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Full text of "Du contrat social : ou, Principes du droit politique"

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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/nducontratsocialOOrous 


I  DU CONTRAT 

SOCIAL; 
OU 

PRINCIPES 

DU     DROIT 

POLITIQUE. 

Par  J.J.Rousseau  ^  Citoyen. 

de  Genève. 


jEucid.  XI. 


Iditwn  Sant  Cartons- ,  à  laquelle  on  a  ajouté 

«ne  Lettre  de  l'Auteur  aufiul  Ami  qui  lui 

refis  dans  le  monde. 


Y^l^/;  /^^*t^A^ 


■i    AMSTERDAM, 

Chez  Marc  -  Michel  Rev 
W.     D  C  C.    L  X  I  I. 


1^ 


II. 


AVERTISSEMENT. 

V^  E  petit  Traité  eft  extrait 
d'un  Ouvrage  plus  étendu  , 
entrepris  autrefois  fans  avoir 
confalté  mes  forces,  &  aban- 
donné depuis  long  -  temps. 
Des  divers  morceaux  qu'on 
pouvoit  tirer  de  ce  qui  étoit 
fait ,  celui-ci  eft  le  plus  con« 
fidérable  ,  &  m'a  paru  le 
moins  indigne  d'être  offert 
au  Public.  Le  refte  n'eft  déjà 
plus. 


I 


IV 


ffâ^    «^  f^   f^Sfl^ff   eli   eîfi   eïir 
c^  OfL^  J10  «Jto  cJi^>cJf^o^ 

T  A  B  L  E    h 
DES    LIVRES 

E  T 
Z)^J^  CHAPITRES. 

LIVRE     I. 

Ozi  Po/i  examine  comment  V hom- 
me jpcijje  de  Vétat  dénature  cl 
Vétat  civil  5  &"  quelles  font  les 
conditions  ejjentielles  dupacle. 

ChapîTPvE    I,    Sujet    de     ce   premier 
Livre, page  3 

II.  Des  premières  Sociétés,   $ 

■ \\\.  Du  droit  du  plus  fort.  11 

IV.    De  VEfclavage.   .   .    14 

V.     Qu^il  faut    toujours   re- 

monter    à    une    première 
convention.  .....    2$ 


TABLE.  V 

Chapitre  VL  Du  l'aciefocial  p.  28 

VU.   Du  Souverain.    .  .  3J 

—  Vill.  De  l'Etat  civil.  .  41 

IX.  Du  Domaine  réel.  ,  ^Jt 

wêmwmmwêmMmmmmmm 

LIVRE   II. 

Oà  il  ejl  traité  de  la  Lc'giflation, 

Chapitre    I.    Que    la    Souveraineté 

ejl  inaliénable J  5 

— II.    Que   la  Souveraineté    ejl 

indivijible j-j 

•^- III.     Si  la    volonté  générale 

peut  errer 6z 

— IV.    Des  bornes  du  Pouvoir 

fouverain 66 

V.   Du   Droit   de    vie   &   de 

mort nj 

VI.   De   la   Loi 8^ 

Vlî.  Du  Légiflateur.   .  .  ^2 

r  Vlll.   Du  Peuple.     .   .    105 

r IX,  Suite 10^ 


r]  TABLE 

Chapitre  X.  Suite iî8 

— -— XL    Des    divers  Jtjlêmes    de 

législation 12^ 

— XII.  Divijion  des  Loix.    130 

LIVRE     III. 

Oà  il  ejl  traité  des  loix  politiques  y 
c'cjl  'à'  dire  ,  de  la  forme  du 
Gouvernement. 

Chapitre  I.  Du    Gouvernement  en 
général 136 

' II.  Du  principe  qui  conjîitue 

les    diverfes    formes     de 
Gouvernement.  .   .  .    151 

'     '    ■ —  III.  Divijion  des  Gouverne^ 
mènes ijp 

—- IV.  De   la  Démocratie,  16^ 

— V.  De   V Arijîocratie.  .    i^p 

'  —   VI.   De   la  Monarchie.    175 

j"               VII.  Des  gouvernements  mix- 
tts.      . 1^1 


TABLE  vij 

CHAPIïiiE  Vill  Qu6  toute  forme  de 
Gouvernement  nejl  pus 
propre  à  tout  pays.  .    I P4 

IX.    Des    Jignes     d'un    bon 

Gouvernement.   .   .   .  2op 

— X.  De  Vabus  du  Gouverne- 
ment &  de  fn  pente  a 
dégénérer 214 

XI.  De  la.  mort  du  corps  poli- 

tique 222 

XII.  Comment    fe  maintient 

l'autorité fouveraine.  225 

XllI.  Suite 22& 

XlV.   Suite 233 

XV.   Des  Députés  ou  Répré- 

fcntans 2^5 

. XVI.    Que     Vinjîitution    du 

Gouvernement  ncji  point 

un  Contrat 24^ 

XVH.   De     l'injîitution     dit 

Gouvernement.    ...   249 

XVlll.    Moyens   de  prévenir 

les  ufurpations  du  Gou- 
yernement 253 


viij  TABLE, 

LIVRE     IV. 

Oà  continuant  de  traiter  des  loix 
politiques  on  expoje  les  moyens 
d^afferniir  la  conjlitution  de 
VEtat. 

Chapitre  I.  Que,  la  volonté  générale- 
ejl  Indejîniâible.   .   .    25p 

II.    Des     Suffrages.   ,    .   2.6$ 

IIÎ.  Des  élections.  .   .   .   274 

IV.  Des  comices  romains.  280 

V.    Du  Tribunal.   ...  ^10 

VI.     De    la  Diclature.   ^\6 

VII.   De   la   Cenfure.   .   ^24 

VIII.  De  la  Religion  civile. 

5^P 

■  IX.   ConcluJïoTi,  .  .  .  .  3^0 


PRINCIPES 


PRINCIPES 

POLITIQUE. 

LivvvE   Premier. 

Je  veux  chercher  fi  dans  l'ordre 
civil  il  peut  y  avoir  quelque  règle 
d'adminiftration  légitime  &  fûre, 
en  prenant  les  hommes  tels  qu'ils 
font  3  &  les  loix  telles  qu'elles 
peuvent  être  :  Je  tâcherai  tou- 
jours d'allier  dans  cette  recher- 
che^ ce  que  le  droit  permet  avec 
ce  que  l'intérêt  prefcrit ,  afin  que 
la  jufl:ice  &  Tutilité  ne  fe  trou* 
vent  point  divilées. 

A 


^  )(  o(  # 

J'entre  en  matière  fans  prou- 
ver l'importance  de  mon  fujet. 
On  me  demandera  fi  je  fuis  Prin- 
ce ou  Légiflateur  pour  écrire  fur 
la  Politique?  Je  réponds  que  non, 
&  que  c'eft  pour  cela  que  j'écris 
fur  la  Politique.  Si  j'étois  Prince 
ou  Légiflateur  ,  je  ne  perdrois 
pas  mon  temps  à  dire  ce  qu'il 
faut  faire  ;  je  le  ferois  y  ou  je  me 
tairois. 

Né  Citoyen  d'un  État  libre , 
&  membre  du  Souverain  ,  quel- 
que foible  influence  que  puifTe 
avoir  ma  voix  dans  les  aËiires 
publiques  ^  le  droit  d'y  voter  fuf- 
fit  pour  m'impofer  le  devoir  de 
m'en  inftruire.  Heureux  toutes 
les  fois  que  je  médite  fur  les  Gou- 
vernements y  de  trouver  toujours 
dans  mes  recherches  de  nouvel- 
les raifons  d'aimer  celui  de  mon 
Pays  ! 


^  )C  5  )(  # 

CHAPITRE    I. 

Sujet  de  ce    Premier  Livre^ 

L'homme  eft  né  libre ,  &  par- 
tout il  eft  dans  les  fers.  Tel  fe 
croit  le  maître  des  autres  ^  qui 
ne  laifle  pas  d'être  plus  efclave 
qu'eux.Comment  ce  changement 
s'eft-il  fait  ?  Je  l'ignore.  Q,u'eft* 
ce  qui  peut  le  rendre  légitime  ? 
Je  crois  pouvoir  réfoudre  cette 
queftion. 

Si  je  ne  confiderois  que  la  force 
&  l'effet  qui  en  dérive ,  je  dirois  : 
Tant  qu'un  Peuple  eft  contraint 
d'obéir  &  qu'il  obéit ,  il  fait  bien; 
fî-tôt  qu'il  peut  fecoucr  le  joug 
&  qu'il  le  fecoue  ,  il  fait  encore 
mieux  :  car,  recouvrant  fa  liber- 
té par  le  même  droit  qui  la  lui  a 
ravie ,  ou  il  eft  fondé  à  la  repren- 


#  )(  4  )(  # 
dcCy  ou  l'on  ne  l'étoit  point  à  la 
lui  ôter.  Mais  l'ordre  focial  eft 
un  droit  facré  ^  qui  fert  de  bafe 
à  tous  les  autres.  Cependant  ce 
droit  ne  vient  point  de  la  natu- 
re ;  il  eft  donc  fondé  fur  des  con- 
ventions :  il  s'agit  de  favoir  quel- 
les font  ces  conventions.  Avant 
d'en  venir-là  je  dois  établir  ce  que 
je  viens  d'avancer. 


%   *  *i  H»;  «  or  «:  7"^ 


■*' 


L 


CHAPITRE    IL 

Des    premières    Sociétés. 

La  plus  ancienne  de  toutes  les 
fociétés  &  la  feule  naturelle  ^  eft 
celle  de  la  famille.  Encore  les 
enfants  ne  reftent-ils  liés  au  père 
qu'auflî  long-temps  qu'ils  ont  be- 
foin  de  lui  pour  fe  conferver.  Si- 
tôt que  ce  befoin  ceflTe  ^  le  lien 
naturel  fe  diflbut.  Les  enfants  , 
exempts  de  l'obéiflance  qu'ils  dé- 
voient au  père ,  le  père  exempt 
des  foins  qu'il  devoit  aux  enfants, 
rentrent  tous  également  dans 
rindépendance.  S'ils  continuent 
de  refter  unis,  ce  n'eft  plus  natu- 
rellement, c'eft  volontairement; 
&  la  famille  elle-même  ne  fe 
maintient  que  par  convention. 
Cette  liberté   commune  eft 

A3 


une  eonféquence  de  la  nature  de 
l'homme.  Sa  première  loi  eft  de 
veiller  à  fa  propre  confervation  y 
fes  premiers  foins  font  ceux  qu'il 
fe  doit  à  lui-même;  &^  fi-tôt 
qu'il  eft  en  âge  de  raifon  y  lui  feul 
étant  juge  des  moyens  propres  à 
le  conferver  ^  devient  par-là  fon 
propre  maître. 

La  famille  eft  donc  5  fi  l'on 
veut  5  le  premier  modèle  des  fo- 
ciétés  politiques;  le  chef  eft  l'ima- 
ge du  père,  le  peuple  eft  l'image 
des  enfants  ;  &  tous  étant  nés 
égaux  &  libres  3  n'aliènent  leur 
liberté  que  pour  leur  utilité.  Tou- 
te la  différence  eft  que  dans  la 
famille  l'amour  du  père  pour  fes 
enfants  le  paye  des  foins  qu'il  leur 
rend  y  6c  que  dans  l'État  le  plai- 
fir  de  commander  fupplée  à  ce^ 
amour  que  le  chef  n'a  pas  pour 
fes  peuples. 


Grotius  nie  que  tout  pouvoir 
humain  foit  établi  en  faveur 
de  ceux  qui  font  gouvernés  : 
Il  cite  Fefclavage  en  exemple. 
Sa  plus  confiante  manière  de 
raifonner  eft  d'établir  toujours  le 
droit  par  le  fait  *.  On  pourroit 
employer  une  méthode  plus  con- 
féquente  ^  mais  non  pas  plus  favo- 
rable aux  Tyrans. 

Il  est  donc  douteux  3  félon 
Grotius  5  fi  le  genre  humain  ap- 
partient à  une  centaine  d'hom- 
mes ^  ou  îi  cette  centaine  d'hom- 
mes appartient  au  genre  humain  ; 
&  il  paroît  dans  tout  fon  livre 
pencher   pour  le  premier  avis  : 

*3,  Les  favantes  recherches  fur  le  droit 
,,  public  ne  font  fouvent  que  Thiftoire  des 
„  anciens  abus  ,  &  on  s'eft  entêté  mal-à-pro^ 
„  pos  quand  on  s'eft  donné  la  peine  de  les 
„  trop  étudier.  "  Traité  manufcrit  des  intérêts 
de  la  Fr.  avec  fes  voifins  ;  par  M.  L.  M.  d'A* 
Voilà  précifément  ce  qu'a  fait  Grotius, 

A  4 


#  )(  8  )(  # 
c'eft  aulTi  le  fentiment  de  Hob- 
bès.  Ainfi  voilà  l'efpece  humaine 
divifée  en  troupeaux  de  bétail  y 
dont  chacun  a  fon  chef,  qui  le 
garde  pour  le  dévorer. 

Comme  un  pâtre  eft  d'une  na- 
ture fupérieure  à  celle  de  fon  trou-^ 
peau,  les  pafteurs  d'hommes^  qui 
font  leurs  chefs ,  font  auffi  d'u- 
ne nature  fupérieure  à  celle  de 
leurs  peuples.  Ainfi  raifonnoit, 
au  rapport  de  Philon ,  l'Empereur 
Caligula;  concluant  affez  bien  de 
cette  analogie  que  les  Rois  étoient 
des  Dieux ,  ou  que  les  peuples 
étoient  des  bêtes. 

Le  raisonnement  de  ce  Cali- 
gula  revient  à  celui  de  Hobbès  & 
de  Grotius.  Ariftote  avant  eux 
tous  avoit  dit  auflî  que  les  hom- 
pes  ne  font  point  naturellement 
égaux  5  mais  que  les  uns  naiflent 
pour  l'efclavage  &  les  autres  pour 
la  domination. 


#  )(  9  )(  # 
Aristote  avoit  raifon  ;  mais- 
il  prenoit  l'effet  pour  la  caule. 
Tout  homme  né  dans  Tefclavage 
nait  pour  l'efclavage  ^  rien  n'eft 
plus  certain.  Les  efclaves  perdent 
tout  dans  leurs  fers,  jufqu'au  de- 
lîr  d'en  fortir  :  ils  aiment  leur  fer- 
vitude  comme  les  compagnons 
d'Ulyfie  aimoient  leur  abrutifie- 
ment  *.  S'il  y  a  donc  des  efclaves 
par  nature  ^  c'eft  parce  qu'il  y  a 
eu  des  efclaves  contre  nature.  La 
force  a  fait  les  premiers  efclaves^ 
kur  lâcheté  les  a  perpétués. 

Je  n'ai  rien  dit  du  Roi  Adam, 
ni  de  l'Empereur  Noé  ,  père  de 
trois  grands  Monarques  qui  fe 
partagèrent  l'univers^  comme  fi- 
rent les  enfants  de  Saturne,  qu'on 
a  cru  reconnoïtre  en  eux.  J'efpe- 
re  qu'on  me  Içaura  gré  de  cette 

*  Voyez  un  petit  traité  de  Plutarque  inti- 
tulé :  Que  Us  bétes  ujcnt  de  la  raifon. 


=^  )(  io)(  # 
modération^  car 5  defcendant di- 
reftement  de  l'un  de  ces  Princes , 
&  peut-être  de  la  branche  aînée^ 
que  fçais-je  fi  par  la  vérification 
des  titres  je  ne  me  trouverois 
point  le  légitime  Roi  du  genre 
humain?  Quoiqu'il  en  foit^  on  ne 
peut  difconvenir  qu'Adam  n'ait 
été  Souverain  du  monde  ^  com- 
me Robinfon  de  fon  Ifle  ^  tant 
qu'il  en  fut  le  feul  habitant  ^  & 
ce  qu'il  y  avoit  de  commode  dans 
cet  Empire ,  étoit  que  le  Monar- 
que afilué  iiir  fon  trône  n'avoit 
à  craindre  ni  rébellions  ^  ni  guer- 
res  y  ni  confpirateiirs. 


^%^•^^ 
'^..^'^.J^ 


#  )C  II  )(  # 

CHAPITRE     III. 

Du  Droit  du  plus  fort. 

Le  plus  fort  n'eft  jamais  aflez 
fort  pour  être  toujours  le  maître, 
s'il  ne  transforme  fa  force  en  droit, 
&  l'obéiflance  en  devoir.  De-là  le 
droit  du  plus  fort  ;  droit  pris  iro- 
niquement en  apparence  &  réel* 
lement  établi  en  principe  :  Mais 
ne  nous  expliquera -t -on  jamais 
Ce  mot?  La  force  eft  une  puiflance 
phyfique;  je  ne  vois  point  quelle 
moralité  peut  réfulter  de  fes  ef- 
fets. Céder  à  la  force  eft  un  afte 
de  néceffité  ,  non  de  volonté  , 
c'eft  tout  au  plus  un  afte  de  pru- 
dence. En  quel  iens  pourra -ce 
être  un  devoir  ? 

Supposons  un  moment  ce  pré- 
tendu droit.  Je  dis  qu'il  n'en  ré- 


fuite  qu'un  galimathias  inexpli- 
cable. Car  fi  tôt  que  c'eft  la  force 
qui  fait  le  droit ,  l'effet  change 
avec  la  caufe  ^  toute  force  qui 
furmonte  k  première  j  fuccede  à 
fon  droit.  Si  tôt  qu'on  peut  défo- 
béir  impunément  ^    on  le  peut 
légitimement  ;  &  puifque  le  plus 
fort  a  toujours  raifon  ^  il  ne  s'agit 
que  de  faire  en  forte  qu'on  foit 
le  plus  fort.   Or  qu'eft  -  ce  qu'un 
droit  qui   périt  quand  la  force 
cefîe  ?  S'il  faut  obéir  par  force  ^ 
on  n'a  pas  befoin  d'obéir  par  de- 
voir ;   &  fi  l'on  n'eft  plus  forcé 
d'obéir  ^  on  n'y  eft  plus  obligé. 
On  voit  donc  que  ce  mot  de  droit 
n'ajoute  rien  à  la  force  ;   il  ne 
fignifie  ici  rien  du  tout. 

Obéissez  aux  Puiflances.  Si 
cela  veut  dire ,  cédez  à  la  force  y 
le  précepte  eft  bon,  mais  fuperflu; 
je  répons  qu'il  ne  fera  jamais  vio^ 


#  )(  I?  )(  # 

je.  Toute  puiflance  vient  de  Dieui 
je  l'avoue  j  mais  toute  maladie 
en  vient  auffi.  Eft-ce  à  dire  qu'il 
loit  défendu  d'appeller  le  Méde- 
cin? Qu'un  brigand  me  furprenne 
au  corn  d'un  bois  j  non  feule- 
ment il  faut  par  force  donner 
la  bourfe  ,  mais  quand  je  pour- 
rois  la  fouftraire  ,  fuis-jeen  con- 
Icience  obligé  de  la  donner?  Car 
enhn  le  piftolet  qu'il  tient  eft  auf- 
"  une  puifTance. 

Convenons  donc  que  force 
"ki  '"^  P^s  droit ,  &  qu'on  n'eft 
oblige  d'obeir  qu'aux  puiffances 
légitimes.  Ainfi  ma  queftion  pri- 
tnmve  revient  toujours. 


#)(  i4)(  # 


CHAPITRE   IV. 

De  VEfclavage. 

PuiSQu'AUCUN  homme  n'a  une 
autorité  naturelle  fur  fon  fem- 
blable  ,  8c  puifque  la  force  ne 
produit  aucun  droit ,  relient  donc 
les  conventions  pour  bafe  de 
toute  autorité  légitime  parmi  les 
hommes. 

Si  un  particulier ,  dit  Grotius , 
peut  aliéner  fa  liberté  &  fe  rendre 
efclave  d'un  maître  ,  pourquoi 
tout  un  peuple  ne  pourroit-il 
pas  aliéner  la  fienne,  &  fe  rendre 
fujet  d'un  Roi  ?  Il  y  a  là  bien 
des  mots  équivoques  qui  auroient 
befoin  d'explication,  mais  tenons- 
nous-en  à  celui  à' aliéner.  Aliéner 
c'eft  donner  ou  vendre.  Or  un 
homme  qui  fe  fait  efclave  d'un 


#)(i5)(  # 
autre,  ne  fe  donne  pas,  il  fe 
vend  ,  tout  au  moins  pour  fa 
fubfiftance  :  mais  un  peuple  pour- 
quoi fe  vend-il  ?  Bien-loin  qu'un 
Roi  fourniffe  à  fes  fujets  leur  fub- 
liftance,  il  ne  tire  la  fienne  que 
d'eux,  &  félon  Rabelais ,  un  Roi 
ne  vit  pas  de  peu.  Les  fujets 
donnent  donc  leur  perfonne  à 
condition    qu'on   prendra   aufîi 
leur  bien  ?  Je  ne  vois  pas  ce  qu'il 
leur  refte  à  conferver. 
^    On  DIRA  que  le  defpote  afTure 
a  fes  fujets  la  tranquiUité  civile. 
Soit;  mais  qu'y  gagnent-ils,  fi 
les  guerres  que  fon  ambition  leur 
attire,  fi  fon  infatiable  avidité , 
il  les  vexations  de  fon  miniftere 
les  délolent  plus  que  neferoient 
leurs  diflèntions  ?  Qu'y  gagnent- 
ils,  fi  cette  tranquillité  même 
eft  une  de  leurs  miferes  ?  On  vit 
tranquille  auffi  dans  les  cachots  j 


#)(  i6  )(# 
en  eft-ce  affez  pour  s'y  trouver 
bien  ?  Les  Grecs  ^  enfermés  dans 
l'antre  du  Cyclope^  y  vivoient 
tranquilles  ^  en  attendant  que 
leur  tour  vînt  d'être  dévorés. 

Dire  qu'un  homme  fe  donne 
gratuitement  ,  c'eft  dire  une 
chofe  abfurde  &  inconcevable^ 
un  tel  acte  eft  illégitime  &  nul , 
par  cela  feul  que  celui  qui  le  fait , 
n'eft  pas  dans  fon  bon  fens.  Dire 
la  même  chofe  de  tout  un  peu- 
ple, ç'eft  fuppofer  un  peuple  de 
foux  :  la  fohe  ne  fait  pas  droit* 

Quand  chacun  pourroit  s'a- 
liéner lui-même  5  il  ne  peut  aliéner 
fes  enfants  ^  ils  naiffent  hommes 
&  hbres;  leur  hberté  leur  appar- 
tient 5  nul  n'a  droit  d'en  difpofer 
qu'eux.  Avant  qu'ils  foient  en 
âge  de  raifon,  le  père  peut  en 
leur  nom  ftipuler  des  conditions 
pour  leur  confervation  y  pour  leur 

bien 


^#  )(  17  )(  # 
bien-être  ;  mais  non  les  donner 
irrévocablement  &  fans  condi- 
tion 5  car  un  tel  don  eft  contraire 
aux  fins  de  la  nature  ^  &  pafle 
les  droits  de  la  paternité.  11  fau- 
droit  donc  pour  qu'un  gouver- 
nement arbitraire  fût  légitime, 
qu'à  chaque  génération  le  peuple 
fût  le  maître  de  l'admettre  ou 
de  le  rejetter  :  mais  alors  ce 
gouvernement  ne  feroit  plus  ar- 
bitraire. 

Renoncer  à  fa  liberté  ^  c*eft 
renoncer  à  fa  qualité  d'homme  , 
aux  droits  de  l'humanité  ^  même 
à  fes  devoirs.  Il  n'y  a  nul  dédon>- 
magement  poffible  pour  quicon- 
que renonce  à  tout.  Une  telle 
renonciation  eft  incompatible 
avec  la  nature  de  l'homme  ^  & 
c'eft  ôter  toute  moralité  à  fes 
aftions  que  d'ôter  toute  liberté 
à  fa   Yolonté.  Enfin   c'eft   uira 


#)(  i8  )(  # 

convention  vaine  &  contradic- 
toire 5  de  ftipuler  d'une  part  une 
autorité  abfolue  ^  &  de  l'autre 
une  obéiffance  fans  bornes.  N'eft- 
il  pas  clair  qu'on  n'cft  engagé  à 
rien  envers  celui  dont  on  a  droit 
de  tout  exiger  ^  &  cette  feule 
condition  y  fans  équivalent^  fans 
échange  ,  n'entraîne-t-elle  pas  la 
nullité  de  l'afte?  Car  quel  droit 
mon  efclave  auroit-il  contre  moi  ^ 
puifque  tout  ce  qu'il  a  m'appar» 
tient  3  &  que  fon  droit  étant  le 
mien  ,  ce  droit  de  moi  contre 
moi-même  eft  un  mot  qui  n'a 
aucun  fens? 

Grotius  &  les  autres  tirent 
de  la  guerre  un  autre  origine  du 
prétendu  droit  d'efclavage.  Le 
vainqueur  ayant  ^  félon  eux  ,  le 
droit  de  tuer  le  vaincu  y  celui-ci 
peut  racheter  fa  vie  aux  dépens 
de  fa  liberté  3  convention  d'au- 


#)(  ï9)(  # 
tant  plus  légitime  qu'elle  tourne 
au  profit  de  tous  deux. 

Mais  il  eft  clair  que  ce  pré- 
tendu droit  de  tuer  les  vaincus  , 
ne  rélulte  en  aucune  manière  de 
l'état  de  guerre,  par  cela  feu! 
que  les  hommes  vivant  dans  leur 
primitive  indépendance  ,  n'ont 
point  entre  eux  de  rapport  aflez 
confiant  pour  conftituer  ni  l'état 
de  paix,  ni  l'état  de  guerre,  ils  ne 
font  point  naturellement  enne- 
mis. G'eft  le  rapport  des  chofes  , 
&  non  des  hommes  ,  qui  confli- 
tue  la  guerre ,  &  l'état  de  guerre 
ne  pouvant  naître  des  fimples 
relations  perfonnelles ,  mais  feu- 
lement des  relations  réelles ,  la 
guerre  privée  ou  d'homme  à 
homme  ne  peut  exifler  ^  ni  dans 
l'état  de  nature  où  il  n'y  a  point 
de  propriété  conftante  ,  ni  dans 


#   )  (    20    )  (   # 

rétat    Ibcial    où  tout  eft   fous 
l'autorité  des  loix- 

Les  combats  particuliers  5  les 
duels ^  les  rencontres,  font  des 
aftes  qui  ne  confti tuent  point 
un  état  ^  &  à  l'égard  des  guerres 
privées  ,  autoriiées  par  les  éta* 
bliflements  de  Louis  IX ,  Roi  de 
France  ,  &fufpenduespar  la  paix 
de  Dieu  ,  ce  font  des  abus  du 
gouvernement  féodal  ,  fyftême 
abfurde  s'il  en  fut  jamais  y  con^ 
traire  aux  principes  du  droit  na- 
turel 5  &  à  toute  bonne  politique. 

La  guerre  n'€;ft  donc  point 
une  relation  d'homme  à  homme  ^ 
mais  une  relation  d'état  à  état^ 
dans  laquelle  les  particuliers  ne 
font  ennemis  qu'accidentelle- 
ment 5  non  poiQt  comme  hom- 
mes, ni  même  comme  citoyens, 
mais  comme  foldats  j  non  point 
comme  membres  de  la  patrie , 


#  )  (  21  ) (  # 

mais  comme  fes  défenfeurs.  Enfin 
chaque  Etat  ne  peut  avoir  pour 
ennemis  que  d'autres  Etats ,  & 
non  pas  des  hommes  ^  attendu 
qu'entre  chofes  de  diverfes  na- 
tures y  on  ne  peut  fixer  aucun 
vrai  rapport. 

Ce  principe  eft  même  con- 
forme aux  maximes  étabUes  de 
tous  les  temps&à  la  pratique  conf- 
tante  de  tous  les  peuples  policés. 
Les  déclarations  de  guerre  font 
moins  des  avertifiemens  aux  puit 
fances  qu'à  leurs  fujets.  L'étran^ 
ger  y  foit  Roi ,  foit  particulier  ^ 
loit  peuple  y  qui  vole /tue  ou  dé- 
tient les  fujets  fans  déclarer  la 
guerre  au  Prince  ^  n'ell  pas  un 
ennemi  y  c'eft  un  brigand.  Mê- 
me en  pleine  guerre  un  prmce  jufte 
s'empare  bien  en  pays  ennemi  dç 
tout  ce  qui  appartient  au  pubhc  ^ 
mais  a  reipedte  la.  perfonne  &  le^ 


biens  des  particuliers  ••,  il  refpefte 
des  droits  fur  lefquels  font  fondés 
les  fiens.  La  fin  de  la  guerre  étant 
la  deftruftion  de  l'Etat  ennemi, 
on  a  droit  d'en  tueries  défenfeurs 
tant  qu'ils  ont  les  armes  à  la  main; 
mais  fi  -  tôt  qu'ils  les  pofent  &  fe 
rendent  5  ceffant  d'être  ennemis 
ou  infl:ruments  dePennemi,  ils 
redeviennent  Amplement  hom- 
mes, &  l'on  n'a  plus  de  droit  fur 
leur  vie.  Quelquefois  on  peut  tuer 
l'Etat  fans  tuer  un  feul  de  fes 
membres:  Or  la  guerre  ne  donne 
aucun  droit  qui  ne  foit  nécefîaire 
à  fa  fin.  Ces  principes  ne  font  pas 
ceux  de  Grotius  ;  ils  ne  font  pas 
fondés  fur  des  autorités  de  Poètes, 
mais  ils   dérivent  de  la  nature 
des  chofes ,  &  font  fondés  fur  la 
raifon. 

A  l'égard  du  droit  de  con- 
quête ^  il  n'a  d'autre  fondement 


=^)(  23  )(  ^ 
que  la  Loi  du  plus  fort.  Si  la  guer- 
re ne  donne  point  au  vainqueur 
le  droit  de  maflacrer  les  peuples 
vaincus,  ce  droit  qu'il  n'a  pas, 
ne  peut  fonder  celui  de  les  aflèr- 
vir.  On  n'a  le  droit  de  tuerl'enne- 
mi,que  quand  on  ne  peut  le  faire 
efclave  ;  le  droit  de  le  faire  efcla- 
ve  ne  vient  donc  pas  du  droit  de 
le  tuer:  C'eft  donc  un  échange 
inique  de  lui  faire  acheter  au  prix 
de  fa  liberté  fa  vie  fur  laquelle  on 
n'a  aucun  droit.  En  établiflànt 
le  droit  de  vie  &  de  mort  fiu-  le 
droit  d'efclavage,  &  le  droit  d'ef- 
clavage  fur  le  droit  de  vie  &  de 
mort,  n'eft-il  pas  clair  qu'on 
tombe  dans  le  cercle  vicieux  ? 

En  supposant  même  ce  terri- 
ble droit  de  tout  tuer ,  je  dis 
qu'un  efclave  fait  à  la  guerre,  ou 
un  peuple  conquis,  neft  tenu  à 
rien  du  tout  envers  Ion  maître;. 


#  )  (  24  )  (  # 
qu'à  lui  obéir  autant  qu'il  y  eft 
forcé.  En  prenant  un  équivalent 
à  fa  vie ,  le  vainqueur  ne  lui  en  a 
point  fait  grâce  :  au  lieu  de  le 
tuer  fans  fruit  il  l'a  tué  utilement. 
Loin  donc  qu'il  ait  acquis  fur  lui 
nulle  autorité  jointe  à  la  force  , 
l'état  de  guerre  fubfîfte  entre  eux 
comme  auparavant  ,  leur  rela- 
tion même  en  eft  l'effet  ^  &  l'u- 
fage  du  droit  delà  guerre  ne fup- 
pofe  aucun  traité  de  paix.  Ils  ont 
fait  une  convention  ;  foit  :  mais 
cette  convention  ,  loin  de  dé- 
truire l'état  de  guerre  >  en  fup- 
pofe  la  continuité. 

A I  N  s  1 5  de  quelque  fens, qu'on 
cnvifage  les  choies  ^  le  dro:|t  d'ef- 
clavage  eft  nul  ^  non  feulement 
parce  qu'il  eft  illégitime  y  mais 
parce  qu'il  eft  abfurdeôc  ne  figni- 
fierien.  Ces  mots ,  efdavage  & 
droit  yioxit  contradidoires  ^  ils 

s'ex.- 


#)(^5  )(# 
s'excluent  mutuellement.  Soît 
d'un  homme  à  un  homme  ,  foit 
d'un  homme  à  un  peuple  ,  ce  dis- 
cours lera  toujours  également 
infenfé.  Je  fais  avec  toi  une  corh- 
veiuion  touu  a  ta  charge  &  toute 
à  mon  profit  ^  que  fobferveral 
tant  qu'il  nie  plaira  ,  &  que  tu 
ohferveras  tant   quil  me  plaira. 

C  H  A  P  I T  Px.  E     V. 

Quil  faut   toujours  remonter  cl 
une  première  convention, 

Q  u  AND  j'accorderois  tou  t  ce  que 
j'ai'réfuté  julqu'ici^  les  fauteurs 
du  defpotiime  n'en  feroient  pas 
plus  avancés.  11  y  aura  toujours 
une  grande  différence  entre  Ibu- 
mettre  une  multitude  ,  6c  régir 
une  fociété.  Q,ue  des  hommes 
épars  foient  lucceffivement  afier- 
^  .  C 


#  )(  ^oc  # 

vis  à  un  feul  ^  en  quelque  nom- 
bre qu'ils  puiffent  être ,  je  ne  vois 
là  qu'un  maître  &c  des  efclaves  ^ 
je  n'y  vois  point  un  peuple  ôc  Ion 
chef^c'eft^  fi  l'on  veut, une  agré- 
gation 3  mais  non  pas  une  affb- 
dation  ;  il  n'y  a  là  ni  bien  public 
ni  corps  politique.  Cet  homme  , 
eût-il  afîervi  la  moitié  du  monde , 
n'eft  toujours  qu'un  particulier; 
Ion  intérêt ,  léparé  de  celui  des 
autres  ,  n'eft  toujours  qu'un  in- 
térêt privé.  Si  ce  même  homme 
vient  à  périr  3  Ion  Empire  après 
luirefte  épars  &  laas  liaifon,  com- 
me un  chêne  fe  diflbut  &  tombe 
en  un  tas  de  cendres  3  après  que 
le  feu  l'a  confumé. 

Un  peuple,  dit  Grotius , 
peut  fe  donner  à  un  Roi.  Selon 
Grotius  un  peuple  eft  donc  un 
peuple  avant  de  fe  donner  à  un 
Roi.  Ce  don  même  eft  un  afte 


#)(  v)(# 

civil,  il  fuppofe  une  délibération 
publique.  Avant  donc  que  d'e- 
xaminer l'afte  par  lequel  un  peu- 
ple élit  un  Roi  y  il  feroit  bon  d'e- 
xaminer l'afte  par  lequel  un  peu- 
ple eft  un  peuple.  Car  cet  adle 
étant  néceffairement  antérieur  à 
l'autre  ,  eft  le  vrai  fondement  de 
la  fociété. 

En  effet  ,  s'il  n'y  avoit 
point  de  convention  anté- 
rieure 5  où  feroit  ^  à  moins  qù'é' 
réleftion  ne  fût  unanime  ,  l'o- 
bligation pour  le  petit  nombre 
de  le  foumettre  au  choix  du 
grand ,  &  d'où  cent ,  qui  veulent 
un  maître  5  ont-ils  le  droit  de  vo- 
ter pour  dix  qui  n'en  veulent 
point?  La  loi  de  la  pluralité  des 
iuffrages  eft  elle-mcnic  un  établif- 
fement  de  convention ,  Se  fuppofe 
au  moins  une  fois  l'unanimité. 

Cz 


CHAPITRE    VI. 

Du  Pacte  foc'iaL 

Je  SUPPOSE  les  hommes  par- 
venus à  ce  point  où  les  obA^acles 
qui  nuifent  à  leur  confervation 
dans  l'état  de  nature  ^  l'empor- 
tent par  leur  réfiftance  ilir  les  for- 
ces que  chaque  individu  peut  em- 
ployer pour  ie  maintenir  dans  cet 
état  5  alors  cet  état  primitif  ne 
peut  plus  fubiîfcer  ,  6c  le  genre 
humain  périroit  s'il  ne  changeoit 
fa  manière  d'être. 

O  K  5  c  o  M  M  E  les  hommes  ne 
peuvent  engendrer  de  nouvelles 
forces  j  mais  feulement  unir  ôc 
diriger  celles  qui  exiftent^  ils 
n'ont  plus  d'autre  moyen  pour  fe 
conferver ,  que  de  former  par 
agrégation  une  fomme  de  forces 


^  )  (  29  )  (  #         . 
qui  puifle  remporter  fur  la  réfif- 
tance ,  de  les  mettre  en  jeu  par 
un  feul  mobile  &  de  les  faire  agir 
de  concert. 

Cette  fomme  de  forces  ne 
peut  naître  que  du  concours  de 
plufieurs  :  mais  la  force  &  la  li- 
berté de  chaque  homme  étant  les 
premiers  inllruments  de  fa  confer- 
vation  5  commient  les  engagera- 
t-il  fans  fe  nuire  ^  &  fans  négli- 
ger les  foins  qu'il  fe  doit  ?  Cette 
difficulté   ramenée  à  mion  fujet 


peut  s'énoncer  en  ces  termes. 
35  Trouver  une  forme  d'af- 

55 


fociations  qui  défende  &  pro- 
tège de  toute  la  force  commu- 
ne la  perfonne  &  les  biens  de 
chaque  aiTocié  5  6c  par  laquelle 
chacun  s'uniffant  à  tous  n'o- 
^^béiffe  pourtant  qu'à  lui-même  ôc 
^5  refte  auffi  libre  qu'auparavant?^^ 
Tel  eft  le  problème  fondamental 

C3 


v 

#  )  (  3^  )  (  # 
dont  le  contrat  focial  donne  la 
Iblution. 

Les  clauses  de  ce  contrat 
font  tellement  déterminées  par 
la  nature  de  l'aéle  que  la  moindre 
modification  les  rendroit  vaines 
&  de  nul  effet  ^  en  ibrte  que, 
bien  qu'elles  n'aient  peut-être 
jamais  été  formellement  énon- 
cées, elles  ibnt  par-'toutles  mê- 
ines  y  par-tout  tacitememt  admi- 
fps  &  reconnues  ;  jufqu'à  ce  que  , 
le  padle  focial  étant  violé  ,  cha- 
cun rentre  alors  dans  ks  premiers 
droits  &  reprenne  fa  liberté  na- 
^  turclle  5  en  perdant  la  liberté 
conventionnelle  pour  laquelle  il 
y  renonça. 

Ces  clauses  bien  étendues  fe 
réduifent  toutes  à  une  feule  ,  la- 
voir l'aliénation  totale  de  chaque 
afTocié  avec  tous  fes  droits  à  toute 
la  communauté.    Car  première- 


#  )(  31  )(# 
ment  5  chacun  fe  donnant  tout 
entier  ,  la  condition  ell:  égale 
pour  tous  5  &  la  condition  étant 
égale  pour  tous  5  nul  n'a  intérêt 
de  la  rendre  onéreufe  aux  autres. 

De  plus,  l'aliénation  fefai- 
fant  fans  réferve,  Tunion  efl:  auilî 
parfaite  qu'elle  peut  l'être  &  nul 
aflbcié  n'a  plus  rien  à  réclamer  : 
Car  s'il  reftoit  quelques  droits 
aux  particuliers  ,  comme  il  n'y 
auroit  aucun  iupérieur  commun 
qui  pût  prononcer  entre  eux  6c 
le  public  5  chacun  étant  en  quel- 
que point  fon  propre ,  juge  préten- 
droit  bien-tôt  l'être  en  tous,  l'état 
de  nature  fubfifteroit ,  &  l'aiTocia- 
tion  deviendroit  nécelTairement 
tyrannique  ou  vaine. 

Enfin  chacun  fe  donnant  à 
tous  ne  fc  donne  à  perfonne  ; 
&  comme  il  n'y  a  pas  un  afîbcic 
iur  lequel  on  n'acquière  le  même 

C4 


droit  qu'on  lui  cède  fur  foi  ^  on 
gagne  l'équivalent  de  tout  ce 
qu'on  perd  ,  &  plus  de  force  pour 
conlerver  ce  qu'on  a. 

Si  donc  on  écarte  du  paile 
ibcial  ce  qui  n'eft  pas  de  fon  ef- 
ience  ^  on  trouvera  qu'il  fe  réduit 
aux  termes  fuivants.  Chacun  de 
nous  met  en  commun  fa  ferfon- 
lie  &  toute  fa  puijfance  fous  la 
fupreme  direction  de  la  volonté 
générale  y  &  nous  recevons  en 
corps  chaque  jnembre  comme  par^ 
ne  indivijihle   du  tout, 

A  l'instant  3  au  lieu  de  la 
perlonne  particulière  de  chaque 
contrariant  y  cet  afte  d'affbcia- 
tion  produit  un  corps  moral  & 
collectif  ^  compofé  d'autant  de 
membres  que  Taflemblée  a  de 
voix;  lequel  reçoit  de  ce  même 
acte  fon  unité  5  fon  7noi  commun , 
la  vie  &  fa  volonté.  Cette  perfon- 


#  )(  33  )(# 
ne  publique  ,  qui  fe  forme  ainfî 
par  l'union  de  toutes  les  autres  , 
prenoit  autrefois  le  nom  de  Citc'^  , 
àc  prend    maintenant    celui  de 

*  Le  vrai  Cens  de  ce  mot  s'efl  prefque 
entièrement  effacé  chez  les  modernes i  la  plu- 
part prennent  une  ville  pour  une  Cité  &  un 
liourgcois  pour  un  Citoyen.  Ils  ne  favent  pas 
que  les  maifons  font  la  Ville  mais  que  les 
Citoyens  font  la  Cicé.  Cette  même  erreur 
coûta  cher  au  refois  aux  Carthaginois.  Je  n'ai 
-pas  lu  que  le  titre  de  cives  ait  jamais  étédon- 
né  aux  fujets  d'aucun  Prince ,  i>as  même  an- 
ciennement aux  Macédoniens  ,  ni  de  \\o^  jours 
aux  Anglois ,  quoique  plus  près  de  la  liberté 
que  tous  les  autres.  Les  leuls  François  pren- 
aient tout  familièrement  ce  nom  de  Citoyens , 
parce  qu'ils  n'en  ont  aucune  véritable  idée  ^ 
comme  on  peut  le  voir  dans  leurs  Di<fl:ion- 
naircs ,  fans  quoi  ils  tomberoient  en  l'ulur- 
pant  dans  le  crime  de  Léze-Majefté:  ce  nom 
chez  eux  exprime  une  vertu  &  non  pas  un 
droit.  Quand  Bodin  a  voulu  parler  de  nos 
Citoyens  &  Bourgeois  ,  il  a  fait  une  lourde 
bévue  en  prenant  les  uns  pour  les  autres-  M. 
d'Alembert  ne  s'y  ell  pas  trompé;,  &  a  biea 
diftingué  daPiS  Ion  article  Genève  les  quatre 
ordres  d'hommes ,  [mcmeciaq,  en  y  comptaar 


#  )(  34)(=^ 

Republique  ou  de  corps  politique  ^ 
lequel  eft  appelle  par  les  membres 
Etat  quand  il  eft  paffif.  Souverain 
quand  il  eft  a£lif ,  FuiJJ'ance  en 
le  comparant  à  fes  femblables. 
A  regard  des  aiTociés  ils  prennent 
cclîeàivement  le  nom  àt  peuple  ^ 
&  s'appellent  en  particulier  Cito^ 
yens  ,  comme  participant  à  l'au- 
torité fouveraine  ^^Sujets  com- 
me foumis  aux  loix  de  l'Etat. 
Mais  ces  termes  fe  confondent 
fouvent  &  le  prennent  l'un  poiur 
l'autre  ;  il  ftiffit  de  les  favoir 
diftinguer  quand  ils  font  emplo- 
yés  dans  toute  leur  précifion. 

les  fimples  étrangers,]  qui  font  dans  notre 
ville,  &  dont  deux  feulement  compofent 
la  République.  Nul  autre  auteur  François , 
que  ie  fâche,  n'a  compris  le  vrai  fens  du 
mot  Citoyeus, 


#)(  35  )(# 

CHAPITRE   VIL 
JDu  Souverain, 

On  voit  par  cette  formule 
que  Tafte  d'affbciation  renferme 
un  engagement  réciproque  du 
public  avec  les  particuliers^  & 
que  chaque  individu  y  contrac- 
tant 5  pour  ainli  dire ,  avec  lui- 
même  ^  fe  trouve  engagé  fous  un 
double  rapport^  fa  voir,  com- 
me membre  du  Souverain  envers 
les  particuliers  y  &c  comme  mem* 
bre  de  l'Etat  envers  le  Souverain. 
Mais  on  ne  peut  appliquer  ici  la 
maxime  du  droit  civil ,  que  nul 
n'eft  tenu  aux  engagements  pris 
avec  lui-même  ;  car  il  y  a  biea 
de  la  différence  entre  s'obliger  en- 
vers foi  5  ou  envers  un  tout  dont 
Qu  iait  partie. 


#  )(  36  )(# 
Il  faut  remarquer  encore  qtie 
la  délibération  publique  ,  qui 
peut  obliger  tous  les  fujets  en- 
vers le  Souverain  ^  à  caufe  des 
deux  différents  rapports  fous  lef- 
queîs  chacun  d'eux  eft  envifagé  ;, 
ne  peut  5  par  la  raifon  contraire, 
obliger  le  Souverain  envers  lui- 
même ,  &  que,  par  coniequent, 
il  eft  contre  la  nature  du  corps 
politique  que  le  Souverain  s'im- 
pofe  une  loi  qu'il  ne  puifle  enfrein- 
dre. Ne  pouvant  fe  confidérer 
que  fous  un  feul  5c  même  rapport , 
il  eft  alors  dans  le  cas  d'un  par- 
ticulier contraftant  avec  foi-mê- 
me :  par  où  l'on  voit  qu'il  n'y  a 
ni  ne  peut  y  avoir  nulle  efpece 
de  Loi  fondamentale  obligatoire 
pour  le  corps  du  peuple  ,  pas 
même  le  contrat  locial.  Ce  qui 
ne  fignine  pas  que  ce  corps  ne 
puiffe  fort  bien  s'engager  envers 


autrui  en  ce  qui  ne  déroge  point 
à  ce  contrat;  car^  à  l'égard  de 
l'étranger^  il  devient  un  être  fim- 
ple  ,  un  individu. 

Mais  le  corps  politique  où  le 
Souverain  ne  tirant  Ion  être  que 
de  la  fainteté  du  contrat  ^  ne  peut 
jamais  s'obliger  ^  même  envers 
autrui ,  à  rien  qui  déroge  à  cet 
ade  primitif,  comme  d'aliéner 
quelque  portion  de  lui-même  ou 
de  le  foumettre  à  un  autre  Sou- 
verain. Violer  l'afte  par  lequel 
il  exifle  ,  feroit  s^méantir  ;  &  ce 
qui  n'eft  rien  ,  ne  produit  rien. 

Si-tôt^  que  cette  multitude 
efl  ainii  réunie  en  un  corps ,  en 
ne  peut  offenfer  un  des  membres 
lans  attaquer  le  corps  ;  encore 
moins  oficnfer  le  corps  lans  que 
les  membres  s'en  reiîcntent.  Ainii 
le  devoir  &  l'intérêt  obligent 
également  les  deux  parties  cou. 


#  )(  38  )(  # 

traçantes  à  s'entre-aider  mutuel- 
lement 5  &c  les  mêmes  hommes 
doivent  chercher  à  réunir  fous  ce 
double  rapport  tous  les  avanta- 
ges qui  en  dépendent. 

Or  le  Souverain  ^  n'étant  for- 
mé que  des  particuliers  qui  le 
compoient  y  n'a  ni  ne  peut  avoir 
d'intérêt  contraire  au  leur  j  par 
conféquent  la  puiflance  fouve- 
raine  n'a  nul  befoin  de  garant 
envers  les  fujets,  parce  qu'il  eft 
impoffible  que  le  corps  veuille 
nuire  à  tous  fes  membres  ;  &  nous 
verrons  ci  -  après  qu'il  ne  peut 
nuire  à  aucun  en  particulier.  Le 
Souverain  ,  par  cela  feul  qu'il 
eft,  eft  toujours  tout  ce  qu'il  doit 


être. 


Mais  il  n'en  eft  pas  ainfî  des 
fujets  envers  le  Souverain  ,  au- 
quel malgré  l'intérêt  commun  , 
rien  ne  répondroit  de  leurs  enga- 


#)(  39  )(  # 
gemens  s'il  ne  trouvoit  des  mo- 
yens de  s'afliirer  de  leur  fidélité. 
En  effet  chaque  individu 
peut  comme  hom.me  avoir  une 
volonté  particulière  y  contraire  ou 
diflemblable  à  la  volonté  géné- 
rale qu'il  a  comme  Citoyen.  Son 
intérêt  particulier  peut  lui  par- 
ler tout  autrement  que  l'intérêt 
commun  ;  fon  exiftence  abfolue 
8c  naturellement  indépendante 
peut  lui  faire  envilagcr  ce  qu'il 
doit  à  la  caufe  commune  com- 
me une  contribution  gratuite , 
dont  la  perte  fera  moins  nuifible 
aux  autres  que  le  payement  n'en 
cft  onéreux  pour  lui  ;  &  regar- 
dant la  perfonne  morale  qui  conf- 
titue  l'Etat  y  comme  un  être  de 
railbn,  parce  que  ce  n'cft  pas  un 
homme  ,  il  jouiroit  des  droits  du 
citoyen  fans  vouloir  remplir  les 
devoirs  du  fiijet  j  injuftice  dont 


#  )  (  40  )  C  # 

le  progrès  caufcroit  la  ruine  du 
corps  politique. 

Afin  donc  que  le  pafte  locial 
ne  foit  pas  un  vain  formulaire  ,  il 
renferme  tacitement  cet  engage- 
ment qui  feul  peut  donner  de  la 
force  aux  autres  ,  que  quicon- 
que refufera  d'obéir  à  la  volonté 
générale,  y  fera  contraint  par  tout 
le  corps  5  ce  qui  ne  figmiie  autre 
choie  finon  qu'on  le  forcera  d'ê- 
tre libre  :  car  telle  efl:  la  condi- 
tion qui  donnant  chaque  Citoyen 
à  la  Patrie  le  garantit  de  toute 
dépendance  perfpnnelle^  condi- 
tion qui  fait  l'artifice  6c  le  jeu  de 
la  machine  poh tique ,  Se  qui  feule 
rend  légitimes  les  engagements 
civils,  lefquels  fans  cela  feroient 
abfurdes ,  tyranniques  ,  ôcfajcts 
aux  pius.énormes  abus. 

CHAR 


CHAPITRE  VIII. 

De  l'Etat  civil. 

(^E  PASSAGE  de  l'état  de  nature 
à  l'état  civil  produit  dans  l'hom- 
me un  changement  très-remar- 
quable 5  en  fubflituant  dans  fa 
conduite  la  juflice  à  Tinflincl ,  & 
donnant  à  fes  aftions  la  moralité 
qui  leur  manquoit  auparavant. 
C'eft  alors  feulement  que  la  voix 
du  devoir  fuccédant  à  l'impul- 
fion  phyfique ,  ôcle  droit  à  l'ap- 
pétit, l'homme  ,  qui  jufqucs  là 
n'avoit  regardé  que  lui-même, 
le  voit  forcé  d'agir  fur  d'autres 
principes  ,  6c  de  conlulter  fa  rai- 
ion  avant  d'écouter  les  penchants. 
Qiioiqu'ilfe  prive  dans  cet  état  de 
plufieurs  avantages  qu'il  tient 
de  la  nature  3  il  en  regagne  de 

D 


#  )  (  42  ) (  ^ 
fi  grands ,  fes  facultés  s'exercent 
&  fe  développent  ,  fes  idées  s'é- 
tendent 3  fes  fentiments  s'enno- 
bliffent  ,  fon  ame  toute  entière 
s'élève  à  tel  point  5  que  G.  les  abus 
de  cette  nouvelle  condition  ne 
le  dégradoient  fouvent  au  def- 
fcus  de  celle  dont  il  eft  forti  5  il 
devroit  bénir  fans  ceflTe  l'inflant 
heureux  qui  l'en  arracha  pour  ja- 
mais 5  &  qui  5  d'un  animal  ftupi- 
de  &  borné,  fit  un  être  intelligent 
Se  un  homme. 

Réduisons  toute  cette  balan» 
ce  à  des  termes  faciles  à  compa- 
rer. Ce  que  Thomme  perd  par  le 
contrat  focial  ,  c'eft  fa  liberté 
naturelle  &  un  droit  illimité  à 
tout  ce  qui  le  tente  Sl  qu'il  peut 
atteindre,  ce  qu'il  gagne  ,  c'eft 
la  liberté  civile  ôc  la  propriété  de 
tout  ce  qu'il  poffede.  Pour  ne  pas 
fe  tromper  dans  ces  compenfar 


=^  )  (  4?  K  # 

tîons  5  il  faiit  bien  diftinguer  la 
liberté  naturelle  qui  n'a  pour  bor- 
nes que  les  forces  de  l'individu  , 
de  la  liberté  civile  qui  eft  limitée 
par  la  volonté  générale  ,  &  \x 
polTeffion  qui  n'eft  que  l'effet  de 
la  force  ou  le  droit  du  premier 
occupant ,  de  la  propriété  qui 
ne  peut  être  fondée  que  fur  un 
titre  pofitif. 

On  pourroit  fur  ce  qui  pré- 
cède ajouter  à  l'acquis  de  l'état 
civil  5  la  liberté  morale  ,  qui 
feule  rend  l'homme  vraiment 
maître  de  lui  j  car  l'impulfion 
du  feul  appétit  eft  efclavage  ,  & 
l'obéifTance  à  la  loi  qu'on  s'eft 
prelcrite  ,  eft  liberté.  Mais  je 
n'en  ai  déjà  que  trop  dit  fur  cet 
article ,  &  le  fens  philofophique 
du  mot  libcrU  n'eft  pas  ici  de 
mon  fujet*    "'  .   . 


#  )  (  44  )  (  ^ 

mm  mm  0m  --  '^m  ^^^  1^^ 

CHAPITP.E    IX. 

Du  Domaine  réd. 

(Chaque  membre  de  la  com- 
munauté fe  donne  à  elle  au  mo- 
ment qu'elle' fe  forme  ^  tel  qu'il 
le  trouve  aftuellement  ,  lui  6c 
toutes  les  forces,  dont  les  biens 
<]u'il  poflede  font  partie.  Ce 
n^efl  pas  que  par  cet  afte  la 
poffeffion  change  de  nature  en 
cnangeant  de  mains ,  &  devienne 
propriété  dans  celles  du  Souve- 
rain :  mais  comme  les  forces  de 
la  Cité  font  incomparablement 
plus  grandes  que  celles  d'un  par- 
ticulier 5  la  poffelfion  publique 
eft  auffi  dans  le  fait  plus  forte 
6c  plus  irrévocable,  fans  être  plus 
légitime  ,  au  moins  pour  les 
étrangers.  Car  l'Etat  ^  à  l'égard 


#)(45  )(  # 
de  fes  membres  5  eft  maître  de 
tous  leurs  biens  par  le  contrat 
ibcial  ,  qui  dans  l'Etat  fert  de 
bafe  à  tous  les  droits  ^  mais  il  ne 
Tell  à  regard  des  autres  Puif- 
fances  y  que  par  le  droit  du  pre- 
mier occupant  5  qu'il  tient  des 
particuliers. 

Le  droit  de  premier  occu- 
pant 5  quoique  plus  réel  que  celui 
du  plus  fort  5  ne  devient  un  vrai 
droit  qu'après  rétabliflement  de 
celui  de  propriété.  Tout  homme 
a  naturellement  droit  à  tout  ce 
qui  lui  eft  néceffaire  ;  mais  l'acle 
pofitif  qui  le  rend  propriétaire 
de  quelque  bien  ^  l'exclut  de 
tout  le  refte.  Sa  part  étant  faite, 
il  doit  s'y  borner,  6c  n'a  plus 
aucun  droit  à  la  communauté. 
Voilà  pourquoi  le  droit  de  pre- 
mier occupant  ,  fi  foible  dans 
•l'état  de  nature  ^  eft  refpectablc 


#  )  (  46  )  (  # 
à  tout  homme  civil.  On  refpecle 
moins  dans  ce  droit  ce  qui  eft  à 
autrui  que  ce  qui  n'eft  pas  à  foi. 

En  général,  pour  autorifer 
fur  un  terrein  quelconque  le  droit 
de  premier  occupant,  il  faut  les 
conditions  luivantes.  Première- 
ment que  ce  terrein  ne  foit  en- 
core habité  par  perfonne  ;  iecon- 
dément ,  qu'on  n'en  occupe  que 
la  quantité  dont  on  a  befoin  pour 
fuhfifter  ^  en  troifieme  heu ,  qu'on 
en  prenne  poiTelTion  y  non  par 
une  vaine  cérémonie ,  mais  par 
le  travail  &  la  culture  ^  leul  figne 
de  propriété  qui  au  défaut^  de 
titres  juridiques  doive  être  reC- 
pedlé  d'autrui. 

