits aux de-
voirs & ramener la juftice à fon
objet. Dans l'état de nature ,
où tout eft commun , je ne dois
rien à ceux à qui je n'ai rien
promis, je ne reconnois pour être
à autrui que ce qui m'eft inutile.
Il n'en eft pas amfi dans l'état
civil où tous les droits font fixés
par la loi.
# )( 85 )( #
Mais qu'eft - ce donc enfin
qu'une loi ? Tant qu'on fe con-
tentera de n'attacher à ce mot
que des idées métaphyfiques ,
on continuera de raiionner fans
s'entendre , ôc quand on aura
dit ce que c'eft qu'aune loi de la
nature , on n'en fçaura pas mieux
ce que c'eft qu'une loi de l'Etat.
J'ai déjà dit qu'il n'y avoit
point de volonté générale fur un
objet particulier. En effet , cet
objet particulier eft dans l'Etat
ou hors de l'Etat. S'il eft hors
de l'Etat , une volonté qui lui
eft étrangère n'eft point générale
par rap>^ort à lui , & fi cet objet
eft dans TEtat , il en fait partie.
Alors il le forme entre le tout
de ia partie une relation qui en fait
deux êtres léparés, dont la partie
eft l'un 5 & le tout y moins cette
même partie , eft l'autre. Mais le
# )( 86)(#
tout, moins une partie, n'eft point
le tout 5 Se tant que ce rapport
fubfifte il n'y 3. plus de tout, mais
deux parties inégales ; d'où il
fuit que la volonté de l'une n'eft
point non plus générale par rap-
port à l'autre.
Mais quand tout le peuple
ftatue fur tout le peuple , il ne
confidere que lui-même ^ Se s'il
fe forme alors un rapport , c'cft
de l'objet entier fous un point
de vue à l'objet entier fous un
autre point de vue , fans aucune
divifion du tout.. Alors la ma-
tière fur laquelle on ftatue eft
générale comme la volonté qui
ftatue. C'eft cet afte que j'ap-
pelle une loi.
(XuAND je dis que l'objet des
loix eft toujours général , j'çn-
tends que la loi confidere les
iiijets en corps Se les aâiions
comme abftraites , jamais uft
homme comme individu , ni une
aftion particulière. Ainfi la loi
peut bien flatuer qu'il y aura des
privilèges , mais elle n'en peut
donner nommément à perlonne;
la loi peut faire plufieurs clalTes
de Citoyens , aiTigner même les
qualités qui donneront droit à
ces claffes ; mais elle ne peut
nommer tels & tels pour y être
admis ; elle peut établir un Gou-
vernement royal & une fuccef-
lîon héréditaire ^ mais elle ne
peut élire un Roi ni nommer une
famille royale ; en un mot toute
fonftion qui le rapporte à un ob-
jet individuel, n'appartient point
à la puiflance légiflative.
Sur cette idée on voit à
Tinrtant qu'il ne faut plus de-
mander à qui il appartient de
faire des loix , puifqu'cUcs font
i
# ) ( 88 ) ( #
des aftes de la volonté générale ;
ni fi le Prince eft au-defilis des
loix 5 puifqu'il eft membre de
l'Etat 5 ni fi la loii^peiit être in-
jufte j puifque nul n'eft injufte
envers lui-même ^ ni comment
on eft libre & foumis aux loix ,
puifqu'elles ne lont que des régi-
ftres de nos volontés.
On voit encore que la loi
réuniflant l'univerlalité de la
volonté 6c celle de Tobjet, ce
-qu'un homme , quel qu'il puifie
être 5 ordonne de fon chef n'eil:
point une loi; ce qu'ordonne
même le Souverain fur un objet
particulier n'eft pas non plus une
loi y mais un décret ; ni \m aile
de fouveraineté y mais de magiC-
trature.
J'appelle donc Républi-
que tout Etat régi par des loix y
fous quelque forme d'adminiftra-
tion
#)( 89)(#
tion que ce puiffe être : car alors
feulement l'intérêt public gou-
verne 5 & la chofe publique eft
quelque chofe. Tout Gouverne-
ment légitime eft républicain * :
j'expliquerai ci-après ce que c'eft
que Gouvernement.
Les loix ne font proprement
que les conditions de laiTociation
civile. Le Peuple foumis aux loix
en doit être l'auteur ^ il n'appar-
tient qu'à ceux qui s'aflbcient de
régler les conditions de la fociéti:
mais comment les régleront-ils l
Sera-ce d'un commun accord ^
f
* Je n'entends pas feulement par ce v?ot
une Arillccra:ie ou une Démocratie , mais en
général tout gouvernement cuidé parla vo-
lonté générale , qui eft la loi. Pour are lé-
gitime il ne faut pas- que le Gouvernement
le confonde avec le Souverain , mais qu'il ert
loit le miniftre: alors la monarchie elle-même
eft république. Ceci s'éclaircira dans le livre
tuiVaiu,
H
)( 90)(#
par une infpiration lubite ? Le
corps politique a-t-il un organe
pour énoncer fes volontés ? Q,ui
lui donnera la prévoyance nécef-
faire pour en former les adles
&les publier d'avance , ou com-
ment les prononcera-t-il au mo-
ment du befoin ? Comment une
multitude aveugle qui fouvent
ne fçait ce qu'elle veut , parce
qu'elle fait rarement ce qui lui
cft bon ^exécuteroit- elle d'elle-
même une entreprife auffi grande^
auffi difficile qu'un fyftême de
légillation ? De lui - même le peu-
ple veut toujours le bien , mais
de lui-même il ne le voit pas
toujours. La volonté générale eft
toujours droite , mais le juge-
ment qui la guide n'eft pas tou-
jours éclairé. 11 faut lui faire voir
les objets tels qu'ils font , quelque-
fois tels q^u'ils doivent lui paroi-
# )( 91 )(#
tre y lui montrer le bon chemia
qu'elle cherche , la garantir de
la féduftion des volontés parti-
culières 5 rapprocher à les yeux
les lieux & les temps , balancer
l'attrait des avantages préfents
&: fenfibles , par le danger des
maux éloignés Se cachés. Les
particuliers voient le bien qu'ils
rejettent ; le public veut le bien
qu'il ne voit pas. Tous ont éga-
lement befoin de guides : 11 faut
obHger les uns à conformer leurs
volontés à leur raifon j il faut
apprendre à Tautre à connoitre
ce qu'il veut. Alors des lumières
publiques lé.uîtc l'union de l'en-
tendement 6c de la volonté dans
le corps focial , de -là l'exadt
concours des parties , & enfin la
plus grande force du tout. Voilà
d'où naitlanéceffité d'un Légif-
lateur*
Hz
# )( 92 )( #
CHAPITRE VIL
Du Lêgljlateur.
p o u Pv découvrir les meilleures
règles de fociété qui conviennent
aux Nations , il faudroit une
intelligence lupérieure , qui vît
toutes les pafllons des hommes
6c qui n'en éprouvât aucune ,
qui n'eût aucun rapport avec
notre nature & qui la connût à
fond 5 dont le bonheur fût indé-
pendant de nous ôc qui pourtant
voulût bien s'occuper du notre ;
eniîn qui 5 dans le progrès des
temps fe ménageant une gloire ;
éloignée 5 pût travailler dans un
fiecle ôc jouir dans un autre *»
* XiXi peuple ne devient célèbre que quand
la îégiilation commence à décliner. On ignorar
durant coiDUien de ûecles rinftituùon de Lr-
#)( 93 )(#
Il faudroît des Dieux pour donner
des loix aux hommes.
Le MEME raifonnement que
faifoit Caligula quant au fait ,
Platon le faifoit quant au droit
pour définir l'homme civil au
royal qu'il cherche dans fon livre
du règne ; mais s'il eft vrai qu'un
grand Prince eft un homme rare ,
que fera-ce d'un grand Légifla-
teur ? Le premier n'a qu'à fuivre
le modèle que l'autre doit pro-
pofer. Celui-ci eft le méchanicien
qui invente la machine , celui-
là n'eft que l'ouvrier qui la monte
& la fait marcher. Dans la naif-
fance des fociétés , dit Montef-
quieuj ce fon t les chefs des républi-
ques qui font l'inftitution, & c'eft:
enfuite Pinftitution qui forme
les chefs des rcpubhques.
curgue fit le boLiheur des Spartiates, avant
qu'il fùc queflioa d'eux dans le reile de 1%
Grèce,
^ ) ( 94 ) ( #
Celui qui ofe entreprendre
d'inftituer un peuple^doit le fentir
en état de changer , pour ainfi
dire , la nature humaine ; de
transformer chaque individu y
qui par kii-même eft un tout
parfait 6c folitaire 3 en partie d'un
plus grand tout dont cet indi-
vidu reçoive en quelque lorte fa
vie & fon être ; d'altérer la conf-
titution de l'homme pour la ren-
forcer 5 de iubftituer une exif-
tence partielle & morale à Texif-
tence phyfique & indépendante
que nous avons tous reçue de la
nature. Il faut , en un mot ^
qu'il ôte à l'homme fes forces pro-
pres pour lui en donner qui lui
foient étrangères 6c dont il ne
puilTe faire uiage fans le fecours
d'autrui. Plus ces forces naturelles
font mortes 5l anéanties , plus
les acquifes font grandes ôc du-
# ) ( 9 5 ) ( #
râbles , plus aiifil l'inflitution efî
folide & parfaite : En forte que
il chaque Citoyen n'eil: rien y ne
peut rien y que par tous les au-
tres 5 & que la force acquife par
le tout foit égale ou fupérieure
à la fomme des forces naturelles
de tous les individus ^ on peut
dire que la légiflation eft au plus
haut point de perfeftion qu'elle
puifle atteindre.
Le législateur eft à
tous égards un homme extraordi-
naire dans l'Etat. S'il doit l'être
par fon génie , il ne l'eft pas
moins par Ion emploi. Ce n'eft
point magiftrature y ce n'eft point
louveraineté. Cet emploi , qui
conftitue la République , n'entre
point dans fa conftitution : c'eft
une fonftion particulière & lupé-
rieure qui n'a rien de commuri
avec l'empire humain i car fi celui
# )( 90( #
qui commande aux homm.es , ne
doit pas commander aux loix^
celui qui com.mande aux loix ne
doit pas non plus commander
aux hommes ; autrement les loix y
miniftres de ks paffions , ne fe-
roient fouvent que perpétuer les
injuftices 5 & jamais il ne pour-
Foiir éviter que des vues particu-
lières n'altéraflent la fainteté de
fon ouvrage.
Q,u AND Lycurgue donna des
loix à la patrie , il commença
par abdiquer la Royauté. C'étoit
la coutume de la plupart des villes
grecques de confier à des étran-
2;ers TétabliiTementdes leurs. Les
Republiques modernes de l'italie
imitèrent fouvent cet ulage ^cel-
le de Genève en fit autant &
s'en trouva bien *. Rome dans
* Ceux qui ne confidercnt Calvin que corn-
cie théologien aConnoiirc'iK inal.re:endue de
fôn plus bel âge vit renaître en
fon fein tous les crimes de la
Tyrannie , & fe vit prête à périr ,
pour avoir réuni fur les mêmes
têtes l'autorité légiflative & le
pouvoir fouverain.
Cependant les Décemvirs
eux-mêmes ne s'arrogèrent ja-
mais le droit de faire pafler au-
cune loi de leur feule autorité.
Rien de ce que nous vous pro^
fofons ^ difoient-ils au peuple ,
ne peut pajjer en loi fkfis votre
confenteinent. Romains , foyer
vous-mêmes les auteurs des loix
qui doivent faire votre bonheur.
fon génie. La rédadion de nos fages Edits ,
à laquelle il eut beaucoup de part, lui fait
autant d'honneur que Ion inftitution. Quelque
révolution que le temps puiiïe amener dans no-
tre culte , tant que l'amour de la patrie & de la
liberté ne fera pas éteint parmi nous , jamais la
mémoire de ce grand homme ne cclTcra d'y
, être en bénédi(^ion.
# ) ( 98 ) ( #.
Celui qui rédige les loix ,
n'a donc ou ne doit avoir aucun
droit légiflatif 5 & le peuple même
ne peut 5 quand il le voudroit,
fe dépouiller de ce droit incom-
municable ; parce que félon le
padle fondamental il n'y a que
la volonté générale qui oblige
les particuliers , &. qu'on ne peut
jamais s'afTurer qu'une volonté
particulière eft conforme à la
volonté générale ^ qu'après l'avoir
foumife aux fuffrages libres du
peuple. J'ai déjà dit cela , mais
il n'eft pas inutile de le répéter.
Ainsi l'on trouve à la fois
dans l'ouvrage de la légiflation
deux chofes qui femblent incom-
patibles ; une entreprite au delTus
de la force humaine 5 & pour
Texécuter ^ une autorité qui n'eft
rien.
AuTPvE difficulté qui mérite
)( 99 )(#
^attention. Les fages qui veulent '
parler au vulgaire leur langage ^
au lieu du fîen , n'en fçauroient
être entendus. Or il y a mille
fortes d'idées qu'il eft impolTible
de traduire dans la langue du
peupk. Les vues trop générales
& les objets trop éloignés font
également hors de fa portée;
chaque individu ne goûtant d'au-
tre plan de gouvernement que
celui qui fe rapporte à fon intérêt
particulier ^ apperçoit difficile-
ment les avantages qu'il doit *
retirer des privations continuekv^>
les qu'impofent les bonnes loix."*
Pour qu'un peuple n aillant pût
goûter les faines maximes de la
politique ^ ôcfuivre les règles fon-
damentales de la railon d'Etat^
il faudroit que l'effet pût devenir
la caufe ; que l'efprit Ibcial , qui
doit être l'ouvrage de l'inftitu-
# )( 100 )C#
tion 5 préfidât à l'inflitution
même , & que les hommes fuf-
fent avant les loix ce qu'ils doi-
vent devenir par elles. Ainfî donc
le Légiflateur ne pouvant em-
ployer ni la force ni le raifon-
nement ^ c'eft une nécelTité qu'il
recoure à une autorité d'un au-
tre ordre j qui puifle entraîner
fans violence ^ ôc periuader fans
convaincre.
Voila ce qui força de tous
temps les pères des nations de
recourir à l'intervention du Ciel^
& d'honorer les Dieux de leur
propre fagefle; afin que les peu-
ples 5 foumis aux loix de l'État ,
comme à celles de la nature y
6c reconnoiifant le même pou-
voir dans la formation de l'hom-
me & dans celle de la Cité ,
obéiflTent avec Hberté , & por-
taflent docilement le joug de la
félicité publique.
#) ( lOÏ )( #
Cette raifon fublime qui s'é-
lève au - deffus de la portée des
hommes vulgaires y eft celle dont
le légiflateur met les décifions
dans la bouche des imm.ortels,
pour entraîner par l'autorité di-
vine ceux que ne pourroit ébran-
ler la prudence humaine *. Mais
il n'appartient pas à tout homme
de faire parler les Dieux ^ ni d'en
être cru quand il s'annonce pour
être leur interprète. La grande
ame du Légiflateur eft le vrai
miracle qui doit prouver fa mit
fion. Tout homme peut graver
des tables de pierre y ou acheter
* E ver ameute , dit Machiavel , mit non fù
alcimo ordhiatore di leggi Jîraordinarie in un
populo , the non ricorrejfe a Dio , perche altri^
menti nonjarehbçro accettate ; perche fonomolti
béni connojciuti da uno prudente , i qnali non
h.inno in fe raggicmi evidenîi da poîergli per-
fuadere ad altrui. Diiccrfi lopra Tko LiViU"
lu I. c. XL
I ^
•^) ( P02 )( ;^
un oracle ^ ou feindre un fecret
- commerce avec quelque Divinité,
^ou drefler un oifeau pour lui
parler à l'oreille ^ ou trouver
d'autres moyens groffiers d'en
împofer au peuple. Celui qui
ne fçaura que cela 3 pourra même
affembler par hafard une troupe
d'infenfés y mais il ne fondera
jamais un empire ^ & fon extra-
vagant ouvrage périra bien-tôt
avec lui. De vains preftiges for-
ment un lien pafîager ^ il n'y a
que la fagefie qui le rende du-
rable. La Loi Judaïque toujours
fubfiftante ^ celle de l'Enfant
d'Ifmaël ^ qui depuis dix fiecles
régit la moitié du monde ^ an-
noncent encore aujourd'hui les
grands hommes qui les ont dic-
tées 5 & tandis que l'orgueilleufe
^ philofophie ^ ou l'aveugle efprit dç
parti y ne voit en eux qus d'heu*
# )( 105 )( #
reux impofteurs y le vrai poli-
tique admire dans leurs inftitu-
tions ce grand & puiflant génie
qui prélîde aux établiffements
durables.
Il ne faut pas de tout ceci
conclure avec Warburton que
la Politique ôc la Religion aient
parmi nous un objet commun ^
mais que dans l'origine des na-
tions l'une fert d'inftrument à
Vautre.
CHAPITRE VIIL
Du Peuple.
(^OMME avant d'élever un grand
édifice 5 un architefte oblerve
ôc fonde le fol , pour voir s'il en
peut foutenir le poids ^ le fage
inftituteur ne commence pas par
rédiger de bonnes loix en elles-
14
# ) ( 104 )( #
mêmes , mais il examine aupa-
ravant fi le peuple auquel il les
deftine , eft propre à les fupporter.
C'efl pour cela que Platon refufa
de donner des loix aux Arca-
diens &. aux Cyréniens , fçachant
que ces deux peuples étoient
riches , & ne pouvoient foufFrir
régalité : c'eft pour cela qu'on,
vit en Crète de bonnes loix de
de méchants hommes , parce que
Minos n'avoit difcipliné qu'ua
peuple chargé de vices.
Mille nations ont brillé fun
la, terre , qui n'auroient jamais
pu louffrir de bonnes loix , &c
celles mêmes qui Tauroient pu y
n'ont eu dans toute leur durée
qu'un temps fort court pour
cela. Les peuples , ainfi que les
hommes ^ ne font dociles que
dans leur jeuneffe , ils devien-
nent incorrigibles en viçiUiflanti
# )( 105 )( #
quand une fois les coutumes font
établies de les préjuges enracinés ,
.c'ell une entrepriie dangereufe
& vaine ^ de vouloir les réfor-
mer ; le peuple ne peut pas
même fouffrir qu'on touche à fes
maux 5 pour les détruire ; fem-
blable à ces malades flupides &
/ans courage , qui frémifient à
l'afpeft du médecin.
Ce n'est pas que , comme
quelques maladies bouleverfent
la tête des hommes , & leur
ôtent le fouvenir du palTé y il ne
fe trouve quelquefois dans la du-
rée des Etats , des époques vio-
lentes où les révolutions font
lur les peuples ce que certaines
criies font fur les individus , où
l'horreur du palVé tient lieu d'ou-
bli 5 ôc où TEtat embrafé par
les guerres civiles , renaît , pour
aiuli dire^ dç fa cendre & reprend
# )( io6 )(#
la vigueur de la jeuneffe en for-
tant des bras de la mort. Telle
fut Sparte au temps de Lycur-
gue 5 telle fut Rome après les
Tarquins ; & telles ont été parmi
nous la Hollande & la Suiffe y
après l'expulfion des tyrans.
Mais ces événements font rares;
ce font des exceptions dont la rai-
fon fe trouve toujours dans la con-
ftitution particulière de l'Etat ex-
cepté. Elles ne fçauroient même
avoir lieu deux fois pour le même
peuple ; car il peut fe rendre
libre tant qu'il n'eft pas barbare ^
mais il ne le peut plus quand le
refîbrt civil eft ufé. Alors les trou-
bles peuvent le détruire^ fans que
les révolutions puifTent le réta-
blir, & fi-tôt que fes fers font
brifés y il tombe épars & n'exifte
plus : il lui faut déformais un
maître & non pas un libérateur*
#)( 107 )) #
Peuples libres ^ fouvenez-vous de
-cette maxime : On peut acquérir
^la liberté ; mais on ne la recou-
■^vre jamais.
Il eft pour les nations comme
-pour les hommes un temps de
* maturité qu'il faut attendre avant
de les foumettre à des loix^ mais
^la maturité d'un peuple n'eft pas
toujours facile à connoître, 8c
^fî on la prévient 3 l'ouvrage eft
manqué. Tel peuple eft difci-
plinable en naiffant y tel autre
ne l'eft pas au bout de dix fiécles»
Les Ruffes ne feront jamais vrai-
ment policés 5 parce qu'ils l'ont
été trop-tôt. Pierre avoir le gé-
nie imitatif ^ il n'avoit pas le
vrai génie y celui qui crée & fait
tout de rien. Qiielques-unes des
chofes qu'il fit y étoient bien ,
la plupart étoient déplacées. Il
a vu que fon peuple étoit bar-*
# )( I08 )( :#
bare , il n'a point vu qu'il n'é-
toit pas mûr pour la police; il
l'a voulu civilifer quand il ne
falloir que Tagueirir. 11 a d'a-
bord voulu faire des Allemands,
des Anglois , quand il falloit
commencer par faire des Rufles;
il a empêché les fujets de jamais
devenir ce qu'ils pourroient être ,
en leur perfuadant qu'ails étoient
ce qu'ils ne font pas. C'eft ainfî
qu'un Précepteur François forme
fon élevé pour briller un moment
dans fon enfance , & puis n'être
jamais rien. L'Empire de Pvume
voudra fubjager l'Europe , 3c
fera iubjugué lui - même. Les
Tartares^ les fujets ou fes voifins,
deviendront fes maîtres & les
nôtres : cette révolution me pa-
roit infaillible ; tous les Rois de
l'Europe travaillent de concert
a lacceierer.
# )( 109 )( #
CHAPITR E IX.
Suite.
ÇIoMME la nature a donné des
termes à la ftature d'un homme
bien conformé ^ pafles lefquels
elle ne fait plus que des géants
ou des nains ^ il y a de même ,
eu égard à la meilleure confti-
tution d'un Etat , des bornes à
rétendue qu'il peut avoir , afin
qu'il ne foit ni trop grand pour
pouvoir être bien gouverné ^ ni
trop petit pour pouvoir fe main-
tenir par lui-même. 11 y a dans
tout corps politique un maximum
de force qu'il ne fçauroit paflTer ,
& duquel fouvent il s'éloigne à
force de s'agrandir. Plus le lien
focial s'étend 5 plus il fe relâche ,
& en général un petit Etat eft
)(II0)(#
proportionnellement plus fort
qu'un grand.
Mille raifons démontrent
cette maxime. Premièrement
l'adminiflration devient plus pé-
nible dans les grandes diftances^
comme un poids devient plus
lourd au bout d'un plus grand
levier. Elle devient auffi plus
onéreufe à mefure que les degrés
fe multiplient ; car chaque ville
a d'abord la fienne que le peu-
ple paye ^ chaque diftrift la
fîenne encore payée par le peu-
ple ^ enfuite chaque province ,
puis les grands gouvernements ,
les Satrapies , les Viceroyautés
qu'il faut toujours payer plus
cher à mefure qu'on monte y de
toujours aux dépens du malheu-
reux peuple ; enfin vient l'admi-
niftration fuprême qui écrafe.
tout. Tant de fiurcharges épui-»
# ) ( 1 1 0 ( #
fent continuellement les fujets;.
loin d'être mieux gouvernés par
tous ces différents ordres , ils le
font moins bien qiie s'il n'y en
avoit qu'un feul au-deffus d'eux.
Cependant à peine refte-t-il des
refloiu-ces pour les cas extraor-
dinaires 3 & quand il y faut re-
courir^ l'Etat eft toujours à la
veille de fa ruine.
Ce n'est pas tout ; non feu-
lement le Gouvernement a moins
de vigueur & de célérité pour fai-
re obferver les loix ^ empêcher les
vexations 5 corriger les abus, pré-
venir les entrepriles féditieufes qui
peuvent fe faire dans des lieux
éloignés , mais le peuple a moins
d'affeftion pour fes chefs qu'il ne
voit jamais y pour la patrie qui
eft à les yeux comme le monde,
& pour fes concitoyens dont la
plupart lui font étrangers. Les
# ) ( 112) ( #
mêmes loix ne peuvent convenir
à tant de Provinces diverfes qui
ont des mœurs différentes , qui
vivent fous des climats oppolés,
& qui ne peuvent foufFrir la mê-
me forme de gouvernement- Des
lôix différentes n'engendrent que
trouble 6c confufion parmi des
peuples qui y vivant fous les mê-
mes chefs & dans une communi-
cation continuelle j pafl'ent ou fe
marient les uns chez les autres ,
6c 5 loumis à d'autres coutumes ,
ne favent jamais fî leur patrimoi-
ne efl: bien à eux. Les talents font
enfouis ^ les vertus ignorées ^ les
vices impunis , dans cette mul-
titude d'hommes inconnus les uns
aux autres , que le fiége de l'ad-
miniftration fuprême raffemble
dans un même lieu. Les chefs
accablés d'aitaires ne voient rien
par eux - mêmes ^ des Commis
gOU-
#)( II? )(#
gouvernent TÉtat. Enfin les me*
liires qu'il faut prendre , pour
maintenir l'autorité générale , à
laquelle tant d'Officiers éloignés
veulent fe Ibuftraire ou en impo-
fer 5 abforbe tous les foins publics,
il n'en refle plus pour le bonheur
du peuple , à peine en refte-t-il
pour fa défenfe au beloin , &c c'eff:
ainfi qu'un corps trop grand pour
fa conftitution , s'affaifle & périt
ccralé ious fon propre poids.
D'un autre côté , l'État doit
fe donner une certaine bafe pour
avoir de la folidité , pour réfifter
aux fecoufles qu'il ne manquera
yas d'éprouver 6c aux efforts qu'il,
fera contranit de faire pour fe
foutenir : car tous les peuples ont
une eipece de force centrifuge y
par laquelle ils agiflent continuel-
Jcnicnt les uns. contre les. autres
. i^teadent. à s'agrandir aux dés.
^'1
# )( 114 )( # I
fends de leurs voifins^comme les -i
tourbillons de Delcartes. Ainfî }
les foibles rifquent d'être bientôt d
.engloutis y & nul ne peut gueres
fe conferver , qu'en le mettant
avec tous dans uae efpece d'é-
quilibre y qui rende la compref-
fion par-tout à peu-près égale.
On voit par-là qu'il y a des:
raiibns de s'étendre & des raifons.
de fe reflerrer ^ & ce n'eft pas le
moindre talent du politique de:
trouver , entre les unes & les au-
tres 5 la proportion la plus avan-
tageufe à la conlervation de TÉ-
tat. On peut dire en général que
les premières y n'étant qu'ex,té-
rieures & relatives y doivent être
lubordonnées aux autres^ qui font
internes 6c abiblues : Une faine &
forte conftitution eft la première
chofe qu'il faut rechercher y &c
l'on doit plus compter fur la vi-*
#)( 115 )(#
gueur qui nait d'un bon gouver-
nement y que fur les reflburces
que fournit un giand territoire.
Au RESTE 5 on a vu des États
tellement conftitués , que la né-
ceflité des conquêtes entroit dans
leur conftitution même , & que
pour fe maintenir 5 ils étoient for-
cés de s'agrandir fans ceffe. Peut-
être fe félicitoient - ils beaucoup
de cette heureufe néceflîté ^ qui
leur montroit pourtant y avec le
terme de leur grandeur ^ l'inévi-
table moment de leur chute.
CHAPITRE X.
Suite.
On peut mefurer un corps poli-
tique de deux manières, Içavoir:
par l'étendue du territoire & par
k nombre du peuple ^ 6c il y a
# )( II6 )(#
entre l'une & l'autre de ces me-
fures.un raoport convenable pour
donner à l'État fa véritable gran-
deur : Ce font les hommes qui
font l'F^tat^ Se c'eft le terrein qui
nourrit les hommes , ce rapport
eft donc que la terre faffife à l'en-
tretien de fes habitants , Se qu'il
Y ait autant d'ha^bitants que la
terre en peut nourrir. Ceft dans
cette proportion que fe trouve le
mciximiun de force d'un nombre
donné de peuple ; car s'il y a du
terrein de trop , la garde en eli
onéreufe , la culture indiffifante,
k produit fuperflu ; c'eft la caufe
prochaine des guerres défenfives;
s'il n^ en a pas aflez , l'État fe
trouve pour le fupplément à la
difcrétion de les voilins ; c'eft la
caufe prochaine des guerres offen-
fives. Tout peuple qui n'a par fa
pofition que l'alternative entre
#)( 117 )(#
le commerce ou la guerre , eil
foïble en lui-même -, il dépend '
de fes voifîns , il dépend des évé-
nemcnts; il n'a jamais qu'une
exiftence incertaine & courte.
11 fubjugue Se change de fitua-
tion , ou il eft liibjugué Se n'eft
rien. Il ne peut le conferver li-
bre qu'à force de petitefie ou de
grandeur.
On N E peut donner en calcul
un rapport fixe entre l'étendue
de terre Se le nombre d'hommes
qui fe fuffi'ent l'un à l'autre ;
tant à caufe des différences qui
fe trouvent dans les quaHtés du
terrein ^ dans fes degrés de fer-
tihté 5 dans la nature de les pro-
duftions , dans Tmiluence des
climats y que de celles qu on re^
marque dans les tempéraments
des hommes qui les halètent ,
dont les uns coniommeiit pw.
=^)( ii8 )(#
dans un pays fertile , les autres
beaucoup fur un fol ingrat. Il
faut encore avoir égard à la plus
grande ou moindre fécondité des
femmes , à ce que le pays peut
avoir de plus ou moins favora-
ble à la population , à la quan-
tité dont le légiflateur peut efpé-
rer d'y concourir par fes établifle-
ments ; de forte qu'il ne doit
pas fonder fon jugement fur ce
qu'il voit 5 mais fur ce qu'il pré-
voit 5 ni s'arrêter autant à l'état
aftuel de la population qu'à ce-
lui où elle doit naturellement
parvenir. Enfin il y a mille oc-^
cafions où les accidents particu-
liers du lieu exigent ou permet-
tent qu'on embrafle plus de ter*
rein qu'il ne paroït nécefiairec
Ainfi Ton s'étendra beaucoup
dans un pays de montagnes >
€Ù les produdions naturelles ^
#)( 119 )( #
fçavoir , les bois , les pâturages ,
demandent moins de travail , où
l'expérience apprend que les fem--
^nes font plus fécondes que dans
les plaines , & où un grand fol
incliné ne donne qu'une petite
baie horifontale , la feule qu'il
faut compter pour la végétation»
Au contraire , on peut fe refler-
rer au bord de la mer , même
dans des rochers & des fables,
prefque ftériles ; parce que la
pêche y peut fuppléer en grande
partie aux productions de la ter-
re y que les hommes doivent être
plus raifemblés pour repouffer les
pyrates, & qu'on a d'ailleurs plus
de facilité pour délivrer les pays
par les colonies , des habitants
dont il cil furchargé.
Aces conditions pour infti-
tuer un peuple , il en faut ajou-
ter une <3[ui ne peut fuppléer â
# )( 120 )(#
nulle autre , mais fans laquelle
elles font toutes inutiles ; c'eft
qu'on jouifle de l'abondance ôc
de la paix ; car le temps où s'or-
donne un Etat 5 eft comme ce-
lui où fe forme un bataillon ,
l'inftant où le corps eft le moins
capable de réfiftance 6c le plus
facile à détruire. On réfifteroit
mieux dans un défordre abfolu
que dans un moment de fermen-
tation 3 où chacun s'occupe de
fon rang & non du péril. Q,u'une
guerre, une famine, une fédition,
fur vienne en ce t^mps de erife ,
TEtat eft infailliblement ren-
verlé.
Ce n'est pas qu'il n'y ait
beaucoup de gouvernements éta-
blis durant ces orages , mais alors
ce lont ces gouvernements mêmes
qui détruifent l'Etat. Les ufur-
puteurs amènent ou clioifiiîent
toujours ces temps de troubles'
pour faire pafler ^ à la faveur de
TefFroi public , des loix deftrufti-
ves que le peuple n'adopteroit
jamais de fang-froid. Le choix
du moment de l'inftitution eft
un des carafteres les plus lûrs
par lefquels on peut diftinguer
l'œuvre du Légiflateur d'avec
celle du Tyran.
Quel peuple eft donc propre à
la légiflation ?Celui qui , fe trou-
vant déjà lié par quelque union
d'origine ^ d'intérêt ou de conven-
tion y n'a point encore porté le
vrai joug des loix i celui qui n'a
ni coutumes ni fuperftitions
bien enracinées ^ celui qui ne
craint pas d'être accablé par une
invafion fubite , qui ^ lans entrer
dans les querelles de fes voifins y
peut réfifterfeul àchacund'eux,
ou s'aider de l'un pour repouffer
L
^ )( 122 )( #
l'autre , celui dont chaque mem-
bre peut être connu de tous ,
& où l'on n'eft point forcé de
charger un homme d'un plus
grand fardeau qu'un homme ne
peut porter ; celui qui peut fe
pafler des autres peuples & dont
tout autre peuple peut fe paf-
fer * ; celui qui n'eft ni riche ni
pauvre 5c peut fe fuffire à lui-
même ; enfin celui qui réunit la
confiftance d'un ancien peuple
* Si de deux peuples voifins l'un ne pou-
voie fe pafTer de Tautre , ce leroic une ficuaàon
très-dure pour le premier & très- dangereufe
pour le fécond. Toute nacion fage y eri pareil
cas, s'efForcéVa bien vite de délivrer l'autre de
cette dépendance- La République deXiilafcala
enclavée dans TEmpire du Mexique , aima
mieux fe pafTer de iel , que d'en acheter des
Mexicains , & même que d'en accepter gratui-
tement. Les iages Tiilalcalans virent le picge
caché fous cette libéralité'. Ils fe conferverenc
libres , & ce petit E:at , enfermé dans ce grand
.p.mpire,fuc enfin l'iiift rament de fa ruine.
# )( 123 )(#
avec la docilité d'un peuple nou-
veau. Ce qui rend pénible l'ou-
vrage de la légiflation , eft moins
ce qu'il Faut établir que ce qu'il
faut détruire ^ Se ce qui rend le
fuccés fi rare , c'eft rimpoffibilité
de trouver la fimplicité de la
nature jointe aux befoins de la
fociété. Toutes ces conditions ,
il eft vrai , fe trouvent difficile-
ment ralTemblées. Aulïï voit-on
peu d'Etats bien conftitués.
. ÎL EST encore enEurope un pays
capable de légiflation ^ c'eft l'Ifle
de Corfe. La valeur & la conf-
tance avec laquelle ce brave peu-
ple a fçu recouvrer &c défendre
la liberté 5 mériteroit bien que
quelque homme fage lui apprît
à la conlerver. J'ai quelque pref-
fentiment qu'un jour cette petite
nie étonnera l'Europe.
CHAPITRE XL
Des divers fyflêmes de LegiJ^
Icition,
§1 l'on recherche en quoi con-
fîfte précifément le plus grand
bien de tous , qui doit être la
fin de tout fyftême de légifla-
tion 5 on trouvera qu^il fe réduit
à ces deux objets principaux , la
liberté , Sc Y égalité. La liberté ,
parce que toute dépendance par-
ticuhere eft autant de force ôtée
au corps de l'Etat ; Tégalité ,
parce que la liberté ne peut iub-
fifter fans elle.
J'ai déjà dit ce que c'eft que
la liberté civile , à Fégard de
régahté ^ il ne faut pas entendre
par ce mot que les degrés de
#)( Ï25 )( #
puiflance & de richeflTe foient
abfoliiment les mêmes; mais que,
quant à la puiflance , elle foit
au-deflbus de toute violence &
ne s'exerce jamais qu'en vertu
du rang & des loix , ôc quant à
la richeflTe , que nul citoyen ne
foit aflez opulent pour en pou-
voir acheter un autre , Se nul
aflez pauvre pour être contraint
de fe vendre. Ce qui fuppofe du
côté des grands modération de
biens 6c de crédit , & du côté
des petits , modération d'avarice
& de convoitiie *.
* Voulez vous donc donner à l'Etat de la
confiftance ? rapprochez les degrés extrêmes
autant qu'il eit pollible : ne fouiFrez ni des gens
opulents ni des gueux. Ces deux états , natu-
rellement inféparables , (ont également funef-
tes au bien commun ;de Pun lortent les fau-
teurs de la tyrannie &c de l'autre les tyransj c'eft
toujours entre eux que fe fait le trafic de la li-
berté publique ) l'un Tachette 8c l'autre la
vend,
L5
# )( 126 )( #
Cette égalité , difent-ils , eîl
une chimère de rpéculation qui
ne peut exifter dans la pratique :
mais fi Tahus eft inévitable ,
s'enfuit-il qu il ne faille pas au
moins le régler ? C'efl- précifé-
ment parce que la force des
choies tend toujours à détruire
l'égalité 5 que la force de la lé-
giflation doit toujours tendre à
la maintenir.
Mais ces objets généraux de
toute bonne inftitution doivent
être modifiés en chaque pays par
les rapports qui naiftent , tant
de la fituation locale y que du
caractère des habitants ; Se c'eft
fur ces rapports qu'il faut affi-
gner à chaque peuple un fyfteme
particulier d'inftitution ^ qui foit
le meilleur^ non peut-être en lui-
même 5 mais pour l'Etat auquel
il eft deftiné. Par exemple ^ le fol
# ) ( 127 )( #
cft-il ingrat & ftérile , ou le pays
trop ferré pour les habitants ?
Tournez -vous du coté de l'in-
duftrie Se des arts , dont vous
échangerez les produftions con-
tre les denrées qui vous man-
quent. Au contraire , occupez-
vous de riches plaines ôc des co-
teaux fertiles ? Dans un bon ter-
rein, manquez-vous d'habitants?
Donnez tous vos foins à Tagri-
culture qui multiplie les hommes,
& chaflez les arts qui ne feroient
qu'achever de dépeupler le pays,
en attroupant fur quelques points
du territoire le peu d'habitants
qu'il a *. Occupez-vous des ri-
vages étendus & comxmodes ?
* Quelque branche de commerce extérieur,
dit leM.d'A. ,ne répand gueres qu'une faufîe
utirité pour un Royaume en général j elle peut
enrichirquelques particuliers , même quelques
villes , mais la nation entière n'y gagne rien ,
& le peuple n'en elt pas mieux.
#)( 128 )(#
Couvrez la mer de vaifleaux ,
cultivez le commerce & la navi-
gation ^ vous aurez une exiftence
brillante & courte. La mer ne
baigne-t-elle lur vos Cotes que
des rochers prefqu'inacceffibles ?
Reftez barbares & Ichtyophages y
vous en vivrez plus tranquilles ;
meilleurs peut-être , & fûrement
plus heureux. En un mot , outre
les maximes communes à tous ^
chaque peuple renferme en lui
quelque caufe qui les ordonne
d'une manière particulière & rend
fa légillation propre à lui feul.
C'eft amfi qu'autrefois les Hé-
breux 6c récemment les Arabes
ont eu pour principal objet la
K.eligian ^ les Athéniens j les
lettres ^ Carthage ScTyr, le com-
merce; Rhodes, la marine^Sparte,
la guerre , & Rome , la vertu.
L'Auteur de TEiprit des Loix a
montré dans des foules d'exem-
ples 5 par quel art le légiflateur
dirige l'inftitution vers chacun
de ces objets.
C E QU I rend la conftitution
d'un Etat véritablement lolide
& durable 5 c'eft quand les con-
venances font tellement obfer-
vées que les rapports naturels &
les loix tombent toujours de con-
cert fur les mêmes points , & que
celles-ci ne font , pour ainfi dire>
qu'aflurer, accompagner, reft fier
les autres. Mais fi le légiflateur y
fe trompant dans fon objet ,
prend un principe différent de
celui qui naît de la nature des
chofes 5 que Tun tende à la ier-
vitude Se l'autre à la liberté 3
l'un aux richefies, l'autre à la po-
pulation , l'un à la paix , l'autre
aux conquêtes , on verra les loix
s'affoiblii imenliblcnacnt ^ h con~
# )( 130 )(#
ftitution s'altérer , & l'État ne
ceflera d'être agité jufqu'à ce
qu'il foit détruit ou changé , &c
que l'invincible nature ait repris
ion empire.
CHAPITRE XII.
Dlvijioii des Loix,
pouR ordonner le tout , ou
donner la meilleure forme pof-
fible à la chofe publique , il y
a diverfes relations à confidérer.
Premièrement l'acLion du corps
entier agiffant fur lui-même ^
c'eft-à-dire le rapport du tout au
tout 3 ou du Souverain à l'Etat ;
6c ce rapport eft compofé de
celui des termes intermédiaires ^
comme nous le verrons ci-après.
Les loix qui règlent ce rap-
#)( 151 )( #
port 5 portent le nom de loîx
politiques , & s'appellent aufliî
loix fondamentales , non fans
quelque raifon , fi ces loix font
fages. Car y s'il n'y a dans cha-
que Etat qu'une bonne manière
de l'ordonner , le peuple qui l'a
trouvée , doit s'y tenir : mais y
fi l'ordre établi eft mauvais >
pourquoi prendroit-on pour fon-
damentales des loix qui l'empê-
chent d'être bon ? D'ailleurs y
en tout état de caufe, un peu-
ple ell toujours le maître de
changer les loix , même les meil-
leures ^ car y s'il lui plâit de fe
faire mal à lui-même y qui eft-ce
qui a droit de l'en empêcher?
La seconde relation eft celle
des membres entre eux ou avec
le corps entier ; & ce rapport
doit être au premier égard auiTî
petit ôc au fécond . auifi grand
# )( nOC #
qiiil eft polTible : en forte que
chaque citoyen foit dans une
parfaite indépendance de tous
les autres , ôc dans une exceffive
dépendance de la Cité ^ ce qui
fe fait toujours par les mêmes
moyens ; car il n'y a que la force
de l'Etat qui faffe la liberté de
fes membres. C'eft de ce deu-
xième rapport que naiflent les
loix civiles.
On peut confidérer une troi-
fîeme forte de relation entre
l'homme & la loi ^ fçavoir , celle
de la défobéilTance à la peine,
ôc celle-ci donne lieu à l'établif-
fement des loix criminelles , qui
dans le fond font moins une ef-
pece particulière de loix, que la
lanftion de toutes les autres.
A CES trois fortes de loix il
s'en joint une quatrième , la
plus importante de toutes ^ qui
#)( Ï55 )(^
ne fe grave ni fur le marbre ni fur
Tairain y mais dans les cœurs des
citoyens ^ qui fait la véritable
conftitution de l'Etat ^ qui prend
tous les jours de nouvelles for-
ces ; qui 5 lorfque les autres loix
vieillirent ou s'éteignent y les
ranime ou les fupplée y conferve
un peuple dans l'efprit de fon
inftitution, & fubftitue infenii-
blement la force de l'haitude à
celle de l'autorité. Je parle des
mœurs , des coutumes y & fur-
tout de l'opinion ; partie incon-
nue à nos politiques, mais de
laquelle dépend le fuccès de tou-
tes les autres : partie dont le
grand Légiflateur s'occupe en
fecret , tandis qu'il paroît fe
borner à des règlements parti-
culiers y qui ne lont que le cein-
tre de la voûte, dont les uiœursj
#)( 134 )( #
plus lentes à naître ^ forment
enfin l'inébranlable clef.
Entre ces diverfes clafles,
les loix politiques , qui confti-
tuent la forme du Gouverne-
ment y font la feule relative à
mon fujet.
Fin du Livre fécond.
\i V* iO^ <► * i^ ♦ * «-Va V'^0^^*^*^*^ III
fjd *^ *«■<>♦ -O- ■<>■ 'fe^ *^ <^ <v <y <y <). ■» "^:^ iM
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PRINCIPES
P O LITIQUE
K>!<>!<>!<>S<>!<>!<>Î<X>!<X>Î<>!<>Î<X>!<X>!<XXX
Livre Troisième,
^VANT de parler des diverfes
formes de Gouvernement , tâ-
chons de fixer le fens précis de
ce mot 3 qui n'a pas encore été
fort bien expliqué.
CHAPITRE I.
Du Gouvernement en général.
J'avertis le Lefteur que ce
Chapitre doit être lu polement ,
& que je ne fçais pas l'art d'être
clair, pour qui ne veut pas être
attentif.
Toute aélion libre a deux
caufes qui concourent à la pro-
duire \ l'une morale , fçavoir ,
la volonté qui détermine l'afte ;
l'autre phyfique^ fçavoir, la puif-
fance qui l'exécute. Qiiand je
marche vers un objet , il faut
premièrement que j'y veuille al-
ler ; en fécond lieu , que mes
pieds m'y portent. Qii'un para-
lytique veuille courir , qu'un hom-
me agile ne le veuille pas , tous
deux refteront en place. Le corps
politique
politique a les mêmes mobiles;
on y dirtingue de même la force
& la volonté ; Celle - ci fous le
nom de Puijjfance Icgijïatlve^ l'au-
tre fous le nom de Puiffance exé^
cutive. Rien ne s'y fait ou ne s'y
doit faire fans leur concours.
Nous avons vu que la puiffan-
ce légiflative appartient au peu-
ple 5 & ne peut appartenir qu'à
lui. Il eft aifé de voir au con-
traire, par les principes ci-devant
établis 5 que la puilfance execu-
tive ne peut appartenir à la géné-
ralité 5 comme Légiflatrice ou
Souveraine; parce que cette puif-
fance ne confifte qu'en des aftes
particuliers qui ne font point du
rellbrt de la loi , ni par conféquent
de celui du Souverain , dont tous
les adles ne peuvent être que des
ïoix.
Il FAUT donc à la force pu-
M
I
=^ )( 158 )(#
blique un agent propre qui la réu-
niilè Se la mette en œuvre feloa
les diredtions de la volonté g-éné- \-
raie , qui lerve à la communica- v
tion de l'État & du Souverain ^
qui faiTe en quelque forte dans la
peribnne publique y ce que fait
dans rhomme l'union de l'ame de '■
du corps. Voilà quelle eft dans
l'État la raifon du Gouverne
ment , confondu mal à propos
avec le Souverain 5 dont il n'eft
que le miniftre.
Qu'est-ce donc que le Gou-
vernement ? Un corps intermé-
diaire établi entre les Sujets & le
Souverain , pour leur mutuelle
correfpondance^ chargé de l'exé-
cution des loix 5 & du maintiea
de la liberté , tant civile que po-
litique.
Les membres de ce corps s'ap-
pellent Magiftiats ou liois^ c'eil-»
#)( i?9)( #
a-dire , Gouverneurs y & le corps
entier porte le nom de Prince *.
Ainfi^ceux qui prétendent que
Tafte par lequel un peuple le fou-
met à des chefs , n'eft point un
contrat , ont grande raifon. Ce
n'eft abfolument qu'une commif-
lion 5 un emploi dans lequel, fim-
pîes Officiers du Souverain , ils
exercent en fon nom le pouvoir
dont il les a faits dépofitaires ,
& qu'il peut limiter , modifier &
reprendre quand il lui plaît, l'a-
liénation d'un tel droit étant in-
compatible avec la nature du
corps focial , 6c contraire au but
de l'allbciation.
J'appelle donc Gouvernement^
ou luprême adminiftration , l'e-
xercice légitime de la puiflance
* Ceft ûinû qu'à Veiiifc on donne au Col-
lège le nom de SérùniJ]lme Prince, mOme quafid
leDjgcn'y alIiUepas,
^ )( 140 )(^
executive , & Prince ou Magif-
trat ^ l'homme ou le corps char-
ge de cette admimftration
C'est dans le Gouvernement
>que le trouvent les farces inter»
mcdiaires , dont les rapports
compoient celui de tout au tout
ou du Souverain à l'Etat. On
peut repréfenter ce dernier rap-
port par celui des extrêmes d'une
proportion continue , dont la
moyenne proportionnelle eft le
Gouvernement. Le Gouverne-
ment reçoit du Souverain les or-
dres qu'il donne au peuple , Se
pour que l'Etat ibit dans un bon
équilibre, il faut , tout compenle^
qu'il y ait égalité entre le produit
ou la puiflance du Gouvernement
pris en lui-même y & le produit
ou la puiflance des citoyens y qui
font fouverains d un côté & lu jets
de l'autre,
# )(Hi )( #
De plus , on ne fçauroit alté-
rer aucun des trois termes , fans
rompre à Tinftant la proportion.
Si le Souverain veut gouverner,
ou fi leMagiftrat veut donner des
loix , ou fi les fujets refufent d'o-
béir , le defordre fiiccede à la rè-
gle 3 la force & la volonté n'a-
giffent plus de concert, & l'Etat
diiTout tombe ainfi dans le def-
potifme ou dans Tanarchie. Enfin^
comme il n'y a qu'une moyenne
I proportionnelle entre chaque rap-
port , il n'y a non plus qu'un bon
gouvernement polïïble dans un
Etat : Mais comme mille événe-
ments peu\cnt changer les rap-
ports d'un peuple > non feulement
I différents Gouvernements peu-
' vent être bons à divers peuples y
mais au même peuple en difté-
rents temps.
Pour tâcher de donner une
idée des divers rapports qui peu-
vent régner entre ces deux extrê-
mes 5 je prendrai pour exemple
le nombre du peuple ^ comme un
rapport plus facile à exprimer.
Supposons que l'Etat foit
compolé de dix-mille Citoyens :
le Souverain ne peut être confî-
déré que colleftivement ^ & en
corps : mais chaque particulier
en qualité de lujet , eft confidéré
comme individu : ainfi le Sou-
verain eft au lujet comme dix-
mille eft à un : c'eft-à-dire , que
chaque membre, de l'Etat , n'a
pour la part que la dix-millieme
partie de l'autorité Ibuveraine ,
quoiqu'il lui loit fournis tout en-
tier. Qiie le peuple foit compolé
de cent mille hommes , l'état des
fujets ne change pas , & chacun
porte également tout l'empire des
îgix^ tandis q^uc ion fufFrage > ré-
#)(:I43 ) (#
duit à un cent-millième , a dix:
fois moins d'infliience dans leur
rédaftion. Alors le fiijet reftaat
toujours un , le rapport du Sou-
verain augmente en raifon du
nombre des Citoyens. D'où il fuit
que plus l'Etat s'agrandit y plus
la liberté diminue.
dtTAND je dis que le rapport
augmente > j'entends qu'il s'éloi-
gne de l'égalité. Amfi plus le rap-
port eft grand , dans l'acception
des Géomètres , moins il y a de
rapport dans l'acception commu-
ne j dans la première , le rapport
confidéré félon la quantité y fe
mefure par l'expofant , ôc dans
l'autre , confidéré félon l'identi-
té 5 il s'eftime par la fimilitude.
Or m o I n s les voloiîiés par-
ticulières fe rapportent à la vo-
lonté générale , c'eft-à-dire y les
mœurs aux loix y plus la for*
=^ )( i44)( #
ce réprimante doit augmenter»
Donc le Gouvernement ^ pour
jêtre bon, doit être relativement
plus fort, à mefure que le peuple
eft plus nombreux.
D'un autre côté , l'agran-
diffement de l'Etat donnant aux
dépofitaires de l'autorité publi-
que plus de tentations & de mo-
yens d'abufer de leur pouvoir y
plus le Gouvernement doit avoir
de force pour contenir le peuple ,
plus le Souverain doit en avoir
à fon tour pour contenir le Gou-
vernement. Je ne parle pas ici
d'une force abfolue , mais de la
force lélative des diverfes parties
de l'Etat.
I L s u I T de ce double rap-
port que la proportion continue
entre le Souverain , le Prince ôc le
peuple, n'eft point une idée arbi-
traire ^ mais une conféquence né-
ceiiaire
i teflaire de la nature du corps
politique. Il fuit encore que l'un
des extrêmes 5 façvoir le peuple
comme fujets , étant fixe & re-
préfenté par l'unité 5 toutes les
fois] que la raifon doublée aug-
I mente ou diminue , la raifon fim-
pie augmente ou diminue fembla-
blement^ & que par conféquent le
moyen terme eft changé. Ce qui
fait voir qu^il n'y a pas une conf-
titution de Gouvernement uni*
j que & abfolue 5 mais qu'il peut
y avoir autant de Gouverne-
ments différents en nature que
i d'Etats différents en grandeur.
SîjTOURNANTCe fyftê-
Ime en ridicule , on difoït que
pour trouver cette moyenne pro-
portionnelle & former le corps
du Gouvernement, il ne faut , le^
Ion moi y que tirer la racine quari-
rée du nombre du peuple ; je ré-^
N
# )(' 146 X #
pondrois que je ne prends ici^
ce nombre que pour un exemple ,
que les rapports dont je parle
ne fe mefurent pas feulement
par le nombre des hommes , mais
en général par la quantité d'ac-
tion 5 laquelle fe combine par
des multitudes de caufes , qu'au
relie fi, pour m'exprimer en moins
de paroles , j'emprunte un mo-
rnent des termxcs de géométrie ,
je n'ignonepas, cependant y que
la précifion géométrique n'a point
lieu dans ks quantités morales.
Le Gouvernement
eft en petit ce que le corps po-
litique qui le renferme eft en
grand. C'eft une per.îbnne mo-
rale douée de certames facultés y
aûiye. comme le Souverain ^paf-
five comme l'Etat ,& qu'on peut
décompofer eu d'autres rapports -
f^mb labiés.,^, d'où nait par cou-
# )( Ï47 )(#
féquent une nouvelle proportion^
une autre encore dans celle-ci
félon l'ordre des Tribunaux , juf-.
qu'à ce qu'on arrive à un moyen
terme indivifible c'eft-à-dire ^
à un feul chef ou magiftrat fu-
prême, qu'on peut fe reprélen-
terau milieu de cette progreiïïon 5.
comme l'unité entre la férie des
fraftions 6c celle des nombres.
Sans nous embarrafler dans
cette multiplication de termes ^
contentons -nous de confidérer
le Gouvernement commeun nou-'
veau corps dans l'Etat y diftinft
du peuple &c du Souverain , &c
intermédiaire entre l'un ôcl'autre.
I L Y A cette différence effen-
tielle entre ces deux corps , que
l'Etat exifte par lui - même ,
&que le Gouvernement n'exifte
que par le Souverain. Ainli la
volonté dominante du Prince
n'eft ou ne doit être que la vo-
lonté générale ou la loi , fa force
n'eft que la force publique con-
centrée en lui y fi-tôt qu'il veut
tirer de lui - même quelque aftc
abfolu & indépendajit ,1a liaifon
du tout commence à fe relâcher.
Si'l arrivoit enfin que le Prince
eût une volonté particulière plus
aâive que celle du Souverain ^ 6i
qu'il ufât pour obéir à cette volon-
té particulière 5 de la force publi-
quequieft dans fes mains^enforte
qu'on eût , pour ainfi dire , deux
Souverains 5 l'un de droit ôcl'autre
de fait , à l'mftant l'union focia-
le s'évanouiroit , & le corps poli-
tique feroit diflbut.
Cependant pour que le
corps du Gouvernement ait une
exiftence, une vie réelle qui le
diftmgue du corps de l'Etat,
pour que tous fes membres puif--
# )( i49)( #
fent agir de concert & répondre
à la fin pour laquelle il eft inf-
titué 5 il lui faut un moi par-
ticulier ^ une fenfibilité commune
à fes membres , une force 5 une
volonté propre qui tende à fa
confervation. Cette exiftence par-
ticulière fuppofe des aflemblées ,
des confeils ^ un pouvoir de déli-
bérer de réfoudre , des droits 3
des titres , des privilèges qui ap-
partiennent au Prince exclufive-
ment?5 6c qui rendent la condition
du magiftrat plus honorable à
proportion qu'elle eft plus péni-
ble. Les difficultés font dans la
manière d'ordonner dans le tout
ce tout fubalterne ^ de forte qu'il
n'altère point la conflitution
générale en affermiflant la fien-
ne , qu'il diftingue toujours fa
force particulière ^ deftinée à fa
propre confervation , de la force
N3
# )( I50 )( #
publique deftinée à la conferva.-
tion de TEtat , & qu'en un mot
il foit toujours prêt à facrifier le
Gouvernement au peuple & non
le peuple au Gouvernement.
D' AILLEURS, bien que le
corps artificiel du Gouvernement
foit l'ouvrage à\m autre corps
artificiel , & qu'il n'ait en quel-
que lorte qu'une vie emprimtée
Ccfubordonnée, cela n'empêche
pas qu'il ne puiiïe agir avec plus
ou moins de vigueur ou de célé-
rité 5 jouir^ pour ainfi dire, d'une
fanté plus ou moins robufte. En-
fin 5 fans s'éloigner diredement
du but de fon inftituticn y il peut
s'en écarter plus ou moins j félon
la manière dont il eft conftitué.
C E s T de toutes ces différen-
ces que naiffent les rapports di-
vers que le Gouvernement doit
^Yoir avec le corps de l'Etat y
^:)( 151 )( #
lelon les rapports . accidentels &
particuliers par lefquels ce même
Etat eft modifié. Car fouvent
le Gouvernement le meilleur en.
foi deviendra le plus vicieux , fi
fes rapports ne font altérés félon
les défauts du corps politique aiv-
quel il appartient.
; CHAPITRE IL
(Du principe qui conjiitue les ai-
» verfes formes de Gouvernement.
p o u R expofer la caufe géné-
rale de ces différences ^ il faut
diftinguer ici le Prince & le Gou-
vernement 5 comme j'ai diftin-
gué ci-devant PEtat & le Sou-
verain.
LECORPsdu magiftrat peut
être compoie d'un plus grand
ou moindre nombre de membres.
N4
# )( J50( #
Noiis avons dit que le rapport
du Souverain aux fujets étoit
d'autant plus grand que le peu-
ple étoit plus nombreux , ôc par
une évidente analogie nous en
pouvons dire autant du Gou-
vernement à l'égard des magiC.
trats.
Or L A force totale duGou-^
vernement étant toujours celle
de l'Etat ^ ne varie point : d'où
il fuit que plus il ufe de cettQ:
force fur fes propres membres,^
moins il lui en refte pour agit
(\ir tout le peuple.
Donc plus les Magiftrats font
nombreux, plus le gmivernem.ent
eft foible. Comme cette maxi-
me eft fondamentale^appliquons-
nous à la mieux éclaircir.
Nous pouvons diftinguer dans
h, perfonne du Magiftrat trois
volontés efîèntiellement diffé^
rentes. Premièrement la volonté
propre de l'individu, qui ne tend
qu'à fon avantage particulier ;
fecondement la volonté commu-
ne des Magiftrats ^ qui fe rap-
porte uniquement à l'avantage
du Prince, & qu'on peut appeller
volonté de corps , laquelle eft
générale par rapport au Gouver-
nement , & particulière par rap-
port à l'Etat y dont le Gouver-
nement fait partie , en troifieme
Jieu la volonté du peuple ou la
volonté fouveraine , laquelle eft
générale , tant par rapport à
l'Etat confidéré comme le tout ,
que par rapport au Gouverne-
ment confidéré comme partie du
tout.
Dans une législation parfaite,
la volonté particulière ou indivi-
duelle doit être nulle , la volonté
de corps propre au Goiivernc*
rnent très - fubordonnée , & par
conféquent la volonté générale ou
fouveraine toujours dominante
6c la règle unique de toutes les
autres.
Selon l'ordre naturel y au con-
traire 5 ces différentes volontés
deviennent plus aftives à melure
qu'elles fe concentrent. Ainfi la
volonté générale eft toujours la
plus foible 5 la volonté de corps
a le fécond rang ^ Se la volonté
particulière le premier de tous :
de forte que dans le Gouverne-
ment chaque membre eft pre-
mièrement foi -même 5 Se puis
Magiftrat, 6c puis Citoyen. Gra-
dation direftement oppofée à
celle qu'exige Tordre focial.
Cela pofé : que tout le Gou-
vernement foit entre les mains
d'un feul homme , voilà la vo-
lonté particuHere 6c la volonté
#)( 155 )( #
de corps parfaitement réunies ,
& par conféquent celle-ci au plus
haut degré d'mtenfité qu'elle
puiiTe avoir. Or , comme c'eft du
degré de la volonté que dépend
Tulage de la force 5 & que la
force abfolue du Gouvernement
ne varie point , il s'enfuit que le
plus aftif des Gouvernements eft
celui d'un feul.
Au CONTRAIRE 5 unifTons le
Gouvernement à l'autorité légif-
lative j faifons le Prince du Sou-
verain , & de tous les Citoyens
autant de Magifirats : alors la
volonté de corpsj confondue avec
la volonté générale y n'aura pas
plus d'aâiivité qu'elle , & laiflera
la volonté particulière dans toute
la force. Ainfî le Gouvernement,
toujours avec la même force ab-
iolue 5 lera dans Ion minimum de
force relative ou d'adivité.
# )( M6 )( #
Ce'? n^pportsfont inconteffa-
bles , & d'autres confidérations
fervent encore à les confirmer.
On voit y par exemple , que cha-
que iMagiftrat eft plus aftif dans
fon corps , que chaque citoyen
dans le fien , & que par confé-
quent la volonté particulière a
beaucoup plus d'influence dans les
aftes du Gouvernement que dans
ceux du Souverain ; car chaque
Magiftrat eft prefque toujours
chargé de quelque fonâiion du
Gouvernement , au lieu que cha-
que citoyen pris à part n'a au-
cune fonction de la fouveraineté.
D'ailleurs 5 plus l'Etat s'étend ,
plus fa force réelle augmente ,
quoiqu'elle n'augmente pas en
raifon de fon étendue: mais l'Etat
reftant le même , les Magiftrars
ont beau ie multiplier , le Gou-
vernement n'en acquiert pas une
#)C 157 )(#
plus grande force réelle 5 parce
que cette force eft celle de l'Etat,
dont la mefure eft toujours égale.
Ainfi 5 la force relative ou Tafti-
vite du Gouvernement diminue 5
fans que fa force abfolue ou réelle
puifle augmenter.
I L E s T fur encore que l'expé-
dition des affaires devient plus
lente à mefure que plus de gens
en font chargés ; qu'en donnant
trop à la prudence , on ne donne
pas affez à la fortune, qu'on laifle
échapper l'occafion, & qu'à force
de délibérer on perd fouvent le
fruit de la délibération.
Je viens de prouver que le
Gouvernement fe relâche à me-
fure que les Magiftrats fe ruulti-
plient 5 & j'ai prouvé ci-devant
que plus le peuple eft nombreux,
plus la force réprimante doit
augmenter. D'où il fuit que k
# )( 158 )( #
rapport des Magiftrats au Gou-
vernement doit être inverle du
rapport des fujets au Souverain.
C'eft-à-dire^ que plus TEtat s'ag-
grandit , plus le Gouvernement
doit fe refferrer ^ tellement que
le nombre des chefs diminue
en raifon de l'augmentation du
peuple.
Au RESTE 5 je ne parle ici
que de la force relative du Gou-
vernement 5 & non de fa rectitu-
de. Car y au contraire ^ plus le
Magiflrat eft nombreux ^ plus la
volonté de corps fe rapproche de
la volonté générale ; au lieu que
fous un magiftrat unique cette
même volonté de corps n'eft y
comme je l'ai dit, qu'une volonté
particulière. Ainfi^l'on perd d'un
coté ce qu'on peut gagner de
l'autre ^ 6c l'art du Légillateur
eft de fçavoir fixer le point où la
#)( 159 )(#
force &c la volonté du Gouverne*
xnent , toujours en proportion
réciproque , le combinent dans
le rappport le plus avantageux à
l'Etat.
CHAPITRE III.
Dlvifion des Gouvernements.
On A vu dans le chapitre pré-
cédent pourquoi l'on diftingue
les diverfes efpeces ou formes de
Gouvernements par le nombre
des membres qui les compofent i
il refte à voir dans celui-ci com-
ment fe fait cette divifion.
Le Souverain peut , en pre-
mier lieu 5 commettre le dépôt
du Gouvernement à tout le peu-
ple ou à la plus grande partie du
peuple 5 en forte qu'il y ait plus
de citoyens magiltrats que de
# )( i«o)( #
Citoyens fimples particuliers. On
donne à cette forme de Gouver-
nement le nom de Démocratie.
Ou BIEN 5 il peut reflerrer le
Gouvernement entre les mains
d'un petit nombre^ en forte qu'il
y ait plus de fimples citoyens
que de magiftrats, & cette forme
porte le nom à'AriJlocratie.
Enfin, il peut concentrer tout
le Gouvernement dans les mains
d'un magiftrat unique , dont tous
les autres tiennent leur pouvoir.
Cette troifieme forme eft la plus
commune , & s'appelle Monar-
chie ou Gouvernement royal.
On doit remarquer que tou-
tes ces formes ^ ou du moins les
deux premières 5 font fufceptibles
de plus ou de moins , & ont
même une aflez grande latitu-
de ; car la Démocratie peut em-
brafler tout le peuple ou fe refler-
rer
# )( i6i )( #
rer jufqu'à la moitié. L'Arifto-»
cratie à Ton tour peut de la moi-
tié du peuple Te reflerrer jufqu'au
plus petit nombre indéterminé-
ment. La Royauté même eft
fufceptible de quelque partage.
Sparte eut conftamment deux
Rois par fa conftitution, & Ton a
vu dans l'Empire Romain jufqu'à
huit Empereurs à la fois , ^ns
qu'on pût dire que l'Empire fût
divifé. Ainfi ^ il y a un point où
chaque forme de Gouvernement
fe confond avec la fuivante ^ Se
l'on voit 5 que fous trois feules
dénominations y le Gouverne-
ment eft réellement fufceptible
d'autant de formes diverfes^ que
l'Etat a de Citoyens.