En  effet  ,  accorder  au  befoin 
&  au  travail  iç  droit  de  pren)ier 
occupant ,  n'efl-çe  pas  l'étendr^ 
auffi  loin  qu'U  peut  aller?  E^u^r 
çn  ne  pas  dpnuer  des  bornes  à- 


#  )  (  47  )  (  # 
ce  droit  ?  SufHra-t-il  de  mettre 
le  pied  fur  un  terrein  commun 
pour  s'en  prétendre  auffi-tôp  le 
maître  ?  Suffira -t  -il  d'avoir  la 
force  d'en  écarter  un  moment 
les  autres  hommes  pour  leur  ôter 
le  droit  d'y  jamais  revenir?  Com- 
ment un  homme  ou  un  peuple 
peut-il  s'emparer  d'un  territoire 
immenfe  6c  en  priver  tout  le 
genre  humain  ,  autrement  que 
par  une  ufurpation  puniflable  y 
puifqu'elle  ôte  au  refte  des  hom- 
mes le  léjour  &  les  aliments  que 
la  nature  leur  donne  en  commun? 
QjLiand  Nunez  Balbao  prenoit 
fur  le  rivage  podelfion  de  la  Mer 
du  Sud  ÔL  de  toute  l'Amérique 
méridionale  ,  au  nom  de  la  Cou- 
ronne de  Callille  y  étoit-ce  affez 
pour  en  dépolféder  tous  les  habi- 
tants &L  en  exclure  tous  les  Princes 
du  monde?  Sur  cepicd-là  ces  cérè- 


=^  )  (  48  )  (  # 
monies  fe  miiîtiplioient  aflez  vai- 
nement ^  6c  le  Roi  Catholique 
n'avoit  tout  d'un  coup  qu'à 
prendre  de  fon  cabinet  pofTefîîon 
de  tout  l'univers ,  fauf  à  retran- 
cher enfuite  de  Ion  Empire  ce 
qui  étoit  auparavant  poffédé  par 
les  autres  Princes. 

On  conçoit  comment  les  ter- 
res des  particuliers  réunies  Se 
contiguës  deviennent  le  territoire 
public  3  &  comment  le  droit  de 
Ibuveraineté  ,  s'étendant  des  fu- 
jets  au  terrein  qu'ils  occupent , 
devient  à  la  fois  réel  Se  perfon- 
nel  ;  ce  qui  met  les  poÂeffeurs 
dans  une  plus  grande  dépen- 
dance y  8c  fait  de  leurs  forces 
même  les  garants  de  leur  fidé- 
lité. Avantage  qui  ne  paroît  pas 
avoir  été  bien  fenti  des  anciens 
Monarques  ^  qui  ne  s'appellant 
que  Pvois  des  Perfes^des  Scithes, 

des 


#  )  (  49  )  (  # 
<des  Macédoniens  ^  fembloient  fc 
regarder  comme  les  chefs  des 
hommes  5  pkitôt  qu^e  comme  les 
maîtres  du  pays.  Ceux  d'aujour- 
d'hui s'appellent  plus  habilement 
Rois  de  France ,  d'Efpagne  , 
d'Angleterre  y  &c.  En  tenant 
ainfi  le  terrein  ^  ils  font  bien  furs 
d'en  tenir  les  habitants. 

Ce  qu'il  y  a  de  fingulier 
dans  cette  aliénation  5  c'eft  que 
loin  qu'en  acceptant  les  biens  des 
particuliers^  la  communauté  les 
en  dépouille  y  elle  ne  fait  que 
leur  en  affurer  la  légitime  pof- 
feffion  y  changer  l'ufurpation  en 
un  véritable  droit  ^  &  la  jouif- 
fance  en  propriété.  Alors  les  poC- 
fefleurs  étant  confidérés  corame 
dépofitaires  du  bien  puUic  , 
leurs  droits  étant  refpeâiés  de 
tous  les  membres  de  l'Etat  y  &c 
maintenus  de  toutes  fes  forces 

Ë 


#>(  50.  >(  # 

contre  l'étranger  3  par  une  ceflion. 
avantageufe  au  public^  &  plus 
encore  à  eux-mêmes  ^  ils  ont , 
pour  ainfi  dire  ^  acquis  tout  ce 
qu'ils  ont  donné.  Paradoxe  qui 
s'explique  aiiément^par  la  diftin- 
ftion  des  droits  que  le  Souverain 
&le  propriétaire  ont  fur  le  même 
fonds  y  comme  on  verra  ci-après. 
Il  peut  arriver  auffi  que  les 
hommes  commencent  à  s'unir 
avant  que  de  rien  polTéder  y 
&  que  s'emparant  enfuite  d'un 
terrein  fuffifant  pour  tous  y  ils 
en  jouiffent  en  commun  y  ou 
qu'ils  le  partagent  entre  eux, 
foit  également  y  foit  félon  des 
proportions  établies  par  le  Sou- 
verain. De  quelque  manière  que 
fe  faffe  cette  acquilîtion  y  le  droit 
que  chaque  particulier  a  fur  fon 
propre  fonds  3  eft  toujours  lu- 
bordonné  au  droit  que  la  con),'^ 


munauté  a  fur  tous ,  fans  quoi. 
il  n'y  auroit  ni  folidité  dans  le 
lien  focial,  ni  force  réelle  dan$^ 
l'exercice  de  la  Souveraineté. 

Je  terminerai  ce  chapitre  & 
ce  livre  par  une  remarque  qui 
doit  fervir  de  bafe  à  tout  le  fyf- 
tême  focial  ;  c'eft  qu'au  lieu  de 
détruire  l'égalité  naturelle  ,  le 
pafte  fondamental  fubftitue  au 
contraire  une  égalité  morale  & 
légitime  à  ce  que  la  nature  avoit 
pu  mettre  d'inégalité  phyfique 
entre  les  hommes  3  &  que  pou- 
vant être  inégaux  en  force  ou 
en  génie  ^  ils  deviennent  tous 
égaux  par  convention  &  de 
droit.  * 

*  Sous  les  mauvais  gouvernements  cette  éga- 
lité n'cft  qu'apparente  &  illuloire  i  elle  ne  fert 
qu'à  maintenir  le  pauvre  dans  fa  mifere  Se 
le  riche  dans  fon  ufurpation.  Dans  le  fait  les 
loix  font  toujours  utiles  à  ceux  qui  poffedenc, 

E2 


#)(  5*  )(  # 

&  nuifibles  à  ceux  qui  n'oni  rien  :  D*oii  il 
fuit  que  l'état  locial  n^eft  avantageux  aux 
hommes  qu'autant  qu'ils  ont  tous  quelque 
chofe  Se  qu'aucun  d'eux  n'a  rien  de  crop. 


Fin  du  Livre  premier* 


PRINCIPES 

POLITIQUE. 

Livre    Second. 

i  CHAPITRE    I. 

Çi/e  /a  Souveraineté  ejl  ina." 
lie  noble, 

La  PREMIERE  &  la  plus  impor- 
tante conféquence  des  principes 
ci-devant  établis  eft  que  la  volon- 
té générale  peut  feule  diriger  les 
forces  de  l'Etat  félon  la  fin  de  fon 
inftitution  y  qui  eft  le  bien  com- 
mun :  car  fi  l'oppofition  des  inté- 


têts  particuliers  a  rendu  néceflaîre 
rétabliflement  des  fociétés ,  c'eft 
l'accord  de  ces  mêmes  intérêts 
qui  Fa  rendu  poffible.  Ceft  ce 
qu'il  y  a  de  commim  dans  ces 
différents  intérêts  qui  formewè  le 
lien  focial  ;  &  s'il  n'y  avoit  pas 
quelque  point  dans  lequel  tous 
les  intérêts  s'accordent  y  nulle 
fociété  ne  fçauroit  exifter.  Or 
c'eft  uniquement  fur  cet  intérêt 
Commun  que  la  fociété  doit  être 
gouvernée. 

Je  dis  donc  que  la  fouveraine- 
té  n'étant  que  l'exercice  de  la  vo- 
lonté générale  ne  peut  jamais  s'a- 
liéner y  &  que  le  Souverain  ,  qui 
n'eft  qu'un  Etre  colledlif  ^  ne  peut 
être  repréfenté  que  par  lui-mê- 
me 5  le  pouvoir  peut  bien  fe  tranf- 
mettre  y  mais  non  pas.la  volonté. 

En  effet  y  s'il  n'eft  pas  im- 
poffible  qu'une  volonté  partÎQU^ 


=^)(  55  )(  # 

liere  s'accorde  fur  quelque  point 
avec  la  volonté  générale ,  il  eft 
impoffible  au  moins  que  cet  ac- 
cord Ibit  durable  &  confiant;  car 
la  volonté  particulière  tend  par 
fa  nature  aux  préférences  ^  &  la 
volonté  générale  à  l'égalité.  11  eft 
plus  impolTible  encore  qu'on  ait 
un  garant  de  cet  accord ,  quand 
Tnême  il  devroit  toujours  exifîcr; 
ce  ne  feroit  pas  un  effet  de  Fart  ^ 
mais  du  hazard.  Le  Souverain 
peut  bien  dire  y  Je  veux  aftuelle- 
ment  ce  que  veut  un  tel  homme, 
ou  du  moins  ce  qu'il  dit  vouloir; 
mais  il  ne  peut  pas  dire:  ce  que 
cet  homme  voudra  demain  3  je  le 
voudrai  encore  ;  puifqu'il  eft  ab- 
furde  que  la  volonté  le  donne  des 
chaînes  pour  l'avenir  ,  &  puifqu'il 
ne  dépend  d'aucune  volonté  de 
confentir  à  rien  de  contraire  au 
bien  de  1  Etre  qui  veut.  Si  donc 

E4 


#  )(  56  )(  # 
le  peuple  promet  fimplement  d'o- 
béir 5  il  le  diflbut  par  cet  afte  , 
il  perd  fa  qualité  de  peuple  ;  à 
Tinllant  qu'il  y  a  un  Maître  il 
n'y  a  plus  de  Souverain  ,  &  dès- 
lors  le  corps  politique  eft  détruit. 
Ce  n'est  point  à  dire  que  les 
ordres  des  chefs  ne  puiflent  pafler 
pour  des  volontés  générales,  tant 
que  le  Souverain  libre  de  s'y  op- 
pofer  ne  le  fçait  pas.  En  pareil 
cas  y  du  filence  univerfel  on  doit 
préfumer  le  confentement  du  peu- 
ple. Ceci  s'expliquera  plus  au 
long. 


#)(  57  )(  # 


CHAPITRE  II. 

Que  la  Souveraineté  ejl  indi- 
rifihle. 

pAR  LA  même  raifon  que  la  foii- 
veraineté  eft  inaliénable  ,  elle  eft 
indivifible.  Car  la  volonté  eft  gé- 
nérale *5  ou  elle  ne  l'eft  pas;  elle 
eft  celle  du  corps  du  peuple ,  ou 
feulement  d'une  partie.  Dans  le 
premier  cas  cette  volonté  décla- 
rée eft  un  afte  de  fouveraineté 
&  fait  loi  :  Dans  le  fécond  ,  ce 
n'eft  qu'une  volonté  particu- 
lière ou  un  a6te  de  magiftrature; 
c'eft  un  décret  tout  au  plus. 
Mais  nos  politiques  ne  pou- 

*  Pour  qu'une  volonté  Toit  générale  ,  il  n'eft 

pas  coujo.irs  nécrfTaire  qu'elle  Toit  unanime» 

mais  il  eft  néceflTaire  que  rouies  les  voix  Ibtcn^ 

comp  ées  j  toute  exclufioii  formelle  rompe  la 

géiiQtalu4 


#  )(58  )(  #^ 
vant  divifer  la  foiiveraineté  dans 
fon  principe,  la  divifent  dans  fon 
objet  5  ils  la  divifent  en  force  & 
en  volonté  ,  en  puiflance  légifla- 
tive  ôc  en  puiflance  executive  , 
en  droit  d'impôts ,  de  juftice  & 
de  guerre ,  en  adminiftration  in- 
térieure &  en  pouvoir  de  traiter 
avec  l'étranger  :  tantôt  ils  con- 
fondent toutes  ces  parties  Se  tan- 
tôt ils  les  féparent  ;  ils  font  du 
Souverain  un  Etre  fantaftiqite  8c 
formé  de  pièces  rapportées  ;  c'efl 
comme  s'ils  compoioient  Fhom- 
me  de  plufieurs  corps ,  dont  Tun 
auroit  des  yeux ,  l'autre  des  bras, 
l'autre  des  pieds  6c  rien  de  plus. 
Les  Charlatans  du  Japon  dépè- 
cent 3  dit- on  5  un  enfant  aux 
yeux  des  fpeftateurs  ,  puis  jet- 
tant  en  l'air  tous  les  membres 
l'un  après  l'autre,  ils  font  retom- 
ber Tenfant  vivant  ôc  tout  raffem- 


#  )(  59  )(  # 
blé.  Tels  font  à  peu  près  les  tours 
de  gobelets  de  nos  politiques  ; 
après  avoir  démembré  le  corps  fo- 
cial  par  un  preftige  digne  de  la 
foire  5  ils  raflemblent  les  pièces 
on  ne  fçait  comment. 

Cette  erreur  vient  de  ne  s'être 
pas  fait  des  notions  exaftes  de 
l'autorité  fouveraine ,  &  d'avoir 
pris  pour  des  parties  de  cette  au« 
torité  ce  qui  n'en  étoit  que  des 
émanations.  Ainfi  y  par  exemple, 
on  a  regardé  l'adle  de  déclarer  la 
guerre  &  celui  de  faire  la  paix 
comme  des  aûes  de  fouveraineté 
ce  qui  n  eft  pas;  puilque  chacun 
de  ces  aftes  n'ell  pomt  une  loi  , 
mais  feulement  une  application 
de  la  loi ,  un  afte  particulier  qui 
détermine  le  cas  de  la  loi,comme 
on  le  verra  clairement  quand  l'i- 
dée attachée  au  mot  loi  lera  fixée. 
^    EN  SUIVANT  4e  même  les  au^ 


^  )  (  6o  )  (  # 

très  divifions ,  on  trouveroit  que 
toutes  les  fois  qu'on  croit  voir  la 
fouveraineté  partagée,  on  fe  trom- 
pe ;  que  les  droits  qu'on  prend 
pour  des  parties  de  cette  fouve- 
raineté 5  lui  font  tous  fubordon- 
nés  y  &  fuppofent  toujours  des 
volontés  fuprêmes  dont  ces  droits 
ne  donnent  que  l'exécution. 

On  ne  fçauroit  dire  combien 
ce  défaut  d'exaftitude  a  jette 
d'obfcurité  fur  les  décifions  des 
Auteurs  en  matière  de  droit  po- 
litique 3  quand  ils  ont  voulu  ju- 
ger des  droits  refpeftifs  des  Rois 
&  des  Peuples ,  fur  les  principes 
qu'ils  avoient  établis.  Chacun 
peut  voir  dans  les  Chapitres  III 
&  IV  du  premier  livre  de  Gro- 
tius  comment  ce  fçavant  homme 
&  fon  traducteur  Barbeyrac  s'en- 
chevêtrent ,  s'embarraflent  dans 
leurs  lophifmes,  crainte  d'en^dire 


#  )(  6i  )(  # 
trop  ou  de  n'en  pas  dire  aflez  fe-' 
Ion  leurs  vues ,  &  de  choquer  les 
intérêts  qu'ils  avoient  à  concilier. 
Grotius  réfugié  en  France  ,  mé- 
content de  fa  patrie ,  6c  voulant 
faire  fa  cour  à  Louis  XIII ,  à  qui 
fon  livre  étoit  dédié  ,  n'épargne 
rien  pour  dépouiller  les  peuples 
de  tous  leurs  droits  &  pour  en 
revêtir  les  Rois  avec  tout  l'art 
poffible.  C'eût  bien  été  aufli  le 
goût  de  Barbeyrac  ,  qui  dédioit 
fa  tradudtion  au  Roi  d'Angle- 
terre George  I  ;  mais  malheureu- 
fement  Texpulfion  de  Jacques  II, 
qu'il  appelle  abdication  ,  le  for- 
çoit  à  le  tenir  fur  la  réferve  ,  à 
gauchir  y  à  tergiverfer  pour  ne 
pas  faire  de  Guillaume  un  ufur- 
pateur.  Si  ces  deux  Ecrivains 
avoient  adopté  les  vrais  princi- 
pes 5  toutes  les  difficultés  étoient 
levées ,  &  ils  eufient  été  toujours 


I 


^ ) (  €^  )i^ 

conféquents  ;  mais  ils  auroient 
triftement  dit  la  vérité  5  &  n'au- 
roient  fait  leur  cour  qu'au  peu- 
ple. Or  la  vérité  ne  mené  point 
à  la  fortune,  &c  le  peuple  ne  don- 
ne ni  ambaflades  ,  ni  chaires  ^  ni 
peniions. 


CHAPITRE    III. 

Si  la  volonté  générale  peut  errer», 

Jl  s'ensuit  de  ce  qui  précède  , 
que  la  volonté  générale  eft  tou- 
jours droite  &  tend  toujours  à 
l'utilité  publique:  mais  il  ne  s'en- 
fuit pas  que  les  délibérations  du 
peuple  aient  toujours  la  même 
reclitude.  On  veut  toujours  fon 
bien  ^  mais  on  ne  le  voit  pas  tou- 
jours ;  jamais  on  ne  corrompt  le 
peuple  5  mais  fouvent  on  le  trom^ 
pe ,  &  c'eft  alors  feulement  cju'il 


^  #  )  (  «?  )  (  ^ 

paroît  vouloir  ce  qui  eft   mal. 

Il  Y  a  fouvent  bien  de  la  difFé- 
rence  entre  la  volonté  de  tous  & 
.  la  volonté  générale  ;  celle-ci  ne 
regarde  qu'à  Imtéiêt  commun, 
l'autre  regarde  à  Fmtérêt  privé  , 
&  n'eft  qu'une  fomme  de  volon^ 
tes  particulières  :  mais  ôtez  de  ces 
mêmes  volontés  les  plus  &  les 
moins  qui  s'entre-détruilént  *  , 
relie  pour  fomme  des  différences 
la  volonté  générale. 

Si,  quand  le  peuple  fuffîram- 
ment  informé  ,  délibère ,  les  Ci- 
toyens  n'a  voient  aucune  commu- 

*  Chaque  intérêt,  dit  le  M.  d'A.  s  des 
principes  différents.  Vaccord  de  deux  intérêts 
particuliers  fe  forme  par  oppofition  à  celui  d'un 
tiers.  Il  eut  pu  ajouter  que  Taccord  de  tous 
Jes  intérêts  fe  forme  par  oppofition  à  celui 
de  chacun.  S'il  n'y  avoit  point  d'intérêts  dif. 
terents,  a  peme  fentiroit-on  Tintérêt  commun 
qui  ne  trouveroit  jamais  d'obftacle  i  toutiroic 
<ie  lui-mcme,&la  politique  ccfTeroit d'ctrc' 
m  art. 


)(  64)(# 

nîcation  entre  eux  ,  du  grand 
nombre  de  petites  différences  ré- 
fulteroit  toujours  la  volonté  gé- 
nérale 5  &  la  délibération  feroit 
toujours  bonne.  Mais  quand  il  fe 
fait  des  brigues ,  des  afîbciations 
partielles  aux  dépens  de  la  gran- 
de 5  la  volonté  de  chacune^de  ces 
aflbciations  devient  générale  par 
rapport  à  fes  membres  ,  &  parti- 
culière par  rapport  à  l'Etat  j  on 
peut  dire  alors  qu'il  n'y  a  plus 
autant  de  votans  que  d'hommes^ 
mais  feulement  autant  que  d'af- 
fociations.  Les  différences  devien- 
nent moins  nombreufes  ôc  don- 
nent un  réfultat  moms  général. 
Enfin  ^  quand  une  de  ces  affocia- 
tions  eft  fi  grande  qu'elle  l'empor- 
te fur  toutes  les  autres,  vous  n'a- 
vez plus  pour  réfultat  une  lomme 
de  petites  différences  ,  mais  une 
différence  unique}  alors  il  n'y  a 

plus 


plus  de  volonté  générale  ,  &  l'a- 
vis qui  l'emporte^  n'eft  qu'un  avis 
particulier. 

Il  importe  donc  pour  avoir 
bien  l'énoncé  de  la  volonté  géné- 
rale 5  qu'il  n'y  ait  pas  de  fociété 
partielle  dans  l'Etat  y  &  que  cha- 
que Citoyen  n'opine  que  d'après 
lui*,  ^elle  fut  l'unique  &  fubli- 
me  inftitution  du  grand  Lycur- 
gue.  Qiie  s'il  y  a  des  ibciétés  par- 
tielles 5  il  en  faut  multiplier  le 
nombre  6c  en  prévenir  l'inégalité, 
comme  firent  Solon^Numa,  Ser- 
vius.  Ces  précautions  font  les  feu- 


I 


*  Vera   coja  è,  dit  Machiavel,  che  aîcmi 
I    dhifiotti  nuocano  aile  Refiubliche  ,  e  alcune  gio- 

Vemo  :  quelle  nuocono  che  Jono  dalle  fettt  e  da 
,  partigiaiii  accompagnaîe  :  quelle  giovano  ch 
'  feuzafette  Jtnzi  partigianifi  niant er.gono.  Km 
\  potendo  adumque  provrdere  un  foudatore  d''una~ 
I    Rcpublica  che  nonjfano  nimicizie  in  quella ,  //«. 

da  proveder  almeno  dis  non  vi  fiano  fettc,  Hift,. 

ïwxeûc,.  JU  Vil.. 

E 


#)(  66  )C^ 

les  bonnes ,  pour  que  la  volonté 
générale  foit  toujours  éclairée  ,  & 
que  le  peuple  ne  fe  trompe  point. 

CHAPITR  E    IV. 

Des  bornes  du  pouvoir  fbuveraln» 

Si  l'Etat  ou  la  Cité  n'eft  qu'u- 
ne perfonne  morale  dont  la  vie 
confifte  dans  l'union  de  fes  mem- 
bres 5  &  fi  le  plus  important  de 
ies  foins  eft  celui  de  fa  propre 
€onfervation^>  il  lui  faut  une  for- 
ce univerfelle  &  compulfive  pour 
mouvoir  &  difpofer  chaque  par- 
tie de  la  manière  la  plus  conve- 
nable au  tout.  Comme  la  nature 
donne  à  chaque  homme  un  pou- 
voir abfolu  fur  tous  fes  membres , 
le  paéle  focial  donne  au  corps  po- 
litique un  pouvoir  abfolu  fur  tous^ 
ies  fiens  j  &  c'ell  ce  même  poU'»< 


#  )  (  6/  )  C  # 
voir  5  qui  y  dirigé  par  la  volonté 
générale ,  porte  ^  comme  j'ai  dit, 
le  nom  de  fouveraineté. 

Maïs  outre  la  perlbnne  publi- 
que y  nous  avons  à  confidérer  les 
perfonnes  privées  qui  la  compo- 
fent  5  &  dont  la  vie  &  la  liberté 
font  naturellement  indépendan- 
tes d'elle.  Il  s'agit  donc  de  bien 
diftinguer  les  droits  refpeâiifs  des 
Citoyens  &  du  Souverain*,  &c 
les  devoirs  qu'ont  à  remplir  les 
premiers  en  qualité  de  fujets,  du 
droit  naturel  dont  ils  doivent 
jouir  en  qualité  d'hommes. 

On  convient  que  tout  ce  qu3 
chacun  aliène  par  le  pafte  focial 
de  la  puiflance,  de  fes  biens,  de  fa 
liberté ,  c'eft  feulement  la  partie 

*  Ledleurs  attentifs  ,  ne  vous  prefTez  pas , 
îe  vous  prie ,  de  m'accufer  ici  de  coiuradiélion. 
Je  n'ai  pu  Téviter  dans  les  termes,  yulapaii.^ 
^reié  de  la  langue  >  mais  aicendez. 


#  )  (  68  )  (  # 
de  tout  cela  dont  l'ufage  importe 
à  la  communauté  ,  mais  il  faut 
convenir  auffi  que  le  Souverain 
leul  ell:  juge  de  cette  importance. 

Tou  s  les  lervices  qu'un  Ci- 
toyen peut  rendre  à  FEtat ,  il  les 
lui  doit  fi-tôt  que  le  Souverain  les 
demande  ,  mais  le  Souverain  de 
fon  côté  ne  peut  charger  les  Su- 
jets d^aucune  chaîne  inutile  à  la 
communauté  ;  il  ne  peut  pas  mê-^ 
me  le  vouloir  :  car  fous  la  loi  de 
raifon  rien  ne  fe  fait  fans  caufe  , 
non  plus  que  fous  la  loi  de  nature. 

Les  engagements  qui  nous 
lient  au  corps  focial  ne  font  obli- 
gatoires que  parce  qu'ils  font  mu- 
tuels y  &  leur  nature  eft  telle 
qu'en  les  rempUfTant  on  ne  peut 
travailler  pour  autrui  fans  tra- 
vailler auflî  pour  foi.  Pourquoi  la 
volonté  générale  eft-elle  toujours 
droite  ;,  &  pourquoi  tous  veulent^ 


#  )  (  ^9  )  (  # 

ils  conflamment  le  bonheur  de 
chacun  d'eux  ,  fi  ce  n'eft  parce 
qu'il  n'y  a  perfonne  qui  ne  s'ap- 
proprie  ce  mot  chacun  ^  &  qui 
ne  fonge  à  lui-même  en  votant 
pour  tous  ?  Ce  qui  prouve  que 
réealité  de  droit  &  la  notion  de 
jullice  qu'elle  produit  dérive  de 
la  préférence  que  chacun  le  don- 
ne &  par  conséquent  de  la  nature 
de  l'homme  ,  que  la  volonté  gé- 
nérale pour  être  vraiment  telle 
doit  être  dans  fon  objet  ainfi  que 
dans  fon  eflence ,    qu'elle   doit 
partir  de  tous  pour  s'appliquer  à 
tous  5  &  qu'elle  perd  fa  reélitude 
naturelle  lorfqu'elle  tend  à  quel- 
que objet  individuel  &  détermi- 
né j  parce  qu'alors  jugeant  de  ce 
qui  nous  ell:  étranger  ,  nous  n'a- 
vons aucun  vrai  principe  d'équité 
qui  nous  guide. 

En  effet  ^fî-tôt  qu'il  s'agit 


#  )  (  70  )  (  # 
d'un  fait  ou  d'un  droit  particu- 
lier 5  fur  \in  point  qui  n  a  pas  été 
réglé  par  une  convention  géné- 
rale &  antérieure  ,  l'affaire  de- 
vient contentieufe.  C'eft  un  pro- 
cès où  les  particuliers  intéreflTés 
font  une  des  parties  &  le  public 
l'autre  ^  mais  où  je  ne  vois  ni  la 
loi  qu'il  faut  fuivre  y  ni  le  juge 
qui  doit  prononcer.  11  feroit  ridi- 
cule de  vouloir  alors  s'en  rappor- 
ter à  une  expreffe  décifion  de  la 
volonté  générale  ^  qui  ne  peut 
être  que  la  conclufion  de  Tune 
des  parties  y  &  qui  par  confé- 
quent  n'eft  pour  l'autre  qu'une 
volonté  étrangère 5  particulière- 
portée  en  cette  occafion  à  l'in- 
juftice  &  fujette  à  Terreur.  Ainfi 
de  même  qu'une  volonté  parti- 
culière ne  peut  repréfenter  la  vo- 
lonté générale  ,  la  volonté  gêné-- 
yaleàlon  tour  change  de  nature^ 


#)(7ï  )(  # 
ayant  un  objet  particulier ,  &  ne 
peut  comme  générale  prononcer 
ni  fur  un  homme  ni  fur  un  fait. 
Quand  le  peuple  d'Athènes ,  par 
exemple ,  nommoit  ou  calToit  fes 
chefs  5  décernoit  des  honneurs  à 
l'un  y  impofoit  des  peines  à  l'au- 
tre ^  &  par  des  multitudes  de  dé- 
crets particuhers ,  exerçoit  indif- 
tinftement  tous  les  a6tes  du  Gou- 
vernement j  le  peuple  alors  n'a- 
voit  plus  de  volonté  générale  ^ 
proprement  dite  ;  il  n'agiffoit  plus 
comme  Souverain  y  mais  comme 
Magiftrat.  Ceci  paroîtra  con- 
traire aux  idées  communes  3  mais 
il  faut  me  laiffer  le  temps  d'expo- 
fer  les  miennes. 

On  doit  concevoir  par-là  que 
ce  qui  généralife  la  volonté  eil 
moins  le  nombre  des  voix  ,  que* 
l'intérêt  commun  qui  les  unit  r 
car  dans  cette  inftitution  y  cha.^ 


#)(    72    )(# 

cun  fe  fou  met  néceflairement  aux 
conditions  qu'il  impoie  aux  au- 
tres,  accord  ad inirable  de  l'in- 
térêt 6c  de  la  juftice  qui  donne 
aux  délibérations  communes  un 
caraftere  d^équité  qu'on  voit  éva- 
nouir dans  la  diicuiîîon  de  toute 
affaire  particulière  ,  faute  d'un 
intérêt  commun  ,  qui  unifie  de 
identifie  la  règle  du  juge  avec 
celle  de  la  partie. 

Par  quelque  côté  qu'on  re- 
monte au  principe  ,  on  arrive 
toujours  à  la  même  conclufion  ; 
favoir,  que  le  pa.fte  locialéta- 
blit  entre  les  citoyens  une  telle 
égalité,  qu'ils  s'engagent  tous  fous 
les  mêm.es  conditions,  &  doivent, 
jouir  tous  des  mêmes  droits-  Ainiî 
par  la  nature  du  padle ,  tout  a6te 
de  fouveraineté  ,  c'eÛ-à-dire  tout 
adle  authentique  de  la  volonté 
générale  oblige^  ou  favonfe  égale- 
ment 


#  )(  73  )(  ^ 
ment  tous  les  Citoyens ,  enfcrte 
que  le  Souverain  connoit  feule- 
ment le  corps  de  la  nation  &  ne 
diftinguc  aucun  de  ceux  qui  la 
compoicnt.  du'cfl:  -  ce  donc  pro- 
prement qu'un  afte  de  fouverai- 
neté  ?  Ce  n'eft  pas  une  conven- 
tion du  fupérieur  avec  l'inférieur, 
mais  une  convention  du  corps 
avec  chacun  de  fes  membres: 
convention  légitime  ,  parce: 
qu'elle  a  pour  baie  le  contrat 
focial  ;  équitable  ,  parce  qu'elle 
eft  commune  à  tous^  utile,  parce 
qu^elIe  ne  peut  avoir  d'autre  ob- 
jet que  le  bien  général  ;  &  fcli- 
de  5  parce  qu'elle  a  pour  garant 
la  force  publique  Se  le  pouvoir 
fuprême.  Tant  que  les  fujets  ne 
Ibnt  foumis  qu'à  de  telles  con- 
ventions 5  ils  n'obéiflent  à  pcr- 
fonne  ,  mais  feulement  à  leur 
propre  volonté  3  &  demander  juf- 

G 


^  #  )  C  74  )  (  # 
qu'où  s'étendent  les  droits  ref- 
peftifs  du  Souverain  &  des  Ci- 
toyens y  c'eft  demander  julqu'à 
quel  point  ceux-ci  peuvent  s'en- 
gager avec  eux-mêmes  y  chacun 
envers  tous^ôc  tous  envers  chacun 
d'eux. 

On  VOIT  par-là  que  le  pou- 
voir Souverain,  tout  abfolu,  tout 
facré  y  tout  inviolable  qu'il  eft  y 
ne  pafle  ni  ne  peut  palTer  les 
bornes  des  conventions  généra- 
les y  &  que  tout  homme  peut 
difpofer  pleinement  de  ce  qui  lui 
a  été  hiiflé  de  l'es,  biens  &  de  Ta 
liberté  par  ces  conventions  ;  de 
forte  que  le  Souverain  n'eft  ja- 
mais en  droit  de  charger  un  lujet 
plus  qu'un  autre  ,  parce  qu'alors 
Tafifaire  devenant  particulière  , 
Ton  pouvoir  n'eft  phis  compétent. 

Ces  diftinâ:ions  une  lois  ad- 
mifes  y  il  eft  ii  faux  que  dans  le 


#)(  75  )(# 
contrat  focial  il  y  ait  de  la  part 
des  particuliers  aucune  renoncia- 
tion véritable  ,  que  leur  fitua- 
tion  5  par  l'effet  de  ce  contrat  fe 
trouve  réellement  préférable  à 
ce  qu'elle  étoit  auparavxint ,  & 
qu'au  lieu  d'une  aliénatioti  ^  ils 
n'ont  fait  qu'un  échange  avan- 
tageux d'une  manière  d'être  in^ 
certaine  &  précaire  ,  contre  une 
autre  meilleure  &  plus  fûré  ,  de 
l'indépendance  naturelle  contre 
la  liberté  5  du  pouvoir  de  nuii'e  à 
autrui  contre  leur  propre  fureté  y 
&  de  leur  forccjque  d'autres  pou- 
voient  furmonter^contre  un  droit 
que  l'union  fociale  rend  invinci- 
ble. Leur  vie  même,  qu'ils  ont 
dévouée  à  l'Etat ,  en  eft  conti- 
nuellement protégée;  &  lorfqu'ils 
l'expofcnt  pour  la  défenle  ,  que 
font-ils  alors  que  lui  rendre  ce 
qu'ils  ont  reçu  de  lui  ?  Qiie  font- 

Gz 


^)(  70(# 
ils  qu'ils  ne  fifTent  plus  fréquem- 
ment 6c  avec  plus  de  danger 
dans  rétat  de  nature  ,  lorfque  li- 
vrant des  combats  inévitables , 
ils  défendroient  au  péril  de  leur 
vie  ce  qui  leur  fert  à  la  confer- 
ver  ?  Tous  ont  à  combattre  au 
befoin  pour  la  patrie  5  il  eft  vrai  ; 
mais  auffi  nul  n'a  jamais  à  com- 
battre pour  loi.  Ne  gagne- t-on 
pas  encore  à  courir^  pour  ce  qui 
fait  notre  fureté  5  une  partie  des 
rifques  qu'il  faudroit  courir  pour 
nous-mêmes  ^fi-tôt  qu'elle  nous 
feroit  ôtée  ? 


^^^;^-l^ 
^^^'i^^*^ 


CHAPITRE    V. 

Du  droit  de  vie  &"  de  mort. 

On  demande  comment  les 
particuliers^  n'ayant  point  droit 
de  difpofcr  de  leur  propre  vie^ 
peuvent  tranfmettre  au  Souve- 
rain ce  même  droit  qu'ils  n'ont 
pas  ?  Cette  queftion  ne  paroît 
difficile  à  réloudre  que  parce 
qu'elle  eft  mal  polée.  Tout  hom- 
me a  droit  de  rilquer  fa  propre 
vie  pour  la  conferver.  A-t-on  ja- 
mais dit  que  celui  qui  Te  jette  par 
une  fenêtre^  pour  échapper  à  un 
incendie  5  loit  coupable  de  fuici- 
de  ?  A-t-on  même  jamais  imputé 
ce  crime  à  celui  qui  périt  dans 
une  tempête  dont  en  s'cmbar- 
quant  il  n'ignoroit  pas  le  danger? 
Le  traité  Ibcial  a  pour  lin 


#)(  /S  )(  # 
la  confervation  des  contraftants. 
Qui  veut  la  fin  ,  veut  auffi  les 
moyens  ,  &  ces  moyens  font  in- 
féparabîes  de  quelques  rifques  , 
même  de  quelques  pertes.  Qui 
veut  conferver  fa  vie  aux  dépens 
des  autres  ,  doit  la  donner  auffi 
pour  eux  quand  il  faut.  Or  le 
Citoyen  n'eft  plus  juge  du  péril 
auquel  la  loi  veut  qu'il  s'expofe; 
&  quand  le  Prince  lui  a  dit  :  Il 
eft  expédient  à  l'Etat  que  tu 
meures ,  il  doit  mourir  5  puifque 
ce  n'eft  qu'à  cette  condition 
qu'il  a  vécu  en  fureté  jufqu'alors^ 
&  que  fa  vie  n'efl:  plus  feulement 
un  bienfait  de  la  nature,  mais  un 
don  conditionnel  de  l'Etat. 

La  peine  de  mort  infligée 
aux  criminels  peut  être  envifagée 
à-peu-près  fous  le  même  point 
de  vue  :  c'eft  pour  n'être  pas  la 
vidime  d'un   aifairm   que    l'ou 


_  #  )  (  79  )  (  =# 
confent  à  mourir  ,  fi  on  le  de- 
vient. Dans  ce  traité  ,  loin  de 
difpofer  de  fa  propre  vie  ,  on  ne 
longe  qu'à  la  garantir  ,  Se  il  n'efl 
pas  à  préfumer  qu'aucun  des  con- 
tracStants  prémédite  alors  de  fs' 
faire  pendre. 

D'ailleurs  tout  malfaiteur^ 
attaquant  le  droit  fccial,  devient 
par  fes  forfaits  rebelle  &  traître 
à  la  patrie  ;  il  celTe  d'en  être 
membre  en  violant  fes  loix  ^  &c 
même  il  lui  fait  la  guerre.  Alors 
la  confervation  de  l'Etat  eft  in- 
compatible avec  la  fienne,  il  faut 
qu'un  des  deux  périfle ,  &c  quand 
on  fait  mourir  le  coupable  ^  c'eft 
moins  comme  Citoyen  que  com- 
me ennemi.  Les  procédures  y  le 
jugement ,  lont  les  preuves  ôc  la 
déclaration  qu'il  a  rompu  le  trai- 
té focial  5  &c  par  confcquent  qu'il 
n'eft  pas  membre  de  l'Etat.  Or^ 


#  )  (  Se  )  (  ^. 
comme  il  s'eft  reconnu  tel ,  tout 
au  moins  par  fon  féjour,  il  en  doit 
êtreretranché  par  l'exil  5  comme 
infrafteur  du  pacte ,  ou  par  la 
mort  comme  ennemi  public  j 
car  un  tel  ennemi  n'eft  pas  um 
perfonne  nioraîe/yeft  un  homme, 
&  c'eft  alors  que  le  droit  de  la 
guerre  efl:  de  tuer  le  vaincu. 

M  A  î  s ,  dira-t-on  .  la  condam- 
nation.d'un  Criminel  eft  un  acre 
particulier.  D'accord^  auffi  cette 
condamnation  n'appartient  -  elle 
point  au  Souverain^  c'eft  un  droit 
qu'il  peut  conférer  -  fans  pouvoir 
Texercer  iui^même.  Toutes  mes 
idées  fe  tiennent ,  mais  je  ne 
fçaurois  les  expofer  toutes  à  la 
fois. 

Au  RESTE  la  fréquence  des 
fupplices  eft  toujours  un  figne  de 
foiblelle  ou  de  parefle  dans  le 
Çwvernement.    11  n'y  a  point 


^^  )(  8i  )(  ^ 
de  méchant  qu'on  ne  pût  rendre 
bon  à  quelque  chofe.  On  n'a 
droit  de  faire  mourir  ,  même 
pour  l'exemple  ,  que  celui  qu'on 
ne  peut  conferver  (ans  danger. 

À  l'égard  du  droit  de  faire 
grâce  j  ou  d'exempter  un  cou- 
pable de  la  peine  portée  par  la 
loi  &  prononcée  par  le  juge  ^  il 
n'appartient  qu'à  celui  qui  eft 
au-defliis  du  juge  &  de  la  loi  _, 
c'eft-à-dire  au  Souverain  ;  encore 
fon  droit  en  ceci  n'eft-il  pas  bieri 
net  5  &  les  cas  d'en  ufer  font-ils 
très -rares.  Dans  un  Etat  bien 
gouverné  il  y  a  peu  de  punitions> 
non  parce  qu'on  fait  beaucoup 
de  grâces  ,  mais  parce  qu'il  y  a 
peu  de  criminels  :  la  multitude 
des  crimes  en  afllire  rimpunité 
lorfque  l'Etat  dépérit.  Sous  la 
République  R.omaine  jamais  le 
Sénat  m  les  Confuls  ne  tentèrent 


#  )(  soc  # 

de  faire  grâce  ,  le  peuple  même 
n'en  faifoit  pas  ^  quoiqu  il  révo- 
quât quelquefois  fon  propre  juge- 
ment. Les  fréquentes  grâces  an- 
noncent que  bien-tôt  les  forfaits 
n'en  auront  plus  befoin  j  6c  cha- 
cun voit  où  cela  mené.  Mais  je 
fens  que  mon  cœur  murmure  Se 
retient  ma  plume  ,  laifibns  dit 
cuter  ces  queftions  à  l'homme 
jufte  qui  n'a  point  failH  3  5c  qui 
jamais  n'eut  lui-même  befoin  de 
grâce. 


^ 


^^ 


f'J^^ér* 


CHAPITRE   VI> 

jD^  U  Loi, 

Par  le  pade  focial  ncus  avons 
donné  Texiflence  Se  la  vie  au 
corps  politique  :  il  s'agit  mainte* 
nant  de  lui  donner  le  mouve-* 
ment  &  la  volonté  par  la  légifla- 
tion.  Car  Tadle  primitif  par  le* 
quel  ce  corps  fe  forme  &  s'unit  y 
ne  détermine  rien  encore  de  ce 
qu'il  doit  faire  pour  fe  conferver» 
Ce  qui  eft  bien  &  conforme  à 
l'ordre  eft  tel  par  la  nature  des 
chofes  indépendamment  des  con- 
ventions humaines.  Toute  juftice 
vient  de  Dieu  y  lui  feul  en  eft  la 
fource  ;  mais  fi  nous  fçavions  la 
recevoir  de  fi  haut^nous  n'aurions 
befoin  ni  de  gouvernement  ni  de 
loix.  Sans  doute  il  eft  une  jufticQ 


#  )  (  84  ) (  ^ 
univerfelle  y  émanée  de  la  raifon 
feule  5  mais  cette  juftice  j  pour 
être  admife  entre  nous, doit  être 
réciproque.  A  confidérer  humai- 
nement les  chofes  ,  faute  de  fan- 
ftion  naturelle  5  les  loix  de  la  ju- 
ftice font  vaines  parmi  les  hom- 
mes ;  elles  ne  font  que  le  bien 
du  méchant  &  le  mal  du  jufte  y 
quand  celui-ci  les  obferve  avec 
tout  le  monde  y  fans  que  per- 
fonne  les  obferve  avec  lui.  Il 
faut  donc  des  conventions  Se  des 
loix  pour  unir  les  droits  aux  de- 
voirs &  ramener  la  juftice  à  fon 
objet.  Dans  l'état  de  nature  , 
où  tout  eft  commun ,  je  ne  dois 
rien  à  ceux  à  qui  je  n'ai  rien 
promis,  je  ne  reconnois  pour  être 
à  autrui  que  ce  qui  m'eft  inutile. 
Il  n'en  eft  pas  amfi  dans  l'état 
civil  où  tous  les  droits  font  fixés 
par  la  loi. 


#  )(  85  )(  # 
Mais  qu'eft  -  ce  donc  enfin 
qu'une  loi  ?  Tant  qu'on  fe  con- 
tentera de  n'attacher  à  ce  mot 
que  des  idées  métaphyfiques  , 
on  continuera  de  raiionner  fans 
s'entendre  ,  ôc  quand  on  aura 
dit  ce  que  c'eft  qu'aune  loi  de  la 
nature  ,  on  n'en  fçaura  pas  mieux 
ce  que  c'eft  qu'une  loi  de  l'Etat. 
J'ai  déjà  dit  qu'il  n'y  avoit 
point  de  volonté  générale  fur  un 
objet  particulier.  En  effet  ,  cet 
objet  particulier  eft  dans  l'Etat 
ou  hors  de  l'Etat.  S'il  eft  hors 
de  l'Etat ,  une  volonté  qui  lui 
eft  étrangère  n'eft  point  générale 
par  rap>^ort  à  lui  ,  &  fi  cet  objet 
eft  dans  TEtat ,  il  en  fait  partie. 
Alors  il  le  forme  entre  le  tout 
de  ia  partie  une  relation  qui  en  fait 
deux  êtres  léparés,  dont  la  partie 
eft  l'un  5  &  le  tout  y  moins  cette 
même  partie  ,  eft  l'autre.  Mais  le 


#  )(  86)(# 
tout,  moins  une  partie,  n'eft  point 
le  tout  5  Se  tant  que  ce  rapport 
fubfifte  il  n'y  3.  plus  de  tout,  mais 
deux  parties  inégales  ;  d'où  il 
fuit  que  la  volonté  de  l'une  n'eft 
point  non  plus  générale  par  rap- 
port à  l'autre. 

Mais  quand  tout  le  peuple 
ftatue  fur  tout  le  peuple ,  il  ne 
confidere  que  lui-même  ^  Se  s'il 
fe  forme  alors  un  rapport ,  c'cft 
de  l'objet  entier  fous  un  point 
de  vue  à  l'objet  entier  fous  un 
autre  point  de  vue  ,  fans  aucune 
divifion  du  tout..  Alors  la  ma- 
tière fur  laquelle  on  ftatue  eft 
générale  comme  la  volonté  qui 
ftatue.  C'eft  cet  afte  que  j'ap- 
pelle une  loi. 

(XuAND  je  dis  que  l'objet  des 
loix  eft  toujours  général  ,  j'çn- 
tends  que  la  loi  confidere  les 
iiijets    en    corps  Se  les  aâiions 


comme  abftraites  ,  jamais  uft 
homme  comme  individu  ,  ni  une 
aftion  particulière.  Ainfi  la  loi 
peut  bien  flatuer  qu'il  y  aura  des 
privilèges  ,  mais  elle  n'en  peut 
donner  nommément  à  perlonne; 
la  loi  peut  faire  plufieurs  clalTes 
de  Citoyens ,  aiTigner  même  les 
qualités  qui  donneront  droit  à 
ces  claffes  ;  mais  elle  ne  peut 
nommer  tels  &  tels  pour  y  être 
admis  ;  elle  peut  établir  un  Gou- 
vernement royal  &  une  fuccef- 
lîon  héréditaire  ^  mais  elle  ne 
peut  élire  un  Roi  ni  nommer  une 
famille  royale  ;  en  un  mot  toute 
fonftion  qui  le  rapporte  à  un  ob- 
jet individuel,  n'appartient  point 
à  la  puiflance  légiflative. 

Sur  cette  idée  on  voit  à 
Tinrtant  qu'il  ne  faut  plus  de- 
mander à  qui  il  appartient  de 
faire  des  loix  ,  puifqu'cUcs  font 


i 


#  )  (  88  )  (  # 

des  aftes  de  la  volonté  générale  ; 
ni  fi  le  Prince  eft  au-defilis  des 
loix  5  puifqu'il  eft  membre  de 
l'Etat  5  ni  fi  la  loii^peiit  être  in- 
jufte  j  puifque  nul  n'eft  injufte 
envers  lui-même  ^  ni  comment 
on  eft  libre  &  foumis  aux  loix  , 
puifqu'elles  ne  lont  que  des  régi- 
ftres  de  nos  volontés. 

On  voit  encore  que  la  loi 
réuniflant  l'univerlalité  de  la 
volonté  6c  celle  de  Tobjet,  ce 
-qu'un  homme  ,  quel  qu'il  puifie 
être  5  ordonne  de  fon  chef  n'eil: 
point  une  loi;  ce  qu'ordonne 
même  le  Souverain  fur  un  objet 
particulier  n'eft  pas  non  plus  une 
loi  y  mais  un  décret  ;  ni  \m  aile 
de  fouveraineté  y  mais  de  magiC- 
trature. 

J'appelle  donc  Républi- 
que tout  Etat  régi  par  des  loix  y 
fous  quelque  forme  d'adminiftra- 

tion 


#)(  89)(# 
tion  que  ce  puiffe  être  :  car  alors 
feulement  l'intérêt  public  gou- 
verne 5  &  la  chofe  publique  eft 
quelque  chofe.  Tout  Gouverne- 
ment légitime  eft  républicain  *  : 
j'expliquerai  ci-après  ce  que  c'eft 
que  Gouvernement. 

Les  loix  ne  font  proprement 
que  les  conditions  de  laiTociation 
civile.  Le  Peuple  foumis  aux  loix 
en  doit  être  l'auteur  ^  il  n'appar- 
tient qu'à  ceux  qui  s'aflbcient  de 
régler  les  conditions  de  la  fociéti: 
mais  comment  les  régleront-ils  l 

Sera-ce  d'un  commun  accord  ^ 

f 

*  Je  n'entends  pas  feulement  par  ce  v?ot 
une  Arillccra:ie  ou  une  Démocratie  ,  mais  en 
général  tout  gouvernement  cuidé  parla  vo- 
lonté générale  ,  qui  eft  la  loi.  Pour  are  lé- 
gitime il  ne  faut  pas-  que  le  Gouvernement 
le  confonde  avec  le  Souverain  ,  mais  qu'il  ert 
loit  le  miniftre:  alors  la  monarchie  elle-même 
eft  république.  Ceci  s'éclaircira  dans  le  livre 
tuiVaiu, 

H 


)(  90)(# 
par  une  infpiration  lubite  ?  Le 
corps  politique  a-t-il  un  organe 
pour  énoncer  fes  volontés  ?  Q,ui 
lui  donnera  la  prévoyance  nécef- 
faire  pour  en  former  les  adles 
&les  publier  d'avance  ,  ou  com- 
ment les  prononcera-t-il  au  mo- 
ment du  befoin  ?  Comment  une 
multitude  aveugle  qui  fouvent 
ne  fçait  ce  qu'elle  veut  ,  parce 
qu'elle  fait  rarement  ce  qui  lui 
cft  bon  ^exécuteroit- elle  d'elle- 
même  une  entreprife  auffi  grande^ 
auffi  difficile  qu'un  fyftême  de 
légillation  ?  De  lui  -  même  le  peu- 
ple veut  toujours  le  bien  ,  mais 
de  lui-même  il  ne  le  voit  pas 
toujours.  La  volonté  générale  eft 
toujours  droite  ,  mais  le  juge- 
ment qui  la  guide  n'eft  pas  tou- 
jours éclairé.  11  faut  lui  faire  voir 
les  objets  tels  qu'ils  font ,  quelque- 
fois tels  q^u'ils  doivent  lui  paroi- 


#  )(  91  )(# 
tre  y  lui  montrer  le  bon  chemia 
qu'elle  cherche ,  la  garantir  de 
la  féduftion  des  volontés  parti- 
culières 5  rapprocher  à  les  yeux 
les  lieux  &  les  temps ,  balancer 
l'attrait  des  avantages  préfents 
&:  fenfibles  ,  par  le  danger  des 
maux  éloignés  Se  cachés.  Les 
particuliers  voient  le  bien  qu'ils 
rejettent  ;  le  public  veut  le  bien 
qu'il  ne  voit  pas.  Tous  ont  éga- 
lement befoin  de  guides  :  11  faut 
obHger  les  uns  à  conformer  leurs 
volontés  à  leur  raifon  j  il  faut 
apprendre  à  Tautre  à  connoitre 
ce  qu'il  veut.  Alors  des  lumières 
publiques  lé.uîtc  l'union  de  l'en- 
tendement 6c  de  la  volonté  dans 
le  corps  focial  ,  de -là  l'exadt 
concours  des  parties  ,  &  enfin  la 
plus  grande  force  du  tout.  Voilà 
d'où  naitlanéceffité  d'un  Légif- 
lateur* 

Hz 


#  )(  92  )(  # 

CHAPITRE   VIL 
Du  Lêgljlateur. 

p  o  u  Pv  découvrir  les  meilleures 
règles  de  fociété  qui  conviennent 
aux  Nations ,  il  faudroit  une 
intelligence  lupérieure ,  qui  vît 
toutes  les  pafllons  des  hommes 
6c  qui  n'en  éprouvât  aucune , 
qui  n'eût  aucun  rapport  avec 
notre  nature  &  qui  la  connût  à 
fond  5  dont  le  bonheur  fût  indé- 
pendant de  nous  ôc  qui  pourtant 
voulût  bien  s'occuper  du  notre  ; 
eniîn  qui  5  dans  le  progrès  des 
temps  fe  ménageant  une  gloire  ; 
éloignée  5  pût  travailler  dans  un 
fiecle  ôc  jouir  dans  un    autre  *» 

*  XiXi  peuple  ne  devient  célèbre  que  quand 

la  îégiilation  commence  à  décliner.  On  ignorar 
durant  coiDUien  de  ûecles  rinftituùon  de  Lr- 


#)(  93  )(# 
Il  faudroît  des  Dieux  pour  donner 
des  loix  aux  hommes. 

Le  MEME  raifonnement  que 
faifoit  Caligula  quant  au  fait , 
Platon  le  faifoit  quant  au  droit 
pour  définir  l'homme  civil  au 
royal  qu'il  cherche  dans  fon  livre 
du  règne  ;  mais  s'il  eft  vrai  qu'un 
grand  Prince  eft  un  homme  rare  , 
que  fera-ce  d'un  grand  Légifla- 
teur  ?  Le  premier  n'a  qu'à  fuivre 
le  modèle  que  l'autre  doit  pro- 
pofer.  Celui-ci  eft  le  méchanicien 
qui  invente  la  machine  ,  celui- 
là  n'eft  que  l'ouvrier  qui  la  monte 
&  la  fait  marcher.  Dans  la  naif- 
fance  des  fociétés  ,  dit  Montef- 
quieuj  ce  fon  t  les  chefs  des  républi- 
ques qui  font  l'inftitution,  &  c'eft: 
enfuite  Pinftitution  qui  forme 
les  chefs   des  rcpubhques. 

curgue  fit  le  boLiheur  des  Spartiates,  avant 
qu'il  fùc  queflioa  d'eux  dans  le  reile  de  1% 
Grèce, 


^  )  (  94  )  (  # 
Celui  qui  ofe  entreprendre 
d'inftituer  un  peuple^doit  le  fentir 
en  état  de  changer ,  pour  ainfi 
dire ,  la  nature  humaine  ;  de 
transformer  chaque  individu  y 
qui  par  kii-même  eft  un  tout 
parfait  6c  folitaire  3  en  partie  d'un 
plus  grand  tout  dont  cet  indi- 
vidu reçoive  en  quelque  lorte  fa 
vie  &  fon  être  ;  d'altérer  la  conf- 
titution  de  l'homme  pour  la  ren- 
forcer 5  de  iubftituer  une  exif- 
tence  partielle  &  morale  à  Texif- 
tence  phyfique  &  indépendante 
que  nous  avons  tous  reçue  de  la 
nature.  Il  faut ,  en  un  mot  ^ 
qu'il  ôte à  l'homme  fes  forces  pro- 
pres pour  lui  en  donner  qui  lui 
foient  étrangères  6c  dont  il  ne 
puilTe  faire  uiage  fans  le  fecours 
d'autrui.  Plus  ces  forces  naturelles 
font  mortes  5l  anéanties  ,  plus 
les  acquifes  font  grandes  ôc  du- 


#  )  (  9  5  )  (  # 
râbles  ,  plus  aiifil  l'inflitution  efî 
folide  &  parfaite  :  En  forte  que 
il  chaque  Citoyen  n'eil:  rien  y  ne 
peut  rien  y  que  par  tous  les  au- 
tres 5  &  que  la  force  acquife  par 
le  tout  foit  égale  ou  fupérieure 
à  la  fomme  des  forces  naturelles 
de  tous  les  individus  ^  on  peut 
dire  que  la  légiflation  eft  au  plus 
haut  point  de  perfeftion  qu'elle 
puifle  atteindre. 

Le  législateur  eft  à 
tous  égards  un  homme  extraordi- 
naire dans  l'Etat.  S'il  doit  l'être 
par  fon  génie ,  il  ne  l'eft  pas 
moins  par  Ion  emploi.  Ce  n'eft 
point  magiftrature  y  ce  n'eft  point 
louveraineté.  Cet  emploi  ,  qui 
conftitue  la  République  ,  n'entre 
point  dans  fa  conftitution  :  c'eft 
une  fonftion  particulière  &  lupé- 
rieure  qui  n'a  rien  de  commuri 
avec  l'empire  humain  i  car  fi  celui 


#  )(  90(  # 
qui  commande  aux  homm.es ,  ne 
doit  pas  commander  aux  loix^ 
celui  qui  com.mande  aux  loix  ne 
doit  pas  non  plus  commander 
aux  hommes  ;  autrement  les  loix  y 
miniftres  de  ks  paffions  ,  ne  fe- 
roient  fouvent  que  perpétuer  les 
injuftices  5  &  jamais  il  ne  pour- 
Foiir éviter  que  des  vues  particu- 
lières n'altéraflent  la  fainteté  de 
fon  ouvrage. 