Il Y A plus : Ce même Gouver-
nement pouvant à certains égards
ie fubdivifer en d'autres parties ,
l!uue adminiftréc d'une miniers
O
# )( I62 )( ^
6c l'autre d'une autre , il peut
réfulter de ces trois formes com-
binées une. multitude de formes
mixtes , dont chacune eft multi-
pliable par toutes les formes
fîmples.
On a de tous temps beaucoup
difputé fur la meilleure forme de
Gouvernement , fans confiderer
que chacune d'elles eft la meil-
leure en certains cas ^ & la pire
en d'autres.
Si dans les différents Etats le
nombre des magiftrats fuprêmes
doit être en raifon inverfe de
celui des Citoyens ^ il s'enfuit
qu'en général le Gouvernement
Démocratique convient aux pe-
tits Etats 5 l'Ariftocratique aux
médiocres , & le Monarchique
aux grands. Cette règle fe tire
immédiatement du principe ;
mais comment compter la multi-
tilde de circonftances qui peu-
vent fournir des exceptions ?
CHAPITRE IV.
De la Démocratie,
Celui qui fait la loi fçait mieux
que perfonne comment elle doit
être exécutée & interprêtée. Il
fembledonc qu'on ne fçauroit
avoir une meilleure conftitution
que celle où le pouvoir exécutif
ell: joint au légiflatif : Mais c'cll:
cela même qui rend ce Gouver-
nement iniùffifant à certains
égards , parce que les choies qui
doivent, être diltiguées ne le font
pas , & que le Prince 6c le Sou-
verain n'étant que la même per-
fonne 5 ne forment , pour ainfi
xlire 5 qu'un Gouvernement lans
.ÇouYÇmcment.
#= ) ( I 64 ) ( #
. Il n'est pas bon que celui qu?
fait les loix les exécute ^ ni que
le corps du peuple détourne Ton
attention des vues générales ,
pour îes donner aux objets parti-
culiers. Rien n'efl plus dange-
reux que l'influence des intérêts
privés dans tes affaires publiques,
& l'abus des loix par le Gouver-
nement eft un mal moindre que
lalcorruption du LégiHateur^fuite
infaillible des vues particulières.
Alors l^Etat éta;nt altéré dans fa
fabftance 5 toute réforme devient
impoffibîe. Un peuple qui n'abu-
leroit jamais du Gouvernement
n'abuferoit pas non plus de Tin-
dépendance ; un peupte qui gou-
verneroit' toujours bieff^ rt'auroi't
pas belbin d^être gouverné.
A PRENDRE le terme dan^ la
rigueur de l'acception , il n'a jav
mais exifté de véritable Démo^*
# )( 1.^5 )( ^
cratie , & il n'en^ exiftera jamais^
Il eft contre Tordre naturel que
le grand nombre gouverne 8c
que le petit foit gouverné. On
fie peut im:l^iher que le peuple
rcfte inceflamment alTemblé pour
vaquer aux afl&ires publiques y
& Ton voit aifément qu'il ne
fçauroit établir pour cela des
commiffions fans que la forme de
l'adminiftration ehanf2;e.
En effet y je crois pouvoir
pofcr en principes que quand les
fondions du gouvornement font
partagées entre plufieurs tribu-
naux y les moins nombreux ac-
quièrent tôt ou tard la plus
g-rande autorité ^ ne fût-ce qu'à
caufe de la facilité d'expédier
les afifliires y qui les y amené
naturellement.
D'ailleurs que dechofes
^diffiales à réunir ^ ne fuppofe ^dà
ce Gouvernement ? Première-
ment un Etat très-petit où le
peuple foit facile à raffembler y
ôc où chaque ci,toyen puiffe ai-
fément connoître tous les au-
tres 5 lecoridement ^ une grande
fimplicité de m^œurs^ qui pré-
vienne la multitude d'affaires 6c
les difculTions épineules ; enfuite j
beaucoup d'égalité dans les rangs
& dans les fortunes , fans quoi
l'égalité ne fçauroit fubfifter long-
temps dans les droits 6c l'auto-
rité '•, enfin , peu ou point de
luxe 5 car ou le luxe eft l'effet
des richeffes , ou il les rend né-
ceffaires , il corrompt à la fois
le riche 6c le pauvre, l'un par
la poffelïion , l'autre par la con-
voitife j il vend la patrie à la
moUeffe, à la vanité, il ôte à
l'Etat tous fes citoyens , pour
les aflcivir les uns aux; autres ;j
6c tous à ropinion.
# )( 1^7 )( #
Voila pourquoi un Auteur
célèbre a donné la vertu pour
principe à la République ; car
toutes ces conditions ne fçau-
roient fubfifter fans la vertu :
mais y faute d'avoir fait les dif-
tinftions nécelTaires ^ ce beau
génie a manqué fouvent de juf-
tefle 5 quelquefois de clarté y ôc
n'a pas vu que l'autorité fouve-
raine étant par-tout la même ,
le même principe doit avoir lieu
dans tout Etat bien conftitué y
plus ou moins, il eft vrai y félon
la forme du Gouvernement.
Ajoutons qu'il n'y a pas de
Gouvernement fi fujet aux guer-
res civiles & aux agitations in-
teftines, que le Démocratique ou
populaire y parce qu'il n'y en a
aucun qui tende û fortement Se
fi continuellement à changer de
forme y ni qui demande plus de
^ )( i68 )( #
vigilance & de courage pour être
maintenu dans la fienne. Ceft
fur-tout dans cette conftitution
que le Citoyen doit s'armer de
force & de conftance y 5c dire
chaque jour de fa vie au fond
de fon cœur 5 ce que difoit un
vertueux Palatin * dans la Diète
de Pologne : Malo periculofoin
libertatem quam quietuni fervi^
tium.
S'tL y avoit un peuple de
Dieux 5 il fe gouverneroit démo-
cratiquement. Un Gouverne-
ment fi parfait ne convient pas
à des hommes.
* Le Palatin de Poraanie, père du Roi de
Pologne Duc de Lorraine.
^
O
«
CHAPITRE Vi
# ) ( Ifip ) ( ^
CHAPITRE V-
De VArifiocratie.
Nous avons ici deux perfonnes
morales très-diftinftes , fçavoir ,
le Gouvernement & le Souve-
îain ^ & par conféquent deux
volontés générales ^ l'une par
rapport à tous les citoyens :, l'au-
tre feulement pour les membres
de l'adminiftration. Ainfi, bien
que le Gouvernement puiffe ré-
gler fa police intérieure comme
il lui plait 5 il ne peut jamais
parler au peuple qu'au nom du
Souverain , c'eft^à-dire , au nom
du peuple même \ ce qu'il ne
faut jamais oublier.
Les premières fociétés fe gou-
vernèrent ariftocratiquement.Les
chefs des familles délibéroient
#)( i70)(#
entre eux des affaires publiques ;
les jeunes gens cédoient lans
peine à l'autorité de l'expérience.
De-là les noms de Prêtres ,
ôi Anciens j de Sénat , de Gé-
rontes , Les Sauvages de FAmé-
rique leptentrionale fe gouver-
nent encore ainfi de nos jours ^
6c font très-bien gouvernés.
Mais à mefure que rinégalité
d'inftitution l'emporta fur l'iné-
galité naturelle ^ la richefle ou
la puiffance *fut préférée à l'âge ^
Ôc l'Ariftocratie devint éledlive.
Enfin la puilTance tranfmife avec
les biens du père aux enfants,
rendant les familles patriciennes ,
rendit le Gouvernement hérédi-
taire , & l'on vit des Sénateurs
de vmgt ans.
* Il eft clair que le mot Opîimates chez
les anciens nz veuc pas dire les meilleurs ,
niais , Us plus puilFants.
Il y a donc trois fortes d'A-
riftocratie ^ naturelle , éleftive ,
héréditaire. La première ne con-
vient qu'à des peuples (impies ;
la troiiieme eft le pire de tous
les Gouvernements; la deuxième
eft le meilleur , c'eft l'Ariftocra-
tie proprement dite.
Outre l'avantage de la dif-
tinftion des deux pouvoirs , elle
a celui du choix de fes membres:
car dans le Gouvernement po-
pulaire tous les Citoyens naifient
Magiftrats ; mais celui-ci les borne
à un petit nombre , &c ils ne le
deviennent que par élcûion * y
/ * Il importe beaucoup de régler par des loix
la forme de réle6\ion des Magilhais : car en
TabandoRnanc à la volonté du Prince , on ne
peut éviter de tomber dans TAriltocrane héi é-
ditâire , comme il eft arrivé aux Républiques
de i^enife &: de Berne, Auiïi la première cft-
elle depuis long-iemps un E:ac diir>Lit , mais la
féconde fe maintient par Textrême rageiFc de
P2
moyen par lequel la probité ^
les lumières ^ l'expérience ^ & tou-
tes les autres raifons de préfé-
rence & d^eftime publique 5 font
autant de nouveaux garants qu'on
fera fagement gouverné.
De p l u s 5 les aflemblées fe
font plus commodément , les
affaires fe difcutent mieux ^ s'ex-
pédient avec plus d'ordre & de
diligence ^ le crédit de l'Etat eft
mieux foutenu chez l'étranger
par de vénérables Sénateurs qiie
par une multitude inconnue ou
méprifée.
En un mot ^ c'eft Tordre le
meilleur & le plus naturel y que
les plus fages gouvernent la mul-
titude y quand on eft fur qu'ils
la gouverneront pour fon profit
& non pour le leur j il ne faut
fon Sénat i c'eft une exception bien honorable
& bien dangereufe.
#)( 173 )( #
point multiplier envain les ref-
forts, ni faire avec vingt mille
hommes ce que cent hommes
•thoifis peuvent faire encore
mieux. Mais il faut rerharquer
que l'intérêt de corps commence
à moins diriger ici la force pu-
blique fur la règle de la volonté
générale , & qu'une autre pente
inévitable enlevé aux loix une
partie de la puiiTance executive.
^ A l'égard des convenances
particulières , il ne faut ni un
État fi petit 5 ni un peuple fi
fimple & fi droit , que l'exécu-
tion des loix fuive immédiate-
ment de la volonté publique ,
•comme dans une bonne Démo-
cratie. 11 ne faut pas non plus
.une fi grande nation que les chefs
épars pour la gouverner puiflent
trancher du Souverain , chacun
^ans fon département , & corn-
Pi
^)( 174 )(
mencer par fe rendre indépen-
dants pour devenir enfin les
maîtres.
Mais 5 fi l'Ariftocratie exige
quelques vertus de moins que
le gouvernement populaire , elle
en exige auiTi d'autres qui lui
font propres ; comme la modé-
ration dans les riches &c le con-
tentement dans les pauvres ; car
il lemble qu'une égalité rigou*
rcufe y ieroit déplacée ; elle ne
fut pas m.ême obfervée à Sparte.
A u R K s T E 5 fi cette forme
comporte une certaine inégalité
de fortune , c'efl: bien pour qu'en
général radminifl:ration des aifai-
res publiques loit confiée à ceux
qui peuvent le mieux y donner
tout leur temps y mais non pas ,
comme prétend Arifl:ote ^ pour
que les riches foient toujours
préférés. Au contraire , il im-
porte qu'un choix oppole ap-
prenne quelquefois au peuple,
qu'il y a dans le mérite des hom-
mes 5 des raifons de préférence
plus importantes que la richefîe.
CHAPITRE VI.
De la Monarchie,
Jusqu'ici nous avons confidéré
le Prince comme une'perlonne
morale 6c colleélive , unie par
la force des loix , & dépofitaire
dans l'Etat de la puifiance exe-
cutive. Nous avons maintenant
à confidérer cette puilTance réu-
nie entre les mains d'une per-
fonn'e naturelle ^ d'un homme
réel 5 qui feul ait droit d'en dif-
pofer félon les loix. C'eft ce
qu'on appelle un Monarque ou
un Roi.
r4
#)( i70(#
Tout au contraire des autres
adminiftrations , où un être col-
leftif repréfente un individu ,
dans celle-ci un individu repré-
fente un être coUeftif ; en forte
que Tunité morale ^ qui conftitue
le Prince , eft en même temps
une unité phyfique , dans la-
quelle toutes les facultés que la
loi réunit dans l'autre , avec tant
d'efforts y fe trouvent naturelle-
ment réunies.
Ainsi la volonté du peuple,
6c la volonté du Prince, & la
force publique de l'Etat , Se
la force particulière du Gou-
vernement, tout répond au mê-
me mobile y tous les refibrts de
la machine font dans la même
main , tout marche au même
but 5 il n'y a point de mouve-
ments oppofés qui s'entredétrui-
fent y 6c l'on ne peut imaginer
#)( 177 )) =^
aucune forte de conftitution dans
laquelle un moindre effort pro-
duife une aftion plus confidé-
rable. Archimede affis tranquil-
lement fur le rivage y & tirant
fans peine à flot \m grand vaif-
leau y me repréfente un Monar-
que habile , gouvernant de fon
cabinet fes vaftes Etats , & fai-
fant tout mouvoir en paroiflanc
immobile.
Mais s'il n'y a point de Gou-
vernement qui ait plus de vi-
gueur 5 il n'y en a point où la
volonté particulière ait plus d'em-
pire & domine plus ailcment les
autres ; tout marche au même
but 5 il eft vrai , mais ce but
n'eft point celui de la félicité
publique , 6c la force même de
î'adminiflration tourne fans celle
au préjudice de l'Etat.
Ijts ilois veulent être abfolus.
# )( 1/8 )(#
& de loin on leur crie que le
meilleur moyen de Têtre , eft
de fe faire aimer de leurs peu-
ples. Cette maxime eft très-belle ,
&c même très-vraie à certains
égards. Malheureufement on s'en
moquera toujours dans les Cours.
La puiflance qui vient de Tamour
des peuples, eft fans doute la
plus grande ; mais elle eft pré-
caire & conditionnelle ^ jamais
les Princes ne s'en contenteront.
Les meilleurs Rois veulent pou-
voir être méchants s'il leur plait,
fans ceflTer d'être les maîtres. Un
fermoneur politique aura beau
leur dire que la force du peuple
étant la leur y leur plus grand
intérêt eft que le peuple foit
floriftant 5 nombreux y redouta-
ble, ils fçavent très-bien que cela
n'eft pas vrai. Leur intérêt per-
fonnel eft premièrement que le
#)( 179 )( #
peuple ioit foible , miiérable ,
& qu'il ne puiiTe jamais leur
réfifter. J'avoue que , fuppofant
les fujets toujours parfaitement
fournis, l'intérêt du Prince feroit
alors que le peuple fût puiflant ,
afin que cette puilTlmce étant la
(îenne , le rendît redoutable à
fes voifins ^ mais comme cet in-
térêt n'eft que fecondaire & lu-
bordonné , &c que les deux lup-
pofitions font incompatibles j il
ell; naturel que les Princes don-
nent toujours la préférence à la
maxime qui leur eft le plus
immédiatement utile. C'eft ce
que Samuel repréfentoit forte-
ment aux Hébreux ; c'eft ce
que Machiavel a fait voir avec
évidence. En feignant de donner
des leçons aux Rois , il en a
donné de grandes aux peuples.
Le Prince de Machiavel eft le
livre des Pvépubhcains.
# )( i8o )( #
Nous avons trouvé par les
rapports généraux , que la Mo-
narchie n'eft convenable qu'aux
grands Etats ^ & nous le trou-
vons encore en l'examinant en
elle-même. Plus l'adminiftration
publique eft nombreufe , plus le
rapport du Prince aux fujets di-
minue & s'approche de l'égaHté y
en forte que ce rapport eft un
ou régaUté même dans la Dé-
mocratie. Ce même rapport aug-
mente à mefure que le Gou-
vernement fe refferre , & il eft
dans fon inaximwh , quand le
Gouvernement eft dans les mains
d'un feul. Alors il Te trouve une
trop grande diftance entre le
Prince & le peuple , 6c l'Etat
manque de liaiion. Pour la for-
mer^.il faut donc des ordres in-
termédiaires; il faut des Princes >
des Grands ^ de la Noblefle pour
les remplir. Or rien de tout cela
ne convient à un petit Etat , que
ruinent tous ces degrés.
Mais s'il eft difficile qu'un
grand Etat foit bien gouverné ^
il l'eft beaucoup plus qu'il foit
bien gouverné par un feul hom-
me ^ & chacun fçait ce qu'il ar-
rive quand le Roi fe donne des
fubftituts.
Un défaut eflentiel & iné-
vitable 3 qui mettra toujours le
gouvernement monarchique au-
deflbus du républicain , eft que
dans celui-ci la voix publique
n'élevé prefque jamais aux pre-
mières places que des hommes
éclairés & capables qui les rem-
pliflent avec honneur : au lieu
que ceux qui parviennent dans
les monarchies ne font le plus
ibuvent que de petits brouillons y
de petits fripons, de petits in-
#)C i82)(#
trîgants , à qui les petits talents
qui font dans les Cours parvenir
aux grandes places , ne fervent
qu'à montrer au public leur ine-
ptie aufTi-tôt qu'ils y font par-
venus. Le peuple fe trompe bien
moins fur ce choix que le Prince ,
& un homme d'un vrai mérite
eft prefque auffi rare dans le mi-
niftere , qu'un fot à la tête d'un
gouvernement républicain. Auffi ,
quand par quelque heureux ha-
2ardun de ces hommes nés pour
gouverner , prend le timon des
affaires dans une Monarchie pref-
que abîmée par ces tas de jolis
régiffeurs ^ on eft tout fupris des
reflburces qu'il trouve 3 & cela
fait époque dans un pays.
Pour qu'un Etat monarchi-
que pût être bien gouverné , il
faudroit que fa grandeur ou Ion
étendue fût mefurée aux facultés
# )( 18? )(#
de celui qui gouverne. 11 eft plus
aifé de conquérir que de régir.
Avec un levier fuffilant , d'un
doigt on peut ébranler le monde,
mais pour le loûtenir il faut les
épaules d'Hercule. Pour peu qu'un
Etat foit grand , le Prince eft
prefque toujours trop petit.
Qiiand au contraire il arrive que
l'Etat eft trop petit pour Ion
chef , ce qui eft très-rare , il eft
encore mal gouverné , parce
que le chef, luivant toujours la
grandeur de fes vues, oublie les
intérêts des peuples , & ne les rend
pas moins malheureux par l'abus
des talents qu'il a de trop , qu'un
chef borné par le défaut de ceux
qui lui manquent. 11 faudroit ,
pour ainfi dire , qu'un royaume
s'étendît ou fe reflerrât à chaque
Tegne lelon la portée du Prince j
au lieu que les talents d'un Sénat
#)C i84)C=^
ayant des méfures plus fixes,
l'Etat peut avoir des bornes conf-
tantes Se l'adminiftration n'aller
pas moins bien.
Le plus fenfible incon-
vénient du Gouvernement d'un,
feul 5 eft le défaut de cette fuc-
celTion continuelle qui forme dans
les deux autres une liaifon non
interrompue. Un Roi mort, il
en faut un autre ; les élections
laiflent des intervalles dangereux;
elles font orageufes ^ & à moins
que les Citoyens ne foient d'un
défintéreflement-5 d'une intégrité
que ce Gouvernement ne com-
porte gueres y la brigue & la cor-
ruption s'en m'êlent. Il eft dif-
ficile que celui à qui l'Etat s'eft
vendu ne.le vende pas à fon tour,
& ne fe dédommage pas fur les
foibles de l'argent que les puiflants
lui ont extorqué. Tôt ou tard
touc
# )( i85 )( #
tont devient vénal , fous une
pareille adminiftration , & la paix
dont on jouit alors fous les Rois ,,
eft pire que le dcfordre des in-
terrègnes.
Q,u ' A - T - o N fait pour pré-
venir ces \naux On a rendu les
Couronnes héréditaires dans cer-
taines familles 5 Se l'on a établi
un ordre de Succeflîon qui pré-
vient toute difpute à la mort des
Rois. C'eft- à-dire que 5 fubftituant'
l'inconvénient des régences à ce-
lui des éleftions , c^n a préféré
une apparente tranquillité à une '
admmiftration fage y 6c qu'on a
mieux aimé rifquer d'avoir pour
chefs des enfants , des monftres ,
des imbécilles , que d'avoir à dif--
puter fur le choix des bons Rois;
on n'a pas confidéré qu'en s'expo-
Tant ainfi aux rifques de l'alter-
native^ on met prefque toutes les
,0.
# )( i86 )( ^
chances contre foi. C'étoit un
mot très-fenlé que celui du jeune
Denis , à qui fon père en lui re-
prochant une aftion honteufe
difoit: T'en ai-je donné l'exem-
ple ? Ah 5 répondit le fils, votre
père n'étoit pas Roi !
Tout concourt à priver de
juûice & de railon un homme
élevé pour commander aux autres*
On prend beaucoup de peme ,
à ce qu'on dit , pour enieigner
aux jeunes Princes l'art de régner 5
il ne paroit pas que cette édu-
cation leur profite. On feroit
mieux de commencer par leur
enfeigner l'art d'obéir. Les plus
grands Rois qu'ait célébré Thil-
tone , n'ont pomt été élevés pour
régner, c'ell; une fcience qu'oa
ne poilede jamais moins qu'après
l'avoir trop apprife y & qu'on
acquiert mieux en obéiflant qu'ci^
#)( i87 )(#
commandant. Nam utiUJ/imus
idem acbrtvijjimus bo/iarwn ma-
larumque reriirn dù^clus^ cogitare
quid aut nolueris fub alio Prin-
cipe aut volueris *.
Une fuite de ce défaut de
cohérence eft Tinconflance du
gouvernement royal qui , fe ré-
glant tantôt fur un plan 6c tantôt
lur un autre ^ lelon le caraftere
du Prince qui règne ou des gens
qui régnent pour lui, ne peut
avoir long-temps un objet fixe ni
une conduite conléquente : varia-
tion qui rend toujours l'Etat flo-
tant de maxime en maxime ,
de projet en projet > & qui n'a
pas lieu dans les autres Gouver-
nements où le Prince ell toujours
le même. AuiTi voit - on qu'en
général ^s'il y a plus de rufe dans
une Cour , il y a plus de fagefle
dans un Sénat , & que les Ré-
* lâcit, hill. L. L Qz
# )( i88 )( #
publiques vont à leurs fins par
des vues plus confiantes Se mieux
fuivies 5 au lieu,que chaque révo-
lution dans le miniftere en pro-
duit une dans l'Etat ; la maxime
commune à tous les Miniftres,
Se prefque à tous les Rois ^ étant
de prendre en toute chofe le con-
trépied de leur prédécefTeur.
De cette même incohérence
le tire encore la Iblution d'un fo-
phifme très-familier aux politi«
ques royaux; c'efl^ non-feulement
de comparer le Gouvernement
civil au Gouvernement domefli-
que 5 ôc le Prince- au père de fa~
mille 5 erreur déjà réfutée ; mais
«ncore de donner libéralement
à ce Magillrat toutes les vertus
dont il auroit befom , & de lup*
pofer toujours que le Prince eft
ce qu'il devroit être : fuppofitjon-
à l'aide de laquelle le Gouverne-
# )( i89 )( #
ment royal eft évidemment pré-
férable à tout autre , parce qu'il
eft inconteftablement le plus fort,
& que pour être au^î le meilleur
il ne lui manque qu'une volonté
de corps plus conforme à la vo-
lonté générale.
Mais , fi félon Platon * le Roi
par nature eft un perfonnage fi
rare , combien de fois la nature
& la fortune concourront-elles à
le couronner, &c fi l'éducation
royale corrompt néceirairement
ceux qui la reçoivent , que doit-
on elpérer d'une fuite d'hommes
élevés pour régner ? C'eft donc
bien vouloir s'abufer que de con-
fondre le Gouvernement royal
avec celui d'un bon Roi. Pour voir
cequ'eftce gouvernement en lui-
même , il faut le confidérer fous'
des Prmces bornés ou méchants ^
^ )( 190 )(# ^
car ils arriveront tels au Trône >
eu le Trône les rendra tels.
Ces difficultés n'ont pas échap-
pé à nos Auteurs ; mais ils n'en
font point embarraffés. Le remè-
de eft 5 diient - ils , d'obéir fans
murmure. Dieu donne les mau-
vais Rois dans fa colère , & il les
faut fupporter comme des châti-
ments du Ciel. Ce difcours eft
édifiant , fans doute ; mais je
ne fçais s'il ne conviendroit pas
mieux en chaire que dans un li-
vre de politique. Qiie dire d'un
Médecin qui promet des mira-
cles 5 & dont tout l'art eft d'ex-
horter fon malade à la patience T
On fçait bien qu'il faut fouffrir un
mauvais Gouvernement quand
on l'a i la queftion feroit d'en
trouver un bon.
^ )( 191 )( ^
CHAPITRE VIL
Des Gouvernements mixtes.
^ PROPREMENT parler il n'y a
point de Gouvernement fimple.
Il faut qu'un Chef unique ait des
Magiflrats fubalternes ^ il faut
qu'un Gouvernement populaire
ait un Chef. Ainfi , dans le par-
tage de la puiflance executive il
y a toujours gradation du grand
nombre au moindre , avec cette
différence que tantôt le grand
nombre dépend du petit , & tan-
tôt le petit du grand.
(Quelquefois il y a partage
égal i loit quand les parties con-
ftitutivcs lont dans une dépen-
dance mutuelle y comme dans le
Gouvernement d'Angleterre, foit
^uand l'autorité de cliaque par-*
tie eft indépendante mais im-
parfaite 5 comme en Pologne.
Cette dernière forme eft mau-
vaife , parce qu'il n'y a point
d'unité dans le Gouvernement y
ÔL que l'Etat manque de liaifon.
Lequel vaut le mieux ^ d'un
Gouvernement fimple ou d'un
Gouvernement mixte ? Qiieftion
fort agitée chez les politiques ,
6c à laquelle il faut faire la même
réponfe que j'ai faite ci-devant
fur toute forme de Gouverne-
ment.
Le Gouvernement fimple efl
le meilleur en foi , par cela leul
qu'il eft fimple. Mais quand la.
Puiflance executive ne dépend
pas aflez de la légiflative , c'eft-à-
dire 5 quand il y a plus de rap-
port du Prince au Souverain que
du peuple au Prince ^ il faut re-
hiédier à ce défaut de proportion
% )( 195 )(#
^n divifant le Gouvernement ;
car alors toutes fes parties n'ont
pas moins d'autorité fur les fu-
Jets 5 & leur divifion les rend
toutes enfemble moins fortes con-
tre le Souverain.
On PREVIENT encore le même
inconvénient en établilTant des
magiftrats intermédiaires ^ qui y
laiffant le Gouvernement en fon
entier , fervent feulement à ba-
lancer les deux Puiiïances 6c à
maintenir leurs droits refpeftifso
Alors le Gouvernement n'eft pas
mixte 5 il eft tempéré.
On peut remédier par des
moyens iemblables à l'inconvé-
nient oppolé 5 de quand le Gou-
vernement eft trop lâche , ériger
des Tribunaux pour le concen-
trer. Cela fe pratique dans tou-
tes les Démocraties. Dans le pre-
mier cas ^ on divife le Gouverne-
R
^)( 194 )( #
ment pour l'affoiblir j Se dans lo
fécond pour le renforcer ; car les
maximum de force & de foiblefle
fe trouvent également dans les
Gouvernements fimples , au lieu
que les formes mixtes donnent
une force moyenne.
CHAPITRE VIII.
Que toute forme de Gouvernement
n'ejl pas propre a tout Pays.
La liberté n'étant pas un fruit
de tous les climats , n'eft pas à la
portée de tous les peuples. Plus
on médite ce principe établi par
Montefquieu , plus on en fent la
vérité. Plus on le contefte 5 plus
on donne occafîon de l'établir
par de nouvelles preuves.
Dans tous les Gouvernements
du monde la peiionne publique
_ #)( 195 )( #
confomme & ne produit rien»
D'où lui vient donc la fubftance
confommée ? Du travail de fcs
membres. C'eft le liiperflu des
particuliers qui produit le né-
ceflaire du public. D'où il fuit
que l'état civil ne peut fubfifter
qu'autant que le travail des hom^
mes rend au-delà de leurs be-
foins.
Or cet excédent n'efl pas le
même dans tous les pays du
monde., Dans plufieurs il eft con-
iidérable , dans d'autres médio-
cre 5 dans d'autres nul ^ dans
d'autres négatif. Ce rapport dé-
pend de la fertilité du climat ,
de la forte de travail que la terre
cxioe 5 de la nature de fes pro-
duclions 5 de la force de fes ha-
bitants, de la plus ou moins 9;ran-
de coniommation qui leur ell:
néccflaire , 6c de pluiieurs autres
K2
# )( 196 )( ^
rapports femblables delquels il
efl compoié.
D'autre part 5 tous les Gou-
vernements ne font pas de même
nature ; il y en a de plus ou
moins dévorants , & les différen-
ces font fondées fur cet autre
principe que , plus les contri-
butions publiques s'éloignent de
leur fource, & plus elles font oné-
reufes. Ce n'eft pas fur la quan-
tité des impositions qu'il faut
mefurer cette charge , mais fur le
chemin qu'elles ont à faire pour
retourner dans ,les mains dont
elles font lorries ; quand cette
cnculation eft prompte Se bien
étabhe y qu'on paye peu ou beau-
coup j il n'importe , le peuple
eft toujours riche & les finances
vont toujours bien. Au contrai-
re y quelque peu que le peuple
donne , quand ce peu ne lui re-
# )( Î97 )(#
I vient point, en donnant toiijourf^,
bien-tôt il s'épuiie ; l'Etat n'cft
jamais riche, & le peuple eft tou-
jours gueux.
Il suit de-là que plus la
diftance du peuple au Gouver-
nement augmente , & plus les
tributs deviennent onéreux; ainfi
> dans la Démocratie le peuple ell
le moins chargé ; dans l'Àrilto-
cratie, il l'eft davantage; dans la
Monarchie, il porte le plus grand
poids. La Monarchie ne convient
donc qu'aux nations opulentes ,
l'Ariftocratie aux Etats médio-
cres en richefie ainfi qu'en gran-
; deur , la Démocratie aux Etats
petits & pauvres.
I En EFFET, plus on y rcflé-
I chit , plus on trouve en ceci de
différence entre les Etats libres
6c les monarchiques ; dans les
premiers tout s'emploie à l'utilité
Ri
# )( 198 )(#
commune j dans les autres les for-
ces publiques 6c particulières font
réciproques , & Tune s'augmente
par raffoibliffement de l'autre.
Enfin 5 au lieu de gouverner les
fujets pour les rendre heureux y
le defpotifme les rend miférables
pour les gouverner.
Voila donc dans chaque cli-
mat des caufes naturelles fur lef-
quelles on peut affigner la forme
de Gouvernement à laquelle la
force du chmat l'entraîne, & dire
même quelle efpece d'habitants
il doit avoir. Les lieux ingrats
& ftériles y où le produit ne vaut
pas le travail ^ doivent refter in-
cultes ôc deferts , ou feulement
peuplés de Sauvages. Les lieux
où le travail des hommes ne rend
exaftement que le néceffaire , doi-
vent être habités par des peuples
barbares y toute poUtie y feroit
â
#)C 199 )(#
jmpoffible : les lieux où l'excès
du produit fur le travail eft mé-
diocre conviennent aux peuples
libres ; ceux où le terroir abon-
dant & fertile donne beaucoup
de produit pour peu de travail ,
veulent être gouvernés monar-
chiquement , pour confumer, par
le luxe du Prince , l'excès du fu-
perflu des fujets ; car il vaut
mieux que cet excès fcit abforbé
par le gouvernement que diffipé
par les particuliers. 11 y a des
exceptions , je le fçais ^^ mais ces
exceptions mêmes confirment la
règle , en ce qu'elles produifent
tôt ou tard des révolutions qui
ramènent les choies dans l'ordre
de la nature.
Distinguons toujours les loix
générales des cauiès particulières
qui peuvent en modifier l'effet.
Quand tout le midi feroit cou-
R4
# ) ( 200 ) ( ^
vert de Républiques & tout le
nord d'Etats defpotiques,il n'en
ieroit pas moins vrai que par
l'efFet du climat le defpotifme
convient aux pays chauds , la
barbarie aux pays froids , & la
bonne politie aux régions inter-
médiaires. Je vois encore qu'en
accordant Je principe on pourra
difputer fur l'application : on
pourra dire qu'il y a des pays
froids très-fertiles Se des méridio-
naux très-mgrats. Mais cette di-
ficuîté n'en eft une que pour ceux
qui n'examinent pas la cliofe
dans tous fes rapports. II fau.t ,
comme je l'ai déjà dit , compter
ceux des travaux , des forces y
de la confommation ^ &c.