Q,u  AND  Lycurgue  donna  des 
loix  à  la  patrie  ,  il  commença 
par  abdiquer  la  Royauté.  C'étoit 
la  coutume  de  la  plupart  des  villes 
grecques  de  confier  à  des  étran- 
2;ers  TétabliiTementdes  leurs.  Les 
Republiques  modernes  de  l'italie 
imitèrent  fouvent  cet  ulage  ^cel- 
le de  Genève  en  fit  autant  & 
s'en   trouva  bien  *.  Rome  dans 

*  Ceux  qui  ne  confidercnt  Calvin  que  corn- 
cie  théologien  aConnoiirc'iK  inal.re:endue  de 


fôn  plus  bel  âge  vit  renaître  en 
fon  fein  tous  les  crimes  de  la 
Tyrannie ,  &  fe  vit  prête  à  périr  , 
pour  avoir  réuni  fur  les  mêmes 
têtes  l'autorité  légiflative  &  le 
pouvoir  fouverain. 

Cependant  les  Décemvirs 
eux-mêmes  ne  s'arrogèrent  ja- 
mais le  droit  de  faire  pafler  au- 
cune loi  de  leur  feule  autorité. 
Rien  de  ce  que  nous  vous  pro^ 
fofons  ^  difoient-ils  au  peuple  , 
ne  peut  pajjer  en  loi  fkfis  votre 
confenteinent.  Romains  ,  foyer 
vous-mêmes  les  auteurs  des  loix 
qui  doivent  faire  votre  bonheur. 

fon  génie.  La  rédadion  de  nos  fages  Edits , 
à  laquelle  il  eut  beaucoup  de  part,  lui  fait 
autant  d'honneur  que  Ion  inftitution.  Quelque 
révolution  que  le  temps  puiiïe  amener  dans  no- 
tre culte  ,  tant  que  l'amour  de  la  patrie  &  de  la 
liberté  ne  fera  pas  éteint  parmi  nous  ,  jamais  la 
mémoire  de  ce  grand  homme  ne  cclTcra  d'y 
,  être  en  bénédi(^ion. 


#  )  (  98  )  (  #. 

Celui  qui  rédige  les  loix , 
n'a  donc  ou  ne  doit  avoir  aucun 
droit  légiflatif  5  &  le  peuple  même 
ne  peut  5  quand  il  le  voudroit, 
fe  dépouiller  de  ce  droit  incom- 
municable ;  parce  que  félon  le 
padle  fondamental  il  n'y  a  que 
la  volonté  générale  qui  oblige 
les  particuliers  ,  &.  qu'on  ne  peut 
jamais  s'afTurer  qu'une  volonté 
particulière  eft  conforme  à  la 
volonté  générale  ^  qu'après  l'avoir 
foumife  aux  fuffrages  libres  du 
peuple.  J'ai  déjà  dit  cela  ,  mais 
il  n'eft  pas  inutile  de  le  répéter. 

Ainsi  l'on  trouve  à  la  fois 
dans  l'ouvrage  de  la  légiflation 
deux  chofes  qui  femblent  incom- 
patibles ;  une  entreprite  au  delTus 
de  la  force  humaine  5  &  pour 
Texécuter  ^  une  autorité  qui  n'eft 
rien. 

AuTPvE  difficulté  qui  mérite 


)(  99  )(# 

^attention.  Les  fages  qui  veulent  ' 
parler  au  vulgaire  leur  langage  ^ 
au  lieu  du  fîen ,  n'en  fçauroient 
être  entendus.  Or  il  y  a  mille 
fortes  d'idées  qu'il  eft  impolTible 
de  traduire  dans  la  langue  du 
peupk.  Les  vues  trop  générales 
&  les  objets  trop  éloignés  font 
également  hors  de  fa  portée; 
chaque  individu  ne  goûtant  d'au- 
tre plan  de  gouvernement  que 
celui  qui  fe  rapporte  à  fon  intérêt 
particulier  ^  apperçoit  difficile- 
ment les  avantages  qu'il  doit  * 
retirer  des  privations  continuekv^> 
les  qu'impofent  les  bonnes  loix."* 
Pour  qu'un  peuple  n aillant  pût 
goûter  les  faines  maximes  de  la 
politique  ^  ôcfuivre  les  règles  fon- 
damentales de  la  railon  d'Etat^ 
il  faudroit  que  l'effet  pût  devenir 
la  caufe  ;  que  l'efprit  Ibcial  ,  qui 
doit  être  l'ouvrage  de  l'inftitu- 


#  )(  100  )C# 
tion  5  préfidât  à  l'inflitution 
même ,  &  que  les  hommes  fuf- 
fent  avant  les  loix  ce  qu'ils  doi- 
vent devenir  par  elles.  Ainfî  donc 
le  Légiflateur  ne  pouvant  em- 
ployer ni  la  force  ni  le  raifon- 
nement  ^  c'eft  une  nécelTité  qu'il 
recoure  à  une  autorité  d'un  au- 
tre ordre  j  qui  puifle  entraîner 
fans  violence  ^  ôc  periuader  fans 
convaincre. 

Voila  ce  qui  força  de  tous 
temps  les  pères  des  nations  de 
recourir  à  l'intervention  du  Ciel^ 
&  d'honorer  les  Dieux  de  leur 
propre  fagefle;  afin  que  les  peu- 
ples 5  foumis  aux  loix  de  l'État , 
comme  à  celles  de  la  nature  y 
6c  reconnoiifant  le  même  pou- 
voir dans  la  formation  de  l'hom- 
me &  dans  celle  de  la  Cité  , 
obéiflTent  avec  Hberté  ,  &  por- 
taflent  docilement  le  joug  de  la 
félicité  publique. 


#)    (    lOÏ    )(   # 

Cette  raifon  fublime  qui  s'é- 
lève au  -  deffus  de  la  portée  des 
hommes  vulgaires  y  eft  celle  dont 
le  légiflateur  met  les  décifions 
dans  la  bouche  des  imm.ortels, 
pour  entraîner  par  l'autorité  di- 
vine ceux  que  ne  pourroit  ébran- 
ler la  prudence  humaine  *.  Mais 
il  n'appartient  pas  à  tout  homme 
de  faire  parler  les  Dieux  ^  ni  d'en 
être  cru  quand  il  s'annonce  pour 
être  leur  interprète.  La  grande 
ame  du  Légiflateur  eft  le  vrai 
miracle  qui  doit  prouver  fa  mit 
fion.  Tout  homme  peut  graver 
des  tables  de  pierre  y  ou  acheter 

*  E  ver  ameute  ,  dit  Machiavel  ,  mit  non  fù 
alcimo  ordhiatore  di  leggi  Jîraordinarie  in  un 
populo ,  the  non  ricorrejfe  a  Dio  ,  perche  altri^ 
menti  nonjarehbçro  accettate  ;  perche  fonomolti 
béni  connojciuti  da  uno  prudente ,  i  qnali  non 
h.inno  in  fe  raggicmi  evidenîi  da  poîergli  per- 
fuadere  ad  altrui.  Diiccrfi  lopra  Tko  LiViU" 
lu  I.  c.  XL 

I  ^ 


•^)  (    P02    )(    ;^ 

un  oracle  ^  ou  feindre  un  fecret 
-  commerce  avec  quelque  Divinité, 
^ou  drefler   un   oifeau  pour    lui 
parler   à    l'oreille  ^    ou  trouver 
d'autres   moyens    groffiers   d'en 
împofer   au    peuple.    Celui    qui 
ne  fçaura  que  cela  3  pourra  même 
affembler  par  hafard  une  troupe 
d'infenfés  y  mais  il  ne  fondera 
jamais  un  empire  ^  &  fon  extra- 
vagant  ouvrage  périra  bien-tôt 
avec  lui.  De  vains  preftiges  for- 
ment un  lien  pafîager  ^  il  n'y  a 
que  la  fagefie  qui  le  rende  du- 
rable. La  Loi  Judaïque  toujours 
fubfiftante  ^    celle    de  l'Enfant 
d'Ifmaël  ^  qui  depuis  dix  fiecles 
régit  la  moitié  du  monde  ^  an- 
noncent encore  aujourd'hui  les 
grands  hommes  qui  les  ont  dic- 
tées 5  &  tandis  que  l'orgueilleufe 
^  philofophie  ^  ou  l'aveugle  efprit  dç 
parti  y  ne  voit  en  eux  qus  d'heu* 


#  )(  105  )(  # 
reux  impofteurs  y  le  vrai  poli- 
tique admire  dans  leurs  inftitu- 
tions  ce  grand  &  puiflant  génie 
qui  prélîde  aux  établiffements 
durables. 

Il  ne  faut  pas  de  tout  ceci 
conclure  avec  Warburton  que 
la  Politique  ôc  la  Religion  aient 
parmi  nous  un  objet  commun  ^ 
mais  que  dans  l'origine  des  na- 
tions l'une  fert  d'inftrument  à 
Vautre. 

CHAPITRE    VIIL 

Du  Peuple. 

(^OMME  avant  d'élever  un  grand 
édifice  5  un  architefte  oblerve 
ôc  fonde  le  fol ,  pour  voir  s'il  en 
peut  foutenir  le  poids  ^  le  fage 
inftituteur  ne  commence  pas  par 
rédiger  de  bonnes  loix  en  elles- 

14 


#  )  (  104  )(  # 
mêmes ,  mais  il  examine  aupa- 
ravant fi  le  peuple  auquel  il  les 
deftine ,  eft  propre  à  les  fupporter. 
C'efl  pour  cela  que  Platon  refufa 
de  donner  des  loix  aux  Arca- 
diens  &.  aux  Cyréniens ,  fçachant 
que  ces  deux  peuples  étoient 
riches ,  &  ne  pouvoient  foufFrir 
régalité  :  c'eft  pour  cela  qu'on, 
vit  en  Crète  de  bonnes  loix  de 
de  méchants  hommes ,  parce  que 
Minos  n'avoit  difcipliné  qu'ua 
peuple  chargé  de  vices. 

Mille  nations  ont  brillé  fun 
la,  terre ,  qui  n'auroient  jamais 
pu  louffrir  de  bonnes  loix  ,  &c 
celles  mêmes  qui  Tauroient  pu  y 
n'ont  eu  dans  toute  leur  durée 
qu'un  temps  fort  court  pour 
cela.  Les  peuples ,  ainfi  que  les 
hommes  ^  ne  font  dociles  que 
dans  leur  jeuneffe  ,  ils  devien- 
nent incorrigibles  en  viçiUiflanti 


#  )(  105  )(  # 
quand  une  fois  les  coutumes  font 
établies  de  les  préjuges  enracinés , 
.c'ell  une  entrepriie  dangereufe 
&  vaine  ^  de  vouloir  les  réfor- 
mer ;  le  peuple  ne  peut  pas 
même  fouffrir  qu'on  touche  à  fes 
maux  5  pour  les  détruire  ;  fem- 
blable  à  ces  malades  flupides  & 
/ans  courage  ,  qui  frémifient  à 
l'afpeft  du  médecin. 

Ce  n'est  pas  que  ,  comme 
quelques  maladies  bouleverfent 
la  tête  des  hommes  ,  &  leur 
ôtent  le  fouvenir  du  palTé  y  il  ne 
fe  trouve  quelquefois  dans  la  du- 
rée des  Etats  ,  des  époques  vio- 
lentes où  les  révolutions  font 
lur  les  peuples  ce  que  certaines 
criies  font  fur  les  individus  ,  où 
l'horreur  du  palVé  tient  lieu  d'ou- 
bli 5  ôc  où  TEtat  embrafé  par 
les  guerres  civiles  ,  renaît ,  pour 
aiuli  dire^  dç  fa  cendre  &  reprend 


#  )(  io6  )(# 
la  vigueur  de  la  jeuneffe  en  for- 
tant  des  bras  de  la  mort.  Telle 
fut  Sparte  au  temps  de  Lycur- 
gue  5  telle  fut  Rome  après  les 
Tarquins  ;  &  telles  ont  été  parmi 
nous  la  Hollande  &  la  Suiffe  y 
après  l'expulfion  des  tyrans. 

Mais  ces  événements  font  rares; 
ce  font  des  exceptions  dont  la  rai- 
fon  fe  trouve  toujours  dans  la  con- 
ftitution  particulière  de  l'Etat  ex- 
cepté. Elles  ne  fçauroient  même 
avoir  lieu  deux  fois  pour  le  même 
peuple  ;  car  il  peut  fe  rendre 
libre  tant  qu'il  n'eft  pas  barbare  ^ 
mais  il  ne  le  peut  plus  quand  le 
refîbrt  civil  eft  ufé.  Alors  les  trou- 
bles peuvent  le  détruire^ fans  que 
les  révolutions  puifTent  le  réta- 
blir, &  fi-tôt  que  fes  fers  font 
brifés  y  il  tombe  épars  &  n'exifte 
plus  :  il  lui  faut  déformais  un 
maître  &  non  pas  un  libérateur* 


#)(  107  ))  # 

Peuples  libres  ^  fouvenez-vous  de 

-cette maxime  :  On  peut  acquérir 

^la  liberté  ;  mais  on  ne  la  recou- 

■^vre  jamais. 

Il  eft  pour  les  nations  comme 
-pour  les  hommes  un  temps  de 
*  maturité  qu'il  faut  attendre  avant 
de  les  foumettre  à  des  loix^  mais 
^la  maturité  d'un  peuple  n'eft  pas 
toujours  facile  à  connoître,  8c 
^fî  on  la  prévient  3  l'ouvrage  eft 
manqué.    Tel  peuple   eft  difci- 
plinable  en  naiffant  y  tel  autre 
ne  l'eft  pas  au  bout  de  dix  fiécles» 
Les  Ruffes  ne  feront  jamais  vrai- 
ment policés  5  parce  qu'ils  l'ont 
été  trop-tôt.  Pierre  avoir  le  gé- 
nie imitatif  ^  il   n'avoit  pas  le 
vrai  génie  y  celui  qui  crée  &  fait 
tout  de  rien.  Qiielques-unes  des 
chofes  qu'il  fit  y  étoient  bien  , 
la  plupart  étoient  déplacées.  Il 
a  vu  que  fon  peuple  étoit  bar-* 


#     )(     I08     )(     :# 

bare ,  il  n'a  point  vu  qu'il  n'é- 
toit  pas  mûr  pour  la  police;  il 
l'a   voulu    civilifer   quand   il   ne 
falloir    que  Tagueirir.    11  a  d'a- 
bord voulu  faire  des  Allemands, 
des   Anglois  ,    quand  il   falloit 
commencer  par  faire  des  Rufles; 
il  a  empêché  les  fujets  de  jamais 
devenir  ce  qu'ils  pourroient  être  , 
en  leur  perfuadant  qu'ails  étoient 
ce  qu'ils  ne  font  pas.  C'eft  ainfî 
qu'un  Précepteur  François  forme 
fon  élevé  pour  briller  un  moment 
dans  fon  enfance  ,  &  puis  n'être 
jamais  rien.  L'Empire  de  Pvume 
voudra    fubjager  l'Europe  ,    3c 
fera    iubjugué  lui  -  même.    Les 
Tartares^  les  fujets  ou  fes  voifins, 
deviendront   fes   maîtres   &  les 
nôtres  :  cette  révolution  me  pa- 
roit  infaillible  ;  tous  les  Rois  de 
l'Europe  travaillent  de  concert 
a  lacceierer. 


#  )(  109  )(  # 

CHAPITR  E    IX. 

Suite. 

ÇIoMME  la  nature  a  donné  des 
termes  à  la  ftature  d'un  homme 
bien  conformé  ^  pafles  lefquels 
elle  ne  fait  plus  que  des  géants 
ou  des  nains  ^  il  y  a  de  même  , 
eu  égard  à  la  meilleure  confti- 
tution  d'un  Etat ,  des  bornes  à 
rétendue  qu'il  peut  avoir  ,  afin 
qu'il  ne  foit  ni  trop  grand  pour 
pouvoir  être  bien  gouverné  ^  ni 
trop  petit  pour  pouvoir  fe  main- 
tenir par  lui-même.  11  y  a  dans 
tout  corps  politique  un  maximum 
de  force  qu'il  ne  fçauroit  paflTer  , 
&  duquel  fouvent  il  s'éloigne  à 
force  de  s'agrandir.  Plus  le  lien 
focial  s'étend  5  plus  il  fe  relâche  , 
&  en  général  un  petit  Etat  eft 


)(II0)(# 

proportionnellement     plus    fort 
qu'un  grand. 

Mille  raifons  démontrent 
cette  maxime.  Premièrement 
l'adminiflration  devient  plus  pé- 
nible dans  les  grandes  diftances^ 
comme  un  poids  devient  plus 
lourd  au  bout  d'un  plus  grand 
levier.  Elle  devient  auffi  plus 
onéreufe  à  mefure  que  les  degrés 
fe  multiplient  ;  car  chaque  ville 
a  d'abord  la  fienne  que  le  peu- 
ple paye  ^  chaque  diftrift  la 
fîenne  encore  payée  par  le  peu- 
ple ^  enfuite  chaque  province , 
puis  les  grands  gouvernements  , 
les  Satrapies ,  les  Viceroyautés 
qu'il  faut  toujours  payer  plus 
cher  à  mefure  qu'on  monte  y  de 
toujours  aux  dépens  du  malheu- 
reux peuple  ;  enfin  vient  l'admi- 
niftration  fuprême  qui  écrafe. 
tout.  Tant  de  fiurcharges  épui-» 


#  )  (  1 1 0  (  # 

fent  continuellement  les  fujets;. 
loin  d'être  mieux  gouvernés  par 
tous  ces  différents  ordres  ,  ils  le 
font  moins  bien  qiie  s'il  n'y  en 
avoit  qu'un  feul  au-deffus  d'eux. 
Cependant  à  peine  refte-t-il  des 
refloiu-ces  pour  les  cas  extraor- 
dinaires 3  &  quand  il  y  faut  re- 
courir^ l'Etat  eft  toujours  à  la 
veille  de  fa  ruine. 

Ce  n'est  pas  tout  ;  non  feu- 
lement le  Gouvernement  a  moins 
de  vigueur  &  de  célérité  pour  fai- 
re obferver  les  loix  ^  empêcher  les 
vexations  5  corriger  les  abus,  pré- 
venir les  entrepriles  féditieufes  qui 
peuvent  fe  faire  dans  des  lieux 
éloignés ,  mais  le  peuple  a  moins 
d'affeftion  pour  fes  chefs  qu'il  ne 
voit  jamais  y  pour  la  patrie  qui 
eft  à  les  yeux  comme  le  monde, 
&  pour  fes  concitoyens  dont  la 
plupart  lui  font  étrangers.    Les 


#   )  (      112)  (  # 

mêmes  loix  ne  peuvent  convenir 
à  tant  de  Provinces  diverfes  qui 
ont  des  mœurs  différentes ,  qui 
vivent  fous  des  climats  oppolés, 
&  qui  ne  peuvent  foufFrir  la  mê- 
me forme  de  gouvernement-  Des 
lôix  différentes  n'engendrent  que 
trouble  6c  confufion  parmi  des 
peuples  qui  y  vivant  fous  les  mê- 
mes chefs  &  dans  une  communi- 
cation continuelle  j  pafl'ent  ou  fe 
marient  les  uns  chez  les  autres , 
6c  5  loumis  à  d'autres  coutumes  , 
ne  favent  jamais  fî  leur  patrimoi- 
ne efl:  bien  à  eux.  Les  talents  font 
enfouis  ^  les  vertus  ignorées  ^  les 
vices  impunis  ,  dans  cette  mul- 
titude d'hommes  inconnus  les  uns 
aux  autres ,  que  le  fiége  de  l'ad- 
miniftration  fuprême  raffemble 
dans  un  même  lieu.  Les  chefs 
accablés  d'aitaires  ne  voient  rien 
par  eux  -  mêmes  ^  des  Commis 

gOU- 


#)(  II?  )(# 

gouvernent  TÉtat.  Enfin  les  me* 
liires  qu'il  faut  prendre  ,  pour 
maintenir  l'autorité  générale  ,  à 
laquelle  tant  d'Officiers  éloignés 
veulent  fe  Ibuftraire  ou  en  impo- 
fer  5  abforbe  tous  les  foins  publics, 
il  n'en  refle  plus  pour  le  bonheur 
du  peuple  ,  à  peine  en  refte-t-il 
pour  fa  défenfe  au  beloin ,  &c  c'eff: 
ainfi  qu'un  corps  trop  grand  pour 
fa  conftitution  ,  s'affaifle  &  périt 
ccralé  ious  fon  propre  poids. 

D'un  autre  côté  ,  l'État  doit 
fe  donner  une  certaine  bafe  pour 
avoir  de  la  folidité  ,  pour  réfifter 
aux  fecoufles  qu'il  ne  manquera 
yas  d'éprouver  6c  aux  efforts  qu'il, 
fera  contranit  de  faire  pour  fe 
foutenir  :  car  tous  les  peuples  ont 
une  eipece  de  force  centrifuge  y 
par  laquelle  ils  agiflent  continuel- 
Jcnicnt  les  uns.  contre  les.  autres 
.  i^teadent.  à  s'agrandir  aux  dés. 


^'1 

#  )(   114  )(  #  I 

fends  de  leurs  voifins^comme  les  -i 
tourbillons  de  Delcartes.  Ainfî  } 
les  foibles  rifquent  d'être  bientôt  d 
.engloutis  y  &  nul  ne  peut  gueres 
fe  conferver  ,  qu'en  le  mettant 
avec  tous  dans  uae  efpece  d'é- 
quilibre y  qui  rende  la  compref- 
fion  par-tout  à  peu-près  égale. 

On  voit  par-là  qu'il  y  a  des: 
raiibns  de  s'étendre  &  des  raifons. 
de  fe  reflerrer  ^  &  ce  n'eft  pas  le 
moindre  talent  du  politique  de: 
trouver ,  entre  les  unes  &  les  au- 
tres 5  la  proportion  la  plus  avan- 
tageufe  à  la  conlervation  de  TÉ- 
tat.  On  peut  dire  en  général  que 
les  premières  y  n'étant  qu'ex,té- 
rieures  &  relatives  y  doivent  être 
lubordonnées  aux  autres^  qui  font 
internes  6c  abiblues  :  Une  faine  & 
forte  conftitution  eft  la  première 
chofe  qu'il  faut  rechercher  y  &c 
l'on  doit  plus  compter  fur  la  vi-* 


#)(  115  )(# 
gueur  qui  nait  d'un  bon  gouver- 
nement y  que   fur  les  reflburces 
que  fournit  un  giand  territoire. 

Au  RESTE  5  on  a  vu  des  États 
tellement  conftitués  ,  que  la  né- 
ceflité  des  conquêtes  entroit  dans 
leur  conftitution  même  ,  &  que 
pour  fe  maintenir  5  ils  étoient  for- 
cés de  s'agrandir  fans  ceffe.  Peut- 
être  fe  félicitoient  -  ils  beaucoup 
de  cette  heureufe  néceflîté  ^  qui 
leur  montroit  pourtant  y  avec  le 
terme  de  leur  grandeur  ^  l'inévi- 
table moment  de  leur  chute. 

CHAPITRE    X. 

Suite. 

On  peut  mefurer  un  corps  poli- 
tique de  deux  manières,  Içavoir: 
par  l'étendue  du  territoire  &  par 
k  nombre  du  peuple  ^  6c  il  y  a 


#  )(  II6  )(# 

entre  l'une  &  l'autre  de  ces  me- 
fures.un  raoport  convenable  pour 
donner  à  l'État  fa  véritable  gran- 
deur :  Ce  font  les  hommes  qui 
font  l'F^tat^  Se  c'eft  le  terrein  qui 
nourrit  les  hommes  ,  ce  rapport 
eft  donc  que  la  terre  faffife  à  l'en- 
tretien de  fes  habitants ,  Se  qu'il 
Y  ait  autant  d'ha^bitants  que  la 
terre  en  peut  nourrir.  Ceft  dans 
cette  proportion  que  fe  trouve  le 
mciximiun  de  force  d'un  nombre 
donné  de  peuple  ;  car  s'il  y  a  du 
terrein  de  trop ,  la  garde  en  eli 
onéreufe  ,  la  culture  indiffifante, 
k  produit  fuperflu  ;  c'eft  la  caufe 
prochaine  des  guerres  défenfives; 
s'il  n^  en  a  pas  aflez  ,  l'État  fe 
trouve  pour  le  fupplément  à  la 
difcrétion  de  les  voilins  ;  c'eft  la 
caufe  prochaine  des  guerres  offen- 
fives.  Tout  peuple  qui  n'a  par  fa 
pofition  que  l'alternative  entre 


#)(  117  )(# 
le  commerce  ou  la  guerre  ,  eil 
foïble  en  lui-même  -,  il  dépend  ' 
de  fes  voifîns ,  il  dépend  des  évé- 
nemcnts;  il  n'a  jamais  qu'une 
exiftence  incertaine  &  courte. 
11  fubjugue  Se  change  de  fitua- 
tion  ,  ou  il  eft  liibjugué  Se  n'eft 
rien.  Il  ne  peut  le  conferver  li- 
bre qu'à  force  de  petitefie  ou  de 
grandeur. 

On  N  E  peut  donner  en  calcul 
un  rapport  fixe  entre  l'étendue 
de  terre  Se  le  nombre  d'hommes 
qui  fe  fuffi'ent  l'un  à  l'autre  ; 
tant  à  caufe  des  différences  qui 
fe  trouvent  dans  les  quaHtés  du 
terrein  ^  dans  fes  degrés  de  fer- 
tihté  5  dans  la  nature  de  les  pro- 
duftions  ,  dans  Tmiluence  des 
climats  y  que  de  celles  qu  on  re^ 
marque  dans  les  tempéraments 
des  hommes  qui  les  halètent  , 
dont  les  uns  coniommeiit   pw. 


=^)(  ii8  )(# 
dans  un  pays  fertile  ,  les  autres 
beaucoup  fur  un  fol  ingrat.  Il 
faut  encore  avoir  égard  à  la  plus 
grande  ou  moindre  fécondité  des 
femmes ,  à  ce  que  le  pays  peut 
avoir  de  plus  ou  moins  favora- 
ble à  la  population ,  à  la  quan- 
tité dont  le  légiflateur  peut  efpé- 
rer  d'y  concourir  par  fes  établifle- 
ments  ;  de  forte  qu'il  ne  doit 
pas  fonder  fon  jugement  fur  ce 
qu'il  voit  5  mais  fur  ce  qu'il  pré- 
voit 5  ni  s'arrêter  autant  à  l'état 
aftuel  de  la  population  qu'à  ce- 
lui où  elle  doit  naturellement 
parvenir.  Enfin  il  y  a  mille  oc-^ 
cafions  où  les  accidents  particu- 
liers du  lieu  exigent  ou  permet- 
tent qu'on  embrafle  plus  de  ter* 
rein  qu'il  ne  paroït  nécefiairec 
Ainfi  Ton  s'étendra  beaucoup 
dans  un  pays  de  montagnes  > 
€Ù  les  produdions  naturelles  ^ 


#)(  119  )(  # 
fçavoir  ,  les  bois  ,  les  pâturages  , 
demandent  moins  de  travail  ,  où 
l'expérience  apprend  que  les  fem-- 
^nes  font  plus  fécondes  que  dans 
les  plaines  ,  &  où  un  grand  fol 
incliné  ne  donne  qu'une  petite 
baie  horifontale  ,  la  feule  qu'il 
faut  compter  pour  la  végétation» 
Au  contraire  ,  on  peut  fe  refler- 
rer  au  bord  de  la  mer  ,  même 
dans  des  rochers  &  des  fables, 
prefque  ftériles  ;  parce  que  la 
pêche  y  peut  fuppléer  en  grande 
partie  aux  productions  de  la  ter- 
re y  que  les  hommes  doivent  être 
plus  raifemblés  pour  repouffer  les 
pyrates,  &  qu'on  a  d'ailleurs  plus 
de  facilité  pour  délivrer  les  pays 
par  les  colonies  ,  des  habitants 
dont  il  cil  furchargé. 

Aces  conditions  pour  infti- 
tuer  un  peuple  ,  il  en  faut  ajou- 
ter une  <3[ui  ne  peut  fuppléer  â 


#   )(    120   )(# 

nulle  autre  ,  mais  fans  laquelle 
elles  font  toutes  inutiles  ;  c'eft 
qu'on  jouifle  de  l'abondance  ôc 
de  la  paix  ;  car  le  temps  où  s'or- 
donne un  Etat  5  eft  comme  ce- 
lui où  fe  forme  un  bataillon  , 
l'inftant  où  le  corps  eft  le  moins 
capable  de  réfiftance  6c  le  plus 
facile  à  détruire.  On  réfifteroit 
mieux  dans  un  défordre  abfolu 
que  dans  un  moment  de  fermen- 
tation 3  où  chacun  s'occupe  de 
fon  rang  &  non  du  péril.  Q,u'une 
guerre,  une  famine,  une  fédition, 
fur  vienne  en  ce  t^mps  de  erife  , 
TEtat  eft  infailliblement  ren- 
verlé. 

Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait 
beaucoup  de  gouvernements  éta- 
blis durant  ces  orages ,  mais  alors 
ce  lont  ces  gouvernements  mêmes 
qui  détruifent  l'Etat.  Les  ufur- 
puteurs  amènent  ou  clioifiiîent 


toujours  ces  temps  de  troubles' 
pour  faire  pafler  ^  à  la  faveur  de 
TefFroi  public  ,  des  loix  deftrufti- 
ves  que  le  peuple  n'adopteroit 
jamais  de  fang-froid.  Le  choix 
du  moment  de  l'inftitution  eft 
un  des  carafteres  les  plus  lûrs 
par  lefquels  on  peut  diftinguer 
l'œuvre  du  Légiflateur  d'avec 
celle  du  Tyran. 

Quel  peuple  eft  donc  propre  à 
la  légiflation  ?Celui  qui ,  fe  trou- 
vant déjà  lié  par  quelque  union 
d'origine  ^  d'intérêt  ou  de  conven- 
tion y  n'a  point  encore  porté  le 
vrai  joug  des  loix  i  celui  qui  n'a 
ni  coutumes  ni  fuperftitions 
bien  enracinées  ^  celui  qui  ne 
craint  pas  d'être  accablé  par  une 
invafion  fubite  ,  qui  ^  lans  entrer 
dans  les  querelles  de  fes  voifins  y 
peut  réfifterfeul  àchacund'eux, 
ou  s'aider  de  l'un  pour  repouffer 

L 


^   )(    122    )(    # 

l'autre  ,  celui  dont  chaque  mem- 
bre peut  être  connu  de  tous  , 
&  où  l'on  n'eft  point  forcé  de 
charger  un  homme  d'un  plus 
grand  fardeau  qu'un  homme  ne 
peut  porter  ;  celui  qui  peut  fe 
pafler  des  autres  peuples  &  dont 
tout  autre  peuple  peut  fe  paf- 
fer  *  ;  celui  qui  n'eft  ni  riche  ni 
pauvre  5c  peut  fe  fuffire  à  lui- 
même  ;  enfin  celui  qui  réunit  la 
confiftance  d'un   ancien  peuple 

*  Si  de  deux  peuples  voifins  l'un  ne  pou- 
voie  fe  pafTer  de  Tautre  ,  ce  leroic  une  ficuaàon 
très-dure  pour  le  premier  &  très-  dangereufe 
pour  le  fécond.  Toute  nacion  fage  y  eri  pareil 
cas,  s'efForcéVa  bien  vite  de  délivrer  l'autre  de 
cette  dépendance-  La  République  deXiilafcala 
enclavée  dans  TEmpire  du  Mexique  ,  aima 
mieux  fe  pafTer  de  iel ,  que  d'en  acheter  des 
Mexicains  ,  &  même  que  d'en  accepter  gratui- 
tement. Les  iages  Tiilalcalans  virent  le  picge 
caché  fous  cette  libéralité'.  Ils  fe  conferverenc 
libres ,  &  ce  petit  E:at ,  enfermé  dans  ce  grand 
.p.mpire,fuc  enfin  l'iiift rament  de  fa  ruine. 


#    )(    123    )(# 

avec  la  docilité  d'un  peuple  nou- 
veau. Ce  qui  rend  pénible  l'ou- 
vrage de  la  légiflation  ,  eft  moins 
ce  qu'il  Faut  établir  que  ce  qu'il 
faut  détruire  ^  Se  ce  qui  rend  le 
fuccés  fi  rare  ,  c'eft  rimpoffibilité 
de  trouver    la  fimplicité    de  la 
nature  jointe  aux  befoins  de  la 
fociété.  Toutes  ces  conditions  , 
il  eft  vrai  ,  fe  trouvent  difficile- 
ment ralTemblées.  Aulïï  voit-on 
peu  d'Etats  bien  conftitués. 
.  ÎL  EST  encore  enEurope  un  pays 
capable  de  légiflation  ^  c'eft  l'Ifle 
de  Corfe.  La  valeur  &  la  conf- 
tance  avec  laquelle  ce  brave  peu- 
ple a  fçu  recouvrer  &c  défendre 
la  liberté  5   mériteroit  bien  que 
quelque  homme  fage  lui  apprît 
à  la  conlerver.  J'ai  quelque  pref- 
fentiment  qu'un  jour  cette  petite 
nie  étonnera  l'Europe. 


CHAPITRE    XL 

Des  divers  fyflêmes   de    LegiJ^ 
Icition, 

§1  l'on  recherche  en  quoi  con- 
fîfte  précifément  le  plus  grand 
bien  de  tous ,  qui  doit  être  la 
fin  de  tout  fyftême  de  légifla- 
tion  5  on  trouvera  qu^il  fe  réduit 
à  ces  deux  objets  principaux  ,  la 
liberté ,  Sc  Y  égalité.  La  liberté  , 
parce  que  toute  dépendance  par- 
ticuhere  eft  autant  de  force  ôtée 
au  corps  de  l'Etat  ;  Tégalité  , 
parce  que  la  liberté  ne  peut  iub- 
fifter  fans  elle. 

J'ai  déjà  dit  ce  que  c'eft  que 
la  liberté  civile  ,  à  Fégard  de 
régahté  ^  il  ne  faut  pas  entendre 
par  ce  mot    que  les  degrés  de 


#)(  Ï25  )(  # 
puiflance  &  de  richeflTe  foient 
abfoliiment  les  mêmes;  mais  que, 
quant  à  la  puiflance  ,  elle  foit 
au-deflbus  de  toute  violence  & 
ne  s'exerce  jamais  qu'en  vertu 
du  rang  &  des  loix  ,  ôc  quant  à 
la  richeflTe  ,  que  nul  citoyen  ne 
foit  aflez  opulent  pour  en  pou- 
voir acheter  un  autre  ,  Se  nul 
aflez  pauvre  pour  être  contraint 
de  fe  vendre.  Ce  qui  fuppofe  du 
côté  des  grands  modération  de 
biens  6c  de  crédit ,  &  du  côté 
des  petits ,  modération  d'avarice 
&  de  convoitiie  *. 

*  Voulez  vous  donc  donner  à  l'Etat  de  la 
confiftance  ?  rapprochez  les  degrés  extrêmes 
autant  qu'il  eit  pollible  :  ne  fouiFrez  ni  des  gens 
opulents  ni  des  gueux.  Ces  deux  états  ,  natu- 
rellement inféparables  ,  (ont  également  funef- 
tes  au  bien  commun  ;de  Pun  lortent  les  fau- 
teurs de  la  tyrannie  &c  de  l'autre  les  tyransj  c'eft 
toujours  entre  eux  que  fe  fait  le  trafic  de  la  li- 
berté publique  )  l'un  Tachette  8c  l'autre  la 
vend, 

L5 


#  )(  126  )(  # 
Cette  égalité  ,  difent-ils ,  eîl 
une  chimère  de  rpéculation  qui 
ne  peut  exifter  dans  la  pratique  : 
mais  fi  Tahus  eft  inévitable  , 
s'enfuit-il  qu  il  ne  faille  pas  au 
moins  le  régler  ?  C'efl-  précifé- 
ment  parce  que  la  force  des 
choies  tend  toujours  à  détruire 
l'égalité  5  que  la  force  de  la  lé- 
giflation  doit  toujours  tendre  à 
la  maintenir. 

Mais  ces  objets  généraux  de 
toute  bonne  inftitution  doivent 
être  modifiés  en  chaque  pays  par 
les  rapports  qui  naiftent  ,  tant 
de  la  fituation  locale  y  que  du 
caractère  des  habitants  ;  Se  c'eft 
fur  ces  rapports  qu'il  faut  affi- 
gner  à  chaque  peuple  un  fyfteme 
particulier  d'inftitution  ^  qui  foit 
le  meilleur^  non  peut-être  en  lui- 
même  5  mais  pour  l'Etat  auquel 
il  eft  deftiné.  Par  exemple  ^  le  fol 


#   )   (    127    )(    # 

cft-il  ingrat  &  ftérile  ,  ou  le  pays 
trop  ferré   pour  les  habitants  ? 
Tournez -vous  du  coté  de  l'in- 
duftrie  Se  des  arts  ,  dont  vous 
échangerez  les  produftions  con- 
tre les   denrées  qui  vous  man- 
quent. Au  contraire  ,  occupez- 
vous  de  riches  plaines  ôc  des  co- 
teaux fertiles  ?  Dans  un  bon  ter- 
rein,  manquez-vous  d'habitants? 
Donnez  tous  vos  foins  à  Tagri- 
culture  qui  multiplie  les  hommes, 
&  chaflez  les  arts  qui  ne  feroient 
qu'achever  de  dépeupler  le  pays, 
en  attroupant  fur  quelques  points 
du  territoire  le  peu  d'habitants 
qu'il  a  *.   Occupez-vous  des  ri- 
vages étendus    &    comxmodes  ? 

*  Quelque  branche  de  commerce  extérieur, 
dit  leM.d'A.  ,ne  répand  gueres  qu'une  faufîe 
utirité  pour  un  Royaume  en  général  j  elle  peut 
enrichirquelques  particuliers  ,  même  quelques 
villes  ,  mais  la  nation  entière  n'y  gagne  rien  , 
&  le  peuple  n'en  elt  pas  mieux. 


#)(  128  )(# 

Couvrez  la  mer  de  vaifleaux , 
cultivez  le  commerce  &  la  navi- 
gation ^  vous  aurez  une  exiftence 
brillante  &  courte.  La  mer  ne 
baigne-t-elle  lur  vos  Cotes  que 
des  rochers  prefqu'inacceffibles  ? 
Reftez  barbares  &  Ichtyophages  y 
vous  en  vivrez  plus  tranquilles  ; 
meilleurs  peut-être  ,  &  fûrement 
plus  heureux.  En  un  mot ,  outre 
les  maximes  communes  à  tous  ^ 
chaque  peuple  renferme  en  lui 
quelque  caufe  qui  les  ordonne 
d'une  manière  particulière  &  rend 
fa  légillation  propre  à  lui  feul. 
C'eft  amfi  qu'autrefois  les  Hé- 
breux 6c  récemment  les  Arabes 
ont  eu  pour  principal  objet  la 
K.eligian  ^  les  Athéniens  j  les 
lettres  ^  Carthage  ScTyr,  le  com- 
merce; Rhodes,  la  marine^Sparte, 
la  guerre  ,  &  Rome  ,  la  vertu. 
L'Auteur  de  TEiprit  des  Loix  a 


montré  dans  des  foules  d'exem- 
ples 5  par  quel  art  le  légiflateur 
dirige  l'inftitution  vers  chacun 
de  ces  objets. 

C  E  QU  I  rend  la  conftitution 
d'un  Etat  véritablement  lolide 
&  durable  5  c'eft  quand  les  con- 
venances font  tellement  obfer- 
vées  que  les  rapports  naturels  & 
les  loix  tombent  toujours  de  con- 
cert fur  les  mêmes  points  ,  &  que 
celles-ci  ne  font ,  pour  ainfi  dire> 
qu'aflurer,  accompagner,  reft  fier 
les  autres.  Mais  fi  le  légiflateur  y 
fe  trompant  dans  fon  objet  , 
prend  un  principe  différent  de 
celui  qui  naît  de  la  nature  des 
chofes  5  que  Tun  tende  à  la  ier- 
vitude  Se  l'autre  à  la  liberté  3 
l'un  aux  richefies,  l'autre  à  la  po- 
pulation ,  l'un  à  la  paix ,  l'autre 
aux  conquêtes  ,  on  verra  les  loix 
s'affoiblii  imenliblcnacnt  ^  h  con~ 


#  )(  130  )(# 
ftitution  s'altérer  ,  &  l'État  ne 
ceflera  d'être  agité  jufqu'à  ce 
qu'il  foit  détruit  ou  changé ,  &c 
que  l'invincible  nature  ait  repris 
ion  empire. 

CHAPITRE    XII. 

Dlvijioii  des  Loix, 

pouR  ordonner  le  tout  ,  ou 
donner  la  meilleure  forme  pof- 
fible  à  la  chofe  publique  ,  il  y 
a  diverfes  relations  à  confidérer. 
Premièrement  l'acLion  du  corps 
entier  agiffant  fur  lui-même  ^ 
c'eft-à-dire  le  rapport  du  tout  au 
tout  3  ou  du  Souverain  à  l'Etat  ; 
6c  ce  rapport  eft  compofé  de 
celui  des  termes  intermédiaires  ^ 
comme  nous  le  verrons  ci-après. 
Les  loix  qui  règlent  ce  rap- 


#)(  151  )(  # 
port  5  portent  le  nom  de  loîx 
politiques  ,  &  s'appellent  aufliî 
loix  fondamentales  ,  non  fans 
quelque  raifon  ,  fi  ces  loix  font 
fages.  Car  y  s'il  n'y  a  dans  cha- 
que Etat  qu'une  bonne  manière 
de  l'ordonner  ,  le  peuple  qui  l'a 
trouvée  ,  doit  s'y  tenir  :  mais  y 
fi  l'ordre  établi  eft  mauvais  > 
pourquoi  prendroit-on  pour  fon- 
damentales des  loix  qui  l'empê- 
chent d'être  bon  ?  D'ailleurs  y 
en  tout  état  de  caufe,  un  peu- 
ple ell  toujours  le  maître  de 
changer  les  loix  ,  même  les  meil- 
leures ^  car  y  s'il  lui  plâit  de  fe 
faire  mal  à  lui-même  y  qui  eft-ce 
qui  a  droit  de  l'en  empêcher? 

La  seconde  relation  eft  celle 
des  membres  entre  eux  ou  avec 
le  corps  entier  ;  &  ce  rapport 
doit  être  au  premier  égard  auiTî 
petit  ôc  au  fécond .  auifi  grand 


#  )(  nOC  # 

qiiil  eft  polTible  :  en  forte  que 
chaque  citoyen  foit  dans  une 
parfaite  indépendance  de  tous 
les  autres  ,  ôc  dans  une  exceffive 
dépendance  de  la  Cité  ^  ce  qui 
fe  fait  toujours  par  les  mêmes 
moyens  ;  car  il  n'y  a  que  la  force 
de  l'Etat  qui  faffe  la  liberté  de 
fes  membres.  C'eft  de  ce  deu- 
xième rapport  que  naiflent  les 
loix  civiles. 

On  peut  confidérer  une  troi- 
fîeme  forte  de  relation  entre 
l'homme  &  la  loi  ^  fçavoir  ,  celle 
de  la  défobéilTance  à  la  peine, 
ôc  celle-ci  donne  lieu  à  l'établif- 
fement  des  loix  criminelles  ,  qui 
dans  le  fond  font  moins  une  ef- 
pece  particulière  de  loix,  que  la 
lanftion  de  toutes  les  autres. 

A  CES  trois  fortes  de  loix  il 
s'en  joint  une  quatrième  ,  la 
plus  importante  de  toutes  ^  qui 


#)(  Ï55  )(^ 

ne  fe  grave  ni  fur  le  marbre  ni  fur 
Tairain  y  mais  dans  les  cœurs  des 
citoyens  ^  qui  fait  la  véritable 
conftitution  de  l'Etat  ^  qui  prend 
tous  les  jours  de  nouvelles  for- 
ces ;  qui  5  lorfque  les  autres  loix 
vieillirent  ou  s'éteignent  y  les 
ranime  ou  les  fupplée  y  conferve 
un  peuple  dans  l'efprit  de  fon 
inftitution,  &  fubftitue  infenii- 
blement  la  force  de  l'haitude  à 
celle  de  l'autorité.  Je  parle  des 
mœurs  ,  des  coutumes  y  &  fur- 
tout  de  l'opinion  ;  partie  incon- 
nue à  nos  politiques,  mais  de 
laquelle  dépend  le  fuccès  de  tou- 
tes les  autres  :  partie  dont  le 
grand  Légiflateur  s'occupe  en 
fecret  ,  tandis  qu'il  paroît  fe 
borner  à  des  règlements  parti- 
culiers y  qui  ne  lont  que  le  cein- 
tre  de  la  voûte,  dont  les  uiœursj 


#)(  134  )(  # 
plus  lentes  à    naître  ^  forment 
enfin  l'inébranlable  clef. 

Entre  ces  diverfes  clafles, 
les  loix  politiques  ,  qui  confti- 
tuent  la  forme  du  Gouverne- 
ment y  font  la  feule  relative  à 
mon  fujet. 


Fin  du  Livre  fécond. 


\i        V*  iO^  <►  *  i^  ♦  *  «-Va  V'^0^^*^*^*^        III 

fjd  *^     *«■<>♦  -O-  ■<>■     'fe^  *^     <^  <v  <y  <y  <).  ■»     "^:^  iM 
W|   V^    ><>  «^  -O-  *■  -*•     »|î!,^  m^     r»  <^  •»  ♦  <►  *     !*<-»  W 

lll     *^><^*<^-*^<^*«A*       tVj «^ <>•■»<►  <^>>, A"    ||| 

PRINCIPES 

P  O  LITIQUE 

K>!<>!<>!<>S<>!<>!<>Î<X>!<X>Î<>!<>Î<X>!<X>!<XXX 

Livre    Troisième, 

^VANT  de  parler  des  diverfes 
formes  de  Gouvernement  ,  tâ- 
chons de  fixer  le  fens  précis  de 
ce  mot  3  qui  n'a  pas  encore  été 
fort  bien  expliqué. 


CHAPITRE    I. 

Du  Gouvernement  en  général. 

J'avertis  le  Lefteur  que  ce 
Chapitre  doit  être  lu  polement  , 
&  que  je  ne  fçais  pas  l'art  d'être 
clair,  pour  qui  ne  veut  pas  être 
attentif. 

Toute  aélion  libre  a  deux 
caufes  qui  concourent  à  la  pro- 
duire \  l'une  morale  ,  fçavoir  , 
la  volonté  qui  détermine  l'afte  ; 
l'autre  phyfique^  fçavoir,  la puif- 
fance  qui  l'exécute.  Qiiand  je 
marche  vers  un  objet  ,  il  faut 
premièrement  que  j'y  veuille  al- 
ler ;  en  fécond  lieu  ,  que  mes 
pieds  m'y  portent.  Qii'un  para- 
lytique veuille  courir ,  qu'un  hom- 
me agile  ne  le  veuille  pas ,  tous 
deux  refteront  en  place.  Le  corps 

politique 


politique  a  les  mêmes  mobiles; 
on  y  dirtingue  de  même  la  force 
&  la  volonté  ;  Celle  -  ci  fous  le 
nom  de  Puijjfance  Icgijïatlve^  l'au- 
tre fous  le  nom  de  Puiffance  exé^ 
cutive.  Rien  ne  s'y  fait  ou  ne  s'y 
doit  faire  fans  leur  concours. 

Nous  avons  vu  que  la  puiffan- 
ce légiflative  appartient  au  peu- 
ple 5  &  ne  peut  appartenir  qu'à 
lui.  Il  eft  aifé  de  voir  au  con- 
traire, par  les  principes  ci-devant 
établis  5  que  la  puilfance  execu- 
tive ne  peut  appartenir  à  la  géné- 
ralité 5  comme  Légiflatrice  ou 
Souveraine;  parce  que  cette  puif- 
fance ne  confifte  qu'en  des  aftes 
particuliers  qui  ne  font  point  du 
rellbrt  de  la  loi ,  ni  par  conféquent 
de  celui  du  Souverain ,  dont  tous 
les  adles  ne  peuvent  être  que  des 
ïoix. 

Il  FAUT  donc  à  la  force  pu- 

M 


I 


=^  )(   158  )(# 

blique  un  agent  propre  qui  la  réu- 
niilè  Se  la  mette  en  œuvre  feloa 
les  diredtions  de  la  volonté  g-éné-  \- 
raie  ,  qui  lerve  à  la  communica-  v 
tion  de  l'État  &  du  Souverain  ^ 
qui  faiTe  en  quelque  forte  dans  la 
peribnne  publique  y  ce  que  fait 
dans  rhomme  l'union  de  l'ame  de  '■ 
du  corps.   Voilà  quelle  eft  dans 
l'État  la    raifon  du   Gouverne 
ment ,  confondu  mal  à  propos 
avec  le  Souverain  5  dont  il  n'eft 
que  le  miniftre. 

Qu'est-ce  donc  que  le  Gou- 
vernement ?  Un  corps  intermé- 
diaire établi  entre  les  Sujets  &  le 
Souverain  ,  pour  leur  mutuelle 
correfpondance^  chargé  de  l'exé- 
cution des  loix  5  &  du  maintiea 
de  la  liberté ,  tant  civile  que  po- 
litique. 

Les  membres  de  ce  corps  s'ap- 
pellent Magiftiats  ou  liois^  c'eil-» 


#)(  i?9)(  # 
a-dire  ,  Gouverneurs  y  &  le  corps 
entier  porte  le  nom  de  Prince  *. 
Ainfi^ceux  qui  prétendent  que 
Tafte  par  lequel  un  peuple  le  fou- 
met  à  des  chefs ,  n'eft  point  un 
contrat  ,  ont  grande  raifon.  Ce 
n'eft  abfolument  qu'une  commif- 
lion  5  un  emploi  dans  lequel,  fim- 
pîes  Officiers  du  Souverain  ,  ils 
exercent  en  fon  nom  le  pouvoir 
dont  il  les  a  faits  dépofitaires  , 
&  qu'il  peut  limiter  ,  modifier  & 
reprendre  quand  il  lui  plaît,  l'a- 
liénation d'un  tel  droit  étant  in- 
compatible avec  la  nature  du 
corps  focial ,  6c  contraire  au  but 
de  l'allbciation. 

J'appelle  donc  Gouvernement^ 
ou  luprême  adminiftration ,  l'e- 
xercice légitime  de  la  puiflance 

*  Ceft  ûinû  qu'à  Veiiifc  on  donne  au  Col- 
lège le  nom  de  SérùniJ]lme  Prince,  mOme  quafid 
leDjgcn'y  alIiUepas, 


^  )(  140  )(^ 

executive  ,  &  Prince  ou  Magif- 
trat  ^  l'homme  ou  le  corps  char- 
ge de  cette  admimftration 

C'est  dans  le  Gouvernement 
>que  le  trouvent  les  farces  inter» 
mcdiaires  ,  dont  les  rapports 
compoient  celui  de  tout  au  tout 
ou  du  Souverain  à  l'Etat.  On 
peut  repréfenter  ce  dernier  rap- 
port par  celui  des  extrêmes  d'une 
proportion  continue  ,  dont  la 
moyenne  proportionnelle  eft  le 
Gouvernement.  Le  Gouverne- 
ment reçoit  du  Souverain  les  or- 
dres qu'il  donne  au  peuple  ,  Se 
pour  que  l'Etat  ibit  dans  un  bon 
équilibre,  il  faut ,  tout  compenle^ 
qu'il  y  ait  égalité  entre  le  produit 
ou  la  puiflance  du  Gouvernement 
pris  en  lui-même  y  &  le  produit 
ou  la  puiflance  des  citoyens  y  qui 
font  fouverains  d  un  côté  &  lu  jets 
de  l'autre, 


#  )(Hi  )(  # 
De  plus  ,  on  ne  fçauroit  alté- 
rer aucun  des  trois  termes ,  fans 
rompre  à  Tinftant  la  proportion. 
Si  le  Souverain  veut  gouverner, 
ou  fi  leMagiftrat  veut  donner  des 
loix  ,  ou  fi  les  fujets  refufent  d'o- 
béir ,  le  defordre  fiiccede  à  la  rè- 
gle 3  la  force  &  la  volonté  n'a- 
giffent  plus  de  concert,  &  l'Etat 
diiTout  tombe  ainfi  dans  le  def- 
potifme  ou  dans  Tanarchie.  Enfin^ 
comme  il  n'y  a  qu'une  moyenne 
I  proportionnelle  entre  chaque  rap- 
port ,  il  n'y  a  non  plus  qu'un  bon 
gouvernement  polïïble  dans  un 
Etat  :  Mais  comme  mille  événe- 
ments peu\cnt  changer  les  rap- 
ports d'un  peuple  >  non  feulement 
I  différents  Gouvernements  peu- 
'  vent  être  bons  à  divers  peuples  y 
mais  au  même  peuple  en  difté- 
rents  temps. 

Pour  tâcher  de  donner  une 


idée  des  divers  rapports  qui  peu- 
vent régner  entre  ces  deux  extrê- 
mes 5  je  prendrai  pour  exemple 
le  nombre  du  peuple  ^  comme  un 
rapport  plus  facile  à  exprimer. 

Supposons  que  l'Etat  foit 
compolé  de  dix-mille  Citoyens  : 
le  Souverain  ne  peut  être  confî- 
déré  que  colleftivement  ^  &  en 
corps  :  mais  chaque  particulier 
en  qualité  de  lujet ,  eft  confidéré 
comme  individu  :  ainfi  le  Sou- 
verain eft  au  lujet  comme  dix- 
mille  eft  à  un  :  c'eft-à-dire  ,  que 
chaque  membre,  de  l'Etat  ,  n'a 
pour  la  part  que  la  dix-millieme 
partie  de  l'autorité  Ibuveraine  , 
quoiqu'il  lui  loit  fournis  tout  en- 
tier. Qiie  le  peuple  foit  compolé 
de  cent  mille  hommes ,  l'état  des 
fujets  ne  change  pas  ,  &  chacun 
porte  également  tout  l'empire  des 
îgix^  tandis  q^uc  ion  fufFrage  >  ré- 


#)(:I43    )    (# 

duit  à  un  cent-millième  ,  a  dix: 
fois  moins  d'infliience  dans  leur 
rédaftion.  Alors  le  fiijet  reftaat 
toujours  un  ,  le  rapport  du  Sou- 
verain augmente  en  raifon  du 
nombre  des  Citoyens.  D'où  il  fuit 
que  plus  l'Etat  s'agrandit  y  plus 
la  liberté  diminue. 

dtTAND  je  dis  que  le  rapport 
augmente  >  j'entends  qu'il  s'éloi- 
gne de  l'égalité.  Amfi  plus  le  rap- 
port eft  grand  ,  dans  l'acception 
des  Géomètres  ,  moins  il  y  a  de 
rapport  dans  l'acception  commu- 
ne j  dans  la  première  ,  le  rapport 
confidéré  félon  la  quantité  y  fe 
mefure  par  l'expofant ,  ôc  dans 
l'autre  ,  confidéré  félon  l'identi- 
té 5  il  s'eftime  par  la  fimilitude. 

Or  m  o I  n s  les  voloiîiés  par- 
ticulières fe  rapportent  à  la  vo- 
lonté générale  ,  c'eft-à-dire  y  les 
mœurs  aux  loix  y  plus  la  for* 


=^  )(  i44)(  # 
ce  réprimante  doit  augmenter» 
Donc  le  Gouvernement  ^  pour 
jêtre  bon,  doit  être  relativement 
plus  fort,  à  mefure  que  le  peuple 
eft  plus  nombreux. 

D'un  autre  côté  ,  l'agran- 
diffement  de  l'Etat  donnant  aux 
dépofitaires  de  l'autorité  publi- 
que plus  de  tentations  &  de  mo- 
yens d'abufer  de  leur  pouvoir  y 
plus  le  Gouvernement  doit  avoir 
de  force  pour  contenir  le  peuple , 
plus  le  Souverain  doit  en  avoir 
à  fon  tour  pour  contenir  le  Gou- 
vernement. Je  ne  parle  pas  ici 
d'une  force  abfolue  ,  mais  de  la 
force  lélative  des  diverfes parties 
de  l'Etat. 

I  L  s  u  I  T  de  ce  double  rap- 
port que  la  proportion  continue 
entre  le  Souverain  ,  le  Prince  ôc  le 
peuple,  n'eft  point  une  idée  arbi- 
traire ^  mais  une  conféquence  né- 

ceiiaire 


i  teflaire  de  la  nature  du  corps 
politique.  Il  fuit  encore  que  l'un 
des  extrêmes  5  façvoir  le  peuple 
comme  fujets  ,  étant  fixe  &  re- 
préfenté  par  l'unité  5  toutes  les 
fois]  que  la  raifon  doublée  aug- 

I  mente  ou  diminue ,  la  raifon  fim- 
pie  augmente  ou  diminue  fembla- 
blement^  &  que  par  conféquent  le 
moyen  terme  eft  changé.  Ce  qui 
fait  voir  qu^il  n'y  a  pas  une  conf- 
titution  de  Gouvernement  uni* 

j  que  &  abfolue  5  mais  qu'il  peut 
y  avoir  autant  de  Gouverne- 
ments différents  en  nature  que 

i    d'Etats  différents  en  grandeur. 
SîjTOURNANTCe  fyftê- 

Ime  en  ridicule ,  on  difoït  que 
pour  trouver  cette  moyenne  pro- 
portionnelle &  former  le  corps 
du  Gouvernement,  il  ne  faut ,  le^ 
Ion  moi  y  que  tirer  la  racine  quari- 
rée  du  nombre  du  peuple  ;  je  ré-^ 

N 


#  )('  146  X  # 
pondrois  que  je  ne  prends  ici^ 
ce  nombre  que  pour  un  exemple , 
que  les  rapports  dont  je  parle 
ne  fe  mefurent  pas  feulement 
par  le  nombre  des  hommes  ,  mais 
en  général  par  la  quantité  d'ac- 
tion 5  laquelle  fe  combine  par 
des  multitudes  de  caufes  ,  qu'au 
relie  fi,  pour  m'exprimer  en  moins 
de  paroles  ,  j'emprunte  un  mo- 
rnent  des  termxcs  de  géométrie  , 
je  n'ignonepas,  cependant  y  que 
la  précifion  géométrique  n'a  point 
lieu  dans  ks  quantités  morales. 
Le  Gouvernement 
eft  en  petit  ce  que  le  corps  po- 
litique qui  le  renferme  eft  en 
grand.  C'eft  une  per.îbnne  mo- 
rale douée  de  certames  facultés  y 
aûiye.  comme  le  Souverain  ^paf- 
five  comme  l'Etat  ,&  qu'on  peut 
décompofer  eu  d'autres  rapports  - 
f^mb labiés.,^, d'où  nait  par  cou- 


#  )(  Ï47  )(# 
féquent  une  nouvelle  proportion^ 
une  autre  encore  dans  celle-ci 
félon  l'ordre  des  Tribunaux  ,  juf-. 
qu'à  ce  qu'on  arrive  à  un  moyen 
terme  indivifible  c'eft-à-dire  ^ 
à  un  feul  chef  ou  magiftrat  fu- 
prême,  qu'on  peut  fe  reprélen- 
terau  milieu  de  cette  progreiïïon  5. 
comme  l'unité  entre  la  férie  des 
fraftions  6c  celle  des  nombres. 

Sans  nous  embarrafler  dans 
cette  multiplication  de  termes  ^ 
contentons -nous  de  confidérer 
le  Gouvernement  commeun  nou-' 
veau  corps  dans  l'Etat  y  diftinft 
du  peuple  &c  du  Souverain ,  &c 
intermédiaire  entre  l'un  ôcl'autre. 

I  L  Y  A  cette  différence  effen- 
tielle  entre  ces  deux  corps  ,  que 
l'Etat  exifte  par  lui  -  même  , 
&que  le  Gouvernement  n'exifte 
que  par  le  Souverain.  Ainli  la 
volonté   dominante    du    Prince 


n'eft  ou  ne  doit  être  que  la  vo- 
lonté générale  ou  la  loi ,  fa  force 
n'eft  que  la  force  publique  con- 
centrée en  lui  y  fi-tôt  qu'il  veut 
tirer  de  lui  -  même  quelque  aftc 
abfolu  &  indépendajit  ,1a  liaifon 
du  tout  commence  à  fe  relâcher. 
Si'l  arrivoit  enfin  que  le  Prince 
eût  une  volonté  particulière  plus 
aâive  que  celle  du  Souverain  ^  6i 
qu'il  ufât  pour  obéir  à  cette  volon- 
té particulière  5  de  la  force  publi- 
quequieft  dans  fes  mains^enforte 
qu'on  eût ,  pour  ainfi  dire  ,  deux 
Souverains 5 l'un  de  droit  ôcl'autre 
de  fait ,  à  l'mftant  l'union  focia- 
le  s'évanouiroit ,  &  le  corps  poli- 
tique feroit  diflbut. 

Cependant  pour  que  le 
corps  du  Gouvernement  ait  une 
exiftence,  une  vie  réelle  qui  le 
diftmgue  du  corps  de  l'Etat, 
pour  que  tous  fes  membres  puif-- 


#  )(  i49)(  # 
fent  agir  de  concert  &  répondre 
à  la  fin  pour  laquelle  il  eft  inf- 
titué  5  il  lui  faut  un  moi  par- 
ticulier ^  une  fenfibilité  commune 
à  fes  membres ,  une  force  5  une 
volonté  propre  qui  tende  à  fa 
confervation.  Cette  exiftence  par- 
ticulière fuppofe  des  aflemblées , 
des  confeils  ^  un  pouvoir  de  déli- 
bérer de  réfoudre  ,  des  droits  3 
des  titres ,  des  privilèges  qui  ap- 
partiennent au  Prince  exclufive- 
ment?5  6c  qui  rendent  la  condition 
du  magiftrat  plus  honorable  à 
proportion  qu'elle  eft  plus  péni- 
ble. Les  difficultés  font  dans  la 
manière  d'ordonner  dans  le  tout 
ce  tout  fubalterne  ^  de  forte  qu'il 
n'altère  point  la  conflitution 
générale  en  affermiflant  la  fien- 
ne ,  qu'il  diftingue  toujours  fa 
force  particulière  ^  deftinée  à  fa 
propre  confervation  ,  de  la  force 

N3 


#  )(  I50  )(  # 
publique  deftinée  à  la  conferva.- 
tion  de  TEtat  ,  &  qu'en  un  mot 
il  foit  toujours  prêt  à  facrifier  le 
Gouvernement  au  peuple  &  non 
le  peuple  au  Gouvernement. 

D' AILLEURS,  bien  que  le 
corps  artificiel  du  Gouvernement 
foit  l'ouvrage  à\m  autre  corps 
artificiel ,  &  qu'il  n'ait  en  quel- 
que lorte  qu'une  vie  emprimtée 
Ccfubordonnée,  cela  n'empêche 
pas  qu'il  ne  puiiïe  agir  avec  plus 
ou  moins  de  vigueur  ou  de  célé- 
rité 5  jouir^  pour  ainfi  dire,  d'une 
fanté  plus  ou  moins  robufte.  En- 
fin 5  fans  s'éloigner  diredement 
du  but  de  fon  inftituticn  y  il  peut 
s'en  écarter  plus  ou  moins  j  félon 
la  manière  dont  il  eft  conftitué. 

C  E  s  T  de  toutes  ces  différen- 
ces que  naiffent  les  rapports  di- 
vers que  le  Gouvernement  doit 
^Yoir  avec  le  corps  de  l'Etat  y 


^:)(  151  )(  # 

lelon  les  rapports .  accidentels  & 
particuliers  par  lefquels  ce  même 
Etat  eft  modifié.  Car  fouvent 
le  Gouvernement  le  meilleur  en. 
foi  deviendra  le  plus  vicieux  ,  fi 
fes  rapports  ne  font  altérés  félon 
les  défauts  du  corps  politique  aiv- 
quel  il   appartient. 

;         CHAPITRE  IL 

(Du  principe  qui  conjiitue  les  ai- 
»  verfes  formes  de  Gouvernement. 

p  o  u  R  expofer  la  caufe  géné- 
rale de  ces  différences  ^  il  faut 
diftinguer  ici  le  Prince  &  le  Gou- 
vernement 5  comme  j'ai  diftin- 
gué  ci-devant  PEtat  &  le  Sou- 
verain. 

LECORPsdu  magiftrat  peut 
être  compoie  d'un  plus  grand 
ou  moindre  nombre  de  membres. 

N4 


#  )(  J50(  # 
Noiis  avons  dit  que  le  rapport 
du  Souverain  aux  fujets  étoit 
d'autant  plus  grand  que  le  peu- 
ple étoit  plus  nombreux  ,  ôc  par 
une  évidente  analogie  nous  en 
pouvons  dire  autant  du  Gou- 
vernement à  l'égard  des  magiC. 
trats. 

Or  L  A  force  totale  duGou-^ 
vernement  étant  toujours  celle 
de  l'Etat  ^  ne  varie  point  :  d'où 
il  fuit  que  plus  il  ufe  de  cettQ: 
force  fur  fes  propres  membres,^ 
moins  il  lui  en  refte  pour  agit 
(\ir  tout  le  peuple. 

Donc  plus  les  Magiftrats  font 
nombreux,  plus  le  gmivernem.ent 
eft  foible.  Comme  cette  maxi- 
me eft  fondamentale^appliquons- 
nous  à  la  mieux  éclaircir. 

Nous  pouvons  diftinguer  dans 
h,  perfonne  du  Magiftrat  trois 
volontés    efîèntiellement    diffé^ 


rentes.  Premièrement  la  volonté 
propre  de  l'individu,  qui  ne  tend 
qu'à  fon  avantage  particulier  ; 
fecondement  la  volonté  commu- 
ne des  Magiftrats  ^  qui  fe  rap- 
porte uniquement  à  l'avantage 
du  Prince,  &  qu'on  peut  appeller 
volonté  de  corps  ,  laquelle  eft 
générale  par  rapport  au  Gouver- 
nement ,  &  particulière  par  rap- 
port à  l'Etat  y  dont  le  Gouver- 
nement fait  partie  ,  en  troifieme 
Jieu  la  volonté  du  peuple  ou  la 
volonté  fouveraine  ,  laquelle  eft 
générale  ,  tant  par  rapport  à 
l'Etat  confidéré  comme  le  tout , 
que  par  rapport  au  Gouverne- 
ment confidéré  comme  partie  du 
tout. 

Dans  une  législation  parfaite, 
la  volonté  particulière  ou  indivi- 
duelle doit  être  nulle ,  la  volonté 
de  corps  propre  au  Goiivernc* 


rnent  très  -  fubordonnée  ,  &  par 
conféquent  la  volonté  générale  ou 
fouveraine  toujours  dominante 
6c  la  règle  unique  de  toutes  les 
autres. 

Selon  l'ordre  naturel  y  au  con- 
traire 5  ces  différentes  volontés 
deviennent  plus  aftives  à  melure 
qu'elles  fe  concentrent.  Ainfi  la 
volonté  générale  eft  toujours  la 
plus  foible  5  la  volonté  de  corps 
a  le  fécond  rang  ^  Se  la  volonté 
particulière  le  premier  de  tous  : 
de  forte  que  dans  le  Gouverne- 
ment chaque  membre  eft  pre- 
mièrement foi -même  5  Se  puis 
Magiftrat,  6c  puis  Citoyen.  Gra- 
dation direftement  oppofée  à 
celle  qu'exige  Tordre  focial. 

Cela  pofé  :  que  tout  le  Gou- 
vernement foit  entre  les  mains 
d'un  feul  homme  ,  voilà  la  vo- 
lonté particuHere  6c  la  volonté 


#)(  155  )(  # 

de  corps  parfaitement  réunies  , 
&  par  conféquent  celle-ci  au  plus 
haut  degré  d'mtenfité  qu'elle 
puiiTe  avoir.  Or  ,  comme  c'eft  du 
degré  de  la  volonté  que  dépend 
Tulage  de  la  force  5  &  que  la 
force  abfolue  du  Gouvernement 
ne  varie  point ,  il  s'enfuit  que  le 
plus  aftif  des  Gouvernements  eft 
celui  d'un  feul. 

Au  CONTRAIRE  5  unifTons  le 
Gouvernement  à  l'autorité  légif- 
lative  j  faifons  le  Prince  du  Sou- 
verain ,  &  de  tous  les  Citoyens 
autant  de  Magifirats  :  alors  la 
volonté  de  corpsj  confondue  avec 
la  volonté  générale  y  n'aura  pas 
plus  d'aâiivité  qu'elle  ,  &  laiflera 
la  volonté  particulière  dans  toute 
la  force.  Ainfî  le  Gouvernement, 
toujours  avec  la  même  force  ab- 
iolue  5  lera  dans  Ion  minimum  de 
force  relative  ou  d'adivité. 


#  )(  M6  )(  # 
Ce'?  n^pportsfont  inconteffa- 
bles  ,  &  d'autres  confidérations 
fervent  encore  à  les  confirmer. 
On  voit  y  par  exemple  ,  que  cha- 
que iMagiftrat  eft  plus  aftif  dans 
fon  corps  ,  que  chaque  citoyen 
dans  le  fien  ,  &  que  par  confé- 
quent  la  volonté  particulière  a 
beaucoup  plus  d'influence  dans  les 
aftes  du  Gouvernement  que  dans 
ceux  du  Souverain  ;  car  chaque 
Magiftrat  eft  prefque  toujours 
chargé  de  quelque  fonâiion  du 
Gouvernement ,  au  lieu  que  cha- 
que citoyen  pris  à  part  n'a  au- 
cune fonction  de  la  fouveraineté. 
D'ailleurs  5  plus  l'Etat  s'étend  , 
plus  fa  force  réelle  augmente , 
quoiqu'elle  n'augmente  pas  en 
raifon  de  fon  étendue:  mais  l'Etat 
reftant  le  même  ,  les  Magiftrars 
ont  beau  ie  multiplier  ,  le  Gou- 
vernement n'en  acquiert  pas  une 


#)C  157  )(# 

plus  grande  force  réelle  5  parce 
que  cette  force  eft  celle  de  l'Etat, 
dont  la  mefure  eft  toujours  égale. 
Ainfi  5  la  force  relative  ou  Tafti- 
vite  du  Gouvernement  diminue  5 
fans  que  fa  force  abfolue  ou  réelle 
puifle  augmenter. 

I L  E  s  T  fur  encore  que  l'expé- 
dition des  affaires  devient  plus 
lente  à  mefure  que  plus  de  gens 
en  font  chargés  ;  qu'en  donnant 
trop  à  la  prudence ,  on  ne  donne 
pas  affez  à  la  fortune,  qu'on  laifle 
échapper  l'occafion,  &  qu'à  force 
de  délibérer  on  perd  fouvent  le 
fruit  de  la  délibération. 

Je  viens  de  prouver  que  le 
Gouvernement  fe  relâche  à  me- 
fure que  les  Magiftrats  fe  ruulti- 
plient  5  &  j'ai  prouvé  ci-devant 
que  plus  le  peuple  eft  nombreux, 
plus  la  force  réprimante  doit 
augmenter.  D'où  il  fuit  que  k 


#  )(  158  )(  # 
rapport  des  Magiftrats  au  Gou- 
vernement doit  être  inverle  du 
rapport  des  fujets  au  Souverain. 
C'eft-à-dire^  que  plus  TEtat  s'ag- 
grandit ,  plus  le  Gouvernement 
doit  fe  refferrer  ^  tellement  que 
le  nombre  des  chefs  diminue 
en  raifon  de  l'augmentation  du 
peuple. 

Au  RESTE  5  je  ne  parle  ici 
que  de  la  force  relative  du  Gou- 
vernement 5  &  non  de  fa  rectitu- 
de. Car  y  au  contraire  ^  plus  le 
Magiflrat  eft  nombreux  ^  plus  la 
volonté  de  corps  fe  rapproche  de 
la  volonté  générale  ;  au  lieu  que 
fous  un  magiftrat  unique  cette 
même  volonté  de  corps  n'eft  y 
comme  je  l'ai  dit,  qu'une  volonté 
particulière.  Ainfi^l'on  perd  d'un 
coté  ce  qu'on  peut  gagner  de 
l'autre  ^  6c  l'art  du  Légillateur 
eft  de  fçavoir  fixer  le  point  où  la 


#)(  159  )(# 

force  &c  la  volonté  du  Gouverne* 
xnent  ,  toujours  en  proportion 
réciproque  ,  le  combinent  dans 
le  rappport  le  plus  avantageux  à 
l'Etat. 

CHAPITRE    III. 

Dlvifion  des  Gouvernements. 

On  A  vu  dans  le  chapitre  pré- 
cédent pourquoi  l'on  diftingue 
les  diverfes  efpeces  ou  formes  de 
Gouvernements  par  le  nombre 
des  membres  qui  les  compofent  i 
il  refte  à  voir  dans  celui-ci  com- 
ment fe  fait  cette  divifion. 

Le  Souverain  peut ,  en  pre- 
mier lieu  5  commettre  le  dépôt 
du  Gouvernement  à  tout  le  peu- 
ple ou  à  la  plus  grande  partie  du 
peuple  5  en  forte  qu'il  y  ait  plus 
de  citoyens  magiltrats  que   de 


#  )(  i«o)(  # 

Citoyens  fimples  particuliers.  On 
donne  à  cette  forme  de  Gouver- 
nement le  nom  de  Démocratie. 

Ou  BIEN 5  il  peut  reflerrer  le 
Gouvernement  entre  les  mains 
d'un  petit  nombre^  en  forte  qu'il 
y  ait  plus  de  fimples  citoyens 
que  de  magiftrats,  &  cette  forme 
porte  le  nom  à'AriJlocratie. 

Enfin,  il  peut  concentrer  tout 
le  Gouvernement  dans  les  mains 
d'un  magiftrat  unique ,  dont  tous 
les  autres  tiennent  leur  pouvoir. 
Cette  troifieme  forme  eft  la  plus 
commune  ,  &  s'appelle  Monar- 
chie ou  Gouvernement  royal. 

On  doit  remarquer  que  tou- 
tes ces  formes  ^  ou  du  moins  les 
deux  premières  5  font  fufceptibles 
de  plus  ou  de  moins  ,  &  ont 
même  une  aflez  grande  latitu- 
de ;  car  la  Démocratie  peut  em- 
brafler  tout  le  peuple  ou  fe  refler- 
rer 


#  )(  i6i  )(  # 
rer  jufqu'à  la  moitié.  L'Arifto-» 
cratie  à  Ton  tour  peut  de  la  moi- 
tié du  peuple  Te  reflerrer  jufqu'au 
plus  petit  nombre  indéterminé- 
ment.  La  Royauté  même  eft 
fufceptible  de  quelque  partage. 
Sparte  eut  conftamment  deux 
Rois  par  fa  conftitution,  &  Ton  a 
vu  dans  l'Empire  Romain  jufqu'à 
huit  Empereurs  à  la  fois ,  ^ns 
qu'on  pût  dire  que  l'Empire  fût 
divifé.  Ainfi  ^  il  y  a  un  point  où 
chaque  forme  de  Gouvernement 
fe  confond  avec  la  fuivante  ^  Se 
l'on  voit  5  que  fous  trois  feules 
dénominations  y  le  Gouverne- 
ment eft  réellement  fufceptible 
d'autant  de  formes  diverfes^  que 
l'Etat  a  de  Citoyens. 

Il  Y  A  plus  :  Ce  même  Gouver- 
nement pouvant  à  certains  égards 
ie  fubdivifer  en  d'autres  parties  , 
l!uue  adminiftréc  d'une  miniers 

O 


#    )(     I62    )(    ^ 

6c  l'autre  d'une  autre  ,  il  peut 
réfulter  de  ces  trois  formes  com- 
binées une.  multitude  de  formes 
mixtes  ,  dont  chacune  eft  multi- 
pliable  par  toutes  les  formes 
fîmples. 

On  a  de  tous  temps  beaucoup 
difputé  fur  la  meilleure  forme  de 
Gouvernement ,  fans  confiderer 
que  chacune  d'elles  eft  la  meil- 
leure en  certains  cas  ^  &  la  pire 
en  d'autres. 

Si  dans  les  différents  Etats  le 
nombre  des  magiftrats  fuprêmes 
doit  être  en  raifon  inverfe  de 
celui  des  Citoyens  ^  il  s'enfuit 
qu'en  général  le  Gouvernement 
Démocratique  convient  aux  pe- 
tits Etats  5  l'Ariftocratique  aux 
médiocres ,  &  le  Monarchique 
aux  grands.  Cette  règle  fe  tire 
immédiatement  du  principe  ; 
mais  comment  compter  la  multi- 


tilde  de  circonftances  qui  peu- 
vent fournir  des  exceptions  ? 

CHAPITRE    IV. 

De  la  Démocratie, 

Celui  qui  fait  la  loi  fçait  mieux 
que  perfonne  comment  elle  doit 
être  exécutée  &  interprêtée.  Il 
fembledonc  qu'on  ne  fçauroit 
avoir  une  meilleure  conftitution 
que  celle  où  le  pouvoir  exécutif 
ell:  joint  au  légiflatif  :  Mais  c'cll: 
cela  même  qui  rend  ce  Gouver- 
nement iniùffifant  à  certains 
égards ,  parce  que  les  choies  qui 
doivent,  être  diltiguées  ne  le  font 
pas  ,  &  que  le  Prince  6c  le  Sou- 
verain n'étant  que  la  même  per- 
fonne 5  ne  forment ,  pour  ainfi 
xlire  5  qu'un  Gouvernement  lans 
.ÇouYÇmcment. 


#=  ) (  I 64  ) (  # 

.    Il  n'est  pas  bon  que  celui  qu? 
fait  les  loix  les  exécute  ^  ni  que 
le  corps  du  peuple  détourne  Ton 
attention    des  vues  générales  , 
pour  îes  donner  aux  objets  parti- 
culiers. Rien   n'efl  plus  dange- 
reux que  l'influence  des  intérêts 
privés  dans  tes  affaires  publiques, 
&  l'abus  des  loix  par  le  Gouver- 
nement eft  un  mal  moindre  que 
lalcorruption  du  LégiHateur^fuite 
infaillible  des  vues  particulières. 
Alors  l^Etat  éta;nt  altéré  dans  fa 
fabftance  5  toute  réforme  devient 
impoffibîe.  Un  peuple  qui  n'abu- 
leroit  jamais  du  Gouvernement 
n'abuferoit  pas  non  plus  de  Tin- 
dépendance  ;  un  peupte  qui  gou- 
verneroit'  toujours  bieff^  rt'auroi't 
pas  belbin  d^être  gouverné. 

A  PRENDRE  le  terme  dan^  la 
rigueur  de  l'acception ,  il  n'a  jav 
mais  exifté  de  véritable  Démo^* 


#  )(  1.^5  )(  ^ 
cratie  ,  &  il  n'en^  exiftera  jamais^ 
Il  eft  contre  Tordre  naturel  que 
le  grand  nombre  gouverne  8c 
que  le  petit  foit  gouverné.  On 
fie  peut  im:l^iher  que  le  peuple 
rcfte  inceflamment  alTemblé  pour 
vaquer  aux  afl&ires  publiques  y 
&  Ton  voit  aifément  qu'il  ne 
fçauroit  établir  pour  cela  des 
commiffions  fans  que  la  forme  de 
l'adminiftration  ehanf2;e. 

En  effet  y  je  crois  pouvoir 
pofcr  en  principes  que  quand  les 
fondions  du  gouvornement  font 
partagées  entre  plufieurs  tribu- 
naux y  les  moins  nombreux  ac- 
quièrent tôt  ou  tard  la  plus 
g-rande  autorité  ^  ne  fût-ce  qu'à 
caufe  de  la  facilité  d'expédier 
les  afifliires  y  qui  les  y  amené 
naturellement. 

D'ailleurs  que  dechofes 
^diffiales  à  réunir  ^  ne  fuppofe  ^dà 


ce  Gouvernement  ?  Première- 
ment un  Etat  très-petit  où  le 
peuple  foit  facile  à  raffembler  y 
ôc  où  chaque  ci,toyen  puiffe  ai- 
fément  connoître  tous  les  au- 
tres 5  lecoridement  ^  une  grande 
fimplicité  de  m^œurs^  qui  pré- 
vienne la  multitude  d'affaires  6c 
les  difculTions  épineules  ;  enfuite  j 
beaucoup  d'égalité  dans  les  rangs 
&  dans  les  fortunes ,  fans  quoi 
l'égalité  ne  fçauroit  fubfifter  long- 
temps dans  les  droits  6c  l'auto- 
rité '•,  enfin  ,  peu  ou  point  de 
luxe  5  car  ou  le  luxe  eft  l'effet 
des  richeffes ,  ou  il  les  rend  né- 
ceffaires  ,  il  corrompt  à  la  fois 
le  riche  6c  le  pauvre,  l'un  par 
la  poffelïion  ,  l'autre  par  la  con- 
voitife  j  il  vend  la  patrie  à  la 
moUeffe,  à  la  vanité,  il  ôte  à 
l'Etat  tous  fes  citoyens  ,  pour 
les  aflcivir  les  uns  aux;  autres  ;j 
6c  tous  à  ropinion. 


#  )(  1^7  )(  # 
Voila  pourquoi  un  Auteur 
célèbre  a  donné  la  vertu  pour 
principe  à  la  République  ;  car 
toutes  ces  conditions  ne  fçau- 
roient  fubfifter  fans  la  vertu  : 
mais  y  faute  d'avoir  fait  les  dif- 
tinftions  nécelTaires  ^  ce  beau 
génie  a  manqué  fouvent  de  juf- 
tefle  5  quelquefois  de  clarté  y  ôc 
n'a  pas  vu  que  l'autorité  fouve- 
raine  étant  par-tout  la  même , 
le  même  principe  doit  avoir  lieu 
dans  tout  Etat  bien  conftitué  y 
plus  ou  moins,  il  eft  vrai  y  félon 
la  forme  du  Gouvernement. 

Ajoutons  qu'il  n'y  a  pas  de 
Gouvernement  fi  fujet  aux  guer- 
res civiles  &  aux  agitations  in- 
teftines,  que  le  Démocratique  ou 
populaire  y  parce  qu'il  n'y  en  a 
aucun  qui  tende  û  fortement  Se 
fi  continuellement  à  changer  de 
forme  y  ni  qui  demande  plus  de 


^  )(  i68  )(  # 

vigilance  &  de  courage  pour  être 
maintenu  dans  la  fienne.  Ceft 
fur-tout  dans  cette  conftitution 
que  le  Citoyen  doit  s'armer  de 
force  &  de  conftance  y  5c  dire 
chaque  jour  de  fa  vie  au  fond 
de  fon  cœur  5  ce  que  difoit  un 
vertueux  Palatin  *  dans  la  Diète 
de  Pologne  :  Malo  periculofoin 
libertatem  quam  quietuni  fervi^ 
tium. 

S'tL  y  avoit  un  peuple  de 
Dieux  5  il  fe  gouverneroit  démo- 
cratiquement. Un  Gouverne- 
ment fi  parfait  ne  convient  pas 
à  des  hommes. 

*  Le  Palatin  de  Poraanie,  père  du  Roi  de 
Pologne  Duc  de  Lorraine. 


^ 


O 

« 


CHAPITRE  Vi 


#  )  (  Ifip  )  (  ^ 


CHAPITRE   V- 
De  VArifiocratie. 

Nous  avons  ici  deux  perfonnes 
morales  très-diftinftes  ,  fçavoir  , 
le  Gouvernement  &  le  Souve- 
îain  ^  &  par  conféquent  deux 
volontés  générales  ^  l'une  par 
rapport  à  tous  les  citoyens  :,  l'au- 
tre feulement  pour  les  membres 
de  l'adminiftration.  Ainfi,  bien 
que  le  Gouvernement  puiffe  ré- 
gler fa  police  intérieure  comme 
il  lui  plait  5  il  ne  peut  jamais 
parler  au  peuple  qu'au  nom  du 
Souverain  ,  c'eft^à-dire  ,  au  nom 
du  peuple  même  \  ce  qu'il  ne 
faut  jamais  oublier. 

Les  premières  fociétés  fe  gou- 
vernèrent ariftocratiquement.Les 
chefs  des   familles   délibéroient 


#)(  i70)(# 
entre  eux  des  affaires  publiques  ; 
les  jeunes  gens  cédoient  lans 
peine  à  l'autorité  de  l'expérience. 
De-là  les  noms  de  Prêtres  , 
ôi  Anciens  j  de  Sénat ,  de  Gé- 
rontes  ,  Les  Sauvages  de  FAmé- 
rique  leptentrionale  fe  gouver- 
nent encore  ainfi  de  nos  jours  ^ 
6c  font  très-bien  gouvernés. 

Mais  à  mefure  que  rinégalité 
d'inftitution  l'emporta  fur  l'iné- 
galité naturelle  ^  la  richefle  ou 
la  puiffance  *fut  préférée  à  l'âge  ^ 
Ôc  l'Ariftocratie  devint  éledlive. 
Enfin  la  puilTance  tranfmife  avec 
les  biens  du  père  aux  enfants, 
rendant  les  familles  patriciennes , 
rendit  le  Gouvernement  hérédi- 
taire ,  &  l'on  vit  des  Sénateurs 
de  vmgt  ans. 

*  Il  eft  clair  que  le  mot  Opîimates  chez 
les  anciens  nz  veuc  pas  dire  les  meilleurs  , 
niais ,  Us  plus  puilFants. 


Il  y  a  donc  trois  fortes  d'A- 
riftocratie  ^  naturelle  ,  éleftive  , 
héréditaire.  La  première  ne  con- 
vient qu'à  des  peuples  (impies  ; 
la  troiiieme  eft  le  pire  de  tous 
les  Gouvernements;  la  deuxième 
eft  le  meilleur ,  c'eft  l'Ariftocra- 
tie  proprement  dite. 

Outre  l'avantage  de  la  dif- 
tinftion  des  deux  pouvoirs  ,  elle 
a  celui  du  choix  de  fes  membres: 
car  dans  le  Gouvernement  po- 
pulaire tous  les  Citoyens  naifient 
Magiftrats  ;  mais  celui-ci  les  borne 
à  un  petit  nombre ,  &c  ils  ne  le 
deviennent   que  par  élcûion  *  y 

/  *  Il  importe  beaucoup  de  régler  par  des  loix 
la  forme  de  réle6\ion  des  Magilhais  :  car  en 
TabandoRnanc  à  la  volonté  du  Prince  ,  on  ne 
peut  éviter  de  tomber  dans  TAriltocrane  héi  é- 
ditâire  ,  comme  il  eft  arrivé  aux  Républiques 
de  i^enife  &:  de  Berne,  Auiïi  la  première  cft- 
elle  depuis  long-iemps  un  E:ac  diir>Lit ,  mais  la 
féconde  fe  maintient  par  Textrême  rageiFc  de 

P2 


moyen  par  lequel  la  probité  ^ 
les  lumières  ^  l'expérience  ^  &  tou- 
tes les  autres  raifons  de  préfé- 
rence &  d^eftime  publique  5  font 
autant  de  nouveaux  garants  qu'on 
fera  fagement  gouverné. 

De  p l u s 5  les  aflemblées  fe 
font  plus  commodément  ,  les 
affaires  fe  difcutent  mieux  ^  s'ex- 
pédient avec  plus  d'ordre  &  de 
diligence  ^  le  crédit  de  l'Etat  eft 
mieux  foutenu  chez  l'étranger 
par  de  vénérables  Sénateurs  qiie 
par  une  multitude  inconnue  ou 
méprifée. 

En  un  mot  ^  c'eft  Tordre  le 
meilleur  &  le  plus  naturel  y  que 
les  plus  fages  gouvernent  la  mul- 
titude y  quand  on  eft  fur  qu'ils 
la  gouverneront  pour  fon  profit 
&  non  pour  le  leur  j  il  ne  faut 

fon  Sénat  i  c'eft  une  exception  bien  honorable 
&  bien  dangereufe. 


#)(  173  )(  # 
point  multiplier  envain  les  ref- 
forts,  ni  faire  avec  vingt  mille 
hommes  ce  que  cent  hommes 
•thoifis  peuvent  faire  encore 
mieux.  Mais  il  faut  rerharquer 
que  l'intérêt  de  corps  commence 
à  moins  diriger  ici  la  force  pu- 
blique fur  la  règle  de  la  volonté 
générale  ,  &  qu'une  autre  pente 
inévitable  enlevé  aux  loix  une 
partie  de  la  puiiTance  executive. 
^  A  l'égard  des  convenances 
particulières  ,  il  ne  faut  ni  un 
État  fi  petit  5  ni  un  peuple  fi 
fimple  &  fi  droit ,  que  l'exécu- 
tion des  loix  fuive  immédiate- 
ment de  la  volonté  publique  , 
•comme  dans  une  bonne  Démo- 
cratie. 11  ne  faut  pas  non  plus 
.une  fi  grande  nation  que  les  chefs 
épars  pour  la  gouverner  puiflent 
trancher  du  Souverain ,  chacun 
^ans  fon  département ,  &  corn- 

Pi 


^)(  174  )( 
mencer  par  fe  rendre  indépen- 
dants pour  devenir  enfin  les 
maîtres. 

Mais  5  fi  l'Ariftocratie  exige 
quelques  vertus  de  moins  que 
le  gouvernement  populaire  ,  elle 
en  exige  auiTi  d'autres  qui  lui 
font  propres  ;  comme  la  modé- 
ration dans  les  riches  &c  le  con- 
tentement dans  les  pauvres  ;  car 
il  lemble  qu'une  égalité  rigou* 
rcufe  y  ieroit  déplacée  ;  elle  ne 
fut  pas  m.ême  obfervée  à  Sparte. 

A  u  R  K  s  T  E  5  fi  cette  forme 
comporte  une  certaine  inégalité 
de  fortune  ,  c'efl:  bien  pour  qu'en 
général  radminifl:ration  des  aifai- 
res  publiques  loit  confiée  à  ceux 
qui  peuvent  le  mieux  y  donner 
tout  leur  temps  y  mais  non  pas , 
comme  prétend  Arifl:ote  ^  pour 
que  les  riches  foient  toujours 
préférés.   Au  contraire  ,  il   im- 


porte  qu'un  choix  oppole  ap- 
prenne quelquefois  au  peuple, 
qu'il  y  a  dans  le  mérite  des  hom- 
mes 5  des  raifons  de  préférence 
plus  importantes  que  la  richefîe. 

CHAPITRE       VI. 
De  la  Monarchie, 

Jusqu'ici  nous  avons  confidéré 
le  Prince  comme  une'perlonne 
morale  6c   colleélive  ,  unie  par 
la  force  des  loix ,  &  dépofitaire 
dans  l'Etat  de  la  puifiance  exe- 
cutive. Nous  avons   maintenant 
à  confidérer  cette  puilTance  réu- 
nie entre  les   mains  d'une  per- 
fonn'e  naturelle  ^  d'un   homme 
réel  5  qui  feul  ait  droit  d'en  dif- 
pofer    félon   les    loix.    C'eft    ce 
qu'on  appelle  un  Monarque  ou 
un  Roi. 

r4 


#)(  i70(# 
Tout  au  contraire  des  autres 
adminiftrations  ,  où  un  être  col- 
leftif  repréfente  un  individu , 
dans  celle-ci  un  individu  repré- 
fente un  être  coUeftif  ;  en  forte 
que  Tunité  morale  ^  qui  conftitue 
le  Prince  ,  eft  en  même  temps 
une  unité  phyfique  ,  dans  la- 
quelle toutes  les  facultés  que  la 
loi  réunit  dans  l'autre ,  avec  tant 
d'efforts  y  fe  trouvent  naturelle- 
ment réunies. 

Ainsi  la  volonté  du  peuple, 
6c  la  volonté  du  Prince,  &  la 
force  publique  de  l'Etat  ,  Se 
la  force  particulière  du  Gou- 
vernement,  tout  répond  au  mê- 
me  mobile  y  tous  les  refibrts  de 
la  machine  font  dans  la  même 
main  ,  tout  marche  au  même 
but  5  il  n'y  a  point  de  mouve- 
ments oppofés  qui  s'entredétrui- 
fent  y  6c  l'on  ne  peut  imaginer 


#)(  177  ))  =^ 
aucune  forte  de  conftitution  dans 
laquelle  un  moindre  effort  pro- 
duife  une  aftion  plus  confidé- 
rable.  Archimede  affis  tranquil- 
lement fur  le  rivage  y  &  tirant 
fans  peine  à  flot  \m  grand  vaif- 
leau  y  me  repréfente  un  Monar- 
que habile ,  gouvernant  de  fon 
cabinet  fes  vaftes  Etats ,  &  fai- 
fant  tout  mouvoir  en  paroiflanc 
immobile. 

Mais  s'il  n'y  a  point  de  Gou- 
vernement qui  ait  plus  de  vi- 
gueur 5  il  n'y  en  a  point  où  la 
volonté  particulière  ait  plus  d'em- 
pire &  domine  plus  ailcment  les 
autres  ;  tout  marche  au  même 
but  5  il  eft  vrai  ,  mais  ce  but 
n'eft  point  celui  de  la  félicité 
publique  ,  6c  la  force  même  de 
î'adminiflration  tourne  fans  celle 
au  préjudice  de  l'Etat. 

Ijts  ilois  veulent  être  abfolus. 


#  )(  1/8  )(# 
&  de  loin  on  leur  crie  que  le 
meilleur  moyen  de  Têtre  ,  eft 
de  fe  faire  aimer  de  leurs  peu- 
ples. Cette  maxime  eft  très-belle , 
&c  même  très-vraie  à  certains 
égards.  Malheureufement  on  s'en 
moquera  toujours  dans  les  Cours. 
La  puiflance  qui  vient  de  Tamour 
des  peuples,  eft  fans  doute  la 
plus  grande  ;  mais  elle  eft  pré- 
caire &  conditionnelle  ^  jamais 
les  Princes  ne  s'en  contenteront. 
Les  meilleurs  Rois  veulent  pou- 
voir être  méchants  s'il  leur  plait, 
fans  ceflTer  d'être  les  maîtres.  Un 
fermoneur  politique  aura  beau 
leur  dire  que  la  force  du  peuple 
étant  la  leur  y  leur  plus  grand 
intérêt  eft  que  le  peuple  foit 
floriftant  5  nombreux  y  redouta- 
ble, ils  fçavent  très-bien  que  cela 
n'eft  pas  vrai.  Leur  intérêt  per- 
fonnel  eft  premièrement  que  le 


#)(  179  )(  # 

peuple  ioit  foible  ,  miiérable  , 
&  qu'il  ne  puiiTe  jamais  leur 
réfifter.  J'avoue  que ,  fuppofant 
les  fujets  toujours  parfaitement 
fournis,  l'intérêt  du  Prince  feroit 
alors  que  le  peuple  fût  puiflant  , 
afin  que  cette  puilTlmce  étant  la 
(îenne  ,  le  rendît  redoutable  à 
fes  voifins  ^  mais  comme  cet  in- 
térêt n'eft  que  fecondaire  &  lu- 
bordonné ,  &c  que  les  deux  lup- 
pofitions  font  incompatibles  j  il 
ell;  naturel  que  les  Princes  don- 
nent toujours  la  préférence  à  la 
maxime  qui  leur  eft  le  plus 
immédiatement  utile.  C'eft  ce 
que  Samuel  repréfentoit  forte- 
ment aux  Hébreux  ;  c'eft  ce 
que  Machiavel  a  fait  voir  avec 
évidence.  En  feignant  de  donner 
des  leçons  aux  Rois  ,  il  en  a 
donné  de  grandes  aux  peuples. 
Le  Prince  de  Machiavel  eft  le 
livre  des  Pvépubhcains. 


#  )(  i8o  )(  # 
Nous  avons    trouvé  par  les 
rapports  généraux ,  que  la  Mo- 
narchie n'eft  convenable  qu'aux 
grands  Etats  ^  &  nous  le  trou- 
vons encore  en  l'examinant  en 
elle-même.  Plus  l'adminiftration 
publique  eft  nombreufe ,  plus  le 
rapport  du  Prince  aux  fujets  di- 
minue &  s'approche  de  l'égaHté  y 
en  forte  que  ce  rapport  eft  un 
ou  régaUté  même  dans  la  Dé- 
mocratie. Ce  même  rapport  aug- 
mente à  mefure    que  le    Gou- 
vernement fe  refferre  ,  &  il  eft 
dans  fon  inaximwh  ,   quand  le 
Gouvernement  eft  dans  les  mains 
d'un  feul.  Alors  il  Te  trouve  une 
trop   grande   diftance    entre    le 
Prince  &  le  peuple  ,  6c   l'Etat 
manque  de  liaiion.  Pour  la  for- 
mer^.il  faut  donc  des  ordres  in- 
termédiaires; il  faut  des  Princes  > 
des  Grands  ^  de  la  Noblefle  pour 


les  remplir.  Or  rien  de  tout  cela 
ne  convient  à  un  petit  Etat ,  que 
ruinent  tous  ces  degrés. 

Mais  s'il  eft  difficile  qu'un 
grand  Etat  foit  bien  gouverné  ^ 
il  l'eft  beaucoup  plus  qu'il  foit 
bien  gouverné  par  un  feul  hom- 
me ^  &  chacun  fçait  ce  qu'il  ar- 
rive quand  le  Roi  fe  donne  des 
fubftituts. 

Un  défaut  eflentiel  &  iné- 
vitable 3  qui  mettra  toujours  le 
gouvernement  monarchique  au- 
deflbus  du  républicain ,  eft  que 
dans  celui-ci  la  voix  publique 
n'élevé  prefque  jamais  aux  pre- 
mières places  que  des  hommes 
éclairés  &  capables  qui  les  rem- 
pliflent  avec  honneur  :  au  lieu 
que  ceux  qui  parviennent  dans 
les  monarchies  ne  font  le  plus 
ibuvent  que  de  petits  brouillons  y 
de  petits  fripons,  de  petits  in- 


#)C  i82)(# 
trîgants  ,  à  qui  les  petits  talents 
qui  font  dans  les  Cours  parvenir 
aux  grandes  places ,  ne  fervent 
qu'à  montrer  au  public  leur  ine- 
ptie aufTi-tôt  qu'ils  y  font  par- 
venus. Le  peuple  fe  trompe  bien 
moins  fur  ce  choix  que  le  Prince , 
&  un  homme  d'un  vrai  mérite 
eft  prefque  auffi  rare  dans  le  mi- 
niftere  ,  qu'un  fot  à  la  tête  d'un 
gouvernement  républicain.  Auffi , 
quand  par  quelque  heureux  ha- 
2ardun  de  ces  hommes  nés  pour 
gouverner ,  prend  le  timon  des 
affaires  dans  une  Monarchie  pref- 
que abîmée  par  ces  tas  de  jolis 
régiffeurs  ^  on  eft  tout  fupris  des 
reflburces  qu'il  trouve  3  &  cela 
fait  époque  dans  un  pays. 

Pour  qu'un  Etat  monarchi- 
que pût  être  bien  gouverné  ,  il 
faudroit  que  fa  grandeur  ou  Ion 
étendue  fût  mefurée  aux  facultés 


#  )(  18?  )(# 
de  celui  qui  gouverne.  11  eft  plus 
aifé  de  conquérir  que  de  régir. 
Avec  un  levier  fuffilant ,  d'un 
doigt  on  peut  ébranler  le  monde, 
mais  pour  le  loûtenir  il  faut  les 
épaules  d'Hercule.  Pour  peu  qu'un 
Etat  foit  grand  ,  le  Prince  eft 
prefque  toujours  trop  petit. 
Qiiand  au  contraire  il  arrive  que 
l'Etat  eft  trop  petit  pour  Ion 
chef  ,  ce  qui  eft  très-rare  ,  il  eft 
encore  mal  gouverné  ,  parce 
que  le  chef,  luivant  toujours  la 
grandeur  de  fes  vues,  oublie  les 
intérêts  des  peuples ,  &  ne  les  rend 
pas  moins  malheureux  par  l'abus 
des  talents  qu'il  a  de  trop  ,  qu'un 
chef  borné  par  le  défaut  de  ceux 
qui  lui  manquent.  11  faudroit  , 
pour  ainfi  dire  ,  qu'un  royaume 
s'étendît  ou  fe  reflerrât  à  chaque 
Tegne  lelon  la  portée  du  Prince  j 
au  lieu  que  les  talents  d'un  Sénat 


#)C  i84)C=^ 
ayant  des    méfures  plus  fixes, 
l'Etat  peut  avoir  des  bornes  conf- 
tantes  Se  l'adminiftration  n'aller 
pas  moins  bien. 

Le  plus  fenfible  incon- 
vénient du  Gouvernement  d'un, 
feul  5  eft  le  défaut  de  cette  fuc- 
celTion  continuelle  qui  forme  dans 
les  deux  autres  une  liaifon  non 
interrompue.  Un  Roi  mort,  il 
en  faut  un  autre  ;  les  élections 
laiflent  des  intervalles  dangereux; 
elles  font  orageufes  ^  &  à  moins 
que  les  Citoyens  ne  foient  d'un 
défintéreflement-5  d'une  intégrité 
que  ce  Gouvernement  ne  com- 
porte gueres  y  la  brigue  &  la  cor- 
ruption s'en  m'êlent.  Il  eft  dif- 
ficile que  celui  à  qui  l'Etat  s'eft 
vendu  ne.le  vende  pas  à  fon  tour, 
&  ne  fe  dédommage  pas  fur  les 
foibles  de  l'argent  que  les  puiflants 
lui  ont  extorqué.  Tôt  ou   tard 

touc 


#  )(  i85  )(  # 
tont  devient  vénal ,  fous  une 
pareille  adminiftration ,  &  la  paix 
dont  on  jouit  alors  fous  les  Rois ,, 
eft  pire  que  le  dcfordre  des  in- 
terrègnes. 

Q,u  '  A  -  T  -  o  N  fait  pour  pré- 
venir ces  \naux  On  a  rendu  les 
Couronnes  héréditaires  dans  cer- 
taines familles  5  Se  l'on  a  établi 
un  ordre  de  Succeflîon  qui  pré- 
vient toute  difpute  à  la  mort  des 
Rois.  C'eft- à-dire  que  5  fubftituant' 
l'inconvénient  des  régences  à  ce- 
lui des  éleftions  ,  c^n  a  préféré 
une  apparente  tranquillité  à  une  ' 
admmiftration  fage  y  6c  qu'on  a 
mieux  aimé  rifquer  d'avoir  pour 
chefs  des  enfants  ,  des  monftres , 
des  imbécilles  ,  que  d'avoir  à  dif-- 
puter  fur  le  choix  des  bons  Rois; 
on  n'a  pas  confidéré  qu'en  s'expo- 
Tant  ainfi  aux  rifques  de  l'alter- 
native^ on  met  prefque  toutes  les 

,0. 


#  )(  i86  )(  ^ 
chances  contre  foi.  C'étoit  un 
mot  très-fenlé  que  celui  du  jeune 
Denis  ,  à  qui  fon  père  en  lui  re- 
prochant une  aftion  honteufe 
difoit:  T'en  ai-je  donné  l'exem- 
ple ?  Ah  5  répondit  le  fils,  votre 
père  n'étoit   pas  Roi  ! 

Tout  concourt  à  priver  de 
juûice  &  de  railon  un  homme 
élevé  pour  commander  aux  autres* 
On  prend  beaucoup  de  peme , 
à  ce  qu'on  dit  ,  pour  enieigner 
aux  jeunes  Princes  l'art  de  régner  5 
il  ne  paroit  pas  que  cette  édu- 
cation leur  profite.  On  feroit 
mieux  de  commencer  par  leur 
enfeigner  l'art  d'obéir.  Les  plus 
grands  Rois  qu'ait  célébré  Thil- 
tone ,  n'ont  pomt été  élevés  pour 
régner,  c'ell;  une  fcience  qu'oa 
ne  poilede  jamais  moins  qu'après 
l'avoir  trop  apprife  y  &  qu'on 
acquiert  mieux  en  obéiflant  qu'ci^ 


#)(  i87  )(# 
commandant.  Nam  utiUJ/imus 
idem  acbrtvijjimus  bo/iarwn  ma- 
larumque  reriirn  dù^clus^  cogitare 
quid  aut  nolueris  fub  alio  Prin- 
cipe aut  volueris  *. 

Une  fuite  de  ce  défaut  de 
cohérence  eft  Tinconflance  du 
gouvernement  royal  qui ,  fe  ré- 
glant tantôt  fur  un  plan  6c  tantôt 
lur  un  autre  ^  lelon  le  caraftere 
du  Prince  qui  règne  ou  des  gens 
qui  régnent  pour  lui,  ne  peut 
avoir  long-temps  un  objet  fixe  ni 
une  conduite  conléquente  :  varia- 
tion qui  rend  toujours  l'Etat  flo- 
tant  de  maxime  en  maxime , 
de  projet  en  projet  >  &  qui  n'a 
pas  lieu  dans  les  autres  Gouver- 
nements où  le  Prince  ell  toujours 
le  même.  AuiTi  voit  -  on  qu'en 
général  ^s'il  y  a  plus  de  rufe  dans 
une  Cour  ,  il  y  a  plus  de  fagefle 
dans  un  Sénat ,  &  que  les  Ré- 

*  lâcit,     hill.  L.  L  Qz 


#  )(  i88  )(  # 
publiques  vont  à  leurs  fins  par 
des  vues  plus  confiantes  Se  mieux 
fuivies  5  au  lieu,que  chaque  révo- 
lution dans  le  miniftere  en  pro- 
duit une  dans  l'Etat  ;  la  maxime 
commune  à  tous  les  Miniftres, 
Se  prefque  à  tous  les  Rois  ^  étant 
de  prendre  en  toute  chofe  le  con- 
trépied  de  leur  prédécefTeur. 

De  cette  même  incohérence 
le  tire  encore  la  Iblution  d'un  fo- 
phifme  très-familier  aux  politi« 
ques  royaux;  c'efl^  non-feulement 
de  comparer  le  Gouvernement 
civil  au  Gouvernement  domefli- 
que  5  ôc  le  Prince- au  père  de  fa~ 
mille  5  erreur  déjà  réfutée  ;  mais 
«ncore  de  donner  libéralement 
à  ce  Magillrat  toutes  les  vertus 
dont  il  auroit  befom  ,  &  de  lup* 
pofer  toujours  que  le  Prince  eft 
ce  qu'il  devroit  être  :  fuppofitjon- 
à  l'aide  de  laquelle  le  Gouverne- 


#  )(  i89  )(  # 
ment  royal  eft  évidemment  pré- 
férable à  tout  autre  ,  parce  qu'il 
eft  inconteftablement  le  plus  fort, 
&  que  pour  être  au^î  le  meilleur 
il  ne  lui  manque  qu'une  volonté 
de  corps  plus  conforme  à  la  vo- 
lonté générale. 

Mais  ,  fi  félon  Platon  *  le  Roi 
par  nature  eft  un  perfonnage  fi 
rare  ,  combien  de  fois  la  nature 
&  la  fortune  concourront-elles  à 
le  couronner,  &c  fi  l'éducation 
royale  corrompt  néceirairement 
ceux  qui  la  reçoivent ,  que  doit- 
on  elpérer  d'une  fuite  d'hommes 
élevés  pour  régner  ?  C'eft  donc 
bien  vouloir  s'abufer  que  de  con- 
fondre le  Gouvernement  royal 
avec  celui  d'un  bon  Roi.  Pour  voir 
cequ'eftce  gouvernement  en  lui- 
même  ,  il  faut  le  confidérer  fous' 
des  Prmces  bornés  ou  méchants  ^ 


^  )(  190  )(#  ^ 
car  ils  arriveront  tels  au  Trône  > 
eu  le  Trône  les  rendra  tels. 

Ces  difficultés  n'ont  pas  échap- 
pé à  nos  Auteurs  ;  mais  ils  n'en 
font  point  embarraffés.  Le  remè- 
de eft  5  diient  -  ils  ,  d'obéir  fans 
murmure.  Dieu  donne  les  mau- 
vais Rois  dans  fa  colère  ,  &  il  les 
faut  fupporter  comme  des  châti- 
ments du  Ciel.  Ce  difcours  eft 
édifiant  ,  fans  doute  ;  mais  je 
ne  fçais  s'il  ne  conviendroit  pas 
mieux  en  chaire  que  dans  un  li- 
vre de  politique.  Qiie  dire  d'un 
Médecin  qui  promet  des  mira- 
cles 5  &  dont  tout  l'art  eft  d'ex- 
horter fon  malade  à  la  patience  T 
On  fçait  bien  qu'il  faut  fouffrir  un 
mauvais  Gouvernement  quand 
on  l'a  i  la  queftion  feroit  d'en 
trouver  un  bon. 


^  )(  191  )(  ^ 

CHAPITRE   VIL 

Des  Gouvernements  mixtes. 

^  PROPREMENT  parler  il  n'y  a 
point  de  Gouvernement  fimple. 
Il  faut  qu'un  Chef  unique  ait  des 
Magiflrats  fubalternes  ^  il  faut 
qu'un  Gouvernement  populaire 
ait  un  Chef.  Ainfi  ,  dans  le  par- 
tage de  la  puiflance  executive  il 
y  a  toujours  gradation  du  grand 
nombre  au  moindre  ,  avec  cette 
différence  que  tantôt  le  grand 
nombre  dépend  du  petit ,  &  tan- 
tôt le  petit  du  grand. 

(Quelquefois  il  y  a  partage 
égal  i  loit  quand  les  parties  con- 
ftitutivcs  lont  dans  une  dépen- 
dance mutuelle  y  comme  dans  le 
Gouvernement  d'Angleterre,  foit 
^uand  l'autorité  de  cliaque  par-* 


tie  eft  indépendante  mais  im- 
parfaite 5  comme  en  Pologne. 
Cette  dernière  forme  eft  mau- 
vaife  ,  parce  qu'il  n'y  a  point 
d'unité  dans  le  Gouvernement  y 
ÔL  que  l'Etat  manque  de  liaifon. 

Lequel  vaut  le  mieux  ^  d'un 
Gouvernement  fimple  ou  d'un 
Gouvernement  mixte  ?  Qiieftion 
fort  agitée  chez  les  politiques , 
6c  à  laquelle  il  faut  faire  la  même 
réponfe  que  j'ai  faite  ci-devant 
fur  toute  forme  de  Gouverne- 
ment. 

Le  Gouvernement  fimple  efl 
le  meilleur  en  foi ,  par  cela  leul 
qu'il  eft  fimple.  Mais  quand  la. 
Puiflance  executive  ne  dépend 
pas  aflez  de  la  légiflative ,  c'eft-à- 
dire  5  quand  il  y  a  plus  de  rap- 
port  du  Prince  au  Souverain  que 
du  peuple  au  Prince  ^  il  faut  re- 
hiédier  à  ce  défaut  de  proportion 


%  )(  195  )(# 

^n  divifant  le  Gouvernement  ; 
car  alors  toutes  fes  parties  n'ont 
pas  moins  d'autorité  fur  les  fu- 
Jets  5  &  leur  divifion  les  rend 
toutes  enfemble  moins  fortes  con- 
tre le  Souverain. 

On  PREVIENT  encore  le  même 
inconvénient  en  établilTant  des 
magiftrats  intermédiaires  ^  qui  y 
laiffant  le  Gouvernement  en  fon 
entier  ,  fervent  feulement  à  ba- 
lancer les  deux  Puiiïances  6c  à 
maintenir  leurs  droits  refpeftifso 
Alors  le  Gouvernement  n'eft  pas 
mixte  5  il  eft  tempéré. 

On  peut  remédier  par  des 
moyens  iemblables  à  l'inconvé- 
nient oppolé  5  de  quand  le  Gou- 
vernement eft  trop  lâche  ,  ériger 
des  Tribunaux  pour  le  concen- 
trer. Cela  fe  pratique  dans  tou- 
tes les  Démocraties.  Dans  le  pre- 
mier  cas  ^  on  divife  le  Gouverne- 

R 


^)(  194  )(  # 

ment  pour  l'affoiblir  j  Se  dans  lo 
fécond  pour  le  renforcer  ;  car  les 
maximum  de  force  &  de  foiblefle 
fe  trouvent  également  dans  les 
Gouvernements  fimples ,  au  lieu 
que  les  formes  mixtes  donnent 
une  force  moyenne. 

CHAPITRE    VIII. 

Que  toute  forme  de  Gouvernement 
n'ejl pas  propre  a  tout  Pays. 

La  liberté  n'étant  pas  un  fruit 
de  tous  les  climats ,  n'eft  pas  à  la 
portée  de  tous  les  peuples.  Plus 
on  médite  ce  principe  établi  par 
Montefquieu  ,  plus  on  en  fent  la 
vérité.  Plus  on  le  contefte  5  plus 
on  donne  occafîon  de  l'établir 
par  de  nouvelles  preuves. 

Dans  tous  les  Gouvernements 
du  monde  la  peiionne  publique 


_  #)(  195  )(  # 
confomme  &  ne  produit  rien» 
D'où  lui  vient  donc  la  fubftance 
confommée  ?  Du  travail  de  fcs 
membres.  C'eft  le  liiperflu  des 
particuliers  qui  produit  le  né- 
ceflaire  du  public.  D'où  il  fuit 
que  l'état  civil  ne  peut  fubfifter 
qu'autant  que  le  travail  des  hom^ 
mes  rend  au-delà  de  leurs  be- 
foins. 