^ Supposons que de deux terreins
égaux l'un rapporte cinq & l'au-
tre dix. Si les habitants du pre-.
mier confominent quatre & ceuz
^ )( 20Î )( :^
du dernier neuf , l'excès du pre-
mier produit fera -^. Se celui du
fécond ,V Le rapport de ces deux
excès étant donc inverfe de celui
des produits , le terrein qui ne
produira que cinq donnera un
fuperflu double de celui du ter-
rein qui produira dix.
Mais il n'eft pas queftion d'un
produit double , 5c je ne crois
pas que perfonne ofe mettre en
général la fertilité des pays froids
en égalité même avec ceUe^ des
pays chauds. Toutefois fuppofons
cette égalité ; laiflbns , fi l'on
veut 5 en balance l'Angleterre
avec la Sicile , & la Pologne avec
l'Egypte. Plus au midi nous au-
rons l'Afrique 6c les Indes , plus
au nord nous n'aurons plus rien.
Pour cette égalité de produit ,
quelle différence dans la culture?
En Sicile y il ne faut que grater
# )( 202 )( #
la terre ; en Angleterre que de
Ibins pour la labourer ! Or ^ là
où il faut plus de bras pour
donner le même produit , le fu-
perflu doit être néceffairement
moindre.
Considérez 5 outre cela 5 que
la même quantité d'hommes con-
fomm.e beaucoup moins dans les
pays chauds. Le climat demande
qu'on y foit fobre pour le porter
bien : les Européens qui veulent
y vivre comme chez eux 5 périf-
fent tous de difîenterie & d'in-
digeftion. Nous fommes , dit
Chardin 5 dts béies carnacieres y
des loufs y en comparaifon des
AJiatiques^ Quelques-uns attri-
huent la fohrieté des Fer fans ci
ce que leur pays ejl moins cultivé^
& moi je crois au contraire que
leur pays abonde moins en den^
rees parce quil en faut moins aux
^ )( 203 )(# _^
habitants* Si leur frugalité j
continue-t-il ^ étoit un effet de
la difette du pays , il ny aurait:
que les pauvres qui manger oient
peu 5 au lieu que cejl générale^
ment tout le monde ^ & on inan-
geroit plus ou moins en chaque
province j félon la fertilité du
pays ; au lieu que la même fo^
briété fe trouve par tout le Ro^
yaume. lls/è louent fort de leur
manière de vivre ^ difant quil ne
faut que regarder leur teint pour
reconnoître combien elle ejl plus
excellente que celle des Chrétiens*
En effet le teint des Perfans ejl
uni ; ils ont la peau belle 5 fine
& polie ; au lieu que le teint des
Arméniens 5 leurs fiijets ^ qui
vivent à l'Européenne ^ ejl rude ^
couperofé , & que leurs corps
font gros & pefants.
Plus on approchi^ de la ligne;»
# ) ( 204 ) ( #
plus les peuples vivent de peu.
Ils ne mangent prefque pas de
viande ; le ris y le niays 5 le cuz-
cuz 5 le- mil , la caflave 5 font
leurs aliments ordinaires. Il y a
aux Indes des millions d'hom-
mes dont la nourriture ne coûte
pas un fol par jour. Nous vo-
yons en Europe même des dif-
férences fenfibles pour l'appétit
entre les peuples du nord ôc
ceux du midi. Un Efpagnol vivra
huit jours du dîner d'un Alle-
mand. Dans les pays où les hom-
mes font plus voraces ^ le luxe
fe tourne auffi vers les chofes de
confommation. En Angleterre
il fe montre fur une table chargée
de viandes , en Italie on vous
régale de lucre ôc de fleurs.
Le luxe des vêtements offre
encore de femblables différences*
Dans les climats où les change-
^ )( 205 )(#
îTients des faifons font prompts
& violents 5 on a des habits meil-
leurs & plus fimples ^ dans ceux
où Ton ne s'habille que pour la
parure , on y cherche plus d'éclat
que d'utilité , les habits eux-
mêmes y font un luxe. ANaples,
vous verrez tous les jours fe pro-
mener au Paufylippe des hommes
en vefte dorée & point de bas.
C'eft la même chofepour les bâti-
ments ; on donne tout à la ma-
gnificence quand on n'a rien à
craindre des injures de l'air. A
Paris 5 à Londres , on veut être
logé chaudement ôc commodé-
ment. A Madrid , on a des fal-
lons fuperbes , mais point de
fenêtres qui ferment , Ôc l'on
couche dans des nids-à-rats.
Les aliments font beaucoup
plus fubftantiels & fucculents
dans les pays chauds 5 c'eft une
# ) ( 2C6 ) ( %
troifieme différence qui ne peut
n:anquer d'influer fur la féconde.
Pourquoi mange- 1- on tant de
légumes en Italie ? Parce qu'ils
y font bons 3 nourrifiants ^ d'ex-
cellent goût. En France , où ils
ne font nourris que d'eau ^ ils
ne nourriflent point ^ & lont
prefque comptés pour rien fur
les tables. Ils n'occupent pour-
tant pas moins de terrein y 8c
coûtent du moins autant de
peine à cultiver. C'eft une expé-
rience faite 3 que les bleds de
Barbarie ^ d'ailleurs inférieurs à
ceux de France , rendent beau-
coup plus en farme , & que ceux
de France à leur tour rendent
plus que les bleds du Nord.
D'oii Ton peut inférer qu'une
o radation femblable s'cbferve sré-
ncralement dans la m^tune direc-
tion de la ligne au pôle. Or n'eft-
# ) ( 207 ) ( #
ce pas un défavantage vifible
i d'avoir dans un produit égal une
moindre quantité d'aliments ?
A TOUTES ces différentes con-
fidérations j'en puis ajouter une
j qui en découle Se qui les fortifie ;
! c'eft que les pays chauds ont
moins befoin d habitants que les
pays froids y & pourroient en
nourrir davantage; ce qui produit
un double fuperflu , toujours à
, l'avantage du defpotifme. Plus le
! même nombre d'habitants oc-
cupe une grande furface , plus
les révoltes deviennent difficiles ;
parce qu'on ne peut fe concerter
ni promptem.ent ni fecrétement^
& qu'il eft toujours facile au
j Gouvernement d'éventer les pro-
i jets & de couper les communi-
i cations ; mais plus un peuple
' nombreux fe rapproche, moins
le Gouvernement peut ufurper
# ) ( 208 ) ( #
fur le Souverain , les chefs dèlu
berent aulTi fûrement dans leurs
chambres que le Prince dans fon
conleil , & la foule s'affenrible
auffi-tot dans les places que les
troupes dans leurs quartiers. L'a-
vantage d'un Gouvernement ty-
rannique eft donc en ceci d'agir
à grandes diftances. A l'aide des
points d'appui qu'il fe donne , la
force augmente au loin comme
celle des leviers *. Celle du peu-
ple au contraire n'agit que con-
centrée^ elle s'évapore ôc le perd
* Ceci ne contredit pas ce que j'ai dit ci- de-
vant L. II. Chap. IX. Sur les inconvénients des
grands Etats : car il s'agiffojt - là de i'autcrité
du Gouvernement fur les membres ,& il s'a-
git ici de fa force contre les fujets. Ses membres
épars lui fervent de points d'appui pour agir
au loin 'fur le peuple , mais il n'a nul point
d'appui pour agir dire6\ement fur ces membres
mêmes. Ainfi dans l'un des cas la longueur du
levier en fait la foibleiïe , 8c la force dans Tau-
cre cas.
en
;^ ) ( 209 ) ( #
en s'étendant , comme l'effet de
la poudre éparfe à terre & qui
ne prend feu que grain à grain.
Les pays les moins peuplés font
ainlî les plus propres à la tyran-
nie : les bêtes féroces ne régnent
que dans les déferts.
CHAPITRE IX.
Des Jignes £uri bon Gouverne»
ment.
Quand donc on demande ab~
folument quel eft le meilleur
Gouvernement ^ on fait une
queftion inioluble comme indé-
terminée 5 ou 5 fi l'on veut , elle
a autant ds bonnes folutions
qu'il y a de combinaifons pofiî-
blés dans les pofitions abfolues Se
jcélatives des peuples.
Mais fi l'on demandoit à quel
# )( 210 )(^
ligne on peut connoître qu'un
peuple donné eft bien ou mal
gouverné , ce feroit autre chofe y
6c la queflion de fait pourroit fe
refondre.
Cependant on ne la réfout
point y parce que chacun veut
la réfoudre à fa manière. Les
fujets vantent la tranquillité pu-
blique 5 les citoyens la liberté
des particuliers ; l'un préfère la
lureté des poiTeiîions , ôc l'autre
celle des perfonnes ; l'un veut
due le meilleur Gouvernement
foit le plus févere ^ l'autre iou- '
tient que c'eft le plus doux ;
celui-ci veut qu'on punifle les
crimes y &c celui-là qu'on les pré-
vienne ; l'un trouve beau qu'on
fôit craint des voifins y l'autre
aime mieux qu'on en foit ignoré ;
l'un eft content auand l'areent
circule y l'autre exige que le
«i
# )(^II )( #
peuple ait du pain. Qiiand même
on conviendroit fur ces points
& d'autres femblables ^ en feroit-
on plus avancé ? Les quantités
morales manquant de mefure
précife ^ fût-on d'accord fur le
îîgne, comment l'être fur l'eili-
mation ?
Pour moi ^ je m'étonne tou-
jours qu'on méconnoifle un figne
auffi fimple ^ ou qu'on ait la
mauvaife foi de n'en pas conve-
nir. (Quelle eft la fin de l'alTo-
ciation politique ? C'eft la con-
lervation & la profpénté de fes
membres. Et quel eft le figne le
plus fur qu'ils le confervent &
profperent ? Ceft leur nombre
& leur population. M 'allez donc
pas chercher ailleurs ce figne fi
dilputé. Toute choie d'ailleurs
égale y le Gouvernement ibus le-
^wd y fans moyens étrangers ^
# )( 212 )( :^
fans naturaliiations , fans colo-
nies 5 les citoyens peuplent &
multiplient davantage 3 eft in-
failliblement, le meilleur : celui
fous lequel un peuple diminue &
dépérit , eft le pire. Calculateurs,
c'eft maintenant votre affaire ^
comptez 5. mefurez , comparez *•
* On doic juger fur le même principe de$
fiécîes.qui méritent la préférence pour la prof-
périté du genre humain. On a trop admiré ceux
où Ton st vu fleurir les lettres &: les arts , (ans
pénétrer l'objet lècret de leur culture , fans en
confidérer le funelle effet , idque.apud vnperitos
humanitas vocahatur , cum pars fervitutis ejjet^
N^g verrons-nous jamais dans les maximes de?
livres Tincérêi grolTier qui fai: parler les Au-
teurs ? Non , quoiqu'ils en puilTent dire , quand
malgré Ion éclat un pa.ys le dépeuple ,.il n'eft
pas vrai que tout aille bien, 8c il ne fufïic
pas qu^un poë-ce ait cent mille livres de rente
tx)ur que ion fiécle foi: le meilleur de tous. Il
faut moins regarder au repos apparent ,& à I2
tranquillité des ch jfs,qu'au bienêtre des nations
entières Ôt fur- tout des états les plus nombreux.
La grêle délole quelques cantons , mais elle
ïm rarqmeai difette. Les émeutes , les^gucjreai
à
# )( ^I? ) (#
civiles effarouchent beaucoup les chefs , mai!^
elles nefonc pas 1rs vra?s malheurs des peui^Ies^
qui peuvent rnem^^ avoir d u relâche tandis qu'on
dirpute à qui les cyrannifera. Cell de leur écat
peimanenc que naiflcnc leurs prorpérités ou
leurs calamités réelles j quand tout refte écrafé
fous le joLi^ , c'etl alors que tout dépérit ; c'eft
alors que les chefs les dérruifant à leur aile , ubè
folitudinemfariunt ypactm appellunt. Quand les.
tracafTcries des Grands agicoient le royaume de
France , 8i que le Coadjuteur de Paris portoic
au Parlement un poignard dans fa poche , cela
n*empêchoit pas que le peuple François ne
vécut heureux & nombreux dans une honnête
& libre aifance. Autrefois la Grèce fleuriflbit au
feîn des plus cruelles gucrres^Ie iang y couloic
à flots Se tout le pays écoit couvert d'hommes.
Il fembloit , dit Machiavel , qu'au milieu des
îtieurtres , des prolcriptions , des guerres civi-
les, notre République eu devînt plus piiiffantei
là vertu dr les citoyens, leurs mœurs , leur in-
dépendance avcient plus d'effet pour la renfor-
cer , que toutes les dilTentions n'en avoienc
pour l'affoiblir. Un peu d'agicaùon donne du
relTort aux ara,es , 8c ce qui fait vraiment prof-
i^rer l'elpcceeft moins la t>aix que la libetté*.
#) ( ^i4)( #
CHAPITRE X.
De l'abus du Gouvernement ^ &
dejci -pente a dégénérer,
(^OMME la volonté particulière
agit fans cefle contre la volonté
générale , ainfi le gouvernement
fait un effort continuel contre la
Souveraineté. Plus cet effort aug-
mente 5 plus la conftitution s'al-
tère 5 & comme il n'y a point
ici d'autre volonté de corps qui
réfiftant à celle du Prince fafle
équilibre avec elle , il doit arri-
ver tôt ou tard que le Prince
opprime enlin le Souverain 6c
rompe le traité focial. C'eft-là le
vice inhérent & inévitable qui
dès la naiilànce du corps politi-
que, tendlans relâche à le détrui-
re y de même que la vieillefle &
#)( 215 )( #
la mort détruifent enfin le corps
de l'homme.
Il Y A deux voies générales
par lelquelles un gouvernement
dégénère , fçavoir , quand il fe
refferre 5 ou quand l'Etat fe
diflbut.
Le Gouvernement fe refferre
quand il pafTe du grand nombre
au petit 5 c'eft-à-dire y de la Dé-
mocratie à l'Ariftocratie , ôc de
l'Ariftocratie à la Royauté. C'eft-
là fon inclmaifon naturelle *. S'il
* La formation lente 8c le progrès de la Ré-
publique de Venife dans les lagunes , offre un
exemple notable de cette luccciTion j 8c il cil
bien étonnant que depuis plus de douze cens
ans les Vénitiens iemb'ent n'en être encore qu'au
fécond terme , lequel commença au Sernir di
Ccnfiglio en 1198. Quant aux anciens Ducs
qu'on leur reproche , quoi qu'en puifle dire le
Squitinio délia Itbertà Veneta , il ell prouvé
qu'ils n'ont point ccé leurs Souverains.
On ne manquera pas de m'cbiectcr laRcpu-^
plique Romaine qui iiiiyit , dira- 1- on :, un
#)C 216 )(#
rétrogradoit du petit nombre au
grand ^ on pourroit dire qu'il fe
progrés tout contraire, paiTant de la Monarchie
à l' Arirtocratie , & de rAriftocracieà la Démo-
cratie. Je luis bien éloigné d'en penfcr aiafi.
Le premier établiflement de Romulus fut un
Gouvernement mixte qui dégénéra prompte-
Eienten Defpotifme. Par descaufes particulières
TEtat périt avant le temps , comme on voie
mourir un nouveau - né avant d'avoir a:teinc
l'âge d'homme. L'expu^fion des Tarqui*is fut
la véritable époque delanaiirance de la Répu-
blique. Mais elle ne prit pas d'abord une forme
confiante , parce qu'on ne fit que la moitié de
l'ouvrage en n'aboliflanc pas le pacriciat. Car
de cette manière l'Arillocratie héréditaire , qui
eft la pire des adminiftrations légitimes , reftan^
en conflit avec la Démocratie , la forme du
Gouvernement t ouiours i'neeriaine & floîante
ne fut fixée, comme Ta prouvé Machiavel, qu'à
rétabliiTement des Tribuns \ alors feulement
il y eut un vrai Gouvernement & une véritable-
Démocratie: en effet le peuple alors n'étoit pas
feulement Souverain mais aulfi mag:lrrac & iu-
ge j le Sénat nYnoit qu'un tribunal en fous or-
dre pour tempérer ou conccmrer le Gouverne-
ment, & les Confuls eux mêmes , bien qua
Patriciens ^.bien que premiers Magiftrais, bien
I
irelâche > mais ce progrès inverfe
eft impoffible.
En effet 5 jamais le gouver-
nement ne change de forme que
quand fon reflbrt ufé le laifle
que Généraux abfolus à la guerre , n'écoient à
Rome que les Préfidencs du peuple.
Dès lors on vit aufll le Gouvernement pren-
dre fa pente naturelle Se tendre fortement à
l'Ariftocratie. Le Patriciat s'aboliffant comme
de lui-même, l'Ariftocratie n'étoit plus dans le
corps des Patriciens comme elle elt à Venife &
àtjencs , mais dans le corps du Sénat compofé
de Patriciens & de Plébéiens , même dans le
corps des Tribuns quand ils commencèrent d'u-
furper une puiffance adUve : [ car les mots ne
font rien aux chofes], 8c quand le peuple a des
chefs qui gouvernent pour lui , quelque nom
que portent ces chefs , c'eft toujours une Arif-
tocratie.
De Tabus de TAriftocratie naquirent les
guerres civiles & le Triumvirat. Sylla , Jules-
Celar , Augufte devinrent dans le fait de véri-
tables Monarques , & enfin Tous le Dcfpotifme
de Tibère TEtatfut diftbur. L'Hiftoire Romai-
ne ne dément donc pas mon principe j elle le
coafirme.
T
# )( 2l8 )( #
trop afFoibli pour pouvoir confer-
ver la fienne. Or , s'il fe relâchoit
encore en s'étendant , fa force
deviendroit tout-à-fait nulle, ôc il
fubfîfteroit encore moins. 11 faut
donc remonter 5c ferrer le reflbrt
à mefure qu'il cède , autrement
l'Etat qu'il foutient 5 tomberoit
en ruine.
Le cas de la diflblution de l'Etat
peut arriver de deux manières.
Premièrement quand le
Prince n'adminiftre plus l'Etat
félon les loix Se qu'il ufurpe le
pouvoir fouverain. Alors 5 il fe
fait un changement rem-arqua-
ble 5 c'eft que , non pas le Gou-
vernement 5 mais l'Etat fe reiTer-
re ; je veux dire que le grand
Etat fe diflbut ^ 6c qu'il s'en for-
me un autre dans celui-là y com-
poié leulement des membres du
Gouvernement j & qui n'eft plus
# )( ^19 )( #
rien au refte du peuple que fou
maître & fon tyran. De forte
qu'à l'inftant que le Gouverne-
ment ufurpe la Souveraineté ^ le
pade focial eft rompu , & tous
les fimples Citoyens , rentrés de
droit dans leur liberté naturelle ,
lont forcés, mais non pas obligés
d'obéir.
L E M E M E cas arrive auflî
quand les membres du Gouver-
nement ufurpent féparément le
pouvoir qu'ils ne doivent exercer
qu'en corps y ce qui n'eft pas une
moindre infraftion des loix , &
produit encore un plus grand dé-
lordre. Alors , on a , pour ainfi
dire 5 autant de Princes que de
Magiftrats, ôc l'Etat^ non moins
diviié que le Gouvernement y
périt ou change de forme.
du A N D l'Etat fe diffout y
Tabus du Gouvernement , quel
T2
qu'il foit5prendle nom commun
à' Anarchie, En diftinguant , la
Démocratie dégénère en Ocklo^
cratie , l'Ariftocratie en Olygar--
ckie; j^ajoûterois que la Royauté
dégénère en Tyrannie y mais ce
dernier mot eft équivoque & de-
mande explication.
Dans le fens vulgaire un Ty-
ran eft un Roi qui gouverne avec
violence 6c fans égard à la juftice
& aux loix. Dans le lens précis
un Tyran eft un particulier qui
s'arroge l'autorité royale fans y
avoir droit. Ceft ainfi que les
Grecs entendoient ce mot de
Tyran : ils le donnoient indiffé-
remment aux bons & aux mau-
vais Princes dont l'autorité n é-
toit pas légitime *. Ainfi^ Tyran
* Omnes enim & haîwitur (^ dicuntur Tyran-*
ui qui potejîate utuntur perpétua , in eâ civitatc
qua libertiite ufa efi.^ Corn. Nep, in Miltiad.
# )( 221 )( #
& ufurpateur font deux mots
parfaitement fynonimes.
Pour donner différents noms
à différentes chofes 3 j'appelle
Tyran l'ufurpateiir de l'autorité
royale , & Defpote l'ufurpateur
du pouvoir Souverain. Le Tyran
eft celui qui s'ingère contre les
loix à gouverner félon les loix ;
le Defpote eft celui qui fe met
F au-deffus des loix mêmes. Ainfi ^
le Tyran peut n'être pas Defpo-
te ; mais le Defpote eft toujours
Tyran.
I II eft vrai qu'Ariftote Mor. Nicom. L. VUh r. lo
diftingue le Tyran du Roi , en ce que le pre-
., mier gouverne pour fa propre utilicé & le
I Ibcond ieulement pour Tutilité de fes fujets ;
mais outre que généralement tous les Auteurs
Grecs ont pris le mot Tyran dans un autre fens,
comme il paroit tiir- tout par le Hieron de Xe-
nophon , il s'enfuivroit de la diftindîion d'Ari-
ftote que depuis le commencement du monde
il n'auroit pas encore exifté un leul Roi.
^ )( 222 )( #
CHAPITR E XI.
De la mort du corps -politique.
'X'elle eR- la pente naturelle 5c
inévitable des Gouvernements les
mieux conftitués. Si Sparte &
Rome ont péri 3 quel État peut
efpérer de durer toujours ? Si
nous voulons former un établifle-
ment durable ^ ne fongeons donc
point à le rendre éternel. Pour
léairir il ne faut pas tenter l'im-
polTible y ni fe flatter de donner
à l'ouvrage des hommes une fo-
lidité que les choies humaines ne
comportent pas.
Le corps politique, auifi bien
que le corps de l'homme , com-
mence à mourir dès fa naifiance
& porte en lui-même les caules
de fa deftrudion. Mais l'un &
# )C 223 )( #
l'autre peut avoir une conftitu-
îion plus ou moins robuile de pro-
pre à le conferver plus ou moins
l'ong-temps. La conftitution de
l'homme eft Touvrage de la na-
ture 5 celle de l'Etat eft l'ouvra-
ge de l'art. Il ne dépend pas des
hommes de prolonger leur vie ^ il
dépend d'eux de prolonger celle
de l'Etat auffi. loin qu'il eft pofti-
bîe 5 en lui donnant la meilleure
conftitution qu'il puifle avoir. Le
mieux conftitué finira , mais plus
tard qu'un autre ^ finul accident
imprévu n'amené fa perte avant
le temps.
Le principe de la vie politi-
que eft dans l'autorité louveraine.
La pui (Tance légifta tive eft 1 e cœur
de l'Etat ^ lapuiflance executive
en eft le cerveau ^ qui donne le
mouvement à toutes les parties.
Le cerveau peut tomber en para-
X4
# )( 224 )( #
lyfie & Tindividu vivre encore-
Un homme rejfte imbécille &vit :
mais fi-tôt que le cœur a ceflefes
fondions , Tanimal eft mort.
Ce n'est point par les loix que
TEtat fubfifte , c'eft par le pou-
voir légillatif. La loi d'hier n'o-
blige pas aujourd'hui , mais le
confentement tacite eft préfumé
du fîlence , & le Souverain eft
cenfé confirmer inceffamment les
loix qu'il n'abroge pas , pouvant
le faire. Tout ce qu'il a déclaré
vouloir une fois , il le veut tou-
jours, à moins qu'il ne le révoque.
Pourquoi donc porte- t-oa
tant de refpeél aux anciennes
loix ? C'eft pour cela même. On
doit croire qu'il n'y a que l'excel-
lence des volontés antiques qui
lésait pu conferver fi long-temps;
il le Souverain ne les eût reconnu
conftammcnt falutaires y il las
# )( 225 )( #
eût mille fois révoquées. Voilk
pourquoi y loin de s'affoiblir ^ les
loix acquièrent fans cefle une for-
ce nouvelle dans tout Etat bien
conflitué j le préjugé de l'anti-
quité les rend chaque jour plus
''vénérables ; au lieu que par tout
où les loix s'affoiblifTent en vieil-
-lifîant 5 cela prouve qu^il n'y a
plus de pouvoir légiflatif ^ & que
l'Etat ne vit plus.
CHAPITRE XII.
Com^nent Je maintient V autorité
Jouveraine.
Le Souverain n'ayant d'autre
^ force que la puiiTancelégiflative ^
n'agit que par des loix ^ & les loix
n'étant que des ailes authen-
tique.> de la volonté générale , le
Souverain ne fçauroit agir que
# )( "6 )( :^
quand le peuple eft aflemblé Le
peuple affemblé^dira-t-on ! quelle
chimère î C'eft une chimère au-
jourd'hui^ mais ce n'en étoit pas
une il y a deux mille ans : les hom-
mes ont-ils changé de nature ?
Les bornes du poflible dans les
chofes morales , font moins étroi-
tes que nous ne penfons : ce lont
nos foibleffes y nos vices , nos pré-
jugés qui les rétréciffent.] Les
âmes baffes ne croient point aux
grands hommes : de vils eiclaves
fourient d'un air moqueur à ce
mot de hberté.
Par ce qui s'eftfait^ confide-
rons ce qui fe peut faire ; je ne
parlerai pas des anciennes Ré-
pubhques de la Grèce ^ mais la
République Romaine étoit , ce
me femble 5 un grand Etat , &c
la ville de Rome une grande Vil-
le. Le dernier Cens donna dans
# )( 227 )( #
Rome quatre cents mille Cito-
yens portant armes 5 & le der-
nier dénombrement de l'Empire
plus de quatre millions de Cito-
yens 5 fans compter les ilijets ^
les étrangers , les femmes , les en-
fants 5 lesefclaves.
Qiieîle difficulté n'imagineroit-
on pas d'affembler fréquemment
le peuple immenfe de cette Capi-
tale & de fes environs ? Cepen-
dant il fe paffoit peu de lemai-
nes que le Peuple Romain ne fût
aflemblé , & mênie plufieurs fois.
Non - feulement il éxerçoit les
droits de la fouveraineté y mais
une partie de ceux du Gouverne-
ment. 11 traitoit certaines affai-
res 5 il jugeoit certaines caui'es y
& tout ce peuple étoit lur la pla-
ce publique ^ prefqu'auffi iouvent
Magiftrat que Citoyen.
En remontant aux premiers
# )( 228 )( #
temps des Nations , on trouve-
roit que la plupart des anciens
Gouvernements , même monar-
chiques, tels que ceux des Macé-
doniens Se des Francs, avoient de
femblables Confeils. Qiioi qu'il en
foit 3 ce feul fait inconteftable ^
répond à toutes les difficultés :
De l'exifiant au poffible la conle-
quence me paroit bonne.
CHAPITRE XIII.
Suite»
Il ne fuffit pas que le peuple af-
femblé ait une fois lixé la confti-
tution de l'Etat , en donnant la
fanftion à un corps de loix : il ne
fuffit pas qu'il ait établi un gou-
vernement perpétuel ou qu'il ait
pourvu une fois pour toutes à Té-
le(3:ion des Magiflrats. Outre les
Aflemblées extraordinaires que
des cas imprévus peuvent exiger
il faut qu'il y en ait de fixes ôc de
périodiques que rien ne puifle abo-
lir ni proroger , tellement qu'au
jour marqué le peuple loit légiti-
mement convoqué par la loi^ fans
qu'il foit befoin pour cela d'aucu-
ne autre convocation formelle.
Mais hors de ces aflemblées ju-
ridiques par leur feule date^ toute
aflemblée du peuple qui n'aura
pas été convoquée par les Magif-
trats prépofés à cet effets & félon
les formes prefcrites , doit être
tenue pour illégitime y ôc tout ce
qui s'y fait pour nul ; parce que
l'ordre même de s'aflembler doit
émaner de la loi.
du A N T aux retours plus ou
moins fréquents des aflemblées
légitimes , ils dépendent de tant
de confidérations qu'on ne fçaa»
roit donner là-defliis de régies
précifes. Seulement on peut dire
en général que plus le Gouverne-
ment a de force y plus le Souve-
rain doit fe montrer fréquem-
ment.
Ceci, me dira-t-on , peut être
bon pour une feule Ville ; mais
que faire quand l'Etat en com-
prend plufieurs ? Partagera-t-on
l'autorité fouveraine y ou bien
doit-on la concentrer dans une
feule Ville , & affujettir tout le
refte ?
Je réponds qu'on ne doit faire
ni l'un ni Tautre. Premièrement
l'autorité fouveraine eft fimple Se
une , 6c Ton ne peut la divifer )d
fans la détruire. En fécond lieu ,
une Ville , non plus qu'une na-
tion 5 ne peut être légirunément
fujette d'une autre , parce que
l'cflcnce du corps politique eft
i
#ii
# )( 2?! )(_^
âans l'accord de l'obéiliance & de
la liberté , & que ces mots de Su-
Jet Se de Souvenu n y lont des co-
relations identioues dont l'idée le
réunit fous le Icul mot de citoyen.
Je reponds encore que c'eft
toujours un mal d'unir plufieurs
Villes en une feule Cité , & que
voulant faire cette union , l'on
ne doit pas fe flatter d'en éviter
les inconvénients naturels. 11 ne
faut point objefter l'abus des
grands Etats à celui qui n'en veut
que de petits : mais comment
donner aux petits États aflez de
force pour réfirter aux grands ?
Comme jadis les Villes Grecques
réfifterent au grand Roi :, & com-
me plus récemment la Hollande
& la Suifie ont réfifté à la Mai-
fvn d'Autriche.
Toutefois fi Ton ne peut ré-
duire l'Etat à de juftes bornes ,
îî refte encore une reflburce ; c'eil
de n'y point fouffrir de Capitale,
de faire fiéger le Gouvernement
alternativement dans chaque Vil-
le ^ & d'y raflembler aulTi tour-à-
tour les États du Pays.
Peuplez également le territoi-
re 5 étendez-y par-tout les mê-
mes droits 5 portez - y par-tout
l'abondance & la vie ; c'eft ainfî
que l'État deviendra tout à la fois
le plus fort & le mieux gouverné
qu'il foit poffible. Souvenez-vous
que les murs des Villes ne fe for-
ment que du débris des maiions
des champs. AchaquePalais que
je vois élever dans la Capitale , je
crois voir mettre en malure tout
un Pays.
CHAPITRE
#)( ^33 )C #
mmmmmMWûmmmmmm
CHAPITRE XIV.
Suite.
^ l'instant que le peuple eft
légitimement affemblé en Corps
Souverain , toute Jurifdiftion du
Gouvernement ceffe , la puifTance
executive eilUifpendue, &: laper-
fonne du dernier Citoyen eft auflî
facrée & inviolable que celle du
premier Magiftrat , parce qu^oii
le trouve le Repréfenté , il n'y a
plus befoin de Reprélentant. La
plupart des tumultes qui s'éléve-
rcnt à Rome dans les comices ,
vinrent d'avoir ignoré ou négligé
cette règle. Les Conûils alors
n'étoient que les Prélîdents du
Peuple 5 les Tribuns de limplcs
Orateurs * , le Sénat n'étoit rien
du tout.
* A-JL'cu près leion le iens qu'on donne à c&
Y
Ces intervalles de furpenfioii
ou le Prince reconnoît ou doit
reconnoître un fupérieur adtuel y
lui ont toujours été redoutables ^
6c ces affemblées du peuple , qui
font régide du corps politique
& le frein du Gouvernement ,
ont été de tous temps l'horreur
des chefs : aufli n'épargnent-ils
jamais ni foins , ni objections ,
ni difficultés , ni promeltes , pour
en rebuter les Citoyens. Quand
ceux - ci font avares ^ lâches y
pufilîanimes y plus amoureux du
repos que de la liberté , ils ne
tiennent pas long-temps contre
les efforts redoublés du Gouver-
nement ; c'eft ainli que la force
réfiftante augmentant fans ceflej»
nom dans le Parlement d'Angleterre. la ref-
fembiance de ces emplois eût mis en conflic les
Contiilsfclcs Tribuns, quand même loate
jurifdiîlioa cùc été lufpenduc.
rautorité fouveraine s'évanouît
à la fin , & que la plupart des
Cités tombent & périlTent avant
le temps.
Mais entre l'autorité fouve-
raine & le Gouvernement arbi-
traire 5 il s'introduit quelquefois
un pouvoir moyen dont il faut
parler.
•;st" •^" •^•. jlf.. À- ii- À" À" ■^" À- ù- H- i(- ■;)f- ■^- ■^- •^- •^•. il- À--»;.
CHAPITRE XV.
Des Députes ou Reprefè/itants
Si-t6t que le fervice publicj
cefle d'être la principale affaire
des Citoyens , & qu'ils aiment
mieux lervir de leur bourfe que
de leur perfonne , TEtat eft déjà
près de fa ruine. Faut-il marcher
au combat ? ils payent des trou-
pes & rertent chez eux ; faut-il
alkr au Confeil ? ils nomment
des Députés & reftent chez eux.