Or  cet  excédent  n'efl  pas  le 
même  dans  tous  les  pays  du 
monde.,  Dans  plufieurs  il  eft  con- 
iidérable  ,  dans  d'autres  médio- 
cre 5  dans  d'autres  nul  ^  dans 
d'autres  négatif.  Ce  rapport  dé- 
pend de  la  fertilité  du  climat , 
de  la  forte  de  travail  que  la  terre 
cxioe  5  de  la  nature  de  fes  pro- 
duclions  5  de  la  force  de  fes  ha- 
bitants, de  la  plus  ou  moins  9;ran- 
de  coniommation  qui  leur  ell: 
néccflaire  ,  6c  de  pluiieurs  autres 

K2 


#  )(  196  )(  ^ 
rapports   femblables  delquels  il 
efl  compoié. 

D'autre  part  5  tous  les  Gou- 
vernements ne  font  pas  de  même 
nature  ;  il  y  en  a  de  plus  ou 
moins  dévorants  ,  &  les  différen- 
ces font  fondées  fur  cet  autre 
principe  que  ,  plus  les  contri- 
butions publiques  s'éloignent  de 
leur  fource,  &  plus  elles  font  oné- 
reufes.  Ce  n'eft  pas  fur  la  quan- 
tité des  impositions  qu'il  faut 
mefurer  cette  charge ,  mais  fur  le 
chemin  qu'elles  ont  à  faire  pour 
retourner  dans  ,les  mains  dont 
elles  font  lorries  ;  quand  cette 
cnculation  eft  prompte  Se  bien 
étabhe  y  qu'on  paye  peu  ou  beau- 
coup j  il  n'importe  ,  le  peuple 
eft  toujours  riche  &  les  finances 
vont  toujours  bien.  Au  contrai- 
re y  quelque  peu  que  le  peuple 
donne  ,  quand  ce  peu  ne  lui  re- 


#  )(  Î97  )(# 
I    vient  point,  en  donnant  toiijourf^, 
bien-tôt  il  s'épuiie  ;  l'Etat  n'cft 
jamais  riche,  &  le  peuple  eft  tou- 
jours gueux. 

Il  suit  de-là  que  plus  la 
diftance  du  peuple  au  Gouver- 
nement augmente  ,  &  plus  les 
tributs  deviennent  onéreux;  ainfi 
>  dans  la  Démocratie  le  peuple  ell 
le  moins  chargé  ;  dans  l'Àrilto- 
cratie,  il  l'eft  davantage;  dans  la 
Monarchie,  il  porte  le  plus  grand 
poids.  La  Monarchie  ne  convient 
donc  qu'aux  nations  opulentes  , 
l'Ariftocratie  aux  Etats  médio- 
cres en  richefie  ainfi  qu'en  gran- 
;  deur ,  la  Démocratie  aux  Etats 

petits  &  pauvres. 
I  En  EFFET,  plus  on  y  rcflé- 
I  chit ,  plus  on  trouve  en  ceci  de 
différence  entre  les  Etats  libres 
6c  les  monarchiques  ;  dans  les 
premiers  tout  s'emploie  à  l'utilité 

Ri 


#  )(  198  )(# 
commune  j  dans  les  autres  les  for- 
ces publiques  6c  particulières  font 
réciproques ,  &  Tune  s'augmente 
par  raffoibliffement  de  l'autre. 
Enfin  5  au  lieu  de  gouverner  les 
fujets  pour  les  rendre  heureux  y 
le  defpotifme  les  rend  miférables 
pour  les  gouverner. 

Voila  donc  dans  chaque  cli- 
mat des  caufes  naturelles  fur  lef- 
quelles  on  peut  affigner  la  forme 
de  Gouvernement  à  laquelle  la 
force  du  chmat  l'entraîne,  &  dire 
même  quelle  efpece  d'habitants 
il  doit  avoir.  Les  lieux  ingrats 
&  ftériles  y  où  le  produit  ne  vaut 
pas  le  travail  ^  doivent  refter  in- 
cultes ôc  deferts ,  ou  feulement 
peuplés  de  Sauvages.  Les  lieux 
où  le  travail  des  hommes  ne  rend 
exaftement  que  le  néceffaire ,  doi- 
vent être  habités  par  des  peuples 
barbares  y  toute  poUtie  y  feroit 


â 


#)C  199  )(# 

jmpoffible  :   les  lieux  où  l'excès 
du  produit  fur  le  travail  eft  mé- 
diocre conviennent  aux  peuples 
libres  ;  ceux  où  le  terroir  abon- 
dant &  fertile  donne  beaucoup 
de  produit  pour  peu  de  travail  , 
veulent  être  gouvernés  monar- 
chiquement ,  pour  confumer,  par 
le  luxe  du  Prince ,  l'excès  du  fu- 
perflu  des    fujets  ;  car    il  vaut 
mieux  que  cet  excès  fcit  abforbé 
par  le  gouvernement  que  diffipé 
par  les  particuliers.   11  y  a  des 
exceptions ,  je  le  fçais  ^^  mais  ces 
exceptions  mêmes  confirment  la 
règle ,  en  ce  qu'elles  produifent 
tôt  ou  tard  des  révolutions  qui 
ramènent  les  choies  dans  l'ordre 

de  la  nature. 

Distinguons  toujours  les  loix 
générales  des  cauiès  particulières 
qui  peuvent  en  modifier  l'effet. 
Quand  tout  le  midi  feroit  cou- 

R4 


#   )  (    200    )  (   ^ 

vert  de  Républiques  &  tout  le 
nord  d'Etats  defpotiques,il  n'en 
ieroit   pas   moins  vrai    que  par 
l'efFet  du   climat   le  defpotifme 
convient  aux  pays  chauds ,    la 
barbarie  aux  pays  froids ,  &  la 
bonne  politie  aux  régions  inter- 
médiaires.  Je  vois  encore  qu'en 
accordant  Je  principe  on  pourra 
difputer   fur  l'application  :    on 
pourra  dire  qu'il  y  a  des  pays 
froids  très-fertiles  Se  des  méridio- 
naux très-mgrats.  Mais  cette  di- 
ficuîté  n'en  eft  une  que  pour  ceux 
qui  n'examinent    pas   la   cliofe 
dans  tous  fes  rapports.  II  fau.t , 
comme  je  l'ai  déjà  dit ,  compter 
ceux  des  travaux  ,  des  forces  y 
de  la  confommation  ^  &c. 
^  Supposons  que  de  deux  terreins 
égaux  l'un  rapporte  cinq  &  l'au- 
tre dix.  Si  les  habitants  du  pre-. 
mier  confominent  quatre  &  ceuz 


^    )(     20Î     )(     :^ 

du  dernier  neuf ,  l'excès  du  pre- 
mier produit  fera  -^.  Se  celui  du 
fécond  ,V  Le  rapport  de  ces  deux 
excès  étant  donc  inverfe  de  celui 
des  produits ,  le  terrein  qui  ne 
produira  que  cinq  donnera  un 
fuperflu  double  de  celui  du  ter- 
rein  qui  produira  dix. 

Mais  il  n'eft  pas  queftion  d'un 
produit  double  ,  5c  je  ne  crois 
pas  que  perfonne  ofe  mettre  en 
général  la  fertilité  des  pays  froids 
en  égalité  même  avec  ceUe^  des 
pays  chauds.  Toutefois  fuppofons 
cette  égalité  ;  laiflbns ,  fi  l'on 
veut  5  en  balance  l'Angleterre 
avec  la  Sicile  ,  &  la  Pologne  avec 
l'Egypte.  Plus  au  midi  nous  au- 
rons l'Afrique  6c  les  Indes ,  plus 
au  nord  nous  n'aurons  plus  rien. 
Pour  cette  égalité  de  produit  , 
quelle  différence  dans  la  culture? 
En  Sicile  y  il  ne  faut  que  grater 


#    )(    202    )(   # 

la  terre  ;  en  Angleterre  que  de 
Ibins  pour  la  labourer  !  Or  ^  là 
où  il  faut  plus  de  bras  pour 
donner  le  même  produit ,  le  fu- 
perflu  doit  être  néceffairement 
moindre. 

Considérez  5  outre  cela  5  que 
la  même  quantité  d'hommes  con- 
fomm.e  beaucoup  moins  dans  les 
pays  chauds.  Le  climat  demande 
qu'on  y  foit  fobre  pour  le  porter 
bien  :  les  Européens  qui  veulent 
y  vivre  comme  chez  eux  5  périf- 
fent  tous  de  difîenterie  &  d'in- 
digeftion.  Nous  fommes  ,  dit 
Chardin  5  dts  béies  carnacieres  y 
des  loufs  y  en  comparaifon  des 
AJiatiques^  Quelques-uns  attri- 
huent  la  fohrieté  des  Fer  fans  ci 
ce  que  leur  pays  ejl  moins  cultivé^ 
&  moi  je  crois  au  contraire  que 
leur  pays  abonde  moins  en  den^ 
rees  parce  quil  en  faut  moins  aux 


^  )(  203  )(#  _^ 

habitants*    Si   leur   frugalité  j 

continue-t-il  ^   étoit  un  effet  de 

la  difette  du  pays  ,  il  ny  aurait: 

que  les  pauvres  qui  manger  oient 

peu  5  au  lieu  que  cejl  générale^ 

ment  tout  le  monde  ^  &  on  inan- 

geroit  plus  ou  moins  en  chaque 

province  j  félon  la  fertilité  du 

pays  ;  au  lieu  que  la  même  fo^ 

briété  fe  trouve  par  tout   le  Ro^ 

yaume.  lls/è  louent  fort  de  leur 

manière  de  vivre  ^  difant  quil  ne 

faut  que  regarder  leur  teint  pour 

reconnoître  combien  elle  ejl  plus 

excellente  que  celle  des  Chrétiens* 

En  effet  le  teint  des  Perfans  ejl 

uni  ;  ils  ont  la  peau  belle  5  fine 

&  polie  ;  au  lieu  que  le  teint  des 

Arméniens  5   leurs  fiijets   ^  qui 

vivent  à  l'Européenne  ^  ejl  rude  ^ 

couperofé  ,  &    que   leurs    corps 

font  gros  &  pefants. 

Plus  on  approchi^  de  la  ligne;» 


#    )  (    204  )  (  # 

plus  les  peuples  vivent  de  peu. 
Ils  ne  mangent  prefque  pas  de 
viande  ;  le  ris  y  le  niays  5  le  cuz- 
cuz  5  le-  mil ,  la  caflave  5  font 
leurs  aliments  ordinaires.  Il  y  a 
aux  Indes  des  millions  d'hom- 
mes dont  la  nourriture  ne  coûte 
pas  un  fol  par  jour.  Nous  vo- 
yons en  Europe  même  des  dif- 
férences fenfibles  pour  l'appétit 
entre  les  peuples  du  nord  ôc 
ceux  du  midi.  Un  Efpagnol  vivra 
huit  jours  du  dîner  d'un  Alle- 
mand. Dans  les  pays  où  les  hom- 
mes font  plus  voraces  ^  le  luxe 
fe  tourne  auffi  vers  les  chofes  de 
confommation.  En  Angleterre 
il  fe  montre  fur  une  table  chargée 
de  viandes  ,  en  Italie  on  vous 
régale  de  lucre  ôc  de  fleurs. 

Le  luxe  des  vêtements  offre 
encore  de  femblables  différences* 
Dans  les  climats  où  les  change- 


^   )(    205    )(# 

îTients  des  faifons  font  prompts 
&  violents  5  on  a  des  habits  meil- 
leurs &  plus  fimples  ^  dans  ceux 
où  Ton  ne  s'habille  que  pour  la 
parure ,  on  y  cherche  plus  d'éclat 
que   d'utilité  ,  les    habits  eux- 
mêmes  y  font  un  luxe.  ANaples, 
vous  verrez  tous  les  jours  fe  pro- 
mener au  Paufylippe  des  hommes 
en  vefte  dorée  &  point  de  bas. 
C'eft  la  même  chofepour  les  bâti- 
ments ;  on  donne  tout  à  la  ma- 
gnificence quand  on  n'a  rien  à 
craindre  des  injures  de  l'air.  A 
Paris  5  à  Londres  ,  on  veut  être 
logé  chaudement  ôc  commodé- 
ment. A  Madrid ,  on  a  des  fal- 
lons   fuperbes  ,   mais   point  de 
fenêtres  qui  ferment  ,    Ôc   l'on 
couche  dans  des  nids-à-rats. 

Les  aliments  font  beaucoup 
plus  fubftantiels  &  fucculents 
dans  les  pays  chauds  5  c'eft  une 


#  )  (  2C6  )  (  % 
troifieme  différence  qui  ne  peut 
n:anquer  d'influer  fur  la  féconde. 
Pourquoi  mange- 1- on  tant  de 
légumes  en  Italie  ?  Parce  qu'ils 
y  font  bons  3  nourrifiants  ^  d'ex- 
cellent goût.  En  France  ,  où  ils 
ne  font  nourris  que  d'eau  ^  ils 
ne  nourriflent  point  ^  &  lont 
prefque  comptés  pour  rien  fur 
les  tables.  Ils  n'occupent  pour- 
tant pas  moins  de  terrein  y  8c 
coûtent  du  moins  autant  de 
peine  à  cultiver.  C'eft  une  expé- 
rience faite  3  que  les  bleds  de 
Barbarie  ^  d'ailleurs  inférieurs  à 
ceux  de  France ,  rendent  beau- 
coup plus  en  farme  ,  &  que  ceux 
de  France  à  leur  tour  rendent 
plus  que  les  bleds  du  Nord. 
D'oii  Ton  peut  inférer  qu'une 
o  radation  femblable  s'cbferve  sré- 
ncralement  dans  la  m^tune  direc- 
tion de  la  ligne  au  pôle.  Or  n'eft- 


#    )    (    207    )   (    # 

ce    pas   un  défavantage  vifible 
i   d'avoir  dans  un  produit  égal  une 
moindre  quantité  d'aliments  ? 

A  TOUTES  ces  différentes  con- 
fidérations  j'en  puis  ajouter  une 
j   qui  en  découle  Se  qui  les  fortifie  ; 
!   c'eft   que    les  pays  chauds  ont 
moins  befoin  d  habitants  que  les 
pays  froids  y  &   pourroient   en 
nourrir  davantage;  ce  qui  produit 
un  double  fuperflu  ,  toujours  à 
,  l'avantage  du  defpotifme.  Plus  le 
!  même   nombre  d'habitants   oc- 
cupe une   grande  furface  ,  plus 
les  révoltes  deviennent  difficiles  ; 
parce  qu'on  ne  peut  fe  concerter 
ni  promptem.ent  ni  fecrétement^ 
&    qu'il  eft  toujours    facile   au 
j  Gouvernement  d'éventer  les  pro- 
i  jets  &  de  couper  les  communi- 
i  cations  ;  mais  plus   un    peuple 
'  nombreux  fe  rapproche,  moins 
le  Gouvernement   peut   ufurper 


#   )  (    208    )  (  # 

fur  le  Souverain ,  les  chefs  dèlu 
berent  aulTi  fûrement  dans  leurs 
chambres  que  le  Prince  dans  fon 
conleil  ,  &  la  foule  s'affenrible 
auffi-tot  dans  les  places  que  les 
troupes  dans  leurs  quartiers.  L'a- 
vantage d'un  Gouvernement  ty- 
rannique  eft  donc  en  ceci  d'agir 
à  grandes  diftances.  A  l'aide  des 
points  d'appui  qu'il  fe  donne ,  la 
force  augmente  au  loin  comme 
celle  des  leviers  *.  Celle  du  peu- 
ple au  contraire  n'agit  que  con- 
centrée^ elle  s'évapore  ôc  le  perd 

*  Ceci  ne  contredit  pas  ce  que  j'ai  dit  ci- de- 
vant L.  II.  Chap.  IX. Sur  les  inconvénients  des 
grands  Etats  :  car  il  s'agiffojt  -  là  de  i'autcrité 
du  Gouvernement  fur  les  membres  ,&  il  s'a- 
git ici  de  fa  force  contre  les  fujets.  Ses  membres 
épars  lui  fervent  de  points  d'appui  pour  agir 
au  loin  'fur  le  peuple ,  mais  il  n'a  nul  point 
d'appui  pour  agir  dire6\ement  fur  ces  membres 
mêmes.  Ainfi  dans  l'un  des  cas  la  longueur  du 
levier  en  fait  la  foibleiïe  ,  8c  la  force  dans  Tau- 
cre  cas. 

en 


;^   )  (    209  )  (    # 

en  s'étendant ,  comme  l'effet  de 
la  poudre  éparfe  à  terre  &  qui 
ne  prend  feu  que  grain  à  grain. 
Les  pays  les  moins  peuplés  font 
ainlî  les  plus  propres  à  la  tyran- 
nie :  les  bêtes  féroces  ne  régnent 
que  dans  les  déferts. 

CHAPITRE    IX. 

Des  Jignes  £uri  bon  Gouverne» 
ment. 

Quand  donc  on  demande  ab~ 
folument  quel  eft  le  meilleur 
Gouvernement  ^  on  fait  une 
queftion  inioluble  comme  indé- 
terminée 5  ou  5  fi  l'on  veut  ,  elle 
a  autant  ds  bonnes  folutions 
qu'il  y  a  de  combinaifons  pofiî- 
blés  dans  les  pofitions  abfolues  Se 
jcélatives  des  peuples. 

Mais  fi  l'on  demandoit  à  quel 


#   )(    210   )(^ 


ligne  on  peut  connoître  qu'un 
peuple  donné  eft  bien  ou  mal 
gouverné  ,  ce  feroit  autre  chofe  y 
6c  la  queflion  de  fait  pourroit  fe 
refondre. 

Cependant  on  ne  la  réfout 
point  y  parce  que  chacun  veut 
la  réfoudre  à  fa  manière.  Les 
fujets  vantent  la  tranquillité  pu- 
blique 5  les  citoyens  la  liberté 
des  particuliers  ;  l'un  préfère  la 
lureté  des  poiTeiîions ,  ôc  l'autre 
celle  des  perfonnes  ;  l'un  veut 
due  le  meilleur  Gouvernement 
foit  le  plus  févere  ^  l'autre  iou-  ' 
tient  que  c'eft  le  plus  doux  ; 
celui-ci  veut  qu'on  punifle  les 
crimes  y  &c  celui-là  qu'on  les  pré- 
vienne ;  l'un  trouve  beau  qu'on 
fôit  craint  des  voifins  y  l'autre 
aime  mieux  qu'on  en  foit  ignoré  ; 
l'un  eft  content  auand  l'areent 
circule  y  l'autre    exige    que    le 


«i 


#  )(^II  )(  # 

peuple  ait  du  pain.  Qiiand  même 
on  conviendroit  fur  ces  points 
&  d'autres  femblables  ^  en  feroit- 
on  plus  avancé  ?  Les  quantités 
morales  manquant  de  mefure 
précife  ^  fût-on  d'accord  fur  le 
îîgne,  comment  l'être  fur  l'eili- 
mation  ? 

Pour  moi  ^  je  m'étonne  tou- 
jours qu'on  méconnoifle  un  figne 
auffi  fimple  ^  ou  qu'on  ait  la 
mauvaife  foi  de  n'en  pas  conve- 
nir. (Quelle  eft  la  fin  de  l'alTo- 
ciation  politique  ?  C'eft  la  con- 
lervation  &  la  profpénté  de  fes 
membres.  Et  quel  eft  le  figne  le 
plus  fur  qu'ils  le  confervent  & 
profperent  ?  Ceft  leur  nombre 
&  leur  population.  M 'allez  donc 
pas  chercher  ailleurs  ce  figne  fi 
dilputé.  Toute  choie  d'ailleurs 
égale  y  le  Gouvernement  ibus  le- 
^wd  y  fans  moyens   étrangers  ^ 


#      )(      212      )(     :^ 

fans  naturaliiations  ,  fans  colo- 
nies 5  les  citoyens  peuplent  & 
multiplient  davantage  3  eft  in- 
failliblement, le  meilleur  :  celui 
fous  lequel  un  peuple  diminue  & 
dépérit ,  eft  le  pire.  Calculateurs, 
c'eft  maintenant  votre  affaire  ^ 
comptez  5.  mefurez  ,  comparez  *• 

*  On  doic  juger  fur  le  même  principe  de$ 
fiécîes.qui  méritent  la  préférence  pour  la  prof- 
périté  du  genre  humain.  On  a  trop  admiré  ceux 
où  Ton  st  vu  fleurir  les  lettres  &:  les  arts ,  (ans 
pénétrer  l'objet  lècret  de  leur  culture ,  fans  en 
confidérer  le  funelle  effet ,  idque.apud  vnperitos 
humanitas  vocahatur ,  cum  pars  fervitutis  ejjet^ 
N^g  verrons-nous  jamais  dans  les  maximes  de? 
livres  Tincérêi  grolTier  qui  fai:  parler  les  Au- 
teurs ?  Non  ,  quoiqu'ils  en  puilTent  dire ,  quand 
malgré  Ion  éclat  un  pa.ys  le  dépeuple  ,.il  n'eft 
pas  vrai  que  tout  aille  bien,  8c  il  ne  fufïic 
pas  qu^un  poë-ce  ait  cent  mille  livres  de  rente 
tx)ur  que  ion  fiécle  foi:  le  meilleur  de  tous.  Il 
faut  moins  regarder  au  repos  apparent  ,&  à  I2 
tranquillité  des  ch  jfs,qu'au  bienêtre  des  nations 
entières  Ôt  fur- tout  des  états  les  plus  nombreux. 
La  grêle  délole  quelques  cantons  ,  mais  elle 
ïm  rarqmeai  difette.  Les  émeutes ,  les^gucjreai 


à 


#  )(  ^I?  )  (# 

civiles  effarouchent  beaucoup  les  chefs ,  mai!^ 
elles  nefonc  pas  1rs  vra?s  malheurs  des  peui^Ies^ 
qui  peuvent  rnem^^  avoir  d u  relâche  tandis  qu'on 
dirpute  à  qui  les  cyrannifera.  Cell  de  leur  écat 
peimanenc  que  naiflcnc  leurs  prorpérités  ou 
leurs  calamités  réelles  j  quand  tout  refte  écrafé 
fous  le  joLi^  ,  c'etl  alors  que  tout  dépérit  ;  c'eft 
alors  que  les  chefs  les  dérruifant  à  leur  aile ,  ubè 
folitudinemfariunt  ypactm  appellunt.  Quand  les. 
tracafTcries  des  Grands  agicoient  le  royaume  de 
France  ,  8i  que  le  Coadjuteur  de  Paris  portoic 
au  Parlement  un  poignard  dans  fa  poche  ,  cela 
n*empêchoit  pas  que  le  peuple  François  ne 
vécut  heureux  &  nombreux  dans  une  honnête 
&  libre  aifance.  Autrefois  la  Grèce  fleuriflbit  au 
feîn  des  plus  cruelles  gucrres^Ie  iang  y  couloic 
à  flots  Se  tout  le  pays  écoit  couvert  d'hommes. 
Il  fembloit ,  dit  Machiavel ,  qu'au  milieu  des 
îtieurtres  ,  des  prolcriptions  ,  des  guerres  civi- 
les, notre  République  eu  devînt  plus  piiiffantei 
là  vertu  dr  les  citoyens,  leurs  mœurs  ,  leur  in- 
dépendance avcient  plus  d'effet  pour  la  renfor- 
cer ,  que  toutes  les  dilTentions  n'en  avoienc 
pour  l'affoiblir.  Un  peu  d'agicaùon  donne  du 
relTort  aux  ara,es ,  8c  ce  qui  fait  vraiment  prof- 
i^rer  l'elpcceeft  moins  la  t>aix  que  la  libetté*. 


#)  (  ^i4)(  # 

CHAPITRE    X. 

De  l'abus  du  Gouvernement  ^  & 
dejci  -pente  a  dégénérer, 

(^OMME  la  volonté  particulière 
agit  fans  cefle  contre  la  volonté 
générale  ,  ainfi  le  gouvernement 
fait  un  effort  continuel  contre  la 
Souveraineté.  Plus  cet  effort  aug- 
mente 5  plus  la  conftitution  s'al- 
tère 5  &  comme  il  n'y  a  point 
ici  d'autre  volonté  de  corps  qui 
réfiftant  à  celle  du  Prince  fafle 
équilibre  avec  elle  ,  il  doit  arri- 
ver tôt  ou  tard  que  le  Prince 
opprime  enlin  le  Souverain  6c 
rompe  le  traité  focial.  C'eft-là  le 
vice  inhérent  &  inévitable  qui 
dès  la  naiilànce  du  corps  politi- 
que, tendlans  relâche  à  le  détrui- 
re y  de  même  que  la  vieillefle  & 


#)(  215  )(  # 
la  mort  détruifent  enfin  le  corps 
de  l'homme. 

Il  Y  A  deux  voies  générales 
par  lelquelles  un  gouvernement 
dégénère  ,  fçavoir  ,  quand  il  fe 
refferre  5  ou  quand  l'Etat  fe 
diflbut. 

Le  Gouvernement  fe  refferre 
quand  il  pafTe  du  grand  nombre 
au  petit  5  c'eft-à-dire  y  de  la  Dé- 
mocratie à  l'Ariftocratie  ,  ôc  de 
l'Ariftocratie  à  la  Royauté.  C'eft- 
là  fon  inclmaifon  naturelle  *.  S'il 

*  La  formation  lente  8c  le  progrès  de  la  Ré- 
publique de  Venife  dans  les  lagunes  ,  offre  un 
exemple  notable  de  cette  luccciTion  j  8c  il  cil 
bien  étonnant  que  depuis  plus  de  douze  cens 
ans  les  Vénitiens  iemb'ent  n'en  être  encore  qu'au 
fécond  terme  ,  lequel  commença  au  Sernir  di 
Ccnfiglio  en  1198.  Quant  aux  anciens  Ducs 
qu'on  leur  reproche ,  quoi  qu'en  puifle  dire  le 
Squitinio  délia  Itbertà  Veneta ,  il  ell  prouvé 
qu'ils  n'ont  point  ccé  leurs  Souverains. 

On  ne  manquera  pas  de  m'cbiectcr  laRcpu-^ 
plique  Romaine  qui  iiiiyit ,  dira- 1-  on  :,  un 


#)C    216  )(# 
rétrogradoit  du  petit  nombre  au 
grand  ^  on  pourroit  dire  qu'il  fe 

progrés  tout  contraire,  paiTant  de  la  Monarchie 
à  l' Arirtocratie  ,  &  de  rAriftocracieà  la  Démo- 
cratie. Je  luis  bien  éloigné  d'en  penfcr  aiafi. 

Le  premier  établiflement  de  Romulus  fut  un 
Gouvernement  mixte  qui  dégénéra  prompte- 
Eienten  Defpotifme.  Par  descaufes  particulières 
TEtat  périt  avant  le  temps  ,  comme  on  voie 
mourir  un  nouveau  -  né  avant  d'avoir  a:teinc 
l'âge  d'homme.  L'expu^fion  des  Tarqui*is  fut 
la  véritable  époque  delanaiirance  de  la  Répu- 
blique. Mais  elle  ne  prit  pas  d'abord  une  forme 
confiante ,  parce  qu'on  ne  fit  que  la  moitié  de 
l'ouvrage  en  n'aboliflanc  pas  le  pacriciat.  Car 
de  cette  manière  l'Arillocratie  héréditaire ,  qui 
eft  la  pire  des  adminiftrations  légitimes ,  reftan^ 
en  conflit  avec  la  Démocratie ,  la  forme  du 
Gouvernement  t  ouiours  i'neeriaine  &  floîante 
ne  fut  fixée,  comme  Ta  prouvé  Machiavel,  qu'à 
rétabliiTement  des  Tribuns  \  alors  feulement 
il  y  eut  un  vrai  Gouvernement  &  une  véritable- 
Démocratie:  en  effet  le  peuple  alors  n'étoit  pas 
feulement  Souverain  mais  aulfi  mag:lrrac  &  iu- 
ge  j  le  Sénat  nYnoit  qu'un  tribunal  en  fous  or- 
dre pour  tempérer  ou  conccmrer  le  Gouverne- 
ment,  &  les  Confuls  eux  mêmes ,  bien  qua 
Patriciens  ^.bien  que  premiers  Magiftrais,  bien 


I 


irelâche  >  mais  ce  progrès  inverfe 
eft  impoffible. 

En  effet  5  jamais  le  gouver- 
nement ne  change  de  forme  que 
quand   fon  reflbrt  ufé  le  laifle 

que  Généraux  abfolus  à  la  guerre ,  n'écoient  à 
Rome  que  les  Préfidencs  du  peuple. 

Dès  lors  on  vit  aufll  le  Gouvernement  pren- 
dre fa  pente  naturelle  Se  tendre  fortement  à 
l'Ariftocratie.  Le  Patriciat  s'aboliffant  comme 
de  lui-même,  l'Ariftocratie  n'étoit  plus  dans  le 
corps  des  Patriciens  comme  elle  elt  à  Venife  & 
àtjencs  ,  mais  dans  le  corps  du  Sénat  compofé 
de  Patriciens  &  de  Plébéiens  ,  même  dans  le 
corps  des  Tribuns  quand  ils  commencèrent  d'u- 
furper  une  puiffance  adUve  :  [  car  les  mots  ne 
font  rien  aux  chofes],  8c  quand  le  peuple  a  des 
chefs  qui  gouvernent  pour  lui ,  quelque  nom 
que  portent  ces  chefs ,  c'eft  toujours  une  Arif- 
tocratie. 

De  Tabus  de  TAriftocratie  naquirent  les 
guerres  civiles  &  le  Triumvirat.  Sylla  ,  Jules- 
Celar  ,  Augufte  devinrent  dans  le  fait  de  véri- 
tables Monarques ,  &  enfin  Tous  le  Dcfpotifme 
de  Tibère  TEtatfut  diftbur.  L'Hiftoire  Romai- 
ne ne  dément  donc  pas  mon  principe  j  elle  le 
coafirme. 

T 


#    )(    2l8    )(    # 

trop  afFoibli  pour  pouvoir  confer- 
ver  la  fienne.  Or  ,  s'il  fe  relâchoit 
encore  en  s'étendant  ,  fa  force 
deviendroit  tout-à-fait  nulle,  ôc  il 
fubfîfteroit  encore  moins.  11  faut 
donc  remonter  5c  ferrer  le  reflbrt 
à  mefure  qu'il  cède ,  autrement 
l'Etat  qu'il  foutient  5  tomberoit 
en  ruine. 

Le  cas  de  la  diflblution  de  l'Etat 
peut  arriver  de  deux  manières. 

Premièrement  quand  le 
Prince  n'adminiftre  plus  l'Etat 
félon  les  loix  Se  qu'il  ufurpe  le 
pouvoir  fouverain.  Alors  5  il  fe 
fait  un  changement  rem-arqua- 
ble  5  c'eft  que  ,  non  pas  le  Gou- 
vernement 5  mais  l'Etat  fe  reiTer- 
re  ;  je  veux  dire  que  le  grand 
Etat  fe  diflbut  ^  6c  qu'il  s'en  for- 
me un  autre  dans  celui-là  y  com- 
poié  leulement  des  membres  du 
Gouvernement  j  &  qui  n'eft  plus 


#  )(  ^19  )(  # 
rien  au  refte  du  peuple  que  fou 
maître  &  fon  tyran.  De  forte 
qu'à  l'inftant  que  le  Gouverne- 
ment ufurpe  la  Souveraineté  ^  le 
pade  focial  eft  rompu  ,  &  tous 
les  fimples  Citoyens  ,  rentrés  de 
droit  dans  leur  liberté  naturelle  , 
lont  forcés,  mais  non  pas  obligés 
d'obéir. 

L  E  M  E  M  E  cas  arrive  auflî 
quand  les  membres  du  Gouver- 
nement ufurpent  féparément  le 
pouvoir  qu'ils  ne  doivent  exercer 
qu'en  corps  y  ce  qui  n'eft  pas  une 
moindre  infraftion  des  loix  ,  & 
produit  encore  un  plus  grand  dé- 
lordre.  Alors  ,  on  a  ,  pour  ainfi 
dire  5  autant  de  Princes  que  de 
Magiftrats,  ôc  l'Etat^  non  moins 
diviié  que  le  Gouvernement  y 
périt  ou  change  de  forme. 

du  A  N  D  l'Etat  fe  diffout  y 
Tabus   du  Gouvernement ,  quel 

T2 


qu'il  foit5prendle  nom  commun 
à' Anarchie,  En  diftinguant ,  la 
Démocratie  dégénère  en  Ocklo^ 
cratie ,  l'Ariftocratie  en  Olygar-- 
ckie;  j^ajoûterois  que  la  Royauté 
dégénère  en  Tyrannie  y  mais  ce 
dernier  mot  eft  équivoque  &  de- 
mande explication. 

Dans  le  fens  vulgaire  un  Ty- 
ran eft  un  Roi  qui  gouverne  avec 
violence  6c  fans  égard  à  la  juftice 
&  aux  loix.  Dans  le  lens  précis 
un  Tyran  eft  un  particulier  qui 
s'arroge  l'autorité  royale  fans  y 
avoir  droit.  Ceft  ainfi  que  les 
Grecs  entendoient  ce  mot  de 
Tyran  :  ils  le  donnoient  indiffé- 
remment aux  bons  &  aux  mau- 
vais Princes  dont  l'autorité  n  é- 
toit  pas  légitime  *.  Ainfi^  Tyran 

*  Omnes  enim  &  haîwitur  (^  dicuntur  Tyran-* 
ui  qui  potejîate  utuntur  perpétua  ,  in  eâ  civitatc 
qua  libertiite  ufa  efi.^  Corn.  Nep,  in  Miltiad. 


#    )(    221    )(   # 

&  ufurpateur   font    deux   mots 
parfaitement  fynonimes. 

Pour  donner  différents  noms 
à  différentes  chofes  3  j'appelle 
Tyran  l'ufurpateiir  de  l'autorité 
royale ,  &  Defpote  l'ufurpateur 
du  pouvoir  Souverain.  Le  Tyran 
eft  celui  qui  s'ingère  contre  les 
loix  à  gouverner  félon  les  loix  ; 
le  Defpote  eft  celui  qui  fe  met 
F  au-deffus  des  loix  mêmes.  Ainfi  ^ 
le  Tyran  peut  n'être  pas  Defpo- 
te ;  mais  le  Defpote  eft  toujours 
Tyran. 

I  II  eft  vrai  qu'Ariftote  Mor.  Nicom.  L.  VUh  r.  lo 
diftingue  le  Tyran  du  Roi ,  en  ce  que  le  pre- 
.,  mier  gouverne  pour  fa  propre  utilicé  &  le 
I  Ibcond  ieulement  pour  Tutilité  de  fes  fujets  ; 
mais  outre  que  généralement  tous  les  Auteurs 
Grecs  ont  pris  le  mot  Tyran  dans  un  autre  fens, 
comme  il  paroit  tiir-  tout  par  le  Hieron  de  Xe- 
nophon  ,  il  s'enfuivroit  de  la  diftindîion  d'Ari- 
ftote  que  depuis  le  commencement  du  monde 
il  n'auroit  pas  encore  exifté  un  leul  Roi. 


^    )(     222    )(    # 


CHAPITR  E    XI. 

De  la  mort  du  corps  -politique. 

'X'elle  eR-  la  pente  naturelle  5c 
inévitable  des  Gouvernements  les 
mieux  conftitués.  Si  Sparte  & 
Rome  ont  péri  3  quel  État  peut 
efpérer  de  durer  toujours  ?  Si 
nous  voulons  former  un  établifle- 
ment  durable  ^  ne  fongeons  donc 
point  à  le  rendre  éternel.  Pour 
léairir  il  ne  faut  pas  tenter  l'im- 
polTible  y  ni  fe  flatter  de  donner 
à  l'ouvrage  des  hommes  une  fo- 
lidité  que  les  choies  humaines  ne 
comportent  pas. 

Le  corps  politique,  auifi  bien 
que  le  corps  de  l'homme  ,  com- 
mence à  mourir  dès  fa  naifiance 
&  porte  en  lui-même  les  caules 
de  fa  deftrudion.    Mais  l'un  & 


#    )C    223     )(    # 

l'autre  peut  avoir  une  conftitu- 
îion  plus  ou  moins  robuile  de  pro- 
pre à  le  conferver  plus  ou  moins 
l'ong-temps.  La  conftitution  de 
l'homme  eft  Touvrage  de  la  na- 
ture 5  celle  de  l'Etat  eft  l'ouvra- 
ge de  l'art.  Il  ne  dépend  pas  des 
hommes  de  prolonger  leur  vie  ^  il 
dépend  d'eux  de  prolonger  celle 
de  l'Etat  auffi.  loin  qu'il  eft  pofti- 
bîe  5  en  lui  donnant  la  meilleure 
conftitution  qu'il  puifle  avoir.  Le 
mieux  conftitué  finira ,  mais  plus 
tard  qu'un  autre ^  finul  accident 
imprévu  n'amené  fa  perte  avant 
le  temps. 

Le  principe  de  la  vie  politi- 
que eft  dans  l'autorité  louveraine. 
La  pui  (Tance  légifta  tive  eft  1  e  cœur 
de  l'Etat  ^  lapuiflance  executive 
en  eft  le  cerveau  ^  qui  donne  le 
mouvement  à  toutes  les  parties. 
Le  cerveau  peut  tomber  en  para- 

X4 


#    )(    224    )(    # 

lyfie  &  Tindividu  vivre  encore- 
Un  homme  rejfte  imbécille  &vit  : 
mais  fi-tôt  que  le  cœur  a  ceflefes 
fondions ,  Tanimal  eft  mort. 

Ce  n'est  point  par  les  loix  que 
TEtat  fubfifte  ,  c'eft  par  le  pou- 
voir légillatif.  La  loi  d'hier  n'o- 
blige pas  aujourd'hui ,  mais  le 
confentement  tacite  eft  préfumé 
du  fîlence  ,  &  le  Souverain  eft 
cenfé  confirmer  inceffamment  les 
loix  qu'il  n'abroge  pas  ,  pouvant 
le  faire.  Tout  ce  qu'il  a  déclaré 
vouloir  une  fois  ,  il  le  veut  tou- 
jours,  à  moins  qu'il  ne  le  révoque. 

Pourquoi  donc  porte- t-oa 
tant  de  refpeél  aux  anciennes 
loix  ?  C'eft  pour  cela  même.  On 
doit  croire  qu'il  n'y  a  que  l'excel- 
lence des  volontés  antiques  qui 
lésait  pu  conferver  fi  long-temps; 
il  le  Souverain  ne  les  eût  reconnu 
conftammcnt   falutaires  y  il  las 


#    )(    225     )(   # 

eût  mille  fois  révoquées.  Voilk 
pourquoi  y  loin  de  s'affoiblir  ^  les 
loix  acquièrent  fans  cefle  une  for- 
ce nouvelle  dans  tout  Etat  bien 
conflitué  j  le  préjugé  de  l'anti- 
quité les  rend  chaque  jour  plus 

''vénérables  ;  au  lieu  que  par  tout 
où  les  loix  s'affoiblifTent  en  vieil- 

-lifîant  5  cela  prouve  qu^il  n'y  a 
plus  de  pouvoir  légiflatif  ^  &  que 
l'Etat  ne  vit  plus. 

CHAPITRE    XII. 

Com^nent  Je  maintient  V autorité 
Jouveraine. 

Le  Souverain  n'ayant  d'autre 
^  force  que  la  puiiTancelégiflative  ^ 
n'agit  que  par  des  loix  ^  &  les  loix 
n'étant  que  des  ailes  authen- 
tique.>  de  la  volonté  générale  ,  le 
Souverain  ne  fçauroit  agir  que 


#     )(      "6     )(     :^ 

quand  le  peuple  eft  aflemblé  Le 
peuple  affemblé^dira-t-on  !  quelle 
chimère  î  C'eft  une  chimère  au- 
jourd'hui^ mais  ce  n'en  étoit  pas 
une  il  y  a  deux  mille  ans  :  les  hom- 
mes ont-ils  changé  de  nature  ? 

Les  bornes  du  poflible  dans  les 
chofes  morales ,  font  moins  étroi- 
tes que  nous  ne  penfons  :  ce  lont 
nos  foibleffes  y  nos  vices ,  nos  pré- 
jugés qui  les  rétréciffent.]  Les 
âmes  baffes  ne  croient  point  aux 
grands  hommes  :  de  vils  eiclaves 
fourient  d'un  air  moqueur  à  ce 
mot  de  hberté. 

Par  ce  qui  s'eftfait^  confide- 
rons  ce  qui  fe  peut  faire  ;  je  ne 
parlerai  pas  des  anciennes  Ré- 
pubhques  de  la  Grèce  ^  mais  la 
République  Romaine  étoit ,  ce 
me  femble  5  un  grand  Etat ,  &c 
la  ville  de  Rome  une  grande  Vil- 
le. Le  dernier  Cens  donna  dans 


#    )(    227    )(   # 

Rome  quatre  cents  mille  Cito- 
yens portant  armes  5  &  le  der- 
nier dénombrement  de  l'Empire 
plus  de  quatre  millions  de  Cito- 
yens 5  fans  compter  les  ilijets  ^ 
les  étrangers  ,  les  femmes ,  les  en- 
fants 5  lesefclaves. 

Qiieîle  difficulté  n'imagineroit- 
on  pas  d'affembler  fréquemment 
le  peuple  immenfe  de  cette  Capi- 
tale &  de  fes  environs  ?  Cepen- 
dant il  fe  paffoit  peu  de  lemai- 
nes  que  le  Peuple  Romain  ne  fût 
aflemblé ,  &  mênie  plufieurs  fois. 
Non  -  feulement  il  éxerçoit  les 
droits  de  la  fouveraineté  y  mais 
une  partie  de  ceux  du  Gouverne- 
ment. 11  traitoit  certaines  affai- 
res 5  il  jugeoit  certaines  caui'es  y 
&  tout  ce  peuple  étoit  lur  la  pla- 
ce publique  ^  prefqu'auffi  iouvent 
Magiftrat  que  Citoyen. 

En  remontant  aux  premiers 


#    )(    228    )(    # 

temps  des  Nations  ,  on  trouve- 
roit  que  la  plupart  des  anciens 
Gouvernements  ,  même  monar- 
chiques, tels  que  ceux  des  Macé- 
doniens Se  des  Francs,  avoient  de 
femblables  Confeils.  Qiioi  qu'il  en 
foit  3  ce  feul  fait  inconteftable  ^ 
répond  à  toutes  les  difficultés  : 
De  l'exifiant  au  poffible  la  conle- 
quence  me  paroit  bonne. 

CHAPITRE    XIII. 

Suite» 

Il  ne  fuffit  pas  que  le  peuple  af- 
femblé  ait  une  fois  lixé  la  confti- 
tution  de  l'Etat ,  en  donnant  la 
fanftion  à  un  corps  de  loix  :  il  ne 
fuffit  pas  qu'il  ait  établi  un  gou- 
vernement perpétuel  ou  qu'il  ait 
pourvu  une  fois  pour  toutes  à  Té- 
le(3:ion  des  Magiflrats.  Outre  les 


Aflemblées  extraordinaires  que 
des  cas  imprévus  peuvent  exiger 
il  faut  qu'il  y  en  ait  de  fixes  ôc  de 
périodiques  que  rien  ne  puifle  abo- 
lir ni  proroger  ,  tellement  qu'au 
jour  marqué  le  peuple  loit  légiti- 
mement convoqué  par  la  loi^  fans 
qu'il  foit  befoin  pour  cela  d'aucu- 
ne autre  convocation  formelle. 

Mais  hors  de  ces  aflemblées  ju- 
ridiques  par  leur  feule  date^  toute 
aflemblée  du  peuple  qui  n'aura 
pas  été  convoquée  par  les  Magif- 
trats  prépofés  à  cet  effets  &  félon 
les  formes  prefcrites  ,  doit  être 
tenue  pour  illégitime  y  ôc  tout  ce 
qui  s'y  fait  pour  nul  ;  parce  que 
l'ordre  même  de  s'aflembler  doit 
émaner  de  la  loi. 

du  A  N  T  aux  retours  plus  ou 
moins  fréquents  des  aflemblées 
légitimes  ,  ils  dépendent  de  tant 
de  confidérations  qu'on  ne  fçaa» 


roit  donner  là-defliis  de  régies 
précifes.  Seulement  on  peut  dire 
en  général  que  plus  le  Gouverne- 
ment a  de  force  y  plus  le  Souve- 
rain doit  fe  montrer  fréquem- 
ment. 

Ceci,  me  dira-t-on ,  peut  être 
bon  pour  une  feule  Ville  ;  mais 
que  faire  quand  l'Etat  en  com- 
prend plufieurs  ?  Partagera-t-on 
l'autorité  fouveraine  y  ou  bien 
doit-on  la  concentrer  dans  une 
feule  Ville  ,  &  affujettir  tout  le 
refte  ? 

Je  réponds  qu'on  ne  doit  faire 
ni  l'un  ni  Tautre.  Premièrement 
l'autorité  fouveraine  eft  fimple  Se 
une  ,  6c  Ton  ne  peut  la  divifer  )d 
fans  la  détruire.  En  fécond  lieu  , 
une  Ville  ,  non  plus  qu'une  na- 
tion 5  ne  peut  être  légirunément 
fujette  d'une  autre ,  parce  que 
l'cflcnce  du  corps  politique  eft 


i 


#ii 


#    )(    2?!    )(_^ 

âans  l'accord  de  l'obéiliance  &  de 
la  liberté ,  &  que  ces  mots  de  Su- 
Jet  Se  de  Souvenu n  y  lont  des  co- 
relations  identioues  dont  l'idée  le 
réunit  fous  le  Icul  mot  de  citoyen. 

Je  reponds  encore  que  c'eft 
toujours  un  mal  d'unir  plufieurs 
Villes  en  une  feule  Cité  ,  &  que 
voulant  faire  cette  union ,  l'on 
ne  doit  pas  fe  flatter  d'en  éviter 
les  inconvénients  naturels.  11  ne 
faut  point  objefter  l'abus  des 
grands  Etats  à  celui  qui  n'en  veut 
que  de  petits  :  mais  comment 
donner  aux  petits  États  aflez  de 
force  pour  réfirter  aux  grands  ? 
Comme  jadis  les  Villes  Grecques 
réfifterent  au  grand  Roi  :,  &  com- 
me plus  récemment  la  Hollande 
&  la  Suifie  ont  réfifté  à  la  Mai- 
fvn  d'Autriche. 

Toutefois  fi  Ton  ne  peut  ré- 
duire l'Etat  à  de  juftes  bornes  , 


îî  refte  encore  une  reflburce  ;  c'eil 
de  n'y  point  fouffrir  de  Capitale, 
de  faire  fiéger  le  Gouvernement 
alternativement  dans  chaque  Vil- 
le ^  &  d'y  raflembler  aulTi  tour-à- 
tour  les  États  du  Pays. 

Peuplez  également  le  territoi- 
re 5  étendez-y  par-tout  les  mê- 
mes droits  5  portez  -  y  par-tout 
l'abondance  &  la  vie  ;  c'eft  ainfî 
que  l'État  deviendra  tout  à  la  fois 
le  plus  fort  &  le  mieux  gouverné 
qu'il  foit  poffible.  Souvenez-vous 
que  les  murs  des  Villes  ne  fe  for- 
ment que  du  débris  des  maiions 
des  champs.  AchaquePalais  que 
je  vois  élever  dans  la  Capitale ,  je 
crois  voir  mettre  en  malure  tout 
un  Pays. 

CHAPITRE 


#)(  ^33  )C  # 

mmmmmMWûmmmmmm 

CHAPITRE    XIV. 

Suite. 

^  l'instant  que  le  peuple  eft 
légitimement  affemblé  en  Corps 
Souverain  ,  toute  Jurifdiftion  du 
Gouvernement  ceffe ,  la  puifTance 
executive  eilUifpendue,  &:  laper- 
fonne  du  dernier  Citoyen  eft  auflî 
facrée  &  inviolable  que  celle  du 
premier  Magiftrat ,  parce  qu^oii 
le  trouve  le  Repréfenté  ,  il  n'y  a 
plus  befoin  de  Reprélentant.  La 
plupart  des  tumultes  qui  s'éléve- 
rcnt  à  Rome  dans  les  comices , 
vinrent  d'avoir  ignoré  ou  négligé 
cette  règle.  Les  Conûils  alors 
n'étoient  que  les  Prélîdents  du 
Peuple  5  les  Tribuns  de  limplcs 
Orateurs  *  ,  le  Sénat  n'étoit  rien 
du  tout. 

*  A-JL'cu  près  leion  le  iens  qu'on  donne  à  c& 

Y 


Ces  intervalles  de  furpenfioii 
ou  le  Prince  reconnoît  ou  doit 
reconnoître  un  fupérieur  adtuel  y 
lui  ont  toujours  été  redoutables  ^ 
6c  ces  affemblées  du  peuple  ,  qui 
font  régide  du  corps  politique 
&  le  frein  du  Gouvernement  , 
ont  été  de  tous  temps  l'horreur 
des  chefs  :  aufli  n'épargnent-ils 
jamais  ni  foins  ,  ni  objections  , 
ni  difficultés ,  ni  promeltes ,  pour 
en  rebuter  les  Citoyens.  Quand 
ceux  -  ci  font  avares  ^  lâches  y 
pufilîanimes  y  plus  amoureux  du 
repos  que  de  la  liberté ,  ils  ne 
tiennent  pas  long-temps  contre 
les  efforts  redoublés  du  Gouver- 
nement ;  c'eft  ainli  que  la  force 
réfiftante  augmentant  fans  ceflej» 

nom  dans  le  Parlement  d'Angleterre.  la  ref- 
fembiance  de  ces  emplois  eût  mis  en  conflic  les 
Contiilsfclcs  Tribuns,  quand  même  loate 
jurifdiîlioa  cùc  été  lufpenduc. 


rautorité  fouveraine  s'évanouît 
à  la  fin  ,  &  que  la  plupart  des 
Cités  tombent  &  périlTent  avant 
le  temps. 

Mais  entre  l'autorité  fouve- 
raine &  le  Gouvernement  arbi- 
traire 5  il  s'introduit  quelquefois 
un  pouvoir  moyen  dont  il  faut 
parler. 

•;st" •^" •^•.  jlf..  À-  ii-  À"  À"  ■^"  À-  ù-  H-  i(- ■;)f-  ■^- ■^- •^-  •^•.  il-  À--»;. 

CHAPITRE    XV. 

Des  Députes  ou   Reprefè/itants 

Si-t6t  que  le  fervice  publicj 
cefle  d'être  la  principale  affaire 
des  Citoyens  ,  &  qu'ils  aiment 
mieux  lervir  de  leur  bourfe  que 
de  leur  perfonne  ,  TEtat  eft  déjà 
près  de  fa  ruine.  Faut-il  marcher 
au  combat  ?  ils  payent  des  trou- 
pes &  rertent  chez  eux  ;  faut-il 
alkr  au  Confeil  ?  ils  nomment 


des  Députés  &  reftent  chez  eux. 
A  force  de  pareffe  &  d'argent  ils 
ont  enlin  des  foldats  pour  affer- 
vir  la  patrie  &  des  reprélentants 
pour  la  vendre. 

C'est  le  tracas  du  commerce 
8c  des  arts  ,  c'eft  l'avide  intérêt 
du  gain,c'eft  la  moUefie  ôc  l'amour 
des  commodités ,  qui  changent 
les  fervices  perfonnels  en  argent. 
On  cède  une  partie  de  fon  pro- 
fit pour  l'augmenter  à  fon  aife. 
Donnez  de  largent ,  ôc  bien-tct 
vous  aurez  des  fers.  Ce  mot  de 
finance  eft  un  mot  d'efclave  ;  il  eft 
inconnu  dans  la  Cité.  Dans  un 
Etat  vramient  hbre  les  Citoyens 
font  tout  avec  leurs  bras  &  rien 
avec  de  l'argent  :  loin  de  payer 
pour  s'exempter  de  leurs  devoirs, 
ils  payeroient  pour  les  remplir 
eux-mêmes.  Je  fuis  bien  loin  de? 
idées  communes  j  je  crois,  les  cor- 


j  vées  moins  contraires  à  la  liberté 
que  les  taxes. 

Mieux  l'Etat  eft  conflitué  , 
plus  les  affaires  publiques  l'em- 
portent fur  les  privées  dans  Tef- 
prit  des  Citoyens.  11  y  a  même 
beaucoup  moins  d'affaire  privées, 
parce  que  la  fomme  du  bonheur 
commun  fournilfant  une  portion 
plus  confidérable  à  celui  de  cha- 
que individu  ,  il  lui  en  refte 
moins  à  chercher  dans  les  foins 
particuliers.  Dans  une  Cité  bien, 
conduite  chacun  vole  aux  aflcm- 
blées  ^  lous  un  mauvais  Gouver- 
nement nul  n'aime  à  faire  un  pas 
pour  s'y  rendre  ;  parce  que  nul 
ne  prend  intérêt  à  ce  qui  s'y  fait,, 
qu'on  prévoit  que  la  volonté 
g;l'nérale  n'y  dominera  pas  ;  de 
qu'enfin  les  foins  domcftiques 
abforbent  tout.  Les  bonnes  loix 
eu  font  faire  de  meilleures  ^  k^ 


#)(  258  )(# 

tnaiivaifes  en  amènent  de  pires*  j 
Si-tôt  que  quelqu'un  dit  des  af-  ' 
faires  de  l'Etat ,  que  m  importe  ? 
on  doit  compter   que  l'Etat  eft 
perdu. 

L'attiedissement  de  l'amour 
de  la  patrie  ,  l'adivité  de  l'inté- 
rêt privé  5  Timmenfité  des  Etats, 
les  conquêtes ,  l'abus  du  Gouver- 
nement ont  fait  ima2;iner  la  voie 
des  Députés  ou  Repréfentants  du 
peuple  dans  les  aiîemblées  de  la 
Nation.  C'eft  ce  qu'en  certains 
pays  on  ofe  appeller  le  Tiers- 
Etat.  Ainfi  5  l'intérêt  particulier 
de  deux  ordres. eft  mis  au  pre- 
mier &  au  fécond  rang  ,  l'intérêt 
public  n'eft  qu'au  troifieme. 

La  Souveraineté  ne  peut  être 
repréfentée  ,  par  la  même  raifon 
qu'elle  ne  peut  être  aliénée  ,  elle 
confifte  eifentiellemcnt  dans  la 
volonté  générale  ,  &  la  volonté 


ne  fe  repréfente  point  :  elle  efl:  la 
même  ,  ou  elle  eft  autre  ;  il  n'y  a 
point  de  milieu.  Les  députés  du 
peuple  ne  font  donc  ni  ne  peu- 
vent être  fes  Repréfentants  ;  ils 
ne  font  que  fes  CommilTaires  ; 
ils  ne  peuvent  rien  conclure  dé- 
finitivement. Toute  loi  que  le 
peuple  en  perfonne  n'a  pas  rati- 
fiée eft  nulle  j  ce  n'eft  point  une 
loi.  Le  peuple  Anglois  penfe  être 
libre  ;  il  fe  trompe  fort  ,  il  ne 
Teft  que  durant  TÉledion  des 
Membres  du  Parlement  ;  fi -tôt 
qu'ils  font  élus ,  il  eft  efclave  y 
il  n'eft  rien.  D.ms  les  courts 
moments  de  fa  liberté  ,  Tufage 
qu'il  en  fait  mérite  bien  qu'il  la 
perde. 

.  L'i  D  É  E  des  Repréfentants  eft 
moderne  :  elle  nous  vient  du 
Gouvernement  féodal  ,  de  cet 
inique  &  ablurde  Gouvernement 


=^   )  (    MO   )  (   # 

dans  lequel  l'efpece  humaine  eft 
dégradée  ,  &  où  le  nom  d'hom^ 
me  eft  en  deshonneur.  Dans  les 
anciennes  Républiques,  ôcmême 
dans  les  Monarchies ,  jamais  le 
peuple  n'eut  de  Repréfentants  ; 
on  ne  connoiflToit  pas  ce  mot-là. 
Il  eft  très-fingulier  qu'à  Rome  où 
les  Tribuns  étoient  fi  facrés  on 
n'ait  pas  même  imaginé  qu'ils 
puiTent  ufurper  les  fondions  du 
peuple  ;  &  qu'au  milieu  d'une  lî 
grande  multitude  ,  ils  n'aient  ja- 
mais tenté  de  pafTer  de  leur  chef 
un  feul  Plébifcite.  Qii'on  juge 
cependant  l'embarras  que  cauioit 
quelquefois  la  foule  ,  par  ce  qui 
arriva  du  temps  des  Gracques , 
où  une  partie  des  Citoyens  don- 
noit  fon  fuffrage  de  deffus  les. 
toits. 

Ou  le  droit  &  la  hberté  font 
toutes  choies  y  les  mconvénients 


#)(24I    )(# 

ne  font  rien.  Chez  ce  fage  peu- 
ple tout  étoit  mis  à  fa  jufte  me- 
fure  :  il  laiflbit  faire  à  fes  Lifteurs 
ce  que  ces  Tribuns  n*euflent  ofé 
faire  ^  il  ne  craignoit  pas  que  fes 
Lifteurs  voulurent  le  repréfenter. 
Pour  expliquer  cependant 
comment  les  Tribuns  le  repréfen- 
toient  quelquefois  >,  il  fuffit  de 
concevoir  comment  le  Gouver- 
riement  repréfente  le  Souverain. 
La  Loi  n'étant  que  la  déclara-^ 
tion  de  la  volonté  générale,  il  eft 
clair  que  dans  la  puiflance  lé- 
giflative  le  peuple  ne  peut  être 
repréfente^  mais  il  peut  &:  doit 
l'être  dans  la  puifTance  executi- 
ve ,  qui  n'eft  que  la  force  appli- 
quée à  la  Loi.  Ceci  fait  voir 
qu'en  examinant  bien  les  chofes 
on  trouveroit  que  très  -  peu  de 
Nations  ont  des  loix  Qiioi  qu'il 
ea  foit  y  il  eft  fur  que  les  Tribuns, 

X 


n'ayant  aucune  partie  du  pou- 
voir exécutif,  ne  purent  jamais 
repréfenter  le  Peuple  Romain  par 
les  droits  de  leurs  charges ,  mais 
feulement  en  ufurpant  fur  ceux 
du  Sénat. 