A force de pareffe & d'argent ils
ont enlin des foldats pour affer-
vir la patrie & des reprélentants
pour la vendre.
C'est le tracas du commerce
8c des arts , c'eft l'avide intérêt
du gain,c'eft la moUefie ôc l'amour
des commodités , qui changent
les fervices perfonnels en argent.
On cède une partie de fon pro-
fit pour l'augmenter à fon aife.
Donnez de largent , ôc bien-tct
vous aurez des fers. Ce mot de
finance eft un mot d'efclave ; il eft
inconnu dans la Cité. Dans un
Etat vramient hbre les Citoyens
font tout avec leurs bras & rien
avec de l'argent : loin de payer
pour s'exempter de leurs devoirs,
ils payeroient pour les remplir
eux-mêmes. Je fuis bien loin de?
idées communes j je crois, les cor-
j vées moins contraires à la liberté
que les taxes.
Mieux l'Etat eft conflitué ,
plus les affaires publiques l'em-
portent fur les privées dans Tef-
prit des Citoyens. 11 y a même
beaucoup moins d'affaire privées,
parce que la fomme du bonheur
commun fournilfant une portion
plus confidérable à celui de cha-
que individu , il lui en refte
moins à chercher dans les foins
particuliers. Dans une Cité bien,
conduite chacun vole aux aflcm-
blées ^ lous un mauvais Gouver-
nement nul n'aime à faire un pas
pour s'y rendre ; parce que nul
ne prend intérêt à ce qui s'y fait,,
qu'on prévoit que la volonté
g;l'nérale n'y dominera pas ; de
qu'enfin les foins domcftiques
abforbent tout. Les bonnes loix
eu font faire de meilleures ^ k^
#)( 258 )(#
tnaiivaifes en amènent de pires* j
Si-tôt que quelqu'un dit des af- '
faires de l'Etat , que m importe ?
on doit compter que l'Etat eft
perdu.
L'attiedissement de l'amour
de la patrie , l'adivité de l'inté-
rêt privé 5 Timmenfité des Etats,
les conquêtes , l'abus du Gouver-
nement ont fait ima2;iner la voie
des Députés ou Repréfentants du
peuple dans les aiîemblées de la
Nation. C'eft ce qu'en certains
pays on ofe appeller le Tiers-
Etat. Ainfi 5 l'intérêt particulier
de deux ordres. eft mis au pre-
mier & au fécond rang , l'intérêt
public n'eft qu'au troifieme.
La Souveraineté ne peut être
repréfentée , par la même raifon
qu'elle ne peut être aliénée , elle
confifte eifentiellemcnt dans la
volonté générale , & la volonté
ne fe repréfente point : elle efl: la
même , ou elle eft autre ; il n'y a
point de milieu. Les députés du
peuple ne font donc ni ne peu-
vent être fes Repréfentants ; ils
ne font que fes CommilTaires ;
ils ne peuvent rien conclure dé-
finitivement. Toute loi que le
peuple en perfonne n'a pas rati-
fiée eft nulle j ce n'eft point une
loi. Le peuple Anglois penfe être
libre ; il fe trompe fort , il ne
Teft que durant TÉledion des
Membres du Parlement ; fi -tôt
qu'ils font élus , il eft efclave y
il n'eft rien. D.ms les courts
moments de fa liberté , Tufage
qu'il en fait mérite bien qu'il la
perde.
. L'i D É E des Repréfentants eft
moderne : elle nous vient du
Gouvernement féodal , de cet
inique & ablurde Gouvernement
=^ ) ( MO ) ( #
dans lequel l'efpece humaine eft
dégradée , & où le nom d'hom^
me eft en deshonneur. Dans les
anciennes Républiques, ôcmême
dans les Monarchies , jamais le
peuple n'eut de Repréfentants ;
on ne connoiflToit pas ce mot-là.
Il eft très-fingulier qu'à Rome où
les Tribuns étoient fi facrés on
n'ait pas même imaginé qu'ils
puiTent ufurper les fondions du
peuple ; & qu'au milieu d'une lî
grande multitude , ils n'aient ja-
mais tenté de pafTer de leur chef
un feul Plébifcite. Qii'on juge
cependant l'embarras que cauioit
quelquefois la foule , par ce qui
arriva du temps des Gracques ,
où une partie des Citoyens don-
noit fon fuffrage de deffus les.
toits.
Ou le droit & la hberté font
toutes choies y les mconvénients
#)(24I )(#
ne font rien. Chez ce fage peu-
ple tout étoit mis à fa jufte me-
fure : il laiflbit faire à fes Lifteurs
ce que ces Tribuns n*euflent ofé
faire ^ il ne craignoit pas que fes
Lifteurs voulurent le repréfenter.
Pour expliquer cependant
comment les Tribuns le repréfen-
toient quelquefois >, il fuffit de
concevoir comment le Gouver-
riement repréfente le Souverain.
La Loi n'étant que la déclara-^
tion de la volonté générale, il eft
clair que dans la puiflance lé-
giflative le peuple ne peut être
repréfente^ mais il peut &: doit
l'être dans la puifTance executi-
ve , qui n'eft que la force appli-
quée à la Loi. Ceci fait voir
qu'en examinant bien les chofes
on trouveroit que très - peu de
Nations ont des loix Qiioi qu'il
ea foit y il eft fur que les Tribuns,
X
n'ayant aucune partie du pou-
voir exécutif, ne purent jamais
repréfenter le Peuple Romain par
les droits de leurs charges , mais
feulement en ufurpant fur ceux
du Sénat.
Chez les Grecs tout ce que
le peuple avoit à faire il le faifoit
p^ lui-même ; il étoit fans cefle
affemblé fur la place. Il habitoit
un climat doux , il n'étoit point
-a\âdel^ -des efclaves faifoient fe^
travaux , fa grande affaire étoit
ia liberté. N'ayant plus les mê-
mes avantages y comment con-
ferver, les mêmes droits ? Vos
climats plus durs vous donnent
plus de beloins * , fix mois dé
Tannée la place publique n'èft
* Ado^ïter dans les pays froids le luxe & la
inclelTe des Orientaux , c'eft youloir fc donner
ïèurs chaines ; c^eft's'y ibumèttrç encore plus
cfécefîàirement qû^'eux,
# ) ( H3 ) ( #
pas tenabl^-^ vos langues fourdes
ne peuvent fe faire entendre en'-
plein 'àir^5* vous donnez plus à
votre gain qu'à votre liberté , &
vous craignez bien moins Tefcla-
vage que la mifere.
Q,uoi ! la liberté ne f emain-
tient qu'à Tappui de la fervitude?
Peut--étre les deux excès fe tou'->
chent. Tout ce qui n'eft point
dans la nature , a fes inconvé-
nients 5 & la fociété civile plus?
que tout k refte. 11 y a telles
pofitions malheureufes où l'on ne
peut conferver fa liberté qu'au.x:
4^pends de celle d'autrui 3 & où
le citoyen ne peut être parfai-
tement libre 5 que l'efclave ne
Ibit extrêmement efclave.' Telle
étoit la pofition de Sparte. Pour
Vôm 5 peuples modèrnes''', voiiis
in*a\^z point d'efclaves ^ mafs
vmis l'êtes*^ vous pay^z leur li-
X2
=^ ) ( 244 )( #
berté de la vôtre. Vous avez
beau vanter cette préférence ^
j'y trouve plus de lâcheté que
d'humanité.
Je n'entends point par tout
cela qu'il faille avoir des efclaves
ni que le droit d'efclavage foit
légitime y puifque j'ai prouvé le
contraire. Je dis feulement les
raifons pourquoi les peuples mo-
dernes ^ qui fe croient libres ^ ont
des repréientants ^ & pourquoi
les peuples anciens n'en avoient
pas. Qiioi qu'il en foit ^ à l'inftant
qu'un peuple fe donne des repré-
ientants 5 il n'eft plus hbre 5 il
n'eft plus.
Tout bien examiné y je ne
vois pas qu'il foit déformais pof-
fible au Souverain de conlerver
parmi nous l'exercice de fes droits,
fi la Cité n^eft très-petite. Mais
fi elle eft très- petite elle fera
^ )( H5 )( #
fubjuguée? Non. Je ferai voir
ci-après * comment on peut
réunir la puiflance extérieure d'urt"
grand Peuple avec la police aiféë
& le bon ordre d'un petit Etat.
»
* C'eft ce que je m'étois propolé de faire
dans la fuite de cet ouvrage , lorfqu'eii trai-
tant des rélacions externes j'enferois venu aux
confédérations : matière toute neuve 8c où les
principes font encore à établir.
CHAPITRE XVI.
Que rinjlitution du Gouverne-
ment nejî point un Contrat.
Le pouvoir légiflatif une
fois bien établi 5 il s'agit d'éta-
blir de même le pouvoir exécu-
tif^ car ce dernier, qui n'opère
que par des aftes particuliers ,
n'étant pas de rellèncc de l'autre ,
en eil naturellement féparé. S'il
étoit poflîble que le Souverain ,
# )( 246 )( #
confidéré comme tel , eût la puil-
fance e;xécutive.5 le droit & le
faitferoient tellement confondus
qu'on ne fçauroit plus ce qui eft
loi 5c ce qui ne l'eft pas , 6c le
corps politique ainn dénaturé
feroit bien-tôt en proie à la vio-
lence contre laquelle il fut in-
ftitué.
Les Citoyens étant tous
égaux par le Contrat Social ^
ce que tous doivent faire tous
peuvent le prefcrire , au lieu que
nul n'a droit d'exiger qu'un au-
tre faffe ce qu'il ne fait pas lui-
même. Or c'eft proprement ce
droit y indiipenfable pour faire
vivre & mouvoir le corps politi-
que 5 que le Souverain donne au
Prince en inftituant le Gouverne-,
ment.
P L u s I E u R s ont prétendu
que l'afte de cet établiflement
#)0^47 )( #^
était un contrat entre le Peu-
ple Se les chefs qu'il le donne ;
contrat par lequel on ftipuloit
entre les deux parties les condi-
tions fous lefquelles Tune s'obli-
geoit à commander & l'autre à
obéir. On conviendra , je m'af-
fure 5 que voilà une étrange ma-
nière de contrader ! Mais voyons,
û cette opinion eft foutenable.
. P R E M I E R.E ME N T 5 i'au-
torité fuprême ne peut pas plus
fe modifier que s'aliéner^ la li-
, miter c'cfl la détruire. 11 eft abfur-
de & contradictoire que le Sou-
verain fe donne un fupérieur ;
s'obliger d'obéir à un maître c'eft
fe remettre en pleine liberté.
. Déplus, il eft évident que
qt contrat du peuple avec tel-
les ou telles perfonnes , feroit un
afte particulier. D'où il fuit que
ce contrat ne fçauroit être une loi
X4
ni un aéle de fouveraineté , & que
par conféquent il feroit illégitime.
On voit encore que les
parties contradlantes feroient
entre elles fous la feule loi de na-
ture & fans aucun garant de leurs
engagemens réciproques , ce qui
répugne de toutes manières à
l'état civil : celui qui a la for-
ce en main étant toujours le maî-
tre de l'exécution , autant vau-
droit donner le nom de contrat
à l'afte d'un homme qui diroit à
un autre ; ^y Je vous donne tout •
^5 mon bien à condition que vous
^5 m'en rendrez ce qu'il vous plai-
55
ra.
i:c
Il n'y a qu'un Contrat dans
l'Etat ; c'eft celui de l'aflbciation;
& celui-là feiil en exclud tout au-
tre. On ne fçauroit imaginer au-
cun Contrat public , qui ne fût
une violation du premier.
# ) ( H9 ) ( #
CHAPITRE XVII.
Del^injîitution du Gouvernement
Sous quelle idée faut - il donc
concevoir l'afte par lequel le Gou-
vernement eft inftitué ? Je remar-
querai d'abord que cet afte eft
complexe ou compofé de deux
autres, fçavoir, l'établiflement de
la loi 5 & l'exécution de la loi.
Par le premier , le Souverain
ftatue qu'il y aura un Corps de
Gouvernement établi fous telle
ou telle forme ^ & il eft clair que
cet afte eft une loi.
Par le fécond , le peuple nom-
me les chefs qui feront chargés du
Gouvernement établi. Or cette
nomination étant un a6le parti-
culier, n'eft pas une féconde loi y
mais feulement une fuite de Ui
première Se une fon£lion du Gou-
vernement.
La DiFf igulté eft d'entendre
comment on peut avoir un adle
de Gouvernement avant que le .
Gouvernement exifte ^ & corn- I
ment le Peuple qui nx-fl que Sou-
veram ou Sujet î>, • peut devenir-
Prince ou Magiftrat dans certai-
nes circonftances.
C'est encore ici que le dé-
couvre une de ces étonnantes
propriétés du corps politique ,
par lelquelles il concilie des opé-^
rations contradictoires en appa-
rence. Car celle-ci fe fait par
une converfion lubite de la Sou-
veraineté en Démocratie , en forte
que 5 fans aucun changement
fenfible 3 6c feulement par une
nouvelle relation de tous à tous,
les Citoyens devenus Magiftrats
paflent des a6tes généraux aux
=#)( 25i)(#
aéles particuliers ^ & de la loi à
Texécution.
Ce changement de relation
n'eft point une fubtilité de fpé-
culation fans exemple dans la
pratique : il a lieu tous les jours
dans le Parlement d'Angleterre,
où la Chambre-bailè en certaines
occafions le tourne en grand
Commité j pour mieux difcutcr;^
les affaires 5 & devient ainfi fim^
pie commiffion , de Cour Iqu-^
veraine qu'elle étoit rinftantpr.é-(
cèdent ; en telle force qu'elle fe
fait enfuite rapport à elle-même
comme Chambre des Commu-
nes 5 de ce qu'elle vient de régler
en grand Commité 5 & délibère
de nouveau fous un titre ^ de
ce qu'elle a déjà réfolu fous un
autre.
Tel eft l'avantage propre au
Gouvernement démocratique^ de
^)( 252 )( #
pouvoir être établi dans le fai
par un fimple acte de la volonté*
générale. Après quoi ce Gou-
vernement provifionnel refte eri^
polTeffion , fi telle eft la forme
adoptée ^ on établit au nom du
Souverain le Gouvernement preC'
crit par la loi ^ & tout fe trouve
ainfi dans la règle. Il n'eft pas>
poffible d'inftituer le Gouverne-*
ment d'aucune autre manière
légitime ^ & fans renoncer aux
principes ci-devant établis.
*-j^^
CHAPITRE XVIII.
Moyens de f revenir les ufarpa-
lions du Gouvernement.
De ces éclairciflements il ré-
fuite en contirmation du chapi-
tre XVI 5 que Tafte qui inftitue
le Gouvernement ^ n'eft point
un contrat mais une loi ; que les
dépofitaires de la puiflance exe-
cutive ne font point les maîtres
du peuple , mais l'es officiers ; qu'il
«peut les établir & les deftituer
quand il lui plait ; qu'il n'eft point
:queftion pour eux de contracter
mais d'obéir, 6c qu'en fe char-
geant des fondions que l'Etat
leur impofe ^ ils ne font que rem-
plir leur devoir de citoyens, fans
avoir en aucune forte le droit de
difputer fur les conditions.
# )( 254 ) ( #
^, Quand donc il arrive que le
peuple inftitueiin Gouvernement
héréditaire , foit monarchique
dans une famille , foit ariftocra-
tiquè dans un ordre de citoyens ,
ce n'ell: point un engagement
qu'il prend ^ c'eft une form.e pio-
.vifionnelle qu'il donne à l'admi-
niftration , jufqu'à ce qu'il lui
plaife d'en ordonner autrement.
Il est vrai que ces cliange-
ments font toujours dangereux ,
& qu'il ne faut jamais toucher au
iCjpuyernement établi que lori'qu'il
devientincompanbl'e. avec le bien
pubiiq.^.mais cetter ciTcdnlpeâion
■^ft: une^ma>XJrae de polirtique &
,non pas une: règle de droit, ôc
l'Etat n'ell pa^ipius tenu de lailfer
J'Autorité avik àïfe.s.Chefs , que
d'autont^ înUitaiiEe;i,.ies Géné-
r*4ux, -b i^[ ^7ioi jfiiiDîr*: rrj -^aq^j:
Il .£^T) it ai .enoDïe^ qu'on lie
# )( 255 )( #
fçauroit en pareil cas obferver
avec trop de foin toutes les for-
malités requifes pour diflinguer
un a£le régulier Se légitime d'un
tumulte iéditieux 5 &la volonté
de tout un peuple des clameurs
d'une faftion. C'ell ici i'ur-tout
qu'il ne faut donner au cas odieux
que ce qu'on ne peut lui refuier
dans toute la rigueur du droit ,
6c c'ell aufli de cette obligation
que le Prince tire un grand avan-
tage pour conferver fa puifiance
malgré le peuple , lans qu'on
puilVe dire qu'il Fait ufurpée. Car
en paroilT^int n'uler que de fes
droits 5 il lui ell fort aifé de les
étendre , 6c d'empêcher , foiis îe
prétexte du repos public , les
aiîemblées deftinées à rétablir le
bon ordre ; de lorte qu'il le pré-
vaut d'un iilence qu'il empêche
de rompre ^ ou dee irrégularité^
je-' ^
# )( ^56 )(#
qu'il fait commettre , pour fup*
pofer en fa faveur l'aveu de ceux
que la crainte fait taire, & pour
punir ceux qui ofent parler. C'eft
ainfi que les Décemvirs , ayant
été d'abord élus pour un an ,
puis continués pour une autre
année , tentèrent de retenir à
perpétuité leur pouvoir , en ne
permettant plus aux Comices de
s'aflembler ; & c'eft par ce facile
moyen que tous les Gouverne-
ments du monde , une fois re-
vêtus de la force publique , ufur-
pent tôt ou tard l'autorité fou-
veraine.
Les aflcmblées périodiques,
dont j'ai parlé ci-devant , lont
propres à prévenir ou différer ce
malheur , fur-tout quand elles
n'ont pas befoin de convocation
formelle : car alors le Prince ne
fçauroit les empêcher fans fe dé-
clarsc
#)( ^57 )(#
clarer ouvertement infradleur des
loix &c ennemi de l'Etat.
L'ouverture de ces affem-
blées qui n'ont pour objet que
le maintien du traité focial , doit
toujours ie faire par deux pro-
pofitions qu'on ne puifle jamais
fupprimer , & qui paflcnt Icpa-
rément par les luftVages.
La PREMIERE ^ S^il plait au
Souverain de conferver la. pre-^
fente forme de Gouvernement,
La seconde ; S'il plaît au
Peuple d^eii LiiJJcr V adminijîra-
tion à ceux qui en font acluel-^
le ment charges.
Je suppose ici ce que je crois
avoir démontré , Tçavoir qu'il
n'y a dans l'Etat aucune loi
fondamentale qui ne le puilTe
révoquer , non pas même le pafte
focial 5 car ii tous les Citoyens^
i'allbmbloicnt pour rompre ca^
X
pafte d'un commun accord 5 oa^
ne peut douter qu'il ne fût très-[
lésjitimement rompu. Grotius
penfe même que chacun peutî
renoncer à l'Etat dont il eft mem-I
bre^ & reprendre la liberté na-
turelle ôc les biens en Ibrtant du.
pays '^, Or il leroit abiurde que'
tous les Citoyens réunis ne puf-
lent pas ce que peut iéparément
chacun d'eux.
* Bien entendu qu'on ne quitte pas pour
éluder Ton devoir & fe difpenfer de lervir la
jîatrie au moment qu'elle a belbin de nous. La
fuite alors feroit criminelle & punifuble ; ce
ne feroit plus retraite , mais défertion.
Fin du Livre îroijiejnt.
ï^^^^^^^^=^^^^^;(5
TV *i^ >«■ j»- <^ ;«• «. i^^ v^'î» >^ ->«<!•<-; 1^ ^^
PRINCIPES
POLITIQUE.
Livre Qu^^tri éme.
CHAPITRE I.
Q^iic la volonté çrûitrale ejl in*
deJlructihU,
Tant que plufieurs hommes
réunis fe confidérent comme un
feul corps 5 ils n'ont qu'une feule
volonté 3 qui fe rapporte à la
commune confervaiion 5 6c au
bien être général. Alors tous les
reflbrts de l'Etat Ibnt vigoureux
# ) ( 26o ) ( ^
& fimples , fes maximes font clai-
res & lumineufes ,. il n'a point
d'intérêts embrouillés , contra-
diftoires , le bien commun fe
montre par-tout avec évidence ,
ôc ae demande que du bon lens
pour être apperçu. La paix, l'u-
nion y l'égalité font ennemies des
fùbtilités politiques. Les hommes
droits & fimples font difficiles àr-
tromper à caufe de leur fimpli-
cité 5 les leurres, les prétextes ra-
linés ne leur en impofent point ;
ils ne. font pas même aflez fins;
pour être dupes. Qiiand on voit
chez le plus heureux peuple du
Bnonde des troupes de payfans"
îégler les affaires de l'Etat fous
un chêne , & fe conduire toujours
fagemeiit , peut - on s'empêcher
de méprifer les rafinements des
autres nations , qui fe rendent il-
luftres & miférables avec tai^t.
d'art & de mylleres ?
# )( 26i )( ^
Un Etat ainfi gouverné a be-
foin de très-peu de Loix , & à
mefure qu'il devient nécefTaire
d'en promulguer de nouvelles 5
cette néceiTité fe voit univerlelle-
ment. Le premier qui les propofe
ne fait que dire ce que tous ont
déjà fenti ^ & il n'eft queftion ni
de brigues ni d'éloquence pour
faire palTer en loi ce que chacun
a déjà réfolu de faire, fi-tôt qu'il
f^ra fur que les autres le feront
comme lui.
Ce qui trompe les raifonneurs
c'eft que ne voyant que des
Etats mal conftitués dès leur ori-
gine 5 ils font frappés de l'im-
poiTibilité d'y maintenir une fem-
blable police. Ils rient d'imagi-
ner toutes les fottifes qu'un fou^r-
be adroit ^ un parleur mfinuant
pourroit perfuader au peuple de
Pans, ou de Londres. Us ne fça-
# )( 262 )( :^
vent pas que Crom^f'el eût été
mis aiîx foiinettes par le peuple
de Berne , 5c le Duc de Beaufort
à la diicipline par les Genevois, u
Mais y quand le nœud focial i
Commence à fe relâcher 5c l'Etat • |
à s'affoiblir ; quand les intérêts
particuliers commencent à fe fai-
re fentir 5c les petites fociétés à
influer fur la grande , l'intérêt
commun s'altère 5c trouve des
oppofants 5 l'unanimité ne règne
plus dans les voix , la volonté
générale n'eft plus la volonté de
tous 3 il s'élève des contradictions >
des débats , 5c le meilleur avis ne
pafle point fans difputes.
E N F I N 5 quand l'Etat près de
fa ruine ne fubfiile plus que par
une formée iilufoire 5c vaine ^ que
le lien focial eft rompu dans tous
les cœurs ^ que le plus vil intérêt
fe pare effrontément du nom la-
^)( 263 )( #
cré du bien public ; alors la vo-
lonté générale devient muette ,
tous guidés par des motifs fecrets
n'opinent pas plus comme Ci-
toyens que fi l'Etat n'eût jamais
exifté 5 &L l'on fait pafler faufle-
ment lous le nom de Loix , des
décrets iniques qui n'ont pour
but que l'intérêt particulier.
S'e N s u I T-i L de-là que la vo-
lonté générale foit anéantie ou
corrompue ? Non , elle eft tou-
jours conftante , inaltérable &
pure ; mais elle eft lubordonnéc
à d'autres qui l'emportent fur
elle. Chacun , détachant fon in-
térêt de l'intérêt commun ^ voit
bien qu'il ne peut l'en léparer
tout-à-fait 5 mais fa part du mal
public ne' lui paroît rien , auprès
du bien exclufif qu'il prétend
s'approprier. Ce bien particulier
excepté ^ il veut le bien générai
#)( 264 )( #
pour fon propre intérêt tout auffi
fortement qu'aucun autre. Même
en vendant fon fuflFrage à prix
d'argent , il n'éteint pas en lui la
volonté générale j il l'élude. La
faute qu'il commet eft de chan-
ger l'itat de la queftion ôc de
répondre autre chofe que ce
qu'on lui demande : en forte
qu'au lieu de du'e par fon fuîrra-
ge 5 il ejl avantageux a VEtat ,
il dit 5 il ejl avantageux a tel
homme ou a tel parti que tel ou
tel avis pajje, Amfi ^ la loi de
l'ordre public dans les aflemblées
n'eft pas tant d'y maintenir la
volonté générale , que de faire!
qu elle foit toujours interrogée:
6c qu'elle réponde toujours.
J' AU ROIS ICI bien des réflexions:
à faire fur le fimple droit de>
voter dans tout ade de fouve-^
rametéj droit que rien ne peut
Ql^Z
#)( 265 )X #
êter aux Citoyens ; & fur celui
d'opiner , de propofer , de divi-
fer 5 de dilcuter , que le Gouver-
nement a toujours grand foin de
îie laiiTer qu'à fes membres ; mais
cette importante matière de-
înanderoit un traité à part , & je
île puis tout dire dans celui-ci.
CHAPITRE IL
Des Suffj'ages,
O N voit par le chapitre précé-»
dent que la manière dont fe trai-
tent les affaires générales peut
donner un indice afîez fur de
rétat aéluel des mœurs , 6c de la
fanté du corps politique. Plus le
concert règne dans les afiem-
blées 5 c'eft-à-dire , plus les avis
approchent de l'unanimité , plus
auffi la volonté générale eft do-
Z
# )( 266 )( #
minante ; mais les longs débats ^
les diffentions , le tumulte , an-
noncent l'alcendant des inté-
rêts particuliers & le déclin de
l'Etat.
Ceci paroît moins évident
quand deux ou plufieurs ordres
entrent dans la conftitution ,
comime à Rome les Patriciens
ôc les Plébéiens ^ dont les que-
relles troublèrent fouvent les co-
mices^ même dans les plus beaux
temps de la République ; mais
c€tte exception eft plus appa-
rente que réelle ^ car alors par le
vice inhérent au corps politique
on a 5 pour ainfi dire^ deux Etats
en un , ce qui n'eli pas vrai des
deux enlemble^ert vrai de chacun
ieparément. Et en effet ^ dans les
temps même les plus orageux^ les
plébiicites du peuple , quand le
Sénat ne s'en mêloit pas^ pailbient
^ ) ( 2^7 ) ( ^
toujours tranquillement 5c à la
grande pluralité des fuftrages.
Les Citoyens n'ayant qu'un in-
térêt 5 le peuple n'avoit qu'une
volonté.
A l'a u T R E extrémité du
cercle, l'unanimité revient. C'eft
quand les Citoyens, tombés dans
la fervitude, n'ont plus ni liberté
ni volonté. Alors, la crainte Se la
flatterie changent en acclama-
tions les fufFrages ^ on ne délibère
plus 5 on adore ou l'on maudit.
Telle étoit la vile manière d'opi-
ner du Sénat, fous les Empereurs.
Qiielquefois cela le failbit avec
des précautions ridicules. Tacite
,obierve que fous Othon les Séna-
teurs accablant Vitellius d'exé-
crations , affeftoient de faire en
même temps un bruit épouvan-
table , afin que , fi par hafard il
devenoit le maître , il ne pût
Z2
#= )( 268 )(#
fçavoir ce que chacun d'eux
avoit dit.
De ces diverfes confîdérations
naiflent les maximes fur lef-
quelles on doit régler la manière
de compter les voix 6c de compa-
rer les avis , félon que la volonté
générale eft plus ou moins facile
à connoître y Se l'Etat plus ou
moins déclinant.
I L n'y a qu'une feule loi qui
par fa nature exige un confente-
ment unanime. C'eft le pafte fo-
cial : car l'affociation civile eft
Tafte du monde le plus volon-
taire 5 tout homme étant né li-
bre ôc maître de lui-même , nul
ne peut y fous quelque prétexte
que ce puifle être , l'alfujettir
fans fon aveu. Décider que le
fils d'une efclave naît efcîave ,
c'eft décider qu'il ne naît pas
homme.
# ) ( 269 ) ( #
Si donc lors du pafte focial
il s'y trouve des oppofants 5 leur
oppofîtion n'invalide pas le con-
trat 5 elle empêche feulement
qu'ils n'y foient compris ; ce font
des étrangers parmi les Citoyens.
Quand l'Etat eft inftitué , lecon-
fentement eft dans la réfidence ;
habiter le territoire ^ c'eft fe fou-
mettre à la fouveraineté *.
Hors ce contrat primitif ,
la voix du plus grand nombre 5
oblige toujours tous les autres ;
c'eft une fuite du contrat mê-
me. Mais on demande com-
ment un homme peut être libre ,
& forcé de fe conformer à des
* Ceci doit toujours s'entendre d'un Etat li-
bre ; car d'ailleurs la famille , les biens , le
défaut d'afile , la néccÇnié , la violence , peu-
vent retenir un habitant dans le pays malgré
lui, & alors fon (éiour feul ne fuppofe plus
fon confentcment au contrat ^ ou à la violation
du contrat.
Z3
# ) ( v^ ) ( #
volontés qui ne font pas les fien-
nes: comment les oppoiants lont-
ils libres & Ibum.is à des loix aiil-
quelles ils n'ont pas conienti ?
Je reponds que la quef-
tion eft mal poiee. Le Citoyen
conient à toutes les loix 5 même
à celles qu'on pafle malgré lui ,
Ôc même à celles qui le puniflent
quand il ofe en violer quelqu'une.
La volonté conilante de tous les
membres de l'Etat erc la volonté
générale ^ c'eft par elle qu'ils font
citoyens 6c libres *. Qiiand on
propofe une loi dans l'affemblée
du Peuple , ce qu'on leur demande
n'eftpas précilement s'ils approu-
* A Gènes , on lit au devan: des priions 8c
fur les fers des galériens ce mot , Libertjf,
Cette application de la devile eft belle & iufte.
En effet il n'y a que les malfaiteurs de tous
ctaLS qui empêchent le Citoyen d'êcre libre*
Dans un pays où cous ces gens-là feroientaux
galères , on jouiroic de la plus parfait© iibertî*
^) ( 271 )( #
vent la proposition ou s'ils kl re-
jettent y mais fi elle eft confor^
me ou non à la volonté 2;éné-
raie qui eft la leur, chacun en
donnant fon luiFrage dit fon avis
là-deffus 5 & du calcul des voix
fe tire la déclaration de îa volon-
té générale. Q,uand donc l'avis
contraire au mien l'emporte , cela
ne prouve autre chofe finon que
je m'étois trompé y & que ce
quej'eftimois être la volonté géné-
rale ne rétoit pas. Si mon avis
particulier l'eût emporté , j'aurois
fait autre chofe que ce que j'avois
voulu y c'eft alors que je n'aurois
pas été libre.
Ceci fuppofe , il eft vrai y
que tous les caraûeres de la vo-
lonté générale font encore dans
la pluralité : quand ils cefient
d'y être y quelque parti qu'on
prenne y il n'y a plus de liberté.
Z4
# )( 272 ) C #
En montp. ant ci-devant
comment on fubftituoit des vo-
lontés particulières à la volonté
générale dans les délibérations
publiques ^ j'ai fuffifamment in-
diqué les moyens praticables de
prévenir cet abus ^ j'en parlerai
encore ci-après. A l'égard du
nombre proportiomiel des fuf-
frages, pour déclarer cette volon-
té 5 j'ai auffi donné les principes
fur lefquels on peut le déterminer.
La différence d'une feule voix
rompt l'égalité 5un leul oppofant
rompt Tunanimité ; mais entre
l'unanimité & l'égalité il y a plu-
Heurs partages inégaux , à chacun
delquels on peut fixer ce nombre
félon rétat & les befoins du corps
politique.
Deux maximes générales peu-
vent fervir à régler ces rapports:
l'une que plus les délibérations
#)(27?)(#
font importantes & graves , plus
l'avis qui l'emporte doit appro-
cher de l'ufianimité : l'autre , que
plus l'affaire agitée exige de célé-
rité 5 plus on doit refferrer la dif-
férence prefcrite dans le partage
des avis ; dans les délibérations
qu'il faut terminer fur le champ ,
l'excédent d'une feule voix doit
fuffire. La première de ces ma-
ximes paroit plus convenable aux
loix 5 & la féconde aux affaires*
Qiioi qu'il en foit , c'eft fur leur
■combinaifon que s'établiffent les
iTieilleurs rapports qu'on peut
donner à la pluralité pour pro-
noncer.
-^ ) ( V4 ) ( ^
CHAPITRE III.