Chez  les  Grecs  tout  ce  que 
le  peuple  avoit  à  faire  il  le  faifoit 
p^  lui-même  ;  il  étoit  fans  cefle 
affemblé  fur  la  place.  Il  habitoit 
un  climat  doux ,  il  n'étoit  point 
-a\âdel^  -des  efclaves  faifoient  fe^ 
travaux ,  fa  grande  affaire  étoit 
ia  liberté.  N'ayant  plus  les  mê- 
mes avantages  y  comment  con- 
ferver,  les  mêmes  droits  ?  Vos 
climats  plus  durs  vous  donnent 
plus  de  beloins  *  ,  fix  mois  dé 
Tannée  la  place  publique  n'èft 

*  Ado^ïter  dans  les  pays  froids  le  luxe  &  la 
inclelTe  des  Orientaux  ,  c'eft  youloir  fc  donner 
ïèurs  chaines  ;  c^eft's'y  ibumèttrç  encore  plus 
cfécefîàirement  qû^'eux, 


#  )  (  H3  )  (  # 
pas  tenabl^-^  vos  langues  fourdes 
ne  peuvent  fe  faire  entendre  en'- 
plein  'àir^5*  vous  donnez  plus  à 
votre  gain  qu'à  votre  liberté  ,  & 
vous  craignez  bien  moins  Tefcla- 
vage  que  la  mifere. 

Q,uoi  !  la  liberté  ne  f  emain- 
tient  qu'à  Tappui  de  la  fervitude? 
Peut--étre  les  deux  excès  fe  tou'-> 
chent.  Tout  ce  qui  n'eft  point 
dans  la  nature  ,  a  fes  inconvé- 
nients 5  &  la  fociété  civile  plus? 
que  tout  k  refte.  11  y  a  telles 
pofitions  malheureufes  où  l'on  ne 
peut  conferver  fa  liberté  qu'au.x: 
4^pends  de  celle  d'autrui  3  &  où 
le  citoyen  ne  peut  être  parfai- 
tement libre  5  que  l'efclave  ne 
Ibit  extrêmement  efclave.'  Telle 
étoit  la  pofition  de  Sparte.  Pour 
Vôm  5  peuples  modèrnes''',  voiiis 
in*a\^z  point  d'efclaves  ^  mafs 
vmis  l'êtes*^  vous  pay^z  leur  li- 

X2 


=^  )  (  244  )(  # 

berté  de  la  vôtre.  Vous  avez 
beau  vanter  cette  préférence  ^ 
j'y  trouve  plus  de  lâcheté  que 
d'humanité. 

Je  n'entends  point  par  tout 
cela  qu'il  faille  avoir  des  efclaves 
ni  que  le  droit  d'efclavage  foit 
légitime  y  puifque  j'ai  prouvé  le 
contraire.  Je  dis  feulement  les 
raifons  pourquoi  les  peuples  mo- 
dernes ^  qui  fe  croient  libres  ^  ont 
des  repréientants  ^  &  pourquoi 
les  peuples  anciens  n'en  avoient 
pas.  Qiioi  qu'il  en  foit  ^  à  l'inftant 
qu'un  peuple  fe  donne  des  repré- 
ientants 5  il  n'eft  plus  hbre  5  il 
n'eft  plus. 

Tout  bien  examiné  y  je  ne 
vois  pas  qu'il  foit  déformais  pof- 
fible  au  Souverain  de  conlerver 
parmi  nous  l'exercice  de  fes  droits, 
fi  la  Cité  n^eft  très-petite.  Mais 
fi  elle  eft   très- petite   elle  fera 


^  )(  H5  )(  # 
fubjuguée?    Non.   Je  ferai  voir 
ci-après    *  comment    on    peut 
réunir  la  puiflance  extérieure  d'urt" 
grand  Peuple  avec  la  police  aiféë 

&  le  bon  ordre  d'un  petit  Etat. 

» 

*  C'eft  ce  que  je  m'étois  propolé  de  faire 
dans  la  fuite  de  cet  ouvrage  ,  lorfqu'eii  trai- 
tant des  rélacions  externes  j'enferois  venu  aux 
confédérations  :  matière  toute  neuve  8c  où  les 
principes  font  encore  à  établir. 

CHAPITRE      XVI. 

Que  rinjlitution    du  Gouverne- 
ment  nejî  point  un  Contrat. 

Le  pouvoir  légiflatif  une 
fois  bien  établi  5  il  s'agit  d'éta- 
blir de  même  le  pouvoir  exécu- 
tif^ car  ce  dernier,  qui  n'opère 
que  par  des  aftes  particuliers , 
n'étant  pas  de  rellèncc  de  l'autre , 
en  eil  naturellement  féparé.  S'il 
étoit  poflîble  que  le  Souverain , 


#  )(   246  )(  # 

confidéré  comme  tel ,  eût  la  puil- 
fance  e;xécutive.5  le  droit  &  le 
faitferoient  tellement  confondus 
qu'on  ne  fçauroit  plus  ce  qui  eft 
loi  5c  ce  qui  ne  l'eft  pas  ,  6c  le 
corps  politique  ainn  dénaturé 
feroit  bien-tôt  en  proie  à  la  vio- 
lence contre  laquelle  il  fut  in- 
ftitué. 

Les  Citoyens  étant  tous 
égaux  par  le  Contrat  Social  ^ 
ce  que  tous  doivent  faire  tous 
peuvent  le  prefcrire  ,  au  lieu  que 
nul  n'a  droit  d'exiger  qu'un  au- 
tre faffe  ce  qu'il  ne  fait  pas  lui- 
même.  Or  c'eft  proprement  ce 
droit  y  indiipenfable  pour  faire 
vivre  &  mouvoir  le  corps  politi- 
que 5  que  le  Souverain  donne  au 
Prince  en  inftituant  le  Gouverne-, 
ment. 

P  L u  s  I  E  u  R  s  ont  prétendu 
que  l'afte  de  cet  établiflement 


#)0^47  )(  #^ 
était  un  contrat  entre  le  Peu- 
ple Se  les  chefs  qu'il  le  donne  ; 
contrat  par  lequel  on  ftipuloit 
entre  les  deux  parties  les  condi- 
tions fous  lefquelles  Tune  s'obli- 
geoit  à  commander  &  l'autre  à 
obéir.  On  conviendra ,  je  m'af- 
fure  5  que  voilà  une  étrange  ma- 
nière de  contrader  !  Mais  voyons, 
û  cette  opinion  eft  foutenable. 

.    P  R  E  M  I  E  R.E  ME  N  T  5    i'au- 

torité  fuprême  ne  peut  pas  plus 
fe  modifier  que  s'aliéner^  la  li- 
,  miter  c'cfl  la  détruire.  11  eft  abfur- 
de  &  contradictoire  que  le  Sou- 
verain fe  donne  un  fupérieur  ; 
s'obliger  d'obéir  à  un  maître  c'eft 
fe  remettre  en  pleine  liberté. 
.  Déplus,  il  eft  évident  que 
qt  contrat  du  peuple  avec  tel- 
les ou  telles  perfonnes ,  feroit  un 
afte  particulier.  D'où  il  fuit  que 
ce  contrat  ne  fçauroit  être  une  loi 

X4 


ni  un  aéle  de  fouveraineté ,  &  que 
par  conféquent  il  feroit  illégitime. 
On  voit  encore  que  les 
parties  contradlantes  feroient 
entre  elles  fous  la  feule  loi  de  na- 
ture &  fans  aucun  garant  de  leurs 
engagemens  réciproques ,  ce  qui 
répugne  de  toutes  manières  à 
l'état  civil  :  celui  qui  a  la  for- 
ce en  main  étant  toujours  le  maî- 
tre de  l'exécution  ,  autant  vau- 
droit  donner  le  nom  de  contrat 
à  l'afte  d'un  homme  qui  diroit  à 
un  autre  ;  ^y  Je  vous  donne  tout • 
^5  mon  bien  à  condition  que  vous 
^5  m'en  rendrez  ce  qu'il  vous  plai- 


55 


ra. 


i:c 


Il  n'y  a  qu'un  Contrat  dans 
l'Etat  ;  c'eft  celui  de  l'aflbciation; 
&  celui-là  feiil  en  exclud  tout  au- 
tre. On  ne  fçauroit  imaginer  au- 
cun Contrat  public  ,  qui  ne  fût 
une  violation  du  premier. 


#  )  (  H9  ) (  # 

CHAPITRE  XVII. 

Del^injîitution  du  Gouvernement 

Sous  quelle  idée  faut  -  il  donc 
concevoir  l'afte  par  lequel  le  Gou- 
vernement eft  inftitué  ?  Je  remar- 
querai d'abord  que  cet  afte  eft 
complexe  ou  compofé  de  deux 
autres,  fçavoir,  l'établiflement  de 
la  loi  5  &  l'exécution  de  la  loi. 

Par  le  premier  ,  le  Souverain 
ftatue  qu'il  y  aura  un  Corps  de 
Gouvernement  établi  fous  telle 
ou  telle  forme  ^  &  il  eft  clair  que 
cet  afte  eft  une  loi. 

Par  le  fécond  ,  le  peuple  nom- 
me les  chefs  qui  feront  chargés  du 
Gouvernement  établi.  Or  cette 
nomination  étant  un  a6le  parti- 
culier, n'eft  pas  une  féconde  loi  y 
mais  feulement  une  fuite  de  Ui 


première  Se  une  fon£lion  du  Gou- 
vernement. 

La  DiFf  igulté  eft  d'entendre 
comment  on  peut  avoir  un  adle 
de  Gouvernement  avant  que  le  . 
Gouvernement  exifte  ^  &  corn-  I 
ment  le  Peuple  qui  nx-fl  que  Sou- 
veram  ou  Sujet  î>,  •  peut  devenir- 
Prince  ou  Magiftrat  dans  certai- 
nes circonftances. 

C'est  encore  ici  que  le  dé- 
couvre une  de  ces  étonnantes 
propriétés  du  corps  politique , 
par  lelquelles  il  concilie  des  opé-^ 
rations  contradictoires  en  appa- 
rence. Car  celle-ci  fe  fait  par 
une  converfion  lubite  de  la  Sou- 
veraineté en  Démocratie ,  en  forte 
que  5  fans  aucun  changement 
fenfible  3  6c  feulement  par  une 
nouvelle  relation  de  tous  à  tous, 
les  Citoyens  devenus  Magiftrats 
paflent  des  a6tes  généraux  aux 


=#)(  25i)(# 
aéles  particuliers  ^  &  de  la  loi  à 
Texécution. 

Ce  changement  de  relation 
n'eft  point  une  fubtilité  de  fpé- 
culation  fans  exemple  dans  la 
pratique  :  il  a  lieu  tous  les  jours 
dans  le  Parlement  d'Angleterre, 
où  la  Chambre-bailè  en  certaines 
occafions  le  tourne  en  grand 
Commité  j  pour  mieux  difcutcr;^ 
les  affaires  5  &  devient  ainfi  fim^ 
pie  commiffion  ,  de  Cour  Iqu-^ 
veraine  qu'elle  étoit  rinftantpr.é-( 
cèdent  ;  en  telle  force  qu'elle  fe 
fait  enfuite  rapport  à  elle-même 
comme  Chambre  des  Commu- 
nes 5  de  ce  qu'elle  vient  de  régler 
en  grand  Commité  5  &  délibère 
de  nouveau  fous  un  titre  ^  de 
ce  qu'elle  a  déjà  réfolu  fous  un 
autre. 

Tel  eft  l'avantage  propre  au 
Gouvernement  démocratique^  de 


^)(  252  )(  # 

pouvoir   être  établi  dans  le  fai 
par  un  fimple  acte  de  la  volonté* 
générale.    Après   quoi  ce   Gou- 
vernement provifionnel  refte  eri^ 
polTeffion ,  fi  telle   eft  la  forme 
adoptée  ^  on  établit  au  nom  du 
Souverain  le  Gouvernement  preC' 
crit  par  la  loi  ^  &  tout  fe  trouve 
ainfi  dans  la  règle.  Il  n'eft  pas> 
poffible  d'inftituer  le  Gouverne-* 
ment    d'aucune    autre    manière 
légitime  ^  &  fans  renoncer  aux 
principes  ci-devant  établis. 


*-j^^ 


CHAPITRE   XVIII. 

Moyens  de  f  revenir  les  ufarpa- 
lions  du  Gouvernement. 

De  ces  éclairciflements  il  ré- 
fuite  en  contirmation  du  chapi- 
tre XVI 5  que  Tafte  qui  inftitue 
le  Gouvernement  ^   n'eft  point 
un  contrat  mais  une  loi  ;  que  les 
dépofitaires  de  la  puiflance  exe- 
cutive ne  font  point  les  maîtres 
du  peuple ,  mais  l'es  officiers  ;  qu'il 
«peut  les  établir  &  les  deftituer 
quand  il  lui  plait  ;  qu'il  n'eft  point 
:queftion  pour  eux  de  contracter 
mais  d'obéir,  6c  qu'en  fe  char- 
geant des  fondions  que  l'Etat 
leur  impofe  ^  ils  ne  font  que  rem- 
plir leur  devoir  de  citoyens,  fans 
avoir  en  aucune  forte  le  droit  de 
difputer  fur  les  conditions. 


#  )(  254  )  (  # 

^,  Quand  donc  il  arrive  que  le 

peuple  inftitueiin  Gouvernement 

héréditaire  ,    foit    monarchique 

dans  une  famille  ,  foit  ariftocra- 

tiquè  dans  un  ordre  de  citoyens , 

ce  n'ell:  point    un  engagement 

qu'il  prend  ^  c'eft  une  form.e  pio- 

.vifionnelle  qu'il  donne  à  l'admi- 

niftration  ,  jufqu'à  ce  qu'il  lui 

plaife  d'en  ordonner  autrement. 

Il  est  vrai  que  ces  cliange- 

ments  font  toujours  dangereux  , 

&  qu'il  ne  faut  jamais  toucher  au 

iCjpuyernement  établi  que  lori'qu'il 

devientincompanbl'e.  avec  le  bien 

pubiiq.^.mais  cetter  ciTcdnlpeâion 

■^ft:  une^ma>XJrae  de  polirtique  & 

,non  pas  une:  règle  de  droit,  ôc 

l'Etat  n'ell  pa^ipius  tenu  de  lailfer 

J'Autorité  avik  àïfe.s.Chefs  ,  que 

d'autont^  înUitaiiEe;i,.ies  Géné- 

r*4ux, -b  i^[  ^7ioi  jfiiiDîr*:  rrj  -^aq^j: 

Il  .£^T)  it ai  .enoDïe^  qu'on  lie 


#  )(  255  )(  # 
fçauroit   en   pareil  cas   obferver 
avec  trop  de  foin  toutes  les  for- 
malités requifes  pour  diflinguer 
un  a£le  régulier  Se  légitime  d'un 
tumulte  iéditieux  5  &la  volonté 
de  tout  un  peuple  des  clameurs 
d'une  faftion.  C'ell  ici  i'ur-tout 
qu'il  ne  faut  donner  au  cas  odieux 
que  ce  qu'on  ne  peut  lui  refuier 
dans  toute  la  rigueur  du  droit , 
6c  c'ell  aufli  de  cette  obligation 
que  le  Prince  tire  un  grand  avan- 
tage pour  conferver  fa  puifiance 
malgré    le  peuple  ,    lans  qu'on 
puilVe  dire  qu'il  Fait  ufurpée.  Car 
en  paroilT^int  n'uler  que  de  fes 
droits  5  il  lui  ell  fort  aifé  de  les 
étendre  ,  6c  d'empêcher  ,  foiis  îe 
prétexte  du   repos   public  ,   les 
aiîemblées  deftinées  à  rétablir  le 
bon  ordre  ;  de  lorte  qu'il  le  pré- 
vaut d'un  iilence  qu'il  empêche 
de  rompre  ^  ou  dee  irrégularité^ 
je-'    ^ 


#  )(  ^56  )(# 
qu'il  fait  commettre  ,  pour  fup* 
pofer  en  fa  faveur  l'aveu  de  ceux 
que  la  crainte  fait  taire,  &  pour 
punir  ceux  qui  ofent  parler.  C'eft 
ainfi  que  les  Décemvirs ,  ayant 
été  d'abord  élus  pour  un  an  , 
puis  continués  pour  une  autre 
année  ,  tentèrent  de  retenir  à 
perpétuité  leur  pouvoir  ,  en  ne 
permettant  plus  aux  Comices  de 
s'aflembler  ;  &  c'eft  par  ce  facile 
moyen  que  tous  les  Gouverne- 
ments du  monde ,  une  fois  re- 
vêtus de  la  force  publique  ,  ufur- 
pent  tôt  ou  tard  l'autorité  fou- 
veraine. 

Les  aflcmblées  périodiques, 
dont  j'ai  parlé  ci-devant ,  lont 
propres  à  prévenir  ou  différer  ce 
malheur  ,  fur-tout  quand  elles 
n'ont  pas  befoin  de  convocation 
formelle  :  car  alors  le  Prince  ne 
fçauroit  les  empêcher  fans  fe  dé- 

clarsc 


#)(  ^57    )(# 
clarer  ouvertement  infradleur  des 
loix  &c  ennemi  de  l'Etat. 

L'ouverture  de  ces  affem- 
blées  qui  n'ont  pour  objet  que 
le  maintien  du  traité  focial ,  doit 
toujours  ie  faire  par  deux  pro- 
pofitions  qu'on  ne  puifle  jamais 
fupprimer  ,  &  qui  paflcnt  Icpa- 
rément  par  les  luftVages. 

La  PREMIERE  ^  S^il  plait  au 
Souverain  de  conferver  la.  pre-^ 
fente  forme  de  Gouvernement, 

La  seconde  ;  S'il  plaît  au 
Peuple  d^eii  LiiJJcr  V adminijîra- 
tion  à  ceux  qui  en  font  acluel-^ 
le  ment  charges. 

Je  suppose  ici  ce  que  je  crois 
avoir  démontré  ,  Tçavoir  qu'il 
n'y  a  dans  l'Etat  aucune  loi 
fondamentale  qui  ne  le  puilTe 
révoquer ,  non  pas  même  le  pafte 
focial  5  car  ii  tous  les  Citoyens^ 
i'allbmbloicnt   pour    rompre    ca^ 

X 


pafte  d'un  commun  accord  5  oa^ 
ne  peut  douter  qu'il  ne  fût  très-[ 
lésjitimement    rompu.     Grotius 
penfe  même   que   chacun  peutî 
renoncer  à  l'Etat  dont  il  eft  mem-I 
bre^  &  reprendre  la  liberté  na- 
turelle ôc  les  biens  en  Ibrtant  du. 
pays  '^,  Or  il  leroit  abiurde  que' 
tous  les  Citoyens  réunis  ne  puf- 
lent  pas  ce  que  peut  iéparément 
chacun  d'eux. 

*  Bien  entendu  qu'on  ne  quitte  pas  pour 
éluder  Ton  devoir  &  fe  difpenfer  de  lervir  la 
jîatrie  au  moment  qu'elle  a  belbin  de  nous.  La 
fuite  alors  feroit  criminelle  &  punifuble  ;  ce 
ne  feroit  plus  retraite ,  mais  défertion. 


Fin  du  Livre  îroijiejnt. 


ï^^^^^^^^=^^^^^;(5 


TV  *i^  >«■  j»- <^ ;«•  «.  i^^  v^'î»  >^ ->«<!•<-;  1^  ^^ 


PRINCIPES 

POLITIQUE. 

Livre    Qu^^tri éme. 
CHAPITRE    I. 

Q^iic   la   volonté  çrûitrale  ejl  in* 
deJlructihU, 

Tant  que  plufieurs  hommes 
réunis  fe  confidérent  comme  un 
feul  corps  5  ils  n'ont  qu'une  feule 
volonté  3  qui  fe  rapporte  à  la 
commune  confervaiion  5  6c  au 
bien  être  général.  Alors  tous  les 
reflbrts  de  l'Etat  Ibnt  vigoureux 


#  )  (    26o  )  (  ^ 

&  fimples ,  fes  maximes  font  clai- 
res &  lumineufes  ,.  il  n'a  point 
d'intérêts  embrouillés  ,  contra- 
diftoires  ,  le  bien  commun  fe 
montre  par-tout  avec  évidence  , 
ôc  ae  demande  que  du  bon  lens 
pour  être  apperçu.  La  paix,  l'u- 
nion y  l'égalité  font  ennemies  des 
fùbtilités  politiques.  Les  hommes 
droits  &  fimples  font  difficiles  àr- 
tromper  à  caufe  de  leur  fimpli- 
cité  5  les  leurres,  les  prétextes  ra- 
linés  ne  leur  en  impofent  point  ; 
ils  ne.  font  pas  même  aflez  fins; 
pour  être  dupes.  Qiiand  on  voit 
chez  le  plus  heureux  peuple  du 
Bnonde  des  troupes  de  payfans" 
îégler  les  affaires  de  l'Etat  fous 
un  chêne ,  &  fe  conduire  toujours 
fagemeiit ,  peut  -  on  s'empêcher 
de  méprifer  les  rafinements  des 
autres  nations ,  qui  fe  rendent  il- 
luftres  &  miférables  avec  tai^t. 
d'art  &  de  mylleres  ? 


#  )(  26i  )(  ^ 
Un  Etat  ainfi  gouverné  a  be- 
foin  de  très-peu  de  Loix  ,  &  à 
mefure  qu'il  devient  nécefTaire 
d'en  promulguer  de  nouvelles  5 
cette  néceiTité  fe  voit  univerlelle- 
ment.  Le  premier  qui  les  propofe 
ne  fait  que  dire  ce  que  tous  ont 
déjà  fenti  ^  &  il  n'eft  queftion  ni 
de  brigues  ni  d'éloquence  pour 
faire  palTer  en  loi  ce  que  chacun 
a  déjà  réfolu  de  faire,  fi-tôt  qu'il 
f^ra  fur  que  les  autres  le  feront 
comme  lui. 

Ce  qui  trompe  les  raifonneurs 
c'eft  que  ne  voyant  que  des 
Etats  mal  conftitués  dès  leur  ori- 
gine 5  ils  font  frappés  de  l'im- 
poiTibilité  d'y  maintenir  une  fem- 
blable  police.  Ils  rient  d'imagi- 
ner toutes  les  fottifes  qu'un  fou^r- 
be  adroit  ^  un  parleur  mfinuant 
pourroit  perfuader  au  peuple  de 
Pans,  ou  de  Londres.  Us  ne  fça- 


#     )(      262      )(     :^ 

vent  pas  que  Crom^f'el  eût  été 
mis  aiîx  foiinettes  par  le  peuple 
de  Berne  ,  5c  le  Duc  de  Beaufort 
à  la  diicipline  par  les  Genevois,      u 

Mais  y  quand  le  nœud  focial  i 
Commence  à  fe  relâcher  5c  l'Etat  •  | 
à  s'affoiblir  ;  quand  les  intérêts 
particuliers  commencent  à  fe  fai- 
re fentir  5c  les  petites  fociétés  à 
influer  fur  la  grande  ,  l'intérêt 
commun  s'altère  5c  trouve  des 
oppofants  5  l'unanimité  ne  règne 
plus  dans  les  voix  ,  la  volonté 
générale  n'eft  plus  la  volonté  de 
tous  3  il  s'élève  des  contradictions  > 
des  débats ,  5c  le  meilleur  avis  ne 
pafle  point  fans  difputes. 

E  N  F I N  5  quand  l'Etat  près  de 
fa  ruine  ne  fubfiile  plus  que  par 
une  formée  iilufoire  5c  vaine  ^  que 
le  lien  focial  eft  rompu  dans  tous 
les  cœurs  ^  que  le  plus  vil  intérêt 
fe  pare  effrontément  du  nom  la- 


^)(  263  )(  # 
cré  du  bien  public  ;  alors  la  vo- 
lonté générale  devient  muette  , 
tous  guidés  par  des  motifs  fecrets 
n'opinent  pas  plus  comme  Ci- 
toyens que  fi  l'Etat  n'eût  jamais 
exifté  5  &L  l'on  fait  pafler  faufle- 
ment  lous  le  nom  de  Loix  ,  des 
décrets  iniques  qui  n'ont  pour 
but  que  l'intérêt  particulier. 

S'e  N  s  u  I  T-i  L  de-là  que  la  vo- 
lonté générale  foit  anéantie  ou 
corrompue  ?  Non  ,  elle  eft  tou- 
jours conftante  ,  inaltérable  & 
pure  ;  mais  elle  eft  lubordonnéc 
à  d'autres  qui  l'emportent  fur 
elle.  Chacun  ,  détachant  fon  in- 
térêt de  l'intérêt  commun  ^  voit 
bien  qu'il  ne  peut  l'en  léparer 
tout-à-fait  5  mais  fa  part  du  mal 
public  ne' lui  paroît  rien  ,  auprès 
du  bien  exclufif  qu'il  prétend 
s'approprier.  Ce  bien  particulier 
excepté  ^  il  veut  le  bien  générai 


#)(  264  )(  # 
pour  fon  propre  intérêt  tout  auffi 
fortement  qu'aucun  autre.  Même 
en  vendant  fon  fuflFrage  à  prix 
d'argent ,  il  n'éteint  pas  en  lui  la 
volonté  générale  j  il  l'élude.   La 
faute  qu'il  commet  eft  de  chan- 
ger l'itat  de  la  queftion  ôc  de 
répondre    autre    chofe   que    ce 
qu'on    lui    demande  :    en  forte 
qu'au  lieu  de  du'e  par  fon  fuîrra- 
ge  5  il  ejl  avantageux  a  VEtat , 
il  dit  5  il   ejl  avantageux  a  tel 
homme  ou  a  tel  parti  que  tel  ou 
tel  avis  pajje,  Amfi  ^  la  loi  de 
l'ordre  public  dans  les  aflemblées 
n'eft  pas  tant  d'y  maintenir  la 
volonté  générale  ,  que  de  faire! 
qu  elle  foit  toujours   interrogée: 
6c  qu'elle  réponde  toujours. 

J' AU  ROIS  ICI  bien  des  réflexions: 
à  faire  fur  le  fimple  droit  de> 
voter  dans  tout  ade  de  fouve-^ 
rametéj  droit  que  rien  ne  peut 


Ql^Z 


#)(  265  )X  # 
êter  aux  Citoyens  ;  &  fur  celui 
d'opiner  ,  de  propofer  ,  de  divi- 
fer  5  de  dilcuter ,  que  le  Gouver- 
nement a  toujours  grand  foin  de 
îie  laiiTer  qu'à  fes  membres  ;  mais 
cette  importante  matière  de- 
înanderoit  un  traité  à  part ,  &  je 
île  puis  tout  dire  dans  celui-ci. 

CHAPITRE  IL 
Des  Suffj'ages, 

O  N  voit  par  le  chapitre  précé-» 
dent  que  la  manière  dont  fe  trai- 
tent les  affaires  générales  peut 
donner  un  indice  afîez  fur  de 
rétat  aéluel  des  mœurs ,  6c  de  la 
fanté  du  corps  politique.  Plus  le 
concert  règne  dans  les  afiem- 
blées  5  c'eft-à-dire  ,  plus  les  avis 
approchent  de  l'unanimité  ,  plus 
auffi  la  volonté  générale  eft  do- 

Z 


#  )(  266  )(  # 
minante  ;  mais  les  longs  débats  ^ 
les  diffentions ,  le  tumulte  ,  an- 
noncent l'alcendant  des  inté- 
rêts particuliers  &  le  déclin  de 
l'Etat. 

Ceci  paroît  moins  évident 
quand  deux  ou  plufieurs  ordres 
entrent  dans  la  conftitution  , 
comime  à  Rome  les  Patriciens 
ôc  les  Plébéiens  ^  dont  les  que- 
relles troublèrent  fouvent  les  co- 
mices^ même  dans  les  plus  beaux 
temps  de  la  République  ;  mais 
c€tte  exception  eft  plus  appa- 
rente que  réelle  ^  car  alors  par  le 
vice  inhérent  au  corps  politique 
on  a  5  pour  ainfi  dire^  deux  Etats 
en  un  ,  ce  qui  n'eli  pas  vrai  des 
deux  enlemble^ert  vrai  de  chacun 
ieparément.  Et  en  effet  ^  dans  les 
temps  même  les  plus  orageux^  les 
plébiicites  du  peuple  ,  quand  le 
Sénat  ne  s'en  mêloit  pas^  pailbient 


^    )   (    2^7    )  (    ^ 

toujours  tranquillement  5c  à  la 
grande  pluralité  des  fuftrages. 
Les  Citoyens  n'ayant  qu'un  in- 
térêt 5  le  peuple  n'avoit  qu'une 
volonté. 

A  l'a  u  T  R  E  extrémité  du 
cercle,  l'unanimité  revient.  C'eft 
quand  les  Citoyens,  tombés  dans 
la  fervitude,  n'ont  plus  ni  liberté 
ni  volonté.  Alors,  la  crainte  Se  la 
flatterie  changent  en  acclama- 
tions les  fufFrages  ^  on  ne  délibère 
plus  5  on  adore  ou  l'on  maudit. 
Telle  étoit  la  vile  manière  d'opi- 
ner du  Sénat,  fous  les  Empereurs. 
Qiielquefois  cela  le  failbit  avec 
des  précautions  ridicules.  Tacite 
,obierve  que  fous  Othon  les  Séna- 
teurs accablant  Vitellius  d'exé- 
crations ,  affeftoient  de  faire  en 
même  temps  un  bruit  épouvan- 
table ,  afin  que  ,  fi  par  hafard  il 
devenoit   le  maître  ,  il  ne  pût 

Z2 


#=  )(  268  )(# 

fçavoir  ce  que  chacun  d'eux 
avoit  dit. 

De  ces  diverfes  confîdérations 
naiflent  les  maximes  fur  lef- 
quelles  on  doit  régler  la  manière 
de  compter  les  voix  6c  de  compa- 
rer les  avis ,  félon  que  la  volonté 
générale  eft  plus  ou  moins  facile 
à  connoître  y  Se  l'Etat  plus  ou 
moins  déclinant. 

I L  n'y  a  qu'une  feule  loi  qui 
par  fa  nature  exige  un  confente- 
ment  unanime.  C'eft  le  pafte  fo- 
cial  :  car  l'affociation  civile  eft 
Tafte  du  monde  le  plus  volon- 
taire 5  tout  homme  étant  né  li- 
bre ôc  maître  de  lui-même  ,  nul 
ne  peut  y  fous  quelque  prétexte 
que  ce  puifle  être  ,  l'alfujettir 
fans  fon  aveu.  Décider  que  le 
fils  d'une  efclave  naît  efcîave  , 
c'eft  décider  qu'il  ne  naît  pas 
homme. 


#  )  (  269  )  (  # 

Si  donc  lors  du  pafte  focial 
il  s'y  trouve  des  oppofants  5  leur 
oppofîtion  n'invalide  pas  le  con- 
trat 5  elle  empêche  feulement 
qu'ils  n'y  foient  compris  ;  ce  font 
des  étrangers  parmi  les  Citoyens. 
Quand  l'Etat  eft  inftitué  ,  lecon- 
fentement  eft  dans  la  réfidence  ; 
habiter  le  territoire  ^  c'eft  fe  fou- 
mettre  à  la  fouveraineté  *. 

Hors  ce  contrat  primitif , 
la  voix  du  plus  grand  nombre  5 
oblige  toujours  tous  les  autres  ; 
c'eft  une  fuite  du  contrat  mê- 
me. Mais  on  demande  com- 
ment un  homme  peut  être  libre , 
&  forcé  de  fe  conformer  à  des 

*  Ceci  doit  toujours  s'entendre  d'un  Etat  li- 
bre ;  car  d'ailleurs  la  famille  ,  les  biens  ,  le 
défaut  d'afile  ,  la  néccÇnié ,  la  violence  ,  peu- 
vent retenir  un  habitant  dans  le  pays  malgré 
lui,  &  alors  fon  (éiour  feul  ne  fuppofe  plus 
fon  confentcment  au  contrat  ^  ou  à  la  violation 
du  contrat. 

Z3 


#  )  (  v^  )  (  # 

volontés  qui  ne  font  pas  les  fien- 
nes:  comment  les  oppoiants  lont- 
ils  libres  &  Ibum.is  à  des  loix  aiil- 
quelles  ils  n'ont  pas  conienti  ? 

Je  reponds  que  la  quef- 
tion  eft  mal  poiee.  Le  Citoyen 
conient  à  toutes  les  loix  5  même 
à  celles  qu'on  pafle  malgré  lui  , 
Ôc  même  à  celles  qui  le  puniflent 
quand  il  ofe  en  violer  quelqu'une. 
La  volonté  conilante  de  tous  les 
membres  de  l'Etat  erc  la  volonté 
générale  ^  c'eft  par  elle  qu'ils  font 
citoyens  6c  libres  *.  Qiiand  on 
propofe  une  loi  dans  l'affemblée 
du  Peuple ,  ce  qu'on  leur  demande 
n'eftpas  précilement  s'ils  approu- 

*  A  Gènes ,  on  lit  au  devan:  des  priions  8c 
fur  les  fers  des  galériens  ce  mot ,  Libertjf, 
Cette  application  de  la  devile  eft  belle  &  iufte. 
En  effet  il  n'y  a  que  les  malfaiteurs  de  tous 
ctaLS  qui  empêchent  le  Citoyen  d'êcre  libre* 
Dans  un  pays  où  cous  ces  gens-là  feroientaux 
galères ,  on  jouiroic  de  la  plus  parfait©  iibertî* 


^)    (    271    )(    # 

vent  la  proposition  ou  s'ils  kl  re- 
jettent y  mais  fi  elle  eft  confor^ 
me  ou  non  à  la  volonté  2;éné- 
raie  qui  eft  la  leur,  chacun  en 
donnant  fon  luiFrage  dit  fon  avis 
là-deffus  5  &  du  calcul  des  voix 
fe  tire  la  déclaration  de  îa  volon- 
té générale.  Q,uand  donc  l'avis 
contraire  au  mien  l'emporte ,  cela 
ne  prouve  autre  chofe  finon  que 
je  m'étois  trompé  y  &  que  ce 
quej'eftimois  être  la  volonté  géné- 
rale ne  rétoit  pas.  Si  mon  avis 
particulier  l'eût  emporté ,  j'aurois 
fait  autre  chofe  que  ce  que  j'avois 
voulu  y  c'eft  alors  que  je  n'aurois 
pas  été  libre. 

Ceci  fuppofe ,  il  eft  vrai  y 
que  tous  les  caraûeres  de  la  vo- 
lonté générale  font  encore  dans 
la  pluralité  :  quand  ils  cefient 
d'y  être  y  quelque  parti  qu'on 
prenne  y  il  n'y  a  plus  de  liberté. 

Z4 


#  )(  272  )  C  # 
En  montp.  ant  ci-devant 
comment  on  fubftituoit  des  vo- 
lontés particulières  à  la  volonté 
générale  dans  les  délibérations 
publiques  ^  j'ai  fuffifamment  in- 
diqué les  moyens  praticables  de 
prévenir  cet  abus  ^  j'en  parlerai 
encore  ci-après.  A  l'égard  du 
nombre  proportiomiel  des  fuf- 
frages,  pour  déclarer  cette  volon- 
té 5  j'ai  auffi  donné  les  principes 
fur  lefquels  on  peut  le  déterminer. 
La  différence  d'une  feule  voix 
rompt  l'égalité  5un  leul  oppofant 
rompt  Tunanimité  ;  mais  entre 
l'unanimité  &  l'égalité  il  y  a  plu- 
Heurs  partages  inégaux ,  à  chacun 
delquels  on  peut  fixer  ce  nombre 
félon  rétat  &  les  befoins  du  corps 
politique. 

Deux  maximes  générales  peu- 
vent fervir  à  régler  ces  rapports: 
l'une  que  plus  les  délibérations 


#)(27?)(# 
font  importantes  &  graves  ,  plus 
l'avis  qui  l'emporte  doit  appro- 
cher de  l'ufianimité  :  l'autre ,  que 
plus  l'affaire  agitée  exige  de  célé- 
rité 5  plus  on  doit  refferrer  la  dif- 
férence prefcrite  dans  le  partage 
des  avis  ;  dans  les  délibérations 
qu'il  faut  terminer  fur  le  champ , 
l'excédent  d'une  feule  voix  doit 
fuffire.  La  première  de  ces  ma- 
ximes paroit  plus  convenable  aux 
loix  5  &  la  féconde  aux  affaires* 
Qiioi  qu'il  en  foit ,  c'eft  fur  leur 
■combinaifon  que  s'établiffent  les 
iTieilleurs  rapports  qu'on  peut 
donner  à  la  pluralité  pour  pro- 
noncer. 


-^  )  (  V4  )  (  ^ 

CHAPITRE     III. 
Des  Eleclio/is, 

^  l'égard  des  éleclions  du 
Prince  &  des  Magiftrats  qui  Ibnt^ 
comme  je  l'ai  dit ,  des  actes  com- 
plexes 5  il  y  a  deux  voies  pour  y 
procéder  ;  Içavoir ,  le  choix  &  le 
fort.  L'une  6c  l'autre  ont  été 
employées  en  diveries  Républi- 
ques 5  &  l'on  voit  encore  aftiiel- 
lement  un  mélange  très-compli- 
qué des  deux  ^  dans  l'élection  d'un 
Doge  de  Vernie.  ' 

L  E  fuffrage  par  le  fort  j  dit 
Monteiquieu  ,  ejl  de  la  nature  de 
la  Démocratie,  J'en  conviens  , 
mais  comment  cela  ?  Le  fort  y 
continue-t-il  ,  ejî  une  façon,  d'^é- 
lire  qui  n  afflige  perfônne  ;  il  laif 
fe  à  chaque  Citoyen  uni  efpéraiice 


#)(  275  )(  # 
rcdjonnahle  de  fervlr  la  Patrie, 
Ce  ne  font  pas  là  des  raifons. 

Si  l'  o  n  fait  attention  que 
réîeftion  des  chefs  eft  une  fonc- 
tion du  Gouvernement  6c  non 
de  la  Souveraineté  ,  on  verra 
pourquoi  la  voie  du  fort  eft  plus 
dans  la  nature  de  la  Démocratie^ 
où  radminiftration  eft  d'autant 
meilleure  que  les  acles  en  font 
moins  multipliés. 

Dans  toute  véritable  Démo- 
cratie la  magiftrature  n'eft  pas 
un  avantage  ,  mais  une  charge 
onéreule  ,  qu'on  ne  peut  jufte- 
ment  impofer  à  un  particulier 
plutôt  qu'à  un  autre.  La  loi  feule 
peut  impofer  cette  charge  à  ce- 
lui fur  qui  le  fort  tombera.  Car  y 
alors  la  condition  étant  égale 
pour  tous  5  &  le  choix  ne  dé- 
pendant d'aucune  volonté  hu- 
maine 5  il  n'y  a  point  d'appUc;^- 


#  )(  2/6  )(  # 
tion  particulière  qui  altère  Tuni- 
verfalité  de  la  loi. 

Dans  l'Ariftocratie  le  Prince 
choifit  le  Prince  ,  le  Gouverne- 
ment ie  conferve  par  lui-même  ; 
de  c'eft-là  que  les  fufFrages  font 
bien  placés. 

L'exemple  de  l'éleftion  du 
Doge  de  Venife  confirme  cette 
diftindtion  loin  de  la  détruire  : 
cette  forme  mêlée  convient  dans 
un  Gouvernement  mixte.  Car 
c'eft  une  erreur  de  prendre  le 
Gouvernement  de  Venife  pour 
une  véritable  Ariilocratie.  Si  le 
peuple  n'y  a  nulle  part  au  Gou- 
vernement 5  la  nobleffe  y  eft  peu- 
ple elle-m_ême.  Une  multitude 
de  pauvres  Barnabotes  n'appro- 
cha jamais  d'aucune  magiftratu- 
re  5  &  n'a  de  fa  nobleffe  que  le 
-vain  titre  d'Excellence  ôc  le  droit 
d'affifter  au  grand  ConfeiL  Gc 


#  )  (  ^77  )  (  # 
grand  Confeil  étant  aufli  nom-^ 
breux  que  notre  Confeil  général 
à  Genève  ,  fes  illuftres  membres 
n'ont  pas  plus  de  privilèges  que 
nos'fîmples  Citoyens.  Il  eft  cer- 
tain qu'étant  l'extrême  dilparité 
des  deux  Républiques  ,  la  Bour- 
geoifie  de  Genève  repréfente  exa- 
âement  le  Patriciat  Vénitien  ^ 
nos  natifs  &  habitants  reprélen- 
tent  les  Citadins  Ôc  le  peuple  de 
Venife,  nos  payfans  repréfentent 
les  fujets  de  terre-ferme  :  enfin  , 
de  quelque  manière  que  Ton 
confidere  cette  République  ,  ab-- 
ftraftion  faite  de  l'a  grandeur  , 
fon  Gouvernement  n'eft  pas  plus 
ariftocratique  que  le  nôtre.Toute 
la  différence  eft  que  n'ayant  au- 
cun chef  à  vie  ^  nous  ,n'avons  pas 
le  même  beloin  du  fort. 

Les  éleftions  par  lort  auroient 
peu  d'inconvénient  dans  une  vé- 


ritable  Démocratie  où  tout  étant 
égal  5  aufli  bien  par  les  mœurs 
&  par  les  talents  que  par  ies 
maximes  &  par  la  fortune  ^  le 
choix  deviendroit  preiqu'indifFé- 
rent.  Mais  j'ai  déjà  dit  qu'il 
n'y  avoit  point  de  véritable  Dé- 
mocratie. 

Quand  le  choix  &  le  fort  Te 
trouvent  mêlés  ,  le  premier  doit 
remplir  les  places  qui  demandent 
des  talents  propres  ,  telles  que  les 
emplois  militaires  ;  l'autre  con- 
vient à  celles  où  iufiîlent  le  bon 
lens,  la  juftice  ,  l'intégrité  ^  telles 
que  les  charges  de  judicature  ; 
parce  que  dans  un  Etat  bien  con- 
ftitué  ces  quahtés  lont  commu- 
nes à  tous  les  Citoyens. 

L  E  fort  ni  les  lufFrages  n'ont 
aucun  lieu  dans  le  Gouverne- 
ment monarchique.  Le  Monar- 
que étant  de  droit  feul  Prmce  Se 


#  )  (  279  )  (  # 
Magiftrat  unique^  le  choix  de  Tes 
Lieutenants  n\ippartient  qu'à 
lui.  Qiiand  l'Abbé  de  St.  Pierre 
propofoit  de  multiplier  les  Con- 
feiîs  du  Roi  de  France  ,  &  d'en 
élire  les  membres  par  Scrutin  ^  il 
ne  voyoit  pas  qu'il  propofoit  de 
changer  la  form.e  du  Gouverne- 
ment. 

1 L  me  refteroit  à  parler  de  la 
manière  de  donner  &  de  recueil- 
lir les  voix  dans  raflemblée  du 
peuple  ;  mais  peut-être  l'hiftori- 
que  de  la  police  Romaine  à  cet 
égard  expliquera-t-il  plus  fenfi- 
blement  toutes  les  maximxcs  que 
je  pourrois  étabhr.  Il  n'ell  pas 
indigne  d'un  lefteur  judicieux 
de  voir  un  peu  en  détail  com- 
ment le  traitoient  les  affaires 
publiques  &c  particuheres ,  dans 
un  Conleil  de  deux -cent  mille 
homm.es. 


#   )(    280   )(# 

^S /'!> /^  ^x  ^*v/*S /*s /^ /^ /'•s  ^»S /*s  As  j^^ 

CHAPITRE     IV. 

T>es  Comices  Romains. 

J^ous  n'avons  nuls  monuments 
bien  affurés  des  premiers  temps 
de  Rome ,  il  y  a  même  grande 
apparence  que  la  plupart  des 
chofes  qu'on  en  débite  font  des 
fables  *  ;  6c  en  général  la  partie 
la  plus  inftruâive  des  annales 
des  peuples ,  qui  eft  l'hiftoire  de 
leur  établiffement  3  eft  celle  qui 
nous  manque  le  plus.  L'expé- 
rience nous  apprend  tous  les  jours 
de  quelles  caufes  naiflent  les  révo- 
lutions des  Empires^  mais  comme 

*  Le  nom  de  Ro?ne  qu'on  prétend  venir  de 
Ro7nulus  eft  Grec,  &  fignifie  force i\e  nom  de 
Numa  eft  Grec  auïïï ,  &  fignifie  Lqî.  Quelle 
apparence  que  les  deux  premiers  Rois  de  cetce 
ville  aient  porté  d'avance  des  noms  û  bien  ré- 
Utifs  à  ce  qu'ils  ont  faic  î 

il 


il  ne  fe  forme  plus  de  peuples , 
nous  n'avons  gueres  que  des  con- 
jeftures  pour  expliqu'er  comment 
ils  fe  font  formés. 

Les  ufages  qu'on  trouve  éta- 
blis atteftent  au  moins  qu'il  y 
eut  une  origine  à  ces  ufages.  Des 
traditions  qui  remontent  à  ces 
origines  y  celles  qu'appuyent  les 
plus  grandes  autorités  &  que  de 
plus  fortes  raifons  confirment  _,, 
doivent  pafîer  pour  les  plus  cer- 
taines. Voilà  les  maximes  que  j'ai 
tâché  de  fuivre  en  recherchant 
comment  le  plus  libre  &  le  plus 
puiflant  peuple  de  la  terre  exer- 
çoit  fon  pouvoir  fuprême. 

Apre's  la  fondation  de  R.ome 
la  République  naifTante  ,  c'eft-à-- 
dire,  l'armée  du  fondateur,  corn.- 
pofée  d'AIbains  ,  de  Sabins  ,  &z 
d'étrangers  ,  fut  divifée  en  troiî 
elaiTes^  qui  de  cette  divifion  r:- 


#    )(     =82    )    (# 

rent  le  nom  de  Tribus.  Chacune 
de  ces  Tribus  fut  fubdivifée  en 
dix  Curies ,  èc  chaque  Curie  en 
Décuries ,  à  la  tête  defquelles  on 
mit  des  chefs  appelles  Curions 
ôc  Decurions. 

Outre  cela  on  tira  de  cha- 
que Tribu  un  corps  de  cent  Ca- 
valiers ou  Chevahers  ^  appelle 
Centurie  ^  par  où  l'on  voit  que 
ces  divifions^  peu  nécelTaires  dans 
un  Bourgs  n'étoient  d'abord  que 
militaires.  Mais  il  femble  qu'un 
inftinft  de  grandeur  portoit  la 
petite  ville  de  Rome  à  fe  donner 
d'avance  une  police  convenable 
à  la  capitale  du  monde. 

D  E  ce  premier  partage  réfulta 
bien-tôt  un  inconvénient.  C'eft 
que  la  Tnbu  des  Albains  \_a']  oi 
celle  des  Sabins  [è]  reliant  tou- 

[û]   Kamnenfes, 


jours  au  même  état ,  tandis  que 
celle  des  étrangers  [c]  croiflToit 
fans  ceffe  par  le  concours  perpé- 
tuel de  ceux  -  ci ,  cette  dernière 
ne  tarda  pas  à  lurpafler  les  deux 
autres.  Le  remède  que  Servius 
trouva  à  ce  dangereux  abus  ^  fut 
de  changer  la  divifion  5  &  à  celle 
des  races ,  qu'il  abolit  5  d'en  fub- 
ftituer  une  autre  tirée  des  lieux 
de  la  Ville  occupés  par  chaque 
Tribu.  Au  lieu  de  trois  Tribus , 
il  en  fit  quatre  5  chacune  def- 
quelles  occupoit  une  des  collines 
de  Rome  &  en  portoit  le  nom.. 
Ainfi  5  remédiant  à  l'inégalité 
préfente,  il  la  prévint  encore  pour 
l'avenir  ,  &  afin  que  cette  divi- 
fion ne  fût  pas  feulement  de 
lieux  5  mais  d'hommes ,  il  défen- 
dit  aux  habitants  dV.n  quartier 
de  paffer  dans  un  autre  ,  ce  qui 
le"]  Lucsres* 


I 


#)(  284)(# 
empêcha  les  races  de    fe  con-^ 
fondre. 

Il  doubla  auflî  les  trois  an- 
ciennes centuries  de  Cavalerie  y. 
&  y  en  ajouta  douze  autres  ^ 
mais  toujours  fous  les  anciens 
noms  5  moyen  fimple  6c  judi- 
cieux par  lequel  il  acheva  de 
diftinguer  le  corps  des  Chevaliers 
de  celui  du  peuple  ^  fans  faire 
murmurer  ce  dernier. 

Aces  quatre  Tribus  lu-baines 
Servius  en  ajouta  quinze  autres 
appellées  Tribus  ruftiques ,  parce 
qu'elles  étoient  formées  des  ha- 
bitants de  la  campagne  ^  parta- 
gés en  autant  de  cantons.  Dans 
la  fuite  ^  on  en  fit  autant  de 
nouvelles  5  Scie  Peuple  Romain  fe 
trouva  enfin  divifé  en  trente- 
cinq  Tribus  ;  nombre  auquel  elles 
relièrent  fixées  jufqu'à  la  fin  de  1^ 
République. 


De  cette  diftinftion  des  Tribus 
de  la  ville  &  des  Tribus  de  la  cam- 
pagne réfulta  un  effet  digne  d'être 
obfervé  ,  parce  qu'il  n'y  en  a 
point  d'autre  exemple  y  &  que 
Rome  lui  dut  à  la  fois  la  confer- 
vation  de  fes  mœurs  &  Taccroif- 
fement  de  fon  empire.  On  croi- 
roit  que  les  Tribus  urbaines  s'ar- 
rogèrent bien-tôt  la  puiffance  & 
les  honneurs,  &  ne  tardèrent  pas 
d'avilir  les  Tribus  ruftiques  ;  ce 
fut  tout  le  contraire.  On  connoît 
le  goût  des  premiers  Romains 
pour  la  vie  champêtre.  Ce  goût 
leur  venoit  du  lage  inftituteur 
qui  unit  à  la  liberté  les  travaux 
ruftiques  &  militaires^  &  réléga^ 
pour  ainfi  dire  ^  à  la  ville  les  arts^, 
les  métiers,  l'intrigue  ,  la  fortune 
&  l'efclavage. 

Ainsi  tout  ce  que  Rome 
avoit  d'illuftre  vivant  aux  champs 


#  )(  286)(  # 

&  cultivant  les  terres ,  on  s'ac- 
coutuma à  ne  chercher  que  là  les 
foutiens  de  la  E^épublique.  Cet 
état  étant  celui  des  plus  dignes 
Patriciens  fut  honoré  de  tout  le 
monde  :  la  vie  fimple  &  labo- 
rieufe  des  Villageois  fut  préférée 
à  la  vie  oifive  &  lâche  des  Bour- 
geois de  Rome  ,  de  tel  n'eût  été 
qu'un  malheureux  prolétaire  à  la 
ville,  qui,  laboureur  aux  champs, 
devint  un  Citoyen  refpefté.  Ce 
n'eft  pas  fans  raifon  ,  difoit  Var- 
ron  3  que  nos  magnanimes  an- 
cêtres établirent  au  village  la  pé- 
pinière de  ces  robiiftes  &  vaillants 
hommes  qui  les  défendoient  en 
temps  de  guerre  &c  les  nourrif- 
foient  en  temps  de  paix.  Pline 
dit  pofitivement  que  les  Tribus 
des  champs  étoient  honorées  à 
caufe  des  hommes  qui  les  com- 
pofoient  3  au  lieu  qu'on  transfè- 


#  )  (  28/  )  (  # 
roit  par  ignominie  dans  celles  de 
la  Ville  les  lâches  qu'on  vouloir 
avilir.  Le  Sabin  Appius  Claudius 
étant  venu  s'établir  à  Rome  y 
fut  comblé  d'honneurs  &  inlcrit 
dans  une  Tribu  ruftique  qui  prit 
dans  la  fuite  le  nom  de  fa  fa- 
mille. Enfin  3  les  affranchis  en- 
troient tous  dans  les  Tribus  ur- 
baines 5  jamais  dans  les  rurales  ; 
&  il  n'y  a  pas^durant  toute  la  Ré- 
publique 5  un  feul  exemple  d'au- 
cun de  ces  affranchis  parvenu  à 
aucune  magiftrature  ,  quoique 
devenu  Citoyen. 

Cette  maxime  étoit  excel- 
lente 5  mais  elle  fut  pouffée  fî 
loin  y  qu'il  en  réfulta  enfin  un 
changement  &  certainement  un 
abus  dans  la  police. 

Premièrement,  les  Cenfeurs^ 
après  s'être  arrogés  long-temps 
le  droit  de  transférer  arbitraire^ 


#)(  288  )(  # 
ment  les  Citoyens  d'une  Tribu 
à  l'autre  ,  permirent  à  la  plupart 
de  fe  faire  infcrire  dans  celle  qu'il 
leur  plaifoit ,  permiffion  qui  fûre- 
ment  n'étoit  bonne  à  rien  ,  de 
ôtoit  un  des  grands  reflbrts  de  la 
cenfure.  De  pluSj  les  grands  &  les 
puiflTants  fe  faifant  tous  infcrire 
dans  les  Tribus  de  la  campagne^ 
&  les  affranchis  devenus  citoyens 
reftant  avec  la  populace  dans 
celles  de  la  Ville  y  les  Tribus 
en  général  n'eurent  plus  de  lieu  . 
ni  de  Territoire  ;  mais  toutes 
fe  trouvèrent  tellement  mêlées 
qu'on  ne  pouvoit,  plus  difcerner 
les  membres  de  chacune  que  par 
les  regiftres  ;  en  forte  que  l'idée 
du  mot  Tribu  pafla  amfi  du  réel 
au  perfonnel ,  ou  plutôt  devint 
prefque  une  chimère. 

Il  arriva  encore  que  les 
Tnbus  de  la  Ville  ^  étant  plus  à 

portée;^ 


#)(  289  )(# 
portée  5  fe  trouvèrent  fouvent  Ici 
plus  fortes  dans  les  Comices  y  & 
vendirent  l'Etat  à  ceux  qui  dai^ 
gnoient  acheter  les  lufFrages  de 
la  canaille  qui  les  compofoit. 

A  l'égard  des  Curies  ^l'Inf- 
tituteur  en  ayant  fait  dix  en 
chaque  Tribu  ^  tout  le  Peuple 
Romain  alors  renfermé  dans  les 
murs  de  la  Ville ,  fe  trouva  com- 
pofé  de  trente  Curies  5  dont  cha- 
cune avoit  fes  Temples  j  fes  Dieux, 
fes  Officiers  ^  fes  Prêtres  y  &  fes 
Fêtes  y  appellées  Compitalia  ^ 
femblables  aux  Paganalia  qu'eu* 
rent  dans  la  fuite  les  Tribus 
ruftiques. 

Au  NOUVEAU  partage  de 
Servius  ce  nombre  de  trente  ne 
pouvant  fe  répartir  également 
dans  fes  quatre  Tribus  ^  il  n'y 
voulut  point  toucher  ^  &  les  Cu- 
ries indépendantes   des  Tribus; 

Bb 


devinrent  une  autre  divifion  des 
habitants  de  Rome  :  mais  il  ne 
fut  point  queftion  de  Curies  ni 
dans  les  Tribus  ruftiques  ni  dans 
le  peuple  qui  les  compoioit , 
parce  que  les  Tribus  étant  de- 
venues un  établiflement  pure- 
ment civil  5  &  une  autre  police 
ayant  été  introduite  pour  la  levée 
des  troupes  ,  les  divifions  mili- 
taires de  Romulus  Te  trouvèrent 
luperflues.  Ainfi ,  quoique  tout 
Citoyen  fiitinlcritdansune  tribu, 
il  s'en  falloit  beaucoup  que  cha- 
cun ne  le  fût  dans  une  Curie. 

Servius  fit  encore  une  troi- 
fieme  divifion  qui  n'avoit  aucun 
rapport  aux  deux  précédentes  ^ 
de  devint  par  fes  efFets  la  plus 
miportantede  toutes.  11  diftribua 
tout  le  Peuple  Romain  en  fix 
claiTes  ^  qu'il  ne,  diftingua  ni  par 
îe.liçu  m  p^ar  les  hommes  y  mais 


À 


#  )(  291  )■(  # 
par  les  biens:  en  forte  que  les 
premières  clalTesétoient  remplies 
par  les  riches ,  les  dernières  par 
les  pauvres ,  &  les  moyennes  par 
ceux  qui  jouilToient  d'une  for- 
tune médiocre.  Ces  fix  clafles 
étoient  fubdivifées  en  193  autres 
corps  5  appelles  Centuries ,  &  ces 
corps  étoient  tellement  diftribués 
que  la  première  claife  en  compre- 
noit  feule  plus  de  lam.oitié5&  la 
dernière  n'en  formoit  qu'un  feu!. 
11  le  trouva  ainfi  que  la  clafle  la 
moins  nombreuie  en  hommes  l'é- 
toit  le  plus  en  Centuries  ,  &  que 
la  dernière  clafie  entière  n'étoit 
comptée  que  pour  une  fubdivi- 
fion  5  bien  qu'elle  contînt  feule 
plus  de  la  moitié  des  habitants 
de  Rome. 