Des Eleclio/is,
^ l'égard des éleclions du
Prince & des Magiftrats qui Ibnt^
comme je l'ai dit , des actes com-
plexes 5 il y a deux voies pour y
procéder ; Içavoir , le choix & le
fort. L'une 6c l'autre ont été
employées en diveries Républi-
ques 5 & l'on voit encore aftiiel-
lement un mélange très-compli-
qué des deux ^ dans l'élection d'un
Doge de Vernie. '
L E fuffrage par le fort j dit
Monteiquieu , ejl de la nature de
la Démocratie, J'en conviens ,
mais comment cela ? Le fort y
continue-t-il , ejî une façon, d'^é-
lire qui n afflige perfônne ; il laif
fe à chaque Citoyen uni efpéraiice
#)( 275 )( #
rcdjonnahle de fervlr la Patrie,
Ce ne font pas là des raifons.
Si l' o n fait attention que
réîeftion des chefs eft une fonc-
tion du Gouvernement 6c non
de la Souveraineté , on verra
pourquoi la voie du fort eft plus
dans la nature de la Démocratie^
où radminiftration eft d'autant
meilleure que les acles en font
moins multipliés.
Dans toute véritable Démo-
cratie la magiftrature n'eft pas
un avantage , mais une charge
onéreule , qu'on ne peut jufte-
ment impofer à un particulier
plutôt qu'à un autre. La loi feule
peut impofer cette charge à ce-
lui fur qui le fort tombera. Car y
alors la condition étant égale
pour tous 5 & le choix ne dé-
pendant d'aucune volonté hu-
maine 5 il n'y a point d'appUc;^-
# )( 2/6 )( #
tion particulière qui altère Tuni-
verfalité de la loi.
Dans l'Ariftocratie le Prince
choifit le Prince , le Gouverne-
ment ie conferve par lui-même ;
de c'eft-là que les fufFrages font
bien placés.
L'exemple de l'éleftion du
Doge de Venife confirme cette
diftindtion loin de la détruire :
cette forme mêlée convient dans
un Gouvernement mixte. Car
c'eft une erreur de prendre le
Gouvernement de Venife pour
une véritable Ariilocratie. Si le
peuple n'y a nulle part au Gou-
vernement 5 la nobleffe y eft peu-
ple elle-m_ême. Une multitude
de pauvres Barnabotes n'appro-
cha jamais d'aucune magiftratu-
re 5 & n'a de fa nobleffe que le
-vain titre d'Excellence ôc le droit
d'affifter au grand ConfeiL Gc
# ) ( ^77 ) ( #
grand Confeil étant aufli nom-^
breux que notre Confeil général
à Genève , fes illuftres membres
n'ont pas plus de privilèges que
nos'fîmples Citoyens. Il eft cer-
tain qu'étant l'extrême dilparité
des deux Républiques , la Bour-
geoifie de Genève repréfente exa-
âement le Patriciat Vénitien ^
nos natifs & habitants reprélen-
tent les Citadins Ôc le peuple de
Venife, nos payfans repréfentent
les fujets de terre-ferme : enfin ,
de quelque manière que Ton
confidere cette République , ab--
ftraftion faite de l'a grandeur ,
fon Gouvernement n'eft pas plus
ariftocratique que le nôtre.Toute
la différence eft que n'ayant au-
cun chef à vie ^ nous ,n'avons pas
le même beloin du fort.
Les éleftions par lort auroient
peu d'inconvénient dans une vé-
ritable Démocratie où tout étant
égal 5 aufli bien par les mœurs
& par les talents que par ies
maximes & par la fortune ^ le
choix deviendroit preiqu'indifFé-
rent. Mais j'ai déjà dit qu'il
n'y avoit point de véritable Dé-
mocratie.
Quand le choix & le fort Te
trouvent mêlés , le premier doit
remplir les places qui demandent
des talents propres , telles que les
emplois militaires ; l'autre con-
vient à celles où iufiîlent le bon
lens, la juftice , l'intégrité ^ telles
que les charges de judicature ;
parce que dans un Etat bien con-
ftitué ces quahtés lont commu-
nes à tous les Citoyens.
L E fort ni les lufFrages n'ont
aucun lieu dans le Gouverne-
ment monarchique. Le Monar-
que étant de droit feul Prmce Se
# ) ( 279 ) ( #
Magiftrat unique^ le choix de Tes
Lieutenants n\ippartient qu'à
lui. Qiiand l'Abbé de St. Pierre
propofoit de multiplier les Con-
feiîs du Roi de France , & d'en
élire les membres par Scrutin ^ il
ne voyoit pas qu'il propofoit de
changer la form.e du Gouverne-
ment.
1 L me refteroit à parler de la
manière de donner & de recueil-
lir les voix dans raflemblée du
peuple ; mais peut-être l'hiftori-
que de la police Romaine à cet
égard expliquera-t-il plus fenfi-
blement toutes les maximxcs que
je pourrois étabhr. Il n'ell pas
indigne d'un lefteur judicieux
de voir un peu en détail com-
ment le traitoient les affaires
publiques &c particuheres , dans
un Conleil de deux -cent mille
homm.es.
# )( 280 )(#
^S /'!> /^ ^x ^*v/*S /*s /^ /^ /'•s ^»S /*s As j^^
CHAPITRE IV.
T>es Comices Romains.
J^ous n'avons nuls monuments
bien affurés des premiers temps
de Rome , il y a même grande
apparence que la plupart des
chofes qu'on en débite font des
fables * ; 6c en général la partie
la plus inftruâive des annales
des peuples , qui eft l'hiftoire de
leur établiffement 3 eft celle qui
nous manque le plus. L'expé-
rience nous apprend tous les jours
de quelles caufes naiflent les révo-
lutions des Empires^ mais comme
* Le nom de Ro?ne qu'on prétend venir de
Ro7nulus eft Grec, & fignifie force i\e nom de
Numa eft Grec auïïï , & fignifie Lqî. Quelle
apparence que les deux premiers Rois de cetce
ville aient porté d'avance des noms û bien ré-
Utifs à ce qu'ils ont faic î
il
il ne fe forme plus de peuples ,
nous n'avons gueres que des con-
jeftures pour expliqu'er comment
ils fe font formés.
Les ufages qu'on trouve éta-
blis atteftent au moins qu'il y
eut une origine à ces ufages. Des
traditions qui remontent à ces
origines y celles qu'appuyent les
plus grandes autorités & que de
plus fortes raifons confirment _,,
doivent pafîer pour les plus cer-
taines. Voilà les maximes que j'ai
tâché de fuivre en recherchant
comment le plus libre & le plus
puiflant peuple de la terre exer-
çoit fon pouvoir fuprême.
Apre's la fondation de R.ome
la République naifTante , c'eft-à--
dire, l'armée du fondateur, corn.-
pofée d'AIbains , de Sabins , &z
d'étrangers , fut divifée en troiî
elaiTes^ qui de cette divifion r:-
# )( =82 ) (#
rent le nom de Tribus. Chacune
de ces Tribus fut fubdivifée en
dix Curies , èc chaque Curie en
Décuries , à la tête defquelles on
mit des chefs appelles Curions
ôc Decurions.
Outre cela on tira de cha-
que Tribu un corps de cent Ca-
valiers ou Chevahers ^ appelle
Centurie ^ par où l'on voit que
ces divifions^ peu nécelTaires dans
un Bourgs n'étoient d'abord que
militaires. Mais il femble qu'un
inftinft de grandeur portoit la
petite ville de Rome à fe donner
d'avance une police convenable
à la capitale du monde.
D E ce premier partage réfulta
bien-tôt un inconvénient. C'eft
que la Tnbu des Albains \_a'] oi
celle des Sabins [è] reliant tou-
[û] Kamnenfes,
jours au même état , tandis que
celle des étrangers [c] croiflToit
fans ceffe par le concours perpé-
tuel de ceux - ci , cette dernière
ne tarda pas à lurpafler les deux
autres. Le remède que Servius
trouva à ce dangereux abus ^ fut
de changer la divifion 5 & à celle
des races , qu'il abolit 5 d'en fub-
ftituer une autre tirée des lieux
de la Ville occupés par chaque
Tribu. Au lieu de trois Tribus ,
il en fit quatre 5 chacune def-
quelles occupoit une des collines
de Rome & en portoit le nom..
Ainfi 5 remédiant à l'inégalité
préfente, il la prévint encore pour
l'avenir , & afin que cette divi-
fion ne fût pas feulement de
lieux 5 mais d'hommes , il défen-
dit aux habitants dV.n quartier
de paffer dans un autre , ce qui
le"] Lucsres*
I
#)( 284)(#
empêcha les races de fe con-^
fondre.
Il doubla auflî les trois an-
ciennes centuries de Cavalerie y.
& y en ajouta douze autres ^
mais toujours fous les anciens
noms 5 moyen fimple 6c judi-
cieux par lequel il acheva de
diftinguer le corps des Chevaliers
de celui du peuple ^ fans faire
murmurer ce dernier.
Aces quatre Tribus lu-baines
Servius en ajouta quinze autres
appellées Tribus ruftiques , parce
qu'elles étoient formées des ha-
bitants de la campagne ^ parta-
gés en autant de cantons. Dans
la fuite ^ on en fit autant de
nouvelles 5 Scie Peuple Romain fe
trouva enfin divifé en trente-
cinq Tribus ; nombre auquel elles
relièrent fixées jufqu'à la fin de 1^
République.
De cette diftinftion des Tribus
de la ville & des Tribus de la cam-
pagne réfulta un effet digne d'être
obfervé , parce qu'il n'y en a
point d'autre exemple y & que
Rome lui dut à la fois la confer-
vation de fes mœurs & Taccroif-
fement de fon empire. On croi-
roit que les Tribus urbaines s'ar-
rogèrent bien-tôt la puiffance &
les honneurs, & ne tardèrent pas
d'avilir les Tribus ruftiques ; ce
fut tout le contraire. On connoît
le goût des premiers Romains
pour la vie champêtre. Ce goût
leur venoit du lage inftituteur
qui unit à la liberté les travaux
ruftiques & militaires^ & réléga^
pour ainfi dire ^ à la ville les arts^,
les métiers, l'intrigue , la fortune
& l'efclavage.
Ainsi tout ce que Rome
avoit d'illuftre vivant aux champs
# )( 286)( #
& cultivant les terres , on s'ac-
coutuma à ne chercher que là les
foutiens de la E^épublique. Cet
état étant celui des plus dignes
Patriciens fut honoré de tout le
monde : la vie fimple & labo-
rieufe des Villageois fut préférée
à la vie oifive & lâche des Bour-
geois de Rome , de tel n'eût été
qu'un malheureux prolétaire à la
ville, qui, laboureur aux champs,
devint un Citoyen refpefté. Ce
n'eft pas fans raifon , difoit Var-
ron 3 que nos magnanimes an-
cêtres établirent au village la pé-
pinière de ces robiiftes & vaillants
hommes qui les défendoient en
temps de guerre &c les nourrif-
foient en temps de paix. Pline
dit pofitivement que les Tribus
des champs étoient honorées à
caufe des hommes qui les com-
pofoient 3 au lieu qu'on transfè-
# ) ( 28/ ) ( #
roit par ignominie dans celles de
la Ville les lâches qu'on vouloir
avilir. Le Sabin Appius Claudius
étant venu s'établir à Rome y
fut comblé d'honneurs & inlcrit
dans une Tribu ruftique qui prit
dans la fuite le nom de fa fa-
mille. Enfin 3 les affranchis en-
troient tous dans les Tribus ur-
baines 5 jamais dans les rurales ;
& il n'y a pas^durant toute la Ré-
publique 5 un feul exemple d'au-
cun de ces affranchis parvenu à
aucune magiftrature , quoique
devenu Citoyen.
Cette maxime étoit excel-
lente 5 mais elle fut pouffée fî
loin y qu'il en réfulta enfin un
changement & certainement un
abus dans la police.
Premièrement, les Cenfeurs^
après s'être arrogés long-temps
le droit de transférer arbitraire^
#)( 288 )( #
ment les Citoyens d'une Tribu
à l'autre , permirent à la plupart
de fe faire infcrire dans celle qu'il
leur plaifoit , permiffion qui fûre-
ment n'étoit bonne à rien , de
ôtoit un des grands reflbrts de la
cenfure. De pluSj les grands & les
puiflTants fe faifant tous infcrire
dans les Tribus de la campagne^
& les affranchis devenus citoyens
reftant avec la populace dans
celles de la Ville y les Tribus
en général n'eurent plus de lieu .
ni de Territoire ; mais toutes
fe trouvèrent tellement mêlées
qu'on ne pouvoit, plus difcerner
les membres de chacune que par
les regiftres ; en forte que l'idée
du mot Tribu pafla amfi du réel
au perfonnel , ou plutôt devint
prefque une chimère.
Il arriva encore que les
Tnbus de la Ville ^ étant plus à
portée;^
#)( 289 )(#
portée 5 fe trouvèrent fouvent Ici
plus fortes dans les Comices y &
vendirent l'Etat à ceux qui dai^
gnoient acheter les lufFrages de
la canaille qui les compofoit.
A l'égard des Curies ^l'Inf-
tituteur en ayant fait dix en
chaque Tribu ^ tout le Peuple
Romain alors renfermé dans les
murs de la Ville , fe trouva com-
pofé de trente Curies 5 dont cha-
cune avoit fes Temples j fes Dieux,
fes Officiers ^ fes Prêtres y & fes
Fêtes y appellées Compitalia ^
femblables aux Paganalia qu'eu*
rent dans la fuite les Tribus
ruftiques.
Au NOUVEAU partage de
Servius ce nombre de trente ne
pouvant fe répartir également
dans fes quatre Tribus ^ il n'y
voulut point toucher ^ & les Cu-
ries indépendantes des Tribus;
Bb
devinrent une autre divifion des
habitants de Rome : mais il ne
fut point queftion de Curies ni
dans les Tribus ruftiques ni dans
le peuple qui les compoioit ,
parce que les Tribus étant de-
venues un établiflement pure-
ment civil 5 & une autre police
ayant été introduite pour la levée
des troupes , les divifions mili-
taires de Romulus Te trouvèrent
luperflues. Ainfi , quoique tout
Citoyen fiitinlcritdansune tribu,
il s'en falloit beaucoup que cha-
cun ne le fût dans une Curie.
Servius fit encore une troi-
fieme divifion qui n'avoit aucun
rapport aux deux précédentes ^
de devint par fes efFets la plus
miportantede toutes. 11 diftribua
tout le Peuple Romain en fix
claiTes ^ qu'il ne, diftingua ni par
îe.liçu m p^ar les hommes y mais
À
# )( 291 )■( #
par les biens: en forte que les
premières clalTesétoient remplies
par les riches , les dernières par
les pauvres , & les moyennes par
ceux qui jouilToient d'une for-
tune médiocre. Ces fix clafles
étoient fubdivifées en 193 autres
corps 5 appelles Centuries , & ces
corps étoient tellement diftribués
que la première claife en compre-
noit feule plus de lam.oitié5& la
dernière n'en formoit qu'un feu!.
11 le trouva ainfi que la clafle la
moins nombreuie en hommes l'é-
toit le plus en Centuries , & que
la dernière clafie entière n'étoit
comptée que pour une fubdivi-
fion 5 bien qu'elle contînt feule
plus de la moitié des habitants
de Rome.
Afin que le peuple pénétrât
moins les coniéquences de cette
dernière forme 5 Servius affeda
Bb 2
#)C 292 )( #
de lui donner un air militaire:
il inféra dans la féconde clafle
deux Centuries d'arrnuriers ^ ôc
deux d'inflruments de guerre
dans la quatrième : dans chaque
clalTe^ excepté la dernière , il
diftingua les jeunes & les vieux ^
c'eft-à-dire 3 ceux qui étoient
obligés de porter les armes , &
ceux que leur âge en exemptoit
par les loix ; diftinftion qui plus
que celle des biens produifit la
néceffité de recommencer fou-
vent le cens ou dénombrement :
enfin il voulut que l'aflemblée fe
tînt au champ de Mars ^ &c que
tous ceux qui étoient en âge de
fervir y vinflent avec leurs armes.
La raison pour laquelle il ne
fuivit pas dans la dernière clafle
cette même divifion des jeunes
6c des vieux , c'eft qu'on n'accor-
doit point à la populace dont
# ) ( 293 ) ( #
elle étoit compofée l'honneur de
porter les armes pour la patrie ;
il falîoit avoir des foyers pour
obtenir le droit de les défendre ,
& de ces innombrables troupes
de gueux dont brillent aujour-
d'hui les armées des Rois , il n'y
€n a pas un , peut-être 5 qui n'eût
été chafîe avec dédain d'une Co-
horte Romaine 5 quand les fol-
dats étoient les défenfeurs de la.
liberté.
On dîstinga pourtant en-
core dans la dernière claffe les
Prolétaires de ceux qu'on ap-
pelloit capite cenjl. Les premiers,
non tout à fait réduits" à rien ,
donnoient au moins des Citoyens
à l'Etat 5 quelquefois même des
foldats dans les befoms preflants.
Pour ceux qui n'avoient rien du
tout 5 ôc qu'on ne pouvoit dé-
nombrer que par leurs têtes ^ ils
# ) ( ^94 ) ( #
étoient tout - à - fait regardés
comme nuls , 6c Marius fut le
premier qui daigna les enroller.
Sans décider ici fi ce troifieme
dénombrement étoit bon ou
mauvais en lui-même ^ je crois
pouvoir affirmer qu'il n'y avoit
que les rnœurs fimples des pre-
miers Romains j leur défintéref-
fement , leur goût pour l'agri-
culture, leur mépris peur le com-
r^^erce & pour l'ardeur du gain,
qui puiTent le rendre praticable*
Où eft le peuple moderne chez
lequel la dévorante avidité , l'ef-
prit inquiet , l'intrigue ^ les dé-
placements continuels , les per-
pétuelles révolutions des fortunes
puffent lailTer durer vingt ans un
pareil établiffement , fans boule-
verier tout l'Etat? 11 faut même
bien remarquer que les mœurs
ôc la cenfure plus fortes que cette
# )( ^95 )(#
inftitution , en corrigèrent le vice
à Rome , & que tel riche le vit
rélégué dans la claffe des pau-
vres 5 pour avoir trop étalé la
ncheffe.
De TOUT ceci Ton peut com-
prendre aifément pourquoi il n'eft
prelque jamais fait m.ention que
de cniq clailcs, quoiqu'il y en
eût réellement fix. La fixieme ,
ne fourniffant ni loldats à l'armée
ni votants au champ de Mars '^ ,
& n'étant prefque d'aucun ufage
dans la République , étoit ra-
rement comptée pour quelque
chofe.
Telles furent les diiiérentes
divifions du Peuple Romain. Vo-
* Je dis au champ de Mars , parce que c'étoit-
là que s'aflTsmbloisnc les Comices par Centu-
ries ; dans les deux autres formes le peuple
s'aflembloit aufortmon ailleurs, & alors les
capite cenfî avoienc autant d'intlucncc 8i d'a.N
lorité que les premiers Citoyens.
. 15b 4
# ) ( ^9(> ) ( =#
yons à préfent l'effet qu'elles pro-
duifoient dans les affeinblées. Ces
aflemblées légitimement convo-
quées s'appelloient Co/72/c^^ ; elles
fe tenoient ordinairement dans
la place de Rome ou au champ
de Mars , & fe diftinguoient en
Comices par Curies y Comices
par^ Centuries y Se Comices par
Tribus , félon celle de ces trois-
formes fur laquelle elles étoient
ordonnées : les Comices par Cu-
ries étoient de Finllitution de
Romulus ; ceux par Centuries ,
de Seryius; ceux par Tribus,
des Tribuns du peuple. Aucune
loi ne recevoir la fanftion , aucun
Magiftrat n'étoit élu que dans
les Comices ^ Se comme il n'y
avoit aucun Citoyen qui ne fût
infcrit dans une Curie ^ dans une
Centurie ^ ou dans une Tribu y
il s'enfuit qu'aucun Citoyen n'é-
^ )( 297 )( ^
toit exclu du droit de fuffrage ,
6c que le Peuple Rom-ain étoit
véritablement Souverain de droit
& de fait.
Pour que les Comices fuflent
légitimement aflemblés, & que
ce qui s'y faifoit , eût la force de
loi 5 il falloit trois conditions:
la première y que le corps ou le
Magiilrat qui les convoquoit , fût
revêtu pour cela de l'autorité
néceflaire , la féconde y que l'af-
femblée fe fît un des jours permis
par la loi ^ la troifieme , que les
augures fuflfent favorables.
La raison du premier règle-
ment n'a pas befoin d'être ex-
pliquée. Le fécond eft une affaire
de police ; ainfi il n'étoit pas
permis de tenir les Comices les
jours de férié & de marché , ou
les gens de la campagne, venant
à Rome pour leurs affaires ^^ n'a-
:# )( 298 )('#
voient pas le temps de paffer la
journée dans la place publique.
Par le troifieme , le Sénat tenoit
en bride un peuple fier & remuant,
6c tempéroit à propos l'ardeur
des Tribuns léditieux; mais ceux-
ci trouvèrent plus d'un moyen
de fe délivrer de cette gêne.
Les loix ôc l'élection des
Chefs n'étoient pas les ieuls
points foum.is au jugement des
Comices : le Peuple Romain
ayant ufurpé les plus impor-
tantes fondions du Gouverne-
ment 5 on peut dire que le fort
de l'Europe étoit réglé dans fes
aflemblées. Cette variété d'objets
donnoit lieu aux diverfes formes
que prenoient ces aflemblées ^
félon les matières fur lefquelles
il avoit à prononcer.
Pour juger de ces diverfes
formes ^ il fuffit de les comparer.
=^ )( ^99 )(#
Romuluseninftituant les Curies^
avoit en vue de contenir le Sénat
par le Peuple , & le Peuple par
le Sénat , en dominant égale-
ment fur tous. H donna donc au
Peuple par cette forme toute
l'autorité du nombre , pour ba-
lancer celle de la puiflTance & des
richefies qu'il laiilbit aux Patri-
ciens. Mais 3 félon l'efprit de la
Monarchie , il laiiTa cependant
plus d'avantage aux Patriciens ,
par l'influence de leurs clients
fur la pluralité des liifFrages. Cette
admirable inftitution des Patrons
6c des Clients fut un chef-d'œu-
vre de politique & d'humanité ,
fans lequel le Patriciat y fi con-
traire à l'efprit de la Fvépubliquc ,
n'eût pu fubfifler. Rome leule a
eu l'honneur de donner au monde
ce bel exemple , duquel il ne
réfulta jamais d'abus ^ 6c qui
# ) ( 300 ) ( #
pourtant n'a jamais été fuivî.
Cette même forme des Curies
ayant fubfifté fous les Rois juf-
qu'à Servius , & le règne du der-
nier Tarquin n'étant point com-
pté pour légitime , cela fit dif-
tinguer généralement les loix
royales par le nom de Uges
curïcitœ.
Sous la République les Curies,
toujours bornées aux quatre Tri-
bus urbaines , & ne contenant
plus que la populace de Rome ,
ne pou-voieiit convenir ni au Sé-
nat qui étoit à la tête des Patri-
ciens 5 ni aux Tribuns qui , quoi-
que Plébéiens , étoient à la tête
des Citoyens aifés. Elles tom-
bèrent donc dans le difcrédit y
&c leur avililTement fut tel , que
leurs trente Licteurs aifemblés
faifoient ce que les Comices par
.Curies auroient dû faire»
# ) ( 301 ) ( ;^
La divifion par Centuries étoit
fi fevorable à l'Ariftocratie ,
qu'on ne voit pas d'abord com-
ment le Sénat ne Temportoit pas
toujours dans les Comices qui
portoient ce nom, & par lefquels
etoient élus les Confuls , les Cen-
feurs & les autres Magiftrats
curules. En efFet , des cent qua-
tre-vingt-treize Centuries qui for-
moient les fix Clafles de tout le
Peuple Romain, la première Claf-
fe ^ en co mprenant quatre-vingt-
dix-huit 5 & les voix nefe comp-
tant que par Centuries, cette feu-
le première Clafle Pemportoit en
nombre de voix fur toutes les
autres. Quand toutes ces Centu-
ries étoient d'accord, on ne con-
tinuoit pas même à recueillir les
fufFrages ; ce qu'avoit décidé le
plus petit nombre paflbit pour
une décifion de la multitude^
^ J( 5^^ )r#
&. Ton peut dire que dans les
Comices par Centuries les affai-
re fe régloient à la pluralité des
écus/bien plus qu'à celle des
voix.
Mais cette extrême autorité
fe tempéroit par deux moyens.
Premièrement les Tribuns pour
l'ordinaire , & toujours un grand
nombre de Plébéiens , étant dans
k claile desricheSj balançoient le
crédit des Patriciens dans cette
première clalTe.
Le fécond moyen confiftoit en
ceci j qu'au lieu de faire d'abord
voter les Centuries félon leur or4
dre 5 ce qui auroit toujours fait
commencer par la première , on
en tiroit une au fort y de celle-là
* procédoit feule à Téleftion |
■* Cfexce Centurie aiiifi tirée au fort s'appeft
\ok/:^:ra,rogatk'ij , à caute qu'elle écûifk
première à qui Ton deirandoic Ion, liiftrageîi
èc c'eft delà qVeft venu le moi àQ prérdgi?tiî/^é
#)( 3-3 )(#
après quoi toutes les Centuries y
appellées un autre jour félon
leur rang 5 répétoient la même
éleélion ôcla coniirmoient ordi-
nairement. On ôtoit ainfi l'auto-
rité de l'exemple au rang pour la
donner au fort félon le principe
de la Démocratie.
Il réfultoit de cet ufage un
autre avantage encore ; c'eft que
les Citoyens de la Campagne
avoient le temps entre les deux
élecSlions de s'mformer du mérite
du Candidat provifionnellement
nommé , afin de ne donner leur
voix qu'avec connoiilance de cau-
fe. Mais fous prétexte de célérité
l'on vint à bout d'abolir cet ufa-
ge 5 de les deux éleûions le firent
le même jour.
Les Comices par Tribus étoienc
proprement le Confcil du Peuple
Romain, llsnefç couvoquoieut
i
#)( 3^4 )( ^
que par les Tribuns ; les Tribuns
y étoient élus & y paflbient leurs
plébifcites. Non - feulement le
Sénat n'y avoit point de rang , il
n'avoit pas même le droit d'y af-
filier, ôcforcés d'obéir àdesloixfur
lefquelles ils n'avoient pu voter ,
les Sénateurs à cet égard étoient
moins libres que les derniers Cito-
yens. Cette injuftiœ étoit tout-
à-fait mal entendue, 6c fuffifoit
feule pour invalider les décrets
d'un corps où tous fes membres
n'étoient pas admis. Qiiand tous
les Patriciens eulTent affifté à ces
Comices , félon le droit qu'ils en
avoient comme Citoyens , deve-
nus alors fimples particuliers ils
n'euffent guère influé fur une
forme de fuffrages qui fe recueil-
loient par tête j & où le moindre
prolétaire pouvoit autant que le
Prince du Sénat»
Oa
# )( 305 )(#
O N voit donc qu'outre l'ordre
qui réfultoit de ces diverles diltri-
butions pour le recueillement des
fuffrages d'un fî grand peuple, ces
diftributions ne fe réduifoient
pas à des formes indifférentes en
elles-mêmes ; mais que chacune
avoit des effets relatifs aux vues
qui la faifoient préférer.
Sans entrer là-deffus en de
plus longs détails 5 il réfulte des
éclairciffements précédents que
les Comices par Tribus étoient les
plus favorables au Gouvernement
populaire y & les Comices par
Centuries à l'Ariftocratie. A l'é-
gard des Comices par Curies 5 où
la feule populace de Rome for-
moit la pluralité , comme ils
n'étoient bons qu'à favoriler la
tyrannie & les mauvais delîèins y
ils durent tomber dans le décri y
les léditieux eux-mêmes s'abûc-
Ca
=ê= )( 5û6 )( #
nant d'un moyen qui mettoit
trop à découvert leurs projets.
îl eft certain que toute la majeflé
du Peuple Romain ne fe trou-
voit que dans les Comices par
Centuries, qui feuls étoient com-
plets ; attendu que dans les Co-
mices par Curies manquoient les
Tribus ruftiques , Se dans les Co-
mices par Tribus j le Sénat & les
Patriciens.
du A NT à la manière de re-
cueillir les luiFrages , elle étoit
chez les premiers Romains aulÏÏ
fîmple que leurs mœurs, quoique
moins fimple encore qu'à Spartel
Chacun donnoit fon fufFrage à
haute voix , un Greffier les écri-
voit à melure ; pluralité de voix
dans chaque Tribu détermJnoit
le luffrage de la Tribu , pluralité
de voix entre les Tribus déter-
minoit le fuffrage du peuple ^ &
# )( 307 )( #
ainfi des Curies & des Centu-
ries. Cet ufage étoit bon tant
que l'honnêteté régnoit entre
les Citoyens , &c que chacun
avoit honte de donner pubHque-
ment fon lufFrage à un avis in-
jufte ou à un fujet indigne ;
mais quand le peuple le corrompit
&c qu'on acheta les voix , il con-
vint qu'elles fe donnaflent en le-
cret pour contenir les acheteurs
par la défiance , & fournir aux
fripons le moyen de n'être pas
des traîtres.
Je fçais que Ciceron blâme
ce changement Se lui attribue en
partie la ruine de la République.
Mais 5 quoique je fente le poids
que doit avoir ici l'autorité de
Ciceron ^ je ne puis être de fon
avis. Je penfe , au contraire, que
pour n'avoir pas fait aflez de
changements femblables , on ac-
C C 2
# ) ( ?o8 ) ( #
cèlera la perte de TEtat. Comme
le régime des gens fains n'eft pas
propre aux malades y il ne faut
pas vouloir goiiverner un peuple
corrompu par les mêmes Loix qui
conviennent à un bon peuple»
Rien ne prouve mieux cette maxi-
me que la durée de la République
de Venife , dont le fimulacre
exifle encore 5 uniquement parce
que fes loix ne conviennent qu'à
de méchants hommes.
On diflnbua donc aux Citoyens
des tablettes par leiquelles cha-
cun pouvoit voter fans qu'on fçût
quel étoit Ion avis. On étabHt
auffi de nouvelles formalités pour
le recueillement des tablettes , le
compte des voix, la comparailon
des nombres 5 &c. Ce qui n'em-
pêcha pas que la fidélité des Offi-
ciers chargés de ces fonctions * ne
• *Cuftod€S>Diribiiores,Rogaioreslufiragk)ru,
# )( 309 )( #
fût fouvent fufpeâée. On fit en-*
fin , pour empêcher la brigue 5c
le trafic des fuffrages , des Edits
dont la multitude montre l'inu-
tilité.
Vers les derniers temps y oii
étoit fouvent contraint de recou-
rir à des expédients extraordinai-
res pour fuppléer à rinfuffilance
des Loix. Tantôt on fuppofoit
des prodiges; mais ce moyen qui
pouvoir en impofer au peuple >
n'en impofoit pas à ceux qui le
gouvernoient \ tantôt on convo-
quoit brufquement une alTem-
blée avant que les Candidats
euffent eu le temps de faire leurs
brigues \ tantôt on confumoit
toute une léance à parler quand
on voyoït le peuple gagné prêt à
prendre un mauvais parti. Mais
enfin l'ambition éluda tout; 6c ce
qu'il y a d'mcroyable ^ c'eft qu'au
# )(3io )( #
milieu de tant d'abus 5 ce peuple
immenfe , à la faveur de Tes an-
ciens Règlements , ne lailToit pas
d'élire les Magiftrats , de pafler
les Loix 5 de juger les caufes ,
d'expédier les affaires particuliè-
res & publiques ^ prelque avec
autant de facilité qu'eût pu faire
le Sénat lui-même.
•';Ér Â-. ir- À À •À- À- À-if- %■■■%■■ À- À- if- À- À -Â- i ■ ft • !t- st^-
CHAPITRE V.
Du Tribunat.
Quand on ne peut établir une
exafte proportion entre les par-
ties conftitutives de l'Etat , ou
que des caules mdeftruélibles en
altèrent fans cefle les rapports ^
alors on inftitue une Magiftratu-
re particulière qui ne fait point
corps avec les autres, qui replace
chaque terme dans fon vrai rap-
# )( 3" )(#
port 5 &c qui fait une liaifon ou
un moyen ternie j ioit entre le
Prince Se le Peuple , foit entre le
Prince ôc le Souverain , foit à la
fois des deux côtés 5 s'il eft né-
ceiïaire.
Ce CORP s 5 que j'appellerai
Trihunat , eft le confervateur
des Loix & du pouvoir légiflatif.
Il fert quelquefois à protéger le
Souverain contre le Gouverne^
ment , comme faifoient à Rome
les Tribuns du peuple ;, quelque-
fois à foutenir le Gouvernement
contre le Peuple , comme fait
maintenant à Venife le Confeil
des Dix , & quelquefois à main-
tenir l'équilibre de part & d'au-
tre 5 comme faifoient les Ephores
à Sparte.