Afin  que  le  peuple  pénétrât 
moins  les  coniéquences  de  cette 
dernière  forme  5  Servius  affeda 

Bb  2 


#)C  292  )(  # 

de  lui  donner  un  air  militaire: 
il  inféra  dans  la  féconde  clafle 
deux  Centuries  d'arrnuriers  ^  ôc 
deux  d'inflruments  de  guerre 
dans  la  quatrième  :  dans  chaque 
clalTe^  excepté  la  dernière  ,  il 
diftingua  les  jeunes  &  les  vieux  ^ 
c'eft-à-dire  3  ceux  qui  étoient 
obligés  de  porter  les  armes ,  & 
ceux  que  leur  âge  en  exemptoit 
par  les  loix  ;  diftinftion  qui  plus 
que  celle  des  biens  produifit  la 
néceffité  de  recommencer  fou- 
vent  le  cens  ou  dénombrement  : 
enfin  il  voulut  que  l'aflemblée  fe 
tînt  au  champ  de  Mars  ^  &c  que 
tous  ceux  qui  étoient  en  âge  de 
fervir  y  vinflent  avec  leurs  armes. 
La  raison  pour  laquelle  il  ne 
fuivit  pas  dans  la  dernière  clafle 
cette  même  divifion  des  jeunes 
6c  des  vieux  ,  c'eft  qu'on  n'accor- 
doit  point  à  la  populace  dont 


#  ) (  293  ) (  # 
elle  étoit  compofée  l'honneur  de 
porter  les  armes  pour  la  patrie  ; 
il  falîoit  avoir  des  foyers  pour 
obtenir  le  droit  de  les  défendre , 
&  de  ces  innombrables  troupes 
de  gueux  dont  brillent  aujour- 
d'hui les  armées  des  Rois ,  il  n'y 
€n  a  pas  un ,  peut-être  5  qui  n'eût 
été  chafîe  avec  dédain  d'une  Co- 
horte Romaine  5  quand  les  fol- 
dats  étoient  les  défenfeurs  de  la. 
liberté. 

On  dîstinga  pourtant  en- 
core dans  la  dernière  claffe  les 
Prolétaires  de  ceux  qu'on  ap- 
pelloit  capite  cenjl.  Les  premiers, 
non  tout  à  fait  réduits"  à  rien , 
donnoient  au  moins  des  Citoyens 
à  l'Etat  5  quelquefois  même  des 
foldats  dans  les  befoms  preflants. 
Pour  ceux  qui  n'avoient  rien  du 
tout  5  ôc  qu'on  ne  pouvoit  dé- 
nombrer que  par  leurs  têtes  ^  ils 


#  )  (  ^94  )  (  # 
étoient  tout  -  à  -  fait  regardés 
comme  nuls  ,  6c  Marius  fut  le 
premier  qui  daigna  les  enroller. 
Sans  décider  ici  fi  ce  troifieme 
dénombrement  étoit  bon  ou 
mauvais  en  lui-même  ^  je  crois 
pouvoir  affirmer  qu'il  n'y  avoit 
que  les  rnœurs  fimples  des  pre- 
miers Romains  j  leur  défintéref- 
fement  ,  leur  goût  pour  l'agri- 
culture, leur  mépris  peur  le  com- 
r^^erce  &  pour  l'ardeur  du  gain, 
qui  puiTent  le  rendre  praticable* 
Où  eft  le  peuple  moderne  chez 
lequel  la  dévorante  avidité  ,  l'ef- 
prit  inquiet ,  l'intrigue  ^  les  dé- 
placements continuels ,  les  per- 
pétuelles révolutions  des  fortunes 
puffent  lailTer  durer  vingt  ans  un 
pareil  établiffement  ,  fans  boule- 
verier  tout  l'Etat?  11  faut  même 
bien  remarquer  que  les  mœurs 
ôc  la  cenfure  plus  fortes  que  cette 


#  )(  ^95  )(# 
inftitution ,  en  corrigèrent  le  vice 
à  Rome ,  &  que  tel  riche  le  vit 
rélégué  dans  la  claffe  des  pau- 
vres 5  pour  avoir  trop  étalé  la 
ncheffe. 

De  TOUT  ceci  Ton  peut  com- 
prendre aifément  pourquoi  il  n'eft 
prelque  jamais  fait  m.ention  que 
de  cniq  clailcs,  quoiqu'il  y  en 
eût  réellement  fix.  La  fixieme , 
ne  fourniffant  ni  loldats  à  l'armée 
ni  votants  au  champ  de  Mars  '^  , 
&  n'étant  prefque  d'aucun  ufage 
dans  la  République  ,  étoit  ra- 
rement comptée  pour   quelque 

chofe. 

Telles  furent  les  diiiérentes 
divifions  du  Peuple  Romain.  Vo- 

*  Je  dis  au  champ  de  Mars  ,  parce  que  c'étoit- 
là  que  s'aflTsmbloisnc  les  Comices  par  Centu- 
ries ;  dans  les  deux  autres  formes  le  peuple 
s'aflembloit  aufortmon  ailleurs,  &  alors  les 
capite  cenfî  avoienc  autant  d'intlucncc  8i  d'a.N 
lorité  que  les  premiers  Citoyens. 

.  15b  4 


#  )  (  ^9(>  )  (  =# 

yons  à  préfent  l'effet  qu'elles  pro- 
duifoient  dans  les  affeinblées.  Ces 
aflemblées  légitimement  convo- 
quées s'appelloient  Co/72/c^^  ;  elles 
fe  tenoient  ordinairement  dans 
la  place  de  Rome  ou  au  champ 
de  Mars ,  &  fe  diftinguoient  en 
Comices  par  Curies  y  Comices 
par^  Centuries  y  Se  Comices  par 
Tribus ,  félon  celle  de  ces  trois- 
formes  fur  laquelle  elles  étoient 
ordonnées  :  les  Comices  par  Cu- 
ries étoient   de  Finllitution   de 
Romulus  ;  ceux  par  Centuries  , 
de   Seryius;    ceux  par   Tribus, 
des  Tribuns  du  peuple.  Aucune 
loi  ne  recevoir  la  fanftion ,  aucun 
Magiftrat  n'étoit  élu  que  dans 
les  Comices  ^  Se  comme  il  n'y 
avoit  aucun  Citoyen  qui  ne  fût 
infcrit  dans  une  Curie  ^  dans  une 
Centurie  ^  ou  dans  une  Tribu  y 
il  s'enfuit  qu'aucun  Citoyen  n'é- 


^  )(  297  )(  ^ 
toit  exclu  du  droit  de  fuffrage  , 
6c  que  le  Peuple  Rom-ain  étoit 
véritablement  Souverain  de  droit 
&  de  fait. 

Pour  que  les  Comices  fuflent 
légitimement  aflemblés,  &  que 
ce  qui  s'y  faifoit ,  eût  la  force  de 
loi  5  il  falloit  trois  conditions: 
la  première  y  que  le  corps  ou  le 
Magiilrat  qui  les  convoquoit ,  fût 
revêtu  pour  cela  de  l'autorité 
néceflaire  ,  la  féconde  y  que  l'af- 
femblée  fe  fît  un  des  jours  permis 
par  la  loi  ^  la  troifieme  ,  que  les 
augures  fuflfent  favorables. 

La  raison  du  premier  règle- 
ment n'a  pas  befoin  d'être  ex- 
pliquée. Le  fécond  eft  une  affaire 
de  police  ;  ainfi  il  n'étoit  pas 
permis  de  tenir  les  Comices  les 
jours  de  férié  &  de  marché ,  ou 
les  gens  de  la  campagne,  venant 
à  Rome  pour  leurs  affaires  ^^  n'a- 


:#    )(     298    )('# 

voient  pas  le  temps  de  paffer  la 
journée  dans  la  place  publique. 
Par  le  troifieme ,  le  Sénat  tenoit 
en  bride  un  peuple  fier  &  remuant, 
6c  tempéroit  à  propos  l'ardeur 
des  Tribuns  léditieux;  mais  ceux- 
ci  trouvèrent  plus  d'un  moyen 
de  fe  délivrer  de  cette  gêne. 

Les  loix  ôc  l'élection  des 
Chefs  n'étoient  pas  les  ieuls 
points  foum.is  au  jugement  des 
Comices  :  le  Peuple  Romain 
ayant  ufurpé  les  plus  impor- 
tantes fondions  du  Gouverne- 
ment 5  on  peut  dire  que  le  fort 
de  l'Europe  étoit  réglé  dans  fes 
aflemblées.  Cette  variété  d'objets 
donnoit  lieu  aux  diverfes  formes 
que  prenoient  ces  aflemblées  ^ 
félon  les  matières  fur  lefquelles 
il  avoit  à  prononcer. 

Pour  juger  de  ces  diverfes 
formes  ^  il  fuffit  de  les  comparer. 


=^  )(  ^99  )(# 
Romuluseninftituant  les  Curies^ 
avoit  en  vue  de  contenir  le  Sénat 
par  le  Peuple  ,  &  le  Peuple  par 
le  Sénat  ,  en  dominant  égale- 
ment fur  tous.  H  donna  donc  au 
Peuple   par  cette   forme    toute 
l'autorité  du  nombre  ,  pour  ba- 
lancer celle  de  la  puiflTance  &  des 
richefies  qu'il  laiilbit  aux  Patri- 
ciens. Mais  3  félon  l'efprit  de  la 
Monarchie  ,  il  laiiTa  cependant 
plus  d'avantage  aux  Patriciens  , 
par  l'influence   de  leurs  clients 
fur  la  pluralité  des  liifFrages.  Cette 
admirable  inftitution  des  Patrons 
6c  des  Clients  fut  un  chef-d'œu- 
vre de  politique  &  d'humanité  , 
fans  lequel  le  Patriciat  y  fi  con- 
traire à  l'efprit  de  la  Fvépubliquc  , 
n'eût  pu  fubfifler.  Rome  leule  a 
eu  l'honneur  de  donner  au  monde 
ce   bel  exemple  ,   duquel  il   ne 
réfulta  jamais  d'abus  ^   6c    qui 


#  )  (  300  )  (  # 

pourtant    n'a    jamais   été  fuivî. 

Cette  même  forme  des  Curies 
ayant  fubfifté  fous  les  Rois  juf- 
qu'à  Servius ,  &  le  règne  du  der- 
nier Tarquin  n'étant  point  com- 
pté pour  légitime ,  cela  fit  dif- 
tinguer  généralement  les  loix 
royales  par  le  nom  de  Uges 
curïcitœ. 

Sous  la  République  les  Curies, 
toujours  bornées  aux  quatre  Tri- 
bus urbaines ,  &  ne  contenant 
plus  que  la  populace  de  Rome  , 
ne  pou-voieiit  convenir  ni  au  Sé- 
nat qui  étoit  à  la  tête  des  Patri- 
ciens 5  ni  aux  Tribuns  qui ,  quoi- 
que Plébéiens ,  étoient  à  la  tête 
des  Citoyens  aifés.  Elles  tom- 
bèrent donc  dans  le  difcrédit  y 
&c  leur  avililTement  fut  tel ,  que 
leurs  trente  Licteurs  aifemblés 
faifoient  ce  que  les  Comices  par 
.Curies  auroient  dû  faire» 


#  )  (  301  )  (  ;^ 
La  divifion  par  Centuries  étoit 
fi    fevorable    à    l'Ariftocratie  , 
qu'on  ne  voit  pas  d'abord  com- 
ment le  Sénat  ne  Temportoit  pas 
toujours  dans  les  Comices  qui 
portoient  ce  nom,  &  par  lefquels 
etoient  élus  les  Confuls ,  les  Cen- 
feurs     &  les  autres    Magiftrats 
curules.  En  efFet ,  des  cent  qua- 
tre-vingt-treize Centuries  qui  for- 
moient  les  fix  Clafles  de  tout  le 
Peuple  Romain,  la  première  Claf- 
fe ^  en  co  mprenant  quatre-vingt- 
dix-huit  5  &  les  voix  nefe  comp- 
tant que  par  Centuries,  cette  feu- 
le  première  Clafle  Pemportoit  en 
nombre  de  voix  fur  toutes   les 
autres.  Quand  toutes  ces  Centu- 
ries étoient  d'accord,  on  ne  con- 
tinuoit  pas  même  à  recueillir  les 
fufFrages  ;  ce  qu'avoit  décidé  le 
plus  petit  nombre   paflbit  pour 
une  décifion  de  la  multitude^ 


^  J(  5^^  )r# 
&.  Ton  peut  dire  que  dans  les 
Comices  par  Centuries  les  affai- 
re fe  régloient  à  la  pluralité  des 
écus/bien  plus  qu'à  celle  des 
voix. 

Mais  cette  extrême  autorité 
fe  tempéroit  par  deux  moyens. 
Premièrement  les  Tribuns  pour 
l'ordinaire  ,  &  toujours  un  grand 
nombre  de  Plébéiens ,  étant  dans 
k  claile  desricheSj  balançoient  le 
crédit  des  Patriciens  dans  cette 
première  clalTe. 

Le  fécond  moyen confiftoit  en 
ceci  j  qu'au  lieu  de  faire  d'abord 
voter  les  Centuries  félon  leur  or4 
dre  5  ce  qui  auroit  toujours  fait 
commencer  par  la  première  ,  on 
en  tiroit  une  au  fort  y  de  celle-là 
*  procédoit  feule   à  Téleftion  | 

■*  Cfexce  Centurie  aiiifi  tirée  au  fort  s'appeft 
\ok/:^:ra,rogatk'ij  ,  à  caute  qu'elle  écûifk 
première  à  qui  Ton  deirandoic  Ion,  liiftrageîi 
èc  c'eft  delà  qVeft  venu  le  moi  àQ  prérdgi?tiî/^é 


#)(  3-3  )(# 
après  quoi  toutes  les  Centuries  y 
appellées  un  autre  jour  félon 
leur  rang  5  répétoient  la  même 
éleélion  ôcla  coniirmoient  ordi- 
nairement. On  ôtoit  ainfi  l'auto- 
rité de  l'exemple  au  rang  pour  la 
donner  au  fort  félon  le  principe 
de  la  Démocratie. 

Il  réfultoit  de  cet  ufage  un 
autre  avantage  encore  ;  c'eft  que 
les  Citoyens  de  la  Campagne 
avoient  le  temps  entre  les  deux 
élecSlions  de  s'mformer  du  mérite 
du  Candidat  provifionnellement 
nommé ,  afin  de  ne  donner  leur 
voix  qu'avec  connoiilance  de  cau- 
fe.  Mais  fous  prétexte  de  célérité 
l'on  vint  à  bout  d'abolir  cet  ufa- 
ge 5  de  les  deux  éleûions  le  firent 
le  même  jour. 

Les  Comices  par  Tribus  étoienc 
proprement  le  Confcil  du  Peuple 
Romain,  llsnefç   couvoquoieut 


i 


#)(  3^4  )(  ^ 
que  par  les  Tribuns  ;  les  Tribuns 
y  étoient  élus  &  y  paflbient  leurs 
plébifcites.  Non  -  feulement  le 
Sénat  n'y  avoit  point  de  rang  ,  il 
n'avoit  pas  même  le  droit  d'y  af- 
filier, ôcforcés  d'obéir  àdesloixfur 
lefquelles  ils  n'avoient  pu  voter  , 
les  Sénateurs  à  cet  égard  étoient 
moins  libres  que  les  derniers  Cito- 
yens. Cette  injuftiœ  étoit  tout- 
à-fait  mal  entendue,  6c  fuffifoit 
feule  pour  invalider  les  décrets 
d'un  corps  où  tous  fes  membres 
n'étoient  pas  admis.  Qiiand  tous 
les  Patriciens  eulTent  affifté  à  ces 
Comices ,  félon  le  droit  qu'ils  en 
avoient  comme  Citoyens  ,  deve- 
nus alors  fimples  particuliers  ils 
n'euffent  guère  influé  fur  une 
forme  de  fuffrages  qui  fe  recueil- 
loient  par  tête  j  &  où  le  moindre 
prolétaire  pouvoit  autant  que  le 
Prince  du  Sénat» 

Oa 


#  )(  305  )(# 
O  N  voit  donc  qu'outre  l'ordre 
qui  réfultoit  de  ces  diverles  diltri- 
butions  pour  le  recueillement  des 
fuffrages  d'un  fî  grand  peuple,  ces 
diftributions  ne  fe  réduifoient 
pas  à  des  formes  indifférentes  en 
elles-mêmes  ;  mais  que  chacune 
avoit  des  effets  relatifs  aux  vues 
qui  la  faifoient  préférer. 

Sans  entrer  là-deffus  en  de 
plus  longs  détails  5  il  réfulte  des 
éclairciffements  précédents  que 
les  Comices  par  Tribus  étoient  les 
plus  favorables  au  Gouvernement 
populaire  y  &  les  Comices  par 
Centuries  à  l'Ariftocratie.  A  l'é- 
gard des  Comices  par  Curies  5  où 
la  feule  populace  de  Rome  for- 
moit  la  pluralité  ,  comme  ils 
n'étoient  bons  qu'à  favoriler  la 
tyrannie  &  les  mauvais  delîèins  y 
ils  durent  tomber  dans  le  décri  y 
les  léditieux  eux-mêmes  s'abûc- 

Ca 


=ê=  )(  5û6  )(  # 
nant  d'un  moyen  qui  mettoit 
trop  à  découvert  leurs  projets. 
îl  eft  certain  que  toute  la  majeflé 
du  Peuple  Romain  ne  fe  trou- 
voit  que  dans  les  Comices  par 
Centuries,  qui  feuls  étoient  com- 
plets ;  attendu  que  dans  les  Co- 
mices par  Curies  manquoient  les 
Tribus  ruftiques ,  Se  dans  les  Co- 
mices par  Tribus  j  le  Sénat  &  les 
Patriciens. 

du  A  NT  à  la  manière  de  re- 
cueillir les  luiFrages ,  elle  étoit 
chez  les  premiers  Romains  aulÏÏ 
fîmple  que  leurs  mœurs,  quoique 
moins  fimple  encore  qu'à  Spartel 
Chacun  donnoit  fon  fufFrage  à 
haute  voix  ,  un  Greffier  les  écri- 
voit  à  melure  ;  pluralité  de  voix 
dans  chaque  Tribu  détermJnoit 
le  luffrage  de  la  Tribu  ,  pluralité 
de  voix  entre  les  Tribus  déter- 
minoit  le  fuffrage  du  peuple  ^  & 


#  )(  307  )(  # 
ainfi  des  Curies  &  des  Centu- 
ries. Cet  ufage  étoit  bon  tant 
que  l'honnêteté  régnoit  entre 
les  Citoyens  ,  &c  que  chacun 
avoit  honte  de  donner  pubHque- 
ment  fon  lufFrage  à  un  avis  in- 
jufte  ou  à  un  fujet  indigne  ; 
mais  quand  le  peuple  le  corrompit 
&c  qu'on  acheta  les  voix  ,  il  con- 
vint qu'elles  fe  donnaflent  en  le- 
cret  pour  contenir  les  acheteurs 
par  la  défiance ,  &  fournir  aux 
fripons  le  moyen  de  n'être  pas 
des  traîtres. 

Je  fçais  que  Ciceron  blâme 
ce  changement  Se  lui  attribue  en 
partie  la  ruine  de  la  République. 
Mais  5  quoique  je  fente  le  poids 
que  doit  avoir  ici  l'autorité  de 
Ciceron  ^  je  ne  puis  être  de  fon 
avis.  Je  penfe  ,  au  contraire,  que 
pour  n'avoir  pas  fait  aflez  de 
changements  femblables ,  on  ac- 

C  C  2 


#  )  (  ?o8  )  (  # 
cèlera  la  perte  de  TEtat.  Comme 
le  régime  des  gens  fains  n'eft  pas 
propre  aux  malades  y  il  ne  faut 
pas  vouloir  goiiverner  un  peuple 
corrompu  par  les  mêmes  Loix  qui 
conviennent  à  un  bon  peuple» 
Rien  ne  prouve  mieux  cette  maxi- 
me que  la  durée  de  la  République 
de  Venife  ,  dont  le  fimulacre 
exifle  encore  5 uniquement  parce 
que  fes  loix  ne  conviennent  qu'à 
de  méchants  hommes. 

On  diflnbua  donc  aux  Citoyens 
des  tablettes  par  leiquelles  cha- 
cun pouvoit  voter  fans  qu'on  fçût 
quel  étoit  Ion  avis.  On  étabHt 
auffi  de  nouvelles  formalités  pour 
le  recueillement  des  tablettes ,  le 
compte  des  voix,  la  comparailon 
des  nombres  5  &c.  Ce  qui  n'em- 
pêcha pas  que  la  fidélité  des  Offi- 
ciers chargés  de  ces  fonctions  *  ne 

•    *Cuftod€S>Diribiiores,Rogaioreslufiragk)ru, 


#  )(  309  )(  # 
fût  fouvent  fufpeâée.  On  fit  en-* 
fin ,  pour  empêcher  la  brigue  5c 
le  trafic  des  fuffrages  ,  des  Edits 
dont  la  multitude  montre  l'inu- 
tilité. 

Vers  les  derniers  temps  y  oii 
étoit  fouvent  contraint  de  recou- 
rir à  des  expédients  extraordinai- 
res pour  fuppléer  à  rinfuffilance 
des  Loix.  Tantôt  on  fuppofoit 
des  prodiges;  mais  ce  moyen  qui 
pouvoir  en  impofer  au  peuple  > 
n'en  impofoit  pas  à  ceux  qui  le 
gouvernoient  \  tantôt  on  convo- 
quoit  brufquement  une  alTem- 
blée  avant  que  les  Candidats 
euffent  eu  le  temps  de  faire  leurs 
brigues  \  tantôt  on  confumoit 
toute  une  léance  à  parler  quand 
on  voyoït  le  peuple  gagné  prêt  à 
prendre  un  mauvais  parti.  Mais 
enfin  l'ambition  éluda  tout;  6c  ce 
qu'il  y  a  d'mcroyable  ^  c'eft  qu'au 


#  )(3io  )(  # 
milieu  de  tant  d'abus  5  ce  peuple 
immenfe  ,  à  la  faveur  de  Tes  an- 
ciens Règlements ,  ne  lailToit  pas 
d'élire  les  Magiftrats  ,  de  pafler 
les  Loix  5  de  juger  les  caufes , 
d'expédier  les  affaires  particuliè- 
res &  publiques  ^  prelque  avec 
autant  de  facilité  qu'eût  pu  faire 
le  Sénat  lui-même. 

•';Ér   Â-.  ir-  À   À  •À-  À-  À-if-  %■■■%■■  À-  À-  if-  À-  À  -Â-  i  ■  ft  •  !t-  st^- 

CHAPITRE    V. 

Du  Tribunat. 

Quand  on  ne  peut  établir  une 
exafte  proportion  entre  les  par- 
ties conftitutives  de  l'Etat  ,  ou 
que  des  caules  mdeftruélibles  en 
altèrent  fans  cefle  les  rapports  ^ 
alors  on  inftitue  une  Magiftratu- 
re  particulière  qui  ne  fait  point 
corps  avec  les  autres,  qui  replace 
chaque  terme  dans  fon  vrai  rap- 


#  )(  3"  )(# 
port  5  &c  qui  fait  une  liaifon  ou 
un  moyen  ternie  j  ioit  entre  le 
Prince  Se  le  Peuple  ,  foit  entre  le 
Prince  ôc  le  Souverain  ,  foit  à  la 
fois  des  deux  côtés  5  s'il  eft  né- 
ceiïaire. 

Ce  CORP  s  5  que  j'appellerai 
Trihunat  ,  eft  le  confervateur 
des  Loix  &  du  pouvoir  légiflatif. 
Il  fert  quelquefois  à  protéger  le 
Souverain  contre  le  Gouverne^ 
ment ,  comme  faifoient  à  Rome 
les  Tribuns  du  peuple  ;,  quelque- 
fois à  foutenir  le  Gouvernement 
contre  le  Peuple  ,  comme  fait 
maintenant  à  Venife  le  Confeil 
des  Dix  ,  &  quelquefois  à  main- 
tenir l'équilibre  de  part  &  d'au- 
tre 5  comme  faifoient  les  Ephores 
à  Sparte. 

L  E  Tribunat  n'efl:  point  une 
partie  conftitutive  de  la  Cité  ^ 
ôc  ne  doit  avoir  aucune  portioa 


#  )(  51^  )(# 
de  la  puiflance  légillative  ni  de 
Texécutive  ;  mais  c'eft  en  cela 
même  que  la  fienne  eft  plus  gran- 
de :  car  ne  pouvant  rien  faire  , 
il  peut  tout  empêcher.  11  eft  plus 
facré  ôc  plus  révéré  comme  dé- 
fenfeur  des  Loix  y  que  le  Prince 
qui  les  exécute  Se  que  le  Souve- 
rain qui  les  donne.  C'eft  ce  qu'on 
vit  bien  clairement  à  Rome 
quand  ces  fiers  Patriciens  ,  qui 
mépriferent  toujours  le  peuple 
entier  ^  furent  forcés  de  fléchir 
devant  un  fimple  officier  du  peu- 
ple 5  qui  n'avoit  ni  aufpices  j  ni 
jurildiftion. 

Le  Tnbunat  fagement  tem- 
péré eft  le  plus  ferme  appui  d'une 
bonne  conftitution  ,  mais  pour 
peu  de  force  qu'il  ait  de  trop  ^ 
il  renverfe  tout.  A  Tégard  de  la 
foibleffe  ,  elle  n'eft  pas  dans  ia 
îiatiu:e  ^  &  pourvu  qu'il  ioit  quel- 
que 


quechofe,il  n'eft  jamais  moins 
qu'il  ne  faut. 

IL  dégénère  en  tyrannie  quand 
il  ufurpe  la  puiflfance  executive 
dont  il  n'eft  que  le  modérateur  , 
&  qu'il  veut   difpenfer  les  loix 
qu'il  ne  doit  que  protéger.  L'é- 
norme pouvoir  des  Ephores ,  qui 
fut  fans  danger  tant  que  Sparte 
conferva  fes  mœurs,  en  accéléra 
la  corruption    commencée.    Le 
fang  d'Agis  égorgé  par  ces  ty- 
rans ,  fut  vengé  par  fon  fuccef- 
feur  :  le  crime  &  le  châtiment 
des  Ephores  hâtèrent  également 
la  perte  de  la  République  ,  & 
après  Cléomene  Sparte  ne  fut 
plus  rkn.  Rome  périt  encore  par 
la  même  voie  ,   &  le  pouvoir 
exceffif  des  Tribuns  ,  ulurpé  par 
degrés ,  fervit  enfin ,  à  l'aide  des 
loix   faites  pour  la  liberté,  de 
lauvegarde  aux  Empereurs  qiù 

Dd 


#  )  C  3^4  )(  # 
la  détruilirent.  Quant  au  Con- 
feil  des  Dix  à  Venife  ,  c'eft  un 
Tribunal  de  fang  ,  horrible  éga- 
lement aux  Patriciens  &  au  Peu- 
ple 5  &  qui  5  loin  de  protéger  hau- 
tement les  loix  5  ne  iert  plus , 
après  leur  aviliffement  y  qu'à  por- 
ter  dans  les  ténèbres  des  coups 
qu'on  n'ofe  appercevoir. 

Le  Tnbunat  s'afFoiblit  comme 
le  Gouvernement ,  par  la  multi- 
plication de  Tes  membres.  Qiiand 
les  Tribuns  du  Peuple  Romain  , 
d'abord  au  nombre  de  deux , 
puis  de  cinq  ^  voulurent  doubler 
ce  nombre  ,  le  Sénat  les  laifla 
faire  ,  bien  fur  de  contenir  les 
uns  par  les  autres ,  ce  qui  ne 
manqua  pas  d'arriver. 

Le  meilleur  moyen  de  préve- 
nir les  ufurpations  d'un  fi  redou- 
table corps  y  moyen  dont  nui 
Gouvernement  ne  s'eft  avifé  juf- 


)(  515  )(  # 
qu'ici  5  feroit  de  ne  pas  rendre 
ce  corps  permanent  ^  mais  de 
régler  des  intervalles  ,  durant 
lefquels  il  refteroit  fupprimé.  Ces 
intervalles  ^  qui  ne  doivent  pas 
être  aflez  grands  pour  laifier  aux 
abus  le  temps  de  s'affermir ,  peu- 
vent être  fixés  par  la  loi  ,  de 
manière  qu'il  foit  aiié  de  les  abré- 
ger au  beloin  par  des  commiffions 
extraordinaires. 

Ce  moyen  me  paroit  fans 
inconvnient  5  parce  que  ,  comme 
je  l'ai  dit,  le  Tribunat  ne  faifant 
point  partie  de  la  conftitution  , 
peut  être  ôté  lans  qu'elle  en  fouf- 
fre  9  Ôc  il  me  paroit  efficace  , 
•parce  qu'un  Magillrat  nouvelle- 
ment rétabli ,  ne  part  point  du 
pouvoir  qu'avoit  Ion  prédécef- 
feur  5  mais  de  celui  que  la  loi  lui 
rtonne. 

Dd  2 


CHAPITRE    VI. 

De  la  Dictature, 

L'inflexibilité  des  loix ,  qui 
les  empêche  de  fe  plier  aux  évé- 
nements 5  peut  en  certains  cas 
les  rendre  pernicieufes ,  &  caufer 
par  elles  la  perte  de  l'Etat  dans 
fa   crife.    L'ordre    &  la  lenteur 
des  formes  demandent  un  efpace 
de  temps  que  les  circonftances 
refufent  quelque  fois.    Il  peut  fe 
préfenter  mille  cas  aufquels  le  Lé- 
gillateur  n'a  point  pourvu3  &c'eft 
une  prévoyance  très-néceflaire  de 
fentir  qu'on  ne  peut  tout  prévoir. 
Il  ne  faut  donc  pas  vouloir  af- 
fermir les  inftitutions  politiques 
jufqu'à  s'ôter  le  pouvoir  d'en  fuf- 
pendre  l'effet.    Sparte  elle-même 
a  laiflé  dormir  fes  loix. 


Mais  il  n'y  a  que  les  plus  grands 
dangers  qui  puiflent  balancer  ce- 
lui d'altérer  l'ordre  public,  &  l'on 
ne  doit  jamais  arrêter  le  pouvoir 
facré  desloix,  que  quand  il  s'agit 
du  falut  delaPatrie.  Dans  ces  cas 
rares  &  manifeftes  on  pourvoit  à 
la  fureté  publique  par  un  aâie  par- 
ticulier qui  en  remet  la  charge  au* 
plus  digne.  Cette  commiffion 
peut  fe  donner  de  deux  manières 
félon  l'efpece  du  danger. 

Si  pour  y  remédier  il  fiiffit  d'au- 
gmenter l'adlivité  du  Gouverne- 
ment 5  on  le  concentre  dans  un 
ou  deux  de  les  membres  :  ainfi  ce 
n'eft  pas  l'autorité  des  loix  qu'on 
altère  ,  mais  feulement  la  form.e 
de  leur  adminiftration.  Q.ue  fi  le 
péril  ert  tel  que  Tappareil  des  loix 
foit  un  obfiacle  à  s'en  garantir  , 
alors  on  nomme  un  chet  fupreme 
qui  fafle  taire  toutes  les  loix  ,  Se 

Dd3 


#  )(  3i8  )(# 
iLifpende  un  moment  l'autorité 
fouveraine  ;  en  pareil  cas  la  vo- 
lonté rénéralen'eflpas  douteufe, 
6c  il  eft  évident  que  la  première 
intention  du  peuple  cfl  que  l'Etat 
ne  périiTe  pas.  De  cette  manière 
la  lufpenfion  de  l'autorité  légifla- 
tive  ne  l'abolit  point  ;  le  Magif- 
trat  qui  la  fait  taire  ne  peut  la 
faire  parler ,  il  la  domine  fans 
pouvoir  la  repréfenter  ;  il  peut 
tout  faire  excepté  des  loix. 

Le  premier  moyen  s'empîoyoit 
par  le  Sénat  Romain  ,  quand  il 
chargeoit  les  Confuls  par  une  for- 
mule confacrée  de  pourvoir  au  fa- 
lut  de  la  République  ;  le  fécond 
avoit  lieu  ,  quand  un  des  deux 
Confuls  nommoit  un  Diftateur  *; 
ufage  dont  Albe  avoit  donné  l'e- 
xemple à  Rome. 

*  Cette  nomination  Te  faifoit  de  nuit  &  en 
fecret ,  comme  fi  Ton  avoit  eu  honte  de  mettre: 
un   homme  au-dcflus  des  loix. 


I 


#)(  319  )(  # 
Dans  les  commencements  de  la 
Republique  on  eut  très  iouvent 
recours  à  la  Dictature  5  parce  que 
l'État  n'avoit  pas  encore  une  af- 
fiete  aflez  fixe  pour  pouvoir  le  iou- 
tenir  par  la  feule  force  de  fa  cons- 
titution. Les  mœurs  rendant 
alors  luperfiucs  bien  des  précau- 
tions qui  euflent  été  néceilaires 
dans  un  autre  temps  ,  on  ne 
craignoit  ni  qu'un Diftateur  abu- 
sât de  Ion  autorité ,  m  qu'il  ten- 
tât de  la  garder  au-delà  du  ter- 
me. 11  lembloit ,  au  contraire  , 
qu'un  fi  grand  pouvoir  fût  à  char- 
ge à  celui  qui  en  étoit  revêtu  , 
tant  il  le  hâtoit  de  s'en  défaire  ; 
comme  fi  c'eût  été  un  pofle  trop 
pénible  6c  trop  périlleux  de  tenir 
la  place  des  loix. 

Aussi  n'eft-ce  pas  le  danger 
de  l'abus  ,  mais  celui  de  l'avili!- 
fement  ^  qui  me  fait  blâmer  Tu- 

Dd4 


fage  indifcret  de  cette  luprême 
magiftrature  5  dans  les  premiers 
temps.  Car  tandis  qu'on  la  pro- 
diguoit  à  des  Eledions  y  à  des 
Dédicaces  y  à  des  chofes  de  pure 
formalité  y  il  étoit  à  craindre 
qu'elle  ne  devînt  moins  redou- 
table au  befoin,  &  qu'on  ne  s'ac- 
eoutumât  à  regarder  comme  un 
vain  titre  celui  qu'on  n'employoit 
qu'à  de  vaines  cérémonies. 

Vers  la  fin  de  la  République  ^ 
les  Romains  ,  devenus  plus  cir-^ 
confpefts  y  ménagèrent  la  Didla- 
ture  avec  auffi  peu  de  raifons  qu'ils 
i'avoient  prodiguée  autre  fois.  Il 
étoit  aifé  de  voir  que' leur  crainte 
étoit  mai  fondée  ^  que  la  foibleffe 
de  la  Capitale  faifoit  alors  fa  fu- 
reté contre  les  Magiftrats  qu'elle 
avoit  dans  fon  fein  y  qu'un  Dic- 
tateur pouvoit,  en  certains  cas> 
défendre  la  liberté  publique^  fana 


jamais  y  pouvoir  attenter,  &  que 
les  fers  de  Rome  ne  feroient  point 
forgés  dans  Rome  même  ,  mais 
dans  fes  armées.  Le  peu  de  ré- 
fîftance  que  firent  Marins  à  Sylla 
ôc  Pompée  à  Céfar,  montra  bien 
ce  qu'on  pouvoit  attendre  de 
l'autorité  du  dedans  y  contre  la 
force  du  dehors. 

Cette  erreur  leur  fit  faire  de 
grandes  fautes.  Telle,  par  exem- 
ple 5  fut  celle  de  n'avoir  pas  nom- 
mé un  Dictateur  dans  Paffiiire  de 
Catilina  ^  car  comme  il  n'étoit 
queftion  que  du  dedans  de  la  Vil- 
le 5  &L  tout  au  plus  de  quelques 
Provinces  d'Italie ,  avec  l'autorité 
fans  bornes  que  les  loix  donnoient 
au  Dictateur  ,  il  eût  facilement 
diffipé  la  conjuration,  qui  ne  fut 
étouffée  que   par    un    concours 
d'heureux  hazards  que  jamais  la 
prudence  humaine  ne  devoit  at^ 
tendre. 


#  )(  s^OC  # 

Au  lieu  de  cela  ,  le  Sénat  fe 
contenta  de  remettre   tout  fon 
pouvoir  aux  Confuls  ^  d'où  il  ar- 
riva que  Ciceron  ,  pour  agir  effi- 
cacement ,  fut  contraint  de  pai- 
fer  ce  pouvoir  dans  un  point  ca- 
pital 5  &  que  fi  les  premiers  tranf- 
ports  de  joie  firent  approuver  la 
conduite ,  ce  fut  avec  jullice  que 
dans  la    fuite  on   lui  demanda 
compte   du  fang  des    Citoyens 
verlé  contre  les  loix  ;   reproche 
qu'on  n'eût  pu  faire  à  un  Die-  ^ 
tateur.  Mais  l'éloquence  du  Con* 
fui  entraîna  tout  ;  &  lui  -  même  , 
quoique  Romain  ,  aimant  mieux 
fa    gloire   que    fa    patrie  ,    ne 
cherchoit  pas  tant  le  moyen  le 
plus  légitime  de  le  plus  fur   de 
fauver  l'Etat ,  que  celui  d'avoir 
tout  l'honneur  de  cette  affaire  *. 


*  Ceft  ce  dont  il  ne  pouvolt  fe  répondre 
en  propoiant  un  Di(^teur ,  n'ofanc  Te  nom- 


I 


#  )(  320C# 
Aufli  fut-il  honoré  juftement 
comme  libérateur  de  Rome  ,  ôc 
jugement  puni  comme  iniraûtur 
des  loix.  Quelque  brillant  qu'ait 
été  Ion  rappel ,  il  eft  certain  que 
ce  fut  une  grâce. 

Au    RESTE,  de  quelque  m.a- 
niere  que  cette  importante  com- 
mifllon  loit  conféiée  ,  il  importe 
d'en  fixer  la  durée  à  un  terme 
très-court  5  qui  jamais  ne  puifle 
être  prolongé  -,  dans  les  ctiies  qui 
la  font  établir  ,  l'Etat  ell  bien- 
tôt détruit  ou  fauve ,  & ,  paffe 
le  befom  prefiant  ,  la  Didatui^ 
devient  tyrannique  ou  vaine.  A 
Rome  les  Diftateurs  ne  l'étant 
que  pour  fix  mois,  la  plupart  abdi- 
quèrent avant    ce  terme.  Si  le 
terme  eût  été  plus  long ,  peutetre 
eulTent-ils  été  tentés  de  le  pro- 

tner   lai- même  ,  &  ne   pouvant  s^alTurcr  que 
ton  Collègue  le  nommerolc. 


longer  encore ,  comme  firent  les 
Décemvirs  celui  d'une  année.  Le 
Dictateur  n'avoit  que  le  temps 
de  pourvoir  au  befom  qui  l'avoit 
fait  élire  ,  il  n'avoit  pas  celui  de 
fonger  à  d'autres  projets. 


CHAPITRE     VIL 

De  Lz  Cenfure. 

De  MEME  que  la  déclaration  de 
la  volonté  générale  fe  fait  par  la 
loi  3  la  déclaration  du  jugement 
public  le  fait  par  la  Cenfure  ; 
l'opinion  publique  eft  l'efpece  de 
loi  dont  le  Cenfeur  eft  le  Mi- 
nière 5  &  qu'il  ne  fait  qu'appli- 
quer aux  cas  particuliers  ^  à  l'e^ 
xemple  du  Prince. 

Loin  donc  que  le  Tribunal 
cenforial  ibit  l'arbitre  de  l'opi- 
nion  du  peuple  y  il  n^en  efl  que 


le  déclarateur ,  &  fi-tôt  qu'il  s'en 
écarte  ^  fes  décifions  font  vaines 
&  fans  effet. 

Il  eft  inutile  de  diftinguer 
les  mœurs  d'une  nation  ^  des 
objets  de  fon  eftime  ;  car  tout 
cela  tient  au  même  principe ,  & 
fe  confond  néceflairement.  Chez 
tous  les  peuples  du  monde,  ce 
n'eft  point  la  nature  ,  mais  l'opi- 
nion 5  qui  décide  du  choix  de 
leurs  plaifirs.  RedrelTez  les  opi- 
nions des  hommes  y  &  leurs 
mœurs  s'épureront  d'elles  -  mê- 
mes. On  aime  toujours  ce  qui 
eft  beau  ou  ce  qu'on  trouve  tel  y 
mais  c'eft  fur  ce  jugement  qu'on 
fe  trompe  ;  c'eft  donc  ce  juge- 
ment qu'il  s'agit  de  régler.^  Qiii 
juge  des  mœurs  y  juge  de  l'hon- 
neur y  &  qui  juge  de  l'honneur^ 
prend  fa  loi  de  Topmion. 

Les  opinions  d'un  peuple 


nailTent  de  faconflitution  ^  quoi- 
que la  loi  ner:glepas  les  mœurs, 
c'eft  la  legiflation  qui  les  fait 
naître  ;  quand  la  Icgillation  s'af- 
foiblit,  les  mœurs  dégénèrent, 
mais  alors  le  jugement  des  Cen- 
seurs ne  fera  pas  ce  que  la  force 
des  loix  n'aura  pas  fait. 

Il  suit  delà  que  la  Cenfure 
peut  être  utile  pour  conierver 
les  mœurs,  jamais  pour  les  ré- 
tablir. Etablirez  des  Cenfeurs 
durant  la  vigueur  des  loix  ;  fî-tôt 
qu'elles  l'ont  perdue  ,  tout  eft 
dérefpéré  ;  rien  de  légitime  n'a 
plus  de  force  lorlque  les  loix  n'en 
ont  plus. 

La  Censure  maintient  les 
mœurs  en  empêchant  les  opi- 
nions de  fe  corrompre  ,  en  con- 
lervant  leur  droiture  par  de  fages 
applications  ,  quelquefois  même 
en  les  fixant  lorfqu'elles  font  en- 


#)(  5  27^")  (-^ 
core  incertaines.  L'uiage  des  fé- 
conds dans  les  duels  ,  porté  jiif- 
qu  à  la  fitreur  dans  le  Royaume 
de  France ,  y  fut  aboli  par  ces 
feuls  mots  d\m  Edit  du  Roi  ^ 
pliant  à  eaux  qui  ont  la  làchett 
d\ipptlUr  dt'S  ftconds.  Ce  juge- 
ment 5  prévenant  celui  du  public  , 
le  détermina  tout  d'un  coup.  Mais 
quand  les  mêmes  Edits  voulurent 
prononcer  que  c'étoitauffi  une 
lâcheté  de  le  battre  en  duel ,  ce 
qui  eft  très  vrai  ,  mais  contraire 
à  l'opinion  commune  ,  le  public 
fe  moqua  de  cette  dccifion,  iur 
laquelle  Ion  jugement  étoit  déjà 
porté. 

J'ai  dit  ailleurs  *  que  l'opinion 
publique  ,  n'étant  pomt  loumife 
à  la  contrainte  ,  il  n'en  lalloit 

*  Je  ne  fais  qu'indiquer  dans  ce  chapitre 
ce  que  j'ai  traite  plus  au  long  tiaiis  la  Lcure 
à  M.   d'Alembert. 


aucun  veftige  dans  le  tribunal 
établi  pour  la  repréfenter.  On  ne 
peut  trop  admirer  avec  quel  art 
ce   reflTort  ^  entièrement  perdu 
chez  les  modernes  ^  étoit  mis  en 
œuvre  chez   les    Romains  y    ôc 
mieux  chez  les  Lacédémoniens. 
Un   homme    de   mauvaifes 
mœurs  ayant  ouvert  un  bon  avis 
dans  le  Confeil  de  Sparte  5  les 
Ephores,  fans  en  tenir  compte  3 
firent  propofer  le  même  avis  par 
un  Citoyen  vertueux.  Qiiel  hon- 
neur pour  l'un  y  quelle  note  pour 
l'autre  y   fans    avoir    donné   ni 
louange  ni  blâme  à  aucun  des 
deux  !  Certains  ivrognes  deSamos 
fouillèrent  le  Tribunal  des  Epho- 
res  :  le  lendemain  par  Edit  pu- 
blic il  fut  permis  aux  Samiens 
d'être  des  vilains.  Un  vrai  châti- 
ment eut  été  moins  févere  qu'une 
pareille  impunité.  Qiiand  Sparte 


a  prononcé  fur    ce  qui  eft  ou 

n'eft    pas    honnête  ,  la    Grèce 

n'appelle     pas    de  fes    juge- 
ments. 


CHAPITRE   VIIL 
De  la  Religion  civile. 

Les  hommes  n'eurent  point  d'a- 
bord d'autres  Rois  que  les  Dieux  y 
ni  d'autre  Gouvernement  que  le 
Théoçratique.  Ils  firent  le  rai- 
fonnement  de  CaLgula  ,  ôc  alors 
ils  raiionnoient  jufte.  Il  faut  une 
longue  altération  de  fentiments 
&  d'idées  ^  pour  qu'on  puifTe  fe 
réfoudre  à  prendre  fon  femblable 
pour  maître  ,  &  fe  flatter  qu'oa 
s'en  trouvera  bien. 

De  cela  feul  qu'on  mettoit 
Dieu  à  la  tête  de  chaque  lociéi4 


#)(  330)(  # 
politique  ,  il  s'enfuivit  qu'il  y 
eut  autant  de  Dieux  que  de  peu- 
ples. Deux  peuples  étrangers  l'un 
à  l'autre  y  &  prelque  toujours 
ennemis  ,  ne  purent  long-temps 
reconnoitre  un  même  maître  : 
deux  armées  fe  livrant  bataille 
ne  fcauroient  obéir  au  même 
chef.  Ainfi  des  divifions  natio- 
nales rélulta  le  polithéilme  y  Se 
delà  Tintolérence  théologique  6c 
civile  qui  naturellement  eft  la 
même  y  comme  il  fera  dit  ci- 
après. 

La  fantaisie  qu'eurent  les 
Grecs  de  retrouver  leurs  Dieux 
chez  les  peuples  barbares  y  vint 
de  celle  qu'ils  avoient  auffi  de 
fe  regarder  comme  les  Souverains 
naturels  de  ces  peuples.  Mais 
c'efl:  de  nos  jours  une  érudition 
bien  ridicule  que  celle  qui  roule 
fur  l'identité  des  Dieux  de  di- 


#  )(  331  )(  # 
verfes  nations  ;  comme  fi  Mo- 
loch  5  Saturne  &  Chronos  pour- 
voient être  le  même  Dieu ,  comme 
fi  le  Baal  des  Phéniciens  3  le 
Zéus  des  Grecs  &  le  Jupiter  des 
Latins  pouvoient  être  le  même  ; 
comme  s'il  pouvoit  refter  quel- 
que chofe  commune  à  des  êtres 
chimériques  portant  des  nomiS 
différents  ! 

Q,UE  fi  Ijsn  demande  com- 
ment dans  le  Paganifme  ,  où 
chaque  Etat  avoit  Ion  culte  &c 
fçs  Dieux  5  il  n'y  avoit  point  de 
guerres  de  Rehgion  ?  je  réponds 
que  c'étoit  par  cela- même  que 
chaque  Etat  ayant  fon  culte 
propre ,  aulfi  bien  que  fon  Gou- 
vernement 5  ne  difiinguoit  point 
fes  Dieux  de  fes  loix.  La  guerre^  j, 
politique  étoit  auflî  théologique  :  ^ 
les  départements  des  Dieux 
étoient  ;,  pour  ainfi  dire ,  fixés 

Ee  z 


#  )(?32  )(# 

par  les  bornes  des  nations.  Le  Dieu 
d'un  peuple  n'avoir  aucun  droit 
fur  les  autres  peuples.  Les  Dieux 
des  Pa'ens  n'étoient  point  des 
Dieux  jaloux  ^  ils  partageoint 
entre  eux  l'empire  du  monde  : 
Moyie  même  &  le  Peuple  Hé- 
breu fe  prêtoient  quelquefois  à 
cette  idée,  en  parlant  du  Dieu 
d'ifraël.  Us  regardoient  y  il  eil 
vrai  5  comme  nuls  les  Dieux  des 
Cananéens  >  peuples  profcrits  y 
voués  à  la  de(lructiQn5.&  dont 
ils  dévoient  occuper  la  place  ; 
mais  voyez  comment  ils  parloient 
des  Divinités  des  peuples  voifms 
qu'il  leur  étoit  défendu  d'atta- 
quer. La  poJJ'(:JjLon  de  ce  qui  ajp- 
-par tient  a  Chciinos  rotre  Dieu  y 
diloit  Jephté  aux  Ammonites  > 
ne  vous  ejî-elle  pas  légitimement 
due?  Nous  pojjédons  au  mime 
titre  Us  terres  cj^ue   notre  J)icu 


=#  )(  335  )(  #^ 

vainqueur  s' ejl  acquifes'^.  C'étoit- 
là  5  ce  me  femble  5  une  parité 
bien  reconnue  entre  les  droits  de 
Chamos  &  ceux  du  Dieu  d'If- 
raël. 

Mais  quand  les  Juifs ,  fournis 
aux  Rois  de  Babilone,  &  dans 
la  fuite  aux  Rois  de  Sirie ,  vou- 
lurent s'obftiner  à  ne  reconnoître 
aucun  autre  Dieu  que  le  leur^ 
ce  refus  >  regardé  comme  une  ré- 
bellion contre  le  vainqueur  ,  leur 
attira  les  perfécutions  qu'on  lit 
dans  leur  hiftoire^  &  dont  on  ne 

'^'Nonntea  qaa  pojjîdet  Chamos  Deus  tuus  ti- 
ht  jure  dehentur  ?.  Tel  eft  le  texte  de  la  val- 
gâte.  Le  P .  de  Carrières  a  traduit  :  Ne  croyez- 
vous  pas  avoir  droit  de  pojpder  ce  qui  appar- 
tient à  Ch.vms  votre  Dieu  ?  J'ignore^la  force  da 
texte  hébreu  y  mais  je  vois  que  dans  la  Vul- 
gate  Jephré  reconnoic  poruiv^ment  le  droit 
du  Dieu  chamos.  Se  que  le  Tradudleuc 
François  affoiblit  cette  reconnoiflance  par  UQ 
[don  vous  <iui  n'eft  pas  dans  k  Latin». 


#)(  334)(# 

voit  aucun  autre  exemple  avant 
le  Chriftianifme  *. 

Chaque  Religion  étant  donc 
uniquement  attachée  aux  loix  de 
TEtat  qui  la  prefcrivoit ,  il  n'y 
avoit  point  d'autre  manière  de 
convertir  un  peuple  que  de  l'af- 
fervir,  ni  d'autres  Miffionnaires 
que  les  Conquérants  ,  &  l'obli- 
gation de  changer  de  culte  étant 
la  loi  des  vaincus  ,  il  falloit  com- 
mencer par  vaincre  avant  d'en 
parler.  Loin  que  les  hommes 
com.battilTent  pour  les  Dieux,  c'é- 
toient  y  comme  dans  Homère  ^ 
les  Dieux  qui  combattoient  pour 
les  hommes  ^  chacun  demandoit 
au  fien  la  viftoire^  ôc  la  payoit 

*  Il  efl:  de  la  dernière  évidence  que  la  guerre 
des  Phociens  ,  appellée  guerre  facrée  ,  n'écoic 
poinc  une  guerre  de  Religion.  Elle  avoit  pour 
objet  de  punir  des  lacrileges  &  non  de  fou- 
mettrc  des  mécréants. 


par  de  nouveaux  autels.  Les  Ro- 
mains 5  avant  de  prendre  une 
place  5  fommoient  fes  Dieux  de 
l'abandonner ,  &  quand  ils  laif- 
foient  aux  Tarentins  leurs  Dieux- 
irrités  ,  c'eft  qu'ils  regardoient 
alors  ces  Dieux  comme  loumis 
aux  leurs  &  forcés  de  leur  faire 
hommage:  ilslaiflbient  aux  vain- 
cus leurs  Dieux  comme  ils  leur 
laiffoient  leurs  loix.  Une  couronne 
au  Jupiter  du  Capitole  5  étoit  fou- 
vent  le  feul  tribut  qu'ils  impo- 
foient. 

Enfin  les  Romains^  ayant 
étendu  avec  leur  Empire  leur 
culte  &  leurs  Dieux  ,  &  ayant 
fouvent  eux-mêmes  adopté  ceux 
des  vaincus,  en  accordant  aux 
uns  &  aux  autres  le  droit  de  Cité  , 
les  peuples  de  ce  valle  Empire 
fe  trouvèrent  infcnfiblement  avoir 
des  multitudes  de  Dieux  &  de 


#  )(  530(# 
cultes  5  à  peu  près  les  mêmes  par- 
tout ;  ÔL  voilà  comment  le  pa- 
ganifme  ne  fut  enfin  >  dans  le 
monde  connu  ,  qu'une  feule  3c 
même  Religion. 

Ce  fut  dans  ces  circonftances 
que  Jéfus  vint  établir  fur  la  terre 
un  Royaume  Spirituel  ;  ce  qui  , 
féparant  le  fyftême  théologique 
du  fyftême  politique  ,  fit  que 
l'Etat  cefla  d'être  un  ,  &  caufa 
les  divifions  inteftines  qui  n'ont 
jamais  ceffé  d'agiter  les  peuples 
chrétiens.  Or  cette  idée  nouvel- 
le d'un  royaum-e  de  l'autre  mon- 
de n'ayant  pu  jamais  entrer  dans 
la  tête  des  païens  ,  ils  regarde- 
rrnt  toujours  les  Chrétiens  conv 
me  de  vrais  rebelles  qui ,  fous 
une  hypocrite  foumiflion ,  ne 
cherchoient  que  le  moment  de  fe 
rendre  indépendants  &  maîtres , 
&  d'uiurper    adroitement   l'au- 

toruè 


)(337)( 

torit^  qu'ils  feignoient  dç  refpec* 
ter  dans  leur  foiblefie.  Telle  fut 
la  caufe  des  perfécutions. 

Ce  que  les  Payens  a  voient 
craint  eft  arrivé;  alors  tout  à 
changé  de  face,  les  humble^ 
Chrétiens  ont  changé  de  langa- 
ge 5  &  bientôt  on  a  vu  ce  prétenr 
du  royaume  de  l'autre  monde 
devenir  ,  fous  un  chef  vifible ,  le 
plus  violent  de^oti/p'^e  dans  ce- 
lui-ci. :CT  r 

Cependant  5  comme  il  y  a  tou- 
jours eu  un  Prince  &  des  loix  civi- 
les ^  il  a  réfulté  de  cette  douhlp 
puiflance  un  perpétuel  confiit  dp 
jurildiétion -)  qui  a  rendu  toute 
tonne  politie  inipoffible  dans  les 
'^Ét^ts  chrétiens  ,  &  Ton  n'a  ja- 
fipais  pu  venir  à  bout  de  fçavoir 
auquel  5  du  Maître  ou  du  Prêtre, 
on  étoit  obligé  d'obéir. 

Plufieurs  Peuples  cependant^ 

FF 


I 


même  dans  l'Europe  ou  à  foh 
voifinage  y  ont  voulu  conferver 
ou  rétablir  l'ancien  fyftême,  mais 
fans  fuccès  j  l'efprit  duChriftia- 
nifme  a  tout  gagné.  Le  culte  fa- 
cré  eft  toujours  reflé  ou  redevenu 
indépendant  du  Souverain^ôc  fans 
liaifon  néceffaire  avec  le  corps  de 
l'État.  Mahomet  eut  des  vues 
très-faines  5  il  lia  bien  fon  fyftê- 
me  politique  ,  &  tant  que  la  for- 
me de  fon  Gouvernement  fubfifta 
fous  les  Caliphes  fes  fuccefleurs  y 
ce  Gouvernement  futexadement 
un  ôc  bon  en  cela.  Mais  les  Ara- 
bes devenus  floriflants  ^  lettrés  , 
polis,  mous  &  lâches  5  furent  fub- 
jugués  par  des  barbares  ,  alors  la 
divifion  entre  les  deux  puifTances 
recommença  ,  quoiqu'elle  foit 
.moins  apparente  chez  les  Maho- 
métans  que  chez  les  Chrétiens  , 
•elle  y  eft  pourtant ,  fur-tout  dans 


#)(  ??9  )(  # 
îaSefted'Ali  ,&il  y  a  des  États  y 
tels  que  la  Perfe ,  où  elle  ne  ceffe 
de  fe  faire  fentir. 