L E Tribunat n'efl: point une
partie conftitutive de la Cité ^
ôc ne doit avoir aucune portioa
# )( 51^ )(#
de la puiflance légillative ni de
Texécutive ; mais c'eft en cela
même que la fienne eft plus gran-
de : car ne pouvant rien faire ,
il peut tout empêcher. 11 eft plus
facré ôc plus révéré comme dé-
fenfeur des Loix y que le Prince
qui les exécute Se que le Souve-
rain qui les donne. C'eft ce qu'on
vit bien clairement à Rome
quand ces fiers Patriciens , qui
mépriferent toujours le peuple
entier ^ furent forcés de fléchir
devant un fimple officier du peu-
ple 5 qui n'avoit ni aufpices j ni
jurildiftion.
Le Tnbunat fagement tem-
péré eft le plus ferme appui d'une
bonne conftitution , mais pour
peu de force qu'il ait de trop ^
il renverfe tout. A Tégard de la
foibleffe , elle n'eft pas dans ia
îiatiu:e ^ & pourvu qu'il ioit quel-
que
quechofe,il n'eft jamais moins
qu'il ne faut.
IL dégénère en tyrannie quand
il ufurpe la puiflfance executive
dont il n'eft que le modérateur ,
& qu'il veut difpenfer les loix
qu'il ne doit que protéger. L'é-
norme pouvoir des Ephores , qui
fut fans danger tant que Sparte
conferva fes mœurs, en accéléra
la corruption commencée. Le
fang d'Agis égorgé par ces ty-
rans , fut vengé par fon fuccef-
feur : le crime & le châtiment
des Ephores hâtèrent également
la perte de la République , &
après Cléomene Sparte ne fut
plus rkn. Rome périt encore par
la même voie , & le pouvoir
exceffif des Tribuns , ulurpé par
degrés , fervit enfin , à l'aide des
loix faites pour la liberté, de
lauvegarde aux Empereurs qiù
Dd
# ) C 3^4 )( #
la détruilirent. Quant au Con-
feil des Dix à Venife , c'eft un
Tribunal de fang , horrible éga-
lement aux Patriciens & au Peu-
ple 5 & qui 5 loin de protéger hau-
tement les loix 5 ne iert plus ,
après leur aviliffement y qu'à por-
ter dans les ténèbres des coups
qu'on n'ofe appercevoir.
Le Tnbunat s'afFoiblit comme
le Gouvernement , par la multi-
plication de Tes membres. Qiiand
les Tribuns du Peuple Romain ,
d'abord au nombre de deux ,
puis de cinq ^ voulurent doubler
ce nombre , le Sénat les laifla
faire , bien fur de contenir les
uns par les autres , ce qui ne
manqua pas d'arriver.
Le meilleur moyen de préve-
nir les ufurpations d'un fi redou-
table corps y moyen dont nui
Gouvernement ne s'eft avifé juf-
)( 515 )( #
qu'ici 5 feroit de ne pas rendre
ce corps permanent ^ mais de
régler des intervalles , durant
lefquels il refteroit fupprimé. Ces
intervalles ^ qui ne doivent pas
être aflez grands pour laifier aux
abus le temps de s'affermir , peu-
vent être fixés par la loi , de
manière qu'il foit aiié de les abré-
ger au beloin par des commiffions
extraordinaires.
Ce moyen me paroit fans
inconvnient 5 parce que , comme
je l'ai dit, le Tribunat ne faifant
point partie de la conftitution ,
peut être ôté lans qu'elle en fouf-
fre 9 Ôc il me paroit efficace ,
•parce qu'un Magillrat nouvelle-
ment rétabli , ne part point du
pouvoir qu'avoit Ion prédécef-
feur 5 mais de celui que la loi lui
rtonne.
Dd 2
CHAPITRE VI.
De la Dictature,
L'inflexibilité des loix , qui
les empêche de fe plier aux évé-
nements 5 peut en certains cas
les rendre pernicieufes , & caufer
par elles la perte de l'Etat dans
fa crife. L'ordre & la lenteur
des formes demandent un efpace
de temps que les circonftances
refufent quelque fois. Il peut fe
préfenter mille cas aufquels le Lé-
gillateur n'a point pourvu3 &c'eft
une prévoyance très-néceflaire de
fentir qu'on ne peut tout prévoir.
Il ne faut donc pas vouloir af-
fermir les inftitutions politiques
jufqu'à s'ôter le pouvoir d'en fuf-
pendre l'effet. Sparte elle-même
a laiflé dormir fes loix.
Mais il n'y a que les plus grands
dangers qui puiflent balancer ce-
lui d'altérer l'ordre public, & l'on
ne doit jamais arrêter le pouvoir
facré desloix, que quand il s'agit
du falut delaPatrie. Dans ces cas
rares & manifeftes on pourvoit à
la fureté publique par un aâie par-
ticulier qui en remet la charge au*
plus digne. Cette commiffion
peut fe donner de deux manières
félon l'efpece du danger.
Si pour y remédier il fiiffit d'au-
gmenter l'adlivité du Gouverne-
ment 5 on le concentre dans un
ou deux de les membres : ainfi ce
n'eft pas l'autorité des loix qu'on
altère , mais feulement la form.e
de leur adminiftration. Q.ue fi le
péril ert tel que Tappareil des loix
foit un obfiacle à s'en garantir ,
alors on nomme un chet fupreme
qui fafle taire toutes les loix , Se
Dd3
# )( 3i8 )(#
iLifpende un moment l'autorité
fouveraine ; en pareil cas la vo-
lonté rénéralen'eflpas douteufe,
6c il eft évident que la première
intention du peuple cfl que l'Etat
ne périiTe pas. De cette manière
la lufpenfion de l'autorité légifla-
tive ne l'abolit point ; le Magif-
trat qui la fait taire ne peut la
faire parler , il la domine fans
pouvoir la repréfenter ; il peut
tout faire excepté des loix.
Le premier moyen s'empîoyoit
par le Sénat Romain , quand il
chargeoit les Confuls par une for-
mule confacrée de pourvoir au fa-
lut de la République ; le fécond
avoit lieu , quand un des deux
Confuls nommoit un Diftateur *;
ufage dont Albe avoit donné l'e-
xemple à Rome.
* Cette nomination Te faifoit de nuit & en
fecret , comme fi Ton avoit eu honte de mettre:
un homme au-dcflus des loix.
I
#)( 319 )( #
Dans les commencements de la
Republique on eut très iouvent
recours à la Dictature 5 parce que
l'État n'avoit pas encore une af-
fiete aflez fixe pour pouvoir le iou-
tenir par la feule force de fa cons-
titution. Les mœurs rendant
alors luperfiucs bien des précau-
tions qui euflent été néceilaires
dans un autre temps , on ne
craignoit ni qu'un Diftateur abu-
sât de Ion autorité , m qu'il ten-
tât de la garder au-delà du ter-
me. 11 lembloit , au contraire ,
qu'un fi grand pouvoir fût à char-
ge à celui qui en étoit revêtu ,
tant il le hâtoit de s'en défaire ;
comme fi c'eût été un pofle trop
pénible 6c trop périlleux de tenir
la place des loix.
Aussi n'eft-ce pas le danger
de l'abus , mais celui de l'avili!-
fement ^ qui me fait blâmer Tu-
Dd4
fage indifcret de cette luprême
magiftrature 5 dans les premiers
temps. Car tandis qu'on la pro-
diguoit à des Eledions y à des
Dédicaces y à des chofes de pure
formalité y il étoit à craindre
qu'elle ne devînt moins redou-
table au befoin, & qu'on ne s'ac-
eoutumât à regarder comme un
vain titre celui qu'on n'employoit
qu'à de vaines cérémonies.
Vers la fin de la République ^
les Romains , devenus plus cir-^
confpefts y ménagèrent la Didla-
ture avec auffi peu de raifons qu'ils
i'avoient prodiguée autre fois. Il
étoit aifé de voir que' leur crainte
étoit mai fondée ^ que la foibleffe
de la Capitale faifoit alors fa fu-
reté contre les Magiftrats qu'elle
avoit dans fon fein y qu'un Dic-
tateur pouvoit, en certains cas>
défendre la liberté publique^ fana
jamais y pouvoir attenter, & que
les fers de Rome ne feroient point
forgés dans Rome même , mais
dans fes armées. Le peu de ré-
fîftance que firent Marins à Sylla
ôc Pompée à Céfar, montra bien
ce qu'on pouvoit attendre de
l'autorité du dedans y contre la
force du dehors.
Cette erreur leur fit faire de
grandes fautes. Telle, par exem-
ple 5 fut celle de n'avoir pas nom-
mé un Dictateur dans Paffiiire de
Catilina ^ car comme il n'étoit
queftion que du dedans de la Vil-
le 5 &L tout au plus de quelques
Provinces d'Italie , avec l'autorité
fans bornes que les loix donnoient
au Dictateur , il eût facilement
diffipé la conjuration, qui ne fut
étouffée que par un concours
d'heureux hazards que jamais la
prudence humaine ne devoit at^
tendre.
# )( s^OC #
Au lieu de cela , le Sénat fe
contenta de remettre tout fon
pouvoir aux Confuls ^ d'où il ar-
riva que Ciceron , pour agir effi-
cacement , fut contraint de pai-
fer ce pouvoir dans un point ca-
pital 5 & que fi les premiers tranf-
ports de joie firent approuver la
conduite , ce fut avec jullice que
dans la fuite on lui demanda
compte du fang des Citoyens
verlé contre les loix ; reproche
qu'on n'eût pu faire à un Die- ^
tateur. Mais l'éloquence du Con*
fui entraîna tout ; & lui - même ,
quoique Romain , aimant mieux
fa gloire que fa patrie , ne
cherchoit pas tant le moyen le
plus légitime de le plus fur de
fauver l'Etat , que celui d'avoir
tout l'honneur de cette affaire *.
* Ceft ce dont il ne pouvolt fe répondre
en propoiant un Di(^teur , n'ofanc Te nom-
I
# )( 320C#
Aufli fut-il honoré juftement
comme libérateur de Rome , ôc
jugement puni comme iniraûtur
des loix. Quelque brillant qu'ait
été Ion rappel , il eft certain que
ce fut une grâce.
Au RESTE, de quelque m.a-
niere que cette importante com-
mifllon loit conféiée , il importe
d'en fixer la durée à un terme
très-court 5 qui jamais ne puifle
être prolongé -, dans les ctiies qui
la font établir , l'Etat ell bien-
tôt détruit ou fauve , & , paffe
le befom prefiant , la Didatui^
devient tyrannique ou vaine. A
Rome les Diftateurs ne l'étant
que pour fix mois, la plupart abdi-
quèrent avant ce terme. Si le
terme eût été plus long , peutetre
eulTent-ils été tentés de le pro-
tner lai- même , & ne pouvant s^alTurcr que
ton Collègue le nommerolc.
longer encore , comme firent les
Décemvirs celui d'une année. Le
Dictateur n'avoit que le temps
de pourvoir au befom qui l'avoit
fait élire , il n'avoit pas celui de
fonger à d'autres projets.
CHAPITRE VIL
De Lz Cenfure.
De MEME que la déclaration de
la volonté générale fe fait par la
loi 3 la déclaration du jugement
public le fait par la Cenfure ;
l'opinion publique eft l'efpece de
loi dont le Cenfeur eft le Mi-
nière 5 & qu'il ne fait qu'appli-
quer aux cas particuliers ^ à l'e^
xemple du Prince.
Loin donc que le Tribunal
cenforial ibit l'arbitre de l'opi-
nion du peuple y il n^en efl que
le déclarateur , & fi-tôt qu'il s'en
écarte ^ fes décifions font vaines
& fans effet.
Il eft inutile de diftinguer
les mœurs d'une nation ^ des
objets de fon eftime ; car tout
cela tient au même principe , &
fe confond néceflairement. Chez
tous les peuples du monde, ce
n'eft point la nature , mais l'opi-
nion 5 qui décide du choix de
leurs plaifirs. RedrelTez les opi-
nions des hommes y & leurs
mœurs s'épureront d'elles - mê-
mes. On aime toujours ce qui
eft beau ou ce qu'on trouve tel y
mais c'eft fur ce jugement qu'on
fe trompe ; c'eft donc ce juge-
ment qu'il s'agit de régler.^ Qiii
juge des mœurs y juge de l'hon-
neur y & qui juge de l'honneur^
prend fa loi de Topmion.
Les opinions d'un peuple
nailTent de faconflitution ^ quoi-
que la loi ner:glepas les mœurs,
c'eft la legiflation qui les fait
naître ; quand la Icgillation s'af-
foiblit, les mœurs dégénèrent,
mais alors le jugement des Cen-
seurs ne fera pas ce que la force
des loix n'aura pas fait.
Il suit delà que la Cenfure
peut être utile pour conierver
les mœurs, jamais pour les ré-
tablir. Etablirez des Cenfeurs
durant la vigueur des loix ; fî-tôt
qu'elles l'ont perdue , tout eft
dérefpéré ; rien de légitime n'a
plus de force lorlque les loix n'en
ont plus.
La Censure maintient les
mœurs en empêchant les opi-
nions de fe corrompre , en con-
lervant leur droiture par de fages
applications , quelquefois même
en les fixant lorfqu'elles font en-
#)( 5 27^") (-^
core incertaines. L'uiage des fé-
conds dans les duels , porté jiif-
qu à la fitreur dans le Royaume
de France , y fut aboli par ces
feuls mots d\m Edit du Roi ^
pliant à eaux qui ont la làchett
d\ipptlUr dt'S ftconds. Ce juge-
ment 5 prévenant celui du public ,
le détermina tout d'un coup. Mais
quand les mêmes Edits voulurent
prononcer que c'étoitauffi une
lâcheté de le battre en duel , ce
qui eft très vrai , mais contraire
à l'opinion commune , le public
fe moqua de cette dccifion, iur
laquelle Ion jugement étoit déjà
porté.
J'ai dit ailleurs * que l'opinion
publique , n'étant pomt loumife
à la contrainte , il n'en lalloit
* Je ne fais qu'indiquer dans ce chapitre
ce que j'ai traite plus au long tiaiis la Lcure
à M. d'Alembert.
aucun veftige dans le tribunal
établi pour la repréfenter. On ne
peut trop admirer avec quel art
ce reflTort ^ entièrement perdu
chez les modernes ^ étoit mis en
œuvre chez les Romains y ôc
mieux chez les Lacédémoniens.
Un homme de mauvaifes
mœurs ayant ouvert un bon avis
dans le Confeil de Sparte 5 les
Ephores, fans en tenir compte 3
firent propofer le même avis par
un Citoyen vertueux. Qiiel hon-
neur pour l'un y quelle note pour
l'autre y fans avoir donné ni
louange ni blâme à aucun des
deux ! Certains ivrognes deSamos
fouillèrent le Tribunal des Epho-
res : le lendemain par Edit pu-
blic il fut permis aux Samiens
d'être des vilains. Un vrai châti-
ment eut été moins févere qu'une
pareille impunité. Qiiand Sparte
a prononcé fur ce qui eft ou
n'eft pas honnête , la Grèce
n'appelle pas de fes juge-
ments.
CHAPITRE VIIL
De la Religion civile.
Les hommes n'eurent point d'a-
bord d'autres Rois que les Dieux y
ni d'autre Gouvernement que le
Théoçratique. Ils firent le rai-
fonnement de CaLgula , ôc alors
ils raiionnoient jufte. Il faut une
longue altération de fentiments
& d'idées ^ pour qu'on puifTe fe
réfoudre à prendre fon femblable
pour maître , & fe flatter qu'oa
s'en trouvera bien.
De cela feul qu'on mettoit
Dieu à la tête de chaque lociéi4
#)( 330)( #
politique , il s'enfuivit qu'il y
eut autant de Dieux que de peu-
ples. Deux peuples étrangers l'un
à l'autre y & prelque toujours
ennemis , ne purent long-temps
reconnoitre un même maître :
deux armées fe livrant bataille
ne fcauroient obéir au même
chef. Ainfi des divifions natio-
nales rélulta le polithéilme y Se
delà Tintolérence théologique 6c
civile qui naturellement eft la
même y comme il fera dit ci-
après.
La fantaisie qu'eurent les
Grecs de retrouver leurs Dieux
chez les peuples barbares y vint
de celle qu'ils avoient auffi de
fe regarder comme les Souverains
naturels de ces peuples. Mais
c'efl: de nos jours une érudition
bien ridicule que celle qui roule
fur l'identité des Dieux de di-
# )( 331 )( #
verfes nations ; comme fi Mo-
loch 5 Saturne & Chronos pour-
voient être le même Dieu , comme
fi le Baal des Phéniciens 3 le
Zéus des Grecs & le Jupiter des
Latins pouvoient être le même ;
comme s'il pouvoit refter quel-
que chofe commune à des êtres
chimériques portant des nomiS
différents !
Q,UE fi Ijsn demande com-
ment dans le Paganifme , où
chaque Etat avoit Ion culte &c
fçs Dieux 5 il n'y avoit point de
guerres de Rehgion ? je réponds
que c'étoit par cela- même que
chaque Etat ayant fon culte
propre , aulfi bien que fon Gou-
vernement 5 ne difiinguoit point
fes Dieux de fes loix. La guerre^ j,
politique étoit auflî théologique : ^
les départements des Dieux
étoient ;, pour ainfi dire , fixés
Ee z
# )(?32 )(#
par les bornes des nations. Le Dieu
d'un peuple n'avoir aucun droit
fur les autres peuples. Les Dieux
des Pa'ens n'étoient point des
Dieux jaloux ^ ils partageoint
entre eux l'empire du monde :
Moyie même & le Peuple Hé-
breu fe prêtoient quelquefois à
cette idée, en parlant du Dieu
d'ifraël. Us regardoient y il eil
vrai 5 comme nuls les Dieux des
Cananéens > peuples profcrits y
voués à la de(lructiQn5.& dont
ils dévoient occuper la place ;
mais voyez comment ils parloient
des Divinités des peuples voifms
qu'il leur étoit défendu d'atta-
quer. La poJJ'(:JjLon de ce qui ajp-
-par tient a Chciinos rotre Dieu y
diloit Jephté aux Ammonites >
ne vous ejî-elle pas légitimement
due? Nous pojjédons au mime
titre Us terres cj^ue notre J)icu
=# )( 335 )( #^
vainqueur s' ejl acquifes'^. C'étoit-
là 5 ce me femble 5 une parité
bien reconnue entre les droits de
Chamos & ceux du Dieu d'If-
raël.
Mais quand les Juifs , fournis
aux Rois de Babilone, & dans
la fuite aux Rois de Sirie , vou-
lurent s'obftiner à ne reconnoître
aucun autre Dieu que le leur^
ce refus > regardé comme une ré-
bellion contre le vainqueur , leur
attira les perfécutions qu'on lit
dans leur hiftoire^ & dont on ne
'^'Nonntea qaa pojjîdet Chamos Deus tuus ti-
ht jure dehentur ?. Tel eft le texte de la val-
gâte. Le P . de Carrières a traduit : Ne croyez-
vous pas avoir droit de pojpder ce qui appar-
tient à Ch.vms votre Dieu ? J'ignore^la force da
texte hébreu y mais je vois que dans la Vul-
gate Jephré reconnoic poruiv^ment le droit
du Dieu chamos. Se que le Tradudleuc
François affoiblit cette reconnoiflance par UQ
[don vous <iui n'eft pas dans k Latin».
#)( 334)(#
voit aucun autre exemple avant
le Chriftianifme *.
Chaque Religion étant donc
uniquement attachée aux loix de
TEtat qui la prefcrivoit , il n'y
avoit point d'autre manière de
convertir un peuple que de l'af-
fervir, ni d'autres Miffionnaires
que les Conquérants , & l'obli-
gation de changer de culte étant
la loi des vaincus , il falloit com-
mencer par vaincre avant d'en
parler. Loin que les hommes
com.battilTent pour les Dieux, c'é-
toient y comme dans Homère ^
les Dieux qui combattoient pour
les hommes ^ chacun demandoit
au fien la viftoire^ ôc la payoit
* Il efl: de la dernière évidence que la guerre
des Phociens , appellée guerre facrée , n'écoic
poinc une guerre de Religion. Elle avoit pour
objet de punir des lacrileges & non de fou-
mettrc des mécréants.
par de nouveaux autels. Les Ro-
mains 5 avant de prendre une
place 5 fommoient fes Dieux de
l'abandonner , & quand ils laif-
foient aux Tarentins leurs Dieux-
irrités , c'eft qu'ils regardoient
alors ces Dieux comme loumis
aux leurs & forcés de leur faire
hommage: ilslaiflbient aux vain-
cus leurs Dieux comme ils leur
laiffoient leurs loix. Une couronne
au Jupiter du Capitole 5 étoit fou-
vent le feul tribut qu'ils impo-
foient.
Enfin les Romains^ ayant
étendu avec leur Empire leur
culte & leurs Dieux , & ayant
fouvent eux-mêmes adopté ceux
des vaincus, en accordant aux
uns & aux autres le droit de Cité ,
les peuples de ce valle Empire
fe trouvèrent infcnfiblement avoir
des multitudes de Dieux & de
# )( 530(#
cultes 5 à peu près les mêmes par-
tout ; ÔL voilà comment le pa-
ganifme ne fut enfin > dans le
monde connu , qu'une feule 3c
même Religion.
Ce fut dans ces circonftances
que Jéfus vint établir fur la terre
un Royaume Spirituel ; ce qui ,
féparant le fyftême théologique
du fyftême politique , fit que
l'Etat cefla d'être un , & caufa
les divifions inteftines qui n'ont
jamais ceffé d'agiter les peuples
chrétiens. Or cette idée nouvel-
le d'un royaum-e de l'autre mon-
de n'ayant pu jamais entrer dans
la tête des païens , ils regarde-
rrnt toujours les Chrétiens conv
me de vrais rebelles qui , fous
une hypocrite foumiflion , ne
cherchoient que le moment de fe
rendre indépendants & maîtres ,
& d'uiurper adroitement l'au-
toruè
)(337)(
torit^ qu'ils feignoient dç refpec*
ter dans leur foiblefie. Telle fut
la caufe des perfécutions.
Ce que les Payens a voient
craint eft arrivé; alors tout à
changé de face, les humble^
Chrétiens ont changé de langa-
ge 5 & bientôt on a vu ce prétenr
du royaume de l'autre monde
devenir , fous un chef vifible , le
plus violent de^oti/p'^e dans ce-
lui-ci. :CT r
Cependant 5 comme il y a tou-
jours eu un Prince & des loix civi-
les ^ il a réfulté de cette douhlp
puiflance un perpétuel confiit dp
jurildiétion -) qui a rendu toute
tonne politie inipoffible dans les
'^Ét^ts chrétiens , & Ton n'a ja-
fipais pu venir à bout de fçavoir
auquel 5 du Maître ou du Prêtre,
on étoit obligé d'obéir.
Plufieurs Peuples cependant^
FF
I
même dans l'Europe ou à foh
voifinage y ont voulu conferver
ou rétablir l'ancien fyftême, mais
fans fuccès j l'efprit duChriftia-
nifme a tout gagné. Le culte fa-
cré eft toujours reflé ou redevenu
indépendant du Souverain^ôc fans
liaifon néceffaire avec le corps de
l'État. Mahomet eut des vues
très-faines 5 il lia bien fon fyftê-
me politique , & tant que la for-
me de fon Gouvernement fubfifta
fous les Caliphes fes fuccefleurs y
ce Gouvernement futexadement
un ôc bon en cela. Mais les Ara-
bes devenus floriflants ^ lettrés ,
polis, mous & lâches 5 furent fub-
jugués par des barbares , alors la
divifion entre les deux puifTances
recommença , quoiqu'elle foit
.moins apparente chez les Maho-
métans que chez les Chrétiens ,
•elle y eft pourtant , fur-tout dans
#)( ??9 )( #
îaSefted'Ali ,&il y a des États y
tels que la Perfe , où elle ne ceffe
de fe faire fentir.
Parmi nous , les Rois d'An-
gleterre fe font établis chefs de
TEglife j autant en ont fait les
Czars ; mais par ce titre ils s'en
font moins rendus les maîtres
que les Miniftres , ils ont moins
acquis le droit de la changer que
le pouvoir de la maintenir ; ils
n'y font pas légiflateurs , ils n'y
font que Princes. Par-tout où le
Clergé fait un Corps * il eft maî-
* Il faut bien remarquer que ce ne font pas
tant des affemblées formelles , comme celles
de France , qui lient le clergé en un corps ,
que la communion des E^^lilcs. La communion
& l'excommunicacion font le paCle locial du
clergé , paéte avec lequel il lera toujours le
-maître des peuples & des Rois. Tous les prêtres
qui communiquent enfemble font concitoyens,
fuflcnt-ils des deux bouts du monde. Cette
'invention eft un chef d'œuvrc en politique, '"Il
IV y avoitrien defemblable parmi les Prûtrcs
Ff2
# ) ( 340 ) ( #
tre & légiflateur dans fa partie.
Il y a donc deux puiflances^ deux
Souverains en Angleterre ôc en
Rufîîe 5 tout comme ailleurs.
De tous les Auteurs chrétiens
le Philofophe Hobbes eft le feul
qui ait bien vu le mal & le remè-
de 3 qui ait ofé propofer de réu-
nir les deux têtes de l'aigle, & de
tout ramener à Tunité politique,
fans laquelle jamais Etat ni Gou-
vernement ne fera bien conftitué.
Mais il a dû voir que l'efprit do-
minateur du Chriftianifme étoit
incompatible avec fon fyflême ,
& que l'intérêt du Prêtre feroit
toujours plus fort que celui de
l'Etat. Ce n'eft pas tant ce qu'il
y a d'horrible ôc de faux dans fa
politique, que ce qu'il y a de jufte
, païens; auffi n'ont - ils jamais fait un corps <U
^clergé.
# )( 340( #
& de vrai qui l'a rendue odieufe*-
Je crois qu'en développant fous
ce point de vue les faits hiftori-
ques, on refuteroit aifément les
fentiments oppofés de Bayle & de
Warburton y dont l'un prétend
que nulle Religion n'eft utile au
corps politique , & dont l'autre
foutient au contraire que le Chril-
tianifme en eft le plus ferme ap-
pui. On prouveroit au premier
que jamais Etat ne fut fondé que
la Religion ne lui fervît de bafe ,
& au fécond que la loi chrétienne
eft au fond plus nuifible qu'utile
à la forte conftitution de l'Etat.
Pour achever de me faire enten-
* Voyez entre autres dans une Lettre de
Grotius à fon frère, du ii. avril 164?, ce que ce
favant homme approuve & ce qu'il blâme dans
le livre de Cive. Il eft vrai que , porté àPinduI-
gencc, 11 paroit pardonner à l'auteur le bien en
faveur du mal j mais tout le monde n'eft pas ù
cUmeac.
Ff3
# )( ?40( #
dre 5 il ne faut que donner un
peu plus de précifion aux idées
trop vagues de Religion relatives
à mon fujet.
L A Religion , confidérée par
rapport à la focieté , qui eft ou
générale ou particulière ^ peut
aufTi fe divifer en deux efpeces ,
fçavoir , la Religion de l'homme
& celle du Citoyen. La première
fans Temples y lans Autels 5 fans
Rites 5 bornée au culte purement
intérieur du Dieu fuprême 6c aux
devoirs éternels de la morale , eft
la pure & fimple Religion deTE-
vangile , le vrai Théifme ^ & ce
qu'on peut appeller le droit divin
naturel. L'autre infcrite dans un
feul pays , lui donne fes Dieux y
fes Patrons propres &c tutélaires :
elle a fes dogmes , fes rites y fon
culte extérieur prefcrit par des
loix 3 hors la feule Nation qui la
#)( 345 )(#
fuit 5 tout eft pour elle infidèle ,
étranger , barbare ; elle n'étend
les devoirs ôc les droits de Thom-
me qu'auffi loin que fes Autels.
Telles furent toutes les Religions
des premiers peuples , aufquelles
on peut donner le nom de droit
divin 5 civil ou pofitif.
Il y a une troifieme forte de
Religion plus bifarre , qui don-
nant aux hommes deux légifia-
tions 5 deux chefs ^ deux patries,
les foumet à des devoirs contra-
didoires 5c les empêche de pou-
voir être à la fois dévots de Cito-
yens. Telle eft la Religion des
Lamas , telle eft celle des Japo-
nois y tel eft le Chriftianifme Ro-
main. On peut appeller celle-ci
la Religion du Prêtre, lien réfulte
une forte de droit mixte ôc info-
ciable qui n'a point de nom.
A confidérer politiquement ces
Ff4
'S:??:
'*<r
# K 344 )(
trois fortes de Religions , elles
ont toutes leurs défauts. La troi-
£éme eft fi évidemment mauvaife
que c'eft perdre le tem.ps de s'a-
mufer à le démontrer. Tout ce
qui rompt l'unité fociale ne vaut
rien : Toutes les inftitutions qui
mettent l'homme en contradic-
tion avec lui-même > ne valent
îien.
La féconde eft bonne , en ce
qu'elle réunit le culte divin ôcl'a-
mour des loix ^ & que faifant de
la patrie l'objet de l'adoration des
Citoyens ^ elle leur apprend que
fervir l'Etat c'eit en fervir le Dieu
tutélaire. C'eft une efpece de
théocratie y dans laquelle on ne
doit point avoir d'autre Pontife
que le Prince , ni d'autres Prêtres
que les Magiftrats. Alors mourir
pour fon pays c'eft aller au mar-
tyre^ violer les loix ç'eft être im-
#)( 345 )(#
pie 5 & fou mettre un coupable à
1 exécration publique , c'eft le
dévouer au courroux des Dieux;
Jacer ejlo.
Mais elle eft mauvaife en ce
qu'étant fondée fur l'erreur &: fur
le menfonge elle trompe les hom-
mes 5 les rend crédules fuperfti-
tieux 5 & noie le vrai culte de la
Divinité dans un vain cérémo-
nial. Elle eft mauvaife encore y
quand devenant exclulîve & ty-
rannique , elle rend un peuple
fanguinaireSc intolérant; enforte
qu'il ne refpire que meurtre &
maflacre , & croit faire une aélion
fainte en tuant quiconque n'ad-
met pas fes Dieux. Cela met un
tel peuple dans un état naturel
de guerre avec tous les autres >
très-nuifible à fa propre fureté.
Reste donc la Religion de
l'homme ou le Chriftianifme^ noa
# )(346 )( #
pas celui d'aujourd'hui , mais ce-
lui de l'Évangile , qui en efl: tout-
à-fait difFérent. Par cette Reli-
gion fainte , fublime , véritable,
les hommes , enfants du même
Dieu 5 fe reconnoiffent tous pour
frères , & la fociété qui les unit
ne fe diffout pas même à la mort.
Mais cette E^eligion n'ayant
nulle relation particulière avec le
corps politique , lailTe aux loix la
feule force qu'elles tirent d'elles-
mêmes y fans leur en ajouter au-
cune autre y ôc par - là un des
grands Hens de la fociété parti-
cuhere refte fans effet. Bien plus ;
loin d'attacher les cœurs des Ci-
toyens à l'Etat y elle les en déta-
che comme de toutes les chofes
de la terre : je ne connois rien
de plus contraire à l'efprit focial.
On nous dit qu'un peuple de
vrais Chrétiens formeroit la plus
^ )( 347 )(#
parfaite fociété que l'on puifle
imaginer. Je ne vois à cette fup-
pofition qu'une grande difficulté ;
c'ef|; qu'une fociété de vrais chré-
tiens ne feroit plus une fociété
d'hommes.
Je dis même que cette fociété
fuppoiée ne feroit avec toute fa
perfeftion ni la plus forte ni la
plus durable : A force d'être par-
faite 5 elle manqueroit de liaifon ;
fon vice deftrufteur feroit dans
fa perfeftion même.
Chacun rempHroit fon de-
voir^ le peuple feroit foumis aux
loix , les chefs feroient juftes &
modérés , les magiftrats intègres ,
incorruptibles y les foldats mé-
priferoient la mort y il n'y auroit
ni vanité ni luxe ; tout cela eft
fort bien y mais voyons plus loin.
Le Christianisme
ieft une Religion toute fpirituelle.
#)( 348 )(#
occupée uniquement des chofes
du Ciel : la patrie du Chrétien
n'eft pas de ce monde. Il fait
fon devoir , il eft vrai , mais il
le fait avec une profonde indif-
férence fur le bon ou mauvais
fuccès de fes foins. Pourvu qu'il
n'ait rien à fe reprocher , peu
lui importe que tout aille bien
ou mal ici bas. Si TEtat eft flo-
riîîant 5 à peine ofe-t-il jouir de
la félicité publique , il craint de
s'enorgueillir de la gloire de fon
pays 5 fi PEtat dépérit , il bénit
la main de Dieu qui s'appéfantit
fur fon peuple.
Pour que la fociété fût pai-
fible 3 ôc que l'harmonie fe main-
tînt ^ il faudroit que tous les
Citoyens fans exception fuffent
également bons Chrétiens : mais
fi malheureufement il s'y trouve
un feul ambitieux y un feul hy-
. =^ ) ( 349 I) ( #
pocrite, un Catilina , par exem*
pie , un Cromvvel , celui-là très-
certainement aura bon marché
ae fes pieux compatriotes. La
charité chrétienne ne permet pas
aifément de penfer mal de fon
prochain. Dès qu'il aura trouvé
par quelque rufe l'art de leur en
impofer & de s'emparer d'une
partie de l'autorité publique ,
voilà un homme conftitué en
dignité , Dieu veut qu'on le ref-
pede ; bientôt voilà une puit
lance. Dieu veut qu'on lui obéiflè;
le dépofitaire de cette puiiTance
en abufe-t-il? c'eft la verge dont
pieu punit fes enfants. On fe
feroit confcience de chafler l'u-
furpateur ; il faudroit troubler le
repos public, ufer de violence,
verfer du fang ^ tout cela s'ac-
corde mal avec la douceur du
CJirétien j & après tout qu'im-
porte qu'on foit libre ou ferf
-dans cette vallée de mileres ?
l'eflentiel eft d'aller en Paradis ,
& la réfignation n'eft qu'un mo-
yen de plus pour cela.
SuRviENT-iL quelque guerre
étrangère ? les Citoyens mar-
chent fans peine au combat ;
nul d'entre eux ne longe à fuir ,
ils font leur devoir , mais fans
paffion pour la viôoire ^ ils fça-
vent plutôt mourir que vamcre.
Qu'ils foient vainqueurs ou vain-
cus 5 qu'miporte ? La Providence
ne Içait-elle pas mieux qu'eux
ce qu'il leur faut ? Qii'on ima-
gine quel parti un ennemi fier ,
impétueux , paflTionné , peut tirer
-de leur ftoldfmel Mettez vis-à-
vis d'eux ces peuples généreux
que dévoroit l'ardent amour de
la gloire 6c de la patrie , fuppofez
votre Répu-blique Chrétienne vis-
#) ( 351 )(#
à- vis de Sparte ou de Rome, les
pieux Chrétiens feront battus,
écralés , détruit' , avant d'avoir eu
le temps de fe reconnoître , ou ne
devront leur falut qu'au mépris
que leur ennemi concevra pour
eux. Cétoit un beau fermenta
mon gré que celui des foldats de
Fabius 5 ils ne jurèrent pas de
mourir ou de vaincre , ils jurè-
rent de revenir vainqueurs , &
tinrent leur ferment : jamais des
Chrétiens n'en euflent fait un pa-
reil; ils auroient cru tenter Dieu.
Mais je me trompe , en difant
une République Chrétienne ;
chacun de fes deux mots exclut
l'autre. Le Chriftianifme ne prê-
che que fervitude & dépendance.
Son efprit eft trop favorable à
"la tyrannie pour qu'elle n'en pro-
fiteras toujours. Les vrais Chré-
tiens font fait? pour être efcla-
#)(55* )(#
ves ; ils le fçavent & ne s'en émeu-
vent gueres :, cette courte vie a
trop peu de prix à leurs yeux.
Les Troupes Chrétiennes font
excellentes^ nous dit- on. Je le
nie. Qii'onm'en montre ds telles?
Quant à moi , je ne connoi$
point de Troupes Chrétiennes,
On me citera les Croifades. Sans
diiputer fur la valeur des Croifés ,
je remarquerai que bien-loin d'ê-
tre des Chrétiens ^ c'étoient des
Soldats du Prêtre , c'étoient des
Citoyens de TEglife ^ ils fe bat-
toient pour fon pays fpirituel ,
qu'elle avoit rendu temporel , pa
ne fçait comment. A> le bien
prendre 3 ceci rentre fous le Pa-
ganifme j comme l'Evangile n'é-
tablit point une Religion natio-
nale , toute guerre facrée eft im-
.poffible parmi les Chrétiens.
Sous les Empereurs Païens >
les
#)( 355 )(#
les Soldats Chrétiens étoient bra-
ves 5 tous les Auteurs Chrétiens
Taffurent 5 & je le crois : c'étoit
une émulation d'honneur contre
les Troupes Païennes. Dès que
les Empereurs furent Chrétiens,
cette émulation ne fubfifta plus,
& quand la Croix eut chafle
l'Aigle 5 toute la valeur romaine
difparut.
Mais laifiant à part les confi-
dérations politiques , revenons
au droit , & fixons les principes
fur ce point important. Le droit
que le Pafte Social donne au
Souverain fur les fujets, ne paffe
point y comme je l'ai dit , les
bornes de l'utilité publique *•
* Dans la République , dit le M*, d' A. , chaeuir
^ parfaitement libre en ce qui ne nuit pas aux
autres. Voilà la borne invariable i^on ne peut ]*;
pofer plus exad^ment. Je n'ai pu me retuler
9M plaifir deqiter quelque fois ce manufcrit.
^ugiqjuenoa connu, du public, pour rendre:
Les fujets ne doivent donc com-
pte au Souverain de leurs opi-
nions 5 qu'autant que ces opinions
importent à la communauté. Or
il importe bien à l'Etat que cha-
que Citoyen ait une Religion
qui lui falTe aimer fes devoirs 5
mais les dogmes de cette Reli-
gion n'intéreffent ni l'Etat ni fes
membres , qu'autant que ces
dogmes fe rapportent à la mo-
rale 5 ôc aux devoirs que celui
qui la profefle eft tenu de rem-
plir envers autrui. Chacun peut
avoir au furplus telles opinions
qu'il lui plâit 5 fans qu*il appar-
tienne au Souverain d'en eon-
noître : car , comme il n'a point
de compétence dans l'autre
honneur à la mémorre d'un honrme illuftrc
& reli):6\able ,qui avort conlervé jufques dans
le Miniftere le coeur d'un vrai citoyen , 8c des
vues droites 6c iainej i'ur k gouYCïuçmçnt d§
foDpays,
#)( 355 )■(#
monde , quel que foit le fort des
fujets dans la vie à venir , ce
n'eft pas fon affaire, pourvu qu'ils
foient bons citoyens dans celle-ci.
Il y a donc une profeffion de
foi purement civile y dont il ap-
partient au Souverain de fixer
les articles , non pas précifément
comme dogmes de Religion ,
mais comme fentiments de fo-
ciabilité , fans lefquels il eft im-
poffible d'être bon citoyen ni
lujet fidèle *. Sans pouvoir obli-
ger perfonne à les croire , il peut
bannir de l'Etat quiconque ne
les croit pas , il peut le bannir ^
* Celàr plaidant pour Catilina tachoit d'é-
tablir le dogme de la mortalité de Tame ;
Caton 8c ciceron pour le réfuter ne s'amuie-
rent point à philofbpher : ils fe contentèrent de
montrer que Cefar parloit en mauvais citoyen
& avançoit une dodlrine pernicieufe à l'Etat,
' En effet voilà de quoi devoit juger le Sénat de
- Eomç ,6; UQG 4'unç quçftion de théologie,
=# >(;556)( #
non comme impie , mais comme
infociable , comme incapable
■d'aimer fmcérement les loix de
la juftice , & d'immoler au be-
ibin fa vie à fon devoir. Qiie fi
quelqu'un ^ après avoir reconnu
publiquement ces mêmes dog-
mes 5 fe conduit comme ne les.
croyant pas , qu'il ioit puni de
mort ; il a commis le plus grand
des crimes , il a menti devant les
loix.
Les dogmes de la Religion
civile doivent être fimples, en
petit nombre :, énoncés avec pré-
cifion 5 fans explication ni com-
mentaires. L'exillénce de la Di-
vinité puiflan te y intelligente ^
bienfaiiante , prévoyante & pour-
voyante 5 la vie à venir , le bon-
heur des juftes , le châtiment
des méchants y la fainteté du
ço^xtrat focial & des loix j voilà
# )( 357)('^
les dogmes pofitifs. Qiiant aux
dogmes négatifs , je les borne à
un feul ^ c'efl: rintolérance : elle
rentre dans les cultes que nous
avons exclus.
Ceux, qui diftinguent l'into-
lérance civile ôc l'intolérance
théologique fe trompent à mon
avis. Ces deux intolérances lont
inleparables. Il eft impolTible de
vivre en paix avec des gens qu'on
croit damnés , les aimer y feroit
haïr Dieu qui les punit ; il faut
abfolument qu'on les ramené ou
qu'on les tourmente. Par-tout oii
l'intolérance théologique eft ad-
mife, il eft impolTible qu'elle n'ait
pas quelque effet civil * ^ & fi-tôt
* Le mariage , par exemple , étant un con-
trac civil, a des effets civils fans le (quels il eft
même imix)llible que la lociécé lubfifte. Suiv
-polons donc qu'un clergé vienne à bouc de
^'attribuer àlulfcul le droit de i>afrer cec a6\e ô
idroic q^'il doic aéceUàiicmeoc ulurpcr da^s.
#)( 358 )(#
qu'elle en a , le Souverain n'eft
plus Souverain , même au tem-
porel ; dès-lors les Prêtres font les
vrais maîtres ; les Rois ne font
que leurs Officiers.
toute Religion intolérante. Alors n'eft il pas
clair qu'en faiiant valoir à propos l'autorité de
rEgliie il rendra vaine celle du Prince , qui
n'aura plus de iuje:s que ceux que le Clergé
voudra bien lui donner. Maîcre de marier ou
de ne pas marier les gens félon qu'ils auront
ou n'auront pas telle ou telle do6trine , félon
qu'ils admettront ou rei^tteront tel ou tel for-
mulaire , félon qu'ils lui (eront plus ou moins
dévoués , en fe conduilant prudemment Se
tenant ferme , n'eft- il ixis clair qu'il difpofera
feul des héritages , descharges , des citoyens ,
de l'Ecac même , qui ne fçauroit fubfifter n'é-
tant plus compofé que des bàcards. Mais, dira-
t-on , l'on appellera comme d'abus , on ajour-
nera, décrétera , faifira le temporel. Quelle
pitié î Le clergé , pour peu qu'il ait , je ne dis
pas de courage, mais de bon fens, laiftera
faire Se ira fon train ; il laiflera tranquillement
appeller, ajourner , décréter , faifir > & finira
par refter le makre. Ce n'eft pas , ce me femble.;.
un grand facrifice d'abandonner une pariiç.>
fl^uand on çlt i\n de s'çwparei; di* wuîi
#)( 359 )( #
Maintenant qu'il n^'y a plus
& qu'il ne peut plus y avoir de
Religion nationale exclufive ^ on.
doit tolérer toutes celles qui to-
lèrent les autres , autant que
leurs dogmes n'ont rien de con-
traire aux devoirs du citoyen.
Mais quiconque ofe dire, JHors
VEglife point de Salut , doit être
charte de l'Etat ; à moins que
l'Etat ne foit l'Eglife , & que le
Prince ne foit le Pontife. Un tel
dogme n'eft bon que dans un
Gouvernement Théocratique ,
dans tout autre il eft pernicieux-i
La raifon fur laquelle on dit
qu'Henri IV embrafla la Religion
Romaine , la devroit fane quit-
ter à tout honnête homme , &
fur-tout à tout Prince qui fçau-
roit raifonner.
#)( 36o )( #
CHAPITRE IX
Conclujîon,
_/\^PRES avoir pôle les vrais prin-
cipes du Droit politique y ôc tâ-
ché de fonder l'Etat fur fa bafe ,
il refteroit à l'appuyer par fes
relations externes , ce qui com-
prendroit le droit des gens , le
commerce, le droit de la guerre
& les conquêtes , le droit pu-
blic y les ligues , les négociations ,
les traités , ôcc. Mais tout cela
forme un nouvel objet trop vafte
pour ma ^rourte vue , j'aurois dû.
la fixer toujours plus près de moi.
Fin de la. 7/^^ & dernière Partie^
LETTRE
X Jg? !7/^ :?£' JfL J5?
DE J. J. ROUSSEAU DE GENEVE,
Çwi contient f CL renonciation a la
Société Civile , iS^T?^ derniers
adieux aux Hommes ^ adrejjée
aufeul Ami qui lui rejle dans
le monde.
V,
O T R E Lettre m*a donné la fatis-
faftion de voir qu'il me reiloii un ami
dans le monde, & que la vérité avoit
encore un partilan ; mais au nom de
porrc amitié , ne me parlez plus de
juilification J quel parti voudriez-vous
que prit un homme, qui étant acculé
d'un aflafTinat, repréfenteroit le pré-
tendu mort , fans pouvoir défarmer les
Juges ? celui de mourir comme Socrate,
& tant d'autres viâimes de Terreur &
de la méchanceté. J'avois conlacré ma
plume à la vérité & à la vertu ; j'ai
plaidé la caulb & défendu les droits de
Hk
Tune & de l'autre , à la face du genre
humain ; réfolution téméraire & dange-
reufe pour des hommes bas & flateurs;
mais généreufe & louable pour un vrai
Philofophe. Je n'ignorois pas, lorfque je
pris la plume pour la première fois,
combien la route que je me propofois
de tenir étoit périlleufe ; je connoiflois
trop bien le fiécle pour ne pas prévoir
un événement que votre affection pour
moi ( feul lien par lequel je tiens encore
aux hommes) vous fait envifager com-
me trille & funefle , mais que je regarde
en effet comme glorieux & triomphant.
Car dites-moi, Monfieur , que pou-
voient faire les hommes de plus con-
forme à mon inchnation, & de plus
propre à me procurer ce doux repos ,
que je cherche depuis fi long - temps,
que de me profcrire de leur fociété ?
Je ne ferai plus le complice de ies cri-
mes, le fpeâateur oilif de fes injullices,
^efclave de ies caprices , 6c le témoin de
fa mifere ; il n'y a plus pour moi d'enga-
gement focial : celui que mes pères Tau
fens de mes AdverfairesJ auroient pu
conrrader, vient d'être caffe & anéanti ;
plus de Patrie , plus de Concitoyen,
par conféquent plus de devoirs, ni en-
vers Tune, ni envers l'autre : j*ai enfin
# ) ( 3^3 ) ( #
recouvert ce bien fi précieux aux yeux
du Sage , les immunirés de Pérat primi-
tif, en un mot, c'eil en ce moment que
je peux'm'écrier : Jefuls libr^f
Ne penfez pas, Mr. qu'il fût de mon
honneur, de prévenir le genre humain .,
tna partie adverfe , par une renonciation
en forme à (a fociété; de foHdcs raifons
doivent vous en convaincre: premierc-
lîientKDn n'auroit pas manqué de me dé-
nier le droit de faire une pareille renon-
ciation. Vos ancêtres, m'auroit-on dit.,
fe ibnt engagés à vivre eux'6c leur pof-
térité dansl'ei-clavage ibcial; vous n'êtes
par conféquent pas le mairre de réfou-
dre ce contrat à votre vol-onté , codent
modo-diriftiltur contraBum qiio colllga-
tiir : Tant que vous ne produirez pas le
confenrement de votre partie adverfe,
vous porterez des fers, j'aurois en^ vain
réclamé les droits de la nature , de vils
efckves, mes Juges & mes Parties ne
les co-nnoiiïent point : ils m'auroicnt in-
ju&ment condamné à vivrexSc.înourir au
milieu d'eux. Je vous dirai eu fécond lieu
que je crois avoir prouvé dans l'un de
mes écrits , que Thomme e(l né com-
patifiant , & porté par ïnfi'mci à fccourir
les femblables au befoin , & quoique la
fociété détruife cette douce impreliion,
Hh-
# )( 3^4 )C ^
que la na- ure a gravée dans nos coeurs j,
on ne m'auroit pas accufé avec moins
d'emporcemenr , de vouloir me iouf-
traire aux devoirs de l'humanité ; on
auroit luppofé , dans mon indifférence
apparente pour les hommes, un fond
de haine & d'averfion que leur perver-
ficé n*a jamais pu y faire naître. Il étoic
donc à propos d'éviter ce foupçon inju-
rieux, pour pouvoir mettre la juflice de
-mon côté, ôc le genre humain dans fon
tort.
Enfin, mon cher ami, Tpermettez-
moi de vous donner ce titre pour la
dernière foisj Tamitié qui nous unie
depuis long-temps, & qui fera le feul
objet de mes regrets, pendant le divorce
que je viens d'obtenir ^ m*a empêché
de foUicirer plutôr cet heureux Décrec*
de ma liberté originelle. Ne croyez pas
que je puilTe jamais perdre le fouvenir
de cette généreufe & confiante amitié;
en repaiïant dans mon elprit les cruau-
tés que j'ai éprouvées dans la fociété des
hommes, les bienfaits que j'ai reçu de
vous viendront en adoucir le reilenti-
ment ; je m'en entretiendrai fouvenc,
non pas avec des Etres vils, orgueilleux
& pervers, mais avec les ours , les tigres
* L^ Arrêt du Padement,
#)(365)(#
Se les panchères , dont la douceur & Tin-
nocence n'empoifonneront point mes dif-
cours. Sages ennemis de ces prodiges
honteux de Pimagination & de Tambi-
tion des hommes ^ de ces infl; uments
odieux de la tyrannie ôc du deiporilme,
de ces loix enfin , qui ont enfanté
tous les crimes , en étouffant toutes les
venus , on peut avec eux , fans crainte
d'opprcfTion , pratiquer la vertu 6c dire
la vcrirc ; ils n'ont d*aurrcs loix que
celles de la liberté ; ils ne peuvent mé-
connoître les droits précieux uc inébran-
lables de V égalité. Là je n'aurai plui
devant les yeux des Miniflres fans foi &
dégrst'désparun vil intérêt ; des hommes
lâches (5c cruels comblés d'honneur & de
gloire , pour avoir égorgé un million
d'hommes , dont ils ne reçurent jamais
la momdre oft'cnle ; d'autres homme'?
s'emparer du Continent , que dis-je ,
des quatre Eiéments , de par un progièi
inconcevable de corruption ôc de ren-
verfement, réformer les loix de la na-
ture, inlulter à leur auteur, en accablant
les uns fous le poids de l'opulence , «Se
réduilant les autres à mourir de faim.
Quelle focicté, grand Dieu î que cet
aflemblage monftrueux de tyrans , ôc
d'efciaves, de lâches 6c de furieux, d^
k'.-^
#)( 3^6 )(#
bourreaux & de viftimes , où des loix
barbares encliaîncnt TUnivers, où tous
les droits de Phumanké font anéanti,
où le crime levant Ton front audacieux,
tient la vériré attachée à fon char de
rriomphe j où il ne reile à Pliomme ver-
tueux d'aufre bien à efperer que le bon-
heur & la gloire d'en erre ieparé : ô
chers habitans des bois, mes compaLriot-
iGS futurs 1 ( que cette expreiiion me
Ibit encore permife ) je vous porte des
préceptes dont la fageffe ell démontrée
par une ti ifte & déplorable expérience :
Chaflez bien loin de vous cette pell;e
terrible, qu'on nomme parm.i les hom-
mes fciences, belles-lettres, beaux arts,
bel efprit, politeiTe : vous êtes perdus fi
cette contagion peut une fois pénétrer
jufqu'à vous; m.ais fur-tout, je vous en
conjure, que cette hydre dévorante ,
refprit de propriété, ne s'y montre ja-
mais; point de partage entre vous de la
Terre que vous foulez au pied , c'eft le
funcfte avant-coureur de la fociété, &
la fociété l'efl: de toutes les horreurs qui
défolent la Terre. Je fçais que vocre
confervatian, la propagation de Pef-
pece, exige une forte de commerce
entre vous; lien délicieux par lequel la
nature nou5 porte au bien, pariatU'aic
du plaifir ; vous ne pourriez même vous
refufer à ce doux penchant, fans vous
rendre criminels , mais qu'il loit borné
aux bazards des rencontres momenta-
nées, que deux individus ainfi raprochés,
s'uniirent par ce nœud, fource féconde
de la vie, qu*un defir réciproque à pré-
paré en eux, j'yconfens ; c'ell aller au but
marqué par Tauteur de la Nature ; mais
que ce commerce, que cette focicté ne
dure pas plus long-remps que ce nœud,
qui en efl le principe. Je ikis que ces idées
vaines ôc fadices de beauté, de jeunefle
6c d'agréments, font inconnues parmi
vous , que tout Etre propre à remplir
la deftination marquée par la nature,
ne mérite pas plus de préférence ni de
mépris qu'un autre qui jouit de la mô-
me faculté ; c'efl là le gage de cette'
paix ineflimable, qui règne parmi vous,
& qui y régnera éternellement ; que Ci
vous aviez le malheur de vous laiiTcr
féduire un jour, (événem.ent qu'on ne
fçauroit prévoir) par ce titre fuperbe de
Philofophe, dont les hommes ie parent
avec tant d'ifolence, ne les écoutez
point y fur la définition de la philofo-
phie, leur langage tft celui du men-
fonge 6c de Timpofture ; içachez que la
vraie , la iaiae philofophie cil renfer-
# ) ( ?68 ) ( #
mée dans les fonâ:ions animales de cha-
rnue individu ; qu'elle confiile à fçavoir
foire, manger, dormir, fe battre au
befoin, & produire Ton femblable ; mais
que cette borne refpeâable fixe à ja-
mais vos progrès philofophiques; la fran-
chir d'un pas, c'eil ouvrir la boète de
Pandore fur vos têtes, & vous plonger
dans un déluge de maux : fi la dépra-
vation vous faifoit trouver un jour cette
carrière trop reiferrée , il me fuffira de
vous répondre, que chez les hommes
même où cette dépravation eft portée à
Ion comble, îa plupart de ceux qui font
décorés du nom de Sage & de Philofo-
phe 3 n^ont pas cru devoir aller plus
îoin; en cela feul dignes de nos éloges
ôc de notre imitation. Il ne me refle-
plus qu'un arùcle à régler avec Tef-
pece orgueilleuie que je quicte , ôc je fuis
à vous iàns retour.
Je n'ai pu m'em.pêcher, Monfieur^
de vous avouer mon éronnement fur
ce paffage de votre Lettte , où vous
me parlez d'exil & de banniflement ;
je vous dirai même , je vous en deman-
de pardon , qu'il m'eft échappé d'en
rire , qiioiqiae cela ne me foit arrivé que
deux fois en ma vie , la première à la
vue du rolie deCrifpin^ dans la comè-*
^)( 3^9 )( #
die des Nouveaux Philolbphcs , 5c la
féconde ad hoc) Vous me dires avec
un ton férieux , fur ce que les hommes
qualifient d'exil, de banniiïemenr , que
ce dernier imprime une no-e d^infa-
mie, tandis que le premier eft un titre
d'honneur, comme s'il éroitau pouvoir
des hommes de flétrir la vertu & de
décorer le vice à leur gré; je pourrois
vous demander ici ce que c'efi: qu'une
note d'infamie parmi des infiunfîs : je
ne veux cependant pas vou*; pr^^ficr de
me répondre fur cette qucllion , vos
réflexions rappcilées au vrai vous fervi-
ront mieux que ma plume ne pourroit
le faire: mais dires - moi , Monfieur^
cîui leur à donné le droit d . me p'iver
de la faculté de jouir de PUnivers,&
de me contraindre à reipiiei dans un
lieu plutôt que dan- un autre. Si c'cft
la force, à la bonne heure, cVfl un droit
que je relpcéte dans chiique individu
en particulier, il efb fondé lur un titre,,
qui n'a ni commencement m fin, titre
immortel, fur les débiis duquel la fo-
ciété en a élevé une infinité d'autres qui
le captivent fans pouvoir le détruire ;
mais cette force individuelle , ce droit:
acquis par la nature , n'eft que momen-
tané. Si- toi que je Bûe luis dérobé à ia
vue, & délivré des mains d'un Etre dont
les forces font fupérieures aux miennes^
fon droit eft éteint, Se tout rapport en-
tre lui & moi rentre dans le néant juf-
qu'à ce qu'une nouvelle rencontre nous
offre un nouveau combat : cependant je
veux fuppofer pour un momenr que ces
Décrets émanés d'une force illicite &
injurieufe à la nature , fuffent toléra-
bles; par quelles étranges raifons pour-
riez-vous me perfuader que l*exil eft
un monument glorieux ; le bannilTe-
ment, au contraire, le partage de l'op-
probre (5c de rinfamie ? habitude hon-
teufe pour un Philolophe ! d'envifager
6c de juger des objets fuivant les mifé-
rables préjugés d*une troupe d*elclaves
6c d'imbéciles, qui veut donner des fers
à la nature entière ! Exiler un homme
libre , d'un certain lieu, & le confiner
dans un autre qui lui cil circonfcripc,
avec défenfe d'en fortir fous des peines
plus rigoureufes , c'eil Tade le plus
defpotique que l'on puilTe jamais ima-
giner de la part de celui qui l'exerce,
ôc l'efclavage le plus ignominieux 6c le
plus accablant pour celui qui lefubit;
il n'a plus à craindre que le cachot ou
la mort ;, que dis-je ^ il doit bien plutôt
la dwfirer. Je rcn diai donc cecte juflice
€= )C 37' )(#^
à ceux qui le diient mes Juges ^ à ceux
qui viennent de brifer mes fers en me
rendant à ma liberté originelle ; ils ont
penfés qu'un Philofophe , pour avoir
ofé dire la vérité ians Tenvelopper d'un
voile tiffu par une crainte lâche &
déshonorante , ne méri:oir pas un rrai-
tement aulfi barbare ; ils m'ont laitles
l'option iur .le lieu de ma retraite , je
peux fixer mon féiour où il me plaira ,
6: porter les débris d'un efclavage qui
n'efl plus, ibus le clnnat qui me con-
viendra le mieux. Ils içavenr que tout
animal qui refpire a là portion iur le
continent qui l'a reçu en naid^mt, c'cil
là une légitime, un patrimoine qui lui
eiVaccordé par la nature, un droit inhé-
rent à fa perfonne, qui ne peut jamais
en être (éparé , il ne peut pas même
s'en dépofféier lui-même, par quelque
a£te conventionnel que ce puilTe être:
Ôc comme ce Continent n'efl point par-
tagé entre tous ceux qui ont le droit
d'y prétendre, ou ce qui cfl la m.éme
chofe, qu'il ne l'elt pas régulièrement,
ajoutons encore qu'il ne peut ni ne doit
l'être irrévocablement; il luit tle-là que
chaque individu en partijulier a droit
de jouir du tout, parce que fa portion
perionneile le trouvant confondue daa$
)( 370( ^
ce tout, ôc chacun des autres individas
étant dans le même cas, les loix de l'é-
cjuilibre & de Pégalité, fe trouvent par-
faicement remplies dans cet état des
chofes. Mais fappofons encore, je le veux
pour un moment, que le conrinent que
nous habitons C je borne mes pré:en-
tions à cette partie du monde parce que
je fuis perfuadé que les animaux ter-
reflues d'un Continent n*ont aucun droit
à prétendre dans les autres parties du
monde , la namre ayant elle mcm^ éra-
bli dês limites à cet égard que l'homme
n'a pu franchir fanj iè rendre criminel
autant que malheureux ) luppofons ,
dis- je, que le Conrinentque nous habi-
tons , eût été divité par nos pères d'une
manière égaie encr'eux , ne feroit-ce pas
le comble de Textravagance , de fou-
tenir que ce partage eft irrévocable à
Pégard de leur poitéricé, que les ré-
volutions que le temps y a apporté
doivent pareillement lubfîfter, que ceux
qui auront reçu le jour d*un fourbe ,
d'un fripon , d'un rraitre , d'un diable
en un mot , feront ainfi nés dans une
criminelle abondance au préjudice d'un
homme de bien. Tous les hommes ne
conviennent - ils pas en fuivant leurs
propres principes , qu'un contrat pour
# )( 373 )( #
avoir un état fiable & permanent, potif
être revêtu de (es formalités effentielles,
doit être fait avec toutes les parties
intérefiees ; fi cela eft , où eft le
confentement des autres animaux qui
avoient le droit d'accéder à ce Traire
concurramment avec l'homme ; com-
ment ce dernier pourroit-il leur donner
Texclufion de ce même droit , lui qui
malgré tous les efforts d'un orgueil au-
dacieux & téméraire , n'eût jamais le
pouvoir de les dépoffeder ; mais qui
au contraire fe trouve fouvent dans la
mortifiante nécefllté de leur céder la
meilleure part du propre fruit de Ç^s
travaux. Je ne m'étendrai pas davanta-
ge fur l'incapacité où étoient mes an-
cêtres, de me lier par un contrat de
cette efpece , ni des abus qu'un petic
nombre en a fait & fait encore , pour
s'attribuer les portions de plufieurs
milliers, 6c réduire cette multitude, k
ï\Q refpirer que précairement. Je me ré-
duirai quant à préfenc à leur déclarer
que je prétends jouir de mes droits ,
de cette portion du Continent qui m'efl
dévolue à titre d'animal , portion ii>
féparable de mon individu , mobile ,
errante comme lui de climat en climat :
toujours placé dans le centre de ce pa-»
# )( 574 )( #
trimoine territorial , je ne fuis pas pin*
tôt chaiTé d'un lieu par une force irré-
fjilibîe, qu'il change de plaice avec moi;
ce ifefl<]ue par ma deflruclion indivi-
duelle que je peux le perdre; or comme
j'ai a^ueliement plus de liberté que
jamais de le porter fur toute la iurfa-
ce de ce Continent 5 mon droit de jouir
du tout rucce^îvement,efi: fans contre-
dit le droit le plus inconteflable. Enfin ,
j'ajou-te que je renonce pour toujours
à leurs Loix , -à leurs Uiages , à leurs
Coutumes , que je me dépouille avec
tranfport de routes marques, de tout
caraâere d'homme civililé , & même
du titre d'homme qui n-e manqueroic
pas de m'attirer la haine & le mépris de
mes Compatriotes nouveaux , que je
n'attends <i'*autre protedion , d'autre fe-
cours contre ceux qui voudroient at-
tenter à ma liberté, que celui de mes
mains, & des autres armes défenfives
que la nature m^a donnée ; heureux fi
k funefte lé jour que j'ai fait parmi des
erres corrompus , n'en avcient point
minés les forces ? Que (i les hommes
fiers 6c impérieux , comme je les con-
nois, veulent s'obliiner à foutenir que ce
Continent que nous habitons doit fêtre
àiviié entre nous , 6c que le droit de
#)(375 )(#
"ÎJropriété puifTe jamais être pratica.bfe
ians nous creuler des abîmes de mal-
heurs ; ( ce que je ne penfe pas ) je leur
déclare, en qualité d^êrte fenfible & com-
patiffanr, que pour finir tout iujer de
guerre & de diffention avec eux, je tâ-
cherai de convoquer une Diète générale
de toutes les cfpeces d'animaux, entre
lefquels le droit de fuffrage , & la domi-
nation naturelle , fetrouvent partagée,
peut-être que dans ce Congrès univeriel
on pourroit trouver des moyens propres
il finir la guerre allumée depuis tant de
fiécles , entre l'homme & les autres ef-
peces, (Se particulièrement les infedes.
Je dis que je leur en parlerai , non pas
dans le langage que j'ai appris parmi
les hommes , je me garderai bien de leur
faire connoitre ce poifon defirusfheur ;
mais par des fignes démonllratifs qui
forment le véritable , & le feul langage
de la nature: Bref, dans le cas où je
parvkndrois à les déterminer à quel-
ques arrangements relatifs à cette paci-
fication générale , que je defire Ians Tef-
perer , il ne fera pas difficile à l ^Ipece
que j'abandonne , de faire lever par un
de fes Mathématiciens ou Calculateurs,
autre efpece fubordonnée qui fourmille
dans foB icin , & qui peut connoiiie
d*un coup d'œil le nombre des mou-»
ches qui figureront fur la face de l'Eu-
rope pendant PEté prochain , un état
exaâ: de tous les animaux privilégiés
donc je viens de parler , & notamment
de ceux dont j'ai fait la defcription
anatomique & morale , dans les Notes
que j'ai jomt au Difcours fur Tinégalicé ,
pour pouvoir faire avec eux un parcage
au moins provifionnel : A Tégard des
reptiles & des volatiles , je ne crois pas
quant à prélent qu'il foit néceffaire de
les appeller à ce contrat , peut être que
la fuite des temps nous fera appercevoir
quelques autres rapports encr'eux ëç
nous , que nous ne connoiffons pas en-
core , <5c dans ce dernier cas nous ferons
bien-tôt difpofés à leur rendre juftice.
Je fuis avec égalité votre très- libre
& très-heureux ami..
J..J. Rousseau, jufqu'à ce jour
homme civiliié , & Citoyen de
Genève, mais à prélent,
Okan G -Ovtang"^»
Donnée la année de mon âge ,
k Ventrée de la Forêt ne Ire , qui ejl au
fled du Mont- Jura pris des Alpes.
* C'çft-à-dirc , Habicants des Bois.
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