Parmi  nous ,  les  Rois  d'An- 
gleterre fe  font  établis  chefs  de 
TEglife  j  autant  en  ont  fait  les 
Czars  ;  mais  par  ce  titre  ils  s'en 
font  moins  rendus  les  maîtres 
que  les  Miniftres ,  ils  ont  moins 
acquis  le  droit  de  la  changer  que 
le  pouvoir  de  la  maintenir  ;  ils 
n'y  font  pas  légiflateurs  ,  ils  n'y 
font  que  Princes.  Par-tout  où  le 
Clergé  fait  un  Corps  *  il  eft  maî- 

*  Il  faut  bien  remarquer  que  ce  ne  font  pas 
tant  des  affemblées  formelles ,  comme  celles 
de  France  ,  qui  lient  le  clergé  en  un  corps  , 
que  la  communion  des  E^^lilcs.  La  communion 
&  l'excommunicacion  font  le  paCle  locial  du 
clergé  ,  paéte  avec  lequel  il  lera  toujours  le 
-maître  des  peuples  &  des  Rois.  Tous  les  prêtres 
qui  communiquent  enfemble  font  concitoyens, 
fuflcnt-ils  des  deux  bouts  du  monde.  Cette 
'invention  eft  un  chef  d'œuvrc  en  politique, '"Il 
IV y  avoitrien  defemblable  parmi  les  Prûtrcs 

Ff2 


#  )  (  340  )  (   # 
tre  &  légiflateur  dans  fa  partie. 
Il  y  a  donc  deux  puiflances^  deux 
Souverains  en  Angleterre  ôc  en 
Rufîîe  5  tout  comme  ailleurs. 

De  tous  les  Auteurs  chrétiens 
le  Philofophe  Hobbes  eft  le  feul 
qui  ait  bien  vu  le  mal  &  le  remè- 
de 3  qui  ait  ofé  propofer  de  réu- 
nir les  deux  têtes  de  l'aigle,  &  de 
tout  ramener  à  Tunité  politique, 
fans  laquelle  jamais  Etat  ni  Gou- 
vernement ne  fera  bien  conftitué. 
Mais  il  a  dû  voir  que  l'efprit  do- 
minateur du  Chriftianifme  étoit 
incompatible  avec  fon  fyflême , 
&  que  l'intérêt  du  Prêtre  feroit 
toujours  plus  fort  que  celui  de 
l'Etat.  Ce  n'eft  pas  tant  ce  qu'il 
y  a  d'horrible  ôc  de  faux  dans  fa 
politique,  que  ce  qu'il  y  a  de  jufte 

,  païens;  auffi  n'ont  -  ils  jamais  fait  un  corps  <U 
^clergé. 


#  )(  340(  # 
&  de  vrai  qui  l'a  rendue  odieufe*- 
Je  crois  qu'en  développant  fous 
ce  point  de  vue  les  faits  hiftori- 
ques,  on  refuteroit  aifément  les 
fentiments  oppofés  de  Bayle  &  de 
Warburton  y  dont  l'un  prétend 
que  nulle  Religion  n'eft  utile  au 
corps  politique ,  &  dont  l'autre 
foutient  au  contraire  que  le  Chril- 
tianifme  en  eft  le  plus  ferme  ap- 
pui. On  prouveroit  au  premier 
que  jamais  Etat  ne  fut  fondé  que 
la  Religion  ne  lui  fervît  de  bafe , 
&  au  fécond  que  la  loi  chrétienne 
eft  au  fond  plus  nuifible  qu'utile 
à  la  forte  conftitution  de  l'Etat. 
Pour  achever  de  me  faire  enten- 

*  Voyez  entre  autres  dans  une  Lettre  de 
Grotius  à  fon  frère,  du  ii.  avril  164?,  ce  que  ce 
favant  homme  approuve  &  ce  qu'il  blâme  dans 
le  livre  de  Cive.  Il  eft  vrai  que ,  porté  àPinduI- 
gencc,  11  paroit  pardonner  à  l'auteur  le  bien  en 
faveur  du  mal  j  mais  tout  le  monde  n'eft  pas  ù 
cUmeac. 

Ff3 


#  )(  ?40(  # 
dre  5  il  ne  faut  que  donner  un 
peu  plus  de  précifion  aux  idées 
trop  vagues  de  Religion  relatives 
à  mon  fujet. 

L  A  Religion  ,  confidérée  par 
rapport  à  la  focieté  ,  qui  eft  ou 
générale  ou  particulière  ^  peut 
aufTi  fe  divifer  en  deux  efpeces  , 
fçavoir  ,  la  Religion  de  l'homme 
&  celle  du  Citoyen.  La  première 
fans  Temples  y  lans  Autels  5  fans 
Rites  5  bornée  au  culte  purement 
intérieur  du  Dieu  fuprême  6c  aux 
devoirs  éternels  de  la  morale ,  eft 
la  pure  &  fimple  Religion  deTE- 
vangile  ,  le  vrai  Théifme  ^  &  ce 
qu'on  peut  appeller  le  droit  divin 
naturel.  L'autre  infcrite  dans  un 
feul  pays ,  lui  donne  fes  Dieux  y 
fes  Patrons  propres  &c  tutélaires  : 
elle  a  fes  dogmes ,  fes  rites  y  fon 
culte  extérieur  prefcrit  par  des 
loix  3  hors  la  feule  Nation  qui  la 


#)(  345  )(# 
fuit  5  tout  eft  pour  elle  infidèle  , 
étranger  ,  barbare  ;  elle  n'étend 
les  devoirs  ôc  les  droits  de  Thom- 
me  qu'auffi  loin  que  fes  Autels. 
Telles  furent  toutes  les  Religions 
des  premiers  peuples  ,  aufquelles 
on  peut  donner  le  nom  de  droit 
divin  5  civil  ou  pofitif. 

Il  y  a  une  troifieme  forte  de 
Religion  plus  bifarre  ,  qui  don- 
nant aux  hommes  deux  légifia- 
tions 5  deux  chefs  ^  deux  patries, 
les  foumet  à  des  devoirs  contra- 
didoires  5c  les  empêche  de  pou- 
voir être  à  la  fois  dévots  de  Cito- 
yens. Telle  eft  la  Religion  des 
Lamas ,  telle  eft  celle  des  Japo- 
nois  y  tel  eft  le  Chriftianifme  Ro- 
main.    On  peut  appeller  celle-ci 
la  Religion  du  Prêtre,  lien  réfulte 
une  forte  de  droit  mixte  ôc  info- 
ciable  qui  n'a  point  de  nom. 
A  confidérer  politiquement  ces 
Ff4 


'S:??: 


'*<r 


#  K  344  )( 

trois  fortes  de  Religions  ,  elles 
ont  toutes  leurs  défauts.  La  troi- 
£éme  eft  fi  évidemment  mauvaife 
que  c'eft  perdre  le  tem.ps  de  s'a- 
mufer  à  le  démontrer.  Tout  ce 
qui  rompt  l'unité  fociale  ne  vaut 
rien  :  Toutes  les  inftitutions  qui 
mettent  l'homme  en  contradic- 
tion avec  lui-même  >  ne  valent 
îien. 

La  féconde  eft  bonne  ,  en  ce 
qu'elle  réunit  le  culte  divin  ôcl'a- 
mour  des  loix  ^  &  que  faifant  de 
la  patrie  l'objet  de  l'adoration  des 
Citoyens  ^  elle  leur  apprend  que 
fervir  l'Etat  c'eit  en  fervir  le  Dieu 
tutélaire.  C'eft  une  efpece  de 
théocratie  y  dans  laquelle  on  ne 
doit  point  avoir  d'autre  Pontife 
que  le  Prince ,  ni  d'autres  Prêtres 
que  les  Magiftrats.  Alors  mourir 
pour  fon  pays  c'eft  aller  au  mar- 
tyre^ violer  les  loix  ç'eft  être  im- 


#)(  345  )(# 

pie  5  &  fou  mettre  un  coupable  à 
1  exécration  publique  ,  c'eft  le 
dévouer  au  courroux  des  Dieux; 
Jacer  ejlo. 

Mais  elle  eft  mauvaife  en  ce 
qu'étant  fondée  fur  l'erreur  &:  fur 
le  menfonge  elle  trompe  les  hom- 
mes 5  les  rend  crédules  fuperfti- 
tieux  5  &  noie  le  vrai  culte  de  la 
Divinité  dans  un  vain  cérémo- 
nial. Elle  eft  mauvaife  encore  y 
quand  devenant  exclulîve  &  ty- 
rannique ,  elle  rend  un  peuple 
fanguinaireSc intolérant;  enforte 
qu'il  ne  refpire  que  meurtre  & 
maflacre ,  &  croit  faire  une  aélion 
fainte  en  tuant  quiconque  n'ad- 
met pas  fes  Dieux.  Cela  met  un 
tel  peuple  dans  un  état  naturel 
de  guerre  avec  tous  les  autres  > 
très-nuifible  à  fa  propre  fureté. 

Reste  donc  la  Religion  de 
l'homme  ou  le  Chriftianifme^  noa 


#  )(346  )(  # 
pas  celui  d'aujourd'hui ,  mais  ce- 
lui de  l'Évangile ,  qui  en  efl:  tout- 
à-fait  difFérent.  Par  cette  Reli- 
gion fainte  ,  fublime  ,  véritable, 
les  hommes  ,  enfants  du  même 
Dieu  5  fe  reconnoiffent  tous  pour 
frères ,  &  la  fociété  qui  les  unit 
ne  fe  diffout  pas  même  à  la  mort. 

Mais  cette  E^eligion  n'ayant 
nulle  relation  particulière  avec  le 
corps  politique ,  lailTe  aux  loix  la 
feule  force  qu'elles  tirent  d'elles- 
mêmes  y  fans  leur  en  ajouter  au- 
cune autre  y  ôc  par  -  là  un  des 
grands  Hens  de  la  fociété  parti- 
cuhere  refte  fans  effet.  Bien  plus  ; 
loin  d'attacher  les  cœurs  des  Ci- 
toyens à  l'Etat  y  elle  les  en  déta- 
che comme  de  toutes  les  chofes 
de  la  terre  :  je  ne  connois  rien 
de  plus  contraire  à  l'efprit  focial. 

On  nous  dit  qu'un  peuple  de 
vrais  Chrétiens  formeroit  la  plus 


^  )(  347  )(# 
parfaite  fociété  que  l'on  puifle 
imaginer.  Je  ne  vois  à  cette  fup- 
pofition  qu'une  grande  difficulté  ; 
c'ef|;  qu'une  fociété  de  vrais  chré- 
tiens ne  feroit  plus  une  fociété 
d'hommes. 

Je  dis  même  que  cette  fociété 
fuppoiée  ne  feroit  avec  toute  fa 
perfeftion  ni  la  plus  forte  ni  la 
plus  durable  :  A  force  d'être  par- 
faite 5  elle  manqueroit  de  liaifon  ; 
fon  vice  deftrufteur  feroit  dans 
fa  perfeftion   même. 

Chacun  rempHroit  fon  de- 
voir^ le  peuple  feroit  foumis  aux 
loix  ,  les  chefs  feroient  juftes  & 
modérés ,  les  magiftrats  intègres , 
incorruptibles  y  les  foldats  mé- 
priferoient  la  mort  y  il  n'y  auroit 
ni  vanité  ni  luxe  ;  tout  cela  eft 
fort  bien  y  mais  voyons  plus  loin. 

Le    Christianisme 
ieft  une  Religion  toute  fpirituelle. 


#)(  348  )(# 
occupée  uniquement  des  chofes 
du  Ciel  :  la  patrie  du  Chrétien 
n'eft  pas  de  ce  monde.  Il  fait 
fon  devoir  ,  il  eft  vrai ,  mais  il 
le  fait  avec  une  profonde  indif- 
férence fur  le  bon  ou  mauvais 
fuccès  de  fes  foins.  Pourvu  qu'il 
n'ait  rien  à  fe  reprocher ,  peu 
lui  importe  que  tout  aille  bien 
ou  mal  ici  bas.  Si  TEtat  eft  flo- 
riîîant  5  à  peine  ofe-t-il  jouir  de 
la  félicité  publique  ,  il  craint  de 
s'enorgueillir  de  la  gloire  de  fon 
pays  5  fi  PEtat  dépérit ,  il  bénit 
la  main  de  Dieu  qui  s'appéfantit 
fur  fon  peuple. 

Pour  que  la  fociété  fût  pai- 
fible  3  ôc  que  l'harmonie  fe  main- 
tînt ^  il  faudroit  que  tous  les 
Citoyens  fans  exception  fuffent 
également  bons  Chrétiens  :  mais 
fi  malheureufement  il  s'y  trouve 
un  feul  ambitieux  y  un  feul  hy- 


.  =^  )  (  349  I)  (  # 

pocrite,  un  Catilina  ,  par  exem* 
pie ,  un  Cromvvel ,  celui-là  très- 
certainement  aura  bon  marché 
ae  fes  pieux  compatriotes.  La 
charité  chrétienne  ne  permet  pas 
aifément  de  penfer  mal  de  fon 
prochain.  Dès  qu'il  aura  trouvé 
par  quelque  rufe  l'art  de  leur  en 
impofer  &  de  s'emparer   d'une 
partie  de  l'autorité  publique  , 
voilà   un    homme  conftitué  en 
dignité  ,  Dieu  veut  qu'on  le  ref- 
pede  ;  bientôt  voilà  une  puit 
lance.  Dieu  veut  qu'on  lui  obéiflè; 
le  dépofitaire  de  cette  puiiTance 
en  abufe-t-il?  c'eft  la  verge  dont 
pieu  punit  fes  enfants.  On  fe 
feroit  confcience  de  chafler  l'u- 
furpateur  ;  il  faudroit  troubler  le 
repos  public,  ufer  de  violence, 
verfer  du  fang  ^  tout  cela  s'ac- 
corde mal  avec  la  douceur  du 
CJirétien  j  &  après  tout  qu'im- 


porte  qu'on  foit  libre  ou  ferf 
-dans  cette  vallée  de  mileres  ? 
l'eflentiel  eft  d'aller  en  Paradis  , 
&  la  réfignation  n'eft  qu'un  mo- 
yen de  plus  pour  cela. 

SuRviENT-iL  quelque  guerre 
étrangère  ?  les  Citoyens  mar- 
chent fans  peine  au  combat  ; 
nul  d'entre  eux  ne  longe  à  fuir , 
ils  font  leur  devoir  ,  mais  fans 
paffion  pour  la  viôoire  ^  ils  fça- 
vent  plutôt  mourir  que  vamcre. 
Qu'ils  foient  vainqueurs  ou  vain- 
cus 5  qu'miporte  ?  La  Providence 
ne  Içait-elle  pas  mieux  qu'eux 
ce  qu'il  leur  faut  ?  Qii'on  ima- 
gine quel  parti  un  ennemi  fier  , 
impétueux ,  paflTionné ,  peut  tirer 
-de  leur  ftoldfmel  Mettez  vis-à- 
vis  d'eux  ces  peuples  généreux 
que  dévoroit  l'ardent  amour  de 
la  gloire  6c  de  la  patrie ,  fuppofez 
votre  Répu-blique  Chrétienne  vis- 


#)  (  351  )(# 
à- vis  de  Sparte  ou  de  Rome,  les 
pieux  Chrétiens  feront  battus, 
écralés ,  détruit' ,  avant  d'avoir  eu 
le  temps  de  fe  reconnoître ,  ou  ne 
devront  leur  falut  qu'au  mépris 
que  leur  ennemi  concevra  pour 
eux.  Cétoit  un  beau  fermenta 
mon  gré  que  celui  des  foldats  de 
Fabius  5  ils  ne  jurèrent  pas  de 
mourir  ou  de  vaincre  ,  ils  jurè- 
rent de  revenir  vainqueurs  ,  & 
tinrent  leur  ferment  :  jamais  des 
Chrétiens  n'en  euflent  fait  un  pa- 
reil; ils  auroient  cru  tenter  Dieu. 
Mais  je  me  trompe ,  en  difant 
une  République  Chrétienne  ; 
chacun  de  fes  deux  mots  exclut 
l'autre.  Le  Chriftianifme  ne  prê- 
che que  fervitude  &  dépendance. 
Son  efprit  eft  trop  favorable  à 
"la  tyrannie  pour  qu'elle  n'en  pro- 
fiteras toujours.  Les  vrais  Chré- 
tiens font  fait?  pour  être  efcla- 


#)(55*  )(# 

ves  ;  ils  le  fçavent  &  ne  s'en  émeu- 
vent gueres  :,  cette  courte  vie  a 
trop  peu  de  prix  à  leurs  yeux. 

Les  Troupes  Chrétiennes  font 
excellentes^  nous  dit- on.  Je  le 
nie.  Qii'onm'en  montre  ds  telles? 
Quant  à  moi  ,  je  ne  connoi$ 
point  de  Troupes  Chrétiennes, 
On  me  citera  les  Croifades.  Sans 
diiputer  fur  la  valeur  des  Croifés  , 
je  remarquerai  que  bien-loin  d'ê- 
tre des  Chrétiens  ^  c'étoient  des 
Soldats  du  Prêtre ,  c'étoient  des 
Citoyens  de  TEglife  ^  ils  fe  bat- 
toient  pour  fon  pays  fpirituel , 
qu'elle  avoit  rendu  temporel ,  pa 
ne  fçait  comment.  A>  le  bien 
prendre  3  ceci  rentre  fous  le  Pa- 
ganifme  j  comme  l'Evangile  n'é- 
tablit point  une  Religion  natio- 
nale ,  toute  guerre  facrée  eft  im- 
.poffible  parmi  les  Chrétiens. 

Sous  les  Empereurs  Païens  > 

les 


#)(  355  )(# 
les  Soldats  Chrétiens  étoient  bra- 
ves 5  tous  les  Auteurs  Chrétiens 
Taffurent  5  &  je  le  crois  :  c'étoit 
une  émulation  d'honneur  contre 
les  Troupes  Païennes.  Dès  que 
les  Empereurs  furent  Chrétiens, 
cette  émulation  ne  fubfifta  plus, 
&  quand  la  Croix  eut  chafle 
l'Aigle  5  toute  la  valeur  romaine 
difparut. 

Mais  laifiant  à  part  les  confi- 
dérations  politiques  ,  revenons 
au  droit ,  &  fixons  les  principes 
fur  ce  point  important.  Le  droit 
que  le  Pafte  Social  donne  au 
Souverain  fur  les  fujets,  ne  paffe 
point  y  comme  je  l'ai  dit  ,  les 
bornes  de  l'utilité  publique    *• 

*  Dans  la  République ,  dit  le  M*,  d' A. ,  chaeuir 

^  parfaitement  libre  en  ce  qui  ne  nuit  pas  aux 
autres.  Voilà  la  borne  invariable  i^on  ne  peut  ]*; 
pofer  plus  exad^ment.  Je  n'ai  pu  me  retuler 
9M  plaifir  deqiter  quelque  fois  ce  manufcrit. 
^ugiqjuenoa connu,  du  public,  pour  rendre: 


Les  fujets  ne  doivent  donc  com- 
pte au  Souverain  de  leurs  opi- 
nions 5  qu'autant  que  ces  opinions 
importent  à  la  communauté.  Or 
il  importe  bien  à  l'Etat  que  cha- 
que Citoyen  ait  une  Religion 
qui  lui  falTe  aimer  fes  devoirs  5 
mais  les  dogmes  de  cette  Reli- 
gion n'intéreffent  ni  l'Etat  ni  fes 
membres  ,  qu'autant  que  ces 
dogmes  fe  rapportent  à  la  mo- 
rale 5  ôc  aux  devoirs  que  celui 
qui  la  profefle  eft  tenu  de  rem- 
plir envers  autrui.  Chacun  peut 
avoir  au  furplus  telles  opinions 
qu'il  lui  plâit  5  fans  qu*il  appar- 
tienne au  Souverain  d'en  eon- 
noître  :  car  ,  comme  il  n'a  point 
de    compétence    dans     l'autre 

honneur  à  la  mémorre  d'un  honrme  illuftrc 
&  reli):6\able  ,qui  avort  conlervé  jufques  dans 
le  Miniftere  le  coeur  d'un  vrai  citoyen  ,  8c  des 
vues  droites  6c  iainej  i'ur  k  gouYCïuçmçnt  d§ 
foDpays, 


#)(  355  )■(# 
monde  ,  quel  que  foit  le  fort  des 
fujets  dans  la  vie  à  venir  ,  ce 
n'eft  pas  fon affaire, pourvu  qu'ils 
foient  bons  citoyens  dans  celle-ci. 
Il  y  a  donc  une  profeffion  de 
foi  purement  civile  y  dont  il  ap- 
partient au  Souverain  de  fixer 
les  articles ,  non  pas  précifément 
comme  dogmes  de  Religion  , 
mais  comme  fentiments  de  fo- 
ciabilité  ,  fans  lefquels  il  eft  im- 
poffible  d'être  bon  citoyen  ni 
lujet  fidèle  *.  Sans  pouvoir  obli- 
ger perfonne  à  les  croire  ,  il  peut 
bannir  de  l'Etat  quiconque  ne 
les  croit  pas  ,  il  peut  le  bannir  ^ 

*  Celàr  plaidant  pour  Catilina  tachoit  d'é- 
tablir le  dogme  de  la  mortalité  de  Tame  ; 
Caton  8c  ciceron  pour  le  réfuter  ne  s'amuie- 
rent  point  à  philofbpher  :  ils  fe  contentèrent  de 
montrer  que  Cefar  parloit  en  mauvais  citoyen 
&  avançoit  une  dodlrine  pernicieufe  à  l'Etat, 
'  En  effet  voilà  de  quoi  devoit  juger  le  Sénat  de 
-  Eomç  ,6;  UQG  4'unç  quçftion  de  théologie, 


=#  >(;556)(  # 

non  comme  impie  ,  mais  comme 
infociable  ,  comme  incapable 
■d'aimer  fmcérement  les  loix  de 
la  juftice  ,  &  d'immoler  au  be- 
ibin  fa  vie  à  fon  devoir.  Qiie  fi 
quelqu'un  ^  après  avoir  reconnu 
publiquement  ces  mêmes  dog- 
mes 5  fe  conduit  comme  ne  les. 
croyant  pas  ,  qu'il  ioit  puni  de 
mort  ;  il  a  commis  le  plus  grand 
des  crimes ,  il  a  menti  devant  les 
loix. 

Les  dogmes  de  la  Religion 
civile  doivent  être  fimples,  en 
petit  nombre  :,  énoncés  avec  pré- 
cifion  5  fans  explication  ni  com- 
mentaires. L'exillénce  de  la  Di- 
vinité puiflan  te  y  intelligente  ^ 
bienfaiiante ,  prévoyante  &  pour- 
voyante 5  la  vie  à  venir ,  le  bon- 
heur des  juftes  ,  le  châtiment 
des  méchants  y  la  fainteté  du 
ço^xtrat  focial  &  des  loix  j  voilà 


#  )(  357)('^ 
les  dogmes  pofitifs.  Qiiant  aux 
dogmes  négatifs  ,  je  les  borne  à 
un  feul  ^  c'efl:  rintolérance  :  elle 
rentre  dans  les  cultes  que  nous 
avons  exclus. 

Ceux,  qui  diftinguent  l'into- 
lérance civile  ôc  l'intolérance 
théologique  fe  trompent  à  mon 
avis.  Ces  deux  intolérances  lont 
inleparables.  Il  eft  impolTible  de 
vivre  en  paix  avec  des  gens  qu'on 
croit  damnés ,  les  aimer  y  feroit 
haïr  Dieu  qui  les  punit  ;  il  faut 
abfolument  qu'on  les  ramené  ou 
qu'on  les  tourmente.  Par-tout  oii 
l'intolérance  théologique  eft  ad- 
mife,  il  eft  impolTible  qu'elle  n'ait 
pas  quelque  effet  civil  *  ^  &  fi-tôt 

*  Le  mariage  ,  par  exemple  ,  étant  un  con- 
trac  civil,  a  des  effets  civils  fans  le  (quels  il  eft 
même  imix)llible  que  la  lociécé  lubfifte.  Suiv 
-polons  donc  qu'un  clergé  vienne  à  bouc  de 
^'attribuer  àlulfcul  le  droit  de  i>afrer  cec  a6\e  ô 
idroic  q^'il  doic  aéceUàiicmeoc  ulurpcr  da^s. 


#)(  358  )(# 

qu'elle  en  a  ,  le  Souverain  n'eft 
plus  Souverain  ,  même  au  tem- 
porel ;  dès-lors  les  Prêtres  font  les 
vrais  maîtres  ;  les  Rois  ne  font 
que  leurs  Officiers. 

toute  Religion  intolérante.  Alors  n'eft  il  pas 
clair  qu'en  faiiant  valoir  à  propos  l'autorité  de 
rEgliie  il  rendra  vaine  celle  du  Prince  ,  qui 
n'aura  plus  de  iuje:s  que  ceux  que  le  Clergé 
voudra  bien  lui  donner.  Maîcre  de  marier  ou 
de  ne  pas  marier  les  gens  félon  qu'ils  auront 
ou  n'auront  pas  telle  ou  telle  do6trine  ,  félon 
qu'ils  admettront  ou  rei^tteront  tel  ou  tel  for- 
mulaire ,  félon  qu'ils  lui  (eront  plus  ou  moins 
dévoués ,  en  fe  conduilant  prudemment  Se 
tenant  ferme  ,  n'eft- il  ixis  clair  qu'il  difpofera 
feul  des  héritages ,  descharges ,  des  citoyens  , 
de  l'Ecac  même  ,  qui  ne  fçauroit  fubfifter  n'é- 
tant plus  compofé  que  des  bàcards.  Mais,  dira- 
t-on  ,  l'on  appellera  comme  d'abus  ,  on  ajour- 
nera, décrétera  ,  faifira  le  temporel.  Quelle 
pitié  î  Le  clergé ,  pour  peu  qu'il  ait ,  je  ne  dis 
pas  de  courage,  mais  de  bon  fens,  laiftera 
faire  Se  ira  fon  train  ;  il  laiflera  tranquillement 
appeller,  ajourner ,  décréter ,  faifir  >  &  finira 
par  refter  le  makre.  Ce  n'eft  pas  ,  ce  me  femble.;. 
un  grand  facrifice  d'abandonner  une  pariiç.> 
fl^uand  on  çlt  i\n  de  s'çwparei;  di*  wuîi 


#)(  359  )(  # 
Maintenant  qu'il  n^'y  a  plus 
&  qu'il  ne  peut  plus  y  avoir  de 
Religion  nationale  exclufive  ^  on. 
doit  tolérer  toutes  celles  qui  to- 
lèrent les  autres  ,  autant  que 
leurs  dogmes  n'ont  rien  de  con- 
traire aux  devoirs  du  citoyen. 
Mais  quiconque  ofe  dire,  JHors 
VEglife  point  de  Salut ,  doit  être 
charte  de  l'Etat  ;  à  moins  que 
l'Etat  ne  foit  l'Eglife ,  &  que  le 
Prince  ne  foit  le  Pontife.  Un  tel 
dogme  n'eft  bon  que  dans  un 
Gouvernement  Théocratique  , 
dans  tout  autre  il  eft  pernicieux-i 
La  raifon  fur  laquelle  on  dit 
qu'Henri  IV  embrafla  la  Religion 
Romaine ,  la  devroit  fane  quit- 
ter à  tout  honnête  homme ,  & 
fur-tout  à  tout  Prince  qui  fçau- 
roit  raifonner. 


#)(  36o  )(  # 

CHAPITRE     IX 

Conclujîon, 

_/\^PRES  avoir  pôle  les  vrais  prin- 
cipes du  Droit  politique  y  ôc  tâ- 
ché de  fonder  l'Etat  fur  fa  bafe  , 
il  refteroit  à  l'appuyer  par  fes 
relations  externes  ,  ce  qui  com- 
prendroit  le  droit  des  gens ,  le 
commerce,  le  droit  de  la  guerre 
&  les  conquêtes ,  le  droit  pu- 
blic y  les  ligues ,  les  négociations , 
les  traités ,  ôcc.  Mais  tout  cela 
forme  un  nouvel  objet  trop  vafte 
pour  ma  ^rourte  vue  ,  j'aurois  dû. 
la  fixer  toujours  plus  près  de  moi. 

Fin  de  la.  7/^^  &  dernière  Partie^ 

LETTRE 


X  Jg?  !7/^  :?£'  JfL  J5? 

DE  J.  J.  ROUSSEAU  DE  GENEVE, 

Çwi  contient  f CL  renonciation  a  la 
Société  Civile  ,  iS^T?^  derniers 
adieux  aux  Hommes  ^  adrejjée 
aufeul  Ami  qui  lui  rejle  dans 
le  monde. 


V, 


O  T  R  E  Lettre  m*a  donné  la  fatis- 
faftion  de  voir  qu'il  me  reiloii  un  ami 
dans  le  monde,  &  que  la  vérité  avoit 
encore  un  partilan  ;  mais  au  nom  de 
porrc  amitié  ,  ne  me  parlez  plus  de 
juilification  J  quel  parti  voudriez-vous 
que  prit  un  homme,  qui  étant  acculé 
d'un  aflafTinat,  repréfenteroit  le  pré- 
tendu mort ,  fans  pouvoir  défarmer  les 
Juges  ?  celui  de  mourir  comme  Socrate, 
&  tant  d'autres  viâimes  de  Terreur  & 
de  la  méchanceté.  J'avois  conlacré  ma 
plume  à  la  vérité  &  à  la  vertu  ;  j'ai 
plaidé  la  caulb  &  défendu  les  droits  de 

Hk 


Tune  &  de  l'autre ,  à  la  face  du  genre 
humain  ;  réfolution  téméraire  &  dange- 
reufe  pour  des  hommes  bas  &  flateurs; 
mais  généreufe  &  louable  pour  un  vrai 
Philofophe.  Je  n'ignorois  pas,  lorfque  je 
pris  la  plume  pour  la  première  fois, 
combien  la  route  que  je  me  propofois 
de  tenir  étoit  périlleufe  ;  je  connoiflois 
trop  bien  le  fiécle  pour  ne  pas  prévoir 
un  événement  que  votre  affection  pour 
moi  (  feul  lien  par  lequel  je  tiens  encore 
aux  hommes)  vous  fait  envifager  com- 
me trille  &  funefle ,  mais  que  je  regarde 
en  effet  comme  glorieux  &  triomphant. 
Car  dites-moi,  Monfieur ,  que  pou- 
voient  faire  les  hommes  de  plus  con- 
forme à  mon  inchnation,  &  de  plus 
propre  à  me  procurer  ce  doux  repos , 
que  je  cherche  depuis  fi  long  -  temps, 
que  de  me  profcrire  de  leur  fociété  ? 
Je  ne  ferai  plus  le  complice  de  ies  cri- 
mes, le  fpeâateur  oilif  de  fes  injullices, 
^efclave  de  ies  caprices ,  6c  le  témoin  de 
fa  mifere  ;  il  n'y  a  plus  pour  moi  d'enga- 
gement focial  :  celui  que  mes  pères  Tau 
fens  de  mes  AdverfairesJ  auroient  pu 
conrrader,  vient  d'être  caffe  &  anéanti  ; 
plus  de  Patrie  ,  plus  de  Concitoyen, 
par  conféquent  plus  de  devoirs,  ni  en- 
vers Tune,  ni  envers  l'autre  :  j*ai  enfin 


#  )  (  3^3  )  (  # 

recouvert  ce  bien  fi  précieux  aux  yeux 
du  Sage ,  les  immunirés  de  Pérat  primi- 
tif, en  un  mot,  c'eil  en  ce  moment  que 
je  peux'm'écrier  :  Jefuls  libr^f 

Ne  penfez  pas,  Mr.  qu'il  fût  de  mon 
honneur,  de  prévenir  le  genre  humain ., 
tna  partie  adverfe ,  par  une  renonciation 
en  forme  à  (a  fociété;  de  foHdcs  raifons 
doivent  vous  en  convaincre:  premierc- 
lîientKDn  n'auroit  pas  manqué  de  me  dé- 
nier le  droit  de  faire  une  pareille  renon- 
ciation. Vos  ancêtres,  m'auroit-on  dit., 
fe  ibnt  engagés  à  vivre  eux'6c  leur  pof- 
térité  dansl'ei-clavage  ibcial;  vous  n'êtes 
par  conféquent  pas  le  mairre  de  réfou- 
dre  ce  contrat  à  votre  vol-onté  ,  codent 
modo-diriftiltur  contraBum  qiio  colllga- 
tiir  :  Tant  que  vous  ne  produirez  pas  le 
confenrement  de  votre  partie  adverfe, 
vous  porterez  des  fers,  j'aurois  en^  vain 
réclamé  les  droits  de  la  nature ,  de  vils 
efckves,  mes  Juges  &  mes  Parties  ne 
les  co-nnoiiïent  point  :  ils  m'auroicnt  in- 
ju&ment  condamné  à  vivrexSc.înourir  au 
milieu  d'eux.  Je  vous  dirai  eu  fécond  lieu 
que  je  crois  avoir  prouvé  dans  l'un  de 
mes  écrits ,  que  Thomme  e(l  né  com- 
patifiant ,  &  porté  par  ïnfi'mci  à  fccourir 
les  femblables  au  befoin  ,  &  quoique  la 
fociété  détruife  cette  douce  impreliion, 

Hh- 


#  )(  3^4  )C  ^ 

que  la  na-  ure  a  gravée  dans  nos  coeurs  j, 
on  ne  m'auroit  pas  accufé  avec  moins 
d'emporcemenr ,  de  vouloir  me  iouf- 
traire  aux  devoirs  de  l'humanité  ;  on 
auroit  luppofé ,  dans  mon  indifférence 
apparente  pour  les  hommes,  un  fond 
de  haine  &  d'averfion  que  leur  perver- 
ficé  n*a  jamais  pu  y  faire  naître.  Il  étoic 
donc  à  propos  d'éviter  ce  foupçon  inju- 
rieux, pour  pouvoir  mettre  la  juflice  de 
-mon  côté,  ôc  le  genre  humain  dans  fon 
tort. 

Enfin,  mon  cher  ami,  Tpermettez- 
moi  de  vous  donner  ce  titre  pour  la 
dernière  foisj  Tamitié  qui  nous  unie 
depuis  long-temps,  &  qui  fera  le  feul 
objet  de  mes  regrets,  pendant  le  divorce 
que  je  viens  d'obtenir  ^  m*a  empêché 
de  foUicirer  plutôr  cet  heureux  Décrec* 
de  ma  liberté  originelle.  Ne  croyez  pas 
que  je  puilTe  jamais  perdre  le  fouvenir 
de  cette  généreufe  &  confiante  amitié; 
en  repaiïant  dans  mon  elprit  les  cruau- 
tés que  j'ai  éprouvées  dans  la  fociété  des 
hommes,  les  bienfaits  que  j'ai  reçu  de 
vous  viendront  en  adoucir  le  reilenti- 
ment  ;  je  m'en  entretiendrai  fouvenc, 
non  pas  avec  des  Etres  vils,  orgueilleux 
&  pervers,  mais  avec  les  ours ,  les  tigres 
*  L^ Arrêt  du  Padement, 


#)(365)(# 

Se  les  panchères ,  dont  la  douceur  &  Tin- 
nocence  n'empoifonneront  point  mes  dif- 
cours.  Sages  ennemis  de  ces  prodiges 
honteux  de  Pimagination  &  de  Tambi- 
tion  des  hommes  ^  de  ces  infl;  uments 
odieux  de  la  tyrannie  ôc  du  deiporilme, 
de  ces  loix  enfin  ,  qui  ont  enfanté 
tous  les  crimes ,  en  étouffant  toutes  les 
venus ,  on  peut  avec  eux ,  fans  crainte 
d'opprcfTion ,  pratiquer  la  vertu  6c dire 
la  vcrirc  ;  ils  n'ont  d*aurrcs  loix  que 
celles  de  la  liberté  ;  ils  ne  peuvent  mé- 
connoître  les  droits  précieux  uc  inébran- 
lables de  V égalité.  Là  je  n'aurai  plui 
devant  les  yeux  des  Miniflres  fans  foi  & 
dégrst'désparun  vil  intérêt  ;  des  hommes 
lâches  (5c  cruels  comblés  d'honneur  &  de 
gloire  ,  pour  avoir  égorgé  un  million 
d'hommes ,  dont  ils  ne  reçurent  jamais 
la  momdre  oft'cnle  ;  d'autres  homme'? 
s'emparer  du  Continent  ,  que  dis-je  , 
des  quatre Eiéments ,  de  par  un  progièi 
inconcevable  de  corruption  ôc  de  ren- 
verfement,  réformer  les  loix  de  la  na- 
ture, inlulter  à  leur  auteur,  en  accablant 
les  uns  fous  le  poids  de  l'opulence ,  «Se 
réduilant  les  autres  à  mourir  de  faim. 
Quelle  focicté,  grand  Dieu  î  que  cet 
aflemblage  monftrueux  de  tyrans ,  ôc 
d'efciaves,  de  lâches  6c  de  furieux,  d^ 


k'.-^ 


#)(  3^6  )(# 

bourreaux  &  de  viftimes ,  où  des  loix 
barbares  encliaîncnt  TUnivers,  où  tous 
les  droits  de  Phumanké  font  anéanti, 
où  le  crime  levant  Ton  front  audacieux, 
tient  la  vériré  attachée  à  fon  char  de 
rriomphe  j  où  il  ne  reile  à  Pliomme  ver- 
tueux d'aufre  bien  à  efperer  que  le  bon- 
heur &  la  gloire  d'en  erre  ieparé  :  ô 
chers  habitans  des  bois,  mes  compaLriot- 
iGS  futurs  1  (  que  cette  expreiiion  me 
Ibit  encore  permife  )  je  vous  porte  des 
préceptes  dont  la  fageffe  ell  démontrée 
par  une  ti  ifte  &  déplorable  expérience  : 
Chaflez  bien  loin  de  vous  cette  pell;e 
terrible,  qu'on  nomme  parm.i  les  hom- 
mes fciences,  belles-lettres,  beaux  arts, 
bel  efprit,  politeiTe  :  vous  êtes  perdus  fi 
cette  contagion  peut  une  fois  pénétrer 
jufqu'à  vous;  m.ais  fur-tout,  je  vous  en 
conjure,  que  cette  hydre  dévorante  , 
refprit  de  propriété,  ne  s'y  montre  ja- 
mais; point  de  partage  entre  vous  de  la 
Terre  que  vous  foulez  au  pied  ,  c'eft  le 
funcfte  avant-coureur  de  la  fociété,  & 
la  fociété  l'efl:  de  toutes  les  horreurs  qui 
défolent  la  Terre.  Je  fçais  que  vocre 
confervatian,  la  propagation  de  Pef- 
pece,  exige  une  forte  de  commerce 
entre  vous;  lien  délicieux  par  lequel  la 
nature  nou5  porte  au  bien,  pariatU'aic 


du  plaifir  ;  vous  ne  pourriez  même  vous 
refufer  à  ce  doux  penchant,  fans  vous 
rendre  criminels ,  mais  qu'il  loit  borné 
aux  bazards  des  rencontres  momenta- 
nées, que  deux  individus  ainfi  raprochés, 
s'uniirent  par  ce  nœud,  fource féconde 
de  la  vie,  qu*un  defir  réciproque  à  pré- 
paré en  eux,  j'yconfens  ;  c'ell aller  au  but 
marqué  par  Tauteur  de  la  Nature  ;  mais 
que  ce  commerce,  que  cette  focicté  ne 
dure  pas  plus  long-remps  que  ce  nœud, 
qui  en  efl  le  principe.  Je  ikis  que  ces  idées 
vaines  ôc  fadices  de  beauté,  de  jeunefle 
6c  d'agréments,  font  inconnues  parmi 
vous ,  que  tout  Etre  propre  à  remplir 
la  deftination  marquée  par  la  nature, 
ne  mérite  pas  plus  de  préférence  ni  de 
mépris  qu'un  autre  qui  jouit  de  la  mô- 
me faculté  ;  c'efl  là  le  gage  de  cette' 
paix  ineflimable,  qui  règne  parmi  vous, 
&  qui  y  régnera  éternellement  ;  que  Ci 
vous  aviez  le  malheur  de  vous  laiiTcr 
féduire  un  jour,  (événem.ent  qu'on  ne 
fçauroit  prévoir)  par  ce  titre  fuperbe  de 
Philofophe,  dont  les  hommes  ie  parent 
avec  tant   d'ifolence,   ne   les   écoutez 
point  y  fur  la  définition  de  la  philofo- 
phie,  leur  langage  tft  celui  du  men- 
fonge  6c  de  Timpofture  ;  içachez  que  la 
vraie  ,  la  iaiae  philofophie  cil  renfer- 


#  )  (  ?68  )  (  # 

mée  dans  les  fonâ:ions  animales  de  cha- 
rnue individu  ;  qu'elle  confiile  à  fçavoir 
foire,  manger,  dormir,  fe  battre  au 
befoin,  &  produire  Ton  femblable  ;  mais 
que  cette  borne  refpeâable  fixe  à  ja- 
mais vos  progrès  philofophiques;  la  fran- 
chir d'un  pas,  c'eil  ouvrir  la  boète  de 
Pandore  fur  vos  têtes,  &  vous  plonger 
dans  un  déluge  de  maux  :  fi  la  dépra- 
vation vous  faifoit  trouver  un  jour  cette 
carrière  trop  reiferrée ,  il  me  fuffira  de 
vous  répondre,  que  chez  les  hommes 
même  où  cette  dépravation  eft  portée  à 
Ion  comble,  îa  plupart  de  ceux  qui  font 
décorés  du  nom  de  Sage  &  de  Philofo- 
phe  3  n^ont  pas  cru  devoir  aller  plus 
îoin;  en  cela  feul  dignes  de  nos  éloges 
ôc  de  notre  imitation.  Il  ne  me  refle- 
plus  qu'un  arùcle  à  régler  avec  Tef- 
pece  orgueilleuie  que  je  quicte ,  ôc  je  fuis 
à  vous  iàns  retour. 

Je  n'ai  pu  m'em.pêcher,  Monfieur^ 
de  vous  avouer  mon  éronnement  fur 
ce  paffage  de  votre  Lettte ,  où  vous 
me  parlez  d'exil  &  de  banniflement  ; 
je  vous  dirai  même  ,  je  vous  en  deman- 
de pardon  ,  qu'il  m'eft  échappé  d'en 
rire ,  qiioiqiae  cela  ne  me  foit  arrivé  que 
deux  fois  en  ma  vie ,  la  première  à  la 
vue  du  rolie  deCrifpin^  dans  la  comè-* 


^)(  3^9  )(  # 

die  des  Nouveaux  Philolbphcs ,  5c  la 
féconde  ad  hoc)  Vous  me  dires  avec 
un  ton  férieux  ,  fur  ce  que  les  hommes 
qualifient  d'exil,  de  banniiïemenr ,  que 
ce  dernier  imprime  une  no-e  d^infa- 
mie,  tandis  que  le  premier  eft  un  titre 
d'honneur,  comme  s'il  éroitau  pouvoir 
des  hommes  de  flétrir  la  vertu  &  de 
décorer  le  vice  à  leur  gré;  je  pourrois 
vous  demander  ici  ce  que  c'efi:  qu'une 
note  d'infamie  parmi  des  infiunfîs  :  je 
ne  veux  cependant  pas  vou*;  pr^^ficr  de 
me  répondre  fur  cette  qucllion  ,  vos 
réflexions  rappcilées  au  vrai  vous  fervi- 
ront  mieux  que  ma  plume  ne  pourroit 
le  faire:  mais  dires  -  moi ,  Monfieur^ 
cîui  leur  à  donné  le  droit  d .  me  p'iver 
de  la  faculté  de  jouir  de  PUnivers,& 
de  me  contraindre  à  reipiiei  dans  un 
lieu  plutôt  que  dan-  un  autre.  Si  c'cft 
la  force,  à  la  bonne  heure,  cVfl  un  droit 
que  je  relpcéte  dans  chiique  individu 
en  particulier,  il  efb  fondé  lur  un  titre,, 
qui  n'a  ni  commencement  m  fin,  titre 
immortel,  fur  les  débiis  duquel  la  fo- 
ciété  en  a  élevé  une  infinité  d'autres  qui 
le  captivent  fans  pouvoir  le  détruire  ; 
mais  cette  force  individuelle ,  ce  droit: 
acquis  par  la  nature ,  n'eft  que  momen- 
tané. Si- toi  que  je  Bûe  luis  dérobé  à  ia 


vue,  &  délivré  des  mains  d'un  Etre  dont 
les  forces  font  fupérieures  aux  miennes^ 
fon  droit  eft  éteint,  Se  tout  rapport  en- 
tre lui  &  moi  rentre  dans  le  néant  juf- 
qu'à  ce  qu'une  nouvelle  rencontre  nous 
offre  un  nouveau  combat  :  cependant  je 
veux  fuppofer  pour  un  momenr  que  ces 
Décrets  émanés  d'une  force  illicite  & 
injurieufe  à  la  nature  ,  fuffent  toléra- 
bles;  par  quelles  étranges  raifons  pour- 
riez-vous  me  perfuader  que  l*exil  eft 
un  monument  glorieux  ;  le  bannilTe- 
ment,  au  contraire,  le  partage  de  l'op- 
probre (5c  de  rinfamie  ?  habitude  hon- 
teufe  pour  un  Philolophe  !  d'envifager 
6c  de  juger  des  objets  fuivant  les  mifé- 
rables  préjugés  d*une  troupe  d*elclaves 
6c  d'imbéciles,  qui  veut  donner  des  fers 
à  la  nature  entière  !  Exiler  un  homme 
libre  ,  d'un  certain  lieu,  &  le  confiner 
dans  un  autre  qui  lui  cil  circonfcripc, 
avec  défenfe  d'en  fortir  fous  des  peines 
plus  rigoureufes ,  c'eil  Tade  le  plus 
defpotique  que  l'on  puilTe  jamais  ima- 
giner de  la  part  de  celui  qui  l'exerce, 
ôc  l'efclavage  le  plus  ignominieux  6c  le 
plus  accablant  pour  celui  qui  lefubit; 
il  n'a  plus  à  craindre  que  le  cachot  ou 
la  mort  ;,  que  dis-je  ^  il  doit  bien  plutôt 
la  dwfirer.  Je  rcn diai  donc  cecte  juflice 


€=  )C  37'  )(#^ 

à  ceux  qui  le  diient  mes  Juges  ^  à  ceux 
qui  viennent  de  brifer  mes  fers  en  me 
rendant  à  ma  liberté  originelle  ;  ils  ont 
penfés  qu'un  Philofophe  ,  pour  avoir 
ofé  dire  la  vérité  ians  Tenvelopper  d'un 
voile  tiffu  par    une  crainte   lâche  & 
déshonorante  ,  ne  méri:oir  pas  un  rrai- 
tement  aulfi  barbare  ;  ils  m'ont  laitles 
l'option  iur  .le  lieu  de  ma   retraite ,  je 
peux  fixer  mon  féiour  où  il  me  plaira  , 
6:  porter  les  débris  d'un  efclavage  qui 
n'efl  plus,  ibus  le  clnnat  qui  me  con- 
viendra le  mieux.  Ils  içavenr  que  tout 
animal  qui  refpire  a  là  portion  iur  le 
continent  qui  l'a  reçu  en  naid^mt,  c'cil 
là  une  légitime,  un  patrimoine  qui  lui 
eiVaccordé  par  la  nature,  un  droit  inhé- 
rent à  fa  perfonne,  qui  ne  peut  jamais 
en  être  (éparé  ,  il  ne  peut  pas  même 
s'en  dépofféier  lui-même,  par  quelque 
a£te  conventionnel  que  ce  puilTe  être: 
Ôc  comme  ce  Continent  n'efl  point  par- 
tagé entre  tous  ceux  qui  ont  le  droit 
d'y  prétendre,  ou  ce  qui  cfl  la  m.éme 
chofe,  qu'il  ne  l'elt  pas  régulièrement, 
ajoutons  encore  qu'il  ne  peut  ni  ne  doit 
l'être  irrévocablement;  il  luit  tle-là  que 
chaque  individu  en  partijulier  a  droit 
de  jouir  du  tout,  parce  que  fa  portion 
perionneile  le  trouvant  confondue  daa$ 


)(  370(  ^ 

ce  tout,  ôc  chacun  des  autres  individas 
étant  dans  le  même  cas,  les  loix  de  l'é- 
cjuilibre  &  de  Pégalité,  fe  trouvent  par- 
faicement  remplies    dans  cet  état  des 
chofes.  Mais  fappofons  encore,  je  le  veux 
pour  un  moment,  que  le  conrinent  que 
nous  habitons  C  je  borne   mes  pré:en- 
tions  à  cette  partie  du  monde  parce  que 
je  fuis  perfuadé  que  les  animaux   ter- 
reflues  d'un  Continent  n*ont  aucun  droit 
à  prétendre  dans  les  autres  parties  du 
monde ,  la  namre  ayant  elle  mcm^  éra- 
bli  dês  limites  à  cet  égard  que  l'homme 
n'a  pu  franchir  fanj  iè  rendre  criminel 
autant  que  malheureux  )   luppofons  , 
dis- je,  que  le  Conrinentque  nous  habi- 
tons ,  eût  été  divité  par  nos  pères  d'une 
manière  égaie  encr'eux ,  ne  feroit-ce  pas 
le  comble  de  Textravagance ,  de  fou- 
tenir  que  ce  partage  eft  irrévocable  à 
Pégard  de  leur  poitéricé,  que  les  ré- 
volutions que   le  temps  y  a  apporté 
doivent  pareillement  lubfîfter,  que  ceux 
qui  auront  reçu  le   jour  d*un  fourbe  , 
d'un  fripon  ,  d'un  rraitre  ,  d'un  diable 
en  un  mot  ,   feront  ainfi  nés  dans  une 
criminelle  abondance  au  préjudice  d'un 
homme  de  bien.  Tous  les  hommes  ne 
conviennent  -  ils   pas    en   fuivant  leurs 
propres  principes ,  qu'un  contrat  pour 


#  )(  373  )(  # 

avoir  un  état  fiable  &  permanent,  potif 
être  revêtu  de  (es  formalités  effentielles, 
doit  être  fait  avec  toutes  les  parties 
intérefiees  ;  fi  cela  eft  ,  où  eft  le 
confentement  des  autres  animaux  qui 
avoient  le  droit  d'accéder  à  ce  Traire 
concurramment  avec  l'homme  ;  com- 
ment ce  dernier  pourroit-il  leur  donner 
Texclufion  de  ce  même  droit ,  lui  qui 
malgré  tous  les  efforts  d'un  orgueil  au- 
dacieux &  téméraire  ,  n'eût  jamais  le 
pouvoir  de  les  dépoffeder  ;  mais  qui 
au  contraire  fe  trouve  fouvent  dans  la 
mortifiante  nécefllté  de  leur  céder  la 
meilleure  part  du  propre  fruit  de  Ç^s 
travaux.  Je  ne  m'étendrai  pas  davanta- 
ge fur  l'incapacité  où  étoient  mes  an- 
cêtres, de  me  lier  par  un  contrat  de 
cette  efpece ,  ni  des  abus  qu'un  petic 
nombre  en  a  fait  &  fait  encore ,  pour 
s'attribuer  les  portions  de  plufieurs 
milliers,  6c  réduire  cette  multitude,  k 
ï\Q  refpirer  que  précairement.  Je  me  ré- 
duirai quant  à  préfenc  à  leur  déclarer 
que  je  prétends  jouir  de  mes  droits  , 
de  cette  portion  du  Continent  qui  m'efl 
dévolue  à  titre  d'animal ,  portion  ii> 
féparable  de  mon  individu  ,  mobile  , 
errante  comme  lui  de  climat  en  climat  : 
toujours  placé  dans  le  centre  de  ce  pa-» 


#  )(  574  )(  # 

trimoine  territorial ,  je  ne  fuis  pas  pin* 
tôt  chaiTé  d'un  lieu  par  une  force  irré- 
fjilibîe,  qu'il  change  de  plaice  avec  moi; 
ce  ifefl<]ue  par  ma  deflruclion  indivi- 
duelle que  je  peux  le  perdre;  or  comme 
j'ai  a^ueliement  plus  de  liberté  que 
jamais  de  le  porter  fur  toute  la  iurfa- 
ce  de  ce  Continent  5  mon  droit  de  jouir 
du  tout  rucce^îvement,efi:  fans  contre- 
dit le  droit  le  plus  inconteflable.  Enfin  , 
j'ajou-te  que  je  renonce  pour  toujours 
à  leurs  Loix  ,  -à  leurs  Uiages ,  à  leurs 
Coutumes  ,  que  je  me  dépouille  avec 
tranfport  de  routes  marques,  de  tout 
caraâere  d'homme  civililé  ,  &  même 
du  titre  d'homme  qui  n-e  manqueroic 
pas  de  m'attirer  la  haine  &  le  mépris  de 
mes  Compatriotes  nouveaux  ,  que  je 
n'attends  <i'*autre  protedion ,  d'autre  fe- 
cours  contre  ceux  qui  voudroient  at- 
tenter à  ma  liberté,  que  celui  de  mes 
mains,  &  des  autres  armes  défenfives 
que  la  nature  m^a  donnée  ;  heureux  fi 
k  funefte  lé  jour  que  j'ai  fait  parmi  des 
erres  corrompus ,  n'en  avcient  point 
minés  les  forces  ?  Que  (i  les  hommes 
fiers  6c  impérieux ,  comme  je  les  con- 
nois,  veulent  s'obliiner  à  foutenir  que  ce 
Continent  que  nous  habitons  doit  fêtre 
àiviié  entre  nous ,   6c  que  le  droit  de 


#)(375  )(# 

"ÎJropriété  puifTe  jamais  être  pratica.bfe 
ians  nous  creuler  des  abîmes  de  mal- 
heurs ;  (  ce  que  je  ne  penfe  pas  )  je  leur 
déclare,  en  qualité  d^êrte  fenfible  &  com- 
patiffanr,  que  pour  finir  tout  iujer  de 
guerre  &  de  diffention  avec  eux,  je  tâ- 
cherai de  convoquer  une  Diète  générale 
de  toutes  les  cfpeces  d'animaux,  entre 
lefquels  le  droit  de  fuffrage ,  &  la  domi- 
nation naturelle  ,  fetrouvent  partagée, 
peut-être  que  dans  ce  Congrès  univeriel 
on  pourroit  trouver  des  moyens  propres 
il  finir  la  guerre  allumée  depuis  tant  de 
fiécles ,  entre  l'homme  &  les  autres  ef- 
peces,  (Se  particulièrement  les  infedes. 
Je  dis  que  je  leur  en  parlerai ,  non  pas 
dans  le  langage  que  j'ai  appris  parmi 
les  hommes ,  je  me  garderai  bien  de  leur 
faire  connoitre  ce  poifon  defirusfheur  ; 
mais  par  des  fignes  démonllratifs  qui 
forment  le  véritable ,  &  le  feul  langage 
de  la  nature:  Bref,  dans  le  cas  où  je 
parvkndrois  à  les  déterminer  à  quel- 
ques arrangements  relatifs  à  cette  paci- 
fication générale  ,  que  je  defire  Ians  Tef- 
perer  ,  il  ne  fera  pas  difficile  à  l  ^Ipece 
que  j'abandonne  ,  de  faire  lever  par  un 
de  fes  Mathématiciens  ou  Calculateurs, 
autre  efpece  fubordonnée  qui  fourmille 
dans  foB  icin ,  &  qui  peut  connoiiie 


d*un  coup  d'œil  le  nombre  des  mou-» 
ches  qui  figureront  fur  la  face  de  l'Eu- 
rope pendant  PEté  prochain ,  un  état 
exaâ:  de  tous  les  animaux  privilégiés 
donc  je  viens  de  parler ,  &  notamment 
de  ceux  dont  j'ai  fait  la  defcription 
anatomique  &  morale  ,  dans  les  Notes 
que  j'ai  jomt  au  Difcours  fur  Tinégalicé , 
pour  pouvoir  faire  avec  eux  un  parcage 
au  moins  provifionnel  :  A  Tégard  des 
reptiles  &  des  volatiles ,  je  ne  crois  pas 
quant  à  prélent  qu'il  foit  néceffaire  de 
les  appeller  à  ce  contrat ,  peut  être  que 
la  fuite  des  temps  nous  fera  appercevoir 
quelques  autres  rapports  encr'eux  ëç 
nous ,  que  nous  ne  connoiffons  pas  en- 
core ,  <5c  dans  ce  dernier  cas  nous  ferons 
bien-tôt  difpofés  à  leur  rendre  juftice. 

Je  fuis  avec  égalité  votre  très- libre 
&  très-heureux  ami.. 

J..J.  Rousseau,  jufqu'à  ce  jour 
homme  civiliié ,  &  Citoyen  de 
Genève,  mais  à  prélent, 

Okan G  -Ovtang"^» 

Donnée  la année  de  mon  âge  , 

k  Ventrée  de  la  Forêt  ne  Ire ,  qui  ejl  au 
fled  du  Mont- Jura  pris  des  Alpes. 

*  C'çft-à-dirc ,  Habicants  des  Bois. 


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